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CEUVRES
iiiSTORlQOäS ET LITTÉRAIRES
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LEONARD BAULACRE
GT:NÉVE. — IMPRIMKRIE RAMBOZ ET SCHUCHARDT
CEUVRES
HISTORIÖUES ET IITTÉRAIRES
DK
LÉONARD BAULACRE
Ancien Bibliothécaire de la RépuWique de Genéve
(1928 ä 1956)
REGUEILLIES ET MISES EN OR DRE
PAR
EDOUARD MALLET
Piiblication de la Société d’histoire et d’arcliéologie de Geneve.
TOME SECOND
GENEVE
CHEZ JULLIEN FKÉRES, LIBRAIRES-ÉDITEUKS
PARIS
CHEZ A. ALLOUARD, LIBRAIRE
P.nvée St-Andi'é-des-Arts, .3
1857
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PARTIK
DISSERTATIONS SUR UHISTOIRE
DES
CONTRÉES VOISINES DE GENEVE
Ä. VAUD.
I
RECHERCHES SUR L’ABBAYE DE BONMONT, PRÉS NYON.
Ä M. Ruchat, professeur en théologie^ å Lausanne.
(Fondation de Boiimont. — Son obituaire. — Änié deGingiiis, son abbé: estélu en 1513,
évéque de Geneve, mais non institué ; son caractére; ses armoiries. — Les couvents
au moyen åge, principaleraent au point de vue lilléraire. — Présomption d’un hislorieu
de 1’ordre de Cileaux ä Tégard de la maison de Savoie.)
{Journal Hélvétiqm, Mars 1750.)
Monsieur,
Il j a quelque temps que nous noiis entretiiimes assez arii-
plement sur nos anciens évéques de Geneve , a Toccasion des
mémoires qu on nous demandait de Paris, pour la nouvelle édi-
2
(lilion de la Gaule Chréiienne^ que l’on imprime actuellement \
Ces noiiveaux éditeiirs , de méme que les fréres de Sle-Marthe,
ne se bornent pas a parler des évéchés: leur plan embiasse
encore les principales abbayes qui se trouvent enclavées dans
un diocése; ils en font Fhistoire, quand ils ont des inémoires
suffisants pour cela ; ils marquent quand et par qui elle a élé
fondée, et ils donnent la liste des abbés qui Font gouvernée.
Il est fait mention, dans la premiére edition, de cinq ou six
monastéres ou abbayes du diocése de Geneve. Quelques-uns de
ces artides sont bien remplis, d’autres extrénienient maigrcs;
on y trouve, par exemple, un assez long détail de Fabbaye de
Haute-Conibe , située sur le lac du Bourget, ordre de Citeaux.
Quand ils viennent ensuite a Fabbaye de Bonmont , au Pays de
Yaud , et également du diocése de Genéve , rien de plus sec ;
on ny trouve que trois ou quatre lignes Les péres bénédictins
souhaiteraient fort qu’on leur fournit de quoi étendre un peu cet
artide dans leur nou velie edition.
Je ne vois personne de plus propre que vous, Monsieur, a
leur rendre ce bon olFice; il y a beaucoup d’apparence que, dans
les recberches que vous avez faites pour votre Ilistoire de Suisse^
qui est encore en manuscrit dans votre cabinet, vous aurez trouve
quelques documents sur Bonmont. Ce qui me le fait croire,
c’est que dans votre simple abrégé, imprimé il y a environ qua-
rante ans, on voit des particularités curieuses sur quelques mo-
nastéres du méme ordre de Citeaux ^
On trouve déja qudque cliose sur Bonmont, dans vos Délices
de la Siiisse ; il est vrai que vous y décrivez plutöt Fétat présent
du lieu, que ce qiFil était autrefois. « Bonmont, dites-vous,
ou comme Fon prononce ordinairement Beaumont, était une
* Jou7'n. Helv. Mai et Juin 174-9, ou ci-dessus, tome I, p. .310 — 335.
^ Voici lout ce qu’ils en disent ; Bonus Mons, ordinis Gisterciensis, diocesis
Geneven^is, filia Glaravallis, erigitur 7 Junii anno 1131, cujus cocnobii men-
tio extat apud D. Bernarduin, Epist. 28 ad Episcopum Gebemiensem, et in
Decretalibus Innocentii Papce 4. Gallia Chrisl. t. IV, p. 185.
^ Ahréffé dc rHist. ecclésiastique du pays de Vaud, p, 36.
3
riche abbaye, fondée par un comte de Geneve Tan 1124 ou
environ, a deux lieues aii-dessus de Nyon , et presque au pied
du mont Jura. Gi-devant les Bernois y ont tenu un administra-
teur, qui n’avait autre cbose a faire qu’a recevoir les revenus de
la terre, et leur en rendre compte ; mais, depuis Tan 17 i 1, ils
ont érigé cette terre en bailliage et donné ä Tadministrateur le
titre de bailli, avec la juridiction sur les villages qui en dépen-
dent, et dont Gingins est le principal \ »
J’ai fait de mon cöté quelques recberches, mais qui ne rn’ont
pas fort éclairé sur ce que je soubaitais de savoir. Un pur basard
rne fit découvrir, il y a peu de temps, le Nécroioge ou Obiliiaire
de Tabbaye de Bonmont^ c’est un pelit folio sur du vélin , en
beaux caractéres gothiques. G’est proprement un calendrier, ou
Ton a placé a leur date les anniversaires fondés par quelques
bienfaiteurs. On a marqué qu un tel jour du mois est mort un
tel , qui a fait tel et tel don au couvent, afin qu’on y fit un ser-
vice pour le repos de son äme ; on y voit les noms des person-
nes les plus distinguées du pays, quelques évéques de Geneve
et plusieurs abbés du monastére. Uannée de leur mort y est
trés-rarement marquée, ce qui me mel hors d’état de pouvoir
ranger ces abbés dans leur ordre , pour en dresser une liste en
faveur des péres bénédictins de Paris ; d*ailleurs, il n’y sont pas
tous, mais seulement ceux qui ont fait quelque fondation pour
dire des messes.
La seule piéce qui, je le crois, mérite un peu votre atten-
lion , c’est un acte dressé par un notaire, et placé ä la fin de ce
manuscrit, dont je pourrai offrir une copie a Paris, a défaut d’au-
tres documents sur Bonmont. En voici la teneur :
Aymon ou Ämé de Gingins, dernier abbé commeiidataire de
ce monastére, le voyant en mauvais élat et les revenus fort di-
minués par les guerres, les pestes et les autres accidents sur-
venus les années précédentes, imagina que, pour rétablir le cou-
■' DéMces de la Suisse, t. I, p. 219.
4
vem , il fallail y faire verser les revenus de Téglise paroissiale
du village de Crassier, a demi-lieue de Bonmont. On ne poiivait
rien faire sans la permission de Rome : Tabbé sollicila vivement
pour Tobtenir, et en vint a boiit, mais la bulle lui couta plus
de cent ducats. Pour reconnaitre ce bienfait, les religieux s’eii“
gagent, dans cet acte, a célébrer apres sa inort un double an-
niversaire pour le repos de son åme, a deux jours marqucs pour
cela, et éloignés de quelques mois Tun de Tautre. Ges religieiix,
au nombre de huit , (jui sont tous nommés dans Tacte , se lienl
par le serment usité, qui élait de mettre la main sur la poi-
trine.
Uabbé spécifie encore , a la fm de f acte, qu’il entend que le
service que fon fera pour le repos de son åme serve aussi ä
rafraichir dans le purgatoire celles de ses parents. 11 y nomme
expressément trois de ses fréres : Antoine, seigneur de Divonne*;
Jean , seigneur de Gingins ; et son frére Claude. Il y comprend
encore ses devanciers , tant de la noble maison de Gingins, que
de celle de Joinville, « qui sont censés, dit-il , étre les fonda-
teurs de cette abbaye, et qui le sont elfeclivement. »
Pour vous inviter å nous envoyer vos remarques sur cet acte,
je vais commencer å en faire moi-méme quelques-unes. Il me
parait d’abord que ces bons religieux, ni leur abbé, n’ont pas su
qui avait fondé le couvent ; ce if est ni les Gingins , ni les Join-
ville. On convient å peu prés de la date de cette fondalion. Dans
vos Délices de la Suisi^e, vous la mettez å fan 1124 ou environ ;
les fréres de Sainte-Martbe en 1131, et en marquent méme le
jour precis, savoir le 7 juin ; Guichenon la recule jusqifen 1 1 34.
Quoi qu’il en soit , ce monastére était nouvellement construit
Fan 1135, et en voici une preuve incontestable ; c’est que saint
Bernard en fait mention dans une lettre adressée a Arducius,
évéque de Geneve, et qui est de cette date. « Nous recomman-
' Antoine de Gingins, premier president de Savoie sous le duc Charles II.
11 était frére ainé de Tabbe, et s’ctait retiré depuis deux ou trois années
dans sa terre de Divonne, pour y finir ses jours. Voyez tome I, p. 105.
5
(lons a votre charité, lui dit-il, nos pauvres fréres qni soiit pré^
de vous, ceux de Bonmont et de Haule-Combe, et cela nous
donnera des preuves du soin que vous avez de nous et de volre
procliain. » Ces deux monastéres se trouvaient dans !e diocésc
de Geneve.
Ce ne peut pas étre un Joinville qui a fondé ce monastére.
Le premier de cette illustre malson , qui parait dans ce pays ,
est Simon de Joinville , seigneur de Marnaj prés de Salins ; il
épousa Lionette , fille et liéritiére d’Amé , comte du Genevois ,
mais d’une branche cadette ; elle eut , pour apanage , le pays
de Gex, qu’elle porta en dot ä son mari. Or ce mariage est
de prés de cent ans postérieur a la fondalion de Bonmont ; il
est surprenant qu’aucun des moines de cette maison n’ait senli
Tanachronisme.
Quel est donc le véritable fondateur? Vous avez eu raison,
Monsieur, de dire, dans vos Délices de la Suisse , que c’est un
comte du Genevois; ils étaient alors les seigneurs du pays, et
il est naturel que ce soient eux qui y aient fondé des monas-
téres. Il ne s’agit plus que de découvrir présentement lequel c’est
de ces corntes ; il parait, par la date, que ce doit étre Aymon II,
qui, l’an 1124, avait traité avec Humbert de Grammont, évéque
de Genéve, sur quelques démélés quils avaient ensemble. Les
fréres de Saiote-Marlbe en parlent a Farticle de cet évéque.
L’an 1 1 57, il se (it un autre traité entre Amé , fils d’ Aymon , et
Arducius, évéque de Genéve, sur les mémes démélés. L’im ou
Fautre de ces corntes doit avoir fait la fondation de Bonmont ,
mais il est plus vraisemblable que ce soit le pére que le fils.
Me trouvant a cet endroit de ma lettre, j’ai voulii voir si vous
ne disiez rien la-dessus dans votre Äbrégé de lliistoire ecdcsias-
tique du Pays de Vaud ^ et j'y ai Irouvé que vous jugez que
c’est Aymon qui est le fondateur que nous cherchons.
Ne sacliant rien de particulier de ce qui s est passé dans ce
couvent depuis sa fondation , il faut nous relranclicr a dire quel-
que chose du dernier abbé qui Fä gouverné. Vous direz , sans
6
doute, que voila une grande laciine dans Thistoire de cette
maison , mais j’en suis réduit la , fante de mémoires.
Le dernier abbé commendataire, est Aymon oii Amé de Gin-
gins. Entre les qiialités qii’il prend dans cet acte dont je vous ai
parlé , on y troiive d’abord celle d’évéqiie de Geneve, élu cano-
niquement, et ensuite celle d’abbé commendataire perpétiiel de
Bonmoni ; Fun et Fautre de ces titres demandent qiielqiie expli-
cation. Dans toules les listes de nos évéqiies de Geneve, vous
cbercheriez inulilement celui-ci; il ne parait dans aucune. Ge-
pendant il est fondé a dire qu’il avait été élu canoniquemenl
pour gouverner notre Église ; cela se trouve éclairci dans 17/^s-
toirc de Geneve.
En 1513, apres la morl de Charles de Seyssel, évéque de
Geneve, le peuple et le clergé élurent Amé de Gingins; il était
cbanoine et dune maison trés-ancienne. Mais le diic de Savoie
sollicila puissamment a la cour de Rome, pour faire casser cette
élection, et pour faire avoir cet évéché a Jean de Savoie, son cou-
sin båtard ; il y réussit par une intrigue que Bonivard a dévelop-
pée dans sa Ghronique manuscrite. Pour mettreLéon X dans ses
intéréts, il fit promeltre par son envoyé a Rome, la princesse
Pbiliberte, seeur du duc, å Julien de Médicis, frére du pape.
Outre Favancement de ses enfants, le duc avait encore une autre
vue en faisant tomber cet évecbé dans sa famille, c’est qiFil était
sur que les princes de sa maison concourraient avec lui å faire
passer la ville de Geneve sons sa domination , å quoi il visait
conlinuellement. Amé de Gingins était donc fondé å mettre a la
tete de ses titres celui å'éln canonujnemeni ä 1'évéclié de Geneve.
Il se qualifie encore å’abbö commendataire perpéiael de Bon-
mont. Le mot de perpétuA pourrait embarrasser des lecteurs qui
ne seraien! pas autant que vous au fait de Fhistoire ecclésias-
tique de ces siécles-lå. AujourdJmi on sait que les comniendes
sont toutes a vie, mais elles ne Fétaient pas autrefois.
Quand on remonte å leur premiére origine, on trouve qu’elles
n’étaientqu’å temps; c’étaient originairement de simples commis-
7
sions, qui avaient lieu principalement apres la mort d’un béné»-
ficier, jusqua la nominalion de son successeur, Outre les va-
cances , elles avaient lieu encore lorsque les infirmités d’un ec-
clésiastique , ou son grand åge , rempéchaient de vaquer a ses
fonctions. Si la brigue trop échaulfée des concurrents empé-
chait ou éloignait une élection, on commettait le soin de TEglise
vacante a quelque personne qui la gouvernåt comme s il en avait
été le pasteur. Ge n était d’abord qu’un simple dépöt , dont le
dépositaire ne profil ait point; on lui donnait ensuite la jouis-
sance dn revenu , en considération du service. Comme il avait
intérét de prolonger cette jouissance , il retardait par divers ar-
tifices la nomination du titulaire. Pour remédier a cet inconvé-
nient , on trouva a propos de fixer a six mois le terme prescrit
pour la commende. Uindulgence des papes Tétendit jusqu’a une
année, et peu a peu on en vintå rendre les commendes perpé^
tuelles ; Tabus est proprement du treiziéme siécle. Sons le nom
de commende , on a trouvé le secret d’introduire et de pallier la
pluralité des bénéfices, et voici comment on déguise Tabus:
Tun, dit-on , est possédé en titre, et Tautre en commende. Par
lå on veul paraitre accomplir la lettre de la loi , qui défend de
donner plusieurs bénéfices å une méme personne; mais on en
élude Tesprit et le sens. Yous voyez bien, Monsieur, qu’il n’y a
aucune différence eiitre un commendataire å vie et un véritable
titulaire.
c( Comme les papes , dit le pére Le Gourraier, les princes et
les particuliers trouvent chacun leur intérét dans la conservation
des commendes, Tusage en est aujourddiui si universel et si
ferme, qu’il n’y a pas le moindre lieu d’espérer qiTon puisse
jamais remédier å un tel abus L »
Pour les abbés commendataires laiques, dont il y a tani de
nos jours, voici, å ce que je crois, leur origine; il y a appa-
rence qu ils furent établis pour empécher la dissipation des
biens dans des temps de guerre et de troubles. On nomrna queL
^ Hist. du Concile de Trente, t. I, p. 735.
8
que séculier, qui avait de Tautorité et du crédit, pour tåcher de
pourvoir a la défense des églises dans des temps de confusion.
Apres ces éclaircissements sur les titres de Tabbé de Bon-
mont, que je soumets k votre examen, il faut, ce me semble,
ajoiiter encore ici quelque chose de sa vie et de son caractére.
Voici ce que je trouve la-dessus dans notre histoire de Geneve.
J’ai dit que, quoiqu^il eut été élu évéque, il n’eut pas Tévéché :
le båtard de Savoie, qui 1’avait supplanlé, lui donna une pension
pour le dédommager des frais qu’il avait faits pour son élection.
En 1526, il fut fait grand-vicaire de Tévéque, et, en cette qua-
lité, il occupa la maison de la rue des Chanoines, affectée å son
emploi ; c’est la méme ou Calvin et de Béze ont logé successive-
ment dans la suite.
Lorsqu^en 1535, apres un mur examen, on eut résolu a
Geneve le changement de religion, les quatre syndics, accom-
pagnés de quelques conseillers, allérent, de la part du Gonseil ,
chez Tabbé de Bonmont, grand vicaire; il les attendait avcc
tous les chanoines et les curés des paroisses de la ville. Les dé-
putés leur ayant représenté les fortes raisons qu’on avait de re-
former rÉglise , les chanoines répondirent, par la bouche de
Fabbé, « que leur intention était de vivre comme leurs prédé-
cesseurs, et qu’ils priaient qu’on leur laissåt exercer leur reli-
gion en liberté. » Mais les députés leur déclarérent que Tinten-
tion du magistrat était qu’ils cessassent de dire la messe jusqiFå
nouvél ordre. L'abbé ne put se résoudre k abandonner TEglise
romaine; il se retira dans son abbaye de Bonmont. Il fit Mes-
sieurs de Berne' ses béritiers, et il mourut vers le milieu de
Fan 1537.
Nous devons lui rendre la justice de s’étre fait aimer et es-
timer k Geneve , parce quil avait toujours marqué beaucoiip de
zéle pour les libertés de la ville. Mais une tacbe dans sa vie, et
qiFil partageait avec bien d’autres ecclésiastiques de son temps,
c’cst un trop grand penchant pour le sexe ; la clironique scan-
daleuse a conservé de fåcheux mémoires de son inconlinence.
9
Il avait raisoii de craindre le purgatoire , et d’avoir fondé im
double anniversaire pour modérer un peii les flammes qui le
mena^aient dans ce lien d’expiation.
A la téte de la fondalion pieuse qu’il fil dans celte vue, on voit
les armoiries de la maison de Gingins peinles fort proprement
en miniature. Je vais les blasonner ici en faveur des curieux de
ces marques d’honneur des familles nobles. Les fréres de Sainte-
Marthe sont exacts a les décrire , quand il s’agit de quelque
évéque ou de quelque abbé d’une maison illustre. Pourmarcber
sur leurs traces , voici celles de Gingins :
Ecartelé , 1 ef 4 (fargent , au lion de sahle ; le champ semé
de hilleltes de méme: 2 3 d^azur ä trois brdies d’or posées en
face au chef d^argent, au lion issant de gueules, couronné^ armé
et lampassé d’or; Vécu surmonté d’un chapeau de protonotaire.
Apres ces particularités de la vie de cet abbé , je dois mettre
ici quelques exeinples des fondations qui se trouvent dans V Obi-
tuaire de Bomnont. On y voit quantité de personnes dévotes,
qui , pour faire dire des messes pour le repos de leurs åmes ,
donnent aux religieux une certaine somme, quelquefoisdes cens,
des dimes , quelque piéce de terre , et , suivant Tusage des an-
dens temps, quelques hommes taillables mais Faumöne ou
la fondation qui devait faire le plus de plaisir å ces moines , qui
étaient situés trop prés du Jura pour avoir des vignes , c’est
celle de quelques piéces de vin; elles reviennent souvent dans
ces anniversaires
On reproche quelquefois aux anciens religieux d’avoir choisi
d’heureuses situations pour y planier leurs couvents, et surtout
d’avoir jeté les yeux sur les meilleurs vignobles pour y lixer leur
^ On trouve au 28 aout. Obiit Humbertiis de Pourmentou, qui dedit nobis
duos homines talliabiles pro pitancia in conventu facienda. — Gette pitance
était quelque chose de plus que la cuisine ordinaire. Du Cange dit que c’é-
tait des oeufs, du poisson ou quelque mets semblable.
^ Au 23 février. Assignata est nobis quaedam carrata vini meri in Quadra-
gesima annuatim in Refectorio bibenda, å Gellario in principio Quadragesima^^
incipienda.
10
demeiire ; les moiiies de Bonmonl doivent étrc a coiivert de ce
reproche. Ce nionastére fut båti dans un lieu assez sauvage , et
apparemment dans les bois; on n’y voit aiijourd’liui que de
yasles prairies, qiielques terres a grain, mais les vignes ae pa-
raissent qu’a une assez grande distance.
La remarque du gout qu’avaient les anciens religieux pour
se placer å portée des bons vignobles , serait laieux appliquée
a un couvent du pays de Yaud, qu’on appelait Alta Crisla ou
Haut-Grét. Yoici ce que vous en avez dit dans votre Ahrégé de
Vhutoire ecclésiastiqiie du Pays de Yaud :
(( Gui de Marlanie, évéque de Lausanne, donna la permission
å un nommé Guido de fonder une abbaye de Tordre de Cileaux,
proche du village de Palaisieux, en latin PalaloHiim , et il donna
le lieu pour la båtir ; elle fut appelée Haut-Crét. Les seigneurs
voisins donnérent des terres et des dimes å ces religieux. Ce
couvent était dans le Désaley, qui est le meilleur vignoble de tout
le pays. » Les fréres de Sainte-Martbe n’ont pas oublié cette
abbaye ; ils disent que c’est une fdle de Clairvaux , et qu’elle fut
fondée le 1 4 mars 1142’.
L’équité veut que nous ne dissimulions point fci que les re-
ligieux ont trouvé des apologistes qui les ont défendus sur cette
prédilection qu’on leur altribue, pour le voisinage des meilleurs
vignobles. On dit donc eri leur faveur, que s’ils se trouvent quel-
quefois iieureusement situcs, c’est parce qu’aprés s’élre établis
dans un lieu, ils Font défricbé avecbi^aucoup de soin et de peinc;
ils s'établissaient ordinairement dans des foréts, et avec le temps
ils y faisaient de bonnes plantations. Yous leur avez rendu jus-
tice sur leur vie laborieuse. « Dans ces temps-la, dites- vous,
les moines ne vivaient pas dans Foisiveté. »
Quelques auteurs ont dit que Fordre de Citeaux, en partiCu-
culier, doit a la dévotion des croisades , a ces fameuses entre-
prises pour le recouvrement ou la défense de la Terre Saintc ,
Gallia Christ.^ t. IV, p.
11
tous les biens qu’ii posséde. Ii y a queiqiie fondement dans ce
reproche; mais il faut considérer qne, le plus souvent, les terres
qu’on donnait ä ces religieux élaient incultes , et qu’il les met»
taienl ensuite en valeiir. Leurs apologistes disent qu on leur fait
tort quand on les accuse d’avoir enlevé , sons le prétexte de la
dévotion , les vignes des séculiers: les excellents vignobles
qu’ils possédent anjourd’hiii doivenl élre regardés comme leur
ouvrage.
Les moines, apres avoir défricbé les terres qu’on leur avait
données , songérent ensuite a défricher leur esprit. Dans les
huitiéme et neuviéme siécles , ils commencérent de substituer a
Tagriculture, Toccupaiion de copier les anciens livrés ; ils s’ap--
pliquérent a transcrire les bons ouvrages , mais principalement
ceux des péres de FÉgllse ; ils ne négligérent pas tout a fait
les auteurs paiens , et on leur a Fobligation d’en avoir conservé
la plupart. On peut les regarder comm{' les archivistes de la
république des lellres; ils composaieiit aussi quelques ouvrages;
ils écrivaient surtout les événements qui se passaient de leur
temps ; ils étaient les historiens de leur siécle, et Fon a d’eux
plusieurs chroniques , dont on a tiré de grands secours ; ils
s’appliquaient méme un peu aux Sciences , mais autant que la
barbarie de ces temps-la le pouvait permettre. Il faut convenir
que les lettres , dans le temps de leur plus grand obscurcisse-
ment , trouvérent une espéce d’asile dans les monastéres. Sans
le secours qu’on en tira, on aurait été fort embarrassé, dans le
quinziéme siécle, a leur rendre leur premier luslre. Leurs com-
posilions onl de grands défauts ; on y trouve les sentiments les
plus bizarres, mais c’était le mauvais gout de leur siécle; ainsi
ils méritent quelque indulgence. La reconnaissance veut donc
que nous louions les moines de leur application a nous tran-
scrire les célébres auteurs de Fantiquité, et il ost de la justice de
rejeter sur le mauvais gout du temps oii ils vivaient ce qiFil y
a de barbare et de grossier dans leurs écrits.
11 me semble que Féquité veut que Fon parle ainsi des anciens
rellgieux, Je voudrais hiesi ponvoir loiier, de ce cdlé-la, Tordre
de Giteaux aulaet que celui de Sl-Benoil; mals oii a remanpié
(jue celle hranclie a forl [)cu enrlchi la ré[)u])li(|iie des lellres,
et (jiie les Gislercleiis ii’a\aienl pas Ijeaiicoiip de goul pour Fé-
lude. L'al)bé Le Beid* noiis appreiid , dans iine de ses disserta-
tions, qiic dans le donziéine siecle on xit paraitre nn statut (jui
défendait aux religieux de cet ordre de coinposer aucun livre
sans la permission du cliapitre general. Dans les aulres ordres,
il est seulement défendu de publier des livrés sans la permis-
sion des supérieurs. Voici d’autres preuves du peu d’encoura-
gemenl a Fétude : dans cet ordre on Irouvait mauvais (jiFon
voulut cntendre les langues savantes. Sur la lin du douzieine
siecle, le cliapitre géoéral ordonne que Fon puuit un nioine qui
avait appris d’un juif a conuaitre les caracteies liébraupies. On
y était aussi de mauvaise Immcur conlre la jioesie; il y avait une
défense de lire les poeles. Un religieux de Giteaux, ipii avait
quelque élude, ayant re^u d’un de ses aniis une lettre en vers
latins, i! la lui rcnvoya, disanl que la poésie leur était dérendue\
Les bénédictins soiU ceux qui se sont le plus dislingué du
cöté des Sciences; ils qiiittéient de bonne beure le travall des
malns pour s^appliquer a Fétude. 11 y a eu une fameuse que-
relle la-dossus entre le jiére Mabillon, et Fabbé de la Trappe de
Bancé. Le bénédiclin avall composé un trés-bon Irallé des étu-
des monastiques: Fabbé écrivit conlre lui, et voulut lui prouver
(pie saint Benoii avait dérendu Fétude a ses moines. Dom Ma-
billon lui fil voir (pie les Sciences avaient lleuri de tout leinps
dans soit ordre. La dispiite s’écliaull‘ait l)eaucoup, lorsque Dom
de Yert se mit entre les combaltants et essaya de les inetlre
d’accord ; c’étalt un savant religieux de Fordre de Gluny. Il con-
venail, avec Fabbé de la Tra[)[)e, qiFun bénédictln (jui observe-
rait sa régle a ia lellj e , aiirait peu ddieures dans !a journée a
donncr a Fétude ; mals, en méme lemps, il accordait a Dom
No? niiiil recipimus (piod metricis legibus conlinetur.
13
Mabillon que cetle inobservance de la régle et la suppression du
travail des maius, est avautageuse a TEglise, qui en a sagement
dispensé les nouvelles réformes , celles de St-Maur et de St-
Vanne. Par-la , ces congrégations ont été en état d’enrichir le
public de qiiantité de beaux ouvrages; en ce cas-la, la dispense
vaut bien la loi.
Je crois, Monsieur, que vous prononcerez comme Dom de
Vert sur ce démélé. On ne peut que louer les bénédictins de
St-Maur d’avoir quitté le travail maniiel pour leurs travaux lit-
icraires. Nous sommes redevahles a ces savanls religieux des
plus belies éditions des péres , et de qnantité d’autres beaux ou-
vrages qui ont enrichi nos bibliothéques. Leor nouvelle edition
dc la Gaule cliréitenne , qui a demandé une infinité de recher-
clies, et qui a été Foccasion de ce mémoire, suffirait pour faire
sentir l‘obligation que nous avons ä ces laborieux auieurs.
Je suis, etc.
P.S. J’ai dit que les écrivains de Citeaux ne sont pas tou-
jours fort exacts , lors méme qu’ils font Fliistoire de leur ordre.
En voici une nouvelle preuve: il m’est tombé entre les inains un
livre qu ils firent imprimer a Prague, au commenceinent de ce
siécle, sous le titre de Cistercmm Bislerlium. C’est un jeu do
inots , par ou ils ont voulu faire entendre que leur ordre a six
cents ans d’antiqnité •, c’en est proprement Féloge Iiistorique.
On y trouve un cbapitre sur les princes et les grands seigneurs
cpii Font illustré en y entrant. Dans ce rang est Humbert III,
cointe de Maurienne; vous savez qu’anciennement on appelait
ainsi les ducs de Savoie. Ge prince, dit Fliistorien de Citeaux, fut
marié deux fois , et n’eut point d’enfants de ces mariages ; il se
retira a Fabbaye de Haute-Combe, qu’il avait fait båtir, et y
prit Fhabit de Fordre. Mais , sur les instances de ses sujets , et
méme sur celles du pape, il sortit du cloitre et épousa Péron-
nelle de Bourgogne, dont ii eut deux enfants, Thomas etEléonor.
A.prés quoi, par le consentement de son épouse, il retourna ä
14
Haiite-Gombe , ou il mourut dans la profession religieuse,
Tan 1201.
Rien de plus contraire a la vérité de Thistoire que tout ce
narré. Ce n'est point Huinbert III qui a fondé Tabbaye de Haute-
Combe, que nous avons vu saint Bernard recornmander ä
Arducius, évéque de Geneve: il y a fait tout au plus quelques
reparations. Elle fut båtie Tan 1135: ce prince alors ne fai-
sait que de nailre; c’est Amédée III, son pére, qui en est le
véritable fondateur. Il est vrai que Humbert III , encore jeune ,
eul quelque pensée de se faire religieux, et qu’il prit méme Tha-
bit dans 1’abbaye d’Aulps , dans le Ghablais , ordre de Citeaux ;
inais il le quilta bientöt pour se marier, et ne le reprit plus
dans la suite. Son premier mariage fut stérile, mais il épousa
en secondes noces Germaine de Zeringen , dont il eut Agnes ,
qui fut accordée a Jean, fds de Henri 11, roi d’Angleterre. Notre
historien de Citeaux lui fait épouser, en troisiémes noces, Pé-
ronnelle de Bourgogne ; autre erreur : elle s’appelait Béatrix de
Nienne, et était fille de Girard, comte de Yiemie. G’est de ce
mariage que naquit le prince Thomas, successeur d’Humbert.
Bien loin de se retirer pour le reste de ses jours dans un mo-
nastére , apres avolr donné la naissance ä cet héritier, comme
on veut nous le faire accroire, Humbert eut encore une qua-
triéme femme : c’est Gertrude d’ Alsace , fille de Thierry d’Al-
sace, comte de Flandre. Il ne mourut point dans Tabbaye de
Haute-Gombe Tan 1201, comme le prétend ce panégyriste de
Citeaux, mais a Chambéry, le 4 mars 1188.
Apres avoir ainsi altéré Fhistoire ,' ce moine conclut, jc ne
sais comment , que la maison de Savoie est redevable a son or-
dre d’avoir eu des successeurs. Ce n’est qu’en les quittanl que
Humbert put se marier et avoir un héritier; cependant 1’histo-
rien ne laisse pas d’établir, avec un grand air de confiance, que
la royale maison de Savoie doi t son ex i sten ce a Tordre de Ci-
teaux. « S’ils nous ont donné Haute-Gombe, dit-il, nous leur
15
avons donné le prince Thomas, de q»i descend cetle illustre
maison. Qui ne voit qu’ils nous doivenl du retour ^ ? »
II
PARTIGULARITÉS SUR LE VOYAGEUR TAVERNIER, BARON
D’AUB0NNE.
(Son goul prococc pour Ics voyages. — Acliéle, apres son sixiéme voyage, la Itaronnic d’Au-
honnc. — Des revers de forlune Tengagenl a relourner en örieiit, nialgré son grand
agc. — W nicurl en route, a Copenliague. — Ses erreurs. — Son caraetere).
{Journal Helvétique, Février 1753.)
Jean-Baplisle Tavernier naquil a Paris Tan 1605. Son pére
élait originaire d’x\nvers ; il vint s’établir dans cette capitale ,
ou il faisait commerce de cartes de géographie et passait pour
un liabile géograpbe. Ce que le jeune Tavernier entendait dire
dans la boutique de son pére , aux curieux qui y achetaient des
cartes, lui fit nailre Tenvie de connaitre par lui-méine ces pays,
dont il entendait faire des descriptions intéressantes. Le jeune
homme écoutait avec avidité ces relations. Dans une de ces
conversations on avait surtout exalté les richesses et la magni-
ficence des Persans ; des lors il brulait du désir de voir de ses
propres yeux ce qui en était.
II commen^a de bonne beure a parcourir FEurope , et, a
vingt-deux ans, il avait déja vu les principaux pays de cette
belle partie du monde. Ses voyages furen t un peu interrompus
^ Debent Cistercienses Aitam Gumbam Sabaudiae, debent Diices Sabaudiaä
in uno Humberto Cisterciensi, se ipsos, totamque serenissimam suam fami-
liam toti Gistercio. Alutua debita, sed imparia! Ampliiis enim est Gistercium
dedisse Sabaudice Principes successores, quåm Sabaudiam Gistercio dedisse
unam Aitam Gumbam. {Cistercium , Vetero-Pragoe 1700, in-folio,
p. 447.)
16
par Tenvie qu'il eut de faire une campagne, pour avoir quelque
teinture du métier de la guerre; il se trouva dans Mantoue as-
siégée par les Impériaux , qui furent obligés de lever le siége.
Ayant qulué le service, il trouva une compagnie pour faire
le voyage de Constanlinople, et salisfit amplement dans la suite
sa passion pour vo} ager. Il fit, pendanl Tespace de quarante ans,
six voyages en Perse et aux Indes, c’est-a-dire que, dans cet
espace de temps , il fit plus de six mille lieues par terre ; il pé-
nétra jusqu’aux fameuses mines de diamants, et il fut le pre-
mier Européen que Ton y vit. C’est avec beaucoup de fondement
qu’il a passé pour le plus déterminé voyageur de son siécle.
Il rapporta de ces voyages quantité de pierreries qui lenri-
chirent; il en vendit beauconp au roi de France. Ge prince se
fit raconter les principales circonstances de ces longues courses
et y prit gout; il anoblit ensuite le voyageur.
Le sixiéme voyage de Tavernier dura depuis 1663 jusqu’en
1669. Se voyant anobli, et possesseur de richesses immenses ,
il pensa a acbeter une terre pour s’y retirer ; il jeta les yeux sur
la baronnie d’Aubonne dans le Pays de Vaud, possédée alors
par le marquis de Montpouillan , gendre de Mayerne , et qui
voulait s’en défaire. Elle lui couta quarante mille écus; il en
renouvela les båliments, et y vécut fort noblement plusieurs
années. Le choix qu’il fit de la Suisse pour s’y retirer, préfé-
rablement a tout autre pays , est une nouvelle raison pour nous
affectionner a son bistoire. Je vais donc la continuer.
Il n’y a point de fortune bien stable dans la vie. L^opulent
Tavernier fit fépreuve de Finconstancc des choses humaines, et
essuya un rude revers. Un de ses neveux dérangea entiérement
cette brillante situation; il dirigeait, dans le Levant, le com-
merce de Tavernier, qui lui avait envoyé de précieuses mar-
cliandises de France; elles devaient produire plusieurs millions. |
Le jeune homme s’étant marié a Ispalian , prit le parti de de- ,
meurer dans les Indes, sans se metlre en peine de rendre ■
compte a son onde de ce qu’il lui avait confié. Cette infidélité et I
17
la Irop graride dépense que ie baron d’Aubonne avak faite dans
sa lerre, lui fit prendre, quoiquil fut presque octogénaire,
intrange resolution d’aller courir apres son neveu, pour lui de-
mander raison de sa gestion. Sa curiosité de vojageur n’étant
pas encore entiérement satisfaite, apres tant de courses, il vou-
lut , dans ce septiéme voyage , aller en Perse par la Moscovie ,
å cause, disait-il, qu’il n’avait point encore fait cette route. 11
partit en effet, mais la mort le surprit en chemin.
On ne convient pas du lieu ou il mourut. Ceux qui ont écrit
sa vie dans les différentes editions de ses voyages, faites apres
sa mort, le font mourir en Moscovie. On voit la méme chose
dans la traduction anglaise; qiielques-uns disent que ce fut a
Moscou, d’autres en descendant le Yolga. On lit, dans le dic-
tionnaire de Bayle, que ce fut dans ia capilale de Moscovie, et
cela sur la foi du Mercure galant de février 1690, qui liii fait
fmir ses jours a Moscou ; mais ces auteurs se sont tous Irompés.
Il est sur qu’il ne parvint point dans ce pays-la, et qu’il expira
en Daoemark.
Notre vieillard, cbargé dannées et épuisé par la fatigue du
voyage , étant arrivé a Gopenhague , y tomba rnalade. Heureu-
sement pour lui, il se trouva dans cette capitale un fort hon-
néte homme , Ilollandais de naissance , mais qui avait demeuré
longtemps en France; i! se nommait de Moor, et s’élait retiré en
Danemark a la révocatlon de 1 edit de Nantes , pour établir a
Gopenhague une manufacture de glaces; ii re^ut chez lui le
voyageur moribond, et lui rendit les derniers devoirs. Au com-
mencement du siécle, il se transplanta en Prusse, et y établit
sa manufacture de glaces , qui est encore aujourd^liui trés-flo-
rissante a Neustadt, pelife ville a Imit ou dix lieues de Berlin.
Le roi loi donna des lettres de noblesse. Eo 1701, un de mes
amis passa quelques mois chez ce iiouveau gentilhomme, qui
Finforma exactement des particularités de la morl de Tavernier,
et c'est par cet ami que j’en ai élé infomié.
Il y a qiielqiie chose de plus que de Fhumaoité dans Fhospi»
T. 11.^ 2
18
talité exercée par cet honnéte homme ä Copenhague , on peut
y tron ver aussi beaiicoup de christianisme. En effet, dans le
troisiéme tome des Voyages de Tavernier^ les Hollandais sont
fort maltraités; c’esl proprement une violente salire contre ia
Cornpagnie des Indes a Batavia, dont les directeiirs sont cbargés
de mille actions injustes et cruelles. On se souleva fort en Kol-
lande contre cetouvrage, des qu’il parut. Ainsl un Hollandais,
quine laisse pas de prendre soin de cet auteur satirique, lors-
qu’il le voit prés d’expirer, et qui lui donne tous les secours
possibies , peut élre comparé au Samaritain cbaritable de FÉ-
vangile.
On sait que les Voyages de Tavernier ont élé inis en ordre
par Chapuzeau , qui fut soliicilé de préter sa plume au voya-
geur, qui iFetait pas en état de bien écrire. Get office lui causa
bien du cliagrin. Se trouvant en Kollande, on s’en prit a lui, et
il fut rechercbé sur les trails satiriques de ce troisiéme volume
contre ceux qui gouvernaient les alFaires de la Cornpagnie des
Indes. IFauteur de V Esprit de3EÅrnaud opposa satire a satire;
Cbapuzeau fit son apologie, prouva qiFil iFavait eu aucune part
a ce dernier volume, et nomma celui qui avait servi dans cetle
occasion de secrétaire a Tavernier.
Ges voyages ne passent pas pour fort exacts, et bien d’au-
tres voyageurs les ont attaqués du cöté de la fidéiité. Gemelli
Garrero, entre autres, les fait regarder comme fort suspects sur
plusieurs faits qui y sont rapportcs; mais le Dictionnaire de
Bayle nous avertit que ce n est pas que Tavernier eut dessein
de nous tromper, c est que quelquefois on Favait trompé lui-
méme , et on lui en avait imposé. Quelques personnes s'étaienl
diverties a lui faire accroire des choses fort singuiléres, pour se
jouer de sa crédulité. S’il y a quelques fables dans ses relations,
elles ne doiveut donc donner aucune atteinte a sa sincérité.
J’ai dans mon cabinet une eslampe de Tavernier, gravée par
Des Bodiers. Au bas méme de ce portrait', on a mis quelques
vers qui le font passer pour peu sincére. Les voici :
19
Pour connaitre les moeurs, et s’instruire au commerce,
Tavernier fut huit fois en Perse,
Et devint un celebre auteur ;
Mais , lecteur, lisant son ouvrage,
Ressouvenez-vous que le sage
A dit que tout liomme est menteur.
C’est Gacon de Lyon qui a coinposé ces vers; oii pourrail a
la rigueur liii rétorqiier le reproclie de mensonge. 11 dit, en
effet , que Tavernier fut imit fois en Perse , or il n’y a été que
six fois. II entreprit uo septiéme voyage, mais il moiirot eo clie-
min. Le poéte attribue aussi au Sage ces paroles de FÉcriture :
que toul homme est menteur ; ii a pris le fils pour le pére. Gette
espéce de sentence est tirée du psaume GXYL J’ai dit d’ailleurs
que Tavernier a erré par mauvaise informatioo , plutöt que par
dessein de tromper.
La légende en prose, qui accompagne Festampe, iFest pas
plus exacte. On y lit qu’ii mourut a Moscou en 1689, ågé de
89 ans; erreur sur le lieu de sa mort, comme je Fai prouvé, et
sur son åge , car il avait toul au plus quatre-vingt-cinq ans.
11 est bon de se défier quelquefois des peintres et des poétes ,
surtout de Gacon qui était fort satirique.
A parler sans prévention, Tavernier a eu des qiialités qui
doivent le faire estimer, et le faire regarder comme un homme
au“dessus du commuo. II faiil de ia force d’esprit pour renoncer
k sa patrie des sa jeimesse, pour se priver toute sa vie du com-
merce de ses amis ou de ses proches, et passer ses jours a par-
courir des régions éloignées pour observer les moeurs et les
coulumes étrangéres.
c( Tavernier, est-il dit dans le Pour et le conire^ tome IX,
p. 78 , était d’une taille médiocre, mais il était de bonne mine ;
il portait ses cheveux naturels; il était gai et vif, lliumeur
prompte et violente, mais facite a s’apaiser; il était dbine consti-
tution robuste, endurci a la fatigue , et toujours prét a s’y ex-
20
poser ^ ; il était sobre, liberal, bieiifaisant, surtout arégard des
voyageurs: simple dans ses maniéres, mais fait cependant au
commerce des personnes du plus haut rang : Tesprit bon el la
mémoire admirable. »
Un endroit de ce porlrait qui pourra parailre un peu flatlé,
c’est celui ou Ton dit k qu’il était fait au commerce des per-
sonnes du jilus haut rang. » Il est vrai qu il les fréquentait sou-
vent, et que la natiire de son négoce lui donnait un libre accés
auprés méme des souverains. Mais il ne faut pas croire pour cela
que cette fréquenlation lui eul donné les maniéres souples et
polies des gens de cour. Ce trait doit étre rectifié ou expliqué
par celui qui précéde dans le portrait qui nous le représente
comrae « simple dans ses maniéres. » On pourrait dire quelque
cbose de plus si Ton youlait le bien peindre au naturel, c’est
qu’il était d’une franclnse avec les grands qui tenait beaucoup
de la grossiéreté et de la rudesse. En voici un exemple reniar-
quable :
Étant a Paris en 1668 ou 1669, aprés avoir fini son sixiéme
voyage et se xoyant maitre d’une grande Fortune, quelques cour-
tisans lui demandérent s'il retournerail encore aux indes. Il leur
répondit qiéil songeait a se reposer, et qu’il voulait acheter une
maison de campagne pour y acbever sa vie tranquillement. Alors
un grand seigneur, prenant la parole, lui dit qu’aprés avoir par-
couru tant de pays, et remarqué ceux qui étaient les plus agréa-
bles, il ne manquerait pas de bien clioisir. Oh^a, dites-nous,
je vous prie, quel est le lieu que vous préférez a tous les aulres?
Belle demande! interrompit un courtisan, ce sera la France;
’ Voici ce qu’il nous dit lui-méme, t. II de ses Voyages, p. 584- ; Je n’ai
jamais été incommodé méme d’un mal de tete. Ce qui, å mon avis, a le
plus contribué ä ma santé, c’est que je ne crois pas avoir jamais pris aucun
clipgrin d’aucune mauvaise alfaire qui me soit arrivée.J’ai fait quelquefois de
grands profits, j’ai fait aussi d’autres fois de grandes pcrtes, et dans les ren-
contres fåclieuses je n’ai jamais plus été de demi-lieure å me résoudre a
ce qifil fallait faire u 1’avenir, sans plus songer au passé.
21
outre que c’est sa pairie, cesl le plus beau pays du inonde, et
il ii’y en a point qui en approcbe. — « Messieurs, répondit
Tavernier, je conviens que la France est un pays cliarmant et
délicieux, mais mon inclination penche pour la Suisse. —
La Suisse! répondit -on avec un grand éclat de rire. Quoi!
ajoiita-t“On , un pays de montagnes et dont les peoples n'au-
raient pas le quart de la subsistance nécessaire, si les autres pays
ne les déchargeaient d’une grande partie des babitanls! — Oui,
Messieurs , répondit-il , la Suisse est a peu prés telle que vous
venez de la dépeindre , mais je veux que le bien que j'achéterai
soit a moi. »
Gette cooversalion singoliere est rapportée dans les Enire-
tiens des Ombres Mais j’ai oui dire a un homme de mérite et
fort digne de foi , qui savait a fond Fhistoire de Tavernier, et
qui Favait connu personnellement , que ce fut le roi lui-méme
auquel ce voyageur parla si librement. Voici comment il racon-
tait la cliose : Louis XIV ayant sii que iiotre voyageur pensait
k se fixer quelque part, et qu il parlait d’acheter une terre pour
sy retirer, lui demanda dans quelie province du royaume ii
Youlait faire cette acquisition. Tavernier répondit qudl avait jeté
les yeux sur la Suisse. Le roi , surpris de ce choix , en voulot
savoir la raison. C’est , répliqua Tavernier, que je veu^ que la
terre que j^achéterai soit ä moi.
Celuide qui je tieos ceile anecdote, est le marquisDuQuesoe.
fils du fameux vice-amiral, le plus grand homme de mer qail
y ait eu en France sous le long régne de Louis XIV. Ge mar-
quis avait acheté de Tavernier la baronnie d’Aubonne, pour le
prix de cinquante mille écus. Ii s'y retira apres la révocation de
Fédit de Nantes ; il la revendit quelques années aprés soixarite
et dix mille écus a la républiqiie de Berne , et i! se retira ä
Geneve , oii il est mort en 1722.
Septernbre 1722.
Il VALAIS.
m
EXTRÅIT D’UN LIVRE INTITULÉ: LE VALAIS GHRÉTIEN.
(Dcvise de la vilie de Saiiit-Maurice. — Nora du Lourg de Sainl-Pierrc, préleiidu téraoi-
gnage du passage de Tapolre saint Pierre ea \alais: iuscriplion de soii église. —
Les Sarrasius eii Yalais. — Hugues II, évéque de Gciiéve. — Mimiloli, et le livre du
curé de Ponlverre sur sa couversion : liste fabuleuse des éveques de Geneve, doniiée
par cel aiUeur. Saint Tliéodiile, patron du Yalais; qui il ctait; prctendue donation du
Comitat du Yalais k cet évéque ; ses prétendus lairacles. — Saint Giiérin et les sainls
invoqués par suite d’un jeu de niols sur leurs nonis).
{Jourmd Helvétiqve, Mars et Avril 17-4().)
Monsieur ,
Vous me demandez ralson d’une histoire ecciésiasliqiie du
Yalais ( Vallesia clmsliana ) qui parait depuis jteu de leinps
(1744), et qui doit m’étre comme, dites-vous. Je Fai effective-
ment entre ies mains , et je suis en état de vous dire ce que
c’est.
Uoiivrage est ccrit en latin. Uauteur est M. Eriguet, clia-
noine de Sion, connu par ime dissertation qu’il donna, il y a
qualre ou cinq ans, sur le concile d’Epaone, qidil prétend
placer dans le Yalais. J’ai lu avec empressenient son nouvel
ouvrage. Le sujet est neuf, et personne ne Favaii encore traité,
a ce que noiis dit Fauteur dans sa préface. Ges sortes de reclier-
ches paraissent aujourdliui assez intéressantes, mais j’ai eu une
raison parliculiére de faire altention au Valais chréiicn^ c^est
que je me suis flatté qu’a cause du voisinage j’y trouverais
quelques lumiéres sur rinstoire de nolre Église de Geneve. On
sail que les éveques de ces deux diocéses ont eii de grandes re-
lations les uns avec les aulres.
Plusieurs savaots ODt travaillé a Thistoire ecclésiastiqu€ de
leur pays. Voos connaissez Vltalia sacfa d’Ughelli et la Gallia
chmtiana de MM. de Ste-Marthe, doot on donne actuellement
une secoode édition, parvenue au liuiliéme volume in“folio. Le
livre doot je dois vous rendre compte ne saurait dgurer avec
ceux-Ia dans une bibiiothéque; c’esl un petit in~douze fort
mince, et ii o’eo faut pas étre surpris : le Yalais est un pays
fort resserré, et qui ne renferme qu un seul évéclié. Mais vous
étes trop équitable pour juger du mérite d\m livre par sa gros-
seur. Déja tout ce qui vieot du Valais peut étre regardé comme
une piéce rare dans une bibiiothéque; im ouvrage poblié dans
ce pajs est une espéce de phénoméne dans la république
des lettres. B’ailleurs les petits livrés sont qoelquefois les
plus excellents, Voyons si celui-ci doit étre rangé dans cette
classe.
L’auteur débute par rétablissemenl du christianisme dans le
Valais. Ii notis fait d’abord remarquer qidUghelli a dit que
St-Barnabé avait apporté FEvangile a Milan des Fan 46 de Fére
chrétienne, et qiFil avait préclié dans plusieurs villes voisines;
d’ou Fon doit conclure que les disciples de cet apötre peuvent
étre veniis planter la foi jusque dans le Yalais.
Mais notre cbanoine n’est pas encore cooteot de cette origioe
de la religion chrétienne dans son pays : il veut la tenir des
apötres eux-ménies, et il a beaucoup de peochant a croire que
c^est saint Pierre en personne qui leur a apporté FEvangile.
Quelques auteurs oni dit que ce chef des apötres avait parcoom
les Gaules, et qu’il y avait établi la religion de Jésus-Ghrist, ou
par lui-méme, ou par ses disciples quhl avait constitués évéqoes
dans diverses villes. On nous cite pour garant de ce fait Méta-
phraste dans son sermon sur les apötres Pierre et Paul. Vous
savez de quel poids est ce témoignage. On y ajoute celui d'un
jésuite qui a avancé que saint Pierre avait précbé å Besan^on
et dans les autres lieux de Franche-Gomté, quil avait par-
couru presqiie tout Foccident apres que Fédit de Fempereur
24
Claude Teut chassé de Rome. Pour venir dans les Gaules, il
dut traverser les Alpes par le passage connu aujourd’hui sons
le nom du Grand-S aint~ Bernard. Gette route le jeta nécessai-
rement dans le Valais, oii il précha TEvangile. Il porta ensuite
le flambeau de la foi aux Suisses, et on nous cite pour cela
Guilliman, et quelques autres auteurs qui ont été de ce sen-
timent.
Un capucin, nommé le Pére Sigismond, de Saint-Maurice,
avait déja avancé ce paradoxe, que saint Pierre était venu lui-
méme précher TEvangile a Sion et a Marlign y ’ . Il allégue pré-
cisément les mémes autorilés que M. Briguet. En voici une que
je ne dois pas oublier, c’est que les bourgeois de Saint-Maurice,
qui ont une croix blanche pour armoirie, y ont mis pour de-
vise : Clmsliana sum ah anno LVIII., c’est-a-dire qu’ils font
profession du christianisme des Tan 58 de Jésus-Christ. Le ca-
pucin appuie beaucoup sur cette preuve, et montre que les ha-
bitants de Saint-Maurice sont trop lionnétes gens pour avoir
voulu imposer ainsi a la postérité, si la cliose n’était pas^. Notre
auteur cite aussi cette devise. Je crois que vous conviendrez,
Monsieur, quelle est mieux a sa place, entre les mains d’un
capucin qui la faisait valoir il y a plus de 80 ans , qu^entre
celles d’un chanoine qui écrit aujourd’hui, c’est-a-dire dans
un siécle beaucoup plus éclairé sur les antiquités ecclésias-
liques.
Quand on vient dltalie et qu on a traversé le Grand-Saint-
Bernard , on trouve dans la vallée d’Entremont un bourg qui
porte le nom de Samt-Pierre. Il est au pied des Alpes, a Irois
lieues de Tbospice : c’est un lieu de repos pour les voyageurs
* Histoire du (jlorkux saint Sigismond, martyr et roi de Bourgogne. A Sion,
1660. In- 4°, chap. XXL
* La maison de Mealhoa est nne des plus anciennes de Savoie. On lit sur
la porle d’un vieux cliateau qui lui apparlient, å quelques lieues d’Annecy,
celle inscription: Anteqiiam Christus natus esset, Baro sum, c’est-å-dire qii’ils
portaient le titre de baron, sept ou huit siécles avantque ce titre fut connu.
25
fatlgués (i’un passage aussi rade. Non-seulement ce bourg porle
le nom de Saint-Pierre, mais Tegiise lui est encore dédiée. La
répétilion du nom de Tapotre dans ce lieu parait a nolre cha-
noine une preuve de son systéme. Il prétend que saint Pierre
ayant passé les Alpes pour venir en France, se délassa dans cet
endroit, et qu’on jugea a propos de faire porter son nom au
premier endroit du Yalais qu il avait honoré de sa présence. Le
zéle de cet apötre ne lui permit pas de demeurer oisif dans ce
lieu, il y jeta les premiéres semences de FÉvangile, et voila la
raison pour laquelle Féglise lui est aussi dédiée.
Je vous prie, Monsieur, de remarquer que nous aurions in-
lérét de faire valoir ce raisonnement du cbanoine. Il prouverait
Tantiquilé de notre Eglise comme de celle du Valais. Si saint
Pierre a traversé ce pays-la pour venir dans les Gaules , il doit
aussi avoir passé a Geneve. Notre ville, comme il parait par la
carte Théodosienne, est sur la grande route qui conduisait des
Alpes Penoines en France. Et dire qu’un apötre a passé cliez
nous, c’est dire qu’il y a préclié FEvangile. Nous avons aussi,
comme le Valais, une église dédiée a ce chef des apötres: nolre
catliédrale porte le nom de Saint-Pierre, de temps immémo»
rial; mais nous n’aspirons pas si liaut, et nous reconnaissons
modestement que Fétablissement du cliristiaoisme dans notre
vilie iFest que du quatriéme siécle.
IFauteur se trouvant, il y a quelques années, dans ce bourg
de Saint-Pierre, en considéra Féglise avec beaucoup d’atten-
lion, se flattant d’y trouver quelques indices d’une liaute anti-
quilé, quelques marques qui désigneraient les temps aposloli-
ques. Il aper^iit bientöt uneinscription sur le portail. Il s^appliqua
incessamment a la déchiffrer et a la transcrire. Des quhl Feut
examinée avec quelque soin, il se trouva fort loin de son corapte,
je veiix dire fort éloigné du premier siécle de FEglise. Il le re-
connait de bonne foi. Gependant il n’a pas laissé de nous faire
part de cette inscription. Nous devons lui en savoir gré, d’aulant
plus qu’elle ne subsiste plus aujourdflmi, Féglise ayant été re-
26
båtie depuis ce temps-ia. Je voiis en envoie la copie. Elle don-
nera lien a quelques petites disciissions que je sais qui sont de
votre gout. Ge sont des vers léonins qui étaient a la mode dans
ce temps-la :
Ismaelita cohors Rhodani cum sparsa per agros
Igne fame et ferro sjeviret tempore longo,
Vertit in hane vallem Pceninam* messio falcem,
Hug. PrsesLil Genevse XPti® post duetus amore
Struxerat hoc templum Petri sub lionore sacratum,
Omnipotens illi reddat mercede perenni,
In VI decima domus haec dicata kalenda,
Solis in Oetobrem cum fit descensio mensem.
il y avait quelqiie chose d’effacé dans ce dernier vers.
M. Briguet avait laissé une lacune dans sa copie; mais je me
flatte que nous Tavons rétabli comme il doit étre. Les trois
premiers, qui sont les plus obscurs, peuvent élre traduits de cette
maniére :
c( Apres que les bändes sarrasines, répandues dans les pays
le long du Rhöne, en eurent longtemps désolé les campagnes ,
par le feu, le fer et la famine, enfm la moisson tourna sa fau-
cille dans cette vallée pennine , etc. » c’est-a-dire qu’elle y fit
revenirFabondance. On sait que les Sarrasins, dans le neuviéme
ou dixiéme siécle, ravagérent toutes les Alpes, jusqu’a la source
du Rhöne, et qu iis brulérent la fameuse abbaye de St-Maurice
dans le Valais.
Le quatriéme vers nous apprend que Hugues, évéque de Ge-
neve, plein d^amour pour Glirist, fit båtir ce temple et le dédia
a saint Pierre.
Il y a lieu d’étre surpris qu’un évéque de notre ville fasse
édifier une église dans un diocése autre que le sien. Un liardi
critique, embarrassé de cette diffieulté, couperait le.noeud et
* Vallis Picnina, le Valais. — Messio pour messis, moisson : on en trouve
quanlité d’exemples dans le Glosmire de Du Cange.
* Christi.
27
dirait qu’il faut lire ici Prmsul Seduni^ Hugues, évéqae de Sion,
Cest effeclivement le nom de Févéque qoi siégeait alors k Sion :
soiivenl on a corrigé des aiiteurs sur des fondements plus lé-
gers. Mais outre que la mesure des vers s’y oppose, nous ne
saurions refuser d’en croire le chanoine qui a examiné lui-méme
Foriginal avec trop de soin pour attribuer a un évéque étran-
ger Fiionneur d’un ouvrage qui serait du a Fun de ses propres
évéques.
Uévéque de Geneve, dont cette inscription fait mention, est
Hugues n, qui vivait environ Fan 1000. Il était neveu de Fim-
pératrice Ådélaide. Le bourg de Saint-Pierre ayant élé båti
pour la commodité des voyageurs qui passaient les Alpes, il
était nécessaire qu’un lieu aussi fréquenté ne fut pas plus long-
lemps sans église. On sait qu Ådélaide était venue, en 999, a
Saint-Maurice , visiler les reliques des martyrs de la légion
thébéenne. On put lui représenter alors le triste état du bourg de
Saint-Pierre , qui n’avait plus d’église depuis Fiocursion des
Sarrasins , et il était digne de cette priocesse de donner
ordre de la réédifier, et d’eii cbarger Févéque de Geneve son
parent.
Apres tout, si Féglise ancienne de ce bourg sur laquelle on
lisait Finscription, n’était pas plus vaste que celie qiFon y voit
aujourd^hui , il iFétait besoin ni des ordres de Fimpératrice,
ni de ses fmances, pour la construire. Un de mes arais, qui a
passé par la il n’y a pas longtemps, m’écrit de Turin qu’elle
n’est guére au-dessus des églises ordinaires de village. Sur ce
pied-lå, notre évéque de Geneve, qui était un gros prélat, a pu
ia rebåtir de ses propres deniers, voyant que les gens du lieu iFé-
taient pas en état de le faire.
M. Briguel nous avoue, avec beaucoup de franchise, que
lorsqu ii s’était aper^u que cette inscription parlait des courses
des Sarrasins, il s^était trouvé tout å fait dépaysé, et dans un
siécle bien éloigné de celui des apölres. Mais il s’est encore
trompé sur le temps que doit avoir vécu notre Hugues !L Get
28
évéque est moiiis ancien d’un deml-siécle qu’il ne le fait. Il lui
fait conslruire Teglise de Saint-Pierre avant Tannée 944 , qui
flit , dit-il , celle de la mort de cet évéque. Rien n’est moins
exactque cette date. Hugues II souscrivit aux conciles de Rome
et de Francfort en 998 et i 006. Il fut a Tassemblee å’Agaunum^
en 1014, avec le roi Rodolphe III.
Guichenon, dans son Histoire de Scwoie, page 185, dit que
Ton voil a Saint-Maurice une donation datée de Tan 1014, par
laquelle Rodolphe , roi de Boiirgogne, donne divers villages a
Tabbé de Saint-Maurice, présents el a la priére d’Hugues, évé-
que de Geneve, et de Burchard, évéque de Lyon, son frére.
Notre chanoine dit lui-méme, page 136, que cette année 1014,
Hugues If vint trouver au monastére de Saint-Maurice le roi
Rodolphe III et sa femmetlermengarde. Il n’était doncpas mort
soixante et dix ans auparavant. Hugues assista encore, en 1019,
a la dédlcace de Téglise de Bå!e.
MM. de Sainte-Marthe, dans leur Gallia christiana, peu-
vent avoir donné lieu a cette erreur. Ils disen t que cet évéque
soumit a Téglise de Cluny le monastére de Saint-Victor de Ge-
neve, Tan 930 \ Get évéque n’établit les moines de Cluny ä
Saint-Yictor quequelqiies années apres le voyage qu’Ädélaide fit
a Geneve en 999, comme il parait par Facte de fondation rap-
porté par Guichenon dans sa Bibliotliéqm Sébusienne. IFerreur
est de prés de quatre-vingtsans.llfautespérerque les nouveaux
éditeurs du Gallia christiana corrigeront cet anaclironisme.
Gependant ce n’est pas MM. de Sainte-Marthe qui ont pro-
prement fail broncher ici notre chanoine. Il allégue pour son
garant un MinutoHus qui avait fait mourir Hugues II Tan 944.
G’est son auteur banal, et il le cite continuellement des qu’il
s'agit de quelque point qui regarde Thistoire ecclésiastique de
Geneve. Ge qu’il y a de singulier, c’est que nous ne savons qui
^ Hugo II submisit ecclesiae Cluniacensi monasterium S. Victoris Gene-
vensis, Rodulphi Burgundiai Regis consensu, sub anno 930. Ex Cartulario
ecclesiae Gluniacensis.
29
est cet historien, et que nous ne Tavons jamais vu cité sur ces
inatiéres. Rappelez-vous, je vous prie, Monsieur, ce que je vous
marquais il ny a pas bien longlemps , que , travaillant a dé-
brouiller quelques antiquités de nolre ville, je trouvai dans un
auteur italien une liste de ceux qui avaient écrit Thistoire de
Geneve, et il en nommait plusieurs qui nous étaient entiére-
ment inconnus. C’était une équivoque: ces prétendus histo-
riens de Geneve avaienl écrit Thistoire de Génes , et Ton avait
confondu ces deux noms. Peut-étre y aura-t-il ici quelque dé-
nouement semblable?
Il parait donc beaucoup plus vraisemblable que cette église
du bourg de Saint-Pierre fut båtie au commencement du on-
ziéme siécle, une vingtaine d’aimées avant la fondatioii de notre
cathédrale de Geneve. On a vu précédemment que c’était le
temps ou Fon båtissait partout des églises. Je me flattais que
Fancienne inscription que le chanoine nous a conservée, nous
marquerait Fannée ou fut fait cet édifice. Je Fai d’abord cher-
chée dans ces vers obscurs de la fm :
In VI decima domiis haec dicata kalenda,
Solis in Octobrem cum fit descensio mensem.
Mais j’y ai trouvé seulement le jour du mois que se fit la
dédicace. Ces deux vers, réduits a leur juste valeur, ne nous di-
sent autre chose, sinon que cette église de Saint-Pierre , båtie
par liugues , fut dédiée ie 1 6 de septembre. Le nom du mois
n’ayant pu eotrer dans le vers précédent , est raarqué dans le
dernier par cette périphrase poétique. Le soleil descendait alors
vers le mois d’octobre. La prose aurait dit toiit uniment ka-
lendas oclobris^ ou le i 6 septembre.
J’allais finir ici ma lettre, Monsieur, mais j’ai crii que je ne
ferais pas mal d^essayer auparavant de découvrir qui est ce Mi-
nutollus, qui a si mal marqué Fannée de la mort de notre Hu-
gues II, et qui a si souvent égaré le chanoine lorsqu’il a voulu
30
parler de quelqu’un de nos évéques. J^avais d’abord soupgonné
que Minutolius était un nom déguisé sous lequel le véritable
auteur a trouvé a propos de se cacher. Ma conjecture s’est
trouvée fondée. Un heureux hasard m’a fait enfm découvrir tout
ce mystére. Ghercbant quelque autre chose dans un ancien \o-
lume de la Bibliothéque germanique, j’y ai trouvé qu’un jésuite
de Lyon, nommé le Pére Francols-Pierre, avait atlaqué, en
1728, Touvrage de M. Jean-Alplionse Turretin, intitulé: Nuhcs
testium. Il s’étail avlsé de citer aussi les docks écrits du cheva-
lier Minutoli. Voici ce qu’on lui dit lä-dessus dans une lettre
insérée dans ce recueil, tome XVIII, page 53.
c( Il faut vous dire ce que c’est que cet ouvrage, qui est trop
obscur pour avoir percé jusqu’a vous. Il est de la la^on d’un
vieux curé du voisinage de Geneve, grand convertisseur de son
métier. Celui qui s’est ainsi iravesli en chevalier, est une espéce
de Don Quichotte qui, par le passé , a toujours eu sa lance en
arrét contre les réformés ses voisins. Pour M. Minutoli dont on
décrit la conversion, c’est bien un personnage réel , mais il
n’est point Tauteur du livre en question. G’était un jeune hom-
me de notre ville qui, se trouvant sans bien et sans conduite,
négocia son cbangement de religion, il y a quinze ou vingt ans.
Il ne lui restait d^autre ressource que de se tourner du coté de
Luques, d’oii sa famille était originaire. A la faveur de quelques
lettres de recommandation que lui donnérent les ecclésiasti-
ques de notre voisinage, il obtint une petite pension dont il
jouit encore.
« Le curé de Pontverre fit donc imprimer, en 1714, une
espéce de brocliure, sous ce titre : Molifs de la conversion de
noble J.-F. Minutoli, ou il donne les caractéres de quarante mi-
nistres de Geneve. G'est un mauvais mélange de traits satiriques
et de controverse, mais ou domine une satire fort plate. Pour
la fidélité dans les portraits, vous jugez bien que Tauteur s’en
est dispensé. Pas un ne ressemble. Mais afm qu’on ne s’y mé-
prit pas, il a eu recours a 1’expédient des peintres ignorants des
31
siécles passés, cest d’écrire le nom de chaque ministre tout au
long et en gros caractéres. Le public et les personnes intéres-
sées ont a peu prés également méprisé ce mauvais IWre. Mais
savez-vous bien qui a marqué le plus d’indignation dans cette
occasioii? G’est Févéque du diocése. En voici une bonne
preuve : Le curé donna une nouveile forrae a son ouvrage, et
y fit des additions considérables. Avant que de hasarder une
seconde edition, ii lui fallait une permission de son évéque. La-
dessus , ce sage prelat nomma douze examinateurs pour voir
cette nouveile production. Le résuitat de cette assemblée , ou
Févéque présidait, fut que Ton condamna Fouvrage: défense
a Fauteur de le faire imprimer, et censure a Fégard du passé.
Cest au synode qui se tint a Annecy, en mai 1717, que cela
se passa. »
Le curé ne laissa pas de faire imprimer clandestinement ,
hors du diocése, cette seconde édition. Quand Févéque le sut,
il en marqua beaucoup d’indignation devant plusieurs ecclésias-
tiques, mais i! ajouta qu’il avait de bonnes raisons pour laisser
tomber la cbose : qu’il venait de voir un certain poéme, que ce
curé s’était aussi avisé de faire imprimer, ou Fon reconnaissait
visiblement un cerveau félé. Il conclut sagement qu’il fallalt mé-
nager cet esprit faible.
« Cette seconde édition est augmentée de pelits lieux com-
muns de controverse fort osés. Mais pour leur donner un air de
nouveauté, le curé s’est avisé de mettre dans la boucbe des mi-
nistres de Geneve ce que les docteiirs de FÉglise romaine di-
sent ordinairement pour défendre leur religion. Le premier qui
parait sur les rangs fait voir que c est une calomnie d’appeler le
pape l^anlechrist. Le second prouve quil ne fallait point avoir
rompu tuniié amc VEglise romaine. Un troisiéme, quelle nest
point idolåtre. \]n qimtnéme que rEcriture nest pas la seule
régle de la foi., etc. L’auteur avait assurément raison de dire
dans son épitre dédicatoire au Cardinal Spada, évéque de Luc-
ques, que qiiarante ministres de Geneve venaient se présenter
32
ä lui, mais quil apercevrail bienlöt que leur langage est un lan-
gage de mensonge et de conlradiclion. »
J’ai enfin trouvé ce livre, qiioiqii'avec beaucoup de peiiie.
Il y a apparence que ce sont les épiciers qui ont causé sa ra-
reté. Uexemplaire qui m’est tombé entre les mains est impri-
mé a Fribourg, en 1720. On y lit, dans le titre, que c’ est une
seconde éditionf augmentée d’une chronologie hislorique des évé-
ques qui ont occupé le siége épiscopal de Geneve , depnis le pre-
mier jusquå Vopostasie de cette ville, Yoilä précisément ce qu’il
ine fallait, puisfjue c’est cette piéce que M. Briguet a citée fré-
queinment dans son ouvrage. Il est bon de vous dire, Mon-
sieur, comment le curé de Savoie l’a fait enlrer dans son
livre.
J’ai déja dit qu’il fait allernativement plaider la cause de
FEglise romaine a divers ministres de Geneve. Dans ce beau
plan, oii la vraisemblance est si bien gardée, il en introduit un
a qui il fait jouer le röle suivant : c’est de prouver la vérité de
rÉglise catholique par son ancienneté. Il dresse a cet elfet une
suite des évéques de Geneve, continuée depuis les apötres jus-
qu’ä Pierre de la Baume, ou il débite avec assurance, sans ciler
jainais ses garants, mille particularilés concernant la patrie, la
famille, le caraclére et les actions de ces évéques, 1’année de
leur élection, leur sacre ou leur confirmation par un tel pape,
la maladie dont ils sonl raorts, et la durée de leur siége. Vous
me dispensez, sans doule, Monsieur, d’examiner ici en contro-
versisle la conséquence qiéil tire de la succession des personnes
a celle d’une méme doctrine, durant Fespace de quinze siécles.
Je ne touclierai qu’a la partie bistorique. Ges discussions sont
un peu séches, mais outre qiF elles ont leur utilité , je sais que
votre goiit est tourné du cöté de ces sortes de recberches,
quand elles sont exactes. J’ose vous en promettre de ce genre.
Pour ne point iiFégarer dans Fobscurilé des premiers siécles de
notre bistoire ecclésiaslique, j’ai pris soin de consulter un sa-
33
vant, de mes amis, fort versé dans ces matiéres. Je ne marche-
rai qu'avec ce guide.
Pour atteindre jusqu’aux apötres, notre curé savoyard fabri-
que d’abord sept évéques. Le premier est Nazaire, disciple de
saint Pierre^ et qui convertit Celse^ Genevois. Le chanoine valai-
san, en parlant de son église du bourg de Saint-Pierre dans la
vallée d’Entremont , fait valoir cette tradition, d’aprés notre
curé, qui qualifie Nazaire de premier fondateur de la religion
catholiqae å Geneve , snr les ruines du paganisme. Les savanls
soupQonnent quon aura confonåa Génes avec Geneve. l\ y avait
une église de Saini-Nazaire a Génes, dont les habitants, selon
un historien de cette ville, s’étaient éclairés a la prédication de
Nazaire et de Celse.
2. Paracodés, que le curé fait mourir ågé de 97 ans. Tan
104, fut un évéque de Vienne et non pas de Geneve, quoiquhl y
ait fait annoncer FEvangile, selon le peu de monuments qui nous
restent. Les évéques de Yienne sont dans cet ordre : Vérus
qui souscrivil au concile d’Arles, en 314, Justus, Denis, Pa-
racodés, et Florent qui souscrivit au concile de Yalence, en 374.
Paracodés vivait donc vers le milieu du quatriéme siécle. Je vous
ai dit ci-dessus que c’est lä la véritable époque du christianisme
de notre ville.
3. Donnellus, sacré par le pape Änaclet, ajoute le catalogue,
fit båtir å Saint’ Gervais, sous rempire d’Ädrien, la premiére
église å llionneur des saints martyrs Nazaire et Celse. Pure fic-
tion, jusqu’au nom méme de Févéque, qui n'est pas de ce
temps-lä, non plus qu'une église publique båtie ä la vue des
paiens ; ni méme le faubourg de St-Gervais, auquel Féglise d’au-
jourd’hui, qui iFest pas fort anciemie, a donné son nom.
Le quatriéme évéque du catalogue est Hyginus, natif du Va-
lais , évéque d' Alexandrie , puis de Geneve, ou il est envoyé par
le pape Sixte P'^. On a une liste fort exacte des anciens évéques
d’ Alexandrie , ou celui-ci ne se troove point. Peut-étre le curé
a-t-il voulu parler d' Alexandrie dans le Milanais ; mais , mallieu»
3
T. II.
3i
reusement, elle na été båtie que dans le douziéme siécle. Hy^
ginus mourut dans le paijs du Valais, ou il était allé pour tåcher
de conmrlir ses parents , Van 155. Le chanoine de Sion a copié
cette particularité pour montrer la grande correspondance qu'il
y avait dans ces anciens temps entre leur église et celle de Ge-
neve. Il est vrai qu’il parait surpris que cet évéque, originaire
du Valais, leur soit entiérement inconnu, et que leurs auteurs
n’en aient jamais fait aucune mention.
5. Fronze, grand prélre du temple d^Apollon, et convertipar
sainl Pélerin. Celui-ci n’a point d’autre fondement qu’une épi-
taphe romaine ou fragment d’inscrlption qu’on voit dans le mur
de Téglise de St-Pierre , vis-a-vis de Tévéché , et au méme en-
droit ou était le temple d’Apollon ; on y lit le nom de frontoni.
Cela ressemble assez a ce que le pére Mabillon rapporte de s.
VIAR. fragment d’inscription romaine dont on avait fait un saint!
6. Tlielesphore doit étre placé dans les espaces imaginaires ;
il n’a jamais siégé que dans le cerveau creux du curé.
7. Tiburne lui succéda. Il n’est pas moins imaginaire que son
prédécesseur, quoiqu’on le fasse confirmer par le pape Zéphyrin,
Tan 209. Cette pratique n’est pas ancienne. L’auteur la sup-
pose pour avoir une succession d^évéques orthodoxes ; il ne
cherche point qui a confirmé le conlirmateur, de peur de se jeter
dans un cercle dont jamais il ne sortirail. Pouvait-il savoir si
saint Pierre, saint Leon méme, ou saint Grégoire, etc., ont pensé
comme Clément XI ? La fiction se fut trop montrée , s’il eut fait
confirmer tous ces évéques des premiers siécles ; il ménage tel-
lement la chose, qu'elle se fasse a peu prés tons les trente ans,
pour éviter la prescription , car sa méthode conduit a croire
qu’il y a méme une prescription contre la vérité. Je m'arréte tout
court , me rappelant que je me suis engagé a ne pas faire le
controversiste ; il ne slagit point de rompre ici une lance avec
ce Don Quichotte. Je dirai seulement, pour finir cet artide,
qu il a pu trouver aisément les papes contemporains des évé-
ques qifil imaginait; mais il a manqué d’habilelé pour bien
35
placer les évéques vérilables. Il lui arrive trés-souvenl de faire
^‘encoiitrer ensemble 1’éYéque , le pape , Tempereur, le roi , le
prince ou la princesse, les uns déja morls, les autres encore a
naitre. Il a cm pouvoir se sauver dans Tobscurité des temps , a
travers laquelle il y a pourtant certains rayons de lumiére qui
vont le surprendre en défaut.
8. Diogénus ^ Frangais de nation^ élu apres le rélahlissement
de Geneve par Aurélien, et confirmépar le pape Eulychien^ sacra
la nouvelle église båtie, fut proposé pour reinplir le siége de
Rome , vacant prés de trois ans , d cause de la fameuse persé-
cution de Dioclétien, el mourut en 298. Remarquez, s’il vous
plait , Monsieur, que cette date ne s’accorde guére avec la per-
sécution qui ne commenca qu’en 303. Le nom seul de Diogéne^
que portait cet évéque, désigne qu’il n’élait pas originaire de
France. Yous savez méme que les Fran^ais ne s’établirent dans
les Gaules quau cinquiéme siécle. Il est faux encore que Geneve
ait été rétablie par Aurélien , c’est Genahum ou Orleans qui le
fut par cet empereur. Enfin , au lieu de faire siéger Diogéne a
Geneve, il faut le placer a Génes; il souscrivit au concile d’Ä-
quilée, en 381, de cette maniére : Diogenus Episcopus Ge-
nuensis, Admirez comment on a pu le faire contemporain d’ Au-
rélien , et sacré par le pape Eutychien , mort en 283 !
9. Simon Domnus , Bourguignon , élu å sa place , par le pape
Marcel. N’admirez-vous pas de voir aussi un Bourguignon sur
le siége de Geneve, plus d’un siécle avant Farrivée de ses com-
patriotes dans les Gaules? Yous venez de voir que Diogéne, son
prédécesseur, a souscrit au concile d’Aquilée; comment donc le
pape Marcel, mort en 309, aurait-il pu élire son successeur ?
Je suis sur. Monsieur, que vous vous lassez de suivre plus
longtemps ce misérable cbronologiste, et j’en suis aussi ennuyé
que vous. Croiriez-vous qu’a la téte de ce beau catalogue des
évéques de Genéve, il ne laisse pas de nous dire, avec beau-
coup de confiance , quil a fouillé les historiens ! J’ai essayé de
deviner dans quelle source il pouvait avoir puisé, et j’ai trouvé
36
que c est dans VHistoire de Genéve de Léti , qui est un tissu de
fictions trés-mal concertées, surtout quand il slagit des temps
anciens. J’ai parlé ci-devant du gout romanesque de cet auleur,
et je vous y renvoie — Ajoutons cependant que notre curé
a quelques erreurs qu^il faut mettre sur son compte , car elles
ne se trouvent point dans Tauteur italien
Mais revenons au Valais.
Le plus fameux de tous les évéques de ce diocése, c’esl sans
contredit Théodule, qu’on regarde comme saint, et qui, en cette
qualité, a été choisi pour le patron de Sion et méme de tout
le pays. L’église cathédrale lui est dédiée. Notre auteur nous
dit des merveilles de ce prélat. Il commence par sa naissance
qui était des plus distinguées. On veut qu’il soit de Tillustre
maison de Gramont en Franche-Comté; mais Léti en fait un
simple bourgeois de Genéve. L'une et Tautre origine me parais-
sent également douteuses.
Le fait qui illustre le plus ce Théodule, c’estce qui lui arriva
avec Charlemagne, dont on le fait contemporain. Ce prince
fit assembler un certain concile, et voulut y assister en personne.
* Journ. Belv. Juillet 1745, p. 16, ou ci-dessus, tome I, p. 237, 238, el
aussi p. 304 et suiv.
^ M. Baulacre essaye ici d’établir la liste des huit premiers évéques de
Genéve, d’aprés « la meilleure source ou nous puissions puiser des lumiéres
pour ces siécles si peu connus, savoir un ancien catalogue de nos évéques
qu’on voyait encore, il n’y a pas longtemps, dans une vieille bible ma-
nuscrite de la bibliotliéque de Genéve, qui est du neuviéme ou du dixiéme sié-
cle.» Toutefois il en élimine le premier, Diogefie, comme appartenant å Génes,
et le remplace par Isaac, mentionné par Eucher dans sa lettre å Salvius. Il
met ensuite Domnus, — Salonius, fds d’Eucher, — Eleuthére, — Théoplaste,
en 475, — Fraternus,- — Palascus, — Maxime, élu en 513, qui assista en 517
au concile d’Epaone, en 524 et 529 å ceux d’Arles, d’Orange et de Vaison.
Eijfin il dit qu’il n’y met pas Florentin, élu immédiatement avant Maxime,
parce qu’il renon^a ä son élection (Greg. Turon. Vitce patriim, cap. VIII). Mais
il a repris ce sujet trois ans aprés, en mai 1749, dans un artide inséré ci-
dessus, tome I, p. 31 0 — 323.
37
En présence de tous les évéques qui composaient cette assem-
blée, Tempereur savoua coupable de quelque grand crime, mais
qu’il ne jugea pas ä propos de spécifier. Il demanda seulement
aux prelats leurs priéres pour en obtenir le pardon, et de dire
des messes pour lui dans le méme but. Les évéques lui en pro-
mirent un grand nombre. Théodule ne se cliargea que d’en
dire une seule. En la célébrant, le ciel lui révéla la nature du
crime de Charlemagne, et en méme temps qu’il en avait ob-
tenu le pardon. Il communiqua incessamment cette révélation a
Tempereur, et par la rétablit entiérement le calme dans sa con-
science. Gelui-ci, par reconnaissance, lui donna le gouvernement
du pays, et Fétablit, lui et ses successeurs a perpétuité, préfet
et comte du Valais.
Yous voudriez peut-étre, Monsieur, que je vous marquasse
le nom que porte cette assemblée d’évéques, afin de la cliercher
dans les recueils de conciles que 1’on a dans les bibliothéques?
Mais notre auteur avoue qu’il ne Ta pas pu découvrir, et je
n’en sais pas plus que lui. Ge qu’il y a de fåcheux, c’est que
les Bollandisles, dans leurs Acles des Saints^ a Farlicle de Théo-
dule, rendent cette histoire un peu suspecte. Ils disent dans
une petite note, « qu’ils voudraient bien savoir ou et quand
s’est tenu ce concile. » Mais on trouve ce fait dans la légende
et dans les bréviaires \ et cela doit suffire. Heureusement on
ne s’est pas avisé de contester aux évéques leur droit de gou-
verner le pays, quoique fondé sur un titre aussi douteux.
Notre auteur, apres avoir établi le fondement de Tautorité
temporelle de Théodule, nous apporte aussi les preuves de sa
sainteté. Il s’est rendu illustre par divers miracles. Le premier
que Ton nous cite, c’est qu’il contraignit un jour le diable de
lui porter une assez grosse cloche de Rome a Sion. Le pape
lui en avait fait présent ; mais il était un peu embarrassé pour
^ Le bréviaire de Sion a une hymne avec ces paroles :
Fuså prccc Tlieodoli,
Niidatur culpa Caroli.
38
le transport. Étant un matin en priére, le demon, selon sa coii-
lume, essaya de le venir troubler dans ses dévotions. « Puis-
que te voici, méchante béte, lui dit le prélat, tu me porieras
cette cloche d’ici a Sion. » Et il fallut obéir. Älin qu’il ne vous
reste, Monsieur, aucun doute la-dessus, j’ai entre les mains
une médaille, on plutot une monnaie, qui constate ce fait. On
y voit d un cöté saint Théodule debout, avec ses attributs, c^est-
k-dire la crosse d’une main, et Tépée dans Fautre pour mar-
quer son autorité sur le temporel, et pour légende S. Theo-
DOLUS Eps. Sedunensis. Saint Théodule Évéque de Sion.
On voit a ses pieds le diable dans une posture humiliée et de
suppliant, chargé sur les épaules de la cloche qu’il parait porter
malgré lui. Si les armes du bourg de Saint-Maurice , avec la
date de leur cbristianisme fixée au premier siécle, comme je
vous Tai dit dans ma lettre précédente, font foi sur cet artide,
devons-nous douter d’un miracle frappé sur la monnaie du
pays? Le revers de cette piéce d’argent a les armes d’un évé-
que qui se nommait Nicolas Scbiner, et qui fut élu en 1496.
Voici la légende : Nicol. S. D. N. P. Vicar. El. S. E.
Nicolaus Sanctissimi Domini noslri Papce Vicarius^ Ecclesiw
Seduneinis Episcopus. Il se qualifie Vicaire de Notre Saint
Pére le Pape^ apparemment parce que le pontife Favait chargé
de quelque commission particuliére. On ne voit point que les
autres évéques aient pris ce titre.
J’ai vu une autre monnaie du successeur de cet évéque, qui
était aussi son neveu. Il s^appelait Matthieu Scbiner, et il parvint a
lepiscopat Tan 1509. Cétait un habile bomme, dont Paul Jove
nous a donné Téloge. Voici les titres quil prend sur sa mon-
naie : Mattheus Eps. Sedun. Pre. et Com. Vales. Matthoeus
Episcopus Sedunensis, Prcefectus et Comes Valesim. Ses titres
sont dilférents de ceux de son onde.
Vous voyez par la. Monsieur, que la monnaie du Valais se
bat au coin de Févéque, sons son nom et a ses armes. Il se
qualifie aujourd’bui de Prince du Saint Empire , Évéque de
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Sion, Comtc el Pr é fet da Valais. Avec tous ces beaux titres
pour le temporel, il n’a propremeot que le gouvernement du
pajs, et il n’en est pas souverain absolu. Il préside dans les États
avec une autorité a peu prés égale a celle du doge de Yenise.
Uautorité souveraine est entre les mains de Tassemblee géné-
rale du pajs.
Sur cette seconde rnonnaie de Tévéque Matthieu Schiner, on
voit aussi saint Théodule, dans toute sa hauteur, mais assis, et
cette légende : S. Theodolus Patronus Seduni. Ce qu’il j a
de singulier, c’est que le diable a disparu, et que Ton ne voit
plus que la clocbe posée aux pieds du saint. Homme d’esprit,
comme était Matthieu Schiner, n’aura-t-il point eu honte de
cette légende ? Mais achevons Thistoire de la cloche.
Des qu’elle fut a Sion et que le saint s’j fut rendu, il la bénit
d’une maniére fort solennelle. Par la il lui infusa la vertu de
mettre en fuite le demon, de dissiper ses assemblées et celle
de ses suppöts. Au premier coup de cette merveilleuse cloche,
tous ces esprits infernaux élaient expulsés. Remarquez, je vous
prie, que, quand saint Théodule contraignit le diable de la por-
ter de Rome a Sion, outre le poids accablant dont il le char-
geait, il forgait de plus son ennemi a porter une arme qui
devait servir contre lui-méme, une arme dont le bruit seul devait
le faire fuir. Qtielle confusion pour cet ange de ténébres! Le
son de cette cloche jetait chez lui Tépouvante, et dans Tinstant
lui faisait abandonner la place.
Cette cloche avait aussi une efficacité admirable pour dis-
siper les tempétes et les orages. Mais voici le plus merveilleux :
c’esl qu’ajant été cassée par quelque accident , on se vit dans
la nécessité de la refondre , mais beaucoup moins grande. La
bénédiction que lui avait imprimée le saint résista a toute Far-
deur du fourneau, et la cloche en sortit avec sa vertu primitive.
Un évéque faisant la visite de son diocése passa dans un
village et j donna la bénédiction a des paysans ; ils étaient
tous dans une posture respectueuse pour la recevoir, excepté un
-iO
seul qui restait son chapeau sur ia téte. Ceux qui se trouvérent
prés de lui Ten reprirent fortement. « Voila notre évéque qui
lious donne sa bénédiclion, lui dirent-ils, et tu ne daignes pas
te découvrir! — Oh! répondit le manant, si la bénédiction est
bonne, elle traversera bien le chapeau. » Celle de cet ancien
évéque du Valais avait une bien autre efficacité que de percer
du feutre , elle pénétrait les métaux les plus durs , la substance
méme des cloches ; elle était si tenace qu elle ne s’évaporait
point au fourneau quand on refondait une de ces cloches bénites.
Mais voici bien autre chose, a ce que nous assure notre cba-
noine : quand on fait encore aujourd’hui une nouvelle cloche
dans le Yalais , on a soin d’y jeter une petite portion de ce qui
était resté du mélal de la premiére cloche de saint Théodule,
quand on fut obligé de la refondre. C’est la un germe de béné-
diclion qui se répand sur toute la cloche, et elle a la méme
vertu contre la gréle que si elle avait été bénite immédiatement
par saint Théodule. On a cette attention dans toutes les cloches
qui se font dans le pavs , de faire entrer dans leur composition
tant soit peu de la matiére de Tancienne, cl Ton ne craint plus
que la récolte soit endommagée par les tempétes. On a remar-
qué , il y a longtemps , que les miracles que Ton débite dans de
cerlains lieux sont ordinairement proportionnés au degré de
crédulité des naturels du pays. Sur ce pied-lä nous ne devons
pas étre surpris si ceux du Valais nous paraissent si incroyables.
Non-seulement saint Théodule prévenait et dissipait les orages
par le son de sa fameuse cloche , mais lors méme que la récolte
était gåtée par rintempérie des saisons, il savait y apporter du
reméde. Il arriva dans une certaine année qiTune gelée, survenue
avant le temps, désola les vignes clu pays; on ne voyait presque
aucime grappe de raisin qui mérilåt d’étre cueillie. Nous nous
rappelons d’avoir vu parmi nous quelque chose de semblable
Fan 1740. Grande consternation dans tout le Valais. Le peuple,
dans cette calamité, eut son recours a Théodule; on le consulta
sur ce quil y avait a faire dans cette perplexité. L^évéque leur
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répondit qu'ils ne laissassent pas de préparer leurs futailles ; il
leur ordonna de ies mettre toutes en état comme dans une année
d’abondance. Il leur commanda ensuite de cueillir tous les rai-
sins , quelque mal conditionnés qu’ils fussent , et de les porter
tous dans un grand cellier commun, apres quoi on les distribua
dans les cuves de chaque particulier. Le prélat se rendit ensuite
dans tous ces celliers ; il fit le signe de la croix sur chacune de
ces portions, exprima quelques grappes de raisins dans chaque
cuve , et admirez la merveille, ce peu de jus fut sur-le-champ si
admirablement multiplié, que tous les xaisseaux se trouvérent
remplis du plus excellent vin, jusqu’a verser par-dessus. Notre
chanoine a célébré ce miracle dans un éloge de saint Théodule
qu’il a mis a la tete de son livre, et il en remercie leur patron L
On trouve aussi une hymne la-dessus dans le bréviaire de Sion
Le chanoine panégyriste de saint Théodule se trouverait bien
loin de son compte, si on lui faisait voir qu’il n'y a jamais eu
d’évéque de ce nom qui ait été contemporain de Charlemagne ,
et qu’on n’en trouve aucune trace dans les siécles voisins de
cet empereur. Dans ce cas-la, que deviendront tous les beaux
miracles qu’on lui fait opérer ? Que deviendront encore tous les
prétendus priviléges accordés a cet évéque par Charlemagne ?
Il faudrait examiner quels sont les auteurs qui ont parlé des
concessions fai tes par cet empereur, et voir de quel poids est
leur témoignage. J’ai bien lu dans VHistoire de Geneve de Léti :
« que Tan 805, Charlemagne donna a Théodule, citoyen de
^ Arenti Vallensium vite, pressa cados locupletas uvå, Fitque infusa gra-
tius unda merum.
^ Luxit terra Vallensium ;
Per gelu namque nimium
Aruerant vindemice
Sedunenses et aliae.
Vasa, lagenas, dolia
Nihil liquoris liabentia,
Facto Crucis signaculo,
Vini replevit poculo.
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Geneve et évéque de Sion, qui avait été son aumönier, le do-
maine et la seigneiirie du pays de Yalais, dont il avait été fait
évéque a sa recommandation, avec le droii d’établir de nouveaux
magistrats, et que cela ne fit pas plaisir aux principaux du pays,
qui n’oubliérent rien pour le traverser. »
Il nous serait fort glorieux de pouvoir réaliser cet évéque,
dont cet historien fait un de nos concitoyens ; mais il sulfit
qu’un fait ait été avancé par cet infidéle auleur, pour que, par
cela seul, il soit déja regardé comme suspect.
Il se peut que quelque écrivain plus croyable que Léti ait
dit que Charlemagne avait donné a saint Théodule de grands
priviléges. Mais voici comrnent les bons critiques expliquent la
chose : féglise cathédrale de Sion était dédiée depuis longtemps
a un saint Théodore ou Théodole , évéque du Valais, qui vivait
quelques siécles avanl Charlemagne, c’est-a-dire du temps de
Sigismond, roi de Bourgogne. Quand cet empereur accorde ä
saint 1 héodole telle ou telle prérogative , c’est , disent-ils , non
a la personne de cet évéque mort depuis longtemps , mais a
féglise qui porte son nom, et par conséqueni aux évéques de ce
diocése ; c’est assez le style de ces sortes de donations. Si un
empereur qui aurait passé autrefois a Geneve, disait, dansune
de ses bulles, quil donne tel et tel titre, tel et tel pouvoir ä
saint Pierre, ce serait visiblement a notre cathédrale qui porte
son nom , et non pas a la personne méme de cet apotre. Gette
explicalion a été mise dans tout son jour par les Bollandisles,
et f 011 voit assez quMs f adoptent. ^
Apres tout , il est bien plus conforme a fhistoire de placer
cette autorité des évéques du Yalais longtemps apres Charle-
magne. Ces grands honneurs attachés a f épiscopat , et surtout
leur titre de princes de 1'Empire^ doivent étre reculés jusqu’au
onziéme siécle. Les empereurs et, apres eux, les rois de Bour-
gogne, jouirent paisiblement du Yalais jusqu’ä Bodolphe III,
* Ada Sandorum, aout t. III, p. 277.
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sous lequel on sait que les évéques s’érigérent en princes. Ge
roi eut le surnom de låche ou de fainéant , en parlie parce qu il
soufFrait et autorisait ces usurpations.
Je ne dois pas omettre les conjectures qui fonl soupQonner
que Ton a confondu Théodore et Théodole. Ces deux noms se
ressernblent assez ponr avoir donné lieu a Féquivoque, mais on
Irouve bien d’autres conformités. Je n’insiste pas sur ce qu ils sont
tous deux saints, a cause du prodigieux nombre qu’on en compte
dans rÉglise romaine. Mais remarquez, je vous prie , Monsieur,
que leur féte tombe au méme jour, savoir le 16 aout ; outre cela
la légende leur fait découvrir a tous deux les reliques de la
légion tbébéenne. Le hasard peut-il produire toutes ces confor-
mités? Les Bollandistes, dans 1’article de saint Théodole, insi-
nuent assez clairement qu’il est le méme que saint Théodore,
qui vivait deux ou trois cents ans avant Charlemagne. Gepen-
dant , pour ne se faire des affaires avec personne , ils ajoutent
qu’ils s'en rapportent a ce qu’en diront les péres bénédictins
qui iravaillent a la nouvelle édition du Gallia christiana,
Quand je \ous ai rapporté, d’aprés nolre auteur, les vertus
admirables de la cloche de saint Théodule, je devais vous rap-
peler (ce que vous n’ignorez pas sans doule), c’est que dans les
siécles passés la superstition ignorante a attribué une grande
efficace aux clocbes baptisées, et que cette opinion se soutient
encore dans bien des endroits. On a une fort grande cloche
dans la cathédrale de Geneve, puisqu’elle n’a pas moins de vingt
pieds de circonférence ; elle se vante d’avoir aussi de merveil-
leuses propriétés. Outre les usages ordinaires, qui étaient d’as-
sembler le peuple et le clergé , de sonner en faveur des morts ,
d’annoncer les fetes et de les illustrer, si on Ten croit, elle chas-
sait la peste et était la terreur de tous les démons. G’est ce que
vous trouverez dans ces trois vers léonins que j’ai copiés au
bas de la cloche :
Laudo Deum verum, Plebem voeo, convoco Clerum,
u
Defunctos ploro, pestem fugo, festa decoro,
Vox mea cunctorum est terror Daemoniorum ‘ .
Voiis voyez, Monsieur, que notre cloche, cornme celle de
saint Théodule , prétendait d’avoir la vertu de mettre en fuile
tous les démons. Ce que je vois de fåcheux pour celle de Sion,
ä qui Ton atlribue encore aujourddiui cette merveille, c’est qu’il
n’y a point de pays ou Ton parle plus de sorciers, de inagi-
ciens et de inaléfices que dans le Yalais; ce n’est pas seulement
le peuple qui est infatué de ces vieilles erreurs, ce sont ses con-
ducteurs , les magistrats , les juges. On fait le procés , avec la
derniére sévérité, a ceux qui sont soupgonnés de sortilége; il
n’y a que deux ou trois ans, qu’a la honte de Thumanité, on
brula encore un certain nombre de ces prétendus sorciers. Une
personne fort digne de foi, qui se trouva alors a Sion pour quel-
ques affaires , nous a attesté le fait cornme témoin oculaire. Je
voudrais connaitre quelqne saint qui put guérir les gens des
opinions superstitieuses, surtout quand elles sont aussi funestes
que celles-la; je conseillerais aux Yalaisans de s’y adresser. Le
meilleur expédient , c’est de recommander a leurs gens de let-
tres une bonne philosophie, qui, apres les avoir éclairés, les
mette en état d’éclairer aussi les autres; c’est la le reméde spé-
cifique contre les erreurs populaires.
Je vais fmir par un autre évéque de Sion , qui , apres Tliéo-
dule, est un de ceux qui a fait le plus de bruit, c’est saint Gué-
rin, qui siégeait Tan 1138. Il était d’une famille noble de Lor-
raine; il se fit religieux dans le monastére des Alpes, connu
aujourddiui sous le nom de Fabbaye å’Aulps^ dans le Chablais,
ordre de Citeaux. Il en fut abbé dans la suite et y établit la ré-
forme, ce qui lui attira de grands eloges de la part de saint
Bernard. On les peut voir dans une longue lettre de ce saint ,
que les Bollandistes ont rapportée toute entiére La grande idée
* Guillaume de Lornai, évéque de Genéve, fit faire cette cloche Tan 1407.
2 Acta Sanctor. tome I, sur le VI de janvier.
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qu’on avail de sa sainteté lui valut ensuile Tévéché de Sion.
Apres sa mort, il fut enseveli dans le clioeur de son couvent des
Alpes. Les peuples , dit notre auteur, viennent en foule a son
tombeau, ou il se fait quantité de rairacles, surtout pour la gué-
rison des malades , et méme pour celle du bétail. Les moines
n’ont qu’a toucher les malades avec une clef que le pape avait
donnée autrefois a saint Guérin, et les voila guéris.
Gependant les Bollandistes paraissent lui contester sa sain-
teté ; ils disen t quil ne leur parait pas qiéil ait jamais été ca-
nonisé. Baillet, dans ses Vies des saints ^ n’en fait non plus
aucune mention; je Vy ai cberché inutllement au 6 de janvier,
quoique M. Briguet le cite parmi ses autorités. Ce sont les
moines de Citeaux qui en ont fait un saint assez gratuitement ,
pour faire bonneur a leur ordre , et cela sur quelques vertus
monacales par oii il se distingua , surtout pour avoir rétabli la
régularité dans son couvent. I!s débilérent ensuite, pour Fac-
crédiler, quelques miracles faits a son tombeau , qui trouvérent
facilement créance.
Savez-vous, Monsieur, ce qui peut avoir contribué a leur faire
prendre faveur ? G’est le nom méme du saint. H y a eu un temps
ou Fon était assez superstitieux pour s’imaginer que le nom d’un
saint indiquait ce que Fon pouvait attendre de lui, a peu prés
comme ce que les médecins appellent signature en matiére de
plantes, qui doit marquer leurs vertus pour la guérison des ma-
ladies. Or le saint dont nous parlons porte un nom d'un heu-
reux augure; il parait renfermer Fidée de guérison. Qui dit saint
Guérin , semble dire le saint qui guérit,
A vous permis de vous moquer de ma conjecture , mais ne
vous croyez pas pour cela autorisé a la rejeter. Je sais bien
qu’une conséquence fondée sur un simple jeu de mots ne sera
jamais admise par un phllosopbe comme vous, mais il ne s'agit
pas de votre maniére de penser. La question est de savoir si,
dans des temps d’ignorance, on n’a pas pu raisonner ainsi. Faites
encore attention que quand on est raalade, le désir de recouvrer
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la santé fait qu’on se paie de la moindre probabilité. Yous n'avez
qu’a vous rappeler les temps passés , oii 1’astrologie judiciaire
élait en vogue : les astrologues tiraient du nom des constella-
lions des conséquences toutes semblables ä celle que je viens
de lirer du nom de Guérin. Les noms des signes du zodiaque
sont aussi arbitraires que les noms de famiile: cependant on
disait gravement alors qu’un enfant né sous le signe å^Aries ou
du moulon, ne pouvait pas manquer d’étre d’un caraclére fort
doux; ce n’étalt pas seulement le peuple ignorant qui raisonnait
ainsi , c’étaient les gens de letlres et les savants eux-mémes.
Lai lu , dans un bon auteur, que Louis XIII fut appelé Louis le
Juste, parce qu il était né sous le signe de la balance. Vous
pouvez donc rire de la simplicité de ceux qui ont cru que saint
Guérin , a cause du nom qu’il porte , les guérirait plutot que
tout autre saint , mais vous n’étes pas pour cela fondé a la ré-
voquer en doute. Les anciens Romains donnaient beaucoup dans
cette superslilion des noms. Les Romains des derniers temps,
je \ eux dire les peuples de TEglise romaine , les ont imités en
cela.
Je puis m’autoriser d’un passage de M. Bayle dans ses Pen--
sées cliverses sur la cométe\ il nous dit que « le nom d’un saint
a souvent déterminé le peuple a s’attacher a son culle pour öb-
tenir certaines gråces. Il ne faut pas douter, par exemple, que
les femmes qui ont mal au sein ne se soient mises sous la pro-
tection de saint Mammand , a cause de la ressemblance de son
nom avec celui des mammelles. Par la méme raison, ceux qui ont
mal aux yeux se recommandent a saint Clair; ils croient qu’ä
cause du nom qu’il porte, Dieu lui accorde la vertu de guérir le
mal des yeux, plutot qu’a un autre \ »
Il y a quelques années que j’allai promener dans une espéce
d’ermilage, a deux lieues d’Annecy, en Savoie, nommé le
Prieuré de St-Clair. C’est un endroit fort escarpé, qui a appar-
* Vensées diver ses, t. I, p. 76.
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tenu autrefois aux bénédictins , et qiii est desservi aujourd’hiii
par un simple prétre. J’y vis plusieurs bonnes gens qui , pour
le mal des yeux, venaient faire dire des messes, et adressaient
des priéres ä saint Glair, afm qu’il leur éclaircit la vue. Si saint
Clair doit faire Yoir clair a cause du nom qu’il porte, saint Guérin
doit guérir. La conséquence est la méme.
Au reste , Monsieur, je vous renvoie å La Motbe le Vaier,
qui, dans son Hexaméron rmlique , vous donnera une ample
liste de saints a qui Ton a recours principalement a cause de
leurs noms L
Je suis, etc.
lY
DU MARTYRE DE LA LEGION THÉBÉENNE.
{Journal Helvétique, Mai, Juin, Juillet 1746.)
(I. Chronique des martyrs Thébéens : son origine: doules qu’elle occasioiine: dissertation
de Dn Boiirdieu. — Fondalion de Tabbaye d’i\gauno. — Saint Victor ; colonne trouve'e
dans les ruines de Teglise de ce nom å Geneve).
Le martyre de la légion tbébéenne est un point imporlant de
Fhistoire ecclésiastique du Yalais, car rien n’iliustre plus ce
pays que la mort tragique de ces braves athlétes. M. Briguet y
consacre deux cbapitres de son ValUsia christiana. Yoici com-
ment il en expose Fhistoire :
La légion tbébéenne, toute composée de cbrétiens, servait
dans Farmée de Maximien , que Dioclétien avait associé a Fem-
pire. Get empereur passa dans les Gaules des le commencement
de son régne ; il avait avec lui la légion dont il s’agit, qiFil avait
fait Yenir d'Orient. Pour se reposer de la fatigue du Yoyage, on
s’arréta quelques jours dans le Yalais. Dans cet intervalle,
^ Sixiéine joiirnée.
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Maximien fit un sacrifice aux dieux , el ordonna k tous ses sol-
dats de leiir offrir de Tencens. Maiirice , chef de cette legion , la
fit relirer a quelques milles , pour ne point se souiller de ce
culte idolåtre. Uempereur leur commanda de revenir pour sa-
crifier ; ils répondirent généreusement que leur religion ne leur
permetlait pas de prendre part a ces sacrifices. Maximien , irrité
de cette désobéissance, ordonna que la legion ful décimée, c'est-
a-dire que de dix on en fit mourir un, tiré au sort; c’était une
peine militaire élablie contre les coupables. Il comptait que la
mort de quelques-uns intimiderait les autres ; il réitéra ensuite
ses ordres , mais inutilement. Les soldats ihébéens répondirent
courageusement qu’ils souffriraient plutöt toutes sorles d’extré-
mités que de rien faire contre la religion cbrétienne. Maximien
les fit décimer une scconde fois, mais ils ne s ébranlérent point.
Le tyran, désespérant de pouvoir vaincre une telle constance,
ordonna de les faire tous mourir. Ses autres troupes marcbérent
pour les environner ; ils ne firent aucune résistance, mirent bas
les armes, et présentérent le cou aux persécu teurs, qui les tail-
lérent tous en piéces. Ce fut le 22 septembre qu ils souffrirent
ainsi le martyre. Leurs principaux ofiiciers étaient Maurice,
Exupére et Candide. On range encore parmi les martyrs distin-
gués : Victor, Innocent, Vital, et un second Vicior, que Ton
joint a saint Ours, tous deux soldats de la méme légion, mais
qui souffrirent le mariyre a Soleure.
L’bisloire de cette légion a été longtemps regardée comme
véritable , et auciin auteur n’a\ait élevé des doutes a ce sujet.
Les protestants Toni admise comme les catboliques romains ,
sans examiner la cbose de plus prés. En effet, ne rendant au-
cun culte aux martyrs, il ne leur imporle pas beaucoup d’exa-
miner sévérement si ceux qiéon nous donne pour tels ont effec-
tivement sacrifié leur vic pour la caiise de FÉvangile. C’est tout
autre cbose dans TEglise romaine , ou Ton en fait un objet de
culte. Leurs docteurs doivent examiner avec soin toutes les
bisloires que Ton débite des saints dont on prétend que le
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paradis est peuplé. Malheureusement il y a im autre intérét qui
combat celui-ci , un intérét qui s’oppose a cet examen rigoureux,
et qui empéchera toujours qu’on ne travaille sérieusement a se
désabuser. Que deviendraient tant d’églises érigées en Fhon-
neur de ces prétendus saints ? Il ne serait pas prudent de trop
creuser les merveilleuses histoires qui sont le fondement des
revenus imrnenses dont jouissent certaines coinmunautés. La
riche abbaye de St-Maurice se trouve, autant qu’aucune autre,
dans ce cas.
Quoique j’aie dil que les auteurs protestants conviennent
assez en général de la vérité de cette bistoire, il faut en excepter
deux ou trois. Le Sueur, par exemple, dans son Hisloire de
CE(jlise et de 1'Empire^ sur Tan 297, laisse assez voir ce quil
en pense. Apres avoir narré le fait, il remarque que Grégoire de
Tours est le premier qui l’a rapporté , et il applique ici ce que
Baronius a dit de cet historien dans quelque cas sernblable,
« qu’il faut donner ces choses, commeaussi quantité d’autres,
a la simplicité de Grégoire de Tours. » Spanheim , dans sa
grande Introduction å niistoire ecclésiaslique , Iraite sans détour
le martyre de la légion thébéenne de fabuleux , et il le prouve
par diverses raisons L
Mais celui qui a donné la plus rude atteinte a cette bistoire ,
c’est Jean du Bourdieu , d’abord ministre a Montpellier, et en-
suile de Téglise de la Savoie a Londres. Il publia, en 1705,
une Dissertation critique sur le martijre de la légion thébéenne.
Quoiqu’elle eut été originairement composée en frangais , il en
parut des 1696 ime traduction anglaise, faite sur le manuscrit
de Tauteur.
M. du Bourdieu nous apprend a quelle occasion ce petit ou-
vrage fut composé. En 1691 il accompagna, en qualité de cba-
pelain , le duc de Schomberg , qui allait en Piémont au secours
du duc de Savoie , qui était fort pressé par Farmée de France.
’ Frider. Spanheimi Opera, t. I, 1701, p. 90.
T. II. 4
50
Turin craignait d’étre investi , et on niena^ait le prince de le
dépouiller de tous ses États; mais les Fran^ais furent repoussés
et Turin fut délivré de ses alarmes. Les patrons de cette capi-
tale sont trois soldats de la legion thébéenne : Soliitor^ Admntor
et Octaviiis. On fit des priéres publiques pour remercier le ciel
de cette délivrance , et on ne manqua pas d’en faire bonneur
aux martyrs protecteurs de Turin, dont les reliques sont dans
réglise des Jésuites. M. du Bourdieu assisla au sermon d’un de
ces péres, qiii s’écria plusieurs fois : « Peuple de Turin, bénis-
sez vos libérateurs, bénissez ces saints martyrs qui veillent pour
volre conservation , et dont les mérites et les priéres ont sauvé
votre ville , vos familles et vos biens!... » Il fut encore fémoin
du service solennel que Fon fit quelque temps apres a Fbonneur
des soldats tbébéens dans la méme église des Jésuites. On mit
les reliques de ces martyrs sur un trone couvert de brocard d’or,
et éclairé dTin nombre infmi de flambeaux. L’arcbevéque officia
pontificalement; la cour assista a ce service, et adora l’urne qui
r an femte ces corps sacrés (ce sont les termes de la relation de
cette cérémonie que fit imprimer un jésuite). M. du Bourdieu
forma des lors le dessein d’examiner Fbistoire de cette légion ,
et , de retoLir en Angleterre , il s’y appliqua sérieusement.
Ce ministre entreprend donc de prouver, dans sa disserta-
tion , que rien n’est plus douteux que tout ce qu’on a débité de
cette légion tbébéenne. Le seul titre un peu ancien que Fon ait
produit d’abord en faveur de ce martyre, est une lettre attribuée
a Eucber, évéque de Lyon, et adressée a un autre évéque nommé
Salvius. On y trouve, dans un assez grand détail, la passion de
ces martyrs ; malbeureusement il y a quelque cbose de trop
dans le manuscrit d’oii on Fa tirée : il fait mention de Sigismond,
et désigne méme des temps postérieurs a ce pi ince ; or, ce roi
de Bourgogne mourut environ Fan 520, comment Eucber au-
rait-il pu parler de lui , puisque lui-méme était mort des Fan
450?
Il est vrai que , depuis la relation publiée par Surius, le pére
51
Chifflet , dans son Paulinus illustratus (oii traité poiir éclaircir
les ouvrages de saint Paulin) a publié une aulre relation ; il dit
qu’il Ta tirée d’nn trés-ancien manuscrit du monastére de Saint-
Claude. Rien ne pouvait venir plus a propos , car le martyre de
cette legion commen^ait ä paraitre fort douteux. Cest aussi ce
qui a fait conjecturer a M. du Bourdieu que ce manuscrit pour-
ralt bien avoir été rectifié, et qu’on en a retrancbé tous les in-
dices de fausseté qui sautent aux yeux dans celui de Surius et
de Baroni US. Le pére Buinart Ta copié, d’aprés Chifflet, dans
ses Acta sincera martyrum, page 274. M. du Bourdieu s’en
tient donc a ceci , qu’il est trés-vraisemblable que ceite relation
a été composée originairement par quelque moine du septiéme
siécle, et que le manuscrit de saint Claude a été retouché par
quelque autre , qui, plus babile que le premier auteur, a eu
soin d’en öter les anachronismes et les contradictions.
Les raisons données par du Bourdieu démontrent que Tbis^
toire de la légion thébéenne est plus que douteuse. Beconnais-
sons cependant qu’il est allé trop loin , et que cette relation est
plus ancienne quil ne le dit. Il est prouvé que, des le cinquiéme
siécle , on racontait déjä cette histoire a peu prés comme on la
trouve dans Chifflet. Notre ministre n’a pas connu une piéce qui
est tout a fait essentielle dans ce procés , et qu’on trouve dans
les ceuvres d’Avitus, publiées par Sirmond, qui les a tirées d’un
manuscrit contemporain , sur papyrus, que le célébre de Thou
possédait.
Dans huit ou dix lignes qui nous sont restées d’une homélie
prononcée par Avitus dans Téglise d’Agaunum le 22 septembre,
jour de la passion des martyrs, nous apprenons ces deux ou
trois choses.
La premiére, qu’Avitus croyait qu’il y en avait eu un trés-
grand nombre ; il ne se contente pas de leur donner le nom
de légioUy il en parle comme d’une armée^ ce qui au fond est la
méme chose.
Il dit, en second lieu, que cetle armée fut décimée deux fois.
52
et qu eiifin personne n’en réchappa ; il donne ä celte armée le
titre å^fieureme. Grégoire de Tours dil que celte legion était
appelée la Legion heureuse^ comme un surnom qui lui était pro-
pre. Le poéle Yenantius Forlunatus le lui donne aussi, mais
peut-élre voulail-il seulement marquer par la le bonheur qu’elle
avait eu de mourir pour Jésus-Ghrist L
Mais ce que ce fragment nous apprend de plus important,
c’est qu Avitus y marque positivement que le jour de la féte de
ces martyrs, c^était ime coulume établie de lire dans TEglise
les acles de leur passion , et il dit qu’on vient le faire comme
Tusagc rexigeait L Or, comme Avitus les a connus au com-
mencemenl du sixiéme siécle , on peut conjecturer quils sont ä
peu prés du temps d’Eucher, qui mourut au milieu du cin-
quiéme siécle.
M. du Bourdieu , dans la vue de rendre cette piéce moins
ancienne, sétend beaucoup a prouver qu’elle ne saurait étre
d^Eucher ; il n^y iroiive ni Téloquence, ni le style de cet évéque.
M. Dupin est du méme sentiment. — On Irouve a la téte de
ces actes une épitre dédicatoire a révéque Salvius , qui ne peut
étre d^Euclier, car il y est dit « que des provinces les plus re-
culées on offrait de Tor, de Targent , des presents en Fbonneur
de nos saints, » ce qui ne pouvait pas encore étre vrai au cin-
quiéme siécle. Mais ii y a apparence que celte préface a élé
ajoutée dans la suite , et qu elle n’est pas de la premiére main ;
on peut soupgonner qu’elle n’y était pas du temps d’ Avitus.
La relation de la mort des martyrs raconte que , lorsqu’on
leur båtissait une église a Agaune, un charpentier paien de-
meura seul dans le nouveau båtiment pendant que tous les chré-
Tali fme polos felix exercilus inträns
Junctus apostolicis plaudit honore choris.
Lih. VIII, carm. 4. Il y avait bien une légion appelée Secunda felix Va-
lentis Tliebmorum, mais M. du Bourdieu prouve que ce ne peut pas étre la
notre.
^ Prmconium felicis exercitus ex consuetudinis debito, series lectae
passionis explicuit.
53
liens étaient k Féglise un jour de dimanche. Les saints, indignés,
se manifestérent k lui, et, apres Tavoir bien battu, ils lui re-
prochérent la profanation quil faisait du saint jour du repos,
et Taudace qu’il avait de travailler a leur temple, tout idolåtre
qu’il était. Eucber (nous dit du Bourdieu) avait trop de bon sens
pour avoir débité une historiette si ridicule. Les martyrs de-
vaient-ils maltraiter cet ouvrier parce qu’il n’observait pas le
jour du dimanche ? Mais le commandement de consacrer a Dieu
ce jour-la, n’est pas un précepte moral qui oblige tous les liom-
mes par lui-méme. Avant donc de maltraiter cet homme, ces
bienheureux soldats devaient l’instruire de la vérité de la reli-
gion chrétienne , et de 1’obligation indispensable de réserver un
jour pour servir Dieu dans ses temples. C’est aussi une plai-
sante délicatesse a ces saints, de ne pouvoir souffrir qu’un
paien fut employé a leur construire une église ! Les Juifs, mal-
gré Fhorreur qu’ils avaient pour les autres nations, ne laissaient
pas de s’en servir pour la construction du temple de Jérusalem,
et ils ne firent point de scrupule de consacrer au service divin
des vases fabriqués par des mains idolåtres. Le narrateur re-
connait si peu que ce miracle demandait quelque correctif, qu’il
débute en déclarant « qu’il n’a pas, cru devoir le passer sous
silence , » quod miraculi tunc apparueril nequaquam tacen-
dum putam.
M. du Bourdieu ajoute que la mention de ce miracle, arrivé
lors de la construction du temple d’Agaune (laquelle est attri-
buée a Sigismond en 515, par Tévéque Marius dans sa chro-
nique, et par Grégoire de Tours), prouve que la relation ne
saurait étre d’Eucher, mort environ Fan L50 ; mais cette raison
n’est pas concluante. Quoique Sigismond soit regardé comme
le fondateur du monaslére de Saint-Maurice , Yéglise peut étre
beaucoup plus ancienne. On a une vie de saint Romain, premier
abbé de Condat ou St-Claude en Franche-Gomté, écrite par un
de ses disciples, qui fail voir que, déja de son temps, il y avait
une église a St-Maurice. On y lit qiFil faisait quelquefois des
pélerinages dans les lieux de son voisinage , consacrés par la
dévotion des fidéles ; qu’il alla avec un de ses compagnons vi-
siter le tombeaii de saint Maurice dans Teglise d’Agaune , et
qu’il passa par Geneve. Cet abbé mouriU au plus tard Tan 460;
Eucher a donc pu parler de la construction de celte basilique.
Méme avant Sigismond , il y avait déja quelque espéce de
inonastére a St-Maurice. Le fragment ddioinélie d’Avitus déja
cité, porte qu’elle fut dite: In basilica sanctorum Agaunensium^
in innomtione monasterii ipsius^ vel passione martyrum^ c est-a-
dire dans 1’église d’Agaune, le jour de la féte de ses martyrs,
lorsqu’on eut réparé et renouvelé le monastére. Or, on ne sau-
rait refuser de croire Avitus , qui était sur les lieux et témoin
oculaire, tandis que Marius n’a écrit sa clironique que plusieurs
années apres, et peut avoir confondu le restauralntr du monas-
tére avec le fondateur. Mals il est aisé d’accorder ces dilFérents
témoignages, en supposant que ce monastére, avant Sigismond,
était fort peu de cbose, qu’il n’avait peut-étre que deux ou trois
moiiies pour desservir Téglise, qu’ainsi on a pu le compter pour
rien, en comparaison de ce qu’il devint dans la suite. Sigismond
fit donc båtir une nouvelle église beaucoup plus belle que la
premiére ; il fit construire un vaste monastére, capable de loger
un trés-grand nombre de moines, car on dit qu’il y établit une
psalmodie perpétuelle; il fit des fonds pour fentretien de celte
grande communauté. On a donc pu qualifier Sigismond de fon-
dateur, comme dans les Anncdes bénédictines , Charlemagne est
appelé fondateur de plusieurs abbayes qui exlstaient avant lui ,
a cause des nouveaux édifices qu’il y avait fait construire, et
des grands revenus qu’il leur avait assignés.
Le basard m’a fait découvrir un passage qui donne quelques
lumiéres sur ce qu’il y avait a Agaune avant le roi Sigismond ;
c’est dans la vie de saint Achivus, troisiéme abbé, écrite par
un de ses disciples, et qui est dans les Acta sanctorum^ mai,
tome I , p. 84. Il nous dit assez naivemeiit qifalors ce prétendu
inonastére étajt promiscm vulgi commixta liabilaiio , une com-
55
munauié de laiques des deux sexes , dirigée apparemment par
le prétre ou le moiiie qui desservait Féglise ou la chapelle, et
que les actes de saint Sévérin, écrils fort iard, appellent im-
proprement un abbé. Il nous apprend que Maxime , évéque de
Geneve, conseilla au roi Sigismond d’écarter cette multitude
qui s’assemblait , conime on rinsinue, a des heures indues, ou
il se passait des choses irréguliéres sous prétexte de dévotion ,
et d’y subslituer des serviteurs de Dieu, pour le louer sans cesse
jour et nuit : exclusisque aclionibus lenebrarum ^ dies perpetuus
haberelur. Gette maison ne pouvait donc étre appelée un mo-
nastére que fort improprement. Il y en a qui croient qu’il y avait
la quelques cellules de solitaires, qui ne tenaient pas les unes
aux autres; ce n’était pas non plus la proprement un monastére.
Au surplus, une fois que nous avons reconnu que la relation
des martyrs thébéens a élé connue d’Avitus, qiFainsi elleest plus
ancienne que lui, et date du cinquiéme siécle, il nous importera
peu de savoir si elle est bien d’Eucher, évéque de Lyon , ou
de quelque autre. Si M. du Bourdieu a commis a cet égard une
petite méprise, il n’en a pas moins, dans cette attaque en forme
qu’il a le premier dirigée contre la tradition tliébéenne, fait
preuve d’une érudition bien dirigée, employée pour déméler le
vrai d’avec le faux ; on reconnait en lui un critique fort versé
dans Fantiquité.
Je traiterai maintenant ici de ce qui regarde saint Victor, qui
était aussi , a ce que Fon prétend, de la légion tliébéenne. Nous
avons eu a Geneve une fameuse église dédiée a ce saint, dans
un faubourg qui porlait son nom; il était ä Forient de ia ville,
et ful rasé en 1534, une année avant ia Réformation. On fut
obligé d’en venir lä ä cause des guerres qu on avait avec la
Savoie ; on fit des fortifications qui demandérent que plusieurs
de nos faubourgs fussent démolis.
Toute la légion tliébéenne n’était pas rassemblée ä Agaune,
lorsqu’elle fut attaquée par les persécuteurs. Maximien donna
ordre de poursuivre tous les soldals qui en avaient été détachés.
56
On dit que Ours el Victor, qui avaient pris les devanls comme
fourriers, furent atteints a Soleure, et qu’ils y soufFrirent le mar-
tyre. M. Briguet a troiivé cerlaine légende qui ajoute bien du
inerveilleux ä cette liistoire. Le tyran, nous dit-il, fit lourmenter
cruellement ces deiix martyrs; mais une lumiére céleste, qui
brilla dans le moment , aveugla les bourreaux , et ces chréliens
échappérent a la faveur de cet éblouissement. Cependant ils
furent repris, et on les jeta dans le feu, mais les flammes les
épargnérenl. Enfm Maximien leur fit tranclier la téte.
Sédeleube, soeur de Clolilde épouse de Clovis, roi de France,
fit båtir a Geneve , au comrnencement du sixiéme siécle , une
église a riionneur de saint Victor. M. Briguet s’est trompé sur
la généalogie de cette princesse ; il la fait mal a propos niéce
dlsaac , évéque de Geneve , et femme de Gondégisile , roi des
Bourguignons. C’est encore son curé de Savoie , déguisé sous
le nom du chevalier Minutoli , qui lui a fait défigurer Thistoire
dans cet endroit. Sédeleube était une princesse encore jeune ä
la fm du cinquiéme siécle ; elle était niéce , non de Tévéque ,
mais de Godégisile lui-méme, qui régnait a Genéve en 494 el
qui était le frére de Ghilpéric, pére de Sédeleube. Frédegaire
nous apprend que cette princesse donna dans la dévolion, passa
sa vio dans Texercice d’oeuvres de piété, et se signala entre
autres par la construction de 1’église de St-Victor, liors les murs
de Genéve ; elle fit voeu de virginité , et ne fut point mariée.
L’an 502, Sédeleube fit apporter le corps de saint Victor de
Soleure a Genéve, et le fit mettre dans féglise qu’elle venait de
faire båtir a Thonneur de ce martyre. Soleure était alors sous la
domination des Bourguignons. Les gens du lieu furent fort
affligés de se voir enlever ce trésor. Craignant que la princesse
n’eut aussi envie d’avoir les reliques de saint Ours, pour en dé-
corer encore la noii velie église, ils prirent la précaution de les
cacher avec beaucoup de soin. On dit qu’ils les mirent dans un
lieu si secret qu51s ne les ont jamais pu trouver depuis , quel-
ques recherches qu’ils aient faites.
57
Pour le corps de saint Victor, placé dans Téglise båtie ä Ge-
neve en son honneur, il fut aussi perdii avec le temps. Fréde-
gaire nous apprend qu’un siécle apres la fondation de celte
église , il fut retrouvé sons Glotaire II , la septiéme année du
régne de Thierry, roi de Bourgogne. Ge prince , frappé de la
découverte de ces reliques, lit de riches donations a cette église,
surtout des biens de Varnachaire , qui , en mourant, donna tout
ce qu’il possédait aux pauvres et aiix églises. Comme il avait
laissé beaucoup de terres , on soup^onne, avec vraisemblance,
qu’une partie des terres qui portent encore le nom de saint
Victor aux environs de Geneve, sont venues de la.
Dans ces temps-la, la religion et la piété étaient principale»
men t occupées a fouiller dans les tombeaux , a chercher des
corps saints, a leur båtir des temples, et a leur rendre toutes
sortes ddionneurs. L’Église se prévalut beaucoup de ce gout-la,
et en sut habilement profiter. Les martyrs, leurs reliques, leurs
miracles étaient de bons modens pour s’enrichir. Les moines
firent bien valoir le talent; c’est la la source des grands biens
qu’ils possédent.
Malgré fintérét que Ton avait a Geneve a bien conserver un
aussi précieux dépöt que les reliques de saint Victor, elles furent
perdues encore une fois. G’est ce qui résulte du titre de la fon-
dation du monastére, que Fon joignit a 1’église de Saint-Victor,
ou Ton mit des moines de Gluny, Fan 1019 : on y voit que
les membres du saint, apres avoir été perdus de vue pendanl
plusieurs siécles, s’étaient enfin lieureusement retrouvés ^ G’est
qifalors , quelque cas que Fon fit des reliques, elles demeuraient
cachées, et on ne les exposait point aux yeux du public, comme
on le fait aiijourdliui pour réchauffer la dévotion du peuple.
En 1735, on remuait beaucoup de terres pour former le
glacis de nos fortifications , ä peu prés dans Fendroit ou était
autrefois Féglise de St- Victor. On trouva une espéce de colonne
* Guichenon, Bibliotheca Sebusiana, cent. I, cap. 13.
58
cle pierre, d’un pied de diamétre et d’im peu plus de deux de liau-
teur, dans laquelle il y avait un trou rond , d’un demi-pied de
largeur et de hult ou neuf pouces de profondeur. On trouva
aussi, tout prés de la, une espéce de couvercle visiblement des-
tiné a couvrir ce Irou ; on lul avait donné quelque ornement
d’architecture, pour en faire une espéce de cliapiteau. Les con-
naisseurs qui exaininérent cetle piéce , apres qu elle eut été dé-
terrée, jugérent que cétait une sorte d’étui ou avaient été au-
trefois les reliques de saint Victor ; qu’on avait placé dans ce
trou une boite cylindrique qui renfermait les os du martyr;
que le trou ayant été recouvert de son chapileau, les reliques
avaient été placées sous la table de Tautel, en sorte que la
colonne lui servait d’appui; c’était Tusage ancien de les loger
ainsi. Grégoire de Tours, parlant des martyrs de la légion thé-
béenne, dit qu’il en trouva les reliques a Tours dans despierres
cavées (livre X).
Que devinrent ces reliques lorsqu’on démolit Téglise? Je ne
puis le dire. Fran^ois Bonivard était alors prieur du monastére ;
c’était un esprit éclairé, et qui, dans l’åme, était déja de la re-
ligion réformée. Il y a apparence qu’il se rendit le dépositaire
de ces reliques, et qu insensiblenient il les llt disparaitre; il les
cacha, ou les supprima, afin qu’a Tavenir elles ne devinssent
point un objet de culte, ou aussi qu’elles ne fussent pas traitées
d’une maniére indécente.
(II Suilc (Ic la (lisciissioii, cl réfiilalioii du W de 1’lslc qui a icpoiulu a du Boiirdicu.
— Dilfusioii des n liques Ihébéeuiies. — La tete de saiiil Mauricc iloUe cl arrive, sur
son bouclier, de Saint-illaurice ä Vieuiic.)
La dissertation de M. du Bourdieu est demeurée sans ré-
ponse.pendant trente-cinq ans. Enlin, en 1741', le P. Joseph
de risle, abbé de saint-Léopold de Nancy, (it imprinier la Dé~
fense de ia vérité de la Légion Tliébéenne^ pour répondre å la
disserlalion du minisire du Bourdieu. M. Briguet le cite conti-
59
nuellement dans les chapitres ou ii traile de la legion thébéenne,
et les journalistes de Trévoux, en rendant compte dans le cahier
de juin 1743 de leurs Mémoires, disent que « M. Ciaret, abbé
de Sainl-Maurice d’Agaune, avait résolu de prendre la défense
de ses saints patrons; mais que ses occupations ne lui ayant pas
permis de faire les recbercbes nécessaires poiir un pareil ou-
\rage, il s’est décbargé de ce soin sur le révérend P. de Usle. Le
séjour assez long que celui-ci a fait a Saint-Maurice, et les se-
cours qu il a trouvés dans la ricbe bibliotbéque de Tabbaye de
Moyenmoutier (en Lorraine), Tont mis en état d’exécuter ce
dessein avec tout le succés possible. » — Examinons cette ré-
futation.
Le P. de Tlsle a bien fait valoir contre du Bourdieu, qui
ne Tavait pas connu, le fragment de Tbornébe d’ÄYitus men-
tionné ci-devant; mais il a perdu quelque cbose de Tavantage
qu’il venait de prendre sur lui, en nous donnant les actes de
ce martyre, qui se lisaient a Agaune du temps d’Avitus, pour
beaucoup plus anciens qu ils ne sont. Il prétend qu71s avaient
été dressés et écrits par Févéque Tbéodore, qui vivait Tan 381.
Cependant Eucber, qui vivait plus de cinquante ans apres, dit
positivement dans la préface de ces actes, qu’il n’y avait rien eu
d’écrit sur ce martyre avan t lui, et qu’il mettait la main a la
plume alin que les actions béroiques de ces martyres ne tom-
bassent pas dans Foubli.
On ne saurait donc faire remonter ces actes plus baut que le
cinquiéme siécle. Reste a voir présentement si, en leur donnant
cette anliquité, on réalise Fbistoire de ce martyre. Tenons-nous-
en a ce que 1’auteur de cette relation nous apprend lui-méme
de la maniére dont il a été informé de ce fait, et pesons diver-
ses circonstances qui se trouvent dans sa narration.
Remarquons d’abord que cette relation est adressée a Salvius,
qui était évéque d’Octodurum (aujourd’bui Martigny). N’est-il
pas étonnant que ce soit un évéque de Lyon qui informe un
évéque du Valais de ce qu’il devait savoir beaucoup mieux
60
qu’Eucher, qui n’étail pas sur leslieux? Il serait beaucoup plus
naturel que ces actes eussent été dressés par Salvius, et com-
muniqués au prelat de Lyon : leur auleur appelle ces martyrs
ses patrons el ses sainls, ce qui conviendrait mieux a un évéque
du pays qu’a un étraiiger.
Venons présentement a la maniére dont il a été instruit de
cet événement. Voici ce que Ton irouve dans la préface qui est
a la tete de ces actes : « Lenvoie a votre béatitude Thistoire que
j’ai écrite toucliant la passion de nos martyrs. J’ai craint que,
par négligence, le temps ne vint a effacer de la mérnoire des
liommes les actes mémorables de ce glorieux martyre. J’ai eu~
soin du reste de m’informer de la vérité et de ne rien dire que
sur la foi de bons témoins, gens qui assuraient qu’ils tenaient
riiistoire de cette passion, telle que je la raconte, de saint haac^
évéque de Geneve, qui, ä ce que je crois, la tenait lui-méme du
bienheureux Théodore, qui vivait dans les temps passés. »
Voilä donc le fondement de cette liistoire, ou la source d’ou
elle a été lirée. Un ancien évéque du Valais, nommé Théodore,
devait Favoir contée, a ce que Ton croit, a un Isaac évéque de
Geneve, beaucoup plus jeune que lui. Remarquons, en passant,
que nous iFavons jamais oui parler de cet évéque de notre dio-
cése que dans cet endroit-ci. Get Isaac a redit la chose a plu-
sieurs Genevois, et quelqiFun d’eux Ta enfin mandé au prétendu
Eucher. Quand ce fait aurait eu quelque réalité dans son origine,
combien n’a-t-il pas du s’altérer en passant par tant debou-
clies !
Il y a plus : je crois pouvoir proiiver que 1’évéque Théodore
n’a jamais rien conté de semblable a Isaac, et voici ma preuve.
S’il avait débité a cet évéque, son voisin, une liistoire qui fai-
sait tant ddionneur a la religion chrétienne, et qui illustrait
d’une maniére particuliére le Valais, il en aurait infailliblement
fait part a bien cFautres ecclésiastiques. L’évéque d’Oclodurum
était suffragant de celui de Milan, et ils iFétaient pas éloignés
Tun de Fautre. G’était saint Ambroise qui occupait alors ce siége.
6i
Théodore et liii se trouvérent ensemble plusieurs fois. Ils se
virent au concile d’Aquilée, qu’ils souscmirerit tous deux en
381. Ils étaient encore ensemble a Milan, qnand les évéques
écrivirent une lettre au pape Sirice sur la condamnation de Jo-
vinien, Tan 390. Cependant il ne parait pas que jamais Théo-
dore ait entretenu son raélropolitain sur la legion Thébéenne :
si cela était, assurément il en paraitrait quelque chose dans les
ceuvres de sainl Ambroise. On sait la vénéralion qu’avait ce
Pére de TEglise pour la mémoire des martyrs, et son empres-
sement a reclierclier méme leurs reliques. Cependant, dans les
amples volumes qui nous restent de ses ouvrages, il ne parait
pas le moindre indice que le martyre de la legion Thébéenne
lui ait été connu. L’auteur de ces actes a donc bien fait de ne nous
dire que d’une maniére douteuse et incertaine, que cette tradi-
tion pouvait étre venue originairement de Févéque Théodore ,
et nous devons lui tenir compte de sa bonne foi.
Le P. de ITsle est bien éloigné d’avoir quelque doute la-
dessus , et il en sait bien plus que Tauleur de ces actes. Il pré-
tend non-seulement que c’est réellement Théodore qui en
avait instruit Isaac, mais encore que c’est cet ancien évéque
d’Octodurum qui avait dressé les actes de la passion de ces
martyrs, qui se lisaient, avons-nous vu, dans Téglise d’Agau-
num du temps d’Avitus. Malheureusement Eucher , ou celui
qui a pris son nom et qui vivait plus de cinquante ans apres, dit
positivement dans sa préface quil ny avait rien eu d^écrit sur
ce marlijre avant lui, et qiiil mettait Ja main ä la plume a/in
que les actions liérdiques de ces martyrs ne tombassent pas dans
roubli. Cette remarque est importante pour bienjuger de cette
tradition. On nous avoue que, pendant un siécle et demi, il ny
a rien eu d’écrit la-dessus. Par cet aveu, nous voila en droit
d’examiner le fait lui-méme, d’en bien peser les circonstances,
pour juger ensuite si elles nous paraitront vraisemblables : c’est
ce qu a fait M. du Bourdieu avec beaucoup de dextérité.
Une légion toute composée de chrétiens est déja quelque
62
chose de surprenanl dans ces temps-ia. Ils pouvaient étre in-
corporés dans les légions paiennes, mais on a pelne a concevoir
cet assemblage de plus de six mille chrétiens, qui font un corps
a part. Gette legion avait été levée dans la Thébaide il ii’y avait
pas longtenips; comment aurait-elle été toute chrétienne?
Ce qu’on exige d’eux est encore moins vraisemblable. Les
acles publiés par Chifflet disent qu’ils furent commandés jjour
persécuter les chréliens^ qu’on leur ordonna de faire la recberclie
de ceux qui faisaient profession de la religion de Jésus-Ghrist,
afin de les punir sévérement. La relation publiée par Surius a
essayé de mettre un peu de vraisemblance dans Tordre qui leur
fut donné : on n’y trouve pas que Tempereur exigeåt d’eux de
se joindre aux autres troupes pour répandre le sang chrétien,
mais que s’élant arrété dans le Valais, il fit un sacrifice aux
dieux, et quil ordonna a tous ses soldats de leur olfrir de l’en-
cens ; enfin que Maurice et ses compagnons refusérent constam-
ment de prendre part a ce culte idolåtre. Il est évident qu’ici
on a corrigé la premiére relation, pour la rendre un peu plus
croyable.
Mais il reste encore plusieurs circonstances difficiles ä digé-
rer. En voici une des plus frappantes, et qui est proprement le
fond de Tbistoire. Maximien, pour étouffer une sédition qui
faisait trembler Dioclétien , avait tiré d’Orient, c’est-a-dire des
extrémités de Tempire, cette légion, pour la faire venir dans les
Gaules: comment concevoir qu’arrivé dans ce pays-lä, et presque
a la vue de Tennemi, sa premiére opération eut été de la faire
massacrer, et d’affaiblir son armée d’un corps de 6,600 bom-
mes ?
L^imprudence de Maximlen paraitra encore plus grande, si
on réflécbit qu’il devait s’attendre naturellement qu’une légion
armée, et toute composée de braves gens, ne se laisserait
pas égorger sans se défendre. S’ils s’étaient mis en devoir de
vendre cliérement leur vie, Fempereur risquait de voir périr un
63
noinbre ä peu prés égal de ses aiitres troupes. Et apres ce
double carnage, qu’aurait-il été en étal d’entreprendre?
Uaiitenr qui a fabriqué celte relation a senli la difficulté, et
a essayé de la prévenir en faisant déclarer par ces Thébéens,
dans une belle harangue qu’il leur met a la boucbe, qu’ils se
laisseraient égorger sans résistance : « Vous pouvez étre assuré^
seigneur^ disent-ils a Tempereur, que ni celle extrémité oii nos
vies se troment rédmtes^ ni le désespoir qui rend les hommes cou-
rageux et vaillants au milieu des plus grands d ångers^ nest pas
capahle de nous jeter å la rébellion^ ni de nous faire prendre les
armes contre vous. Nous avons encore les armes ä la main, mais
nous ne songeons point ä faire résistance. »
On \oit par cette échantillon, et on sent inieiix encore en
lisant la barangue entiére, qu^elle a tonte été composée dans
le cabinet de Tauteur, et que c’est une piéce oratoire ou Ton
fait dire a ces soldats ce qu’on a cru qui embellirait le plus leur
histoire. Cette barangue doit donc étre inise avec celles de
Tite-Live, donl on ne peut conclure autre chose que Téloquence
de rbistorien.
Le nötre se soutient bien dans le reste de la narration ; « On
les tuait å coups d’épéc,dit-il,sa/is qiCils poussassent aucune plainle,
et sans qu ils songeassent å se meltre en défense; au conlraire,
ayant mis bas les armes., ils iendaient le cou å leurs persécuteurs.,
et présenlaient å leurs meurtriers leur gorge et leur corps sans dé~
fense. Ni leur nombre, ni les armes quils porlaient, ne purent étre
un attrait assez fort pour les obliger ci défendre, avec Vépée^ la
juste cause qu ils soulenaient. »
De risle, pour rendre xraisemblables Fimprudence et le zéle
inconsidéré de Maximien, répond que tel était le caractére de
cet empereur, que les historiens nous le représentent comme
un homme sauvage et brutal. Mais il est bon de remarquer
qu’ils nous le donnent en méme temps pour un prince prudent
et entendu dans le métier de la guerre. « Semi agr estis., dit Au-
relius Victor, militice tamen atque ingenio bonus. « Il aurait
64
donc dissimulé, dans une conjoiiclnre si délicate, el il aiirait
renvoyé le chätiment de celte désohéissance jusqii’a|)rés son
expedition. Par ce délai, il anrait eu le lemps de consnller Dio-
clélien, son collégue a Teinpire, car on ne coinprend pas qii’il
ait voulu prendre sur liii une violence de si grand éclat. Il ve-
nait tout récemment d’ctre appelé a Fempire par Dioclctien :
cetle circonstance devait encore le retenir, et rempécliei’ (Fen
venir a celte exlrémitc sans la participation de son collégue.
N’y a-t-il pas encore lien (Fétre surpris que, de loute celte
legion, il n’y en ait pas un seul qui ait pensé a raclieter sa vic
par un peu de cornplaisance pour les ordres de Feinpereur? Jé-
sus-Chrisl avait clioisi douze apotres, et sur ce petit noinbre il
s’en trouve un d’inlidéle, qui sacrilie la vie de son inaitre : ici
on nous produit plus de six niille soldats, dont pas un, pour
raclieter sa propre vie, ne veut participer aux céréinonies des
paiens. 11 y avait encore un niilieu enlre Faposlasie et le inar-
tyre, c’otaitlaruile. S’ils ne voulaienl pas prendre les armes pour
se défendre,ni l ien faire de contraire a leur conscience, ils iFa-
vaient qiFii se sauver a la faveur de la nuit : la cliose iFétait pas
diOlcile dans un pays tout coupé par des délilés, et environné de
bois et de inon tagnes.
La principale reponse du P. de Flsle a ces difficultés com-
pliquées, c/est que le génie de FEvangile n’est pas d’opposer
la force a la force; que si les soldats tliébéens ont jeté has les
armes et se sonl laissé egorger sans 1‘aire la moindre résis-
tance, c’est pour obéir au préceple de notre mailre, qui veut
que, quand on nom frappe sur une jom^ nous présenlions encore
Vaulre (Matli. Y, 39).
Il semble d’abord qiFon ne saurail conlredire une reponse
si conlorme a Fesprit de FEvangile. Rien iFest plus beau (pie
les sentiments que Fon préte a ces soldats ; la qnestion est seu-
lement si c’est bien !a un portrait (Fapres nature, ou si le peinlre
n’a pas plutdt travaillé d’imagination pour embellir son ouvrage.
On sait que ceux qui ont composé les vies des saiots , ou
r55
décril !a mort des marl} rs, y ont mis , autant qu ils ont pu , du
grand et de Théroique, ou poiir dire les choses comme elles
sont, qu’ils ont visé continuellement aux merveilleux. Il y a donc
lieu de soupgonner que Fauteur de ces actes, comme les autres
écrivains de ce genre, a dit plutöt ce que ces Tliébéens de-
vaient faire dans cette occasion, que ce qu'ils ont fail effecti-
vement.
Avouons-le cependant de bonne foi, toutes les difficultés que
nous venons d’élever contre cette bistoire, et qui sont tirées
principalement du peu de vraisemblance qu’on y irouve, tom-
beraient d’elles-mémes, si quelque bon historien, a peu prés de
ce temps-la, eut rapporté ce fait. Mais qui est le premier de qui
nous le tenons? Le plus ancien que nous ait cité M. Briguet,
c’est Grégoire de Tours, qui vi vail sur la fm du sixiéme siécle,
c’est-a-dire prés de trois cents ans apres la date de cet événe-
ment. Quel est d’ailleurs le caractére de cet historien? « C’é-
tait un bomme crédule et simple sur le fait des miracles, dit
M. Dupin, et qui débitait bardlment des choses incertaines et
fabuleuses. >j Ce cbanoine nous cite encore Venantius Fortu-
natus. G’était un poéte qui vivait du temps de Grégoire de
Tours, et qui avait des liaisons avec lui : il a touche quelque
cbose, dans un poéme, du martyre de la legion tbébéenne. Mais
ces deux autorités ne doivent étre comptées que pour une, car
il y a beaucoup d’apparence que ce que ce poéte a dit en vers,
n’est autre cbose que ce que son ami avait déja dit en prose, et
qu’il n'a fait que le copier.
Quand on remonte plus haut, on est surpris du silence uni-
versel de tous les historiens. Or, une régle de saine critique,
c’est que Fon doit se défier des faits historiques qui ne sont pas
attestés par des auteurs a peu prés contemporains. Cet argu-
ment négatif est le grand cbeval de bataille du fameux de Lau-
nois, pour attaquer les saints de contrebande. M. du Bourdieu
Fa emprunté pour combattre la légion tbébéenne, et je doute
qu’elie puisse jamais se relever des coups qu'il lui a portés.
T. II. 5
66
En mettanl en ligne de compte les actes du prétendu Eucher,
le silence que les écrivains ont gardé sur le martyre de la legion
thébéenne, est de plus de cent cinquante ans apres Maximien.
Nous avons un grand noinbre de serinons et de panégyriques
des martyrs de ce temps-lä, mais ils ne font aucune mention de
cette barbarie de Tempereur, ni de la fermeté des soldats thé-
béens. On devait sattendre naturellement que cet événement
serait rapporté par Eusébe, qui vivait dans le siécle ou 1’on dit
qu’il est arrivé. On lui rend cette justice, quil a apporté une
grande diligence a ramasser les actes des martyrs : cependant
il garde un profond silence sur ceux-ci. Il conlredit méme ce
fait, quand il dit que la persécution ne commen^a que Tan 303,
puisqu’il faut nécessairement mettre le martyre de la legion
thébéenne a Fannée 286, que Maximien vint dans les Gaules.
On dira peut-étre que cet historien, qui habitait dans le Le-
vant, a peu parlé des martyrs de notre Occident, parce qu’il ne
les connaissait guére. Cette défaite pourrait éire re^ue, si quel-
qu’im des historiens occidentaux avait rapporté le fait en ques-
tion : c’est ce qu’il faut examiner.
Sulpice Sévére en aurait bien du faire quelque mention, lui
qui vivait dans les Gaules; cependant on n’y trouve rien de
semblable. On en doit conclure que de son temps, bien loin
que ce fut un fait avéré, ce n’était pas seulement un bruit po-
pulaire, autrement il ne 1’aurait pas omis. On connait sa cré-
dulité et son entetement pour les saints et pour les miracles.
Il en faut dire autant de Paul Orose. Il avait une belle occa-
sion d’en parler, puisqu’on trouve dans son Histoire un cha-
pitre de Texpédition de Maximien dans les Gaules, pour apaiser
la sédition des Bagaudes, qui étaient des gens de la campagne
et qui s’étaient révoltés. Gest précisément en passant les Alpes
dans ce dessein, que Ton veut que cet empereur ait fait massa-
crei la légion. Yoila donc cet historien tout a fait sur les voies,
cependant pas un mot, ni des Thébéens, ni de leur martyre. Ce
n’est pas manque de foi dans Orose, car il ne le cédait point en
67
crédiilité a Sulpice Sévére. Vossins a dit de lui « qu’il rabaisse
la dignité de rhistorien jiisqu’a metlre assez souvent, dans ia
Science, des bruits populaires. » En voici iine preuve des plus
singuliéres. Apres avoir rapporté le passage des Israélites au
travers de la mer Rouge, ou leurs persécuteurs furent englou-
tis, il ajoute, sans le moindre correctif, que « Fon voit encore
aujourd’hui, sur le rivage de cette mer et méme dans Feau, au-
tant que la vue y peut pénétrer, les vestiges des roues des cha-
riots égyptiens : les orniéres y sont profondément marquées, et
si de temps en temps elles sont effacées par les flots, ou par
quelque autre cause, elles sont incessamment rétablies par les
soins d’une providence particuliére » (L. I, ch. x). Il me semble
que nous pouvons déja conclure de ce silence, qu’au commen-
cement du cinquiéme siécle le martyre de la legion thébéenne
était également ignoré des historiens et du peuple.
J’ai réservé Lactance pour le dernior, quoiqu’il ait vécu plus
töl que ceux que je viens de citer; car son silence dit encore
plus que celui de tous les autres. Lactance, qui fleurissait sous
le grand Constantin, ne devait point oublier un événement si
mémorable, qui venait d’arriver presque sous ses yeux, Ce fait
trouvait sa place naturelle dans son discours de la mort des per-
sécuteurs. Il y avait la de quoi relever pathétiquement la fin
tragique de Maximien. Il n’est pas inutile de remarquer que
Lactance, quoique né en Italie, avait séjourné dans les Gaules,
ou il avait été appelé par Constantin pour avoir soin des études
de son fils Crispe. Placé assez prés d’Agaune, est-il vraisem-
blable qu’il n’eut rien oui dire de ce fait éclatant , qui devait
étre arrivé seulement trente ans auparavant? On peut encore
joindre a ce silence celui du poéte Prudence, qui a, dans ses
vers, si bien célébré les martyrs, et qui n’a pas dit un mot des
Thébéens.
Je ne m’arréte point aux difficultés tirées de la chronologie,
qui sont aussi des plus embarrassantes, car on ne sait quelle
place donner a ce fait dans les annales de FEglise. C’est quel-
68
que chose de curieux que de voir la varieté de sentiment des
au teurs qui s’affectionnent ä cette histoire. M. Briguet a rapporté
quinze ou seize dates différentes qu'on lui donne, et il avoue
judicieusement qu il ne sait ä laquelle s’en tenir.
Que répondent les nouveaux défenseurs de la legion thé-
béenne, ä ce silence universel de tous les historiens contempo-
rains? Ils nous donnent Téquivalent de ce mot de TEvangile :
Si ceux-ci se taisent^ les pierres mérnes parleroni (Luc, xix, 40).
Ils font sonner irés-liaut les vastes édifices d^Agaune, la belle
église, le superbe monastére construit par le roi Sigisrnond en
riionneur des martyrs tliébéens, la riche fondation de cetle
abbaye de Saint-Maurlce. Tout cela porterait-il uniquement sur
de faux acles fabriqués par des moines? « Il n’est rien de plus
ridlcule, dit le P. de Usle, que de prétendre que les princes et
les rois se soient dépouillés de leurs terres et de leurs do~
maines, pour en enrichir des moines qui auraient fabriqué de
faux titres. »
M. Briguet insiste aussi beaucoup sur cette preuve. « Est-il
concevable, dit-il, que le roi Sigisrnond, apres avoir convoqué
les grands de son royaume, eut résolu dans cette assemblée de
båtir a riionneur de ces martyrs une magnifique église et un
vaste monastére, el lui eut assigné de si amples revenus,
s ils n^avaient pas élé biens persuadés de la réalité de ce martyre?
Il y avail dans cette assemblée un trés-graud nombre d’évéques,
fort éclairés. Ils devaient bien étre instruits de la vériié du fait,
d'autant plus qu’ils toucbaient presque au temps de cet événe-
ment. »
De la date du martyre a celle de la fondation de Saint-Mau-
rice il y a cependant 230 ans. Il est bon de savoir encore que
ce que ce chanoine nous dit de cette auguste assemblée de sei-
gneurs et de prélats, avec qui Sigisrnond conféra sur la fondation
qu’il voulait faire, est liré d’une piéce fort apocryphe, la fondation
du monastére d! Agaune, faite dans Ip concile tenu dans ce lieu^
qui est rapportée dans les collections de concile de Labbe et de
69
Hardouin. Sirmond Ta omise dans son recueil, regardant appa-
remment ce concile comme supposé. Le P. Le Gointe, de FO-
raloire, Fa attaqué directement el en a fait voir la faussetéL La
supposition s’aper^oit partout dans cette piéce.
On y fait venir d’abord soixante évéques, et tout autant de
comtes, pour donner plus de poids aux actes de ce concile.
Tous ces prélats inspirent au roi le dessein de recueillir les os
des soldats thébéens, et de leur consacrer une basilique. Il est
surprenant que, depuis que Févéque Théodore eut découvert ces
précieux ossements, on ne les eut pas encore placés décemment.
L’évéque de Sion demande ce qu’on fera des corps des soldats
tbébéens? Or, du temps de Sigismond, il iFy avait point d'é-
véque de Sion , il siégeait a Marligny, Fancien Octodurum. Il est
vrai que Fon a essayé de corriger cette bévue dans la suite, mais
ce reméde est venu apres coup. .Ces actes donnent de grands
revenus au monaslére d’Agaune : ils lui font accorder par le roi
Sigismond un grand nombre de villages et de terres dans les
diocéses de Yienne, de Lyon, de Grenoble, d’Aoste, d’Avenche,
de Lausanne, de Geneve et de Besan^.on.
Il est vrai que le P. Mabillon a répondu aux principales
difficultés de Le Cointe sur la validité de ces actes; mais on
sent assez Fintérét qu’ont les bénédictins 'a faire valoir ces sortes
de piéces. Le P. Papebrock , jésuite , a avoué rondement que,
dans ces anciens temps, on fabriquait beaucoup de faux actes.
Voici la raison de ceite différence de sentiments; Fordre de
St-Benoit jouit d’uo grand nombre de revenus sur des titres
quelquefois assez équivoques; les jésuites, qui sont beaucoup
plus mödernes, n’ont point de chartes semblables a faire valoir.
Pour nous , nous aurions quelque intérét que ce concile fut
regardé comme autlientique. Maxime, évéque de Geneve, y joue
un fort beau röle ; il y est traité de grand et dliabile prédica-
teur, Strenms prcedicator Maximm : il ne parait que quatre
^ Annales ecdesiastici., ann. 536, p. ^4.
70
souscriptions h ce concile, et la sienne en esl une. Pour con-
clure cetle queslion, qiie je ne crois pas fort imporlante , on ne
peut pas nier que Sigismond n’ait construit Téglise de St-Mau-
rice, et qu’il n’ait fondé et renté le monastére. Il y a apparence
que Tacte original de cetle fondation a été perdu par quelque
accident, et que les moines du septiéme ou huitiéme siécle es-
sayérent de le rétablir tel qu’on nous le présente aujourddiui.
Apres tout, cetle fondation prouve seulement que le roi de
Bourgogne, et les évéques de son royaume, croyaient alors la
tradition populaire sur le marlyre de la légion thébéenne. Il ne
faut pas oublier une remarque sur le caractére de ce prince, qui
n’esl pas indilféreiite ; c’est que c’était un esprit assez faible, fort
crédule , et qu’on n’eut pas de peine a persuader de la réalité
du fait et de la nécessité de faire celte fondation.
A Tégard de la découverte des reliques de ces martyrs, dont
on veut aussi faire une preuve , on sent qu’elle est des plus
équivoques. Des médailles avec leurs inscriplions peuvent fort
bien prouver quelque fait de Thistoire grecque ou de la rornaine,
et les savants en font usage tous les jours: une épitaphe sur un
tombeau de quelque chrétien peut aussi aider a éclaircir quelque
point de Tbisioire ecclésiastique ; mais que peut-on inférer d’un
tas d’ossements humains découverls sans aucune indication de
qui ils peuvent étre? Cest ia le cas des prétendues reliques
trouvées dans le Valais. On a trouvé une grande quaulité d’os
entassés dans de grandes fosses. Il n’en faut pas é!re surpris,
puisque ce pays-la a élé pendant longtemps un cliamp de ba-
taille presque continuel. Sans parler de la défaite des Yalaisans
par Sergius Galba, lieulenant de César, ou dix mille liommes
restérenl sur la place, il s’est donné plusieurs autres combals
dans la suite par les Romains, quoique les historiens n’en aient
pas parlé. Un savant antiquaire, voyageant dans le Valais il y a
quelques années, y trouva un fragment d’inscriplion ou il est
fait mention « d’ennemis repoussés, » ce qui désigne une ac-
|ion qui n’é(ait point connue d’ailleurs. On lit encore ces pa-
71
roles sur un marbre fort mulilé : julius marinus pulsis
HOSTiBus.... Vous chercheriez inutileraent ce fait dans Thistoire,
et celte inscription dans le recueil de Gruter. Un débordement
du Rliöne, accident fort ordinaire dans le Val ais, aura décou-
vert quelqu’une de ces fosses, ou les morts avaient été jetés
apres une bataille. Dans les ossements on aura peut-étre encore
découvert quelques armes , laissées par mégarde parmi des ca-
davres enterrés précipitamment; et voila la legion thébéeime
toute trouvée pour des chercheurs de reliques. Il ne faut que la
plus petite ressemblance , pour que nous croyions voir les
objets sur lesquels notre imagination s’est une fois écbaufTée. Ce
jugement précipité peut conduire a vénérer dans un culte religieux
les restes des corps, non-seulement de quelques soldats ordi-
naires , mais encore , selon toutes les apparences , de quelques
soldats paiens.
Il est vrai qu’il semble qu’on a voulu parer a cet inconvé-
nient dans les actes d^Eucher, ou Ton nous dit que les reliques
de ces saints martyrs avaient été révélées å Tliéodore. Ces sortes
de prétendues inspirations sont la voie ordinaire des légendaires
pour attirer du respect aux ossements placés dans les églises,
comme quelque cbose de sacré. On ne voit , dans la vie des
saints, que révélations faites en songe a tel ou tel évéque sur
le lieu ou il devra découvrir quelque précieuse relique ; mais
cela sent bien la fraude pieuse. Des preuves de celte nature ne
sont bonnes que pour le petit peuple , ou pour ceux qui ont
intérét a accréditer ces sortes de marchandises.
Je sais bien qu^on pourra m’objecter un passage de saint
Augustin [Sermon 318), qui prouve qu’on croyait déja de son
temps que Dieu avait accoutumé de révéler 1’endroit ou étaient
cachés les corps des martyrs. Mais, j’ai ma réponse toute préte
pour soutenir ce que j’ai avancé, que cela sent bien la fraude
pieuse, puisque ce Pére avoue ailleurs que, sous ce prétexte,
il se faisait bien des impostures par les moines , et qu’ils débi-
72
laienl beaiicoiip de faux miracles, abiis auquel il élait fort dilfi-
cile de remédier
En parlant du silence de saint Ainbroise sur la legion tlié-
béenne, j’ai dit ce qui niérite attention , cest que ce Pére avait
cependant beaucoup de vénéralion pour la mémoire des martyrs,
et d’empiessement a recbercher leurs reliques. Saint Augustin
nous parle, dans ses Confessions, de la découverte miraculeuse
que fit Ambroise des corps de saint Gervais et de saint Prolais.
L’auleur de VArl de pemer (partie IV, cb. xiv) nous donne
cette découverte, et les miracles qui furent faits par Fattouclie-
ment de ces corps, pour des faits incoiitestables. Ge qiéil y a de
singulier, c’est que saint Augustin dit que le lieu ou étaientces
corps fut révélé a saint Ambroise en vision , tandis que celui-ci
n’en parle poiist dans Tendroit ou il raconte cette découverte.
Yoici le fail :
Saint Ambroise allait consacrer une église a Milan; le peuple
en foule le prie de le faire a la maniére de Rome. « Je le ferai,
dit-il, pourvu quejetrouve des reliques. w Aussitot il lui vient un
pressentiment marqué, mais qu'il ne donne point pour une ré-
vélation expresse. Averti de cette maniére, il fait creuser la terre
dans un certain endroit, et voila les coiq)s des deux martyrs,
saint Gervais et saint Protais, qui furent transportés dans Féglise
qui, depuis, a porté le nom de St-Ambroise. — Outre ce pres-
sentiment, ce Pére nous donne une preuve singuliére de la
réalité de cette découverte, c’est que « ces deux liommes étaient
d'une taille surprenante, et tels qiFils étaient dans Fancien
åge w Admettra-t-on que, dans les trois siécles qui s’écoulé-
rent depuis la naissance de Jésus-Clirist jusqiFa Constantin, les
liommes fussent de plus grande taille qiFau quatriéme et au cin-
quiéme s^écle, ou que ce fut un privilége des martyrs d’étre
plus grands que les autres liommes? On pencliera plutot a croire,
avec tout le respect du aux Péres de FEglise , que la décou-
‘ Ife opere monachorum, cap. 28.
^ hivenimm mirm tnagnitudirtis viros, ut prisca adas serehat.
73
verte de ces prétendus corps saints n’esl autre chose qu’une
fraiide pieiise de saint Ambroise, pour s^attirer la faveur du
peuple.
Revenons-en a nos reliques du Yalais; elles ont un grand
avantage, c’est qu'élant forl nombreuses, on a pu en répandre
par toute TEurope. Ce pays a du étre regardé comme possé-
dant de riches catacombes el un vaste magasin de reliques. Geux
qui ont visité la plupart des églises calboliques, disent qu’on
Irouve ces soldats tbébéens pariout. Leurs reliques se sont fort
étendues; les religieujf des pays étrangers ont eu intérét a en
tirer de cette source, car une relique en réputation vaut beau-
coup a une église. Cela la rend fort fréquentée ; c’est une espéce
d’aimant qui allire des ricbesses de loutes parts.
Aussi les Yalaisans ont su placer utilement leur superflu en
ce genre. Guichenon nous apprend quen 1590 ils donnérenta
Charles-Emmanuel , duc de Savoie, une partie du corps de saint
Maurice , protecteur de cette royale maison , et , en considéra-
lion de cette pieuse libéralilé , le duc leur céda une montagne
qui lui appartenait M. du Bourdieu ajoute qu51 leur aban-
donna encore , a cette occasion , les droits qu il prétendait avoir
sur le bourg de St-Maurice. La relique fut portée dans 1 eglise
catbédrale de Turin avec beaucoup de solennité.
Guichenon rapporte encore un fait sur le commerce ou sur
la communicaiion de ces reliques. Les religieux de St- Maurice,
informés de la dévotion extraordinaire que le roi de France,
St-Louis , avait pour les reliques , trouvérent a propos de lui
faire present de quelques-unes des leurs; ils devaient s’attendre,
de la part de ce prince, a quelque retour qui vaudrait beaucoup
ä leur monaslére. Ils choisirent donc deux corps de ces pré-
tendus soldats tbébéens, de la plus riche taille, qui furent es-
cortés par deux de leurs religieux. Le roi ayant regu ce présent,
leur en marqua beaucoup de reconnaissance ; il cbargea les dé^
* Guichenon, Histoire de Savoie. t. I, p. 731.
74
piités d’une lettre des plus gracieuses pour leur coiivent, et pour
ne pas demeurer en reste avec eux, il leur envoya, par ces
mémes religieux, une épine ou deux, tirées de la couronne que
le Sauveur avait sur le Calvaire , qu’il avait achetée des Grecs ,
et que Ton conserve encore aujourddmi , je crois, dans le trésor
de la Sainte-Chapelle de Paris. Peut^élre ces religieux ne comp-
taient-ils pas étre payés en méme monnaie. Cependant le troc
ou réchange était assez bien entendu: on se donnait de part et
d’autre des marcliandises fort suspecles.
Puisque j’ai altaqué la bonne foi des aiitres, je dois vous
donner les preuves de la inienne. J’ai dit qivon ne peut point
regarder comme des reliques des soldats tbébéens des osse-
ments trouvés a Faventure dans le Yalais, et sans aucune indi-
cation. Mais je ne dois pas dissimuler que Fon en produit qui
iFont point couru le basard d’étre confondus dans la terre avec
des os ordinaires; telle est la tete de saint Maurice, que Fon
conserve dans la catbédrale de Yienne en Dauphiné. Yoici ce
que je trouve la-dessus dans les Anliquités de Vienne, par Le
Liévre, p, 101. Au massaere de la légion thébéenne, leur chef
fut décapité, sa téte fut mise sur son bouelier et exposée sur le
Rhöne , et elle vogua fort beureusement jusqu a Yienne. L’évé-
que du lieu, noinmé Pasebase, averti miraculeusement par im
ange, vint 1’attendre avec sen clergé au bord de la riviére. Elle
arriva a point nomnié ; il recueillit ce précieux dépot et en en-
riebit son église.
Si vous voulez une autorité plus möderne de ce fait , vous la
trouverez dans les Mémoires de V Académie des rnscripUons et
belles-lellres, toine XY, p. 493. « Saint Maurice est le patron de
Féglise de Yienne en Dauphiné, dit un des académiciens. La
tradition et la légende assurent que du lieu d’Agaime, ou il fut
martyri sé vers Fan 286, sa téte posée sur son bouelier lut mi-
raculeusement portée par les eaux du Rbone au pied des murs
de Yienne, ou elle fut d’abord annoncée et reeonnue par d’écla-
tants prodiges. »
Je doute que i’on trouve cette téle tout a fait parlante en fa-
veur de la vérité du martyre de la légion thébéenne ; il y a beau-
coup d’apparence qu elle paraitra une relique aussi équivoque
qu’aucune autre. Qu’on les tire du sein de la terre, ou qu’on
les fasse arriver par eau, c est a peu prés la méme cbose.
Je vais finir cet artide des reliques par une réflexion fort ju-
dicieuse de Tbiers, dans sa dissertation sur la larme de Ven -
döme. Il dit que « si Ton exer^ait une critique sévére sur toutes
les reliques révérées dans FEglise, il faudrait en supprimer les
trois quarts, et douter du qualriéme. » Apres ce jugement d’un
ecclésiastique de TÉglise romaine, jugez si les reliques sont
bien propres a prouver quelque point douteux de Tbistoire ec-
désiaslique !
Les pélerinages suivent ordinairement les reliques. Quand
une église a la réputation d’en posséder quelqu une de bien
précieuse, les peuples y viennent en foule. Les mödernes dé-
fenseurs de la légion tbébéenne fmissent par cette derniére
preuve ; ils font voir qiFAgaune a toujours été regardée comme
un des plus fameux pélerinages de TOccident. M. Briguet fait
beaucoup valoir Fempressement que les étrangers ont eu a fré-
quenter en foule ce lieu arrosé du sang des martyrs ; il nous
donne une ample liste des pontifes, des tétes couronnées et des
évéques, qui, dans tous les temps, ont visité les reliques des
martyrs tbébéens: il y a joint encore une longue kyrielle des
saints, depuis saint Martin jusqu a saint Fran^ois de Sales, qui
sont venus faire leur dévotion a saint Maurice.
Je ne prétends pas contester beaucoup sur cet artide avec
M. Briguet. Je remarquerai seulement que plusieurs d’entre les
illustres qubl cite ne sont pas venus exprés ä Agaune, mais en
ont visité les reliques par occasion, et seulement en passant,
parce que ce lieu de dévotion se trouvait sur leur route. D’ail”
leurs il en cite quelques-uns dans les siécles reculés , dont le
voyage pourrait étre imaginaire. Il met a la téte de tous ces illus-
tres pélerins saint Martin, évéque de Tours ; il cite Surius, pour
76
prouver ce fail , mais c’est un trés-mauvais garant , et on sail
que les fables ne lui coutenl rien. Le fait est cepenclant confirmé
par nn autre auteur. « Il se lit en Thistoire des saints martyrs ,
dit Le Liévre, que saint Martin, évéque de Tours, retournant
de Rome, eust dévotion en passant son chemin de visiter en la
Tarentaise le lieu ou saint Maurice , avec sa legion , avoit souf-
fert le martyre pour la foi. Et estant arrivé a Tabbaye , ja bastie
de son temps par Sigismond, roy de Bourgongne requis a
1’abbé de lui donner, par dévotion, des reliques des saints mar-
tyrs. L’abbé luy en ayant refusé sous quelques excuses ineples,
saint Martin so fit conduire au cbamp de la défaicte des martyrs,
ou s’estant prosterné en oraison, fii une petile fosse en terre
avec la main , et incontinent en yssit du sang miraculeux , re-
cueilli et amassé par uii ange la apparu, qui en remplit une
fiole , laquelle il délivra a saint Martin. De ce lieu, il sen re-
tourna vers 1’abbé, lequel apres quelques pieuses remontrances
de saint Martin , lui délivra des saintes reliques des martyrs, et
puis passa son chemin avec actions de graces , et porta ces reli-
ques en son église ^ . »
Pour savoir ce que Ton doit penser de semblables faits, il
n’y a (ju’a les rapporter tout uniment. En général , pour affaiblir
les preuves que Ton prélend tirer de la fondalion de 1’église et
du monastére de St-Maurice, des riches présenls qu’on y voit,
de tous ces voyages de dévotion qu’on iious allégue pour prou-
ver la vérité du martyre en questioii , je crois que !e meilleur
expédient est de renvoyer ces nouveaux défenseurs a St-Jaques
de Composlelle, ou a Nolre-Dame de Lorette; ils y verront des
ibridations bien plus magnifiques, des presents plus riches et
plus entassés , et enfm des pélerinages bien plus fréquents. Et
sur quoi porte tout cela ? Sur les fables les plus grossiéres.
Il me semble que, pour mettre cette matiére dans tout son jour,
^ Lo bon chanoine donne ici une violente entorse å la chronologie. Saint
Martin vivait plus de cent ans avant Sigismond.
* Le Liévre, Antiquités de Vienne, p. 105.
77
11 ne manqueralt plus qu’iine chose, c’est de voir si Ton ne pour-
rait point découvrir la source de Terreur. Il faudrait se tourner
de lous les cötés pour essayer s’il ne serait pas possible dlndi-
quer Torigine d’une tradition qui , quoique fausse, n’a pas laissé
de faire tant de chemin ; c’est ce que je vais rechercher.
(11!. Sainl Manrice, martyre d’Apamée en Syne, source vraisemblable de la légende d’A-
gauiie. — Martyrs que TOccideut empruute a rOrieiU. — Caractéres criliques de la
crédibililé historique. — Les légendes. — Popularilé de saiiil Maurice.)
La conjecture qui m^est venue dans Tesprit, c’est qu’il pour-
rait y avoir quelque chose de Yrai dans cette tradition, mais
qu’on en aurait alléré toutes les circonstances. Il ne serait pas
im possible que quelque petit nombre de gens de guerre, et
peut-étre des officiers distingués, eussent soufFert le martyre
dans le Valais. La tradition seule aura conservé pendant assez
longtemps la mémoire de cet événement ; il aura été défiguré
en passant de bouche en boucbe; les écrivains qui Tauront rap-
porté dans la suite n’auront pas manqué de Tembellir encore,
en sorte qu’il se sera trouvé tout autre que ce qu’il était dans
son origine. « Ainsi va tout ce båtiment (dit Montaigne sur ces
sortes de traditions), ainsi va tout ce båtiment, s etoffant et se
formant de main en main, de maniére que le plus éloigné té-
moin en est mieux instruit que le plus voisin, et le dernier mieux
informé, mieux persuadé que le premier. Crescit eundo. »
Voila la conjecture la plus favorable å cette tradition. Mais
elle a bientöt fait ptace a une autre que je crois plus vraisem-
blable. G’est Baronius qui me Ta fait naitre. Dans ses notes sur
le Martyrologe romain, p. 375, an 227, apres avoir fait men-
tion de la féte de la legion thébéenne, il remarque « que les
Grecs ont aussi leur Maurice et ses compagnons martyrs, qui,
dans le méme temps, et sous Dioclétien et Maximien, souffrirent
le martyre a Apamée, ville de Syrie. Aussi plusieurs ont cru
78
que le Maurice crAgaiine et celui d'Äpamée n’étaienl qu’un
seiil et méme persomiage. Théodoret, qui élait évéque en Syrie,
a fait mention de ce Maurice d’orient , et Ta rangé parmi les
priiicipaux martyrs don t on célébralt la féte. C’est dans le hui-
tiéme livre de son Trailé de la vérlié de rEvangile qn’il en
parle. » Les Bollandistes nous disent aussi, apres Métaphraste
et Surius, que saint Maurice demeurait a Apamée, avec son
fils et soixante-dix soldats qu’il commandait. Maximien étant
venu dans cette ville, les fit arréler, leur fit souffrir divers
tourmenls, et enfin les condamna tous a avoir la téte trancliée
Baronius, frappé de cette conformité entre le marlyrologe
grec et le romain sur cet artide, nous dit qu il avait soup^onné
que le saint Maurice d’orient pourrait bien étre le méme que
celui des Latins; que c’est peut-étre d’eux que les Grecs Ta-
vaient emprunté ; mais qu’il avait cbangé de sentiment dans la
suite, par respect pour le témoignage de Théodoret. Il conclut
qifil ne faut plus confondre ces martyrs, mais leur laisser la
place qu’ils occupent dans fim et 1’autre des martyrologes.
Ce Cardinal ctait sur la voie, et il y a mis son lecteur, mais
il sest arrélé a moitié cbemin, apparemment par égard pour
son martyrologe romain: c’est ce qui fa empéché d’aller plus
loin ; car pour rendre cette discussion compléte, il devait exa-
miner encore si ce ne serait point les Latins qui auraient copié
les Grecs, et qui auraient tiré d’eux leur saint Maurice et ses
compagnons. Ce ne serait pas la premiére fois que cela leur
serait arrivé. On trouve plusieurs exemples de semblables vols.
En voici un qui me parait démonstratif :
L’Eglise romaine celebre, le 25 aout, la féte d’un saint Ge-
nés contemporain de saint Maurice, qui souffrit comme lui le
martyre sous Dioclétien. Saint Genés était comédien de profes-
sion, et méme le chef de sa troupe. Ennemi déclaré des chré-
liens, ii entreprit un jour de jouer leur religion et ses cérémo-
‘ Acta Sanctorum, sur le 21 février, p. 239,
79
nies, et d’en divertir Dioclétien lui-méme, qui devait assister
a ce spectacle. Pour cela il prit la figure dun catéchuméne a
qui on devait administrer le baptéme. Il fut donc plongé dans
Teau; mais au milieu de ce jeu profane, il fut réellement con-
verti et devint véritablemenl clirélien. Il eut méme la fermeté
de déclarer a Feinpereur, en présence de tous les assislants, ce
miracle de la grace; et cetle confession lui coula la vie. Voila
rhistoire de saint Genés, vénéré par FEglise laline.
La Chronique d’ Älexandrie rapporte un événement tout sem-
blable arrivé a Héliople, dans la Phénicie, Fan 297. Des far-
ceurs ayant voulu tourner en ridicule les sacrements des cbré-
tiens, plongérent dans Feau un de la troupe nommé Saint-Gé-
lasin, qui en sortit effecliveinent chrétien, et qui protesta qu il
voulait mourir dans cetle foi. Ce nouveau converti fut ensuite
assommé par le peuple a coups de pierres. Qui ne voit que le
jeu du saint Genés des Latins sur le théåtre, el sa conversion,
est un jeu renouvelé des Grecs? Il n’y a que le nom de clian-
gé. Il est trés-vraisemblable qu’on aura fait la méme chose a
Fégard de la légion thébéenne, et qu’on aura transporté la scéne
de Syrie dans les Gaules.
Ce qui doit nous faire pencber a regarder le saint Maurice
d’orienl comme Foriginal, et Fautre simplement cormne la
copie, c’est que le martyre d’Apamée se lie beaucoup mieux
avec la chronologie et Fhistoire que le martyre de la légion
thébéenne. Eucher, ou celui qui nous en a donné la relation, _
suppose une perséculion ouverte et générale, qui cependant, se
lon les historiens ecclésiastiques, ne commen^a que plusieurs
années apres, c’est-a-dire Fan 303. On avait seulement congé-
dié les soldats chrétiens, voila a quoi s’élait réduite la rigueur
qu’on avait exercée contre eux avant cette époque. Maximien
était alors en Italie ou en Afrique, et Constance Chlore, qui
avait les Gaules dans son département, n’y versa point le sang
chrétien, selon le rapport d’Euséhe et de Lactance. Mais le cruel
Galére, instigateur de la perséculion, malgré Dioclétien, qui ne
80
voulait pas qu'elle allåt jusqu’au sang, a pu faire mourir saiiit
Maurice et soixante-dix soldats dans la Syrie, qui était de son
département.
En vain Dom Ruinart fait-il tons ses efforts pour détriiire
cette conjecture de Tidentité des deux mariyres, et reléve-t-il
quelques variétés entre rune et Tautre de ces relations \ Com-
ment méconnaitrions-nous, dans les actes d’Eucher, Tevene-
ment arrivé en méme temps dans TOrient, pulsqu’il nous a con-
servé jusqu’au nom du héros, et sa qualité de tribun? Si Ton
remarque quelques différences dans les circonstances, il n’en
faut pas étre surpris, puisque Eucher nous déclare qu’avant lui
il n’y avait rien eu d’écrit sur la legion théhéenne, et qu’on
s’élait contenté de narrer ce martyre de vive voix.
Si Théodore, évéque å’ Octodiirum ou Martigny, était grec
d^origine, comme plusieurs autres évéques des Gaules de ce
temps-la, cette circonstance fortifierait beaucoup la conjecture.
Il aura, dans Toccasion, raconté le martyre d’un Maurice, tribun
ou chef de légion, a Apamée en Orient. Ge fai t aura cté répété
par d^autres qui, oubliant le lieu ou la chose s’était passée, au-
ront, par équivoque, transporté la scéne dans le diocése méme
de cet évéque, le premier auteur de la narration. Quand une
histoire est racontée par diverses personnes, il y a toujours
quelques circonstances de changées; cela arrive tous les jours.
Il ne sera pas mal de joindre encore ici un autre exemple de
martyrs enlevés aux Orienlaux ; je le trouve dans Thistoire de
nolreEglise de Geneve. Quelques martyroioges et plusieurs écri-
vains ecclésiastiques ont dit que saint Nazaire vint précher le
christianisme a Geneve, qu’il y convertit un jeune homme de
notre ville nommé Celse, qui lui fut utile pour éclairer le reste
de nos concitoyens. On les fail ensuite aller Fun et Fautre ä
Milan, ou ils souffrirent le marlyre. Du Saussay les met dans
son martyrologe Claude Robert, dans sa Gaulc chréiicme^ dit
* Acta sincera martyrum^ p 73.
* Nazarius Gebennam ingressus Christigraciam primus ci vibus prcsdicavit,
81
la méme chose, et met saint Nazaire dans le catalogue des évé-
ques de Geneve *. On trouve aussi ce fait dans MM. de Sainte-
Marthe ^ Saint F ran^ois de Sales, évéque de Geneve, en était
si persuadé, qu’il ordonna que la féte de ces saints serait célé-
brée dans tout son diocése, et qu il leur assigna un office double.
Spon n’a pas oublié cette tradition, et Ta tirée de quelques an-
nales manuscrites qu’on conserve dans les cabinets des curieux.
On peut y joindre le curé de Savoie qui a emprunté le nom du
chev. Minutoli. « Le premier évéque de Geneve, dit-il, est Na-
zaire, disciple de saint Pierre, qui convertit Gelse, Genevois^.»
On joint ordinairement a ces deux martyrs saint Gervais et
saint Protais, qui étaient vénérés d’une maniére distinguée a
Geneve. Le calendrier d’un ancien missel manuscrit qui était a
Tusage des chanoines de cette Eglise, et que Ton conserve dans
la Bibliothéque publique, leur associe encore saint Panlaléon, et
marque leur féte au 28 juillet. On avait cru pendantlongtemps
ä Geneve , que les corps de ces martyrs étaient sous le grand
autel de Téglise qui porte encore aujourd’bui le nom de Saint-
Gervais; c’est pour cette raison que la rue qui aboutit a ce
lemple est appelée la rue des Corps- Saints, L’Eglise de Milan
prétend; avec plus de vraisemblance, posséder les corps de
saint Gervais et de saint Protais. Saint Ambroise veut nous
persuader qu’i! fit cette heureuse trouvaille dans un jardin, et
que de la ils furent transportés dans la grande église.Gependant,
tout bien examiné, la maniére méme dont il raconte cette dé-
couverte la rend fort suspecte. Il est obligé de convenir que
personne n’avait oui parler a Milan de ces prétendus saints, ni
de leur martyre. Les auteurs qui ont un peu épuré la vie des
ex quibus Celsum, adhuc puerum, salutaribus pra3ceplis iiistructum, bapti-
zavit ( du Saussay, Martijrol. gallicanum).
* Proedicatione S. Nazarii, inter cscteros cives gebemienses ad fidem con-
versus fuit S. Celsus.
^ Gallia christiana, II, 594.
^ Voyez ci-dessus, II, p. 33.
T. n.
6
82
saints, avouent que tout ce qu’oii dit de Nazaire et de Celse,
comme des antres martyrs qu on leur associe, n’a aucuii foii-
demeiit solide dans Thistoire.
Pour éclaircirla question, voyons si les Orientaiix n’ont point
ces martyrs cliez eux, et si TOccident ne les leur a point en-
levés. — On Irouve dans le martyrologe qui porte le nom de
saint Jéröme, tous les saints que je viens de nommer, et Ton
nous apprend que c est a Antioclie qu’ils souffrirenl le martyre^
Voila donc encore un vol manifeste. N’est-on pas en droit de
conclure que si Geneve et Milan se sont ainsi approprié des
martyrs d’Äntioche, le Yalais peu bien de méme avoir usurpé
ceux d’Apamée?
Le martyrologe de saint Jéröme me met dans la nécessité
d’examiner une preuve qu’il semble fournir en faveur du mar-
tyre de la legion thébéenne dans le Yalais méme; car on lecite
pour montrer Tantiquité de la tradition qui fait mourir saint
Maurice a Agaune. On y lit effectivement sur le 22 septembre, que
« dans le diocése de Sion, au lieu appelé Agaune, saint Mau-
rice, six autres officiers et 6,585 de leurs compagnons, souffrirent
le martyre ^ » Si saint Jéröme avait écrit lui-méme ces paroles,
ce témoignage serait de quelque poids, et prouverait au moins
Tantiquité de cette tradition, puisque ce Pére était mort en
420. Mais il ne faut pas se laisser imposer au nom de saint Jé-
röme : Dom Dacheri convient lui-méme que ce martyrologe
n’est point écrit de sa main. Il reconnait qu^encore que cette
piéce doive passer pour ancienne a Tégard du fond, on y a ce-
pendant fait dans la suite quantité d’additions, et tel a été le
sort des anciens martyrologes; les moines y ont ajouté les mar-
tyrs qiéils ont jugé a propos. Ce qui prouve que 1’article de la
* 111° Kal. Novembris. in Antiochiå, Nazarii, Gervasii, Protasii, et Celsi
pueri.
^ X° Kal. Octobris, Sidunis civitate, in loco qui dicitur Agaunus , natalis
SS. Mauricii, Exuperii, Candidi, Victoris, Innocencii, Vitalis, cum sociis sex
milibus quingentis octoginta quinque (Hieron. Martyrol. ap. Dacheri, Spicil.
IV, 674).
83
légion thébéenne doit étre rangé dans celte classe, c’est qu’on
y lit que ce martyre est arrivé dans le diocése de Sion; te! est
effeclivement, dans les martyrologes, la signlfication constante
du mot civilas. Or, du temps de saint Jérome, et méme long-
temps apres, on ne parlait point encore du diocése de Sion,
mais de celui å' Octodurum ou Martigny. Ce fut la que 1’évéque
siégea pendant plusieurs siécles; ce ne fut quenviron Tan 584
que le siége fut transféré ä Sion. C’est ce qu’a ignoré celui qui
a fourré le martyre de saint Maurice et de ses compagnons dans
ce martyrologe; il s’est décelé par la. Dom Luc Dacheri s’était
engagé, dans sa préface, a faire imprimer, en caractéres italiques,
ce que les moines ont ajouté de temps en temps, et qui n’est
pas de la premiére main ; il Ta fait a Tégard de plusieurs arti-
des, mais il a oublié sa promesse quand il a été question des
martyrs d’Agaune.
Le P. de FIsle a beau meltre tout en oeuvre pour soutenir
l’bistoire du martyre du Yalais , si fort ébranlée par les coups
que lui a portés Du Boiirdieu, il est bien difficile de répondre
aux raisons que cet antagoniste oppose a cette tradition. Ainsi,
tout lecteur impartial trouvera que les journalistes de Trévoux,
dans Textrait qiFils ont donné de la réponse du bénédictin [Mém.
de Trévoux., 1743, juin, p. 1021), Tont pris sur un ton trop
baut contre le ministre. « S’il est dans Tbistoire ecclésiastique
des faits , disent-ils , qui puissent étre a couvert d’une critique
témérairement basardée , n’aurait-on pas cru que le martyre des
soldats de la légion tbébéenne devait étre de ce genre ? Une re-
lation qui a toutes les marques de la sincérité et de la vérité,
dont Fauteur, par son caractére , par le soin qu il eut de s’in-
struire, par les moyens surs qiFil en avait, atteste la lidélité. »
Rappelons-nous cependant que Fauteur des actes de ces mar-
tyrs, quel qu’il soit, a la bonne foi d’avouer que, tout ce qu’il
en sait, c’est sur le rapport de quelques Genevois , qui avaient oui
conter cette bistoire a un de leurs évéques nommé Isaac. Il re-
connait , avec la méme ingénuité, qu’il ne sait pas trop bien de
84
qui ce prélal la tenait , mais il soupQonne que ce pourrait bien
élre d’un évéque Théodore, plus ancien qu’Isaac, mais plus
möderne que levénemenl d’un siécle entier. Voilä ce qu’il a plu
aux journalistes d’appeler des moyens surs de s^instruire. Mon-
taigne avait bien raison de dire , qu^en matiére de traditions de
celte nalure, les derniers qui les rapportent en savent toujours
plus que les premiers. Un événement qui passe par tant de ca-
naux difterents sans étre encore rédigé par écrit , ne peut a la
lin que se irouver cliangé et altéré.
« Une tradition conslante de 1400 ans, continuent les jour-
nalistes, le culte aussi étendu que célébre de ces saints martyrs,
un grand nombre de trés-anciennes églises dédiées en leur nom,
si tout cela ne suffit pas pour assurer un fait de cette nature,
que restera-l-il dans riiistoire qui ne puisse étre contesté? Cest
cependant ce qu’a fait un protestant nommé du Bourdieu, etc. »
Les Bollandistes ^ ou Jésuites d’Anvers, ont marqué encore
plus de mauvaise bumeur contre lui que ceux de Trévoux; ils
1’ont fort maltraité dans leur grand recueil des Vies des saints :
(( Le fameux martyre de la legion thébéenne est établi sur de
si solides fondements, disent-ils, qu’on ne sauraltassez s’éton-
ner de la témérité d’un certain petit ministre , moitié Anglais et
moilié Savoyard, qui a essayé de mordre sur cette troupe sa-
crée. Un temps viendra, s’il plait a Dieu , que nous renxerse-
rons sa dissertation, etc. * » G’est le P. Sollier qui s’était ainsi
chargé de réfuter M. du Bourdieu quand il écrivit la Vie des
saints du mois de septembre , mais la mort Ta dispensé de tenir
ses engagements.
Un de mes amis, a qui je montrais ces vivacités du P. Sollier
contre M. du Bourdieu , me dit qu’il ne serait pas difficile dy
répondre , d’aprés les régles de probabilité établies par Bollan-
dus lui-méme sur ces sortes de faits. Je le priai de me les com-
* Satis mirari nequeo Ministelli cujusdam Anglo-Sabaudici lemeritaleni,
qui agrnen illud sacro-sanctum audaci ore arrodere ausus fuerit. Acta
sanctorum, tom. VII Junii, p. 550.
85
muniquer, car les Jésuites ne ponrraient pas réciiser un sem-
blable jiige, puisqii’il était de leur société. Yoici ce que mon ami
m’envoya le lendemain :
c( Bollandus, habile critique, pose les régles suivantes, et dé-
terraine, sur la vie des saints, quatre degres différents de crédi-
bilité, qui vont toujours en dimin uant, apres lesquels ce n’esl
plus qu’incertilude \
(( Le premier et le plus haut degré de probabilité qu’il établit,
est si riiistorien, déja connu pour un bomme prudent et sans
passion , a vu lui-méme les faits qu’il rapporte. — Le second ,
si , sans les avoir \us , il les tient d'un témoin oculaire. — Le
troisiéme , s’il les tient d’un autre qui les aurait appris d’un té-
moin oculaire. — Le quatriéme enfin , si faute de tel témoin
médiat ou immédiat, il cite quelque historien qui soit dans Tun
des trois cas précédents, ou quelque acte de donation, de testa-
ment, de transaction, ou bien quelques mémoires d’auteur qui
fut aussi dans un des cas déja marqués.
c( Bollandus vous garantit la probabilité des faits, s^ils ont queL
qu^une de ces quatre conditions ; mais s’ils n’en ont aucune , il
ne sait plus si yous devez les croire ou les rejeter : quam illis
adhibeas fiderUt jure amhigas. Il fait peu de fond sur les tradi-
tions populaires, et sur ces récits ou la vérité s’altére et se perd
en passant de boucbe en bouclie , méme parmi les gens de let-
tres, a ce quil observe, et qu’il est bon de retenir.
(( Il est aisé d’appliquer ces régles au martyre de la légion
thébéenne : saint Eucher, le premier qui 1’ait mis par écrit
pour en conserver la mémoire , bien loin d’avoir vu la chose ,
ne Fécrivait qu un siécle et demi apres; ii ne la tenait, et
n’a pas pu la tenir immédiatement de personne qui Teut vue ;
3^^ ni méme de personne qui la lui ait rapportée d’aprés un
témoin oculaire; 4® il ne cite ni historien, ni acte de donation,
de testament ou de transaction , ni mémoires écrits par aucun
* Acta sandorum, tome I, Praofatio generaJis in Vilas Sanctorum, cap. 3.
86
auteur. Rien de lout cela n’est allégué dans la relation d’Euclier,
et méme sa lettre a révéqiie Salvius marque expressément le
contraire. Jeme suis informé, dit-il, de la vérité de la chose avec
des gens dignes de foi^ el ils mont assuré gu ils la tenaient de
saint Jsaac , évéque de Geneve ^ qui ^ je crois, Vaura sue du bien-
heureux évéque Tlicodore , jdus ancien que lui.
(( Toute rinformation, comme on le voit, aboutit a un simple
récit, transmis de bouclie successivement par Tbéodore, évéque
d’Octodurum, ä Isaac, puis par celui-ci a des anonymes, enfm
par ceux-ci jusquä Eiicber. D’ailleurs, il s’en faut bien que
cette succession de récit ne remonte aussi prés de Torigine que
Fexigent les régles de Bollandus. Eucher souscrivit au concile
d’Orange, temi Tan 441, et Tbéodore a celui d’Aquilée en 381,
presque un siécle apres Févénement. Mais Eucher, bien éloigné
de vouloir tromper personne, ne laisse pas ignorer la source ou
il a puisé. Remarquez sa délicatesse: il n’ose alFirmer quTsaac,
évéque de Geneve, ait appris la cbose de Tbéodore. Isaac, å
ce que je crois, dit-il simplement, Vavait apprise de Théodore.
C’est moins le combattre qu’imiter sa retenue, si Fon propose
une autre conjecture que la sienne. Il ne parait point quTsaac
et Théodore se soient connus, mais on sait bien que saint Am-
broise et Théodore se sont vus au concile d^Aquilée et a Fas-
sernblée de Milan. Or si saint Théodore eut su le martyre d’une
légion thébéenne a Aguune, il en aurait instruit saint Ambroise,
si curieux en fait de martyrs qiFil y revient cent fois, sans dire
un mot de cette légion. Tout se réduirait donc au seul récit
dTsaac, plus jeune que Théodore, et plus éloigné de Forigine,
soit pour le temps, soit pour le lieu du martyre. Il est vrai que
selon la relation d’Eucher, Théodore découvrit les corps des
martyrs ; mais elle ne Favance que sur un bruit qui courait de
Gon temps et qui ne venait d’aucim récit dTsaac ni de Théo-
dore, pareil au récit que la lettre a Salvius allégue pour Fhis-
toire du martyre.
(( Quoi qiFil en soit, Bollandus détaille fort au long les incon^
87
vénients de ces récits qiii so transmetlent ainsi de bouche, et
les altérations quils soulFrent dans leurs principales circon-
stances. Je raconle (dit-il), un fait ä quelque ami\ qui le débiie å
d^aiUres^ et ceux-ci le répandent si fort^ quenfin il revient jus-
quå moi, mais tellement défiguré quefaipeine å le reconnaitre. »
Yoila, ce me semble, de quoi justifier parfaitement M. du
Bourdieu de ses doutes sur la vérité de cette histoire. Yous au-
riez souhaité, Monsieur, qu’il eut apporté un peii plus de iné-
nagements en combattant la legion thébéenne. Je conviens avec
vous qu’il eut pu adoucir un peu la maniére dont il a traité ce
sujet; mais je vous prie de considérer que 1’église, dans le con-
eile de Gonstantinople, en 692, condamne elle-méme les vies
fabuleuses des saints et des martyrs, et que des auteurs catho-
liques romains ont pris la liberté que s’est donnée M. du Bour-
dieu, de iraiter de fables certaines légendes de martyrs. On a
débité assez longtemps Tliistoire merveilleuse des onze milles
vierges, qu’on prétendait avoir été martyrisées a Gologne : le
pére Sirmond les a, d’un trait de plume, rayées du martyrologe.
Doit-on trouver mauvais qu’un protestant, a Taide d’une bonne
crilique, fasse la méme chose a Tégard de ces 6000 soldats
thébéens, qui, bien examinés, se trouvent étre aussi des martyrs
chimériques ?
La dissertation de M. du Bourdieu a produit son elFet, au
moins parmi les protestants. Une année apres son impression,
parurent les Annales ecclesiaslici de M. Basnage de Flottemen-
ville, ou le récit de la legion thébenne est traité de fable, et ré-
futé par des objections auxquelles il est bien difficile de répon-
dre (tome II, p. 578).
Pour les catlioliques, il ne faut pas sattendre qu’ils se ren-
dent a ces preuves : ils iront toujours leur cbemin. Quantité de
paroisses ont choisi saint Maurice pour leur patron, et ne le
changeront pas. Le roi de Sardaigne Yictor-Ämédée, sur la fin
de son régne, ordonna par ses Constilutions que cette féte fut
généralement cbömée dans ses Élats. Serait-ce, comme quel-
88
ques-uns font dit, comme une espéce de reparation faite aux
martyrs thébéens contre les doutes injurieux du ministre pro-
testant? Serait-ce que, lorsque les adversaires de TÉglise ro-
maine traitent quelques-uns de ses saints, de saints de contre-
bande, il doive en résulter un plus grand honneur conféré a
ces saints douteux? Je ne le pense pas. Encore que M. du
Bourdieu eut été chapelain de mylord Schomberg en Piémont, le
roi Victor n’a probablement jamais su qu’il eut écrit contre
riiistoire de saint Maurice et de ses compagnons. Les Princes
ne s’embarrassent guére des hostilités de la République des
lettres. La véritable raison de cette mesure, c’est que le roi
Victor, quand il fut vieux, donna dans la dévotion : il ordonna
de célébrer de méme la fete du saint-suaire, et quant a saint
Maurice, il ne faut pas oublier qu’il est regardé comme le pa-
tron du Piémont et de la Savoie, et qu’il y a un ordre de Che-
valiers établis sous son nom, dont le duc de Savoie est le grand
maitre.
V
RÉPONSE A QUELQUES QUESTIONS SUR L’HISTOIRE
ECGLÉSIASTIQUE DU VALAIS.
(L’ordre dievaleresque desS.S. Maurice el Lazare — la croix dc Savoie. — I/ahbaye de
Sainl-Maurice en Valais, et le prélendii prodige des poissons de son vivier. — Relique
dn poiils dii roi saint Sigismond. — Ou élait Epaune, lien de la lenue d’un concile
celebre, en 51 J ? — Uéboulement du inonl Tauredvnum. — Epenassex en Valais ;
ce nom dérive probablenient peigneurs de chanvre),
{Journal Helvétique, Aout 1746.)
Monsieur ,
Vous revenez encore sur un sujet qiii nous a déja occupé
as^-^ez longtemps, el que je regardais comme a peu prés épuisé.
89
Vous souliaitez de nouveaux éclaircissemenls relatifs a Fliisloire
du Yalais, ou de la legion thébéenne. J’avais dit un mot, dans
ma derniére lettre, de la clievalerie de saint Maurice, dont les
ducs de Savoie portent le titre de grands maltres. Yous com-
mencez par la vos nouvelles questions, et vous voulez que je
vous marque la date de Fétablissement de cet Ordre.
La plupart des historiens regardent comme Finstituteur Ämé-
dée Yin, le dernier comte et le premier duc de Savoie. Ils pre-
tendent que ce prince s’étant retiré avec six seigneurs de sa
cour, dans la solitude de Ripail le , les cboisit pour étre les
premiers cbevaliers de FOrdre. Ge qubl y a de certain, c’est
que ce prince fonda des cbanoines réguliers, sous la régle de
saint Augustin; mais i! ne s’agissait point encore de Fétablisse-
ment de cette clievalerie. Il parait, par la bulle de Grégoire XIII,
du 16 septembre 1572, que cet établissement est beaucoup
plus récent. Le P. de FIsle, qui a tåcbé de donner a Fbistoire
du martyre de saint Maurice le plus d’anliquité qu’il a pu, se
range cependant au sentiment de ceux qui ne font pas remon-
ter plus baut cette clievalerie qu’au temps de ce pape. Il adopte
la date que lui a donnée le P. Héliot, dans son Eisloire des
ordres religieux ^ .
Le pontife accorde a Emmaniiel-Pbilibert, duc de Savoie, ia
permission dbnstituer un ordre de clievalerie sous le nom de
Saint-Maurice, pour repousser les efforts des bérétiques et des
infidéles Le P. Héliot nous spécifie un peu mieux les inten-
tions du pape. Il lui fail dire dans sa bulle, que ce qui a porté ce
prince a établir cette clievalerie, c^était « pour s’opposer ä Fbé-
résie qui s’introduisait dans ce temps-la dans plusieurs provin-
ces, et dont les frontiéres de Savoie étaient menacées, a cause
du voisinage de Geneve, qui était le centre de Fbérésie de Cal-
vin, d’ou elle s’était répandue aox environs.)i Ne soyez plus
‘ Torne VI, page 80.
^ Ad sustinendos et propulsandos quosvis hcereticorum et inJEideliiim
impetus.
90
surpris apres cela, Monsieur, si un ministre s’est déclaré contre
saint Maurice, puisque le voila chef d’une troupe de braves, qui
en veulent a la religion protestante, et qui font vceu de s’oppo-
ser a ses progrés. Les hostilités de part et d’autre ne doivent
plus nous étonner.
Je ne dois pas oublier de remarquer que Grégoire XIII, dans
une autre bulle du 13 noveinbre de la méme année, unit a cet
Ordre celui de Saint-Lazare, qui était fort déclm de son pre-
mier état. Il voulut par lä augmenter les revenus de la nouvelle
cbevalerie de Saint-Maurice.
Puisque nous en sommes au redressement de quelques er-
reurs qui regardent Tbistoire de saint Maurice, en voici encore
une de ce genre. On dit ordinairement que la croix blancbe des
armes de Savoie est Tétendard méme de ce tribun. Les prédi-
cateurs qui précbent le jour de la féte de ce saint, et qui font
son panégyrique dans notre voisinage, ne manquent guére de
remarquer que c'est du cbef de la légion thébéenne et de son
étendard, que leurs princes ont tiré leurs armes. Mais le pére
Menestrier, fort expert dans les matiéres du blason, a réfuté ce
sentiment vulgaire, et prouvé que la croix de Savoie a une tout
autre origine.
<( Ges armoiries sont de gueule ä la croix d’argent, dit-il. On
débite lä-dessus une fable, qu Amédée le Grand avait fait lever
avec ses troupes le siége de Rbodes, et qu’ensuite les chevaliers
de Rbodes le priérent de prendre leurs armoiries. Guicbenon
a réfuté cette fable, mals il na pas donné la véritable origine
de ces armoiries. Ge sont celles de Piémont, et originairement
celles de saint Jean-Raptiste , comme la croix de gueules sur
argent est celle de saint Georges. Toute la Lombardie a été
autrefois sous la protection de saint Jean-Raptiste. Paul Dlacre
a remarqué que Thodelinde, reine des Lombards, fit båtir, ä
douze milles de Milan, im magnifique temple en riionneur de
saint Jean-Raptiste, pour se mettre sous sa protection, avec le
roi son mari, qui avait été duc de Turin, ses enfan ts et toute la
91
nation des Lombards. Les anciennes armoiries de Savoie étaient
Talgle; mais depuis que les comles de Savoie furent maitres du
Piémont, ils prirent la croix de saint Jean-Baptiste ^ »
La seconde question que vous m’avez faite regarde Fabbaye
de Saint-Maurice, dont vous voudriez connaitre im peu Fbis”
toire. Pour vous épargner la peine de feuilleter les auleurs qui
en ont parlé, je vais vous en niarquer les principaux trails. Vous
savez déja que c’est Sigismond, roi de Bourgogne, qui la fonda
au commencement du sixiéme siécle. On prétend quil y mit
jusqu’a 900 moines, ce qui parait un peu exagéré. Lai trouvé
celte circonstance dans la Vie de saint Sigismond^ écrite par
un capucin nommé le P. Sigismond de Saint-Maurice. Yoici
quelques autres particularités que j’ai tirées dela méme source.
Il nous apprend que Louis le Débonnaire, roi de France, passa
a Saint-Maurice Fan 815 environ , qu’il trouva les religieux
fort déréglés, qu’il les en chassa, qu’il y établit des chanoines
et un prévöt pour les goiiverner. Vous n’avez pas oublié, sans
doute, ce que j'ai rapporté dans une de mes précédentes lettres,
d’aprés la Chromque de Marins^ que peu d’amiées apres la
fondation du roi Sigismond, les religieux de Saint-Maurice sor-
tirent de leur monastére, une belle nuit, pour égorger leur évé-
que et son clergé.
On trouve, dans les arcbives du monastére, qu’il fut ruiné
de fond en comble par les Sarrasins, environ Fan 900. Baro-
nius rapporté qu’ils le briilérent encore quaranfe ans apres.
Outre ce qu’il a souffert de Fincursion de ces barbares, il a
aussi élé détruit d’autres fois par les guerres de Savoie, de
France et de Bourgogne. Mais Rodolphe, roi de Bourgogne, le
rétablit en 1014.
Les chanoines qui y étaieni de la main de Louis le Débon-
naire, se conduisirent bien pendant un espace assez considé-
rable. Mais a la fm le déréglement s’y glissa comme auparavant,
^ Le P. Menestrier, Recherches sur le Blason. Torne IJ, page 130.
92
et en viron Tan 1130, le comte Amédée de Savoie y établil
d’autres chanoines, connus sons le nom de chanoines réguliers
de Saint- Augustin. Ceux qui y sont aujourddiui sont du méme
Institut.
Le monastére fut brulé en 1347 et 1560. Le dernier mal-
heur qu’il a éprouvé, fut encore un terrible incendie qui le con-
suma presque entierementTan 1 692 ou 1693 : il n’y eut d’épar-
gné qu’un petit corps de logis et Teglise. Gette église avait aussi
beaucoup souffert auparavant du voisinage de la montagne. En
1611, il se délaclia des pierres du rocber, qui écrasérent les
voutes du choeur, rompirent les formes et firent bien d’autres
ravages. Depuis ce temps-la on a trouvé a propos de s’éloigner
d’un si mauvais voisin, et on a rebåti 1 eglise un peu plus loin
de la montagne.
Le bon pére Sigismond, qui m'a fourni les principaux mé-
moires pour celte petite bistoire de ce monastére, que vous
avez soubaitée, m’apprend une particularité plus curieuse que
toutes les révolutions que cette maison a essuyées. C’est une
merveille dont je ne connais aucun autre exemple. Je vais
transcrire fidélement le récit que nous en fait cet historien.
DcscHptSom resMar<jBiable des poissons qai sont dans le vivier
du Monastére de Saint-Maurice.
« Entre les oeuvres merveilieuses quelegrandDieuaopérées
au saint Heu d’Agaunum, sont les poissons qui se nourrissent
dans le vivier. Ges poissons, de toute antiqiiité, et depuis la
fondalion du monastére faite par saint Sigismond, ont servi da-
vertissement aux religieux qui devaient mourir. Quand il mou-
rait un de ces religieux, en méme temps mourait un de ces
poissons ; mais souvent aussi le poisson mourait le premier, et
c etait un signe et présage de la mort prochaine de quelqu’un
d’eux; ce qui leur donnait a tous sujet de se bien préparer a la
mort'. »
* Vie de saint Sigismond, a Sioii 1G66, cliap. XXXI.
93
Il me semble, Monsieur, d’avoir lu dans la légende que saint
Åntoine de Padoue préchait quelquefois aiix poissons, plus sage
en cela que saint Fran^ois d’Assise, qui endoctrinait de temps
en temps les hirondelles, lesquelles, au lieu de Fécouler, ne fai-
saient que chanter ou babiller. Les auditeurs aquatiques de
saint Antoine observaient beaucoup mieux le silence. Mais ad-
mirez la merveille! Voici ces auditeurs si silencieux devenus
prédicateurs. Ils exbortent les religieux de Saint-Maurice a re-
vétir les dispositions requises pour bien mourir, et ils sacri-
fient leur vie pour tirer de la sécurité ces religieux relåchés !
Le P. Sigismond ajoute que cette singularité a cessé depuis
Fan 1615, et il avoue en méme temps qu’il ne saurait imaginer
quelle peut étre la raison de cette disconlinuation. Il me semble
cepeodant que le bon Pére, avec un peu de meditation, aurait
pu expliquer la cessation de cette merveille. Yoici ce qu’il au-
rait pu dire la-dessus. Il a rapporté dans les temps anciens de
fréquents déréglements des religieux. Alors des avertissements
extraordinaires, pour les faire penser a la mort, étaient a leur
place. Comme on peut supposer que des le dix-septiéme siécle
leurs mceurs ont été plus réglées, de méme que celles du reste
du clergé, alors ce phénoméne effrapnt n’aura plus été si né-
cessaire.
Voila Fexplication qu’aurait pu donner Fhistorien franciscain,
dont le livre est rempli de réflexions et de moralités a sa ma-
niére, c'est-a-dire qui sentent fort le couvent. Si vous me de-
mandez la mienne, elle est beaucoup plus simple, c’est de nier
le fait, c’est-a*dire que ia mort d’un poisson du vivier de Saint-
Maurice se soit toujours rencontrée, pendant plusieurs siécles,
avec celle d’un religieux. Gette merveille nous vient du pajs des
fables. Vous avez pu voir, Monsieur, dans mes lettres précé-
dentes, tant d’événements apocrypbes qui sont crus dans le
Yalais, que vous n’aurez pas de peine ä j joindre la merveille
des poissons.
On trouve dans VArt de penser une excellente régle, et qui
94
est d’un grand usage. La voici : « Quand il s'agit de recher-
cher les causes des effets extraordinaires que Ton propose, il faut
d’abord examiner avec soin si ces effets sont véritables, car
souvent on se fatigue inutllement ä chercher des raisons de
cboses qui ne sont point. Il y en a une infinité qu’il faut ré-
soudre en la méme maniére qiie Plutarque résout cetle qiies-
tion qu’il se propose : Pourquoi les poulains qui ont élé courus
par les loups^ sont plus vites que les autres? Apres avoir essayé
d’expliqiier cette xilesse, qui est restée aux poulains qui ont eu
des loLips a leurs trousses, propriété beaucoup plus croyable
que celle qffon a attribuée aux poissons de Saint-Maurice, il
abandonne cependant cette tentative, et s’en lient a nier le fait.
Cette solution, qu’on doit si souvent appliquer aux cboses na-
tiirelles, convient encore niieux aux merveilles surnaturelles •
qu’on nous débite si souvent. Je conviens qu il peut élre arrivé
par hasard que quelque poisson du vivier sera mort en méme
temps qffun religieux; un exemple oii deux de cette nature
auront pii donner lieu a chercher de la liaison enlre ces deux
événements. Rien de plus commun que le sophisme: Post hoc,
ergo propter hoc.
Pour bien juger d’un événement, il est bon encore de con-
naitre le caractére de riiislorien qui nous le rapporte. Le nötre
est d’une crédulité excessive. Je pourraisvous en citer plusieurs
traits qui vous divertiraient, mais pour abréger je me contente-
rai de vous faire part d’une relique singuliére qu’il nous annonce
dans son ouvrage. On y trouve un long chapitre ou il fait le dé-
tail de toules les reliques de saint Sigismond que Ton conserve
dans diverses églises. Yoici la derniére dont il fait mention :
f( Au duché de Savoie, dit-il, au bas du Faucigny, au-dessus de
la ville de Cluse, il y a une paroisse qui s’appelle Saint-Sigis-
mond, et son église aussi, dans laquelle est conserve bonora-
blement le pouls du méme saint (^pulsus arterice). » Yoila qui
n’assortit pas mal le fameux Ilem de saint Joseph
* Vie de saint Sigismond, page 516.
95
Pemlant le régne de Sigismond et dans ses Élats, Fon lint
un concile qui est connu sous le nom de concile d’Epaune. Les
écrivains ecclésiastiques le placent a Fan 517. Si le temps en
est bien connu, il n en est pas de méme du lieu. On est fort em-
barrassé a le déterminer. M. Briguet s’est prévalu de cette in-
certitude; il a trouvé a propos de mettre Epaune dans le Valais,
et de faire honneur a son pays de la tenue de ce concile. Il le
dit formellement dans son Valesia Cliristiana^ mais il renvoie a
une dissertation qu’il avait pubiiée queiques années auparavant,
ou ce sujet est traité d’une maniére plus étendue^ Yous en
avez vu Fextrait dans le Journal lielvétique^. Yous m’en de-
mandez mon sentiment, et c’est par la que vous fmissez votre
ieltre.
Si je voulais me dispenser de vous répondre un peu en dé-
tail, je n’aurais. Monsieur, qua vous prier d’abord de faire
attention au peu d’importance de ce que vous me demandez. Il
est assez inutile d’approfondir ce point de géographie. Il iFest
intéressant que pour les Yalaisans, qui illustrent leur pays en y
plagant un concile de plus. Mais si j’insistais trop sur cette inu-
tilité, vous me soup^onneriez de vouloir éluder la question; il
vaut donc mieux tåcber de vous satisfaire.
Il y a des sujets peu importants par eux-mémes, qui ne
laissent pas de piquer la curiosité des gens de lettres, seule-
ment parce qu’il est difPicile de les éclaircir. Celui-ci est a peu
prés de ce genre. Epaune est aujourdlmi un lieu presque abso-
lument inconnu; aussi les savanis sont fort partagés pour en
fixer la situation. Yous me dispenserez de rapporter leurs dif-
férents sentiments. M. Briguet Fa fait, et il essaie de faire pré-
valoir le sien ; mais, quoi qu’il en puisse dire, un diplome de
Louis le Débonnaire ne permet pas de placer Epaune hors du
diocése de Yienne ^ Avitus, qui en était évéque, souscrit le
* Concilium Epaunense assertione clarå et veridicå loco suo, ac proprio
fixiimin Epaunensi parochiå Vallensium, vulgo Epenassex. Seduni 1741.
^ Journal Helvétifjue, juin 1742, p. 87.
^ Un acte de Tan 831, rapporté dans les Capitulaires de Baluze, t. Il, col-
96
premier h ce concile, et y présida sans doute. Dans la lettre
circulaire qu’il écrivit pour y convoquer les évéqiies de sa pro-
vince, il marque qu’il avait choisi Epaune comme le lien le
plus commode pour la célébralion de ce concile, eu égard a
réloignement des prelats qui devaient s’y rendre. Vous savez.
Monsieur, que le royaume de Bourgogne, dans ce temps-la,
commen^ait ä Orange et finissait dans le Valais. Le voisinage
de Yienne convenait donc a tous les évéques du royaume de
Bourgogne : c’en était le centre, au lieu que ceux qui seraient
venus d’Orange jusque dans le Valais, auraient fait bien du che-
min. Voyez, je vous prie, une dissertation de M. le president
de Valbonnais, oii il démontre qu’Epaune doit étre dans le dio-
cése de Yienne : vous la trouverez dans les Mémoires de Tré-
voux^ février 1715, art. 22,
Il s agit présentement de voir si les raisons de M. Briguet ,
pour placer Epaune dans le Yalais, peuvent balancer celles-la.
Il combat d’abord le sentiment de M. de Valbonnais par cette
raison, que TEpaune du diocése de Yienne n’était qu’une paroisse
ou un village, qui ne devait pas étre assez connu pour qu’Avitus
se fut contenté de le nommer pour le rendez-vous du concile,
sans aucune auire indication, au lieu que TEpaune du Yalais ne
pouvait pas étre ignoré a cause du voisinage d’Agaune, et du
plaisir que Sigismond se faisait de fréquenter ce lieu.
L’auteur nous fait ensuite la description de cet Epaune du
Yalais. G’était, dit-il, un bourg fortifié et célébre, surtout par
ses excellents påturages, par la bonté de ses eaux et la pureté
de Tair, par ses ricbesses , a cause du passage de 1’Italie , de la
France, de la Suisse et de TAllemagne. Le pieux Sigismond
2433, dit: Vicum qui dicitiir Epaonis, qui erat ex rogione S. Mauritii, c’est-
å-dire, vis-å-vis de la principale église de Vienne dédiée å saint Maurice.
On voit aussi dans la Diploinatiqiie du P. Mabillon, p. 566, qu’Epaone pou-
vait étre vu de Vienne méme, étant : in vicinia et in prospectu ipsorum Archi-
episcopi et Canonicoruin Viennensium. Epaone ou Epaune, car ces deux
inots se prononcent de méme, était une paroisse du temps d’Avitus, propre
å y tenir un concile, mais qui était d(qa presquc ruinée en 831.
97
allait s’y récréer assez fréquemment ; il y élait surtout attiré par
la vénération qu’il avait poiir les reliques des martyrs thébéens,
et ce fut ia qiie ce prince fit convoquer le concile. Malheureuse-
meiit ce pelit paradis terrestre se trouva situé trop prés d’one
haate montagne dont les fondements écroulérent; elie lomba
sur le bourg et Técrasa. Notre auteiir cite la Chronique de Ma'^
riu.% qui décrit cet accident tragique, arrivé de son temps, que
Fon fixe a Fan 562. Grégoire de Tours le rapporte aussi ä peu
prés de la méme maniére ; Fun et Fautre ajoutent cette circon-
stance étonnante, c’est que le cours du Rböne ayant été arrété
par la cbute subile de cette montagne, quand cet amas d’eaux
eut rompu ses digues, il causa du désordre jusqu’ä Geneve, a
Fautre extrémilé du lac. Il emporta notre pont, nos moulins, se
jeta dans la ville méme , ou plusieurs personnes furent noyées.
Je remarquerai, en passant, que, pour rendre cette relation
croyable, il faut nécessairement supposer une circonstance que
ces deux historiens ont omise, c’est que la cbute de cette mon-
tagne fut causée par un tremblement de terre qui se fit sentir
en méme temps a Geneve , et dont les secousses causérent le
désordre qu ils rapportent. On nous apprend que la montagne,
dont se détacba la terrible masse qui fit tous ces ravages, s’ap-
pelle aujourddiui le Jorat. Son nom ancien est le mont Taurus.
Mais quelle preuve a-t-on qu’au pied de ce mont il y eut au-
trefois un bourg appelé Epaune? M. Briguet allégue pour cela
la tradition du pajs. Pour lui donner plus de poids, il a prié
M. Fabbé Glaret de lui expédier un certificat la-dessus , qu’il a
inséré dans sa dissertation. Il cite quelque poéte möderne, qui
a dit que la legion tbébéenne avait souffert le martyre a Epaune
pour Agaune. Il reste aujourdliui un village fort ä portée du
lieu ou doit s’étre tenu ce concile; il porte le nom d’Epenassex,
ou notre cbanoine croit reconnaitre visiblement Fancien nom
d’Epaune.
Il ne dissimule point une difficullé qu’on peut lui faire sur la
tenue de ce concile dans le Valais , c’est qu’on pourrait bien
T. II. 7
98
Tavoir confoiidu avec celiii d’Agaune. Voila deux assemblées
d’évéques que l’oii place a demi-lieue Tune de Taiitre, et doiit les
dates se rapportent aussi; les mémes maiiéres furent agilées a
peu prés dans ces deux conciles ; il est donc assez naturel de
n’en faire qu’un. Mais M. Briguet indique, dans le dernier cha-
pitre, plusieurs circonstances différenles dans ces deux conciles,
et il a beaucoup de penchant a croire qu’ils ne sauraient étre le
méme; cependant il suspend son jugement et il en soumet la
décision a Benoit XIY. Si vous le trouvez ä propos , Monsieur,
nous nous en rapporterons aussi a ce qu’en dira le saint-pére.
La preuve que notre chanoine trouve la plus trioinphante ,
pour placer ce concile dans le Yalais, c’est qu’il est reste des
traces bien marquées du nom d’Epaune dans un viilage voisin
du lien ou devait étre cet ancien bourg avant qu’il fut écrasé.
On trouve tout pi és de la un hameau qui porte le nom d’Epe-
nassex, visiblement dérivé d’Epaune. Le P. Sigismond, capucin,
se vante d’étre le premier qui ail fait cetle découverte , et il
s’étend beaucoup a la mettre dans tout son jour dans les clia-
pilres XXXIV et xxxix de la Vie de saint Sigismond. Pour juger
de la validité de celte preuve, je ne crois pas, Monsieur, qu^il
soit nécessaire de recourir au saint-pére, comme pour la ques-
tion précédente. Peut-étre que, connaissant vous et moi le lan-
gage du pays , nous sommes plus en état que lui de trouver la
véritable origine du nom de ce village.
Tous les savants conviennent que, pour retrouver les anciens
lieux dont a parlé quelque historien , il faut faire attention aux
noms mödernes voisins du lieu dont on cherche ia position , et
(jue , lorsqu'on y trouve quelque conformlté , c’est déja la une
indication fort iitile. L’abbé Lebeuf, chanoine d’Äuxerre, a dé-
couvert par celte mélhode quantité d’endroits des Gaules dont
avaient parlé les anciens historiens et qu on ne reconnaissait
plus aiijourd’hui, mais celte régle doit étre employée avec beau-
coup de précaulion. La preuve qu’on en tire n’a de force qua
la suite de quelques autres, el elle n’est plus d’aiicun poids si,
99
dans le langage möderne du pays, ce nom signifie quelque chose
qui ait pu étre une occasion naturelle d'appeler ainsi ce lieu#
Il semble bien d’abord qu'Epaune peut avoir fait Epenassex,
mais afin que la ressemblance de ces deux mots ne vous im-
pose pas trop , ii est bon de vous avertir que , dans le patois de
Savoie, ce mot, ou un toul semblable, signifie un bomme qui
peigne le chanvre \ La Savoie et le Valais sont assez voisins
pour que le peuple ait le méme idiome, ou au moins fort res-
semblant. 11 y a donc beaucoup d’apparence que quelque ou-
vrier qui peignait le cbanvre , et qui demeurait dans ce lieu ,
aura été foccasion de Fappeler Epenassex, c’est-a-dire le village
ou Ton peigne le cbanvre. Rien de plus naturel que de designer
ce bameau par le métier que Ton y exer^ait, métier au reste
tout a fait relatif a la vie champétre. Si cette origine n’est pas
si propre a illustrer le lieu que celle que lui donne M. Briguet,
elle est au moins plus vraisemblable.
Quelle étrange cliute, dira-t-on ! Des Péres d’un Concile deve-
nus peigneurs de cbanvre ! Mais , Monsieur, je ne vois pas qu il
y ait la de quoi tant se récrier, car, apres tout, cette cbute n’est
pas aussi funeste que celle de la montagne qui écrasa autrefois
ce bourg; celle-ci ne fera un mal réel a personne. Tout se ré-
duil a dégrader un peu un lieu que lon avait voulu , assez légé-
rement, rendre célébre par la tenue d’un concile. On a bien des
exemples de ces origines savantes , que lon a essayé de donner
ä quelque endroit pour lequel on s’alfectionne , et quil faut en-
suite prendre au rabais quand on les examine mieux.
‘ Les paysans de Savoie appellent les peigneurs de chanvre, des épe-
nassieux.
100
c. SAVOIE.
VI
LETTRE SUR AMÉDÉE VIII, DUC DE SAVOIE, ÉLU PAPE
SOUS LE NOM DE FÉLIX V.
{Bibliothéqtie Fmn(aise, d’Amslerdain, tome XLI, [jremicre partie, 1745).
Monsieur ,
Yous \enez de lire YlHsloire de Louis XI ^ par M. Duclos.
Yous me demandez ce qiie je pense du porlrait que cet au teur
a fait d’Amédée YIII et de la vie voluplueuse qu’il lui fait mener
a Ripailie. Yoici ce qu’il en dit:
« Le concile de Båle ayant déposé Eugéne en 1439, avait
élu Ämédé YOI, duc de Savoie. Ce prince, apres avoir cédé ses
Elats a son fds, s’était reliré auprés de Geneve, dans le chåteau
de Ripailie, ou il menait, avec quelques courtisans, la vie la
plus voluptueuse. Cependant, comme sa retraile avait fait beau-
coup d’éclat, et que ses plaisirs étaient ignorés, le concile Té-
leva au pontificat sous lenom de Felix Y L »
Je vous avoue , Monsieur, que j’ai été surpris que cet acadé-
micien ait donné ainsi , sans examen , dans le préjugé vulgaire.
Il nous déclare, dans sa préface, qu’il a méprisé les traditions
du peuple , qu’il a supprimé les fables qui ne doivent leur nais>
sance qu’a des bruils populaires, et je crois que la vie volup-
tueuse de ce prince est ime tradition fabuleuse. Mais comme ce
qui regarde Amédée YIII n’entrait qu incidemment dans YHis-
toirede Louis XI , cet historien n’aura pas cru devoir examiner
si scrupuleusement cet artide. Il a voulu reserver toute son at-
tention et toute son exactitude , pour son sujet principal.
^ Histoire de Louis XI, tome I, page i08.
101
Pour moi, dont la tåche est de discuter ce fait, je vais , puis-
que vous le souhaitez , Texaminer un peu en détail. Vous pré-
lendez que je dois étre en main pour cela, comme voisin du
lieu oil s’est passé la scéne. Il est vrai que Ripaille n’est qu’ä
cinq ou six lieues de Geneve, au bord du lac Léman; mais il est
fort douteux que ceux qui sont a portée de cet endroit, aient,
par cela méme, plus de facilité que les autres a répondre a votre
question. Il est vrai que si le voisinage ne nous donne pas plus
de lumiéres sur ce point d'histoire que n’en ont ceux qui vivent
dans des pajs éloignés , il le rend au moins un peu plus inté-
ressant, et fait que Fon s’affectionne a traiter ce sujet.
Il faut convenir d’abord que celte vie sensuelle et volup-
tueuse, que Fon atlribue a ce prince dans sa retraite, ne s’ac-
corde pas avec Fidée avantageuse que la plupart des historiens
nous en ont donnée ; elle ne s’accorde guére non plus avec le
choix du concile de Båle, qui jeta les yeux sur lui pour occuper
le tröne pontifical. Yous m’avouerez, Monsieur, que c'est déja
un phénoméne des plus singuliers de voir un concile , dans Fem-
barras ou il se trouvait pour Félection d’un pape , penser a un
prince séculier, qui avait été marié , qui avait plusieurs enfants ,
et qui n’ avait re^u aucun des ordres sacrés. On ne peut expli-
quer ce choix des Péres du concile, que par la grande idée que
Fon avait de ce prince et par la bonne réputation qu’il s’était
acquise ; il avait abdiqué le gouvernement de ses Etats depuis
deux ou trois années ; il avait cboisi la solitude pour y vivre
dans la dévotion. Tant qu’il avait été dans le monde, la plupart
des princes de FEurope avaient eu recours a lui pour accorder
leurs dilFérends ; il semblait étre Farbitre né des démélés des
souverains , et on Fappelait a cause de cela le Salomon de son
siécle, L’estime générale dont jouissait ce prince détermina donc
en sa faveur les Péres du concile.
Outre ses talents , il parait que Fon fit aussi grande attention
a sa conduite. Åvant que de Félire, on prit des informations de
sa vie et de ses moeiirs, d’ou ii résulta « qiFil avait toujours été
102
fort régulier dans sa conduite , assidu aux otFices divins , exad
a réciter tous les jours le bréviaire, quoiqiie prince laique ^ »
Énée Sylvius, qui devail étre bien informé, puisqu’il était
secrélaire du concile deBåle, rapporle de cette maniére Télec -
tion de ce prince : « Il y en eut un , dit-il, qui eut plus de voix
que tous les autres, c’est le irés-excellent Amédée, duc de Sa-
voie , doyen des chevaliers de St-Maiirice de Ripaille', dans le
diocése de Geneve. Les seize électeurs , considérant qu’il élait
alors dans le celibat, et qu’il vivait en religieux, le jugérent
digne du gouvernement de FÉglise. » Ce méme auteur inlroduit
ensuite un des membres du concile , qui fait un long et magni-
fique éloge d’Ämédée, surtout de sa dévotion. Il dit, entre au-
tres choses , « qu’il ne portait d’habits que ceux qui étaient né-
cessaires pour se garanlir du froid , et qu’il ne mangeait que ce
qu'il fallait pour ne pas mourir de faim ^ » Assurément ce n’est
pas la le portrait d^un voluptueux ou d’un débauché.
Félix Y, apres avoir fait dans la suite sa cession du pontificat
a Nicolas Y, qui vous est trop connue pour en rapporter le dé-
tail , se relégua une seconde fois dans sa solitude de Ripaille ,
ou il passa le reste de ses jours dans un honnéte et pieux loisir.
Ily vécut exemplairement avec ses chevaliers de Tordre militaire
de St-Maurice. Sa conduite y fut innocente et réguliére. « Il n’y
a donc point de fondement , conclut le conlinuateur de Tabbé
Fleury, dans ce que quelques auteurs ont avancé qu’on y vivait
dans les délices et dans la bonne cliére. » Mais qui sont ces au-
teurs qui ont cherché a décrier ce prince par cel endroit-la?
Puisquhl sagit dhnstruire le procés, il ne faut point les dissi-
inuler.
Je ne crois pas quhl faiile s’arréter ä ce qu’en a dit le Pogge,
Florentin. Son témoignage doit étre laissé a quartier; outre qu’il
était naturellement caustique et rnordant, qu'il s’était dilfamé
’ Contiiiuation de 1’Histoire ecdésiastique de Fleury, sur fan 1459.
^ Enée Silvius, Histoire du concile de Båle, liv. II, p. 107,
103
lui-méme par ses médisances, il était encore secrétaire du pape
Eugéne IV, el a ses gages, c est-a-dire que sa plume était vendue
ä Tantagonisle de notre Félix V. C’est apparemment le Pogge,
qui miniita la lettre circulaire qu Eugéne adressa aux princes
chrétiens, ou Amédée, par un mauvais jeu de rnots, est appelé
Asmodée , et ou Ton dit que « c’est a rinstigalion de certains
sorciers vaudois, qui sont dans son pays, qu’il a pris d’abord
le masque d’ermite. » De semblables invectives ne méritent pas
d etre rapportées. Il est bon cependant de remarquer que , dans
celte violente bulle, ou Fon ne garde aucune mesure avec ce
prince , on ne Fattaque pourtant point sur sa sensuallté. Ge si-
ience ne vous parait-il pas déjä d’un grand poids?
Mais un ténioignage qui n’est nullement favorable a notre
solitaire de Ripaille, et que Fon ne saurait supprimer, c’est celui
de Monstrelet; i! était son conteinporain , el, par conséquent,
il doit étre écouté préférableinent aux historiens mödernes. Voici
donc comme il en parle : « Quant au gouvernement de sa per-
sonne, il retint encore vingt de ses serviteurs, pour lui servir,
et les autres qui se mirent prestement avec lui en firent depuis
pareillement, chacun selon son état. Et se faisoient, lui et ses
gens , servir en lieu de racines et d’eaux de fontaine , du meii-
leur vin et des meilleures viandes qu’on pouvait rencontrer * . »
Voila Fhistorien qui a fait le plus de tort a Amédée ; il démenl
'formellement les éioges qu’on lui avait donnés sur son genre de
vie mortifié. Gomme on a plus de penchant a croire le mal que
le bien , Monstrelet semble avoir donné le ton ä la pluparl des
auteurs qui, dans la suite, ont eu occasion de parler de la re-
traite de ce prince.
Il faut convenir que ce narré de Monstrelet embarrasse d’a-
bord ceiix qui veulent conserver une idée avantageuse du soli-
taire Amédée. Get historien était un homme de qualité, et gou-
verneur de Gambrai ; il se piquait de rapporter exaclement les
* Chmiique d’Enguerrant de Monstrelet, tome H, page 100.
104
faits , et il déclare dans sa préface qu’il écrira son liisloire avec
toute la sincérité possible. Tout cela va le mieux dii monde,
pourvu qu il n’ait eu ancun intérél h dégiiiser ou a allérer les
événements ; car, des que la passion s’en inéle, il ny a plus de
sincérité ni de bonne foi qui tienne. L’esprit de parti est une
source inépuisable de faux jugements. Un bruit populaire qui
tend a décrier une personne qui n’esl pas dans nos intéréts, est
regu avec avidité, comme un fait cerlaiu. Relisez, je vous prie,
dans VArt de j)cnsei\ un beau cbapitre sur ces sopblsmes d’in-
lérét ou de passion.
Pour bien juger du léinoignage de Monstrelet, il nous faut
donc voir présentement quelles pouvaient élre les dispositions
de cel historien a Tégard d^Amédée. Pour pénétrer dans son in-
lérieur, il me semble qu’il n’y a qu’a tåcber de découvrir ce que
son mailre, je veux dire le duc de Bourgogne, pensait lui-
méme de ce prince, et coniment il en |)arlait Un gouverneur
de place , devenu auleur, ne peut guére écrire que conlbrmé-
ment aux intéréts et aux vues de son maitre. Il est vrai qu’a en
juger simplement sur les apparences, le duc de rmurgogne de-
vait élre favorable a Amédée. Presque lous les autres princes
marquaient pour lui de Testime, et outre cela le duc de Savoie
était son neveu, [uiisqiéil avait épousé Marie de Bourgogne, fille
de Piiilippe le bardi. Mais nialheureusement ils étalent brouillés.
Il me semble que ce fut a Toccasion de queique arbitrage dont
Piiilippe se plaignit. Il est de notoriélé publique qu’il travailla
de toules ses forces a détacher la plupart des princes clirétieus
de Félix Y, et ii y réussit par le grand crédit qu il avait. On
sait en parliculier que ce fut lui qui fit clianger Charles YII,
(|ui, apres avoir d’abord appuyé Félix, se déclara a la fin bau-
lement pour Eugéne. Jugez présentement. Monsieur, si Mons-
trelet iVaura pas éjiousé la passion de son maitre. Par cela
méme, son lémoignage doit beaucoup perdre de son poids.
' Par le traité d’Arras en 1435, Cambrai et son territoire, que possédait la
prance, furent donnés en engagernent au duc de Bourgogne par Ciiarles VII.
105
C’est ce qu’il me semble que Fori n’avait pas encore remarqué,
qiiand on cite cet historien en p re n ve de la vie voluplueuse que
menait Amédée dans la retraite de Ripaille.
Quoiqu il ne soit pas nécessaire de recourir a des autorités,
pour prouver que la passion corrompt notre jugement et nous
défigure les objets, permettez-moi cependant de transcrire ici
ee que je viens de lire la-dessus dans un babile moraliste :
« Qu’un homme soit dans nos intéréts, dit-il, ou que nous
ayonsintérét a le faire valoir, des la nous nous persuadons qiFil
Yaut beaucoup; sans autre titre que celui-la, il est, dans notre
estime, propre a tout. Au contraire, que la passion nous aliéne
de lui, nous n’y voyons plus rien que de méprisable. Elle nouS'
le représente tel que nous le \oulons, nous le contrefait, nous
le déguise, nous cacbe les perfections qu’il a, et nous fait voir
les défauts qu’ii n’a pas. Gomment surtout jugeons-nous d’un
ennemi ? Il s’est attiré notre disgråce, c’est assez : avec cela, en
vain il posséderait toutes les vertus. Ses qualités les plus écla-
tantes prennent dans notre imagination la teinture et la couleur
du vice. S'il est dévot, nous Faccusons d’hypocrisie; nous di-
sons « que sous une apparence mortifiée, ii sait bien en secret
se procurer les plaisirs des sens. » La passion est comme un
nuage entre eux et nous, que notre raison n^a pas la force de
dissiper. Plus d^équilé, quand une fois nous écoutons nos res-
sentiments. » •
Il me semble que voiiä un portrait d apres nature des dispo-
sitions du duc de Bourgogne å Fégard du duc de Savoie, de-
venu son ennemi; et par conséquent des sentiments de son gou-
verneur de Cambrai, qui vraisemblablement parlait de ce prince
sur le méme ton que son maitre.
M. Lenfant, ce sage historien, si estimable pour son impar-
tialité, s’est défié de Monstrelet. « Åmédée, dit-il dans son His-
toire du concile de Båle , laissant le gouvernement de ses Etats
a ses deux fils, cboisit pour sa retraite Fagréable séjour de Bi-
paille, bourg sur le lac de Geneve. »
106
Il est bon de remarqiier en passant que Ripaille n’était pas
alors un bourg, et n’en est pas méme un ä présent ; c était un
simple chåteau ou prieuré. « On a parlé différemment, conti-
nue M. Lenfant, de la vie qu’Amédée YIII menait dans la soli-
tude, Les uns disent qu’au lieu d’eau, il buvait les vins les plus
exquis, et qu’au lieu de racines, il se faisait servir les mets les
plus délicats, et que méme il ne s’était retiré que pour se don-
ner a ses plaisirs avec plus de liberté. Mais d’autres, comme
Eneas Silvius, contemporain et témoin oculaire, aussi bien que
Jean Gobelin son secrétaire, ont soutenu quAmédée menait a
Ripaille une vie fort austére. L’équité veut qu’on les en croie
préférablement a d’autres, qui peuvent navoir pas été si bien
informés *. »
M. Lenfant a raison de juger qu il vaut mieux en croire les
historiens qui disent du bien de ce prince. Outre que le préjugé
doit étre pour ce sentiment favorable, convenez, Monsieur, qu’il
y aurait eii bien de Timprudence a ces zélés réformateurs qui
composaient le concile de Båle, d’élire dans un temps de schisme
un pape qui se serait retiré dans une solitude uniquement pour
s’y donner du bon temps, et pour y mener une vie voluptueuse.
Il vaut donc mieux en croire Enée Silvius que Monstrelet, dont
la Chronique sent un peu ici la chronique scandaleuse. Enée
Silvius avait été a Ripaille, et avait vu de prés le genre de vie
d’Amédée. Monttrelet était a Carnbrai, c’esl-a-dire a plus de
cent cinquante lieues de Fendroit ou la scéne s’est passée. Gui-
cbenon, qui se donne beaucoup de mouvement, dans son His-
toire de Savoie, pour justifier Amédée, n’a pas manqué de re-
marquer que Monstrelet étant Flamand de nation, n’avait pas
pu avoir une connaissance exacte de la vie de ce prince. » Il pou-
vait aller plus loin, et le rendre suspect de partialité, comme
officier du duc de Bourgogne, qui était brouillé tivec le duc de
Savoio.
* Histoi?'e du concile de Båle, tome II, page 24.
107
Mais pour faire un acte d’entiére impartialité, je crois, Mon-
sieur, que vous ne désapprouverez pas que nous soyions aussi
un peu sur nos gardes contre les témoignages trop avantageux
que Ton peut rendre a ce prince. Je conviens avec M. Lenfant
qu’il vaut niieux s’en rapporter a ceux qui en ont dit du bien,
que du mal. Mais n’y a-t-il rien a rabattre des eloges qu’ils lui
ont donnés? Cest la une autre question. J’avoue naturellement
queje me défie un peu du portrait qu’Enée Silvius a fait d’A-
médée, de méme que du resultat de Finformation de ses moeurs,
faite par ordre du concile. On en voit assez la raison. Les
membres de cette assemblée, pour justifier leur choix, ne pou-
vaient que peindre en beau le sujet qu ils voulaient élire. Per-
mettez-moi de rappeler la maxime du moraliste que j’ai déja
cité. Il nous avertit que quand nous affectionnons quelqu’un,
il y a toujours un peu de faveur dans les jugements que nous
pronon^ons sur son compte. « Quand nous avons inlérét a faire
valoir quelqu un, dit-il, des la nous nous persuadons qu’il vaut
beaucoup , » et par conséquent nous tåcbons de le persuader
aux autres. Yoila pour ce qui regarde les dispositions du con-
cile en faveur de celui qu il allait élire.
A 1 egard d’Enée Silvius, on a des preuves encore plus fortes
de sa partialité en faveur de ce pape futur. Les voici. Apres
avoir peint Amédée avec les plus belles couleurs, il n’en fait
plus un portrait si avantageux dans ses derniers ouvrages. D’a-
bord c’était un saint ermite, qui allait tout droit a la canoni-
sation; mais un ermite trés-capable de gouverner FEglise, et
trés-digne du pontificat. Cependant, dans son Europé^ qiFil
composa un peu tard, racontant la mort de ce prince, il en parle
assez séchement. Le passage est trop singulier pour ne le pas
copier ici : « Réconcilié, dit-il, avec Nicolas, il quitta le nom de
pape et ne retint que Fhonneur du cardinalat. Il mourut peu de
lemps apres dans cette dignité, non sans la réputation d’un
homme de bien L Trop heureux prince, s’il n’eut pas désho-
* Nonsirie boni opinione decessit. Europa^ cap. XXXVIII.
108
noré sa vieillesse par des titres ecclésiastiques ! » Ne trouvez-
vous pas, Monsieur, que sur ce chapitre, le secrélaire du con-
cile et Enée Silvius semblent étre deux liommes différents ?
Je crois donc qu’a présent nous savons ä quoi nous en tenir
sur les moeurs de ce prince. Il n’y a qu’a garder un juste milieu
entre ses adinirateurs outrés, et ceux qui ont voulu noircir sa
mémoire. Les uns le font vivre comme un saint dans sa retraite,
et pretendent « qu il y a mené une vie tout a fait angélique L »
Ils le font non-seulement mourir en odeur de saintelé, mais ils
nous assurent encore « qu il s’est fait des miracles a son tom-
beau » D’autres, au contraire, font de ce prétendu saint un
Yoluptueux qui raffinait sur les plaisirs des sens, et qui n’avait
quitté le monde que pour goiiter ä plus longs traits les plaisirs
de la table.
Yous serez sans doute d’avis. Monsieur, que nous évitions
1’une et Tautre de ces extrémités. Je ne crois point que ce prince
ait vécu en voluptueux; mais je ne voudrais pas aussi en faire
tout a fait un anacboréte. Il y a apparence qu’il retrancba beau-
coup de sa table de prince ; mais il ne faut pas s’imaginer qu’il
se soit réduit au pain,.ä Teau et aux racines. Pour se faire une
juste idée de la table de ces cbevaliers, il ne faut la faire ni
austére, ni voluplueiise. G’était un ordre militaire, et non pas des
moines. Il est donc naturel de penser que, dans leur maniére de
se nourrir, le nécessaire s’y trouvait, et quelque chose au dela;
mais il y a de la malignité a vouloir y mettre un air de volupté
et de débaucbe.
Le P. Daniel, dans son Histoire de France, me parait avoir
tenu le juste milieu que nous cliercbons. Je ne saurais mieux
faire que de rapporter ici ce qu’il dit d’Amédée YIII : « Il choi-
sit, dit- il, pour sa retraite, a dessein d’y passer tout le reste de
ses jours, un lieu nommé Ripaille, sur les bords du lac de Ge-
neve. Gette solitude était trés-agréable par la bonté de Tair, par
^ Onuphre Panvini, augustin.
* Philippe de Bei-game.
109
Jes bois, les prairies, les eaux, les vignes et par lout ce qui peut
contribuer å la beauté d’im pays. Il y fit båtir de beaux corps
de logis et faire un grand parc, qu il peupla de quantité de bétes
fauves. Six seigneurs de la cour Ty suivirent, et y firent avec lui
comme une comniunauté d’ermites. Ce fut la qu’il fonda
Fordre militaire de Saint-Maurice, patron de Savoie, mais sans
embrasser Fordre monastique, comme quelques-uns Font cru
faussement. Ils vivaient ensemble dans un grand repos, sans
s’interdire les plaisirs innocents de la cbasse, de la péche, et les
autres commodités de la vie. Ce plan de vie fit beaucoup parler
le monde. On crut communément qu’il s’était reliré dans ce
lieu uniquement pour se délivrer de Fembarras des affaires, et
pour gouter plus librement les plaisirs de la vie. Il se fit a cette
occasion beaucoup de médisances. Il est certain toutefois qu’on
y vivait avec beaucoup d^innocence, et sans aucun scandale C »
Voila comment M. Diiclos aurait du parler d’Amédée. Il ne
pouvait guére suivre un meilleur guide que le P. Daniel.
Il ne reste, ce me semble, quune objeclion ä faire contre ce
portrait adouci et mitigé de la vie d^Amédée dans sa retraite,
c’est le proverbe si connu de faire ripaille, qu'on prétend qui
vient de la vie que ce prince menait dans ce lieu-ia. Mais croyez-
vous. Monsieur, qu un bruit populaire, un petit trait satirique
de ce genre, puisse balancer les preuves que j’ai apportées en
faveur de la vie réguliére de ce prince dans sa solitude? M.Du-
clos ne serait pas fondé a faire trop valoir cette difficulté, lui
que nous avons vu déclarer. dans sa préface, qu il ne s’arréte-
rait point aux bruits et aux traditions populaires. Or les pro-
verbes satiriques, comme les vaudevilles, sont de ce genre.
Quelques auteurs, pour tåcher de conserver a ce prince une
bonne réputation, ont essayé ou d’adoucir, ou d’appliquer ailleurs
cette fagon de parler proverbiale. Ménage nous instruit de cette
tentative, mais il convient qu’elle nest pas heureuse. Le P. de
*■ Histoire de France, Charles VII, sur l’an 1440.
110
Colonia * el le Dictionnaire de Trévoux nous fournissent aussi
des expédients pour détourner ailleurs le proverbe, mais des
expédients forcés, et qui ne sauraient étre goutés. On a beaii
se tourner de tous les cölés, il en faut toujours revenir a rendre
ce proverbe relalif a la vie qu’on menait autrefois a Ripaille.
D’autres, convenant que le proverbe regardait Amédée, ont
essayé de lui donner un sens adouci. Moréri, par exemple, veut
que faire ripaille signifie simplement jouir des plaisirs innocents
de la campagne. On pourrail donc supposer qu’originairement
ce proverbe ne se prenait pas en mauvalse part, qu’il signifiait
simplement mener une vie douce et tranquille, exempte de sou-
cis et loin de l’embarras des alFaires ; mais qu’il lui est arrivé
comme ä de certaines liqueurs douces, qui aigrissent avec le
temps. Je ne sais si bon pourrait trouver quelque auteur un
peu ancien, qui ait employé le proverbe dans ce sens favorable.
Si on ba entendu ainsi dans le commencement, il faut recon-
naitre qu’en faisant chemin il a bien cbangé sur la route. Apres
lout, il serait arrivé a cetle fa^on de parler comme a celle de :
mener une vie épicurienne^ qui dans les commencements se pre-
nait dans un bon sens, et qui aujourd’hui ne désigne qu’une
vie sensuelle et voluplueuse.
C’est aussi de cette maniére que presque tous nos diction-
naires fran^ais entendent le mot faire ripaille. MM. cie bAcadé-
mie disent que c’esl « se réjouir, faire grande chére , » et ils
vont méme jusqu a y metlre une idée de débauclie. Le Diction-
naire des Arts est aussi exprés la-dessus ; il dit que « le nom
de ripaille a été donné a toute débauche de table. » Richelet de
méme. Je ne sais si vous connaissez V Explication des proverhes
fran^ais.pdiV Fleuri de Rellingben, imprimée a la Haye en 1653.
Apres avoir fait bhisloire de la retraile d’ Amédée VIII, il dit
que la « on se nourrissait de viandes exquises et de vins dé-
licieux, pour satisfaire non-seulement ä la nécessité, mais ä la
* Histoire littérairede Lyon, tome II, page 387.
111
volupté; crou Ton a liré ce terme si commun par toute laFrance,
faire ripaille, pour dire faire grande chére et mener une yie de
goulu. » Tous les autres auteurs qui se sont mélés d’expiiquer
les proverbes fran^ais, n’ontpas donné une idéeplus avantageuse
des austérités de ce prince.
Pour sauver donc Fhonneur de iiotre Amédée, le meilleur
moyen serait de prouver, comme noiis Favons fait a Fégard du
passage de Monstrelel, que cesl aussi lä un trait malin qui est
parti d’un pays ennemi.
Il serait assez naturel de cliercher en Italie la source de ce
mauvais bruit, et de Fattribuer aux partisans d’Eugéne. C’est
bien lä le sentiment d’Adisson dans son Voyage d' Italie : « Fé-
lix Y, dit-il, avait été duc de Saxoie, et apres un régne fort glo-
rieux, il prit Fhabit d ermite, et cboisit Ripaille pour sa retraite.
Ses ennemis pretendent qiFil y \ivait fort ä son aise et dans
Fabondance, d’oii les Italiens ont fait le proverbe, dont ils se
servent encore aujourd’hui : andare å Ripaglia, et les Fran^ais:
faire ripaille^ pour exprimer un délicieux genre de vie \ » Si le
proverbe vient des Italiens, il vient des ennemis déclarés de ce
prince. On doit donc le regarder comme un trait malin de sa-
tire, sur quoi Fon ne peut faire aucun fond. Mais avec tout le
respect dii au celebre Adisson, il s’est trompé sur Forigine du
proverbe. Il pent Favoir oui sur la frontiére, parce qu’il peut y
avoir été porté par les Fran^ais; mais il est absolument inconnu
dans le centre de Fltalie. Je m’en suis informé prés de divers
Italiens qui entendent fort bien leur langue, et qui m’ont dit,
non que ce proverbe était étranger chez eux, mais qu’il y était
absolument inconnu. Je Fai encore cherché inutilement dans le
dictionnaire della Crusca.
Il serait plus naturel de cliercher Forigine de ce proverbe
dans quelque pays de Fancienne domination des ducs de Bour-
gogne. On pourrait d’abord soup^onner que Monslrelet Fa fait
Adisson, Voyage ddtaJie, page 324.
iiaitre par la descriplion qu’il a domiée de ia vie voluplueuse
de Ripaille. On sait qu’il y a des auteiirs célébres qui ont donné
lieu a des proverbes. Plusieurs vers de Despréaux, par exemple,
sont deveniis des fasons de parler proverbiales. Les piéces de
théåtre ont encore fourni quelques-uns de ces mots sentencieiix,
qui ont fail beaucoup de chemin.
On serail tenté de croire que la pbrase faire ripaille vient
originairement de Bourgogne, et en particulier de Franche-
Comté. G’est un pays fort a portée de Ripaille, et oii Ton de-
vait beaucoup s’entretenir du duc de Savoie et de son genre de
vie. On en parlait appareminent selon les idées du duc de
Bourgogne, que nous avons vu qui ne Tairnait pas. De la, ce
petit trait satirique se sera répandu, et avec le temps aura par-
couru toute la France. Mais pour lui donner une semblable ori-
gine, il faut supposer que le proverbe est a peu prés du temps
d’Ämédée : or il y a des gens qui ne le croient pas ancien. Ménage
dit qu’il ne Ta trouvé dans aucun des vieux auteurs fran^ais.
Un de mes amis, qui posséde bien son Rabelais, m’a dit de
méme qu’il ne Ty a jamais remarqué, quoi qu’il convint si bien
a rimmeur et au style goinfre de cet auleur.
Quoi qu’il en soit, on voit assez que ceux qui ont employé
les premiers ce proverbe étaient prévenus contre ce prince. Je
me flatte présentement, Monsieur, que vous concluerez avec moi
qu’un mot hasardé aussi légérement, et que la malignité du
coeur humain a saisi avec avidité, ne doit faire aucun tort a la
mémoire d’un prince dont la réputation est aussi bien établie
que celle d’Amédée. Je n’ajoute plus quune remarque, c^est
qu'un Genevois, travaillant a faire Tapologie d’unduc de Savoie,
ne doit point étre suspect de partialité.
Je suis, elc.
113
YII
LETTRE SUR LA MORT TRAGIQUE DE BOLOMIER, SOUS
LOUIS, DUG DE SAVOIE.
(Fortune de Bolomier. — Yérilablc cause de sa condamnalion. — Suppliee de rimmersion.
— Tombeau de Bolomier a Poiicin. — Prétenlious de uuelques familles nobles de des-
eendre des Romains — Höpitaux Sl-Joire ou Bolomier et Versonai, a Geneve. — Ecole
foudée å Geneve, en 1429 par Yersonai.)
{Journal Helvétique, Avril 1750.)
Yous me demandez, Monsieur, que je vous éclaircisse un
endroit de Vllisloire des Suisses de M. le baron d’Alt , qui vous
a fait queique peine ; c’est dans le tome IV, ou il rapporte un
événement qui intéressait toute TEurope. Il sagit de Faccommo-
dement qui se fit entre Nicolas V et Félix Y, par lequel ce der-
nier, qui avaitété élu par le concile de Båle, céda le pontificat
a son rival sous certaines conditions. Uauteur nous apprend
que le projet de cet accommodement se fit d^abord a Geneve ,
ou résidait Félix. Uaffaire traina en longueur; mais enfin ce duc
de Savoie , élevé a la dignilé papale, en fit une entiére cession,
et par la rendit la paix a FÉglise. Ce scliisme étant fini , la joie
ful générale par tout le monde chrétien.
Jusque-la tout est aplani, mais Fhistorien ajoute une parti-
cularité qui vous surprend. « Louis, duc de Savoie, dit-il , crai-
gnait tellement que FafFaire ne manquåt, qu informé qu’un cer-
tain Bolomére tåchait de dissuader Amédée son pére, de donner
sa cession , il le fit prendre et jeter dans le lac , avec une pierre
au cou^ . »
Yous avez reconnu, au travers de ce nom estropié, qiFil
s’agit la de Bolomier, dont il est parlé quelquefois dans notre
* Histoire des Suisses, tome IV, page 167.
T. IL
8
lU
histoire de Geneve , et qiii avait eu des emplois considérables
sous Ämédée VIII. Mais vous ne pouvez pas concevoir, dites-
YOiis, que le duc Louis, son successeur, sans autre forme de
procés, eul fait prendre et no)er Bolomier, dans le lac Léman,
pour avoir donné ä son inaitre un conseil qu’il jugeait appa-
remment convenable; cétait de ne pas se dessaisir si facile-
ment de la thiare , dont le concile de Båle Favait décoré. Ge
fait vous parait narré d’une maniére obscure et méme peu vrai-
semblable. Si Ton nous disait que le Grand Seigneur a fait noyer
ou étrangler son grand vizir, parce qu’il avait donné a quelqu’un
des conseils qui avaient déplu a Sa Hautesse, nous n’en serions
pas surpris ; cette rigueur est dans la nature du gouvernement
de ce pays-la. Mais vous avez raison d’étre surpris qu’on attri-
bue a un duc de Savoie un despotisme poussé si loin ; il s’agil
donc de débrouiller ce fait.
Une autre question que vous me faites dans volre derniére
lettre, c’est de savoir si ce n’est pas ce méme Bolomier qui avait
fondé autrefois a Geneve le couvent des religieuses de Saiute-
Claire, oii est aujourd’bui notre grand böpital.
Guillaume de Bolomier était seigneur de Yillars dans le Ge-
nevois, premier maitre des requétes et grand chancelier de Sa-
voie ; voila d’abord ses titres. Sa forlune fut rapide. De simple
gentilhomme il jiarvint a étre le premier ministre du prince ;
mais sa fm fut des plus tragiques. M. le baron d’Ait la rapporte
d’une maniére si concise, qu’elle demande nécessairement d’étre
un peu développée et éclaircie.
Il y a apparence que Bolomier avait un peu abusé de son au-
torité. Le seigneur de Yarembon ayant éié nommé en 1445
pour un des réformateurs généraux de FEtat de Savoie, il avait
re^u diverses plaintes contre Bolomier. Le chancelier, pour
affaiblir les accusalions qu’allait faire contre lui le réforniateur,
essaya de le perdre ; il Faccusa d’avoir lui-méme des intelli-
gences secrétes avec les ennemis de son maitre. Le duc nomma
des commissaires pour examiner les preuves qualléguait Bolo-
115
tiDiier; elles se troiivérent insuffisantes , et il ful condamné a
mort, comme calomniateur. La seritence est du 13 aout 1446.
Il en appela au conseil du duc : cet appel traina 1’affaire en lon-
gueur; mais enfin Tarrét de mort fut exécuté; Bolomier fut jeté
dans le lac ä Thonon , avec ime pierre au cou : on mootre en-
core la tour d’ou il fut précipité. G’est ainsi que Guichenon rap-
porte cette alfaire dans son Histoire de Savoie. Il fmil cet artide
en disant: « Bolomier, par un siipplice étrange, fut jeté vif dans
le lac de Geneve L
L^historien de Savoie qualifie cette mort de supplice étrange;
il me semble que ce n’est pas s’exprimér exactement. J’avoue
que le sort de cet infortuné gentilhomme est des plus surpre-
nants et des plus tragiques , mais le genre de mort qu’on lui fit
subir était le supplice le plus usité dans ce temps-la. On voit
dans cette méme Histoire de Savoie , que Philippe , fils du
duc Louis, fit condamner, une vingtaine d’années plus tard, Val-
pergue, cbancelier d’Anne de Chypre, sa mére, a étre noyé
dans le lac a Morges. J’ai lu quelque part la raison qui a fait
abandonner ce supplice, qui était fort commun avant le régue
de Fran^ois Geux que Fon pend aujourddiui étaient presque
tous novés. Yoici ce qui a fait changer cet usage, ä ce que Fon
prétend: le peuple est depuis longtemps dans ce préjugé, que
ceux que Fon noie meureiit presque tous désespérés, et par
coDséquent en grand danger pour le salut, au lieu, disent-ils,
que ceux que Fon pend sont presque tous sauvés.
Le procés criminel de Bolomier roula donc sur sa fausse ac-
cusation de trahison contre Varembon. Gest cette noire calom-
nie que Fon voulut laver dans ies eaux du lac Léman. Cepen-
dant, je ne voudrais pas nier que quelque autre cause secréte,
comme celle qu’en donne Fhistorien des Suisses , n’ait pu con-
courir aiissi a la perte du malheureox Bolomier ; il avait été
longtemps le secrétaire de Félix V, Le conseil qu’il lui donna
^ Torne I, p. 508.
116
de se maintenir dans le pontificat fut regardé comme partant
d’un mauvais principe. On sait que le poste de secrétaire d’un
pape est fort lucratif. 11 parut sans doute ä bien des gens que
celui-ci voulait sacrifier la paix de TEglise a ses inléréts particu-
liers; il y avait la de quoi le rendre odieux. Il avait amassé des
richesses inimenses, qui contribuérent encore a sa perte. La
confiscation de ses biens piit enlrer pour quelque cbose dans sa
condamnalion. Un historien doit bien insinuer ces raotifs cacliés
du triste sort de Bolomier, mais, en rapportant son supplice, il
doit parler comme la sentence, je veux dire qu’en' rapportant
le jugement, il faut établir qu’il fut condamné a ce genre de
mort pour avoir calomnié Yarembon.
Mais ce qui peut juslifier M. le baron d’Alt, c’est que quel-
ques historiens avaient parlé de la mort de Bolomier a peu prés
comme lui. Voici ce qii’en a dit Paradin dans sa Chroniqm de
Savoie : il rapporte d’abord que le duc Louis avait fort a coeur que
son pére fit la cession. « En quoi, ajoute-t-il, lui était entre
autres fort contraire Bolomier, chancelier de Savoie , qui em-
péchait que Félix ne se démit de la dignité papale, pour le
profit et gain particulier que faisait le dit Bolomier. C’est pour-
quoi les choses étant accomplies el pacifiées , le dit duc Louis,
ayant opinion que cette cession avait été différée par le conseil
de Bolomier, et que lui seul avait été cause de ce trouble pour
son avarice et rapacité, con^ut si grande baine contre lui, qu’il
lui fit faire son procés, par lequel se trouvant convaincu de
plusieurs cas ä lui imposés, fut enfm condamné d’étre jeté de-
dans le lac une pierre au cou. Et ainsi fut exécuté, au grand
plaisir et conlenlement de loute la noblesse, que le dit Bolomier
avait irritée. Son avarice le ruina, car il avait amassé de grandes
richesses L »
Un autre auteur, encore plus propre a justifier ou a excuser
le laconisme de notre historien des Suisses, c’est le pére Favre
* Chroniqm de Savoie, livre III, chapitre 42.
117
de rOratoire, continuateur de VHisloire ecclésiastique de Fleurij.
Il a rapporté la mort de Bolomier d’ime maoiére aussi séche,
et c'est apparemment la ou le baron d’Alt aura puisé ce fait.
« Charles VIII, roi de France (dit le pére Favre), avait tout
acheminé a la paix entre Nicolas Y et Félix Y. Louis de Savoie
craignait tellement que Faffaire ne manquåt, quétant informé
quhin certain Bolomere tåchait de dissuader Amédée son pére,
de donner la cession, il le fit jeter, une pierre au cou, dans un
lac L » Yous voyez, Monsieur, que ce continuateur et Thistorien
des Suisses sont parfaitement a Funisson.
L'un et Fautre ont trop abrégé cette histoire, mais ce défaut
est plus excusable que celui de quelques autres auteurs, qui, en
Youlant trop Fétendre, Font cbargéede circonstances non-seule-
ment douteuses , mais méme fausses. G’est ce qui est arrivé a
Eneas Sylvius , qui, étant devenu pape, prit le nom de Pie II ;
on a de lui une Cosmographie ; il y fait Fhistoire de Bolomier,
ä peu prés comme les autres auteurs, mais il ajoute cette parti-
cularité, qiF?7 se trouva coupable de Irahison^. Cet habile homme,
quoique contemporain , s’est xisiblement trompé. Bolomier,
comme nous Favons vu , fut condamné , non pas pour crime de
trabison , mais pour en avoir accusé faussement un autre.
Je ne dois pas oublier, Monsieur, de yous faire part d’une
singularité curieuse, et bien propre a fortifier le pyrrhonisme
historique, c’est que Fon Yoit dans Féglise de Poncin, petite
Yille du Bugey, le tombeau et Fépitaphe de Bolomier, dressés
d’une maniére ä donner le change å la postérité sur sa mort
ignominieuse. Sur sa pierre sépulcrale, il est représenté en
marbre dans loule sa longueur : dans Fépitaphe, il est décoré de
tous ses titres, et on y a anticipé de trois ou quatre années le
temps de sa mort. Cependant il est douteux qu il ait été enterré
a Poncin , et il est certain que sa sentence de mort est du raois
d’aout 1446; Fépitaphe le fait mourir en 1443, et on a son
Continuation de Y Histoire Écclésiastique de Fieury, sur Tan i 449, p. 491.
^ Proditionis reus factus, rap. 38.
118
testament dalé de décembre 1444 \ N’admirez-vous pas qu un
liomme puisse faire son testament plus d’une année apres sa
sépulture? Anne de Dortans, sa femme, monrut ä Geneve en
avril 1443. La niort lui épargna la douleur que lui aurait causé
le snpplice ignominieux de son mari.
Apres avoir rapporté la nolre action de Bolomier, qui lui couta
la vie , et les autres plaintes que Ton avait faltes contre lui ,
réquité veut que nous examinions s’il n’avait rien falt de bon
pendant sa prospérité, rien qui put un peu compenser le mal.
Oiitre plusieurs legs cliaritables que icontient son testament, on
lui attribue la fondatlon a Geneve d’un monastere de religieuses
de 1’ordre de Sainle-Claire. Ge couvent devint un liopital a la
Reformation.
Guichenon dit que Guillaume de Rolomler fonda Tliöpital de
Poncin, le Chapitre et le choeur de Teglise du dit lieu. Il fit
restaurer et rebåtii* i’b6pital de la Madeleine de Geneve, et en
augmenta la dotation , en témoignage de quoi il y laissa cette
inscription , laquelle se voit encore aujourd’liui sur la porte de
cel liopital: Patronus noster miles Gmliermus Bolomerias ^ in
anno 1 443, nos fandiliis mstauravit. Au-dessus esl Tecu de ses
armes , qui sont de gueules a un pal d’argent
Sjion rapporté cette inscripiion d’une maniére méme plus
exacte. Dans sa copie, ce fondateur ou bienfalteur, conformé-
ment a Foriginal, est appelé Bolomeriiis Falnas^ comme dans
son épitaphe. Dans !e quatorziéme et quinziéme siécle, on trouve
des lamilles nobles qui prétendalent étre venues de quelques
anciens Romains, des Lenluius, desFabius, etc. Cellc de Bo-
iomler jje disait originaire de Roine, et de la noble et ancienne
’ Voici ou Bolomier est si hien caraclérisé, qu’on ne peut pas
avoir [)ris un autre pour lui.
(juiilelmus Bolomerii Fabius Milcs, Cancellarius et Primus Magister Be-
questarum Sabaudim, hujiis loci Fundator, obiit XH Seplembiås 11-13. Anna
uxor, lilia Domini Dorlouci, prasdecessit, die Martis Pasclim 7 Aprilis, Gebeii'
nis, buc dela la 3 die Natalis Domini sequentis.
- Guiciicnoii, Hisloire de Bresse et de Bufjeijj tome II, page 10.
119
familie des Fabiens ; ils produisent des litres de Tan 1315, par
oii il parait qu’ils descendaient d’un Gérard Fabiiis.
Mais si Thistorien de Geneve a rapporlé fidélement Finscrip’
tion , il y a lien de douter qu il Fait bien entendiie. « Gette ins-
cription noiis apprend, dit-il, que noble Guillaiirae Bolornier
avait fondé le couvent de Sainte- Claire a Geneve en 1443. Il
avait des possessions prés de ce couvent, et il prit de la occa-
sion de le rebåtir »
Uautorité de cet antiqiiaire nous avait imposé , et le senti-
ment général a Geneve était que Bolornier y avait autrefois fondé
le couvent de Sainte-Glaire. Quand nous lisions dans Guichenon
qu il y c< avait fait restaurer et rebåtir un böpital , » voici Fex-
plication que nous donnions a ces paroles : cet historien a voulu
dire que ce gentilhomme avait réparé le monastére de Sainte-
Glaire, qui est aujourd’bui un böpital. Fai été dans cette pensée
assez longtemps, avec bien de nos gens de lettres; mais, apres
un mur examen, on a trouvé que Guichenon avait raison, et que
c’ était Spon qui s’était trompé dans Fexplication de Finscrip-
tion.
Il y est fait mention d’une réparation totale d’un édifice , qui
devait étre tombé en ruines, Nos funditiis instauravit. Geux qui
habitaient cette maison disent qu’elle a été rebåtie de fond en
comble par leur bienfaiteur. On sait qiFavant Bolornier, les reli-
gieuses de Sainte-Glaire n’avaient point eii d’établissement å
Geneve; il n’a donc pas pu faire des réparations å leur monas-
tére.
Uinscription est encore aujourd’hui dans la méme place ou
elle avait été mise originairement, nonobstant les cbangements
arrivés å cet édifice. Et la portion de båtiment ou elle est en-
cbåssée n’a jamais appartenu au couvent de Sainte-Glaire, mais
était un böpital tout a fait séparé du monastére. On a fouillé
dans nos archives pour savoir ce que c’était anciennement que
^ Histoire de Geneve, tome II, p. 349.
120
cette maison de charité. Une ancienne reconnaissance de Tan
1414 Tappelle Yliöpital de St-Joire ' ; il portait ce nom, parce
qu^apparemment il avait été fondé par Alamand de St-Joire ,
évéque de Geneve, qui vivait cent ans avant Bolomier. Quand
ce second bienfaiteur Teut entiérement renouvelé , il porla son
nom et fut appelé Xhöpital Bolomier. Ges anciennes reconnais-
sances nous apprennent que dans cet höpital il y avait une cha-
pelle dédiée ä la sainte Yierge, qui faisait quelquefois appeler
cette maison de charité V Höpital de la hienheiireuse Vier ge. Une
des colonnes de la porte de cette chapelle subsistait encore en
1749, et rinscription se voyait au-dessus; mais la caducité de
Tédifice obligea a le rebåtir cette anuée-la, et trois mois apres
il souffrit un incendie qui Tendommagea beaucoup.
Une autre reconnaissance nous apprend qu’en 1477, un
Guillaume Bolomier était recteur de cet höpital ; il était neveu
et apparemment filleul du Chancelier. Il y a apparence quil hé-
rita des fonds que son onde possédait a Geneve , qui étaient
fort considérables , soit en maisons, soit en terres. Les biens
qu’il avait en Savoie furent apparemment confisqués; ceux de
Geneve, se trouvant sous une autre dominalion, durent passer
au neveu , parce que le Chancelier ne laissa point d’enfants.
Voila donc Guichenon réhabilité sur ce qu’il a dit, que Bolo-
mier avait été le réparateur et le bienfaiteur d’un höpital de Ge-
neve ; il s’est seulement trompé sur le nom. Il Tappelle de la
Madeleine., il fallait dire de la bienlieureuse Vierge Marie. La
méprise est des plus légéres.
Il est bien vrai qu’il y avait eu autrefois a Geneve un höpital
dans le quartier de la Madeleine, mais Bolomier n’y avait point
contrihué. Le fondaleur était Fran^ois de Yersonai, et la date
est de 1452. Cet höpital était principalement desliné pour les
femmes malades el accouchées.
il y avait encore a Geneve deux ou trois autres höpitaux,
A In favorem Fiectoris Ilospitalis Sancti Jorii.
121
ilont il ne s’agit point ici; mais je ne saurais me résoudre a
passer sous silence un autre bel établissement du fondateur de
rhöpital de la Madeleine. Voici ce que je trouve dans une liis-
loire manuscrite de Geneve \ et qui mérite bien de trouver ici
sa place :
« L’an 1429, un riche marchand de Geneve, et homme sans
doute éclairé, qui s’appelait Fran^ois Yersonai, se signala par un
établissement qui doit lui faire honneur. Il fonda une école, dans
laquelle on devait enseigner la grammaire, la logique et les au-
tres arts libéraux. Il fit båtir, pour cet effet, une maison toiit
prés des Cordeliers de Rive, c’est-a-dire a une pelite distance
des bords du lac. L’acle de cette fondalion , que Ton a dans les
archives, contient diverses clauses; il défendait, par exemple,
aux maltres qui seraient appelés a enseigner, de prendre aucune
récompense, ni d’exiger aucun émolument des écoliers, et que
ceux-ci , en reconnaissance de Tavantage qu ils avaient d’étre
enseignés gratis, seraient obligés de se retidre tous les matins
prés de Tautel båti dans cette maison , et de réciter lå un Pater
et un Ave Maria ^ pour le repos de Tåme du fondateur de Té-
cole, et de ceux qu’il aurait dans Tintention. G’est dans cette
maison que Ton a enseigné la jeunesse dans Geneve , non-seu-
lement jusqu’å la Réformation , mais encore jiisqu’au temps que
le college fut construit dans le lieu ou il est aujourd’hui. Uan
1558, Calvin représenta que Fancien college n’était pas bien
situé, qu’il n’était pas assez spacieux, et n’avait pas un nombre
suffisant de régents ; il fit sentir qu’il fallait le placer dans un
lieu plus agréable, plus aéré, plus éloigné du bruit. La nouvelle
place que Fon choisit s’appelait les Hatins de Bolomm\ et était
contigué a Fancien couvent de Sainte-Claire. »
Bolomier a-t-il été fondateur du couvent de Sainte-Claire? On
le croit communément å Geneve , apres Spon , qui Fa dit ainsi
dans son Histoire de Geneve ^ mais sur Finscription mal expli-
* Celle de Jean-Antoine Gautier, liv. II.
1-2^2
quée ou plulot mal appliquée. Il est vrai qii’il ajoute une demi-
preiive, c’est qiie « Bolomier ayant des possessions prés du
couvent de Sainte-Claire, il y a apparence qu’il prit de la occa-
sion de rebåtir le dit couvent*. » Mais Guiclienon altribue la
fondation de ce monastére a Yolande de France, ducbesse de
Savoie et soeur de Louis XI, roi de France; elle doit Tavoir
båti environ Tan 1470.11 se pourrait que Guillaume Bolomier,
neveu el liéritier du chancelier, qui vivait dans ce temps-lå et qui
avait des possessions dans le voisinage, ait donné remplacement,
et que la princesse ait fait construire le monastére. Apres tout,
il ne nous imporie pas beaucoup aujourd’hui de savoir précisé-
ment qui avait fondé ce couvent; c’élait Faffaire des religieiises
qui riiabitaient , dont la principale fonction était de réciter des
priéres poiir le repos de Tame de la personne qui les avait
fo ndées.
VIII
MÉMOIRE SUR LES COMTES DALTNGES.
(Conquéle du Cliablais par l(‘s Bcrnois en 1536 : la réformc s’y élablil. — Son niainlien
slipnlé par le trailé de reslilution de 1567. — Eminauuel-Pbilibert respecle le pro-
teslanlisnie cbablaisien, Cbarles -Eininaniiel TaUaque. — Le Réveille-inatin des
Frangms, 1574. — Yasles possessions des coinles d’A!inges : leur allacbenient au
proteslanlisnie pendanl trois généralions, Francois, Bernard et Isaac : leur cliåleau å
lleneve: extinctiou de la branche ainée.)
{Journal JMvétique, Janvier 1747.)
Monsieur ,
Un savant de Suisse travaille å un ouvrage ou il doit faire
connaitreles hommes illustres de ces pays-ci. Nous élions der-
niéremenl ensemble vous et moi, lorsque je re^us de sa part
quelqiies questions sur diverses familles de Geneve ou il y a eu
* Torne II, p. 350.
123
des personnes qui se sont distinguées par leurs talents et par
leurs emplois. Je fus surpris de voir daus cette liste le nom
d’ Alinges placé des premiers : vous parlageåtes cette surprise
avec moi. G’est une illustre famille de Savoie, disions-nous,
comnienl la range-t-on parmi celles de Geneve? Gependant
Texactitude de celui qui demandait des éclaircissements la-
dessus, ne nous permetlait pas de croire quil eut fait cette équi-
voqiie. Nous soup^onnåmes qu il avait ses raisons pour ranger
cette maison dans la classe des genevoises, et qu’il failait que
quelques-uns de ces seigneurs eussent eu des relations parti-
culiéres avec notre république. Je me chargeai de creuser ce
fait, et de vous rendre raison de ce que je pourrais découvrir
la-dessus.
J’ai clierché inutilement quelque éclaircissement dans i’une
et Fautre des editions de VHisloire de Geneve; mais, apres bien
des recherches, j’ai enfin trouvé que trois ou quatre des sei-
gneurs de cette maison ont, de pére en tils, fait profession de
la religion réformée, qu’ils ont séjourné alternativement et dans
Geneve et dans leurs terres du voisinage. Il y a méme beau-
coup d’apparence que quelques-uns se sont procuré des lettres
de bourgeoisie. Ge fait est si peu connu qu’il est nécessaire de
le développer.
Gette maison tire son nom du chåteau ou fort d’ Alinges,
dans le Ghabiais, situé sur une colline prés de la riviére de
Drance, a deux lieues de Thonon. Ge iFest plus aujourd’liui
qu’un monceau de pierres. Les seigneurs d’Allnges existaient déjä
des Fan 1000, et ce qui les illustre le plus, c’est que cette mai-
son est alliée des ducs de Savoie. Divers de ces seigneurs se
sont illustrés, en différents siécles, par leurs emplois militaires,
et par plusieurs ambassades. Mais ii ne s’agit de les considérer
aujourddmi que par leur attachement å la Réfonnation.
Vous savez. Monsieur, qiFen 1536 MM. de Berne firent la
conquéte du Ghabiais, du pays de Gex et de ce que nous ap-
pelons les bailliages de Ternier et de Gaillard. Ils y établirent
124
partout des ministres et des églises. Peu a peu les habitants em-
brassérent volontairement la religion de leur nouveau souverain.
En 1567, les seigneurs de Berne rendirent ces terres a
Emmanuel-Pbilibert, duc de Savoie. Gette restitution se fit
sous la réserve expresse qu’il y laisserail subsister la Réforma-
tion, et Ton doit rendre la juslice a ce prince que cette condi-
tion fut assez exactement observée pendant sa vie.
Je trouvai Tautre jour une ancienne brocbure ou il y a un
Irait assez curieux sur la tolérance de ce duc de Savoie. Ce
pelit livre est intitulé le Réveille-‘nialm des Frangais^ et im-
primé en 1574. On y exborte un prince, apparemment le roi
de France, au support en matiére de religion, et cela par Texem-
ple d^Emmanuel-Pbilibert. x
« Uexemple de Mgr. de Savoie, lui dit-on, favoriserait gran-
dement vos actions en cela, quand méme a son imitation vous
entretiendriez les ministres et pasteurs de cette religion, aux
dépens des trop gras bénéfices, des dimes et semblables re-
venus, comme ii fait en ses trois bailliages de Tbonon, de Gex
et de Terny, ou il ne soufFre nullement d’étre dite une seule
mécbante petite messe basse. »
Une des conditions du traité était que « les ministres et
diacres nécessaires au dit exercice de religion, seraient entre-
teniis au dit pays , avec telles pensions qu’ils ont eu par ci-
devant. »
Dans rintervalle qui s’écoula depiiis la conquéle du Gba-
blais jusqu a sa restitution, je trouve un Fran^ois d’ Alinges
qui embrassa la religion réformée, el qui ensuite en fit baute-
ment profession jusqu a sa mort.
Cbarles-Emmanuel ayant succédé a son pére en 1580, les
cboses cbangérent de face par rapport a la religion dans le
Gbablais. Il commen^a en 1589 a iuterdire quelques églises,
et en 1598 il cbassa généralement lous les ministres. Fran-
^ois de Sales y vint en mission, qui, soutenue a la fm d’une es-
péce de dragonnade par le régiment de Martinengue, fit re-
125
prendre , a presque tous les habitants, leur ancieiine religion.
Les comtes d’Älinges furent presque les seuls qui demeu-
rérent fermes; ils firent une profession ouverte de la religion
réformée. En 1602, ils firent construire un banc dans feglise
de Saint-Pierre de Geneve, pour y assister aux exercices sacrés.
On fy voit encore axec leurs armes sculplées :il est sur la méme
ligne que les siéges des magistrats.
Frangois d’ Alinges, qui embrassala réforme, était un seigneur
fort ricbe, témoin les vingt-deux terres qu’il distribua a ses
trois enfants. Il était seigneur de Coudrée, Serveta, Montfort,
Yueilleran, Saint-Sapborin , Boisi, et de quantité d’autres en-
droits.
Son fils ainé était Bernard d’Alinges, qui fut comme son
pére un zélé protestant. Il épousa dame Frangoise de Moinas,
qui eut pour dot les terres de Beauregard, Balaison et quelques
autres, et qui eut le méme attacbement pour la religion réfor-
mée que le comte son époux.
De ce mariage naquit Isaac d’ Alinges, le 21 novembre 1578,
dans la terre de Beauregard en Cbablais. Il fut élevé avec soin,
et se distingua par son amour pour la xertu et pour la vérité ;
ni promesses ni menaces ne purent la lui faire abandonner des
qifil feut connue. Il se retira ä Geneve pour y servir Dieu avec
plus de liberté. Il mourut le 7 juin 1654, ågé de soixante-seize
ans, dans son bötel voisin de fhopital général, et qui porte en-
core aujourddiui le nom de chåteau de Coudrée^, Il mourut sans
enfants.
Il eut trois soeurs, dont fune fut mariée a Bernard de Budé
de Yérace, fils de Jean, magistrat de Geneve, et petit-fils du
grand Budé.
Isaac d’ Alinges eut plusieurs neveux par ses autres soeurs,
mais celui qu’il affectionna le plus, fut sans contredit Bernard
de Budé.
Sur remplacement qu’elle occupait, on a construit en i 762, le temple
luthérien{Yoy. Picot, Histoire de Geneve, tome lIl, 309).
126
Voila, Monsieur, ce que j’ai pu découvrir toucliant ces sei-
gneurs, que nos historiens ont eu grand tort de ne nous pas
faire mieux connaitre. Des personnes de ce rang, qui par res-
pect pour la vérité, ont eu le courage de s’exposer a toute l’in-
dignalion du prince, méritaient une place des plus honorables
dans nos annales.
Les particularités que je viens de rapporter ont été tirées
d’une feuille volante et fugitive, trouvée par hasard dans un
coin de la hihliothéque de Geneve. C’est un Programme mor-
luaire dressé par le recteur de 1’Académie, suivant la coutume
de ce temps-la, |pour inviter les Genevois a assister au convoi
funébre dlsaac d’ Alinges, le dernier de cette tige.
Pour la maison d’ Alinges ou de Coudrée, qui est encore au-
jourddiui une famille dislinguée en Savoie, on croit qu’ils ne
descendent des anciens comtes que par les femmes, ou si c’est
par les måles, on doit les regarder, au moins, comme la branche
cadette.
Si la religion qu’ils professent est différente de la nötre, on
doit leur rendre celte justice que cela ne leur a jamais donné de
réloignement pour nous. Nous n’avons éprouvé dans toutes
les occasions qu’un grand fond de politesse de leur part. Feu
M. le marquis de Coudrée était surtout un seigneur des plus
accueillants. Le roi Yictor-Amédée eut tant de confiance en lui,
qu il le cbargea de Féducation de son fils Charles-Emmanuel
aujourddmi régnant.
Je suis, etc.
127
IX
PARTICULARITÉS SUR SAINT FRANQOIS DE SALES.
(Sa vie par Marsollier: anecdotes suspectes ou fausses qilelle contienl. — Visites de saint
Fraiicois de Saics ä Théodore de Béze : on fait courir le faui bruit de Tabjuralion de
ce deriiier: Réponse å un gentilhomme savoisien, — RétaBlissement du ca-
Iholidsme en Cbablais : mission de saint Frangois de Sales: ses exorcismes: arrivée
du régiment de Marlinengue : la droite et la gaucbe du duc Charles-Emnianuel. — Saint
Francois de Sales fait éyéque de Geneve quelques jours avant Fescalade: exiguité de son
revenu. — Ripaille, et la devise d’une colliile tirée de Tibulle. — L’ esprit du Uen-
heureux Frangois de Sales).
{Journal Helvétique, Février 1747.)
Monsieur ,
Vous avez paru conlent de ce que je vous ai fait connaitre
quelques seigneurs du Chablais, qui demeurérent fermes dans la
religion réformée, lorsque la plus grande partie de ce pays-la
rentra dans le sein de TEglise romaine Yous avez admiré ces
braves comtes d’ Alinges, qui apres avoir connu la vérité, par
le moyen des ministres que les seigneurs de Berne avaient éta-
blis dans ce pays, y persévérérent malgré tous les discours sé-
duisants et artificieux de Francois de Sales, soutenus de Tau-
torité du prince, et de ses menaces contre ceux qui ne retour-
neraient pas incessanfiment dans le giron de FEglise. Uattache-
ment de ces seigneurs pour la réformation se soutint pendant
trois générations, c'est-a-dire autant que cette branche sub-
sista. Yous savez mauvais gré a ceux qui ont écrit Thistoire de
Geneve, lorsqiFils en étaient a la révolution du Chablais, de ne
nous avoir pas conservé la mémoire des premiers seigneurs de
ce duché, qui se signaiérent par leur respect pour la vérité, et
^ Journal Helvétique 1750, ou ci-dessus p. 122.
128
qui, comme Moise, demeurérenl fermes, sans craindre la colére
du prince \ Voila les héros que Thistoire doit s attacher a nous
dépeindre, préférablement a ceux qui se signaleni en répandant
le sang humain.
Ä cette occasion, vous me failes de iiouvelles questions. Yous
voulez que je vous enlretienne de ce Fran^ois de Sales qui a
tant fail de bruit pendant sa vie, et qui apres sa mort a trouvé
place dans le calendrier. Yotre curiosité s’esl tournée de ce
cöté-la, et vous vous plaignez de ce que vous n’avez pas les
livrés ou vous pourriez la satisfaire. Yous supposez que j’en
suis mieux pourvu que vous, et. la-dessus vous me donnez pour
tåche de vous marquer quelques parlicularilés de sa vie, surtout
de sa fameuse mission dans le Chablais, et des fondements de
sa canonisation.
Yous me demandez-la bien des clioses, Monsieur: je ne sais
si j’aurai le courage et la patience de faire tout ce que vous exi-
gez de moi. En tout cas, je vous indiquerai quelques auteurs ou
vous trouverez de quoi suppléer a ce que je n’aurai pas suffi-
samment éclairci.
Un des premiers auteurs que je crois qui ait écrit la vie de
ce saint, est Gbarles-Auguste de Sales, son neveu, qui a élé
aussi évéque de Geneve. Jean-Pierre Gamus, évéque dé Belley,
ami inlime de notre Fran^ois de Sales, avait aussi donné un
ouvrage, pour faire bien connaitre le caraclére de ce saint.
Mais riiistorien le plus connu, et que j’ai la tout enlier en
volre faveur, c’est 1’abbé Marsollier, chanoine et doyen de la
calbédrale d’Usez. En 1711, il donna la vie du saint en deux
volumes in-S"". Il est bon de vous faire un peu connaitre cet
ouvrage. Il faut convenir qu il est fort bien écrit, et qu il se fait
lire avec plaisir. On a, du mérne auteur, la Vie du Cardinal
Xvmenez, qui est estimée, et qui ne le céde peut-élre pas a celle
de Tabbé Fléchier. Pour rendre recommandable Thistoire de
* Hébr. XI, 27.
129
son saint, il nous averlit, dans une préface, qu’elle a été écrite
sur des mémoires que les religieiises de la Visitation lui ont
fournis. Voiis savez que Fran^ois de Sales est Tinstituteur de
cet Ordre. Je soupgonne fort que cette source ne vous paraitra
pas des meilleures. M. Languet, ci-devant évéque de Soissons,
nous a fait voir dans la vie de la fameuse Marie Älacoque, reli-
gieuse du méme Ordre, que Ton se commet beaucoup en écri-
vant sur des mémoires dressés par de bonnes religieuses, dans
le fond d’un couvent. Cet académicien, malgré la beauté de son
style, s est donné dans cet ouvrage un ridicule qiii ne s’effacera
pas de longtemps.
Quoique rabbéMarsollier se soit beaucoup mieux observé que
révéque de Soissons, il lui a cependant échappé quelques traits
qui ne font pas honneur a son discernement : « Saint Fran^ois
de Sales allait a Thonon en 1608, dit notre historien. On ra~
conte une chose qui lui arriva en chemin, qui est une preuve
bien sensible de sa mortification. Il fut obligé de loger chez un
de ses amis. On se mit a table; mais celui qui avait mis le cou-
vert s’était mépris, et avait mis de la farine dans la saliére, au
lieu de sel. Geux qui lui tenaient compagnie s’en apergurent
bientöt. Mais le prélat, accoutumé a ne faire aucune atlention a
ce qu’il mangeait, continuait a se servir de la farine au lieu de
sel, et ne sen fut peut-étre pas apergu, si le maitre du logis,
en ordonnant que Ton changeåt de saliére, ne lui en etit fait
des excuses. » Ne trouvez-vous pas, Monsieur, que ce beau
trait d’histoire aurait aussi demandé que Tauleur en fit des ex-
cuses a ses lecteurs ; car il ne marque guére de gout dans un
écrivain ? Je connais des gens qui ont dit, apres Tavoir lu, qu’il
sentait bien le couvent, qu’il aurait été bon dans le procés de
canonisation d’un moine, mais qu’il était aussi déplacé dans
cette histoire, et presque aussi insipide, que le prétendu assai-
sonnement mis mal a propos dans la saliére. Mais pour conten-
* Torne I, p. 563.
T. II.
9
130
ter ces gens délicats, voici ou ils trouveront du sel, el méme du
plus åcre et du plus mordant.
« Quelqu^un élant en conversation familiére avec Béze, sV
visa de lui demander qu’est-ce qui Tattachait le plus ä la secte
des cahinistes. Béze ne répondit rien ; mais ayant fait venir une
jeune fdle fort belle qui demeurait avec lui, « voila, lui dit-il,
la raison qui me convainc le plus de ma religion. » Celui a qui
il faisait cette confidence fut d’autant plus surpris de cette ré-
ponse, ajoute notre historien, que Béze était alors dans un åge
fort avancé, et qui devait Tavoir guéri de pareilles faiblesses. »
Il faut savoir gré ä notre auteur d’avoir mis ce correctif a son
anecdole; mais il aiirait marqué plus de jugement, s’il Tavait
entiérement supprimée.
Malheureusement il en lire des conséquences comme si le
fail était bien sur. « Aprés cela, dit-il, il faudrait que la reli-
gion cbrétienne eut bien cbangé de caractére, si Dieu avait
choisi de pareilles gens pour reformer son Eglise, et pour leur
découvrir des vérités inconnues ä tant de sainls si éclairés, si
h umbles, si détachés du monde (qu’ils prennent de la farine pour
du sel ) . ))
On n’a pas oublié, dans la Vie de Frangois de Sales, les soins
qu’il se donna pour essayer de ramener Béze dans le sein de
TEglise romaine; et on lui en fait un grand mérite. G’eut été
une conquéte digne de lui. Aussi n’épargna-t-il rien pour y réus-
sir. Il s’y porla avec d’autant plus de zéle, qu’il avait une com-
rnission expresse de la cour de Bome pour cela. Je commen-
cerai par cet artide a satisfaire a vos demandes. Vous n’at-
teodez pas de moi, sans doute, que je vous donne rien de suivi
sur la vie de ce saint. Nous nous en tiendrons, s’il vous plait, a
quelques parlicularités détachées. Je ne vous promets pas méme
de me tenir toujours scrupuleusement ä notre sujet, s’il se pré-
senle quelque idée accessoire qui me frappe davanlage.
Les historiens qui ont écrit la vie de Frangois de Sales, rap-
Tome I, p. 303.
131
portent tous qu’il fit ä Béze trois ou quatre visites. Ils n'oa-
blient pas de remarquer qu il s exposait beaucoup, que c était
une pieuse témérité a un homme de son caraclére d’oser entrer
dans notre xille. Tout cela lend, comme vous le voyez, a rendre
ses démarches plus méritoires.
Clément YIII, par un bref du 1®*“ octobre 1596, lui ordonne
de faire la tentative et de ne rien épargner pour y réussir. L’abbé
Marsollier, pour juslifier Tempressement du pape, fail un por-
trait assez avantageux du minislre. « Tout le monde sait, dit-il,
que Théodore de Béze était le plus fameux ministre du parti
calviniste. Il était sans conlredit un des plus beaux esprits de
son siécle. Il parlait en prose et en vers avec la derniére poli-
tesse. Les calvinistes le regardaient comme un homme extraor-
dinaire ; sa réputation parmi eux était a un point a ne pouvoir
augmenter. Il était alors fort avancé en åge; mais il n’avait rien
perdu de sa belle humeur; et la douceur de ses moeurs, les
agrémenls de sa conversation lui avaient acquis un si grand
nombre d’amis, qu’il était également aimé et honoré dans tout
le parti. » L^abbé rend ensuite raison de ce qui se passa dans
la premiére visite de Frangois de Sales. Le point le plus im-
portant fut qu’il demanda a Béze s’il ne croyait pas qu’on put
faire son salut dans la communion romaine. « Il fallut réver
quelque temps avant de répondre, dit rhistorien; aprés quoi,
ajoute-t-il,Béze reconnut qu’on pouvait s’y sauver, mais qu^elle
était chargée de trop de cérémonies et de trop de pratiques hu-
maines, et que le cbemin du ciel était plus aplani dans FEglise
réformée. » Dans la suite de la conférence on traita plusieurs
points de la controverse, que l’abbé Marsollier rapporte a sa
maniére, et dont je vous épargne le détail.
Il vaut mieux vous rendre raison de la maniére dont Fran»
gois de Sales aborda Béze. Cest une petite particularilé cu-
rieuse, que je tire d’un manuscrit de la bibliotbéque de Genéve.
Il contient la plus gi ande partie du procés de canonisatiori de
notre saint, qu un heureux hasard nous a procuré. On y voit
132
que Fran^ois de Sales, étant arrivé ä Geneve, se rendit d’abord
au logis de Béze. Il fut introduit dans une grande salle, oii on le
fit attendre assez longtemps. Il y remarqua un portrail de Cal-
vin, avec ces vers mis au bas :
Hoc vultu, hoc habitu, Calvinum sacra docentem
Geneva felix audiit,
Cujus scripta piis toto celebrantur in Orbe,
Malis licet ringentibus.
Béze se fit un peu attendre; et dans Tintervalle, Tétranger s’a-
musa a parodier ces vers. Il eut Tart, en y cbangeant seulement
trois ou quatre mots, d’en faire une satire contre Calvin. Apres
les premiers compliments, il dit naturellement a Béze que, pour
ne pas sennuyer en Tattendant, il avait essayé de faire quelque
petit cbangement aux vers du portrait, et il les lui récita a sa
maniéiV. On nous apprend que le ministre de Genéve entendit
raillerie, et que cette franchise ne lui déplut point. Aprés ce
debut assez enjoué, on vint, comme je vous Tai dit, a quelque
cbose de plus grave, mais sans aucun succés.
Frangois de Sales, aprés avoir rendu raison a Bome, ou au
nonce du pape, de ce qui s’était passé a cette premiére visite,
re^ut un nouveau bref 1’année suivante, qui lui ordonnait de
retourner a Genéve, et d’y faire une seconde tentative pour ga-
gner ce chef des hérétiques. Mais le Saint-Pére eut soin en
méme temps de lui fournir un des meilleurs arguments pour
opérer la conversion des errants. Il lui marquait qu’il pouvait
donner parole a Béze que, s’il voulait venir a Bome, il y joui-
rait, pour le reste de ses jours, d’une pension annuelle de douze
mille livrés, et qu’outre cela on lui paierait largement la valeur
de lous les meubles et effets qu’il pourrait avoir laissés a Genéve.
Voila des raisons trés-persuasives. Cependant elles ne firent
i Hoc vultu, hoc habitu Galvinus insana docentem
Geneva demcns audiit,
Cujus scripta piis toto damnantur in Orbe,
Malis licet ringentibus.
i33
point sur cet esprit obsliné rimpressioii qu oii croyait, a Rome,
qu’elles deYaient faire. Non-seulement on ne put pas le séduire,
mais il parait méme que cette seconde fois il n’entendit pas
raillerie comme la premiére. Il fut blessé des indignes moyens
qu’on employait pour le corrompre. Il ne regarda les offres
qu'on lui faisait que comme des piéges de Satan. Il lui échappa
un : Vade retro, Satana. 11 crut que dans cette occasion il pou-
vait faire la méme réponse que fit autrefois le Sauveur au sé-
ducteur, qui, pour Tengager a un acte d’idolåtrie, lui disait :
Hcec omnia iibi dabo.
Ces différenles conférences n^aboutirent donc a rien; mais
n’ayant pas pu Yaincre cet esprit rebelle, on y suppléa par un
triomphe imaginaire qu’on eut soin de faire sonner fort haut
dans toute TEurope. On fit courir le bruit que cette méme
année 1597, Béze était mort bon catbolique. On disait que, se
voyant prés de sa fm, il avait abjuré, a Geneve, la religion ré-
formée, en présence du magistrat, quil avait exborté en méme
temps a se réunir a TEglise romaine ; que févéque f avait ab-
sous avant sa mort par un ordre exprés du pape, et qu’ensuite
la ville, qui s^élait rendue aux exhorlations de Béze, avait fait
une deputation solennelle ä Rome, pour préter obéissance au
souverain pontife.
On ne saurait croire combien ce bruit fit de chemin, tout
ridicule qu’il était. On f écrivit dans toutes les cours catho-
liques, en France, en Allemagne, en Pologne et surtoul a la
cour de Yienne; et dans tous ces lieux cette nouvelle fut gobée.
Yous jugez bien. Monsieur, que cette belle conversion trouva
encore plus aisément créance en Italie qu’en aucun autre pays.
La persuasion était si générale, que des amis méme de Geneve,
qui voyageaient en Italie, y furent trompés. Fai vu une lettre
écrite de Florence a une personne distinguée de notre ville,
qui roule sur ce sujet. Je vais vous en transcrire quelques lignes;
car ces sortes de faits demandent d’étre bien constatés. La lettre
est du 24 février 1598 :
134
« Etanl k Sienne au mois de septembre dernier, dit ce voya-
geur, je sortis de la ville environ deux heures avant le coucher
du soleil, avec un de mes amis, pour voir vos ambassadeurs de
Geneve, que le peuple disait avec un plaisir extréme devoir arri-
ver celte nuit-la, allant a Rome; entre lesquels nous espérions
mérne de vous voir. Nous demeuråmes ainsi hors des portes
jusqu'a une beure apres le soleil couché, cbacun disant que ces
ambassadeurs avaient pris un autre cbemin. Je pourrais bien,
sur ce sujet, vous écrire plusieurs autres choses aussi ridicules;
mais il faut étre discret w
Vous trouverez dans le Diclionnaire crilique de Bayle^ des
reflexions curieuses sur ce bruit, que Ton fit courir, que Béze
ét^it tnort, et qu’avant d’expirer il avait fait profession de la foi
romaine. « Ceux qui invenlérent ce conte, dit-il, el ceux qui le
firent courir, connaissaient tres-mal le véritable intérét de leur.
Eglise. Ces sortes de fraudes sont bonnes a débiter conlre une
secte qui n'a ni auleurs, ni imprimeurs. Mais elles ne peuvent
étre que préjudiciables , quand on ose s’en servir contre une
Eglise qui a mille presses et rnille plumes dans son sein
Les ministres de Geneve ne se turent point dans cette ocea-
sion. Ils publiérent deux écrits revétus de toute rautlienticité
nécessaire, pour réfuter celte sotle imposture. L’un de ces
écrits était en latin, sous le titre de Beza redivivus »
Vous savez. Monsieur, que le célcbre auteur de ce diclion-
naire avait un art merveilleux pour lirer partie de toutes les
broebures qu’il pouvait recouvrer, et que leur petitesse fait
perdre. J’en ai une entre les mains, sur le sujet en question,
donl il aurait assurément fait usage, si elle lui eut été connue ;
elle est de 1598 et a pour titre : Béponse å un gentUliomme
savoisten. C’est de la que j’ai lire Textrait de la lettre écrite de
Florence. On y en voit quelques autres du méme genre. Le
trait le plus singulier que j y ai trouvé, c’est qu’un prédicateur
précbant a Laon, fit part a ses auditeurs d’une ceuvre pie qu'il
Dictionnaire critique, art. Béze. Remarque O.
135
venait de faire. Il avait ramassé, dans une quéte, neuf oii dlx
francs « pour faire dire cinquanle messes, pour délivrer la
pauvre åme rotie de ce Béze converti. » Je soup^onne forl que
c’est Béze lui-méme qui est auteur de ce petit écrit. Il fit aussi
un pelit poéme plein de feu contre un jésuite qui se trouvaétre
rinventeur de la fable. « Le révérend Pére attira par lä, sur sa
personne en parliculier, et sur son ord re en général, dit le Dic-
tionnaire critiqiie^ une gréle de vers satiriques, que les muses
de Th. de Béze, toutes vieilles qu’elles étaient, ne laissérent pas
de rendre bien terrassantes. »
Béze, par de semblables signes de vie, dissipa parfaltement
le bruit de sa mort et de sa prétendue coaversion. Il vécut en-
core huit années, n’étant mort qu’en octobre 1605. La confu-
sion que devait avoir causé ä tout le parti catholique ce bruit
ridicule, aurait du les rendre plus circonspects dans la suile.
Cependant croiriez-vous , Monsieur, qu’un zéle mal entendu
pour leur religion a encore jelé quelques auteurs dans la réci-
dive? L’abbé Marsollier cile un anonyme qui a doniié au public
une Vie de saint Frangois de Sales^ ou il dit que Béze, se sen-
tant véritablement prés de mourir, souhaita de parler ä cet
babile ecclésiastique avec qui il avait déjä eu plusieurs confé-
rences sur la religion ; « mais que cette satisfaction lui apnt
été refusée, on assure quil se repentit d’avoir quitté TEglise
caibolique et qu il rétracta ses erreurs. » Il est vrai que Fabbé
Marsollier n'ose pas appuyer cette conjecture, « Béze étant
mort au pouvoir des calvinistes, dlt-il, il est diffi^ile de pou-
voir donner quelque chose de certain sur un fait de cette impor-
tance. » Mais ce n’est pas assez de suspendre son jugement sur
de semblables anecdotes, il faut dire rondement que ceux qui
les débitent se commettent beaucoup , et qu’ils font prudem-
ment de garder Vincognito comme a fail Fanonyme.
Je lui ai cependant Fobligation de m’avoir ramené ä Fran-
Qois de Sales, que cette longue digression me faisait presque
oublier. Je me flatte que vous me la pardonnerez : il y a des
cas ou Taccessoire \aiil bien le principal. On ne saiirail assez
coinbattre la crédulité causée par 1’esprit de parti. On peut bien
se détourner un peu de son cliemin pour essayer de guérir le
genre humain de celte maladie : on doit profiler de loutes les
occasions qui se présentent pour cela.
Si Frangois de Sales, quoi que Ton en dise, n’a jamais pu
rien gagner sur fesprit de Béze, il eul d’nn aulre colé la satis-
faclion de faire de nombreuses conversions dans le Chablais.
C’est un artide sur lequel vous souhaitez que je nfétende un
peu. Gette mission est ce qui fa le plus illustre et qui a le plus
contribué ä lui donner une place dans le calendrier.
En 1 594, le duc de Savoie, oubliant les Iraités précédents
par lesquels il avait promis de ne rien toucher a la religion \
écrivit a févéque Claude de Granier, prédécesseur de Frangois
de Sales , de clioisir de bons sujets , qui eussenl les qualités
requises pour travailler a\ ec succés a la conversion des peuples
du Cbablais et des Irois bailliages. Il leur promit sa proteclion
et qu’il seconderail leurs travaux; en conséquence il manda
aux gouverneurs des places de les appuyer de tout leur pou-
voir. Ce prince sélant rendu mailre de son pays, avait rnis par-
tout des garnisons qui facilitérent beaucoup le rétablissement
desa religion. On y envoya donc Frangois de Sales, ågé d’en-
viron trente ans, et son cousin Louis de Sales, qui étail aussi
prétre.
Pour colorer celte démarclie, le duc de Savoie disait qu’il y
avait plusieurs de ses sujets, dans le Chablais, qui soubaitaienl
d elre instruils dans la religion calholique, el qifil devait leur
en donner les moyens. Ce qifil y a de certain, c’est que la plus
grande partie était dans des sentiments bien difTérents. Ils
étaient persuadés que la conservalion de leur liberté et de
leurs priviléges, dépendait de celle de leur nou velie religion.
Cependant cet babile missionnaire en gagna peu ä peu un
* En 1589 il avait encore promis aux réformés de Thonon, de leur laisser
une enliére liberté de conscience.
137
certain nombre par ses discoars artificieux. Il avait Fart de ca-
cher lout ce qu’il y a de choquant dans la religion romaine, et
il ne la présentail que par ses beaux cötés. Il répandit dans le
pays im écrit dans le gout de V Exposition de M. de Meaux. Son
bon ami Jean-Pierre Gamus, évéque de Belley, employa aussi,
peu de lemps apres, cette mélhode séduisante. Il publia un
livre intitulé : Y Avoisinement des Protestants vers VEglise ro-
maine ^ dont Richard Simon donna ime nouvelle edition avec
des reinarqiies, en 1703. Bien des gens croient que c’esl dans
cet ouvrage que M. de Meaux avait pris le plan du sien, qui lui
a cependant fait aiitant d’honneur que s71 était lout a fait original.
Apres que Francois de Sales eut Iravaillé pendant quelque
temps a déguiser sa religion et a la montrer par les cötés les
plus favorables, le prince fit enfm inlervenir son autorité pour
donner du poids aux sophismes du missionnaire. Il envoja a
Thonon le régiment du comte de Martinengue, lieutenant gé-
néral, qui fut logé chez les bourgeois. Il y arriva en 1597. Le
du c s’y rendit lui-méme bien löt apres. A son arrivée, le régi-
ment se saisit des porles et des places publiques : ordre a tous
les réformés de se trouver a THötel-de-Ville. Le prince les me-
nace, leur fait entendre d7m ton irrité qu’il est question de se
déclarer. Il ordonne que tous ceux qui voudraient étre de sa
religion passassent a sa droite. Ceux qui refusérent de faire cette
démarche, furent dépouillés de leurs emplois et cbassés igno-
minieusement du pays. Ils n’eurent pour cela que Fespace de
vingt-quatre heures. Voila qui abrégea beaucoup les contro-
verses.
Il faut donc attribuer les nombreuses conversions du Gha-
blais, en partie a Fhabileté du missionnaire, et en partie aux
voies de fait quemploya le duc de Savoie pour le seconder. On
convient que jamais homme n’eut plus Fart de s’insinuer dans
les esprits que Francois de Sales. Son historien nous dit que
« son extreme douceur donnait des charmes a sa conversation,
dont il n etait pas aisé de se défendre. On se sentait prévenu
138
en sa faveur des qu il ouvrait la boiiche. Il gagnait en méme
temps Testime et Taffection de ceux qu’il fréquentait Cepen-
dant je trouve dans la Vie des Saints^ de Baillet, que Fran^ois de
Sales avait un usage qui ne s’accorde guére avec cette grande
affabilité qu’on lui préte. « Quand il alla dans le Cbablais, qui
était habité par des calvinistes, dit-il, il ne dissimula point aces
peuples qu’il était venu déclarer une guerre sainte anx puis-
sances de Tenfer, dont ils élaient les esclaxes. Et ce qui fut in-
terprété assez diversement par les personnes éclairées, c’est qiéil
voulut commencer par faire des exorcismes contre les demons,
pratique qu’il observa presque toujours depuis, lorsqu’il en vint
aux prises avec les bérétiques, surlout avec les ministres^. »
Serait-ce par représailles du Vade retro Satana de Béze, qu il
en usait ainsi? Quoi qu’il en soit, Tauteur qui nous apprend cette
singularité en parait blessé lui-méme, et la trouve déplacée avec
des gens dument baptisés. Vous conviendrez aussi sans doule,
Monsieur, que ses maniéres si douces et si prévenantes étaient
tout a fait en défaut dans cette occasion. Peut-on rien de plus
révoltant et de moins propre ä amener les gens a penser comme
nous, que de commencer par leur dire que pour avoir des sen-
timents comme les leurs, il faut nécessairement avoir le diable
au corps?
Groiriez-vous que cet exorciste banal qui voulait cbasser le
démon partout, ne sut pas empécher qu’il ne vint un jour se
nicber dans son cerveau? Il se irouva lui-méme exposé aux ten-
tations du malin esprit. Les Fréres de Sainte-Marthe, dans le
catalogue des évéques de Geneve, nous ont donné en abrégé
la vie de Fran(^ois de Sales. Ils nous apprennent quil fut un
jour violemment tenté par le démon, d’un doute sur la foi de
FEucharistie ^ Mais comme notre saint croyait souvent voir le
démon ou il n’élait pas, ses historiens ont fait la méme chose.
^ Torne I, p. 161.
^ Vie des Saints, tome I, p. 787.
^ Gallia christima, tom. 11, p. 598.
139
Les dévots mettent le malin esprit partout. Rien de plus inutile
que de Tavolr appelé dans cette occasion. Groyez-vous, Mon-
sieur, qu’il soit fort nécessaire que le diable s’en méle pour
qu’un homme d’esprit,tel qu’était assurément Fran^ois de Sales,.
ait pu quelquefois se défier d’un dogme aussi contradictoire que
la transsubstantiation? Si les doutes qui s’élévent quelquefois;
chez nous, sur la religion, viennent de ces anges de ténébres,.
il les excite sans doute en nous obscurcissant Fesprit. Mais les
déliances qu’un catholique romain a quelquefois sur celte ma-
tiére, que les scolastiques ont si forl embrouillée, se font sentir
surtout lorsque ces nuages se dissipent, lorsque la raison s’épure
et qu’elle reprend ses droits. C’est alors que les difficultés contre
ce dogme se présentent en foule. Elles ne viennent donc pas
de Tobscurcissement de nos idées, ni par conséquent de cet ange
de ténébres.
Fran^ois de Sales, apres avoir été quelque temps coadjuteur,
fut enfin fait évéque en 1602; la cérémonie du sacre se fit le
8 décembre. Uabbé Marsollier nous apprend que , quinze
jours apres, le duc de Savoie fit une entreprise sur Geneve ,
qu’il essaya de surprendre de nuit. Il s’agit de la fameuse es-
calade dont vous avez souvent oui parler : notre historien se
contente de rapprocher ces deux événements, sans se mettre
en peine d’y mettre aucune liaison. Je crois cependant qu’il y
en a, quand on examine bien la chose; au moins je vais ha-
sarder la-dessus une conjecture qui vous paraitra assez vrai-
semblable.
Charles-Emmanuel comptait tellement sur le succés de son
entreprise, que Fon voit dans la Viedu Connétahle de Lesdiguiéres^
que ce prince avait fait partir de Turin, quelques semaines au-
paravant, des mulets chargés d'ornemenis d’église et de cierges
pour la messe de minuit, qiFil espérait d’entendre dans la cathé-
drale de Geneve. Dans cette vue, et pour rendre la cérémonie
plus auguste, il était essentiel d’avoir aussi Févéque du diocése,
pour olficier pontificalement aux fetes de Noél. Dans cette sup-
position, il ne fit qne se préter aux désirs de son souverain.
Vons savez quel fut le succés de Tescalade : les troupes de
Savoie furent repoussées ; on fit rebrousser les mulets partis de
Turin, et Tévéque demeura a Annecy.
L’abbé Marsollier nous donne Fran^ois de Sales pour un pre-
lat d’une humilité profonde. Quelqu’un lui ayant dit un jour
« qu’il se flattait de le voir une fois sur son trone de Geneve, »
son humilité souffrit beaucoup de ce compliment, et il en parut
affligé. On nous apprend aussi quil refusa la coadjutorerie de
FEglise de Paris, et de bons évéchés que le roi Henri IV lui
fit offrir en France. Ge refus marque également son humilité
et son désintéressement.
On sait qifil entreprit la mission du Chablais a ses dépens.
Uévéclié ne pouvait pas étre regardé comme un dédommage-
ment suffisant de tous les frais qu il avait soutenus précédem-
ment. Il est bon de vous dire qu’il est d’un fort petit revenu,
et donne tout au plus quatre ä cinq mille livrés par an.
Le peu de revenu de cet évéché donna lieu derniérement
a un bon mot, dont je dois vous faire part. Le prélat qui siége
aujourd'hui est trés-distingué par sa naissance et par son mé-
rite. On fappelait auparavant M. fabbé de Chaumont \ Il a une
incommodité qui lui fait beaucoup de peine, c’est un embon-
point excessif, qui le met presque entiérement hors d’état d’a-
gir. Un curé du diocése, qui le voyait pour la premiére fois, en
fut frappé ; il marqua sa surprise, en sortant, a un de ses con-
fréres, par cette jolie saillie : « Je n’ai jamais vu, lui dit-il, d’é-
véque plus gras, ni d’évéché plus maigre. »
Le duc de Savoie, faisant attention au peu de revenus de
Monsieur de Geneve pour soutenir sa dignité, chercna a le gra-
tifier de quelques bénéfices. « L'abbaye de Ripaille ayant vaqué,
dit fabbé Marsollier, le prince f offrit a saint Frangois de Sales ;
mais il le remercia et le pria d'y établir les Ghartreux. Le duc
Joseph-Nicolas de Chaumont des Ghamps, élu évéque en Mars 1741.
141
de Savoie y consentit, et le saint prélat eut la satisfaction d’avoir
attiré ces saints religieiix dans son diocése^ »
Si cet auteur avait un peu mieux connu notre pays, il aurait
su qu’il y a une chartreuse dans le Genevois, fondée il y a cinq
ou six cents ans. C’est celle de Pommier, ou je sais que vous
avez fait une fois une promenade. Les Ghartreux de Ripaille ne
sont donc pas les premiers établis dans ce diocése. Mais c’est
la une faute légére, et que je n'ai relevée que pour avoir occa-
sion de vous rapporter une petite circonstance de la vie de ce
prélat, que je crois qui vous fera plaisir.
Un auteur nommé Gotolendi donna, sur la fin du siécle
passé (1 686), une Vie de saint Frangois de Saks ou j’ai trouvé cette
particularité : L’évéque de Geneve et celui de Belley firent en-
semble un voyage a Ripaille, quelque temps apres letablisse-
ment des Ghartreux ; en se promenant dans le cloitre, ils lurent
ces deux vers sur la porte d’une cellule :
Tu mihi curarum requies, tu nocte vel atrå,
Lumen, et in solis tu mihi turba locis.
Ges vers les frappérent; ils les trouvérent fort beaux.Comme
ils avaient tous deux Tesprit fort subtil, ils ne manquérent pas
d’y trouver quelque sens mystique des plus sublimes. Uun d’eux
conjectura qu’on pouvait les expliquer de la naissance du Sau-
veur, qui est venu pendant la nuit, pour dissiper les ténébres
dont nous étions enveloppés. Ils en donnérent encore d’aulres
explications aussi belles et aussi relevées. Mais ils furent bien
surpris, quand on leur apprit que ces vers se trouvent dans le
IV® livre du poéte Tibulle, qui les avait faits pour sa maitresse.
Il est vrai que le chartreux, en les mettant sur sa porte, les avait
sanctifiés en les appliquant a Dieu, au service duquel il s’était
consacré dans sa solitude. Arnaud d’x\ndilli, un peu avant sa
mort , les envisagea du méme cölé , et les traduisit de cette ma-
niére :
* Torne II, p. 49.
142
Tu m’es un doux repos dans mes plus grands ennuis,
Tu m’es un clair flambeau dans mes plus sombres nuits :
Et dans la sainte horreur de cette solitude,
Tu m’es toi seul, mon Dieu, toute une multitude.
Voici une traduction plus möderne de ces vers :
Avec toi je saurai me plaire,
Dans le lieu le plus solitaire.
Du plus sorabre cachot, ta divine clarté
Dissipera Tobscurité.
Tu peux seul adoucir le destin le plus rude,
Et d’un affreux désert bannir la solitude.
Pierre Camus, apres la mort de Tévéque de Geneve, fil un
ample recueil de tout ce qu’il avait oui dire de plus remarquable
ä son ami, et qui le caractériserait le mieux. Il le publia en six
volumes sous ce titre : L"Esprit du bienheiireux Frangois de
Saks. On y voit plusieurs pensées vives et des réparties assez
heureuses. Mais comme Tévéque de Belley n’avait pas le gout
fort bon, un docteur de Sorbonne crut devoir reformer cet ou-
vrage, il y a environ vingt ans. Il rétluisit les six volumes en un
seul, et n’y mit que des traits choisis. Il ne sera pas mal de
vous en donner un échantillon. Je choisirai pour cela une dis-
pute qu’il eut a soutenir dans les rues de Paris, ou il fit pa-
raitre beaucoup d’esprit, et en raéme temps beaucoup de mo-
dération.
Il se trouvait dans cette capitale en 1619, a la suite du Car-
dinal de Savoie, qui s’y était rendu pour assister aux noces du
prince de Piémont son frére, qui épousait la soeur du roi
Louis XIII. Un protestant un peu brusque ayant rencontré
Frangois de Sales dans un superbe carrosse, lui fit cette ques-
tion pour Tembarrasser : « Je voudrais bien vous demander,
a vous qui passez pour un homme apostolique, si les apötres
allaiorst en carrosse? » Le prelat fut d’abord un peu surpris de
cet assaut, mais s’étant bientöt remis, il répondit : « Que les
apötres n’avaient pas fait difficulté de monter en carrosse quand
143
Foccasion s’en était présentée, qu’on en voit un exemple dans
les Actes des Apötres, en la personne de Philippe, qui ne fit
point de difficuilé de monter dans le char ou le carrosse de
1’eunuque de la reine d’Ethiopie. »
« Mais, dit le protestant, ce carrosse n’était pas a Philippe,
il était a cet olficier de la reine, qui Tinvita a y monter. Apres
tout, les apötres n'allaient pas dans des carrosses dorés, ni si riches
que le vötre. Vraiment, ajouta-t-il, voila de nos saints qui vont
en paradis fort a leur aise! »
Le prélat expliqua ensuite comment il se trouvait dans un si
beau carrosse, qu’il était au roi, qui en envoyait souvent quel-
qu’un des siens au prince de Savoie et a ceux de sa suite ; que
pour lui il n’avait en propre ni carrosse, ni équipage ; que quand
il aurait la volonté d’en avoir, les Genevois, en retenant les
biens de son Église, lui en auraient öté les moyens.
Il y a environ quarante ans que deux sa vants bénédictins voya-
gérent en France, par ordre de Louis XIV, pour perfection-
ner le Gallia christiana. Ils vinrent jusqua Annecy ; ils firent
visite a 1’évéque, dont ils parlent fort avantageusement dans la
relation de leur voyage. Ils disent qu’effectivement il n’a que
trois ou quatre mille livrés de rente, « mais que cela n’empéche
pas qu’il ne soit autant évéque que s’il en avait 50 ou 60 mille.
Il est vrai qu il n’a ni carrosse, ni train, mais, ajoutent-ils, il
n'en n’est pas moins heureux, et n’en est que plus conforme
aux apötres ^ . »
Saint FrauQois de Sales mourut a Lyon le 22 décembre 1 622,
ågé de cinquante-six ans.
Il faudrait. Monsieur, vous parler présentement de sa cano-
nisation, mais ma lettre est déja trop longue, ce sera donc pour
une aulre fois. D^ailleurs nous imiterons un peu par la Tusage
de Rome, de ne pas canoniser les gens immédiatement apres
leur mort.
Voyage littéraire de deux bénédictins, Paris 1717. tome I, p. 242.
144
X
RECHERCHES SUR LA CANONISATION DE SAINT
FRANgOIS DE SALES.
( les 'procés de canomsation a Home , avec it ur Avocat du diahle : celui de
Saiiit Francois de Sales en parliculicr. — Ce saint commence la conversion du Cliablais
en apötre, par la persuasion : il la finil ou l’opérc en conquérant, par la contrainte, ä
1’aide des troupes. — Il conseille au duc de ne pas lenir compte des promesses du trailé
de Nyon. — Miracles qu’on lui attribuc. — Combien de protestants Francois de Sales a-
1-il convertis? Enorme et palpable exagération ä cel égard. — Son insuccés dans le
pays de Gex. L’évéqiie Jean d’Arentbon obtient, en 1662, lacldturede 23 templesdu pays
de Gex : la révocation de rcditdeNantes acbéve seule rceuvre.)
{Journal Helvétique, Aout 1749, Bibliothéque impartiale 1751, tome III, part.
III, art. X : dans le méme voliime, part. I, p. 107-127, est reproduit l’ar-
ticle précédentsur saint Francois de Sales.)
FranQois de Sales fut béatifié le 28 décembre 1661 ; Alexan-
dre YII donna dans ce but dispense de treize années du temps
qui est porté par le décret d’Urbain YIII pour béatifier ceux
qui sont morls en odeur de sainlelé. On a, sur ce dernier sujet,
un manuscril fort instructif a la bibliothéque de Geneve; on y
voit la barangue de Tavecat consistorial Prosper Bottinius, pro-
noncée devant le pape et les cardinaux le 14 septembre 1662,
pour obtenir la canomsalion,
Les fondements de cette demande sont d’abord les vertus qui
ont brillé dans ce prélat , une cbarité ardente pour le procbain,
une douceur inaltérable. On assure que pendant tout le cours
de sa vie , on ne l’a jamais vu en colére ; il a fait voir une pa-
tience a toute épreuve. L’abbé Marsollier dit que , « comrne
Salomon , Francois avait re^u une inclination naturelle au bien,
et qu’il aima la vertu des qu’il la put connaitre. »
1/avocat Bottinius rencliérit la-dessus ; il dit que le prélat
aima la vertu avant méme que de savoir ce que c’était ; c’est ce
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(|u’il tåche de proiiver sur Tarticle de la chasteté. <( Son amour
pour la pureié était si marqué , dil-il , qu’on s en aper^ut des
le berceau, el qu’il semblait fuir les caresses de sa nourrice. »
Voila une chasteté bien précoce. Mais Ton sait que
aiix ämes bien nées,
La vertu n’attend pas le nombre des années.
Pour mettre dans tout son jour la chasleté du prelat, Tabbe
Marsollier rapporte « que quand il fut fait évéque, et qiTil voulut
regler sa maison , un de ses amis lui ayant proposé de prendre
une femme d’un åge non suspect, pour avoir soin du linge et
des meubles, il n’y voulut jamais consentir, et il ajouta qiTil ne
logerait pas méme sa propre mére. EfFectivement , la comlesse
de Sales, qui venait souvent a Annecy, ne logea jamais chez
luiL » A cet égard et a plusieurs autres, ses panégyristes nous
nssiirent qu’il conserva jusqu’a la mort la pureté et Tinnocence
qu’i! avait acquise dans son baptéme , et qu’elle fut le fonde-
ment de toutes les vertus qui brillérent en lui dans la suite.
Gependant son ami Pierre Gamus , dans son recueil intitulé
Y Esprit du bienkeureux Frangois de Sales ^ n^a point dissimulé
une objection qiTon lui fit une fois sur ce qu’il fréquentait trop
le sexe. Il fit une réponse enjouée, que je vais placer ici, parce
qu’il me semble qiTelle le caractérise bien : « On lui dit un jour
assez brusquement, rapporte Tévéque de Belley, que Ton ne
voyait que des femmes autour de lui. Je ne sais, ajouta celui
qui lui faisait ce reproche , pourquoi elles s^amusent ainsi au-
lour de vous, car il ne parait pas que vous leur disiez grand
chose. — Et iTappelez-vous rien , répartit le prelat , de leur
laisser tout dire? G’est peut-étre ma compiaisance a les écouter
qui les fait venir ainsi autour de moi, car a un grand parleur rien
iTagrée tant qu’un auditeur silencieux. » J’ai cru devoir placer
ce trait a la suite de ce que j’avais a dire de la chasteté de notre
‘ Torne 1, p. 459.
T. {I
10
prélal; niais je m’aper^ois préseiilement qu’il aurait peut-étre
été mieux a 1’article de sa patience.
Oulre toules les vertus dont je viens de parler, on insiste
aussi l}eaiicoup sur son zéle ardenl poiir la gloire de Dieii et
pour le salut du prochain. Son ardeur pour Fa vancement de la
religion calholique parut surtout dans la mission du Chablais,
qui dura prés de dix ans, et ou il convertit un nombre incroya-
ble de réformés.
« Gette mission, dit Tabbe Marsollier, est une forte preuve de
son zéle. Il Fentreprit a ses dépens, et la soutint presque seul
pendant plusieurs années, abandonné aux tumulles, aux con-
spirations, et ii tout ce que la violence des calvinistes était capa-
ble d’inspirer conlre un homme seul, qui iFétait soulenu que de
son zéle ’ . »
C^est Tendroit par oii il s’esl le plus illustré, jusque-la qiFé-
lant de retour ii Rome aprés que cetle mission fut finie, Glé-
ment VIII lui donna en plein consistoire le litre dWpötre du
Chablais, Il le traita « comme un conquérant, dit Baillet, comme
un dompleur de monslres, qui revenait cbargé des dépouilles
du calvinisme G »
Ges images å’apötre et de conquéranl sont fort belles, et
méme assez justes. Fran^ois de Sales travailla d’abord a la con-
version du Gliablais en apolre , je veux dire qiTil y employa la
voie de la persuasion, et il finit en jouant le rdle de conquéranl
proprement dil, puisqiTil se servit pour cela des troupes du
prince. Nous \ errons, dans la suite, que ce fut par la force et
par la contrainte qiTil vint enfin a bout de soumettre ses enne-
mis. On peut donc prendre a la lettre ce que Baillet a cru nous
donner dans un sens métapliorique.
Aprés les exploits de notre béros, étalés dans le procés de
canonisation , suivent ses miracles. On en rapporte un grand
nombre, mais voici ceux sur lesquels on insiste principalement ;
* Torne 11, }.. 315.
- Vir des Sni)ä$, toiuel, }). 7<S0, stir le Jjjnvier.
<leux monslres re^^ureul, par ses priéres, la conforniation qiie
la iialure leur avait refusée ; un aveugle-né recouvra la vue par
son intercession ; ii giiéril trois paralyliques; une religieuse de la
Visitation, qiii avait vingt-deux maladies mortelles, fiit guérie
tout d'un coup. Pourdes résurrections, on lui en altribiie au-
tant qu’an Sauveur. Il s’est fait ejisuite quantilé de guérisons
miraculenses a son lombeau.
Je ne doute pas, Monsieur, que vous n'ayez élé a Annecy, et
(jue vous n’avez eu la curiosité de voir Féglise des religieuses de
la Visitation, ou repose le corps de Francois de Sales. Vous y
aurez pu remarquer un grand nombre de tableaux votifs et des
représentations en cire des guérisons qu’il a opérées.
Vous savez, Monsieur, que quand ii s’agit de canoniser quei-
(pFun, on se pique ä Home d’observer bien des formalités. Le
])ape d’aujourd’bui a donné au public un fort ample ouvrage sur
eette maliére. Afin quii paraisse que les fails ont été examinés
avec soin, on nomnie un officier de justice, dont la fonction est
d’essayer de contredii'e et de tåcber de détruire , s’il peut , ce
(pFon produil en faveur de celui qu'il s’agit de béatifier; on lui
donne ironiquement le nom å^avocat chi diable, Vous serez bien
aise de savoir comrnent celui qui eul eette commission dans ce
procés, plaida contre Francois de Sales.
II débuta par eette régle incontestabie , qu’on ne peut pas
adrnettre dans le ciel comme un saint, un homme qui n’aurait
pas été dument baptisé, et qu’il ne constait pas bien du bap-
téme du sujet proposé. Ii pouvait ajouter que, quand on aurait
bien prouvé qu’il avait effectiveinent regu ce sacrement, il fallait
eneore étre bien assuré de Tintention de celui qui le lui avait
administré, sans quoi il était nul; mais ces sortes de difficultés
ne sont bonnes tout au plus que pour préiuder. En voici de
meilleures :
L’avocat contredisant lui reproeba que, quand le comte de
Sales, son pére, voulut aebeter la terre et le chåteau de Tho-
rens, qui appartient a eette famille, Francois, qui fut consulté.
U8
représenla que c’élait le vrai point de falre cette acquisition, que
ceiix qui possédaient cette lerre étaient mal dans leurs affaires,
qu'on laurait a bon marché, parce qu’ils étaient forcés de ven-
dre. Oii est la charité, conclul ravocat, de vouloir ainsi se pré-
valoir de la triste situation de ces gens-la? — Ii ne paraitpas quon
ait répondu a cette objection d’iine maniére bien satisfaisante.
Vous connaissez Texplication que M. Le Glerc a donnée du
dixiéme commandement du Décalogue ; elle a beaucoup de rap-
port avec le conseil que donne Fran^ois, et, par cette raison,
je vais xous la rappeler. Cet babile critique, sur le passage de
Marc X, 19, prouve qu’il ne s’agit pas simplement, dans ce pré-
cepte de la loi de Dieu, de désirer le fonds ou la maison d’au-
trui , mais que le législateur y défend proprement les voies in-
directes et artificieuses qiéon emploie quelquefois pour sen
rendre maitres; moyens qui sont ordinairenient autorisés devant
les tribunaux humains, mais qui n’en sont pas moins contraires
a la charité. Il sera donc défendu , dans le dixiéme commande-
ment , de profiter de la mauvaise situation d’un de nos voisins ,
a laquelle on aura peul-étre contribué en lui prétant de Targent,
et en le lui redemandant dans un temps qu’il ne peut j)as le
rendre, a moins qu’il n’abandonne sa maison ou son fonds Si
le comte de Salesétaitcréancierdu seigneur de Tliorens, comme
il y a beaucoup d’apparence, ce sera la le cas déiendu dans ie
Décalogue, selon Fingénieuse ouverlure deM. Le Glerc.
Gelui qui plaidait pour le saint futur répondit mieux au troi-
siéme contredit, que voici: il regarde sa conduite depuis qu’il
fut élevé a Tépiscopat. La résidence est une condition requise
dans un bon évéque, el celui-ci Ta trés-mal observée. On Ta
\u lantöt a Turin, tantöl a Pai is, tantöt a Dijon ; on le Irouvait
parlout, sinon a Annecy, ou dans son diocése. — La réponse
a cela est, qu’il iTen est jamais sorti que pour le plus grand
bien de TEglise, et méme pour i’avanlage de son troupeaii en
particulier.
Francois de Sales avait déja répondu lui-méme h cette objec-
149
tion. Son liistoiien nous apprend que ie méme protestant qui iui
avait reproché a Paris de s’y faire rouler dans un superbe car~
rosse , fattaqua aussi sur Tabsence de son diocése. « La rési-
dence, lui dit-il, n’est-elle pas de droit divin, et pendant que
vous étes a la cour de France, que fait le peuple dont vous de-
vriez avoir soin? Fran^ois lui répondit que personne iFétait plus
persuadé que lui de la nécessité de la résidence, mais qu’il avait
eru que le bien de TEtat et les affaires particuliéres de son dio-
cése, qu’il ne pouvail finir qu’a la cour, étaient des raisons suf-
lisantes pour Fen dispenser pendant quelque lemps ' . »
Il ne parait pas que Fopposanl ait poussé plus loin ses con-
tredits. On voit assez qu’il s’est arrélé a moitié chemln , parce
qu’il avait ses instructions secrétes pour cela. On peut compa-
rer ce qui se passe dans ces sortes de procés, aux conférences
que Fon faisait en France apres la révocation de Fédit de Nantes
pour convertir les réformés. On nommait un théologien, qui
devait proposer nos objections , mais qui avait ses ordres pour
ne les pousser que jusqu’ä uncertain point, en sorte que le parli
catholique demeurait toujours victorieux.
Permettez-moi donc, Monsieur, de suppléer ici a ce qu’a
omis cet avocat opposant , et de jouer le röle de son second. 11
me semble que sur les vertus du saint, qiFon exalte si fort, il y
aurait quelque chose ä dire. On pourrait contesler, par exempie,
cette douceur inaltérable, dont on lui fait un si grand mérite ,
et qu’on nous donne pour son caractére dominant. On ie trouve
plus d’une fois en défaut de ce cöté-la. Outre ce que j’ai déja
remarqué dans ma iettre précédente, sur la rudesse qiFil y avait
a déclarer a ceux d’une religion différente , en les abordant ,
qiFil les regardait comme possédés du demon, voici un fait des
plus graves :
En 1596, il fut mandé par le ducde Savoie pour se rendre
a Turin et y recevoir ses ordres. Il sagissait de voir comment
' Torne II, p. 122.
150
011 s')’ preiidrait pour rélablir entiérenient la religion calliolique
dans le Cliablais. Les ministres du prince étaient dans la pensée
(]u il ne fallait rien précipiter ; ils faisaient sentir que cette atlaiie
demandail de grands mémigements. Mais Frangois de Sales se
roidit ccnlre ces sages avis, et demeura loujours ferme a deman-
der qu’on y fil intervenir Paiilorité du prince. Il commen^a par
persuader au duc d’öler aiix réformés les cliarges et les hon-
neurs, ensuite leurs teniples et les ministres, contre la teneur
expresse du trailé conclu avec le précédent duc de Savoie, lors-
qu’on lui rendit ce pays ; en un mot , ne souffrir dans le Cha-
blais et dans les bailliages point d’aulre exercice que de la reli-
gion romalne.
Son historien nous apprend que le Cardinal de Médicis , légat
du pape , passa a Thonon dans ce temps-lä, et voulut entendre
Fran^ois de Sales sur les moyens de rétablir la religion ancienne
dans ce pays ; 11 lui communiqua son projet. Le légat, qui , sui-
vant les maximes de Rome , ne devait pas étre effrayé de voir
employer la voie de la contrainte, ne put pas cependant s’em-
pécher de témoigner, dans cette occasion, que les moyens que
Ton proposait lui paraissaient lui peu irop forts ’ . Reconnaissez-
vous dans cette condulte le pacifique Fran^ois de Sales, dont
on nous exalte si fort la douceur et la modération ?
Voici une petite anecdole qui aidera a vous fai re connaitre
le personnage : Jean d’Aranthon d’Alex , un de ses successeurs,
écrivit, en 1663, au roi de France, pour le solliciter a faire
fermer deux temples du bailliage de Gex, que les religion-
naires y avaient encoreL Pour y déterrniner Louis XIV, il lui
propose le modéle de ce duc de Savoie : « V. M. en trouvera
Texemple, lui dit-il, dans les autres bailliages qui sont proches
de Geneve , d’ou Gharles-Emmaniiel bannit le calvinisme , ré-
Marsollier, tome I, p. 319. Le Cardinal de Médicis fut pape dans lasuite
et succéda å Clément VIII, en 1605, sons le nom de Léon XI, mais il ne siégea
pas un mois entier.
* Le temple de Sergy et celui de Feniex.
151
Yoqiiant, a la persuasion du hienheureux Francois de Saies, et
sous prétexte d'une légére désobéissance , la grace qu il leur
avait faite de leur accorder trois temples. » Ii fallait dire que
sous ce léger prétexte, Frau^ois persuada a son inaitre de violer
la condition expresse du traité de Nyon. La lettre est du 28 juin
1603, etprouve toul autre chose que ia boiioe foi du béat ^
Au commencement de sa mission , il paraissait fort éloigné
d’employer jamais ies moyens humains. Le gouverneur des
Alinges ayant voulu lui donner des soldats pour Fescorter quand
il allait précher a Thonon, il les refusa, et voici ies raisous
qiFil en avait, a ce que nous apprend son bistorieri.
« Nous sommes entrés en apötres dans le Cbabiais, disait-il,
nous prétendons continuer comme nous avons commencé. Nous
n’employerons jamais d’autres armes contre les errants que
celles de ia Parole de Dieu; ii ajouta que les princes, a ia vé-
rité, avaient été souvent contraiiits d’en employer d’autres , et
Favaient raéme fait avec succés; mais quil iFen étail pas de
méme des persoimes de leur caractére, qui faisaient les fonc-
tions des apotres, et qui devaieot imiter leur conduite \ »
Gependant nous venons de voir qiFii imita irés-ma! les apötres
dans la suite, et qu’il s’accommoda fort bien de Fautorité et
des troupes du prince, qiFil sollicita méme pour appuyer sa
mission.
Vous trouvez sans doute que Fobjeclion aurait été embarras-
sante, si on Feut poussée. La contradiction dans ia conduite du
inissionnaire est des plus palpables ; cependant, Monsieur, rieii
de plus aisé que de le sauver. Vous étes biessé de voir Francois
de Saies employer la voie de Fautorité pour faire des conver-
sions, mais ii ne lit en ceia que suivre Fesprit de son Église,
qui met ordinairement en oeuvre de semblabies moyens. Si en
cela il n’imitait pas les apötres, on poiivait le défendre par
* Lettre de Mgr. 1’évéque de Genéve, écrite au roi sur le progrés de sa
mi^ion royale au pays de Gex.
- Torne I, page 147.
l exeiilple de quelques péres de 1’Egiise, surl«jul du grand saint
Augustin, cjui avait coininencé de méme par la douceur avec
les errants, et qui ensuite, ayant changé entiéreinent de princi-
j)es, s’élait hien trouvé d’avoir conseillé la contrainte contre les
Donatisles ; il alla méme jusqiéa écrire en faveur de cette mé-
ihode violente, ce (pii Ta fait appeler par les tolerants le pafriar-
rhe des persécuteuys. L’évéque de Geneve [)Ouvait-il éire blåmé,
011 marclianl ainsi sm* les Iraces du grand évéque dliippone?
Si TAfricain a été reconnu pour saint, malgré ces voies de ri-
gueur, pounjuoi la méme conduile aurait-elle nui a la canonisa-
lion du Savoyard?
Ce célébre missionnaire emplo\a donc alternativement, dans
le Cbablais, tantol !a voie de la persuasion, lantot celle de FaiH
torité. 1! commeiH*a par Inviter les brebis par une voie douce el
allrayante, a renirer dans le bercail; mais ensiiile il contraignit,
a coups de boulelte, celles (jue sa seule voix ne put pas rame-
ner. Il ne faiil pas élre surpris si , a Taide de cette double mé-
tbode, habilement ménagée, il lit de si grands progrés; il ne
s’agissail, apres tout, qin* de faire reprendre anx babitants du
Cbablais leur ancienne religion, qidlls avaient laissée il n’y avait
guére plus de cinquanle ans.
Puisque nous en sommes sur cet arlicle, je ne dois pas ren-
voyer plus loin a réjiondre a la question que vous me faites sur
le nombre prodigieux de calvinistes qidon juétcnd que FraiH*ois
de Sales a convertis. Vous avez lu quelque part, dites- vous,
(ju’on en fait monter le nombre jusqida 70,000, et vous me
demandez de vous éclaircir un fail si surprenant.
Il est Irés-vrai , Monsieur, que quelques Iiistoriens ont porté
jusque-la, et méme plus loin, le nombre de ces conversions ;
mais nous verrons bientot qu71 y a beaucouj) a rabattre de ce
calcul. Dans le procés de canonisation qu’on a en manuscnt
dans la bibliolbéque de Geneve, on pose en fait « que Frangois
de Sales, a compter ses travaux dans les bailliages du Cbablais,
deTernier et de Gaillard, ou dans la province de Gex et en quel-
153
ques auUes iieiix du royaume de Fraiice, a ramené soixaiite et
douze milie hérétiques ‘ . »
La bulle de canonisation est loul a fait conforme au procés
et parle le méuie langage. « Dans cette bulle , dit Tabbé Mar-
sollier, apres que le pape lui a donné toutes les louanges qu’on
peut donner aux plus grands saints, il le loue en particulier
d'a\oir converti soixante et douze miile hérétiques. G** fail , tout
prodigieux qu'il parait, ajoute rbistorien, passait a Rome pour
si constant, qu'on Finséra depuis dans les lejons quon lit tous
les jours dans FÉglise le jour de sa féte ^ »
Je doute fori. Monsieur, que depuis quon vous aura dit que
te fait a passé dans la iégende, il en acquiére par la beaucoiq)
plus d^aiitorité dans volre esprit. Yous allez voir qii’il est véri-
lablement digne des légendaires.
Les fréres de Saiote-Marllie, dans leur Galiia chrisliana^ qui
pur ut cinq ou six années a vant la canonisation de Frangois de
Sates, ne le prennent pas sur un ton si baut; ils se contentent
de dire que, pendant buit ans que dura sa mission du Cbablais,
il convertit six milie calvinistes. Il est vrai qu ils ajoutent qudi
c( ramena aussi a la foi catholique toutes les villes, et les villages
des bailliages de Ternier et Gaillard. » Mais ne vous figurez pas,
sur cette description , un pays extrémement peuplé. Les villes
de ce canton sont d’une nature a ne point cbarger la mémoire
de ceux qui apprennent la géographie. Il n’y en a absolument
aucuue , et a peine y trouve-t-on un bourg ou deux.
Pour bien juger du nombre de conversions que peut avoir
fait FranQois de Sales, il est bon de les examiner séparément.
Laissons a part celles du bailliage de Gex et de quelques autres
lieux de France, comme les moins nombreuses. Pour commen-
cer donc par celles qu’il a faites dans la Savoie , il faut d’abord
estimer ce qu’il peut y avoir d’habitants dans le Cbablais. Vous
’ N° 246. InCaballio, Ternerio, Gaillardo et in agroGesensi, tum in aliis
Galiiae urbibus et locis, 72 millia haereticorum ad fidem catholicam adduxit.
^ Torne II, p. 179.
154
connaissez ce pays-iä, et vous savez qu'il n’est pas fort peiipié;
on n y compte que deux pelites villes , Thonon el Evian, A voir
le peu detendue du Chablais, il ne doi t guére y avoir que
douze ä quinze milie åmes, et quatre h cinq dans les bailliages
de Ternier et Gaillard. En supposant donc que le missionnaire
converlit généralement tous les liabitants de ces trois bailliages,
eela ne saurait guére aller au delå du nombre de vingt milie.
Si vous trouvez que mon estimation de quinze milie habi-
tants ne soit pas suffisante, je veux bien pousser jusqu^å vingt
milie, mais ce sera lå un faible reméde pour corriger 1’excessive
exagération de la bulle, sur le nombre de ces conversions.
On dira peut-étre que, du lemps du Convertisseui\ ce pays-lå
était plus peuplé qu’il ne best aujourd’hui, el c’est ce que je ne
conteslerai point. On sait que plusieurs liabitants , pour suivre
les lumiéres de leiir conscience, se retirérent dans divers lieux
du voisinage, å Geneve, en Suisse et dans la {<rovince de Gex ,
ce qui peut avoir causé quelque vide dans la Savoie. Mais vous
voyez bien que Ton ne gagne rien å cette supposition , puisque
ces exilés ne sauraient étre mis dans le nombre des conquétes
de F ran^ois de Sales.
Il faut voir préseiitement si nous trouverons dans le bailliage
de Gex, et dans quelques aulres lieux de France, le déficient^
je veux dire les cinquante-deux milles conversions qui nous man-
quent. Celles qu il a faites en France ne sauraient aller bien loin.
Il fit deux voyages å Paris, ou son historien nous dit qu’il fit
changer deux ou trois gentilshommes. Il a préché des carémes å
Grenoble, å Lyon el å Dijon; il y entremélait quelquefois des
sermonsde controverse, et sans y avoir jamais fait proprement le
métier de missionnaire, il s’est prévalu de quelques circon-
stances favorables pour gagner un certain nombre de protestants.
Ne trouvez-vous pas , Monsieur, qu‘en évaluant ces conversions
å quelques centaines , ce ne sera pas les mettre trop bas ?
Reste la province de Gex , qui demande une discussion par-
ticuliére ; il est bon d’en connaitre précisément Fétendue avant
155
toutes ciioses. Sa longueur n’est qiie de six iieues d'Allemagiie,
sur deux ou trois de largeur. On voit déja par la que, queique
habile que fut le missionnaire, i i ne peul pas avoir opéré qua-
rante ou cinquante mille conversions sur un si petit tliéåtre.
Il y a plus : écoutons Fabbé Marsollier sur les difficultés de
celte mission. Il reconnait que c’est celui des trois bailliages ou
la religion catbolique avait fait le moins de progrés. « Il était
bien, comme les autres, dit-il, du diocése de Geneve, mais
ayant cbangé de souverain, Fran^ois ny pouvait plus agir avec
Fautorité qiFil avait du teinps qu’il appartenait au duc de Savoie.
D^ailleurs , comme le Rböne le sépare des deux autres , Faccés
en est plus difficile, et Fran^ois, sans la protection du roi de
France, ne pouvait qiFavec un trés-grand danger y étendre sa
mission. Il voyait cependant, avec un extréme regrel, trente-
cinq paroisses dont ce bailliage est composé, enveloppées dans
Ferreur ou prétes a y tomber ^ »
Mais voici queique cbose de plus précis sur cette matiére.
Pour bien juger db nombre de conversions que Fran^ois de
Sales fit dans ce bailliage, il est bon de vous informer d’une
aulre mission qiFon y fit encore quarante ans apres. La seconde
nous éclairera beaucoup sur le succés de la premiére. Yous
verrez bientöt que ce n est point une digression inutile. Ainsi ,
YOUS me permettrez de m’y étendre un peu.
Jean d’Arantbon d"Alex fut nornmé a Févécbé de Geneve en
1661. L'année suivante il fit un voyage a la cour de France, pour
tenter si , par le zéle et Fautorité de Louis XIV, il ne pourrait
point se faire rétablir dans le siége de ses prédécesseurs. Il ne
parvint pas a son but, mais il obtint un artide important; c^est
la démolition de vingt-trois temples, que les religionnaires
avaient dans ce bailliage ; on ne leur en laissa que deux
* Torne I, p. 386.
Les catholiques avaient 17 églises et autant de ciirés, mais il est bon de
savoir que chacun de ces curés, l’un portant Tautre, n’avait pas sous sa direc-
tion une vingtaine de paroissiens.
156
M. Benoit , qui rapporte celte aftaire fort en délail dans son
Hisloire de l’édil de Nanles, fait voir Tinjustice de cet arrét. On
n’accordail , aux deux églises restantes, qu’un seul ministre a
chacune. « On peut juger, dit-il, commenldeux personnes seules
pouvaient assister les menibres de vingt-cinq églises, recueillies
en deux pour leurs exercices , mais dispersées en cinq oii six
lieues de pays par riiabilation, et comment il était possible qu’ils
visitassent les malades, qu’ils consolassent les affligés, et qu’ils
rendissent a sept on huit mille personnes les devoirs particu-
iiers ä quoi ils étaient obligés par leur ministére ^ . » Remarquez
bien, s’il vous plait. Monsieur, qu’a cette date il y avait encore
sept a huit mille personnes qui faisaient profession de la religion
réformée.
L’évéque d’alors saisit cette circonstance pour y faire une
mission. Il demanda pour cela des ouvriers en France. Il n’en
manquait pas qui étaient destinés a cet usage ; depuis plusieurs
années il y avait différentes troupes de missionnaires qui tra-
vaillaient sous ce nom a la propagation de la foi romaine. Sans
parler des religieux qui faisaient fréquernment ce métier, le
clergé donnail encore cette commission a des prétres séculiers;
il y avait des fonds pour cela. Quand ils étaient payés des de-
niers du roi , leur mission portait le nom de royale.
Celle d’Arantbon d’Alex était de ce genre. L’évéque parut en
chef, et, apres lui, Tabbé Brisacier, avec la qualilé de supérieur
de la mission. On vit bientöt un écrit ou ils rendaient raison de
leurs travaux. En voici le titre : Relation des succés que Dien
doniie ä la mission royale de Gex , proclie de Ge)iéve. Ils y font
sonner fort baut leurs exploits; mais vous allez voir que, s’ils
prétendaient acquérir par la de la gloire, c’était aux dépens de
celle de Fran^ois de Sales. Plus ils exaltenl leurs conquétes, et
plus ils dimin uenl celles que la bulle de canonisation altribue a
son saint. C’est ce que je me flatte de vous faire toucher au
doigt.
' Torne III, page 460 et 592.
157
Dans le temps que ces Messieurs s’applaudissaient le plus de
leurs victoires, il parut un écrit a Geneve, pour faire voir com-
bien leur triomphe était mal fondé ; c'esl une brochure que le
hasard m’a fait lomber entre les mains , el dont voici le titre :
Lellre sur le sujei des succés de la mission de Gex , contenas
dans une relation imprimée depuis peu. La date de cet écrit est
de 1662.
On y raille ces missionnaires sur leurs conquétes imaginai-
res. Leur fastueuse relation avait établi « qn'avant ia mission,
ii n’y avait que trois cents catholiques dans la province de Gex ,
parmi dix-sept mille huguenots, et il n’y a point a présent de
curé, ajoutent-ils, qui n’ait la consolation de voir tous les di-
manches a son pröne plus de deux cents catholiques. »
Dans la réfutation de cette relation , on fait voir quhl y avait
alors dans le bailliage dix-sepl curés, dont quelques-uns avaient
deux églises ou ils disaient la messe, de sorte que, suivant le
calcul des missionnaires , le nombre de trois cents aurait été
inultiplié jusqu’a prés de quatre mille. Ensuite, on entre dans
un détail par ou Ton prouve clairement que toutes ces préten-
dues conversions se réduisent a trente ou quarante personnes
qui avaient changé de religion, et qui sonl spécifiées dans la
lettre.
c( Par cette imposture, jugez de lout ie reste, ajoute-t-on;
mais il ne faut pas s’en étonner. Ii convenait qu’en cela il y eut
quelque conformité de ce nouvel évéque avec leur prétendu
béat (Fran^ois de Sales), duque! on rapporte dans sa vie quhl
en avait converti jusqu’a soixante mille. »
La bulle en mel douze mille de plus. Apparemment il aura
opéré ce surplus depuis sa mort. Vous savez ce que Virgile dit
de la renommée : Vires acquirit eundo. Remarquez , je vous
prie, que la relation des missionnaires, qui réduit les calholi-
ques du pays de Gex au nombre de trois cents, fut imprimée
dans le temps méme que Ton travaillait au procés de la cano-
nisation de Fran^ois de Sales.
158
Encore une pelile observation , (jiii nous aidera a jnger si ces
deiix missions, celle de Fran^ois de Sales et celle de Jean d’Aran-
thon d’Alex , avaient fait aiitant de conversions dans le bailliage
de Gex qii’on voudrait nous le faire accroire. Il esl bon de sa-
voir qu’en 1698, lorsque M. Ferrand envoya, comine les aulres
intendants, son mémoire a la cour, par ordre du duc de Bour-
gogne, il y marquait qu’a\ant la révocalion desédits, il y avait
encore prés de neuf cents familles buguenotes daus la province
de Gex.
Vous voyez donc clairement. Monsieur, que la bulle de cano-
nisation de Fran^ois de Sales nous a surfait de plus de la moilié
les conversions qu elle lui attribue. Elle les fail monter jusqu'a
soixante et douze mille: or nous avons vu qu’on n’en saurait ti ouver
\ ingt mille. tant dans le Cbablais que dans les bailliages de Ternier
el Gaillard, vu le peu d’étendue du pays. Au lieu de cinquante
mille conversions qui nous manquent, et que la France devrait
nous fournir, nous n’en trouvons, de Faveu méme d’un des suc-
cesseurs de Francois de Sales, (|ue irois cents dans la province
de Gex. Ponr les conversions égrenées qu’il peut avoir faites
en queiques villes de France, c’est les évaluer fort bant que de
les faire monter a la méme somme. Yoila donc six cents, pour
plus de cinquante mille qui nous manquent ; c/est étre bien loin
de compte.
Quand ii slagit des conversions et des miracles opérés dans
les Indes par un autre sain t Francois, je veux parler du celebre
Xavier, on peut débitei* hardimenl lout ce qiFon juge a propos.
QiFon porte aussi loin que Ton voudra les conquéles de cet
apotre des Indes, nous ne nous y opposerons pas. La scéne est
a queiques milles lieues de nous, et dans un pays d une vaste
étendue: ses historiens ont leurs coudées franches. Mais ce
qiFon attribue a Tapotre du Cbablais devrait étre un peu plus
mesuré, et mieux assorti a la nalure du pays. Comment prétend-
on nous persuader que , dans un trés-petit districl , et presque
a nos portes , ce missionnaire ait pu convertir soiNante et dix
mille åmes ?
159
XI
ADDITIONS AUX ARTICLES SUR SAINT FRANgOIS BE
SALES.
{Vintroduction ä la vie dévote briilée un chaire par un religieux, a åuncej
ffléme ; pourquoi? — Jugemenls divers sur la danse. — Cérémonie de la canonisation ;
son symbolisnie. — Reliques de saint Francis de Sales ; parfuin qui sort de ses lettres
aulographes, au dire de Doms Marlene et Durand. — V odeur de sainteté. — Yerlus
attribuées a divers saints, en désaccord avcc leurs antécédents. — Prétendne relique dn
lit de saint Fran^ois de Sales a Teveelié de Geneve, ou il ne fut jamais, el soperstitionsa
cel égard ; Industrie du geölier de Geneve a ce sujel.)
(Journal Helvétdque, Seplembre 1749, et pour partie, Bihhoihéqup imparfiaie,
tomein, part. Ill, art. X).
Monsieuk ,
Je vous ai rapporté les priiicipaox foRdements de la eaooiii-
sation de saint F rangois de Sales, et en méme temps quelques-
uiies des difficiiltés qu’y fit TavoGal opposaiit. J’y en ai joint
d^aulres qu’il aiirait pu ajouter. Vous jugez bien, quand je ne
\oiis Taurais pas dit, que cel officier de jiistice nest ia que
pour la forme, et qu’il fait bien de s’arréter ou il faut. J’avais donc
commencé a suppiéer a ce qu’il n’avait pas dit, mais la iongueur
de ma lettre précédente m’avait aiissi fait supprinier quelques
artides. Vous me demandez d’achever ce que j’ai commencé, et
vous me dites, pour m’y engager, qu un avocat opposant, de re-
ligion différente, doit mieux s’acquitter de celte fonction, qu’un
romain. Je vais donc encore faire ce personnage en volre fa-
veur, évitant cependant de donner trop dans Tesprit de parti.
Rendons justice au mérite de Francois de Sales. 11 avait assu-
fément de trés-belles qualités, mais elles ne doivent pas nous
empéclier d’apercevoir aiissi ses défauts. Nous devons supposer
que le saint pére n'a pas eii intention de les canoniser, en ca-
160
nonisant sa personne. Je n’insisterai pas longtemps sur les ta-
ches que je pourrais encore remarquer dans sa vie, et tout va
se réduire a un seul artide, qui fut méme déja rekvé avant sa
mor t.
Ii composa sur la lin de sa vie une Introduction å la vie
iiévote. Ses partisans ont beaucoup vanté ce livre. Godeau a dit
(|ue, dans cet ouvrage, « Fran^ois est un ange, qui conduit de
ieunes Tobies dans le voyage de cette vie. » Mais, Monsieur,
vous seriez-vous attendu, qu’un ange pennit aux jeunes gens
la parure et les bals? Cependant, des que ce livre parut, on se
plaignit de ce que Tauteur y a habillé la dévotion a la mode, et
(]u’il a donné atteinte a la pureté de la morale, surtout par la
licence qu'il accorde aux femmes et aux lilles de se parer, de
danser et d’a!ler au bal; «. dans la vue de plaire a plusieurs,
pour en gagner un légilimement ; » ce sont ses propres termes.
Un religieux fut si scandalisé de Irouver cette maxime re!å-
chée dans un livre de dévolion, qu’il témoigna publiquement
dans un sermon, prononcé a Annecy méme, combien il en était
indigné. Il fit voir, que cette morale était tout a fait opposée a
celle de 1’esprit de Dieu. Il fit plus, il tira de sa mancbe le livre
qu’il jugeait si pernicieux, et s’étant fait apporter une bougie
allumée, il le brida publiquement dans la cbaire, comme une
production scandaleiise, dont il fallait éteindre la mémoire’.
Baillet, de qui j’ai tiré ce détail, aprés avoir blåmé Tempor-
tement de ce prédicateur, convient en méme temps, que son
saint a aussi besoin d’excuse a cet égard. I! reconnait que Fran-
^ois de Sales avait décidé trop librement une question qui de-
mande beaucoup plus de ménagements et de réserve. D’autres
ont aussi avoué de bonne foi, que cette douceur, qu’on a tant
louée en lui, dégénérait quelquefois en une molle condescen-
dance; qu'en voulant se faire tout a tous, il altérait quelquefois
la morale de notre Maitre, et qu’a s’en tenir a certaines maximes
* Raillot, Vie des Saints, tome 1, p. 795.
161
qu’il a débitées, on serait tenlé de le regarder comme un pré-
varicateur de son ministére.
Yous jugez bien, Monsieur, que je ne suis pas de ceux qui
outrent la morale sur la danse. Je suis fort éloigné de la re-
garder comme criminelle en elle-méme. Si un auteur avait
composé un livre sous le titre å’ Introduction å la vie du monde^
et qu’il y eut prouvé quune jeune personne, avant que de se
produire, doit savoir danser, ni vous, ni moi ne trouverions
rien la de choquant. La danse a ses utilités^ et ne devient mau-
vaise que par les circonstances qui Faccompagnent. Mais que,
dans un ouvrage de dévotion, un directeur conseille au beau
sexe de se parer et d’aller au bal, ce qiFon peut dire de plus
modéré la-dessus, c’est que ce conseil n’est point ä sa place.
Mais il ne s’agit point de ce que yous ou moi pensons la-
dessus : pour qualifier cette maxime sur la danse , il faut
voir quel est le sentiment general des casuistes de FEglise ro-
maine. J’ai d’abord consulté Pontas , dans son Bictionnaire
des cas de comcience^ et voici sa décision. « Comme il est trés-
rare, dit-il, que la danse ne devienne criminelle, par les dilTé-
rentes circonstances dont elle est ordinairement accompagnée,
il est de la sagesse d’un cbrétien de s’en abstenir. Les paiens
eux-mémes les plus éclairés Font bautement condamnée
La Faculté de théologie de Paris, apres a voir condamné la
comédie, ajoute: il faut porter le méme jugement des danses^
å qui nous donnons le nom de bah , et en général de toutes les
autres sortes de danses ^ qui doivent étre regardées comme dan-
ger euses^.
Ponlas allégue ensuile plusieurs passages des Péres de FE-
glise, qui sont fort sévéres sur cette question. Je ne les rapporte
pas, parce qu il pourrait bien y avoir quelque chose cFoutré
dans leurs décisions, ou peut-étre que les danses des anciens
avaient quelques degres de lascivité de plus que les nölres.
Mais au lieu du siilFrage de ces anciens docteurs, j’en vais rap-
* Pontas, å i’ artide Danse.
T. II.
11
162
porter un que je crois plus a propos sur celte matiére, parce
qu’il est d’uii homme du monde qui ne se piquait point d étre
dévot, et qui ne visait point k la canonisation ; je veux parler
du célébre Bussi Rabutin *.
« J’ai toujours cru les bals dangereux, dit-il ; ce n’a pas éte
seulement tna raisou qui me l’a fait croire, ?a encore été mon
expérience. Quoique le témoignage des Péres de lEglise soit
bien fort, je liens que sur ce cbapitre celui dun courtisan doit
étre de plus grand poids. Je sais bien qu’il y a des gens qm
courent moins de hasard en ceslieux:-la que d’autres; cependant
les tempéraments les plus froids s’y échauffent. Ce ne sont or-
diuairenient que de jeunes gens qui composent ces sortes
d’assemblées, lesquels cnt assez de peine a résister aux tenta-
tions dans la solitude; k plus forte raisoa dans ces
lesobiets, lesflambeaux, les violons et 1’agitation de la danse
échaufferoient des anacborétes. Les vieilles gens, qui pourroient
aller au bal sans intéresser leur conscience , seroient ri i-
cules d’y aller ; les jeaaes gens k qui la bienséance le permettroit,
ne le peuvent sans s’exposer k de trés-grands pérds. Amsi je
tiens qu’il ne faut point aller au bal quand on est cbretien, et
ie cJs que les directeurs fercient leur devoir s.ls ex.geo.ent
de ceux donl ils gouvernent la conscience, quils nya assent
aniais^.ö . . ^
N’étes-vous point surpris. Monsieur, de voir un samt con-
damné ainsi sur sa morale relåchée, et cela par un hojie du
monde? Francois de Sales s’est aussi condamne lui-meme, pre-
cisément dans son Inlroduction å la v^e dévote II ^
le cbapitre XXXIII, qu’encore que les bals et les danses so.e
des cboses indifférentes de leur nature, a voir la mamere do
cet exercice se fail ordinairement, on doit reconnaitre quil
• Bussi Rabutin disait, quil se contentait
nécessaire pour entrer au ciel. C’est lä le sens de ce qu .1 ecnva.t M
Sévigné. « Je veux aller en paradis, mais pas p us
* Bussi, Illustres malheurs, p. 179.
163
plein de danger et de péril. « Je vous dis des danses, ajoute-t-
il, comme les médecins disent des potirons et champignons ;
les meillenrs n’en valent rien.»
Le tour qu’ont pris quelques-uns de ceux qui ont écrit la
vie de ce saint, cest de dire que s’il y a eu quelque tache dans
sa conduite et dans ses naaximes, elle a été couverte sous Ta-
bondance de sa charité, et effacée par Féclat de ses autres ver-
tusL Je suis d’avis, Monsieur, que nous admettions cette apo-
logie, et que nous passions outre a sa canonisation.
L’orateur consistorial que je vous ai déja cité plus d’une fois,
apres avoir extrémement exalté son candidat, représente au
pape que sa canonisation était généralement souhaitée, que le
roi de France la demandait, les deux reines deFrance, la reine
douairiére d’Ängleterre et le duc de Savoie. Le clergé, et sur-
tout Tordre de la Yisitation, dont Fran^ois de Sales eslTinsti-
tuteur, sollicitérent aussi de leur cöté.
Quand on eut trouvé les fonds nécessaires pour les frais de
cette cérémonie, qui vont ordinairement fort loin, les procédures
furent bientot aplanies. Enfin le pape marqua le jour de cette
canonisation ; ce fut le troisiéme dimanche d’aprés Påques, ou
Ton a l Evangile du bon Pasteur, « parce que, dit le saint-pére,
Fran^ois de Sales avait été tel effeclivement. » Ce jour tombait
au 19 avril 1665.
Vous me dispenserez, s’il vous plait. Monsieur, de vous dé-
crire la pompe et Fappareil de cette cérémonie. Vous trouverez
dans plusieurs ouvrages le détail de ces sortes de fetes : le faste
romain y parait dans tout son éclat. J’en toucberai seulement
deux ou trois parlicularités des moins fastueuses.
Apres que le pape a prononcé la formule de la canonisation,
le député ou Fambassadeur qui Fest venu solliciter offre sur
Faulel un cierge avec une corbeille dorée et deux tourterelles.
Ce fut Févéque d’Evreux, envoyé par le roi de France, qui pré-
senta cette offrande. Un second député offrit un cierge avec une
* Vie des saints de Baillet, tome I, p. 795.
164
corbeille d^argenl et deux colombes. Un troisiéme présenta un
cierge avec une corbeille de diverses couleurs, et une cage do-
rée ou étaiént renfermés plusieurs oiseaux, auxquels on donna
ensiiite la liberté.
J’ai bien fait de vous avertir que je ne choisissais pas ce
qu’il y avait de plus poinpeux dans cetle cérémonie. Ce que je
xiens de vous décrire pourrait bien vous paraitre un spectacie
propre a amuser seulementle petit peuple. Ces corbeilles peintes
de diverses couleurs, ces cages dorées avec plusieurs espéces
d’oiseaux, vous paraitront méme des cérémonies assez puériles.
Mais voila les jugements précipités de ceux qui s'arrétent aux
simples apparences. Sachez donc, Monsieur, que ces usages,
que vous osez regarder comme un peu enfantins, ont de trés-
beaux sens mystiques.
Les tourterelles et les colombes, nous dit-on, sont des ta-
bleaux vivants de la conduite des saints. Les tourterelles, qui
gémissent conlinuellemenl, sont Timage de leur vie. Elles mar-
quaient en parliculier les larmes que ce nouveau saint avait ré-
pandues sur Faveuglement de Geneve, obstinée dans son erreur.
Les colombes, extrémement fécondes, marquaient aussi Tabon-
dance de ses bonnes ceuvres, et les oiseaux combien il s’aban-
donnait a la Providence. Le Sauveur, dans son sermon sur la
monlagne, nous les a présentés sous celte face. Ges mémes
oiseaux, mis ensuite en liberté, marquaient son détachement
des cboses de la terre, et comment son åme prenait son vol du
cöté du Ciel. Ces oiseaux s’élevant en Tair peuvent encorenous
rappeler les apolhéoses des anciens Romains.Vous savez que du
milieu des flammes qui consumaient le cadavre d’un empereur,
qu il s’agissait de niettre au rang des dieux, on låchait un aigle,
a qui Factivité du léu faisait prendre Tessor. Par la on voulait
persuader au peuple que Tåme du.prince élait portée au Ciel
par le ministére de ce roi des oiseaux.
Je ne fais cette derniére remarque qu en passant. Vous voyez.
Monsieur, qu’en la laissant a part, on peut trouver des sens su-
I
165
blimes dans des cérémonies qui, d’ abord, semblent n’avoir rien
de fort élevé, et n’avoir été établies que pour le peuple.
Cependant, malgré les belles choses que fournit le sens allé-
gorique, vous connaissant comme je vous connais, vous étes
bomrne a ne vous en point payer. Vous voulez partout du
simple et du naturel. Sachez donc, Monsieur, qu en vous ser-
vant selon votre gout, on peut donner a ces oiseaux låchés a la
canonisation de saint Frangois de Sales, un sens littéral que
vous ne sauriez refuser d’adopter. Je trouve dans sa Vie : « que
sa charité s’étendait non-seulement sur les hommes, mais sur
les bétes mémes. Il ne pouvait souffrir qu’on les maltraitåt ; et
on lui en a vu souvent acheter, pour avoir le plaisir de leur
rendre la liberté ^ »
Vous voyez bien qu’il s’agit Ik des oiseaux tirés de la prison,
et qu’il låcbait dans la campagne. Il était donc a propos de faire
å sa canonisation ce qu’il avait fait lui-méme pendant sa vie ,
pour conserver la mémoire d\m événement qui, tout petit qu’il
parait, marque cependant le bon naturel de Fran^ois de Sales.
« Ce sont a la vérité de petites choses, ajoute Fhistorien, mais
qui ne laissent pas de marquer un fond de bonté. »
Uauteur nous avertit qiFil tient des religieuses de la Visita-
tion ces menus détails, et nous Taurions bien soupgonné quand
méme il ne nous Faurait pas dit. Le lien d’ou sont venues ces
petites particularités me fait naitre une réflexion : c’est qu^on
pourrait trouver qu’a cet égard notre saint n’a pas eu une con-
duite soutenue, et qiFil a oublié ses principes. Ce méme horarae,
touché de compassion a la vue d’un simple oiseau qui n'avait
plus sa liberté. Fa fait perdre a quantité d’autres d’une espéce
beaucoup plus noble que ceux de la campagne. L’Europe est
pleine de grandes cages ou daniples voliéres qu’il avait fait
construire lui-méme pour les y renfermer. — Mais il ne s’agit plus
de contredire : apres la canonisation , on ne doit plus voir pa-
* Marsollier, Vie de Saint-F rmiQois de Sales, tome II, p. 406.
166
raitre d’avocat opposant. D’ailleurs la pureté d’inlention doit eii-
tiérement justifier le saint. Il a voulu que ces cages fussent des-
linées a y chanler les louanges de Dieu : un semblable motif
doit nieltre a couvert de tout reprpche Taiileur de ce genre de
captivité.
Ceux qui nous donnenl la vie de quelque saint ont accou-
tiimé, apres avoir rapporté sa canonisation, de venir ensuite a
rhistoire de son culte. Uabbé Marsollier, qui a suivi celte mé-
thode, nous dit qu'il est peu de saint plus généralement respeclé
que Franpois de Sales. Il nous fait remarquer que, de toutes les
parties de TEurope, on accourt a son tombeau. Apres sa mort
on fit paraitre beaucoup d’empressement a conserver, par dévo-
tion, quelque cbose des habits ou des ornements dont il s’était
servi de son vivant. Le duc de Nemours, seigneur du Genevois,
demanda une médaille que le défunt avait toujours portée sur
lui. Le prince de Piémont voulut avoir sa croix, et la princesse
son épouse Tanneau épiscopal. Mais la relique la plus mulli-
pliée, ce sont les lettres que le prélat avait écrites pendant sa
vie. Beaucoup de parliculiers, en France et en Savoie, en gar-
dent par dévotion, auxquelles ils attribuent une vertu miracu-
leuse pour guérir les maladies. Le P. Marlenne et son compa-
gnon de voyage rapportent que, quand ils passérent a Annecy,
« Tévéque leur fit voir plusieurs lettres originales de saint
Franpois de Sales, d’ou il sort, ajoutent-ils, une odeur qui em-
baume tous ceux qui sont presents ’ . »
Permettez-moi, Monsieur, de placer ici une conjeclure sur
1’origine de cette bonne odeur, altribuée aux reliques des saints.
Je soupponue qu’eile a la méme cause que le dogme de la pré- ‘
sence réelle. On a pris a la lettre ce qui avait été dit dans un
sens figuré. Bien n’était plus commun autrefois que cette phrase
orientale : « Un tel est mort en odeur de sainteté. » On vou-
lait dire par lä que le souvenir de ses verlus se répandait dans
Voyage liUéraire, t. I, p. 242.
167
les environs comme un parfum précieux, qui laisse apres soi
une odeur qui flalte agréablement les assistants. On a trouvé a
propos, dans la suite, de prendre a la lettre cette fagon de par-
ler figurée; et on a prétendu que des corps des saints, ou de
ce qui leur avait appartenu, il sortait une odeur trés-satisfai-
sante. On est allé si loin a cet égard, qu’un légendaire a donné
pour marque de la sainteté de la bienheureuse Golette, que ses
excréments méme axaient le privilége d’exhaler un agréable
parfum. C’est le moine Surius qui , pour la mettre en bonne
odeur dans Tesprit de la postérité, nous a conservé cette parti-
cularité curieuse.
Je ne crois pas, Monsieur, que vous souhailiez de connaitre
plus en détail toutes les autres reliques que Fon peut avoir de
saint Fran^ois de Sales. En tout cas, je vous renvoie a Baillet,
qui les a toutes spécifiées. Mais ce que vous ne trouverez dans
aucun auteur, c’est Fhistoire d’une prétendue relique de ce saint,
dont je suis parfaitement informé, et qui doit trouver sa place
dans le recueil des superstitions populaires. Il est bon, quand
Foccasion s’en présente, de faire connaitre la crédulité du
peuple, pour essayer d’y apporler du reméde, s’il était pos-
sible.
A la Réformation de notre ville, le palais épiscopal, qui n’é-
tait pas un trop bel édifice, fut converti en prison, et il est en-
core aujourd’hui destiné a cet usage. La cbambre méme de
Févéque fut conservée avec tous ses meiibles, et réservée pour
les prisonniers de quelque distinction. Dans ce nombre il se
trouvait quelquefois des catholiques romains. Quelques années
apres, on fut surpris d’apercevoir qu’on avait eiilevé quelques
morceaux du bois de lit de Févéque, et cela continua fort long-
teraps. G’est surtout aux colonnes que Fon en voulait, qui a la
fm se trouvérent si considérablement affaiblies, qu’elles étaient
presque aussi minces que des quenouilles. Je les ai encore vues
dans cet état. Quand on voulut en rechercher la cause, on sut
que divers prisonniers avaient travaillé, a Faide de leurs cou-^
168
teaux, ä enlever quelque portion de ce bois de lit, le regardant
comme une reiique.
Si vous me demandez, Monsieur, sur quel fondement ce bois
était si fort rechercbé, voici ce qu^on én a pu découvrir. Ces
bonnes gens savaient qu’il y avait eu un évéque de Geneve ca-
nonisé. Le lit en question avait appartenu a Tévéque de Geneve,
donc tous les morceaux qu’on en détacbait devaient étre, selon
eux, autant de reliques. Ce qu’il y a de singulier la-dedans,
c’est que Fran^ois de Sales, le seul de ces évéques qiii ait été
reconnu pour saint, n’avait jamais couché dans ce lit, ni seule-
ment inis le pied dans rEvéché, étanl né plusieurs années apres
la revolution qui avait expulsé de Geneve les évéques. Ce lit
était apparemmenl celui de Pierre de la Baume, le dernier qui
ait siégé dans nolre ville, ou peut-étre aussi de quelqu un de ses
prédécesseurs.
Malgré cet anacbronisme, ce bois n’a pas laissé de faire For-
tune, et d’étre regardé comme une véritable reiique. Sur la fm
du siécle passé, le lit fiit démonté et confiné dans un galetas,
comme un meuble inutile. Mais il n’y perdit rien de son crédit :
on a toujours continué ä solliciter le geölier pour en avoir
quelque portion, et cette marchandise de contrebande a toujours
eu du débit.
Entre les vertus attribuées a cette reiique, on lui donne sur-
tout la propriété de faire retrouver les cboses perdues. Un mar-
chand du Dauphiné, qui avait oui pröner ses merveilleux effets,
cliargea un jour un muletier, qui venait a Geneve, de lui ap-
porter un morceau de ce bois, et il lui donna des instructions
sur la maniére dont il fallait s’y prendre pour se le procurer.
Le muletier s’acqiiilta fort bien de sa commis^ion. Au retour, il
retrouva fort heureusement une de ses balles de marchandises,
qui avait été égarée dans un voyage précédent. Il ne manqua
pas d’attribuer ce bonheur a la reiique dont il était le déposi-
taire. Arrivé auprés du marcliand, on lui demande s’il apporte^
ce dont on Favait chargé. Il dit que oui, mais qu il se gardera
169
bien de se dessaisir d’un trésor si précieux. Tout ce qiie put
obtenir le marchand, c’est qu’a un second voyage on lui en
apporlerait im autre.
Ne trouvez-vous pas, Monsieur, que c est quelque chose de
singulier que la vertu attribuée a cette prétendue relique? Je
veux supposer que Pierre de la Baume, notre dernier évéque,
qui s’était servi de ce lit, eut élé canonisé, ce qui n’est pas ; je
ne vois pas encore pourquoi quelque portion de ce meuble ai-
derait, aujourd’hui, ceux qui la portent sur eux, ä retrouver ce
qu’ils ont perdu. On sait que cet évéque perdit son évéché, et
le perdit sans retour. Or, tout le monde connait cet axiome de
philosophie : Nemo dal quod non habet.
Il est vrai que Ton trouve quelquefois FEglise romaine en
défaut de ce cöté-la, je veux dire qiVelle atlribue certaine efficace
a des saints, qui n’a aucun rapport avecce qui peut leur étre arrivé
pendant leur vie, et qui y parait méme opposée. En voici quel-
ques exemples. Je lisais Tautre jour, dans la Biblioihéque rai-^
sonnée, que Fon garde a Vienne, en Autricbe , le manteau de
Cunégonde. On dit que cette impératrice avait conservé sa pu-
reté virginale, quoique mariée a Henri II. On n’aurait jaraais
cru que le manteau d’une princesse si vantée pour sa cbasteté,
et surement reconnue stérile, ptit servir a faciliter les accouche-
nients difficiles : c’est pourtant dans ces occasions que les dames
du premier rang s’en revétent. Un autre exemple, c’est celui de
Jean de Népomuc, saint de fraiche date et que nous avons vu
canoniser de nos jours : on le fait présider a la sureté des ponts,
lui qui en a été précipité, a ce que Fon nous dit dans sa Vie, et
qui fut noyé tout naturellement \
Pour revenir a notre relique genevoise, ce n’est pas seule-
ment le petit peiiple qui s’en est infatué, elle est recherchée
par des personnes d’un ordre supérieur. Il y a quelques années
qu’un marquis fran^ais , bomrne d’esprit, passa a Geneve ; il
* Voyez la Btbliothéque raisonnée, juillet 1742, p. 38.
170
avait été autrefois gentihomme du diic d’Orléans, régent en
France. Il y avait connu notre célébre peintre M. Ärlaud, qui
était fort bien auprés de ce prince, et dont vous avez vu Téloge
dans quelques journaiix. II ne mancjua pas de le demander des
qii’il fut dans notre ville. Ils virent ensemble les pelites ciirio-
sités que nous montrons aux étrangers. xVpi és avoirvu quelques
édifices publics , IIötel-de-Yille, Ilopital, Bibliolbéque, etc.,
le marquis dit a son conducteur qu’il lui reslait encore ä voir
1’ancien évécbé. M. Arlaud lui représenta qu’il avait été cbangé
en prison, et qu’il n’y avait rien du tout qui mérilål sa curio-
sité. Yous ne savez pas de qiioi il s’agit, répondit le marquis,
il doit y avoir dans cet Evécbé un vieux bois de lit qui a appar-
tenu a saint Fran^ois de Sales; j’ai une tante abbesse d’un mo-
iiastére fort considérable, qui m’a fait promettre de lui apporter
quelque [lortion de ce lit, dont on lui a parlé comme d’une pré-
cieuse reliijue. »
M. Arlaud lui représenta qu’il pouvait s’épargner cette peine,
que ce lit ne pouvait pas élre celui de Fran^ois de Sales, puisque
jamais il léétait entré dans TEveché, et que ce saint était né
longtemps apres la révolution arrivée a Geneve. « Gela est clair
et décisif, répliqua le geniilbomme, cependant je ne laisserai
pas de m’acquiUer de ma commission. Yous en serez surpris;
mais il serait inutile d’alléguer vos raisons a ma bonne tante. Je
la connais, elle ne s’en paierait point. En général quand les re-
ligieuses ont quelque chose en léte, le plus court est de les sa-
tisfaire. Ainsi je vais toUt de ce pas tåcber de me procurer la
relique, sans néembarrasser si elle est vraie ou fausse. » Il em-
porta donc de ce bois, et ne doutez point que ce ne soit un objet
de vénération dans cette communauté.
J ai supposé que ce lit pouvait étre celui de Pierre de la
Baume, le dernier de nos évéques. Il pourrait élre aussi plus
ancien; mais un pen plus d’anliquité ne le rendrait pas plus
respectable. Les évéques précédents étaient, la plupart, de la
maison de Savoie, et il y en a eu quelques-uns dont les mceurs
171
étaient fort déréglées. Si ce lit était celui de quelqu’un de ces
prélats, ce ne serait certes pas la un titre pour le faire recher-
cher : bien au conlraire. Yoyez a quoi s’exposent les super-
stitieux, avec leur empressement aveugle pour les reliques!
Je me suis un peu arrété a ces pelits détails, parce que je
crois qu ils peuvent avoir leur ulilité. Ils faut tåcher d’éclairer
les ignorants quand Toccasion s’en présente, et combattre la
superstition partout ou on la trouve..J’ai seulement peur que
vous ne nous Irouviez un peu en défaut de ce c6té-la. Yous
pourriez nous dire que les raisonnements ne sulFisent pas pour
guérir ce mal ; que pour le couper par la racine, on devait avoir
fait disparaitre ce lit des qu’on s^aper^ut de Tabus, et que c'élait
la le reméde spécifique.
Cet expédient est venu dans Tesprit de nos ecclésiastiques,
il y a déja bien des années. Ils n’ont pas manqué de représen-
ter au magistrat la nécessité de remédier a ce désordre. En con-
séquence, cet ancien meuble a élé condamné au feu. Est-ce
par la vertu miraculeuse de la relique, ou par le petit inlérét
qu’y a le concierge, qu’elle s’est sauvée des flammes? Peut-élre
aussi que, comme un autre pbénix , ce bois de lit aura pu re-
naitre de ses cendres ; je veux dire qu’aprés T avoir brulé on
Taura remplacé par un autre, pour satisfaire les curieux de
semblables antiquailles. Quoi qu’il en soit, je me suis un peu
étendu sur cette matiére, afm que si ma lettre devient pu-
blique elle puisse réveiller Tattention du magistrat sur cet
abus.
P. S. La féte de saint Frangois de Sales est marquée dans
le calendrier au 29 janvier. Elle se chöme en Savoie et en
Piémont: Yictor-Amédée Tordonna ainsi dans un code qu’il
dressa quelque temps avanl sa mort.
4^
SIXIEME partis;
DISSERTATIONS
SUR
UnrSTOIRE ECCLÉSIASTIQUE
I
EXTRAIT D’UNE DISSERTATION SUR L’H0N0RAIRE DES
MESSES.
(Tarif des niesses, suivant les diocéses. — La simoiiie. — les offrandes. — Errenr po-
piilaire sur refficacilé des messes dites dans un but déterminé. • — Grand nombre des
niesses parliculiéres et abus qui en résultent. — Les messes séches. — Les droits
ciiriaiix, ou easuel; leurs abus, anecdoles ä ce sujet.)
{Journal Helvétique, Mai 1748: Nouvelle Bibliothéque Germanique, tri-
mestre de 1750, tome VI, partie.)
Monsieur ,
Vous avez exigé de moi de voiis faire connaitre certains li-
vrés qui s’impriment a portée de nous, et que j’ai lieu de croire
qui ne vous parviennent pas , bien entendu cependant qu’outre
la nouveauté , il y ait dans Touvrage quelque chose de curieux
et d’intéressant. Il nous est venu de France , il n’y a pas long-
temps, une dissertation de ce genre. L’auteur, bon catholique
173
romain, s’éléve contre Tusage généralement établi dans son
Eglise , de prendre de Targent pour dire des messes. Je compte
qu’un pelit extrait des raisons qu’il emploie pour combattre cet
abus ne peut que vous faire piaisir, et il ne m’en coutera pas
beaucoup pour vous salisfaire. Je n’aurai presque aulre cbose k
faire qu’a en trariscrire quelques endroits.
On voit, par le titre méme de Touvrage, que le plan de Tau»
teur est de traiter de Thonoraire ou rétribution des messes; des
abus qui s’en sont suivis ; des illusions que se sont failes les
ministres de Tautel et le peuple; des différents moyens inutile-
ment employés pour y remédier, et de quelques autres remédes
qu’on pourrait y apporter.
Tout le monde sait que les messes se paient. Dans plusieurs
diocéses de France, il y a une taxe lixée. Uauteur nous apprend
qu’elles valent douze sous a Paris, dix sous ä Sens, huit a
Autun, cinq seulement a Chålons-sur-Saöne. Ce petit détail sem-
ble indiquer que cet ouvrage clandestin pourrait bien nous étre
venu de Bourgogne , mais il y aurait de 1’indiscrétion a vouloir
déceler 1’auteur. Gela ne pourrait que lui susciter de fåcheuses
affaires ; c’est ce qu’il reconnait dans une espéce de préface.
Il prévoit qu’il va s’attirer bien des contradicteurs et des en-
nemis ; il craint surtout les clameurs du clergé séculier et régu-
lier. Ges gens-la entreliennent le peuple dans des dévotions su-
perstitieuses , quand elles sont lucratives ; ils se gardent bien de
désabuser et d’éclairer les ignorants. Se voyant autorisés par
Fusage dans la jouissance d’un gain toujours present , on doit
s’attendre a les voir déclamer fortement contre un projet qui
tend a en tarir la source.
x\prés ce pelit préambule , qui n’est pas trop propre å adou-
cir Fesprit des intéressés, Fauteur vient a son sujet, qui est de
prouver que c’est une simonie que d’exiger ou de recevoir de
Fargent pour des messes. La simonie consiste a vendre les
choses sacrées, c’est précisément ce que Fon fait en se faisant
payer une messe. Les choses saintes ne doivent pas étre procu-
174
rées ni achetées ä prix d'argent ; on ne doit point s'acquitter
des fonctions du sacerdoce par un motif de cupidité et d’inlérét.
On nous apprend comment cet abus s’est insensiblement in-
trodult dans TEglise romaine. Il est venu d’une coutume fort
louable dans Tantiquité , el qui a régné dans les premiers sié-
cles du chrislianisme, qui était de porter soi-méme son offrande
peiidant la célébration des mystéres; c’élait du pain, du vin,
de rhuile, de la cire, ou quelque autre cbose de cette nature,
qui faisait la matiére de ces oblations ; la quantité en était
également volontaire. Parmi le pain et le vin qui avaient été
présentés , on en prenait ce qui était nécessaire pour la com-
munion du célébrant , des ministres et du peuple. Outre cette
vue, les fidéles se proposaient, par ces offrandes , de fournir ä
la subsistance des ministres de Fautel , et ä celle des pauvres.
Dans le buitiéme siécle, la pratique des offrandes parut pren-
dre une autre forme. Au lieu de pain, de vin, de farine, etc.,
on subslilua quelques piéces de monnaie, qu’on donnait ou
avant, ou aprés la célébration des mystéres. Ce cbangement, qui
paraissait d’abord assez indifférent, eut cependant des suites
fåcbeuses. Les prélres officiants s’appropriérent le produit de
ces sommes. Le reste du clergé y ayant peu de part, cet argent
ne lui fournissait plus le juste et honnéle entretien qu’il avait
trouvé dans les offrandes précédentes.
Les peuples s’étant imaginé qu il valait mieux donner une
certaine somme ä un prétre pour avoir une messe particuliére ,
que de porter une offrande aux messes paroissiales, prétendi-
rent, en conséquence, que toul le mérite en devait venir a celui
qui Favait demandée et payée le premier.
Une autre espéce d’illusion, dans laquelle donnérent les peu-
ples, ful de sMmaginer qu’on ne pouvait Irop faire dire de messes
en faveur des parenis el amis défunls. De lä celle mullitude de
messes par jour, et , dans la suile , ces fondations sans nombre
et a perpétuité.
Ces messes de commande ont donné lieu aux réformés de
175
dire que le sentiment de TEglise romaine est que la messe est
un acte extérieur de religion , dont le ministre ne peut a sa vo-
lonté appliquer le fruit soit aux fidéles défunts , soit ä ceux qui
sont encore sur la terre, sans nulle disposition de leur part.
Uauteur avoue de bonne foi que le peuple le croit ainsi , et que
le clergé ne se met guére en peine de le désabuser.
On a intérét a ne le point détromper, et on se garde bien de
le faire. A mesure que les illusions se sont multipliées parmi le
peuple, les abiis ont aussi augmenlé chez les ecclésiastiques,
qui ont su se conformer aux caprices de dévotion des particu-
liers.
Chacun voulant avoir sa messe, les prétres se donnérent la
liberté d’en dire pliisieurs par jour, pour se procurer par la
une plus ample récolte de rétributions. L’Eglise vint a bout de
corriger cet abus, mais les intéressés se dédommagérent de quel-
que antre cöté; par exemple, en disant des messes pour les
sujets les plus légers et les plus frivoles. Gette facilité a les
accepter toutes leur donnait de roccupalion.
On se dédommagea encore de plusieurs au l res maniéres , du
préjudice causé par la défense de dire plusieurs messes par jour.
Les ecclésiastiques engagérent les moribonds a leur laisser cer-
taines sommes pour des annuels propres a soulager leur åme dans
le purgatoire. Il y en eut qui par la s attirérent un si grand nom-
bre de messes, qu ils en étaient surcbargés; ils trouvérent Tex-
pédient d’en remettre une certaine quantité a d’autres, mais en
retenant une partie de Targent qu’ils avaient re^u. Quelques-
uns, encore plus intéressés, ne voulant rien perdre de ce qu’ils
avaient touché, firent entendre aux peuples que des messes sé-
ches étaient aussi profitables aux défunts et ä ceux qui les fai-
saient dire, que des messes ordinaires; de sorte que, répétant
plusieurs fois par jour les priéres qui précédaient le canon , ils
prétendaient acquitter les messes de chaque parliculier.
L’anonyme fait voir ensuite que Téquivalent de tous ces abus
se remarque encore a présent dans son Église. Il remarque,
176
avant toutes choses , qu’aujourd’hui on voit beaucoup plus de
prétres séculiers qu’aiitrefois, qui ne sont propres a rien qu’a
dire la messe , et qui , pour gagner dix a douze sous , ne man-
quent pas de la dire lous les jours.
Ne vous rappelez-vous point , Monsieur, Fepitaphe de Tabbé
Pellegrin , qui mourut fort ågé a Paris , d y a trois ou quatre
années? Peu partagé des bieiis de la Fortune, il disail tous les
jours la messe, dont le provenu lui donnait un petit diner. Mais
ce serait lui faire tort , que de le mettre dans la classe de ces
prétres désoeuvrés , qui ne sont propres a rien autre ehose ; il
était poéte, et, le reste de la journée, il s’appliquait a composer
des piéces de théåtre , ce qui lui fournissait ses autres besoins,
et premiérement son souper. Ce bizarre mélange d’occupations
sacrées et profanes est exprimé fort heureusement dans son
épitaphe.
Le matin catholique, et le soir idolätre,
Il dina de Tautel, et soiipa du théåtre.
Uauteur continue a faire voir que les abus sont encore au-
jourd’hui au plus haut degré. On voit les prétres, dit-il, aussi
avides que jamais a quéter des messes, aussi ardents a se faire
pajer; on les voit disputer et pactiser pour le prix, mais,
d’un autre cöté , on les voit aussi faciles et aussi complaisants
qu’on Tait jamais été, pour donner dans les illusions populaires,
dés qu'ils prévoient en pouvoir tirer quelque profit. Voici com-
ment il apostrophe ces prétres si accommodants :
c< Vous dites la messe conformément ä fintention et aux dé-
sirs de celui qui Fa payée, dit-il, mais^avez-vous bien examiné
si ce qu’il désire est juste et raisoimable? Qu’ime jeune per-
sonne vous envoie, comme j’en ai été témoin , dix ou douze
sous pour dire une messe a la cbapelle de la Vierge , dans Fin-
tention d’obtenir qu^elle ne soit point marquée de la petite-
vérole, dont elle vient de réchapper; qiFune autre en fasse dire
a Fhonneur de saint Antoine de Padoue, pour retrouver son petit
ill
chien, ou quelques autres instruments de vanité qu'elle aura
perdus; qu'une aiitre enfin vous en demande pour qu^elle soit
bientöt mariée a un jeune étourdi , ou a un libertin , Fobjet
d’une aveugle passion qu’elle écoute et qu’elle suit , préférable-
ment aux avis salutaires des gens de bien , et peut-étre , ce qui
est encore plus blåmable , au mépris et contre la volonté d’un
pére et d’une mére chrélienne, osez-vous employer Tacte le plus
sacré de notre religion pour demander et obtenir raccomplis-
sement de ces sortes de désirs ^ ?
« Aujourd’hui , et peut-étre plus qu’autrefois , on voit des
prétres et des religieux assaillir en quelque sorte les malades et
les mourants, s’emparer de leur confiance sous le spécieux pré-
texte de zéle ou d’amitié , les intimider ou les rassurer selon
leurs dispositions, et enfin leur extorquer certaines sommes
pour une quantité de messes, et pour une fondation dans leurs
églises »
Ce qu’il y a de plus fåcheux, c’est que Fanonyme, qui ne
peut pas manquer d’étre bien au fait de ce qui se passe dans son
Église, se défie fort de la fidéliié des prétres a acquitter toutes
les messes dont ils se sont cliargés. Le pére Courraier, dans
ses notes sur le concile de Trente, nous apprend que dans cette
assemblée on avait déja remarqué que le nombre des messes de
fondation était trop grand pour qu’on put y salisfaire, et qu’ön
avait fait quelques réglements pour y remédier; mais si Fon
réduisit les fondations, ce ne fut que pour le passé. Il ajoute
qu’il eut été mieux de prévenir pour la suite les abus de ce
pacte simoniaque
« On ne saurait trop reprocher a la plupart des prétres, dit
notre auteur, le trafic qu ils font de leurs fonctions. Ils ne sont,
le plus souvent, occupés que du désir d’avoir des messes, et du
soin d’en quéter. En ont-ils plus qu'ils n'en peuvent dire , ils
^ Page 90.
* Page 67.
^ Concile de Trente, t. II, p. 738.
T. II.
12
178
s’en déchargent sur d’autres, quelquefois ä moindre prix qu’ils
ne les ont re^ues ; d’autres, quoique surchargés, en prennent
de toutes mains, sans se mettre en peine de les dire. J’ai connu
des communautés ou les sacristains comptaient , non par dou-
zaines ou par centaines, les messes qui leur restaient a acquilter,
mals par milliers et qui cependant se donnaient bién de garde
de refuser aucune des rétributions qu’on leur présentait \
(C Ne dissimulons point ces désordres, ajoute-t-il, puisque
les libertins s’en moquent, queceuxde religions différentes nous
insultent, et que les gens de bien en gémissent ! »
Jusqu’a present , je n’ai fait que rapporter ce que dit notre
anonyme; mais vous voulez bien, Monsieur, que je parle aussi
un peu a mon tour, et que je vous informe d’un fait qui peut
trouver ici sa place.
Je me trouvais a Paris, il y a déja bien des années, dans le
temps que le célébre pére Massillon , mort depuis évéque de
Clermont , se distinguait par son éloquence. Il avait un ami in-
time, prétre de TOratoire comme lui, qui avait aussi beaucoup
de talent pour la chaire , c’était le pére Maure. J’eus la curiosité
d’entendre un de ses sermons. Pour cela je me rendis de bonne
heure dans Téglise des Péres-de-la-Merci , ou il préchait le ca-
rérne celte année-la. Le basard fit que je me trouvai assis au-
prés d’une dame qui, pour se désennuyer en attendant le pré-
dicateur, trouva a propos de lier conversation avec moi. On vint
nous demander Targent de nos chaises ; la-dessus la dame , qui
avait compris que j’étais étranger, m’avertit de ne pas payer
plus que la taxe, et, pour me faire sentir que Tavis n’était pas
inutile , elle ajouta « qu’il était bon que je susse qu’il se faisait
bien des friponneries dans TEglise. »
Le sens que je donnais ä ces paroles, et qui me parut le plus
naturel, c’est qu’y ayant assez souvent affluence de monde dans
les églises, il s’y glissait des filous qui profitaient de la foule
pour jouer quelqu’un de leurs tours, et je répondis sur ce pied-
Pagf3 216.
179
la ; mais la dame répliqua avec beaucoup de vivacité que je n'y
étais pas, et que je n’avais pas compris sa pensée. Elle me dit
rondement qu’elle voulait parler « des tours que jouaient les
ecclésiasliques eux-mémes pour attraper Targent des particu-
liers. » Une semblable proposition piqua ma curiosité , qui ne
tarda pas a étre salisfaite.
« Il y a quelques semaines, me dit donc la dame, que j’ai
perdu une soeur unique, que je regrelte tous les jours. Je n’ai
pas Youlu manquer a faire dire des messes pour le repos de son
åme. Pour cela j’allai, il n’y a que quelques jours, dans une
communauté fort nombreuse, avec qui je traitai pour un certain
nombre de messes , que je payai méme d’avance. Par le moyen
de plusieurs chapelles qu’il y a dans leur église, elles devaient
toutes étre expédiées des le lendemain. Je m’y rendis de grand
matin, et, pour m^assurer si mes messes se diraient fidélement,
je menai avec moi un ami , que je postai du cöté opposé a celui
ou je m’étais placée, en sorte qu'entre nous deux nous ne pou-
^ vions pas manquer de voir tout ce qui se passait dans Téglise.
Sur les dix ou onze heures , le sacristain vint me dire , d’un air
fort assuré : — « Madame , voila qui est fait , toutes vos messes
sont dites. » Gependant , par le calcul que nous fimes mon ami
et moi , il s’en manquait encore trois ou quatre. Je le fis voir
clairement au sacristain , qui n’en voulait pas convenir; cepen-
dant, apres quelque contestation , on recommen^a quelques
messes pour me donner satisfaction. Mais j’eus beau faire, ces
braves gens trouvérent encore le secret de m'en escamoter quel-
qu une sur ce déficient. N’ai-je pas eu raison de vous dire qu^il
se fait bien des tours de passe-passe dans les églises? »
Je vous avoue, Monsieur, que cette conversation me parut
si singuliére, que je la couchai sur mes tablettes. Vous ne man-
querez pas de dire que cette dame avait admirablement bien
choisi son confidént ; mais ne vous en moquez pas , puisque
jusqu’a present je lui avais gardé le secret. Je n'ai commencé a
parler que lorsque j’ai vu que Fanonyme apprenait ä toute la
180
terre , dans son livre , qiie les prétres de sa communion ne sont
point fidéles a dire les messes qu’on leur demande, et qu'on
leiir a payées d’avance. Des que j’ai vu le public inslruit la-
dessus , je me suis cru aulorisé a dire aussi de mon cöté ce que
j’en savais.
Puisqu’il y a beaucoiip de prétres qui ne peuvent pas ac-
quitler toules les messes dont ils sont cbargés, il est visible
qu’ils en ont trop. Notre auleur nous dépeint la condition de
divers autres ecclésiastiques , dont le sort est bien dilFérent.
« J’en ai vu d^autres, dit-il, qui se plaignaient de ne point rece-
voir de messes, et qui se donnaient toules sortes de mouve-
ments pour s’en procurer, jusqu’a faire empleltes de livrés, de
tableaux , au paiement desquels ils satisfaisaient en se char-
geant d’une certaine quantité de messes ä six ou a sept sous. J’en
ai vu d’autres qui offraient d’acquitter, par un certain nombre de
messes, ce qu’ils avaient perdu au jeu. Yoila, conclut-il, un
1 éger échantillon des abus introduits depuis Tusage de donner
une certaine somme par messe »
Uauteur n’oublie pas de réfuter les prétextes qu'on allégue
pour essayer de jusiifier la demande des rétributions manuelles
pour les messes de commande.
On ne peut disconvenir , dit-il , que les ministres de Tautel
ne soient en droit de vivre de Tautel: Jésus-Christ Ta déclaré;
saint Paul , son disciple et son interpréte, Ta décidé de méme.
Mais quand le Sauveur a dit que « tout ouvrier est digne de
récompense, » il ne parlait surement pas de ceux qui disent la
messe , et qui ne savent pas faire autre chose ; il avait en vue
ces ouvriers vraiment évangéliques, qui sont occupés des péni-
bles travaux du ministére. Saint Paul n’a pas dit non plus que
tout prétre, tout religieux, est digne de « vivre de Tautel »
il ne s’agit point, dans le passage, de ceux qui n’ont d’autres
occupations , ni d’autre savoir-faire que de <lire la messe , et
^ Page 217. *
* 1 Cor. IX, 13, 14.
181
de réciter chaque jour, souvent négligemment et ä la håte, ce
qu^on appelle dire son office.
Il insiste sur ce dernier artide. Il serait aisé de faire voir
Tabsurdité et Fillusion grossiére de ceux qui s^imaginent que
Ton peut, en sureté de conscience, jouir des revenus de TÉglise
sans lui rendre d’autre service que de marmotter chaque jour,
en son particulier, un certain nombre de psaumes , å^antiennes
et de legons. Fra-Paolo, dans son Traité des bénépces, fait voir
que rintention de TÉglise n’a jamais été d’accorder un bénéfice
pour réciter simplement Voffice ou le bréviaire , mais pour tra-
vailler a Finstruction des peuples.
Vous me dispenserez, s’il vous plait, Monsieur, de rien
ajouter aux sages réflexions de notre auteur. Outre que ma
lettre est déja assez longue, je dois éviter tout ce qui approche-
rait de la controverse. Les catholiques eux-mémes ont bien senti
1’irrégiilarité de cette rétribution des messes. Ceux qui en ont
parlé de la maniére la plus adoucie, ont dit que c’était au moins
une simonie palliée ; mais je ne vois pas qu’elle soit seulement
palliée. Uanonyme cite plusieurs conciles qui ont condamné cet
usage comme une véritable simonie. Saint Fran^ois d’Assise en
jugeait ainsi , et il avait défendu a ses religieux de rien recevoir
pour des messes ; mais vous savez qu’ils se sont fait relever de
cet artide de leur régle , et que la sacristie est aujourd’hui ce
qui fournit principalement a leur subsistance, beaucoup plus
que la quéte. Ignace de Loyola avait fait la méme défense a ses
religieux. On met aiissi les chartreux au nombre de ceux qui
ne prennent point d’argent pour dire des messes.
Le pére Simon s’est aussi expliqué assez ouvertement la-
dessus. Il dit qu’il ne faut pas se récrier autant que Fon fait
contre la simonie grecque, puisque c’est un usage généralement
établi dans FOccident, de prendre de Färgen t pour des messes L
Nolre auteur rappoYte un mot du Cardinal Pullus, qui rendiérit
* Histoire critique des sentiments et des coutumes des nations du Levant, par
e sieur de Moni.
182
de beaacoup sur ce jugemenl du pére Simon. Ce prélat a dit,
et cela d'aprés le concile de Toléde, que célébrer les saints mys-
téres par le motif de la rétribulion, et vendre Jésus-Christ
comme Judås, c’est a peu prés la méme chose ^ Je trouve la
méme pensée dans un vieux livre intitulé : Stella clericorum ^
mais énoncée avec encore moins de correctif. Qui missam cele-
brant pro pecuniå , dit-il , videntur mihi dicere cum proditore
Judå, Quid vult[s mihi dare, et ego vobis eum tradam?
Ne trouvez-vous pas , Monsieur, que le zéle de ces auteurs
est allé un peu trop loin? Pour nioi, j-avoue que je n’aurais pas
osé en dire autant; il me semble qu’une comparaison aussi
odieuse, des invectives aussi fortes, auraient pu étre réservées
contre cerlaines messes en usage dans les siécles précédenls ,
et qui avaient un caractére de noirceur tout autre que celui
d’étre simplement vendues ä prix d’argent. Voici ce que me
fournit un journaliste, et qui éclaircira ma pensée.
Il s’était autrefois glissé en Espagne une coutume horrible.
Quand un homme y avait gagné des coupe-jarrets pour en as-
sassiner un autre, il faisait dire une messe des morts pour ce
malheureux objet de sa haine. Les prétres avaient fait croire au
peuple, quaprés une messe semblable il n’était pas possible
que le coup manquåt. Les preuves de ce détestable usage se
trouvent dans les canons d’un concile espagnol Il ne faut pas
demander si ces messes étaient bien payées, on congoit aisé-
ment qifelles devaient étre a un assez haut prix. Il y a lieu de
soupgonner qu’elles étaient méme assez fréquentes, si lon fait
attention au génie des peuples parmi lesquelles elles étaient en
usage; elles valaient donc beaucoup aux ecclésiastiques. Com-
ment qualifier une li orreur de cette n atu re ?
A cette dissertation sur les messes de commande , 1’auteur
' Page 92.
2 Missam pro requie defunctorum promulgatam fallaci voto pro vivis stu-
dent celebrare hominibiis, non ob aliud nisi ut is, pro quo id ipsum offertur
officium , ipsius sacrosancti litaminis interventu, mortis ac perditionis in-
currat periculum. Concil. Tolet. 17 can. V.
183
a joint un appendice sur les Droits curiaux. Il entend par la
ce que les curés exigent pour Tadminislration de quelques-uns
des sacrements , et pour les autres fonctions ecclésiastiques. Il
y trouve aussi bien de Tabus.
Dans plusieurs diocéses il y a des réglements qui en fixent
le taux suivant les différentes conditions des personnes : droit
de mariage , de fian^ailles , de publication de bans ; droit de pu-
rification des femmes apres les couches ; publication et fulmina-
tion de monitoires; droit de sépulture pour les nobles, etc.
droit d’assistance aux enterrements ou services , tout est taxé ,
rien n’est accordé graluitement, sinon Tadministration de Teu-
cbaristie et de la pénitence. A Tégard du baptéme, on n’exige
rien ; mais ce serait une espéce de confusion aux parrains et
marraines, de s’en retourner avec Tenfant sans avoir donné quel-
que chose a celui qui Ta baplisé.
Ces droits curiaux vonl si loin dans la plupart des bonnes
villes, qu’ils fournissent fort amplement Tentretien des curés.
A Paris , par exemple , on ne leur a assigné ni dimes , ni por-
tions congrues , ni aucun fixe. Le casuel seul les fait vivre fort
grassement.
Les plus riches curés des villes , comme les plus pauvres de
campagne , se font payer réguliérernent les droits annexés a
cbacune des fonctions de leur ministére. Il y en a méme qui
prétendent que ces sortes de taxes, surtout celles des obséques,
doivent étre levées en leur faveur, préférablement a toutes au-
tres dettes privilégiées. On en voit , dans certains diocéses , qui
refusent constamment d’aller faire la levée d’un corps, que le
droit d’enterrement ne soit payé.
L’auteur se demande la-dessus pourquoi i! est libre d’exiger
des droits pour Tadministration de certains sacrements, et qu’il
ne Test pas pour d’autres ? Le poiivoir d^unir les fidéles par les
liens du mariage , d’olfrir le saint sacrilice , d’accorder la sépul-
ture ecclésiastique , de prier publiquement pour les défunts,
est-il quelque chose de moins spirituel que celui de conférer le
184
bapléme , d'entendre les pénitents a coiifesse , de donner Teu-
charistie, ou d’administrer rextrérae-onction ? A-t-il été moins
défendu autrefois de demander un certain salaire avanl ou apres
les obséques , que de donner une certaine somine pour un bé-
néfice qui n’est pas méme a charge d’åmes ?
Il me semble, Monsieur, qu’il y a assez longtemps que notre
anonyme parle seul, et que nous ne faisons que 1’écouter. La
démangeaison me prend encore une fois de Tinterrompre pour
dire aussi quelque chose ä mon tour. Voici, je crois, qui se
liera assez naturellement avec les réflexions de Tauteur.
J’ai déja dit qu’étant a Paris, il y a un peu plus de trente ans,
j’eus la curiosité d’entendre divers prédicateurs qui préchaient
le carémc. On me parla avantageusement d’un abbé Prévot; il
a vai t préché devant le roi Tannée précédente, et il débitait alors
son caréme aux Quinze-vingls. Le jour que je Touis, son sujet
était le respect qui esl du aux prétres ; il insista sur divers arti-
des qui lui paraissaient propres a les rendre recommandables ;
la peine qu’ils ont a éludier, la retraile du séminaire, la servi-
tude de réciter journaliérement lebréviaire, etc.; mais il fit sur-
tout beaucoup valoir les assistances qu’ils donnenl aux mou-
rants.
(( Quand vous étes malades, dit-il, nous portons Talarme
dans le ciel pour vous y trouver des patrons. Notre empresse-
ment pour vous se soulient jusqu’ä la fm. Quand vos parents et
vos amis vous quiltent dans un lit de mort, nous restons les
derniers auprés de vous. Nous ne vous abandonnons pas méme
quand vous allez expirer, et nous suivons vos åmes fiigitives
jusque dans le sein de réternité. Nos soins pour vous s’éten-
dent méme au delå de la mort, et c est nous qui nous cbargeons
de votre sépulture. »
Ici forateur se fit une objection fort naturelle, c’est que « les
prétres prennent une rétribution pour cela, ce qui diminue beau-
coup fobligation qu’on leur a. » La réponse fut que cette ré-
compense est si rnince que ce n’est pas la peine d’en parler.
185
Mais quel que soit ce paiement, il gåte entiérement le mérile
de Taction, et il serait bien plus digne des ecclésiastiques de ne
rien toucher pour une sépulture.
Mon auteur me fournit un passage de saint Grégoire pape ,
qui viendra ici fort a propos pour appuyer la convenance d’un
seinblable désintéressement. « S’il est honteux et indigne, dit-il,
de demander une redevance pour accorder quelques pouces de
terre a un cadavre, il ne Test pas raoins d^exiger un certain lucre
ä Foccasion d’un événement qui afflige quelquefois les plus in-
différents »
Il y a des curés excessivement åpres au gain sur le droit de
sépulture. Voici un cas singulier, que m’a conté un de mes
amis, qui en avril 1748 revenait de Dijon, ou un procesTavait
arrété quelques mois. Un pauvre homme ayant été réduit a se
faire couper une jambe, il soubaita que cette partie de son corps
fut inhumée en terre sainte. Il envoya pour cela demander au
curé la permission de la placer dans le cimetiére : celui-ci répondit
qu’il Faccorderait, mais qu'il lui fallait pour cela quelque droit
de sépulture, et il Festima un quart du corps entier. On fut fort
surpris , et méme indigné de ce sordide intérét ; mais quelque
représentation qiFon lui fit la-dessus, il n’en voulut pas démor-
dre. On se disposait a le satisfaire, lorsque quelqu’un qui était
témoin du débat dit au curé, qu’il fallait donc qu’il s’engageåt
par un écrit , pour lui ou son successeur, a n’exiger que les
trois quarts de la taxe ordinaire d’une sépulture quand ce pau-
vre homme mourrait, puisqu'il s’en était fait payer avant la
mort une partie en avancement dlioirie , comme on dit.
Je ne sais pas bien si la contestation fmit de cette maniére ,
mais j’ai tout lieu de croire que cette scéne tragi-comique s’est
passée dans la méme ville d’ou est sord Fouvrage dont je vous
donne Fextrait. Vous pouvez juger par la. Monsieur, si les ec-
clésiasliques de Bourgogne ont bien prolité des sages lejons
qu’on leur donne dans ce livre. Qu’aurait dit le pape Grégoire si
* Gregor. Epist. 56 ad Januar.
186
de son temps il était arrivé un cas semblable, lui qui avait dé-
fendu aux prétres de rien prendre pour une sépulture , surtout
a cause de raffllction ou se Iroiive alors une famille? Celte
raison générale était bien plus forte dans la circonstance parti -
culiére de ce paiivre paroissien, qui venait d’essuyer une cruelle
opération de chirurgie. Son curé, qui devait le consoler, aggrava
encore le mal par son avarice.
Revenons a notre orateur, 1’abbé Prévot, que cette petite di-
gression nous a fait perdre de vue. Apres que cet avocat du sa-
cerdoce eut étalé si éloquemment ce que les prétres faisaient
pour les particuliers dans leur derniére maladie, et pour leurs
obséques, je m’attendais qu’il ajoutåt encore que leur empres-
sement a étre utiles aux fidéles s’étendait fort au dela du tom-
beau, et qu’il fit valoir les soins quils se donnent pour rafraichir
les åmes des défunts au milieu des flammes du purgatoire; mais
il ne toucba point cette corde, et, apres avoir un peu réfléchi,
je trouvai que c’était un trait d’habile homme que cette réticence.
Les prétres s’acquittent de cette fonction d’une maniére si inté-
ressée et si mercenaire, que ce qu’on peut faire de mieux , en
plaidant leur cause , est de supprimer Tarticle des messes qu’on
dil pour les trépassés. On peut leur appliquer le proverbe trivial:
Point d'argent^ poinl de Suisse^ el dire de méme : Point d’ar-
gent, point de messe.
L’anonyme fmit sa dissertation en cherchant des remédes au
désordre qu’il a si bien fait sentir, mais entre tous ceux qu‘il
indique , je n^en vois point de bien efficaces. Je ne m’arréterai
donc pas å vous les rapporter. Ici le malade refuse la guérison.
Il faudrait que le pape entreprit bien sérieusement de corriger
ces abus, et, avec les meilleures intentions du monde, il aurait
bien de la peine å réiissir ; mais il se gardera bien d’attaquer ce
mal , de peur de s’attirer le reprocbe exprimé par ce mot de
TEvangile : Médecin^ gaéris-toi loi~ménie.
Il est vrai que les canonistes fournissent une réponse au
saint-pére. Ils établissent cette maxime, qu’il ne se fait point
187
de simonie en coiir de Rome, parce qne le pape agit en supé-
rieur absolu; ils se fondent apparemment sur ce principe, qu’il
y a des actions qiii ne blessent qu’en pelit, et qui ne choquent
plus quand on les volt en grand. Tout est autorisé dans ceux
qui occiipent des pöstes eminents. « Tu me traites de voleur
(disait le pirate de Cilicie a Alexandre le Grand), tu me traites
de voleur parce que je n’ai qu’un vaisseau pour aller en course.
Si j^avais une flotte pour envahir comme toi des provinces en-
tiéres , je serais un glorieux conquérant. )> Notre auteur, dans
toute sa dissertation, tombe sur le corps d’un pauvre prétre,
qui, pour avoir ä diner, a tiré sept oii huit sous d’une messe,
et il ne dit rien au pape , qui vend tous les jours les plus gros
bénéfices de TEurope. Je vous demande , Monsieur, lequel des
deux est le plus coupable de simonie?
II
LETTRE SUR LANTIQUITÉ DE L’0RDRE DES CÅRMES.
(Les mrmes pretendent que leur ordre a été foiidé par le prophétc Elie; Sixte IV el
Benoit XIII aulorisent cette pretention. — Ils essayent de rcmonler a Enoch, et de faire
considérer Pylhagore, etc. comme ayant fait partie de leur ordre. — Les religieux de
Saint-Jean-de~Dieu veulent remonter a Abraham. — Les carmes n’ont été fondés
qu’au douziéme siécle. — Le Carmel de Judée et celui de Paris. — Le poéme de la
Madeleine du carme Pierre de saint Louis.)]
{Journal Helvétigue, Décembre 1750: Bibliothéque impartiale de Leide, car
hier de Novembre et Décembre 1751, tome IV, 3™^ partie.)
Monsieur ,
Vous avez lu les, Nouveaux Mémoires de Critique et de Lillé-,
rature de Tabbe d’Artigni, dont il parait de temps en temps
quelque volume. Dans la derniére lettre que j’ai re^ue de vous,
vous me parlez de quelques endroits de ces mémoires. Vous
vous étes arrété surtout ä ce que cet auteur rapporte dans le
188
tome II® d’un violent démélé qu’il y eut, sur la fm du siécle
passé, entre les carmes de Flandre et les jésuites d’Anvers;
qui compilaient les vies des saints * . Ces religieux se plaignaient
de ce que le P. Papebroch, qui avait parlé de leur ordre, ne
voulait pas reconnaitre le prophéte Elie pour leur fondateur.
Gette pretention des carmes vous a paru si singuliére, que vous
me demandez de fapprofondir un peu. Yous vous servez, pour
m’y engager, d’une raison que vous avez déja einployée plus
d’une fois, c’est que ces sortes de recherches demandent une
bibliolhéque bien assorlie, et, vous supposez que rien ne me
manque de ce cöté-la.
Je pourrais vous répondre qu’ime bibliolhéque assez bien
fournie peut cependant n’avoir aucune des piéces relatives a
cette dispute, et c’est le cas ou je me trouve. D’ailleurs le sujet
que vous me donnez m’a paru un peu bizarre, et il semble que
vous pouviez mieux choisir. L’origine de quelque ordre reli-
gieux, sa date un peu plus ou un peu moins ancienne, est une
question qui doit nous paraitre assez indiflerente. En général
le monacbisme ifintéresse guére les séculiers, et encore moins
ceux d’une religion différente, comme nous.
Cependant, apres y avoir bien pensé, il me parait que vous
n’avez pas mal choisi. La querelle des carmes de Flandre avec
les jésuites d’Anvers, qui parait d’abord un sujet des plus secs,
a élé regardée comme un des meilleurs morceaux des Mémoi-
res, et je vois que vous en avez jugé de cette maniére. Cette
dispute est rapportée avec plusieurs autres que les savants ont
eues entre eux. Notre abbé fait de judicieuses réflexions sur la
modération que devraient garder les gens de lettres, quand ils
ne sont pas du méme sentiment. L’origine des carmes, qui fut
la pomrne de discorde en Flandre le siécle passé, n’entre qu’in-
cidemment dans le chapitre de ces disputes, que fauteur a in-
titulé la Chronique scandaleuse des savants. Vous me demandez
donc de nouvelles lumiéres sur Fhistoire des carmes. Elle est
* Mérnoires de l’ahhé d' Artigniy tome II, p. 204.
189
ciirieuse, au moins par un endroit, c’esl qu elle prouve mieux
qu’aucune autre de ce genre jusqu’ou Tesprit de fables et de
légendes peut étre porté dans le cerveau creux des moines.
Les carmes pretendent qu’Elie a élé leur fondateur, etqu’ils
descendent en droite ligne de cet ancien prophéte. Ils font méme
quelquefois encore remonter plus haut leur origine : ils poussent
leur généalogie jusqu’avanl le déluge. Ils alléguent pour fonde-
raent de cette haute antiquité , une bulle du pape Sixte IV, de
Tan 1477, qui les fait descendre des prophétes Elie, Elisée et
Enocb E
Vous rirez sans doute, Monsieur, de cette généalogie, quoi-
que appuyée de la bulle du saint-pére. Un religieux, qui a fait
VHistoire des ordres monastiques , imprimée a Paris en 1714,
n’a pas osé s’en moquer aussi ouvertement que vous et moi. Ii
s’en est lenu a proposer des doutes sur cette descendance d’E-
noch. « Il ne parait pas, dit-il fort gravement, que Noé fit en~
trer aucun carine dans Farche, et s71 y avait eu quelqu’un des
enfants de Noé qui eut été carme, il n’aurait pas pu avoir fait le
voeu de chasteté, puisque tous les enfants de Noé entrérent dans
Tarche avec leurs femmes, et qu’aprés étre sortis de 1’arche ils
eurent plusieurs enfants »
Je ne sais si les carmes ont senti cet inconvénient, mais il
parait que depuis quelque temps ils ont renoncé a Enoch ,
qu’ils n’aspirent plus si haut, et qu’ils s’en tiennent modeste-
ment aujourd’hui a reconnaitre seulement Elie pour leur insti-
tuteur. Mais aprés avoir ainsi reculé, ils se tiennent fermes dans
ce dernier poste, et ne souffrent pas qu’ou leur contesle ce de-
gré d’antiquité.
On n'a qu’a voir la fameuse thése soutenue la-dessus dans
leur couvent de Béziers, en 1682. Ils tenaient alors leur cha-
* Sanctorum prophetarum Heliae el Elisei et Enoch, nec non aliorum sanc-
torum Patrum, qui Montern Carmeli juxta ‘Heliae fontem inhabitarunt, suc-
cessionem haereditariam tenentes.
* Histoire des ordres Monastiques^ p, 330.
190
pilre provincial. Le tenanl était le P. Teissier, religieux de cet
ordre, et 1 evéque assista a la dispute. On voit la thése enliére
dans la Répuhliqiie des Lellres de Bayle, du mois de juillet
1684.
La on pose comme un fait inconteslable qu’Elie a été le fon-
dateur des carmes. On range ensuite Pitliagore parmi les reli-
gieux de cet ordre : on trouve fort probable que lui et ses dis-
ciples ont été carmes. Les différenles métamorphoses de ce
fameux pbilosophe sont fort connues : il fut boeuf d’abord, en-
suite mulet, et puis pécheur sous le nom de Pirrbus, et capi-
taine d’infanterie au siége de Troie sous le nom d’Euphorbus.
La métempsvcose lui fait jouer tous ces différents personnages.
La dévotion le fit enlin carme ; et il fut un des principaux or-
nemenls de cet ordre.
Je ne sais, Monsieur, si vous connaissez un petit ouvrage
imprimé depuis peu de temps a Geneve, sous le titre de : /?é-
gime de vivre pithagoricien. C’est la traduction d’une harangue
de M. Cocchi, habile médecin et ancien professeur de TUniver-
sité de Pise. Ce discours, qui est originairement en italien, fut
prononcé a Florence en 1743. C’est une piéce intéressante de
littérature choisie. L’auteur y a ramassé, avec beaucoup de
gout, tout ce qui peut faire le mieux connailre cet ancien phi-
losophe, mais il a oublié de nous apprendre que Pithagore ait
été carme. Il est vrai quVn le fait abstenir de la cbair des ani-
maux , ce quobservaient aussi les andens carmes ; mais cela
ne sulfit pas pour le faire appartenir a fordre. Si fon veut ab-
solument en faire un religieux, j’aimerais mieux dire qu’il a été
charlreux que carme. Pithagore ne mangeait point de viande,
et son régime consislait principalement a se nourrir des végélaux.
L’usage de la cbair est absolument inlerdit aux enfants de saint
Bruno ; et ils disent ordinairement que leur boucherie est dans
leur jardin potager. Mais ce qui élablit encore une plus grande
conformilé entre eux, c’esl le profond silence que Pithagore et
saint Bruno ont irnposé a leiirs discqiles.
191
. Mais revenons ä la thése de Béziers. Les anciens druides y
paraissent aussi traveslis en carmes. On y établit encore que
saint Jean-Baptiste était prieur d’im couvent de carmes sur le
Jourdain, el c’est ce qui le fit prendre pour Elie, instituteur des
carmes. Vous voyez, Monsieur, que cela répand beaucoup de
jour sur ce que TEvangile dit que Fon s’y méprit.
Un historien de Fordre rapporte aussi qu’Agbarus, roi d’E-
desse, apres avoir longtemps recherché en mariage la sainte
Vierge, depuis mére du Sauveur, et n’avoir pu réussir dans sa
poursuite, eut le chagrin de voir que Joseph, qui n’ était qu’un
charpentier, lui fut préféré. Il pensa mourir de jalousie,c( rompit
son båton de colére, el se fit carme de dépit. »
Il me semble, Monsieur, que je vous vois hausser les épaules,
et tout disposé a me blåmer de ce que je vous mande de sem-
blables puérilités; mais ne condamnez pas les gens sans les
entendre. Croyez-vous de bonne foi que, dans un commerce
familier comme le nölre, je ne puisse pas faire usage de quel- '
ques hisloriettes, que de graves auteurs ont fait entrer dans des
ouvrages fort sérieux? Qu’aurez-vous ä dire si je vous prouve
que tout ce que j’ai rapporte des amours d’Agbarus pour la
Vierge, se trouve mot pour mot dans les Mémoires de Tillemont,
et que je n’ai fait que le transcrire ^? Il me semble que mes
lettres peuvent bien souffrir les légendes qui ont trouvé place
dans une histoire ecclésiastique aussi eslimée que celle-la.
Vous voyez. Monsieur, que je ne suis pas embarrassé ä me
justifier. Je voudrais qu’il ftit aussi aisé de faire Fapologie de
Fauteur que j’ai suivi. Mais on lui a reproché bien d’autres
contes de légendes, indignes de paraitre dans ses Mémoires. Ce
reproche n’est que trop fondé, et Fon ne peut qu’étre blessé de
quantilé de faits fabuleux et ridicules qu’on y lit, sans les cor-
rectifs nécessaires. Je me souviens d^y avoir vu, par exemple,
que Fapötre saint Jean n’est pas mort, mais qu’il dort, et qu il
Mémoires pour servir ä r Histoire des six premiers siécles. Note IV sur saint
Joseph, p. 506.
192
' respire tranquillement dans son tombeau, ou, par la force de la
respiralion, il fait hausser et baisser la terre.
Passez-inoi ces petites digressions; elles ont leur usage dans
des sujets aussi secs et arides que le nötre, pour y meltre un
peu de varieté. Je vais vous présenter quelques iinages dont
les carmes se servent pour faire valoir leurs prétenlions. Si elles
ne vous convainquent pas, elles pourront du moins vous amu-
ser quelques moments.
Les carmes produisent d’anciennes peintures ou leurs religieux
sont représentés avec des manteaux, qui ont alternativement
des raies blancbes et lannées, ce qui leur avait fait donner le nom
de fréres barrés. Voici comment un de leurs généraux, nommé
. Jean le Gros, a expliqué ces peintures. La raison, dit-il, pour-
quoi leurs anciens religieux portaient ces manteaux bigarrés,
c’est que le propbéte Elie ayant été enlevé dans un cliar de feu
et ayant jeté son manteau, qui était blanc,a son disciple Elisée,
ce qui toucba aux flammes devint roux, n’y ayant eu que ce
qui était caché dans les plis, et qui ne toucba pas au feu, qui
resta blanc.
Le P. Daniel de la Yierge Marie, religieux carme, fit impri-
mer a Anvers, en 1680, un livre intitulé le Miroir du Carmel;
c’est proprement la vie du propbéte Elie. Le frontispice est
orné d’une estampe, ou Ton voit une troupe de propbétes ha-
billés en carmes, et méme avec le scapulaire, qui, dans diffé-
rentes attitudes , font de profondes révérences au petit Elie
sortant du sein de sa mére. On y remarque un de ces propbétes
qui lui fait avaler une cuillerée de feu. Yoila donc déja des
carmes a la naissance d’Elie.
En 1670, les carmes intentérent un procés a des religieux
de Saint-Basile du diocése de Messine, en Sicile, sur un por-
irait du propbéte Elie qui n’était pas habillé en carme, et que
Ton voyait dans leur église depuis six cents ans. Comme il s’agis-
sait de le renouveler, a cause de sa vieillesse , les carmes vou-
laient qu’on lui donnåt Thabit de leur ordre. Le procés fut d’a-
193
bord porlé a Tarchevéque de Messine, et ensuite a Rome a la
congrégation des rites; vous jugez bieii que c’est a cause de
rimportance ducas. Je ne sais pas qu’elle fut Tissue du procés;
mais je présume que c’est ce qui ne vous intéresse guére.
Voila les prétenlions des carmes. Yous n’attendez pas de
moi que je rn^amuse a réfuter cette généalogie chimérique. Il
suffit d’exposer de semblables visions pour en faire sentir le
ridicule. Je me conlenterai de la réflexion que Tauteur de la
Eépublique des Lettres a faite sur la thése de Béziers, et qui
porte également sur les accompagnements que j’y ai joints. « On
ne devrait pas souffrir, dit-il, que de pareilles chiméres fussent
soutenues publiquement comme des vérités ; le moindre avan-
tage que les protestants en tirent, c’est de faire voir que, sous
le bénéfice de la tradition, on soulient tout ce que Ton veut. »
Si vous souhaitez quelque chose de plus étendu sur ces vi-
sions monacales, je vous renvoie aux Préjugés légitimes de Ju-
rieu, qui a destiné aux légendaires un long chapitre, ou il les
pousse vivement ‘ . Mais vous me permettrez, s’il vous plait, de
m’abstenir de tout ce qui sent tant soit peu la controverse. Je
trouve méme qu’il n’est pas tout a fait de Téquité de cbarger
en général TEglise romaine des absurdilés de quelque branche
de ses moines. Ce qui doit surtout nous engager a cette retenue,
c’est qu ils ont eu chez eux plusieurs auteurs judicieux qui ont
combattu ces légendes.
Vous avez vu dans les Mémoires de Vabbé d’Arligm\ que le
P. Papebroch, auteur des douze ou quinze premiers volumes du
recueil immense des Vies des Sainls^ pose comme un fait cer-
tain que les carmes ne sont que du douziéme siécle ^ Il est
* Préjugés légitimes contre le papisme, partie, chap. xxxii.
2 Le grand ouvrage sur la vie des Saints, qui porte le nom d’.4c^a Sam-
torum, est un trés-ample recueil dont les premiers volumes parurent il y a
plus de cent ans, et qui n’est pas encore achevé. Onpeut voir Thistoire de
cette vaste compilation dans la République des Lettres de Bayle, tome I, page
455, juillet 1684.. Ges auteurs n’ont peut-étre pas encore fini le mois
T. II.
43
194
vrai qu'll essuya de violentes contradictions. Les carmes de
Flandre, indignés de ce que ce jesuite voulaii retrancber plus
de deux mille ans de leur généalogie, firent pleuvoir sur lui
une gréle d^écrits. On Vy traite d'impie pour avoir osé nier une
tradition constante, appuyée sur plusieurs bulles des papes; et
Ton fait regarder comme un attentat d’avoir voulu dépouiller le
propbéte Elie de son babit de carme. Ils dénoncérent ses qua-
torze volumes (VAcla Sanclorum au tribunal du pape, et en
méme temps a Tinquisition d’Espagne, qui les condamna en
1695. Heureusemeni pour le P. Papebrocb, il fut protegé par
Tempereur. La censure fut levée quelque temps apres, et le
pape imposa un silence perpétuel sur la question de la baute
antiquité des carmes, par laquelle ils descendent en droite
ligne du propbéte Elie , défendant de traiter plus cette ma-
tiére a Tavenir, ou dans des disputes publiques, ou dans des
ouvrages. Il ne faut pas oublier de remarquer que la tbése de
Béziers avait déja été censurée a Rome par un décret du 25
janvier 1684.
Croiriez-vous, Monsieur, que Ton a vu certains ordres bos-
pitaliers rencbérir encore sur les carmes pour 1’antiquité de
leur institution? Pendant qu’on se battait aux Pays-Bas avec le
plus de vigueur, on vit tout a coup entrer dans la lice un com-
battant, pour disputer d’ancienneté avec les carmes : c’élait un
religieux bospitalier de Tordre de Saint-Jean-de-Dieu ; il s’ap-
pelait frére Paul de Saiiit-Sébastien, et avait le titre de Débni-
teur. Ce religieux, dans le plan d’une bistoire patriarcale , quil
avait dessein de donner au public, pour opposer a Tbistoire pro-
pbétique des carmes , prétend que son ordre est plus ancien
que le leur de neuf cents ans. Il lui donne pour fondateur le
patriarche Abrabam. Saint-Jean-de-Dieu a transféré cet ordre
de la vallée de Mambré dans la ville de Grenade, en Espagne.
Selon cet historien, les générauxde 1’ordre, apres Abrabam, sont
de septembre, de sorte qu’il leur faut trente ou quarante ans pour achever
le calendriei’. Il en a déjå paru plus de quarante volumes in-folio.
195
Lot, Laban, Tobie, elc. Il désigne plusieurs lieux ou ils avalent
des couvents, et il en place un a la piscine probatiqiie. Il en
met un aulre aux limbes. Il dit positivement que le patriarche
Abraham y établit un höpital, ou Ton recevait les enfants morls
sans baptéme.
Vous croyez peut-étre, Monsieur, que c’est la une plaisan-
terie, et que le dessein de ce religieux a été simplement de
tourner par la en ridicule la prétendue antiquité des carmes.
Le tour ne serait pas mauvais , et un minime en employa une
fois un semblable dans cette vue. Il dit a un carme qu’il y avait
déja des minimes du temps de Jacob, et qu’il est fait mention
d’eux dans la Genése. Joseph dit a ses fréres, selon la Vulgate,
Nou egrediemini hinc^ donec venerit [rater vester minimus L
Voila un frére minime du temps des patriarches ! Mais c’est du
plus grand sérieux du monde que le bon P. Sébastien prétend
qu’ Abraham a été leur fondateur. Le P. Papebroch se vit aussi
obligé d’écrire contre ce visionnaire.
Yous savez que dom Martenne, bénédictin, a fait plusieurs
voyages, par ordre de ses supérieurs, afin d’amasser des mé-
moires pour la nouvelle édition du Gallia christiana. Etant en
Flandre dans une abbaye, il y vint deux carmes décbaussés,
dont Tun avait demeuré six ans a leur couvent de Vienne, en
Autriche. Il leur apprit une circonslance remarquable du der-
nier siége de cette ville. Il leur dit que le commandant des
troupes turques les avait souvent visités : apparemment leur
monasiére est hors de la ville. Il leur avait dit de ne rien
craindre, quil suffisait qu’ils fussent les descendants du grand
prophéte Elie, pour qu’il les prit sous sa protection. Il est vrai
que le voyageur ajoute quun Prémontré, qui se Irouvait la,
se mit a rire, et plaisanta sur cette protection ottomane^.
Les Arabes ne se sont pas trouvés aussi bien disposés pour
les carmes que les Tures. Lucas nous apprend qu’ils ont obligé
^ Genése, XLII, 15.
* Second voyage littéraire, p. 127.
196
ces religieux a abandonner le mont Carmel , cel ancien palri-
moine qui ne leur avail jamais été disputé que par quelques
savants critiques \ Ils ont tellement pilié leur monaslére, qu’ils
en ont emporlé jusqii’aux portes et aux fenétres.
Le pape ayant défendu, sur la fm du siécle passé, d’agiler
davanlage la question de la haute antiquilé des carmes, qui
avait fait tant de bruit précédemment, j’ai voulu voir si cette
défense avait élé bien observée, et je n’ai pas trouvé qu’il se
soit élevé de nouvelles disputes la-dessus dans ce siécle. Mais
ce qui s’est f)assé de bien remarquable, c’est que deux papes
ont décidé sur la prétention des carmes d’une maniére tout ä
fait opposée. Voici comment la chose s’est passée :
Le pape Clément XI permit aux ordres religieux de placer
les statues de leurs instituteurs dans les niches qui sont autour
de la chaire de saint Pierre, dans la grande église de Rome qui
porte le nom de cet apötre. Les dominicains y firent placer, en
1706, la statue de saint Dominique, faite par Le Gros, sculp-
teur fran^ais. Les carmes soubaitérent d’avoir aussi cet hon-
neur; mais le pape ne voulut point consentir a y mettre Elie.
Ils trouvérent plus de facilité sous le pontificat de BenoitXIII.
Il leur accorda cette permission en 1726. En conséquence, ils
érigérent la statue d’Elie, avec une inscription sur le piédestal,
qui apprend a la postérilé que ce prophéte a été leur fondateur
Voila donc enfin cette légende chimérique réalisée sur le marbre
par Tautorité papale.
Le P. Hardouin ne lui a pas élé si favorable. Ce jésuite a
chassé du Carmel ces religieux, presque aussi durement que les
Arabes. Il prétend , dans ses OEuvres posthumes , que leur
mont Carmel n’est autre chose que le Carmel du monl^ c’esl-
a-dire, en vieux fran^ais, une cbarmille qui était au bas du mont
de Sainte-Geneviéve, hors de Paris dans ce temps-la. On leur
* Nouveaux voyages de Lucas, 1720, tome I, p. 263.
* Universm carmditarum ordo fundatori suo sancto EHce ProphetcB erexit,
1726.
197
donna une chapelle de la Vierge, qui était au milieu de cette
charmille, et qui s’appelait Notre-Dame du Carmel. Le Garmel
ou ces religieux veulent que leur ordre ait été établi par le
prophéte Elie, se réduit donc, selon ce liardi critique, a un
petit mont que Ton voit encore aujourd’hui a Paris , el ou il y
avait autrefois une charmille qui, en vieux langage, lui donna le
nom de Carmel.
Cette église leur fut donnée en 1292. Leur premier nom,
comme je Tai déja remarqué, fut celui de Fréres Barrés.,'k canse
de leur habit ou il y avait des espéces de barres de différentes
couleurs. Ils s’appelérent ensuite les religieux de Nolre-Dame
du Carmel. Quelque temps apres, ils prirent le nom de Fréres
du Carmel., tout court. Le Carmel de Paris n’avait alors aucun
rapport avec le Garmel de Judée. Paris s’est augmenté; les
charmes qui environnaient leur maison ont disparu, la mémoire
s’en est perdue; et les fables qu’ils ont débitées, les titres qu’ils
ont fabriqués, ont fait croire qu’en effet ils étaient venus d’0-
rient.
Les carmes pretendent qu’ils ont été amenés en France par
saint Louis, Fan 1 254. Mais on croit, avec beaucoup plus de
vraisemblance, que c’est Marguerite de Provence, épouse de ce
prince, qui les amena avec elle, comme une nouvelle espéce de
religieux , qui s’étaient établis dans les Etats de son pére.
Je ne dois point vous dissimuler, Monsieur, quil y a de bons
auteurs qui tiennent le milieu entre les fictions des carmes et
Forigine möderne que leur donne leP. Hardouin. Yoici comment
ils racontent la naissance de cet ordre. Alméric, patriarcbe
d’Antioche et légat du pape en Orient, visitant le mont Carmel
l’an 1160, ramassa plusieurs ermites qui vivaient a leur mode
autour de cette montagne. Il les réduisit en un corps et leur
donna un supérieur latin, appelé Bertholde. Cette congrégation
ne prit méme entiérement figure d’ordre que sous Honoré III,
qui approuva, il y a en vi ron cinq cents ans, les régles que leur
198
avait prescrites Albert, patriarche de Conslanlinople. Cest lui
qu’on croil les avoir fait passer le premier en Europé.
Get Albert était natif du diocése d’Amiens, et arriére-petit-
neveu du fameux Pierre-FErmite , premier auteur des croi-
sades. Voila un sentiment mitigé dout peut-étre vous vous ac-
commoderez.
Quoique ma lettre soit déja excessivement longue, et sur un
sujet qui parait nous étre tout a fait étranger, je ne laisserai pas
d ajouter un mot sur un poéte singulier, que Fordre des carmes
a produit. Il s’appelait, de son nom de religion, le P. Pierre de
Saint-Louis, et il était dans les grands carmes. Il était né dans
le diocése de Vaison , dans le Comtat. Voici quelques parti-
cularités de sa vie , que j’ai trouvées dans le Mercure de
France
Des qu’il fut entré dans Fordre , il pensa a employer utile-
ment les talents qu’il avait pour la poésie. Il rnéditait d’abord
de faire un poéme sacré a Fhonneur d’Elie, et il Faurait intitulé
VE Hade. Vous jugez bien qu il n’aurait pas manqué de faire de
ce prophétele chef de leur ordre. Il se promettait que YEHade
immortaliserait son auteur, comme avait fait Ylliade d’Homére.
Cependant il abandonna ce dessein, apparemment par quelque
caprice de poéte. Il se détermina pour la Madeleine, sainte fort
vénérée en Provence. A mesure qu’il y travaillait, il montrait
ce qiFil avait fait, a ses confréres, qui en étaient charmés jusqu^ä
Fenthousiasme. Le poéme étant achevé, fut imprimé ä Lyon,
mais n’eut presque aucun débit. Dix ans apres Fimpression,
Fédition était a peu prés tout entiére chez le libraire. Le poéte
mourut avec le chagrin de voir son cher poéme enseveli dans
Fobscurité. Le libraire, qui avait besoin de la place que ce mau-
vais papier occupait dans son magasin, allait le faire passer chez
Fépicier, quand un heureux hasard fit tout a coup revenir sur
Leau le poéme de la Madeleine.
» Juillet 1750.
199
Le celebre Nicole, étant entré un jour dans la bibliolhéque
des grands carmes de Paris, y trouva ce livre, en lut quelques
endroits, qui lui paruren t si singuliers, qu’il pria qu’on le lui
confiåt pour quelques jours. Il en divertit ses amis de Port-Royal.
Des le moment que Touvrage fut connu , il y eut un si grand
empressement a Taclieter, que le libraire en fit une seconde
edition, qui fut bientöt épuisée. On le réimprima en Kollande
Tan 1711, et on le regarde comme une piéce curieuse de bi-
bliotbéque. Si vous me demandez en quoi consiste donc le
mérite de ce poéme, je ne lui en connais d’autre que la singu-
iarité des pensées. G’est une débauche d’imagination qu’on n’a
guére vu poussée aussi loin. En un mot, c’est un tissu d’extra-
vagances dévotes enfantées dans le cerveau échauffé d’un moine.
Yoici ce que Ton en dit dans la préface de Tédition de Kollande.
Mais je ne dois pas oublier d’avertir qu’on en a une autre édition
de Lyon en 1700.
« On ne donne ce livre que pour divertir le lecteur. Tous
les défauts que les écrivains judicieux évitent avec soin, le bon
moine, auteur de cette piéce originale, s’est rendu ingénieux ä
les rechercher. On peut dire qu7i a réussi, et que si Ton avait
proposé un prix de poésie pour les vers ou entreraient le phé-
bus le plus raffiné et le galimatias le plus exquis, le poéme de
ia Madeleine Taurait infailliblement remporté. On ne saurait
croire le débit qu’a eu ce chef-d’oeuvre de pieuse extravagance.
Une infmité de gens ont écrit de toutes parts, mais inulilement,
a Lyon pour en avoir des exemplaires. H y a longtemps qu’il
n’en reste plus. »
Il vous faut, Monsieur, quelque échantillon de ce merveilleux
ouvrage. Voici comme il débute :
Je fais voir le portrait de Famante transie,
Naivement tracé dans cette poésie,
Ou ma divine Muse a voulu m’inspirer
De chanter le sujet qui la fit tant pleurer.
200
Je découvre les flux, les brasiers et les flammes
De la plus amoureuse entre toutes les femmes.
Je préche de Jésus la grande pénitente
Qui me tint en travail, et la presse en attente,
Pendant neuf fois neuf mois portée en mon cerveau,
D’ou comme une Pallas, elle sort de nouveau.
On voit ensuite une invocation aux anges, qu’il prie de Paider
dans son entreprlse; apres quoi le poéte s’adresse a Madeleine
elle-méme:
Choristes emplumés de la divine amante,
Celle å qui vous chantiez, et celle que je chante,
Volez å mon secours, pour me faire voler.
Et soutenez ma plume aux légions de Fair.
Sainte, dont je commence å chanter les louanges,
Relevez mon travail, aussi bien que les anges,
Pour en cueillir le fruit, assistez promptement.
Et soyez ma Lucine å votre enfantement,
En voila assez. Monsieur, pour vous faire juger que laccou-
chement de nolre poéte n’a été qu’une fausse couche. Si j’allais
plus avant, je pourrais vous régaler de plusieurs tralts des plus
singuliers et des plus bizarres ; mais il faut finir. En voici seule-
ment trois ou quatre que le P. Bouhours a ramassés :
« Le poéme de la Madeleine^ dit-il, est une piéce originale.
Les yeux de la pécheresse pénitente y sont des chandelles fon-
dues ; de moulins a vent ils sont devenus moulins ä eau. Ses
tresses blondes, dont elle essuie les pieds de Jésus-Christ, sont
un torchon doré. C’est une sainte courtisane, qui n’est plus un
chaudron sale et tout noir. Dans ce poéme, les larmes d un Dieu
y sont de Teau de vie. Le Sauveur y est un grand opérateur qui
a 1’adresse d’öter les cataractes des yeux de Madeleine, et THer-
cule qui purgea Pétable de son coeur L »
Je suis, etc.
* Maniére de bien penser sur les ouvrages d'esprit. Amsterdam, p. 136.
201
m
LETTRE SUR UNE SINGULIÉRE DISPENSE AGCORDÉE
PAR LE PAPE CLÉMENT VI.
{Clemenl \l doiiiift eu 1351 au confesseur du roi de France, Jean et de ses successeurs,
le pouvoir de le délier des serments qu i! ne pourrait tenir sans quelque incommodilé.
— Sentiments des paiens sur Tinviolabililé du serment. — Sentiments des juifs. —
Sentiments des chrétiens. — duels motifs ont pu dieter cette bulle, et quelle explicalion
plausible lui dcaner? — Conduite loyale et noble langage du roi Jean. — Partieularités
sur Clément \I. — Conversation entre Guillaume III et 1'Électeur de Brandebourg. —
Distinetion des vceux et des serments. — Authenticité de la bulle. — Nouvelles con-
jeetures pour lui donner une explication satisfaisante.)
{Journal Helvétique, Mars et Avril 1747. Bihlioihéque raisonnée, trimestre
de 1747, t. XXXVIII, 2“^ partie ; trimestre, t. XXXIX, l^e partie.)
Monsieur ,
Yous me marquez que yous venez de lire le traité de fen
M. de la Ghapelle sur la Néeessité du culle public. Parmi les
remarques que vous me failes sur cette lecture, vous me dites
que vous avez été extrémement surpris d^une dispense que Ton
Yoit parmi les Piéces justi ficatives a la fm de f ouvrage, accordée
par Clément Yl, Fan 1351, au roi de France Jean, et a la reine
Jeanne , sa seconde femme. En voici la teneur,
Ce bref ou bulle donne au confesseur du roi et de la reine,
le pouvoir de les délier, et pour le passé et pour Favenir, de tous
les engagements el contrats, quoiqu’appuyés du serment, s’ils
ne peuvent pas les tenir sans quelque incommodité \ Cette gråce
est non-seulement pour eux, mais encore pour leurs succes-
seurs a perpétuité, a condilion seulement que leur confesseur
* Juramenta per vos praestita, et per vos et eos praestanda in posterum,
quae vos et illi servare commode non possetis.
commuera ces serments en telles oeuvres de piété troiivera
a propos.
Vous avez été frappé, dites- vous, de la singularité de ce
bref, et cette surprise est assurément des mieux fondées. Vous
ajoutez qu’une des caiises de votre étonnement, c’est le si-
lence général de nos controversistes, qui seniblent avoir entié-
rement ignoré cette piéce. Il ne parait pas effectivement qu’au-
cun en ait fait iisage contre TEglise romaine, quoiqu’el!e ait été
publiée il y a prés d’un siécle \ Vous ajoutez que cette bulle
mériterait qu’on la fit mieux connaitre qu’elle ne Ta été jusqu’a
présent. Vous ne trouvez pas que ce soit assez que ce qu’en a
dit M. de la Ghapelle incidemment dans son dernier ouvrage.
Vous m’invitez aussi a vous dire ce que j’en pense, et a le
faire méme d’une maniére un peu étendue. Il ne serait pas diffi-
€ile de faire un ample commentaire sur cette bulle, si on voulait
relever tout ce qu'elle a de choquant ; mais il y a bien des gens
qui croient que, sur ces sortes depiéces, un simple exposé suffit
pour exciter toute Tindignation qiéelles méritent. Cependant,
pour vous satisfaire, j’entrerai dans quelques détails, ne fut-ce
que pour avoir le plaisir de m’entretenir avec vous.
Tout vous a surpris dans cet acte, dites-vous, et sa singula-
rité, et Tobscurité ou on Ta laissé jusqu ä présent. Je vous
avouerai d’abord qu’il s’en faut bien qu’il ait fait sur moi la
méme impression. En voici la raison : c’est que cette piéce m’é-
tait connue depuis plus de trente années, au moins pour sa
substance. Voici comment. Ayant Thonneur de diner un jour a
Londres, chez M. Burnet, évéque de Salisbury, cinq ou six mois
avant sa mort, avec quelques gens de lettres, et entre autres le
fameux Hoadley, évéque de Bangor, le prélat chez qui nous
étions nous fit connaitre cette bulle singuliére ; il nous en dit le
contenu, et nous cita pour son garant dom Luc d’Acheri, qui
l’a rapportée en entier. De retour dans ma patrie, je cherchai
* Voyez le Spicilegium de dom Luc d’Acheri , å Paris, in-quarto 1661,
t. IV, p. 275.
203
celte piéce dans le grand recueil du bénédiciin , mais j’avoue
que je ne sus pas la trouver. N’en soyez pas surpris ; elle est
comme ensevelie et élouffée parmi un tas d’inutilités rainassées
dans le volume ou elle est insérée. Voila apparemment la raison
pourquoi elle a échappé a tous nos controversistes.
Poiir bien juger de cette dispense accordée au roi Jean , de
tenir ses engagements , quoique appuyés du serment , en cas
qu’il ne put pas les remplir sans s’incommoder, il ne sera pas
inutile de nous arréter quelques moments a voir ce que les prin-
cipales nations ont pensé la-dessus.
On doit rendre cette justice aux anciens paiens , qu^ils ont tou-
jours regardé comme inviolables les promesses faites avec serment.
Ces engagements étaient sacrés pour eux , et ils en étaient reli-
gieux observateurs ; il est vrai qu’ils distinguaient sagement les
promesses avec serment qui avaienl été extorquées par la force,
d’avec celles que Ton avait faites librement. Ils avaient encore
pour principe qu’on ne peut s’engager par serment qu’a des
choses bonnes et louables; que si Tengagement qu’on avait pris
était mauvais en soi, des la ils le regardaient comme nul. Dans
ces cas-la, bien loin qu’on dut tenir saparole, ils déclaraient sans
détöur qu’on était obligé dy manquer. En conséquence de cette
régle, Gicéron assure, dans ses Offices, qu’AgamemnoD fut dou-
blement coupable, et de s’étre engagé par serment ä immoler sa
fille Iphigénie , et de Tavoir immolée en vertu de cet engage-
ment \
Si Ton excepte ces cas-la , ils condamnaient hautemeut tous
les prétextes donton aurait pu se servir pour essayer d^autoriser
le parjure. Un subterfuge qui vient des premiers dans Tesprit
pour colorer cette infidélité, c’est Fincommodilé, le dommage
quon souffrirait a garder sa parole, les promesses qum com-
mode servare non possetis , comme s’exprime le bref de Clé-
ment VI. Mais les sages paiens décidaient qu’en aucun cas, non-
‘ De Offic. Lib. IIL
204
seulement rincomniodité , mais le dommage quelque grand qu'il
ful, ne pouvait pas justifier un manquement defoi; ils allé-
guaient un exemplequi leur paraissait décisif, c'est celuide Ré-
gulus. Jamais homme, en accomplissant son serment, ne dut
s^attendre ä des suites plus terribles ; il savait les tourments
cruels quon lui préparait a Carlhage: cependant il n’hésita
point a y retourner, parce qu’il sy était engagé par serment.
Je crois, Monsieur, devoir vous rappeler ici une reflexion que
fait Cicéron dans le méme livre de ses Offices, que je viens de
citer. C’est qu’aprés cet événement extraordinaire, on ne fut
pas méme fort frappé a Rorne'de la magnanimité de ce grand
homme. Le sentimenl commun était qu’il n’avait fait que ce qu’il
devait. Son action ne commen^a a devenir fort louable que par
la corruplion des äges suivants. C’était donc parmi les Romains
une opinion généralement regue que, plutöt que de rnanquera
son serment, on devait étre prét a bra ver tout ce que Texil, la
prison, les siipplices ont de plus alfreux.
Les juifs, ayant des idées beaucoup plus saines de la divi-
nilé , ont eu aussi un trés-grand respect pour le serment. Je
vous invite seulement. Monsieur, ä relire le psaume XV, ou
David marqne les caractéres de Thomme de bien, qui sont ceux
qui peuvent espérer de jouir des effets de 1’amour de Dieu, et
dans cette vie et dans Tautre. « Eternel, dit-il, qui esl-ce qui
babitera dans ton tabernacle? — Celui, répond-il, dont
la vie est intégre et les actions justes. S’il a juré , fut-ce a son
dommage, il ne changera rien ä sa promesse L » L’idée que
David donne d’un homme juste, méme sous la loi, c’est que,
(juand il a élé obligé de jurer et de s’engager par le nom de
Dieu , il observe avec une fidélité inviolable la parole qu^il a
donnée; il n’y manque jamais, pas méme lorsqu’il s’agit d’une
cbose contraire ä ses intéréts, et qui doit lui étre préjudiciable.
* Psaume XV, 4. LesLXX et la Vulgate apres eux, ont traduitunpeudiffé-
remment ce verset. Mais dom Galmet fait valoir le sens que présente Thébreu,
qui est effectivement le meilleur.
205
Apres avoir vu ce qu’onl pensé du serment les juifs el les
paiens, pour en faire la comparaison avec la bulle relåchée de
Clément VI, on pourrait faire voir que les chrétiens, qui ont
desidées beaucoup plus sublimes tles perfections deDieu que les
aulres, doivent aussi porter beaucoup plus loin le respect pour
le serment. Mais , Monsieur, pour ne pas insister sur un sujet
aussi connu , je me contenterai d’opposer a la dispense scanda-
leuse de ce pape en faveur du roi de France, une belle le^on
que babbé du Guet donne aux téles couronnées, dans son /ns-
litution d’un prince ; il y prouve que les souverains doivent étre
religieux observateurs du serment.
« Le serment est une derniére ressource pour finir les con-
leslations , clil-il , pour s assurer du cceur des liommes et de
leurs intentions, pour fixer tous les doutes que Finconslance ou
la mauvaise foi peuvent faire naitre , pour soumeltre les rois au
Juge supréme, qui seul peut les juger, et pour tenir dans le
devoir toute majesté humaine, en la faisanl comparaitre devant
celle de Dieu , a Fégard de qui elle n’est rien. Ce serait donc
éterniser les défiances et les guerres , öler tout moyen de parve-
nir a la paix par des trailés sérieux, laisser une porte toujours
ouverte aux surprises , rendre la situation des royaumes flot-
tante et incertaine, abuser de ce que la religion a de plus sacré
et de plus formidable, et tomber dans une manifeste impiété, en
méprisant tout a la fois la présence, la vérité, la justice et la
puissance de Dieu , que de donner atteinte a un traité scellé par
le serment L »
Écoutez encore , s’il vous plait , ce que ce sage auteur dil de
ceux qui insinuent a un prince qu’il peut quelquefois se dispen-
ser de tenir les traités, quoiqiFaccompagnés du serment. « Il
faut étre, je ne dirai pas bien hardi, ajoule-l-il, mais bien aveugle
et bien corrompu, pour oser conseiller a un prince de se rendre
digne dela colére éternelle de Dieu , et d’attirersa vengeance sur
* Institution d'un prince, tome I, p. 304,
206
sa propre téte et sur celle de tout le peuple, en converlissanl le
sermenl en parjure, et en méprisant la menace irrévocable, atta-
chée dans le Décalogue a la défense d’un si grand crime. »
Avouez, Monsieur, quon a raison de dire qiie les jansénistes
manquent souvent de respect pour le pontife romain. Voila Glé-
ment VI, avec sa bulle, accommodé corame il le mérite ; cepen-
dant je ne crois pas que cette réflexion soit ici bien a sa place.
J’oserais assurer que cet abbé n’a jamais connu cette dispense
scandaleuse. Que n’aurait-il pas dit s’il avait su que, non-seule-
ment on y « méprise la menace irrévocable attacbée a la dé-
fense du parjure » dans le troisiéme commandement, inais qu’on
la tourne méme contre ceux qui voudraient empéclier le prince
de se rendre coupable du parjure, et le détourner de la pensée
de se prévaloir d’une dispense si diamétralement opposée ala loi
de Dieu ? Cette circonstance aurait du le surprendre beaucoup
plus que le bref méme, et je siiis sur qu’elle fera la méme im-
pression sur vous. Rien n’est plus certain qu’il finit en « mena-
nagant de Tindignation de Dieu , et de celle des bienheureux
apötres Pierre et Paul, ceux qui auraient la témérité de vouloir
contrevenir a cette concession ‘ . »
Figurez-vous , je vous prie, qu’un sage conseiller du roi Jean
eut entrepris de le dissuader de profiter de cette dispense du
pape, et que le voyant prét a violer un traité appuyé du ser-
ment, il eut réveillé sa conscience sur fénormité du parjure;
voila ce pieux ministre anathématisé pour cela méme! Et qui est
donc celui qui a prononcé cette sentence? C’est ce prétendu
chef de fÉglise, qui prend le titre de lieutenant de Dieu sur la
terre.
Sentez-vous bien , Monsieur, tout ce qu’il y a de révoltant ,
pour ne pas dire d’impie , dans la conclusion de ce bref? Ce
^ Nulli ergo hominum liceat hane paginam nostrae concessionis infringere,
vel ei ausu temerario contraire. Si quis autem hoc attentare praesumpserit,
indignationem omnipotentis Dei, et Beatorum Petri et Pauli Apostolorum
cjus, se noverit ineursurum.
207
n’élait pas assez k ce digne vicaire de Jésus-Christ d^avoir altéré
la morale de TÉvangile jusqu’a permettre et autoriser le par-
jure pour quelques petits intéréts temporels; ce ne lui était pas
assez d’étre Tauteur de cette prévarication, il faut encore que le
ciel y soit de moilié avec lui! C’était déja beaucoup d’oser sup-
poser dans la Divinité de la connivence pour cette mauvaise
action , il faut encore Ten rendre complice , aussi bien que les
apötres , et menacer de la colére céleste ceux qui penseraient a
prévenir ce crime par de sages conseils ! Cette concession du
pape doit donc étre regardée comme“entiérement contraire a la
bonne foi , et tout a fait pernicieuse , mais la maniére dont elle
finit renchérit encore sur le corps de la bulle. In caudå venenum.
Yoila bien du bruit pour peu de cbose, dira quelque zélé
défenseur du siége de Rome. G est la une affaire de style; cette
conclusion est la formule ordinaire de toutes ses bulles> ainsi on
a mauvaise gråce a en vouloir si fort presser les termes. — Je n’ai
pas examiné si la cbancellerie romaine fmit toutes ses bulles
par cette menace; mais quand cela serait, trouvez-vous , Mon-
sieur, que cette réponse fut bien satisfaisante? Cette conclusion
a beau se trouver de méme ailleurs , elle ne saurait se souffrir
ici. Pourquoi ? Parce qu elle jure tout a fait avec la teneur du
bref , et qu’elle y jure de la maniére la plus impie. Si je trou-
vais un blasphéme a la fm de quelque acte, celui qui 1’aurait
dressé se justifierait-il bien en me representant que c'est une
affaire de style, une simple formule ? Or, rien de plus blasphé-
matoire que d’oser avancer que Dieu punira ceux qui s’oppo-
seront au parjure.
On dit qu’il arriva un jour a Padoue qu’on apporta au cen-
seur des livrés une traduction de FÄlcoran , pour avoir la per-
mission de rimprimer. Il se trouva si distrait dans ce moment-la
que , sans autre examen , il mit a la fin du manuscrit qufil en
permettait fimpression, « comme n’ayant rien de contraire a la
foi catholique. » Tout le monde se récria contre cette approba-
tion ; mais fexaminateur pouvait alléguer la méme excuse que
208
celle que je réfute. Il n^avait qu’a dire qu'il s’en était tenu a la
formule ordinaire. Au reste, lequel des deux croyez-vous qui soit
le plus contraire a la religion chrétieiine, ou de TAlcoran, ou de
la bulle de Clément Yl?
J’ai oui des gens qui ont essayé d’excuser le fond méme de
la bulle, et voici le tour qu’ils ont ernployé pour cela. « Elle
est datée d’Avignon , ou les papes siégeaient depuis quelque
temps. Clément Yl était un gentilhomme frangais, né sujet du
roi Jean. Ces circonstances, dit-on, peuvenl avoir mis le pape
dans une grande dépendance du prince, qui.aura peut-étre abusé
de Tascendant quil avait sur son ancien sujet pour lui extor-
quer cette dispense. » Yoila tout ce que Ton peut dire de plus
plausible en faveur d’une mauvaise cause. Il importe d’examiner
si cette excuse est valable.
On suppose donc que le roi deFrance avait fortement solli-
cité le pape, qui se trouvait alors dans le royaume, a le délier
de Fobligation de tenir les serments qui pourraient Tincommo-
der. Je réponds que, quand cela serait, il y aurait toujours bien
de la låcheté dans le pontife a condescendre a une telle de-
mande. Mais il ne parait pas, ni que le roi ait exigé rien de
semblable, ni que le pape se fut mis sur le pied d’avoir pour ce
prince la molle complaisance qu’on lui suppose. On a méme
des preuves du contraire.
Apres la bulle en question , dom Luc d’Acberi en rapporte
une autre ^ui dispense le roi et la reine des jeunes et de 1’ab-
stinence de la viande, mais avec de grandes précautions. Il faut
pour cela une attestation, non d’un seul médecin, mais de plu-
sieurs, sur Taltération que le jeune causait a la santé de Leurs
Majestés. Il faut que le* confesseur el la faculté soient convenus
ensemble que le roi se trouve dans un cas qui rend cette per-
mission absolument nécessaire, et s’ils ont décidé un peu légé-
rement, le pape en décbarge sa conscience, et metce pécbé sur
la leur ^ Pour dispenser le roi de son serment, il suffit qu’il en
‘ De carnibus vesci poteritis, de consilio tamen medicorum, quotieris
209
soit un peu incommodé, mais pour le dispenser des jeunes de
FEglise, il faut que rincommodité soit considérable et bien attes-
tée. Yoilä un directeur dont on ne peut qu’admirer la délica-
tesse ! Il pousse le scrupule jusqu’a craindre que ceux qu"il di-
rige n’avalent un moucberon, et pour me servir de la méme
figure de FEvangile, il leur permet d’avaler un cbameau ' . Mais
il ne slagit pas d’insister ici sur la contrariété d’une semblable
conduite; ce que j’en veux seulement conclure, e’est que dans
cette permission de faire gras , accordée avec tant de limita-
tions, on n’aperQoit pas un pape qui pousse trop loin la complai-
sance pour le souverain. Il n’y a point de pelit gentilhomme du
royaume a qui on eul pu refuser cette dispense sur de semblables
atteslations.
Mais pour prouver d’une maniére plus directe que le roi n’a-
vait point demandé au pape d’étre délié des serments qui pour-
raient Tincommoder, et que le saint-pére luiaccorda cette gråce
sans en élre sollicité, il ny a qu’a faire attention au commence-
ment de la bulle. Voici comment elle débute : « Nous acquies-
90US volontiers a vos souhaits et a vos demandes, mais surtout
a celles que vous nous faites sur les moyens de pouvoir vous
procurer la faveur de Dieu, la paix de Tåme et le salut éternel ^.»
Cette bulle est datée d’ Avignon, le 20 avril 1351. Des le com-
mencement de cette année, le roi étail venu dans ce pays4a. Il
est fort probable qu’il consulta le pape sur Tétat de sa con-
science , comme son directeur. Le début de la bulle Finsinue.
Il alla a lui avec de trés-bonnes intentions, el a peu prés telles
que celles du jeune bomme de FEvangile qui vient demander a
Jésus-Cbrist ce qu’il fallait qu’il fit pour obtenir la vie élernelle.
Mais quelle différence dans la réponse! « Si vous voulez entrer
confessor et medici hoc vobis videbityr expedire, quorum conscientias one-
ramus. Spicilegium, p. 277.
^ Math. XXIII, 24.
® Votis vestris libenter annuimus, iis praecipue per quae (sicut pie desi-
deratis), pacem et salutem animae, Deo propitio, consequi valeatis.
T. IT. u
210
dans la vie, gardez les commandements, » lui dit le Sauveur ^
Mais celui qui se dit son vicaire apprend a les violer ; il fournit
pour cela des expédients au roi qui vient le consulter. Pour le
faire jouir de la paix de 1’åme, pour lui procurer la faveur de
Dieu dans cette vie, et a la fin le salut éternel, on lui donne des
facilités pour faire des traités frauduleux qu’il appuiera du ser-
ment, sauf a les violer dans la suite s’il en est un peu incom-
modé. Admirable maniére de se procurer le repos de la con-
science et le salut, par Tinfidélité, la mauvaise foi et le parjure!
N’ai-je pas eu raison de vous insinuer. Monsieur, que TAlcoran
ifétait pas aussi opposéa 1‘Evangile que cette bulle? Quel dom-
mage quo M. Jurieu ne Tait pas connue ! il aurait bien su en
faire un aulre usage que moi. Soyez persuadé que ?’aurait été
un artide des plus vifs contre les papes, dans ses Préjugés legi-
times contre le papime.
Je vous ai fait remarquer précédemment que la conclusion
de la bulle jure avec la dispense méme qu’elle renferme : iln’est
pas besoin de vous avertir que la teneur de la bulle jure pour
le moins autant avec son début. Quelque confident du pape au-
rait du lui représenler qu’avant que de låcher une piéce aussi
scandaleuse, il y avait une précaution a prendre, c’était de rayer
du Décalogue le iroisiéme commandement. Son Eglise a sup-
primé le deuxiéme pendant longtemps, afin qu’il ne nuisit point
au culte des images; son voisin , en bonne politique romaine,
ne devait pas étre plus épargné.
Plus je relis ce bref, plus j’en examine les circonstances, et
plus il me parait quil n’a point été arraché au pape. Le saint-
pére a fait les cboses de bonne gråce, il en a gratifié le roi de
son bon gré, volontairement, et, si j’ose le dire, de gaité de coeur.
Ce qui me le persuade plus que tout le reste, c’est le caractére
du roi Jean , qui ne parait pas avoir été capable de faire une
semblable demande. Vous savez. Monsieur, fhistoire de ce
^ XIX, 17.
211
prince : il eut le malheur de perdre la bataille de Poitiers contre
les Anglais, et d’élre fait prisomiier. Le prince victorieiix Fem-
mena en Angleterre Fannée suivante. Par le traité de Bretigni
conclu quelque temps apres , et confirmé par le serment des
deux rois, Jean abandonne a Edouard plusieurs provinces et
quantité de terres fort considérables. Avant que cette afifaire fut
finie, le roi prlsonnier fut reconduit en France. Si jamais traité
renferma des clauses dures et onéreiises, c’est assurérnent celui
de Bretigni. Ce serait s’exprimer bien faiblement que de dire
avec la bulle qu'elles ne pouvaient pas étre observécs sans s’in-
commoder. En lisant ce traité, on se représente d’jibord un roi
triomphant qui tienl le pied sur la gorge a son ennemi vaincu ,
et qui le force a subir les conditions qu’il trouve a propos de
lui imposer. Cependant il ne parait pas que la pensée soit ja-
mais venue a ce prince opprimé de faire usage de cette bulle,
qui lui avait été expédiée il y avait plus de dix ans.
Loin de penser a rompre le traité, on sait qu’en 1362 il re-
tourna en Angleterre se remettre en prison. Cette démarche a
fort embarrassé les historiens pour en découvrir le véritable
motif. Ce qu’on a dit de plus vraisemblable, c’est qu’il avait été
fort blessé de Févasion du duc d’Anjou, son second fils, qui
s’était dérobé de Calais, oii on le laissait sur sa parole. 11 était
un des otages qui devaient servir de sureté au traité. Le roi
son pére repassa donclamer, tant pour excuser cette faute, que
pour terminer avec le roi d’ Angleterre le reste des difficultés
qui retardaient Fexécution du traité de Bretigni. 11 n’avait ob-
tenu sa liberté que sous la condition de Fexécuter fidélement.
Il voulait donc, a quelque prix que ce fut, en procurer Faccom-
plissement. On attribue ä ce prince d’avoir dit, ä cette occasion,
une parole digne d’étre élernellement conservée a la postérité,
« que si la bonne foi et la vérité étaient bannies du reste du
monde, elles devraient néanmoins se retrouver dans la bouche
des rois L » On conviendra aisément,sur ces divers traits d’bis-
^ On attribue aussi ce beau mot å Charles-Quint. Ils peuvent Favoir dit
212
toire, que ce prince était beaucoup plus honnéte homme que
le pape, et que c’est faire (ort a sa mémoire que de lui attribuer
d’avoir été inslant pour obtenir cette odieuse bulle. Le roi Jean
eut le malheur de mourir en Angleterre trois mois aprés y étre
retourné.
Ne soyez pas surpris, Monsieur, si je donne a cette bulle le
titre d’odieuse. Vous ne le trouverez point trop fort si vous
voulez bien faire atteniion que non-seulement elle tend a appla-
nir la perfidie,a faciliter le parjure, niais méme a les perpéiuer.
Qu’un pape eut délié un prince de quelque serment particulier,
sous quelque prétexte bon ou mauvais, il n’y aurait rien la de
fort surprenant.Les évéques eux-mémes, dans un certain temps,
s’arrogérent la connaissance de ces cas-la. Mais ce qui étonne, c’est
de voir un pape qui donne au confesseur d’un prince le pouvoir
indélerminé de le délier, non-seulement des traités qu’il a faits,
mais encore qu^il fera a Tavenir. Bien plus, il accorde la méme
gråce a tous les successeurs de ce prince, tant que la monarchie
subsi stera; c’est-a-dire que les suivanls n’auraient qu’a cboisir
tel confesseur qu’ils jugeraient a propos, qui en leur prescrivant
quelques légéres aumönes ou quelques priéres a marmotter en
latin, les dégagera ensuite de leur serment. Le nombre des
années ne devait point affaiblir ce beau privilége, en sorte
que la bulle aurait pu opérer encore la révocation de l’édit de
Nantes, trois cent trente-quatre années aprés avoir été expédiée.
G’est anticiper sur Favenir d’une maniére trés-dangereuse pour
les moeurs et pour la sureté publique, c’est donner lieu pour
une longue suite de siécles a la perfidie et au parjure.
Je crois donc avoir prouvé que le roi Jean n’a point sollicité
un privilége aussi choquant que celui-la. Il est bien vrai que,
depuis Pbilippe le Bel, les rois de France virent avec plaisir que
les papes siégeassent a Avignon, afin de les avoir un peu mieux
l’un et 1’autre. Mais il est beaucoup mieux placé chez le roi de France que
dans la bouche de cet empereur qui n’a pas toujours réglé sa conduite sur
f.ette belle maxime.
213
sous leur main et dans leur dépendance. Mais dans cette oc-
casion, le lien de la résidence du pape ne sert a rien pour excu-
ser sa bulle.
On pourrait peul-étre prendre un aulre tour pour cela. Quel-
que calholique qui ne serait pas bien au fait de Thistoire, essaiera
d’attribuer a quelque antipape cette bulle si infamante pour son
Eglise. La date d’ Avignon semble d’ abord favoriser cette con-
jecture; mais quand cette supposition serait fondée, eile ne re-
médierait point aux rnauvais effets de la bulle. En voici la rai-
son : c’est qu’aprés Textinclion du schisme, il fut arrété, dans
un concile, que toutes les concessions de ces faux papes auraient
force etvigueur comme auparavant \ Mais, Monsieur, si vous
voulez bien consulter quelque hisloire des papes, vous verrez
que ce subterfuge ne peut pas avoir lieu. Glément VI n’a jamais
été mis dans la classe des antipapes. 11 ne faut pas le confondre,
s il vous plait, avec Glément VII , qui s’appelait Robert de Ge-
neve, le dernier de la race masculine des comtes de Geneve,
qui n’a point été mis au rang des papes légitimes. Pour Glé-
ment VI, il fut élu fort réguliérement par une vingtaine de car-
dinaux assemblés dans le conclave.
Pour vous épargner la peine de feuilleter quelque auteur sur
la vie des papes, voici quelques particularités sur Glémenl Vi.
Il s^appelait Pierre Roger, et était fils d’un genlilhomme du
Limousin. Il se fit moine dans un couvent d’Auvergne. On lui
fit faire ses études å Paris, ou il réussit trés-bien. Il a passé
pour savant, et Pétrarque, qui était son contemporain , nous le
donne pour un homme fort lettré. Vous voyez bien que ce n’est
paslemoyen de faire excuser sa bulle, au contraire, c’est la une
circonstance aggravante. Quoique homme d’étude, des qu^il fut
élevé au pontificat, son gout fut tourné entiérement du coté du
faste. Il entretint sa maison a la royale, ses tables élaient servies
magnifiquement. Il avait grand nombre de chevaliers et d’écu-
' Voyez dans le Spicilegium, tome IV, p. 352. Decretum Synodi Lausa>
nensis, ubi rata volunt Patres quae tempore schismatis acta sunt.
2U
yers, quantllé de chevaux qu’il montait souvent par diverlisse-
ment. En général ses maniéres élaient des plus cavaliéres,
cl point du tout ecclésiasliques. Il eut grand soin d’enrichir ses
neveux.
Ge qu’il y a de singulier, c’est qu’ä Toccasion de quelque
croisade qu’il avait en vue , il écrivit une lettre fort sévére aux
clievaliers de Rhodes, connus aujourd’hui sous le nom de che-
valiers de Malte, ou il leur reproche précisémenl les mémes
défauts, et cela d’une maniére fort vive. Il les censure de leur
trop grande curiosité ä avoir de beaux chevaux , et en général
d’airner trop la dépense. Il leur demande si c’est lä la destina-
tion des biens de TEglise, et Tusage quil en faut faire. Mathieu
Yiliani, qui nous a donné le caractére de ce pape dans son His-
ioire de Florence^ ajoute qu’étant archevéque il ne gardait point
les bienséances avec les femmes , que quand il étail malade il
se faisait servir par des dames , de la méme maniéie que les
parentes prennenl soin des séculiers. Il mourul le 6 décembre
1352.
Je trouve une petite particularité assez curieuse dans Gia-
conius, moine dominicain qui a écrit la vie des papes. Un poéte
qui avait quelque grace ä demander ä celui-ci, crut que, pour
obtenir ce qu il souhaitait, il devait lui présenter des vers latins
qui le louaient beaucoup , el contenaient des voeux pour sa
prospérilé. Mais c’était un éloge normand , qui en cas de refus
devenait une salire , accompagnée d’imprécations contre le pon-
tife, ä peu prés comme ce jeu de perspective ou, suivant le dif-
férent point de vue, la méme figure vous présente alternative-
ment une belle personne et un monstre. Yoici Téloge vu de son
beau cöté :
Laus tua, non tua fraus, virtus, non copia rerum
Scandere te fecit hoc decus eximium.
Pauperibus tua das, nunquam stat janua clausa,
Fundere res quaeris, nec tua multiplicas.
215
Conditio tua sit stabilis, non tempore parvo
Vivere te faciat hic Deus omnipotens^
Le poéte fut éconduit, malgré ce bel éloge. Mais il s’en ven-
gea en en donnant la clef a ses amis. Il leur fil confidence que
c^étaient des vers rétrogradés qu’il fallait lire a rebours , en
commen^ant par le dernier mot de cette maniére :
Omnipotens Deus hic faciat te vivere parvo
Tempore, non stabilis sit tua conditio, etc.
Voici quelque chose de plus important que ce petit badi-
nage, et que je ne dois pas oublier. G’est une anecdote assez
curieuse que je liens de la raéme source que la bulle de Clé-
ment VI, je veux dire de Tancien évéquede Salisbury. Ce prelat
nous dit donc encore a sa table, que, sur la fm du siécle passé,
le roi Guiilaume III, et félecteur de Brandebourg Frédéric-Guil-
laume, s’étant trouvés ensemble pour conférer sur la situation
des affaires de TEurope, ils avaient gémi du peu de fond qifon
pouvait faire sur les traités, et sur ce qifon ne pouvait pas se
fier aux princes catholiques. La-dessus felecteur dit au roi que,
comme plus ågé que lui, et par conséquent devant avoir un peu
plus d’expérience , il lui communiquerait une remarque qu’il
avait faite : c’est que dans les traités avec les princes de TE-^
glise romaine , il vaut mieux s’en tenir a leur simple parole
que dy faire intervenir le serment. En voici la raison : c'est
que, dans le premier cas, ils se piquent d’honneur et veulent
passer pour honnétes gens. Mais si Ton y ajoute le serment, les
ecclésiastiques en prennent d’ abord connaissance, et ne man-
quent pas d’en délier les souverains. L’évéque de Salisbury te-
nait cette anecdote de la propre bouche du roi Guiilaume.
Recherchons encore avec vous. Monsieur, s’il ify a pas
' * Giaconius, Vita pontificAim, tome II, p. 489.
216
queique maniére de donner ä la dispense contenue dans la bulle
de Clément VI un sens tolérable.
CommenQons , dans ce but , par analyser celte piéce. Elle a
deux parties : la premiére regarde les voeux que pouvaient avoir
faits et pouvaient faire a Tavenir le roi de France et la reine;
Tautre traite des sermenls par lesquels ils se seraient engagés a
queique chose. .
c( Nous acquies^ons volontiers avos désirs, dit le pape; c’est
pourquoi, portés a favoriser vos demandes, nous accordons
d^indulte^ par les présentes, tant ä vous qu’a vos successeurs
rois etreines de France, que le confesseur que chacun de voiis
aura trouvé ä propos de se choisir, puisse commuer en d’autres
oeuvres de piété les vwux que vous pourriez avoir déja faits , ou
faire dans la suite (a la réserve seulement des vceux d’outre-
mer, — de la visite des bienheureux Pierre et Paul, — de chasteté
et de continence), comme aussi de pouvoir commuer les ser-
menls par vous prétés ou ä préter a Tavenir par vous et par
eux, que vous ne pourriez pas tenir commodément. »
Jusqu’ä present je n’avais parlé que de ce dernier artide,
comme étant ce qu’il y a de plus frappant dans la bulle. Disons
maintenant queique chose åe& voeux. Sur ce chapitre, on ne sau-
rait se plaindre de la Irop grande indulgence du pape. Au con-
traire, il nous parait trop rigide dans les trois cas exceptés par
la défense.
Je naurais pas méme deviné la raison de ces exceptions, si
je n’avais eu 1’occasion de m’entretenir la-dessus avec un ha-
bile ecclésiastique qui a demeuré longtemps a Rome , et qul
connait trés-bien le style et les usages de cette Eglise. Nous
lumes ensemble la bulle; je lui marquai ma surprise de ce que
le pape paraissait s’inléresser si fort pour le voyage d’outre-mer,
ou des croisades, premier des cas réservés; qu’il me semblait
qu’il n’en était plus queslion dans le quatorziéme siécle, et
qu’elles devaient avoir entiérement cessé. Il me répondit que
les trois artides exceptés dans la bulle pourraient bien étre
217
une ancienne formule qui , ayant commencé du temps des
croisades, aurait été continuée dans la daterie romaine par une
espéce de routine des secrétaires. Mais il ajouta outre cela que,
du temps de Clément Yl , les papes n’avaient pas toul a fait
perdu de vue la conquéte de la lerre sainte, que ce pape avait
fait entrer le roi Jean dans un nouveau projet de croisades, qui
ne put pas s’exécuter.
Le deuxiéme cas excepté de la dispense parait beaucoup
moins important : il s’agit du voeu d’aller a Rome en pélerinage,
ad limina apostolorum, c’est-a-dire xisiter les églises de Sainl-
Pierre et de Saint-Paul. On ne comprend pas d abord pourquoi
le pape ne xeut point se relåcher sur ce voeu. Mon ecclésiastique
m’en rendit raison de cette maniére : « Les papes, me dit-il,
Font toujours regardé d’une grande conséquence. Il leur a plu
de Finterpréter comme si c’était une espéce d’hommage que
leur rendaient les tétes couronnées. Par ce voyage de dévotion,
il semble qu'on reconnait la supériorité du pape et Fautorité
du saint-siége. » Et de plus ces sortes de pélerinages apportent
beaucoup d’argent a Rome, surtout quand ce sont des princes
que la dévotion y améne.
Troisiémement enfin , le voeu de chasteté et de conlinence
est aussi excepté de ceux que le confesseur du roi avait le poii-
voir de commuer. Le voeu de chasteté a toujours été regardé
comme un des plus sacrés et des plus respectables , mais les
rois doivent pouvoir en étre déliés, afin qu ils puissent avoir
des fils qui leur succédent : seulement ce n’était pas au confes-
seur du roi a en dispenser; le pape se réservait ces cas-la.
Le pape, un peu dilFicultueux a accorder la dispense de cer-
tains voeux qui ne paraissent pas d’une grande conséquence, se
montre des plus accommodants sur le reste. Plein pouvoir aux con-
fesseurs des rois de France, ä perpétuité, de les délier de leurs
serments des qu’ils en seront tant soit peu incomrnodés. Ici
point d’exceptions, point de limitations comme a Fégard des
voeux. Cette dispense est exprimée en trois mots. Des qu’il ne
218
kur conviendra pas de tenir leurs serments, les en voila déga-
gés, moyennant quelques ceuvres de piété que leiir prescrira
un confesseur qu’ils auront choisi a leur gré.
Est-il bien vrai que le chef de TEglise se soit commis jus-
qu’ä rendre une décision aussi relåchée ? En d’aulres termes, la
bulle est-elle aiilhenlique?
Pour répondre affirmativement, il seinble qu^il suffit de faire
remarquer qu’elle a été publiée par un religieux catholique, un
bénédictin , le savanl dom Luc d’Acheri, qui Tavait tirée d’un
recueil manuscrit des bulles que différents papes ont données
en faveur des rois de France,- et que Ton conserve chez lesbé-
nédictins de Saint-Florent , a Saumiir. Au roste , ce religieux
n’est ni le seul, ni le premier qui ait fait mention de cette piéce.
Jean du Tillet, fort connu parmi les historiens de France, en
avait déja donné la substance cent ans avant le bénédictin. Nous
avons de lui un ouvrage intitulé : Recueil des rois de France,
leur couronne et maison. Dans un inventaire qu’il nous donne
des priviléges et des indulgences accordées aux rois de France
par les papes , on trouve ce titre : Bidle du pape Clément VI,
donnant pouvoir au confesseur du roi Jean el de la reine Jeanne
sa femme, de commuer les vceux par eux faits et serments, en
autres ceuvres de ckarilé. Du Tillet était le chef des greffiers du
parlement de Paris , et il en avait manié tous les titres. Il in-
dique la source, le coffre méme ou est renfermé Toriginal de
cette bulle V
Ceci posé , voyons si peut-étre cette bulle ne nous choque
que parce nous ne Tentendons pas bien. Vous avez imaginé, Mon-
sieur, un tour de phrase qui diminuerait un peu Tatteinte que
la bulle donne a la saine rnorale , c’est de rapporter ce qu elle
dit des serments, aux voeux dont elle vient de parler , et non a
des traités ou a des promesses que le roi avait faits. Dans ce
* Dans le coffre å bahut cotté par dedans, Bulloe papales quam plurima
privilegia et facultates Regihus concessa continentes. Du Tillet, edition de 1607,
page 442.
219
cas , les voeiix et les serments ne seraienl pas deux artides
différents ; la dédsion du pape se réduirail seulement a ceci :
quele confesseur pourrait commuer les voeux, méme faits avec
serment. Mais la construction du lexte latin ne saurait souffrir
ce palliaiif, comme vous le verrez en consultant Toriginal in-
séré ci-aprés ' .
En général, les voeux et les serments sont deux choses qu’il
ne faut pas confondre, et qui se rencontrent méme rarement
ensemble. Tout le monde sait qu un voeu est une promesse re-
ligieuse faite aii Seigneur, et qu’on fait ordinairement en de-
mandant quelque gråce , comme la guérison d’une maladie , le
succés d’une entreprise, etc., et Fon s’en acquilte ensuite pour
témoigner sa reconnaissance. « Le voeu, dit M. Barbeirac, est
un engagement volontaire par lequel on s’impose a soi-méme ,
de son propre mouvement, la nécessité de faire certaines choses
auxquelles, sans cela, on n’aurait pas été tenu, au moins préci-
sément et déterminément. Le voeu différe du serment en ce
que celui-ci se rapporte principalement et directement a quelque
homme, a qui on le fait en prenant Dieu a témoin de ce a quoi
Fon s’engage
J’avoue cependant qu’un homme, pour rendre son voeu en-
core plus solennel et pour se lier davantage, pourrait y ajouter
le serment ; il pourrait déclarer qu’en cas qu il iFexécutåt pas
ce a quoi il s’engage, il veut bien se soumettre a toute la ven-
geance divine. Que suit-il de la? Que ce voeu doit étre invio-
lable. Et dans votre supposition, c’est précisément celui dont le
pape dégage le plus aisément le prince. S’il s’agit d’un simple
voeu d’aller en pélerinage a Rome, le pape refuse au confesseur
du roi la faculté de le commuer. Mais pour quelque autre voeu
* Il faudrait qu’il y ait dans la bulle ; Indulgemus ut confessor valeat com-
mutare in alia opera pietatis, vota etiam mm juramento : au lieu qu’il y a nee
non jiiramenta, c’est-å-dire , nous lui accordons le pouvoir de commuer les
voeux, comme aussi les serments.
* Tradiiction de Cimberland, ch. IX, § 16, no te 4.
220
ou le sermerit serait intervenu, des lors plein pouvoir de l’an-
nuler, pour peu que le roi y irouve d’incommodité. Avouez,
Monsieur, que voila une belle décision, et bien propre a sauver
riionneur du pontife! Aussi du Tillet et d’Acheri n’ont eu garde
de confondre ainsi les vceux et les serments. Ils en font Tun et
Tautre deux artides séparés. Yoici le titre que le bénédictin a
mis a la bulle : Que le confesseur du roi et de la reine peut
commuer kurs voeux et kurs serments^.
Apres tout, dites-vous, il n’est fait mention dans cette bulle
ni de conventions, ni d’alliances, ni de riende sernblable. Pour-
quoi donc la charger d’avoir servi aux rois de France a violer
la fbi des traités? — Mais, Monsieur, quand elle parle des serments
qu’eux et leurs successeurs ne pourront pas tenir commodé-
ment, cela ne peut s’entendre que des serments obligatoires par
lesquels on s’est engagé a quelque chose. Le serment signifie
trés-souvent une promesse faite avec serment, c’est une fagon
de parler abrégée, qui est commune a toutes les langues. Quand
nous parlons par exemple du serment de fidélité, il est clair que
nous entendons par la la promesse que quelqu’un a faite d’étre
fidéle.
Vous alléguez encore une autre preuve pour faire voir qu’il
ne s’agit point ni de traités ni de promesses : la bulle dit que
les voeux et les serments faits par le roi pourront étre comrnués
en d’autres oeuvres de piété. Vous appuyez beaucoup sur ce
mot å^autres. Des traités sur des atTaires de politique ne sont
point des oeuvres de piété. Il faut donc dire, ou que le pape
s’est exprimé d’une maniére tout a fait impropre, ou que la
dispense regarde uniquement des voeux accompagnés du ser-
ment.
Il faut avouer. Monsieur, que ce dernier tour est imaginé
avec beaucoup de subtilité. On peut cependant répondre que
ces mots en aulres oeuvres de piété se rapporlent principalement
Quod confessor potest mutare vota et juratnenta eorum.
221
aux voeiix, mais ils peuvent aussi étre relatifs aux proraesses
appuyées du serment. ToiU le moride sait que le serment est
un acte de religion , une branche de Tadoration , une maniére
d’invoquer le nom de Dieu ; il ny a donc pas lieu d’étre surpris
de ce que la bulle le range parmi les ceuvres ou les actes de
piété. Les papes ont mérae un grand intérél ä mettre toujours
les serments dans cette classe: c est en les regardanl de ce cöté,
qu’ils ont attiré a eux la connaissance de ces cas-lä.
Voici une remarque de M. Barbeirac propre a confirmer ce
queje xiens d’avancer : « Les princes chrétiens, dit-il,char-
gérent souvent les évéques de connaitre la validilé des ser-
ments, et de dispenser de ceux qu’ils trouveraient nuls. Il est
arrivé par la que le serment est une des choses par ou les ecclé-
siastiques ont le plus avancé leurs intéréts temporels, et em-
piété sur les droits des magistrats. L^usage du serment s’in-
troduisit dans la plupart des alFaires de la vie , et comme les
ecclésiastiques s’emparérent adroilement du droit de juger de
la validité des serments, ils attiréreni a eux, par ce moyen, la
connaissance de presque toutes les causes civiles ’ .
Une raison spécieuse en faveur de la bulle, c’est que la dis-
pense semble étre conditionnelle , et avoir une limitation qui
sauve tout. Le confesseur du roi n’en doit faire usage que «con-
formément a la volonté de Dieu , et qu’autant que cela n’aura
rien de conlraire au salut du roi et de la reine. » ca Indulgemus
ut confessor valeal commutare vota^ nec non juramenta^ in alia
opera pietatis^ prout Hecundum, Deiim^ et animarum saluti, vide-’
rit expedire. » Il semble que ce correctif suffit pour qu’on ne
soit plus fondé a dire que la bulle fournit aux rois de France
un expédient facile pour violer la tbi des traités. Un sage con-
fesseur qui fera bien attention a ces derniéres paroles , ne dé-
liera le roi de son serment qu^avec de grandes précautions.
Des qu'il consultera la volonté de Dieu et les intéréts du salut
Barbeirac sur Pufendorf, page 483.
222
du prince, il ne poiirra pas abuser du pouvoir remis entre ses
mains.
Malheureusement celte argumentation n’est pas plus solide
que les précédentes. Pesez bien les termes de la bulle, et vous
verrez que cette limitalion ne lombe que sur le cboix des oeu-
vres de piété que le confesseur devra imposer au prince, pour
faire la compensation des voeiix et des serments donl il le dé-
liera. Cette restriction ne peut point regarder la dispense méme,
a moins qu’on ne veuille dire que le pape öte d’une main ce
qu’il a donné de raiUre.Yoici vraisemblablement cequ’ila voulu
dire. Sentant combien la violation d’un traité appuyé du serment
paraitrait odieuse, et cela sur un aussi léger prétexte que celui
de la simple incommodilé que le roi pourrait en souffrir, il
averlit le confesseur qu’il doit bien faire attention a imposer au
roi, dans ces cas-la, quelques bonnes ceuvres véritablement
agréables a Dieu, quelques aumönes assez fortes pour faire une
espéce de compensation.
Des que j’eus trouvé cette explication , je me flattai d’avoir
atteint le but. Je communiquai avec une sorte de confiance ma
conjecture a 1’abbé dont je vous ai déja parlé. Mais il m’a ré-
pondu que si j’étais mieux informé des formules de la chancel-
lerie romaine, jene me serais pas mis en frais pour atlacher des
idées précises a ces expressions: ce sont,dit-il,des phrases pu-
rement de style, sur lesquelles on ne doit pas insister. — Je lui
ai demandé alors comment il entendait cette dispense des ser-
ments qui pourraient incommoder le roi? Il m’a avoué avec
franchise que c'était une énigme inexplicable pour lui, et quil
n’y comprenait rien.
Apres cette discussion, je trouve que la bulle n’a parlé que
trop claireraent : elle dispense les rois deFrance de tenirleurs
serments quand ils les trouvent un peu incommodes, et, a Taide
d’un petit équivalent en oeuvres de piété, elle leur permet de
les enfreindre en sureté de conscience. Clément Yl, au cas que
les rois de France fussent Hés par des nceuds indissolubles, ne
223
s’est pas servi des clefs de saint Pierre, mais se rappelant que
les successeurs de ce chef des apotres sonl aussi armés de deux
épées, il en a saisi une et a coupé tout d’un coup le noeud gor-
dien.
Voici du resle le texte de la bulle; chacun pourra en inter»
préter et en peser les expressions.
MEF DE ELEMENT Vi. EN FAVELR Dl) RÖI DE FRÄNCE JEAN. ET DE LA REINE JEANNE.
( Quod Confessor potest mufare vota, et juramenta eorum.)
Clemens episcopus servus servorum Dei, carissimis in Christo
filiis, Joanni Regi et Joannge Reginge Francige illustribus, salu-
tem et apostolicam benedictionem. Yotis vestris libenter annui-
mus, iis prgecipué per quge, sicut pié desideratis, pacern et sa-
lutem animge, Deo propitio, consequi valeatis. Hinc est quad
nos vestris supplicationibus inclinati , vobis, et successoribus
vestris Regibus et Reginis Francige qui pro tempore fuerint, ac
vestrum et eorum cuilibet, auctorilale apostolica tenore pre-
sentium in perpetuum indulgemus , ut confessor, religiosus vel
secularis, quem vestrum et eorum quilibet duxerit eligendum,
vota per vos forsitan jam emissa, ac per vos et successores vestros
in posterum emittenda, ultramarino, ac beatorum Petri et Pauli
apostolorum, ac castitatis et continentige votis duntaxat exceptis,
nec non juramenta per vos prcestita, et per vos et eos prceslanda
in posterum^ quce vos et illi servare commodé non possetis^ vohis
et eis comrnutare liceat in alia opera pietatis^ prout secundum
Deum, et animarum vestrarum, et eorum saluti viderit expedire.
Nulli ergo omnino hominum liceat hane paginam nostrge con-
cessionis infringere, vel ei ausu temerario contraire. Si quis
autem hoc attemptare prgesumpserit , indignationem omnipo-
tentis Dei, et beatorum Petri et Pauli apostolorum ejus, se
224
iioverit incursiirum. — Datum Avinioni, XII. Calend. Maii ,
pontificatus noslri anno nono.
IV
EXPLICATION ADOUCIE DE LA BULLE DE CLÉMENT VI.
(Disposition de Tauteur a admeltre l’explica!ion adoucie de M. Meiiroii. — Dans tons les
cas, le lexte est obscur, et préte å rinterprétation sévére, qui est d’ailleurs en accord
avec les pretentions des papes. -Ordres qiie Clément VI prétend donner aux anges du paradis.)
{Bibliothéqm raisonnée, 3'^^ trimestre 1748, tome XLI, l^e partie.)
Monsieur ,
Vous me demandez ce qu’on doil penser des adoucissemenis
que M. Meuron, jurisconsulte de Neuchåtel, en Suisse, a ap-
portés a la bulle de Clément VI, qu’on avait fait envisager dans
la Bibliotliéque raisomiée^ comme scandaleuse et renversant la
sureté publique '.
Je remarquerai d’ abord qu’on ne peut qu’approuver le dessein
de cet apologiste. Cest quelque chose de fort louable dans un
auteur protestant, de travailler ainsi a excuser la bulle d’un
pape, qui parait si cboquante. Gette équité et méme cette gé-
nérosité lui font honneur. Il est beau de savoir se défaire ainsi
de Tesprit de parti, pour rendre justice a ses adversaires. C’est
la le caractére d’un honnéte horame et d’un bon chrétien.
Vous vous rappellerez, s’il vous plait. Monsieur, qu’avant lui
j^avais déja fait quelque tentative pour décharger ce pape de ce
qu’il Y a d’odieux dans sa bulle'^. J’avais essayé d’adoucir les
' Torne XXXVIII, page 133. L’apologie de cette bulle a été insérée dans
le Journal Helvétique, juin 1747, p. 529.
^ Journal Helvétique, avril 1747 et Bibliotliéque raisonnée, tome XXXIX,
page 48 (ci-dessus, p. 216).
225
traits qui choquent le plus a la premiére leciure. Uavocat de
Neuchåtel a méme employé quelques-unes de mes excuses;
mais il a su leur donner un nouveau jour. Il y en a aussi ajouté
de nouvelles, d’ou il a cru élre en droit de conclure que cette
bulle pouvait avoir un sens fort tolérable.
Yous n’avez pas oublié la teneur de la bulle en question, ou
du bref^ pour parler plus exactement. G’est un privilége accordé
au roi Jean et a la reine Jeanne sa femme, de méme qu’a leurs
successeurs, tant que la monarcbie de France subsistera, en
vertu duquel leurs confesseurs pourront commuer en d’aulres
ceuxres de piété les voeux qu’ils auront faits. Apres cela suivent
ces paroles remarquables : « de méme que les serments par eux
prétés ou a préter a Tavenir, par eux et par leurs successeurs,
qu’ils ne pourraient pas tenir comrnodément »
Les protestants qui ont fait mention de cette bulle, avaient
paru extrémement indignés de cette dispense dans la supposi-
tion que ces serments pouvaient regarder les traités que ce
prince aurait faits avec quelque autre puissance, ou les pro-
messes faites a quelques particuliers ou Ton aurait fait interve-
nir le nom de Dieu; mais Tapologiste de Neuchåtel prétend
qu’il faut simplement rapporter ces serments aux voeux dont la
bulle vient de parler, et que riutention du pape est seulement
d’avertir le confesseur que, quand méme les voeux que le prince
aurait fai(s seraient appuyés du serment, cela n’empécherait
pas qu’il ne put de méme les commuer en d’autres oeuvres de
piété.
Les raisons de M. Meuron, en faveur de cette explication
mitigée, ne manquent pas de vraisemblance. « On peut suppo-
ser, dit-il, que la bulle ida pour objet que quelques cas par-
ticuliers qui regardaient uniquement le roi et la reine, et qui
n’avaient aucun rapport aux négociations publiques que les
^ Nec non juramenta per vos preestita, et per vos et eos preestanda in
posterum, quae vos et illi servare commode non possetis.
T. II.
15
226
rols font avec les autres souverains , vu que ies reines 11%'
ont aucime part , surlout a régard de la qualité des parties
contractantes. »
Ceux qui ont cru qu’il s’agissait de serments pour confirmer
des traités, expliquaient de cette maniére pourquoi la dispense
était accordée aux reines aussi bien qu’anx rois, c’est que dans
Tabsence du prince, et surtout en cas de minorité, les reines
pouvaient gouverner comme régenles, et qu’alors elles pou-
vaient avoir occasion de conclure des traités et des alliances.
Cependant je vous avoue, Monsieur, que si vous trouvez que
les expressions puissent le^ permettre', a considérer la nature
de la cbose, il parait plus naturel de regarder ici les reines
comme ayant fait quelque voeu de dévotlon, dont il s’agit de les
libérer.
Pour prouver qu’il s’agit ici de quelque cas particulier,
M. Meuron remarque que cette bulle fut accordée aux souhaits
du roi et de la reine conjointement , qui avaient demandé cette
dispense au pape. J’avoue que le début de la bulle semble le
inarquer. On dirait que le saint-pére y répond a la demande
qu’on lui avait faite d’étre libéré de quelque vceu genant que
1’on avait spécifié. Mais je crois qu’on ne doit point insister sur
ce début. On le trouve toul semblable dans plusieurs autres
bulles du méme genre, rapportées par dom Luc d’Acberi, et ou
il s’agit de quelques prérogatives que Ton voit visiblement qui
n’ont point été demandées par le prince.
Les papes accordaient ces sortes de gråces de leur propre
mouvement sans en étre sollicités. Il y a plus de mérite a le
faire de cette maniére. La dispense en question est une espéce
de relief que le pontife a voulu donner ä la couronne de France,
comme quand le concile de Constance a accordé a ces souve-
rains le priviiége de communier sous les deux espéces. Mais
que le roi Jean ait demandé cette dispense, ou que le pape Tait
prévenu sans en étre sollicité, c’est une circonstance qui n’est
pas fort essentielle dans le fond. Cependant vous allez voir, par
227
ce qu’ajoute notre apologiste , que je ne de\ais pas tout a fait
l’omettre.
Il fait valoir le caractére de ce prince, qui se piquait de pro-
bité, et qui par conséquent ne peiit pas avoir demandé une dis-
pense pour fausser son serment, et pour tromper les autres
souverains avec qui il aurait pris des engagements. Il fit paraitre
beaucoup de bonne foi dans Fexécution du traité de Bretigni.
Comme on lui donnait des expédients pour le rompre, sous
prétexte qu’il Favait fait par nécessité et étant en prison, il dit
cette belle parole, que « si la vérité et la bonne foi étaient per-
dues dans tout le reste du monde, on devrait les retrouver dans
la bouche et dans la conduite des rois. » M. Meuron demande
la-dessus s’il est vraisemblable qu’un prince qui avait de si ex-
cellentes qualités , eut demandé au pape une dispense de tenir
sa parole donnée aux autres princes avec serment, et cela non
pour d’énormes lésions , mais sur le simple prétexte d’une in-
commodité ?
Je ne doute point, Monsieur, que vous ne soyez frappé de
cette preuve comme je Fai été moi-méme. Si je voulais dispu-
ter, je pourrais bien essayer de Faffaiblir un peu. Je dirais d’a-
bord que le roi Jean n’a rien demandé de semblable ; mais que
le pape, qui ne connaissait pas encore bien le caractére de ce
prince, a cru le gratifier en lui envoyant ce privilége avec plu-
sieurs autres. Il faut faire attention a la date de la bulle ; elle est
de Fan 1351, et la prison de ce prince, qui lui donna occasion
de prouver ses beaux sentiments, est postérieure de plusieurs
années. Cependant, pour me piquer aussi de mon cöté de bonne
foi, je reconnais que cette raison est d'un grand poids.
Voici un autre moyen de défense, mais qui n’est pas de la
méme force : « Le siége de Rome, dit M. Meuron, pouvait res-
sentir de funestes contre-coups d’une bulle ainsi expliquée. Le
roi de France ou ses successeurs auraient pu violer et rescin-
der tous les concordats faits ou a faire avec les papes, sous pré-
2“28
texte de qiielque iiicommodité que l’Eglise gallicane pouvail ert
recevoir. »
A ces raisons prises de la iiatiire de la chose, Tapologiste
en joiiil quelques autres prises des expressions. En xoicl une
qui inérite d’étre pesée : « La bulle dit que ces voeux de méme
que le serment peuvent élre commués en d’aulres ceuvres de
piélé S’il s’agissait d aulres sermenlspourdes affaires civiles,
pour des Iraités de paix ou d’alliance entre les princes, dont ils
auraient promis et juré Fobservation, pourrait-on dire que si
Tun d’eux y trouvait quelque incommodilé, il serait dispenséde
son serment en faisant autres ceuvres de piétélCes expressions
mettraient tous les traités publicsou particuliers que ces princes
feraient, pour quelque négociation que ce fut, au rang des oeu-
vres de piété. Ne serait-ce pas confondre les choses sacrées avec
les profanes, le ciel avec la terre? »
On peut encore ajouter,en faveur du sens adouci de la bulle,
qu'il ne parait pas qu’aucun roi de France s’en soit jamais servi
pour rbmpre quelque traité qui Taurait un peu géné. Louis XIV,
par exemple, aurait pu Femployer pour la révocation de 1’édit
de Nantes, et c’est justement ä cette occasion que M. de la
Cliapelle nous Ta fait connaitre. Gependant il ne parait pas que
ce prince ait jamais pensé a faire valoir une piéce qui aurait été
si commcde, preuve que !a bulle n’apasété donnéepour ces cas-
la, mais simplement pour dispenser les rois de France de leurs
voeux de dévotion.
Si les raisons employées dans ce plaidoyer ne sont pas assez
fortes pour entrainer tous les suffrages, il faut convenir qu’elles
sont assez plausibles pour nous faire au moins susj)endre notre
jugement. Apres avoir oui cet avocat de la bulle, j’ai cru qu’a-
vant de me déterminer entiérement sur le sens qu’on doit lui
donner, je de vais faire de nouvelles recherches. Quand il s’agit
d’expliquer un passage d'un auteur, vous savez. Monsieur, que
^ ImJuIgemus ul confcssor commutare valeat vola... nec non juramenta...
in alia opera pielalis.
229
le vrai moyen d’y réussir, c’est de lire ce qu’on a de lui pour
connaitre son style, et dans quel sens il emploie certaines ex-
pressions. Pour suivre cette méthode, je mesuis mis endevoir
de parcourir les autres bulles de ce pape ramassées par dom
Luc d’Acheri.
Pour parvenir a mon but, je n’ai pas été obligé de faire
beaucoup de cbemin. Des la bulle sui vante j’ai cru trouver
quelque lumiére sur le nceud de la questlon, qui est de savoir
s’il faut joindre les serments aux voeux, et s’ils n’en sont que
Faccessoire. Voici de quoi il s’agit dans cette nouvelle bulle.
C’est une dispcnse accordée au roi Jean et a ses soldats, lors-
qiFils seront en carnpagne, d’étre assujettis a faire maigre les
jours de jeiine, a cause de la difFicullé de trouver du poisson
dans la plupart des endroits ou Farmée pourrait se rencontrer.
Parmi quelques exceptions que le pape met a cette permission,
voici celle sur quoi il appuie le plus. C’est que le confesseur du
roi ne pourra point accorder Fusage de la viande au roi ou a
ses soldats dans les jours défendus, au cas qu’ils se fussent
engagés, par un serment ou par un voeu, a observer les lois de
FEglise\
Vous voyez bien, Monsieur, Favantage que M. Meuron pour-
rait tirer de cette exception. Les serments s’y trouvent joinls
aux voeux, d’une maniére a rendre presque ces expressions sy-
nonymes dans le style du pontife. On y voit au moins claire-
ment que les serments y peuvent accompagner les voeux, ce qui
est un grand point pour la cause que défend cet avocat.
Je devrais laisser cette seconde bulle, apres en avoir fait
usage, pour éclaircir quelques expressions qui nous embarras-
saient dans celle qui nous occupe. Mais un lecteur tant soit peu
intelligent s’aper^oit bientöt que ces deux bulles sont contradic-
toires Fune a Fautre, et cette remarque ne vous écbappera pas.
* Dummodo tu, vel illi, juramento vel voto ad abstinentiam ejus hujus
modi diebus illis alias non sitis adstricti. Dacherii Spicilegium, tome IV, page
276, in-quarto.
230
Vous aiinez, Monsieur, a toutapprofondir, el vous ne me tien-
driez pas quitte si je ne disais rien de cette contradiction. Elle
est des plus palpables. Dans la premiére bnlle, le pape donne
au confesseur du roi le pouvoir de commuer les vceux qu’il
peut avoir fails méme avec serment. il est vrai qu’il j a ajoulé
quelques exceptions, mais dans ces cas réservés nulle mention
du voeu de ne point mänger de viande les jours défendus. Et le
voici qui, dans la bulle suivanle, s’avise apres coup d’exceplerce
cas : la raison sur quoi portait la dispense, je veux dire Tin-
commodité qui en résulterait, est ici palpable. Un prince qui
est a la tete de son armée ne peut pas toujours avoir du poisson,
le pape le reconnait lui-méme dans cette bulle; il y a donc lieu
(fétre surpris de le voir ainsi relirer d’une main ce qu il venait
d^accorder de Taulre.
Vous voyez assez, Monsieur, que je pourrais lirer avantage
de cette contrariété, pour rendre suspecte cette seconde bulle
qui fait contre moi. Mais vous voulez qu’on agisse toujours
avec droiture, et je suis aussi dans les mémes sentiments. Je
vais donc essayer d’accorder ces deux bulles. Pour cela il n’y
a qu’a supposer que le P. d’Acberi ne les a pas bien rangécs
dans son recueil. La premiére est du 20 avril 1351, Taulre est
tie la méme année, mais on n’en a pas la date precise, il ny a
donc qu a supposer que celle qui refuse au confesseur du roi le
pouvoir de dispenser ce prince du vceu d’observer rabslincnce
a ia rigueur, a précédé celle qui accorde a ce confesseur le
pouvoir de commuer les voeux du roi quand il pourrait en
étre incommodé. A Taide de cette iransposilion tout sera
aplani.
Quoi qu il en soit, pour revenir a notre sujet principal , il
parait par cette bulle que le serment peut accompagner les
voeux. Jusqu ici j'avais été dans la pensée que les voeux et les
serments étaient deux clioses fort distinctes Fune de Taulre,
et qui nc devaient pas mcme aller ensemble. Les voeux se font
pro[»rement a Dieu, et iVont pas besoin du serment: celui-ci doit
231
étre réservé pour appuyer les engagements que l’on prend avec
les aulres hommes. Gette distinction est fondée ; cependant je
reconnais a présent qu’oi] ne doit pas trop appuyer la-dessus.
Quand je Tai fait valoir contre la bulle , je ne pensais pas que
les catholiques romains font souvent des voeux aux saints, aussi
bien qu’a Dieu, et alors le serment peut bien y intervenir. Sup-
posons, par exemple, que le roi Jean et la reine eussent fait
vceu ä la sainte Vierge de båtir une magnifique église a son
honneur, ou a quelque autre saint: ils pouvaient y avoir ajouté
un serment fait a Dieu de se soumettre a la vengeance divine
s’ils n’exécutaient pas ce voeu. Cependant, quand il fut question
de commencer Touvrage, les sommes qui y avaient été destinées
se trouvérent employées ailleurs : ils ne pouvaient plus accom-
plir leur voeu sans une incommodité considérable. Voiia un de
ces cas pour lesquels la bulle aura été donnée, a la prendre dans
le sens le plus favorable.
Apres avoir rapporté d’une maniére impartiale tout ce que
Ton peut dire pour excuser la dispense de Clément VI, il s’agit
a présent de faire ma propre apologie sur les imputations
odieuses contre ce pontife, dont je me trouve cbargé précé-
demment.
Je vous prie. Monsieur, de relire cette bulle, et vous verrez
que, dans la supposition qu il ne s’agit que de voeux confirmés
par un serment, rien n’est si aisé que de s’y méprendre. Le pape
donne au confesseur du roi le pouvoir de commuer les voeux
que lui ou ses successeurs a la couionne auront faits, ou qu’ils
pourront faire dans la suite. Il y ajoute le pouvoir « de commuer
de méme les serrnents faits ou a faire, dont ils pourraient étre
incommodés \ »
Ces serrnents ne sont point présentés ici comme un simple
' Indulgemus ut confessor, vota , per vos forsitan jam emissa, ac in pos-
terum emittenda; nec non juramenta per vos praestita, et praestanda in pos-
terum, quae servare commode non possetis, comrnutare valeat in alia opera
pietatis. Spidlegium, tome IV, p. 275.
232
accompagneinent des voeux , mais comme un ariicle distinct et
séparé. Ce qui contribue encore a les faire regarder de celte
maniére, c’est la répétition de ces mols faits ou å faire. La
bulle avait déja marqué cetle circonstance en parlant des voeux,
pourquoi y reveuir sur Tarticle des serments, s’ilsne sont quun
simple accompagnement des voeux? Le sermenl qui appuie un
voeu est censé se faire dans le méme teinps que Ton faitcet acle
de dévotion.
Ce qui aide encore beaucoup a donner a la bulle le sens le
plus odieux,c’est le caraclére des papes et les droits qu’ils s’ar-
rogent. On salt le pouvoir excessif que les suppöts du pontife
romain lui attribuent. Yous avez vu dans plusieurs auteursultra-
monlains qu’il est le lieutenant de Dieu en terre; non-seule-
ment les flatteurs et les canonistes en font un Yice-Dieu, trés-
souvenl ils lui ont méme donné le nom de Dieu. En se faisant
appeler Dieu en Terre, il est naturel qifil en soutienne le ca-
ractére et qu’il en fasse les fonclions. Aussiil croit avoirle droit
de dispenser des lois divines. Il délie les sujets du serment de
fidélilé, et trés-souvent il annulle les engagements que des
princes ont pris avec d’autres puissances, méme avec serment.
La conduitedes papes peut donc servir de commentaire a la bulle
de Clément YL
Non-seulement le pape est au-dessus des créatures visibles,
des rois, des empereurs, mais il est supérieur aux anges, et en
cette qualité il peut leur commander. C’est lä Tidée que Tau-
teur de la bulle avait de son pouvoir. Il en avait donné une autre
une année auparavant, oii il fait usage de cette prérogative. Il y
ordonne que ceux qui mourraient sur le chemin, en faisant le
voyage de Rome pour se trouver au jubilé de Tan 1 350,fussent
absous de tous leurs péchés, « manclant aux anges du paradis,
ajoute-t-il, quils inlroduisent Våme de ces pélerins en la gloire
de paix, en les exemptant des peines du pur gatoire\ » Agrippa,
^ Jnricu, Préjurjés legitimes, tome I, page 272.
233
dans son Iraité de la Vanité des Sciences^ nous apprend que
Clément Y commandait aussi aux anges de tirer certaines åmes
du purgatoire pour les porler en paradis. Vous savez, Mon-
sieur, que nos controversistes attaquent TEglise romaine sur ce
qu’elle invoque les anges. Le pontife romain s'est mis å couvert
de ce reproche; en voila deux qui ne s’abaissenl pas ainsi au-
dessous de ces esprits bienheureux ; au contraire, ils leur or-
donnent, ils leur commandent å la baguette , comme Pon dit.
Le jugement le plus modéré que Ton puisse faire de ces deux
bulles, c’est qu’elles sont un peu inciviles.
Mais revenons å celle que Fon vent que j’aie pris de travers,
et sur quoi il s’agit de me justifier. Des auteurs forts distingués
Font entendue dans le sens le plus odieux. Le célébre Burnet,
qui me fit connaitre cetle bulle le premier, entendait qiFelle
donnait au confesseur du roi de France le pouvoir de dispenser
celui-ci de tenir les traités, appuyés méme du serment, qu’il
aurait faits ou qu’il devait faire avec d’autres princes ou avec
ses vassaux. Un autre auteur anglais publia, en 1736, un ou-
vrage de controverse ou la bulle est expliquée de la méme ma-
niére. En voici le titre : Examen du Papisme^ tel quon le trouve
dans la confession de foi du pape Pie IV On y a joint un
appendice toucliant les indulgences pour les péchés ä venir, et une
dispense accordée aux rois et aux reines de France pour rompre
leurs serments et kurs engagements les plus so^enneZs,par Joseph
Burrhougs ' .
J’ai encore pour moi quelques catholiques romains eux-
rnémes. Il me semble que Fon peut bien ranger dans cette classe
dom Luc d’Acheri, le premier qui a publié cette bulle. S’il Fa-
vait entendue dans lesensadouci qu’on essaie de lui dormer au-
jourddiui, voici le titre qu’il aurait du mettre å la tete : Que le
confesseur du roi et de la reine pourra commuer leurs vceux^méme
faits avec serment. Au lieu de cela voici comment il en exprime la
Bibliothéque Brilannique, tome VII, p. 220.
234
substance : Qiie le confesseur pourr a commuer kars voeux et kurs
serments \ Il en fait deux artides séparés.
Vous pouvez vous rappeler, Monsieur, que je vous ai parlé
précédemment d’un abbé, homme d’esprit, qui a demeiué long-
temps a Rome, el qui connait parfaileinent le slyle de la cban-
cellerie romaine, avec qui je m’étais entretenu sur la bulle, au
commencement de cette année^. Jelui proposai alors dejoindre
les serments aux voeux , pour y donner un sens plus suppor-
table ; mais il me dit que les expressions ne le souffraient pas,
et il aima mieux avouer rondement qu’il n’entendait pas cette
bulle. Il ajouta que,quand il'serait chez'lui,ouil allait se rendre
incessamment, il examinerait a loisir cette piéce, et que, s’il y
pouvait donner un sens raisonnable, sans faire violence aux
termes, il ne manquerait pas de me le communiquer. Il semble
donc qu’on ne devait pas exiger de nous en faveur du sens
adouci de la bulle , plus de pénétration que les catholiques ro-
mains eux-mémes n’en ont fait paraitre. Si nous Tavons traitée
de scandaleuse , c’est la faute du pape, qui y a donné lieu par
ses expressions louches et équivoques. G’est donc un scandale
do/ine, et non un scandale pns, pour parler le langage des théo-
logiens.
Concluons, Monsieur, qu’aprés tout Clément VI est fort blå-
mable d’avoir donné une bulle si obscure. Dans des matiéres
aussi délicates que celle-ci, il y a bien de Timprudence a s’ex-
primer d’une maniére ambigué. Cette dispense est pour tous les
rois de France a perpéluité; si le roi Jean n’en a pas abusé a
cause de sa probité, n’y avait-il pas lieu de craindre que quel-
qu’un de ses successeurs ne Tentendit comme nous 1’avons prise
d’abord, et ne s’en servit pour violer la foi jurée a d’autres som
verains?
^ Quod Confessor potest mutare vota, et juramenta eorum.
^ Il est prévot de la cathédrale de Vaison dans le comtat d’ Avignon.
235
V
LETTRE SUR LA QUESTION, S’IL EST PERMIS DE NE
PAS GARDER LA FOI AUX HÉRÉTIQUES?
(I/Église roraainc dispense de garder la foi aux héréliques. Cette maxime, soiiveut dissi-
mulée, échappe parfois, el d’a«lres fois esl ouvertement professée, Plusieurs papes, et
le coiicile de Constance, agissenl en conséquence. — Clémenl VIII et Henri IV. — Dis-
linclion que le duc d'Urbin établil entre les parliculiers et les grands princes, poiir
tenir leurs engagemciits. — Amurat, Vladislas et le Cardinal Julien. — Applications ii
la St-Barthélemy, a la révocation dei’Édit de Nantes el a la giierre confessionnelle en
Suisse terminée par la bataille de Vilmergue.)
{Journal Helvétiqm, Mai 1747.)
Monsieur,
L^examen de la bulle de Clément VI, qui dispense les rois
deFrance de tenir les serments qui pourraient les incommo-
der, vous a conduit ä une matiére assez voisine. Vous me de-
mandez d’examiner cette question importante : s’il est vrai,
comme le pretendent la plupart des protestants, que TEglise
romaine ait décidé « quon nest pas obligé de garder la foi aux
liérétiques, » Vous apportez encore une raison plus particuliére
pour vouloir que je traite ce sujet, c’est que vous avez lu dans
un sermon de Févéque d’Oxford, pronoocé Tannée derniére a
Toccasion de la rébellioo d’Ecosse, que les papes ont déclaré,
par quelques-unes de leurs bulles, que les conventions sont
nulles des qu’elles sont contraires aux intéréts de la religion
romaine, ou seulement a quelque droit ecclésiastique ^ Je pour-
rais vous renvoyer a divers de nos auteurs qui ont examiné cette
matiére, mais le plus court est que je vous rapporte en peu de
mots ce qui m est reslé dans Tesprit de quelques lectures que
* Voyez la Bibliothéque raisomiée, t. XXXVI, page 43.
236
j’ai eu occasion de faire la-dessus. Je tåcherai que ce soil sans
passion, el sans partialité. Outre mon penchantnalurel a marquer
de la modération dans ces sorles de disputes, voiis m’y engagez
encore par la reflexion que vous faites, que peut-étre dans celle-
ci Tespritde parli y sera entré pour beaucoup. Le sentiment dont
nous chargeons TEglise romaine vous parait si odieux, que cela
vous fait soupQonner qu’il se pourrait faire que cette impulalion
se trouvåt un peu hasardée. Je reconnais votre esprit d’équité
dans cette espéce de suspension d'espril. Il ne s’agit plus que
de voir si elle est bien ici a sa place.
Je remarquerai d’abord que cette question est assez ein-
brouillée ; je parle de la question de fait, qui consiste a savoir
s'il est vrai que « 1’Eglise romaine enseigne qu’il ne faul pas
garder la foi aux liérétiques. »
On peut indiquer plusieurs causes qui empéchentde pouvoir
bien éclaircir ce fait. La premiére, c’est qu’il se Irouve dans
TEglise romaine, el surlout en France, bon nombre d’honnétes
gens qui n’admettent point cette maxime, et qui vonl méme
jusqu’a la comballre: tout ce qui sent la mauvaise foi et la per-
fidie excile leur indignation.
Mais une cause plus générale de 1’obscurité de cette question,
c’est qu’on n’a pas jugé a propos de s’expliquer bien clairement
la-dessus. Il ne convenait pas de Irop s’ouvrir ; vous en devinez
assez la raison. Outre ce qu’il y a d’odieux dans cette maxime,
et qui engageait déja ä en faire mystére, vous sentez bien,
Monsieur, que ceux que 1’on veut surprendre par des traités
captieux, doivenl ignorer qu’on ne se croit pas obligé a leur
tenir la parole qu’on leur a donnée. Si on se déclarait trop pu-
bliquemenl, on perdrait toute l utilité d’un semblabie artifice,
et personne ne donnerait plus dans le piége. On peut appliquer
ici ce qu’a dit un poéte tragique : « Une colére secréte est dan-
gereuse, mais une haine manifeslée öte tout lieu a la vengeance ’ . »
* Ira qucfi tegilur nocot,
Professa produnt odia vindincta^ locum.
237
Malgré le secrel que la politiqiie semble deniander ici, plu-
sieurs auteurs calholiques romains nous ont assez laissé entre-
voir ce qu’ils pensent sur cette queslion. Quelquefois ils disent
les clioses a demi , et il n’est pas difficile de deviner le reste.
Dans un endroit ils conviendront qu’on est obligé de garder la
foi aux héréliques ; mais suivez leur sjstéme jusqu’au bout, et
tout le mjstére se dévoilera. Ils ne tarderont pas a poser quel-
que part ce principe , « qu’on ne peut faire aucune promesse
légitime ailx héréliques. » En rapprochant ces deux endroits, on
Yoit clairement comment ils décidenl la queslion.
Le jésuite Martin Bécan, qui vivait il j a environ un siécle,
a fait un petit traité exprés sur cette matiére. Il se plaint amé->
rement, des Fentrée, de ce qu’on impute a son Eglise d^ensei-
gner « qiFon ne doit point garder la foi aux héréliques. » Mais
dans ce méme livre il lui échappe bien des choses qui trahissent
son secret. Il y établit, par exemple, que les traités faits avec
les héréliques sont illicites et pernicieux a FEglise. Or des con-
ventions de ce genre peuvent non-seulement étre annulées,
mais la conscience oblige méme a ne pas les tenir L Les héré-
tiques, dit-il encore avec bieii d’autres auteurs de son Eglise,
manquent de fidélilé a Dieu : or Fon ne peut pas garder la foi
a ceux qui ne la gardent pas a Dieu lui-méme.
Quelques-uns de leurs écrivains nont pas cbercbé tant de
détours, et se sont déclarés ouvertement pour le sentiment
odieux c< qu’on ne doit point garder la foi aux héréliques. » Je
ne sais si Fon pourrait en trouver aucnn qui ait parlé avec moins
de ménagemenl que Jaques Simanca, évéque de Badajoz. Il s’est
* Bécan, pour appuyer ce principe, dit que les hérétiques sont des infi-
déles, et qu’on ne doit pas garder la foi å de semblables gens, suivant cet
ancien vers léonin :
Frangenti fidem fidcs frangitur eidem.
Cicéron, meilleur casuiste que le jésuite, dit que ceux qui établissent cette
maxime cherchent un palliatif, une couverture au parjure. « Si hoc sibi su-
munt, nullam esse fidem quae infideli data sit, videantnequaeraturlatebraper-
jurio.
238
tellement laissé emporter a son zéle espagnol contre les héré-
liqiies, que voici ce que sa passion aveugie lui a diclé sur nolre
question : « On ne doit nullement, nullement, nullement garder
la foi aux hérétiques, » s'écrie-1-il jusqu’a irois fois, « el cela
quand méine on s’y serait engagé par le serment. C’est une
suite de la liaine qu’on doit avoir pour eux, et des peines qu’ils
méritenl. » Et voici son raisonnement pour appuyer cette dé~
cision : « Si Ton ne doit point garder la foi aux tyrans, aux
pirates et aux voleurs, qui tuent le corps, on doit encore inoins
la garder aux hérétiques, qui causent la mort de Tårne ’. »
Voila déja des auteurs qui se sont expliqués assez clairement
sur notre question. Vous en demanderez peut-étre d’un rang
plus élevé, de ceux qui ont fait la figure la plus distinguée dans
le parti romain, comme seraient les cardinaux et les papes. Il
ne sera pas difficile de vous satisfaire. On cile ordinairement
la-dessus le Cardinal Hosius, Polonais, qui a dit la méme chose
que Tévéque Simanca. Mais il est plus important de savoir ce
qu’ont pensé les souverains ponlifes.
On a une lettre de Grégoire IX a rarclievéque de Milan ,
qui doit étre de Tan 1230, ou il lui dit, en propres termes : « Que
tous ceux qui se seraient engagés a quelque chose avec des gens
notés ddiérésie, doivent se regarder comme parfaitement dégagés
de leurs promesses, quelque authenliques qu’elles fussent. »
Grégoire YII, Innocent III, Pie Y et Sixte Y ont donné des
bulles qui délient les sujets d’un prince hérétique de leur ser-
menl de fidélité. Et pourquoi les en délient-ils? Par ce principe
fondamental de la cour de Rome, « quon n’est pas obligé de
garder la foi aux hérétiques. » Mais, Monsieur, voici un fait des
plus curieux , qui , s’étant d’abord passé dans le cabinet d’une
maniére fort mystérieuse, n’a pas laissé de transpirer dans la
* Nullo, nullo, nullomodo fides haereticis est servanda, etiamsi juramento
firmata sit Si tyrannis, piratis et caeteris pragdonibus fides servanda non
est, qui corpus occidunt, longe minus Hagreticis pertinacibus, qui occidunt
animas. De cathol. institut, cap. 46, n. 52.
5239
suite, et qui peut répandre beaiicoup de jour sur notre question.
Le pape Clément YIII voulant engager Henri IV, roi de
France, a se lier avec le roi d’Espagne Philippe II, pour faire la
guerre a Elisabeth, reine d’Angle(erre, pressait d’Ossat, ambas-
sadeur de France a Rome, et depuis Cardinal, a poiler son
maitre a cette déclaration de guerre. D’Ossat répondit qu’il n’y
avait point lieu d espérer qu’on put y déterminer le roi , parce
qu’il venait tout fraichement de renouveler une alliance avec
FAiigleterre. c< Belle difficulté! » répondit le saint-pére. « Le
serment du roi de France, dans ce renouvellement d’alliance,
doit étre censé nul, puisqu’il y en avait un plus ancien fait ä
Dieu et au saint-siége, »
Voila donc encore la question tranchée neltement. Mais le
zéle du pontife ne s’arréta pas la. Ecoutez le reste, s’il vous plait.
Il appuya de cette belle maxime ce qu’il venait de dire de la
nullité du serment de Henri IV : « Les grands princes, » dit-il,
« regardent comme permis tout ce qui leur est utile, el on ne
saurait leur en faire un crime, » ajouta-t-il. Il essaya ensuite
de prouver sa thése, mais comment? Quelle autorité employer
pour cela? Vous jugez bien qu’il laissa a quartier celle des Péres,
et encore plus les témoignages de TEcriture sainte. Mais voici
une autorité d’un grand poids aux yeux de ce chef de FEglise,
c’est un mot de Fran^ois-Marie, duc d’Urbin. Get habile poli-
tique avait accoutumé de dire « qu’il serait honleux ä un gen»
tilhomme , ou a quelque seigneur qui n’est pas du plus haut
rang, de ne pas tenir leur parole; mais qiFil en est bien autre-
ment des grands princes. Toutes les fois que la raison d’Etat
exige qu’ils manquent aux contrats qu’ils ont faits, qu’ils rom-
pent leurs alliances, qu’ils trompent, qu’ils mentent, qu’ils se
parjurent , ils peuvent le faire, et se regarder inéme comme au-
dessus de tout reproche. » Voila Tauteur grave, Lexpert casuiste
que Clément VIII cita en faveur de son sentiment, et qui, selon
lui, devait lever tous les scrupules que d’Ossat prétait a son
maitre.
240
Ges sortes d’anecdotes doivent étre bien prouvées , direz-
vous, et vous Youdrez savoir d’ou je tiens celle-ci. Mais voiis ne
la regarderez plus coipme suspecte, quand je vous aurai dit que
je la tiens du Cardinal d’Ossat lui-méme. Il en fit confidence
d’abord au premier ministre Yilleroi, et quand on a imprimé ses
lettres, Téditeur en a fait confidence au public.
D’Ossat, malgré la sagesse et la modération qui faisaient son
caraclére, ne peut pas s’empécher de dire ce qu’il pense des
sentiments bardis et cavaliers du pontife. « Le salnt~pére, dit-
il, qui est un assez bon bomme dans le fond, se laisse tellement
emporter a sa baine contre les hérntiques, qu’i! lui écbappe
quelquefois des maximes pernicieuses et indignes d’un honnéte
bomme. Tous les moyens de détacber notre roi de 1’alliance
avec la reine d’Angleterre, quelque infåmes qu’ils soient en
eux-mémes, paraissent bons au pape, par la seule raison que
cette alliance a été contractée avec une princesse qui n’est pas
catbolique.»
Vous voyez assez, Monsieur, ce que les papes ont pensé sur
notre question. Mais farticle important est de savoir si quelque
concile Ta décidée. On cile ordinairement celui de Constance.
Les uns veulent qu’il ait prononcé, d’autres le nient. Je ne dois
faire ici que la fonction de rapporteur. Vous n'aurez donc
de moi que quelques mémoires pour éclaircir ce doute.
Tout le monde sait fhistoire de Jean Huss, et comment il
fut condamné a étre brulé , nonobstant le sauf-conduit de fem-
pereur Sigismond. Malgré la foi violée par les péres du con-
cile, les tbéologiens catboliques romains n’ont pas laissé de nier
que ce concile eut prononcé « qu’on rfest point obligé ä garder
la foi aux hérétiques.» Mais Von der Hardt, qui a donné, il n'y a
pas fort longtemps, une vaste compilation des actes de ce con-
cile, a déterré un acte qui semble établir assez clairement cette
odieuse maxime. En voici quelques endroits qui méritent votre
attention.
« Les Péres se plaignent de ceux qui blåmaient, non-seule-
, “241
ment 1’empereur, mais aussi le sacré concile, disant que le sauf-
conduit donné a Jean Huss , cet hérésiarque de damnable mé-
moire, avait été violé contre les régles» humaines et divines,
quoiqu’il combattit opiniåtrément la foi calholiqiie, et que s’é-
tant par la rendu indigne de tout sauf-conduit, on ne dut , sui-
vant le droit naturel, divin et humain, lui tenir aucune parole
au préjudice de la foi catholique. C^est ponrquoi Ton défend
ä tous d’en parler contre Tempereur et le concile, sous peine
d'étre* punis corame fau teurs ddiérésie et criminels de léze-Ma-
jesté K»
Le concile déclara formellement dans la session dix-neuviéme,
tenue le 23 septembre 1415, que « celui qui aura promis su-
reté aux bérétiques, ne sera point obligé a tenir sa promesse
par quelque lien qu’il puisse s’étre engagé.
Les protestants de France et d’Allemagne , au temps du
concile de Trente, connaissaienl bien ces décrets. Catherine de
Médicis dit ouvertement au Cardinal de Ferrare, legat en France,
que les protestants demandaient, avanl qiie de venir au concile,
Tabolition du décret de celui de Constance, qui porte que « les
juges ecclésiasliques pourront procéder contre les bérétiques
qui seront venus sous le sauf-conduit desprinces séculiers.)^ Mais
pour bien juger si quelques auteurs catholiques ont été fondés
a s’inscrire en faux contre cette accusation, comme contre
une calomnie, je vous renvoie ä VHifdoire du concile de Cons-
tance »
Il y aurait un autre moyen d’éclaircir cette question , c’esfc
d’observer la conduite de TEglise romaine, et de voir comment
elle agit ordinairement avec les bérétiques. Les aclions aident
beaucoup a manifester les principes qu’on a dans Tesprit , et
qu’on sest proposé de suivre. Je sais bien que cette maniére
de découvrir quel systéme de conduite certaines personnes
Torne IV, p. 521.
' Lenfant, t. II, p. 492 et 493.
T. II.
16
242
peiivenl avoir dans Tesprit, n’est pas loujours sure. Il y a long-
lemps qu’on acciise les liommes de n’agir guére conséquem-
ment. Mais allons jusqu’au bout, el vous verrez, Monsieur, que
les chefs de TEglise romaine doivenl étre a couvert de ce re-
proche. Rien de mieux lié que leurs principes et leurs aclions
sur la maniére dont ils en doivent user avec les hérétiques. Je
me flatle que vous en serez bientöt convaincu.
Voici un fail qui peut répandre quelque jour sur notre ques-
tion, et que vous trouverez curieux en lui-méme. Il suivit de
quelques années le concile de Constance dont nous venons de
parler, et est a peu prés de la date de celui de Båle. Yladislas,
roi de Hongrie et dePologne, avait conclu,il n’} avait pas long-
lemps, un traité de paix avec Amurat, empereur des Tures, et
Tavait confirmé par un serment authentique. Le prince maho-
métan complant sur la foi du traité, qu’il était bien résolu d’ob-
server religieusement de son cöté, congédia la plus grande par-
tie de son armée, ou la fit passer d’Europe en Asie. Le Cardi-
nal Julien, nonce du pape Eugéne VI auprés du roi, lui con-
seilla de profiter de la conjoneture, et d’enlrer avec son armée
dans le pays d’Amurat, qui n’était point sur ses gardes. L^avis
fut suivi ; farmée hongroise lomba sur les Tures, peu en état
de résister a une atlaque si brusque et si imprévue. Amurat se
défendil comme i! put , el fon en rapporte deux ou trois cir-
conslances assez singuliéres.
On dit que dans cette perplexité il prit la précaution de faire
öter la queue de cheval, qui est fétendard ordinaire de cette
nation, el qu’il fit subslituer a sa place le traité méme de paix
attaché au liaut d’une pique, et que son ennemi venait de violer
d’une maniére si criante. Il regarda ce nouvel étendard comme
plus propre a ranimer le courage de ses troupes. La grande
inégalilé fit qu’elles pliérent d’abord. Mais on prétend que, pour
les soutenir, Amurat, au fort de la mélée, adressa cette courte
priére a Jésus-Clirist, qu il pronon^a avec une ardeur extraor-
dinaire : « Seigneur Jésus, si tu es Dieu, comme le disent les
«43
chrétiens , punis leur perfidie, et ne permels pas qu’ils violent
impunément les traités el les sermenls les plus solennels! »
Vous étes sans doute en peine de Fissue du combat, et il est
difficile de ne pas s’y intéresser. Tous les historiens convien-
nent que le prince infidéle fut vaineu et son armée laillée en
piéces. Mais, Monsieur, ne vous méprenez pas sur ce titre d’in^
fidéle: ce n’est pas Ainurat qiFil faut entendre par la,maisVla-
dislas. Il eut le sort qu’il méritait ; il ne survécut pas méme a
la défaite de son armée : il toinba de clieval et fut tué dans la
mélée. Le Cardinal Julien, auleur de ce perfide conseil, y perdit
aussi la vie. Depuis ce temps-la, la plus grande partie de la
Hongrie tomba entre les mains des Tures. Une circonslance
que je ne dois pas omettre, c’est que le nonce du pape avait
lui-méme signé le Iraité de paix. Qui peut douter qu’il n’ait
agi en ceci au nom de son maitre? Il n’est pas difficile de voir
de quel principe il s’autorisa pour faire rompre ce traité; c’est
sans doute de celui-ci : qu’on n’est engagé a rien avec les
princes qui sont hors de TEglise romaine, quelques promesses
qu’on leur ait faites, méme avec serment.
Quelques auteurs ont essayé de colorer celte infidélité du roi
de Hongrie, en imaginant un irailé antérieur fail avec le pape,
qui rendait illegitime celui qu’il conelut ensuite avec le Ture,
et qui autorisait ce prince a Fannuler. Mais si Fon ne pouvait
point conclure légitimement ce traité, il ne fallait pas le faire.
Il y a plus, pourquoi donc le légat du pape le signait-il ? Il était
censé agir au nom du pontife qu’il représentait. Cette remarque
si judicieuse et si frappante esl du célébre M. Yerenfels L
Si vous vous trouviez avec quelque zélé catholique romain
qui, pour essayer de colorer cette action de Yladislas, se servit
de cette raison, qu’aprés toul, sdl manqua de parole, cefuta des
infidéles , je ne suis pas en peine que vous ne réfulassiez bien
ce sublerfuge. Mais si vous vous trouvez dans ce cas-lä , iFou»
^ Sam. Verenfelsii Opera, tom. II. p. 461.
244
bliez pas, je vous prie, Texemple des Gabaonites. C etaient des
infidéles,de ces Cananéens idolätres que le peuple dlsra^l avait
ordre de détruire. Ils avaieiit surpris Josiié et les anciens dls-
raél, en leur faisant entendre qii’ils étaient d’un pays fort éloi-
gné, et qu’ils soubaitaient de faire alliance avec le peuple du
Seigneur. Sur ce faux exposé, Josué fit la paix avec eux, et la
confirma par un serment. La supercherie apnt été connue
dans la suite, ce chef du peuple ne laissa pas de se regarder
comme engagé a leur conserver la vie. Il ne crut pas pouvoir
révoquer la promesse qu’il leur avait faite. Pourquoi? Parce
qu'il y avait fait intervenir le sacré nom de Dieu
Said, qui vint longtemps apres, n’eut pas la méme délica-
tesse. Il crut apparemment qu’il y avait prescription dans l’en-
gageinenl que Ton avait pris avec les Gabaonites , et sous de
inauvais prétextes il en fit mourir un cerlain nombre. Ge pé-
cbé ne demeura pas impuni , et le ciel se déclara dans la suite
conlre la violation de ce traité. Sous le régne de David, la Judée
fut affligée, pendant trois années entiéres, d’une violenle famine.
On consulla enlin Toracle poiir savoir quelle était la cause de
ce fliéau. Il répondit que c’était les meurtres que Saiil avait
commis en la personne des Gabaonites. Des que David eut dé-
couvert quel était le crime qui causait les malbeurs de son
royaume, il s’empi essa a le réparer, en donnant salisfaction aux
Gabaonites. Il en couta la vie a quelques-uns des descendants
de leurs perséculeurs. Sept des fils de Saiil furent exécutés
d’une maniére fort sévére. Par cette famine et par ce supplice,
Dieu voulut faire sentir que , de quelque prétexte qiéon veuille
colorer la perfidie, elle lui est toujours trés-odieuse.
Ne vous rappelez-vous point. Monsieur, ime application
singuliére de cette histoire des Gabaonites, que fit autrefois le
célébre Flécbier, évéque de Nimes? Vous savez que je suis en
possession de faire des digressions, quand foccasion s’en pré-
* Josué IX, 3, 4.
245
senle. En voici donc encore une pour me maintenir dans ce
droit.
Le grand liiver de Faimée 1709, et plusieurs balailles per-
dues les années précédentes, avaient mis la France dans une
fort mauvaise situation. Le froid excessif qui avait gåté la ré-
colte, avait désolé surtout les provinces méridionales, et y avait
causé une espéce de famine. Dans cette triste conjoncture, Fé-
loquent Fléchier publia une exhortation pastorale, ou il repré-
senle, d’une maniére fort vive, les fléaux de Dieu sur la pro-
vince. Il veut que Fon en chercbe la cause. Dans cette vue , il
introduit le roi David, qui, voyant son pays désolé de méme
par une rude famine, consulta le Seigneur sur la cause de ces
malbeurs. Il lui fut répondu que c’était pour n’avoir pas gardé
la foi aux Gabaonites.
Les protestants, dont il y avait encore un trés-grand nombre
dans le Languedoc , crurent entrevoir que le prélat reprocbait
a la cour, d’une maniére indirecte , la cassation de Fédit de
Nantes. Les réfugiés Finterprétérenl de méme : ils firent réim-
primer le mandement a la Haye , avec une préface qui faisait
entendre, ou que Févéque avait fait allusion aux malbeurs des
protestants et aux duretés exercées contre eux, ou au moins
quil donnait lieu d’y appliquer cet exemple de la colére du
ciel sur ceux qui n’avaient pas gardé la foi aux Gabaonites’. Ii
faut convenir que , quelle que fut la pensée du prélat, en citant
cet exemple de FEcriture sainte, il donnait lieu d’appliquer a la
révocation de Fédit de Nantes les verges de la Providence qui
affligeaient le royaume, et surtout la disette de vivres, qui faisait
mourir grand nombre de malheureux.
J’ai cru que cette digression renferme un fait assez curieux
pour devoir étre placée ici. D^ailleurs elle ne nous a pas trop
éloigné de nolre sujet, comme vous voyez, puisqu’elle nous ra-
^ Lettre pastorale de M. Fléchier, évéque de Nimes, sur les malbeurs des
temps ; aux fidéles de son diocése. A la Haye, chez la veuve d’ Abraham
Troyel, 1709.
“246
méae h la révocatioii de Tédit de Naiites, qui esl un événemenl
propre ä faire voir qu’on croit dans TEglise romaine qu on n’est
pas obligé ä garder la foi a ceux qii’on regarde comme héré-
tiques. Je ny insislerai pas ; M. Yerenfels Ta fait pour moi. « Il
fallait, dit-il dansune liarangue sur notre queslion, il fallait
que du royaume ie plus florissant de TEurope, il sorlit des
millions d’exilés pour aller apprendre, par tout le nionde, qu’on
ne leur avait pas tenn la parole qu’on leur avait donnée, et cela
sur ce principe que n’élant pas catholiques romains, on n etait
obligé a rien avec eux , malgré 1’édit le plus authentique , ré-^
pété plusieurs fois, appuyé d’un serment solennel; édit que
Ton avait infirmé peu a peu, et enlin tolalement révoqué, dans
le temps que les protestants de France étaient le plus attachés
au gouyernement ^ »
Vous voyez que j’ai laissé aussi a quartier la cruelle bou-
cherie de la saint Barthélemy, qu’on peut cependant regarder
comme un commentaire de la maxime qu’on ne doit point gar-
der la foi aux héréliques^ mais un alTreiix commentaire, écrit
avec une plume trempée dans des ruisseaux de sang protestant.
Plus de cent mille, endormis sur la foi des traités, y furent
égorgés. Les honnétes gens en France ont tous témoigné de
riiorreur de cette barbarie, et voudraienl en abolir la mémoire.
Le pape seul et ses créatures ont travaillé a en perpétuer le
souvenir. Grégoire XIII, comme vous savez sans doute, fit frap-
per une médallle qui représente cet événement, avec cette lé-
gende : Ilugonotorum strages. Celle-ci aurait été bien aussi
convenable : Fides haerelim non servanda. Ce pape ordonna
une procession pour rendre graces ä Dieu de ce massacre , et
Muret, dont nous avons plusieurs harangues, en fit une qu’il
récita devant le pontife et le sacré collége , ou il exalta ce mas-
sacre comme une des plus belles actions dont Thistoire puisse
instraire la postérité. « Pendant cette nuit fatale aux hérétiques,
‘ Verenfels, tome II, p. 452.
247
les étoiles, dil-il, brillérent d’im nouvel éclat, et !a Seine pré-
cipita son cours pour se décbarger au plus töt - de ces odieux
cadavres qu’on avait jetés dans son sein. » Ne serait-ce pas
plutöt pour öter de devant les jeux du public des objets qui
couvraient d’une confusion éternelle, les auteurs et les exécu-
teurs de ce massacre? Yoila, si jé^ ne me trompe, des instruc-
tions sulFisantes pour vous mettre en état de décider si c’est
sans fondement que nous imputons a FEglise romaine d’éire
dans le sentiment : qu’on n’est pas obligé a garder la foi aux
hérétiques.
Mais ma tåche n’est pas achevée. Yous me demandez en-
core quelque éclaircissement sur ce que Févéque d’Oxford dit
de cette question, dans un sermon qu il pronon^a le mois d’oc-
tobre dernier, a Toccasion de la rébellion d’Ecosse. Il se faisait
k lui-méme, en faveur du prétendant, une objection sur laquelle
les partisans de ce prince appuyaient beaucoup , c’est que cet
aspirant a la couronne d’Angleterre était entré dans les obliga-
tions les plus solennellesde conserver tous les droits de la nation
dans FEtat et dans FEglise.
Le prélat répond que, quand cela serait , la prudence ne per-
mettait pas de sY fier. Ge qu il prouve par Fexemple du roi
Jacques II , qui avait contracté les mémes engagements , mais
qui bientöt les foula aux pieds. « Pouvons-nous nous flatter ,
ajoute-t-il, que celui qui réclame la couronne, en qualité d’un
de ses descendants, sera plus favorable a notre religion et a nos
libertés? » Il insinue que ce prétendant élevé a Rome, et qui
doit tout a cette cour, ne peut que suivre les intentions du
pape, qui peut-étre a concerté d’avance avec lui les piéges qu’on
lendraitala nation, et les promesses illusoires dont on saurait
la bercer, saufale dispenser dans la suite de semblables enga-
gements. « Les déclarations les plus formelles qu’il puisse faire,
continue le prélat, ont été plusieurs fois données par la cour de
Rome pour nulles et de nul efFet, des qu’elles sont en quelque
sorte préjudiciables a la foi catholique , au salut des åmes , ou
248
a quelque droit ecclésiastique qiie ce puisse élre, quoique de
tels engagements eussent été souv.ent ratifiés et confirmés par
serment. »
Voici la clefde cet endroit du sermon de Tévéque. Yous sa-
vez, Monsieur, qu’en 1712, il y eut guerre en Suisse entre les
cantons de Zurich et de Berne d’un cöté, et quelques-uns des
petits cantons de lautre. Apres la bataille de Vilmergue,donnée
au mois de juillet, et ou les Bernois reinportérent la victoire,
on travailla incessammenl a la paix, qui fut conclue a Arau le
mois d’aout suivant. Il reslait seulement a linir les démélés
avec Tabbé de Saint-Gall, qui fureni aussi terminés ä Bade en
1718.
Des que la cour de Bome en fut informée, elle annula tous
ces traités. Dans un bref du 20 octobre 1718, adressé a Fabbé
de Saint-Gall, Clément XI casse tout ce que venait de conclure
cet abbé. 11 fait regarder ce trailé comme non avenu ’ . Il lui
envoie une bulle encore plus awthentiquequece bref, pourfaire
envisager ce traité comme nul et sans effet, et Texhorte a la dé-
poser dans ses archives pour en faire usage , lui ou ses succes-
seurs, quand ils lejugeront convenable. On voitassezle principe
d'oupartent<le semblables bulles, c’est que, quelque engagement
qu’on ait pris avec ceux qui sont hors de la communion ro-
maine, il est censé nul, parce que ces sortes de traités ont tou-
jours quelque clause qu’il plait au pape de regarder comme
opposée aux inléréts de son Eglise.
Avouez , Monsieur, que Clément XI a assez bien suivi les
traces de Clément Yl, qui donnail des dispenses des serments
dont on pourrait étre un peu incommodé. Uabbé de Saint-Gall
ne doit point tenir son traité , parce qu’il y perdrait quelque
1 Quamobrem pontificii nostri muneris esse ducimus de ipsa pacifi-
catione statuere , te successores que tuos, ad ea quae in praedicta infausta
tractatione conventa fuerunt, observanda, perinde ac si nunquam conventa
fuissent, nullo modo teneri.
Clementis XI opera, Romae 1721, tom. II, p. 678.
249
chose de ses droits, et TEglise romaine aussi. En voila assez
pour oublier son sermenl. Yous voyez bien que si Glément XI
a soufflé sur tous ces traités conclus en Suisse, c est en consé-
quence de ce principe fondamental, qu’on n’est pas obligé de
garder la foi aux hérétiques.
Je suis, etc.
VI
LETTRE SUR DE PRÉTENDUS MIRACLES MÖDERNES.
(A. ånalyse critique dun livre inlitulé Lettres critiqim et dogmatiques sur le
Nuhes testium de M. J.--Älplioiise TurreUin * .
B. Les mimcles que Ton répaiidil en Savoie en 1703.)
(Bibliothéque Germanique, d’Amsterdam, année 1729, tome XVIII; année
1730, tome XIX.)
Monsieur ,
On vient de m^envoyer de Lyon un petit ouvrage de contro-
verse intitulé : Lettres critigues et dogmatiques adressées å M.
Älph. TurreUin^ ministre et professeur ä Geneve^ au sujet de son
livre intitulé : Nubes testium.
Dans la premiére lettre , Tauteur trouve fort mauvais que
« M. Turrettin veuille établir une communion ecclésiastique de
tolérance entre les calvinistes et les luthériens , et éloigner les
uns et les autres de celle des catholiques. » Il propose ensuite
un moyen trés-bien iniaginé pour se réunir tous , c’est de re-
connailre 1’autorité de TEglise catholique romaine. Les objec-
‘ Nubes testium pro moderato et pacifico de rebus theologicis judicio et
instituenda inter protestantes concordia, J.-A. Turrettini, Genevae, ap. Fabri
et Barrillot, 1719, 4°.
250
lions qu’il nous fait sont des plus triviales, et sa maniére de les
proposer n’a rien qui les rende recommandables. Il broiiche
des le commencement en confondant deux choses fort distinctes :
tolérer les erreurs de qiielqu’un. c est, selon liii, les adopter. Il
brouille contlnuellcment ces deux idées, el par conséquent
s embrouille fort dans ses raisonnernents. Il a si bien senti que
la matiére était au-dessus de lui, quil Fabandonne bientöt :
(( J’ainie mieux, dit-il a M. Turretlin, en s’arrétant tout court
dans sa premiére lettre, p. 47, vous renvoyer aux doctes écrits
de M. Papin et de M. le cbevalier Minutoli ; vous feriez bien
mieux de consulter aussi ceux de Mlle de Beaumont. Ce sont
trois auteurs d’assez fraiclie date, dontde mérite ne doit pas
vous étre inconnu, et dont les ouvrages sont jusqu’ici demeurés
sans réponse, que je sache. »
Ce seul endroit pourra nous donner une juste idée de cet
auleur. Que dites-vous d’un homme qui s’avise de faire un livre
de controverse , et qui ignore que le celebre M. Lenfant a ré-
pondu amplement et solidement a Mlle de Beaumont, dans
son Préservatif conlre la réunion avec le siége de Rome^ qui pa-
rait depuis quatre ou cinq ans? Il y verra ses principales ob-
jections parfaitement réfutées.
Si M. Turrettin était d’bumeur de faire quelque réponse, on
devrait plutöt lui conseiller d’entreprendre Fouvrage méme de
M. Papin : cela serait digne de lui , et il ne lui en couterait
méme pas beaucoup, car ii a réfuté fort en délail , et avec beau-
coup d’exactitude, dans ses legons de ihéologie, les objections
que M. Papin lui fait sur la voie de Fexamen. Cependant,
quoique la principale dépense en soit faite, ceux qui connaissent
Fétat de la santé de M. Turrettin iFosent plus rien lui demander.
Au reste , les objections de M. Papin se trouvent toutes dans
M. Nicole et ailleurs,et nos auteurs y ont répondu il y a long-
temps \
* Ici 1’auteur examine la seconde autorité que Tauteur des Lettres critiques
et doffmat. oppose å M. Turrettin, et qu’il désigne sous le nom de « les doc-
251
Dans le dessein qu’a rauleiir des Lettres critiques de nous
réunir a son Eglise, il emploie la preuve des miracles. Il élablit
dans une lettre la validité de cette preuve; il essaie ensuite de
prouver que TEglise romaine oppuie sa créance sur des mi-
racles incontestables. Enfin, dans sa cinquiéme lettre, ilpromet
a M. Turrettin de lui faire voir c< des miracles d’autant plus in-
contestables^ qu’ils sont permanents. »
Il lui allégue d’abord les corps de tant de saints et de saintes
qui se conservent enliers sans corruption depuis plusieurs siécles,
par exemple celui de saint Claude; mais « surtout sainte Marie-
Madeleine de Pazzi , qu’on voit a Florence dans Téglise des
carmélites. Gette vierge mourut en 1607; on voit encore au-
jourd’hui son corps, six vingt ans apres son trépas, avec la con -
sistance , la fraicbeur , le coloris et la flexibilité que donnent la
vie » (p. 177). Il conclut que le corps flexible de cette sainte
doit c( faire plier bes esprits les plusfiers des ministres confréres
de M. Turrettin.»
Notre auteur baisserait d’un ton s’il avait lu une lettre de
M. Caperon, ancien doven de Saint-Maxent, insérée dans le
Mercure de France d’aout 1728. Il se propose de prouver que
bincorruptibililé des corps n’est pas une marque certaine de
sainteté,etapporte quantité d’exemples de corps trouvés entiers,
fort longtemps apres leur mort , sans qu’il y eiit le moindre
lieu d'en faire des saints. « L’antipape Pierre de Luna, connu
sous le nom de Benoit XIII (nous dit Gaperon,) étant mort dans
tes écrits du chevalier Minuloli. » Cette partie de la dissertation a été re-
produite en majeure partie dans Tarticle sur le Valesia Chrisiiana de Briguet
dans le Journal Helvétique, Mars 1746, ou ci-dessus, tome II, p. 30 å 32.
Seulement on voit de plus, ici, que le curé de Pontverre, qui avait prétendu
X bombarder la ville hérétique » par ses Motifs de la conversion de J.-F.
Minuloli, fit plus tard sa paix avec Geneve ; voici comment. Il avait composé
un poéme sur la peste de Provence, qu’il ne pouvait faire imprimer qu’å
Geneve. Il en demandala permission au magistrat, qui la lui aceorda géné-
reusement. Par reconnaissance, il lui dédia son ouvrage, et mit å la téte une
épitre dédicatoire des plus respectueuses.
252
le schisme apres avoir été excommiinié par les conciles dePise
et de Constance, et ayant été inhumé sans cérémonie dans la
forteresse de Paniscola , au royaume de Valence , son corps fut
trouvé six ans apres entier, et il est reslé jusqiéa présent sans
se corrompre. » Avouez, Monsieur, que cet exemple est tout a
fait favorable aux Grecs, qui disent que ce sont les corps des
excommuniés qui se conservent en entier.
Caperon explique la conservation de certains corps, par des
sels minéraux de la nature du salpétre, qui se sont rencontrés
par hasard dans cet endroit de la terre, el qui, s’insinuant dans
les parties du corps, les affermissent, Idin de les dissoudre. —
« Mais (dit Tauleur des Lettres criliques) si c’étaient des parties
salines qui produisent cet efFet, d’oii vient que ces terres trai-
tent différemment les corps des justes et des pécheurs? » (page
180) — Je le renvoie encore aM. Caperon, qui prouve par quan-
lité d’exemples, que quand les corps des scélérats se Irouvent
avec ceux des gens de bien, ils sont également conservés dans
ces sortes de terres. Je pourrais ajouter que quand les corps
des saints se trouvent dans ime terre propre a pourrir et a coii-
sumer, elle ne les épargne pas, témoin le terrain fangeux et
bumide de la ville d’Annecy, qui n^a laissé que les os au célé-
bre saint Frangois de Sales. Il est vrai qu’a Taide d’un masque
d’argenl el d’un babit assez propre dont on a revétu son sque-
lette, il lient une assez bonne contenance sur Taulel des reli-
gieuses de la Yisitation.
Autre miracle rapporté par 1’auteur des Lettres critiques,
comme digne d’attention : « C’est que par la bénédiction du
saint évéque Ulric il ne peut demeurer aucun rat dans le dio-
cése d’Augsbourg (page 1 85). »
Voici ce que c’est. Dans la ville et dans le territoire d’xVugs-
bourg il y a des souris comme ailleurs, et on ne s’apergoit que
trop du dégåt qu’elles y font; mais on dit qu’on n’y remarque
pas Fespece de gros rats qui sont assez communs ailleurs. Ceux
qui ont voyagé ne sont pas surpris de ces petites singularités.
“253
Chaque pays a les siennes. Ainsi a Geneve il y a iine prome-
iiade que Fon appelle Plainpalais, dans laquelie il ne se trouve
point de laupes. Le gazon iFy est jamais soulevé par ces petils
animaux, qiii sont en grand nombre dans les jardins voisins. Il
V a surtout un pré sur le bord de FArve, que Fon appelle le Pre
Franconis, oii ils foisonnent beaucoup. Cependant ce pré nest
pas éloigné de trente pas de la promenade de Plainpalais. Sup-
posons pour un moment que cette promenade fut le clos d’un
couvent: il y aurait aussitöt quelque saint Ulric, qui par une
vertu rairaculeuse, aurait proscrit les taupes de cette enceinte !
Il y a beaucoup d’apparence que ce qui les éloigne de Plainpa-
lais, c’est la nature du terrain ; ce n^est qu un gros gravier, ou
ces petits animaux ne minent pas commodément. — Dans les
siécles d^ignorance, tout était miracle.
Mais voici quelque cbose de plus grave, c’est la liqiiéfaction
du sang de saint Janvier qui se fait ä Naples ; « miracle incon-
testable, dit Fauteur, que la Gazette de Bollande annonce régu-
liérement cbaque année (p. 188). » Ne trouvez-vous pas la
cbose singuliére? Le sang de saint Jean-Bapfciste, qui est congelé
a Naples, se liquéfie encore, et se raréfie lorsqu^on dit la messe
de la décolation de ce précurseur du Sauveur. Je suis surpris
qubl ait oublié cetle fiole pleine du sang de saint Étienne, en-
core dans la méme ville, qui bouillait d’elle-méme le 3 aout,
selon Fancien calendrier, mais qui est assez accommodante pour
s’étre ajustée depuis ce temps-la avec le nouveau, en sorle que
c’est le 1 3 aout que le miracle se fait présentement. Quelqu’un
a dit que ce cbangement de date prouvait que le calendrier
grégorien était re^u dans le ciel; ne pourrait-on pas enconclure
aussi natureliement qu’un miracle si souple sent fort la main
des bommes?
« Yoici quelque cbose de plus surprenant, dit notre aiiteur,
c’est qu’ä Andain Fétole de saint Hubert guéril de la morsure
d’un chien enragé (p. 190). » On prend un petit fil de cette
étole, dont on fait Finsertion dans la peau du front, comme Fon
254
fait en Angleterre Tinoculation de la petite vérole. Ce qu’il y a
de plus merveilleux la-dedans, c’esl que « quoique depuis plu-
sieurs amiées‘on arrache un grand nombre de poils de cette
étole, elle n’en regoit aucune diminution. » Vous aurez peut-
étre un peu de peine, Monsieur, a croire cette merveille; elle
ne me parait cependant pas si difficile a digérer que la meule
du moulin de Loclies, qui, au dire de dom Marténe dans son
Voyage liltéraire de 1708, « depuis environ 1200 ans, subsiste
dans son entier, sans aucune diminution, quoique les meuniers
la piquent tous les jours. »
Pour achever d’éclairer M. Turrettin, notre auteur lui pré-
sente le flambeau cV Arras « qu’on allume de temps en temps
depuis 550 ans, sans qu’on s’aperQoive qu’il soit diminué (page
193). » Mais comme il faut ménager cette précieuse lumiére,
notre auteur ne nous le met devant les yeux qu’en passant, et
a la suite d’un autre mirade.
Enfin notre auteur ajoute a tous ces prodlges accumulés, le
mirade opéré dans la personne du baron de Noveri, a La Rocbe,
en Savoie, au commencement de ce siécle. « Ne Ta-t-on pas
vu (dit-il, page 1 93) se promener de son pied dans les rues de
Geneve, apres avoir été guéri miraculeusement par Fintercession
de saint Fran^ois-Xavler, de Fimpiiissance liabituelle ou il était
de marcber, depuis longues années? »
Ceci est un éplsode, des prétendus mirades de La Rocbe.
Un jésuite nommé le P. Romeville, se rendit en 1703, dans
ce bourg, qui est a cinq ou six lieues de Geneve. Il portait avec
lui une relique de saint Frangois-Xavier, par la vertu de la-
quelle il guérissait, disait-on, toute sorte de maladies. On venait
a lui de tous cötés. Quelque petit que soit le lieu qu’il avait
choisi pour son ibéåtre, on y voyait des milliers de malades
qu’on lui amenait de trente ou quarante lieues a la ronde. On
ne parlait plus que des guérisons miraculeuses opérées par ce saint
bomme, et le bruit s’en répandit fort loin. Plusieurs Genevois
allérent sur les lieux pour voir de prés et par eux-mémes ce dont
255
il s’agissait. Cepeiidant, malgré leiir allention ;s suivre ce qui s'j
passail , ils ne virerit rien du tout de surprenant, que Taffluence
extraordinaire de malades prés d’un homme qui ne faisait pas
la inoindre chose pour leur soulagement : aucune de ces guéri-
sons, annoncées avec einpha^e, ne put soutenir le plus léger
examen.
Le baron de Novéri, qui marchait difficilement a cause de
la figure irréguliére de ses pieds, fit de si grands elForts.aprés
les priéres et bénédictions du P. Romeville, quil marcha
passablemeiit dans la suile. Il ne manqua pas de regarder
comme miraculeux le changement arrivé en lui, et il écrhit le
7 octobre 1704 ä un chartreux de Lyon en Tinvitant a se
joindre a lui pour remercier Dieu de la gråce qu’il lui a faite
« ayant élé xingt-liuit ans cul-de-jatte, sans pouvoir bouger de
son lit ou de dessus une chaise ou on le mettait, que par le
moyen de ses valets ou de béquilles. » — « Yous voyez (con-
clut notre auteur) qu il n’y a que le pur intérét de la vérité et
de la gloire du Seigneur qui ait pu obliger un bomme d’hon-
neur et d’une probité connue a parler de la sorte. » Ce n’est
point la ce qui est contesté, mais il s’agit de savoir, s7l n’y
avait pas de la prévention dans son fait, s’il n’a pas attribué a
1’intercession d’un saint, un changement dont il était redevable
a ses propres forces, mais qu il n'avait pas bien éprouvées avant
ce temps-la; si, pour témoigner au ciel sa reconnaissance, il
n’a pas exagéré la guérison. On en jugera par le trait suivant,
que je sais d^original.
Le baron de Novéri était a Ghambéry un an ou deux avant
sa prétendue guérison. Une dame assez bien faite lui fit visite.
Elle se retirait apres une demi-heure de conversation, mais elle
fut fort surprise de voir ce seigneur se lever de sa chaise d’un
air assez aisé, et se mettre en devoir de la reconduire. Elle s’y
opposa inutilement, il continua ä faire chemin sans le secours
de personne, traversa une partie assez considérable de Tappar-
lement, et ne quitta ia dame que sur le palier. Elle en marqua
256
de rétoneement, mais le baron lui dit galamment « qu’il n’était
pas si perclus, qu’il ne fut encore en élat de rendre au beau
sexe ce qu’il lui devait. » Il y a donc bien a raballre de celle
impuissance liabituelle a marcher que lui suppose notre auteur.
Apres tout, ce qu’il y a d’im|^rtant a remarquer dans cette
guérison, c’est qu'elle péche dans un point essentiel. Ce qui
causait uniquement la difficullé de mardier de ce gentilliomme,
c’est qu’il avait les pieds arrondis en moignon. Or tout le monde
saitque cette mauvaise figure subsiste toujours depuis Tapplica-
tion de la sainte relique. Si le Seigneur y avait mis la main,il au-
rait corrigé cette irrégularité. Le Créaleur ne fait pas les clioses
a demi, et il achéve son ouvrage. C’est le sentiment de tous les
calholiques sensés qui ont vu de prés M. de Novéri.
Apres cela jugez de la justesse de Tapplication du Vce libi
Corozdin^ etc., que nous fait Tauteur des Lettres critiques !
« Malbeur a toi, pauvre Geneve ! s’écrie-t-il. Malheur a voiis,
peiiples infortunés, car si les miracles qui ont élé faits ä votre
su, et que vous ne pouvez ignorer, avaient été faits en Turquie
ou en Cliine, il y a tout lieu de présumer que ces nations in-
fidéles se seraient converties et auraient fait pénitence ! »
Il faut supposer que quand cet orateur le prenait sur un ton
si baut dans cette fa^on de parodie qu’il pousse fort loin , il
n’avait pas encore vu la cinquiéme lettre imprimée a Geneve
sur le miracle de Paris de 1725. L’auteur de ces lettres, qui
est un docteur de Sorbonne dont le jugement parait fort supé-
rieur a celui de notre déclamateur, abandonne assez clairement
tous ces miracles de La Rocbe. Il commence par se fåcber con-
tre cet imporlim qui veut se méler dans une dispute ou on ne
le demandait pas, puis il fmit par se trouver du méme senti-
ment que celui qui combat ces miracles. Il les traite de préten-
dus miracles, et il reconnait quils ont été désamués par Vévéque
diocésain ^ .
^ II s’agit ici de la Suite de la réponse aux deiix lettres de Geneve, par Ho-
quiné, curé de Saint- Julien, citce dans la nole additionnelle suivante.
257
Que les convertisseurs commencent par s^accorder sur les
miracles qu ils veulent produire, sous peine de douner au public
Toccasion de rire a leurs dépens !
]\fote additioiisBelle siir les prélesidiis miesäcles de Moclse
eM Savoie, IH&S,
Dans la discussion ci-dessus, M. Bauiacre se référe a une
brocliure qui donne des délails sur les prétendus miracles de
La Rocbe, el sur le baron de Novéri en parliculier. Voici a
quelle occasion elle fut publiée.
En 1725, le bruit se répandit a Paris que Marguerite La
Fosse, femme d’un ébéniste du faubourg Saint-Antoine, depuis
longtemps raalade d’une perte de sang, en avait élé guérie mi-
raculeusemenl en adorant le saint sacreraent a la Féte-Dieu.
Le Cardinal de Noailles, archevéque de Paris, fit a cette occa-
sion un mandement, oii il pressait les protestants de se conver-
tir a une religion qui opérait de pareils miracles. M. Jacob
Yernet, minislre genevois, ayant été ä méme de reconnaitre,
par des informations prises sur place, que la guérison de la
dame La Fosse n’ avait rien d’extraordinaire , répondit par la
publication de : Deux leltres ä M. Vabhé ***, chanoine de Notre-
Dame de Paris^ sur le mandement de Mgr. le Cardinal de Noailles
du U) Aout 1725 au sujet de la guérison de la dame .La Fosse*
1726 (br. in-8® de 39 pages, sans nom d’auteur ni indication de
lien d’impression, mais imprimée a Geneve. Il en est de méme
des suivantes).
M. Hoquiné, curé de Saint-Julien en Savoie, prés Geneve,
prit la défense du miracle La Fosse dans sa Réponse aux deux
letlres imprimées ä Geneve au mois d’Äout 17*26 au sujet du
miracle puhlié ä Paris le 10 Aoiit 1725, par un docteur de Sor-
bonne du diocése de Geneve^ 1727 (br. in-8® de 83 pages).
M. Yernet répliqua par une brocbure intitulée : Défense des
deux lettres adressées ci Jf***, chanoine de Notre-Dame^ sur le
mandement de Mgr. le Cardinal de Noailles au sujet de la gué-
T. II. 17
-258
7'ison de la dame de La Fosse^ conlre la Réponse d\m docleur
de Sorbonne du diocése d’Annecy, 1727 (in-8°, 96 pages). A
la lin de celte brochure on a ajoulé une leltre sur les miracles
de La Roche en Savoie en 1703.
Enfin M. Hoquiné dupliqua en publiant la Suite de la réponse
aux deux leitres de Geném concernant le miracle publié ä Paris
le 10 Aoiit 1725, ou Réfutation de la défense de ces mémes
lettres par un docleur de Sorbonne du diocése de Geneve, 1728
(br. in-8® de 96 pages*).
Nous allons extraire de la troisiéme de ces brocbures les dé-
tails textuels suivanls sur les miracles de La Roche.
Le jésuite Romeville prétendait avoir quelques petites por-
tions des reliqiies de saint Frangois-Xavier , enchåssées dans
une bague. Muni de sa précieuse relique, il ne doiilait poinl de
pouvoir opérer une partie des miracles que 1’apötre des Indes
avait faits lui-méme. Il conrait donc le monde pour essayer la
vertu de ce merveilleux annoau, et il parvint dans le Faucigny
en 1703. Le bruil de son arrivée a La Roche se répandit dans
tout le voisinage. Les malades s’y rendirent en foule. On neparlaii
que de ce saint homme et de ses guérisons miraculeuses. Mal-
beureusement toutes ces merveilles n’existaient que dans Tima-
gination ou dans la bouche du peuple. De toutes ces guérisons
publiées avec tant d’emphase, aucune ne pul soulenir le plus
léger examen.
Voici quelques faits que je suis en état de vous garanlir,
‘ Voyez sur cette polémique, oulre les deux artides de M. Baulacre dans
la Biblothérjue Germanique, tonies XVIII et XIX, une lettre de M. Vernet, et
1’extrait d’une lettre de Geneve, méme recueil, XIX, 221 et XX, 204: enfin
le Mémoire historique sur la vie et les ouvracjes de J. Vernet (par Jean-Louis
Saladin), Geneve, 1790, p. 8 et 119. Ces quatre brodiures se trouvent å la
bibliothéque publique de Geneve, reliées en un seul volume, porté au cata-
logue imprimé sous un seul numéro (le 14"’e (je la page 206) ; å la table des
noms d’auteurs, elles ne figurent pas sous le nom de Vernet, et celui d’Ho-
quiné n y est pas mentionné.
259
qui vous pourront donner une idée assez juste des niiracles de
La Roche.
Le comte Costa de Saint-Rémi, sénateur de Ghambéry, ayant
été averti de Tarrivee du P. Romeville, le joignit au village de
Reriiex, a une lieue de Geneve. Il lui fit de grands compliments
sur les dons extraordinaires que le ciel lui avail accordés. Il
lui marqua beaucoup d’empressement a lui faire voir quelques
miracles, et il lui présenta en méme temps un sujet. C’était la
fille d’un de ses fermiers, qui avait le genou tout ployé, les
nerfs retirés, et qui par la était hors d’état de marcher. Pour
le piquer d^honneur, le comte lui dit « que s’il guérissait cette
pauvre fille, il en instruirait fidélement le Senat de Chainbéry, et
que cette merveille seraitbientot répandue dans toutela Savoie.»
Ces promesses, toutes flatteuses qu’elles étaient, ne tentérent
point notre homme. Il répondit assez sécbement: « Pour au-
jourd’hui, il ne se fera point de miracle. Le comte ne se re-
buta point; il poussa jusqu’ä La Roche, et y fit porter la fille
infirme. Il la conduisit au jésuite, un jour qifil le sut accessible.
Le faiseur de miracles commen^a par un acte d’humilité; il re-
connut que le pouvoir qu il avait n’élait point atlaché a sa per-
sonne, que toute sa vertu miraculeuse consistait dans une ba-
gue ou étaient renfermées des reliques de saint Fran^ois-Xävier.
Apres qu’on eut admiré ce saint bijou, le comte montra a son
tour une bague curieuse qu’il avait au doigt. C etait un talisman
égyptien, extrémement ancien, et auquel on avait attribué de
grandes vertus. Ce paralléle ne plut pas au Pére ; il ne laissa
pas de se mettre en devoir de guérir la pauvre infirme. Il fit
des priéres, appliqua sa relique, mais le tout inutilement. Le
genou avait pris son pli et fut rebelle ä toutes ces saintes ap-
plications. Ce mauvais succés ne déconcerta point le jésuite :
il y était accoutumé. Quoique fon nous Fait voulu donner pour
un homme d’une grande simplicité, il paya le comte d une dé-
faite qui n’étaitpasmauvaise.c<C’est(luidit-il),votre maudite hague
paienne qui a empéché feffet de celle que je porte. Cette fille
260
aurait été guérie si vous n’étiez pas venu traverser sa giiénsors
avec ces malheureux restes de la superslition des idolätres. »
Toiites les aulres guérisons qii^il enlreprit réussirent comme
celle-la. La seule différence qu’il y eui, c’est qu’avec les per-
sonnes du commun, il ne se mettait pas en frais d’excuses sur
ce quil avait manqué son coup.
Il réussit un peu mieux avec le baron de Novéri. Ce genlil-
homme était né avec les pieds tournés en dedans, et la plante
si arrondie, que ce n’était proprement que des moignons. Ne
pouvant marcher que dilficilement, il prit le parti d’avoir tou-
jours un valet a ses cötés, et de s’appuyer sur lui. Il fit comme
les autres infirmes le voyage de La Roche, et on fut surpris qu’ä
son retour il avait subslitué a sa béquille vivante une simple
canne. On ne manqua pas de se récrier a la merveille ! Ce n’é-
lait pas assez que la Savoie eut vu un cbangement si merveilleux.
Comme il était connu a Geneve, il vint un jour entendre un
sermon dans Teglise de Saint-Pierre, et marcha dans les rues
d’un air assez dégagé, sans autre appui qu’une petite canne. Il
crut qu’il n’avait qu’a se produire, pour convaincre les liérétiques
du miracle opéré en sa personne. Yoila le speclacle qu’il donna
au public, rnais malheureusement les cordes parurent et en
gåtérent un peu la beauté. On le vit tout baigné de sueur de
Teffort qu’il faisait pour marcher. La faligue qu’il essuya Tem-
pécha, au retour, de parvenir lout d’une traite a son logis. Il
trouva heureusement, a moitié chemin, la maison d’un membre
de la Faculté de médecine, qui Tavait traité dans quelqu’unede
ses maladies. Il y enl ra, et fut obligé de demander au maitre
une cliemise pour changer. Ils étaient fort liés, et cela autorisa
le Genevois a lui faire une petite correction sur le danger ouil
s’exposait de prendre une plenrésie par sa rodomonlade. Il fit
senlir a ce gentiihomme, qu’avec de semblables elforts, il aurait
tou jours pu marcher; il conclut en lui conseiiiant en ami, dy
venir par degres, et de n’en pas tant faire a la fois. On voit
assez que ce baron, ayant du bien, n’avait pas trouvé a propos
261
jusqiie-la de tirer lout ce qu’il pouvait de ses propres forces.
Il ne s’agit plus que de låcher de découvrir ce qui put le déter»
miner a s’évertuer a mardier seul, d’une maniére qui devait lui
couter bien de la fatigue.
Ceux qui Tont connu particuliérement conviendront que ce
n’est pas mal entrer dans son caractére, que de présumer qu’il peut
avoir été sensible a Fidée flatteuse d’étre regardé dans le monde
comme un de ces sujets cboisis, sur qui le ciel Irouve a propos
de signaler son pouvoir. Mais nous n’aurons pas besoin de fouiller
dans les secrets replis de son coeur, ni de lui préter une ambi-
tion si fine. Voici quelque cbose de plus marqué et qui doit
nous sulfire : c’est qu’il est de notoriété publique qu’il lui prit
alors la fantaisie de se marier. G’était un vieux gar^on, a qui sa
famille avait toujours adroitement insinué le parti du celibat,
surtout a cause de son infirmité. Pour avoir donc un prétexte
plausible de cbanger de plan de vie, il jugea a propos de ne
plus passer pour perclus. Ce préalable lui parut nécessaire,
avant que de tåter du sacrement. Voilå, å ce que Ton dit, ce
qui aida beaucoup Tanneau du P. Romeville, a faire mardier
cette espéce d’impotent. Des qdune fois il eut renoncé a son
appui, il continua a mardier clopin, clopant, comme il put. La
négociation de son mariage traina en longueur, et lui donna
lieu (le s’affermir dans Fexercice de ses pieds. Le mariage n’eut
pas lieu, par des circonstances qui ne font rien å notre histoire.
M. de Novéri mourut quelque temps apres, et ses funérailles
furent en méme temps celles du miracle.... Je sais que des re-
ligieux, toutintéressés qu’ils sont å appuyer ces sortes de mira-
des, se moquaient ouverlement de celui-ci.
Je m’informai avec beaucoup de soin, dans le temps méme
que ce jésuite était å La Roche, si quelque témoin pourrait at-
tester qu’il eut guéri quelqu’un d’une guérison pleine et entiére,
mais je ne pus rien découvrir de semblable, å moins que Ton ne
J mette dans ce rang un certain nombre de pauvres malades qui,
apres avoir re^u la bénédiction du P. Romeville, moururent en
chemin, ne pouvanl plus soutenir la faligue clu voyage. Voila
les seuls qiii ont été guéris entiérement et raclicalement.
L’cvéque diocésain alla sur les lieux dans le teinps ou
le P. Roineville y était encore. Il gémit de voir Tentåtement du
peuple pour ce jésuite : il aurait bien voulu ouvrir les yeux du
public, inais il trouva les esprits encore Irop écbauffés. Il prit
donc le parti de Técarter avec moins d’éclat. En quittant La
Rocbe, il noinina une com mission de sages ecclésiasliques pour
informer des miracles du jésuite. Comme ils ne purent point
soutenir la coupelle, le Pére prit sagement le parti de se relirer.
VII
REGHERCHES SUR LES CLOCHES DES ÉGLISES.
(Origincdcs doclics; ellessonl au moins du seplioiiiö siocle: les premieresäNole, — LesGrccs
n’oii onl pas. — Convocalion des fidéles au hniil de la trompeUe ou du marteau. —
Croyance erronée que les cloches éloigiient les orages. — Baptéme des cloches, cri-
tiqué par la nalion Gennaiiique. — Privilége du foiideur sur la cloche. — La cloclie
du lemplc de la Kochelle, convertie.)
{Journal Helvétique^ Aofit 1750.)
Je vous ai donné, Monsieur, les cclaircissements que vous
m’avez demandés sur notre catbédrale ' ; cela a réveillé cliez
vous des idées accessoires. Nos églises ont, en effet , de cer-
tains accompagnements; elles sont ordinairement pourvues de
cloches, ddiorloges, quelquefois d’orgues pour soutenir le chant,
quelques-unes sont ornées d’anciennes vitres peintes de cou-
leurs fort vives, dont on dit qu’on a perdu le seeret. Vous me
proposez tous ces sujets différents pour vous en entretenira di-
verses reprises. Vous y ajoutez encore, pour dernier artide, les
Ci-dessus, tome I, v). ^20 el suivantes.
263
cimetiéres, quon place ordinairement autour des églises. Voila
bien de la tablature; vous agréerez, s’il vous plait, que nous
nous bornions aiijourd hui au premier article,celui des cloches,
et cela sans m’engager a rien pour la suite.
La premiére queslion sur les cloches, c est d’examiner dans
quel temps on a commencé a en mettre au haut des églises. Le
sentiment le plus vraisemblable , c’est que cet usage a com-
mencé au septiéme siécle, du temps de Béde. En parlant d’une
religieuse dans son Hisloire eccUsiaslique ^ il dit qu’elle entendit
subitement le son de la cloche qui Tappelait a Féglise ' .
On cite encore une autorité plus ancienne, mais je ne sais si
Ton peut bien y ajouter foi. Un historien a dit que Lothaire,
assiégeant la ville de Sens , Loup, qui en était évéque, fit son-
ner toutes les cloches de la cathédrale, et que cette sonnerie
étonna tellement les assiégeants, quhls prirent la fuite. Si ce
fait est vrai , il prouve que les cloches étaient peu connues , et
que c’était un usage naissant.
Mais ce n’est pas la qu’ont été faites les premiéres cloches
d’église, c’est a Nole, dans la Campanie. Elles portent encore
le nom de cette ville, dans la langue latine \ Saint Paulin,
comme vous savez , a été évéque de Nole , et on lui attribue
d’avoir introduit Fusage des cloches dans le service divin.
On demande si les Grecs ont cet usage comme nous. En
général leiirs églises n’ont point de cloches, et ils se conforment
en cela a la maniére des Tures. Ils appellent le peupleau service
avec des maillets de bois. On prétend que c’est par des raisons
de politique que les Tures ont défendu Fusage des cloches aux
chrétiens qui vivent sous leur domination : ils ont craint que
ieur son ne servit de signal pour Fexécution des révoltes , et
pour donner Falarme partout en peu de temps. Un voyageur
nous apprend cependant que les Grecs qui se trouvenl fort éloi-
^ Audivit subito in aere notum campanse sonum, quo ad orationes exeitar
vel convocari solebant. Lib. IV, cap. 23.
^ Nolas.
264
gnés des Tures ont Tiisage des cloches , les molnes du mont
Athos, par exemple.
Il y a apparence que, dans les premiers siécles du christia-
nisme, les grandes cloches n’étaient pas encore connues; mais
quand méme elles 1’auraient été, on comprend que, dans le temps
que réglise était persécutée, il ne convenait pas de s’assembler
au son d’im signal public. Que dire d’un auleur anglais qui a
prétendu que, dans ces temps-la,les cbréliens s’assernblaient au
son d’un instrument de bois? La prudence voulait que leurs
assemblées se communiquasseni d’une maniére sourde, et c’est
précisément le seeret que Fon y gardait qui est cause que nous
ignorons aujourddmi comment cela se faisait.
Quand la religion chrétienne fut devenue la religion domi-
nante, et qu’on iFeut plus de semblables ménagements a garder,
Bingbam nous apprend, dans ses Origines ecclésiasliques^Ww. VIK
cb. 7, qu’en Egypte on se servit de la trompette. Get usage eut
lieu aumoins dans quelquesmonastéres.Des auteurs du sixiéme
siécle en ont fait mention. Il y avait aussi des couvents ou un
religieux allail frapper a cbaque cellule avec un maillet ou mar-
teau de bois. Cela se pratique encore aujourd’hui ebez les ebar-
treux pour leurs malines. Dans d’autres parties de FOrient on
donnait aussi ce signal avec des instruments de bois. Aujourd’bui
lesGrecs appellent le peuple en frappant des plancbes de bois,
ou des plaques de fer avec un marteaii.
Pour en revenir aux cloches , je rap[)ellerai ce que j’ai dit
ci-devant de la principale de celles qui sont dans notre catbé-
drale \ Au baut est marqué son nom, Clémexce [Clemmtina),
liré de celui du pape ou antipape Clémenl VII. Au bas sont
inscrits trois vers léonins qui marquent fusage, la destination
et la vertu prétendue que la superslition ignorante attribue
aux cloches qui ont été bénites solennellement par Févéque.
Laudo Deum venm, Plebem voco, convoco derum
Ci-dessus, p. 43 et 44 du tome II.
265
Defunctos ploro, pestem fugo, festa decoro,
Vox mea cunctonm, fit terror demonion/m.
On a remarqué sur ce dernier vers qu’il imite assez bien le
son de la clocbe méme.Ceux qui ont été a Paris trouvent aiissi
beaucoup de conformité de ce son avec celui de la grande clocbe
de Tabbaye de Saint-Germain-des-Prés.
Nolre clocbe dit, dans le second vers, que sa destination est
en partie de pleurer les morts. C’est qu’on la sonnait aux en-
terrements. Remarquez je vous prie. Monsieur, la bizarrerie de
Tusage. Autrefois, dans des occasions de deuil, on faisait taire
les clocbes, et c’était une marque d’affliction : témoin le ven-
dredi saint ou encore aujourd’bui on supprime toiite sonnerie,
par égard pour le jour de la morl du Sauveur. Gette coutume
est assez ancienne ; mais les idées ont bien cbangé. Lbdée que
nos ancétres avaient des grandes douleurs, c'est qu’ellesdevaient
étre mueltes. Aujourd’bui on agit lout au rebours dans TEglise
romaine : plus la personne qui vient de mourir est respectable,
et plus Ton fait de bruit : toutes les clocbes sontmises en branle
a Toccasion de sa mort ou de sa sépulture
Sonner pour un enterrement, assembler le peuple ou le
clergé (comme notre clocbe dit encore qu’elle était cbargée de
le faire), tout cela est arbitraire, et le simple efFel d’une conven-
tion. Mais voici d’autres usages bien plus dignes d’attention,
des vertus merveilleuses qu’a la clocbe méme, en conséquence
de la bénédiction qiVelle a re^ue. Elle « écarte la peste et les
demons mémes. »
* Cette sonnerie pour les morts incommode fort les vivants. Tout le monde
connait Timpromptu d’un homme que les cloches empéchaient de dormir :
Persécuteurs du genre humain,
Qui soimez sans miséricorde,
Nous Youdrions tous que la corde
Fut au cou, plutöt qu’å la main.
En 1552, la ville de Bordeaux fut privée de ses cloches pour cause de ré-
bellion, et quand on voulut les lui rendre, le peuple s’y opposa, apres
avoir ressenti le repos et la cornmodité de n’étre point importuné du son et
du tintamarre des cloches.
266
Les superstilieux , comme voiis savez, Monsieur, attribuent
les tempétes et la gréle aux esprits nialins. Le bon elFet des
cloches, dans les temps orageux , s’il est vrai qu’elles en pro-
duisent quelquun, peiit étre envisagéducöté physique. On croit
assez communément qii une grosse cloche peiit agiter Tair d’une
maniére favorable, qu’elle peut écarter les nuées et garantir la
récolte. D’autres regardent cela comme un préjugé mal fondé.
Ils disent que quand il serait vrai que le son d’une cloche pro-
duit un mouvement qui agit sur les nues, 1’effet en serait tou-
jours fort équivoque. On prétend que par la en peut donner
une issue aux feux renfermés dans la nue , avant qu’ils soient
préts a éclater sur nous ; mais il peut en résulter un elfet tout
contraire, c’est d’ouvrir la porte a ce fléau pour qu’il vienne un
peu plus töt fondre sur nous. On peut voir la-dessus une dis-
sertation de M. Cayer, membre de TAcadémie des beaux-arts
de Lyon L
Pour faire voir que ce n’est pas la une crainte cliimérique,
je vais rapporter la-dessus un fait remarquable arrivé en Basse-
Bretagne, le 15 avril 1718, et que 1’on trouve dans Thistoire
de TAcademie pour Tannée suivante. Le vendredi saint il y eut
une tempéte qui fit bien du ravage dans vingt-quatre paroisses
le long de la cote. Le tonnerre tomba sur plusieurs églises, et
précisément sur celles ou Fon sonnait pour Técarter. Des
églises voisines, ou Fon ne sonnait point, furent épargnées. Le
peuple s’en prenait ä ce qu’il n’est pas permis de sonner le
vendredi saint.
Ce qu il y a a dire la-dessus, c’est que les cloches qui peuvent
écarter un tonnerre éloigné, facilitent la chute de celui qui est
proche, et a peu prés vertical, parce que Fébranlement qu elles
comrnuniquent a Fair dispose la nue a s’ouvrir. Le son qui dis-
sipe les nuées, commence d’abord a dissiper les plus voi-
sines, je veux dire celles qui sont entre le clocher et la matiére
Mémoires de Trévoux, déceml)re 1748, douxieme partie, p. 2717,
267
du tonnerre , en sorte que les nuages se dissipanl de ce cöté-
la , le tourbilion du tonnerre en est moins pressé , et par con-
séquent doit étre plus déterminé a éclater vers le clocher.
Quelques philosophes croient que les clocbes, surtout celles
de village, ne produisent a peu prés aucun effet, et qu’elles
sont incapables de cbasser le tonnerre et les orages. Leur son
n’est pas assez fort pour transporter Tair d’un lieu a un autre.
Il doit y produire un simple tremblement ou une ondulation ,
comrae quand on jette une pierre dans Teau , on voit former
des cercles sur la surface ^ .
Mais il ne s’agit point ici de Teffet physique des clocbes. Si
elles chassent la peste et les demons méme , comme la nötre
s’en vante, c’est en conséquence d’une bénédiction parliculiére
qu'on leur donne, avec beaucoup d’appareil, dans TEglise ro-
maine , avant que de les employer. Gette cérémonie est décrite
fort au long dans le pontifical romain, et dans leurs rituels. Le
peuple s’imagine, cbez eux, que celte bénédiction imprime aux
clocbes une vertu surnaturelle, et il regarde bonnement le pou-
voir de leur son sur les tempétes, comme une preuve de Tauto-
rité de TEglise. Ii est vrai que les oraisons que Ton trouve dans
le Pontifical pour cette cérémonie, sont fort propres a donner
cette idée chimériqiie.
Je vous invite. Monsieur, a lire le chapitre des clocbes dans le
Rationale Durandi^ ancien livreousont expliquées touteslescé-
rémonies de TEglise. Yous y trouverez de fort beaux sens mys-
tiques. La cloche qui appelle et qui excite au service divin, dit
cet auteur, est Timage des évéques et des pasteurs, qui doivent
^ De bons auteurs nous apprennent que la coutume de sonner les clo-
ches aux approches du tonnerre est assez ancienne; mais qu’aulrefois ce
n’était pas dans la méme vue qu’aujourd’hui. Il ne s’agissait pas proprement
d’ébranler Fair pour écarter la tempéte : on sonnait pour assembler le peu-
ple dans 1’église, afm qu’il y vint prier Dieu de préserver la paroisse des effels
de ce terrible météore. Il est arrivé la méme chose å la cloche que l’on
sonne pour les morts. Anciennement c’était pour les moribonds : on aver-
tissait par lå les chrétiens de prier pour eux dans leur agonie.
268
nous exhorler et nous animer a servir Dieu. Ici Durand s'é-
chaufFe contre les prélats qui ne préclient pas. « L’Ecriture les
compare a des chiens muets : et moi , dit-il , je troiive qu’ils
resseniblent a une cloche sans battant. La cioche et ses accom-
pagneraents lui fournissent des iniages des plus sublimes mys-
téres de la religion. Voyez, dit-il, la corde dont on se serl pour
sonner, elle est ordinairement cornposée de trois cordons diffé-
rents: c’est la un enibléme de la Trinité. »
Pour vous faire un peu mieux connaitre les explications mys-
tiques de Durand, j’en vais joindre ici uue, qui a beaucoup de
rapport a la précédente. « D’ou vient , dit-il , qu'on a Tusage
dernettredes coqs, en guise de girouettes, au haut des clochers?
Ce coq désigne les prédicateurs. Get animal, réveillé au mi-
lieu de la nuit , nous annonce le retour de la lumiére. Par
un battement d’ailes il s’excile au chant, par oii il vient a
bout de nous réveiller. Tout cela a un sens mystique. La
nuit, c est 1’état de ténébres ou se trouvent les gens du siécle.
Le coq représente les prédicateurs qui doivent réveiller les pé-
cheurs de leur sommeil , et qui les excitent a quitter leurs
ceuvres de ténébres , apres s’y étre excités les premiers. Ils
annoncent le jour du jugement^ grand motif a changer de con-
duite. Enfin, comme le coq du clocber, ils sont opposés aux
vents, ils se roidissent contre les oppositions et les contradic-
tions des mondains ^ . »
Yoila qui est fort beau ; mais. Monsieur, ne trouvez-vous
point la derniére moralité un peu équivoque? Le coq tourne a
tout vent, mauvais modéle pour un ministre de la parole de
Dieu. Yous voyez que les coqs du baut des clochers ne res-
semblent pas mal aux cloches qui disent tout ce que Ton veut,
et quelquefois les deux contraires.
Les cérémonies usitées pour bénir une cloclie portent aussi
le nom åe haptéme. On dit communéraent baptiser une cloche^
Hationale Durandi, lib. 1, cap. i.
269
pour marquer qu’on la consacre a Fusage de FEglise. J’avoue
qu’il ne faut pas disputer sur les mots. Yves de Chartres dit
qu on baplisait autrefois les églises pour dire qiFon les bénis-
sait. On peul donc bien s’exprimer de méme pour désigner la
bénédiction d’une cloche. Cependanl il faut convenir qu’outre
la conformité de nom, il y a encore de grands rapports dans
le rituel de FEglise romaine, entre, le baptéme d’une cloche
et celui d’un enfant. Je vais vous les indiquer ici, apres vous
avoir averti que ce sera moins dans un esprit de controverse,
que dans un esprit de simple curiosité.
Quand il s’agit de baptiser une cloche, on commence par la
laver en dehors et en dedans avec de Feau bénite, composée d^eau
el de sel. — Elle est employée de méme pour le baptéme d’un
enfant.
La téte de celui que Fon baptise est ointe du saint-créme,
et ony forme une croix. — On en trace aussi plusieurs sur la cloche
avec les saintes builes.
Il me semble aussi que, dans Fune et Fautre de ces cérémo-
nies, la Sainle-Trinité y intervient. La bénédiction de la cloche
se fait au nom du Pére, du Fils et du Saint-Esprit, aussi bieo
que le baptéme de Fenfant.
L’une et Fautre ont des parralns et des marraines. On impose
a la cloche, tout comme a Fenfant, le nom de son parrain. Ily
a longtemps que la chose se pratique de cette maniére. Un his«
torien de France rapporte que le roi Robert, faisant faire la
dédicace de Féglise de Saint-Aignan d’Orléans,fit présentd’une
fort belle cloche qu’il fit baptiser, et a laquelle il fit donner le
nom de Robert.
On met un Fmge blanc a Fenfant sur Fonction que Fon vient
de faire, et cela tient lieu, en quelque maniére, de Fhabit blanc
que Fon donnait autrefois a ceux qiFon venait de baptiser. A la
confirmation on met aussi un bandeau blanc sur le front du
nouveau confirmé. — On met de méme une ceinture de toile
blanche autour de la cloche , qui y reste quelques jours. Quel-
270
quefois on la revét tout entiére d’une espéce de cheailse de
toile fme, ornée méme de dentelles, suivant la qualité du par-
rain.
Je ne doute pas, Monsieur, qiie vous ne soyez frappé de lant
de rapports entre cesdeux cérémonies. Des qu’on les rapproche,
il n’est pas possible de n’en étre pas surpris. Cependant on se
plaint de nous, sur ce que nous les faisons remarquer. Vous
serez bien aise d’entendre la-dessus Dom de Vert; c’est un sa-
vant religieux qui a donné, dans un traité, Fexplication des
cérémonies de son Eglise , mais d^une maniére beaucoup plus
judicieuse que le mystique Durand , et dans un gout diamétra-
lement opposé. A Tarticle de la toile dont on couvre la cloche,
Yoici comment ii se récrie contre nous.
« Quelques calvinistes, dit-il, voulant apparemment faire les
plaisants sur cette pratique, disent que ces linges dont on en-
toure les cloches nouveilement bénites, représentenl les habits
blancs des nouveaux baptisés; mais, ajoute-t-il, il n’y a qu'a
leur nier tout a plat que TEglise romaine ail cette vue\ »
Quelque envie que j’eusse d’éviler ce qui sent lant soit peu
la controverse. Dom de Vert m’y raméne malgré moi. Il traite
de simple jeu d’esprit, et méme de mauvaise plaisanterie , les
rapports que nous faisons sentir enlre ce qu’on appelle le bap-
téme d’une clocbe, et celui d’un enfant. Je lui réponds que rien
n’élait plus grave el plus sérieux que les plaintes qui, sous
Charles-Quint, Tan 1522, furent communiquées, ä Nuremberg,
au Nonce du pape pour y remédier. Les princes allemands, et la
Nation Germanique en général, qui présentérenl leurs griefs, ne
voulaient rien moins que faire les plaisants, dans cette occasion.
L’article51 roule entiérement sur le baptéme des cloches.
f( Les ecclésiastiques, disent-ils, font accroire au peuple que
les cloches écartent les tempétes el chassent les démons; et
cela en vertu du baptéme qu’on leur a administré avec beau-
Explwation des cérétnonie.s de 1’ Eglise, tome III, p. 415.
271
coup d’apparat. Un simple prétre peut bien bapliser un enfant,
mais pour la cloche il faut que ce soit Tévéque lui-méme, ou
quelqu un qu’il commet pour le faire a sa place. On choisit un
parrain a celte cloche, et quelquefois on lui en donne plusieurs.
Älors ils tiennent cbacun la corde de la cloche , tandis que
1’officiant chante ou récite quelques psaumes. La cloche porte
le nom du principal parrain , qui est répété plusieurs fois par
les assistants. On la revét d’un habit , comme on faisait autre-
fois a ceux que Ton baptisait. La cérémonie fmit par un somp-
tueux repas , que donne celui qui a Fhonneur d’étre parrain ,
sans préjudice d’un present qui revient encore a Tofficiant. Il
y a la-dedans superstition et exaction. Il faut donc corriger cet
ahus. ))
Il me semble , Monsieur, que c’est ce que Ton peut dire de
plus modéré la-dessus. Gette bénédiction des cloches est trop
chargée de cérémonies, qui ne peuvent que jeter le peuple dans
la superstition. L’elTet naturel de ces pratiques mystérieuses est
d’attrihuer des vertus chimériques aux cloches d’église.
Il faut convenir que cet abus est fort ancien. Quelques au-
leurs, qui en ont recherché Torigine, ont attribué au pape
Jean XIII d’avoir commencé le premier ä faire baptiser les
cloches vers Tan 972; mais ils ne sont pas remontés assez
haut. Alcuin, disciple de Béde, fait déja mention de cet usage.
Bientdt apres on travailla a le supprimer. On irouve déja des
lois, pour cela, dans les capitulaires de Charlemagne. On y voit
une défense expresse de baptiser les cloches (cloccas haptizari).
Mais Tabus recommen^a bientöt apres la mort de cet empereur :
il se remit en vigueur dans le dixiéme siécle.
Il ne parait pas que les rernédes qu'on a voulu apporter a ce
mal aient produit aucun effet : la superstition va toujours son
train. Il faudrait, pour la corriger, simplilier cette bénédiction,
et y mettre un pen moins d^appareil ; mais on ne se met point
en devoir de le faire. Je trouve méme quelques écrivains de
TÉglise romaine qui, loin d’en rien retrancher, voudraient en»
272
core y ajouter. Sous le pape Jules III, quelques évéques furent
assemblés a Boulogne, et délibérérent sur les moyens de don-
ner encore plus de luslre aux cérémonies de leur église. On a
le resultat de leurs délibérations sur le baptéme des cloches :
ils remarquent quoutre Tencens et quelquefois la mirrbe, dont
on parfume la clocbe en fmissant la cérémonie, le pape devrait
ordonner qu’on y joignit du inusc et de Tambre, alm qu’a 1’aide
de ces nouveauxparfums,on donne au peuple «une plus grande
idée encore de ce baptéme ;» ils devaient dire rondement, afmde
nourrir encore mieux la superstilion b
Croiriez-vous, Monsieur, que malgré toules les cérémonies
que le riluel romain prescrit pour la bénédiction des cloches,
que malgré leur séjour dans Téglise qui est un lieu d^asile, et
malgré les parrains qualifiés qu’elles ont, qui doivent étre leurs
protecteurs, elles ne sont pas a couvert des poursuites de leurs
créanciers? Par arrét du parlement de Paris, en 1603, on ju-
gea qu’un fondeur de cloches peut les revendiquer, et les faire
dépendre de 1’église, quand il n’a pas été payé de la valeur ,
quoiqu’elles aient été bénites et consacrées.
Ce n^est pas seulement a la cérémonie du baptéme d’une
clocbe quon agit avec elle a peu prés comme l’on ferait a Fégard
d’une créature animée et raisonnable. J’ai (rouvé dans Fi/is-
loire de l'Édil de Nantes, une procédure %i singuliére sur une
clocbe, que je vais la transcrire ici.
« Le temple de La Rocbelle fut condamné a étre démoli en
1685. La clocbe eut un sort assez bizarre. Elle fut d’abord
fouettée, comme pour la punir d’avoir servi des hérétiques. Elle
fut enterrée et déterrée, pour représenier qu elle devait renaitre,
en passant au service des catboliques On Finterrogea, on
la fit parler: on lui fit promettre qu’elle ne retournerait plus au
préche. Elle fit amende honorable. Enfin elle fut réconciliée,
baptisée et donnée a la paroisse qui porte le nom de Saint-Bar-
’ Fasciculus rcrum expetendarum, Lond. tom. II, p. 647.
273
thélemy. Mals ce qu’il y eut de plus beau, fut que quand le gou-
verneur, qui Tavait vendue a cette paroisse, en demanda le
paiement, on lui répondit quelle avait été huguenote, qu’elle
était nouvelle convertie, qu’elle devait jouir du délai de trois ans
pour payer ses deltes, accordé par le roi aux nouveaux con-
vertis \ »
Nous dirions, vous et moi, que c’est la une comédie, et niérne
une farce des plus risibles, n’était le sujet qui y donna lieu, je
veux dire un de nos temples fermé et méme démoli. Tenons-
nous-en donc a 1’appeler une tragi-comédie des plus singuliéres.
Je vous ai dit, en rapportant les usages de notre grande cloche
qui sont marqués sur sa circonférence , qu’autrefois elle était
destinée ä sonner aux enterrements des personnes dislinguées.
J’ai ajouté qu’encore que cette sonnerie soit une des principales
cérémonies des funérailles dans Téglise romaine, les anciens
s’abstenaient de sonner dans les occasions de deuil; qu’on voit
des restes de cet usage antique le vendredi saint, qu’on fait taire
toules les cloches. Vous savez que ce jour-la le rituel veut aussi
qu’il n’y ait poinl de messe : cela donna lieu, quelques années
apres la Réformatiou, a une petite malice que Ton fit aux pro-
testants de France, et par ou je vais finir ma leltre.
Environ Fan 1569, on trouva a Lyon, dans les fondements
d’une maison, une inscription faite par quelque singe de Nostra-
damus, qui disait : « Une telle année, un tel jour (mais marqué
un peu obscurément), la messe cessera. » Gette prophétie, dit-
on, réveilla Faltention des calvinistes. Elle semblait leur pro-
meltre que tout le royaume changerait de religion, mais leur
joie fut courte. Il se trouva que ce jour, désigné un peu énig-
matiquement, était un vendredi saint, auquel on doit s’abstenir
de dire la messe, comme de sonner les cloches. Elles se firent
entendre bientöt apres, et réveillérent par leur son la messe qui
n’était qu endormie.
* Benoit, Histoire de VEdit de Nantes, tome V, p. 754.
T, IL
18
RECHERCHES SUR LES HORLOGES D’ÉGLISE.
(Hoiioges des ancieiis. — Oui a iiiveiilé les mödernes, Pacificus, Gerbert, oii quelque per-
sonnage poslérieur? — La bougie de sainl Louis. — Les horloges d’égiise remonleiil au
plus ä Alberl le Grand, 1280. — Devises des appareils a mesurer le temps.)
{Journal Helvétique, Février 1751.)
J’avais presque oublié, Monsieur,, la demande que vous
m’aviez faite de vous entretenir des horloges d’église ; mais une
circonstance récente m’en a rafraichi la mémoire. En réparant
notre grande église, nous lui avons donné une horloge neuve,
iravaillée par un trés-hahile arliste. Des qu’elle a été mise en
mouvement, elle m’a rappelé ce que je vous avais promis. En
sonnant les heures, elle m’a averli qu’il était temps de m’ac-
quitter de ma viellle dette : chaque coup de cloche semhlait me
reprocher ma négllgence.
J’ai parlé cl-devant des machines des anciens pour mesurer
le temps, particuliérement de leurs clepsydres, en décrivant
l’inscription relative a une horloge trouvée ä Taloire en Savoie *.
En rapportant cette inscription, des journalistes se sont fait cette
dilficulté, savoir que Tinscription est du troisiéme ou du qua-
triéme siécle pour le plus tard, et que Tahhaye de Taloire n’a
été fondée qiéau onziéme : auparavant ce lieu n’élait guére ha-
hité; mais on peut aisément la résoudre en supposant que ce
marhre a été apporté d’ailleurs, et que ce n’est point a Taloire
que Blaesius avait élahli cette horloge. A quelques lieues de lä
est un village appelé Ånnecy-le-Yieux, qui était autrefois un
hon hourg habité par les Romains depuis fort longtemps, et qui
^ Journal Helvéfique, mai 1739, p. 400;Mémofmde Trévoux^ ^any . 1742,
p. 149; Mercure de France, décembrc 1742, p. 2590. — Ci-dessus, lome I,
p. 191 et suiv.
275
commen^ait ä se ruiner au dixiéme ou onziéme siécle. Ålors la
pierre a pu étre tirée de la, el encliåssée dans le mur de Teglise
que Fon båtissaii a Taloire.
Cassiodore nous apprend que Théodoric, roi dltalie, envoya,
Fan 490, deux horloges a Gondebaiid roi de Bourgogne. Ges
princes étaient liés dhntérét. Sigismond, fds de Gondebaud, avait
épousé la fille du roi dllalie. Il y a apparence qu’a Foccasion de
ce mariage, Gondebaud avait fait le voyage de Rome, et qiFil y
vit des horloges curieuses, qui lui donnérent dans la vue. A son
retour, Théodoric lui en envoya deux, comme iine grande ra-
reté, inconnue en de^a des Älpes. Il les accompagna d’une let-
tre ou il lui dit quil est bon quil ait dans son paijs une curiosité
qui Va frappé dans la ville de RomeV Une de ces horloges était
une clepsydre, qui avait quelque chose de singulier. Uautre
pouvait étre un cadran solaire ingénieusement inventé. Théo-^
doric envoya ces machines par des gens qui en connaissaient
Fusage , et qui devaient les placer convenablement dans les
lieux qu’on leur assigderait.
Les anciens connaissaient une espéce åliorloge de nuit (ainsi
nommée par opposition aux cadrans solaires, qui ne servent
que de jour) dont nous ignorons la construction. Yitruve (liv. IX,
ch. ix) dit que cette machine jetait des cailloux qui faisaient du
bruit en tombant dans un bassin d’airain. Le roi de Perse en
envoya une de ce genre a Charlemagne. Åimoin , qui Fa dé-
crite, dit que c'était une clepsydre qui sonnait les heures en fai-
sanl tomber de temps en temps des boules de cuivre dans un
bassin de méme métal. Mais le nombre des heures n’était pas
désigné par cette sonnerie comme dans nos horloges sonnantes,
car ii ny avait que douze boules de cuivre , et il faut soixante-
dix-huit coups pour sonner les douze heures les unes apres les
autres.
On voit aussi dans une lettre du pape Etienne II au roi Pepin
* Habeatis in vestrå patriå quod aliquando vidistis in eivitate Romana.
Cassiod, epist. 46.
276
(dans le code Carolin), que ce pontife avait envoyé en France une
horloge de nuil'; mais comme elle n’est point décrite , on ne
peut pas dire précisément ce que c’était.
Malgré Topinion commune, qui aitribue Tinvention des hor-
loges a roues a Gerbert , qui devint pape en 999, sous le nom
de Sylvestre II, Ughelli et Maffei veulent en faire honneur a un
archidiacre de Yérone, nommé Pacificus, qui naquit en 778 et
mourut en 846, et se trouvait ainsi presque contemporain de
Charlemagne. Son épilaphe dit qu’avant hii on n’avait point
vu d’horloge de nuit , et qu’il en a été rinventeur. »
Horologium nocturnum nullus ante viderat,
Et invenit argumentum, et primus fundaverat.
Maffei dit que cela ne doit pas s’entendre des horloges d’eau ,
qui étaient connues des anciens , et dont Tusage avait continué
dans la suite. Il en conclut qu’il y a apparence que Thorloge
qu’inventa Pacificus était de métal, ä roues et a contre-poids ^
Gette conclusion est un peu hasardée : Tarcbidiacre véronais
inventa peut-étre quelque horloge d’eau un peu différente des
autres clepsydres. En voila assez pour donner lieu a 1’épitaphe ;
il ne faut pas prendre t rop h la lettre ces inscriplions lapidaires,
elles sont fort sujettes a exagérer, et il y a ordinairement beau-
coup a en rabattre.
Il y a lieu d’étre surpris qu’on ait tardé si longlemps a trouver
nos horloges a roues , puisque Ton en a déja Téquivalent dans
Yitruve (livre X, chap. xiv). Il parle d’uiie inachine par le moyen
de laquelle on peut savoir en allant en carrosse , mais surtout
dans un bateau, combien on a fait de chemin; elle est toute
composée de roues et de pignons , comme nos borloges. Il les
appelle des ty^npans^ et ajoute quun de ces tympans pourra
faire 1 omber pcriodiquement des cailloux qui, par le bruit qu’ils
feront , marqueront le nombre de milb s qu’on aura faits sur
*■ Matfei, Verona iUustrata, part. II, p. 31. — Ughelli, Italia sacra, t. V,
page 710.
277
Feau. l/idée de nos horloges se Irouve en gernie dans celte
machine. Les roues et les pignons, qui mesurent le chemin,
peuventde méme mesurer le temps, par la proportion des pro-
gressions que les roues et les pignons ont les imes avec les
autres , et qui est toujours certaine. La machine de Vitruve
avait encore une roue avec des trous, pour faire tomber de
petites pierres. Yoila qui peut aussi avoir conduil a la roue de
compte des liorloges sonnantes. Comment donc les anciens ne
se sont-ils pas avisés d’appliquer aux horloges leur industrieuse
machine pour mesurer le chemin?
Ge n’est cependant qu’un millier d’années plus tard que, selon
le sentiment le plus général, Gerbert aurait inventé les horloges.
Dithmar, historien dece temps-la, remarque comme une curio-
sité merveilleuse que Gerbert, qui élait malhématicien , étant k
la cour de 1’empereur Olhon III, construisit une horloge dans
la ville de Magdebourg. Il est vrai que Tabbé Le Beuf parait
douter que ce fut réelleraent la une horloge a roues; il dit qu’il
alu le traité manuscritde Gerbert sur les horloges solaires, ou
il n’est fait aucune mention de cette sorte d’horloge. Ce qui
tend a faire croire qu’il ne s^agissait en effet que d’im cadran
solaire , c’est que Dithmar ajoute « que , pour rendre son hor-
loge juste , il obsorva au travers d’un tuyau une certaine étoile
qui sert de guide aux matelots h Ce qui signifie que Gerbert ,
voulant faire un cadran qui fut juste pour la latitude de Magde-
bourg, commenQa par s’assurer de hélövation du pöle, en pre-
nant la hauteur de Tétoile polaire. Dans un siécle d’ignorance et
de barbarie comme celui-la , il suffisait de savoir tracer un ca-
dran pour étre regardé comme un homme extraordinaire.
On fait une autre objection contre Topinion qui attribue ä
Gerbert le secret des horloges, c’ est que s’il avait été des lors
inventé , il aurait du étre beauconp plus connu qu’il ne le fut
dans les siécles suivants. Par quelle fatalité aurait-on laissé
' Horologium fecit, illud recte constituens, consideratå per fistulam qua-
dam Stella, nautarum duce. Dithmari Ep. Merseb. Chronic. lib. VI.
278
tomber une machine si admirable el si utile? Commenl son
iisage et la maniére de la construire ne se seraienl-ils pas con-
servés chez quelqu’un des disciples de ce Gerbert, parvenu a
une si liaute Fortune? Si cet ingénieux secret avait été connu
au treiziéme siécle, saint Louis ne Taurait-il pas préféré ä la
bougie allumée, dont il se servait pour mesurer la durée du
temps, et regler ses lectures pendant la nuit?
Il est effeclivemenl bien surprenant que saint Louis fut ré-
duit ä mesurer ses lectures de nuit par la durée de ses bougies.
Mais n’en déplaise aux bénédictins auteurs de VHistoire liltéraire
de la France^ qui nous rapportent ce fait (tome VI, p. 609),
cet argument prouve trop. On pourrait également s’en servir
pour prélendre qu’alors les clepsydres n’étaient pas encore in-
ventées. Cet usage de saint Louis pouvait étre fondé sur quelque
circonstance particuliére que nous ignorons. Mais ce que nous
savons bien , c’est que le régne de ce prince était un temps
d’ignorance et de barbarie ; les beaux-arts étaient tout ä fait
tombés; la fureur des croisades faisait également tomber les
Sciences et Tindustrie des arlistes.
Nous ne ferons donc pas mal de suspendre notre jugement,
ou d^adopler 1’avis du Cardinal Bona, qui, apres avoir, dans son
livre de Divinä psalmodiå, cbap. iii, savamment traité des diffé-
rentes sortes ddiorloges et de leurs inventeurs , conclut en di-
sant , avec Polydore Virgile , qu’on rie sait pas bien qui est le
premier qui a fait cette decouverte.
Quant aux grandes horloges d^église , on ne saurait les faire
remonter plus haut qu’au temps d’Albert le Grand, qui mourut
Tan 1280. D’autres les fonl commencer seulement sur la fin du
siécle suivant, environ Tan 1370. L7iorloge du Palais est la
premiére grosse horloge qui ait été faite a Paris, et elle est ä
peu prés de cette date ; Charles VI fit venir d’Allemagne Henri
de Yio pour la faire.
• Yous savez , Monsieur, que les plus fameuses horloges de ce
genre sont celles de Lyon et de Strasbourg ; elles sont exlré-
279
memenl composées, et, par cela méme, elles ne doivent pas
étre fort anciennes. La diversité de leurs mouvements et de
leurs figures indique c|ii’elles ne sont pas ies premiéres pro-
ductions de cette sorle d’horloges. On y voit un coq bättre des
ailes et annoncer, en chantant, Fheure qui va sonner; Fange
ouvre la porte et salue la sainte Yierge; le St-Esprit descend
sur elle, et le Pére éternel la bénit.
Pour mettre ici du contraste, je vais vous décrire une bpr-
loge d^église qui mérite votre attention , par un endroit directe-
ment opposé, je veux dire par sa grande simplicité. Un curieux,
qui entend fort bien la mécanique, m’a rapporté qu’il avait vu
autrefois en Suisse une horloge d’église , qu’il avait admirée
pour sa singularité ; il me sernble qiFil m’a dit que Uétait au
village de Pouilly, prés d’Echallens. Un paysan fort industrieux,
voyant qiFun ruisseau baigne les murailles du temple , imagina
d’en faire le principe du mouvement d’une horloge; il fit entrer
cette eau dans une espéce de réservoir, ou* a la faveur d’une
grille fort serrée , Feau n’entrait que fort claire. De ce réservoir
ou bassin, il se ménagea une petite cbute d’eau par un trou,
qui faisait tourner une roue qui répondait a la roue de rencontre
d'une horloge ordinaire. Par le moyen d’un rouage trés-simple,
cette eau faisait tourner d’une maniére fort juste Faiguille d\m
cadran placé au haut de Féglise ; on comprend bien que cette
horloge ne se remontait jamais. Cette eau ne manquait point en
été, et avait Favantage de ne pas geler en hiver, parce qu’elle
venait d’une source chaude. Voila une horloge qui tenait de la
maniére des anciens et de celle des mödernes ; elle était horloge
d’eau et horloge a roues. Je ne puis pas vaus dire si elle se voit
encore aujourd’hui.
En vous parlant de Fhorloge du Palais de Paris, j’ai oublié
de vous dire qu on y lit ce- vers latin :
Sacra Themis leges ut pendula dirigit horas.
La justice administrée dans le palais régle notre conduite, cornme
cette horloge régle les lieures.
280
Le mal est que cette horloge, qui est fort vieille, se dérange
souvent ; ce qui a doniié lieu au proverbe de Paris : Cela va
comme Vliorloge dupalais. Les plaisants disent malignemenl que
c’est ce qui rend la comparaison plus juste de cette horloge avec
le barreau.
Je sais , Monsieur, que vous aimez les devises ingénieuses.
J’en vais joindre ici deux ou Irois qui ont rapport aux horloges ;
peut-étre s’en trouvera-t-il quelqu’une de votre gout.
Un auteur, pour nous marquer qu il faut un exercice conti-
nuel a Tesprit, nous présente une horloge a roues avec ce mot
de Virgile :
Mobilitate viget * .
Le mouvement est ce qui la maintient.
Pour donner une image de la conduite d’un prince qui doit
agir par des principes cachés, quoique ses actions soient publi-
ques , on a représenté un cadran ou une montre d’horloge avec
cette devise :
Motibus arcanis.
Tout est conduit par de secrets r essorts.
On voit aussi quelquefois sur les cadrans solaires des devises
fort ingénieuses, et il me semble que c’est la leur véritable
place, plutöt que sur aucune aulre sorte d’horloges. En voici
une des plus sérieuses , que j’ai vue a Londres :
Pereunt et imputantur.
Les heures passent, mais elles sont sur notre compte.
Elle est dans riiötel qu’habitent les jeunes jurisconsultes.
Comme ces Messieurs vivent dans un tumulte perpétuel d’affaires
et de plaisirs , rien de plus a propos que de les engager a faire
cette réflexion morale, lorsqu ils veulent sinstruire sur ce cadran
de rheure qu’il est.
» Enéide, liv. IV, v. 174.
281
On voit des cadrans qu’on appelle d la capucine ; ce n’est
pas 1’ombre qui indique les heures, au contraire, c est im rayon
du soleil qui passe par un trou au travers d’une lame percée.
Ces cadrans se font ordinairement dans une galerie qui est ä
Tombre. Yoici comment l’abbé Plucbe les décrit : « On ne s’en
est pas tenu a 1’ombre d’un style pour indiquer les heures, dit-il,
on a aussi employé pour cela un rayon de lumiére. On le fait
passer au travers d’une masse d’ombre, pour en faire mieux
sentir Teclat. Ge noir environnant fait quil frappe davantage. »
Voici des vers que j’ai lus dans un couvent de capucins sur un
de ces cadrans :
Pourquoi, sur ce cadran solaire,
Ne voit-on point lombre ordinaire ?
C’est que, consacrant dans ce lieu
Tout notre temps å louer Dieu,
Il faut pour le marquer, la plus noble maniére :
C’est d’emprunter du ciel un rayon de lumiére.
Il y a une autre sorle de cadrans solaires plus ingénieux en-
core, ou le rayon qui indique les heures n’est pas direct, mais
réflécbi par le moyen d’un petit miroir posé sur la tablette d’une
fenétre ou on le fixe. Les heures sont marquées dans le plafond
d’une chambre, ou sur le mur d’une galerie. Le pere Magnan
en construisit autrefois un de cette espéce a Rome , chez un
Cardinal , et il y mit ces beaux vers latins :
iEmula naturse manus hsec depingere cselos
Tentavit; solem pingere non potuit;
Ne tamen inceptis desisteret ausibus, en sol,
Seque, suumque suo lumine'pingit iter.
Une main hardie voulant imiter les merveilles de la nature, a tenté
de représenter ici les mouvements célestes. Pour le soleil, elle na pu le
peindre. Cependant pour ne pas se désister tout å fait de son entreprise,
elle fait voir ici le cours du soleil par le moyen de son image.
Loubliais d’avertir qu’oulre les heures, ce cadran curieux
282
niarquail encore les solstices , les équinoxes et peut-étre les
douze signes du zodiaque.
Quoique vous ayez du gout pour les vers latins marqués au
bon coin, je sais, Monsieur, que vous ainaez encore mieux la
bonne poésie fran^aise. Voici comment un poéte möderne a
décrit les différentes sortes ddiorloges qui ont été en usage :
les cadrans solaires, les clepsydres, enfin les horloges a roues:
Jadis le sable et Tonde, å 1’art obéissants,
Par un flux combiné comptaient seuls les instants.
L’homme dans leur usage é]3rouvant trop d’obstacles,
Pour répondre ä ses voeux cherclia d’autres oracles :
Il sut forcer Phoebus d’accorder ses rayons,
Avec un plan tracé sur de justes crayons,
Ou d’un style élevé sur des lignes savantes,
L’ombre'nomme en fuyant, les heures différentes.
Mais la nuit de son voile enveloppant les airs,
Dans le niéme chaos replongeait 1’univers ;
L’art fut encore vainqueur de son ombre perlide :
Qui peut lui résister quand Minerve le guide ?
Ici le poéte décrivait les horloges a roues ; mais il est temps
de fmir. Vous savez qu’on donnait autrefois aux avocats et aux
orateurs des clepsydres pour mesurer la durée de leurs discours;
des qu’elles étaient écoulées, ils devaient nécessairement fmir.
La mienne fest aussi, et je m’arréte lout court.
Je suis , etc.
283
IX
REGHERCHES SUR LE VERRE ET LES ANCIENS VITRAUX
D’ÉGLISE.
(Le verre cliez les aucieiis. — Un passage de saint Paul. — Grosses verreries d’Allemagiie ;
et Gcntilshomraes verriers en France. — Les glaces. — Vitraux d’égiise au sixiéme
siécle. — Vitraux peints au douziéme siécle: ceux de Tergau ou Gonda en llollande.
— Commcnt on doil éclairer les églises.)
{Journal Helvétique, Mars 1751.)
J’aborde mainlenant , Monsieur, la troisiéme des quesiions
que vous m’avez posées a Toccasion de la cathédrale de Geneve,
et je rechercherai quand on a commencé a fermer avec du verre
les fenétres des temples, et quand on s’est avisé de colorer le
verre, et d’orner ces vitres de diverses figures.
Remontons d’abord ä la preniiére origine du verre. Sa dé-
couverte est diversement racontée , mals on s’accorde en ce
point que le verre s’est offert de lui-méme ä des gens qui ne le
chercbaient pas.
Pline dit que des marchands ayant abordé sur les cotes de la
Phénicie, voulurent faire leur cuisine sur les bords du fleuve
Belus. Ne trouvant point de pierres pour élever leurs trépieds,
ils s’avisérent d’y suppléer par des morceaux de nitre, dont leur
navire était cliargé; ils y joignirent du sable, qu’ils ramassérent
sur le rivage, et construisirent une espéce de foyer. Ges ma-
liéres, écbauffées par le feu , s’étant fondues , les marchands vi-
rent avec étonnement couler une liqueur luisante, qui se durcit
apres que la chaleur fut passée ' . On croit que cette déccuverte
est d’environ mille ans avant la venue de Jésus-Ghrist.
Je crains bien , Monsieur, que cette histoire ne vous paraisse
‘ Pline, Hist. natur. liv. XXXVI. chap. 26.
284
un peu siispecte. Yous trouverez sans doute que , pour obliger
le verre a se manifesler, il faut un feu plus violent que celui
d’une mauvaise cuisine en pleine campagne. Il me semble donc
qu’il serait mieux de raisonner sur la découverte du verre coinme
sur celle des métaux. On convient que c’est rembrasement for-
tuit de quelques foréts qui fit connaitre les mines; en consé-
quence de cet accidenl, on vit couler de petits ruisseaux de fer
et de cuivre. Un semblable embrasement doit avoir aussi fait
apercevoir le verre. La vitrification de certains corps terreux est
Teffet naturel d’un feu violent. Les cbimistes arabes ont appelé
Tor le fils du soleil , et le verre le fls du feu.
Apres cette premiére indication de la nature , les Iiommes
ont perfectionné peu a peu Fart de la verrerie; on fait honneur
aux Egyptiens de s’élre distingués les premiers dans cet art.
Le verre élait peu connu a Rome dans les anciens temps. Son
premier usage fut pour des vases qui servaient a boire. Pendant
plusieurs années , on se contenla de faire des bouteilles , des
tasses ou des gobelets. Ges vases n’étaient pas méme pour les
gens du commun : leur vaisselle était de terre , de bois ou de
corne.
Peu ä peu cette fabrique fit des progrés. On vit a Rome,
chez les personnes de qualilé, des vases de verre fort propres,
qui faisaient 1’ornement des buffets; on les tirait ordinairement
d’Egypte, et en particulier de la ville d’Alexandrie. Quelques
auteurs ont dit que les premiers étaient venus de FEtrurie.
(( Sous Fempire de Néron , dit Pline , on commen^a a faire
des vases et des coupes de verre blanc , d’une grande transpa-
rence , et qui imitaient parfaitement le cristal de roche. Ges
vases , qui se liraient ordinairement de FEgypte , étaient fort
estimés et aclietés fort cher par les grands. »
Les anciens avaient aussi des miroirs de verre, et Fon donne
a la ville de Sidon la gloire de cette invention ; ils employaient
aussi le verre dans les cérémonies funébres. On trouve , dans
les tombeaux des Romains , des urnes lacrimales *, ce sont de
285
petils vases ordinairement de verre , dans lesquels ils ramas-
saient, dit-on, les larmes répandues pour les morts, et quils
avaient soin de renfermer dans leurs tomheaux. Ils faisaient
méme quelquefois des urnes sépulcraies de verre pour y ren-
fermer les cendres des morts ; on en conserve une de ce genre
a Paris , dans le cabinet de sainte Geneviéve. Un vojageur, qui
Ta examinée, m’a dit que toute la différence qu’il y a de ce verre
au nötre, c’est qu’il est un peu moins transparent. Il n’en faut
pas étre surpris: nous voyons, par expérience, que les cloches
de verre qui ont servi quelques années a couvrir nos melons.,
deviennent ä demi opaques, et par cela méme inutiles. Une sin-
gularité plus remarquable, dans rurne de sainte Geneviéve, c’est
que le verre est coloré de différentes nuances verles, en maniére
de veines, mais leur vieillesse seule pourrait bien y avoir mis
ces teintes. ♦
S’il fallait prouver que le verre des anciens élait tout a fait
semblable au nötre , je n’y serais pas embarrassé. Je vous cite-
rais d’abord un vers de Yirgile , qui compare leur verre a 1’eaii
pour la couleur ; le voila donc comme le nötre pour la transpa-
rence. Je crois. Monsieur, que vous me dispensez de prouver
qu'il en avalt aussi la fragilité. Gependant, pour faire tant soit peu
parade d’érudition , je vous rappellerai un passage d’Horace , ou
il applique la fragilité du verre a la faiblesse des femmes. Publius
Syrius, autre poéte, donne la méme qualité a la fortune, for-
luna vitrea^ dit-il. Pour le petit conte que Ton fait de leur verre
malléable, vous voudrez bien que nous le renvoyions au pays des
fables.
On serait presque tenté d’en dire autantdu magnifique tbéåtre
de verre de Marcus Scaurus, beau-fils de Sylla. Pline nous dit
qu’un des étages était entiérement incrusté d’une mosaique de
verre, magnificence inconnue jusqu^alors. Quelques auteurs ont
aussi fait mention de cerlaines sphéres de verre fort ingénieuses,
qui avaient paru dans les bibliothéques des anciens.
Si Ton avait porté cet art si loin sous les premiers empereurs
286
romains , avouez , Monsieur, qu’il est surprenant qu’on ne se
fut point avisé (Femployer le verre ä un usage beaucoup plus
simple, et en méme temps beaucoup plus nécessaire, je veux
dire a avoir des vitres. Cependant il y a une remarque a faire
lä* dessus, qui doit diminuer notre surprise. Il ne doit pas étre
fort élonnant que les anciens aient ignoré la maniére de fermer
leurs fenétres avec du verre : les Orientaux , chez qui tous les
arls ont pris naissance, habitaient un pays fort chaud, et ou cette
précaution n’élait pas aussi nécessaire que dans notre climat;
ils cberchaient plutöt ä faire entrer Fair et le vent dans leurs
maisons quä lui en fermer Kentrée: les- grillages de bois appe-
\és jalousies^ ont paru ce qui convenait le mieux, eny joignant
des rideaux. Encore aujourddiui, dans tout TOrient, Tltalie et
TEspagne, les maisons ne sont garanlies que par ces jalousies
pendant Tété, et quand la saison devient mauvaise, on a recours
ä des chåssis de papier ou de toile, que Ton met par-dessus.
Dans la Turqiiie asiatique et la Chine, on ajoute, dans le besoin,
aux (reillis, des élolfes fmes enduites d’une cire luisante. C’est
donc proprement dans les pays sujets aux vents froids, ä la
gelée et aux brouillards, que Ton a jugé nécessaire de fermer
les fenétres avec une matiére impénétrable aux injures de Fair,
et qui iFinterceptål point la lumiére.
Cependant, Monsieur, apres cette petite apologie des anciens,
sur ce qiFayant connu le verre ils n’ont pas su Fappliquer ä leurs
fenétres, il faut convenir de bonne foi qiFils ont manqué d’in-
dustrie ä cet égard. En voici la preuve: c’est que les Romains,
quand le luxe commen^a ä s’introduire chez eux, chercbérent
quelque chose d’équivalent au verre, pour garantir leurs appar-
tements des injures de Fair; ils se servirent pour cela d\me
matiére fort inférieure ä nos vitres, qu’ils appelaient pterre spé-
culaire.
Il parait, par un passage de Sénéque, que cette invention
avait commencé ä peu prés de son temps. « N’a-t-on pas trouvé
de nos jours quelque chose de nouveau, dit-il, comme Fusage
287
des pierres spéculaires, qiii transmettent la lumiére dans nos
appartements ^ ? »
On demande ce que c’était que celte pierre spéculaire. Il pa~
rail que c’était une pierre assez transparente, qui se fendail en
feuilles ininces. Quelques auteurs ont cru que c’était une sorte
de marbre transparent. Félibien, dans son Traité tf architeclure^
dit qu’en Gréce* et presque dans toul TOrient, on trouve une
sorte de marbre blanc qui a beaucoup de transparence, que Fon
en mettait autrefois aux fenétres des bains, des étuves, et des
autres lieux ou Fon ne voulait pas que le veni et la pluie pus-
sent entrer. Il cite un auteur möderne qui avait vu une église ä
Florence dont les fenétres en étaieirt encore garnies
D’autres croient que cette pierre spéculaire était Falbåtre. Le
pére de Montfaucon dit, dans son Voyage littéraire, qu’il y a a
Florence, dans Féglise de St-Minias, des fenétres ou, au lieu de
carreaux de vitres, il y a des lables d’albåtre, dont chacune
forme une fenétre de prés de quinze pieds de baut, a travers
desquelles Féglise est éclairée. Il me semble que ces deux auto-
rités pourraient bien se réduire a une; il y a lieu de soupgonner
que le marbre de Félibien n’est autre chose que Falbåtre du pére
Montfaucon.
Mais le sentiment le plus vraisemblable , c’est que la pierre
spéculaire des anciens n’était autre cbose que le talc^ non pas
tel qu'on le trouve dans la plupart des carriéres d’aujourd’hui ,
mais un talc plus blanc et plus transparent, que les Mosco vites
trouvent en grande quantilé dans leur pays. G’est la ce qui te-
nait lieu de glaces aux litiéres couvertes des dames romaines.
Un habile critique a su employer cette pierre transparente
des anciens, pour répandre dela lumiére sur un passage de saint
Paul , ou il y avait quelque obscurité. « Nous ne voyons main»
^ Quaedam nostra demum prodiisse memoria scimus, ut speculatorium
iisum perlucente testa darum transmittentium lumen.
• Architecture de Félibien, p. 56.
288
tenant que comme dans un miroir, et imparfailement, dit cet
apötre \ »
Vous apercevez bien , Monsieur, que cette comparaison n’est
pas propre a nous faire sentir Timperfection de nos connais-
sances, dont il s'agit dans cet endroit. Les anciens avaient déja
des iniroirs qui leur représentaient assez fidélement ies objets.
Saint l\iul a voulu dire plutöl que, dans cette vie, nous ne
voyons que Tombre des biens a venir, que ce qu’on nous en
laisse enlrevoir n’ost qu’un léger crayon. Il est vrai que les ob-
jels réflécliis sur un miroir ne sont pas vus d’une maniére aussi
parfaite que quand on les voit immédiatement et qu’on les con-
sidére eux-ménies, mais les iniroirs ont un grand avantage sur
les ombres et sur les figures. Les simples ombres ne nous font
voir ni les traits particuliers, ni les couleurs différentes des ob-
jets que nous voudrions connailre ; il n’y a que la peinlure qui
puisse les rendre exaclement. Mais les iniroirs, a cet égard,
renchérissent encore sur la peinture. Un tableau ne représente
les objets que dans un certain point de vue. La peinture les
saisit dans un certain état, dans une attitude lixe; elle ne sau-
rait faire voir les différents mouvemenls d’une personne, et c’est
ce qu’on trouve de plus dans les miroirs; on n’y voit pas seulement
Tobjet, on s’y voit vivant, animé, agissant. Un miroir est donc
une peinture des plus parfailes, et, par conséquent, saint Paul
n’a point du employer cetle image pour nous donner une idée
de Fimperfection de nos connaissances. Ge que Ton voit dans un
miroii’ se voit presque aussi distinctement que ce qu’on regarde
d’une maniére immédiate.
M. Boos, professeur a Franeker, et fort savant dans la lan-
gue grecque, a soupconné qifil faut traduire ce passage autre-
ment que n’ont fait la plupart des versions. Le mot de Toriginal
signifie bien quelquefois un miroir, comme dans la seconde aux
Gorintbiens, cbap. in, v. 18 ^ mais il signifie aussi quelquefois
^ 1 Cor. XIII, 12. Virknms 7itmc per speculum VI (jcnigmate. (Vu\g.)
2 Ka,T&7rTpi'Cou.sv&i.
289
ce qui tenail lieu de vitres aux anciens, ces pierres spéculaires
dont je viens de parler, et qui n’étaient que médiocrement trans-
parentes. De quelque nature que fussent ces pierres, elles ne
pouvaient qu’affaibiir considérablement la lumiére. Il est aisé de
concevoir que ce qu’on regarde de loin, et au travers d’un corps
qui n’est pas parfaitement diapbane, ne se distingue pas, ä
beaucoup prés, aussi clairement que quand Fobjet est procbe,
et qiFon le voit sans Finterposition d’aucun corps.
La suite du verset confirme cette explication nouvelie : Nom
voyons å présent d\me maniére obscure ou émgmatiquement^ »
corame il y a dans Foriginal, et que saint Paul oppose a cc voir de
prés et face å face. » Le sens est donc que, pendant que nous
sommes sur la terre, les choses divines, les grands objets de la
religion, ont encore quelque obscurité pour nous: nous ne con-
naissons Dieu et ses perfections infinies que dbine maniére fort
imparfaite. Dans cette vie, nous apercevons la divinité au travers
des ouvrages de la nature; c^est voir FÉtre supréme un peu
confusément et dans Féloignement. Dans la vie ä venir, nous
verrons Dieu face ä face.
Quand M. Boos eut trouvé cette nouvelie explication, il la
communiqua a un de ses amis, qui lui fit une réponse fort in-
génieuse, quoiqu^elle roule sur un petit jeu de mots. « G’est
quelque cbose de singolier, lui dit-il, qu’eo obscurcissant le
terme de Foriginal, et le rendant moins clair, vous ayez trouvé
le secret d’éclaircir beureiisement ce passage. »
II est bon de vous faire remarquer. Monsieur, que notre der-
niére version de Genéve, imprimée en 1726, a bien rendu la
peiisée de Fapötre: « Présentement nous voyons les choses con-~
fusément et comme par un verre obscur. » La version de Berlin,
si estiniée d’ailleurs, a manqué cet endroit, et y a laissé le m^-
roir. Il est vrai que M. de Beausobre, dans ses Remarques pos-
thumes, imprimées en 1742, a cbangé de sentiment; il se dé-
clare pour Fexplication du professeiir de Franeker.
Je me Hatte, Monsieur, que vous me passerez cette digres»
19
T. II.
290
sion; ici Taccessoire vaut mieux que le principal. Vous agréerez
encore, s’il vous plait, qu'avant que de venir aux vitres des
églises, noiis tåcliions de découvrir de quel siécle est Tinvention
des vitres en général.
Il faut chercher 1’invention des vitres dans les pays froids, ou
elles étaient plus nécessaires qu’ailleurs. La plupart des auteurs
qui ont écrit sur cette matiére, en font honneur aux Allemands.
Ce qu’il j a au moins de certain , c est qu’il faut chercher chez
ce peuple industrieux les premiers établissements des verreries
ä vitres, qu’on appelle grosses verreries. Ce sont eux qui ont rendu
cornmun et mis a la mode, dans toute TEurope, 1’usage des
vitres. On prétend que les Frangais ont commencé assez tard ä
s’en servir : il parait au moins que les établissements des grosses
verreries en France ne sont que du treiziéme siécle. Ge ful dans
la Normandie qu’ils commencérent : on accorda de grands pri-
viléges aux entrepreneurs, qui étaient des principales familles
de la province. Les ducs de Normandie, et, apres eux, les rois
de France, ont jugé a propos que cet ouvrage ne fut pas incom-
patible avec la noblesse , et vous savez qu’il y a encore aujour-
d’bui en France qiianlité de gentilshommes verriers : leur nais-
sance ne souffre point de ce travail. — L^empereur Tbéodose avait
déja encouragé les ouvriers ä verre , en les exemptant des char-
ges publiques, dans le deuxiéme livre de son code. Cette exeinp-
tion leur fut confirmée par tous les souverains qui , des débris
de Tempire romain , composérent dans la suite diverses monar-
cbies.
Des qu'on eut trouvé dans les pays froids Tart de faire des
vitres, cette invention amena bienlöt celle des glaces de miroir.
Les Yénitiens sont parvenus les premiers a en faire d’une blan-
cbeur parfaite. Gette industrieuse fabrique mérite bien que nous
en disions un mot en passant. G’esl dans cette ville qu on trouva
le secret de faire des glaces d’un beau poli, qui avaient jusqu’a
cinquante pouces de hauteur. Mais il faut convenir que la France
a porté cet art a un degré de perfection oii Tltalie n’a jamais
291
pu atteindre. On sait aujoard’hui que les glaces de St-Gobin ,
prés de Laon, ont jusqu’a 120 pouces de hauleur. Le procédé
en est tout différent et plus simple, car au lieu de les souffler,
comme celles de Venise, on les coule sur une table de fonte.
L'abbé Pluche a donné un mémoire fort circonstancié et fort
exact de cette fabrique des glaces de St-Gobin, a la fin du tome
VII de son Spectade de la nature. Il est bon d ecrire fort en dé-
tail les procédés des artistes : cette précaution peut empécher les
arts de se perdre; c’est aussi un moyen de les perfectionner.
On s’est plaint que le Dictionnaire des arts n’a exécuté ce plan
que d’une maniére fort imparfaite. Plusieurs secrets des anciens
se sont perdus, faute d’avoir été rapportés dans quelqu’un de
leurs ouvrages.
Pour revenir a Tinvention des vitres, il est fort difficile d’en
fixer Fépoque ; mais je la crois beaucoup plus ancienne qu’on
ne la fait ordinairement. Il me semble d’avoir lu dans Thistorien
Vopiscus , qui vivait dans le troisiéme siécle , que Tempereur
Aurélien fit fermer avec des vitres plusieurs appartements de son
palais.
Je n’ai pas présentement cet auteur sous ma main , mais voici
quelque chose de plus précis : c’est un passage deLactance qui
prouve que de son temps on connaissait déja les vi tres. Cet au-
teur voulant expliquer la vision, dit que c’est proprement notre
åme qui voit les objets; « elle les regarde, a travers de Tceil,
ajoute-t-il, comme nous voyons a travers la vitre de notre
chambre ce qui se passe au dehors » On a un passage de
saint Jéröme qui est aussi formel, mais que je ne rapporte pas,
parce qu il ne prouve que pour le cinquiéme siécle.
Il est fait mention de vitres d’églises a peu prés a cette date.
Grégoire de Tours parle déja de vitres cassées. G’est dans son
livre sur les miracles. Il dit dans le chapitre xiii qu’un parti de
soldats ennemis entrérent dans Téglise de Saint- Julien-de-Brioude,
^ Mens per oculos ea quae sunt opposita transpicit, quasi per fenestras
lucente vitro, aut speculari lapido obductas. De opificio Dei.
292
,DU tous les liabilants s’étaient relirés avec leiirs elfels. « Avant
Irouvé la porte fermée, dit riiistorien , un de ces soldats cassa
la vitre d’une fenétre dei riére rautel, et ctaut entré par la dans
réglise, il alla oiivrir les jjortes aux aiilres \ » La dale est du
sixiéine siécle, car riiistorien parle des Iroupes de Tliéodoric,
roi d’Austrasie, fils du grand Clovis, et il doitélre croyable sur
ce fait, puisqu’il vivail dans le inéme siécle.
\.e méine Grégoire de Tours nous dit encore dans leP‘‘livre
de la Gloire des 3Iarlyrs, qu’un voleur einporla les vitres d’une
église de la Touraine, et il nous apprend mcine, que, dans ces
vitres, les carreaux de verre élaient encbåssés dans du bois
Ils n’avaient [las encore iinaginé d’empio}er le plomb a cet
usage; niais ils n’y jierdaient rien, puisque nous-mémes avons
Irouvé a propos de rabandonner aujourddiui jiour revenir a leur
nianiére.
l.e poéte Fortunat, de la lin du sixiéme siécle, parle des
vilres de Fégbse de Paris, dans la description poélique qiéil a
faile de celle église.
Saint Ouen, évéque de Uouen, a donné la vie de saint Eloy,
dans laquelle il fail mention (Fun grand vitrage qui élail dans
Féglisc ou ce saint avait élé inbumé. Il écrivait ceci au sepliéme
siécle.
Peu de leinps aprés, les Anglais liren l venir des vitriers de
France, pour apprendre d’eux a feriner de verres les fenétres
de leurs églises. C’est ce que Fon voit dans Béde, el dans les
acles des évéques (FYork.
IFart de faire des vilrages pour les fenétres fut si fort perfec-
lionné dans la suite, qiFou ne s’en servil pas seulement pour
garanlir les églises des injures de Fair, mais encore pour les
orner. Cest ce qui parut par les peintures que Fon lil sur ces
vilres.
^ Uniis effractam in altari sancto fenestram vitream, ingredilur. Mirac.
lib. n, cap. 13.
^ Feneslras ex more hal)ens, qnce vitro lignis incluso dauduntur, cap. 59.
La date de ces vitres peintes est aussi iine des questions que
vous m’avez données a examiner. Il serait fort difficile de dire
précisément quand elles ont commencé, et qui en a été le pre-
mier inventeur. En voici la raison : c’est que ces sortes d’orne-
ments ont des commencements si grossiers et si imparfaits ,
qu’on ne s’est pas avisé de conserver la mémoire de celiii qui a
imaginé de Iravailler dans ce gout-la. Voici ce qui sesl passé a
cet égard.
Les andens ont eu de bonne heure le secret de peindre le
verre de dilférentes couleurs , et d’imiter assez bien la plupart
des pierres précieuses. Pline le dit en termes formels. Quand,
a leur imitation, on eut fait, dans les fourneaux des verreries, de
ces verres de couleur variées , on en prit quelques morceaux
qu on arrangea par compartiments , et que Ton employa ainsi
aux fenétres. On trouva que ces morceaux rangés de celte ma-
niére faisaient un effet assez agréable, mais c’était peu de cbose
que cet assemblage de piéces simplement colorées d’une ma-
niére uniforme : on peut appeler cela une trweline d" assez mau-
vais gout.
Les arts se perfectionnent insensiblement. On imagina dans
la suite qu’on pourrait représenter sur les vitres toutes sortes
de figures, et méme des histoires entiéres. On essaya d’abord
sur du verre blanc, en se servant de couleurs détrempées avec
la colle; mais on remarqua bientöt qu elles ne tenaientpas cootre
les injares de Tair. On chercha donc d’autres couleurs qui,
apres avoir été couchées sur le verre blanc , et méme sur celui
qui avait déja été coloré dans les verreries, pussent se parfondre
et s’incorporer avec le verre en les mettan t au feu. On y réussit
parfaitement, témoin les beaux ouvrages en ce genre que iious
voyons encore aiijourcrimi.
Ge que 1’on connait de* plus anden en matiére de vitres
peintes, ce sont celles que Suger, abbé de Saioi-Denis, fit fairc
a la cathédrale de Paris, il y a plus de six cents ans. Åu reste,
' 294
ces sortes d’ornernents n'élaieiil pas réservés aux églises, les
princes en décoraient aussi leurs palais.
Mais on peut dire que toul ce qui s’est fait dans ce genre
avant le seiziéme siécle tient beaucoup du golhique, et péche
surtoul du cöté du dessin. Quand la peinture se fut perfection-
née en France el en Flandre, les vitres peintes s’en ressentirent.
Félibien dit que ce fut un peintre de Marseille qui apprit aux
Italiens ä peindre élégamment sur le verre, quand il alla tra-
vadier ä Rome sous le pontificat de Jules II. Depuis lui on a fait
une infinilc d’ouvrages admirables en ce genre, surtoul cbez les
Flamands.
Les vitraux de Tergau ou Gouda ont loujours passé pour'
des cbefs-d’oeuvre dans cette espéce de peinture. Gest un des
plus précieux monuments dont les Pa}'s-Bas puissent se glo-
rifier. On ne saurait assez vanter la bardiesse du dessein et la
vivacité des couleurs de ce beau vitrage. On admire surtoul une
de ces vitres qui représente la venue de la reine de Séba vers le
roi Salomon, Le donateur était Philippell, roi d’Espagne, et
alors souverain des dix-sept provinces. Gest Touvrage de Cru-
beth, célébre peintre de ce lemps-la.
Quoique Fart de peindre sur le verre soit trés-beau, vous
conviendrez, Monsieur, que c’était dommage d’employer Tin-
dustrie des plus habiles arlisles a travailler sur un corps aussi
fragile et exposé a mille accidents. D ailleurs le plomb qui fait
tout Tassemblage , demande d’étre réparé de temps en temps ,
ce qui ne se peut faire sans rompre plusieurs piéces. Les vitres
de Tergau se sont ressenties de ces inconvénients : il y a eu
plusieurs carreaux cassés, qu’on a refaits comme on a pu:
mais il s’en faut bien que cette seconde miain n’approche de la
premiére. Pour sauver en quelque maniére des injures du
temps ces admirables peinlures, on a pris la précaution de les
faire graver, et méme sur les cartons originaux qu’on a eu le
bonlieur de recouvrer. Ges estampes sauveront au moins pour
quek|iie temps ces morceaux précieux.
^95
Un aulre inconvénient de ces vitraux en couleur, c’est qu’iis
obscurcissent beaucoup une égUse, au lieude Teclairer. Je sais,
Monsieur, que vous étes ami de la lumiére, et qu’un édifice qui
manque de jour ne vous plaira jamais. Vous serez sans doute
surpris qu’il y ait des gens qui ne sont pas tout a fait de votre
sentiment. Cependant je puis vous citer un architecte qui ap-
prouve l’obscurité des églises , c est Félibien. « On ne saurait
avoir trop de jour dans les maisons des particuliers, dit-il; mais
a Tégard des églises, ou la trop grande lumiére dissipe la vue,
et ou un jour faible, et méme un peu d^obscurité, tient l esprit
plus retiré et moins distrait , les vitres peintes y conviennent
parfaitement , et ont quelque chose de grand et de beau tout
ensemble, comme on le voit dans les anciens temples ^ » Il
n’est pas nécessaire de vous avertir que cet auteur étail catho-
lique romain;vous le connaitrez assez a cette décision. Il pou-
vait ajouter encore, pour appuyer son sentiment , que le lumi-
naire paraissait davantage et faisait plus d’effet dans une église
obscure.
M. La Placette pensait bien différemment, comme vous pour-
rez juger par ce trait-ci. Il avait quitté le Danemark pour venir
finir ses jours en Hollande. Il entendait a la Haye, pour la pre»
miére fois, un des plus habiles prédicateurs deTEglise fran^aise.
Le sermon était fort travaillé, mais trop chargé d’ornements de
Fart oratoire : le style était des plus élevés , mais trop %uré, et
par cela méme un peu obscur. G’était un de ces peintres qui
cherchent a faire admirer les richesses de leur imagination, en
se jouant du pinceau. Je me trouvai assis auprés de M. La
Placette a ce sermon, et nous sortimes ensemble. Comme c’était
la premiére fois qu’il entendait cet habile orateur, il fut frappé de
son éloquence, et il ne manqua pas de lui rendre juslice sur son
génie et sur ses talents. Mais un peu revenu de sa premiére sur»
prise, voici ce qu’il me dit ensuite :
^ Félibien, Principes d’architecture, p. 260.
296
« Voila sans contredit une belle piéce oratoire, mais qui doit
étre un peu obscure -pour le peuple. Ce sermon n’est pas assez
ä sa portée , et apres Taveir admiré, je ne saurais m’empécber
d’y remarquer ce défaul. Il m’arriva Tautre jour quelque chose
de semblable a Tergau. J’eus la curiosité de voir Teglise, qui
est une des plus anciennes du pays. Celui qui me la montrait,
apres m’en avoir vanté Tarchitecture, me fit faire une attention
particuliére au vitrage. On y \oit de trés-belles peintures, dont
les couleurs sont d’une vivacité extraordinaire. Je fus d’ abord
frappé de leur éclat, et pendant quelque temps j’admirai 1’art
de rouxrier; mais je m’aper?us bientöt que cette peinture obs-
curcissait beaucoup Fintérieur deTeglise, et que cesbelles vitres
tant vantées lui dérobaient le jour qu’elles devaient naturelle-
ment lui donner. Apres tout, dis-je donc en moi-méme, voila
bien de la dépense perdue. Du verre ordinaire , mais clair et
net, couterait beaucoup moins, et éclairerait mieux. J’en disau-
tant du sermon que nous venons d’entendre : ce sont des vitres
peintes qui niiisent fort a la lumiére. »
X
REMARQUES SUR LA SÉPULTURE ET SUR LES
CIMETIÉRES.
(Maniéres de Iraiter les corps morls, Irés-différentes suivant les aations, barbares ou civi-
lisées, anciennes ou mödernes. — Lieux de sépullure des Romains, et inscriplions lu-
mulaires. — la sépullure dans les églises, défendue aui premiers siécles du clirislia-
nisme et jusqu’au temps de Charlemagne. — L’usage contraire s’introduit, et les ci-
metiéres viennenl entourer les églses. — Äbus de cello pralique. — Elle ost proscrile
a Geneve depuis la reformation, å peu d’exceptiöns prés.)
{Journal Hdvétique, Avril 1751.)
Vous m’avez demandé, Monsieur (et c’est la quatriéme des
questions que notre cathédrale vous a suggérées), si le malheu-
297
reux usage de placer des cimetiéres aatoiir des églises, est ao-
cien, et quand on a commeiicé a enterrer dans les églises mémes.
Je poiirrais me dispenser tout d’un coup de cetle tåclie, en
vous representant qiie nous ne sommes pas dans ce cas. Notre
grand cimetiére est hors de la ville, a la double portée du fusil.
Nous n en avons qu’un seul attenant a un de nos temples, c’est
dans le faubourg de Saint-Gervais , encore on ny enterre que
tréS”peu de personnes.
A Fégard de la sépulture dans notre cathédrale , rien n’est
plus rare. Je n en connais que deux exemples depuis la Refor-
mation. Le premier est de la princesse d'Orange Emilie de
Nassau, soeur du prince Maurice et veuve de dom Emmanuel,
fds d’Antoine roi de Portugal. Elle mourut a Geneve en 1629,
et fut enterrée dans Téglise de Saint-Pierre, dans une chapelle
ä la gauche du chmur. L’autre est le fameux duc de Rohan ,
dont le corps fut apporté a Geneve l’an 1638, et enterré dans
la chapelle a la droite du choeur. On y voit encore son tom-
beau de marbre , et sa stalue au-dessiis.
Cependant, Monsieur, je ne recule point. Si Farlicle des ci-
metiéres est le moins gracieux de tous ceux que vous m’avez
proposés, c’est, apres tout, celui qui convient le mieux ä un
vieillard octogénaire comme raoi. Apres ce petit préambule, je
viens å ma matiére, mais sans m’engager a la traiter avec toute
la precision requise. Vous savez que je suis en possession d’en-
visager les objets par les cötés qui me frappent le plus, ou
que je me trouve plus ä portée de développer. Vous me per-
mettrez donc de preodre un peu le large. Je vais siipposer que
votre quesiion roule d’abord sur la sépulture en général, apres
quoi nous viendrons aux cimetiéres.
Le soin dVnsevelir les morts est un devoir de riiiinianité.
Comme nos pauvres corps, dés quils ont perdu la vie, soot
trés-désagréables a voir, et méme bientöt insiipportables par
leur puartteur, on est obligé de les éloigner de la présence des
hommes ; mais par un reste de tendresse, ou si vous voulez par
298
respect pour la nature humaine , on en a toujoiirs pris quelque
soin, tantot d une maniére et tantöt d’une autre, suivant ies dif-
férents usages des peuples.
Il n’y a guére de nations qiii ne se soient fait une espéce de
religion de prendre soin de la sépulture des morts. A peine se
trouve-t-il quelque peuple assez barbare et assez sauvage pour
négliger ce devoir de riiumanité. S’il est inutile a ceux a qui il
est rendu, c est au moins une espéce de consolalion pour ceux
qui s’en acquiltent.
Mais la barbarie de certaines nations s’est montrée dans leur
maniére d’ensevelir les morts. Vous en trouverez des exemples
dans le P’’ livre des Qiiestiom tusculanes de Ciceron. Il parle de
certains peuples qui exposaient les cadavres et leur donnaient
pour tombeaux les entrailles des animaux voraces. Les Hirca-
niens nourrissaient a cet usage des chiens, qu’ils appelaient les
chiens sépnlcraux. Saint-Jéröme rapporte qu’ils avaient tant de
vénération pour cette sorle de sépulture, que Nicanor, qui avait
élé établi leur gouverneur par Alexandre le Grand, voulant la
supprimer comme barbare, faillit non-seulement a faire soule-
ver toute la province, mais encore a se faire assommer lui-méme
comme un impie.
Elien nous parle aussi de certains peuples qui trouvaient que
ia sépulture la plus bonorable était d’étre décbiré par des vau-
tours. Toutes les personnes distingiiées qui mouraient parmi
eux,ou les braves qui avaient été tués dans une balaille, étaient
aussitöt exposés en des lieux ou les vautours pouvaient en faire
curée: ils en donnaient pour^raison que ces oiseaux signifient
réternité par leur longue vie. En général tous les peuples qui
donnaient a leurs morts des sépultures vivantes , disaient que
par lä ils piévenaient la putréfaction, qui, selon eux, dégradait
plus 1’bumanilé que tout autre chose. Mais ne doulez pas. Mon-
sieur, que leur opinion de la métempsycose n’y entråt aussi pour
beaucoup.
Diodore de Sicile nous apprend aussi qu’il y avait certains
299
peuples qui se noarrissaient de poissons, et qui par celte rai-
son étaient appelés icthyopkages^ dont la coiitame était de jeter
les corps morts dans la mer, au temps du reflux, afm que les
poissons les dévorassent. Admirons, s’il vous plait, le caprice
des hommes. Ge qui dans un certain lieu el dans un certain
lemps est un usage ordinaire, a passé dans Fesprit des autres
pour le plus grand des malheurs. Les Grecs et les Latins ne
concevaient rien de plus déplorable qu’un semblable sort. Ovide
craint cette triste deslinée dans son voyage par mer pour se
rendre au lieu de son exil \ Virgile vous apprendra que Flié-
roisme d’Enée ne pouvait pas tenir non plus contre ce malheur :
il aurait cent fois mieux aimé avoir été enseveli dans les ruines
de Troie, que d’étre mangé par les soles. Mais laissons ces
usages qui tiennent de la bizarrerie , et voyons quelle a élé la
pratique des peuples civilisés.
La coutume la plus ancienne, et en méme temps la plus na-
turelle, c’est de mettre les corps morts en terre, pour les y faire
consumer. Grotius % sur Forigine d’enterrer les morts, dit que
les bommes ont voulu payer par-la d’eux-mémes le tribut que
la nature leur demande, bon gré, malgré qu’ils en aient. Le corps
de Fhomme ayant été formé de la terre, doit retourner dans la
terre, comme Dieu Fa déclaré a Adam
Les anciens Hébreux enterraient leurs morts. On voit dans
les livrés de Moise que quelques patriarcbes décédés furent mis
en terre : telle fut la sépulture d’ Abraham et de Jacob. Vous
trouverez dans divers auteurs comment se faisaient les funé~
railles cliez les Juifs. Je iFen rapporterai que deux ou trois qui
me paraissenl propres a éclaircir quelques endroits de FEcri-
ture sainte. Il parait qiFils ne mettaient point , comme nous ,
leurs morts dans un cercueil. Voici ce qu’ils praliquaient du
^ Sive per iminensas jactabor naufragus undas,
Nostraque longinquus viscera piscis edat.
- De jure belli et pacis, lib. H, cap. 19.
^ Genése, III, 19.
300
temps de Jésus-Christ. Apres avoir préparé les corps, ils les
posaienl liés de bändes, et enveloppés d’im linceiiil, sur de pe-
tits lits, et les placaient ensuite dans des grottes qui étaient
leiirs sépulcres. Vojez, je vous prie, Phistoire de la résurrec-
tion de Lazare. S’il avait été enfermé dans un cercueil, Jésus-
Clirisl ne pouvait pas lui dire « Lazare sors dehors. » Il au-
rait fallut ouvrir le cercueil auparavant, comme il fallut oter la
pierre qui fermait Tentrée du sépulcre.De méme dans Thistoire
de la résurrection du fils de la veuve de Nain, Jesus s’approclie
du niort et lui dit : « Jeune homme , levez-vous \ » Comment
aurait-il pu se lever s il eut été enfermé dans une biére?
Il est vrai qifil y a dans nos versions, que Jésus «s’approclia
du cercueil et le touciia.» Mais M. deBeausobre le pére, de
qui je tiens cette remarque, a répondu a cette difficulté. L’é-
vangéliste a pris le mot de Toriginal dans une signification
générale, c’est-4i-dire pour ce qui portait ou soutenait le mort.
L’interpréte syriaque Fa rendu par celui de lit^ et c’est ainsi qiFil
faut traduire : « Jésus touclia le petit lit ou le mort était couclié. »
Les Juifs avaient des pleureuses a gages et des joueurs d’ins-
truments lugubres qui accompagnaient le convoi.Ceux qui ren-
contraient une pompe funébre devaient, par lionneur, se joindre
a elle, et méler leurs [ilaintes a celles des parents du mort. Le
Sauveur semble faire allusion a cette coutume lorsqu’il dit,
dans ce méme cbapitre de saint Luc que je viens de citer :
« Nous avons fait des lamentations, et vous n’avez point pleuré
avec nous »
Vous savez aussi. Monsieur, que dans la Palestine c’était un
usage ancien d’embaumer les corps des personnes un peu dis-
tinguées. Vous avez vu dans saint Jean que notre Seigneur fut
enveloppé de linges et frotté d’aromates, «suivant la coutume
qiFont les Juifs d’ensevelir les morls »
1 Luc, VII, 14.
2 Luc, VII, 32.
^ Jean, XIX, 39.
301
Jepourrais, en remonlani plus haut, vous citer le cinquan-
tiéme cliapitre de la Genése, ou il est dit que Josepli fit embau-
mer le corps de Jacob, son pére, par ses médecins, qiii y eni-
ployérent qiiarante jours. Mais ce ne serait pas lä une bonne
preuve, parce que cela se fit ainsi plutöt selon la pratiqiie des
Egyptiens, que selon celle des Jiiifs.
Ii faut avouer que les anciens babitants de TEgypte ont, en~
tre toutes les nations, poiissc le plus loin leur piété poor les
inorts. Åulaiit qu’il a dépendu d’eux, ils ont assiiré, pour ainsi
dire, Fimmortalité aux personnes qui avaient été Fobjet ou de
leur respeci ou de leur amour. Que n’ont-ils pas imaginé pour
faire revivre les hommes apres leur mort? Ils savaient les pré~
server de la pourriture et conserver jusqo^ä leurs linéaments.
Conservant ainsi leurs parents et leurs amis plusieurs siécles,
c était arracher ä la mort une partie de sa proie. Ils gardaient
dans leurs maisons les corps ainsi arraiigés, ou ils les mettaient
dans des grottes ménagées exprés pour cela.
On prétend que le soin extraordinaire qiFils prenaient pour
conserver les corps était foodé sur une ancienoe opinion paien-
ne, que les åmes accompagnaient les cadavres. Ils croyaient
qiFelles demeuraient auprés des corps autant de temps quäi en
restait quelque vestige. C’élait donc pour empécher les åmes
d’aller sitöt dans d’autres lieux, que les Egyptiens embau”
maient avec tant de soins les cadavres. G’est dans cetle vue
quäls prodiguaient la myrrhe,les parfums, les bändes de fm lin,
enduites degomme. Saint Augustio dit que, par lä, ils reodaient
leurs cadavres ä peu prés aiissi durs que le marbre. G’est pour
la méme raison qu ils firent båtir ces superbes pyramides, donl
les voyageurs nous font des descriptions si surprenantes : c^é-
tait les lombeaux de leurs souverains. Les grands en avaient aussi
fait construire quelques-unes pour leur servir de mausoléesron
les appelle les petites pyramides.
Les Romains avaient aussi un soin particulier des morts. Ils
les ont enterrés pendant quelque temps; mais Fusage le plus
302
ordinaire chez eux élait de les bruler. Il parait , par une loi des
Douze Tables, qiie la coutume la plus ancieime élait de mettre
les cadavres dans la terre, poiir les y faire consumer. Sylla fut
le premier qui ordonna' que son corps fut brulé, parce quil
appréhenda, dit-on, qu’il ne fut traité comme il avait trailé celui
de Marius. C’est des Grecs que ce dictateiir romain emprunta
cette idée de consumer les cadavres par le feu. Yous Irouverez
plus d’une fois cette pratique dans Ylliade d’Homére. On n'a
qii’ä voir surtout les funérailles de Patrocle. Il est assez surpre-
nant que les Grecs ayant eu, pendant un long espace de temps,
Tusage naturel d’enterrer leiirs morls, se soient avisés dans la
suile de les bruler sur un buclier. Il y a quelqiie chose qui ré-
volle rhumanilé, a réduire ainsi en cendres ceux qu’ils avaient
le plus aimés pendant leur vie. Aussi Lucien les raille la-dessus
dans ses dialogues.
Les bucbers furent en usage chez les Romains jusqu’aux
Anlonins. Ges princes pbilosopbes et vertueux ne purent souf-
frir qu’on exer^åt plus longtemps cette espéce de cruauté
sur des corps bumains , et ils rétablirent Tancienne sépulture.
Les Romains n’ont point eu, comme nous, de cimetiéres pu-
blics. Ils évitaient avec soin d’enterrer leurs morls dans la ville.
La loi des Douze Tables, que j’ai déja cilée, le défendait ex-
presscment \ Il n’y avait de lieu fixe pour la sépulture de
chaqiie particulier, que celui que sa volonté , celle de ses héri-
liers ou de ses amis déterminait. Ordinairement leurs tombeaux
étaient sur les grands chemins. On donne diverses raisons de
cette maniére de les placer : les grands étaient bien aises que
leurs épitaphes annon^assent a tout ce qui abordait a Rome, le
röle quils avaient joué dans le monde: pour les autres , cette
place leur convenait aussi, non pour satisfaire leur vanité, mais
par un motif de religion: ils croyaient de profiter par-la des
soubaits que feraient pour leurs månes ceux qui passeraient
* In urbe ne sepelito.
303
dans le chemin. Quelque vlle qiie fiit la conditioa d’un Ro-
main, il était rare que son tombeau ne fut pas cliargé de quelque
inscriplion : elle commen^ait ordlnairement par ces raots : Sisle
viator (arréte-toi passant).
On donne encore une raison moraie de cette maniére de
placer les lombeaux. Les Romains enterraienfc leurs morts le
long des grands cbemins, dit Yarron, pour averlir les passants
de leur propre mortalité. On lit encore ceci dans une homélie
attribuée a saint Chrysostome : « Il n’y a point de ville, point
de bourg ou Fon ne trouve, avant que d’y entrer, des sépulcres;
et cela afin d’obliger ceux qui y arrivent a réflécbir sur ce qu’iis
deviendront avant de contempler dans les villes les ricbesses,le
pouvoir et les dignités qui y éclatent. »
Yous n’attendez pas de moi sans doute , Monsieur, que je
vous décrive ici en détail les cérémonies funébres des Romains :
c’est ce que vous trouverez dans divers au teurs qui ont traité
des antiquités romaines. Il est plus a propos que je m’arréte
quelques moments sur une question épineuse qui regarde ces
funérailles, et que je tåcbe de la résoudre.
Les anciens, apres avoir brulé le corps de leurs parents , en
reofermaient les cendres dans des urnes et les conservaient avec
soin.On demande comment ils pouvaient distinguer les cendres
du cadavre de celles du bucber méme? On dit ordinairement
lä-dessns que cela se faisait par le moyen de la toile nommée
asueste, et composée de la pierre amianie^ que Fon sait qui
donne un fil incombuslible. On ne peut pas nier que cette toile
ne fut employée quelquefois pour faire cetle distinction. Pline
le dit posilivement, et ce qui le conbrme, c’est qu'en 1702 on
irouva a Rome, dans un sarcophage, une piéce de cette toile,
que Fon monlre encore aux curieux. Maisie méme Pline ajoule
encore une circonstance qui nous obllge a chercher une autre
réponse a cette difficulté, c’est que ce lin incombustible était
aussi rare et aussi clier que les perles, et que Fon ne s’en ser-
vait que pour envelopper les corps des rois, afin de pouvoir
304
(lé?iiéler leurs cendres. Ce o etail donc pas la maniére ordinaire
de falre celle separation.
Il senible donc qiie la mellleure réponse a cette difticulté,
c est de dire qu’il y a beauconp d’appareiice qiie les Romains,
apres avoir brnlé les corps, n avaient soin qiie de recneillir les
restes des ossenients calcinés par le Teu. Ce qui confirme cette
explicalion, c’est qne Fon tronve quelquefois des iirnes sépul-
crales ou il y a des os briilés encore en nature,et presquepoint
de cendres. Le pen qiFon en tronve pent venir des ossements
niémes, dont nne partie s’est réduite en poudre par la longnenr
dn ternps. Ge qiFil y a de constant, c’est qjFon appelait ordi-
nairement les petites urnes' ossuaria^ c’esi-a-dire urnes aux
ossements, et ce service qiFon rendait anx parents et aux amis,
deconserver les restes de lenrs cadavres, se nommait omlegium,
c’est-a-dire ramas de leurs os.
A Fégard des urnes lacrimatoires, dontje vons avais parlé,
ponr vons pronver qne les anciens avaient Fnsage dn verre de
temps immcmorial , elles ponrraient bien avoir en un autre
usage qne celui qiFon lenr assigne ordinairement. Ges vaisseaux
tantöt de terre, tantot de verre, servaient, dit-on, a ramasser les
larmes des parents. Un académicien de Paris croit qu’il est plus
{)robable que ces vases claient deslinés a mettre des banmes
et des onguents liquides, dont ils arrosaient les ossements bru-
lés
Ttlais il est temps de répondre a votre question. Il s’agit de
déterminer,comme vons Favez soubaité, qiiand on a commencé
a enterrer les morts autonr des églises. On dit que les I^acé-
dcmoniens sont les premiers qui ont placé leurs cimetiéres au-
tour de leurs temples : il s’est passé bien des siécles avan t qiFils
aient eii des imitateurs.
Anjourdlini c’est un usage universel dans les pays catho-
liques, de mettre les cimetiéres attenant les églises, et cet usage
est encore reslé dans qnelques pays protestants.
’ Mémoires de 1’Acfidéniie des Inscripduns, lome X, p. 462, édit. in-4^.
305
Chez les catholiques, un cimetiére voisin de Teglise est censé
terre sainte, quand il a été béni avec les formalités reqiiises.
Gette cérémonie est décrite fort en détail dans le Rituel ro-
main. Mais quand on a le piRilege d’étre enterré dans 1 eglise
méme, c’est encore tout autre cliose : la bénédiction faite dans
ces lieux sainls Femporte de beaucoup sur celle d’un cimetiére
en plein air : on est censé participer d’une maniére plus immé-
diate au sacrifice qui s y celebre et aux priéres que Fon y fait.
Uusage des Juifs était d’enterrer hors des villes. Cela parait
par la sépulture d’ Abraham \ Je vous ai déja parlé de la sé-
pulture du fds de la veuve de Nain, et de celle de Lazare : Fune
et Fautre se faisaient hors de la ville. Le tombeau de Joseph
d’Arimathée était de méme hors de Jérusalem
Les lois romaines défendaient expressément d^enterrer au-
cun rnort dans Fenceinte de la ville ; elles furent uniformes la-
dessus pendant plusieurs siécles. Les premiers empereurs chré-
tiens confirmérent ces lois , et défendirent surtout d’ensevelir
dans les églises. Il parait qu’auparavant, dans les temps deper-
sécution , les tombeaux des martyrs étaient hors des villes. 11
est vrai que quelquefois les chrétiens s’assem.blaient dans le
lieu méme ou les martyrs avaient été enterrés, et en faisaient,
pour quelque temps, des espéces d’églises; mais on ne peut pas
conclure de la qu ils eussent été enterrés dans Féglise. Peu ä
peu les abus se glissérent parmi les chrétiens : quand leur
religion fut devenue la dominante, ils commencérent par trans-
porter les ossements ou les cendres des martyrs: on les tira des
cimetiéres de la campagne, pour les placer honorablement dans
les églises mémes.
Vous pouvez donc, Monsieur, regarder comme un fait cer-
tain que dans les trois premiers siécles du christianisme on ne
voyait point de cimetiéres dans les villes, et que les chrétiens,
quand ils eurent des églises, n y enterraient pas encore leurs
^ Genése, XXV, 9.
2 Jean, XIX, 41.
T. II.
20
306
morts , quelque distingués qu’ils fussent. Je ne dois pas ou-
blier de remarquer que la premiére consécration de cimeliére
se trouve dans Grégoire de Tours, auteur du sixiéme ou sep-
liéme siécle.
Non-seulement on n'enterrait pas dans les églises , mais
ménie il n’élait pas permls d’en båtir dans des lieux ou il y avait
eu quelqu’un d’enlerré. Dans toutes les letlres de saint Gré-
goire, ou il s’agil d’en construire quelque nouvelle, ce pape y
mel toujours cette restriction : « pourvu que dans cet endroit-
la il n’y ait aucun cadavre K » Plusieurs conciles ont défendu
d’ensevelir dans les églises. Les capdulaires de Charlemagne
ont encore une défense expresse ia-dessus
Les abus se sont glissés insensiblement. D’abord on jugea
convenable d’enterrer honorablement les fondateurs des églises.
Eusébe nous apprend que le grand Constantin fut inhumé dans
le \estibule de celle qu’il avait båtie a Constanlinople. Dans la
suile, les corps des bienfaiteurs passérent du porlique dans Té-
glise méme. Get honneur fut encore déféré aux évéques, aux
prélres, et a quelques parliculiers qu’on crut qui méritaient cette
distinclion.
IVL Haguenot, académicien de Montpellier, lut, dans une de
leurs assemblées, en 1747, un mémoire pour faire sentir le
danger des inimmations dans les églises. Il prouve irés-bien
que c’est la un usage abusif , el il rapporte plusieurs exemples
de persoimes étouffécs subilement dans les caves des églises
pendant les inliumalions. En voici un des plus frappants.
Au mois d’avril 1744, on voulut enterrer dans une église
de Montpellier un particnlier qui était d’une confrérie de péni-
lenls. Il s agissait de le placer dans la cave commune deslinée
a tous les confréres. Deux ou trois persoimes descendirent suc-
cessivement dans cette cave: elles furent étouffées par la vapeur
maiigne qui en sorlil.
^ Si corpus ibi constet humalum.
^ NuUiis deincops morfunm in occlesia sopelial.
307
Ces caves, ou Ton inhume tant de cadavres, sont des espéces
de méphitis trés-dangereux. Vous savez, Monsieur, que c’estle
nom que 1’on donne a certaines grottes ou a certains puits, d’ou
il sort des exhalaisons infectées et trés-funestes a ceux qui en
approchent de trop prés.
Non-seulement les caves communes, mais encore les caveaux
parliculiers, et généralement toutes sortes de lieux souterrains,
ou creusés dans les églises, dans lesquels on ensevelit les morts,
quoique moins dangereux que les caves communes , ne iaissent
pas de Tétre encore beaucoup.
La puanleur excessive qui sort de ces souterrains quand on
les ouvre, démontre la malignité des exhalaisons qui y étaient
renfermées. Elle est telle que Ton en voit des effets tout a fait
funestes. Ges exhalaisons corrompues sufFoquenl ceux qui se
trouvent dans leur atmosphére. Mais elles peuvent avoir des
suiles encore plus tragiques, don t on ne s’aper^oit pas d^ahord.
En se répandant dans l’air circonvoisin, elles peuvent infeeter
une ville entiére, et par la donner oceasion a des maladies po-
pulaires, malignes et méme pestilentielles. L’académicien de
Montpellier qui a puhlié une dissertation la-dessus, conelut qu’il
serait d’une honne police, et de Tintérét puhlic, d’interdire toute
inhumation dans les églises.
Si vous souhaitez quelque chose de plus sur cette matiére,^
vous pouvez, Monsieur, consulter le Journal des samnts de Paris
du mois de septemhre 1748 : vous y verrez des leltres qui
insistent principalement sur le danger des caveaux. Yous ri7-
gnorez pas qiéun liomme de qualité qui a fondé une chapelie,
ordonne par son testament qu il y sera inhumé. La plupart des
gens croient que c’est simplement parce que c’est une place
plus honorahle ; mais il y a une raison secréte qui y entre pour
heaueoup. Ge hienfaiteur, qui a fondé un certain nomhre de
messes pour soulager son åme dans le purgatoire, s’imagioö
que plus son corps sera prés de Fofficiant, plus il participera a
Fefficace du sacrifice. Un sage médecin de Paris, qui devait na»
308
tnrellémeiit étre enterré dans 1 eglise, le défendlt par son tes-
tament, et voulut élre simplement placé dans le cimetiére. On lui a
dressé une épilaphe ou Ton en rend la raison, c’est cpi’ayant
travaiilé toute sa vie a procurer la santé de ses conciloyens, il
ne voulait pas leur nuire apres sa mort^
Les cimetiéres atlenants aux églises, quoique situés en plein
air, ne laissent pas de rinfecter jusqii’a un certain point, et il
serait beaiicoup mieux de les placer hors des villes, selon l’an-
cien usage.
Je me serais moins étendu sur Tabus d^enterrer dans les églises
011 dans les cimetiéres qui y sont attachés, si c’était seulement
la pratique de Téglise romaine. Mais vous savez que quantité
de pays protestants ont conservé cette dangereuse coutume.
(Test encore Tusage en Oollande. Voici les plaiiites que
falsait la-dessus un auteur fort judicieux: « Les anciens Romains
dit-il, ne voulaient pas qiTon enterråt dans la ville les corps de
ceux qui étaient morts. Les chrétiens, qui ont tant emprunté
de mauvaises choses des paiens, les devraient imiter dans une
conduite si sage. 11 ne faut pas étre grand physicien pour savoir
que les particules qui s’exhalent perpéluellement des corps
morts et corronqius, sont capables de causer un grand nombre
de maladles aux vivants, surtout si ces corps sont morls de quel-
que maladie contagieuse. Cependant, par un faux préjugé qiTil y a
des endroils plus saints les uns que les aulres, on ensevelit jusque
dans les églises, alin qiTon puisse humer plus souvent les par-
ties infectées qui s'exhalent perpétuellement des tombeaux.
ITliomme iTest pas sujet a un assez grand nombre d’inlirmités
naturelles, il faut encore qiTil tende lui-méme des piéges a sa
propre vie, et qiTil s’ouvre de nouveaux chemins pour arriver
plus promptement a la mort^! »
Un autre journaliste plus möderne a fait a peu prés les
* Ut nemini noccret niorluus, qui nemini nocuerat vivus.
- Iternard, UépubJifiuc des leltres, février 1703, p. 138,
309
mémes reflexions. Il mérite aussi cFétre écoiité, d’autant plus
qu’on le croit médecin de profession.
c( Un abus fort dangereux, dit-il, et qu’on peut regarder
comme un reliquat du papisme, c’est celui d’enterrer les morts
dans les églises, ou dans des cimetiéres qui les environnent,
comme cela se pratique en Angleterre, en Hoilande et dans
d’autres pajs protestants. Lorsqu^on crojait qu’il fallait adresser
a Dieu des priéres pour les åmes des défunts, sur leurs tom-
beaux; lorsqu’on croyait que ces åmes brulées dans les flam-
mes du purgatoire en élaient retirées ou du moins recevaient
du soulagement par le moyen des messes qui se disaient dans
les églises ou reposaient les corps qu’elles avaient animés ; lors-
qu’on croyait que plus ces corps étaient prés de Tautel ou les
messes se disaient, plus les åmes y avaient de part, ii était
tout naturel de souhaiter d’élre enterré dans une église, et le
plus prés du maitre-autel que faire se pouvait. Mais aujourddiui
qiéil est de foi que les priéres des vivanls ne sont d’aucune
utilité aux morts, aujourddiui que nous avons aboli la messe
et rejeté les superstitions, que viennent faire les cadavres dans
les églises? Empoisonner Tair que les vivants y respirent, et
porter par ce moyen dans leur sang le levain de diverses ma-
ladies. Il n’y a point d’église, surtout dans les grandes villes
comme Londres, ou Ton ne sente une odeur infectée dans des
jours pesants ou Tair ne circule pas. Pourquoi les guerres san-
glantes ont-elles été si souvent siiivies de la peste? Par ia méme
raison , parce que Tair corrompu par la multitude des cadavres
donnait la mort aux vivants U »
Vous jugez bien. Monsieur, que ia sépullure dans Téglise
s’acbéte ordinairement, et que les places les plus bonorables
se paient assez cher. Si cette maniére d’ensevelir fait mourir
bien des gens, elle en fait aussi vivre d’autres. Le profit qui en
revient a beaucoup contribué å introduire cet abus, et apparem-
ment le fera durer encore bien longtemps.
* Bibliothéqm raisonnée, tome XLIII, p, 148.
SEIPTIEME PARTIK
DISSERTATIONS
SUR
L’HISTOIRE LITTÉRAIRE
A. ORIGINE DE LIMPRIMERIE , ET RIRLIOGRAPHIE.
I
lETTRE SUR UN ANCIEN LIVRE IMPRIMÉ A BALE AVEC
LA DATE DE 1444.
(Circonstances qui prouveiil que sa vraie dale est 1494. — Lellre de Belzébulli au clergé
du quinziéme siécle. — Trait aiialogue du Livre des sainls Anges.)
{Bibliothéque Germanique cT\msterdam, année 1734, tome XXIX.)
Monsieur ,
J’ai toujours compris que la Bibliothéque germanique ne se
borne pas a rendre ralson des livrés nouvellement imprimés en
Allemagne. Les ouvrages anciens et rares qui parurent dans ce
pajs-lä, des les commencements de la découverte de Timpri-
inerie, sont aussi du ressort de ce journal. J’ai déterré, dans la
bibliothéque publique de notre ville, un bouquin qui m’a paru
314
mériter ratten tion des curieux, et par sa matlére, et par Tannée
de ]’impression. Je vais donc vous le faire connaitre, persuadé
qu’il doit étre rare dans votre pays.
Yoici le titre du livré dont il s’agit: Reformatorium vite, mo-
rumque et lionestatis clericorum saluberrimum, curn fraterna qua-
dam resipiscendi ä viciis exhortatione, et ad penitentie por tum
applicandi admonilione : curn expressione quorundam signorum
ruine et trihulationis ecclesie.
G’est un petit in~8° qui a appartenu a Simon Goulart, ancien
ministre de Geneve. A la fm de fouvrage on retrouve encore le
titre, répété de celte maniére : Explicit feliciter Reformatorium
vite morumque clericorum, etc., in urbe Rasilea per Michaelem
Furter impressorem salubriter consummalum. Anno incarnalionis
Dominice M. CCCC.XLIUI , in Kathedra Pelri. Ges derniers
mots de Kathedra Petri, désignent apparemment le 22 février,
ou Ton trouve dans Falmanach la Cliaire de Saint- Pierre.
Mais il importe peu de savoir au juste le jour que cel ou-
vrage fut achevé dimprimer; le point essentiel c’est d’en con-
naitre fannée. On lit nettemeni, dans les exemplaires qui res-
tent de ce livre, quil fut imprimé en 1444. Si cette date est
exacte, voila le premier ouvrage imprimé avec quelque régula-
rité. Ge n’est plus Mayence ou Harlem qui auront donné la
naissance a ce bel art, ce sera la ville de Båle. Faust et Gosler
en doivent céder la gloire a Michel Furter. Get imprimeur est
cité sous fannée 1494. (Yoyez le tome page 253, des Än^
nales tgpographiqiies åeMdi\Ume,éåi\ion de 1733, ä Amsterdam,
chez P. Humbert.)
Il y a environ vingt ans que quelque savant de Halle en Saxe,
ayant déterré un exemplaire de ce Reformatorium, iFhésita
point a décerner a la ville de Båle tout fhonneur de la décou-
verte de fimprimerie. Ge paradoxe se trouve dans un des vo-
lumes des Actes littéraires de Halle, et dans un Recueii d! Obser-
vations de Daniel Francus. Je n’ai point ces ouvrages, ainsi
vous me dispenserez de vous citer précisément fendroit ou cela
312
se troiive. Je ne vous allégue ceci que sur le rapport d’autrui ;
mais j’ai de bons garants de ce que j avance.
Vous voyez assez, Monsieur, que rien n’est plus hasardé que
ce nouveau systéme sur la découverte de rimprimerie. Il ne
saurait se lier avec tout ce qui nous reste de monuments histo-
riques sur les commencements de cet art. Pour détruire entié-
rement la pensée de ces Messieurs de Halle, il n’y a qu’a jeter
un coup d’oeil sur notre Re format orium, qui est trop bien im~
primé pour pouvoir étre regardé comme un des premiers essais
de cet art. Mais comme cetle preuve n’est sensible qu a ceux
qui ont sous leurs yeux le livre méme, en voici quelques autres
dont tout le monde pourra sentir égalemenl la force.
J’ai déja dit que ce livre a un titre au commencement ou au
fronlispice, et cliacun sait que les premiers livrés imprimés mar-
quaient seulement a la fm de fouvrage quel en étaii le sujet,
avec ces mots qu’ils avaient imités des manuscrits : Explicit
felicitei\ etc. Il n’est donc pas de la plus ancienne date de fim-
pression.
Une autre maniére de nous assurer de la fausseté de la date
en question, c’est d’examiner quand vivait ce Michel Furter.
Les curieux ont plusieurs livrés donnés au public par cet im-
primeur, depuis 1480 jusqu’en 1510. Il faut donc nécessaire-
ment que le Reformatorium ait été imprimé dans cet intervalle.
D’ailleurs on ne connait aucun autre livre imprimé a Båle avant
1475.
Autre indication qui nous aidera beaucoup a fixer cette
date. On trouve dans le milieu du livre une lettre du juriscon-
sulte Sébaslien Brand a f auteur de fouvrage. En voici le titre :
Vener abili viro maghlro Jacoho Philippi^ sacre pagine baccalario
formato dignissimo , insigms ecclesie Basileensis Plebano bene
merito^ Sebastianus Brand fiumilis utriusque Doctor S. D. P.
Sébastien Brand ou Brant, littérateur fort connu, est né en-
viron fan 1458: donc il n’a pas pu avoir écril une lettre d’ap-
probation a un auteur dont fouvrage aurait été imprimé des
313
Fan 1444.— G’est le méme savant qui a célébré Finvenlion de
Fimprimerie en Allemagne par ces deux vers :
Qu0e doctos latuit Graecos, Italosque peritos,
Ars nova Germano surgit ab ingenio.
Cetle leltre de Brand noiis appreod aussi le nom de Fau-
teur du Reformatoriam : c’est Jacques Phiiippi , bachelier ,
et curé de Båle. On sait quil desservait Féglise de Saint-Pierre,
qui est la seconde paroisse de cette ville. Il était un peu plus
ågé que Brand; sa patrie était Fribourg en Brisgau, ou quelque
village voisin. On trouve son nom pour ia premiére fois en
1463 dans les actes de la Faculté de théologie de Båle: il pa-
rait qu alors il n^avait aucune cure. Les registres de FUniver-
silé parlent encorede lui en 1491, et lui donnent le titre de Ple-
bcinus. Il faisait alors ses exercices académiques pour prendre
le degré de docteur.
Apres ces éclaircissements, il me parait assez vraisemblable
que notre Reformatortum a été imprimé en 1494.L’imprimeur
a} ant marqué la date en caractéres latins , rien n’était plus fa-
cile que de mettre un L au lieu d’un G, c’est-å-dire que voulant
marquer MGGGGXGIIII, on aura mis å la place MGGGGXLIIIL
On sait que, dans le caractére gothique, le G et FL se ressemblent
beaucoup.
La méprise est facile. On a dans la bibliothéque de Geneve
une vieille traduction du Fasciculus temponim^ faite par Pierre
Farget, de Lyon, sous le titre de Fardelet Ilistorial, ou la plu-
part des gens lisent a la fm : M. GGGG. XLY, quoiqu il y ait
M.GGGG.XGV. G’est le caractére gothique qui cause cette
méprise.
La date que je voudrais donner a notre Reformatorium est
précisément le temps que Brand, qui a approuvé le livre, faisait
le plus parler de lui. Trithéme ayant lini, en 1494, son livre De
viris illustribus^ dit de Brand, que c’est un savant qui suå erudi-
tione atque lucuhralionibus Basileam, indy tam Germanice urbem^
314
mirum in modum exornat. Je trouve encore dans le catalogue
de la bibliothéque d’Heilsbronn, que Sébastien Brand fit impri-
mer ä Båle, en 1494, un livre dont voici le titre : Clarismni
viri juriiim doctoris flemmerlin, Cantoris quondam Tkiiricensis^
varm obkctationis Opuscula et Tracialm^ Hermanno Archiep.
Coloniensi dicali^ a Sehast. Brant. Basilew 1494. Celui qui a
publié ce catalogue dit la-dessus : « Eoc in libro plures Roma-
nw EccJesm abusiis mirå libertate perstringuntur. » Vous verrez
bientot que le Reformatorium auquel Brand donne, dans sa
lettre, une approbation entiére, est monté sur le méme ton.
Je m’aperQois, Monsieur, que rien n’est'plus ingrat que ces
sortes de discussions pour rétablir une date. Ceux qui ont un
peu fréquenté les bibliothéques, savent que Tannée de 1’impres-
sion est mal marquée dans quantité d’anciens livrés. Le meilleur,
dira-t-on, est de Ty laisser telle quelle est, sans s’en embar-
rasser; par-la on s’épargne de la peine, et on épargne de rennui
au lecteur. Lavoue que ce serait perdre son temps que de vou-
loir corriger toutes les fausses dates des anciennes editions.
Mais celle dont il s’agit est d’un genre particulier : c’est une
antidate des plus captieuses, et qui approche beaucoup de la
vraie époque de Tinvention de Fimprimerie. Elle la devance de
si peu d’années, qu’on pourrait facilement s’y méprendre, et la
cliose est effectivement arrivée.
Apres tout, direz-vous. Monsieur, si quelqu’un vous sait
gré de cet éclaircisseinent, ce ne sera pas du moins Messieurs
de Båle. Cette date du Reformalorium leur servait de titre pour
disputer, å la ville do Mayence et å celle de Harlem, la décou-
verte de Timprimerie. Ils ont méme trouvé des avocats å Halle
qui ont plaidé pour eux. G’est donc mal leur faire sa cour,
que de travailler å prouver que leurs titres ou leurs actes sont
faux.
Mais, Monsieur, vous pouvez étre iranquille la-dessus. Il est
bon de vous dire comment les savants de Båle regardérent la
dissertation de Halle, qui leur atlribuait la gloire d’avoir imprimé
315
les premiers : ce fut avec la derniére indilFérence; ils virent de
sang-froid des étraiigers s’échanfFer pour leur déférer un hon-
neur qu ils ne recherchaient pas. Ils allérent méme jiisqua rire
de la facilité avec laquelle quelques gens de lettres se laissaient
imposer a une simple antidate. Ces Messieurs ne se sont pas
méme contentés d’en rire sous cape : ils ont déclaré nettement
que leur ville renon^ait a une gloire qu’ils ne croyaient pas
qu’elle eut méritée. Le célébre M. Iselin , professeur en théo-
logie, a donné la-dessus un éclaircissement des plus désinté-
ressés, dans le Diclionnaire historique allemand de Båle; je crois
que c’est a Tarticle Imprimerie. G est méme sur les mémoires
qu’il a eu la bonlé de me fournir que j’ai essayé de remettre
en 1494 la vérilable dale du Reformatorium,
Pour vous tirer de Tennui que ceite sécbe discussion vous
aura causé, je crois qu’il ny a qu’a copier quelques endroits de
ce Reformatorium de Philippi. G’est un livre écrit dans un Irés-
bon dessein. D’un bout a Tautre on voit un homme de bien qui
gémit des désordres du clergé : il dépeint les ecclésiastiques de
son lemps avec les couleurs les plus vives: il ne les ménage
nullement, et on doit bien lui tenir compte de son courage.
Voici un échanlillon par ou vous pourrez juger de la piéce.
il raconle qu’un prétre débauclié étant revenu de Fenfer, pour
exhorler un de ses compagnons de débaucbe a mener une vie
plus chrétienne, en rapporta une lettre du diable pour le clergé
d’alors, dont voici la leneur :
« Beelzebub, princeps demoniorum et dux tenebrarum^ cumsa-"
tellitibus suis^ omnesque tartareepotesiates^ — archiepiscopis^ epis-
copis, abbatihus^ prepositis, presbiteris^ ceterisque ecclesiarum rec-
toribus^ suis carissimis amicis^ — nunc et in evum tartareas
lutes et inviolate societatis federa^ que dissolvi non possint in
eternum !
« Magna fiducia nobis est in amicitia vestra, amici carissimi,
« multum vobis gratulamur quod sentitis optime nobiscum, et
« que nostra sunt diligenter queritis et prccuratis, ubiquetuendo
316
« atque foveudo quicqiiid ad jus nostruiii pertinere cogiios-
« citis. Sciatis ergo iiniversilati ooslre vos imdluni esse accep-
« tos, muhaqiie gratiarum aclioiie studia vestia prosequimur :
« eo quod inlinile mullitudines aniniarum per miiiislerium ves-
« Irum, vite exeiiiplum, atque negligeuliam faciendi iii populis
« opus Dei, a via veritatis ahducte et relicte, cottidie iiohis cap-
« tive adducuntur : unde et regni nostri poienlia inagni(ice ro-
« boratur. Perseverate ergo, tanquam lideles et intinii nostri, in
(( ainicitia nostra, per opus quod cepistis ac tenetis, quia pro-
c( fecto |)arati sumus pro bis omnibus rependere vobis retri-
(( butionein condignam, et mercedem cofigruam in inferioribus
« inferni. Yalete, et salus nostra sit vobiscuni in eternuin. »
J’allais Onir ici par le coinplinient ordinaire; mais je in’aper-
^:ois que mes olFres de service ne figureraient pas bien si prcs
de celies du diable. Pour laisser donc quelque distance entre
deux , je m’avise de transcrire ici un passage d’un vieux auteur
qui n’assortira pas mal la lettre de Beelzebub. C’est un portrait
des ecclésiasiiques du quatorziéme siécle, qui se trouve dans
un ancien livré que Ton conserve avec soin dans la biblio-
tliéque publique de Geneve, parce que c’est le premier ouvrage
inqnåmé dans cette ville. Il est de 1478, et a pour titre : Livre
des saints Ämjes. Uauteur suppose que le bon ange d’un er-
mite Fexborte a aller dans le monde précber a cbaque ordre
de gens pour les corriger de leurs déréglements. Le cbapitre
des gens d eglise vient a son tour. Pour ne pas nous en rap-
porter uniquenient au témoignage de Tesprit malin, il scra bon
d’entendre aussi la -dessus un ange de lumiére. Yoici donc les
instructions qiFil donne a son erniite avant que de Fenvojer en
mission :
(( Tu diras aux prélats, que comme il soit ainsi qu ils soient
« donnez aux aultres en exemple de bonne vie, qiFils en ont
« par leur mauvais exemple trop perdus et menez jusques aux
« portes d’enfer.... ils ont laissé les povres mourir de faim....
« ils ont dependu le patrinioine de Jesus-Clirist en abomina-
317
« bles oeuvres, en orde goule et des puantes delectations de
« leur char, en vestemens et chevanx excessifs, en folies, en
c( compaignies de ruffians et ors ribaux... Regardez ies encore
c( comme ils sont cruels tirans a lenrs snbjects, en tant que
« tout le monde confesse que la plus cruelle Seignourie qui
« soit, c^est la Seignourie des Ecclesiastiques. Et qu’il soit
c( ainsi que de Dieu ne leur soit point ottroie toute prosperite
« d’enfans, mais leur est deffendue pour eschever toute espece
f< davarice, toutefois en ont ils, et ainsi comme les seculiers
« habundent en enfants. Et pour ce ils erracberoient voliintiers
c< les entrailles de leurs subjects, pour donner a leurs cham-
c( briéres ou enfans et amis charnels... Et les cbetifs prebtres
c( vivent sans quelque devocion, sans oroisons, sans charite,
c( sans pitie, sans misericorde. Et les trouveras avec les hommes
f( dissolus, oiseux, scandaliseurs... Sur tous autres bommes
c( presumptueux, orgueilleux, avaricieux, vindicatifs, charnels,
« publiques concubinaires , malicieux et deshonnetes, ors par-
« liers jurant laidement.... Ils vont par les rues et par les pla-
« ces, levans les yeulx aux fenestres a contempler les Dames..,
« Jamais ne parlent se non damours charnelles, et de femmes
c( sans vergongne... Et quand ils ont le ven tre plein de nobles
« viandes et bons vins, ils crient a tout le monde, disans que
f< tants et tels sont les travaulx quils passent nuyt et jour pour
« la Sainte Eglise, que cest merveilles... Les maulx diceux, dit
(( le Saint Ange, sont tant grands et tant horribles, que ja sont
« montez jusques au ciel a la Majeste divine. Et leur diras que
c( sils ne samendent, notre Seigneur leur appareille finable-
c( ment en la court souveraine prisement de peuple quil ne
« leur obeira ne les prisera ung ail, mais deux se truffera et
les poursuivra jusques a la mort. Lequel peuple sera favorise
« par les Princes et Seigneurs de la terre, qui de tout leur
c< cuer se esmouveront encontre eulx. Et apres ce leur appa-
c( reille la mort perdurable et paine inestiraable... »
Je ne doute point, Monsieur, que vous n’ayez quelque curio-
318
sité de savoir qiii est cet honnéte homme qui parle si franche-
ment. Cest un cordelier nommé Fran^ois Eximenes. Il y a
heaucoup d’apparence que c’est le métne que Frangois Xime-
nés de Girone, qui fleurissait vers la fm du quatorziéme siécle,
et fut évéqiie d’Elne ou Perpignan, avec le titre de patriarche
de Jerusalem. Dupin, dans sa Bibliolliéque ecclésiastique^ eiC^\e
dans son Hisloire littéraire des écrivains ecclésiastiques ^ nous
disent « qu’il a laissé des ouvrages de piété, entre autres un livre
de la vie angélique. » 11 est probable que notre livre n’est pas
autre cbose que cet ouvrage traduit en fran^ais.
II
SUR L’HISTOIRE DE L’0RIGINE DE LIMPRIMERIE.
(Origine de riraprimerie dans phisienrs villes. — Les dcux Ximenés. — Les denx editions
des Offices de Ciceron, par Fiist, en U65 et 1466. — Jubilé de rinvenlion de
riniprimerie, 1740. — Médaille de Dassier.)
(Bibliothéque raisonnée trimestrede 1740, tome XXV. — Nouveau Journal
ou Recueil littéraire, de Geneve, 1740, partie, arlicle 5.)
J’ai lu avec beaucoup de plaisir fouvrage de M. Marchand
sur r origine et les progrés de riniprimerie. Il est rempli de re-
cberches curieuses dont le public doit lui savoir gré. La liste
qifil nous a donnée des editions qui ont précédé le seiziéme
siécle, est la plus compléte que Fon eut encore vue. Gependant
il n’est pas possible qu’il ne lui en soit écbappée quelqiFune.
Pour perfectionner ce catalogue des premiers livrés imprimés
dans cbacune des villes ou Fimprimerie s’est établie, il faut, ce
me semble, que tous ceux qui font quelque découverte la-dessus
la communiquent. Ce iFest que par la qu’on peut achever d’é-
claircir Fbistoire de Fimprimerie. Voici qiielques petites re-
marques pour cornmencer a fournir notre conlingent.
319
M. Marchand a bien marqué Tannée de rélablissement de
rimprimerie a Geneve (1478), mais il na pas connu le premier
ouvrage qui y a été imprimé. Il dit que ce fut le Livré de Sa-
pience^ et il avertit qu’il a tiré ce titre d’un artide de la Biblio-
théque Germanique * , mais il ne l’a pas lu avec toute Tattention
requise, car il y aurait vu que ce premier produit des presses
genevoises fut le Livre des saints Anges, achevé d’imprimer le
23 mars 1478 ^ Ge quil y a de singuiier, c’est qu’il pouvait
voir la méme chose dans la huitiéme piéce qu ii a insérée lui-méme
dansladeuxiémepartie deson Histoire de l’imprimerie, p. 94.G’est
une digression curieuse de Gabriel Naudé sur la découverte de
rimprimerie, dans son Äddilion å riustoire de Louis XL « Le
plus anden livre de Geneve (dit-il) est le Livre des Anges du
Cardinal Ximenés. »La Caille a copié cette assertion sur la foi
de Naudé, et bien d’autres les ont suivis sans examen. Or
Naudé ne se fondait que sur ce qu’il avait lu a la fm du livre
cette souscription : « Ci finit le livre des saints Anges^ compilé
par Frére Fuancois Eximines, de Vordre des Fréres mineurs.
Or Eximines et Ximines sont le méme nom , et le Cardinal
Ximenés s'appelait Frangois et était cordelier.
Gependant cette conformité ne prouve rien, puisqu’on lit a
la fm de ce traité qu’il fut composé en 1392, c’est-a-dire
quarante ou cinquante ans avant la naissance du Cardinal.
On avait déja dit un mot de cet anachronisme dans la Biblio-
théque Germanique^ ^ mais fauteur de cet artide n’en savait
pas alors davantage , el soiip^onnait seulement qu’il pouvait
y avoir eu deux Ximenés auleurs, de méme nom et de méme
' Bibliothéqm Germanique, tome XXI, p. 101. Get artide, de M. Baulacre,
est imprimé d-dessus, tome I, p. 450 et suivantes,
^ Dans Tarlide de la Bibliothéque Germanique (d-devant I, 451) on a
dressé une liste de sept ou huit livrés qui avaient paru å Genéve avant 1500.
Nous en avons méme découvert depuis peu encore trois ou quatre, de sorte
que nous pouvons produire dix ou douze volumes de la fm du quinziéme
siéde.
’’ Bibliothéque Germanique, XXI, p. 100, ou ci-devant, tome I, p. 451.
320
habit de religion, mais dans deux siécles difFérents. Quelques
années apres, il commen^a a déméler un peu ces deux Sosies,
et trouva un Fran^ois Xinienés de Girone, qui fut évéque d’Elne
ou de Perpignan ; M. Du Pin le place dans le quatorziéme
siécle, et lui attribue un Livre de la vie Angélique^ qui pourrait
bien étre la méme cbose que le Livre des saints Anges
Mais il nous manquait encore la Bibliothéque Espagnole de
Nicolas Antoine, ouvrage essentiel pour bien connaitre les au-
leurs de cette nation. Nous Tavons acquis depuis peu panni des
doubles de la bibliothéque du roi Louis XV, et il a changé cette
derniére conjeclure en demonstration. Il nous apprend « que
sur la fm du quatorziéme siécle fleurissait Frangois Ximenez ou,
suivant le langage du pays, Eximenez, de fordre des Fréres mi-
neurs ; qu’il fut évéque d^Elne en Catalogne, quoique les Fréres
de Sainie-Martbe faient omis dans leur catalogue; qu’il com-
posa plusieurs ouvrages de dévotion en langue catalane, et
entre autres un de la nature des saints Anges ; que ce livre ful
dédié au mailre d’hötel de Jean, roi d’Aragon, etc. »
Au reste, ce livre est une imitation de la Hiérarchie céleste
faussement atlribuée a Denys f Aréopagite, et qui doit avoir été
fabriquée dans le cinquiéme siécle : ainsi, en ölant le Livre des
Anges au Cardinal Ximenés, on ne lui fait pas perdre grand’cbose.
Ce qu’il y a seulemenl de passable, ce sont quelques moralités
dont le fond est assez bon. Il y a des trails assez vifs contre les
mcBurs des ecclésiasliques de ce lemps-la^.
M. Marchand peut donc regarder coinme un fait cerlain,
que le premier livre imprimé a Genéve est le Livre des saints
Anges de Fran^ois Ximenés, évéque d’Elne ou de Perpignan,
qui le composa en 1392.
Si nous lui fournissons cet artide, nous devons lui rendre
la justice qu’il nous a appris la date de fimprimerie dans plu-
sieurs lieux, méme de notre voisinage, comme Lyon, Chambéry,
^ Bibliothéque Germanique, tome XXIX, p. 96 (ci-dessus, p. 318).
^ Bibliothéque Germanique., forne XXIX, p. 94 (ci-dessns, p. 316).
321
et quelques endroits de la Suisse, ou nous n’aurions pas soup-
^onné que ce bel art eut pénétré si tard.
Le Pére de Colonia doit partager la reconnaissance avec nous.
Quand je lus son Histoire litléraire de Lyon^ je fus fort surpris
de voir quil n’y fait venir Timprimerie qu’en 1487’. Nous
avons dans la bibliothéque de Geneve un livre de droit, imprimé
ä Lyon dix ans auparavant ; en voici le titre : Joannis Pelri de
Ferrariis Praclicajuris, Lugduno Francie^ m.cccc.lxxvii. Mais
M. Marchand remonte encore plus baut, et nous produit le
Livre de Baudoin comte de Flandres^ etc., imprimé a Lyon des
Tan 1474. G’est donc douze ou treize années qu il donne de
plus a rimprimerie de Lyon que son bibliothécaire, qu’on sait
étre si bien inlentionné a déterrer toutes les antiquités qui peu-
vent illustrer cette ville.
De Lyon je suis allé a Vienne en Dauphiné, toujours sur
la carle typographique de M. Marchand. J’ai été surpris de voir
que, malgré la proximité de ces deux villes, il ne met une im~
primerie a Vienne qu’en 1484. Mais nous pouvons rendre a
notre ancienne église métropolilaine le méme service que
M. Marchand a rendu a la ville de Lyon. On conserve dans
notre bibliothéque les statuts d’un concile de Vienne imprimés
six ans auparavant; en voici le titre: Statuta pr ovincialia con^
cilii Viennensis, 1478, ^-4^^.
M. Marchand nous apprend encore, que Baudoin comte de
Flandres, le premier ouvrage imprimé a Lyon, fut aussi la pre-
miére production de Timprimerie de Chamhéry. G’est la ce que
nous ignorions entiérement, quoique assez a portée de cette
ville. Il y a lieu d’étre surpris d’y voir imprimer des livrés
en 1484, puisquon ny en imprimé point aujourd’hui. On ne
voit sortir de cette capitale de la Savoie que quelques ordres
du gouverneur, ou quelques alFiches imprimées.
Notre auteur, qui a fouillé partout, nous apprend que Tim-
^ Histoire littéraire de Lyon, tome II, p. 586.
T. II.
21
32-2
primerie pénétra jusque dans les montagnes de Gruyére en
Suisse, des Tan 1481 ; et qu’on imprima le Fasciciilus temporum
dans un prieiiré de ce pays-la, connu sous le nom de Mont-
Ronge : aulre surprise pour nous, qui croyions bonnement que
la presse n’avait jamais roulé en Gruyére que sur les fro-
mages, pour les rendre plus compactes.
Nous allons, en.échange, fournir a M. Marchand un nou\el
arlicle du méme genre pour son Spicilegium^ et d’une date en-
core plus ancienne. On voit dans notre bibliotbéque publique,
le Specidum vitm liumanw avec celte souscription : a Exaratus
sine calamo^ in Villa Beronemi^ 1473, in-folio. » Nous avons
été embarrassés quelque ternps a reconnaitre le lieu de cette
impression. Enfin nous avons su qua quelques lieues de Lu-
cerne, canton de la Suisse, il y a un bourg appelé aujourd’hui
Munster^ avec une ricbe abbaye de cbanoines réguliers, fondée
dans le dixiéme siécle par un comte de Lenlzbourg nommé
Bero ; ce qui fit donner a ce monastére le nom de Berona^ ou
Beroneiue monaslerium. Yoila la clef de Villa Beronemis. Ge
qu il y a de remarquable, c’est qu’on voit ä la fm du livre, que
c’est un cbanoine méme de cette abbaye qui Fa imprimé, et qui
apparemment, ayant quelque connaissance de Tim primerie, en
établit une lui-méme dans ce monastére. Les caractéres sont
mal formés et inégaux; ils sentent tout a falt les premiéres ébau-
ches de cet art. Mais quelque grossiére que soit cette edition,
il y a lieu d’étre surpris de voir des impressions si båtives
dans les endroits les plus obscurs de la Suisse, et ou Ton se
piquait le moins de Science ; car, a cette date, on n’imprimait
pas encore dans Båle méme.
Je n’ai plus qu’une remarque a faire qui regarde les Offices
de Ciceron^ imprimés ä Mayence, par Faust aidé de Schoeffer
son second, et qui parurent deux années consécutives, c’est-a-
dire en 1465 et 1466. On est surpris de voir deux impressions
du méme livre se suivre de si prés dans ces commencemenls.
M. Marchand tranche la difficulté, en disant que c’est la méme
323
edition dont on ne fit que rafraichir la date Fannée suivanle.
« 11 parait par la, ajoute-t-il, que les imprimeurs et les libraires
ont commencé de bonne heure de mettre a profit le préjugé
vulgaire pour la nouveauté. » Gependant je vous avoue, Mes-
sieurs, que j’ai bien de la peine a me persiiader que cette petite
supercherie soit si ancienne. J’ai voulu m’assurer du fait par
moi-méme, et j’ai été en étal de faire cet examen, ayant eu a
ma disposition un exemplaire de chacune de ces deux années.
Il faiit avouer qu’au premier coup d’ceil ces deux editions
paraissent n’en étre qu une par leur grande ressemblance. Tou-
tes les pages se rapportent exactement l’une a Fautre : le méme
mot commence toutes les deux, et le méme mot les finit tou-
jours exactement. Gependant, apres une comparaison plus suh
vie, on y trouve assez de différences pour conclure en faveur
de deux éditions :
Quoique les pages se rapportent, les lignes nesont pas
toujours conformes. J’en ai remarqué quelques-unes qui étaient
autrement disposées dans Fune que dans Fautre.
2^^ On trouve des mots en abrégé dans Fun des exemplaires,
qui ont toutes leurs lettres dans Fautre. La conjonction ef, se
trouve fréquemment dans la premiére edition avec ses deux
lettres, et dans Fautre elle est souvent exprimée par un simple
petit trait a peu prés perpendiculaire. Mais pour mieux persua-
der M. Marchand, il faut donner quelques exemples de ces dif-*
férences.
Édition de 1465. Édition de 1466.
Page5, ligne 14, repttui* *. repeiitiir.
ligne 21, inqrat. inquirat.
ligne 23, paeantt caiifa. pcivant)! ca.
3^ Quoique le mot soit composé des mérnes lettres, la figure
en est quelquefois difFérente. Les noms propres dans la pre-
miére édition commencent ordinairement par une petite lettre,
^ Les p et les q des mots abrégés ont la queue traversée d’iin trait, qu’on
n’a pu représenter ici.
324
et dans la seconde par une capitale. Dans la page 4, on voil
deux fois panetius de cette maniére ; et dans la seconde édi-
tion, il a toujours une capitale, Panetius. Cette différence re-
vient trés-souvent. L'apostrophe fréqiiente de Cicéron a son
fils, varie aussi dans ces deux édilions. La derniéie a ordinai-
rement Marce fili, comine nous Técririons aujourd’liui ; et la
plus ancienne donne une tout autre figure a celle premiére ca-
pitale: elle ressemble assez a un omega renversé. G’est la ma-
niére d’autrefois, que nous imitons encore dans la date de nos
livrés imprimés placée au bas du lilre, quoiqu’on Vy défigure
un peu.
4® Enfin on peut remarquer de véritables variantes. On y
trouve des mots essentiellement différents pour le sens. A la
derniére page des Offices, on trouve, par exemple, dans une edi-
tion, dum aberis , et dans Tautre, dum abieris. Il n’en faut pas
davantage pour décider la queslion.
Apres avoir collationné de celte maniére une partie des Of-
fices, j’ai fait la méme chose pour les Paradoxes qui suivent im-
médiatement, et j’y ai trouve les mémes variétés. Le resultat a
été, que le senlimenl de M. Marchand sur Tidenlité de ces deux
editions est lui-meme un paradoxe, que toute Téloquence de
Cicéron aurait bien de la peine a rendre probable. Il est vrai
que d’autres avaient avancé la méme chose il y a longtemps,
mais d’un ton un peu moins affirmatif. Chevilier avait dit;
« qu’il est bien probable que le volume des Offices de Cicéron,
daté de 1465, et celui de 1466,sont d’une méme impression; »
mais il ajoute en méme temps, que « pour en étre cerlain, il fau-
drait les avoir comparés ensemble. » C est apparemment ce
que n'a pas fait M. Marchand ; il est trop expert sur ces ma-
tiéres pour sy étre mépris. Il faut convenir que Ton a trés-ra-
rement la commodité de faire cette comparaison : il ny a guére
de bibliothéque qui soit fournie des deux éditions, c’est beau-
coup quand on posséde rune on Tautre. M. Marchand peut les
325
avoir vues successivemenl; mais il ne les aura pas eues toutes
deux sous sa main pour les collationner.
Je ne dois pas omettre de dire que si j’ai été a portée de
faire cette comparaison, je le dois ä M. Lullin, professeur d’his-
toire ecclésiaslique a notre académie, qui posséde l’un et Tau-
tre de ces exemplaires, et a eu Tobligeance de me les confier
pour les examiner chez moi a loisir. Ils lui proviennent de la
belle bibliothéque du conseiller Alexandre Petau : on y xoit en-
core son nom et ses armes. Ces deux exemplaires sont sur de
trés-beau vélin, et trés-bien conservés. Le nom du premier pos-
sesseur parait aussi ä la fm de fédition de 1466 L
Peut-élre trouvera-t-on que ces détails sont un peu minutieux,
mais on voudra bien considérer que la présente année est pri-
vilégiée pour creuser un peu cette matiére, car il y a précisé-
ment trois siécles que 1’on con^ut le premier dessein d’imprimer,
et on a célébré en Allemagne une espéce de jubilé pour conser-
ver la mémoire de cette découverte. Nous y avons aussi pris
part dans notre ville.
Ge jubilé est cependant venu un peu trop töt, et il aurait été
mieux a sa place si on Teut renvoyé au milieu du siécle, avec
celui de Rome. La véritable époque de fétablissement de 1’im-
primerie est en 1450, ou mieux encore en 1452 que Ton
trouva les earactéres mobiles. C’est ce que M. fabbé Salier a
fort bien prouvé dans une assemblée de TAcadémie des inscrip-
tions a Paris, en avril 1739.
M. Jean Dassier, notre conciloyen , trés-habile graveur, a
donné au public une trés-belie médaille sur 1’imprimerie. On
voit d’un cöté les tetes des deux premiers inventeurs de cet art
avec leurs noms autour, Ioh. Guttenberg. Ioh. Faustus.
Dans 1’Exergue, TypograpMw Inventores Magontiaci^ mccccxl.
Au revers, une femme assise sur un baliotdepapier auprésd’une
presse d’imprimerie. Pour devise, Ars victura dum Utteris ma-
^ M. Baulacre donne ici cette souscription, et fait remarquer le jour qu’elle
jette sur la fin de la vie de Faust. Il y reviendra dans la dissertation suivante.
nehit pretium. Et dans 1’exergue, Anno Typ. SwcuL III. grala
posteritas excudit. mdccxl.
l\ote eulditionnelle.
Dans sa Lellre sur la découverte de rimprinierie publiée dans
le Nouveau journal ou Recueil liltéraire de Geneve, M. Baulacre
donne les noms des trois editions genevoises du quinziéme
siécle découvertes depuis son artide publié en 1731 dans le
lome XXI de la Bibliothéque Germanique (d-dessus tome I, p,
450). Ce sont:
Le roman de Fier-ä-Bras, 1478, in-folio.
Bremarium Gehennense., 1487.
Antonii Champion., Episcopi Gebenncnsis., ConstUutiones Sy-
nodales., 1493, in-8®.
Il ajoute que la bibliothéque de Geneve posséde un des pre-
miers essais d’impression au moyen de lettres taillées a rebours
sur des plancbes en bois. G’est une portion du premier dia-
pitre de la Genése en allemand. M. d’Uffenbach, magistrat de
Francfort-sur-le-Mein, possesseur de la planche méme, en donna
une empreinte a M. Vernet, professeur et recteur de notre aca-
démie, qui Ta mise dans notre bibliothéque. Yoici le titre
que Ton voit dessus: Typus tahulce lignece cui litterw., velpotius
linece integrae.,insculpt(2.,irmgne primw artis typograpliicce inven-
tionis monumentum., quod in suå assermt bihliotliecå Zach. Conr.
gb Uffenbach.
327
III
RECHERCHES SUR JEAN FAUST OU FUST, LE PREMIER
IMPRIMEUR DE MAYENCE.
(Une iiote manuscrile sur un livre imprimé par Faust, qui est a la bibliotWque de Geneve,
aide a connaitre l’époque de sa mort. — Trés-vieille Bible iniprimée, achetée a Annecy,
provenant de la bibliothéque du president Favre : son prix. — Schoeffer. — Guttemberg.)
{Journal Helvétique^ Avril 1745. — Bihliothéque raisonnée, 3"»® trimestre de
1745, tome XXXV, l^e partie.)
Monsieur ,
Vous savez que Jean Faust, ou Fust, comme d’autres Fécri-
vent , passe pour un des principaux inventeurs de rimprimerie.
Son nom a paru avant aucun autre dans les premiers livrés im-
primés : il y a la de quoi Timmortaliser. Ce qu’il y a de surpre-
nant, cest que Ton nous a conservé trés-peu de particularilés
sur cet homme illuslre.
On saii seulement qu’il était orfévre de profession , quoique
d’une bonne famille de Mayence. Jean Fust, son frére, était
bourguemestre en 1461 . Leur famille était originaire d’Ascbaf-
fenbourg. M. Marchand , dans son Histoire de rimprimerie , a
ramassé tout ce que Ton peut savoir de cet illustre Allemand,
qui a fait tant d’bonneur a sa nation. Il nous a méme appris
que les descendants de Fust, re^us parmi les familles patricien-
nes de Francfort vers la fm du seiziéme siécle , s’y sont perpé-
luésjusqu’en 1704, et peut-étre au dela, et que deux d’entre
eux se sont rendus illustres par leurs écrits.
M. Marchand , qui nous a rassemblé tout ce qu il a pu dé^
eouvrir de la vie de Fust, avoue qu’il ne peut rien nous appren-
dre de sa mort ; il n’a pu trouver aucun mémoire sur cet artide,
et il est réduit a tåtonner la-dessus.
328
a On ne voil plus le nom de Fusl, dit-il, sur aucune édition,
apres celle des Offices de Ciceron, achevés le 4 de février 1466,
et la premiére avec le nom de Schoeffer seul , est du 8 octobre
1467. Il est donc fort apparent que Fust mourut peu aupara-
vant, en 1466 ou 1467 \ » La conjecture de M. Marcband pa-
raitra encore plus vraisemblable, si Ton descend plus bas. Voici
encore deux ou trois livrés ou il ne parait d’autre nom que celui
de Tassocié de Fust : Instituliones Juris civilis cum Glossis, 1468;
Tliomce de Aquino Qucesliones, etc,, 1469; Valeriiis Maximus ,
1471; Augustinus, de civitate Dei, 1473. Ges trois ou quatre
livrés sont imprimés a Mayence par Schoeffer seul.
11 est surprenaut quaucun auteur ne nous ait rien dit de plus
precis sur la mort d’un homme qui s’est rendu aussi célébre.
Personne n’a eu soin de nous apprendre ce qu’il devint. On
peut dire que nous ne savons ni oii, ni quand il a fini ses jours.
Quoiqu’il ne soit pas fort important d’en étre instruit, il me
semble que tout ce qui regarde cet habile artiste, ä qui la répu-
blique des lettres a de si grandes obligations, doit paraitre inté-
ressant. Je suis sur, Monsieur, que les curieux comme vous
sauraient gré a celui qui leur fournirait qiielques documents sur
la mort de Fust; c’est ce que je vais essayer de débrouiller.
Je me flatte qu’a Taide de quelques recberches, que je soumets
a votre jugement, je pourrai indiquer le lien ou Fust a fini ses
jours, la date de cette mort, et jusqu’au genre de maladie qui
lui a oté la vie.
On voit dans la bibliotbéque de Geneve deux anciens exem-
plaires des Ofpces de Cicéron, imprimés a Mayence par Fust
en 1465 et 1466; ils sont sur de trés-beau vélin, et irés-
bien conservés. Celui de 1466 avait appartenu a messire Louis
de la Vernade, chancelier du duc de Bourbon, et il le tenait de
la main de Fust , qui lui en avait fait présent. Voici ce qu71
avait écrit au-dessous de la souscription de Timprimeur, et qu’on
y lit encore fort distinctement.
^ Histuire de rimprimerie, p. 46.
329
Hic Uber pertinet michi Ludovico de la Vernade^ Can-
cellario Domini mei Ducis Borbonii et Ahernie , ac Presidenti
Parlamenti lingue Occitanie, quem dedit michi lo. Fust supra-
dictus, Parisiis., in mense Julii , Anno Domini M.CCCG.LXVI,
me tunc existente Parisiis pro generali reformatione totius Fran-
corum regni.
On avait déja publié cette note manuscrite dans la Bibliothé-
gue raisonnée., en donnant la nolice de ces deux éditions des
Offices de Cicéron \ On Favait communiquée au public, dans
la pensée qu’elle pourrait étre de quelque usage pour Thistoire
de rimprimerie ; mais peu de personnes ont aper^u toiit ce
qu’on en pouvait tirer. Je vous avouerai méme , Monsieur, que
je fus un peu prévenu conlre cette note la preiniére fois que je
la lus. Je ne comprenais rien dans le titre fastueux que prend
le possesseur du livré ; il se donne pour un homme chargé de
remédier a tous les abus qui se commettaient en France. Quel
est donc ce réformateur général du royaume, disais-je en moi-
méme? Ge Monsieur de la Vernade ne fait-il pas un peu trop
rimportant?
J’ai fait quelques perquisitions pour connailre mieux le per-
sonnage, et je n’ai pas découvert grand’cbose. J’ai seulernent
trouvé dans les Mélanges de Baluze un Gharles de la Vernade,
maitre des requétes a Paris, dont il est fait une mention hono-
rable dans des instructions que Gharles VIII donne a des am-
bassadeurs qu’il envojait ä Rome en 1484 ^ Rya apparence
qu’il était fils de notre Louis de la Vernade. Mais quelque figure
que cette famille puisse avoir fait dans la robe, on ne voit point
encore comment un Ghancelier du Bourbonnais pouvait avoir
été chargé de la reformation générale de la France.
Ne pouvant point deviner cette énigme, qui n’était méme
qu’une pure curiosité qui ne semblait mener a rien , je m’en
tins å ce qu il y a de clair dans la note manuscrite. Elle nous
* Bibliotfiéque raisonnée, tome XXV,|p. 282 (ci-dessus, p. 325, note),
* Balmii Miscellanea, tome VII, p. 572.
330
apprend que Fust était ä Paris en juillet 1466, qu’il y était venu
poiir débiter ses Offices de Cicéron, et qu’ll en donnait quelques
exemplaires a des seigneurs pour acheter par la leur protection.
Voila déja des particularités qui ne se troiivenl point ailleurs,
et je doute que qui que ce soit nous ait rien appris de Fust pos-
térieurement a cette date. Mais, Monsieur, lorsque je ne pen^
sais plus a cet irnpriraeur, ni au patron qu’il avait voulu se pro-
curer par son present , le hasard m’a mis entre les mains un
livre nouveau ou j’ai trouvé bien des éclaircissements sur ce
qu’il y avait d’obscur dans la petite note de la main de M. de
la Vernade.
Vous avez vu, sans doute, VHistoire de Louis Z/par M. Du-
clos de TAcademie des Inscriptions, qu’on a publiée en France
il n’y a pas longtemps. Fy ai trouvé le conimentaire de ces pa-
roles obscures : me tunc existenle Parisiis pro generali reforma-
tione totius Francorum regni, et en méme temps la condamna-
tion du jugement précipité que j’avais fait de ce seigneur, comnie
ayant un peu trop enflé ses tilres.
c( En 1466, dit M. Duclos, il se tenait une assemblée a
Etampes pour la reformation de FEtat. On était convenu, par
le traité de St-Maur, qu’on nommerait trente-six personnes no-
tables , savoir : douze prélats, douze gentilshommes et douze
magistrats , pour travail ler ä la réformation de FEtat. La conta-
gion qui affligeait Paris avait retardé Fexécution de cet artide ,
mais enfm les réformateurs, au nombre de vingtetun, ouvrirent
leurs assemblées a Paris le 15 juillet 1466 L »
Le nom des commissaires vient ensui.le. La Vernade, Chan-
celier du Bourbonnais , sy trouvé des premiers. Le chef de la
commission était le comte de Dunois; il devait toujours étre
présent, et approuver ce qui serait réglé a la pluralité des voix.
L'assemblée fut iransférée a Etampes , ä cause de la contagion
qui régnait toujours ä Paris.
Histoire de Louis XI, tome II, p. 23.
331
M. Duclos nous décril cette année-la comme fort funeste a la
France. La récolte fut perdue, et la peste , suite ordinaire de la
disette , désola cruellement Paris et les environs. Dans les seuls
mois d’aout et de septembre , il périt quarante mille personnes.
La circoiistance n’était guére favorable pour un imprimeur
qui avait apporté des ouvrages ciirieux a vendre a Paris. Ce que
j’y Yois de plus triste, c’est que, suivant toutes les apparences,
le pauvre Fust se trouva enveloppé dans cette mortalité. Nous
avons vu qu’il était a Paris en juillet 1466: au mois d’aout et
de septembre, la peste emporte un prodigieux nombre de per-
sonnes dans cette capitale ; il est vraisemblable que Fust n’aura
pas su se retirer a propos. Un homme qui a de précieuses mar-
chandises dans un lieu, ne sait pas s’en arracher quand il le fau-
drait; et, quand le danger est imminent, et qu’on Youdrait se
sauYer, on ne le peut plus. Ce qui rend cette conjecture fort
probable, c’est que , depuis cette époque , il n’est plus fait men-
tion de Fust ; s’il est mort de celte maniére , il ne faut pas étre
surpris de ce qu’aucun auteur contemporain ne nous a rien dit
de sa mort. On sait que le sort de ceux qui meurent de la peste
est ordinairemeni le plus ignoré , a cause de la confusion qui
régne dans ces tristes conjonctures. Un étranger surtout, enYe-
loppé dans une semblable désolation , n’est remarqué de per-
sonne.
Si Fust a fini ses jours si tragiquement , comme il y a tout
lieu de le croire, avouez. Monsieur, qu’il a essuyé de rudes tra-
Yerses. Apres qu’il eut Yendu a Paris plusieurs exemplaires de
sa Bible, qu’il aYait acbeYée en 1462, sa patrie fut désolée. Il
s’éleYa de grands troubles ä Mayence sur la fm de cette méme
année. Deux concurrents se disputérent cet archeYéché * . Adol-
pbe de Nassau surprit la ville, la mit au pillage, tailla en piéces
plus de quatre cents bourgeois. Ceux qui n’y périrent pas, pri-
rent la fuite. Tout le commerce fut interrompu ; le travail de
* Adolphe de Nassau, et Diétherick d’Isembourg.
332
Fust et de son associé cessa pendant plus de deux ans. Il ré-
tablit sa presse et la fait rouler en 1465 et 1466. Il est obligé
de relourner a Paris pour y vendre ses livrés ; cette grande
ville était fort propre pour débiter lefruit de son travail, surtout
a cause de son Université. Mais apres un trés-petit séjour dans
cette capitale, il y meurt tragiquement de la peste. Ce qui res-
tait de ses livrés dut méme étre perdu pour ses héritiers , soit
par la dilficulté de les retrouver, soit a cause du droit d'aubaine
qui a lieu en France *.
Ne vous semble-t-il pas, Monsieur, que le triste sort de Fust
donne lieu a faire une objection contre la Providence? Il serait
digne du Créateur de Tunivers de proléger ces génies inventifs,
qui, apres bien des efforts et avec un courage que les difficultés
n^avaient point rebulé, étaient venus a bout de procurer aux
hommes un arl aussi utile que rimprimerie; un art surtout
propre a inulliplier a Tinfini les Livrés sacrés, et qui met tous
les chrétiens en possession de ce trésor a fort peu de frais. Ce-
pendant ces habiles artistes , qui ont si bien secondé les vues
de la divinité, sont ceux qui semblent avoir essiiyé les plus
rudes traverses.
Voila comment nous raisonnons, quand nous ne regardons
que superficiellement les événements de la vie.Mais un examen
un peu plus approfondi nous fait juger bien autrement, et ce
qui donnail lieu auparavant a une dilficulté contre la Providence,
devient une preuve de sa sagesse. L’imprimerie, encore dans
son berceau a Mayence, fut bouleversée par le sac de cette ville.
Quelles furent les suites de ce désastre? Plusieurs ouvriers que
Fust et Scboelfer employaient, et de qui ils avaient exigé le se-
cret, s^enfuirent de Mayence; ils allérent porter dans d’autres
villes une Industrie qui, sans cet accident, aurait été renfermée
encore longtemps dans fenceinte de la maison des inventeurs
de 1’imprimerie. Les malheurs de Mayence avancérent donc 1 e-
* Sur le droit d’aubaine , vojez Histoire de 1'Académie des Inscriptions,
tome XIV, p. 244. Edit. de Paris.
333
tablissement d’un art si ulile, en différents lieux de TEurope. Ce
sont donc la des calamités heureiises, et qui favorisent les sages
vues de la Providence divine. On doit prononcer siir le désordre
et la confusion de Mayence, comme sur la confusion des langues
a la tour de Babel. Elle donna lieu a une dispersion et a des
établissements qui entraient dans les desseins du Maitre de Tu-
nivers.
Mes petites remarques sur Fimprimerie auraient été plus a
propos il y a quatre ou cinq ans. Il parut en 1740 une prodi-
gieuse quantité d’écrits sur cette matiére. On peut dire que
c etait alors FEvangile du jour. On fit une féte dans la plupart
des universités d’Allemagne pour célébrer le troisiéme jubilé de
la découverte de Fimprimerie, et les eloges de ce bel art occu-
pérent beaucoup la presse. Mais on n’a pas laissé depuis ce
temps-la de régaler le public de diverses productions, pour ré-
pandre de nouvelles lumiéres sur un sujet qui en avait encore
besoin. Nous avons regu, il n’y a pas fort longtemps, deux vo-
lumes de FAcadémie des Inscriptions de Paris, ou Fon y est
revenu plus d’une fois. Yous trouverez dans le tome XIY®
jusqu’a trois mémoires sur Fimprimerie, qui se suivent immé-
diatement. Le premier roule sur quelques endroits des Annales
typographiques de Maittaire; le second sur quelques circon-
slances de VHistoire de rimprimerie ; et le troisiéme est la Notice
du premier livré imprimé avec une date cerlaine.
Dans le premier de ces mémoires, M. de Boze examine la
date d’un livre imprimé a Yenise en 1461, par Nicolas Jenson.
C’est le Decor Puellarum. On fait voir évidemment, contre le
sentiment de Maittaire, que cette date est fausse, et qu’il faut
nécessairement la reculer jusqiFen 1469. La seule remarque
que j’aie ä faire la-dessus, c’est que M. Iselin, qui est mort pro-
fesseur de tbéologie ä Båle, et qui était aussi de FAcadémie des
Inscriptions, avait déja prouvé la méme chose dans une disser-
tation insérée dans le journal qui s’imprime a Neuchätel, en
334.
Suisse \ Quand on compare ces deux piéces, on est surpris de
leur conforniité.
Dans le second mérnoire, M. Tabbe Salier donne la notice
d’une ancienne Bible décoiiverte il n’y a pas longtemps, et il
en fait Thistoire. M. Boudot, employé dans la bibliothéque du
roi, a eu le bonbeur de la tirer d’Annecy en Savoie, et Ta cédée
au roi, qui Ta placée dans sa belle bibliothéque. Elle n’a aucune
indication d’impression ; mais M. Tabbe Salier a de fortes rai-
sons de la croire imprimée a Mayence en 1450. Comme voisin
d’Annecy, j’ai eu la curiosité de m’in%’mer de qui le libraire
de Paris avail acheté celte Bible. Yoici ce que ni’a répondu un
religieux bénédictin, dontle monastére iTesl pas éloigné, et qui
a beaucoup de gout pour la liltéralure:
(( La belle Bible qui a élé achetée derniérement pour la bi-
bliolhéque du roi de France, est sortie d’Annecy, dela biblio-
tbéque de notre fameux jurisconsulte le premier présidentFavre.
Ses béritiers la vendirent, ou plulöt la donnérent pour un mor-
ceau de pain , a un ecclésiastique de notre diocése, professeur
ou régent de seconde a Annecy, nommé M. Vittoz , qui la re-
vendit au sieur Boudot, libraire de Paris, pour un écii de trois
livrés. 11 Ta mise dans la bibliothéque du roi , et cela lui a
valu,dit-on, une gratificalion de trois ou quatre mille livrés. Le
bon homine Yittoz vient de demander a son évéque un bénéfice
dans les montagnes du Faucigny d’ou il est originaire, et il s’y
est retiré pour le reste de ses jours. »
Ne soyez point surpris , Monsieur, de la maniére dont celte
Bible a été payée. Sans parler de la libérallté du prince, qui iTa
pas voulu s’en tenir précisémenl a la valeur du livre, on a vu
vend re presque autant des Bibles postérieures a celle-la. Il y a
* Mercure Suisse, novembre 173i. (Ce recueil mensuel se compcsait de
deux parties, 1’une plus petite, intitulée : Mercure ou Nouvelliste Suisse, était
consacrée aux nouvelles; Tautre, plus considéable, intitulée: Journal Hel-
vétique, était exclusivenaent littéraire, comme les revues mödernes: cliacune
avait sa pagination a part.
335
un peu plus de vingt ans que, dans une vente publique qui se
fit a Paris, la Bible de Mayence de 1462 s’y trouva parmi les
livrés rares. Uabbé de Rolhelin la poussa jusqu ä 3,000 livrés;
mais le comte d’Oim , ambassadeur du roi de Pologne , ren-
chérit sur Fabbé et Temporta. Il est vrai que cette derniére Bible
de Fust est beaucoup mieux imprimée que la premiére; mais
on sait qu’en matiére des premiers essais de Fimprimerie , les
plus informes et les plus grossiers sonl les plus recherchés,
parce qu^ils marquent une date plus ancienne. Avouez, Mon-
sieur, que si ces inventeurs de Fimprimerie revenaient aumonde,
ils seraient bien surpris de voir Fempressement des curieux
pour les premiéres productions de leur art , dont eux-mémes
avaient honte vingt ans apres les avoir produites !
Dans le troisiéme mémoire de FAcadémie des Inscriptions,
M. de Boze donne la notice du fameux Psaulier imprimé a
Mayence en 1457, qui est le premier livre portant une date
certaine. L’inscription qui est ä la fm apprend qu’ii a été im-
primé par Jean Fusl et Pierre Schoeffer, et qu il fut achevé le
14 d’aout. Ce Psautier a des singularités que M. de Boze décrit
avec une grande exactitude, et qui donnent beaucoup de jour a
Fhistoire de Fimprimerie.
Uacadémicien nous dit, a la fm de son mémoire, que «si Fust
et Schoeffer ne sont pas absolument les premiers inventeurs de
Fart de Fimprimerie, ils sonl du moins les premiers et les seuls
quiFaienl exercé publiquement jusqu en 1462, qiFils donnérent
en deux volumes in-folio cette fameuse Bible encore si recher-
cbée des curieux. »
Avec quelque soin que Fon ait fouillé dans les bibliolhéques
pour y déterrer les premiers essais de Fimprimerie, on n’en a
pu trouver aucun qui porte le nom de Gutlemberg. Cependant
on convient presque généralement aujourd’hui qiFil doit passer
pour le véritable inventeur. Des Fan 1 450 il avait mis la plus
grande partie de son bien a chercher le secret de Fimprimerie.
Commengant a désespérer du succés, il comrnuniqua le tout a
336
Fust, son voisin, citoyen de la méme ville, dans la bourse de
qui il trouva de qiioi fournir aux dépenses qu’il fallait encore
hasarder pour parvenir a son but. Ils Iravaillérent ensemble, et
Ton prétend qu’en 1452 ils avaient porté la chose a peu prés
au point ou ils le souhaitaient.
M. Scböpflin, professeur des belles-leltres et d’histoire a Stras-
bourg, a enlre les mains plusieurs piéces originales propres a
éclaircir Torigine de Timprimerie , et qui en font bonneur ä
Guttemberg. Ce sont plusieurs de ses leltres, par ou il parait
qu’il avait réellement trouvé les caractéres raobiles et sculptés.
Peul-étre n’élaieiit-ils qu’en bois, et propres seulement å im-
primer des livrés d’église en fort grosses lettres. LePsautier de
1457 est de ce genre. Quoi qu’il en soit, Fust et Guttemberg se
brouillérent en 1455, apres avoir travaillé de concert pendant
quelque temps, et celte rupture donna lieu a Fust de s’altribuer
toute la gloire de la découverte. M. Scböpflin a envoyé un mé-
moire la-dessus a TAcademie des Inscriptions, dont il est
membre : il y a apparence qu’il ne tardera pas a paraitre. Ge sa-
vant m’a appris qu’il travaillé actuellement a 1’histoire d’Älsace,
en deux volumes in-folio. Le premier aura pour titre : Alsatia
illuslrala, et le second : Alsatia iitterata. Dans ce dernier, il
donnera les piéces qui regardent Timprimerie. Les lettres de
Guttemberg y seront imprimées en allemand et en latin.
Tout le monde sait que le génie de Pierre Schoeffer, que Fust
s’était associé, et a qui il donna sa fille, contribua beaucoup å
perfeclionner cel art naissant. C’est lui qui trouva le secret de
fondre les caractéres, artide des plus essentiels dans Timpri-
merie. M. de Boze nous apprend que le premier livre qui fut
imprimé avec des caractéres de métal, fut le Rationale Durandi^
imprimé ä Mayence en 1459. Il me semble. Monsieur, que
Ton sait présentement a quoi s’en tenir sur riiistoire et 1’ori-
gine de Timprimerie, sur quoi on a tant écrit depuis quelque
temps.
Je siiis, etc.
337
IV
LETTRE SUR UNE ANCIENNE ÉDITION DU Catftofiieon
Joaniii» de JTaaiMa, INCONNUE JUSQU’A PRÉSENT.
(L’ancien Catholicon, dictioiinaire et grammaire. — Les ancienues editions. — Carac-
léres el dale présumée de Tédilion qu un curé de Savoie vendit k la bibliolhéque de
Geneve. ~ Considérations sur les incunahles, leurs editions de dales rapprochées,
cependant distinctes, le petit iiombre de leurs exemplaires, etc.)
{Nouvelle Bibliothéque Germanique, 3™e trimestre de i 751, t. IX, l^e partie.)
Monsieur ,
Un curé de Savoie , curieux d’anciennes éditions , et qui en
fait un petit commerce depuis assez longtemps , a apporté a
Geneve un livre ancien, qu’il a voulu nous vendre. Il est connu
sous le nom de Catholicon. Si j’avais affaire a tout autre qu’a
vous, je commencerais par averlir qu il ne s’agit pas de cette sa-
tire ingénieuse qui porte le méme titre, et qui fit tant de bruit
du temps de la ligue^ Notre Catholicon fut imprimé plus de
cent trente ans avant Tautre, et il est d’une tout autre étendue.
C’est un des plus grands in-folio que 1’on voie ; il est composé
de diverses parties, dont la principale est un ample dictionnaire
latin, qui était fort en usage dans le quatorziéme et le quinziéme
siécle. Outre ce vocabulaire , on trouve encore une grammaire
fort étendue, qui embrasse tout ce qu’un grammairien doit sa-
voir. Voila pourquoi il porte le titre de Catholicon , c’est-a-dire
ouvrage universel.
Uauteur était un dominicain, de la famille noble des Balbi,
deGénes. Quand il se qualifie de Janua ou Januensis.,\\ a voulu
* La satire Ménippée de la vertu du Catholicon d’Espagne, etc., å Paris
1594.
T. II.
22
338
(lire quil était Génois. 11 acheva son ouvrage Tan 1286. Vous
veri ez dans le Diclionnaire de Bayle que ce religieux savaitplus
de latin que tous ses confréres Erasme ne laisse pas, (lans
divers endroits de ses ouvrages, de se nioquer de la mauvaise
latinité du dominicain ; mais 1’équité veut que Ton fasse atten-
tion quil a fait enlrer dans son diclionnaire plusieurs mots de
la basse latinité. Bayle lui fait un mérite « d’avoir su le grec,
chose fort rare dans ce temps-la.» Mais s’il savait du grec, iln'en
savait guére, comme il parait par quanlité d’étymologies ridi-
cules qu’il a voulu lirer de cetle langue, qu'il ne possédait pas
assez. C’est ce qu’il avoue lui-méme' dans un endroit de son
livre : « Ilwc difficile est scire^ dit-il, prceserlim milii non bene
scienli linguam grcecam. Mais vous savez que, dans ce genre de
livrés, Timperfection de Touvrage et la grossiéreté de Timpres-
sion n’en diminuent poinl le prix. Il s’agit d’y voir les dilfé-
rentes tenlatives de ces premiers inventeurs de Timprimerie, et
leurs [)rogrés dans cet art. Ce sont de précieux monuments de
rindustrie bumaine.
On convient que la Bible et le Catholicon sont les premiers
essais des imprimeurs de Mayence. On débite, sur un passage
de Trithéme qui ne contient que deux ou trois lignes, que les
inventeurs de cet art lirent d’abord graver unCatliolicon sur des
tables ou des plauclies de bois, n’ayant pas encore imaginé des
caractéres mobiles. Le témoignage est des plus posilifs; cepen-
dant il y a lieu de douter que cette edition ait jamais vu le jour.
De semblables tentatives doivent se faire en pelil. On congoit
bien quils purenl imprimer avec des planches de bois quelque
livre de peu d’étendue , un Donat , par exemple ; mais vouloir
exécuter la méme chose sur un immense diclionnaire, il y avait
de la témérilé. Il ne parait pas probable qu’ils aient entrepris,
dans ces commencements, un ouvrage qui demandait autant de
tempsetde frais.lls étaientdéja épuisés par les dépenses qu’ils
avaient faites. Il y a donc apparence qu ils firent Tessai seule-
* A Tarticle Balbus.
339
ment sur quelques feuilles, mais quils s arrélérent bientöt. La
pensée des caractéres mobiles put leur venir alors dans Tesprit,
c’est le sentiment d’Orlandi. Ge qu’il y a de certain , c’est que
si le CalhoUcon a été imprimé de cette maniére , cette edition
ne se voit plus nulle part. Je ne parlerai donc que de celles
dont il est reste quelques exemplaires dans les bibliothéques.
L^édition ancienne la plus connue est celle de 1460: celte
date parait au dernier feuillet. Il est vrai que les noms deFaust
ni de Schoeffer n’y paraissent point; mais Tannée, la forme des
caractéres et la marque du papier, indiquent assez que ce volume
est sorti de leurs presses : on en voit un bel exemplaire sur
vélin dans la bibliothéque du roi de France, et un autre sem-
blable dans le curieux cabinet de M. de Boze. Il y en a aussi
quelques exemplaires en Kollande.
On a une autre edition du Catliolicon aussi fort ancienne, et
imprimée de méme par Jean Faust et Pierre SchoefFer. Elle est
sur le papier qu’ils employaient. Il est vrai que leur nom ny
parait point : on n’y voit non plus ni le lieu de Fimpression, ni
la date. Il y a lieu de soup^onner qu’elle a été faite dans un
temps qiFils faisaienl encore mystére de leur art, et que c’est
la raison pourquoi ils ne mirent aucune adresse a la fm du
livre. Cette édition doil avoir été faite avant 1455, oui était
Fannée que Guttemberg se brouilla avec les deux autres, et qu’il
se sépara d’eux.
Cette édition est fort différente de celle de 1460. Le format
est plus grand; les colonnes d’impression ont deux pouces de
plus de bauteur ; le papier en est plus grossier et plus épais.
Le partage en deux volumes se fait apres la lettre I, et dans
celle de 1460 apres la lettre H. Enfin, la derniére édition est
ornée de quelques rubriques, et dans la premiére tout est en-
core noir. M. Marchand a marqué fort exactement en quoi dif-
férentces deux édilions, dans son Histoire deVfmprimerie^. Nom
pourrez le consulter.
^ Dans les additions, p. 134.
340
Les curieux peuvent voir dans les bibliolhéqiies de Paris
qiielqiies exemplaires de celle premiére edition. Il y en doit
avoir un a Sainte-Geneviéve , un autre chez les jésuites a leur
collége de Clermont, et M. Marcliand en posséde aussi un qu’il
nous a dépelnt fort exactement ^
Jusqu^ä present on ne connaissait que ces trois exemplaires,
mais on vient tout nouvellemeut d’en découvrir un quatriéme,
et voici comment. J’avais écrit au P. Beraut , babile jésuite de
Lyon, pour le prier de voir dans leur bibliothéque s’il n’y aurait
point quelque edition bien ancienne du Caiholicon^ et de nous
en donner ia notice. Il m'a répondu que leur édition n’était pas
assez ancienne pour nous en occuper; mais qu’a leur défaut il
avait cru devoir aller fouiller dans les bibliotbéques de quelques
autres monastéres, et qidil avait beureusement trouvé chez les
cordeliers de Lyon un exemplaire de cette premiére édition. La
notice qu’il nous en donne se rapporte parfaitement ä celle de
M. Marchand. Il n’y a pas longtemps que ces religieux ont fait
cette acquisilion. Nous aurions souhaité de savoir d’ou ils Tont
tiré, mais le P. Beraut les a questionnés inutilement la-dessus :
c’est un mystére sur quoi le bibliotbécaire n’a point voulu s’ex-
pliquer. Il n’est pas fort difficile d’en deviner la raison.
Il était absolument nécessaire d’étre au fait de ces deux pre-
miéres editions, pour entendre ce que j’ai ä vous dire d'une
troisiéme, que je crois qui a été inconnue jusqua présent, et
que nous avons entre les mains ; nous la tenons de notre curé
brocanteur. Quand il nous 1’apporla, il nous dit que les derniers
feuillets, ou devrait étre la dale, y manquaient, qu’ils étaient
tombés de caducité; mais que c’était Tédition de 1460, qu’il
n’y avait qu a examiner son livre pour y trouver toutes les
bonnes marques d’ancienneté. Il nous parut tel effectivement.
Cependant nous répondimes au vendeur que la perte de ces
derniers feuillets ötait a son Calholicon beaucoup de son prix;
‘ Histoire de 1’miprmieric^ p. 23.
341
qu il était dans le cas ou se trouverait un gentilhomme d’une
maison ancienne, mais qui aurait eu le malheur de perdre ses
lettres de noblesse.
Nous avons encore répondu a noire curé, qu’a la vérilé Facci-
dentdes derniers feuillets perdus peut étre arrivé naturellement;
la vétusté est la cause la plus ordinaire de ces vieux livrés im-
parfaits ; mais que quelquefois aussi on les mulile a dessein pour
les donner pour plus anciens qu’ils ne sont; que de peur de
surprise, il fallait qu’il nous donnål du temps pour bien examiner
la chose.
Sans perdre de temps , nous avons incessamment consullé
M. de Boze a Paris, et M. ‘Marchand å la Haye, qui nous ont
donné toutes les instruclions nécessaires. Ils ont ajcuté Fun et
Fautre une liste exacte de loutes les éditions qui se sont faites
de ce livre jusqu’en 1500. Munis de ces secours, nous avons
aisément convaincu le curé que son exemplaire n’était point de
1460.
M. Marchand nous apprend d’abord que cetle edition de
1460 a les colonnes d’impression hautes de dix pouces,et celle
que nous avons entre les mains a deux pouces de plus. — M. de
Boze, qui posséde un bei exemplaire de cette edition datée,
nous donne plusieurs indices pour la distinguer des autres. A
la téte de la premiére colonne on voit cette espéce de titre dis-
posé en deux lignes et en lettres rouges : Incipit Summa quce
vocant Catholicon^ edita å fratre Johanne de Janua^ ordinis fra~
trum proedicalorum. L" exemplaire de notre curé a ce titre en
encre noire. — Gelui de M. de Boze est relié en deux volumes,
dont le second coramence å la lettre i. Le nötre est en un seul
volume, et si on voulait Favoir en deux, le partage ne pourrait
se faire qu å la lettre K, parce que la lettre I ne commence
point au liaut d’une page.
Le curé nous a dit, sur cela, que si son Catholicon n^était pas
de 1460, il devait étre encore plus ancien; qu il savait qu’il y
avait une édition qui avait précédé de quelques années , que ce
342
serait la sienne, el que par la son livre acquérait un nouveau
prix.
Il a fallu un examen plus approfondi pour le débusquer de
ce retranchement.Nous avons étudié lanotice que M. Marchand
nous a donnée de celte édltlon non datée, mais que Ton croit
de 1455. Nous avons eiicore fait attention aux indices que nous
donne le P. Beraut de 1’exemplaire qui est a Lyon. Il faut con-
venir que du premier coup d’oeil les apparences onl loutes été
pour la nouvelle prétenlion du curc. Le jésuile, qui est un bon
géométre, nous apprend d’abord qu’ayant mesuré fort exacte-
ment la bauleur des colonnes imprimées, il les a trouvées de
douze pouces et quelques lignes: ‘elles sont précisément de
cette mesuredans notre exemplaire. — Ghez les cordeliers, le se-
cond volume commence par la lettre K : cbez nous le parlage
ne peut se faire non plus qu’a cette lettre. Le papier est le méme
dans les deux exemplaires, c’est-a-dire un papier fort grossier
et extrémement épais.
Ces conformités nous ont frappé d’abord, mais un examen
poussé plus loin nous a fait apercevoir plusieurs différences,
qui ne nous permetlent pas de confondre ces deux éditions.
M. Marcband, dans son Hisloire de r [mprimerie ^ a marqué
plusieurs fautes d’impression qui s’étaient glissées ä la lettre A
du diclionnaire ' : nous avons trouvé qu’elles sont presque
toutes corrigées dans nolre edition. — Le P. Beraut s’était encore
beureusement aviséde compler le nonibre des lignes d’une page
dans Texemplaire de Lyon: il en a trouvé soixante-cinq dans la
premiére colonne du livre; et nous, nous en complons deux de
plus. Voila la différence des éditions bien constatée.
Le marchand de livrés s est rendu a ces preuves , mais en
persistant toujours sur Tancienneté de son exemplaire. Il le
mettait toujours a un fort haut prix, et n’en demandait pas moins
de cinquante écus. Nous trouvions la somme trop forte pour
^ Page 37, dans la note.
343
une simple curiosité , et que bien des gens regardent comme
de pure fantaisie. Nous nous trouvions donc un peu combatlus
sur celte acquisition , mais cette perplexité n’a pas duré long-
temps : un généreux bienfaiteur a incessamment fixé nos irré-
Solutions, en achetant lui-méme lelivreeten le donnanta nolre
bibliothéque.
Il s’agit présentement, Monsieur, de tåcher de deviner la date
de notre Catholicon, et c’est ce qui parait assez difficile. Avant
toules choses, je dois rn’appliquer a prouver qu’il n'est d aucune
des editions connues.
M. de Boze nous apprend que Schoeffer seul donna une édi-
lion du Catliolicon en 1472. Ne serait-ce point la nötre? Mais
j’ai fait voir clairement la grande conformité de celle que nous
avons avec celle de 1455. L’édition de 1460 a divers avantages
sur la précédente. SchoefFer ne peut qu’avoir cboisi la derniére
pour faire la sienne. M. de Boze nous marque que cette edition
de 1472 ne différe presque de celle de 1460 que par Tinscription
qui se trouve a la fm. On con^oit aisément que SchoefFer, ha-
bile comme il f était dans son art, a du la rendre encore un peu
plus correcte.
M. Marchand nous en a fait connaitre une autre qui a précédé
celle-la, mais qui ne saurait non plus étre la nötre. Voici ce
qu’il m’écrivit sur cette édition, dans une lettre du 14 juillet
1750 : « Elle est d’Augsbourg, par Gunther Zainer de But-
lingen, en 1469, grand et immense volume, que ponr partager
en deux le possesseur avait estropié, et recopié quatre ou cinq
lignes a la main pour finir le voiume. Toutes les fautes de la
premiére édition s’y trouvenf, par la raison que cet imprimeur
n’a pas connu, ou n’a pas pu avoir f édition de 1460, qui est
corrigée, et qifil a copié la précédente. »
Vous ne soup^onnerez pas, Monsieur, que cette mauvaise
édition soit la nötre, si vous faites attention a ce grand nombre
de fautes qu elle a conservées , et a la difficulté de la partager
en deux volumes.
344
Je ne trouve pas d’aulre édition du Catholicon que dix ou
douze ans apres. La premiére qui reparaitest de 1483, a Nu-
remberg, chez Antoine Koburger. Outre qu’on ne saurait placer
si tard notre édition, j’ai vu plusieurs livrés qui sont sortis de
cette presse ; ils sont dans un tout autre gout que le nötre, et
le caractére tire fort au gothique. On peut donc soup^onner
avec beaucoup de vraisemblance, que notre édition a été igno-
rée jusqu’a présent, et que notre exemplaire peut passer pour
Tunique que Ton connaisse, ce qui doit lui donner beaucoup de
prix.
La rareté de cette édition et Taccident qui a emportéle der-
nier feuillet de notre exemplaire , sont cause qu’il est difficile
d'en bien déterminer la date. Je vais basarder quelques conjec-
tures, sur lesquelles je vous prie de me dire votre sentiment.
Il n'est pas difficile de prouver que notre édition du Catho-
Ikon est des premiers imprimeurs de Mayence, et il y a méme
quelque vraisemblance qu’elle peut avoir précédécelle de 1460.
Le papier a Tempreinte d’une téte de taureau surmontée d’une
croix. Ailleurs on y voit une rosette, autre marque du papier
qu’employaient Faust et Scboeffer.
La ponctuation eneslaussi imparfaite que celle de Tédilion de
1455 : dans Tune et dans Tautre on ne voit que le point seul,
méme dans 1’endroit ou 1’auteur traite ex professo de la ponc-
tuation: c’est a la fin de sa grammaire, et immédiatement avant
le commencement du dictionnaire. La il divise la ponctuation
en comma^ ou point avec virgule au-dessus ; en colum^ ou point
sans virgule , et en periodus^- ou point avec virgule au-dessous.
Les figures de ces différenles ponctuations sont toutes demeu-
rées en blanc , comme les lettres initiales qui devaient étre
peintes a la main. Cela sent un art encore naissant, el une im-
primerie mal assortie de caractéres. La lettre i , dans notre
exemplaire, a presque partout, au lieu de point, un petit accent
aigu, ce qui se remarque aussi dans la premiére édition non
345
datée. Ces i accentués sont beaucoup plus rares dans celle de
1460.
Dans cette édition datée, Fencre rouge parait pour la pre-
miére fols; le titre et Tinscription de la fin sont des rubriques.
Des que ces inipriineurs de Mayence eurent trouvé ce petit or-
nement, ils Temployerent toujours partout ou il convenait. Aiix
Offices de Ciceron de 1465, non-seulement le titre et Tinscrip-
tion de la fin sont en rouge , mais encore les titres de tous les
chapitres, ce qui y rend les rubriques fort fréquentes. Rien de
semblable dans notre CatlioUcon^ tout y est en noir.
Uédition datée ayant été un peu raccourcie, en devint plus
facile a manier, ce qui n’est pas indifierent dans un livre que
Ton feuillette aussi souvent qu un dictionnaire. Le partage en
deux volumes y est aussi fait différemment, et beaucoup inieux
que dans notre édition.
Quoique dans notre édition on ait corrigé bien des fautes de
la premiére, il y en est resté encore de bien grossiéres, qui ont
été exactemenl corrigées dans celle de 1460. En voici, par
exemple, une des plus clioquantes. Au mot Äddicius on cite ce
vers :
Nuliius addictus iarare in verba magistri.
Au lieu de iurare^ on lit inträt, ce qui gäte tout a fait le
sens.
De toules ces remarques il résulte clairement que notre édi-
tion est plus parfaite que la premiére non datée, et qu’elle Test
moins que celle qui a sa date. La conclusion qu’il semble qu^on
en pourrait tirer, c’est qu on devrait la placer entre les deux :
elle doit avoir suivi 1 455 et précédé 1 460.
Ce qui peut encore nous donner le soup^on que cette édi-
tion n’est pas postérieure, c’esi le papier qu’on y a employé.
J’ai déja parlé de sa marque et de son empreinte, mais il faut ä
présent en examiner la nature : ce papier est grossier, grisåtre
et épais comme une espéce de carton. « Gelui de ledition de
3-46
1460, dit M. Marcliand, est plus mince et assez blaiic. L’abbé
Salier a fait le méme raisoniiement pour prouver qiie la Bible,
qui a été mise depiiis quelques années dans la bibliothéqiie du
roi, a précédé celle de 1462 : « Le papier est mal fabriqué,
dit-il, d’une påte grossiere, grise, inégalement distribuée , ce
qui le rend clair dans un endroit et épais dans un autre; le pa-
pier dela Bible de 1462 est inieux fabriqué. »
Voilå qui senil)le devoir rendre assez probable la supposi-
tion d’une édition moyenne entre celles de 1455 et 1450, et
qui serait la notre. Mais je vous avoue, Monsieur, que je coni-
mence å étre effrayé des difficultés qu’on va me fai re.
Est-il vraisemblable, dira-t-on, que ces premiers impri-
meurs,dans Tespace de sept ou buit années, aient fait plusieurs
editions crun aussi gros ouvrage que le CatlwHconl Comment
concevoir (ju‘elles se suivissenl de si prés, dans un temps ou la
presse ne faisait presque que commencer de rouler?
Lavoue que la cliose est dillicile å croire. Cependant elle de-
viendra probable, si Ton fait attention que dans ce lemps-lå on
lirait peu d’exemplaircs d’un livre que Ton imprimait. La raison
en est, Tincertitudedu débitdans les commencemenls decet art,
les grandes avances qu’il fallait faire soit pour le papier, qui
était encore cber dans ce lemps-lå, soit surtout pour le vélin,
qui était alors la matiére la plus ordinaire d’un livre. Il faut
penser encore que ces imprimeurs s’étaient épuisés [)our la dé-
couverte de leur art. Il leur convenait mieux, quand ils faisaient
une édition du CafJiolicon^ de n’en tirer que quarante ou cin-
quante exemplaires, sauf å revenir å une seconde des que la
premiére serait å peu prés écoulée.
J’ai dit que le papier était cber autrefois , ce qui devait les
rendre relenus sur le Irop grand nombre d’exemplaires. C’est
ce que 1’on peut confirmer par les impressions qui se font en-
core aujourddiui en Anglelerre. Le papier n’est jamais å un
prix modique dans ce pays-lå , c’est ce qui fait qu’on y lire
347
beaucoup moins d'exemplaires d’un livre que partout ailleiirs; il
arrive assez souvent qu’on se borne a deux cents.
Une autre dépense qu’il ne faut pas oiiblier, c’est celle des
lettres initiales ou capitales, Geuxqui ont manié de ces anciens
livrés, savent que ces grandes lettres devaient se former a la
main avec 1’azur et le cinabre. On y employait un peintre en
miniature. Ces initiales se trouvaient en beaucoup plus grand
nombre dans un dictionnaire que dans tout autre livre, puisqu’il
y en a presque autant que de mots latins; nouvelle dépense
qui devait encore rendre retenu sur le Irop grand nombre
d’exemplalres. Les premiers imprimeurs de Rome, pour n’avoir
pas eu cette prudence, s’en trouvérent fort mal : ils avaient tiré
jusqu’ä onze cents exemplaires du gros Cornmentaire de Lira,
et furent ruinés, comme il parait par une requéle quils pré-
sentérent au pape Paul II , pour avoir quelque assistance ’ .
Ces remarques doivent déja rendre assez vraisemblable cette
répétition d’éditions ; mais voici quelque chose de plus precis
que des raisonnements, ce sont des fails qui ne nous permet-
tront plus d’en douter : M. de Boze nous a donné la notice
d’un Psautier trés-ancien et trés-rare; c’est un in-folio en gros
caractéres gotbiques. Cest la premiére production de Fimprime-
rie de Mayence avec une date certaine ; elle est du mois d’aout
1457. Deux années apres, c’est-a-dire en 1459, on vit pa-
raitre une édilion de ce Psautier, différente de la premiére. On
peut les voir, Fune et Fautre, dans le cabinet de M. de Boze ^
Les Offices de Ciceron furent imprimés a Mayence en 1465,
et Fannée suivante 1466. La plupart des auteurs qui ont fait
Fhistoire de Fimprimerie, étant dans le préjugé ordinaire que
dans ces temps-la les éditions ne pouvaient pas se suivre de si
prés, ont cru que c’était la méme, et qiFon iFavait fait que chan-
ger un peu Finscription qui est ä la fm ; mais on a fait voir clai-
rement, dans un mémoire inséré dans la Bihliotliéque raisonnée,
‘ Annales Typographiques de Maittaire, tome I, page 50.
• Histoire de FAcadémie des Inscriplions, tome XIV, p. 254.
3i8
que ce sont deux édilions réellement différentes \ On peut les
voir Tune et Taulre dans la bibliothéqiie publique de Geneve, et
en faire la comparalson Ges deux editions se voyaient aussi
dans la riche bibliothéqiie Harléienne. Bien plus, dans le cata-
logue qui fut publié en 1743 , on donne la notice de deux édi-
tions différentes de ces Offices dans une seule année, c’est-a-
dire en 1465. L’une est le n° 5103, qui est sur velin, et Tautre
le n® 5104, qui est sur du papier. On y prouve la distinctionde
ces deux editions par la figure différente de plusieurs lettres, et
surtout par les abréviations , qui ne sqnt pas les mémes. Si
Faust et Scboeffer ont fail trois editions des Of/ices de Ciceron
dans deux années , comme cela parait clairement par le cata-
logue Harléien , on doit étre moins surpris que dans Tespace
de sept ou huit ans ils aient imprirné trois fois le Catfiolicon.
Il est vrai que c’est un ouvrage d’une beaucoup plus grande
étendue , mais c^était en méme temps un livre d’un plus grand
usage, et dont ceux qui voulaient entendre le latin ne pouvaient
point se passer. Il devait étre d’un rapide débit. Jugez-en par
les fréquentes editions qui s’en firent dans la suite. Koburger,
qui en avait donné une en 1483, le réimprima en 1486. Lich-
tenstein fit la méme cliose a Venise en 1483 et 1487. On a
encore trois autres editions de Venise, de 1491, 1495 et 1497.
On est étonné d’entendre parler de plusieurs editions du
Catfiolicon, fort prés les unes des au tres, presque ä la naissance
de rimprimerie; mais ce qui doit diminuer notre surprise, c’est
que la méme chose est arrivée a la Bible; ces deux livrés se
ressemblent assez pour la grosseur. On a été assez longlemps
dans la pensée que la Bible de Mayence de 1462, dont il y a
huit ou neuf exemplaires dans les bibliothéques de Paris, est la
^ Torne XXV, p. 281 (ci-dessus, p. 323).
® G’estun présent qua fait M. Lullin, professeur d’histoire ecclésiastique,
et bien d’autres d’un grand prix, comme les sermons de saint Augustin sur
du papier d’Égypte, que nous tenons aussi de lui. G’est un MS du sixiéme
ou septiéme siécle. (Voy. törne I, p. 73, 90, etc.)
349
premiére qui ait paru. Naudé et bien d’autres ont été dans cette
erreur. Mais on en voit une a Paris au college Mazarin, impar-
faite a la vérité, et qui a perdu son premier volume , mais qui
est généralement reconnue pour avoir précédé celle de 1462.
Et, depuis dix ou douze ans, voici encore celle que Tabbé Salier
a fait mettre dans la bibliotbéque du roi de France, qu’il donne
pour aussi ancienne que celle de ce college. L’une et Fautre
doivent avoir paru depuis 1452 a 1462. Yoila donc trois edi-
tions de ia Bible dans Fespace de dix ans, comme trois éditions
du Catkolicon a peu prés dans le méme espace. Gette analogie
doit rendre ma supposition vraisemblable.
La conséquence n’est pas juste, direz-vous. Au contraire, on
pourrait conclure d’une maniére opposée. Ges premiers impri-
meurs ne sauraient avoir donné tant de livrés dans un si pelit
nombre d’années. Par cela méme quils avaient imprimé trois
Bibles les dix premiéres années, ils n’ont pas pu venir encore a
bout de trois Calliolicon, G’est ce qui était au-dessus de leurs
forces. En 1459 ils imprimérent Rationale Durandi^eien 1460
les Constilulions de Ciément F, ouvrage assez considérable. J’ai
déja dit quils avaient fait deux éditions du Psautier^ Fune en
1457 et Fautre en 1459.
« Demandons-nous présentement, dit la-dessus M. de Boze,
s’il est vraisemblable que Faust et Scboeffer aient encore im-
primé ce grand nombre d’autres volumes, presque tous répétés,
qu on leur attribue si légérement, et que Fon veut faire remon-
ter a ces premiers temps, souvent sous le seul prétexte qu’ils ne
portent ni date, ni nom *. »
Gette objection vous paraitra trés-forte ; mais je vous prie.
Monsieur, de remarquer qu’elle prouve trop : elle va non-seu-
lement a dégrader notre Catkolicon, mais encore la premiére
édition non datée dont M. Marchand a si bien prouvé Fancien-
neté. 11 y a plus , c’est que c’est une réfutation indirecte de
^ Histoire de V Académie des Inscriptiom, t. XIV. p. 265, édit. de Paris,
350
lout ce que 1’abbé Salier venait de dire en faveur de sa Bible,
et qui est rapporté dans Tarticle précédent de Vllistoirede VÄ-
cadémie des Inser iptions.
Pourfaire voir qu’il n’y a rien d’excessif dans le travail qu'on
attribue a ces premiers imprimeurs de Mayence, il n’y a qu’a le
comparer avec celiii de leurs deux éléves, qui allérent s’établir
a Rome quelques années apres. II parait par la requéte qu ils pré-
sentérent au pape, et que j’ai déja citée, que dans Tespace de
quatre années ils avaient donné prés de trente editions de diffé-
renls livrés, dont il y en avait de fort amples, comme une grande
Bible en deux volumes, et le Commentmre de Ura. J’avoue que
ces réponses ne lévent pas enliérement la diffieulté, mais vous
savez que dans le pays des conjeetures on est réduit a marcher
a tåtons.
Ces fréquentes éditions, qu il faut supposer pour mettre la nötre
entre la premiére non datée et celle de 1460, ont donné lien
å une autre conjeeture de quelques-uns de nos gens de lettres.
c( Apres les grands troubles de Mayence qui désolérent cette
ville sur la fin de 1462, disent-ils, les ouvriers de Faust, déga-
gés du seeret a quoi ils s’étaient liés méme par serment, se dis-
persérent dans divers lieux et y établirent des imprimeries. Le
Catholicon dont il s’agit peut étre une des nou velies produetions
de ces nouvelles presses établies dans diverses villes d’Alle-
magne. Ce nouvel imprimeur aurait du, å la vérité, faire son
édition sur la meilleure, c’est-a-dire celle de 1460, mais appa-
remment il ne put pas la recouvrer dans le lieu de son refuge.
Cependant il n’a pas laissé de mettre, de son chef, quelques amé-
lioraiions dans son édition. Pour la rendre plus lisible, il a re-
tranché, par exemple, beaucoup d’abréviations. Quoique le pa-
pier soit le méme qu’employait Faust, il n’aura pas été difficile
a cet ouvrier dispersé d’en tirer de la méme fabrique. Dans
cette supposition, la date du Catholicon doit étre retardée de dix
ou douze ans. Le plus tot que cet ouvrier dispersé ait pu donner
cette produetion, ce serait en 1466. »
351
Je ne contesterai point avec ceux qui préférent cette derniére
conjeclure; elle ne manque pas de vraisemblance. Je remarque-
rai seulement que nioins on fait cette édition ancienne, et plus
il est surpienant qu’il nen soit reste aucun autre exemplaire
que celui que nous avons entre les mains. Il pourra peut-étre
s’en trouver quelque autre qui est demeuré caché dans quelque
Ii bibliothéque d’Allemagne, surtout dans celles des monastéres.
I j Si vous faites insérer ce mémoire dans la Bibliothéque germa-
■ nique, il pourra donner lieii ä quelque Catliolicon, frére du nötre,
ä lever la téte et k se montrer au public. Pour aider a le re-
connaitre, je vais mettre ici un indice qui empécbera de s’y
méprendre. Il n’y a qu a consulter la premiére page ; elle est
partagée en deux colonnes hautes de douze pouces et quatre
lignes, mesure de France; si l’on veut prendre la peine de
compter les lignes de cbaque colonne, on en trouvera soixante-
' sept. La derniére ligne de la seconde colonne coniient ces
i ; mots : — partes orationis aspirantur , ut hamus, hereo, habens.
'j Veuillez, Monsieur, excuser ces minuties typographiques.
j Je suis, elc.
V
SUR UNE VERSION ITALIENNE DE LA BIBLE, MAL A
PROPOS ATTRIBDÉE A SIXTE V.
(les tradiiclions ilalieimes de la BiWe, qui onl eu ceurs d'abord, défendues dcpuis la
relorme. - les cathohques ne peuvenl plus lire le leite sacré quavec autorisalion de
Home. La BiMe en Espagne, et les officiers espagnols Geneve — l’idéc d’at
Inbuer ä Sble V une traduciion ilalienne de la Bible, est une inveution mensongére de
Uli: bixte V iiapublié que Ja Vulgate (Biiile laline), eu
(Journal Helvétique, Février 1749; Biblmhéque impartiak de Levde cahier
de .septembre et octobre 1750, tonie II, 2-e partie.) ’
Vous me demandez, Monsieur, des éclaircissemenls sur une
352
version italienne de TÉcriture sainte que l’on dit que fit faire
le pape Sixte V, et qui doit étre dans la bibliothéque publique
de Geneve. Vous souhaitez que je vous en rende raison, que
j’en examine la préface, ou apparemment le pontife explique
ce qui l’a déterminé ä metlre les livrés sacrés en langue vul-
gaire, ce qui parait opposé aux principes de son Egbse.
Vous avez raison d’élre surpris qu’un pape ait pris sur lui
de mettre la Bible entre les mains du peuple. Cependant,
pour diminuer un peu votre surprise, je dois vous dire, qu’a-
vanl ce pape il avait déja paru en Ilalie quelques Bibles en lan-
gue vulgaire. Le pére Simon nous cite entre autres celle d’An-
toine Bruccioli, dont il y a eu méme plusieurs editions Ml
s’en fit une en 1510, dédié a Benée de France, duchesse de
Ferrare. Cependant 1’étonnement ne doit pas entiérement cesser
par la parce que ces différentes éditions de la Bible en langue
vulgaire étaient toutes de Venise, ou l’on s’est toujours donné
un peu plus de liberté qu’a Bome sur cet artide. D’ailleurs le
P. Simon nous apprend dans le méme endroit de son bvre ,
qu’aprés que les protestants eurent paru, on s’aper?ut que ces
versions troublaient 1’Ftatetla religion, et qu’on fut beaucoup
plus réservé dans la suite. Ainsi une Bible italienne, commandee
par un pape et imprimée 'a Bome dans l’imprimerie du Vatican,
cinquante ans apres que les protestants eurent rompu avec
VFglise romaine, aurait quelque chose de bten smguber.
On sait quelles ont été les maximes de Bome depuis le con-
cile de Trente. La pratique re?ue dans les pays soumis a In-
quisition est, qu’un parliculier ne peut lire aucune part.e des
Livrés sacrés sans une permission par écrit, et ce n est ni e con-
fesseur, ni le curé, ni le supérieur régulier, qu. la donnent,
1’évéque méme n’en a pas le pouvoir. Il faut pour cela recourir
^ ^Ttrouve dans les derniéres éditions de Ylndice expurga-
' Histoire critique du Nouveau Testament, p. 873.
353
Quoi qu’il en soit, nous voiia suffisarament éclaircis sur Fépoque
(le cette invenlion.
VI
ÉGLAIRGISSEMENT SUR UNE PRÉTENDUE GOMMUNIGA-
TION SEGRÉTE ENTRE DEUX ANGIENS GOUVENTS DE
GENÉVE.
(Silcncedes auteursconlcmporains, absence de loate (race malérielle. — Boii renom des re!i--
gieuses de Sainte-Claire de Geneve — Cörruplion des Cordeliers. — Spanheim.)
{Journal Helvétique, Mai 1750.)
Si Ton en croit la tradition, il y aurait eu, avant la Reforma-
tion, entre les cordeliers de Geneve et les religieuses de Sainte-
Claire, leurs voisines el leiirs dévotes, un commerce souterrain
au moyend’une communication secréte. Je vais examiner ce
bruit avec toute Tattention et Timpartialité possible , en me ga-
ranlissant des préventions que donne souvent la différence de
religion.
Quoique j’aie été des mon enfance imbu de cette tradition, jai
commencé il y a longtemps ä la trouver suspecte. Voici les prin-
cipales raisons qui nous en doivent faire défier :
Dans les pa^s protestants, on debile souvent de semblables
choses. A Båle et dans d’autres villes de Suisse, on prétend aussi
que les couvents d’hommes rendaient visite a ceux de filles par
dessous terre. En Angleterre on débite la méme chose a Tégard
du couvent de Richemont et de celui de Sionhaus. La commu-
nication a pu étre réelle dans quelques-uns de ces monastéres ,
surtout quand ils étaient fort a portée les uns des autres;
mais par cela méme que la tradition la mettait presque partout ,
23
T. I.
354
011 peiit la rfigarder comme liasardée a 1 egard de plusieurs an-
de iis couvents.
Yolci les raisons que je crois qui doivent faire mettre dans
celle derniére classe nos deux inonastéres de Gentwe , accusés
de ce coinmerce. .
11 fa III d’al)ord reinarqiier qn’auciin aiileur conteinjiorain n’en
a paric. llonivard n’en a rien dit dans sa Clironlque ; il esl vrni
(pfil ne l’a pas jionssée loul a fail jiisqii’aii temps de la Réfor-
nialion; inais Rosel, dans ses Ckroniques, et Savion, dans ses
Aniiale.% qui onl parlé du cliangemenl de religion el de pliisieurs
annécs poslérieures, n’ont fail auciine'rnention de cetie prélen-
diie découverle. Ils rapporlent run el rautre un fait qui y avait
assez de rapjiorl, c esl ipie le 23 aoul 1535, on surpril un cor-
delier dans son couvent de Rive avec uiie fille de niauvaise vie;
on le conlraignit de quiltcr son liahit el d e['Ouser celle lille.
Voila une aventure ipii conduisail naUirelleinent nos annalistes
a parler du canal soulerrain , s’il leur avail élé connu.
On n’en Irouve rien non plus dans nos registres publics. La
découverle qui ful faile dans (pielques-unes de nos églises de
fausses reliques, a élé rapporlée exacleinenl, comme divers
aulres faits propres a auloriser la Réformalion. La communica-
lion clandesline donl il s’agit serait du méme genre : si elle étail
réelle , elle ne devail point étre oubliée.
Si i'on avail lait celle découverle ou a la Réformalion, ou quel-
([ue tem[)s apres , il ny avait rien de si aisé que de conserver
Tenlrée de celle voute souterraine, el de la montrer encore au-
jourddiui au couvent des cordeliers. Les mui-s de ce monastére
et son enceiiite se voient encore dans ce qu’on appelle la Char-
penterie ; c’était une curiosité a montrer a la postérité.
Tout le terrain entre les deux couvents a élé fouillé et remué
en diflérentes occasions. En 1558, on construisit le nouveau
collége dans une place conligué a Tancien couvent de Sainle-
Claire; la pente en élail fort considérable ; il fallut commencer
par mellre ce lieu a niveau. Pour cela, on bouleversa beaucouj)
355
de terre , et on ne trouva point le chemin en question, quoiqu’il
eut du nécessaireinent se trouver sur cette ligne s’il eut existé.
Du terrain quil y avait eu aulrefois entre les deux couvents,
la partie contigué au couvent des cordeliers n’a\ait point été
remuée; c’était le jardin de ces religieux. La pente en était en-
core plus brusque que de Tautre portion. Un particulier Tacquit
du public environ Fan 1725; ily construisit un jardin, quil fit
mettre a niveau a grands frais. Pour cela , le terrain fut fouillé
jusqu’a vingt-cinq ou trente pieds de profondeur; c’était encore
la oii le chemin clanueslin devait avoir été pratiqué. Cependant
il n’en parut aucun vestige dans ce violent rerauement de terre.
Je pourrais encore alléguer la dilFiculté de Fouvrage dont on
charge les cordeliers. Du couvent de ces religieux a celui de
Sainte-Glaire , la distance était assez grande ; Fun était tout a
fait au haut de la rue appelée Verdaine , et Fautre occupait le
bas ; c’est une rue longiie de quelques cenlaines de pas. On ne
suppose pas sans doute que les cordeliers aient construit une
voute de ma^onnerie de cette longueur. On se contente de leur
faire percer le terrain, qu71s auraient élan^onné de planches et
d’appuis ; mais cela méme a bien des dilFicultés dans une sem-
blable longueur, et dans un terrain sablonneux tel que nous
Favons dans ce lieu-la, qui ne saurait se soutenir de lui-méme.
Outre cet amas de charpente , qui seul aurait pu les déceler,
je demande encore comment ils auraient pu caclier la grande
quantité de terre qiFil aurait fallu enlever de cette cavité? Le
docteur Burnet, évéque de Salisbury, parlant des calacombes de
Naples dans son Voijage de Suisse et d^Itaiic^ dit qu’elles ne sau-
raient avoir été faites par les chrétiens dans un temps de per-
sécution , parce qu il leur aurait été impossibie de cacher la pro-
digieuse quantité de terre qiFil aurait fallu tirer de ces mines
pour les creuser. Malgré la dilférence totale de la destination de
ces calacombes des cordeliers de Geneve, et de celles d’Italie,
je puis bien comparer ces deux ouvrages pour la difficulté du
secret. Vous savez queFon croit communémenl que ces grottes
356
(le Naples avaienl été creusées par les chrétiens, pour y enterrer
leurs morts et pour y célébrer leurs mystéres ; on sait qiie chez
les moiues mendiants , quantité de séculiers y abordent chaque
jour, el se proménent, autant qu il leur plait, dans rintérieur
du couvent. Comment donner le change a ces curieux, qui n au-
raient pas manqué de demander raison de cet amas de terre
qu’ils auraient vu déposer ou dans la cour ou dans le jardin ?
La défaile la plus naturelle , partout ailleurs , aurait été de dire
qu’on voulait faire une cave ; malbeureusement cette écbappa-
toire ne pouvait point avoir lieu. Ce monastére était situé au
bord du lac , et on ne pouvait pas creuser deux ou Irois pieds
sans rencontrer d’abord Teau.
Apres avoir étalé les embarras el les difficultés qu’entraine
apres elle cette tradition populaire, je vais indiquer a ceux qui
la soutiennent un moyen de garantir les cordeliers des questions
importunes de ces curieux, qui leur auraient demandé raison de
ce qu^ils faisaient, c’est de cbarger de 1’ouvrage, non les reli-
gieux, mais les soeurs de Sainte-Glaire. Si vous faites travailler
a cette communication les religieuses elles-mémes , personne
ne leur fera des questions incommodes. Vous savez, Monsieur,
qu'on n’entre point dans les monastéres de filles ; les femmes
séculiéres elles-mémes n’y sont admises que trés-difficilement ,
et il fa ut pour cela une permission expresse de Févéque. Les
religieuses peuvent faire, dans Tintérieur de leurs murailles, tout
ce qu^elles jugent a propos. Les notres n^avaient donc qu’a
mettre la main a Tceuvre pour aller rendre une visile souter-
raine a leurs bons amis les Rév. Péres cordeliers, qui n’avaient
qu’a les attendre de pied ferme ; mais n’oublions pas de munir
ces ouvriéres cVune boussole , pour ne point s’égarer dans ces
routes ténébreuses et pour arriver heureusement cbez les cor-
deliers du couvent de Rive. C*est le port ou il s^agissait de
surgir.
Je sens bien que vous trouverez que ce serait mal garder le
decorim du sexe, que d’employer des filles pour établir une
357
semblable commimicalion. Voici donc une remarque qui doit
leur épargner cette indécence , et qui dispensera les uns et les
autres d’un travail fort fatigant : les religieuses de Sainte-Glaire,
comme je l’ai déja dit, étaient sous la direction des cordeliers;
ces soins spirituels leur fournissaient des prétextes fréquenls
pour entrer dans ce monastére. Pour se convaincre combien
Faccés en devait étre facile, on n’a qiFa lire le Factum des reli-
gieuses de Provins^ imprimé en 1668 ^ ; on y voit des corde-
liers qui entrent continuellement chez leurs soeurs de Ste-Claire ,
sous ombre de diriger ces bonnes religieuses. Si vous iFavez
pas ce livre rare, vous en trouverez un extrail dans les Préjugés
légitimes de M. Jurieu contre lepapisme^ Cbap. XXIX; il dé-
voile le commerce licencieux de ces moines avec les religieuses
de Sainte-Glaire.
Pour se mettre a couvert des fåcheuses conséquences qui se
tirent de la conduite libertine de ces anciens cordeliers de France,
on pourrait m’opposer qu’il y a dcux branclies dans Fordre de
Sainte-Glaire : les Urbanistes et les Claristes. Gelles de Geneve
étaient de ces derniéres , qui passent pour fort austéres ; celles
de Provins étaient des Urbanistes, qui vivaient fort commodé-
ment et dont la régle avait été fort adoucie par une bulle du papc
Urbain. Mais je prie de remarquer que, quand j’ai cité ce fac-
tum, ce n’est pas pour en conclure le relåcbement de nos Gla-
risies de Geneve , mais seulement la facilité que les cordeliers
avaient a entrer chez elles en qualité de directeurs; on sait
qiFils ont également cette liberté dans les monastéres rigides et
dans ceux qui passent pour relåchés. Je n’ai point préteodu
mettre en paralléle la conduite de nos Sainte-Glaire de Geneve
avec celle de Provins le siécle passé; les nötres, a ce que je
* Factum pour les religieuses de sainte Catherine lez-Provins contre les
cordeliers, 1668. On croit communément que ce Factum a été composé par
un avocat nommé Veret, qui fut ensuite ecclésiastique, et grand vicaire de
Tarchevéque de Sens. M. deBoze, dans soncatalogue de livrés rares et cu-
rieux, attribue ce Factum å un nommé Doregnal.
358
crois, étaient des filles sages et réglées, et c'est une des preuves
que j’emploierai contre la commuiiication souterraine , que Ton
veut qui ait conduit autrefois cliez elles.
Un préjngé favorable pour elles, et que je dois faire valoir,
c’est leur attachement a leur religion ; une seule embrassa la
Reformation. Toutes les autres résistérent aux sollicitations
qu’on leur fit pour changer. La seule qui abjura s’appelait la
soeur Blaisine ; il ne parait pas qu’entre ses motifs de con ver-
sion elle ait allégué la vie licencieuse de son nionastére ; elle
eut des démélés avec elles pour ravoir sa dot et quelques hårdes,
mais, dans ce démélé, leurs moeurs lae furent point attaquées.
Soeur Blaisine se maria assez bien, et aucune de ces religieuses
ne fut regardée comme les restes des cordeliers. Quand elles
sortirent de Geneve, on eut pour elles les égards qu’on doit
avoir pour des fdles vertueuses. Le magistrat les accompagna, et
vous verrez, dans Spon, qu’a leur départ de Geneve, on leur
donna des marques d'honneur et de considération L Figurez-
vous, je vous prie, les huées qu’elles auraient eu ä essuyer de
la part du peuple a leur sortie de Geneve, si cette communication
clandesline avec les cordeliers eut été découverte alors? Les mé-
nagements qu’on eut pour elles dans cette occasion, semblent faire
leur apologie; elles furent traitées comme des filles vertueuses. !
On doit en conclure qu elles fétaient effectivement. !
Ce sont la des présomplions favorables, diront les partisans j
de la tradition contraire. Le silence des historiens de ce temps-
lä, celui de la soeur Blaisine, la fermeté de toutes les autres,
semblent détruire ce conduit souterrain ; mais ils alléguent, d’un
autre cöté, quelques auteurs qui en ont parlé comme d’une
réalité. Or, en bonne logique , les preuves positives affaiblissent
entiérement les negatives et doivent les faire disparaitre ; il s’agit
* On peiit consnlter lå-dessus unlivre intitulé : Le Levain du Calvinisme, ou
commencementdei’hérésie de Geneve, impr. å Ghambéry 1611. L’abbé de St-
Réaltrouva cette bistoire cupeuse et intéressante. Il en retoucha le style, et
la publia å Paris sous ce titre, Relation de 1’apostasie de Geneve. K
.359
ddnc d’examiner ces témoignages. Je vais les rapporter exacte^
ment ; il faudra apres cela peser !a force de ces preuves.
Le premier auleur qai a écrit quelque chose la-dessus est
Ezéchiel Spanheim, pére du célébre antiquaire de ce nom. On
a de lui ime harangue latine qu’il pronon^a Tan 1635, a Toc-
casion du jubilé de la réformalion de Geneve , dans laquelle il
dit positivement « qu’on avait découvert cette communication
entre les deux couvents ^ . »
Il faut croire que ce savant a été dans la bonne foi et a cru
ce fait bien prouvé; mais ce qui affaiblit beaucoup son térnoi-
gnage , c’est qu’il est le premier qui Fait rapporté , et cela cent
ans apres la Reformation, tandis que tous les écrivains qui
ont fait Thistoire de cette révolution ont tous gardé le*silence
sur ce chemin souterrain. Il faut remarquer d’ailleurs que
ce professeur était un étranger, qui avait été appelé dans notre
Académie il n’y avait pas longtemps. Rien de plus facile que de
lui imposer sur cette tradition douteuse.
Tous ceux qui ont rapporté ce fait dans la suite, 1’ont copié
de lui , comme M. Jurieu dans son Apologie de la Réformalion ;
il dit , en parlant de Geneve , « que les monastéres de filles
étaient des lieux d’une prostitution presque publique. Quand il
fut permis de pénétrer dans ces abominables mystéres , on dé-
couvrit, ajoute-t-il, un petit sentier souterrain qui faisait une
communication entre le couvent des cordeliers et celui des
religieuses de Sainte-Claire. C’est par la que ces hypocrites, qui
cachaient sous un froc une concupiscence brulante, allaient
répandre leurs flammes impures dans le sein de ces prétendues
vierges sacrées , les épouses de Jésus-Gbrist. »
Voici comment un auleur plus möderne, qui a fait VHistoire
de la Reformation^ rapporté la chose. Apres avoir parlé du
livre de la soeur de Jussie, intitulé Le levain de Vhérésie de Ge~
* Ezech. Spanhemii Geneva restituta : 1635, p. 21 .
^ Apologie de la Réformaiion, tomel, p. 283.
360
néve, et du jiigement qu en fait Spon , qiii trouve ce livre écrlt
avec toute la naiveté d’une pauvre religieuse , le dernier histo-
rien de la Reformation joint cette reflexion : « Il y a pourtant
quelque lien de douter, dit-il , si ces religieuses étaient aussi
simples que la soeur de Jussie voudrait nous le faire croire. Les
chemins souterrains qu’on découvrit apres leur départ sons leur
couvent, et qiii conduisaient ä celui des cordeliers, qui étaient
ä quelques pas de la, donnent tout lieu de soupgonner qu^elles
recevaient de temps en temps des visites de ces bons fréres, et
qu^ainsi elles n’étaient pas tant novices dans les aflaires du
monde. »
Il cite a la marge la harangue de Spanheim, récitée le jour
des promotions en 1635. Mais il en sait plus que son auteur;
il dit que ce fut « sous le couvent des religieuses » que se fit
la découverte. Cette circonstance est de son cru; il fait encore
remarquer a son lecteur, poiir rendre cette communication plus
praticable, que d’un couvent ä Taiitre il ny avait « que quelques
pas » de distance. Croiriez-vous qu’il est bien prouvé que Téloi-
gnement de ces deux maisons était de plus de deux cents pas ?
Voici ce qui a trompé Thistorien de la Reformation : il s’est
imaginé que le couvent des cordeliers était dans le méme en-
droit ou est aujourddiui notre collége. Or, il est constant que
les Sainte-Claire étaient tout ä fait voisines de cet emplacement.
Vous trouverez la cause de sa méprise a la page 311, ou il dit
que « le couvent des cordeliers fut érigé en collége a la Réfor-
mation. )> L’ancien collége était prés des cordeliers; le nouveau
fut érigé dans une place tout a fait contigue a Tancien couvent
de Sainte-Claire, mais il ne s’ensuit point de la que ces deux
communautés fussent voisines. Un auteur qui n’est pas sur les
lieux peut aisément sy tromper.
Voila ce que je pense de cette tradition populaire, sur la-
quelle vous m’avez demandé mon sentiment ; je la crois quelque
* Hist. de la Réfonnation, tome V, p. 317.
361
cliose de plus que simplement suspecte. Je sais que vous voulez
que Ton se défie de Tespril de parti et que Ton respecte tou-
jours la vérité ; c’est sur ce pied-la que je me suis entiérement
ouverl a vous. Au reste , ce n’est point ici une confidence que
je prétende vous faire et qui demande le sceau du secret ; je
tiendrais le méme langage en publlc, si j’en avais Toccasion.
Si le mauvais bruit que j’ai réfuté n’était qu"une tradition du
bas peuple , on pourrait se contenter de la combattre de vive
voix quand la conversation roule la-dessus ; mais, aujourd’hui ,
c’est une tradition écrite. Des auteurs graves, comme les Span-»
beim, les Jurieu et d’autres, lui ont donné de la consistance et
de Tautorité en la rapportant dans leurs ouvrages. Le nom de
ces grands liommes esi fort capable d’imposer.
Encore une petile explication, avant de finir. Je crois qu’il
n’est pas nécessaire de vous avertir que quelque impartialité que
je professe , ce n’est cependant pas proprement Thonneur des
cordeliers qui me tlent le plus a cceur et qui m^a porté a écrire ;
ils étaient fort décriés dans notre ville avant la Reformation ,
et je me garderai bien d’étre leur Don Quichotte. Je ne vous
dissimulerai point que j’ai trouvé divers traits contre eux dans
une Histoire manuscrite de Geneve , qui a été faite principale-
ment sur nos arcbives^; je vais vous en transcrire un morceau,
parce qu’il regarde un temps fort voisin de la révolution sur la
religion.
« L’an 1503, dit cet auleur, les cordeliers étaient plongés
dans les plus infåmes débauches. Le jeu, la luxure et les vices
qui en dépendent régnaient parmi eux avec la derniére licence.
Le vicaire Orioli , qui élait alors a Thonon avec Tévéque, in-
formé de leur conduite , resolut d’apporter quelque réforme ä
ce couvent; mais les moines furent soutenus par les svndics et
le conseil, qui envoyérent une deputation au prélal, pour le
‘ Celle de Jean Antoine Gautier, livre III. Il en existe deux exemplaires,
Tun aux archives, 1’autre å la bibliothéque.
362
prier de ne pas faire de la peine aux cordeliers et de Ics laisser
vivre å leur maniére. »
Voiis voyez par la que, dans notre petite discussion sur le
canal souterrain , s il ne sétait agi que de Thonneur des corde-
liers , nous aurions pu nous dispenser dy apporter lant de cir-
conspection ; mais les religieuses, que jusqu'ä present on y avait
rnis de moitié avec eux, demandent beaucoup plus de rnénage-
ments. J’ai toujours eu meilleure opinion d’elles que de leurs
directeurs. Apres tout, ce n est pas sur de semblables préven-
tions, en bien ou en mal, que ces sortes de questions doivent se
décider, mais sur un examen tranquille et de sang-froid du pour
et du contre ; c’est ce que j’ai tåcbé de faire dans cette occasion.
Je crois vous avoir déja dit qu’il y a assez longtemps que j’ai
commencé a entrer en défiance sur cette tradition ; il se pré-
senta une occasion assez marquée de faire connaitre mes scru-
pules la-dessus , il y a douze ou quinze ans. Un peu avant le
deuxiéme jubilé de notre Réformation, quelques personnes avaient
projeté de faire imprimer quelque petit ouvrage sur cette ma-
tiére, qu'on put mettre entre les mains de tout le monde. Une
traduction francaise de la harangue de Spanbeim, prononcée
cent ans auparavant dans une semblable occasion , parut étre ce
qui convenait le mieux. On jeta les yeux sur un bomme de gout
trés-capable de bien traduire ; on me fit riionneur de me con-
sulter. J’approuvai fort ce dessein; j’ajoutai qu’il y avait seule-
ment un petit endroit de cette harangue qui me faisait quelque
peine : c’élait la maniére décisive dont il parlait d’un fait que je
regardais comme fort douteux; c’était le sentier souterrain qui
communiquait des cordeliers aux filles de Saint-Claire. Je fis
sentir que traduire cet endroit, et le présenter ainsi au public,
c’était vouloir appuyer et confirmer cette tradition ancienne, qui
me paraissait cependant n’étre pas fondée.
Geux qui s^intéressaient a cette traduction ne se rendirent
pas d’abord a mes raisons. On proposa un accommodement ,
c^était de mettre une petite note a cet endroit de la harangue ,
363
qui lui servit de correctif. On aurait pu mettre , par exempie ,
que « c’est une tradition qui s’est conservée dans notre ville
jusqu’aujourd’hui , qu'a la vérité nous n’avons pas des preuves
bien precises de ce canal souterrain , mais que peut-élre du
temps de Fauteur on en avait qui ne nous sont pas parvenues. »
Ce tour pouvait tout accommoder, mais quelque autre dilFiculté
qui survint fit tomber la chose, et la traduction ne parut pas.
VII
PARTICULARITÉS SUR FRANgOIS BONIVARD, DERNIER
PRIEUR DE SAINT-VICTOR.
(Une hisloire litléraire de Geneve. — Famille de Bonivard. — le prieuréde Saint-Viclor,
ses fiefs , ses canons. — Zéle de Bonivard pour la liberté de Geneve ; sa captivité ; sa
bibi iolbéque ; ses ouvrages . )
{Journal Helvétique, Mars 1754.)
Monsieur,
Dans un entretien que nous eumes ensemble il y a quelque
temps, dans notre bibliothéque publique, vous fites une reflexion
assortie au lieu ou nous nous trouvions. Voyant quelques por-
traits d’hommes illustres de notre ville, vous remarquåtes qu’il
nous manquait un ouvrage assez intéressant, c’est une hisloire
littéraire de Geneve, comme le pére Golonia en a fait une de
la ville de Lyon. Dans le siécle de la Reformation et le suivant,
notre Académie a eu d’habiles gens, qui ne sont pas assez connus,
et qui mériteraient bien de Fétre davantage. J’applaudis alors ä
votre pensée, proposée ainsi d’une maniére générale ; mais je ne
fus plus de votre avis quand vous ajoutåtes que je devais me
cliarger de cette tåche. Un plan de cette nature demande que
364
Ton prépare des matériaux pendant quinze ou vingl ans, el je
vous représenlai que Touvrier que vous vouliez meltre en ceu-
vre n’a aucun amas de cetle nature, et ce qui est encore pis, est
plus qu^octögénaire.
Frappé de la force de cetle raison, vous vous retranchåtes a
exiger de moi de donner au moins un essai dans ce genre, qui
pourrait faire nailre a quelqu’un de nos hommes de letlres la
pensée de continuer. Vous ajoutåtes qu’il ne fallait pas com-
mencer plus haut qu’au temps de la Reformation, parce qu’avant
cetle époque, on ne voit presque aucune lueur de littéralure a
Geneve. Vous exceptåles aussi les réformateurs eux-mémes,
donl riiistoire est fort connue. Calvin, Farel, et ceux qui les ont
suivis immédialement, comme Béze et quelques autres, ont trop
fait de bruit, pour étre ignorés de personne. Vous jetåtes les
yeux sur quelques -uns de leurs contemporains, qui n’ont pas
eu des panégjristes comme eux, et qui cependant ont fait aussi
bonneur a leur siécle. Vous m’indiquåtes en particulier Boni-
vard, dernier prieur du monastére de Saint-Victor, homme de
naissance et de mérite. L’histoire de Geneve en fait bien quel-
que mention ; mais il vous semble qu’il gagnerait a étre mieux
connu.
Quoique je n’aie ni anecdoles, ni mémoires particuliers sur
la vie de ce prieur, je ne laisserai pas, pour vous montrer ma
docilité, de meltre la main a Toenvre. Je rapprocberai divers
Iraits qui le regardent, et qui sont dispersés dans noire liistoire.
Il restera sans doule bien des vides dans sa vie. Mais j'aurai
pour excuse Texemple du pére Nicéron, dans bien des artides
de ses Mémoires pour servir å riiistoire des hommes illustres. Il
y cn a de bien remplis, mais beaucoup d’aulres extrémement
maigres. Apres tout, comme vous vous proposez par ce com-
mencement, quoiqu informe, d’exciter quelqu’un a entreprendre
ce ti avail, il n’est pas nécessaire de se piquer de donner d’abord
quelque cliose de bien achevé.
Fran^ois lils de Louis Bonivard, seigneur de Lunes, naquit
365
sur la fm du quinziéme siécle, d'une famille illustre, que je
crois originaire du Bugey^ Sa mére avaitrésidé a Seyssel, et y
était moi te. Il nous a appris lui-méme que c est la ou était sa
maison paternelle.
Guiclienon met Bonivard parmi les nobles du Bugey. Il nous
donne les armoiries de cette maison, qui sont d’or, a une croix
de sable chargée de cinq coquilles d’argent^.
Dans son Histoire de Savoie, il rapporte divers traits des
ancétres de notre Bonivard. En 1355, Edouard, roi d’Angle-
terre, étant descendu a Calais, le roi Jean assembla une armée
sur la frontiére de Picardie, et invita Amédée Yl, comte de Sa-
voie, a lui donner du secours. Ce prince y alla en personne
suivi de la fleur de sa noblesse, entre lesquels se trouve un
Pierre de Bonivard ^
Un autre Pierre Bonivard fut conseiller d’Amédée YIII. En
1423 il accompagna ce prince a Morges, ou Ton régla les pre-
tentions de Louis de Chålons, prince d’Orange, qui avait des
droits sur le comté de Genevois, du chef de Jeanne de Geneve
son aieule maternelle.
Apres avoir vu ces ancétres de Bonivard suivre leur prince
a 1’armée , dans des expéditions glorieuses, ou faccompagner
pour des négociations délicates, nous en trouverons aussi qui
ont fait une figure assez distinguée dans feglise.
En 1495 Jean-Amé Bonivard, onde de Frangois, était abbé
commendataire de Pignerol et de Payerne, et aussi prieur de
Saint-Yictor. Je trouve qu’il était encore abbé du monastére de
Saint-Jean hors des murs de Geneve.
Il mouriit en décembre 1514, mais il avait eu la précaution,
quatre années auparavant, de résigner son prieuré de Saint-
Yictor a son neveu. Q’était un trés-bon bénéfice. Le prieur de
* Il était né environ Tan 1496. Apres avoir fait ses premiéres étucles, il alla
å Turin faire sa philosophie et son cours de droit.
® Hist. de Bresse et du Bugey, IIB partie, dans VIndice Årmoirial.
^ Hist. de Savoie, p. 410.
366
ce monastére avait de trés-beaux droits seigneuriaux ; il possé-
dait dans le voisinage grand nombre de villages qui étaient d un
grand revenu: il avait sur les endroits de sa dépendance baute,
moyenne et basse justice : sa juridiction était entiérement sé-
parée de toutes les autres qui étaient dans Geneve.
Le prieur de Saint-Victor faisait de lui-méme, et sans étre
obligé de consulter personne, les entreprises les plus considé-
rables. Vous en pourrez juger. Monsieur, par ce trait-ci. Jean-
Amé, prédécesseiir de Frangois, avait quelque sujet de plainte
contre le seigneur de Viri, qui était voisin de ses terres. Ce
genlilhomnie ne lui faisant pas raison; le prieur résolut de lui
fai re la guerre et de Tassiéger dans son cliäteaii. Dans ce dessein
il fit fondre quatre canons. Mais la maladie dont il inourut Tavant
surpris peu de temps apres, il marqua du repentir de cetté ré-
solution violente , et il ordonna a Tarticle de la mort que ces
piéces fussent converties en clocbes ä 1’usage de Téglise de
Saint-Victor.
Yous vous rappelez, sans doute, Monsieur, ce que c^était
que cette église ancienne de Saint-Victor, et le monastére qui
y fut annexé. Ce saint passait pour avoir été un soldat de la
légion Thébéenne. Quoique le martyre de cette légion, sous Dio-
clétien, soit un fait fort douteux dans Thistoire ecclésiastique, la
relation qu’on en débite ne laissa pas de prendre de fort bonne
heureL Des le cinquiéme ou sixiéme siécle elle était re^ue, et
on peut méme dire qu'elle avait déja fait fortune, puisqu'elle
avait donné lieu ä de riches fondations, comme celle de Saint-
Maurice en Yalais.
Notre église de Saint-Yictor fut båtie au commencement du
sixiéme siécle, par Sédeleube, fille de Chilpéric, roi de Bour-
gogne. Elle y fit mettre le corps de saint-Yictor, qu’elle envoya
prendre a Soleure, ou Ton prétendail 1’avoir. La fameuse im-
* Sur ceprétendu martyre, voyez Jomia/ Helvétique, Juin et Juillet 1746.
(Cette dissertation sera insérée plus loin.)
367
p'ératrice Adélaide, veuve d’Othon le Grand, vint visiter cette
relique l’an 999. Gette église était paroissiale, et le monastére
ny fut joint qiie phisieurs siécles apres, sons Tévéque Frédérie,
en viron Tan 1025. Ge couvent était de Tordre de Gluny, et était
composé du prieur et de neuf ou dix moines. Il était dans un
faubourg qui portait aussi le nom de Saint-Victor, et qui fut
entiérement démoli en 1534, une année avant la Réformation
de Geneve; temps crilique, ou la sureté de la ville demandait
qu’on en vint a ce parti violent.
L’histoire de Geneve nous dépeint Bonivard, prieur de Saint-
Victor, comme un zélé défenseur de la liberté de notre ville,
dont le duc de Savoie, Gharles III, voulait s’arroger la souve-
raineté. Ge prince cherchait continuellement les moyens de
perdre les citoyens qui s’opposaient a ses vues ambilieuses, et
les plus grandes violences ne lui coutaient rien pour les faire
périr. Le prieur de Saint-Victor s’intéressait pour eux, autant
qu’il pouvait.
L’évéque d’alors, qui aurait du contesler a Gharles ses droits
prétendus, était Jean de Savoie, båtard de cette maison, et il
avait cédé au duc les droits de souveraineté qu’il aurait pu avoir
sur Geneve comme évéque. Ge prélat, dont réleclion ne s’était
point faite canoniquement, exer^ait å Pexemple du prince, tou-
tes sortes de violences contre les bons citoyens. Les plaiotes
en furent portées a Vienne au métropolitain, et sur des letlres
de Bonivard, rarchevéque cite Jean de Savoie et ses officiers
å comparaitre a Vienne dans un certain temps, sous peine d’ex-
communication. Ges lettres furent signifiées aux officiers subal-
teroes ; mais la difficulté était de trouver quelquffin qui osål les
présenter au prélat lui-méme, surtout le duc étant actuellement å
Geneve ou il avait fait plusieurs actes de sévérité. Bonivard se
cbargea de cette commission délicate. Il prit un sergeot avec lui,
ils se rendirent au palais épiscopal, et sous ses yeux la patente
de Vienne fut remise au prélat. Gela se passa en 1518.
Il raconte lui-méme, dans ses raémoires, qiéil se laissa em-
368
porter par le zéle el raffection qu'il avait pour une ville qu’il
regardait comme sa patrie, å faire ce coup liardi. Il disait qiiel-
quefois : « Je ne regarde pas comme ma patrie le lieu de mon
origine, mais celui que j’habite ^ » Il était encore jeune quand il
se signala par celte action courageuse. Elle eut un heureux
succés. Les zélés citoyens, qui avaient été mis en prison comme
Irop jaloux de la liberté de leur patrie, furent relåcbés. Pour Bo-
ni vard, il en fut quitte pour quelques reprocbes qu’il essuya do
la part du prince. Il sut méme lui faire cette réponse en bomme
d’esprit, qu il « avait complé que Son Altesse , qui permeltait
bien que Ton plaidåt conlre son fisc,'el contre Elle-méme, ne
Irouverait pas mauvais son procédé avec Tévéque. »
L^année suivante fut fatale a un des amis de Bonivard, qui
pensait comme lui sur la liberté de Geneve. Pbilibert Berlbelier,
apres plusieurs démarcbes d’un zélé ciloyen, qui déplurent éga-
lement au duc et a 1’évéque, fut enfm arrété. Il avait loujours
lémoigné une fermeté, une intrépidité a toute épreuve. La
cralnle d’étre la victirne du bien public ne fit jamais impression
sur son esprit. Il avait marqué plus d une fois a Bonivard qu il
voulait bien basarder sa vie pour s’opposer aux tyrans. Le
prieur de Saint-Victor était parrain d’un des enfants de Ber-
lbelier. « Mon compére, lui dit-il un jour, vous pouvez compter
que pour Tamour de la liberté, vous perdrez votre bénéfice et
moi la téte. » La prédiction eut son accomplissement ä tous
égards. Nous verrons dans la suite qu outre son prieuré, Bo-
nivard perdit encore deux fois la liberté. Si Bertbelier doit donc
étre regardé a Geneve comme un martyr, le prieur doit aussi y
étre bonoré comme un confesseur. Leur zéle était d’autanl plus
louable, qu’ils n’élaient ni run ni Tautre Genevois de naissance,
* Le poéte Owen pensait comme Bonivard sur la patrie, comme i! paraif
par ces vers :
« Illa milii Palria est
Ul)i pascor, non ubi riascor.
Illa mihi Patria est,
Mihi qua3 palrimonia pr»bet. »
369
mais nés sujets du diic de Savoie. Bonivard dit dans un endroit
de ses mémoires, que « des qu’il comnien^a ä lire Thistoire, il
se sentit une forte prédilection en faveur des républiques sur
les monarchies. »
On ne saurait assez admirer le courage et la constance de
ceux qui s’oublient ainsi eux-rnémes, et qui se sacrifient pour
la liberté publique. Ils travaillent surtout pour le bonheur des
générations suivantes. La postérilé doit avoir leur mémoire en
singuliére vénéralion. Leurs sentiments héroiques ne sauraient
étre trop estimés: ils affrontenl les plus grands dangers pour
délivrer leurs concitoyens de Toppression et de Fesclavage.
Dans le malheureux temps que Bonivard parut dans notre
ville, les Genevois voyaient faire continuellement des infractions
a leurs libertés et a leurs franchises. On commettait contre les
particuliers les injustices les plus criantes, et Fon se plaignait
inutilement de toutes ces vexations. Il y avait une intelligence
des plus marquées entre le duc et Févéque, pour faire passer la
ville sous la domination de la maison de Savoie. Toutes ces
considérations animérent le zéle de Bonivard et de ceux qui
pensaient comine lui.
Les Genevois, ainsi opprimés, ne voyaient point de reméde
plus efficace a leurs maux qu’une alliance avec Fribourg. Le
duc fit agir ses émissaires pour traverser ce dessein. fl employa
surtout les chanoines de Saint-Pierre pour la faire rompre des
qiFelle fut faite : ces ecclésiastiques étaient la plupart ses sujets
et par conséquent dans ses intéréts : pour suivre les intentions
du prince, ils délibérérent sur cetie affaire : Favis qui prévalait
j était d’écrire au Corps Helvétique, qui était alors assemblé a
iZuricb, que le Chapitre n’avait jamais donné son consentement
a cette alliance, que cependant on devait avoir beaucoup d’égards
pour leurs sentiments, puisqu^ils étaient la partie la plus consi-
dérable de FÉglise de Geneve.
Bonivard, qui se trouva dans cette assemblée, parla le dernier,
parce quil n’avait pas encore re?u les ordres. Quoique jeune,
T. I. 24
370
il eut assez de fermeté poiir combattre cette résolution, el pour
s’opposer au torrent. Il pria le Chapitre de suspendre une dé-
libération dont ils pourraient se repentir. 11 leiir fit craindre le
resseniiment du peuple; il fil surtout beaucoup valoir celle rai-
son pour les détourner de leur dessein. c’est que la connaissance
des affaires politiques, telles que les alliances, n’était point
de leur compétence. Enfin il leur fit comprendre qu’en s’abste-
nant de cette démarche, ils pourraient employer leur médiation
plus ulilement pour ramener la paix dans la vdle.
Un descbanoines lui reprocha qu’il lui seyait mal davoir si
peu ä cffiur les intéréts de la maison de Savoie, qui avait fart
beaucoup de bien 'a ses prédécesseurs. « Mon premier devoir,
répliqua-t-il, est envers 1’Église de Geneve, dont vous et moi
sommes obligés de soutenir les droits et les libertés. »
Cette méme année 1519 le duc de Savoie ymt a Geneve
avec une suite de cinq cents bommes. Quoiqu’il eut promis
de ne faire violence ä personne, cependant le prieur de Sain^
Yictor, qui avail toujours agi fort vivement pour les mté-
réts de la ville, ne se fia pas aux promesses du prmce. M quitta
Geneve le méme jour que le duc y enlra, mais il n evita pas
nar lä de tomber entre ses mains. Deux faux amis du pays de
Vaud lui avaient promis de le faire passer. en babit deguise,_
iusquä Échallens, terre sujette de Berne et Fribourg. Au
lieu de cela, ils s’assurérent de sa personne par le moyen de
nuelques soldats qu ils avaient aposlés. L’un de ces traitres,
qui laitmoine, 1’obligea, en le menagant de la mort. k lu. re-
signer son prieuré. La perfidie fut poussée jusqu k le l.vrer au
duc qui le fit condfiire a Grolée, dans le Bugey, ou d le mt deux
ans prisonnier, et mit en possession le mome mfidele du bene-
fice de Saint-Victor, pour récompense de sa tralnson.
llfutrétabli en 1527, et voici de quelle maméreil le raconte
lui-méme. La nouvelle élant venue k Geneve de la pnse de
Rome par le connétable de Bourbon, le 6 mai 1 5^7, et de la
prison du pape Clément VII, ceux qui couraientles benefices
371
dans le diocése de Geneve s’adressérent å 1’évéque pour les ob-
tenir. On regardait ce prélat comme celui en qui résidait la
souvera,^ puissance dans son district, pendant la capiivité du
cliet de 1 Gglise. Le moine qui avait dépossédé Bonivard de son
pneuré était mort. Pierre de la Baume, qui siégeait alors, rendit
ce hénéfice au legitime possesseur.
^Bonivard eut le malheur d’étre arrété une seconde fois en
1530. Voici comment la chose arriva: Tétat de ses affaires de-
mandait qu’il put aller en Savoie; il fit demander au duc un
sauf-condmt, sons le prétexte qu’ajant ä Seyssel sa mére fort
agee et malade , d souliaitait fort de pouvoir lui aller faire une
v.s.te, On le lui accorda; le sauf-conduit fut donné en bonne
torme pour lui et quatre personnes de sa suite. II partit au mois
avrd , mais contre 1’avis de ses amis, qui trouvaient qu’il s’ex-
posait beaucoup.
Il alla k Lausanne pour une négociation qu’il voulait faire
avec 1 evéque, et qui ne réussit pas. Il croyait, ä 1’ombre de son
saul-condmt, pouvoir aller et venir sur les terres du duc avec
une entiere assurance, mais il se trompa. Un jour qu’il allait de
Moudon a Lausanne, il fut arrété sur ie mont Jorat, par ordre
du pnnce; il fut conduit au chäteau de Cbillon, situé sur le
bord du lac Léman. On l’y tint dans un cacbot dont le sol était
plus bas que le niveau du lac ; il y resta prés de six ans et demi,
lusqua lannee 1536, que les Bernois, ayant conquis le pays
de \aud, lui rend.rent la liberté. Depuis sa détention, le prieuré
le St-Victor avau été comme exposé au premier occupant ; les
neubles et les effets avaient été enlevés et portés ailleurs.
Il est bon de faire altention au temps que Bonivard fut pri-
■.onmer ä Clnllon, autrement on pourrait étre surpris de ne le
loint voir paraitre dans Tévénement le plus important de ces
emps-la,je veux dire 1’beureuse révolution de la Réformation.
Vous pourrez aussi par lä, Monsieur, rectifier une conjecture
■u on avait hasardée dans le Journal Helvétique. Il s’agissait de
avoir ce que devinrent les reliques de St-Victor, lorsqifon dé-
372
molit l’église en 1 534. « II y a apparence, dit la-des^us un ano-
nyme, que Bonivard, qui était un esprit éclairé, et qui avait
dans Fåme beaucoup de penchant pour la religion réformée, se
rendit le dépositaire de ces reliques , et qu’insensiblement il les
fit disparaitre. Il les cacba ou il les supprima, afin qu’a Tavenir
elles ne devinssent point un objet de culte , ni aussi qu’elles ne
fussent pas traitées d’une maniére indécente *. » Cette conjec-
ture serait assez vraisemblable, mais malheureusement Bonivard
était alors au fond de son cachot.
Au retour de Chillon il embrassa la Béformation, pour la-
quelle il avait déja montré , les années précédentes , des dispo-
sitions favorables. On avait pu s’apercevoir, a plusieurs traits,
qu’il était un catholique fort dégagé. Spon nous en a conservé
un qui mérite d’étre rapporté : en 1528, Tarchevéque de Vienne,
mal informé, avait fait afficlier des lettres d’excommunication
contre les Genevois qui voulaient secouer le joug du duc de
Savoie ; Bonivard allanl a Berne avec des députés de Geneve ,
ils virent de ces lettres afficbées sur la route. Ces députés mar-
quaient la-dessus quelques scrnpules de conscience ; le prieur
s’en moqua. « Si votre cause est bonne, leur dit-il, que peut
Tarchevéque de Yienne sur vos consciences ? S’il vous excom-
munie . le pape Berthold vous absoudra. » C’est ainsi qu’il ap-
pelait le fameux Berthold Haller, qui avait préché et établi la
doctrine des protestants dans Berne
Mais s’il faisait paraitre des dispositions favorables pour la
Béformation , c’était dans la supposition qu'elle s etendrait sur
les moeurs aussi bien que sur les dogmes et le culte. « La méme
année , dit encore Spon , les esprits commen^aient a étre divisés
dans Geneve. Il y en avait qui parlaient de réformer le clergé
et les abus qu’ils disaient s’étre introduits dans 1’église. On sV
dressa a Bonivard, prieur de St-Yictor, qui passait pour un
homme de bon sens et de probité, afin d’avoir son avis sur cette
‘ Journal Hdvétique, Mai 1746, p. 440.
^ Histoire de Geneve, tome I, page 195, édit. in-quarto.
373
affaire ; il leur lit cette réponse , également sage et hardle : Si
vous men croyez^ vous ferez de deux clioses Vune^ c est que si
mus voulez toujours élre débauchés^ comme vous Vétes å présent^
vous ne trouviez pas élrange que les autres le soient aussi^ ouque
si vous voulez reformer le clergé , vous lui montriez les premiers
le chemin ’ . Il leur fit eiilendre , en homme judicieux et sensé ,
que tant qu’ils vivraient eux-mémes dans le désordre , on ne
pouvait regarder leur prétendu zéle contre les mauvaises moeurs
du clergé, que comme le chagrin de gens qui se voyaient tra-
versés dans leurs passions déréglées , et qui voudraient écarter
des rivaux incommodes qu’ils trouvenl fréquemment sur leur
chemin.
Il montra surtout sa sagesse et sa modération en 1536, sur
une question fort délicate. La messe ayant été interdite parlout
ä Geneve, on voulut en faire autant a la campagne. Dans ce des-
sein, le magistrat assembla tous les prétres qui étaient de
leur ressort ; le premier syndic leur représenta qu’on avait suffi-
samment prouvé les abus et les erreurs de TEglise romaine ,
qu^on les exhortait a venir entendre les sermons qui se faisaient
ä Geneve pour achever de s’éclairer, et qu’on ne leur donnait
que quelques mois pour se conformer a la religion et au culte
}rofessé dans Geneve. Le plus ancien de ces ecclésiastiques
répondit « qu’ils étaient surpris de Tordre qu’on leur donnait,
et surtout dans un terme aussi court, que si les Genevois avaient
quitlé leur ancienne religion, ils avaient mis beaucoup de temps
a s’instruire de leur nouvelle doctrine ; que 1’équité vouiait qu'on
eur donnåt aussi un terme suffisant pour un examen de cette
importance. »
On délibéra sur cette réponse, qui vous paraitra sans doute,
Monsieur, des plus sensées. Farel et Bonivard, qui avaient été
ippelés , dirent leur avis ; Tancien prieur de St-Yictor fut du
sentiment qu’il fallait leur accorder leur demande, les prendre
Histoire de Geneve^ tome I, page 194.
374
par la douceur ; qu’on ne devail pas forcer leur conscience, mais
leséclairer; il ajouta que, s’ils passaient si légérenient d’une
religion a Tautre , dans une autre occasion ils changeraienl avec
la méine facilité, et retourneraient a leur premiére religion.
Farel, dont le zéle était beaucoup plus ardenl, combaltit avec
quelque chaleur cet avis trop modéré, a son gré. « Voulez-vous,
lui dil-il, vous opposer présentement a Touvrage de Dieu? »
Mais cette vivacité ne servit qu’a faire briller davantage la sage
modération de Bonivard ’ .
Dans le temps de la Réformation , ceux des ecclésiastiques
-qui changérent de religion, restérenf dans ia ville, et on leur
fournit de quoi subsister coinmodément. G’est ce qui arriva a
quelques chauoines, a des dominicains , a des augustins el a
d^autres. Le prieur de St-Yictor ne fut pas oublié; il fut méine
dédommagé plus amplement quaucun autre. Ii est vrai que
quand il fut question de regler ce dédommagement, on y trouva
quelques difficultés.
Bonivard demandait qu’il lui fut permis de retirer les reve-
nus de son prieuré pour son entrelien; mais on lui répondit que
comme le duc de Savoie occupait les terres de St-Victor dans
le temps que les Genevois s’en étaient rendus maitres, elles
appartenaient légitimement a la ville par droit de conquéte,
qu^ainsi ne les ayant point eues de ses mains, on ne lui devait
rien a cel égard. Messieurs de Berne furent arbitres de ce petit
différend, qui fut accommodé de cette maniére , qu^on paierait
pour une fois 800 écus a Bonivard , afm quil put acquitter ses |
dettes, que la ville de Geneve lui ferait une pension annuelle
de 140 écus, qu’il serait logé, tant quil vivrait, dans la mai-
son quoccupait précédemment le grand vicaire, et qu’on la lui
meublerait convenablement. Cet accord fut fait en février 1538.
Bonivard se maria sept ou Imit années apres la Réformation ;
il épousa une femme de Berne, mais il n’en eut point d’enfants;
* Histoire de Geneve^ tomc I, page 272.
375
ii se remaria en secondes noces a la veuve d’un nommé Fortier;
il mourut sur la fin de 1570. La famille Bonivard est éteinte,
méme dans le Bugey et dans la Savoie.
Le prieur de St-Yictor pouvait passer pour savant dans le
siécle ou il a vécii, el parmi des ecclésiastiques qui ne se pi-
quaient guére de cuhiver les Sciences ; il avait une assez belle
bibliotliéque , qui a \ersé dans celle de notre Académie. On y
montre , conime des livrés curieux , quantité d anciennes edi-
tions des premiers commencements de fimprimerie , ijui nous
sont venues de lui. Le premier livre imprimé ä Rome, par
exemple; c’est un Saint Augustin, de la cité de Dieu^ 1468.
Vous pourrez les voir dans la bibliothéque publique quand il
vous plaira , Monsieur ; on les a tous renfermés ensemble dans
une armoire , je veux dire ces éditions rares et primitives.
Nous avons quelques ouvrages de lui. Le plus considérable
est une histoire de Geneve qu’il composa par ordre du magis-
trat; il facheva en 1546. Il Ta intitulée Clironiques de la ville
de Geneve \ elles fmissent a fan 1530. Il eutla sage précaution
d’y copier la liste des anciens évéques de Geneve, qui se trou-
vait autrefois a la fm de f ancienne Yulgate manuscrite de notre
bibliothéque, et qui ne s’y trouve plus depuis longtemps \ Le
titre de Ckroniqae annonce ordinairement une histoire assez
séche ; cependant, celle de Bonivard n’est pas de ce genre, elle
se fait lire avec plaisir a cause de son style naif, assez enjoué,
el assaisonné de plusieurs réflexions pleines de sel ; il est vrai
qu71 y a quelques méprises , mais il est fort aisé aujourd’hui de
les rectifier. Gette chronique est conservée en manuscrit dans la
bibliothéque de Genéve, de la propre main de 1’auteur. Yoici le
titre de quelques-uns de ses autres ouvrages manuscrits que lon
voit aussi dans notre bibliothéque : U Ämarligenée oa la source
du péché ; Advis et devis de la source de la tyrannie papale , par
* Sur ce catalogue des évéques de Genéve, voyez Journal Helvétique, mai
1749, p. 413, ou ci-dessus, p. 312.
376
quel artilice les papes sonl montés ä si haui degré ; Devis sur les
mais el les faux miracles.
On a aussi de lui plusieurs poésies sur divers sujets , mais
dans le gout de son siécle, qui n’était pas trop bon. Ses ouvra-
ges imprimés sont : Un traité de la noblesse , et de ses of/ices ou
degrés , et des trois Etals monarckique , aristocralique et démo-
cmtique ; Des dimes et des servitudes taillables , 1549.
Il publia aussi la relation de TalFaire des dominicains de Berne,
qui furenl bridés quelques années a vant la Reformation.
Voilä , Monsieur, ce que vous avez exigé de moi , et que j’ai
tåché d’exécuter a peu prés' dans le gout des Mémoires du Pére
Nicéron. Je souhaile que cet essai fasse naitre la pensée a quel-
que autre plus babile que moi, de continuer la vie de nos hom-
mes de lettres qui se sont distingués par leurs talents. Vous
ne devez pas attendre autre chose de ma plume, et il est a peu
prés temps que je prenne congé du public.
Je suis, etc.
VIII
URBAIN BONIVARD, GRAND-ONCLE DE FRANgOIS.
(Explication de son sceau. — Les abbés commendalaires. — Les princes de Savoie de la
seconde moitié du quinziéme siecle. — Greilly au pays de Gex, illustration de ses sei-
gneurs avant que celte terre apparttnt aux Bonivard.)
{Journal Helvétiquey Avril 1754.)
Je vais mettre ici, comme supplément a Tarticle de Bonivard,
des détails explicatifs sur un ancien sceau de cuivre , retrouvé
en 1750 dans une armoire de nos archives, ou il était oublié
depuis longtemps, et qui doit avoir appartenu a quelqu’un des
ancétres de Bonivard.
377
Ce sceau est de figure ovale, haut de trois ou quatre pouces;
il représente saint Victor armé, ayant une lance a la main droite,
et teiiant de la main gauclie, devant sa poitrine, sa tete coupée.
On a représente une gloire a la place ou avait été la tete. La
figure du saint est placée devant la porte d^une église, au bas
sont les armes de la maison Bonivard, timbrées d’une mitre et
d’une crosse. Autour du sceau est, en caractéres gothiques, la
légende suivante : uubanus. bonivardi. epus. comedatariu.
STi. viCTORis (t/röanns Bonivardi Episcopus^ Commendatarius
Sancli Victoris).
Voila donc le sceau d’un Urbain Bonivard, qui prend la qua-
lité d^évéque et celle de commendataire de Saint-Victor; cette
légende a été , pendant quelque temps , une énigme pour nous.
Nous en avons cherché inulilement Texplication dans notre his-
toire de Geneve ; cet Urbain Bonivard n’y parait point, quoique
ce dut étre un homme de quelque importance , a en juger par
sa naissance et par ses tilres. Il prend dans Geneve le titre
å’ Episcopus tout court; cela porte naturellement a croire qu’il
était 1’évéque du diocése, cependan! il ne parait point dans nos
listes. Ge sceau, a en juger par les caractéres, doit étre du qua-
torziéme ou quinziéme siécle ; nos évéques de ces temps-la sont
fort connus, et il ne parait aucun vide dans le catalogue poury
placer cet Urbain.
Nous fumes tentés de regarder cette légende comme fausse,
et de soupQonner que le graveur avait fait de ce Bonivard un
évéque imaginaire, ou qui ne Favait été qu in partibus; mais
c’est la couper le noeud gordien, et renvojer sur le graveur nolre
propre ignorance.
Vous savez, Monsieur, que, dans ces sortes de recherches,
ce n’est pas fimportance du sujet, mais la dilficulté seule qui
nous pique. Nous avons donc voulu faire de nouvelles tentaiives
pour venir a bout de démasquer cet inconnu ; nous désespé-
rions presque d’y réussir, lorsque, par un pur effet du hasard, je
ine suis souvenu d’avoir vu dans Yffisloire de Louis XI par Du
378
Clos, que dans ce lemps-la il y avait un Bonivard, évéque, qui
avail beaucoup de crédit a la cour de Savoie. J ai cherché cet
endroit et je vais le rapporter :
« Philippe, prince de Bresse, dit-il, les comtes de Bomont
et de Geneve, se plaignaient de la faiblesse du duc Amédée leur
frére, et de ce que la ducbesse Yolande, leur belle-soeur, re-
mettait toule Tautorité a Miolans, a Bonivard, évéque de Verceii,
et a Doloy ^ »
Je soup^onnai que ce Bonivard pourrait bien étre celui que
nous cliercbions ; il ne nous manquait que son nom de baptéme.
Pour m en assurer, je n’eus qu’a recourir a Yltalia sacra d’U-
gbelli ; je parcourus la liste des évéques de Yerceil , ou j’eus
bienlöt trouvé notre bomme. « Urbain Bonivard, dit-il, reli-
gieux bénédictin, et abbé du monastére de Sainle-Marie de
Pignerol, et commendataire du Prieuré de St-Victor, dans un
faubourg de Geneve, fut élu évéque. Tan 1469, a condition
qu il quitlerait la qualité de prieur de St-Victor, et qu’il relien-
drait ses vceux monastiques » Il mourut a Pignerol en 1499,
dans son monastére ou il s’était retiré. En 1484, il avait résir
gné le Prieuré de St-Victor ä son neveu Jean Amé; cest celui
que je vous ai dit précédemment, qui avait des piéces d’artillerie,
et qui résigna a son lour ce bénéfice a son neveu Fran^ois.
Voilä, ce me semble, qui peut subisamment éclaircir ce sceau.
Je crois que vous ne vous arréterez poinl a une petite dilFicuhé
qui reste encore, mais qui n'est pas difficile a résoudre. On exige
d’Urbain, pour le faire évéque de Verceii, qu’il renonce a son
Prieuré de St-Victor de Geneve, et ce n’est que quinze ans
apres qu’il le résigne a un de ses neveux; il le posséde loujours
pendant cet intervalle , mais sous le titre de commendataire»
C’est un arlifice qu on avait iniaginé pour couvrir et pallier la
pluralité des bénéfices.
* Histoire de Louis XI, tomell, p. 45, édit. d’ Amsterdam. (Sur fan 1471 )
* Ea conditione ut S. Victoris Prioratu abiret, retineret coenobium. Ughelli,
tome IV, p. 809.
379
Au lieu du mot lalin commendatarius , le graveur a écrit dans
notre sceau comedatarius, et on le trouve ordiographié de cette
maniére dans le Glossaire de Du Cange. Cette petite variété
donna lieu a un bon mot de Menot , le prédicateur, mais qu on
ne peut pas rendre dans notre langue ; il criait, dans un de ses
sermons , contre Tabus de ces abbés commendataires qui absor-
baient le revenu le plus clair d’un monaslére , et il ajouta cette
remarque grammaticale : Commendalarii recte dicuntur comeda-
TARii , quia omnia cornedunt ‘ .
Apres avoir aplani le mieux que j’ai pula légende de ce sceau,
j’avoue que je ne laisse pas de demeurer encore un peu surpris,
de ce qu étant destiné a sceller des actes qui regardaient le
Prieuré de St-Yictor de Geneve, Bonivard y soit qualifié simple-
ment d’évéque , sans designer son diocése. L’évéque de Geneve
ne pouvait qu’en étre blessé ; c’est lui seul qui pouvail prendre
chez nous le titre d’évéque tout court. Apparemment le graveur
ne trouva pas assez de place pour écrire le nom de Yerceil ,
mais ii pouvait au moins en mettre les premiéres lettres, et abré-
ger un peu plus le titre de commendataire.
Nous devons rendre la justice a Tbistorien Du Glos, que c’est
lui qui nous a mis sur les voies pour deviner Ténigme qui nous
embarrassait. L’obligation que nous lui avons ne m’empéchera
pas de remarquer que je crois qu il y a une petite méprise dans
ce qu’il dit de ce Bonivard , évéque. G’était son frére Louis ,
seigneur de Greilly, qui avait une si grande autorité a la cour
de Savoie, que les fréres du duc en prirent ombrage. Guichenon
est exprés la-dessus.
« Parce que, dit-il, la duchesse Yolande donna beaucoup
d’autorité et de part au commandement a Anthelme, seigneur
de Miolans , a Louis de Bonivard , seigneur de Grailly, et a An-
toine d’Orli , gentilhomme savoisien , dont Texpérience et la fi-
délité lui étaienl connues, les comtes de Geneve , de Romont et
* Caréme de Menot, folio 100. Sur 1’abus des commendes, voyez Journal
Helvétique, Mars 1750, p. 244. (Dissertation sur Bonmont, ci-aprés.)
380
(le Bresse prétendirent d’avoir le gouvernement de FÉlat, pen-
dant la maladie du duc ^ . »
Il est vrai que 1 evéque de Yerceil fut quelquefois employé
dans des négociations politiques. On le voit en 1471 traiter une
alliance entre la duchesse de Savoie et Galeas, duc de Milan;
mais c’était Louis , son frére , qui était au timon des affaires ,
jusqu’a donner de la jalousie aux fréres du prince régnant.
Il sera bon, et je me flatte que vous Tagréerez, Monsieur,
que nous jetions un coup d'oeil sur la situation des aflaires de
Piémont et de Savoie dans ce temps-la ; cela répandra du jour
sur notre sujet, et quand nous nous en écarlerions un peu, le
mal ne serait pas grand. Un morceau d histoire , entremélé dans
1’explication de notre sceau , la rendra un peu moins séche.
Louis, qui avait épousé Anne de Chypre, gouvernait le Pié-
mont et la Savoie. Il eut plusieurs fils ; le cinquiéme s^appelait
Philippe. Il était d’un naturel violent et impétueux , qui causa
bien des cbagrins au duc son pére ; ce fils dénaturé persécuta
surtout Anne de Chypre. En 1460, il tua le maitre d’hötel de
celte princesse, et commit bien d’autres excés ; il travaillait con- ‘
linuellement a soulever les peuples contre son pére.
Le duc Louis jugea a propos de quitter la Savoie et de se
relirer a Geneve, en 1460, comme dans un lieu de sureté. Phi-
lippe , qui était seigneur de Bresse , se rendit aussi a Geneve en
1 462 , ou il donna de nouvelles marques de son emportement.
En 1463, le duc et son épouse allérent vers Louis XI, roi
de France, implorer son secours contre 1’oppression de leur fils.
Le roi de France avait épousé une princesse de Savoie en 1451,
n’étant encore que dauphin, et sans s’embarrasser de Tagrément
du roi son pére. Le contrat de mariage fut signé a Genéve.
Le duc Louis, revenant de France au commencement de
1465, mourut a Lyon, et son corps fut apporté a Genéve; il
fut enierré dans le couvent des cordeliers , dans la chapelle de
* Histoirede Savote, page 552.
381
Bethléem. On le revétit de Thabit de saintFrangois, pour suivre
une sorte de dévotion fort en usage dans ce siécle-la.
Amédée IX , son fils , lui snccéda ; c’est celiii a qui Ton a
donné le surnom de Bienheureux. Il avait épousé Yolande de
France, soeiir du roi Louis XI, Tan 1452; c’était un prince
faible de corps et d’esprit. Ses continuelles infirmités Tavant
rendu inbabile au gouvernement de ses États, on donna la ré-
gence a la ducbesse Yolande, qui passait pour avoir beaucoup
de mérite. Pbilippe, comte de Bresse, fit connaitre plus que
jamais son mauvais naturel pendant cette régence ; il se porta
aux derniéres violences contre le duc son frére, et la ducbesse
de Savoie. La régente implora la protection de divers princes
pour se maintenir contre cet oppresseur. Ce fut a cetle occasion
que Bonivard , évéque de Yerceil , négocia une alliance avec le
duc de Milan , procbe parent du duc , par son mariage avec
Bonne de Savoie. Ce traité est de 1471.
Amédée IX mourut a Yerceil en 1472. Yous serez sans
doute curieux de savoir, Monsieur, ce qui lui fit donner le titre
de Bienheureux. Quand on a fait atlention ä son peu de génie ,
on serait tenté de croire que ce qui lui valut ce surnom , ce fut
ce passage de 1’Évangile mal entendu : Beati pauperes spiritus.,
bienheureux les pauvres en esprit.
Mais les historiens ont essayé de justifier ce titre. Ils disent
que, dans sa derniére maladie, comme 1'évéque de Turin faisait
faire des priéres et des processions publiques pour sa guérison,
on vit Amedée dans le ciel , environné d’une foule de rayons si
éclatants, qu’on eut dit qu’il était assis dans le sein du soleil.
Quand on sut qu il était mort a Yerceil a cette heure-la, ce fut
en sa faveur un titre de sainteté ^ ; mais de peur que le public
ne veuille pas se payer tout a fait de visions , on ajoute que ce
prince était si dévot , qu’il fit une fois le voyage de Rome a pied
incognito, en habit de pélerin , qu71 fit båtir plusieurs monas-
* Sabaudice domus Arbor Gentilitia, 1702, in-folio.
385
teres, et, ce qui vaut mieux que le reste, qu’il était charitable
envers les pauvres.
Yolande, sa veuve, inourul prés de Verceil en 1478; elle
filt inhumée dans la cathédrale auprés du duc son époux, et
not re évéque Bonivard officia a rune et a Tautre de ces funé-
railles. Gette princesse avait beaiicoup de génie. Guicbenon nous
apprend qu’elle avait fondé pbisieurs monastéres, entre autres
celui de Sainte-Claire a Geneve; mais elle est marquée encore
par de plus beaux endroits dans Tbistoire.
Je crois vous avoir déja fait reraarquer. Monsieur, que celui
des Bonivard, contre qui lesfréres du duc avaient con^u le plus
de jalousie, n’était pas Févéque de Verceil , coinme Ta cru Tbis-
torien de Louis XI, mais son frére Louis, qui est qualifié sei-
gneur de Grailly. Gette terre seigneuriale donnera encore lieu ä
une petite digression par ou je finirai ma lettre. J’ose vous pro-
mettre que vous y trouverez des particularités assez curieuses.
Grailly est un ancien cbåteau dans la province de Gex, ä deux
ou trois lieues de Geneve, et assez prés du village de Divonne.
Planlin, a la fm de son bistoire de Suisse, nous apprend com-
ment cette terre fut vendue a Louis Bonivard ; il a méme copié
en entier la procuration du possesseur pour la faire vendre, et
1’acte de vente , qu’il dit lui avoir été communiqué par M. de
Vérace Budé, de Geneve. On voit dans cet acte que Gaston de
Foix, seigneur de plusieurs terres en Aragon et de celle de
Grailly, donne une procuration pour vendre cette derniére et
quelques autres en Savoie. Il en allégue la raison, c’est que Jean
de Foix, comte de Gandale, son fils unique, qui avait épousé
Marguerite de Suffole, dame anglaise, était prisonnier de guerre
en France, et qu’il n^avait que ce moyen de payer sa ranson;
cette procuration est passée dans son cbåteau de Meille, diocése
de Saragosse, le 3 mai 1455. En conséquence, la terre fut
vendue å Louis Bonivard pourquatre mille écus d’or; facte de
vente est du 3 mai de la méme année. Il y est qualifié de « con-
383
seiller , chambellan et principal mailre d’hötel de Louis , duc
de Savoie. »
Guichenon, dans son Histoire de Savoie^ a donné la généa-
logie de cetle maison de Grailly ^ ; il y fait menlion d’un Girard,
chevalier, qui vivait Tan 1120, et dans sa Bibliothéque Sebu--
sienne , qui est un livre rare , il nous parle d’un Nantelin de
Grailly, qui signa un acteTan 1 126
Mais , Monsieur, ce n’est pas proprement Tantiqnité de cette
maison qu’il s agit de vous faire remarquer. Yoici un autre cöté
bien plus propre a attirer Tattention , ce sont ses alliances avec
]'illustre maison de Foix. Vous savez que les comtes de Foix
étaienl souverains du Béarn et de la Navarre ; on voit dans Tbis-
toire que Jean , seigneur de Grailly, élait sénécbal de Guyenne
pour Edouard, roi d’Angleterre, Tan 1307 ; que Jean, son fils,
épousa Blancbe de Foix, et qu’il écartela ensuite ses armes de
Grailly et de Foix.
L’abbé de Longuerue nous apprend , dans sa Descriplion liis-
torique de France^ qu’un des seigneurs de Grailly, prés de Geneve,
ayant épouséTbéritiére de Buscb ^ ils s’établirent en Gascogne,
ou ils se rendirent celebres par leur attacbement au parti des
Anglais
Vous trouverez, dans Moreri^ que Jean de Grailly, captal de
Buscb, était un des plus grands capitaines de son temps; il
commandait, en 1364, les troupes de Pbilippe, roi de Navarre,
conlre Charles V, roi de France, a la bataille de Cocberel en
Normandie, ou il fut fait prisonnier par le fameux Bertrand du
Guesclin. Ayant élé mis en liberté, il passa ensuite au service
des Anglais contre la France; il donna encore de grandes mar-
ques de valeur, mais il fut fait prisonnier une seconde fois et
* Page 1287.
^ Page 61 de la l^^^ et rare édition de Lyon, 1660.
5 Busch est un pays dans les Ländes de Bordeaux, dont ils étaient souve-
rains. Ils portaient le titre de Caplal de Busch ou Gapoudal. G’est un terme
du pays, qui vient du latin Capitalis.
* Longuerue, p. 172.
384
emmené a Paris a la Tour du Temple, ou il mourut cinq ans
apres \
Archambaud, captal de Busch et petit-fils de Jean, épousa
Isabelle, vicomtesse du Béarn. L’bistoire de Gujenne fait une
menlion fort bonorable de ce capitaine. Par son mariage avec
Fbériliére de Foix, tout fut réuni en 1371 ; il était pére de Jean,
qui vendit sa terre de Grailly, el aieul du comte de Candale.
Gaston, un de ses descendants, épousa Eléonor d’Aragon,
qui fut béritiére du royaume de Navarre par sa mére Blancbe ;
elle laissa ce royaume a son petit-fils Gaston Phébus, qui , étant
mort jeune et sans enfants en 1483, ent pour béritiére sa soeur
Catherine , qui avait épousé Jean , sire d’Albret \ On dit qu’elle
mourut de tristesse d’avoir perdu la Navarre espagnole. — Encore
un peu de palience, Monsieur, et vous verrez que ces brous-
sailles généalogiques nous conduiront a un point d’bistoire des
plus intéressants.
Catberine de Foix-Grailly, infante de Navarre, était aieule de
la fameuse Jeanne d’Albret, mére d’Henri IV ; elle fut ä son tour
béritiére de la Navarre qu’elle laissa a son fils.
Guicbenon, dans sa Bibliothéque Sébusienne^ dit que la pos-
térité des Grailly, ajant pris le nom de Foix, a eu parmi ses
descendants, des princes de Béarn et des rois de Navarre, par
un événement des plus surprenants : stupendo eventu ^
Get historien pouvait aller plus loin ; il fallait ajouter que la
couronne de Navarre contribua beaucoup a procurer a Henri IV
celle de France. Ce furent les Béarnais, ses fidéles sujets de
Guyenne et de Navarre, qui mirent ce prince en état de résister
au puissant parti de la Ligue. On peut donc dire que la brancbe
de Bourbon ne régnerait pas aujourd’hui en France, sans cette
alliance avec la maison de Grailly. C’est proprement la qu71 fallait
placer le stapendo eventu de Guicbenon, mais c’était une affaire
* Dictionnaire de Mor eri ^ artide Grailli.
® Longuerue, p. 209.
’ Bibliot. Sebusiana, p. 61.
385
de religion , et cet historien était un nouveau catholique bigot ,
qui n’a pas voulu toucher cette corde. Rendons-lui cependant la
justice d’élre un des premiers qui nous ont fait connaitre les
personnes illustres sorties du chåteau de Greilly.
Quand on chargea les intendants de France de dresser cha-
cun un état de sa province , pour le duc de Bourgogne, il y
avait dans leurs instructions , en termes formels , qu’ils ne de-
vaient pas oublier de marquer dans leurs mémoires les terres
ou chåteaux de leur province d’ou était sortie quelque grande
maison , et Fintendant Bouchu , dans son Mémoire sur la Bour-
gogne et le hailliage de Gex^ n’a pas fait la moindre mention de
Grailly soit Greilly. Cependant cette maison s’estélevée jusqu'a
donner des rois de Navarre; on peut méme ajouter jusqu’a
donner a la France un souverain, qui est le premier des Bour-
bons qui sont aujourd’hui sur le irone.
Vous avouerez que c'est la une omission bien essentielle dans
ce mémoire; c’était lä la véritable placs de cette particularité
historique. J’ai peur, Monsieur, que vous n’ajoutiez qu’elle y
serait mieux que dans ma lettre, oii elle vous parait un peu dé-
placée.
Puisque c'est Facquisition de Greilly faite par Louis Boni-
vard, qui a amené cette digression, je dois ajouter ici que cette
lerre appartenait encore ä cette famille au temps de notre Béfor-
mation. Frangois Bonivard etAmblard, son frére, la possé-
daient par indi vis ; on voit encore aujourd’hui leurs armes au
bas de Fescalier du chåteau.
T. i.
^5
380
IX
SUR LES LETTRES DE CALVIN A JAQUES DE BOURGO-
GNE, SEIGNEUR DE FALAIS, ET SUR BOLSEC.
A. I,c«(rc a M. \Vc<x«ein, <rAms«ci-<Iam, é«!i»ciir «!c ces IcUrcs.
(Iton ilos origiiiaiis de ccs Icltres å la BiUwlheque (le Geiiftie. — Nitolas ilc la
Foiilaiiic.— Lcs conjiré(jntions.— ciilrc Calvin el Falais. — Dcnx lellrcs
iiiédite dt Falais, — Apolngic dt Calvin pour Falais, adresset å Charlts-ftninl.)
{IWMhiqm raisonnée (l’.\mstcri1am, 2"-* trimestre <1e 1744, tome XXXU.)
Mossieou ,
,Ic tlois vous rcinercier des cxcmplaircs des lettrcs de Calvin
:i M. de Falais, que vous noiis avez envojes, mais surloui des
originaux que vous y avez joims pour élre conserves dans notre
l.ibliollieque pulilique. Nous les avons mis avec grand nombre
d’aiurcs de ce réformateur qui n’ont jamais élé pubbées; elles
se donneront du jour les unes aux autres.
J’ai vu, avec beaucoup de satisfaelion, dans V Avertisseiwnt de
Cédiieur, que le seigneur de Falais ne relourna poinl dans l’Eglise
romaine, comme je 1’avais cru sur des présomplions assez fortes.
Mais los raisous que lon vient d’alléguer pour le garantir de ce
reinocbe , me paraissent sans répliquc. Fai lu avec plaisir ces
lettrcs; la correspoudance entre ces deux amis m’a parti mte-
ressante. On dit, dans Y Averlissemenl , que ce recueil donnera
..uelques lumiéres sur 1’bisloire ecelésiastique des Pays Bas ;
■faioute quil éclaircira aussi divers événements qui regardent
riiistoire de nolre république et de notre Église de Geneve.
Ou trouve, par exemple, dans votre BMiolkéque rmsonnée,
une assez longiie diseussion ponr determmer qui fut le denon-
ciateur de Servet; c’est dans une piece fort judicieuse , sons ce
litre : Itcfulalion de quelques impulalions failes a Calvin sm e
387
supplice de Servet \ Les ennemis de Calvin ont dit que cet accu-
sateur était son propre cuisinier ; d’autres ont dit que c^était le
cuisinier de M. de Falais; il s’appelait Nicolas de la Fontaine,
et il était du pays Vexin. Un cuisinier de Calvin, dit-on, dé-
nonciateur sur des matiéres de théologie, quelle élrange procé-
dure! N’est-ce pas porter au dernier point le mépris pour le
magistrat et pour le public, que de faire agir un semblable per-
sonnage dans une cause de cette nature? On oppose, de Fautre
cölé, que c’est aussi se moquer des gens que de vouloir donner
un cuisinier en titre d’olFice a Calvin , un des liommes de son
siécle qui faisait la plus maigre chére On trouve dans votre
Avertissement que la Fontaine était le valet de Calvin, et qu’il
avait élé auparavant cuisinier de M. de Falais. Je vais achever
de débrouiller ce fait.
Dans ces lettres de Calvin , qui n’ont pas été imprimées et
que je vous ai dit que Fon conserve dans nolre bibliothéque ,
on voit que le seigneur de Falais vint ä Geneve en 1548, et
qu’il logea chez Calvin; c’est dans une lettre a Farel, en date du
27 mai , que Fon trouve cette circonstance ^ Ce seigneur mena
prudemment son cuisinier avec lui , se défiant sans doute , et
avec raison , de la table de son höte. CFétait un jeune homme
qui avait quelque disposition a Fétude ; il faisait alternativement
chez Calvin la fonction de cuisinier et de copiste; il prit gout a
la théologie , et quand M. de Falais sortit de chez notre réfor-
mateur, il lui laissa la Fontaine, qui peu a peu fit ses études,
et était déja un peu initié dans la théologie lors de Faffaire de
Servet. Ce jeune homme était donc de la maison de Calvin ,
puisque, dans une lettre a Farel, il Fappelle Nicolaus meus; mais
on ne doit pas le regarder lout a fait comme son valet, et encore
moins comme son cuisinier. Ce grand homme avait chez lui des
jeunes gens qui voulaient se pousser dans Fétude; il disposait
^ Biblioth. raison., tome I, page 366 et tome II, page 93.
® Biblioth. raison., tome II, page 96.
^ Nimcapudme est Dominus Fallesius, qiiem hic hiematurum spero.
388
<l'e» , <!»• P»“' i'*
ew. 0.1.» « M. J. F*‘«. « “ I “ » *”*' ™
4. i»P».»ll'P^ C« ” '^11744“.
,1p Calvin nonr Bolsec, qui ava.t éle m.s en pnson a cause
la mniére violente dont il avait clisputé dans 1’éghse conlre «.
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préchaient tour a toui sur q ^ ^ ^ g
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cncore quelqiie Irace Je cel " nuelque liistoire <lcs
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lement ä la censure ronla snr la
TJolsec ayant ass.ste un cotnme il en
prcdestmation , d parla a a -i i,anii fonement le pré-
vait incontestablement le dro, , . ,,é;
.lieatenr. Il sontint qne sa doctnne ‘
il (init par une forte exliouaiion au a’emportcment
389
élre fanatique pour faire ce que Bolsec fit alors, mais il faudrait
étre fou a lier pour dire qu il avait bien fait. »
M. de Falais , sans approuver la conduite de Bolsec , aurait
\oulu que le magistrat de Geneve n’en vint pas a des voies de
rigueur contre lui. Bolsec était son médecin ; il en avait plus
besoin quun autre , parce qu il était valétudinaire. On attribue
aussi a ce seigneur, avec beaucoup de vraisemblance, un prin-
cipe de tolérance cbrétienne.
Calvin écrivit aux Églises de Suisse pour avoir leur avis sur
cetle affaire ; il y eraploya ces termes, que je crois que Ton ex-
plique d’une maniére trop forte dans Y Åmrtissemenl : Nos vero
sic Ecclestam nostram cupimus hac peste piirgari , ne inde fugata
vicinis noceat. Apparemment il voulait dire que quand on aurait
banni Bolsec de Geneve, Messieurs de Suisse devaieot aussi
1’exiler de cliez eux , afin qu’il ne les infectåt pas de ses senti-
ments.
M. de Falais écrivit de son cöté au clergé des cantons et a
des amis qu’il y avait , en faveur de Bolsec ; il leur demandait
que, dans leurs réponses , ils adoucissent un peu les choses.
G’est ce que firent surtout les ministres de Berne, dont la lettre
est un modéle de sagesse et de modération; on en a rapporté
quelques endroits dans la derniére édition de VHistoire de Ge^
néve \ On comprend assez que Calvin, se voyant traversé de
celte maniére par M. de Falais, fut depuis ce temps-läen froi-
deur avec lui.
J’ai déterré deux lettres que ce seigneur écrivit en faveur de
Bolsec au magistrat de Geneve. Åvant de vous en donner Tex-
trait, je dois vous marquer qu apres avoir demeuré quelque
temps a la campagne dans le voisinage de Geneve, pourréta-
blir sa santé , il acheta ensuite une terre a deux lieues de notre
ville , dans la province du Chablais , qui appartient aujourd’hui
^ Hist, de Geneve de Spon, sur Tan 1551, note de l’éd. de 1730,
390
au roi de Sardaigne , mais que les Bernois possédaient alors par
droit de conquéte , depuis dix ou quinze ans ; cette terre s’ap-
pelle la mgneurie de Veigy C’est de ce lieu-la qu’il écrivit
deux letlres en faveur de Bolsec.
Dans la premiére, qui est datée du 9 novembre 1551 , il dit
qu’il y a déja assez longtemps qu'il a été informé de la déten-
tion de maitre Jéröme Bolsec ; que cependant il avait jugé a pro-
pos de demeurer dans le silence , mais que la femme du pri-
sonnier, qui est actuellement dans sa terre , le sollicite si fort
d’intercéder pour son mari, qu’il n’a pas pu le lui refuser; que
d^ailleurs le prisonnier est son médecin, et quil lui doit de la
feconnaissance pour la maniére dont il Ta traité dans quelques-
iines de ses maladies; que ce n’est pas un crime que d’a\oir
parlé librement sur le sermon de la congrégation, puisque Tusage
de rÉglise de Geneve autorise tous les particuliers a le faire ;
qu’il espére donc qu’on lui rendra incessamment sa liberté, afin
qu’il puisse exercer son art et secourir quantité de malades qui
ne sauraient se passer de lui. Voila en abrégé le contenu de la
premiére lettre écrite a cette occasion.
Pour Tautre , je crois , Monsieur, que je ne ferai pas mal de
la transcrire tout entiére. Apres avoir vu , dans votre recueil ,
tant de lettres adressées a ce seigneur, on doit naturellement
étre curieux d’en voir quelqu'une qu’il ait écrite lui-méme ; voici
donc comment il revint a la cliarge deux ou trois jours apres :
« Tres Magnifiques et Honorez Seigneurs,
« Ayant cogneu par vos responses que mes Lettres ont esté
assez bien acceplées de Vos Seigneuries, cela m’a donné d’au-
lant plus d’occasion de m’adresser dereclief familierement a
vous. Je ne suis pas importun de nature : mais quand je vous
* Calvin scmi)le parler de cette acquisition dans sa lettre L.
391
ay toujours expérimenté jusques ici, Seigneurs tres humains et
favorables, j’estimerois d’estre cause de mon malheur, si par
faute de vous desclairer mon indigence, j’estoye destilué de vo-
tre adresse et bonne volonté.
c< Il est ainsi qiie vostre prisonnier Maistre Hierosme cognoit
mon naturel plus a mon appaisement que nul autre de Méde-
cins que je cognoisse, et m’appuye de tant plus hardimenl sur
son jugement, pour ce qu'il ensuyt voulontiers celuy que le
docteur Ändernas de Strasbourg m’a laissé par escript. C’est
celui, apres Dieu, duquel je tiens ma vie. Parquoy pour ma
prémiere et bumble requeste, je vous supplie me permettre le-
dit Maistre Hierosme, afm que j’aye quelque peu son advis, avant
que les maladies dliyver, auxquelles je suis subject, me sur-
viennent. Il fault que le Médecin en présence juge de ce qui est
caché aux parties intérieures. Aultrement je ne vous incommo-
deroye pas voulontiers. Davantage il re^oit profit de moy pour
me servir quand j’en ay besoin. Doncques ce seroit raison, s’il
vous plaisoit, qu^il s’aquitast de son service.
(C Magnifiques Seigneurs, en vous faisant cette ouverlure, je
ne pense pas de mesprendre ou fascher Yos Seigneuries. Car
n’eslimant point son procez estre criminel pour les raisons que
je vous ay escript, je m’advance d’autant plus librement. El
puis je ne procede pas a la mauvaise foi, mais suis content
de le vous relivrer, quand il vous plaira, pourvu que vous pre-
niez de luy son serment, retenant aussi, s’il vous plait, sa Femme
on son Serviteur, combien que je Festime homme pour tenir sa
parole, quand il Faura donnée. Si cela ne sulfit, en scachant a
quoi il restera, j’adviseray dy pourvoir au mieux qu il me sera
possible, vous priant de m’en vouloir respondre par un mot de
Lettre, afin que selon ce, je me puisse condiiire. Et s’il y a ser-
vice que je puisse faire a vostre République je m’y employeray se-
lon mon petit pouvoir, aidant nostre Seigneur, auquel je supplie
apres m^estre recommandé fort alfectueusement a vos bonnes
392
graces, daugmenter Vos tres Magnifiques Seigneuries sous sa
sainte protection a tousjours.
« De Veigy^ ce ii Novemhre 1551 ^
« L Entierement å vos bons commandemens^ et services^
C( Jaques de Bourgoigne. »
Apres quelques petites recherches, j’ai trouvé que deux fréres
et deux soeurs de M. de Falais avaient embrassé la Réformation
comme lui. Dans la quatorziéme lettre, Calvin, parlant de YApo-
logie qu’il dressait pour ce seigneur et qui devait étre présentée
h Charles-Quint , parait embarrassé s’il y devait faire mention
de ces deux fréres et travailler aussi a leur justification. Il se
détermine a n’en rien dire, craignant, en parlant pour eux, de
leur faire plus de mal que de bien , apparemment parce qu51s
étaient encore sur les terres de TEmpire. Je crois pouvoir le
conclure d’une lettre que Calvin écrivit aFarel en juillet 1549;
il lui marque qu’on avait arrété , par ordre de lempereur, deux
fréres du seigneur de Falais, sans doute pour cause de religion,
et que le Cardinal de Granvelle les avait fait mettre dans une
forteresse, d’ou Ton ne sort ordinairement que pour étre conduit
sur récbafaud. Nihil pmterea scribo^ nisi quod Dominus Falle--
sius duos habet ex suis fratribus in carcere. Quum Imperator
comiter eos excepisset^ ad Granvellam misit ; ab eo blande excepti^
cum discederent^ å Pmfecto ligati sunt , et in carcerem conjecti.
Deinde in Arcem Villenordam abditi^ unde nemo nisi ad suppli”
dum extrahilur. Fallesius tristem illum nundum plané heroico
animo excepit.
M. de Falais avait deux soeurs qui s étaient aussi déclarées
pour la réforme ; Tune mariée en Flandre, si je ne me trompe,
et ou elle mourut. Calvin , dans une de ses lettres , fait compli-
ment lä-dessus å son correspondant. Uautre vint trouver son
frére a Genéve, et elle s’y maria. Je tire cela d’une lettre de
* On trouve aussi une lettre latine de M. de Falais, écrite de Genéve le
25 juillet 1549, au fameux George Cassandre. Voyez Epistolm a Belr/is ef
ad Belgas. Cent. I, Ep. 3.
393
Calvin a Viret, qui élait alors a Lausanne. Jam te invito ad
nuptias^ lui dit-il, nam hodie Dominus Fallesius sororem siiam
Vellutio elocavit. La date est du mois de septembre 1550.
Vous voudriez savoir, comrae votre éditeur le marque dans la
préface, ce que devint M. de Falais depuis sa rupture avec
Calvin , et on ne sait ou trouver des lumiéres la-dessus ; il est
vraisemblable qu'ayant fait Tacquisition de cette terre seigneu-
riale , il la posséda plusieurs années. A Tégard de sa religion ,
il est aussi fort probable qu il y avait exercice dans son chåteau,
et qu’il y faisait précher ; il pouvait tirer de Berne quelque ec-
clésiastique qui lui convint.
Cette terre de Veigy est aujourd’hui entre les mains d’un
gentilhomme savoyard , nommé M. de Grailly. On dit que ses
ancétres possédent ce fief depuis en viron deux cents ans; il ne
serait pas impossible qu’ils Teussent acheté immédiatement de
Jaques de Bourgogne.
Je suis , etc.
A Genéve ce 6 Mai 1744. B. Bibliothécaire.
B. Lcttre aux éditeurs de la Bibliothéque raisonnée, touckant un
cxtrait des lettres de Calvin a Jaques de Bourgogne.
(Ancicnnes congrégations å Genéve. — Bolsec et son exil. — Ses calomnies conlrc Cal-
vin réfiitées par Bayle. — Genéve n’exige plus de ses tliéologiens le sermeut au synode
de Dordreclil, reconnait rexamen de la religion conmie principe de la réforme, el admel
la tolérance civile. — Réfutalion des iiijusles altaques des jésuites contre Calvin.)
{Bibliothéque raisonnée, trimestre de 1745, tome XXXIV.)
Messieurs ,
Dans les Mémoires de Trévoux, d’Ämsterdam 1744, est un
extrait des Lettres de Calvin ä M. de Falais^ marqué au coin
394
des jésiiites éditeurs de ce recueil. Il convient donc quun au-
leur protestant examine quelqiie peii cet artide. G’est ce qiie
je vous demande la permission de faire dans votre journal.
Calvin, apres avoir été étroitement lié avec M. de Falais, se
brouilla enfm avec lui. Voici comment les journalistes de Tré-
voiix rapportent Toccasion de cette rupture. « Bolsec, apostat
de Féglise romaine, et autrefois de Tordre des carmes, n’était
point du sentiment de Calvin sur la prédestination et sur la
grace. Cette opposition de sentiments fut ce qui attira a Bolsec
une tempéte terrible; et cornine M. de Falais Thonorait de son
amitié, ce fut aussi Toccasion de la brouillerie entre Calvin et
ce seigneur. Un jour qu’on débitait au précbe les dogmes cruels
de la réprobation antécédente de la volonté de Dieu, fixée au
salut des seuls prédestinés, Bolsec se leva, contredit le prédicant
et fit scandale dans Tassemblée. »
Ce narré a besoin d’étre un peu rectifié. S’il n’est pas exact, ce
n'est pas tout a fait la faute des journalistes. L’éditeur de ces
lettres de Calvin sest mépris le premier sur quelques fails. On a
écrit a Geneve pour avoir des mémoires fidéles la-dessus, et voici
les nouvelles lumiéres qu on a tirées des archives. Ce n’est point
pour charger davantage Bolsec, que Fon donne cet éclaircisse-
ment: il tend plutöt a le disculper; mais il est bon de montrer
en tout de rimpartialité.
11 y avait alors un usage a Geneve qu’il faut nécessairement
connaitre pour bien juger de Taction de Bolsec. Dans le dessein
d’instruire le peuple, on faisait lous les vendredis matin, dans
la grande église, un discours fran^ais sur quelque point de re-
ligion. Ge n’était pas proprement un sermon, comme Tont cru
tous ceux qui ont rapporté cette alfaire. Le ministre qui en
était cliargé ne montait pas méme en cbaire : il se pla^ait sim-
plement dans le choeur, et pronon^ait son discours d'un lieu un
peu élevé. Ge qu’il y avait de singulier dans cet exercice, c’est
que cbaque particulier était autorisé, quand le discours était fini,
a proposer ses doutes et ä faire ses difficultés, s’il lui en était
395
venu quelqu’une dans Fesprit, et on lui répondait ensuite. Get
exercice s’appelait la congrégation. Il est resté encore quelque
trace de cet usage dans Féglise de Geneve. Le serriion du ven-
dredi matin a conservé cet ancien nom : chaque pasteur est
chargé, ce jour-la, d’expliquer a son tour quelque livre liistori-
que de FÉcriture sainte, que Fon suit d’un bout a Fautre. Il est
vrai que ce sermon iFest plus exposé å la censure publique du
peuple, mais seulement a celle des ministres dans leur assem-
blée, qui se forme immédiatement apres.
Bolsec ne fit donc que suivre Fusage, en faisant des objec-
tions contre la doctrine de la prédestination. On a eu tort de
se récrier contre sa témérilé d’avoir interrompu le prédicateur.
Il ne Finterrompit point, et il lui laissa acbever sa dissertation :
il ne parla que quand Forateur eut finit, et alors il était libre, et
a lui et a tout autre, de demander des éclaircissements sur ce
qu’on venait d’enseigner.
Bolsec ne parla pas méme immédiatement apres le discours
fmi. Farel, qui se trouva alors a Geneve, avait assisté a cette
congrégation. Il appuya ce que Saint-André venait d’établir :
c’est le nom du ministre qui avait été chargé de cette fonction.
Bolsec prit ensuite la parole, et soiuint que c’élait un sentiment
faux, pernicieux et dangereux, de dire que Dieu a déterminé
dans son conseil éternel, qui sont ceux qu’il veut sauver, et
ceux qu’il veut damner ; que les anciens docteurs les plus cé-
lébres ont pensé autrement, et entre autres Saint-Åuguslin ; que
c’esl faire de Dieu un tyran dont la maxime est :
Sic volo, sic jubeo, sit pro ratione voluntas.
Il ajouta, qu en disant que Dieu a prédestiné ou a la vie ou å
la mort éternelle ceux qu’il a voulu, on le fait auteur du péché;
que, pour trouver ce sentiment dans FÉcriture, on avait mal ex-
pliqué et méme corrompu ou falsifié plusieurs passages de FÉ-
criture sainte. Il finit son discours par une exhortation fort
396
véhémenle au peuple, a se garder d'uue doctrine si fausse et si
scandaleuse.
Calvin arriva dans Tassemhlée pendant le discoiirs de Bolsec.
Il Tecouta sans rinlerrompre et sans se faire voir. Les objections
du médecin étaient assurément tres-fortes, et Ton peut dire
méme embarrassantes. Cependant Calvin se présenta avec as-
surance, il répondit a tout d’une maniére fort éiendue et fort
savanle. Bolsec s’était autorisé mal a propos du suffrage de
saint Augustin : Calvin lui cila tant de passages de ce Pére pour
la prédestination, qu’il en fut accablé; et il finit par ce trait:
« Plut a Dieu que celui qiii s’est avisé de citer saint Augustin
comme élant pour lui, en eut vu quelque autre chose que la
couverture. »
Il est vrai qu^aprés cette dispute dans le Temple, un Audi-
teur (magistrat) de la justice inférieure, qui avait été present a
cette scéne, étant blessé des invectives violentes de Bolsec con-
tre le sentiment re^u, crut qu’il était du devoir de sa charge
de le faire conduire dans la prison, comme un brouillon et un
séditieux. Voici comment les journalistes de Trévoux rapportent
la chose. « On aurait du réfuter Bolsec par de bonnes raisons,
mais cette voie était trop longue et trop dangereuse. Calvin prit
la plus courte et la plus sure; il fit si bien auprés des ma-
gistrats , que le pauvre Bolsec fut mis en prison, ajourné, inter-
rogé, condamné. »
Voyons si 1’on ne se servit point de la voie du raisonnement
avec Bolsec. Outre Tample réfutation faite par Calvin dans le
temple, et qui dura plus d’une heure, voici ce que disent les ar-
cbives de Geneve. Bolsec avait déja attaqué huit mois aupara-
vant, dans la congrégation, le dogme de la prédestination et de '
la grace. Il le combattait aiissi dans les conversations particu- |
liéres. Calvin ayant appris sur quel ton il avait parlé ä diverses
personnes de Télection gratuite, Falla voir, et il le censura avec
assez de douceur. Ensuite il le fit venir chez lui, et tåcha de
lui faire voir qu’il se trompait ; mais ne lui ayant point pu per-j
397
suader ses sentiments, Bolsec continua de débiter les siens
toiites les fois que l’occasion s’en présenta, et enfin il fit Féclat
public qui engagea le magistrat a le faire arréter.
La question fut encore discutée fort amplement dans la prison
et en présence du magistrat. On écrivit apres cela aux églises
de Siiisse pour avoir leur sentiment sur cette alfaire. « Calvin,
pour parvenir a ses fms dans les formes, disent les journalistes,
demanda Tavis des églises suisses en leur insinuant ce qu'il
souliaitait d’elles. «Nous voudrions, dit-il, purger notre Église de
cette peste, de maniére qu’en étant chassée, elle ne puisse pas
nuire aux Églises voisines ^ » Le réformateur voulait qu’on pur-
geåt la terre de cette peste publique^ c’est-a-dire qu on lui fil le
méme parti qu’a Servet, qui fut brulé deux ans apres. »
Quelque violente que soit cetle interpretation, elle se trouve
déja dans la préface des lettres publiées en Kollande. Il est vrai
que Féditeur y a mis une alternative. « Ges paroles de Calvin
dit-il, portent assez clairement qu^il fallait, ou metire Bolsec a
mort, ou le laisser croupir dans un cachot pendant toute sa vie. »
On Yoit, dans la Bibliothéque raisonnée^ une letttre de Geneve
qui donne une explication adoucie. « La pensée de Calvin était
apparemment, dit-on , que quand on aurait banni Bolsec de
Geneve, messieurs de Suisse devaient aussi 1’exiler de cbez eux,
afm qu’il ne les infectåt pas de ses sentiments
Il est trés-vraisemblable que le réformateur ne demandait
autre chose par la, sinon que la Suisse concourut avec Geneve
pour exiler Bolsec du pays. Voici quelques réflexions qui doi-
vent faire prévaloir cette explication sur la glose de Trévoux. Il
y avait plusieurs ministres, surtout dans Téglise de Berne,
qui n^étaient point pour le systéme rigide de la prédestination
comme Calvin, et qui croyaient qu’on devait se supporter mu-
tuellement sur ces questions difficiles et épineuses. On le voit
^ Calv. Ep. 133. Minislris Helvetiis. — Nos vero sic ecclesiam nostram cu-
pimus hac peste purgari, ne inde fugata vicinis noceat.
^ Torne XXXII, page 448, (ci-dessus, page 389.)
398
ciairement par la belle réponse qu ils firenl a TÉglise de Geneve,
et qui est digne des siécles apostoliques. C’est un modéle de
sagesse et de modération. Calvin ne pouvait pas ignorer leurs
sentiments la-dessus. D’un autre cöté (comme le dit fort bien
M. de la Ghapelle, dans une apologié de ce réformateur insérée
dans les premiers volumes de la Bibliotkéque raisonnée), Calvin
n’était pas un sot. Comment donc se figurer qu’un habile
liomme comme lui ait demandé aux ministres de Berne leur
consentement pour faire bruler Bolsec? Mais on conQoit aisé-
ment que le faisant envisager comme.. un esprit brouillon et pé-
tulant, qui répandait indiscrétement des sentiments qui allaient
jusqu’au pélagianisme, il leur aura insinué qu’il convenait de
Fécarler de Geneve et du pajs voisin.
Enfm 1’événement est le meilleur commentaire de la pen-
sée de Calvin. Bolsec fut exilé de Geneve. Il est vrai qu’il
trouva d’abord un asile en Suisse ; mais n’ajant pas su se mo-
dérer, et sétant trop fait connaitre dans ce pays-la, Calvin
revint a la cliarge, et leur fit sentir la nécessité d’envojer Bolsec
plus loin. On voit dans la Vie de Calvin par Béze, que le réfor-
mateur élant allé a Berne et s’étant plaint de Bolsec, qui ne
cessait d’invectiver contre lui comme s’il faisait Dieu auteur du
péché, Messieurs de Berne, sans prononcer sur le fond de la
question, ordonnérent a Bolsec de se reiirer hors du pajs.
Les journalistes font ensuite senlir le changemenl qui est
arrivé, depuis ce temps-lä, dans la théologie de Geneve. « Voilä i
donc, disent-ils, tous les forfaits de Bolsec. Aujourd’hui que (
1’arminianisme dornine en Kollande et a Geneve, la doctrine de ’
Bolsec serait regardée comme orthodoxe, et il n’j aurait plus I
que quelques vieux ministres disciples de Jurieu, ou quelques !
réfugiés , prélendus disciples de saint Augustin , qui s’en scan-
daliseraient. » j
« G’étaient la sans doute, ajoutent-ils a foccasion de la]
procédure contre Bolsec, c’étaient la les préliminaires du sjnode i
deDordrecht, qui rejette de FÉglise toute autorité infaillible,!
I
399
et qui ne laisse, apres cela, de frapper d’anatbéme quiconque ne
se rendra pas au jugement des ministres et de leurs consistoires ;
mais , parce qu’on a pénétré Tinconséquence de ce conciliabule,
on s’est accoutumé a Geneve et en Hollande a se moqiier de
ses décrets Notez pourtant que les ministres bollandais et
genevois, qui font si peu de cas des ordonnances de Dordrecbt,
jurent gravemeot a leur reception de les observer toutes. »
Je ne sais ce qui se fait en Hollande, mais je me suis informé
exactement de Tusage de FÉglise de Geneve , et Ton m’a assuré
que, depuis prés de quarante ans, on n’exige rien de semblable
de ceux qu on re^oit au saint ministére. G’est avec la méme
jiistesse que les journalistes soutiennent que tout le clergé de
Geneve est devenu arminien. Supposons la cbose pour un mo-
ment; il semble que, si la tbéologie des réformés s’est si fort
rapprocbée de celle des molinistes, ils devraient commencer a
devenir amis; cependant tout le reste de Fexlrait est également
violent contre nous. On pourrait leur appliquer le reprocbe que
Jésus-Gbrist faisait aux Juifs : Nous vous avons cJianté des airs
lugubres , et ensuite des airs plus de mtre gout , sans que vous y
ayez daigné répondre ’ .
Il s’en faut bien que la tbéologie de Geneve ait autant cbangé
que le pretendent les journalistes ; mais quand il serait arrivé
quelque petite variation, on devrait la regarder comme une
suite naturelle de Fexamen de la religion, qui est le grand prin-
cipe de la Reformation. Ges cbangements ne doivent point nous
exposer ä des reprocbes de légéreté. Les réformés ont avoué
bien des fois qu’ils ne sont pas au-dessus de Ferreur, que dans
un temps ils peuvent découvrir certaines vérilés qui leur avaient
écbappé auparavant, et que des usages qu’ils désapprouvent
aujourd’hui sur de nouvelles lumiéres , ont pu avoir lieu précé-
demment parmi eux , comme, par exemple, le trop de rigueur
contre certaines opinions. Ils sont assez sincéres et assez mo-
destes pour en fai re Faveu.
' Matth. XI, 17.
400
Nos journalistes reviennent k Bolsec. « Il écrivit depuis la
vic de Calvin et celle de Béze, en style d’homme qui n’avait
plus de commerce avec eux et avec leur Église (Fexpression est
fort adoucie pour designer des libelles, reinplis des plus alfreuses
calomnies). Béze, de son cöté, a dit tout le mal qifil a pu de
Bolsec. »
On dirait , a cette maniére de narrer les choses , que c’esl
par représailles que Béze a écrit un peu vivement contre Bolsec.
Cependant , ce qu il en a dit a précédé de longtein[)s Thistoire
de Calvin et de Béze écrite par ce médecin.
« Le singulier est, ajöutent les journalistes , que M. Bayle,
dans son Dictionnaire, débite sur la foi de Béze toutes les sot- ,
tises que celui-ci dit de Bolsec, et qu il ne peut souffrir en méme '
temps aucun des traitsque Bolsec met sur le compte de Calvin;
cela s’appelle m poids^ et un poids. Il fallait ou meltre les deux
parties hors de cours et de procés, ou bien croire quelque chose
de ce que dit Bolsec contre Calvin , si Ton voulait faire passer i
quelques-unes des anecdotes de Béze contre Bolsec. »
Je dis la-dessus, a mon tour, que le singulier est d’entendre
ces BB. PP. donner des lejons d’impartialité, et cela dans un
ouvrage ou le désinléressement brille autant que dans leurs
mémoires ! Et a qui donnent-ils ces lejons ? A un M. Bayle. Ne
craignent-ils point que quelque ami de Tauteur ne leur applique
ce mot de TÉvangile : Olez premiérement la poutre qui est dans *
votre Geil , etc.
Autre singularité : Béze et Bolsec mis en paralléle comme
deux auteurs de méme étoffe. Il est vrai qu ils ont une place Tun
et Tautre dans le Dictionnaire critique ; mais voici les titres de
ce dernier pour y avoir entrée. « Bolsec, dit M. Bayle, serait
un bomme tout a fait plongé dans les ténébres de Tonbli, s’il
ne s’était rendu fameux par certains ouvrages satyriques. » Il
s^explique ensuite plus claireinent dans une note, et il nous
apprend que, dans la Vie de Calvin^ que Bolsec fit imprimer a
Lyon en 1 577, il osa avancer que le réformateur avait été con-
I
fö
It
401
vaincu ä Noyon d’un péché énorme, et qui méritait la peine du
feu, mais quil fut condamné seulement a la fleur de lys, son
évéque ayanl intercédé pour lui, afm qu'on modéråt la peine.
On ne peut donc pas reprocher a M. Bayle d'avoir supprimé
dans son Dictionnaire les traits malins de Bolseccontre Calvin ;
il a fait un grand usage de cette anecdote, mais c’est pour prou-
ver qu'il ny eul jamais de calomnie plus alroce , et en méme
temps plus grossiére et plus insoutenable * .
M. Bayle a pesé, en critique exact, le témoignage de Bolsec ;
il a examiné les piéces du proeés avec beaucoup de patience et
de sagacité. Dans cet examen , Bolsec s'est trouvé un infåme
calomniateur. Cela déplait aux journalistes; ils auraient voulu
qu’on n’eut pas si fort approfondi ce fait. Pour sauver k Bolsec
la flétrissure que méritesa calomnie, il fallait, disent-ils, pro-
noncer hors de cours et de proeés. Ge qu’il y a d’admirable ,
c’est que ce conseil se trouve placé précisément dans Tendroit
ou Ton donne des lejons d’impartialité !
Si M. Bayle a rapporté trés-peu de ces aneedotes que Ton
trouve dans la Via de Calvin écrite par Bolsec , il nous en
donne la raison, e’est qu on y voit partout Tesprit de vengeance.
Il ajoute que, quand un homme a été convaincu d une imposture
contre quelqu’un dans un cas grave , on ne peut plus se fier a
lui des qu’il dépose contre cette méme personne. Semel malus^
sem, per prwsumitur malus in eodem genere mali.
Les journalistes auraient souhaité que M. Bayle eut tiré, de
cette Vie de Calvin, quelques traits qui pussent assortir ceux
de Béze contre Bolsec, qu’il leur a plu d’appeler des sottises.
Puisqifil ne Ta pas fait , il faut , pour les satisfaire , suppléer un
peu a son silence. Le livre de Bolsec est devenu rare : peu de
gens sont a portée de le consulter; on pourra juger par la si
Ton doit avoir regret au peu d’ usage que M. Bayle a fait de sem-
blables aneedotes dans son dictionnaire. En voici une qui re-
* Voyez les artides Bolsec et Berthelier.
T. I.
26
402
garde M. et M™® de Falais; elle est donc tout a fait de notre
siijet , et par la on pourra juger du reste.
c Je ne veux laisser un point bien assuré , dit Bolsec , et
connu de plusieurs, c’est de Madame lolland deBrederode, qui
fut femme du seigneur Jaques de Bourgogne, seigneur de Fa-
lais. Le dit seigneur, depuis qu’il fut arrivé a Geneve , fut fort
mal disposé de sa personne , et quasi continuellement entre les
mains des médecins. Calvin 1’allait souvent visiter, et, par plu-
sieurs fois, il dit a la dite dame lolland : Que pensez-vous faire
de cet homme mal disposé l Jamais il ne sera pour vous rendre
service. Si vous me croyez , laissez-k mourir. Aussi bien est-il
comrne mort., et., s^il peut mourir^ nous nous marierons ensemble »
Puisque les journalistes voulaient des soltises., M . Bayle aurait
pu leur servir celle-la. Dans la suite , Bolsec blåme fort Calvin
de s’étre laissé peindre ; il trouve fort mauvais que Fon voie tant
de ses portraits dans Geneve ; il a raison. Ce visage påle et
défait , que nous présentent les portraits que nous avons de
Calvin , donne un démenti aux offres de service que Bolsec lui
fait faire a Madame de Falais, sans parler de ses infirmités, que
Bolsec étale imprudemment. Le meilleur, apres tout, est de lais-
ser ce misérable ccrivain enseveli dans Foubli , et cela pour son
honneur, plutot que pour celui de Calvin.
Les journalistes viennent ensuite a Fexamen de quelques-
imes des lettres de Calvin a M. de Falais; ils en copient
quelques morceaux , sur lesquels ils exercent leur critique.
« Ce seigneur et son épouse demeuraienl aux environs de Stras-
bourg. Calvin leur écrit pour les exborter a la persévérance, et,
pour les encourager, il leur envoie un ministre dont il fait ainsi
le portrait : Ce iFest pas un homme fort versé aux Sciences liu-
maines, et n’est pas garni de la connoissance des langues: méme
en langue latine il n’est pas des plus diserts Sa langue ma-
ternelle ne vous sera possible fort plaisante au commencement ;
* La Vie, Mamrs et Doctrme de Jean Calvin, par Hierosine Hermes Bolsec,
(locteur méflecin, a Lyon, 1577, chap. XV.
403
mais je me tiens assuré qiie cela ne vous empéchera pas de
prendre plaisir a ses prédications. Il craignoit de n'étre pas assez
bien appris en civiiité hmnaine, mais nouslui avons dit que ce ne
seroit pas crime mortel envers vous.... « Au reste, ajoute-t-il,
il n est point adonné a gloire, ni a cupidité de se montrer. Yous
pouvez Tadmonester privément de tout ce qui vous semblera ,
et j’espére qu il se rendra ductile. » G’est-a-dire (concluent les
journalistes), que Calvin envoyait pour pasteur a un seigneur
issu de la maison royale de France, un raince sujet, qui n’avait
guére que le mérite d’étre bonhomme.
Ils blåment Calvin de n'avoir pas mieux servi un ami respec-
table comme celui-ci : c’est en vérité chercher chicane a un
homme, parce qu'on ne Taime pas. Ne dirait-on pas que dans
ces premiers commencements, ou Calvin avait un si grand be-
soin d’ouvriers , il avait beaucoup a choisir ! On lui demandait
continuellement des ministres pour diverses églises de France;
il leur répondait que, pour pouvoir leur en fournir, il fallait pen-
ser a lui envoyer a Favance des sujets qu’il put un peu former
a Geneve. C’est le sens de ce mot dont il s’est servi quelquefois
pour répondre ä ces demandes réitérées : Envoyez-nous du bois,
et nous vous renvoyerons des fléches.
Des que ce volume des Mémoires de Trévoux parut en Suisse,
cet extrait des lettres de Calvin fut lu dans une société de gens
de lettres. Quand on en fut a cet endroit, Fun d’eux fit une re-
marque assez singuliére. « Savez-vous , Messieurs , leur dit-il ,
pourquoi les RR. PP. parlent avec tant de mépris de ce ministre
que Calvin avait envoyé a M. de Falais pour ses dévotions do-
mestiques ? Il n’était que verlueux , modeste , docile et prédica-
teur solide. C^est qu il faut bien d’autres qualités pour faire un
jésuite, un sujet marqué au coin de la société, et qui ait véri-
tablement Fesprit de Fordre ; on lui demande a peu prés le con-
tre-pied du portrait de ce bonhomme. Ce doit étre un directeur
poli, fait au style des ruelles , doux, facile, muni d’accommo-
404
dements avec le ciel , lel , en un mol , qu’il est dépeint dans les
LcUres provincialcs. »
Dans loutes les autres lettres qiie les journaux examinent, on
voit la méme envie de contredire. Le seul artide ou ils parais-
sent fondcs, c’est sur de petites vivacitcs qui ont échappé h
Calvin contre rempereur. a Dans plusieurs lettres, disent-ils,
Calvin oublie le style de prédicateur et de réformé , pour pren-
dre celiii de Tinvective contre Charles-Quint. « Si c’étoit a moi a
faire (ditdl dans la quinziéme lettre), je lui donnerois quelque
bonne commission , laquelle Tempecheroit d^approcher de nous
de longtemps. » C’est-a>dire que, s’il en avaitété le maitre, il
aurait fait un bien mauvais parti ä Tempereur. » Pour rendre
Calvin plus odieux , on a supprimé la plirase suivante, qui ser-
vait de correctif a celle-ci ; « Je désire qu’il soit ä son aise ,
moyennant qu’il ne nous moleste point. »
cc Comme ce prince était alors fort incommodé de la goutte, le
réforinateur s’en réjouit d’une maniere peu évangélique. « Je
suis plus joyeux, dit-il, que Dieu fasse la guerre a ce mallieureux
tyrau de sa propre main, qu’autrement J’espére (ajoute-t-il
dans la vingt-sixiéme lettre), que notre Antioche (Antiochus)
sera serré de si prés , qu’il ne lui souviendra des gouttes de ses
inains, ni de ses pieds, car il y en aura par tout le corps. » Le
bon M. de Falais et sa dévote épouse ne se fåchaient point de
cela , parce que Charles-Quint les avait fait condamner a la coiir
souveraine de Malines; mais Calvin n’en était pas moins un in-
solent d’appeler tyran et Antiochus un grand prince qui vengeait
Tancienne religion, attaquée par une troupe de nouveaux venus,
rebelles a TÉglise et aux souverains. »
Personne ne doit approuver que Ton parle irrespectueusement
des puissances, mais Féquité veut que Ton se rappelle que c’est
ici une lettre familiére, ou Ton ne pése pas tant ses expressions;
c’est une réponse a M. de Falais. Il faudrait avoir la lettre meme
de ce seigneur a laquelle Fautrc est relative ; peut-ctre se plai-
gnait-il amérernent du procédé rigoureux de Charles-Quint , et
405
que ces pelltes vivacités de Calvin ne sont lä que pour entrer
mieux dans la douleur de Faffligé , en ayant un peu de condes-
cendance pour la faiblesse humaine. Il faut encore se transporter
dans le temps de la correspondance ; le style de ce temps-lä
était beaucoup moins décent, beaucoup moins inesuré qu’il ne
Fest aujourd'hui. Autrement, il faudrait faire le procés aux plus
babiles gens de ce siécle ; les Péres de FÉglise eux-mémes se
trouveraient dans le cas. On sait qu’ils ont trés-peu ménagé les
princes persécuteurs.
Apres cela, il est bon de voir d’oii part, contre Calvin, une
censure aussi forte , et qui va jusqu’ä le traiter å’insolenl. Il
semble qu’une raison d’intérét devrait rendre ces censeurs un
peu plus modérés et les faire baisser d’un ton. Ne craignent-ils
point les représailles ? Voudraient-ils que Fon fut si rigide contre
tous ceux ä qui il est écbappé quelque mot trop libre contre les
puissarices? Ne pourrait-on point leur dire avec Horace :
Quäm temeré in vos met legem sancitis iniquam !
Mes révérends péres , vous prononcez , sans y penser, un arrét
bien sévére contre vous-mémes.
Heureusement , on ne peut point reprocher ä Calvin d^avoir
avancé dans ses écrits la dangereuse maxime de certains écri-
vains fort connus de nos journalistes, qui ont osé établir quun
prince hérétique ^ ou fauteur' (Théréliques ^ est, par celaméme,
déchudu droit ä la couronne; qiCon peut le déposer, et que ses
sujets sont déliés du serment de fidélité. Apres tout, ce que Calvin
avait dit ä Foreille de son ami pour calmer sa douleur, n^aug-
mentait pas celle de Charles-Quint ; sa goutte n'en était ni plus
ni moins douloureuse , et cela ne lui faisait ni bien ni mal. C’est
ce qu’on ne peut pas dire des pernicieux principes que nous
venons de citer, puisqu’ils ont été funestes ä plus d’un sou-
verain.
Il est surprenant que nos journalistes, membres d’une société
qui a déclaré une guerre éternelle aux bérétiques , trouvent si '
406
raauvais que Calvin , qui était encore alors engagé dans les pré-
jugés du papisme a cet égard , ait usé de tant de rigueur contre
quelques-uns. C’est ce qui parait dans plus d’un endroit de leur
extrait, mais ils conviennent, en méme temps, que nous avons
aujourd’hui sur cette matiére des principes plus doux et plus
humains.
« Aujourd’hui a Geneve et en Hollande, disent-ils, on déteste
ces écarts du réformaleur: on lui reproche, plus qu’ailleurs,
rinquisition violente qu’il avait établie dans sa réforme , et les
exécutions sanglantes qu il sollicita contre ceux qui n’adoraient
pas ses lumiéres. Il est bien vrai, ajoufent-ils, quon pense peut-
étre ainsi dans ces régions calvinistes , en conséquence d’un
tolérantisme général, qui est devenu le dogme a la mode, et qui,
par lui-rnéme , va a la confusion de tous les cultes. »
Je ne sais si la tolérance va a la confusion de tous les cultes,
comme le disent les journalistes, mais ce qu’il y a de certain,
c’est qu’elle a mis beaucoup de confusion dans leur extrait , et
brouillé étrangement leurs idées; ils confondent la tolérance
civile avec V ecclésiastique , malgré la différence qu’il y a 'entre
elles. Faudra-t-il donc leur représenter que notre tolérantisme
ne va pas a établir rindiiférence en matiére de religion ou de
culte , mais simplement a supporter les sentiments qui ne trou-
blent point TÉtat, ce qui n’empéche pas que nous ne séparions
de notre Église, par une discipline purement spirituelle, ceux
qui nous paraissent errer dans les points fondamentaux. Ils con-
fondent visiblement les droits de la conscience et le support du
aux errants, avec un tolérantisme général, qui va a confondre
toutes les sectes. Enfm , pour couronner le sophisme , ils pren-
nent la conduite d’une Église particuliére pour la régle cons-
tante et générale des réformés.
Quand on lut cet extrait dans une petite assemblée de gens
de lettres , Tun d’eiix hasarda sur cet endroit une conjecture
assez singuliére. « J’ai oui dire, leur dit-il, que les RR. PP.
cbargés de ce journal, en font faire de temps en temps quelques
407
artides a de leurs jeunes religieiix , pour les exercer el pour les
former. Je soup^onne fort, ajoute-t-il, que cet extrait est de la
main d’un novice. Un anden profés ne ferait pas de semblables
(jaiproquo ; ce sera apparemment queique jeune régent de rhé-
toiique , qu on fera bien de faire monter en philosopbie pour
débrouiller un peu ses idées. »
Gette saillie divertit la compagnie , sans la persuader. On lui
objecta que cet extrait est de la main d’un écrivain fort décisif ,
et qui prend continuellement le ton de maitre, ce qui ne con-
vient point a un jeune homme. Les calvinistes y son t traités du
haut en bas : Calvin, leur chef, est un prédicant, un insolent, etc.
Mais cela ne fit point revenir celui qui avait proposé la conjec-
ture. c< Yous ne connaissez pas Tesprit de la société, dit-il:
quand il s’agit de réfuter les adversaires, ce sont les plus jeunes
qui les traitent avec le plus de mépris. Vous ne savez pas ce que
c’est qu’un jeune jésuite; c’est un petit-maitre qui brusque toutes
les bienséances. »
Quoi qu il en soit, la vérité de Thistoire et les bienséances
sont également blessées par les airs de mépris que Ton s’est
donnés dans les Mémoires de Tréwux sur le compte d’un aussi
grand homme que Calvin; on emploie, pour le désigner, les
termes les plus méprisants. A le regarder simplement comme
un savant, il devait étre plus ménagé dans un ouvrage qu’on a
trouvé a propos d’appeler : Mémoires pour Chistoire des Sciences,
Nous vivons dans un siécle poli , ou les honnétes gens sont con-
venus de laisser ces invectives dans la bouche d’un Bolsec ou
de ceux qui lui ressemblent.
408
B. HISTOmE ECCLÉSIASTIQUE ET LITTÉRAIRE.
X
LES PSAUMES DE MAROT ET DE BÉZE, QU’ON CHANTE
DANS L’ÉGLISE DE GENEVE.
A, liCS psaumesi de Marot et de Béze.
(Premiers psaumes Iraduils en vers francais par Marot, 1540. Le roi, les princes, le pu-
blic francais les accueillenl el les chanlent. — Ils sonl approuvés par dem docteurs
de Sorhonne, el oblieniient privilége de Charles IX elPhilippe II. — Kéze traduil cii vers
le reste des psaumes. — Leur chant iiilroduit dans TEglisede Genéve vers 1545. —
Édilions primitives: psautier compict , 15M2. — Tenlalive inutile des callioliques fraii-
jais auprés du Concile de Trenle pour rintroduction de la langue vulgaire dans le culte.
— Le chanl des psaumes inierdit en.France. — Revision de la traduction vieillie de Ma*
rol, par Conrart el de la Bastide : elle est iulroduile k Geneve en 1698, el de lå dans les
églises réformées fran$aises.)
{Jownal Helvétique, Mai, Juin, Juillet 1745 ; Nouvelle Bibliotfiéque Germaniqm
Mil, tome III, et partie.)
Monsieur ,
Vous me demandez quelques éclaircissements sur les psau-
mes de la version de Marot et de Béze, que les protestants ont
adoptés , et quils chantent encore dans leurs églises , apres y
avoir fait les cliangements nécessaires. Vous souliaitez de savoir
quand ils ont été introduits ä Geneve, et si Ton a commencé
par ceux de Marot, avant qu’on y eut joint ceux que Béze avait
aussi mis en vers. Vous voulez encore que Ton vous marque
de quelle date est Fintroduction du psautier complet. Votre
curiosité ne se borne pas la : elle s’étend jusqu’a la musique
méme des psaumes, et vous voulez que Ton vous dise aussi de
quelle main elle est.
409
Je vous avouerai, Monsieur, avec une entiére franchise, que
vos questions sont embarrassantes. J’ai consuitéplusieurs livrés
sans pouvoir me satisfaire. Je ne m'en suis pas tenu a nos au-
teurs, j’ai encore voulu savoir ce qu en avaient dit quelques ca-
tholiques romains qui en ont aussi parlé. Mais cliez les uns et
les autres j'ai trouvé ce point d’histoire ecclésiastique également
embrouillé. Je ne peux donc rien vous promettre de bien précis
sur cette matiére.
Pour ce qui regarde la traduction des psaumes en vers fran-
^ais par Marot, je ne saurais vous indiquer une meilleure source
que le Dictionnaire de Bayle, ä Farticle de ce poéie. Yous y
trouverez bien des particularités sur ces psaumes. Il nous ap-
prend que Marot, dirigé par le savant Yatable, professeur en
hébreu, a Paris, traduisit d’abord trente psaumes.
Il est bon de remarquer ici en passant que plusieurs auteurs
ont voulu nous faire regarder Clément Marot comme un homme
sans étude, mais quils se sont trompés; il parait, par ce qu il dit
dans Tépitre a Frangois I®*" pour étre re^u en la place de son
pére, qu il avait fort bien étudié, et cela parait encore mieux par
plusieurs traductions qu’il a faites. Je crois vous devoir marquer
ici la source de Terreur. On s’y est trompé sur ces deux vers :
Ore loqui latio penitus qui nesciit unus,
Gallicus hic vates, galiica mira canit.
On a mis mal ä propos ces vers a la téte de quelques-uns de ses
ouvrages, car ils n étaient pas faits pour lui, mais pour les oeuvres
de son pére qui était aussi poéte. On les Irouve sous ce titre
dans quelques anciennes éditions , In Jani Maroti commenda-
tionem.
Clément Marot commenca par traduire trente psaumes. Ils
furent imprimés en 1540, et dédiés au roi Frangois I®"^. Ce
prince les lut, et marqua du désir d’en voir le reste. Dans cette
premiére edition, Marot y avait aussi mis en vers Toraison do-
minicale, la salutation angélique, le symbole des apötres, et le
410
Décalogue. Fran^ois I®‘‘ conseilla ä Marot de présenter sa tra-
duclion dans cet état a Charles-Qiiint, qui se trouvait alors en
France. Uempereur re^ut aussi cet ouvrage avec plaisir, et fit
un present au poéte de plus de deux cents pistoles. Il l’exliorta
en méme temps a achever le psautier, et exigea de lui que, des
qu’il aurait mis en vers le psaume GVII, Confitemini Domino
quoniam bonus^ il le lui envopt au plus töt, parce qu’il goutait
beaucoup ce cantique \
Marot, chagriné en France a 1’occasion des sentiments nou-
xeaux sur la religion, chercha un asile a Geneve. Il s’y retira
en 1543. Il y mit en vers' vingt autres psaumes, qui furent
imprimés dans cette ville la méme année, avec les trente pre-
miers et une préface de Calvin. On ne voit plus cette premiérc
édition : il n’en est resté que la préface, qui a été réimprimée
plusieurs fois dans les editions suivantes. Calvin y prouva que,
dans 1’église, le service doit se faire dans une langue entendue
du peuple. Il fait voir que le chant est fort propre a enllammer la
dévotion ; il condamne 1’abus que Ton a fait de la musique. A le-
gard du choix des cantiques que Ton doit introduire dans le culte,
il se détermine en faveur de ceux que Dieu lui-méme a dictés,
c'est-a-dire pour les psaumes de David ; mais il veut qu’on les
cbante d’une maniére grave, et qu’en les cliantant, non-seule-
ment on entende ce que 1’on dit, mais surtout qu’on le sente
et qu’on en soit touclié. Dans cette premiére édition des psau-
mes, Calvin joignit la liturgie et le catéchisme.
J’ai trouvé dans la bibliothéque d’un homme de lettres une
édition de trente psaumes de Marot faite a Geneve en 1 542, qui
avait aussi la liturgie. En voici le titre : La forme des Priéres el
Clianls Ecclésiastiques^ avec la maniére d*administrer les sacre-
mens et consacrer le Mariage, selon la coustume de VEglise an-
cienne^ et comme on Vobserve ä Geneve, M. D, XLIL A la téte
de ces trente premiers psaumes de Marot se touve une préface
* G’est le psaume GVI, selon la maniére de compler desHébreux.
411
fort abrégée, qui est comme la substance, ou plutot le canevas de
celle qiie Calvin donna plus étendue et plus développée 1’année
suivante.
A parler en générab on peut dire que les psaumes de Marot
furent d’abord bien re^us en France, et qu’ils y eurent un grand
cours. Il est vrai que la premiére édition, dédiée a F rangois
fut censurée par la Faculté de tbéologie de Paris. Mais le roi
ny eut aucun égard, et exhorta le poéte, comme nous Tavons vu,
a continuer son ouvrage. Apres méme que Marot eut changé de
religion, ses psaumes n’en furent pas moins estimés. De Serres
nous apprend, dans son Inventaire^ une particularité qui mérite
quelque ailention, c’est que Frangois I, dans son lit de mort, ne
fit pas difficulté de citer plusieurs passages des psaumes de la
version de Marot.
Florimond de Rémond, conseiller de Bordeaux, nous apprend
dans son livre de la Naissance de VHérésie, que chacun des
princes et des courtisans choisissait un psaume pour lequel il
se sentait de la prédilection. La reine choisit le Yl™® : a Ne veuille
pas^ 6 sire^ » etc. Antoine roi de Navarre: « Revange-moi, prens
la querelle. » Pour le roi Henri II, Florimond de Rémond dit
que son psaume favori était le XLII™® : « Ainsi qu^on oit le Cerf
hruire^ » qu'il était de son gout, surtout parce quil aimait la
chasse, et qu il le chantait quelquefois au milieu de cet exercice.
Mais un auieur contemporain assigne un au tre psaume a ce prince :
c’est le GXXYIII™®, « Bienheureux est quiconque sert ä Dieu vo-
lontiers, » Il ajoute que le roi en composa lui-méme la musi-
que, qui fut trouvée bonne et assortie aux paroles, qu il le chan-
tait et le faisait chanter fort souvent. Il faut remarquer a cette
occasion que les psaumes de Marot ne furent pas mis en mu-
sique des qu’ils parurent : chacun y mettait Fair qu il jugeait a
propos, et souvent c’était celui de quelque vaudeville.
Vous trouverez. Monsieur, dans le Dictionnaire de Bayle cette
citation de Florimond de Rémond. L’endroit est effectivement
curieux ; mais cet habile critique a oublié de faire une remarque
412
qui était tout a fait du ressort de son Dictionnaire, c’est qiie le
conseiller de Bordeaux, pour prouver que Henri II s’affectionnait
a la version de Marot, allégue le gout de ce prince pour le psaume
XLII*"®, et ce qu’il y a de singulier, c’est que ce cantique qu’il lui
fait chanter fréquemment en chassant, n’est pas de ce poéte, mais
est de la main de Béze, qui ne le traduisit méme que plusieurs
années apres. Malgré cette petite méprise, il n’en est pas moins
vrai, comme le dit cet auteur, que Henri II se déclara pour les
psaumes de Marot, et que la proscription du poéte n’empéclia
point que son onvrage ne fut approiivé. Ce prince, a l’exemple
du roi son pére, favorisa Timpression de' ces psaumes , nonob-
stant les censures et les poursuites de la Sorbonne.
Je dois, a cette occasion, vous faire connaitre une edition
des psaumes de Marot, qui est devenue fort rare. Quelques
poétes de cetemps avaient travaillé a acliever le psautier; il fut
imprimé a Paris en 1550, avec ce titre : Les CL psalmes du
propliéte royal David ^ traduils en rhythme jrangoise par Clé-
ment Marot et autres auteurs. J’en ai vu une seconde édition faite
Tan 1555 ; on voit a la tete une épitre dédicatoire en vers a
Henri II , par Gilles d’Aurigny, poéte de ce temps-la , qui avait
aussi traduit trente psaumes de ce f ecueil.
Si vous me demandez ce qui pouvait choquer les théologiens
dans cette version de Marot, il y a apparence qu’ils la faisaient
regarder comme suspecte. Maimbourg , dans son Ilktoire du
calvinisme^ le dit positivement ; il nous apprend que « la Faculté
de théologie remontra au roi qu’il n’y avait rien de plus dange-
reux que cette infidéle traduction des psaumes. » Cependant
on aurait du la regarder comme bonne et exacte , puisque ce
poéte avait été aidé par Yatable , qui savait a fond la langue hé-
braique, qui avait traduit a Marot, mot pour mot, 1’hébreu en
fran^ais , et qui , outre cela , lui avait expliqué toute la force et
Fenergie des termes, que le génie poétique de Marot savait apres
cela tourner fort heureusement.
Mais si Vatable était savant, il passait, comme la plupart des
413
habiles gens de ce temps-la , pour favoriser la réforme. En gene-
ral , le clergé romain voyait avec peine les traductions des psau-
mes en langue vulgaire. Gomme le psautier fait une partie con-
sidérable des priéres de la liturgie romaine, on appréhendait
que ces versions n’accoutumassent insensiblement le peuple a
prier Dieu en fran^ais , ce que 1’on ne voulait pas souffrir.
Mais admirez , je vous prie , Monsieur, Fexcessive défiance
des ecclésiastiques de France, qui en cela paraissent avoir été
plus ombrageux qu’on ne Télait a Rome méme. Aux psaumes de
Marot, qu il avait d’abord fait imprimer a Paris, on en joignit huit
autres de quelques traducleurs qui n’onl jamais été bien connus,
et ce petit recueil fut imprimé en gothique a Rome, avec privi-
lége du pape, en 1542, par Théodore Drust. Yoila donc le
pontife moins scrupuleux que la Sorbonne sur la version des
psaumes en fran^ais.
Ce qui put encore choquer dans cette premiére édition des
psaumes, ce furent ses accompagnements. J’ai dit que Ton y
trouvait a la fm le Décalogue en vers, et il faut remarquer qu il
y est dans son entier et sans avoir essuyé aucune mutilation. Or
on sait que, depuis un siécle ou deux, on supprimait le deuxiéme
commandement, et on le cacbait avec soin au peuple: témoin
ces commandements rimés qu’on apprenait a la jeunesse :
Un seul Dieu tu adoreras
Et aimeras parfaitement.
Son Nom en vain ne jureras, etc.
ou la défense de rendre aucun culie aux images ne parait point,
et a été adroitement escamotée. Pour Marot , il avait mis ron-
dement dans sa traduction du décalogue :
Tailler ne te feras image
De quelque chose que ce soit ;
Si honneur leur fais et hommage,
Ton Dieu jalousie en regoit.
Gette version ne put que blesser, uon point parce qu’elle
414 '
n etait pas fidéle, comme le dit Maimbourg, mais, au contraire,
parce qu'elle Fétait irop au gré du clergé romain, qui cepeii-
dant n’osait pas s^exprimer Irop clairement la-dessus.
Un poéte de ce siécle-Ia, nommé Artus Désiré, eut plus de
franchise. Il déclara hautement combien il était cboqué de ce
couplet si répugnant a la foi calbolique, et publia quelque temps
apres un livre sous ce titre : Contre-poison des cinquanle-deux
cliansons de Marot^ intitidées Psalmes. Paris, 1561. Voici
comment il y redresse le commandement contre les images :
Tailler donc feras son image,
Et des benoits Saints qu’il conQoit :
Si honneur leur fais et hommage,
De grace Faccepte et re^oit.
Yoila le démenti qu’il donne a Marot, ou plutdt au législa-
teur lui-méme ; il est vrai que ce hardi poéte fut liii-méme re-
dressé a son tour. Monluc, évéque cTe Valence, se plaignit de
cette falsification , dans la conférence de St-Germain, qui se tint
la méme année que ce livre parut, et la reine Marie ordonna la
suppression de ce scandaleux ouvrage.
Béze acheva dans la suite Fouvrage que Marot avait cora-
mencé. Ge fut a la sollicitation de Calvin qu’il entreprit ce tra-
vail; il mit en vers frangais les cent psaumes qui restaient ä
traduire; cette suite fut aussi fort bien regue par toutes les
personnes qui n’étaientpas prévenues. On peut dire que Fouvrage
entier fut accueilli non-seulement des protestants, mais de
quantité de catholiques.
Une des premiéres queslions que vous me faites , Monsieur,
c’est : Quand on a commencé a chanter les psaumes dans notre
Église a Geneve? Il semble que je ne devrais pas étre embar-
rassé a vous satisfaire la-dessus; cependant je vous avoue de
bonne heure que, quelques recherches que j’aie faites, je nai pas
pu trouver le commencement de cet usage ; nos registres publicf
ont négligé de nous en instruire; ceux de la Gompagnie de no.'
415
pasteurs n’en disent rien iion plus. Ces registres ecclésiastiques,
daus ces premiers commencements de nolre Église , étaient peu
exacts et peu détaillés; nous n’en avons méme point des dix ou
douze années qui suivirent la Réformation, et il y a apparence
que c’est dans cet intervalle que le chant des psaumes a été
introduit dans notre Église. Je trouve seulement, dans nos Or-
donnances Ecclésiastiques, un réglement qui prépare a cet usage;
il est du 20 novembre 1541, et voici comment il est con^u:
« Il sera bon d’introduire les chants ecclésiastiques, pour mieux
« inciter le peuple a prier et a louer Dieu. Pour le commence-
« ment, on apprendra les petits enfants; puis, avec le temps,
« toute FÉglise pourra suivre. »
Ne trouvant dans notre ville aucun autre document la-dessus,
j’ai eu recours a YEistoire de la réformation de la Sume , par
M. Ruchat. Quelques églises particuliéres du pays de Vaud ont
été plus soigoeuses que la nötre a marquer Finlroduction du
chant des psaumes; ainsi Fon trouve que Fon commen^a a les
chanter dans Féglise réformée de Grandson, le décembre
1549 (tome VI, p. 452).
Nous sommes bien surs que cet usage est plus ancien dans
notre Église, quoique nous n’en puissions pas marquer préci-
sément la date.
Il parait, par le témoignage de Béze, quen 1548 on chan-
tait les psaumes de Marot dans les assemblées publiques de Ge-
neve. Gette particularité se trouve dans sa paraphrase des psau-
mes, a la tete du XGI™®. On voit, dans Fargument, quil se retira
a Geneve cette année-la ; que la premiére fois quil assista aux as-
semblées de la religion, on chantait ce psaume ; qudl fut extré-
mement touché des sentiments de confiance en Dieu que le pro-
phéte exprime dans ce beau cantique; que, depuis ce temps-lä,
il s’est vu quatre fois exposé a la peste, lui et sa famille , mais
que toutes les fois quhl s’est trouvé dans cette rude épreuve, ou
dans quelque autre semblable , il n’a eu qu’ä se rappeler Fim-
pression que ce psaume avait fait sur lui la premiére fois qu’il
416
Fouit chanter, et le mécliter de nouveau , pour s^afTermir conlre
le péril, et mettre son esprit dans une assiette tranquille.
Quoique nous n’ayons rien de bien precis sur Fintroduetion
du chant des psaumes a Geneve avant cette date , on voit assez
qiFil faut reinonter plus haut. J’ai déja remarqué que nos regis-
tres ecelésiastiques n’en disent rien ; c’est qu'ils n’ont cornmencé
qiFen 1547, et qu’alors on chantait déja ces psaumes dans
FÉglise ; leur silence méine est une espéce d’indication de ce
que nous cherclions. On voit, dans plusieurs anciennes editions
des psaumes, une préface de Calvin, datée du 10 juin 1543,
pour préparer le peuple au cliant des psaumes ; il est vraisem-
blable que cet usage aura eu lieu une année ou deux apres. On
ne saurait donc se tromper beaucoup en plagant Fintroduetion
du chant des psaumes dans Féglise de Geneve Fannée 1545, et
en disant que cette pratique a lieu depuis plus de deux cents ans.
M. Ruchat nous apprend une parlieularité assez curieuse , et
que je ne dois pas omettre, c’est qu avant qu'on chantåtles psau-
mes de Marot dans le culte public , on chantait , a Fentrée du
sermon, FOraison dominicale et le Symbole mis en vers par ce
méme poéte, et, a Fissue de la prédication, les Dix Commande-
ments de Dieu \
Vous me demandez encore «quand c’est qu’a paru le psautier
complet en vers fran^ais, et quand il a été introduit ainsi entier
dans notre Église ? » Gette seconde question me met a peu prés
dans le méme embarras que la premiére. Vous apercevrez bientöt
que je ne vous réponds qu'en tåtonnant.
Béze était arrivé a Geneve au mois d’octobre 1548. Uannée
suivante , il fut appelé a Lausanne pour y étre professeur de la
langue grecque. Son séjour y fut de dix années ; ce fut la qu’il
traduisit et mit en vers fran^ais cent psaumes, pour étrejoints
aux cinquante de Marot. Il commen^a de bonne heure cet ou-
vrage , et tout nous porterait a croire qu’il dut paraitre deux ou
trois années apres son établissement a Lausanne.
’ Hist(jire de la Hé formation, tonie VI, p. 453.
Ml
Déja je trouve dans les registres publics de notre ville que,
le mars 1551, Béze présenta une requéte au Conseil pour
obtenir le privilége de faire imprimer le reste des psauraes de
David, qn W dit avoir fait mettre en notes de musiqne, et il de-
mande ce privilége pour quatre ans ; on le lui accorda pour trois
années seuiement. Ii est bon de remarquer qu’alors ii n’y avait
point encore d’imprimerie a Lausanne.
Il parait donc vraisemblabie que Béze ne tarda pas longtemps
a se prévaloir de ce privilége. Parmi les remarques critiques
communiquées a M. Bayle sur son dictionnaire, je trouve celle-ci
qui a été insérée dans le supplément. « Les cent psaumes, inis
en vers par Béze, parurenl vraisemblablement en 1553, puis-
que ce fut en ce temps-la qu’étant joints avec la liturgie et le
catécbisme de Genéve, ils excitérent Faversion des catholiques,
qui rFavaient pas fait scrupule de se servir des cinquante pre-
miers \ »
Pour bien constater ce fait , il faudrait déterrer dans quelque
bibiiothéque un psautier complel , qui fut a peu prés de cette
date. Il est parlé, dans la Bibiiothéque onglaise {tome X, p. 72),
d’un ancien exemplaire de psaumes qiFavait a Londres M. Mose,
ami du fameux antiquaire Spon. Ils furent imprimés a Stras-
bourg en 1553, par les soins de Jean Garnier, un des minis-
tres qui les revirent, et qui avertit, dans une préface, « qu’on en
usait dans toutes les églises fran^aises deFÉvangile.» Calvin avait
fait assez de séjour a Strasbourg ; on sait que cette Église se
moulait sur celle de Genéve. Dés que les psaumes de Marot eu-
1 rent été imprimés a Genéve, en 1542 et 1543, avec la liturgie,
Strasbourg ne tarda pas a en donner aussi une édition ; on la
vit paraitre en 1545. Gette seconde édition de 1553 semble
supposer que tous les psaumes y sont , d’aprés Foriginal qui au-
rait paru a Genéve peu de temps auparavant.
Cette date semble se confirmer par le petit poeme que Béze
* Artide Marot, remarque N, supplément.
T. I.
27
418
composa poiir servir de préface a ses psaiimes ; il est fort connu,
et 011 le voit encore dans toutes les anciennes éditions. Il com-
iiience aussi :
Petit Troupeau, qui en ta pelitesse,
Vas surmontant du monde la liautesse.
Le poéte dit qu’il écrit ces vers dans le temps que le jenne
Édouard, roi d’Angleterre, re^oit si humainement dans son ile
les débris des Églises persécutées en France.
Je vois les feux brulans en lieux divers,
Je vois passer de la Mer au travers
Une grand’ Troupe, et un Roi sur le Port,
Qui tend la main pour les tirer å bord.
Béze désigne encore ce prince par sa jeunesse ; il dit que ,
dans un åge peu avancé, il marquait déja beaucoup de mérite,
et donnait de fort grandes espérances. Cela ne peut convenir
qu'au successeur de Henri VIII. Le régne d’Édouard fut fort
court; 011 sait qiPil niourut en 1553, ågé de seize ans.
Tout seiiiblait donc concourir a fixer la date des psaunies de
Béze, ou du psautier coniplet, environ a Tannée 1553, comme
elle se trouve niarquée dans le Supplément du Dictionnaire cri-
tique; il ne restait plus qu’a découvrir quelque édition de cette
date. J’ai fait pour cela de nmivelles reclierches, mais elles ont
abouti a me prouver que je me trompais en comptanl trop sur
les vraisemblances, et sur la reniarque critique du Dictionnaire.
J’ai trouvé une ancienne édition des psaumes, ou sont ceux
de Marot et seulement trente-quatre de Béze, ä cette date
qu’on les croyait déja complets. En voici le tllre : Octante trois
pseaames de David , ä sgavoir 49 par Clérnent Marot , el 34 par
Tkéodore de Besze^ de Veselay en Bouryogne^ par Adam et Jean
Riveriz, 1553; c’est un in-16 imprimé a Genéve, en caractére
italique et sans musique. Il seiiible qu’ils ont été publiés comme
un essai ( t un échantillon du travail de Béze ; on y voil a la léte
la préface en vers : Petit tronpeaa , etc. Il y a apparence que
c est la preniiére fois qu’elle a été impriniée.
419
Un curieux m’a fait connaitre une autre edition de psaumes
imprimés a Geneve en 1556, ou il y en a quelques-uns de
plus; on en trouve quarante de la main de Béze, qui, joints a
ceux de Marol, fonl le nombre de quatre-vingt-neuf ^ ; la mu-
sique s’y trouve, et le nom des notes y est écrit tout au long.
A la fin des psaumes, on a mis ce dislique de Nicolas Bourbon ,
de Vandoeuvres , poéte de ce temps-la :
Desinite hebraeam jam Galli discere linguam,
Discunt Hebrsei gallica verba loqui.
On en a donné la traduction comme sult :
Cessez, Frangois, en la langue Hébraique
Cbercber David, pour bien estre entendu,
Gar les Hébreux, en la nostre Gallique
Le vont cbercbant pour nous estre rendu.
Gette edition frappe par la beauté du caractére et du papier;
elle ne céde absolument en rien aux plus belles éditions des
Etienne et des Plantin. Mais ce qu’il est plus important de re-
marquer, c’est que ce mélange des psaumes de Marot et de Béze
fut publié dans la vue d’étre incessamment en usage dans FÉ-
glise: et la preuve , c’est qu’il y a a la fin une table des
psaumes que Ton doit chanter le dimanche matin , le dimanche
au soir et le mercredi, jour de priéres, et tous les psaumes de
ce recueil entrent dans cette table. Le psautier, ayant été ainsi
introduit par parties, il ne faut plus étre surpris si Lon n’a pas
marqué dans nos registres de quelle date sont les psaumes
complets , et quand ils ont été regus dans FÉglise en entier.
Continuons a cbercber de nouvelles lumiéres. Une année ou
deux apres que Béze eut donné ce second essai , il se passa un
événement qui mérite d^étre rapporté : quelques personnes, qui
étaient dans les sentiments des réformés , se trouvant au Pré-
‘ Octante-neuf pseaumes, misen rithme frangoise, 49 par G. Marot, avec
le cantique de Simeon, et les X Gommandemens. A Genéve, de rimprimerie
de Simon du Bosc, MDLVI.
420
aiix-Clercs a Paris, qiii esl la |)iomenade de I’Université, com-
meiicérent a cliaiiter les psaumes; c’étail en été, et bien des
gens, qiii n’élaient iä que poiir le plaisir de la promenade, se
joignirent a celte musique. ^laimbonrg, qni rapporte ce falt dans
son nistoiredu Calvmisnic, remar(pie que «c^est la premiére fois
que les psaumes furent chanlés publiquement^» Cette nouveauté
plut d’abord, et, des le lendemain, le roi et la reine s’y trou-
\erent, avec plusieurs seigneurs frai^ais ou étrangers. Le chant
recoimnenca coniuie le jour précédent ; C(’Ue noblesse sy joi-
gnit, et il s’y trouva une inultitude incroyable de peuple; tout
se passa avec l)eaucoiq) d’ordi e et de bienséauce. Les bourgeois
de Paris inonlaient sur les muraiiles voisines, et paraissaieut
prendre plaisir a ce chant; ils maixjuaient leur surprise de ce
que le clergé s’opposait a une pratique si louable et si édiliante.
Béze, de qui nous tenons ce fail avec ses princlpales circons-
tances, ne nous apprend point quels étaieiU les psaumes que
Ton chantait alors en France ; si c’étaient slmpiernent ceux de
Marot, ou si quelques-uns des siens y étaienl déja joinls. Aiiisi
cet événement , quoique remarquable , ne répand encore aucun
jour sur ce que nous chercbons. On pouvait avoir a Paris ce
mélange de psaumes de Marot et de Béze, imprimés queiques
années anj)aravant, et les chanter a Fimitation de FÉglise de
Geneve. Il est vrai que M. Jurieu a dit quelque part que « FÉglise
de Paris avait clianté les psaumes avan t FÉglise de Geneve, »
mais M. Bayle le redresse la-dessus , et fait voir que cela iFest
pas exact. « Il s’agitici, dit-il , dhin chant considéré comme
propre aux réformés, et comme une partie des exercices de
piélé. A cet égard, son berceau esl a Geneve, et Fon ne saurait
disputer a cette Égiise la prlmauté L » Cependant il esl plus
vraisemblable que, dans ce chant public du Pré-aux-Clercs , les
psaumes de Béze n’v parurent point encore. M. Benoit, dans
* Histoire da Calvinisme, p. 99.
Dictionnaire critique, artide Marot, remarque P.
m
son Histoire de I! Edit ditpositivement«qu’on y chanta
les psaumes de Marot mis en musique sur de forts beaux airs. »
Voiia a quoi il faut s’en tenir.
On a une Apologie pour /e.s Eglises réformées^ écrite en latin
par Daillé, oii Ton trouve la date de Timpression des psaumes
de Béze fixée a Tannée 1559. Yoici a quelle occasion : le Mi-
nistre de Charenton avait a répondre a une harangue que le
clergé avait faite au roi Louis XIII, Fan 1 636, dans laquelle on
reprochait entre autres choses aux calvinistes, d’avoir effacé de
leurs psaumes un certain endroit qui contenait une prlére pour
le roi ; c’est au verset 1 0 du psaume XIX, selon la Yulgate, et
au XX® selon THébreu. L’évéque d’Orléans portait la parole ; il
dit que , dans ce dernier verset du psaume , il y a une priére
pour le roi, que la Yulgate a rendue de cette maniére : Domine
saivum fac Regem, et que Béze, dans la premiére version, avait
traduite ainsi :
Seigneur, plaise toi de deffendre
Et maintenir le Roi.
Mais que, depuis quelque temps, les réformés avaient trouvé
a propos de faire disparaitre ces deux vers ; qu51s s’étaient mis
a la place du roi , qu51s avaient pris pour eux une priére que
le St-Esprit avait dictée pour lui, et que voici la nouvelie ma-
niére dont ils cbantaient ce verset :
Seigneur, plaise toi nous deffendre.
Et faire que le Roi
Puisse nos Requestes entendre
Encontre tout effroi.
Le pétulant évéque conciuait, avec beaucoup de cbaleur,
qu’il fallait ordonner aux réformés de rétablir cette priére.
Leur apologiste lui répondit que le texte bébreu est plus con-
forme a la derniére version qu a la premiére , qui avait été faite
* Histoire de VEdit delSantes, t. I, p. 16.
422
selon la Vulgate ; il ajouta que cette seconde version est celle
qui avait toujours été suivie depuis que les réformés oblinrent
la prerniére fois la liberté de conscience par Tédit de janvier
1561 ; il avoua que la prerniére maniére de iraduire se trouve
dans quelques anciennes editions. Il en avait vu une qui, autant
qu^il pouvait s’en souvenir, était de Tan 1559; elle ne conte-
nait qu’une partie des psaumes; le titre n’en annon^ait que
quatre-vingt-neuf. Mais il remarque que ces anciennes editions
n’avaient pas été de Tusage des Eglises réformées, ou qu’elles
ne Tavaient été que peu de temps. Colomiez , dans une lettre a
M. Claude , parlanl de cette rnéme acciisation intentée contre
les réformés , dit : « La prerniére édition des psaumes de Béze
parut, si je ne me trompe, Tan 1560. »
Si vous soubaitez, Monsieur, d’étre instruit plus a fond dans
cette alfaire , vous la trouverez fort détaillée dans Yllistoire de
Védit de Nantes^ sur Tan 1636. Ce n’est pas ici le lieu de sy
étendre davantage ; je n’en ai touché que ce qui pouvait nous
aider a trouver la date de la prerniére impression des psaumes
de Béze. Vous avez pu remarquer que les deux auteurs que je
viens de citer ne nous la donnent que d’une maniére un peu
incertaine. Daillé avait vu apparemment 1’édition de Genéve de
1556, qu’il met quelques années plus tard, par une petite er-
reur de mémoire.
Pour Colomiez, qui dit avoir vu des psaumes de Béze impri-
més en 1560, je crois que sa mémoire Ta mieux servi. On a,
dans la bibliothéque de Genéve , des psaumes de cette année-la,
imprimés pour Pierre Davantés * ; c’était un bon humaniste ,
connu des savants sous le nom å’ Antesignanus ^ qui doit signi-
fier la méme cbose que Davantés dans le langage du Languedoc,
c’est-a-dire un de ces soldats qui marchent avant Tenseigne. Ce
* Pseaumes de David, etc., avecnouvelle et facile méthode pourchanter
chacun couplet des Pseaumes, sans recourir au premier, selon le chant ac-
coustumé dans 1’église, exprimé par notes compendieuses» A Genéve, 1560,
en lettres financiéres.
423
recueil de psaumes , que fil imprimer Davantés , n’en renferme
encore que quatre-vingt-neuf, conforrném^ nt a l’édilion de Du
Bosc de 1556. Colomiez avait vu apparemrnent ces psaumes;
elFectivement, le yersel critiqué du psaume XX® y est tourné en
priére pour le roi.
Afin que Ton put avoir des psaumes toul en mitsique, sans
qu51s occupassent irop de volurae, il imagina, au lieu des notes
ordinaires, de simples chiffres arahes, en caractéres fort menus.
Vous voyez donc. Monsieur, qu’en 1560, ie psautier a Tusage
des réformés n’avail pas encore paru complet ; je trouve dans
Toraison funébre de Béze par La Faye, qn’il ne fui donné au
pubiic qu’en 1561. Je crois méme qu’il faut encore retarder
cette date d’une année. M. Bucbat Fa fort bien marquée dans
la Ré formation de la Siime^: öLorsque Béze, dit-il, eut achevé
sa traduction fran^aise des psaumes en \ers, le livre des psau-
mes, ainsi traduit, fut imprimé toul entier pour la premiére fois
en France, ayec privilége du roi, par Antoine, fils d’Anloine
Yincent, marchand libraire a Lyon , Fan 1562. »
Ii est surprenant que les psaumes aient altendu si tard a
paraitre en entier, puisque dix ans auparavant Béze avait déjä
demandé au magistrat de Genéve un privilége pour imprimer le
reste des psaumes de David ; mais ii me semble qu'on ne sau-
rait s’empécber de se rendre aiix preuves que j’ai alléguées pour
en reculer la date aussi tard que je viens de le faire.
Yoila tout ce que j’ai pu découvrir sur ce sujet ; j’ai inutile-
ment consulté . sur cette date , le Discours loackanl les psaumes
que M. Bruguier, autrefois professeur a Nimes , fit imprimer ä
Genéve en 1664, et un autre livre plus ancien , et rebutant par
son enorme iongueur, son style diffus et ses digressions, savoir:
La divine mélodie du sainl psalmiste^ par Jérémie de Pours. Il
est si diffus, et sorl si souvent de son sujet, que vous devez me
tenir compte de la constance que j’ai eue de le lire tout entier,
Torne VI, p. 536.
424
d’autant plus que, malgré son enorme longueur, je n’y ai point
trouvé la date que je cherchais.
Avant qu’on eut un psautier complet, les psauines de Marot
avaient été adoptés par les réformés, quoique cette version n’eut
pas été faite plus pour eux que pour les catholiques. Calvin avait
bien d^abord coniposé quelques cantiques pour Tusage de TÉ-
glise de Geneve , mais , des qu’il eut vu ceux de Marot , il nlié-
sita pas ä abandonner les siens ; il fit imprimer a Geneve les
psaumes de cet excellent poéte, et il yjoignit, comme nous
Favons vu, la liturgie et le catécbisme. Des lors on les chanta
dans rÉglise , et ils devinrent comme la marque el la livrée de
ceux qui voulaient un culle plus épuré que le romain, et qui
croyaient qu’on devait louer Dieu dans une langue entendue.
Des qu’on eut chanté publiquement ces psaumes a Paris, ä la
promenade du Pré-aux-Clercs , en 1558, si je ne me trompe,
le clergé en prit une grande alarme, et s’employa de toute sa force
a faire interdire le chant de ces sacrés cantiques ; il fut défendu
sous de grosses peines. Ge quil y a de singulier, c’est que de-
puis que le chant des psaumes eut été interdit en France, cet
ouvrage ne laissa pas d’étre imprimé quelques années apres,
avec le privilége du roi Charles IX.
On ne peut rien voir de plus autlientique que Tapprobalion
donnée a ces psaumes. Ce prince dit «qu’il a fait examiner cette
traduction par des savants trés-versés dans la connaissance de
TEcriture sainte, qui Font trouvéeconforme a Foriginal, de sorte
que le roi, étant en son conseil, donne agréabiement le privi-
lége , pour le terme de dix ans , a Äntoine Vincent , lihraire a
Lyon , d’imprimer quand et ou bon lui semblera, tous les psau-
mes du prophéte David, tradaiis selon !a vérité hébräiqnr, el
mis en rime frangoise, comme a été bien vu par gens doctes és
dites langues , et aussi en Fart de musique.
Il est bon de connaitre aussi Fapprobation älaquelle ce privi-
425
lége est relatif. Elle est de deux docteurs de Sorbonne. Le pre-
mier s’appelait De Salignac: c’était un savant fort estimé; on
voit, dans la Vie de Béze , ce docteur paraitre fréquemment dans
ies conférences qiii se tenaient sur les affaires de religion. L'autre
se nommait Viboult, et est un peu moins connu. Voici leur
certificat : « Nous soussignés, docteurs en théologie, certifions
qu’en certaine translation de pseaumes a nous présentée, com-
men^ant au quarante-huitiéme pseaume,ou il y a: C'est en sa tres-
sainte cité^ poursuivant jusqu’a la fm, et dont le dernier vers est :
Cliante å jamats son empire , n’avons rien trouvé contraire a
nolre foi catholique, ains conforme a icelle , et a la vérité hé-
brairjue. En tesmoin de quoi avons signé la présente certifica-
tion , le 1 6 octobre 1561. Signé : J. de Salignac , Viboult. »
Yous trouverez ce certificat rapporté fort exactement dans
Y Apologie pour les réformés^ de M. Jurieu a qui Ton en avait
cornmuniqué de Geneve une copie ; car, par un heureux hasard,
la bibliothéque publique de cette ville en posséde roriginal.
Yoila de quoi tirer d’embarras un curieux qui a fourni desRe-
marques critiques qu on trouve a la fin du supplément au Dic-
tionnaire de Bayle, imprimé a Geneve en 1722. « Quoiqueje
sois persuadé , dit cet anonyme , que 1’approbation de la Sor-
bonne existe, je ne puis dire ou elle est »
Yous ne manquerez pas, Monsieur, de me demander com-
ment une piéce si intéressante est tombée en nos mains? Yoici
ce que j’ai oui dire la-dessus : Antoine Vincent, le pére, était
un fameux libraire de Yenise, connu sous le nom de Valgrisi^
qui s’était retiré a Lyon , ou il avait embrassé la Réformation.
Antoine , son fils , exerga aussi la librairie dans la méme ville.
Quand il eut obtenu le privilége pour Fimpression des psaumes,
il y a beaucoup d’apparence que le secrétaire qui le lui expédia
de la cour, y joignit Fapprobation des deux docteurs, comme le
fondement du privilége. Ce libraire étant mort quelques années
^ Apol. pour les Réformés, t. I, p. 127.
^ Supplément, p. 315. '
426
apres, on vendit son fond de boutique; ce fut Henri Étienne qui
( n fit 1’acquisition. Il y trouva cette approbation des psaumes,
el il y a apparence que ce ful lui qui la déposa dans la biblio-
ihéque ue Geneve , comme uoe piéce curieuse qui méritait de
passer a la postériié.
M. Bayle fait une difficulté sur Fapprobation de ces deux
docteurs de Sorbonne, dont nous dirons un mot, s'il vous plait.
(( On ne comprend pas, dit-il , qu’en lö6l, la Iraduclion qui
se cbantait a Geneve , eut été donnée a examiner aux sorbon-
nistes, tronquée des quarante-sept premiers psaumes; car, selon
Florimond de Rémond, les cinquante psaumes que Marot avait
traduits firent un corps avec les cent autres traduits par Théo-
dore de Béze , des Tan 1 ö53 \
Je remarquerai d’abord que M. Bayle a suivi un mauvais
guide pour Iroiiver la date des psaumes de Béze , puisqiFil s’est
trompé de sept ou huit années; mais cela ne résoul pas toute
la difTicnhé. Quand on donna les psaumes ä examiner aux sor-
bonnistes, il est sur que ceux de Béze y élaient, puisque les
deux qui sont ciiés sont de lui. D’ou vienl donc, demande
M. Bayle, qu’ils n’ont pas examiné le psautier entier, et qu’il se
trouve ironqué des quarante-sept premiers psaumes ?
Voici, ce me semble, Monsieur, la conjecture que Fon peut
donner la-dessus. Il y a beaucoup d’apparence que Fon présenta
bien le psautier complet aux deux docteurs de Sorbonne, car le
privilége que Fon sollicitait était pour imprimer tous les psau-
mes. On leur offrit donc un manuscrit qui les renfermait tous,
mais sans aucun nom de traducteur. Les examinaleurs reconnu-
rent bientöt ceux de Marot, qui paraissaient depuis prés de vingt
ans, el qui étaient fort répandus; ils refusérent apparemment
de les examiner. On les pouvait supposer suffisamment approuvés
par la protection queleur avaient donnée Fran^ois F*', Henri II et
la cour ; mais il y a une raison encore plus forte, pourquoi il
* Diction. critique, art . Marot, remarque N.
427
n’en fallait point faire menlion dans le certlficat. La Sorbonne
s’étail opposée a la publication de ces psaumes, quand ils paru-
rent la premiére fois. Marot s était retiré a Geneve pour y pro-
fesser la nou velie religion. Les calvinistes, depuis ce lemps-la,
avaienl adopté ces psaumes, et s’en servaient dans leurs assem-
blées. Par toules ces raisons, les deux docteurs ne pouvaient
pas les approiiver sans se compromettre ; en les autorisant, ils
se brouillaient avec la Sorbonne; en les condamnant, ils cho-
quaient la cour qui s’était déclarée en leur faveur ; le plus sur
était donc de n’en rien dire. Apparemment les examinateurs fi-
rent retranclier du manuscrit environ les cinquante premiers
psaumes, comme étant ceux de Marot, quoique cela ne soit pas
exactement vrai. Voila, ce me semble, comment on peut ré-
pondre a robjection de M. Bayle sur ce psautier mutilé, pré-
senté aux deux docteurs de Sorbonne.
Il se fait une nouvelle dilficulté. « Daillé, dil-il, avait vu une
ancienne édition des psaumes qui n’en contenait qu’une partie ,
et qui, autant qu’il pouvait s’en souvenir, était de l’an 1559.
Notez que le psautier, approuvé par les docteurs, ne commen-
^ait qu’au psaume XLYIII L » M. Bayle est surpris comment
s y pouvait trouver le psaume XX, sur lequel nous avons vu
que 1’évéque d’Orléans avait attaqué les réformés. Ce qui fait
Fembarras de ce savant critique , c'esl qu il semble supposer
qu’il s’était fait une édition de psaumes tronquée des quarante-
sept premiers , que c’est celle que Daillé avait vue , et qui avait
été faite conformémeni au manuscrit examiné par les sorbon-
nistes ; mais ce psautier acépliale ou sans téte , est une chimére
qui n'a jamais existé. Daillé avait vu apparemment ce mélange
de psaumes de Marot et de Béze, qui en contenait quatre-vingt-
neuf, imprimés a Geneve en 1 556, et ou le vingtiéme se trouvait
déja de la main de Béze.
« Mais, ajoute M. Bayle, toujours fécond en difficultés, d’ou
* Supplément au Diction. critique, Geneve, 1722, p. 241.
428
vient que lant d’éditions, faites en vertu du privilége de Char-
les IX, ensuite de Tapprobation des docteurs, ont les qiiarante
ou cinquante premiers psaumes qui n’avaient poinl élé exa-
minés? » Cetle objeetion est spécieuse, cependant je crois y
ayoir déja répondu.
Ces cinquante premiers psaumes étaient censés étre de
Marot, et ils étaient censés approuvés par Frangois qui avait
accordé un privilége pour les imprimer. Sleidan parle de cette
approbation dans son livre quinziéme, sur Tan 1543. Yoila, ce
me semble , de quoi répondre a ceux qui sont surpris que le
privilége s’étende a tous les psaumes ,'^tandis qne Tapprobation,
qui en est le fondement, ne porle que sur les deux tiers du
psautier.
Nouvelle difficulté : c’est sur la date du privilége de Charles IX,
telle qu’elle est rapportée par M. Jurieu , qui la met sur la lin
de Tan 1562. Ce prince ne saurait avoir donné le privilége dans
ce temps-la, dit M. Bayle, parce que c’était alors le plus grand
feu de la premiére gut rre civile, et que Lyon était au pouvoir des
réformés. La réponse est des plus aisées. M. Jurieu s’est trompé
sur cette date, ou peut-étre n’est-ce qu’une faute d’impression;
le privilége fut expédié une année auparavant, c’est-a-dire le
le 26 décembre 1561.
Le psautier complet fut imprimé, en conséquence de ce pri-
vilége, Tan 1562, pour le compte de Vincent, a Geneve, ä
Paris, a la Hochelle et dans divers autres endroits du royaume.
On en conserve une édilion dans la bibliothéque de Geneve,
qui fut faite la premiére de toutes, par Antoine Davodeau et
Lucas de Mortiére, imprimeurs de Geneve; elle est in-S*^ de
l’an 1562. De Pours dit positivement que Vincent n’imprima
pas d’abord ses psaumes a Lyon , qu’il les fit imprimer a Ge-
neve ^ ; la guerre , qui était cette année-la dans tout son feu a
Lyon , ne permetlait pas a la presse de rouler. La méme année
* De Pours, Mélodie Sacrée , p. 798.
429
on en vit une edition a Paris chez Acirien Roi et Robert Ralard,
une autre chez Martin le Jeune et Rolin Motet. Quand Lyon
ful un peu plus tranquille, Jean de Tournes en donna une in-4^;
on en a une in-16 de 1563. J’ai vu encore des psaumes impri-
més a Geneve en 1566, par Thomas Courtaut, en caractéres de
fiuance. Toutes ces éditions sont pour le compte de Vincent, et
ont toutes le privilége de Charles IX a la tete.
Je ne sais, Monsieur, si vous étes informé que Philippe II,
roi TEspagne, donna un privilége semblable pour Fimpression
des inémes psaumes , a Plantin , fameux libraire d^Anvers ; on
y expose aussi que ces psaumes, avant Fimpression, «avaient été
examinés et approuvés par M. Josse Schelling, portionnaire de
St”Nicolas a Rruxelles , a ce député par le Conseil de Rrabant;
et, qu’aprés Fimpression de ces psaumes, ils ont été visités de-
rechef et trouvés ne répugner point a la foi catholique.»Ce pri-
vilége de Philippe II est du 15 juin 1564. C’est précisément
le méme psautier que celui que Charles IX avait permis d’im-
primer, je veux dire la version de Marot et de Réze ; il est vrai
qu.‘ ces poétes ne sont point nommés. Leurs psaumes sont dé-
signés par cerlaim canliques traduits en rime francoise ; les doc-
teurs de Paris avaient employé les mémes expressions.
De Pours, dans sa Mélodie sacrée , n’a pas oublié de faire
mention de Fun et de Fautre de ces priviléges; il ne pouvait pas
manquer de nous instruire de celui de Philippe 11 , parce que
cet auteur était des Pays-Ras. Aussi il en fait un artide fort
circonstancié \ mais M. Bayle lui reproche une omission capi-
tale. c( Il ne faut pas oublier, dit-il, que le sieur de Pours, dans
la vaste liste des psaumes qui ont été imprimés avec privilége,
ne dit rien de Fédition de Lyon , approiivée par la Sorbonne et
autorisée par Charles IX ^
Si M. Bayle était allé un peu plus avant , il y aurait trouvé
« que les psaumes furent approuvés en France par privilége du
* Mélod. Sacrée, p. 570.
^ Diction. critiq. Marot, remärq. N.
430
roi, donné a Saint-Germain le 19 octobre 15G1 , ä Antoine
Vincent, libraire a Lyon, signé Robertel. On y lit la concession
d’imprimer tons les psaumes de David, traduits selon la vérité
bébraique, et mis en rime fran^oise \ » Il rapporte toute la
subslance du privilége , mais que je ne veux pas répéler. Yous
voyez par la, Monsieur, que ceux qui , comme M. Bayle , se
piquent le plus d’exactitude , sont quelquefois en défaut; il est
Via i que De Pours est long et ennuyeux. Par la, M. Bayle était
dispensé de le lire jusqu’au bout; mais il semble que, quand on
n’a pas lu un auteur tout entier, on ne doit pas lui reprocher
ses omissions.
Yoila donc des priviléges autbentiques en faveur de nos psau-
mes, et C(da de la main des deux princes de TEurope qui nous
haissaient le plus. Charles IX avait fait mourir pour leur reli-
gion un grand nombre de réformés , et il ne tint pas a lui de
les envelopper tous dans le massacre de la Saint-Barthélemy
quelques années apres. Pour Philippe II, il avait toujours suivi
constarnmenl les maximes de Ferdinand, son bisaieul, qui avait
établi Tinquisition. Marchant exactement sur ses traces, il s’ était
signalé par la persécution des réformés dans tous ses États ; on
sait qu’il n’avait pas épargné la mémoire de son propre pére,
soupQonné d’avoir du penchant pour les sentiments de la Bé-
forme. Ce prince cruel avait fait des édits qui condamnaient les
sectaires aux peines les plus sévéres, les liommes a étre brulés
vifs et les femmes a étre enterrées toutes vivantes. Le chant des
psaumes était alors comme la marqne distinctive des réformés;
ii était défendu, sous de grosses peines, de les chanter, et tout
d’un coup les voila réhabilités et approuvés par leurs plus grands
ennemis! Ces princes autorisent des psaumes traduits par des
auteurs proscrits pour leurs sentiments, et traduits en langue
vulgaire, ce qui est contraire aux principes de TEglise romaine!
Avouez, Monsieur, qu’il y a lä-dedans quelque chose de bien
surprenant.
* De Pours, p. 901.
431
Supposons que nous Irouvassions , dans quelque histoire de
l’Église , qu’un empereur paieii , un des plus violents persécu-
teurs des chrétiens, ne laissait pas de parler avantageusement
de leur culte , que dans un de ses édits il loue les hymnes qui
se chantaient dans leurs assemblées de religion; qu’en consé-
quence, il permit d’en multiplier les copies, et de leur donner
cours dans tout Tempire : supposons que cet ancien écrivain
nous eut conservé cet édit dans son entier, je vous demande,
Monsieur, ce que nous en penserions aujourd’hui ? Bien des gens
diraient que cette permission ne peut point se concilier avec le
caraclére violent de ce prince ; qu'en défendant leurs assemblées,
il a du interdire de méme leurs formulaires de dévotion. La
piéce nous paraitrait plus que suspecte ; ne doutez point que
quelque critique ne s’inscrivit en faux contre cet édit et ne le
rangeåt parmi les fraudes pieuses des Péres de TÉglise. Cepen-
dant voici , presque de nos jours , quelque chose de tout sem-
blable, et dont on ne saurait douter raisonnablement; c’est donc
une le^on pour ne pas prononcer des jugements précipités. Di-
sons-nous bien qu’il y a quantité de faits de ce genre dans 1’his-
toire; je veux dire qui sont vrais sans étre vraisemblables.
Ges sortes d’événements ne nous paraisseni contradictoires
que parce que nous ne sommes pas informés de quelques cir-
constances qui ont pu les amener, malgré les apparences con-
traires. Geci mérite quelque discussion ; il s'agit de chercher
dansThistoire ce qui peut avoir porléle roi de Franceet celuid’Es-
pagne, tons deux également opposés aux réformés, ä leur ac-
corder cependant un privilége authentique pour leurs psaumes.
Gommen^ons par Charles IX.
Le privilége accordé par ce prince peut étre regardé comme
Feffet d’un discours que le célébre Jean de Monluc, évéque de
Yalence, fit a Fontainebleau en 1560, en présence du roi Fran-
^ois II, de Catherine de Médicis, reine mére, de la reine ré-
gnante et des grands de la cour. L’historien de Thou nous ap-
prend que , dans ce discours , « le prélat , s’adressant aux deux
432
reines , les siipplia de faire cesser les chansons profanes et im-
pudiques qu’on osait chanter tous les jours dans les maisons
royales , et de substituer a ces infamies des psaumes frangais et
de pieux cantiques; exhortant Leurs Majestés a les chanter Elles-
mérnes ; que ceux-la n’avaient pas Tesprit de la véritable piété
qui défendaient aux femmes le chant des psaumes en langue
vulgaire; que les ennemis de TEglise prenaient occasion de la
de calomnier les calholiques et de les rendre odieux , sur ce
qu’ils défendaient en public el en particulier une psalmodie
inslituée pour louer le Seigneur et pour coiisoler les åmes
pieuses ^ »
Des que Charles IX fut parvenu a la couronne en 1561, les
États assemblés donnérent quelqiie espérance aux réformés, que
la reine Catherine de Médicis ne leur serait plus si contraire.
Le chancelier, sa créature , y blåma ouvertement les violences
en matiére de religion. Cette princesse écrivit méme au pape
en faveur des réformés, et appuya leur demande que le ser-
vice se fit en langue vulgaire.
Le Colloque de Poissy se tint cette année-lå. On en attendait
un équitable accommodement des différends de la religion. Il
dura assez longtemps pour donner lieu å quelque adoucisse-
ment å 1’égard des réformés. C’est dans ce temps-lå que Vincent
sollicita son privilége pour Timpression des psaumes.
La circonstance était favorable. Les conjonclures ou se trou-
vait alors la ville de Lyon aidaient encore å le lui faire obtenir.
Le Pére De Colonia nous apprend, qu’en 1561 , les calvinisles
y étaienl fort échauffés el préts å se rendre maitres de la ville.
Le commandant écrivit au roi que les réformés seraient paisibles
et lui demeureraient fidéles, si on leur donnait la liberté de con-
science, et qu’on leur laissåt leur temple pour Texercice de
leur religion L Ce privilége accordé a un libraire de Lyon était
encore un moyen propre a les calmer.
* De Thoii, liv. XXV, sur Tan 1560.
2 Histoire Littéraire de Lyon , t. II, p. 644.
433
M. Jiirieu a donc tort de dire que « Charles IX, dans la plus
grande ferveur des persécutions, accorda ce privilége \ » Rien
ne gåte plus Thistoire que le penchant que 1’on a a mettre du
merveilleux ou il n’y en a pas. Les affaires desréformés n’allaient
pas trop mal alors ; pendant la tenue du colloque de Poissy il y
eut assez d’adoucissement. L^édit de janvier 1561 permettait
Texercice public de la religion réformée ; il porte « qu’a raison
de la conjoncture du temps, sans approuver la nouvelle religion,
et jusqu’a ce que le roi en eut autrement ordonné, on accordait
aux réformés Texercice public de leur religion. » En 1562, un
autre édit confirma celui de janvier, et permit Texercice de la
religion réformée partout, excepté la ville de Paris et ses fau-
bourgs. Peiit-on appeler cela la plus grande ferveur des persécu-
tions? »
Pour le privilége de Philippe II , on peut aussi en donner la
raison ; quoique le nom du roi y paraisse a la téte , il pourrait
fort bien n’en avoir eu aucune connaissance. Il était retourné
en Espagne depuis quelques années, c’est-a-dire en 1559; en
1564, le Cardinal de Granvelle, qui s’était rendu odieux a tous
les Flamands, était aussi allé en Espagne. Il ne restait donc
dans ce pays-la que la ducbesse de Parme, qui n’était pas si
sévére, et qui, a celte date , flottait entre Texécution rigoureuse
des édits, et un peu de connivence, pour ramener ceux qui don-
naient dans les nouvelles opinions. A Anvers , ou les psaumes
furent imprimés, elle fut obligée de permettre Texercice de la
religion réformée; en conséquence, le Conseil de Brabant donna
a Plantin le privilége pour Timpression des psaumes. Environ
dans ce temps-la , il se tint une conférence a Bruxelles, ou Fon
conclut qu’il valait mieux user de quelque modération avec les
bérétiqnes, pour ne pas trop effaroucher les esprits. La preuve
qu51 ne faut pas regarder ce privilége comme émané de Philippe
II , c’est que, quand il eut appris ces adoucissements , ii en fut
fort irrité.
^ Apoloy.pour les Réformés, t. I, page 127 in-A».
T. I.
28
434
Voila , Monsieur, comment des évéiiements qui nous ont
d abord extrémement surpris, et qui nous ont paru incroyables,
ne laissenl pas de s’expliquer assez naturellement quand on les
approfondit un peu. Revenons en France pour y suivre eiicore
quelqiie lemps Thistoire de nos psaumes.
Le méme esprit qui dicla le privilége au roi Charles IX, ré-
guait encore a la cour de France quelques années apres. Le
Cardinal de Lorraine fut cbargé d’un mémoire pour le Concile de
Trenle, pour deniander que le cbanl des psaumes en langue vul-
gaire fut étaldi, el ce mémoire fut signé par le roi , par la reine-
mére , les princes du sang et quelques prelats. 11 est bon d’é-
couter rinstorien de Tbou la-dessus.
Charles IX, parmi plusieurs représentations qu’il faisait au
Concile , demandait expressément : « que dans les messes on
expliquåt TEvangile dans une cliaire , d’une maniére claire, in-
telligible et a la portée du peuple; que les priéres faites en ce
lieu par le curé, auquel le peuple répond, se fissent en langue
vulgaire; qu’aprés avoir célébré les saints mystéres en latin, on
fil quelques priéres publiques en langue vulgaire; que, dans le
méme temps, ou a d’autres heures, on cliantåt aussi en langue
vulgaire des cantiques spirituels, ou des psaumes de David,
apres que Tévéque les aura bien examinés ' . »
Ces saines idées changérent bientöt, et celles du clergé, in-
disposé contre les psaumes en francais, prévalurent. IJ Histoire
de Cédit de Nantes rapporte plusieurs faits qui le prouvent clai-
re men t.
En 1597, il parut un livre intitulé, Plainles des Eglises Hé-
fonnées de France. Un de leurs griefs, c’est qu’on les troublait
dans les moindres exercices de leur dévotion, qu’on ne voulait
pas les laisser clianter les psaumes de David en francais, et que
dans divers endroitsces psaumes avaient été brulés par la mairi
du bourreau.
De Thou, liv. XXXV, année 1563.
435
En 1658 le conseil privé du roi rendit un arrét pour em-
pécher les réformés de chanter leurs psaumes hors de leurs tem-
ples. Le clergé avait dressé des mémoires ou il faisait beaucoup
valoir celte raison, que ce chant donnait du scandale aux catho-
liques. Il est singulier que les ecclésiastiques fissent un sujet
de scandale du chant des psaumes, tandis quun de leurs
plus célébres prélats, Godeau , évéque de Grasse, loin d’étre
scandalisé de ce que les réformés s’appliquaient a cet exer-
cice, trouvait fort mauvais que les catholiques ne voulussent pas
les imiter. Selon lui, ce devait étre un sujet de honte pour eux
qu’on entendit aux villes ou les réformés étaient les plus forts,
« retentir ces cantiques dans la bouche des artisans, et a la cam-
pagne dans celle des laboureurs, pendant que les catholiques,
ou étaient muets, ou chanlaient des cbansons désbonnétes \ »
On ne comprend pas comment des ecclésiastiques, qui tolé-
raient les chants des airs a boi re et des cbansons sales et plei-
nes d’équivoques impudentes, dont les artisans étourdissaient
tout le long du jour le voisinage et les passants, dans leurs bou-
tiques et dans les rues, s avisaient de faire les scrupuleux sur le
chant des psaumes dictés par Tesprit de Dieu. Avouez, Mon-
sieur, qu’on ne saurait s’empécher d’étre scandalisé de leur
scandale.
Mais voici bien pis. Au lieu de profiter des lejons de ce sage
prélat, on essaya de le rendre lui-méme suspect. Bien loin que
ces pieuses exhortations a chanter publiquement et en frangais
les louanges de Dieu, devinssent un passeport pour nos psau-
mes, les siens, par cela méme, furent sur le point d’étre interdits;
on chercha ä les envelopper dans la condamnation des nötres.
La Chambre de Grenoble, ne pouvant souffrir que le chant
des versions frangaises des psaumes fut permis a tout le monde,
donna en 1658 un arrét portant défenses de chanter les psau-
mes en frangais. Ge n’est pas seulement ceux de Marot et de
* Psaumes de Godeau, Préface.
436
Béze dont on défend le chant, mais de tous les psaumes traduits
en fran^ais. Les réformés avaient gouté la paraphrase des psau-
mes par Godeau. Elle avait été mise en musique par divers
inaitres. On altribnait méme a Louis XIII d’avoir travaillé aux
airs qui avaient parii sous le nom de de^ Aucouteaux, un des
maitres de sa musique. Il parait donc par cet arrét, donné a
Grenoble, qu’on ne voulait pas méme permettre aux réformés
de se servir de ces nouveaux psaumes.
Le roi cependanl permit aux réformés le cbanl des psaumes
sam abas, c est-a-dire surtout qiéil ne troublåt point le service
de la religion catliolique. Mais en 1661 la défense de clianter
les psaumes dans les maisons des réformés fut rendue générale
dans tout le royaume. Dans la suite on étendil cette défense.
On défendit de les chanter a la campagne, dans les voitures
publiques, soit par eau, soit par terre ; en un mot ces psaumes
furent interdits partout, excepté dans les temples. Qiielques
années avant la révocation de 1’édit de Nantes, ce chant fut dé-
fendu expressément sur le chemin de Paris a Gharenton.
Mais pour tempérer un peu ce qu il y a de sec et de triste
dans ces sortes de discussions, voici, Monsieur, ce qui se passa
dans une petite ville de France, peu de temps avant la démoli-
tion des temples des réformés. Le bailli, sollicité par un curé sé-
ditieux, envoya faire défense a un serrurier de la religion, qui
demeurait vis-a-vis de Féglise, de plus clianter les psaumes dans
sa boutique. Le service de la messe, disait le curé, était troublé
par ce chant importun. Remarquez, s’il vous plait, qiFil ne se
plaignait point des perpétuels coups de marteau du cyclope, ni
du raclement aigu de sa lime. Le serrurier ne se pressa pas
d’obéir aux premiers ordres; mais la défense fut bientöt réitérée,
et la seconde fois elle luifut méme signifiée par un sergent (Imis-
sier), dans toutes les formes dela j ustice. Le sergent demandea Tas -
signé sa réponse, afin qiFil Técrive sur son exploil. Le pauvre
liomme, qui ne voulait pas multiplier les procédures, déclara in-
genument qu’il n’avait rien a répondre. Le sergent le presse :
437
<i II faut absolument que je mette quelque chose, » lui dit-il.
<( Hé bien, dit le serrurier, mettez donc :
« Jamais ne cesserai
De magnifier le Seigneur,
En ma bouche aurai son honneur
Tant que vi vant serai. »
Le bailli, qui trouvait son curé trop vétilleux, s écria, dit-on,
en voyant cette réponse sur 1’exploit : « Ab ! parbleu qu’on le
laisse magnifier le Seigneur tant quTl voudra. Pour moi, je ne
veux plus m’en méler. »
On ne se contenta pas de s^opposer en France au chant de
nos psaumes par des arréts, on les attaqua encore par des écrits.
Maimbourg dit que la version des psaumes par Marot n’est
point conforme a 1’original, et que d’ailleurs on ne peut nier
qu’elle n’ait quelque chose de burlesqueV Mais il a été vive-
ment relancé sur cette premiére accusalion. Pour le burlesque
qu’ii y trouve, on a remarqué judicieusement la-dessus qifil ne
faut pas juger de cette version sur le pied de la poésie d’aii-
jourd’hui. Il faut voir si elle n’était pas grave et sérieuse pour
le temps oii elle fut composée. Marot parlait parfaitement le lan-
gage de son siécle; il soutenait ses expressions de toule la dé-
licatesse du génie le plus heureux, et d’un génie qui lui était
propre. Le commerce de la cour influait encore sur le bon gout
qu’il savait répandre dans ses ouvrages. Pasquier, meilleur juge
que Maimbourg , dit « que les ceuvres de Clément Marot furent
accueillies favorablement de chacun. Entre ses traductions,
ajoute-t-il, il se rendit admirable en celle des cinquante psau-
mes de David, aidé de Vatable, professeur du roi és leltres hé-
braiques ^ »
La version de Marot, et aussi celle de Béze, ont passé pour
d’excellents ouvrages, soit pour Texactitude a rendre foriginal,
soit pour ia poésie méme; on y trouvait, de leur temps, de la
* Hist. du Calvinisme, page 98.
^ Reclierches de la France, par Pasquier, liv. VII, chap. 5.
438
force et de la douceur, ce qiie Ton demaiide dans des sujels de
celte nature. Quand ces versions parurent, on n’y irouva rien a
redire, parce qu’elles élaient conformes a Tiisage de leur siécle.
Depuis ce temps-Ia , la langue fran^aise ayant considérablement
changé , le style a coramencé a en paraitre mauvais. Nos psau-
mes ont été exposés a bien des chicanes, et nos adversaires ont
pris occasion de la de nous insulter ; ils noiis ont fait des repro-
cbes sur des plirases basses et méme obscenes qu ils ont cru y
troiiver. Pour bair burlesque que Maimbourg leur a reproché ,
ce n’est pas tout a fait sans fondement; mais est-ce la faute de
Marot, si, par une bizarrerie particuliére auxFran^ais, ils sesont
avisés d’emprunier le langage du temps de Frangois P*’ quand
ils ont voulu badiner, et si le langage qui tient du gaulois tient
par cela naénie aujourd’hui du style burlesque?
C’est environ un siécle apres la publication de nos psaumes,
que la langue frangaise ayant souffert un cbangement considé-
rable, on commenga a les attaquer vivement sur la bassesse et
le ridicule des expressions. Celui qui se signala le plus dans ce
genre criiostilités, fut le jésuite Meynier. Il fit plusieurs ou-
vrages contre les réformés oii Temportement et la passion pa-
raissent a cbaque page. Dans Tim d’entre eux, il attaquait vive-
ment les psaurnes chantés par les réformés dans leurs assem-
blées. Il les appelait d’un ton de mépris les Rimes de Marot
et de Béze, et les traitait de traductions pleines de falsifications,
d^iinpertinences et d’impiétés. Il ramassait les hontenses plai-
santeries, les contes forgés a plaisir, les allusions extrava-
gantes que les missionnaires du plus bas ordre avaient trouvé
bon de publier contre cette version. Il y comparait le der-
nier verset du psaunie XXIII, ou XXII selön les latins, a
une chanson a boire, et ne trouvait pas méme qu’il y eut de
cbanson a boire aussi impertinente. Cependant la version n’a
rien qui ne soit a la lettre dans le lexte méme. Mais la passion
aveuglait tellement ce fougueux écrivain, qu’il ne prenait pas
garde que ses railleries impies rejaillissaient sur roriginal; et
439
cela dans le inéme livre ou il reprochait aiix tradiicleurs des
psaiimes, des impiétés \
Nous n^avions pas besoin de ces traits piquants de nos ad~
versaires, pour sentir qii’il y avait dans nos andens psauines
divers endroits dioquants. On sapercevalt depiiis longtemps
en France que pliisieurs expressions employées dans cette ver-
sion élaient devenues presque baibares par les cbangeinents
qui arrivent journelleinent dans notre langue. On pensa sérieu-
semenl a épurer le psautier des imperfections que le teinps, plu-
tot que les traducteurs, y avait mises. Le celebre Gonrart se
mit en devoir de retoucher cette version. Mais il ne vécut pas
assez pour Fexéculion de son plan. Il commen^a ce iravail et
un de ses amis Facbeva. Se voyant sur la fin de sa vie, il jeta
les yeux, pour continuer cette révision, sur M. de la Bastide,
qui y mit incessamment la main des que M. Gonrart ful mort
en 1675, et trois ou qnalre années apres, le psautier entier vit
le jour. L’ouvrage de ces deux Messieurs sdppelie proprement
la Révision des Psaanies.
Vous me demandez. Monsieur, quand et comment ces psau-
mes retouchés ont été introduits dans nos églises? Il ne m'en
coutera pas beaucoup pour vous satisfaire Fa-dessus. Gette in-
troduction est assez récente, et par conséquent (dle ne demande
pas d’aussi pénibles recherclies que la prerniére. G’est un évé-
nement de la fm du siécle passé.
Quoique les psaumes eussent été retouchés en France, vous
savez que les Églises réformées de ce royauine ne les ont point
cbantés dans leurs exercices publics. La triste situation ou elles
se trouvaient alors ne leur permit pas d’exécuter ce sage projet.
G’est proprement FÉglise de Geneve qui a introduit cbez elle
cette révision. Notre Église , qui s était servie la prerniére des
psaumes de Marot et de Béze, a aussi commencé avec toutes
^ Benoit, Histoire de 1’édit de Nantes, siir 1’an 1662.
440
les autres a se servir de la correction de MM. Gonrart et de la
Bastide, niais apres Tavolr un peii retouchée.
Nos registres rapporteiit exactement tout ce qiii regarde ce
pelit cliangeinent arrivé dans notre culle. On puhlia ménie alors
quelques écrits pour en inroriner le public. Il parut surtout une
broduire fort instriictive la-dessus*. Mais comme ces piéces
fugitives sont difliciles a ti oiiver, je vais vous en donner ressentiel.
Quelqiie temps apres la disper sion des Eglises de France,
la Goinpagnie des Pasteurs de Geneve reciit une lettre du Con-
sistoire de TEglise frau(;aise de Zuricli, qui les [)riait d’intro-
duire les [)saumes de M. Gonrart dans Eusage public de leur
église, pour exciter, par leur exeinple, les Eglises francaises ä
exécuter ce (ju’on aurait fait en France, si elles eussent subsisté.
Yoici la teneur de cetle lettre.
On falt reniarquer d’abord, « qu’ll y a longtenips que plu-
sieurs personnes dévotes et judicieuses en France, ont témoigné
souhalter que iious einployassions dans nos exercices de piété
une version des psaunies plus correcte et j)lus conforme a l’u-
sage de nolre langue et de notre siécle , que la version de
IMarot et de Béze. Elle est devenue par le temps, non-seule-
menl rude et désagréable , mais encore obscure, absurde et
méme bmrlesque en bien des endroits; et qui pis est, beaucoup
de mots et d’expressions ne signifient plus maintenant ce qu’ils
signifiaient aulrefois, et ils porlent dans Fesprit des idées sales
et profanes. Les ennemis de nolre religion saisissent ces en-
droits pour nous lourner en rldicule. I! Importe donc de ne
donner j)lus de prise a leiirs méchantes satires. Nos formulaires
de dévolion ne doivent rien avoir de barbare, d’équivoque, et
encore moins de ridicule. Il est donc a souliaiter (jue FEglise
de Geneve, qui est la principale des Eglises rélbrmées ou Fon
se sert de la langue fram;aise, aulorise par son exemple un cban-
gement si utile.oLa lettre est du 10 mai 1688, etsignéeRebou-
* Hécit de la inaiiiére dout les psanmes de David, retoucliés par M. Con-
rart, oiil été iiitroduits dans l’Égli^e de Geneve. Brocliure de 31 pages in-i».
441
iet, pasteur de TÉglise francaise de Zurich, et de dix ou douze
ministres réfugiés, entre lesquels est M. J. Daillé, fils, ministre
de 1'Église réformée de Paris.
Quoique les raisons employées dans cette lettre soient ex-
trémement fortes, on con^oit aisément qu’il y avait plusieiirs
personnes qui irouvaient quelque inconvénient a faire ce chan-
gement. On trouva donc a propos de laisser encore écouler
quelque temps, pour les y préparer insensiblemenl. On fit en-
suite a Geneve une edition de ces psaumes retouchés. Gela
donna lieu a avoir le sentiment des autres Églises, qui presque
toutes écrivirent des lettres d’approbation et d’encourageraent.
Enfin, apres tous les préliminaires nécessaires, on se détermina
a se servir de ces psaumes dans les temples. Ce fut le premier
dimancbe de novembre de Fan 1698, qu’on commen^a a les
ehanter publiquement a Geneve.
Lorsqu’on eut vu le succés de ces nouveaux psaumes, ia
Compagnie des Ministres de Geneve écrivit aux autres Églises
ime lettre circulaire ou elle donne les principales raisons de
ce cbaugement. Elle est du 12 janvier 1700.
On recut ensuite quantité de réponses des Églises réformées,
qui marquaient qu’elles approuvaient ce que nous avions fait^
et plusieurs méme disent qu’elles se disposent a faire la méme
chose.
L’Église de Neuchåtel répond qu’ils ont marqué le premier
dimancbe du mois d’aout 1700 pour Fintroduction de ces
psaumes. Celle de Båle le dimancbe 6 octobre de la méme
année. Les Églises fran^aises de Berlin et de Hesse-Gassel ne
tardérent pas a suivre cet exemple.
Vous jugez bien. Monsieur, qu’il doit s’étre trouvé bien des
particuliers de mauvaise humeur contre ce changement. Il faut
mettre dans cette classe un certain nombre de vieillards. Outre
qu’ä cet åge-la on se déclare en général contre toutes les nou-
veautés, il faut convenir qu il était fåcheux a des gens qui avaient
appris dans leur enfance les anciens psaumes, de ne pouvoir
442
plus en faire usage sur la fm de leur vle, qui esl le point ou
Ton a le plus de besoin de se soutenir et de se consoler par
ces pieux canliques.
Outre faccoutumance, il y a encore des gens qui trouvent
quelque chose de vénérable dans les expressions anciennes
qu’ils n’entendent plus : sembiabies a ces anciens Romains, qui
avaient un respect superstilieux pour de vieux mots de leur
langue, et qui se firent un scrupule de rien toucher aux vers
saliens, quoiqifon ne les entendit plus.
Mais ces bizarreries de quelques particiiliers doivenl étre
comptées pour rien. Il est vrai que le ..synode des É glises Val-
lones, qui se tinl a Rotterdam en septembre 1700, aurait voulu
qifon se fut contenté de faire quelques petits changements
dans les vieux psaumes, et qifon en conservåt le fond; mais
dans la suite ces Églises se sont conformées a toutes les autres.
Nous voila donc depuis longlemps a couvert des railleries
de nos adversaires, surtout dans notre Église de Geneve. Ce-
pendant févéque de Marseille ifa pas laissé de revenir a la
charge. de nos jours. Il a feint dhgnorer ce changement, afm
d’avoir lieu de noiis insulter de noiiveau. Il y a environ dix ans
qu’il donna un mandement a foccasion de deux sermons qui
furent prononcés a Geneve en 1735, (]ui était Fannée du second
jubilé de la reformation. Son instruction pastorale est un tissu
d’invectives contre notre religion. Il n’épargne pas nos psaumes,
et transcrit deux couplets de ceux de Béze, qu il a trouvés bas
et rampants. Voila, dit-il, ce qu’on chante a Geneve. Il y avaitce-
pendant environ quarante ans qu’ils avaient étéretouchés,etqu’on
en avait changé le style gaulois qui en faisait tout le ridicule. Le
prélat a fait semblant de n’en rien savoir. Il est vrai qu’aprés
coup, il met a |a fm de son mandement un petit avis, pour aver-
tir qu’il a appris de{»uis que les psaumes ne se chanlent plus a
Geneve dans ce vienx langage; mais peu de personnes feront
attention a favertissement, et le irait ridicule aura déja fait son
effet. Ce sont la de ces fraudes pieuses fort ordinaires au prélat,
443
et qu’il compte que Tintention rectifie. Tout cela tend ad ma-
jorem Dei gloriam : c’est la devise des RR. PP. jésaites ses
bons amis.
B. La musique des Psaumes.
(Goudimel, Bourgeois, Ciaudin onl tous Iravaillé a la musique des psaumes; les airs de
France iront pas été adoplés. — Gravilé de cette harmoiiie : elle contraste avec la mu-
sique legére, copiée d’airs badiiis ou inconveuanls adoptée par quelques catholiques,
comme labbé Pellegrin et le pére Martial de Brive.)
{Journal Helvétique, Aout 1745.)
Monsieur ,
Rien de plus difficile que de dire précisémeiit de quelle main
soni les airs de nos psaumes. Ceux qui en ont parlé sont presque
tous partagés la-dessus.
Florimond de Rémond , dont on ne doit pas tout ä fait négli-
ger le témoignage , malgré son esprit de partialité et sa haine
contre nous , dit « que Calvin eut soin de mettre les psaumes
entre les mains des plus excellents musiciens qui fussent en la
chrétienté, entre autres de Goudimel, et d’un autre nommé Bour-
geois , pour les coucher en musique. » De Thou a dit de méme
« que Goudimel avait mis en musique les psaumes de Marot et de
Béze, te!s qu’ils se chantentchez les réformés. » Mais d’ autres
ont dit que ce fut Ciaudin le jeune, aussi excellent musicien,
qui composa la musique de nos psaumes.
Il serait aisé de concilier ces dilFérents témoignages , si Ton
s’en rapportait a Yarillas, dans son Histoire de Charles IX, qui
prétend que Goudimel et Ciaudin le jeune n^étaienl qu’une
méme personne qui avait deux noms dilFérents; maisM. Bayle
a prouvé clairemenl que cet historien s est trompé en confondant
ainsi ces deux musiciens
* Diction. critique, artide Goudimel.
444
Une autre conciliation , plus commode et plus nalurelle , c’est
de dire quils y oiU travaillé tous deux. On peut aussi supposer
que Glaudin le jeuiie a composé la musique simple , et que
Goudimel a donné cette musique a qualre parties. Le martyro-
loge des protestants dit « que Glaude Goudimel, excellent mu-
sicien, avait travaillé heureusement sur les psaumes de David en
frangais, la plupart desquels il a mis en musique, en forme de
mottets, a qualre, cinq, six et huit parties; qinl fut tué a Lyon
dans le massacre de 1572, mais que son travail sur les psaumes
rendra toujours sa mémoire chére aux réformés. »
Pour le musicien nommé Bourgeois , a qui Florimond de
Rémond a aussi donné quelque part a la musique des psaumes,
De Pours nous apprend que son nom de baptéme était Louis,
et qiéil avaii mis en musique quatre-vingt-trois psaumes, a
qualre, cinq et six parlies, imprimés h Lyon en 1561 , et qu’il
avait aussi composé un livre intitulé : Le droit ckemin de musi-
que ^ imprimé a Geneve Tan 1550.
Il est bon de remarquer que, quand les psaumes de Marot
parurent, ils ne furent pas d’abord mis en musique; ceux qui
les chantaient leur adaptaient quelque air déja connu. Des que
les musiciens y eurent mis la main, cette musique souffrit méme
quelques changements. Dans la premiére édition des psaumes
de Marot, faite a Geneve, avec la liturgie, il y a quelque diffé-
rence dans le cbant d’avec nos psaumes d’aujourd’hui.
Ne vous sernble-t-il pas. Monsieur, que voila des éclaircis-
sements suffisants sur les auteurs^de la musique de nos psau-
mes? Malheureusement nous allons nous trouver entiérement
dépaysés par une anecdote que M. Bayle nous fournit dans son
Dictionnaire, et qui lui a été communiquée par M. Gonstani, de
Lausanne, son ancien ami.
Yoici donc Textrait d’une lettre que ce juofesseur de théolo-
gie lui écrivit sur la musique de nos psaumes :
« J’ai déterré une chose assez curieuse, c’est un témoignage
que M. de Béze donna de sa main, et au nom de la Gompagnie
445
ecclésiaslique , äGuillaiime Franc, le 2 novembre 1552, ou il
déclare que c’est lui qiii a mis le premier en musique les psau-
mes comme on les chante dans nos églises , et j’ai encore un
exemplaire des psaumes imprimés a Geneve ou est le nom de
ce Guillaume Franc, et outre cela un privilége du magistrat,
signé Gallalin , en 1 564 , ou il est aussi reconnu pour Tauteur
de cette musique. »
M. le professeur Ruchat a dit Féquivalent \ mais sur des mé-
moires de Plantin qui se sont troiivés fautifs. Ayant eu depuis
peu quelque défiance la-dessus, il a cherché a voir le témoi-
gnage méme de Béze. On le lui a communiqué, et, a la premiére
lecture , il a été convaincu que M. Constant lui a fait dire tout
autre chose que ce qui s’y trouve, et c’est d’aprés lui que je vais
rectifier Tanecdote.
On cite deux preuves pour attribuer a Franc la musique de
nos psaumes. La premiére , c’est le témoignage de Béze , qu’il
donna comme recteur en 1552; mais on ny trouve rien de
semblable. Il roule uniquement sur la pauvreté du chantre , sur
le triste état de sa famille , le peu de santé de sa femme, la mo-
dicité de sa pension , qui ne suffisait pas pour Tentretenir lui
et ses enfan ts.
L’autre preuve est une édition de psaumes imprimés å Ge-
néve, avec le nom de Guillaume Franc, ou Ton voit a la téte
un privilége du magistrat de Genéve, qui le reconnait pour Tau-
teur de cette musique.
Si M. Constant a eu un exemplaire de ces psaumes, nous en
avons aussi un dans notre bibliothéque publique; ainsi nous
pouvons en parler avec connaissance de cause. Le privilége dit
simplement: « Qu’il est permis a Guillaume Franc, chantre en
FÉglise de Lausanne, de faire imprimer les psaumes de David ,
mis en rime fran^oise par C. Marot et Théodore de Béze , et y
ajouter les chants quil a faits nouveaux sur aucuns d’iceux. »
’ HLst. de la Réformation, tome VI, p. 535.
446
Yoici ce que c’est que ces chants nouveaux, comme il 1’explique
lui-méme dans la préface.
11 y déclare que, dans cette édition des psaumes, il a retenu
les chants usités dans FEgiise, et il loue le travail des musiciens
qui les ont composés ; il trouve seulement quelque inconvénient
a faire servir le méme chant a plusieurs psaumes. La raison
qiFon avait eue pour faire servir quelques-uns des airs des
psaumes de Marot pour quelques psaumes de la version de Béze,
c’est apparemment parce que le peuple les savait déja et y était
accoutumé. Mais Franc trouva que c’élail pousser trop loin
Féconomie que d’employer un méme chant pour plusieurs psau-
mes; il y fait remarquer cet inconvénient, c’est qu’une per-
sonne qui arrive dans Féglise apres que le psaume est com-
mencé, ne peut pas deviner quel psaume Fon chante. Il composa
donc une musique nouvelle pour trente ou quarante psaumes,
qui encore n*a pas pris, car FÉglise de Lausanne se couforme
a cet égard aux autres Églises. Apres cela fions-nous aux anec-
dotes !
Je ne sais , Monsieur, si vous vous rappelez que Maimhourg
s’avisa de critiquer la musique d(‘ nos psaumes. « Ils furent mis
en musique, dit-il, en un certain air de chanson mol et effé-
miné, qui n’a rien de dévot et de majestueux *. » Cette critique
n’est point du tout fondée. Comme nos psaumes sont de diffé-
rents caractéres, le chant en est fort varié, mais toujours as-
sorti a la nature du sujet. Les psaumes pénitenciaux, par exem-
ple le VP, le LI® et d’aulres de ce genre, ont un air languissant
et triste, qui marque la compoiiction et la douleur ; les psaumes
de louange et d’actions de gråces ont un chant plus animé. Le
XIX®, ou David admire les ouvrages du Créateur qui publient
sa gloire, a quelque chose de gai et de libre, mais rien de mou
et d’efféminé.
On sait quon emplova a cette musique les plus habiles mai-
* Hist. du Calvinisme, p. 98.
tres de ce (emps-la, et quelle fut irouvée fort belle. Voici ce
qu’en a dit un fort bon juge : « Les airs de ces psaumes , qui
furent composés par de savants musiciens, se font admirer en-
core aujoiird’hui par ieur variété , et par la proportion harmo-
nieuse qu’ils ont avec la matiére. Le temps, qui n’épargne pas
ieschants, non plus que les autres clioses, semble n’oser tou-
cher a ceux-la »
Mairnbourg était un imprudent de toucher cette corde, et de
reprocher a nos psaumes un certain air de chanson mol et elfé-
miné. C’est précisément chez les catholiques romains que se
trouve Tusage de choisir des airs profanes, des airs de chansons
bachiques, ou de chansons tendres et amoureiises, pour les
appliquer a des cantiques spirituels; je ne parle pas du vieux
temps, ou nos bons aieux ne se faisaient aucun scrupule
de méler le sacré avec le profane. On a des Noéls et des canti-
ques de Tabbe Pellegrin sur Tair des vaudevilles les plus com-
muns et des chansons les plus tendres de Topéra Ce poete est
de nos jours; il préseiita encore au roi de France des vers sur
sa convalescence au mois de septembre de Tannée derniére , et
je n’ai pas appris sa mort depuis ce temps-la. Il y a apparence,
Monsieur, que son recueil de cantiques spirituels ne vous est
pas tombé entre les mains. Pour vous en donner une idée , je
vais transcrire ici quelques-uns de ses chants.
On y trouve une chanson spirituelle sur ces paroles de saint
Marc, chap. XIII : Veillez el priez , car vous ne savez pas Flieure
de votre mort ; sur Tair :
Qii’il est doux d’étre aimé d’une bergére aimable !
Gantique CXLVI : Pour quelle fin nous avons été créés^ et un
autre sur ces paroles de saint Matthieu, VI : N’affectez point de
faire vos bonnes oeuvres devant les liommes; Tun et Tautre sur
Tair :
^ Préface des Psaumes de Gonrart.
Nouveaux Noels, et Chansons spirituelles sur des airs d’opéra, et vau-
devilles trés-connus, par Fabbé Pellegrin. A Paris 1715.
448
Tout cela m’est indifférent.
Ce chant revient souvent sur les sujels les plus intéressants
de la religion ; il est trés-bien assorti aux choses donl on ne se
soucie guére ; il donne a celui qui le chanle un air de dégage-
ment et d’indifférence trés-expressif. Jugez si les vérités et les
maximes de la religion doivent étre chantées sur ce ton-la !
Cantique CL : Que mus devons recourir å Dieu dans toutes
nos affticlions ; sur Tair :
Un inconnu pour vos beaiix yeux soupire.
Cantique CLV: En (juoi consiste la véntable dévolwn^ et le
CCXII sur le psaume VII: Le Seigneur sonde les murs et les
reins ; sur Tair :
Réveillez-vous belle endormie.
Cantique CCIV : Qui fait le péché est esclave du péché ;
Jean VIII; sur l’air :
Un tendre engagement va plus ]nin qu’on ne pense.
Je ne saurais me résoudre a en rapporter davantage. Ces
titres seuls ne peuvent que révolter toute personne sage; ceux
qui connaisseni un peu Tesprit humain savent Teffet des idées
accessoires. L^abbé Pellegrin n"avait-il donc jamais lu le chapi-
tre de [’Ärt de pensei\ sur ce sujet ?Prenez 1’air d^une clianson ten-
dre ou bachiqiie , et appliquez-le a un cantique sur la religion ;
vous ne sauriez le chanter sans rappeler dans votre esprit les
idées de galanterie ou de débauche de la clianson originale.
Nous avons déjä assez de pencliant a nous distraire, en nous
occupant des matiéres de la religion. Si vous les mettez en vers
et en clianson sur Tair de quelques poésies badines qu’on a ac-
coutumé de chanter, le cliant seul réveillera dans votre esprit
ce qiUil y a de plaisant et de badin dans la chanson primitive.
S’ilya despenséesgaillardes et licencieuses, elles viendront aussi
se présenter au milieu de votre chant dévot, sans que vous soyez
449
les maitres de Fempécher. Outre les fåcheuses dislraclions que
Ton cause, par la liaison qu’il y a erUre certaines idées dans
nolre cerveau, il est ciair que les matiéres de ia religion per-
dent encore. par ces accompagnements, beaucoup de leur ma-
jesté et de leur grandeur. « Il faut, dit M. Bayie {Diction. art.
Arius), éviter soigneusemenl Timitation des airs du Pont-Neuf
dans les cantiques spiriluels ; autrement on expose la religion
au mépris et a la risée. »
On aurait bien eu besoin de ce sage avis dans le siécle passé.
Nous trouvons quelquefois dans les bibliotbéques des curieux
des recueils de ce genre dont on ne peut que rougir, des can-
tiques spirituels sur les airs les plus libertins de la cour, ou sur
des chansons de cabaret. On peut mettre, au premier rang, des
cantiques de la fa^on d’un révérend pére jésuite, << imprimés a
Paris chez Florentin Larabert, a Timage de saint Paul devant
saintYves. » Un dévot capucin, marchant sur ses traces, a donné
aussi au public un recueil des plus curieux dans ce genre ; il se
nomme le pére Martial de Brive. C’est la que Ton trouve Les
soupirs de Lépoiix céleste^ sur Tair des Enfarinés; Des dialogues
enlre Vhomme et Satan ^ sur celui de Vous y perdez vos pas^
Nicolas; el un Délaisseinent de toules ckoses , sur Fair:
Ce que fait et que défeiid
L’Archevéque de Rouen.
Si vous en voulez voir davantage, Monsieur, je vous renvoie
a la réponse de M. Jurieu au pére Maimbourg. Vous y trouvez
un écbantillon des Cantiques spirituels de Colletet, imprimés a
Paris en 1 660, sur des airs de vaudeviiles si gaillards, ou plutöt
si obscénes, que M. Jurieu, en les indiqiiant, s’est vu obligé de
laisser quelques mots en blanc, la pudeur ne lui permettant pas
de les désigner autrement que par des poinls \ G’est assurément
faire gråce a une semblable musique , que de Fappeler simple-
ment molle et efféminee.
^ Apologie pour les Héforimt. Torne I, p. 128,
29
450
XI
ORIGINE DE L’IMPRIMERIE A GENEVE, ET LIVRE DE SA-
PIENGE IMPRIMÉ DANS GETTE VILLE EN 1478, NOU-
VELLEMENT AGQUIS PAR LA BIBLIOTHÉQUE.
(Erreur de Ihichat, sur l’origiiie de rimprinierie å Geneve, réfulée, — Le livre des saiiils
Anges, premiére produclion des presses genevoises. — Livre de Sapience, inconnu aux
bibliographes: son auleur, son but, son analyse délaillée, crilique el anecdolique.)
(Bibliothéque Germanique, tome XXI, année 1731).
Monsieur ,
Vous me parutes surpris derniérement de ce que rimprimerie
a pénétré si tard dans Geneve ; elle n’y est, me dites-vous alors,
que des le seiziéme siécle. Yoiis citåtes, pour garant de cette
dale, M. Rucliat, dans son Ilistoire de la Ré formation de la Suisse.
J’ai examiné Tendroit, et je Tai trouvé tel que vous Taviez dit.
11 recherche lannée que Timprimerie sest introduite dans les
principales villes de Suisse ; il vient ensuite a Geneve. « Geneve,
dit-il, a eu une imprimerie des le commencement du seiziéme
siécle; j’ai vu un missel, ajoute-t-il, imprimé å Genéve Tan
1505, par JeanBelot, natif de Rouen, par ordre d’Aymon de
Montfaulcon , évéque et comte de Lausanne , et administrateur
de Teveché de Genéve , comme porte la derniére feuille. Aprés
Jean Belot, on vit a Genéve un imprimeur allemand, nommé
Wygand-Koln , natif de Franconie; j'ai les Constilulions syno--
dales du diocése de Lausanne , imprimées ä Genéve cliez cet
liomme-la, par ordre de Tévéque Sébastien de Montfaulcon,
Tan 1523, en caractére gotliique. »
L’autorité d’un historien aussi exact que Fest M. Rucliat,
doit ctre d’un grand poids, et je ne suis pas surpris qiFelle vous
ait imposé ; cependant, il est constant qiFil a retardé de plus de
451
vingt années Fétablissement de Fimprimerie dans notre ville,
Une petite méprise comme celle-la ne peut faire aucun tort a
cet habile bomme ; on lui rend la justice que , poiir Fessentiel ,
son histoire est des plus fidéles. Je me flatte qu’il ne trouvera
pas mauvais que j’indique ici quelques titres de llvres imprimés
a Geneve avant le seiziéme siécle.
Le premier ouvrage imprimé a Geneve, est le Livré des saints
anges ^ achevé d’imprimer le 23 mars 1478; c’est un in-folio,
que quelques auteurs ont attribué au Cardinal Ximénés , pour
n'avoir pas pris garde qu’a la derniére page il est dit que ce
livre a été composé en 1392, c’est-a-dire longtemps avant la
naissance de Ximénés.
En 1480, on imprima aussi a Geneve la Légende dorée en
latin , avec le nom de Fimprimeur, per Magisfrum Adam Steijn-
schaber de Schumfordia; in-folio.
En 1490, Passionale Christi^ chez Jaques Ärnollet.
En 1491, Missale ad usum Gebennensis dyocesis, per Ma-
gistrim Johannem Fabri; in-folio.
En 1 495 , Fleurs et maniéres des temps passés ; in-folio.
La méme année, Le Fascicule, ou Fardelet hystorial; traduit
de latin en fran^ais par le R. P. Farget de Fordre des Augus-
tins; in-folio.
En 1498, Missale completum ad usum Calhedralis Ecclesice
Gebennensis^ avec la marque de Fimprimeur L B., qui est appa-
remment Jean Belot.
La méme année , Les sept sages de Rome.
Vous voyez. Monsieur, que voila sept ou huit livrés imprimés
ä Geneve avant le seiziéme siécle. On en trouve la plupart dans
la bibliothéque de cette ville, et ceux qui ont fait Fhistoire de
Fimprimerie, comme Naudé, La Gaille et MaiUaire, les ont
presque tous connus; mais en voici un qui a échappé a la re-
cherche des curieux, et dont je vais vous donner quelques échan-
tillons; c’est le Livre de Sapience^ imprimé a Genéve Fan 1478,
le neuviéme jour du mois d^octobre , comme le porte la notice
452
qui est h fm. Cest un folio, sans nom d nnprimeur, mais qui ,
ä en juger par le caractére, est du méme que le Livré des anges;
il ny a qu’environ six mois d’intervalle entre fimpression de
ces deux ouvrages. Uauleur était originairement Guy de Roye,
arcbevéque de Sens, qui le composa en latin, en 1388; mais
il fut ensuite traduit et augmenté par un religieux de Tordre de
Cluny, dont on ne sait pas le nom. Ce Livre de Sapience ne doit
pas se confondre avec VOrloge de Sapience, translaté de latin
en frangois, et imprimé in-folio, par Antoine Yérard, libraire
de Paris, en 1493; ce sont deux ouvrages tout différents. On
peut les confronter dans la bibliotbéque de Geneve, ou on les
trouve Tun et l autre.
Le Livre de Sapience est une explicalion du Pater, du Credo,
du Décalogue el des Commandements de VEglise , a la maniére
de ce lemps-lä. Le but de Tauteur, comme il en avertit des le
comniencement, est de fournir des malériaux aux pasteurs pour
instruire leur troupeau. « Il a travaillé surtoul , dit-il, pour les
simples prestres, qui n^entendent ni le latin ni les escriptures. »
Pour rendre sensibles ses legons, il les appuie de quantité
d’exernples lout a fait populaires , et c/est ce qui fait le caractére
de son livre; on y voit partout une naiveté qui fait plaisir, quel-
quefois méme il a des traits assrz divertissants ; car, dans ce
siécle-la, il fallait instruire et faire rire en méme temps.
Ge bon bomme avait fort a coeur rinstruction du peuple. Dans
divers endroits de son livre, il gémil de la négiigence des pas-
teurs de son temps, qui n’instruisaient point leur troupeau. Sur
cei artide , il prend fort son sérieux ; en expliquant le Pater,
quand il en est au pain quotidien, il décbarge son coeur a cet
égard. Apres avoir parlé du pain corporel , il dit qu ii y a aussi
un pain spirituel que nos péres spirituels doivent nous doimer.
« Les peres espiriluels, dit-il, sont les prelas et les prestres qui
nous doibvent donner le pain espiriluel , c’est la doctiine de la
sainte escripture, si comme Dieu leur commande en levangille.
Mais las! le monde est tout plain de prestres, et il y en a peu
453
qui veullent dire la parole de Dieu ; helas ! que diront plusieurs
prestres au jour du jugement, qui ont prise Tordre de prestrise,
et toutefois ils n’ont point de honte de vivre désordonnément.
Pour lesquieulx dit le Sage que les mauvais prestres sont la
rujne du peuple, par les mauvais exemples qu’ils leur donnent.
Tu ne les trouveras pas en leglise pour enseigner le peuple, mais
pour recepvoir les offrandes. Et aussi les trouveras avec les
tourhes de gens dissolus et plains de mauvaises meurs , et ne
les congnoitras, ne verras differens de Thabit des hommes secu-
liers, auxquels ils dussent enseigner, et riens n’en font, mais sont
es jeux et es esbatemens plus dissolus souvant que ne sont les
aultres en dis et en fais. Illecques jurent et se parjurent, et dient
de mauvaises parolles, et des mors et des vifs. Les rentes et les
revenues demandent plusieurs foys rigoureusement, et plusieurs
foys en font grans dommaiges aux pouvres gens, et dient de
grandes villainies, et prenent aulcune foys a deux mains. Ils sont
vestus de la laine des brebis de notre Seigneur, et menguent la
chair, et puis les laissent mourir de fain sans repaistre de la pa-
rolle de notre Seigneur comment ils sonl tenus. De laquelle pa-
rolle plusieurs ne scevent gaires, mais vont en tavernes et
boivent et gormandent, et souvent se entrebattent, et vivent
luxurieusement, et despendent bien mauvaisement les biens des
trespassez, etpetitement en font leur devoir... Au moins, dit saint
Gregoire, s'ils n’ont Science pour prescher et le peuple ensei-
gner, si vivent bonnement et tiennent vie de innocence pour
donnerbon exemple... Mais plusieurs en y a si dissolus, que c’est
grand pitié pour leur mauvaise vie et mauvais exemple qu ils
montrent au monde, car ils tuent ceulx qu’ils deussent viviber,
dont ils en rendront estroit compte au jour du jugement a notre
Seigneur. »
Lai abrégé ce portrait, qui est beaucoup plus étendu dans
notre auteur, et je viens ä sa conclusion : « Par les paroles
dessus dites nous demandons a notre Seigneur Jesu-Christ qubl
nous donne le pain de salut et de doctrine, lequel les prestres
454
ne nous veullent donner, et disons ipanem nostnm cotidiamm;
Pére, donne nous le pain corporel, et fay germer la terre et porter
fruit pour nous soustenir corporellement, et nous donne le pain
espirituel, c’est assavoir inspire nos prelas et nos prestres de
leglise, que la doclrine que tu leur as donnée, ils nous la vuellent
distribuer saigement et cliaritablement. Et si ils ne le vuellent
faire, veulles nous repaistre par la divine inspiration de ton saint
esperit , affin que par toi nous puissions avoir le pain de la vie
espirituelle par dedens, lequel il nous vuelle distribuer par de-
vocion. Doncques panem nostrurn cotidiamm da nohis liodie. »
Il n^est pas nécessaire, Monsieur, de* vous; remarquer qu’a-
lors on disait réguliérement Toi a Dieu dans les priéres. Si je
voulais faire le controversiste a Toccasion de ce passage, ce serait
plutöt pour inférer de ce portrait des ecclésiastiques la nécessité
de la Réformation. Gråce a Dieu , le clergé a eu lionte de ses
déréglements ; il est beaucoup plus réglé aujourd’hui , surtout
en France. On y voit un nombre considérable de pasteurs éclai-
rés qui prennent soin de faire connaitre la religion ä ceux qui
leur sont soumis; cependant il y a bien encore des clioses ä
désirer a cet égard, de Taveii des catlioliques romains eux-
mémes. Il n’y a que quelques jours que je lisais une réflexion
qui peut naturellement trouver sa place ici ; je Tai tirée d'un
livre irnprimé a Paris au commencement du siécle sous le liire
de : Régles de la bonne et solide prédicalion.
« Les pasteurs, dit cet auteur sensé, doivent instruire par
eux-mémes leurs paroissiens ; il y a pourtant plusieurs curés
qui négligent de satisfaire a un si juste devoir. Et, pour me ser-
vir d’une coinparaison familiére , comme il n’y avait autrefois
que les dames de grande qualité qui se dispensaient du devoir
de nourrir leurs enfanls ; qu’ensuite les autres dames d’une mé-
diocre qualité les ont imitées, et qu’enfm la délicatesse et Tin-
sensibilité des méres envers leurs enfants est venue a ce point ,
qiéil suffit aujourd’hui ä une femme d’une condition bien mé-
diocre, d’étre riclie et d’avoii de quoi mettre son eiifant en nour-
455
rice, pour se croire exempte de la loi naturelle de le nourrir ; de
méme, depuis que quelques prélats se sont relåchés dans la
fonction de précher, beaucoup de pasteurs fort au-dessous d’eiix
laissent aussi le ministére dela prédication.» — La période est
un peu longue ; mais, dans le fond, elle est fort judicieuse. Les
pasteurs qui pourraient instruire et qui n’en veulent pas prendre
la peine , sont trés-dignes de la censure de notre auteur. A
Tégard de ceux qui manquent de lumiéres, ne pourraient-ils
point s’excuser comme ces méres qui prennent des nourrices ,
parce qu elles manquent elfectivement de lait ? Mais il y a bien
de la différence; pourquoi se sont-ils cbargés d’un emploi dont
iis ne peuvent pas remplir les fonctions? Le seul parti qu’il leur
reste a prendre, est de résigner le bénéfice ä des gens qui s’en
acquiltent mieux qu’eux , ou , s ils y sont encore a temps , de
travailler a acquérir les lumiéres qui leur manquent. C’est dans
cette vue que notre ancien auteur du Livré de Sapience 1’avait
composé ; il se présentait comme une source ou les prétres
ignorants pourraient puiser sans peine et sans effort ces eaux
salutaires, ou, pour parler avec saint Pierre, le lait de la Pa-
role de Dieu , pour le distribuer ensuite a ceux qui attendaient
d’eux cette nourriture spirituelle. Reste a voir si ce lait sy
trouve pur et sans aucun mélange frauduleux ; c’est ce dont je
ne veux pas étre garant.
Dans son Credo on trouve déja marcliandise mélée ; il ne
saurait s’empécher de fourrer quelques traits de légende parmi
les principaux artides de la religion. Décrivant la passion du
Sauveur, il le représente arrivé au Cahaire. <( La , dit-il , fut le
roi des ängels despoullie tout nud devant tout le peuple, couvert
tant seullement dung viel suayre environ les rains, et dient au-
cuns que ce fut une piece du mantel de sa doidce mere doulante
qui y estoit presente, qu’elle coupa pour le couvrir, et peult eslre
legierement cru ; et dient que en tous les lieux ou le crucifie-
ment est paint de main de bon maistre, que le mantel de nostre
Dame et le drap qui est environ les rains de nostre Seigneur
456
doibvent estre d’une couleiir. » Il dit ensuile « que la benoiste
croix en qiioi fust crucifié nostre Seigneur, fiist de quatre bois,
c’estassavoir de palme, de cedre, de cypres et dolive. » Il s’étend
beaucoup snrles vertus de la croix, et il n’oiiblie pas le secret de
saint F.ouispour passer surement sur un pont. « SaintLovs avoit
de coustume que, quant il passoit par dessus quelque pont, il disoit
tousiours: Surrcxi t dommus de sepulcro, quipro nohis pependil in
Ufjno. Et disait : se le pont est de ])ierre , je ne doubte point a
passer, car le sepulcbre ou nostre Seigneur fut ensepvely estoit
de pierre ; et se le pont est de bois, je ne doubte point a passer,
car la croix ou nostre Seigneur Jesu-Gbrist fut inis pour le cru-
cifier estoit de bois, et par ainsi il passoit surement. » L’effi-
cace du signe de la croix vient aussi a son tour. Un cbrélien doit
toujours debuter par la en se inettant a table, et un jour il en
prit mal a une religieuse pour Tavoir oublié. « Une nonnain
eutra une fois en son jardin, dit notre auteur, et vit une lettue,
et en eult voulente d’en mengier, et la cueillit lantost et la inenga
sans faire le signe de la croix, et lantost elle fut prise du diable
qui entra en elle, et clieut a terre; ung saint homme qui avoit
nom Äcquin vint a elle et la conjura, et tantost le diable commenca
a crier et a dire : Que tay je fait? je mc seoye cy sur cette lettue,
elle est venue et ma mors; el tantost par le commandement du
saint bonime et par la verlu du signe de la croix, le diable sen
alla et la laissa. w
On nous cite saint Grégoire, dans ses dialogues, pour garant
de cette bistoire. Pour mol, je la trouve fort vraisemblable, sur-
tout si Ton supposc que cette lailue était une laitue pommée,
les enveloppes redoublées de cette plantc étaient fort propres a
cacber rembuscade, et favorisalent les mauvais desseins de ren»
neml.
Je n’ajoute plus qu'un artide du Credo; c’est celui du juge-
ment dernier. Voici comme il le décrit : « Le dernier jugement
scra en la vallée de Josapliat, la(]uelle est entrc Iherusalem et le
niont dolivct... Adonc toutes manleres de gens tous entiers re-
457
susciteront sans faillir ung seul poil de la teste, et tous vifs en
corps et en ames, en tel eage comme nostre Seigneur fut cru-
cifie, c’est a savolr en leage de trente et deux ans et trois mois,
et jeunes et vieux, et enfans mors nez, tous viendront au juge-
ment. »
Le jiigement siippose Fimmortalité de Tårne; notre auteur ne
manque pas de la proiiver. Il est bon que vous voyiez sa ma-
niére de philosoplier. « Il est moult de simples gens, dit-il , qui
dient qu’ils ne scevent quelle chose c’est de lame, et que quand
le corps est mort, qu’il ne sentira jamais ne bien, ne mal: qui est
mauvaise heresie de le dire, et pire encore de le croire. Plusieurs
pbilosophes en ont parlé en maintes manieres, mais nous de-
vons croire les dis des sains et des bons catholiques et malstres,
qui dient que lame est une substance espirituelle et raisonnable,
de neant créée pour visiter le corps bumain ; car tu vois que
quand lame est bors du corps, il demeure tout coy comme une
beste morte. Et le liomme quand il engendre lenfant, il ne en-
gendre point lame, mais Dieu la met de sa grace... Se lame
esloit mortelle avecques le corps, pour neant requerrions les
sains, pres ne loing, lesquels nous aydent plusieurs foys par
devers nostre Seigneur pour leurs prieres; et toulelTois nous
sommes certains et scavons verilablement que leurs corps sont
morts, et n’en avons de plusieurs que les os, dont appert-il que
leurs ames vivent. »
Sur le Décalogue, quand il en est au commandement åliono-
rer sonpére el sa mére^ apres avoir donné le sens liltéral et rap-
porté maintes histoires tragiques d’enfants, qui n’ont pas eu les
égards qubls devaient pour ceux a qui ils étaient redevables de
la vie , il iFoiiblie pas de pousser aussi le sens spirituel de ce
précepte. « Item ceux font contre cettui commandement, dit-il,
qui ne portent lionncur a leurs prelas, curez et autres ministres
de notre Seigneur Jésu~Christ. On lit que Gonstantio le grand,
empereur de Romme, disoit: Se je veoie ling prestre pecber,
je le couvreroie de mon mantel, affin qiFon ne le vist ne sceust
458
son peché, pour lesclandre et pour le deshonneur qui en peut
advenir. » Ne vous rappelez-vous point, Monsieur, d’avoir lu
dans le diclionnaire de M, Bayle, que les peinlres ont tort de
n’avoir pas choisi ce trait de Constantin pour sujet d’un de leurs
tableaux? Il trouvait que cette Charité constaniine figurerait fort
bien dans les cabinets des curieux a cöté de la Ckarilé romaine,
qui a été peinle tant de fois.
Notre auteur ajoute « que ceux qui descouvrent les pechez
de leurs peres espirituels, font comme Can qui descouvrit son
pere Noe pour veoir sa nature vergoigneuse, pour laquelle chose
son pere le fit serf de ses fréres et de toute sa progeniee , et
d’illecq en avant coinmenca servitude, si comme dit lescripture. »
Si nous regardions notre auteur comme un simple parliculier,
il serait difficile de le disculper de la faule qu il reproclie aux
autres ; il découvre continuellement la turpitude du clergé de
son siécle. Outre ce que nous en avons déja rapporté sur le^^am
qiiotidien , voici encore un trait qui m’a paru assez vif. Apres
avoir relevé les mauvaises moeurs des prétres de son temps, il
conclut de cette maniére : « Saint Ämbroise dit que mieux plaist
a Dieu laba} er des chiens , le mugir des beufs, le gronder des
porceaux, et le hannir des asnes, que le cbant de lelles person-
nes qui sont tant luxurieuses. »
Sur le précepte du Décalogue qui défend la luxure , il nous
apprend que les luxurieux sont puants , et en voici la preuve.
Un ange fut envoyé du ciel pour enlerrer un pélerin qui élail
mort dans un bois, et il mena avec lui un ermite. «Et ainsi qiéils
Tenterroienl, lermite bouchoit et estouppoit ses narilles pour la
puanteur dicellui corps. Et voycy venir cbevaucbant un beau
jeune jouancel moult fort luxurieux, qui par devant eulx passa
sur un beau chevau, et avoit ce jouancel ung chapeau de fleurs
sur sa teste. Et tantost langel boucha ses narilles, dont lermite
fut moult esbahy, et luy demanda pourquoy il avoit bouché son
nez a la venue du jouancel, et non pas pour la puanteur du
corps mort? — « Langel lui respondit que la chair d’ung chascun
459
bon et sainl homme sera de tres bonne odeur devant Dieu,
mais les hommes ne la sentent point pour ce qu il sont nourris
en pechie, qui leiir est moult souef et bon florant. »
Voici encore une petite moralité sur la luxure , que je suis
sur qui vous agréera plus que la précédente. Il blåme certaines
gens qui , apres s’étre confessés de ce péché , en retiennent en-
core Fodeur ou la saveur, et voici corame il explique sa pensée :
c( Cellui retient Fodeur du peche , dit-il , qui bien sen confesse
et sen repent, mais voulentiers en ojt parler; et cellui retient la
sapveur du peche, qui bien sen confesse et repent, mais souvent
pense aux pecliezqiFil a fait, et se delite aux mauvaises pensées,
et bien lui plaist combien qiFil ne les voulsist pas faire. »
Sur la Confes^iion, il exhorte fort a confesser surtout les pé-
chés de la chair, si Fon en est coupable , et a ne pas les cacher
par une mauvaise honte. Cetle le^on a d’abord un exemple a
sa suite pour Fappuyer ; le voici : « Nous lisons d’ime noble
nonnayn de bonne vie et sainte, laquelle fut deceue de Fennemi
et fut engrossée de son varlet : elle cuida estaindre son peche
par grant penitence de corps, et tres dure vie qu elle menoit et
mena longtems : assez gemist, assez ploura, mais oncques nosa
confesser son peche, tant pour la noblesse d’elle, commepour sa
sainteté dont elle estoit renommée, et mourut sans confesser ce
peche, et fut dampnée perpetuellement... Hee, pour Dieu, doulces
pucelles et doulces femmes qui par nalure estes bonteuses, pre-
nez vous icy garde, et ne perdez pas vos belles ames ne vos
corps, pour ung peu de honte qui est si tost passée. »
Sur les dimes : « G’est peche davarice de mal payer ies dis-
mes. Tu me pourres dire: Sire je ne s^ay pas bien de quoy je
doy dismes, ne comme je les doy payer :Je te dy que tu dois disme
de tes bles, de tes vins, et de tes prez, de tes courtils, lectaiges,
fruis, bestes, oyseaulx, plumes, eulx, fours , molins, marchan-
dises et de tout le gain que tu fais en quelque maniere que ce
soit. Et dient les maistres en droii, que les usuriers el les folies
femmes doibvent le disme de leur gain. «
460
Sur V cxcommunicalion : « Moult de gens simples ne doubtent
poinl les senlences dexcommeniement, el dienl que leur pot n’en
laisse point a boullir au feu. w Apres plusieurs raisonnements
pour combattre ces incrédules , vienl iine histoire qui ne laisse
plus aucun doute sur cette matiére : « A Troyes en Ghampai-
gne eubl un evesque qui excommenia le bailly de la cite, puis
le absolut, et le convia a disner avecques luy. Apres disner
levesque lui demanda s’il n'estoit pas plus aise que quant il esloit
excommenie. Le bailly luy respondit que il nen faisoit pas grant,
compte. Et tantost levesque, pour luy monstrer son erreur, fist
apporter un pain blanc et fist une roye parmy, puis dist : Pain^
de l^auctorile de Dieu et de saint Pierre Vcipötrc^ je te excom-
menie par cy. Et tantost la moitie du pain devint noire comme
cliarbon. Quant le bailly vit celuy, et toute la compaignie, furent
moult esbabis. Adone, dit levesque au bailly, certainement vous
estiez ainsi noir envers Dieu quand vous estiez en sentence. Et
puys dist: de rauetorile de Dieu et de saint Pierre^ je te absoux.
Tantost le pain fut lout blanc comme il estoit par avant. Or
voys tu comment on doit doubter la sentence d’excommenie-
ment ! »
Quoique notre auleur recommande fort les jeunes comman-
dés par la sainte Église, il ne laisse pas d’indiquer a la fin dii
cbapitre un expédient pour les éluder. « On lit d’ung riche
homme, dit-il , qui ne pouvoit jeuner, mais mengeoit tous les
jours matin, et faisoit menger les pouvres avecques luy, etdisoit
a notre Seigneur: Sire, se tu me reprens au jour du jugement
de ce que je mengue matin , je le reprendray, car tu mengues
aussi matin que moi ; car ce que on fait aux pouvres, tu as dit
que on le fait a toi. »
Yous voyez bien, Monsieur, qu’avec ce tour ingénieux, on
peut se dispenser de tous les jeunes les plus incommodes. Un
homme un peu a son aise n’a qu’a mänger un cbapon le ven-
dredi saint ; Taetion sera reclifiée, pourvu qu’il arréte le premier
pauvre qui passera et qu’il le mette a table avec lui ; des la le
461
voila parfaitement disculpé. Si le Seigneur lui reproche au der-
nier jour d’avoir mangé gras dans un jour si saint , il a sa ré-
ponse toute préte : « Yous y étiez, Seigneur, répondra-t-il , et
je n’ai rien fait que de inoitié avec yous. w
Ce livre fmit par les vceux de religion. Dans ce chapitre, Tau-
teur exalte d’abord Fétat de virginité ; ce que j’y ai Irouvé de
particulier, c’esl un tour fort consolant pour ces pauvres vierges,
qui, dans le pillage d’une ville emporlée d’assaut, se sont trou-
vées exposées ala brutalité du soldat. Selon lui, leul* virginité
ne fait que croitre et embellir de cette aventure. « Se on depu-
celle une vierge oultre sa voulente, dit-il , le mérite de la virgi-
nite ne appetisse poinl, mais accroisl. De quoy dit la sainte
escripture en la vie de sainte Luce, laquelle dist au mauvais
tirant qui la voulait faire depuceller : Se tu me fais corrompre
contre ma voulente , la couronne de ma virginité en sera dou-
blée, pourquoy tu y doibs penser diligemment.
Il n’épargne pas plus les raoines de son temps que les pré-
tres séculiers, qu’il a assez mallraités des le coramencement; il
se plaint de ce que plusieurs d’entre eux donnaient dans le luxe
et recberchaient trop le plaisir. « Helas, dit-il, moulty a au-
jourduy de religieux qui nont que labbit de religion. Ils vuellent
avoir les delices du monde et !a revenue de la religion sans
paine , ils amassent finances pour monter en haut estat ou pour
despendre en mauvais usaiges. Ils vuellent avoir les jeux et
esbalemens des chiens et des oyseaulx, et donnentaleurs chiens
ce qu’ils deussent donner aux pouvres pour Famoiir de Dieu.
Ils sontmontez, ils sont parez comme chevaliers, car se tu
rencontres ung cbevalier ou ung religieulx, tu ne les s^auras
discerner... On lit dung cbevalier lequel estoit mal monte et en
petit estat, quil encontra ung moyne lequel chevauchoit et estoit
en grand estat, auquel il demanda a qui il estoit : le moyne luy
respondit quil n’avoit Seigneur que Dieu. Le cbevalier luy dist:
Se vous estes a Dieu, aussi suis-je, nous somines freres et com-
paignons , mais nous avons mal party, car vous estes tres bieo
462
monte et bien vestu , et je le suis tres petitement. » La conclu-
sion fut que le chevalier contraignit le moine a changer d’habit
et de cheval avec lui.
Notre aiiteiir, quoique religieux lui-méme , pousse aussi vi-
goureiisement les moines de son temps sur leur délicatesse.
c< Helas, dit saint Bernard, comme il y a grande difFerence de
nous aux autres moynes qui estoient pour le tems de saint An-
iboine! Gar plusieurs foys, quant ils visitoient lung laullre, ils
parloient tellement des choses espirituelles, quils en oublioient
le boire et le mengier... Mais a present quant nous mengons,
tant comme il y a de mets, tant y a il de rumeurs, et disons : ce
n'est pas bien cuit , la saulse nest pas bien faicte , la viande est
mal sallée, ou elle lest trop. Le bon moyne, dit saint Bernard,
doibt ressambler lasne; il doibt faire ce que on luy cornmande,
et doibt menger ce que on luy met devant. » Il se plaint de ce
que ceux qui ont renoncé a la viande, veulent du poisson de
trois ou quatre sortes, et apprété différemment ; il ajoute qu’il
leur faut du meilleur vin, et qu’ils le boivent pur. « Et plusieurs
en y a qui font changer leur lianap par deux ou trois foys en
ung menger, et diront : Je vueil de ceiluy ou de celluy, cestuy
n’est pas bon. Et en plusieurs lieux, aux grans festes, diront qu’ils
doibvent avoir vin despices et fail de bonnes pouldres , et pour
quoy est ce mais, que pour ce que on en boive plus, et plus de-
licieusement , et quant la teste sera bien plaine et que le vin
montera ou cervel, que voudront ils faire quant ils seront levez
de table? Ils ne voudront pas lire ne estudier. »
Je n’ajoute plus quun trait sur les moines, apres quoi je
fmis ; il s’agit de la maniére donl le supérieur d'un couvent fit
comprendre a ses religieux le danger qu’il y avait d’employer
une servante, quoique vieille. Le tour est des plus ingénieux :
cdJng abbe estoil alle en lointain pays: quant il revint, il trouva
que ses moynes avoient mis demourer en labbaye une bonne
femme, et bien vieille, pour laver et neltoyer leurs choses , et
non pas pour pecher. Quant il en paria aux moynes, ils lui res-
463
pondirent quelle nestoit pas suspicieuse. Labbe commanda au
cuisiriier quil sallat fort toutes les viandes du soupper, et luy
commanda que apres le soupper il fermast si bien tout, que on
ne peust trouver a boire si non les laveures des escuelles. Advint
quant les moynes furent couchez, il en y eust qui avoient si
grant soif, qu’ils se leverent et queroient par labbaye a boire ; mais
ils ne irouverent riens que la laveure des escuelles, lesquels, pour
la grant soif quils avoient, en beurent tout leur saoul. Le matin
labbe demanda que cestoit qu’il avoit oy toute la nuit par lab-
baye. Les moynes lui disdrent que ce avoient ete ils qui que-
roient a boire; mais ils ne peurent trouver fors que la laveure
des escuelles, que ils avoient beu pour la tres grande soif que
ils avoient. Labbe leur respondit et dist , que se par lardeur de
la soif ils avoient ainsi beu celle eaue orde , aussi bien par lar-
deur de la cliair pourroient ils faire leurs voulentes de celle
vieille femme. Et par ainsi la femme sen alla de labbaye. »
Ne irouvez-vous pas , Monsieur, que cette le^on est tout ä
fait dans le gout oriental ? Il me semble qif elle a du sel , et
qu^elle est des mieux assaisonnées.
C. BIOGRAPHIE CONTEMPORAINE.
XII
ÉLOGE HISTORIQUE DE J.-ANTOINE ARLAUD, PEINTRE.
{Journal Helvétique, Juin 1743; Bibliothéque Britannique, 3*«e trimestre de
1743, tome XXI, partie).
Jaques-Antoine Arlaud naquit a Geneve le 18 mai 1668 ; il y
fit ses études premiéres fort réguliérement jusqif ä Tåge de seize ou
dix-sept ans. Avec une beureuse mémoire et la conception fort
464
aisée, il fit de grands progrés dans les belles-lellres. Le gout lui
en est resté toute sa vie ; il aiirait poiissé ses études plus loin ,
el se serait tourné du cöté de la prédication, s’il avait eu un peu
plus de Fortune. Obligé de choisir quelque genre de vie qui le fit
subsister, il préféra a tout autre la peinture, pour laquelle il se
senlait de la disposition ; il fit en peu de temps de grands pro-
grés dans le dessin, et il se passa bientöt de maitre. On sait
qu’il n’apprit a dessiner que pendant deux rnois. Toules les con-
naissances quil a acquises apres cela dans fart de la peinture,
il ne les devait qif a lui-inéme.
Il alla a Paris a f åge d’en viron vingt ans, résolu d’y fixer son
séjour, comme le lieu le plus propre a se perfectionner et ä
gagner quelque cliose dans la suite. La difficulté élait de sub-
sister dans les commencements , ne tirant presque aucun se-
cours de sa famille. Son pére était un babile liorloger, qui, outre
son industrie , avait un petit fonds de campagne , mais il était
assez chargé d’enfants. Arlaud trouva le secret de surmonter
ces premiers obstacles; il peignait pendant le jour pour fournir
ä son entretien , et une partie de ia nuit il dessinait, pour se
fortifier dans une partie si essentieile a un peinlre. Le genre de
peinture qu’il avait choisi était la miniature. Ges premiéres
années durent lui couter beaucoup ; mais son talent se dévelop-
pant tous les jours avec une surprenante rapidité, il ne tarda
pas a avoir la vogue pour les portraits. Dans peu d’années, il
elFaga tous les peintres en miniature de Paris. Son pinceau
acquit une fmesse et une délicatesse a laquelle personne n’était
encore parvenu, et féclat de son coloris effaca tout ce qu’on
avait vu jusqifalors.
Un commencement de Fortune et une réputation des plus
brillantes furent les heureuses suites de ses talents; il ne pou-
vait plus sulfire aux ouvrages qifon lui demandait; il était re-
cherclié par les personnes de la plus liaute distinction. Plusieurs
princes et princesses de la cour de France voulurent avoir leurs
portraits de sa main.
465
Son art lui dorinait accés chez les personnes du plus haul
rang ; il était surtout hien re?u au Palais Royal. Madame, Prin-
cesse Palatiiie, mére du dernier Régent, avait beaucoup de bonté
pour lui; elle sest déclarée, dans loutes les occasions, sa gé-
néreuse protectrice. Pour lui donner des marques de sa bien-
veillance, elle lui envoya, en 1718, son portrait en grand de
la main de Largiliére. M. Ärlaud Ta iégué par son testament a
la bibliothéque de Geneve, avec d’autres qu’il avait re^us de
méme de plusieurs autres princes.
M. le duc d’Orléans n’avait pas moins de bonne volonté pour
M. Arlaud que Madame. Ce prince , comme tout le monde le
sait, avait un gout décidé pour les beaux-arts; il aimait surtout
la peinture, et était un excellent connaisseur ; il dessinait trés-
bien et maniait méme le pinceau. Pour se perfectionner encore
plus le gout , il trouva a propos de s’attacher M. Arlaud , qui
lui a donné assez longtemps des lejons de miniature ; il Tappe-
lait son maitre en peinture. Pour Tavoir plus aisément sous sa
main , il lui donna un appartement dans sa belle maison de St-
Gloud. Gette préférence , dans une ville oti il y a tant d’habiles
peintres , et oii Ton peut choisir sur un si grand nombre , dit
beaucoup en faveur de M. Arlaud. Ce que ce grand prince gou-
tait principalement en lui , c’est qu’il entendait fonciérement son
art ; qu’il était en état d’en développer les véritables principes ,
et d’en déduire toutes les conséquences ; il avait éludié avec
beaucoup de soin les régles de la peinture et savait les appli-
quer a propos. On connait quantité de peintres, trés-habiles
d’ailleurs , dont la plupart n’ont que la main ; il ne faudrait pas
s’aviser de leur demander la raison de ce quils font de bien, ils
ne sauraient vous Texpliquer. Ge sont , par maniére de dire ,
des natures plastiques, qui rendent bien un homme, un animal ,
une plan te, mais sans savoir ce qu’elles font. M. Arlaud était
en état de rendre raison de tout , et c’est ce qu’il fallait k un
prince qui voulait tout approfondir. Notre Genevois, fort comme
30
T. I.
46Ö
il rétait snr Véradition pittoresqae , était donc parfaitemenl son
homme.
Quand M. Arlaud faisailje portrait de quelqu’un, il savait y
donner de la vie et peindre en quelqne maniére Fåme; il s’ap-
pliqiiail surtout a bien exprimer le caraclére de la personne dont
il s’agissait. Ce qiii Faidait beaucoup a réussir de ce cöté-la, c est
qiFil étail excellent pbysionomiste ; il savait découvrir, presque
au premier coup d’oeil, ce qu on avait dans Fintérieur. Le moin-
dre geste disait beaucoup pour lui; a cet égard, il était en quel-
que maniére redoutable. La cour, quoique le pays de la dissi-
mulation, était quelquefois transparente pour lui. Un courtisan
s’en plaignait un jour avec vivacité ; ce diahle (T Arlaud, disait-il,
lil jusque dans le fond de nolre åme.
Une autre cliose qui contribuait encore a rendre ses por-
iraits animés, c’est qiFil savait entretenir le feu et la vivacité des
personnes qu’il peignail, par une conversation qui ne tarissait
point. On eut dit que son pinceau était un instrument de musi-
que, qui devait toujours étre accompagné de la voix; il était
éloquent, possédait bien sa langue, Irouvait toujours les ex-
pressions les plus propres et les plus énergiques; sa conversa-
tion était spirituelle et ordinairement enjouée. Yous sentez bien,
Monsieur, combien de semblables entretiens sont propres a
donner une attitude animée aux personnes que Fon peint.
M. Arlaud, des que sa Fortune le lui permit, pensa a acquérir,
quand Foccasion s’en présenterait, quelques tableaux des grands
mailres anciens el mödernes. Peu a peu il en eut un assorti-
ment assez raisonnable. Son but était, en se procurant ces ex-
cellents originaux , de les étudier avec soin pour faire de nou-
veaux progrés dans son art. Son cabinet passait pour une des
curiosités qu un étranger ne devait pas négliger de voir a Paris.
Quelques-unes des descriptions de cette grande ville en ont fait
une mention honorable ; voici ce qu’en dit Brice dans la sienne :
« Dans la rue de Condé est Fappartement de Jaques-Antoine
Arlaud , qui réussit si heureusement dans les portraits en mi-
467
niature, qu’aucun maitre ne peut a présent lui disputer en ce
genre si difficile. Son cabinet est rempli de tableaux excellents,
du Titien , d’Annibal Carracbe , de Rubens, et des autres pein-
tres en réputation ; mais on ne trouvera dans aucuii autre cabinet
un plus beau choix de paysages de Forest, et d’une perfection
plus exquise ^ »
Aussi M. Arlaud avait de fréquentes visites des curieux, mais
les gens de bon gout chercbaient encore plus le peintre que les
peintures. Sa coriversation seule attirait beaucoup de personnes
d’esprit.
J’ai déja dit, que le forl de notre peintre était le portrait.
Voici le jugement qu’en portait le Régent ; il lui disait un jour :
« Avant vous, les peintres en miniature faisaient des images;
c’est vous qui leur avez appris a faire des portraits. Votre minia-
ture a toute la force de la peinture a Thuile. » Il faut convenir
qu’outre la beauté du coloris de ses portraits, on est surtout
frappé de sa force. La détrempe, entre ses mains, s’exprime
aussi énergiquement que Tbuile. Quoiqu’il réussit si bien au
portrait, et qu’il put a peine sufFire a ceux qu’on lui deman-
dait, cependant il ne se bornait pas la. Les grands peintres
aiment surtout travailler a quelque morceau d’histoire ; c’est la
qu’ils signalent le mieux leurs talents. M. Arlaud nous a donné
dans ce genre une sainte famille , c’est-a-dire un petit Jesus,
avec sa mére et Joseph ; nous avons aussi de lui une Madeleine,
qui passe pour un chef-d’ceuvre. Ges deux piéces sont les plus
grandes que Ton fasse en miniature, et par conquent des ou-
vrages de longue haleine; il les a laissées a la bibliothéque
publique, ou les curieux pourront les voir.
Mais le morceau de peinture le plus curieux qui soit sorti de
ses mains, c’est sa fameuse Léda; c’est ce qui a le mieux fait
connaitre ses talents. Get ouvrage a fait du bruit ; ceux qui Tont
vu en ont parlé fort avantageusement ; chacun, ä sa maniére,
‘ Brice , Descrip. de Paris, édit., 1713, tome III, p. 73.
468
a fait rhistoire de ce tableau, mais les lejons varient beaucoup,
et on les a chargées d’anecdoles suspectes. Voici exactement et
en détail tout ce que je sals la-dessus :
M. Arlaud trouva a Paris , chez M. Cromelin , qui avait un
cabinet fort curieux, un bas-relief de Micbel-Ange, qui lui parut
de la derniére beauté; c’était un marbre blanc d’environ deux
pieds de large , sur une bauteur proportionnée , ou était repré-
sentc Jupiter cbangé en cygne et qui tenait Léda de fort prés.
Il lui prit envie de copier cet original, el précisément de la méme
grandeur; il se proposa que sa copie, qui devalt étre sur pa-
j)ier, fit sur le speciateur le méme effet que le marbre méme.
Au premier examen de Touvrage, il paraissait étre simplement
a 1’encre de Gbine. Avec un peu plus d’attention , on y décou-
vrait quelques teintes de bistre , pour mieux imiter un marbre
que le lemps a jauni ; mais , en y regardant de plus prés , on y
apercevait quanlité d’autres couleurs, mises en oeuvre avec un
art merveilleux, poinlillées avec une délicalesse infmie et qui
les rendait imperceplibles. De ce Iravail, il est résulté une copie
si semblable a Toriginal , que ce papier était devenu du marbre
ou étaient des figures en relief. La plupart de ceux qui Tont vu
ont commencé par y porler la main, pour s’assurer, par Tattou-
cbement, de ce qu’ils voyaient. Les yeux ne pouvant pas faire la
distinction entre la peinlure plate el la sculplure, les doigts
venaient a leur aide ; je vous avoue que la premiéie fois que je
vis la Léda a Paris, j’y fus trompé comme les autres. Rangez-
moi, si vous jugez a propos, dans la classe des badauds-tålonneurs;
j’y portai la main , je le confesse , mais je ne Ty portai qu’aprés
des sculpteurs eux-mémes, qui s’y étaient aussi mépris.
Ce qui fait le mérite dislinctif de ce tableau , ä ce que disent
les connaisseurs , c’est que les gradations y sont obser vées avec
tout 1’art imaginable ; que les figures y sont tout a fait saillantes,
parce que le clair-obscur y a été mis en oeuvre dans toute sa
perfection. Comme ce terme de clair-obscur avait quelque obs-
469
eurilé pour moi, je me le suis fait expliquer aux gens du mélier,
el voici 1’idée qu'ils m’en ont donnée :
« L’artifice du clair-obscur consisle k donner ä loutes les fi-
gures d’un tableau un grand relief, qui débrouille les objets et
les détache les uns des autres par le moyen de la lumiére et des
ombres; il consiste encore a traiter les jours avec intelligence,
afin que la lumiére diminue doucement et se dégrade peu a peu ,
de maniére quelle fmisse et se termine dans une ombre diffuse
et légére , et quenfm elle devieime comme insensible. Le clair-
obscur tient comme le milieu entre les jours et les ombres qui
entrent dans la composition du sujet. Les Grecs Fappelaient le
ton de la peinlure, pour nous faire enteiidre que, comme dans
!a musique il y a mille tons dilférents qui s’unisseiU les uns aux
autres d’une maniére insensible, pour faire un son harmonieux,
de méme dans la peinture , il y a une force et une dégradation
de lumiére presque imperceptible. »
L^usage bien entendu du clair-obscur fait la perfection et ia
conformation du coloris ; c’est par cette distribution enchante-
resse des lumiéres et des ombres que la Léda a fait illusion aux
sens.
La Léda^ aprés avoir fait Fadmiration de lout Paris, donna
particuliérement dans la vue du duc de la Force. Frappé de sa
beauté, il pensa a la posséder; le voila donc rival de Jupiter.
Pour jouir de ce bel objet, il ne pensa pas a se métamorplioser
en cygne, comme avait fait ce Dieu ; quand il Faurait pu , ces
sortes de stratagémes ne sont bons qu’une fois, et on s’en défie
dans la suite. Il emprunta de Jupiter un aulre artifice qui ne
manque presque jamais, quoiqiFil dut étre usé depuis le teraps
qiFon Femploie; c’est celui dont se servit ce dieu pour la con~
quéle de Danaé. Notre duc, a son imitation, fit pleuvoir For et
Fargent; il alla jusqu’a offrir douze milles livrés pour avoir Léda
ä sa disposition, et elle fut ä lui a ce prix.
Peu de temps aprés cette négociation , M. Arlaud passa en
Angleterre; cest en 1721 qu il fit ce voyage. Outre la curiosité
470
de voir ce pays, il lui étail mort un frére a Londres Tannée pré-
cédente ; il était peintre en miniature comme lui , el avait aussi
de la réputalion ; il laissait une veuve qui était une dame de mé-
rite, que M. Arlaud voulut aller voir dans cette triste circons-
tance. Madame eul la bonté de lui donner une lettre de recom-
mandation pour la princesse de Galles , qui est morle reine
d’Angleterre. Il fut fort bieu re^u a la cour; on le gratifia de
diverses médailles d’or, qui ont aussi versé dans la bibliothéque
publique. Il n’est pas nécessaire que j’avertisse qu’il y porta de
ses ouvrages qui furent admirés. Je ne m’étendrai pas davantage
sur ce voyage, de peur qu’il n’interrompe trop Thistoire de la
Leda.
De retour en France, il sapergut bientöt de quelque refroi-
dissement cbez le duc de la Force pour Tacquisition qu’il avait
faite. Ge seigneur s’élait engagé trop avant dans ce qu’on appe-
laiten France les actions ; el la chute du Mississipi avait entrainé
celle de sa fortune ; il cbercha donc ä se dégager auprés de
M. Arlaud. Outre la solide raison du bouleversemenl de ses
affaires, il en employa une autre qui fit de la peine au premier
possesseur. Il lui dit que, dans sa passion pour Léda , il 1’avait
regardée comme fille unique, quon la lui avait donnée comme
telle, et qu’il venait d’apprendre avec surprise qu elle avait une
soeur, que fon venait de loger en Angleterre cbez le duc de
Cbandos. Il se plaignait de ce que M. Arlaud avait remis a ce
seigneur une seconde Léda., qui faisait beaucoup de tort a la
premiére. Je crois que le duc de la Force mourul quand les
choses en étaient a peu prés a ce point-la. Son héritier, qui est
un de ses fréres, se crut encore moins obligé a tenir la conven-
tion; mais, afin que M. Arlaud ne se plaignit pas, en lui ren-
dant sa Léda., on lui donna trois ou quatre mille livrés de dé-
dommagement.
Un ami de notre peintre lui ayant demandé quelques éclair-
cisscments sur cette Léda d’ Angleterre, voici sa réponse : il lu^
jlit que, prévoyant qiéon lui enléverait la copie qu’il avait faite
471
de ce bas-relief, et ne pouvant pas se résoudre a en travailler
une seconde , ce qni lui aurait trop emporté de temps , il alla
vers un habile peintre flamand, qu’il chargea d’imiter sur la loile
le plus parfaitement qu’il pourrait sa Léda ; qu’il le dirigea avee
soin, et qu’enfin il en resulta un tableau a Tbuile qui ressemblait
autant au sien , que la différence de ces deux sortes de peinture
le peut permettre, et que voila ce que c’est que la Léda anglaise,
dont le duc de Chandos eut envie et qu’il paya fort bien.
M. Arlaud ayant recouvré ce précieux morceau travaillé avec
tant de soin , ne pensa plus a s’en défaire ; se voyant une
fortune de trente ou quarante mille écus , il se détermina a
quitter Paris et a venir jouir dans sa patrie du fruit de son tra-
vail. Il revint donc å Geneve en septembre 1730; il nous ap-
porta sa Léda et la plupart de ses beaux tableaux. Tant qu’il
a vécu, les étrangers ont demandé a voir son cabinet, comme
une des principales raretés de notre ville; mais le plus inté-
ressant de tous ces raorceaux de peinture était la Léda, pour
laquelle on marquait un empressement particulier. Les uns
en voulaient ä la beaiité de Touvrage, et quelquefois de jeunes
gens au sujet méme du tableau, qui n’était rien moins que
modeste. Si la troupe curieuse était un mélange des deux sexes,
comme cela arrivait quelquefois, les petits-maltres s^échappaient
et donnaient souvent un peu trop d^essor ä leur imagination
égayée. La pudeur des dames en souffrait, et cello du maitre
du cabinet par conlre-coup.
Un beau matin notre peintre mit sa Léda en piéces. Le bruit
s’en répandit bientöt; on sut le fait, mais on n^en savait pas
encore la cause. Cela donna lieu a des reflexions de bien des
sortes. Le premier jugement, et par conséquent un peu préci-
pité, fut de dire que c’était la une boutade de peintre. Les ha-
biles peintres , tout comme les bons poétes , ont leur verve ,
dit-on ; la verve tient toujours un peu de la fureur, et la pauvre
Léda en a été la victime. Ainsi donc, le sacrificateur a son toui*
472
ne fut pas épargné ; chacun, suivant son diflerent toiir d'esprit,
lui préta peu charitablement quelque vue secréle
Je me troiivai un jour dans une compagnie ou Ton låchait
de deviner le molif d’une aclion si extraordinaire. Il est revenu
h M. Ärlaud, nous dit quelqirun, qu’il y a des gens qui répan-
daient que la Léda n’élaii pas de lui , ou au moins qu il ne
Favait pas dessinée; cela Ta mis de mauvaise bumeur, et sur-
le-cliamp il Ta mise en piéces. « Yous lui prétez-la un beau
moyen de se justilier, répliquai-je! Rien iFétait plus propre a
confirmer ce mauvais bruit. Au moins le sage Salomon en
aurait jugé ainsi. Toui le monde sait ce qui se passa dans ce
fameux jugement qui lui lit tant ddionneur : deux femmes ré-
clamaient chacune un enfant, celle qui consentit qu’il fut mis
en pieces fut jugée par cela méme la fausse mére. »
Ge fut en 1738 que M. Arlaud détruisit ainsi son ouvrage.
Le comte de Lautrec était alors a Geneve avec la qualité de
médiateur de la part de la France, pour pacifier les troubles de
la République; il avait vu le cabinet de M. Arlaud et avait été
frappé de la Léda. Quand on lui apprit sa destruclion , il iFen
Youlut rien croire. Pour savoir ce qui en clait, il alla incessam-
ment chez notre peintre, (jui , ayant avoué , essuya de vifs repro-
ches de ce seigneur j)our avoir gäté un si bel ouvrage. M. de
Lautrec lui dit, moitié scrieux, moilié badinage, qu’il avait été
envoyé a Geneve pour einj)éclier qiFil ne sy commit ni excés,
ni violence, que la destruction de la Léda était un manque de
respect a son caractére ; que Tayant louée autant qu il Favait fait,
clle devait élre censée sous sa protection , au moins pendant
lout le temps que durerait sa commission de plénipotentiaire.
M. Arlaud se défendait mal , ne parlait qu’a demi-mot pour
sa justification , et Fon ne savait trop que penser l’a-dessus;
mais, apres sa mort, on a su le vérital)le motil de ce sacri-
lice, qui ne peut que lui faire lionneur. Devenu septuagénaire ,
M. Arhud regarda sa Léda d’un autre oeil qu auparavant ; il
s’étail retiré dans sa patric pour s’occuper de la religion et de la
473
grande affaire du salut. Dans principes, il se fit des scrupules
sur une peinture qui était assurément lascive et capable d’eu“
flammer rimagination.Témoin plus d’une fois des mauvais eflets
que cet objet avait produits, il voulut en arréter le cours; il se
revétit de la sévérité de ces illustres Romains , qui savaient se
dépouiller, quand il le fallait , de toute la tendresse palernelle ,
et prononcer un arrét de mort contre leurs propres enfants ,
lorsqu’ils les trouvaient coupables.
On a su depuis peu , d’un sage ecclésiastique de notre ville ,
qu’il s’était ouvert a lui la-dessus , et qu’il lui avait proposé ce
cas de conscience. Il est vrai que le directeur consulté ne poussa
pas la rigueur jusqu’a condamner entiérement la Léda; il ne
voulait pas qu'on la gåtåt, il conseilla seulement de la montrer
avec plus de réserve; son avis était qu’on ne la fit voir qu’aux
iniiiés, cest-a-dire aux experts en peinture. Cette distinction
parait fort sage, mais un pen difficile dans Texeoution ; comment
se défaire de tant de demandes importunes, auxquelles cette
réserve aurait exposé notre peintre? Il était fort délicat sur le
mensonge, et comment se débarrasser autrement des curieux
indiscrets? Peut-étre encore porta-t-il ses regards plus loin
que le cours de sa vie, et craignit-il les impressions que cet
objet pourrait faire apres sa mort, lorsqu’il serait entre les
mains de quelque curieux qui ne se piquerait pas de tant de
circonspection.
M. Arlaud avait beaucoup lu la vie des peintres; peut-élre y
trouva-t-il un trait qui put Fexciter aussi a faire ce sacrifice. Un
fameux peintre dltalie avait fait autrefois, pour le duc de Fer-
rare, un beau lableau représentant de méme Léda., avec Jupiter
cbangé en cygne; il trouva qiFon ne sentait pas assez le prix
de son ouvrage, et il en chargea un de ses disciples qui le porta
a Fran^ois I®*‘, protecleur des beaiix-arts. Ce prince paya bien
le tableau , qui a orné pendant plusieurs régnes un des palais
des rois de France; mais, malgré ia beauté de la peinture, on
fut enfin choqué du sujet du tableau; on le trouva dangereux,
474
et on s’aperQui , un peu tard, qu^il avait hien des fois excilé des
idées impures. M. Bes Noiers. ministre d’État sous Louis XIII,
se fit un scrupule de laisser subsisler plus longtemps celte pein-
ture lascive, et la condamna au feu.
Nous devons donc comparer M. Arlaud, mettant en piéces sa
Léda , å ces poetes qui , sur le retour, brulent leurs Juvenilia ,
c^est-a-dire les vers trop libres qu’ils ont composés dans la jeu-
nesse. On en a plusieurs exemples, mais ils n’en viennent
guére la que quand ils sont dans un åge fort avancé. Le Pére
Tourneinine s’y niéprit; coinme directeur de conscience, il ex-
horta vivement le poéte La Molte a supprimer ses ana-
créonliqim. Le conseil était prématuré; on lui promit bien qu’on
n’en ferait plus, mais il ne put pas obtenir qu’on en fit le sacri-
fice. Voici la réponse que lui fit le poéte :
Je suis, paradoxe ordinaire,
Assez sage pour n’en plus faire,
Mais trop peu pour les supprimer.
M. Arlaud a donc poussé plus loin la délicatesse de cons-
cience, et sans y étre sollicité, il a su se résoudre de lui-méme
a faire le sacrifice de cet objet dangereux. Gependant, je suis
fåché de voir qu'on ne lui rend pas lout a fait justice la-dessus.
Les amateurs des beaux-arts persistent a dire qu’il est allé trop
vite, et que ce zéle iconoclaste doit étre regardé comme un coup
detourdi; mais peiit-étre sera-t-on plus équitable si fon veut
bien prendre pour arbitre le sage Rollin , et le foire prononcer
la-dessus.
« Nous avons naturellement assez de penchant au mal, dit-il.
A quoi faut-il donc s’attendre, quand la sculpture avec toute la
délicatesse de fart, et la peinture avec toute la vivacité des cou-
leurs , viennent allumer une passion déja trop ardente par elie-
méme ? Quels ravages ne causenl point dans f imagination des
jeunes personnes ces nudités indécentes, que les sculpteurs et
les peinires se permettent si communément? Elles peuvent bien
faire honneur a fart, mais elles déshonorent pour toujours far-
475
tiste. Sans parler méme ici du christianisme , qui abborre toutes
ces sculptiires et ces peintures licencieuses, les sages du paga-
nisme, tout aveugles quils étaient, les condamnent presque
avec la méme sévérité. Sénéque dégrade la peinture et la sculp-
lure, et leur öte le nom d’arts libéraux, des qu’elles prétent
leur ministére au vice.... Il n’est pas jusqu’aux poétes qui se
déclarent vivement contre ce désordre. Properce condamne hau-
tement ces tableaux qui pénétrent jusqu’au coeur, et qui sem-
blent donner des lejons publiques d’impureté. Nos ancétres,
dit-il , ne mettaient point ainsi le crime en honneur, et ne le
donnaienl point en spectacle ^ »
On a placé dans nolre bibliothéque un beau portrait de M.
Arlaud, de la main de son ami De Largiliére; il est représenté
la palette ä la main , et peignant actuellement sa Léda. Il serait
a souhaiter que cet habil e peintre eut fait un second portrait qui
fil Yoir Fauteur de la Léda la mettant en piéces trente ans apres ;
on aurait pu le placer auprés du premier et Fexposer au public.
A mon sens, cette derniére attitude lerail encore plus d’honneur
au peintre genevois que la premiére.
Quoique je me sois déja fort étendu sur ce sujet, je ne
saurais me résoudre a le quitter sans raconter une par-
ticularité assez singuliére. On dit que M. Arlaud, voulant dé-
truire sa Léda, ne le fit pourtant pas avec la précipilation et la
fougue d’un homme en colére , mais que cela se fit d’uue ma-
niére fort mesurée. Il la coupa avec attention et art; il en sé-
para chaque membre, el en fit a peu prés une dissection anato-
tomique. Pour le cygne, il se conlenta de lui couper les ailes.
On ajoute que ces morceaux sont parvenus, je ne sais comment,
a divers curieux, qui les conservent avec soin comme des frag-
ments précieux ; on dit que le ministre d’un grand prince a eu
la tete de la Léda , une dame une main , une autre qui est allée
en Angleterre , y a emporté un des pieds. Vous voyez donc ,
^ Rollin, Histoire ancienne, tome XI, p. 203.
476
Monsieur, que ce beau tableau n'est pas absolument perdu , et
que, comme dit le proverbe, on en a tiré pied ou aile. Ges mem-
bres mutilés ne laisseront pas de donner encore quelque idée
de 1’ouvrage ; n’admirez-vous pas le sort de la Léda ? Apres celte
fm tragique, les restes de son corps sont recherchés avec em-
pressement; on la traite presque comme une sainte, dont on
dépéce les membres pour en faire des espéces de reliques, et
que Ton distribue a ceux qui se sont le plus attendris sur son
martyre.
M. Arlaud s’était peint lui-méme en miniature, dans Tatti-
lude ou Tavail représenté son ami de Paris , je veux dire tra-
vaillant a sa Léda. Peut-étre ne fit-il que copier le portrait sus-
inenlionné de Largiliére. Celte miniature a eu un sort bien glo-
rieux. Le grand-duc de Florence (je parle de Jean Gaslon, le
dernier des Médicis,) avait fait ramasser avec beaucoup de soin,
pour mettre dans sa fameuse galerie, les portraits des peintres
celebres, faits par eux-mémes; il n’en voulait que de celte es-
péce. En 1736, celui de M. Arlaud y fut placé avec les autres.
L’année suivante, le prince lui envoya sa médaille en or, qui est
d’une grande valeur ; on festime qualre cents livrés. M. Arlaud
a voulu , par son testament, qu’elle fut conservée dans la biblio-
théque de notre ville , comme un monument bonorable.
Jusqua présent, je n’ai envisagé M. Arlaud que comme pein-
tre ; je pourrais aussi le presenter comme un homme de lettres
assez éclairé, comme un homme de bien distingué par la régu-
larilé de ses moeurs , et méme comme un cbrétien d^une piélé
exemplaire. Je m’étendrai pen sur ces arlicles, quoique fhon-
néte homme et le cbrétien femportent sur le grand peintre; mais
je ne dois point perdre de vue qifil s’agit ici principalemenl de
faire connaitre un babile aiiiste. Gependant, quand toules ces
qualités se Irouvenl réunies , il faut convenir qu’elles donnent
un grand relief k celui qui les posséde.
M. Arlaud avait naturellemenl du génie, beaucoup de leclure,
et sa mémoire conservait fidélemenl lout ce qifil avait lu ; il
477
entendait assez bien les belles-lettres , la fable, Thistoire; il
parlait aisément, et raisonnait en philosophe. Il fréquentait plu-
sieurs savants de Paris , et tenait fort bien sa partie avec eux ;
il était surtout fort lié avec Tabbe de Longuerue. Pour les beaiix-
aiis, i! ne s’en était pas tenn a la peintnre; il raisonnait éga-
lement bien sur la sculpture et sur Tarchitecture. Il avait assez
étudié Tbistoire naturelle, et avait beaucoup de gout pour la
pliysique expériinentale. Sur Tarticle des couleurs, il parlait non-
seulement en habile peintre , mais surtout en bon physicien.
Je ne dois pas omettre les relations qiTil eut a Londres avec
Tilkistre Newton; il le voyait souvent, et ce grand astronome
prenait plaisir a sa conversalion ; il ne dédaignait pas de parler
quelquefois pliilosophie avec lui. De retour a Paris, il re^ut de
lui une lettre fori polie ; il est vrai que M. Arlaud s^était donné
quelques soins pour faire graver les figures de VOptique de
Newton en frangais, que Ton avait imprimée a Paris in-4‘^, et
surtout pour la vignette qui est au fronlispice , dont il avait
corrigé le dessin. Uauteur, par reconnaissance , lui en envoya
un exemplaire relié en maroquin rouge , et Taccompagna d’une
lettre des plus gracieuses, en date du 22 octobre 1722; Tun
el Tautre se voient dans notre bibliothéque. Cette traduction
fran^aise est de M. Coste, mais retouchée par M. de Moivre,
excellent mathématicien de Londres. Ges corr^ctions ne sont
que dans Tédition de Paris.
11 avait étudié la religion dans ses véritables sources, et la
connaissait par ses beaux cotés. Il était d’une société de gens de
leltres, composée principalement de théologiens, qui se voyaient
un jour de la semaine et qui trailaient réguliérement quelque ma-
tiére de religion. M. Arlaud disait son avis a son tour, avec
beaucoup de justesse , quoique toujours avec beaucoup de mo-
destie , insinuant fréquemrnent que ces questions n’étaient pas
tout ä fait de son ressort. Il exceliait sur les matiéres de morale
et avait une grande connaissance du coeur liumain. Ge qui Tavait
beaucoup aidé a bien connaitre les bommes, c’est qu^il avait
478
eii occasion (l’en fréquenter de toutes sortes de caractéres , et ,
corame il le disait lui-méme, depuis le sceptre jusquå la hou -
lette^ et qu’il les avait étudiés avec un esprit réfléchi.
M. Arlaud était un homme de bien. Ses moeurs étaient fort
réglées ; il a passé sa vie dans un chasle celibat. Sa table était
honnéte, mais fort simple; il en avait proscrit les ragoiils, et tout
ce qui flatlait la sensualité ; il n’aimait ni la bonne chére , ni le
jeu. Tout son plaisir consislait dans la conversation des gens
éclairés, dans la leclure et la promenade. Des qu’il se fut retiré
dans notre ville pour y finir ses jours, il avait acheté dans le
voisinage un trés-joli fonds de campagne, ou il allait se promener
fort souvent. Yous savez, Monsieur, que nous avons de trés-
belles vues a Geneve et dans les environs, mais celle de M. Ar-
laud renchérit sur les plus riantes; elle donne sur le lac Léman,
qui offre un bassin magnifique avec la plus belle eau du monde,
environné de cöteaux trés-bien cultivés. En babile peintre, il
sentail dans ce paysage des beautés quTin ceil moins connais-
seur n’eiit pas su si bien apprécier ; c’est la qu’il méditait sur
les beautés de la nature, et sur les merveilleux ouvrages du
Créateur.
Gette retraite philosophique , que M. Arlaud avait su se mé-
nager pour la vieillesse, me rappelle un plan de vie qu’un bomme
d’esprit tra^ait pour un Genevois qui aurait du talent , et que
notre peintre avait suivi exactement , sans en avoir eu connais-
sance. Je me trouvais un jour a Londres en conversation avec
M. Sylvestre, médecin franyais établi en Angleterre, qui a tra-
vaillé avec M. Des Maiseaux a la belle édition in-4® des ceuvres
de Saint-Evremond ; il avait fait le voyage dltalie avec mylord
Montbermer, fils du duc de Montaigu, etil y avait pris beaucoup
de gout pour la peinture et pour les beaux-arts. « Savez-vous,
me disait-il , 1’idée que je me fais d’une ville comme la vötre ?
Geneve est bon pour y naitre et pour y recevoir une éducation
convenable ; on peut s’y bien former Tesprit et le coeur. Mais
quand on est formé et que Ton se sent quelque génie, il faut se
479
relirer de la, et se jeter dans quelque grande ville, comme Paris
ou Londres , pour y développer ses taleiits et gagner du bien ,
sauf a se retirer dans sa patrie, quand on commence å vieillir;
alors c est prendre un parti fort sage que de chercher a vivre
tranquillement dans un petit lieu, moins bruyant qu'une capitale,
y jouir de la conversation de ses amis, et se préparer tout douce-
inent a la inort. Yotre Geneve convient donc dans la premiére
et dans la derniére période de la vie. » Yoila parfaitement le
plan de la vie de M. Arlaud.
Pen étais a ses moeurs, dont je me suis un peu écarté; j’y
l eviens. Il était communicatif ; il se faisait un plaisir d^aider de
jeunes gens en qui il trouvait de la disposition ; il leur faisait
part non-seulement de ses connaissances, inais de quelque chose
de plus réel; il était bienfaisant et cbaritable.
Il se piquait d’une grande sévérité ; on peut méine dire que
c’était la son caractére distinctif. Au milieu de la cour, qu’il fré-
quentait souvent, il avait su conserver cette simplicité de moeurs
qui est si rare. Quand il avait Fhonneur d’approcher les grands,
sa franchise ne se démentait poinl. Louis XIY lui avait fait dire
de venir un jour dans son cabinet, avec quelques-uns de ses
meilleurs ouvrages ; il s’y rendit au temps marqué. Ce prince y
étail seul, et examina tout fort altentivement; il eut la bonté de
marquer au peintre sa satisfaction d'une maniére fort llatteuse.
Le roi en parla sur ce ton-la a quelques seigneurs de sa cour.
L'un d’eux rencontrant M. Arlaud, qui était encore a Yersailles,
lui dit obligeamment que le roi avait loué ses ouvrages. « Sa
Majesté me fait bien de Fhonneur, répondit notre peintre, mais
elle me permettra de dire que FAcadémie s’y connait encore
mieux. » Sur quoi ce seigneur, qui Fhonorait de son amitié, s’é-
cria aussitöt, en lui frappant sur Fépaule: Yoyez donc ce répu-
blicain, qui ne semble presque pas sensible aux éloges d’un
grand roi ! »
Reste a vous présenter M. Arlaud comme chrétien. Apres
avoir montré qu’il était homme de bien, la chose ne sera pas
480
difficile; ces deux litres se ressemblent beaucoup et entrent
assez Tun dans Tautre. J’ajouterai seulement, sur ce dernier
artide, qiie M. Arlaud était assidu aux exercices sacrés, et qu’il
y paraissait toujours avec dévotion et avec décence. Quand il
écoutait un sermon, il y était tout entier ; il ne connaissait point
les distraclions, et il nous disait quil s’était fait une habitude de
ratlention dans le commerce des grands. En sortanl de Téglise ,
il rendait raison du sermon aussi exacteinent qu’il Taurait fait
de quelque tableau qu’on lui aurait fait voir. Dans le particulier,
il lisait tons les matins la sainte Écrilure avec beaucoup de re-
flexion.
Mais, dira-t-on peut-élre , ce portralt n’est-il point un
peu flatté, et ne sent-il pas Toraison funébre? J’en vais faire
mes preuves tout a Theure , en prenant pour modéle Tillustre
M. de Fontenelle, qui, dans les eloges bistoriques des académi-
ciens qu’il a donncs au public, ne dissimule point leurs travers.
A défaut de son style inimilable , j’imiterai du moins sa bonne foi.
J’ai dit que M. Arlaud était modeste lorsqu’il parlait des ina-
tiéres de religion devant des tliéologiens ; mais cette modestie
ne se soutenait pas toujours; des qu’il s’agissait de peinture,
on ne la retrouvait plus. Non-sculement il sentait bien tout ce
qu’il valait , mais il voulait que les autres le sentissent. Si quel-
que peintre, qui léavait pas autant de talent que lui, lui appor-
tait quelque ouvrage pour avoir son avis, la crilique se faisait
ordinairement d’une maniére un peu sévére. Tout habile qu’il
était en morale, il oubliait alors les assaisonnements que de-
mande la correction fraternelle. Vous Tauriez pris pour un maitre
de novices, qui aurait pris a tåclie d’anéantir entierementTamour
propre dans quelque jeune sujet destiné ä la vie monacale. Ses
amis Tont averti plus d’une fois que, dans ces cas-ll), il alfectait
trop de faire sentir la supériorité de ses talents. La petite amer-
tume de ses avis Tavait rendu redoutable aux autres peintres.
Une autre faiblesse , qui a bien du rapport avec celle-lä ,
c’était beaucoup de gout pour les louanges , une soif ardente de
48!
la réputation ; ii vonlait qu'on lui assignåt une place honorable
parmi les grands peintres , et semblait avoir hérilé des anciens
Romains le désir d’immortaliser son nom ; il paraissait fort sen-
sible au jugement que Ton porterait de lui apres sa mort. On a
remarqué, il y a longlemps, que les habiles peintres, tout
comme les grands poétes , sont assez remplis d’eux-mémes , et
ne se piquent pas beaucoup de modestie. Le métier semble
porter cela.
On a beaucoup fait valoir la modestie des anciens peintres
ou sculpteurs, qui , mettant leur nom au bas de leurs ouvrages,
se servaient du terme faciebat^ et non de fecit: un tel peignait
ce tableau, ou travaillait å cette stalue. On avait regardé jusquä
present ce formulaire comme modeste, Fouvrier n’osant pas
donner cette production comme quelque chose d’acbevé ; mal-
heureusement c’est tout le contraire. M. Bayle nous a fait voir
que c’était leur orgueil qui les avait fait exp rimer ainsi ; ils vou-
laient insinuer par lä que leurs ouvrages les plus fmis n’étaient
qu’une espéce d’ébauche , et que s’ils avaient eu le temps d’y
travailler davantage, on aurait vu tout autre chose. Et afin que
Fon ne dise pas que c’est lä un tour malin de cet ingénieux
auteur, il s’autorise du suffrage de Pline, qui Favait déjä expli-
qué de cette maniére.
Lavoue que cette bonne opinion de soi-méme, regardée avec
des yeux un peu sévéres , est assurérnent un défaut. Cette soif
de la réputation ne peut passer que pour une faiblesse ; ce désir
de la gloire ne doit pas trop nous agiter, si nous sommes sages.
Un bomme d’esprit a dit, avec raison, que la gloire apres la
mort^ n est pas plus estimable quim bon vent apres lenaufrage,
L’espérance de faire parler de soi quand on n’est plus , ne vaut
assurérnent pas ce qu'elle coute; mais, apres tout, c’est une
piéce nécessaire dans la société, et dont on ne saurait se passer;
c’est un inslinct que nous a donné Fauteur méme de la nature
pour nous servir d'aiguillon , et qui produit de trés-bons efFets.
Le public profite de quantité de beaux ouvrages , dont il ne
T. I. 3!
482
jouirait pas sans ce désir de gloire qui anime les habiles artistes.
Passoiis donc a M. Arlaud cette ardeur pour s’immortaliser et
pour faire parler de lui ; elle a toujours été la passion des grands
hommes. Si cest la se repaitre de fumée , nous savons qu’il a
travaillé sérieusemenl pour une autre immortalité infiniment plus
réelle, et qui a été le véritable objet de ses désirs.
Il a manqué a M. Arlaud une cbose qui contribue beaucoup
a la perfection d’un peintre , c’est d’avoir \u Tltalie. Attacbé
comme il Ta été a Paris pendant quarante ans , il ne lui a pas
été possible d’entreprendre ce vojage. Tout ce quil a pu faire ,
c’est de s’étre écbappé , a diverses reprises , pour voir tantöt
FAngleterre, tantöt quelques-unes des provinces de France, et
il a tiré de ces voyages tout le parti possible. Retiré dans sa
patrie, il a parcouru la Suisse ; mais, quoique rendu ä lui-méme,
il était trop tard pour penser a Tltalie ; il na \u que de loin
cette terre promise des peintres , cette mére des beaux-arts ,
qu’ils soubaitent tous de voir de prés.
Il y a plus de quinze ans qu’il avait quitté le pinceau , ensuite
d’un coup qu’il avait regu a la tempe ä Paris, et qui Tempåcliait
de s’appliquer; il s’avisa, Tannée derniére (1742), de le repren-
dre pour mettre la derniére maln a des ouvrages deslinés a la
bibliotbéque publique, et il retrouva la délicatesse , la force , le
talent du passé.
Il était allé passer ce printemps (1743) a sa campagne; le
25 mai il fut attaqué au milieu de la nuit d’une espéce de suffo-
cation, qui nous Ta enlevé en moins d’une demi-beure. Sa mort
a été des plus douces ; il était ågé de soixante et quinze ans ;
ainsi sa course était a peu prés acbevée. Son testament a con-
firmé ridée avantageuse qu’il avait donnée de lui pendant sa vie ;
il laisse la plus grande partie de son bien, qui est considérable,
a un frére qui a toujours demeuré avec lui depuis son retour de
Paris , et une autre parlie est allée a des neveux. Il a fait des
legs trés-considérables en médailles, tableaux, recueil des-
483
tampes et livrés ä la bibliothéque publique , dont il était un des
directeurs.
Le celebre Jean Dassier, habile graveur, dont les belles mé-
dailles sont aujourd’hui répandues dans toute FEurope, était son
proche parent. M. Dassier a un fils encore jeune, qui est aussi
un excellent médailliste ; il est a Londres , ou il a déja un em-
ploi pour la monnaie. Vous voyez que les talents et findustrie
sont héréditaires dans cette famille.
Je lisais fautre jour les Prmcipes de l’ arcliitecture^ de la sculp--
ture et de la peinture, de Félibien; il dit, dans le chapitre de la
peinture en émail, « qu’en viron fan 1670, on commen^a a faire
desportraits émaillés en France, au lieu de ceux qu’on faisait
en miniature. Les premiers qui parurent les plus achevés et de
plus vives couleurs , furent ceux que Jean Petitot et Jaques
Bordier apportérent d’Angleterre a Paris. » Il a oublié de dire
qu ils étaient fun et fautre Genevois; ils travaillaient ensemble.
M. Petitot faisait les tétes , et M. Bordier les habits.
Voila donc des Genevois qui, de 1’aveu de Félibien, ont les
premiers porté le portrait en émail fort loin , et un autre Gene-
vois , qui de faveu du duc d^Orléans , a poussé la miniature au
plus haut degré. Il y a , ce me semble , de quoi illustrer notre
ville.
484
XIII
ELOGE HISTORIQUE DE JEAN-JACQUES BURLAMAQUI.
(La famille desBurlaraachi, réfugiés ilaliens poiir causede religion, en Franco, puis a (ioiiéve.
— le jurisconsulle J.-J. Burlaniaqui).
{Journal Helvétique, Avril 1748 ; Nouvelle Bibliothéque Germanique, an 1750
tome VI, partie ; réimprimé dans le tome III de Tédition des Principes
du droit politique de Burlamaqui ; Supplément. Genéve et Copenhague, Cl.
et Ant. Philibert, 1764, in-12).
4 M. Formey.
Monsieur ,
Les principes du droit naturel^ de M. Burlamaqui, imprimés
a Genéve en 1747, vous ont donné une idée avantageuse de
I’auteur. Différenls journaux qui en ont fait 1’extrait, én ont jugé
comme vous. Gelui des Savants de Paris en a fait un long arti-
de , et regarde cet ouvrage comme ce qu'on a de meilleur sur
cette matiére ‘ .
Apres Favoir lu , vous avez souhaité d’en connailre Tauteur,
mort bien peu apres la publication de son livre. J’avais cm que
c’est une régle assez établie dans la république des lettres,
que rhistoire d’un ouvrage est proprement Thistoire de son
auteur, je veux dire que c’est ordinairement tout ce que le
public en veut savoir. Mais vous revenez a la charge dans une
seconde lettre : je n’ai plus d’excuse pour reculer.
Vous me faites diverses questions sur M. Burlamaqui ; elles
ne regardent pas uniquement lui-méme. Vous voulez aussi con-
naitre sa famille, et vous me demandez d’ou elle est originaire;
je vais donc commencer par lä. Le nom seul, Burlamaqui, vous
indique déjä que cette famille doit étre italienne ; elle est effec-
^ Journal des Savants, Mars et Juillet 1748, édit. de Paris. Biblioth. raison.
Tome XXXIX. Part. II. Mém. de Trév. 1748, Aout etSept. I part. et Biblioth.
Germ. Tome V et VI, I part.
485
tivement venue de Lacques. J’ai entre les mains un livre latin
assez vieux, intitulé Statuts de la Républiqiie de Lucques^ oii
Fon voit, qu en 1539, on chargea dix sénateurs de revoir les
édits, de les réforraer et de les faire imprimer de nouveau ^ A
la léte de ces décemvirs parait un Nicolas Burlamaqui , qui pré-
sida a cette révision. Il doit y avoir une branche de cette famille
établie en France, et qui y fait une bonne figure.
Celle qui s’est fixée a Geneve avait commencé par négocier ä
Lyon et a Paris. Yous savez, Monsieur, que suivant le sage usage
des républiques dltalie, le commerce ne déroge point. Quelques
familles italiennes avaient déja été éclairées a Lucques sur la
religion. Ces négociants, sous le prétexte de leurs affaires, fai-
saient les voyages de Lyon, ou ils professaient la religion réfor-
mée. Je trouve, des Fan 1560, un Michel Burlamaqui tantöt a
L}'on , tantöt a Paris , tantöt dans la petite ville de Luzarche , a
huit lieues de Paris , ou le plus grand nombre des réfugiés de
Lucques trouvérent a propos de séjourner quelque temps.
De Luzarche ils se retirérent a Montargis , auprés de Renée
de France, soeur de Fran^ois P** et duchesse de Ferrare. Dans
cette petite ville , la femme de Michel Burlamaqui , qui était de
Fillustre maison des Calandrini , accoucha d’une fdle , dont la
princesse , qui était leur protectrice déclarée , voulut étre la
marraine; ce fut en 1568. Elle eut encore un fds en 1570, qui,
dans la suite , se retira å Geneve ; c’ était Jaques Burlamaqui.
Quelque envie que j’aie d’abréger ce détail généalogique, qui
n7ntéresse guére que la famille méme, je ne saurais me résoudre
ä supprimer un événement qui regarde ces Italiens réfugiés en
France , et que, j’en suis sur , vous ne traiterez pas d’indiffé“
rent ; c’est le sort de ces nouveaux réformés a la fatale journée
de la Saint-Barlbélemy , en 1572. Voici ce que j’ai trouvé la-
dessus dans de bons mémoires. Une partie se trouva a Paris ,
et Michel Burlamaqui était de ce nombre ; il fut attaqué par les
Statuta Civitatis Lucensis^ 1539.
486
massacreurs , se trouvant avec son beau-frére Calandrini ; ils
eurent le bonheur d’écarter les assassins, et d'échapper par une
espéce de miracle. Mais , apres avoir sauvé leurs personnes , ils
furent fort en peine pour leurs enfants; il s’agissait de leur cher-
eher un asile. Personne n’aurait pu soupgonner Tendroit ou ils
s’avisérent de les cacher. Ces deux parents, qui étaient associés,
étaient les commissionnaires du duc de Guise, qui les employait
assez souvent. Ignorant sans doute la part qu’il avait au mas-
sacre , ils envoyérent leurs enfants a son hotel et les mirent
sous sa protection ; c’est a peu prés comme si quelques-uns
des péres des petits enfants de Bethléem , pour les dérober au
massacre, les avaient envoyés cacher au palais d'Hérode. Ce-
pendant cette démarclie, si contraire a la prudence humaine, ne
laissa pas de réussir. Ces innocentes victimes furent épargnées,
et nos familles italiennes doivent leur conservation a celui-la
méme qui avait résolu d’extirper entiérement le nom réformé.
Une partie de ces réfugiés, qui se trouvérent encore a Luzarche,
échappa aussi d’une maniére assez heureuse : ils sortirent de la
ville a minuit , et , apres avoir couru mille dangers , ils eurent
le bonheur de rencontrer la duchesse de Bouillon, qui se retirait
a Sedan , et voulut bien les recevoir dans sa compagnie ; cette
ville leur servit d’asile, et ils y firent leur séjour. Ces circons-
tances m’ont paru assez curieuses pour vous les communiquer,
quoiquelles m^écartent un peu de mon sujet. J’y reviens.
Pour m^en tenir plus précisément a la famille sur laquelle
vous me demandez des instructions , je trouve dans Yllistoire de
Geneve , sur Tan 1 625 ou environ , qu’il est fait mention d’une
dame Benée Burlamaqui , que le celebre d’ Aubigné , aieul de
Madame de Maintenon, épousa en secondes noces, a Geneve.
Il en parle dans son Histoire, mais comme s’il s’agissait d’un
tiers, a la maniére de Gésar dans ses Commentaires. « On par-
lail , disait-il , de lui faire épouser une personne fort considérée
'a Geneve tant pour sa vertu que pour son illustre extraction ;
487
elle était de la maison de Bourlamachi de Lucques » Ii y a
apparence que cette Renée Burlamaqui élail née en France,
qu elle était niéce et filleule de cette premiére Renée dont la
duchesse de Ferrare avait voulu étre marraine. Depuis ce temps-
la, rien de plus commun que de voir des Renée dans cette fa-
mille; ce nom était alFecté ordinairement aux ainées, apparem»
ment pour conserver la mémoire de Fhonneur que leur avait fait
la duchesse de Ferrare, la marraine primitive.
Je n’ai plus que deux mots a dire des ancétres de notre au-
teur, qui se transplantérent a Geneve. Ce fut son trisaieul qui y
vint le premier en 1591 ; il négocia en soie; il eut un fils qui
continua ce commerce. Son petit-fils étudia en théologie ; il se
nommait Fabrice. Il fut demandé par FÉglise de Grenoble, ou
il exer^a son ministére plusieiirs années ; il revint mourir dans
sa patrie dans un åge fortavancé ; c’était un savant d’une vaste
littérature. Fabrice eut pour fils unique Jean-Louis , mort en
1728, conseiller et secrétaire d’État. G’est le pére de notre au-
teur, auquel il est plus que temps de venir présentement.
Jean-Jaques Burlamaqui est né a Geneve le 19 juillet 1694.
Je ne m’arréterai point a ce qu on pourrait remarquer chez lui ,
tandis qu’il était encore jeune. Geux qui écrivent la vie d’un
savant devraient toujours se souvenir qu’elle renferme bien des
particularités qui nbntéressent guére le public, et dont il tient
quitte Fhistorien. Ce qui s’est passé dans la jeunesse est ordinai-
rement de ce genre ; il vaut mieux présenter le savant tout
formé , que de le suivre dans ses premiéres études el d’en faire
remarquer les progrés. Malgré cette sage régle, voiis me per-
mettrez bien. Monsieur, de vous rapporter une petite singularité
du nötre , qui mérite, ce me semble, quelque attention. Non-
* Page 147. Dans ime édition des Aventures du baron de Foeneste, k
Bruxelles 1729, on voit une note fort injurieuse åla mémoire de cette dame.
L’éditeur cite pour son garant le Segraisiam. Mais cette calomnie est réfutée
par des raisons tout å fait convaincantes, dans la Biblioth. Germaniq. tome
XXV, p. 216.
488
seulement le jeuiie Burlamaqui faisait fort exactement ses petites
éliides du collége, mais il avait un lalent particulier pour exciter
ses amis ä en faire autant ; il savait fixer leur dissipation , et ,
soit par son exemple, soit par ses sages avis, il leur donnait du
gout pour Fétude. Ils s’en souviennent encore anjourd’hui, et
admirent Tascendant qu il avait pris sur eux.
Apres avoir fait exactement sa pliilosophie , il se tourna du
cöté de la jurisprudence ; il y fit de si rapides progrés, qu’a Tåge
de vingt-cinq ou vingt-six ans il fut fait professeur en droit ; mais,
avant que d’enseigner, il demanda a ses supérieurs la permis^
sion d’ aller voyager.
Nous pouvons nous dispenser de le suivre dans ses voyages.
Voici pourtant une circonstance que je ne dois pas omettre;
c’est que, s’étant arrété quelque temps a Oxford, on llt beau-
coup d’attention ä ses talents. En conséquence, les directeurs
de cette université s’étant assemblés, résolurent de lui faire pre-
sent de quelque livre considérable, et de lui marquer en méme
temps , par une espéce de patente imprimée , que c’était un
faible témoignage de la considération que lui avait attirée parmi
eux ses lumiéres et sa sagesse. On lui donna YHistorre de rum-
versité d’ Oxford, en deux volumes grand folio, richement reliée,
et on y mit ä la téte Textrait de la délibératioo pri se sur son
compte, signé du vice-cbancelier, en date du 30 juin 1721.
Pour son voyage de Hollande, il n en aurait pas été content
s71 n’avait pas poussé jusqu’a Groningue , pour voir M. Bar-
beyrac , qui y enseignait le droit depuis trois ou quatre ans. Ge
célébre professeur parul fort satisfait de notre voyageur, et il a
dit a diverses personnes qu’il n’avait jamais trouvé d'esprit plus
juste et plus net. On peut dire en général, de ses voyages, qu’il
s’y est alliré d’une maniére particuliére Tamitié et Testime de
toutes les personnes de mérite qui Tont connu.
De retour dans sa patrie, il y a enseigné le droit fort régu-
liérement pendant quinze ou vingt ans. Enfm, sa sanlé alfaiblie
ne lui [)ermettant plus de s acquitter de ses fonctions , il prit le
489
parti de demander sa démission, poiir poiivoir jouir de quelque
tranquillité le reste de ses jours. Mais il ne gouta pas longtemps
ce repos attaché a la condition de simple partlculier; il se fit
une ouverture dans notre Petit-Gonseil , et on le sollicita a la
remplir. Cest assez la marche dans noire République, que ceux
qui se sont fait quelque réputation par leur maniére d’enseigner
le droit, soient appelés ensuite a la magistrature. On y a vu
entrer de cette maniére un Jaques Godefroy, un Jaques Lect ,
et quelques autres saxants jurisconsultes. M. Burlamaqui résista
longtemps, s’excusant toiijours sur la faiblesse de sa santé; il
fallut lui faire une espéce de violence, et il ne se rendit qu’ä la
voix de sa patrie , qui lui demandait instamment ses lumiéres
et ses conseils. Son élection réunit tous les sulFrages , et se fit
par une espéce d’acclamation. La crainte qu on avait de le per-
dre fit qif on le déchargea de tout ce qu’il y avait de pénible
dans ses fonctions, et qui exigeait quelque vigueur de corps.
Le président lui déclara que le Gonseil ne lui demandait unL
quement que ses avis dans les délibérations.
Malgré cette attention a le conserver, nous le perdimes le
3 avril dernier (1748), comme vous favez appris; il est mort
d’une pbtisie, dont il était attaqué depuis environ dix ans.
Nous le regrettons beaucoup, et vous conviendrez aisément,
Monsieur, que ce ifest pas sans fondement. G’élait un trés-beau
génie, et un excellent caractére du cöté du coeur; il a toujours
marqué beaucoup d’amour pour la vérité et pour la vertu.
Il y avait quelque chose de plus cbez lui que de famour pour
la vérité ; il était né avec une dextérité merveilleuse pour la
trouver. Quelque enveloppée qu’elle fut, il savait la déméler fort
beureusement ; c’était un esprit également juste et pénétrant ;
il méditait beaucoup, el toujours avec succés. La faiblesse de sa
vue fempécbait de lire autant qubl aurait soubaité ; il était obligé
de rentrer fréquemmenl en lui-méme , pour cbercber dans la
méditation ce que les autres trouvent dans les livrés. Je crois ,
Monsieur, que vous conviendrez avec moi , que tel que je vous
490
le dépeins, il aurait peut-étre perdu quelque chose ä lire; trop
de lecture peut étouffer le génie , au lieu de Taider. Ce n’élait
donc point un de ces savants qui n’ont la léle remplie que
d’idées emprunlées; c’était un esprit véritablement original,
comme il parait par ses ouvrages.
Ceux qui mériient beaucoup ont ordinairement un défaut ,
c’est d'aller trop loin ; ils donnent dans des idées un peu creu-
ses, dans des spéculations trop métapbysiques. Pour lui, il sut
toujours éviter cet écueil , et s’arréter sagement au point que la
raison lui marquait pour limite; il approfondissait un sujet, mais
il ny voyait que ce qui y était réellement , et rien au dela.
Pour sa maniére d’enseigner, il se distinguait par sa méthode,
sa clarté et sa precision; ce n’était pas assez, pour lui, de s’ex-
primer d’iine maniére a se faire entendre, il voulait encore qu’on
ne put pas ne le pas entendre. Ses idées et ses expressions
étaient si nettes, qu’on n’a\ait besoin ni d’interpréte, ni presque
de reflexions pour en déméler le sens.
Sa précision était encore ce qui le caractérisait le mieux ;
c’étail une suite de la justesse et de la netteté de ses idées; il
ne souffrait rien dinutile au sujet qu il traitait. Son premier soin
était d’écarter tout ce qui y était étranger. Je ne crains pas,
Monsieur, que vous soyez de ceux qui s’imaginent que le trop
de précision nuit quelquefois a la clarlé ; cbez lui elle y aidait
plutöt que d’y étre contraire. L’art qu’il avait de rapprocber les
idées, les rendait non-seuiernent plus vives, mais encore plus
claires. Vous savez que la clarté qui nait de la précision frappe
dans rinstant, et s’aper^oit d’un coup d’oeil; celle qu’on croit
produire par un style difliis, ne vient que peu a peu, et fait lan-
guir Tauditeur, pour ne pas dire qu’elle Tennuie assez souvent.
Le grand art esl de réunir dlflerents iraits de lumiére dans une
plirase qui n’ait pas trop d’étendue.
Les lejons de M. Burlamaqui eurent bientöt un grand succés.
On ne tarda pas a reconnaitre la supériorité de ses talen ts, et
les avantages de sa maniére d’enseigner. Son auditoire était fort
491
fréquenté, iion-seulement par des étudianls ordinaires, mais par
des étrangers de distinction.
La noblesse anglaise, qui vient ordinairement faire quelque
séjour dans notre ville , n^aurait pas cru en avoir profité , si elle
n^avait pas fait un cours de droit naturel sous cet habile maitre.
Il a eu rhonneur d’enseigner assez longtemps S. A. S. le prince
Frédéric de Hesse-Cassel , qui vint faire ses études a Geneve
en 1732, et qui y passa quatre ou cinq années. Son séjour fut
interrompu par un voyage de quatre ou cinq mois, que le prince
fut obligé de faire a Cassel. Il ne put pas se passer de son cher
professeur ; il Temmena avec lui, et le ramena ensuite a Geneve,
comblé des marques d’estime et de considération qu’il avait re-
^ues dans cette cour. A son départ de Cassel , le prince Guil-
laume lui fit une gratification de six cents louis.
Le prince George étant venu en 1744 a Geneve, ou il passa
environ deux années , goutait extrémement les entretiens de
M. Burlamaqui, le voyait fréquemment et Tbonorait de toute
sa confiance ; ce qui fit qu’un de ses amis lui appliqua un jour
ee vers d’Horace :
Principibus placuisse viris non ultima laus est.
Gette clarté et cette précision , qualltés si nécessaires a un
homme qui enseigne , n^empéchaient pas que notre professeur
ne fut encore éloquent quand il le fallait. 11 avait, plus qiéaucun
autre, le talent de persuader ; il trouvait toujours, pour s’expri-
mer, les termes les plus propres et les plus énergiques, et, loin
que sa précision rendit ses discours secs et décharnés, il véri-
fiait parfaitement une maxime de feu Tabbé Girard, qui dit,
dans ses Synonymes frangais^ « que les idées précises erabel-
lissent le langage ordinaire, et qu’on peut méme dire quelles
en font le sublime. »
Malgré la faiblesse de sa vue, il ne laissait pas d’avoir assez
de littérature ; il connaissait les beautés des anciens auteurs , et
savait en faire usage dans Foccasion. Ge qiFil avait de particu-
492
lier, c’est beaiicoup de gout poiir ies beaiix-arts, peinture, sculp»
Uire, arcliiteclure, miisique ; mais la peinture faisait sa passion
dominante; il en parlait et en jugeait avec beaucoup de justesse.
Ce gout semblait étre né avec lui , et étre le fruit du naturel et
du génie.
Pour vous prouver, Monsieur, que quand il parlait peinture ,
ce n’était pas le simple jargon d’un demi-connaisseur, voici ce
que je tiens d’un habile artiste : « M. Burlamaqui , m’a-t-il dit ,
aimait la peinture , mais, de plus, il en avait saisi les vrais prin»
cipes avec autant de sagacité, de precision et de netteté, que
ceux de la jurisprudence. (Tétait un bon juge, non-seulement
dans les clioses communes, mais encore dans ce que cet art a
de plus difficile et de plus délicat ; il ne paraissait jamais si bon
connaisseur qu’aux yeux des artistes du premier ordre, qui,
pendant quarante ans, avaient brillé et fréquenté les plus grands
maitres dans la ville du monde ou les beaux-arts fleurissent le
plus. »
Pour vous donner la clef de ce dernier artide, je crois qu’il
regarde M. Arlaud, célébre peintre en miniature, qui, apres
avoir exercé son art avec beaucoup d’applaudissement a Paris ,
se retira a Geneve sa patrie , et logeait dans la méme maison
que M. Burlamaqui. Étant ainsi a portée run de 1’autre, ils
avaient le plaisir de parler fréquemment de leur cliére peinture.
Apres la mort de cet liabile peintre, M. Burlamaqui établit une
correspondance dans les pays étrangers, pour pouvoir s’entre-
tenir d’un art quil affectionnait si fort.
Quoique sa fortune fut médiocre , il s’était fait un riclie re-
cueil d’estampes les plus estimées. On voit méme dans son ca-
binet quelques tableaux des plus grands maitres, d’Annibal
Carraclie, de Bembrand, du Parmesan, et d’autres. il en avait
peu , mais tout était exquis; il ne s’en laissait poinl imposer par
le beau coloris d’un tableau , ou par le burin délicat d’une es-
tampe, au prcjudice de la justesse et de la correction du dessin.
493
Il préférait les estampes gravées par les bons peintres, ä celles
des plus celebres graveurs.
Il aurait voulu voir ce gout un peu plus répandu dans sa
patrie ; il avait fort ä cceur surtout que 1’on établit a Geneve
une écoie de dessin , ou un bofi dessinateur, gagé par le public,
donnerait des lejons a un certain nombre de jeunes gens des»
tinés a exercer diverses professions ou le dessin est nécessaire,
ou directemeut, ou d’une maniére indirecte ; il parlait fréquem-
ment de ce projet, qu’ii affectionnait beaucoup. Nous avons dans
Geneve un grand nombre d’ouvriers qui ne manquent pas d’a-
dresse, mais dont le dessin perfectionnerait beaucoup le gout,
et donnerait a leurs ouvrages une élégaiice qui les ferait encore
plus rechercher. M. Burlamaqui n’a pas eu la satisfaction de voir
former cet établissement , qui vient enfin d’étre réglé dans nos
Conseils ; mais il a la gloire d’en avoir congu le premier le pro-
jet, de Tavoir forlement appuyé dans toutes les occasions, et
surtoiu d’avoir aidé a former un habile artiste , que Ton vient
de choisir pour diriger cette écoie , et qui est actuellement ä
Paris pour se pourvoir de tons les meilleurs modéles dont il
aura besoin dans la suite.
Les qualités du cceur répondaient a celles de Tesprit chez
M. Burlamaqui. On trouvait en lui Fliomme véritablement so-
ciable, les mceors les plus douces et les plus liantes, une hu-
meur toujours égale ; il ne lui arrivait guére de contredire les
autres. Malgré la supériorité de ses lumiéres , il souffrait tran-
quillement que Ton fut d’un sentiment opposé au sien. Loin de
heurter de front ceux qui ne pensaient pas comme lui, il se con-
tentait dans le cours de la conversation , de les éclairer d’une
maniére douce et presque imperceptible ; il les remettait insen-
siblement dans la bonne voie, et les faisait revenir, comme d’eux-
mémes , de leurs préventions.
Il y a plus : c’était une belle åme , un cceur noble el géné-
reux, toujours prét a s employer pour ceux qui avaient besoin
de lui. Son penchanl a faire du bien s’est fait connaitre surtout
494
a régard de quelques jeunes gens qui avaient du talent, et qui
manquaient des secours nécessaires pour les développer; il les
aidait noii-seulement de ses conseils , mais plus réellement en-
core. On a vu ä Paris des artistes fort experts qui ont reconnu,
dans loutes les occasions, quils lui devaient tout ce qu ils élaient.
Il était Tami du genre humain, toujours prét a rendre aux autres
toutes sortes de bons offices ; c^était un coeur véritablement
tourné vers cette bienveillance universelle, que le celebre Féne-
lon , archevéque de Cambrai, a si fort recommandée.
La bibliothéque de Geneve s’est ressentie apres sa mort de sa
générosité ; il a fait, par son testament, un présent considérable
en tableaux, en livrés rares et précieux, recueils d’antiquités ,
tels que le Museum Florentinum^ et divers autres de grand
prix. Tous ses recueils d’estampes , si bien choisis, y ont aussi
versé.
J’ai déja dit que des qu'il eut cessé d’enseigner, il fut vive-
ment sollicité a entrer dans le Petit-Conseil de notre Répu-
blique. Il n’est pas nécessaire de m’arréter beaucoup ici , Mon-
sieur, a vous le représenter comme magistrat. Vous concevrez
aisément qu’avec ses lumiéres sur la jurisprudence , et un coeur
droit, il ne pouvait quétre un bon juge en matiére d’alfaires
civiles. C^était un magistrat des plus accessibles et des plus affa-
bles ; il n’a jamais rebuté personne de ceux qui allaient a lui.
Ceux qui le consultaient s’en sont toujours bien trouvés. Comme
il avait le jugement exquis , lesprit dégagé de préjugés, les
conseils qu’il donnait semblaient dictés par la sagesse.
Il se distinguait aussi du coté de la politique. La nature de
notre gouvernement, les intéréts de notre petite République, lui
étaient parfaitement connus. Ses lumiéres étaient méme fort
supérieures , et , s’il avait été placé sur un plus grand théåtre ,
on Taurait regardé comme un véritable homme d’État.
Jusqifici, Monsieur, je vous ai fait voir dans M. Rurlamaqui
le jurisconsulte , Thomme de lettres , le connaisseur en matiére
de beaux-arts, le juge, le politique, et surtout Thomme de bien
495
et vertueux. L^article imporlant reste encore h toucher, c’est
celui de la piété et de la religion. Si nous n’y trouvions pas le
chrétien , que serait-ce au fond que toutes ces qualités hu-
maines? Mais c’est ici le beau cöté de celui que nous regrettons:
il a toujours montré un grand attachement a la religion. Il Tavait
bien étudiée , il aimait a en parler, et il y ramenait autant qu’il
pouvait la conversation.
Il était fortement persuadé de sa vérilé, et de la divinité de
rÉvangile. Quoique dans son ouvrage imprimé il ait si bien dé-
veloppé la religion naturelle , il sentait parfaitement combien il
nous importe d^avoir une loi positive , qui lui servit de supple-
ment et qui la confirmåt; il appuyait beaucoup sur la nécessité
de la révélation. Il était bien éloigné de la pensée de ces auteurs
qui nous débitent bardiment que la raison seule peut fournir
tout ce qu’on trouve dans FÉcriture sainte.
Il disait a un de ses amis , peu de lemps avant de mourir,
qu’il n’y avait pas bien longtemps qu’il avait travaillé dans ses
Principes du droit naturel^ le cbapitre de V Immortalilé de Våme;
qu’il avait manié ce sujet avec beaucoup d’affection et de plaisir,
sentant bien que sa mort n’était pas éloignée ; mais que ce que
FÉvangile dit de positif la-dessus, est tout autrement satis-
faisant. Il appelait les déclarations de Jésus-Christ sur la vie ä
venir, la bonne parole du maltre , qui fait le solide fondement de
nos espérances.
Yoila ä peu prés, Monsieur, ce que vous avez exigé de moi;
je puis vous assurer que le portrait n’est point flatté. Ge sont-lä
de justes éloges que nous ne saurions refuser a un homme qui
a fait autant d’bonneur a sa patrie ; il a jeté parmi nous les véri-
tables fondements de la jurisprudence. Ses Principes du droit
naturel peuvent aeux seuls donner une idée fort avantageuse de
son génie. M. Burlamaqui était un de ces hommes rares, qui excel-
lent dans leur profession. Les ouvrages de ceux qui instruisent
si utilement le genre bumain , doivent leur assurer une place
bonorable dans la mémoire de toutes les personnes éclairées.
496
Son souvenir doit étre cher d'une maniére particuliére a lout ce
que nous avons de bons citoyens, amis du mérile et de la verlu.
M. Jean Dassier, qui tient bien sa place dans cette classe, vient
de graver la médaille de M. Burlamaqui ; elle est fort belle et
fort ressemblante ; elle fait également honneur et au savant et
Tartiste.
Je suis, etc.
XIV
ÉLOGE HISTORIQUE DE GABRIEL CRAMER, PROFESSEUR
DE PHILOSOPHIE A GENEVE.
(Journal Helvétiqm, fév. 1752. Bibliothéque impartiale, 1752, t. V, partie.)
Gabriel Grämer naquit a Geneve le 31 juillet 1704, dans une
famille qui nous a donné beaucoup de médecins. Son pére, qui
avail exercé cette profession avec beaucoup de succés , mourut
dans un åge avancé il y a environ une année. Il laissa trois fds :
Tainé s’était appliqué au droit, et y avait si bien réussi , qu71 Ta
enseigné pendant quelques années dans notre Académie en qua-
lité de professeur ; il n’a quilté ce poste que pour entrer dans
la magistrature , oii il remplit aujourddiui une des premiéres
places. Le second des fds était notre philosoplie; le cadet s'est
tourné, comme ses ancétres, du cöté de la médecine, et n’a pas
moins de réputation que le pére. Les talents sont héréditaires
dans cette famille.
Notre philosoplie fit ses premiéres études avec beaucoup de
promptitude et un succés surprenant ; il répondait parfaitement,
et au dela dc ce qu’on aurait osé espérer, aux soins que Ton don-
nait ä son éducation.
Le jeune Grämer, sorti du collége , se déclara pour la philo-
sopliie et les matliématiques. Il y fit de rapides progrés , sans
497
que Fapplicalion avec laquelle il s’occupa de ces Sciences nuisit
aux autres études qu il de vail faire.
En 1724, M. Cramer, a}ani a peine vingt ans, disputa la
chaire de philosophie. M. Calandrini , qui n’étail guére plus ågé,
se présenla pour le méme poste. Jugez de la surprise du public,
lorsqu^on vit ces deux jeunes amis briller dans cette dispute !
Elle leur valut beaucoup d’applaudissements. Il est vrai que la
chaire fut donnée a un troisiéme concurrenl d’un åge plus mur,
et qui la remplit encore aujourd’hui fort dignement; mais on
donna aux deux jeunes compétiteurs une chaire de mathémati-
ques qui fut partagée entre eux. On leur permil de voyager,
pourvu qu’ils ne le fissent pas tous deux en méme temps , de
peur que T Académie ne souffrit trop de leur absence , et ils su-
rent profiter l’un et fautre de cette concession.
M. Cramer alla voyager en 1727 ; il commen^a par Båle, ou
il fil un pelit séjour, et il logea chez MM. Bernoiiilli. Il ne lui
fallut pas beaucoup de temps pour apprendre d’eux tout ce qu’il
en voulait tirer. Un mois ou deux suffisaient a un géométre a
qui déja rien n’était difPicile. En Bollande, il lia une amitié
étroite avec fillustre M. s’ Gravesande. Partout il s attira faffec-
tion el f estime des gens de lettres. Il fmit son voyage par Paris,
ou il arriva sur la fm de 1728, et ou il fit des connaissances
fort uliles.
Enrichi des nouvelles acquisitions qu’il avait faites dans les
pays étrangers, il revint dans sa palrie, et s’occupa plus sérieu-
sement que jamais de ses études et de ses fonctions.
Dans la suile, il fut chargé seul de la chaire de mathémati-
ques , avec le titre de professeur en philosophie.
En 1747, il fit un second voyage a Paris, et voici a quelle
occasion : le prince héréditaire de Saxe-Gotha était venu fort
jeune a Geneve, ou il avait fait ses premiéres études. M. Cramer
fut chargé de lui donner quelques lejons. Ce prince, voulant
aller a Paris , fit prier notre philosophe de fy accompagner pour
lui continuer ses soins. Le séjour fut dune année dans cette capi-
T. I. 32
1.98
tale. 11 ) fit beaucoup de connaissances ; il voyail cequon appelle
la bonne compagnie de run et de Tautre sexe. Il fut recherché
par plusieurs personnes de mérite et méme d’un rang distingué.
M. le cbancelier d’Aguesseau Finvitait souvent a sa table, et
goutait beaucoup sa conversation. Outre le savant, on trouvait
encore chez lui Tbomme de gout et d’esprit; il jugeait parfaite-
inent bien d’une piéce de tbéåtre, et il se fit une espéce de répu-
tation de ce cöté-la. Il prit si bien le gout et les maniéres de
Paris , que dans 1’espace d’un mois ou deux il n’y parut plus
en étranger.
Il n’est pas nécessaire de dire qu’il fréquenta surtout MM. de
TAcadémie des Sciences, et qu’il fut fort accueilli d’eux. Le
trait suivant montrera la considération qu’ils avaient pour lui :
apres la mort de M. de Crousaz , quand il fut question de rem-
plir sa place de membre de TAcadémie, ces Messieurs propo-
serent , selon la coutume , deux sujets au roi ; ils indiquérent
M. Van Swielen, premier médecin de rimpératrice , et M. Grä-
mer. S. M. choisit M. Van Swieten , qui est un savant fort es-
timé ; mais la politique eut beaucoup de part a ce choix. La
cour de France ne voulut pas manquer cette occasion d’agréer
a celle de Vienne.
M. Grämer était de la Société royale de Londres , de 1’Aca-
démie de Berlin, de celles de Montpellier et de Lyon, et de TAca-
démie de FInstitut de Bologne. On voit quelques piéces de lui
dans les Transacdons philosophiques et dans les Mémoires de
V Académie de Berlin (dissertation sur Hippocrate de Ghio dans
les Mémoires pour 1748, p. 482).
M. Galandrini , apres avoir enseigné d’une maniére distin-
guée la philosophie dans notre Académie , et s étre acquis une
grande réputation dans les pays étrangers, fut fait conseiller
d’État en 1750, et laissa son emploi a M. Gramer.
Gette méme année parut un de ses ouvrages de mathémati-
ques qui lui fait beaucoup d’honneur*, il porte pour titre : Intro-
duclion å Vanalyse des lignes courbes algébriques , par Gabriel
499
Cramer, a Geneve, 1750; in-4®. M. Daniel Bernouilli ayant lu
celivre, écrivit a un homme du métier: « Get ouvrage est au-
dessus de mes eloges, et digne de ceux des premiers géométres
de TEurope. »
En approfondissant ainsi ce sujet difficile , M. Cramer ne né-
gligeait pas pour cela les autres parties des mathématiques.
Quelque vaste que soit cet objet, aucune ne lui avait échappé;
il s’était fort appliqué a Tarchitecture , et il en a donné des
preuves dans un mémoire sur les moyens de réparer notre ca-
thédrale, auquel il a travaillé avec M. Calandrini. La finesse de
son gout s’étendait sur tous les arts : musique , peinture , gra-
vures , tout lui était connu.
M. Cramer était bon logicien. La justesse du raisonnement
était ce qui le caractérisait le mieux ; quelque matiére qu’il ma-
niåt, il avait Fart de trouver d’abord quelque heureux principe
sur lequel il båtissait, et dont il savait tirer des conséquences
lumineuses qui répandaient beaucoup de jour sur son sujet. Il
portait partout la lumiére,et avait cette étendue d’espritqui nous
fait envisager un objet par toutes ses faces.
La pbysique était son élément. Rien ne peut mieux prouver
son babileté dans cette Science, que la maniére dont un célébre
académicien de Paris, M. de Mairan, qui est regardé comme
le premier physicien de TEurope , parle de lui dans ses ouvra-
ges. Dans les Mémoires de fAcademie pour 1738, traitant de la
lumiére et des couleurs , apres avoir établi que nous devrions
voir dans Teau , et au travers de 1’eau , les objets connus tout
autrement colorés qu’ils n’ont coutume de nous paraitre, il
ajoute : « Lignorais qu’il y eut jusquici d’expérience bien exacte
et bien concluante sur ce sujet, mais M. Cramer, professeur de
philosopbie et de mathématiques a Geneve, avec qui je suis en
commerce de lettres (et 1’on va voir de quelle utilité est le com-
merce d'un homme de son caractére et de son savoir), M. Cra-
mer, dis-je, s’étant fait la méme difficulté, ma fourni une expé-
500
rience exacte, et en méme temps la soliition de toutes les
difficultés qii’elle poiivait faire naitre. »
M. de Mairan avait doimé un systéme nouveau et fort ingé-
nieiix sur la propagalion du son dans les dlfterents tons qui le
modifient (Mém. de 1’Äcadémie^ 1737, p. 1). Il y faisait remarquer
une grande analogie du son avec la lumiére et les couleurs. Il
invita M. Cramer a lui en dire son sentiment ; celui-ci (qui, n’étant
encore qii’étudiant, avait fait des tliéses sur le son^ qui étaient
ce qu’on avait vii jusqu’aIors de meilleur sur cette matiére) ré-
pondit en juillet 1740. Gette premiére lettre est remplie de
politesses, mais qui n’excluent pas la francliise et la sincérité;
il dit a M. de Mairan qu’il a fait dans Tacoustique ce que Newton
a fait dans Toptique ; cependant il trouve , dans son systéme ,
quelques dillicultés qu’il ne lui dissimiile point. M. de Mairan
répondit , convint avec bonne foi de la réalité des ohjections de
M. Cramer, les rejeta modestement sur rimperfection de nos
connaissances, et ajoula de nouveaux éclaircissements de nature
a répandre du jour sur la matiére. M. Cramer récrivit en octo-
bre , proposa encore une objection sur ce que le nouveau sys-
téme compare le son a la lumiére, et ajouta une soliition ingé-
nieuse qui lui était venue ä Tesprit. On trouve un extrait fort
étendu de ces lettres dans le Journal des savants, de mars
1741 fp. 170, edition in- 4®). Yoici la conclusion de cette cor-
respondance savante : a M. de Mairan souscrit a cette réponse,
qu’il trouve décisive Il remercie M. Cramer de la lui avoir
fournie , et il loue sa sagacité de Tavoir imaginée. »
On retrouve encore plus d’une fois M. Cramer dans le Traité
sur les aurores boréales \ de M. de Mairan; mais ce que cet
académicien écrivit a un de leurs amis communs, quand il eut
appris sa mort, est ce qui fait le plus ddionneur au défunt:
« Nous venons, dit-il, de faire une perte irréparable ; je n’ignore
* On y voit (p. 61 et 103) une description fort singuliére d’un phéno-
méne de cette nature, communiquée par M. Cramer. G’étaitproprement une
aurore australe qui parut ä Geneve le 15 février 1730.
501
pas la liaison intime qui existait entre vous et M. Gramer. Yous
savez aiissi, Monsieur, Tamitie que j^avais contractée avec lui
depuis plus de vingt ans ; elle n’avait fait que se fortifier de plus
en plus , parce que je découvrais toujours en lui de nouvelles
qualités, aussi aimables que respectables. Je le consultais avec
confiance, et j etais animé dans mon travail par Tidée que mes
faibles productions pourraient obtenir son suffrage Toute
TAcadémie des Sciences fut bien affligée a la derniére assemblée,
que je leur appris la triste nouvelle de sa mort. »
M. Grämer fut appelé en 1750, le jour des promolions de
notre Académie , a trailer a son tour, dans un discours public ,
un sujet de sa profession. xMais bien des gens qui assistent a
cette cérémonie n’ont qu une légére teinture des Sciences, et il
faut savoir s’accommoder un peu a leur porlée. Le dernier dis-
cours de ce genre, que nous donna notre professeur, roula sur
une question dliistoire naturelle, ou plulot de bolanique: il
s’agissait de savoir ce que Ton doit penser de Topinion com-
mune du cbangement du blé en ivraie. Ge qui rendait cette
question intéressante, c’est que nos pr omotions précédent immé-
diatement la moisson , et que cette année-la nos cbamps étaient
fort infeclés d’ivraie. Ge ne sont pas seulement les gens de cam-
pagne labourant la terre qui prétendent que le froment se change
en ce mauvais grain , mais des personnes mémes qui ont cul-
tivé leur esprit sont infatuées de cette opinion. M. Gramer se
déclara contre cette prétendue métamorphose ; mais au lieu de
donner a son discours un air de dispute, il en fit un ingénieux
dialogue , qu il supposait s’étre passé dans une promenade de
deux amis, qui, !es jours précédents, avaient cultivé un champ
oii Fivraie abondait. On comprit bien que les deux interlocuteurs
étaient un de ses collégues et lui. Ils éplucbent la matiére ; le
pour et le contre y sont trés-bien exposés. Quoique le sujet n’en
paraisse pas fort susceptible, on y trouve cette élégance et cette
gråce que Ton appelle aménilés. La triste et malheureuse ivraie,
\’infelix lolium de Yirgile, se change en fleur entre ses mains.
502
Ce discours débité par un habile orateur, qui avait la voix fort
belle , qui excellait dans la récitation , qui variait son ton a pro-
pos, comme le demande le dialogue, ce discours ne pouvait pas
manquer d'étre extrémement applaudi. On vient de Timprimer
dans le Mmeum Helveticum de M. Zimmermann , de Zurich. On
y perdra , a la vérité , les gråces de la récitation ; mais on y
trouvera la question irés-bien traitée pour le fond, ornée de
tours ingénieux et exprimée dans la latinité la plus pure.
D ordinaire, le gout des mathématiques et celui de TeruditiGa
s’excluent. La géométrie souffre tout au plus que 1’on cultive
la physique, car il y a entre elles quelque alliance ; mais elle ne
permet guére qu’on se partage entre elle et les autres Sciences.
Cependant M. Grämer était bien autre chose que mathématicien
et pliilosophe ; né avec un esprit pénétrant et une grande mé-
moire , laborieux , lisant beaucoup et avec une rapidité prodi-
gieuse, ayant Tart d’apercevoir d’un coup d’oeil ce qu’il y avait
a remarquer dans un livre, c etait une encyclopédie vivante, un
génie universel, qui embrassait tout et qui réussissait a tout.
On avait formé dans notre ville quelques sociétés littéraires,
ou il se trouvait trés-réguliérement. On y traitait différentes
matiéres de Science, et il était prét sur tout. S’agissait-il de la
religion? Il en parlait en théologien consommé. Souvent on
mettait sur le tapis quelque passage de FÉvangile qui paraissait
n’avoir pas été bien entendu ; il ne manquait guére alors d’y
trouver un sens satisfaisant, a Taide de son gout critique, et avec
le secours de la langue grecque qu’il entendait trés-bien. Il ne
lisait jamais les anciens géométres grecs que dans leur langue
originale.
On peut encore donner rang a M. Grämer parmi les anti-
quaires ; il avait étudié Thistoire avec soin , et il avait un talent
particulier pour déchiffrer les anciennes inscriptions a demi ou
presque enliérement effacées. Les écritures les plus bizarres et
les plus surannées ne Tarrétaient point; on en jugera par le
trait suivant:
503
M. Lullin, professeur d’histoire ecclésiastique dans notre Aca-
démie, fil, il y a dix oii douze ans, de fort beaux presents a la
bibliothéque publique de notre ville. Parmi les piéces rares dont
il Ta enrichie , on voit des tablettes cirées telles que les avaient
les anciens. Ce sont hiiit ou dix planches de bois fort minces ,
de la haiiteur d’un petit in-folio, enduites d’une couche de cire
colorée , sur laquelle on avait écrit avec un style ou poingon.
On y Yoyait de Fécriture d'un bout a Tautre, mais personne n’en
pouvait lire un mot. Alexandre Pétau , conseiller au Parlement
de Paris au commencement du dix-septiéme siécle , a qui elles
avaient appartenu , avait fait des tentalives inutiles pour les ex-
pliquer. On voit , par un feuillet de papier que le relieur avait
mis au commencement du livre, que ce curieux avait essayé
d’en rendre trois ou quatre lignes, ou il a méme fait des fautes,
et qu’il fut obligé d’abandonner Touvrage. Des que nous les
eumes, nous les montråmes a divers hommes de lettres, qui
n’en purent rien tirer non plus. Enfin , nous priåmes M. Gramer
de les examiner a loisir chez lui. Dans Tespace de huit jours,
il les dépouilla entiérement , et nous les renvoya avec un cahier
de papier ou Ton voyait d\in cöté une copie figurée de chaque
page , qui imitait parfaitement la forme bizarre des lettres et les
abbréviations, et vis-a-vis Texplication en caractéres ordinaires ;
il n’y manquait que les endroits oii la cire avait été gercée ou
enlevée dans Toriginal. Les voyageurs qui viennent voir notre
bibliothéque trouvent ces tablettes fort curieuses, mais ceux qui
ont du gout ne manquent pas de remarquer que la copie Test
bien autant que Toriginal \
Enfm, M. Grämer se distinguait aussi du coté de la politique ;
il était membre du Grand Gonseil des Deux Gents, et du Gonseil
secret des Soixante. Il y parlait ordinairement avec quelque
étendue sur les questions proposées, et toujours avec beaucoup
de justesse; il s’exprimait avec facilité, liberté et énergie; il
' Voyez ci-dessus , p. 79, et Bibliothéque raisomée, XXVIII, 460 ; Mém.
de Trévoux, juillet 1742, art. L.
504
avait la voix fort beile et loutes les qualiiés qui font l’orateur.
Quand son tour venait de parler, on apercevait un grand si-
lence dans Tassemhlée.
Depuis quelque temps, M. Cramer était alteint d’une espéce
de langueur dont on ne connaissait pas bien la cause, mais qiie 1’on
pouvait altribuer vraisemblablement a un excés de Iravail. Les
remédes ne paraissent pas convenir a ce mal; on lui conseilla
un vo vage dans les provinces méridionales de la France. On le
tirait par la de son cabinet , et on lui procurait un exercice qui
devait lui étre salulaire. Deux ou trois amis, a qui la méme or-
donnance con venait, se joignirent a luL et ils partirent au
solstice ddiiver 1751. Quelque précaution quils prissent, le
froid ayant considérablement augmenté a Noél , M. Cramer s’en
ressentit. Nos voyageurs ne laissérent pas de continuer leur
route, mais a peine avaient-ils mis le pied dans le Languedoc,
que M. Cramer sentit ses forces diminuer entiérement , et il
expira le 4 janvier 1752 , dans la petite ville de Bagnols, d’un
affaiblissement total de la nalure, comme un édifice qui croule
sous son propre poids ; il n’avait pas encore quarante-huit ans.
Apres sa mort , on a trouvé dans son cabinet un grand re-
cueil de lettres écrites aux principaux savants de TEurope , que
Ton peut regarder comme autant de dissertations. Il y en a sur
la détermination des orbites et des mouvements des planétes ,
sur la fameuse question des forces vives, sur le mouvemeiit
de Tapogée de la lune , et sur divers ouvrages qui paraissaient ,
sur lesquels les auteurs souhaitaient d’avoir son avis. Cette cor-
respondance était si étendue , qu’elle aurait suffi seule pour oc-
cuper un savant ; on ne doute pas que ce grand travail n’ait
abrégé ses jours.
On vient de me communiquer, sur cet affligeant sujet , une
lettre de M. Daniel Bernouilli, adressée a un savant de notre
ville. « Notre gazette, dit-il, nous avait déja appris la triste
nouvelle que vous venez de me marquer ; elle m’a touché au
vif. J’ai perdu un intime ami; votre ville et notre Suisse ont
605
perdu un de leurs plus beaux ornemeiits , et toute 1’Europe un
savanl du premier ordre , né pour augmenter el pour perfec-
tionner les Sciences. G’était non-seulement un illustre, mais en-
core un ainiable savant. »
G’était un aimable savant , en effet , que Gabriel Gramer. Né
avec une physionomie heureuse , on le voyait toujours avec un
air ouvert et alFable, un de ces extérieurs prévenants qui nous
gagnent Taffection des autres, avant méme qu’ils sachent ce
que nous valons.
Mais il était surlout aimable par les qualités du coeur. Sen-
sible aux charmes de Tamitie et doué des qualités les plus so-
ciables, il ne se irouvait jamais mieux que dans ce cercle d’amis
qui formaient nos sociétés littéraires. Il n’est pas besoin de dire
combien on y goutait sa conversation également solide et en-
jouée ; il avait une ample provision d’anecdotes bien choisies ,
qu’il plagail toujours a propos.
G’était un bon citoyen, fort attaché ä sa patrie, et qui en a
donné des preuves nombreuses. Il n’a jamais refusé aucun tra-
Tail qui pouvait tendre au bien public ; on l’a vu s’ensevelir dans
nos archives pour les mettre en ordre et y déchiffrer des titres
anciens qui avaient arrété tous nos archivistes. Peu avant sa
mort, il était fort occupé de la réparation de notre cathédrale.
M. Gramer a toujours vécu dans la plus étroite union avec sa
famille *, il se plaisait au milieu des siens , dans la maison pater-
nelle , et c’est peut-étre pour ne pas s’en séparer, qu’il n’a pas
pensé au mariage. Je sais bien qu on n’est pas embarrassé a
donner la raison de ce que les gens de lettres évitent les noeuds
du mariage : c^est ordinairement pour vaquer a Tétude avec
moins de distraclion. L’abbé Le Blanc, dans ses Lettres (Tm
Frangais , écrites de Londres , dit que les homrnes célébres de-
vraient garder le célibat. Son sentiment parait fondé, mais il en
donne une raison bien mince , c’est que une Madame Newton
el une Madame de Fontenelle sonneraienl mal aux oreilles.
Mais ce qui est le plus important , ce qui donne surtout du
506
prix a ces qualités eslimables; c’est que M. Cramer était un vé-
rilable chrétien. Il avail bien étudié la religion chrétienne, s'était
fortement convaincu de sa vérité et de son excellence , et lui
était profondément attaché. Dans toutes les occasions , il Tap-
puyait et la défendait de toutes les forces de son beau génie;
il avait une dextérité merveilleuse a résoudre les objections que
tant de gens se plaisent aujourd’hui a faire contre la révélation.
S’il est triste pour nous d’avoir perdu un siijet de ce niérite , il
est consolant de le voir mourir dans des sentiments si chrétiens,
et qui ont été toute sa vie ses principes dirigeants.
M. Jallabert vient d’étre élu professeur de philosophie a la
place de M. Cramer ; il avait auparavant la physique expérimen-
tale. On a de lui un Traité de Vélectricité^ qui lui a fait beau-
coup d'honneur , et il s’est acquis une solide réputation par
divers autres endroits.
Geneve, le 20 janvier 1752.
]/l^^ JJ-
TABLE DES DISSERTATIONS
CONTENUES DANS i^E VOLUME. Z"
Ire Partie* — Dissertations sur l’histoire physique.
Pages
1 . Lettre sur une prétendue singularité du Rhone 1
2. Lettre sur quelques particularités du Rhöne 16
3. Lettre concernant le lac Léman 24
4. Remarques sur le lac Léman, et description des en virons de
Geneve 41
5. Lettre sur les glaciéres de Savoie 50
6. Suite de la description des glaciéres de Savoie 59
Ifme Partie. — Dissertations concernant la Bibliothé-
que de Geneve, ses manuscrits, ses livrés rares et
ses euriositéso
7. Lettre ä M. Bourguet sur la Bibliothéque de Geneve 71
8. Seconde lettre sur la Bibliothéque de Genéve 79
9. Troisiéme lettre sur la Bibliothéque de Genéve 91
10. Quatriéme lettre sur la Bibliothéque de Genéve et divers sujets
de littérature 103
11. Notice sur un ancien misselde la Bibliothéque de Genéve ... 116
12. Description d’une statue antique d’un prétre gaulois, conservée
ä la Bibliothéque 139
13. Explication d’un bouclier votif conservé å la Bibliothéque de
Genéve 149
14. Éclaircissement sur untableau de Rubens, representant Turquet
de May erne, å la Bibliothéque de Genéve 160
15. Lettre sur une table d’un marbre précieux, de la Bibliothéque
de Genéve, et sur d’autres curiosités 170
508
Pages
lllme Partie* — Dissertations sur les antiquités et ies
monuments.
A. Antiquités.
16. Éclaircissement sur le camp de Galba en Yalais, et sur le re-
tranchement que César opposa aux Suisses entre le lac de
Geneve et le mont Jura 179
17. Inscription romaine relative å une horloge, trouvée en Savoie . 191
18. Inscription romaine trouvée ä Geneve 199
19. Explication d’un ancien sceau fort singulier 206
B. Saint-Pierre, cathédrale de Geneve.
20. Origine de Taigledouble de Tempire, et armoiries de Geneve . 216
21. Recherches sur la fondation de TÉglise cathédrale de Genéve . 229
22. Lettre sur Taigle impériale sculptée sur le frontispice de la cathé-
drale de Genéve 245
23. Éclaircissement sur une tete, (|ue 1’on pense étre d’Apollon, dans
le mur oriental de Saint-Pierre 252
24. Nouvelles recherches sur la cathédrale de Genéve 265
25. Lettre sur la réparation de la cathédrale de Genéve 284
Partie. — Dissertations sur 1'liistoire de Cienéve.
A. Histoire Civile.
26. Éclaircissements sur 1’histoire ancienne de Genéve 291
27. Recherches sur lesanciens évéques de Genéve 310
28. Suite des recherches sur les anciens évéques de Genéve. . . . 323
29. Particularités sur Jean de Brogny, évéque de Genéve 335
30. Les Genevois ont-ils pris part ä la bataille de Crécy entre les
Frangais et les Anglais en 1346? 341
31. Éclaircissement sur une prétendue communication secréte entre
deux anciens couvents de Genéve 353
32. Particularités sur FranQois Bonivard, dernier prieur de Saint-
Victor 363
33. Urbain Bonivard, grand-oncle de Fran^ois 376
34. Sur les lettres de Calvin ä Jaques de Bourgogne, Seigneur de
Falais, et sur Bolsec 386
509
Pages
B. Histoire ecclésiastique et littéraire.
35. Les psaumes de Marot et de Béze qu’on chante dans 1’Église de
Geneve 408
36. Origine de rimprimerie ä Genéve, etlivre de Sapience imprimé
dans cette ville en 1478, nouvellement acquis par la Biblio-
théque 450
C. Biographie contemporaine.
37. Éloge historique de Jean-Antoine Arlaud, peintre 463
38. Eloge historique de Jean-Jaques Burlamaqui 484
39. Éloge historique de Gabriel Grämer 496
" ' -^' ' - '.'i-^* - .>:•-!> ,T-^.<-'- .-t,..- •'. '■'■ • ^ 'v -;•'••• •*■ ■
K'0'- -:V'
-- iwi":/lV/‘‘-Åter •. •V!v- ’ V. ,-- /*-■ J^' \'
TABLE ALPHABÉTIQUE DES MATIÉRES.
A
Åbauzit (Firmin) Tun des bibliothécaires de Geneve, va chercher å Martigny
s’il y a trace du camp de Galba, 182 : explique 1’inscription de Brocchus,
Genavensibus lams dat 203; consulté sur 1’Hist. eccl. de Geneve, 311.
Absolution, formule collective, 134: fables répandues au moyen ågesur son
efficacité, 460.
Adéldide^ impératrice; sa vie, 275 : sa visite å Genéve en 999, 281 : ré-
putée sainte, 283: est-ce sa statue qui figure, å droite du Christ, sur le
fronton de Saint-Pierre ? 275, 283, 290.
Agaunum^ anden nom de Saint-Maurice ; étymologie, 181.
Aigle-, (armoiries) encore simple quand Genéve la fit peindre å la venue de
Pempereur en 1442, 247.
Aigle éployée (å 2 létes), armes de 1’empire, 217 : opinions diverses sur son
origine, 218, 219, 222: parait pour la P® fois en Allemagne sur un con-
tre-scel de Wenceslas en 1381, 220: usitée dans les armes de Tempire
d’orient, 246 ; passe, å sa chute, dans celles de Femp. d’ocddent, 247 :
sculptée sur le fronton de Saint-Pierre probablement apres répar. de
Pincendie de 1430 , 251 : fable d’une aigle vivante å 2 tetes, 224. V.
Armoiries.
Aimon, archev. de Tarentaise, date de sa mort, 137.
Alcuin, date de sa mort, 98.
Allobroges, Genéve était leur derniére ville au nord, 292. V. Aurélien.
Almanachs, usage d’y écrire les événements en face dujourouilsarrivent,99.
Altaldus, évéque de Genéve, 9‘^^e siéde, 324.
Alten, son Hist. des Suisses, 341 : erreur réfutée, 344.
Anges, saint Paul et le concile de Laodicée, défendent de leur rendre un
culte, 122. — Livre des S. Anges, impr. å Genéve en 1478, 451.
Anguilles, il n’y en a pas dans le lac, 42.
Animaux symboliques représentant le Sauveur et les évangélistes, 240.
Anjou, son écusson sur le sceau des monnayeurs, 207.
Anségise, évéq. de Genéve au 9«ie siécle, 328.
Antiquités trouvées å Genéve. Instr.de sacrifice danslelacaupied de lapierre
å Niton, 45: masque d’Apollon, 105: statue de prétre gaulois, 139: bou-
clier votif, Largitas Valentiniani, 149: vase funéraire d’albåtre, 176.: in-
scription au Dieu inconnu génie du lieu, 199.
512
Apollon, masque trouvé å Geneve, 105, 254 ; est le génie du lieu d’une inser,
trouvée å Genéve, 204: était adoré å Genéve, 204, 253, 256, 267. Tete
sculptée å St-Pierre, 252, 267.
Apradus, évéq. de Gen., siécle, 324.
Arlaud, peintre genevois: sa naissance, 463; ses travaux ä Paris, 464:
accueilli par le régent et sa mére, 465: son talent et sa fortune, 466 : sa
collection de tableaux, 467. Sa Léda, 488; il la détruit lui-méme, 471 :
pourquoi, 475; débris qui en restent; son portrait å la galerie de Flo-
rence, 476: son instruetion, son caractére, 477 : sa vieillesse å Genéve,
478: son amour-propre quant å la peinture, 480: sa mort, 482: ses
legs å la Bibliothéque, et sa raédaille par Dassier, 483.
Arles, son éeusson sur le sceau des monnayeurs, 207.
Armoirks de Genéve, blason, origine, et épigramme d’Owen å leur sujet,
226: surmontées d’un soleil avec le monogr. J H S., 259: aigles nour-
ries å Genéve comme armes parlantes, 227. — V. Devise.
Arpenas, caseade, 54.
Artillerie employée å Grécy, en 1346, et déjå en 1330, 352.
A?wairon ou Arhairon^ sa source, 61 : son or, 62.
Arve^ sa source, 52, 64 : charie quelque peu d’or 20, 21, 52 : en 1711 a fait
rétrograder le Rhone, 14 ; de méme en 1572 et 1740, 53.
Athanase, manuscrit de sesdialogues sur la Trinité, å la Bibi. 93, 94.
Augustin (S.), manuscrit sur papyrus de ses sermons, å la Bibi. 73. Sa Cité
de Dieu, impr. å Rome en 1468, 91.
A wklien, fausse opinion qui lui attribue la reslaur. de Genéve, 293: d’ou
elle vient, 294; sa cause, 295. Le nom faulif dVlwrc/ia Allobrogum pour
Genéve en est dérivé, 293.
Avitus, archev. de Vieime, consaere St-Pierre de Genéve, refait aprés in-
' cendiede guerre, 231, 268 : ses homélies, 232, 270.
|{
Baptéme par immersion, primitif ; puis par aspersion, 134.
Bayle, loue å tort Léti, 305 ; réfute les calomnies de Bolsec contre Calvin,
401 : ses recherches sur les psaumes, 409.
Belen, Apollon gaulois, 204.
Berthelier, sa prédiction å Bonivard, et sa mort pour la cause de Genéve, 368.
Bertrandis, évéq. de Genéve, 334.
Béze (Théodore de), traduit en vers fran^ais les 100 psaumes que Marot n’a-
vait pas traduits, 414, 416: obtient privilége pour les imprimer en 1551,
417 : cependant en 1553 et 1556 on n’en avait encore imprimé qu’une .
partie, 418, 419: sa version vieillie, 438: revue, 439.
Bibliothéque publique de Genéve, principalement acerue au 18“ie siécle;
préte des livrés: Son administration, 72; Dons: Bonivard, 91 , 375:
Lullin, 73, 90; Windham, 104; Vernet, 105 ; Cambiague, 169 ; Du Quesne,
176; Arlaud, 483; Burlamaqui, 494 (voy. å divers artides de cette table,
les cboses précieuses qui y sont déposées).
513
Biondi^ beau-frére de Mayerne, 167.
Bolsec, soutient ropinion opposée å Calvin sur la prédestination 388, 395 :
est arrété, 396 : banni, 398 : écrit une vie mensongére et calomnieuse
de Calvin, 400.
Bonivard, Fr., dernier prieurde St-Victor: sa naissance, 365: zélé pour la
liberté de la ville, 367 : parle en faveur de Falliance de Geneve avec les
Siiisses , 369 : le duc de Savoie 1’arréte et le retient deux ans å Grolée ;
perd son prieuré, 370 : le recouvre ; est arrété de nouveau et gardé å
Chillon jusqu’en 1536, 371 : embrasse la réforme, 372: sa disposition
tolérante, 373: comment on Findemnise de la perte de son prieuré, 374:
son mariage, 374 : ses ouvrages, 375.
Bonivard, Urbain, son sceau, 377 : évéque de Verceil et commendataire du
prieuré de Saint-Victor, qu’il résigne å son neveu Jean-Amé, 378 : em-
ployé å des négociations par la maison de Savoie, 380.
Bozon, évéq. de Geneve, 328.
Boudier wii/* (explication d’un), portant la légende Largitas D. n. Valenti-
niani Aug. trouvé prés Geneve, 149: de celui de Scipion, 153: de celui
attribué å Annibal, 156.
Bourgogne (J. de), seigneur de Falais : lettres que Calvin lui adresse, 386 :
vient å Geneve, 387 : se brouille avec Calvin par intérét pour son médecin
Bolsec, 388 : tolérant ; écrit au conseil en faveur de Bolsec, 389 : se re-
tire å Veigy, 390 : sa famille, 392.
Brocchus, son inser. Genavensibus lacus dat, expliquée, 204.
Brogni (J. de), évéq. de Genéve, tire son nom de son village : porcher dans
son enfance, 336 : chapelle qu’il érige å Genéve et souvenir de sa con-
dition premiére, 337 : figuré sur les rétables de sa chapelle, 339 : ses
armes, 339: sa sépulture, 341.
Biirlamachi ou Burlamaqui, famille de Lucques, embrasse la réforme et se
réfugie en France, 485: comment échappe å la St-Barthélemy , 486:
vient å Genéve, 487 : J.-J. Burlamaqui, naissance, éducation, voyages,
488 : son enseignement du droit å Genéve, 488, 491 : ses Principes de
droit naturel, 484, 495 : ses talents, 490: son gout pour la peinture, 492 :
son projet d’une école de dessin å Genéve, 493 : fait conseiller d’État,
489: sa mort, 489 : ses legs å la Bibliothéque, 494: son christianisme,
495.
Butini, J. Rob. Sa dissertation sur Femplacement du retranchement de Gé-
sar, 188.
€
Gadrans solaires, pour mesurer le temps chez les Romains, 193.
Calandrini, J.-L., dispute å 20 ans unechaire de philosophie, 497 : la céde
å Cramer en entrant au conseil d’État, 498 : sa dissertation surSt-Pierre
266.
Calendriers, en tete de livrés d’églises, manuscrits accompagnés de nécrolo-
ges, 117.
T. I.
33
514
Calvin, ses lettres å J. de Bourgogne, impr. å Amst. 1744, 386: beaucoup
de ses lettres conservées å la Biblioth. de Geneve, 387 : réfute Bolsec
sur la prédestination, 396 : écrit contre lui aux églises suisses, 389, 397 :
calomnies de Bolsec contre lui, 400, 402 : injnstes attaques des jésuites de
Trévoux contre lui, 402 : sa réponse aux églises de France demandant
des ministres, 403 : son aversion pour Charles-Quint, 404 : son vaste sa-
voir, 407 : veut que le culte se fasse en langue maternelle, et adopte le chant
des psaumes traduits par Marot, 410.
Cambiagm (de), donne å la Bibi. le portrait de son onde Mayerne par
Bubens, 169.
Camp de Galba, Fontenu le place bien en Valais, inais croit å tort, d’aprés
Simeoni, qu’il subsiste encore, 180: son emplacement, 182 : il n’ en reste
aucune trace ni souvenir, 183 : erreur de ceux qui le placent au Bugey,
184, ou il n’y en a pas trace, 190.
Carloman, frére de Pepin, anecdote ä son sujet, 97.
Cataldus, évéq. de Geneve, 324.
Cathédrale de Geneve, V. St-Pierre.
César, mur ou retranchement qu’il oppose aux Helvétiens, 185: opinions
diverses å ce sujet, 187. V. Retranchement.
Chablais, rive savoisienne du lac, 40.
Chamouni, prieuré, 55 : sa position, 64 : son miel, 65 : attachement des
habitants, 66: étymologie, 67.
Chant, V. Notes de musique, Psaumes.
ChapeJle d’Ostie ou des Macchabées, fondée par Je card. de Brogni, 337, et
non par de Bertrandis, 339: d’ou vient le nom de Macchabées? 340.
Charlemagne, tient å Geneve un conseil de guerre, mal å propos qualifié
concile, 235, 262 : fable de Léti sur son séjour, 237 : n’a pas mis 1’aigle
impériale sur St-Pierre, et il est douteux que sa statue y figuråt, 236.
Charles IX, approuve la traduction des psaumes en vers fran^ais, en 1561,
424: dans quelles circonstances, 431 : demande vainement qu’une partie
du culte se célébre en franfais, 434.
Christianisme, quand établi å Geneve, 314.
Chronique de Massai, 96 : publiée par Labbe, 100 : de Bonivard, 375.
Ciceron, V. Ojfices.
Claire, V. Sainte Claire.
Clepsydres de deux sortes cliez les Romains, 193: portatives, usage, 194:
fixes, 195: comment construites, 196.
Clocheåu matin et du soir å Geneve, origine, 332.
Cocotier, prétendue toile naturelle pour supporter ses fruits, 88.
Codex, V. Ecorce d’arbre.
Commendes, subterfuge imaginé pour cumuler des bénéfices incompatibles,
379.
Concile de Geneve, Tan 773 ; c’ est un conseil de guerre, 235, 262.
Confession auriculaire, introduite par le concile de Latran, 135: dangers de
la non-confession, suivant le livre de Sapience, 459.
515
Congrégations , culte familier apres lequel on pouvait autrefois faire ses
objections , 388, 394.
Conrad le Salique, empereur, succéde å Rodolphe III au royaume de Bour~
gogne, 243.
Conrart, travaille ä la ré vision des psaumes, 439.
Cordeliers, avaient couvent å Geneve, 353: leur inconduite en 1503, 361.
Coiwents, prétendue cominunication entre ceux des Cordeliers et des Cla-
ristes å Genéve, 353 : non mentionnée par les contemporains, 354 : le
terrain remué n’en a pas montré trace, 355 : Spanheim a le premier pu-
blié cette tradition plus que suspecte, 359.
Cramer, Gabriel : sa naissance et sa famille, 496 : dispute å 20 ans une chaire
de philosophie et en obtient une de mathématiques, 497: voyage, 498 *
proposé pour 1’Acad. des Sciences, et membre de Sociétés savantes
498 : son livre sur les lignes courbes, ses travaux physiques et ses rapports
avec Mairan, 499 : son discours aux promotions de 1750, 501 : s’occupe
de la réparation de St-Pierre, 285 : ses connaissances en antiquités et
paléographie, 502 : déchiffre le diptyque de Philippe le Bel, 503 : son
röle dans les conseils, 503: sa mort précoce, sa correspondance, 504:
ses qualités, 505 : son christianisme, 506.
Crécy (iDataille de), réfutation de ceux qui y font figurer les Genevois, 343
le Comte de Savoie Amé VI n’y parut pas, 348, mais bien Louis de Sa-‘
voie, sire de Vaud, 349 : arcs et arbalétes qu’on y emploie, 351 : canons,
352.
Cristal, aux montagnes du Faucigny, 59 : comment se trouve, 60.
Cycles pascaux, 98,
Cygnes tués sur le lac : il faudrait naturaliser ces oiseaux, 35.
a
Dauphin, ses armes sur le sceau des monnayeurs, 207,
Devise genevoise, prise pour un présage, 227 : tirée de Job, 228, 260.
Dieu invincible, mentionné sur une inscription trouvée å Genéve, 200, 204.
Diodati, Élie, cité, 39.
Diogenes, évéque douteux entre Genéve et Génes, 316.
Diptyque soil tablette de cire, ou est écrite la dépense de Philippe le Bel, 79.
Disqiie, V. Bouclier votif.
Divonne, source et village : étymologie, 106.
Domitien, évéq. de Genéve, 325, 327.
Dordrecht (Synode de), on a cessé å Genéve de demander radliésion des
ministres å ses régles, 399.
Druides, détails sur leur institution, 144.
Du Chesne, seigneur de la Violette, cité, 31.
£
Eau (épreuve judiciaire par T) 130.
516
Écorce d’arbre, employée par les anciens pour écrire, 84 : bulles du
siécle sur écorce, 85 : tablier d’écorce å la Bibi. 87.
Efjyptiens (jours) ou de mauvais augure, 127 : superslition combaltue par
saint Augustin, 128: subsistante au quinziéme siécle, 129.
Élémenfs (épreuves par les), 130.
Empereiir, honneurs qu’on lui rend å son passage å Geneve, en 1442, 249.
Épreuves judiciaires: formule de priére et d’exorcisme å ce sujet, 131 : le
concile de Latran les abolit, 134.
Evéques de Geneve: travaux d’Hist. eccl. ou on a mis leur série, 311 : an-
den catal. copié par Bonivard, 312 : discussion sur les l^rs^ 315 et suiv.
Observ. crit. de Lecointe sur leur liste, 317: rectifications d’erreurs å
leur sujet, 318 : parfois volontaires, 319 (V. leurs noms).
Excommunication ^ idées du moyen åge sur sa puissance surnalurelle, 460,
F
Fables qui avaienf cours au moyen åge, et jusqu’au IS^ siécle, 112, 113,
115, 456, 458, 459, 460, etc.
Fabri, Adémar, évéque, publie å Geneve le Gode des Franchise's, 332. —
Pierre, év. omis, 334.
Falais, V. Bourgogne.
Fatio, ses remarques sur Fhist. nat. des environs du lac de Geneve,
8,9: prouve la fausseté du prétendu manuscrit de Prangins, 302.
Faucigny, vallée de 1’Arve, ses villes, 53.
Ferrat ou féra, poisson du lac, son éloge par Du Chesne, 31.
Feu (épreuve par le), 130.
Figures ou statues sur le portail de St-Pierre, sont du 11® siécle, 238.
Fontaine (de la), d’abord serviteur de Falais, puis étudiant en théologie ;
dénonce Servet, 387.
Franco, év. de Genéve, 331.
Fromage, étymol. de ce mot, 133.
Fust, ses éditions des Offices de Cicéron, 93.
Gare feu, 333.
Génes confondue avec Genéve par similitude de nom, 262, 315.
Genéve. Belle vue de ses environs, 47 : longitude et amplitude ortiveduso-»
leil au 21 décembre, 64 : antiq. et inscrip. trouvées (V. Antiquités, Ins-
criptions ). Ses monnayeurs faisaient partie de 1’association de ceux de
rempire,” et y envoyaient des députés, 214 : leur parlement devait s’y
tenir en 1527, mais ne put avoir lieu, 215 : noble membre de 1’empire
romain, 248 : rend honneur å 1’arrivée de Pemp. Frédéric , 249 : incen-
die, 250 : sa réparation, 251 : recherche des livrés concernant son his-
toire, 261 : confondue avec Génes, 262, 315. Conseil de guerre, qualifié
517
concile, å Geneve, en 773 , 235, 262, 264. Gésar, premier auteur qui
parle de Geneve, 292 ; prétendue reconstr. de Geneve par Aurélien, d’oii
le nom å'Aurelia Allobrogum, 293 ; cette erreur se trouve dans Phil. de
Bergame 1490, Schedel 1493, Sabellicus 1504, 294 : elle vient de con-
fusion avec Tancien nom d’Orléans, Genabum^ 295 : hypothése de Bochat
déduite de cette similitude de nom, 308 : autres erreurs réfutées, 296-
298, etc. Fables de Léti sur Thist. anc. de Geneve, 237, 299 : son faux
manuscrit de Prangins, 300, etc. (voy. Léti) : quand le christianisme y fut
établi, 314 : par qui, 316 : confusion avec le nom des Cévennes, 317 : ses
franchises , 332 ; but de la cloche de 4 heures, 333 : voy. antiquités, ar-
moiries, bihliothéque, couvents, devise, évéques, incendies, inscriptions, lacs,
monnayeurs, Saint-Pierre, etc.
Génie da lieu (inser, genev. au), 200, 204.
Gladers de Savoie. Voyagede Pocock et quelques Anglais en 1741, de quel-
quesGenevois en 1742, 50 ; description, 56 : ceux de Berne, 59.
Goudimel, met les psaumes en musique, 443.
Goulart, sa carte du Léman accrédite ]’erreur sur la place du mur de Gésar,
185.
Grailly ou Greilly, chåteau au pays de Gex, 382 : la famille de ses seigneurs
s’établit par alliance en Gaseogne, 383 : alliances matrimoniales avec les
maisons de Béarn, Foix, Aragon, Navarre et d’Albret, d’ou est issu Hen-
ri IV, 384 : chåteau vendu aux Bonivard, 382.
Grébe, oiseau du lac, 42.
Guadiana, riv. qui disparait sous terre, 17.
M
Hardouin, jésuite : ses idées hasardées, 263 : son épitaphe, 264.
Heures, comptées d’abord inégalement, de jour et de nuit, 196 : puis éga-
lisées, 197 : comment marquées chez les Romains, 198.
Histoire littéraire de Geneve (projet d’une), 363 : Baulaere le décline, mais
fait un essai, 364.
Horloge (inser, relative å une) trouvée å Taloire, 191.
Hugues H, év. de Geneve, 331.
Humhert, comte de Maurienne, lequel? date de sa mort, 137.
1
Incendies å Geneve en 1430, 250 : autres, 272.
Inscription romaine trouvée å Taloire, 191, expliquée, 192, transcrite,
193 — trouvée å Geneve, 199, transcrite 200, expliquée, 201 — explication
de 1’inscription Vionis Genavensibus lacuus dat, d’ apres Abauzit, 202.
Instruments de sacrifice trouvés vers la pierre å Niton, 45.
Isaac, év. de Genéve, 320.
•T
Jalohert, professeur nommé, 506.
518
Jugementsde Dieu, introd. par la loi bourguignonne, sous forme de combats,
130. Voy. Epreuves.
Jura, César étend ce nom au Vuache, 187.
li
Lac de Geneve ou Léman : il n’est pas vrai que le Rhone le traverse sans
s’y méler, 1 (V. Rhone) : avantages de ce réservoir des eaux du Rhone, 25 :
belle vue de ses rives, 33 : navigation, eau pure, ne géle pas, sauf prés
sonissue, 34 ; tour du lac, 36 : vents; étymologie, 39 ; eaux plus grandes
en été, 43 : promenade de MalFei, 44 : échos, 45. V. Poissons.
Lacus, V. Brocchus, Inscriptions.
Largitas, ce que c’est, 149. V. Bouclier.
Lausanne^ ses savants, 37 : son soi-disant évéque Angelus en 1511, 37. V.
Montfaucon.
Lazius, ses erreurs ou faux renseignements sur la fondation de Saint-Pierre,
232, 242, 288.
Leboeuf, passe å Geneve en 1751, son opinion sur Saint-Pierre, 238.
Legion (8«) romaine å Geneve, 201.
Léti, fables inventées par cet auteur sur Thistoire de Geneve, qu’il appuie
sur un prétendu manuscrit de Prangins, qui n’a jamais existé, 237, 299,
300, 302, 303, 308 : archimenteur, 238, 304. Pourquoi le Clerc et Bayle
en disent du bien, 305.
Liber. Explication d’un passage de Pline ou est ce mot, 86. V. Ecorce.
Livre de Sapience, imprimé å Geneve en 1478 ; régles aux curés, 452.
Lotte, poisson introduit dans le lac, 41 .
Lullin, Amédée, ses dons å la Bibliothéque, 73, 90.
Lyon, son écusson sur le sceau des monnayeurs, 207,
n
AJacchabées, V. Chapelle.
Maffei, M*% passe å Geneve, fete pour lui, 44. V. Papirus,
Manuscrits de la Bibliothéque Petau, achetés par Lullin, donnés par lui å la
Bibliothéque de Genéve, 73, 78 : d’Athanase, 94 : de Massai, 96 : d’Es-
ther, 103 : de Virgile, 104 : comment on recherche leur åge, 137. V.
Missel.
Marbre florentin de Limagio, bizarre, 171. V. Table.
Marmotte, animal des Alpes, 64.
Marot, traduit en vers 30 psaumes, 409 ; sa traduction bien accueillie par
Franfois B'" et Gharles-Quint , 410 : se retire å Genéve pour religion et y
traduit encore 20 psaumes, 410 : le roi de France et les princes les
chantent, 411 : la Sorbonne les défend, 411 : le roi les approuve, 412.
Pasquier loue cette traduction, 437 : pourquoi elle fut vite vieillie, 438,
V. Psaumes.
519
Martene et Durand, bénédictins, accusent mal å propos Geneve d'avoir des
manuscrits de Gluny, 101 : erreur dans leur Voy. litt. en ce qui concerne
les Genevois, 101 ; fable qu’ils répétent, 102.
Massai {Ahhsiye de), maniiscrit en provenant, 96 ; sa chronique, 97 : impr.
par Labbe, 100.
Mayerne (Turquet de), son portrait par Rubens, 160 : doutes, 161. Notice
sur, 163 : est médecin de Henri IV, puis de Jacques !«*■ d’Angleterre,
164 : chimiste, invente des couleurs pour émaux, et ]’eaii cordiale, 165:
sa famille, 167 : sort de son portrait, 168.
Mesure du temps chez les Roraains, 193.
Milcanton ou perchettes, poisson cité, 32.
Mirouerdu monde, livre impr. å Geneve en 1517, analyse critique, 105 ; fa-
bles qu’il contient, 108.
Missel acquis par la Biblioth., 116 ; recherclie de sa date et de son origine,
117. — Celui de 1’église de Saint-Pierre de Geneve, 117. — Celui å 1’usage
du diocése de Genéve, impriméå Rumilly, 1674, et Annecy, 1747, 313.
Monnayeurs du serment de 1’empire, leur sceau, 206 : conjectures erronées
de Menestrier et Secousse sur ce sceau, 208 : un manuscrit de Genéve
1’explique, 211. Assemblée de ceux de plusieurs villes, et registres, 211 :
étendue de Fassociation, 212 : leur parlement quadriennal, 213 : les villes
qui s’y rattachent relevaient primitivement de Fempire, 214 : assemblées
diver.ses, effectuées ou projetées, 213, 215 ; le sceau reste å Genéve,
216.
Montanvert, vue des glaciers qu’on y a, 56.
Mont-Blanc, ses pointes, 58 : inaccessible, 59 ; sa hauteur, 62 : pourquoi
nommé Mont maudit; position, 63.
Montfaucon, évéque de Lausanne : son écusson sur le sceau des monnayeurs,
207.
Morceau judiciel (Epreuve du), 131.
Morus, son discours sur le culte d’Apollon a Genéve, etc., 253.
Mur de Gésar, V. Retranchement .
N
Nantuates, peuples du bas Valais, 181.
Nécrologes d’églises, 117.
Nimbus autour de la téte des empereurs romains, comme des dieux ; origine,
155.
Niton (Pierre å) dans le lac, consacrée au paganisme, puis au christianisme ;
instruments de sacrifice qu’on y a trouvés, 45.
Notes de musique , figures bizarres a vant celles iaventées par Guy Arétin,
Octodurum, auj. Martigny, bourgade des Véragres, 181,
520
Ojfices de Ciceron, deux éditioiis, de 14G5 et 1466, distinctes, iinprimées h
Mayence, par Fust; toiites deux a la Bibliothér|ue, 90, 92.
Ofi/ljre chevalier, poisson de lac, 41.
Optandus^ évéque de Geneve, 328.
Ormifje, son écusson sur le sceau des monnayeurs, 207.
Orfjues, leur origine, 97.
Orleans, nom primitif Genabiim, plus tard Aureliana. La ressemblance du
nom primitif avec celui de Geneve au moyen age, Gehenna, cause probable
de 1’opinion eri‘onée f|ui attribue a Aurélien la restauration de Geneve,
295.
P
I^apc, son écusson sur le sceau des monnayeurs, 207.
Papirus d’Egypte (Manuscrit de Saint-Augustin sur"), ä la Bibliothéque, 73:
décrit par Maffei, 78 : contral sur feuille volante de papirus, 77.
Paracodes, évéque de Vienue au quatriéme siécle, répand le cbristianisme h
Geneve, 345.
Parent, ses réllexions sur le Bugey, 7, 16.
Passion (Fleurs de la), ce que Fimagination y voit, 172, 215-.
Patére, vase de sacrifice des prétres gaulois, 142.
Payerne, on y montre une prétendue selle de Jules-César, 245.
Perche, poisson, n’est pas propre a notre lac, 31. V. Milcnnton.
Petau, Paul, quelques-uns de ses manuscrits achetés par A. Lullin, en 1720,
74 : d’ou venaient, 77.
Philippe de Bergame [Foresti], premier auteur qui ait dit que Geneve avait
été rebåtie par Aurélien, 294.
Philippe le Del, tablettes de cire contenant les comptesde sa maison, 79.
Pierres présentant naturellement la tiguin de divers objets, 171-3.
Pietra citadina imitant des ruines, 171.
Plainpalais, prés Geneve, étymologie, 264.
Poissons du lac, 30 : trés-gros et trés-petils, 32.
Poitiers, son écusson sur le sceau des monnayeurs, 207.
Pohjbe, pourquoi on lui attribue la fable que le Bhone traverse le lac sans
s’y méler ? 2.
Prangins (Prétendu manuscrit de) supposé par Léti, 300. Sa fausseté démon-
trée, 300, 308.
Prétre gaulois, statuette trouvée å Genéve, 139. V. Druides.
Prétres, régles de conduite dans le livre de Sapience, 452 : reproches qu’il
fait aux mauvais, 461.
Psaimes, traduits partiellement en verspar Marot . Marot) , ancienne édi-
tion de 1542, 410 : édit. de 1550 et 1555, å Paris, 412 : leclergé romain
les repoussc å cause de la langue fran?aise, 411, 424 : édition de Home,
1542, 413 : de Béze achéve la traduction, 414 : se chantent dans le culte
public å Genéve des 1545, 415 : le chant de 1’oraison dominicale, du sym-
521
bole et du décalogue avait précédé, 416 : éditions partielles des psaumes
en vers fran^ais, de 1553, 418 : 1556, 419 : 1560, 422 ; premiére édition
du psautier cornplet en 1562, 423, 428; éditions postérieures, 429 : leur
chant, adopté pour ]a premiére fois par ]’égliso de Geneve, est propre aux
réformés, 420 : privilége de Charles IX pour Timpression, en 1561, 424,
428 : et de Philippe II, en 1564, 429 : comment s’expliquent, 431, 433 :
approbation de deux docteurs de Sorbonne, 425 : défense du chant des
psaumes hors des temples en France, 435 : attaques mal fondées contre
la traduction francaise des psaumes, 437 : la traduction de Marot et de
Béze, vieillies, 438, est revue par Conrart et de la Bastide, 439 : démar-
ches de Zurich pour faire introduire cette révision å Geneve, 440 : adop-
tion en 1698, 441, et dans les autres Eglises réformées en 1700, 441. —
Se chantaient d’ abord sur des airs ad libitum, 444 : mis en musique par
Goudimel, Bourgeois, Claudin, 443, Franc, 445 : cette musique est grave
et appropriée , 446 , tandis que les catholiques mettent souvent leurs
chants sur des airs connus qui réveiilent de tout autres idées, 447.
JEi
Reformation, ses doctrinesont moins changéå Geneve qu’on ne croit; 1’exa-
men est son principe, 399 : pratique maintenant la tolérance civile, 406.
Retranchement que Gésar oppose aux Helvétiens, 185 : des auteurs le pla-
cent mal å propos entre le lac et le Jura , du coté de Nyon , ou il n’y en
a ni traces ni possibilité, 186 ; Vossius le premier a reconnu sa vraie
place, 187 : dissertation spéciale de Butini, 188 ; il n’en reste aucunves-
tige, 188.
Rhöne, Pomponius Méla soutient å tort qu’il traverse le lac sans s’y méler,
2 : Pline reproduit, Ammien amplifie, 4 : la simple vue des lieux prouve
le contraire, 8 : réfutation physique par Fatio, 7 : Tamour du merveil-
leux a créé et fait vivre cette fable, 6, 10, 12 : — Etymologie du nom
du Rhöne, 9 : ou reprend son cours, 10 ; reflux du Rhone par 1’enflure
de 1’Arve en 1711, 14 : perte du Rhone, 16, non mentionnée par les an^
ciens, 17 : plus grand dans les chaleurs, comme le Nil, 19, pourquoi, 20:
son cours, 23.
Riculphe, évéque de Geneve, 328 : un diplome le nomme en 935, 329.
Ripaille, retraite d’Amé VIII, en Chablais, maintenant Chartreuse, 40 : pro-
verbe, 41.
R.odolphe III. dernier roi de Bourgogiie, sa succession disputée, 243.
Roman de la Rose, manuscrit å la Bibliothéque, 78.
Rubens, peintre, 167 ; portrait de Mayerne fait par lui, 161.
S
Sainte-Claire (Religieuses de), avaient couvent å Geneve, 353 : leur bonne
conduite, leur attachement å leur religion, leur départ, 358. Voy. Cou-
vent.
522
Saint-MicheU culte que 1’Eglise catliolique lui rend, 121 : ses prétendues
reliques, 123 ; églises å lui dédiées, en Normandie, 118 : en Piémont,
119.
Saint-Pierre, cathédrale de Geneve, jour de sa dédicace, 117 ; recherches
sur sa fondation, 229, 265 : opinion de Spon réfulée, 230, 234 : dédicace
par A vitus, 230, 265 : qui 1’avait détruite? 231, 268 ; fondation probable
sous Gondebaud, 233, ou Sigismond, 269 : constructions successives, sur
remplacement ou avait été un temple d Appolon, 233, 267 : ce n’est pas
Charlemagne qui y a gravé 1’aigle, 335 : figures du fronton, 239, 267 :
Tuiie d’elles est une femme, 273 : mais quelle est-elle? 274, 275 : opi-
nion de Leboeuf, 288-9 : 1’édifice actuel ne remonte pas au delå du on-
ziéme siécle, 242, 271 : téte d’Apollon au mur oriental, 252, 267, n’est
pas positivement antique, 256 : peut-étre une réminiscence de 1’ancien
culte, 258 : styles successifs, 270 : dégradation de 1’édifice, 272, 282 :
idées de restauration, 285 : nouvelle fasade d’autre style, 287.
Saint-Victor, ses reliques deux fois perdues et retrouvées å Geneve, 281 :
qui était ce saint, 366 = Prieuré å Geneve, don fait par Garnier, 281 : sa
richesse, 366 : quand devint monastére, 367. V. Bonivard.
Salonius ou Salvianus, évéque de Genéve, 321 .
Satigny, nommé dans une charte de 935, 329.
Savoie, son écusson sur le sceau des monnayeurs, 207 : ses affaires au teinps
des ducs Louis et Amé IX, 380. — Jean de Savoie, évéque de Genéve, élu
irréguliérement, veut céder au duc ses droits sur Genéve, 367.
Sceau, V. Bonivard (Urbain), Monnayeurs .
Scheffer, gendre de Fust, concourt å Timpression des Offices, 93.
Scipion, bouclier votif, 153; continence, 158.
Seches, phénoméne du Rhöne et du lac, 21, 22.
Sedunois, peuple duValais, å Sion, 181 : inscription ä Auguste, 182.
Sextani Genavenses, d’aprés Abauzit, 204.
Signum, signification de ce mot, 198.
Simeoni, ses erreurs sur le camp de Galba, 184.
Soleure, malgré un prétendu document cité par Simler, n’a jamais dépendu
de Pévéché de Genéve, 327.
Spanheim publie le premier, en 1635, une tradition suspecte sur une préten-
due communicalion entre deux couvents, 359 : projet abandonné de tra-
duire son Geneva restituta, 362.
Surnmo Poenino, ou grand Saint-Rernard, 181.
Siiperstitions quant aux jours, 129 : quant aux épreuves judiciaires, 133;
diverses, 456.
T
Table d’un marbre llorentin curieux, å la Bibliothéque, 170 : a appartenu å
rémir Fakardin, 174, å Tavernier et Duquesne, 175.
Tablettes de cire contenant les coinptes de Philippe le bel, 79.
523
Taloire, inscription romaine trouvée, 191 : abbaye actuelle, vignoble, cuve,
192 : localité peu importante, 199.
Tarentaise, archevéché, 125 ; son chef-lieu Moutiers, missel qui lui a appar-
tenu, 126 : décés de plusieurs arcbevéques, 137.
Tarnada, aujourd’hui Saint-Maurice en Valais, 181.
Tete qu’on croit d’Apollon, au mur oriental de Saint-Pierre, 252 ; conjec-
tures å son sujet, 256.
To/erawce civile, devenue chez nous le principe des réformés, 406.
Truites du lac, leur grosseur d’ apres Grégoire de Tours, 28 : pourquoi, sui -
vant Ceneau, on n’en trouve plus de si grosses? 29.
Turquet^ V. Mayerne.
V
Valence, son écusson sur le sceau des monnayeurs, 207.
Valentinien (Largitas de), 149 : comment il est représenté, 150. V. Bou-
clier votif.
Vase funéraire d’albåtre, trouvé å Geneve avec anneau d’or dedans, 176.
Vaudaise, vent du lac, 38.
peuple du haut Valais, 181.
Vernet Jacob, prof., ses dons å la Bibliothéque, 105.
Vétra, étymologie prétendue, 68.
Vevey, homraes de lettres, 38.
Vienne, son écusson sur le sceau des monnayeurs, 207. Voy. Avitus^ Para-
codes.
Virgile, taxé de magie dans le Mirouer du monde, 107.
W
Windsor ^ée de Frotté, niéce de Mayerne, se retire å Geneve et y
fmit ses jours : ses qualités, 168.
Y
Ypapanti o\i Hypapanti, nom grec de la féte de la Purification, 127.
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