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Full text of "Œuvres historiques et littéraires de Léonard Baulacre recueillies et mises en ordre par Edouard Mallet.."

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CEUVRES 


iiiSTORlQOäS  ET  LITTÉRAIRES 

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LEONARD  BAULACRE 


GT:NÉVE.  — IMPRIMKRIE  RAMBOZ  ET  SCHUCHARDT 


CEUVRES 

HISTORIÖUES  ET  IITTÉRAIRES 

DK 

LÉONARD  BAULACRE 

Ancien  Bibliothécaire  de  la  RépuWique  de  Genéve 

(1928  ä 1956) 

REGUEILLIES  ET  MISES  EN  OR  DRE 

PAR 

EDOUARD  MALLET 


Piiblication  de  la  Société  d’histoire  et  d’arcliéologie  de  Geneve. 


TOME  SECOND 


GENEVE 

CHEZ  JULLIEN  FKÉRES,  LIBRAIRES-ÉDITEUKS 
PARIS 

CHEZ  A.  ALLOUARD,  LIBRAIRE 
P.nvée  St-Andi'é-des-Arts,  .3 


1857 


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PARTIK 


DISSERTATIONS  SUR  UHISTOIRE 


DES 

CONTRÉES  VOISINES  DE  GENEVE 


Ä.  VAUD. 

I 

RECHERCHES  SUR  L’ABBAYE  DE  BONMONT,  PRÉS  NYON. 

Ä M.  Ruchat,  professeur  en  théologie^  å Lausanne. 

(Fondation  de  Boiimont.  — Son  obituaire.  — Änié  deGingiiis,  son  abbé:  estélu  en  1513, 
évéque  de  Geneve,  mais  non  institué ; son  caractére;  ses  armoiries.  — Les  couvents 
au  moyen  åge,  principaleraent  au  point  de  vue  lilléraire. — Présomption  d’un  hislorieu 
de  1’ordre  de  Cileaux  ä Tégard  de  la  maison  de  Savoie.) 

{Journal  Hélvétiqm,  Mars  1750.) 


Monsieur, 

Il  j a quelque  temps  que  nous  noiis  entretiiimes  assez  arii- 
plement  sur  nos  anciens  évéques  de  Geneve , a Toccasion  des 
mémoires  qu  on  nous  demandait  de  Paris,  pour  la  nouvelle  édi- 


2 


(lilion  de  la  Gaule  Chréiienne^  que  l’on  imprime  actuellement  \ 
Ces  noiiveaux  éditeiirs , de  méme  que  les  fréres  de  Sle-Marthe, 
ne  se  bornent  pas  a parler  des  évéchés:  leur  plan  embiasse 
encore  les  principales  abbayes  qui  se  trouvent  enclavées  dans 
un  diocése;  ils  en  font  Fhistoire,  quand  ils  ont  des  inémoires 
suffisants  pour  cela ; ils  marquent  quand  et  par  qui  elle  a élé 
fondée,  et  ils  donnent  la  liste  des  abbés  qui  Font  gouvernée. 
Il  est  fait  mention,  dans  la  premiére  edition,  de  cinq  ou  six 
monastéres  ou  abbayes  du  diocése  de  Geneve.  Quelques-uns  de 
ces  artides  sont  bien  remplis,  d’autres  extrénienient  maigrcs; 
on  y trouve,  par  exemple,  un  assez  long  détail  de  Fabbaye  de 
Haute-Conibe , située  sur  le  lac  du  Bourget,  ordre  de  Citeaux. 
Quand  ils  viennent  ensuite  a Fabbaye  de  Bonmont , au  Pays  de 
Yaud , et  également  du  diocése  de  Genéve , rien  de  plus  sec ; 
on  ny  trouve  que  trois  ou  quatre  lignes  Les  péres  bénédictins 
souhaiteraient  fort  qu’on  leur  fournit  de  quoi  étendre  un  peu  cet 
artide  dans  leur  nou velie  edition. 

Je  ne  vois  personne  de  plus  propre  que  vous,  Monsieur,  a 
leur  rendre  ce  bon  olFice;  il  y a beaucoup  d’apparence  que,  dans 
les  recberches  que  vous  avez  faites  pour  votre  Ilistoire  de  Suisse^ 
qui  est  encore  en  manuscrit  dans  votre  cabinet,  vous  aurez  trouve 
quelques  documents  sur  Bonmont.  Ce  qui  me  le  fait  croire, 
c’est  que  dans  votre  simple  abrégé,  imprimé  il  y a environ  qua- 
rante  ans,  on  voit  des  particularités  curieuses  sur  quelques  mo- 
nastéres du  méme  ordre  de  Citeaux  ^ 

On  trouve  déja  qudque  cliose  sur  Bonmont,  dans  vos  Délices 
de  la  Siiisse ; il  est  vrai  que  vous  y décrivez  plutöt  Fétat  présent 
du  lieu,  que  ce  qiFil  était  autrefois.  « Bonmont,  dites-vous, 
ou  comme  Fon  prononce  ordinairement  Beaumont,  était  une 

* Jou7'n.  Helv.  Mai  et  Juin  174-9,  ou  ci-dessus,  tome  I,  p.  .310  — 335. 

^ Voici  lout  ce  qu’ils  en  disent ; Bonus  Mons,  ordinis  Gisterciensis,  diocesis 
Geneven^is,  filia  Glaravallis,  erigitur  7 Junii  anno  1131,  cujus  cocnobii  men- 
tio extat  apud  D.  Bernarduin,  Epist.  28  ad  Episcopum  Gebemiensem,  et  in 
Decretalibus  Innocentii  Papce  4.  Gallia  Chrisl.  t.  IV,  p.  185. 

^ Ahréffé  dc  rHist.  ecclésiastique  du  pays  de  Vaud,  p,  36. 


3 


riche  abbaye,  fondée  par  un  comte  de  Geneve  Tan  1124  ou 
environ,  a deux  lieues  aii-dessus  de  Nyon , et  presque  au  pied 
du  mont  Jura.  Gi-devant  les  Bernois  y ont  tenu  un  administra- 
teur,  qui  n’avait  autre  cbose  a faire  qu’a  recevoir  les  revenus  de 
la  terre,  et  leur  en  rendre  compte ; mais,  depuis  Tan  17  i 1,  ils 
ont  érigé  cette  terre  en  bailliage  et  donné  ä Tadministrateur  le 
titre  de  bailli,  avec  la  juridiction  sur  les  villages  qui  en  dépen- 
dent,  et  dont  Gingins  est  le  principal  \ » 

J’ai  fait  de  mon  cöté  quelques  recberches,  mais  qui  ne  rn’ont 
pas  fort  éclairé  sur  ce  que  je  soubaitais  de  savoir.  Un  pur  basard 
rne  fit  découvrir,  il  y a peu  de  temps,  le  Nécroioge  ou  Obiliiaire 
de  Tabbaye  de  Bonmont^  c’est  un  pelit  folio  sur  du  vélin , en 
beaux  caractéres  gothiques.  G’est  proprement  un  calendrier,  ou 
Ton  a placé  a leur  date  les  anniversaires  fondés  par  quelques 
bienfaiteurs.  On  a marqué  qu  un  tel  jour  du  mois  est  mort  un 
tel , qui  a fait  tel  et  tel  don  au  couvent,  afin  qu’on  y fit  un  ser- 
vice pour  le  repos  de  son  äme ; on  y voit  les  noms  des  person- 
nes  les  plus  distinguées  du  pays,  quelques  évéques  de  Geneve 
et  plusieurs  abbés  du  monastére.  Uannée  de  leur  mort  y est 
trés-rarement  marquée,  ce  qui  me  mel  hors  d’état  de  pouvoir 
ranger  ces  abbés  dans  leur  ordre , pour  en  dresser  une  liste  en 
faveur  des  péres  bénédictins  de  Paris ; d*ailleurs,  il  n’y  sont  pas 
tous,  mais  seulement  ceux  qui  ont  fait  quelque  fondation  pour 
dire  des  messes. 

La  seule  piéce  qui,  je  le  crois,  mérite  un  peu  votre  atten- 
lion , c’est  un  acte  dressé  par  un  notaire,  et  placé  ä la  fin  de  ce 
manuscrit,  dont  je  pourrai  offrir  une  copie  a Paris,  a défaut  d’au- 
tres  documents  sur  Bonmont.  En  voici  la  teneur  : 

Aymon  ou  Ämé  de  Gingins,  dernier  abbé  commeiidataire  de 
ce  monastére,  le  voyant  en  mauvais  élat  et  les  revenus  fort  di- 
minués  par  les  guerres,  les  pestes  et  les  autres  accidents  sur- 
venus  les  années  précédentes,  imagina  que,  pour  rétablir  le  cou- 


■'  DéMces  de  la  Suisse,  t.  I,  p.  219. 


4 


vem , il  fallail  y faire  verser  les  revenus  de  Téglise  paroissiale 
du  village  de  Crassier,  a demi-lieue  de  Bonmont.  On  ne  poiivait 
rien  faire  sans  la  permission  de  Rome  : Tabbé  sollicila  vivement 
pour  Tobtenir,  et  en  vint  a boiit,  mais  la  bulle  lui  couta  plus 
de  cent  ducats.  Pour  reconnaitre  ce  bienfait,  les  religieux  s’eii“ 
gagent,  dans  cet  acte,  a célébrer  apres  sa  inort  un  double  an- 
niversaire  pour  le  repos  de  son  åme,  a deux  jours  marqucs  pour 
cela,  et  éloignés  de  quelques  mois  Tun  de  Tautre.  Ges  religieiix, 
au  nombre  de  huit , (jui  sont  tous  nommés  dans  Tacte , se  lienl 
par  le  serment  usité,  qui  élait  de  mettre  la  main  sur  la  poi- 
trine. 

Uabbé  spécifie  encore , a la  fm  de  f acte,  qu’il  entend  que  le 
service  que  fon  fera  pour  le  repos  de  son  åme  serve  aussi  ä 
rafraichir  dans  le  purgatoire  celles  de  ses  parents.  11  y nomme 
expressément  trois  de  ses  fréres : Antoine,  seigneur  de  Divonne*; 
Jean  , seigneur  de  Gingins ; et  son  frére  Claude.  Il  y comprend 
encore  ses  devanciers , tant  de  la  noble  maison  de  Gingins,  que 
de  celle  de  Joinville,  « qui  sont  censés,  dit-il , étre  les  fonda- 
teurs  de  cette  abbaye,  et  qui  le  sont  elfeclivement.  » 

Pour  vous  inviter  å nous  envoyer  vos  remarques  sur  cet  acte, 
je  vais  commencer  å en  faire  moi-méme  quelques-unes.  Il  me 
parait  d’abord  que  ces  bons  religieux,  ni  leur  abbé,  n’ont  pas  su 
qui  avait  fondé  le  couvent ; ce  if  est  ni  les  Gingins , ni  les  Join- 
ville.  On  convient  å peu  prés  de  la  date  de  cette  fondalion.  Dans 
vos  Délices  de  la  Suisi^e,  vous  la  mettez  å fan  1124  ou  environ ; 
les  fréres  de  Sainte-Martbe  en  1131,  et  en  marquent  méme  le 
jour  precis,  savoir  le  7 juin  ; Guichenon  la  recule  jusqifen  1 1 34. 
Quoi  qu’il  en  soit , ce  monastére  était  nouvellement  construit 
Fan  1135,  et  en  voici  une  preuve  incontestable  ; c’est  que  saint 
Bernard  en  fait  mention  dans  une  lettre  adressée  a Arducius, 
évéque  de  Geneve,  et  qui  est  de  cette  date.  « Nous  recomman- 

' Antoine  de  Gingins,  premier  president  de  Savoie  sous  le  duc  Charles  II. 

11  était  frére  ainé  de  Tabbe,  et  s’ctait  retiré  depuis  deux  ou  trois  années 
dans  sa  terre  de  Divonne,  pour  y finir  ses  jours.  Voyez  tome  I,  p.  105. 


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(lons  a votre  charité,  lui  dit-il,  nos  pauvres  fréres  qni  soiit  pré^ 
de  vous,  ceux  de  Bonmont  et  de  Haule-Combe,  et  cela  nous 
donnera  des  preuves  du  soin  que  vous  avez  de  nous  et  de  volre 
procliain.  » Ces  deux  monastéres  se  trouvaient  dans  !e  diocésc 
de  Geneve. 

Ce  ne  peut  pas  étre  un  Joinville  qui  a fondé  ce  monastére. 
Le  premier  de  cette  illustre  malson , qui  parait  dans  ce  pays , 
est  Simon  de  Joinville , seigneur  de  Marnaj  prés  de  Salins ; il 
épousa  Lionette , fille  et  liéritiére  d’Amé , comte  du  Genevois , 
mais  d’une  branche  cadette ; elle  eut , pour  apanage , le  pays 
de  Gex,  qu’elle  porta  en  dot  ä son  mari.  Or  ce  mariage  est 
de  prés  de  cent  ans  postérieur  a la  fondalion  de  Bonmont ; il 
est  surprenant  qu’aucun  des  moines  de  cette  maison  n’ait  senli 
Tanachronisme. 

Quel  est  donc  le  véritable  fondateur?  Vous  avez  eu  raison, 
Monsieur,  de  dire,  dans  vos  Délices  de  la  Suisse , que  c’est  un 
comte  du  Genevois;  ils  étaient  alors  les  seigneurs  du  pays,  et 
il  est  naturel  que  ce  soient  eux  qui  y aient  fondé  des  monas- 
téres. Il  ne  s’agit  plus  que  de  découvrir  présentement  lequel  c’est 
de  ces  corntes ; il  parait,  par  la  date,  que  ce  doit  étre  Aymon  II, 
qui,  l’an  1124,  avait  traité  avec  Humbert  de  Grammont,  évéque 
de  Genéve,  sur  quelques  démélés  quils  avaient  ensemble.  Les 
fréres  de  Saiote-Marlbe  en  parlent  a Farticle  de  cet  évéque. 
L’an  1 1 57,  il  se  (it  un  autre  traité  entre  Amé , fils  d’ Aymon  , et 
Arducius,  évéque  de  Genéve,  sur  les  mémes  démélés.  L’im  ou 
Fautre  de  ces  corntes  doit  avoir  fait  la  fondation  de  Bonmont , 
mais  il  est  plus  vraisemblable  que  ce  soit  le  pére  que  le  fils. 

Me  trouvant  a cet  endroit  de  ma  lettre,  j’ai  voulii  voir  si  vous 
ne  disiez  rien  la-dessus  dans  votre  Äbrégé  de  lliistoire  ecdcsias- 
tique  du  Pays  de  Vaud  ^ et  j'y  ai  Irouvé  que  vous  jugez  que 
c’est  Aymon  qui  est  le  fondateur  que  nous  cherchons. 

Ne  sacliant  rien  de  particulier  de  ce  qui  s est  passé  dans  ce 
couvent  depuis  sa  fondation , il  faut  nous  relranclicr  a dire  quel- 
que  chose  du  dernier  abbé  qui  Fä  gouverné.  Vous  direz , sans 


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doute,  que  voila  une  grande  laciine  dans  Thistoire  de  cette 
maison , mais  j’en  suis  réduit  la , fante  de  mémoires. 

Le  dernier  abbé  commendataire,  est  Aymon  oii  Amé  de  Gin- 
gins. Entre  les  qiialités  qii’il  prend  dans  cet  acte  dont  je  vous  ai 
parlé , on  y troiive  d’abord  celle  d’évéqiie  de  Geneve,  élu  cano- 
niquement,  et  ensuite  celle  d’abbé  commendataire  perpétiiel  de 
Bonmoni ; Fun  et  Fautre  de  ces  titres  demandent  qiielqiie  expli- 
cation.  Dans  toules  les  listes  de  nos  évéqiies  de  Geneve,  vous 
cbercheriez  inulilement  celui-ci;  il  ne  parait  dans  aucune.  Ge- 
pendant  il  est  fondé  a dire  qu’il  avait  été  élu  canoniquemenl 
pour  gouverner  notre  Église ; cela  se  trouve  éclairci  dans  17/^s- 
toirc  de  Geneve. 

En  1513,  apres  la  morl  de  Charles  de  Seyssel,  évéque  de 
Geneve,  le  peuple  et  le  clergé  élurent  Amé  de  Gingins;  il  était 
cbanoine  et  dune  maison  trés-ancienne.  Mais  le  diic  de  Savoie 
sollicila  puissamment  a la  cour  de  Rome,  pour  faire  casser  cette 
élection,  et  pour  faire  avoir  cet  évéché  a Jean  de  Savoie,  son  cou- 
sin  båtard  ; il  y réussit  par  une  intrigue  que  Bonivard  a dévelop- 
pée  dans  sa  Ghronique  manuscrite.  Pour  mettreLéon  X dans  ses 
intéréts,  il  fit  promeltre  par  son  envoyé  a Rome,  la  princesse 
Pbiliberte,  seeur  du  duc,  å Julien  de  Médicis,  frére  du  pape. 
Outre  Favancement  de  ses  enfants,  le  duc  avait  encore  une  autre 
vue  en  faisant  tomber  cet  évecbé  dans  sa  famille,  c’est  qiFil  était 
sur  que  les  princes  de  sa  maison  concourraient  avec  lui  å faire 
passer  la  ville  de  Geneve  sons  sa  domination , å quoi  il  visait 
conlinuellement.  Amé  de  Gingins  était  donc  fondé  å mettre  a la 
tete  de  ses  titres  celui  å'éln  canonujnemeni  ä 1'évéclié  de  Geneve. 

Il  se  qualifie  encore  å’abbö  commendataire  perpéiael  de  Bon- 
mont.  Le  mot  de  perpétuA  pourrait  embarrasser  des  lecteurs  qui 
ne  seraien!  pas  autant  que  vous  au  fait  de  Fhistoire  ecclésias- 
tique  de  ces  siécles-lå.  AujourdJmi  on  sait  que  les  comniendes 
sont  toutes  a vie,  mais  elles  ne  Fétaient  pas  autrefois. 

Quand  on  remonte  å leur  premiére  origine,  on  trouve  qu’elles 
n’étaientqu’å  temps;  c’étaient  originairement  de  simples  commis- 


7 


sions,  qui  avaient  lieu  principalement  apres  la  mort  d’un  béné»- 
ficier,  jusqua  la  nominalion  de  son  successeur,  Outre  les  va- 
cances , elles  avaient  lieu  encore  lorsque  les  infirmités  d’un  ec- 
clésiastique , ou  son  grand  åge , rempéchaient  de  vaquer  a ses 
fonctions.  Si  la  brigue  trop  échaulfée  des  concurrents  empé- 
chait  ou  éloignait  une  élection,  on  commettait  le  soin  de  TEglise 
vacante  a quelque  personne  qui  la  gouvernåt  comme  s il  en  avait 
été  le  pasteur.  Ge  n était  d’abord  qu’un  simple  dépöt , dont  le 
dépositaire  ne  profil ait  point;  on  lui  donnait  ensuite  la  jouis- 
sance  dn  revenu , en  considération  du  service.  Comme  il  avait 
intérét  de  prolonger  cette  jouissance , il  retardait  par  divers  ar- 
tifices  la  nomination  du  titulaire.  Pour  remédier  a cet  inconvé- 
nient , on  trouva  a propos  de  fixer  a six  mois  le  terme  prescrit 
pour  la  commende.  Uindulgence  des  papes  Tétendit  jusqu’a  une 
année,  et  peu  a peu  on  en  vintå  rendre  les  commendes  perpé^ 
tuelles ; Tabus  est  proprement  du  treiziéme  siécle.  Sons  le  nom 
de  commende  , on  a trouvé  le  secret  d’introduire  et  de  pallier  la 
pluralité  des  bénéfices,  et  voici  comment  on  déguise  Tabus: 
Tun,  dit-on , est  possédé  en  titre,  et  Tautre  en  commende.  Par 
lå  on  veul  paraitre  accomplir  la  lettre  de  la  loi , qui  défend  de 
donner  plusieurs  bénéfices  å une  méme  personne;  mais  on  en 
élude  Tesprit  et  le  sens.  Yous  voyez  bien,  Monsieur,  qu’il  n’y  a 
aucune  différence  eiitre  un  commendataire  å vie  et  un  véritable 
titulaire. 

c(  Comme  les  papes , dit  le  pére  Le  Gourraier,  les  princes  et 
les  particuliers  trouvent  chacun  leur  intérét  dans  la  conservation 
des  commendes,  Tusage  en  est  aujourddiui  si  universel  et  si 
ferme,  qu’il  n’y  a pas  le  moindre  lieu  d’espérer  qiTon  puisse 
jamais  remédier  å un  tel  abus  L » 

Pour  les  abbés  commendataires  laiques,  dont  il  y a tani  de 
nos  jours,  voici,  å ce  que  je  crois,  leur  origine;  il  y a appa- 
rence  qu  ils  furent  établis  pour  empécher  la  dissipation  des 
biens  dans  des  temps  de  guerre  et  de  troubles.  On  nomrna  queL 

^ Hist.  du  Concile  de  Trente,  t.  I,  p.  735. 


8 


que  séculier,  qui  avait  de  Tautorité  et  du  crédit,  pour  tåcher  de 
pourvoir  a la  défense  des  églises  dans  des  temps  de  confusion. 

Apres  ces  éclaircissements  sur  les  titres  de  Tabbé  de  Bon- 
mont,  que  je  soumets  k votre  examen,  il  faut,  ce  me  semble, 
ajoiiter  encore  ici  quelque  chose  de  sa  vie  et  de  son  caractére. 
Voici  ce  que  je  trouve  la-dessus  dans  notre  histoire  de  Geneve. 
J’ai  dit  que,  quoiqu^il  eut  été  élu  évéque,  il  n’eut  pas  Tévéché : 
le  båtard  de  Savoie,  qui  1’avait  supplanlé,  lui  donna  une  pension 
pour  le  dédommager  des  frais  qu’il  avait  faits  pour  son  élection. 
En  1526,  il  fut  fait  grand-vicaire  de  Tévéque,  et,  en  cette  qua- 
lité,  il  occupa  la  maison  de  la  rue  des  Chanoines,  affectée  å son 
emploi ; c’est  la  méme  ou  Calvin  et  de  Béze  ont  logé  successive- 
ment  dans  la  suite. 

Lorsqu^en  1535,  apres  un  mur  examen,  on  eut  résolu  a 
Geneve  le  changement  de  religion,  les  quatre  syndics,  accom- 
pagnés  de  quelques  conseillers,  allérent,  de  la  part  du  Gonseil , 
chez  Tabbé  de  Bonmont,  grand  vicaire;  il  les  attendait  avcc 
tous  les  chanoines  et  les  curés  des  paroisses  de  la  ville.  Les  dé- 
putés  leur  ayant  représenté  les  fortes  raisons  qu’on  avait  de  re- 
former rÉglise , les  chanoines  répondirent,  par  la  bouche  de 
Fabbé,  « que  leur  intention  était  de  vivre  comme  leurs  prédé- 
cesseurs,  et  qu’ils  priaient  qu’on  leur  laissåt  exercer  leur  reli- 
gion en  liberté.  » Mais  les  députés  leur  déclarérent  que  Tinten- 
tion  du  magistrat  était  qu’ils  cessassent  de  dire  la  messe  jusqiFå 
nouvél  ordre.  L'abbé  ne  put  se  résoudre  k abandonner  TEglise 
romaine;  il  se  retira  dans  son  abbaye  de  Bonmont.  Il  fit  Mes- 
sieurs  de  Berne' ses  béritiers,  et  il  mourut  vers  le  milieu  de 
Fan  1537. 

Nous  devons  lui  rendre  la  justice  de  s’étre  fait  aimer  et  es- 
timer  k Geneve , parce  quil  avait  toujours  marqué  beaucoiip  de 
zéle  pour  les  libertés  de  la  ville.  Mais  une  tacbe  dans  sa  vie,  et 
qiFil  partageait  avec  bien  d’autres  ecclésiastiques  de  son  temps, 
c’cst  un  trop  grand  penchant  pour  le  sexe ; la  clironique  scan- 
daleuse  a conservé  de  fåcheux  mémoires  de  son  inconlinence. 


9 


Il  avait  raisoii  de  craindre  le  purgatoire , et  d’avoir  fondé  im 
double  anniversaire  pour  modérer  un  peii  les  flammes  qui  le 
mena^aient  dans  ce  lien  d’expiation. 

A la  téte  de  la  fondalion  pieuse  qu’il  fil  dans  celte  vue,  on  voit 
les  armoiries  de  la  maison  de  Gingins  peinles  fort  proprement 
en  miniature.  Je  vais  les  blasonner  ici  en  faveur  des  curieux  de 
ces  marques  d’honneur  des  familles  nobles.  Les  fréres  de  Sainte- 
Marthe  sont  exacts  a les  décrire , quand  il  s’agit  de  quelque 
évéque  ou  de  quelque  abbé  d’une  maison  illustre.  Pourmarcber 
sur  leurs  traces , voici  celles  de  Gingins : 

Ecartelé , 1 ef  4 (fargent , au  lion  de  sahle ; le  champ  semé 
de  hilleltes  de  méme:  2 3 d^azur  ä trois  brdies  d’or  posées  en 

face  au  chef  d^argent,  au  lion  issant  de  gueules,  couronné^  armé 
et  lampassé  d’or;  Vécu  surmonté  d’un  chapeau  de  protonotaire. 

Apres  ces  particularités  de  la  vie  de  cet  abbé , je  dois  mettre 
ici  quelques  exeinples  des  fondations  qui  se  trouvent  dans  V Obi- 
tuaire  de  Bomnont.  On  y voit  quantité  de  personnes  dévotes, 
qui , pour  faire  dire  des  messes  pour  le  repos  de  leurs  åmes , 
donnent  aux  religieux  une  certaine  somme,  quelquefoisdes  cens, 
des  dimes , quelque  piéce  de  terre , et , suivant  Tusage  des  an- 
dens temps,  quelques  hommes  taillables  mais  Faumöne  ou 
la  fondation  qui  devait  faire  le  plus  de  plaisir  å ces  moines , qui 
étaient  situés  trop  prés  du  Jura  pour  avoir  des  vignes , c’est 
celle  de  quelques  piéces  de  vin;  elles  reviennent  souvent  dans 
ces  anniversaires 

On  reproche  quelquefois  aux  anciens  religieux  d’avoir  choisi 
d’heureuses  situations  pour  y planier  leurs  couvents,  et  surtout 
d’avoir  jeté  les  yeux  sur  les  meilleurs  vignobles  pour  y lixer  leur 

^ On  trouve  au  28  aout.  Obiit  Humbertiis  de  Pourmentou,  qui  dedit  nobis 
duos  homines  talliabiles  pro  pitancia  in  conventu  facienda.  — Gette  pitance 
était  quelque  chose  de  plus  que  la  cuisine  ordinaire.  Du  Cange  dit  que  c’é- 
tait  des  oeufs,  du  poisson  ou  quelque  mets  semblable. 

^ Au  23  février.  Assignata  est  nobis  quaedam  carrata  vini  meri  in  Quadra- 
gesima  annuatim  in  Refectorio  bibenda,  å Gellario  in  principio  Quadragesima^^ 
incipienda. 


10 


demeiire ; les  moiiies  de  Bonmonl  doivent  étrc  a coiivert  de  ce 
reproche.  Ce  nionastére  fut  båti  dans  un  lieu  assez  sauvage , et 
apparemment  dans  les  bois;  on  n’y  voit  aiijourd’liui  que  de 
yasles  prairies,  qiielques  terres  a grain,  mais  les  vignes  ae  pa- 
raissent  qu’a  une  assez  grande  distance. 

La  remarque  du  gout  qu’avaient  les  anciens  religieux  pour 
se  placer  å portée  des  bons  vignobles , serait  laieux  appliquée 
a un  couvent  du  pays  de  Yaud,  qu’on  appelait  Alta  Crisla  ou 
Haut-Grét.  Yoici  ce  que  vous  en  avez  dit  dans  votre  Ahrégé  de 
Vhutoire  ecclésiastiqiie  du  Pays  de  Yaud : 

((  Gui  de  Marlanie,  évéque  de  Lausanne,  donna  la  permission 
å un  nommé  Guido  de  fonder  une  abbaye  de  Tordre  de  Cileaux, 
proche  du  village  de  Palaisieux,  en  latin  PalaloHiim , et  il  donna 
le  lieu  pour  la  båtir ; elle  fut  appelée  Haut-Crét.  Les  seigneurs 
voisins  donnérent  des  terres  et  des  dimes  å ces  religieux.  Ce 
couvent  était  dans  le  Désaley,  qui  est  le  meilleur  vignoble  de  tout 
le  pays.  » Les  fréres  de  Sainte-Martbe  n’ont  pas  oublié  cette 
abbaye ; ils  disent  que  c’est  une  fdle  de  Clairvaux , et  qu’elle  fut 
fondée  le  1 4 mars  1142’. 

L’équité  veut  que  nous  ne  dissimulions  point  fci  que  les  re- 
ligieux ont  trouvé  des  apologistes  qui  les  ont  défendus  sur  cette 
prédilection  qu’on  leur  altribue,  pour  le  voisinage  des  meilleurs 
vignobles.  On  dit  donc  eri  leur  faveur,  que  s’ils  se  trouvent  quel- 
quefois  iieureusement  situcs,  c’est  parce  qu’aprés  s’élre  établis 
dans  un  lieu,  ils  Font  défricbé  avecbi^aucoup  de  soin  et  de  peinc; 
ils  s'établissaient  ordinairement  dans  des  foréts,  et  avec  le  temps 
ils  y faisaient  de  bonnes  plantations.  Yous  leur  avez  rendu  jus- 
tice  sur  leur  vie  laborieuse.  « Dans  ces  temps-la,  dites- vous, 
les  moines  ne  vivaient  pas  dans  Foisiveté.  » 

Quelques  auteurs  ont  dit  que  Fordre  de  Citeaux,  en  partiCu- 
culier,  doit  a la  dévotion  des  croisades , a ces  fameuses  entre- 
prises  pour  le  recouvrement  ou  la  défense  de  la  Terre  Saintc , 


Gallia  Christ.^  t.  IV,  p. 


11 


tous  les  biens  qu’ii  posséde.  Ii  y a queiqiie  fondement  dans  ce 
reproche;  mais  il  faut  considérer  qne,  le  plus  souvent,  les  terres 
qu’on  donnait  ä ces  religieux  élaient  incultes , et  qu’il  les  met» 
taienl  ensuite  en  valeiir.  Leurs  apologistes  disent  qu  on  leur  fait 
tort  quand  on  les  accuse  d’avoir  enlevé , sons  le  prétexte  de  la 
dévotion , les  vignes  des  séculiers:  les  excellents  vignobles 
qu’ils  possédent  anjourd’hiii  doivenl  élre  regardés  comme  leur 
ouvrage. 

Les  moines,  apres  avoir  défricbé  les  terres  qu’on  leur  avait 
données , songérent  ensuite  a défricher  leur  esprit.  Dans  les 
huitiéme  et  neuviéme  siécles , ils  commencérent  de  substituer  a 
Tagriculture,  Toccupaiion  de  copier  les  anciens  livrés ; ils  s’ap-- 
pliquérent  a transcrire  les  bons  ouvrages , mais  principalement 
ceux  des  péres  de  FÉgllse ; ils  ne  négligérent  pas  tout  a fait 
les  auteurs  paiens , et  on  leur  a Fobligation  d’en  avoir  conservé 
la  plupart.  On  peut  les  regarder  comm{'  les  archivistes  de  la 
république  des  lellres;  ils  composaieiit  aussi  quelques  ouvrages; 
ils  écrivaient  surtout  les  événements  qui  se  passaient  de  leur 
temps ; ils  étaient  les  historiens  de  leur  siécle,  et  Fon  a d’eux 
plusieurs  chroniques , dont  on  a tiré  de  grands  secours ; ils 
s’appliquaient  méme  un  peu  aux  Sciences , mais  autant  que  la 
barbarie  de  ces  temps-la  le  pouvait  permettre.  Il  faut  convenir 
que  les  lettres , dans  le  temps  de  leur  plus  grand  obscurcisse- 
ment , trouvérent  une  espéce  d’asile  dans  les  monastéres.  Sans 
le  secours  qu’on  en  tira,  on  aurait  été  fort  embarrassé,  dans  le 
quinziéme  siécle,  a leur  rendre  leur  premier  luslre.  Leurs  com- 
posilions  onl  de  grands  défauts ; on  y trouve  les  sentiments  les 
plus  bizarres,  mais  c’était  le  mauvais  gout  de  leur  siécle;  ainsi 
ils  méritent  quelque  indulgence.  La  reconnaissance  veut  donc 
que  nous  louions  les  moines  de  leur  application  a nous  tran- 
scrire les  célébres  auteurs  de  Fantiquité,  et  il  ost  de  la  justice  de 
rejeter  sur  le  mauvais  gout  du  temps  oii  ils  vivaient  ce  qiFil  y 
a de  barbare  et  de  grossier  dans  leurs  écrits. 

11  me  semble  que  Féquité  veut  que  Fon  parle  ainsi  des  anciens 


rellgieux,  Je  voudrais  hiesi  ponvoir  loiier,  de  ce  cdlé-la,  Tordre 
de  Giteaux  aulaet  que  celui  de  Sl-Benoil;  mals  oii  a remanpié 
(jue  celle  hranclie  a forl  [)cu  enrlchi  la  ré[)u])li(|iie  des  lellres, 
et  (jiie  les  Gislercleiis  ii’a\aienl  pas  Ijeaiicoiip  de  goul  pour  Fé- 
lude.  L'al)bé  Le  Beid*  noiis  appreiid , dans  iine  de  ses  disserta- 
tions, qiic  dans  le  donziéine  siecle  on  xit  paraitre  nn  statut  (jui 
défendait  aux  religieux  de  cet  ordre  de  coinposer  aucun  livre 
sans  la  permission  du  cliapitre  general.  Dans  les  aulres  ordres, 
il  est  seulement  défendu  de  publier  des  livrés  sans  la  permis- 
sion des  supérieurs.  Voici  d’autres  preuves  du  peu  d’encoura- 
gemenl  a Fétude  : dans  cet  ordre  on  Irouvait  mauvais  (jiFon 
voulut  cntendre  les  langues  savantes.  Sur  la  lin  du  douzieine 
siecle,  le  cliapitre  géoéral  ordonne  que  Fon  puuit  un  nioine  qui 
avait  appris  d’un  juif  a conuaitre  les  caracteies  liébraupies.  On 
y était  aussi  de  mauvaise  Immcur  conlre  la  jioesie;  il  y avait  une 
défense  de  lire  les  poeles.  Un  religieux  de  Giteaux,  ipii  avait 
quelque  élude,  ayant  re^u  d’un  de  ses  aniis  une  lettre  en  vers 
latins,  i!  la  lui  rcnvoya,  disanl  que  la  poésie  leur  était  dérendue\ 
Les  bénédictins  soiU  ceux  qui  se  sont  le  plus  dislingué  du 
cöté  des  Sciences;  ils  qiiittéient  de  bonne  beure  le  travall  des 
malns  pour  s^appliquer  a Fétude.  11  y a eu  une  fameuse  que- 
relle  la-dossus  entre  le  jiére  Mabillon,  et  Fabbé  de  la  Trappe  de 
Bancé.  Le  bénédiclin  avall  composé  un  trés-bon  Irallé  des  étu- 
des  monastiques:  Fabbé  écrivit  conlre  lui,  et  voulut  lui  prouver 
(pie  saint  Benoii  avait  dérendu  Fétude  a ses  moines.  Dom  Ma- 
billon lui  fil  voir  (pie  les  Sciences  avaient  lleuri  de  tout  leinps 
dans  soit  ordre.  La  dispiite  s’écliaull‘ait  l)eaucoup,  lorsque  Dom 
de  Yert  se  mit  entre  les  combaltants  et  essaya  de  les  inetlre 
d’accord ; c’étalt  un  savant  religieux  de  Fordre  de  Gluny.  Il  con- 
venail,  avec  Fabbé  de  la  Tra[)[)e,  qiFun  bénédictln  (jui  observe- 
rait  sa  régle  a ia  lellj  e , aiirait  peu  ddieures  dans  !a  journée  a 
donncr  a Fétude ; mals,  en  méme  lemps,  il  accordait  a Dom 


No?  niiiil  recipimus  (piod  metricis  legibus  conlinetur. 


13 


Mabillon  que  cetle  inobservance  de  la  régle  et  la  suppression  du 
travail  des  maius,  est  avautageuse  a TEglise,  qui  en  a sagement 
dispensé  les  nouvelles  réformes , celles  de  St-Maur  et  de  St- 
Vanne.  Par-la , ces  congrégations  ont  été  en  état  d’enrichir  le 
public  de  qiiantité  de  beaux  ouvrages;  en  ce  cas-la,  la  dispense 
vaut  bien  la  loi. 

Je  crois,  Monsieur,  que  vous  prononcerez  comme  Dom  de 
Vert  sur  ce  démélé.  On  ne  peut  que  louer  les  bénédictins  de 
St-Maur  d’avoir  quitté  le  travail  maniiel  pour  leurs  travaux  lit- 
icraires.  Nous  sommes  redevahles  a ces  savanls  religieux  des 
plus  belies  éditions  des  péres , et  de  qnantité  d’autres  beaux  ou- 
vrages qui  ont  enrichi  nos  bibliothéques.  Leor  nouvelle  edition 
dc  la  Gaule  cliréitenne , qui  a demandé  une  infinité  de  recher- 
clies,  et  qui  a été  Foccasion  de  ce  mémoire,  suffirait  pour  faire 
sentir  l‘obligation  que  nous  avons  ä ces  laborieux  auieurs. 

Je  suis,  etc. 

P.S.  J’ai  dit  que  les  écrivains  de  Citeaux  ne  sont  pas  tou- 
jours  fort  exacts , lors  méme  qu’ils  font  Fliistoire  de  leur  ordre. 
En  voici  une  nouvelle  preuve:  il  m’est  tombé  entre  les  inains  un 
livre  qu  ils  firent  imprimer  a Prague,  au  commenceinent  de  ce 
siécle,  sous  le  titre  de  Cistercmm  Bislerlium.  C’est  un  jeu  do 
inots , par  ou  ils  ont  voulu  faire  entendre  que  leur  ordre  a six 
cents  ans  d’antiqnité  •,  c’en  est  proprement  Féloge  Iiistorique. 
On  y trouve  un  cbapitre  sur  les  princes  et  les  grands  seigneurs 
cpii  Font  illustré  en  y entrant.  Dans  ce  rang  est  Humbert  III, 
cointe  de  Maurienne;  vous  savez  qu’anciennement  on  appelait 
ainsi  les  ducs  de  Savoie.  Ge  prince,  dit  Fliistorien  de  Citeaux,  fut 
marié  deux  fois , et  n’eut  point  d’enfants  de  ces  mariages ; il  se 
retira  a Fabbaye  de  Haute-Combe,  qu’il  avait  fait  båtir,  et  y 
prit  Fhabit  de  Fordre.  Mais , sur  les  instances  de  ses  sujets , et 
méme  sur  celles  du  pape,  il  sortit  du  cloitre  et  épousa  Péron- 
nelle  de  Bourgogne,  dont  ii  eut  deux  enfants,  Thomas  etEléonor. 
A.prés  quoi,  par  le  consentement  de  son  épouse,  il  retourna  ä 


14 


Haiite-Gombe , ou  il  mourut  dans  la  profession  religieuse, 
Tan  1201. 

Rien  de  plus  contraire  a la  vérité  de  Thistoire  que  tout  ce 
narré.  Ce  n'est  point  Huinbert  III  qui  a fondé  Tabbaye  de  Haute- 
Combe,  que  nous  avons  vu  saint  Bernard  recornmander  ä 
Arducius,  évéque  de  Geneve:  il  y a fait  tout  au  plus  quelques 
reparations.  Elle  fut  båtie  Tan  1135:  ce  prince  alors  ne  fai- 
sait  que  de  nailre;  c’est  Amédée  III,  son  pére,  qui  en  est  le 
véritable  fondateur.  Il  est  vrai  que  Humbert  III , encore  jeune , 
eul  quelque  pensée  de  se  faire  religieux,  et  qu’il  prit  méme  Tha- 
bit  dans  1’abbaye  d’Aulps , dans  le  Ghablais , ordre  de  Citeaux ; 
inais  il  le  quilta  bientöt  pour  se  marier,  et  ne  le  reprit  plus 
dans  la  suite.  Son  premier  mariage  fut  stérile,  mais  il  épousa 
en  secondes  noces  Germaine  de  Zeringen , dont  il  eut  Agnes , 
qui  fut  accordée  a Jean,  fds  de  Henri  11,  roi  d’Angleterre.  Notre 
historien  de  Citeaux  lui  fait  épouser,  en  troisiémes  noces,  Pé- 
ronnelle  de  Bourgogne ; autre  erreur : elle  s’appelait  Béatrix  de 
Nienne,  et  était  fille  de  Girard,  comte  de  Yiemie.  G’est  de  ce 
mariage  que  naquit  le  prince  Thomas,  successeur  d’Humbert. 
Bien  loin  de  se  retirer  pour  le  reste  de  ses  jours  dans  un  mo- 
nastére , apres  avolr  donné  la  naissance  ä cet  héritier,  comme 
on  veut  nous  le  faire  accroire,  Humbert  eut  encore  une  qua- 
triéme  femme : c’est  Gertrude  d’ Alsace , fille  de  Thierry  d’Al- 
sace,  comte  de  Flandre.  Il  ne  mourut  point  dans  Tabbaye  de 
Haute-Gombe  Tan  1201,  comme  le  prétend  ce  panégyriste  de 
Citeaux,  mais  a Chambéry,  le  4 mars  1188. 

Apres  avoir  ainsi  altéré  Fhistoire ,' ce  moine  conclut,  jc  ne 
sais  comment , que  la  maison  de  Savoie  est  redevable  a son  or- 
dre d’avoir  eu  des  successeurs.  Ce  n’est  qu’en  les  quittanl  que 
Humbert  put  se  marier  et  avoir  un  héritier;  cependant  1’histo- 
rien  ne  laisse  pas  d’établir,  avec  un  grand  air  de  confiance,  que 
la  royale  maison  de  Savoie  doi  t son  ex  i sten  ce  a Tordre  de  Ci- 
teaux. « S’ils  nous  ont  donné  Haute-Gombe,  dit-il,  nous  leur 


15 


avons  donné  le  prince  Thomas,  de  q»i  descend  cetle  illustre 
maison.  Qui  ne  voit  qu’ils  nous  doivenl  du  retour  ^ ? » 


II 

PARTIGULARITÉS  SUR  LE  VOYAGEUR  TAVERNIER,  BARON 
D’AUB0NNE. 

(Son  goul  prococc  pour  Ics  voyages.  — Acliéle,  apres  son  sixiéme  voyage,  la  Itaronnic  d’Au- 
honnc.  — Des  revers  de  forlune  Tengagenl  a relourner  en  örieiit,  nialgré  son  grand 
agc.  — W nicurl  en  route,  a Copenliague.  — Ses  erreurs.  — Son  caraetere). 

{Journal  Helvétique,  Février  1753.) 

Jean-Baplisle  Tavernier  naquil  a Paris  Tan  1605.  Son  pére 
élait  originaire  d’x\nvers ; il  vint  s’établir  dans  cette  capitale , 
ou  il  faisait  commerce  de  cartes  de  géographie  et  passait  pour 
un  liabile  géograpbe.  Ce  que  le  jeune  Tavernier  entendait  dire 
dans  la  boutique  de  son  pére , aux  curieux  qui  y achetaient  des 
cartes,  lui  fit  nailre  Tenvie  de  connaitre  par  lui-méine  ces  pays, 
dont  il  entendait  faire  des  descriptions  intéressantes.  Le  jeune 
homme  écoutait  avec  avidité  ces  relations.  Dans  une  de  ces 
conversations  on  avait  surtout  exalté  les  richesses  et  la  magni- 
ficence  des  Persans ; des  lors  il  brulait  du  désir  de  voir  de  ses 
propres  yeux  ce  qui  en  était. 

II  commen^a  de  bonne  beure  a parcourir  FEurope , et,  a 
vingt-deux  ans,  il  avait  déja  vu  les  principaux  pays  de  cette 
belle  partie  du  monde.  Ses  voyages  furen  t un  peu  interrompus 

^ Debent  Cistercienses  Aitam  Gumbam  Sabaudiae,  debent  Diices  Sabaudiaä 
in  uno  Humberto  Cisterciensi,  se  ipsos,  totamque  serenissimam  suam  fami- 
liam  toti  Gistercio.  Alutua  debita,  sed  imparia!  Ampliiis  enim  est  Gistercium 
dedisse  Sabaudice  Principes  successores,  quåm  Sabaudiam  Gistercio  dedisse 
unam  Aitam  Gumbam.  {Cistercium  , Vetero-Pragoe  1700,  in-folio, 

p.  447.) 


16 


par  Tenvie  qu'il  eut  de  faire  une  campagne,  pour  avoir  quelque 
teinture  du  métier  de  la  guerre;  il  se  trouva  dans  Mantoue  as- 
siégée  par  les  Impériaux  , qui  furent  obligés  de  lever  le  siége. 

Ayant  qulué  le  service,  il  trouva  une  compagnie  pour  faire 
le  voyage  de  Constanlinople,  et  salisfit  amplement  dans  la  suite 
sa  passion  pour  vo}  ager.  Il  fit,  pendanl  Tespace  de  quarante  ans, 
six  voyages  en  Perse  et  aux  Indes,  c’est-a-dire  que,  dans  cet 
espace  de  temps , il  fit  plus  de  six  mille  lieues  par  terre ; il  pé- 
nétra  jusqu’aux  fameuses  mines  de  diamants,  et  il  fut  le  pre- 
mier Européen  que  Ton  y vit.  C’est  avec  beaucoup  de  fondement 
qu’il  a passé  pour  le  plus  déterminé  voyageur  de  son  siécle. 

Il  rapporta  de  ces  voyages  quantité  de  pierreries  qui  lenri- 
chirent;  il  en  vendit  beauconp  au  roi  de  France.  Ge  prince  se 
fit  raconter  les  principales  circonstances  de  ces  longues  courses 
et  y prit  gout;  il  anoblit  ensuite  le  voyageur. 

Le  sixiéme  voyage  de  Tavernier  dura  depuis  1663  jusqu’en 
1669.  Se  voyant  anobli,  et  possesseur  de  richesses  immenses , 
il  pensa  a acbeter  une  terre  pour  s’y  retirer ; il  jeta  les  yeux  sur 
la  baronnie  d’Aubonne  dans  le  Pays  de  Vaud,  possédée  alors 
par  le  marquis  de  Montpouillan , gendre  de  Mayerne , et  qui 
voulait  s’en  défaire.  Elle  lui  couta  quarante  mille  écus;  il  en 
renouvela  les  båliments,  et  y vécut  fort  noblement  plusieurs 
années.  Le  choix  qu’il  fit  de  la  Suisse  pour  s’y  retirer,  préfé- 
rablement  a tout  autre  pays , est  une  nouvelle  raison  pour  nous 
affectionner  a son  bistoire.  Je  vais  donc  la  continuer. 

Il  n’y  a point  de  fortune  bien  stable  dans  la  vie.  L^opulent 
Tavernier  fit  fépreuve  de  Finconstancc  des  choses  humaines,  et 
essuya  un  rude  revers.  Un  de  ses  neveux  dérangea  entiérement 
cette  brillante  situation;  il  dirigeait,  dans  le  Levant,  le  com- 
merce  de  Tavernier,  qui  lui  avait  envoyé  de  précieuses  mar- 
cliandises  de  France;  elles  devaient  produire  plusieurs  millions.  | 
Le  jeune  homme  s’étant  marié  a Ispalian , prit  le  parti  de  de-  , 
meurer  dans  les  Indes,  sans  se  metlre  en  peine  de  rendre  ■ 
compte  a son  onde  de  ce  qu’il  lui  avait  confié.  Cette  infidélité  et  I 


17 


la  Irop  graride  dépense  que  ie  baron  d’Aubonne  avak  faite  dans 
sa  lerre,  lui  fit  prendre,  quoiquil  fut  presque  octogénaire, 
intrange  resolution  d’aller  courir  apres  son  neveu,  pour  lui  de- 
mander  raison  de  sa  gestion.  Sa  curiosité  de  vojageur  n’étant 
pas  encore  entiérement  satisfaite,  apres  tant  de  courses,  il  vou- 
lut , dans  ce  septiéme  voyage , aller  en  Perse  par  la  Moscovie , 
å cause,  disait-il,  qu’il  n’avait  point  encore  fait  cette  route.  11 
partit  en  effet,  mais  la  mort  le  surprit  en  chemin. 

On  ne  convient  pas  du  lieu  ou  il  mourut.  Ceux  qui  ont  écrit 
sa  vie  dans  les  différentes  editions  de  ses  voyages,  faites  apres 
sa  mort,  le  font  mourir  en  Moscovie.  On  voit  la  méme  chose 
dans  la  traduction  anglaise;  qiielques-uns  disent  que  ce  fut  a 
Moscou,  d’autres  en  descendant  le  Yolga.  On  lit,  dans  le  dic- 
tionnaire  de  Bayle,  que  ce  fut  dans  ia  capilale  de  Moscovie,  et 
cela  sur  la  foi  du  Mercure  galant  de  février  1690,  qui  liii  fait 
fmir  ses  jours  a Moscou ; mais  ces  auteurs  se  sont  tous  Irompés. 
Il  est  sur  qu’il  ne  parvint  point  dans  ce  pays-la,  et  qu’il  expira 
en  Daoemark. 

Notre  vieillard,  cbargé  dannées  et  épuisé  par  la  fatigue  du 
voyage , étant  arrivé  a Gopenhague , y tomba  rnalade.  Heureu- 
sement  pour  lui,  il  se  trouva  dans  cette  capitale  un  fort  hon- 
néte  homme , Ilollandais  de  naissance  , mais  qui  avait  demeuré 
longtemps  en  France;  i!  se  nommait  de  Moor,  et  s’élait  retiré  en 
Danemark  a la  révocatlon  de  1 edit  de  Nantes , pour  établir  a 
Gopenhague  une  manufacture  de  glaces;  ii  re^ut  chez  lui  le 
voyageur  moribond,  et  lui  rendit  les  derniers  devoirs.  Au  com- 
mencement  du  siécle,  il  se  transplanta  en  Prusse,  et  y établit 
sa  manufacture  de  glaces , qui  est  encore  aujourd^liui  trés-flo- 
rissante  a Neustadt,  pelife  ville  a Imit  ou  dix  lieues  de  Berlin. 
Le  roi  loi  donna  des  lettres  de  noblesse.  Eo  1701,  un  de  mes 
amis  passa  quelques  mois  chez  ce  iiouveau  gentilhomme,  qui 
Finforma  exactement  des  particularités  de  la  morl  de  Tavernier, 
et  c'est  par  cet  ami  que  j’en  ai  élé  infomié. 

Il  y a qiielqiie  chose  de  plus  que  de  Fhumaoité  dans  Fhospi» 

T.  11.^  2 


18 


talité  exercée  par  cet  honnéte  homme  ä Copenhague , on  peut 
y tron  ver  aussi  beaiicoup  de  christianisme.  En  effet,  dans  le 
troisiéme  tome  des  Voyages  de  Tavernier^  les  Hollandais  sont 
fort  maltraités;  c’esl  proprement  une  violente  salire  contre  ia 
Cornpagnie  des  Indes  a Batavia,  dont  les  directeiirs  sont  cbargés 
de  mille  actions  injustes  et  cruelles.  On  se  souleva  fort  en  Kol- 
lande contre  cetouvrage,  des  qu’il  parut.  Ainsl  un  Hollandais, 
quine  laisse  pas  de  prendre  soin  de  cet  auteur  satirique,  lors- 
qu’il  le  voit  prés  d’expirer,  et  qui  lui  donne  tous  les  secours 
possibies , peut  élre  comparé  au  Samaritain  cbaritable  de  FÉ- 
vangile. 

On  sait  que  les  Voyages  de  Tavernier  ont  élé  inis  en  ordre 
par  Chapuzeau , qui  fut  soliicilé  de  préter  sa  plume  au  voya- 
geur,  qui  iFetait  pas  en  état  de  bien  écrire.  Get  office  lui  causa 
bien  du  cliagrin.  Se  trouvant  en  Kollande,  on  s’en  prit  a lui,  et 
il  fut  rechercbé  sur  les  trails  satiriques  de  ce  troisiéme  volume 
contre  ceux  qui  gouvernaient  les  alFaires  de  la  Cornpagnie  des 
Indes.  IFauteur  de  V Esprit  de3EÅrnaud  opposa  satire  a satire; 
Cbapuzeau  fit  son  apologie,  prouva  qiFil  iFavait  eu  aucune  part 
a ce  dernier  volume,  et  nomma  celui  qui  avait  servi  dans  cetle 
occasion  de  secrétaire  a Tavernier. 

Ges  voyages  ne  passent  pas  pour  fort  exacts,  et  bien  d’au- 
tres  voyageurs  les  ont  attaqués  du  cöté  de  la  fidéiité.  Gemelli 
Garrero,  entre  autres,  les  fait  regarder  comme  fort  suspects  sur 
plusieurs  faits  qui  y sont  rapportcs;  mais  le  Dictionnaire  de 
Bayle  nous  avertit  que  ce  n est  pas  que  Tavernier  eut  dessein 
de  nous  tromper,  c est  que  quelquefois  on  Favait  trompé  lui- 
méme , et  on  lui  en  avait  imposé.  Quelques  personnes  s'étaienl 
diverties  a lui  faire  accroire  des  choses  fort  singuiléres,  pour  se 
jouer  de  sa  crédulité.  S’il  y a quelques  fables  dans  ses  relations, 
elles  ne  doiveut  donc  donner  aucune  atteinte  a sa  sincérité. 

J’ai  dans  mon  cabinet  une  eslampe  de  Tavernier,  gravée  par 
Des  Bodiers.  Au  bas  méme  de  ce  portrait',  on  a mis  quelques 
vers  qui  le  font  passer  pour  peu  sincére.  Les  voici : 


19 


Pour  connaitre  les  moeurs,  et  s’instruire  au  commerce, 

Tavernier  fut  huit  fois  en  Perse, 

Et  devint  un  celebre  auteur ; 

Mais , lecteur,  lisant  son  ouvrage, 

Ressouvenez-vous  que  le  sage 
A dit  que  tout  liomme  est  menteur. 

C’est  Gacon  de  Lyon  qui  a coinposé  ces  vers;  oii  pourrail  a 
la  rigueur  liii  rétorqiier  le  reproclie  de  mensonge.  11  dit,  en 
effet , que  Tavernier  fut  imit  fois  en  Perse , or  il  n’y  a été  que 
six  fois.  II  entreprit  uo  septiéme  voyage,  mais  il  moiirot  eo  clie- 
min.  Le  poéte  attribue  aussi  au  Sage  ces  paroles  de  FÉcriture  : 
que  toul  homme  est  menteur ; ii  a pris  le  fils  pour  le  pére.  Gette 
espéce  de  sentence  est  tirée  du  psaume  GXYL  J’ai  dit  d’ailleurs 
que  Tavernier  a erré  par  mauvaise  informatioo , plutöt  que  par 
dessein  de  tromper. 

La  légende  en  prose,  qui  accompagne  Festampe,  iFest  pas 
plus  exacte.  On  y lit  qu’ii  mourut  a Moscou  en  1689,  ågé  de 
89  ans;  erreur  sur  le  lieu  de  sa  mort,  comme  je  Fai  prouvé,  et 
sur  son  åge , car  il  avait  toul  au  plus  quatre-vingt-cinq  ans. 
11  est  bon  de  se  défier  quelquefois  des  peintres  et  des  poétes , 
surtout  de  Gacon  qui  était  fort  satirique. 

A parler  sans  prévention,  Tavernier  a eu  des  qiialités  qui 
doivent  le  faire  estimer,  et  le  faire  regarder  comme  un  homme 
au“dessus  du  commuo.  II  faiil  de  ia  force  d’esprit  pour  renoncer 
k sa  patrie  des  sa  jeimesse,  pour  se  priver  toute  sa  vie  du  com- 
merce de  ses  amis  ou  de  ses  proches,  et  passer  ses  jours  a par- 
courir  des  régions  éloignées  pour  observer  les  moeurs  et  les 
coulumes  étrangéres. 

c(  Tavernier,  est-il  dit  dans  le  Pour  et  le  conire^  tome  IX, 
p.  78 , était  d’une  taille  médiocre,  mais  il  était  de  bonne  mine ; 
il  portait  ses  cheveux  naturels;  il  était  gai  et  vif,  lliumeur 
prompte  et  violente,  mais  facite  a s’apaiser;  il  était  dbine  consti- 
tution  robuste,  endurci  a la  fatigue , et  toujours  prét  a s’y  ex- 


20 


poser ^ ; il  était  sobre,  liberal,  bieiifaisant,  surtout  arégard  des 
voyageurs:  simple  dans  ses  maniéres,  mais  fait  cependant  au 
commerce  des  personnes  du  plus  haut  rang : Tesprit  bon  el  la 
mémoire  admirable.  » 

Un  endroit  de  ce  porlrait  qui  pourra  parailre  un  peu  flatlé, 
c’est  celui  ou  Ton  dit  k qu’il  était  fait  au  commerce  des  per- 
sonnes du  jilus  haut  rang.  » Il  est  vrai  qu  il  les  fréquentait  sou- 
vent,  et  que  la  natiire  de  son  négoce  lui  donnait  un  libre  accés 
auprés  méme  des  souverains.  Mais  il  ne  faut  pas  croire  pour  cela 
que  cette  fréquenlation  lui  eul  donné  les  maniéres  souples  et 
polies  des  gens  de  cour.  Ce  trait  doit  étre  rectifié  ou  expliqué 
par  celui  qui  précéde  dans  le  portrait  qui  nous  le  représente 
comrae  « simple  dans  ses  maniéres.  » On  pourrait  dire  quelque 
cbose  de  plus  si  Ton  youlait  le  bien  peindre  au  naturel,  c’est 
qu’il  était  d’une  franclnse  avec  les  grands  qui  tenait  beaucoup 
de  la  grossiéreté  et  de  la  rudesse.  En  voici  un  exemple  reniar- 
quable  : 

Étant  a Paris  en  1668  ou  1669,  aprés  avoir  fini  son  sixiéme 
voyage  et  se  xoyant  maitre  d’une  grande  Fortune,  quelques  cour- 
tisans  lui  demandérent  s'il  retournerail  encore  aux  indes.  Il  leur 
répondit  qiéil  songeait  a se  reposer,  et  qu’il  voulait  acheter  une 
maison  de  campagne  pour  y acbever  sa  vie  tranquillement.  Alors 
un  grand  seigneur,  prenant  la  parole,  lui  dit  qu’aprés  avoir  par- 
couru  tant  de  pays,  et  remarqué  ceux  qui  étaient  les  plus  agréa- 
bles,  il  ne  manquerait  pas  de  bien  clioisir.  Oh^a,  dites-nous, 
je  vous  prie,  quel  est  le  lieu  que  vous  préférez  a tous  les  aulres? 
Belle  demande!  interrompit  un  courtisan,  ce  sera  la  France; 

’ Voici  ce  qu’il  nous  dit  lui-méme,  t.  II  de  ses  Voyages,  p.  584- ; Je  n’ai 
jamais  été  incommodé  méme  d’un  mal  de  tete.  Ce  qui,  å mon  avis,  a le 
plus  contribué  ä ma  santé,  c’est  que  je  ne  crois  pas  avoir  jamais  pris  aucun 
clipgrin  d’aucune  mauvaise  alfaire  qui  me  soit  arrivée.J’ai  fait  quelquefois  de 
grands  profits,  j’ai  fait  aussi  d’autres  fois  de  grandes  pcrtes,  et  dans  les  ren- 
contres  fåclieuses  je  n’ai  jamais  plus  été  de  demi-lieure  å me  résoudre  a 
ce  qifil  fallait  faire  u 1’avenir,  sans  plus  songer  au  passé. 


21 


outre  que  c’est  sa  pairie,  cesl  le  plus  beau  pays  du  inonde,  et 
il  ii’y  en  a point  qui  en  approcbe.  — « Messieurs,  répondit 
Tavernier,  je  conviens  que  la  France  est  un  pays  cliarmant  et 
délicieux,  mais  mon  inclination  penche  pour  la  Suisse.  — 
La  Suisse!  répondit -on  avec  un  grand  éclat  de  rire.  Quoi! 
ajoiita-t“On , un  pays  de  montagnes  et  dont  les  peoples  n'au- 
raient  pas  le  quart  de  la  subsistance  nécessaire,  si  les  autres  pays 
ne  les  déchargeaient  d’une  grande  partie  des  babitanls!  — Oui, 
Messieurs , répondit-il , la  Suisse  est  a peu  prés  telle  que  vous 
venez  de  la  dépeindre , mais  je  veux  que  le  bien  que  j'achéterai 
soit  a moi.  » 

Gette  cooversalion  singoliere  est  rapportée  dans  les  Enire- 
tiens  des  Ombres  Mais  j’ai  oui  dire  a un  homme  de  mérite  et 
fort  digne  de  foi , qui  savait  a fond  Fhistoire  de  Tavernier,  et 
qui  Favait  connu  personnellement , que  ce  fut  le  roi  lui-méme 
auquel  ce  voyageur  parla  si  librement.  Voici  comment  il  racon- 
tait  la  cliose : Louis  XIV  ayant  sii  que  iiotre  voyageur  pensait 
k se  fixer  quelque  part,  et  qu  il  parlait  d’acheter  une  terre  pour 
sy  retirer,  lui  demanda  dans  quelie  province  du  royaume  ii 
Youlait  faire  cette  acquisition.  Tavernier  répondit  qudl  avait  jeté 
les  yeux  sur  la  Suisse.  Le  roi , surpris  de  ce  choix , en  voulot 
savoir  la  raison.  C’est , répliqua  Tavernier,  que  je  veu^  que  la 
terre  que  j^achéterai  soit  ä moi. 

Celuide  qui  je  tieos  ceile  anecdote,  est  le  marquisDuQuesoe. 
fils  du  fameux  vice-amiral,  le  plus  grand  homme  de  mer  qail 
y ait  eu  en  France  sous  le  long  régne  de  Louis  XIV.  Ge  mar- 
quis  avait  acheté  de  Tavernier  la  baronnie  d’Aubonne,  pour  le 
prix  de  cinquante  mille  écus.  Ii  s'y  retira  apres  la  révocation  de 
Fédit  de  Nantes ; il  la  revendit  quelques  années  aprés  soixarite 
et  dix  mille  écus  a la  républiqiie  de  Berne , et  i!  se  retira  ä 
Geneve , oii  il  est  mort  en  1722. 


Septernbre  1722. 


Il  VALAIS. 


m 

EXTRÅIT  D’UN  LIVRE  INTITULÉ:  LE  VALAIS  GHRÉTIEN. 

(Dcvise  de  la  vilie  de  Saiiit-Maurice.  — Nora  du  Lourg  de  Sainl-Pierrc,  préleiidu  téraoi- 
gnage  du  passage  de  Tapolre  saint  Pierre  ea  \alais:  iuscriplion  de  soii  église. — 
Les  Sarrasius  eii  Yalais.  — Hugues  II,  évéque  de  Gciiéve.  — Mimiloli,  et  le  livre  du 
curé  de  Ponlverre  sur  sa  couversion  : liste  fabuleuse  des  éveques  de  Geneve,  doniiée 
par  cel  aiUeur.  Saint  Tliéodiile,  patron  du  Yalais;  qui  il  ctait;  prctendue  donation  du 
Comitat  du  Yalais  k cet  évéque ; ses  prétendus  lairacles.  — Saint  Giiérin  et  les  sainls 
invoqués  par  suite  d’un  jeu  de  niols  sur  leurs  nonis). 

{Jourmd  Helvétiqve,  Mars  et  Avril  17-4().) 

Monsieur  , 

Vous  me  demandez  ralson  d’une  histoire  ecciésiasliqiie  du 
Yalais  ( Vallesia  clmsliana ) qui  parait  depuis  jteu  de  leinps 
(1744),  et  qui  doit  m’étre  comme,  dites-vous.  Je  Fai  effective- 
ment  entre  ies  mains , et  je  suis  en  état  de  vous  dire  ce  que 
c’est. 

Uoiivrage  est  ccrit  en  latin.  Uauteur  est  M.  Eriguet,  clia- 
noine  de  Sion,  connu  par  ime  dissertation  qu’il  donna,  il  y a 
qualre  ou  cinq  ans,  sur  le  concile  d’Epaone,  qidil  prétend 
placer  dans  le  Yalais.  J’ai  lu  avec  empressenient  son  nouvel 
ouvrage.  Le  sujet  est  neuf,  et  personne  ne  Favaii  encore  traité, 
a ce  que  noiis  dit  Fauteur  dans  sa  préface.  Ges  sortes  de  reclier- 
ches  paraissent  aujourdliui  assez  intéressantes,  mais  j’ai  eu  une 
raison  parliculiére  de  faire  altention  au  Valais  chréiicn^  c^est 
que  je  me  suis  flatté  qu’a  cause  du  voisinage  j’y  trouverais 
quelques  lumiéres  sur  rinstoire  de  nolre  Église  de  Geneve.  On 
sail  que  les  éveques  de  ces  deux  diocéses  ont  eii  de  grandes  re- 
lations les  uns  avec  les  aulres. 


Plusieurs  savaots  ODt  travaillé  a Thistoire  ecclésiastiqu€  de 
leur  pays.  Voos  connaissez  Vltalia  sacfa  d’Ughelli  et  la  Gallia 
chmtiana  de  MM.  de  Ste-Marthe,  doot  on  donne  actuellement 
une  secoode  édition,  parvenue  au  liuiliéme  volume  in“folio.  Le 
livre  doot  je  dois  vous  rendre  compte  ne  saurait  dgurer  avec 
ceux-Ia  dans  une  bibiiothéque;  c’esl  un  petit  in~douze  fort 
mince,  et  ii  o’eo  faut  pas  étre  surpris  : le  Yalais  est  un  pays 
fort  resserré,  et  qui  ne  renferme  qu  un  seul  évéclié.  Mais  vous 
étes  trop  équitable  pour  juger  du  mérite  d\m  livre  par  sa  gros- 
seur.  Déja  tout  ce  qui  vieot  du  Valais  peut  étre  regardé  comme 
une  piéce  rare  dans  une  bibiiothéque;  im  ouvrage  poblié  dans 
ce  pajs  est  une  espéce  de  phénoméne  dans  la  république 
des  lettres.  B’ailleurs  les  petits  livrés  sont  qoelquefois  les 
plus  excellents,  Voyons  si  celui-ci  doit  étre  rangé  dans  cette 
classe. 

L’auteur  débute  par  rétablissemenl  du  christianisme  dans  le 
Valais.  Ii  notis  fait  d’abord  remarquer  qidUghelli  a dit  que 
St-Barnabé  avait  apporté  FEvangile  a Milan  des  Fan  46  de  Fére 
chrétienne,  et  qiFil  avait  préclié  dans  plusieurs  villes  voisines; 
d’ou  Fon  doit  conclure  que  les  disciples  de  cet  apötre  peuvent 
étre  veniis  planter  la  foi  jusque  dans  le  Yalais. 

Mais  notre  cbanoine  n’est  pas  encore  cooteot  de  cette  origioe 
de  la  religion  chrétienne  dans  son  pays  : il  veut  la  tenir  des 
apötres  eux-ménies,  et  il  a beaucoup  de  peochant  a croire  que 
c^est  saint  Pierre  en  personne  qui  leur  a apporté  FEvangile. 
Quelques  auteurs  oni  dit  que  ce  chef  des  apötres  avait  parcoom 
les  Gaules,  et  qu’il  y avait  établi  la  religion  de  Jésus-Ghrist,  ou 
par  lui-méme,  ou  par  ses  disciples  quhl  avait  constitués  évéqoes 
dans  diverses  villes.  On  nous  cite  pour  garant  de  ce  fait  Méta- 
phraste  dans  son  sermon  sur  les  apötres  Pierre  et  Paul.  Vous 
savez  de  quel  poids  est  ce  témoignage.  On  y ajoute  celui  d'un 
jésuite  qui  a avancé  que  saint  Pierre  avait  précbé  å Besan^on 
et  dans  les  autres  lieux  de  Franche-Gomté,  quil  avait  par- 
couru  presqiie  tout  Foccident  apres  que  Fédit  de  Fempereur 


24 


Claude  Teut  chassé  de  Rome.  Pour  venir  dans  les  Gaules,  il 
dut  traverser  les  Alpes  par  le  passage  connu  aujourd’hui  sons 
le  nom  du  Grand-S aint~  Bernard.  Gette  route  le  jeta  nécessai- 
rement  dans  le  Valais,  oii  il  précha  TEvangile.  Il  porta  ensuite 
le  flambeau  de  la  foi  aux  Suisses,  et  on  nous  cite  pour  cela 
Guilliman,  et  quelques  autres  auteurs  qui  ont  été  de  ce  sen- 
timent. 

Un  capucin,  nommé  le  Pére  Sigismond,  de  Saint-Maurice, 
avait  déja  avancé  ce  paradoxe,  que  saint  Pierre  était  venu  lui- 
méme  précher  TEvangile  a Sion  et  a Marlign y ’ . Il  allégue  pré- 
cisément  les  mémes  autorilés  que  M.  Briguet.  En  voici  une  que 
je  ne  dois  pas  oublier,  c’est  que  les  bourgeois  de  Saint-Maurice, 
qui  ont  une  croix  blanche  pour  armoirie,  y ont  mis  pour  de- 
vise  : Clmsliana  sum  ah  anno  LVIII.,  c’est-a-dire  qu’ils  font 
profession  du  christianisme  des  Tan  58  de  Jésus-Christ.  Le  ca- 
pucin appuie  beaucoup  sur  cette  preuve,  et  montre  que  les  ha- 
bitants  de  Saint-Maurice  sont  trop  lionnétes  gens  pour  avoir 
voulu  imposer  ainsi  a la  postérité,  si  la  cliose  n’était  pas^.  Notre 
auteur  cite  aussi  cette  devise.  Je  crois  que  vous  conviendrez, 
Monsieur,  quelle  est  mieux  a sa  place,  entre  les  mains  d’un 
capucin  qui  la  faisait  valoir  il  y a plus  de  80  ans , qu^entre 
celles  d’un  chanoine  qui  écrit  aujourd’hui,  c’est-a-dire  dans 
un  siécle  beaucoup  plus  éclairé  sur  les  antiquités  ecclésias- 
liques. 

Quand  on  vient  dltalie  et  qu  on  a traversé  le  Grand-Saint- 
Bernard , on  trouve  dans  la  vallée  d’Entremont  un  bourg  qui 
porte  le  nom  de  Samt-Pierre.  Il  est  au  pied  des  Alpes,  a Irois 
lieues  de  Tbospice  : c’est  un  lieu  de  repos  pour  les  voyageurs 

* Histoire  du  (jlorkux  saint  Sigismond,  martyr  et  roi  de  Bourgogne.  A Sion, 
1660.  In- 4°,  chap.  XXL 

* La  maison  de  Mealhoa  est  nne  des  plus  anciennes  de  Savoie.  On  lit  sur 
la  porle  d’un  vieux  cliateau  qui  lui  apparlient,  å quelques  lieues  d’Annecy, 
celle  inscription:  Anteqiiam  Christus  natus  esset,  Baro  sum,  c’est-å-dire  qii’ils 
portaient  le  titre  de  baron,  sept  ou  huit  siécles  avantque  ce  titre  fut  connu. 


25 


fatlgués  (i’un  passage  aussi  rade.  Non-seulement  ce  bourg  porle 
le  nom  de  Saint-Pierre,  mais  Tegiise  lui  est  encore  dédiée.  La 
répétilion  du  nom  de  Tapotre  dans  ce  lieu  parait  a nolre  cha- 
noine  une  preuve  de  son  systéme.  Il  prétend  que  saint  Pierre 
ayant  passé  les  Alpes  pour  venir  en  France,  se  délassa  dans  cet 
endroit,  et  qu’on  jugea  a propos  de  faire  porter  son  nom  au 
premier  endroit  du  Yalais  qu  il  avait  honoré  de  sa  présence.  Le 
zéle  de  cet  apötre  ne  lui  permit  pas  de  demeurer  oisif  dans  ce 
lieu,  il  y jeta  les  premiéres  semences  de  FÉvangile,  et  voila  la 
raison  pour  laquelle  Féglise  lui  est  aussi  dédiée. 

Je  vous  prie,  Monsieur,  de  remarquer  que  nous  aurions  in- 
lérét  de  faire  valoir  ce  raisonnement  du  cbanoine.  Il  prouverait 
Tantiquilé  de  notre  Eglise  comme  de  celle  du  Valais.  Si  saint 
Pierre  a traversé  ce  pays-la  pour  venir  dans  les  Gaules , il  doit 
aussi  avoir  passé  a Geneve.  Notre  ville,  comme  il  parait  par  la 
carte  Théodosienne,  est  sur  la  grande  route  qui  conduisait  des 
Alpes  Penoines  en  France.  Et  dire  qu’un  apötre  a passé  cliez 
nous,  c’est  dire  qu’il  y a préclié  FEvangile.  Nous  avons  aussi, 
comme  le  Valais,  une  église  dédiée  a ce  chef  des  apötres:  nolre 
catliédrale  porte  le  nom  de  Saint-Pierre,  de  temps  immémo» 
rial;  mais  nous  n’aspirons  pas  si  liaut,  et  nous  reconnaissons 
modestement  que  Fétablissement  du  cliristiaoisme  dans  notre 
vilie  iFest  que  du  quatriéme  siécle. 

IFauteur  se  trouvant,  il  y a quelques  années,  dans  ce  bourg 
de  Saint-Pierre,  en  considéra  Féglise  avec  beaucoup  d’atten- 
lion,  se  flattant  d’y  trouver  quelques  indices  d’une  liaute  anti- 
quilé,  quelques  marques  qui  désigneraient  les  temps  aposloli- 
ques.  Il  aper^iit  bientöt  uneinscription  sur  le  portail.  Il  s^appliqua 
incessamment  a la  déchiffrer  et  a la  transcrire.  Des  quhl  Feut 
examinée  avec  quelque  soin,  il  se  trouva  fort  loin  de  son  corapte, 
je  veiix  dire  fort  éloigné  du  premier  siécle  de  FEglise.  Il  le  re- 
connait  de  bonne  foi.  Gependant  il  n’a  pas  laissé  de  nous  faire 
part  de  cette  inscription.  Nous  devons  lui  en  savoir  gré,  d’aulant 
plus  qu’elle  ne  subsiste  plus  aujourdflmi,  Féglise  ayant  été  re- 


26 


båtie  depuis  ce  temps-ia.  Je  voiis  en  envoie  la  copie.  Elle  don- 
nera  lien  a quelques  petites  disciissions  que  je  sais  qui  sont  de 
votre  gout.  Ge  sont  des  vers  léonins  qui  étaient  a la  mode  dans 
ce  temps-la  : 

Ismaelita  cohors  Rhodani  cum  sparsa  per  agros 
Igne  fame  et  ferro  sjeviret  tempore  longo, 

Vertit  in  hane  vallem  Pceninam*  messio  falcem, 

Hug.  PrsesLil  Genevse  XPti®  post  duetus  amore 
Struxerat  hoc  templum  Petri  sub  lionore  sacratum, 
Omnipotens  illi  reddat  mercede  perenni, 

In  VI  decima  domus  haec  dicata  kalenda, 

Solis  in  Oetobrem  cum  fit  descensio  mensem. 

il  y avait  quelqiie  chose  d’effacé  dans  ce  dernier  vers. 
M.  Briguet  avait  laissé  une  lacune  dans  sa  copie;  mais  je  me 
flatte  que  nous  Tavons  rétabli  comme  il  doit  étre.  Les  trois 
premiers,  qui  sont  les  plus  obscurs,  peuvent  élre  traduits  de  cette 
maniére  : 

c(  Apres  que  les  bändes  sarrasines,  répandues  dans  les  pays 
le  long  du  Rhöne,  en  eurent  longtemps  désolé  les  campagnes , 
par  le  feu,  le  fer  et  la  famine,  enfm  la  moisson  tourna  sa  fau- 
cille  dans  cette  vallée  pennine , etc.  » c’est-a-dire  qu’elle  y fit 
revenirFabondance.  On  sait  que  les  Sarrasins,  dans  le  neuviéme 
ou  dixiéme  siécle,  ravagérent  toutes  les  Alpes,  jusqu’a  la  source 
du  Rhöne,  et  qu  iis  brulérent  la  fameuse  abbaye  de  St-Maurice 
dans  le  Valais. 

Le  quatriéme  vers  nous  apprend  que  Hugues,  évéque  de  Ge- 
neve, plein  d^amour  pour  Glirist,  fit  båtir  ce  temple  et  le  dédia 
a saint  Pierre. 

Il  y a lieu  d’étre  surpris  qu’un  évéque  de  notre  ville  fasse 
édifier  une  église  dans  un  diocése  autre  que  le  sien.  Un  liardi 
critique,  embarrassé  de  cette  diffieulté,  couperait  le.noeud  et 


* Vallis  Picnina,  le  Valais. — Messio  pour  messis,  moisson  : on  en  trouve 
quanlité  d’exemples  dans  le  Glosmire  de  Du  Cange. 

* Christi. 


27 


dirait  qu’il  faut  lire  ici  Prmsul  Seduni^  Hugues,  évéqae  de  Sion, 
Cest  effeclivement  le  nom  de  Févéque  qoi  siégeait  alors  k Sion : 
soiivenl  on  a corrigé  des  aiiteurs  sur  des  fondements  plus  lé- 
gers.  Mais  outre  que  la  mesure  des  vers  s’y  oppose,  nous  ne 
saurions  refuser  d’en  croire  le  chanoine  qui  a examiné  lui-méme 
Foriginal  avec  trop  de  soin  pour  attribuer  a un  évéque  étran- 
ger  Fiionneur  d’un  ouvrage  qui  serait  du  a Fun  de  ses  propres 
évéques. 

Uévéque  de  Geneve,  dont  cette  inscription  fait  mention,  est 
Hugues  n,  qui  vivait  environ  Fan  1000.  Il  était  neveu  de  Fim- 
pératrice  Ådélaide.  Le  bourg  de  Saint-Pierre  ayant  élé  båti 
pour  la  commodité  des  voyageurs  qui  passaient  les  Alpes,  il 
était  nécessaire  qu’un  lieu  aussi  fréquenté  ne  fut  pas  plus  long- 
lemps  sans  église.  On  sait  qu  Ådélaide  était  venue,  en  999,  a 
Saint-Maurice , visiler  les  reliques  des  martyrs  de  la  légion 
thébéenne.  On  put  lui  représenter  alors  le  triste  état  du  bourg  de 
Saint-Pierre , qui  n’avait  plus  d’église  depuis  Fiocursion  des 
Sarrasins , et  il  était  digne  de  cette  priocesse  de  donner 
ordre  de  la  réédifier,  et  d’eii  cbarger  Févéque  de  Geneve  son 
parent. 

Apres  tout,  si  Féglise  ancienne  de  ce  bourg  sur  laquelle  on 
lisait  Finscription,  n’était  pas  plus  vaste  que  celie  qiFon  y voit 
aujourd^hui , il  iFétait  besoin  ni  des  ordres  de  Fimpératrice, 
ni  de  ses  fmances,  pour  la  construire.  Un  de  mes  arais,  qui  a 
passé  par  la  il  n’y  a pas  longtemps,  m’écrit  de  Turin  qu’elle 
n’est  guére  au-dessus  des  églises  ordinaires  de  village.  Sur  ce 
pied-lå,  notre  évéque  de  Geneve,  qui  était  un  gros  prélat,  a pu 
ia  rebåtir  de  ses  propres  deniers,  voyant  que  les  gens  du  lieu  iFé- 
taient  pas  en  état  de  le  faire. 

M.  Briguel  nous  avoue,  avec  beaucoup  de  franchise,  que 
lorsqu  ii  s’était  aper^u  que  cette  inscription  parlait  des  courses 
des  Sarrasins,  il  s^était  trouvé  tout  å fait  dépaysé,  et  dans  un 
siécle  bien  éloigné  de  celui  des  apölres.  Mais  il  s’est  encore 
trompé  sur  le  temps  que  doit  avoir  vécu  notre  Hugues  !L  Get 


28 


évéque  est  moiiis  ancien  d’un  deml-siécle  qu’il  ne  le  fait.  Il  lui 
fait  conslruire  Teglise  de  Saint-Pierre  avant  Tannée  944 , qui 
flit , dit-il , celle  de  la  mort  de  cet  évéque.  Rien  n’est  moins 
exactque  cette  date.  Hugues  II  souscrivit  aux  conciles  de  Rome 
et  de  Francfort  en  998  et  i 006.  Il  fut  a Tassemblee  å’Agaunum^ 
en  1014,  avec  le  roi  Rodolphe  III. 

Guichenon,  dans  son  Histoire  de  Scwoie,  page  185,  dit  que 
Ton  voil  a Saint-Maurice  une  donation  datée  de  Tan  1014,  par 
laquelle  Rodolphe , roi  de  Boiirgogne,  donne  divers  villages  a 
Tabbé  de  Saint-Maurice,  présents  el  a la  priére  d’Hugues,  évé- 
que de  Geneve,  et  de  Burchard,  évéque  de  Lyon,  son  frére. 
Notre  chanoine  dit  lui-méme,  page  136,  que  cette  année  1014, 
Hugues  If  vint  trouver  au  monastére  de  Saint-Maurice  le  roi 
Rodolphe  III  et  sa  femmetlermengarde.  Il  n’était  doncpas  mort 
soixante  et  dix  ans  auparavant.  Hugues  assista  encore,  en  1019, 
a la  dédlcace  de  Téglise  de  Bå!e. 

MM.  de  Sainte-Marthe,  dans  leur  Gallia  christiana,  peu- 
vent  avoir  donné  lieu  a cette  erreur.  Ils  disen  t que  cet  évéque 
soumit  a Téglise  de  Cluny  le  monastére  de  Saint-Victor  de  Ge- 
neve, Tan  930  \ Get  évéque  n’établit  les  moines  de  Cluny  ä 
Saint-Yictor  quequelqiies  années  apres  le  voyage  qu’Ädélaide  fit 
a Geneve  en  999,  comme  il  parait  par  Facte  de  fondation  rap- 
porté  par  Guichenon  dans  sa  Bibliotliéqm  Sébusienne.  IFerreur 
est  de  prés  de  quatre-vingtsans.llfautespérerque  les  nouveaux 
éditeurs  du  Gallia  christiana  corrigeront  cet  anaclironisme. 

Gependant  ce  n’est  pas  MM.  de  Sainte-Marthe  qui  ont  pro- 
prement  fail  broncher  ici  notre  chanoine.  Il  allégue  pour  son 
garant  un  MinutoHus  qui  avait  fait  mourir  Hugues  II  Tan  944. 
G’est  son  auteur  banal,  et  il  le  cite  continuellement  des  qu’il 
s'agit  de  quelque  point  qui  regarde  Thistoire  ecclésiastique  de 
Geneve.  Ge  qu’il  y a de  singulier,  c’est  que  nous  ne  savons  qui 

^ Hugo  II  submisit  ecclesiae  Cluniacensi  monasterium  S.  Victoris  Gene- 
vensis,  Rodulphi  Burgundiai  Regis  consensu,  sub  anno  930.  Ex  Cartulario 
ecclesiae  Gluniacensis. 


29 


est  cet  historien,  et  que  nous  ne  Tavons  jamais  vu  cité  sur  ces 
inatiéres.  Rappelez-vous,  je  vous  prie,  Monsieur,  ce  que  je  vous 
marquais  il  ny  a pas  bien  longlemps , que , travaillant  a dé- 
brouiller  quelques  antiquités  de  nolre  ville,  je  trouvai  dans  un 
auteur  italien  une  liste  de  ceux  qui  avaient  écrit  Thistoire  de 
Geneve,  et  il  en  nommait  plusieurs  qui  nous  étaient  entiére- 
ment  inconnus.  C’était  une  équivoque:  ces  prétendus  histo- 
riens de  Geneve  avaienl  écrit  Thistoire  de  Génes , et  Ton  avait 
confondu  ces  deux  noms.  Peut-étre  y aura-t-il  ici  quelque  dé- 
nouement  semblable? 

Il  parait  donc  beaucoup  plus  vraisemblable  que  cette  église 
du  bourg  de  Saint-Pierre  fut  båtie  au  commencement  du  on- 
ziéme  siécle,  une  vingtaine  d’aimées  avant  la  fondatioii  de  notre 
cathédrale  de  Geneve.  On  a vu  précédemment  que  c’était  le 
temps  ou  Fon  båtissait  partout  des  églises.  Je  me  flattais  que 
Fancienne  inscription  que  le  chanoine  nous  a conservée,  nous 
marquerait  Fannée  ou  fut  fait  cet  édifice.  Je  Fai  d’abord  cher- 
chée  dans  ces  vers  obscurs  de  la  fm  : 

In  VI  decima  domiis  haec  dicata  kalenda, 

Solis  in  Octobrem  cum  fit  descensio  mensem. 

Mais  j’y  ai  trouvé  seulement  le  jour  du  mois  que  se  fit  la 
dédicace.  Ces  deux  vers,  réduits  a leur  juste  valeur,  ne  nous  di- 
sent  autre  chose,  sinon  que  cette  église  de  Saint-Pierre , båtie 
par  liugues , fut  dédiée  ie  1 6 de  septembre.  Le  nom  du  mois 
n’ayant  pu  eotrer  dans  le  vers  précédent , est  raarqué  dans  le 
dernier  par  cette  périphrase  poétique.  Le  soleil  descendait  alors 
vers  le  mois  d’octobre.  La  prose  aurait  dit  toiit  uniment  ka- 
lendas oclobris^  ou  le  i 6 septembre. 


J’allais  finir  ici  ma  lettre,  Monsieur,  mais  j’ai  crii  que  je  ne 
ferais  pas  mal  d^essayer  auparavant  de  découvrir  qui  est  ce  Mi- 
nutollus,  qui  a si  mal  marqué  Fannée  de  la  mort  de  notre  Hu- 
gues  II,  et  qui  a si  souvent  égaré  le  chanoine  lorsqu’il  a voulu 


30 


parler  de  quelqu’un  de  nos  évéques.  J^avais  d’abord  soupgonné 
que  Minutolius  était  un  nom  déguisé  sous  lequel  le  véritable 
auteur  a trouvé  a propos  de  se  cacher.  Ma  conjecture  s’est 
trouvée  fondée.  Un  heureux  hasard  m’a  fait  enfm  découvrir  tout 
ce  mystére.  Ghercbant  quelque  autre  chose  dans  un  ancien  \o- 
lume  de  la  Bibliothéque  germanique,  j’y  ai  trouvé  qu’un  jésuite 
de  Lyon,  nommé  le  Pére  Francols-Pierre,  avait  atlaqué,  en 
1728,  Touvrage  de  M.  Jean-Alplionse  Turretin,  intitulé:  Nuhcs 
testium.  Il  s’étail  avlsé  de  citer  aussi  les  docks  écrits  du  cheva- 
lier  Minutoli.  Voici  ce  qu’on  lui  dit  lä-dessus  dans  une  lettre 
insérée  dans  ce  recueil,  tome  XVIII,  page  53. 

c(  Il  faut  vous  dire  ce  que  c’est  que  cet  ouvrage,  qui  est  trop 
obscur  pour  avoir  percé  jusqu’a  vous.  Il  est  de  la  la^on  d’un 
vieux  curé  du  voisinage  de  Geneve,  grand  convertisseur  de  son 
métier.  Celui  qui  s’est  ainsi  iravesli  en  chevalier,  est  une  espéce 
de  Don  Quichotte  qui,  par  le  passé , a toujours  eu  sa  lance  en 
arrét  contre  les  réformés  ses  voisins.  Pour  M.  Minutoli  dont  on 
décrit  la  conversion,  c’est  bien  un  personnage  réel , mais  il 
n’est  point  Tauteur  du  livre  en  question.  G’était  un  jeune  hom- 
me  de  notre  ville  qui,  se  trouvant  sans  bien  et  sans  conduite, 
négocia  son  cbangement  de  religion,  il  y a quinze  ou  vingt  ans. 
Il  ne  lui  restait  d^autre  ressource  que  de  se  tourner  du  coté  de 
Luques,  d’oii  sa  famille  était  originaire.  A la  faveur  de  quelques 
lettres  de  recommandation  que  lui  donnérent  les  ecclésiasti- 
ques  de  notre  voisinage,  il  obtint  une  petite  pension  dont  il 
jouit  encore. 

« Le  curé  de  Pontverre  fit  donc  imprimer,  en  1714,  une 
espéce  de  brocliure,  sous  ce  titre  : Molifs  de  la  conversion  de 
noble  J.-F.  Minutoli,  ou  il  donne  les  caractéres  de  quarante  mi- 
nistres  de  Geneve.  G'est  un  mauvais  mélange  de  traits  satiriques 
et  de  controverse,  mais  ou  domine  une  satire  fort  plate.  Pour 
la  fidélité  dans  les  portraits,  vous  jugez  bien  que  Tauteur  s’en 
est  dispensé.  Pas  un  ne  ressemble.  Mais  afm  qu’on  ne  s’y  mé- 
prit  pas,  il  a eu  recours  a 1’expédient  des  peintres  ignorants  des 


31 


siécles  passés,  cest  d’écrire  le  nom  de  chaque  ministre  tout  au 
long  et  en  gros  caractéres.  Le  public  et  les  personnes  intéres- 
sées  ont  a peu  prés  également  méprisé  ce  mauvais  IWre.  Mais 
savez-vous  bien  qui  a marqué  le  plus  d’indignation  dans  cette 
occasioii?  G’est  Févéque  du  diocése.  En  voici  une  bonne 
preuve  : Le  curé  donna  une  nouveile  forrae  a son  ouvrage,  et 
y fit  des  additions  considérables.  Avant  que  de  hasarder  une 
seconde  edition,  ii  lui  fallait  une  permission  de  son  évéque.  La- 
dessus , ce  sage  prelat  nomma  douze  examinateurs  pour  voir 
cette  nouveile  production.  Le  résuitat  de  cette  assemblée , ou 
Févéque  présidait,  fut  que  Ton  condamna  Fouvrage:  défense 
a Fauteur  de  le  faire  imprimer,  et  censure  a Fégard  du  passé. 
Cest  au  synode  qui  se  tint  a Annecy,  en  mai  1717,  que  cela 
se  passa.  » 

Le  curé  ne  laissa  pas  de  faire  imprimer  clandestinement , 
hors  du  diocése,  cette  seconde  édition.  Quand  Févéque  le  sut, 
il  en  marqua  beaucoup  d’indignation  devant  plusieurs  ecclésias- 
tiques,  mais  i!  ajouta  qu’il  avait  de  bonnes  raisons  pour  laisser 
tomber  la  cbose : qu’il  venait  de  voir  un  certain  poéme,  que  ce 
curé  s’était  aussi  avisé  de  faire  imprimer,  ou  Fon  reconnaissait 
visiblement  un  cerveau  félé.  Il  conclut  sagement  qu’il  fallalt  mé- 
nager  cet  esprit  faible. 

« Cette  seconde  édition  est  augmentée  de  pelits  lieux  com- 
muns  de  controverse  fort  osés.  Mais  pour  leur  donner  un  air  de 
nouveauté,  le  curé  s’est  avisé  de  mettre  dans  la  boucbe  des  mi- 
nistres  de  Geneve  ce  que  les  docteiirs  de  FÉglise  romaine  di- 
sent  ordinairement  pour  défendre  leur  religion.  Le  premier  qui 
parait  sur  les  rangs  fait  voir  que  c est  une  calomnie  d’appeler  le 
pape  l^anlechrist.  Le  second  prouve  quil  ne  fallait  point  avoir 
rompu  tuniié  amc  VEglise  romaine.  Un  troisiéme,  quelle  nest 
point  idolåtre.  \]n  qimtnéme que  rEcriture  nest  pas  la  seule 
régle  de  la  foi.,  etc.  L’auteur  avait  assurément  raison  de  dire 
dans  son  épitre  dédicatoire  au  Cardinal  Spada,  évéque  de  Luc- 
ques,  que  qiiarante  ministres  de  Geneve  venaient  se  présenter 


32 


ä lui,  mais  quil  apercevrail bienlöt  que  leur  langage  est  un  lan- 
gage  de  mensonge  et  de  conlradiclion.  » 

J’ai  enfin  trouvé  ce  livre,  qiioiqii'avec  beaucoup  de  peiiie. 
Il  y a apparence  que  ce  sont  les  épiciers  qui  ont  causé  sa  ra- 
reté.  Uexemplaire  qui  m’est  tombé  entre  les  mains  est  impri- 
mé  a Fribourg,  en  1720.  On  y lit,  dans  le  titre,  que  c’ est  une 
seconde  éditionf  augmentée  d’une  chronologie  hislorique  des  évé- 
ques  qui  ont  occupé  le  siége  épiscopal  de  Geneve , depnis  le  pre- 
mier jusquå  Vopostasie  de  cette  ville,  Yoilä  précisément  ce  qu’il 
ine  fallait,  puisfjue  c’est  cette  piéce  que  M.  Briguet  a citée  fré- 
queinment  dans  son  ouvrage.  Il  est  bon  de  vous  dire,  Mon- 
sieur, comment  le  curé  de  Savoie  l’a  fait  enlrer  dans  son 
livre. 

J’ai  déja  dit  qu’il  fait  allernativement  plaider  la  cause  de 
FEglise  romaine  a divers  ministres  de  Geneve.  Dans  ce  beau 
plan,  oii  la  vraisemblance  est  si  bien  gardée,  il  en  introduit  un 
a qui  il  fait  jouer  le  röle  suivant : c’est  de  prouver  la  vérité  de 
rÉglise  catholique  par  son  ancienneté.  Il  dresse  a cet  elfet  une 
suite  des  évéques  de  Geneve,  continuée  depuis  les  apötres  jus- 
qu’ä  Pierre  de  la  Baume,  ou  il  débite  avec  assurance,  sans  ciler 
jainais  ses  garants,  mille  particularilés  concernant  la  patrie,  la 
famille,  le  caraclére  et  les  actions  de  ces  évéques,  1’année  de 
leur  élection,  leur  sacre  ou  leur  confirmation  par  un  tel  pape, 
la  maladie  dont  ils  sonl  raorts,  et  la  durée  de  leur  siége.  Vous 
me  dispensez,  sans  doule,  Monsieur,  d’examiner  ici  en  contro- 
versisle  la  conséquence  qiéil  tire  de  la  succession  des  personnes 
a celle  d’une  méme  doctrine,  durant  Fespace  de  quinze  siécles. 
Je  ne  touclierai  qu’a  la  partie  bistorique.  Ges  discussions  sont 
un  peu  séches,  mais  outre  qiF elles  ont  leur  utilité , je  sais  que 
votre  goiit  est  tourné  du  cöté  de  ces  sortes  de  recberches, 
quand  elles  sont  exactes.  J’ose  vous  en  promettre  de  ce  genre. 
Pour  ne  point  iiFégarer  dans  Fobscurilé  des  premiers  siécles  de 
notre  bistoire  ecclésiaslique,  j’ai  pris  soin  de  consulter  un  sa- 


33 


vant,  de  mes  amis,  fort  versé  dans  ces  matiéres.  Je  ne  marche- 
rai  qu'avec  ce  guide. 

Pour  atteindre  jusqu’aux  apötres,  notre  curé  savoyard  fabri- 
que  d’abord  sept  évéques.  Le  premier  est  Nazaire,  disciple  de 
saint  Pierre^  et  qui  convertit  Celse^  Genevois.  Le  chanoine  valai- 
san,  en  parlant  de  son  église  du  bourg  de  Saint-Pierre  dans  la 
vallée  d’Entremont , fait  valoir  cette  tradition,  d’aprés  notre 
curé,  qui  qualifie  Nazaire  de  premier  fondateur  de  la  religion 
catholiqae  å Geneve , snr  les  ruines  du  paganisme.  Les  savanls 
soupQonnent  quon  aura  confonåa  Génes  avec  Geneve.  l\  y avait 
une  église  de  Saini-Nazaire  a Génes,  dont  les  habitants,  selon 
un  historien  de  cette  ville,  s’étaient  éclairés  a la  prédication  de 
Nazaire  et  de  Celse. 

2.  Paracodés,  que  le  curé  fait  mourir  ågé  de  97  ans.  Tan 
104,  fut  un  évéque  de  Vienne  et  non  pas  de  Geneve, quoiquhl  y 
ait  fait  annoncer  FEvangile,  selon  le  peu  de  monuments  qui  nous 
restent.  Les  évéques  de  Yienne  sont  dans  cet  ordre  : Vérus 
qui  souscrivil  au  concile  d’Arles,  en  314,  Justus,  Denis,  Pa- 
racodés,  et  Florent  qui  souscrivit  au  concile  de  Yalence,  en  374. 
Paracodés  vivait  donc  vers  le  milieu  du  quatriéme  siécle.  Je  vous 
ai  dit  ci-dessus  que  c’est  lä  la  véritable  époque  du  christianisme 
de  notre  ville. 

3.  Donnellus,  sacré  par  le  pape  Änaclet,  ajoute  le  catalogue, 
fit  båtir  å Saint’ Gervais,  sous  rempire  d’Ädrien,  la  premiére 
église  å llionneur  des  saints  martyrs  Nazaire  et  Celse.  Pure  fic- 
tion,  jusqu’au  nom  méme  de  Févéque,  qui  n'est  pas  de  ce 
temps-lä,  non  plus  qu'une  église  publique  båtie  ä la  vue  des 
paiens ; ni  méme  le  faubourg  de  St-Gervais,  auquel  Féglise  d’au- 
jourd’hui,  qui  iFest  pas  fort  anciemie,  a donné  son  nom. 

Le  quatriéme  évéque  du  catalogue  est  Hyginus,  natif  du  Va- 
lais , évéque  d' Alexandrie , puis  de  Geneve,  ou  il  est  envoyé  par 
le  pape  Sixte  P'^.  On  a une  liste  fort  exacte  des  anciens  évéques 
d’ Alexandrie , ou  celui-ci  ne  se  troove  point.  Peut-étre  le  curé 
a-t-il  voulu  parler  d' Alexandrie  dans  le  Milanais ; mais , mallieu» 

3 


T.  II. 


3i 


reusement,  elle  na  été  båtie  que  dans  le  douziéme  siécle.  Hy^ 
ginus  mourut  dans  le  paijs  du  Valais,  ou  il  était  allé  pour  tåcher 
de  conmrlir  ses  parents , Van  155.  Le  chanoine  de  Sion  a copié 
cette  particularité  pour  montrer  la  grande  correspondance  qu'il 
y avait  dans  ces  anciens  temps  entre  leur  église  et  celle  de  Ge- 
neve. Il  est  vrai  qu’il  parait  surpris  que  cet  évéque,  originaire 
du  Valais,  leur  soit  entiérement  inconnu,  et  que  leurs  auteurs 
n’en  aient  jamais  fait  aucune  mention. 

5.  Fronze,  grand  prélre  du  temple  d^Apollon,  et  convertipar 
sainl  Pélerin.  Celui-ci  n’a  point  d’autre  fondement  qu’une  épi- 
taphe  romaine  ou  fragment  d’inscrlption  qu’on  voit  dans  le  mur 
de  Téglise  de  St-Pierre  , vis-a-vis  de  Tévéché , et  au  méme  en- 
droit  ou  était  le  temple  d’Apollon ; on  y lit  le  nom  de  frontoni. 
Cela  ressemble  assez  a ce  que  le  pére  Mabillon  rapporte  de  s. 
VIAR.  fragment  d’inscription  romaine  dont  on  avait  fait  un  saint! 

6.  Tlielesphore  doit  étre  placé  dans  les  espaces  imaginaires ; 
il  n’a  jamais  siégé  que  dans  le  cerveau  creux  du  curé. 

7.  Tiburne  lui  succéda.  Il  n’est  pas  moins  imaginaire  que  son 
prédécesseur,  quoiqu’on  le  fasse  confirmer  par  le  pape  Zéphyrin, 
Tan  209.  Cette  pratique  n’est  pas  ancienne.  L’auteur  la  sup- 
pose pour  avoir  une  succession  d^évéques  orthodoxes ; il  ne 
cherche  point  qui  a confirmé  le  conlirmateur,  de  peur  de  se  jeter 
dans  un  cercle  dont  jamais  il  ne  sortirail.  Pouvait-il  savoir  si 
saint  Pierre,  saint  Leon  méme,  ou  saint  Grégoire,  etc.,  ont  pensé 
comme  Clément  XI  ? La  fiction  se  fut  trop  montrée , s’il  eut  fait 
confirmer  tous  ces  évéques  des  premiers  siécles ; il  ménage  tel- 
lement  la  chose,  qu'elle  se  fasse  a peu  prés  tons  les  trente  ans, 
pour  éviter  la  prescription , car  sa  méthode  conduit  a croire 
qu’il  y a méme  une  prescription  contre  la  vérité.  Je  m'arréte  tout 
court , me  rappelant  que  je  me  suis  engagé  a ne  pas  faire  le 
controversiste ; il  ne  slagit  point  de  rompre  ici  une  lance  avec 
ce  Don  Quichotte.  Je  dirai  seulement,  pour  finir  cet  artide, 
qu  il  a pu  trouver  aisément  les  papes  contemporains  des  évé- 
ques qifil  imaginait;  mais  il  a manqué  d’habilelé  pour  bien 


35 


placer  les  évéques  vérilables.  Il  lui  arrive  trés-souvenl  de  faire 
^‘encoiitrer  ensemble  1’éYéque , le  pape , Tempereur,  le  roi , le 
prince  ou  la  princesse,  les  uns  déja  morls,  les  autres  encore  a 
naitre.  Il  a cm  pouvoir  se  sauver  dans  Tobscurité  des  temps , a 
travers  laquelle  il  y a pourtant  certains  rayons  de  lumiére  qui 
vont  le  surprendre  en  défaut. 

8.  Diogénus  ^ Frangais  de  nation^  élu  apres  le  rélahlissement 
de  Geneve  par  Aurélien,  et  confirmépar  le  pape  Eulychien^  sacra 
la  nouvelle  église  båtie,  fut  proposé  pour  reinplir  le  siége  de 
Rome , vacant  prés  de  trois  ans , d cause  de  la  fameuse  persé- 
cution  de  Dioclétien,  el  mourut  en  298.  Remarquez,  s’il  vous 
plait , Monsieur,  que  cette  date  ne  s’accorde  guére  avec  la  per- 
sécution  qui  ne  commenca  qu’en  303.  Le  nom  seul  de  Diogéne^ 
que  portait  cet  évéque,  désigne  qu’il  n’élait  pas  originaire  de 
France.  Yous  savez  méme  que  les  Fran^ais  ne  s’établirent  dans 
les  Gaules  quau  cinquiéme  siécle.  Il  est  faux  encore  que  Geneve 
ait  été  rétablie  par  Aurélien , c’est  Genahum  ou  Orleans  qui  le 
fut  par  cet  empereur.  Enfin , au  lieu  de  faire  siéger  Diogéne  a 
Geneve,  il  faut  le  placer  a Génes;  il  souscrivit  au  concile  d’Ä- 
quilée,  en  381,  de  cette  maniére  : Diogenus  Episcopus  Ge- 
nuensis,  Admirez  comment  on  a pu  le  faire  contemporain  d’ Au- 
rélien , et  sacré  par  le  pape  Eutychien , mort  en  283  ! 

9.  Simon  Domnus , Bourguignon , élu  å sa  place , par  le  pape 
Marcel.  N’admirez-vous  pas  de  voir  aussi  un  Bourguignon  sur 
le  siége  de  Geneve,  plus  d’un  siécle  avant  Farrivée  de  ses  com- 
patriotes  dans  les  Gaules?  Yous  venez  de  voir  que  Diogéne,  son 
prédécesseur,  a souscrit  au  concile  d’Aquilée;  comment  donc  le 
pape  Marcel,  mort  en  309,  aurait-il  pu  élire  son  successeur  ? 

Je  suis  sur.  Monsieur,  que  vous  vous  lassez  de  suivre  plus 
longtemps  ce  misérable  cbronologiste,  et  j’en  suis  aussi  ennuyé 
que  vous.  Croiriez-vous  qu’a  la  téte  de  ce  beau  catalogue  des 
évéques  de  Genéve,  il  ne  laisse  pas  de  nous  dire,  avec  beau- 
coup  de  confiance , quil  a fouillé  les  historiens ! J’ai  essayé  de 
deviner  dans  quelle  source  il  pouvait  avoir  puisé,  et  j’ai  trouvé 


36 


que  c est  dans  VHistoire  de  Genéve  de  Léti , qui  est  un  tissu  de 
fictions  trés-mal  concertées,  surtout  quand  il  slagit  des  temps 
anciens.  J’ai  parlé  ci-devant  du  gout  romanesque  de  cet  auleur, 
et  je  vous  y renvoie  — Ajoutons  cependant  que  notre  curé 
a quelques  erreurs  qu^il  faut  mettre  sur  son  compte , car  elles 
ne  se  trouvent  point  dans  Tauteur  italien 


Mais  revenons  au  Valais. 

Le  plus  fameux  de  tous  les  évéques  de  ce  diocése,  c’esl  sans 
contredit  Théodule,  qu’on  regarde  comme  saint,  et  qui,  en  cette 
qualité,  a été  choisi  pour  le  patron  de  Sion  et  méme  de  tout 
le  pays.  L’église  cathédrale  lui  est  dédiée.  Notre  auteur  nous 
dit  des  merveilles  de  ce  prélat.  Il  commence  par  sa  naissance 
qui  était  des  plus  distinguées.  On  veut  qu’il  soit  de  Tillustre 
maison  de  Gramont  en  Franche-Comté;  mais  Léti  en  fait  un 
simple  bourgeois  de  Genéve.  L'une  et  Tautre  origine  me  parais- 
sent  également  douteuses. 

Le  fait  qui  illustre  le  plus  ce  Théodule,  c’estce  qui  lui  arriva 
avec  Charlemagne,  dont  on  le  fait  contemporain.  Ce  prince 
fit  assembler  un  certain  concile,  et  voulut  y assister  en  personne. 

* Journ.  Belv.  Juillet  1745,  p.  16,  ou  ci-dessus,  tome  I,  p.  237,  238,  el 
aussi  p.  304  et  suiv. 

^ M.  Baulacre  essaye  ici  d’établir  la  liste  des  huit  premiers  évéques  de 
Genéve,  d’aprés  « la  meilleure  source  ou  nous  puissions  puiser  des  lumiéres 
pour  ces  siécles  si  peu  connus,  savoir  un  ancien  catalogue  de  nos  évéques 
qu’on  voyait  encore,  il  n’y  a pas  longtemps,  dans  une  vieille  bible  ma- 
nuscrite  de  la  bibliotliéque  de  Genéve,  qui  est  du  neuviéme  ou  du  dixiéme  sié- 
cle.»  Toutefois  il  en  élimine  le  premier,  Diogefie,  comme  appartenant  å Génes, 
et  le  remplace  par  Isaac,  mentionné  par  Eucher  dans  sa  lettre  å Salvius.  Il 
met  ensuite  Domnus,  — Salonius,  fds  d’Eucher,  — Eleuthére,  — Théoplaste, 
en  475, — Fraternus,- — Palascus, — Maxime,  élu  en  513,  qui  assista  en  517 
au  concile  d’Epaone,  en  524  et  529  å ceux  d’Arles,  d’Orange  et  de  Vaison. 
Eijfin  il  dit  qu’il  n’y  met  pas  Florentin,  élu  immédiatement  avant  Maxime, 
parce  qu’il  renon^a  ä son  élection  (Greg.  Turon.  Vitce  patriim,  cap.  VIII).  Mais 
il  a repris  ce  sujet  trois  ans  aprés,  en  mai  1749,  dans  un  artide  inséré  ci- 
dessus,  tome  I,  p.  31 0 — 323. 


37 


En  présence  de  tous  les  évéques  qui  composaient  cette  assem- 
blée, Tempereur  savoua  coupable  de  quelque  grand  crime,  mais 
qu’il  ne  jugea  pas  ä propos  de  spécifier.  Il  demanda  seulement 
aux  prelats  leurs  priéres  pour  en  obtenir  le  pardon,  et  de  dire 
des  messes  pour  lui  dans  le  méme  but.  Les  évéques  lui  en  pro- 
mirent  un  grand  nombre.  Théodule  ne  se  cliargea  que  d’en 
dire  une  seule.  En  la  célébrant,  le  ciel  lui  révéla  la  nature  du 
crime  de  Charlemagne,  et  en  méme  temps  qu’il  en  avait  ob- 
tenu  le  pardon.  Il  communiqua  incessamment  cette  révélation  a 
Tempereur,  et  par  la  rétablit  entiérement  le  calme  dans  sa  con- 
science.  Gelui-ci,  par  reconnaissance,  lui  donna  le  gouvernement 
du  pays,  et  Fétablit,  lui  et  ses  successeurs  a perpétuité,  préfet 
et  comte  du  Valais. 

Yous  voudriez  peut-étre,  Monsieur,  que  je  vous  marquasse 
le  nom  que  porte  cette  assemblée  d’évéques,  afin  de  la  cliercher 
dans  les  recueils  de  conciles  que  1’on  a dans  les  bibliothéques? 
Mais  notre  auteur  avoue  qu’il  ne  Ta  pas  pu  découvrir,  et  je 
n’en  sais  pas  plus  que  lui.  Ge  qu’il  y a de  fåcheux,  c’est  que 
les  Bollandisles,  dans  leurs  Acles  des  Saints^  a Farlicle  de  Théo- 
dule, rendent  cette  histoire  un  peu  suspecte.  Ils  disent  dans 
une  petite  note,  « qu’ils  voudraient  bien  savoir  ou  et  quand 
s’est  tenu  ce  concile.  » Mais  on  trouve  ce  fait  dans  la  légende 
et  dans  les  bréviaires  \ et  cela  doit  suffire.  Heureusement  on 
ne  s’est  pas  avisé  de  contester  aux  évéques  leur  droit  de  gou- 
verner  le  pays,  quoique  fondé  sur  un  titre  aussi  douteux. 

Notre  auteur,  apres  avoir  établi  le  fondement  de  Tautorité 
temporelle  de  Théodule,  nous  apporte  aussi  les  preuves  de  sa 
sainteté.  Il  s’est  rendu  illustre  par  divers  miracles.  Le  premier 
que  Ton  nous  cite,  c’est  qu’il  contraignit  un  jour  le  diable  de 
lui  porter  une  assez  grosse  cloche  de  Rome  a Sion.  Le  pape 
lui  en  avait  fait  présent ; mais  il  était  un  peu  embarrassé  pour 

^ Le  bréviaire  de  Sion  a une  hymne  avec  ces  paroles  : 

Fuså  prccc  Tlieodoli, 

Niidatur  culpa  Caroli. 


38 


le  transport.  Étant  un  matin  en  priére,  le  demon,  selon  sa  coii- 
lume,  essaya  de  le  venir  troubler  dans  ses  dévotions.  « Puis- 
que  te  voici,  méchante  béte,  lui  dit  le  prélat,  tu  me  porieras 
cette  cloche  d’ici  a Sion.  » Et  il  fallut  obéir.  Älin  qu’il  ne  vous 
reste,  Monsieur,  aucun  doute  la-dessus,  j’ai  entre  les  mains 
une  médaille,  on  plutot  une  monnaie,  qui  constate  ce  fait.  On 
y voit  d un  cöté  saint  Théodule  debout,  avec  ses  attributs,  c^est- 
k-dire  la  crosse  d’une  main,  et  Tépée  dans  Fautre  pour  mar- 
quer  son  autorité  sur  le  temporel,  et  pour  légende  S.  Theo- 
DOLUS  Eps.  Sedunensis.  Saint  Théodule  Évéque  de  Sion. 
On  voit  a ses  pieds  le  diable  dans  une  posture  humiliée  et  de 
suppliant,  chargé  sur  les  épaules  de  la  cloche  qu’il  parait  porter 
malgré  lui.  Si  les  armes  du  bourg  de  Saint-Maurice , avec  la 
date  de  leur  cbristianisme  fixée  au  premier  siécle,  comme  je 
vous  Tai  dit  dans  ma  lettre  précédente,  font  foi  sur  cet  artide, 
devons-nous  douter  d’un  miracle  frappé  sur  la  monnaie  du 
pays?  Le  revers  de  cette  piéce  d’argent  a les  armes  d’un  évé- 
que qui  se  nommait  Nicolas  Scbiner,  et  qui  fut  élu  en  1496. 
Voici  la  légende : Nicol.  S.  D.  N.  P.  Vicar.  El.  S.  E. 
Nicolaus  Sanctissimi  Domini  noslri  Papce  Vicarius^  Ecclesiw 
Seduneinis  Episcopus.  Il  se  qualifie  Vicaire  de  Notre  Saint 
Pére  le  Pape^  apparemment  parce  que  le  pontife  Favait  chargé 
de  quelque  commission  particuliére.  On  ne  voit  point  que  les 
autres  évéques  aient  pris  ce  titre. 

J’ai  vu  une  autre  monnaie  du  successeur  de  cet  évéque,  qui 
était  aussi  son  neveu.  Il  s^appelait  Matthieu  Scbiner,  et  il  parvint  a 
lepiscopat  Tan  1509.  Cétait  un  habile  bomme,  dont  Paul  Jove 
nous  a donné  Téloge.  Voici  les  titres  quil  prend  sur  sa  mon- 
naie : Mattheus  Eps.  Sedun.  Pre.  et  Com.  Vales.  Matthoeus 
Episcopus  Sedunensis,  Prcefectus  et  Comes  Valesim.  Ses  titres 
sont  dilférents  de  ceux  de  son  onde. 

Vous  voyez  par  la.  Monsieur,  que  la  monnaie  du  Valais  se 
bat  au  coin  de  Févéque,  sons  son  nom  et  a ses  armes.  Il  se 
qualifie  aujourd’bui  de  Prince  du  Saint  Empire , Évéque  de 


39 


Sion,  Comtc  el  Pr é fet  da  Valais.  Avec  tous  ces  beaux  titres 
pour  le  temporel,  il  n’a  propremeot  que  le  gouvernement  du 
pajs,  et  il  n’en  est  pas  souverain  absolu.  Il  préside  dans  les  États 
avec  une  autorité  a peu  prés  égale  a celle  du  doge  de  Yenise. 
Uautorité  souveraine  est  entre  les  mains  de  Tassemblee  géné- 
rale  du  pajs. 

Sur  cette  seconde  rnonnaie  de  Tévéque  Matthieu  Schiner,  on 
voit  aussi  saint  Théodule,  dans  toute  sa  hauteur,  mais  assis,  et 
cette  légende : S.  Theodolus  Patronus  Seduni.  Ce  qu’il  j a 
de  singulier,  c’est  que  le  diable  a disparu,  et  que  Ton  ne  voit 
plus  que  la  clocbe  posée  aux  pieds  du  saint.  Homme  d’esprit, 
comme  était  Matthieu  Schiner,  n’aura-t-il  point  eu  honte  de 
cette  légende  ? Mais  achevons  Thistoire  de  la  cloche. 

Des  qu’elle  fut  a Sion  et  que  le  saint  s’j  fut  rendu,  il  la  bénit 
d’une  maniére  fort  solennelle.  Par  la  il  lui  infusa  la  vertu  de 
mettre  en  fuite  le  demon,  de  dissiper  ses  assemblées  et  celle 
de  ses  suppöts.  Au  premier  coup  de  cette  merveilleuse  cloche, 
tous  ces  esprits  infernaux  élaient  expulsés.  Remarquez,  je  vous 
prie,  que,  quand  saint  Théodule  contraignit  le  diable  de  la  por- 
ter de  Rome  a Sion,  outre  le  poids  accablant  dont  il  le  char- 
geait,  il  forgait  de  plus  son  ennemi  a porter  une  arme  qui 
devait  servir  contre  lui-méme,  une  arme  dont  le  bruit  seul  devait 
le  faire  fuir.  Qtielle  confusion  pour  cet  ange  de  ténébres!  Le 
son  de  cette  cloche  jetait  chez  lui  Tépouvante,  et  dans  Tinstant 
lui  faisait  abandonner  la  place. 

Cette  cloche  avait  aussi  une  efficacité  admirable  pour  dis- 
siper les  tempétes  et  les  orages.  Mais  voici  le  plus  merveilleux : 
c’esl  qu’ajant  été  cassée  par  quelque  accident , on  se  vit  dans 
la  nécessité  de  la  refondre , mais  beaucoup  moins  grande.  La 
bénédiction  que  lui  avait  imprimée  le  saint  résista  a toute  Far- 
deur  du  fourneau,  et  la  cloche  en  sortit  avec  sa  vertu  primitive. 

Un  évéque  faisant  la  visite  de  son  diocése  passa  dans  un 
village  et  j donna  la  bénédiction  a des  paysans ; ils  étaient 
tous  dans  une  posture  respectueuse  pour  la  recevoir,  excepté  un 


-iO 


seul  qui  restait  son  chapeau  sur  ia  téte.  Ceux  qui  se  trouvérent 
prés  de  lui  Ten  reprirent  fortement.  « Voila  notre  évéque  qui 
lious  donne  sa  bénédiclion,  lui  dirent-ils,  et  tu  ne  daignes  pas 
te  découvrir!  — Oh!  répondit  le  manant,  si  la  bénédiction  est 
bonne,  elle  traversera  bien  le  chapeau.  » Celle  de  cet  ancien 
évéque  du  Valais  avait  une  bien  autre  efficacité  que  de  percer 
du  feutre , elle  pénétrait  les  métaux  les  plus  durs , la  substance 
méme  des  cloches ; elle  était  si  tenace  qu  elle  ne  s’évaporait 
point  au  fourneau  quand  on  refondait  une  de  ces  cloches  bénites. 

Mais  voici  bien  autre  chose,  a ce  que  nous  assure  notre  cba- 
noine : quand  on  fait  encore  aujourd’hui  une  nouvelle  cloche 
dans  le  Yalais , on  a soin  d’y  jeter  une  petite  portion  de  ce  qui 
était  resté  du  mélal  de  la  premiére  cloche  de  saint  Théodule, 
quand  on  fut  obligé  de  la  refondre.  C’est  la  un  germe  de  béné- 
diclion qui  se  répand  sur  toute  la  cloche,  et  elle  a la  méme 
vertu  contre  la  gréle  que  si  elle  avait  été  bénite  immédiatement 
par  saint  Théodule.  On  a cette  attention  dans  toutes  les  cloches 
qui  se  font  dans  le  pavs , de  faire  entrer  dans  leur  composition 
tant  soit  peu  de  la  matiére  de  Tancienne,  cl  Ton  ne  craint  plus 
que  la  récolte  soit  endommagée  par  les  tempétes.  On  a remar- 
qué , il  y a longtemps , que  les  miracles  que  Ton  débite  dans  de 
cerlains  lieux  sont  ordinairement  proportionnés  au  degré  de 
crédulité  des  naturels  du  pays.  Sur  ce  pied-lä  nous  ne  devons 
pas  étre  surpris  si  ceux  du  Valais  nous  paraissent  si  incroyables. 

Non-seulement  saint  Théodule  prévenait  et  dissipait  les  orages 
par  le  son  de  sa  fameuse  cloche , mais  lors  méme  que  la  récolte 
était  gåtée  par  rintempérie  des  saisons,  il  savait  y apporter  du 
reméde.  Il  arriva  dans  une  certaine  année  qiTune  gelée,  survenue 
avant  le  temps,  désola  les  vignes  clu  pays;  on  ne  voyait  presque 
aucime  grappe  de  raisin  qui  mérilåt  d’étre  cueillie.  Nous  nous 
rappelons  d’avoir  vu  parmi  nous  quelque  chose  de  semblable 
Fan  1740.  Grande  consternation  dans  tout  le  Valais.  Le  peuple, 
dans  cette  calamité,  eut  son  recours  a Théodule;  on  le  consulta 
sur  ce  quil  y avait  a faire  dans  cette  perplexité.  L^évéque  leur 


41 


répondit  qu'ils  ne  laissassent  pas  de  préparer  leurs  futailles ; il 
leur  ordonna  de  ies  mettre  toutes  en  état  comme  dans  une  année 
d’abondance.  Il  leur  commanda  ensuite  de  cueillir  tous  les  rai- 
sins , quelque  mal  conditionnés  qu’ils  fussent , et  de  les  porter 
tous  dans  un  grand  cellier  commun,  apres  quoi  on  les  distribua 
dans  les  cuves  de  chaque  particulier.  Le  prélat  se  rendit  ensuite 
dans  tous  ces  celliers  ; il  fit  le  signe  de  la  croix  sur  chacune  de 
ces  portions,  exprima  quelques  grappes  de  raisins  dans  chaque 
cuve , et  admirez  la  merveille,  ce  peu  de  jus  fut  sur-le-champ  si 
admirablement  multiplié,  que  tous  les  xaisseaux  se  trouvérent 
remplis  du  plus  excellent  vin,  jusqu’a  verser  par-dessus.  Notre 
chanoine  a célébré  ce  miracle  dans  un  éloge  de  saint  Théodule 
qu’il  a mis  a la  tete  de  son  livre,  et  il  en  remercie  leur  patron  L 
On  trouve  aussi  une  hymne  la-dessus  dans  le  bréviaire  de  Sion 

Le  chanoine  panégyriste  de  saint  Théodule  se  trouverait  bien 
loin  de  son  compte,  si  on  lui  faisait  voir  qu’il  n'y  a jamais  eu 
d’évéque  de  ce  nom  qui  ait  été  contemporain  de  Charlemagne , 
et  qu’on  n’en  trouve  aucune  trace  dans  les  siécles  voisins  de 
cet  empereur.  Dans  ce  cas-la,  que  deviendront  tous  les  beaux 
miracles  qu’on  lui  fait  opérer  ? Que  deviendront  encore  tous  les 
prétendus  priviléges  accordés  a cet  évéque  par  Charlemagne  ? 

Il  faudrait  examiner  quels  sont  les  auteurs  qui  ont  parlé  des 
concessions  fai  tes  par  cet  empereur,  et  voir  de  quel  poids  est 
leur  témoignage.  J’ai  bien  lu  dans  VHistoire  de  Geneve  de  Léti : 
« que  Tan  805,  Charlemagne  donna  a Théodule,  citoyen  de 

^ Arenti  Vallensium  vite,  pressa  cados  locupletas  uvå,  Fitque  infusa  gra- 
tius  unda  merum. 

^ Luxit  terra  Vallensium ; 

Per  gelu  namque  nimium 
Aruerant  vindemice 
Sedunenses  et  aliae. 

Vasa,  lagenas,  dolia 
Nihil  liquoris  liabentia, 

Facto  Crucis  signaculo, 

Vini  replevit  poculo. 


42 


Geneve  et  évéque  de  Sion,  qui  avait  été  son  aumönier,  le  do- 
maine  et  la  seigneiirie  du  pays  de  Yalais,  dont  il  avait  été  fait 
évéque  a sa  recommandation,  avec  le  droii  d’établir  de  nouveaux 
magistrats,  et  que  cela  ne  fit  pas  plaisir  aux  principaux  du  pays, 
qui  n’oubliérent  rien  pour  le  traverser.  » 

Il  nous  serait  fort  glorieux  de  pouvoir  réaliser  cet  évéque, 
dont  cet  historien  fait  un  de  nos  concitoyens ; mais  il  sulfit 
qu’un  fait  ait  été  avancé  par  cet  infidéle  auleur,  pour  que,  par 
cela  seul,  il  soit  déja  regardé  comme  suspect. 

Il  se  peut  que  quelque  écrivain  plus  croyable  que  Léti  ait 
dit  que  Charlemagne  avait  donné  a saint  Théodule  de  grands 
priviléges.  Mais  voici  comrnent  les  bons  critiques  expliquent  la 
chose  : féglise  cathédrale  de  Sion  était  dédiée  depuis  longtemps 
a un  saint  Théodore  ou  Théodole , évéque  du  Valais,  qui  vivait 
quelques  siécles  avanl  Charlemagne,  c’est-a-dire  du  temps  de 
Sigismond,  roi  de  Bourgogne.  Quand  cet  empereur  accorde  ä 
saint  1 héodole  telle  ou  telle  prérogative , c’est , disent-ils , non 
a la  personne  de  cet  évéque  mort  depuis  longtemps , mais  a 
féglise  qui  porte  son  nom,  et  par  conséqueni  aux  évéques  de  ce 
diocése ; c’est  assez  le  style  de  ces  sortes  de  donations.  Si  un 
empereur  qui  aurait  passé  autrefois  a Geneve,  disait,  dansune 
de  ses  bulles,  quil  donne  tel  et  tel  titre,  tel  et  tel  pouvoir  ä 
saint  Pierre,  ce  serait  visiblement  a notre  cathédrale  qui  porte 
son  nom , et  non  pas  a la  personne  méme  de  cet  apotre.  Gette 
explicalion  a été  mise  dans  tout  son  jour  par  les  Bollandisles, 
et  f 011  voit  assez  quMs  f adoptent.  ^ 

Apres  tout , il  est  bien  plus  conforme  a fhistoire  de  placer 
cette  autorité  des  évéques  du  Yalais  longtemps  apres  Charle- 
magne. Ces  grands  honneurs  attachés  a f épiscopat , et  surtout 
leur  titre  de  princes  de  1'Empire^  doivent  étre  reculés  jusqu’au 
onziéme  siécle.  Les  empereurs  et,  apres  eux,  les  rois  de  Bour- 
gogne, jouirent  paisiblement  du  Yalais  jusqu’ä  Bodolphe  III, 


* Ada  Sandorum,  aout  t.  III,  p.  277. 


43 


sous  lequel  on  sait  que  les  évéques  s’érigérent  en  princes.  Ge 
roi  eut  le  surnom  de  låche  ou  de  fainéant , en  parlie  parce  qu  il 
soufFrait  et  autorisait  ces  usurpations. 

Je  ne  dois  pas  omettre  les  conjectures  qui  fonl  soupQonner 
que  Ton  a confondu  Théodore  et  Théodole.  Ces  deux  noms  se 
ressernblent  assez  ponr  avoir  donné  lieu  a Féquivoque,  mais  on 
Irouve  bien  d’autres  conformités.  Je  n’insiste  pas  sur  ce  qu  ils  sont 
tous  deux  saints,  a cause  du  prodigieux  nombre  qu’on  en  compte 
dans  rÉglise  romaine.  Mais  remarquez,  je  vous  prie , Monsieur, 
que  leur  féte  tombe  au  méme  jour,  savoir  le  16  aout ; outre  cela 
la  légende  leur  fait  découvrir  a tous  deux  les  reliques  de  la 
légion  tbébéenne.  Le  hasard  peut-il  produire  toutes  ces  confor- 
mités? Les  Bollandistes,  dans  1’article  de  saint  Théodole,  insi- 
nuent  assez  clairement  qu’il  est  le  méme  que  saint  Théodore, 
qui  vivait  deux  ou  trois  cents  ans  avant  Charlemagne.  Gepen- 
dant , pour  ne  se  faire  des  affaires  avec  personne , ils  ajoutent 
qu’ils  s'en  rapportent  a ce  qu’en  diront  les  péres  bénédictins 
qui  iravaillent  a la  nouvelle  édition  du  Gallia  christiana, 

Quand  je  \ous  ai  rapporté,  d’aprés  nolre  auteur,  les  vertus 
admirables  de  la  cloche  de  saint  Théodule,  je  devais  vous  rap- 
peler  (ce  que  vous  n’ignorez  pas  sans  doule),  c’est  que  dans  les 
siécles  passés  la  superstition  ignorante  a attribué  une  grande 
efficace  aux  clocbes  baptisées,  et  que  cette  opinion  se  soutient 
encore  dans  bien  des  endroits.  On  a une  fort  grande  cloche 
dans  la  cathédrale  de  Geneve,  puisqu’elle  n’a  pas  moins  de  vingt 
pieds  de  circonférence ; elle  se  vante  d’avoir  aussi  de  merveil- 
leuses  propriétés.  Outre  les  usages  ordinaires,  qui  étaient  d’as- 
sembler  le  peuple  et  le  clergé , de  sonner  en  faveur  des  morts , 
d’annoncer  les  fetes  et  de  les  illustrer,  si  on  Ten  croit,  elle  chas- 
sait  la  peste  et  était  la  terreur  de  tous  les  démons.  G’est  ce  que 
vous  trouverez  dans  ces  trois  vers  léonins  que  j’ai  copiés  au 
bas  de  la  cloche  : 


Laudo  Deum  verum,  Plebem  voeo,  convoco  Clerum, 


u 


Defunctos  ploro,  pestem  fugo,  festa  decoro, 

Vox  mea  cunctorum  est  terror  Daemoniorum  ‘ . 

Voiis  voyez,  Monsieur,  que  notre  cloche,  cornme  celle  de 
saint  Théodule , prétendait  d’avoir  la  vertu  de  mettre  en  fuile 
tous  les  démons.  Ce  que  je  vois  de  fåcheux  pour  celle  de  Sion, 
ä qui  Ton  atlribue  encore  aujourddiui  cette  merveille,  c’est  qu’il 
n’y  a point  de  pays  ou  Ton  parle  plus  de  sorciers,  de  inagi- 
ciens  et  de  inaléfices  que  dans  le  Yalais;  ce  n’est  pas  seulement 
le  peuple  qui  est  infatué  de  ces  vieilles  erreurs,  ce  sont  ses  con- 
ducteurs , les  magistrats , les  juges.  On  fait  le  procés , avec  la 
derniére  sévérité,  a ceux  qui  sont  soupgonnés  de  sortilége;  il 
n’y  a que  deux  ou  trois  ans,  qu’a  la  honte  de  Thumanité,  on 
brula  encore  un  certain  nombre  de  ces  prétendus  sorciers.  Une 
personne  fort  digne  de  foi,  qui  se  trouva  alors  a Sion  pour  quel- 
ques  affaires , nous  a attesté  le  fait  cornme  témoin  oculaire.  Je 
voudrais  connaitre  quelqne  saint  qui  put  guérir  les  gens  des 
opinions  superstitieuses,  surtout  quand  elles  sont  aussi  funestes 
que  celles-la;  je  conseillerais  aux  Yalaisans  de  s’y  adresser.  Le 
meilleur  expédient , c’est  de  recommander  a leurs  gens  de  let- 
tres  une  bonne  philosophie,  qui,  apres  les  avoir  éclairés,  les 
mette  en  état  d’éclairer  aussi  les  autres;  c’est  la  le  reméde  spé- 
cifique  contre  les  erreurs  populaires. 

Je  vais  fmir  par  un  autre  évéque  de  Sion , qui , apres  Tliéo- 
dule,  est  un  de  ceux  qui  a fait  le  plus  de  bruit,  c’est  saint  Gué- 
rin,  qui  siégeait  Tan  1138.  Il  était  d’une  famille  noble  de  Lor- 
raine;  il  se  fit  religieux  dans  le  monastére  des  Alpes,  connu 
aujourddiui  sous  le  nom  de  Fabbaye  å’Aulps^  dans  le  Chablais, 
ordre  de  Citeaux.  Il  en  fut  abbé  dans  la  suite  et  y établit  la  ré- 
forme,  ce  qui  lui  attira  de  grands  eloges  de  la  part  de  saint 
Bernard.  On  les  peut  voir  dans  une  longue  lettre  de  ce  saint , 
que  les  Bollandistes  ont  rapportée  toute  entiére  La  grande  idée 

* Guillaume  de  Lornai,  évéque  de  Genéve,  fit  faire  cette  cloche  Tan  1407. 

2 Acta  Sanctor.  tome  I,  sur  le  VI  de  janvier. 


45 


qu’on  avail  de  sa  sainteté  lui  valut  ensuile  Tévéché  de  Sion. 
Apres  sa  mort,  il  fut  enseveli  dans  le  clioeur  de  son  couvent  des 
Alpes.  Les  peuples , dit  notre  auteur,  viennent  en  foule  a son 
tombeau,  ou  il  se  fait  quantité  de  rairacles,  surtout  pour  la  gué- 
rison  des  malades , et  méme  pour  celle  du  bétail.  Les  moines 
n’ont  qu’a  toucher  les  malades  avec  une  clef  que  le  pape  avait 
donnée  autrefois  a saint  Guérin,  et  les  voila  guéris. 

Gependant  les  Bollandistes  paraissent  lui  contester  sa  sain- 
teté ; ils  disen  t quil  ne  leur  parait  pas  qiéil  ait  jamais  été  ca- 
nonisé.  Baillet,  dans  ses  Vies  des  saints  ^ n’en  fait  non  plus 
aucune  mention;  je  Vy  ai  cberché  inutllement  au  6 de  janvier, 
quoique  M.  Briguet  le  cite  parmi  ses  autorités.  Ce  sont  les 
moines  de  Citeaux  qui  en  ont  fait  un  saint  assez  gratuitement , 
pour  faire  bonneur  a leur  ordre , et  cela  sur  quelques  vertus 
monacales  par  oii  il  se  distingua , surtout  pour  avoir  rétabli  la 
régularité  dans  son  couvent.  I!s  débilérent  ensuite,  pour  Fac- 
crédiler,  quelques  miracles  faits  a son  tombeau , qui  trouvérent 
facilement  créance. 

Savez-vous,  Monsieur,  ce  qui  peut  avoir  contribué  a leur  faire 
prendre  faveur  ? G’est  le  nom  méme  du  saint.  H y a eu  un  temps 
ou  Fon  était  assez  superstitieux  pour  s’imaginer  que  le  nom  d’un 
saint  indiquait  ce  que  Fon  pouvait  attendre  de  lui,  a peu  prés 
comme  ce  que  les  médecins  appellent  signature  en  matiére  de 
plantes,  qui  doit  marquer  leurs  vertus  pour  la  guérison  des  ma- 
ladies.  Or  le  saint  dont  nous  parlons  porte  un  nom  d'un  heu- 
reux  augure;  il  parait  renfermer  Fidée  de  guérison.  Qui  dit  saint 
Guérin , semble  dire  le  saint  qui  guérit, 

A vous  permis  de  vous  moquer  de  ma  conjecture , mais  ne 
vous  croyez  pas  pour  cela  autorisé  a la  rejeter.  Je  sais  bien 
qu’une  conséquence  fondée  sur  un  simple  jeu  de  mots  ne  sera 
jamais  admise  par  un  phllosopbe  comme  vous,  mais  il  ne  s'agit 
pas  de  votre  maniére  de  penser.  La  question  est  de  savoir  si, 
dans  des  temps  d’ignorance,  on  n’a  pas  pu  raisonner  ainsi.  Faites 
encore  attention  que  quand  on  est  raalade,  le  désir  de  recouvrer 


46 


la  santé  fait  qu’on  se  paie  de  la  moindre  probabilité.  Yous  n'avez 
qu’a  vous  rappeler  les  temps  passés , oii  1’astrologie  judiciaire 
élait  en  vogue : les  astrologues  tiraient  du  nom  des  constella- 
lions  des  conséquences  toutes  semblables  ä celle  que  je  viens 
de  lirer  du  nom  de  Guérin.  Les  noms  des  signes  du  zodiaque 
sont  aussi  arbitraires  que  les  noms  de  famiile:  cependant  on 
disait  gravement  alors  qu’un  enfant  né  sous  le  signe  å^Aries  ou 
du  moulon,  ne  pouvait  pas  manquer  d’étre  d’un  caraclére  fort 
doux;  ce  n’étalt  pas  seulement  le  peuple  ignorant  qui  raisonnait 
ainsi , c’étaient  les  gens  de  letlres  et  les  savants  eux-mémes. 
Lai  lu , dans  un  bon  auteur,  que  Louis  XIII  fut  appelé  Louis  le 
Juste,  parce  qu  il  était  né  sous  le  signe  de  la  balance.  Vous 
pouvez  donc  rire  de  la  simplicité  de  ceux  qui  ont  cru  que  saint 
Guérin , a cause  du  nom  qu’il  porte , les  guérirait  plutot  que 
tout  autre  saint , mais  vous  n’étes  pas  pour  cela  fondé  a la  ré- 
voquer  en  doute.  Les  anciens  Romains  donnaient  beaucoup  dans 
cette  superslilion  des  noms.  Les  Romains  des  derniers  temps, 
je  \ eux  dire  les  peuples  de  TEglise  romaine , les  ont  imités  en 
cela. 

Je  puis  m’autoriser  d’un  passage  de  M.  Bayle  dans  ses  Pen-- 
sées  cliverses  sur  la  cométe\  il  nous  dit  que  « le  nom  d’un  saint 
a souvent  déterminé  le  peuple  a s’attacher  a son  culle  pour  öb- 
tenir  certaines  gråces.  Il  ne  faut  pas  douter,  par  exemple,  que 
les  femmes  qui  ont  mal  au  sein  ne  se  soient  mises  sous  la  pro- 
tection  de  saint  Mammand , a cause  de  la  ressemblance  de  son 
nom  avec  celui  des  mammelles.  Par  la  méme  raison,  ceux  qui  ont 
mal  aux  yeux  se  recommandent  a saint  Clair;  ils  croient  qu’ä 
cause  du  nom  qu’il  porte,  Dieu  lui  accorde  la  vertu  de  guérir  le 
mal  des  yeux,  plutot  qu’a  un  autre  \ » 

Il  y a quelques  années  que  j’allai  promener  dans  une  espéce 
d’ermilage,  a deux  lieues  d’Annecy,  en  Savoie,  nommé  le 
Prieuré  de  St-Clair.  C’est  un  endroit  fort  escarpé,  qui  a appar- 


* Vensées  diver  ses,  t.  I,  p.  76. 


47 


tenu  autrefois  aux  bénédictins , et  qiii  est  desservi  aujourd’hiii 
par  un  simple  prétre.  J’y  vis  plusieurs  bonnes  gens  qui , pour 
le  mal  des  yeux,  venaient  faire  dire  des  messes,  et  adressaient 
des  priéres  ä saint  Glair,  afm  qu’il  leur  éclaircit  la  vue.  Si  saint 
Clair  doit  faire  Yoir  clair  a cause  du  nom  qu’il  porte,  saint  Guérin 
doit  guérir.  La  conséquence  est  la  méme. 

Au  reste , Monsieur,  je  vous  renvoie  å La  Motbe  le  Vaier, 
qui,  dans  son  Hexaméron  rmlique , vous  donnera  une  ample 
liste  de  saints  a qui  Ton  a recours  principalement  a cause  de 
leurs  noms  L 

Je  suis,  etc. 


lY 

DU  MARTYRE  DE  LA  LEGION  THÉBÉENNE. 

{Journal  Helvétique,  Mai,  Juin,  Juillet  1746.) 

(I.  Chronique  des  martyrs  Thébéens : son  origine:  doules  qu’elle  occasioiine:  dissertation 
de  Dn  Boiirdieu.  — Fondalion  de  Tabbaye  d’i\gauno.  — Saint  Victor ; colonne  trouve'e 
dans  les  ruines  de  Teglise  de  ce  nom  å Geneve). 

Le  martyre  de  la  légion  tbébéenne  est  un  point  imporlant  de 
Fhistoire  ecclésiastique  du  Yalais,  car  rien  n’iliustre  plus  ce 
pays  que  la  mort  tragique  de  ces  braves  athlétes.  M.  Briguet  y 
consacre  deux  cbapitres  de  son  ValUsia  christiana.  Yoici  com- 
ment  il  en  expose  Fhistoire  : 

La  légion  tbébéenne,  toute  composée  de  cbrétiens,  servait 
dans  Farmée  de  Maximien , que  Dioclétien  avait  associé  a Fem- 
pire.  Get  empereur  passa  dans  les  Gaules  des  le  commencement 
de  son  régne ; il  avait  avec  lui  la  légion  dont  il  s’agit,  qiFil  avait 
fait  Yenir  d'Orient.  Pour  se  reposer  de  la  fatigue  du  Yoyage,  on 
s’arréta  quelques  jours  dans  le  Yalais.  Dans  cet  intervalle, 


^ Sixiéine  joiirnée. 


48 


Maximien  fit  un  sacrifice  aux  dieux , el  ordonna  k tous  ses  sol- 
dats de  leiir  offrir  de  Tencens.  Maiirice , chef  de  cette  legion  , la 
fit  relirer  a quelques  milles , pour  ne  point  se  souiller  de  ce 
culte  idolåtre.  Uempereur  leur  commanda  de  revenir  pour  sa- 
crifier ; ils  répondirent  généreusement  que  leur  religion  ne  leur 
permetlait  pas  de  prendre  part  a ces  sacrifices.  Maximien , irrité 
de  cette  désobéissance,  ordonna  que  la  legion  ful  décimée,  c'est- 
a-dire  que  de  dix  on  en  fit  mourir  un,  tiré  au  sort;  c’était  une 
peine  militaire  élablie  contre  les  coupables.  Il  comptait  que  la 
mort  de  quelques-uns  intimiderait  les  autres ; il  réitéra  ensuite 
ses  ordres , mais  inutilement.  Les  soldats  ihébéens  répondirent 
courageusement  qu’ils  souffriraient  plutöt  toutes  sorles  d’extré- 
mités  que  de  rien  faire  contre  la  religion  cbrétienne.  Maximien 
les  fit  décimer  une  scconde  fois,  mais  ils  ne  s ébranlérent  point. 
Le  tyran,  désespérant  de  pouvoir  vaincre  une  telle  constance, 
ordonna  de  les  faire  tous  mourir.  Ses  autres  troupes  marcbérent 
pour  les  environner ; ils  ne  firent  aucune  résistance,  mirent  bas 
les  armes,  et  présentérent  le  cou  aux  persécu teurs,  qui  les  tail- 
lérent  tous  en  piéces.  Ce  fut  le  22  septembre  qu  ils  souffrirent 
ainsi  le  martyre.  Leurs  principaux  ofiiciers  étaient  Maurice, 
Exupére  et  Candide.  On  range  encore  parmi  les  martyrs  distin- 
gués  : Victor,  Innocent,  Vital,  et  un  second  Vicior,  que  Ton 
joint  a saint  Ours,  tous  deux  soldats  de  la  méme  légion,  mais 
qui  souffrirent  le  mariyre  a Soleure. 

L’bisloire  de  cette  légion  a été  longtemps  regardée  comme 
véritable , et  auciin  auteur  n’a\ait  élevé  des  doutes  a ce  sujet. 
Les  protestants  Toni  admise  comme  les  catboliques  romains , 
sans  examiner  la  cbose  de  plus  prés.  En  effet,  ne  rendant  au- 
cun  culte  aux  martyrs,  il  ne  leur  imporle  pas  beaucoup  d’exa- 
miner  sévérement  si  ceux  qiéon  nous  donne  pour  tels  ont  effec- 
tivement  sacrifié  leur  vic  pour  la  caiise  de  FÉvangile.  C’est  tout 
autre  cbose  dans  TEglise  romaine , ou  Ton  en  fait  un  objet  de 
culte.  Leurs  docteurs  doivent  examiner  avec  soin  toutes  les 
bisloires  que  Ton  débite  des  saints  dont  on  prétend  que  le 


49 


paradis  est  peuplé.  Malheureusement  il  y a im  autre  intérét  qui 
combat  celui-ci , un  intérét  qui  s’oppose  a cet  examen  rigoureux, 
et  qui  empéchera  toujours  qu’on  ne  travaille  sérieusement  a se 
désabuser.  Que  deviendraient  tant  d’églises  érigées  en  Fhon- 
neur  de  ces  prétendus  saints  ? Il  ne  serait  pas  prudent  de  trop 
creuser  les  merveilleuses  histoires  qui  sont  le  fondement  des 
revenus  imrnenses  dont  jouissent  certaines  coinmunautés.  La 
riche  abbaye  de  St-Maurice  se  trouve,  autant  qu’aucune  autre, 
dans  ce  cas. 

Quoique  j’aie  dil  que  les  auteurs  protestants  conviennent 
assez  en  général  de  la  vérité  de  cette  bistoire,  il  faut  en  excepter 
deux  ou  trois.  Le  Sueur,  par  exemple,  dans  son  Hisloire  de 
CE(jlise  et  de  1'Empire^  sur  Tan  297,  laisse  assez  voir  ce  quil 
en  pense.  Apres  avoir  narré  le  fait,  il  remarque  que  Grégoire  de 
Tours  est  le  premier  qui  l’a  rapporté , et  il  applique  ici  ce  que 
Baronius  a dit  de  cet  historien  dans  quelque  cas  sernblable, 
« qu’il  faut  donner  ces  choses,  commeaussi  quantité  d’autres, 
a la  simplicité  de  Grégoire  de  Tours.  » Spanheim , dans  sa 
grande  Introduction  å niistoire  ecclésiaslique , Iraite  sans  détour 
le  martyre  de  la  légion  thébéenne  de  fabuleux , et  il  le  prouve 
par  diverses  raisons  L 

Mais  celui  qui  a donné  la  plus  rude  atteinte  a cette  bistoire , 
c’est  Jean  du  Bourdieu , d’abord  ministre  a Montpellier,  et  en- 
suile  de  Téglise  de  la  Savoie  a Londres.  Il  publia,  en  1705, 
une  Dissertation  critique  sur  le  martijre  de  la  légion  thébéenne. 
Quoiqu’elle  eut  été  originairement  composée  en  frangais , il  en 
parut  des  1696  ime  traduction  anglaise,  faite  sur  le  manuscrit 
de  Tauteur. 

M.  du  Bourdieu  nous  apprend  a quelle  occasion  ce  petit  ou- 
vrage  fut  composé.  En  1691  il  accompagna,  en  qualité  de  cba- 
pelain , le  duc  de  Schomberg , qui  allait  en  Piémont  au  secours 
du  duc  de  Savoie , qui  était  fort  pressé  par  Farmée  de  France. 

’ Frider.  Spanheimi  Opera,  t.  I,  1701,  p.  90. 

T.  II.  4 


50 


Turin  craignait  d’étre  investi , et  on  niena^ait  le  prince  de  le 
dépouiller  de  tous  ses  États;  mais  les  Fran^ais  furent  repoussés 
et  Turin  fut  délivré  de  ses  alarmes.  Les  patrons  de  cette  capi- 
tale  sont  trois  soldats  de  la  legion  thébéenne : Soliitor^  Admntor 
et  Octaviiis.  On  fit  des  priéres  publiques  pour  remercier  le  ciel 
de  cette  délivrance , et  on  ne  manqua  pas  d’en  faire  bonneur 
aux  martyrs  protecteurs  de  Turin,  dont  les  reliques  sont  dans 
réglise  des  Jésuites.  M.  du  Bourdieu  assisla  au  sermon  d’un  de 
ces  péres,  qiii  s’écria  plusieurs  fois  : « Peuple  de  Turin,  bénis- 
sez  vos  libérateurs,  bénissez  ces  saints  martyrs  qui  veillent  pour 
volre  conservation , et  dont  les  mérites  et  les  priéres  ont  sauvé 
votre  ville  , vos  familles  et  vos  biens!...  » Il  fut  encore  fémoin 
du  service  solennel  que  Fon  fit  quelque  temps  apres  a Fbonneur 
des  soldats  tbébéens  dans  la  méme  église  des  Jésuites.  On  mit 
les  reliques  de  ces  martyrs  sur  un  trone  couvert  de  brocard  d’or, 
et  éclairé  dTin  nombre  infmi  de  flambeaux.  L’arcbevéque  officia 
pontificalement;  la  cour  assista  a ce  service,  et  adora  l’urne  qui 
r an  femte  ces  corps  sacrés  (ce  sont  les  termes  de  la  relation  de 
cette  cérémonie  que  fit  imprimer  un  jésuite).  M.  du  Bourdieu 
forma  des  lors  le  dessein  d’examiner  Fbistoire  de  cette  légion , 
et , de  retoLir  en  Angleterre , il  s’y  appliqua  sérieusement. 

Ce  ministre  entreprend  donc  de  prouver,  dans  sa  disserta- 
tion , que  rien  n’est  plus  douteux  que  tout  ce  qu’on  a débité  de 
cette  légion  tbébéenne.  Le  seul  titre  un  peu  ancien  que  Fon  ait 
produit  d’abord  en  faveur  de  ce  martyre,  est  une  lettre  attribuée 
a Eucber,  évéque  de  Lyon,  et  adressée  a un  autre  évéque  nommé 
Salvius.  On  y trouve,  dans  un  assez  grand  détail,  la  passion  de 
ces  martyrs ; malbeureusement  il  y a quelque  cbose  de  trop 
dans  le  manuscrit  d’oii  on  Fa  tirée : il  fait  mention  de  Sigismond, 
et  désigne  méme  des  temps  postérieurs  a ce  pi  ince ; or,  ce  roi 
de  Bourgogne  mourut  environ  Fan  520,  comment  Eucber  au- 
rait-il  pu  parler  de  lui , puisque  lui-méme  était  mort  des  Fan 
450? 

Il  est  vrai  que , depuis  la  relation  publiée  par  Surius,  le  pére 


51 


Chifflet , dans  son  Paulinus  illustratus  (oii  traité  poiir  éclaircir 
les  ouvrages  de  saint  Paulin)  a publié  une  aulre  relation ; il  dit 
qu’il  Ta  tirée  d’nn  trés-ancien  manuscrit  du  monastére  de  Saint- 
Claude.  Rien  ne  pouvait  venir  plus  a propos  , car  le  martyre  de 
cette  legion  commen^ait  ä paraitre  fort  douteux.  Cest  aussi  ce 
qui  a fait  conjecturer  a M.  du  Bourdieu  que  ce  manuscrit  pour- 
ralt  bien  avoir  été  rectifié,  et  qu’on  en  a retrancbé  tous  les  in- 
dices  de  fausseté  qui  sautent  aux  yeux  dans  celui  de  Surius  et 
de  Baroni  US.  Le  pére  Buinart  Ta  copié,  d’aprés  Chifflet,  dans 
ses  Acta  sincera  martyrum,  page  274.  M.  du  Bourdieu  s’en 
tient  donc  a ceci , qu’il  est  trés-vraisemblable  que  ceite  relation 
a été  composée  originairement  par  quelque  moine  du  septiéme 
siécle,  et  que  le  manuscrit  de  saint  Claude  a été  retouché  par 
quelque  autre , qui,  plus  babile  que  le  premier  auteur,  a eu 
soin  d’en  öter  les  anachronismes  et  les  contradictions. 

Les  raisons  données  par  du  Bourdieu  démontrent  que  Tbis^ 
toire  de  la  légion  thébéenne  est  plus  que  douteuse.  Beconnais- 
sons  cependant  qu’il  est  allé  trop  loin  , et  que  cette  relation  est 
plus  ancienne  quil  ne  le  dit.  Il  est  prouvé  que,  des  le  cinquiéme 
siécle , on  racontait  déjä  cette  histoire  a peu  prés  comme  on  la 
trouve  dans  Chifflet.  Notre  ministre  n’a  pas  connu  une  piéce  qui 
est  tout  a fait  essentielle  dans  ce  procés , et  qu’on  trouve  dans 
les  ceuvres  d’Avitus,  publiées  par  Sirmond,  qui  les  a tirées  d’un 
manuscrit  contemporain , sur  papyrus,  que  le  célébre  de  Thou 
possédait. 

Dans  huit  ou  dix  lignes  qui  nous  sont  restées  d’une  homélie 
prononcée  par  Avitus  dans  Téglise  d’Agaunum  le  22  septembre, 
jour  de  la  passion  des  martyrs,  nous  apprenons  ces  deux  ou 
trois  choses. 

La  premiére,  qu’Avitus  croyait  qu’il  y en  avait  eu  un  trés- 
grand  nombre ; il  ne  se  contente  pas  de  leur  donner  le  nom 
de  légioUy  il  en  parle  comme  d’une  armée^  ce  qui  au  fond  est  la 
méme  chose. 

Il  dit,  en  second  lieu,  que  cetle  armée  fut  décimée  deux  fois. 


52 


et  qu  eiifin  personne  n’en  réchappa ; il  donne  ä celte  armée  le 
titre  å^fieureme.  Grégoire  de  Tours  dil  que  celte  legion  était 
appelée  la  Legion  heureuse^  comme  un  surnom  qui  lui  était  pro- 
pre. Le  poéle  Yenantius  Forlunatus  le  lui  donne  aussi,  mais 
peut-élre  voulail-il  seulement  marquer  par  la  le  bonheur  qu’elle 
avait  eu  de  mourir  pour  Jésus-Ghrist  L 

Mais  ce  que  ce  fragment  nous  apprend  de  plus  important, 
c’est  qu  Avitus  y marque  positivement  que  le  jour  de  la  féte  de 
ces  martyrs,  c^était  ime  coulume  établie  de  lire  dans  TEglise 
les  acles  de  leur  passion , et  il  dit  qu’on  vient  le  faire  comme 
Tusagc  rexigeait  L Or,  comme  Avitus  les  a connus  au  com- 
mencemenl  du  sixiéme  siécle , on  peut  conjecturer  quils sont  ä 
peu  prés  du  temps  d’Eucher,  qui  mourut  au  milieu  du  cin- 
quiéme  siécle. 

M.  du  Bourdieu , dans  la  vue  de  rendre  cette  piéce  moins 
ancienne,  sétend  beaucoup  a prouver  qu’elle  ne  saurait  étre 
d^Eucher ; il  n^y  iroiive  ni  Téloquence,  ni  le  style  de  cet  évéque. 
M.  Dupin  est  du  méme  sentiment.  — On  Irouve  a la  téte  de 
ces  actes  une  épitre  dédicatoire  a révéque  Salvius , qui  ne  peut 
étre  d^Euclier,  car  il  y est  dit  « que  des  provinces  les  plus  re- 
culées  on  offrait  de  Tor,  de  Targent , des  presents  en  Fbonneur 
de  nos  saints,  » ce  qui  ne  pouvait  pas  encore  étre  vrai  au  cin- 
quiéme  siécle.  Mais  ii  y a apparence  que  celte  préface  a élé 
ajoutée  dans  la  suite , et  qu  elle  n’est  pas  de  la  premiére  main ; 
on  peut  soupgonner  qu’elle  n’y  était  pas  du  temps  d’ Avitus. 

La  relation  de  la  mort  des  martyrs  raconte  que , lorsqu’on 
leur  båtissait  une  église  a Agaune,  un  charpentier  paien  de- 
meura  seul  dans  le  nouveau  båtiment  pendant  que  tous  les  chré- 

Tali  fme  polos  felix  exercilus  inträns 
Junctus  apostolicis  plaudit  honore  choris. 

Lih.  VIII,  carm.  4.  Il  y avait  bien  une  légion  appelée  Secunda  felix  Va- 
lentis  Tliebmorum,  mais  M.  du  Bourdieu  prouve  que  ce  ne  peut  pas  étre  la 
notre. 

^ Prmconium  felicis  exercitus ex  consuetudinis  debito,  series  lectae 

passionis  explicuit. 


53 


liens  étaient  k Féglise  un  jour  de  dimanche.  Les  saints,  indignés, 
se  manifestérent  k lui,  et,  apres  Tavoir  bien  battu,  ils  lui  re- 
prochérent  la  profanation  quil  faisait  du  saint  jour  du  repos, 
et  Taudace  qu’il  avait  de  travailler  a leur  temple,  tout  idolåtre 
qu’il  était.  Eucber  (nous  dit  du  Bourdieu)  avait  trop  de  bon  sens 
pour  avoir  débité  une  historiette  si  ridicule.  Les  martyrs  de- 
vaient-ils  maltraiter  cet  ouvrier  parce  qu’il  n’observait  pas  le 
jour  du  dimanche  ? Mais  le  commandement  de  consacrer  a Dieu 
ce  jour-la,  n’est  pas  un  précepte  moral  qui  oblige  tous  les  liom- 
mes  par  lui-méme.  Avant  donc  de  maltraiter  cet  homme,  ces 
bienheureux  soldats  devaient  l’instruire  de  la  vérité  de  la  reli- 
gion chrétienne , et  de  1’obligation  indispensable  de  réserver  un 
jour  pour  servir  Dieu  dans  ses  temples.  C’est  aussi  une  plai- 
sante  délicatesse  a ces  saints,  de  ne  pouvoir  souffrir  qu’un 
paien  fut  employé  a leur  construire  une  église ! Les  Juifs,  mal- 
gré  Fhorreur  qu’ils  avaient  pour  les  autres  nations,  ne  laissaient 
pas  de  s’en  servir  pour  la  construction  du  temple  de  Jérusalem, 
et  ils  ne  firent  point  de  scrupule  de  consacrer  au  service  divin 
des  vases  fabriqués  par  des  mains  idolåtres.  Le  narrateur  re- 
connait  si  peu  que  ce  miracle  demandait  quelque  correctif,  qu’il 
débute  en  déclarant  « qu’il  n’a  pas,  cru  devoir  le  passer  sous 
silence , » quod  miraculi  tunc  apparueril  nequaquam  tacen- 
dum  putam. 

M.  du  Bourdieu  ajoute  que  la  mention  de  ce  miracle,  arrivé 
lors  de  la  construction  du  temple  d’Agaune  (laquelle  est  attri- 
buée  a Sigismond  en  515,  par  Tévéque  Marius  dans  sa  chro- 
nique,  et  par  Grégoire  de  Tours),  prouve  que  la  relation  ne 
saurait  étre  d’Eucher,  mort  environ  Fan  L50 ; mais  cette  raison 
n’est  pas  concluante.  Quoique  Sigismond  soit  regardé  comme 
le  fondateur  du  monaslére  de  Saint-Maurice , Yéglise  peut  étre 
beaucoup  plus  ancienne.  On  a une  vie  de  saint  Romain,  premier 
abbé  de  Condat  ou  St-Claude  en  Franche-Gomté,  écrite  par  un 
de  ses  disciples,  qui  fail  voir  que,  déja  de  son  temps,  il  y avait 
une  église  a St-Maurice.  On  y lit  qiFil  faisait  quelquefois  des 


pélerinages  dans  les  lieux  de  son  voisinage , consacrés  par  la 
dévotion  des  fidéles ; qu’il  alla  avec  un  de  ses  compagnons  vi- 
siter le  tombeaii  de  saint  Maurice  dans  Teglise  d’Agaune , et 
qu’il  passa  par  Geneve.  Cet  abbé  mouriU  au  plus  tard  Tan  460; 
Eucher  a donc  pu  parler  de  la  construction  de  celte  basilique. 

Méme  avant  Sigismond , il  y avait  déja  quelque  espéce  de 
inonastére  a St-Maurice.  Le  fragment  ddioinélie  d’Avitus  déja 
cité,  porte  qu’elle  fut  dite:  In  basilica  sanctorum  Agaunensium^ 
in  innomtione  monasterii  ipsius^  vel  passione  martyrum^  c est-a- 
dire  dans  1’église  d’Agaune,  le  jour  de  la  féte  de  ses  martyrs, 
lorsqu’on  eut  réparé  et  renouvelé  le  monastére.  Or,  on  ne  sau- 
rait  refuser  de  croire  Avitus , qui  était  sur  les  lieux  et  témoin 
oculaire,  tandis  que  Marius  n’a  écrit  sa  clironique  que  plusieurs 
années  apres,  et  peut  avoir  confondu  le  restauralntr  du  monas- 
tére avec  le  fondateur.  Mals  il  est  aisé  d’accorder  ces  dilFérents 
témoignages,  en  supposant  que  ce  monastére,  avant  Sigismond, 
était  fort  peu  de  cbose,  qu’il  n’avait  peut-étre  que  deux  ou  trois 
moiiies  pour  desservir  Téglise,  qu’ainsi  on  a pu  le  compter  pour 
rien,  en  comparaison  de  ce  qu’il  devint  dans  la  suite.  Sigismond 
fit  donc  båtir  une  nouvelle  église  beaucoup  plus  belle  que  la 
premiére ; il  fit  construire  un  vaste  monastére,  capable  de  loger 
un  trés-grand  nombre  de  moines,  car  on  dit  qu’il  y établit  une 
psalmodie  perpétuelle;  il  fit  des  fonds  pour  fentretien  de  celte 
grande  communauté.  On  a donc  pu  qualifier  Sigismond  de  fon- 
dateur, comme  dans  les  Anncdes  bénédictines , Charlemagne  est 
appelé  fondateur  de  plusieurs  abbayes  qui  exlstaient  avant  lui , 
a cause  des  nouveaux  édifices  qu’il  y avait  fait  construire,  et 
des  grands  revenus  qu’il  leur  avait  assignés. 

Le  basard  m’a  fait  découvrir  un  passage  qui  donne  quelques 
lumiéres  sur  ce  qu’il  y avait  a Agaune  avant  le  roi  Sigismond ; 
c’est  dans  la  vie  de  saint  Achivus,  troisiéme  abbé,  écrite  par 
un  de  ses  disciples,  et  qui  est  dans  les  Acta  sanctorum^  mai, 
tome  I , p.  84.  Il  nous  dit  assez  naivemeiit  qifalors  ce  prétendu 
inonastére  étajt  promiscm  vulgi  commixta  liabilaiio , une  com- 


55 


munauié  de  laiques  des  deux  sexes , dirigée  apparemment  par 
le  prétre  ou  le  moiiie  qui  desservait  Féglise  ou  la  chapelle,  et 
que  les  actes  de  saint  Sévérin,  écrils  fort  iard,  appellent  im- 
proprement  un  abbé.  Il  nous  apprend  que  Maxime , évéque  de 
Geneve,  conseilla  au  roi  Sigismond  d’écarter  cette  multitude 
qui  s’assemblait , conime  on  rinsinue,  a des  heures  indues,  ou 
il  se  passait  des  choses  irréguliéres  sous  prétexte  de  dévotion , 
et  d’y  subslituer  des  serviteurs  de  Dieu,  pour  le  louer  sans  cesse 
jour  et  nuit : exclusisque  aclionibus  lenebrarum  ^ dies  perpetuus 
haberelur.  Gette  maison  ne  pouvait  donc  étre  appelée  un  mo- 
nastére  que  fort  improprement.  Il  y en  a qui  croient  qu’il  y avait 
la  quelques  cellules  de  solitaires,  qui  ne  tenaient  pas  les  unes 
aux  autres;  ce  n’était  pas  non  plus  la  proprement  un  monastére. 

Au  surplus,  une  fois  que  nous  avons  reconnu  que  la  relation 
des  martyrs  thébéens  a élé  connue  d’Avitus,  qiFainsi  elleest  plus 
ancienne  que  lui,  et  date  du  cinquiéme  siécle,  il  nous  importera 
peu  de  savoir  si  elle  est  bien  d’Eucher,  évéque  de  Lyon , ou 
de  quelque  autre.  Si  M.  du  Bourdieu  a commis  a cet  égard  une 
petite  méprise,  il  n’en  a pas  moins,  dans  cette  attaque  en  forme 
qu’il  a le  premier  dirigée  contre  la  tradition  tliébéenne,  fait 
preuve  d’une  érudition  bien  dirigée,  employée  pour  déméler  le 
vrai  d’avec  le  faux ; on  reconnait  en  lui  un  critique  fort  versé 
dans  Fantiquité. 

Je  traiterai  maintenant  ici  de  ce  qui  regarde  saint  Victor,  qui 
était  aussi , a ce  que  Fon  prétend,  de  la  légion  tliébéenne.  Nous 
avons  eu  a Geneve  une  fameuse  église  dédiée  a ce  saint,  dans 
un  faubourg  qui  porlait  son  nom;  il  était  ä Forient  de  ia  ville, 
et  ful  rasé  en  1534,  une  année  avant  ia  Réformation.  On  fut 
obligé  d’en  venir  lä  ä cause  des  guerres  qu  on  avait  avec  la 
Savoie ; on  fit  des  fortifications  qui  demandérent  que  plusieurs 
de  nos  faubourgs  fussent  démolis. 

Toute  la  légion  tliébéenne  n’était  pas  rassemblée  ä Agaune, 
lorsqu’elle  fut  attaquée  par  les  persécuteurs.  Maximien  donna 
ordre  de  poursuivre  tous  les  soldals  qui  en  avaient  été  détachés. 


56 


On  dit  que  Ours  el  Victor,  qui  avaient  pris  les  devanls  comme 
fourriers,  furent  atteints  a Soleure,  et  qu’ils  y soufFrirent  le  mar- 
tyre.  M.  Briguet  a troiivé  cerlaine  légende  qui  ajoute  bien  du 
inerveilleux  ä cette  liistoire.  Le  tyran,  nous  dit-il,  fit  lourmenter 
cruellement  ces  deiix  martyrs;  mais  une  lumiére  céleste,  qui 
brilla  dans  le  moment , aveugla  les  bourreaux , et  ces  chréliens 
échappérent  a la  faveur  de  cet  éblouissement.  Cependant  ils 
furent  repris,  et  on  les  jeta  dans  le  feu,  mais  les  flammes  les 
épargnérenl.  Enfm  Maximien  leur  fit  tranclier  la  téte. 

Sédeleube,  soeur  de  Clolilde  épouse  de  Clovis,  roi  de  France, 
fit  båtir  a Geneve , au  comrnencement  du  sixiéme  siécle , une 
église  a riionneur  de  saint  Victor.  M.  Briguet  s’est  trompé  sur 
la  généalogie  de  cette  princesse ; il  la  fait  mal  a propos  niéce 
dlsaac , évéque  de  Geneve , et  femme  de  Gondégisile , roi  des 
Bourguignons.  C’est  encore  son  curé  de  Savoie , déguisé  sous 
le  nom  du  chevalier  Minutoli , qui  lui  a fait  défigurer  Thistoire 
dans  cet  endroit.  Sédeleube  était  une  princesse  encore  jeune  ä 
la  fm  du  cinquiéme  siécle ; elle  était  niéce , non  de  Tévéque , 
mais  de  Godégisile  lui-méme,  qui  régnait  a Genéve  en  494  el 
qui  était  le  frére  de  Ghilpéric,  pére  de  Sédeleube.  Frédegaire 
nous  apprend  que  cette  princesse  donna  dans  la  dévolion,  passa 
sa  vio  dans  Texercice  d’oeuvres  de  piété,  et  se  signala  entre 
autres  par  la  construction  de  1’église  de  St-Victor,  liors  les  murs 
de  Genéve ; elle  fit  voeu  de  virginité , et  ne  fut  point  mariée. 

L’an  502,  Sédeleube  fit  apporter  le  corps  de  saint  Victor  de 
Soleure  a Genéve,  et  le  fit  mettre  dans  féglise  qu’elle  venait  de 
faire  båtir  a Thonneur  de  ce  martyre.  Soleure  était  alors  sous  la 
domination  des  Bourguignons.  Les  gens  du  lieu  furent  fort 
affligés  de  se  voir  enlever  ce  trésor.  Craignant  que  la  princesse 
n’eut  aussi  envie  d’avoir  les  reliques  de  saint  Ours,  pour  en  dé- 
corer  encore  la  noii velie  église,  ils  prirent  la  précaution  de  les 
cacher  avec  beaucoup  de  soin.  On  dit  qu’ils  les  mirent  dans  un 
lieu  si  secret  qu51s  ne  les  ont  jamais  pu  trouver  depuis , quel- 
ques  recherches  qu’ils  aient  faites. 


57 


Pour  le  corps  de  saint  Victor,  placé  dans  Téglise  båtie  ä Ge- 
neve en  son  honneur,  il  fut  aussi  perdii  avec  le  temps.  Fréde- 
gaire  nous  apprend  qu’un  siécle  apres  la  fondation  de  celte 
église , il  fut  retrouvé  sons  Glotaire  II , la  septiéme  année  du 
régne  de  Thierry,  roi  de  Bourgogne.  Ge  prince , frappé  de  la 
découverte  de  ces  reliques,  lit  de  riches  donations  a cette  église, 
surtout  des  biens  de  Varnachaire , qui , en  mourant,  donna  tout 
ce  qu’il  possédait  aux  pauvres  et  aiix  églises.  Comme  il  avait 
laissé  beaucoup  de  terres , on  soup^onne,  avec  vraisemblance, 
qu’une  partie  des  terres  qui  portent  encore  le  nom  de  saint 
Victor  aux  environs  de  Geneve,  sont  venues  de  la. 

Dans  ces  temps-la,  la  religion  et  la  piété  étaient  principale» 
men  t occupées  a fouiller  dans  les  tombeaux , a chercher  des 
corps  saints,  a leur  båtir  des  temples,  et  a leur  rendre  toutes 
sortes  ddionneurs.  L’Église  se  prévalut  beaucoup  de  ce  gout-la, 
et  en  sut  habilement  profiter.  Les  martyrs,  leurs  reliques,  leurs 
miracles  étaient  de  bons  modens  pour  s’enrichir.  Les  moines 
firent  bien  valoir  le  talent;  c’est  la  la  source  des  grands  biens 
qu’ils  possédent. 

Malgré  fintérét  que  Ton  avait  a Geneve  a bien  conserver  un 
aussi  précieux  dépöt  que  les  reliques  de  saint  Victor,  elles  furent 
perdues  encore  une  fois.  G’est  ce  qui  résulte  du  titre  de  la  fon- 
dation du  monastére,  que  Fon  joignit  a 1’église  de  Saint-Victor, 
ou  Ton  mit  des  moines  de  Gluny,  Fan  1019  : on  y voit  que 
les  membres  du  saint,  apres  avoir  été  perdus  de  vue  pendanl 
plusieurs  siécles,  s’étaient  enfin  lieureusement  retrouvés  ^ G’est 
qifalors , quelque  cas  que  Fon  fit  des  reliques,  elles  demeuraient 
cachées,  et  on  ne  les  exposait  point  aux  yeux  du  public,  comme 
on  le  fait  aiijourdliui  pour  réchauffer  la  dévotion  du  peuple. 

En  1735,  on  remuait  beaucoup  de  terres  pour  former  le 
glacis  de  nos  fortifications , ä peu  prés  dans  Fendroit  ou  était 
autrefois  Féglise  de  St- Victor.  On  trouva  une  espéce  de  colonne 


* Guichenon,  Bibliotheca  Sebusiana,  cent.  I,  cap.  13. 


58 


cle  pierre,  d’un  pied  de  diamétre  et  d’im  peu  plus  de  deux  de  liau- 
teur,  dans  laquelle  il  y avait  un  trou  rond , d’un  demi-pied  de 
largeur  et  de  hult  ou  neuf  pouces  de  profondeur.  On  trouva 
aussi,  tout  prés  de  la,  une  espéce  de  couvercle  visiblement  des- 
tiné  a couvrir  ce  Irou ; on  lul  avait  donné  quelque  ornement 
d’architecture,  pour  en  faire  une  espéce  de  cliapiteau.  Les  con- 
naisseurs  qui  exaininérent  cetle  piéce , apres  qu  elle  eut  été  dé- 
terrée,  jugérent  que  cétait  une  sorte  d’étui  ou  avaient  été  au- 
trefois  les  reliques  de  saint  Victor ; qu’on  avait  placé  dans  ce 
trou  une  boite  cylindrique  qui  renfermait  les  os  du  martyr; 
que  le  trou  ayant  été  recouvert  de  son  chapileau,  les  reliques 
avaient  été  placées  sous  la  table  de  Tautel,  en  sorte  que  la 
colonne  lui  servait  d’appui;  c’était  Tusage  ancien  de  les  loger 
ainsi.  Grégoire  de  Tours,  parlant  des  martyrs  de  la  légion  thé- 
béenne,  dit  qu’il  en  trouva  les  reliques  a Tours  dans  despierres 
cavées  (livre  X). 

Que  devinrent  ces  reliques  lorsqu’on  démolit  Téglise?  Je  ne 
puis  le  dire.  Fran^ois  Bonivard  était  alors  prieur  du  monastére ; 
c’était  un  esprit  éclairé,  et  qui,  dans  l’åme,  était  déja  de  la  re- 
ligion réformée.  Il  y a apparence  qu’il  se  rendit  le  dépositaire 
de  ces  reliques,  et  qu  insensiblenient  il  les  llt  disparaitre;  il  les 
cacha,  ou  les  supprima,  afin  qu’a  Tavenir  elles  ne  devinssent 
point  un  objet  de  culte,  ou  aussi  qu’elles  ne  fussent  pas  traitées 
d’une  maniére  indécente. 


(II  Suilc  (Ic  la  (lisciissioii,  cl  réfiilalioii  du  W de  1’lslc  qui  a icpoiulu  a du  Boiirdicu. 
— Dilfusioii  des  n liques  Ihébéeuiies.  — La  tete  de  saiiil  Mauricc  iloUe  cl  arrive,  sur 
son  bouclier,  de  Saint-illaurice  ä Vieuiic.) 

La  dissertation  de  M.  du  Bourdieu  est  demeurée  sans  ré- 
ponse.pendant  trente-cinq  ans.  Enlin,  en  1741',  le  P.  Joseph 
de  risle,  abbé  de  saint-Léopold  de  Nancy,  (it  imprinier  la  Dé~ 
fense  de  ia  vérité  de  la  Légion  Tliébéenne^  pour  répondre  å la 
disserlalion  du  minisire  du  Bourdieu.  M.  Briguet  le  cite  conti- 


59 


nuellement  dans  les  chapitres  ou  ii  traile  de  la  legion  thébéenne, 
et  les  journalistes  de  Trévoux,  en  rendant  compte  dans  le  cahier 
de  juin  1743  de  leurs  Mémoires,  disent  que  « M.  Ciaret,  abbé 
de  Sainl-Maurice  d’Agaune,  avait  résolu  de  prendre  la  défense 
de  ses  saints  patrons;  mais  que  ses  occupations  ne  lui  ayant  pas 
permis  de  faire  les  recbercbes  nécessaires  poiir  un  pareil  ou- 
\rage,  il  s’est  décbargé  de  ce  soin  sur  le  révérend  P.  de  Usle.  Le 
séjour  assez  long  que  celui-ci  a fait  a Saint-Maurice,  et  les  se- 
cours  qu  il  a trouvés  dans  la  ricbe  bibliotbéque  de  Tabbaye  de 
Moyenmoutier  (en  Lorraine),  Tont  mis  en  état  d’exécuter  ce 
dessein  avec  tout  le  succés  possible.  » — Examinons  cette  ré- 
futation. 

Le  P.  de  Tlsle  a bien  fait  valoir  contre  du  Bourdieu,  qui 
ne  Tavait  pas  connu,  le  fragment  de  Tbornébe  d’ÄYitus  men- 
tionné  ci-devant;  mais  il  a perdu  quelque  cbose  de  Tavantage 
qu’il  venait  de  prendre  sur  lui,  en  nous  donnant  les  actes  de 
ce  martyre,  qui  se  lisaient  a Agaune  du  temps  d’Avitus,  pour 
beaucoup  plus  anciens  qu  ils  ne  sont.  Il  prétend  qu71s  avaient 
été  dressés  et  écrits  par  Févéque  Tbéodore,  qui  vivait  Tan  381. 
Cependant  Eucber,  qui  vivait  plus  de  cinquante  ans  apres,  dit 
positivement  dans  la  préface  de  ces  actes,  qu’il  n’y  avait  rien  eu 
d’écrit  sur  ce  martyre  avan  t lui,  et  qu’il  mettait  la  main  a la 
plume  alin  que  les  actions  béroiques  de  ces  martyres  ne  tom- 
bassent  pas  dans  Foubli. 

On  ne  saurait  donc  faire  remonter  ces  actes  plus  baut  que  le 
cinquiéme  siécle.  Reste  a voir  présentement  si,  en  leur  donnant 
cette  anliquité,  on  réalise  Fbistoire  de  ce  martyre.  Tenons-nous- 
en  a ce  que  1’auteur  de  cette  relation  nous  apprend  lui-méme 
de  la  maniére  dont  il  a été  informé  de  ce  fait,  et  pesons  diver- 
ses  circonstances  qui  se  trouvent  dans  sa  narration. 

Remarquons  d’abord  que  cette  relation  est  adressée  a Salvius, 
qui  était  évéque  d’Octodurum  (aujourd’bui  Martigny).  N’est-il 
pas  étonnant  que  ce  soit  un  évéque  de  Lyon  qui  informe  un 
évéque  du  Valais  de  ce  qu’il  devait  savoir  beaucoup  mieux 


60 


qu’Eucher,  qui  n’étail  pas  sur  leslieux?  Il  serait  beaucoup  plus 
naturel  que  ces  actes  eussent  été  dressés  par  Salvius,  et  com- 
muniqués  au  prelat  de  Lyon : leur  auleur  appelle  ces  martyrs 
ses  patrons  el  ses  sainls,  ce  qui  conviendrait  mieux  a un  évéque 
du  pays  qu’a  un  étraiiger. 

Venons  présentement  a la  maniére  dont  il  a été  instruit  de 
cet  événement.  Voici  ce  que  Ton  irouve  dans  la  préface  qui  est 
a la  tete  de  ces  actes : « Lenvoie  a votre  béatitude  Thistoire  que 
j’ai  écrite  toucliant  la  passion  de  nos  martyrs.  J’ai  craint  que, 
par  négligence,  le  temps  ne  vint  a effacer  de  la  mérnoire  des 
liommes  les  actes  mémorables  de  ce  glorieux  martyre.  J’ai  eu~ 
soin  du  reste  de  m’informer  de  la  vérité  et  de  ne  rien  dire  que 
sur  la  foi  de  bons  témoins,  gens  qui  assuraient  qu’ils  tenaient 
riiistoire  de  cette  passion,  telle  que  je  la  raconte,  de  saint  haac^ 
évéque  de  Geneve,  qui,  ä ce  que  je  crois,  la  tenait  lui-méme  du 
bienheureux  Théodore,  qui  vivait  dans  les  temps  passés.  » 

Voilä  donc  le  fondement  de  cette  liistoire,  ou  la  source  d’ou 
elle  a été  lirée.  Un  ancien  évéque  du  Valais,  nommé  Théodore, 
devait  Favoir  contée,  a ce  que  Ton  croit,  a un  Isaac  évéque  de 
Geneve,  beaucoup  plus  jeune  que  lui.  Remarquons,  en  passant, 
que  nous  iFavons  jamais  oui  parler  de  cet  évéque  de  notre  dio- 
cése  que  dans  cet  endroit-ci.  Get  Isaac  a redit  la  chose  a plu- 
sieurs  Genevois,  et  quelqiFun  d’eux  Ta  enfin  mandé  au  prétendu 
Eucher.  Quand  ce  fait  aurait  eu  quelque  réalité  dans  son  origine, 
combien  n’a-t-il  pas  du  s’altérer  en  passant  par  tant  debou- 
clies  ! 

Il  y a plus : je  crois  pouvoir  proiiver  que  1’évéque  Théodore 
n’a  jamais  rien  conté  de  semblable  a Isaac,  et  voici  ma  preuve. 
S’il  avait  débité  a cet  évéque,  son  voisin,  une  liistoire  qui  fai- 
sait  tant  ddionneur  a la  religion  chrétienne,  et  qui  illustrait 
d’une  maniére  particuliére  le  Valais,  il  en  aurait  infailliblement 
fait  part  a bien  cFautres  ecclésiastiques.  L’évéque  d’Oclodurum 
était  suffragant  de  celui  de  Milan,  et  ils  iFétaient  pas  éloignés 
Tun  de  Fautre.  G’était  saint  Ambroise  qui  occupait  alors  ce  siége. 


6i 


Théodore  et  liii  se  trouvérent  ensemble  plusieurs  fois.  Ils  se 
virent  au  concile  d’Aquilée,  qu’ils  souscmirerit  tous  deux  en 
381.  Ils  étaient  encore  ensemble  a Milan,  qnand  les  évéques 
écrivirent  une  lettre  au  pape  Sirice  sur  la  condamnation  de  Jo- 
vinien,  Tan  390.  Cependant  il  ne  parait  pas  que  jamais  Théo- 
dore ait  entretenu  son  raélropolitain  sur  la  legion  Thébéenne : 
si  cela  était,  assurément  il  en  paraitrait  quelque  chose  dans  les 
ceuvres  de  sainl  Ambroise.  On  sait  la  vénéralion  qu’avait  ce 
Pére  de  TEglise  pour  la  mémoire  des  martyrs,  et  son  empres- 
sement  a reclierclier  méme  leurs  reliques.  Cependant,  dans  les 
amples  volumes  qui  nous  restent  de  ses  ouvrages,  il  ne  parait 
pas  le  moindre  indice  que  le  martyre  de  la  legion  Thébéenne 
lui  ait  été  connu.  L’auteur  de  ces  actes  a donc  bien  fait  de  ne  nous 
dire  que  d’une  maniére  douteuse  et  incertaine,  que  cette  tradi- 
tion pouvait  étre  venue  originairement  de  Févéque  Théodore , 
et  nous  devons  lui  tenir  compte  de  sa  bonne  foi. 

Le  P.  de  ITsle  est  bien  éloigné  d’avoir  quelque  doute  la- 
dessus , et  il  en  sait  bien  plus  que  Tauleur  de  ces  actes.  Il  pré- 
tend  non-seulement  que  c’est  réellement  Théodore  qui  en 
avait  instruit  Isaac,  mais  encore  que  c’est  cet  ancien  évéque 
d’Octodurum  qui  avait  dressé  les  actes  de  la  passion  de  ces 
martyrs,  qui  se  lisaient,  avons-nous  vu,  dans  Téglise  d’Agau- 
num  du  temps  d’Avitus.  Malheureusement  Eucher , ou  celui 
qui  a pris  son  nom  et  qui  vivait  plus  de  cinquante  ans  apres,  dit 
positivement  dans  sa  préface  quil  ny  avait  rien  eu  d^écrit  sur 
ce  marlijre  avant  lui,  et  qiiil  mettait  Ja  main  ä la  plume  a/in 
que  les  actions  liérdiques  de  ces  martyrs  ne  tombassent  pas  dans 
roubli.  Cette  remarque  est  importante  pour  bienjuger  de  cette 
tradition.  On  nous  avoue  que,  pendant  un  siécle  et  demi,  il  ny 
a rien  eu  d’écrit  la-dessus.  Par  cet  aveu,  nous  voila  en  droit 
d’examiner  le  fait  lui-méme,  d’en  bien  peser  les  circonstances, 
pour  juger  ensuite  si  elles  nous  paraitront  vraisemblables : c’est 
ce  qu  a fait  M.  du  Bourdieu  avec  beaucoup  de  dextérité. 

Une  légion  toute  composée  de  chrétiens  est  déja  quelque 


62 


chose  de  surprenanl  dans  ces  temps-ia.  Ils  pouvaient  étre  in- 
corporés  dans  les  légions  paiennes,  mais  on  a pelne  a concevoir 
cet  assemblage  de  plus  de  six  mille  chrétiens,  qui  font  un  corps 
a part.  Gette  legion  avait  été  levée  dans  la  Thébaide  il  ii’y  avait 
pas  longtenips;  comment  aurait-elle  été  toute  chrétienne? 

Ce  qu’on  exige  d’eux  est  encore  moins  vraisemblable.  Les 
acles  publiés  par  Chifflet  disent  qu’ils  furent  commandés  jjour 
persécuter  les  chréliens^  qu’on  leur  ordonna  de  faire  la  recberclie 
de  ceux  qui  faisaient  profession  de  la  religion  de  Jésus-Ghrist, 
afin  de  les  punir  sévérement.  La  relation  publiée  par  Surius  a 
essayé  de  mettre  un  peu  de  vraisemblance  dans  Tordre  qui  leur 
fut  donné  : on  n’y  trouve  pas  que  Tempereur  exigeåt  d’eux  de 
se  joindre  aux  autres  troupes  pour  répandre  le  sang  chrétien, 
mais  que  s’élant  arrété  dans  le  Valais,  il  fit  un  sacrifice  aux 
dieux,  et  quil  ordonna  a tous  ses  soldats  de  leur  olfrir  de  l’en- 
cens ; enfin  que  Maurice  et  ses  compagnons  refusérent  constam- 
ment  de  prendre  part  a ce  culte  idolåtre.  Il  est  évident  qu’ici 
on  a corrigé  la  premiére  relation,  pour  la  rendre  un  peu  plus 
croyable. 

Mais  il  reste  encore  plusieurs  circonstances  difficiles  ä digé- 
rer.  En  voici  une  des  plus  frappantes,  et  qui  est  proprement  le 
fond  de  Tbistoire.  Maximien,  pour  étouffer  une  sédition  qui 
faisait  trembler  Dioclétien , avait  tiré  d’Orient,  c’est-a-dire  des 
extrémités  de  Tempire,  cette  légion,  pour  la  faire  venir  dans  les 
Gaules:  comment  concevoir  qu’arrivé  dans  ce  pays-lä,  et  presque 
a la  vue  de  Tennemi,  sa  premiére  opération  eut  été  de  la  faire 
massacrer,  et  d’affaiblir  son  armée  d’un  corps  de  6,600  bom- 
mes ? 

L^imprudence  de  Maximlen  paraitra  encore  plus  grande,  si 
on  réflécbit  qu’il  devait  s’attendre  naturellement  qu’une  légion 
armée,  et  toute  composée  de  braves  gens,  ne  se  laisserait 
pas  égorger  sans  se  défendre.  S’ils  s’étaient  mis  en  devoir  de 
vendre  cliérement  leur  vie,  Fempereur  risquait  de  voir  périr  un 


63 


noinbre  ä peu  prés  égal  de  ses  aiitres  troupes.  Et  apres  ce 
double  carnage,  qu’aurait-il  été  en  étal  d’entreprendre? 

Uaiitenr  qui  a fabriqué  celte  relation  a senli  la  difficulté,  et 
a essayé  de  la  prévenir  en  faisant  déclarer  par  ces  Thébéens, 
dans  une  belle  harangue  qu’il  leur  met  a la  boucbe,  qu’ils  se 
laisseraient  égorger  sans  résistance  : « Vous  pouvez  étre  assuré^ 
seigneur^  disent-ils  a Tempereur,  que  ni  celle  extrémité  oii  nos 
vies  se  troment  rédmtes^  ni  le  désespoir  qui  rend  les  hommes  cou- 
rageux  et  vaillants  au  milieu  des  plus  grands  d ångers^  nest  pas 
capahle  de  nous  jeter  å la  rébellion^  ni  de  nous  faire  prendre  les 
armes  contre  vous.  Nous  avons  encore  les  armes  ä la  main,  mais 
nous  ne  songeons  point  ä faire  résistance.  » 

On  \oit  par  cette  échantillon,  et  on  sent  inieiix  encore  en 
lisant  la  barangue  entiére,  qu^elle  a tonte  été  composée  dans 
le  cabinet  de  Tauteur,  et  que  c’est  une  piéce  oratoire  ou  Ton 
fait  dire  a ces  soldats  ce  qu’on  a cru  qui  embellirait  le  plus  leur 
histoire.  Cette  barangue  doit  donc  étre  inise  avec  celles  de 
Tite-Live,  donl  on  ne  peut  conclure  autre  chose  que  Téloquence 
de  rbistorien. 

Le  nötre  se  soutient  bien  dans  le  reste  de  la  narration  ; « On 
les  tuait  å coups  d’épéc,dit-il,sa/is  qiCils  poussassent  aucune plainle, 
et  sans  qu  ils  songeassent  å se  meltre  en  défense;  au  conlraire, 
ayant  mis  bas  les  armes.,  ils  iendaient  le  cou  å leurs  persécuteurs., 
et  présenlaient  å leurs  meurtriers  leur  gorge  et  leur  corps  sans  dé~ 
fense.  Ni  leur  nombre,  ni  les  armes  quils  porlaient,  ne  purent  étre 
un  attrait  assez  fort  pour  les  obliger  ci  défendre,  avec  Vépée^  la 
juste  cause  qu  ils  soulenaient.  » 

De  risle,  pour  rendre  xraisemblables  Fimprudence  et  le  zéle 
inconsidéré  de  Maximien,  répond  que  tel  était  le  caractére  de 
cet  empereur,  que  les  historiens  nous  le  représentent  comme 
un  homme  sauvage  et  brutal.  Mais  il  est  bon  de  remarquer 
qu’ils  nous  le  donnent  en  méme  temps  pour  un  prince  prudent 
et  entendu  dans  le  métier  de  la  guerre.  « Semi  agr estis.,  dit  Au- 
relius  Victor,  militice  tamen  atque  ingenio  bonus.  « Il  aurait 


64 


donc  dissimulé,  dans  une  conjoiiclnre  si  délicate,  el  il  aiirait 
renvoyé  le  chätiment  de  celte  désohéissance  jusqii’a|)rés  son 
expedition.  Par  ce  délai,  il  anrait  eu  le  lemps  de  consnller  Dio- 
clélien,  son  collégue  a Teinpire,  car  on  ne  coinprend  pas  qii’il 
ait  voulu  prendre  sur  liii  une  violence  de  si  grand  éclat.  Il  ve- 
nait  tout  récemment  d’ctre  appelé  a Fempire  par  Dioclctien : 
cetle  circonstance  devait  encore  le  retenir,  et  rempécliei’  (Fen 
venir  a celte  exlrémitc  sans  la  participation  de  son  collégue. 

N’y  a-t-il  pas  encore  lien  (Fétre  surpris  que,  de  loute  celte 
legion,  il  n’y  en  ait  pas  un  seul  qui  ait  pensé  a raclieter  sa  vic 
par  un  peu  de  cornplaisance  pour  les  ordres  de  Feinpereur?  Jé- 
sus-Chrisl  avait  clioisi  douze  apotres,  et  sur  ce  petit  noinbre  il 
s’en  trouve  un  d’inlidéle,  qui  sacrilie  la  vie  de  son  inaitre  : ici 
on  nous  produit  plus  de  six  niille  soldats,  dont  pas  un,  pour 
raclieter  sa  propre  vie,  ne  veut  participer  aux  céréinonies  des 
paiens.  11  y avait  encore  un  niilieu  enlre  Faposlasie  et  le  inar- 
tyre,  c’otaitlaruile.  S’ils  ne  voulaienl  pas  prendre  les  armes  pour 
se  défendre,ni  l ien  faire  de  contraire  a leur  conscience,  ils  iFa- 
vaient  qiFii  se  sauver  a la  faveur  de  la  nuit : la  cliose  iFétait  pas 
diOlcile  dans  un  pays  tout  coupé  par  des  délilés,  et  environné  de 
bois  et  de  inon tagnes. 

La  principale  reponse  du  P.  de  Flsle  a ces  difficultés  com- 
pliquées,  c/est  que  le  génie  de  FEvangile  n’est  pas  d’opposer 
la  force  a la  force;  que  si  les  soldats  tliébéens  ont  jeté  has  les 
armes  et  se  sonl  laissé  egorger  sans  1‘aire  la  moindre  résis- 
tance,  c’est  pour  obéir  au  préceple  de  notre  mailre,  qui  veut 
que,  quand  on  nom  frappe  sur  une  jom^  nous  présenlions  encore 
Vaulre  (Matli.  Y,  39). 

Il  semble  d’abord  qiFon  ne  saurail  conlredire  une  reponse 
si  conlorme  a Fesprit  de  FEvangile.  Rien  iFest  plus  beau  (pie 
les  sentiments  que  Fon  préte  a ces  soldats ; la  qnestion  est  seu- 
lement  si  c’est  bien  !a  un  portrait  (Fapres  nature,  ou  si  le  peinlre 
n’a  pas  plutdt  travaillé  d’imagination  pour  embellir  son  ouvrage. 
On  sait  que  ceux  qui  ont  composé  les  vies  des  saiots , ou 


r55 


décril  !a  mort  des  marl}  rs,  y ont  mis , autant  qu  ils  ont  pu , du 
grand  et  de  Théroique,  ou  poiir  dire  les  choses  comme  elles 
sont,  qu’ils  ont  visé  continuellement  aux  merveilleux.  Il  y a donc 
lieu  de  soupgonner  que  Fauteur  de  ces  actes,  comme  les  autres 
écrivains  de  ce  genre,  a dit  plutöt  ce  que  ces  Tliébéens  de- 
vaient  faire  dans  cette  occasion,  que  ce  qu'ils  ont  fail  effecti- 
vement. 

Avouons-le  cependant  de  bonne  foi,  toutes  les  difficultés  que 
nous  venons  d’élever  contre  cette  bistoire,  et  qui  sont  tirées 
principalement  du  peu  de  vraisemblance  qu’on  y irouve,  tom- 
beraient  d’elles-mémes,  si  quelque  bon  historien,  a peu  prés  de 
ce  temps-la,  eut  rapporté  ce  fait.  Mais  qui  est  le  premier  de  qui 
nous  le  tenons?  Le  plus  ancien  que  nous  ait  cité  M.  Briguet, 
c’est  Grégoire  de  Tours,  qui  vi  vail  sur  la  fm  du  sixiéme  siécle, 
c’est-a-dire  prés  de  trois  cents  ans  apres  la  date  de  cet  événe- 
ment.  Quel  est  d’ailleurs  le  caractére  de  cet  historien?  « C’é- 
tait  un  bomme  crédule  et  simple  sur  le  fait  des  miracles,  dit 
M.  Dupin,  et  qui  débitait  bardlment  des  choses  incertaines  et 
fabuleuses.  >j  Ce  cbanoine  nous  cite  encore  Venantius  Fortu- 
natus.  G’était  un  poéte  qui  vivait  du  temps  de  Grégoire  de 
Tours,  et  qui  avait  des  liaisons  avec  lui : il  a touche  quelque 
cbose,  dans  un  poéme,  du  martyre  de  la  legion  tbébéenne.  Mais 
ces  deux  autorités  ne  doivent  étre  comptées  que  pour  une,  car 
il  y a beaucoup  d’apparence  que  ce  que  ce  poéte  a dit  en  vers, 
n’est  autre  cbose  que  ce  que  son  ami  avait  déja  dit  en  prose,  et 
qu’il  n'a  fait  que  le  copier. 

Quand  on  remonte  plus  haut,  on  est  surpris  du  silence  uni- 
versel  de  tous  les  historiens.  Or,  une  régle  de  saine  critique, 
c’est  que  Fon  doit  se  défier  des  faits  historiques  qui  ne  sont  pas 
attestés  par  des  auteurs  a peu  prés  contemporains.  Cet  argu- 
ment négatif  est  le  grand  cbeval  de  bataille  du  fameux  de  Lau- 
nois,  pour  attaquer  les  saints  de  contrebande.  M.  du  Bourdieu 
Fa  emprunté  pour  combattre  la  légion  tbébéenne,  et  je  doute 
qu’elie  puisse  jamais  se  relever  des  coups  qu'il  lui  a portés. 

T.  II.  5 


66 


En  mettanl  en  ligne  de  compte  les  actes  du  prétendu  Eucher, 
le  silence  que  les  écrivains  ont  gardé  sur  le  martyre  de  la  legion 
thébéenne,  est  de  plus  de  cent  cinquante  ans  apres  Maximien. 
Nous  avons  un  grand  noinbre  de  serinons  et  de  panégyriques 
des  martyrs  de  ce  temps-lä,  mais  ils  ne  font  aucune  mention  de 
cette  barbarie  de  Tempereur,  ni  de  la  fermeté  des  soldats  thé- 
béens.  On  devait  sattendre  naturellement  que  cet  événement 
serait  rapporté  par  Eusébe,  qui  vivait  dans  le  siécle  ou  1’on  dit 
qu’il  est  arrivé.  On  lui  rend  cette  justice,  quil  a apporté  une 
grande  diligence  a ramasser  les  actes  des  martyrs  : cependant 
il  garde  un  profond  silence  sur  ceux-ci.  Il  conlredit  méme  ce 
fait,  quand  il  dit  que  la  persécution  ne  commen^a  que  Tan  303, 
puisqu’il  faut  nécessairement  mettre  le  martyre  de  la  legion 
thébéenne  a Fannée  286,  que  Maximien  vint  dans  les  Gaules. 

On  dira  peut-étre  que  cet  historien,  qui  habitait  dans  le  Le- 
vant,  a peu  parlé  des  martyrs  de  notre  Occident,  parce  qu’il  ne 
les  connaissait  guére.  Cette  défaite  pourrait  éire  re^ue,  si  quel- 
qu’im  des  historiens  occidentaux  avait  rapporté  le  fait  en  ques- 
tion : c’est  ce  qu’il  faut  examiner. 

Sulpice  Sévére  en  aurait  bien  du  faire  quelque  mention,  lui 
qui  vivait  dans  les  Gaules;  cependant  on  n’y  trouve  rien  de 
semblable.  On  en  doit  conclure  que  de  son  temps,  bien  loin 
que  ce  fut  un  fait  avéré,  ce  n’était  pas  seulement  un  bruit  po- 
pulaire,  autrement  il  ne  1’aurait  pas  omis.  On  connait  sa  cré- 
dulité  et  son  entetement  pour  les  saints  et  pour  les  miracles. 

Il  en  faut  dire  autant  de  Paul  Orose.  Il  avait  une  belle  occa- 
sion  d’en  parler,  puisqu’on  trouve  dans  son  Histoire  un  cha- 
pitre  de  Texpédition  de  Maximien  dans  les  Gaules,  pour  apaiser 
la  sédition  des  Bagaudes,  qui  étaient  des  gens  de  la  campagne 
et  qui  s’étaient  révoltés.  Gest  précisément  en  passant  les  Alpes 
dans  ce  dessein,  que  Ton  veut  que  cet  empereur  ait  fait  massa- 
crei  la  légion.  Yoila  donc  cet  historien  tout  a fait  sur  les  voies, 
cependant  pas  un  mot,  ni  des  Thébéens,  ni  de  leur  martyre.  Ce 
n’est  pas  manque  de  foi  dans  Orose,  car  il  ne  le  cédait  point  en 


67 


crédiilité  a Sulpice  Sévére.  Vossins  a dit  de  lui  « qu’il  rabaisse 
la  dignité  de  rhistorien  jiisqu’a  metlre  assez  souvent,  dans  ia 
Science,  des  bruits  populaires.  » En  voici  iine  preuve  des  plus 
singuliéres.  Apres  avoir  rapporté  le  passage  des  Israélites  au 
travers  de  la  mer  Rouge,  ou  leurs  persécuteurs  furent  englou- 
tis,  il  ajoute,  sans  le  moindre  correctif,  que  « Fon  voit  encore 
aujourd’hui,  sur  le  rivage  de  cette  mer  et  méme  dans  Feau,  au- 
tant  que  la  vue  y peut  pénétrer,  les  vestiges  des  roues  des  cha- 
riots  égyptiens  : les  orniéres  y sont  profondément  marquées,  et 
si  de  temps  en  temps  elles  sont  effacées  par  les  flots,  ou  par 
quelque  autre  cause,  elles  sont  incessamment  rétablies  par  les 
soins  d’une  providence  particuliére  » (L.  I,  ch.  x).  Il  me  semble 
que  nous  pouvons  déja  conclure  de  ce  silence,  qu’au  commen- 
cement  du  cinquiéme  siécle  le  martyre  de  la  legion  thébéenne 
était  également  ignoré  des  historiens  et  du  peuple. 

J’ai  réservé  Lactance  pour  le  dernior,  quoiqu’il  ait  vécu  plus 
töl  que  ceux  que  je  viens  de  citer;  car  son  silence  dit  encore 
plus  que  celui  de  tous  les  autres.  Lactance,  qui  fleurissait  sous 
le  grand  Constantin,  ne  devait  point  oublier  un  événement  si 
mémorable,  qui  venait  d’arriver  presque  sous  ses  yeux,  Ce  fait 
trouvait  sa  place  naturelle  dans  son  discours  de  la  mort  des  per- 
sécuteurs. Il  y avait  la  de  quoi  relever  pathétiquement  la  fin 
tragique  de  Maximien.  Il  n’est  pas  inutile  de  remarquer  que 
Lactance,  quoique  né  en  Italie,  avait  séjourné  dans  les  Gaules, 
ou  il  avait  été  appelé  par  Constantin  pour  avoir  soin  des  études 
de  son  fils  Crispe.  Placé  assez  prés  d’Agaune,  est-il  vraisem- 
blable  qu’il  n’eut  rien  oui  dire  de  ce  fait  éclatant , qui  devait 
étre  arrivé  seulement  trente  ans  auparavant?  On  peut  encore 
joindre  a ce  silence  celui  du  poéte  Prudence,  qui  a,  dans  ses 
vers,  si  bien  célébré  les  martyrs,  et  qui  n’a  pas  dit  un  mot  des 
Thébéens. 

Je  ne  m’arréte  point  aux  difficultés  tirées  de  la  chronologie, 
qui  sont  aussi  des  plus  embarrassantes,  car  on  ne  sait  quelle 
place  donner  a ce  fait  dans  les  annales  de  FEglise.  C’est  quel- 


68 


que  chose  de  curieux  que  de  voir  la  varieté  de  sentiment  des 
au  teurs  qui  s’affectionnent  ä cette  histoire.  M.  Briguet  a rapporté 
quinze  ou  seize  dates  différentes  qu'on  lui  donne,  et  il  avoue 
judicieusement  qu  il  ne  sait  ä laquelle  s’en  tenir. 

Que  répondent  les  nouveaux  défenseurs  de  la  legion  thé- 
béenne,  ä ce  silence  universel  de  tous  les  historiens  contempo- 
rains?  Ils  nous  donnent  Téquivalent  de  ce  mot  de  TEvangile  : 
Si  ceux-ci  se  taisent^  les  pierres  mérnes  parleroni  (Luc,  xix,  40). 
Ils  font  sonner  irés-liaut  les  vastes  édifices  d^Agaune,  la  belle 
église,  le  superbe  monastére  construit  par  le  roi  Sigisrnond  en 
riionneur  des  martyrs  tliébéens,  la  riche  fondation  de  cetle 
abbaye  de  Saint-Maurlce.  Tout  cela  porterait-il  uniquement  sur 
de  faux  acles  fabriqués  par  des  moines?  « Il  n’est  rien  de  plus 
ridlcule,  dit  le  P.  de  Usle,  que  de  prétendre  que  les  princes  et 
les  rois  se  soient  dépouillés  de  leurs  terres  et  de  leurs  do~ 
maines,  pour  en  enrichir  des  moines  qui  auraient  fabriqué  de 
faux  titres.  » 

M.  Briguet  insiste  aussi  beaucoup  sur  cette  preuve.  « Est-il 
concevable,  dit-il,  que  le  roi  Sigisrnond,  apres  avoir  convoqué 
les  grands  de  son  royaume,  eut  résolu  dans  cette  assemblée  de 
båtir  a riionneur  de  ces  martyrs  une  magnifique  église  et  un 
vaste  monastére,  el  lui  eut  assigné  de  si  amples  revenus, 
s ils  n^avaient  pas  élé  biens  persuadés  de  la  réalité  de  ce  martyre? 
Il  y avail  dans  cette  assemblée  un  trés-graud  nombre  d’évéques, 
fort  éclairés.  Ils  devaient  bien  étre  instruits  de  la  vériié  du  fait, 
d'autant  plus  qu’ils  toucbaient  presque  au  temps  de  cet  événe- 
ment.  » 

De  la  date  du  martyre  a celle  de  la  fondation  de  Saint-Mau- 
rice  il  y a cependant  230  ans.  Il  est  bon  de  savoir  encore  que 
ce  que  ce  chanoine  nous  dit  de  cette  auguste  assemblée  de  sei- 
gneurs et  de  prélats,  avec  qui  Sigisrnond  conféra  sur  la  fondation 
qu’il  voulait  faire,  est  liré  d’une  piéce  fort  apocryphe,  la  fondation 
du  monastére  d! Agaune,  faite  dans  Ip  concile  tenu  dans  ce  lieu^ 
qui  est  rapportée  dans  les  collections  de  concile  de  Labbe  et  de 


69 


Hardouin.  Sirmond  Ta  omise  dans  son  recueil,  regardant  appa- 
remment  ce  concile  comme  supposé.  Le  P.  Le  Gointe,  de  FO- 
raloire,  Fa  attaqué  directement  el  en  a fait  voir  la  faussetéL  La 
supposition  s’aper^oit  partout  dans  cette  piéce. 

On  y fait  venir  d’abord  soixante  évéques,  et  tout  autant  de 
comtes,  pour  donner  plus  de  poids  aux  actes  de  ce  concile. 
Tous  ces  prélats  inspirent  au  roi  le  dessein  de  recueillir  les  os 
des  soldats  thébéens,  et  de  leur  consacrer  une  basilique.  Il  est 
surprenant  que,  depuis  que  Févéque  Théodore  eut  découvert  ces 
précieux  ossements,  on  ne  les  eut  pas  encore  placés  décemment. 
L’évéque  de  Sion  demande  ce  qu’on  fera  des  corps  des  soldats 
tbébéens?  Or,  du  temps  de  Sigismond,  il  iFy  avait  point  d'é- 
véque  de  Sion , il  siégeait  a Marligny,  Fancien  Octodurum.  Il  est 
vrai  que  Fon  a essayé  de  corriger  cette  bévue  dans  la  suite,  mais 
ce  reméde  est  venu  apres  coup.  .Ces  actes  donnent  de  grands 
revenus  au  monaslére  d’Agaune  : ils  lui  font  accorder  par  le  roi 
Sigismond  un  grand  nombre  de  villages  et  de  terres  dans  les 
diocéses  de  Yienne,  de  Lyon,  de  Grenoble,  d’Aoste,  d’Avenche, 
de  Lausanne,  de  Geneve  et  de  Besan^.on. 

Il  est  vrai  que  le  P.  Mabillon  a répondu  aux  principales 
difficultés  de  Le  Cointe  sur  la  validité  de  ces  actes;  mais  on 
sent  assez  Fintérét  qu’ont  les  bénédictins  'a  faire  valoir  ces  sortes 
de  piéces.  Le  P.  Papebrock , jésuite , a avoué  rondement  que, 
dans  ces  anciens  temps,  on  fabriquait  beaucoup  de  faux  actes. 
Voici  la  raison  de  ceite  différence  de  sentiments;  Fordre  de 
St-Benoit  jouit  d’uo  grand  nombre  de  revenus  sur  des  titres 
quelquefois  assez  équivoques;  les  jésuites,  qui  sont  beaucoup 
plus  mödernes,  n’ont  point  de  chartes  semblables  a faire  valoir. 

Pour  nous , nous  aurions  quelque  intérét  que  ce  concile  fut 
regardé  comme  autlientique.  Maxime,  évéque  de  Geneve,  y joue 
un  fort  beau  röle ; il  y est  traité  de  grand  et  dliabile  prédica- 
teur,  Strenms  prcedicator  Maximm : il  ne  parait  que  quatre 


^ Annales  ecdesiastici.,  ann.  536,  p.  ^4. 


70 


souscriptions  h ce  concile,  et  la  sienne  en  esl  une.  Pour  con- 
clure  cetle  queslion,  qiie  je  ne  crois  pas  fort  imporlante , on  ne 
peut  pas  nier  que  Sigismond  n’ait  construit  Téglise  de  St-Mau- 
rice,  et  qu’il  n’ait  fondé  et  renté  le  monastére.  Il  y a apparence 
que  Tacte  original  de  cetle  fondation  a été  perdu  par  quelque 
accident,  et  que  les  moines  du  septiéme  ou  huitiéme  siécle  es- 
sayérent  de  le  rétablir  tel  qu’on  nous  le  présente  aujourddiui. 
Apres  tout,  cetle  fondation  prouve  seulement  que  le  roi  de 
Bourgogne,  et  les  évéques  de  son  royaume,  croyaient  alors  la 
tradition  populaire  sur  le  marlyre  de  la  légion  thébéenne.  Il  ne 
faut  pas  oublier  une  remarque  sur  le  caractére  de  ce  prince,  qui 
n’esl  pas  indilféreiite  ; c’est  que  c’était  un  esprit  assez  faible,  fort 
crédule , et  qu’on  n’eut  pas  de  peine  a persuader  de  la  réalité 
du  fait  et  de  la  nécessité  de  faire  celte  fondation. 

A Tégard  de  la  découverte  des  reliques  de  ces  martyrs,  dont 
on  veut  aussi  faire  une  preuve , on  sent  qu’elle  est  des  plus 
équivoques.  Des  médailles  avec  leurs  inscriplions  peuvent  fort 
bien  prouver  quelque  fait  de  Thistoire  grecque  ou  de  la  rornaine, 
et  les  savants  en  font  usage  tous  les  jours:  une  épitaphe  sur  un 
tombeau  de  quelque  chrétien  peut  aussi  aider  a éclaircir  quelque 
point  de  Tbisioire  ecclésiastique ; mais  que  peut-on  inférer  d’un 
tas  d’ossements  humains  découverls  sans  aucune  indication  de 
qui  ils  peuvent  étre?  Cest  ia  le  cas  des  prétendues  reliques 
trouvées  dans  le  Valais.  On  a trouvé  une  grande  quaulité  d’os 
entassés  dans  de  grandes  fosses.  Il  n’en  faut  pas  é!re  surpris, 
puisque  ce  pays-la  a élé  pendant  longtemps  un  cliamp  de  ba- 
taille  presque  continuel.  Sans  parler  de  la  défaite  des  Yalaisans 
par  Sergius  Galba,  lieulenant  de  César,  ou  dix  mille  liommes 
restérenl  sur  la  place,  il  s’est  donné  plusieurs  autres  combals 
dans  la  suite  par  les  Romains,  quoique  les  historiens  n’en  aient 
pas  parlé.  Un  savant  antiquaire,  voyageant  dans  le  Valais  il  y a 
quelques  années,  y trouva  un  fragment  d’inscriplion  ou  il  est 
fait  mention  « d’ennemis  repoussés,  » ce  qui  désigne  une  ac- 
|ion  qui  n’é(ait  point  connue  d’ailleurs.  On  lit  encore  ces  pa- 


71 


roles  sur  un  marbre  fort  mulilé  : julius  marinus pulsis 

HOSTiBus....  Vous  chercheriez  inutileraent  ce  fait  dans  Thistoire, 
et  celte  inscription  dans  le  recueil  de  Gruter.  Un  débordement 
du  Rliöne,  accident  fort  ordinaire  dans  le  Val  ais,  aura  décou- 
vert  quelqu’une  de  ces  fosses,  ou  les  morts  avaient  été  jetés 
apres  une  bataille.  Dans  les  ossements  on  aura  peut-étre  encore 
découvert  quelques  armes , laissées  par  mégarde  parmi  des  ca- 
davres  enterrés  précipitamment;  et  voila  la  legion  thébéeime 
toute  trouvée  pour  des  chercheurs  de  reliques.  Il  ne  faut  que  la 
plus  petite  ressemblance , pour  que  nous  croyions  voir  les 
objets  sur  lesquels  notre  imagination  s’est  une  fois  écbaufTée.  Ce 
jugement  précipité  peut  conduire  a vénérer  dans  un  culte  religieux 
les  restes  des  corps,  non-seulement  de  quelques  soldats  ordi- 
naires , mais  encore , selon  toutes  les  apparences , de  quelques 
soldats  paiens. 

Il  est  vrai  qu’il  semble  qu’on  a voulu  parer  a cet  inconvé- 
nient  dans  les  actes  d^Eucher,  ou  Ton  nous  dit  que  les  reliques 
de  ces  saints  martyrs  avaient  été  révélées  å Tliéodore.  Ces  sortes 
de  prétendues  inspirations  sont  la  voie  ordinaire  des  légendaires 
pour  attirer  du  respect  aux  ossements  placés  dans  les  églises, 
comme  quelque  cbose  de  sacré.  On  ne  voit , dans  la  vie  des 
saints,  que  révélations  faites  en  songe  a tel  ou  tel  évéque  sur 
le  lieu  ou  il  devra  découvrir  quelque  précieuse  relique ; mais 
cela  sent  bien  la  fraude  pieuse.  Des  preuves  de  celte  nature  ne 
sont  bonnes  que  pour  le  petit  peuple , ou  pour  ceux  qui  ont 
intérét  a accréditer  ces  sortes  de  marchandises. 

Je  sais  bien  qu^on  pourra  m’objecter  un  passage  de  saint 
Augustin  [Sermon  318),  qui  prouve  qu’on  croyait  déja  de  son 
temps  que  Dieu  avait  accoutumé  de  révéler  1’endroit  ou  étaient 
cachés  les  corps  des  martyrs.  Mais,  j’ai  ma  réponse  toute  préte 
pour  soutenir  ce  que  j’ai  avancé,  que  cela  sent  bien  la  fraude 
pieuse,  puisque  ce  Pére  avoue  ailleurs  que,  sous  ce  prétexte, 
il  se  faisait  bien  des  impostures  par  les  moines , et  qu’ils  débi- 


72 


laienl  beaiicoiip  de  faux  miracles,  abiis  auquel  il  élait  fort  dilfi- 
cile  de  remédier 

En  parlant  du  silence  de  saint  Ainbroise  sur  la  legion  tlié- 
béenne,  j’ai  dit  ce  qui  niérite  attention  , cest  que  ce  Pére  avait 
cependant  beaucoup  de  vénéralion  pour  la  mémoire  des  martyrs, 
et  d’empiessement  a recbercher  leurs  reliques.  Saint  Augustin 
nous  parle,  dans  ses  Confessions,  de  la  découverte  miraculeuse 
que  fit  Ambroise  des  corps  de  saint  Gervais  et  de  saint  Prolais. 
L’auleur  de  VArl  de  pemer  (partie  IV,  cb.  xiv)  nous  donne 
cette  découverte,  et  les  miracles  qui  furent  faits  par  Fattouclie- 
ment  de  ces  corps,  pour  des  faits  incoiitestables.  Ge  qiéil  y a de 
singulier,  c’est  que  saint  Augustin  dit  que  le  lieu  ou  étaientces 
corps  fut  révélé  a saint  Ambroise  en  vision , tandis  que  celui-ci 
n’en  parle  poiist  dans  Tendroit  ou  il  raconte  cette  découverte. 
Yoici  le  fail : 

Saint  Ambroise  allait  consacrer  une  église  a Milan;  le  peuple 
en  foule  le  prie  de  le  faire  a la  maniére  de  Rome.  « Je  le  ferai, 
dit-il,  pourvu  quejetrouve  des  reliques.  w Aussitot  il  lui  vient  un 
pressentiment  marqué,  mais  qu'il  ne  donne  point  pour  une  ré- 
vélation  expresse.  Averti  de  cette  maniére,  il  fait  creuser  la  terre 
dans  un  certain  endroit,  et  voila  les  coiq)s  des  deux  martyrs, 
saint  Gervais  et  saint  Protais,  qui  furent  transportés  dans  Féglise 
qui,  depuis,  a porté  le  nom  de  St-Ambroise.  — Outre  ce  pres- 
sentiment, ce  Pére  nous  donne  une  preuve  singuliére  de  la 
réalité  de  cette  découverte,  c’est  que  « ces  deux  liommes  étaient 
d'une  taille  surprenante,  et  tels  qiFils  étaient  dans  Fancien 
åge  w Admettra-t-on  que,  dans  les  trois  siécles  qui  s’écoulé- 
rent  depuis  la  naissance  de  Jésus-Clirist  jusqiFa  Constantin,  les 
liommes  fussent  de  plus  grande  taille  qiFau  quatriéme  et  au  cin- 
quiéme  s^écle,  ou  que  ce  fut  un  privilége  des  martyrs  d’étre 
plus  grands  que  les  autres  liommes?  On  pencliera  plutot  a croire, 
avec  tout  le  respect  du  aux  Péres  de  FEglise , que  la  décou- 

‘ Ife  opere  monachorum,  cap.  28. 

^ hivenimm  mirm  tnagnitudirtis  viros,  ut  prisca  adas  serehat. 


73 


verte  de  ces  prétendus  corps  saints  n’esl  autre  chose  qu’une 
fraiide  pieiise  de  saint  Ambroise,  pour  s^attirer  la  faveur  du 
peuple. 

Revenons-en  a nos  reliques  du  Yalais;  elles  ont  un  grand 
avantage,  c’est  qu'élant  forl  nombreuses,  on  a pu  en  répandre 
par  toute  TEurope.  Ce  pays  a du  étre  regardé  comme  possé- 
dant  de  riches  catacombes  el  un  vaste  magasin  de  reliques.  Geux 
qui  ont  visité  la  plupart  des  églises  calboliques,  disent  qu’on 
Irouve  ces  soldats  tbébéens  pariout.  Leurs  reliques  se  sont  fort 
étendues;  les  religieujf  des  pays  étrangers  ont  eu  intérét  a en 
tirer  de  cette  source,  car  une  relique  en  réputation  vaut  beau- 
coup  a une  église.  Cela  la  rend  fort  fréquentée ; c’est  une  espéce 
d’aimant  qui  allire  des  ricbesses  de  loutes  parts. 

Aussi  les  Yalaisans  ont  su  placer  utilement  leur  superflu  en 
ce  genre.  Guichenon  nous  apprend  quen  1590  ils  donnérenta 
Charles-Emmanuel , duc  de  Savoie,  une  partie  du  corps  de  saint 
Maurice , protecteur  de  cette  royale  maison , et , en  considéra- 
lion  de  cette  pieuse  libéralilé , le  duc  leur  céda  une  montagne 
qui  lui  appartenait  M.  du  Bourdieu  ajoute  qu51  leur  aban- 
donna  encore , a cette  occasion  , les  droits  qu  il  prétendait  avoir 
sur  le  bourg  de  St-Maurice.  La  relique  fut  portée  dans  1 eglise 
catbédrale  de  Turin  avec  beaucoup  de  solennité. 

Guichenon  rapporte  encore  un  fait  sur  le  commerce  ou  sur 
la  communicaiion  de  ces  reliques.  Les  religieux  de  St-  Maurice, 
informés  de  la  dévotion  extraordinaire  que  le  roi  de  France, 
St-Louis , avait  pour  les  reliques , trouvérent  a propos  de  lui 
faire  present  de  quelques-unes  des  leurs;  ils  devaient  s’attendre, 
de  la  part  de  ce  prince,  a quelque  retour  qui  vaudrait  beaucoup 
ä leur  monaslére.  Ils  choisirent  donc  deux  corps  de  ces  pré- 
tendus soldats  tbébéens,  de  la  plus  riche  taille,  qui  furent  es- 
cortés  par  deux  de  leurs  religieux.  Le  roi  ayant  regu  ce  présent, 
leur  en  marqua  beaucoup  de  reconnaissance ; il  cbargea  les  dé^ 


* Guichenon,  Histoire  de  Savoie.  t.  I,  p.  731. 


74 


piités  d’une  lettre  des  plus  gracieuses  pour  leur  coiivent,  et  pour 
ne  pas  demeurer  en  reste  avec  eux,  il  leur  envoya,  par  ces 
mémes  religieux,  une  épine  ou  deux,  tirées  de  la  couronne  que 
le  Sauveur  avait  sur  le  Calvaire , qu’il  avait  achetée  des  Grecs , 
et  que  Ton  conserve  encore  aujourddmi , je  crois,  dans  le  trésor 
de  la  Sainte-Chapelle  de  Paris.  Peut^élre  ces  religieux  ne  comp- 
taient-ils  pas  étre  payés  en  méme  monnaie.  Cependant  le  troc 
ou  réchange  était  assez  bien  entendu:  on  se  donnait  de  part  et 
d’autre  des  marcliandises  fort  suspecles. 

Puisque  j’ai  altaqué  la  bonne  foi  des  aiitres,  je  dois  vous 
donner  les  preuves  de  la  inienne.  J’ai  dit  qivon  ne  peut  point 
regarder  comme  des  reliques  des  soldats  tbébéens  des  osse- 
ments  trouvés  a Faventure  dans  le  Yalais,  et  sans  aucune  indi- 
cation.  Mais  je  ne  dois  pas  dissimuler  que  Fon  en  produit  qui 
iFont  point  couru  le  basard  d’étre  confondus  dans  la  terre  avec 
des  os  ordinaires;  telle  est  la  tete  de  saint  Maurice,  que  Fon 
conserve  dans  la  catbédrale  de  Yienne  en  Dauphiné.  Yoici  ce 
que  je  trouve  la-dessus  dans  les  Anliquités  de  Vienne,  par  Le 
Liévre,  p,  101.  Au  massaere  de  la  légion  thébéenne,  leur  chef 
fut  décapité,  sa  téte  fut  mise  sur  son  bouelier  et  exposée  sur  le 
Rhöne , et  elle  vogua  fort  beureusement  jusqu  a Yienne.  L’évé- 
que  du  lieu,  noinmé  Pasebase,  averti  miraculeusement  par  im 
ange,  vint  1’attendre  avec  sen  clergé  au  bord  de  la  riviére.  Elle 
arriva  a point  nomnié ; il  recueillit  ce  précieux  dépot  et  en  en- 
riebit  son  église. 

Si  vous  voulez  une  autorité  plus  möderne  de  ce  fait , vous  la 
trouverez  dans  les  Mémoires  de  V Académie  des  rnscripUons  et 
belles-lellres,  toine  XY,  p.  493.  « Saint  Maurice  est  le  patron  de 
Féglise  de  Yienne  en  Dauphiné,  dit  un  des  académiciens.  La 
tradition  et  la  légende  assurent  que  du  lieu  d’Agaime,  ou  il  fut 
martyri sé  vers  Fan  286,  sa  téte  posée  sur  son  bouelier  lut  mi- 
raculeusement portée  par  les  eaux  du  Rbone  au  pied  des  murs 
de  Yienne,  ou  elle  fut  d’abord  annoncée  et  reeonnue  par  d’écla- 
tants  prodiges.  » 


Je  doute  que  i’on  trouve  cette  téle  tout  a fait  parlante  en  fa- 
veur  de  la  vérité  du  martyre  de  la  légion  thébéenne ; il  y a beau- 
coup  d’apparence  qu  elle  paraitra  une  relique  aussi  équivoque 
qu’aucune  autre.  Qu’on  les  tire  du  sein  de  la  terre,  ou  qu’on 
les  fasse  arriver  par  eau,  c est  a peu  prés  la  méme  cbose. 

Je  vais  finir  cet  artide  des  reliques  par  une  réflexion  fort  ju- 
dicieuse  de  Tbiers,  dans  sa  dissertation  sur  la  larme  de  Ven  - 
döme.  Il  dit  que  « si  Ton  exer^ait  une  critique  sévére  sur  toutes 
les  reliques  révérées  dans  FEglise,  il  faudrait  en  supprimer  les 
trois  quarts,  et  douter  du  qualriéme.  » Apres  ce  jugement  d’un 
ecclésiastique  de  TÉglise  romaine,  jugez  si  les  reliques  sont 
bien  propres  a prouver  quelque  point  douteux  de  Tbistoire  ec- 
désiaslique ! 

Les  pélerinages  suivent  ordinairement  les  reliques.  Quand 
une  église  a la  réputation  d’en  posséder  quelqu  une  de  bien 
précieuse,  les  peuples  y viennent  en  foule.  Les  mödernes  dé- 
fenseurs  de  la  légion  tbébéenne  fmissent  par  cette  derniére 
preuve ; ils  font  voir  qiFAgaune  a toujours  été  regardée  comme 
un  des  plus  fameux  pélerinages  de  TOccident.  M.  Briguet  fait 
beaucoup  valoir  Fempressement  que  les  étrangers  ont  eu  a fré- 
quenter  en  foule  ce  lieu  arrosé  du  sang  des  martyrs ; il  nous 
donne  une  ample  liste  des  pontifes,  des  tétes  couronnées  et  des 
évéques,  qui,  dans  tous  les  temps,  ont  visité  les  reliques  des 
martyrs  tbébéens:  il  y a joint  encore  une  longue  kyrielle  des 
saints,  depuis  saint  Martin  jusqu  a saint  Fran^ois  de  Sales,  qui 
sont  venus  faire  leur  dévotion  a saint  Maurice. 

Je  ne  prétends  pas  contester  beaucoup  sur  cet  artide  avec 
M.  Briguet.  Je  remarquerai  seulement  que  plusieurs  d’entre  les 
illustres  qubl  cite  ne  sont  pas  venus  exprés  ä Agaune,  mais  en 
ont  visité  les  reliques  par  occasion,  et  seulement  en  passant, 
parce  que  ce  lieu  de  dévotion  se  trouvait  sur  leur  route.  D’ail” 
leurs  il  en  cite  quelques-uns  dans  les  siécles  reculés , dont  le 
voyage  pourrait  étre  imaginaire.  Il  met  a la  téte  de  tous  ces  illus- 
tres pélerins  saint  Martin,  évéque  de  Tours ; il  cite  Surius,  pour 


76 


prouver  ce  fail , mais  c’est  un  trés-mauvais  garant , et  on  sail 
que  les  fables  ne  lui  coutenl  rien.  Le  fait  est  cepenclant  confirmé 
par  nn  autre  auteur.  « Il  se  lit  en  Thistoire  des  saints  martyrs , 
dit  Le  Liévre,  que  saint  Martin,  évéque  de  Tours,  retournant 
de  Rome,  eust  dévotion  en  passant  son  chemin  de  visiter  en  la 
Tarentaise  le  lieu  ou  saint  Maurice , avec  sa  legion  , avoit  souf- 
fert  le  martyre  pour  la  foi.  Et  estant  arrivé  a Tabbaye , ja  bastie 
de  son  temps  par  Sigismond,  roy  de  Bourgongne  requis  a 
1’abbé  de  lui  donner,  par  dévotion,  des  reliques  des  saints  mar- 
tyrs. L’abbé  luy  en  ayant  refusé  sous  quelques  excuses  ineples, 
saint  Martin  so  fit  conduire  au  cbamp  de  la  défaicte  des  martyrs, 
ou  s’estant  prosterné  en  oraison,  fii  une  petile  fosse  en  terre 
avec  la  main , et  incontinent  en  yssit  du  sang  miraculeux , re- 
cueilli  et  amassé  par  uii  ange  la  apparu,  qui  en  remplit  une 
fiole , laquelle  il  délivra  a saint  Martin.  De  ce  lieu,  il  sen  re- 
tourna  vers  1’abbé,  lequel  apres  quelques  pieuses  remontrances 
de  saint  Martin , lui  délivra  des  saintes  reliques  des  martyrs,  et 
puis  passa  son  chemin  avec  actions  de  graces , et  porta  ces  reli- 
ques en  son  église  ^ . » 

Pour  savoir  ce  que  Ton  doit  penser  de  semblables  faits,  il 
n’y  a (ju’a  les  rapporter  tout  uniment.  En  général , pour  affaiblir 
les  preuves  que  Ton  prélend  tirer  de  la  fondalion  de  1’église  et 
du  monastére  de  St-Maurice,  des  riches  présenls  qu’on  y voit, 
de  tous  ces  voyages  de  dévotion  qu’on  iious  allégue  pour  prou- 
ver la  vérité  du  martyre  en  questioii , je  crois  que  !e  meilleur 
expédient  est  de  renvoyer  ces  nouveaux  défenseurs  a St-Jaques 
de  Composlelle,  ou  a Nolre-Dame  de  Lorette;  ils  y verront  des 
ibridations  bien  plus  magnifiques,  des  presents  plus  riches  et 
plus  entassés , et  enfm  des  pélerinages  bien  plus  fréquents.  Et 
sur  quoi  porte  tout  cela  ? Sur  les  fables  les  plus  grossiéres. 

Il  me  semble  que,  pour  mettre  cette  matiére  dans  tout  son  jour, 

^ Lo  bon  chanoine  donne  ici  une  violente  entorse  å la  chronologie.  Saint 
Martin  vivait  plus  de  cent  ans  avant  Sigismond. 

* Le  Liévre,  Antiquités  de  Vienne,  p.  105. 


77 


11  ne  manqueralt  plus  qu’iine  chose,  c’est  de  voir  si  Ton  ne  pour- 
rait  point  découvrir  la  source  de  Terreur.  Il  faudrait  se  tourner 
de  lous  les  cötés  pour  essayer  s’il  ne  serait  pas  possible  dlndi- 
quer  Torigine  d’une  tradition  qui , quoique  fausse,  n’a  pas  laissé 
de  faire  tant  de  chemin ; c’est  ce  que  je  vais  rechercher. 


(11!.  Sainl  Manrice,  martyre  d’Apamée  en  Syne,  source  vraisemblable  de  la  légende  d’A- 
gauiie.  — Martyrs  que  TOccideut  empruute  a rOrieiU.  — Caractéres  criliques  de  la 
crédibililé  historique.  — Les  légendes.  — Popularilé  de  saiiil  Maurice.) 

La  conjecture  qui  m^est  venue  dans  Tesprit,  c’est  qu’il  pour- 
rait  y avoir  quelque  chose  de  Yrai  dans  cette  tradition,  mais 
qu’on  en  aurait  alléré  toutes  les  circonstances.  Il  ne  serait  pas 
im possible  que  quelque  petit  nombre  de  gens  de  guerre,  et 
peut-étre  des  officiers  distingués,  eussent  soufFert  le  martyre 
dans  le  Valais.  La  tradition  seule  aura  conservé  pendant  assez 
longtemps  la  mémoire  de  cet  événement ; il  aura  été  défiguré 
en  passant  de  bouche  en  boucbe;  les  écrivains  qui  Tauront  rap- 
porté  dans  la  suite  n’auront  pas  manqué  de  Tembellir  encore, 
en  sorte  qu’il  se  sera  trouvé  tout  autre  que  ce  qu’il  était  dans 
son  origine.  « Ainsi  va  tout  ce  båtiment  (dit  Montaigne  sur  ces 
sortes  de  traditions),  ainsi  va  tout  ce  båtiment,  s etoffant  et  se 
formant  de  main  en  main,  de  maniére  que  le  plus  éloigné  té- 
moin  en  est  mieux  instruit  que  le  plus  voisin,  et  le  dernier  mieux 
informé,  mieux  persuadé  que  le  premier.  Crescit  eundo.  » 

Voila  la  conjecture  la  plus  favorable  å cette  tradition.  Mais 
elle  a bientöt  fait  ptace  a une  autre  que  je  crois  plus  vraisem- 
blable. G’est  Baronius  qui  me  Ta  fait  naitre.  Dans  ses  notes  sur 
le  Martyrologe  romain,  p.  375,  an  227,  apres  avoir  fait  men- 
tion  de  la  féte  de  la  legion  thébéenne,  il  remarque  « que  les 
Grecs  ont  aussi  leur  Maurice  et  ses  compagnons  martyrs,  qui, 
dans  le  méme  temps,  et  sous  Dioclétien  et  Maximien,  souffrirent 
le  martyre  a Apamée,  ville  de  Syrie.  Aussi  plusieurs  ont  cru 


78 


que  le  Maurice  crAgaiine  et  celui  d'Äpamée  n’étaienl  qu’un 
seiil  et  méme  persomiage.  Théodoret,  qui  élait  évéque  en  Syrie, 
a fait  mention  de  ce  Maurice  d’orient , et  Ta  rangé  parmi  les 
priiicipaux  martyrs  don  t on  célébralt  la  féte.  C’est  dans  le  hui- 
tiéme  livre  de  son  Trailé  de  la  vérlié  de  rEvangile  qn’il  en 
parle.  » Les  Bollandistes  nous  disent  aussi,  apres  Métaphraste 
et  Surius,  que  saint  Maurice  demeurait  a Apamée,  avec  son 
fils  et  soixante-dix  soldats  qu’il  commandait.  Maximien  étant 
venu  dans  cette  ville,  les  fit  arréler,  leur  fit  souffrir  divers 
tourmenls,  et  enfin  les  condamna  tous  a avoir  la  téte  trancliée 
Baronius,  frappé  de  cette  conformité  entre  le  marlyrologe 
grec  et  le  romain  sur  cet  artide,  nous  dit  qu  il  avait  soup^onné 
que  le  saint  Maurice  d’orient  pourrait  bien  étre  le  méme  que 
celui  des  Latins;  que  c’est  peut-étre  d’eux  que  les  Grecs  Ta- 
vaient  emprunté ; mais  qu’il  avait  cbangé  de  sentiment  dans  la 
suite,  par  respect  pour  le  témoignage  de  Théodoret.  Il  conclut 
qifil  ne  faut  plus  confondre  ces  martyrs,  mais  leur  laisser  la 
place  qu’ils  occupent  dans  fim  et  1’autre  des  martyrologes. 

Ce  Cardinal  ctait  sur  la  voie,  et  il  y a mis  son  lecteur,  mais 
il  sest  arrélé  a moitié  cbemin,  apparemment  par  égard  pour 
son  martyrologe  romain:  c’est  ce  qui  fa  empéché  d’aller  plus 
loin ; car  pour  rendre  cette  discussion  compléte,  il  devait  exa- 
miner  encore  si  ce  ne  serait  point  les  Latins  qui  auraient  copié 
les  Grecs,  et  qui  auraient  tiré  d’eux  leur  saint  Maurice  et  ses 
compagnons.  Ce  ne  serait  pas  la  premiére  fois  que  cela  leur 
serait  arrivé.  On  trouve  plusieurs  exemples  de  semblables  vols. 
En  voici  un  qui  me  parait  démonstratif : 

L’Eglise  romaine  celebre,  le  25  aout,  la  féte  d’un  saint  Ge- 
nés  contemporain  de  saint  Maurice,  qui  souffrit  comme  lui  le 
martyre  sous  Dioclétien.  Saint  Genés  était  comédien  de  profes- 
sion, et  méme  le  chef  de  sa  troupe.  Ennemi  déclaré  des  chré- 
liens,  ii  entreprit  un  jour  de  jouer  leur  religion  et  ses  cérémo- 


‘ Acta  Sanctorum,  sur  le  21  février,  p.  239, 


79 


nies,  et  d’en  divertir  Dioclétien  lui-méme,  qui  devait  assister 
a ce  spectacle.  Pour  cela  il  prit  la  figure  dun  catéchuméne  a 
qui  on  devait  administrer  le  baptéme.  Il  fut  donc  plongé  dans 
Teau;  mais  au  milieu  de  ce  jeu  profane,  il  fut  réellement  con- 
verti  et  devint  véritablemenl  clirélien.  Il  eut  méme  la  fermeté 
de  déclarer  a Feinpereur,  en  présence  de  tous  les  assislants,  ce 
miracle  de  la  grace;  et  cetle  confession  lui  coula  la  vie.  Voila 
rhistoire  de  saint  Genés,  vénéré  par  FEglise  laline. 

La  Chronique  d’ Älexandrie  rapporte  un  événement  tout  sem- 
blable  arrivé  a Héliople,  dans  la  Phénicie,  Fan  297.  Des  far- 
ceurs  ayant  voulu  tourner  en  ridicule  les  sacrements  des  cbré- 
tiens,  plongérent  dans  Feau  un  de  la  troupe  nommé  Saint-Gé- 
lasin,  qui  en  sortit  effecliveinent  chrétien,  et  qui  protesta  qu  il 
voulait  mourir  dans  cetle  foi.  Ce  nouveau  converti  fut  ensuite 
assommé  par  le  peuple  a coups  de  pierres.  Qui  ne  voit  que  le 
jeu  du  saint  Genés  des  Latins  sur  le  théåtre,  el  sa  conversion, 
est  un  jeu  renouvelé  des  Grecs?  Il  n’y  a que  le  nom  de  clian- 
gé.  Il  est  trés-vraisemblable  qu’on  aura  fait  la  méme  chose  a 
Fégard  de  la  légion  thébéenne,  et  qu’on  aura  transporté  la  scéne 
de  Syrie  dans  les  Gaules. 

Ce  qui  doit  nous  faire  pencber  a regarder  le  saint  Maurice 
d’orienl  comme  Foriginal,  et  Fautre  simplement  cormne  la 
copie,  c’est  que  le  martyre  d’Apamée  se  lie  beaucoup  mieux 
avec  la  chronologie  et  Fhistoire  que  le  martyre  de  la  légion 
thébéenne.  Eucher,  ou  celui  qui  nous  en  a donné  la  relation, _ 
suppose  une  perséculion  ouverte  et  générale,  qui  cependant,  se 
lon  les  historiens  ecclésiastiques,  ne  commen^a  que  plusieurs 
années  apres,  c’est-a-dire  Fan  303.  On  avait  seulement  congé- 
dié  les  soldats  chrétiens,  voila  a quoi  s’élait  réduite  la  rigueur 
qu’on  avait  exercée  contre  eux  avant  cette  époque.  Maximien 
était  alors  en  Italie  ou  en  Afrique,  et  Constance  Chlore,  qui 
avait  les  Gaules  dans  son  département,  n’y  versa  point  le  sang 
chrétien,  selon  le  rapport  d’Euséhe  et  de  Lactance.  Mais  le  cruel 
Galére,  instigateur  de  la  perséculion,  malgré  Dioclétien,  qui  ne 


80 


voulait  pas  qu'elle  allåt  jusqu’au  sang,  a pu  faire  mourir  saiiit 
Maurice  et  soixante-dix  soldats  dans  la  Syrie,  qui  était  de  son 
département. 

En  vain  Dom  Ruinart  fait-il  tons  ses  efforts  pour  détriiire 
cette  conjecture  de  Tidentité  des  deux  mariyres,  et  reléve-t-il 
quelques  variétés  entre  rune  et  Tautre  de  ces  relations  \ Com- 
ment  méconnaitrions-nous,  dans  les  actes  d’Eucher,  Tevene- 
ment  arrivé  en  méme  temps  dans  TOrient,  pulsqu’il  nous  a con- 
servé  jusqu’au  nom  du  héros,  et  sa  qualité  de  tribun?  Si  Ton 
remarque  quelques  différences  dans  les  circonstances,  il  n’en 
faut  pas  étre  surpris,  puisque  Eucher  nous  déclare  qu’avant  lui 
il  n’y  avait  rien  eu  d’écrit  sur  la  legion  théhéenne,  et  qu’on 
s’élait  contenté  de  narrer  ce  martyre  de  vive  voix. 

Si  Théodore,  évéque  å’ Octodiirum  ou  Martigny,  était  grec 
d^origine,  comme  plusieurs  autres  évéques  des  Gaules  de  ce 
temps-la,  cette  circonstance  fortifierait  beaucoup  la  conjecture. 
Il  aura,  dans  Toccasion,  raconté  le  martyre  d’un  Maurice,  tribun 
ou  chef  de  légion,  a Apamée  en  Orient.  Ge  fai  t aura  cté  répété 
par  d^autres  qui,  oubliant  le  lieu  ou  la  chose  s’était  passée,  au- 
ront,  par  équivoque,  transporté  la  scéne  dans  le  diocése  méme 
de  cet  évéque,  le  premier  auteur  de  la  narration.  Quand  une 
histoire  est  racontée  par  diverses  personnes,  il  y a toujours 
quelques  circonstances  de  changées;  cela  arrive  tous  les  jours. 

Il  ne  sera  pas  mal  de  joindre  encore  ici  un  autre  exemple  de 
martyrs  enlevés  aux  Orienlaux ; je  le  trouve  dans  Thistoire  de 
nolreEglise  de  Geneve.  Quelques  martyroioges  et  plusieurs  écri- 
vains  ecclésiastiques  ont  dit  que  saint  Nazaire  vint  précher  le 
christianisme  a Geneve,  qu’il  y convertit  un  jeune  homme  de 
notre  ville  nommé  Celse,  qui  lui  fut  utile  pour  éclairer  le  reste 
de  nos  concitoyens.  On  les  fail  ensuite  aller  Fun  et  Fautre  ä 
Milan,  ou  ils  souffrirent  le  marlyre.  Du  Saussay  les  met  dans 
son  martyrologe  Claude  Robert,  dans  sa  Gaulc  chréiicme^  dit 

* Acta  sincera  martyrum^  p 73. 

* Nazarius  Gebennam  ingressus  Christigraciam  primus  ci vibus  prcsdicavit, 


81 


la  méme  chose,  et  met  saint  Nazaire  dans  le  catalogue  des  évé- 
ques  de  Geneve  *.  On  trouve  aussi  ce  fait  dans  MM.  de  Sainte- 
Marthe  ^ Saint  F ran^ois  de  Sales,  évéque  de  Geneve,  en  était 
si  persuadé,  qu’il  ordonna  que  la  féte  de  ces  saints  serait  célé- 
brée  dans  tout  son  diocése,  et  qu  il  leur  assigna  un  office  double. 
Spon  n’a  pas  oublié  cette  tradition,  et  Ta  tirée  de  quelques  an- 
nales  manuscrites  qu’on  conserve  dans  les  cabinets  des  curieux. 
On  peut  y joindre  le  curé  de  Savoie  qui  a emprunté  le  nom  du 
chev.  Minutoli.  « Le  premier  évéque  de  Geneve,  dit-il,  est  Na- 
zaire, disciple  de  saint  Pierre,  qui  convertit  Gelse,  Genevois^.» 

On  joint  ordinairement  a ces  deux  martyrs  saint  Gervais  et 
saint  Protais,  qui  étaient  vénérés  d’une  maniére  distinguée  a 
Geneve.  Le  calendrier  d’un  ancien  missel  manuscrit  qui  était  a 
Tusage  des  chanoines  de  cette  Eglise,  et  que  Ton  conserve  dans 
la  Bibliothéque  publique,  leur  associe  encore  saint  Panlaléon,  et 
marque  leur  féte  au  28  juillet.  On  avait  cru  pendantlongtemps 
ä Geneve , que  les  corps  de  ces  martyrs  étaient  sous  le  grand 
autel  de  Téglise  qui  porte  encore  aujourd’bui  le  nom  de  Saint- 
Gervais;  c’est  pour  cette  raison  que  la  rue  qui  aboutit  a ce 
lemple  est  appelée  la  rue  des  Corps- Saints,  L’Eglise  de  Milan 
prétend;  avec  plus  de  vraisemblance,  posséder  les  corps  de 
saint  Gervais  et  de  saint  Protais.  Saint  Ambroise  veut  nous 
persuader  qu’i!  fit  cette  heureuse  trouvaille  dans  un  jardin,  et 
que  de  la  ils  furent  transportés  dans  la  grande  église.Gependant, 
tout  bien  examiné,  la  maniére  méme  dont  il  raconte  cette  dé- 
couverte  la  rend  fort  suspecte.  Il  est  obligé  de  convenir  que 
personne  n’avait  oui  parler  a Milan  de  ces  prétendus  saints,  ni 
de  leur  martyre.  Les  auteurs  qui  ont  un  peu  épuré  la  vie  des 

ex  quibus  Celsum,  adhuc  puerum,  salutaribus  pra3ceplis  iiistructum,  bapti- 
zavit  ( du  Saussay,  Martijrol.  gallicanum). 

* Proedicatione  S.  Nazarii,  inter  cscteros  cives  gebemienses  ad  fidem  con- 
versus  fuit  S.  Celsus. 

^ Gallia  christiana,  II,  594. 

^ Voyez  ci-dessus,  II,  p.  33. 


T.  n. 


6 


82 


saints,  avouent  que  tout  ce  qu’oii  dit  de  Nazaire  et  de  Celse, 
comme  des  antres  martyrs  qu  on  leur  associe,  n’a  aucuii  foii- 
demeiit  solide  dans  Thistoire. 

Pour  éclaircirla  question,  voyons  si  les  Orientaiix  n’ont  point 
ces  martyrs  cliez  eux,  et  si  TOccident  ne  les  leur  a point  en- 
levés.  — On  Irouve  dans  le  martyrologe  qui  porte  le  nom  de 
saint  Jéröme,  tous  les  saints  que  je  viens  de  nommer,  et  Ton 
nous  apprend  que  c est  a Antioclie  qu’ils  souffrirenl  le  martyre^ 
Voila  donc  encore  un  vol  manifeste.  N’est-on  pas  en  droit  de 
conclure  que  si  Geneve  et  Milan  se  sont  ainsi  approprié  des 
martyrs  d’Äntioche,  le  Yalais  peu  bien  de  méme  avoir  usurpé 
ceux  d’Apamée? 

Le  martyrologe  de  saint  Jéröme  me  met  dans  la  nécessité 
d’examiner  une  preuve  qu’il  semble  fournir  en  faveur  du  mar- 
tyre  de  la  legion  thébéenne  dans  le  Yalais  méme;  car  on  lecite 
pour  montrer  Tantiquité  de  la  tradition  qui  fait  mourir  saint 
Maurice  a Agaune.  On  y lit  effectivement  sur  le  22  septembre,  que 
« dans  le  diocése  de  Sion,  au  lieu  appelé  Agaune,  saint  Mau- 
rice, six  autres  officiers  et  6,585  de  leurs  compagnons,  souffrirent 
le  martyre  ^ » Si  saint  Jéröme  avait  écrit  lui-méme  ces  paroles, 
ce  témoignage  serait  de  quelque  poids,  et  prouverait  au  moins 
Tantiquité  de  cette  tradition,  puisque  ce  Pére  était  mort  en 
420.  Mais  il  ne  faut  pas  se  laisser  imposer  au  nom  de  saint  Jé- 
röme : Dom  Dacheri  convient  lui-méme  que  ce  martyrologe 
n’est  point  écrit  de  sa  main.  Il  reconnait  qu^encore  que  cette 
piéce  doive  passer  pour  ancienne  a Tégard  du  fond,  on  y a ce- 
pendant  fait  dans  la  suite  quantité  d’additions,  et  tel  a été  le 
sort  des  anciens  martyrologes;  les  moines  y ont  ajouté  les  mar- 
tyrs qiéils  ont  jugé  a propos.  Ce  qui  prouve  que  1’article  de  la 

* 111°  Kal.  Novembris.  in  Antiochiå,  Nazarii,  Gervasii,  Protasii,  et  Celsi 
pueri. 

^ X°  Kal.  Octobris,  Sidunis  civitate,  in  loco  qui  dicitur  Agaunus , natalis 
SS.  Mauricii,  Exuperii,  Candidi,  Victoris,  Innocencii,  Vitalis,  cum  sociis  sex 
milibus  quingentis  octoginta  quinque  (Hieron.  Martyrol.  ap.  Dacheri,  Spicil. 
IV,  674). 


83 


légion  thébéenne  doit  étre  rangé  dans  celte  classe,  c’est  qu’on 
y lit  que  ce  martyre  est  arrivé  dans  le  diocése  de  Sion;  te!  est 
effeclivement,  dans  les  martyrologes,  la  signlfication  constante 
du  mot  civilas.  Or,  du  temps  de  saint  Jérome,  et  méme  long- 
temps  apres,  on  ne  parlait  point  encore  du  diocése  de  Sion, 
mais  de  celui  å'  Octodurum  ou  Martigny.  Ce  fut  la  que  1’évéque 
siégea  pendant  plusieurs  siécles;  ce  ne  fut  quenviron  Tan  584 
que  le  siége  fut  transféré  ä Sion.  C’est  ce  qu’a  ignoré  celui  qui 
a fourré  le  martyre  de  saint  Maurice  et  de  ses  compagnons  dans 
ce  martyrologe;  il  s’est  décelé  par  la.  Dom  Luc  Dacheri  s’était 
engagé,  dans  sa  préface,  a faire  imprimer,  en  caractéres  italiques, 
ce  que  les  moines  ont  ajouté  de  temps  en  temps,  et  qui  n’est 
pas  de  la  premiére  main ; il  Ta  fait  a Tégard  de  plusieurs  arti- 
des, mais  il  a oublié  sa  promesse  quand  il  a été  question  des 
martyrs  d’Agaune. 

Le  P.  de  FIsle  a beau  meltre  tout  en  oeuvre  pour  soutenir 
l’bistoire  du  martyre  du  Yalais , si  fort  ébranlée  par  les  coups 
que  lui  a portés  Du  Boiirdieu,  il  est  bien  difficile  de  répondre 
aux  raisons  que  cet  antagoniste  oppose  a cette  tradition.  Ainsi, 
tout  lecteur  impartial  trouvera  que  les  journalistes  de  Trévoux, 
dans  Textrait  qiFils  ont  donné  de  la  réponse  du  bénédictin  [Mém. 
de  Trévoux.,  1743,  juin,  p.  1021),  Tont  pris  sur  un  ton  trop 
baut  contre  le  ministre.  « S’il  est  dans  Tbistoire  ecclésiastique 
des  faits , disent-ils , qui  puissent  étre  a couvert  d’une  critique 
témérairement  basardée  , n’aurait-on  pas  cru  que  le  martyre  des 
soldats  de  la  légion  tbébéenne  devait  étre  de  ce  genre  ? Une  re- 
lation qui  a toutes  les  marques  de  la  sincérité  et  de  la  vérité, 
dont  Fauteur,  par  son  caractére , par  le  soin  qu  il  eut  de  s’in- 
struire,  par  les  moyens  surs  qiFil  en  avait,  atteste  la  lidélité.  » 

Rappelons-nous  cependant  que  Fauteur  des  actes  de  ces  mar- 
tyrs, quel  qu’il  soit,  a la  bonne  foi  d’avouer  que,  tout  ce  qu’il 
en  sait,  c’est  sur  le  rapport  de  quelques  Genevois , qui  avaient  oui 
conter  cette  bistoire  a un  de  leurs  évéques  nommé  Isaac.  Il  re- 
connait , avec  la  méme  ingénuité,  qu’il  ne  sait  pas  trop  bien  de 


84 


qui  ce  prélal  la  tenait , mais  il  soupQonne  que  ce  pourrait  bien 
élre  d’un  évéque  Théodore,  plus  ancien  qu’Isaac,  mais  plus 
möderne  que levénemenl  d’un  siécle  entier.  Voilä ce  qu’il  a plu 
aux  journalistes  d’appeler  des  moyens  surs  de  s^instruire.  Mon- 
taigne  avait  bien  raison  de  dire , qu^en  matiére  de  traditions  de 
celte  nalure,  les  derniers  qui  les  rapportent  en  savent  toujours 
plus  que  les  premiers.  Un  événement  qui  passe  par  tant  de  ca- 
naux  difterents  sans  étre  encore  rédigé  par  écrit , ne  peut  a la 
lin  que  se  irouver  cliangé  et  altéré. 

« Une  tradition  conslante  de  1400  ans,  continuent  les  jour- 
nalistes, le  culte  aussi  étendu  que  célébre  de  ces  saints  martyrs, 
un  grand  nombre  de  trés-anciennes  églises  dédiées  en  leur  nom, 
si  tout  cela  ne  suffit  pas  pour  assurer  un  fait  de  cette  nature, 
que  restera-l-il  dans  riiistoire  qui  ne  puisse  étre  contesté?  Cest 
cependant  ce  qu’a  fait  un  protestant  nommé  du  Bourdieu,  etc.  » 

Les  Bollandistes  ^ ou  Jésuites  d’Anvers,  ont  marqué  encore 
plus  de  mauvaise  bumeur  contre  lui  que  ceux  de  Trévoux;  ils 
1’ont  fort  maltraité  dans  leur  grand  recueil  des  Vies  des  saints : 
((  Le  fameux  martyre  de  la  legion  thébéenne  est  établi  sur  de 
si  solides  fondements,  disent-ils,  qu’on  ne  sauraltassez  s’éton- 
ner  de  la  témérité  d’un  certain  petit  ministre , moitié  Anglais  et 
moilié  Savoyard,  qui  a essayé  de  mordre  sur  cette  troupe  sa- 
crée.  Un  temps  viendra,  s’il  plait  a Dieu , que  nous  renxerse- 
rons  sa  dissertation,  etc.  * » G’est  le  P.  Sollier  qui  s’était  ainsi 
chargé  de  réfuter  M.  du  Bourdieu  quand  il  écrivit  la  Vie  des 
saints  du  mois  de  septembre , mais  la  mort  Ta  dispensé  de  tenir 
ses  engagements. 

Un  de  mes  amis,  a qui  je  montrais  ces  vivacités  du  P.  Sollier 
contre  M.  du  Bourdieu , me  dit  qu’il  ne  serait  pas  difficile  dy 
répondre , d’aprés  les  régles  de  probabilité  établies  par  Bollan- 
dus  lui-méme  sur  ces  sortes  de  faits.  Je  le  priai  de  me  les  com- 

* Satis  mirari  nequeo  Ministelli  cujusdam  Anglo-Sabaudici  lemeritaleni, 
qui  agrnen  illud  sacro-sanctum  audaci  ore  arrodere  ausus  fuerit.  Acta 
sanctorum,  tom.  VII  Junii,  p.  550. 


85 


muniquer,  car  les  Jésuites  ne  ponrraient  pas  réciiser  un  sem- 
blable  jiige,  puisqii’il  était  de  leur  société.  Yoici  ce  que  mon  ami 
m’envoya  le  lendemain  : 

c(  Bollandus,  habile  critique,  pose  les  régles  suivantes,  et  dé- 
terraine,  sur  la  vie  des  saints,  quatre  degres  différents  de  crédi- 
bilité,  qui  vont  toujours  en  dimin uant,  apres  lesquels  ce  n’esl 
plus  qu’incertilude  \ 

((  Le  premier  et  le  plus  haut  degré  de  probabilité  qu’il  établit, 
est  si  riiistorien,  déja  connu  pour  un  bomme  prudent  et  sans 
passion , a vu  lui-méme  les  faits  qu’il  rapporte.  — Le  second , 
si , sans  les  avoir  \us , il  les  tient  d'un  témoin  oculaire.  — Le 
troisiéme , s’il  les  tient  d’un  autre  qui  les  aurait  appris  d’un  té- 
moin oculaire.  — Le  quatriéme  enfin , si  faute  de  tel  témoin 
médiat  ou  immédiat,  il  cite  quelque  historien  qui  soit  dans  Tun 
des  trois  cas  précédents,  ou  quelque  acte  de  donation,  de  testa- 
ment, de  transaction,  ou  bien  quelques  mémoires  d’auteur  qui 
fut  aussi  dans  un  des  cas  déja  marqués. 

c(  Bollandus  vous  garantit  la  probabilité  des  faits,  s^ils  ont  queL 
qu^une  de  ces  quatre  conditions ; mais  s’ils  n’en  ont  aucune , il 
ne  sait  plus  si  yous  devez  les  croire  ou  les  rejeter : quam  illis 
adhibeas  fiderUt  jure  amhigas.  Il  fait  peu  de  fond  sur  les  tradi- 
tions populaires,  et  sur  ces  récits  ou  la  vérité  s’altére  et  se  perd 
en  passant  de  boucbe  en  bouclie , méme  parmi  les  gens  de  let- 
tres,  a ce  quil  observe,  et  qu’il  est  bon  de  retenir. 

((  Il  est  aisé  d’appliquer  ces  régles  au  martyre  de  la  légion 
thébéenne  : saint  Eucher,  le  premier  qui  1’ait  mis  par  écrit 

pour  en  conserver  la  mémoire , bien  loin  d’avoir  vu  la  chose , 
ne  Fécrivait  qu  un  siécle  et  demi  apres;  ii  ne  la  tenait,  et 
n’a  pas  pu  la  tenir  immédiatement  de  personne  qui  Teut  vue ; 
3^^  ni  méme  de  personne  qui  la  lui  ait  rapportée  d’aprés  un 
témoin  oculaire;  4®  il  ne  cite  ni  historien,  ni  acte  de  donation, 
de  testament  ou  de  transaction , ni  mémoires  écrits  par  aucun 

* Acta  sandorum,  tome  I,  Praofatio  generaJis  in  Vilas  Sanctorum,  cap.  3. 


86 


auteur.  Rien  de  lout  cela  n’est  allégué  dans  la  relation  d’Euclier, 
et  méme  sa  lettre  a révéqiie  Salvius  marque  expressément  le 
contraire.  Jeme  suis  informé,  dit-il,  de  la  vérité  de  la  chose  avec 
des  gens  dignes  de  foi^  el  ils  mont  assuré  gu  ils  la  tenaient  de 
saint  Jsaac  , évéque  de  Geneve  ^ qui  ^ je  crois,  Vaura  sue  du  bien- 
heureux  évéque  Tlicodore , jdus  ancien  que  lui. 

(( Toute  rinformation,  comme  on  le  voit,  aboutit  a un  simple 
récit,  transmis  de  bouclie  successivement  par  Tbéodore,  évéque 
d’Octodurum,  ä Isaac,  puis  par  celui-ci  a des  anonymes,  enfm 
par  ceux-ci  jusquä  Eiicber.  D’ailleurs,  il  s’en  faut  bien  que 
cette  succession  de  récit  ne  remonte  aussi  prés  de  Torigine  que 
Fexigent  les  régles  de  Bollandus.  Eucher  souscrivit  au  concile 
d’Orange,  temi  Tan  441,  et  Tbéodore  a celui  d’Aquilée  en  381, 
presque  un  siécle  apres  Févénement.  Mais  Eucher,  bien  éloigné 
de  vouloir  tromper  personne,  ne  laisse  pas  ignorer  la  source  ou 
il  a puisé.  Remarquez  sa  délicatesse:  il  n’ose  alFirmer  quTsaac, 
évéque  de  Geneve,  ait  appris  la  cbose  de  Tbéodore.  Isaac,  å 
ce  que  je  crois,  dit-il  simplement,  Vavait  apprise  de  Théodore. 
C’est  moins  le  combattre  qu’imiter  sa  retenue,  si  Fon  propose 
une  autre  conjecture  que  la  sienne.  Il  ne  parait  point  quTsaac 
et  Théodore  se  soient  connus,  mais  on  sait  bien  que  saint  Am- 
broise  et  Théodore  se  sont  vus  au  concile  d^Aquilée  et  a Fas- 
sernblée  de  Milan.  Or  si  saint  Théodore  eut  su  le  martyre  d’une 
légion  thébéenne  a Aguune,  il  en  aurait  instruit  saint  Ambroise, 
si  curieux  en  fait  de  martyrs  qiFil  y revient  cent  fois,  sans  dire 
un  mot  de  cette  légion.  Tout  se  réduirait  donc  au  seul  récit 
dTsaac,  plus  jeune  que  Théodore,  et  plus  éloigné  de  Forigine, 
soit  pour  le  temps,  soit  pour  le  lieu  du  martyre.  Il  est  vrai  que 
selon  la  relation  d’Eucher,  Théodore  découvrit  les  corps  des 
martyrs ; mais  elle  ne  Favance  que  sur  un  bruit  qui  courait  de 
Gon  temps  et  qui  ne  venait  d’aucim  récit  dTsaac  ni  de  Théo- 
dore, pareil  au  récit  que  la  lettre  a Salvius  allégue  pour  Fhis- 
toire  du  martyre. 

((  Quoi  qiFil  en  soit,  Bollandus  détaille  fort  au  long  les  incon^ 


87 


vénients  de  ces  récits  qiii  so  transmetlent  ainsi  de  bouche,  et 
les  altérations  quils  soulFrent  dans  leurs  principales  circon- 
stances.  Je  raconle  (dit-il),  un  fait  ä quelque  ami\  qui  le  débiie  å 
d^aiUres^  et  ceux-ci  le  répandent  si  fort^  quenfin  il  revient  jus- 
quå  moi,  mais  tellement  défiguré  quefaipeine  å le  reconnaitre.  » 

Yoila,  ce  me  semble,  de  quoi  justifier  parfaitement  M.  du 
Bourdieu  de  ses  doutes  sur  la  vérité  de  cette  histoire.  Yous  au- 
riez  souhaité,  Monsieur,  qu’il  eut  apporté  un  peii  plus  de  iné- 
nagements  en  combattant  la  legion  thébéenne.  Je  conviens  avec 
vous  qu’il  eut  pu  adoucir  un  peu  la  maniére  dont  il  a traité  ce 
sujet;  mais  je  vous  prie  de  considérer  que  1’église,  dans  le  con- 
eile  de  Gonstantinople,  en  692,  condamne  elle-méme  les  vies 
fabuleuses  des  saints  et  des  martyrs,  et  que  des  auteurs  catho- 
liques  romains  ont  pris  la  liberté  que  s’est  donnée  M.  du  Bour- 
dieu, de  iraiter  de  fables  certaines  légendes  de  martyrs.  On  a 
débité  assez  longtemps  Tliistoire  merveilleuse  des  onze  milles 
vierges,  qu’on  prétendait  avoir  été  martyrisées  a Gologne : le 
pére  Sirmond  les  a,  d’un  trait  de  plume,  rayées  du  martyrologe. 
Doit-on  trouver  mauvais  qu’un  protestant,  a Taide  d’une  bonne 
crilique,  fasse  la  méme  chose  a Tégard  de  ces  6000  soldats 
thébéens,  qui,  bien  examinés,  se  trouvent  étre  aussi  des  martyrs 
chimériques  ? 

La  dissertation  de  M.  du  Bourdieu  a produit  son  elFet,  au 
moins  parmi  les  protestants.  Une  année  apres  son  impression, 
parurent  les  Annales  ecclesiaslici  de  M.  Basnage  de  Flottemen- 
ville,  ou  le  récit  de  la  legion  thébenne  est  traité  de  fable,  et  ré- 
futé  par  des  objections  auxquelles  il  est  bien  difficile  de  répon- 
dre  (tome  II,  p.  578). 

Pour  les  catlioliques,  il  ne  faut  pas  sattendre  qu’ils  se  ren- 
dent  a ces  preuves : ils  iront  toujours  leur  cbemin.  Quantité  de 
paroisses  ont  choisi  saint  Maurice  pour  leur  patron,  et  ne  le 
changeront  pas.  Le  roi  de  Sardaigne  Yictor-Ämédée,  sur  la  fin 
de  son  régne,  ordonna  par  ses  Constilutions  que  cette  féte  fut 
généralement  cbömée  dans  ses  Élats.  Serait-ce,  comme  quel- 


88 


ques-uns  font  dit,  comme  une  espéce  de  reparation  faite  aux 
martyrs  thébéens  contre  les  doutes  injurieux  du  ministre  pro- 
testant? Serait-ce  que,  lorsque  les  adversaires  de  TÉglise  ro- 
maine  traitent  quelques-uns  de  ses  saints,  de  saints  de  contre- 
bande,  il  doive  en  résulter  un  plus  grand  honneur  conféré  a 
ces  saints  douteux?  Je  ne  le  pense  pas.  Encore  que  M.  du 
Bourdieu  eut  été  chapelain  de  mylord  Schomberg  en  Piémont,  le 
roi  Victor  n’a  probablement  jamais  su  qu’il  eut  écrit  contre 
riiistoire  de  saint  Maurice  et  de  ses  compagnons.  Les  Princes 
ne  s’embarrassent  guére  des  hostilités  de  la  République  des 
lettres.  La  véritable  raison  de  cette  mesure,  c’est  que  le  roi 
Victor,  quand  il  fut  vieux,  donna  dans  la  dévotion : il  ordonna 
de  célébrer  de  méme  la  fete  du  saint-suaire,  et  quant  a saint 
Maurice,  il  ne  faut  pas  oublier  qu’il  est  regardé  comme  le  pa- 
tron du  Piémont  et  de  la  Savoie,  et  qu’il  y a un  ordre  de  Che- 
valiers  établis  sous  son  nom,  dont  le  duc  de  Savoie  est  le  grand 
maitre. 


V 

RÉPONSE  A QUELQUES  QUESTIONS  SUR  L’HISTOIRE 
ECGLÉSIASTIQUE  DU  VALAIS. 

(L’ordre  dievaleresque  desS.S.  Maurice  el  Lazare  — la  croix  dc  Savoie.  — I/ahbaye  de 
Sainl-Maurice  en  Valais,  et  le  prélendii  prodige  des  poissons  de  son  vivier. — Relique 
dn  poiils  dii  roi  saint  Sigismond.  — Ou  élait  Epaune,  lien  de  la  lenue  d’un  concile 
celebre,  en  51 J ? — Uéboulement  du  inonl  Tauredvnum.  — Epenassex  en  Valais ; 
ce  nom  dérive  probablenient  peigneurs  de  chanvre), 

{Journal  Helvétique,  Aout  1746.) 

Monsieur  , 

Vous  revenez  encore  sur  un  sujet  qiii  nous  a déja  occupé 
as^-^ez  longtemps,  el  que  je  regardais  comme  a peu  prés  épuisé. 


89 

Vous  souliaitez  de  nouveaux  éclaircissemenls  relatifs  a Fliisloire 
du  Yalais,  ou  de  la  legion  thébéenne.  J’avais  dit  un  mot,  dans 
ma  derniére  lettre,  de  la  clievalerie  de  saint  Maurice,  dont  les 
ducs  de  Savoie  portent  le  titre  de  grands  maltres.  Yous  com- 
mencez  par  la  vos  nouvelles  questions,  et  vous  voulez  que  je 
vous  marque  la  date  de  Fétablissement  de  cet  Ordre. 

La  plupart  des  historiens  regardent  comme  Finstituteur  Ämé- 
dée  Yin,  le  dernier  comte  et  le  premier  duc  de  Savoie.  Ils  pre- 
tendent que  ce  prince  s’étant  retiré  avec  six  seigneurs  de  sa 
cour,  dans  la  solitude  de  Ripail  le , les  cboisit  pour  étre  les 
premiers  cbevaliers  de  FOrdre.  Ge  qubl  y a de  certain,  c’est 
que  ce  prince  fonda  des  cbanoines  réguliers,  sous  la  régle  de 
saint  Augustin;  mais  i!  ne  s’agissait  point  encore  de  Fétablisse- 
ment  de  cette  clievalerie.  Il  parait,  par  la  bulle  de  Grégoire  XIII, 
du  16  septembre  1572,  que  cet  établissement  est  beaucoup 
plus  récent.  Le  P.  de  FIsle,  qui  a tåcbé  de  donner  a Fbistoire 
du  martyre  de  saint  Maurice  le  plus  d’anliquité  qu’il  a pu,  se 
range  cependant  au  sentiment  de  ceux  qui  ne  font  pas  remon- 
ter  plus  baut  cette  clievalerie  qu’au  temps  de  ce  pape.  Il  adopte 
la  date  que  lui  a donnée  le  P.  Héliot,  dans  son  Eisloire  des 
ordres  religieux  ^ . 

Le  pontife  accorde  a Emmaniiel-Pbilibert,  duc  de  Savoie,  ia 
permission  dbnstituer  un  ordre  de  clievalerie  sous  le  nom  de 
Saint-Maurice,  pour  repousser  les  efforts  des  bérétiques  et  des 
infidéles  Le  P.  Héliot  nous  spécifie  un  peu  mieux  les  inten- 
tions du  pape.  Il  lui  fail  dire  dans  sa  bulle,  que  ce  qui  a porté  ce 
prince  a établir  cette  clievalerie,  c^était  « pour  s’opposer  ä Fbé- 
résie  qui  s’introduisait  dans  ce  temps-la  dans  plusieurs  provin- 
ces,  et  dont  les  frontiéres  de  Savoie  étaient  menacées,  a cause 
du  voisinage  de  Geneve,  qui  était  le  centre  de  Fbérésie  de  Cal- 
vin, d’ou  elle  s’était  répandue  aox  environs.)i  Ne  soyez  plus 

‘ Torne  VI,  page  80. 

^ Ad  sustinendos  et  propulsandos  quosvis  hcereticorum  et  inJEideliiim 
impetus. 


90 


surpris  apres  cela,  Monsieur,  si  un  ministre  s’est  déclaré  contre 
saint  Maurice,  puisque  le  voila  chef  d’une  troupe  de  braves,  qui 
en  veulent  a la  religion  protestante,  et  qui  font  vceu  de  s’oppo- 
ser  a ses  progrés.  Les  hostilités  de  part  et  d’autre  ne  doivent 
plus  nous  étonner. 

Je  ne  dois  pas  oublier  de  remarquer  que  Grégoire  XIII,  dans 
une  autre  bulle  du  13  noveinbre  de  la  méme  année,  unit  a cet 
Ordre  celui  de  Saint-Lazare,  qui  était  fort  déclm  de  son  pre- 
mier état.  Il  voulut  par  lä  augmenter  les  revenus  de  la  nouvelle 
cbevalerie  de  Saint-Maurice. 

Puisque  nous  en  sommes  au  redressement  de  quelques  er- 
reurs  qui  regardent  Tbistoire  de  saint  Maurice,  en  voici  encore 
une  de  ce  genre.  On  dit  ordinairement  que  la  croix  blancbe  des 
armes  de  Savoie  est  Tétendard  méme  de  ce  tribun.  Les  prédi- 
cateurs  qui  précbent  le  jour  de  la  féte  de  ce  saint,  et  qui  font 
son  panégyrique  dans  notre  voisinage,  ne  manquent  guére  de 
remarquer  que  c'est  du  cbef  de  la  légion  thébéenne  et  de  son 
étendard,  que  leurs  princes  ont  tiré  leurs  armes.  Mais  le  pére 
Menestrier,  fort  expert  dans  les  matiéres  du  blason,  a réfuté  ce 
sentiment  vulgaire,  et  prouvé  que  la  croix  de  Savoie  a une  tout 
autre  origine. 

<(  Ges  armoiries  sont  de  gueule  ä la  croix  d’argent,  dit-il.  On 
débite  lä-dessus  une  fable,  qu  Amédée  le  Grand  avait  fait  lever 
avec  ses  troupes  le  siége  de  Rbodes,  et  qu’ensuite  les  chevaliers 
de  Rbodes  le  priérent  de  prendre  leurs  armoiries.  Guicbenon 
a réfuté  cette  fable,  mals  il  na  pas  donné  la  véritable  origine 
de  ces  armoiries.  Ge  sont  celles  de  Piémont,  et  originairement 
celles  de  saint  Jean-Raptiste , comme  la  croix  de  gueules  sur 
argent  est  celle  de  saint  Georges.  Toute  la  Lombardie  a été 
autrefois  sous  la  protection  de  saint  Jean-Raptiste.  Paul  Dlacre 
a remarqué  que  Thodelinde,  reine  des  Lombards,  fit  båtir,  ä 
douze  milles  de  Milan,  im  magnifique  temple  en  riionneur  de 
saint  Jean-Raptiste,  pour  se  mettre  sous  sa  protection,  avec  le 
roi  son  mari,  qui  avait  été  duc  de  Turin,  ses  enfan ts  et  toute  la 


91 

nation  des  Lombards.  Les  anciennes  armoiries  de  Savoie  étaient 
Talgle;  mais  depuis  que  les  comles  de  Savoie  furent  maitres  du 
Piémont,  ils  prirent  la  croix  de  saint  Jean-Baptiste  ^ » 

La  seconde  question  que  vous  m’avez  faite  regarde  Fabbaye 
de  Saint-Maurice,  dont  vous  voudriez  connaitre  im  peu  Fbis” 
toire.  Pour  vous  épargner  la  peine  de  feuilleter  les  auleurs  qui 
en  ont  parlé,  je  vais  vous  en  niarquer  les  principaux  trails.  Vous 
savez  déja  que  c’est  Sigismond,  roi  de  Bourgogne,  qui  la  fonda 
au  commencement  du  sixiéme  siécle.  On  prétend  quil  y mit 
jusqu’a  900  moines,  ce  qui  parait  un  peu  exagéré.  Lai  trouvé 
celte  circonstance  dans  la  Vie  de  saint  Sigismond^  écrite  par 
un  capucin  nommé  le  P.  Sigismond  de  Saint-Maurice.  Yoici 
quelques  autres  particularités  que  j’ai  tirées  dela  méme  source. 
Il  nous  apprend  que  Louis  le  Débonnaire,  roi  de  France,  passa 
a Saint-Maurice  Fan  815  environ , qu’il  trouva  les  religieux 
fort  déréglés,  qu’il  les  en  chassa,  qu’il  y établit  des  chanoines 
et  un  prévöt  pour  les  goiiverner.  Vous  n’avez  pas  oublié,  sans 
doute,  ce  que  j'ai  rapporté  dans  une  de  mes  précédentes  lettres, 
d’aprés  la  Chromque  de  Marins^  que  peu  d’amiées  apres  la 
fondation  du  roi  Sigismond,  les  religieux  de  Saint-Maurice  sor- 
tirent  de  leur  monastére,  une  belle  nuit,  pour  égorger  leur  évé- 
que  et  son  clergé. 

On  trouve,  dans  les  arcbives  du  monastére,  qu’il  fut  ruiné 
de  fond  en  comble  par  les  Sarrasins,  environ  Fan  900.  Baro- 
nius  rapporté  qu’ils  le  briilérent  encore  quaranfe  ans  apres. 
Outre  ce  qu’il  a souffert  de  Fincursion  de  ces  barbares,  il  a 
aussi  élé  détruit  d’autres  fois  par  les  guerres  de  Savoie,  de 
France  et  de  Bourgogne.  Mais  Rodolphe,  roi  de  Bourgogne,  le 
rétablit  en  1014. 

Les  chanoines  qui  y étaieni  de  la  main  de  Louis  le  Débon- 
naire, se  conduisirent  bien  pendant  un  espace  assez  considé- 
rable.  Mais  a la  fm  le  déréglement  s’y  glissa  comme  auparavant, 


^ Le  P.  Menestrier,  Recherches  sur  le  Blason.  Torne  IJ,  page  130. 


92 


et  en  viron  Tan  1130,  le  comte  Amédée  de  Savoie  y établil 
d’autres  chanoines,  connus  sons  le  nom  de  chanoines  réguliers 
de  Saint- Augustin.  Ceux  qui  y sont  aujourddiui  sont  du  méme 
Institut. 

Le  monastére  fut  brulé  en  1347  et  1560.  Le  dernier  mal- 
heur  qu’il  a éprouvé,  fut  encore  un  terrible  incendie  qui  le  con- 
suma  presque  entierementTan  1 692  ou  1693 : il  n’y  eut  d’épar- 
gné  qu’un  petit  corps  de  logis  et  Teglise.  Gette  église  avait  aussi 
beaucoup  souffert  auparavant  du  voisinage  de  la  montagne.  En 
1611,  il  se  délaclia  des  pierres  du  rocber,  qui  écrasérent  les 
voutes  du  choeur,  rompirent  les  formes  et  firent  bien  d’autres 
ravages.  Depuis  ce  temps-la  on  a trouvé  a propos  de  s’éloigner 
d’un  si  mauvais  voisin,  et  on  a rebåti  1 eglise  un  peu  plus  loin 
de  la  montagne. 

Le  bon  pére  Sigismond,  qui  m'a  fourni  les  principaux  mé- 
moires  pour  celte  petite  bistoire  de  ce  monastére,  que  vous 
avez  soubaitée,  m’apprend  une  particularité  plus  curieuse  que 
toutes  les  révolutions  que  cette  maison  a essuyées.  C’est  une 
merveille  dont  je  ne  connais  aucun  autre  exemple.  Je  vais 
transcrire  fidélement  le  récit  que  nous  en  fait  cet  historien. 

DcscHptSom  resMar<jBiable  des  poissons  qai  sont  dans  le  vivier 
du  Monastére  de  Saint-Maurice. 

« Entre  les  oeuvres  merveilieuses  quelegrandDieuaopérées 
au  saint  Heu  d’Agaunum,  sont  les  poissons  qui  se  nourrissent 
dans  le  vivier.  Ges  poissons,  de  toute  antiqiiité,  et  depuis  la 
fondalion  du  monastére  faite  par  saint  Sigismond,  ont  servi  da- 
vertissement  aux  religieux  qui  devaient  mourir.  Quand  il  mou- 
rait  un  de  ces  religieux,  en  méme  temps  mourait  un  de  ces 
poissons ; mais  souvent  aussi  le  poisson  mourait  le  premier,  et 
c etait  un  signe  et  présage  de  la  mort  prochaine  de  quelqu’un 
d’eux;  ce  qui  leur  donnait  a tous  sujet  de  se  bien  préparer  a la 
mort'.  » 

* Vie  de  saint  Sigismond,  a Sioii  1G66,  cliap.  XXXI. 


93 


Il  me  semble,  Monsieur,  d’avoir  lu  dans  la  légende  que  saint 
Åntoine  de  Padoue  préchait  quelquefois  aiix  poissons,  plus  sage 
en  cela  que  saint  Fran^ois  d’Assise,  qui  endoctrinait  de  temps 
en  temps  les  hirondelles,  lesquelles,  au  lieu  de  Fécouler,  ne  fai- 
saient  que  chanter  ou  babiller.  Les  auditeurs  aquatiques  de 
saint  Antoine  observaient  beaucoup  mieux  le  silence.  Mais  ad- 
mirez  la  merveille!  Voici  ces  auditeurs  si  silencieux  devenus 
prédicateurs.  Ils  exbortent  les  religieux  de  Saint-Maurice  a re- 
vétir  les  dispositions  requises  pour  bien  mourir,  et  ils  sacri- 
fient  leur  vie  pour  tirer  de  la  sécurité  ces  religieux  relåchés ! 

Le  P.  Sigismond  ajoute  que  cette  singularité  a cessé  depuis 
Fan  1615,  et  il  avoue  en  méme  temps  qu’il  ne  saurait  imaginer 
quelle  peut  étre  la  raison  de  cette  disconlinuation.  Il  me  semble 
cepeodant  que  le  bon  Pére,  avec  un  peu  de  meditation,  aurait 
pu  expliquer  la  cessation  de  cette  merveille.  Yoici  ce  qu’il  au- 
rait pu  dire  la-dessus.  Il  a rapporté  dans  les  temps  anciens  de 
fréquents  déréglements  des  religieux.  Alors  des  avertissements 
extraordinaires,  pour  les  faire  penser  a la  mort,  étaient  a leur 
place.  Comme  on  peut  supposer  que  des  le  dix-septiéme  siécle 
leurs  mceurs  ont  été  plus  réglées,  de  méme  que  celles  du  reste 
du  clergé,  alors  ce  phénoméne  effrapnt  n’aura  plus  été  si  né- 
cessaire. 

Voila  Fexplication  qu’aurait  pu  donner  Fhistorien  franciscain, 
dont  le  livre  est  rempli  de  réflexions  et  de  moralités  a sa  ma- 
niére,  c'est-a-dire  qui  sentent  fort  le  couvent.  Si  vous  me  de- 
mandez  la  mienne,  elle  est  beaucoup  plus  simple,  c’est  de  nier 
le  fait,  c’est-a*dire  que  ia  mort  d’un  poisson  du  vivier  de  Saint- 
Maurice  se  soit  toujours  rencontrée,  pendant  plusieurs  siécles, 
avec  celle  d’un  religieux.  Gette  merveille  nous  vient  du  pajs  des 
fables.  Vous  avez  pu  voir,  Monsieur,  dans  mes  lettres  précé- 
dentes,  tant  d’événements  apocrypbes  qui  sont  crus  dans  le 
Yalais,  que  vous  n’aurez  pas  de  peine  ä j joindre  la  merveille 
des  poissons. 

On  trouve  dans  VArt  de  penser  une  excellente  régle,  et  qui 


94 


est  d’un  grand  usage.  La  voici  : « Quand  il  s'agit  de  recher- 
cher  les  causes  des  effets  extraordinaires  que  Ton  propose,  il  faut 
d’abord  examiner  avec  soin  si  ces  effets  sont  véritables,  car 
souvent  on  se  fatigue  inutllement  ä chercher  des  raisons  de 
cboses  qui  ne  sont  point.  Il  y en  a une  infinité  qu’il  faut  ré- 
soudre  en  la  méme  maniére  qiie  Plutarque  résout  cetle  qiies- 
tion  qu’il  se  propose  : Pourquoi  les  poulains  qui  ont  élé  courus 
par  les  loups^  sont  plus  vites  que  les  autres?  Apres  avoir  essayé 
d’expliqiier  cette  xilesse,  qui  est  restée  aux  poulains  qui  ont  eu 
des  loLips  a leurs  trousses,  propriété  beaucoup  plus  croyable 
que  celle  qffon  a attribuée  aux  poissons  de  Saint-Maurice,  il 
abandonne  cependant  cette  tentative,  et  s’en  lient  a nier  le  fait. 
Cette  solution,  qu’on  doit  si  souvent  appliquer  aux  cboses  na- 
tiirelles,  convient  encore  niieux  aux  merveilles  surnaturelles  • 
qu’on  nous  débite  si  souvent.  Je  conviens  qu  il  peut  élre  arrivé 
par  hasard  que  quelque  poisson  du  vivier  sera  mort  en  méme 
temps  qffun  religieux;  un  exemple  oii  deux  de  cette  nature 
auront  pii  donner  lieu  a chercher  de  la  liaison  enlre  ces  deux 
événements.  Rien  de  plus  commun  que  le  sophisme:  Post  hoc, 
ergo  propter  hoc. 

Pour  bien  juger  d’un  événement,  il  est  bon  encore  de  con- 
naitre  le  caractére  de  riiislorien  qui  nous  le  rapporte.  Le  nötre 
est  d’une  crédulité  excessive.  Je  pourraisvous  en  citer  plusieurs 
traits  qui  vous  divertiraient,  mais  pour  abréger  je  me  contente- 
rai  de  vous  faire  part  d’une  relique  singuliére  qu’il  nous  annonce 
dans  son  ouvrage.  On  y trouve  un  long  chapitre  ou  il  fait  le  dé- 
tail  de  toules  les  reliques  de  saint  Sigismond  que  Ton  conserve 
dans  diverses  églises.  Yoici  la  derniére  dont  il  fait  mention  : 
f(  Au  duché  de  Savoie,  dit-il,  au  bas  du  Faucigny,  au-dessus  de 
la  ville  de  Cluse,  il  y a une  paroisse  qui  s’appelle  Saint-Sigis- 
mond,  et  son  église  aussi,  dans  laquelle  est  conserve  bonora- 
blement  le  pouls  du  méme  saint  (^pulsus  arterice).  » Yoila  qui 
n’assortit  pas  mal  le  fameux  Ilem  de  saint  Joseph 

* Vie  de  saint  Sigismond,  page  516. 


95 


Pemlant  le  régne  de  Sigismond  et  dans  ses  Élats,  Fon  lint 
un  concile  qui  est  connu  sous  le  nom  de  concile  d’Epaune.  Les 
écrivains  ecclésiastiques  le  placent  a Fan  517.  Si  le  temps  en 
est  bien  connu,  il  n en  est  pas  de  méme  du  lieu.  On  est  fort  em- 
barrassé  a le  déterminer.  M.  Briguet  s’est  prévalu  de  cette  in- 
certitude;  il  a trouvé  a propos  de  mettre  Epaune  dans  le  Valais, 
et  de  faire  honneur  a son  pays  de  la  tenue  de  ce  concile.  Il  le 
dit  formellement  dans  son  Valesia  Cliristiana^  mais  il  renvoie  a 
une  dissertation  qu’il  avait  pubiiée  queiques  années  auparavant, 
ou  ce  sujet  est  traité  d’une  maniére  plus  étendue^  Yous  en 
avez  vu  Fextrait  dans  le  Journal  lielvétique^.  Yous  m’en  de- 
mandez  mon  sentiment,  et  c’est  par  la  que  vous  fmissez  votre 
ieltre. 

Si  je  voulais  me  dispenser  de  vous  répondre  un  peu  en  dé- 
tail,  je  n’aurais.  Monsieur,  qua  vous  prier  d’abord  de  faire 
attention  au  peu  d’importance  de  ce  que  vous  me  demandez.  Il 
est  assez  inutile  d’approfondir  ce  point  de  géographie.  Il  iFest 
intéressant  que  pour  les  Yalaisans,  qui  illustrent  leur  pays  en  y 
plagant  un  concile  de  plus.  Mais  si  j’insistais  trop  sur  cette  inu- 
tilité,  vous  me  soup^onneriez  de  vouloir  éluder  la  question;  il 
vaut  donc  mieux  tåcber  de  vous  satisfaire. 

Il  y a des  sujets  peu  importants  par  eux-mémes,  qui  ne 
laissent  pas  de  piquer  la  curiosité  des  gens  de  lettres,  seule- 
ment  parce  qu’il  est  difPicile  de  les  éclaircir.  Celui-ci  est  a peu 
prés  de  ce  genre.  Epaune  est  aujourdlmi  un  lieu  presque  abso- 
lument  inconnu;  aussi  les  savanis  sont  fort  partagés  pour  en 
fixer  la  situation.  Yous  me  dispenserez  de  rapporter  leurs  dif- 
férents  sentiments.  M.  Briguet  Fa  fait,  et  il  essaie  de  faire  pré- 
valoir  le  sien ; mais,  quoi  qu’il  en  puisse  dire,  un  diplome  de 
Louis  le  Débonnaire  ne  permet  pas  de  placer  Epaune  hors  du 
diocése  de  Yienne  ^ Avitus,  qui  en  était  évéque,  souscrit  le 

* Concilium  Epaunense  assertione  clarå  et  veridicå  loco  suo,  ac  proprio 
fixiimin  Epaunensi  parochiå  Vallensium,  vulgo  Epenassex.  Seduni  1741. 

^ Journal  Helvétifjue,  juin  1742,  p.  87. 

^ Un  acte  de  Tan  831,  rapporté  dans  les  Capitulaires  de  Baluze,  t.  Il,  col- 


96 


premier  h ce  concile,  et  y présida  sans  doute.  Dans  la  lettre 
circulaire  qu’il  écrivit  pour  y convoquer  les  évéqiies  de  sa  pro- 
vince,  il  marque  qu’il  avait  choisi  Epaune  comme  le  lien  le 
plus  commode  pour  la  célébralion  de  ce  concile,  eu  égard  a 
réloignement  des  prelats  qui  devaient  s’y  rendre.  Vous  savez. 
Monsieur,  que  le  royaume  de  Bourgogne,  dans  ce  temps-la, 
commen^ait  ä Orange  et  finissait  dans  le  Valais.  Le  voisinage 
de  Yienne  convenait  donc  a tous  les  évéques  du  royaume  de 
Bourgogne  : c’en  était  le  centre,  au  lieu  que  ceux  qui  seraient 
venus  d’Orange  jusque  dans  le  Valais,  auraient  fait  bien  du  che- 
min.  Voyez,  je  vous  prie,  une  dissertation  de  M.  le  president 
de  Valbonnais,  oii  il  démontre  qu’Epaune  doit  étre  dans  le  dio- 
cése  de  Yienne : vous  la  trouverez  dans  les  Mémoires  de  Tré- 
voux^  février  1715,  art.  22, 

Il  s agit  présentement  de  voir  si  les  raisons  de  M.  Briguet , 
pour  placer  Epaune  dans  le  Yalais,  peuvent  balancer  celles-la. 
Il  combat  d’abord  le  sentiment  de  M.  de  Valbonnais  par  cette 
raison,  que  TEpaune  du  diocése  de  Yienne  n’était  qu’une  paroisse 
ou  un  village,  qui  ne  devait  pas  étre  assez  connu  pour  qu’Avitus 
se  fut  contenté  de  le  nommer  pour  le  rendez-vous  du  concile, 
sans  aucune  auire  indication,  au  lieu  que  TEpaune  du  Yalais  ne 
pouvait  pas  étre  ignoré  a cause  du  voisinage  d’Agaune,  et  du 
plaisir  que  Sigismond  se  faisait  de  fréquenter  ce  lieu. 

L’auteur  nous  fait  ensuite  la  description  de  cet  Epaune  du 
Yalais.  G’était,  dit-il,  un  bourg  fortifié  et  célébre,  surtout  par 
ses  excellents  påturages,  par  la  bonté  de  ses  eaux  et  la  pureté 
de  Tair,  par  ses  ricbesses , a cause  du  passage  de  1’Italie , de  la 
France,  de  la  Suisse  et  de  TAllemagne.  Le  pieux  Sigismond 

2433,  dit:  Vicum  qui  dicitiir  Epaonis,  qui  erat  ex  rogione  S.  Mauritii,  c’est- 
å-dire,  vis-å-vis  de  la  principale  église  de  Vienne  dédiée  å saint  Maurice. 
On  voit  aussi  dans  la  Diploinatiqiie  du  P.  Mabillon,  p.  566,  qu’Epaone  pou- 
vait étre  vu  de  Vienne  méme,  étant : in  vicinia  et  in  prospectu  ipsorum  Archi- 
episcopi  et  Canonicoruin  Viennensium.  Epaone  ou  Epaune,  car  ces  deux 
inots  se  prononcent  de  méme,  était  une  paroisse  du  temps  d’Avitus,  propre 
å y tenir  un  concile,  mais  qui  était  d(qa  presquc  ruinée  en  831. 


97 


allait  s’y  récréer  assez  fréquemment ; il  y élait  surtout  attiré  par 
la  vénération  qu’il  avait  poiir  les  reliques  des  martyrs  thébéens, 
et  ce  fut  ia  qiie  ce  prince  fit  convoquer  le  concile.  Malheureuse- 
meiit  ce  pelit  paradis  terrestre  se  trouva  situé  trop  prés  d’one 
haate  montagne  dont  les  fondements  écroulérent;  elie  lomba 
sur  le  bourg  et  Técrasa.  Notre  auteiir  cite  la  Chronique  de  Ma'^ 
riu.%  qui  décrit  cet  accident  tragique,  arrivé  de  son  temps,  que 
Fon  fixe  a Fan  562.  Grégoire  de  Tours  le  rapporte  aussi  ä peu 
prés  de  la  méme  maniére ; Fun  et  Fautre  ajoutent  cette  circon- 
stance  étonnante,  c’est  que  le  cours  du  Rböne  ayant  été  arrété 
par  la  cbute  subile  de  cette  montagne,  quand  cet  amas  d’eaux 
eut  rompu  ses  digues,  il  causa  du  désordre  jusqu’ä  Geneve,  a 
Fautre  extrémilé  du  lac.  Il  emporta  notre  pont,  nos  moulins,  se 
jeta  dans  la  ville  méme , ou  plusieurs  personnes  furent  noyées. 
Je  remarquerai,  en  passant,  que,  pour  rendre  cette  relation 
croyable,  il  faut  nécessairement  supposer  une  circonstance  que 
ces  deux  historiens  ont  omise,  c’est  que  la  cbute  de  cette  mon- 
tagne fut  causée  par  un  tremblement  de  terre  qui  se  fit  sentir 
en  méme  temps  a Geneve , et  dont  les  secousses  causérent  le 
désordre  qu  ils  rapportent.  On  nous  apprend  que  la  montagne, 
dont  se  détacba  la  terrible  masse  qui  fit  tous  ces  ravages,  s’ap- 
pelle  aujourddiui  le  Jorat.  Son  nom  ancien  est  le  mont  Taurus. 

Mais  quelle  preuve  a-t-on  qu’au  pied  de  ce  mont  il  y eut  au- 
trefois  un  bourg  appelé  Epaune?  M.  Briguet  allégue  pour  cela 
la  tradition  du  pajs.  Pour  lui  donner  plus  de  poids,  il  a prié 
M.  Fabbé  Glaret  de  lui  expédier  un  certificat  la-dessus , qu’il  a 
inséré  dans  sa  dissertation.  Il  cite  quelque  poéte  möderne,  qui 
a dit  que  la  legion  tbébéenne  avait  souffert  le  martyre  a Epaune 
pour  Agaune.  Il  reste  aujourdliui  un  village  fort  ä portée  du 
lieu  ou  doit  s’étre  tenu  ce  concile;  il  porte  le  nom  d’Epenassex, 
ou  notre  cbanoine  croit  reconnaitre  visiblement  Fancien  nom 
d’Epaune. 

Il  ne  dissimule  point  une  difficullé  qu’on  peut  lui  faire  sur  la 
tenue  de  ce  concile  dans  le  Valais , c’est  qu’on  pourrait  bien 

T.  II.  7 


98 


Tavoir  confoiidu  avec  celiii  d’Agaune.  Voila  deux  assemblées 
d’évéques  que  l’oii  place  a demi-lieue  Tune  de  Taiitre,  et  doiit  les 
dates  se  rapportent  aussi;  les  mémes  maiiéres  furent  agilées  a 
peu  prés  dans  ces  deux  conciles ; il  est  donc  assez  naturel  de 
n’en  faire  qu’un.  Mais  M.  Briguet  indique,  dans  le  dernier  cha- 
pitre,  plusieurs  circonstances  différenles  dans  ces  deux  conciles, 
et  il  a beaucoup  de  penchant  a croire  qu’ils  ne  sauraient  étre  le 
méme;  cependant  il  suspend  son  jugement  et  il  en  soumet  la 
décision  a Benoit  XIY.  Si  vous  le  trouvez  ä propos , Monsieur, 
nous  nous  en  rapporterons  aussi  a ce  qu’en  dira  le  saint-pére. 

La  preuve  que  notre  chanoine  trouve  la  plus  trioinphante , 
pour  placer  ce  concile  dans  le  Yalais,  c’est  qu’il  est  reste  des 
traces  bien  marquées  du  nom  d’Epaune  dans  un  viilage  voisin 
du  lien  ou  devait  étre  cet  ancien  bourg  avant  qu’il  fut  écrasé. 
On  trouve  tout  pi  és  de  la  un  hameau  qui  porte  le  nom  d’Epe- 
nassex,  visiblement  dérivé  d’Epaune.  Le  P.  Sigismond,  capucin, 
se  vante  d’étre  le  premier  qui  ail  fait  cetle  découverte , et  il 
s’étend  beaucoup  a la  mettre  dans  tout  son  jour  dans  les  clia- 
pilres  XXXIV  et  xxxix  de  la  Vie  de  saint  Sigismond.  Pour  juger 
de  la  validité  de  celte  preuve,  je  ne  crois  pas,  Monsieur,  qu^il 
soit  nécessaire  de  recourir  au  saint-pére,  comme  pour  la  ques- 
tion  précédente.  Peut-étre  que,  connaissant  vous  et  moi  le  lan- 
gage  du  pays , nous  sommes  plus  en  état  que  lui  de  trouver  la 
véritable  origine  du  nom  de  ce  village. 

Tous  les  savants  conviennent  que,  pour  retrouver  les  anciens 
lieux  dont  a parlé  quelque  historien , il  faut  faire  attention  aux 
noms  mödernes  voisins  du  lieu  dont  on  cherche  ia  position , et 
(jue , lorsqu'on  y trouve  quelque  conformlté , c’est  déja  la  une 
indication  fort  iitile.  L’abbé  Lebeuf,  chanoine  d’Äuxerre,  a dé- 
couvert  par  celte  mélhode  quantité  d’endroits  des  Gaules  dont 
avaient  parlé  les  anciens  historiens  et  qu  on  ne  reconnaissait 
plus  aiijourd’hui,  mais  celte  régle  doit  étre  employée  avec  beau- 
coup de  précaulion.  La  preuve  qu’on  en  tire  n’a  de  force  qua 
la  suite  de  quelques  autres,  el  elle  n’est  plus  d’aiicun  poids  si, 


99 


dans  le  langage  möderne  du  pays,  ce  nom  signifie  quelque  chose 
qui  ait  pu  étre  une  occasion  naturelle  d'appeler  ainsi  ce  lieu# 
Il  semble  bien  d’abord  qu'Epaune  peut  avoir  fait  Epenassex, 
mais  afin  que  la  ressemblance  de  ces  deux  mots  ne  vous  im- 
pose  pas  trop , ii  est  bon  de  vous  avertir  que , dans  le  patois  de 
Savoie,  ce  mot,  ou  un  toul  semblable,  signifie  un  bomme  qui 
peigne  le  chanvre  \ La  Savoie  et  le  Valais  sont  assez  voisins 
pour  que  le  peuple  ait  le  méme  idiome,  ou  au  moins  fort  res- 
semblant.  11  y a donc  beaucoup  d’apparence  que  quelque  ou- 
vrier  qui  peignait  le  cbanvre , et  qui  demeurait  dans  ce  lieu , 
aura  été  foccasion  de  Fappeler  Epenassex,  c’est-a-dire  le  village 
ou  Ton  peigne  le  cbanvre.  Rien  de  plus  naturel  que  de  designer 
ce  bameau  par  le  métier  que  Ton  y exer^ait,  métier  au  reste 
tout  a fait  relatif  a la  vie  champétre.  Si  cette  origine  n’est  pas 
si  propre  a illustrer  le  lieu  que  celle  que  lui  donne  M.  Briguet, 
elle  est  au  moins  plus  vraisemblable. 

Quelle  étrange  cliute,  dira-t-on ! Des  Péres  d’un  Concile  deve- 
nus  peigneurs  de  cbanvre ! Mais , Monsieur,  je  ne  vois  pas  qu  il 
y ait  la  de  quoi  tant  se  récrier,  car,  apres  tout,  cette  cbute  n’est 
pas  aussi  funeste  que  celle  de  la  montagne  qui  écrasa  autrefois 
ce  bourg;  celle-ci  ne  fera  un  mal  réel  a personne.  Tout  se  ré- 
duil  a dégrader  un  peu  un  lieu  que  lon  avait  voulu , assez  légé- 
rement,  rendre  célébre  par  la  tenue  d’un  concile.  On  a bien  des 
exemples  de  ces  origines  savantes , que  lon  a essayé  de  donner 
ä quelque  endroit  pour  lequel  on  s’alfectionne , et  quil  faut  en- 
suite  prendre  au  rabais  quand  on  les  examine  mieux. 

‘ Les  paysans  de  Savoie  appellent  les  peigneurs  de  chanvre,  des  épe- 
nassieux. 


100 


c.  SAVOIE. 

VI 

LETTRE  SUR  AMÉDÉE  VIII,  DUC  DE  SAVOIE,  ÉLU  PAPE 
SOUS  LE  NOM  DE  FÉLIX  V. 

{Bibliothéqtie  Fmn(aise,  d’Amslerdain,  tome  XLI,  [jremicre  partie,  1745). 

Monsieur  , 

Yous  \enez  de  lire  YlHsloire  de  Louis  XI  ^ par  M.  Duclos. 
Yous  me  demandez  ce  qiie  je  pense  du  porlrait  que  cet  au  teur 
a fait  d’Amédée  YIII  et  de  la  vie  voluplueuse  qu’il  lui  fait  mener 
a Ripailie.  Yoici  ce  qu’il  en  dit: 

« Le  concile  de  Båle  ayant  déposé  Eugéne  en  1439,  avait 
élu  Ämédé  YOI,  duc  de  Savoie.  Ce  prince,  apres  avoir  cédé  ses 
Elats  a son  fds,  s’était  reliré  auprés  de  Geneve,  dans  le  chåteau 
de  Ripailie,  ou  il  menait,  avec  quelques  courtisans,  la  vie  la 
plus  voluptueuse.  Cependant,  comme  sa  retraile  avait  fait  beau- 
coup  d’éclat,  et  que  ses  plaisirs  étaient  ignorés,  le  concile  Té- 
leva  au  pontificat  sous  lenom  de  Felix  Y L » 

Je  vous  avoue , Monsieur,  que  j’ai  été  surpris  que  cet  acadé- 
micien  ait  donné  ainsi , sans  examen , dans  le  préjugé  vulgaire. 
Il  nous  déclare,  dans  sa  préface,  qu’il  a méprisé  les  traditions 
du  peuple , qu’il  a supprimé  les  fables  qui  ne  doivent  leur  nais> 
sance  qu’a  des  bruils  populaires,  et  je  crois  que  la  vie  volup- 
tueuse de  ce  prince  est  ime  tradition  fabuleuse.  Mais  comme  ce 
qui  regarde  Amédée  YIII  n’entrait  qu  incidemment  dans  YHis- 
toirede  Louis  XI , cet  historien  n’aura  pas  cru  devoir  examiner 
si  scrupuleusement  cet  artide.  Il  a voulu  reserver  toute  son  at- 
tention  et  toute  son  exactitude , pour  son  sujet  principal. 

^ Histoire  de  Louis  XI,  tome  I,  page  i08. 


101 


Pour  moi,  dont  la  tåche  est  de  discuter  ce  fait,  je  vais , puis- 
que  vous  le  souhaitez , Texaminer  un  peu  en  détail.  Vous  pré- 
lendez  que  je  dois  étre  en  main  pour  cela,  comme  voisin  du 
lieu  oil  s’est  passé  la  scéne.  Il  est  vrai  que  Ripaille  n’est  qu’ä 
cinq  ou  six  lieues  de  Geneve,  au  bord  du  lac  Léman;  mais  il  est 
fort  douteux  que  ceux  qui  sont  a portée  de  cet  endroit,  aient, 
par  cela  méme,  plus  de  facilité  que  les  autres  a répondre  a votre 
question.  Il  est  vrai  que  si  le  voisinage  ne  nous  donne  pas  plus 
de  lumiéres  sur  ce  point  d'histoire  que  n’en  ont  ceux  qui  vivent 
dans  des  pajs  éloignés , il  le  rend  au  moins  un  peu  plus  inté- 
ressant,  et  fait  que  Fon  s’affectionne  a traiter  ce  sujet. 

Il  faut  convenir  d’abord  que  celte  vie  sensuelle  et  volup- 
tueuse,  que  Fon  atlribue  a ce  prince  dans  sa  retraite,  ne  s’ac- 
corde  pas  avec  Fidée  avantageuse  que  la  plupart  des  historiens 
nous  en  ont  donnée ; elle  ne  s’accorde  guére  non  plus  avec  le 
choix  du  concile  de  Båle,  qui  jeta  les  yeux  sur  lui  pour  occuper 
le  tröne  pontifical.  Yous  m’avouerez,  Monsieur,  que  c'est  déja 
un  phénoméne  des  plus  singuliers  de  voir  un  concile , dans  Fem- 
barras ou  il  se  trouvait  pour  Félection  d’un  pape , penser  a un 
prince  séculier,  qui  avait  été  marié , qui  avait  plusieurs  enfants , 
et  qui  n’ avait  re^u  aucun  des  ordres  sacrés.  On  ne  peut  expli- 
quer  ce  choix  des  Péres  du  concile,  que  par  la  grande  idée  que 
Fon  avait  de  ce  prince  et  par  la  bonne  réputation  qu’il  s’était 
acquise ; il  avait  abdiqué  le  gouvernement  de  ses  Etats  depuis 
deux  ou  trois  années ; il  avait  cboisi  la  solitude  pour  y vivre 
dans  la  dévotion.  Tant  qu’il  avait  été  dans  le  monde,  la  plupart 
des  princes  de  FEurope  avaient  eu  recours  a lui  pour  accorder 
leurs  dilFérends ; il  semblait  étre  Farbitre  né  des  démélés  des 
souverains , et  on  Fappelait  a cause  de  cela  le  Salomon  de  son 
siécle,  L’estime  générale  dont  jouissait  ce  prince  détermina  donc 
en  sa  faveur  les  Péres  du  concile. 

Outre  ses  talents , il  parait  que  Fon  fit  aussi  grande  attention 
a sa  conduite.  Åvant  que  de  Félire,  on  prit  des  informations  de 
sa  vie  et  de  ses  moeiirs,  d’ou  ii  résulta  « qiFil  avait  toujours  été 


102 


fort  régulier  dans  sa  conduite , assidu  aux  otFices  divins , exad 
a réciter  tous  les  jours  le  bréviaire,  quoiqiie  prince  laique  ^ » 

Énée  Sylvius,  qui  devail  étre  bien  informé,  puisqu’il  était 
secrélaire  du  concile  deBåle,  rapporle  de  cette  maniére  Télec  - 
tion  de  ce  prince : « Il  y en  eut  un , dit-il,  qui  eut  plus  de  voix 
que  tous  les  autres,  c’est  le  irés-excellent  Amédée,  duc  de  Sa- 
voie , doyen  des  chevaliers  de  St-Maiirice  de  Ripaille',  dans  le 
diocése  de  Geneve.  Les  seize  électeurs , considérant  qu’il  élait 
alors  dans  le  celibat,  et  qu’il  vivait  en  religieux,  le  jugérent 
digne  du  gouvernement  de  FÉglise.  » Ce  méme  auteur  inlroduit 
ensuite  un  des  membres  du  concile , qui  fait  un  long  et  magni- 
fique  éloge  d’Ämédée,  surtout  de  sa  dévotion.  Il  dit,  entre  au- 
tres choses , « qu’il  ne  portait  d’habits  que  ceux  qui  étaient  né- 
cessaires  pour  se  garanlir  du  froid , et  qu’il  ne  mangeait  que  ce 
qu'il  fallait  pour  ne  pas  mourir  de  faim  ^ » Assurément  ce  n’est 
pas  la  le  portrait  d^un  voluptueux  ou  d’un  débauché. 

Félix  Y,  apres  avoir  fait  dans  la  suite  sa  cession  du  pontificat 
a Nicolas  Y,  qui  vous  est  trop  connue  pour  en  rapporter  le  dé- 
tail , se  relégua  une  seconde  fois  dans  sa  solitude  de  Ripaille , 
ou  il  passa  le  reste  de  ses  jours  dans  un  honnéte  et  pieux  loisir. 
Ily  vécut  exemplairement  avec  ses  chevaliers  de  Tordre  militaire 
de  St-Maurice.  Sa  conduite  y fut  innocente  et  réguliére.  « Il  n’y 
a donc  point  de  fondement , conclut  le  conlinuateur  de  Tabbé 
Fleury,  dans  ce  que  quelques  auteurs  ont  avancé  qu’on  y vivait 
dans  les  délices  et  dans  la  bonne  cliére.  » Mais  qui  sont  ces  au- 
teurs qui  ont  cherché  a décrier  ce  prince  par  cel  endroit-la? 
Puisquhl  sagit  dhnstruire  le  procés,  il  ne  faut  point  les  dissi- 
inuler. 

Je  ne  crois  pas  quhl  faiile  s’arréter  ä ce  qu’en  a dit  le  Pogge, 
Florentin.  Son  témoignage  doit  étre  laissé  a quartier;  outre  qu’il 
était  naturellement  caustique  et  rnordant,  qu'il  s’était  dilfamé 

’ Contiiiuation  de  1’Histoire  ecdésiastique  de  Fleury,  sur  fan  1459. 

^ Enée  Silvius,  Histoire  du  concile  de  Båle,  liv.  II,  p.  107, 


103 


lui-méme  par  ses  médisances,  il  était  encore  secrétaire  du  pape 
Eugéne  IV,  el  a ses  gages,  c est-a-dire  que  sa  plume  était  vendue 
ä Tantagonisle  de  notre  Félix  V.  C’est  apparemment  le  Pogge, 
qui  miniita  la  lettre  circulaire  qu  Eugéne  adressa  aux  princes 
chrétiens,  ou  Amédée,  par  un  mauvais  jeu  de  rnots,  est  appelé 
Asmodée , et  ou  Ton  dit  que  « c’est  a rinstigalion  de  certains 
sorciers  vaudois,  qui  sont  dans  son  pays,  qu’il  a pris  d’abord 
le  masque  d’ermite.  » De  semblables  invectives  ne  méritent  pas 
d etre  rapportées.  Il  est  bon  cependant  de  remarquer  que , dans 
celte  violente  bulle,  ou  Fon  ne  garde  aucune  mesure  avec  ce 
prince , on  ne  Fattaque  pourtant  point  sur  sa  sensuallté.  Ge  si- 
ience  ne  vous  parait-il  pas  déjä  d’un  grand  poids? 

Mais  un  ténioignage  qui  n’est  nullement  favorable  a notre 
solitaire  de  Ripaille,  et  que  Fon  ne  saurait  supprimer,  c’est  celui 
de  Monstrelet;  i!  était  son  conteinporain , el,  par  conséquent, 
il  doit  étre  écouté  préférableinent  aux  historiens  mödernes.  Voici 
donc  comme  il  en  parle  : « Quant  au  gouvernement  de  sa  per- 
sonne,  il  retint  encore  vingt  de  ses  serviteurs,  pour  lui  servir, 
et  les  autres  qui  se  mirent  prestement  avec  lui  en  firent  depuis 
pareillement,  chacun  selon  son  état.  Et  se  faisoient,  lui  et  ses 
gens , servir  en  lieu  de  racines  et  d’eaux  de  fontaine , du  meii- 
leur  vin  et  des  meilleures  viandes  qu’on  pouvait  rencontrer  * . » 
Voila  Fhistorien  qui  a fait  le  plus  de  tort  a Amédée ; il  démenl 
'formellement  les  éioges  qu’on  lui  avait  donnés  sur  son  genre  de 
vie  mortifié.  Gomme  on  a plus  de  penchant  a croire  le  mal  que 
le  bien , Monstrelet  semble  avoir  donné  le  ton  ä la  pluparl  des 
auteurs  qui,  dans  la  suite,  ont  eu  occasion  de  parler  de  la  re- 
traite  de  ce  prince. 

Il  faut  convenir  que  ce  narré  de  Monstrelet  embarrasse  d’a- 
bord  ceiix  qui  veulent  conserver  une  idée  avantageuse  du  soli- 
taire Amédée.  Get  historien  était  un  homme  de  qualité,  et  gou- 
verneur  de  Gambrai ; il  se  piquait  de  rapporter  exaclement  les 

* Chmiique  d’Enguerrant  de  Monstrelet,  tome  H,  page  100. 


104 


faits , et  il  déclare  dans  sa  préface  qu’il  écrira  son  liisloire  avec 
toute  la  sincérité  possible.  Tout  cela  va  le  mieux  dii  monde, 
pourvu  qu  il  n’ait  eu  ancun  intérél  h dégiiiser  ou  a allérer  les 
événements ; car,  des  que  la  passion  s’en  inéle,  il  ny  a plus  de 
sincérité  ni  de  bonne  foi  qui  tienne.  L’esprit  de  parti  est  une 
source  inépuisable  de  faux  jugements.  Un  bruit  populaire  qui 
tend  a décrier  une  personne  qui  n’esl  pas  dans  nos  intéréts,  est 
regu  avec  avidité,  comme  un  fait  cerlaiu.  Relisez,  je  vous  prie, 
dans  VArt  de  j)cnsei\  un  beau  cbapitre  sur  ces  sopblsmes  d’in- 
lérét  ou  de  passion. 

Pour  bien  juger  du  léinoignage  de  Monstrelet,  il  nous  faut 
donc  voir  présentement  quelles  pouvaient  élre  les  dispositions 
de  cel  historien  a Tégard  d^Amédée.  Pour  pénétrer  dans  son  in- 
lérieur,  il  me  semble  qu’il  n’y  a qu’a  tåcber  de  découvrir  ce  que 
son  mailre,  je  veux  dire  le  duc  de  Bourgogne,  pensait  lui- 
méme  de  ce  prince,  et  coniment  il  en  |)arlait  Un  gouverneur 
de  place , devenu  auleur,  ne  peut  guére  écrire  que  conlbrmé- 
ment  aux  intéréts  et  aux  vues  de  son  maitre.  Il  est  vrai  qu’a  en 
juger  simplement  sur  les  apparences,  le  duc  de  rmurgogne  de- 
vait  élre  favorable  a Amédée.  Presque  lous  les  autres  princes 
marquaient  pour  lui  de  Testime,  et  outre  cela  le  duc  de  Savoie 
était  son  neveu,  [uiisqiéil  avait  épousé  Marie  de  Bourgogne,  fille 
de  Piiilippe  le  bardi.  Mais  nialheureusement  ils  étalent  brouillés. 
Il  me  semble  que  ce  fut  a Toccasion  de  queique  arbitrage  dont 
Piiilippe  se  plaignit.  Il  est  de  notoriélé  publique  qu’il  travailla 
de  toules  ses  forces  a détacher  la  plupart  des  princes  clirétieus 
de  Félix  Y,  et  ii  y réussit  par  le  grand  crédit  qu  il  avait.  On 
sait  en  parliculier  que  ce  fut  lui  qui  fit  clianger  Charles  YII, 
(|ui,  apres  avoir  d’abord  appuyé  Félix,  se  déclara  a la  fin  bau- 
lement  pour  Eugéne.  Jugez  présentement.  Monsieur,  si  Mons- 
trelet iVaura  pas  éjiousé  la  passion  de  son  maitre.  Par  cela 
méme,  son  lémoignage  doit  beaucoup  perdre  de  son  poids. 

' Par  le  traité  d’Arras  en  1435,  Cambrai  et  son  territoire,  que  possédait  la 
prance,  furent  donnés  en  engagernent  au  duc  de  Bourgogne  par  Ciiarles  VII. 


105 


C’est  ce  qu’il  me  semble  que  Fori  n’avait  pas  encore  remarqué, 
qiiand  on  cite  cet  historien  en  p re  n ve  de  la  vie  voluplueuse  que 
menait  Amédée  dans  la  retraite  de  Ripaille. 

Quoiqu  il  ne  soit  pas  nécessaire  de  recourir  a des  autorités, 
pour  prouver  que  la  passion  corrompt  notre  jugement  et  nous 
défigure  les  objets,  permettez-moi  cependant  de  transcrire  ici 
ee  que  je  viens  de  lire  la-dessus  dans  un  babile  moraliste  : 

« Qu’un  homme  soit  dans  nos  intéréts,  dit-il,  ou  que  nous 
ayonsintérét  a le  faire  valoir,  des  la  nous  nous  persuadons  qiFil 
Yaut  beaucoup;  sans  autre  titre  que  celui-la,  il  est,  dans  notre 
estime,  propre  a tout.  Au  contraire,  que  la  passion  nous  aliéne 
de  lui,  nous  n’y  voyons  plus  rien  que  de  méprisable.  Elle  nouS' 
le  représente  tel  que  nous  le  \oulons,  nous  le  contrefait,  nous 
le  déguise,  nous  cacbe  les  perfections  qu’il  a,  et  nous  fait  voir 
les  défauts  qu’ii  n’a  pas.  Gomment  surtout  jugeons-nous  d’un 
ennemi  ? Il  s’est  attiré  notre  disgråce,  c’est  assez  : avec  cela,  en 
vain  il  posséderait  toutes  les  vertus.  Ses  qualités  les  plus  écla- 
tantes  prennent  dans  notre  imagination  la  teinture  et  la  couleur 
du  vice.  S'il  est  dévot,  nous  Faccusons  d’hypocrisie;  nous  di- 
sons « que  sous  une  apparence  mortifiée,  ii  sait  bien  en  secret 
se  procurer  les  plaisirs  des  sens.  » La  passion  est  comme  un 
nuage  entre  eux  et  nous,  que  notre  raison  n^a  pas  la  force  de 
dissiper.  Plus  d^équilé,  quand  une  fois  nous  écoutons  nos  res- 
sentiments.  » • 

Il  me  semble  que  voiiä  un  portrait  d apres  nature  des  dispo- 
sitions du  duc  de  Bourgogne  å Fégard  du  duc  de  Savoie,  de- 
venu  son  ennemi;  et  par  conséquent  des  sentiments  de  son  gou- 
verneur  de  Cambrai,  qui  vraisemblablement  parlait  de  ce  prince 
sur  le  méme  ton  que  son  maitre. 

M.  Lenfant,  ce  sage  historien,  si  estimable  pour  son  impar- 
tialité,  s’est  défié  de  Monstrelet.  « Åmédée,  dit-il  dans  son  His- 
toire  du  concile  de  Båle , laissant  le  gouvernement  de  ses  Etats 
a ses  deux  fils,  cboisit  pour  sa  retraite  Fagréable  séjour  de  Bi- 
paille,  bourg  sur  le  lac  de  Geneve.  » 


106 


Il  est  bon  de  remarqiier  en  passant  que  Ripaille  n’était  pas 
alors  un  bourg,  et  n’en  est  pas  méme  un  ä présent ; c était  un 
simple  chåteau  ou  prieuré.  « On  a parlé  différemment,  conti- 
nue  M.  Lenfant,  de  la  vie  qu’Amédée  YIII  menait  dans  la  soli- 
tude,  Les  uns  disent  qu’au  lieu  d’eau,  il  buvait  les  vins  les  plus 
exquis,  et  qu’au  lieu  de  racines,  il  se  faisait  servir  les  mets  les 
plus  délicats,  et  que  méme  il  ne  s’était  retiré  que  pour  se  don- 
ner  a ses  plaisirs  avec  plus  de  liberté.  Mais  d’autres,  comme 
Eneas  Silvius,  contemporain  et  témoin  oculaire,  aussi  bien  que 
Jean  Gobelin  son  secrétaire,  ont  soutenu  quAmédée  menait  a 
Ripaille  une  vie  fort  austére.  L’équité  veut  qu’on  les  en  croie 
préférablement  a d’autres,  qui  peuvent  navoir  pas  été  si  bien 
informés  *.  » 

M.  Lenfant  a raison  de  juger  qu  il  vaut  mieux  en  croire  les 
historiens  qui  disent  du  bien  de  ce  prince.  Outre  que  le  préjugé 
doit  étre  pour  ce  sentiment  favorable,  convenez,  Monsieur,  qu’il 
y aurait  eii  bien  de  Timprudence  a ces  zélés  réformateurs  qui 
composaient  le  concile  de  Båle,  d’élire  dans  un  temps  de  schisme 
un  pape  qui  se  serait  retiré  dans  une  solitude  uniquement  pour 
s’y  donner  du  bon  temps,  et  pour  y mener  une  vie  voluptueuse. 
Il  vaut  donc  mieux  en  croire  Enée  Silvius  que  Monstrelet,  dont 
la  Chronique  sent  un  peu  ici  la  chronique  scandaleuse.  Enée 
Silvius  avait  été  a Ripaille,  et  avait  vu  de  prés  le  genre  de  vie 
d’Amédée.  Monttrelet  était  a Carnbrai,  c’esl-a-dire  a plus  de 
cent  cinquante  lieues  de  Fendroit  ou  la  scéne  s’est  passée.  Gui- 
cbenon,  qui  se  donne  beaucoup  de  mouvement,  dans  son  His- 
toire  de  Savoie,  pour  justifier  Amédée,  n’a  pas  manqué  de  re- 
marquer  que  Monstrelet  étant  Flamand  de  nation,  n’avait  pas 
pu  avoir  une  connaissance  exacte  de  la  vie  de  ce  prince.  » Il  pou- 
vait  aller  plus  loin,  et  le  rendre  suspect  de  partialité,  comme 
officier  du  duc  de  Bourgogne,  qui  était  brouillé  tivec  le  duc  de 
Savoio. 


* Histoi?'e  du  concile  de  Båle,  tome  II,  page  24. 


107 


Mais  pour  faire  un  acte  d’entiére  impartialité,  je  crois,  Mon- 
sieur, que  vous  ne  désapprouverez  pas  que  nous  soyions  aussi 
un  peu  sur  nos  gardes  contre  les  témoignages  trop  avantageux 
que  Ton  peut  rendre  a ce  prince.  Je  conviens  avec  M.  Lenfant 
qu’il  vaut  niieux  s’en  rapporter  a ceux  qui  en  ont  dit  du  bien, 
que  du  mal.  Mais  n’y  a-t-il  rien  a rabattre  des  eloges  qu’ils  lui 
ont  donnés?  Cest  la  une  autre  question.  J’avoue  naturellement 
queje  me  défie  un  peu  du  portrait  qu’Enée  Silvius  a fait  d’A- 
médée,  de  méme  que  du  resultat  de  Finformation  de  ses  moeurs, 
faite  par  ordre  du  concile.  On  en  voit  assez  la  raison.  Les 
membres  de  cette  assemblée,  pour  justifier  leur  choix,  ne  pou- 
vaient  que  peindre  en  beau  le  sujet  qu  ils  voulaient  élire.  Per- 
mettez-moi  de  rappeler  la  maxime  du  moraliste  que  j’ai  déja 
cité.  Il  nous  avertit  que  quand  nous  affectionnons  quelqu’un, 
il  y a toujours  un  peu  de  faveur  dans  les  jugements  que  nous 
pronon^ons  sur  son  compte.  « Quand  nous  avons  inlérét  a faire 
valoir  quelqu  un,  dit-il,  des  la  nous  nous  persuadons  qu’il  vaut 
beaucoup , » et  par  conséquent  nous  tåcbons  de  le  persuader 
aux  autres.  Yoila  pour  ce  qui  regarde  les  dispositions  du  con- 
cile en  faveur  de  celui  qu  il  allait  élire. 

A 1 egard  d’Enée  Silvius,  on  a des  preuves  encore  plus  fortes 
de  sa  partialité  en  faveur  de  ce  pape  futur.  Les  voici.  Apres 
avoir  peint  Amédée  avec  les  plus  belles  couleurs,  il  n’en  fait 
plus  un  portrait  si  avantageux  dans  ses  derniers  ouvrages.  D’a- 
bord  c’était  un  saint  ermite,  qui  allait  tout  droit  a la  canoni- 
sation;  mais  un  ermite  trés-capable  de  gouverner  FEglise,  et 
trés-digne  du  pontificat.  Cependant,  dans  son  Europé^  qiFil 
composa  un  peu  tard,  racontant  la  mort  de  ce  prince,  il  en  parle 
assez  séchement.  Le  passage  est  trop  singulier  pour  ne  le  pas 
copier  ici : « Réconcilié,  dit-il,  avec  Nicolas,  il  quitta  le  nom  de 
pape  et  ne  retint  que  Fhonneur  du  cardinalat.  Il  mourut  peu  de 
lemps  apres  dans  cette  dignité,  non  sans  la  réputation  d’un 
homme  de  bien  L Trop  heureux  prince,  s’il  n’eut  pas  désho- 

* Nonsirie  boni  opinione  decessit.  Europa^  cap.  XXXVIII. 


108 


noré  sa  vieillesse  par  des  titres  ecclésiastiques ! » Ne  trouvez- 
vous  pas,  Monsieur,  que  sur  ce  chapitre,  le  secrélaire  du  con- 
cile  et  Enée  Silvius  semblent  étre  deux  liommes  différents  ? 

Je  crois  donc  qu’a  présent  nous  savons  ä quoi  nous  en  tenir 
sur  les  moeurs  de  ce  prince.  Il  n’y  a qu’a  garder  un  juste  milieu 
entre  ses  adinirateurs  outrés,  et  ceux  qui  ont  voulu  noircir  sa 
mémoire.  Les  uns  le  font  vivre  comme  un  saint  dans  sa  retraite, 
et  pretendent  « qu  il  y a mené  une  vie  tout  a fait  angélique  L » 
Ils  le  font  non-seulement  mourir  en  odeur  de  saintelé,  mais  ils 
nous  assurent  encore  « qu  il  s’est  fait  des  miracles  a son  tom- 
beau  » D’autres,  au  contraire,  font  de  ce  prétendu  saint  un 
Yoluptueux  qui  raffinait  sur  les  plaisirs  des  sens,  et  qui  n’avait 
quitté  le  monde  que  pour  goiiter  ä plus  longs  traits  les  plaisirs 
de  la  table. 

Yous  serez  sans  doute  d’avis.  Monsieur,  que  nous  évitions 
1’une  et  Tautre  de  ces  extrémités.  Je  ne  crois  point  que  ce  prince 
ait  vécu  en  voluptueux;  mais  je  ne  voudrais  pas  aussi  en  faire 
tout  a fait  un  anacboréte.  Il  y a apparence  qu’il  retrancba  beau- 
coup  de  sa  table  de  prince ; mais  il  ne  faut  pas  s’imaginer  qu’il 
se  soit  réduit  au  pain,.ä  Teau  et  aux  racines.  Pour  se  faire  une 
juste  idée  de  la  table  de  ces  cbevaliers,  il  ne  faut  la  faire  ni 
austére,  ni  voluplueiise.  G’était  un  ordre  militaire,  et  non  pas  des 
moines.  Il  est  donc  naturel  de  penser  que,  dans  leur  maniére  de 
se  nourrir,  le  nécessaire  s’y  trouvait,  et  quelque  chose  au  dela; 
mais  il  y a de  la  malignité  a vouloir  y mettre  un  air  de  volupté 
et  de  débaucbe. 

Le  P.  Daniel,  dans  son  Histoire  de  France,  me  parait  avoir 
tenu  le  juste  milieu  que  nous  cliercbons.  Je  ne  saurais  mieux 
faire  que  de  rapporter  ici  ce  qu’il  dit  d’Amédée  YIII : « Il  choi- 
sit,  dit- il,  pour  sa  retraite,  a dessein  d’y  passer  tout  le  reste  de 
ses  jours,  un  lieu  nommé  Ripaille,  sur  les  bords  du  lac  de  Ge- 
neve. Gette  solitude  était  trés-agréable  par  la  bonté  de  Tair,  par 

^ Onuphre  Panvini,  augustin. 

* Philippe  de  Bei-game. 


109 


Jes  bois,  les  prairies,  les  eaux,  les  vignes  et  par  lout  ce  qui  peut 
contribuer  å la  beauté  d’im  pays.  Il  y fit  båtir  de  beaux  corps 
de  logis  et  faire  un  grand  parc,  qu  il  peupla  de  quantité  de  bétes 
fauves.  Six  seigneurs  de  la  cour  Ty  suivirent,  et  y firent  avec  lui 
comme  une  comniunauté  d’ermites.  Ce  fut  la  qu’il  fonda 
Fordre  militaire  de  Saint-Maurice,  patron  de  Savoie,  mais  sans 
embrasser  Fordre  monastique,  comme  quelques-uns  Font  cru 
faussement.  Ils  vivaient  ensemble  dans  un  grand  repos,  sans 
s’interdire  les  plaisirs  innocents  de  la  cbasse,  de  la  péche,  et  les 
autres  commodités  de  la  vie.  Ce  plan  de  vie  fit  beaucoup  parler 
le  monde.  On  crut  communément  qu’il  s’était  reliré  dans  ce 
lieu  uniquement  pour  se  délivrer  de  Fembarras  des  affaires,  et 
pour  gouter  plus  librement  les  plaisirs  de  la  vie.  Il  se  fit  a cette 
occasion  beaucoup  de  médisances.  Il  est  certain  toutefois  qu’on 
y vivait  avec  beaucoup  d^innocence,  et  sans  aucun  scandale  C » 
Voila  comment  M.  Diiclos  aurait  du  parler  d’Amédée.  Il  ne 
pouvait  guére  suivre  un  meilleur  guide  que  le  P.  Daniel. 

Il  ne  reste,  ce  me  semble,  quune  objeclion  ä faire  contre  ce 
portrait  adouci  et  mitigé  de  la  vie  d^Amédée  dans  sa  retraite, 
c’est  le  proverbe  si  connu  de  faire  ripaille,  qu'on  prétend  qui 
vient  de  la  vie  que  ce  prince  menait  dans  ce  lieu-ia.  Mais  croyez- 
vous.  Monsieur,  qu  un  bruit  populaire,  un  petit  trait  satirique 
de  ce  genre,  puisse  balancer  les  preuves  que  j’ai  apportées  en 
faveur  de  la  vie  réguliére  de  ce  prince  dans  sa  solitude?  M.Du- 
clos  ne  serait  pas  fondé  a faire  trop  valoir  cette  difficulté,  lui 
que  nous  avons  vu  déclarer.  dans  sa  préface,  qu  il  ne  s’arréte- 
rait  point  aux  bruits  et  aux  traditions  populaires.  Or  les  pro- 
verbes  satiriques,  comme  les  vaudevilles,  sont  de  ce  genre. 

Quelques  auteurs,  pour  tåcher  de  conserver  a ce  prince  une 
bonne  réputation,  ont  essayé  ou  d’adoucir,  ou  d’appliquer  ailleurs 
cette  fagon  de  parler  proverbiale.  Ménage  nous  instruit  de  cette 
tentative,  mais  il  convient  qu’elle  nest  pas  heureuse.  Le  P.  de 

*■  Histoire  de  France,  Charles  VII,  sur  l’an  1440. 


110 

Colonia  * el  le  Dictionnaire  de  Trévoux  nous  fournissent  aussi 
des  expédients  pour  détourner  ailleurs  le  proverbe,  mais  des 
expédients  forcés,  et  qui  ne  sauraient  étre  goutés.  On  a beaii 
se  tourner  de  tous  les  cölés,  il  en  faut  toujours  revenir  a rendre 
ce  proverbe  relalif  a la  vie  qu’on  menait  autrefois  a Ripaille. 

D’autres,  convenant  que  le  proverbe  regardait  Amédée,  ont 
essayé  de  lui  donner  un  sens  adouci.  Moréri,  par  exemple,  veut 
que  faire  ripaille  signifie  simplement  jouir  des  plaisirs  innocents 
de  la  campagne.  On  pourrail  donc  supposer  qu’originairement 
ce  proverbe  ne  se  prenait  pas  en  mauvalse  part,  qu’il  signifiait 
simplement  mener  une  vie  douce  et  tranquille,  exempte  de  sou- 
cis  et  loin  de  l’embarras  des  alFaires ; mais  qu’il  lui  est  arrivé 
comme  ä de  certaines  liqueurs  douces,  qui  aigrissent  avec  le 
temps.  Je  ne  sais  si  bon  pourrait  trouver  quelque  auteur  un 
peu  ancien,  qui  ait  employé  le  proverbe  dans  ce  sens  favorable. 
Si  on  ba  entendu  ainsi  dans  le  commencement,  il  faut  recon- 
naitre  qu’en  faisant  chemin  il  a bien  cbangé  sur  la  route.  Apres 
lout,  il  serait  arrivé  a cetle  fa^on  de  parler  comme  a celle  de : 
mener  une  vie  épicurienne^  qui  dans  les  commencements  se  pre- 
nait dans  un  bon  sens,  et  qui  aujourd’hui  ne  désigne  qu’une 
vie  sensuelle  et  voluplueuse. 

C’est  aussi  de  cette  maniére  que  presque  tous  nos  diction- 
naires  fran^ais  entendent  le  mot  faire  ripaille.  MM.  cie  bAcadé- 
mie  disent  que  c’esl  « se  réjouir,  faire  grande  chére , » et  ils 
vont  méme  jusqu  a y metlre  une  idée  de  débauclie.  Le  Diction- 
naire des  Arts  est  aussi  exprés  la-dessus ; il  dit  que  « le  nom 
de  ripaille  a été  donné  a toute  débauche  de  table.  » Richelet  de 
méme.  Je  ne  sais  si  vous  connaissez  V Explication  des  proverhes 
fran^ais.pdiV  Fleuri  de  Rellingben,  imprimée  a la  Haye  en  1653. 
Apres  avoir  fait  bhisloire  de  la  retraile  d’ Amédée  VIII,  il  dit 
que  la  « on  se  nourrissait  de  viandes  exquises  et  de  vins  dé- 
licieux,  pour  satisfaire  non-seulement  ä la  nécessité,  mais  ä la 


* Histoire  littérairede  Lyon,  tome  II,  page  387. 


111 


volupté;  crou  Ton  a liré  ce  terme  si  commun  par  toute  laFrance, 
faire  ripaille,  pour  dire  faire  grande  chére  et  mener  une  yie  de 
goulu.  » Tous  les  autres  auteurs  qui  se  sont  mélés  d’expiiquer 
les  proverbes  fran^ais,  n’ontpas  donné  une  idéeplus  avantageuse 
des  austérités  de  ce  prince. 

Pour  sauver  donc  Fhonneur  de  iiotre  Amédée,  le  meilleur 
moyen  serait  de  prouver,  comme  noiis  Favons  fait  a Fégard  du 
passage  de  Monstrelel,  que  cesl  aussi  lä  un  trait  malin  qui  est 
parti  d’un  pays  ennemi. 

Il  serait  assez  naturel  de  cliercher  en  Italie  la  source  de  ce 
mauvais  bruit,  et  de  Fattribuer  aux  partisans  d’Eugéne.  C’est 
bien  lä  le  sentiment  d’Adisson  dans  son  Voyage  d' Italie  : « Fé- 
lix  Y,  dit-il,  avait  été  duc  de  Saxoie,  et  apres  un  régne  fort  glo- 
rieux,  il  prit  Fhabit  d ermite,  et  cboisit  Ripaille  pour  sa  retraite. 
Ses  ennemis  pretendent  qiFil  y \ivait  fort  ä son  aise  et  dans 
Fabondance,  d’oii  les  Italiens  ont  fait  le  proverbe,  dont  ils  se 
servent  encore  aujourd’hui : andare  å Ripaglia,  et  les  Fran^ais: 
faire  ripaille^  pour  exprimer  un  délicieux  genre  de  vie  \ » Si  le 
proverbe  vient  des  Italiens,  il  vient  des  ennemis  déclarés  de  ce 
prince.  On  doit  donc  le  regarder  comme  un  trait  malin  de  sa- 
tire,  sur  quoi  Fon  ne  peut  faire  aucun  fond.  Mais  avec  tout  le 
respect  dii  au  celebre  Adisson,  il  s’est  trompé  sur  Forigine  du 
proverbe.  Il  pent  Favoir  oui  sur  la  frontiére,  parce  qu’il  peut  y 
avoir  été  porté  par  les  Fran^ais;  mais  il  est  absolument  inconnu 
dans  le  centre  de  Fltalie.  Je  m’en  suis  informé  prés  de  divers 
Italiens  qui  entendent  fort  bien  leur  langue,  et  qui  m’ont  dit, 
non  que  ce  proverbe  était  étranger  chez  eux,  mais  qu’il  y était 
absolument  inconnu.  Je  Fai  encore  cherché  inutilement  dans  le 
dictionnaire  della  Crusca. 

Il  serait  plus  naturel  de  cliercher  Forigine  de  ce  proverbe 
dans  quelque  pays  de  Fancienne  domination  des  ducs  de  Bour- 
gogne.  On  pourrait  d’abord  soup^onner  que  Monslrelet  Fa  fait 


Adisson,  Voyage  ddtaJie,  page  324. 


iiaitre  par  la  descriplion  qu’il  a domiée  de  ia  vie  voluplueuse 
de  Ripaille.  On  sait  qu’il  y a des  auteiirs  célébres  qui  ont  donné 
lieu  a des  proverbes.  Plusieurs  vers  de  Despréaux,  par  exemple, 
sont  deveniis  des  fasons  de  parler  proverbiales.  Les  piéces  de 
théåtre  ont  encore  fourni  quelques-uns  de  ces  mots  sentencieiix, 
qui  ont  fail  beaucoup  de  chemin. 

On  serail  tenté  de  croire  que  la  pbrase  faire  ripaille  vient 
originairement  de  Bourgogne,  et  en  particulier  de  Franche- 
Comté.  G’est  un  pays  fort  a portée  de  Ripaille,  et  oii  Ton  de- 
vait  beaucoup  s’entretenir  du  duc  de  Savoie  et  de  son  genre  de 
vie.  On  en  parlait  appareminent  selon  les  idées  du  duc  de 
Bourgogne,  que  nous  avons  vu  qui  ne  Tairnait  pas.  De  la,  ce 
petit  trait  satirique  se  sera  répandu,  et  avec  le  temps  aura  par- 
couru  toute  la  France.  Mais  pour  lui  donner  une  semblable  ori- 
gine,  il  faut  supposer  que  le  proverbe  est  a peu  prés  du  temps 
d’Ämédée : or  il  y a des  gens  qui  ne  le  croient  pas  ancien.  Ménage 
dit  qu’il  ne  Ta  trouvé  dans  aucun  des  vieux  auteurs  fran^ais. 
Un  de  mes  amis,  qui  posséde  bien  son  Rabelais,  m’a  dit  de 
méme  qu’il  ne  Ty  a jamais  remarqué,  quoi  qu’il  convint  si  bien 
a rimmeur  et  au  style  goinfre  de  cet  auleur. 

Quoi  qu’il  en  soit,  on  voit  assez  que  ceux  qui  ont  employé 
les  premiers  ce  proverbe  étaient  prévenus  contre  ce  prince.  Je 
me  flatte  présentement,  Monsieur,  que  vous  concluerez  avec  moi 
qu’un  mot  hasardé  aussi  légérement,  et  que  la  malignité  du 
coeur  humain  a saisi  avec  avidité,  ne  doit  faire  aucun  tort  a la 
mémoire  d’un  prince  dont  la  réputation  est  aussi  bien  établie 
que  celle  d’Amédée.  Je  n’ajoute  plus  quune  remarque,  c^est 
qu'un  Genevois,  travaillant  a faire  Tapologie  d’unduc  de  Savoie, 
ne  doit  point  étre  suspect  de  partialité. 

Je  suis,  elc. 


113 


YII 

LETTRE  SUR  LA  MORT  TRAGIQUE  DE  BOLOMIER,  SOUS 
LOUIS,  DUG  DE  SAVOIE. 

(Fortune  de  Bolomier. — Yérilablc  cause  de  sa  condamnalion.  — Suppliee  de  rimmersion. 
— Tombeau  de  Bolomier  a Poiicin.  — Prétenlious  de  uuelques  familles  nobles  de  des- 
eendre  des  Romains  — Höpitaux  Sl-Joire  ou  Bolomier  et  Versonai,  a Geneve.  — Ecole 
foudée  å Geneve,  en  1429  par  Yersonai.) 

{Journal  Helvétique,  Avril  1750.) 

Yous  me  demandez,  Monsieur,  que  je  vous  éclaircisse  un 
endroit  de  Vllisloire  des  Suisses  de  M.  le  baron  d’Alt , qui  vous 
a fait  queique  peine ; c’est  dans  le  tome  IV,  ou  il  rapporte  un 
événement  qui  intéressait  toute  TEurope.  Il  sagit  de  Faccommo- 
dement  qui  se  fit  entre  Nicolas  V et  Félix  Y,  par  lequel  ce  der- 
nier,  qui  avaitété  élu  par  le  concile  de  Båle,  céda  le  pontificat 
a son  rival  sous  certaines  conditions.  Uauteur  nous  apprend 
que  le  projet  de  cet  accommodement  se  fit  d^abord  a Geneve , 
ou  résidait  Félix.  Uaffaire  traina  en  longueur;  mais  enfin  ce  duc 
de  Savoie , élevé  a la  dignilé  papale,  en  fit  une  entiére  cession, 
et  par  la  rendit  la  paix  a FÉglise.  Ce  scliisme  étant  fini , la  joie 
ful  générale  par  tout  le  monde  chrétien. 

Jusque-la  tout  est  aplani,  mais  Fhistorien  ajoute  une  parti- 
cularité  qui  vous  surprend.  « Louis,  duc  de  Savoie,  dit-il , crai- 
gnait  tellement  que  FafFaire  ne  manquåt,  qu  informé  qu’un  cer- 
tain  Bolomére  tåchait  de  dissuader  Amédée  son  pére,  de  donner 
sa  cession , il  le  fit  prendre  et  jeter  dans  le  lac , avec  une  pierre 
au  cou^  . » 

Yous  avez  reconnu,  au  travers  de  ce  nom  estropié,  qiFil 
s’agit  la  de  Bolomier,  dont  il  est  parlé  quelquefois  dans  notre 

* Histoire  des  Suisses,  tome  IV,  page  167. 

T.  IL 


8 


lU 


histoire  de  Geneve , et  qiii  avait  eu  des  emplois  considérables 
sous  Ämédée  VIII.  Mais  vous  ne  pouvez  pas  concevoir,  dites- 
YOiis,  que  le  duc  Louis,  son  successeur,  sans  autre  forme  de 
procés,  eul  fait  prendre  et  no)er  Bolomier,  dans  le  lac  Léman, 
pour  avoir  donné  ä son  inaitre  un  conseil  qu’il  jugeait  appa- 
remment  convenable;  cétait  de  ne  pas  se  dessaisir  si  facile- 
ment  de  la  thiare , dont  le  concile  de  Båle  Favait  décoré.  Ge 
fait  vous  parait  narré  d’une  maniére  obscure  et  méme  peu  vrai- 
semblable.  Si  Ton  nous  disait  que  le  Grand  Seigneur  a fait  noyer 
ou  étrangler  son  grand  vizir,  parce  qu’il  avait  donné  a quelqu’un 
des  conseils  qui  avaient  déplu  a Sa  Hautesse,  nous  n’en  serions 
pas  surpris ; cette  rigueur  est  dans  la  nature  du  gouvernement 
de  ce  pays-la.  Mais  vous  avez  raison  d’étre  surpris  qu’on  attri- 
bue  a un  duc  de  Savoie  un  despotisme  poussé  si  loin ; il  s’agil 
donc  de  débrouiller  ce  fait. 

Une  autre  question  que  vous  me  faites  dans  volre  derniére 
lettre,  c’est  de  savoir  si  ce  n’est  pas  ce  méme  Bolomier  qui  avait 
fondé  autrefois  a Geneve  le  couvent  des  religieuses  de  Saiute- 
Claire,  oii  est  aujourd’bui  notre  grand  böpital. 

Guillaume  de  Bolomier  était  seigneur  de  Yillars  dans  le  Ge- 
nevois,  premier  maitre  des  requétes  et  grand  chancelier  de  Sa- 
voie ; voila  d’abord  ses  titres.  Sa  forlune  fut  rapide.  De  simple 
gentilhomme  il  jiarvint  a étre  le  premier  ministre  du  prince ; 
mais  sa  fm  fut  des  plus  tragiques.  M.  le  baron  d’Ait  la  rapporte 
d’une  maniére  si  concise,  qu’elle  demande  nécessairement  d’étre 
un  peu  développée  et  éclaircie. 

Il  y a apparence  que  Bolomier  avait  un  peu  abusé  de  son  au- 
torité.  Le  seigneur  de  Yarembon  ayant  éié  nommé  en  1445 
pour  un  des  réformateurs  généraux  de  FEtat  de  Savoie,  il  avait 
re^u  diverses  plaintes  contre  Bolomier.  Le  chancelier,  pour 
affaiblir  les  accusalions  qu’allait  faire  contre  lui  le  réforniateur, 
essaya  de  le  perdre ; il  Faccusa  d’avoir  lui-méme  des  intelli- 
gences  secrétes  avec  les  ennemis  de  son  maitre.  Le  duc  nomma 
des  commissaires  pour  examiner  les  preuves  qualléguait  Bolo- 


115 


tiDiier;  elles  se  troiivérent  insuffisantes , et  il  ful  condamné  a 
mort,  comme  calomniateur.  La  seritence  est  du  13  aout  1446. 
Il  en  appela  au  conseil  du  duc : cet  appel  traina  1’affaire  en  lon- 
gueur;  mais  enfin  Tarrét  de  mort  fut  exécuté;  Bolomier  fut  jeté 
dans  le  lac  ä Thonon , avec  ime  pierre  au  cou : on  mootre  en- 
core  la  tour  d’ou  il  fut  précipité.  G’est  ainsi  que  Guichenon  rap- 
porte  cette  alfaire  dans  son  Histoire  de  Savoie.  Il  fmil  cet  artide 
en  disant:  « Bolomier,  par  un  siipplice  étrange,  fut  jeté  vif  dans 
le  lac  de  Geneve  L 

L^historien  de  Savoie  qualifie  cette  mort  de  supplice  étrange; 
il  me  semble  que  ce  n’est  pas  s’exprimér  exactement.  J’avoue 
que  le  sort  de  cet  infortuné  gentilhomme  est  des  plus  surpre- 
nants  et  des  plus  tragiques , mais  le  genre  de  mort  qu’on  lui  fit 
subir  était  le  supplice  le  plus  usité  dans  ce  temps-la.  On  voit 
dans  cette  méme  Histoire  de  Savoie  , que  Philippe  , fils  du 
duc  Louis,  fit  condamner,  une  vingtaine  d’années  plus  tard,  Val- 
pergue,  cbancelier  d’Anne  de  Chypre,  sa  mére,  a étre  noyé 
dans  le  lac  a Morges.  J’ai  lu  quelque  part  la  raison  qui  a fait 
abandonner  ce  supplice,  qui  était  fort  commun  avant  le  régue 
de  Fran^ois  Geux  que  Fon  pend  aujourddiui  étaient  presque 
tous  novés.  Yoici  ce  qui  a fait  changer  cet  usage,  ä ce  que  Fon 
prétend:  le  peuple  est  depuis  longtemps  dans  ce  préjugé,  que 
ceux  que  Fon  noie  meureiit  presque  tous  désespérés,  et  par 
coDséquent  en  grand  danger  pour  le  salut,  au  lieu,  disent-ils, 
que  ceux  que  Fon  pend  sont  presque  tous  sauvés. 

Le  procés  criminel  de  Bolomier  roula  donc  sur  sa  fausse  ac- 
cusation  de  trahison  contre  Varembon.  Gest  cette  noire  calom- 
nie  que  Fon  voulut  laver  dans  ies  eaux  du  lac  Léman.  Cepen- 
dant,  je  ne  voudrais  pas  nier  que  quelque  autre  cause  secréte, 
comme  celle  qu’en  donne  Fhistorien  des  Suisses , n’ait  pu  con- 
courir  aiissi  a la  perte  du  malheureox  Bolomier ; il  avait  été 
longtemps  le  secrétaire  de  Félix  V,  Le  conseil  qu’il  lui  donna 


^ Torne  I,  p.  508. 


116 


de  se  maintenir  dans  le  pontificat  fut  regardé  comme  partant 
d’un  mauvais  principe.  On  sait  que  le  poste  de  secrétaire  d’un 
pape  est  fort  lucratif.  11  parut  sans  doute  ä bien  des  gens  que 
celui-ci  voulait  sacrifier  la  paix  de  TEglise  a ses  inléréts  particu- 
liers;  il  y avait  la  de  quoi  le  rendre  odieux.  Il  avait  amassé  des 
richesses  inimenses,  qui  contribuérent  encore  a sa  perte.  La 
confiscation  de  ses  biens  piit  enlrer  pour  quelque  cbose  dans  sa 
condamnalion.  Un  historien  doit  bien  insinuer  ces  raotifs  cacliés 
du  triste  sort  de  Bolomier,  mais,  en  rapportant  son  supplice,  il 
doit  parler  comme  la  sentence,  je  veux  dire  qu’en' rapportant 
le  jugement,  il  faut  établir  qu’il  fut  condamné  a ce  genre  de 
mort  pour  avoir  calomnié  Yarembon. 

Mais  ce  qui  peut  juslifier  M.  le  baron  d’Alt,  c’est  que  quel- 
ques  historiens  avaient  parlé  de  la  mort  de  Bolomier  a peu  prés 
comme  lui.  Voici  ce  qii’en  a dit  Paradin  dans  sa  Chroniqm  de 
Savoie  : il  rapporte  d’abord  que  le  duc  Louis  avait  fort  a coeur  que 
son  pére  fit  la  cession.  « En  quoi,  ajoute-t-il,  lui  était  entre 
autres  fort  contraire  Bolomier,  chancelier  de  Savoie , qui  em- 
péchait  que  Félix  ne  se  démit  de  la  dignité  papale,  pour  le 
profit  et  gain  particulier  que  faisait  le  dit  Bolomier.  C’est  pour- 
quoi  les  choses  étant  accomplies  el  pacifiées , le  dit  duc  Louis, 
ayant  opinion  que  cette  cession  avait  été  différée  par  le  conseil 
de  Bolomier,  et  que  lui  seul  avait  été  cause  de  ce  trouble  pour 
son  avarice  et  rapacité,  con^ut  si  grande  baine  contre  lui,  qu’il 
lui  fit  faire  son  procés,  par  lequel  se  trouvant  convaincu  de 
plusieurs  cas  ä lui  imposés,  fut  enfm  condamné  d’étre  jeté  de- 
dans  le  lac  une  pierre  au  cou.  Et  ainsi  fut  exécuté,  au  grand 
plaisir  et  conlenlement  de  loute  la  noblesse,  que  le  dit  Bolomier 
avait  irritée.  Son  avarice  le  ruina,  car  il  avait  amassé  de  grandes 
richesses  L » 

Un  autre  auteur,  encore  plus  propre  a justifier  ou  a excuser 
le  laconisme  de  notre  historien  des  Suisses,  c’est  le  pére  Favre 


* Chroniqm  de  Savoie,  livre  III,  chapitre  42. 


117 


de  rOratoire,  continuateur  de  VHisloire  ecclésiastique  de  Fleurij. 
Il  a rapporté  la  mort  de  Bolomier  d’ime  maoiére  aussi  séche, 
et  c'est  apparemment  la  ou  le  baron  d’Alt  aura  puisé  ce  fait. 

« Charles  VIII,  roi  de  France  (dit  le  pére  Favre),  avait  tout 
acheminé  a la  paix  entre  Nicolas  Y et  Félix  Y.  Louis  de  Savoie 
craignait  tellement  que  Faffaire  ne  manquåt,  quétant  informé 
quhin  certain  Bolomere  tåchait  de  dissuader  Amédée  son  pére, 
de  donner  la  cession,  il  le  fit  jeter,  une  pierre  au  cou,  dans  un 
lac  L » Yous  voyez,  Monsieur,  que  ce  continuateur  et  Thistorien 
des  Suisses  sont  parfaitement  a Funisson. 

L'un  et  Fautre  ont  trop  abrégé  cette  histoire,  mais  ce  défaut 
est  plus  excusable  que  celui  de  quelques  autres  auteurs,  qui,  en 
Youlant  trop  Fétendre,  Font  cbargéede  circonstances  non-seule- 
ment  douteuses , mais  méme  fausses.  G’est  ce  qui  est  arrivé  a 
Eneas  Sylvius , qui,  étant  devenu  pape,  prit  le  nom  de  Pie  II ; 
on  a de  lui  une  Cosmographie ; il  y fait  Fhistoire  de  Bolomier, 
ä peu  prés  comme  les  autres  auteurs,  mais  il  ajoute  cette  parti- 
cularité,  qiF?7  se  trouva  coupable  de  Irahison^.  Cet  habile  homme, 
quoique  contemporain , s’est  xisiblement  trompé.  Bolomier, 
comme  nous  Favons  vu , fut  condamné , non  pas  pour  crime  de 
trabison , mais  pour  en  avoir  accusé  faussement  un  autre. 

Je  ne  dois  pas  oublier,  Monsieur,  de  yous  faire  part  d’une 
singularité  curieuse,  et  bien  propre  a fortifier  le  pyrrhonisme 
historique,  c’est  que  Fon  Yoit  dans  Féglise  de  Poncin,  petite 
Yille  du  Bugey,  le  tombeau  et  Fépitaphe  de  Bolomier,  dressés 
d’une  maniére  ä donner  le  change  å la  postérité  sur  sa  mort 
ignominieuse.  Sur  sa  pierre  sépulcrale,  il  est  représenté  en 
marbre  dans  loule  sa  longueur : dans  Fépitaphe,  il  est  décoré  de 
tous  ses  titres,  et  on  y a anticipé  de  trois  ou  quatre  années  le 
temps  de  sa  mort.  Cependant  il  est  douteux  qu  il  ait  été  enterré 
a Poncin , et  il  est  certain  que  sa  sentence  de  mort  est  du  raois 
d’aout  1446;  Fépitaphe  le  fait  mourir  en  1443,  et  on  a son 

Continuation  de  Y Histoire  Écclésiastique  de  Fieury,  sur  Tan  i 449,  p.  491. 

^ Proditionis  reus  factus,  rap.  38. 


118 


testament  dalé  de  décembre  1444  \ N’admirez-vous  pas  qu  un 
liomme  puisse  faire  son  testament  plus  d’une  année  apres  sa 
sépulture?  Anne  de  Dortans,  sa  femme,  monrut  ä Geneve  en 
avril  1443.  La  niort  lui  épargna  la  douleur  que  lui  aurait  causé 
le  snpplice  ignominieux  de  son  mari. 

Apres  avoir  rapporté  la  nolre  action  de  Bolomier,  qui  lui  couta 
la  vie , et  les  autres  plaintes  que  Ton  avait  faltes  contre  lui , 
réquité  veut  que  nous  examinions  s’il  n’avait  rien  falt  de  bon 
pendant  sa  prospérité,  rien  qui  put  un  peu  compenser  le  mal. 
Oiitre  plusieurs  legs  cliaritables  que  icontient  son  testament,  on 
lui  attribue  la  fondatlon  a Geneve  d’un  monastere  de  religieuses 
de  1’ordre  de  Sainle-Claire.  Ge  couvent  devint  un  liopital  a la 
Reformation. 

Guichenon  dit  que  Guillaume  de  Rolomler  fonda  Tliöpital  de 
Poncin,  le  Chapitre  et  le  choeur  de  Teglise  du  dit  lieu.  Il  fit 
restaurer  et  rebåtii*  i’b6pital  de  la  Madeleine  de  Geneve,  et  en 
augmenta  la  dotation , en  témoignage  de  quoi  il  y laissa  cette 
inscription , laquelle  se  voit  encore  aujourd’liui  sur  la  porte  de 
cel  liopital:  Patronus  noster  miles  Gmliermus  Bolomerias  ^ in 
anno  1 443,  nos  fandiliis  mstauravit.  Au-dessus  esl  Tecu  de  ses 
armes , qui  sont  de  gueules  a un  pal  d’argent 

Sjion  rapporté  cette  inscripiion  d’une  maniére  méme  plus 
exacte.  Dans  sa  copie,  ce  fondateur  ou  bienfalteur,  conformé- 
ment  a Foriginal,  est  appelé  Bolomeriiis  Falnas^  comme  dans 
son  épitaphe.  Dans  !e  quatorziéme  et  quinziéme  siécle,  on  trouve 
des  lamilles  nobles  qui  prétendalent  étre  venues  de  quelques 
anciens  Romains,  des  Lenluius,  desFabius,  etc.  Cellc  de  Bo- 
iomler  jje  disait  originaire  de  Roine,  et  de  la  noble  et  ancienne 

’ Voici  ou  Bolomier  est  si  hien  caraclérisé,  qu’on  ne  peut  pas 

avoir  [)ris  un  autre  pour  lui. 

(juiilelmus  Bolomerii  Fabius  Milcs,  Cancellarius  et  Primus  Magister  Be- 
questarum  Sabaudim,  hujiis  loci  Fundator,  obiit  XH  Seplembiås  11-13.  Anna 
uxor,  lilia  Domini  Dorlouci,  prasdecessit,  die  Martis  Pasclim  7 Aprilis,  Gebeii' 
nis,  buc  dela  la  3 die  Natalis  Domini  sequentis. 

- Guiciicnoii,  Hisloire  de  Bresse  et  de  Bufjeijj  tome  II,  page  10. 


119 


familie  des  Fabiens ; ils  produisent  des  litres  de  Tan  1315,  par 
oii  il  parait  qu’ils  descendaient  d’un  Gérard  Fabiiis. 

Mais  si  Thistorien  de  Geneve  a rapporlé  fidélement  Finscrip’ 
tion , il  y a lien  de  douter  qu  il  Fait  bien  entendiie.  « Gette  ins- 
cription  noiis  apprend,  dit-il,  que  noble  Guillaiirae  Bolornier 
avait  fondé  le  couvent  de  Sainte- Claire  a Geneve  en  1443.  Il 
avait  des  possessions  prés  de  ce  couvent,  et  il  prit  de  la  occa- 
sion  de  le  rebåtir  » 

Uautorité  de  cet  antiqiiaire  nous  avait  imposé , et  le  senti- 
ment général  a Geneve  était  que  Bolornier  y avait  autrefois  fondé 
le  couvent  de  Sainte-Glaire.  Quand  nous  lisions  dans  Guichenon 
qu  il  y c<  avait  fait  restaurer  et  rebåtir  un  böpital , » voici  Fex- 
plication  que  nous  donnions  a ces  paroles : cet  historien  a voulu 
dire  que  ce  gentilhomme  avait  réparé  le  monastére  de  Sainte- 
Glaire,  qui  est  aujourd’bui  un  böpital.  Fai  été  dans  cette  pensée 
assez  longtemps,  avec  bien  de  nos  gens  de  lettres;  mais,  apres 
un  mur  examen,  on  a trouvé  que  Guichenon  avait  raison,  et  que 
c’ était  Spon  qui  s’était  trompé  dans  Fexplication  de  Finscrip- 
tion. 

Il  y est  fait  mention  d’une  réparation  totale  d’un  édifice , qui 
devait  étre  tombé  en  ruines,  Nos  funditiis  instauravit.  Geux  qui 
habitaient  cette  maison  disent  qu’elle  a été  rebåtie  de  fond  en 
comble  par  leur  bienfaiteur.  On  sait  qiFavant  Bolornier,  les  reli- 
gieuses  de  Sainte-Glaire  n’avaient  point  eii  d’établissement  å 
Geneve;  il  n’a  donc  pas  pu  faire  des  réparations  å leur  monas- 
tére. 

Uinscription  est  encore  aujourd’hui  dans  la  méme  place  ou 
elle  avait  été  mise  originairement,  nonobstant  les  cbangements 
arrivés  å cet  édifice.  Et  la  portion  de  båtiment  ou  elle  est  en- 
cbåssée  n’a  jamais  appartenu  au  couvent  de  Sainte-Glaire,  mais 
était  un  böpital  tout  a fait  séparé  du  monastére.  On  a fouillé 
dans  nos  archives  pour  savoir  ce  que  c’était  anciennement  que 


^ Histoire  de  Geneve,  tome  II,  p.  349. 


120 


cette  maison  de  charité.  Une  ancienne  reconnaissance  de  Tan 
1414  Tappelle  Yliöpital  de  St-Joire  ' ; il  portait  ce  nom,  parce 
qu^apparemment  il  avait  été  fondé  par  Alamand  de  St-Joire , 
évéque  de  Geneve,  qui  vivait  cent  ans  avant  Bolomier.  Quand 
ce  second  bienfaiteur  Teut  entiérement  renouvelé , il  porla  son 
nom  et  fut  appelé  Xhöpital  Bolomier.  Ges  anciennes  reconnais- 
sances  nous  apprennent  que  dans  cet  höpital  il  y avait  une  cha- 
pelle  dédiée  ä la  sainte  Yierge,  qui  faisait  quelquefois  appeler 
cette  maison  de  charité  V Höpital  de  la  hienheiireuse  Vier  ge.  Une 
des  colonnes  de  la  porte  de  cette  chapelle  subsistait  encore  en 
1749,  et  rinscription  se  voyait  au-dessus;  mais  la  caducité  de 
Tédifice  obligea  a le  rebåtir  cette  anuée-la,  et  trois  mois  apres 
il  souffrit  un  incendie  qui  Tendommagea  beaucoup. 

Une  autre  reconnaissance  nous  apprend  qu’en  1477,  un 
Guillaume  Bolomier  était  recteur  de  cet  höpital ; il  était  neveu 
et  apparemment  filleul  du  Chancelier.  Il  y a apparence  quil  hé- 
rita  des  fonds  que  son  onde  possédait  a Geneve , qui  étaient 
fort  considérables , soit  en  maisons,  soit  en  terres.  Les  biens 
qu’il  avait  en  Savoie  furent  apparemment  confisqués;  ceux  de 
Geneve,  se  trouvant  sous  une  autre  dominalion,  durent  passer 
au  neveu , parce  que  le  Chancelier  ne  laissa  point  d’enfants. 

Voila  donc  Guichenon  réhabilité  sur  ce  qu’il  a dit,  que  Bolo- 
mier avait  été  le  réparateur  et  le  bienfaiteur  d’un  höpital  de  Ge- 
neve ; il  s’est  seulement  trompé  sur  le  nom.  Il  Tappelle  de  la 
Madeleine.,  il  fallait  dire  de  la  bienlieureuse  Vierge  Marie.  La 
méprise  est  des  plus  légéres. 

Il  est  bien  vrai  qu’il  y avait  eu  autrefois  a Geneve  un  höpital 
dans  le  quartier  de  la  Madeleine,  mais  Bolomier  n’y  avait  point 
contrihué.  Le  fondaleur  était  Fran^ois  de  Yersonai,  et  la  date 
est  de  1452.  Cet  höpital  était  principalement  desliné  pour  les 
femmes  malades  el  accouchées. 

il  y avait  encore  a Geneve  deux  ou  trois  autres  höpitaux, 

A In  favorem  Fiectoris  Ilospitalis  Sancti  Jorii. 


121 


ilont  il  ne  s’agit  point  ici;  mais  je  ne  saurais  me  résoudre  a 
passer  sous  silence  un  autre  bel  établissement  du  fondateur  de 
rhöpital  de  la  Madeleine.  Voici  ce  que  je  trouve  dans  une  liis- 
loire  manuscrite  de  Geneve  \ et  qui  mérite  bien  de  trouver  ici 
sa  place  : 

« L’an  1429,  un  riche  marchand  de  Geneve,  et  homme  sans 
doute  éclairé,  qui  s’appelait  Fran^ois  Yersonai,  se  signala  par  un 
établissement  qui  doit  lui  faire  honneur.  Il  fonda  une  école,  dans 
laquelle  on  devait  enseigner  la  grammaire,  la  logique  et  les  au- 
tres  arts  libéraux.  Il  fit  båtir,  pour  cet  effet,  une  maison  toiit 
prés  des  Cordeliers  de  Rive,  c’est-a-dire  a une  pelite  distance 
des  bords  du  lac.  L’acle  de  cette  fondalion , que  Ton  a dans  les 
archives,  contient  diverses  clauses;  il  défendait,  par  exemple, 
aux  maltres  qui  seraient  appelés  a enseigner,  de  prendre  aucune 
récompense,  ni  d’exiger  aucun  émolument  des  écoliers,  et  que 
ceux-ci , en  reconnaissance  de  Tavantage  qu  ils  avaient  d’étre 
enseignés  gratis,  seraient  obligés  de  se  retidre  tous  les  matins 
prés  de  Tautel  båti  dans  cette  maison , et  de  réciter  lå  un  Pater 
et  un  Ave  Maria ^ pour  le  repos  de  Tåme  du  fondateur  de  Té- 
cole,  et  de  ceux  qu’il  aurait  dans  Tintention.  G’est  dans  cette 
maison  que  Ton  a enseigné  la  jeunesse  dans  Geneve , non-seu- 
lement  jusqu’å  la  Réformation  , mais  encore  jiisqu’au  temps  que 
le  college  fut  construit  dans  le  lieu  ou  il  est  aujourd’hui.  Uan 
1558,  Calvin  représenta  que  Fancien  college  n’était  pas  bien 
situé,  qu’il  n’était  pas  assez  spacieux,  et  n’avait  pas  un  nombre 
suffisant  de  régents ; il  fit  sentir  qu’il  fallait  le  placer  dans  un 
lieu  plus  agréable,  plus  aéré,  plus  éloigné  du  bruit.  La  nouvelle 
place  que  Fon  choisit  s’appelait  les  Hatins  de  Bolomm\  et  était 
contigué  a Fancien  couvent  de  Sainte-Claire.  » 

Bolomier  a-t-il  été  fondateur  du  couvent  de  Sainte-Claire?  On 
le  croit  communément  å Geneve , apres  Spon , qui  Fa  dit  ainsi 
dans  son  Histoire  de  Geneve ^ mais  sur  Finscription  mal  expli- 


* Celle  de  Jean-Antoine  Gautier,  liv.  II. 


1-2^2 

quée  ou  plulot  mal  appliquée.  Il  est  vrai  qii’il  ajoute  une  demi- 
preiive,  c’est  qiie  « Bolomier  ayant  des  possessions  prés  du 
couvent  de  Sainte-Claire,  il  y a apparence  qu’il  prit  de  la  occa- 
sion  de  rebåtir  le  dit  couvent*.  » Mais  Guiclienon  altribue  la 
fondation  de  ce  monastére  a Yolande  de  France,  ducbesse  de 
Savoie  et  soeur  de  Louis  XI,  roi  de  France;  elle  doit  Tavoir 
båti  environ  Tan  1470.11  se  pourrait  que  Guillaume  Bolomier, 
neveu  el  liéritier  du  chancelier,  qui  vivait  dans  ce  temps-lå  et  qui 
avait  des  possessions  dans  le  voisinage,  ait  donné  remplacement, 
et  que  la  princesse  ait  fait  construire  le  monastére.  Apres  tout, 
il  ne  nous  imporie  pas  beaucoup  aujourd’hui  de  savoir  précisé- 
ment  qui  avait  fondé  ce  couvent;  c’élait  Faffaire  des  religieiises 
qui  riiabitaient , dont  la  principale  fonction  était  de  réciter  des 
priéres  poiir  le  repos  de  Tame  de  la  personne  qui  les  avait 
fo  ndées. 


VIII 

MÉMOIRE  SUR  LES  COMTES  DALTNGES. 

(Conquéle  du  Cliablais  par  l(‘s  Bcrnois  en  1536  : la  réformc  s’y  élablil.  — Son  niainlien 
slipnlé  par  le  trailé  de  reslilution  de  1567.  — Eminauuel-Pbilibert  respecle  le  pro- 
teslanlisnie  cbablaisien,  Cbarles -Eininaniiel  TaUaque.  — Le  Réveille-inatin  des 
Frangms,  1574.  — Yasles  possessions  des  coinles  d’A!inges : leur  allacbenient  au 
proteslanlisnie  pendanl  trois  généralions,  Francois,  Bernard  et  Isaac : leur  cliåleau  å 
lleneve:  extinctiou  de  la  branche  ainée.) 

{Journal  JMvétique,  Janvier  1747.) 

Monsieur  , 

Un  savant  de  Suisse  travaille  å un  ouvrage  ou  il  doit  faire 
connaitreles  hommes  illustres  de  ces  pays-ci.  Nous  élions  der- 
niéremenl  ensemble  vous  et  moi,  lorsque  je  re^us  de  sa  part 
quelqiies  questions  sur  diverses  familles  de  Geneve  ou  il  y a eu 


* Torne  II,  p.  350. 


123 


des  personnes  qui  se  sont  distinguées  par  leurs  talents  et  par 
leurs  emplois.  Je  fus  surpris  de  voir  daus  cette  liste  le  nom 
d’ Alinges  placé  des  premiers : vous  parlageåtes  cette  surprise 
avec  moi.  G’est  une  illustre  famille  de  Savoie,  disions-nous, 
comnienl  la  range-t-on  parmi  celles  de  Geneve?  Gependant 
Texactitude  de  celui  qui  demandait  des  éclaircissements  la- 
dessus,  ne  nous  permetlait pas  de  croire  quil  eut  fait  cette  équi- 
voqiie.  Nous  soup^onnåmes  qu  il  avait  ses  raisons  pour  ranger 
cette  maison  dans  la  classe  des  genevoises,  et  qu’il  failait  que 
quelques-uns  de  ces  seigneurs  eussent  eu  des  relations  parti- 
culiéres  avec  notre  république.  Je  me  chargeai  de  creuser  ce 
fait,  et  de  vous  rendre  raison  de  ce  que  je  pourrais  découvrir 
la-dessus. 

J’ai  clierché  inutilement  quelque  éclaircissement  dans  i’une 
et  Fautre  des  editions  de  VHisloire  de  Geneve;  mais,  apres  bien 
des  recherches,  j’ai  enfin  trouvé  que  trois  ou  quatre  des  sei- 
gneurs de  cette  maison  ont,  de  pére  en  tils,  fait  profession  de 
la  religion  réformée,  qu’ils  ont  séjourné  alternativement  et  dans 
Geneve  et  dans  leurs  terres  du  voisinage.  Il  y a méme  beau- 
coup  d’apparence  que  quelques-uns  se  sont  procuré  des  lettres 
de  bourgeoisie.  Ge  fait  est  si  peu  connu  qu’il  est  nécessaire  de 
le  développer. 

Gette  maison  tire  son  nom  du  chåteau  ou  fort  d’ Alinges, 
dans  le  Ghabiais,  situé  sur  une  colline  prés  de  la  riviére  de 
Drance,  a deux  lieues  de  Thonon.  Ge  iFest  plus  aujourd’liui 
qu’un  monceau  de  pierres.  Les  seigneurs  d’Allnges  existaient  déjä 
des  Fan  1000,  et  ce  qui  les  illustre  le  plus,  c’est  que  cette  mai- 
son est  alliée  des  ducs  de  Savoie.  Divers  de  ces  seigneurs  se 
sont  illustrés,  en  différents  siécles,  par  leurs  emplois  militaires, 
et  par  plusieurs  ambassades.  Mais  ii  ne  s’agit  de  les  considérer 
aujourddmi  que  par  leur  attachement  å la  Réfonnation. 

Vous  savez.  Monsieur,  qiFen  1536  MM.  de  Berne  firent  la 
conquéte  du  Ghabiais,  du  pays  de  Gex  et  de  ce  que  nous  ap- 
pelons  les  bailliages  de  Ternier  et  de  Gaillard.  Ils  y établirent 


124 


partout  des  ministres  et  des  églises.  Peu  a peu  les  habitants  em- 
brassérent  volontairement  la  religion  de  leur  nouveau  souverain. 

En  1567,  les  seigneurs  de  Berne  rendirent  ces  terres  a 
Emmanuel-Pbilibert,  duc  de  Savoie.  Gette  restitution  se  fit 
sous  la  réserve  expresse  qu’il  y laisserail  subsister  la  Réforma- 
tion,  et  Ton  doit  rendre  la  juslice  a ce  prince  que  cette  condi- 
tion  fut  assez  exactement  observée  pendant  sa  vie. 

Je  trouvai  Tautre  jour  une  ancienne  brocbure  ou  il  y a un 
Irait  assez  curieux  sur  la  tolérance  de  ce  duc  de  Savoie.  Ce 
pelit  livre  est  intitulé  le  Réveille-‘nialm  des  Frangais^  et  im- 
primé  en  1574.  On  y exborte  un  prince,  apparemment  le  roi 
de  France,  au  support  en  matiére  de  religion,  et  cela  par  Texem- 
ple  d^Emmanuel-Pbilibert.  x 

« Uexemple  de  Mgr.  de  Savoie,  lui  dit-on,  favoriserait  gran- 
dement  vos  actions  en  cela,  quand  méme  a son  imitation  vous 
entretiendriez  les  ministres  et  pasteurs  de  cette  religion,  aux 
dépens  des  trop  gras  bénéfices,  des  dimes  et  semblables  re- 
venus,  comme  ii  fait  en  ses  trois  bailliages  de  Tbonon,  de  Gex 
et  de  Terny,  ou  il  ne  soufFre  nullement  d’étre  dite  une  seule 
mécbante  petite  messe  basse.  » 

Une  des  conditions  du  traité  était  que  « les  ministres  et 
diacres  nécessaires  au  dit  exercice  de  religion,  seraient  entre- 
teniis  au  dit  pays , avec  telles  pensions  qu’ils  ont  eu  par  ci- 
devant.  » 

Dans  rintervalle  qui  s’écoula  depiiis  la  conquéle  du  Gba- 
blais  jusqu  a sa  restitution,  je  trouve  un  Fran^ois  d’ Alinges 
qui  embrassa  la  religion  réformée,  el  qui  ensuite  en  fit  baute- 
ment  profession  jusqu  a sa  mort. 

Cbarles-Emmanuel  ayant  succédé  a son  pére  en  1580,  les 
cboses  cbangérent  de  face  par  rapport  a la  religion  dans  le 
Gbablais.  Il  commen^a  en  1589  a iuterdire  quelques  églises, 
et  en  1598  il  cbassa  généralement  lous  les  ministres.  Fran- 
^ois  de  Sales  y vint  en  mission,  qui,  soutenue  a la  fm  d’une  es- 
péce  de  dragonnade  par  le  régiment  de  Martinengue,  fit  re- 


125 


prendre , a presque  tous  les  habitants,  leur  ancieiine  religion. 

Les  comtes  d’Älinges  furent  presque  les  seuls  qui  demeu- 
rérent  fermes;  ils  firent  une  profession  ouverte  de  la  religion 
réformée.  En  1602,  ils  firent  construire  un  banc  dans  feglise 
de  Saint-Pierre  de  Geneve,  pour  y assister  aux  exercices  sacrés. 
On  fy  voit  encore  axec  leurs  armes  sculplées  :il  est  sur  la  méme 
ligne  que  les  siéges  des  magistrats. 

Frangois  d’ Alinges,  qui  embrassala  réforme,  était  un  seigneur 
fort  ricbe,  témoin  les  vingt-deux  terres  qu’il  distribua  a ses 
trois  enfants.  Il  était  seigneur  de  Coudrée,  Serveta,  Montfort, 
Yueilleran,  Saint-Sapborin , Boisi,  et  de  quantité  d’autres  en- 
droits. 

Son  fils  ainé  était  Bernard  d’Alinges,  qui  fut  comme  son 
pére  un  zélé  protestant.  Il  épousa  dame  Frangoise  de  Moinas, 
qui  eut  pour  dot  les  terres  de  Beauregard,  Balaison  et  quelques 
autres,  et  qui  eut  le  méme  attacbement  pour  la  religion  réfor- 
mée que  le  comte  son  époux. 

De  ce  mariage  naquit  Isaac  d’ Alinges,  le  21  novembre  1578, 
dans  la  terre  de  Beauregard  en  Cbablais.  Il  fut  élevé  avec  soin, 
et  se  distingua  par  son  amour  pour  la  xertu  et  pour  la  vérité ; 
ni  promesses  ni  menaces  ne  purent  la  lui  faire  abandonner  des 
qifil  feut  connue.  Il  se  retira  ä Geneve  pour  y servir  Dieu  avec 
plus  de  liberté.  Il  mourut  le  7 juin  1654,  ågé  de  soixante-seize 
ans,  dans  son  bötel  voisin  de  fhopital  général,  et  qui  porte  en- 
core aujourddiui  le  nom  de  chåteau  de  Coudrée^,  Il  mourut  sans 
enfants. 

Il  eut  trois  soeurs,  dont  fune  fut  mariée  a Bernard  de  Budé 
de  Yérace,  fils  de  Jean,  magistrat  de  Geneve,  et  petit-fils  du 
grand  Budé. 

Isaac  d’ Alinges  eut  plusieurs  neveux  par  ses  autres  soeurs, 
mais  celui  qu’il  affectionna  le  plus,  fut  sans  contredit  Bernard 
de  Budé. 

Sur  remplacement  qu’elle  occupait,  on  a construit  en  i 762,  le  temple 
luthérien{Yoy.  Picot,  Histoire  de  Geneve,  tome  lIl,  309). 


126 


Voila,  Monsieur,  ce  que  j’ai  pu  découvrir  toucliant  ces  sei- 
gneurs, que  nos  historiens  ont  eu  grand  tort  de  ne  nous  pas 
faire  mieux  connaitre.  Des  personnes  de  ce  rang,  qui  par  res- 
pect  pour  la  vérité,  ont  eu  le  courage  de  s’exposer  a toute  l’in- 
dignalion  du  prince,  méritaient  une  place  des  plus  honorables 
dans  nos  annales. 

Les  particularités  que  je  viens  de  rapporter  ont  été  tirées 
d’une  feuille  volante  et  fugitive,  trouvée  par  hasard  dans  un 
coin  de  la  hihliothéque  de  Geneve.  C’est  un  Programme  mor- 
luaire  dressé  par  le  recteur  de  1’Académie,  suivant  la  coutume 
de  ce  temps-la,  |pour  inviter  les  Genevois  a assister  au  convoi 
funébre  dlsaac  d’ Alinges,  le  dernier  de  cette  tige. 

Pour  la  maison  d’ Alinges  ou  de  Coudrée,  qui  est  encore  au- 
jourddiui  une  famille  dislinguée  en  Savoie,  on  croit  qu’ils  ne 
descendent  des  anciens  comtes  que  par  les  femmes,  ou  si  c’est 
par  les  måles,  on  doit  les  regarder,  au  moins,  comme  la  branche 
cadette. 

Si  la  religion  qu’ils  professent  est  différente  de  la  nötre,  on 
doit  leur  rendre  celte  justice  que  cela  ne  leur  a jamais  donné  de 
réloignement  pour  nous.  Nous  n’avons  éprouvé  dans  toutes 
les  occasions  qu’un  grand  fond  de  politesse  de  leur  part.  Feu 
M.  le  marquis  de  Coudrée  était  surtout  un  seigneur  des  plus 
accueillants.  Le  roi  Yictor-Amédée  eut  tant  de  confiance  en  lui, 
qu  il  le  cbargea  de  Féducation  de  son  fils  Charles-Emmanuel 
aujourddmi  régnant. 

Je  suis,  etc. 


127 


IX 

PARTICULARITÉS  SUR  SAINT  FRANQOIS  DE  SALES. 

(Sa  vie  par  Marsollier:  anecdotes  suspectes  ou  fausses  qilelle  contienl.  — Visites  de  saint 
Fraiicois  de  Saics  ä Théodore  de  Béze : on  fait  courir  le  faui  bruit  de  Tabjuralion  de 
ce  deriiier:  Réponse  å un  gentilhomme  savoisien,  — RétaBlissement  du  ca- 
Iholidsme  en  Cbablais : mission  de  saint  Frangois  de  Sales:  ses  exorcismes:  arrivée 
du  régiment  de  Marlinengue : la  droite  et  la  gaucbe  du  duc  Charles-Emnianuel.  — Saint 
Francois  de  Sales  fait  éyéque  de  Geneve  quelques  jours  avant  Fescalade:  exiguité  de  son 
revenu.  — Ripaille,  et  la  devise  d’une  colliile  tirée  de  Tibulle. — L’ esprit  du  Uen- 
heureux  Frangois  de  Sales). 

{Journal  Helvétique,  Février  1747.) 

Monsieur  , 

Vous  avez  paru  conlent  de  ce  que  je  vous  ai  fait  connaitre 
quelques  seigneurs  du  Chablais,  qui  demeurérent  fermes  dans  la 
religion  réformée,  lorsque  la  plus  grande  partie  de  ce  pays-la 
rentra  dans  le  sein  de  TEglise  romaine  Yous  avez  admiré  ces 
braves  comtes  d’ Alinges,  qui  apres  avoir  connu  la  vérité,  par 
le  moyen  des  ministres  que  les  seigneurs  de  Berne  avaient  éta- 
blis  dans  ce  pays,  y persévérérent  malgré  tous  les  discours  sé- 
duisants  et  artificieux  de  Francois  de  Sales,  soutenus  de  Tau- 
torité  du  prince,  et  de  ses  menaces  contre  ceux  qui  ne  retour- 
neraient  pas  incessanfiment  dans  le  giron  de  FEglise.  Uattache- 
ment  de  ces  seigneurs  pour  la  réformation  se  soutint  pendant 
trois  générations,  c'est-a-dire  autant  que  cette  branche  sub- 
sista.  Yous  savez  mauvais  gré  a ceux  qui  ont  écrit  Thistoire  de 
Geneve,  lorsqiFils  en  étaient  a la  révolution  du  Chablais,  de  ne 
nous  avoir  pas  conservé  la  mémoire  des  premiers  seigneurs  de 
ce  duché,  qui  se  signaiérent  par  leur  respect  pour  la  vérité,  et 

^ Journal  Helvétique 1750,  ou  ci-dessus  p.  122. 


128 


qui,  comme  Moise,  demeurérenl  fermes,  sans  craindre  la  colére 
du  prince  \ Voila  les  héros  que  Thistoire  doit  s attacher  a nous 
dépeindre,  préférablement  a ceux  qui  se  signaleni  en  répandant 
le  sang  humain. 

Ä cette  occasion,  vous  me  failes  de  iiouvelles  questions.  Yous 
voulez  que  je  vous  enlretienne  de  ce  Fran^ois  de  Sales  qui  a 
tant  fail  de  bruit  pendant  sa  vie,  et  qui  apres  sa  mort  a trouvé 
place  dans  le  calendrier.  Yotre  curiosité  s’esl  tournée  de  ce 
cöté-la,  et  vous  vous  plaignez  de  ce  que  vous  n’avez  pas  les 
livrés  ou  vous  pourriez  la  satisfaire.  Yous  supposez  que  j’en 
suis  mieux  pourvu  que  vous,  et.  la-dessus  vous  me  donnez  pour 
tåche  de  vous  marquer  quelques  parlicularilés  de  sa  vie,  surtout 
de  sa  fameuse  mission  dans  le  Chablais,  et  des  fondements  de 
sa  canonisation. 

Yous  me  demandez-la  bien  des  clioses,  Monsieur:  je  ne  sais 
si  j’aurai  le  courage  et  la  patience  de  faire  tout  ce  que  vous  exi- 
gez  de  moi.  En  tout  cas,  je  vous  indiquerai  quelques  auteurs  ou 
vous  trouverez  de  quoi  suppléer  a ce  que  je  n’aurai  pas  suffi- 
samment  éclairci. 

Un  des  premiers  auteurs  que  je  crois  qui  ait  écrit  la  vie  de 
ce  saint,  est  Gbarles-Auguste  de  Sales,  son  neveu,  qui  a élé 
aussi  évéque  de  Geneve.  Jean-Pierre  Gamus,  évéque  dé  Belley, 
ami  inlime  de  notre  Fran^ois  de  Sales,  avait  aussi  donné  un 
ouvrage,  pour  faire  bien  connaitre  le  caraclére  de  ce  saint. 

Mais  riiistorien  le  plus  connu,  et  que  j’ai  la  tout  enlier  en 
volre  faveur,  c’est  1’abbé  Marsollier,  chanoine  et  doyen  de  la 
calbédrale  d’Usez.  En  1711,  il  donna  la  vie  du  saint  en  deux 
volumes  in-S"".  Il  est  bon  de  vous  faire  un  peu  connaitre  cet 
ouvrage.  Il  faut  convenir  qu  il  est  fort  bien  écrit,  et  qu  il  se  fait 
lire  avec  plaisir.  On  a,  du  mérne  auteur,  la  Vie  du  Cardinal 
Xvmenez,  qui  est  estimée,  et  qui  ne  le  céde  peut-élre  pas  a celle 
de  Tabbé  Fléchier.  Pour  rendre  recommandable  Thistoire  de 


* Hébr.  XI,  27. 


129 


son  saint,  il  nous  averlit,  dans  une  préface,  qu’elle  a été  écrite 
sur  des  mémoires  que  les  religieiises  de  la  Visitation  lui  ont 
fournis.  Voiis  savez  que  Fran^ois  de  Sales  est  Tinstituteur  de 
cet  Ordre.  Je  soupgonne  fort  que  cette  source  ne  vous  paraitra 
pas  des  meilleures.  M.  Languet,  ci-devant  évéque  de  Soissons, 
nous  a fait  voir  dans  la  vie  de  la  fameuse  Marie  Älacoque,  reli- 
gieuse  du  méme  Ordre,  que  Ton  se  commet  beaucoup  en  écri- 
vant  sur  des  mémoires  dressés  par  de  bonnes  religieuses,  dans 
le  fond  d’un  couvent.  Cet  académicien,  malgré  la  beauté  de  son 
style,  s est  donné  dans  cet  ouvrage  un  ridicule  qiii  ne  s’effacera 
pas  de  longtemps. 

Quoique  rabbéMarsollier  se  soit  beaucoup  mieux  observé  que 
révéque  de  Soissons,  il  lui  a cependant  échappé  quelques  traits 
qui  ne  font  pas  honneur  a son  discernement : « Saint  Fran^ois 
de  Sales  allait  a Thonon  en  1608,  dit  notre  historien.  On  ra~ 
conte  une  chose  qui  lui  arriva  en  chemin,  qui  est  une  preuve 
bien  sensible  de  sa  mortification.  Il  fut  obligé  de  loger  chez  un 
de  ses  amis.  On  se  mit  a table;  mais  celui  qui  avait  mis  le  cou- 
vert  s’était  mépris,  et  avait  mis  de  la  farine  dans  la  saliére,  au 
lieu  de  sel.  Geux  qui  lui  tenaient  compagnie  s’en  apergurent 
bientöt.  Mais  le  prélat,  accoutumé  a ne  faire  aucune  atlention  a 
ce  qu’il  mangeait,  continuait  a se  servir  de  la  farine  au  lieu  de 
sel,  et  ne  sen  fut  peut-étre  pas  apergu,  si  le  maitre  du  logis, 
en  ordonnant  que  Ton  changeåt  de  saliére,  ne  lui  en  etit  fait 
des  excuses.  » Ne  trouvez-vous  pas,  Monsieur,  que  ce  beau 
trait  d’histoire  aurait  aussi  demandé  que  Tauleur  en  fit  des  ex- 
cuses a ses  lecteurs ; car  il  ne  marque  guére  de  gout  dans  un 
écrivain  ? Je  connais  des  gens  qui  ont  dit,  apres  Tavoir  lu,  qu’il 
sentait  bien  le  couvent,  qu’il  aurait  été  bon  dans  le  procés  de 
canonisation  d’un  moine,  mais  qu’il  était  aussi  déplacé  dans 
cette  histoire,  et  presque  aussi  insipide,  que  le  prétendu  assai- 
sonnement  mis  mal  a propos  dans  la  saliére.  Mais  pour  conten- 

* Torne  I,  p.  563. 

T.  II. 


9 


130 


ter  ces  gens  délicats,  voici  ou  ils  trouveront  du  sel,  el  méme  du 
plus  åcre  et  du  plus  mordant. 

« Quelqu^un  élant  en  conversation  familiére  avec  Béze,  sV 
visa  de  lui  demander  qu’est-ce  qui  Tattachait  le  plus  ä la  secte 
des  cahinistes.  Béze  ne  répondit  rien ; mais  ayant  fait  venir  une 
jeune  fdle  fort  belle  qui  demeurait  avec  lui,  « voila,  lui  dit-il, 
la  raison  qui  me  convainc  le  plus  de  ma  religion.  » Celui  a qui 
il  faisait  cette  confidence  fut  d’autant  plus  surpris  de  cette  ré- 
ponse,  ajoute  notre  historien,  que  Béze  était  alors  dans  un  åge 
fort  avancé,  et  qui  devait  Tavoir  guéri  de  pareilles  faiblesses. » 
Il  faut  savoir  gré  ä notre  auteur  d’avoir  mis  ce  correctif  a son 
anecdole;  mais  il  aiirait  marqué  plus  de  jugement,  s’il  Tavait 
entiérement  supprimée. 

Malheureusement  il  en  lire  des  conséquences  comme  si  le 
fail  était  bien  sur.  « Aprés  cela,  dit-il,  il  faudrait  que  la  reli- 
gion cbrétienne  eut  bien  cbangé  de  caractére,  si  Dieu  avait 
choisi  de  pareilles  gens  pour  reformer  son  Eglise,  et  pour  leur 
découvrir  des  vérités  inconnues  ä tant  de  sainls  si  éclairés,  si 
h umbles,  si  détachés  du  monde  (qu’ils  prennent  de  la  farine  pour 
du  sel ) . )) 

On  n’a  pas  oublié,  dans  la  Vie  de  Frangois  de  Sales,  les  soins 
qu’il  se  donna  pour  essayer  de  ramener  Béze  dans  le  sein  de 
TEglise  romaine;  et  on  lui  en  fait  un  grand  mérite.  G’eut  été 
une  conquéte  digne  de  lui.  Aussi  n’épargna-t-il  rien  pour  y réus- 
sir.  Il  s’y  porla  avec  d’autant  plus  de  zéle,  qu’il  avait  une  com- 
rnission  expresse  de  la  cour  de  Bome  pour  cela.  Je  commen- 
cerai  par  cet  artide  a satisfaire  a vos  demandes.  Vous  n’at- 
teodez  pas  de  moi,  sans  doute,  que  je  vous  donne  rien  de  suivi 
sur  la  vie  de  ce  saint.  Nous  nous  en  tiendrons,  s’il  vous  plait,  a 
quelques  parlicularités  détachées.  Je  ne  vous  promets  pas  méme 
de  me  tenir  toujours  scrupuleusement  ä notre  sujet,  s’il  se  pré- 
senle  quelque  idée  accessoire  qui  me  frappe  davanlage. 

Les  historiens  qui  ont  écrit  la  vie  de  Frangois  de  Sales,  rap- 


Tome  I,  p.  303. 


131 


portent  tous  qu’il  fit  ä Béze  trois  ou  quatre  visites.  Ils  n'oa- 
blient  pas  de  remarquer  qu  il  s exposait  beaucoup,  que  c était 
une  pieuse  témérité  a un  homme  de  son  caraclére  d’oser  entrer 
dans  notre  xille.  Tout  cela  lend,  comme  vous  le  voyez,  a rendre 
ses  démarches  plus  méritoires. 

Clément  YIII,  par  un  bref  du  1®*“  octobre  1596,  lui  ordonne 
de  faire  la  tentative  et  de  ne  rien  épargner  pour  y réussir.  L’abbé 
Marsollier,  pour  juslifier  Tempressement  du  pape,  fail  un  por- 
trait  assez  avantageux  du  minislre.  « Tout  le  monde  sait,  dit-il, 
que  Théodore  de  Béze  était  le  plus  fameux  ministre  du  parti 
calviniste.  Il  était  sans  conlredit  un  des  plus  beaux  esprits  de 
son  siécle.  Il  parlait  en  prose  et  en  vers  avec  la  derniére  poli- 
tesse.  Les  calvinistes  le  regardaient  comme  un  homme  extraor- 
dinaire ; sa  réputation  parmi  eux  était  a un  point  a ne  pouvoir 
augmenter.  Il  était  alors  fort  avancé  en  åge;  mais  il  n’avait  rien 
perdu  de  sa  belle  humeur;  et  la  douceur  de  ses  moeurs,  les 
agrémenls  de  sa  conversation  lui  avaient  acquis  un  si  grand 
nombre  d’amis,  qu’il  était  également  aimé  et  honoré  dans  tout 
le  parti.  » L^abbé  rend  ensuite  raison  de  ce  qui  se  passa  dans 
la  premiére  visite  de  Frangois  de  Sales.  Le  point  le  plus  im- 
portant  fut  qu’il  demanda  a Béze  s’il  ne  croyait  pas  qu’on  put 
faire  son  salut  dans  la  communion  romaine.  « Il  fallut  réver 
quelque  temps  avant  de  répondre,  dit  rhistorien;  aprés  quoi, 
ajoute-t-il,Béze  reconnut  qu’on  pouvait  s’y  sauver,  mais  qu^elle 
était  chargée  de  trop  de  cérémonies  et  de  trop  de  pratiques  hu- 
maines,  et  que  le  cbemin  du  ciel  était  plus  aplani  dans  FEglise 
réformée.  » Dans  la  suite  de  la  conférence  on  traita  plusieurs 
points  de  la  controverse,  que  l’abbé  Marsollier  rapporte  a sa 
maniére,  et  dont  je  vous  épargne  le  détail. 

Il  vaut  mieux  vous  rendre  raison  de  la  maniére  dont  Fran» 
gois  de  Sales  aborda  Béze.  Cest  une  petite  particularilé  cu- 
rieuse,  que  je  tire  d’un  manuscrit  de  la  bibliotbéque  de  Genéve. 
Il  contient  la  plus  gi  ande  partie  du  procés  de  canonisatiori  de 
notre  saint,  qu  un  heureux  hasard  nous  a procuré.  On  y voit 


132 


que  Fran^ois  de  Sales,  étant  arrivé  ä Geneve,  se  rendit  d’abord 
au  logis  de  Béze.  Il  fut  introduit  dans  une  grande  salle,  oii  on  le 
fit  attendre  assez  longtemps.  Il  y remarqua  un  portrail  de  Cal- 
vin, avec  ces  vers  mis  au  bas  : 

Hoc  vultu,  hoc  habitu,  Calvinum  sacra  docentem 
Geneva  felix  audiit, 

Cujus  scripta  piis  toto  celebrantur  in  Orbe, 

Malis  licet  ringentibus. 

Béze  se  fit  un  peu  attendre;  et  dans  Tintervalle,  Tétranger  s’a- 
musa  a parodier  ces  vers.  Il  eut  Tart,  en  y cbangeant  seulement 
trois  ou  quatre  mots,  d’en  faire  une  satire  contre  Calvin.  Apres 
les  premiers  compliments,  il  dit  naturellement  a Béze  que,  pour 
ne  pas  sennuyer  en  Tattendant,  il  avait  essayé  de  faire  quelque 
petit  cbangement  aux  vers  du  portrait,  et  il  les  lui  récita  a sa 
maniéiV.  On  nous  apprend  que  le  ministre  de  Genéve  entendit 
raillerie,  et  que  cette  franchise  ne  lui  déplut  point.  Aprés  ce 
debut  assez  enjoué,  on  vint,  comme  je  vous  Tai  dit,  a quelque 
cbose  de  plus  grave,  mais  sans  aucun  succés. 

Frangois  de  Sales,  aprés  avoir  rendu  raison  a Bome,  ou  au 
nonce  du  pape,  de  ce  qui  s’était  passé  a cette  premiére  visite, 
re^ut  un  nouveau  bref  1’année  suivante,  qui  lui  ordonnait  de 
retourner  a Genéve,  et  d’y  faire  une  seconde  tentative  pour  ga- 
gner ce  chef  des  hérétiques.  Mais  le  Saint-Pére  eut  soin  en 
méme  temps  de  lui  fournir  un  des  meilleurs  arguments  pour 
opérer  la  conversion  des  errants.  Il  lui  marquait  qu’il  pouvait 
donner  parole  a Béze  que,  s’il  voulait  venir  a Bome,  il  y joui- 
rait,  pour  le  reste  de  ses  jours,  d’une  pension  annuelle  de  douze 
mille  livrés,  et  qu’outre  cela  on  lui  paierait  largement  la  valeur 
de  lous  les  meubles  et  effets  qu’il  pourrait  avoir  laissés  a Genéve. 
Voila  des  raisons  trés-persuasives.  Cependant  elles  ne  firent 

i Hoc  vultu,  hoc  habitu  Galvinus  insana  docentem 

Geneva  demcns  audiit, 

Cujus  scripta  piis  toto  damnantur  in  Orbe, 

Malis  licet  ringentibus. 


i33 


point  sur  cet  esprit  obsliné  rimpressioii  qu  oii  croyait,  a Rome, 
qu’elles  deYaient  faire.  Non-seulement  on  ne  put  pas  le  séduire, 
mais  il  parait  méme  que  cette  seconde  fois  il  n’entendit  pas 
raillerie  comme  la  premiére.  Il  fut  blessé  des  indignes  moyens 
qu’on  employait  pour  le  corrompre.  Il  ne  regarda  les  offres 
qu'on  lui  faisait  que  comme  des  piéges  de  Satan.  Il  lui  échappa 
un : Vade  retro,  Satana.  11  crut  que  dans  cette  occasion  il  pou- 
vait  faire  la  méme  réponse  que  fit  autrefois  le  Sauveur  au  sé- 
ducteur,  qui,  pour  Tengager  a un  acte  d’idolåtrie,  lui  disait : 
Hcec  omnia  iibi  dabo. 

Ces  différenles  conférences  n^aboutirent  donc  a rien;  mais 
n’ayant  pas  pu  Yaincre  cet  esprit  rebelle,  on  y suppléa  par  un 
triomphe  imaginaire  qu’on  eut  soin  de  faire  sonner  fort  haut 
dans  toute  TEurope.  On  fit  courir  le  bruit  que  cette  méme 
année  1597,  Béze  était  mort  bon  catbolique.  On  disait  que,  se 
voyant  prés  de  sa  fm,  il  avait  abjuré,  a Geneve,  la  religion  ré- 
formée,  en  présence  du  magistrat,  quil  avait  exborté  en  méme 
temps  a se  réunir  a TEglise  romaine ; que  févéque  f avait  ab- 
sous  avant  sa  mort  par  un  ordre  exprés  du  pape,  et  qu’ensuite 
la  ville,  qui  s^élait  rendue  aux  exhorlations  de  Béze,  avait  fait 
une  deputation  solennelle  ä Rome,  pour  préter  obéissance  au 
souverain  pontife. 

On  ne  saurait  croire  combien  ce  bruit  fit  de  chemin,  tout 
ridicule  qu’il  était.  On  f écrivit  dans  toutes  les  cours  catho- 
liques,  en  France,  en  Allemagne,  en  Pologne  et  surtoul  a la 
cour  de  Yienne;  et  dans  tous  ces  lieux  cette  nouvelle  fut  gobée. 
Yous  jugez  bien.  Monsieur,  que  cette  belle  conversion  trouva 
encore  plus  aisément  créance  en  Italie  qu’en  aucun  autre  pays. 
La  persuasion  était  si  générale,  que  des  amis  méme  de  Geneve, 
qui  voyageaient  en  Italie,  y furent  trompés.  Fai  vu  une  lettre 
écrite  de  Florence  a une  personne  distinguée  de  notre  ville, 
qui  roule  sur  ce  sujet.  Je  vais  vous  en  transcrire  quelques  lignes; 
car  ces  sortes  de  faits  demandent  d’étre  bien  constatés.  La  lettre 
est  du  24  février  1598 : 


134 


« Etanl  k Sienne  au  mois  de  septembre  dernier,  dit  ce  voya- 
geur,  je  sortis  de  la  ville  environ  deux  heures  avant  le  coucher 
du  soleil,  avec  un  de  mes  amis,  pour  voir  vos  ambassadeurs  de 
Geneve,  que  le  peuple  disait  avec  un  plaisir  extréme  devoir  arri- 
ver celte  nuit-la,  allant  a Rome;  entre  lesquels  nous  espérions 
mérne  de  vous  voir.  Nous  demeuråmes  ainsi  hors  des  portes 
jusqu'a  une  beure  apres  le  soleil  couché,  cbacun  disant  que  ces 
ambassadeurs  avaient  pris  un  autre  cbemin.  Je  pourrais  bien, 
sur  ce  sujet,  vous  écrire  plusieurs  autres  choses  aussi  ridicules; 
mais  il  faut  étre  discret w 

Vous  trouverez  dans  le  Diclionnaire  crilique  de  Bayle^  des 
reflexions  curieuses  sur  ce  bruit,  que  Ton  fit  courir,  que  Béze 
ét^it  tnort,  et  qu’avant  d’expirer  il  avait  fait  profession  de  la  foi 
romaine.  « Ceux  qui  invenlérent  ce  conte,  dit-il,  el  ceux  qui  le 
firent  courir,  connaissaient  tres-mal  le  véritable  intérét  de  leur. 
Eglise.  Ces  sortes  de  fraudes  sont  bonnes  a débiter  conlre  une 
secte  qui  n'a  ni  auleurs,  ni  imprimeurs.  Mais  elles  ne  peuvent 
étre  que  préjudiciables , quand  on  ose  s’en  servir  contre  une 

Eglise  qui  a mille  presses  et  rnille  plumes  dans  son  sein 

Les  ministres  de  Geneve  ne  se  turent  point  dans  cette  ocea- 
sion.  Ils  publiérent  deux  écrits  revétus  de  toute  rautlienticité 
nécessaire,  pour  réfuter  celte  sotle  imposture.  L’un  de  ces 
écrits  était  en  latin,  sous  le  titre  de  Beza  redivivus » 

Vous  savez.  Monsieur,  que  le  célcbre  auteur  de  ce  diclion- 
naire avait  un  art  merveilleux  pour  lirer  partie  de  toutes  les 
broebures  qu’il  pouvait  recouvrer,  et  que  leur  petitesse  fait 
perdre.  J’en  ai  une  entre  les  mains,  sur  le  sujet  en  question, 
donl  il  aurait  assurément  fait  usage,  si  elle  lui  eut  été  connue ; 
elle  est  de  1598  et  a pour  titre  : Béponse  å un  gentUliomme 
savoisten.  C’est  de  la  que  j’ai  lire  Textrait  de  la  lettre  écrite  de 
Florence.  On  y en  voit  quelques  autres  du  méme  genre.  Le 
trait  le  plus  singulier  que  j y ai  trouvé,  c’est  qu’un  prédicateur 
précbant  a Laon,  fit  part  a ses  auditeurs  d’une  ceuvre  pie  qu'il 

Dictionnaire  critique,  art.  Béze.  Remarque  O. 


135 


venait  de  faire.  Il  avait  ramassé,  dans  une  quéte,  neuf  oii  dlx 
francs  « pour  faire  dire  cinquanle  messes,  pour  délivrer  la 
pauvre  åme  rotie  de  ce  Béze  converti.  » Je  soup^onne  forl  que 
c’est  Béze  lui-méme  qui  est  auteur  de  ce  petit  écrit.  Il  fit  aussi 
un  pelit  poéme  plein  de  feu  contre  un  jésuite  qui  se  trouvaétre 
rinventeur  de  la  fable.  « Le  révérend  Pére  attira  par  lä,  sur  sa 
personne  en  parliculier,  et  sur  son  ord  re  en  général,  dit  le  Dic- 
tionnaire  critiqiie^  une  gréle  de  vers  satiriques,  que  les  muses 
de  Th.  de  Béze,  toutes  vieilles  qu’elles  étaient,  ne  laissérent  pas 
de  rendre  bien  terrassantes.  » 

Béze,  par  de  semblables  signes  de  vie,  dissipa  parfaltement 
le  bruit  de  sa  mort  et  de  sa  prétendue  coaversion.  Il  vécut  en- 
core  huit  années,  n’étant  mort  qu’en  octobre  1605.  La  confu- 
sion  que  devait  avoir  causé  ä tout  le  parti  catholique  ce  bruit 
ridicule,  aurait  du  les  rendre  plus  circonspects  dans  la  suile. 
Cependant  croiriez-vous , Monsieur,  qu’un  zéle  mal  entendu 
pour  leur  religion  a encore  jelé  quelques  auteurs  dans  la  réci- 
dive?  L’abbé  Marsollier  cile  un  anonyme  qui  a doniié  au  public 
une  Vie  de  saint  Frangois  de  Sales^  ou  il  dit  que  Béze,  se  sen- 
tant véritablement  prés  de  mourir,  souhaita  de  parler  ä cet 
babile  ecclésiastique  avec  qui  il  avait  déjä  eu  plusieurs  confé- 
rences  sur  la  religion ; « mais  que  cette  satisfaction  lui  apnt 
été  refusée,  on  assure  quil  se  repentit  d’avoir  quitté  TEglise 
caibolique  et  qu  il  rétracta  ses  erreurs.  » Il  est  vrai  que  Fabbé 
Marsollier  n'ose  pas  appuyer  cette  conjecture,  « Béze  étant 
mort  au  pouvoir  des  calvinistes,  dlt-il,  il  est  diffi^ile  de  pou- 
voir  donner  quelque  chose  de  certain  sur  un  fait  de  cette  impor- 
tance.  » Mais  ce  n’est  pas  assez  de  suspendre  son  jugement  sur 
de  semblables  anecdotes,  il  faut  dire  rondement  que  ceux  qui 
les  débitent  se  commettent  beaucoup , et  qu’ils  font  prudem- 
ment  de  garder  Vincognito  comme  a fail  Fanonyme. 

Je  lui  ai  cependant  Fobligation  de  m’avoir  ramené  ä Fran- 
Qois  de  Sales,  que  cette  longue  digression  me  faisait  presque 
oublier.  Je  me  flatte  que  vous  me  la  pardonnerez  : il  y a des 


cas  ou  Taccessoire  \aiil  bien  le  principal.  On  ne  saiirail  assez 
coinbattre  la  crédulité  causée  par  1’esprit  de  parti.  On  peut  bien 
se  détourner  un  peu  de  son  cliemin  pour  essayer  de  guérir  le 
genre  humain  de  celte  maladie : on  doit  profiler  de  loutes  les 
occasions  qui  se  présentent  pour  cela. 

Si  Frangois  de  Sales,  quoi  que  Ton  en  dise,  n’a  jamais  pu 
rien  gagner  sur  fesprit  de  Béze,  il  eul  d’nn  aulre  colé  la  satis- 
faclion  de  faire  de  nombreuses  conversions  dans  le  Chablais. 
C’est  un  artide  sur  lequel  vous  souhaitez  que  je  nfétende  un 
peu.  Gette  mission  est  ce  qui  fa  le  plus  illustre  et  qui  a le  plus 
contribué  ä lui  donner  une  place  dans  le  calendrier. 

En  1 594,  le  duc  de  Savoie,  oubliant  les  Iraités  précédents 
par  lesquels  il  avait  promis  de  ne  rien  toucher  a la  religion  \ 
écrivit  a févéque  Claude  de  Granier,  prédécesseur  de  Frangois 
de  Sales , de  clioisir  de  bons  sujets , qui  eussenl  les  qualités 
requises  pour  travailler  a\  ec  succés  a la  conversion  des  peuples 
du  Cbablais  et  des  Irois  bailliages.  Il  leur  promit  sa  proteclion 
et  qu’il  seconderail  leurs  travaux;  en  conséquence  il  manda 
aux  gouverneurs  des  places  de  les  appuyer  de  tout  leur  pou- 
voir.  Ce  prince  sélant  rendu  mailre  de  son  pays,  avait  rnis  par- 
tout  des  garnisons  qui  facilitérent  beaucoup  le  rétablissement 
desa  religion.  On  y envoya  donc  Frangois  de  Sales,  ågé  d’en- 
viron  trente  ans,  et  son  cousin  Louis  de  Sales,  qui  étail  aussi 
prétre. 

Pour  colorer  celte  démarclie,  le  duc  de  Savoie  disait  qu’il  y 
avait  plusieurs  de  ses  sujets,  dans  le  Chablais,  qui  soubaitaienl 
d elre  instruils  dans  la  religion  calholique,  el  qifil  devait  leur 
en  donner  les  moyens.  Ce  qifil  y a de  certain,  c’est  que  la  plus 
grande  partie  était  dans  des  sentiments  bien  difTérents.  Ils 
étaient  persuadés  que  la  conservalion  de  leur  liberté  et  de 
leurs  priviléges,  dépendait  de  celle  de  leur  nou velie  religion. 

Cependant  cet  babile  missionnaire  en  gagna  peu  ä peu  un 

* En  1589  il  avait  encore  promis  aux  réformés  de  Thonon,  de  leur  laisser 
une  enliére  liberté  de  conscience. 


137 


certain  nombre  par  ses  discoars  artificieux.  Il  avait  Fart  de  ca- 
cher  lout  ce  qu’il  y a de  choquant  dans  la  religion  romaine,  et 
il  ne  la  présentail  que  par  ses  beaux  cötés.  Il  répandit  dans  le 
pays  im  écrit  dans  le  gout  de  V Exposition  de  M.  de  Meaux.  Son 
bon  ami  Jean-Pierre  Gamus,  évéque  de  Belley,  employa  aussi, 
peu  de  lemps  apres,  cette  mélhode  séduisante.  Il  publia  un 
livre  intitulé  : Y Avoisinement  des  Protestants  vers  VEglise  ro- 
maine ^ dont  Richard  Simon  donna  ime  nouvelle  edition  avec 
des  reinarqiies,  en  1703.  Bien  des  gens  croient  que  c’esl  dans 
cet  ouvrage  que  M.  de  Meaux  avait  pris  le  plan  du  sien,  qui  lui 
a cependant  fait  aiitant  d’honneur  que  s71  était  lout  a fait  original. 

Apres  que  Francois  de  Sales  eut  Iravaillé  pendant  quelque 
temps  a déguiser  sa  religion  et  a la  montrer  par  les  cötés  les 
plus  favorables,  le  prince  fit  enfm  inlervenir  son  autorité  pour 
donner  du  poids  aux  sophismes  du  missionnaire.  Il  envoja  a 
Thonon  le  régiment  du  comte  de  Martinengue,  lieutenant  gé- 
néral,  qui  fut  logé  chez  les  bourgeois.  Il  y arriva  en  1597.  Le 
du  c s’y  rendit  lui-méme  bien  löt  apres.  A son  arrivée,  le  régi- 
ment se  saisit  des  porles  et  des  places  publiques : ordre  a tous 
les  réformés  de  se  trouver  a THötel-de-Ville.  Le  prince  les  me- 
nace,  leur  fait  entendre  d7m  ton  irrité  qu’il  est  question  de  se 
déclarer.  Il  ordonne  que  tous  ceux  qui  voudraient  étre  de  sa 
religion  passassent  a sa  droite.  Ceux  qui  refusérent  de  faire  cette 
démarche,  furent  dépouillés  de  leurs  emplois  et  cbassés  igno- 
minieusement  du  pays.  Ils  n’eurent  pour  cela  que  Fespace  de 
vingt-quatre  heures.  Voila  qui  abrégea  beaucoup  les  contro- 
verses. 

Il  faut  donc  attribuer  les  nombreuses  conversions  du  Gha- 
blais,  en  partie  a Fhabileté  du  missionnaire,  et  en  partie  aux 
voies  de  fait  quemploya  le  duc  de  Savoie  pour  le  seconder.  On 
convient  que  jamais  homme  n’eut  plus  Fart  de  s’insinuer  dans 
les  esprits  que  Francois  de  Sales.  Son  historien  nous  dit  que 
« son  extreme  douceur  donnait  des  charmes  a sa  conversation, 
dont  il  n etait  pas  aisé  de  se  défendre.  On  se  sentait  prévenu 


138 


en  sa  faveur  des  qu  il  ouvrait  la  boiiche.  Il  gagnait  en  méme 
temps  Testime  et  Taffection  de  ceux  qu’il  fréquentait Cepen- 
dant  je  trouve  dans  la  Vie  des  Saints^  de  Baillet,  que  Fran^ois  de 
Sales  avait  un  usage  qui  ne  s’accorde  guére  avec  cette  grande 
affabilité  qu’on  lui  préte.  « Quand  il  alla  dans  le  Cbablais,  qui 
était  habité  par  des  calvinistes,  dit-il,  il  ne  dissimula  point  aces 
peuples  qu’il  était  venu  déclarer  une  guerre  sainte  anx  puis- 
sances  de  Tenfer,  dont  ils  élaient  les  esclaxes.  Et  ce  qui  fut  in- 
terprété  assez  diversement  par  les  personnes  éclairées,  c’est  qiéil 
voulut  commencer  par  faire  des  exorcismes  contre  les  demons, 
pratique  qu’il  observa  presque  toujours  depuis,  lorsqu’il  en  vint 
aux  prises  avec  les  bérétiques,  surlout  avec  les  ministres^.  » 
Serait-ce  par  représailles  du  Vade  retro  Satana  de  Béze,  qu  il 
en  usait  ainsi?  Quoi  qu’il  en  soit,  Tauteur  qui  nous  apprend  cette 
singularité  en  parait  blessé  lui-méme,  et  la  trouve  déplacée  avec 
des  gens  dument  baptisés.  Vous  conviendrez  aussi  sans  doule, 
Monsieur,  que  ses  maniéres  si  douces  et  si  prévenantes  étaient 
tout  a fait  en  défaut  dans  cette  occasion.  Peut-on  rien  de  plus 
révoltant  et  de  moins  propre  ä amener  les  gens  a penser  comme 
nous,  que  de  commencer  par  leur  dire  que  pour  avoir  des  sen- 
timents comme  les  leurs,  il  faut  nécessairement  avoir  le  diable 
au  corps? 

Groiriez-vous  que  cet  exorciste  banal  qui  voulait  cbasser  le 
démon  partout,  ne  sut  pas  empécher  qu’il  ne  vint  un  jour  se 
nicber  dans  son  cerveau?  Il  se  irouva  lui-méme  exposé  aux  ten- 
tations  du  malin  esprit.  Les  Fréres  de  Sainte-Marthe,  dans  le 
catalogue  des  évéques  de  Geneve,  nous  ont  donné  en  abrégé 
la  vie  de  Fran(^ois  de  Sales.  Ils  nous  apprennent  quil  fut  un 
jour  violemment  tenté  par  le  démon,  d’un  doute  sur  la  foi  de 
FEucharistie  ^ Mais  comme  notre  saint  croyait  souvent  voir  le 
démon  ou  il  n’élait  pas,  ses  historiens  ont  fait  la  méme  chose. 

^ Torne  I,  p.  161. 

^ Vie  des  Saints,  tome  I,  p.  787. 

^ Gallia  christima,  tom.  11,  p.  598. 


139 


Les  dévots  mettent  le  malin  esprit  partout.  Rien  de  plus  inutile 
que  de  Tavolr  appelé  dans  cette  occasion.  Groyez-vous,  Mon- 
sieur, qu’il  soit  fort  nécessaire  que  le  diable  s’en  méle  pour 
qu’un  homme  d’esprit,tel  qu’était  assurément  Fran^ois  de  Sales,. 
ait  pu  quelquefois  se  défier  d’un  dogme  aussi  contradictoire  que 
la  transsubstantiation?  Si  les  doutes  qui  s’élévent  quelquefois; 
chez  nous,  sur  la  religion,  viennent  de  ces  anges  de  ténébres,. 
il  les  excite  sans  doute  en  nous  obscurcissant  Fesprit.  Mais  les 
déliances  qu’un  catholique  romain  a quelquefois  sur  celte  ma- 
tiére,  que  les  scolastiques  ont  si  forl  embrouillée,  se  font  sentir 
surtout  lorsque  ces  nuages  se  dissipent,  lorsque  la  raison  s’épure 
et  qu’elle  reprend  ses  droits.  C’est  alors  que  les  difficultés  contre 
ce  dogme  se  présentent  en  foule.  Elles  ne  viennent  donc  pas 
de  Tobscurcissement  de  nos  idées,  ni  par  conséquent  de  cet  ange 
de  ténébres. 

Fran^ois  de  Sales,  apres  avoir  été  quelque  temps  coadjuteur, 
fut  enfin  fait  évéque  en  1602;  la  cérémonie  du  sacre  se  fit  le 
8 décembre.  Uabbé  Marsollier  nous  apprend  que , quinze 
jours  apres,  le  duc  de  Savoie  fit  une  entreprise  sur  Geneve , 
qu’il  essaya  de  surprendre  de  nuit.  Il  s’agit  de  la  fameuse  es- 
calade  dont  vous  avez  souvent  oui  parler  : notre  historien  se 
contente  de  rapprocher  ces  deux  événements,  sans  se  mettre 
en  peine  d’y  mettre  aucune  liaison.  Je  crois  cependant  qu’il  y 
en  a,  quand  on  examine  bien  la  chose;  au  moins  je  vais  ha- 
sarder la-dessus  une  conjecture  qui  vous  paraitra  assez  vrai- 
semblable. 

Charles-Emmanuel  comptait  tellement  sur  le  succés  de  son 
entreprise,  que  Fon  voit  dans  la  Viedu  Connétahle  de  Lesdiguiéres^ 
que  ce  prince  avait  fait  partir  de  Turin,  quelques  semaines  au- 
paravant,  des  mulets  chargés  d'ornemenis  d’église  et  de  cierges 
pour  la  messe  de  minuit,  qiFil  espérait  d’entendre  dans  la  cathé- 
drale  de  Geneve.  Dans  cette  vue,  et  pour  rendre  la  cérémonie 
plus  auguste,  il  était  essentiel  d’avoir  aussi  Févéque  du  diocése, 
pour  olficier  pontificalement  aux  fetes  de  Noél.  Dans  cette  sup- 


position,  il  ne  fit  qne  se  préter  aux  désirs  de  son  souverain. 
Vons  savez  quel  fut  le  succés  de  Tescalade  : les  troupes  de 
Savoie  furent  repoussées ; on  fit  rebrousser  les  mulets  partis  de 
Turin,  et  Tévéque  demeura  a Annecy. 

L’abbé  Marsollier  nous  donne  Fran^ois  de  Sales  pour  un  pre- 
lat d’une  humilité  profonde.  Quelqu’un  lui  ayant  dit  un  jour 
« qu’il  se  flattait  de  le  voir  une  fois  sur  son  trone  de  Geneve,  » 
son  humilité  souffrit  beaucoup  de  ce  compliment,  et  il  en  parut 
affligé.  On  nous  apprend  aussi  quil  refusa  la  coadjutorerie  de 
FEglise  de  Paris,  et  de  bons  évéchés  que  le  roi  Henri  IV  lui 
fit  offrir  en  France.  Ge  refus  marque  également  son  humilité 
et  son  désintéressement. 

On  sait  qifil  entreprit  la  mission  du  Chablais  a ses  dépens. 
Uévéclié  ne  pouvait  pas  étre  regardé  comme  un  dédommage- 
ment  suffisant  de  tous  les  frais  qu  il  avait  soutenus  précédem- 
ment.  Il  est  bon  de  vous  dire  qu’il  est  d’un  fort  petit  revenu, 
et  donne  tout  au  plus  quatre  ä cinq  mille  livrés  par  an. 

Le  peu  de  revenu  de  cet  évéché  donna  lieu  derniérement 
a un  bon  mot,  dont  je  dois  vous  faire  part.  Le  prélat  qui  siége 
aujourd'hui  est  trés-distingué  par  sa  naissance  et  par  son  mé- 
rite.  On  fappelait  auparavant  M.  fabbé  de  Chaumont  \ Il  a une 
incommodité  qui  lui  fait  beaucoup  de  peine,  c’est  un  embon- 
point  excessif,  qui  le  met  presque  entiérement  hors  d’état  d’a- 
gir.  Un  curé  du  diocése,  qui  le  voyait  pour  la  premiére  fois,  en 
fut  frappé ; il  marqua  sa  surprise,  en  sortant,  a un  de  ses  con- 
fréres,  par  cette  jolie  saillie  : « Je  n’ai  jamais  vu,  lui  dit-il,  d’é- 
véque  plus  gras,  ni  d’évéché  plus  maigre.  » 

Le  duc  de  Savoie,  faisant  attention  au  peu  de  revenus  de 
Monsieur  de  Geneve  pour  soutenir  sa  dignité,  chercna  a le  gra- 
tifier  de  quelques  bénéfices.  « L'abbaye  de  Ripaille  ayant  vaqué, 
dit  fabbé  Marsollier,  le  prince  f offrit  a saint  Frangois  de  Sales  ; 
mais  il  le  remercia  et  le  pria  d'y  établir  les  Ghartreux.  Le  duc 


Joseph-Nicolas  de  Chaumont  des  Ghamps,  élu  évéque  en  Mars  1741. 


141 


de  Savoie  y consentit,  et  le  saint  prélat  eut  la  satisfaction  d’avoir 
attiré  ces  saints  religieiix  dans  son  diocése^  » 

Si  cet  auteur  avait  un  peu  mieux  connu  notre  pays,  il  aurait 
su  qu’il  y a une  chartreuse  dans  le  Genevois,  fondée  il  y a cinq 
ou  six  cents  ans.  C’est  celle  de  Pommier,  ou  je  sais  que  vous 
avez  fait  une  fois  une  promenade.  Les  Ghartreux  de  Ripaille  ne 
sont  donc  pas  les  premiers  établis  dans  ce  diocése.  Mais  c’est 
la  une  faute  légére,  et  que  je  n'ai  relevée  que  pour  avoir  occa- 
sion  de  vous  rapporter  une  petite  circonstance  de  la  vie  de  ce 
prélat,  que  je  crois  qui  vous  fera  plaisir. 

Un  auteur  nommé  Gotolendi  donna,  sur  la  fin  du  siécle 
passé  (1 686),  une  Vie  de  saint  Frangois  de  Saks  ou  j’ai  trouvé  cette 
particularité  : L’évéque  de  Geneve  et  celui  de  Belley  firent  en- 
semble un  voyage  a Ripaille,  quelque  temps  apres  letablisse- 
ment  des  Ghartreux ; en  se  promenant  dans  le  cloitre,  ils  lurent 
ces  deux  vers  sur  la  porte  d’une  cellule  : 

Tu  mihi  curarum  requies,  tu  nocte  vel  atrå, 

Lumen,  et  in  solis  tu  mihi  turba  locis. 

Ges  vers  les  frappérent;  ils  les  trouvérent  fort  beaux.Comme 
ils  avaient  tous  deux  Tesprit  fort  subtil,  ils  ne  manquérent  pas 
d’y  trouver  quelque  sens  mystique  des  plus  sublimes.  Uun  d’eux 
conjectura  qu’on  pouvait  les  expliquer  de  la  naissance  du  Sau- 
veur,  qui  est  venu  pendant  la  nuit,  pour  dissiper  les  ténébres 
dont  nous  étions  enveloppés.  Ils  en  donnérent  encore  d’aulres 
explications  aussi  belles  et  aussi  relevées.  Mais  ils  furent  bien 
surpris,  quand  on  leur  apprit  que  ces  vers  se  trouvent  dans  le 
IV®  livre  du  poéte  Tibulle,  qui  les  avait  faits  pour  sa  maitresse. 
Il  est  vrai  que  le  chartreux,  en  les  mettant  sur  sa  porte,  les  avait 
sanctifiés  en  les  appliquant  a Dieu,  au  service  duquel  il  s’était 
consacré  dans  sa  solitude.  Arnaud  d’x\ndilli,  un  peu  avant  sa 
mort , les  envisagea  du  méme  cölé  , et  les  traduisit  de  cette  ma- 
niére  : 

* Torne  II,  p.  49. 


142 


Tu  m’es  un  doux  repos  dans  mes  plus  grands  ennuis, 

Tu  m’es  un  clair  flambeau  dans  mes  plus  sombres  nuits : 

Et  dans  la  sainte  horreur  de  cette  solitude, 

Tu  m’es  toi  seul,  mon  Dieu,  toute  une  multitude. 

Voici  une  traduction  plus  möderne  de  ces  vers  : 

Avec  toi  je  saurai  me  plaire, 

Dans  le  lieu  le  plus  solitaire. 

Du  plus  sorabre  cachot,  ta  divine  clarté 
Dissipera  Tobscurité. 

Tu  peux  seul  adoucir  le  destin  le  plus  rude, 

Et  d’un  affreux  désert  bannir  la  solitude. 

Pierre  Camus,  apres  la  mort  de  Tévéque  de  Geneve,  fil  un 
ample  recueil  de  tout  ce  qu’il  avait  oui  dire  de  plus  remarquable 
ä son  ami,  et  qui  le  caractériserait  le  mieux.  Il  le  publia  en  six 
volumes  sous  ce  titre  : L"Esprit  du  bienheiireux  Frangois  de 
Saks.  On  y voit  plusieurs  pensées  vives  et  des  réparties  assez 
heureuses.  Mais  comme  Tévéque  de  Belley  n’avait  pas  le  gout 
fort  bon,  un  docteur  de  Sorbonne  crut  devoir  reformer  cet  ou- 
vrage,  il  y a environ  vingt  ans.  Il  rétluisit  les  six  volumes  en  un 
seul,  et  n’y  mit  que  des  traits  choisis.  Il  ne  sera  pas  mal  de 
vous  en  donner  un  échantillon.  Je  choisirai  pour  cela  une  dis- 
pute  qu’il  eut  a soutenir  dans  les  rues  de  Paris,  ou  il  fit  pa- 
raitre  beaucoup  d’esprit,  et  en  raéme  temps  beaucoup  de  mo- 
dération. 

Il  se  trouvait  dans  cette  capitale  en  1619,  a la  suite  du  Car- 
dinal de  Savoie,  qui  s’y  était  rendu  pour  assister  aux  noces  du 
prince  de  Piémont  son  frére,  qui  épousait  la  soeur  du  roi 
Louis  XIII.  Un  protestant  un  peu  brusque  ayant  rencontré 
Frangois  de  Sales  dans  un  superbe  carrosse,  lui  fit  cette  ques- 
tion  pour  Tembarrasser  : « Je  voudrais  bien  vous  demander, 
a vous  qui  passez  pour  un  homme  apostolique,  si  les  apötres 
allaiorst  en  carrosse?  » Le  prelat  fut  d’abord  un  peu  surpris  de 
cet  assaut,  mais  s’étant  bientöt  remis,  il  répondit  : « Que  les 
apötres  n’avaient  pas  fait  difficulté  de  monter  en  carrosse  quand 


143 


Foccasion  s’en  était  présentée,  qu’on  en  voit  un  exemple  dans 
les  Actes  des  Apötres,  en  la  personne  de  Philippe,  qui  ne  fit 
point  de  difficuilé  de  monter  dans  le  char  ou  le  carrosse  de 
1’eunuque  de  la  reine  d’Ethiopie.  » 

« Mais,  dit  le  protestant,  ce  carrosse  n’était  pas  a Philippe, 
il  était  a cet  olficier  de  la  reine,  qui  Tinvita  a y monter.  Apres 
tout,  les  apötres  n'allaient  pas  dans  des  carrosses  dorés,  ni  si  riches 
que  le  vötre.  Vraiment,  ajouta-t-il,  voila  de  nos  saints  qui  vont 
en  paradis  fort  a leur  aise!  » 

Le  prélat  expliqua  ensuite  comment  il  se  trouvait  dans  un  si 
beau  carrosse,  qu’il  était  au  roi,  qui  en  envoyait  souvent  quel- 
qu’un  des  siens  au  prince  de  Savoie  et  a ceux  de  sa  suite ; que 
pour  lui  il  n’avait  en  propre  ni  carrosse,  ni  équipage ; que  quand 
il  aurait  la  volonté  d’en  avoir,  les  Genevois,  en  retenant  les 
biens  de  son  Église,  lui  en  auraient  öté  les  moyens. 

Il  y a environ  quarante  ans  que  deux  sa  vants  bénédictins  voya- 
gérent  en  France,  par  ordre  de  Louis  XIV,  pour  perfection- 
ner  le  Gallia  christiana.  Ils  vinrent  jusqua  Annecy ; ils  firent 
visite  a 1’évéque,  dont  ils  parlent  fort  avantageusement  dans  la 
relation  de  leur  voyage.  Ils  disent  qu’effectivement  il  n’a  que 
trois  ou  quatre  mille  livrés  de  rente,  « mais  que  cela  n’empéche 
pas  qu’il  ne  soit  autant  évéque  que  s’il  en  avait  50  ou  60  mille. 
Il  est  vrai  qu  il  n’a  ni  carrosse,  ni  train,  mais,  ajoutent-ils,  il 
n'en  n’est  pas  moins  heureux,  et  n’en  est  que  plus  conforme 
aux  apötres  ^ . » 

Saint  FrauQois  de  Sales  mourut  a Lyon  le  22  décembre  1 622, 
ågé  de  cinquante-six  ans. 

Il  faudrait.  Monsieur,  vous  parler  présentement  de  sa  cano- 
nisation,  mais  ma  lettre  est  déja  trop  longue,  ce  sera  donc  pour 
une  aulre  fois.  D^ailleurs  nous  imiterons  un  peu  par  la  Tusage 
de  Rome,  de  ne  pas  canoniser  les  gens  immédiatement  apres 
leur  mort. 


Voyage  littéraire  de  deux  bénédictins,  Paris  1717.  tome  I,  p.  242. 


144 


X 

RECHERCHES  SUR  LA  CANONISATION  DE  SAINT 
FRANgOIS  DE  SALES. 

( les  'procés  de  canomsation  a Home , avec  it  ur  Avocat  du  diahle : celui  de 
Saiiit  Francois  de  Sales  en  parliculicr.  — Ce  saint  commence  la  conversion  du  Cliablais 
en  apötre,  par  la  persuasion : il  la  finil  ou  l’opérc  en  conquérant,  par  la  contrainte,  ä 
1’aide  des  troupes.  — Il  conseille  au  duc  de  ne  pas  lenir  compte  des  promesses  du  trailé 
de  Nyon.  — Miracles  qu’on  lui  attribuc.  — Combien  de  protestants  Francois  de  Sales  a- 
1-il  convertis?  Enorme  et  palpable  exagération  ä cel  égard.  — Son  insuccés  dans  le 
pays  de  Gex.  L’évéqiie  Jean  d’Arentbon  obtient,  en  1662,  lacldturede  23  templesdu  pays 
de  Gex  : la  révocation  de  rcditdeNantes  acbéve  seule  rceuvre.) 

{Journal  Helvétique,  Aout  1749,  Bibliothéque  impartiale  1751,  tome  III,  part. 
III,  art.  X : dans  le  méme  voliime,  part.  I,  p.  107-127,  est  reproduit  l’ar- 
ticle  précédentsur  saint  Francois  de  Sales.) 

FranQois  de  Sales  fut  béatifié  le  28  décembre  1661 ; Alexan- 
dre  YII  donna  dans  ce  but  dispense  de  treize  années  du  temps 
qui  est  porté  par  le  décret  d’Urbain  YIII  pour  béatifier  ceux 
qui  sont  morls  en  odeur  de  sainlelé.  On  a,  sur  ce  dernier  sujet, 
un  manuscril  fort  instructif  a la  bibliothéque  de  Geneve;  on  y 
voit  la  barangue  de  Tavecat  consistorial  Prosper  Bottinius,  pro- 
noncée  devant  le  pape  et  les  cardinaux  le  14  septembre  1662, 
pour  obtenir  la  canomsalion, 

Les  fondements  de  cette  demande  sont  d’abord  les  vertus  qui 
ont  brillé  dans  ce  prélat , une  cbarité  ardente  pour  le  procbain, 
une  douceur  inaltérable.  On  assure  que  pendant  tout  le  cours 
de  sa  vie , on  ne  l’a  jamais  vu  en  colére ; il  a fait  voir  une  pa- 
tience  a toute  épreuve.  L’abbé  Marsollier  dit  que , « comrne 
Salomon , Francois  avait  re^u  une  inclination  naturelle  au  bien, 
et  qu’il  aima  la  vertu  des  qu’il  la  put  connaitre.  » 

1/avocat  Bottinius  rencliérit  la-dessus ; il  dit  que  le  prélat 
aima  la  vertu  avant  méme  que  de  savoir  ce  que  c’était ; c’est  ce 


i45 


(|u’il  tåche  de  proiiver  sur  Tarticle  de  la  chasteté.  <(  Son  amour 
pour  la  pureié  était  si  marqué , dil-il , qu’on  s en  aper^ut  des 
le  berceau,  el  qu’il  semblait  fuir  les  caresses  de  sa  nourrice.  » 
Voila  une  chasteté  bien  précoce.  Mais  Ton  sait  que 

aiix  ämes  bien  nées, 

La  vertu  n’attend  pas  le  nombre  des  années. 

Pour  mettre  dans  tout  son  jour  la  chasleté  du  prelat,  Tabbe 
Marsollier  rapporte  « que  quand  il  fut  fait  évéque,  et  qiTil  voulut 
regler  sa  maison  , un  de  ses  amis  lui  ayant  proposé  de  prendre 
une  femme  d’un  åge  non  suspect,  pour  avoir  soin  du  linge  et 
des  meubles,  il  n’y  voulut  jamais  consentir,  et  il  ajouta  qiTil  ne 
logerait  pas  méme  sa  propre  mére.  EfFectivement , la  comlesse 
de  Sales,  qui  venait  souvent  a Annecy,  ne  logea  jamais  chez 
luiL  » A cet  égard  et  a plusieurs  autres,  ses  panégyristes  nous 
nssiirent  qu’il  conserva  jusqu’a  la  mort  la  pureté  et  Tinnocence 
qu’i!  avait  acquise  dans  son  baptéme , et  qu’elle  fut  le  fonde- 
ment  de  toutes  les  vertus  qui  brillérent  en  lui  dans  la  suite. 

Gependant  son  ami  Pierre  Gamus , dans  son  recueil  intitulé 
Y Esprit  du  bienkeureux  Frangois  de  Sales  ^ n^a  point  dissimulé 
une  objection  qiTon  lui  fit  une  fois  sur  ce  qu’il  fréquentait  trop 
le  sexe.  Il  fit  une  réponse  enjouée,  que  je  vais  placer  ici,  parce 
qu’il  me  semble  qiTelle  le  caractérise  bien  : « On  lui  dit  un  jour 
assez  brusquement,  rapporte  Tévéque  de  Belley,  que  Ton  ne 
voyait  que  des  femmes  autour  de  lui.  Je  ne  sais,  ajouta  celui 
qui  lui  faisait  ce  reproche , pourquoi  elles  s^amusent  ainsi  au- 
lour  de  vous,  car  il  ne  parait  pas  que  vous  leur  disiez  grand 
chose.  — Et  iTappelez-vous  rien , répartit  le  prelat , de  leur 
laisser  tout  dire?  G’est  peut-étre  ma  compiaisance  a les  écouter 
qui  les  fait  venir  ainsi  autour  de  moi,  car  a un  grand  parleur  rien 
iTagrée  tant  qu’un  auditeur  silencieux.  » J’ai  cru  devoir  placer 
ce  trait  a la  suite  de  ce  que  j’avais  a dire  de  la  chasteté  de  notre 

‘ Torne  1,  p.  459. 


T.  {I 


10 


prélal;  niais  je  m’aper^ois  préseiilement  qu’il  aurait  peut-étre 
été  mieux  a 1’article  de  sa  patience. 

Oulre  toules  les  vertus  dont  je  viens  de  parler,  on  insiste 
aussi  l}eaiicoup  sur  son  zéle  ardenl  poiir  la  gloire  de  Dieii  et 
pour  le  salut  du  prochain.  Son  ardeur  pour  Fa  vancement  de  la 
religion  calholique  parut  surtout  dans  la  mission  du  Chablais, 
qui  dura  prés  de  dix  ans,  et  ou  il  convertit  un  nombre  incroya- 
ble  de  réformés. 

« Gette  mission,  dit  Tabbe  Marsollier,  est  une  forte  preuve  de 
son  zéle.  Il  Fentreprit  a ses  dépens,  et  la  soutint  presque  seul 
pendant  plusieurs  années,  abandonné  aux  tumulles,  aux  con- 
spirations,  et  ii  tout  ce  que  la  violence  des  calvinistes  était  capa- 
ble  d’inspirer  conlre  un  homme  seul,  qui  iFétait  soulenu  que  de 
son  zéle  ’ . » 

C^est  Tendroit  par  oii  il  s’esl  le  plus  illustré,  jusque-la  qiFé- 
lant  de  retour  ii  Rome  aprés  que  cetle  mission  fut  finie,  Glé- 
ment  VIII  lui  donna  en  plein  consistoire  le  litre  dWpötre  du 
Chablais,  Il  le  traita  « comme  un  conquérant,  dit  Baillet,  comme 
un  dompleur  de  monslres,  qui  revenait  cbargé  des  dépouilles 
du  calvinisme  G » 

Ges  images  å’apötre  et  de  conquéranl  sont  fort  belles,  et 
méme  assez  justes.  Fran^ois  de  Sales  travailla  d’abord  a la  con- 
version  du  Gliablais  en  apolre , je  veux  dire  qiTil  y employa  la 
voie  de  la  persuasion,  et  il  finit  en  jouant  le  rdle  de  conquéranl 
proprement  dil,  puisqiTil  se  servit  pour  cela  des  troupes  du 
prince.  Nous  \ errons,  dans  la  suite,  que  ce  fut  par  la  force  et 
par  la  contrainte  qiTil  vint  enfin  a bout  de  soumettre  ses  enne- 
mis.  On  peut  donc  prendre  a la  lettre  ce  que  Baillet  a cru  nous 
donner  dans  un  sens  métapliorique. 

Aprés  les  exploits  de  notre  béros,  étalés  dans  le  procés  de 
canonisation , suivent  ses  miracles.  On  en  rapporte  un  grand 
nombre,  mais  voici  ceux  sur  lesquels  on  insiste  principalement  ; 

* Torne  11,  }..  315. 

- Vir  des  Sni)ä$,  toiuel,  }).  7<S0,  stir  le  Jjjnvier. 


<leux  monslres  re^^ureul,  par  ses  priéres,  la  conforniation  qiie 
la  iialure  leur  avait  refusée ; un  aveugle-né  recouvra  la  vue  par 
son  intercession ; ii  giiéril  trois  paralyliques;  une  religieuse  de  la 
Visitation,  qiii  avait  vingt-deux  maladies  mortelles,  fiit  guérie 
tout  d'un  coup.  Pourdes  résurrections,  on  lui  en  altribiie  au- 
tant  qu’an  Sauveur.  Il  s’est  fait  ejisuite  quantilé  de  guérisons 
miraculenses  a son  lombeau. 

Je  ne  doute  pas,  Monsieur,  que  vous  n'ayez  élé  a Annecy,  et 
(jue  vous  n’avez  eu  la  curiosité  de  voir  Féglise  des  religieuses  de 
la  Visitation,  ou  repose  le  corps  de  Francois  de  Sales.  Vous  y 
aurez  pu  remarquer  un  grand  nombre  de  tableaux  votifs  et  des 
représentations  en  cire  des  guérisons  qu’il  a opérées. 

Vous  savez,  Monsieur,  que  quand  ii  s’agit  de  canoniser  quei- 
(pFun,  on  se  pique  ä Home  d’observer  bien  des  formalités.  Le 
])ape  d’aujourd’bui  a donné  au  public  un  fort  ample  ouvrage  sur 
eette  maliére.  Afin  quii  paraisse  que  les  fails  ont  été  examinés 
avec  soin,  on  nomnie  un  officier  de  justice,  dont  la  fonction  est 
d’essayer  de  contredii'e  et  de  tåcber  de  détruire , s’il  peut , ce 
(pFon  produil  en  faveur  de  celui  qu'il  s’agit  de  béatifier;  on  lui 
donne  ironiquement  le  nom  å^avocat  chi  diable,  Vous  serez  bien 
aise  de  savoir  comrnent  celui  qui  eul  eette  commission  dans  ce 
procés,  plaida  contre  Francois  de  Sales. 

II  débuta  par  eette  régle  incontestabie , qu’on  ne  peut  pas 
adrnettre  dans  le  ciel  comme  un  saint,  un  homme  qui  n’aurait 
pas  été  dument  baptisé,  et  qu’il  ne  constait  pas  bien  du  bap- 
téme  du  sujet  proposé.  Ii  pouvait  ajouter  que,  quand  on  aurait 
bien  prouvé  qu’il  avait  effectiveinent  regu  ce  sacrement,  il  fallait 
eneore  étre  bien  assuré  de  Tintention  de  celui  qui  le  lui  avait 
administré,  sans  quoi  il  était  nul;  mais  ces  sortes  de  difficultés 
ne  sont  bonnes  tout  au  plus  que  pour  préiuder.  En  voici  de 
meilleures : 

L’avocat  contredisant  lui  reproeba  que,  quand  le  comte  de 
Sales,  son  pére,  voulut  aebeter  la  terre  et  le  chåteau  de  Tho- 
rens,  qui  appartient  a eette  famille,  Francois,  qui  fut  consulté. 


U8 


représenla  que  c’élait  le  vrai  point  de  falre  cette  acquisition,  que 
ceiix  qui  possédaient  cette  lerre  étaient  mal  dans  leurs  affaires, 
qu'on  laurait  a bon  marché,  parce  qu’ils  étaient  forcés  de  ven- 
dre.  Oii  est  la  charité,  conclul  ravocat,  de  vouloir  ainsi  se  pré- 
valoir  de  la  triste  situation  de  ces  gens-la? — Ii  ne  paraitpas  quon 
ait  répondu  a cette  objection  d’iine  maniére  bien  satisfaisante. 

Vous  connaissez  Texplication  que  M.  Le  Glerc  a donnée  du 
dixiéme  commandement  du  Décalogue ; elle  a beaucoup  de  rap- 
port avec  le  conseil  que  donne  Fran^ois,  et,  par  cette  raison, 
je  vais  xous  la  rappeler.  Cet  babile  critique,  sur  le  passage  de 
Marc  X,  19,  prouve  qu’il  ne  s’agit  pas  simplement,  dans  ce  pré- 
cepte  de  la  loi  de  Dieu,  de  désirer  le  fonds  ou  la  maison  d’au- 
trui , mais  que  le  législateur  y défend  proprement  les  voies  in- 
directes  et  artificieuses  qiéon  emploie  quelquefois  pour  sen 
rendre  maitres;  moyens  qui  sont  ordinairenient  autorisés  devant 
les  tribunaux  humains,  mais  qui  n’en  sont  pas  moins  contraires 
a la  charité.  Il  sera  donc  défendu , dans  le  dixiéme  commande- 
ment , de  profiter  de  la  mauvaise  situation  d’un  de  nos  voisins , 
a laquelle  on  aura  peul-étre  contribué  en  lui  prétant  de  Targent, 
et  en  le  lui  redemandant  dans  un  temps  qu’il  ne  peut  j)as  le 
rendre,  a moins  qu’il  n’abandonne  sa  maison  ou  son  fonds  Si 
le  comte  de  Salesétaitcréancierdu  seigneur  de  Tliorens,  comme 
il  y a beaucoup  d’apparence,  ce  sera  la  le  cas  déiendu  dans  ie 
Décalogue,  selon  Fingénieuse  ouverlure  deM.  Le  Glerc. 

Gelui  qui  plaidait  pour  le  saint  futur  répondit  mieux  au  troi- 
siéme  contredit,  que  voici:  il  regarde  sa  conduite  depuis  qu’il 
fut  élevé  a Tépiscopat.  La  résidence  est  une  condition  requise 
dans  un  bon  évéque,  el  celui-ci  Ta  trés-mal  observée.  On  Ta 
\u  lantöt  a Turin,  tantöl  a Pai  is,  tantöt  a Dijon ; on  le  Irouvait 
parlout,  sinon  a Annecy,  ou  dans  son  diocése.  — La  réponse 
a cela  est,  qu’il  iTen  est  jamais  sorti  que  pour  le  plus  grand 
bien  de  TEglise,  et  méme  pour  i’avanlage  de  son  troupeaii  en 
particulier. 

Francois  de  Sales  avait  déja  répondu  lui-méme  h cette  objec- 


149 


tion.  Son  liistoiien  nous  apprend  que  ie  méme  protestant  qui  iui 
avait  reproché  a Paris  de  s’y  faire  rouler  dans  un  superbe  car~ 
rosse , fattaqua  aussi  sur  Tabsence  de  son  diocése.  « La  rési- 
dence,  lui  dit-il,  n’est-elle  pas  de  droit  divin,  et  pendant  que 
vous  étes  a la  cour  de  France,  que  fait  le  peuple  dont  vous  de- 
vriez  avoir  soin?  Fran^ois  lui  répondit  que  personne  iFétait  plus 
persuadé  que  lui  de  la  nécessité  de  la  résidence,  mais  qu’il  avait 
eru  que  le  bien  de  TEtat  et  les  affaires  particuliéres  de  son  dio- 
cése, qu’il  ne  pouvail  finir  qu’a  la  cour,  étaient  des  raisons  suf- 
lisantes  pour  Fen  dispenser  pendant  quelque  lemps  ' . » 

Il  ne  parait  pas  que  Fopposanl  ait  poussé  plus  loin  ses  con- 
tredits.  On  voit  assez  qu’il  s’est  arrélé  a moitié  chemln , parce 
qu’il  avait  ses  instructions  secrétes  pour  cela.  On  peut  compa- 
rer  ce  qui  se  passe  dans  ces  sortes  de  procés,  aux  conférences 
que  Fon  faisait  en  France  apres  la  révocation  de  Fédit  de  Nantes 
pour  convertir  les  réformés.  On  nommait  un  théologien,  qui 
devait  proposer  nos  objections , mais  qui  avait  ses  ordres  pour 
ne  les  pousser  que  jusqu’ä  uncertain  point,  en  sorte  que  le  parli 
catholique  demeurait  toujours  victorieux. 

Permettez-moi  donc,  Monsieur,  de  suppléer  ici  a ce  qu’a 
omis  cet  avocat  opposant , et  de  jouer  le  röle  de  son  second.  11 
me  semble  que  sur  les  vertus  du  saint,  qiFon  exalte  si  fort,  il  y 
aurait  quelque  chose  ä dire.  On  pourrait  contesler,  par  exempie, 
cette  douceur  inaltérable,  dont  on  lui  fait  un  si  grand  mérite , 
et  qu’on  nous  donne  pour  son  caractére  dominant.  On  ie  trouve 
plus  d’une  fois  en  défaut  de  ce  cöté-la.  Outre  ce  que  j’ai  déja 
remarqué  dans  ma  iettre  précédente,  sur  la  rudesse  qiFil  y avait 
a déclarer  a ceux  d’une  religion  différente , en  les  abordant , 
qiFil  les  regardait  comme  possédés  du  demon,  voici  un  fait  des 
plus  graves  : 

En  1596,  il  fut  mandé  par  le  ducde  Savoie  pour  se  rendre 
a Turin  et  y recevoir  ses  ordres.  Il  sagissait  de  voir  comment 

' Torne  II,  p.  122. 


150 


011  s')’  preiidrait  pour  rélablir  entiérenient  la  religion  calliolique 
dans  le  Cliablais.  Les  ministres  du  prince  étaient  dans  la  pensée 
(]u  il  ne  fallait  rien  précipiter ; ils  faisaient  sentir  que  cette  atlaiie 
demandail  de  grands  mémigements.  Mais  Frangois  de  Sales  se 
roidit  ccnlre  ces  sages  avis,  et  demeura  loujours  ferme  a deman- 
der  qu’on  y fil  intervenir  Paiilorité  du  prince.  Il  commen^a  par 
persuader  au  duc  d’öler  aiix  réformés  les  cliarges  et  les  hon- 
neurs,  ensuite  leurs  teniples  et  les  ministres,  contre  la  teneur 
expresse  du  trailé  conclu  avec  le  précédent  duc  de  Savoie,  lors- 
qu’on  lui  rendit  ce  pays ; en  un  mot , ne  souffrir  dans  le  Cha- 
blais  et  dans  les  bailliages  point  d’aulre  exercice  que  de  la  reli- 
gion romalne. 

Son  historien  nous  apprend  que  le  Cardinal  de  Médicis , légat 
du  pape , passa  a Thonon  dans  ce  temps-lä,  et  voulut  entendre 
Fran^ois  de  Sales  sur  les  moyens  de  rétablir  la  religion  ancienne 
dans  ce  pays ; 11  lui  communiqua  son  projet.  Le  légat,  qui , sui- 
vant  les  maximes  de  Rome , ne  devait  pas  étre  effrayé  de  voir 
employer  la  voie  de  la  contrainte,  ne  put  pas  cependant  s’em- 
pécher  de  témoigner,  dans  cette  occasion,  que  les  moyens  que 
Ton  proposait  lui  paraissaient  lui  peu  irop  forts  ’ . Reconnaissez- 
vous  dans  cette  condulte  le  pacifique  Fran^ois  de  Sales,  dont 
on  nous  exalte  si  fort  la  douceur  et  la  modération  ? 

Voici  une  petite  anecdole  qui  aidera  a vous  fai  re  connaitre 
le  personnage  : Jean  d’Aranthon  d’Alex , un  de  ses  successeurs, 
écrivit,  en  1663,  au  roi  de  France,  pour  le  solliciter  a faire 
fermer  deux  temples  du  bailliage  de  Gex,  que  les  religion- 
naires  y avaient  encoreL  Pour  y déterrniner  Louis  XIV,  il  lui 
propose  le  modéle  de  ce  duc  de  Savoie : « V.  M.  en  trouvera 
Texemple,  lui  dit-il,  dans  les  autres  bailliages  qui  sont  proches 
de  Geneve , d’ou  Gharles-Emmaniiel  bannit  le  calvinisme , ré- 

Marsollier,  tome  I,  p.  319.  Le  Cardinal  de  Médicis  fut  pape  dans  lasuite 
et  succéda  å Clément  VIII,  en  1605,  sons  le  nom  de  Léon  XI,  mais  il  ne  siégea 
pas  un  mois  entier. 

* Le  temple  de  Sergy  et  celui  de  Feniex. 


151 


Yoqiiant,  a la  persuasion  du  hienheureux  Francois  de  Saies,  et 
sous  prétexte  d'une  légére  désobéissance , la  grace  qu  il  leur 
avait  faite  de  leur  accorder  trois  temples.  » Ii  fallait  dire  que 
sous  ce  léger  prétexte,  Frau^ois  persuada  a son  inaitre  de  violer 
la  condition  expresse  du  traité  de  Nyon.  La  lettre  est  du  28  juin 
1603,  etprouve  toul  autre  chose  que  ia  boiioe  foi  du  béat  ^ 

Au  commencement  de  sa  mission , il  paraissait  fort  éloigné 
d’employer  jamais  ies  moyens  humains.  Le  gouverneur  des 
Alinges  ayant  voulu  lui  donner  des  soldats  pour  Fescorter  quand 
il  allait  précher  a Thonon,  il  les  refusa,  et  voici  ies  raisous 
qiFil  en  avait,  a ce  que  nous  apprend  son  bistorieri. 

« Nous  sommes  entrés  en  apötres  dans  le  Cbabiais,  disait-il, 
nous  prétendons  continuer  comme  nous  avons  commencé.  Nous 
n’employerons  jamais  d’autres  armes  contre  les  errants  que 
celles  de  ia  Parole  de  Dieu;  ii  ajouta  que  les  princes,  a ia  vé- 
rité,  avaient  été  souvent  contraiiits  d’en  employer  d’autres  , et 
Favaient  raéme  fait  avec  succés;  mais  quil  iFen  étail  pas  de 
méme  des  persoimes  de  leur  caractére,  qui  faisaient  les  fonc- 
tions  des  apotres,  et  qui  devaieot  imiter  leur  conduite  \ » 
Gependant  nous  venons  de  voir  qiFii  imita  irés-ma!  les  apötres 
dans  la  suite,  et  qu’il  s’accommoda  fort  bien  de  Fautorité  et 
des  troupes  du  prince,  qiFil  sollicita  méme  pour  appuyer  sa 
mission. 

Vous  trouvez  sans  doute  que  Fobjeclion  aurait  été  embarras- 
sante,  si  on  Feut  poussée.  La  contradiction  dans  ia  conduite  du 
inissionnaire  est  des  plus  palpables ; cependant,  Monsieur,  rieii 
de  plus  aisé  que  de  le  sauver.  Vous  étes  biessé  de  voir  Francois 
de  Saies  employer  la  voie  de  Fautorité  pour  faire  des  conver- 
sions,  mais  ii  ne  lit  en  ceia  que  suivre  Fesprit  de  son  Église, 
qui  met  ordinairement  en  oeuvre  de  semblabies  moyens.  Si  en 
cela  il  n’imitait  pas  les  apötres,  on  poiivait  le  défendre  par 

* Lettre  de  Mgr.  1’évéque  de  Genéve,  écrite  au  roi  sur  le  progrés  de  sa 
mi^ion  royale  au  pays  de  Gex. 

- Torne  I,  page  147. 


l exeiilple  de  quelques  péres  de  1’Egiise,  surl«jul  du  grand  saint 
Augustin,  cjui  avait  coininencé  de  méme  par  la  douceur  avec 
les  errants,  et  qui  ensuite,  ayant  changé  entiéreinent  de  princi- 
j)es,  s’élait  hien  trouvé  d’avoir  conseillé  la  contrainte  contre  les 
Donatisles ; il  alla  méme  jusqiéa  écrire  en  faveur  de  cette  mé- 
ihode  violente,  ce  (pii  Ta  fait  appeler  par  les  tolerants  le  pafriar- 
rhe  des  persécuteuys.  L’évéque  de  Geneve  [)Ouvait-il  éire  blåmé, 
011  marclianl  ainsi  sm*  les  Iraces  du  grand  évéque  dliippone? 
Si  TAfricain  a été  reconnu  pour  saint,  malgré  ces  voies  de  ri- 
gueur,  pounjuoi  la  méme  conduile  aurait-elle  nui  a la  canonisa- 
lion  du  Savoyard? 

Ce  célébre  missionnaire  emplo\a  donc  alternativement,  dans 
le  Cbablais,  tantol  !a  voie  de  la  persuasion,  lantot  celle  de  FaiH 
torité.  1!  commeiH*a  par  Inviter  les  brebis  par  une  voie  douce  el 
allrayante,  a renirer  dans  le  bercail;  mais  ensiiile  il  contraignit, 
a coups  de  boulelte,  celles  (jue  sa  seule  voix  ne  put  pas  rame- 
ner. Il  ne  faiil  pas  élre  surpris  si , a Taide  de  cette  double  mé- 
tbode,  habilement  ménagée,  il  lit  de  si  grands  progrés;  il  ne 
s’agissail,  apres  tout,  qin*  de  faire  reprendre  anx  babitants  du 
Cbablais  leur  ancienne  religion,  qidlls  avaient  laissée  il  n’y  avait 
guére  plus  de  cinquanle  ans. 

Puisque  nous  en  sommes  sur  cet  arlicle,  je  ne  dois  pas  ren- 
voyer  plus  loin  a réjiondre  a la  question  que  vous  me  faites  sur 
le  nombre  prodigieux  de  calvinistes  qidon  juétcnd  que  FraiH*ois 
de  Sales  a convertis.  Vous  avez  lu  quelque  part,  dites- vous, 
(ju’on  en  fait  monter  le  nombre  jusqida  70,000,  et  vous  me 
demandez  de  vous  éclaircir  un  fail  si  surprenant. 

Il  est  Irés-vrai , Monsieur,  que  quelques  Iiistoriens  ont  porté 
jusque-la,  et  méme  plus  loin,  le  nombre  de  ces  conversions ; 
mais  nous  verrons  bientot  qu71  y a beaucouj)  a rabattre  de  ce 
calcul.  Dans  le  procés  de  canonisation  qu’on  a en  manuscnt 
dans  la  bibliolbéque  de  Geneve,  on  pose  en  fait  « que  Frangois 
de  Sales,  a compter  ses  travaux  dans  les  bailliages  du  Cbablais, 
deTernier  et  de  Gaillard,  ou  dans  la  province  de  Gex  et  en  quel- 


153 


ques  auUes  iieiix  du  royaume  de  Fraiice,  a ramené  soixaiite  et 
douze  milie  hérétiques  ‘ . » 

La  bulle  de  canonisation  est  loul  a fait  conforme  au  procés 
et  parle  le  méuie  langage.  « Dans  cette  bulle , dit  Tabbé  Mar- 
sollier,  apres  que  le  pape  lui  a donné  toutes  les  louanges  qu’on 
peut  donner  aux  plus  grands  saints,  il  le  loue  en  particulier 
d'a\oir  converti  soixante  et  douze  miile  hérétiques.  G**  fail , tout 
prodigieux  qu'il  parait,  ajoute  rbistorien,  passait  a Rome  pour 
si  constant,  qu'on  Finséra  depuis  dans  les  lejons  quon  lit  tous 
les  jours  dans  FÉglise  le  jour  de  sa  féte  ^ » 

Je  doute  fori.  Monsieur,  que  depuis  quon  vous  aura  dit  que 
te  fait  a passé  dans  la  iégende,  il  en  acquiére  par  la  beaucoiq) 
plus  d^aiitorité  dans  volre  esprit.  Yous  allez  voir  qii’il  est  véri- 
lablement  digne  des  légendaires. 

Les  fréres  de  Saiote-Marllie,  dans  leur  Galiia  chrisliana^  qui 
pur  ut  cinq  ou  six  années  a vant  la  canonisation  de  Frangois  de 
Sates,  ne  le  prennent  pas  sur  un  ton  si  baut;  ils  se  contentent 
de  dire  que,  pendant  buit  ans  que  dura  sa  mission  du  Cbablais, 
il  convertit  six  milie  calvinistes.  Il  est  vrai  qu  ils  ajoutent  qudi 
c(  ramena  aussi  a la  foi  catholique  toutes  les  villes,  et  les  villages 
des  bailliages  de  Ternier  et  Gaillard. » Mais  ne  vous  figurez  pas, 
sur  cette  description , un  pays  extrémement  peuplé.  Les  villes 
de  ce  canton  sont  d’une  nature  a ne  point  cbarger  la  mémoire 
de  ceux  qui  apprennent  la  géographie.  Il  n’y  en  a absolument 
aucuue , et  a peine  y trouve-t-on  un  bourg  ou  deux. 

Pour  bien  juger  du  nombre  de  conversions  que  peut  avoir 
fait  FranQois  de  Sales,  il  est  bon  de  les  examiner  séparément. 
Laissons  a part  celles  du  bailliage  de  Gex  et  de  quelques  autres 
lieux  de  France,  comme  les  moins  nombreuses.  Pour  commen- 
cer  donc  par  celles  qu’il  a faites  dans  la  Savoie , il  faut  d’abord 
estimer  ce  qu’il  peut  y avoir  d’habitants  dans  le  Cbablais.  Vous 

’ N°  246.  InCaballio,  Ternerio,  Gaillardo  et  in  agroGesensi,  tum  in  aliis 
Galiiae  urbibus  et  locis,  72  millia  haereticorum  ad  fidem  catholicam  adduxit. 

^ Torne  II,  p.  179. 


154 


connaissez  ce  pays-iä,  et  vous  savez  qu'il  n’est  pas  fort  peiipié; 
on  n y compte  que  deux  pelites  villes , Thonon  el  Evian,  A voir 
le  peu  detendue  du  Chablais,  il  ne  doi  t guére  y avoir  que 
douze  ä quinze  milie  åmes,  et  quatre  h cinq  dans  les  bailliages 
de  Ternier  et  Gaillard.  En  supposant  donc  que  le  missionnaire 
converlit  généralement  tous  les  liabitants  de  ces  trois  bailliages, 
eela  ne  saurait  guére  aller  au  delå  du  nombre  de  vingt  milie. 

Si  vous  trouvez  que  mon  estimation  de  quinze  milie  habi- 
tants  ne  soit  pas  suffisante,  je  veux  bien  pousser  jusqu^å  vingt 
milie,  mais  ce  sera  lå  un  faible  reméde  pour  corriger  1’excessive 
exagération  de  la  bulle,  sur  le  nombre  de  ces  conversions. 

On  dira  peut-étre  que,  du  lemps  du  Convertisseui\  ce  pays-lå 
était  plus  peuplé  qu’il  ne  best  aujourd’hui,  el  c’est  ce  que  je  ne 
conteslerai  point.  On  sait  que  plusieurs  liabitants , pour  suivre 
les  lumiéres  de  leiir  conscience,  se  retirérent  dans  divers  lieux 
du  voisinage,  å Geneve,  en  Suisse  et  dans  la  {<rovince  de  Gex , 
ce  qui  peut  avoir  causé  quelque  vide  dans  la  Savoie.  Mais  vous 
voyez  bien  que  Ton  ne  gagne  rien  å cette  supposition , puisque 
ces  exilés  ne  sauraient  étre  mis  dans  le  nombre  des  conquétes 
de  F ran^ois  de  Sales. 

Il  faut  voir  préseiitement  si  nous  trouverons  dans  le  bailliage 
de  Gex,  et  dans  quelques  aulres  lieux  de  France,  le  déficient^ 
je  veux  dire  les  cinquante-deux  milles  conversions  qui  nous  man- 
quent.  Celles  qu  il  a faites  en  France  ne  sauraient  aller  bien  loin. 
Il  fit  deux  voyages  å Paris,  ou  son  historien  nous  dit  qu’il  fit 
changer  deux  ou  trois  gentilshommes.  Il  a préché  des  carémes  å 
Grenoble,  å Lyon  el  å Dijon;  il  y entremélait  quelquefois  des 
sermonsde  controverse,  et  sans  y avoir  jamais  fait  proprement  le 
métier  de  missionnaire,  il  s’est  prévalu  de  quelques  circon- 
stances  favorables  pour  gagner  un  certain  nombre  de  protestants. 
Ne  trouvez-vous  pas , Monsieur,  qu‘en  évaluant  ces  conversions 
å quelques  centaines , ce  ne  sera  pas  les  mettre  trop  bas  ? 

Reste  la  province  de  Gex , qui  demande  une  discussion  par- 
ticuliére ; il  est  bon  d’en  connaitre  précisément  Fétendue  avant 


155 


toutes  ciioses.  Sa  longueur  n’est  qiie  de  six  iieues  d'Allemagiie, 
sur  deux  ou  trois  de  largeur.  On  voit  déja  par  la  que,  queique 
habile  que  fut  le  missionnaire,  i i ne  peul  pas  avoir  opéré  qua- 
rante  ou  cinquante  mille  conversions  sur  un  si  petit  tliéåtre. 

Il  y a plus : écoutons  Fabbé  Marsollier  sur  les  difficultés  de 
celte  mission.  Il  reconnait  que  c’est  celui  des  trois  bailliages  ou 
la  religion  catbolique  avait  fait  le  moins  de  progrés.  « Il  était 
bien,  comme  les  autres,  dit-il,  du  diocése  de  Geneve,  mais 
ayant  cbangé  de  souverain,  Fran^ois  ny  pouvait  plus  agir  avec 
Fautorité  qiFil  avait  du  teinps  qu’il  appartenait  au  duc  de  Savoie. 
D^ailleurs , comme  le  Rböne  le  sépare  des  deux  autres , Faccés 
en  est  plus  difficile,  et  Fran^ois,  sans  la  protection  du  roi  de 
France,  ne  pouvait  qiFavec  un  trés-grand  danger  y étendre  sa 
mission.  Il  voyait  cependant,  avec  un  extréme  regrel,  trente- 
cinq  paroisses  dont  ce  bailliage  est  composé,  enveloppées  dans 
Ferreur  ou  prétes  a y tomber  ^ » 

Mais  voici  queique  cbose  de  plus  précis  sur  cette  matiére. 
Pour  bien  juger  db  nombre  de  conversions  que  Fran^ois  de 
Sales  fit  dans  ce  bailliage,  il  est  bon  de  vous  informer  d’une 
aulre  mission  qiFon  y fit  encore  quarante  ans  apres.  La  seconde 
nous  éclairera  beaucoup  sur  le  succés  de  la  premiére.  Yous 
verrez  bientöt  que  ce  n est  point  une  digression  inutile.  Ainsi , 
YOUS  me  permettrez  de  m’y  étendre  un  peu. 

Jean  d’Arantbon  d"Alex  fut  nornmé  a Févécbé  de  Geneve  en 
1661.  L'année  suivante  il  fit  un  voyage  a la  cour  de  France,  pour 
tenter  si , par  le  zéle  et  Fautorité  de  Louis  XIV,  il  ne  pourrait 
point  se  faire  rétablir  dans  le  siége  de  ses  prédécesseurs.  Il  ne 
parvint  pas  a son  but,  mais  il  obtint  un  artide  important;  c^est 
la  démolition  de  vingt-trois  temples,  que  les  religionnaires 
avaient  dans  ce  bailliage ; on  ne  leur  en  laissa  que  deux 

* Torne  I,  p.  386. 

Les  catholiques  avaient  17  églises  et  autant  de  ciirés,  mais  il  est  bon  de 
savoir  que  chacun  de  ces  curés,  l’un  portant  Tautre,  n’avait  pas  sous  sa  direc- 
tion  une  vingtaine  de  paroissiens. 


156 


M.  Benoit , qui  rapporte  celte  aftaire  fort  en  délail  dans  son 
Hisloire  de  l’édil  de  Nanles,  fait  voir  Tinjustice  de  cet  arrét.  On 
n’accordail , aux  deux  églises  restantes,  qu’un  seul  ministre  a 
chacune.  « On  peut  juger,  dit-il,  commenldeux  personnes  seules 
pouvaient  assister  les  menibres  de  vingt-cinq  églises,  recueillies 
en  deux  pour  leurs  exercices , mais  dispersées  en  cinq  oii  six 
lieues  de  pays  par  riiabilation,  et  comment  il  était  possible  qu’ils 
visitassent  les  malades,  qu’ils  consolassent  les  affligés,  et  qu’ils 
rendissent  a sept  on  huit  mille  personnes  les  devoirs  particu- 
iiers  ä quoi  ils  étaient  obligés  par  leur  ministére  ^ . » Remarquez 
bien,  s’il  vous  plait.  Monsieur,  qu’a  cette  date  il  y avait  encore 
sept  a huit  mille  personnes  qui  faisaient  profession  de  la  religion 
réformée. 

L’évéque  d’alors  saisit  cette  circonstance  pour  y faire  une 
mission.  Il  demanda  pour  cela  des  ouvriers  en  France.  Il  n’en 
manquait  pas  qui  étaient  destinés  a cet  usage ; depuis  plusieurs 
années  il  y avait  différentes  troupes  de  missionnaires  qui  tra- 
vaillaient  sous  ce  nom  a la  propagation  de  la  foi  romaine.  Sans 
parler  des  religieux  qui  faisaient  fréquernment  ce  métier,  le 
clergé  donnail  encore  cette  commission  a des  prétres  séculiers; 
il  y avait  des  fonds  pour  cela.  Quand  ils  étaient  payés  des  de- 
niers  du  roi , leur  mission  portait  le  nom  de  royale. 

Celle  d’Arantbon  d’Alex  était  de  ce  genre.  L’évéque  parut  en 
chef,  et,  apres  lui,  Tabbé  Brisacier,  avec  la  qualilé  de  supérieur 
de  la  mission.  On  vit  bientöt  un  écrit  ou  ils  rendaient  raison  de 
leurs  travaux.  En  voici  le  titre  : Relation  des  succés  que  Dien 
doniie  ä la  mission  royale  de  Gex , proclie  de  Ge)iéve.  Ils  y font 
sonner  fort  baut  leurs  exploits;  mais  vous  allez  voir  que,  s’ils 
prétendaient  acquérir  par  la  de  la  gloire,  c’était  aux  dépens  de 
celle  de  Fran^ois  de  Sales.  Plus  ils  exaltenl  leurs  conquétes,  et 
plus  ils  dimin uenl  celles  que  la  bulle  de  canonisation  altribue  a 
son  saint.  C’est  ce  que  je  me  flatte  de  vous  faire  toucher  au 
doigt. 


' Torne  III,  page  460  et  592. 


157 


Dans  le  temps  que  ces  Messieurs  s’applaudissaient  le  plus  de 
leurs  victoires,  il  parut  un  écrit  a Geneve,  pour  faire  voir  com- 
bien  leur  triomphe  était  mal  fondé ; c'esl  une  brochure  que  le 
hasard  m’a  fait  lomber  entre  les  mains , el  dont  voici  le  titre : 
Lellre  sur  le  sujei  des  succés  de  la  mission  de  Gex , contenas 
dans  une  relation  imprimée  depuis  peu.  La  date  de  cet  écrit  est 
de  1662. 

On  y raille  ces  missionnaires  sur  leurs  conquétes  imaginai- 
res.  Leur  fastueuse  relation  avait  établi  « qn'avant  ia  mission, 
ii  n’y  avait  que  trois  cents  catholiques  dans  la  province  de  Gex , 
parmi  dix-sept  mille  huguenots,  et  il  n’y  a point  a présent  de 
curé,  ajoutent-ils,  qui  n’ait  la  consolation  de  voir  tous  les  di- 
manches  a son  pröne  plus  de  deux  cents  catholiques.  » 

Dans  la  réfutation  de  cette  relation , on  fait  voir  quhl  y avait 
alors  dans  le  bailliage  dix-sepl  curés,  dont  quelques-uns  avaient 
deux  églises  ou  ils  disaient  la  messe,  de  sorte  que,  suivant  le 
calcul  des  missionnaires , le  nombre  de  trois  cents  aurait  été 
inultiplié  jusqu’a  prés  de  quatre  mille.  Ensuite,  on  entre  dans 
un  détail  par  ou  Ton  prouve  clairement  que  toutes  ces  préten- 
dues  conversions  se  réduisent  a trente  ou  quarante  personnes 
qui  avaient  changé  de  religion,  et  qui  sonl  spécifiées  dans  la 
lettre. 

c(  Par  cette  imposture,  jugez  de  lout  ie  reste,  ajoute-t-on; 
mais  il  ne  faut  pas  s’en  étonner.  Ii  convenait  qu’en  cela  il  y eut 
quelque  conformité  de  ce  nouvel  évéque  avec  leur  prétendu 
béat  (Fran^ois  de  Sales),  duque!  on  rapporte  dans  sa  vie  quhl 
en  avait  converti  jusqu’a  soixante  mille.  » 

La  bulle  en  mel  douze  mille  de  plus.  Apparemment  il  aura 
opéré  ce  surplus  depuis  sa  mort.  Vous  savez  ce  que  Virgile  dit 
de  la  renommée  : Vires  acquirit  eundo.  Remarquez , je  vous 
prie,  que  la  relation  des  missionnaires,  qui  réduit  les  calholi- 
ques  du  pays  de  Gex  au  nombre  de  trois  cents,  fut  imprimée 
dans  le  temps  méme  que  Ton  travaillait  au  procés  de  la  cano- 
nisation  de  Fran^ois  de  Sales. 


158 


Encore  une  pelile  observation , (jiii  nous  aidera  a jnger  si  ces 
deiix  missions,  celle  de  Fran^ois  de  Sales  et  celle  de  Jean  d’Aran- 
thon  d’Alex , avaient  fait  aiitant  de  conversions  dans  le  bailliage 
de  Gex  qii’on  voudrait  nous  le  faire  accroire.  Il  esl  bon  de  sa- 
voir  qu’en  1698,  lorsque  M.  Ferrand  envoya,  comine  les  aulres 
intendants,  son  mémoire  a la  cour,  par  ordre  du  duc  de  Bour- 
gogne,  il  y marquait  qu’a\ant  la  révocalion  desédits,  il  y avait 
encore  prés  de  neuf  cents  familles  buguenotes  daus  la  province 
de  Gex. 

Vous  voyez  donc  clairement.  Monsieur,  que  la  bulle  de  cano- 
nisation  de  Fran^ois  de  Sales  nous  a surfait  de  plus  de  la  moilié 
les  conversions  qu  elle  lui  attribue.  Elle  les  fail  monter  jusqu'a 
soixante  et  douze  mille:  or  nous  avons  vu  qu’on  n’en  saurait  ti  ouver 
\ ingt  mille.  tant  dans  le  Cbablais  que  dans  les  bailliages  de  Ternier 
el  Gaillard,  vu  le  peu  d’étendue  du  pays.  Au  lieu  de  cinquante 
mille  conversions  qui  nous  manquent,  et  que  la  France  devrait 
nous  fournir,  nous  n’en  trouvons,  de  Faveu  méme  d’un  des  suc- 
cesseurs  de  Francois  de  Sales,  (|ue  irois  cents  dans  la  province 
de  Gex.  Ponr  les  conversions  égrenées  qu’il  peut  avoir  faites 
en  queiques  villes  de  France,  c’est  les  évaluer  fort  bant  que  de 
les  faire  monter  a la  méme  somme.  Yoila  donc  six  cents,  pour 
plus  de  cinquante  mille  qui  nous  manquent ; c/est  étre  bien  loin 
de  compte. 

Quand  ii  slagit  des  conversions  et  des  miracles  opérés  dans 
les  Indes  par  un  autre  sain t Francois,  je  veux  parler  du  celebre 
Xavier,  on  peut  débitei*  hardimenl  lout  ce  qiFon  juge  a propos. 
QiFon  porte  aussi  loin  que  Ton  voudra  les  conquéles  de  cet 
apotre  des  Indes,  nous  ne  nous  y opposerons  pas.  La  scéne  est 
a queiques  milles  lieues  de  nous,  et  dans  un  pays  d une  vaste 
étendue:  ses  historiens  ont  leurs  coudées  franches.  Mais  ce 
qiFon  attribue  a Tapotre  du  Cbablais  devrait  étre  un  peu  plus 
mesuré,  et  mieux  assorti  a la  nalure  du  pays.  Comment  prétend- 
on  nous  persuader  que , dans  un  trés-petit  districl , et  presque 
a nos  portes , ce  missionnaire  ait  pu  convertir  soiNante  et  dix 
mille  åmes  ? 


159 


XI 

ADDITIONS  AUX  ARTICLES  SUR  SAINT  FRANgOIS  BE 

SALES. 

{Vintroduction  ä la  vie  dévote  briilée  un  chaire  par  un  religieux,  a åuncej 
ffléme ; pourquoi?  — Jugemenls  divers  sur  la  danse. — Cérémonie  de  la  canonisation ; 
son  symbolisnie.  — Reliques  de  saint  Francis  de  Sales ; parfuin  qui  sort  de  ses  lettres 
aulographes,  au  dire  de  Doms  Marlene  et  Durand. — V odeur  de  sainteté. — Yerlus 
attribuées  a divers  saints,  en  désaccord  avcc  leurs  antécédents. — Prétendne  relique  dn 
lit  de  saint  Fran^ois  de  Sales  a Teveelié  de  Geneve,  ou  il  ne  fut  jamais,  el  soperstitionsa 
cel  égard ; Industrie  du  geölier  de  Geneve  a ce  sujel.) 

(Journal  Helvétdque,  Seplembre  1749,  et  pour  partie,  Bihhoihéqup  imparfiaie, 
tomein,  part.  Ill,  art.  X). 

Monsieuk  , 

Je  vous  ai  rapporté  les  priiicipaox  foRdements  de  la  eaooiii- 
sation  de  saint  F rangois  de  Sales,  et  en  méme  temps  quelques- 
uiies  des  difficiiltés  qu’y  fit  TavoGal  opposaiit.  J’y  en  ai  joint 
d^aulres  qu’il  aiirait  pu  ajouter.  Vous  jugez  bien,  quand  je  ne 
\oiis  Taurais  pas  dit,  que  cel  officier  de  jiistice  nest  ia  que 
pour  la  forme,  et  qu’il  fait  bien  de  s’arréter  ou  il  faut.  J’avais  donc 
commencé  a suppiéer  a ce  qu’il  n’avait  pas  dit,  mais  la  iongueur 
de  ma  lettre  précédente  m’avait  aiissi  fait  supprinier  quelques 
artides.  Vous  me  demandez  d’achever  ce  que  j’ai  commencé,  et 
vous  me  dites,  pour  m’y  engager,  qu  un  avocat  opposant,  de  re- 
ligion différente,  doit  mieux  s’acquitter  de  celte  fonction,  qu’un 
romain.  Je  vais  donc  encore  faire  ce  personnage  en  volre  fa- 
veur,  évitant  cependant  de  donner  trop  dans  Tesprit  de  parti. 
Rendons  justice  au  mérite  de  Francois  de  Sales.  11  avait  assu- 
fément  de  trés-belles  qualités,  mais  elles  ne  doivent  pas  nous 
empéclier  d’apercevoir  aiissi  ses  défauts.  Nous  devons  supposer 
que  le  saint  pére  n'a  pas  eii  intention  de  les  canoniser,  en  ca- 


160 


nonisant  sa  personne.  Je  n’insisterai  pas  longtemps  sur  les  ta- 
ches  que  je  pourrais  encore  remarquer  dans  sa  vie,  et  tout  va 
se  réduire  a un  seul  artide,  qui  fut  méme  déja  rekvé  avant  sa 
mor  t. 

Ii  composa  sur  la  lin  de  sa  vie  une  Introduction  å la  vie 
iiévote.  Ses  partisans  ont  beaucoup  vanté  ce  livre.  Godeau  a dit 
(|ue,  dans  cet  ouvrage,  « Fran^ois  est  un  ange,  qui  conduit  de 
ieunes  Tobies  dans  le  voyage  de  cette  vie.  » Mais,  Monsieur, 
vous  seriez-vous  attendu,  qu’un  ange  pennit  aux  jeunes  gens 
la  parure  et  les  bals?  Cependant,  des  que  ce  livre  parut,  on  se 
plaignit  de  ce  que  Tauteur  y a habillé  la  dévotion  a la  mode,  et 
(]u’il  a donné  atteinte  a la  pureté  de  la  morale,  surtout  par  la 
licence  qu'il  accorde  aux  femmes  et  aux  lilles  de  se  parer,  de 
danser  et  d’a!ler  au  bal;  «.  dans  la  vue  de  plaire  a plusieurs, 
pour  en  gagner  un  légilimement ; » ce  sont  ses  propres  termes. 

Un  religieux  fut  si  scandalisé  de  Irouver  cette  maxime  re!å- 
chée  dans  un  livre  de  dévolion,  qu’il  témoigna  publiquement 
dans  un  sermon,  prononcé  a Annecy  méme,  combien  il  en  était 
indigné.  Il  fit  voir,  que  cette  morale  était  tout  a fait  opposée  a 
celle  de  1’esprit  de  Dieu.  Il  fit  plus,  il  tira  de  sa  mancbe  le  livre 
qu’il  jugeait  si  pernicieux,  et  s’étant  fait  apporter  une  bougie 
allumée,  il  le  brida  publiquement  dans  la  cbaire,  comme  une 
production  scandaleiise,  dont  il  fallait  éteindre  la  mémoire’. 

Baillet,  de  qui  j’ai  tiré  ce  détail,  aprés  avoir  blåmé  Tempor- 
tement  de  ce  prédicateur,  convient  en  méme  temps,  que  son 
saint  a aussi  besoin  d’excuse  a cet  égard.  I!  reconnait  que  Fran- 
^ois  de  Sales  avait  décidé  trop  librement  une  question  qui  de- 
mande  beaucoup  plus  de  ménagements  et  de  réserve.  D’autres 
ont  aussi  avoué  de  bonne  foi,  que  cette  douceur,  qu’on  a tant 
louée  en  lui,  dégénérait  quelquefois  en  une  molle  condescen- 
dance;  qu'en  voulant  se  faire  tout  a tous,  il  altérait  quelquefois 
la  morale  de  notre  Maitre,  et  qu’a  s’en  tenir  a certaines  maximes 


* Raillot,  Vie  des  Saints,  tome  1,  p.  795. 


161 


qu’il  a débitées,  on  serait  tenlé  de  le  regarder  comme  un  pré- 
varicateur  de  son  ministére. 

Yous  jugez  bien,  Monsieur,  que  je  ne  suis  pas  de  ceux  qui 
outrent  la  morale  sur  la  danse.  Je  suis  fort  éloigné  de  la  re- 
garder comme  criminelle  en  elle-méme.  Si  un  auteur  avait 
composé  un  livre  sous  le  titre  å’ Introduction  å la  vie  du  monde^ 
et  qu’il  y eut  prouvé  quune  jeune  personne,  avant  que  de  se 
produire,  doit  savoir  danser,  ni  vous,  ni  moi  ne  trouverions 
rien  la  de  choquant.  La  danse  a ses  utilités^  et  ne  devient  mau- 
vaise  que  par  les  circonstances  qui  Faccompagnent.  Mais  que, 
dans  un  ouvrage  de  dévotion,  un  directeur  conseille  au  beau 
sexe  de  se  parer  et  d’aller  au  bal,  ce  qiFon  peut  dire  de  plus 
modéré  la-dessus,  c’est  que  ce  conseil  n’est  point  ä sa  place. 

Mais  il  ne  s’agit  point  de  ce  que  yous  ou  moi  pensons  la- 
dessus  : pour  qualifier  cette  maxime  sur  la  danse , il  faut 
voir  quel  est  le  sentiment  general  des  casuistes  de  FEglise  ro- 
maine.  J’ai  d’abord  consulté  Pontas , dans  son  Bictionnaire 
des  cas  de  comcience^  et  voici  sa  décision.  « Comme  il  est  trés- 
rare,  dit-il,  que  la  danse  ne  devienne  criminelle,  par  les  dilTé- 
rentes  circonstances  dont  elle  est  ordinairement  accompagnée, 
il  est  de  la  sagesse  d’un  cbrétien  de  s’en  abstenir.  Les  paiens 

eux-mémes  les  plus  éclairés  Font  bautement  condamnée 

La  Faculté  de  théologie  de  Paris,  apres  a voir  condamné  la 
comédie,  ajoute:  il  faut  porter  le  méme  jugement  des  danses^ 
å qui  nous  donnons  le  nom  de  bah , et  en  général  de  toutes  les 
autres  sortes  de  danses  ^ qui  doivent  étre  regardées  comme  dan- 
ger  euses^. 

Ponlas  allégue  ensuile  plusieurs  passages  des  Péres  de  FE- 
glise, qui  sont  fort  sévéres  sur  cette  question.  Je  ne  les  rapporte 
pas,  parce  qu  il  pourrait  bien  y avoir  quelque  chose  cFoutré 
dans  leurs  décisions,  ou  peut-étre  que  les  danses  des  anciens 
avaient  quelques  degres  de  lascivité  de  plus  que  les  nölres. 
Mais  au  lieu  du  siilFrage  de  ces  anciens  docteurs,  j’en  vais  rap- 

* Pontas,  å i’ artide  Danse. 

T.  II. 


11 


162 

porter  un  que  je  crois  plus  a propos  sur  celte  matiére,  parce 
qu’il  est  d’uii  homme  du  monde  qui  ne  se  piquait  point  d étre 
dévot,  et  qui  ne  visait  point  k la  canonisation ; je  veux  parler 
du  célébre  Bussi  Rabutin  *. 

« J’ai  toujours  cru  les  bals  dangereux,  dit-il ; ce  n’a  pas  éte 
seulement  tna  raisou  qui  me  l’a  fait  croire,  ?a  encore  été  mon 
expérience.  Quoique  le  témoignage  des  Péres  de  lEglise  soit 
bien  fort,  je  liens  que  sur  ce  cbapitre  celui  dun  courtisan  doit 
étre  de  plus  grand  poids.  Je  sais  bien  qu’il  y a des  gens  qm 
courent  moins  de  hasard  en  ceslieux:-la  que  d’autres;  cependant 
les  tempéraments  les  plus  froids  s’y  échauffent.  Ce  ne  sont  or- 
diuairenient  que  de  jeunes  gens  qui  composent  ces  sortes 
d’assemblées,  lesquels  cnt  assez  de  peine  a résister  aux  tenta- 
tions  dans  la  solitude;  k plus  forte  raisoa  dans  ces 
lesobiets,  lesflambeaux,  les  violons  et  1’agitation  de  la  danse 
échaufferoient  des  anacborétes.  Les  vieilles  gens,  qui  pourroient 
aller  au  bal  sans  intéresser  leur  conscience  , seroient  ri  i- 
cules  d’y  aller ; les  jeaaes  gens  k qui  la  bienséance  le  permettroit, 
ne  le  peuvent  sans  s’exposer  k de  trés-grands  pérds.  Amsi  je 
tiens  qu’il  ne  faut  point  aller  au  bal  quand  on  est  cbretien,  et 
ie  cJs  que  les  directeurs  fercient  leur  devoir  s.ls  ex.geo.ent 
de  ceux  donl  ils  gouvernent  la  conscience,  quils  nya  assent 


aniais^.ö  . . ^ 

N’étes-vous  point  surpris.  Monsieur,  de  voir  un  samt  con- 

damné  ainsi  sur  sa  morale  relåchée,  et  cela  par  un  hojie  du 
monde?  Francois  de  Sales  s’est  aussi  condamne  lui-meme,  pre- 
cisément  dans  son  Inlroduction  å la  v^e  dévote  II  ^ 

le  cbapitre  XXXIII,  qu’encore  que  les  bals  et  les  danses  so.e 
des  cboses  indifférentes  de  leur  nature,  a voir  la  mamere  do 
cet  exercice  se  fail  ordinairement,  on  doit  reconnaitre  quil 

• Bussi  Rabutin  disait,  quil  se  contentait 

nécessaire  pour  entrer  au  ciel.  C’est  lä  le  sens  de  ce  qu  .1  ecnva.t  M 
Sévigné.  « Je  veux  aller  en  paradis,  mais  pas  p us 

* Bussi,  Illustres  malheurs,  p.  179. 


163 


plein  de  danger  et  de  péril.  « Je  vous  dis  des  danses,  ajoute-t- 
il,  comme  les  médecins  disent  des  potirons  et  champignons ; 
les  meillenrs  n’en  valent  rien.» 

Le  tour  qu’ont  pris  quelques-uns  de  ceux  qui  ont  écrit  la 
vie  de  ce  saint,  cest  de  dire  que  s’il  y a eu  quelque  tache  dans 
sa  conduite  et  dans  ses  naaximes,  elle  a été  couverte  sous  Ta- 
bondance  de  sa  charité,  et  effacée  par  Féclat  de  ses  autres  ver- 
tusL  Je  suis  d’avis,  Monsieur,  que  nous  admettions  cette  apo- 
logie,  et  que  nous  passions  outre  a sa  canonisation. 

L’orateur  consistorial  que  je  vous  ai  déja  cité  plus  d’une  fois, 
apres  avoir  extrémement  exalté  son  candidat,  représente  au 
pape  que  sa  canonisation  était  généralement  souhaitée,  que  le 
roi  de  France  la  demandait,  les  deux  reines  deFrance,  la  reine 
douairiére  d’Ängleterre  et  le  duc  de  Savoie.  Le  clergé,  et  sur- 
tout  Tordre  de  la  Yisitation,  dont  Fran^ois  de  Sales  eslTinsti- 
tuteur,  sollicitérent  aussi  de  leur  cöté. 

Quand  on  eut  trouvé  les  fonds  nécessaires  pour  les  frais  de 
cette  cérémonie,  qui  vont  ordinairement  fort  loin,  les  procédures 
furent  bientot  aplanies.  Enfin  le  pape  marqua  le  jour  de  cette 
canonisation ; ce  fut  le  troisiéme  dimanche  d’aprés  Påques,  ou 
Ton  a l Evangile  du  bon  Pasteur,  « parce  que,  dit  le  saint-pére, 
Fran^ois  de  Sales  avait  été  tel  effeclivement.  » Ce  jour  tombait 
au  19  avril  1665. 

Vous  me  dispenserez,  s’il  vous  plait.  Monsieur,  de  vous  dé- 
crire  la  pompe  et  Fappareil  de  cette  cérémonie.  Vous  trouverez 
dans  plusieurs  ouvrages  le  détail  de  ces  sortes  de  fetes : le  faste 
romain  y parait  dans  tout  son  éclat.  J’en  toucberai  seulement 
deux  ou  trois  parlicularités  des  moins  fastueuses. 

Apres  que  le  pape  a prononcé  la  formule  de  la  canonisation, 
le  député  ou  Fambassadeur  qui  Fest  venu  solliciter  offre  sur 
Faulel  un  cierge  avec  une  corbeille  dorée  et  deux  tourterelles. 
Ce  fut  Févéque  d’Evreux,  envoyé  par  le  roi  de  France,  qui  pré- 
senta  cette  offrande.  Un  second  député  offrit  un  cierge  avec  une 

* Vie  des  saints  de  Baillet,  tome  I,  p.  795. 


164 


corbeille  d^argenl  et  deux  colombes.  Un  troisiéme  présenta  un 
cierge  avec  une  corbeille  de  diverses  couleurs,  et  une  cage  do- 
rée  ou  étaiént  renfermés  plusieurs  oiseaux,  auxquels  on  donna 
ensiiite  la  liberté. 

J’ai  bien  fait  de  vous  avertir  que  je  ne  choisissais  pas  ce 
qu’il  y avait  de  plus  poinpeux  dans  cetle  cérémonie.  Ce  que  je 
xiens  de  vous  décrire  pourrait  bien  vous  paraitre  un  spectacie 
propre  a amuser  seulementle  petit  peuple.  Ces  corbeilles  peintes 
de  diverses  couleurs,  ces  cages  dorées  avec  plusieurs  espéces 
d’oiseaux,  vous  paraitront  méme  des  cérémonies  assez  puériles. 
Mais  voila  les  jugements  précipités  de  ceux  qui  s'arrétent  aux 
simples  apparences.  Sachez  donc,  Monsieur,  que  ces  usages, 
que  vous  osez  regarder  comme  un  peu  enfantins,  ont  de  trés- 
beaux  sens  mystiques. 

Les  tourterelles  et  les  colombes,  nous  dit-on,  sont  des  ta- 
bleaux  vivants  de  la  conduite  des  saints.  Les  tourterelles,  qui 
gémissent  conlinuellemenl,  sont  Timage  de  leur  vie.  Elles  mar- 
quaient  en  parliculier  les  larmes  que  ce  nouveau  saint  avait  ré- 
pandues  sur  Faveuglement  de  Geneve,  obstinée  dans  son  erreur. 
Les  colombes,  extrémement  fécondes,  marquaient  aussi  Tabon- 
dance  de  ses  bonnes  ceuvres,  et  les  oiseaux  combien  il  s’aban- 
donnait  a la  Providence.  Le  Sauveur,  dans  son  sermon  sur  la 
monlagne,  nous  les  a présentés  sous  celte  face.  Ges  mémes 
oiseaux,  mis  ensuite  en  liberté,  marquaient  son  détachement 
des  cboses  de  la  terre,  et  comment  son  åme  prenait  son  vol  du 
cöté  du  Ciel.  Ces  oiseaux  s’élevant  en  Tair  peuvent  encorenous 
rappeler  les  apolhéoses  des  anciens  Romains.Vous  savez  que  du 
milieu  des  flammes  qui  consumaient  le  cadavre  d’un  empereur, 
qu  il  s’agissait  de  niettre  au  rang  des  dieux,  on  låchait  un  aigle, 
a qui  Factivité  du  léu  faisait  prendre  Tessor.  Par  la  on  voulait 
persuader  au  peuple  que  Tåme  du.prince  élait  portée  au  Ciel 
par  le  ministére  de  ce  roi  des  oiseaux. 

Je  ne  fais  cette  derniére  remarque  qu  en  passant.  Vous  voyez. 
Monsieur,  qu’en  la  laissant  a part,  on  peut  trouver  des  sens  su- 

I 


165 


blimes  dans  des  cérémonies  qui,  d’ abord,  semblent  n’avoir  rien 
de  fort  élevé,  et  n’avoir  été  établies  que  pour  le  peuple. 

Cependant,  malgré  les  belles  choses  que  fournit  le  sens  allé- 
gorique,  vous  connaissant  comme  je  vous  connais,  vous  étes 
bomrne  a ne  vous  en  point  payer.  Vous  voulez  partout  du 
simple  et  du  naturel.  Sachez  donc,  Monsieur,  qu  en  vous  ser- 
vant  selon  votre  gout,  on  peut  donner  a ces  oiseaux  låchés  a la 
canonisation  de  saint  Frangois  de  Sales,  un  sens  littéral  que 
vous  ne  sauriez  refuser  d’adopter.  Je  trouve  dans  sa  Vie : « que 
sa  charité  s’étendait  non-seulement  sur  les  hommes,  mais  sur 
les  bétes  mémes.  Il  ne  pouvait  souffrir  qu’on  les  maltraitåt ; et 
on  lui  en  a vu  souvent  acheter,  pour  avoir  le  plaisir  de  leur 
rendre  la  liberté  ^ » 

Vous  voyez  bien  qu’il  s’agit  Ik  des  oiseaux  tirés  de  la  prison, 
et  qu’il  låcbait  dans  la  campagne.  Il  était  donc  a propos  de  faire 
å sa  canonisation  ce  qu’il  avait  fait  lui-méme  pendant  sa  vie , 
pour  conserver  la  mémoire  d\m  événement  qui,  tout  petit  qu’il 
parait,  marque  cependant  le  bon  naturel  de  Fran^ois  de  Sales. 
« Ce  sont  a la  vérité  de  petites  choses,  ajoute  Fhistorien,  mais 
qui  ne  laissent  pas  de  marquer  un  fond  de  bonté. » 

Uauteur  nous  avertit  qiFil  tient  des  religieuses  de  la  Visita- 
tion  ces  menus  détails,  et  nous  Taurions  bien  soupgonné  quand 
méme  il  ne  nous  Faurait  pas  dit.  Le  lien  d’ou  sont  venues  ces 
petites  particularités  me  fait  naitre  une  réflexion  : c’est  qu^on 
pourrait  trouver  qu’a  cet  égard  notre  saint  n’a  pas  eu  une  con- 
duite  soutenue,  et  qiFil  a oublié  ses  principes.  Ce  méme  horarae, 
touché  de  compassion  a la  vue  d’un  simple  oiseau  qui  n'avait 
plus  sa  liberté.  Fa  fait  perdre  a quantité  d’autres  d’une  espéce 
beaucoup  plus  noble  que  ceux  de  la  campagne.  L’Europe  est 
pleine  de  grandes  cages  ou  daniples  voliéres  qu’il  avait  fait 
construire  lui-méme  pour  les  y renfermer. — Mais  il  ne  s’agit  plus 
de  contredire : apres  la  canonisation , on  ne  doit  plus  voir  pa- 

* Marsollier,  Vie  de  Saint-F rmiQois  de  Sales,  tome  II,  p.  406. 


166 


raitre  d’avocat  opposant.  D’ailleurs  la  pureté  d’inlention  doit  eii- 
tiérement  justifier  le  saint.  Il  a voulu  que  ces  cages  fussent  des- 
linées  a y chanler  les  louanges  de  Dieu : un  semblable  motif 
doit  nieltre  a couvert  de  tout  reprpche  Taiileur  de  ce  genre  de 
captivité. 

Ceux  qui  nous  donnenl  la  vie  de  quelque  saint  ont  accou- 
tiimé,  apres  avoir  rapporté  sa  canonisation,  de  venir  ensuite  a 
rhistoire  de  son  culte.  Uabbé  Marsollier,  qui  a suivi  celte  mé- 
thode,  nous  dit  qu'il  est  peu  de  saint  plus  généralement  respeclé 
que  Franpois  de  Sales.  Il  nous  fait  remarquer  que,  de  toutes  les 
parties  de  TEurope,  on  accourt  a son  tombeau.  Apres  sa  mort 
on  fit  paraitre  beaucoup  d’empressement  a conserver,  par  dévo- 
tion,  quelque  cbose  des  habits  ou  des  ornements  dont  il  s’était 
servi  de  son  vivant.  Le  duc  de  Nemours,  seigneur  du  Genevois, 
demanda  une  médaille  que  le  défunt  avait  toujours  portée  sur 
lui.  Le  prince  de  Piémont  voulut  avoir  sa  croix,  et  la  princesse 
son  épouse  Tanneau  épiscopal.  Mais  la  relique  la  plus  mulli- 
pliée,  ce  sont  les  lettres  que  le  prélat  avait  écrites  pendant  sa 
vie.  Beaucoup  de  parliculiers,  en  France  et  en  Savoie,  en  gar- 
dent  par  dévotion,  auxquelles  ils  attribuent  une  vertu  miracu- 
leuse  pour  guérir  les  maladies.  Le  P.  Marlenne  et  son  compa- 
gnon  de  voyage  rapportent  que,  quand  ils  passérent  a Annecy, 

« Tévéque  leur  fit  voir  plusieurs  lettres  originales  de  saint 
Franpois  de  Sales,  d’ou  il  sort,  ajoutent-ils,  une  odeur  qui  em- 
baume  tous  ceux  qui  sont  presents  ’ . » 

Permettez-moi,  Monsieur,  de  placer  ici  une  conjeclure  sur 
1’origine  de  cette  bonne  odeur,  altribuée  aux  reliques  des  saints. 

Je  soupponue  qu’eile  a la  méme  cause  que  le  dogme  de  la  pré-  ‘ 
sence  réelle.  On  a pris  a la  lettre  ce  qui  avait  été  dit  dans  un 
sens  figuré.  Bien  n’était  plus  commun  autrefois  que  cette  phrase 
orientale  : « Un  tel  est  mort  en  odeur  de  sainteté.  » On  vou- 
lait  dire  par  lä  que  le  souvenir  de  ses  verlus  se  répandait  dans 


Voyage  liUéraire,  t.  I,  p.  242. 


167 


les  environs  comme  un  parfum  précieux,  qui  laisse  apres  soi 
une  odeur  qui  flalte  agréablement  les  assistants.  On  a trouvé  a 
propos,  dans  la  suite,  de  prendre  a la  lettre  cette  fagon  de  par- 
ler  figurée;  et  on  a prétendu  que  des  corps  des  saints,  ou  de 
ce  qui  leur  avait  appartenu,  il  sortait  une  odeur  trés-satisfai- 
sante.  On  est  allé  si  loin  a cet  égard,  qu’un  légendaire  a donné 
pour  marque  de  la  sainteté  de  la  bienheureuse  Golette,  que  ses 
excréments  méme  axaient  le  privilége  d’exhaler  un  agréable 
parfum.  C’est  le  moine  Surius  qui , pour  la  mettre  en  bonne 
odeur  dans  Tesprit  de  la  postérité,  nous  a conservé  cette  parti- 
cularité  curieuse. 

Je  ne  crois  pas,  Monsieur,  que  vous  souhailiez  de  connaitre 
plus  en  détail  toutes  les  autres  reliques  que  Fon  peut  avoir  de 
saint  Fran^ois  de  Sales.  En  tout  cas,  je  vous  renvoie  a Baillet, 
qui  les  a toutes  spécifiées.  Mais  ce  que  vous  ne  trouverez  dans 
aucun  auteur,  c’est  Fhistoire  d’une  prétendue  relique  de  ce  saint, 
dont  je  suis  parfaitement  informé,  et  qui  doit  trouver  sa  place 
dans  le  recueil  des  superstitions  populaires.  Il  est  bon,  quand 
Foccasion  s’en  présente,  de  faire  connaitre  la  crédulité  du 
peuple,  pour  essayer  d’y  apporler  du  reméde,  s’il  était  pos- 
sible. 

A la  Réformation  de  notre  ville,  le  palais  épiscopal,  qui  n’é- 
tait  pas  un  trop  bel  édifice,  fut  converti  en  prison,  et  il  est  en- 
core  aujourd’hui  destiné  a cet  usage.  La  cbambre  méme  de 
Févéque  fut  conservée  avec  tous  ses  meiibles,  et  réservée  pour 
les  prisonniers  de  quelque  distinction.  Dans  ce  nombre  il  se 
trouvait  quelquefois  des  catholiques  romains.  Quelques  années 
apres,  on  fut  surpris  d’apercevoir  qu’on  avait  eiilevé  quelques 
morceaux  du  bois  de  lit  de  Févéque,  et  cela  continua  fort  long- 
teraps.  G’est  surtout  aux  colonnes  que  Fon  en  voulait,  qui  a la 
fm  se  trouvérent  si  considérablement  affaiblies,  qu’elles  étaient 
presque  aussi  minces  que  des  quenouilles.  Je  les  ai  encore  vues 
dans  cet  état.  Quand  on  voulut  en  rechercher  la  cause,  on  sut 
que  divers  prisonniers  avaient  travaillé,  a Faide  de  leurs  cou-^ 


168 


teaux,  ä enlever  quelque  portion  de  ce  bois  de  lit,  le  regardant 
comme  une  reiique. 

Si  vous  me  demandez,  Monsieur,  sur  quel  fondement  ce  bois 
était  si  fort  rechercbé,  voici  ce  qu^on  én  a pu  découvrir.  Ces 
bonnes  gens  savaient  qu’il  y avait  eu  un  évéque  de  Geneve  ca- 
nonisé.  Le  lit  en  question  avait  appartenu  a Tévéque  de  Geneve, 
donc  tous  les  morceaux  qu’on  en  détacbait  devaient  étre,  selon 
eux,  autant  de  reliques.  Ce  qu’il  y a de  singulier  la-dedans, 
c’est  que  Fran^ois  de  Sales,  le  seul  de  ces  évéques  qiii  ait  été 
reconnu  pour  saint,  n’avait  jamais  couché  dans  ce  lit,  ni  seule- 
ment  inis  le  pied  dans  rEvéché,  étanl  né  plusieurs  années  apres 
la  revolution  qui  avait  expulsé  de  Geneve  les  évéques.  Ce  lit 
était  apparemmenl  celui  de  Pierre  de  la  Baume,  le  dernier  qui 
ait  siégé  dans  nolre  ville,  ou  peut-étre  aussi  de  quelqu  un  de  ses 
prédécesseurs. 

Malgré  cet  anacbronisme,  ce  bois  n’a  pas  laissé  de  faire  For- 
tune, et  d’étre  regardé  comme  une  véritable  reiique.  Sur  la  fm 
du  siécle  passé,  le  lit  fiit  démonté  et  confiné  dans  un  galetas, 
comme  un  meuble  inutile.  Mais  il  n’y  perdit  rien  de  son  crédit : 
on  a toujours  continué  ä solliciter  le  geölier  pour  en  avoir 
quelque  portion,  et  cette  marchandise  de  contrebande  a toujours 
eu  du  débit. 

Entre  les  vertus  attribuées  a cette  reiique,  on  lui  donne  sur- 
tout  la  propriété  de  faire  retrouver  les  cboses  perdues.  Un  mar- 
chand  du  Dauphiné,  qui  avait  oui  pröner  ses  merveilleux  effets, 
cliargea  un  jour  un  muletier,  qui  venait  a Geneve,  de  lui  ap- 
porter un  morceau  de  ce  bois,  et  il  lui  donna  des  instructions 
sur  la  maniére  dont  il  fallait  s’y  prendre  pour  se  le  procurer. 
Le  muletier  s’acqiiilta  fort  bien  de  sa  commis^ion.  Au  retour,  il 
retrouva  fort  heureusement  une  de  ses  balles  de  marchandises, 
qui  avait  été  égarée  dans  un  voyage  précédent.  Il  ne  manqua 
pas  d’attribuer  ce  bonheur  a la  reiique  dont  il  était  le  déposi- 
taire.  Arrivé  auprés  du  marcliand,  on  lui  demande  s’il  apporte^ 
ce  dont  on  Favait  chargé.  Il  dit  que  oui,  mais  qu  il  se  gardera 


169 


bien  de  se  dessaisir  d’un  trésor  si  précieux.  Tout  ce  qiie  put 
obtenir  le  marchand,  c’est  qu’a  un  second  voyage  on  lui  en 
apporlerait  im  autre. 

Ne  trouvez-vous  pas,  Monsieur,  que  c est  quelque  chose  de 
singulier  que  la  vertu  attribuée  a cette  prétendue  relique?  Je 
veux  supposer  que  Pierre  de  la  Baume,  notre  dernier  évéque, 
qui  s’était  servi  de  ce  lit,  eut  élé  canonisé,  ce  qui  n’est  pas ; je 
ne  vois  pas  encore  pourquoi  quelque  portion  de  ce  meuble  ai- 
derait,  aujourd’hui,  ceux  qui  la  portent  sur  eux,  ä retrouver  ce 
qu’ils  ont  perdu.  On  sait  que  cet  évéque  perdit  son  évéché,  et 
le  perdit  sans  retour.  Or,  tout  le  monde  connait  cet  axiome  de 
philosophie  : Nemo  dal  quod  non  habet. 

Il  est  vrai  que  Ton  trouve  quelquefois  FEglise  romaine  en 
défaut  de  ce  cöté-la,  je  veux  dire  qiVelle  atlribue  certaine  efficace 
a des  saints,  qui  n’a  aucun  rapport  avecce  qui  peut  leur  étre  arrivé 
pendant  leur  vie,  et  qui  y parait  méme  opposée.  En  voici  quel- 
ques  exemples.  Je  lisais  Tautre  jour,  dans  la  Biblioihéque  rai-^ 
sonnée,  que  Fon  garde  a Vienne,  en  Autricbe , le  manteau  de 
Cunégonde.  On  dit  que  cette  impératrice  avait  conservé  sa  pu- 
reté  virginale,  quoique  mariée  a Henri  II.  On  n’aurait  jaraais 
cru  que  le  manteau  d’une  princesse  si  vantée  pour  sa  cbasteté, 
et  surement  reconnue  stérile,  ptit  servir  a faciliter  les  accouche- 
nients  difficiles : c’est  pourtant  dans  ces  occasions  que  les  dames 
du  premier  rang  s’en  revétent.  Un  autre  exemple,  c’est  celui  de 
Jean  de  Népomuc,  saint  de  fraiche  date  et  que  nous  avons  vu 
canoniser  de  nos  jours : on  le  fait  présider  a la  sureté  des  ponts, 
lui  qui  en  a été  précipité,  a ce  que  Fon  nous  dit  dans  sa  Vie,  et 
qui  fut  noyé  tout  naturellement  \ 

Pour  revenir  a notre  relique  genevoise,  ce  n’est  pas  seule- 
ment  le  petit  peiiple  qui  s’en  est  infatué,  elle  est  recherchée 
par  des  personnes  d’un  ordre  supérieur.  Il  y a quelques  années 
qu’un  marquis  fran^ais , bomrne  d’esprit,  passa  a Geneve ; il 


* Voyez  la  Btbliothéque  raisonnée,  juillet  1742,  p.  38. 


170 


avait  été  autrefois  gentihomme  du  diic  d’Orléans,  régent  en 
France.  Il  y avait  connu  notre  célébre  peintre  M.  Ärlaud,  qui 
était  fort  bien  auprés  de  ce  prince,  et  dont  vous  avez  vu  Téloge 
dans  quelques  journaiix.  II  ne  mancjua  pas  de  le  demander  des 
qii’il  fut  dans  notre  ville.  Ils  virent  ensemble  les  pelites  ciirio- 
sités  que  nous  montrons  aux  étrangers.  xVpi  és  avoirvu  quelques 
édifices  publics , IIötel-de-Yille,  Ilopital,  Bibliolbéque,  etc., 
le  marquis  dit  a son  conducteur  qu’il  lui  reslait  encore  ä voir 
1’ancien  évécbé.  M.  Arlaud  lui  représenta  qu’il  avait  été  cbangé 
en  prison,  et  qu’il  n’y  avait  rien  du  tout  qui  mérilål  sa  curio- 
sité.  Yous  ne  savez  pas  de  qiioi  il  s’agit,  répondit  le  marquis, 
il  doit  y avoir  dans  cet  Evécbé  un  vieux  bois  de  lit  qui  a appar- 
tenu  a saint  Fran^ois  de  Sales;  j’ai  une  tante  abbesse  d’un  mo- 
iiastére  fort  considérable,  qui  m’a  fait  promettre  de  lui  apporter 
quelque  [lortion  de  ce  lit,  dont  on  lui  a parlé  comme  d’une  pré- 
cieuse  reliijue. » 

M.  Arlaud  lui  représenta  qu’il  pouvait  s’épargner  cette  peine, 
que  ce  lit  ne  pouvait  pas  élre  celui  de  Fran^ois  de  Sales,  puisque 
jamais  il  léétait  entré  dans  TEveché,  et  que  ce  saint  était  né 
longtemps  apres  la  révolution  arrivée  a Geneve.  « Gela  est  clair 
et  décisif,  répliqua  le  geniilbomme,  cependant  je  ne  laisserai 
pas  de  m’acquiUer  de  ma  commission.  Yous  en  serez  surpris; 
mais  il  serait  inutile  d’alléguer  vos  raisons  a ma  bonne  tante.  Je 
la  connais,  elle  ne  s’en  paierait  point.  En  général  quand  les  re- 
ligieuses  ont  quelque  chose  en  léte,  le  plus  court  est  de  les  sa- 
tisfaire.  Ainsi  je  vais  toUt  de  ce  pas  tåcber  de  me  procurer  la 
relique,  sans  néembarrasser  si  elle  est  vraie  ou  fausse.  » Il  em- 
porta  donc  de  ce  bois,  et  ne  doutez  point  que  ce  ne  soit  un  objet 
de  vénération  dans  cette  communauté. 

J ai  supposé  que  ce  lit  pouvait  étre  celui  de  Pierre  de  la 
Baume,  le  dernier  de  nos  évéques.  Il  pourrait  élre  aussi  plus 
ancien;  mais  un  pen  plus  d’anliquité  ne  le  rendrait  pas  plus 
respectable.  Les  évéques  précédents  étaient,  la  plupart,  de  la 
maison  de  Savoie,  et  il  y en  a eu  quelques-uns  dont  les  mceurs 


171 


étaient  fort  déréglées.  Si  ce  lit  était  celui  de  quelqu’un  de  ces 
prélats,  ce  ne  serait  certes  pas  la  un  titre  pour  le  faire  recher- 
cher : bien  au  conlraire.  Yoyez  a quoi  s’exposent  les  super- 
stitieux,  avec  leur  empressement  aveugle  pour  les  reliques! 

Je  me  suis  un  peu  arrété  a ces  pelits  détails,  parce  que  je 
crois  qu  ils  peuvent  avoir  leur  ulilité.  Ils  faut  tåcher  d’éclairer 
les  ignorants  quand  Toccasion  s’en  présente,  et  combattre  la 
superstition  partout  ou  on  la  trouve..J’ai  seulement  peur  que 
vous  ne  nous  Irouviez  un  peu  en  défaut  de  ce  c6té-la.  Yous 
pourriez  nous  dire  que  les  raisonnements  ne  sulFisent  pas  pour 
guérir  ce  mal ; que  pour  le  couper  par  la  racine,  on  devait  avoir 
fait  disparaitre  ce  lit  des  qu’on  s^aper^ut  de  Tabus,  et  que  c'élait 
la  le  reméde  spécifique. 

Cet  expédient  est  venu  dans  Tesprit  de  nos  ecclésiastiques, 
il  y a déja  bien  des  années.  Ils  n’ont  pas  manqué  de  représen- 
ter  au  magistrat  la  nécessité  de  remédier  a ce  désordre.  En  con- 
séquence,  cet  ancien  meuble  a élé  condamné  au  feu.  Est-ce 
par  la  vertu  miraculeuse  de  la  relique,  ou  par  le  petit  inlérét 
qu’y  a le  concierge,  qu’elle  s’est  sauvée  des  flammes?  Peut-élre 
aussi  que,  comme  un  autre  pbénix , ce  bois  de  lit  aura  pu  re- 
naitre  de  ses  cendres ; je  veux  dire  qu’aprés  T avoir  brulé  on 
Taura  remplacé  par  un  autre,  pour  satisfaire  les  curieux  de 
semblables  antiquailles.  Quoi  qu’il  en  soit,  je  me  suis  un  peu 
étendu  sur  cette  matiére,  afm  que  si  ma  lettre  devient  pu- 
blique  elle  puisse  réveiller  Tattention  du  magistrat  sur  cet 
abus. 

P.  S.  La  féte  de  saint  Frangois  de  Sales  est  marquée  dans 
le  calendrier  au  29  janvier.  Elle  se  chöme  en  Savoie  et  en 
Piémont:  Yictor-Amédée  Tordonna  ainsi  dans  un  code  qu’il 
dressa  quelque  temps  avanl  sa  mort. 


4^ 


SIXIEME  partis; 


DISSERTATIONS 

SUR 

UnrSTOIRE  ECCLÉSIASTIQUE 


I 

EXTRAIT  D’UNE  DISSERTATION  SUR  L’H0N0RAIRE  DES 

MESSES. 

(Tarif  des  niesses,  suivant  les  diocéses.  — La  simoiiie.  — les  offrandes.  — Errenr  po- 
piilaire  sur  refficacilé  des  messes  dites  dans  un  but  déterminé.  • — Grand  nombre  des 
niesses  parliculiéres  et  abus  qui  en  résultent.  — Les  messes  séches.  — Les  droits 
ciiriaiix,  ou  easuel;  leurs  abus,  anecdoles  ä ce  sujet.) 

{Journal  Helvétique,  Mai  1748:  Nouvelle  Bibliothéque  Germanique,  tri- 
mestre  de  1750,  tome  VI,  partie.) 


Monsieur  , 

Vous  avez  exigé  de  moi  de  voiis  faire  connaitre  certains  li- 
vrés qui  s’impriment  a portée  de  nous,  et  que  j’ai  lieu  de  croire 
qui  ne  vous  parviennent  pas , bien  entendu  cependant  qu’outre 
la  nouveauté , il  y ait  dans  Touvrage  quelque  chose  de  curieux 
et  d’intéressant.  Il  nous  est  venu  de  France , il  n’y  a pas  long- 
temps,  une  dissertation  de  ce  genre.  L’auteur,  bon  catholique 


173 


romain,  s’éléve  contre  Tusage  généralement  établi  dans  son 
Eglise , de  prendre  de  Targent  pour  dire  des  messes.  Je  compte 
qu’un  pelit  extrait  des  raisons  qu’il  emploie  pour  combattre  cet 
abus  ne  peut  que  vous  faire  piaisir,  et  il  ne  m’en  coutera  pas 
beaucoup  pour  vous  salisfaire.  Je  n’aurai  presque  aulre  cbose  k 
faire  qu’a  en  trariscrire  quelques  endroits. 

On  voit,  par  le  titre  méme  de  Touvrage,  que  le  plan  de  Tau» 
teur  est  de  traiter  de  Thonoraire  ou  rétribution  des  messes;  des 
abus  qui  s’en  sont  suivis ; des  illusions  que  se  sont  failes  les 
ministres  de  Tautel  et  le  peuple;  des  différents  moyens  inutile- 
ment  employés  pour  y remédier,  et  de  quelques  autres  remédes 
qu’on  pourrait  y apporter. 

Tout  le  monde  sait  que  les  messes  se  paient.  Dans  plusieurs 
diocéses  de  France,  il  y a une  taxe  lixée.  Uauteur  nous  apprend 
qu’elles  valent  douze  sous  a Paris,  dix  sous  ä Sens,  huit  a 
Autun,  cinq  seulement  a Chålons-sur-Saöne.  Ce  petit  détail  sem- 
ble  indiquer  que  cet  ouvrage  clandestin  pourrait  bien  nous  étre 
venu  de  Bourgogne , mais  il  y aurait  de  1’indiscrétion  a vouloir 
déceler  1’auteur.  Gela  ne  pourrait  que  lui  susciter  de  fåcheuses 
affaires ; c’est  ce  qu’il  reconnait  dans  une  espéce  de  préface. 

Il  prévoit  qu’il  va  s’attirer  bien  des  contradicteurs  et  des  en- 
nemis ; il  craint  surtout  les  clameurs  du  clergé  séculier  et  régu- 
lier.  Ges  gens-la  entreliennent  le  peuple  dans  des  dévotions  su- 
perstitieuses , quand  elles  sont  lucratives ; ils  se  gardent  bien  de 
désabuser  et  d’éclairer  les  ignorants.  Se  voyant  autorisés  par 
Fusage  dans  la  jouissance  d’un  gain  toujours  present , on  doit 
s’attendre  a les  voir  déclamer  fortement  contre  un  projet  qui 
tend  a en  tarir  la  source. 

x\prés  ce  pelit  préambule , qui  n’est  pas  trop  propre  å adou- 
cir  Fesprit  des  intéressés,  Fauteur  vient  a son  sujet,  qui  est  de 
prouver  que  c’est  une  simonie  que  d’exiger  ou  de  recevoir  de 
Fargent  pour  des  messes.  La  simonie  consiste  a vendre  les 
choses  sacrées,  c’est  précisément  ce  que  Fon  fait  en  se  faisant 
payer  une  messe.  Les  choses  saintes  ne  doivent  pas  étre  procu- 


174 


rées  ni  achetées  ä prix  d'argent ; on  ne  doit  point  s'acquitter 
des  fonctions  du  sacerdoce  par  un  motif  de  cupidité  et  d’inlérét. 

On  nous  apprend  comment  cet  abus  s’est  insensiblement  in- 
trodult  dans  TEglise  romaine.  Il  est  venu  d’une  coutume  fort 
louable  dans  Tantiquité , el  qui  a régné  dans  les  premiers  sié- 
cles  du  chrislianisme,  qui  était  de  porter  soi-méme  son  offrande 
peiidant  la  célébration  des  mystéres;  c’élait  du  pain,  du  vin, 
de  rhuile,  de  la  cire,  ou  quelque  autre  cbose  de  cette  nature, 
qui  faisait  la  matiére  de  ces  oblations ; la  quantité  en  était 
également  volontaire.  Parmi  le  pain  et  le  vin  qui  avaient  été 
présentés , on  en  prenait  ce  qui  était  nécessaire  pour  la  com- 
munion  du  célébrant , des  ministres  et  du  peuple.  Outre  cette 
vue,  les  fidéles  se  proposaient,  par  ces  offrandes , de  fournir  ä 
la  subsistance  des  ministres  de  Fautel , et  ä celle  des  pauvres. 

Dans  le  buitiéme  siécle,  la  pratique  des  offrandes  parut  pren- 
dre  une  autre  forme.  Au  lieu  de  pain,  de  vin,  de  farine,  etc., 
on  subslilua  quelques  piéces  de  monnaie,  qu’on  donnait  ou 
avant,  ou  aprés  la  célébration  des  mystéres.  Ce  cbangement,  qui 
paraissait  d’abord  assez  indifférent,  eut  cependant  des  suites 
fåcbeuses.  Les  prélres  officiants  s’appropriérent  le  produit  de 
ces  sommes.  Le  reste  du  clergé  y ayant  peu  de  part,  cet  argent 
ne  lui  fournissait  plus  le  juste  et  honnéle  entretien  qu’il  avait 
trouvé  dans  les  offrandes  précédentes. 

Les  peuples  s’étant  imaginé  qu  il  valait  mieux  donner  une 
certaine  somme  ä un  prétre  pour  avoir  une  messe  particuliére , 
que  de  porter  une  offrande  aux  messes  paroissiales,  prétendi- 
rent,  en  conséquence,  que  toul  le  mérite  en  devait  venir  a celui 
qui  Favait  demandée  et  payée  le  premier. 

Une  autre  espéce  d’illusion,  dans  laquelle  donnérent  les  peu- 
ples, ful  de  sMmaginer  qu’on  ne  pouvait  Irop  faire  dire  de  messes 
en  faveur  des  parenis  el  amis  défunls.  De  lä  celle  mullitude  de 
messes  par  jour,  et , dans  la  suile , ces  fondations  sans  nombre 
et  a perpétuité. 

Ces  messes  de  commande  ont  donné  lieu  aux  réformés  de 


175 


dire  que  le  sentiment  de  TEglise  romaine  est  que  la  messe  est 
un  acte  extérieur  de  religion , dont  le  ministre  ne  peut  a sa  vo- 
lonté  appliquer  le  fruit  soit  aux  fidéles  défunts , soit  ä ceux  qui 
sont  encore  sur  la  terre,  sans  nulle  disposition  de  leur  part. 
Uauteur  avoue  de  bonne  foi  que  le  peuple  le  croit  ainsi , et  que 
le  clergé  ne  se  met  guére  en  peine  de  le  désabuser. 

On  a intérét  a ne  le  point  détromper,  et  on  se  garde  bien  de 
le  faire.  A mesure  que  les  illusions  se  sont  multipliées  parmi  le 
peuple,  les  abiis  ont  aussi  augmenlé  chez  les  ecclésiastiques, 
qui  ont  su  se  conformer  aux  caprices  de  dévotion  des  particu- 
liers. 

Chacun  voulant  avoir  sa  messe,  les  prétres  se  donnérent  la 
liberté  d’en  dire  pliisieurs  par  jour,  pour  se  procurer  par  la 
une  plus  ample  récolte  de  rétributions.  L’Eglise  vint  a bout  de 
corriger  cet  abus,  mais  les  intéressés  se  dédommagérent  de  quel- 
que  antre  cöté;  par  exemple,  en  disant  des  messes  pour  les 
sujets  les  plus  légers  et  les  plus  frivoles.  Gette  facilité  a les 
accepter  toutes  leur  donnait  de  roccupalion. 

On  se  dédommagea  encore  de  plusieurs  au l res  maniéres , du 
préjudice  causé  par  la  défense  de  dire  plusieurs  messes  par  jour. 
Les  ecclésiastiques  engagérent  les  moribonds  a leur  laisser  cer- 
taines  sommes  pour  des  annuels  propres  a soulager  leur  åme  dans 
le  purgatoire.  Il  y en  eut  qui  par  la  s attirérent  un  si  grand  nom- 
bre  de  messes,  qu  ils  en  étaient  surcbargés;  ils  trouvérent  Tex- 
pédient  d’en  remettre  une  certaine  quantité  a d’autres,  mais  en 
retenant  une  partie  de  Targent  qu’ils  avaient  re^u.  Quelques- 
uns,  encore  plus  intéressés,  ne  voulant  rien  perdre  de  ce  qu’ils 
avaient  touché,  firent  entendre  aux  peuples  que  des  messes  sé- 
ches  étaient  aussi  profitables  aux  défunts  et  ä ceux  qui  les  fai- 
saient  dire,  que  des  messes  ordinaires;  de  sorte  que,  répétant 
plusieurs  fois  par  jour  les  priéres  qui  précédaient  le  canon , ils 
prétendaient  acquitter  les  messes  de  chaque  parliculier. 

L’anonyme  fait  voir  ensuite  que  Téquivalent  de  tous  ces  abus 
se  remarque  encore  a présent  dans  son  Église.  Il  remarque, 


176 


avant  toutes  choses , qu’aujourd’hui  on  voit  beaucoup  plus  de 
prétres  séculiers  qu’aiitrefois,  qui  ne  sont  propres  a rien  qu’a 
dire  la  messe , et  qui , pour  gagner  dix  a douze  sous , ne  man- 
quent  pas  de  la  dire  lous  les  jours. 

Ne  vous  rappelez-vous  point , Monsieur,  Fepitaphe  de  Tabbé 
Pellegrin , qui  mourut  fort  ågé  a Paris , d y a trois  ou  quatre 
années?  Peu  partagé  des  bieiis  de  la  Fortune,  il  disail  tous  les 
jours  la  messe,  dont  le  provenu  lui  donnait  un  petit  diner.  Mais 
ce  serait  lui  faire  tort , que  de  le  mettre  dans  la  classe  de  ces 
prétres  désoeuvrés , qui  ne  sont  propres  a rien  autre  ehose ; il 
était  poéte,  et,  le  reste  de  la  journée,  il  s’appliquait  a composer 
des  piéces  de  théåtre , ce  qui  lui  fournissait  ses  autres  besoins, 
et  premiérement  son  souper.  Ce  bizarre  mélange  d’occupations 
sacrées  et  profanes  est  exprimé  fort  heureusement  dans  son 
épitaphe. 

Le  matin  catholique,  et  le  soir  idolätre, 

Il  dina  de  Tautel,  et  soiipa  du  théåtre. 

Uauteur  continue  a faire  voir  que  les  abus  sont  encore  au- 
jourd’hui  au  plus  haut  degré.  On  voit  les  prétres,  dit-il,  aussi 
avides  que  jamais  a quéter  des  messes,  aussi  ardents  a se  faire 
pajer;  on  les  voit  disputer  et  pactiser  pour  le  prix,  mais, 
d’un  autre  cöté , on  les  voit  aussi  faciles  et  aussi  complaisants 
qu’on  Tait  jamais  été,  pour  donner  dans  les  illusions  populaires, 
dés  qu'ils  prévoient  en  pouvoir  tirer  quelque  profit.  Voici  com- 
ment  il  apostrophe  ces  prétres  si  accommodants  : 

c<  Vous  dites  la  messe  conformément  ä fintention  et  aux  dé- 
sirs  de  celui  qui  Fa  payée,  dit-il,  mais^avez-vous  bien  examiné 
si  ce  qu’il  désire  est  juste  et  raisoimable?  Qu’ime  jeune  per- 
sonne  vous  envoie,  comme  j’en  ai  été  témoin , dix  ou  douze 
sous  pour  dire  une  messe  a la  cbapelle  de  la  Vierge , dans  Fin- 
tention d’obtenir  qu^elle  ne  soit  point  marquée  de  la  petite- 
vérole,  dont  elle  vient  de  réchapper;  qiFune  autre  en  fasse  dire 
a Fhonneur  de  saint  Antoine  de  Padoue,  pour  retrouver  son  petit 


ill 

chien,  ou  quelques  autres  instruments  de  vanité  qu'elle  aura 
perdus;  qu'une  aiitre  enfin  vous  en  demande  pour  qu^elle  soit 
bientöt  mariée  a un  jeune  étourdi , ou  a un  libertin , Fobjet 
d’une  aveugle  passion  qu’elle  écoute  et  qu’elle  suit , préférable- 
ment  aux  avis  salutaires  des  gens  de  bien , et  peut-étre , ce  qui 
est  encore  plus  blåmable , au  mépris  et  contre  la  volonté  d’un 
pére  et  d’une  mére  chrélienne,  osez-vous  employer  Tacte  le  plus 
sacré  de  notre  religion  pour  demander  et  obtenir  raccomplis- 
sement  de  ces  sortes  de  désirs  ^ ? 

« Aujourd’hui , et  peut-étre  plus  qu’autrefois , on  voit  des 
prétres  et  des  religieux  assaillir  en  quelque  sorte  les  malades  et 
les  mourants,  s’emparer  de  leur  confiance  sous  le  spécieux  pré- 
texte  de  zéle  ou  d’amitié , les  intimider  ou  les  rassurer  selon 
leurs  dispositions,  et  enfin  leur  extorquer  certaines  sommes 
pour  une  quantité  de  messes,  et  pour  une  fondation  dans  leurs 
églises  » 

Ce  qu’il  y a de  plus  fåcheux,  c’est  que  Fanonyme,  qui  ne 
peut  pas  manquer  d’étre  bien  au  fait  de  ce  qui  se  passe  dans  son 
Église,  se  défie  fort  de  la  fidéliié  des  prétres  a acquitter  toutes 
les  messes  dont  ils  se  sont  cliargés.  Le  pére  Courraier,  dans 
ses  notes  sur  le  concile  de  Trente,  nous  apprend  que  dans  cette 
assemblée  on  avait  déja  remarqué  que  le  nombre  des  messes  de 
fondation  était  trop  grand  pour  qu’on  put  y salisfaire,  et  qu’ön 
avait  fait  quelques  réglements  pour  y remédier;  mais  si  Fon 
réduisit  les  fondations,  ce  ne  fut  que  pour  le  passé.  Il  ajoute 
qu’il  eut  été  mieux  de  prévenir  pour  la  suite  les  abus  de  ce 
pacte  simoniaque 

« On  ne  saurait  trop  reprocher  a la  plupart  des  prétres,  dit 
notre  auteur,  le  trafic  qu  ils  font  de  leurs  fonctions.  Ils  ne  sont, 
le  plus  souvent,  occupés  que  du  désir  d’avoir  des  messes,  et  du 
soin  d’en  quéter.  En  ont-ils  plus  qu'ils  n'en  peuvent  dire , ils 

^ Page  90. 

* Page  67. 

^ Concile  de  Trente,  t.  II,  p.  738. 


T.  II. 


12 


178 


s’en  déchargent  sur  d’autres,  quelquefois  ä moindre  prix  qu’ils 
ne  les  ont  re^ues ; d’autres,  quoique  surchargés,  en  prennent 
de  toutes  mains,  sans  se  mettre  en  peine  de  les  dire.  J’ai  connu 
des  communautés  ou  les  sacristains  comptaient , non  par  dou- 
zaines  ou  par  centaines,  les  messes  qui  leur  restaient  a acquilter, 
mals  par  milliers et  qui  cependant  se  donnaient  bién  de  garde 
de  refuser  aucune  des  rétributions  qu’on  leur  présentait  \ 

(C  Ne  dissimulons  point  ces  désordres,  ajoute-t-il,  puisque 
les  libertins  s’en  moquent,  queceuxde  religions  différentes  nous 
insultent,  et  que  les  gens  de  bien  en  gémissent ! » 

Jusqu’a  present , je  n’ai  fait  que  rapporter  ce  que  dit  notre 
anonyme;  mais  vous  voulez  bien,  Monsieur,  que  je  parle  aussi 
un  peu  a mon  tour,  et  que  je  vous  informe  d’un  fait  qui  peut 
trouver  ici  sa  place. 

Je  me  trouvais  a Paris,  il  y a déja  bien  des  années,  dans  le 
temps  que  le  célébre  pére  Massillon , mort  depuis  évéque  de 
Clermont , se  distinguait  par  son  éloquence.  Il  avait  un  ami  in- 
time,  prétre  de  TOratoire  comme  lui,  qui  avait  aussi  beaucoup 
de  talent  pour  la  chaire , c’était  le  pére  Maure.  J’eus  la  curiosité 
d’entendre  un  de  ses  sermons.  Pour  cela  je  me  rendis  de  bonne 
heure  dans  Téglise  des  Péres-de-la-Merci , ou  il  préchait  le  ca- 
rérne  celte  année-la.  Le  basard  fit  que  je  me  trouvai  assis  au- 
prés  d’une  dame  qui,  pour  se  désennuyer  en  attendant  le  pré- 
dicateur,  trouva  a propos  de  lier  conversation  avec  moi.  On  vint 
nous  demander  Targent  de  nos  chaises ; la-dessus  la  dame , qui 
avait  compris  que  j’étais  étranger,  m’avertit  de  ne  pas  payer 
plus  que  la  taxe,  et,  pour  me  faire  sentir  que  Tavis  n’était  pas 
inutile , elle  ajouta  « qu’il  était  bon  que  je  susse  qu’il  se  faisait 
bien  des  friponneries  dans  TEglise.  » 

Le  sens  que  je  donnais  ä ces  paroles,  et  qui  me  parut  le  plus 
naturel,  c’est  qu’y  ayant  assez  souvent  affluence  de  monde  dans 
les  églises,  il  s’y  glissait  des  filous  qui  profitaient  de  la  foule 
pour  jouer  quelqu’un  de  leurs  tours,  et  je  répondis  sur  ce  pied- 


Pagf3  216. 


179 


la ; mais  la  dame  répliqua  avec  beaucoup  de  vivacité  que  je  n'y 
étais  pas,  et  que  je  n’avais  pas  compris  sa  pensée.  Elle  me  dit 
rondement  qu’elle  voulait  parler  « des  tours  que  jouaient  les 
ecclésiasliques  eux-mémes  pour  attraper  Targent  des  particu- 
liers.  » Une  semblable  proposition  piqua  ma  curiosité , qui  ne 
tarda  pas  a étre  salisfaite. 

« Il  y a quelques  semaines,  me  dit  donc  la  dame,  que  j’ai 
perdu  une  soeur  unique,  que  je  regrelte  tous  les  jours.  Je  n’ai 
pas  Youlu  manquer  a faire  dire  des  messes  pour  le  repos  de  son 
åme.  Pour  cela  j’allai,  il  n’y  a que  quelques  jours,  dans  une 
communauté  fort  nombreuse,  avec  qui  je  traitai  pour  un  certain 
nombre  de  messes , que  je  payai  méme  d’avance.  Par  le  moyen 
de  plusieurs  chapelles  qu’il  y a dans  leur  église,  elles  devaient 
toutes  étre  expédiées  des  le  lendemain.  Je  m’y  rendis  de  grand 
matin,  et,  pour  m^assurer  si  mes  messes  se  diraient  fidélement, 
je  menai  avec  moi  un  ami , que  je  postai  du  cöté  opposé  a celui 
ou  je  m’étais  placée,  en  sorte  qu'entre  nous  deux  nous  ne  pou- 
^ vions  pas  manquer  de  voir  tout  ce  qui  se  passait  dans  Téglise. 
Sur  les  dix  ou  onze  heures , le  sacristain  vint  me  dire , d’un  air 
fort  assuré : — « Madame , voila  qui  est  fait , toutes  vos  messes 
sont  dites.  » Gependant , par  le  calcul  que  nous  fimes  mon  ami 
et  moi , il  s’en  manquait  encore  trois  ou  quatre.  Je  le  fis  voir 
clairement  au  sacristain , qui  n’en  voulait  pas  convenir;  cepen- 
dant,  apres  quelque  contestation , on  recommen^a  quelques 
messes  pour  me  donner  satisfaction.  Mais  j’eus  beau  faire,  ces 
braves  gens  trouvérent  encore  le  secret  de  m'en  escamoter  quel- 
qu  une  sur  ce  déficient.  N’ai-je  pas  eu  raison  de  vous  dire  qu^il 
se  fait  bien  des  tours  de  passe-passe  dans  les  églises?  » 

Je  vous  avoue,  Monsieur,  que  cette  conversation  me  parut 
si  singuliére,  que  je  la  couchai  sur  mes  tablettes.  Vous  ne  man- 
querez  pas  de  dire  que  cette  dame  avait  admirablement  bien 
choisi  son  confidént ; mais  ne  vous  en  moquez  pas , puisque 
jusqu’a  present  je  lui  avais  gardé  le  secret.  Je  n'ai  commencé  a 
parler  que  lorsque  j’ai  vu  que  Fanonyme  apprenait  ä toute  la 


180 


terre , dans  son  livre , qiie  les  prétres  de  sa  communion  ne  sont 
point  fidéles  a dire  les  messes  qu’on  leur  demande,  et  qu'on 
leiir  a payées  d’avance.  Des  que  j’ai  vu  le  public  inslruit  la- 
dessus , je  me  suis  cru  aulorisé  a dire  aussi  de  mon  cöté  ce  que 
j’en  savais. 

Puisqu’il  y a beaucoiip  de  prétres  qui  ne  peuvent  pas  ac- 
quitler  toules  les  messes  dont  ils  sont  cbargés,  il  est  visible 
qu’ils  en  ont  trop.  Notre  auleur  nous  dépeint  la  condition  de 
divers  autres  ecclésiastiques , dont  le  sort  est  bien  dilFérent. 
« J’en  ai  vu  d^autres,  dit-il,  qui  se  plaignaient  de  ne  point  rece- 
voir  de  messes,  et  qui  se  donnaient  toules  sortes  de  mouve- 
ments  pour  s’en  procurer,  jusqu’a  faire  empleltes  de  livrés,  de 
tableaux , au  paiement  desquels  ils  satisfaisaient  en  se  char- 
geant  d’une  certaine  quantité  de  messes  ä six  ou  a sept  sous.  J’en 
ai  vu  d’autres  qui  offraient  d’acquitter,  par  un  certain  nombre  de 
messes,  ce  qu’ils  avaient  perdu  au  jeu.  Yoila,  conclut-il,  un 
1 éger  échantillon  des  abus  introduits  depuis  Tusage  de  donner 
une  certaine  somme  par  messe  » 

Uauteur  n’oublie  pas  de  réfuter  les  prétextes  qu'on  allégue 
pour  essayer  de  jusiifier  la  demande  des  rétributions  manuelles 
pour  les  messes  de  commande. 

On  ne  peut  disconvenir , dit-il , que  les  ministres  de  Tautel 
ne  soient  en  droit  de  vivre  de  Tautel:  Jésus-Christ  Ta  déclaré; 
saint  Paul , son  disciple  et  son  interpréte,  Ta  décidé  de  méme. 
Mais  quand  le  Sauveur  a dit  que  « tout  ouvrier  est  digne  de 
récompense,  » il  ne  parlait  surement  pas  de  ceux  qui  disent  la 
messe , et  qui  ne  savent  pas  faire  autre  chose ; il  avait  en  vue 
ces  ouvriers  vraiment  évangéliques,  qui  sont  occupés  des  péni- 
bles  travaux  du  ministére.  Saint  Paul  n’a  pas  dit  non  plus  que 
tout  prétre,  tout  religieux,  est  digne  de  « vivre  de  Tautel  » 
il  ne  s’agit  point,  dans  le  passage,  de  ceux  qui  n’ont  d’autres 
occupations , ni  d’autre  savoir-faire  que  de  <lire  la  messe , et 

^ Page  217.  * 

* 1 Cor.  IX,  13,  14. 


181 


de  réciter  chaque  jour,  souvent  négligemment  et  ä la  håte,  ce 
qu^on  appelle  dire  son  office. 

Il  insiste  sur  ce  dernier  artide.  Il  serait  aisé  de  faire  voir 
Tabsurdité  et  Fillusion  grossiére  de  ceux  qui  s^imaginent  que 
Ton  peut,  en  sureté  de  conscience,  jouir  des  revenus  de  TÉglise 
sans  lui  rendre  d’autre  service  que  de  marmotter  chaque  jour, 
en  son  particulier,  un  certain  nombre  de  psaumes , å^antiennes 
et  de  legons.  Fra-Paolo,  dans  son  Traité  des  bénépces,  fait  voir 
que  rintention  de  TÉglise  n’a  jamais  été  d’accorder  un  bénéfice 
pour  réciter  simplement  Voffice  ou  le  bréviaire , mais  pour  tra- 
vailler  a Finstruction  des  peuples. 

Vous  me  dispenserez,  s’il  vous  plait,  Monsieur,  de  rien 
ajouter  aux  sages  réflexions  de  notre  auteur.  Outre  que  ma 
lettre  est  déja  assez  longue,  je  dois  éviter  tout  ce  qui  approche- 
rait  de  la  controverse.  Les  catholiques  eux-mémes  ont  bien  senti 
1’irrégiilarité  de  cette  rétribution  des  messes.  Ceux  qui  en  ont 
parlé  de  la  maniére  la  plus  adoucie,  ont  dit  que  c’était  au  moins 
une  simonie  palliée  ; mais  je  ne  vois  pas  qu’elle  soit  seulement 
palliée.  Uanonyme  cite  plusieurs  conciles  qui  ont  condamné  cet 
usage  comme  une  véritable  simonie.  Saint  Fran^ois  d’Assise  en 
jugeait  ainsi , et  il  avait  défendu  a ses  religieux  de  rien  recevoir 
pour  des  messes ; mais  vous  savez  qu’ils  se  sont  fait  relever  de 
cet  artide  de  leur  régle , et  que  la  sacristie  est  aujourd’hui  ce 
qui  fournit  principalement  a leur  subsistance,  beaucoup  plus 
que  la  quéte.  Ignace  de  Loyola  avait  fait  la  méme  défense  a ses 
religieux.  On  met  aiissi  les  chartreux  au  nombre  de  ceux  qui 
ne  prennent  point  d’argent  pour  dire  des  messes. 

Le  pére  Simon  s’est  aussi  expliqué  assez  ouvertement  la- 
dessus.  Il  dit  qu’il  ne  faut  pas  se  récrier  autant  que  Fon  fait 
contre  la  simonie  grecque,  puisque  c’est  un  usage  généralement 
établi  dans  FOccident,  de  prendre  de  Färgen  t pour  des  messes  L 
Nolre  auteur  rappoYte  un  mot  du  Cardinal  Pullus,  qui  rendiérit 

* Histoire  critique  des  sentiments  et  des  coutumes  des  nations  du  Levant,  par 
e sieur  de  Moni. 


182 


de  beaacoup  sur  ce  jugemenl  du  pére  Simon.  Ce  prélat  a dit, 
et  cela  d'aprés  le  concile  de  Toléde,  que  célébrer  les  saints  mys- 
téres  par  le  motif  de  la  rétribulion,  et  vendre  Jésus-Christ 
comme  Judås,  c’est  a peu  prés  la  méme  chose  ^ Je  trouve  la 
méme  pensée  dans  un  vieux  livre  intitulé : Stella  clericorum  ^ 
mais  énoncée  avec  encore  moins  de  correctif.  Qui  missam  cele- 
brant  pro  pecuniå , dit-il , videntur  mihi  dicere  cum  proditore 
Judå,  Quid  vult[s  mihi  dare,  et  ego  vobis  eum  tradam? 

Ne  trouvez-vous  pas , Monsieur,  que  le  zéle  de  ces  auteurs 
est  allé  un  peu  trop  loin?  Pour  nioi,  j-avoue  que  je  n’aurais  pas 
osé  en  dire  autant;  il  me  semble  qu’une  comparaison  aussi 
odieuse,  des  invectives  aussi  fortes,  auraient  pu  étre  réservées 
contre  cerlaines  messes  en  usage  dans  les  siécles  précédenls , 
et  qui  avaient  un  caractére  de  noirceur  tout  autre  que  celui 
d’étre  simplement  vendues  ä prix  d’argent.  Voici  ce  que  me 
fournit  un  journaliste,  et  qui  éclaircira  ma  pensée. 

Il  s’était  autrefois  glissé  en  Espagne  une  coutume  horrible. 
Quand  un  homme  y avait  gagné  des  coupe-jarrets  pour  en  as- 
sassiner  un  autre,  il  faisait  dire  une  messe  des  morts  pour  ce 
malheureux  objet  de  sa  haine.  Les  prétres  avaient  fait  croire  au 
peuple,  quaprés  une  messe  semblable  il  n’était  pas  possible 
que  le  coup  manquåt.  Les  preuves  de  ce  détestable  usage  se 
trouvent  dans  les  canons  d’un  concile  espagnol  Il  ne  faut  pas 
demander  si  ces  messes  étaient  bien  payées,  on  congoit  aisé- 
ment  qifelles  devaient  étre  a un  assez  haut  prix.  Il  y a lieu  de 
soupgonner  qu’elles  étaient  méme  assez  fréquentes,  si  lon  fait 
attention  au  génie  des  peuples  parmi  lesquelles  elles  étaient  en 
usage;  elles  valaient  donc  beaucoup  aux  ecclésiastiques.  Com- 
ment  qualifier  une  li  orreur  de  cette  n atu  re  ? 

A cette  dissertation  sur  les  messes  de  commande , 1’auteur 

' Page  92. 

2 Missam  pro  requie  defunctorum  promulgatam  fallaci  voto  pro  vivis  stu- 
dent celebrare  hominibiis,  non  ob  aliud  nisi  ut  is,  pro  quo  id  ipsum  offertur 
officium , ipsius  sacrosancti  litaminis  interventu,  mortis  ac  perditionis  in- 
currat  periculum.  Concil.  Tolet.  17  can.  V. 


183 


a joint  un  appendice  sur  les  Droits  curiaux.  Il  entend  par  la 
ce  que  les  curés  exigent  pour  Tadminislration  de  quelques-uns 
des  sacrements , et  pour  les  autres  fonctions  ecclésiastiques.  Il 
y trouve  aussi  bien  de  Tabus. 

Dans  plusieurs  diocéses  il  y a des  réglements  qui  en  fixent 
le  taux  suivant  les  différentes  conditions  des  personnes  : droit 
de  mariage , de  fian^ailles , de  publication  de  bans ; droit  de  pu- 
rification  des  femmes  apres  les  couches ; publication  et  fulmina- 
tion  de  monitoires;  droit  de  sépulture  pour  les  nobles,  etc. 
droit  d’assistance  aux  enterrements  ou  services , tout  est  taxé , 
rien  n’est  accordé  graluitement,  sinon  Tadministration  de  Teu- 
cbaristie  et  de  la  pénitence.  A Tégard  du  baptéme,  on  n’exige 
rien ; mais  ce  serait  une  espéce  de  confusion  aux  parrains  et 
marraines,  de  s’en  retourner  avec  Tenfant  sans  avoir  donné  quel- 
que  chose  a celui  qui  Ta  baplisé. 

Ces  droits  curiaux  vonl  si  loin  dans  la  plupart  des  bonnes 
villes,  qu’ils  fournissent  fort  amplement  Tentretien  des  curés. 
A Paris , par  exemple , on  ne  leur  a assigné  ni  dimes , ni  por- 
tions congrues , ni  aucun  fixe.  Le  casuel  seul  les  fait  vivre  fort 
grassement. 

Les  plus  riches  curés  des  villes , comme  les  plus  pauvres  de 
campagne , se  font  payer  réguliérernent  les  droits  annexés  a 
cbacune  des  fonctions  de  leur  ministére.  Il  y en  a méme  qui 
prétendent  que  ces  sortes  de  taxes,  surtout  celles  des  obséques, 
doivent  étre  levées  en  leur  faveur,  préférablement  a toutes  au- 
tres  dettes  privilégiées.  On  en  voit , dans  certains  diocéses , qui 
refusent  constamment  d’aller  faire  la  levée  d’un  corps,  que  le 
droit  d’enterrement  ne  soit  payé. 

L’auteur  se  demande  la-dessus  pourquoi  i!  est  libre  d’exiger 
des  droits  pour  Tadministration  de  certains  sacrements,  et  qu’il 
ne  Test  pas  pour  d’autres  ? Le  poiivoir  d^unir  les  fidéles  par  les 
liens  du  mariage , d’olfrir  le  saint  sacrilice , d’accorder  la  sépul- 
ture ecclésiastique , de  prier  publiquement  pour  les  défunts, 
est-il  quelque  chose  de  moins  spirituel  que  celui  de  conférer  le 


184 


bapléme , d'entendre  les  pénitents  a coiifesse , de  donner  Teu- 
charistie,  ou  d’administrer  rextrérae-onction  ? A-t-il  été  moins 
défendu  autrefois  de  demander  un  certain  salaire  avanl  ou  apres 
les  obséques , que  de  donner  une  certaine  somine  pour  un  bé- 
néfice  qui  n’est  pas  méme  a charge  d’åmes  ? 

Il  me  semble,  Monsieur,  qu’il  y a assez  longtemps  que  notre 
anonyme  parle  seul,  et  que  nous  ne  faisons  que  1’écouter.  La 
démangeaison  me  prend  encore  une  fois  de  Tinterrompre  pour 
dire  aussi  quelque  chose  ä mon  tour.  Voici,  je  crois,  qui  se 
liera  assez  naturellement  avec  les  réflexions  de  Tauteur. 

J’ai  déja  dit  qu’étant  a Paris,  il  y a un  peu  plus  de  trente  ans, 
j’eus  la  curiosité  d’entendre  divers  prédicateurs  qui  préchaient 
le  carémc.  On  me  parla  avantageusement  d’un  abbé  Prévot;  il 
a vai  t préché  devant  le  roi  Tannée  précédente,  et  il  débitait  alors 
son  caréme  aux  Quinze-vingls.  Le  jour  que  je  Touis,  son  sujet 
était  le  respect  qui  esl  du  aux  prétres ; il  insista  sur  divers  arti- 
des qui  lui  paraissaient  propres  a les  rendre  recommandables  ; 
la  peine  qu’ils  ont  a éludier,  la  retraile  du  séminaire,  la  servi- 
tude  de  réciter  journaliérement  lebréviaire,  etc.;  mais  il  fit  sur- 
tout  beaucoup  valoir  les  assistances  qu’ils  donnenl  aux  mou- 
rants. 

((  Quand  vous  étes  malades,  dit-il,  nous  portons  Talarme 
dans  le  ciel  pour  vous  y trouver  des  patrons.  Notre  empresse- 
ment  pour  vous  se  soulient  jusqu’ä  la  fm.  Quand  vos  parents  et 
vos  amis  vous  quiltent  dans  un  lit  de  mort,  nous  restons  les 
derniers  auprés  de  vous.  Nous  ne  vous  abandonnons  pas  méme 
quand  vous  allez  expirer,  et  nous  suivons  vos  åmes  fiigitives 
jusque  dans  le  sein  de  réternité.  Nos  soins  pour  vous  s’éten- 
dent  méme  au  delå  de  la  mort,  et  c est  nous  qui  nous  cbargeons 
de  votre  sépulture.  » 

Ici  forateur  se  fit  une  objection  fort  naturelle,  c’est  que  « les 
prétres  prennent  une  rétribution  pour  cela,  ce  qui  diminue  beau- 
coup fobligation  qu’on  leur  a.  » La  réponse  fut  que  cette  ré- 
compense  est  si  rnince  que  ce  n’est  pas  la  peine  d’en  parler. 


185 


Mais  quel  que  soit  ce  paiement,  il  gåte  entiérement  le  mérile 
de  Taction,  et  il  serait  bien  plus  digne  des  ecclésiastiques  de  ne 
rien  toucher  pour  une  sépulture. 

Mon  auteur  me  fournit  un  passage  de  saint  Grégoire  pape , 
qui  viendra  ici  fort  a propos  pour  appuyer  la  convenance  d’un 
seinblable  désintéressement.  « S’il  est  honteux  et  indigne,  dit-il, 
de  demander  une  redevance  pour  accorder  quelques  pouces  de 
terre  a un  cadavre,  il  ne  Test  pas  raoins  d^exiger  un  certain  lucre 
ä Foccasion  d’un  événement  qui  afflige  quelquefois  les  plus  in- 
différents  » 

Il  y a des  curés  excessivement  åpres  au  gain  sur  le  droit  de 
sépulture.  Voici  un  cas  singulier,  que  m’a  conté  un  de  mes 
amis,  qui  en  avril  1748  revenait  de  Dijon,  ou  un  procesTavait 
arrété  quelques  mois.  Un  pauvre  homme  ayant  été  réduit  a se 
faire  couper  une  jambe,  il  soubaita  que  cette  partie  de  son  corps 
fut  inhumée  en  terre  sainte.  Il  envoya  pour  cela  demander  au 
curé  la  permission  de  la  placer  dans  le  cimetiére : celui-ci  répondit 
qu’il  Faccorderait,  mais  qu'il  lui  fallait  pour  cela  quelque  droit 
de  sépulture,  et  il  Festima  un  quart  du  corps  entier.  On  fut  fort 
surpris , et  méme  indigné  de  ce  sordide  intérét ; mais  quelque 
représentation  qiFon  lui  fit  la-dessus,  il  n’en  voulut  pas  démor- 
dre.  On  se  disposait  a le  satisfaire,  lorsque  quelqu’un  qui  était 
témoin  du  débat  dit  au  curé,  qu’il  fallait  donc  qu’il  s’engageåt 
par  un  écrit , pour  lui  ou  son  successeur,  a n’exiger  que  les 
trois  quarts  de  la  taxe  ordinaire  d’une  sépulture  quand  ce  pau- 
vre homme  mourrait,  puisqu'il  s’en  était  fait  payer  avant  la 
mort  une  partie  en  avancement  dlioirie , comme  on  dit. 

Je  ne  sais  pas  bien  si  la  contestation  fmit  de  cette  maniére , 
mais  j’ai  tout  lieu  de  croire  que  cette  scéne  tragi-comique  s’est 
passée  dans  la  méme  ville  d’ou  est  sord  Fouvrage  dont  je  vous 
donne  Fextrait.  Vous  pouvez  juger  par  la.  Monsieur,  si  les  ec- 
clésiasliques  de  Bourgogne  ont  bien  prolité  des  sages  lejons 
qu’on  leur  donne  dans  ce  livre.  Qu’aurait  dit  le  pape  Grégoire  si 

* Gregor.  Epist.  56  ad  Januar. 


186 


de  son  temps  il  était  arrivé  un  cas  semblable,  lui  qui  avait  dé- 
fendu  aux  prétres  de  rien  prendre  pour  une  sépulture , surtout 
a cause  de  raffllction  ou  se  Iroiive  alors  une  famille?  Celte 
raison  générale  était  bien  plus  forte  dans  la  circonstance  parti - 
culiére  de  ce  paiivre  paroissien,  qui  venait  d’essuyer  une  cruelle 
opération  de  chirurgie.  Son  curé,  qui  devait  le  consoler,  aggrava 
encore  le  mal  par  son  avarice. 

Revenons  a notre  orateur,  1’abbé  Prévot,  que  cette  petite  di- 
gression  nous  a fait  perdre  de  vue.  Apres  que  cet  avocat  du  sa- 
cerdoce  eut  étalé  si  éloquemment  ce  que  les  prétres  faisaient 
pour  les  particuliers  dans  leur  derniére  maladie,  et  pour  leurs 
obséques,  je  m’attendais  qu’il  ajoutåt  encore  que  leur  empres- 
sement  a étre  utiles  aux  fidéles  s’étendait  fort  au  dela  du  tom- 
beau,  et  qu’il  fit  valoir  les  soins  quils  se  donnent  pour  rafraichir 
les  åmes  des  défunts  au  milieu  des  flammes  du  purgatoire;  mais 
il  ne  toucba  point  cette  corde,  et,  apres  avoir  un  peu  réfléchi, 
je  trouvai  que  c’était  un  trait  d’habile  homme  que  cette  réticence. 
Les  prétres  s’acquittent  de  cette  fonction  d’une  maniére  si  inté- 
ressée  et  si  mercenaire,  que  ce  qu’on  peut  faire  de  mieux , en 
plaidant  leur  cause  , est  de  supprimer  Tarticle  des  messes  qu’on 
dil  pour  les  trépassés.  On  peut  leur  appliquer  le  proverbe  trivial: 
Point  d'argent^  poinl  de  Suisse^  el  dire  de  méme : Point  d’ar- 
gent,  point  de  messe. 

L’anonyme  fmit  sa  dissertation  en  cherchant  des  remédes  au 
désordre  qu’il  a si  bien  fait  sentir,  mais  entre  tous  ceux  qu‘il 
indique , je  n^en  vois  point  de  bien  efficaces.  Je  ne  m’arréterai 
donc  pas  å vous  les  rapporter.  Ici  le  malade  refuse  la  guérison. 
Il  faudrait  que  le  pape  entreprit  bien  sérieusement  de  corriger 
ces  abus,  et,  avec  les  meilleures  intentions  du  monde,  il  aurait 
bien  de  la  peine  å réiissir ; mais  il  se  gardera  bien  d’attaquer  ce 
mal , de  peur  de  s’attirer  le  reprocbe  exprimé  par  ce  mot  de 
TEvangile : Médecin^  gaéris-toi  loi~ménie. 

Il  est  vrai  que  les  canonistes  fournissent  une  réponse  au 
saint-pére.  Ils  établissent  cette  maxime,  qu’il  ne  se  fait  point 


187 


de  simonie  en  coiir  de  Rome,  parce  qne  le  pape  agit  en  supé- 
rieur  absolu;  ils  se  fondent  apparemment  sur  ce  principe,  qu’il 
y a des  actions  qiii  ne  blessent  qu’en  pelit,  et  qui  ne  choquent 
plus  quand  on  les  volt  en  grand.  Tout  est  autorisé  dans  ceux 
qui  occiipent  des  pöstes  eminents.  « Tu  me  traites  de  voleur 
(disait  le  pirate  de  Cilicie  a Alexandre  le  Grand),  tu  me  traites 
de  voleur  parce  que  je  n’ai  qu’un  vaisseau  pour  aller  en  course. 
Si  j^avais  une  flotte  pour  envahir  comme  toi  des  provinces  en- 
tiéres , je  serais  un  glorieux  conquérant.  )>  Notre  auteur,  dans 
toute  sa  dissertation,  tombe  sur  le  corps  d’un  pauvre  prétre, 
qui,  pour  avoir  ä diner,  a tiré  sept  oii  huit  sous  d’une  messe, 
et  il  ne  dit  rien  au  pape , qui  vend  tous  les  jours  les  plus  gros 
bénéfices  de  TEurope.  Je  vous  demande , Monsieur,  lequel  des 
deux  est  le  plus  coupable  de  simonie? 


II 

LETTRE  SUR  LANTIQUITÉ  DE  L’0RDRE  DES  CÅRMES. 

(Les  mrmes  pretendent  que  leur  ordre  a été  foiidé  par  le  prophétc  Elie;  Sixte  IV  el 
Benoit  XIII  aulorisent  cette  pretention.  — Ils  essayent  de  rcmonler  a Enoch,  et  de  faire 
considérer  Pylhagore,  etc.  comme  ayant  fait  partie  de  leur  ordre.  — Les  religieux  de 
Saint-Jean-de~Dieu  veulent  remonter  a Abraham.  — Les  carmes  n’ont  été  fondés 
qu’au  douziéme  siécle.  — Le  Carmel  de  Judée  et  celui  de  Paris.  — Le  poéme  de  la 
Madeleine  du  carme  Pierre  de  saint  Louis.)] 

{Journal  Helvétigue,  Décembre  1750:  Bibliothéque  impartiale  de  Leide,  car 
hier  de  Novembre  et  Décembre  1751,  tome  IV,  3™^  partie.) 

Monsieur  , 

Vous  avez  lu  les,  Nouveaux  Mémoires  de  Critique  et  de  Lillé-, 
rature  de  Tabbe  d’Artigni,  dont  il  parait  de  temps  en  temps 
quelque  volume.  Dans  la  derniére  lettre  que  j’ai  re^ue  de  vous, 
vous  me  parlez  de  quelques  endroits  de  ces  mémoires.  Vous 
vous  étes  arrété  surtout  ä ce  que  cet  auteur  rapporte  dans  le 


188 


tome  II®  d’un  violent  démélé  qu’il  y eut,  sur  la  fm  du  siécle 
passé,  entre  les  carmes  de  Flandre  et  les  jésuites  d’Anvers; 
qui  compilaient  les  vies  des  saints  * . Ces  religieux  se  plaignaient 
de  ce  que  le  P.  Papebroch,  qui  avait  parlé  de  leur  ordre,  ne 
voulait  pas  reconnaitre  le  prophéte  Elie  pour  leur  fondateur. 
Gette  pretention  des  carmes  vous  a paru  si  singuliére,  que  vous 
me  demandez  de  fapprofondir  un  peu.  Yous  vous  servez,  pour 
m’y  engager,  d’une  raison  que  vous  avez  déja  einployée  plus 
d’une  fois,  c’est  que  ces  sortes  de  recherches  demandent  une 
bibliolhéque  bien  assorlie,  et,  vous  supposez  que  rien  ne  me 
manque  de  ce  cöté-la. 

Je  pourrais  vous  répondre  qu’ime  bibliolhéque  assez  bien 
fournie  peut  cependant  n’avoir  aucune  des  piéces  relatives  a 
cette  dispute,  et  c’est  le  cas  ou  je  me  trouve.  D’ailleurs  le  sujet 
que  vous  me  donnez  m’a  paru  un  peu  bizarre,  et  il  semble  que 
vous  pouviez  mieux  choisir.  L’origine  de  quelque  ordre  reli- 
gieux, sa  date  un  peu  plus  ou  un  peu  moins  ancienne,  est  une 
question  qui  doit  nous  paraitre  assez  indiflerente.  En  général 
le  monacbisme  ifintéresse  guére  les  séculiers,  et  encore  moins 
ceux  d’une  religion  différente,  comme  nous. 

Cependant,  apres  y avoir  bien  pensé,  il  me  parait  que  vous 
n’avez  pas  mal  choisi.  La  querelle  des  carmes  de  Flandre  avec 
les  jésuites  d’Anvers,  qui  parait  d’abord  un  sujet  des  plus  secs, 
a élé  regardée  comme  un  des  meilleurs  morceaux  des  Mémoi- 
res,  et  je  vois  que  vous  en  avez  jugé  de  cette  maniére.  Cette 
dispute  est  rapportée  avec  plusieurs  autres  que  les  savants  ont 
eues  entre  eux.  Notre  abbé  fait  de  judicieuses  réflexions  sur  la 
modération  que  devraient  garder  les  gens  de  lettres,  quand  ils 
ne  sont  pas  du  méme  sentiment.  L’origine  des  carmes,  qui  fut 
la  pomrne  de  discorde  en  Flandre  le  siécle  passé,  n’entre  qu’in- 
cidemment  dans  le  chapitre  de  ces  disputes,  que  fauteur  a in- 
titulé  la  Chronique  scandaleuse  des  savants.  Vous  me  demandez 
donc  de  nouvelles  lumiéres  sur  Fhistoire  des  carmes.  Elle  est 

* Mérnoires  de  l’ahhé  d' Artigniy  tome  II,  p.  204. 


189 


ciirieuse,  au  moins  par  un  endroit,  c’esl  qu  elle  prouve  mieux 
qu’aucune  autre  de  ce  genre  jusqu’ou  Tesprit  de  fables  et  de 
légendes  peut  étre  porté  dans  le  cerveau  creux  des  moines. 

Les  carmes  pretendent  qu’Elie  a élé  leur  fondateur,  etqu’ils 
descendent  en  droite  ligne  de  cet  ancien  prophéte.  Ils  font  méme 
quelquefois  encore  remonter  plus  haut  leur  origine : ils  poussent 
leur  généalogie  jusqu’avanl  le  déluge.  Ils  alléguent  pour  fonde- 
raent  de  cette  haute  antiquité , une  bulle  du  pape  Sixte  IV,  de 
Tan  1477,  qui  les  fait  descendre  des  prophétes  Elie,  Elisée  et 
Enocb  E 

Vous  rirez  sans  doute,  Monsieur,  de  cette  généalogie,  quoi- 
que  appuyée  de  la  bulle  du  saint-pére.  Un  religieux,  qui  a fait 
VHistoire  des  ordres  monastiques , imprimée  a Paris  en  1714, 
n’a  pas  osé  s’en  moquer  aussi  ouvertement  que  vous  et  moi.  Ii 
s’en  est  lenu  a proposer  des  doutes  sur  cette  descendance  d’E- 
noch.  « Il  ne  parait  pas,  dit-il  fort  gravement,  que  Noé  fit  en~ 
trer  aucun  carine  dans  Farche,  et  s71  y avait  eu  quelqu’un  des 
enfants  de  Noé  qui  eut  été  carme,  il  n’aurait  pas  pu  avoir  fait  le 
voeu  de  chasteté,  puisque  tous  les  enfants  de  Noé  entrérent  dans 
Tarche  avec  leurs  femmes,  et  qu’aprés  étre  sortis  de  1’arche  ils 
eurent  plusieurs  enfants  » 

Je  ne  sais  si  les  carmes  ont  senti  cet  inconvénient,  mais  il 
parait  que  depuis  quelque  temps  ils  ont  renoncé  a Enoch , 
qu’ils  n’aspirent  plus  si  haut,  et  qu’ils  s’en  tiennent  modeste- 
ment  aujourd’hui  a reconnaitre  seulement  Elie  pour  leur  insti- 
tuteur.  Mais  aprés  avoir  ainsi  reculé,  ils  se  tiennent  fermes  dans 
ce  dernier  poste,  et  ne  souffrent  pas  qu’ou  leur  contesle  ce  de- 
gré  d’antiquité. 

On  n'a  qu’a  voir  la  fameuse  thése  soutenue  la-dessus  dans 
leur  couvent  de  Béziers,  en  1682.  Ils  tenaient  alors  leur  cha- 

* Sanctorum  prophetarum  Heliae  el  Elisei  et  Enoch,  nec  non  aliorum  sanc- 
torum  Patrum,  qui  Montern  Carmeli  juxta  ‘Heliae  fontem  inhabitarunt,  suc- 
cessionem  haereditariam  tenentes. 

* Histoire  des  ordres  Monastiques^  p,  330. 


190 


pilre  provincial.  Le  tenanl  était  le  P.  Teissier,  religieux  de  cet 
ordre,  et  1 evéque  assista  a la  dispute.  On  voit  la  thése  enliére 
dans  la  Répuhliqiie  des  Lellres  de  Bayle,  du  mois  de  juillet 
1684. 

La  on  pose  comme  un  fait  inconteslable  qu’Elie  a été  le  fon- 
dateur  des  carmes.  On  range  ensuite  Pitliagore  parmi  les  reli- 
gieux de  cet  ordre : on  trouve  fort  probable  que  lui  et  ses  dis- 
ciples  ont  été  carmes.  Les  différenles  métamorphoses  de  ce 
fameux  pbilosophe  sont  fort  connues : il  fut  boeuf  d’abord,  en- 
suite mulet,  et  puis  pécheur  sous  le  nom  de  Pirrbus,  et  capi- 
taine  d’infanterie  au  siége  de  Troie  sous  le  nom  d’Euphorbus. 
La  métempsvcose  lui  fait  jouer  tous  ces  différents  personnages. 
La  dévotion  le  fit  enlin  carme ; et  il  fut  un  des  principaux  or- 
nemenls  de  cet  ordre. 

Je  ne  sais,  Monsieur,  si  vous  connaissez  un  petit  ouvrage 
imprimé  depuis  peu  de  temps  a Geneve,  sous  le  titre  de  : /?é- 
gime  de  vivre  pithagoricien.  C’est  la  traduction  d’une  harangue 
de  M.  Cocchi,  habile  médecin  et  ancien  professeur  de  TUniver- 
sité  de  Pise.  Ce  discours,  qui  est  originairement  en  italien,  fut 
prononcé  a Florence  en  1743.  C’est  une  piéce  intéressante  de 
littérature  choisie.  L’auteur  y a ramassé,  avec  beaucoup  de 
gout,  tout  ce  qui  peut  faire  le  mieux  connailre  cet  ancien  phi- 
losophe,  mais  il  a oublié  de  nous  apprendre  que  Pithagore  ait 
été  carme.  Il  est  vrai  quVn  le  fait  abstenir  de  la  cbair  des  ani- 
maux , ce  quobservaient  aussi  les  andens  carmes ; mais  cela 
ne  sulfit  pas  pour  le  faire  appartenir  a fordre.  Si  fon  veut  ab- 
solument  en  faire  un  religieux,  j’aimerais  mieux  dire  qu’il  a été 
charlreux  que  carme.  Pithagore  ne  mangeait  point  de  viande, 
et  son  régime  consislait  principalement  a se  nourrir  des  végélaux. 
L’usage  de  la  cbair  est  absolument  inlerdit  aux  enfants  de  saint 
Bruno ; et  ils  disent  ordinairement  que  leur  boucherie  est  dans 
leur  jardin  potager.  Mais  ce  qui  élablit  encore  une  plus  grande 
conformilé  entre  eux,  c’esl  le  profond  silence  que  Pithagore  et 
saint  Bruno  ont  irnposé  a leiirs  discqiles. 


191 


. Mais  revenons  ä la  thése  de  Béziers.  Les  anciens  druides  y 
paraissent  aussi  traveslis  en  carmes.  On  y établit  encore  que 
saint  Jean-Baptiste  était  prieur  d’im  couvent  de  carmes  sur  le 
Jourdain,  el  c’est  ce  qui  le  fit  prendre  pour  Elie,  instituteur  des 
carmes.  Vous  voyez,  Monsieur,  que  cela  répand  beaucoup  de 
jour  sur  ce  que  TEvangile  dit  que  Fon  s’y  méprit. 

Un  historien  de  Fordre  rapporte  aussi  qu’Agbarus,  roi  d’E- 
desse,  apres  avoir  longtemps  recherché  en  mariage  la  sainte 
Vierge,  depuis  mére  du  Sauveur,  et  n’avoir  pu  réussir  dans  sa 
poursuite,  eut  le  chagrin  de  voir  que  Joseph,  qui  n’ était  qu’un 
charpentier,  lui  fut  préféré.  Il  pensa  mourir  de  jalousie,c(  rompit 
son  båton  de  colére,  el  se  fit  carme  de  dépit.  » 

Il  me  semble,  Monsieur,  que  je  vous  vois  hausser  les  épaules, 
et  tout  disposé  a me  blåmer  de  ce  que  je  vous  mande  de  sem- 
blables  puérilités;  mais  ne  condamnez  pas  les  gens  sans  les 
entendre.  Croyez-vous  de  bonne  foi  que,  dans  un  commerce 
familier  comme  le  nölre,  je  ne  puisse  pas  faire  usage  de  quel- ' 
ques  hisloriettes,  que  de  graves  auteurs  ont  fait  entrer  dans  des 
ouvrages  fort  sérieux?  Qu’aurez-vous  ä dire  si  je  vous  prouve 
que  tout  ce  que  j’ai  rapporte  des  amours  d’Agbarus  pour  la 
Vierge,  se  trouve  mot  pour  mot  dans  les  Mémoires  de  Tillemont, 
et  que  je  n’ai  fait  que  le  transcrire  ^?  Il  me  semble  que  mes 
lettres  peuvent  bien  souffrir  les  légendes  qui  ont  trouvé  place 
dans  une  histoire  ecclésiastique  aussi  eslimée  que  celle-la. 

Vous  voyez.  Monsieur,  que  je  ne  suis  pas  embarrassé  ä me 
justifier.  Je  voudrais  qu’il  ftit  aussi  aisé  de  faire  Fapologie  de 
Fauteur  que  j’ai  suivi.  Mais  on  lui  a reproché  bien  d’autres 
contes  de  légendes,  indignes  de  paraitre  dans  ses  Mémoires.  Ce 
reproche  n’est  que  trop  fondé,  et  Fon  ne  peut  qu’étre  blessé  de 
quantilé  de  faits  fabuleux  et  ridicules  qu’on  y lit,  sans  les  cor- 
rectifs  nécessaires.  Je  me  souviens  d^y  avoir  vu,  par  exemple, 
que  Fapötre  saint  Jean  n’est  pas  mort,  mais  qu’il  dort,  et  qu  il 

Mémoires  pour  servir  ä r Histoire  des  six  premiers  siécles.  Note  IV  sur  saint 
Joseph,  p.  506. 


192 


' respire  tranquillement  dans  son  tombeau,  ou,  par  la  force  de  la 
respiralion,  il  fait  hausser  et  baisser  la  terre. 

Passez-inoi  ces  petites  digressions;  elles  ont  leur  usage  dans 
des  sujets  aussi  secs  et  arides  que  le  nötre,  pour  y meltre  un 
peu  de  varieté.  Je  vais  vous  présenter  quelques  iinages  dont 
les  carmes  se  servent  pour  faire  valoir  leurs  prétenlions.  Si  elles 
ne  vous  convainquent  pas,  elles  pourront  du  moins  vous  amu- 
ser  quelques  moments. 

Les  carmes  produisent  d’anciennes  peintures  ou  leurs  religieux 
sont  représentés  avec  des  manteaux,  qui  ont  alternativement 
des  raies  blancbes  et  lannées,  ce  qui  leur  avait  fait  donner  le  nom 
de  fréres  barrés.  Voici  comment  un  de  leurs  généraux,  nommé 
. Jean  le  Gros,  a expliqué  ces  peintures.  La  raison,  dit-il,  pour- 
quoi  leurs  anciens  religieux  portaient  ces  manteaux  bigarrés, 
c’est  que  le  propbéte  Elie  ayant  été  enlevé  dans  un  cliar  de  feu 
et  ayant  jeté  son  manteau,  qui  était  blanc,a  son  disciple  Elisée, 
ce  qui  toucba  aux  flammes  devint  roux,  n’y  ayant  eu  que  ce 
qui  était  caché  dans  les  plis,  et  qui  ne  toucba  pas  au  feu,  qui 
resta  blanc. 

Le  P.  Daniel  de  la  Yierge  Marie,  religieux  carme,  fit  impri- 
mer  a Anvers,  en  1680,  un  livre  intitulé  le  Miroir  du  Carmel; 
c’est  proprement  la  vie  du  propbéte  Elie.  Le  frontispice  est 
orné  d’une  estampe,  ou  Ton  voit  une  troupe  de  propbétes  ha- 
billés  en  carmes,  et  méme  avec  le  scapulaire,  qui,  dans  diffé- 
rentes  attitudes , font  de  profondes  révérences  au  petit  Elie 
sortant  du  sein  de  sa  mére.  On  y remarque  un  de  ces  propbétes 
qui  lui  fait  avaler  une  cuillerée  de  feu.  Yoila  donc  déja  des 
carmes  a la  naissance  d’Elie. 

En  1670,  les  carmes  intentérent  un  procés  a des  religieux 
de  Saint-Basile  du  diocése  de  Messine,  en  Sicile,  sur  un  por- 
irait  du  propbéte  Elie  qui  n’était  pas  habillé  en  carme,  et  que 
Ton  voyait  dans  leur  église  depuis  six  cents  ans.  Comme  il  s’agis- 
sait  de  le  renouveler,  a cause  de  sa  vieillesse , les  carmes  vou- 
laient  qu’on  lui  donnåt  Thabit  de  leur  ordre.  Le  procés  fut  d’a- 


193 


bord  porlé  a Tarchevéque  de  Messine,  et  ensuite  a Rome  a la 
congrégation  des  rites;  vous  jugez  bieii  que  c’est  a cause  de 
rimportance  ducas.  Je  ne  sais  pas  qu’elle  fut  Tissue  du  procés; 
mais  je  présume  que  c’est  ce  qui  ne  vous  intéresse  guére. 

Voila  les  prétenlions  des  carmes.  Yous  n’attendez  pas  de 
moi  que  je  rn^amuse  a réfuter  cette  généalogie  chimérique.  Il 
suffit  d’exposer  de  semblables  visions  pour  en  faire  sentir  le 
ridicule.  Je  me  conlenterai  de  la  réflexion  que  Tauteur  de  la 
Eépublique  des  Lettres  a faite  sur  la  thése  de  Béziers,  et  qui 
porte  également  sur  les  accompagnements  que  j’y  ai  joints.  « On 
ne  devrait  pas  souffrir,  dit-il,  que  de  pareilles  chiméres  fussent 
soutenues  publiquement  comme  des  vérités ; le  moindre  avan- 
tage  que  les  protestants  en  tirent,  c’est  de  faire  voir  que,  sous 
le  bénéfice  de  la  tradition,  on  soulient  tout  ce  que  Ton  veut.  » 

Si  vous  souhaitez  quelque  chose  de  plus  étendu  sur  ces  vi- 
sions monacales,  je  vous  renvoie  aux  Préjugés  légitimes  de  Ju- 
rieu,  qui  a destiné  aux  légendaires  un  long  chapitre,  ou  il  les 
pousse  vivement  ‘ . Mais  vous  me  permettrez,  s’il  vous  plait,  de 
m’abstenir  de  tout  ce  qui  sent  tant  soit  peu  la  controverse.  Je 
trouve  méme  qu’il  n’est  pas  tout  a fait  de  Téquité  de  cbarger 
en  général  TEglise  romaine  des  absurdilés  de  quelque  branche 
de  ses  moines.  Ce  qui  doit  surtout  nous  engager  a cette  retenue, 
c’est  qu  ils  ont  eu  chez  eux  plusieurs  auteurs  judicieux  qui  ont 
combattu  ces  légendes. 

Vous  avez  vu  dans  les  Mémoires  de  Vabbé  d’Arligm\  que  le 
P.  Papebroch,  auteur  des  douze  ou  quinze  premiers  volumes  du 
recueil  immense  des  Vies  des  Sainls^  pose  comme  un  fait  cer- 
tain  que  les  carmes  ne  sont  que  du  douziéme  siécle  ^ Il  est 


* Préjugés  légitimes  contre  le  papisme,  partie,  chap.  xxxii. 

2 Le  grand  ouvrage  sur  la  vie  des  Saints,  qui  porte  le  nom  d’.4c^a  Sam- 
torum,  est  un  trés-ample  recueil  dont  les  premiers  volumes  parurent  il  y a 
plus  de  cent  ans,  et  qui  n’est  pas  encore  achevé.  Onpeut  voir  Thistoire  de 
cette  vaste  compilation  dans  la  République  des  Lettres  de  Bayle,  tome  I,  page 
455,  juillet  1684..  Ges  auteurs  n’ont  peut-étre  pas  encore  fini  le  mois 


T.  II. 


43 


194 


vrai  qu'll  essuya  de  violentes  contradictions.  Les  carmes  de 
Flandre,  indignés  de  ce  que  ce  jesuite  voulaii  retrancber  plus 
de  deux  mille  ans  de  leur  généalogie,  firent  pleuvoir  sur  lui 
une  gréle  d^écrits.  On  Vy  traite  d'impie  pour  avoir  osé  nier  une 
tradition  constante,  appuyée  sur  plusieurs  bulles  des  papes;  et 
Ton  fait  regarder  comme  un  attentat  d’avoir  voulu  dépouiller  le 
propbéte  Elie  de  son  babit  de  carme.  Ils  dénoncérent  ses  qua- 
torze  volumes  (VAcla  Sanclorum  au  tribunal  du  pape,  et  en 
méme  temps  a Tinquisition  d’Espagne,  qui  les  condamna  en 
1695.  Heureusemeni  pour  le  P.  Papebrocb,  il  fut  protegé  par 
Tempereur.  La  censure  fut  levée  quelque  temps  apres,  et  le 
pape  imposa  un  silence  perpétuel  sur  la  question  de  la  baute 
antiquité  des  carmes,  par  laquelle  ils  descendent  en  droite 
ligne  du  propbéte  Elie , défendant  de  traiter  plus  cette  ma- 
tiére  a Tavenir,  ou  dans  des  disputes  publiques,  ou  dans  des 
ouvrages.  Il  ne  faut  pas  oublier  de  remarquer  que  la  tbése  de 
Béziers  avait  déja  été  censurée  a Rome  par  un  décret  du  25 
janvier  1684. 

Croiriez-vous,  Monsieur,  que  Ton  a vu  certains  ordres  bos- 
pitaliers  rencbérir  encore  sur  les  carmes  pour  1’antiquité  de 
leur  institution?  Pendant  qu’on  se  battait  aux  Pays-Bas  avec  le 
plus  de  vigueur,  on  vit  tout  a coup  entrer  dans  la  lice  un  com- 
battant,  pour  disputer  d’ancienneté  avec  les  carmes : c’élait  un 
religieux  bospitalier  de  Tordre  de  Saint-Jean-de-Dieu ; il  s’ap- 
pelait  frére  Paul  de  Saiiit-Sébastien,  et  avait  le  titre  de  Débni- 
teur.  Ce  religieux,  dans  le  plan  d’une  bistoire  patriarcale , quil 
avait  dessein  de  donner  au  public,  pour  opposer  a Tbistoire  pro- 
pbétique  des  carmes , prétend  que  son  ordre  est  plus  ancien 
que  le  leur  de  neuf  cents  ans.  Il  lui  donne  pour  fondateur  le 
patriarche  Abrabam.  Saint-Jean-de-Dieu  a transféré  cet  ordre 
de  la  vallée  de  Mambré  dans  la  ville  de  Grenade,  en  Espagne. 
Selon  cet  historien,  les  générauxde  1’ordre,  apres  Abrabam,  sont 

de  septembre,  de  sorte  qu’il  leur  faut  trente  ou  quarante  ans  pour  achever 
le  calendriei’.  Il  en  a déjå  paru  plus  de  quarante  volumes  in-folio. 


195 


Lot,  Laban,  Tobie,  elc.  Il  désigne  plusieurs  lieux  ou  ils  avalent 
des  couvents,  et  il  en  place  un  a la  piscine  probatiqiie.  Il  en 
met  un  aulre  aux  limbes.  Il  dit  positivement  que  le  patriarche 
Abraham  y établit  un  höpital,  ou  Ton  recevait  les  enfants  morls 
sans  baptéme. 

Vous  croyez  peut-étre,  Monsieur,  que  c’est  la  une  plaisan- 
terie,  et  que  le  dessein  de  ce  religieux  a été  simplement  de 
tourner  par  la  en  ridicule  la  prétendue  antiquité  des  carmes. 
Le  tour  ne  serait  pas  mauvais , et  un  minime  en  employa  une 
fois  un  semblable  dans  cette  vue.  Il  dit  a un  carme  qu’il  y avait 
déja  des  minimes  du  temps  de  Jacob,  et  qu’il  est  fait  mention 
d’eux  dans  la  Genése.  Joseph  dit  a ses  fréres,  selon  la  Vulgate, 
Nou  egrediemini  hinc^  donec  venerit  [rater  vester  minimus  L 
Voila  un  frére  minime  du  temps  des  patriarches ! Mais  c’est  du 
plus  grand  sérieux  du  monde  que  le  bon  P.  Sébastien  prétend 
qu’ Abraham  a été  leur  fondateur.  Le  P.  Papebroch  se  vit  aussi 
obligé  d’écrire  contre  ce  visionnaire. 

Yous  savez  que  dom  Martenne,  bénédictin,  a fait  plusieurs 
voyages,  par  ordre  de  ses  supérieurs,  afin  d’amasser  des  mé- 
moires  pour  la  nouvelle  édition  du  Gallia  christiana.  Etant  en 
Flandre  dans  une  abbaye,  il  y vint  deux  carmes  décbaussés, 
dont  Tun  avait  demeuré  six  ans  a leur  couvent  de  Vienne,  en 
Autriche.  Il  leur  apprit  une  circonslance  remarquable  du  der- 
nier  siége  de  cette  ville.  Il  leur  dit  que  le  commandant  des 
troupes  turques  les  avait  souvent  visités  : apparemment  leur 
monasiére  est  hors  de  la  ville.  Il  leur  avait  dit  de  ne  rien 
craindre,  quil  suffisait  qu’ils  fussent  les  descendants  du  grand 
prophéte  Elie,  pour  qu’il  les  prit  sous  sa  protection.  Il  est  vrai 
que  le  voyageur  ajoute  quun  Prémontré,  qui  se  Irouvait  la, 
se  mit  a rire,  et  plaisanta  sur  cette  protection  ottomane^. 

Les  Arabes  ne  se  sont  pas  trouvés  aussi  bien  disposés  pour 
les  carmes  que  les  Tures.  Lucas  nous  apprend  qu’ils  ont  obligé 

^ Genése,  XLII,  15. 

* Second  voyage  littéraire,  p.  127. 


196 


ces  religieux  a abandonner  le  mont  Carmel , cel  ancien  palri- 
moine  qui  ne  leur  avail  jamais  été  disputé  que  par  quelques 
savants  critiques  \ Ils  ont  tellement  pilié  leur  monaslére,  qu’ils 
en  ont  emporlé  jusqii’aux  portes  et  aux  fenétres. 

Le  pape  ayant  défendu,  sur  la  fm  du  siécle  passé,  d’agiler 
davanlage  la  question  de  la  haute  antiquilé  des  carmes,  qui 
avait  fait  tant  de  bruit  précédemment,  j’ai  voulu  voir  si  cette 
défense  avait  élé  bien  observée,  et  je  n’ai  pas  trouvé  qu’il  se 
soit  élevé  de  nouvelles  disputes  la-dessus  dans  ce  siécle.  Mais 
ce  qui  s’est  f)assé  de  bien  remarquable,  c’est  que  deux  papes 
ont  décidé  sur  la  prétention  des  carmes  d’une  maniére  tout  ä 
fait  opposée.  Voici  comment  la  chose  s’est  passée  : 

Le  pape  Clément  XI  permit  aux  ordres  religieux  de  placer 
les  statues  de  leurs  instituteurs  dans  les  niches  qui  sont  autour 
de  la  chaire  de  saint  Pierre,  dans  la  grande  église  de  Rome  qui 
porte  le  nom  de  cet  apötre.  Les  dominicains  y firent  placer,  en 
1706,  la  statue  de  saint  Dominique,  faite  par  Le  Gros,  sculp- 
teur  fran^ais.  Les  carmes  soubaitérent  d’avoir  aussi  cet  hon- 
neur;  mais  le  pape  ne  voulut  point  consentir  a y mettre  Elie. 

Ils  trouvérent  plus  de  facilité  sous  le  pontificat  de  BenoitXIII. 
Il  leur  accorda  cette  permission  en  1726.  En  conséquence,  ils 
érigérent  la  statue  d’Elie,  avec  une  inscription  sur  le  piédestal, 
qui  apprend  a la  postérilé  que  ce  prophéte  a été  leur  fondateur 
Voila  donc  enfin  cette  légende  chimérique  réalisée  sur  le  marbre 
par  Tautorité  papale. 

Le  P.  Hardouin  ne  lui  a pas  élé  si  favorable.  Ce  jésuite  a 
chassé  du  Carmel  ces  religieux,  presque  aussi  durement  que  les 
Arabes.  Il  prétend , dans  ses  OEuvres  posthumes , que  leur 
mont  Carmel  n’est  autre  chose  que  le  Carmel  du  monl^  c’esl- 
a-dire,  en  vieux  fran^ais,  une  cbarmille  qui  était  au  bas  du  mont 
de  Sainte-Geneviéve,  hors  de  Paris  dans  ce  temps-la.  On  leur 

* Nouveaux  voyages  de  Lucas,  1720,  tome  I,  p.  263. 

* Universm  carmditarum  ordo  fundatori  suo  sancto  EHce  ProphetcB  erexit, 
1726. 


197 


donna  une  chapelle  de  la  Vierge,  qui  était  au  milieu  de  cette 
charmille,  et  qui  s’appelait  Notre-Dame  du  Carmel.  Le  Garmel 
ou  ces  religieux  veulent  que  leur  ordre  ait  été  établi  par  le 
prophéte  Elie,  se  réduit  donc,  selon  ce  liardi  critique,  a un 
petit  mont  que  Ton  voit  encore  aujourd’hui  a Paris , el  ou  il  y 
avait  autrefois  une  charmille  qui,  en  vieux  langage,  lui  donna  le 
nom  de  Carmel. 

Cette  église  leur  fut  donnée  en  1292.  Leur  premier  nom, 
comme  je  Tai  déja  remarqué,  fut  celui  de  Fréres  Barrés.,'k  canse 
de  leur  habit  ou  il  y avait  des  espéces  de  barres  de  différentes 
couleurs.  Ils  s’appelérent  ensuite  les  religieux  de  Nolre-Dame 
du  Carmel.  Quelque  temps  apres,  ils  prirent  le  nom  de  Fréres 
du  Carmel.,  tout  court.  Le  Carmel  de  Paris  n’avait  alors  aucun 
rapport  avec  le  Garmel  de  Judée.  Paris  s’est  augmenté;  les 
charmes  qui  environnaient  leur  maison  ont  disparu,  la  mémoire 
s’en  est  perdue;  et  les  fables  qu’ils  ont  débitées,  les  titres  qu’ils 
ont  fabriqués,  ont  fait  croire  qu’en  effet  ils  étaient  venus  d’0- 
rient. 

Les  carmes  pretendent  qu’ils  ont  été  amenés  en  France  par 
saint  Louis,  Fan  1 254.  Mais  on  croit,  avec  beaucoup  plus  de 
vraisemblance,  que  c’est  Marguerite  de  Provence,  épouse  de  ce 
prince,  qui  les  amena  avec  elle,  comme  une  nouvelle  espéce  de 
religieux , qui  s’étaient  établis  dans  les  Etats  de  son  pére. 

Je  ne  dois  point  vous  dissimuler, Monsieur,  quil  y a de  bons 
auteurs  qui  tiennent  le  milieu  entre  les  fictions  des  carmes  et 
Forigine  möderne  que  leur  donne  leP.  Hardouin.  Yoici  comment 
ils  racontent  la  naissance  de  cet  ordre.  Alméric,  patriarcbe 
d’Antioche  et  légat  du  pape  en  Orient,  visitant  le  mont  Carmel 
l’an  1160,  ramassa  plusieurs  ermites  qui  vivaient  a leur  mode 
autour  de  cette  montagne.  Il  les  réduisit  en  un  corps  et  leur 
donna  un  supérieur  latin,  appelé  Bertholde.  Cette  congrégation 
ne  prit  méme  entiérement  figure  d’ordre  que  sous  Honoré  III, 
qui  approuva,  il  y a en  vi  ron  cinq  cents  ans,  les  régles  que  leur 


198 


avait  prescrites  Albert,  patriarche  de  Conslanlinople.  Cest  lui 
qu’on  croil  les  avoir  fait  passer  le  premier  en  Europé. 

Get  Albert  était  natif  du  diocése  d’Amiens,  et  arriére-petit- 
neveu  du  fameux  Pierre-FErmite , premier  auteur  des  croi- 
sades.  Voila  un  sentiment  mitigé  dout  peut-étre  vous  vous  ac- 
commoderez. 

Quoique  ma  lettre  soit  déja  excessivement  longue,  et  sur  un 
sujet  qui  parait  nous  étre  tout  a fait  étranger,  je  ne  laisserai  pas 
d ajouter  un  mot  sur  un  poéte  singulier,  que  Fordre  des  carmes 
a produit.  Il  s’appelait,  de  son  nom  de  religion,  le  P.  Pierre  de 
Saint-Louis,  et  il  était  dans  les  grands  carmes.  Il  était  né  dans 
le  diocése  de  Vaison , dans  le  Comtat.  Voici  quelques  parti- 
cularités  de  sa  vie  , que  j’ai  trouvées  dans  le  Mercure  de 
France 

Des  qu’il  fut  entré  dans  Fordre , il  pensa  a employer  utile- 
ment  les  talents  qu’il  avait  pour  la  poésie.  Il  rnéditait  d’abord 
de  faire  un  poéme  sacré  a Fhonneur  d’Elie,  et  il  Faurait  intitulé 
VE  Hade.  Vous  jugez  bien  qu  il  n’aurait  pas  manqué  de  faire  de 
ce  prophétele  chef  de  leur  ordre.  Il  se  promettait  que  YEHade 
immortaliserait  son  auteur,  comme  avait  fait  Ylliade  d’Homére. 
Cependant  il  abandonna  ce  dessein,  apparemment  par  quelque 
caprice  de  poéte.  Il  se  détermina  pour  la  Madeleine,  sainte  fort 
vénérée  en  Provence.  A mesure  qu’il  y travaillait,  il  montrait 
ce  qiFil  avait  fait,  a ses  confréres,  qui  en  étaient  charmés  jusqu^ä 
Fenthousiasme.  Le  poéme  étant  achevé,  fut  imprimé  ä Lyon, 
mais  n’eut  presque  aucun  débit.  Dix  ans  apres  Fimpression, 
Fédition  était  a peu  prés  tout  entiére  chez  le  libraire.  Le  poéte 
mourut  avec  le  chagrin  de  voir  son  cher  poéme  enseveli  dans 
Fobscurité.  Le  libraire,  qui  avait  besoin  de  la  place  que  ce  mau- 
vais  papier  occupait  dans  son  magasin,  allait  le  faire  passer  chez 
Fépicier,  quand  un  heureux  hasard  fit  tout  a coup  revenir  sur 
Leau  le  poéme  de  la  Madeleine. 


» Juillet  1750. 


199 


Le  celebre  Nicole,  étant  entré  un  jour  dans  la  bibliolhéque 
des  grands  carmes  de  Paris,  y trouva  ce  livre,  en  lut  quelques 
endroits,  qui  lui  paruren  t si  singuliers,  qu’il  pria  qu’on  le  lui 
confiåt  pour  quelques  jours.  Il  en  divertit  ses  amis  de  Port-Royal. 
Des  le  moment  que  Touvrage  fut  connu , il  y eut  un  si  grand 
empressement  a Taclieter,  que  le  libraire  en  fit  une  seconde 
edition,  qui  fut  bientöt  épuisée.  On  le  réimprima  en  Kollande 
Tan  1711,  et  on  le  regarde  comme  une  piéce  curieuse  de  bi- 
bliotbéque.  Si  vous  me  demandez  en  quoi  consiste  donc  le 
mérite  de  ce  poéme,  je  ne  lui  en  connais  d’autre  que  la  singu- 
iarité  des  pensées.  G’est  une  débauche  d’imagination  qu’on  n’a 
guére  vu  poussée  aussi  loin.  En  un  mot,  c’est  un  tissu  d’extra- 
vagances  dévotes  enfantées  dans  le  cerveau  échauffé  d’un  moine. 
Yoici  ce  que  Ton  en  dit  dans  la  préface  de  Tédition  de  Kollande. 
Mais  je  ne  dois  pas  oublier  d’avertir  qu’on  en  a une  autre  édition 
de  Lyon  en  1700. 

« On  ne  donne  ce  livre  que  pour  divertir  le  lecteur.  Tous 
les  défauts  que  les  écrivains  judicieux  évitent  avec  soin,  le  bon 
moine,  auteur  de  cette  piéce  originale,  s’est  rendu  ingénieux  ä 
les  rechercher.  On  peut  dire  qu7i  a réussi,  et  que  si  Ton  avait 
proposé  un  prix  de  poésie  pour  les  vers  ou  entreraient  le  phé- 
bus  le  plus  raffiné  et  le  galimatias  le  plus  exquis,  le  poéme  de 
ia  Madeleine  Taurait  infailliblement  remporté.  On  ne  saurait 
croire  le  débit  qu’a  eu  ce  chef-d’oeuvre  de  pieuse  extravagance. 
Une  infmité  de  gens  ont  écrit  de  toutes  parts,  mais  inulilement, 
a Lyon  pour  en  avoir  des  exemplaires.  H y a longtemps  qu’il 
n’en  reste  plus.  » 

Il  vous  faut,  Monsieur,  quelque  échantillon  de  ce  merveilleux 
ouvrage.  Voici  comme  il  débute  : 

Je  fais  voir  le  portrait  de  Famante  transie, 

Naivement  tracé  dans  cette  poésie, 

Ou  ma  divine  Muse  a voulu  m’inspirer 
De  chanter  le  sujet  qui  la  fit  tant  pleurer. 


200 


Je  découvre  les  flux,  les  brasiers  et  les  flammes 
De  la  plus  amoureuse  entre  toutes  les  femmes. 

Je  préche  de  Jésus  la  grande  pénitente 
Qui  me  tint  en  travail,  et  la  presse  en  attente, 

Pendant  neuf  fois  neuf  mois  portée  en  mon  cerveau, 

D’ou  comme  une  Pallas,  elle  sort  de  nouveau. 

On  voit  ensuite  une  invocation  aux  anges,  qu’il  prie  de  Paider 
dans  son  entreprlse;  apres  quoi  le  poéte  s’adresse  a Madeleine 
elle-méme: 

Choristes  emplumés  de  la  divine  amante, 

Celle  å qui  vous  chantiez,  et  celle  que  je  chante, 

Volez  å mon  secours,  pour  me  faire  voler. 

Et  soutenez  ma  plume  aux  légions  de  Fair. 

Sainte,  dont  je  commence  å chanter  les  louanges, 

Relevez  mon  travail,  aussi  bien  que  les  anges, 

Pour  en  cueillir  le  fruit,  assistez  promptement. 

Et  soyez  ma  Lucine  å votre  enfantement, 

En  voila  assez.  Monsieur,  pour  vous  faire  juger  que  laccou- 
chement  de  nolre  poéte  n’a  été  qu’une  fausse  couche.  Si  j’allais 
plus  avant,  je  pourrais  vous  régaler  de  plusieurs  tralts  des  plus 
singuliers  et  des  plus  bizarres ; mais  il  faut  finir.  En  voici  seule- 
ment  trois  ou  quatre  que  le  P.  Bouhours  a ramassés  : 

« Le  poéme  de  la  Madeleine^  dit-il,  est  une  piéce  originale. 
Les  yeux  de  la  pécheresse  pénitente  y sont  des  chandelles  fon- 
dues ; de  moulins  a vent  ils  sont  devenus  moulins  ä eau.  Ses 
tresses  blondes,  dont  elle  essuie  les  pieds  de  Jésus-Christ,  sont 
un  torchon  doré.  C’est  une  sainte  courtisane,  qui  n’est  plus  un 
chaudron  sale  et  tout  noir.  Dans  ce  poéme,  les  larmes  d un  Dieu 
y sont  de  Teau  de  vie.  Le  Sauveur  y est  un  grand  opérateur  qui 
a 1’adresse  d’öter  les  cataractes  des  yeux  de  Madeleine,  et  THer- 
cule  qui  purgea  Pétable  de  son  coeur  L » 

Je  suis,  etc. 


* Maniére  de  bien  penser  sur  les  ouvrages  d'esprit.  Amsterdam,  p.  136. 


201 


m 

LETTRE  SUR  UNE  SINGULIÉRE  DISPENSE  AGCORDÉE 
PAR  LE  PAPE  CLÉMENT  VI. 

{Clemenl  \l  doiiiift  eu  1351  au  confesseur  du  roi  de  France,  Jean  et  de  ses  successeurs, 
le  pouvoir  de  le  délier  des  serments  qu  i!  ne  pourrait  tenir  sans  quelque  incommodilé. 
— Sentiments  des  paiens  sur  Tinviolabililé  du  serment.  — Sentiments  des  juifs.  — 
Sentiments  des  chrétiens.  — duels  motifs  ont  pu  dieter  cette  bulle,  et  quelle  explicalion 
plausible  lui  dcaner?  — Conduite  loyale  et  noble  langage  du  roi  Jean.  — Partieularités 
sur  Clément  \I.  — Conversation  entre  Guillaume  III  et  1'Électeur  de  Brandebourg.  — 
Distinetion  des  vceux  et  des  serments. — Authenticité  de  la  bulle.  — Nouvelles  con- 
jeetures  pour  lui  donner  une  explication  satisfaisante.) 

{Journal  Helvétique,  Mars  et  Avril  1747.  Bihlioihéque  raisonnée,  trimestre 
de  1747,  t.  XXXVIII,  2“^  partie ; trimestre,  t.  XXXIX,  l^e  partie.) 

Monsieur  , 

Yous  me  marquez  que  yous  venez  de  lire  le  traité  de  fen 
M.  de  la  Ghapelle  sur  la  Néeessité  du  culle  public.  Parmi  les 
remarques  que  vous  me  failes  sur  cette  lecture,  vous  me  dites 
que  vous  avez  été  extrémement  surpris  d^une  dispense  que  Ton 
Yoit  parmi  les  Piéces  justi ficatives  a la  fm  de  f ouvrage,  accordée 
par  Clément  Yl,  Fan  1351,  au  roi  de  France  Jean,  et  a la  reine 
Jeanne , sa  seconde  femme.  En  voici  la  teneur, 

Ce  bref  ou  bulle  donne  au  confesseur  du  roi  et  de  la  reine, 
le  pouvoir  de  les  délier,  et  pour  le  passé  et  pour  Favenir,  de  tous 
les  engagements  el  contrats,  quoiqu’appuyés  du  serment,  s’ils 
ne  peuvent  pas  les  tenir  sans  quelque  incommodité  \ Cette  gråce 
est  non-seulement  pour  eux,  mais  encore  pour  leurs  succes- 
seurs a perpétuité,  a condilion  seulement  que  leur  confesseur 

* Juramenta  per  vos  praestita,  et  per  vos  et  eos  praestanda  in  posterum, 
quae  vos  et  illi  servare  commode  non  possetis. 


commuera  ces  serments  en  telles  oeuvres  de  piété  troiivera 
a propos. 

Vous  avez  été  frappé,  dites- vous,  de  la  singularité  de  ce 
bref,  et  cette  surprise  est  assurément  des  mieux  fondées.  Vous 
ajoutez  qu’une  des  caiises  de  votre  étonnement,  c’est  le  si- 
lence  général  de  nos  controversistes,  qui  seniblent  avoir  entié- 
rement  ignoré  cette  piéce.  Il  ne  parait  pas  effectivement  qu’au- 
cun  en  ait  fait  iisage  contre  TEglise  romaine,  quoiqu’el!e  ait  été 
publiée  il  y a prés  d’un  siécle  \ Vous  ajoutez  que  cette  bulle 
mériterait  qu’on  la  fit  mieux  connaitre  qu’elle  ne  Ta  été  jusqu’a 
présent.  Vous  ne  trouvez  pas  que  ce  soit  assez  que  ce  qu’en  a 
dit  M.  de  la  Ghapelle  incidemment  dans  son  dernier  ouvrage. 

Vous  m’invitez  aussi  a vous  dire  ce  que  j’en  pense,  et  a le 
faire  méme  d’une  maniére  un  peu  étendue.  Il  ne  serait  pas  diffi- 
€ile  de  faire  un  ample  commentaire  sur  cette  bulle,  si  on  voulait 
relever  tout  ce  qu'elle  a de  choquant ; mais  il  y a bien  des  gens 
qui  croient  que,  sur  ces  sortes  depiéces,  un  simple  exposé  suffit 
pour  exciter  toute  Tindignation  qiéelles  méritent.  Cependant, 
pour  vous  satisfaire,  j’entrerai  dans  quelques  détails,  ne  fut-ce 
que  pour  avoir  le  plaisir  de  m’entretenir  avec  vous. 

Tout  vous  a surpris  dans  cet  acte,  dites-vous,  et  sa  singula- 
rité, et  Tobscurité  ou  on  Ta  laissé  jusqu  ä présent.  Je  vous 
avouerai  d’abord  qu’il  s’en  faut  bien  qu’il  ait  fait  sur  moi  la 
méme  impression.  En  voici  la  raison : c’est  que  cette  piéce  m’é- 
tait  connue  depuis  plus  de  trente  années,  au  moins  pour  sa 
substance.  Voici  comment.  Ayant  Thonneur  de  diner  un  jour  a 
Londres,  chez  M.  Burnet,  évéque  de  Salisbury,  cinq  ou  six  mois 
avant  sa  mort,  avec  quelques  gens  de  lettres,  et  entre  autres  le 
fameux  Hoadley,  évéque  de  Bangor,  le  prélat  chez  qui  nous 
étions  nous  fit  connaitre  cette  bulle  singuliére ; il  nous  en  dit  le 
contenu,  et  nous  cita  pour  son  garant  dom  Luc  d’Acheri,  qui 
l’a  rapportée  en  entier.  De  retour  dans  ma  patrie,  je  cherchai 

* Voyez  le  Spicilegium  de  dom  Luc  d’Acheri , å Paris,  in-quarto  1661, 
t.  IV,  p.  275. 


203 


celte  piéce  dans  le  grand  recueil  du  bénédiciin , mais  j’avoue 
que  je  ne  sus  pas  la  trouver.  N’en  soyez  pas  surpris ; elle  est 
comme  ensevelie  et  élouffée  parmi  un  tas  d’inutilités  rainassées 
dans  le  volume  ou  elle  est  insérée.  Voila  apparemment  la  raison 
pourquoi  elle  a échappé  a tous  nos  controversistes. 

Poiir  bien  juger  de  cette  dispense  accordée  au  roi  Jean , de 
tenir  ses  engagements , quoique  appuyés  du  serment , en  cas 
qu’il  ne  put  pas  les  remplir  sans  s’incommoder,  il  ne  sera  pas 
inutile  de  nous  arréter  quelques  moments  a voir  ce  que  les  prin- 
cipales  nations  ont  pensé  la-dessus. 

On  doit  rendre  cette  justice  aux  anciens  paiens , qu^ils  ont  tou- 
jours  regardé  comme  inviolables  les  promesses  faites  avec  serment. 
Ces  engagements  étaient  sacrés  pour  eux , et  ils  en  étaient  reli- 
gieux  observateurs ; il  est  vrai  qu’ils  distinguaient  sagement  les 
promesses  avec  serment  qui  avaienl  été  extorquées  par  la  force, 
d’avec  celles  que  Ton  avait  faites  librement.  Ils  avaient  encore 
pour  principe  qu’on  ne  peut  s’engager  par  serment  qu’a  des 
choses  bonnes  et  louables;  que  si  Tengagement  qu’on  avait  pris 
était  mauvais  en  soi,  des  la  ils  le  regardaient  comme  nul.  Dans 
ces  cas-la,  bien  loin  qu’on  dut  tenir  saparole,  ils  déclaraient  sans 
détöur  qu’on  était  obligé  dy  manquer.  En  conséquence  de  cette 
régle,  Gicéron  assure,  dans  ses  Offices,  qu’AgamemnoD  fut  dou- 
blement  coupable,  et  de  s’étre  engagé  par  serment  ä immoler  sa 
fille  Iphigénie , et  de  Tavoir  immolée  en  vertu  de  cet  engage- 
ment  \ 

Si  Ton  excepte  ces  cas-la , ils  condamnaient  hautemeut  tous 
les  prétextes  donton  aurait  pu  se  servir  pour  essayer  d^autoriser 
le  parjure.  Un  subterfuge  qui  vient  des  premiers  dans  Tesprit 
pour  colorer  cette  infidélité,  c’est  Fincommodilé,  le  dommage 
quon  souffrirait  a garder  sa  parole,  les  promesses  qum  com- 
mode  servare  non  possetis , comme  s’exprime  le  bref  de  Clé- 
ment  VI.  Mais  les  sages  paiens  décidaient  qu’en  aucun  cas,  non- 


‘ De  Offic.  Lib.  IIL 


204 


seulement  rincomniodité , mais  le  dommage  quelque  grand  qu'il 
ful,  ne  pouvait  pas  justifier  un  manquement  defoi;  ils  allé- 
guaient  un  exemplequi  leur  paraissait  décisif,  c'est  celuide  Ré- 
gulus.  Jamais  homme,  en  accomplissant  son  serment,  ne  dut 
s^attendre  ä des  suites  plus  terribles ; il  savait  les  tourments 
cruels  quon  lui  préparait  a Carlhage:  cependant  il  n’hésita 
point  a y retourner,  parce  qu’il  sy  était  engagé  par  serment. 

Je  crois,  Monsieur,  devoir  vous  rappeler  ici  une  reflexion  que 
fait  Cicéron  dans  le  méme  livre  de  ses  Offices,  que  je  viens  de 
citer.  C’est  qu’aprés  cet  événement  extraordinaire,  on  ne  fut 
pas  méme  fort  frappé  a Rorne'de  la  magnanimité  de  ce  grand 
homme.  Le  sentimenl  commun  était  qu’il  n’avait  fait  que  ce  qu’il 
devait.  Son  action  ne  commen^a  a devenir  fort  louable  que  par 
la  corruplion  des  äges  suivants.  C’était  donc  parmi  les  Romains 
une  opinion  généralement  regue  que,  plutöt  que  de  rnanquera 
son  serment,  on  devait  étre  prét  a bra  ver  tout  ce  que  Texil,  la 
prison,  les  siipplices  ont  de  plus  alfreux. 

Les  juifs,  ayant  des  idées  beaucoup  plus  saines  de  la  divi- 
nilé , ont  eu  aussi  un  trés-grand  respect  pour  le  serment.  Je 
vous  invite  seulement.  Monsieur,  ä relire  le  psaume  XV,  ou 
David  marqne  les  caractéres  de  Thomme  de  bien,  qui  sont  ceux 
qui  peuvent  espérer  de  jouir  des  effets  de  1’amour  de  Dieu,  et 
dans  cette  vie  et  dans  Tautre.  « Eternel,  dit-il,  qui  esl-ce  qui 

babitera  dans  ton  tabernacle? — Celui,  répond-il,  dont 

la  vie  est  intégre  et  les  actions  justes.  S’il  a juré , fut-ce  a son 
dommage,  il  ne  changera  rien  ä sa  promesse  L » L’idée  que 
David  donne  d’un  homme  juste,  méme  sous  la  loi,  c’est  que, 
(juand  il  a élé  obligé  de  jurer  et  de  s’engager  par  le  nom  de 
Dieu , il  observe  avec  une  fidélité  inviolable  la  parole  qu^il  a 
donnée;  il  n’y  manque  jamais,  pas  méme  lorsqu’il  s’agit  d’une 
cbose  contraire  ä ses  intéréts,  et  qui  doit  lui  étre  préjudiciable. 

* Psaume  XV,  4.  LesLXX  et  la  Vulgate  apres  eux,  ont  traduitunpeudiffé- 
remment  ce  verset.  Mais  dom  Galmet  fait  valoir  le  sens  que  présente  Thébreu, 
qui  est  effectivement  le  meilleur. 


205 


Apres  avoir  vu  ce  qu’onl  pensé  du  serment  les  juifs  el  les 
paiens,  pour  en  faire  la  comparaison  avec  la  bulle  relåchée  de 
Clément  VI,  on  pourrait  faire  voir  que  les  chrétiens,  qui  ont 
desidées  beaucoup  plus  sublimes  tles  perfections  deDieu  que  les 
aulres,  doivent  aussi  porter  beaucoup  plus  loin  le  respect  pour 
le  serment.  Mais , Monsieur,  pour  ne  pas  insister  sur  un  sujet 
aussi  connu , je  me  contenterai  d’opposer  a la  dispense  scanda- 
leuse  de  ce  pape  en  faveur  du  roi  de  France,  une  belle  le^on 
que  babbé  du  Guet  donne  aux  téles  couronnées,  dans  son  /ns- 
litution  d’un  prince ; il  y prouve  que  les  souverains  doivent  étre 
religieux  observateurs  du  serment. 

« Le  serment  est  une  derniére  ressource  pour  finir  les  con- 
leslations , clil-il , pour  s assurer  du  cceur  des  liommes  et  de 
leurs  intentions,  pour  fixer  tous  les  doutes  que  Finconslance  ou 
la  mauvaise  foi  peuvent  faire  naitre , pour  soumeltre  les  rois  au 
Juge  supréme,  qui  seul  peut  les  juger,  et  pour  tenir  dans  le 
devoir  toute  majesté  humaine,  en  la  faisanl  comparaitre  devant 
celle  de  Dieu , a Fégard  de  qui  elle  n’est  rien.  Ce  serait  donc 
éterniser  les  défiances  et  les  guerres , öler  tout  moyen  de  parve- 
nir  a la  paix  par  des  trailés  sérieux,  laisser  une  porte  toujours 
ouverte  aux  surprises , rendre  la  situation  des  royaumes  flot- 
tante  et  incertaine,  abuser  de  ce  que  la  religion  a de  plus  sacré 
et  de  plus  formidable,  et  tomber  dans  une  manifeste  impiété,  en 
méprisant  tout  a la  fois  la  présence,  la  vérité,  la  justice  et  la 
puissance  de  Dieu , que  de  donner  atteinte  a un  traité  scellé  par 
le  serment  L » 

Écoutez  encore , s’il  vous  plait , ce  que  ce  sage  auteur  dil  de 
ceux  qui  insinuent  a un  prince  qu’il  peut  quelquefois  se  dispen- 
ser de  tenir  les  traités,  quoiqiFaccompagnés  du  serment.  « Il 
faut  étre,  je  ne  dirai  pas  bien  hardi,  ajoule-l-il,  mais  bien  aveugle 
et  bien  corrompu,  pour  oser  conseiller  a un  prince  de  se  rendre 
digne  dela  colére  éternelle  de  Dieu , et  d’attirersa  vengeance  sur 


* Institution  d'un  prince,  tome  I,  p.  304, 


206 


sa  propre  téte  et  sur  celle  de  tout  le  peuple,  en  converlissanl  le 
sermenl  en  parjure,  et  en  méprisant  la  menace  irrévocable,  atta- 
chée  dans  le  Décalogue  a la  défense  d’un  si  grand  crime.  » 

Avouez,  Monsieur,  quon  a raison  de  dire  qiie  les  jansénistes 
manquent  souvent  de  respect  pour  le  pontife  romain.  Voila  Glé- 
ment  VI,  avec  sa  bulle,  accommodé  corame  il  le  mérite ; cepen- 
dant  je  ne  crois  pas  que  cette  réflexion  soit  ici  bien  a sa  place. 
J’oserais  assurer  que  cet  abbé  n’a  jamais  connu  cette  dispense 
scandaleuse.  Que  n’aurait-il  pas  dit  s’il  avait  su  que,  non-seule- 
ment  on  y « méprise  la  menace  irrévocable  attacbée  a la  dé- 
fense du  parjure  » dans  le  troisiéme  commandement,  inais  qu’on 
la  tourne  méme  contre  ceux  qui  voudraient  empéclier  le  prince 
de  se  rendre  coupable  du  parjure,  et  le  détourner  de  la  pensée 
de  se  prévaloir  d’une  dispense  si  diamétralement  opposée  ala  loi 
de  Dieu  ? Cette  circonstance  aurait  du  le  surprendre  beaucoup 
plus  que  le  bref  méme,  et  je  siiis  sur  qu’elle  fera  la  méme  im- 
pression sur  vous.  Rien  n’est  plus  certain  qu’il  finit  en  « mena- 
nagant  de  Tindignation  de  Dieu , et  de  celle  des  bienheureux 
apötres  Pierre  et  Paul,  ceux  qui  auraient  la  témérité  de  vouloir 
contrevenir  a cette  concession  ‘ . » 

Figurez-vous , je  vous  prie,  qu’un  sage  conseiller  du  roi  Jean 
eut  entrepris  de  le  dissuader  de  profiter  de  cette  dispense  du 
pape,  et  que  le  voyant  prét  a violer  un  traité  appuyé  du  ser- 
ment,  il  eut  réveillé  sa  conscience  sur  fénormité  du  parjure; 
voila  ce  pieux  ministre  anathématisé  pour  cela  méme!  Et  qui  est 
donc  celui  qui  a prononcé  cette  sentence?  C’est  ce  prétendu 
chef  de  fÉglise,  qui  prend  le  titre  de  lieutenant  de  Dieu  sur  la 
terre. 

Sentez-vous  bien , Monsieur,  tout  ce  qu’il  y a de  révoltant , 
pour  ne  pas  dire  d’impie , dans  la  conclusion  de  ce  bref?  Ce 

^ Nulli  ergo  hominum  liceat  hane  paginam  nostrae  concessionis  infringere, 
vel  ei  ausu  temerario  contraire.  Si  quis  autem  hoc  attentare  praesumpserit, 
indignationem  omnipotentis  Dei,  et  Beatorum  Petri  et  Pauli  Apostolorum 
cjus,  se  noverit  ineursurum. 


207 


n’élait  pas  assez  k ce  digne  vicaire  de  Jésus-Christ  d^avoir  altéré 
la  morale  de  TÉvangile  jusqu’a  permettre  et  autoriser  le  par- 
jure  pour  quelques  petits  intéréts  temporels;  ce  ne  lui  était  pas 
assez  d’étre  Tauteur  de  cette  prévarication,  il  faut  encore  que  le 
ciel  y soit  de  moilié  avec  lui!  C’était  déja  beaucoup  d’oser  sup- 
poser dans  la  Divinité  de  la  connivence  pour  cette  mauvaise 
action , il  faut  encore  Ten  rendre  complice , aussi  bien  que  les 
apötres , et  menacer  de  la  colére  céleste  ceux  qui  penseraient  a 
prévenir  ce  crime  par  de  sages  conseils ! Cette  concession  du 
pape  doit  donc  étre  regardée  comme“entiérement  contraire  a la 
bonne  foi , et  tout  a fait  pernicieuse , mais  la  maniére  dont  elle 
finit  renchérit  encore  sur  le  corps  de  la  bulle.  In  caudå  venenum. 

Yoila  bien  du  bruit  pour  peu  de  cbose,  dira  quelque  zélé 
défenseur  du  siége  de  Rome.  G est  la  une  affaire  de  style;  cette 
conclusion  est  la  formule  ordinaire  de  toutes  ses  bulles>  ainsi  on 
a mauvaise  gråce  a en  vouloir  si  fort  presser  les  termes. — Je  n’ai 
pas  examiné  si  la  cbancellerie  romaine  fmit  toutes  ses  bulles 
par  cette  menace;  mais  quand  cela  serait,  trouvez-vous , Mon- 
sieur, que  cette  réponse  fut  bien  satisfaisante?  Cette  conclusion 
a beau  se  trouver  de  méme  ailleurs , elle  ne  saurait  se  souffrir 
ici.  Pourquoi  ? Parce  qu  elle  jure  tout  a fait  avec  la  teneur  du 
bref , et  qu’elle  y jure  de  la  maniére  la  plus  impie.  Si  je  trou- 
vais  un  blasphéme  a la  fm  de  quelque  acte,  celui  qui  1’aurait 
dressé  se  justifierait-il  bien  en  me  representant  que  c'est  une 
affaire  de  style,  une  simple  formule  ? Or,  rien  de  plus  blasphé- 
matoire  que  d’oser  avancer  que  Dieu  punira  ceux  qui  s’oppo- 
seront  au  parjure. 

On  dit  qu’il  arriva  un  jour  a Padoue  qu’on  apporta  au  cen- 
seur  des  livrés  une  traduction  de  FÄlcoran , pour  avoir  la  per- 
mission de  rimprimer.  Il  se  trouva  si  distrait  dans  ce  moment-la 
que , sans  autre  examen , il  mit  a la  fin  du  manuscrit  qufil  en 
permettait  fimpression,  « comme  n’ayant  rien  de  contraire  a la 
foi  catholique.  » Tout  le  monde  se  récria  contre  cette  approba- 
tion ; mais  fexaminateur  pouvait  alléguer  la  méme  excuse  que 


208 


celle  que  je  réfute.  Il  n^avait  qu’a  dire  qu'il  s’en  était  tenu  a la 
formule  ordinaire.  Au  reste,  lequel  des  deux  croyez-vous  qui  soit 
le  plus  contraire  a la  religion  chrétieiine,  ou  de  TAlcoran,  ou  de 
la  bulle  de  Clément  Yl? 

J’ai  oui  des  gens  qui  ont  essayé  d’excuser  le  fond  méme  de 
la  bulle,  et  voici  le  tour  qu’ils  ont  ernployé  pour  cela.  « Elle 
est  datée  d’Avignon , ou  les  papes  siégeaient  depuis  quelque 
temps.  Clément  Yl  était  un  gentilhomme  frangais,  né  sujet  du 
roi  Jean.  Ces  circonstances,  dit-on,  peuvenl  avoir  mis  le  pape 
dans  une  grande  dépendance  du  prince,  qui.aura  peut-étre  abusé 
de  Tascendant  quil  avait  sur  son  ancien  sujet  pour  lui  extor- 
quer  cette  dispense.  » Yoila  tout  ce  que  Ton  peut  dire  de  plus 
plausible  en  faveur  d’une  mauvaise  cause.  Il  importe  d’examiner 
si  cette  excuse  est  valable. 

On  suppose  donc  que  le  roi  deFrance  avait  fortement  solli- 
cité  le  pape,  qui  se  trouvait  alors  dans  le  royaume,  a le  délier 
de  Fobligation  de  tenir  les  serments  qui  pourraient  Tincommo- 
der.  Je  réponds  que,  quand  cela  serait,  il  y aurait  toujours  bien 
de  la  låcheté  dans  le  pontife  a condescendre  a une  telle  de- 
mande.  Mais  il  ne  parait  pas,  ni  que  le  roi  ait  exigé  rien  de 
semblable,  ni  que  le  pape  se  fut  mis  sur  le  pied  d’avoir  pour  ce 
prince  la  molle  complaisance  qu’on  lui  suppose.  On  a méme 
des  preuves  du  contraire. 

Apres  la  bulle  en  question , dom  Luc  d’Acberi  en  rapporte 
une  autre  ^ui  dispense  le  roi  et  la  reine  des  jeunes  et  de  1’ab- 
stinence  de  la  viande,  mais  avec  de  grandes  précautions.  Il  faut 
pour  cela  une  attestation,  non  d’un  seul  médecin,  mais  de  plu- 
sieurs,  sur  Taltération  que  le  jeune  causait  a la  santé  de  Leurs 
Majestés.  Il  faut  que  le*  confesseur  el  la  faculté  soient  convenus 
ensemble  que  le  roi  se  trouve  dans  un  cas  qui  rend  cette  per- 
mission absolument  nécessaire,  et  s’ils  ont  décidé  un  peu  légé- 
rement,  le  pape  en  décbarge  sa  conscience,  et  metce  pécbé  sur 
la  leur  ^ Pour  dispenser  le  roi  de  son  serment,  il  suffit  qu’il  en 

‘ De  carnibus  vesci  poteritis,  de  consilio  tamen  medicorum,  quotieris 


209 


soit  un  peu  incommodé,  mais  pour  le  dispenser  des  jeunes  de 
FEglise,  il  faut  que  rincommodité  soit  considérable  et  bien  attes- 
tée.  Yoilä  un  directeur  dont  on  ne  peut  qu’admirer  la  délica- 
tesse ! Il  pousse  le  scrupule  jusqu’a  craindre  que  ceux  qu"il  di- 
rige  n’avalent  un  moucberon,  et  pour  me  servir  de  la  méme 
figure  de  FEvangile,  il  leur  permet  d’avaler  un  cbameau  ' . Mais 
il  ne  slagit  pas  d’insister  ici  sur  la  contrariété  d’une  semblable 
conduite;  ce  que  j’en  veux  seulement  conclure,  e’est  que  dans 
cette  permission  de  faire  gras , accordée  avec  tant  de  limita- 
tions,  on  n’aperQoit  pas  un  pape  qui  pousse  trop  loin  la  complai- 
sance  pour  le  souverain.  Il  n’y  a point  de  pelit  gentilhomme  du 
royaume  a qui  on  eul  pu  refuser  cette  dispense  sur  de  semblables 
atteslations. 

Mais  pour  prouver  d’une  maniére  plus  directe  que  le  roi  n’a- 
vait  point  demandé  au  pape  d’étre  délié  des  serments  qui  pour- 
raient  Tincommoder,  et  que  le  saint-pére  luiaccorda  cette gråce 
sans  en  élre  sollicité,  il  ny  a qu’a  faire  attention au  commence- 
ment  de  la  bulle.  Voici  comment  elle  débute  : « Nous  acquies- 
90US  volontiers  a vos  souhaits  et  a vos  demandes,  mais  surtout 
a celles  que  vous  nous  faites  sur  les  moyens  de  pouvoir  vous 
procurer  la  faveur  de  Dieu,  la  paix  de  Tåme  et  le  salut  éternel  ^.» 
Cette  bulle  est  datée  d’ Avignon,  le  20  avril  1351.  Des  le  com- 
mencement  de  cette  année,  le  roi  étail  venu  dans  ce  pays4a.  Il 
est  fort  probable  qu’il  consulta  le  pape  sur  Tétat  de  sa  con- 
science , comme  son  directeur.  Le  début  de  la  bulle  Finsinue. 
Il  alla  a lui  avec  de  trés-bonnes  intentions,  el  a peu  prés  telles 
que  celles  du  jeune  bomme  de  FEvangile  qui  vient  demander  a 
Jésus-Cbrist  ce  qu’il  fallait  qu’il  fit  pour  obtenir  la  vie  élernelle. 
Mais  quelle  différence  dans  la  réponse!  « Si  vous  voulez  entrer 

confessor  et  medici  hoc  vobis  videbityr  expedire,  quorum  conscientias  one- 
ramus.  Spicilegium,  p.  277. 

^ Math.  XXIII,  24. 

® Votis  vestris  libenter  annuimus,  iis  praecipue  per  quae  (sicut  pie  desi- 
deratis),  pacem  et  salutem  animae,  Deo  propitio,  consequi  valeatis. 

T.  IT.  u 


210 


dans  la  vie,  gardez  les  commandements,  » lui  dit  le  Sauveur  ^ 
Mais  celui  qui  se  dit  son  vicaire  apprend  a les  violer  ; il  fournit 
pour  cela  des  expédients  au  roi  qui  vient  le  consulter.  Pour  le 
faire  jouir  de  la  paix  de  1’åme,  pour  lui  procurer  la  faveur  de 
Dieu  dans  cette  vie,  et  a la  fin  le  salut  éternel,  on  lui  donne  des 
facilités  pour  faire  des  traités  frauduleux  qu’il  appuiera  du  ser- 
ment,  sauf  a les  violer  dans  la  suite  s’il  en  est  un  peu  incom- 
modé.  Admirable  maniére  de  se  procurer  le  repos  de  la  con- 
science  et  le  salut,  par  Tinfidélité,  la  mauvaise  foi  et  le  parjure! 
N’ai-je  pas  eu  raison  de  vous  insinuer.  Monsieur,  que  TAlcoran 
ifétait  pas  aussi  opposéa  1‘Evangile  que  cette  bulle?  Quel  dom- 
mage quo  M.  Jurieu  ne  Tait  pas  connue ! il  aurait  bien  su  en 
faire  un  aulre  usage  que  moi.  Soyez  persuadé  que  ?’aurait  été 
un  artide  des  plus  vifs  contre  les  papes,  dans  ses  Préjugés  legi- 
times contre  le  papime. 

Je  vous  ai  fait  remarquer  précédemment  que  la  conclusion 
de  la  bulle  jure  avec  la  dispense  méme  qu’elle  renferme  : iln’est 
pas  besoin  de  vous  avertir  que  la  teneur  de  la  bulle  jure  pour 
le  moins  autant  avec  son  début.  Quelque  confident  du  pape  au- 
rait du  lui  représenler  qu’avant  que  de  låcher  une  piéce  aussi 
scandaleuse,  il  y avait  une  précaution  a prendre,  c’était  de  rayer 
du  Décalogue  le  iroisiéme  commandement.  Son  Eglise  a sup- 
primé  le  deuxiéme  pendant  longtemps,  afin  qu’il  ne  nuisit  point 
au  culte  des  images;  son  voisin , en  bonne  politique  romaine, 
ne  devait  pas  étre  plus  épargné. 

Plus  je  relis  ce  bref,  plus  j’en  examine  les  circonstances,  et 
plus  il  me  parait  quil  n’a  point  été  arraché  au  pape.  Le  saint- 
pére  a fait  les  cboses  de  bonne  gråce,  il  en  a gratifié  le  roi  de 
son  bon  gré,  volontairement,  et,  si  j’ose  le  dire,  de  gaité  de  coeur. 
Ce  qui  me  le  persuade  plus  que  tout  le  reste,  c’est  le  caractére 
du  roi  Jean , qui  ne  parait  pas  avoir  été  capable  de  faire  une 
semblable  demande.  Vous  savez.  Monsieur,  fhistoire  de  ce 


^ XIX,  17. 


211 


prince  : il  eut  le  malheur  de  perdre  la  bataille  de  Poitiers  contre 
les  Anglais,  et  d’élre  fait  prisomiier.  Le  prince  victorieiix  Fem- 
mena  en  Angleterre  Fannée  suivante.  Par  le  traité  de  Bretigni 
conclu  quelque  temps  apres , et  confirmé  par  le  serment  des 
deux  rois,  Jean  abandonne  a Edouard  plusieurs  provinces  et 
quantité  de  terres  fort  considérables.  Avant  que  cette  afifaire  fut 
finie,  le  roi  prlsonnier  fut  reconduit  en  France.  Si  jamais  traité 
renferma  des  clauses  dures  et  onéreiises,  c’est  assurérnent  celui 
de  Bretigni.  Ce  serait  s’exprimer  bien  faiblement  que  de  dire 
avec  la  bulle  qu'elles  ne  pouvaient  pas  étre  observécs  sans  s’in- 
commoder.  En  lisant  ce  traité,  on  se  représente  d’jibord  un  roi 
triomphant  qui  tienl  le  pied  sur  la  gorge  a son  ennemi  vaincu , 
et  qui  le  force  a subir  les  conditions  qu’il  trouve  a propos  de 
lui  imposer.  Cependant  il  ne  parait  pas  que  la  pensée  soit  ja- 
mais venue  a ce  prince  opprimé  de  faire  usage  de  cette  bulle, 
qui  lui  avait  été  expédiée  il  y avait  plus  de  dix  ans. 

Loin  de  penser  a rompre  le  traité,  on  sait  qu’en  1362  il  re- 
tourna  en  Angleterre  se  remettre  en  prison.  Cette  démarche  a 
fort  embarrassé  les  historiens  pour  en  découvrir  le  véritable 
motif.  Ce  qu’on  a dit  de  plus  vraisemblable,  c’est  qu’il  avait  été 
fort  blessé  de  Févasion  du  duc  d’Anjou,  son  second  fils,  qui 
s’était  dérobé  de  Calais,  oii  on  le  laissait  sur  sa  parole.  11  était 
un  des  otages  qui  devaient  servir  de  sureté  au  traité.  Le  roi 
son  pére  repassa  donclamer,  tant  pour  excuser  cette  faute,  que 
pour  terminer  avec  le  roi  d’ Angleterre  le  reste  des  difficultés 
qui  retardaient  Fexécution  du  traité  de  Bretigni.  11  n’avait  ob- 
tenu  sa  liberté  que  sous  la  condition  de  Fexécuter  fidélement. 
Il  voulait  donc,  a quelque  prix  que  ce  fut,  en  procurer  Faccom- 
plissement.  On  attribue  ä ce  prince  d’avoir  dit,  ä cette  occasion, 
une  parole  digne  d’étre  élernellement  conservée  a la  postérité, 
« que  si  la  bonne  foi  et  la  vérité  étaient  bannies  du  reste  du 
monde,  elles  devraient  néanmoins  se  retrouver  dans  la  bouche 
des  rois  L » On  conviendra  aisément,sur  ces  divers  traits  d’bis- 

^ On  attribue  aussi  ce  beau  mot  å Charles-Quint.  Ils  peuvent  Favoir  dit 


212 


toire,  que  ce  prince  était  beaucoup  plus  honnéte  homme  que 
le  pape,  et  que  c’est  faire  (ort  a sa  mémoire  que  de  lui  attribuer 
d’avoir  été  inslant  pour  obtenir  cette  odieuse  bulle.  Le  roi  Jean 
eut  le  malheur  de  mourir  en  Angleterre  trois  mois  aprés  y étre 
retourné. 

Ne  soyez  pas  surpris,  Monsieur,  si  je  donne  a cette  bulle  le 
titre  d’odieuse.  Vous  ne  le  trouverez  point  trop  fort  si  vous 
voulez  bien  faire  atteniion  que  non-seulement  elle  tend  a appla- 
nir  la  perfidie,a  faciliter  le  parjure,  niais  méme  a les  perpéiuer. 
Qu’un  pape  eut  délié  un  prince  de  quelque  serment  particulier, 
sous  quelque  prétexte  bon  ou  mauvais,  il  n’y  aurait  rien  la  de 
fort  surprenant.Les  évéques  eux-mémes,  dans  un  certain  temps, 
s’arrogérent  la  connaissance  de  ces  cas-la.  Mais  ce  qui  étonne,  c’est 
de  voir  un  pape  qui  donne  au  confesseur  d’un  prince  le  pouvoir 
indélerminé  de  le  délier,  non-seulement  des  traités  qu’il  a faits, 
mais  encore  qu^il  fera  a Tavenir.  Bien  plus,  il  accorde  la  méme 
gråce  a tous  les  successeurs  de  ce  prince,  tant  que  la  monarchie 
subsi stera;  c’est-a-dire  que  les  suivanls  n’auraient  qu’a  cboisir 
tel  confesseur  qu’ils  jugeraient  a propos,  qui  en  leur  prescrivant 
quelques  légéres  aumönes  ou  quelques  priéres  a marmotter  en 
latin,  les  dégagera  ensuite  de  leur  serment.  Le  nombre  des 
années  ne  devait  point  affaiblir  ce  beau  privilége,  en  sorte 
que  la  bulle  aurait  pu  opérer  encore  la  révocation  de  l’édit  de 
Nantes, trois  cent  trente-quatre  années  aprés  avoir  été  expédiée. 
G’est  anticiper  sur  Favenir  d’une  maniére  trés-dangereuse  pour 
les  moeurs  et  pour  la  sureté  publique,  c’est  donner  lieu  pour 
une  longue  suite  de  siécles  a la  perfidie  et  au  parjure. 

Je  crois  donc  avoir  prouvé  que  le  roi  Jean  n’a  point  sollicité 
un  privilége  aussi  choquant  que  celui-la.  Il  est  bien  vrai  que, 
depuis  Pbilippe  le  Bel,  les  rois  de  France  virent  avec  plaisir  que 
les  papes  siégeassent  a Avignon,  afin  de  les  avoir  un  peu  mieux 

l’un  et  1’autre.  Mais  il  est  beaucoup  mieux  placé  chez  le  roi  de  France  que 
dans  la  bouche  de  cet  empereur  qui  n’a  pas  toujours  réglé  sa  conduite  sur 
f.ette  belle  maxime. 


213 


sous  leur  main  et  dans  leur  dépendance.  Mais  dans  cette  oc- 
casion,  le  lien  de  la  résidence  du  pape  ne  sert  a rien  pour  excu- 
ser  sa  bulle. 

On  pourrait  peul-étre  prendre  un  aulre  tour  pour  cela.  Quel- 
que  calholique  qui  ne  serait  pas  bien  au  fait  de  Thistoire,  essaiera 
d’attribuer  a quelque  antipape  cette  bulle  si  infamante  pour  son 
Eglise.  La  date  d’ Avignon  semble  d’ abord  favoriser  cette  con- 
jecture;  mais  quand  cette  supposition  serait  fondée,  eile  ne  re- 
médierait  point  aux  rnauvais  effets  de  la  bulle.  En  voici  la  rai- 
son  : c’est  qu’aprés  Textinclion  du  schisme,  il  fut  arrété,  dans 
un  concile,  que  toutes  les  concessions  de  ces  faux  papes  auraient 
force  etvigueur  comme  auparavant  \ Mais,  Monsieur,  si  vous 
voulez  bien  consulter  quelque  hisloire  des  papes,  vous  verrez 
que  ce  subterfuge  ne  peut  pas  avoir  lieu.  Glément  VI  n’a  jamais 
été  mis  dans  la  classe  des  antipapes.  11  ne  faut  pas  le  confondre, 
s il  vous  plait,  avec  Glément  VII , qui  s’appelait  Robert  de  Ge- 
neve, le  dernier  de  la  race  masculine  des  comtes  de  Geneve, 
qui  n’a  point  été  mis  au  rang  des  papes  légitimes.  Pour  Glé- 
ment VI,  il  fut  élu  fort  réguliérement  par  une  vingtaine  de  car- 
dinaux  assemblés  dans  le  conclave. 

Pour  vous  épargner  la  peine  de  feuilleter  quelque  auteur  sur 
la  vie  des  papes,  voici  quelques  particularités  sur  Glémenl  Vi. 
Il  s^appelait  Pierre  Roger,  et  était  fils  d’un  genlilhomme  du 
Limousin.  Il  se  fit  moine  dans  un  couvent  d’Auvergne.  On  lui 
fit  faire  ses  études  å Paris,  ou  il  réussit  trés-bien.  Il  a passé 
pour  savant,  et  Pétrarque,  qui  était  son  contemporain , nous  le 
donne  pour  un  homme  fort  lettré.  Vous  voyez  bien  que  ce  n’est 
paslemoyen  de  faire  excuser  sa  bulle,  au  contraire,  c’est  la  une 
circonstance  aggravante.  Quoique  homme  d’étude,  des  qu^il  fut 
élevé  au  pontificat,  son  gout  fut  tourné  entiérement  du  coté  du 
faste.  Il  entretint  sa  maison  a la  royale,  ses  tables  élaient  servies 
magnifiquement.  Il  avait  grand  nombre  de  chevaliers  et  d’écu- 

' Voyez  dans  le  Spicilegium,  tome  IV,  p.  352.  Decretum  Synodi  Lausa> 
nensis,  ubi  rata  volunt  Patres  quae  tempore  schismatis  acta  sunt. 


2U 

yers,  quantllé  de  chevaux  qu’il  montait  souvent  par  diverlisse- 
ment.  En  général  ses  maniéres  élaient  des  plus  cavaliéres, 
cl  point  du  tout  ecclésiasliques.  Il  eut  grand  soin  d’enrichir  ses 
neveux. 

Ge  qu’il  y a de  singulier,  c’est  qu’ä  Toccasion  de  quelque 
croisade  qu’il  avait  en  vue , il  écrivit  une  lettre  fort  sévére  aux 
clievaliers  de  Rhodes,  connus  aujourd’hui  sous  le  nom  de  che- 
valiers  de  Malte,  ou  il  leur  reproche  précisémenl  les  mémes 
défauts,  et  cela  d’une  maniére  fort  vive.  Il  les  censure  de  leur 
trop  grande  curiosité  ä avoir  de  beaux  chevaux , et  en  général 
d’airner  trop  la  dépense.  Il  leur  demande  si  c’est  lä  la  destina- 
tion des  biens  de  TEglise,  et  Tusage  quil  en  faut  faire.  Mathieu 
Yiliani,  qui  nous  a donné  le  caractére  de  ce  pape  dans  son  His- 
ioire  de  Florence^  ajoute  qu’étant  archevéque  il  ne  gardait  point 
les  bienséances  avec  les  femmes , que  quand  il  étail  malade  il 
se  faisait  servir  par  des  dames , de  la  méme  maniéie  que  les 
parentes  prennenl  soin  des  séculiers.  Il  mourul  le  6 décembre 
1352. 

Je  trouve  une  petite  particularité  assez  curieuse  dans  Gia- 
conius,  moine  dominicain  qui  a écrit  la  vie  des  papes.  Un  poéte 
qui  avait  quelque  grace  ä demander  ä celui-ci,  crut  que,  pour 
obtenir  ce  qu  il  souhaitait,  il  devait  lui  présenter  des  vers  latins 
qui  le  louaient  beaucoup , el  contenaient  des  voeux  pour  sa 
prospérilé.  Mais  c’était  un  éloge  normand , qui  en  cas  de  refus 
devenait  une  salire , accompagnée  d’imprécations  contre  le  pon- 
tife,  ä peu  prés  comme  ce  jeu  de  perspective  ou,  suivant  le  dif- 
férent  point  de  vue,  la  méme  figure  vous  présente  alternative- 
ment  une  belle  personne  et  un  monstre.  Yoici  Téloge  vu  de  son 
beau  cöté : 

Laus  tua,  non  tua  fraus,  virtus,  non  copia  rerum 
Scandere  te  fecit  hoc  decus  eximium. 

Pauperibus  tua  das,  nunquam  stat  janua  clausa, 

Fundere  res  quaeris,  nec  tua  multiplicas. 


215 


Conditio  tua  sit  stabilis,  non  tempore  parvo 
Vivere  te  faciat  hic  Deus  omnipotens^ 

Le  poéte  fut  éconduit,  malgré  ce  bel  éloge.  Mais  il  s’en  ven- 
gea  en  en  donnant  la  clef  a ses  amis.  Il  leur  fil  confidence  que 
c^étaient  des  vers  rétrogradés  qu’il  fallait  lire  a rebours , en 
commen^ant  par  le  dernier  mot  de  cette  maniére  : 

Omnipotens  Deus  hic  faciat  te  vivere  parvo 
Tempore,  non  stabilis  sit  tua  conditio,  etc. 

Voici  quelque  chose  de  plus  important  que  ce  petit  badi- 
nage,  et  que  je  ne  dois  pas  oublier.  G’est  une  anecdote  assez 
curieuse  que  je  liens  de  la  raéme  source  que  la  bulle  de  Clé- 
ment  VI,  je  veux  dire  de  Tancien  évéquede  Salisbury.  Ce  prelat 
nous  dit  donc  encore  a sa  table,  que,  sur  la  fm  du  siécle  passé, 
le  roi  Guiilaume  III,  et  félecteur  de  Brandebourg  Frédéric-Guil- 
laume,  s’étant  trouvés  ensemble  pour  conférer  sur  la  situation 
des  affaires  de  TEurope,  ils  avaient  gémi  du  peu  de  fond  qifon 
pouvait  faire  sur  les  traités,  et  sur  ce  qifon  ne  pouvait  pas  se 
fier  aux  princes  catholiques.  La-dessus  felecteur  dit  au  roi  que, 
comme  plus  ågé  que  lui,  et  par  conséquent  devant  avoir  un  peu 
plus  d’expérience  , il  lui  communiquerait  une  remarque  qu’il 
avait  faite : c’est  que  dans  les  traités  avec  les  princes  de  TE-^ 
glise  romaine , il  vaut  mieux  s’en  tenir  a leur  simple  parole 
que  dy  faire  intervenir  le  serment.  En  voici  la  raison  : c'est 
que,  dans  le  premier  cas,  ils  se  piquent  d’honneur  et  veulent 
passer  pour  honnétes  gens.  Mais  si  Ton  y ajoute  le  serment,  les 
ecclésiastiques  en  prennent  d’ abord  connaissance,  et  ne  man- 
quent  pas  d’en  délier  les  souverains.  L’évéque  de  Salisbury  te- 
nait  cette  anecdote  de  la  propre  bouche  du  roi  Guiilaume. 


Recherchons  encore  avec  vous.  Monsieur,  s’il  ify  a pas 
' * Giaconius,  Vita  pontificAim,  tome  II,  p.  489. 


216 


queique  maniére  de  donner  ä la  dispense  contenue  dans  la  bulle 
de  Clément  VI  un  sens  tolérable. 

CommenQons , dans  ce  but , par  analyser  celte  piéce.  Elle  a 
deux  parties  : la  premiére  regarde  les  voeux  que  pouvaient  avoir 
faits  et  pouvaient  faire  a Tavenir  le  roi  de  France  et  la  reine; 
Tautre  traite  des  sermenls  par  lesquels  ils  se  seraient  engagés  a 
queique  chose. . 

c(  Nous  acquies^ons  volontiers  avos  désirs,  dit  le  pape;  c’est 
pourquoi,  portés  a favoriser  vos  demandes,  nous  accordons 
d^indulte^  par  les  présentes,  tant  ä vous  qu’a  vos  successeurs 
rois  etreines  de  France,  que  le  confesseur  que  chacun  de  voiis 
aura  trouvé  ä propos  de  se  choisir,  puisse  commuer  en  d’autres 
oeuvres  de  piété  les  vwux  que  vous  pourriez  avoir  déja  faits , ou 
faire  dans  la  suite  (a  la  réserve  seulement  des  vceux  d’outre- 
mer, — de  la  visite  des  bienheureux  Pierre  et  Paul, — de  chasteté 
et  de  continence),  comme  aussi  de  pouvoir  commuer  les  ser- 
menls  par  vous  prétés  ou  ä préter  a Tavenir  par  vous  et  par 
eux,  que  vous  ne  pourriez  pas  tenir  commodément. » 

Jusqu’ä  present  je  n’avais  parlé  que  de  ce  dernier  artide, 
comme  étant  ce  qu’il  y a de  plus  frappant  dans  la  bulle.  Disons 
maintenant  queique  chose  åe&  voeux.  Sur  ce  chapitre,  on  ne  sau- 
rait  se  plaindre  de  la  Irop  grande  indulgence  du  pape.  Au  con- 
traire,  il  nous  parait  trop  rigide  dans  les  trois  cas  exceptés  par 
la  défense. 

Je  naurais  pas  méme  deviné  la  raison  de  ces  exceptions,  si 
je  n’avais  eu  1’occasion  de  m’entretenir  la-dessus  avec  un  ha- 
bile  ecclésiastique  qui  a demeuré  longtemps  a Rome , et  qul 
connait  trés-bien  le  style  et  les  usages  de  cette  Eglise.  Nous 
lumes  ensemble  la  bulle;  je  lui  marquai  ma  surprise  de  ce  que 
le  pape  paraissait  s’inléresser  si  fort  pour  le  voyage  d’outre-mer, 
ou  des  croisades,  premier  des  cas  réservés;  qu’il  me  semblait 
qu’il  n’en  était  plus  queslion  dans  le  quatorziéme  siécle,  et 
qu’elles  devaient  avoir  entiérement  cessé.  Il  me  répondit  que 
les  trois  artides  exceptés  dans  la  bulle  pourraient  bien  étre 


217 


une  ancienne  formule  qui , ayant  commencé  du  temps  des 
croisades,  aurait  été  continuée  dans  la  daterie  romaine  par  une 
espéce  de  routine  des  secrétaires.  Mais  il  ajouta  outre  cela  que, 
du  temps  de  Clément  Yl , les  papes  n’avaient  pas  toul  a fait 
perdu  de  vue  la  conquéte  de  la  lerre  sainte,  que  ce  pape  avait 
fait  entrer  le  roi  Jean  dans  un  nouveau  projet  de  croisades,  qui 
ne  put  pas  s’exécuter. 

Le  deuxiéme  cas  excepté  de  la  dispense  parait  beaucoup 
moins  important  : il  s’agit  du  voeu  d’aller  a Rome  en  pélerinage, 
ad  limina  apostolorum,  c’est-a-dire  xisiter  les  églises  de  Sainl- 
Pierre  et  de  Saint-Paul.  On  ne  comprend  pas  d abord  pourquoi 
le  pape  ne  xeut  point  se  relåcher  sur  ce  voeu.  Mon  ecclésiastique 
m’en  rendit  raison  de  cette  maniére  : « Les  papes,  me  dit-il, 
Font  toujours  regardé  d’une  grande  conséquence.  Il  leur  a plu 
de  Finterpréter  comme  si  c’était  une  espéce  d’hommage  que 
leur  rendaient  les  tétes  couronnées.  Par  ce  voyage  de  dévotion, 
il  semble  qu'on  reconnait  la  supériorité  du  pape  et  Fautorité 
du  saint-siége.  » Et  de  plus  ces  sortes  de  pélerinages  apportent 
beaucoup  d’argent  a Rome,  surtout  quand  ce  sont  des  princes 
que  la  dévotion  y améne. 

Troisiémement  enfin , le  voeu  de  chasteté  et  de  conlinence 
est  aussi  excepté  de  ceux  que  le  confesseur  du  roi  avait  le  poii- 
voir  de  commuer.  Le  voeu  de  chasteté  a toujours  été  regardé 
comme  un  des  plus  sacrés  et  des  plus  respectables , mais  les 
rois  doivent  pouvoir  en  étre  déliés,  afin  qu  ils  puissent  avoir 
des  fils  qui  leur  succédent : seulement  ce  n’était  pas  au  confes- 
seur du  roi  a en  dispenser;  le  pape  se  réservait  ces  cas-la. 

Le  pape,  un  peu  dilFicultueux  a accorder  la  dispense  de  cer- 
tains  voeux  qui  ne  paraissent  pas  d’une  grande  conséquence,  se 
montre  des  plus  accommodants  sur  le  reste.  Plein  pouvoir  aux  con- 
fesseurs  des  rois  de  France,  ä perpétuité,  de  les  délier  de  leurs 
serments  des  qu’ils  en  seront  tant  soit  peu  incomrnodés.  Ici 
point  d’exceptions,  point  de  limitations  comme  a Fégard  des 
voeux.  Cette  dispense  est  exprimée  en  trois  mots.  Des  qu’il  ne 


218 


kur  conviendra  pas  de  tenir  leurs  serments,  les  en  voila  déga- 
gés,  moyennant  quelques  ceuvres  de  piété  que  leiir  prescrira 
un  confesseur  qu’ils  auront  choisi  a leur  gré. 

Est-il  bien  vrai  que  le  chef  de  TEglise  se  soit  commis  jus- 
qu’ä  rendre  une  décision  aussi  relåchée  ? En  d’aulres  termes,  la 
bulle  est-elle  aiilhenlique? 

Pour  répondre  affirmativement,  il  seinble  qu^il  suffit  de  faire 
remarquer  qu’elle  a été  publiée  par  un  religieux  catholique,  un 
bénédictin , le  savanl  dom  Luc  d’Acheri,  qui  Tavait  tirée  d’un 
recueil  manuscrit  des  bulles  que  différents  papes  ont  données 
en  faveur  des  rois  de  France,-  et  que  Ton  conserve  chez  lesbé- 
nédictins  de  Saint-Florent , a Saumiir.  Au  roste , ce  religieux 
n’est  ni  le  seul,  ni  le  premier  qui  ait  fait  mention  de  cette  piéce. 
Jean  du  Tillet,  fort  connu  parmi  les  historiens  de  France,  en 
avait  déja  donné  la  substance  cent  ans  avant  le  bénédictin.  Nous 
avons  de  lui  un  ouvrage  intitulé  : Recueil  des  rois  de  France, 
leur  couronne  et  maison.  Dans  un  inventaire  qu’il  nous  donne 
des  priviléges  et  des  indulgences  accordées  aux  rois  de  France 
par  les  papes , on  trouve  ce  titre  : Bidle  du  pape  Clément  VI, 
donnant  pouvoir  au  confesseur  du  roi  Jean  el  de  la  reine  Jeanne 
sa  femme,  de  commuer  les  vceux  par  eux  faits  et  serments,  en 
autres  ceuvres  de  ckarilé.  Du  Tillet  était  le  chef  des  greffiers  du 
parlement  de  Paris , et  il  en  avait  manié  tous  les  titres.  Il  in- 
dique  la  source,  le  coffre  méme  ou  est  renfermé  Toriginal  de 
cette  bulle  V 

Ceci  posé , voyons  si  peut-étre  cette  bulle  ne  nous  choque 
que  parce  nous  ne  Tentendons  pas  bien.  Vous  avez  imaginé,  Mon- 
sieur, un  tour  de  phrase  qui  diminuerait  un  peu  Tatteinte  que 
la  bulle  donne  a la  saine  rnorale , c’est  de  rapporter  ce  qu  elle 
dit  des  serments,  aux  voeux  dont  elle  vient  de  parler , et  non  a 
des  traités  ou  a des  promesses  que  le  roi  avait  faits.  Dans  ce 

* Dans  le  coffre  å bahut  cotté  par  dedans,  Bulloe  papales  quam  plurima 
privilegia  et  facultates  Regihus  concessa  continentes.  Du  Tillet,  edition  de  1607, 
page  442. 


219 


cas , les  voeiix  et  les  serments  ne  seraienl  pas  deux  artides 
différents ; la  dédsion  du  pape  se  réduirail  seulement  a ceci  : 
quele  confesseur  pourrait  commuer  les  voeux,  méme  faits  avec 
serment.  Mais  la  construction  du  lexte  latin  ne  saurait  souffrir 
ce  palliaiif,  comme  vous  le  verrez  en  consultant  Toriginal  in- 
séré  ci-aprés  ' . 

En  général,  les  voeux  et  les  serments  sont  deux  choses  qu’il 
ne  faut  pas  confondre,  et  qui  se  rencontrent  méme  rarement 
ensemble.  Tout  le  monde  sait  qu  un  voeu  est  une  promesse  re- 
ligieuse  faite  aii  Seigneur,  et  qu’on  fait  ordinairement  en  de- 
mandant  quelque  gråce , comme  la  guérison  d’une  maladie , le 
succés  d’une  entreprise,  etc.,  et  Fon  s’en  acquilte  ensuite  pour 
témoigner  sa  reconnaissance.  « Le  voeu,  dit  M.  Barbeirac,  est 
un  engagement  volontaire  par  lequel  on  s’impose  a soi-méme , 
de  son  propre  mouvement,  la  nécessité  de  faire  certaines  choses 
auxquelles,  sans  cela,  on  n’aurait  pas  été  tenu,  au  moins  préci- 
sément  et  déterminément.  Le  voeu  différe  du  serment  en  ce 
que  celui-ci  se  rapporte  principalement  et  directement  a quelque 
homme,  a qui  on  le  fait  en  prenant  Dieu  a témoin  de  ce  a quoi 
Fon  s’engage 

J’avoue  cependant  qu’un  homme,  pour  rendre  son  voeu  en- 
core  plus  solennel  et  pour  se  lier  davantage,  pourrait  y ajouter 
le  serment ; il  pourrait  déclarer  qu’en  cas  qu  il  iFexécutåt  pas 
ce  a quoi  il  s’engage,  il  veut  bien  se  soumettre  a toute  la  ven- 
geance  divine.  Que  suit-il  de  la?  Que  ce  voeu  doit  étre  invio- 
lable.  Et  dans  votre  supposition,  c’est  précisément  celui  dont  le 
pape  dégage  le  plus  aisément  le  prince.  S’il  s’agit  d’un  simple 
voeu  d’aller  en  pélerinage  a Rome,  le  pape  refuse  au  confesseur 
du  roi  la  faculté  de  le  commuer.  Mais  pour  quelque  autre  voeu 

* Il  faudrait  qu’il  y ait  dans  la  bulle ; Indulgemus  ut  confessor  valeat  com- 
mutare  in  alia  opera  pietatis,  vota  etiam  mm  juramento  : au  lieu  qu’il  y a nee 
non  jiiramenta,  c’est-å-dire , nous  lui  accordons  le  pouvoir  de  commuer  les 
voeux,  comme  aussi  les  serments. 

* Tradiiction  de  Cimberland,  ch.  IX,  § 16,  no  te  4. 


220 


ou  le  sermerit  serait  intervenu,  des  lors  plein  pouvoir  de  l’an- 
nuler,  pour  peu  que  le  roi  y irouve  d’incommodité.  Avouez, 
Monsieur,  que  voila  une  belle  décision,  et  bien  propre  a sauver 
riionneur  du  pontife!  Aussi  du  Tillet  et  d’Acheri  n’ont  eu  garde 
de  confondre  ainsi  les  vceux  et  les  serments.  Ils  en  font  Tun  et 
Tautre  deux  artides  séparés.  Yoici  le  titre  que  le  bénédictin  a 
mis  a la  bulle  : Que  le  confesseur  du  roi  et  de  la  reine  peut 
commuer  kurs  voeux  et  kurs  serments^. 

Apres  tout,  dites-vous,  il  n’est  fait  mention  dans  cette  bulle 
ni  de  conventions,  ni  d’alliances,  ni  de  riende  sernblable.  Pour- 
quoi  donc  la  charger  d’avoir  servi  aux  rois  de  France  a violer 
la  fbi  des  traités? — Mais,  Monsieur,  quand  elle  parle  des  serments 
qu’eux  et  leurs  successeurs  ne  pourront  pas  tenir  commodé- 
ment,  cela  ne  peut  s’entendre  que  des  serments  obligatoires  par 
lesquels  on  s’est  engagé  a quelque  chose.  Le  serment  signifie 
trés-souvent  une  promesse  faite  avec  serment,  c’est  une  fagon 
de  parler  abrégée,  qui  est  commune  a toutes  les  langues.  Quand 
nous  parlons  par  exemple  du  serment  de  fidélité,  il  est  clair  que 
nous  entendons  par  la  la  promesse  que  quelqu’un  a faite  d’étre 
fidéle. 

Vous  alléguez  encore  une  autre  preuve  pour  faire  voir  qu’il 
ne  s’agit  point  ni  de  traités  ni  de  promesses  : la  bulle  dit  que 
les  voeux  et  les  serments  faits  par  le  roi  pourront  étre  comrnués 
en  d’autres  oeuvres  de  piété.  Vous  appuyez  beaucoup  sur  ce 
mot  å^autres.  Des  traités  sur  des  atTaires  de  politique  ne  sont 
point  des  oeuvres  de  piété.  Il  faut  donc  dire,  ou  que  le  pape 
s’est  exprimé  d’une  maniére  tout  a fait  impropre,  ou  que  la 
dispense  regarde  uniquement  des  voeux  accompagnés  du  ser- 
ment. 

Il  faut  avouer.  Monsieur,  que  ce  dernier  tour  est  imaginé 
avec  beaucoup  de  subtilité.  On  peut  cependant  répondre  que 
ces  mots  en  aulres  oeuvres  de  piété  se  rapporlent  principalement 


Quod  confessor  potest  mutare  vota  et  juratnenta  eorum. 


221 


aux  voeiix,  mais  ils  peuvent  aussi  étre  relatifs  aux  proraesses 
appuyées  du  serment.  ToiU  le  moride  sait  que  le  serment  est 
un  acte  de  religion , une  branche  de  Tadoration , une  maniére 
d’invoquer  le  nom  de Dieu  ; il  ny  a donc  pas  lieu  d’étre  surpris 
de  ce  que  la  bulle  le  range  parmi  les  ceuvres  ou  les  actes  de 
piété.  Les  papes  ont  mérae  un  grand  intérél  ä mettre  toujours 
les  serments  dans  cette  classe:  c est  en  les  regardanl  de  ce  cöté, 
qu’ils  ont  attiré  a eux  la  connaissance  de  ces  cas-lä. 

Voici  une  remarque  de  M.  Barbeirac  propre  a confirmer  ce 
queje  xiens  d’avancer  : « Les  princes  chrétiens,  dit-il,char- 
gérent  souvent  les  évéques  de  connaitre  la  validilé  des  ser- 
ments, et  de  dispenser  de  ceux  qu’ils  trouveraient  nuls.  Il  est 
arrivé  par  la  que  le  serment  est  une  des  choses  par  ou  les  ecclé- 
siastiques  ont  le  plus  avancé  leurs  intéréts  temporels,  et  em- 
piété  sur  les  droits  des  magistrats.  L^usage  du  serment  s’in- 
troduisit  dans  la  plupart  des  alFaires  de  la  vie , et  comme  les 
ecclésiastiques  s’emparérent  adroilement  du  droit  de  juger  de 
la  validité  des  serments,  ils  attiréreni  a eux,  par  ce  moyen,  la 
connaissance  de  presque  toutes  les  causes  civiles  ’ . 

Une  raison  spécieuse  en  faveur  de  la  bulle,  c’est  que  la  dis- 
pense  semble  étre  conditionnelle , et  avoir  une  limitation  qui 
sauve  tout.  Le  confesseur  du  roi  n’en  doit  faire  usage  que  «con- 
formément  a la  volonté  de  Dieu , et  qu’autant  que  cela  n’aura 
rien  de  conlraire  au  salut  du  roi  et  de  la  reine.  » ca  Indulgemus 
ut  confessor  valeal  commutare  vota^  nec  non  juramenta^  in  alia 
opera  pietatis^  prout  Hecundum,  Deiim^  et  animarum  saluti,  vide-’ 
rit  expedire. » Il  semble  que  ce  correctif  suffit  pour  qu’on  ne 
soit  plus  fondé  a dire  que  la  bulle  fournit  aux  rois  de  France 
un  expédient  facile  pour  violer  la  tbi  des  traités.  Un  sage  con- 
fesseur qui  fera  bien  attention  a ces  derniéres  paroles , ne  dé- 
liera  le  roi  de  son  serment  qu^avec  de  grandes  précautions. 
Des  qu'il  consultera  la  volonté  de  Dieu  et  les  intéréts  du  salut 


Barbeirac  sur  Pufendorf,  page  483. 


222 


du  prince,  il  ne  poiirra  pas  abuser  du  pouvoir  remis  entre  ses 
mains. 

Malheureusement  celte  argumentation  n’est  pas  plus  solide 
que  les  précédentes.  Pesez  bien  les  termes  de  la  bulle,  et  vous 
verrez  que  cette  limitalion  ne  lombe  que  sur  le  cboix  des  oeu- 
vres  de  piété  que  le  confesseur  devra  imposer  au  prince,  pour 
faire  la  compensation  des  voeiix  et  des  serments  donl  il  le  dé- 
liera.  Cette  restriction  ne  peut  point  regarder  la  dispense  méme, 
a moins  qu’on  ne  veuille  dire  que  le  pape  öte  d’une  main  ce 
qu’il  a donné  de  raiUre.Yoici  vraisemblablement  cequ’ila  voulu 
dire.  Sentant  combien  la  violation  d’un  traité  appuyé  du  serment 
paraitrait  odieuse,  et  cela  sur  un  aussi  léger  prétexte  que  celui 
de  la  simple  incommodilé  que  le  roi  pourrait  en  souffrir,  il 
averlit  le  confesseur  qu’il  doit  bien  faire  attention  a imposer  au 
roi,  dans  ces  cas-la,  quelques  bonnes  ceuvres  véritablement 
agréables  a Dieu,  quelques  aumönes  assez  fortes  pour  faire  une 
espéce  de  compensation. 

Des  que  j’eus  trouvé  cette  explication , je  me  flattai  d’avoir 
atteint  le  but.  Je  communiquai  avec  une  sorte  de  confiance  ma 
conjecture  a 1’abbé  dont  je  vous  ai  déja  parlé.  Mais  il  m’a  ré- 
pondu  que  si  j’étais  mieux  informé  des  formules  de  la  chancel- 
lerie  romaine,  jene  me  serais  pas  mis  en  frais  pour  atlacher  des 
idées  précises  a ces  expressions:  ce  sont,dit-il,des  phrases  pu- 
rement  de  style,  sur  lesquelles  on  ne  doit  pas  insister.  — Je  lui 
ai  demandé  alors  comment  il  entendait  cette  dispense  des  ser- 
ments qui  pourraient  incommoder  le  roi?  Il  m’a  avoué  avec 
franchise  que  c'était  une  énigme  inexplicable  pour  lui,  et  quil 
n’y  comprenait  rien. 

Apres  cette  discussion,  je  trouve  que  la  bulle  n’a  parlé  que 
trop  claireraent  : elle  dispense  les  rois  deFrance  de  tenirleurs 
serments  quand  ils  les  trouvent  un  peu  incommodes,  et,  a Taide 
d’un  petit  équivalent  en  oeuvres  de  piété,  elle  leur  permet  de 
les  enfreindre  en  sureté  de  conscience.  Clément  Yl,  au  cas  que 
les  rois  de  France  fussent  Hés  par  des  nceuds  indissolubles,  ne 


223 


s’est  pas  servi  des  clefs  de  saint  Pierre,  mais  se  rappelant  que 
les  successeurs  de  ce  chef  des  apotres  sonl  aussi  armés  de  deux 
épées,  il  en  a saisi  une  et  a coupé  tout  d’un  coup  le  noeud  gor- 
dien. 

Voici  du  resle  le  texte  de  la  bulle;  chacun  pourra  en  inter» 
préter  et  en  peser  les  expressions. 

MEF  DE  ELEMENT  Vi.  EN  FAVELR  Dl)  RÖI  DE  FRÄNCE  JEAN.  ET  DE  LA  REINE  JEANNE. 

( Quod  Confessor  potest  mufare  vota,  et  juramenta  eorum.) 

Clemens  episcopus  servus  servorum  Dei,  carissimis  in  Christo 
filiis,  Joanni  Regi  et  Joannge  Reginge  Francige  illustribus,  salu- 
tem et  apostolicam  benedictionem.  Yotis  vestris  libenter  annui- 
mus,  iis  prgecipué  per  quge,  sicut  pié  desideratis,  pacern  et  sa- 
lutem animge,  Deo  propitio,  consequi  valeatis.  Hinc  est  quad 
nos  vestris  supplicationibus  inclinati , vobis,  et  successoribus 
vestris  Regibus  et  Reginis  Francige  qui  pro  tempore  fuerint,  ac 
vestrum  et  eorum  cuilibet,  auctorilale  apostolica  tenore  pre- 
sentium  in  perpetuum  indulgemus , ut  confessor,  religiosus  vel 
secularis,  quem  vestrum  et  eorum  quilibet  duxerit  eligendum, 
vota  per  vos  forsitan  jam  emissa,  ac  per  vos  et  successores  vestros 
in  posterum  emittenda,  ultramarino,  ac  beatorum  Petri  et  Pauli 
apostolorum,  ac  castitatis  et  continentige  votis  duntaxat  exceptis, 
nec  non  juramenta  per  vos  prcestita,  et  per  vos  et  eos  prceslanda 
in  posterum^  quce  vos  et  illi  servare  commodé  non  possetis^  vohis 
et  eis  comrnutare  liceat  in  alia  opera  pietatis^  prout  secundum 
Deum,  et  animarum  vestrarum,  et  eorum  saluti  viderit  expedire. 
Nulli  ergo  omnino  hominum  liceat  hane  paginam  nostrge  con- 
cessionis  infringere,  vel  ei  ausu  temerario  contraire.  Si  quis 
autem  hoc  attemptare  prgesumpserit , indignationem  omnipo- 
tentis  Dei,  et  beatorum  Petri  et  Pauli  apostolorum  ejus,  se 


224 


iioverit  incursiirum.  — Datum  Avinioni,  XII.  Calend.  Maii , 
pontificatus  noslri  anno  nono. 


IV 

EXPLICATION  ADOUCIE  DE  LA  BULLE  DE  CLÉMENT  VI. 

(Disposition  de  Tauteur  a admeltre  l’explica!ion  adoucie  de  M.  Meiiroii.  — Dans  tons  les 
cas,  le  lexte  est  obscur,  et  préte  å rinterprétation  sévére,  qui  est  d’ailleurs  en  accord 
avec  les  pretentions  des  papes.  -Ordres  qiie  Clément  VI  prétend  donner  aux  anges  du  paradis.) 

{Bibliothéqm  raisonnée,  3'^^  trimestre  1748,  tome  XLI,  l^e  partie.) 


Monsieur  , 

Vous  me  demandez  ce  qu’on  doil  penser  des  adoucissemenis 
que  M.  Meuron,  jurisconsulte  de  Neuchåtel,  en  Suisse,  a ap- 
portés  a la  bulle  de  Clément  VI,  qu’on  avait  fait  envisager  dans 
la  Bibliotliéque  raisomiée^  comme  scandaleuse  et  renversant  la 
sureté  publique  '. 

Je  remarquerai  d’ abord  qu’on  ne  peut  qu’approuver  le  dessein 
de  cet  apologiste.  Cest  quelque  chose  de  fort  louable  dans  un 
auteur  protestant,  de  travailler  ainsi  a excuser  la  bulle  d’un 
pape,  qui  parait  si  cboquante.  Gette  équité  et  méme  cette  gé- 
nérosité  lui  font  honneur.  Il  est  beau  de  savoir  se  défaire  ainsi 
de  Tesprit  de  parti,  pour  rendre  justice  a ses  adversaires.  C’est 
la  le  caractére  d’un  honnéte  horame  et  d’un  bon  chrétien. 

Vous  vous  rappellerez,  s’il  vous  plait.  Monsieur,  qu’avant  lui 
j^avais  déja  fait  quelque  tentative  pour  décharger  ce  pape  de  ce 
qu’il  Y a d’odieux  dans  sa  bulle'^.  J’avais  essayé  d’adoucir  les 

' Torne  XXXVIII,  page  133.  L’apologie  de  cette  bulle  a été  insérée  dans 
le  Journal  Helvétique,  juin  1747,  p.  529. 

^ Journal  Helvétique,  avril  1747  et  Bibliotliéque  raisonnée,  tome  XXXIX, 
page  48  (ci-dessus,  p.  216). 


225 


traits  qui  choquent  le  plus  a la  premiére  leciure.  Uavocat  de 
Neuchåtel  a méme  employé  quelques-unes  de  mes  excuses; 
mais  il  a su  leur  donner  un  nouveau  jour.  Il  y en  a aussi  ajouté 
de  nouvelles,  d’ou  il  a cru  élre  en  droit  de  conclure  que  cette 
bulle  pouvait  avoir  un  sens  fort  tolérable. 

Yous  n’avez  pas  oublié  la  teneur  de  la  bulle  en  question,  ou 
du  bref^  pour  parler  plus  exactement.  G’est  un  privilége  accordé 
au  roi  Jean  et  a la  reine  Jeanne  sa  femme,  de  méme  qu’a  leurs 
successeurs,  tant  que  la  monarcbie  de  France  subsistera,  en 
vertu  duquel  leurs  confesseurs  pourront  commuer  en  d’aulres 
ceuxres  de  piété  les  voeux  qu’ils  auront  faits.  Apres  cela  suivent 
ces  paroles  remarquables : « de  méme  que  les  serments  par  eux 
prétés  ou  a préter  a Tavenir,  par  eux  et  par  leurs  successeurs, 
qu’ils  ne  pourraient  pas  tenir  comrnodément  » 

Les  protestants  qui  ont  fait  mention  de  cette  bulle,  avaient 
paru  extrémement  indignés  de  cette  dispense  dans  la  supposi- 
tion que  ces  serments  pouvaient  regarder  les  traités  que  ce 
prince  aurait  faits  avec  quelque  autre  puissance,  ou  les  pro- 
messes  faites  a quelques  particuliers  ou  Ton  aurait  fait  interve- 
nir  le  nom  de  Dieu;  mais  Tapologiste  de  Neuchåtel  prétend 
qu’il  faut  simplement  rapporter  ces  serments  aux  voeux  dont  la 
bulle  vient  de  parler,  et  que  riutention  du  pape  est  seulement 
d’avertir  le  confesseur  que,  quand  méme  les  voeux  que  le  prince 
aurait  fai(s  seraient  appuyés  du  serment,  cela  n’empécherait 
pas  qu’il  ne  put  de  méme  les  commuer  en  d’autres  oeuvres  de 
piété. 

Les  raisons  de  M.  Meuron,  en  faveur  de  cette  explication 
mitigée,  ne  manquent  pas  de  vraisemblance.  « On  peut  suppo- 
ser, dit-il,  que  la  bulle  ida  pour  objet  que  quelques  cas  par- 
ticuliers qui  regardaient  uniquement  le  roi  et  la  reine,  et  qui 
n’avaient  aucun  rapport  aux  négociations  publiques  que  les 

^ Nec  non  juramenta  per  vos  preestita,  et  per  vos  et  eos  preestanda  in 
posterum,  quae  vos  et  illi  servare  commode  non  possetis. 


T.  II. 


15 


226 


rols  font  avec  les  autres  souverains , vu  que  ies  reines  11%' 
ont  aucime  part , surlout  a régard  de  la  qualité  des  parties 
contractantes.  » 

Ceux  qui  ont  cru  qu’il  s’agissait  de  serments  pour  confirmer 
des  traités,  expliquaient  de  cette  maniére  pourquoi  la  dispense 
était  accordée  aux  reines  aussi  bien  qu’anx  rois,  c’est  que  dans 
Tabsence  du  prince,  et  surtout  en  cas  de  minorité,  les  reines 
pouvaient  gouverner  comme  régenles,  et  qu’alors  elles  pou- 
vaient  avoir  occasion  de  conclure  des  traités  et  des  alliances. 
Cependant  je  vous  avoue,  Monsieur,  que  si  vous  trouvez  que 
les  expressions  puissent  le^  permettre',  a considérer  la  nature 
de  la  cbose,  il  parait  plus  naturel  de  regarder  ici  les  reines 
comme  ayant  fait  quelque  voeu  de  dévotlon,  dont  il  s’agit  de  les 
libérer. 

Pour  prouver  qu’il  s’agit  ici  de  quelque  cas  particulier, 
M.  Meuron  remarque  que  cette  bulle  fut  accordée  aux  souhaits 
du  roi  et  de  la  reine  conjointement , qui  avaient  demandé  cette 
dispense  au  pape.  J’avoue  que  le  début  de  la  bulle  semble  le 
inarquer.  On  dirait  que  le  saint-pére  y répond  a la  demande 
qu’on  lui  avait  faite  d’étre  libéré  de  quelque  vceu  genant  que 
1’on  avait  spécifié.  Mais  je  crois  qu’on  ne  doit  point  insister  sur 
ce  début.  On  le  trouve  toul  semblable  dans  plusieurs  autres 
bulles  du  méme  genre,  rapportées  par  dom  Luc  d’Acberi,  et  ou 
il  s’agit  de  quelques  prérogatives  que  Ton  voit  visiblement  qui 
n’ont  point  été  demandées  par  le  prince. 

Les  papes  accordaient  ces  sortes  de  gråces  de  leur  propre 
mouvement  sans  en  étre  sollicités.  Il  y a plus  de  mérite  a le 
faire  de  cette  maniére.  La  dispense  en  question  est  une  espéce 
de  relief  que  le  pontife  a voulu  donner  ä la  couronne  de  France, 
comme  quand  le  concile  de  Constance  a accordé  a ces  souve- 
rains le  priviiége  de  communier  sous  les  deux  espéces.  Mais 
que  le  roi  Jean  ait  demandé  cette  dispense,  ou  que  le  pape  Tait 
prévenu  sans  en  étre  sollicité,  c’est  une  circonstance  qui  n’est 
pas  fort  essentielle  dans  le  fond.  Cependant  vous  allez  voir,  par 


227 


ce  qu’ajoute  notre  apologiste , que  je  ne  de\ais  pas  tout  a fait 
l’omettre. 

Il  fait  valoir  le  caractére  de  ce  prince,  qui  se  piquait  de  pro- 
bité,  et  qui  par  conséquent  ne  peiit  pas  avoir  demandé  une  dis- 
pense  pour  fausser  son  serment,  et  pour  tromper  les  autres 
souverains  avec  qui  il  aurait  pris  des  engagements.  Il  fit  paraitre 
beaucoup  de  bonne  foi  dans  Fexécution  du  traité  de  Bretigni. 
Comme  on  lui  donnait  des  expédients  pour  le  rompre,  sous 
prétexte  qu’il  Favait  fait  par  nécessité  et  étant  en  prison,  il  dit 
cette  belle  parole,  que  « si  la  vérité  et  la  bonne  foi  étaient  per- 
dues  dans  tout  le  reste  du  monde,  on  devrait  les  retrouver  dans 
la  bouche  et  dans  la  conduite  des  rois.  » M.  Meuron  demande 
la-dessus  s’il  est  vraisemblable  qu’un  prince  qui  avait  de  si  ex- 
cellentes  qualités , eut  demandé  au  pape  une  dispense  de  tenir 
sa  parole  donnée  aux  autres  princes  avec  serment,  et  cela  non 
pour  d’énormes  lésions  , mais  sur  le  simple  prétexte  d’une  in- 
commodité  ? 

Je  ne  doute  point,  Monsieur,  que  vous  ne  soyez  frappé  de 
cette  preuve  comme  je  Fai  été  moi-méme.  Si  je  voulais  dispu- 
ter,  je  pourrais  bien  essayer  de  Faffaiblir  un  peu.  Je  dirais  d’a- 
bord  que  le  roi  Jean  n’a  rien  demandé  de  semblable ; mais  que 
le  pape,  qui  ne  connaissait  pas  encore  bien  le  caractére  de  ce 
prince,  a cru  le  gratifier  en  lui  envoyant  ce  privilége  avec  plu- 
sieurs  autres.  Il  faut  faire  attention  a la  date  de  la  bulle ; elle  est 
de  Fan  1351,  et  la  prison  de  ce  prince,  qui  lui  donna  occasion 
de  prouver  ses  beaux  sentiments,  est  postérieure  de  plusieurs 
années.  Cependant,  pour  me  piquer  aussi  de  mon  cöté  de  bonne 
foi,  je  reconnais  que  cette  raison  est  d'un  grand  poids. 

Voici  un  autre  moyen  de  défense,  mais  qui  n’est  pas  de  la 
méme  force  : « Le  siége  de  Rome,  dit  M.  Meuron,  pouvait  res- 
sentir  de  funestes  contre-coups  d’une  bulle  ainsi  expliquée.  Le 
roi  de  France  ou  ses  successeurs  auraient  pu  violer  et  rescin- 
der  tous  les  concordats  faits  ou  a faire  avec  les  papes,  sous  pré- 


2“28 


texte  de  qiielque  iiicommodité  que  l’Eglise  gallicane  pouvail  ert 
recevoir.  » 

A ces  raisons  prises  de  la  iiatiire  de  la  chose,  Tapologiste 
en  joiiil  quelques  autres  prises  des  expressions.  En  xoicl  une 
qui  inérite  d’étre  pesée  : « La  bulle  dit  que  ces  voeux  de  méme 
que  le  serment  peuvent  élre  commués  en  d’aulres  ceuvres  de 
piélé  S’il  s’agissait  d aulres  sermenlspourdes  affaires  civiles, 
pour  des  Iraités  de  paix  ou  d’alliance  entre  les  princes,  dont  ils 
auraient  promis  et  juré  Fobservation,  pourrait-on  dire  que  si 
Tun  d’eux  y trouvait  quelque  incommodilé,  il  serait  dispenséde 
son  serment  en  faisant  autres  ceuvres  de  piétélCes  expressions 
mettraient  tous  les  traités  publicsou  particuliers  que  ces  princes 
feraient,  pour  quelque  négociation  que  ce  fut,  au  rang  des  oeu- 
vres  de  piété.  Ne  serait-ce  pas  confondre  les  choses  sacrées  avec 
les  profanes,  le  ciel  avec  la  terre?  » 

On  peut  encore  ajouter,en  faveur  du  sens  adouci  de  la  bulle, 
qu'il  ne  parait  pas  qu’aucun  roi  de  France  s’en  soit  jamais  servi 
pour  rbmpre  quelque  traité  qui  Taurait  un  peu  géné.  Louis  XIV, 
par  exemple,  aurait  pu  Femployer  pour  la  révocation  de  1’édit 
de  Nantes,  et  c’est  justement  ä cette  occasion  que  M.  de  la 
Cliapelle  nous  Ta  fait  connaitre.  Gependant  il  ne  parait  pas  que 
ce  prince  ait  jamais  pensé  a faire  valoir  une  piéce  qui  aurait  été 
si  commcde,  preuve  que  !a  bulle  n’apasété  donnéepour  ces  cas- 
la,  mais  simplement  pour  dispenser  les  rois  de  France  de  leurs 
voeux  de  dévotion. 

Si  les  raisons  employées  dans  ce  plaidoyer  ne  sont  pas  assez 
fortes  pour  entrainer  tous  les  suffrages,  il  faut  convenir  qu’elles 
sont  assez  plausibles  pour  nous  faire  au  moins  susj)endre  notre 
jugement.  Apres  avoir  oui  cet  avocat  de  la  bulle,  j’ai  cru  qu’a- 
vant  de  me  déterminer  entiérement  sur  le  sens  qu’on  doit  lui 
donner,  je  de  vais  faire  de  nouvelles  recherches.  Quand  il  s’agit 
d’expliquer  un  passage  d'un  auteur,  vous  savez.  Monsieur,  que 

^ ImJuIgemus  ul  confcssor  commutare  valeat  vola...  nec  non  juramenta... 
in  alia  opera  pielalis. 


229 


le  vrai  moyen  d’y  réussir,  c’est  de  lire  ce  qu’on  a de  lui  pour 
connaitre  son  style,  et  dans  quel  sens  il  emploie  certaines  ex- 
pressions.  Pour  suivre  cette  méthode,  je  mesuis  mis  endevoir 
de  parcourir  les  autres  bulles  de  ce  pape  ramassées  par  dom 
Luc  d’Acheri. 

Pour  parvenir  a mon  but,  je  n’ai  pas  été  obligé  de  faire 
beaucoup  de  cbemin.  Des  la  bulle  sui vante  j’ai  cru  trouver 
quelque  lumiére  sur  le  nceud  de  la  questlon,  qui  est  de  savoir 
s’il  faut  joindre  les  serments  aux  voeux,  et  s’ils  n’en  sont  que 
Faccessoire.  Voici  de  quoi  il  s’agit  dans  cette  nouvelle  bulle. 

C’est  une  dispcnse  accordée  au  roi  Jean  et  a ses  soldats,  lors- 
qiFils  seront  en  carnpagne,  d’étre  assujettis  a faire  maigre  les 
jours  de  jeiine,  a cause  de  la  difFicullé  de  trouver  du  poisson 
dans  la  plupart  des  endroits  ou  Farmée  pourrait  se  rencontrer. 
Parmi  quelques  exceptions  que  le  pape  met  a cette  permission, 
voici  celle  sur  quoi  il  appuie  le  plus.  C’est  que  le  confesseur  du 
roi  ne  pourra  point  accorder  Fusage  de  la  viande  au  roi  ou  a 
ses  soldats  dans  les  jours  défendus,  au  cas  qu’ils  se  fussent 
engagés,  par  un  serment  ou  par  un  voeu,  a observer  les  lois  de 
FEglise\ 

Vous  voyez  bien,  Monsieur,  Favantage  que  M.  Meuron  pour- 
rait tirer  de  cette  exception.  Les  serments  s’y  trouvent  joinls 
aux  voeux,  d’une  maniére  a rendre  presque  ces  expressions  sy- 
nonymes  dans  le  style  du  pontife.  On  y voit  au  moins  claire- 
ment  que  les  serments  y peuvent  accompagner  les  voeux,  ce  qui 
est  un  grand  point  pour  la  cause  que  défend  cet  avocat. 

Je  devrais  laisser  cette  seconde  bulle,  apres  en  avoir  fait 
usage,  pour  éclaircir  quelques  expressions  qui  nous  embarras- 
saient  dans  celle  qui  nous  occupe.  Mais  un  lecteur  tant  soit  peu 
intelligent  s’aper^oit  bientöt  que  ces  deux  bulles  sont  contradic- 
toires  Fune  a Fautre,  et  cette  remarque  ne  vous  écbappera  pas. 

* Dummodo  tu,  vel  illi,  juramento  vel  voto  ad  abstinentiam  ejus  hujus 
modi  diebus  illis  alias  non  sitis  adstricti.  Dacherii  Spicilegium,  tome  IV,  page 
276,  in-quarto. 


230 


Vous  aiinez,  Monsieur,  a toutapprofondir,  el  vous  ne  me  tien- 
driez  pas  quitte  si  je  ne  disais  rien  de  cette  contradiction.  Elle 
est  des  plus  palpables.  Dans  la  premiére  bnlle,  le  pape  donne 
au  confesseur  du  roi  le  pouvoir  de  commuer  les  vceux  qu’il 
peut  avoir  fails  méme  avec  serment.  il  est  vrai  qu’il  j a ajoulé 
quelques  exceptions,  mais  dans  ces  cas  réservés  nulle  mention 
du  voeu  de  ne  point  mänger  de  viande  les  jours  défendus.  Et  le 
voici  qui,  dans  la  bulle  suivanle,  s’avise  apres  coup  d’exceplerce 
cas : la  raison  sur  quoi  portait  la  dispense,  je  veux  dire  Tin- 
commodité  qui  en  résulterait,  est  ici  palpable.  Un  prince  qui 
est  a la  tete  de  son  armée  ne  peut  pas  toujours  avoir  du  poisson, 
le  pape  le  reconnait  lui-méme  dans  cette  bulle;  il  y a donc  lieu 
(fétre  surpris  de  le  voir  ainsi  relirer  d’une  main  ce  qu  il  venait 
d^accorder  de  Taulre. 

Vous  voyez  assez,  Monsieur,  que  je  pourrais  lirer  avantage 
de  cette  contrariété,  pour  rendre  suspecte  cette  seconde  bulle 
qui  fait  contre  moi.  Mais  vous  voulez  qu’on  agisse  toujours 
avec  droiture,  et  je  suis  aussi  dans  les  mémes  sentiments.  Je 
vais  donc  essayer  d’accorder  ces  deux  bulles.  Pour  cela  il  n’y 
a qu’a  supposer  que  le  P.  d’Acberi  ne  les  a pas  bien  rangécs 
dans  son  recueil.  La  premiére  est  du  20  avril  1351,  Taulre  est 
tie  la  méme  année,  mais  on  n’en  a pas  la  date  precise,  il  ny  a 
donc  qu  a supposer  que  celle  qui  refuse  au  confesseur  du  roi  le 
pouvoir  de  dispenser  ce  prince  du  vceu  d’observer  rabslincnce 
a ia  rigueur,  a précédé  celle  qui  accorde  a ce  confesseur  le 
pouvoir  de  commuer  les  voeux  du  roi  quand  il  pourrait  en 
étre  incommodé.  A Taide  de  cette  iransposilion  tout  sera 
aplani. 

Quoi  qu  il  en  soit,  pour  revenir  a notre  sujet  principal , il 
parait  par  cette  bulle  que  le  serment  peut  accompagner  les 
voeux.  Jusqu  ici  j'avais  été  dans  la  pensée  que  les  voeux  et  les 
serments  étaient  deux  clioses  fort  distinctes  Fune  de  Taulre, 
et  qui  nc  devaient  pas  mcme  aller  ensemble.  Les  voeux  se  font 
pro[»rement  a Dieu,  et  iVont  pas  besoin  du  serment:  celui-ci  doit 


231 


étre  réservé  pour  appuyer  les  engagements  que  l’on  prend  avec 
les  aulres  hommes.  Gette  distinction  est  fondée ; cependant  je 
reconnais  a présent  qu’oi]  ne  doit  pas  trop  appuyer  la-dessus. 
Quand  je  Tai  fait  valoir  contre  la  bulle , je  ne  pensais  pas  que 
les  catholiques  romains  font  souvent  des  voeux  aux  saints,  aussi 
bien  qu’a  Dieu,  et  alors  le  serment  peut  bien  y intervenir.  Sup- 
posons,  par  exemple,  que  le  roi  Jean  et  la  reine  eussent  fait 
vceu  ä la  sainte  Vierge  de  båtir  une  magnifique  église  a son 
honneur,  ou  a quelque  autre  saint:  ils  pouvaient  y avoir  ajouté 
un  serment  fait  a Dieu  de  se  soumettre  a la  vengeance  divine 
s’ils  n’exécutaient  pas  ce  voeu.  Cependant,  quand  il  fut  question 
de  commencer  Touvrage,  les  sommes  qui  y avaient  été  destinées 
se  trouvérent  employées  ailleurs : ils  ne  pouvaient  plus  accom- 
plir  leur  voeu  sans  une  incommodité  considérable.  Voiia  un  de 
ces  cas  pour  lesquels  la  bulle  aura  été  donnée,  a la  prendre  dans 
le  sens  le  plus  favorable. 

Apres  avoir  rapporté  d’une  maniére  impartiale  tout  ce  que 
Ton  peut  dire  pour  excuser  la  dispense  de  Clément  VI,  il  s’agit 
a présent  de  faire  ma  propre  apologie  sur  les  imputations 
odieuses  contre  ce  pontife,  dont  je  me  trouve  cbargé  précé- 
demment. 

Je  vous  prie.  Monsieur,  de  relire  cette  bulle,  et  vous  verrez 
que,  dans  la  supposition  qu  il  ne  s’agit  que  de  voeux  confirmés 
par  un  serment,  rien  n’est  si  aisé  que  de  s’y  méprendre.  Le  pape 
donne  au  confesseur  du  roi  le  pouvoir  de  commuer  les  voeux 
que  lui  ou  ses  successeurs  a la  couionne  auront  faits,  ou  qu’ils 
pourront  faire  dans  la  suite.  Il  y ajoute  le  pouvoir  « de  commuer 
de  méme  les  serrnents  faits  ou  a faire,  dont  ils  pourraient  étre 
incommodés  \ » 

Ces  serrnents  ne  sont  point  présentés  ici  comme  un  simple 

' Indulgemus  ut  confessor,  vota , per  vos  forsitan  jam  emissa,  ac  in  pos- 
terum  emittenda;  nec  non  juramenta  per  vos  praestita,  et  praestanda  in  pos- 
terum,  quae  servare  commode  non  possetis,  comrnutare  valeat  in  alia  opera 
pietatis.  Spidlegium,  tome  IV,  p.  275. 


232 


accompagneinent  des  voeux , mais  comme  un  ariicle  distinct  et 
séparé.  Ce  qui  contribue  encore  a les  faire  regarder  de  celte 
maniére,  c’est  la  répétition  de  ces  mols  faits  ou  å faire.  La 
bulle  avait  déja  marqué  cetle  circonstance  en  parlant  des  voeux, 
pourquoi  y reveuir  sur  Tarticle  des  serments,  s’ilsne  sont  quun 
simple  accompagnement  des  voeux?  Le  sermenl  qui  appuie  un 
voeu  est  censé  se  faire  dans  le  méme  teinps  que  Ton  faitcet  acle 
de  dévotion. 

Ce  qui  aide  encore  beaucoup  a donner  a la  bulle  le  sens  le 
plus  odieux,c’est  le  caraclére  des  papes  et  les  droits  qu’ils  s’ar- 
rogent.  On  salt  le  pouvoir  excessif  que  les  suppöts  du  pontife 
romain  lui  attribuent.  Yous  avez  vu  dans  plusieurs  auteursultra- 
monlains  qu’il  est  le  lieutenant  de  Dieu  en  terre;  non-seule- 
ment  les  flatteurs  et  les  canonistes  en  font  un  Yice-Dieu,  trés- 
souvenl  ils  lui  ont  méme  donné  le  nom  de  Dieu.  En  se  faisant 
appeler  Dieu  en  Terre,  il  est  naturel  qifil  en  soutienne  le  ca- 
ractére  et  qu’il  en  fasse  les  fonclions.  Aussiil  croit  avoirle  droit 
de  dispenser  des  lois  divines.  Il  délie  les  sujets  du  serment  de 
fidélilé,  et  trés-souvent  il  annulle  les  engagements  que  des 
princes  ont  pris  avec  d’autres  puissances,  méme  avec  serment. 
La  conduitedes  papes  peut  donc  servir  de  commentaire  a la  bulle 
de  Clément  YL 

Non-seulement  le  pape  est  au-dessus  des  créatures  visibles, 
des  rois,  des  empereurs,  mais  il  est  supérieur  aux  anges,  et  en 
cette  qualité  il  peut  leur  commander.  C’est  lä  Tidée  que  Tau- 
teur  de  la  bulle  avait  de  son  pouvoir.  Il  en  avait  donné  une  autre 
une  année  auparavant,  oii  il  fait  usage  de  cette  prérogative.  Il  y 
ordonne  que  ceux  qui  mourraient  sur  le  chemin,  en  faisant  le 
voyage  de  Rome  pour  se  trouver  au  jubilé  de  Tan  1 350,fussent 
absous  de  tous  leurs  péchés,  « manclant  aux  anges  du  paradis, 
ajoute-t-il,  quils  inlroduisent  Våme  de  ces  pélerins  en  la  gloire 
de  paix,  en  les  exemptant  des  peines  du  pur gatoire\  » Agrippa, 

^ Jnricu,  Préjurjés  legitimes,  tome  I,  page  272. 


233 


dans  son  Iraité  de  la  Vanité  des  Sciences^  nous  apprend  que 
Clément  Y commandait  aussi  aux  anges  de  tirer  certaines  åmes 
du  purgatoire  pour  les  porler  en  paradis.  Vous  savez,  Mon- 
sieur, que  nos  controversistes  attaquent  TEglise  romaine  sur  ce 
qu’elle  invoque  les  anges.  Le  pontife  romain  s'est  mis  å couvert 
de  ce  reproche;  en  voila  deux  qui  ne  s’abaissenl  pas  ainsi  au- 
dessous  de  ces  esprits  bienheureux ; au  contraire,  ils  leur  or- 
donnent,  ils  leur  commandent  å la  baguette , comme  Pon  dit. 
Le  jugement  le  plus  modéré  que  Ton  puisse  faire  de  ces  deux 
bulles,  c’est  qu’elles  sont  un  peu  inciviles. 

Mais  revenons  å celle  que  Fon  vent  que  j’aie  pris  de  travers, 
et  sur  quoi  il  s’agit  de  me  justifier.  Des  auteurs  forts  distingués 
Font  entendue  dans  le  sens  le  plus  odieux.  Le  célébre  Burnet, 
qui  me  fit  connaitre  cetle  bulle  le  premier,  entendait  qiFelle 
donnait  au  confesseur  du  roi  de  France  le  pouvoir  de  dispenser 
celui-ci  de  tenir  les  traités,  appuyés  méme  du  serment,  qu’il 
aurait  faits  ou  qu’il  devait  faire  avec  d’autres  princes  ou  avec 
ses  vassaux.  Un  autre  auteur  anglais  publia,  en  1736,  un  ou- 
vrage  de  controverse  ou  la  bulle  est  expliquée  de  la  méme  ma- 
niére.  En  voici  le  titre  : Examen  du  Papisme^  tel  quon  le  trouve 

dans  la  confession  de  foi  du  pape  Pie  IV On  y a joint  un 

appendice  toucliant  les  indulgences  pour  les  péchés  ä venir,  et  une 
dispense  accordée  aux  rois  et  aux  reines  de  France  pour  rompre 
leurs  serments  et  kurs  engagements  les  plus  so^enneZs,par  Joseph 
Burrhougs ' . 

J’ai  encore  pour  moi  quelques  catholiques  romains  eux- 
rnémes.  Il  me  semble  que  Fon  peut  bien  ranger  dans  cette  classe 
dom  Luc  d’Acheri,  le  premier  qui  a publié  cette  bulle.  S’il  Fa- 
vait  entendue  dans  lesensadouci  qu’on  essaie  de  lui  dormer  au- 
jourddiui,  voici  le  titre  qu’il  aurait  du  mettre  å la  tete  : Que  le 
confesseur  du  roi  et  de  la  reine  pourra  commuer  leurs  vceux^méme 
faits  avec  serment.  Au  lieu  de  cela  voici  comment  il  en  exprime  la 


Bibliothéque  Brilannique,  tome  VII,  p.  220. 


234 


substance  : Qiie  le  confesseur  pourr a commuer  kars  voeux  et  kurs 
serments  \ Il  en  fait  deux  artides  séparés. 

Vous  pouvez  vous  rappeler,  Monsieur,  que  je  vous  ai  parlé 
précédemment  d’un  abbé,  homme  d’esprit,  qui  a demeiué  long- 
temps  a Rome,  el  qui  connait  parfaileinent  le  slyle  de  la  cban- 
cellerie  romaine,  avec  qui  je  m’étais  entretenu  sur  la  bulle,  au 
commencement  de  cette  année^.  Jelui  proposai  alors  dejoindre 
les  serments  aux  voeux , pour  y donner  un  sens  plus  suppor- 
table ; mais  il  me  dit  que  les  expressions  ne  le  souffraient  pas, 
et  il  aima  mieux  avouer  rondement  qu’il  n’entendait  pas  cette 
bulle.  Il  ajouta  que,quand  il'serait  chez'lui,ouil  allait  se  rendre 
incessamment,  il  examinerait  a loisir  cette  piéce,  et  que,  s’il  y 
pouvait  donner  un  sens  raisonnable,  sans  faire  violence  aux 
termes,  il  ne  manquerait  pas  de  me  le  communiquer.  Il  semble 
donc  qu’on  ne  devait  pas  exiger  de  nous  en  faveur  du  sens 
adouci  de  la  bulle , plus  de  pénétration  que  les  catholiques  ro- 
mains  eux-mémes  n’en  ont  fait  paraitre.  Si  nous  Tavons  traitée 
de  scandaleuse , c’est  la  faute  du  pape,  qui  y a donné  lieu  par 
ses  expressions  louches  et  équivoques.  G’est  donc  un  scandale 
do/ine,  et  non  un  scandale  pns,  pour  parler  le  langage  des  théo- 
logiens. 

Concluons,  Monsieur,  qu’aprés  tout  Clément  VI  est  fort  blå- 
mable  d’avoir  donné  une  bulle  si  obscure.  Dans  des  matiéres 
aussi  délicates  que  celle-ci,  il  y a bien  de  Timprudence  a s’ex- 
primer  d’une  maniére  ambigué.  Cette  dispense  est  pour  tous  les 
rois  de  France  a perpéluité;  si  le  roi  Jean  n’en  a pas  abusé  a 
cause  de  sa  probité,  n’y  avait-il  pas  lieu  de  craindre  que  quel- 
qu’un  de  ses  successeurs  ne  Tentendit  comme  nous  1’avons  prise 
d’abord,  et  ne  s’en  servit  pour  violer  la  foi  jurée  a d’autres  som 
verains? 

^ Quod  Confessor  potest  mutare  vota,  et  juramenta  eorum. 

^ Il  est  prévot  de  la  cathédrale  de  Vaison  dans  le  comtat  d’ Avignon. 


235 


V 

LETTRE  SUR  LA  QUESTION,  S’IL  EST  PERMIS  DE  NE 
PAS  GARDER  LA  FOI  AUX  HÉRÉTIQUES? 

(I/Église  roraainc  dispense  de  garder  la  foi  aux  héréliques.  Cette  maxime,  soiiveut  dissi- 
mulée,  échappe  parfois,  el  d’a«lres  fois  esl  ouvertement  professée,  Plusieurs  papes,  et 
le  coiicile  de  Constance,  agissenl  en  conséquence.  — Clémenl  VIII  et  Henri  IV.  — Dis- 
linclion  que  le  duc  d'Urbin  établil  entre  les  parliculiers  et  les  grands  princes,  poiir 
tenir  leurs  engagemciits.  — Amurat,  Vladislas  et  le  Cardinal  Julien.  — Applications  ii 
la  St-Barthélemy,  a la  révocation  dei’Édit  de  Nantes  el  a la  giierre  confessionnelle  en 
Suisse  terminée  par  la  bataille  de  Vilmergue.) 

{Journal  Helvétiqm,  Mai  1747.) 

Monsieur, 

L^examen  de  la  bulle  de  Clément  VI,  qui  dispense  les  rois 
deFrance  de  tenir  les  serments  qui  pourraient  les  incommo- 
der,  vous  a conduit  ä une  matiére  assez  voisine.  Vous  me  de- 
mandez  d’examiner  cette  question  importante : s’il  est  vrai, 
comme  le  pretendent  la  plupart  des  protestants,  que  TEglise 
romaine  ait  décidé  « quon  nest  pas  obligé  de  garder  la  foi  aux 
liérétiques,  » Vous  apportez  encore  une  raison  plus  particuliére 
pour  vouloir  que  je  traite  ce  sujet,  c’est  que  vous  avez  lu  dans 
un  sermon  de  Févéque  d’Oxford,  pronoocé  Tannée  derniére  a 
Toccasion  de  la  rébellioo  d’Ecosse,  que  les  papes  ont  déclaré, 
par  quelques-unes  de  leurs  bulles,  que  les  conventions  sont 
nulles  des  qu’elles  sont  contraires  aux  intéréts  de  la  religion 
romaine,  ou  seulement  a quelque  droit  ecclésiastique  ^ Je  pour- 
rais  vous  renvoyer  a divers  de  nos  auteurs  qui  ont  examiné  cette 
matiére,  mais  le  plus  court  est  que  je  vous  rapporte  en  peu  de 
mots  ce  qui  m est  reslé  dans  Tesprit  de  quelques  lectures  que 

* Voyez  la  Bibliothéque  raisomiée,  t.  XXXVI,  page  43. 


236 


j’ai  eu  occasion  de  faire  la-dessus.  Je  tåcherai  que  ce  soil  sans 
passion,  el  sans  partialité.  Outre  mon  penchantnalurel  a marquer 
de  la  modération  dans  ces  sorles  de  disputes,  voiis  m’y  engagez 
encore  par  la  reflexion  que  vous  faites,  que  peut-étre  dans  celle- 
ci  Tespritde  parli  y sera  entré  pour  beaucoup.  Le  sentiment  dont 
nous  chargeons  TEglise  romaine  vous  parait  si  odieux,  que  cela 
vous  fait  soupQonner  qu’il  se  pourrait  faire  que  cette  impulalion 
se  trouvåt  un  peu  hasardée.  Je  reconnais  votre  esprit  d’équité 
dans  cette  espéce  de  suspension  d'espril.  Il  ne  s’agit  plus  que 
de  voir  si  elle  est  bien  ici  a sa  place. 

Je  remarquerai  d’abord  que  cette  question  est  assez  ein- 
brouillée ; je  parle  de  la  question  de  fait,  qui  consiste  a savoir 
s'il  est  vrai  que  « 1’Eglise  romaine  enseigne  qu’il  ne  faul  pas 
garder  la  foi  aux  liérétiques.  » 

On  peut  indiquer  plusieurs  causes  qui  empéchentde  pouvoir 
bien  éclaircir  ce  fait.  La  premiére,  c’est  qu’il  se  Irouve  dans 
TEglise  romaine,  el  surlout  en  France,  bon  nombre  d’honnétes 
gens  qui  n’admettent  point  cette  maxime,  et  qui  vonl  méme 
jusqu’a  la  comballre:  tout  ce  qui  sent  la  mauvaise  foi  et  la  per- 
fidie  excile  leur  indignation. 

Mais  une  cause  plus  générale  de  1’obscurité  de  cette  question, 
c’est  qu’on  n’a  pas  jugé  a propos  de  s’expliquer  bien  clairement 
la-dessus.  Il  ne  convenait  pas  de  Irop  s’ouvrir ; vous  en  devinez 
assez  la  raison.  Outre  ce  qu’il  y a d’odieux  dans  cette  maxime, 
et  qui  engageait  déja  ä en  faire  mystére,  vous  sentez  bien, 
Monsieur,  que  ceux  que  1’on  veut  surprendre  par  des  traités 
captieux,  doivenl  ignorer  qu’on  ne  se  croit  pas  obligé  a leur 
tenir  la  parole  qu’on  leur  a donnée.  Si  on  se  déclarait  trop  pu- 
bliquemenl,  on  perdrait  toute  l utilité  d’un  semblabie  artifice, 
et  personne  ne  donnerait  plus  dans  le  piége.  On  peut  appliquer 
ici  ce  qu’a  dit  un  poéte  tragique  : « Une  colére  secréte  est  dan- 
gereuse,  mais  une  haine  manifeslée  öte  tout  lieu  a la  vengeance  ’ . » 

* Ira  qucfi  tegilur  nocot, 

Professa  produnt  odia  vindincta^  locum. 


237 


Malgré  le  secrel  que  la  politiqiie  semble  deniander  ici,  plu- 
sieurs  auteurs  calholiques  romains  nous  ont  assez  laissé  entre- 
voir  ce  qu’ils  pensent  sur  cette  queslion.  Quelquefois  ils  disent 
les  clioses  a demi , et  il  n’est  pas  difficile  de  deviner  le  reste. 
Dans  un  endroit  ils  conviendront  qu’on  est  obligé  de  garder  la 
foi  aux  héréliques ; mais  suivez  leur  sjstéme  jusqu’au  bout,  et 
tout  le  mjstére  se  dévoilera.  Ils  ne  tarderont  pas  a poser  quel- 
que  part  ce  principe , « qu’on  ne  peut  faire  aucune  promesse 
légitime  ailx  héréliques.  » En  rapprochant  ces  deux  endroits,  on 
Yoit  clairement  comment  ils  décidenl  la  queslion. 

Le  jésuite  Martin  Bécan,  qui  vivait  il  j a environ  un  siécle, 
a fait  un  petit  traité  exprés  sur  cette  matiére.  Il  se  plaint  amé-> 
rement,  des  Fentrée,  de  ce  qu’on  impute  a son  Eglise  d^ensei- 
gner  « qiFon  ne  doit  point  garder  la  foi  aux  héréliques.  » Mais 
dans  ce  méme  livre  il  lui  échappe  bien  des  choses  qui  trahissent 
son  secret.  Il  y établit,  par  exemple,  que  les  traités  faits  avec 
les  héréliques  sont  illicites  et  pernicieux  a FEglise.  Or  des  con- 
ventions  de  ce  genre  peuvent  non-seulement  étre  annulées, 
mais  la  conscience  oblige  méme  a ne  pas  les  tenir  L Les  héré- 
tiques,  dit-il  encore  avec  bieii  d’autres  auteurs  de  son  Eglise, 
manquent  de  fidélilé  a Dieu  : or  Fon  ne  peut  pas  garder  la  foi 
a ceux  qui  ne  la  gardent  pas  a Dieu  lui-méme. 

Quelques-uns  de  leurs  écrivains  nont  pas  cbercbé  tant  de 
détours,  et  se  sont  déclarés  ouvertement  pour  le  sentiment 
odieux  c<  qu’on  ne  doit  point  garder  la  foi  aux  héréliques.  » Je 
ne  sais  si  Fon  pourrait  en  trouver  aucnn  qui  ait  parlé  avec  moins 
de  ménagemenl  que  Jaques  Simanca,  évéque  de  Badajoz.  Il  s’est 

* Bécan,  pour  appuyer  ce  principe,  dit  que  les  hérétiques  sont  des  infi- 
déles,  et  qu’on  ne  doit  pas  garder  la  foi  å de  semblables  gens,  suivant  cet 
ancien  vers  léonin : 

Frangenti  fidem  fidcs  frangitur  eidem. 

Cicéron,  meilleur  casuiste  que  le  jésuite,  dit  que  ceux  qui  établissent  cette 
maxime  cherchent  un  palliatif,  une  couverture  au  parjure.  « Si  hoc  sibi  su- 
munt,  nullam  esse  fidem  quae  infideli  data  sit,  videantnequaeraturlatebraper- 
jurio. 


238 


tellement  laissé  emporter  a son  zéle  espagnol  contre  les  héré- 
liqiies,  que  voici  ce  que  sa  passion  aveugie  lui  a diclé  sur  nolre 
question  : « On  ne  doit  nullement,  nullement,  nullement  garder 
la  foi  aux  hérétiques,  » s'écrie-1-il  jusqu’a  irois  fois,  « el  cela 
quand  méine  on  s’y  serait  engagé  par  le  serment.  C’est  une 
suite  de  la  liaine  qu’on  doit  avoir  pour  eux,  et  des  peines  qu’ils 
méritenl.  » Et  voici  son  raisonnement  pour  appuyer  cette  dé~ 
cision  : « Si  Ton  ne  doit  point  garder  la  foi  aux  tyrans,  aux 
pirates  et  aux  voleurs,  qui  tuent  le  corps,  on  doit  encore  inoins 
la  garder  aux  hérétiques,  qui  causent  la  mort  de  Tårne  ’.  » 

Voila  déja  des  auteurs  qui  se  sont  expliqués  assez  clairement 
sur  notre  question.  Vous  en  demanderez  peut-étre  d’un  rang 
plus  élevé,  de  ceux  qui  ont  fait  la  figure  la  plus  distinguée  dans 
le  parti  romain,  comme  seraient  les  cardinaux  et  les  papes.  Il 
ne  sera  pas  difficile  de  vous  satisfaire.  On  cile  ordinairement 
la-dessus  le  Cardinal  Hosius,  Polonais,  qui  a dit  la  méme  chose 
que  Tévéque  Simanca.  Mais  il  est  plus  important  de  savoir  ce 
qu’ont  pensé  les  souverains  ponlifes. 

On  a une  lettre  de  Grégoire  IX  a rarclievéque  de  Milan , 
qui  doit  étre  de  Tan  1230,  ou  il  lui  dit,  en  propres  termes  : « Que 
tous  ceux  qui  se  seraient  engagés  a quelque  chose  avec  des  gens 
notés  ddiérésie,  doivent  se  regarder  comme  parfaitement  dégagés 
de  leurs  promesses,  quelque  authenliques  qu’elles  fussent.  » 
Grégoire  YII,  Innocent  III,  Pie  Y et  Sixte  Y ont  donné  des 
bulles  qui  délient  les  sujets  d’un  prince  hérétique  de  leur  ser- 
menl  de  fidélité.  Et  pourquoi  les  en  délient-ils?  Par  ce  principe 
fondamental  de  la  cour  de  Rome,  « quon  n’est  pas  obligé  de 
garder  la  foi  aux  hérétiques.  » Mais,  Monsieur,  voici  un  fait  des 
plus  curieux , qui , s’étant  d’abord  passé  dans  le  cabinet  d’une 
maniére  fort  mystérieuse,  n’a  pas  laissé  de  transpirer  dans  la 

* Nullo,  nullo,  nullomodo  fides  haereticis  est  servanda,  etiamsi  juramento 

firmata  sit Si  tyrannis,  piratis  et  caeteris  pragdonibus  fides  servanda  non 

est,  qui  corpus  occidunt,  longe  minus  Hagreticis  pertinacibus,  qui  occidunt 
animas.  De  cathol.  institut,  cap.  46,  n.  52. 


5239 


suite,  et  qui  peut  répandre  beaiicoup  de  jour  sur  notre  question. 

Le  pape  Clément  YIII  voulant  engager  Henri  IV,  roi  de 
France,  a se  lier  avec  le  roi  d’Espagne  Philippe  II,  pour  faire  la 
guerre  a Elisabeth,  reine  d’Angle(erre,  pressait  d’Ossat,  ambas- 
sadeur  de  France  a Rome,  et  depuis  Cardinal,  a poiler  son 
maitre  a cette  déclaration  de  guerre.  D’Ossat  répondit  qu’il  n’y 
avait  point  lieu  d espérer  qu’on  put  y déterminer  le  roi , parce 
qu’il  venait  tout  fraichement  de  renouveler  une  alliance  avec 
FAiigleterre.  c<  Belle  difficulté!  » répondit  le  saint-pére.  « Le 
serment  du  roi  de  France,  dans  ce  renouvellement  d’alliance, 
doit  étre  censé  nul,  puisqu’il  y en  avait  un  plus  ancien  fait  ä 
Dieu  et  au  saint-siége,  » 

Voila  donc  encore  la  question  tranchée  neltement.  Mais  le 
zéle  du  pontife  ne  s’arréta  pas  la.  Ecoutez  le  reste,  s’il  vous  plait. 
Il  appuya  de  cette  belle  maxime  ce  qu’il  venait  de  dire  de  la 
nullité  du  serment  de  Henri  IV  : « Les  grands  princes,  » dit-il, 
« regardent  comme  permis  tout  ce  qui  leur  est  utile,  el  on  ne 
saurait  leur  en  faire  un  crime,  » ajouta-t-il.  Il  essaya  ensuite 
de  prouver  sa  thése,  mais  comment?  Quelle  autorité  employer 
pour  cela?  Vous  jugez  bien  qu’il  laissa  a quartier  celle  des  Péres, 
et  encore  plus  les  témoignages  de  TEcriture  sainte.  Mais  voici 
une  autorité  d’un  grand  poids  aux  yeux  de  ce  chef  de  FEglise, 
c’est  un  mot  de  Fran^ois-Marie,  duc  d’Urbin.  Get  habile  poli- 
tique  avait  accoutumé  de  dire  « qu’il  serait  honleux  ä un  gen» 
tilhomme , ou  a quelque  seigneur  qui  n’est  pas  du  plus  haut 
rang,  de  ne  pas  tenir  leur  parole;  mais  qiFil  en  est  bien  autre- 
ment  des  grands  princes.  Toutes  les  fois  que  la  raison  d’Etat 
exige  qu’ils  manquent  aux  contrats  qu’ils  ont  faits,  qu’ils  rom- 
pent  leurs  alliances,  qu’ils  trompent,  qu’ils  mentent,  qu’ils  se 
parjurent , ils  peuvent  le  faire,  et  se  regarder  inéme  comme  au- 
dessus  de  tout  reproche.  » Voila  Tauteur  grave,  Lexpert  casuiste 
que  Clément  VIII  cita  en  faveur  de  son  sentiment,  et  qui,  selon 
lui,  devait  lever  tous  les  scrupules  que  d’Ossat  prétait  a son 
maitre. 


240 


Ges  sortes  d’anecdotes  doivent  étre  bien  prouvées , direz- 
vous,  et  vous  Youdrez  savoir  d’ou  je  tiens  celle-ci.  Mais  voiis  ne 
la  regarderez  plus  coipme  suspecte,  quand  je  vous  aurai  dit  que 
je  la  tiens  du  Cardinal  d’Ossat  lui-méme.  Il  en  fit  confidence 
d’abord  au  premier  ministre  Yilleroi,  et  quand  on  a imprimé  ses 
lettres,  Téditeur  en  a fait  confidence  au  public. 

D’Ossat,  malgré  la  sagesse  et  la  modération  qui  faisaient  son 
caraclére,  ne  peut  pas  s’empécher  de  dire  ce  qu’il  pense  des 
sentiments  bardis  et  cavaliers  du  pontife.  « Le  salnt~pére,  dit- 
il,  qui  est  un  assez  bon  bomme  dans  le  fond,  se  laisse  tellement 
emporter  a sa  baine  contre  les  hérntiques,  qu’i!  lui  écbappe 
quelquefois  des  maximes  pernicieuses  et  indignes  d’un  honnéte 
bomme.  Tous  les  moyens  de  détacber  notre  roi  de  1’alliance 
avec  la  reine  d’Angleterre,  quelque  infåmes  qu’ils  soient  en 
eux-mémes,  paraissent  bons  au  pape,  par  la  seule  raison  que 
cette  alliance  a été  contractée  avec  une  princesse  qui  n’est  pas 
catbolique.» 

Vous  voyez  assez,  Monsieur,  ce  que  les  papes  ont  pensé  sur 
notre  question.  Mais  farticle  important  est  de  savoir  si  quelque 
concile  Ta  décidée.  On  cile  ordinairement  celui  de  Constance. 
Les  uns  veulent  qu’il  ait  prononcé,  d’autres  le  nient.  Je  ne  dois 
faire  ici  que  la  fonction  de  rapporteur.  Vous  n'aurez  donc 
de  moi  que  quelques  mémoires  pour  éclaircir  ce  doute. 

Tout  le  monde  sait  fhistoire  de  Jean  Huss,  et  comment  il 
fut  condamné  a étre  brulé , nonobstant  le  sauf-conduit  de  fem- 
pereur  Sigismond.  Malgré  la  foi  violée  par  les  péres  du  con- 
cile, les  tbéologiens  catboliques  romains  n’ont  pas  laissé  de  nier 
que  ce  concile  eut  prononcé  « qu’on  rfest  point  obligé  ä garder 
la  foi  aux  hérétiques.»  Mais  Von  der  Hardt,  qui  a donné,  il  n'y  a 
pas  fort  longtemps,  une  vaste  compilation  des  actes  de  ce  con- 
cile, a déterré  un  acte  qui  semble  établir  assez  clairement  cette 
odieuse  maxime.  En  voici  quelques  endroits  qui  méritent  votre 
attention. 

« Les  Péres  se  plaignent  de  ceux  qui  blåmaient,  non-seule- 


, “241 

ment  1’empereur,  mais  aussi  le  sacré  concile,  disant  que  le  sauf- 
conduit  donné  a Jean  Huss , cet  hérésiarque  de  damnable  mé- 
moire,  avait  été  violé  contre  les  régles»  humaines  et  divines, 
quoiqu’il  combattit  opiniåtrément  la  foi  calholiqiie,  et  que  s’é- 
tant  par  la  rendu  indigne  de  tout  sauf-conduit,  on  ne  dut , sui- 
vant  le  droit  naturel,  divin  et  humain,  lui  tenir  aucune  parole 
au  préjudice  de  la  foi  catholique.  C^est  ponrquoi  Ton  défend 
ä tous  d’en  parler  contre  Tempereur  et  le  concile,  sous  peine 
d'étre*  punis  corame  fau teurs  ddiérésie  et  criminels  de  léze-Ma- 
jesté  K» 

Le  concile  déclara  formellement  dans  la  session  dix-neuviéme, 
tenue  le  23  septembre  1415,  que  « celui  qui  aura  promis  su- 
reté  aux  bérétiques,  ne  sera  point  obligé  a tenir  sa  promesse 
par  quelque  lien  qu’il  puisse  s’étre  engagé. 

Les  protestants  de  France  et  d’Allemagne , au  temps  du 
concile  de  Trente,  connaissaienl  bien  ces  décrets.  Catherine  de 
Médicis  dit  ouvertement  au  Cardinal  de  Ferrare,  legat  en  France, 
que  les  protestants  demandaient,  avanl  qiie  de  venir  au  concile, 
Tabolition  du  décret  de  celui  de  Constance,  qui  porte  que  « les 
juges  ecclésiasliques  pourront  procéder  contre  les  bérétiques 
qui  seront  venus  sous  le  sauf-conduit  desprinces  séculiers.)^  Mais 
pour  bien  juger  si  quelques  auteurs  catholiques  ont  été  fondés 
a s’inscrire  en  faux  contre  cette  accusation,  comme  contre 
une  calomnie,  je  vous  renvoie  ä VHifdoire  du  concile  de  Cons- 
tance » 

Il  y aurait  un  autre  moyen  d’éclaircir  cette  question , c’esfc 
d’observer  la  conduite  de  TEglise  romaine,  et  de  voir  comment 
elle  agit  ordinairement  avec  les  bérétiques.  Les  aclions  aident 
beaucoup  a manifester  les  principes  qu’on  a dans  Tesprit , et 
qu’on  sest  proposé  de  suivre.  Je  sais  bien  que  cette  maniére 
de  découvrir  quel  systéme  de  conduite  certaines  personnes 

Torne  IV,  p.  521. 

' Lenfant,  t.  II,  p.  492  et  493. 


T.  II. 


16 


242 


peiivenl  avoir  dans  Tesprit,  n’est  pas  loujours  sure.  Il  y a long- 
lemps  qu’on  acciise  les  liommes  de  n’agir  guére  conséquem- 
ment.  Mais  allons  jusqu’au  bout,  el  vous  verrez,  Monsieur,  que 
les  chefs  de  TEglise  romaine  doivenl  étre  a couvert  de  ce  re- 
proche.  Rien  de  mieux  lié  que  leurs  principes  et  leurs  aclions 
sur  la  maniére  dont  ils  en  doivent  user  avec  les  hérétiques.  Je 
me  flatle  que  vous  en  serez  bientöt  convaincu. 

Voici  un  fail  qui  peut  répandre  quelque  jour  sur  notre  ques- 
tion,  et  que  vous  trouverez  curieux  en  lui-méme.  Il  suivit  de 
quelques  années  le  concile  de  Constance  dont  nous  venons  de 
parler,  et  est  a peu  prés  de  la  date  de  celui  de  Båle.  Yladislas, 
roi  de  Hongrie  et  dePologne,  avait  conclu,il  n’}  avait  pas  long- 
lemps,  un  traité  de  paix  avec  Amurat,  empereur  des  Tures,  et 
Tavait  confirmé  par  un  serment  authentique.  Le  prince  maho- 
métan  complant  sur  la  foi  du  traité,  qu’il  était  bien  résolu  d’ob- 
server  religieusement  de  son  cöté,  congédia  la  plus  grande  par- 
tie  de  son  armée,  ou  la  fit  passer  d’Europe  en  Asie.  Le  Cardi- 
nal Julien,  nonce  du  pape  Eugéne  VI  auprés  du  roi,  lui  con- 
seilla  de  profiter  de  la  conjoneture,  et  d’enlrer  avec  son  armée 
dans  le  pays  d’Amurat,  qui  n’était  point  sur  ses  gardes.  L^avis 
fut  suivi ; farmée  hongroise  lomba  sur  les  Tures,  peu  en  état 
de  résister  a une  atlaque  si  brusque  et  si  imprévue.  Amurat  se 
défendil  comme  i!  put , el  fon  en  rapporte  deux  ou  trois  cir- 
conslances  assez  singuliéres. 

On  dit  que  dans  cette  perplexité  il  prit  la  précaution  de  faire 
öter  la  queue  de  cheval,  qui  est  fétendard  ordinaire  de  cette 
nation,  el  qu’il  fit  subslituer  a sa  place  le  traité  méme  de  paix 
attaché  au  liaut  d’une  pique,  et  que  son  ennemi  venait  de  violer 
d’une  maniére  si  criante.  Il  regarda  ce  nouvel  étendard  comme 
plus  propre  a ranimer  le  courage  de  ses  troupes.  La  grande 
inégalilé  fit  qu’elles  pliérent  d’abord.  Mais  on  prétend  que,  pour 
les  soutenir,  Amurat,  au  fort  de  la  mélée,  adressa  cette  courte 
priére  a Jésus-Clirist,  qu  il  pronon^a  avec  une  ardeur  extraor- 
dinaire  : « Seigneur  Jésus,  si  tu  es  Dieu,  comme  le  disent  les 


«43 


chrétiens , punis  leur  perfidie,  et  ne  permels  pas  qu’ils  violent 
impunément  les  traités  el  les  sermenls  les  plus  solennels!  » 
Vous  étes  sans  doute  en  peine  de  Fissue  du  combat,  et  il  est 
difficile  de  ne  pas  s’y  intéresser.  Tous  les  historiens  convien- 
nent  que  le  prince  infidéle  fut  vaineu  et  son  armée  laillée  en 
piéces.  Mais,  Monsieur,  ne  vous  méprenez  pas  sur  ce  titre  d’in^ 
fidéle:  ce  n’est  pas  Ainurat  qiFil  faut  entendre  par  la,maisVla- 
dislas.  Il  eut  le  sort  qu’il  méritait ; il  ne  survécut  pas  méme  a 
la  défaite  de  son  armée  : il  toinba  de  clieval  et  fut  tué  dans  la 
mélée.  Le  Cardinal  Julien,  auleur  de  ce  perfide  conseil,  y perdit 
aussi  la  vie.  Depuis  ce  temps-la,  la  plus  grande  partie  de  la 
Hongrie  tomba  entre  les  mains  des  Tures.  Une  circonslance 
que  je  ne  dois  pas  omettre,  c’est  que  le  nonce  du  pape  avait 
lui-méme  signé  le  Iraité  de  paix.  Qui  peut  douter  qu’il  n’ait 
agi  en  ceci  au  nom  de  son  maitre?  Il  n’est  pas  difficile  de  voir 
de  quel  principe  il  s’autorisa  pour  faire  rompre  ce  traité;  c’est 
sans  doute  de  celui-ci  : qu’on  n’est  engagé  a rien  avec  les 
princes  qui  sont  hors  de  TEglise  romaine,  quelques  promesses 
qu’on  leur  ait  faites,  méme  avec  serment. 

Quelques  auteurs  ont  essayé  de  colorer  celte  infidélité  du  roi 
de  Hongrie,  en  imaginant  un  irailé  antérieur  fail  avec  le  pape, 
qui  rendait  illegitime  celui  qu’il  conelut  ensuite  avec  le  Ture, 
et  qui  autorisait  ce  prince  a Fannuler.  Mais  si  Fon  ne  pouvait 
point  conclure  légitimement  ce  traité,  il  ne  fallait  pas  le  faire. 
Il  y a plus,  pourquoi  donc  le  légat  du  pape  le  signait-il  ? Il  était 
censé  agir  au  nom  du  pontife  qu’il  représentait.  Cette  remarque 
si  judicieuse  et  si  frappante  esl  du  célébre  M.  Yerenfels  L 
Si  vous  vous  trouviez  avec  quelque  zélé  catholique  romain 
qui,  pour  essayer  de  colorer  cette  action  de  Yladislas,  se  servit 
de  cette  raison,  qu’aprés  toul,  sdl  manqua  de  parole,  cefuta  des 
infidéles , je  ne  suis  pas  en  peine  que  vous  ne  réfulassiez  bien 
ce  sublerfuge.  Mais  si  vous  vous  trouvez  dans  ce  cas-lä , iFou» 


^ Sam.  Verenfelsii  Opera,  tom.  II.  p.  461. 


244 


bliez  pas,  je  vous  prie,  Texemple  des  Gabaonites.  C etaient  des 
infidéles,de  ces  Cananéens  idolätres  que  le  peuple  dlsra^l  avait 
ordre  de  détruire.  Ils  avaieiit  surpris  Josiié  et  les  anciens  dls- 
raél,  en  leur  faisant  entendre  qii’ils  étaient  d’un  pays  fort  éloi- 
gné,  et  qu’ils  soubaitaient  de  faire  alliance  avec  le  peuple  du 
Seigneur.  Sur  ce  faux  exposé,  Josué  fit  la  paix  avec  eux,  et  la 
confirma  par  un  serment.  La  supercherie  apnt  été  connue 
dans  la  suite,  ce  chef  du  peuple  ne  laissa  pas  de  se  regarder 
comme  engagé  a leur  conserver  la  vie.  Il  ne  crut  pas  pouvoir 
révoquer  la  promesse  qu’il  leur  avait  faite.  Pourquoi?  Parce 
qu'il  y avait  fait  intervenir  le  sacré  nom  de  Dieu 

Said,  qui  vint  longtemps  apres,  n’eut  pas  la  méme  délica- 
tesse.  Il  crut  apparemment  qu’il  y avait  prescription  dans  l’en- 
gageinenl  que  Ton  avait  pris  avec  les  Gabaonites  , et  sous  de 
inauvais  prétextes  il  en  fit  mourir  un  cerlain  nombre.  Ge  pé- 
cbé  ne  demeura  pas  impuni , et  le  ciel  se  déclara  dans  la  suite 
conlre  la  violation  de  ce  traité.  Sous  le  régne  de  David,  la  Judée 
fut  affligée,  pendant  trois  années  entiéres,  d’une  violenle  famine. 
On  consulla  enlin  Toracle  poiir  savoir  quelle  était  la  cause  de 
ce  fliéau.  Il  répondit  que  c’était  les  meurtres  que  Saiil  avait 
commis  en  la  personne  des  Gabaonites.  Des  que  David  eut  dé- 
couvert  quel  était  le  crime  qui  causait  les  malbeurs  de  son 
royaume,  il  s’empi  essa  a le  réparer,  en  donnant  salisfaction  aux 
Gabaonites.  Il  en  couta  la  vie  a quelques-uns  des  descendants 
de  leurs  perséculeurs.  Sept  des  fils  de  Saiil  furent  exécutés 
d’une  maniére  fort  sévére.  Par  cette  famine  et  par  ce  supplice, 
Dieu  voulut  faire  sentir  que , de  quelque  prétexte  qiéon  veuille 
colorer  la  perfidie,  elle  lui  est  toujours  trés-odieuse. 

Ne  vous  rappelez-vous  point.  Monsieur,  ime  application 
singuliére  de  cette  histoire  des  Gabaonites,  que  fit  autrefois  le 
célébre  Flécbier,  évéque  de  Nimes?  Vous  savez  que  je  suis  en 
possession  de  faire  des  digressions,  quand  foccasion  s’en  pré- 


* Josué  IX,  3,  4. 


245 


senle.  En  voici  donc  encore  une  pour  me  maintenir  dans  ce 
droit. 

Le  grand  liiver  de  Faimée  1709,  et  plusieurs  balailles  per- 
dues  les  années  précédentes,  avaient  mis  la  France  dans  une 
fort  mauvaise  situation.  Le  froid  excessif  qui  avait  gåté  la  ré- 
colte,  avait  désolé  surtout  les  provinces  méridionales,  et  y avait 
causé  une  espéce  de  famine.  Dans  cette  triste  conjoncture,  Fé- 
loquent  Fléchier  publia  une  exhortation  pastorale,  ou  il  repré- 
senle,  d’une  maniére  fort  vive,  les  fléaux  de  Dieu  sur  la  pro- 
vince.  Il  veut  que  Fon  en  chercbe  la  cause.  Dans  cette  vue , il 
introduit  le  roi  David,  qui,  voyant  son  pays  désolé  de  méme 
par  une  rude  famine,  consulta  le  Seigneur  sur  la  cause  de  ces 
malbeurs.  Il  lui  fut  répondu  que  c’était  pour  n’avoir  pas  gardé 
la  foi  aux  Gabaonites. 

Les  protestants,  dont  il  y avait  encore  un  trés-grand  nombre 
dans  le  Languedoc , crurent  entrevoir  que  le  prélat  reprocbait 
a la  cour,  d’une  maniére  indirecte , la  cassation  de  Fédit  de 
Nantes.  Les  réfugiés  Finterprétérenl  de  méme  : ils  firent  réim- 
primer  le  mandement  a la  Haye , avec  une  préface  qui  faisait 
entendre,  ou  que  Févéque  avait  fait  allusion  aux  malbeurs  des 
protestants  et  aux  duretés  exercées  contre  eux,  ou  au  moins 
quil  donnait  lieu  d’y  appliquer  cet  exemple  de  la  colére  du 
ciel  sur  ceux  qui  n’avaient  pas  gardé  la  foi  aux  Gabaonites’.  Ii 
faut  convenir  que  , quelle  que  fut  la  pensée  du  prélat,  en  citant 
cet  exemple  de  FEcriture  sainte,  il  donnait  lieu  d’appliquer  a la 
révocation  de  Fédit  de  Nantes  les  verges  de  la  Providence  qui 
affligeaient  le  royaume,  et  surtout  la  disette  de  vivres,  qui  faisait 
mourir  grand  nombre  de  malheureux. 

J’ai  cru  que  cette  digression  renferme  un  fait  assez  curieux 
pour  devoir  étre  placée  ici.  D^ailleurs  elle  ne  nous  a pas  trop 
éloigné  de  nolre  sujet,  comme  vous  voyez,  puisqu’elle  nous  ra- 

^ Lettre  pastorale  de  M.  Fléchier,  évéque  de  Nimes,  sur  les  malbeurs  des 
temps ; aux  fidéles  de  son  diocése.  A la  Haye,  chez  la  veuve  d’ Abraham 
Troyel,  1709. 


“246 


méae  h la  révocatioii  de  Tédit  de  Naiites,  qui  esl  un  événemenl 
propre  ä faire  voir  qu’on  croit  dans  TEglise  romaine  qu  on  n’est 
pas  obligé  ä garder  la  foi  a ceux  qii’on  regarde  comme  héré- 
tiques.  Je  ny  insislerai  pas ; M.  Yerenfels  Ta  fait  pour  moi.  « Il 
fallait,  dit-il  dansune  liarangue  sur  notre  queslion,  il  fallait 
que  du  royaume  ie  plus  florissant  de  TEurope,  il  sorlit  des 
millions  d’exilés  pour  aller  apprendre,  par  tout  le  nionde,  qu’on 
ne  leur  avait  pas  tenn  la  parole  qu’on  leur  avait  donnée,  et  cela 
sur  ce  principe  que  n’élant  pas  catholiques  romains,  on  n etait 
obligé  a rien  avec  eux , malgré  1’édit  le  plus  authentique , ré-^ 
pété  plusieurs  fois,  appuyé  d’un  serment  solennel;  édit  que 
Ton  avait  infirmé  peu  a peu,  et  enlin  tolalement  révoqué,  dans 
le  temps  que  les  protestants  de  France  étaient  le  plus  attachés 
au  gouyernement  ^ » 

Vous  voyez  que  j’ai  laissé  aussi  a quartier  la  cruelle  bou- 
cherie  de  la  saint  Barthélemy,  qu’on  peut  cependant  regarder 
comme  un  commentaire  de  la  maxime  qu’on  ne  doit  point  gar- 
der la  foi  aux  héréliques^  mais  un  alTreiix  commentaire,  écrit 
avec  une  plume  trempée  dans  des  ruisseaux  de  sang  protestant. 
Plus  de  cent  mille,  endormis  sur  la  foi  des  traités,  y furent 
égorgés.  Les  honnétes  gens  en  France  ont  tous  témoigné  de 
riiorreur  de  cette  barbarie,  et  voudraienl  en  abolir  la  mémoire. 
Le  pape  seul  et  ses  créatures  ont  travaillé  a en  perpétuer  le 
souvenir.  Grégoire  XIII,  comme  vous  savez  sans  doute,  fit  frap- 
per  une  médallle  qui  représente  cet  événement,  avec  cette  lé- 
gende  : Ilugonotorum  strages.  Celle-ci  aurait  été  bien  aussi 
convenable  : Fides  haerelim  non  servanda.  Ce  pape  ordonna 
une  procession  pour  rendre  graces  ä Dieu  de  ce  massacre , et 
Muret,  dont  nous  avons  plusieurs  harangues,  en  fit  une  qu’il 
récita  devant  le  pontife  et  le  sacré  collége , ou  il  exalta  ce  mas- 
sacre comme  une  des  plus  belles  actions  dont  Thistoire  puisse 
instraire  la  postérité.  « Pendant  cette  nuit  fatale  aux  hérétiques, 


‘ Verenfels,  tome  II,  p.  452. 


247 


les  étoiles,  dil-il,  brillérent  d’im  nouvel  éclat,  et  !a  Seine  pré- 
cipita  son  cours  pour  se  décbarger  au  plus  töt  - de  ces  odieux 
cadavres  qu’on  avait  jetés  dans  son  sein.  » Ne  serait-ce  pas 
plutöt  pour  öter  de  devant  les  jeux  du  public  des  objets  qui 
couvraient  d’une  confusion  éternelle,  les  auteurs  et  les  exécu- 
teurs  de  ce  massacre?  Yoila,  si  jé^  ne  me  trompe,  des  instruc- 
tions  sulFisantes  pour  vous  mettre  en  état  de  décider  si  c’est 
sans  fondement  que  nous  imputons  a FEglise  romaine  d’éire 
dans  le  sentiment  : qu’on  n’est  pas  obligé  a garder  la  foi  aux 
hérétiques. 

Mais  ma  tåche  n’est  pas  achevée.  Yous  me  demandez  en- 
core  quelque  éclaircissement  sur  ce  que  Févéque  d’Oxford  dit 
de  cette  question,  dans  un  sermon  qu  il  pronon^a  le  mois  d’oc- 
tobre  dernier,  a Toccasion  de  la  rébellion  d’Ecosse.  Il  se  faisait 
k lui-méme,  en  faveur  du  prétendant,  une  objection  sur  laquelle 
les  partisans  de  ce  prince  appuyaient  beaucoup , c’est  que  cet 
aspirant  a la  couronne  d’Angleterre  était  entré  dans  les  obliga- 
tions les  plus  solennellesde  conserver  tous  les  droits  de  la  nation 
dans  FEtat  et  dans  FEglise. 

Le  prélat  répond  que,  quand  cela  serait , la  prudence  ne  per- 
mettait  pas  de  sY  fier.  Ge  qu  il  prouve  par  Fexemple  du  roi 
Jacques  II , qui  avait  contracté  les  mémes  engagements , mais 
qui  bientöt  les  foula  aux  pieds.  « Pouvons-nous  nous  flatter , 
ajoute-t-il,  que  celui  qui  réclame  la  couronne,  en  qualité  d’un 
de  ses  descendants,  sera  plus  favorable  a notre  religion  et  a nos 
libertés?  » Il  insinue  que  ce  prétendant  élevé  a Rome,  et  qui 
doit  tout  a cette  cour,  ne  peut  que  suivre  les  intentions  du 
pape,  qui  peut-étre  a concerté  d’avance  avec  lui  les  piéges  qu’on 
lendraitala  nation,  et  les  promesses  illusoires  dont  on  saurait 
la  bercer,  saufale  dispenser  dans  la  suite  de  semblables  enga- 
gements. « Les  déclarations  les  plus  formelles  qu’il  puisse  faire, 
continue  le  prélat,  ont  été  plusieurs  fois  données  par  la  cour  de 
Rome  pour  nulles  et  de  nul  efFet,  des  qu’elles  sont  en  quelque 
sorte  préjudiciables  a la  foi  catholique , au  salut  des  åmes , ou 


248 


a quelque  droit  ecclésiastique  qiie  ce  puisse  élre,  quoique  de 
tels  engagements  eussent  été  souv.ent  ratifiés  et  confirmés  par 
serment.  » 

Voici  la  clefde  cet  endroit  du  sermon  de  Tévéque.  Yous  sa- 
vez,  Monsieur,  qu’en  1712,  il  y eut  guerre  en  Suisse  entre  les 
cantons  de  Zurich  et  de  Berne  d’un  cöté,  et  quelques-uns  des 
petits  cantons  de  lautre.  Apres  la  bataille  de  Vilmergue,donnée 
au  mois  de  juillet,  et  ou  les  Bernois  reinportérent  la  victoire, 
on  travailla  incessammenl  a la  paix,  qui  fut  conclue  a Arau  le 
mois  d’aout  suivant.  Il  reslait  seulement  a linir  les  démélés 
avec  Tabbé  de  Saint-Gall,  qui  fureni  aussi  terminés  ä Bade  en 
1718. 

Des  que  la  cour  de  Bome  en  fut  informée,  elle  annula  tous 
ces  traités.  Dans  un  bref  du  20  octobre  1718,  adressé  a Fabbé 
de  Saint-Gall,  Clément  XI  casse  tout  ce  que  venait  de  conclure 
cet  abbé.  11  fait  regarder  ce  trailé  comme  non  avenu  ’ . Il  lui 
envoie  une  bulle  encore  plus  awthentiquequece  bref,  pourfaire 
envisager  ce  traité  comme  nul  et  sans  effet,  et  Texhorte  a la  dé- 
poser  dans  ses  archives  pour  en  faire  usage , lui  ou  ses  succes- 
seurs,  quand  ils  lejugeront  convenable.  On  voitassezle  principe 
d'oupartent<le  semblables  bulles,  c’est  que,  quelque  engagement 
qu’on  ait  pris  avec  ceux  qui  sont  hors  de  la  communion  ro- 
maine,  il  est  censé  nul,  parce  que  ces  sortes  de  traités  ont  tou- 
jours  quelque  clause  qu’il  plait  au  pape  de  regarder  comme 
opposée  aux  inléréts  de  son  Eglise. 

Avouez , Monsieur,  que  Clément  XI  a assez  bien  suivi  les 
traces  de  Clément  Yl,  qui  donnail  des  dispenses  des  serments 
dont  on  pourrait  étre  un  peu  incommodé.  Uabbé  de  Saint-Gall 
ne  doit  point  tenir  son  traité , parce  qu’il  y perdrait  quelque 

1 Quamobrem  pontificii  nostri  muneris  esse  ducimus  de  ipsa  pacifi- 

catione  statuere , te  successores  que  tuos,  ad  ea  quae  in  praedicta  infausta 
tractatione  conventa  fuerunt,  observanda,  perinde  ac  si  nunquam  conventa 
fuissent,  nullo  modo  teneri. 

Clementis  XI  opera,  Romae  1721,  tom.  II,  p.  678. 


249 


chose  de  ses  droits,  et  TEglise  romaine  aussi.  En  voila  assez 
pour  oublier  son  sermenl.  Yous  voyez  bien  que  si  Glément  XI 
a soufflé  sur  tous  ces  traités  conclus  en  Suisse,  c est  en  consé- 
quence  de  ce  principe  fondamental,  qu’on  n’est  pas  obligé  de 
garder  la  foi  aux  hérétiques. 

Je  suis,  etc. 


VI 

LETTRE  SUR  DE  PRÉTENDUS  MIRACLES  MÖDERNES. 

(A.  ånalyse  critique  dun  livre  inlitulé  Lettres  critiqim  et  dogmatiques  sur  le 
Nuhes  testium  de  M.  J.--Älplioiise  TurreUin  * . 

B.  Les  mimcles  que  Ton  répaiidil  en  Savoie  en  1703.) 

(Bibliothéque  Germanique,  d’Amsterdam,  année  1729,  tome  XVIII;  année 
1730,  tome  XIX.) 


Monsieur  , 

On  vient  de  m^envoyer  de  Lyon  un  petit  ouvrage  de  contro- 
verse  intitulé  : Lettres  critigues  et  dogmatiques  adressées  å M. 
Älph.  TurreUin^  ministre  et  professeur  ä Geneve^  au  sujet  de  son 
livre  intitulé  : Nubes  testium. 

Dans  la  premiére  lettre , Tauteur  trouve  fort  mauvais  que 
« M.  Turrettin  veuille  établir  une  communion  ecclésiastique  de 
tolérance  entre  les  calvinistes  et  les  luthériens , et  éloigner  les 
uns  et  les  autres  de  celle  des  catholiques.  » Il  propose  ensuite 
un  moyen  trés-bien  iniaginé  pour  se  réunir  tous , c’est  de  re- 
connailre  1’autorité  de  TEglise  catholique  romaine.  Les  objec- 

‘ Nubes  testium  pro  moderato  et  pacifico  de  rebus  theologicis  judicio  et 
instituenda  inter  protestantes  concordia,  J.-A.  Turrettini,  Genevae,  ap.  Fabri 
et  Barrillot,  1719,  4°. 


250 


lions  qu’il  nous  fait  sont  des  plus  triviales,  et  sa  maniére  de  les 
proposer  n’a  rien  qui  les  rende  recommandables.  Il  broiiche 
des  le  commencement  en  confondant  deux  choses  fort  distinctes : 
tolérer  les  erreurs  de  qiielqu’un.  c est,  selon  liii,  les  adopter.  Il 
brouille  contlnuellcment  ces  deux  idées,  el  par  conséquent 
s embrouille  fort  dans  ses  raisonnernents.  Il  a si  bien  senti  que 
la  matiére  était  au-dessus  de  lui,  quil  Fabandonne  bientöt  : 
((  J’ainie  mieux,  dit-il  a M.  Turretlin,  en  s’arrétant  tout  court 
dans  sa  premiére  lettre,  p.  47,  vous  renvoyer  aux  doctes  écrits 
de  M.  Papin  et  de  M.  le  cbevalier  Minutoli ; vous  feriez  bien 
mieux  de  consulter  aussi  ceux  de  Mlle  de  Beaumont.  Ce  sont 
trois  auteurs  d’assez  fraiclie  date,  dontde  mérite  ne  doit  pas 
vous  étre  inconnu,  et  dont  les  ouvrages  sont  jusqu’ici  demeurés 
sans  réponse,  que  je  sache.  » 

Ce  seul  endroit  pourra  nous  donner  une  juste  idée  de  cet 
auleur.  Que  dites-vous  d’un  homme  qui  s’avise  de  faire  un  livre 
de  controverse , et  qui  ignore  que  le  celebre  M.  Lenfant  a ré- 
pondu  amplement  et  solidement  a Mlle  de  Beaumont,  dans 
son  Préservatif  conlre  la  réunion  avec  le  siége  de  Rome^  qui  pa- 
rait  depuis  quatre  ou  cinq  ans?  Il  y verra  ses  principales  ob- 
jections  parfaitement  réfutées. 

Si  M.  Turrettin  était  d’bumeur  de  faire  quelque  réponse,  on 
devrait  plutöt  lui  conseiller  d’entreprendre  Fouvrage  méme  de 
M.  Papin  : cela  serait  digne  de  lui , et  il  ne  lui  en  couterait 
méme  pas  beaucoup,  car  ii  a réfuté  fort  en  délail , et  avec  beau- 
coup  d’exactitude,  dans  ses  legons  de  ihéologie,  les  objections 
que  M.  Papin  lui  fait  sur  la  voie  de  Fexamen.  Cependant, 
quoique  la  principale  dépense  en  soit  faite,  ceux  qui  connaissent 
Fétat  de  la  santé  de  M.  Turrettin  iFosent  plus  rien  lui  demander. 
Au  reste , les  objections  de  M.  Papin  se  trouvent  toutes  dans 
M.  Nicole  et  ailleurs,et  nos  auteurs  y ont  répondu  il  y a long- 
temps  \ 

* Ici  1’auteur  examine  la  seconde  autorité  que  Tauteur  des  Lettres  critiques 
et  doffmat.  oppose  å M.  Turrettin,  et  qu’il  désigne  sous  le  nom  de  « les  doc- 


251 


Dans  le  dessein  qu’a  rauleiir  des  Lettres  critiques  de  nous 
réunir  a son  Eglise,  il  emploie  la  preuve  des  miracles.  Il  élablit 
dans  une  lettre  la  validité  de  cette  preuve;  il  essaie  ensuite  de 
prouver  que  TEglise  romaine  oppuie  sa  créance  sur  des  mi- 
racles incontestables.  Enfin,  dans  sa  cinquiéme  lettre,  ilpromet 
a M.  Turrettin  de  lui  faire  voir  c<  des  miracles  d’autant  plus  in- 
contestables^  qu’ils  sont  permanents.  » 

Il  lui  allégue  d’abord  les  corps  de  tant  de  saints  et  de  saintes 
qui  se  conservent  enliers  sans  corruption  depuis  plusieurs  siécles, 
par  exemple  celui  de  saint  Claude;  mais  « surtout  sainte  Marie- 
Madeleine  de  Pazzi , qu’on  voit  a Florence  dans  Téglise  des 
carmélites.  Gette  vierge  mourut  en  1607;  on  voit  encore  au- 
jourd’hui  son  corps,  six  vingt  ans  apres  son  trépas,  avec  la  con  - 
sistance , la  fraicbeur , le  coloris  et  la  flexibilité  que  donnent  la 
vie  » (p.  177).  Il  conclut  que  le  corps  flexible  de  cette  sainte 
doit  c(  faire  plier  bes  esprits  les  plusfiers  des  ministres  confréres 
de  M.  Turrettin.» 

Notre  auteur  baisserait  d’un  ton  s’il  avait  lu  une  lettre  de 
M.  Caperon,  ancien  doven  de  Saint-Maxent,  insérée  dans  le 
Mercure  de  France  d’aout  1728.  Il  se  propose  de  prouver  que 
bincorruptibililé  des  corps  n’est  pas  une  marque  certaine  de 
sainteté,etapporte  quantité  d’exemples  de  corps  trouvés  entiers, 
fort  longtemps  apres  leur  mort , sans  qu’il  y eiit  le  moindre 
lieu  d'en  faire  des  saints.  « L’antipape  Pierre  de  Luna,  connu 
sous  le  nom  de  Benoit  XIII  (nous  dit  Gaperon,)  étant  mort  dans 


tes  écrits  du  chevalier  Minuloli.  » Cette  partie  de  la  dissertation  a été  re- 
produite  en  majeure  partie  dans  Tarticle  sur  le  Valesia  Chrisiiana  de  Briguet 
dans  le  Journal  Helvétique,  Mars  1746,  ou  ci-dessus,  tome  II,  p.  30  å 32. 
Seulement  on  voit  de  plus,  ici,  que  le  curé  de  Pontverre,  qui  avait  prétendu 
X bombarder  la  ville  hérétique  » par  ses  Motifs  de  la  conversion  de  J.-F. 
Minuloli,  fit  plus  tard  sa  paix  avec  Geneve  ; voici  comment.  Il  avait  composé 
un  poéme  sur  la  peste  de  Provence,  qu’il  ne  pouvait  faire  imprimer  qu’å 
Geneve.  Il  en  demandala  permission  au  magistrat,  qui  la  lui  aceorda  géné- 
reusement.  Par  reconnaissance,  il  lui  dédia  son  ouvrage,  et  mit  å la  téte  une 
épitre  dédicatoire  des  plus  respectueuses. 


252 


le  schisme  apres  avoir  été  excommiinié  par  les  conciles  dePise 
et  de  Constance,  et  ayant  été  inhumé  sans  cérémonie  dans  la 
forteresse  de  Paniscola , au  royaume  de  Valence , son  corps  fut 
trouvé  six  ans  apres  entier,  et  il  est  reslé  jusqiéa  présent  sans 
se  corrompre. » Avouez,  Monsieur,  que  cet  exemple  est  tout  a 
fait  favorable  aux  Grecs,  qui  disent  que  ce  sont  les  corps  des 
excommuniés  qui  se  conservent  en  entier. 

Caperon  explique  la  conservation  de  certains  corps,  par  des 
sels  minéraux  de  la  nature  du  salpétre,  qui  se  sont  rencontrés 
par  hasard  dans  cet  endroit  de  la  terre,  el  qui,  s’insinuant  dans 
les  parties  du  corps,  les  affermissent,  Idin  de  les  dissoudre.  — 
« Mais  (dit  Tauleur  des  Lettres  criliques)  si  c’étaient  des  parties 
salines  qui  produisent  cet  efFet,  d’oii  vient  que  ces  terres  trai- 
tent  différemment  les  corps  des  justes  et  des  pécheurs?  » (page 
180) — Je  le  renvoie  encore  aM.  Caperon,  qui  prouve  par  quan- 
lité  d’exemples,  que  quand  les  corps  des  scélérats  se  Irouvent 
avec  ceux  des  gens  de  bien,  ils  sont  également  conservés  dans 
ces  sortes  de  terres.  Je  pourrais  ajouter  que  quand  les  corps 
des  saints  se  trouvent  dans  ime  terre  propre  a pourrir  et  a coii- 
sumer,  elle  ne  les  épargne  pas,  témoin  le  terrain  fangeux  et 
bumide  de  la  ville  d’Annecy,  qui  n^a  laissé  que  les  os  au  célé- 
bre  saint  Frangois  de  Sales.  Il  est  vrai  qu’a  Taide  d’un  masque 
d’argenl  el  d’un  babit  assez  propre  dont  on  a revétu  son  sque- 
lette,  il  lient  une  assez  bonne  contenance  sur  Taulel  des  reli- 
gieuses  de  la  Yisitation. 

Autre  miracle  rapporté  par  1’auteur  des  Lettres  critiques, 
comme  digne  d’attention : « C’est  que  par  la  bénédiction  du 
saint  évéque  Ulric  il  ne  peut  demeurer  aucun  rat  dans  le  dio- 
cése  d’Augsbourg  (page  1 85).  » 

Voici  ce  que  c’est.  Dans  la  ville  et  dans  le  territoire  d’xVugs- 
bourg  il  y a des  souris  comme  ailleurs,  et  on  ne  s’apergoit  que 
trop  du  dégåt  qu’elles  y font;  mais  on  dit  qu’on  n’y  remarque 
pas  Fespece  de  gros  rats  qui  sont  assez  communs  ailleurs.  Ceux 
qui  ont  voyagé  ne  sont  pas  surpris  de  ces  petites  singularités. 


“253 


Chaque  pays  a les  siennes.  Ainsi  a Geneve  il  y a iine  prome- 
iiade  que  Fon  appelle  Plainpalais,  dans  laquelie  il  ne  se  trouve 
point  de  laupes.  Le  gazon  iFy  est  jamais  soulevé  par  ces  petils 
animaux,  qiii  sont  en  grand  nombre  dans  les  jardins  voisins.  Il 
V a surtout  un  pré  sur  le  bord  de  FArve,  que  Fon  appelle  le  Pre 
Franconis,  oii  ils  foisonnent  beaucoup.  Cependant  ce  pré  nest 
pas  éloigné  de  trente  pas  de  la  promenade  de  Plainpalais.  Sup- 
posons  pour  un  moment  que  cette  promenade  fut  le  clos  d’un 
couvent:  il  y aurait  aussitöt  quelque  saint  Ulric,  qui  par  une 
vertu  rairaculeuse,  aurait  proscrit  les  taupes  de  cette  enceinte ! 
Il  y a beaucoup  d’apparence  que  ce  qui  les  éloigne  de  Plainpa- 
lais, c’est  la  nature  du  terrain ; ce  n^est  qu  un  gros  gravier,  ou 
ces  petits  animaux  ne  minent  pas  commodément.  — Dans  les 
siécles  d^ignorance,  tout  était  miracle. 

Mais  voici  quelque  cbose  de  plus  grave,  c’est  la  liqiiéfaction 
du  sang  de  saint  Janvier  qui  se  fait  ä Naples ; « miracle  incon- 
testable,  dit  Fauteur,  que  la  Gazette  de  Bollande  annonce  régu- 
liérement  cbaque  année  (p.  188).  » Ne  trouvez-vous  pas  la 
cbose  singuliére?  Le  sang  de  saint  Jean-Bapfciste,  qui  est  congelé 
a Naples,  se  liquéfie  encore,  et  se  raréfie  lorsqu^on  dit  la  messe 
de  la  décolation  de  ce  précurseur  du  Sauveur.  Je  suis  surpris 
qubl  ait  oublié  cetle  fiole  pleine  du  sang  de  saint  Étienne,  en- 
core dans  la  méme  ville,  qui  bouillait  d’elle-méme  le  3 aout, 
selon  Fancien  calendrier,  mais  qui  est  assez  accommodante  pour 
s’étre  ajustée  depuis  ce  temps-la  avec  le  nouveau,  en  sorle  que 
c’est  le  1 3 aout  que  le  miracle  se  fait  présentement.  Quelqu’un 
a dit  que  ce  cbangement  de  date  prouvait  que  le  calendrier 
grégorien  était  re^u  dans  le  ciel;  ne  pourrait-on  pas  enconclure 
aussi  natureliement  qu’un  miracle  si  souple  sent  fort  la  main 
des  bommes? 

« Yoici  quelque  cbose  de  plus  surprenant,  dit  notre  aiiteur, 
c’est  qu’ä  Andain  Fétole  de  saint  Hubert  guéril  de  la  morsure 
d’un  chien  enragé  (p.  190).  » On  prend  un  petit  fil  de  cette 
étole,  dont  on  fait  Finsertion  dans  la  peau  du  front,  comme  Fon 


254 


fait  en  Angleterre  Tinoculation  de  la  petite  vérole.  Ce  qu’il  y a 
de  plus  merveilleux  la-dedans,  c’esl  que  « quoique  depuis  plu- 
sieurs  amiées‘on  arrache  un  grand  nombre  de  poils  de  cette 
étole,  elle  n’en  regoit  aucune  diminution.  » Vous  aurez  peut- 
étre  un  peu  de  peine,  Monsieur,  a croire  cette  merveille;  elle 
ne  me  parait  cependant  pas  si  difficile  a digérer  que  la  meule 
du  moulin  de  Loclies,  qui,  au  dire  de  dom  Marténe  dans  son 
Voyage  liltéraire  de  1708,  « depuis  environ  1200  ans,  subsiste 
dans  son  entier,  sans  aucune  diminution,  quoique  les  meuniers 
la  piquent  tous  les  jours.  » 

Pour  achever  d’éclairer  M.  Turrettin,  notre  auteur  lui  pré- 
sente  le  flambeau  cV Arras  « qu’on  allume  de  temps  en  temps 
depuis  550  ans,  sans  qu’on  s’aperQoive  qu’il  soit  diminué  (page 
193).  » Mais  comme  il  faut  ménager  cette  précieuse  lumiére, 
notre  auteur  ne  nous  le  met  devant  les  yeux  qu’en  passant,  et 
a la  suite  d’un  autre  mirade. 

Enfin  notre  auteur  ajoute  a tous  ces  prodlges  accumulés,  le 
mirade  opéré  dans  la  personne  du  baron  de  Noveri,  a La  Rocbe, 
en  Savoie,  au  commencement  de  ce  siécle.  « Ne  Ta-t-on  pas 
vu  (dit-il,  page  1 93)  se  promener  de  son  pied  dans  les  rues  de 
Geneve,  apres  avoir  été  guéri  miraculeusement  par  Fintercession 
de  saint  Fran^ois-Xavler,  de  Fimpiiissance  liabituelle  ou  il  était 
de  marcber,  depuis  longues  années?  » 

Ceci  est  un  éplsode,  des  prétendus  mirades  de  La  Rocbe. 
Un  jésuite  nommé  le  P.  Romeville,  se  rendit  en  1703,  dans 
ce  bourg,  qui  est  a cinq  ou  six  lieues  de  Geneve.  Il  portait  avec 
lui  une  relique  de  saint  Frangois-Xavier,  par  la  vertu  de  la- 
quelle  il  guérissait,  disait-on,  toute  sorte  de  maladies.  On  venait 
a lui  de  tous  cötés.  Quelque  petit  que  soit  le  lieu  qu’il  avait 
choisi  pour  son  ibéåtre,  on  y voyait  des  milliers  de  malades 
qu’on  lui  amenait  de  trente  ou  quarante  lieues  a la  ronde.  On 
ne  parlait  plus  que  des  guérisons  miraculeuses  opérées  par  ce  saint 
bomme,  et  le  bruit  s’en  répandit  fort  loin.  Plusieurs  Genevois 
allérent  sur  les  lieux  pour  voir  de  prés  et  par  eux-mémes  ce  dont 


255 


il  s’agissait.  Cepeiidant,  malgré  leiir  allention  ;s  suivre  ce  qui  s'j 
passail , ils  ne  virerit  rien  du  tout  de  surprenant,  que  Taffluence 
extraordinaire  de  malades  prés  d’un  homme  qui  ne  faisait  pas 
la  inoindre  chose  pour  leur  soulagement : aucune  de  ces  guéri- 
sons,  annoncées  avec  einpha^e,  ne  put  soutenir  le  plus  léger 
examen. 

Le  baron  de  Novéri,  qui  marchait  difficilement  a cause  de 
la  figure  irréguliére  de  ses  pieds,  fit  de  si  grands  elForts.aprés 
les  priéres  et  bénédictions  du  P.  Romeville,  quil  marcha 
passablemeiit  dans  la  suile.  Il  ne  manqua  pas  de  regarder 
comme  miraculeux  le  changement  arrivé  en  lui,  et  il  écrhit  le 
7 octobre  1704  ä un  chartreux  de  Lyon  en  Tinvitant  a se 
joindre  a lui  pour  remercier  Dieu  de  la  gråce  qu’il  lui  a faite 
« ayant  élé  xingt-liuit  ans  cul-de-jatte,  sans  pouvoir  bouger  de 
son  lit  ou  de  dessus  une  chaise  ou  on  le  mettait,  que  par  le 
moyen  de  ses  valets  ou  de  béquilles.  » — « Yous  voyez  (con- 
clut  notre  auteur)  qu  il  n’y  a que  le  pur  intérét  de  la  vérité  et 
de  la  gloire  du  Seigneur  qui  ait  pu  obliger  un  bomme  d’hon- 
neur  et  d’une  probité  connue  a parler  de  la  sorte.  » Ce  n’est 
point  la  ce  qui  est  contesté,  mais  il  s’agit  de  savoir,  s7l  n’y 
avait  pas  de  la  prévention  dans  son  fait,  s’il  n’a  pas  attribué  a 
1’intercession  d’un  saint,  un  changement  dont  il  était  redevable 
a ses  propres  forces,  mais  qu  il  n'avait  pas  bien  éprouvées  avant 
ce  temps-la;  si,  pour  témoigner  au  ciel  sa  reconnaissance,  il 
n’a  pas  exagéré  la  guérison.  On  en  jugera  par  le  trait  suivant, 
que  je  sais  d^original. 

Le  baron  de  Novéri  était  a Ghambéry  un  an  ou  deux  avant 
sa  prétendue  guérison.  Une  dame  assez  bien  faite  lui  fit  visite. 
Elle  se  retirait  apres  une  demi-heure  de  conversation,  mais  elle 
fut  fort  surprise  de  voir  ce  seigneur  se  lever  de  sa  chaise  d’un 
air  assez  aisé,  et  se  mettre  en  devoir  de  la  reconduire.  Elle  s’y 
opposa  inutilement,  il  continua  ä faire  chemin  sans  le  secours 
de  personne,  traversa  une  partie  assez  considérable  de  Tappar- 
lement,  et  ne  quitta  ia  dame  que  sur  le  palier.  Elle  en  marqua 


256 


de  rétoneement,  mais  le  baron  lui  dit  galamment  « qu’il  n’était 
pas  si  perclus,  qu’il  ne  fut  encore  en  élat  de  rendre  au  beau 
sexe  ce  qu’il  lui  devait.  » Il  y a donc  bien  a raballre  de  celle 
impuissance  liabituelle  a marcher  que  lui  suppose  notre  auteur. 

Apres  tout,  ce  qu’il  y a d’im|^rtant  a remarquer  dans  cette 
guérison,  c’est  qu'elle  péche  dans  un  point  essentiel.  Ce  qui 
causait  uniquement  la  difficullé  de  mardier  de  ce  gentilliomme, 
c’est  qu’il  avait  les  pieds  arrondis  en  moignon.  Or  tout  le  monde 
saitque  cette  mauvaise  figure  subsiste  toujours  depuis  Tapplica- 
tion  de  la  sainte  relique.  Si  le  Seigneur  y avait  mis  la  main,il  au- 
rait  corrigé  cette  irrégularité.  Le  Créaleur  ne  fait  pas  les  clioses 
a demi,  et  il  achéve  son  ouvrage.  C’est  le  sentiment  de  tous  les 
calholiques  sensés  qui  ont  vu  de  prés  M.  de  Novéri. 

Apres  cela  jugez  de  la  justesse  de  Tapplication  du  Vce  libi 
Corozdin^  etc.,  que  nous  fait  Tauteur  des  Lettres  critiques ! 
« Malbeur  a toi,  pauvre  Geneve  ! s’écrie-t-il.  Malheur  a voiis, 
peiiples  infortunés,  car  si  les  miracles  qui  ont  élé  faits  ä votre 
su,  et  que  vous  ne  pouvez  ignorer,  avaient  été  faits  en  Turquie 
ou  en  Cliine,  il  y a tout  lieu  de  présumer  que  ces  nations  in- 
fidéles  se  seraient  converties  et  auraient  fait  pénitence ! » 

Il  faut  supposer  que  quand  cet  orateur  le  prenait  sur  un  ton 
si  baut  dans  cette  fa^on  de  parodie  qu’il  pousse  fort  loin , il 
n’avait  pas  encore  vu  la  cinquiéme  lettre  imprimée  a Geneve 
sur  le  miracle  de  Paris  de  1725.  L’auteur  de  ces  lettres,  qui 
est  un  docteur  de  Sorbonne  dont  le  jugement  parait  fort  supé- 
rieur  a celui  de  notre  déclamateur,  abandonne  assez  clairement 
tous  ces  miracles  de  La  Rocbe.  Il  commence  par  se  fåcber  con- 
tre  cet  imporlim  qui  veut  se  méler  dans  une  dispute  ou  on  ne 
le  demandait  pas,  puis  il  fmit  par  se  trouver  du  méme  senti- 
ment que  celui  qui  combat  ces  miracles.  Il  les  traite  de  préten- 
dus  miracles,  et  il  reconnait  quils  ont  été  désamués  par  Vévéque 
diocésain  ^ . 

^ II  s’agit  ici  de  la  Suite  de  la  réponse  aux  deiix  lettres  de  Geneve,  par  Ho- 
quiné,  curé  de  Saint- Julien,  citce  dans  la  nole  additionnelle  suivante. 


257 


Que  les  convertisseurs  commencent  par  s^accorder  sur  les 
miracles  qu  ils  veulent  produire,  sous  peine  de  douner  au  public 
Toccasion  de  rire  a leurs  dépens ! 


]\fote  additioiisBelle  siir  les  prélesidiis  miesäcles  de  Moclse 
eM  Savoie,  IH&S, 

Dans  la  discussion  ci-dessus,  M.  Bauiacre  se  référe  a une 
brocliure  qui  donne  des  délails  sur  les  prétendus  miracles  de 
La  Rocbe,  el  sur  le  baron  de  Novéri  en  parliculier.  Voici  a 
quelle  occasion  elle  fut  publiée. 

En  1725,  le  bruit  se  répandit  a Paris  que  Marguerite  La 
Fosse,  femme  d’un  ébéniste  du  faubourg  Saint-Antoine,  depuis 
longtemps  raalade  d’une  perte  de  sang,  en  avait  élé  guérie  mi- 
raculeusemenl  en  adorant  le  saint  sacreraent  a la  Féte-Dieu. 
Le  Cardinal  de  Noailles,  archevéque  de  Paris,  fit  a cette  occa- 
sion un  mandement,  oii  il  pressait  les  protestants  de  se  conver- 
tir  a une  religion  qui  opérait  de  pareils  miracles.  M.  Jacob 
Yernet,  minislre  genevois,  ayant  été  ä méme  de  reconnaitre, 
par  des  informations  prises  sur  place,  que  la  guérison  de  la 
dame  La  Fosse  n’ avait  rien  d’extraordinaire , répondit  par  la 
publication  de  : Deux  leltres  ä M.  Vabhé  ***,  chanoine  de  Notre- 
Dame  de  Paris^  sur  le  mandement  de  Mgr.  le  Cardinal  de  Noailles 
du  U)  Aout  1725  au  sujet  de  la  guérison  de  la  dame  .La  Fosse* 
1726  (br.  in-8®  de  39  pages,  sans  nom  d’auteur  ni  indication  de 
lien  d’impression,  mais  imprimée  a Geneve.  Il  en  est  de  méme 
des  suivantes). 

M.  Hoquiné,  curé  de  Saint-Julien  en  Savoie,  prés  Geneve, 
prit  la  défense  du  miracle  La  Fosse  dans  sa  Réponse  aux  deux 
letlres  imprimées  ä Geneve  au  mois  d’Äout  17*26  au  sujet  du 
miracle  puhlié  ä Paris  le  10  Aoiit  1725,  par  un  docteur  de  Sor- 
bonne  du  diocése  de  Geneve^  1727  (br.  in-8®  de  83  pages). 

M.  Yernet  répliqua  par  une  brocbure  intitulée : Défense  des 
deux  lettres  adressées  ci  Jf***,  chanoine  de  Notre-Dame^  sur  le 
mandement  de  Mgr.  le  Cardinal  de  Noailles  au  sujet  de  la  gué- 
T.  II.  17 


-258 


7'ison  de  la  dame  de  La  Fosse^  conlre  la  Réponse  d\m  docleur 
de  Sorbonne  du  diocése  d’Annecy,  1727  (in-8°,  96  pages).  A 
la  lin  de  celte  brochure  on  a ajoulé  une  leltre  sur  les  miracles 
de  La  Roche  en  Savoie  en  1703. 

Enfin  M.  Hoquiné  dupliqua  en  publiant  la  Suite  de  la  réponse 
aux  deux  leitres  de  Geném  concernant  le  miracle  publié  ä Paris 
le  10  Aoiit  1725,  ou  Réfutation  de  la  défense  de  ces  mémes 
lettres  par  un  docleur  de  Sorbonne  du  diocése  de  Geneve,  1728 
(br.  in-8®  de  96  pages*). 

Nous  allons  extraire  de  la  troisiéme  de  ces  brocbures  les  dé- 
tails  textuels  suivanls  sur  les  miracles  de  La  Roche. 


Le  jésuite  Romeville  prétendait  avoir  quelques  petites  por- 
tions des  reliqiies  de  saint  Frangois-Xavier , enchåssées  dans 
une  bague.  Muni  de  sa  précieuse  relique,  il  ne  doiilait  poinl  de 
pouvoir  opérer  une  partie  des  miracles  que  1’apötre  des  Indes 
avait  faits  lui-méme.  Il  conrait  donc  le  monde  pour  essayer  la 
vertu  de  ce  merveilleux  annoau,  et  il  parvint  dans  le  Faucigny 
en  1703.  Le  bruil  de  son  arrivée  a La  Roche  se  répandit  dans 
tout  le  voisinage.  Les  malades  s’y  rendirent  en  foule.  On  neparlaii 
que  de  ce  saint  homme  et  de  ses  guérisons  miraculeuses.  Mal- 
beureusement  toutes  ces  merveilles  n’existaient  que  dans  Tima- 
gination  ou  dans  la  bouche  du  peuple.  De  toutes  ces  guérisons 
publiées  avec  tant  d’emphase,  aucune  ne  pul  soulenir  le  plus 
léger  examen. 

Voici  quelques  faits  que  je  suis  en  état  de  vous  garanlir, 

‘ Voyez  sur  cette  polémique,  oulre  les  deux  artides  de  M.  Baulacre  dans 
la  Biblothérjue  Germanique,  tonies  XVIII  et  XIX,  une  lettre  de  M.  Vernet,  et 
1’extrait  d’une  lettre  de  Geneve,  méme  recueil,  XIX,  221  et  XX,  204:  enfin 
le  Mémoire  historique  sur  la  vie  et  les  ouvracjes  de  J.  Vernet  (par  Jean-Louis 
Saladin),  Geneve,  1790,  p.  8 et  119.  Ces  quatre  brodiures  se  trouvent  å la 
bibliothéque  publique  de  Geneve,  reliées  en  un  seul  volume,  porté  au  cata- 
logue  imprimé  sous  un  seul  numéro  (le  14"’e  (je  la  page  206) ; å la  table  des 
noms  d’auteurs,  elles  ne  figurent  pas  sous  le  nom  de  Vernet,  et  celui  d’Ho- 
quiné  n y est  pas  mentionné. 


259 


qui  vous  pourront  donner  une  idée  assez  juste  des  niiracles  de 
La  Roche. 

Le  comte  Costa  de  Saint-Rémi,  sénateur  de  Ghambéry,  ayant 
été  averti  de  Tarrivee  du  P.  Romeville,  le  joignit  au  village  de 
Reriiex,  a une  lieue  de  Geneve.  Il  lui  fit  de  grands  compliments 
sur  les  dons  extraordinaires  que  le  ciel  lui  avail  accordés.  Il 
lui  marqua  beaucoup  d’empressement  a lui  faire  voir  quelques 
miracles,  et  il  lui  présenta  en  méme  temps  un  sujet.  C’était  la 
fille  d’un  de  ses  fermiers,  qui  avait  le  genou  tout  ployé,  les 
nerfs  retirés,  et  qui  par  la  était  hors  d’état  de  marcher.  Pour 
le  piquer  d^honneur,  le  comte  lui  dit  « que  s’il  guérissait  cette 
pauvre  fille,  il  en  instruirait  fidélement  le  Senat  de  Chainbéry,  et 
que  cette  merveille  seraitbientot  répandue  dans  toutela  Savoie.» 
Ces  promesses,  toutes  flatteuses  qu’elles  étaient,  ne  tentérent 
point  notre  homme.  Il  répondit  assez  sécbement:  « Pour  au- 
jourd’hui,  il  ne  se  fera  point  de  miracle.  Le  comte  ne  se  re- 
buta  point;  il  poussa  jusqu’ä  La  Roche,  et  y fit  porter  la  fille 
infirme.  Il  la  conduisit  au  jésuite,  un  jour  qifil  le  sut  accessible. 
Le  faiseur  de  miracles  commen^a  par  un  acte  d’humilité;  il  re- 
connut  que  le  pouvoir  qu  il  avait  n’élait  point  atlaché  a sa  per- 
sonne,  que  toute  sa  vertu  miraculeuse  consistait  dans  une  ba- 
gue  ou  étaient  renfermées  des  reliques  de  saint  Fran^ois-Xävier. 
Apres  qu’on  eut  admiré  ce  saint  bijou,  le  comte  montra  a son 
tour  une  bague  curieuse  qu’il  avait  au  doigt.  C etait  un  talisman 
égyptien,  extrémement  ancien,  et  auquel  on  avait  attribué  de 
grandes  vertus.  Ce  paralléle  ne  plut  pas  au  Pére ; il  ne  laissa 
pas  de  se  mettre  en  devoir  de  guérir  la  pauvre  infirme.  Il  fit 
des  priéres,  appliqua  sa  relique,  mais  le  tout  inutilement.  Le 
genou  avait  pris  son  pli  et  fut  rebelle  ä toutes  ces  saintes  ap- 
plications.  Ce  mauvais  succés  ne  déconcerta  point  le  jésuite  : 
il  y était  accoutumé.  Quoique  fon  nous  Fait  voulu  donner  pour 
un  homme  d’une  grande  simplicité,  il  paya  le  comte  d une  dé- 
faite  qui  n’étaitpasmauvaise.c<C’est(luidit-il),votre  maudite  hague 
paienne  qui  a empéché  feffet  de  celle  que  je  porte.  Cette  fille 


260 


aurait  été  guérie  si  vous  n’étiez  pas  venu  traverser  sa  giiénsors 
avec  ces  malheureux  restes  de  la  superslition  des  idolätres.  » 
Toiites  les  aulres  guérisons  qii^il  enlreprit  réussirent  comme 
celle-la.  La  seule  différence  qu’il  y eui,  c’est  qu’avec  les  per- 
sonnes  du  commun,  il  ne  se  mettait  pas  en  frais  d’excuses  sur 
ce  quil  avait  manqué  son  coup. 

Il  réussit  un  peu  mieux  avec  le  baron  de  Novéri.  Ce  genlil- 
homme  était  né  avec  les  pieds  tournés  en  dedans,  et  la  plante 
si  arrondie,  que  ce  n’était  proprement  que  des  moignons.  Ne 
pouvant  marcher  que  dilficilement,  il  prit  le  parti  d’avoir  tou- 
jours  un  valet  a ses  cötés,  et  de  s’appuyer  sur  lui.  Il  fit  comme 
les  autres  infirmes  le  voyage  de  La  Roche,  et  on  fut  surpris  qu’ä 
son  retour  il  avait  subslitué  a sa  béquille  vivante  une  simple 
canne.  On  ne  manqua  pas  de  se  récrier  a la  merveille ! Ce  n’é- 
lait  pas  assez  que  la  Savoie  eut  vu  un  cbangement  si  merveilleux. 
Comme  il  était  connu  a Geneve,  il  vint  un  jour  entendre  un 
sermon  dans  Teglise  de  Saint-Pierre,  et  marcha  dans  les  rues 
d’un  air  assez  dégagé,  sans  autre  appui  qu’une  petite  canne.  Il 
crut  qu’il  n’avait  qu’a  se  produire,  pour  convaincre  les  liérétiques 
du  miracle  opéré  en  sa  personne.  Yoila  le  speclacle  qu’il  donna 
au  public,  rnais  malheureusement  les  cordes  parurent  et  en 
gåtérent  un  peu  la  beauté.  On  le  vit  tout  baigné  de  sueur  de 
Teffort  qu’il  faisait  pour  marcher.  La  faligue  qu’il  essuya  Tem- 
pécha,  au  retour,  de  parvenir  lout  d’une  traite  a son  logis.  Il 
trouva  heureusement,  a moitié  chemin,  la  maison  d’un  membre 
de  la  Faculté  de  médecine,  qui  Tavait  traité  dans  quelqu’unede 
ses  maladies.  Il  y enl  ra,  et  fut  obligé  de  demander  au  maitre 
une  cliemise  pour  changer.  Ils  étaient  fort  liés,  et  cela  autorisa 
le  Genevois  a lui  faire  une  petite  correction  sur  le  danger  ouil 
s’exposait  de  prendre  une  plenrésie  par  sa  rodomonlade.  Il  fit 
senlir  a ce  gentiihomme,  qu’avec  de  semblables  elforts,  il  aurait 
tou jours  pu  marcher;  il  conclut  en  lui  conseiiiant  en  ami,  dy 
venir  par  degres,  et  de  n’en  pas  tant  faire  a la  fois.  On  voit 
assez  que  ce  baron,  ayant  du  bien,  n’avait  pas  trouvé  a propos 


261 


jusqiie-la  de  tirer  lout  ce  qu’il  pouvait  de  ses  propres  forces. 
Il  ne  s’agit  plus  que  de  låcher  de  découvrir  ce  qui  put  le  déter» 
miner  a s’évertuer  a mardier  seul,  d’une  maniére  qui  devait  lui 
couter  bien  de  la  fatigue. 

Ceux  qui  Tont  connu  particuliérement  conviendront  que  ce 
n’est  pas  mal  entrer  dans  son  caractére,  que  de  présumer  qu’il  peut 
avoir  été  sensible  a Fidée  flatteuse  d’étre  regardé  dans  le  monde 
comme  un  de  ces  sujets  cboisis,  sur  qui  le  ciel  Irouve  a propos 
de  signaler  son  pouvoir.  Mais  nous  n’aurons  pas  besoin  de  fouiller 
dans  les  secrets  replis  de  son  coeur,  ni  de  lui  préter  une  ambi- 
tion  si  fine.  Voici  quelque  cbose  de  plus  marqué  et  qui  doit 
nous  sulfire : c’est  qu’il  est  de  notoriété  publique  qu’il  lui  prit 
alors  la  fantaisie  de  se  marier.  G’était  un  vieux  gar^on,  a qui  sa 
famille  avait  toujours  adroitement  insinué  le  parti  du  celibat, 
surtout  a cause  de  son  infirmité.  Pour  avoir  donc  un  prétexte 
plausible  de  cbanger  de  plan  de  vie,  il  jugea  a propos  de  ne 
plus  passer  pour  perclus.  Ce  préalable  lui  parut  nécessaire, 
avant  que  de  tåter  du  sacrement.  Voilå,  å ce  que  Ton  dit,  ce 
qui  aida  beaucoup  Tanneau  du  P.  Romeville,  a faire  mardier 
cette  espéce  d’impotent.  Des  qdune  fois  il  eut  renoncé  a son 
appui,  il  continua  a mardier  clopin,  clopant,  comme  il  put.  La 
négociation  de  son  mariage  traina  en  longueur,  et  lui  donna 
lieu  (le  s’affermir  dans  Fexercice  de  ses  pieds.  Le  mariage  n’eut 
pas  lieu,  par  des  circonstances  qui  ne  font  rien  å notre  histoire. 
M.  de  Novéri  mourut  quelque  temps  apres,  et  ses  funérailles 
furent  en  méme  temps  celles  du  miracle....  Je  sais  que  des  re- 
ligieux,  toutintéressés  qu’ils  sont  å appuyer  ces  sortes  de  mira- 
des,  se  moquaient  ouverlement  de  celui-ci. 

Je  m’informai  avec  beaucoup  de  soin,  dans  le  temps  méme 
que  ce  jésuite  était  å La  Roche,  si  quelque  témoin  pourrait  at- 
tester qu’il  eut  guéri  quelqu’un  d’une  guérison  pleine  et  entiére, 
mais  je  ne  pus  rien  découvrir  de  semblable,  å moins  que  Ton  ne 
J mette  dans  ce  rang  un  certain  nombre  de  pauvres  malades  qui, 
apres  avoir  re^u  la  bénédiction  du  P.  Romeville,  moururent  en 


chemin,  ne  pouvanl  plus  soutenir  la  faligue  clu  voyage.  Voila 
les  seuls  qiii  ont  été  guéris  entiérement  et  raclicalement. 

L’cvéque  diocésain  alla  sur  les  lieux  dans  le  teinps  ou 

le  P.  Roineville  y était  encore.  Il  gémit  de  voir  Tentåtement  du 
peuple  pour  ce  jésuite : il  aurait  bien  voulu  ouvrir  les  yeux  du 
public,  inais  il  trouva  les  esprits  encore  Irop  écbauffés.  Il  prit 
donc  le  parti  de  Técarter  avec  moins  d’éclat.  En  quittant  La 
Rocbe,  il  noinina  une  com mission  de  sages  ecclésiasliques  pour 
informer  des  miracles  du  jésuite.  Comme  ils  ne  purent  point 
soutenir  la  coupelle,  le  Pére  prit  sagement  le  parti  de  se  relirer. 


VII 

REGHERCHES  SUR  LES  CLOCHES  DES  ÉGLISES. 

(Origincdcs  doclics;  ellessonl  au  moins  du  seplioiiiö  siocle:  les  premieresäNole,  — LesGrccs 
n’oii  onl  pas.  — Convocalion  des  fidéles  au  hniil  de  la  trompeUe  ou  du  marteau. — 
Croyance  erronée  que  les  cloches  éloigiient  les  orages.  — Baptéme  des  cloches,  cri- 
tiqué  par  la  nalion  Gennaiiique.  — Privilége  du  foiideur  sur  la  cloche.  — La  cloclie 
du  lemplc  de  la  Kochelle,  convertie.) 

{Journal  Helvétique^  Aofit  1750.) 

Je  vous  ai  donné,  Monsieur,  les  cclaircissements  que  vous 
m’avez  demandés  sur  notre  catbédrale  ' ; cela  a réveillé  cliez 
vous  des  idées  accessoires.  Nos  églises  ont,  en  effet , de  cer- 
tains  accompagnements;  elles  sont  ordinairement  pourvues  de 
cloches,  ddiorloges,  quelquefois  d’orgues  pour  soutenir  le  chant, 
quelques-unes  sont  ornées  d’anciennes  vitres  peintes  de  cou- 
leurs  fort  vives,  dont  on  dit  qu’on  a perdu  le  seeret.  Vous  me 
proposez  tous  ces  sujets  différents  pour  vous  en  entretenira  di- 
verses  reprises.  Vous  y ajoutez  encore,  pour  dernier  artide,  les 


Ci-dessus,  tome  I,  v).  ^20  el  suivantes. 


263 


cimetiéres,  quon  place  ordinairement  autour  des  églises.  Voila 
bien  de  la  tablature;  vous  agréerez,  s’il  vous  plait,  que  nous 
nous  bornions  aiijourd  hui  au  premier  article,celui  des  cloches, 
et  cela  sans  m’engager  a rien  pour  la  suite. 

La  premiére  queslion  sur  les  cloches,  c est  d’examiner  dans 
quel  temps  on  a commencé  a en  mettre  au  haut  des  églises.  Le 
sentiment  le  plus  vraisemblable , c’est  que  cet  usage  a com- 
mencé au  septiéme  siécle,  du  temps  de  Béde.  En  parlant  d’une 
religieuse  dans  son  Hisloire  eccUsiaslique  ^ il  dit  qu’elle  entendit 
subitement  le  son  de  la  cloche  qui  Tappelait  a Féglise  ' . 

On  cite  encore  une  autorité  plus  ancienne,  mais  je  ne  sais  si 
Ton  peut  bien  y ajouter  foi.  Un  historien  a dit  que  Lothaire, 
assiégeant  la  ville  de  Sens , Loup,  qui  en  était  évéque,  fit  son- 
ner  toutes  les  cloches  de  la  cathédrale,  et  que  cette  sonnerie 
étonna  tellement  les  assiégeants,  quhls  prirent  la  fuite.  Si  ce 
fait  est  vrai , il  prouve  que  les  cloches  étaient  peu  connues , et 
que  c’était  un  usage  naissant. 

Mais  ce  n’est  pas  la  qu’ont  été  faites  les  premiéres  cloches 
d’église,  c’est  a Nole,  dans  la  Campanie.  Elles  portent  encore 
le  nom  de  cette  ville,  dans  la  langue  latine  \ Saint  Paulin, 
comme  vous  savez , a été  évéque  de  Nole , et  on  lui  attribue 
d’avoir  introduit  Fusage  des  cloches  dans  le  service  divin. 

On  demande  si  les  Grecs  ont  cet  usage  comme  nous.  En 
général  leiirs  églises  n’ont  point  de  cloches,  et  ils  se  conforment 
en  cela  a la  maniére  des  Tures.  Ils  appellent  le  peupleau  service 
avec  des  maillets  de  bois.  On  prétend  que  c’est  par  des  raisons 
de  politique  que  les  Tures  ont  défendu  Fusage  des  cloches  aux 
chrétiens  qui  vivent  sous  leur  domination : ils  ont  craint  que 
ieur  son  ne  servit  de  signal  pour  Fexécution  des  révoltes , et 
pour  donner  Falarme  partout  en  peu  de  temps.  Un  voyageur 
nous  apprend  cependant  que  les  Grecs  qui  se  trouvenl  fort  éloi- 

^ Audivit  subito  in  aere  notum  campanse  sonum,  quo  ad  orationes  exeitar 
vel  convocari  solebant.  Lib.  IV,  cap.  23. 

^ Nolas. 


264 


gnés  des  Tures  ont  Tiisage  des  cloches , les  molnes  du  mont 
Athos,  par  exemple. 

Il  y a apparence  que,  dans  les  premiers  siécles  du  christia- 
nisme,  les  grandes  cloches  n’étaient  pas  encore  connues;  mais 
quand  méme  elles  1’auraient  été,  on  comprend  que,  dans  le  temps 
que  réglise  était  persécutée,  il  ne  convenait  pas  de  s’assembler 
au  son  d’im  signal  public.  Que  dire  d’un  auleur  anglais  qui  a 
prétendu  que,  dans  ces  temps-la,les  cbréliens  s’assernblaient  au 
son  d’un  instrument  de  bois?  La  prudence  voulait  que  leurs 
assemblées  se  communiquasseni  d’une  maniére  sourde,  et  c’est 
précisément  le  seeret  que  Fon  y gardait  qui  est  cause  que  nous 
ignorons  aujourddmi  comment  cela  se  faisait. 

Quand  la  religion  chrétienne  fut  devenue  la  religion  domi- 
nante, et  qu’on  iFeut  plus  de  semblables  ménagements  a garder, 
Bingbam  nous  apprend,  dans  ses  Origines  ecclésiasliques^Ww.  VIK 
cb.  7,  qu’en  Egypte  on  se  servit  de  la  trompette.  Get  usage  eut 
lieu  aumoins  dans  quelquesmonastéres.Des  auteurs  du  sixiéme 
siécle  en  ont  fait  mention.  Il  y avait  aussi  des  couvents  ou  un 
religieux  allail  frapper  a cbaque  cellule  avec  un  maillet  ou  mar- 
teau  de  bois.  Cela  se  pratique  encore  aujourd’hui  ebez  les  ebar- 
treux  pour  leurs  malines.  Dans  d’autres  parties  de  FOrient  on 
donnait  aussi  ce  signal  avec  des  instruments  de  bois.  Aujourd’bui 
lesGrecs  appellent  le  peuple  en  frappant  des  plancbes  de  bois, 
ou  des  plaques  de  fer  avec  un  marteaii. 

Pour  en  revenir  aux  cloches , je  rap[)ellerai  ce  que  j’ai  dit 
ci-devant  de  la  principale  de  celles  qui  sont  dans  notre  catbé- 
drale  \ Au  baut  est  marqué  son  nom,  Clémexce  [Clemmtina), 
liré  de  celui  du  pape  ou  antipape  Clémenl  VII.  Au  bas  sont 
inscrits  trois  vers  léonins  qui  marquent  fusage,  la  destination 
et  la  vertu  prétendue  que  la  superslition  ignorante  attribue 
aux  cloches  qui  ont  été  bénites  solennellement  par  Févéque. 

Laudo  Deum  venm,  Plebem  voco,  convoco  derum 


Ci-dessus,  p.  43  et  44  du  tome  II. 


265 


Defunctos  ploro,  pestem  fugo,  festa  decoro, 

Vox  mea  cunctonm,  fit  terror  demonion/m. 

On  a remarqué  sur  ce  dernier  vers  qu’il  imite  assez  bien  le 
son  de  la  clocbe  méme.Ceux  qui  ont  été  a Paris  trouvent  aiissi 
beaucoup  de  conformité  de  ce  son  avec  celui  de  la  grande  clocbe 
de  Tabbaye  de  Saint-Germain-des-Prés. 

Nolre  clocbe  dit,  dans  le  second  vers,  que  sa  destination  est 
en  partie  de  pleurer  les  morts.  C’est  qu’on  la  sonnait  aux  en- 
terrements.  Remarquez  je  vous  prie.  Monsieur,  la  bizarrerie  de 
Tusage.  Autrefois,  dans  des  occasions  de  deuil,  on  faisait  taire 
les  clocbes,  et  c’était  une  marque  d’affliction : témoin  le  ven- 
dredi  saint  ou  encore  aujourd’bui  on  supprime  toiite  sonnerie, 
par  égard  pour  le  jour  de  la  morl  du  Sauveur.  Gette  coutume 
est  assez  ancienne ; mais  les  idées  ont  bien  cbangé.  Lbdée  que 
nos  ancétres  avaient  des  grandes  douleurs,  c'est  qu’ellesdevaient 
étre  mueltes.  Aujourd’bui  on  agit  lout  au  rebours  dans  TEglise 
romaine  : plus  la  personne  qui  vient  de  mourir  est  respectable, 
et  plus  Ton  fait  de  bruit : toutes  les  clocbes  sontmises  en  branle 
a Toccasion  de  sa  mort  ou  de  sa  sépulture 

Sonner  pour  un  enterrement,  assembler  le  peuple  ou  le 
clergé  (comme  notre  clocbe  dit  encore  qu’elle  était  cbargée  de 
le  faire),  tout  cela  est  arbitraire,  et  le  simple  efFel  d’une  conven- 
tion.  Mais  voici  d’autres  usages  bien  plus  dignes  d’attention, 
des  vertus  merveilleuses  qu’a  la  clocbe  méme,  en  conséquence 
de  la  bénédiction  qiVelle  a re^ue.  Elle  « écarte  la  peste  et  les 
demons  mémes.  » 

* Cette  sonnerie  pour  les  morts  incommode  fort  les  vivants.  Tout  le  monde 
connait  Timpromptu  d’un  homme  que  les  cloches  empéchaient  de  dormir  : 

Persécuteurs  du  genre  humain, 

Qui  soimez  sans  miséricorde, 

Nous  Youdrions  tous  que  la  corde 
Fut  au  cou,  plutöt  qu’å  la  main. 

En  1552,  la  ville  de  Bordeaux  fut  privée  de  ses  cloches  pour  cause  de  ré- 
bellion,  et  quand  on  voulut  les  lui  rendre,  le  peuple  s’y  opposa,  apres 
avoir  ressenti  le  repos  et  la  cornmodité  de  n’étre  point  importuné  du  son  et 
du  tintamarre  des  cloches. 


266 


Les  superstilieux , comme  voiis  savez,  Monsieur,  attribuent 
les  tempétes  et  la  gréle  aux  esprits  nialins.  Le  bon  elFet  des 
cloches,  dans  les  temps  orageux  , s’il  est  vrai  qu’elles  en  pro- 
duisent  quelquun,  peiit  étre  envisagéducöté  physique.  On  croit 
assez  communément  qii  une  grosse  cloche  peiit  agiter  Tair  d’une 
maniére  favorable,  qu’elle  peut  écarter  les  nuées  et  garantir  la 
récolte.  D’autres  regardent  cela  comme  un  préjugé  mal  fondé. 
Ils  disent  que  quand  il  serait  vrai  que  le  son  d’une  cloche  pro- 
duit  un  mouvement  qui  agit  sur  les  nues,  1’effet  en  serait  tou- 
jours  fort  équivoque.  On  prétend  que  par  la  en  peut  donner 
une  issue  aux  feux  renfermés  dans  la  nue , avant  qu’ils  soient 
préts  a éclater  sur  nous ; mais  il  peut  en  résulter  un  elfet  tout 
contraire,  c’est  d’ouvrir  la  porte  a ce  fléau  pour  qu’il  vienne  un 
peu  plus  töt  fondre  sur  nous.  On  peut  voir  la-dessus  une  dis- 
sertation de  M.  Cayer,  membre  de  TAcadémie  des  beaux-arts 
de  Lyon  L 

Pour  faire  voir  que  ce  n’est  pas  la  une  crainte  cliimérique, 
je  vais  rapporter  la-dessus  un  fait  remarquable  arrivé  en  Basse- 
Bretagne,  le  15  avril  1718,  et  que  1’on  trouve  dans  Thistoire 
de  TAcademie  pour  Tannée  suivante.  Le  vendredi  saint  il  y eut 
une  tempéte  qui  fit  bien  du  ravage  dans  vingt-quatre  paroisses 
le  long  de  la  cote.  Le  tonnerre  tomba  sur  plusieurs  églises,  et 
précisément  sur  celles  ou  Fon  sonnait  pour  Técarter.  Des 
églises  voisines,  ou  Fon  ne  sonnait  point,  furent  épargnées.  Le 
peuple  s’en  prenait  ä ce  qu’il  n’est  pas  permis  de  sonner  le 
vendredi  saint. 

Ce  qu  il  y a a dire  la-dessus,  c’est  que  les  cloches  qui  peuvent 
écarter  un  tonnerre  éloigné,  facilitent  la  chute  de  celui  qui  est 
proche,  et  a peu  prés  vertical,  parce  que  Fébranlement  qu  elles 
comrnuniquent  a Fair  dispose  la  nue  a s’ouvrir.  Le  son  qui  dis- 
sipe  les  nuées,  commence  d’abord  a dissiper  les  plus  voi- 
sines, je  veux  dire  celles  qui  sont  entre  le  clocher  et  la  matiére 


Mémoires  de  Trévoux,  déceml)re  1748,  douxieme  partie,  p.  2717, 


267 


du  tonnerre , en  sorte  que  les  nuages  se  dissipanl  de  ce  cöté- 
la , le  tourbilion  du  tonnerre  en  est  moins  pressé , et  par  con- 
séquent  doit  étre  plus  déterminé  a éclater  vers  le  clocher. 

Quelques  philosophes  croient  que  les  clocbes,  surtout  celles 
de  village,  ne  produisent  a peu  prés  aucun  effet,  et  qu’elles 
sont  incapables  de  cbasser  le  tonnerre  et  les  orages.  Leur  son 
n’est  pas  assez  fort  pour  transporter  Tair  d’un  lieu  a un  autre. 
Il  doit  y produire  un  simple  tremblement  ou  une  ondulation , 
comrae  quand  on  jette  une  pierre  dans  Teau , on  voit  former 
des  cercles  sur  la  surface  ^ . 

Mais  il  ne  s’agit  point  ici  de  Teffet  physique  des  clocbes.  Si 
elles  chassent  la  peste  et  les  demons  méme , comme  la  nötre 
s’en  vante,  c’est  en  conséquence  d’une  bénédiction  parliculiére 
qu'on  leur  donne,  avec  beaucoup  d’appareil,  dans  TEglise  ro- 
maine , avant  que  de  les  employer.  Gette  cérémonie  est  décrite 
fort  au  long  dans  le  pontifical  romain,  et  dans  leurs  rituels.  Le 
peuple  s’imagine,  cbez  eux,  que  celte  bénédiction  imprime  aux 
clocbes  une  vertu  surnaturelle,  et  il  regarde  bonnement  le  pou- 
voir  de  leur  son  sur  les  tempétes,  comme  une  preuve  de  Tauto- 
rité  de  TEglise.  Ii  est  vrai  que  les  oraisons  que  Ton  trouve  dans 
le  Pontifical  pour  cette  cérémonie,  sont  fort  propres  a donner 
cette  idée  chimériqiie. 

Je  vous  invite.  Monsieur,  a lire  le  chapitre  des  clocbes  dans  le 
Rationale  Durandi^  ancien  livreousont  expliquées  touteslescé- 
rémonies  de  TEglise.  Yous  y trouverez  de  fort  beaux  sens  mys- 
tiques.  La  cloche  qui  appelle  et  qui  excite  au  service  divin,  dit 
cet  auteur,  est  Timage  des  évéques  et  des  pasteurs,  qui  doivent 

^ De  bons  auteurs  nous  apprennent  que  la  coutume  de  sonner  les  clo- 
ches  aux  approches  du  tonnerre  est  assez  ancienne;  mais  qu’aulrefois  ce 
n’était  pas  dans  la  méme  vue  qu’aujourd’hui.  Il  ne  s’agissait  pas  proprement 
d’ébranler  Fair  pour  écarter  la  tempéte : on  sonnait  pour  assembler  le  peu- 
ple dans  1’église,  afm  qu’il  y vint  prier  Dieu  de  préserver  la  paroisse  des  effels 
de  ce  terrible  météore.  Il  est  arrivé  la  méme  chose  å la  cloche  que  l’on 
sonne  pour  les  morts.  Anciennement  c’était  pour  les  moribonds  : on  aver- 
tissait  par  lå  les  chrétiens  de  prier  pour  eux  dans  leur  agonie. 


268 


nous  exhorler  et  nous  animer  a servir  Dieu.  Ici  Durand  s'é- 
chaufFe  contre  les  prélats  qui  ne  préclient  pas.  « L’Ecriture  les 
compare  a des  chiens  muets : et  moi , dit-il , je  troiive  qu’ils 
resseniblent  a une  cloche  sans  battant.  La  cioche  et  ses  accom- 
pagneraents  lui  fournissent  des  iniages  des  plus  sublimes  mys- 
téres  de  la  religion.  Voyez,  dit-il,  la  corde  dont  on  se  serl  pour 
sonner,  elle  est  ordinairement  cornposée  de  trois  cordons  diffé- 
rents:  c’est  la  un  enibléme  de  la  Trinité.  » 

Pour  vous  faire  un  peu  mieux  connaitre  les  explications  mys- 
tiques  de  Durand,  j’en  vais  joindre  ici  uue,  qui  a beaucoup  de 
rapport  a la  précédente.  « D’ou  vient , dit-il , qu'on  a Tusage 
dernettredes  coqs,  en  guise  de  girouettes,  au  haut  des  clochers? 
Ce  coq  désigne  les  prédicateurs.  Get  animal,  réveillé  au  mi- 
lieu  de  la  nuit , nous  annonce  le  retour  de  la  lumiére.  Par 
un  battement  d’ailes  il  s’excile  au  chant,  par  oii  il  vient  a 
bout  de  nous  réveiller.  Tout  cela  a un  sens  mystique.  La 
nuit,  c est  1’état  de  ténébres  ou  se  trouvent  les  gens  du  siécle. 
Le  coq  représente  les  prédicateurs  qui  doivent  réveiller  les  pé- 
cheurs  de  leur  sommeil , et  qui  les  excitent  a quitter  leurs 
ceuvres  de  ténébres , apres  s’y  étre  excités  les  premiers.  Ils 
annoncent  le  jour  du  jugement^  grand  motif  a changer  de  con- 
duite.  Enfin,  comme  le  coq  du  clocber,  ils  sont  opposés  aux 
vents,  ils  se  roidissent  contre  les  oppositions  et  les  contradic- 
tions  des  mondains  ^ . » 

Yoila  qui  est  fort  beau ; mais.  Monsieur,  ne  trouvez-vous 
point  la  derniére  moralité  un  peu  équivoque?  Le  coq  tourne  a 
tout  vent,  mauvais  modéle  pour  un  ministre  de  la  parole  de 
Dieu.  Yous  voyez  que  les  coqs  du  baut  des  clochers  ne  res- 
semblent  pas  mal  aux  cloches  qui  disent  tout  ce  que  Ton  veut, 
et  quelquefois  les  deux  contraires. 

Les  cérémonies  usitées  pour  bénir  une  cloclie  portent  aussi 
le  nom  åe  haptéme.  On  dit  communéraent  baptiser  une  cloche^ 


Hationale  Durandi,  lib.  1,  cap.  i. 


269 


pour  marquer  qu’on  la  consacre  a Fusage  de  FEglise.  J’avoue 
qu’il  ne  faut  pas  disputer  sur  les  mots.  Yves  de  Chartres  dit 
qu  on  baplisait  autrefois  les  églises  pour  dire  qiFon  les  bénis- 
sait.  On  peul  donc  bien  s’exprimer  de  méme  pour  désigner  la 
bénédiction  d’une  cloche.  Cependanl  il  faut  convenir  qu’outre 
la  conformité  de  nom,  il  y a encore  de  grands  rapports  dans 
le  rituel  de  FEglise  romaine,  entre, le  baptéme  d’une  cloche 
et  celui  d’un  enfant.  Je  vais  vous  les  indiquer  ici,  apres  vous 
avoir  averti  que  ce  sera  moins  dans  un  esprit  de  controverse, 
que  dans  un  esprit  de  simple  curiosité. 

Quand  il  s’agit  de  baptiser  une  cloche,  on  commence  par  la 
laver  en  dehors  et  en  dedans  avec  de  Feau  bénite,  composée  d^eau 
el  de  sel.  — Elle  est  employée  de  méme  pour  le  baptéme  d’un 
enfant. 

La  téte  de  celui  que  Fon  baptise  est  ointe  du  saint-créme, 
et  ony forme  une  croix. — On  en  trace  aussi  plusieurs  sur  la  cloche 
avec  les  saintes  builes. 

Il  me  semble  aussi  que,  dans  Fune  et  Fautre  de  ces  cérémo- 
nies,  la  Sainle-Trinité  y intervient.  La  bénédiction  de  la  cloche 
se  fait  au  nom  du  Pére,  du  Fils  et  du  Saint-Esprit,  aussi  bieo 
que  le  baptéme  de  Fenfant. 

L’une  et  Fautre  ont  des  parralns  et  des  marraines.  On  impose 
a la  cloche,  tout  comme  a Fenfant,  le  nom  de  son  parrain.  Ily 
a longtemps  que  la  chose  se  pratique  de  cette  maniére.  Un  his« 
torien  de  France  rapporte  que  le  roi  Robert,  faisant  faire  la 
dédicace  de  Féglise  de  Saint-Aignan  d’Orléans,fit  présentd’une 
fort  belle  cloche  qu’il  fit  baptiser,  et  a laquelle  il  fit  donner  le 
nom  de  Robert. 

On  met  un  Fmge  blanc  a Fenfant  sur  Fonction  que  Fon  vient 
de  faire,  et  cela  tient  lieu,  en  quelque  maniére,  de  Fhabit  blanc 
que  Fon  donnait  autrefois  a ceux  qiFon  venait  de  baptiser.  A la 
confirmation  on  met  aussi  un  bandeau  blanc  sur  le  front  du 
nouveau  confirmé.  — On  met  de  méme  une  ceinture  de  toile 
blanche  autour  de  la  cloche , qui  y reste  quelques  jours.  Quel- 


270 


quefois  on  la  revét  tout  entiére  d’une  espéce  de  cheailse  de 
toile  fme,  ornée  méme  de  dentelles,  suivant  la  qualité  du  par- 
rain. 

Je  ne  doute  pas,  Monsieur,  qiie  vous  ne  soyez  frappé  de  lant 
de  rapports  entre  cesdeux  cérémonies.  Des  qu’on  les  rapproche, 
il  n’est  pas  possible  de  n’en  étre  pas  surpris.  Cependant  on  se 
plaint  de  nous,  sur  ce  que  nous  les  faisons  remarquer.  Vous 
serez  bien  aise  d’entendre  la-dessus  Dom  de  Vert;  c’est  un  sa- 
vant  religieux  qui  a donné,  dans  un  traité,  Fexplication  des 
cérémonies  de  son  Eglise , mais  d^une  maniére  beaucoup  plus 
judicieuse  que  le  mystique  Durand , et  dans  un  gout  diamétra- 
lement  opposé.  A Tarticle  de  la  toile  dont  on  couvre  la  cloche, 
Yoici  comment  ii  se  récrie  contre  nous. 

« Quelques  calvinistes,  dit-il,  voulant  apparemment  faire  les 
plaisants  sur  cette  pratique,  disent  que  ces  linges  dont  on  en- 
toure  les  cloches  nouveilement  bénites,  représentenl  les  habits 
blancs  des  nouveaux  baptisés;  mais,  ajoute-t-il,  il  n’y  a qu'a 
leur  nier  tout  a plat  que  TEglise  romaine  ail  cette  vue\  » 

Quelque  envie  que  j’eusse  d’éviler  ce  qui  sent  lant  soit  peu 
la  controverse.  Dom  de  Vert  m’y  raméne  malgré  moi.  Il  traite 
de  simple  jeu  d’esprit,  et  méme  de  mauvaise  plaisanterie , les 
rapports  que  nous  faisons  sentir  enlre  ce  qu’on  appelle  le  bap- 
téme  d’une  clocbe,  et  celui  d’un  enfant.  Je  lui  réponds  que  rien 
n’élait  plus  grave  el  plus  sérieux  que  les  plaintes  qui,  sous 
Charles-Quint,  Tan  1522,  furent  communiquées,  ä Nuremberg, 
au  Nonce  du  pape  pour  y remédier.  Les  princes  allemands,  et  la 
Nation  Germanique  en  général,  qui  présentérenl  leurs  griefs,  ne 
voulaient  rien  moins  que  faire  les  plaisants,  dans  cette  occasion. 
L’article51  roule  entiérement  sur  le  baptéme  des  cloches. 

f(  Les  ecclésiastiques,  disent-ils,  font  accroire  au  peuple  que 
les  cloches  écartent  les  tempétes  el  chassent  les  démons;  et 
cela  en  vertu  du  baptéme  qu’on  leur  a administré  avec  beau- 


Explwation  des  cérétnonie.s  de  1’ Eglise,  tome  III,  p.  415. 


271 


coup  d’apparat.  Un  simple  prétre  peut  bien  bapliser  un  enfant, 
mais  pour  la  cloche  il  faut  que  ce  soit  Tévéque  lui-méme,  ou 
quelqu  un  qu’il  commet  pour  le  faire  a sa  place.  On  choisit  un 
parrain  a celte  cloche,  et  quelquefois  on  lui  en  donne  plusieurs. 
Älors  ils  tiennent  cbacun  la  corde  de  la  cloche , tandis  que 
1’officiant  chante  ou  récite  quelques  psaumes.  La  cloche  porte 
le  nom  du  principal  parrain , qui  est  répété  plusieurs  fois  par 
les  assistants.  On  la  revét  d’un  habit , comme  on  faisait  autre- 
fois  a ceux  que  Ton  baptisait.  La  cérémonie  fmit  par  un  somp- 
tueux  repas , que  donne  celui  qui  a Fhonneur  d’étre  parrain , 
sans  préjudice  d’un  present  qui  revient  encore  a Tofficiant.  Il 
y a la-dedans  superstition  et  exaction.  Il  faut  donc  corriger  cet 
ahus. )) 

Il  me  semble , Monsieur,  que  c’est  ce  que  Ton  peut  dire  de 
plus  modéré  la-dessus.  Gette  bénédiction  des  cloches  est  trop 
chargée  de  cérémonies,  qui  ne  peuvent  que  jeter  le  peuple  dans 
la  superstition.  L’elTet  naturel  de  ces  pratiques  mystérieuses  est 
d’attrihuer  des  vertus  chimériques  aux  cloches  d’église. 

Il  faut  convenir  que  cet  abus  est  fort  ancien.  Quelques  au- 
leurs,  qui  en  ont  recherché  Torigine,  ont  attribué  au  pape 
Jean  XIII  d’avoir  commencé  le  premier  ä faire  baptiser  les 
cloches  vers  Tan  972;  mais  ils  ne  sont  pas  remontés  assez 
haut.  Alcuin,  disciple  de  Béde,  fait  déja  mention  de  cet  usage. 
Bientdt  apres  on  travailla  a le  supprimer.  On  irouve  déja  des 
lois,  pour  cela,  dans  les  capitulaires  de  Charlemagne.  On  y voit 
une  défense  expresse  de  baptiser  les  cloches  (cloccas  haptizari). 
Mais  Tabus  recommen^a  bientöt  apres  la  mort  de  cet  empereur : 
il  se  remit  en  vigueur  dans  le  dixiéme  siécle. 

Il  ne  parait  pas  que  les  rernédes  qu'on  a voulu  apporter  a ce 
mal  aient  produit  aucun  effet  : la  superstition  va  toujours  son 
train.  Il  faudrait,  pour  la  corriger,  simplilier  cette  bénédiction, 
et  y mettre  un  pen  moins  d^appareil ; mais  on  ne  se  met  point 
en  devoir  de  le  faire.  Je  trouve  méme  quelques  écrivains  de 
TÉglise  romaine  qui,  loin  d’en  rien  retrancher,  voudraient  en» 


272 


core  y ajouter.  Sous  le  pape  Jules  III,  quelques  évéques  furent 
assemblés  a Boulogne,  et  délibérérent  sur  les  moyens  de  don- 
ner  encore  plus  de  luslre  aux  cérémonies  de  leur  église.  On  a 
le  resultat  de  leurs  délibérations  sur  le  baptéme  des  cloches  : 
ils  remarquent  quoutre  Tencens  et  quelquefois  la  mirrbe,  dont 
on  parfume  la  clocbe  en  fmissant  la  cérémonie,  le  pape  devrait 
ordonner  qu’on  y joignit  du  inusc  et  de  Tambre,  alm  qu’a  1’aide 
de  ces  nouveauxparfums,on  donne  au  peuple  «une  plus  grande 
idée  encore  de  ce  baptéme ;»  ils  devaient  dire  rondement,  afmde 
nourrir  encore  mieux  la  superstilion  b 

Croiriez-vous,  Monsieur,  que  malgré  toules  les  cérémonies 
que  le  riluel  romain  prescrit  pour  la  bénédiction  des  cloches, 
que  malgré  leur  séjour  dans  Téglise  qui  est  un  lieu  d^asile,  et 
malgré  les  parrains  qualifiés  qu’elles  ont,  qui  doivent  étre  leurs 
protecteurs,  elles  ne  sont  pas  a couvert  des  poursuites  de  leurs 
créanciers?  Par  arrét  du  parlement  de  Paris,  en  1603,  on  ju- 
gea  qu’un  fondeur  de  cloches  peut  les  revendiquer,  et  les  faire 
dépendre  de  1’église,  quand  il  n’a  pas  été  payé  de  la  valeur , 
quoiqu’elles  aient  été  bénites  et  consacrées. 

Ce  n^est  pas  seulement  a la  cérémonie  du  baptéme  d’une 
clocbe  quon  agit  avec  elle  a peu  prés  comme  l’on  ferait  a Fégard 
d’une  créature  animée  et  raisonnable.  J’ai  (rouvé  dans  Fi/is- 
loire  de  l'Édil  de  Nantes,  une  procédure  %i  singuliére  sur  une 
clocbe,  que  je  vais  la  transcrire  ici. 

« Le  temple  de  La  Rocbelle  fut  condamné  a étre  démoli  en 
1685.  La  clocbe  eut  un  sort  assez  bizarre.  Elle  fut  d’abord 
fouettée,  comme  pour  la  punir  d’avoir  servi  des  hérétiques.  Elle 
fut  enterrée  et  déterrée,  pour  représenier  qu  elle  devait  renaitre, 

en  passant  au  service  des  catboliques On  Finterrogea,  on 

la  fit  parler:  on  lui  fit  promettre  qu’elle  ne  retournerait  plus  au 
préche.  Elle  fit  amende  honorable.  Enfin  elle  fut  réconciliée, 
baptisée  et  donnée  a la  paroisse  qui  porte  le  nom  de  Saint-Bar- 

’ Fasciculus  rcrum  expetendarum,  Lond.  tom.  II,  p.  647. 


273 


thélemy.  Mals  ce  qu’il  y eut  de  plus  beau,  fut  que  quand  le  gou- 
verneur,  qui  Tavait  vendue  a cette  paroisse,  en  demanda  le 
paiement,  on  lui  répondit  quelle  avait  été  huguenote,  qu’elle 
était  nouvelle  convertie,  qu’elle  devait  jouir  du  délai  de  trois  ans 
pour  payer  ses  deltes,  accordé  par  le  roi  aux  nouveaux  con- 
vertis  \ » 

Nous  dirions,  vous  et  moi,  que  c’est  la  une  comédie,  et  niérne 
une  farce  des  plus  risibles,  n’était  le  sujet  qui  y donna  lieu,  je 
veux  dire  un  de  nos  temples  fermé  et  méme  démoli.  Tenons- 
nous-en  donc  a 1’appeler  une  tragi-comédie  des  plus  singuliéres. 

Je  vous  ai  dit,  en  rapportant  les  usages  de  notre  grande  cloche 
qui  sont  marqués  sur  sa  circonférence , qu’autrefois  elle  était 
destinée  ä sonner  aux  enterrements  des  personnes  dislinguées. 
J’ai  ajouté  qu’encore  que  cette  sonnerie  soit  une  des  principales 
cérémonies  des  funérailles  dans  Téglise  romaine,  les  anciens 
s’abstenaient  de  sonner  dans  les  occasions  de  deuil;  qu’on  voit 
des  restes  de  cet  usage  antique  le  vendredi  saint,  qu’on  fait  taire 
toules  les  cloches.  Vous  savez  que  ce  jour-la  le  rituel  veut  aussi 
qu’il  n’y  ait  poinl  de  messe : cela  donna  lieu,  quelques  années 
apres  la  Réformatiou,  a une  petite  malice  que  Ton  fit  aux  pro- 
testants de  France,  et  par  ou  je  vais  finir  ma  leltre. 

Environ  Fan  1569,  on  trouva  a Lyon,  dans  les  fondements 
d’une  maison,  une  inscription  faite  par  quelque  singe  de  Nostra- 
damus,  qui  disait : « Une  telle  année,  un  tel  jour  (mais  marqué 
un  peu  obscurément),  la  messe  cessera.  » Gette  prophétie,  dit- 
on, réveilla  Faltention  des  calvinistes.  Elle  semblait  leur  pro- 
meltre  que  tout  le  royaume  changerait  de  religion,  mais  leur 
joie  fut  courte.  Il  se  trouva  que  ce  jour,  désigné  un  peu  énig- 
matiquement,  était  un  vendredi  saint,  auquel  on  doit  s’abstenir 
de  dire  la  messe,  comme  de  sonner  les  cloches.  Elles  se  firent 
entendre  bientöt  apres,  et  réveillérent  par  leur  son  la  messe  qui 
n’était  qu  endormie. 

* Benoit,  Histoire  de  VEdit  de  Nantes,  tome  V,  p.  754. 

T,  IL 


18 


RECHERCHES  SUR  LES  HORLOGES  D’ÉGLISE. 


(Hoiioges  des  ancieiis.  — Oui  a iiiveiilé  les  mödernes,  Pacificus,  Gerbert,  oii  quelque  per- 
sonnage  poslérieur?  — La  bougie  de  sainl  Louis. — Les  horloges  d’égiise  remonleiil  au 
plus  ä Alberl  le  Grand,  1280.  — Devises  des  appareils  a mesurer  le  temps.) 

{Journal  Helvétique,  Février  1751.) 

J’avais  presque  oublié,  Monsieur,,  la  demande  que  vous 
m’aviez  faite  de  vous  entretenir  des  horloges  d’église ; mais  une 
circonstance  récente  m’en  a rafraichi  la  mémoire.  En  réparant 
notre  grande  église,  nous  lui  avons  donné  une  horloge  neuve, 
iravaillée  par  un  trés-hahile  arliste.  Des  qu’elle  a été  mise  en 
mouvement,  elle  m’a  rappelé  ce  que  je  vous  avais  promis.  En 
sonnant  les  heures,  elle  m’a  averli  qu’il  était  temps  de  m’ac- 
quitter  de  ma  viellle  dette  : chaque  coup  de  cloche  semhlait  me 
reprocher  ma  négllgence. 

J’ai  parlé  cl-devant  des  machines  des  anciens  pour  mesurer 
le  temps,  particuliérement  de  leurs  clepsydres,  en  décrivant 
l’inscription  relative  a une  horloge  trouvée  ä Taloire  en  Savoie  *. 
En  rapportant  cette  inscription,  des  journalistes  se  sont  fait  cette 
dilficulté,  savoir  que  Tinscription  est  du  troisiéme  ou  du  qua- 
triéme  siécle  pour  le  plus  tard,  et  que  Tahhaye  de  Taloire  n’a 
été  fondée  qiéau  onziéme : auparavant  ce  lieu  n’élait  guére  ha- 
hité;  mais  on  peut  aisément  la  résoudre  en  supposant  que  ce 
marhre  a été  apporté  d’ailleurs,  et  que  ce  n’est  point  a Taloire 
que  Blaesius  avait  élahli  cette  horloge.  A quelques  lieues  de  lä 
est  un  village  appelé  Ånnecy-le-Yieux,  qui  était  autrefois  un 
hon  hourg  habité  par  les  Romains  depuis  fort  longtemps,  et  qui 

^ Journal  Helvéfique,  mai  1739,  p.  400;Mémofmde  Trévoux^  ^any . 1742, 
p.  149;  Mercure  de  France,  décembrc  1742,  p.  2590.  — Ci-dessus,  lome  I, 
p.  191  et  suiv. 


275 


commen^ait  ä se  ruiner  au  dixiéme  ou  onziéme  siécle.  Ålors  la 
pierre  a pu  étre  tirée  de  la,  el  encliåssée  dans  le  mur  de  Teglise 
que  Fon  båtissaii  a Taloire. 

Cassiodore  nous  apprend  que  Théodoric,  roi  dltalie,  envoya, 
Fan  490,  deux  horloges  a Gondebaiid  roi  de  Bourgogne.  Ges 
princes  étaient  liés  dhntérét.  Sigismond,  fds  de  Gondebaud,  avait 
épousé  la  fille  du  roi  dllalie.  Il  y a apparence  qu’a  Foccasion  de 
ce  mariage,  Gondebaud  avait  fait  le  voyage  de  Rome,  et  qiFil  y 
vit  des  horloges  curieuses,  qui  lui  donnérent  dans  la  vue.  A son 
retour,  Théodoric  lui  en  envoya  deux,  comme  iine  grande  ra- 
reté,  inconnue  en  de^a  des  Älpes.  Il  les  accompagna  d’une  let- 
tre  ou  il  lui  dit  quil  est  bon  quil  ait  dans  son  paijs  une  curiosité 
qui  Va  frappé  dans  la  ville  de  RomeV  Une  de  ces  horloges  était 
une  clepsydre,  qui  avait  quelque  chose  de  singulier.  Uautre 
pouvait  étre  un  cadran  solaire  ingénieusement  inventé.  Théo-^ 
doric  envoya  ces  machines  par  des  gens  qui  en  connaissaient 
Fusage , et  qui  devaient  les  placer  convenablement  dans  les 
lieux  qu’on  leur  assigderait. 

Les  anciens  connaissaient  une  espéce  åliorloge  de  nuit  (ainsi 
nommée  par  opposition  aux  cadrans  solaires,  qui  ne  servent 
que  de  jour)  dont  nous  ignorons  la  construction.  Yitruve  (liv.  IX, 
ch.  ix)  dit  que  cette  machine  jetait  des  cailloux  qui  faisaient  du 
bruit  en  tombant  dans  un  bassin  d’airain.  Le  roi  de  Perse  en 
envoya  une  de  ce  genre  a Charlemagne.  Åimoin , qui  Fa  dé- 
crite,  dit  que  c'était  une  clepsydre  qui  sonnait  les  heures  en  fai- 
sanl  tomber  de  temps  en  temps  des  boules  de  cuivre  dans  un 
bassin  de  méme  métal.  Mais  le  nombre  des  heures  n’était  pas 
désigné  par  cette  sonnerie  comme  dans  nos  horloges  sonnantes, 
car  ii  ny  avait  que  douze  boules  de  cuivre , et  il  faut  soixante- 
dix-huit  coups  pour  sonner  les  douze  heures  les  unes  apres  les 
autres. 

On  voit  aussi  dans  une  lettre  du  pape  Etienne  II  au  roi  Pepin 

* Habeatis  in  vestrå  patriå  quod  aliquando  vidistis  in  eivitate  Romana. 
Cassiod,  epist.  46. 


276 


(dans  le  code  Carolin),  que  ce  pontife  avait  envoyé  en  France  une 
horloge  de  nuil';  mais  comme  elle  n’est  point  décrite , on  ne 
peut  pas  dire  précisément  ce  que  c’était. 

Malgré  Topinion  commune,  qui  aitribue  Tinvention  des  hor- 
loges a roues  a Gerbert , qui  devint  pape  en  999,  sous  le  nom 
de  Sylvestre  II,  Ughelli  et  Maffei  veulent  en  faire  honneur  a un 
archidiacre  de  Yérone,  nommé  Pacificus,  qui  naquit  en  778  et 
mourut  en  846,  et  se  trouvait  ainsi  presque  contemporain  de 
Charlemagne.  Son  épilaphe  dit  qu’avant  hii  on  n’avait  point 
vu  d’horloge  de  nuit , et  qu’il  en  a été  rinventeur.  » 

Horologium  nocturnum  nullus  ante  viderat, 

Et  invenit  argumentum,  et  primus  fundaverat. 

Maffei  dit  que  cela  ne  doit  pas  s’entendre  des  horloges  d’eau , 
qui  étaient  connues  des  anciens , et  dont  Tusage  avait  continué 
dans  la  suite.  Il  en  conclut  qu’il  y a apparence  que  Thorloge 
qu’inventa  Pacificus  était  de  métal,  ä roues  et  a contre-poids  ^ 
Gette  conclusion  est  un  peu  hasardée : Tarcbidiacre  véronais 
inventa  peut-étre  quelque  horloge  d’eau  un  peu  différente  des 
autres  clepsydres.  En  voila  assez  pour  donner  lieu  a 1’épitaphe ; 
il  ne  faut  pas  prendre  t rop  h la  lettre  ces  inscriplions  lapidaires, 
elles  sont  fort  sujettes  a exagérer,  et  il  y a ordinairement  beau- 
coup  a en  rabattre. 

Il  y a lieu  d’étre  surpris  qu’on  ait  tardé  si  longlemps  a trouver 
nos  horloges  a roues , puisque  Ton  en  a déja  Téquivalent  dans 
Yitruve  (livre  X,  chap.  xiv).  Il  parle  d’uiie  inachine  par  le  moyen 
de  laquelle  on  peut  savoir  en  allant  en  carrosse , mais  surtout 
dans  un  bateau,  combien  on  a fait  de  chemin;  elle  est  toute 
composée  de  roues  et  de  pignons , comme  nos  borloges.  Il  les 
appelle  des  ty^npans^  et  ajoute  quun  de  ces  tympans  pourra 
faire  1 omber  pcriodiquement  des  cailloux  qui,  par  le  bruit  qu’ils 
feront , marqueront  le  nombre  de  milb  s qu’on  aura  faits  sur 

*■  Matfei,  Verona  iUustrata,  part.  II,  p.  31.  — Ughelli,  Italia  sacra,  t.  V, 
page  710. 


277 


Feau.  l/idée  de  nos  horloges  se  Irouve  en  gernie  dans  celte 
machine.  Les  roues  et  les  pignons,  qui  mesurent  le  chemin, 
peuventde  méme  mesurer  le  temps,  par  la  proportion  des  pro- 
gressions que  les  roues  et  les  pignons  ont  les  imes  avec  les 
autres , et  qui  est  toujours  certaine.  La  machine  de  Vitruve 
avait  encore  une  roue  avec  des  trous,  pour  faire  tomber  de 
petites  pierres.  Yoila  qui  peut  aussi  avoir  conduil  a la  roue  de 
compte  des  liorloges  sonnantes.  Comment  donc  les  anciens  ne 
se  sont-ils  pas  avisés  d’appliquer  aux  horloges  leur  industrieuse 
machine  pour  mesurer  le  chemin? 

Ge  n’est  cependant  qu’un  millier  d’années  plus  tard  que,  selon 
le  sentiment  le  plus  général,  Gerbert  aurait  inventé  les  horloges. 
Dithmar,  historien  dece  temps-la,  remarque  comme  une  curio- 
sité  merveilleuse  que  Gerbert,  qui  élait  malhématicien , étant  k 
la  cour  de  1’empereur  Olhon  III,  construisit  une  horloge  dans 
la  ville  de  Magdebourg.  Il  est  vrai  que  Tabbé  Le  Beuf  parait 
douter  que  ce  fut  réelleraent  la  une  horloge  a roues;  il  dit  qu’il 
alu  le  traité  manuscritde  Gerbert  sur  les  horloges  solaires,  ou 
il  n’est  fait  aucune  mention  de  cette  sorte  d’horloge.  Ce  qui 
tend  a faire  croire  qu’il  ne  s^agissait  en  effet  que  d’im  cadran 
solaire , c’est  que  Dithmar  ajoute  « que , pour  rendre  son  hor- 
loge juste , il  obsorva  au  travers  d’un  tuyau  une  certaine  étoile 
qui  sert  de  guide  aux  matelots  h Ce  qui  signifie  que  Gerbert , 
voulant  faire  un  cadran  qui  fut  juste  pour  la  latitude  de  Magde- 
bourg, commenQa  par  s’assurer  de  hélövation  du  pöle,  en  pre- 
nant  la  hauteur  de  Tétoile  polaire.  Dans  un  siécle  d’ignorance  et 
de  barbarie  comme  celui-la , il  suffisait  de  savoir  tracer  un  ca- 
dran pour  étre  regardé  comme  un  homme  extraordinaire. 

On  fait  une  autre  objection  contre  Topinion  qui  attribue  ä 
Gerbert  le  secret  des  horloges,  c’ est  que  s’il  avait  été  des  lors 
inventé , il  aurait  du  étre  beauconp  plus  connu  qu’il  ne  le  fut 
dans  les  siécles  suivants.  Par  quelle  fatalité  aurait-on  laissé 

' Horologium  fecit,  illud  recte  constituens,  consideratå  per  fistulam  qua- 
dam  Stella,  nautarum  duce.  Dithmari  Ep.  Merseb.  Chronic.  lib.  VI. 


278 


tomber  une  machine  si  admirable  el  si  utile?  Commenl  son 
iisage  et  la  maniére  de  la  construire  ne  se  seraienl-ils  pas  con- 
servés  chez  quelqu’un  des  disciples  de  ce  Gerbert,  parvenu  a 
une  si  liaute  Fortune?  Si  cet  ingénieux  secret  avait  été  connu 
au  treiziéme  siécle,  saint  Louis  ne  Taurait-il  pas  préféré  ä la 
bougie  allumée,  dont  il  se  servait  pour  mesurer  la  durée  du 
temps,  et  regler  ses  lectures  pendant  la  nuit? 

Il  est  effeclivemenl  bien  surprenant  que  saint  Louis  fut  ré- 
duit  ä mesurer  ses  lectures  de  nuit  par  la  durée  de  ses  bougies. 
Mais  n’en  déplaise  aux  bénédictins  auteurs  de  VHistoire  liltéraire 
de  la  France^  qui  nous  rapportent  ce  fait  (tome  VI,  p.  609), 
cet  argument  prouve  trop.  On  pourrait  également  s’en  servir 
pour  prélendre  qu’alors  les  clepsydres  n’étaient  pas  encore  in- 
ventées.  Cet  usage  de  saint  Louis  pouvait  étre  fondé  sur  quelque 
circonstance  particuliére  que  nous  ignorons.  Mais  ce  que  nous 
savons  bien , c’est  que  le  régne  de  ce  prince  était  un  temps 
d’ignorance  et  de  barbarie ; les  beaux-arts  étaient  tout  ä fait 
tombés;  la  fureur  des  croisades  faisait  également  tomber  les 
Sciences  et  Tindustrie  des  arlistes. 

Nous  ne  ferons  donc  pas  mal  de  suspendre  notre  jugement, 
ou  d^adopler  1’avis  du  Cardinal  Bona,  qui,  apres  avoir,  dans  son 
livre  de  Divinä  psalmodiå,  cbap.  iii,  savamment  traité  des  diffé- 
rentes  sortes  ddiorloges  et  de  leurs  inventeurs , conclut  en  di- 
sant  , avec  Polydore  Virgile , qu’on  rie  sait  pas  bien  qui  est  le 
premier  qui  a fait  cette  decouverte. 

Quant  aux  grandes  horloges  d^église , on  ne  saurait  les  faire 
remonter  plus  haut  qu’au  temps  d’Albert  le  Grand,  qui  mourut 
Tan  1280.  D’autres  les  fonl  commencer  seulement  sur  la  fin  du 
siécle  suivant,  environ  Tan  1370.  L7iorloge  du  Palais  est  la 
premiére  grosse  horloge  qui  ait  été  faite  a Paris,  et  elle  est  ä 
peu  prés  de  cette  date ; Charles  VI  fit  venir  d’Allemagne  Henri 
de  Yio  pour  la  faire. 

• Yous  savez , Monsieur,  que  les  plus  fameuses  horloges  de  ce 
genre  sont  celles  de  Lyon  et  de  Strasbourg ; elles  sont  exlré- 


279 


memenl  composées,  et,  par  cela  méme,  elles  ne  doivent  pas 
étre  fort  anciennes.  La  diversité  de  leurs  mouvements  et  de 
leurs  figures  indique  c|ii’elles  ne  sont  pas  ies  premiéres  pro- 
ductions  de  cette  sorle  d’horloges.  On  y voit  un  coq  bättre  des 
ailes  et  annoncer,  en  chantant,  Fheure  qui  va  sonner;  Fange 
ouvre  la  porte  et  salue  la  sainte  Yierge;  le  St-Esprit  descend 
sur  elle,  et  le  Pére  éternel  la  bénit. 

Pour  mettre  ici  du  contraste,  je  vais  vous  décrire  une  bpr- 
loge  d^église  qui  mérite  votre  attention  , par  un  endroit  directe- 
ment  opposé,  je  veux  dire  par  sa  grande  simplicité.  Un  curieux, 
qui  entend  fort  bien  la  mécanique,  m’a  rapporté  qu’il  avait  vu 
autrefois  en  Suisse  une  horloge  d’église , qu’il  avait  admirée 
pour  sa  singularité ; il  me  sernble  qiFil  m’a  dit  que  Uétait  au 
village  de  Pouilly,  prés  d’Echallens.  Un  paysan  fort  industrieux, 
voyant  qiFun  ruisseau  baigne  les  murailles  du  temple , imagina 
d’en  faire  le  principe  du  mouvement  d’une  horloge;  il  fit  entrer 
cette  eau  dans  une  espéce  de  réservoir,  ou*  a la  faveur  d’une 
grille  fort  serrée , Feau  n’entrait  que  fort  claire.  De  ce  réservoir 
ou  bassin,  il  se  ménagea  une  petite  cbute  d’eau  par  un  trou, 
qui  faisait  tourner  une  roue  qui  répondait  a la  roue  de  rencontre 
d'une  horloge  ordinaire.  Par  le  moyen  d’un  rouage  trés-simple, 
cette  eau  faisait  tourner  d’une  maniére  fort  juste  Faiguille  d\m 
cadran  placé  au  haut  de  Féglise ; on  comprend  bien  que  cette 
horloge  ne  se  remontait  jamais.  Cette  eau  ne  manquait  point  en 
été,  et  avait  Favantage  de  ne  pas  geler  en  hiver,  parce  qu’elle 
venait  d’une  source  chaude.  Voila  une  horloge  qui  tenait  de  la 
maniére  des  anciens  et  de  celle  des  mödernes ; elle  était  horloge 
d’eau  et  horloge  a roues.  Je  ne  puis  pas  vaus  dire  si  elle  se  voit 
encore  aujourd’hui. 

En  vous  parlant  de  Fhorloge  du  Palais  de  Paris,  j’ai  oublié 
de  vous  dire  qu  on  y lit  ce-  vers  latin : 

Sacra  Themis  leges  ut  pendula  dirigit  horas. 

La  justice  administrée  dans  le  palais  régle  notre  conduite,  cornme 
cette  horloge  régle  les  lieures. 


280 


Le  mal  est  que  cette  horloge,  qui  est  fort  vieille,  se  dérange 
souvent ; ce  qui  a doniié  lieu  au  proverbe  de  Paris : Cela  va 
comme  Vliorloge  dupalais.  Les  plaisants  disent  malignemenl  que 
c’est  ce  qui  rend  la  comparaison  plus  juste  de  cette  horloge  avec 
le  barreau. 

Je  sais , Monsieur,  que  vous  aimez  les  devises  ingénieuses. 
J’en  vais  joindre  ici  deux  ou  Irois  qui  ont  rapport  aux  horloges ; 
peut-étre  s’en  trouvera-t-il  quelqu’une  de  votre  gout. 

Un  auteur,  pour  nous  marquer  qu  il  faut  un  exercice  conti- 
nuel  a Tesprit,  nous  présente  une  horloge  a roues  avec  ce  mot 
de  Virgile  : 

Mobilitate  viget  * . 

Le  mouvement  est  ce  qui  la  maintient. 

Pour  donner  une  image  de  la  conduite  d’un  prince  qui  doit 
agir  par  des  principes  cachés,  quoique  ses  actions  soient  publi- 
ques , on  a représenté  un  cadran  ou  une  montre  d’horloge  avec 
cette  devise : 

Motibus  arcanis. 

Tout  est  conduit  par  de  secrets  r essorts. 

On  voit  aussi  quelquefois  sur  les  cadrans  solaires  des  devises 
fort  ingénieuses,  et  il  me  semble  que  c’est  la  leur  véritable 
place,  plutöt  que  sur  aucune  aulre  sorte  d’horloges.  En  voici 
une  des  plus  sérieuses , que  j’ai  vue  a Londres : 

Pereunt  et  imputantur. 

Les  heures  passent,  mais  elles  sont  sur  notre  compte. 

Elle  est  dans  riiötel  qu’habitent  les  jeunes  jurisconsultes. 
Comme  ces  Messieurs  vivent  dans  un  tumulte  perpétuel  d’affaires 
et  de  plaisirs , rien  de  plus  a propos  que  de  les  engager  a faire 
cette  réflexion  morale,  lorsqu  ils  veulent  sinstruire sur  ce  cadran 
de  rheure  qu’il  est. 


» Enéide,  liv.  IV,  v.  174. 


281 


On  voit  des  cadrans  qu’on  appelle  d la  capucine ; ce  n’est 
pas  1’ombre  qui  indique  les  heures,  au  contraire,  c est  im  rayon 
du  soleil  qui  passe  par  un  trou  au  travers  d’une  lame  percée. 
Ces  cadrans  se  font  ordinairement  dans  une  galerie  qui  est  ä 
Tombre.  Yoici  comment  l’abbé  Plucbe  les  décrit : « On  ne  s’en 
est  pas  tenu  a 1’ombre  d’un  style  pour  indiquer  les  heures,  dit-il, 
on  a aussi  employé  pour  cela  un  rayon  de  lumiére.  On  le  fait 
passer  au  travers  d’une  masse  d’ombre,  pour  en  faire  mieux 
sentir Teclat.  Ge  noir  environnant  fait  quil  frappe  davantage.  » 
Voici  des  vers  que  j’ai  lus  dans  un  couvent  de  capucins  sur  un 
de  ces  cadrans  : 


Pourquoi,  sur  ce  cadran  solaire, 

Ne  voit-on  point  lombre  ordinaire ? 

C’est  que,  consacrant  dans  ce  lieu 
Tout  notre  temps  å louer  Dieu, 

Il  faut  pour  le  marquer,  la  plus  noble  maniére : 

C’est  d’emprunter  du  ciel  un  rayon  de  lumiére. 

Il  y a une  autre  sorle  de  cadrans  solaires  plus  ingénieux  en- 
core,  ou  le  rayon  qui  indique  les  heures  n’est  pas  direct,  mais 
réflécbi  par  le  moyen  d’un  petit  miroir  posé  sur  la  tablette  d’une 
fenétre  ou  on  le  fixe.  Les  heures  sont  marquées  dans  le  plafond 
d’une  chambre,  ou  sur  le  mur  d’une  galerie.  Le  pere  Magnan 
en  construisit  autrefois  un  de  cette  espéce  a Rome , chez  un 
Cardinal , et  il  y mit  ces  beaux  vers  latins  : 

iEmula  naturse  manus  hsec  depingere  cselos 
Tentavit;  solem  pingere  non  potuit; 

Ne  tamen  inceptis  desisteret  ausibus,  en  sol, 

Seque,  suumque  suo  lumine'pingit  iter. 

Une  main  hardie  voulant  imiter  les  merveilles  de  la  nature,  a tenté 
de  représenter  ici  les  mouvements  célestes.  Pour  le  soleil,  elle  na  pu  le 
peindre.  Cependant  pour  ne  pas  se  désister  tout  å fait  de  son  entreprise, 
elle  fait  voir  ici  le  cours  du  soleil  par  le  moyen  de  son  image. 

Loubliais  d’avertir  qu’oulre  les  heures,  ce  cadran  curieux 


282 


niarquail  encore  les  solstices , les  équinoxes  et  peut-étre  les 
douze  signes  du  zodiaque. 

Quoique  vous  ayez  du  gout  pour  les  vers  latins  marqués  au 
bon  coin,  je  sais,  Monsieur,  que  vous  ainaez  encore  mieux  la 
bonne  poésie  fran^aise.  Voici  comment  un  poéte  möderne  a 
décrit  les  différentes  sortes  ddiorloges  qui  ont  été  en  usage  : 
les  cadrans  solaires,  les  clepsydres,  enfin  les  horloges  a roues: 

Jadis  le  sable  et  Tonde,  å 1’art  obéissants, 

Par  un  flux  combiné  comptaient  seuls  les  instants. 

L’homme  dans  leur  usage  é]3rouvant  trop  d’obstacles, 

Pour  répondre  ä ses  voeux  cherclia  d’autres  oracles : 

Il  sut  forcer  Phoebus  d’accorder  ses  rayons, 

Avec  un  plan  tracé  sur  de  justes  crayons, 

Ou  d’un  style  élevé  sur  des  lignes  savantes, 

L’ombre'nomme  en  fuyant,  les  heures  différentes. 

Mais  la  nuit  de  son  voile  enveloppant  les  airs, 

Dans  le  niéme  chaos  replongeait  1’univers ; 

L’art  fut  encore  vainqueur  de  son  ombre  perlide : 

Qui  peut  lui  résister  quand  Minerve  le  guide  ? 

Ici  le  poéte  décrivait  les  horloges  a roues ; mais  il  est  temps 
de  fmir.  Vous  savez  qu’on  donnait  autrefois  aux  avocats  et  aux 
orateurs  des  clepsydres  pour  mesurer  la  durée  de  leurs  discours; 
des  qu’elles  étaient  écoulées,  ils  devaient  nécessairement  fmir. 
La  mienne  fest  aussi,  et  je  m’arréte  lout  court. 

Je  suis , etc. 


283 


IX 

REGHERCHES  SUR  LE  VERRE  ET  LES  ANCIENS  VITRAUX 

D’ÉGLISE. 

(Le  verre  cliez  les  aucieiis.  — Un  passage  de  saint  Paul.  — Grosses  verreries  d’Allemagiie ; 
et  Gcntilshomraes  verriers  en  France. — Les  glaces.  — Vitraux  d’égiise  au  sixiéme 
siécle. — Vitraux  peints  au  douziéme  siécle:  ceux  de  Tergau  ou  Gonda  en  llollande. 
— Commcnt  on  doil  éclairer  les  églises.) 

{Journal  Helvétique,  Mars  1751.) 

J’aborde  mainlenant , Monsieur,  la  troisiéme  des  quesiions 
que  vous  m’avez  posées  a Toccasion  de  la  cathédrale  de  Geneve, 
et  je  rechercherai  quand  on  a commencé  a fermer  avec  du  verre 
les  fenétres  des  temples,  et  quand  on  s’est  avisé  de  colorer  le 
verre,  et  d’orner  ces  vitres  de  diverses  figures. 

Remontons  d’abord  ä la  preniiére  origine  du  verre.  Sa  dé- 
couverte  est  diversement  racontée , mals  on  s’accorde  en  ce 
point  que  le  verre  s’est  offert  de  lui-méme  ä des  gens  qui  ne  le 
chercbaient  pas. 

Pline  dit  que  des  marchands  ayant  abordé  sur  les  cotes  de  la 
Phénicie,  voulurent  faire  leur  cuisine  sur  les  bords  du  fleuve 
Belus.  Ne  trouvant  point  de  pierres  pour  élever  leurs  trépieds, 
ils  s’avisérent  d’y  suppléer  par  des  morceaux  de  nitre,  dont  leur 
navire  était  cliargé;  ils  y joignirent  du  sable,  qu’ils  ramassérent 
sur  le  rivage,  et  construisirent  une  espéce  de  foyer.  Ges  ma- 
liéres,  écbauffées  par  le  feu , s’étant  fondues , les  marchands  vi- 
rent  avec  étonnement  couler  une  liqueur  luisante,  qui  se  durcit 
apres  que  la  chaleur  fut  passée  ' . On  croit  que  cette  déccuverte 
est  d’environ  mille  ans  avant  la  venue  de  Jésus-Ghrist. 

Je  crains  bien , Monsieur,  que  cette  histoire  ne  vous  paraisse 


‘ Pline,  Hist.  natur.  liv.  XXXVI.  chap.  26. 


284 


un  peu  siispecte.  Yous  trouverez  sans  doute  que , pour  obliger 
le  verre  a se  manifesler,  il  faut  un  feu  plus  violent  que  celui 
d’une  mauvaise  cuisine  en  pleine  campagne.  Il  me  semble  donc 
qu’il  serait  mieux  de  raisonner  sur  la  découverte  du  verre  coinme 
sur  celle  des  métaux.  On  convient  que  c’est  rembrasement  for- 
tuit  de  quelques  foréts  qui  fit  connaitre  les  mines;  en  consé- 
quence  de  cet  accidenl,  on  vit  couler  de  petits  ruisseaux  de  fer 
et  de  cuivre.  Un  semblable  embrasement  doit  avoir  aussi  fait 
apercevoir  le  verre.  La  vitrification  de  certains  corps  terreux  est 
Teffet  naturel  d’un  feu  violent.  Les  cbimistes  arabes  ont  appelé 
Tor  le  fils  du  soleil , et  le  verre  le  fls  du  feu. 

Apres  cette  premiére  indication  de  la  nature , les  Iiommes 
ont  perfectionné  peu  a peu  Fart  de  la  verrerie;  on  fait  honneur 
aux  Egyptiens  de  s’élre  distingués  les  premiers  dans  cet  art. 
Le  verre  élait  peu  connu  a Rome  dans  les  anciens  temps.  Son 
premier  usage  fut  pour  des  vases  qui  servaient  a boire.  Pendant 
plusieurs  années , on  se  contenla  de  faire  des  bouteilles , des 
tasses  ou  des  gobelets.  Ges  vases  n’étaient  pas  méme  pour  les 
gens  du  commun : leur  vaisselle  était  de  terre , de  bois  ou  de 
corne. 

Peu  ä peu  cette  fabrique  fit  des  progrés.  On  vit  a Rome, 
chez  les  personnes  de  qualilé,  des  vases  de  verre  fort  propres, 
qui  faisaient  1’ornement  des  buffets;  on  les  tirait  ordinairement 
d’Egypte,  et  en  particulier  de  la  ville  d’Alexandrie.  Quelques 
auteurs  ont  dit  que  les  premiers  étaient  venus  de  FEtrurie. 

((  Sous  Fempire  de  Néron , dit  Pline , on  commen^a  a faire 
des  vases  et  des  coupes  de  verre  blanc , d’une  grande  transpa- 
rence , et  qui  imitaient  parfaitement  le  cristal  de  roche.  Ges 
vases , qui  se  liraient  ordinairement  de  FEgypte , étaient  fort 
estimés  et  aclietés  fort  cher  par  les  grands.  » 

Les  anciens  avaient  aussi  des  miroirs  de  verre,  et  Fon  donne 
a la  ville  de  Sidon  la  gloire  de  cette  invention ; ils  employaient 
aussi  le  verre  dans  les  cérémonies  funébres.  On  trouve , dans 
les  tombeaux  des  Romains , des  urnes  lacrimales  *,  ce  sont  de 


285 


petils  vases  ordinairement  de  verre , dans  lesquels  ils  ramas- 
saient,  dit-on,  les  larmes  répandues  pour  les  morts,  et  quils 
avaient  soin  de  renfermer  dans  leurs  tomheaux.  Ils  faisaient 
méme  quelquefois  des  urnes  sépulcraies  de  verre  pour  y ren- 
fermer les  cendres  des  morts  ; on  en  conserve  une  de  ce  genre 
a Paris , dans  le  cabinet  de  sainte  Geneviéve.  Un  vojageur,  qui 
Ta  examinée,  m’a  dit  que  toute  la  différence  qu’il  y a de  ce  verre 
au  nötre,  c’est  qu’il  est  un  peu  moins  transparent.  Il  n’en  faut 
pas  étre  surpris:  nous  voyons,  par  expérience,  que  les  cloches 
de  verre  qui  ont  servi  quelques  années  a couvrir  nos  melons., 
deviennent  ä demi  opaques,  et  par  cela  méme  inutiles.  Une  sin- 
gularité  plus  remarquable,  dans  rurne  de  sainte  Geneviéve,  c’est 
que  le  verre  est  coloré  de  différentes  nuances  verles,  en  maniére 
de  veines,  mais  leur  vieillesse  seule  pourrait  bien  y avoir  mis 
ces  teintes.  ♦ 

S’il  fallait  prouver  que  le  verre  des  anciens  élait  tout  a fait 
semblable  au  nötre , je  n’y  serais  pas  embarrassé.  Je  vous  cite- 
rais  d’abord  un  vers  de  Yirgile , qui  compare  leur  verre  a 1’eaii 
pour  la  couleur ; le  voila  donc  comme  le  nötre  pour  la  transpa- 
rence.  Je  crois.  Monsieur,  que  vous  me  dispensez  de  prouver 
qu'il  en  avalt  aussi  la  fragilité.  Gependant,  pour  faire  tant  soit  peu 
parade  d’érudition , je  vous  rappellerai  un  passage  d’Horace , ou 
il  applique  la  fragilité  du  verre  a la  faiblesse  des  femmes.  Publius 
Syrius,  autre  poéte,  donne  la  méme  qualité  a la  fortune,  for- 
luna  vitrea^  dit-il.  Pour  le  petit  conte  que  Ton  fait  de  leur  verre 
malléable,  vous  voudrez  bien  que  nous  le  renvoyions  au  pays  des 
fables. 

On  serait  presque  tenté  d’en  dire  autantdu  magnifique  tbéåtre 
de  verre  de  Marcus  Scaurus,  beau-fils  de  Sylla.  Pline  nous  dit 
qu’un  des  étages  était  entiérement  incrusté  d’une  mosaique  de 
verre,  magnificence  inconnue  jusqu^alors.  Quelques  auteurs  ont 
aussi  fait  mention  de  cerlaines  sphéres  de  verre  fort  ingénieuses, 
qui  avaient  paru  dans  les  bibliothéques  des  anciens. 

Si  Ton  avait  porté  cet  art  si  loin  sous  les  premiers  empereurs 


286 


romains , avouez , Monsieur,  qu’il  est  surprenant  qu’on  ne  se 
fut  point  avisé  (Femployer  le  verre  ä un  usage  beaucoup  plus 
simple,  et  en  méme  temps  beaucoup  plus  nécessaire,  je  veux 
dire  a avoir  des  vitres.  Cependant  il  y a une  remarque  a faire 
lä* dessus,  qui  doit  diminuer  notre  surprise.  Il  ne  doit  pas  étre 
fort  élonnant  que  les  anciens  aient  ignoré  la  maniére  de  fermer 
leurs  fenétres  avec  du  verre : les  Orientaux , chez  qui  tous  les 
arls  ont  pris  naissance,  habitaient  un  pays  fort  chaud,  et  ou  cette 
précaution  n’élait  pas  aussi  nécessaire  que  dans  notre  climat; 
ils  cberchaient  plutöt  ä faire  entrer  Fair  et  le  vent  dans  leurs 
maisons  quä  lui  en  fermer  Kentrée:  les-  grillages  de  bois  appe- 
\és  jalousies^  ont  paru  ce  qui  convenait  le  mieux,  eny  joignant 
des  rideaux.  Encore  aujourddiui,  dans  tout  TOrient,  Tltalie  et 
TEspagne,  les  maisons  ne  sont  garanlies  que  par  ces  jalousies 
pendant  Tété,  et  quand  la  saison  devient  mauvaise,  on  a recours 
ä des  chåssis  de  papier  ou  de  toile,  que  Ton  met  par-dessus. 
Dans  la  Turqiiie  asiatique  et  la  Chine,  on  ajoute,  dans  le  besoin, 
aux  (reillis,  des  élolfes  fmes  enduites  d’une  cire  luisante.  C’est 
donc  proprement  dans  les  pays  sujets  aux  vents  froids,  ä la 
gelée  et  aux  brouillards,  que  Ton  a jugé  nécessaire  de  fermer 
les  fenétres  avec  une  matiére  impénétrable  aux  injures  de  Fair, 
et  qui  iFinterceptål  point  la  lumiére. 

Cependant,  Monsieur,  apres  cette  petite  apologie  des  anciens, 
sur  ce  qiFayant  connu  le  verre  ils  n’ont  pas  su  Fappliquer  ä leurs 
fenétres,  il  faut  convenir  de  bonne  foi  qiFils  ont  manqué  d’in- 
dustrie  ä cet  égard.  En  voici  la  preuve:  c’est  que  les  Romains, 
quand  le  luxe  commen^a  ä s’introduire  chez  eux,  chercbérent 
quelque  chose  d’équivalent  au  verre,  pour  garantir  leurs  appar- 
tements  des  injures  de  Fair;  ils  se  servirent  pour  cela  d\me 
matiére  fort  inférieure  ä nos  vitres,  qu’ils  appelaient  pterre  spé- 
culaire. 

Il  parait,  par  un  passage  de  Sénéque,  que  cette  invention 
avait  commencé  ä peu  prés  de  son  temps.  « N’a-t-on  pas  trouvé 
de  nos  jours  quelque  chose  de  nouveau,  dit-il,  comme  Fusage 


287 


des  pierres  spéculaires,  qiii  transmettent  la  lumiére  dans  nos 
appartements  ^ ? » 

On  demande  ce  que  c’était  que  celte  pierre  spéculaire.  Il  pa~ 
rail  que  c’était  une  pierre  assez  transparente,  qui  se  fendail  en 
feuilles  ininces.  Quelques  auteurs  ont  cru  que  c’était  une  sorte 
de  marbre  transparent.  Félibien,  dans  son  Traité  tf  architeclure^ 
dit  qu’en  Gréce*  et  presque  dans  toul  TOrient,  on  trouve  une 
sorte  de  marbre  blanc  qui  a beaucoup  de  transparence,  que  Fon 
en  mettait  autrefois  aux  fenétres  des  bains,  des  étuves,  et  des 
autres  lieux  ou  Fon  ne  voulait  pas  que  le  veni  et  la  pluie  pus- 
sent  entrer.  Il  cite  un  auteur  möderne  qui  avait  vu  une  église  ä 
Florence  dont  les  fenétres  en  étaieirt  encore  garnies 

D’autres  croient  que  cette  pierre  spéculaire  était  Falbåtre.  Le 
pére  de  Montfaucon  dit,  dans  son  Voyage  littéraire,  qu’il  y a a 
Florence,  dans  Féglise  de  St-Minias,  des  fenétres  ou,  au  lieu  de 
carreaux  de  vitres,  il  y a des  lables  d’albåtre,  dont  chacune 
forme  une  fenétre  de  prés  de  quinze  pieds  de  baut,  a travers 
desquelles  Féglise  est  éclairée.  Il  me  semble  que  ces  deux  auto- 
rités  pourraient  bien  se  réduire  a une;  il  y a lieu  de  soupgonner 
que  le  marbre  de  Félibien  n’est  autre  chose  que  Falbåtre  du  pére 
Montfaucon. 

Mais  le  sentiment  le  plus  vraisemblable , c’est  que  la  pierre 
spéculaire  des  anciens  n’était  autre  cbose  que  le  talc^  non  pas 
tel  qu'on  le  trouve  dans  la  plupart  des  carriéres  d’aujourd’hui , 
mais  un  talc  plus  blanc  et  plus  transparent,  que  les  Mosco vites 
trouvent  en  grande  quantilé  dans  leur  pays.  G’est  la  ce  qui  te- 
nait  lieu  de  glaces  aux  litiéres  couvertes  des  dames  romaines. 

Un  habile  critique  a su  employer  cette  pierre  transparente 
des  anciens,  pour  répandre  dela  lumiére  sur  un  passage  de  saint 
Paul , ou  il  y avait  quelque  obscurité.  « Nous  ne  voyons  main» 


^ Quaedam  nostra  demum  prodiisse  memoria  scimus,  ut  speculatorium 
iisum  perlucente  testa  darum  transmittentium  lumen. 

• Architecture  de  Félibien,  p.  56. 


288 


tenant  que  comme  dans  un  miroir,  et  imparfailement,  dit  cet 
apötre  \ » 

Vous  apercevez  bien , Monsieur,  que  cette  comparaison  n’est 
pas  propre  a nous  faire  sentir  Timperfection  de  nos  connais- 
sances,  dont  il  s'agit  dans  cet  endroit.  Les  anciens  avaient  déja 
des  iniroirs  qui  leur  représentaient  assez  fidélement  ies  objets. 
Saint  l\iul  a voulu  dire  plutöl  que,  dans  cette  vie,  nous  ne 
voyons  que  Tombre  des  biens  a venir,  que  ce  qu’on  nous  en 
laisse  enlrevoir  n’ost  qu’un  léger  crayon.  Il  est  vrai  que  les  ob- 
jels  réflécliis  sur  un  miroir  ne  sont  pas  vus  d’une  maniére  aussi 
parfaite  que  quand  on  les  voit  immédiatement  et  qu’on  les  con- 
sidére  eux-ménies,  mais  les  iniroirs  ont  un  grand  avantage  sur 
les  ombres  et  sur  les  figures.  Les  simples  ombres  ne  nous  font 
voir  ni  les  traits  particuliers,  ni  les  couleurs  différentes  des  ob- 
jets que  nous  voudrions  connailre ; il  n’y  a que  la  peinlure  qui 
puisse  les  rendre  exaclement.  Mais  les  iniroirs,  a cet  égard, 
renchérissent  encore  sur  la  peinture.  Un  tableau  ne  représente 
les  objets  que  dans  un  certain  point  de  vue.  La  peinture  les 
saisit  dans  un  certain  état,  dans  une  attitude  lixe;  elle  ne  sau- 
rait  faire  voir  les  différents  mouvemenls  d’une  personne,  et  c’est 
ce  qu’on  trouve  de  plus  dans  les  miroirs;  on  n’y  voit  pas  seulement 
Tobjet,  on  s’y  voit  vivant,  animé,  agissant.  Un  miroir  est  donc 
une  peinture  des  plus  parfailes,  et,  par  conséquent,  saint  Paul 
n’a  point  du  employer  cetle  image  pour  nous  donner  une  idée 
de  Fimperfection  de  nos  connaissances.  Ge  que  Ton  voit  dans  un 
miroii’  se  voit  presque  aussi  distinctement  que  ce  qu’on  regarde 
d’une  maniére  immédiate. 

M.  Boos,  professeur  a Franeker,  et  fort  savant  dans  la  lan- 
gue  grecque,  a soupconné  qifil  faut  traduire  ce  passage  autre- 
ment  que  n’ont  fait  la  plupart  des  versions.  Le  mot  de  Toriginal 
signifie  bien  quelquefois  un  miroir,  comme  dans  la  seconde  aux 
Gorintbiens,  cbap.  in,  v.  18  ^ mais  il  signifie  aussi  quelquefois 

^ 1 Cor.  XIII,  12.  Virknms  7itmc  per  speculum  VI  (jcnigmate.  (Vu\g.) 

2 Ka,T&7rTpi'Cou.sv&i. 


289 


ce  qui  tenail  lieu  de  vitres  aux  anciens,  ces  pierres  spéculaires 
dont  je  viens  de  parler,  et  qui  n’étaient  que  médiocrement  trans- 
parentes. De  quelque  nature  que  fussent  ces  pierres,  elles  ne 
pouvaient  qu’affaibiir  considérablement  la  lumiére.  Il  est  aisé  de 
concevoir  que  ce  qu’on  regarde  de  loin,  et  au  travers  d’un  corps 
qui  n’est  pas  parfaitement  diapbane,  ne  se  distingue  pas,  ä 
beaucoup  prés,  aussi  clairement  que  quand  Fobjet  est  procbe, 
et  qiFon  le  voit  sans  Finterposition  d’aucun  corps. 

La  suite  du  verset  confirme  cette  explication  nouvelie  : Nom 
voyons  å présent  d\me  maniére  obscure  ou  émgmatiquement^  » 
corame  il  y a dans  Foriginal,  et  que  saint  Paul  oppose  a cc  voir  de 
prés  et  face  å face.  » Le  sens  est  donc  que,  pendant  que  nous 
sommes  sur  la  terre,  les  choses  divines,  les  grands  objets  de  la 
religion,  ont  encore  quelque  obscurité  pour  nous:  nous  ne  con- 
naissons  Dieu  et  ses  perfections  infinies  que  dbine  maniére  fort 
imparfaite.  Dans  cette  vie,  nous  apercevons  la  divinité  au  travers 
des  ouvrages  de  la  nature;  c^est  voir  FÉtre  supréme  un  peu 
confusément  et  dans  Féloignement.  Dans  la  vie  ä venir,  nous 
verrons  Dieu  face  ä face. 

Quand  M.  Boos  eut  trouvé  cette  nouvelie  explication,  il  la 
communiqua  a un  de  ses  amis,  qui  lui  fit  une  réponse  fort  in- 
génieuse,  quoiqu^elle  roule  sur  un  petit  jeu  de  mots.  « G’est 
quelque  cbose  de  singolier,  lui  dit-il,  qu’eo  obscurcissant  le 
terme  de  Foriginal,  et  le  rendant  moins  clair,  vous  ayez  trouvé 
le  secret  d’éclaircir  beureiisement  ce  passage.  » 

II  est  bon  de  vous  faire  remarquer.  Monsieur,  que  notre  der- 
niére  version  de  Genéve,  imprimée  en  1726,  a bien  rendu  la 
peiisée  de  Fapötre:  « Présentement  nous  voyons  les  choses  con-~ 
fusément  et  comme  par  un  verre  obscur. » La  version  de  Berlin, 
si  estiniée  d’ailleurs,  a manqué  cet  endroit,  et  y a laissé  le  m^- 
roir.  Il  est  vrai  que  M.  de  Beausobre,  dans  ses  Remarques  pos- 
thumes,  imprimées  en  1742,  a cbangé  de  sentiment;  il  se  dé- 
clare  pour  Fexplication  du  professeiir  de  Franeker. 

Je  me  Hatte,  Monsieur,  que  vous  me  passerez  cette  digres» 

19 


T.  II. 


290 


sion;  ici  Taccessoire  vaut  mieux  que  le  principal.  Vous  agréerez 
encore,  s’il  vous  plait,  qu'avant  que  de  venir  aux  vitres  des 
églises,  noiis  tåcliions  de  découvrir  de  quel  siécle  est  Tinvention 
des  vitres  en  général. 

Il  faut  chercher  1’invention  des  vitres  dans  les  pays  froids,  ou 
elles  étaient  plus  nécessaires  qu’ailleurs.  La  plupart  des  auteurs 
qui  ont  écrit  sur  cette  matiére,  en  font  honneur  aux  Allemands. 
Ce  qu’il  j a au  moins  de  certain , c est  qu’il  faut  chercher  chez 
ce  peuple  industrieux  les  premiers  établissements  des  verreries 
ä vitres,  qu’on  appelle  grosses  verreries.  Ce  sont  eux  qui  ont  rendu 
cornmun  et  mis  a la  mode,  dans  toute  TEurope,  1’usage  des 
vitres.  On  prétend  que  les  Frangais  ont  commencé  assez  tard  ä 
s’en  servir : il  parait  au  moins  que  les  établissements  des  grosses 
verreries  en  France  ne  sont  que  du  treiziéme  siécle.  Ge  ful  dans 
la  Normandie  qu’ils  commencérent : on  accorda  de  grands  pri- 
viléges  aux  entrepreneurs,  qui  étaient  des  principales  familles 
de  la  province.  Les  ducs  de  Normandie,  et,  apres  eux,  les  rois 
de  France,  ont  jugé  a propos  que  cet  ouvrage  ne  fut  pas  incom- 
patible  avec  la  noblesse , et  vous  savez  qu’il  y a encore  aujour- 
d’bui  en  France  qiianlité  de  gentilshommes  verriers : leur  nais- 
sance  ne  souffre  point  de  ce  travail. — L^empereur  Tbéodose  avait 
déja  encouragé  les  ouvriers  ä verre , en  les  exemptant  des  char- 
ges  publiques,  dans  le  deuxiéme  livre  de  son  code.  Cette  exeinp- 
tion  leur  fut  confirmée  par  tous  les  souverains  qui , des  débris 
de  Tempire  romain , composérent  dans  la  suite  diverses  monar- 
cbies. 

Des  qu'on  eut  trouvé  dans  les  pays  froids  Tart  de  faire  des 
vitres,  cette  invention  amena  bienlöt  celle  des  glaces  de  miroir. 
Les  Yénitiens  sont  parvenus  les  premiers  a en  faire  d’une  blan- 
cbeur  parfaite.  Gette  industrieuse  fabrique  mérite  bien  que  nous 
en  disions  un  mot  en  passant.  G’esl  dans  cette  ville  qu  on  trouva 
le  secret  de  faire  des  glaces  d’un  beau  poli,  qui  avaient  jusqu’a 
cinquante  pouces  de  hauteur.  Mais  il  faut  convenir  que  la  France 
a porté  cet  art  a un  degré  de  perfection  oii  Tltalie  n’a  jamais 


291 


pu  atteindre.  On  sait  aujoard’hui  que  les  glaces  de  St-Gobin , 
prés  de  Laon,  ont  jusqu’a  120  pouces  de  hauleur.  Le  procédé 
en  est  tout  différent  et  plus  simple,  car  au  lieu  de  les  souffler, 
comme  celles  de  Venise,  on  les  coule  sur  une  table  de  fonte. 

L'abbé  Pluche  a donné  un  mémoire  fort  circonstancié  et  fort 
exact  de  cette  fabrique  des  glaces  de  St-Gobin,  a la  fin  du  tome 
VII  de  son  Spectade  de  la  nature.  Il  est  bon  d ecrire  fort  en  dé- 
tail  les  procédés  des  artistes : cette  précaution  peut  empécher  les 
arts  de  se  perdre;  c’est  aussi  un  moyen  de  les  perfectionner. 
On  s’est  plaint  que  le  Dictionnaire  des  arts  n’a  exécuté  ce  plan 
que  d’une  maniére  fort  imparfaite.  Plusieurs  secrets  des  anciens 
se  sont  perdus,  faute  d’avoir  été  rapportés  dans  quelqu’un  de 
leurs  ouvrages. 

Pour  revenir  a Tinvention  des  vitres,  il  est  fort  difficile  d’en 
fixer  Fépoque ; mais  je  la  crois  beaucoup  plus  ancienne  qu’on 
ne  la  fait  ordinairement.  Il  me  semble  d’avoir  lu  dans  Thistorien 
Vopiscus , qui  vivait  dans  le  troisiéme  siécle , que  Tempereur 
Aurélien  fit  fermer  avec  des  vitres  plusieurs  appartements  de  son 
palais. 

Je  n’ai  pas  présentement  cet  auteur  sous  ma  main , mais  voici 
quelque  chose  de  plus  précis  : c’est  un  passage  deLactance  qui 
prouve  que  de  son  temps  on  connaissait  déja  les  vi  tres.  Cet  au- 
teur voulant  expliquer  la  vision,  dit  que  c’est  proprement  notre 
åme  qui  voit  les  objets;  « elle  les  regarde,  a travers  de  Tceil, 
ajoute-t-il,  comme  nous  voyons  a travers  la  vitre  de  notre 
chambre  ce  qui  se  passe  au  dehors  » On  a un  passage  de 
saint  Jéröme  qui  est  aussi  formel,  mais  que  je  ne  rapporte  pas, 
parce  qu  il  ne  prouve  que  pour  le  cinquiéme  siécle. 

Il  est  fait  mention  de  vitres  d’églises  a peu  prés  a cette  date. 
Grégoire  de  Tours  parle  déja  de  vitres  cassées.  G’est  dans  son 
livre  sur  les  miracles.  Il  dit  dans  le  chapitre  xiii  qu’un  parti  de 
soldats  ennemis  entrérent  dans  Téglise  de  Saint- Julien-de-Brioude, 

^ Mens  per  oculos  ea  quae  sunt  opposita  transpicit,  quasi  per  fenestras 
lucente  vitro,  aut  speculari  lapido  obductas.  De  opificio  Dei. 


292 


,DU  tous  les  liabilants  s’étaient  relirés  avec  leiirs  elfels.  « Avant 
Irouvé  la  porte  fermée,  dit  riiistorien , un  de  ces  soldats  cassa 
la  vitre  d’une  fenétre  dei  riére  rautel,  et  ctaut  entré  par  la  dans 
réglise,  il  alla  oiivrir  les  jjortes  aux  aiilres  \ » La  dale  est  du 
sixiéine  siécle,  car  riiistorien  parle  des  Iroupes  de  Tliéodoric, 
roi  d’Austrasie,  fils  du  grand  Clovis,  et  il  doitélre  croyable  sur 
ce  fait,  puisqu’il  vivail  dans  le  inéme  siécle. 

\.e  méine  Grégoire  de  Tours  nous  dit  encore  dans  leP‘‘livre 
de  la  Gloire  des  3Iarlyrs,  qu’un  voleur  einporla  les  vitres  d’une 
église  de  la  Touraine,  et  il  nous  apprend  mcine,  que,  dans  ces 
vitres,  les  carreaux  de  verre  élaient  encbåssés  dans  du  bois 
Ils  n’avaient  [las  encore  iinaginé  d’empio}er  le  plomb  a cet 
usage;  niais  ils  n’y  jierdaient  rien,  puisque  nous-mémes  avons 
Irouvé  a propos  de  rabandonner  aujourddiui  jiour  revenir  a leur 
nianiére. 

l.e  poéte  Fortunat,  de  la  lin  du  sixiéme  siécle,  parle  des 
vilres  de  Fégbse  de  Paris,  dans  la  description  poélique  qiéil  a 
faile  de  celle  église. 

Saint  Ouen,  évéque  de  Uouen,  a donné  la  vie  de  saint  Eloy, 
dans  laquelle  il  fail  mention  (Fun  grand  vitrage  qui  élail  dans 
Féglisc  ou  ce  saint  avait  élé  inbumé.  Il  écrivait  ceci  au  sepliéme 
siécle. 

Peu  de  leinps  aprés,  les  Anglais  liren l venir  des  vitriers  de 
France,  pour  apprendre  d’eux  a feriner  de  verres  les  fenétres 
de  leurs  églises.  C’est  ce  que  Fon  voit  dans  Béde,  el  dans  les 
acles  des  évéques  (FYork. 

IFart  de  faire  des  vilrages  pour  les  fenétres  fut  si  fort  perfec- 
lionné  dans  la  suite,  qiFou  ne  s’en  servil  pas  seulement  pour 
garanlir  les  églises  des  injures  de  Fair,  mais  encore  pour  les 
orner.  Cest  ce  qui  parut  par  les  peintures  que  Fon  lil  sur  ces 
vilres. 

^ Uniis  effractam  in  altari  sancto  fenestram  vitream,  ingredilur.  Mirac. 
lib.  n,  cap.  13. 

^ Feneslras  ex  more  hal)ens,  qnce  vitro  lignis  incluso  dauduntur,  cap.  59. 


La  date  de  ces  vitres  peintes  est  aussi  iine  des  questions  que 
vous  m’avez  données  a examiner.  Il  serait  fort  difficile  de  dire 
précisément  quand  elles  ont  commencé,  et  qui  en  a été  le  pre- 
mier inventeur.  En  voici  la  raison  : c’est  que  ces  sortes  d’orne- 
ments  ont  des  commencements  si  grossiers  et  si  imparfaits , 
qu’on  ne  s’est  pas  avisé  de  conserver  la  mémoire  de  celiii  qui  a 
imaginé  de  Iravailler  dans  ce  gout-la.  Voici  ce  qui  sesl  passé  a 
cet  égard. 

Les  andens  ont  eu  de  bonne  heure  le  secret  de  peindre  le 
verre  de  dilférentes  couleurs , et  d’imiter  assez  bien  la  plupart 
des  pierres  précieuses.  Pline  le  dit  en  termes  formels.  Quand, 
a leur  imitation,  on  eut  fait,  dans  les  fourneaux  des  verreries,  de 
ces  verres  de  couleur  variées , on  en  prit  quelques  morceaux 
qu  on  arrangea  par  compartiments , et  que  Ton  employa  ainsi 
aux  fenétres.  On  trouva  que  ces  morceaux  rangés  de  celte  ma- 
niére  faisaient  un  effet  assez  agréable,  mais  c’était  peu  de  cbose 
que  cet  assemblage  de  piéces  simplement  colorées  d’une  ma- 
niére  uniforme : on  peut  appeler  cela  une  trweline  d" assez  mau- 
vais  gout. 

Les  arts  se  perfectionnent  insensiblement.  On  imagina  dans 
la  suite  qu’on  pourrait  représenter  sur  les  vitres  toutes  sortes 
de  figures,  et  méme  des  histoires  entiéres.  On  essaya  d’abord 
sur  du  verre  blanc,  en  se  servant  de  couleurs  détrempées  avec 
la  colle;  mais  on  remarqua  bientöt  qu  elles  ne  tenaientpas  cootre 
les  injares  de  Tair.  On  chercha  donc  d’autres  couleurs  qui, 
apres  avoir  été  couchées  sur  le  verre  blanc , et  méme  sur  celui 
qui  avait  déja  été  coloré  dans  les  verreries,  pussent  se  parfondre 
et  s’incorporer  avec  le  verre  en  les  mettan  t au  feu.  On  y réussit 
parfaitement,  témoin  les  beaux  ouvrages  en  ce  genre  que  iious 
voyons  encore  aiijourcrimi. 

Ge  que  1’on  connait  de*  plus  anden  en  matiére  de  vitres 
peintes,  ce  sont  celles  que  Suger,  abbé  de  Saioi-Denis,  fit  fairc 
a la  cathédrale  de  Paris,  il  y a plus  de  six  cents  ans.  Åu  reste, 


' 294 


ces  sortes  d’ornernents  n'élaieiil  pas  réservés  aux  églises,  les 
princes  en  décoraient  aussi  leurs  palais. 

Mais  on  peut  dire  que  toul  ce  qui  s’est  fait  dans  ce  genre 
avant  le  seiziéme  siécle  tient  beaucoup  du  golhique,  et  péche 
surtoul  du  cöté  du  dessin.  Quand  la  peinture  se  fut  perfection- 
née  en  France  el  en  Flandre,  les  vitres  peintes  s’en  ressentirent. 
Félibien  dit  que  ce  fut  un  peintre  de  Marseille  qui  apprit  aux 
Italiens  ä peindre  élégamment  sur  le  verre,  quand  il  alla  tra- 
vadier ä Rome  sous  le  pontificat  de  Jules  II.  Depuis  lui  on  a fait 
une  infinilc  d’ouvrages  admirables  en  ce  genre,  surtoul  cbez  les 
Flamands. 

Les  vitraux  de  Tergau  ou  Gouda  ont  loujours  passé  pour' 
des  cbefs-d’oeuvre  dans  cette  espéce  de  peinture.  Gest  un  des 
plus  précieux  monuments  dont  les  Pa}'s-Bas  puissent  se  glo- 
rifier.  On  ne  saurait  assez  vanter  la  bardiesse  du  dessein  et  la 
vivacité  des  couleurs  de  ce  beau  vitrage.  On  admire  surtoul  une 
de  ces  vitres  qui  représente  la  venue  de  la  reine  de  Séba  vers  le 
roi  Salomon,  Le  donateur  était  Philippell,  roi  d’Espagne,  et 
alors  souverain  des  dix-sept  provinces.  Gest  Touvrage  de  Cru- 
beth,  célébre  peintre  de  ce  lemps-la. 

Quoique  Fart  de  peindre  sur  le  verre  soit  trés-beau,  vous 
conviendrez,  Monsieur,  que  c’était  dommage  d’employer  Tin- 
dustrie  des  plus  habiles  arlisles  a travailler  sur  un  corps  aussi 
fragile  et  exposé  a mille  accidents.  D ailleurs  le  plomb  qui  fait 
tout  Tassemblage , demande  d’étre  réparé  de  temps  en  temps , 
ce  qui  ne  se  peut  faire  sans  rompre  plusieurs  piéces.  Les  vitres 
de  Tergau  se  sont  ressenties  de  ces  inconvénients : il  y a eu 
plusieurs  carreaux  cassés,  qu’on  a refaits  comme  on  a pu: 
mais  il  s’en  faut  bien  que  cette  seconde  miain  n’approche  de  la 
premiére.  Pour  sauver  en  quelque  maniére  des  injures  du 
temps  ces  admirables  peinlures,  on  a pris  la  précaution  de  les 
faire  graver,  et  méme  sur  les  cartons  originaux  qu’on  a eu  le 
bonlieur  de  recouvrer.  Ges  estampes  sauveront  au  moins  pour 
quek|iie  temps  ces  morceaux  précieux. 


^95 

Un  aulre  inconvénient  de  ces  vitraux  en  couleur,  c’est  qu’iis 
obscurcissent  beaucoup  une  égUse,  au  lieude  Teclairer.  Je  sais, 
Monsieur,  que  vous  étes  ami  de  la  lumiére,  et  qu’un  édifice  qui 
manque  de  jour  ne  vous  plaira  jamais.  Vous  serez  sans  doute 
surpris  qu’il  y ait  des  gens  qui  ne  sont  pas  tout  a fait  de  votre 
sentiment.  Cependant  je  puis  vous  citer  un  architecte  qui  ap- 
prouve  l’obscurité  des  églises , c est  Félibien.  « On  ne  saurait 
avoir  trop  de  jour  dans  les  maisons  des  particuliers,  dit-il;  mais 
a Tégard  des  églises,  ou  la  trop  grande  lumiére  dissipe  la  vue, 
et  ou  un  jour  faible,  et  méme  un  peu  d^obscurité,  tient  l esprit 
plus  retiré  et  moins  distrait , les  vitres  peintes  y conviennent 
parfaitement , et  ont  quelque  chose  de  grand  et  de  beau  tout 
ensemble,  comme  on  le  voit  dans  les  anciens  temples  ^ » Il 
n’est  pas  nécessaire  de  vous  avertir  que  cet  auteur  étail  catho- 
lique  romain;vous  le  connaitrez  assez  a cette  décision.  Il  pou- 
vait  ajouter  encore,  pour  appuyer  son  sentiment , que  le  lumi- 
naire  paraissait  davantage  et  faisait  plus  d’effet  dans  une  église 
obscure. 

M.  La  Placette  pensait  bien  différemment,  comme  vous  pour- 
rez  juger  par  ce  trait-ci.  Il  avait  quitté  le  Danemark  pour  venir 
finir  ses  jours  en  Hollande.  Il  entendait  a la  Haye,  pour  la  pre» 
miére  fois,  un  des  plus  habiles  prédicateurs  deTEglise  fran^aise. 
Le  sermon  était  fort  travaillé,  mais  trop  chargé  d’ornements  de 
Fart  oratoire : le  style  était  des  plus  élevés  , mais  trop  %uré,  et 
par  cela  méme  un  peu  obscur.  G’était  un  de  ces  peintres  qui 
cherchent  a faire  admirer  les  richesses  de  leur  imagination,  en 
se  jouant  du  pinceau.  Je  me  trouvai  assis  auprés  de  M.  La 
Placette  a ce  sermon,  et  nous  sortimes  ensemble.  Comme  c’était 
la  premiére  fois  qu’il  entendait  cet  habile  orateur,  il  fut  frappé  de 
son  éloquence,  et  il  ne  manqua  pas  de  lui  rendre  juslice  sur  son 
génie  et  sur  ses  talents.  Mais  un  peu  revenu  de  sa  premiére  sur» 
prise,  voici  ce  qu’il  me  dit  ensuite : 


^ Félibien,  Principes  d’architecture,  p.  260. 


296 


« Voila  sans  contredit  une  belle  piéce  oratoire,  mais  qui  doit 
étre  un  peu  obscure  -pour  le  peuple.  Ce  sermon  n’est  pas  assez 
ä sa  portée , et  apres  Taveir  admiré,  je  ne  saurais  m’empécber 
d’y  remarquer  ce  défaul.  Il  m’arriva  Tautre  jour  quelque  chose 
de  semblable  a Tergau.  J’eus  la  curiosité  de  voir  Teglise,  qui 
est  une  des  plus  anciennes  du  pays.  Celui  qui  me  la  montrait, 
apres  m’en  avoir  vanté  Tarchitecture,  me  fit  faire  une  attention 
particuliére  au  vitrage.  On  y \oit  de  trés-belles  peintures,  dont 
les  couleurs  sont  d’une  vivacité  extraordinaire.  Je  fus  d’ abord 
frappé  de  leur  éclat,  et  pendant  quelque  temps  j’admirai  1’art 
de  rouxrier;  mais  je  m’aper?us  bientöt  que  cette  peinture  obs- 
curcissait  beaucoup  Fintérieur  deTeglise,  et  que  cesbelles  vitres 
tant  vantées  lui  dérobaient  le  jour  qu’elles  devaient  naturelle- 
ment  lui  donner.  Apres  tout,  dis-je  donc  en  moi-méme,  voila 
bien  de  la  dépense  perdue.  Du  verre  ordinaire , mais  clair  et 
net,  couterait  beaucoup  moins,  et  éclairerait  mieux.  J’en  disau- 
tant  du  sermon  que  nous  venons  d’entendre  : ce  sont  des  vitres 
peintes  qui  niiisent  fort  a la  lumiére.  » 


X 

REMARQUES  SUR  LA  SÉPULTURE  ET  SUR  LES 
CIMETIÉRES. 

(Maniéres  de  Iraiter  les  corps  morls,  Irés-différentes  suivant  les  aations,  barbares  ou  civi- 
lisées,  anciennes  ou  mödernes.  — Lieux  de  sépullure  des  Romains,  et  inscriplions  lu- 
mulaires.  — la  sépullure  dans  les  églises,  défendue  aui  premiers  siécles  du  clirislia- 
nisme  et  jusqu’au  temps  de  Charlemagne. — L’usage  contraire  s’introduit,  et  les  ci- 
metiéres  viennenl  entourer  les  églses.  — Äbus  de  cello  pralique.  — Elle  ost  proscrile 
a Geneve  depuis  la  reformation,  å peu  d’exceptiöns  prés.) 

{Journal  Hdvétique,  Avril  1751.) 

Vous  m’avez  demandé,  Monsieur  (et  c’est  la  quatriéme  des 
questions  que  notre  cathédrale  vous  a suggérées),  si  le  malheu- 


297 


reux  usage  de  placer  des  cimetiéres  aatoiir  des  églises,  est  ao- 
cien,  et  quand  on  a commeiicé  a enterrer  dans  les  églises  mémes. 

Je  poiirrais  me  dispenser  tout  d’un  coup  de  cetle  tåclie,  en 
vous  representant  qiie  nous  ne  sommes  pas  dans  ce  cas.  Notre 
grand  cimetiére  est  hors  de  la  ville,  a la  double  portée  du  fusil. 
Nous  n en  avons  qu’un  seul  attenant  a un  de  nos  temples,  c’est 
dans  le  faubourg  de  Saint-Gervais  , encore  on  ny  enterre  que 
tréS”peu  de  personnes. 

A Fégard  de  la  sépulture  dans  notre  cathédrale , rien  n’est 
plus  rare.  Je  n en  connais  que  deux  exemples  depuis  la  Refor- 
mation. Le  premier  est  de  la  princesse  d'Orange  Emilie  de 
Nassau,  soeur  du  prince  Maurice  et  veuve  de  dom  Emmanuel, 
fds  d’Antoine  roi  de  Portugal.  Elle  mourut  a Geneve  en  1629, 
et  fut  enterrée  dans  Téglise  de  Saint-Pierre,  dans  une  chapelle 
ä la  gauche  du  chmur.  L’autre  est  le  fameux  duc  de  Rohan , 
dont  le  corps  fut  apporté  a Geneve  l’an  1638,  et  enterré  dans 
la  chapelle  a la  droite  du  choeur.  On  y voit  encore  son  tom- 
beau  de  marbre , et  sa  stalue  au-dessiis. 

Cependant,  Monsieur,  je  ne  recule  point.  Si  Farlicle  des  ci- 
metiéres est  le  moins  gracieux  de  tous  ceux  que  vous  m’avez 
proposés,  c’est,  apres  tout,  celui  qui  convient  le  mieux  ä un 
vieillard  octogénaire  comme  raoi.  Apres  ce  petit  préambule,  je 
viens  å ma  matiére,  mais  sans  m’engager  a la  traiter  avec  toute 
la  precision  requise.  Vous  savez  que  je  suis  en  possession  d’en- 
visager  les  objets  par  les  cötés  qui  me  frappent  le  plus,  ou 
que  je  me  trouve  plus  ä portée  de  développer.  Vous  me  per- 
mettrez  donc  de  preodre  un  peu  le  large.  Je  vais  siipposer  que 
votre  quesiion  roule  d’abord  sur  la  sépulture  en  général,  apres 
quoi  nous  viendrons  aux  cimetiéres. 

Le  soin  dVnsevelir  les  morts  est  un  devoir  de  riiiinianité. 
Comme  nos  pauvres  corps,  dés  quils  ont  perdu  la  vie,  soot 
trés-désagréables  a voir,  et  méme  bientöt  insiipportables  par 
leur  puartteur,  on  est  obligé  de  les  éloigner  de  la  présence  des 
hommes ; mais  par  un  reste  de  tendresse,  ou  si  vous  voulez  par 


298 


respect  pour  la  nature  humaine , on  en  a toujoiirs  pris  quelque 
soin,  tantot  d une  maniére  et  tantöt  d’une  autre,  suivant  ies  dif- 
férents  usages  des  peuples. 

Il  n’y  a guére  de  nations  qiii  ne  se  soient  fait  une  espéce  de 
religion  de  prendre  soin  de  la  sépulture  des  morts.  A peine  se 
trouve-t-il  quelque  peuple  assez  barbare  et  assez  sauvage  pour 
négliger  ce  devoir  de  riiumanité.  S’il  est  inutile  a ceux  a qui  il 
est  rendu,  c est  au  moins  une  espéce  de  consolalion  pour  ceux 
qui  s’en  acquiltent. 

Mais  la  barbarie  de  certaines  nations  s’est  montrée  dans  leur 
maniére  d’ensevelir  les  morts.  Vous  en  trouverez  des  exemples 
dans  le  P’’  livre  des  Qiiestiom  tusculanes  de  Ciceron.  Il  parle  de 
certains  peuples  qui  exposaient  les  cadavres  et  leur  donnaient 
pour  tombeaux  les  entrailles  des  animaux  voraces.  Les  Hirca- 
niens  nourrissaient  a cet  usage  des  chiens,  qu’ils  appelaient  les 
chiens  sépnlcraux.  Saint-Jéröme  rapporte  qu’ils  avaient  tant  de 
vénération  pour  cette  sorle  de  sépulture,  que  Nicanor,  qui  avait 
élé  établi  leur  gouverneur  par  Alexandre  le  Grand,  voulant  la 
supprimer  comme  barbare,  faillit  non-seulement  a faire  soule- 
ver  toute  la  province,  mais  encore  a se  faire  assommer  lui-méme 
comme  un  impie. 

Elien  nous  parle  aussi  de  certains  peuples  qui  trouvaient  que 
ia  sépulture  la  plus  bonorable  était  d’étre  décbiré  par  des  vau- 
tours.  Toutes  les  personnes  distingiiées  qui  mouraient  parmi 
eux,ou  les  braves  qui  avaient  été  tués  dans  une  balaille,  étaient 
aussitöt  exposés  en  des  lieux  ou  les  vautours  pouvaient  en  faire 
curée:  ils  en  donnaient  pour^raison  que  ces  oiseaux  signifient 
réternité  par  leur  longue  vie.  En  général  tous  les  peuples  qui 
donnaient  a leurs  morts  des  sépultures  vivantes , disaient  que 
par  lä  ils  piévenaient  la  putréfaction,  qui,  selon  eux,  dégradait 
plus  1’bumanilé  que  tout  autre  chose.  Mais  ne  doulez  pas.  Mon- 
sieur, que  leur  opinion  de  la  métempsycose  n’y  entråt  aussi  pour 
beaucoup. 

Diodore  de  Sicile  nous  apprend  aussi  qu’il  y avait  certains 


299 


peuples  qui  se  noarrissaient  de  poissons,  et  qui  par  celte  rai- 
son  étaient  appelés  icthyopkages^  dont  la  coiitame  était  de  jeter 
les  corps  morts  dans  la  mer,  au  temps  du  reflux,  afm  que  les 
poissons  les  dévorassent.  Admirons,  s’il  vous  plait,  le  caprice 
des  hommes.  Ge  qui  dans  un  certain  lieu  el  dans  un  certain 
lemps  est  un  usage  ordinaire,  a passé  dans  Fesprit  des  autres 
pour  le  plus  grand  des  malheurs.  Les  Grecs  et  les  Latins  ne 
concevaient  rien  de  plus  déplorable  qu’un  semblable  sort.  Ovide 
craint  cette  triste  deslinée  dans  son  voyage  par  mer  pour  se 
rendre  au  lieu  de  son  exil  \ Virgile  vous  apprendra  que  Flié- 
roisme  d’Enée  ne  pouvait  pas  tenir  non  plus  contre  ce  malheur  : 
il  aurait  cent  fois  mieux  aimé  avoir  été  enseveli  dans  les  ruines 
de  Troie,  que  d’étre  mangé  par  les  soles.  Mais  laissons  ces 
usages  qui  tiennent  de  la  bizarrerie , et  voyons  quelle  a élé  la 
pratique  des  peuples  civilisés. 

La  coutume  la  plus  ancienne,  et  en  méme  temps  la  plus  na- 
turelle,  c’est  de  mettre  les  corps  morts  en  terre,  pour  les  y faire 
consumer.  Grotius  % sur  Forigine  d’enterrer  les  morts,  dit  que 
les  bommes  ont  voulu  payer  par-la  d’eux-mémes  le  tribut  que 
la  nature  leur  demande,  bon  gré,  malgré  qu’ils  en  aient.  Le  corps 
de  Fhomme  ayant  été  formé  de  la  terre,  doit  retourner  dans  la 
terre,  comme  Dieu  Fa  déclaré  a Adam 

Les  anciens  Hébreux  enterraient  leurs  morts.  On  voit  dans 
les  livrés  de  Moise  que  quelques  patriarcbes  décédés  furent  mis 
en  terre : telle  fut  la  sépulture  d’ Abraham  et  de  Jacob.  Vous 
trouverez  dans  divers  auteurs  comment  se  faisaient  les  funé~ 
railles  cliez  les  Juifs.  Je  iFen  rapporterai  que  deux  ou  trois  qui 
me  paraissenl  propres  a éclaircir  quelques  endroits  de  FEcri- 
ture  sainte.  Il  parait  qiFils  ne  mettaient  point , comme  nous , 
leurs  morts  dans  un  cercueil.  Voici  ce  qu’ils  praliquaient  du 

^ Sive  per  iminensas  jactabor  naufragus  undas, 

Nostraque  longinquus  viscera  piscis  edat. 

- De  jure  belli  et  pacis,  lib.  H,  cap.  19. 

^ Genése,  III,  19. 


300 


temps  de  Jésus-Christ.  Apres  avoir  préparé  les  corps,  ils  les 
posaienl  liés  de  bändes,  et  enveloppés  d’im  linceiiil,  sur  de  pe- 
tits  lits,  et  les  placaient  ensuite  dans  des  grottes  qui  étaient 
leiirs  sépulcres.  Vojez,  je  vous  prie,  Phistoire  de  la  résurrec- 
tion  de  Lazare.  S’il  avait  été  enfermé  dans  un  cercueil,  Jésus- 
Clirisl  ne  pouvait  pas  lui  dire  « Lazare  sors  dehors.  » Il  au- 
rait  fallut  ouvrir  le  cercueil  auparavant,  comme  il  fallut  oter  la 
pierre  qui  fermait  Tentrée  du  sépulcre.De  méme  dans  Thistoire 
de  la  résurrection  du  fils  de  la  veuve  de  Nain,  Jesus  s’approclie 
du  niort  et  lui  dit  : « Jeune  homme , levez-vous  \ » Comment 
aurait-il  pu  se  lever  s il  eut  été  enfermé  dans  une  biére? 

Il  est  vrai  qifil  y a dans  nos  versions,  que  Jésus  «s’approclia 
du  cercueil  et  le  touciia.»  Mais  M.  deBeausobre  le  pére,  de 
qui  je  tiens  cette  remarque,  a répondu  a cette  difficulté.  L’é- 
vangéliste  a pris  le  mot  de  Toriginal  dans  une  signification 
générale,  c’est-4i-dire  pour  ce  qui  portait  ou  soutenait  le  mort. 
L’interpréte  syriaque  Fa  rendu  par  celui  de  lit^  et  c’est  ainsi  qiFil 
faut  traduire  : « Jésus  touclia  le  petit  lit  ou  le  mort  était  couclié. » 

Les  Juifs  avaient  des  pleureuses  a gages  et  des  joueurs  d’ins- 
truments  lugubres  qui  accompagnaient  le  convoi.Ceux  qui  ren- 
contraient  une  pompe  funébre  devaient,  par  lionneur,  se  joindre 
a elle,  et  méler  leurs  [ilaintes  a celles  des  parents  du  mort.  Le 
Sauveur  semble  faire  allusion  a cette  coutume  lorsqu’il  dit, 
dans  ce  méme  cbapitre  de  saint  Luc  que  je  viens  de  citer  : 
« Nous  avons  fait  des  lamentations,  et  vous  n’avez  point  pleuré 
avec  nous  » 

Vous  savez  aussi.  Monsieur,  que  dans  la  Palestine  c’était  un 
usage  ancien  d’embaumer  les  corps  des  personnes  un  peu  dis- 
tinguées.  Vous  avez  vu  dans  saint  Jean  que  notre  Seigneur  fut 
enveloppé  de  linges  et  frotté  d’aromates,  «suivant  la  coutume 
qiFont  les  Juifs  d’ensevelir  les  morls  » 

1 Luc,  VII,  14. 

2 Luc,  VII,  32. 

^ Jean,  XIX,  39. 


301 


Jepourrais,  en  remonlani  plus  haut,  vous  citer  le  cinquan- 
tiéme  cliapitre  de  la  Genése,  ou  il  est  dit  que  Josepli  fit  embau- 
mer  le  corps  de  Jacob,  son  pére,  par  ses  médecins,  qiii  y eni- 
ployérent  qiiarante  jours.  Mais  ce  ne  serait  pas  lä  une  bonne 
preuve,  parce  que  cela  se  fit  ainsi  plutöt  selon  la  pratiqiie  des 
Egyptiens,  que  selon  celle  des  Jiiifs. 

Ii  faut  avouer  que  les  anciens  babitants  de  TEgypte  ont,  en~ 
tre  toutes  les  nations,  poiissc  le  plus  loin  leur  piété  poor  les 
inorts.  Åulaiit  qu’il  a dépendu  d’eux,  ils  ont  assiiré,  pour  ainsi 
dire,  Fimmortalité  aux  personnes  qui  avaient  été  Fobjet  ou  de 
leur  respeci  ou  de  leur  amour.  Que  n’ont-ils  pas  imaginé  pour 
faire  revivre  les  hommes  apres  leur  mort?  Ils  savaient  les  pré~ 
server  de  la  pourriture  et  conserver  jusqo^ä  leurs  linéaments. 
Conservant  ainsi  leurs  parents  et  leurs  amis  plusieurs  siécles, 
c était  arracher  ä la  mort  une  partie  de  sa  proie.  Ils  gardaient 
dans  leurs  maisons  les  corps  ainsi  arraiigés,  ou  ils  les  mettaient 
dans  des  grottes  ménagées  exprés  pour  cela. 

On  prétend  que  le  soin  extraordinaire  qiFils  prenaient  pour 
conserver  les  corps  était  foodé  sur  une  ancienoe  opinion  paien- 
ne,  que  les  åmes  accompagnaient  les  cadavres.  Ils  croyaient 
qiFelles  demeuraient  auprés  des  corps  autant  de  temps  quäi  en 
restait  quelque  vestige.  C’élait  donc  pour  empécher  les  åmes 
d’aller  sitöt  dans  d’autres  lieux,  que  les  Egyptiens  embau” 
maient  avec  tant  de  soins  les  cadavres.  G’est  dans  cetle  vue 
quäls  prodiguaient  la  myrrhe,les  parfums,  les  bändes  de  fm  lin, 
enduites  degomme.  Saint  Augustio  dit  que,  par  lä,  ils  reodaient 
leurs  cadavres  ä peu  prés  aiissi  durs  que  le  marbre.  G’est  pour 
la  méme  raison  qu  ils  firent  båtir  ces  superbes  pyramides,  donl 
les  voyageurs  nous  font  des  descriptions  si  surprenantes : c^é- 
tait  les  lombeaux  de  leurs  souverains.  Les  grands  en  avaient  aussi 
fait  construire  quelques-unes  pour  leur  servir  de  mausoléesron 
les  appelle  les  petites  pyramides. 

Les  Romains  avaient  aussi  un  soin  particulier  des  morts.  Ils 
les  ont  enterrés  pendant  quelque  temps;  mais  Fusage  le  plus 


302 


ordinaire  chez  eux  élait  de  les  bruler.  Il  parait , par  une  loi  des 
Douze  Tables,  qiie  la  coutume  la  plus  ancieime  élait  de  mettre 
les  cadavres  dans  la  terre,  poiir  les  y faire  consumer.  Sylla  fut 
le  premier  qui  ordonna'  que  son  corps  fut  brulé,  parce  quil 
appréhenda,  dit-on,  qu’il  ne  fut  traité  comme  il  avait  trailé  celui 
de  Marius.  C’est  des  Grecs  que  ce  dictateiir  romain  emprunta 
cette  idée  de  consumer  les  cadavres  par  le  feu.  Yous  Irouverez 
plus  d’une  fois  cette  pratique  dans  Ylliade  d’Homére.  On  n'a 
qii’ä  voir  surtout  les  funérailles  de  Patrocle.  Il  est  assez  surpre- 
nant  que  les  Grecs  ayant  eu,  pendant  un  long  espace  de  temps, 
Tusage  naturel  d’enterrer  leiirs  morls,  se  soient  avisés  dans  la 
suile  de  les  bruler  sur  un  buclier.  Il  y a quelqiie  chose  qui  ré- 
volle  rhumanilé,  a réduire  ainsi  en  cendres  ceux  qu’ils  avaient 
le  plus  aimés  pendant  leur  vie.  Aussi  Lucien  les  raille  la-dessus 
dans  ses  dialogues. 

Les  bucbers  furent  en  usage  chez  les  Romains  jusqu’aux 
Anlonins.  Ges  princes  pbilosopbes  et  vertueux  ne  purent  souf- 
frir  qu’on  exer^åt  plus  longtemps  cette  espéce  de  cruauté 
sur  des  corps  bumains , et  ils  rétablirent  Tancienne  sépulture. 

Les  Romains  n’ont  point  eu,  comme  nous,  de  cimetiéres  pu- 
blics.  Ils  évitaient  avec  soin  d’enterrer  leurs  morls  dans  la  ville. 
La  loi  des  Douze  Tables,  que  j’ai  déja  cilée,  le  défendait  ex- 
presscment  \ Il  n’y  avait  de  lieu  fixe  pour  la  sépulture  de 
chaqiie  particulier,  que  celui  que  sa  volonté , celle  de  ses  héri- 
liers  ou  de  ses  amis  déterminait.  Ordinairement  leurs  tombeaux 
étaient  sur  les  grands  chemins.  On  donne  diverses  raisons  de 
cette  maniére  de  les  placer  : les  grands  étaient  bien  aises  que 
leurs  épitaphes  annon^assent  a tout  ce  qui  abordait  a Rome,  le 
röle  quils  avaient  joué  dans  le  monde:  pour  les  autres  , cette 
place  leur  convenait  aussi,  non  pour  satisfaire  leur  vanité,  mais 
par  un  motif  de  religion:  ils  croyaient  de  profiter  par-la  des 
soubaits  que  feraient  pour  leurs  månes  ceux  qui  passeraient 


* In  urbe  ne  sepelito. 


303 


dans  le  chemin.  Quelque  vlle  qiie  fiit  la  conditioa  d’un  Ro- 
main,  il  était  rare  que  son  tombeau  ne  fut  pas  cliargé  de  quelque 
inscriplion : elle  commen^ait  ordlnairement  par  ces  raots  : Sisle 
viator  (arréte-toi  passant). 

On  donne  encore  une  raison  moraie  de  cette  maniére  de 
placer  les  lombeaux.  Les  Romains  enterraienfc  leurs  morts  le 
long  des  grands  cbemins,  dit  Yarron,  pour  averlir  les  passants 
de  leur  propre  mortalité.  On  lit  encore  ceci  dans  une  homélie 
attribuée  a saint  Chrysostome  : « Il  n’y  a point  de  ville,  point 
de  bourg  ou  Fon  ne  trouve,  avant  que  d’y  entrer,  des  sépulcres; 
et  cela  afin  d’obliger  ceux  qui  y arrivent  a réflécbir  sur  ce  qu’iis 
deviendront  avant  de  contempler  dans  les  villes  les  ricbesses,le 
pouvoir  et  les  dignités  qui  y éclatent.  » 

Yous  n’attendez  pas  de  moi  sans  doute , Monsieur,  que  je 
vous  décrive  ici  en  détail  les  cérémonies  funébres  des  Romains : 
c’est  ce  que  vous  trouverez  dans  divers  au  teurs  qui  ont  traité 
des  antiquités  romaines.  Il  est  plus  a propos  que  je  m’arréte 
quelques  moments  sur  une  question  épineuse  qui  regarde  ces 
funérailles,  et  que  je  tåcbe  de  la  résoudre. 

Les  anciens,  apres  avoir  brulé  le  corps  de  leurs  parents , en 
reofermaient  les  cendres  dans  des  urnes  et  les  conservaient  avec 
soin.On  demande  comment  ils  pouvaient  distinguer  les  cendres 
du  cadavre  de  celles  du  bucber  méme?  On  dit  ordinairement 
lä-dessns  que  cela  se  faisait  par  le  moyen  de  la  toile  nommée 
asueste,  et  composée  de  la  pierre  amianie^  que  Fon  sait  qui 
donne  un  fil  incombuslible.  On  ne  peut  pas  nier  que  cette  toile 
ne  fut  employée  quelquefois  pour  faire  cetle  distinction.  Pline 
le  dit  posilivement,  et  ce  qui  le  conbrme,  c’est  qu'en  1702  on 
irouva  a Rome,  dans  un  sarcophage,  une  piéce  de  cette  toile, 
que  Fon  monlre  encore  aux  curieux.  Maisie  méme  Pline  ajoule 
encore  une  circonstance  qui  nous  obllge  a chercher  une  autre 
réponse  a cette  difficulté,  c’est  que  ce  lin  incombustible  était 
aussi  rare  et  aussi  clier  que  les  perles,  et  que  Fon  ne  s’en  ser- 
vait  que  pour  envelopper  les  corps  des  rois,  afin  de  pouvoir 


304 


(lé?iiéler  leurs  cendres.  Ce  o etail  donc  pas  la  maniére  ordinaire 
de  falre  celle  separation. 

Il  senible  donc  qiie  la  mellleure  réponse  a cette  difticulté, 
c est  de  dire  qu’il  y a beauconp  d’appareiice  qiie  les  Romains, 
apres  avoir  brnlé  les  corps,  n avaient  soin  qiie  de  recneillir  les 
restes  des  ossenients  calcinés  par  le  Teu.  Ce  qui  confirme  cette 
explicalion,  c’est  qne  Fon  tronve  quelquefois  des  iirnes  sépul- 
crales  ou  il  y a des  os  briilés  encore  en  nature,et  presquepoint 
de  cendres.  Le  pen  qiFon  en  tronve  pent  venir  des  ossements 
niémes,  dont  nne  partie  s’est  réduite  en  poudre  par  la  longnenr 
dn  ternps.  Ge  qiFil  y a de  constant,  c’est  qjFon  appelait  ordi- 
nairement  les  petites  urnes'  ossuaria^  c’esi-a-dire  urnes  aux 
ossements,  et  ce  service  qiFon  rendait  anx  parents  et  aux  amis, 
deconserver  les  restes  de  lenrs  cadavres,  se  nommait  omlegium, 
c’est-a-dire  ramas  de  leurs  os. 

A Fégard  des  urnes  lacrimatoires,  dontje  vons  avais  parlé, 
ponr  vons  pronver  qne  les  anciens  avaient  Fnsage  dn  verre  de 
temps  immcmorial , elles  ponrraient  bien  avoir  en  un  autre 
usage  qne  celui  qiFon  lenr  assigne  ordinairement.  Ges  vaisseaux 
tantöt  de  terre,  tantot  de  verre,  servaient,  dit-on,  a ramasser  les 
larmes  des  parents.  Un  académicien  de  Paris  croit  qu’il  est  plus 
{)robable  que  ces  vases  claient  deslinés  a mettre  des  banmes 
et  des  onguents  liquides,  dont  ils  arrosaient  les  ossements  bru- 
lés 

Ttlais  il  est  temps  de  répondre  a votre  question.  Il  s’agit  de 
déterminer,comme  vons  Favez  soubaité,  qiiand  on  a commencé 
a enterrer  les  morts  autonr  des  églises.  On  dit  que  les  I^acé- 
dcmoniens  sont  les  premiers  qui  ont  placé  leurs  cimetiéres  au- 
tour  de  leurs  temples  : il  s’est  passé  bien  des  siécles  avan  t qiFils 
aient  eii  des  imitateurs. 

Anjourdlini  c’est  un  usage  universel  dans  les  pays  catho- 
liques,  de  mettre  les  cimetiéres  attenant  les  églises,  et  cet  usage 
est  encore  reslé  dans  qnelques  pays  protestants. 

’ Mémoires  de  1’Acfidéniie  des  Inscripduns,  lome  X,  p.  462,  édit.  in-4^. 


305 


Chez  les  catholiques,  un  cimetiére  voisin  de  Teglise  est  censé 
terre  sainte,  quand  il  a été  béni  avec  les  formalités  reqiiises. 
Gette  cérémonie  est  décrite  fort  en  détail  dans  le  Rituel  ro- 
main.  Mais  quand  on  a le  piRilege  d’étre  enterré  dans  1 eglise 
méme,  c’est  encore  tout  autre  cliose  : la  bénédiction  faite  dans 
ces  lieux  sainls  Femporte  de  beaucoup  sur  celle  d’un  cimetiére 
en  plein  air : on  est  censé  participer  d’une  maniére  plus  immé- 
diate  au  sacrifice  qui  s y celebre  et  aux  priéres  que  Fon  y fait. 

Uusage  des  Juifs  était  d’enterrer  hors  des  villes.  Cela  parait 
par  la  sépulture  d’ Abraham  \ Je  vous  ai  déja  parlé  de  la  sé- 
pulture  du  fds  de  la  veuve  de  Nain,  et  de  celle  de  Lazare  : Fune 
et  Fautre  se  faisaient  hors  de  la  ville.  Le  tombeau  de  Joseph 
d’Arimathée  était  de  méme  hors  de  Jérusalem 

Les  lois  romaines  défendaient  expressément  d^enterrer  au- 
cun  rnort  dans  Fenceinte  de  la  ville ; elles  furent  uniformes  la- 
dessus  pendant  plusieurs  siécles.  Les  premiers  empereurs  chré- 
tiens  confirmérent  ces  lois , et  défendirent  surtout  d’ensevelir 
dans  les  églises.  Il  parait  qu’auparavant,  dans  les  temps  deper- 
sécution , les  tombeaux  des  martyrs  étaient  hors  des  villes.  11 
est  vrai  que  quelquefois  les  chrétiens  s’assem.blaient  dans  le 
lieu  méme  ou  les  martyrs  avaient  été  enterrés,  et  en  faisaient, 
pour  quelque  temps,  des  espéces  d’églises;  mais  on  ne  peut  pas 
conclure  de  la  qu  ils  eussent  été  enterrés  dans  Féglise.  Peu  ä 
peu  les  abus  se  glissérent  parmi  les  chrétiens  : quand  leur 
religion  fut  devenue  la  dominante,  ils  commencérent  par  trans- 
porter les  ossements  ou  les  cendres  des  martyrs:  on  les  tira  des 
cimetiéres  de  la  campagne,  pour  les  placer  honorablement  dans 
les  églises  mémes. 

Vous  pouvez  donc,  Monsieur,  regarder  comme  un  fait  cer- 
tain  que  dans  les  trois  premiers  siécles  du  christianisme  on  ne 
voyait  point  de  cimetiéres  dans  les  villes,  et  que  les  chrétiens, 
quand  ils  eurent  des  églises,  n y enterraient  pas  encore  leurs 

^ Genése,  XXV,  9. 

2 Jean,  XIX,  41. 


T.  II. 


20 


306 


morts , quelque  distingués  qu’ils  fussent.  Je  ne  dois  pas  ou- 
blier  de  remarquer  que  la  premiére  consécration  de  cimeliére 
se  trouve  dans  Grégoire  de  Tours,  auteur  du  sixiéme  ou  sep- 
liéme  siécle. 

Non-seulement  on  n'enterrait  pas  dans  les  églises , mais 
ménie  il  n’élait  pas  permls  d’en  båtir  dans  des  lieux  ou  il  y avait 
eu  quelqu’un  d’enlerré.  Dans  toutes  les  letlres  de  saint  Gré- 
goire, ou  il  s’agil  d’en  construire  quelque  nouvelle,  ce  pape  y 
mel  toujours  cette  restriction  : « pourvu  que  dans  cet  endroit- 
la  il  n’y  ait  aucun  cadavre  K » Plusieurs  conciles  ont  défendu 
d’ensevelir  dans  les  églises.  Les  capdulaires  de  Charlemagne 
ont  encore  une  défense  expresse  ia-dessus 

Les  abus  se  sont  glissés  insensiblement.  D’abord  on  jugea 
convenable  d’enterrer  honorablement  les  fondateurs  des  églises. 
Eusébe  nous  apprend  que  le  grand  Constantin  fut  inhumé  dans 
le  \estibule  de  celle  qu’il  avait  båtie  a Constanlinople.  Dans  la 
suile,  les  corps  des  bienfaiteurs  passérent  du  porlique  dans  Té- 
glise  méme.  Get  honneur  fut  encore  déféré  aux  évéques,  aux 
prélres,  et  a quelques  parliculiers  qu’on  crut  qui  méritaient  cette 
distinclion. 

IVL  Haguenot,  académicien  de  Montpellier,  lut,  dans  une  de 
leurs  assemblées,  en  1747,  un  mémoire  pour  faire  sentir  le 
danger  des  inimmations  dans  les  églises.  Il  prouve  irés-bien 
que  c’est  la  un  usage  abusif , el  il  rapporte  plusieurs  exemples 
de  persoimes  étouffécs  subilement  dans  les  caves  des  églises 
pendant  les  inliumalions.  En  voici  un  des  plus  frappants. 

Au  mois  d’avril  1744,  on  voulut  enterrer  dans  une  église 
de  Montpellier  un  particnlier  qui  était  d’une  confrérie  de  péni- 
lenls.  Il  s agissait  de  le  placer  dans  la  cave  commune  deslinée 
a tous  les  confréres.  Deux  ou  trois  persoimes  descendirent  suc- 
cessivement  dans  cette  cave:  elles  furent  étouffées  par  la  vapeur 
maiigne  qui  en  sorlil. 

^ Si  corpus  ibi  constet  humalum. 

^ NuUiis  deincops  morfunm  in  occlesia  sopelial. 


307 


Ces  caves,  ou  Ton  inhume  tant  de  cadavres,  sont  des  espéces 
de  méphitis  trés-dangereux.  Vous  savez,  Monsieur,  que  c’estle 
nom  que  1’on  donne  a certaines  grottes  ou  a certains  puits,  d’ou 
il  sort  des  exhalaisons  infectées  et  trés-funestes  a ceux  qui  en 
approchent  de  trop  prés. 

Non-seulement  les  caves  communes,  mais  encore  les  caveaux 
parliculiers,  et  généralement  toutes  sortes  de  lieux  souterrains, 
ou  creusés  dans  les  églises,  dans  lesquels  on  ensevelit  les  morts, 
quoique  moins  dangereux  que  les  caves  communes , ne  iaissent 
pas  de  Tétre  encore  beaucoup. 

La  puanleur  excessive  qui  sort  de  ces  souterrains  quand  on 
les  ouvre,  démontre  la  malignité  des  exhalaisons  qui  y étaient 
renfermées.  Elle  est  telle  que  Ton  en  voit  des  effets  tout  a fait 
funestes.  Ges  exhalaisons  corrompues  sufFoquenl  ceux  qui  se 
trouvent  dans  leur  atmosphére.  Mais  elles  peuvent  avoir  des 
suiles  encore  plus  tragiques,  don  t on  ne  s’aper^oit  pas  d^ahord. 
En  se  répandant  dans  l’air  circonvoisin,  elles  peuvent  infeeter 
une  ville  entiére,  et  par  la  donner  oceasion  a des  maladies  po- 
pulaires,  malignes  et  méme  pestilentielles.  L’académicien  de 
Montpellier  qui  a puhlié  une  dissertation  la-dessus,  conelut  qu’il 
serait  d’une  honne  police,  et  de  Tintérét  puhlic,  d’interdire  toute 
inhumation  dans  les  églises. 

Si  vous  souhaitez  quelque  chose  de  plus  sur  cette  matiére,^ 
vous  pouvez,  Monsieur,  consulter  le  Journal  des  samnts  de  Paris 
du  mois  de  septemhre  1748 : vous  y verrez  des  leltres  qui 
insistent  principalement  sur  le  danger  des  caveaux.  Yous  ri7- 
gnorez  pas  qiéun  liomme  de  qualité  qui  a fondé  une  chapelie, 
ordonne  par  son  testament  qu  il  y sera  inhumé.  La  plupart  des 
gens  croient  que  c’est  simplement  parce  que  c’est  une  place 
plus  honorahle ; mais  il  y a une  raison  secréte  qui  y entre  pour 
heaueoup.  Ge  hienfaiteur,  qui  a fondé  un  certain  nomhre  de 
messes  pour  soulager  son  åme  dans  le  purgatoire,  s’imagioö 
que  plus  son  corps  sera  prés  de  Fofficiant,  plus  il  participera  a 
Fefficace  du  sacrifice.  Un  sage  médecin  de  Paris,  qui  devait  na» 


308 


tnrellémeiit  étre  enterré  dans  1 eglise,  le  défendlt  par  son  tes- 
tament, et  voulut  élre  simplement  placé  dans  le  cimetiére.  On  lui  a 
dressé  une  épilaphe  ou  Ton  en  rend  la  raison,  c’est  cpi’ayant 
travaiilé  toute  sa  vie  a procurer  la  santé  de  ses  conciloyens,  il 
ne  voulait  pas  leur  nuire  apres  sa  mort^ 

Les  cimetiéres  atlenants  aux  églises,  quoique  situés  en  plein 
air,  ne  laissent  pas  de  rinfecter  jusqii’a  un  certain  point,  et  il 
serait  beaiicoup  mieux  de  les  placer  hors  des  villes,  selon  l’an- 
cien  usage. 

Je  me  serais  moins  étendu  sur  Tabus  d^enterrer  dans  les  églises 
011  dans  les  cimetiéres  qui  y sont  attachés,  si  c’était  seulement 
la  pratique  de  Téglise  romaine.  Mais  vous  savez  que  quantité 
de  pays  protestants  ont  conservé  cette  dangereuse  coutume. 

(Test  encore  Tusage  en  Oollande.  Voici  les  plaiiites  que 
falsait  la-dessus  un  auteur  fort  judicieux:  « Les  anciens  Romains 
dit-il,  ne  voulaient  pas  qiTon  enterråt  dans  la  ville  les  corps  de 
ceux  qui  étaient  morts.  Les  chrétiens,  qui  ont  tant  emprunté 
de  mauvaises  choses  des  paiens,  les  devraient  imiter  dans  une 
conduite  si  sage.  11  ne  faut  pas  étre  grand  physicien  pour  savoir 
que  les  particules  qui  s’exhalent  perpéluellement  des  corps 
morts  et  corronqius,  sont  capables  de  causer  un  grand  nombre 
de  maladles  aux  vivants,  surtout  si  ces  corps  sont  morls  de  quel- 
que  maladie  contagieuse.  Cependant,  par  un  faux  préjugé  qiTil  y a 
des  endroils  plus  saints  les  uns  que  les  aulres,  on  ensevelit  jusque 
dans  les  églises,  alin  qiTon  puisse  humer  plus  souvent  les  par- 
ties  infectées  qui  s'exhalent  perpétuellement  des  tombeaux. 
ITliomme  iTest  pas  sujet  a un  assez  grand  nombre  d’inlirmités 
naturelles,  il  faut  encore  qiTil  tende  lui-méme  des  piéges  a sa 
propre  vie,  et  qiTil  s’ouvre  de  nouveaux  chemins  pour  arriver 
plus  promptement  a la  mort^!  » 

Un  autre  journaliste  plus  möderne  a fait  a peu  prés  les 

* Ut  nemini  noccret  niorluus,  qui  nemini  nocuerat  vivus. 

- Iternard,  UépubJifiuc  des  leltres,  février  1703,  p.  138, 


309 


mémes  reflexions.  Il  mérite  aussi  cFétre  écoiité,  d’autant  plus 
qu’on  le  croit  médecin  de  profession. 

c(  Un  abus  fort  dangereux,  dit-il,  et  qu’on  peut  regarder 
comme  un  reliquat  du  papisme,  c’est  celui  d’enterrer  les  morts 
dans  les  églises,  ou  dans  des  cimetiéres  qui  les  environnent, 
comme  cela  se  pratique  en  Angleterre,  en  Hoilande  et  dans 
d’autres  pajs  protestants.  Lorsqu^on  crojait  qu’il  fallait  adresser 
a Dieu  des  priéres  pour  les  åmes  des  défunts,  sur  leurs  tom- 
beaux;  lorsqu’on  croyait  que  ces  åmes  brulées  dans  les  flam- 
mes  du  purgatoire  en  élaient  retirées  ou  du  moins  recevaient 
du  soulagement  par  le  moyen  des  messes  qui  se  disaient  dans 
les  églises  ou  reposaient  les  corps  qu’elles  avaient  animés ; lors- 
qu’on  croyait  que  plus  ces  corps  étaient  prés  de  Tautel  ou  les 
messes  se  disaient,  plus  les  åmes  y avaient  de  part,  ii  était 
tout  naturel  de  souhaiter  d’élre  enterré  dans  une  église,  et  le 
plus  prés  du  maitre-autel  que  faire  se  pouvait.  Mais  aujourddiui 
qiéil  est  de  foi  que  les  priéres  des  vivanls  ne  sont  d’aucune 
utilité  aux  morts,  aujourddiui  que  nous  avons  aboli  la  messe 
et  rejeté  les  superstitions,  que  viennent  faire  les  cadavres  dans 
les  églises?  Empoisonner  Tair  que  les  vivants  y respirent,  et 
porter  par  ce  moyen  dans  leur  sang  le  levain  de  diverses  ma- 
ladies.  Il  n’y  a point  d’église,  surtout  dans  les  grandes  villes 
comme  Londres,  ou  Ton  ne  sente  une  odeur  infectée  dans  des 
jours  pesants  ou  Tair  ne  circule  pas.  Pourquoi  les  guerres  san- 
glantes  ont-elles  été  si  souvent  siiivies  de  la  peste?  Par  ia  méme 
raison , parce  que  Tair  corrompu  par  la  multitude  des  cadavres 
donnait  la  mort  aux  vivants  U » 

Vous  jugez  bien.  Monsieur,  que  ia  sépullure  dans  Téglise 
s’acbéte  ordinairement,  et  que  les  places  les  plus  bonorables 
se  paient  assez  cher.  Si  cette  maniére  d’ensevelir  fait  mourir 
bien  des  gens,  elle  en  fait  aussi  vivre  d’autres.  Le  profit  qui  en 
revient  a beaucoup  contribué  å introduire  cet  abus,  et  apparem- 
ment  le  fera  durer  encore  bien  longtemps. 

* Bibliothéqm  raisonnée,  tome  XLIII,  p,  148. 


SEIPTIEME  PARTIK 


DISSERTATIONS 

SUR 

L’HISTOIRE  LITTÉRAIRE 


A.  ORIGINE  DE  LIMPRIMERIE , ET  RIRLIOGRAPHIE. 

I 

lETTRE  SUR  UN  ANCIEN  LIVRE  IMPRIMÉ  A BALE  AVEC 
LA  DATE  DE  1444. 

(Circonstances  qui  prouveiil  que  sa  vraie  dale  est  1494.  — Lellre  de  Belzébulli  au  clergé 
du  quinziéme  siécle.  — Trait  aiialogue  du  Livre  des  sainls  Anges.) 

{Bibliothéque  Germanique  cT\msterdam,  année  1734,  tome  XXIX.) 
Monsieur  , 

J’ai  toujours  compris  que  la  Bibliothéque  germanique  ne  se 
borne  pas  a rendre  ralson  des  livrés  nouvellement  imprimés  en 
Allemagne.  Les  ouvrages  anciens  et  rares  qui  parurent  dans  ce 
pajs-lä,  des  les  commencements  de  la  découverte  de  Timpri- 
inerie,  sont  aussi  du  ressort  de  ce  journal.  J’ai  déterré,  dans  la 
bibliothéque  publique  de  notre  ville,  un  bouquin  qui  m’a  paru 


314 


mériter  ratten  tion  des  curieux,  et  par  sa  matlére,  et  par  Tannée 
de  ]’impression.  Je  vais  donc  vous  le  faire  connaitre,  persuadé 
qu’il  doit  étre  rare  dans  votre  pays. 

Yoici  le  titre  du  livré  dont  il  s’agit:  Reformatorium  vite,  mo- 
rumque  et  lionestatis  clericorum  saluberrimum,  curn  fraterna  qua- 
dam  resipiscendi  ä viciis  exhortatione,  et  ad  penitentie  por  tum 
applicandi  admonilione  : curn  expressione  quorundam  signorum 
ruine  et  trihulationis  ecclesie. 

G’est  un  petit  in~8°  qui  a appartenu  a Simon  Goulart,  ancien 
ministre  de  Geneve.  A la  fm  de  fouvrage  on  retrouve  encore  le 
titre,  répété  de  celte  maniére  : Explicit  feliciter  Reformatorium 
vite  morumque  clericorum,  etc.,  in  urbe  Rasilea  per  Michaelem 
Furter  impressorem  salubriter  consummalum.  Anno  incarnalionis 
Dominice  M.  CCCC.XLIUI , in  Kathedra  Pelri.  Ges  derniers 
mots  de  Kathedra  Petri,  désignent  apparemment  le  22  février, 
ou  Ton  trouve  dans  Falmanach  la  Cliaire  de  Saint- Pierre. 

Mais  il  importe  peu  de  savoir  au  juste  le  jour  que  cel  ou- 
vrage  fut  achevé  dimprimer;  le  point  essentiel  c’est  d’en  con- 
naitre  fannée.  On  lit  nettemeni,  dans  les  exemplaires  qui  res- 
tent  de  ce  livre,  quil  fut  imprimé  en  1444.  Si  cette  date  est 
exacte,  voila  le  premier  ouvrage  imprimé  avec  quelque  régula- 
rité.  Ge  n’est  plus  Mayence  ou  Harlem  qui  auront  donné  la 
naissance  a ce  bel  art,  ce  sera  la  ville  de  Båle.  Faust  et  Gosler 
en  doivent  céder  la  gloire  a Michel  Furter.  Get  imprimeur  est 
cité  sous  fannée  1494.  (Yoyez  le  tome  page  253,  des  Än^ 
nales  tgpographiqiies  åeMdi\Ume,éåi\ion  de  1733,  ä Amsterdam, 
chez  P.  Humbert.) 

Il  y a environ  vingt  ans  que  quelque  savant  de  Halle  en  Saxe, 
ayant  déterré  un  exemplaire  de  ce  Reformatorium,  iFhésita 
point  a décerner  a la  ville  de  Båle  tout  fhonneur  de  la  décou- 
verte  de  fimprimerie.  Ge  paradoxe  se  trouve  dans  un  des  vo- 
lumes  des  Actes  littéraires  de  Halle,  et  dans  un  Recueii  d! Obser- 
vations de  Daniel  Francus.  Je  n’ai  point  ces  ouvrages,  ainsi 
vous  me  dispenserez  de  vous  citer  précisément  fendroit  ou  cela 


312 


se  troiive.  Je  ne  vous  allégue  ceci  que  sur  le  rapport  d’autrui ; 
mais  j’ai  de  bons  garants  de  ce  que  j avance. 

Vous  voyez  assez,  Monsieur,  que  rien  n’est  plus  hasardé  que 
ce  nouveau  systéme  sur  la  découverte  de  rimprimerie.  Il  ne 
saurait  se  lier  avec  tout  ce  qui  nous  reste  de  monuments  histo- 
riques  sur  les  commencements  de  cet  art.  Pour  détruire  entié- 
rement  la  pensée  de  ces  Messieurs  de  Halle,  il  n’y  a qu’a  jeter 
un  coup  d’oeil  sur  notre  Re  format  orium,  qui  est  trop  bien  im~ 
primé  pour  pouvoir  étre  regardé  comme  un  des  premiers  essais 
de  cet  art.  Mais  comme  cetle  preuve  n’est  sensible  qu  a ceux 
qui  ont  sous  leurs  yeux  le  livre  méme,  en  voici  quelques  autres 
dont  tout  le  monde  pourra  sentir  égalemenl  la  force. 

J’ai  déja  dit  que  ce  livre  a un  titre  au  commencement  ou  au 
fronlispice,  et  cliacun  sait  que  les  premiers  livrés  imprimés  mar- 
quaient  seulement  a la  fm  de  fouvrage  quel  en  étaii  le  sujet, 
avec  ces  mots  qu’ils  avaient  imités  des  manuscrits  : Explicit 
felicitei\  etc.  Il  n’est  donc  pas  de  la  plus  ancienne  date  de  fim- 
pression. 

Une  autre  maniére  de  nous  assurer  de  la  fausseté  de  la  date 
en  question,  c’est  d’examiner  quand  vivait  ce  Michel  Furter. 
Les  curieux  ont  plusieurs  livrés  donnés  au  public  par  cet  im- 
primeur,  depuis  1480  jusqu’en  1510.  Il  faut  donc  nécessaire- 
ment  que  le  Reformatorium  ait  été  imprimé  dans  cet  intervalle. 
D’ailleurs  on  ne  connait  aucun  autre  livre  imprimé  a Båle  avant 
1475. 

Autre  indication  qui  nous  aidera  beaucoup  a fixer  cette 
date.  On  trouve  dans  le  milieu  du  livre  une  lettre  du  juriscon- 
sulte  Sébaslien  Brand  a f auteur  de  fouvrage.  En  voici  le  titre : 
Vener abili  viro  maghlro  Jacoho  Philippi^  sacre  pagine  baccalario 
formato  dignissimo  , insigms  ecclesie  Basileensis  Plebano  bene 
merito^  Sebastianus  Brand  fiumilis  utriusque  Doctor  S.  D.  P. 

Sébastien  Brand  ou  Brant,  littérateur  fort  connu,  est  né  en- 
viron  fan  1458:  donc  il  n’a  pas  pu  avoir  écril  une  lettre  d’ap- 
probation  a un  auteur  dont  fouvrage  aurait  été  imprimé  des 


313 


Fan  1444.— G’est  le  méme  savant  qui  a célébré  Finvenlion  de 
Fimprimerie  en  Allemagne  par  ces  deux  vers : 

Qu0e  doctos  latuit  Graecos,  Italosque  peritos, 

Ars  nova  Germano  surgit  ab  ingenio. 

Cetle  leltre  de  Brand  noiis  appreod  aussi  le  nom  de  Fau- 
teur  du  Reformatoriam  : c’est  Jacques  Phiiippi , bachelier , 
et  curé  de  Båle.  On  sait  quil  desservait  Féglise de  Saint-Pierre, 
qui  est  la  seconde  paroisse  de  cette  ville.  Il  était  un  peu  plus 
ågé  que  Brand;  sa  patrie  était  Fribourg  en  Brisgau,  ou  quelque 
village  voisin.  On  trouve  son  nom  pour  ia  premiére  fois  en 
1463  dans  les  actes  de  la  Faculté  de  théologie  de  Båle:  il  pa- 
rait  qu  alors  il  n^avait  aucune  cure.  Les  registres  de  FUniver- 
silé  parlent  encorede  lui  en  1491,  et  lui  donnent  le  titre  de  Ple- 
bcinus.  Il  faisait  alors  ses  exercices  académiques  pour  prendre 
le  degré  de  docteur. 

Apres  ces  éclaircissements,  il  me  parait  assez  vraisemblable 
que  notre  Reformatortum  a été  imprimé  en  1494.L’imprimeur 
a}  ant  marqué  la  date  en  caractéres  latins , rien  n’était  plus  fa- 
cile  que  de  mettre  un  L au  lieu  d’un  G,  c’est-å-dire  que  voulant 
marquer  MGGGGXGIIII,  on  aura  mis  å la  place  MGGGGXLIIIL 
On  sait  que,  dans  le  caractére  gothique,  le  G et  FL  se  ressemblent 
beaucoup. 

La  méprise  est  facile.  On  a dans  la  bibliothéque  de  Geneve 
une  vieille  traduction  du  Fasciculus  temponim^  faite  par  Pierre 
Farget,  de  Lyon,  sous  le  titre  de  Fardelet  Ilistorial,  ou  la  plu- 
part  des  gens  lisent  a la  fm  : M.  GGGG.  XLY,  quoiqu  il  y ait 
M.GGGG.XGV.  G’est  le  caractére  gothique  qui  cause  cette 
méprise. 

La  date  que  je  voudrais  donner  a notre  Reformatorium  est 
précisément  le  temps  que  Brand,  qui  a approuvé  le  livre,  faisait 
le  plus  parler  de  lui.  Trithéme  ayant  lini,  en  1494,  son  livre  De 
viris  illustribus^  dit  de  Brand,  que  c’est  un  savant  qui  suå  erudi- 
tione  atque  lucuhralionibus  Basileam,  indy  tam  Germanice  urbem^ 


314 


mirum  in  modum  exornat.  Je  trouve  encore  dans  le  catalogue 
de  la  bibliothéque  d’Heilsbronn,  que  Sébastien  Brand  fit  impri- 
mer  ä Båle,  en  1494,  un  livre  dont  voici  le  titre  : Clarismni 
viri  juriiim  doctoris  flemmerlin,  Cantoris  quondam  Tkiiricensis^ 
varm  obkctationis  Opuscula  et  Tracialm^  Hermanno  Archiep. 
Coloniensi  dicali^  a Sehast.  Brant.  Basilew  1494.  Celui  qui  a 
publié  ce  catalogue  dit  la-dessus  : « Eoc  in  libro  plures  Roma- 
nw  EccJesm  abusiis  mirå  libertate  perstringuntur.  » Vous  verrez 
bientot  que  le  Reformatorium  auquel  Brand  donne,  dans  sa 
lettre,  une  approbation  entiére,  est  monté  sur  le  méme  ton. 

Je  m’aperQois,  Monsieur,  que  rien  n’est'plus  ingrat  que  ces 
sortes  de  discussions  pour  rétablir  une  date.  Ceux  qui  ont  un 
peu  fréquenté  les  bibliothéques,  savent  que  Tannée  de  1’impres- 
sion  est  mal  marquée  dans  quantité  d’anciens  livrés.  Le  meilleur, 
dira-t-on,  est  de  Ty  laisser  telle  quelle  est,  sans  s’en  embar- 
rasser;  par-la  on  s’épargne  de  la  peine,  et  on  épargne  de  rennui 
au  lecteur.  Lavoue  que  ce  serait  perdre  son  temps  que  de  vou- 
loir  corriger  toutes  les  fausses  dates  des  anciennes  editions. 
Mais  celle  dont  il  s’agit  est  d’un  genre  particulier : c’est  une 
antidate  des  plus  captieuses,  et  qui  approche  beaucoup  de  la 
vraie  époque  de  Tinvention  de  Fimprimerie.  Elle  la  devance  de 
si  peu  d’années,  qu’on  pourrait  facilement  s’y  méprendre,  et  la 
cliose  est  effectivement  arrivée. 

Apres  tout,  direz-vous.  Monsieur,  si  quelqu’un  vous  sait 
gré  de  cet  éclaircisseinent,  ce  ne  sera  pas  du  moins  Messieurs 
de  Båle.  Cette  date  du  Reformalorium  leur  servait  de  titre  pour 
disputer,  å la  ville  do  Mayence  et  å celle  de  Harlem,  la  décou- 
verte  de  Timprimerie.  Ils  ont  méme  trouvé  des  avocats  å Halle 
qui  ont  plaidé  pour  eux.  G’est  donc  mal  leur  faire  sa  cour, 
que  de  travailler  å prouver  que  leurs  titres  ou  leurs  actes  sont 
faux. 

Mais,  Monsieur,  vous  pouvez  étre  iranquille  la-dessus.  Il  est 
bon  de  vous  dire  comment  les  savants  de  Båle  regardérent  la 
dissertation  de  Halle,  qui  leur  atlribuait  la  gloire  d’avoir  imprimé 


315 


les  premiers  : ce  fut  avec  la  derniére  indilFérence;  ils  virent  de 
sang-froid  des  étraiigers  s’échanfFer  pour  leur  déférer  un  hon- 
neur  qu ils  ne  recherchaient  pas.  Ils  allérent  méme  jiisqua  rire 
de  la  facilité  avec  laquelle  quelques  gens  de  lettres  se  laissaient 
imposer  a une  simple  antidate.  Ces  Messieurs  ne  se  sont  pas 
méme  contentés  d’en  rire  sous  cape : ils  ont  déclaré  nettement 
que  leur  ville  renon^ait  a une  gloire  qu’ils  ne  croyaient  pas 
qu’elle  eut  méritée.  Le  célébre  M.  Iselin , professeur  en  théo- 
logie,  a donné  la-dessus  un  éclaircissement  des  plus  désinté- 
ressés,  dans  le  Diclionnaire  historique  allemand  de  Båle;  je  crois 
que  c’est  a Tarticle  Imprimerie.  G est  méme  sur  les  mémoires 
qu’il  a eu  la  bonlé  de  me  fournir  que  j’ai  essayé  de  remettre 
en  1494  la  vérilable  dale  du  Reformatorium, 

Pour  vous  tirer  de  Tennui  que  ceite  sécbe  discussion  vous 
aura  causé,  je  crois  qu’il  ny  a qu’a  copier  quelques  endroits  de 
ce  Reformatorium  de  Philippi.  G’est  un  livre  écrit  dans  un  Irés- 
bon  dessein.  D’un  bout  a Tautre  on  voit  un  homme  de  bien  qui 
gémit  des  désordres  du  clergé : il  dépeint  les  ecclésiastiques  de 
son  lemps  avec  les  couleurs  les  plus  vives:  il  ne  les  ménage 
nullement,  et  on  doit  bien  lui  tenir  compte  de  son  courage. 

Voici  un  échanlillon  par  ou  vous  pourrez  juger  de  la  piéce. 
il  raconle  qu’un  prétre  débauclié  étant  revenu  de  Fenfer,  pour 
exhorler  un  de  ses  compagnons  de  débaucbe  a mener  une  vie 
plus  chrétienne,  en  rapporta  une  lettre  du  diable  pour  le  clergé 
d’alors,  dont  voici  la  leneur  : 

« Beelzebub,  princeps  demoniorum  et  dux  tenebrarum^  cumsa-" 
tellitibus  suis^  omnesque  tartareepotesiates^  — archiepiscopis^  epis- 
copis,  abbatihus^  prepositis,  presbiteris^  ceterisque  ecclesiarum  rec- 
toribus^  suis  carissimis  amicis^ — nunc  et  in  evum  tartareas 
lutes  et  inviolate  societatis  federa^  que  dissolvi  non  possint  in 
eternum ! 

« Magna  fiducia  nobis  est  in  amicitia  vestra,  amici  carissimi, 
« multum  vobis  gratulamur  quod  sentitis  optime  nobiscum,  et 
« que  nostra  sunt  diligenter  queritis  et  prccuratis,  ubiquetuendo 


316 


« atque  foveudo  quicqiiid  ad  jus  nostruiii  pertinere  cogiios- 
« citis.  Sciatis  ergo  iiniversilati  ooslre  vos  imdluni  esse  accep- 
« tos,  muhaqiie  gratiarum  aclioiie  studia  vestia  prosequimur  : 
« eo  quod  inlinile  mullitudines  aniniarum  per  miiiislerium  ves- 
« Irum,  vite  exeiiiplum,  atque  negligeuliam  faciendi  iii  populis 
« opus  Dei,  a via  veritatis  ahducte  et  relicte,  cottidie  iiohis  cap- 
« tive  adducuntur : unde  et  regni  nostri  poienlia  inagni(ice  ro- 
« boratur.  Perseverate  ergo,  tanquam  lideles  et  intinii  nostri,  in 
((  ainicitia  nostra,  per  opus  quod  cepistis  ac  tenetis,  quia  pro- 
c(  fecto  |)arati  sumus  pro  bis  omnibus  rependere  vobis  retri- 
((  butionein  condignam,  et  mercedem  cofigruam  in  inferioribus 
« inferni.  Yalete,  et  salus  nostra  sit  vobiscuni  in  eternuin.  » 

J’allais  Onir  ici  par  le  coinplinient  ordinaire;  mais  je  in’aper- 
^:ois  que  mes  olFres  de  service  ne  figureraient  pas  bien  si  prcs 
de  celies  du  diable.  Pour  laisser  donc  quelque  distance  entre 
deux , je  m’avise  de  transcrire  ici  un  passage  d’un  vieux  auteur 
qui  n’assortira  pas  mal  la  lettre  de  Beelzebub.  C’est  un  portrait 
des  ecclésiasiiques  du  quatorziéme  siécle,  qui  se  trouve  dans 
un  ancien  livré  que  Ton  conserve  avec  soin  dans  la  biblio- 
tliéque  publique  de  Geneve,  parce  que  c’est  le  premier  ouvrage 
inqnåmé  dans  cette  ville.  Il  est  de  1478,  et  a pour  titre  : Livre 
des  saints  Ämjes.  Uauteur  suppose  que  le  bon  ange  d’un  er- 
mite  Fexborte  a aller  dans  le  monde  précber  a cbaque  ordre 
de  gens  pour  les  corriger  de  leurs  déréglements.  Le  cbapitre 
des  gens  d eglise  vient  a son  tour.  Pour  ne  pas  nous  en  rap- 
porter uniquenient  au  témoignage  de  Tesprit  malin,  il  scra  bon 
d’entendre  aussi  la -dessus  un  ange  de  lumiére.  Yoici  donc  les 
instructions  qiFil  donne  a son  erniite  avant  que  de  Fenvojer  en 
mission  : 

((  Tu  diras  aux  prélats,  que  comme  il  soit  ainsi  qu  ils  soient 
« donnez  aux  aultres  en  exemple  de  bonne  vie,  qiFils  en  ont 
« par  leur  mauvais  exemple  trop  perdus  et  menez  jusques  aux 
« portes  d’enfer....  ils  ont  laissé  les  povres  mourir  de  faim.... 

« ils  ont  dependu  le  patrinioine  de  Jesus-Clirist  en  abomina- 


317 


« bles  oeuvres,  en  orde  goule  et  des  puantes  delectations  de 
« leur  char,  en  vestemens  et  chevanx  excessifs,  en  folies,  en 
c(  compaignies  de  ruffians  et  ors  ribaux...  Regardez  ies  encore 
c(  comme  ils  sont  cruels  tirans  a lenrs  snbjects,  en  tant  que 
« tout  le  monde  confesse  que  la  plus  cruelle  Seignourie  qui 
« soit,  c^est  la  Seignourie  des  Ecclesiastiques.  Et  qu’il  soit 
c(  ainsi  que  de  Dieu  ne  leur  soit  point  ottroie  toute  prosperite 
« d’enfans,  mais  leur  est  deffendue  pour  eschever  toute  espece 
f<  davarice,  toutefois  en  ont  ils,  et  ainsi  comme  les  seculiers 
« habundent  en  enfants.  Et  pour  ce  ils  erracberoient  voliintiers 
c<  les  entrailles  de  leurs  subjects,  pour  donner  a leurs  cham- 
c(  briéres  ou  enfans  et  amis  charnels...  Et  les  cbetifs  prebtres 
c(  vivent  sans  quelque  devocion,  sans  oroisons,  sans  charite, 
c(  sans  pitie,  sans  misericorde.  Et  les  trouveras  avec  les  hommes 
f(  dissolus,  oiseux,  scandaliseurs...  Sur  tous  autres  bommes 
c(  presumptueux,  orgueilleux,  avaricieux,  vindicatifs,  charnels, 
« publiques  concubinaires , malicieux  et  deshonnetes,  ors  par- 
« liers  jurant  laidement....  Ils  vont  par  les  rues  et  par  les  pla- 
« ces,  levans  les  yeulx  aux  fenestres  a contempler  les  Dames.., 
« Jamais  ne  parlent  se  non  damours  charnelles,  et  de  femmes 
c(  sans  vergongne...  Et  quand  ils  ont  le  ven  tre  plein  de  nobles 
« viandes  et  bons  vins,  ils  crient  a tout  le  monde,  disans  que 
f<  tants  et  tels  sont  les  travaulx  quils  passent  nuyt  et  jour  pour 
« la  Sainte  Eglise,  que  cest  merveilles...  Les  maulx  diceux,  dit 
((  le  Saint  Ange,  sont  tant  grands  et  tant  horribles,  que  ja  sont 
« montez  jusques  au  ciel  a la  Majeste  divine.  Et  leur  diras  que 
c(  sils  ne  samendent,  notre  Seigneur  leur  appareille  finable- 
c(  ment  en  la  court  souveraine  prisement  de  peuple  quil  ne 
« leur  obeira  ne  les  prisera  ung  ail,  mais  deux  se  truffera  et 
les  poursuivra  jusques  a la  mort.  Lequel  peuple  sera  favorise 
« par  les  Princes  et  Seigneurs  de  la  terre,  qui  de  tout  leur 
c<  cuer  se  esmouveront  encontre  eulx.  Et  apres  ce  leur  appa- 
c(  reille  la  mort  perdurable  et  paine  inestiraable...  » 

Je  ne  doute  point,  Monsieur,  que  vous  n’ayez  quelque  curio- 


318 


sité  de  savoir  qiii  est  cet  honnéte  homme  qui  parle  si  franche- 
ment.  Cest  un  cordelier  nommé  Fran^ois  Eximenes.  Il  y a 
heaucoup  d’apparence  que  c’est  le  métne  que  Frangois  Xime- 
nés  de  Girone,  qui  fleurissait  vers  la  fm  du  quatorziéme  siécle, 
et  fut  évéqiie  d’Elne  ou  Perpignan,  avec  le  titre  de  patriarche 
de  Jerusalem.  Dupin,  dans  sa  Bibliolliéque  ecclésiastique^  eiC^\e 
dans  son  Hisloire  littéraire  des  écrivains  ecclésiastiques  ^ nous 
disent  « qu’il  a laissé  des  ouvrages  de  piété,  entre  autres  un  livre 
de  la  vie  angélique.  » 11  est  probable  que  notre  livre  n’est  pas 
autre  cbose  que  cet  ouvrage  traduit  en  fran^ais. 


II 

SUR  L’HISTOIRE  DE  L’0RIGINE  DE  LIMPRIMERIE. 

(Origine  de  riraprimerie  dans  phisienrs  villes.  — Les  dcux  Ximenés.  — Les  denx  editions 
des  Offices  de  Ciceron,  par  Fiist,  en  U65  et  1466. — Jubilé  de  rinvenlion  de 
riniprimerie,  1740.  — Médaille  de  Dassier.) 

(Bibliothéque  raisonnée  trimestrede  1740,  tome  XXV. — Nouveau  Journal 
ou  Recueil  littéraire,  de  Geneve,  1740,  partie,  arlicle  5.) 


J’ai  lu  avec  beaucoup  de  plaisir  fouvrage  de  M.  Marchand 
sur  r origine  et  les  progrés  de  riniprimerie.  Il  est  rempli  de  re- 
cberches  curieuses  dont  le  public  doit  lui  savoir  gré.  La  liste 
qifil  nous  a donnée  des  editions  qui  ont  précédé  le  seiziéme 
siécle,  est  la  plus  compléte  que  Fon  eut  encore  vue.  Gependant 
il  n’est  pas  possible  qu’il  ne  lui  en  soit  écbappée  quelqiFune. 
Pour  perfectionner  ce  catalogue  des  premiers  livrés  imprimés 
dans  cbacune  des  villes  ou  Fimprimerie  s’est  établie,  il  faut,  ce 
me  semble,  que  tous  ceux  qui  font  quelque  découverte  la-dessus 
la  communiquent.  Ce  iFest  que  par  la  qu’on  peut  achever  d’é- 
claircir  Fbistoire  de  Fimprimerie.  Voici  qiielques  petites  re- 
marques  pour  cornmencer  a fournir  notre  conlingent. 


319 


M.  Marchand  a bien  marqué  Tannée  de  rélablissement  de 
rimprimerie  a Geneve  (1478),  mais  il  na  pas  connu  le  premier 
ouvrage  qui  y a été  imprimé.  Il  dit  que  ce  fut  le  Livré  de  Sa- 
pience^  et  il  avertit  qu’il  a tiré  ce  titre  d’un  artide  de  la  Biblio- 
théque  Germanique  * , mais  il  ne  l’a  pas  lu  avec  toute  Tattention 
requise,  car  il  y aurait  vu  que  ce  premier  produit  des  presses 
genevoises  fut  le  Livre  des  saints  Anges,  achevé  d’imprimer  le 
23  mars  1478  ^ Ge  quil  y a de  singuiier,  c’est  qu’il  pouvait 
voir  la  méme  chose  dans  la  huitiéme  piéce  qu  ii  a insérée  lui-méme 
dansladeuxiémepartie  deson  Histoire  de  l’imprimerie,  p.  94.G’est 
une  digression  curieuse  de  Gabriel  Naudé  sur  la  découverte  de 
rimprimerie,  dans  son  Äddilion  å riustoire  de  Louis  XL  « Le 
plus  anden  livre  de  Geneve  (dit-il)  est  le  Livre  des  Anges  du 
Cardinal  Ximenés.  »La  Caille  a copié  cette  assertion  sur  la  foi 
de  Naudé,  et  bien  d’autres  les  ont  suivis  sans  examen.  Or 
Naudé  ne  se  fondait  que  sur  ce  qu’il  avait  lu  a la  fm  du  livre 
cette  souscription  : « Ci  finit  le  livre  des  saints  Anges^  compilé 
par  Frére  Fuancois  Eximines,  de  Vordre  des  Fréres  mineurs. 
Or  Eximines  et  Ximines  sont  le  méme  nom , et  le  Cardinal 
Ximenés  s'appelait  Frangois  et  était  cordelier. 

Gependant  cette  conformité  ne  prouve  rien,  puisqu’on  lit  a 
la  fm  de  ce  traité  qu’il  fut  composé  en  1392,  c’est-a-dire 
quarante  ou  cinquante  ans  avant  la  naissance  du  Cardinal. 
On  avait  déja  dit  un  mot  de  cet  anachronisme  dans  la  Biblio- 
théque  Germanique^ ^ mais  fauteur  de  cet  artide  n’en  savait 
pas  alors  davantage  , el  soiip^onnait  seulement  qu’il  pouvait 
y avoir  eu  deux  Ximenés  auleurs,  de  méme  nom  et  de  méme 

' Bibliothéqm  Germanique,  tome  XXI,  p.  101.  Get  artide,  de  M.  Baulacre, 
est  imprimé  d-dessus,  tome  I,  p.  450  et  suivantes, 

^ Dans  Tarlide  de  la  Bibliothéque  Germanique  (d-devant  I,  451)  on  a 
dressé  une  liste  de  sept  ou  huit  livrés  qui  avaient  paru  å Genéve  avant  1500. 
Nous  en  avons  méme  découvert  depuis  peu  encore  trois  ou  quatre,  de  sorte 
que  nous  pouvons  produire  dix  ou  douze  volumes  de  la  fm  du  quinziéme 
siéde. 

’’  Bibliothéque  Germanique,  XXI,  p.  100,  ou  ci-devant,  tome  I,  p.  451. 


320 


habit  de  religion,  mais  dans  deux  siécles  difFérents.  Quelques 
années  apres,  il  commen^a  a déméler  un  peu  ces  deux  Sosies, 
et  trouva  un  Fran^ois  Xinienés  de  Girone,  qui  fut  évéque  d’Elne 
ou  de  Perpignan  ; M.  Du  Pin  le  place  dans  le  quatorziéme 
siécle,  et  lui  attribue  un  Livre  de  la  vie  Angélique^  qui  pourrait 
bien  étre  la  méme  cbose  que  le  Livre  des  saints  Anges 

Mais  il  nous  manquait  encore  la  Bibliothéque  Espagnole  de 
Nicolas  Antoine,  ouvrage  essentiel  pour  bien  connaitre  les  au- 
leurs  de  cette  nation.  Nous  Tavons  acquis  depuis  peu  panni  des 
doubles  de  la  bibliothéque  du  roi  Louis  XV,  et  il  a changé  cette 
derniére  conjeclure  en  demonstration.  Il  nous  apprend  « que 
sur  la  fm  du  quatorziéme  siécle  fleurissait  Frangois  Ximenez  ou, 
suivant  le  langage  du  pays,  Eximenez,  de  fordre  des  Fréres  mi- 
neurs ; qu’il  fut  évéque  d^Elne  en  Catalogne,  quoique  les  Fréres 
de  Sainie-Martbe  faient  omis  dans  leur  catalogue;  qu’il  com- 
posa  plusieurs  ouvrages  de  dévotion  en  langue  catalane,  et 
entre  autres  un  de  la  nature  des  saints  Anges ; que  ce  livre  ful 
dédié  au  mailre  d’hötel  de  Jean,  roi  d’Aragon,  etc.  » 

Au  reste,  ce  livre  est  une  imitation  de  la  Hiérarchie  céleste 
faussement  atlribuée  a Denys  f Aréopagite,  et  qui  doit  avoir  été 
fabriquée  dans  le  cinquiéme  siécle : ainsi,  en  ölant  le  Livre  des 
Anges  au  Cardinal  Ximenés,  on  ne  lui  fait  pas  perdre  grand’cbose. 
Ce  qu’il  y a seulemenl  de  passable,  ce  sont  quelques  moralités 
dont  le  fond  est  assez  bon.  Il  y a des  trails  assez  vifs  contre  les 
mcBurs  des  ecclésiasliques  de  ce  lemps-la^. 

M.  Marchand  peut  donc  regarder  coinme  un  fait  cerlain, 
que  le  premier  livre  imprimé  a Genéve  est  le  Livre  des  saints 
Anges  de  Fran^ois  Ximenés,  évéque  d’Elne  ou  de  Perpignan, 
qui  le  composa  en  1392. 

Si  nous  lui  fournissons  cet  artide,  nous  devons  lui  rendre 
la  justice  qu’il  nous  a appris  la  date  de  fimprimerie  dans  plu- 
sieurs lieux,  méme  de  notre  voisinage,  comme  Lyon,  Chambéry, 

^ Bibliothéque  Germanique,  tome  XXIX,  p.  96  (ci-dessus,  p.  318). 

^ Bibliothéque  Germanique.,  forne  XXIX,  p.  94  (ci-dessns,  p.  316). 


321 


et  quelques  endroits  de  la  Suisse,  ou  nous  n’aurions  pas  soup- 
^onné  que  ce  bel  art  eut  pénétré  si  tard. 

Le  Pére  de  Colonia  doit  partager  la  reconnaissance  avec  nous. 
Quand  je  lus  son  Histoire  litléraire  de  Lyon^  je  fus  fort  surpris 
de  voir  quil  n’y  fait  venir  Timprimerie  qu’en  1487’.  Nous 
avons  dans  la  bibliothéque  de  Geneve  un  livre  de  droit,  imprimé 
ä Lyon  dix  ans  auparavant ; en  voici  le  titre : Joannis  Pelri  de 
Ferrariis  Praclicajuris,  Lugduno  Francie^  m.cccc.lxxvii.  Mais 
M.  Marchand  remonte  encore  plus  baut,  et  nous  produit  le 
Livre  de  Baudoin  comte  de  Flandres^  etc.,  imprimé  a Lyon  des 
Tan  1474.  G’est  donc  douze  ou  treize  années  qu  il  donne  de 
plus  a rimprimerie  de  Lyon  que  son  bibliothécaire,  qu’on  sait 
étre  si  bien  inlentionné  a déterrer  toutes  les  antiquités  qui  peu- 
vent  illustrer  cette  ville. 

De  Lyon  je  suis  allé  a Vienne  en  Dauphiné,  toujours  sur 
la  carle  typographique  de  M.  Marchand.  J’ai  été  surpris  de  voir 
que,  malgré  la  proximité  de  ces  deux  villes,  il  ne  met  une  im~ 
primerie  a Vienne  qu’en  1484.  Mais  nous  pouvons  rendre  a 
notre  ancienne  église  métropolilaine  le  méme  service  que 
M.  Marchand  a rendu  a la  ville  de  Lyon.  On  conserve  dans 
notre  bibliothéque  les  statuts  d’un  concile  de  Vienne  imprimés 
six  ans  auparavant;  en  voici  le  titre:  Statuta  pr  ovincialia  con^ 
cilii  Viennensis,  1478,  ^-4^^. 

M.  Marchand  nous  apprend  encore,  que  Baudoin  comte  de 
Flandres,  le  premier  ouvrage  imprimé  a Lyon,  fut  aussi  la  pre- 
miére  production  de  Timprimerie  de  Chamhéry.  G’est  la  ce  que 
nous  ignorions  entiérement,  quoique  assez  a portée  de  cette 
ville.  Il  y a lieu  d’étre  surpris  d’y  voir  imprimer  des  livrés 
en  1484,  puisquon  ny  en  imprimé  point  aujourd’hui.  On  ne 
voit  sortir  de  cette  capitale  de  la  Savoie  que  quelques  ordres 
du  gouverneur,  ou  quelques  alFiches  imprimées. 

Notre  auteur,  qui  a fouillé  partout,  nous  apprend  que  Tim- 

^ Histoire  littéraire  de  Lyon,  tome  II,  p.  586. 


T.  II. 


21 


32-2 


primerie  pénétra  jusque  dans  les  montagnes  de  Gruyére  en 
Suisse,  des  Tan  1481 ; et  qu’on  imprima  le  Fasciciilus  temporum 
dans  un  prieiiré  de  ce  pays-la,  connu  sous  le  nom  de  Mont- 
Ronge : aulre  surprise  pour  nous,  qui  croyions  bonnement  que 
la  presse  n’avait  jamais  roulé  en  Gruyére  que  sur  les  fro- 
mages,  pour  les  rendre  plus  compactes. 

Nous  allons,  en.échange,  fournir  a M.  Marchand  un  nou\el 
arlicle  du  méme  genre  pour  son  Spicilegium^  et  d’une  date  en- 
core  plus  ancienne.  On  voit  dans  notre  bibliotbéque  publique, 
le  Specidum  vitm  liumanw  avec  celte  souscription : a Exaratus 
sine  calamo^  in  Villa  Beronemi^  1473,  in-folio.  » Nous  avons 
été  embarrassés  quelque  ternps  a reconnaitre  le  lieu  de  cette 
impression.  Enfin  nous  avons  su  qua  quelques  lieues  de  Lu- 
cerne,  canton  de  la  Suisse,  il  y a un  bourg  appelé  aujourd’hui 
Munster^  avec  une  ricbe  abbaye  de  cbanoines  réguliers,  fondée 
dans  le  dixiéme  siécle  par  un  comte  de  Lenlzbourg  nommé 
Bero ; ce  qui  fit  donner  a ce  monastére  le  nom  de  Berona^  ou 
Beroneiue  monaslerium.  Yoila  la  clef  de  Villa  Beronemis.  Ge 
qu  il  y a de  remarquable,  c’est  qu’on  voit  ä la  fm  du  livre,  que 
c’est  un  cbanoine  méme  de  cette  abbaye  qui  Fa  imprimé,  et  qui 
apparemment,  ayant  quelque  connaissance  de  Tim  primerie,  en 
établit  une  lui-méme  dans  ce  monastére.  Les  caractéres  sont 
mal  formés  et  inégaux;  ils  sentent  tout  a falt  les  premiéres  ébau- 
ches  de  cet  art.  Mais  quelque  grossiére  que  soit  cette  edition, 
il  y a lieu  d’étre  surpris  de  voir  des  impressions  si  båtives 
dans  les  endroits  les  plus  obscurs  de  la  Suisse,  et  ou  Ton  se 
piquait  le  moins  de  Science  ; car,  a cette  date,  on  n’imprimait 
pas  encore  dans  Båle  méme. 

Je  n’ai  plus  qu’une  remarque  a faire  qui  regarde  les  Offices 
de  Ciceron^  imprimés  ä Mayence,  par  Faust  aidé  de  Schoeffer 
son  second,  et  qui  parurent  deux  années  consécutives,  c’est-a- 
dire  en  1465  et  1466.  On  est  surpris  de  voir  deux  impressions 
du  méme  livre  se  suivre  de  si  prés  dans  ces  commencemenls. 
M.  Marchand  tranche  la  difficulté,  en  disant  que  c’est  la  méme 


323 


edition  dont  on  ne  fit  que  rafraichir  la  date  Fannée  suivanle. 
« 11  parait  par  la,  ajoute-t-il,  que  les  imprimeurs  et  les  libraires 
ont  commencé  de  bonne  heure  de  mettre  a profit  le  préjugé 
vulgaire  pour  la  nouveauté.  » Gependant  je  vous  avoue,  Mes- 
sieurs,  que  j’ai  bien  de  la  peine  a me  persiiader  que  cette  petite 
supercherie  soit  si  ancienne.  J’ai  voulu  m’assurer  du  fait  par 
moi-méme,  et  j’ai  été  en  étal  de  faire  cet  examen,  ayant  eu  a 
ma  disposition  un  exemplaire  de  chacune  de  ces  deux  années. 

Il  faiit  avouer  qu’au  premier  coup  d’ceil  ces  deux  editions 
paraissent  n’en  étre  qu  une  par  leur  grande  ressemblance.  Tou- 
tes  les  pages  se  rapportent  exactement  l’une  a Fautre  : le  méme 
mot  commence  toutes  les  deux,  et  le  méme  mot  les  finit  tou- 
jours  exactement.  Gependant,  apres  une  comparaison  plus  suh 
vie,  on  y trouve  assez  de  différences  pour  conclure  en  faveur 
de  deux  éditions : 

Quoique  les  pages  se  rapportent,  les  lignes  nesont  pas 
toujours  conformes.  J’en  ai  remarqué  quelques-unes  qui  étaient 
autrement  disposées  dans  Fune  que  dans  Fautre. 

2^^  On  trouve  des  mots  en  abrégé  dans  Fun  des  exemplaires, 
qui  ont  toutes  leurs  lettres  dans  Fautre.  La  conjonction  ef,  se 
trouve  fréquemment  dans  la  premiére  edition  avec  ses  deux 
lettres,  et  dans  Fautre  elle  est  souvent  exprimée  par  un  simple 
petit  trait  a peu  prés  perpendiculaire.  Mais  pour  mieux  persua- 
der  M.  Marchand,  il  faut  donner  quelques  exemples  de  ces  dif-* 
férences. 

Édition  de  1465.  Édition  de  1466. 

Page5,  ligne  14,  repttui*  *.  repeiitiir. 

ligne  21,  inqrat.  inquirat. 

ligne  23,  paeantt  caiifa.  pcivant)!  ca. 

3^  Quoique  le  mot  soit  composé  des  mérnes  lettres,  la  figure 
en  est  quelquefois  difFérente.  Les  noms  propres  dans  la  pre- 
miére édition  commencent  ordinairement  par  une  petite  lettre, 

^ Les  p et  les  q des  mots  abrégés  ont  la  queue  traversée  d’iin  trait,  qu’on 
n’a  pu  représenter  ici. 


324 


et  dans  la  seconde  par  une  capitale.  Dans  la  page  4,  on  voil 
deux  fois  panetius  de  cette  maniére ; et  dans  la  seconde  édi- 
tion,  il  a toujours  une  capitale,  Panetius.  Cette  différence  re- 
vient  trés-souvent.  L'apostrophe  fréqiiente  de  Cicéron  a son 
fils,  varie  aussi  dans  ces  deux  édilions.  La  derniéie  a ordinai- 
rement  Marce  fili,  comine  nous  Técririons  aujourd’liui ; et  la 
plus  ancienne  donne  une  tout  autre  figure  a celle  premiére  ca- 
pitale: elle  ressemble  assez  a un  omega  renversé.  G’est  la  ma- 
niére d’autrefois,  que  nous  imitons  encore  dans  la  date  de  nos 
livrés  imprimés  placée  au  bas  du  lilre,  quoiqu’on  Vy  défigure 
un  peu. 

4®  Enfin  on  peut  remarquer  de  véritables  variantes.  On  y 
trouve  des  mots  essentiellement  différents  pour  le  sens.  A la 
derniére  page  des  Offices,  on  trouve,  par  exemple,  dans  une  edi- 
tion, dum  aberis , et  dans  Tautre,  dum  abieris.  Il  n’en  faut  pas 
davantage  pour  décider  la  queslion. 

Apres  avoir  collationné  de  celte  maniére  une  partie  des  Of- 
fices,  j’ai  fait  la  méme  chose  pour  les  Paradoxes  qui  suivent  im- 
médiatement,  et  j’y  ai  trouve  les  mémes  variétés.  Le  resultat  a 
été,  que  le  senlimenl  de  M.  Marchand  sur  Tidenlité  de  ces  deux 
editions  est  lui-meme  un  paradoxe,  que  toute  Téloquence  de 
Cicéron  aurait  bien  de  la  peine  a rendre  probable.  Il  est  vrai 
que  d’autres  avaient  avancé  la  méme  chose  il  y a longtemps, 
mais  d’un  ton  un  peu  moins  affirmatif.  Chevilier  avait  dit; 
« qu’il  est  bien  probable  que  le  volume  des  Offices  de  Cicéron, 
daté  de  1465,  et  celui  de  1466,sont  d’une  méme  impression;  » 
mais  il  ajoute  en  méme  temps,  que  « pour  en  étre  cerlain,  il  fau- 
drait  les  avoir  comparés  ensemble.  » C est  apparemment  ce 
que  n'a  pas  fait  M.  Marchand ; il  est  trop  expert  sur  ces  ma- 
tiéres  pour  sy  étre  mépris.  Il  faut  convenir  que  Ton  a trés-ra- 
rement  la  commodité  de  faire  cette  comparaison : il  ny  a guére 
de  bibliothéque  qui  soit  fournie  des  deux  éditions,  c’est  beau- 
coup  quand  on  posséde  rune  on  Tautre.  M.  Marchand  peut  les 


325 


avoir  vues  successivemenl;  mais  il  ne  les  aura  pas  eues  toutes 
deux  sous  sa  main  pour  les  collationner. 

Je  ne  dois  pas  omettre  de  dire  que  si  j’ai  été  a portée  de 
faire  cette  comparaison,  je  le  dois  ä M.  Lullin,  professeur  d’his- 
toire  ecclésiaslique  a notre  académie,  qui  posséde  l’un  et  Tau- 
tre  de  ces  exemplaires,  et  a eu  Tobligeance  de  me  les  confier 
pour  les  examiner  chez  moi  a loisir.  Ils  lui  proviennent  de  la 
belle  bibliothéque  du  conseiller  Alexandre  Petau : on  y xoit  en- 
core  son  nom  et  ses  armes.  Ces  deux  exemplaires  sont  sur  de 
trés-beau  vélin,  et  trés-bien  conservés.  Le  nom  du  premier  pos- 
sesseur  parait  aussi  ä la  fm  de  fédition  de  1466  L 

Peut-élre  trouvera-t-on  que  ces  détails  sont  un  peu  minutieux, 
mais  on  voudra  bien  considérer  que  la  présente  année  est  pri- 
vilégiée  pour  creuser  un  peu  cette  matiére,  car  il  y a précisé- 
ment  trois  siécles  que  1’on  con^ut  le  premier  dessein  d’imprimer, 
et  on  a célébré  en  Allemagne  une  espéce  de  jubilé  pour  conser- 
ver  la  mémoire  de  cette  découverte.  Nous  y avons  aussi  pris 
part  dans  notre  ville. 

Ge  jubilé  est  cependant  venu  un  peu  trop  töt,  et  il  aurait  été 
mieux  a sa  place  si  on  Teut  renvoyé  au  milieu  du  siécle,  avec 
celui  de  Rome.  La  véritable  époque  de  fétablissement  de  1’im- 
primerie  est  en  1450,  ou  mieux  encore  en  1452  que  Ton 
trouva  les  earactéres  mobiles.  C’est  ce  que  M.  fabbé  Salier  a 
fort  bien  prouvé  dans  une  assemblée  de  TAcadémie  des  inscrip- 
tions  a Paris,  en  avril  1739. 

M.  Jean  Dassier,  notre  conciloyen , trés-habile  graveur,  a 
donné  au  public  une  trés-belie  médaille  sur  1’imprimerie.  On 
voit  d’un  cöté  les  tetes  des  deux  premiers  inventeurs  de  cet  art 
avec  leurs  noms  autour,  Ioh.  Guttenberg.  Ioh.  Faustus. 
Dans  1’Exergue,  TypograpMw  Inventores  Magontiaci^  mccccxl. 
Au  revers,  une  femme  assise  sur  un  baliotdepapier  auprésd’une 
presse  d’imprimerie.  Pour  devise,  Ars  victura  dum  Utteris  ma- 

^ M.  Baulacre  donne  ici  cette  souscription,  et  fait  remarquer  le  jour  qu’elle 
jette  sur  la  fin  de  la  vie  de  Faust.  Il  y reviendra  dans  la  dissertation  suivante. 


nehit  pretium.  Et  dans  1’exergue,  Anno  Typ.  SwcuL  III.  grala 
posteritas  excudit.  mdccxl. 


l\ote  eulditionnelle. 

Dans  sa  Lellre  sur  la  découverte  de  rimprinierie  publiée  dans 
le  Nouveau  journal  ou  Recueil  liltéraire  de  Geneve,  M.  Baulacre 
donne  les  noms  des  trois  editions  genevoises  du  quinziéme 
siécle  découvertes  depuis  son  artide  publié  en  1731  dans  le 
lome  XXI  de  la  Bibliothéque  Germanique  (d-dessus  tome  I,  p, 
450).  Ce  sont: 

Le  roman  de  Fier-ä-Bras,  1478,  in-folio. 

Bremarium  Gehennense.,  1487. 

Antonii  Champion.,  Episcopi  Gebenncnsis.,  ConstUutiones  Sy- 
nodales.,  1493,  in-8®. 

Il  ajoute  que  la  bibliothéque  de  Geneve  posséde  un  des  pre- 
miers essais  d’impression  au  moyen  de  lettres  taillées  a rebours 
sur  des  plancbes  en  bois.  G’est  une  portion  du  premier  dia- 
pitre  de  la  Genése  en  allemand.  M.  d’Uffenbach,  magistrat  de 
Francfort-sur-le-Mein,  possesseur  de  la  planche  méme,  en  donna 
une  empreinte  a M.  Vernet,  professeur  et  recteur  de  notre  aca- 
démie,  qui  Ta  mise  dans  notre  bibliothéque.  Yoici  le  titre 
que  Ton  voit  dessus:  Typus  tahulce  lignece  cui  litterw.,  velpotius 
linece  integrae.,insculpt(2.,irmgne  primw  artis  typograpliicce  inven- 
tionis  monumentum.,  quod  in  suå  assermt  bihliotliecå  Zach.  Conr. 
gb  Uffenbach. 


327 


III 

RECHERCHES  SUR  JEAN  FAUST  OU  FUST,  LE  PREMIER 
IMPRIMEUR  DE  MAYENCE. 

(Une  iiote  manuscrile  sur  un  livre  imprimé  par  Faust,  qui  est  a la  bibliotWque  de  Geneve, 
aide  a connaitre  l’époque  de  sa  mort.  — Trés-vieille  Bible  iniprimée,  achetée  a Annecy, 
provenant  de  la  bibliothéque  du  president  Favre : son  prix. — Schoeffer. — Guttemberg.) 

{Journal  Helvétique^  Avril  1745. — Bihliothéque  raisonnée,  3"»®  trimestre  de 
1745,  tome  XXXV,  l^e  partie.) 

Monsieur  , 

Vous  savez  que  Jean  Faust,  ou  Fust,  comme  d’autres  Fécri- 
vent , passe  pour  un  des  principaux  inventeurs  de  rimprimerie. 
Son  nom  a paru  avant  aucun  autre  dans  les  premiers  livrés  im- 
primés : il  y a la  de  quoi  Timmortaliser.  Ce  qu’il  y a de  surpre- 
nant,  cest  que  Ton  nous  a conservé  trés-peu  de  particularilés 
sur  cet  homme  illuslre. 

On  saii  seulement  qu’il  était  orfévre  de  profession , quoique 
d’une  bonne  famille  de  Mayence.  Jean  Fust,  son  frére,  était 
bourguemestre  en  1461 . Leur  famille  était  originaire  d’Ascbaf- 
fenbourg.  M.  Marchand , dans  son  Histoire  de  rimprimerie , a 
ramassé  tout  ce  que  Ton  peut  savoir  de  cet  illustre  Allemand, 
qui  a fait  tant  d’bonneur  a sa  nation.  Il  nous  a méme  appris 
que  les  descendants  de  Fust,  re^us  parmi  les  familles  patricien- 
nes  de  Francfort  vers  la  fm  du  seiziéme  siécle  , s’y  sont  perpé- 
luésjusqu’en  1704,  et  peut-étre  au  dela,  et  que  deux  d’entre 
eux  se  sont  rendus  illustres  par  leurs  écrits. 

M.  Marchand , qui  nous  a rassemblé  tout  ce  qu  il  a pu  dé^ 
eouvrir  de  la  vie  de  Fust,  avoue  qu’il  ne  peut  rien  nous  appren- 
dre  de  sa  mort ; il  n’a  pu  trouver  aucun  mémoire  sur  cet  artide, 
et  il  est  réduit  a tåtonner  la-dessus. 


328 


a On  ne  voil  plus  le  nom  de  Fusl,  dit-il,  sur  aucune  édition, 
apres  celle  des  Offices  de  Ciceron,  achevés  le  4 de  février  1466, 
et  la  premiére  avec  le  nom  de  Schoeffer  seul , est  du  8 octobre 
1467.  Il  est  donc  fort  apparent  que  Fust  mourut  peu  aupara- 
vant,  en  1466  ou  1467  \ » La  conjecture  de  M.  Marcband  pa- 
raitra  encore  plus  vraisemblable,  si  Ton  descend  plus  bas.  Voici 
encore  deux  ou  trois  livrés  ou  il  ne  parait  d’autre  nom  que  celui 
de  Tassocié  de  Fust : Instituliones  Juris  civilis  cum  Glossis,  1468; 
Tliomce  de  Aquino  Qucesliones,  etc,,  1469;  Valeriiis  Maximus , 
1471;  Augustinus,  de  civitate  Dei,  1473.  Ges  trois  ou  quatre 
livrés  sont  imprimés  a Mayence  par  Schoeffer  seul. 

11  est  surprenaut  quaucun  auteur  ne  nous  ait  rien  dit  de  plus 
precis  sur  la  mort  d’un  homme  qui  s’est  rendu  aussi  célébre. 
Personne  n’a  eu  soin  de  nous  apprendre  ce  qu’il  devint.  On 
peut  dire  que  nous  ne  savons  ni  oii,  ni  quand  il  a fini  ses  jours. 
Quoiqu’il  ne  soit  pas  fort  important  d’en  étre  instruit,  il  me 
semble  que  tout  ce  qui  regarde  cet  habile  artiste,  ä qui  la  répu- 
blique  des  lettres  a de  si  grandes  obligations,  doit  paraitre  inté- 
ressant.  Je  suis  sur,  Monsieur,  que  les  curieux  comme  vous 
sauraient  gré  a celui  qui  leur  fournirait  qiielques  documents  sur 
la  mort  de  Fust;  c’est  ce  que  je  vais  essayer  de  débrouiller. 
Je  me  flatte  qu’a  Taide  de  quelques  recberches,  que  je  soumets 
a votre  jugement,  je  pourrai  indiquer  le  lien  ou  Fust  a fini  ses 
jours,  la  date  de  cette  mort,  et  jusqu’au  genre  de  maladie  qui 
lui  a oté  la  vie. 

On  voit  dans  la  bibliotbéque  de  Geneve  deux  anciens  exem- 
plaires  des  Ofpces  de  Cicéron,  imprimés  a Mayence  par  Fust 
en  1465  et  1466;  ils  sont  sur  de  trés-beau  vélin,  et  irés- 
bien  conservés.  Celui  de  1466  avait  appartenu  a messire  Louis 
de  la  Vernade,  chancelier  du  duc  de  Bourbon,  et  il  le  tenait  de 
la  main  de  Fust , qui  lui  en  avait  fait  présent.  Voici  ce  qu71 
avait  écrit  au-dessous  de  la  souscription  de  Timprimeur,  et  qu’on 
y lit  encore  fort  distinctement. 

^ Histuire  de  rimprimerie,  p.  46. 


329 


Hic  Uber  pertinet  michi  Ludovico  de  la  Vernade^  Can- 

cellario  Domini  mei  Ducis  Borbonii  et  Ahernie , ac  Presidenti 
Parlamenti  lingue  Occitanie,  quem  dedit  michi  lo.  Fust  supra- 
dictus,  Parisiis.,  in  mense  Julii , Anno  Domini  M.CCCG.LXVI, 
me  tunc  existente  Parisiis  pro  generali  reformatione  totius  Fran- 
corum  regni. 

On  avait  déja  publié  cette  note  manuscrite  dans  la  Bibliothé- 
gue  raisonnée.,  en  donnant  la  nolice  de  ces  deux  éditions  des 
Offices  de  Cicéron  \ On  Favait  communiquée  au  public,  dans 
la  pensée  qu’elle  pourrait  étre  de  quelque  usage  pour  Thistoire 
de  rimprimerie ; mais  peu  de  personnes  ont  aper^u  toiit  ce 
qu’on  en  pouvait  tirer.  Je  vous  avouerai  méme , Monsieur,  que 
je  fus  un  peu  prévenu  conlre  cette  note  la  preiniére  fois  que  je 
la  lus.  Je  ne  comprenais  rien  dans  le  titre  fastueux  que  prend 
le  possesseur  du  livré ; il  se  donne  pour  un  homme  chargé  de 
remédier  a tous  les  abus  qui  se  commettaient  en  France.  Quel 
est  donc  ce  réformateur  général  du  royaume,  disais-je  en  moi- 
méme?  Ge  Monsieur  de  la  Vernade  ne  fait-il  pas  un  peu  trop 
rimportant? 

J’ai  fait  quelques  perquisitions  pour  connailre  mieux  le  per- 
sonnage,  et  je  n’ai  pas  découvert  grand’cbose.  J’ai  seulernent 
trouvé  dans  les  Mélanges  de  Baluze  un  Gharles  de  la  Vernade, 
maitre  des  requétes  a Paris,  dont  il  est  fait  une  mention  hono- 
rable  dans  des  instructions  que  Gharles  VIII  donne  a des  am- 
bassadeurs  qu’il  envojait  ä Rome  en  1484  ^ Rya  apparence 
qu’il  était  fils  de  notre  Louis  de  la  Vernade.  Mais  quelque  figure 
que  cette  famille  puisse  avoir  fait  dans  la  robe,  on  ne  voit  point 
encore  comment  un  Ghancelier  du  Bourbonnais  pouvait  avoir 
été  chargé  de  la  reformation  générale  de  la  France. 

Ne  pouvant  point  deviner  cette  énigme,  qui  n’était  méme 
qu’une  pure  curiosité  qui  ne  semblait  mener  a rien , je  m’en 
tins  å ce  qu  il  y a de  clair  dans  la  note  manuscrite.  Elle  nous 

* Bibliotfiéque  raisonnée,  tome  XXV,|p.  282  (ci-dessus,  p.  325,  note), 

* Balmii  Miscellanea,  tome  VII,  p.  572. 


330 


apprend  que  Fust  était  ä Paris  en  juillet  1466,  qu’il  y était  venu 
poiir  débiter  ses  Offices  de  Cicéron,  et  qu’ll  en  donnait  quelques 
exemplaires  a des  seigneurs  pour  acheter  par  la  leur  protection. 

Voila  déja  des  particularités  qui  ne  se  troiivenl  point  ailleurs, 
et  je  doute  que  qui  que  ce  soit  nous  ait  rien  appris  de  Fust  pos- 
térieurement  a cette  date.  Mais,  Monsieur,  lorsque  je  ne  pen^ 
sais  plus  a cet  irnpriraeur,  ni  au  patron  qu’il  avait  voulu  se  pro- 
curer  par  son  present , le  hasard  m’a  mis  entre  les  mains  un 
livre  nouveau  ou  j’ai  trouvé  bien  des  éclaircissements  sur  ce 
qu’il  y avait  d’obscur  dans  la  petite  note  de  la  main  de  M.  de 
la  Vernade. 

Vous  avez  vu,  sans  doute,  VHistoire  de  Louis  Z/par  M.  Du- 
clos  de  TAcademie  des  Inscriptions,  qu’on  a publiée  en  France 
il  n’y  a pas  longtemps.  Fy  ai  trouvé  le  conimentaire  de  ces  pa- 
roles  obscures  : me  tunc  existenle  Parisiis  pro  generali  reforma- 
tione  totius  Francorum  regni,  et  en  méme  temps  la  condamna- 
tion  du  jugement  précipité  que  j’avais  fait  de  ce  seigneur,  comnie 
ayant  un  peu  trop  enflé  ses  tilres. 

c(  En  1466,  dit  M.  Duclos,  il  se  tenait  une  assemblée  a 
Etampes  pour  la  reformation  de  FEtat.  On  était  convenu,  par 
le  traité  de  St-Maur,  qu’on  nommerait  trente-six  personnes  no- 
tables , savoir : douze  prélats,  douze  gentilshommes  et  douze 
magistrats , pour  travail  ler  ä la  réformation  de  FEtat.  La  conta- 
gion  qui  affligeait  Paris  avait  retardé  Fexécution  de  cet  artide , 
mais  enfm  les  réformateurs,  au  nombre  de  vingtetun,  ouvrirent 
leurs  assemblées  a Paris  le  15  juillet  1466  L » 

Le  nom  des  commissaires  vient  ensui.le.  La  Vernade,  Chan- 
celier  du  Bourbonnais , sy  trouvé  des  premiers.  Le  chef  de  la 
commission  était  le  comte  de  Dunois;  il  devait  toujours  étre 
présent,  et  approuver  ce  qui  serait  réglé  a la  pluralité  des  voix. 
L'assemblée  fut  iransférée  a Etampes , ä cause  de  la  contagion 
qui  régnait  toujours  ä Paris. 


Histoire  de  Louis  XI,  tome  II,  p.  23. 


331 


M.  Duclos  nous  décril  cette  année-la  comme  fort  funeste  a la 
France.  La  récolte  fut  perdue,  et  la  peste , suite  ordinaire  de  la 
disette , désola  cruellement  Paris  et  les  environs.  Dans  les  seuls 
mois  d’aout  et  de  septembre , il  périt  quarante  mille  personnes. 

La  circoiistance  n’était  guére  favorable  pour  un  imprimeur 
qui  avait  apporté  des  ouvrages  ciirieux  a vendre  a Paris.  Ce  que 
j’y  Yois  de  plus  triste,  c’est  que,  suivant  toutes  les  apparences, 
le  pauvre  Fust  se  trouva  enveloppé  dans  cette  mortalité.  Nous 
avons  vu  qu’il  était  a Paris  en  juillet  1466:  au  mois  d’aout  et 
de  septembre,  la  peste  emporte  un  prodigieux  nombre  de  per- 
sonnes dans  cette  capitale ; il  est  vraisemblable  que  Fust  n’aura 
pas  su  se  retirer  a propos.  Un  homme  qui  a de  précieuses  mar- 
chandises  dans  un  lieu,  ne  sait  pas  s’en  arracher  quand  il  le  fau- 
drait;  et,  quand  le  danger  est  imminent,  et  qu’on  Youdrait  se 
sauYer,  on  ne  le  peut  plus.  Ce  qui  rend  cette  conjecture  fort 
probable,  c’est  que , depuis  cette  époque , il  n’est  plus  fait  men- 
tion  de  Fust ; s’il  est  mort  de  celte  maniére , il  ne  faut  pas  étre 
surpris  de  ce  qu’aucun  auteur  contemporain  ne  nous  a rien  dit 
de  sa  mort.  On  sait  que  le  sort  de  ceux  qui  meurent  de  la  peste 
est  ordinairemeni  le  plus  ignoré , a cause  de  la  confusion  qui 
régne  dans  ces  tristes  conjonctures.  Un  étranger  surtout,  enYe- 
loppé  dans  une  semblable  désolation , n’est  remarqué  de  per- 
sonne. 

Si  Fust  a fini  ses  jours  si  tragiquement , comme  il  y a tout 
lieu  de  le  croire,  avouez.  Monsieur,  qu’il  a essuyé  de  rudes  tra- 
Yerses.  Apres  qu’il  eut  Yendu  a Paris  plusieurs  exemplaires  de 
sa  Bible,  qu’il  aYait  acbeYée  en  1462,  sa  patrie  fut  désolée.  Il 
s’éleYa  de  grands  troubles  ä Mayence  sur  la  fm  de  cette  méme 
année.  Deux  concurrents  se  disputérent  cet  archeYéché  * . Adol- 
pbe  de  Nassau  surprit  la  ville,  la  mit  au  pillage,  tailla  en  piéces 
plus  de  quatre  cents  bourgeois.  Ceux  qui  n’y  périrent  pas,  pri- 
rent  la  fuite.  Tout  le  commerce  fut  interrompu ; le  travail  de 

* Adolphe  de  Nassau,  et  Diétherick  d’Isembourg. 


332 


Fust  et  de  son  associé  cessa  pendant  plus  de  deux  ans.  Il  ré- 
tablit  sa  presse  et  la  fait  rouler  en  1465  et  1466.  Il  est  obligé 
de  relourner  a Paris  pour  y vendre  ses  livrés ; cette  grande 
ville  était  fort  propre  pour  débiter  lefruit  de  son  travail,  surtout 
a cause  de  son  Université.  Mais  apres  un  trés-petit  séjour  dans 
cette  capitale,  il  y meurt  tragiquement  de  la  peste.  Ce  qui  res- 
tait  de  ses  livrés  dut  méme  étre  perdu  pour  ses  héritiers , soit 
par  la  dilficulté  de  les  retrouver,  soit  a cause  du  droit  d'aubaine 
qui  a lieu  en  France  *. 

Ne  vous  semble-t-il  pas,  Monsieur,  que  le  triste  sort  de  Fust 
donne  lieu  a faire  une  objection  contre  la  Providence?  Il  serait 
digne  du  Créateur  de  Tunivers  de  proléger  ces  génies  inventifs, 
qui,  apres  bien  des  efforts  et  avec  un  courage  que  les  difficultés 
n^avaient  point  rebulé,  étaient  venus  a bout  de  procurer  aux 
hommes  un  arl  aussi  utile  que  rimprimerie;  un  art  surtout 
propre  a inulliplier  a Tinfini  les  Livrés  sacrés,  et  qui  met  tous 
les  chrétiens  en  possession  de  ce  trésor  a fort  peu  de  frais.  Ce- 
pendant  ces  habiles  artistes , qui  ont  si  bien  secondé  les  vues 
de  la  divinité,  sont  ceux  qui  semblent  avoir  essiiyé  les  plus 
rudes  traverses. 

Voila  comment  nous  raisonnons,  quand  nous  ne  regardons 
que  superficiellement  les  événements  de  la  vie.Mais  un  examen 
un  peu  plus  approfondi  nous  fait  juger  bien  autrement,  et  ce 
qui  donnail  lieu  auparavant  a une  dilficulté  contre  la  Providence, 
devient  une  preuve  de  sa  sagesse.  L’imprimerie,  encore  dans 
son  berceau  a Mayence,  fut  bouleversée  par  le  sac  de  cette  ville. 
Quelles  furent  les  suites  de  ce  désastre?  Plusieurs  ouvriers  que 
Fust  et  Scboelfer  employaient,  et  de  qui  ils  avaient  exigé  le  se- 
cret,  s^enfuirent  de  Mayence;  ils  allérent  porter  dans  d’autres 
villes  une  Industrie  qui,  sans  cet  accident,  aurait  été  renfermée 
encore  longtemps  dans  fenceinte  de  la  maison  des  inventeurs 
de  1’imprimerie.  Les  malheurs  de  Mayence  avancérent  donc  1 e- 

* Sur  le  droit  d’aubaine , vojez  Histoire  de  1'Académie  des  Inscriptions, 
tome  XIV,  p.  244.  Edit.  de  Paris. 


333 


tablissement  d’un  art  si  ulile,  en  différents  lieux  de  TEurope.  Ce 
sont  donc  la  des  calamités  heureiises,  et  qui  favorisent  les  sages 
vues  de  la  Providence  divine.  On  doit  prononcer  siir  le  désordre 
et  la  confusion  de  Mayence,  comme  sur  la  confusion  des  langues 
a la  tour  de  Babel.  Elle  donna  lieu  a une  dispersion  et  a des 
établissements  qui  entraient  dans  les  desseins  du  Maitre  de  Tu- 
nivers. 

Mes  petites  remarques  sur  Fimprimerie  auraient  été  plus  a 
propos  il  y a quatre  ou  cinq  ans.  Il  parut  en  1740  une  prodi- 
gieuse  quantité  d’écrits  sur  cette  matiére.  On  peut  dire  que 
c etait  alors  FEvangile  du  jour.  On  fit  une  féte  dans  la  plupart 
des  universités  d’Allemagne  pour  célébrer  le  troisiéme  jubilé  de 
la  découverte  de  Fimprimerie,  et  les  eloges  de  ce  bel  art  occu- 
pérent  beaucoup  la  presse.  Mais  on  n’a  pas  laissé  depuis  ce 
temps-la  de  régaler  le  public  de  diverses  productions,  pour  ré- 
pandre  de  nouvelles  lumiéres  sur  un  sujet  qui  en  avait  encore 
besoin.  Nous  avons  regu,  il  n’y  a pas  fort  longtemps,  deux  vo- 
lumes  de  FAcadémie  des  Inscriptions  de  Paris,  ou  Fon  y est 
revenu  plus  d’une  fois.  Yous  trouverez  dans  le  tome  XIY® 
jusqu’a  trois  mémoires  sur  Fimprimerie,  qui  se  suivent  immé- 
diatement.  Le  premier  roule  sur  quelques  endroits  des  Annales 
typographiques  de  Maittaire;  le  second  sur  quelques  circon- 
slances  de  VHistoire  de  rimprimerie ; et  le  troisiéme  est  la  Notice 
du  premier  livré  imprimé  avec  une  date  cerlaine. 

Dans  le  premier  de  ces  mémoires,  M.  de  Boze  examine  la 
date  d’un  livre  imprimé  a Yenise  en  1461,  par  Nicolas  Jenson. 
C’est  le  Decor  Puellarum.  On  fait  voir  évidemment,  contre  le 
sentiment  de  Maittaire,  que  cette  date  est  fausse,  et  qu’il  faut 
nécessairement  la  reculer  jusqiFen  1469.  La  seule  remarque 
que  j’aie  ä faire  la-dessus,  c’est  que  M.  Iselin,  qui  est  mort  pro- 
fesseur  de  tbéologie  ä Båle,  et  qui  était  aussi  de  FAcadémie  des 
Inscriptions,  avait  déja  prouvé  la  méme  chose  dans  une  disser- 
tation insérée  dans  le  journal  qui  s’imprime  a Neuchätel,  en 


334. 


Suisse  \ Quand  on  compare  ces  deux  piéces,  on  est  surpris  de 
leur  conforniité. 

Dans  le  second  mérnoire,  M.  Tabbe  Salier  donne  la  notice 
d’une  ancienne  Bible  décoiiverte  il  n’y  a pas  longtemps,  et  il 
en  fait  Thistoire.  M.  Boudot,  employé  dans  la  bibliothéque  du 
roi,  a eu  le  bonbeur  de  la  tirer  d’Annecy  en  Savoie,  et  Ta  cédée 
au  roi,  qui  Ta  placée  dans  sa  belle  bibliothéque.  Elle  n’a  aucune 
indication  d’impression ; mais  M.  Tabbe  Salier  a de  fortes  rai- 
sons  de  la  croire  imprimée  a Mayence  en  1450.  Comme  voisin 
d’Annecy,  j’ai  eu  la  curiosité  de  m’in%’mer  de  qui  le  libraire 
de  Paris  avail  acheté  celte  Bible.  Yoici  ce  que  ni’a  répondu  un 
religieux  bénédictin,  dontle  monastére  iTesl  pas  éloigné,  et  qui 
a beaucoup  de  gout  pour  la  liltéralure: 

((  La  belle  Bible  qui  a élé  achetée  derniérement  pour  la  bi- 
bliolhéque  du  roi  de  France,  est  sortie  d’Annecy,  dela  biblio- 
tbéque  de  notre  fameux  jurisconsulte  le  premier présidentFavre. 
Ses  béritiers  la  vendirent,  ou  plulöt  la  donnérent  pour  un  mor- 
ceau  de  pain , a un  ecclésiastique  de  notre  diocése,  professeur 
ou  régent  de  seconde  a Annecy,  nommé  M.  Vittoz , qui  la  re- 
vendit  au  sieur  Boudot,  libraire  de  Paris,  pour  un  écii  de  trois 
livrés.  11  Ta  mise  dans  la  bibliothéque  du  roi , et  cela  lui  a 
valu,dit-on,  une  gratificalion  de  trois  ou  quatre  mille  livrés.  Le 
bon  homine  Yittoz  vient  de  demander  a son  évéque  un  bénéfice 
dans  les  montagnes  du  Faucigny  d’ou  il  est  originaire,  et  il  s’y 
est  retiré  pour  le  reste  de  ses  jours.  » 

Ne  soyez  point  surpris , Monsieur,  de  la  maniére  dont  celte 
Bible  a été  payée.  Sans  parler  de  la  libérallté  du  prince,  qui  iTa 
pas  voulu  s’en  tenir  précisémenl  a la  valeur  du  livre,  on  a vu 
vend  re  presque  autant  des  Bibles  postérieures  a celle-la.  Il  y a 

* Mercure  Suisse,  novembre  173i.  (Ce  recueil  mensuel  se  compcsait  de 
deux  parties,  1’une  plus  petite,  intitulée  : Mercure  ou  Nouvelliste  Suisse,  était 
consacrée  aux  nouvelles;  Tautre,  plus  considéable,  intitulée:  Journal  Hel- 
vétique,  était  exclusivenaent  littéraire,  comme  les  revues  mödernes:  cliacune 
avait  sa  pagination  a part. 


335 


un  peu  plus  de  vingt  ans  que,  dans  une  vente  publique  qui  se 
fit  a Paris,  la  Bible  de  Mayence  de  1462  s’y  trouva  parmi  les 
livrés  rares.  Uabbé  de  Rolhelin  la  poussa  jusqu  ä 3,000  livrés; 
mais  le  comte  d’Oim , ambassadeur  du  roi  de  Pologne , ren- 
chérit  sur  Fabbé  et  Temporta.  Il  est  vrai  que  cette  derniére  Bible 
de  Fust  est  beaucoup  mieux  imprimée  que  la  premiére;  mais 
on  sait  qu’en  matiére  des  premiers  essais  de  Fimprimerie , les 
plus  informes  et  les  plus  grossiers  sonl  les  plus  recherchés, 
parce  qu^ils  marquent  une  date  plus  ancienne.  Avouez,  Mon- 
sieur, que  si  ces  inventeurs  de  Fimprimerie  revenaient  aumonde, 
ils  seraient  bien  surpris  de  voir  Fempressement  des  curieux 
pour  les  premiéres  productions  de  leur  art , dont  eux-mémes 
avaient  honte  vingt  ans  apres  les  avoir  produites  ! 

Dans  le  troisiéme  mémoire  de  FAcadémie  des  Inscriptions, 
M.  de  Boze  donne  la  notice  du  fameux  Psaulier  imprimé  a 
Mayence  en  1457,  qui  est  le  premier  livre  portant  une  date 
certaine.  L’inscription  qui  est  ä la  fm  apprend  qu’ii  a été  im- 
primé par  Jean  Fusl  et  Pierre  Schoeffer,  et  qu  il  fut  achevé  le 
14  d’aout.  Ce  Psautier  a des  singularités  que  M.  de  Boze  décrit 
avec  une  grande  exactitude,  et  qui  donnent  beaucoup  de  jour  a 
Fhistoire  de  Fimprimerie. 

Uacadémicien  nous  dit,  a la  fm  de  son  mémoire,  que  «si  Fust 
et  Schoeffer  ne  sont  pas  absolument  les  premiers  inventeurs  de 
Fart  de  Fimprimerie,  ils  sonl  du  moins  les  premiers  et  les  seuls 
quiFaienl  exercé  publiquement  jusqu  en  1462,  qiFils  donnérent 
en  deux  volumes  in-folio  cette  fameuse  Bible  encore  si  recher- 
cbée  des  curieux.  » 

Avec  quelque  soin  que  Fon  ait  fouillé  dans  les  bibliolhéques 
pour  y déterrer  les  premiers  essais  de  Fimprimerie,  on  n’en  a 
pu  trouver  aucun  qui  porte  le  nom  de  Gutlemberg.  Cependant 
on  convient  presque  généralement  aujourd’hui  qiFil  doit  passer 
pour  le  véritable  inventeur.  Des  Fan  1 450  il  avait  mis  la  plus 
grande  partie  de  son  bien  a chercher  le  secret  de  Fimprimerie. 
Commengant  a désespérer  du  succés,  il  comrnuniqua  le  tout  a 


336 


Fust,  son  voisin,  citoyen  de  la  méme  ville,  dans  la  bourse  de 
qui  il  trouva  de  qiioi  fournir  aux  dépenses  qu’il  fallait  encore 
hasarder  pour  parvenir  a son  but.  Ils  Iravaillérent  ensemble,  et 
Ton  prétend  qu’en  1452  ils  avaient  porté  la  chose  a peu  prés 
au  point  ou  ils  le  souhaitaient. 

M.  Scböpflin,  professeur  des  belles-leltres  et  d’histoire  a Stras- 
bourg, a enlre  les  mains  plusieurs  piéces  originales  propres  a 
éclaircir  Torigine  de  Timprimerie , et  qui  en  font  bonneur  ä 
Guttemberg.  Ce  sont  plusieurs  de  ses  leltres,  par  ou  il  parait 
qu’il  avait  réellement  trouvé  les  caractéres  raobiles  et  sculptés. 
Peul-étre  n’élaieiit-ils  qu’en  bois,  et  propres  seulement  å im- 
primer  des  livrés  d’église  en  fort  grosses  lettres.  LePsautier  de 
1457  est  de  ce  genre.  Quoi  qu’il  en  soit,  Fust  et  Guttemberg  se 
brouillérent  en  1455,  apres  avoir  travaillé  de  concert  pendant 
quelque  temps,  et  celte  rupture  donna  lieu  a Fust  de  s’altribuer 
toute  la  gloire  de  la  découverte.  M.  Scböpflin  a envoyé  un  mé- 
moire  la-dessus  a TAcademie  des  Inscriptions,  dont  il  est 
membre : il  y a apparence  qu’il  ne  tardera  pas  a paraitre.  Ge  sa- 
vant  m’a  appris  qu’il  travaillé  actuellement  a 1’histoire  d’Älsace, 
en  deux  volumes  in-folio.  Le  premier  aura  pour  titre  : Alsatia 
illuslrala,  et  le  second  : Alsatia  iitterata.  Dans  ce  dernier,  il 
donnera  les  piéces  qui  regardent  Timprimerie.  Les  lettres  de 
Guttemberg  y seront  imprimées  en  allemand  et  en  latin. 

Tout  le  monde  sait  que  le  génie  de  Pierre  Schoeffer,  que  Fust 
s’était  associé,  et  a qui  il  donna  sa  fille,  contribua  beaucoup  å 
perfeclionner  cel  art  naissant.  C’est  lui  qui  trouva  le  secret  de 
fondre  les  caractéres,  artide  des  plus  essentiels  dans  Timpri- 
merie.  M.  de  Boze  nous  apprend  que  le  premier  livre  qui  fut 
imprimé  avec  des  caractéres  de  métal,  fut  le  Rationale  Durandi^ 
imprimé  ä Mayence  en  1459.  Il  me  semble.  Monsieur,  que 
Ton  sait  présentement  a quoi  s’en  tenir  sur  riiistoire  et  1’ori- 
gine  de  Timprimerie,  sur  quoi  on  a tant  écrit  depuis  quelque 
temps. 

Je  siiis,  etc. 


337 


IV 

LETTRE  SUR  UNE  ANCIENNE  ÉDITION  DU  Catftofiieon 
Joaniii»  de  JTaaiMa,  INCONNUE  JUSQU’A  PRÉSENT. 

(L’ancien  Catholicon,  dictioiinaire  et  grammaire. — Les  ancienues  editions.  — Carac- 
léres  el  dale  présumée  de  Tédilion  qu  un  curé  de  Savoie  vendit  k la  bibliolhéque  de 
Geneve.  ~ Considérations  sur  les  incunahles,  leurs  editions  de  dales  rapprochées, 
cependant  distinctes,  le  petit  iiombre  de  leurs  exemplaires,  etc.) 

{Nouvelle  Bibliothéque  Germanique,  3™e  trimestre  de  i 751,  t.  IX,  l^e  partie.) 


Monsieur  , 

Un  curé  de  Savoie , curieux  d’anciennes  éditions , et  qui  en 
fait  un  petit  commerce  depuis  assez  longtemps , a apporté  a 
Geneve  un  livre  ancien,  qu’il  a voulu  nous  vendre.  Il  est  connu 
sous  le  nom  de  Catholicon.  Si  j’avais  affaire  a tout  autre  qu’a 
vous,  je  commencerais  par  averlir  qu  il  ne  s’agit  pas  de  cette  sa- 
tire  ingénieuse  qui  porte  le  méme  titre,  et  qui  fit  tant  de  bruit 
du  temps  de  la  ligue^  Notre  Catholicon  fut  imprimé  plus  de 
cent  trente  ans  avant  Tautre,  et  il  est  d’une  tout  autre  étendue. 
C’est  un  des  plus  grands  in-folio  que  1’on  voie ; il  est  composé 
de  diverses  parties,  dont  la  principale  est  un  ample  dictionnaire 
latin,  qui  était  fort  en  usage  dans  le  quatorziéme  et  le  quinziéme 
siécle.  Outre  ce  vocabulaire , on  trouve  encore  une  grammaire 
fort  étendue,  qui  embrasse  tout  ce  qu’un  grammairien  doit  sa- 
voir.  Voila  pourquoi  il  porte  le  titre  de  Catholicon , c’est-a-dire 
ouvrage  universel. 

Uauteur  était  un  dominicain,  de  la  famille  noble  des  Balbi, 
deGénes.  Quand  il  se  qualifie  de  Janua  ou  Januensis.,\\  a voulu 

* La  satire  Ménippée  de  la  vertu  du  Catholicon  d’Espagne,  etc.,  å Paris 
1594. 


T.  II. 


22 


338 


(lire  quil  était  Génois.  11  acheva  son  ouvrage  Tan  1286.  Vous 
veri  ez  dans  le  Diclionnaire  de  Bayle  que  ce  religieux  savaitplus 
de  latin  que  tous  ses  confréres  Erasme  ne  laisse  pas,  (lans 
divers  endroits  de  ses  ouvrages,  de  se  nioquer  de  la  mauvaise 
latinité  du  dominicain ; mais  1’équité  veut  que  Ton  fasse  atten- 
tion  quil  a fait  enlrer  dans  son  diclionnaire  plusieurs  mots  de 
la  basse  latinité.  Bayle  lui  fait  un  mérite  « d’avoir  su  le  grec, 
chose  fort  rare  dans  ce  temps-la.»  Mais  s’il  savait  du  grec,  iln'en 
savait  guére,  comme  il  parait  par  quanlité  d’étymologies  ridi- 
cules  qu’il  a voulu  lirer  de  cetle  langue,  qu'il  ne  possédait  pas 
assez.  C’est  ce  qu’il  avoue  lui-méme'  dans  un  endroit  de  son 
livre  : « Ilwc  difficile  est  scire^  dit-il,  prceserlim  milii  non  bene 
scienli  linguam  grcecam.  Mais  vous  savez  que,  dans  ce  genre  de 
livrés,  Timperfection  de  Touvrage  et  la  grossiéreté  de  Timpres- 
sion  n’en  diminuent  poinl  le  prix.  Il  s’agit  d’y  voir  les  dilfé- 
rentes  tenlatives  de  ces  premiers  inventeurs  de  Timprimerie,  et 
leurs  [)rogrés  dans  cet  art.  Ce  sont  de  précieux  monuments  de 
rindustrie  bumaine. 

On  convient  que  la  Bible  et  le  Catholicon  sont  les  premiers 
essais  des  imprimeurs  de  Mayence.  On  débite,  sur  un  passage 
de  Trithéme  qui  ne  contient  que  deux  ou  trois  lignes,  que  les 
inventeurs  de  cet  art  lirent  d’abord  graver  unCatliolicon  sur  des 
tables  ou  des  plauclies  de  bois,  n’ayant  pas  encore  imaginé  des 
caractéres  mobiles.  Le  témoignage  est  des  plus  posilifs;  cepen- 
dant  il  y a lieu  de  douter  que  cette  edition  ait  jamais  vu  le  jour. 
De  semblables  tentatives  doivent  se  faire  en  pelil.  On  congoit 
bien  quils  purenl  imprimer  avec  des  planches  de  bois  quelque 
livre  de  peu  d’étendue , un  Donat , par  exemple ; mais  vouloir 
exécuter  la  méme  chose  sur  un  immense  diclionnaire,  il  y avait 
de  la  témérilé.  Il  ne  parait  pas  probable  qu’ils  aient  entrepris, 
dans  ces  commencements,  un  ouvrage  qui  demandait  autant  de 
tempsetde  frais.lls  étaientdéja  épuisés  par  les  dépenses  qu’ils 
avaient  faites.  Il  y a donc  apparence  qu  ils  firent  Tessai  seule- 


* A Tarticle  Balbus. 


339 


ment  sur  quelques  feuilles,  mais  quils  s arrélérent  bientöt.  La 
pensée  des  caractéres  mobiles  put  leur  venir  alors  dans  Tesprit, 
c’est  le  sentiment  d’Orlandi.  Ge  qu’il  y a de  certain , c’est  que 
si  le  CalhoUcon  a été  imprimé  de  cette  maniére , cette  edition 
ne  se  voit  plus  nulle  part.  Je  ne  parlerai  donc  que  de  celles 
dont  il  est  reste  quelques  exemplaires  dans  les  bibliothéques. 

L^édition  ancienne  la  plus  connue  est  celle  de  1460:  celte 
date  parait  au  dernier  feuillet.  Il  est  vrai  que  les  noms  deFaust 
ni  de  Schoeffer  n’y  paraissent  point;  mais  Tannée,  la  forme  des 
caractéres  et  la  marque  du  papier,  indiquent  assez  que  ce  volume 
est  sorti  de  leurs  presses : on  en  voit  un  bel  exemplaire  sur 
vélin  dans  la  bibliothéque  du  roi  de  France,  et  un  autre  sem- 
blable  dans  le  curieux  cabinet  de  M.  de  Boze.  Il  y en  a aussi 
quelques  exemplaires  en  Kollande. 

On  a une  autre  edition  du  Catliolicon  aussi  fort  ancienne,  et 
imprimée  de  méme  par  Jean  Faust  et  Pierre  SchoefFer.  Elle  est 
sur  le  papier  qu’ils  employaient.  Il  est  vrai  que  leur  nom  ny 
parait  point : on  n’y  voit  non  plus  ni  le  lieu  de  Fimpression,  ni 
la  date.  Il  y a lieu  de  soup^onner  qu’elle  a été  faite  dans  un 
temps  qiFils  faisaienl  encore  mystére  de  leur  art,  et  que  c’est 
la  raison  pourquoi  ils  ne  mirent  aucune  adresse  a la  fm  du 
livre.  Cette  édition  doil  avoir  été  faite  avant  1455,  oui  était 
Fannée  que  Guttemberg  se  brouilla  avec  les  deux  autres,  et  qu’il 
se  sépara  d’eux. 

Cette  édition  est  fort  différente  de  celle  de  1460.  Le  format 
est  plus  grand;  les  colonnes  d’impression  ont  deux  pouces  de 
plus  de  bauteur ; le  papier  en  est  plus  grossier  et  plus  épais. 
Le  partage  en  deux  volumes  se  fait  apres  la  lettre  I,  et  dans 
celle  de  1460  apres  la  lettre  H.  Enfin,  la  derniére  édition  est 
ornée  de  quelques  rubriques,  et  dans  la  premiére  tout  est  en- 
core noir.  M.  Marchand  a marqué  fort  exactement  en  quoi  dif- 
férentces  deux édilions, dans  son  Histoire  deVfmprimerie^.  Nom 
pourrez  le  consulter. 


^ Dans  les  additions,  p.  134. 


340 


Les  curieux  peuvent  voir  dans  les  bibliolhéqiies  de  Paris 
qiielqiies  exemplaires  de  celle  premiére  edition.  Il  y en  doit 
avoir  un  a Sainte-Geneviéve , un  autre  chez  les  jésuites  a leur 
collége  de  Clermont,  et  M.  Marcliand  en  posséde  aussi  un  qu’il 
nous  a dépelnt  fort  exactement  ^ 

Jusqu^ä  present  on  ne  connaissait  que  ces  trois  exemplaires, 
mais  on  vient  tout  nouvellemeut  d’en  découvrir  un  quatriéme, 
et  voici  comment.  J’avais  écrit  au  P.  Beraut , babile  jésuite  de 
Lyon,  pour  le  prier  de  voir  dans  leur  bibliothéque  s’il  n’y  aurait 
point  quelque  edition  bien  ancienne  du  Caiholicon^  et  de  nous 
en  donner  ia  notice.  Il  m'a  répondu  que  leur  édition  n’était  pas 
assez  ancienne  pour  nous  en  occuper;  mais  qu’a  leur  défaut  il 
avait  cru  devoir  aller  fouiller  dans  les  bibliotbéques  de  quelques 
autres  monastéres,  et  qidil  avait  beureusement  trouvé  chez  les 
cordeliers  de  Lyon  un  exemplaire  de  cette  premiére  édition.  La 
notice  qu’il  nous  en  donne  se  rapporte  parfaitement  ä celle  de 
M.  Marchand.  Il  n’y  a pas  longtemps  que  ces  religieux  ont  fait 
cette  acquisilion.  Nous  aurions  souhaité  de  savoir  d’ou  ils  Tont 
tiré,  mais  le  P.  Beraut  les  a questionnés  inutilement  la-dessus : 
c’est  un  mystére  sur  quoi  le  bibliotbécaire  n’a  point  voulu  s’ex- 
pliquer.  Il  n’est  pas  fort  difficile  d’en  deviner  la  raison. 

Il  était  absolument  nécessaire  d’étre  au  fait  de  ces  deux  pre- 
miéres  editions,  pour  entendre  ce  que  j’ai  ä vous  dire  d'une 
troisiéme,  que  je  crois  qui  a été  inconnue  jusqua  présent,  et 
que  nous  avons  entre  les  mains ; nous  la  tenons  de  notre  curé 
brocanteur.  Quand  il  nous  1’apporla,  il  nous  dit  que  les  derniers 
feuillets,  ou  devrait  étre  la  dale,  y manquaient,  qu’ils  étaient 
tombés  de  caducité;  mais  que  c’était  Tédition  de  1460,  qu’il 
n’y  avait  qu  a examiner  son  livre  pour  y trouver  toutes  les 
bonnes  marques  d’ancienneté.  Il  nous  parut  tel  effectivement. 
Cependant  nous  répondimes  au  vendeur  que  la  perte  de  ces 
derniers  feuillets  ötait  a son  Calholicon  beaucoup  de  son  prix; 


‘ Histoire  de  1’miprmieric^  p.  23. 


341 


qu  il  était  dans  le  cas  ou  se  trouverait  un  gentilhomme  d’une 
maison  ancienne,  mais  qui  aurait  eu  le  malheur  de  perdre  ses 
lettres  de  noblesse. 

Nous  avons  encore  répondu  a noire  curé,  qu’a  la  vérilé  Facci- 
dentdes  derniers  feuillets  perdus  peut  étre  arrivé  naturellement; 
la  vétusté  est  la  cause  la  plus  ordinaire  de  ces  vieux  livrés  im- 
parfaits ; mais  que  quelquefois  aussi  on  les  mulile  a dessein  pour 
les  donner  pour  plus  anciens  qu’ils  ne  sont;  que  de  peur  de 
surprise,  il  fallait  qu’il  nous  donnål  du  temps  pour  bien  examiner 
la  chose. 

Sans  perdre  de  temps , nous  avons  incessamment  consullé 
M.  de  Boze  a Paris,  et  M.  ‘Marchand  å la  Haye,  qui  nous  ont 
donné  toutes  les  instruclions  nécessaires.  Ils  ont  ajcuté  Fun  et 
Fautre  une  liste  exacte  de  loutes  les  éditions  qui  se  sont  faites 
de  ce  livre  jusqu’en  1500.  Munis  de  ces  secours,  nous  avons 
aisément  convaincu  le  curé  que  son  exemplaire  n’était  point  de 
1460. 

M.  Marchand  nous  apprend  d’abord  que  cetle  edition  de 
1460  a les  colonnes  d’impression  hautes  de  dix  pouces,et  celle 
que  nous  avons  entre  les  mains  a deux  pouces  de  plus. — M.  de 
Boze,  qui  posséde  un  bei  exemplaire  de  cette  edition  datée, 
nous  donne  plusieurs  indices  pour  la  distinguer  des  autres.  A 
la  téte  de  la  premiére  colonne  on  voit  cette  espéce  de  titre  dis- 
posé  en  deux  lignes  et  en  lettres  rouges : Incipit  Summa  quce 
vocant  Catholicon^  edita  å fratre  Johanne  de  Janua^  ordinis  fra~ 
trum  proedicalorum.  L" exemplaire  de  notre  curé  a ce  titre  en 
encre  noire. — Gelui  de  M.  de  Boze  est  relié  en  deux  volumes, 
dont  le  second  coramence  å la  lettre  i.  Le  nötre  est  en  un  seul 
volume,  et  si  on  voulait  Favoir  en  deux,  le  partage  ne  pourrait 
se  faire  qu  å la  lettre  K,  parce  que  la  lettre  I ne  commence 
point  au  liaut  d’une  page. 

Le  curé  nous  a dit,  sur  cela,  que  si  son  Catholicon  n^était  pas 
de  1460,  il  devait  étre  encore  plus  ancien;  qu  il  savait  qu’il  y 
avait  une  édition  qui  avait  précédé  de  quelques  années , que  ce 


342 


serait  la  sienne,  el  que  par  la  son  livre  acquérait  un  nouveau 
prix. 

Il  a fallu  un  examen  plus  approfondi  pour  le  débusquer  de 
ce  retranchement.Nous  avons  étudié  lanotice  que  M.  Marchand 
nous  a donnée  de  celte  édltlon  non  datée,  mais  que  Ton  croit 
de  1455.  Nous  avons  eiicore  fait  attention  aux  indices  que  nous 
donne  le  P.  Beraut  de  1’exemplaire  qui  est  a Lyon.  Il  faut  con- 
venir  que  du  premier  coup  d’oeil  les  apparences  onl  loutes  été 
pour  la  nouvelle  prétenlion  du  curc.  Le  jésuile,  qui  est  un  bon 
géométre,  nous  apprend  d’abord  qu’ayant  mesuré  fort  exacte- 
ment  la  bauleur  des  colonnes  imprimées,  il  les  a trouvées  de 
douze  pouces  et  quelques  lignes: ‘elles  sont  précisément  de 
cette  mesuredans  notre  exemplaire. — Ghez  les  cordeliers,  le  se- 
cond  volume  commence  par  la  lettre  K : cbez  nous  le  parlage 
ne  peut  se  faire  non  plus  qu’a  cette  lettre.  Le  papier  est  le  méme 
dans  les  deux  exemplaires,  c’est-a-dire  un  papier  fort  grossier 
et  extrémement  épais. 

Ces  conformités  nous  ont  frappé  d’abord,  mais  un  examen 
poussé  plus  loin  nous  a fait  apercevoir  plusieurs  différences, 
qui  ne  nous  permetlent  pas  de  confondre  ces  deux  éditions. 

M.  Marcband,  dans  son  Hisloire  de  r [mprimerie  ^ a marqué 
plusieurs  fautes  d’impression  qui  s’étaient  glissées  ä la  lettre  A 
du  diclionnaire  ' : nous  avons  trouvé  qu’elles  sont  presque 
toutes  corrigées  dans  nolre  edition. — Le  P.  Beraut  s’était  encore 
beureusement  aviséde  compler  le  nonibre  des  lignes  d’une  page 
dans  Texemplaire  de  Lyon:  il  en  a trouvé  soixante-cinq  dans  la 
premiére  colonne  du  livre;  et  nous,  nous  en  complons  deux  de 
plus.  Voila  la  différence  des  éditions  bien  constatée. 

Le  marchand  de  livrés  s est  rendu  a ces  preuves , mais  en 
persistant  toujours  sur  Tancienneté  de  son  exemplaire.  Il  le 
mettait  toujours  a un  fort  haut  prix,  et  n’en  demandait  pas  moins 
de  cinquante  écus.  Nous  trouvions  la  somme  trop  forte  pour 


^ Page  37,  dans  la  note. 


343 


une  simple  curiosité , et  que  bien  des  gens  regardent  comme 
de  pure  fantaisie.  Nous  nous  trouvions  donc  un  peu  combatlus 
sur  celte  acquisition , mais  cette  perplexité  n’a  pas  duré  long- 
temps  : un  généreux  bienfaiteur  a incessamment  fixé  nos  irré- 
Solutions,  en  achetant  lui-méme  lelivreeten  le  donnanta  nolre 
bibliothéque. 

Il  s’agit  présentement,  Monsieur,  de  tåcher  de  deviner  la  date 
de  notre  Catholicon,  et  c’est  ce  qui  parait  assez  difficile.  Avant 
toules  choses,  je  dois  rn’appliquer  a prouver  qu’il  n'est  d aucune 
des  editions  connues. 

M.  de  Boze  nous  apprend  que  Schoeffer  seul  donna  une  édi- 
lion  du  Catliolicon  en  1472.  Ne  serait-ce  point  la  nötre?  Mais 
j’ai  fait  voir  clairement  la  grande  conformité  de  celle  que  nous 
avons  avec  celle  de  1455.  L’édition  de  1460  a divers  avantages 
sur  la  précédente.  SchoefFer  ne  peut  qu’avoir  cboisi  la  derniére 
pour  faire  la  sienne.  M.  de  Boze  nous  marque  que  cette  edition 
de  1472  ne  différe  presque  de  celle  de  1460  que  par  Tinscription 
qui  se  trouve  a la  fm.  On  con^oit  aisément  que  SchoefFer,  ha- 
bile  comme  il  f était  dans  son  art,  a du  la  rendre  encore  un  peu 
plus  correcte. 

M.  Marchand  nous  en  a fait  connaitre  une  autre  qui  a précédé 
celle-la,  mais  qui  ne  saurait  non  plus  étre  la  nötre.  Voici  ce 
qu’il  m’écrivit  sur  cette  édition,  dans  une  lettre  du  14  juillet 
1750  : « Elle  est  d’Augsbourg,  par  Gunther  Zainer  de  But- 
lingen,  en  1469,  grand  et  immense  volume,  que  ponr  partager 
en  deux  le  possesseur  avait  estropié,  et  recopié  quatre  ou  cinq 
lignes  a la  main  pour  finir  le  voiume.  Toutes  les  fautes  de  la 
premiére  édition  s’y  trouvenf,  par  la  raison  que  cet  imprimeur 
n’a  pas  connu,  ou  n’a  pas  pu  avoir  f édition  de  1460,  qui  est 
corrigée,  et  qifil  a copié  la  précédente.  » 

Vous  ne  soup^onnerez  pas,  Monsieur,  que  cette  mauvaise 
édition  soit  la  nötre,  si  vous  faites  attention  a ce  grand  nombre 
de  fautes  qu  elle  a conservées , et  a la  difficulté  de  la  partager 
en  deux  volumes. 


344 


Je  ne  trouve  pas  d’aulre  édition  du  Catholicon  que  dix  ou 
douze  ans  apres.  La  premiére  qui  reparaitest  de  1483,  a Nu- 
remberg,  chez  Antoine  Koburger.  Outre  qu’on  ne  saurait  placer 
si  tard  notre  édition,  j’ai  vu  plusieurs  livrés  qui  sont  sortis  de 
cette  presse ; ils  sont  dans  un  tout  autre  gout  que  le  nötre,  et 
le  caractére  tire  fort  au  gothique.  On  peut  donc  soup^onner 
avec  beaucoup  de  vraisemblance,  que  notre  édition  a été  igno- 
rée  jusqu’a  présent,  et  que  notre  exemplaire  peut  passer  pour 
Tunique  que  Ton  connaisse,  ce  qui  doit  lui  donner  beaucoup  de 
prix. 

La  rareté  de  cette  édition  et  Taccident  qui  a emportéle  der- 
nier  feuillet  de  notre  exemplaire , sont  cause  qu’il  est  difficile 
d'en  bien  déterminer  la  date.  Je  vais  basarder  quelques  conjec- 
tures,  sur  lesquelles  je  vous  prie  de  me  dire  votre  sentiment. 

Il  n'est  pas  difficile  de  prouver  que  notre  édition  du  Catho- 
Ikon  est  des  premiers  imprimeurs  de  Mayence,  et  il  y a méme 
quelque  vraisemblance  qu’elle  peut  avoir  précédécelle  de  1460. 
Le  papier  a Tempreinte  d’une  téte  de  taureau  surmontée  d’une 
croix.  Ailleurs  on  y voit  une  rosette,  autre  marque  du  papier 
qu’employaient  Faust  et  Scboeffer. 

La  ponctuation  eneslaussi  imparfaite  que  celle  de  Tédilion  de 
1455  : dans  Tune  et  dans  Tautre  on  ne  voit  que  le  point  seul, 
méme  dans  1’endroit  ou  1’auteur  traite  ex  professo  de  la  ponc- 
tuation: c’est  a la  fin  de  sa  grammaire,  et  immédiatement  avant 
le  commencement  du  dictionnaire.  La  il  divise  la  ponctuation 
en  comma^  ou  point  avec  virgule  au-dessus ; en  colum^  ou  point 
sans  virgule , et  en  periodus^-  ou  point  avec  virgule  au-dessous. 
Les  figures  de  ces  différenles  ponctuations  sont  toutes  demeu- 
rées  en  blanc , comme  les  lettres  initiales  qui  devaient  étre 
peintes  a la  main.  Cela  sent  un  art  encore  naissant,  el  une  im- 
primerie  mal  assortie  de  caractéres.  La  lettre  i , dans  notre 
exemplaire,  a presque  partout,  au  lieu  de  point,  un  petit  accent 
aigu,  ce  qui  se  remarque  aussi  dans  la  premiére  édition  non 


345 


datée.  Ces  i accentués  sont  beaucoup  plus  rares  dans  celle  de 
1460. 

Dans  cette  édition  datée,  Fencre  rouge  parait  pour  la  pre- 
miére  fols;  le  titre  et  Tinscription  de  la  fin  sont  des  rubriques. 
Des  que  ces  inipriineurs  de  Mayence  eurent  trouvé  ce  petit  or- 
nement,  ils  Temployerent  toujours  partout  ou  il  convenait.  Aiix 
Offices  de  Ciceron  de  1465,  non-seulement  le  titre  et  Tinscrip- 
tion  de  la  fin  sont  en  rouge , mais  encore  les  titres  de  tous  les 
chapitres,  ce  qui  y rend  les  rubriques  fort  fréquentes.  Rien  de 
semblable  dans  notre  CatlioUcon^  tout  y est  en  noir. 

Uédition  datée  ayant  été  un  peu  raccourcie,  en  devint  plus 
facile  a manier,  ce  qui  n’est  pas  indifierent  dans  un  livre  que 
Ton  feuillette  aussi  souvent  qu  un  dictionnaire.  Le  partage  en 
deux  volumes  y est  aussi  fait  différemment,  et  beaucoup  inieux 
que  dans  notre  édition. 

Quoique  dans  notre  édition  on  ait  corrigé  bien  des  fautes  de 
la  premiére,  il  y en  est  resté  encore  de  bien  grossiéres,  qui  ont 
été  exactemenl  corrigées  dans  celle  de  1460.  En  voici,  par 
exemple,  une  des  plus  clioquantes.  Au  mot  Äddicius  on  cite  ce 
vers : 

Nuliius  addictus  iarare  in  verba  magistri. 

Au  lieu  de  iurare^  on  lit  inträt,  ce  qui  gäte  tout  a fait  le 
sens. 

De  toules  ces  remarques  il  résulte  clairement  que  notre  édi- 
tion est  plus  parfaite  que  la  premiére  non  datée,  et  qu’elle  Test 
moins  que  celle  qui  a sa  date.  La  conclusion  qu’il  semble  qu^on 
en  pourrait  tirer,  c’est  qu  on  devrait  la  placer  entre  les  deux : 
elle  doit  avoir  suivi  1 455  et  précédé  1 460. 

Ce  qui  peut  encore  nous  donner  le  soup^on  que  cette  édi- 
tion n’est  pas  postérieure,  c’esi  le  papier  qu’on  y a employé. 
J’ai  déja  parlé  de  sa  marque  et  de  son  empreinte,  mais  il  faut  ä 
présent  en  examiner  la  nature  : ce  papier  est  grossier,  grisåtre 
et  épais  comme  une  espéce  de  carton.  « Gelui  de  ledition  de 


3-46 


1460,  dit  M.  Marcliand,  est  plus  mince  et  assez  blaiic.  L’abbé 
Salier  a fait  le  méme  raisoniiement  pour  prouver  qiie  la  Bible, 
qui  a été  mise  depiiis  quelques  années  dans  la  bibliothéqiie  du 
roi,  a précédé  celle  de  1462  : « Le  papier  est  mal  fabriqué, 
dit-il,  d’une  påte  grossiere,  grise,  inégalement  distribuée , ce 
qui  le  rend  clair  dans  un  endroit  et  épais  dans  un  autre;  le  pa- 
pier dela  Bible  de  1462  est  inieux  fabriqué.  » 

Voilå  qui  senil)le  devoir  rendre  assez  probable  la  supposi- 
tion d’une  édition  moyenne  entre  celles  de  1455  et  1450,  et 
qui  serait  la  notre.  Mais  je  vous  avoue,  Monsieur,  que  je  coni- 
mence  å étre  effrayé  des  difficultés  qu’on  va  me  fai  re. 

Est-il  vraisemblable,  dira-t-on,  que  ces  premiers  impri- 
meurs,dans  Tespace  de  sept  ou  buit  années,  aient  fait  plusieurs 
editions  crun  aussi  gros  ouvrage  que  le  CatlwHconl  Comment 
concevoir  (ju‘elles  se  suivissenl  de  si  prés,  dans  un  temps  ou  la 
presse  ne  faisait  presque  que  commencer  de  rouler? 

Lavoue  que  la  cliose  est  dillicile  å croire.  Cependant  elle  de- 
viendra  probable,  si  Ton  fait  attention  que  dans  ce  lemps-lå  on 
lirait  peu  d’exemplaircs  d’un  livre  que  Ton  imprimait.  La  raison 
en  est,  Tincertitudedu  débitdans  les  commencemenls  decet  art, 
les  grandes  avances  qu’il  fallait  faire  soit  pour  le  papier,  qui 
était  encore  cber  dans  ce  lemps-lå,  soit  surtout  pour  le  vélin, 
qui  était  alors  la  matiére  la  plus  ordinaire  d’un  livre.  Il  faut 
penser  encore  que  ces  imprimeurs  s’étaient  épuisés  [)our  la  dé- 
couverte  de  leur  art.  Il  leur  convenait  mieux,  quand  ils  faisaient 
une  édition  du  CafJiolicon^  de  n’en  tirer  que  quarante  ou  cin- 
quante  exemplaires,  sauf  å revenir  å une  seconde  des  que  la 
premiére  serait  å peu  prés  écoulée. 

J’ai  dit  que  le  papier  était  cber  autrefois , ce  qui  devait  les 
rendre  relenus  sur  le  Irop  grand  nombre  d’exemplaires.  C’est 
ce  que  1’on  peut  confirmer  par  les  impressions  qui  se  font  en- 
core aujourddiui  en  Anglelerre.  Le  papier  n’est  jamais  å un 
prix  modique  dans  ce  pays-lå , c’est  ce  qui  fait  qu’on  y lire 


347 


beaucoup  moins  d'exemplaires  d’un  livre  que  partout  ailleiirs;  il 
arrive  assez  souvent  qu’on  se  borne  a deux  cents. 

Une  autre  dépense  qu’il  ne  faut  pas  oiiblier,  c’est  celle  des 
lettres  initiales  ou  capitales,  Geuxqui  ont  manié  de  ces  anciens 
livrés,  savent  que  ces  grandes  lettres  devaient  se  former  a la 
main  avec  1’azur  et  le  cinabre.  On  y employait  un  peintre  en 
miniature.  Ces  initiales  se  trouvaient  en  beaucoup  plus  grand 
nombre  dans  un  dictionnaire  que  dans  tout  autre  livre,  puisqu’il 
y en  a presque  autant  que  de  mots  latins;  nouvelle  dépense 
qui  devait  encore  rendre  retenu  sur  le  Irop  grand  nombre 
d’exemplalres.  Les  premiers  imprimeurs  de  Rome,  pour  n’avoir 
pas  eu  cette  prudence,  s’en  trouvérent  fort  mal  : ils  avaient  tiré 
jusqu’ä  onze  cents  exemplaires  du  gros  Cornmentaire  de  Lira, 
et  furent  ruinés,  comme  il  parait  par  une  requéle  quils  pré- 
sentérent  au  pape  Paul  II , pour  avoir  quelque  assistance  ’ . 

Ces  remarques  doivent  déja  rendre  assez  vraisemblable  cette 
répétition  d’éditions ; mais  voici  quelque  chose  de  plus  precis 
que  des  raisonnements,  ce  sont  des  fails  qui  ne  nous  permet- 
tront  plus  d’en  douter  : M.  de  Boze  nous  a donné  la  notice 
d’un  Psautier  trés-ancien  et  trés-rare;  c’est  un  in-folio  en  gros 
caractéres  gotbiques.  Cest  la  premiére  production  de  Fimprime- 
rie  de  Mayence  avec  une  date  certaine ; elle  est  du  mois  d’aout 
1457.  Deux  années  apres,  c’est-a-dire  en  1459,  on  vit  pa- 
raitre  une  édilion  de  ce  Psautier,  différente  de  la  premiére.  On 
peut  les  voir,  Fune  et  Fautre,  dans  le  cabinet  de  M.  de  Boze  ^ 

Les  Offices  de  Ciceron  furent  imprimés  a Mayence  en  1465, 
et  Fannée  suivante  1466.  La  plupart  des  auteurs  qui  ont  fait 
Fhistoire  de  Fimprimerie,  étant  dans  le  préjugé  ordinaire  que 
dans  ces  temps-la  les  éditions  ne  pouvaient  pas  se  suivre  de  si 
prés,  ont  cru  que  c’était  la  méme,  et  qiFon  iFavait  fait  que  chan- 
ger  un  peu  Finscription  qui  est  ä la  fm ; mais  on  a fait  voir  clai- 
rement,  dans  un  mémoire  inséré  dans  la  Bihliotliéque  raisonnée, 

‘ Annales  Typographiques  de  Maittaire,  tome  I,  page  50. 

• Histoire  de  FAcadémie  des  Inscriplions,  tome  XIV,  p.  254. 


3i8 


que  ce  sont  deux  édilions  réellement  différentes  \ On  peut  les 
voir  Tune  et  Taulre  dans  la  bibliothéqiie  publique  de  Geneve,  et 
en  faire  la  comparalson  Ges  deux  editions  se  voyaient  aussi 
dans  la  riche  bibliothéqiie  Harléienne.  Bien  plus,  dans  le  cata- 
logue  qui  fut  publié  en  1743 , on  donne  la  notice  de  deux  édi- 
tions  différentes  de  ces  Offices  dans  une  seule  année,  c’est-a- 
dire  en  1465.  L’une  est  le  n°  5103,  qui  est  sur  velin,  et  Tautre 
le  n®  5104,  qui  est  sur  du  papier.  On  y prouve  la  distinctionde 
ces  deux  editions  par  la  figure  différente  de  plusieurs  lettres,  et 
surtout  par  les  abréviations , qui  ne  sqnt  pas  les  mémes.  Si 
Faust  et  Scboeffer  ont  fail  trois  editions  des  Of/ices  de  Ciceron 
dans  deux  années , comme  cela  parait  clairement  par  le  cata- 
logue  Harléien , on  doit  étre  moins  surpris  que  dans  Tespace 
de  sept  ou  huit  ans  ils  aient  imprirné  trois  fois  le  Catfiolicon. 

Il  est  vrai  que  c’est  un  ouvrage  d’une  beaucoup  plus  grande 
étendue , mais  c^était  en  méme  temps  un  livre  d’un  plus  grand 
usage,  et  dont  ceux  qui  voulaient  entendre  le  latin  ne  pouvaient 
point  se  passer.  Il  devait  étre  d’un  rapide  débit.  Jugez-en  par 
les  fréquentes  editions  qui  s’en  firent  dans  la  suite.  Koburger, 
qui  en  avait  donné  une  en  1483,  le  réimprima  en  1486.  Lich- 
tenstein fit  la  méme  cliose  a Venise  en  1483  et  1487.  On  a 
encore  trois  autres  editions  de  Venise,  de  1491, 1495  et  1497. 

On  est  étonné  d’entendre  parler  de  plusieurs  editions  du 
Catfiolicon,  fort  prés  les  unes  des  au  tres,  presque  ä la  naissance 
de  rimprimerie;  mais  ce  qui  doit  diminuer  notre  surprise,  c’est 
que  la  méme  chose  est  arrivée  a la  Bible;  ces  deux  livrés  se 
ressemblent  assez  pour  la  grosseur.  On  a été  assez  longlemps 
dans  la  pensée  que  la  Bible  de  Mayence  de  1462,  dont  il  y a 
huit  ou  neuf  exemplaires  dans  les  bibliothéques  de  Paris,  est  la 

^ Torne  XXV,  p.  281  (ci-dessus,  p.  323). 

® G’estun  présent  qua  fait  M.  Lullin,  professeur  d’histoire  ecclésiastique, 
et  bien  d’autres  d’un  grand  prix,  comme  les  sermons  de  saint  Augustin  sur 
du  papier  d’Égypte,  que  nous  tenons  aussi  de  lui.  G’est  un  MS  du  sixiéme 
ou  septiéme  siécle.  (Voy.  törne  I,  p.  73,  90,  etc.) 


349 


premiére  qui  ait  paru.  Naudé  et  bien  d’autres  ont  été  dans  cette 
erreur.  Mais  on  en  voit  une  a Paris  au  college  Mazarin,  impar- 
faite  a la  vérité,  et  qui  a perdu  son  premier  volume , mais  qui 
est  généralement  reconnue  pour  avoir  précédé  celle  de  1462. 
Et,  depuis  dix  ou  douze  ans,  voici  encore  celle  que  Tabbé  Salier 
a fait  mettre  dans  la  bibliotbéque  du  roi  de  France,  qu’il  donne 
pour  aussi  ancienne  que  celle  de  ce  college.  L’une  et  Fautre 
doivent  avoir  paru  depuis  1452  a 1462.  Yoila  donc  trois  edi- 
tions de  ia  Bible  dans  Fespace  de  dix  ans,  comme  trois  éditions 
du  Catkolicon  a peu  prés  dans  le  méme  espace.  Gette  analogie 
doit  rendre  ma  supposition  vraisemblable. 

La  conséquence  n’est  pas  juste,  direz-vous.  Au  contraire,  on 
pourrait  conclure  d’une  maniére  opposée.  Ges  premiers  impri- 
meurs  ne  sauraient  avoir  donné  tant  de  livrés  dans  un  si  pelit 
nombre  d’années.  Par  cela  méme  quils  avaient  imprimé  trois 
Bibles  les  dix  premiéres  années,  ils  n’ont  pas  pu  venir  encore  a 
bout  de  trois  Calliolicon,  G’est  ce  qui  était  au-dessus  de  leurs 
forces.  En  1459  ils  imprimérent  Rationale  Durandi^eien  1460 
les  Constilulions  de  Ciément  F,  ouvrage  assez  considérable.  J’ai 
déja  dit  quils  avaient  fait  deux  éditions  du  Psautier^  Fune  en 
1457  et  Fautre  en  1459. 

« Demandons-nous  présentement,  dit  la-dessus  M.  de  Boze, 
s’il  est  vraisemblable  que  Faust  et  Scboeffer  aient  encore  im- 
primé ce  grand  nombre  d’autres  volumes,  presque  tous  répétés, 
qu  on  leur  attribue  si  légérement,  et  que  Fon  veut  faire  remon- 
ter  a ces  premiers  temps,  souvent  sous  le  seul  prétexte  qu’ils  ne 
portent  ni  date,  ni  nom  *.  » 

Gette  objection  vous  paraitra  trés-forte ; mais  je  vous  prie. 
Monsieur,  de  remarquer  qu’elle  prouve  trop  : elle  va  non-seu- 
lement  a dégrader  notre  Catkolicon,  mais  encore  la  premiére 
édition  non  datée  dont  M.  Marchand  a si  bien  prouvé  Fancien- 
neté.  11  y a plus , c’est  que  c’est  une  réfutation  indirecte  de 


^ Histoire  de  V Académie  des  Inscriptiom,  t.  XIV.  p.  265,  édit.  de  Paris, 


350 


lout  ce  que  1’abbé  Salier  venait  de  dire  en  faveur  de  sa  Bible, 
et  qui  est  rapporté  dans  Tarticle  précédent  de  Vllistoirede  VÄ- 
cadémie  des  Inser iptions. 

Pourfaire  voir  qu’il  n’y  a rien  d’excessif  dans  le  travail  qu'on 
attribue  a ces  premiers  imprimeurs  de  Mayence,  il  n’y  a qu’a  le 
comparer  avec  celiii  de  leurs  deux  éléves,  qui  allérent  s’établir 
a Rome  quelques  années  apres.  II  parait  par  la  requéte  qu  ils  pré- 
sentérent  au  pape,  et  que  j’ai  déja  citée,  que  dans  Tespace  de 
quatre  années  ils  avaient  donné  prés  de  trente  editions  de  diffé- 
renls  livrés,  dont  il  y en  avait  de  fort  amples,  comme  une  grande 
Bible  en  deux  volumes,  et  le  Commentmre  de  Ura.  J’avoue  que 
ces  réponses  ne  lévent  pas  enliérement  la  diffieulté,  mais  vous 
savez  que  dans  le  pays  des  conjeetures  on  est  réduit  a marcher 
a tåtons. 

Ces  fréquentes  éditions,  qu  il  faut  supposer  pour  mettre  la  nötre 
entre  la  premiére  non  datée  et  celle  de  1460,  ont  donné  lien 
å une  autre  conjeeture  de  quelques-uns  de  nos  gens  de  lettres. 

c(  Apres  les  grands  troubles  de  Mayence  qui  désolérent  cette 
ville  sur  la  fin  de  1462,  disent-ils,  les  ouvriers  de  Faust,  déga- 
gés  du  seeret  a quoi  ils  s’étaient  liés  méme  par  serment,  se  dis- 
persérent  dans  divers  lieux  et  y établirent  des  imprimeries.  Le 
Catholicon  dont  il  s’agit  peut  étre  une  des  nou velies  produetions 
de  ces  nouvelles  presses  établies  dans  diverses  villes  d’Alle- 
magne.  Ce  nouvel  imprimeur  aurait  du,  å la  vérité,  faire  son 
édition  sur  la  meilleure,  c’est-a-dire  celle  de  1460,  mais  appa- 
remment  il  ne  put  pas  la  recouvrer  dans  le  lieu  de  son  refuge. 
Cependant  il  n’a  pas  laissé  de  mettre,  de  son  chef,  quelques  amé- 
lioraiions  dans  son  édition.  Pour  la  rendre  plus  lisible,  il  a re- 
tranché,  par  exemple,  beaucoup  d’abréviations.  Quoique  le  pa- 
pier  soit  le  méme  qu’employait  Faust,  il  n’aura  pas  été  difficile 
a cet  ouvrier  dispersé  d’en  tirer  de  la  méme  fabrique.  Dans 
cette  supposition,  la  date  du  Catholicon  doit  étre  retardée  de  dix 
ou  douze  ans.  Le  plus  tot  que  cet  ouvrier  dispersé  ait  pu  donner 
cette  produetion,  ce  serait  en  1466.  » 


351 

Je  ne  contesterai  point  avec  ceux  qui  préférent  cette  derniére 
conjeclure;  elle  ne  manque  pas  de  vraisemblance.  Je  remarque- 
rai  seulement  que  nioins  on  fait  cette  édition  ancienne,  et  plus 
il  est  surpienant  qu’il  nen  soit  reste  aucun  autre  exemplaire 
que  celui  que  nous  avons  entre  les  mains.  Il  pourra  peut-étre 
s’en  trouver  quelque  autre  qui  est  demeuré  caché  dans  quelque 
Ii  bibliothéque  d’Allemagne,  surtout  dans  celles  des  monastéres. 

I j Si  vous  faites  insérer  ce  mémoire  dans  la  Bibliothéque  germa- 
■ nique,  il  pourra  donner  lieii  ä quelque  Catliolicon,  frére  du  nötre, 
ä lever  la  téte  et  k se  montrer  au  public.  Pour  aider  a le  re- 
connaitre,  je  vais  mettre  ici  un  indice  qui  empécbera  de  s’y 
méprendre.  Il  n’y  a qu  a consulter  la  premiére  page ; elle  est 
partagée  en  deux  colonnes  hautes  de  douze  pouces  et  quatre 
lignes,  mesure  de  France;  si  l’on  veut  prendre  la  peine  de 
compter  les  lignes  de  cbaque  colonne,  on  en  trouvera  soixante- 
' sept.  La  derniére  ligne  de  la  seconde  colonne  coniient  ces 
i ; mots  : — partes  orationis  aspirantur , ut  hamus,  hereo,  habens. 

'j  Veuillez,  Monsieur,  excuser  ces  minuties  typographiques. 
j Je  suis,  elc. 


V 


SUR  UNE  VERSION  ITALIENNE  DE  LA  BIBLE,  MAL  A 
PROPOS  ATTRIBDÉE  A SIXTE  V. 

(les  tradiiclions  ilalieimes  de  la  BiWe,  qui  onl  eu  ceurs  d'abord,  défendues  dcpuis  la 
relorme. - les  cathohques  ne  peuvenl  plus  lire  le  leite  sacré  quavec  autorisalion  de 
Home.  La  BiMe  en  Espagne,  et  les  officiers  espagnols  Geneve  — l’idéc  d’at 
Inbuer  ä Sble  V une  traduciion  ilalienne  de  la  Bible,  est  une  inveution  mensongére  de 
Uli:  bixte  V iiapublié  que  Ja  Vulgate  (Biiile  laline),  eu 

(Journal  Helvétique,  Février  1749;  Biblmhéque  impartiak  de  Levde  cahier 
de  .septembre  et  octobre  1750,  tonie  II,  2-e  partie.)  ’ 


Vous  me  demandez,  Monsieur,  des  éclaircissemenls  sur  une 


352 

version  italienne  de  TÉcriture  sainte  que  l’on  dit  que  fit  faire 
le  pape  Sixte  V,  et  qui  doit  étre  dans  la  bibliothéque  publique 
de  Geneve.  Vous  souhaitez  que  je  vous  en  rende  raison,  que 
j’en  examine  la  préface,  ou  apparemment  le  pontife  explique 
ce  qui  l’a  déterminé  ä metlre  les  livrés  sacrés  en  langue  vul- 
gaire,  ce  qui  parait  opposé  aux  principes  de  son  Egbse. 

Vous  avez  raison  d’élre  surpris  qu’un  pape  ait  pris  sur  lui 
de  mettre  la  Bible  entre  les  mains  du  peuple.  Cependant, 
pour  diminuer  un  peu  votre  surprise,  je  dois  vous  dire,  qu’a- 
vanl  ce  pape  il  avait  déja  paru  en  Ilalie  quelques  Bibles  en  lan- 
gue vulgaire.  Le  pére  Simon  nous  cite  entre  autres  celle  d’An- 
toine  Bruccioli,  dont  il  y a eu  méme  plusieurs  editions  Ml 
s’en  fit  une  en  1510,  dédié  a Benée  de  France,  duchesse  de 
Ferrare.  Cependant  1’étonnement  ne  doit  pas  entiérement  cesser 
par  la  parce  que  ces  différentes  éditions  de  la  Bible  en  langue 
vulgaire  étaient  toutes  de  Venise,  ou  l’on  s’est  toujours  donné 
un  peu  plus  de  liberté  qu’a  Bome  sur  cet  artide.  D’ailleurs  le 
P.  Simon  nous  apprend  dans  le  méme  endroit  de  son  bvre , 
qu’aprés  que  les  protestants  eurent  paru,  on  s’aper?ut  que  ces 
versions  troublaient  1’Ftatetla  religion,  et  qu’on  fut  beaucoup 
plus  réservé  dans  la  suite.  Ainsi  une  Bible  italienne,  commandee 
par  un  pape  et  imprimée  'a  Bome  dans  l’imprimerie  du  Vatican, 
cinquante  ans  apres  que  les  protestants  eurent  rompu  avec 
VFglise  romaine,  aurait  quelque  chose  de  bten  smguber. 

On  sait  quelles  ont  été  les  maximes  de  Bome  depuis  le  con- 
cile  de  Trente.  La  pratique  re?ue  dans  les  pays  soumis  a In- 
quisition  est,  qu’un  parliculier  ne  peut  lire  aucune  part.e  des 
Livrés  sacrés  sans  une  permission  par  écrit,  et  ce  n est  ni  e con- 
fesseur,  ni  le  curé,  ni  le  supérieur  régulier,  qu.  la  donnent, 
1’évéque  méme  n’en  a pas  le  pouvoir.  Il  faut  pour  cela  recourir 

^ ^Ttrouve  dans  les  derniéres  éditions  de  Ylndice  expurga- 

' Histoire  critique  du  Nouveau  Testament,  p.  873. 


353 


Quoi  qu’il  en  soit,  nous  voiia  suffisarament  éclaircis  sur  Fépoque 
(le  cette  invenlion. 


VI 

ÉGLAIRGISSEMENT  SUR  UNE  PRÉTENDUE  GOMMUNIGA- 
TION  SEGRÉTE  ENTRE  DEUX  ANGIENS  GOUVENTS  DE 
GENÉVE. 

(Silcncedes  auteursconlcmporains,  absence  de  loate  (race  malérielle. — Boii  renom  des  re!i-- 
gieuses  de  Sainte-Claire  de  Geneve  — Cörruplion  des  Cordeliers.  — Spanheim.) 

{Journal  Helvétique,  Mai  1750.) 

Si  Ton  en  croit  la  tradition,  il  y aurait  eu,  avant  la  Reforma- 
tion, entre  les  cordeliers  de  Geneve  et  les  religieuses  de  Sainte- 
Claire,  leurs  voisines  el  leiirs  dévotes,  un  commerce  souterrain 
au  moyend’une  communication  secréte.  Je  vais  examiner  ce 
bruit  avec  toute  Tattention  et  Timpartialité  possible , en  me  ga- 
ranlissant  des  préventions  que  donne  souvent  la  différence  de 
religion. 

Quoique  j’aie  été des  mon  enfance imbu de  cette  tradition, jai 
commencé  il  y a longtemps  ä la  trouver  suspecte.  Voici  les  prin- 
cipales  raisons  qui  nous  en  doivent  faire  défier : 

Dans  les  pa^s  protestants,  on  debile  souvent  de  semblables 
choses.  A Båle  et  dans  d’autres  villes  de  Suisse,  on  prétend  aussi 
que  les  couvents  d’hommes  rendaient  visite  a ceux  de  filles  par 
dessous  terre.  En  Angleterre  on  débite  la  méme  chose  a Tégard 
du  couvent  de  Richemont  et  de  celui  de  Sionhaus.  La  commu- 
nication a pu  étre  réelle  dans  quelques-uns  de  ces  monastéres , 
surtout  quand  ils  étaient  fort  a portée  les  uns  des  autres; 
mais  par  cela  méme  que  la  tradition  la  mettait  presque  partout , 

23 


T.  I. 


354 


011  peiit  la  rfigarder  comme  liasardée  a 1 egard  de  plusieurs  an- 
de iis  couvents. 

Yolci  les  raisons  que  je  crois  qui  doivent  faire  mettre  dans 
celle  derniére  classe  nos  deux  inonastéres  de  Gentwe , accusés 
de  ce  coinmerce.  . 

11  fa  III  d’al)ord  reinarqiier  qn’auciin  aiileur  conteinjiorain  n’en 
a paric.  llonivard  n’en  a rien  dit  dans  sa  Clironlque ; il  esl  vrni 
(pfil  ne  l’a  pas  jionssée  loul  a fail  jiisqii’aii  temps  de  la  Réfor- 
nialion;  inais  Rosel,  dans  ses  Ckroniques,  et  Savion,  dans  ses 
Aniiale.%  qui  onl  parlé  du  cliangemenl  de  religion  el  de  pliisieurs 
annécs  poslérieures,  n’ont  fail  auciine'rnention  de  cetie  prélen- 
diie  découverle.  Ils  rapporlent  run  el  rautre  un  fait  qui  y avait 
assez  de  rapjiorl,  c esl  ipie  le  23  aoul  1535,  on  surpril  un  cor- 
delier  dans  son  couvent  de  Rive  avec  uiie  fille  de  niauvaise  vie; 
on  le  conlraignit  de  quiltcr  son  liahit  el  d e['Ouser  celle  lille. 
Voila  une  aventure  ipii  conduisail  naUirelleinent  nos  annalistes 
a parler  du  canal  soulerrain , s’il  leur  avail  élé  connu. 

On  n’en  Irouve  rien  non  plus  dans  nos  registres  publics.  La 
découverle  qui  ful  faile  dans  (pielques-unes  de  nos  églises  de 
fausses  reliques,  a élé  rapporlée  exacleinenl,  comme  divers 
aulres  faits  propres  a auloriser  la  Réformalion.  La  communica- 
lion  clandesline  donl  il  s’agit  serait  du  méme  genre : si  elle  étail 
réelle , elle  ne  devail  point  étre  oubliée. 

Si  i'on  avail  lait  celle  découverle  ou  a la  Réformalion,  ou  quel- 
([ue  tem[)s  apres , il  ny  avait  rien  de  si  aisé  que  de  conserver 
Tenlrée  de  celle  voute  souterraine,  el  de  la  montrer  encore  au- 
jourddiui  au  couvent  des  cordeliers.  Les  mui-s  de  ce  monastére 
et  son  enceiiite  se  voient  encore  dans  ce  qu’on  appelle  la  Char- 
penterie ; c’était  une  curiosité  a montrer  a la  postérité. 

Tout  le  terrain  entre  les  deux  couvents  a élé  fouillé  et  remué 
en  diflérentes  occasions.  En  1558,  on  construisit  le  nouveau 
collége  dans  une  place  conligué  a Tancien  couvent  de  Sainle- 
Claire;  la  pente  en  élail  fort  considérable ; il  fallut  commencer 
par  mellre  ce  lieu  a niveau.  Pour  cela,  on  bouleversa  beaucouj) 


355 


de  terre , et  on  ne  trouva  point  le  chemin  en  question,  quoiqu’il 
eut  du  nécessaireinent  se  trouver  sur  cette  ligne  s’il  eut  existé. 

Du  terrain  quil  y avait  eu  aulrefois  entre  les  deux  couvents, 
la  partie  contigué  au  couvent  des  cordeliers  n’a\ait  point  été 
remuée;  c’était  le  jardin  de  ces  religieux.  La  pente  en  était  en- 
core  plus  brusque  que  de  Tautre  portion.  Un  particulier  Tacquit 
du  public  environ  Fan  1725;  ily  construisit  un  jardin,  quil  fit 
mettre  a niveau  a grands  frais.  Pour  cela , le  terrain  fut  fouillé 
jusqu’a  vingt-cinq  ou  trente  pieds  de  profondeur;  c’était  encore 
la  oii  le  chemin  clanueslin  devait  avoir  été  pratiqué.  Cependant 
il  n’en  parut  aucun  vestige  dans  ce  violent  rerauement  de  terre. 

Je  pourrais  encore  alléguer  la  dilFiculté  de  Fouvrage  dont  on 
charge  les  cordeliers.  Du  couvent  de  ces  religieux  a celui  de 
Sainte-Glaire , la  distance  était  assez  grande  ; Fun  était  tout  a 
fait  au  haut  de  la  rue  appelée  Verdaine , et  Fautre  occupait  le 
bas ; c’est  une  rue  longiie  de  quelques  cenlaines  de  pas.  On  ne 
suppose  pas  sans  doute  que  les  cordeliers  aient  construit  une 
voute  de  ma^onnerie  de  cette  longueur.  On  se  contente  de  leur 
faire  percer  le  terrain,  qu71s  auraient  élan^onné  de  planches  et 
d’appuis ; mais  cela  méme  a bien  des  dilFicultés  dans  une  sem- 
blable  longueur,  et  dans  un  terrain  sablonneux  tel  que  nous 
Favons  dans  ce  lieu-la,  qui  ne  saurait  se  soutenir  de  lui-méme. 

Outre  cet  amas  de  charpente , qui  seul  aurait  pu  les  déceler, 
je  demande  encore  comment  ils  auraient  pu  caclier  la  grande 
quantité  de  terre  qiFil  aurait  fallu  enlever  de  cette  cavité?  Le 
docteur  Burnet,  évéque  de  Salisbury,  parlant  des  calacombes  de 
Naples  dans  son  Voijage  de  Suisse  et  d^Itaiic^  dit  qu’elles  ne  sau- 
raient  avoir  été  faites  par  les  chrétiens  dans  un  temps  de  per- 
sécution , parce  qu  il  leur  aurait  été  impossibie  de  cacher  la  pro- 
digieuse  quantité  de  terre  qiFil  aurait  fallu  tirer  de  ces  mines 
pour  les  creuser.  Malgré  la  dilférence  totale  de  la  destination  de 
ces  calacombes  des  cordeliers  de  Geneve,  et  de  celles  d’Italie, 
je  puis  bien  comparer  ces  deux  ouvrages  pour  la  difficulté  du 
secret.  Vous  savez  queFon  croit  communémenl  que  ces  grottes 


356 


(le  Naples  avaienl  été  creusées  par  les  chrétiens,  pour  y enterrer 
leurs  morts  et  pour  y célébrer  leurs  mystéres ; on  sait  qiie  chez 
les  moiues  mendiants , quantité  de  séculiers  y abordent  chaque 
jour,  el  se  proménent,  autant  qu  il  leur  plait,  dans  rintérieur 
du  couvent.  Comment  donner  le  change  a ces  curieux,  qui  n au- 
raient  pas  manqué  de  demander  raison  de  cet  amas  de  terre 
qu’ils  auraient  vu  déposer  ou  dans  la  cour  ou  dans  le  jardin  ? 
La  défaile  la  plus  naturelle , partout  ailleurs , aurait  été  de  dire 
qu’on  voulait  faire  une  cave ; malbeureusement  cette  écbappa- 
toire  ne  pouvait  point  avoir  lieu.  Ce  monastére  était  situé  au 
bord  du  lac , et  on  ne  pouvait  pas  creuser  deux  ou  Irois  pieds 
sans  rencontrer  d’abord  Teau. 

Apres  avoir  étalé  les  embarras  el  les  difficultés  qu’entraine 
apres  elle  cette  tradition  populaire,  je  vais  indiquer  a ceux  qui 
la  soutiennent  un  moyen  de  garantir  les  cordeliers  des  questions 
importunes  de  ces  curieux,  qui  leur  auraient  demandé  raison  de 
ce  qu^ils  faisaient,  c’est  de  cbarger  de  1’ouvrage,  non  les  reli- 
gieux,  mais  les  soeurs  de  Sainte-Glaire.  Si  vous  faites  travailler 
a cette  communication  les  religieuses  elles-mémes , personne 
ne  leur  fera  des  questions  incommodes.  Vous  savez,  Monsieur, 
qu'on  n’entre  point  dans  les  monastéres  de  filles ; les  femmes 
séculiéres  elles-mémes  n’y  sont  admises  que  trés-difficilement , 
et  il  fa  ut  pour  cela  une  permission  expresse  de  Févéque.  Les 
religieuses  peuvent  faire,  dans  Tintérieur  de  leurs  murailles,  tout 
ce  qu^elles  jugent  a propos.  Les  notres  n^avaient  donc  qu’a 
mettre  la  main  a Tceuvre  pour  aller  rendre  une  visile  souter- 
raine  a leurs  bons  amis  les  Rév.  Péres  cordeliers,  qui  n’avaient 
qu’a  les  attendre  de  pied  ferme ; mais  n’oublions  pas  de  munir 
ces  ouvriéres  cVune  boussole , pour  ne  point  s’égarer  dans  ces 
routes  ténébreuses  et  pour  arriver  heureusement  cbez  les  cor- 
deliers du  couvent  de  Rive.  C*est  le  port  ou  il  s^agissait  de 
surgir. 

Je  sens  bien  que  vous  trouverez  que  ce  serait  mal  garder  le 
decorim  du  sexe,  que  d’employer  des  filles  pour  établir  une 


357 


semblable  commimicalion.  Voici  donc  une  remarque  qui  doit 
leur  épargner  cette  indécence , et  qui  dispensera  les  uns  et  les 
autres  d’un  travail  fort  fatigant : les  religieuses  de  Sainte-Glaire, 
comme  je  l’ai  déja  dit,  étaient  sous  la  direction  des  cordeliers; 
ces  soins  spirituels  leur  fournissaient  des  prétextes  fréquenls 
pour  entrer  dans  ce  monastére.  Pour  se  convaincre  combien 
Faccés  en  devait  étre  facile,  on  n’a  qiFa  lire  le  Factum  des  reli- 
gieuses de  Provins^  imprimé  en  1668  ^ ; on  y voit  des  corde- 
liers qui  entrent  continuellement  chez  leurs  soeurs  de  Ste-Claire , 
sous  ombre  de  diriger  ces  bonnes  religieuses.  Si  vous  iFavez 
pas  ce  livre  rare,  vous  en  trouverez  un  extrail  dans  les  Préjugés 
légitimes  de  M.  Jurieu  contre  lepapisme^  Cbap.  XXIX;  il  dé- 
voile  le  commerce  licencieux  de  ces  moines  avec  les  religieuses 
de  Sainte-Glaire. 

Pour  se  mettre  a couvert  des  fåcheuses  conséquences  qui  se 
tirent  de  la  conduite  libertine  de  ces  anciens  cordeliers  de  France, 
on  pourrait  m’opposer  qu’il  y a dcux  branclies  dans  Fordre  de 
Sainte-Glaire : les  Urbanistes  et  les  Claristes.  Gelles  de  Geneve 
étaient  de  ces  derniéres , qui  passent  pour  fort  austéres ; celles 
de  Provins  étaient  des  Urbanistes,  qui  vivaient  fort  commodé- 
ment  et  dont  la  régle  avait  été  fort  adoucie  par  une  bulle  du  papc 
Urbain.  Mais  je  prie  de  remarquer  que,  quand  j’ai  cité  ce  fac- 
tum, ce  n’est  pas  pour  en  conclure  le  relåcbement  de  nos  Gla- 
risies  de  Geneve , mais  seulement  la  facilité  que  les  cordeliers 
avaient  a entrer  chez  elles  en  qualité  de  directeurs;  on  sait 
qiFils  ont  également  cette  liberté  dans  les  monastéres  rigides  et 
dans  ceux  qui  passent  pour  relåchés.  Je  n’ai  point  préteodu 
mettre  en  paralléle  la  conduite  de  nos  Sainte-Glaire  de  Geneve 
avec  celle  de  Provins  le  siécle  passé;  les  nötres,  a ce  que  je 

* Factum  pour  les  religieuses  de  sainte  Catherine  lez-Provins  contre  les 
cordeliers,  1668.  On  croit  communément  que  ce  Factum  a été  composé  par 
un  avocat  nommé  Veret,  qui  fut  ensuite  ecclésiastique,  et  grand  vicaire  de 
Tarchevéque  de  Sens.  M.  deBoze,  dans  soncatalogue  de  livrés  rares  et  cu- 
rieux,  attribue  ce  Factum  å un  nommé  Doregnal. 


358 


crois,  étaient  des  filles  sages  et  réglées,  et  c'est  une  des  preuves 
que  j’emploierai  contre  la  commuiiication  souterraine , que  Ton 
veut  qui  ait  conduit  autrefois  cliez  elles. 

Un  préjngé  favorable  pour  elles,  et  que  je  dois  faire  valoir, 
c’est  leur  attachement  a leur  religion ; une  seule  embrassa  la 
Reformation.  Toutes  les  autres  résistérent  aux  sollicitations 
qu’on  leur  fit  pour  changer.  La  seule  qui  abjura  s’appelait  la 
soeur  Blaisine  ; il  ne  parait  pas  qu’entre  ses  motifs  de  con ver- 
sion elle  ait  allégué  la  vie  licencieuse  de  son  nionastére ; elle 
eut  des  démélés  avec  elles  pour  ravoir  sa  dot  et  quelques  hårdes, 
mais,  dans  ce  démélé,  leurs  moeurs  lae  furent  point  attaquées. 
Soeur  Blaisine  se  maria  assez  bien,  et  aucune  de  ces  religieuses 
ne  fut  regardée  comme  les  restes  des  cordeliers.  Quand  elles 
sortirent  de  Geneve,  on  eut  pour  elles  les  égards  qu’on  doit 
avoir  pour  des  fdles  vertueuses.  Le  magistrat  les  accompagna,  et 
vous  verrez,  dans  Spon,  qu’a  leur  départ  de  Geneve,  on  leur 
donna  des  marques  d'honneur  et  de  considération  L Figurez- 
vous,  je  vous  prie,  les  huées  qu’elles  auraient  eu  ä essuyer  de 
la  part  du  peuple  a leur  sortie  de  Geneve,  si  cette  communication 
clandesline  avec  les  cordeliers  eut  été  découverte  alors?  Les  mé- 
nagements  qu’on  eut  pour  elles  dans  cette  occasion,  semblent  faire 
leur  apologie;  elles  furent  traitées  comme  des  filles  vertueuses.  ! 
On  doit  en  conclure  qu  elles  fétaient  effectivement.  ! 

Ce  sont  la  des  présomplions  favorables,  diront  les  partisans  j 
de  la  tradition  contraire.  Le  silence  des  historiens  de  ce  temps- 
lä,  celui  de  la  soeur  Blaisine,  la  fermeté  de  toutes  les  autres, 
semblent  détruire  ce  conduit  souterrain ; mais  ils  alléguent,  d’un 
autre  cöté,  quelques  auteurs  qui  en  ont  parlé  comme  d’une 
réalité.  Or,  en  bonne  logique , les  preuves  positives  affaiblissent 
entiérement  les  negatives  et  doivent  les  faire  disparaitre ; il  s’agit 

* On  peiit  consnlter  lå-dessus  unlivre  intitulé : Le  Levain  du  Calvinisme,  ou 
commencementdei’hérésie  de  Geneve, impr.  å Ghambéry  1611.  L’abbé  de  St- 
Réaltrouva  cette  bistoire  cupeuse  et  intéressante.  Il  en  retoucha  le  style,  et 
la  publia  å Paris  sous  ce  titre,  Relation  de  1’apostasie  de  Geneve.  K 


.359 


ddnc  d’examiner  ces  témoignages.  Je  vais  les  rapporter  exacte^ 
ment ; il  faudra  apres  cela  peser  !a  force  de  ces  preuves. 

Le  premier  auleur  qai  a écrit  quelque  chose  la-dessus  est 
Ezéchiel  Spanheim,  pére  du  célébre  antiquaire  de  ce  nom.  On 
a de  lui  ime  harangue  latine  qu’il  pronon^a  Tan  1635,  a Toc- 
casion  du  jubilé  de  la  réformalion  de  Geneve , dans  laquelle  il 
dit  positivement  « qu’on  avait  découvert  cette  communication 
entre  les  deux  couvents  ^ . » 

Il  faut  croire  que  ce  savant  a été  dans  la  bonne  foi  et  a cru 
ce  fait  bien  prouvé;  mais  ce  qui  affaiblit  beaucoup  son  térnoi- 
gnage , c’est  qu’il  est  le  premier  qui  Fait  rapporté , et  cela  cent 
ans  apres  la  Reformation,  tandis  que  tous  les  écrivains  qui 
ont  fait  Thistoire  de  cette  révolution  ont  tous  gardé  le*silence 
sur  ce  chemin  souterrain.  Il  faut  remarquer  d’ailleurs  que 
ce  professeur  était  un  étranger,  qui  avait  été  appelé  dans  notre 
Académie  il  n’y  avait  pas  longtemps.  Rien  de  plus  facile  que  de 
lui  imposer  sur  cette  tradition  douteuse. 

Tous  ceux  qui  ont  rapporté  ce  fait  dans  la  suite,  1’ont  copié 
de  lui , comme  M.  Jurieu  dans  son  Apologie  de  la  Réformalion ; 
il  dit , en  parlant  de  Geneve , « que  les  monastéres  de  filles 
étaient  des  lieux  d’une  prostitution  presque  publique.  Quand  il 
fut  permis  de  pénétrer  dans  ces  abominables  mystéres , on  dé- 
couvrit,  ajoute-t-il,  un  petit  sentier  souterrain  qui  faisait  une 
communication  entre  le  couvent  des  cordeliers  et  celui  des 
religieuses  de  Sainte-Claire.  C’est  par  la  que  ces  hypocrites,  qui 
cachaient  sous  un  froc  une  concupiscence  brulante,  allaient 
répandre  leurs  flammes  impures  dans  le  sein  de  ces  prétendues 
vierges  sacrées , les  épouses  de  Jésus-Gbrist.  » 

Voici  comment  un  auleur  plus  möderne,  qui  a fait  VHistoire 
de  la  Reformation^  rapporté  la  chose.  Apres  avoir  parlé  du 
livre  de  la  soeur  de  Jussie,  intitulé  Le  levain  de  Vhérésie  de  Ge~ 

* Ezech.  Spanhemii  Geneva  restituta : 1635,  p.  21 . 

^ Apologie  de  la  Réformaiion,  tomel,  p.  283. 


360 


néve,  et  du  jiigement  qu  en  fait  Spon , qiii  trouve  ce  livre  écrlt 
avec  toute  la  naiveté  d’une  pauvre  religieuse , le  dernier  histo- 
rien de  la  Reformation  joint  cette  reflexion  : « Il  y a pourtant 
quelque  lien  de  douter,  dit-il , si  ces  religieuses  étaient  aussi 
simples  que  la  soeur  de  Jussie  voudrait  nous  le  faire  croire.  Les 
chemins  souterrains  qu’on  découvrit  apres  leur  départ  sons  leur 
couvent,  et  qiii  conduisaient  ä celui  des  cordeliers,  qui  étaient 
ä quelques  pas  de  la,  donnent  tout  lieu  de  soupgonner  qu^elles 
recevaient  de  temps  en  temps  des  visites  de  ces  bons  fréres,  et 
qu^ainsi  elles  n’étaient  pas  tant  novices  dans  les  aflaires  du 
monde.  » 

Il  cite  a la  marge  la  harangue  de  Spanheim,  récitée  le  jour 
des  promotions  en  1635.  Mais  il  en  sait  plus  que  son  auteur; 
il  dit  que  ce  fut  « sous  le  couvent  des  religieuses  » que  se  fit 
la  découverte.  Cette  circonstance  est  de  son  cru;  il  fait  encore 
remarquer  a son  lecteur,  poiir  rendre  cette  communication  plus 
praticable,  que  d’un  couvent  ä Taiitre  il  ny  avait  « que  quelques 
pas  » de  distance.  Croiriez-vous  qu’il  est  bien  prouvé  que  Téloi- 
gnement  de  ces  deux  maisons  était  de  plus  de  deux  cents  pas  ? 
Voici  ce  qui  a trompé  Thistorien  de  la  Reformation  : il  s’est 
imaginé  que  le  couvent  des  cordeliers  était  dans  le  méme  en- 
droit  ou  est  aujourddiui  notre  collége.  Or,  il  est  constant  que 
les  Sainte-Claire  étaient  tout  ä fait  voisines  de  cet  emplacement. 
Vous  trouverez  la  cause  de  sa  méprise  a la  page  311,  ou  il  dit 
que  « le  couvent  des  cordeliers  fut  érigé  en  collége  a la  Réfor- 
mation.  )>  L’ancien  collége  était  prés  des  cordeliers;  le  nouveau 
fut  érigé  dans  une  place  tout  a fait  contigue  a Tancien  couvent 
de  Sainte-Claire,  mais  il  ne  s’ensuit  point  de  la  que  ces  deux 
communautés  fussent  voisines.  Un  auteur  qui  n’est  pas  sur  les 
lieux  peut  aisément  sy  tromper. 

Voila  ce  que  je  pense  de  cette  tradition  populaire,  sur  la- 
quelle  vous  m’avez  demandé  mon  sentiment ; je  la  crois  quelque 


* Hist.  de  la  Réfonnation,  tome  V,  p.  317. 


361 


cliose  de  plus  que  simplement  suspecte.  Je  sais  que  vous  voulez 
que  Ton  se  défie  de  Tespril  de  parti  et  que  Ton  respecte  tou- 
jours  la  vérité ; c’est  sur  ce  pied-la  que  je  me  suis  entiérement 
ouverl  a vous.  Au  reste , ce  n’est  point  ici  une  confidence  que 
je  prétende  vous  faire  et  qui  demande  le  sceau  du  secret ; je 
tiendrais  le  méme  langage  en  publlc,  si  j’en  avais  Toccasion. 
Si  le  mauvais  bruit  que  j’ai  réfuté  n’était  qu"une  tradition  du 
bas  peuple , on  pourrait  se  contenter  de  la  combattre  de  vive 
voix  quand  la  conversation  roule  la-dessus ; mais,  aujourd’hui , 
c’est  une  tradition  écrite.  Des  auteurs  graves,  comme  les  Span-» 
beim,  les  Jurieu  et  d’autres,  lui  ont  donné  de  la  consistance  et 
de  Tautorité  en  la  rapportant  dans  leurs  ouvrages.  Le  nom  de 
ces  grands  liommes  esi  fort  capable  d’imposer. 

Encore  une  petile  explication,  avant  de  finir.  Je  crois  qu’il 
n’est  pas  nécessaire  de  vous  avertir  que  quelque  impartialité  que 
je  professe , ce  n’est  cependant  pas  proprement  Thonneur  des 
cordeliers  qui  me  tlent  le  plus  a cceur  et  qui  m^a  porté  a écrire ; 
ils  étaient  fort  décriés  dans  notre  ville  avant  la  Reformation , 
et  je  me  garderai  bien  d’étre  leur  Don  Quichotte.  Je  ne  vous 
dissimulerai  point  que  j’ai  trouvé  divers  traits  contre  eux  dans 
une  Histoire  manuscrite  de  Geneve , qui  a été  faite  principale- 
ment  sur  nos  arcbives^;  je  vais  vous  en  transcrire  un  morceau, 
parce  qu’il  regarde  un  temps  fort  voisin  de  la  révolution  sur  la 
religion. 

« L’an  1503,  dit  cet  auleur,  les  cordeliers  étaient  plongés 
dans  les  plus  infåmes  débauches.  Le  jeu,  la  luxure  et  les  vices 
qui  en  dépendent  régnaient  parmi  eux  avec  la  derniére  licence. 
Le  vicaire  Orioli , qui  élait  alors  a Thonon  avec  Tévéque,  in- 
formé  de  leur  conduite , resolut  d’apporter  quelque  réforme  ä 
ce  couvent;  mais  les  moines  furent  soutenus  par  les  svndics  et 
le  conseil,  qui  envoyérent  une  deputation  au  prélal,  pour  le 

‘ Celle  de  Jean  Antoine  Gautier,  livre  III.  Il  en  existe  deux  exemplaires, 
Tun  aux  archives,  1’autre  å la  bibliothéque. 


362 


prier  de  ne  pas  faire  de  la  peine  aux  cordeliers  et  de  Ics  laisser 
vivre  å leur  maniére.  » 

Voiis  voyez  par  la  que,  dans  notre  petite  discussion  sur  le 
canal  souterrain , s il  ne  sétait  agi  que  de  Thonneur  des  corde- 
liers , nous  aurions  pu  nous  dispenser  dy  apporter  lant  de  cir- 
conspection ; mais  les  religieuses,  que  jusqu'ä  present  on  y avait 
rnis  de  moitié  avec  eux,  demandent  beaucoup  plus  de  rnénage- 
ments.  J’ai  toujours  eu  meilleure  opinion  d’elles  que  de  leurs 
directeurs.  Apres  tout,  ce  n est  pas  sur  de  semblables  préven- 
tions,  en  bien  ou  en  mal,  que  ces  sortes  de  questions  doivent  se 
décider,  mais  sur  un  examen  tranquille  et  de  sang-froid  du  pour 
et  du  contre ; c’est  ce  que  j’ai  tåcbé  de  faire  dans  cette  occasion. 

Je  crois  vous  avoir  déja  dit  qu’il  y a assez  longtemps  que  j’ai 
commencé  a entrer  en  défiance  sur  cette  tradition ; il  se  pré- 
senta  une  occasion  assez  marquée  de  faire  connaitre  mes  scru- 
pules  la-dessus , il  y a douze  ou  quinze  ans.  Un  peu  avant  le 
deuxiéme  jubilé  de  notre  Réformation,  quelques  personnes  avaient 
projeté  de  faire  imprimer  quelque  petit  ouvrage  sur  cette  ma- 
tiére,  qu'on  put  mettre  entre  les  mains  de  tout  le  monde.  Une 
traduction  francaise  de  la  harangue  de  Spanbeim,  prononcée 
cent  ans  auparavant  dans  une  semblable  occasion , parut  étre  ce 
qui  convenait  le  mieux.  On  jeta  les  yeux  sur  un  bomme  de  gout 
trés-capable  de  bien  traduire ; on  me  fit  riionneur  de  me  con- 
sulter.  J’approuvai  fort  ce  dessein;  j’ajoutai  qu’il  y avait  seule- 
ment  un  petit  endroit  de  cette  harangue  qui  me  faisait  quelque 
peine  : c’élait  la  maniére  décisive  dont  il  parlait  d’un  fait  que  je 
regardais  comme  fort  douteux;  c’était  le  sentier  souterrain  qui 
communiquait  des  cordeliers  aux  filles  de  Saint-Claire.  Je  fis 
sentir  que  traduire  cet  endroit,  et  le  présenter  ainsi  au  public, 
c’était  vouloir  appuyer  et  confirmer  cette  tradition  ancienne,  qui 
me  paraissait  cependant  n’étre  pas  fondée. 

Geux  qui  s^intéressaient  a cette  traduction  ne  se  rendirent 
pas  d’abord  a mes  raisons.  On  proposa  un  accommodement , 
c^était  de  mettre  une  petite  note  a cet  endroit  de  la  harangue , 


363 


qui  lui  servit  de  correctif.  On  aurait  pu  mettre , par  exempie , 
que  « c’est  une  tradition  qui  s’est  conservée  dans  notre  ville 
jusqu’aujourd’hui , qu'a  la  vérité  nous  n’avons  pas  des  preuves 
bien  precises  de  ce  canal  souterrain , mais  que  peut-élre  du 
temps  de  Fauteur  on  en  avait  qui  ne  nous  sont  pas  parvenues.  » 
Ce  tour  pouvait  tout  accommoder,  mais  quelque  autre  dilFiculté 
qui  survint  fit  tomber  la  chose,  et  la  traduction  ne  parut  pas. 


VII 

PARTICULARITÉS  SUR  FRANgOIS  BONIVARD,  DERNIER 
PRIEUR  DE  SAINT-VICTOR. 

(Une  hisloire  litléraire  de  Geneve.  — Famille  de  Bonivard.  — le  prieuréde  Saint-Viclor, 
ses  fiefs , ses  canons.  — Zéle  de  Bonivard  pour  la  liberté  de  Geneve ; sa  captivité ; sa 
bibi iolbéque ; ses  ouvrages . ) 

{Journal  Helvétique,  Mars  1754.) 

Monsieur, 

Dans  un  entretien  que  nous  eumes  ensemble  il  y a quelque 
temps,  dans  notre  bibliothéque  publique,  vous  fites  une  reflexion 
assortie  au  lieu  ou  nous  nous  trouvions.  Voyant  quelques  por- 
traits  d’hommes  illustres  de  notre  ville,  vous  remarquåtes  qu’il 
nous  manquait  un  ouvrage  assez  intéressant,  c’est  une  hisloire 
littéraire  de  Geneve,  comme  le  pére  Golonia  en  a fait  une  de 
la  ville  de  Lyon.  Dans  le  siécle  de  la  Reformation  et  le  suivant, 
notre  Académie  a eu  d’habiles  gens,  qui  ne  sont  pas  assez  connus, 
et  qui  mériteraient  bien  de  Fétre  davantage.  J’applaudis  alors  ä 
votre  pensée,  proposée  ainsi  d’une  maniére  générale ; mais  je  ne 
fus  plus  de  votre  avis  quand  vous  ajoutåtes  que  je  devais  me 
cliarger  de  cette  tåche.  Un  plan  de  cette  nature  demande  que 


364 


Ton  prépare  des  matériaux  pendant  quinze  ou  vingl  ans,  el  je 
vous  représenlai  que  Touvrier  que  vous  vouliez  meltre  en  ceu- 
vre  n’a  aucun  amas  de  cetle  nature,  et  ce  qui  est  encore  pis,  est 
plus  qu^octögénaire. 

Frappé  de  la  force  de  cetle  raison,  vous  vous  retranchåtes  a 
exiger  de  moi  de  donner  au  moins  un  essai  dans  ce  genre,  qui 
pourrait  faire  nailre  a quelqu’un  de  nos  hommes  de  letlres  la 
pensée  de  continuer.  Vous  ajoutåtes  qu’il  ne  fallait  pas  com- 
mencer  plus  haut  qu’au  temps  de  la  Reformation,  parce  qu’avant 
cetle  époque,  on  ne  voit  presque  aucune  lueur  de  littéralure  a 
Geneve.  Vous  exceptåles  aussi  les  réformateurs  eux-mémes, 
donl  riiistoire  est  fort  connue.  Calvin,  Farel,  et  ceux  qui  les  ont 
suivis  immédialement,  comme  Béze  et  quelques  autres,  ont  trop 
fait  de  bruit,  pour  étre  ignorés  de  personne.  Vous  jetåtes  les 
yeux  sur  quelques -uns  de  leurs  contemporains,  qui  n’ont  pas 
eu  des  panégjristes  comme  eux,  et  qui  cependant  ont  fait  aussi 
bonneur  a leur  siécle.  Vous  m’indiquåtes  en  particulier  Boni- 
vard,  dernier  prieur  du  monastére  de  Saint-Victor,  homme  de 
naissance  et  de  mérite.  L’histoire  de  Geneve  en  fait  bien  quel- 
que  mention ; mais  il  vous  semble  qu’il  gagnerait  a étre  mieux 
connu. 

Quoique  je  n’aie  ni  anecdoles,  ni  mémoires  particuliers  sur 
la  vie  de  ce  prieur,  je  ne  laisserai  pas,  pour  vous  montrer  ma 
docilité,  de  meltre  la  main  a Toenvre.  Je  rapprocberai  divers 
Iraits  qui  le  regardent,  et  qui  sont  dispersés  dans  noire  liistoire. 
Il  restera  sans  doule  bien  des  vides  dans  sa  vie.  Mais  j'aurai 
pour  excuse  Texemple  du  pére  Nicéron,  dans  bien  des  artides 
de  ses  Mémoires  pour  servir  å riiistoire  des  hommes  illustres.  Il 
y cn  a de  bien  remplis,  mais  beaucoup  d’aulres  extrémement 
maigres.  Apres  tout,  comme  vous  vous  proposez  par  ce  com- 
mencement,  quoiqu  informe,  d’exciter  quelqu’un  a entreprendre 
ce  ti  avail,  il  n’est  pas  nécessaire  de  se  piquer  de  donner  d’abord 
quelque  cliose  de  bien  achevé. 

Fran^ois  lils  de  Louis  Bonivard,  seigneur  de  Lunes,  naquit 


365 


sur  la  fm  du  quinziéme  siécle,  d'une  famille  illustre,  que  je 
crois  originaire  du  Bugey^  Sa  mére  avaitrésidé  a Seyssel,  et  y 
était  moi  te.  Il  nous  a appris  lui-méme  que  c est  la  ou  était  sa 
maison  paternelle. 

Guiclienon  met  Bonivard  parmi  les  nobles  du  Bugey.  Il  nous 
donne  les  armoiries  de  cette  maison,  qui  sont  d’or,  a une  croix 
de  sable  chargée  de  cinq  coquilles  d’argent^. 

Dans  son  Histoire  de  Savoie,  il  rapporte  divers  traits  des 
ancétres  de  notre  Bonivard.  En  1355,  Edouard,  roi  d’Angle- 
terre,  étant  descendu  a Calais,  le  roi  Jean  assembla  une  armée 
sur  la  frontiére  de  Picardie,  et  invita  Amédée  Yl,  comte  de  Sa- 
voie, a lui  donner  du  secours.  Ce  prince  y alla  en  personne 
suivi  de  la  fleur  de  sa  noblesse,  entre  lesquels  se  trouve  un 
Pierre  de  Bonivard  ^ 

Un  autre  Pierre  Bonivard  fut  conseiller  d’Amédée  YIII.  En 
1423  il  accompagna  ce  prince  a Morges,  ou  Ton  régla  les  pre- 
tentions de  Louis  de  Chålons,  prince  d’Orange,  qui  avait  des 
droits  sur  le  comté  de  Genevois,  du  chef  de  Jeanne  de  Geneve 
son  aieule  maternelle. 

Apres  avoir  vu  ces  ancétres  de  Bonivard  suivre  leur  prince 
a 1’armée , dans  des  expéditions  glorieuses,  ou  faccompagner 
pour  des  négociations  délicates,  nous  en  trouverons  aussi  qui 
ont  fait  une  figure  assez  distinguée  dans  feglise. 

En  1495  Jean-Amé  Bonivard,  onde  de  Frangois,  était  abbé 
commendataire  de  Pignerol  et  de  Payerne,  et  aussi  prieur  de 
Saint-Yictor.  Je  trouve  qu’il  était  encore  abbé  du  monastére  de 
Saint-Jean  hors  des  murs  de  Geneve. 

Il  mouriit  en  décembre  1514,  mais  il  avait  eu  la  précaution, 
quatre  années  auparavant,  de  résigner  son  prieuré  de  Saint- 
Yictor  a son  neveu.  Q’était  un  trés-bon  bénéfice.  Le  prieur  de 

* Il  était  né  environ  Tan  1496.  Apres  avoir  fait  ses  premiéres  étucles,  il  alla 
å Turin  faire  sa  philosophie  et  son  cours  de  droit. 

® Hist.  de  Bresse  et  du  Bugey,  IIB  partie,  dans  VIndice  Årmoirial. 

^ Hist.  de  Savoie,  p.  410. 


366 


ce  monastére  avait  de  trés-beaux  droits  seigneuriaux ; il  possé- 
dait  dans  le  voisinage  grand  nombre  de  villages  qui  étaient  d un 
grand  revenu:  il  avait  sur  les  endroits  de  sa  dépendance  baute, 
moyenne  et  basse  justice : sa  juridiction  était  entiérement  sé- 
parée  de  toutes  les  autres  qui  étaient  dans  Geneve. 

Le  prieur  de  Saint-Victor  faisait  de  lui-méme,  et  sans  étre 
obligé  de  consulter  personne,  les  entreprises  les  plus  considé- 
rables.  Vous  en  pourrez  juger.  Monsieur,  par  ce  trait-ci.  Jean- 
Amé,  prédécesseiir  de  Frangois,  avait  quelque  sujet  de  plainte 
contre  le  seigneur  de  Viri,  qui  était  voisin  de  ses  terres.  Ce 
genlilhomnie  ne  lui  faisant  pas  raison;  le  prieur  résolut  de  lui 
fai  re  la  guerre  et  de  Tassiéger  dans  son  cliäteaii.  Dans  ce  dessein 
il  fit  fondre  quatre  canons.  Mais  la  maladie  dont  il  inourut  Tavant 
surpris  peu  de  temps  apres,  il  marqua  du  repentir  de  cetté  ré- 
solution  violente , et  il  ordonna  a Tarticle  de  la  mort  que  ces 
piéces  fussent  converties  en  clocbes  ä 1’usage  de  Téglise  de 
Saint-Victor. 

Yous  vous  rappelez,  sans  doute,  Monsieur,  ce  que  c^était 
que  cette  église  ancienne  de  Saint-Victor,  et  le  monastére  qui 
y fut  annexé.  Ce  saint  passait  pour  avoir  été  un  soldat  de  la 
légion  Thébéenne.  Quoique  le  martyre  de  cette  légion,  sous  Dio- 
clétien,  soit  un  fait  fort  douteux  dans  Thistoire  ecclésiastique,  la 
relation  qu’on  en  débite  ne  laissa  pas  de  prendre  de  fort  bonne 
heureL  Des  le  cinquiéme  ou  sixiéme  siécle  elle  était  re^ue,  et 
on  peut  méme  dire  qu'elle  avait  déja  fait  fortune,  puisqu'elle 
avait  donné  lieu  ä de  riches  fondations,  comme  celle  de  Saint- 
Maurice  en  Yalais. 

Notre  église  de  Saint-Yictor  fut  båtie  au  commencement  du 
sixiéme  siécle,  par  Sédeleube,  fille  de  Chilpéric,  roi  de  Bour- 
gogne.  Elle  y fit  mettre  le  corps  de  saint-Yictor,  qu’elle  envoya 
prendre  a Soleure,  ou  Ton  prétendail  1’avoir.  La  fameuse  im- 

* Sur  ceprétendu  martyre,  voyez  Jomia/  Helvétique,  Juin  et  Juillet  1746. 
(Cette  dissertation  sera  insérée  plus  loin.) 


367 


p'ératrice  Adélaide,  veuve  d’Othon  le  Grand,  vint  visiter  cette 
relique  l’an  999.  Gette  église  était  paroissiale,  et  le  monastére 
ny  fut  joint  qiie  phisieurs  siécles  apres,  sons  Tévéque  Frédérie, 
en  viron  Tan  1025.  Ge  couvent  était  de  Tordre  de  Gluny,  et  était 
composé  du  prieur  et  de  neuf  ou  dix  moines.  Il  était  dans  un 
faubourg  qui  portait  aussi  le  nom  de  Saint-Victor,  et  qui  fut 
entiérement  démoli  en  1534,  une  année  avant  la  Réformation 
de  Geneve;  temps  crilique,  ou  la  sureté  de  la  ville  demandait 
qu’on  en  vint  a ce  parti  violent. 

L’histoire  de  Geneve  nous  dépeint  Bonivard,  prieur  de  Saint- 
Victor,  comme  un  zélé  défenseur  de  la  liberté  de  notre  ville, 
dont  le  duc  de  Savoie,  Gharles  III,  voulait  s’arroger  la  souve- 
raineté.  Ge  prince  cherchait  continuellement  les  moyens  de 
perdre  les  citoyens  qui  s’opposaient  a ses  vues  ambilieuses,  et 
les  plus  grandes  violences  ne  lui  coutaient  rien  pour  les  faire 
périr.  Le  prieur  de  Saint-Victor  s’intéressait  pour  eux,  autant 
qu’il  pouvait. 

L’évéque  d’alors,  qui  aurait  du  contesler  a Gharles  ses  droits 
prétendus,  était  Jean  de  Savoie,  båtard  de  cette  maison,  et  il 
avait  cédé  au  duc  les  droits  de  souveraineté  qu’il  aurait  pu  avoir 
sur  Geneve  comme  évéque.  Ge  prélat,  dont  réleclion  ne  s’était 
point  faite  canoniquement,  exer^ait  å Pexemple  du  prince,  tou- 
tes  sortes  de  violences  contre  les  bons  citoyens.  Les  plaiotes 
en  furent  portées  a Vienne  au  métropolitain,  et  sur  des  letlres 
de  Bonivard,  rarchevéque  cite  Jean  de  Savoie  et  ses  officiers 
å comparaitre  a Vienne  dans  un  certain  temps,  sous  peine  d’ex- 
communication.  Ges  lettres  furent  signifiées  aux  officiers  subal- 
teroes ; mais  la  difficulté  était  de  trouver  quelquffin  qui  osål  les 
présenter  au  prélat  lui-méme,  surtout  le  duc  étant  actuellement  å 
Geneve  ou  il  avait  fait  plusieurs  actes  de  sévérité.  Bonivard  se 
cbargea  de  cette  commission  délicate.  Il  prit  un  sergeot  avec  lui, 
ils  se  rendirent  au  palais  épiscopal,  et  sous  ses  yeux  la  patente 
de  Vienne  fut  remise  au  prélat.  Gela  se  passa  en  1518. 

Il  raconte  lui-méme,  dans  ses  raémoires,  qiéil  se  laissa  em- 


368 


porter  par  le  zéle  el  raffection  qu'il  avait  pour  une  ville  qu’il 
regardait  comme  sa  patrie,  å faire  ce  coup  liardi.  Il  disait  qiiel- 
quefois : « Je  ne  regarde  pas  comme  ma  patrie  le  lieu  de  mon 
origine,  mais  celui  que  j’habite  ^ » Il  était  encore  jeune  quand  il 
se  signala  par  celte  action  courageuse.  Elle  eut  un  heureux 
succés.  Les  zélés  citoyens,  qui  avaient  été  mis  en  prison  comme 
Irop  jaloux  de  la  liberté  de  leur  patrie,  furent  relåcbés.  Pour  Bo- 
ni  vard,  il  en  fut  quitte  pour  quelques  reprocbes  qu’il  essuya  do 
la  part  du  prince.  Il  sut  méme  lui  faire  cette  réponse  en  bomme 
d’esprit,  qu  il  « avait  complé  que  Son  Altesse , qui  permeltait 
bien  que  Ton  plaidåt  conlre  son  fisc,'el  contre  Elle-méme,  ne 
Irouverait  pas  mauvais  son  procédé  avec  Tévéque.  » 

L^année  suivante  fut  fatale  a un  des  amis  de  Bonivard,  qui 
pensait  comme  lui  sur  la  liberté  de  Geneve.  Pbilibert  Berlbelier, 
apres  plusieurs  démarcbes  d’un  zélé  ciloyen,  qui  déplurent  éga- 
lement  au  duc  et  a 1’évéque,  fut  enfm  arrété.  Il  avait  loujours 
lémoigné  une  fermeté,  une  intrépidité  a toute  épreuve.  La 
cralnle  d’étre  la  victirne  du  bien  public  ne  fit  jamais  impression 
sur  son  esprit.  Il  avait  marqué  plus  d une  fois  a Bonivard  qu  il 
voulait  bien  basarder  sa  vie  pour  s’opposer  aux  tyrans.  Le 
prieur  de  Saint-Victor  était  parrain  d’un  des  enfants  de  Ber- 
lbelier. « Mon  compére,  lui  dit-il  un  jour,  vous  pouvez  compter 
que  pour  Tamour  de  la  liberté,  vous  perdrez  votre  bénéfice  et 
moi  la  téte.  » La  prédiction  eut  son  accomplissement  ä tous 
égards.  Nous  verrons  dans  la  suite  qu  outre  son  prieuré,  Bo- 
nivard perdit  encore  deux  fois  la  liberté.  Si  Bertbelier  doit  donc 
étre  regardé  a Geneve  comme  un  martyr,  le  prieur  doit  aussi  y 
étre  bonoré  comme  un  confesseur.  Leur  zéle  était  d’autanl  plus 
louable,  qu’ils  n’élaient  ni  run  ni  Tautre  Genevois  de  naissance, 

* Le  poéte  Owen  pensait  comme  Bonivard  sur  la  patrie,  comme  i!  paraif 
par  ces  vers  : 

« Illa  milii  Palria  est 
Ul)i  pascor,  non  ubi  riascor. 

Illa  mihi  Patria  est, 

Mihi  qua3  palrimonia  pr»bet. » 


369 


mais  nés  sujets  du  diic  de  Savoie.  Bonivard  dit  dans  un  endroit 
de  ses  mémoires,  que  « des  qu’il  comnien^a  ä lire  Thistoire,  il 
se  sentit  une  forte  prédilection  en  faveur  des  républiques  sur 
les  monarchies.  » 

On  ne  saurait  assez  admirer  le  courage  et  la  constance  de 
ceux  qui  s’oublient  ainsi  eux-rnémes,  et  qui  se  sacrifient  pour 
la  liberté  publique.  Ils  travaillent  surtout  pour  le  bonheur  des 
générations  suivantes.  La  postérilé  doit  avoir  leur  mémoire  en 
singuliére  vénéralion.  Leurs  sentiments  héroiques  ne  sauraient 
étre  trop  estimés:  ils  affrontenl  les  plus  grands  dangers  pour 
délivrer  leurs  concitoyens  de  Toppression  et  de  Fesclavage. 

Dans  le  malheureux  temps  que  Bonivard  parut  dans  notre 
ville,  les  Genevois  voyaient  faire  continuellement  des  infractions 
a leurs  libertés  et  a leurs  franchises.  On  commettait  contre  les 
particuliers  les  injustices  les  plus  criantes,  et  Fon  se  plaignait 
inutilement  de  toutes  ces  vexations.  Il  y avait  une  intelligence 
des  plus  marquées  entre  le  duc  et  Févéque,  pour  faire  passer  la 
ville  sous  la  domination  de  la  maison  de  Savoie.  Toutes  ces 
considérations  animérent  le  zéle  de  Bonivard  et  de  ceux  qui 
pensaient  comine  lui. 

Les  Genevois,  ainsi  opprimés,  ne  voyaient  point  de  reméde 
plus  efficace  a leurs  maux  qu’une  alliance  avec  Fribourg.  Le 
duc  fit  agir  ses  émissaires  pour  traverser  ce  dessein.  fl  employa 
surtout  les  chanoines  de  Saint-Pierre  pour  la  faire  rompre  des 
qiFelle  fut  faite : ces  ecclésiastiques  étaient  la  plupart  ses  sujets 
et  par  conséquent  dans  ses  intéréts : pour  suivre  les  intentions 
du  prince,  ils  délibérérent  sur  cetie  affaire : Favis  qui  prévalait 
j était  d’écrire  au  Corps  Helvétique,  qui  était  alors  assemblé  a 

iZuricb,  que  le  Chapitre  n’avait  jamais  donné  son  consentement 
a cette  alliance,  que  cependant  on  devait  avoir  beaucoup  d’égards 
pour  leurs  sentiments,  puisqu^ils  étaient  la  partie  la  plus  consi- 
dérable  de  FÉglise  de  Geneve. 

Bonivard,  qui  se  trouva  dans  cette  assemblée,  parla  le  dernier, 
parce  quil  n’avait  pas  encore  re?u  les  ordres.  Quoique  jeune, 
T.  I.  24 


370 


il  eut  assez  de  fermeté  poiir  combattre  cette  résolution,  el  pour 
s’opposer  au  torrent.  Il  pria  le  Chapitre  de  suspendre  une  dé- 
libération  dont  ils  pourraient  se  repentir.  11  leiir  fit  craindre  le 
resseniiment  du  peuple;  il  fil  surtout  beaucoup  valoir  celle  rai- 
son  pour  les  détourner  de  leur  dessein.  c’est  que  la  connaissance 
des  affaires  politiques,  telles  que  les  alliances,  n’était  point 
de  leur  compétence.  Enfin  il  leur  fit  comprendre  qu’en  s’abste- 
nant  de  cette  démarche,  ils  pourraient  employer  leur  médiation 
plus  ulilement  pour  ramener  la  paix  dans  la  vdle. 

Un  descbanoines  lui  reprocha  qu’il  lui  seyait  mal  davoir  si 
peu  ä cffiur  les  intéréts  de  la  maison  de  Savoie,  qui  avait  fart 
beaucoup  de  bien  'a  ses  prédécesseurs.  « Mon  premier  devoir, 
répliqua-t-il,  est  envers  1’Église  de  Geneve,  dont  vous  et  moi 
sommes  obligés  de  soutenir  les  droits  et  les  libertés.  » 

Cette  méme  année  1519  le  duc  de  Savoie  ymt  a Geneve 
avec  une  suite  de  cinq  cents  bommes.  Quoiqu’il  eut  promis 
de  ne  faire  violence  ä personne,  cependant  le  prieur  de  Sain^ 
Yictor,  qui  avail  toujours  agi  fort  vivement  pour  les  mté- 
réts  de  la  ville,  ne  se  fia  pas  aux  promesses  du  prmce.  M quitta 
Geneve  le  méme  jour  que  le  duc  y enlra,  mais  il  n evita  pas 
nar  lä  de  tomber  entre  ses  mains.  Deux  faux  amis  du  pays  de 
Vaud  lui  avaient  promis  de  le  faire  passer.  en  babit  deguise,_ 
iusquä  Échallens,  terre  sujette  de  Berne  et  Fribourg.  Au 
lieu  de  cela,  ils  s’assurérent  de  sa  personne  par  le  moyen  de 
nuelques  soldats  qu  ils  avaient  aposlés.  L’un  de  ces  traitres, 
qui  laitmoine,  1’obligea,  en  le  menagant  de  la  mort.  k lu.  re- 
signer  son  prieuré.  La  perfidie  fut  poussée  jusqu  k le  l.vrer  au 
duc  qui  le  fit  condfiire  a Grolée,  dans  le  Bugey,  ou  d le  mt  deux 
ans  prisonnier,  et  mit  en  possession  le  mome  mfidele  du  bene- 
fice  de  Saint-Victor,  pour  récompense  de  sa  tralnson. 

llfutrétabli  en  1527,  et  voici  de  quelle  maméreil  le  raconte 
lui-méme.  La  nouvelle  élant  venue  k Geneve  de  la  pnse  de 
Rome  par  le  connétable  de  Bourbon,  le  6 mai  1 5^7,  et  de  la 
prison  du  pape  Clément  VII,  ceux  qui  couraientles  benefices 


371 


dans  le  diocése  de  Geneve  s’adressérent  å 1’évéque  pour  les  ob- 
tenir.  On  regardait  ce  prélat  comme  celui  en  qui  résidait  la 
souvera,^  puissance  dans  son  district,  pendant  la  capiivité  du 
cliet  de  1 Gglise.  Le  moine  qui  avait  dépossédé  Bonivard  de  son 
pneuré  était  mort.  Pierre  de  la  Baume,  qui  siégeait  alors,  rendit 
ce  hénéfice  au  legitime  possesseur. 

^Bonivard  eut  le  malheur  d’étre  arrété  une  seconde  fois  en 
1530.  Voici  comment  la  chose  arriva:  Tétat  de  ses  affaires  de- 
mandait  qu’il  put  aller  en  Savoie;  il  fit  demander  au  duc  un 
sauf-condmt,  sons  le  prétexte  qu’ajant  ä Seyssel  sa  mére  fort 
agee  et  malade , d souliaitait  fort  de  pouvoir  lui  aller  faire  une 
v.s.te,  On  le  lui  accorda;  le  sauf-conduit  fut  donné  en  bonne 
torme  pour  lui  et  quatre  personnes  de  sa  suite.  II  partit  au  mois 

avrd , mais  contre  1’avis  de  ses  amis,  qui  trouvaient  qu’il  s’ex- 
posait  beaucoup. 

Il  alla  k Lausanne  pour  une  négociation  qu’il  voulait  faire 
avec  1 evéque,  et  qui  ne  réussit  pas.  Il  croyait,  ä 1’ombre  de  son 
saul-condmt,  pouvoir  aller  et  venir  sur  les  terres  du  duc  avec 
une  entiere  assurance,  mais  il  se  trompa.  Un  jour  qu’il  allait  de 
Moudon  a Lausanne,  il  fut  arrété  sur  ie  mont  Jorat,  par  ordre 
du  pnnce;  il  fut  conduit  au  chäteau  de  Cbillon,  situé  sur  le 
bord  du  lac  Léman.  On  l’y  tint  dans  un  cacbot  dont  le  sol  était 
plus  bas  que  le  niveau  du  lac ; il  y resta  prés  de  six  ans  et  demi, 
lusqua  lannee  1536,  que  les  Bernois,  ayant  conquis  le  pays 
de  \aud,  lui  rend.rent  la  liberté.  Depuis  sa  détention,  le  prieuré 
le  St-Victor  avau  été  comme  exposé  au  premier  occupant ; les 
neubles  et  les  effets  avaient  été  enlevés  et  portés  ailleurs. 

Il  est  bon  de  faire  altention  au  temps  que  Bonivard  fut  pri- 
■.onmer  ä Clnllon,  autrement  on  pourrait  étre  surpris  de  ne  le 
loint  voir  paraitre  dans  Tévénement  le  plus  important  de  ces 
emps-la,je  veux  dire  1’beureuse  révolution  de  la  Réformation. 

Vous  pourrez  aussi  par  lä,  Monsieur,  rectifier  une  conjecture 
■u  on  avait  hasardée  dans  le  Journal  Helvétique.  Il  s’agissait  de 
avoir  ce  que  devinrent  les  reliques  de  St-Victor,  lorsqifon  dé- 


372 


molit  l’église  en  1 534.  « II  y a apparence,  dit  la-des^us  un  ano- 
nyme, que  Bonivard,  qui  était  un  esprit  éclairé,  et  qui  avait 
dans  Fåme  beaucoup  de  penchant  pour  la  religion  réformée,  se 
rendit  le  dépositaire  de  ces  reliques , et  qu’insensiblement  il  les 
fit  disparaitre.  Il  les  cacba  ou  il  les  supprima,  afin  qu’a  Tavenir 
elles  ne  devinssent  point  un  objet  de  culte , ni  aussi  qu’elles  ne 
fussent  pas  traitées  d’une  maniére  indécente  *.  » Cette  conjec- 
ture  serait  assez  vraisemblable,  mais  malheureusement  Bonivard 
était  alors  au  fond  de  son  cachot. 

Au  retour  de  Chillon  il  embrassa  la  Béformation,  pour  la- 
quelle  il  avait  déja  montré , les  années  précédentes , des  dispo- 
sitions favorables.  On  avait  pu  s’apercevoir,  a plusieurs  traits, 
qu’il  était  un  catholique  fort  dégagé.  Spon  nous  en  a conservé 
un  qui  mérite  d’étre  rapporté : en  1528,  Tarchevéque  de  Vienne, 
mal  informé,  avait  fait  afficlier  des  lettres  d’excommunication 
contre  les  Genevois  qui  voulaient  secouer  le  joug  du  duc  de 
Savoie ; Bonivard  allanl  a Berne  avec  des  députés  de  Geneve , 
ils  virent  de  ces  lettres  afficbées  sur  la  route.  Ces  députés  mar- 
quaient  la-dessus  quelques  scrnpules  de  conscience ; le  prieur 
s’en  moqua.  « Si  votre  cause  est  bonne,  leur  dit-il,  que  peut 
Tarchevéque  de  Yienne  sur  vos  consciences  ? S’il  vous  excom- 
munie . le  pape  Berthold  vous  absoudra.  » C’est  ainsi  qu’il  ap- 
pelait  le  fameux  Berthold  Haller,  qui  avait  préché  et  établi  la 
doctrine  des  protestants  dans  Berne 

Mais  s’il  faisait  paraitre  des  dispositions  favorables  pour  la 
Béformation , c’était  dans  la  supposition  qu'elle  s etendrait  sur 
les  moeurs  aussi  bien  que  sur  les  dogmes  et  le  culte.  « La  méme 
année , dit  encore  Spon , les  esprits  commen^aient  a étre  divisés 
dans  Geneve.  Il  y en  avait  qui  parlaient  de  réformer  le  clergé 
et  les  abus  qu’ils  disaient  s’étre  introduits  dans  1’église.  On  sV 
dressa  a Bonivard,  prieur  de  St-Yictor,  qui  passait  pour  un 
homme  de  bon  sens  et  de  probité,  afin  d’avoir  son  avis  sur  cette 

‘ Journal  Hdvétique,  Mai  1746,  p.  440. 

^ Histoire  de  Geneve,  tome  I,  page  195,  édit.  in-quarto. 


373 


affaire  ; il  leur  lit  cette  réponse , également  sage  et  hardle  : Si 
vous  men  croyez^  vous  ferez  de  deux  clioses  Vune^  c est  que  si 
mus  voulez  toujours  élre  débauchés^  comme  vous  Vétes  å présent^ 
vous  ne  trouviez  pas  élrange  que  les  autres  le  soient  aussi^  ouque 
si  vous  voulez  reformer  le  clergé , vous  lui  montriez  les  premiers 
le  chemin  ’ . Il  leur  fit  eiilendre , en  homme  judicieux  et  sensé , 
que  tant  qu’ils  vivraient  eux-mémes  dans  le  désordre , on  ne 
pouvait  regarder  leur  prétendu  zéle  contre  les  mauvaises  moeurs 
du  clergé,  que  comme  le  chagrin  de  gens  qui  se  voyaient  tra- 
versés  dans  leurs  passions  déréglées , et  qui  voudraient  écarter 
des  rivaux  incommodes  qu’ils  trouvenl  fréquemment  sur  leur 
chemin. 

Il  montra  surtout  sa  sagesse  et  sa  modération  en  1536,  sur 
une  question  fort  délicate.  La  messe  ayant  été  interdite  parlout 
ä Geneve,  on  voulut  en  faire  autant  a la  campagne.  Dans  ce  des- 
sein,  le  magistrat  assembla  tous  les  prétres  qui  étaient  de 
leur  ressort ; le  premier  syndic  leur  représenta  qu’on  avait  suffi- 
samment  prouvé  les  abus  et  les  erreurs  de  TEglise  romaine , 
qu^on  les  exhortait  a venir  entendre  les  sermons  qui  se  faisaient 
ä Geneve  pour  achever  de  s’éclairer,  et  qu’on  ne  leur  donnait 
que  quelques  mois  pour  se  conformer  a la  religion  et  au  culte 
}rofessé  dans  Geneve.  Le  plus  ancien  de  ces  ecclésiastiques 
répondit  « qu’ils  étaient  surpris  de  Tordre  qu’on  leur  donnait, 
et  surtout  dans  un  terme  aussi  court,  que  si  les  Genevois  avaient 
quitlé  leur  ancienne  religion,  ils  avaient  mis  beaucoup  de  temps 
a s’instruire  de  leur  nouvelle  doctrine ; que  1’équité  vouiait  qu'on 
eur  donnåt  aussi  un  terme  suffisant  pour  un  examen  de  cette 
importance.  » 

On  délibéra  sur  cette  réponse,  qui  vous  paraitra  sans  doute, 
Monsieur,  des  plus  sensées.  Farel  et  Bonivard,  qui  avaient  été 
ippelés , dirent  leur  avis ; Tancien  prieur  de  St-Yictor  fut  du 
sentiment  qu’il  fallait  leur  accorder  leur  demande,  les  prendre 

Histoire  de  Geneve^  tome  I,  page  194. 


374 


par  la  douceur ; qu’on  ne  devail  pas  forcer  leur  conscience,  mais 
leséclairer;  il  ajouta  que,  s’ils  passaient  si  légérenient  d’une 
religion  a Tautre , dans  une  autre  occasion  ils  changeraienl  avec 
la  méine  facilité,  et  retourneraient  a leur  premiére  religion. 
Farel,  dont  le  zéle  était  beaucoup  plus  ardenl,  combaltit  avec 
quelque  chaleur  cet  avis  trop  modéré,  a son  gré.  « Voulez-vous, 
lui  dil-il,  vous  opposer  présentement  a Touvrage  de  Dieu?  » 
Mais  cette  vivacité  ne  servit  qu’a  faire  briller  davantage  la  sage 
modération  de  Bonivard  ’ . 

Dans  le  temps  de  la  Réformation , ceux  des  ecclésiastiques 
-qui  changérent  de  religion,  restérenf  dans  ia  ville,  et  on  leur 
fournit  de  quoi  subsister  coinmodément.  G’est  ce  qui  arriva  a 
quelques  chauoines,  a des  dominicains , a des  augustins  el  a 
d^autres.  Le  prieur  de  St-Yictor  ne  fut  pas  oublié;  il  fut  méine 
dédommagé  plus  amplement  quaucun  autre.  Ii  est  vrai  que 
quand  il  fut  question  de  regler  ce  dédommagement,  on  y trouva 
quelques  difficultés. 

Bonivard  demandait  qu’il  lui  fut  permis  de  retirer  les  reve- 
nus  de  son  prieuré  pour  son  entrelien;  mais  on  lui  répondit  que 
comme  le  duc  de  Savoie  occupait  les  terres  de  St-Victor  dans 
le  temps  que  les  Genevois  s’en  étaient  rendus  maitres,  elles 
appartenaient  légitimement  a la  ville  par  droit  de  conquéte, 
qu^ainsi  ne  les  ayant  point  eues  de  ses  mains,  on  ne  lui  devait 
rien  a cel  égard.  Messieurs  de  Berne  furent  arbitres  de  ce  petit 
différend,  qui  fut  accommodé  de  cette  maniére , qu^on  paierait 
pour  une  fois  800  écus  a Bonivard , afm  quil  put  acquitter  ses  | 
dettes,  que  la  ville  de  Geneve  lui  ferait  une  pension  annuelle 
de  140  écus,  qu’il  serait  logé,  tant  quil  vivrait,  dans  la  mai- 
son  quoccupait  précédemment  le  grand  vicaire,  et  qu’on  la  lui 
meublerait  convenablement.  Cet  accord  fut  fait  en  février  1538. 

Bonivard  se  maria  sept  ou  Imit  années  apres  la  Réformation ; 
il  épousa  une  femme  de  Berne,  mais  il  n’en  eut  point  d’enfants; 


* Histoire  de  Geneve^  tomc  I,  page  272. 


375 


ii  se  remaria  en  secondes  noces  a la  veuve  d’un  nommé  Fortier; 
il  mourut  sur  la  fin  de  1570.  La  famille  Bonivard  est  éteinte, 
méme  dans  le  Bugey  et  dans  la  Savoie. 

Le  prieur  de  St-Yictor  pouvait  passer  pour  savant  dans  le 
siécle  ou  il  a vécii,  el  parmi  des  ecclésiastiques  qui  ne  se  pi- 
quaient  guére  de  cuhiver  les  Sciences ; il  avait  une  assez  belle 
bibliotliéque , qui  a \ersé  dans  celle  de  notre  Académie.  On  y 
montre , conime  des  livrés  curieux , quantité  d anciennes  edi- 
tions des  premiers  commencements  de  fimprimerie , ijui  nous 
sont  venues  de  lui.  Le  premier  livre  imprimé  ä Rome,  par 
exemple;  c’est  un  Saint  Augustin,  de  la  cité  de  Dieu^  1468. 
Vous  pourrez  les  voir  dans  la  bibliothéque  publique  quand  il 
vous  plaira , Monsieur ; on  les  a tous  renfermés  ensemble  dans 
une  armoire , je  veux  dire  ces  éditions  rares  et  primitives. 

Nous  avons  quelques  ouvrages  de  lui.  Le  plus  considérable 
est  une  histoire  de  Geneve  qu’il  composa  par  ordre  du  magis- 
trat; il  facheva  en  1546.  Il  Ta  intitulée  Clironiques  de  la  ville 
de  Geneve  \ elles  fmissent  a fan  1530.  Il  eutla  sage  précaution 
d’y  copier  la  liste  des  anciens  évéques  de  Geneve,  qui  se  trou- 
vait  autrefois  a la  fm  de  f ancienne  Yulgate  manuscrite  de  notre 
bibliothéque,  et  qui  ne  s’y  trouve  plus  depuis  longtemps  \ Le 
titre  de  Ckroniqae  annonce  ordinairement  une  histoire  assez 
séche ; cependant,  celle  de  Bonivard  n’est  pas  de  ce  genre,  elle 
se  fait  lire  avec  plaisir  a cause  de  son  style  naif,  assez  enjoué, 
el  assaisonné  de  plusieurs  réflexions  pleines  de  sel ; il  est  vrai 
qu71  y a quelques  méprises , mais  il  est  fort  aisé  aujourd’hui  de 
les  rectifier.  Gette  chronique  est  conservée  en  manuscrit  dans  la 
bibliothéque  de  Genéve,  de  la  propre  main  de  1’auteur.  Yoici  le 
titre  de  quelques-uns  de  ses  autres  ouvrages  manuscrits  que  lon 
voit  aussi  dans  notre  bibliothéque  : U Ämarligenée  oa  la  source 
du  péché ; Advis  et  devis  de  la  source  de  la  tyrannie  papale , par 

* Sur  ce  catalogue  des  évéques  de  Genéve,  voyez  Journal  Helvétique,  mai 
1749,  p.  413,  ou  ci-dessus,  p.  312. 


376 


quel  artilice  les  papes  sonl  montés  ä si  haui  degré ; Devis  sur  les 
mais  el  les  faux  miracles. 

On  a aussi  de  lui  plusieurs  poésies  sur  divers  sujets , mais 
dans  le  gout  de  son  siécle,  qui  n’était  pas  trop  bon.  Ses  ouvra- 
ges  imprimés  sont : Un  traité  de  la  noblesse , et  de  ses  of/ices  ou 
degrés  , et  des  trois  Etals  monarckique , aristocralique  et  démo- 
cmtique ; Des  dimes  et  des  servitudes  taillables  , 1549. 

Il  publia  aussi  la  relation  de  TalFaire  des  dominicains  de  Berne, 
qui  furenl  bridés  quelques  années  a vant  la  Reformation. 

Voilä , Monsieur,  ce  que  vous  avez  exigé  de  moi , et  que  j’ai 
tåché  d’exécuter  a peu  prés'  dans  le  gout  des  Mémoires  du  Pére 
Nicéron.  Je  souhaile  que  cet  essai  fasse  naitre  la  pensée  a quel- 
que  autre  plus  babile  que  moi,  de  continuer  la  vie  de  nos  hom- 
mes  de  lettres  qui  se  sont  distingués  par  leurs  talents.  Vous 
ne  devez  pas  attendre  autre  chose  de  ma  plume,  et  il  est  a peu 
prés  temps  que  je  prenne  congé  du  public. 

Je  suis,  etc. 


VIII 

URBAIN  BONIVARD,  GRAND-ONCLE  DE  FRANgOIS. 

(Explication  de  son  sceau.  — Les  abbés  commendalaires.  — Les  princes  de  Savoie  de  la 
seconde  moitié  du  quinziéme  siecle.  — Greilly  au  pays  de  Gex,  illustration  de  ses  sei- 
gneurs avant  que  celte  terre  apparttnt  aux  Bonivard.) 

{Journal  Helvétiquey  Avril  1754.) 

Je  vais  mettre  ici,  comme  supplément  a Tarticle  de  Bonivard, 
des  détails  explicatifs  sur  un  ancien  sceau  de  cuivre , retrouvé 
en  1750  dans  une  armoire  de  nos  archives,  ou  il  était  oublié 
depuis  longtemps,  et  qui  doit  avoir  appartenu  a quelqu’un  des 
ancétres  de  Bonivard. 


377 


Ce  sceau  est  de  figure  ovale,  haut  de  trois  ou  quatre  pouces; 
il  représente  saint  Victor  armé,  ayant  une  lance  a la  main  droite, 
et  teiiant  de  la  main  gauclie,  devant  sa  poitrine,  sa  tete  coupée. 
On  a représente  une  gloire  a la  place  ou  avait  été  la  tete.  La 
figure  du  saint  est  placée  devant  la  porte  d^une  église,  au  bas 
sont  les  armes  de  la  maison  Bonivard,  timbrées  d’une  mitre  et 
d’une  crosse.  Autour  du  sceau  est,  en  caractéres  gothiques,  la 
légende  suivante : uubanus.  bonivardi.  epus.  comedatariu. 
STi.  viCTORis  (t/röanns  Bonivardi  Episcopus^  Commendatarius 
Sancli  Victoris). 

Voila  donc  le  sceau  d’un  Urbain  Bonivard,  qui  prend  la  qua- 
lité  d^évéque  et  celle  de  commendataire  de  Saint-Victor;  cette 
légende  a été , pendant  quelque  temps , une  énigme  pour  nous. 
Nous  en  avons  cherché  inulilement  Texplication  dans  notre  his- 
toire  de  Geneve ; cet  Urbain  Bonivard  n’y  parait  point,  quoique 
ce  dut  étre  un  homme  de  quelque  importance , a en  juger  par 
sa  naissance  et  par  ses  tilres.  Il  prend  dans  Geneve  le  titre 
å’ Episcopus  tout  court;  cela  porte  naturellement  a croire  qu’il 
était  1’évéque  du  diocése,  cependan!  il  ne  parait  point  dans  nos 
listes.  Ge  sceau,  a en  juger  par  les  caractéres,  doit  étre  du  qua- 
torziéme  ou  quinziéme  siécle ; nos  évéques  de  ces  temps-la  sont 
fort  connus,  et  il  ne  parait  aucun  vide  dans  le  catalogue  poury 
placer  cet  Urbain. 

Nous  fumes  tentés  de  regarder  cette  légende  comme  fausse, 
et  de  soupQonner  que  le  graveur  avait  fait  de  ce  Bonivard  un 
évéque  imaginaire,  ou  qui  ne  Favait  été  qu  in  partibus;  mais 
c’est  la  couper  le  noeud  gordien,  et  renvojer  sur  le  graveur  nolre 
propre  ignorance. 

Vous  savez,  Monsieur,  que,  dans  ces  sortes  de  recherches, 
ce  n’est  pas  fimportance  du  sujet,  mais  la  dilficulté  seule  qui 
nous  pique.  Nous  avons  donc  voulu  faire  de  nouvelles  tentaiives 
pour  venir  a bout  de  démasquer  cet  inconnu ; nous  désespé- 
rions  presque  d’y  réussir,  lorsque,  par  un  pur  effet  du  hasard,  je 
ine  suis  souvenu  d’avoir  vu  dans  Yffisloire  de  Louis  XI  par  Du 


378 


Clos,  que  dans  ce  lemps-la  il  y avait  un  Bonivard,  évéque,  qui 
avail  beaucoup  de  crédit  a la  cour  de  Savoie.  J ai  cherché  cet 
endroit  et  je  vais  le  rapporter  : 

« Philippe,  prince  de  Bresse,  dit-il,  les  comtes  de  Bomont 
et  de  Geneve,  se  plaignaient  de  la  faiblesse  du  duc  Amédée  leur 
frére,  et  de  ce  que  la  ducbesse  Yolande,  leur  belle-soeur,  re- 
mettait  toule  Tautorité  a Miolans,  a Bonivard,  évéque  de  Verceii, 
et  a Doloy  ^ » 

Je  soup^onnai  que  ce  Bonivard  pourrait  bien  étre  celui  que 
nous  cliercbions  ; il  ne  nous  manquait  que  son  nom  de  baptéme. 
Pour  m en  assurer,  je  n’eus  qu’a  recourir  a Yltalia  sacra  d’U- 
gbelli ; je  parcourus  la  liste  des  évéques  de  Yerceil , ou  j’eus 
bienlöt  trouvé  notre  bomme.  « Urbain  Bonivard,  dit-il,  reli- 
gieux  bénédictin,  et  abbé  du  monastére  de  Sainle-Marie  de 
Pignerol,  et  commendataire  du  Prieuré  de  St-Victor,  dans  un 
faubourg  de  Geneve,  fut  élu  évéque.  Tan  1469,  a condition 
qu  il  quitlerait  la  qualité  de  prieur  de  St-Victor,  et  qu’il  relien- 
drait  ses  vceux  monastiques  » Il  mourut  a Pignerol  en  1499, 
dans  son  monastére  ou  il  s’était  retiré.  En  1484,  il  avait  résir 
gné  le  Prieuré  de  St-Victor  ä son  neveu  Jean  Amé;  cest  celui 
que  je  vous  ai  dit  précédemment,  qui  avait  des  piéces  d’artillerie, 
et  qui  résigna  a son  lour  ce  bénéfice  a son  neveu  Fran^ois. 

Voilä,  ce  me  semble,  qui  peut  subisamment  éclaircir  ce  sceau. 
Je  crois  que  vous  ne  vous  arréterez  poinl  a une  petite  dilFicuhé 
qui  reste  encore,  mais  qui  n'est  pas  difficile  a résoudre.  On  exige 
d’Urbain,  pour  le  faire  évéque  de  Verceii,  qu’il  renonce  a son 
Prieuré  de  St-Victor  de  Geneve,  et  ce  n’est  que  quinze  ans 
apres  qu’il  le  résigne  a un  de  ses  neveux;  il  le  posséde  loujours 
pendant  cet  intervalle , mais  sous  le  titre  de  commendataire» 
C’est  un  arlifice  qu  on  avait  iniaginé  pour  couvrir  et  pallier  la 
pluralité  des  bénéfices. 

* Histoire  de  Louis  XI,  tomell,  p.  45,  édit.  d’ Amsterdam.  (Sur  fan  1471  ) 

* Ea  conditione  ut  S.  Victoris  Prioratu  abiret,  retineret  coenobium.  Ughelli, 
tome  IV,  p.  809. 


379 


Au  lieu  du  mot  lalin  commendatarius , le  graveur  a écrit  dans 
notre  sceau  comedatarius,  et  on  le  trouve  ordiographié  de  cette 
maniére  dans  le  Glossaire  de  Du  Cange.  Cette  petite  variété 
donna  lieu  a un  bon  mot  de  Menot , le  prédicateur,  mais  qu  on 
ne  peut  pas  rendre  dans  notre  langue ; il  criait,  dans  un  de  ses 
sermons , contre  Tabus  de  ces  abbés  commendataires  qui  absor- 
baient  le  revenu  le  plus  clair  d’un  monaslére , et  il  ajouta  cette 
remarque  grammaticale  : Commendalarii  recte  dicuntur  comeda- 
TARii , quia  omnia  cornedunt  ‘ . 

Apres  avoir  aplani  le  mieux  que  j’ai  pula  légende  de  ce  sceau, 
j’avoue  que  je  ne  laisse  pas  de  demeurer  encore  un  peu  surpris, 
de  ce  qu  étant  destiné  a sceller  des  actes  qui  regardaient  le 
Prieuré  de  St-Yictor  de  Geneve,  Bonivard  y soit  qualifié  simple- 
ment  d’évéque , sans  designer  son  diocése.  L’évéque  de  Geneve 
ne  pouvait  qu’en  étre  blessé ; c’est  lui  seul  qui  pouvail  prendre 
chez  nous  le  titre  d’évéque  tout  court.  Apparemment  le  graveur 
ne  trouva  pas  assez  de  place  pour  écrire  le  nom  de  Yerceil , 
mais  ii  pouvait  au  moins  en  mettre  les  premiéres  lettres,  et  abré- 
ger  un  peu  plus  le  titre  de  commendataire. 

Nous  devons  rendre  la  justice  a Tbistorien  Du  Glos,  que  c’est 
lui  qui  nous  a mis  sur  les  voies  pour  deviner  Ténigme  qui  nous 
embarrassait.  L’obligation  que  nous  lui  avons  ne  m’empéchera 
pas  de  remarquer  que  je  crois  qu  il  y a une  petite  méprise  dans 
ce  qu’il  dit  de  ce  Bonivard , évéque.  G’était  son  frére  Louis , 
seigneur  de  Greilly,  qui  avait  une  si  grande  autorité  a la  cour 
de  Savoie,  que  les  fréres  du  duc  en  prirent  ombrage.  Guichenon 
est  exprés  la-dessus. 

« Parce  que,  dit-il,  la  duchesse  Yolande  donna  beaucoup 
d’autorité  et  de  part  au  commandement  a Anthelme,  seigneur 
de  Miolans , a Louis  de  Bonivard , seigneur  de  Grailly,  et  a An- 
toine  d’Orli , gentilhomme  savoisien , dont  Texpérience  et  la  fi- 
délité  lui  étaienl  connues,  les  comtes  de  Geneve , de  Romont  et 

* Caréme  de  Menot,  folio  100.  Sur  1’abus  des  commendes,  voyez  Journal 
Helvétique,  Mars  1750,  p.  244.  (Dissertation  sur  Bonmont,  ci-aprés.) 


380 


(le  Bresse  prétendirent  d’avoir  le  gouvernement  de  FÉlat,  pen- 
dant  la  maladie  du  duc  ^ . » 

Il  est  vrai  que  1 evéque  de  Yerceil  fut  quelquefois  employé 
dans  des  négociations  politiques.  On  le  voit  en  1471  traiter  une 
alliance  entre  la  duchesse  de  Savoie  et  Galeas,  duc  de  Milan; 
mais  c’était  Louis , son  frére , qui  était  au  timon  des  affaires , 
jusqu’a  donner  de  la  jalousie  aux  fréres  du  prince  régnant. 

Il  sera  bon,  et  je  me  flatte  que  vous  Tagréerez,  Monsieur, 
que  nous  jetions  un  coup  d'oeil  sur  la  situation  des  aflaires  de 
Piémont  et  de  Savoie  dans  ce  temps-la ; cela  répandra  du  jour 
sur  notre  sujet,  et  quand  nous  nous  en  écarlerions  un  peu,  le 
mal  ne  serait  pas  grand.  Un  morceau  d histoire , entremélé  dans 
1’explication  de  notre  sceau , la  rendra  un  peu  moins  séche. 

Louis,  qui  avait  épousé  Anne  de  Chypre,  gouvernait  le  Pié- 
mont et  la  Savoie.  Il  eut  plusieurs  fils ; le  cinquiéme  s^appelait 
Philippe.  Il  était  d’un  naturel  violent  et  impétueux , qui  causa 
bien  des  cbagrins  au  duc  son  pére ; ce  fils  dénaturé  persécuta 
surtout  Anne  de  Chypre.  En  1460,  il  tua  le  maitre  d’hötel  de 
celte  princesse,  et  commit  bien  d’autres  excés ; il  travaillait  con-  ‘ 
linuellement  a soulever  les  peuples  contre  son  pére. 

Le  duc  Louis  jugea  a propos  de  quitter  la  Savoie  et  de  se 
relirer  a Geneve,  en  1460,  comme  dans  un  lieu  de  sureté.  Phi- 
lippe , qui  était  seigneur  de  Bresse , se  rendit  aussi  a Geneve  en 
1 462 , ou  il  donna  de  nouvelles  marques  de  son  emportement. 

En  1463,  le  duc  et  son  épouse  allérent  vers  Louis  XI,  roi 
de  France,  implorer  son  secours  contre  1’oppression  de  leur  fils. 
Le  roi  de  France  avait  épousé  une  princesse  de  Savoie  en  1451, 
n’étant  encore  que  dauphin,  et  sans  s’embarrasser  de  Tagrément 
du  roi  son  pére.  Le  contrat  de  mariage  fut  signé  a Genéve. 

Le  duc  Louis,  revenant  de  France  au  commencement  de 
1465,  mourut  a Lyon,  et  son  corps  fut  apporté  a Genéve;  il 
fut  enierré  dans  le  couvent  des  cordeliers , dans  la  chapelle  de 


* Histoirede  Savote,  page  552. 


381 


Bethléem.  On  le  revétit  de  Thabit  de  saintFrangois,  pour  suivre 
une  sorte  de  dévotion  fort  en  usage  dans  ce  siécle-la. 

Amédée  IX , son  fils , lui  snccéda ; c’est  celiii  a qui  Ton  a 
donné  le  surnom  de  Bienheureux.  Il  avait  épousé  Yolande  de 
France,  soeiir  du  roi  Louis  XI,  Tan  1452;  c’était  un  prince 
faible  de  corps  et  d’esprit.  Ses  continuelles  infirmités  Tavant 
rendu  inbabile  au  gouvernement  de  ses  États,  on  donna  la  ré- 
gence  a la  ducbesse  Yolande,  qui  passait  pour  avoir  beaucoup 
de  mérite.  Pbilippe,  comte  de  Bresse,  fit  connaitre  plus  que 
jamais  son  mauvais  naturel  pendant  cette  régence ; il  se  porta 
aux  derniéres  violences  contre  le  duc  son  frére,  et  la  ducbesse 
de  Savoie.  La  régente  implora  la  protection  de  divers  princes 
pour  se  maintenir  contre  cet  oppresseur.  Ce  fut  a cetle  occasion 
que  Bonivard , évéque  de  Yerceil , négocia  une  alliance  avec  le 
duc  de  Milan , procbe  parent  du  duc , par  son  mariage  avec 
Bonne  de  Savoie.  Ce  traité  est  de  1471. 

Amédée  IX  mourut  a Yerceil  en  1472.  Yous  serez  sans 
doute  curieux  de  savoir,  Monsieur,  ce  qui  lui  fit  donner  le  titre 
de  Bienheureux.  Quand  on  a fait  atlention  ä son  peu  de  génie , 
on  serait  tenté  de  croire  que  ce  qui  lui  valut  ce  surnom , ce  fut 
ce  passage  de  1’Évangile  mal  entendu  : Beati  pauperes  spiritus., 
bienheureux  les  pauvres  en  esprit. 

Mais  les  historiens  ont  essayé  de  justifier  ce  titre.  Ils  disent 
que,  dans  sa  derniére  maladie,  comme  1'évéque  de  Turin faisait 
faire  des  priéres  et  des  processions  publiques  pour  sa  guérison, 
on  vit  Amedée  dans  le  ciel , environné  d’une  foule  de  rayons  si 
éclatants,  qu’on  eut  dit  qu’il  était  assis  dans  le  sein  du  soleil. 
Quand  on  sut  qu  il  était  mort  a Yerceil  a cette  heure-la,  ce  fut 
en  sa  faveur  un  titre  de  sainteté  ^ ; mais  de  peur  que  le  public 
ne  veuille  pas  se  payer  tout  a fait  de  visions , on  ajoute  que  ce 
prince  était  si  dévot , qu’il  fit  une  fois  le  voyage  de  Rome  a pied 
incognito,  en  habit  de  pélerin , qu71  fit  båtir  plusieurs  monas- 

* Sabaudice  domus  Arbor  Gentilitia,  1702,  in-folio. 


385 


teres,  et,  ce  qui  vaut  mieux  que  le  reste,  qu’il  était  charitable 
envers  les  pauvres. 

Yolande,  sa  veuve,  inourul  prés  de  Verceil  en  1478;  elle 
filt  inhumée  dans  la  cathédrale  auprés  du  duc  son  époux,  et 
not  re  évéque  Bonivard  officia  a rune  et  a Tautre  de  ces  funé- 
railles.  Gette  princesse  avait  beaiicoup  de  génie.  Guicbenon  nous 
apprend  qu’elle  avait  fondé  pbisieurs  monastéres,  entre  autres 
celui  de  Sainte-Claire  a Geneve;  mais  elle  est  marquée  encore 
par  de  plus  beaux  endroits  dans  Tbistoire. 

Je  crois  vous  avoir  déja  fait  reraarquer.  Monsieur,  que  celui 
des  Bonivard,  contre  qui  lesfréres  du  duc  avaient  con^u  le  plus 
de  jalousie,  n’était  pas  Févéque  de  Verceil , coinme  Ta  cru  Tbis- 
torien  de  Louis  XI,  mais  son  frére  Louis,  qui  est  qualifié  sei- 
gneur de  Grailly.  Gette  terre  seigneuriale  donnera  encore  lieu  ä 
une  petite  digression  par  ou  je  finirai  ma  lettre.  J’ose  vous  pro- 
mettre  que  vous  y trouverez  des  particularités  assez  curieuses. 

Grailly  est  un  ancien  cbåteau  dans  la  province  de  Gex,  ä deux 
ou  trois  lieues  de  Geneve,  et  assez  prés  du  village  de  Divonne. 
Planlin,  a la  fm  de  son  bistoire  de  Suisse,  nous  apprend  com- 
ment  cette  terre  fut  vendue  a Louis  Bonivard ; il  a méme  copié 
en  entier  la  procuration  du  possesseur  pour  la  faire  vendre,  et 
1’acte  de  vente , qu’il  dit  lui  avoir  été  communiqué  par  M.  de 
Vérace  Budé,  de  Geneve.  On  voit  dans  cet  acte  que  Gaston  de 
Foix,  seigneur  de  plusieurs  terres  en  Aragon  et  de  celle  de 
Grailly,  donne  une  procuration  pour  vendre  cette  derniére  et 
quelques  autres  en  Savoie.  Il  en  allégue  la  raison,  c’est  que  Jean 
de  Foix,  comte  de  Gandale,  son  fils  unique,  qui  avait  épousé 
Marguerite  de  Suffole,  dame  anglaise,  était  prisonnier  de  guerre 
en  France,  et  qu’il  n^avait  que  ce  moyen  de  payer  sa  ranson; 
cette  procuration  est  passée  dans  son  cbåteau  de  Meille,  diocése 
de  Saragosse,  le  3 mai  1455.  En  conséquence,  la  terre  fut 
vendue  å Louis  Bonivard  pourquatre  mille  écus  d’or;  facte  de 
vente  est  du  3 mai  de  la  méme  année.  Il  y est  qualifié  de  « con- 


383 


seiller , chambellan  et  principal  mailre  d’hötel  de  Louis , duc 
de  Savoie.  » 

Guichenon,  dans  son  Histoire  de  Savoie^  a donné  la  généa- 
logie  de  cetle  maison  de  Grailly  ^ ; il  y fait  menlion  d’un  Girard, 
chevalier,  qui  vivait  Tan  1120,  et  dans  sa  Bibliothéque  Sebu-- 
sienne , qui  est  un  livre  rare , il  nous  parle  d’un  Nantelin  de 
Grailly,  qui  signa  un  acteTan  1 126 

Mais , Monsieur,  ce  n’est  pas  proprement  Tantiqnité  de  cette 
maison  qu’il  s agit  de  vous  faire  remarquer.  Yoici  un  autre  cöté 
bien  plus  propre  a attirer  Tattention , ce  sont  ses  alliances  avec 
]'illustre  maison  de  Foix.  Vous  savez  que  les  comtes  de  Foix 
étaienl  souverains  du  Béarn  et  de  la  Navarre ; on  voit  dans  Tbis- 
toire  que  Jean , seigneur  de  Grailly,  élait  sénécbal  de  Guyenne 
pour  Edouard,  roi  d’Angleterre,  Tan  1307 ; que  Jean,  son  fils, 
épousa  Blancbe  de  Foix,  et  qu’il  écartela  ensuite  ses  armes  de 
Grailly  et  de  Foix. 

L’abbé  de  Longuerue  nous  apprend , dans  sa  Descriplion  liis- 
torique  de  France^  qu’un  des  seigneurs  de  Grailly,  prés  de  Geneve, 
ayant  épouséTbéritiére  de  Buscb  ^ ils  s’établirent  en  Gascogne, 
ou  ils  se  rendirent  celebres  par  leur  attacbement  au  parti  des 
Anglais 

Vous  trouverez,  dans  Moreri^  que  Jean  de  Grailly,  captal  de 
Buscb,  était  un  des  plus  grands  capitaines  de  son  temps;  il 
commandait,  en  1364,  les  troupes  de  Pbilippe,  roi  de  Navarre, 
conlre  Charles  V,  roi  de  France,  a la  bataille  de  Cocberel  en 
Normandie,  ou  il  fut  fait  prisonnier  par  le  fameux  Bertrand  du 
Guesclin.  Ayant  élé  mis  en  liberté,  il  passa  ensuite  au  service 
des  Anglais  contre  la  France;  il  donna  encore  de  grandes  mar- 
ques  de  valeur,  mais  il  fut  fait  prisonnier  une  seconde  fois  et 

* Page  1287. 

^ Page  61  de  la  l^^^  et  rare  édition  de  Lyon,  1660. 

5 Busch  est  un  pays  dans  les  Ländes  de  Bordeaux,  dont  ils  étaient  souve- 
rains. Ils  portaient  le  titre  de  Caplal  de  Busch  ou  Gapoudal.  G’est  un  terme 
du  pays,  qui  vient  du  latin  Capitalis. 

* Longuerue,  p.  172. 


384 


emmené  a Paris  a la  Tour  du  Temple,  ou  il  mourut  cinq  ans 
apres  \ 

Archambaud,  captal  de  Busch  et  petit-fils  de  Jean,  épousa 
Isabelle,  vicomtesse  du  Béarn.  L’bistoire  de  Gujenne  fait  une 
menlion  fort  bonorable  de  ce  capitaine.  Par  son  mariage  avec 
Fbériliére  de  Foix,  tout  fut  réuni  en  1371 ; il  était  pére  de  Jean, 
qui  vendit  sa  terre  de  Grailly,  el  aieul  du  comte  de  Candale. 

Gaston,  un  de  ses  descendants,  épousa  Eléonor  d’Aragon, 
qui  fut  béritiére  du  royaume  de  Navarre  par  sa  mére  Blancbe ; 
elle  laissa  ce  royaume  a son  petit-fils  Gaston  Phébus,  qui , étant 
mort  jeune  et  sans  enfants  en  1483,  ent  pour  béritiére  sa  soeur 
Catherine , qui  avait  épousé  Jean , sire  d’Albret  \ On  dit  qu’elle 
mourut  de  tristesse  d’avoir  perdu  la  Navarre  espagnole. — Encore 
un  peu  de  palience,  Monsieur,  et  vous  verrez  que  ces  brous- 
sailles  généalogiques  nous  conduiront  a un  point  d’bistoire  des 
plus  intéressants. 

Catberine  de  Foix-Grailly,  infante  de  Navarre,  était  aieule  de 
la  fameuse  Jeanne  d’Albret,  mére  d’Henri  IV ; elle  fut  ä son  tour 
béritiére  de  la  Navarre  qu’elle  laissa  a son  fils. 

Guicbenon,  dans  sa  Bibliothéque  Sébusienne^  dit  que  la  pos- 
térité  des  Grailly,  ajant  pris  le  nom  de  Foix,  a eu  parmi  ses 
descendants,  des  princes  de  Béarn  et  des  rois  de  Navarre,  par 
un  événement  des  plus  surprenants  : stupendo  eventu  ^ 

Get  historien  pouvait  aller  plus  loin ; il  fallait  ajouter  que  la 
couronne  de  Navarre  contribua  beaucoup  a procurer  a Henri  IV 
celle  de  France.  Ce  furent  les  Béarnais,  ses  fidéles  sujets  de 
Guyenne  et  de  Navarre,  qui  mirent  ce  prince  en  état  de  résister 
au  puissant  parti  de  la  Ligue.  On  peut  donc  dire  que  la  brancbe 
de  Bourbon  ne  régnerait  pas  aujourd’hui  en  France,  sans  cette 
alliance  avec  la  maison  de  Grailly.  C’est  proprement  la  qu71  fallait 
placer  le  stapendo  eventu  de  Guicbenon,  mais  c’était  une  affaire 

* Dictionnaire  de  Mor  eri  ^ artide  Grailli. 

® Longuerue,  p.  209. 

’ Bibliot.  Sebusiana,  p.  61. 


385 


de  religion , et  cet  historien  était  un  nouveau  catholique  bigot , 
qui  n’a  pas  voulu  toucher  cette  corde.  Rendons-lui  cependant  la 
justice  d’élre  un  des  premiers  qui  nous  ont  fait  connaitre  les 
personnes  illustres  sorties  du  chåteau  de  Greilly. 

Quand  on  chargea  les  intendants  de  France  de  dresser  cha- 
cun  un  état  de  sa  province , pour  le  duc  de  Bourgogne,  il  y 
avait  dans  leurs  instructions , en  termes  formels , qu’ils  ne  de- 
vaient  pas  oublier  de  marquer  dans  leurs  mémoires  les  terres 
ou  chåteaux  de  leur  province  d’ou  était  sortie  quelque  grande 
maison , et  Fintendant  Bouchu , dans  son  Mémoire  sur  la  Bour- 
gogne et  le  hailliage  de  Gex^  n’a  pas  fait  la  moindre  mention  de 
Grailly  soit  Greilly.  Cependant  cette  maison  s’estélevée  jusqu'a 
donner  des  rois  de  Navarre;  on  peut  méme  ajouter  jusqu’a 
donner  a la  France  un  souverain,  qui  est  le  premier  des  Bour- 
bons qui  sont  aujourd’hui  sur  le  irone. 

Vous  avouerez  que  c'est  la  une  omission  bien  essentielle  dans 
ce  mémoire;  c’était  lä  la  véritable  placs  de  cette  particularité 
historique.  J’ai  peur,  Monsieur,  que  vous  n’ajoutiez  qu’elle  y 
serait  mieux  que  dans  ma  lettre,  oii  elle  vous  parait  un  peu  dé- 
placée. 

Puisque  c'est  Facquisition  de  Greilly  faite  par  Louis  Boni- 
vard,  qui  a amené  cette  digression,  je  dois  ajouter  ici  que  cette 
lerre  appartenait  encore  ä cette  famille  au  temps  de  notre  Béfor- 
mation.  Frangois  Bonivard  etAmblard,  son  frére,  la  possé- 
daient  par  indi  vis ; on  voit  encore  aujourd’hui  leurs  armes  au 
bas  de  Fescalier  du  chåteau. 


T.  i. 


^5 


380 


IX 

SUR  LES  LETTRES  DE  CALVIN  A JAQUES  DE  BOURGO- 
GNE,  SEIGNEUR  DE  FALAIS,  ET  SUR  BOLSEC. 

A.  I,c«(rc  a M.  \Vc<x«ein,  <rAms«ci-<Iam,  é«!i»ciir  «!c  ces  IcUrcs. 

(Iton  ilos  origiiiaiis  de  ccs  Icltres  å la  BiUwlheque  (le  Geiiftie.  — Nitolas  ilc  la 
Foiilaiiic.—  Lcs  conjiré(jntions.—  ciilrc  Calvin  el  Falais.  — Dcnx  lellrcs 

iiiédite  dt  Falais,  — Apolngic  dt  Calvin  pour  Falais,  adresset  å Charlts-ftninl.) 

{IWMhiqm  raisonnée  (l’.\mstcri1am,  2"-*  trimestre  <1e  1744,  tome  XXXU.) 

Mossieou  , 

,Ic  tlois  vous  rcinercier  des  cxcmplaircs  des  lettrcs  de  Calvin 
:i  M.  de  Falais,  que  vous  noiis  avez  envojes,  mais  surloui  des 
originaux  que  vous  y avez  joims  pour  élre  conserves  dans  notre 
l.ibliollieque  pulilique.  Nous  les  avons  mis  avec  grand  nombre 
d’aiurcs  de  ce  réformateur  qui  n’ont  jamais  élé  pubbées;  elles 
se  donneront  du  jour  les  unes  aux  autres. 

J’ai  vu,  avec  beaucoup  de  satisfaelion,  dans  V Avertisseiwnt  de 
Cédiieur,  que  le  seigneur  de  Falais  ne  relourna  poinl  dans  l’Eglise 
romaine,  comme  je  1’avais  cru  sur  des  présomplions  assez  fortes. 
Mais  los  raisous  que  lon  vient  d’alléguer  pour  le  garantir  de  ce 
reinocbe , me  paraissent  sans  répliquc.  Fai  lu  avec  plaisir  ces 
lettrcs;  la  correspoudance  entre  ces  deux  amis  m’a  parti  mte- 
ressante.  On  dit,  dans  Y Averlissemenl , que  ce  recueil  donnera 
..uelques  lumiéres  sur  1’bisloire  ecelésiastique  des  Pays  Bas ; 
■faioute  quil  éclaircira  aussi  divers  événements  qui  regardent 
riiistoire  de  nolre  république  et  de  notre  Église  de  Geneve. 

Ou  trouve,  par  exemple,  dans  votre  BMiolkéque  rmsonnée, 
une  assez  longiie  diseussion  ponr  determmer  qui  fut  le  denon- 
ciateur  de  Servet;  c’est  dans  une  piece  fort  judicieuse , sons  ce 
litre : Itcfulalion  de  quelques  impulalions  failes  a Calvin  sm  e 


387 


supplice  de  Servet  \ Les  ennemis  de  Calvin  ont  dit  que  cet  accu- 
sateur  était  son  propre  cuisinier ; d’autres  ont  dit  que  c^était  le 
cuisinier  de M.  de  Falais;  il  s’appelait  Nicolas  de  la  Fontaine, 
et  il  était  du  pays  Vexin.  Un  cuisinier  de  Calvin,  dit-on,  dé- 
nonciateur  sur  des  matiéres  de  théologie,  quelle  élrange  procé- 
dure!  N’est-ce  pas  porter  au  dernier  point  le  mépris  pour  le 
magistrat  et  pour  le  public,  que  de  faire  agir  un  semblable  per- 
sonnage  dans  une  cause  de  cette  nature?  On  oppose,  de  Fautre 
cölé,  que  c’est  aussi  se  moquer  des  gens  que  de  vouloir  donner 
un  cuisinier  en  titre  d’olFice  a Calvin , un  des  liommes  de  son 
siécle  qui  faisait  la  plus  maigre  chére  On  trouve  dans  votre 
Avertissement  que  la  Fontaine  était  le  valet  de  Calvin,  et  qu’il 
avait  élé  auparavant  cuisinier  de  M.  de  Falais.  Je  vais  achever 
de  débrouiller  ce  fait. 

Dans  ces  lettres  de  Calvin , qui  n’ont  pas  été  imprimées  et 
que  je  vous  ai  dit  que  Fon  conserve  dans  nolre  bibliothéque , 
on  voit  que  le  seigneur  de  Falais  vint  ä Geneve  en  1548,  et 
qu’il  logea  chez  Calvin;  c’est  dans  une  lettre  a Farel,  en  date  du 
27  mai , que  Fon  trouve  cette  circonstance  ^ Ce  seigneur  mena 
prudemment  son  cuisinier  avec  lui , se  défiant  sans  doute , et 
avec  raison , de  la  table  de  son  höte.  CFétait  un  jeune  homme 
qui  avait  quelque  disposition  a Fétude ; il  faisait  alternativement 
chez  Calvin  la  fonction  de  cuisinier  et  de  copiste;  il  prit  gout  a 
la  théologie , et  quand  M.  de  Falais  sortit  de  chez  notre  réfor- 
mateur,  il  lui  laissa  la  Fontaine,  qui  peu  a peu  fit  ses  études, 
et  était  déja  un  peu  initié  dans  la  théologie  lors  de  Faffaire  de 
Servet.  Ce  jeune  homme  était  donc  de  la  maison  de  Calvin , 
puisque,  dans  une  lettre  a Farel,  il  Fappelle  Nicolaus  meus;  mais 
on  ne  doit  pas  le  regarder  lout  a fait  comme  son  valet,  et  encore 
moins  comme  son  cuisinier.  Ce  grand  homme  avait  chez  lui  des 
jeunes  gens  qui  voulaient  se  pousser  dans  Fétude;  il  disposait 

^ Biblioth.  raison.,  tome  I,  page  366  et  tome  II,  page  93. 

® Biblioth.  raison.,  tome  II,  page  96. 

^ Nimcapudme  est  Dominus  Fallesius,  qiiem  hic  hiematurum  spero. 


388 

<l'e» , <!»•  P»“'  i'* 

ew.  0.1.»  « M.  J.  F*‘«.  « “ I “ » *”*'  ™ 

4.  i»P».»ll'P^  C«  ” '^11744“. 

,1p  Calvin  nonr  Bolsec,  qui  ava.t  éle  m.s  en  pnson  a cause 
la  mniére  violente  dont  il  avait  clisputé  dans  1’éghse  conlre  «. 

r::r:5rr::rÄ 

préchaient  tour  a toui  sur  q ^ ^ ^ g 

Vi„  »pm„.len.  äe  .,,1 

;Sri  Ä’4.u»  — 

cncore  quelqiie  Irace  Je  cel " nuelque  liistoire  <lcs 

r -r  .t:r»  ».■»  - 

Livrcs  sacies,  et  ce  se  ,w  ministres  dans  eur  corps. 

lement  ä la  censure  ronla  snr  la 

TJolsec  ayant  ass.ste  un  cotnme  il  en 

prcdestmation , d parla  a a -i  i,anii  fonement  le  pré- 
vait  incontestablement  le  dro,  , . ,,é; 

.lieatenr.  Il  sontint  qne  sa  doctnne  ‘ 

il  (init  par  une  forte  exliouaiion  au  a’emportcment 


389 


élre  fanatique  pour  faire  ce  que  Bolsec  fit  alors,  mais  il  faudrait 
étre  fou  a lier  pour  dire  qu  il  avait  bien  fait.  » 

M.  de  Falais , sans  approuver  la  conduite  de  Bolsec , aurait 
\oulu  que  le  magistrat  de  Geneve  n’en  vint  pas  a des  voies  de 
rigueur  contre  lui.  Bolsec  était  son  médecin  ; il  en  avait  plus 
besoin  quun  autre , parce  qu  il  était  valétudinaire.  On  attribue 
aussi  a ce  seigneur,  avec  beaucoup  de  vraisemblance,  un  prin- 
cipe  de  tolérance  cbrétienne. 

Calvin  écrivit  aux  Églises  de  Suisse  pour  avoir  leur  avis  sur 
cetle  affaire ; il  y eraploya  ces  termes,  que  je  crois  que  Ton  ex- 
plique  d’une  maniére  trop  forte  dans  Y Åmrtissemenl : Nos  vero 
sic  Ecclestam  nostram  cupimus  hac  peste  piirgari , ne  inde  fugata 
vicinis  noceat.  Apparemment  il  voulait  dire  que  quand  on  aurait 
banni  Bolsec  de  Geneve,  Messieurs  de  Suisse  devaieot  aussi 
1’exiler  de  cliez  eux , afin  qu’il  ne  les  infectåt  pas  de  ses  senti- 
ments. 

M.  de  Falais  écrivit  de  son  cöté  au  clergé  des  cantons  et  a 
des  amis  qu’il  y avait , en  faveur  de  Bolsec ; il  leur  demandait 
que,  dans  leurs  réponses , ils  adoucissent  un  peu  les  choses. 
G’est  ce  que  firent  surtout  les  ministres  de  Berne,  dont  la  lettre 
est  un  modéle  de  sagesse  et  de  modération;  on  en  a rapporté 
quelques  endroits  dans  la  derniére  édition  de  VHistoire  de  Ge^ 
néve  \ On  comprend  assez  que  Calvin,  se  voyant  traversé  de 
celte  maniére  par  M.  de  Falais,  fut  depuis  ce  temps-läen  froi- 
deur  avec  lui. 

J’ai  déterré  deux  lettres  que  ce  seigneur  écrivit  en  faveur  de 
Bolsec  au  magistrat  de  Geneve.  Åvant  de  vous  en  donner  Tex- 
trait,  je  dois  vous  marquer  qu  apres  avoir  demeuré  quelque 
temps  a la  campagne  dans  le  voisinage  de  Geneve,  pourréta- 
blir  sa  santé , il  acheta  ensuite  une  terre  a deux  lieues  de  notre 
ville , dans  la  province  du  Chablais , qui  appartient  aujourd’hui 

^ Hist,  de  Geneve  de  Spon,  sur  Tan  1551,  note  de  l’éd.  de  1730, 


390 


au  roi  de  Sardaigne , mais  que  les  Bernois  possédaient  alors  par 
droit  de  conquéte , depuis  dix  ou  quinze  ans ; cette  terre  s’ap- 
pelle  la  mgneurie  de  Veigy  C’est  de  ce  lieu-la  qu’il  écrivit 
deux  letlres  en  faveur  de  Bolsec. 

Dans  la  premiére,  qui  est  datée  du  9 novembre  1551  , il  dit 
qu’il  y a déja  assez  longtemps  qu'il  a été  informé  de  la  déten- 
tion  de  maitre  Jéröme  Bolsec ; que  cependant  il  avait  jugé  a pro- 
pos  de  demeurer  dans  le  silence , mais  que  la  femme  du  pri- 
sonnier,  qui  est  actuellement  dans  sa  terre , le  sollicite  si  fort 
d’intercéder  pour  son  mari,  qu’il  n’a  pas  pu  le  lui  refuser;  que 
d^ailleurs  le  prisonnier  est  son  médecin,  et  quil  lui  doit  de  la 
feconnaissance  pour  la  maniére  dont  il  Ta  traité  dans  quelques- 
iines  de  ses  maladies;  que  ce  n’est  pas  un  crime  que  d’a\oir 
parlé  librement  sur  le  sermon  de  la  congrégation,  puisque  Tusage 
de  rÉglise  de  Geneve  autorise  tous  les  particuliers  a le  faire ; 
qu’il  espére  donc  qu’on  lui  rendra  incessamment  sa  liberté,  afin 
qu’il  puisse  exercer  son  art  et  secourir  quantité  de  malades  qui 
ne  sauraient  se  passer  de  lui.  Voila  en  abrégé  le  contenu  de  la 
premiére  lettre  écrite  a cette  occasion. 

Pour  Tautre , je  crois , Monsieur,  que  je  ne  ferai  pas  mal  de 
la  transcrire  tout  entiére.  Apres  avoir  vu , dans  votre  recueil , 
tant  de  lettres  adressées  a ce  seigneur,  on  doit  naturellement 
étre  curieux  d’en  voir  quelqu'une  qu’il  ait  écrite  lui-méme ; voici 
donc  comment  il  revint  a la  cliarge  deux  ou  trois  jours  apres  : 

« Tres  Magnifiques  et  Honorez  Seigneurs, 

« Ayant  cogneu  par  vos  responses  que  mes  Lettres  ont  esté 
assez  bien  acceplées  de  Vos  Seigneuries,  cela  m’a  donné  d’au- 
lant  plus  d’occasion  de  m’adresser  dereclief  familierement  a 
vous.  Je  ne  suis  pas  importun  de  nature : mais  quand  je  vous 

* Calvin  scmi)le  parler  de  cette  acquisition  dans  sa  lettre  L. 


391 


ay  toujours  expérimenté  jusques  ici,  Seigneurs  tres  humains  et 
favorables,  j’estimerois  d’estre  cause  de  mon  malheur,  si  par 
faute  de  vous  desclairer  mon  indigence,  j’estoye  destilué  de  vo- 
tre  adresse  et  bonne  volonté. 

c<  Il  est  ainsi  qiie  vostre  prisonnier  Maistre  Hierosme  cognoit 
mon  naturel  plus  a mon  appaisement  que  nul  autre  de  Méde- 
cins  que  je  cognoisse,  et  m’appuye  de  tant  plus  hardimenl  sur 
son  jugement,  pour  ce  qu'il  ensuyt  voulontiers  celuy  que  le 
docteur  Ändernas  de  Strasbourg  m’a  laissé  par  escript.  C’est 
celui,  apres  Dieu,  duquel  je  tiens  ma  vie.  Parquoy  pour  ma 
prémiere  et  bumble  requeste,  je  vous  supplie  me  permettre  le- 
dit  Maistre  Hierosme,  afm  que  j’aye  quelque  peu  son  advis,  avant 
que  les  maladies  dliyver,  auxquelles  je  suis  subject,  me  sur- 
viennent.  Il  fault  que  le  Médecin  en  présence  juge  de  ce  qui  est 
caché  aux  parties  intérieures.  Aultrement  je  ne  vous  incommo- 
deroye  pas  voulontiers.  Davantage  il  re^oit  profit  de  moy  pour 
me  servir  quand  j’en  ay  besoin.  Doncques  ce  seroit  raison,  s’il 
vous  plaisoit,  qu^il  s’aquitast  de  son  service. 

(C  Magnifiques  Seigneurs,  en  vous  faisant  cette  ouverlure,  je 
ne  pense  pas  de  mesprendre  ou  fascher  Yos  Seigneuries.  Car 
n’eslimant  point  son  procez  estre  criminel  pour  les  raisons  que 
je  vous  ay  escript,  je  m’advance  d’autant  plus  librement.  El 
puis  je  ne  procede  pas  a la  mauvaise  foi,  mais  suis  content 
de  le  vous  relivrer,  quand  il  vous  plaira,  pourvu  que  vous  pre- 
niez  de  luy  son  serment,  retenant  aussi,  s’il  vous  plait,  sa  Femme 
on  son  Serviteur,  combien  que  je  Festime  homme  pour  tenir  sa 
parole,  quand  il  Faura  donnée.  Si  cela  ne  sulfit,  en  scachant  a 
quoi  il  restera,  j’adviseray  dy  pourvoir  au  mieux  qu il  me  sera 
possible,  vous  priant  de  m’en  vouloir  respondre  par  un  mot  de 
Lettre,  afin  que  selon  ce,  je  me  puisse  condiiire.  Et  s’il  y a ser- 
vice que  je  puisse  faire  a vostre  République  je  m’y  employeray  se- 
lon mon  petit  pouvoir,  aidant  nostre  Seigneur,  auquel  je  supplie 
apres  m^estre  recommandé  fort  alfectueusement  a vos  bonnes 


392 


graces,  daugmenter  Vos  tres  Magnifiques  Seigneuries  sous  sa 
sainte  protection  a tousjours. 

« De  Veigy^  ce  ii  Novemhre  1551  ^ 

« L Entierement  å vos  bons  commandemens^  et  services^ 
C(  Jaques  de  Bourgoigne.  » 

Apres  quelques  petites  recherches,  j’ai  trouvé  que  deux  fréres 
et  deux  soeurs  de  M.  de  Falais  avaient  embrassé  la  Réformation 
comme  lui.  Dans  la  quatorziéme  lettre,  Calvin,  parlant  de  YApo- 
logie  qu’il  dressait  pour  ce  seigneur  et  qui  devait  étre  présentée 
h Charles-Quint , parait  embarrassé  s’il  y devait  faire  mention 
de  ces  deux  fréres  et  travailler  aussi  a leur  justification.  Il  se 
détermine  a n’en  rien  dire,  craignant,  en  parlant  pour  eux,  de 
leur  faire  plus  de  mal  que  de  bien , apparemment  parce  qu51s 
étaient  encore  sur  les  terres  de  TEmpire.  Je  crois  pouvoir  le 
conclure  d’une  lettre  que  Calvin  écrivit  aFarel  en  juillet  1549; 
il  lui  marque  qu’on  avait  arrété , par  ordre  de  lempereur,  deux 
fréres  du  seigneur  de  Falais,  sans  doute  pour  cause  de  religion, 
et  que  le  Cardinal  de  Granvelle  les  avait  fait  mettre  dans  une 
forteresse,  d’ou  Ton  ne  sort  ordinairement  que  pour  étre  conduit 
sur  récbafaud.  Nihil  pmterea  scribo^  nisi  quod  Dominus  Falle-- 
sius  duos  habet  ex  suis  fratribus  in  carcere.  Quum  Imperator 
comiter  eos  excepisset^  ad  Granvellam  misit ; ab  eo  blande  excepti^ 
cum  discederent^  å Pmfecto  ligati  sunt , et  in  carcerem  conjecti. 
Deinde  in  Arcem  Villenordam  abditi^  unde  nemo  nisi  ad  suppli” 
dum  extrahilur.  Fallesius  tristem  illum  nundum  plané  heroico 
animo  excepit. 

M.  de  Falais  avait  deux  soeurs  qui  s étaient  aussi  déclarées 
pour  la  réforme  ; Tune  mariée  en  Flandre,  si  je  ne  me  trompe, 
et  ou  elle  mourut.  Calvin , dans  une  de  ses  lettres , fait  compli- 
ment  lä-dessus  å son  correspondant.  Uautre  vint  trouver  son 
frére  a Genéve,  et  elle  s’y  maria.  Je  tire  cela  d’une  lettre  de 

* On  trouve  aussi  une  lettre  latine  de  M.  de  Falais,  écrite  de  Genéve  le 
25  juillet  1549,  au  fameux  George  Cassandre.  Voyez  Epistolm  a Belr/is  ef 
ad  Belgas.  Cent.  I,  Ep.  3. 


393 


Calvin  a Viret,  qui  élait  alors  a Lausanne.  Jam  te  invito  ad 
nuptias^  lui  dit-il,  nam  hodie  Dominus  Fallesius  sororem  siiam 
Vellutio  elocavit.  La  date  est  du  mois  de  septembre  1550. 

Vous  voudriez  savoir,  comrae  votre  éditeur  le  marque  dans  la 
préface,  ce  que  devint  M.  de  Falais  depuis  sa  rupture  avec 
Calvin , et  on  ne  sait  ou  trouver  des  lumiéres  la-dessus ; il  est 
vraisemblable  qu'ayant  fait  Tacquisition  de  cette  terre  seigneu- 
riale , il  la  posséda  plusieurs  années.  A Tégard  de  sa  religion , 
il  est  aussi  fort  probable  qu  il  y avait  exercice  dans  son  chåteau, 
et  qu’il  y faisait  précher ; il  pouvait  tirer  de  Berne  quelque  ec- 
clésiastique  qui  lui  convint. 

Cette  terre  de  Veigy  est  aujourd’hui  entre  les  mains  d’un 
gentilhomme  savoyard , nommé  M.  de  Grailly.  On  dit  que  ses 
ancétres  possédent  ce  fief  depuis  en  viron  deux  cents  ans;  il  ne 
serait  pas  impossible  qu’ils  Teussent  acheté  immédiatement  de 
Jaques  de  Bourgogne. 

Je  suis , etc. 

A Genéve  ce  6 Mai  1744.  B.  Bibliothécaire. 


B.  Lcttre  aux  éditeurs  de  la  Bibliothéque  raisonnée,  touckant  un 
cxtrait  des  lettres  de  Calvin  a Jaques  de  Bourgogne. 

(Ancicnnes  congrégations  å Genéve.  — Bolsec  et  son  exil.  — Ses  calomnies  conlrc  Cal- 
vin réfiitées  par  Bayle.  — Genéve  n’exige  plus  de  ses  tliéologiens  le  sermeut  au  synode 
de  Dordreclil,  reconnait  rexamen  de  la  religion  conmie  principe  de  la  réforme,  el  admel 
la  tolérance  civile.  — Réfutalion  des  iiijusles  altaques  des  jésuites  contre  Calvin.) 

{Bibliothéque  raisonnée,  trimestre  de  1745,  tome  XXXIV.) 
Messieurs  , 

Dans  les  Mémoires  de  Trévoux,  d’Ämsterdam  1744,  est  un 
extrait  des  Lettres  de  Calvin  ä M.  de  Falais^  marqué  au  coin 


394 


des  jésiiites  éditeurs  de  ce  recueil.  Il  convient  donc  quun  au- 
leur  protestant  examine  quelqiie  peii  cet  artide.  G’est  ce  qiie 
je  vous  demande  la  permission  de  faire  dans  votre  journal. 

Calvin,  apres  avoir  été  étroitement  lié  avec  M.  de  Falais,  se 
brouilla  enfm  avec  lui.  Voici  comment  les  journalistes  de  Tré- 
voiix  rapportent  Toccasion  de  cette  rupture.  « Bolsec,  apostat 
de  Féglise  romaine,  et  autrefois  de  Tordre  des  carmes,  n’était 
point  du  sentiment  de  Calvin  sur  la  prédestination  et  sur  la 
grace.  Cette  opposition  de  sentiments  fut  ce  qui  attira  a Bolsec 
une  tempéte  terrible;  et  cornine  M.  de  Falais  Thonorait  de  son 
amitié,  ce  fut  aussi  Toccasion  de  la  brouillerie  entre  Calvin  et 
ce  seigneur.  Un  jour  qu’on  débitait  au  précbe  les  dogmes  cruels 
de  la  réprobation  antécédente  de  la  volonté  de  Dieu,  fixée  au 
salut  des  seuls  prédestinés,  Bolsec  se  leva,  contredit  le  prédicant 
et  fit  scandale  dans  Tassemblée.  » 

Ce  narré  a besoin  d’étre  un  peu  rectifié.  S’il  n’est  pas  exact,  ce 
n'est  pas  tout  a fait  la  faute  des  journalistes.  L’éditeur  de  ces 
lettres  de  Calvin  sest  mépris  le  premier  sur  quelques  fails.  On  a 
écrit  a Geneve  pour  avoir  des  mémoires  fidéles  la-dessus,  et  voici 
les  nouvelles  lumiéres  qu  on  a tirées  des  archives.  Ce  n’est  point 
pour  charger  davantage  Bolsec,  que  Fon  donne  cet  éclaircisse- 
ment:  il  tend  plutöt  a le  disculper;  mais  il  est  bon  de  montrer 
en  tout  de  rimpartialité. 

11  y avait  alors  un  usage  a Geneve  qu’il  faut  nécessairement 
connaitre  pour  bien  juger  de  Taction  de  Bolsec.  Dans  le  dessein 
d’instruire  le  peuple,  on  faisait  lous  les  vendredis  matin,  dans 
la  grande  église,  un  discours  fran^ais  sur  quelque  point  de  re- 
ligion. Ge  n’était  pas  proprement  un  sermon,  comme  Tont  cru 
tous  ceux  qui  ont  rapporté  cette  alfaire.  Le  ministre  qui  en 
était  cliargé  ne  montait  pas  méme  en  cbaire : il  se  pla^ait  sim- 
plement  dans  le  choeur,  et  pronon^ait  son  discours  d'un  lieu  un 
peu  élevé.  Ge  qu’il  y avait  de  singulier  dans  cet  exercice,  c’est 
que  cbaque  particulier  était  autorisé,  quand  le  discours  était  fini, 
a proposer  ses  doutes  et  ä faire  ses  difficultés,  s’il  lui  en  était 


395 


venu  quelqu’une  dans  Fesprit,  et  on  lui  répondait  ensuite.  Get 
exercice  s’appelait  la  congrégation.  Il  est  resté  encore  quelque 
trace  de  cet  usage  dans  Féglise  de  Geneve.  Le  serriion  du  ven- 
dredi  matin  a conservé  cet  ancien  nom : chaque  pasteur  est 
chargé,  ce  jour-la,  d’expliquer  a son  tour  quelque  livre  liistori- 
que  de  FÉcriture  sainte,  que  Fon  suit  d’un  bout  a Fautre.  Il  est 
vrai  que  ce  sermon  iFest  plus  exposé  å la  censure  publique  du 
peuple,  mais  seulement  a celle  des  ministres  dans  leur  assem- 
blée,  qui  se  forme  immédiatement  apres. 

Bolsec  ne  fit  donc  que  suivre  Fusage,  en  faisant  des  objec- 
tions  contre  la  doctrine  de  la  prédestination.  On  a eu  tort  de 
se  récrier  contre  sa  témérilé  d’avoir  interrompu  le  prédicateur. 
Il  ne  Finterrompit  point,  et  il  lui  laissa  acbever  sa  dissertation : 
il  ne  parla  que  quand  Forateur  eut  finit,  et  alors  il  était  libre,  et 
a lui  et  a tout  autre,  de  demander  des  éclaircissements  sur  ce 
qu’on  venait  d’enseigner. 

Bolsec  ne  parla  pas  méme  immédiatement  apres  le  discours 
fmi.  Farel,  qui  se  trouva  alors  a Geneve,  avait  assisté  a cette 
congrégation.  Il  appuya  ce  que  Saint-André  venait  d’établir : 
c’est  le  nom  du  ministre  qui  avait  été  chargé  de  cette  fonction. 
Bolsec  prit  ensuite  la  parole,  et  soiuint  que  c’élait  un  sentiment 
faux,  pernicieux  et  dangereux,  de  dire  que  Dieu  a déterminé 
dans  son  conseil  éternel,  qui  sont  ceux  qu’il  veut  sauver,  et 
ceux  qu’il  veut  damner ; que  les  anciens  docteurs  les  plus  cé- 
lébres  ont  pensé  autrement,  et  entre  autres  Saint-Åuguslin ; que 
c’esl  faire  de  Dieu  un  tyran  dont  la  maxime  est : 

Sic  volo,  sic  jubeo,  sit  pro  ratione  voluntas. 

Il  ajouta,  qu  en  disant  que  Dieu  a prédestiné  ou  a la  vie  ou  å 
la  mort  éternelle  ceux  qu’il  a voulu,  on  le  fait  auteur  du  péché; 
que,  pour  trouver  ce  sentiment  dans  FÉcriture,  on  avait  mal  ex- 
pliqué  et  méme  corrompu  ou  falsifié  plusieurs  passages  de  FÉ- 
criture sainte.  Il  finit  son  discours  par  une  exhortation  fort 


396 


véhémenle  au  peuple,  a se  garder  d'uue  doctrine  si  fausse  et  si 
scandaleuse. 

Calvin  arriva  dans  Tassemhlée  pendant  le  discoiirs  de  Bolsec. 

Il  Tecouta  sans  rinlerrompre  et  sans  se  faire  voir.  Les  objections 
du  médecin  étaient  assurément  tres-fortes,  et  Ton  peut  dire 
méme  embarrassantes.  Cependant  Calvin  se  présenta  avec  as- 
surance,  il  répondit  a tout  d’une  maniére  fort  éiendue  et  fort 
savanle.  Bolsec  s’était  autorisé  mal  a propos  du  suffrage  de 
saint  Augustin : Calvin  lui  cila  tant  de  passages  de  ce  Pére  pour 
la  prédestination,  qu’il  en  fut  accablé;  et  il  finit  par  ce  trait: 

« Plut  a Dieu  que  celui  qiii  s’est  avisé  de  citer  saint  Augustin 
comme  élant  pour  lui,  en  eut  vu  quelque  autre  chose  que  la 
couverture.  » 

Il  est  vrai  qu^aprés  cette  dispute  dans  le  Temple,  un  Audi- 
teur  (magistrat)  de  la  justice  inférieure,  qui  avait  été  present  a 
cette  scéne,  étant  blessé  des  invectives  violentes  de  Bolsec  con- 
tre  le  sentiment  re^u,  crut  qu’il  était  du  devoir  de  sa  charge 
de  le  faire  conduire  dans  la  prison,  comme  un  brouillon  et  un 
séditieux.  Voici  comment  les  journalistes  de  Trévoux  rapportent 
la  chose.  « On  aurait  du  réfuter  Bolsec  par  de  bonnes  raisons, 
mais  cette  voie  était  trop  longue  et  trop  dangereuse.  Calvin  prit 
la  plus  courte  et  la  plus  sure;  il  fit  si  bien  auprés  des  ma- 
gistrats , que  le  pauvre  Bolsec  fut  mis  en  prison,  ajourné,  inter- 
rogé,  condamné.  » 

Voyons  si  1’on  ne  se  servit  point  de  la  voie  du  raisonnement 
avec  Bolsec.  Outre  Tample  réfutation  faite  par  Calvin  dans  le 
temple,  et  qui  dura  plus  d’une  heure,  voici  ce  que  disent  les  ar- 
cbives  de  Geneve.  Bolsec  avait  déja  attaqué  huit  mois  aupara- 
vant,  dans  la  congrégation,  le  dogme  de  la  prédestination  et  de  ' 
la  grace.  Il  le  combattait  aiissi  dans  les  conversations  particu-  | 
liéres.  Calvin  ayant  appris  sur  quel  ton  il  avait  parlé  ä diverses 
personnes  de  Télection  gratuite,  Falla  voir,  et  il  le  censura  avec 
assez  de  douceur.  Ensuite  il  le  fit  venir  chez  lui,  et  tåcha  de 
lui  faire  voir  qu’il  se  trompait ; mais  ne  lui  ayant  point  pu  per-j 


397 


suader  ses  sentiments,  Bolsec  continua  de  débiter  les  siens 
toiites  les  fois  que  l’occasion  s’en  présenta,  et  enfin  il  fit  Féclat 
public  qui  engagea  le  magistrat  a le  faire  arréter. 

La  question  fut  encore  discutée  fort  amplement  dans  la  prison 
et  en  présence  du  magistrat.  On  écrivit  apres  cela  aux  églises 
de  Siiisse  pour  avoir  leur  sentiment  sur  cette  alfaire.  « Calvin, 
pour  parvenir  a ses  fms  dans  les  formes,  disent  les  journalistes, 
demanda  Tavis  des  églises  suisses  en  leur  insinuant  ce  qu'il 
souliaitait  d’elles.  «Nous  voudrions,  dit-il,  purger  notre  Église  de 
cette  peste,  de  maniére  qu’en  étant  chassée,  elle  ne  puisse  pas 
nuire  aux  Églises  voisines  ^ » Le  réformateur  voulait  qu’on  pur- 
geåt  la  terre  de  cette  peste  publique^  c’est-a-dire  qu  on  lui  fil  le 
méme  parti  qu’a  Servet,  qui  fut  brulé  deux  ans  apres.  » 

Quelque  violente  que  soit  cetle  interpretation,  elle  se  trouve 
déja  dans  la  préface  des  lettres  publiées  en  Kollande.  Il  est  vrai 
que  Féditeur  y a mis  une  alternative.  « Ges  paroles  de  Calvin 
dit-il,  portent  assez  clairement  qu^il  fallait,  ou  metire  Bolsec  a 
mort,  ou  le  laisser  croupir  dans  un  cachot  pendant  toute  sa  vie.  » 
On  Yoit,  dans  la  Bibliothéque  raisonnée^  une  letttre  de  Geneve 
qui  donne  une  explication  adoucie.  « La  pensée  de  Calvin  était 
apparemment,  dit-on , que  quand  on  aurait  banni  Bolsec  de 
Geneve,  messieurs  de  Suisse  devaient  aussi  1’exiler  de  cbez  eux, 
afm  qu’il  ne  les  infectåt  pas  de  ses  sentiments 

Il  est  trés-vraisemblable  que  le  réformateur  ne  demandait 
autre  chose  par  la,  sinon  que  la  Suisse  concourut  avec  Geneve 
pour  exiler  Bolsec  du  pays.  Voici  quelques  réflexions  qui  doi- 
vent  faire  prévaloir  cette  explication  sur  la  glose  de  Trévoux.  Il 
y avait  plusieurs  ministres,  surtout  dans  Téglise  de  Berne, 
qui  n^étaient  point  pour  le  systéme  rigide  de  la  prédestination 
comme  Calvin,  et  qui  croyaient  qu’on  devait  se  supporter  mu- 
tuellement  sur  ces  questions  difficiles  et  épineuses.  On  le  voit 

^ Calv.  Ep.  133.  Minislris  Helvetiis.  — Nos  vero  sic  ecclesiam  nostram  cu- 
pimus  hac  peste  purgari,  ne  inde  fugata  vicinis  noceat. 

^ Torne  XXXII,  page  448,  (ci-dessus,  page  389.) 


398 


ciairement  par  la  belle  réponse  qu  ils  firenl  a TÉglise  de  Geneve, 
et  qui  est  digne  des  siécles  apostoliques.  C’est  un  modéle  de 
sagesse  et  de  modération.  Calvin  ne  pouvait  pas  ignorer  leurs 
sentiments  la-dessus.  D’un  autre  cöté  (comme  le  dit  fort  bien 
M.  de  la  Ghapelle,  dans  une  apologié  de  ce  réformateur  insérée 
dans  les  premiers  volumes  de  la  Bibliotkéque  raisonnée),  Calvin 
n’était  pas  un  sot.  Comment  donc  se  figurer  qu’un  habile 
liomme  comme  lui  ait  demandé  aux  ministres  de  Berne  leur 
consentement  pour  faire  bruler  Bolsec?  Mais  on  conQoit  aisé- 
ment  que  le  faisant  envisager  comme..  un  esprit  brouillon  et  pé- 
tulant,  qui  répandait  indiscrétement  des  sentiments  qui  allaient 
jusqu’au  pélagianisme,  il  leur  aura  insinué  qu’il  convenait  de 
Fécarler  de  Geneve  et  du  pajs  voisin. 

Enfm  1’événement  est  le  meilleur  commentaire  de  la  pen- 
sée  de  Calvin.  Bolsec  fut  exilé  de  Geneve.  Il  est  vrai  qu’il 
trouva  d’abord  un  asile  en  Suisse ; mais  n’ajant  pas  su  se  mo- 
dérer,  et  sétant  trop  fait  connaitre  dans  ce  pays-la,  Calvin 
revint  a la  cliarge,  et  leur  fit  sentir  la  nécessité  d’envojer  Bolsec 
plus  loin.  On  voit  dans  la  Vie  de  Calvin  par  Béze,  que  le  réfor- 
mateur élant  allé  a Berne  et  s’étant  plaint  de  Bolsec,  qui  ne 
cessait  d’invectiver  contre  lui  comme  s’il  faisait  Dieu  auteur  du 
péché,  Messieurs  de  Berne,  sans  prononcer  sur  le  fond  de  la 
question,  ordonnérent  a Bolsec  de  se  reiirer  hors  du  pajs. 

Les  journalistes  font  ensuite  senlir  le  changemenl  qui  est 
arrivé,  depuis  ce  temps-lä,  dans  la  théologie  de  Geneve.  « Voilä  i 
donc,  disent-ils,  tous  les  forfaits  de  Bolsec.  Aujourd’hui  que  ( 
1’arminianisme  dornine  en  Kollande  et  a Geneve,  la  doctrine  de  ’ 
Bolsec  serait  regardée  comme  orthodoxe,  et  il  n’j  aurait  plus  I 
que  quelques  vieux  ministres  disciples  de  Jurieu,  ou  quelques  ! 
réfugiés , prélendus  disciples  de  saint  Augustin , qui  s’en  scan- 
daliseraient.  » j 

« G’étaient  la  sans  doute,  ajoutent-ils  a foccasion  de  la] 
procédure  contre  Bolsec,  c’étaient  la  les  préliminaires  du  sjnode  i 
deDordrecht,  qui  rejette  de  FÉglise  toute  autorité  infaillible,! 


I 


399 


et  qui  ne  laisse,  apres  cela,  de  frapper  d’anatbéme  quiconque  ne 
se  rendra  pas  au  jugement  des  ministres  et  de  leurs  consistoires ; 
mais , parce  qu’on  a pénétré  Tinconséquence  de  ce  conciliabule, 
on  s’est  accoutumé  a Geneve  et  en  Hollande  a se  moqiier  de 

ses  décrets Notez  pourtant  que  les  ministres  bollandais  et 

genevois,  qui  font  si  peu  de  cas  des  ordonnances  de  Dordrecbt, 
jurent  gravemeot  a leur  reception  de  les  observer  toutes.  » 

Je  ne  sais  ce  qui  se  fait  en  Hollande,  mais  je  me  suis  informé 
exactement  de  Tusage  de  FÉglise  de  Geneve , et  Ton  m’a  assuré 
que,  depuis  prés  de  quarante  ans,  on  n’exige  rien  de  semblable 
de  ceux  qu  on  re^oit  au  saint  ministére.  G’est  avec  la  méme 
jiistesse  que  les  journalistes  soutiennent  que  tout  le  clergé  de 
Geneve  est  devenu  arminien.  Supposons  la  cbose  pour  un  mo- 
ment; il  semble  que,  si  la  tbéologie  des  réformés  s’est  si  fort 
rapprocbée  de  celle  des  molinistes,  ils  devraient  commencer  a 
devenir  amis;  cependant  tout  le  reste  de  Fexlrait  est  également 
violent  contre  nous.  On  pourrait  leur  appliquer  le  reprocbe  que 
Jésus-Gbrist  faisait  aux  Juifs  : Nous  vous  avons  cJianté  des  airs 
lugubres , et  ensuite  des  airs  plus  de  mtre  gout , sans  que  vous  y 
ayez  daigné  répondre  ’ . 

Il  s’en  faut  bien  que  la  tbéologie  de  Geneve  ait  autant  cbangé 
que  le  pretendent  les  journalistes ; mais  quand  il  serait  arrivé 
quelque  petite  variation,  on  devrait  la  regarder  comme  une 
suite  naturelle  de  Fexamen  de  la  religion,  qui  est  le  grand  prin- 
cipe  de  la  Reformation.  Ges  cbangements  ne  doivent  point  nous 
exposer  ä des  reprocbes  de  légéreté.  Les  réformés  ont  avoué 
bien  des  fois  qu’ils  ne  sont  pas  au-dessus  de  Ferreur,  que  dans 
un  temps  ils  peuvent  découvrir  certaines  vérilés  qui  leur  avaient 
écbappé  auparavant,  et  que  des  usages  qu’ils  désapprouvent 
aujourd’hui  sur  de  nouvelles  lumiéres , ont  pu  avoir  lieu  précé- 
demment  parmi  eux , comme,  par  exemple,  le  trop  de  rigueur 
contre  certaines  opinions.  Ils  sont  assez  sincéres  et  assez  mo- 
destes pour  en  fai  re  Faveu. 

' Matth.  XI,  17. 


400 


Nos  journalistes  reviennent  k Bolsec.  « Il  écrivit  depuis  la 
vic  de  Calvin  et  celle  de  Béze,  en  style  d’homme  qui  n’avait 
plus  de  commerce  avec  eux  et  avec  leur  Église  (Fexpression  est 
fort  adoucie  pour  designer  des  libelles,  reinplis  des  plus  alfreuses 
calomnies).  Béze,  de  son  cöté,  a dit  tout  le  mal  qifil  a pu  de 
Bolsec.  » 


On  dirait , a cette  maniére  de  narrer  les  choses , que  c’esl 
par  représailles  que  Béze  a écrit  un  peu  vivement  contre  Bolsec. 
Cependant , ce  qu  il  en  a dit  a précédé  de  longtein[)s  Thistoire 
de  Calvin  et  de  Béze  écrite  par  ce  médecin. 

« Le  singulier  est,  ajöutent  les  journalistes , que  M.  Bayle, 
dans  son  Dictionnaire,  débite  sur  la  foi  de  Béze  toutes  les  sot-  , 

tises  que  celui-ci  dit  de  Bolsec,  et  qu  il  ne  peut  souffrir  en  méme  ' 

temps aucun  des  traitsque  Bolsec  met  sur  le  compte  de  Calvin; 
cela  s’appelle  m poids^  et  un  poids.  Il  fallait  ou  meltre  les  deux 
parties  hors  de  cours  et  de  procés,  ou  bien  croire  quelque  chose 
de  ce  que  dit  Bolsec  contre  Calvin , si  Ton  voulait  faire  passer  i 
quelques-unes  des  anecdotes  de  Béze  contre  Bolsec.  » 

Je  dis  la-dessus,  a mon  tour,  que  le  singulier  est  d’entendre 
ces  BB.  PP.  donner  des  lejons  d’impartialité,  et  cela  dans  un 
ouvrage  ou  le  désinléressement  brille  autant  que  dans  leurs 
mémoires ! Et  a qui  donnent-ils  ces  lejons  ? A un  M.  Bayle.  Ne 
craignent-ils  point  que  quelque  ami  de  Tauteur  ne  leur  applique 
ce  mot  de  TÉvangile  : Olez  premiérement  la  poutre  qui  est  dans  * 


votre  Geil , etc. 

Autre  singularité  : Béze  et  Bolsec  mis  en  paralléle  comme 
deux  auteurs  de  méme  étoffe.  Il  est  vrai  qu  ils  ont  une  place  Tun 
et  Tautre  dans  le  Dictionnaire  critique ; mais  voici  les  titres  de 
ce  dernier  pour  y avoir  entrée.  « Bolsec,  dit  M.  Bayle,  serait 
un  bomme  tout  a fait  plongé  dans  les  ténébres  de  Tonbli,  s’il 
ne  s’était  rendu  fameux  par  certains  ouvrages  satyriques.  » Il 
s^explique  ensuite  plus  claireinent  dans  une  note,  et  il  nous 
apprend  que,  dans  la  Vie  de  Calvin^  que  Bolsec  fit  imprimer  a 
Lyon  en  1 577,  il  osa  avancer  que  le  réformateur  avait  été  con- 


I 

fö 

It 


401 


vaincu  ä Noyon  d’un  péché  énorme,  et  qui  méritait  la  peine  du 
feu,  mais  quil  fut  condamné  seulement  a la  fleur  de  lys,  son 
évéque  ayanl  intercédé  pour  lui,  afm  qu'on  modéråt  la  peine. 

On  ne  peut  donc  pas  reprocher  a M.  Bayle  d'avoir  supprimé 
dans  son  Dictionnaire  les  traits  malins  de  Bolseccontre  Calvin  ; 
il  a fait  un  grand  usage  de  cette  anecdote,  mais  c’est  pour  prou- 
ver  qu'il  ny  eul  jamais  de  calomnie  plus  alroce , et  en  méme 
temps  plus  grossiére  et  plus  insoutenable  * . 

M.  Bayle  a pesé,  en  critique  exact,  le  témoignage  de  Bolsec ; 
il  a examiné  les  piéces  du  proeés  avec  beaucoup  de  patience  et 
de  sagacité.  Dans  cet  examen , Bolsec  s'est  trouvé  un  infåme 
calomniateur.  Cela  déplait  aux  journalistes;  ils  auraient  voulu 
qu’on  n’eut  pas  si  fort  approfondi  ce  fait.  Pour  sauver  k Bolsec 
la  flétrissure  que  méritesa  calomnie,  il  fallait,  disent-ils,  pro- 
noncer  hors  de  cours  et  de  proeés.  Ge  qu’il  y a d’admirable , 
c’est  que  ce  conseil  se  trouve  placé  précisément  dans  Tendroit 
ou  Ton  donne  des  lejons  d’impartialité ! 

Si  M.  Bayle  a rapporté  trés-peu  de  ces  aneedotes  que  Ton 
trouve  dans  la  Via  de  Calvin  écrite  par  Bolsec , il  nous  en 
donne  la  raison,  e’est  qu  on  y voit  partout  Tesprit  de  vengeance. 
Il  ajoute  que,  quand  un  homme  a été  convaincu  d une  imposture 
contre  quelqu’un  dans  un  cas  grave , on  ne  peut  plus  se  fier  a 
lui  des  qu’il  dépose  contre  cette  méme  personne.  Semel  malus^ 
sem, per  prwsumitur  malus  in  eodem  genere  mali. 

Les  journalistes  auraient  souhaité  que  M.  Bayle  eut  tiré,  de 
cette  Vie  de  Calvin,  quelques  traits  qui  pussent  assortir  ceux 
de  Béze  contre  Bolsec,  qu’il  leur  a plu  d’appeler  des  sottises. 
Puisqifil  ne  Ta  pas  fait , il  faut , pour  les  satisfaire , suppléer  un 
peu  a son  silence.  Le  livre  de  Bolsec  est  devenu  rare : peu  de 
gens  sont  a portée  de  le  consulter;  on  pourra  juger  par  la  si 
Ton  doit  avoir  regret  au  peu  d’ usage  que  M.  Bayle  a fait  de  sem- 
blables  aneedotes  dans  son  dictionnaire.  En  voici  une  qui  re- 

* Voyez  les  artides  Bolsec  et  Berthelier. 


T.  I. 


26 


402 


garde  M.  et  M™®  de  Falais;  elle  est  donc  tout  a fait  de  notre 
siijet , et  par  la  on  pourra  juger  du  reste. 

c Je  ne  veux  laisser  un  point  bien  assuré , dit  Bolsec , et 
connu  de  plusieurs,  c’est  de  Madame  lolland  deBrederode,  qui 
fut  femme  du  seigneur  Jaques  de  Bourgogne,  seigneur  de  Fa- 
lais. Le  dit  seigneur,  depuis  qu’il  fut  arrivé  a Geneve , fut  fort 
mal  disposé  de  sa  personne , et  quasi  continuellement  entre  les 
mains  des  médecins.  Calvin  1’allait  souvent  visiter,  et,  par  plu- 
sieurs fois,  il  dit  a la  dite  dame  lolland  : Que  pensez-vous  faire 
de  cet  homme  mal  disposé  l Jamais  il  ne  sera  pour  vous  rendre 
service.  Si  vous  me  croyez , laissez-k  mourir.  Aussi  bien  est-il 
comrne  mort.,  et.,  s^il  peut  mourir^  nous  nous  marierons  ensemble  » 

Puisque  les  journalistes  voulaient  des  soltises.,  M . Bayle  aurait 
pu  leur  servir  celle-la.  Dans  la  suite , Bolsec  blåme  fort  Calvin 
de  s’étre  laissé  peindre ; il  trouve  fort  mauvais  que  Fon  voie  tant 
de  ses  portraits  dans  Geneve ; il  a raison.  Ce  visage  påle  et 
défait , que  nous  présentent  les  portraits  que  nous  avons  de 
Calvin , donne  un  démenti  aux  offres  de  service  que  Bolsec  lui 
fait  faire  a Madame  de  Falais,  sans  parler  de  ses  infirmités,  que 
Bolsec  étale  imprudemment.  Le  meilleur,  apres  tout,  est  de  lais- 
ser ce  misérable  ccrivain  enseveli  dans  Foubli , et  cela  pour  son 
honneur,  plutot  que  pour  celui  de  Calvin. 

Les  journalistes  viennent  ensuite  a Fexamen  de  quelques- 
imes  des  lettres  de  Calvin  a M.  de  Falais;  ils  en  copient 
quelques  morceaux , sur  lesquels  ils  exercent  leur  critique. 
« Ce  seigneur  et  son  épouse  demeuraienl  aux  environs  de  Stras- 
bourg. Calvin  leur  écrit  pour  les  exborter  a la  persévérance,  et, 
pour  les  encourager,  il  leur  envoie  un  ministre  dont  il  fait  ainsi 
le  portrait : Ce  iFest  pas  un  homme  fort  versé  aux  Sciences  liu- 
maines,  et  n’est  pas  garni  de  la  connoissance  des  langues:  méme 

en  langue  latine  il  n’est  pas  des  plus  diserts Sa  langue  ma- 

ternelle  ne  vous  sera  possible  fort  plaisante  au  commencement ; 

* La  Vie,  Mamrs  et  Doctrme  de  Jean  Calvin,  par  Hierosine  Hermes  Bolsec, 
(locteur  méflecin,  a Lyon,  1577,  chap.  XV. 


403 


mais  je  me  tiens  assuré  qiie  cela  ne  vous  empéchera  pas  de 
prendre  plaisir  a ses  prédications.  Il  craignoit  de  n'étre  pas  assez 
bien  appris  en  civiiité  hmnaine,  mais  nouslui  avons  dit  que  ce  ne 
seroit  pas  crime  mortel  envers  vous....  « Au  reste,  ajoute-t-il, 
il  n est  point  adonné  a gloire,  ni  a cupidité  de  se  montrer.  Yous 
pouvez  Tadmonester  privément  de  tout  ce  qui  vous  semblera , 
et  j’espére  qu  il  se  rendra  ductile.  » G’est-a-dire  (concluent  les 
journalistes),  que  Calvin  envoyait  pour  pasteur  a un  seigneur 
issu  de  la  maison  royale  de  France,  un  raince  sujet,  qui  n’avait 
guére  que  le  mérite  d’étre  bonhomme. 

Ils  blåment  Calvin  de  n'avoir  pas  mieux  servi  un  ami  respec- 
table  comme  celui-ci : c’est  en  vérité  chercher  chicane  a un 
homme,  parce  qu'on  ne  Taime  pas.  Ne  dirait-on  pas  que  dans 
ces  premiers  commencements,  ou  Calvin  avait  un  si  grand  be- 
soin  d’ouvriers , il  avait  beaucoup  a choisir ! On  lui  demandait 
continuellement  des  ministres  pour  diverses  églises  de  France; 
il  leur  répondait  que,  pour  pouvoir  leur  en  fournir,  il  fallait  pen- 
ser  a lui  envoyer  a Favance  des  sujets  qu’il  put  un  peu  former 
a Geneve.  C’est  le  sens  de  ce  mot  dont  il  s’est  servi  quelquefois 
pour  répondre  ä ces  demandes  réitérées : Envoyez-nous  du  bois, 
et  nous  vous  renvoyerons  des  fléches. 

Des  que  ce  volume  des  Mémoires  de  Trévoux  parut  en  Suisse, 
cet  extrait  des  lettres  de  Calvin  fut  lu  dans  une  société  de  gens 
de  lettres.  Quand  on  en  fut  a cet  endroit,  Fun  d’eux  fit  une  re- 
marque  assez  singuliére.  « Savez-vous , Messieurs , leur  dit-il , 
pourquoi  les  RR.  PP.  parlent  avec  tant  de  mépris  de  ce  ministre 
que  Calvin  avait  envoyé  a M.  de  Falais  pour  ses  dévotions  do- 
mestiques  ? Il  n’était  que  verlueux , modeste , docile  et  prédica- 
teur  solide.  C^est  qu  il  faut  bien  d’autres  qualités  pour  faire  un 
jésuite,  un  sujet  marqué  au  coin  de  la  société,  et  qui  ait  véri- 
tablement  Fesprit  de  Fordre  ; on  lui  demande  a peu  prés  le  con- 
tre-pied  du  portrait  de  ce  bonhomme.  Ce  doit  étre  un  directeur 
poli,  fait  au  style  des  ruelles  , doux,  facile,  muni  d’accommo- 


404 


dements  avec  le  ciel , lel , en  un  mol , qu’il  est  dépeint  dans  les 
LcUres  provincialcs.  » 

Dans  loutes  les  autres  lettres  qiie  les  journaux  examinent,  on 
voit  la  méme  envie  de  contredire.  Le  seul  artide  ou  ils  parais- 
sent  fondcs,  c’est  sur  de  petites  vivacitcs  qui  ont  échappé  h 
Calvin  contre  rempereur.  a Dans  plusieurs  lettres,  disent-ils, 
Calvin  oublie  le  style  de  prédicateur  et  de  réformé , pour  pren- 
dre  celiii  de  Tinvective  contre  Charles-Quint.  « Si  c’étoit  a moi  a 
faire  (ditdl  dans  la  quinziéme  lettre),  je  lui  donnerois  quelque 
bonne  commission , laquelle  Tempecheroit  d^approcher  de  nous 
de  longtemps. » C’est-a>dire  que,  s’il  en  avaitété  le  maitre,  il 
aurait  fait  un  bien  mauvais  parti  ä Tempereur.  » Pour  rendre 
Calvin  plus  odieux , on  a supprimé  la  plirase  suivante,  qui  ser- 
vait  de  correctif  a celle-ci ; « Je  désire  qu’il  soit  ä son  aise , 
moyennant  qu’il  ne  nous  moleste  point.  » 

cc  Comme  ce  prince  était  alors  fort  incommodé  de  la  goutte,  le 
réforinateur  s’en  réjouit  d’une  maniere  peu  évangélique.  « Je 
suis  plus  joyeux,  dit-il,  que  Dieu  fasse  la  guerre  a ce  mallieureux 

tyrau  de  sa  propre  main,  qu’autrement J’espére  (ajoute-t-il 

dans  la  vingt-sixiéme  lettre),  que  notre  Antioche  (Antiochus) 
sera  serré  de  si  prés , qu’il  ne  lui  souviendra  des  gouttes  de  ses 
inains,  ni  de  ses  pieds,  car  il  y en  aura  par  tout  le  corps.  » Le 
bon  M.  de  Falais  et  sa  dévote  épouse  ne  se  fåchaient  point  de 
cela , parce  que  Charles-Quint  les  avait  fait  condamner  a la  coiir 
souveraine  de  Malines;  mais  Calvin  n’en  était  pas  moins  un  in- 
solent  d’appeler  tyran  et  Antiochus  un  grand  prince  qui  vengeait 
Tancienne  religion,  attaquée  par  une  troupe  de  nouveaux  venus, 
rebelles  a TÉglise  et  aux  souverains.  » 

Personne  ne  doit  approuver  que  Ton  parle  irrespectueusement 
des  puissances,  mais  Féquité  veut  que  Ton  se  rappelle  que  c’est 
ici  une  lettre  familiére,  ou  Ton  ne  pése  pas  tant  ses  expressions; 
c’est  une  réponse  a M.  de  Falais.  Il  faudrait  avoir  la  lettre  meme 
de  ce  seigneur  a laquelle  Fautrc  est  relative ; peut-ctre  se  plai- 
gnait-il  amérernent  du  procédé  rigoureux  de  Charles-Quint , et 


405 


que  ces  pelltes  vivacités  de  Calvin  ne  sont  lä  que  pour  entrer 
mieux  dans  la  douleur  de  Faffligé , en  ayant  un  peu  de  condes- 
cendance  pour  la  faiblesse  humaine.  Il  faut  encore  se  transporter 
dans  le  temps  de  la  correspondance ; le  style  de  ce  temps-lä 
était  beaucoup  moins  décent,  beaucoup  moins  inesuré  qu’il  ne 
Fest  aujourd'hui.  Autrement,  il  faudrait  faire  le  procés  aux  plus 
babiles  gens  de  ce  siécle ; les  Péres  de  FÉglise  eux-mémes  se 
trouveraient  dans  le  cas.  On  sait  qu’ils  ont  trés-peu  ménagé  les 
princes  persécuteurs. 

Apres  cela,  il  est  bon  de  voir  d’oii  part,  contre  Calvin,  une 
censure  aussi  forte , et  qui  va  jusqu’ä  le  traiter  å’insolenl.  Il 
semble  qu’une  raison  d’intérét  devrait  rendre  ces  censeurs  un 
peu  plus  modérés  et  les  faire  baisser  d’un  ton.  Ne  craignent-ils 
point  les  représailles  ? Voudraient-ils  que  Fon  fut  si  rigide  contre 
tous  ceux  ä qui  il  est  écbappé  quelque  mot  trop  libre  contre  les 
puissarices?  Ne  pourrait-on  point  leur  dire  avec  Horace  : 

Quäm  temeré  in  vos  met  legem  sancitis  iniquam ! 

Mes  révérends  péres , vous  prononcez , sans  y penser,  un  arrét 
bien  sévére  contre  vous-mémes. 

Heureusement , on  ne  peut  point  reprocher  ä Calvin  d^avoir 
avancé  dans  ses  écrits  la  dangereuse  maxime  de  certains  écri- 
vains  fort  connus  de  nos  journalistes,  qui  ont  osé  établir  quun 
prince  hérétique  ^ ou  fauteur'  (Théréliques ^ est,  par  celaméme, 
déchudu  droit  ä la  couronne;  qiCon  peut  le  déposer,  et  que  ses 
sujets  sont  déliés  du  serment  de  fidélité.  Apres  tout,  ce  que  Calvin 
avait  dit  ä Foreille  de  son  ami  pour  calmer  sa  douleur,  n^aug- 
mentait  pas  celle  de  Charles-Quint ; sa  goutte  n'en  était  ni  plus 
ni  moins  douloureuse , et  cela  ne  lui  faisait  ni  bien  ni  mal.  C’est 
ce  qu’on  ne  peut  pas  dire  des  pernicieux  principes  que  nous 
venons  de  citer,  puisqu’ils  ont  été  funestes  ä plus  d’un  sou- 
verain. 

Il  est  surprenant  que  nos  journalistes,  membres  d’une  société 
qui  a déclaré  une  guerre  éternelle  aux  bérétiques , trouvent  si ' 


406 


raauvais  que  Calvin , qui  était  encore  alors  engagé  dans  les  pré- 
jugés  du  papisme  a cet  égard , ait  usé  de  tant  de  rigueur  contre 
quelques-uns.  C’est  ce  qui  parait  dans  plus  d’un  endroit  de  leur 
extrait,  mais  ils  conviennent,  en  méme  temps,  que  nous  avons 
aujourd’hui  sur  cette  matiére  des  principes  plus  doux  et  plus 
humains. 

« Aujourd’hui  a Geneve  et  en  Hollande,  disent-ils,  on  déteste 
ces  écarts  du  réformaleur:  on  lui  reproche,  plus  qu’ailleurs, 
rinquisition  violente  qu’il  avait  établie  dans  sa  réforme , et  les 
exécutions  sanglantes  qu  il  sollicita  contre  ceux  qui  n’adoraient 
pas  ses  lumiéres.  Il  est  bien  vrai,  ajoufent-ils,  quon  pense  peut- 
étre  ainsi  dans  ces  régions  calvinistes , en  conséquence  d’un 
tolérantisme  général,  qui  est  devenu  le  dogme  a la  mode,  et  qui, 
par  lui-rnéme , va  a la  confusion  de  tous  les  cultes.  » 

Je  ne  sais  si  la  tolérance  va  a la  confusion  de  tous  les  cultes, 
comme  le  disent  les  journalistes,  mais  ce  qu’il  y a de  certain, 
c’est  qu’elle  a mis  beaucoup  de  confusion  dans  leur  extrait , et 
brouillé  étrangement  leurs  idées;  ils  confondent  la  tolérance 
civile  avec  V ecclésiastique , malgré  la  différence  qu’il  y a 'entre 
elles.  Faudra-t-il  donc  leur  représenter  que  notre  tolérantisme 
ne  va  pas  a établir  rindiiférence  en  matiére  de  religion  ou  de 
culte , mais  simplement  a supporter  les  sentiments  qui  ne  trou- 
blent  point  TÉtat,  ce  qui  n’empéche  pas  que  nous  ne  séparions 
de  notre  Église,  par  une  discipline  purement  spirituelle,  ceux 
qui  nous  paraissent  errer  dans  les  points  fondamentaux.  Ils  con- 
fondent visiblement  les  droits  de  la  conscience  et  le  support  du 
aux  errants,  avec  un  tolérantisme  général,  qui  va  a confondre 
toutes  les  sectes.  Enfm , pour  couronner  le  sophisme , ils  pren- 
nent  la  conduite  d’une  Église  particuliére  pour  la  régle  cons- 
tante  et  générale  des  réformés. 

Quand  on  lut  cet  extrait  dans  une  petite  assemblée  de  gens 
de  lettres , Tun  d’eiix  hasarda  sur  cet  endroit  une  conjecture 
assez  singuliére.  « J’ai  oui  dire,  leur  dit-il,  que  les  RR.  PP. 
cbargés  de  ce  journal,  en  font  faire  de  temps  en  temps  quelques 


407 


artides  a de  leurs  jeunes  religieiix , pour  les  exercer  el  pour  les 
former.  Je  soup^onne  fort,  ajoute-t-il,  que  cet  extrait  est  de  la 
main  d’un  novice.  Un  anden  profés  ne  ferait  pas  de  semblables 
(jaiproquo ; ce  sera  apparemment  queique  jeune  régent  de  rhé- 
toiique , qu  on  fera  bien  de  faire  monter  en  philosopbie  pour 
débrouiller  un  peu  ses  idées.  » 

Gette  saillie  divertit  la  compagnie , sans  la  persuader.  On  lui 
objecta  que  cet  extrait  est  de  la  main  d’un  écrivain  fort  décisif , 
et  qui  prend  continuellement  le  ton  de  maitre,  ce  qui  ne  con- 
vient  point  a un  jeune  homme.  Les  calvinistes  y son  t traités  du 
haut  en  bas : Calvin,  leur  chef,  est  un  prédicant,  un  insolent,  etc. 
Mais  cela  ne  fit  point  revenir  celui  qui  avait  proposé  la  conjec- 
ture.  c<  Yous  ne  connaissez  pas  Tesprit  de  la  société,  dit-il: 
quand  il  s’agit  de  réfuter  les  adversaires,  ce  sont  les  plus  jeunes 
qui  les  traitent  avec  le  plus  de  mépris.  Vous  ne  savez  pas  ce  que 
c’est  qu’un  jeune  jésuite;  c’est  un  petit-maitre  qui  brusque  toutes 
les  bienséances.  » 

Quoi  qu  il  en  soit,  la  vérité  de  Thistoire  et  les  bienséances 
sont  également  blessées  par  les  airs  de  mépris  que  Ton  s’est 
donnés  dans  les  Mémoires  de  Tréwux  sur  le  compte  d’un  aussi 
grand  homme  que  Calvin;  on  emploie,  pour  le  désigner,  les 
termes  les  plus  méprisants.  A le  regarder  simplement  comme 
un  savant,  il  devait  étre  plus  ménagé  dans  un  ouvrage  qu’on  a 
trouvé  a propos  d’appeler  : Mémoires  pour  Chistoire  des  Sciences, 
Nous  vivons  dans  un  siécle  poli , ou  les  honnétes  gens  sont  con- 
venus  de  laisser  ces  invectives  dans  la  bouche  d’un  Bolsec  ou 
de  ceux  qui  lui  ressemblent. 


408 


B.  HISTOmE  ECCLÉSIASTIQUE  ET  LITTÉRAIRE. 

X 

LES  PSAUMES  DE  MAROT  ET  DE  BÉZE,  QU’ON  CHANTE 
DANS  L’ÉGLISE  DE  GENEVE. 

A,  liCS  psaumesi  de  Marot  et  de  Béze. 

(Premiers  psaumes  Iraduils  en  vers  francais  par  Marot,  1540.  Le  roi,  les  princes,  le  pu- 
blic  francais  les  accueillenl  el  les  chanlent.  — Ils  sonl  approuvés  par  dem  docteurs 
de  Sorhonne,  el  oblieniient  privilége  de  Charles  IX  elPhilippe  II.  — Kéze  traduil  cii  vers 
le  reste  des  psaumes.  — Leur  chant  iiilroduit  dans  TEglisede  Genéve  vers  1545.  — 
Édilions  primitives:  psautier  compict , 15M2.  — Tenlalive  inutile  des  callioliques  fraii- 
jais  auprés  du  Concile  de  Trenle  pour  rintroduction  de  la  langue  vulgaire  dans  le  culte. 
— Le  chanl  des  psaumes  inierdit  en.France.  — Revision  de  la  traduction  vieillie  de  Ma* 
rol,  par  Conrart  el  de  la  Bastide : elle  est  iulroduile  k Geneve  en  1698,  el  de  lå  dans  les 
églises  réformées  fran$aises.) 

{Jownal  Helvétique,  Mai,  Juin,  Juillet  1745 ; Nouvelle  Bibliotfiéque  Germaniqm 
Mil,  tome  III,  et  partie.) 

Monsieur  , 

Vous  me  demandez  quelques  éclaircissements  sur  les  psau- 
mes de  la  version  de  Marot  et  de  Béze,  que  les  protestants  ont 
adoptés , et  quils  chantent  encore  dans  leurs  églises , apres  y 
avoir  fait  les  cliangements  nécessaires.  Vous  souliaitez  de  savoir 
quand  ils  ont  été  introduits  ä Geneve,  et  si  Ton  a commencé 
par  ceux  de  Marot,  avant  qu’on  y eut  joint  ceux  que  Béze  avait 
aussi  mis  en  vers.  Vous  voulez  encore  que  Ton  vous  marque 
de  quelle  date  est  Fintroduction  du  psautier  complet.  Votre 
curiosité  ne  se  borne  pas  la : elle  s’étend  jusqu’a  la  musique 
méme  des  psaumes,  et  vous  voulez  que  Ton  vous  dise  aussi  de 
quelle  main  elle  est. 


409 


Je  vous  avouerai,  Monsieur,  avec  une  entiére  franchise,  que 
vos  questions  sont  embarrassantes.  J’ai  consuitéplusieurs  livrés 
sans  pouvoir  me  satisfaire.  Je  ne  m'en  suis  pas  tenu  a nos  au- 
teurs,  j’ai  encore  voulu  savoir  ce  qu  en  avaient  dit  quelques  ca- 
tholiques  romains  qui  en  ont  aussi  parlé.  Mais  cliez  les  uns  et 
les  autres  j'ai  trouvé  ce  point  d’histoire  ecclésiastique  également 
embrouillé.  Je  ne  peux  donc  rien  vous  promettre  de  bien  précis 
sur  cette  matiére. 

Pour  ce  qui  regarde  la  traduction  des  psaumes  en  vers  fran- 
^ais  par  Marot,  je  ne  saurais  vous  indiquer  une  meilleure  source 
que  le  Dictionnaire  de  Bayle,  ä Farticle  de  ce  poéie.  Yous  y 
trouverez  bien  des  particularités  sur  ces  psaumes.  Il  nous  ap- 
prend  que  Marot,  dirigé  par  le  savant  Yatable,  professeur  en 
hébreu,  a Paris,  traduisit  d’abord  trente  psaumes. 

Il  est  bon  de  remarquer  ici  en  passant  que  plusieurs  auteurs 
ont  voulu  nous  faire  regarder  Clément  Marot  comme  un  homme 
sans  étude,  mais  quils  se  sont  trompés;  il  parait,  par  ce  qu  il  dit 
dans  Tépitre  a Frangois  I®*"  pour  étre  re^u  en  la  place  de  son 
pére,  qu  il  avait  fort  bien  étudié,  et  cela  parait  encore  mieux  par 
plusieurs  traductions  qu’il  a faites.  Je  crois  vous  devoir  marquer 
ici  la  source  de  Terreur.  On  s’y  est  trompé  sur  ces  deux  vers : 

Ore  loqui  latio  penitus  qui  nesciit  unus, 

Gallicus  hic  vates,  galiica  mira  canit. 

On  a mis  mal  ä propos  ces  vers  a la  téte  de  quelques-uns  de  ses 
ouvrages,  car  ils  n étaient  pas  faits  pour  lui,  mais  pour  les  oeuvres 
de  son  pére  qui  était  aussi  poéte.  On  les  Irouve  sous  ce  titre 
dans  quelques  anciennes  éditions , In  Jani  Maroti  commenda- 
tionem. 

Clément  Marot  commenca  par  traduire  trente  psaumes.  Ils 
furent  imprimés  en  1540,  et  dédiés  au  roi  Frangois  I®"^.  Ce 
prince  les  lut,  et  marqua  du  désir  d’en  voir  le  reste.  Dans  cette 
premiére  edition,  Marot  y avait  aussi  mis  en  vers  Toraison  do- 
minicale,  la  salutation  angélique,  le  symbole  des  apötres,  et  le 


410 


Décalogue.  Fran^ois  I®‘‘  conseilla  ä Marot  de  présenter  sa  tra- 
duclion  dans  cet  état  a Charles-Qiiint,  qui  se  trouvait  alors  en 
France.  Uempereur  re^ut  aussi  cet  ouvrage  avec  plaisir,  et  fit 
un  present  au  poéte  de  plus  de  deux  cents  pistoles.  Il  l’exliorta 
en  méme  temps  a achever  le  psautier,  et  exigea  de  lui  que,  des 
qu’il  aurait  mis  en  vers  le  psaume  GVII,  Confitemini  Domino 
quoniam  bonus^  il  le  lui  envopt  au  plus  töt,  parce  qu’il  goutait 
beaucoup  ce  cantique  \ 

Marot,  chagriné  en  France  a 1’occasion  des  sentiments  nou- 
xeaux  sur  la  religion,  chercha  un  asile  a Geneve.  Il  s’y  retira 
en  1543.  Il  y mit  en  vers'  vingt  autres  psaumes,  qui  furent 
imprimés  dans  cette  ville  la  méme  année,  avec  les  trente  pre- 
miers et  une  préface  de  Calvin.  On  ne  voit  plus  cette  premiérc 
édition : il  n’en  est  resté  que  la  préface,  qui  a été  réimprimée 
plusieurs  fois  dans  les  editions  suivantes.  Calvin  y prouva  que, 
dans  1’église,  le  service  doit  se  faire  dans  une  langue  entendue 
du  peuple.  Il  fait  voir  que  le  chant  est  fort  propre  a enllammer  la 
dévotion ; il  condamne  1’abus  que  Ton  a fait  de  la  musique.  A le- 
gard  du  choix  des  cantiques  que  Ton  doit  introduire  dans  le  culte, 
il  se  détermine  en  faveur  de  ceux  que  Dieu  lui-méme  a dictés, 
c'est-a-dire  pour  les  psaumes  de  David ; mais  il  veut  qu’on  les 
cbante  d’une  maniére  grave,  et  qu’en  les  cliantant,  non-seule- 
ment  on  entende  ce  que  1’on  dit,  mais  surtout  qu’on  le  sente 
et  qu’on  en  soit  touclié.  Dans  cette  premiére  édition  des  psau- 
mes, Calvin  joignit  la  liturgie  et  le  catéchisme. 

J’ai  trouvé  dans  la  bibliothéque  d’un  homme  de  lettres  une 
édition  de  trente  psaumes  de  Marot  faite  a Geneve  en  1 542,  qui 
avait  aussi  la  liturgie.  En  voici  le  titre : La  forme  des  Priéres  el 
Clianls  Ecclésiastiques^  avec  la  maniére  d*administrer  les  sacre- 
mens  et  consacrer  le  Mariage,  selon  la  coustume  de  VEglise  an- 
cienne^  et  comme  on  Vobserve  ä Geneve,  M.  D,  XLIL  A la  téte 
de  ces  trente  premiers  psaumes  de  Marot  se  touve  une  préface 

* G’est  le  psaume  GVI,  selon  la  maniére  de  compler  desHébreux. 


411 


fort  abrégée,  qui  est  comme  la  substance,  ou  plutot  le  canevas  de 
celle  qiie  Calvin  donna  plus  étendue  et  plus  développée  1’année 
suivante. 

A parler  en  générab  on  peut  dire  que  les  psaumes  de  Marot 
furent  d’abord  bien  re^us  en  France,  et  qu’ils  y eurent  un  grand 
cours.  Il  est  vrai  que  la  premiére  édition,  dédiée  a F rangois 
fut  censurée  par  la  Faculté  de  tbéologie  de  Paris.  Mais  le  roi 
ny  eut  aucun égard,  et  exhorta le poéte,  comme nous  Tavons  vu, 
a continuer  son  ouvrage.  Apres  méme  que  Marot  eut  changé  de 
religion,  ses  psaumes  n’en  furent  pas  moins  estimés.  De  Serres 
nous  apprend,  dans  son  Inventaire^  une  particularité  qui  mérite 
quelque  ailention,  c’est  que  Frangois  I,  dans  son  lit  de  mort,  ne 
fit  pas  difficulté  de  citer  plusieurs  passages  des  psaumes  de  la 
version  de  Marot. 

Florimond  de  Rémond,  conseiller  de  Bordeaux,  nous  apprend 
dans  son  livre  de  la  Naissance  de  VHérésie,  que  chacun  des 
princes  et  des  courtisans  choisissait  un  psaume  pour  lequel  il 
se  sentait  de  la  prédilection.  La  reine  choisit  le  Yl™® : a Ne  veuille 
pas^  6 sire^  » etc.  Antoine  roi  de  Navarre:  « Revange-moi,  prens 
la  querelle.  » Pour  le  roi  Henri  II,  Florimond  de  Rémond  dit 
que  son  psaume  favori  était  le  XLII™® : « Ainsi  qu^on  oit  le  Cerf 
hruire^  » qu'il  était  de  son  gout,  surtout  parce  quil  aimait  la 
chasse,  et  qu  il  le  chantait  quelquefois  au  milieu  de  cet  exercice. 
Mais  un  auieur  contemporain  assigne  un  au  tre  psaume  a ce  prince : 
c’est  le  GXXYIII™®,  « Bienheureux  est  quiconque  sert  ä Dieu  vo- 
lontiers,  » Il  ajoute  que  le  roi  en  composa  lui-méme  la  musi- 
que,  qui  fut  trouvée  bonne  et  assortie  aux  paroles,  qu  il  le  chan- 
tait et  le  faisait  chanter  fort  souvent.  Il  faut  remarquer  a cette 
occasion  que  les  psaumes  de  Marot  ne  furent  pas  mis  en  mu- 
sique  des  qu’ils  parurent : chacun  y mettait  Fair  qu  il  jugeait  a 
propos,  et  souvent  c’était  celui  de  quelque  vaudeville. 

Vous  trouverez.  Monsieur,  dans  le  Dictionnaire  de  Bayle  cette 
citation  de  Florimond  de  Rémond.  L’endroit  est  effectivement 
curieux ; mais  cet  habile  critique  a oublié  de  faire  une  remarque 


412 


qui  était  tout  a fait  du  ressort  de  son  Dictionnaire,  c’est  qiie  le 
conseiller  de  Bordeaux,  pour  prouver  que  Henri  II  s’affectionnait 
a la  version  de  Marot,  allégue  le  gout  de  ce  prince  pour  le  psaume 
XLII*"®,  et  ce  qu’il  y a de  singulier,  c’est  que  ce  cantique  qu’il  lui 
fait  chanter  fréquemment  en  chassant,  n’est  pas  de  ce  poéte,  mais 
est  de  la  main  de  Béze,  qui  ne  le  traduisit  méme  que  plusieurs 
années  apres.  Malgré  cette  petite  méprise,  il  n’en  est  pas  moins 
vrai,  comme  le  dit  cet  auteur,  que  Henri  II  se  déclara  pour  les 
psaumes  de  Marot,  et  que  la  proscription  du  poéte  n’empéclia 
point  que  son  onvrage  ne  fut  approiivé.  Ce  prince,  a l’exemple 
du  roi  son  pére,  favorisa  Timpression  de'  ces  psaumes , nonob- 
stant  les  censures  et  les  poursuites  de  la  Sorbonne. 

Je  dois,  a cette  occasion,  vous  faire  connaitre  une  edition 
des  psaumes  de  Marot,  qui  est  devenue  fort  rare.  Quelques 
poétes  de  cetemps  avaient  travaillé  a acliever  le  psautier;  il  fut 
imprimé  a Paris  en  1550,  avec  ce  titre  : Les  CL  psalmes  du 
propliéte  royal  David  ^ traduils  en  rhythme  jrangoise  par  Clé- 
ment  Marot  et  autres  auteurs.  J’en  ai  vu  une  seconde  édition  faite 
Tan  1555  ; on  voit  a la  tete  une  épitre  dédicatoire  en  vers  a 
Henri  II , par  Gilles  d’Aurigny,  poéte  de  ce  temps-la , qui  avait 
aussi  traduit  trente  psaumes  de  ce  f ecueil. 

Si  vous  me  demandez  ce  qui  pouvait  choquer  les  théologiens 
dans  cette  version  de  Marot,  il  y a apparence  qu’ils  la  faisaient 
regarder  comme  suspecte.  Maimbourg , dans  son  Ilktoire  du 
calvinisme^  le  dit  positivement ; il  nous  apprend  que  « la  Faculté 
de  théologie  remontra  au  roi  qu’il  n’y  avait  rien  de  plus  dange- 
reux  que  cette  infidéle  traduction  des  psaumes.  » Cependant 
on  aurait  du  la  regarder  comme  bonne  et  exacte , puisque  ce 
poéte  avait  été  aidé  par  Yatable , qui  savait  a fond  la  langue  hé- 
braique,  qui  avait  traduit  a Marot,  mot  pour  mot,  1’hébreu  en 
fran^ais , et  qui , outre  cela , lui  avait  expliqué  toute  la  force  et 
Fenergie  des  termes,  que  le  génie  poétique  de  Marot  savait  apres 
cela  tourner  fort  heureusement. 

Mais  si  Vatable  était  savant,  il  passait,  comme  la  plupart  des 


413 


habiles  gens  de  ce  temps-la , pour  favoriser  la  réforme.  En  gene- 
ral , le  clergé  romain  voyait  avec  peine  les  traductions  des  psau- 
mes  en  langue  vulgaire.  Gomme  le  psautier  fait  une  partie  con- 
sidérable  des  priéres  de  la  liturgie  romaine,  on  appréhendait 
que  ces  versions  n’accoutumassent  insensiblement  le  peuple  a 
prier  Dieu  en  fran^ais , ce  que  1’on  ne  voulait  pas  souffrir. 

Mais  admirez , je  vous  prie , Monsieur,  Fexcessive  défiance 
des  ecclésiastiques  de  France,  qui  en  cela  paraissent  avoir  été 
plus  ombrageux  qu’on  ne  Télait  a Rome  méme.  Aux  psaumes  de 
Marot,  qu  il  avait  d’abord  fait  imprimer  a Paris,  on  en  joignit  huit 
autres  de  quelques  traducleurs  qui  n’onl  jamais  été  bien  connus, 
et  ce  petit  recueil  fut  imprimé  en  gothique  a Rome,  avec  privi- 
lége  du  pape,  en  1542,  par  Théodore  Drust.  Yoila  donc  le 
pontife  moins  scrupuleux  que  la  Sorbonne  sur  la  version  des 
psaumes  en  fran^ais. 

Ce  qui  put  encore  choquer  dans  cette  premiére  édition  des 
psaumes,  ce  furent  ses  accompagnements.  J’ai  dit  que  Ton  y 
trouvait  a la  fm  le  Décalogue  en  vers,  et  il  faut  remarquer  qu  il 
y est  dans  son  entier  et  sans  avoir  essuyé  aucune  mutilation.  Or 
on  sait  que,  depuis  un  siécle  ou  deux,  on  supprimait  le  deuxiéme 
commandement,  et  on  le  cacbait  avec  soin  au  peuple:  témoin 
ces  commandements  rimés  qu’on  apprenait  a la  jeunesse  : 

Un  seul  Dieu  tu  adoreras 
Et  aimeras  parfaitement. 

Son  Nom  en  vain  ne  jureras,  etc. 

ou  la  défense  de  rendre  aucun  culie  aux  images  ne  parait  point, 
et  a été  adroitement  escamotée.  Pour  Marot , il  avait  mis  ron- 
dement  dans  sa  traduction  du  décalogue  : 

Tailler  ne  te  feras  image 
De  quelque  chose  que  ce  soit ; 

Si  honneur  leur  fais  et  hommage, 

Ton  Dieu  jalousie  en  regoit. 

Gette  version  ne  put  que  blesser,  uon  point  parce  qu’elle 


414  ' 


n etait  pas  fidéle,  comme  le  dit  Maimbourg,  mais,  au  contraire, 
parce  qu'elle  Fétait  irop  au  gré  du  clergé  romain,  qui  cepeii- 
dant  n’osait  pas  s^exprimer  Irop  clairement  la-dessus. 

Un  poéte  de  ce  siécle-Ia,  nommé  Artus  Désiré,  eut  plus  de 
franchise.  Il  déclara  hautement  combien  il  était  cboqué  de  ce 
couplet  si  répugnant  a la  foi  calbolique,  et  publia  quelque  temps 
apres  un  livre  sous  ce  titre  : Contre-poison  des  cinquanle-deux 
cliansons  de  Marot^  intitidées  Psalmes.  Paris,  1561.  Voici 
comment  il  y redresse  le  commandement  contre  les  images : 

Tailler  donc  feras  son  image, 

Et  des  benoits  Saints  qu’il  conQoit : 

Si  honneur  leur  fais  et  hommage, 

De  grace  Faccepte  et  re^oit. 

Yoila  le  démenti  qu’il  donne  a Marot,  ou  plutdt  au  législa- 
teur  lui-méme ; il  est  vrai  que  ce  hardi  poéte  fut  liii-méme  re- 
dressé  a son  tour.  Monluc,  évéque  cTe  Valence,  se  plaignit  de 
cette  falsification , dans  la  conférence  de  St-Germain,  qui  se  tint 
la  méme  année  que  ce  livre  parut,  et  la  reine  Marie  ordonna  la 
suppression  de  ce  scandaleux  ouvrage. 

Béze  acheva  dans  la  suite  Fouvrage  que  Marot  avait  cora- 
mencé.  Ge  fut  a la  sollicitation  de  Calvin  qu’il  entreprit  ce  tra- 
vail; il  mit  en  vers  frangais  les  cent  psaumes  qui  restaient  ä 
traduire;  cette  suite  fut  aussi  fort  bien  regue  par  toutes  les 
personnes  qui  n’étaientpas  prévenues.  On  peut  dire  que  Fouvrage 
entier  fut  accueilli  non-seulement  des  protestants,  mais  de 
quantité  de  catholiques. 

Une  des  premiéres  queslions  que  vous  me  faites , Monsieur, 
c’est : Quand  on  a commencé  a chanter  les  psaumes  dans  notre 
Église  a Geneve?  Il  semble  que  je  ne  devrais  pas  étre  embar- 
rassé  a vous  satisfaire  la-dessus;  cependant  je  vous  avoue  de 
bonne  heure  que,  quelques  recherches  que  j’aie  faites,  je  nai  pas 
pu  trouver  le  commencement  de  cet  usage ; nos  registres  publicf 
ont  négligé  de  nous  en  instruire;  ceux  de  la  Gompagnie  de  no.' 


415 


pasteurs  n’en  disent  rien  iion  plus.  Ces  registres  ecclésiastiques, 
daus  ces  premiers  commencements  de  nolre  Église , étaient  peu 
exacts  et  peu  détaillés;  nous  n’en  avons  méme  point  des  dix  ou 
douze  années  qui  suivirent  la  Réformation,  et  il  y a apparence 
que  c’est  dans  cet  intervalle  que  le  chant  des  psaumes  a été 
introduit  dans  notre  Église.  Je  trouve  seulement,  dans  nos  Or- 
donnances  Ecclésiastiques,  un  réglement  qui  prépare  a cet  usage; 
il  est  du  20  novembre  1541,  et  voici  comment  il  est  con^u: 
« Il  sera  bon  d’introduire  les  chants  ecclésiastiques,  pour  mieux 
« inciter  le  peuple  a prier  et  a louer  Dieu.  Pour  le  commence- 
« ment,  on  apprendra  les  petits  enfants;  puis,  avec  le  temps, 
« toute  FÉglise  pourra  suivre.  » 

Ne  trouvant  dans  notre  ville  aucun  autre  document  la-dessus, 
j’ai  eu  recours  a YEistoire  de  la  réformation  de  la  Sume , par 
M.  Ruchat.  Quelques  églises  particuliéres  du  pays  de  Vaud  ont 
été  plus  soigoeuses  que  la  nötre  a marquer  Finlroduction  du 
chant  des  psaumes;  ainsi  Fon  trouve  que  Fon  commen^a  a les 
chanter  dans  Féglise  réformée  de  Grandson,  le  décembre 
1549  (tome  VI,  p.  452). 

Nous  sommes  bien  surs  que  cet  usage  est  plus  ancien  dans 
notre  Église,  quoique  nous  n’en  puissions  pas  marquer  préci- 
sément  la  date. 

Il  parait,  par  le  témoignage  de  Béze,  quen  1548  on  chan- 
tait  les  psaumes  de  Marot  dans  les  assemblées  publiques  de  Ge- 
neve. Gette  particularité  se  trouve  dans  sa  paraphrase  des  psau- 
mes, a la  tete  du  XGI™®.  On  voit, dans  Fargument, quil  se  retira 
a Geneve  cette  année-la ; que  la  premiére  fois  quil  assista  aux  as- 
semblées de  la  religion,  on  chantait  ce  psaume ; qudl  fut  extré- 
mement  touché  des  sentiments  de  confiance  en  Dieu  que  le  pro- 
phéte  exprime  dans  ce  beau  cantique;  que,  depuis  ce  temps-lä, 
il  s’est  vu  quatre  fois  exposé  a la  peste,  lui  et  sa  famille , mais 
que  toutes  les  fois  quhl  s’est  trouvé  dans  cette  rude  épreuve,  ou 
dans  quelque  autre  semblable , il  n’a  eu  qu’ä  se  rappeler  Fim- 
pression  que  ce  psaume  avait  fait  sur  lui  la  premiére  fois  qu’il 


416 


Fouit  chanter,  et  le  mécliter  de  nouveau , pour  s^afTermir  conlre 
le  péril,  et  mettre  son  esprit  dans  une  assiette  tranquille. 

Quoique  nous  n’ayons  rien  de  bien  precis  sur  Fintroduetion 
du  chant  des  psaumes  a Geneve  avant  cette  date , on  voit  assez 
qiFil  faut  reinonter  plus  haut.  J’ai  déja  remarqué  que  nos  regis- 
tres ecelésiastiques  n’en  disent  rien ; c’est  qu'ils  n’ont  cornmencé 
qiFen  1547,  et  qu’alors  on  chantait  déja  ces  psaumes  dans 
FÉglise ; leur  silence  méine  est  une  espéce  d’indication  de  ce 
que  nous  cherclions.  On  voit,  dans  plusieurs  anciennes  editions 
des  psaumes,  une  préface  de  Calvin,  datée  du  10  juin  1543, 
pour  préparer  le  peuple  au  cliant  des  psaumes ; il  est  vraisem- 
blable  que  cet  usage  aura  eu  lieu  une  année  ou  deux  apres.  On 
ne  saurait  donc  se  tromper  beaucoup  en  plagant  Fintroduetion 
du  chant  des  psaumes  dans  Féglise  de  Geneve  Fannée  1545,  et 
en  disant  que  cette  pratique  a lieu  depuis  plus  de  deux  cents  ans. 

M.  Ruchat  nous  apprend  une  parlieularité  assez  curieuse , et 
que  je  ne  dois  pas  omettre,  c’est  qu  avant  qu'on  chantåtles  psau- 
mes de  Marot  dans  le  culte  public , on  chantait , a Fentrée  du 
sermon,  FOraison  dominicale  et  le  Symbole  mis  en  vers  par  ce 
méme  poéte,  et,  a Fissue  de  la  prédication,  les  Dix  Commande- 
ments  de  Dieu  \ 

Vous  me  demandez  encore  «quand  c’est  qu’a  paru  le  psautier 
complet  en  vers  fran^ais,  et  quand  il  a été  introduit  ainsi  entier 
dans  notre  Église  ? » Gette  seconde  question  me  met  a peu  prés 
dans  le  méme  embarras  que  la  premiére.  Vous  apercevrez  bientöt 
que  je  ne  vous  réponds  qu'en  tåtonnant. 

Béze  était  arrivé  a Geneve  au  mois  d’octobre  1548.  Uannée 
suivante , il  fut  appelé  a Lausanne  pour  y étre  professeur  de  la 
langue  grecque.  Son  séjour  y fut  de  dix  années ; ce  fut  la  qu’il 
traduisit  et  mit  en  vers  fran^ais  cent  psaumes,  pour  étrejoints 
aux  cinquante  de  Marot.  Il  commen^a  de  bonne  heure  cet  ou- 
vrage , et  tout  nous  porterait  a croire  qu’il  dut  paraitre  deux  ou 
trois  années  apres  son  établissement  a Lausanne. 

’ Hist(jire  de  la  Hé formation,  tonie  VI,  p.  453. 


Ml 

Déja  je  trouve  dans  les  registres  publics  de  notre  ville  que, 
le  mars  1551,  Béze  présenta  une  requéte  au  Conseil  pour 
obtenir  le  privilége  de  faire  imprimer  le  reste  des  psauraes  de 
David,  qn  W dit  avoir  fait  mettre  en  notes  de  musiqne,  et  il  de- 
mande  ce  privilége  pour  quatre  ans ; on  le  lui  accorda  pour  trois 
années  seuiement.  Ii  est  bon  de  remarquer  qu’alors  ii  n’y  avait 
point  encore  d’imprimerie  a Lausanne. 

Il  parait  donc  vraisemblabie  que  Béze  ne  tarda  pas  longtemps 
a se  prévaloir  de  ce  privilége.  Parmi  les  remarques  critiques 
communiquées  a M.  Bayle  sur  son  dictionnaire,  je  trouve  celle-ci 
qui  a été  insérée  dans  le  supplément.  « Les  cent  psaumes,  inis 
en  vers  par  Béze,  parurenl  vraisemblablement  en  1553,  puis- 
que  ce  fut  en  ce  temps-la  qu’étant  joints  avec  la  liturgie  et  le 
catécbisme  de  Genéve,  ils  excitérent  Faversion  des  catholiques, 
qui  rFavaient  pas  fait  scrupule  de  se  servir  des  cinquante  pre- 
miers \ » 

Pour  bien  constater  ce  fait , il  faudrait  déterrer  dans  quelque 
bibiiothéque  un  psautier  complel , qui  fut  a peu  prés  de  cette 
date.  Il  est  parlé,  dans  la  Bibiiothéque  onglaise  {tome  X,  p.  72), 
d’un  ancien  exemplaire  de  psaumes  qiFavait  a Londres  M.  Mose, 
ami  du  fameux  antiquaire  Spon.  Ils  furent  imprimés  a Stras- 
bourg en  1553,  par  les  soins  de  Jean  Garnier,  un  des  minis- 
tres  qui  les  revirent,  et  qui  avertit,  dans  une  préface,  « qu’on  en 
usait  dans  toutes  les  églises  fran^aises  deFÉvangile.»  Calvin  avait 
fait  assez  de  séjour  a Strasbourg ; on  sait  que  cette  Église  se 
moulait  sur  celle  de  Genéve.  Dés  que  les  psaumes  de  Marot  eu- 
1 rent  été  imprimés  a Genéve,  en  1542  et  1543,  avec  la  liturgie, 
Strasbourg  ne  tarda  pas  a en  donner  aussi  une  édition ; on  la 
vit  paraitre  en  1545.  Gette  seconde  édition  de  1553  semble 
supposer  que  tous  les  psaumes  y sont , d’aprés  Foriginal  qui  au- 
rait  paru  a Genéve  peu  de  temps  auparavant. 

Cette  date  semble  se  confirmer  par  le  petit  poeme  que  Béze 

* Artide  Marot,  remarque  N,  supplément. 

T.  I. 


27 


418 


composa  poiir  servir  de  préface  a ses  psaiimes ; il  est  fort  connu, 
et  011  le  voit  encore  dans  toutes  les  anciennes  éditions.  Il  com- 
iiience  aussi : 

Petit  Troupeau,  qui  en  ta  pelitesse, 

Vas  surmontant  du  monde  la  liautesse. 

Le  poéte  dit  qu’il  écrit  ces  vers  dans  le  temps  que  le  jenne 
Édouard,  roi  d’Angleterre,  re^oit  si  humainement  dans  son  ile 
les  débris  des  Églises  persécutées  en  France. 

Je  vois  les  feux  brulans  en  lieux  divers, 

Je  vois  passer  de  la  Mer  au  travers 
Une  grand’  Troupe,  et  un  Roi  sur  le  Port, 

Qui  tend  la  main  pour  les  tirer  å bord. 

Béze  désigne  encore  ce  prince  par  sa  jeunesse ; il  dit  que , 
dans  un  åge  peu  avancé,  il  marquait  déja  beaucoup  de  mérite, 
et  donnait  de  fort  grandes  espérances.  Cela  ne  peut  convenir 
qu'au  successeur  de  Henri  VIII.  Le  régne  d’Édouard  fut  fort 
court;  011  sait  qiPil  niourut  en  1553,  ågé  de  seize  ans. 

Tout  seiiiblait  donc  concourir  a fixer  la  date  des  psaunies  de 
Béze,  ou  du  psautier  coniplet,  environ  a Tannée  1553,  comme 
elle  se  trouve  niarquée  dans  le  Supplément  du  Dictionnaire  cri- 
tique;  il  ne  restait  plus  qu’a  découvrir  quelque  édition  de  cette 
date.  J’ai  fait  pour  cela  de  nmivelles  reclierches,  mais  elles  ont 
abouti  a me  prouver  que  je  me  trompais  en  comptanl  trop  sur 
les  vraisemblances,  et  sur  la  reniarque  critique  du  Dictionnaire. 

J’ai  trouvé  une  ancienne  édition  des  psaumes,  ou  sont  ceux 
de  Marot  et  seulement  trente-quatre  de  Béze,  ä cette  date 
qu’on  les  croyait  déja  complets.  En  voici  le  tllre  : Octante  trois 
pseaames  de  David  , ä sgavoir  49  par  Clérnent  Marot , el  34  par 
Tkéodore  de  Besze^  de  Veselay  en  Bouryogne^  par  Adam  et  Jean 
Riveriz,  1553;  c’est  un  in-16  imprimé  a Genéve,  en  caractére 
italique  et  sans  musique.  Il  seiiible  qu’ils  ont  été  publiés  comme 
un  essai  ( t un  échantillon  du  travail  de  Béze ; on  y voil  a la  léte 
la  préface  en  vers : Petit  tronpeaa , etc.  Il  y a apparence  que 
c est  la  preniiére  fois  qu’elle  a été  impriniée. 


419 


Un  curieux  m’a  fait  connaitre  une  autre  edition  de  psaumes 
imprimés  a Geneve  en  1556,  ou  il  y en  a quelques-uns  de 
plus;  on  en  trouve  quarante  de  la  main  de  Béze,  qui,  joints  a 
ceux  de  Marol,  fonl  le  nombre  de  quatre-vingt-neuf  ^ ; la  mu- 
sique  s’y  trouve,  et  le  nom  des  notes  y est  écrit  tout  au  long. 
A la  fin  des  psaumes,  on  a mis  ce  dislique  de  Nicolas  Bourbon , 
de  Vandoeuvres , poéte  de  ce  temps-la  : 

Desinite  hebraeam  jam  Galli  discere  linguam, 

Discunt  Hebrsei  gallica  verba  loqui. 

On  en  a donné  la  traduction  comme  sult  : 

Cessez,  Frangois,  en  la  langue  Hébraique 
Cbercber  David,  pour  bien  estre  entendu, 

Gar  les  Hébreux,  en  la  nostre  Gallique 
Le  vont  cbercbant  pour  nous  estre  rendu. 

Gette  edition  frappe  par  la  beauté  du  caractére  et  du  papier; 
elle  ne  céde  absolument  en  rien  aux  plus  belles  éditions  des 
Etienne  et  des  Plantin.  Mais  ce  qu’il  est  plus  important  de  re- 
marquer,  c’est  que  ce  mélange  des  psaumes  de  Marot  et  de  Béze 
fut  publié  dans  la  vue  d’étre  incessamment  en  usage  dans  FÉ- 
glise:  et  la  preuve  , c’est  qu’il  y a a la  fin  une  table  des 
psaumes  que  Ton  doit  chanter  le  dimanche  matin , le  dimanche 
au  soir  et  le  mercredi,  jour  de  priéres,  et  tous  les  psaumes  de 
ce  recueil  entrent  dans  cette  table.  Le  psautier,  ayant  été  ainsi 
introduit  par  parties,  il  ne  faut  plus  étre  surpris  si  Lon  n’a  pas 
marqué  dans  nos  registres  de  quelle  date  sont  les  psaumes 
complets , et  quand  ils  ont  été  regus  dans  FÉglise  en  entier. 

Continuons  a cbercber  de  nouvelles  lumiéres.  Une  année  ou 
deux  apres  que  Béze  eut  donné  ce  second  essai , il  se  passa  un 
événement  qui  mérite  d^étre  rapporté  : quelques  personnes,  qui 
étaient  dans  les  sentiments  des  réformés , se  trouvant  au  Pré- 

‘ Octante-neuf  pseaumes,  misen  rithme  frangoise,  49  par  G.  Marot,  avec 
le  cantique  de  Simeon,  et  les  X Gommandemens.  A Genéve,  de  rimprimerie 
de  Simon  du  Bosc,  MDLVI. 


420 


aiix-Clercs  a Paris,  qiii  esl  la  |)iomenade  de  I’Université,  com- 
meiicérent  a cliaiiter  les  psaumes;  c’étail  en  été,  et  bien  des 
gens,  qiii  n’élaient  iä  que  poiir  le  plaisir  de  la  promenade,  se 
joignirent  a celte  musique.  ^laimbonrg,  qni  rapporte  ce  falt  dans 
son  nistoiredu  Calvmisnic,  remar(pie  que  «c^est  la  premiére  fois 
que  les  psaumes  furent  chanlés  publiquement^»  Cette  nouveauté 
plut  d’abord,  et,  des  le  lendemain,  le  roi  et  la  reine  s’y  trou- 
\erent,  avec  plusieurs  seigneurs  frai^ais  ou  étrangers.  Le  chant 
recoimnenca  coniuie  le  jour  précédent ; C(’Ue  noblesse  sy  joi- 
gnit,  et  il  s’y  trouva  une  inultitude  incroyable  de  peuple;  tout 
se  passa  avec  l)eaucoiq)  d’ordi  e et  de  bienséauce.  Les  bourgeois 
de  Paris  inonlaient  sur  les  muraiiles  voisines,  et  paraissaieut 
prendre  plaisir  a ce  chant;  ils  maixjuaient  leur  surprise  de  ce 
que  le  clergé  s’opposait  a une  pratique  si  louable  et  si  édiliante. 

Béze,  de  qui  nous  tenons  ce  fail  avec  ses  princlpales  circons- 
tances,  ne  nous  apprend  point  quels  étaieiU  les  psaumes  que 
Ton  chantait  alors  en  France ; si  c’étaient  slmpiernent  ceux  de 
Marot,  ou  si  quelques-uns  des  siens  y étaienl  déja  joinls.  Aiiisi 
cet  événement , quoique  remarquable , ne  répand  encore  aucun 
jour  sur  ce  que  nous  chercbons.  On  pouvait  avoir  a Paris  ce 
mélange  de  psaumes  de  Marot  et  de  Béze,  imprimés  queiques 
années  anj)aravant,  et  les  chanter  a Fimitation  de  FÉglise  de 
Geneve.  Il  est  vrai  que  M.  Jurieu  a dit  quelque  part  que  « FÉglise 
de  Paris  avait  clianté  les  psaumes  avan  t FÉglise  de  Geneve, » 
mais  M.  Bayle  le  redresse  la-dessus , et  fait  voir  que  cela  iFest 
pas  exact.  « Il  s’agitici,  dit-il , dhin  chant  considéré  comme 
propre  aux  réformés,  et  comme  une  partie  des  exercices  de 
piélé.  A cet  égard,  son  berceau  esl  a Geneve,  et  Fon  ne  saurait 
disputer  a cette  Égiise  la  prlmauté  L » Cependant  il  esl  plus 
vraisemblable  que,  dans  ce  chant  public  du  Pré-aux-Clercs  , les 
psaumes  de  Béze  n’v  parurent  point  encore.  M.  Benoit,  dans 


* Histoire  da  Calvinisme,  p.  99. 

Dictionnaire  critique,  artide  Marot,  remarque  P. 


m 


son  Histoire  de  I! Edit  ditpositivement«qu’on  y chanta 

les  psaumes  de  Marot  mis  en  musique  sur  de  forts  beaux  airs. » 
Voiia  a quoi  il  faut  s’en  tenir. 

On  a une  Apologie  pour  /e.s  Eglises  réformées^  écrite  en  latin 
par  Daillé,  oii  Ton  trouve  la  date  de  Timpression  des  psaumes 
de  Béze  fixée  a Tannée  1559.  Yoici  a quelle  occasion  : le  Mi- 
nistre  de  Charenton  avait  a répondre  a une  harangue  que  le 
clergé  avait  faite  au  roi  Louis  XIII,  Fan  1 636,  dans  laquelle  on 
reprochait  entre  autres  choses  aux  calvinistes,  d’avoir  effacé  de 
leurs  psaumes  un  certain  endroit  qui  contenait  une  prlére  pour 
le  roi ; c’est  au  verset  1 0 du  psaume  XIX,  selon  la  Yulgate,  et 
au  XX®  selon  THébreu.  L’évéque  d’Orléans  portait  la  parole ; il 
dit  que , dans  ce  dernier  verset  du  psaume , il  y a une  priére 
pour  le  roi,  que  la  Yulgate  a rendue  de  cette  maniére : Domine 
saivum  fac  Regem,  et  que  Béze,  dans  la  premiére  version,  avait 
traduite  ainsi : 

Seigneur,  plaise  toi  de  deffendre 
Et  maintenir  le  Roi. 

Mais  que,  depuis  quelque  temps,  les  réformés  avaient  trouvé 
a propos  de  faire  disparaitre  ces  deux  vers ; qu51s  s’étaient  mis 
a la  place  du  roi , qu51s  avaient  pris  pour  eux  une  priére  que 
le  St-Esprit  avait  dictée  pour  lui,  et  que  voici  la  nouvelie  ma- 
niére dont  ils  cbantaient  ce  verset : 

Seigneur,  plaise  toi  nous  deffendre. 

Et  faire  que  le  Roi 

Puisse  nos  Requestes  entendre 
Encontre  tout  effroi. 

Le  pétulant  évéque  conciuait,  avec  beaucoup  de  cbaleur, 
qu’il  fallait  ordonner  aux  réformés  de  rétablir  cette  priére. 

Leur  apologiste  lui  répondit  que  le  texte  bébreu  est  plus  con- 
forme  a la  derniére  version  qu  a la  premiére  , qui  avait  été  faite 


* Histoire  de  VEdit  delSantes,  t.  I,  p.  16. 


422 


selon  la  Vulgate ; il  ajouta  que  cette  seconde  version  est  celle 
qui  avait  toujours  été  suivie  depuis  que  les  réformés  oblinrent 
la  prerniére  fois  la  liberté  de  conscience  par  Tédit  de  janvier 
1561  ; il  avoua  que  la  prerniére  maniére  de  iraduire  se  trouve 
dans  quelques  anciennes  editions.  Il  en  avait  vu  une  qui,  autant 
qu^il  pouvait  s’en  souvenir,  était  de  Tan  1559;  elle  ne  conte- 
nait  qu’une  partie  des  psaumes;  le  titre  n’en  annon^ait  que 
quatre-vingt-neuf.  Mais  il  remarque  que  ces  anciennes  editions 
n’avaient  pas  été  de  Tusage  des  Eglises  réformées,  ou  qu’elles 
ne  Tavaient  été  que  peu  de  temps.  Colomiez , dans  une  lettre  a 
M.  Claude , parlanl  de  cette  rnéme  acciisation  intentée  contre 
les  réformés , dit : « La  prerniére  édition  des  psaumes  de  Béze 
parut,  si  je  ne  me  trompe,  Tan  1560.  » 

Si  vous  soubaitez,  Monsieur,  d’étre  instruit  plus  a fond  dans 
cette  alfaire , vous  la  trouverez  fort  détaillée  dans  Yllistoire  de 
Védit  de  Nantes^  sur  Tan  1636.  Ce  n’est  pas  ici  le  lieu  de  sy 
étendre  davantage ; je  n’en  ai  touché  que  ce  qui  pouvait  nous 
aider  a trouver  la  date  de  la  prerniére  impression  des  psaumes 
de  Béze.  Vous  avez  pu  remarquer  que  les  deux  auteurs  que  je 
viens  de  citer  ne  nous  la  donnent  que  d’une  maniére  un  peu 
incertaine.  Daillé  avait  vu  apparemment  1’édition  de  Genéve  de 
1556,  qu’il  met  quelques  années  plus  tard,  par  une  petite  er- 
reur  de  mémoire. 

Pour  Colomiez,  qui  dit  avoir  vu  des  psaumes  de  Béze  impri- 
més  en  1560,  je  crois  que  sa  mémoire  Ta  mieux  servi.  On  a, 
dans  la  bibliothéque  de  Genéve , des  psaumes  de  cette  année-la, 
imprimés  pour  Pierre  Davantés  * ; c’était  un  bon  humaniste , 
connu  des  savants  sous  le  nom  å’ Antesignanus  ^ qui  doit  signi- 
fier  la  méme  cbose  que  Davantés  dans  le  langage  du  Languedoc, 
c’est-a-dire  un  de  ces  soldats  qui  marchent  avant  Tenseigne.  Ce 

* Pseaumes  de  David,  etc.,  avecnouvelle  et  facile  méthode  pourchanter 
chacun  couplet  des  Pseaumes,  sans  recourir  au  premier,  selon  le  chant  ac- 
coustumé  dans  1’église,  exprimé  par  notes  compendieuses»  A Genéve,  1560, 
en  lettres  financiéres. 


423 


recueil  de  psaumes , que  fil  imprimer  Davantés , n’en  renferme 
encore  que  quatre-vingt-neuf,  conforrném^  nt  a l’édilion  de  Du 
Bosc  de  1556.  Colomiez  avait  vu  apparemrnent  ces  psaumes; 
elFectivement,  le  yersel  critiqué  du  psaume  XX®  y est  tourné  en 
priére  pour  le  roi. 

Afin  que  Ton  put  avoir  des  psaumes  toul  en  mitsique,  sans 
qu51s  occupassent  irop  de  volurae,  il  imagina,  au  lieu  des  notes 
ordinaires,  de  simples  chiffres  arahes,  en  caractéres  fort  menus. 

Vous  voyez  donc.  Monsieur,  qu’en  1560,  ie  psautier  a Tusage 
des  réformés  n’avail  pas  encore  paru  complet ; je  trouve  dans 
Toraison  funébre  de  Béze  par  La  Faye,  qn’il  ne  fui  donné  au 
pubiic  qu’en  1561.  Je  crois  méme  qu’il  faut  encore  retarder 
cette  date  d’une  année.  M.  Bucbat  Fa  fort  bien  marquée  dans 
la  Ré formation  de  la  Siime^:  öLorsque  Béze,  dit-il,  eut  achevé 
sa  traduction  fran^aise  des  psaumes  en  \ers,  le  livre  des  psau- 
mes, ainsi  traduit,  fut  imprimé  toul  entier  pour  la  premiére  fois 
en  France,  ayec  privilége  du  roi,  par  Antoine,  fils  d’Anloine 
Yincent,  marchand  libraire  a Lyon  , Fan  1562.  » 

Ii  est  surprenant  que  les  psaumes  aient  altendu  si  tard  a 
paraitre  en  entier,  puisque  dix  ans  auparavant  Béze  avait  déjä 
demandé  au  magistrat  de  Genéve  un  privilége  pour  imprimer  le 
reste  des  psaumes  de  David ; mais  ii  me  semble  qu'on  ne  sau- 
rait  s’empécber  de  se  rendre  aiix  preuves  que  j’ai  alléguées  pour 
en  reculer  la  date  aussi  tard  que  je  viens  de  le  faire. 

Yoila  tout  ce  que  j’ai  pu  découvrir  sur  ce  sujet ; j’ai  inutile- 
ment  consulté . sur  cette  date , le  Discours  loackanl  les  psaumes 
que  M.  Bruguier,  autrefois  professeur  a Nimes , fit  imprimer  ä 
Genéve  en  1664,  et  un  autre  livre  plus  ancien  , et  rebutant  par 
son  enorme  iongueur,  son  style  diffus  et  ses  digressions,  savoir: 
La  divine  mélodie  du  sainl  psalmiste^  par  Jérémie  de  Pours.  Il 
est  si  diffus,  et  sorl  si  souvent  de  son  sujet,  que  vous  devez  me 
tenir  compte  de  la  constance  que  j’ai  eue  de  le  lire  tout  entier, 


Torne  VI,  p.  536. 


424 


d’autant  plus  que,  malgré  son  enorme  longueur,  je  n’y  ai  point 
trouvé  la  date  que  je  cherchais. 


Avant  qu’on  eut  un  psautier  complet,  les  psauines  de  Marot 
avaient  été  adoptés  par  les  réformés,  quoique  cette  version  n’eut 
pas  été  faite  plus  pour  eux  que  pour  les  catholiques.  Calvin  avait 
bien  d^abord  coniposé  quelques  cantiques  pour  Tusage  de  TÉ- 
glise  de  Geneve , mais , des  qu’il  eut  vu  ceux  de  Marot , il  nlié- 
sita  pas  ä abandonner  les  siens ; il  fit  imprimer  a Geneve  les 
psaumes  de  cet  excellent  poéte,  et  il  yjoignit,  comme  nous 
Favons  vu,  la  liturgie  et  le  catécbisme.  Des  lors  on  les  chanta 
dans  rÉglise , et  ils  devinrent  comme  la  marque  el  la  livrée  de 
ceux  qui  voulaient  un  culle  plus  épuré  que  le  romain,  et  qui 
croyaient  qu’on  devait  louer  Dieu  dans  une  langue  entendue. 

Des  qu’on  eut  chanté  publiquement  ces  psaumes  a Paris,  ä la 
promenade  du  Pré-aux-Clercs , en  1558,  si  je  ne  me  trompe, 
le  clergé  en  prit  une  grande  alarme,  et  s’employa  de  toute  sa  force 
a faire  interdire  le  chant  de  ces  sacrés  cantiques ; il  fut  défendu 
sous  de  grosses  peines.  Ge  quil  y a de  singulier,  c’est  que  de- 
puis  que  le  chant  des  psaumes  eut  été  interdit  en  France,  cet 
ouvrage  ne  laissa  pas  d’étre  imprimé  quelques  années  apres, 
avec  le  privilége  du  roi  Charles  IX. 

On  ne  peut  rien  voir  de  plus  autlientique  que  Tapprobalion 
donnée  a ces  psaumes.  Ce  prince  dit  «qu’il  a fait  examiner  cette 
traduction  par  des  savants  trés-versés  dans  la  connaissance  de 
TEcriture  sainte,  qui  Font  trouvéeconforme  a Foriginal,  de  sorte 
que  le  roi,  étant  en  son  conseil,  donne  agréabiement  le  privi- 
lége , pour  le  terme  de  dix  ans , a Äntoine  Vincent , lihraire  a 
Lyon , d’imprimer  quand  et  ou  bon  lui  semblera,  tous  les  psau- 
mes du  prophéte  David,  tradaiis  selon  !a  vérité  hébräiqnr,  el 
mis  en  rime  frangoise,  comme  a été  bien  vu  par  gens  doctes  és 
dites  langues , et  aussi  en  Fart  de  musique. 

Il  est  bon  de  connaitre  aussi  Fapprobation  älaquelle  ce  privi- 


425 


lége  est  relatif.  Elle  est  de  deux  docteurs  de  Sorbonne.  Le  pre- 
mier s’appelait  De  Salignac:  c’était  un  savant  fort  estimé;  on 
voit,  dans  la  Vie  de  Béze , ce  docteur  paraitre  fréquemment  dans 
ies  conférences  qiii  se  tenaient  sur  les  affaires  de  religion.  L'autre 
se  nommait  Viboult,  et  est  un  peu  moins  connu.  Voici  leur 
certificat  : « Nous  soussignés,  docteurs  en  théologie,  certifions 
qu’en  certaine  translation  de  pseaumes  a nous  présentée,  com- 
men^ant  au  quarante-huitiéme pseaume,ou  il  y a:  C'est  en  sa  tres- 
sainte  cité^  poursuivant  jusqu’a  la  fm,  et  dont  le  dernier  vers  est  : 
Cliante  å jamats  son  empire , n’avons  rien  trouvé  contraire  a 
nolre  foi  catholique,  ains  conforme  a icelle , et  a la  vérité  hé- 
brairjue.  En  tesmoin  de  quoi  avons  signé  la  présente  certifica- 
tion , le  1 6 octobre  1561.  Signé  : J.  de  Salignac , Viboult.  » 
Yous  trouverez  ce  certificat  rapporté  fort  exactement  dans 
Y Apologie  pour  les  réformés^  de  M.  Jurieu  a qui  Ton  en  avait 
cornmuniqué  de  Geneve  une  copie ; car,  par  un  heureux  hasard, 
la  bibliothéque  publique  de  cette  ville  en  posséde  roriginal. 
Yoila  de  quoi  tirer  d’embarras  un  curieux  qui  a fourni  desRe- 
marques  critiques  qu  on  trouve  a la  fin  du  supplément  au  Dic- 
tionnaire  de  Bayle,  imprimé  a Geneve  en  1722.  « Quoiqueje 
sois  persuadé , dit  cet  anonyme , que  1’approbation  de  la  Sor- 
bonne existe,  je  ne  puis  dire  ou  elle  est  » 

Yous  ne  manquerez  pas,  Monsieur,  de  me  demander  com- 
ment  une  piéce  si  intéressante  est  tombée  en  nos  mains?  Yoici 
ce  que  j’ai  oui  dire  la-dessus  : Antoine  Vincent,  le  pére,  était 
un  fameux  libraire  de  Yenise,  connu  sous  le  nom  de  Valgrisi^ 
qui  s’était  retiré  a Lyon , ou  il  avait  embrassé  la  Réformation. 
Antoine , son  fils , exerga  aussi  la  librairie  dans  la  méme  ville. 
Quand  il  eut  obtenu  le  privilége  pour  Fimpression  des  psaumes, 
il  y a beaucoup  d’apparence  que  le  secrétaire  qui  le  lui  expédia 
de  la  cour,  y joignit  Fapprobation  des  deux  docteurs,  comme  le 
fondement  du  privilége.  Ce  libraire  étant  mort  quelques  années 

^ Apol.  pour  les  Réformés,  t.  I,  p.  127. 

^ Supplément,  p.  315.  ' 


426 


apres,  on  vendit  son  fond  de  boutique;  ce  fut  Henri  Étienne  qui 
( n fit  1’acquisition.  Il  y trouva  cette  approbation  des  psaumes, 
el  il  y a apparence  que  ce  ful  lui  qui  la  déposa  dans  la  biblio- 
ihéque  ue  Geneve , comme  uoe  piéce  curieuse  qui  méritait  de 
passer  a la  postériié. 

M.  Bayle  fait  une  difficulté  sur  Fapprobation  de  ces  deux 
docteurs  de  Sorbonne,  dont  nous  dirons  un  mot,  s'il  vous  plait. 
((  On  ne  comprend  pas,  dit-il , qu’en  lö6l,  la  Iraduclion  qui 
se  cbantait  a Geneve , eut  été  donnée  a examiner  aux  sorbon- 
nistes,  tronquée  des  quarante-sept  premiers  psaumes;  car,  selon 
Florimond  de  Rémond,  les  cinquante  psaumes  que  Marot  avait 
traduits  firent  un  corps  avec  les  cent  autres  traduits  par  Théo- 
dore  de  Béze , des  Tan  1 ö53  \ 

Je  remarquerai  d’abord  que  M.  Bayle  a suivi  un  mauvais 
guide  pour  Iroiiver  la  date  des  psaumes  de  Béze , puisqiFil  s’est 
trompé  de  sept  ou  huit  années;  mais  cela  ne  résoul  pas  toute 
la  difTicnhé.  Quand  on  donna  les  psaumes  ä examiner  aux  sor- 
bonnistes,  il  est  sur  que  ceux  de  Béze  y élaient,  puisque  les 
deux  qui  sont  ciiés  sont  de  lui.  D’ou  vienl  donc,  demande 
M.  Bayle,  qu’ils  n’ont  pas  examiné  le  psautier  entier,  et  qu’il  se 
trouve  ironqué  des  quarante-sept  premiers  psaumes  ? 

Voici,  ce  me  semble,  Monsieur,  la  conjecture  que  Fon  peut 
donner  la-dessus.  Il  y a beaucoup  d’apparence  que  Fon  présenta 
bien  le  psautier  complet  aux  deux  docteurs  de  Sorbonne,  car  le 
privilége  que  Fon  sollicitait  était  pour  imprimer  tous  les  psau- 
mes. On  leur  offrit  donc  un  manuscrit  qui  les  renfermait  tous, 
mais  sans  aucun  nom  de  traducteur.  Les  examinaleurs  reconnu- 
rent  bientöt  ceux  de  Marot,  qui  paraissaient  depuis  prés  de  vingt 
ans,  el  qui  étaient  fort  répandus;  ils  refusérent  apparemment 
de  les  examiner.  On  les  pouvait  supposer  suffisamment  approuvés 
par  la  protection  queleur  avaient  donnée  Fran^ois  F*',  Henri  II et 
la  cour ; mais  il  y a une  raison  encore  plus  forte,  pourquoi  il 


* Diction.  critique,  art . Marot,  remarque  N. 


427 


n’en  fallait  point  faire  menlion  dans  le  certlficat.  La  Sorbonne 
s’étail  opposée  a la  publication  de  ces  psaumes,  quand  ils  paru- 
rent  la  premiére  fois.  Marot  s était  retiré  a Geneve  pour  y pro- 
fesser  la  nou velie  religion.  Les  calvinistes,  depuis  ce  lemps-la, 
avaienl  adopté  ces  psaumes,  et  s’en  servaient  dans  leurs  assem- 
blées.  Par  toules  ces  raisons,  les  deux  docteurs  ne  pouvaient 
pas  les  approiiver  sans  se  compromettre ; en  les  autorisant,  ils 
se  brouillaient  avec  la  Sorbonne;  en  les  condamnant,  ils  cho- 
quaient  la  cour  qui  s’était  déclarée  en  leur  faveur ; le  plus  sur 
était  donc  de  n’en  rien  dire.  Apparemment  les  examinateurs  fi- 
rent  retranclier  du  manuscrit  environ  les  cinquante  premiers 
psaumes,  comme  étant  ceux  de  Marot,  quoique  cela  ne  soit  pas 
exactement  vrai.  Voila,  ce  me  semble,  comment  on  peut  ré- 
pondre  a robjection  de  M.  Bayle  sur  ce  psautier  mutilé,  pré- 
senté  aux  deux  docteurs  de  Sorbonne. 

Il  se  fait  une  nouvelle  dilficulté.  « Daillé,  dil-il,  avait  vu  une 
ancienne  édition  des  psaumes  qui  n’en  contenait  qu’une  partie , 
et  qui,  autant  qu’il  pouvait  s’en  souvenir,  était  de  l’an  1559. 
Notez  que  le  psautier,  approuvé  par  les  docteurs,  ne  commen- 
^ait  qu’au  psaume  XLYIII  L » M.  Bayle  est  surpris  comment 
s y pouvait  trouver  le  psaume  XX,  sur  lequel  nous  avons  vu 
que  1’évéque  d’Orléans  avait  attaqué  les  réformés.  Ce  qui  fait 
Fembarras  de  ce  savant  critique , c'esl  qu  il  semble  supposer 
qu’il  s’était  fait  une  édition  de  psaumes  tronquée  des  quarante- 
sept  premiers , que  c’est  celle  que  Daillé  avait  vue , et  qui  avait 
été  faite  conformémeni  au  manuscrit  examiné  par  les  sorbon- 
nistes ; mais  ce  psautier  acépliale  ou  sans  téte , est  une  chimére 
qui  n'a  jamais  existé.  Daillé  avait  vu  apparemment  ce  mélange 
de  psaumes  de  Marot  et  de  Béze,  qui  en  contenait  quatre-vingt- 
neuf,  imprimés  a Geneve  en  1 556,  et  ou  le  vingtiéme  se  trouvait 
déja  de  la  main  de  Béze. 

« Mais,  ajoute  M.  Bayle,  toujours  fécond  en  difficultés,  d’ou 

* Supplément  au  Diction.  critique,  Geneve,  1722,  p.  241. 


428 


vient  que  lant  d’éditions,  faites  en  vertu  du  privilége  de  Char- 
les IX,  ensuite  de  Tapprobation  des  docteurs,  ont  les  qiiarante 
ou  cinquante  premiers  psaumes  qui  n’avaient  poinl  élé  exa- 
minés?  » Cetle  objeetion  est  spécieuse,  cependant  je  crois  y 
ayoir  déja  répondu. 

Ces  cinquante  premiers  psaumes  étaient  censés  étre  de 
Marot,  et  ils  étaient  censés  approuvés  par  Frangois  qui  avait 
accordé  un  privilége  pour  les  imprimer.  Sleidan  parle  de  cette 
approbation  dans  son  livre  quinziéme,  sur  Tan  1543.  Yoila,  ce 
me  semble , de  quoi  répondre  a ceux  qui  sont  surpris  que  le 
privilége  s’étende  a tous  les  psaumes  ,'^tandis  qne  Tapprobation, 
qui  en  est  le  fondement,  ne  porle  que  sur  les  deux  tiers  du 
psautier. 

Nouvelle  difficulté : c’est  sur  la  date  du  privilége  de  Charles  IX, 
telle  qu’elle  est  rapportée  par  M.  Jurieu , qui  la  met  sur  la  lin 
de  Tan  1562.  Ce  prince  ne  saurait  avoir  donné  le  privilége  dans 
ce  temps-la,  dit  M.  Bayle,  parce  que  c’était  alors  le  plus  grand 
feu  de  la  premiére  gut  rre  civile,  et  que  Lyon  était  au  pouvoir  des 
réformés.  La  réponse  est  des  plus  aisées.  M.  Jurieu  s’est  trompé 
sur  cette  date,  ou  peut-étre  n’est-ce  qu’une  faute  d’impression; 
le  privilége  fut  expédié  une  année  auparavant,  c’est-a-dire  le 
le  26  décembre  1561. 

Le  psautier  complet  fut  imprimé,  en  conséquence  de  ce  pri- 
vilége, Tan  1562,  pour  le  compte  de  Vincent,  a Geneve,  ä 
Paris,  a la  Hochelle  et  dans  divers  autres  endroits  du  royaume. 
On  en  conserve  une  édilion  dans  la  bibliothéque  de  Geneve, 
qui  fut  faite  la  premiére  de  toutes,  par  Antoine  Davodeau  et 
Lucas  de  Mortiére,  imprimeurs  de  Geneve;  elle  est  in-S*^  de 
l’an  1562.  De  Pours  dit  positivement  que  Vincent  n’imprima 
pas  d’abord  ses  psaumes  a Lyon , qu’il  les  fit  imprimer  a Ge- 
neve ^ ; la  guerre , qui  était  cette  année-la  dans  tout  son  feu  a 
Lyon , ne  permetlait  pas  a la  presse  de  rouler.  La  méme  année 


* De  Pours,  Mélodie  Sacrée , p.  798. 


429 


on  en  vit  une  edition  a Paris  chez  Acirien  Roi  et  Robert  Ralard, 
une  autre  chez  Martin  le  Jeune  et  Rolin  Motet.  Quand  Lyon 
ful  un  peu  plus  tranquille,  Jean  de  Tournes  en  donna  une  in-4^; 
on  en  a une  in-16  de  1563.  J’ai  vu  encore  des  psaumes  impri- 
més  a Geneve  en  1566,  par  Thomas  Courtaut,  en  caractéres  de 
fiuance.  Toutes  ces  éditions  sont  pour  le  compte  de  Vincent,  et 
ont  toutes  le  privilége  de  Charles  IX  a la  tete. 

Je  ne  sais,  Monsieur,  si  vous  étes  informé  que  Philippe  II, 
roi  TEspagne,  donna  un  privilége  semblable  pour  Fimpression 
des  inémes  psaumes  , a Plantin  , fameux  libraire  d^Anvers ; on 
y expose  aussi  que  ces  psaumes,  avant  Fimpression,  «avaient  été 
examinés  et  approuvés  par  M.  Josse  Schelling,  portionnaire  de 
St”Nicolas  a Rruxelles , a ce  député  par  le  Conseil  de  Rrabant; 
et,  qu’aprés  Fimpression  de  ces  psaumes,  ils  ont  été  visités  de- 
rechef  et  trouvés  ne  répugner  point  a la  foi  catholique.»Ce  pri- 
vilége de  Philippe  II  est  du  15  juin  1564.  C’est  précisément 
le  méme  psautier  que  celui  que  Charles  IX  avait  permis  d’im- 
primer,  je  veux  dire  la  version  de  Marot  et  de  Réze ; il  est  vrai 
qu.‘  ces  poétes  ne  sont  point  nommés.  Leurs  psaumes  sont  dé- 
signés  par  cerlaim  canliques  traduits  en  rime  francoise ; les  doc- 
teurs  de  Paris  avaient  employé  les  mémes  expressions. 

De  Pours,  dans  sa  Mélodie  sacrée , n’a  pas  oublié  de  faire 
mention  de  Fun  et  de  Fautre  de  ces  priviléges;  il  ne  pouvait  pas 
manquer  de  nous  instruire  de  celui  de  Philippe  11 , parce  que 
cet  auteur  était  des  Pays-Ras.  Aussi  il  en  fait  un  artide  fort 
circonstancié  \ mais  M.  Bayle  lui  reproche  une  omission  capi- 
tale.  c(  Il  ne  faut  pas  oublier,  dit-il,  que  le  sieur  de  Pours,  dans 
la  vaste  liste  des  psaumes  qui  ont  été  imprimés  avec  privilége, 
ne  dit  rien  de  Fédition  de  Lyon , approiivée  par  la  Sorbonne  et 
autorisée  par  Charles  IX  ^ 

Si  M.  Bayle  était  allé  un  peu  plus  avant , il  y aurait  trouvé 
« que  les  psaumes  furent  approuvés  en  France  par  privilége  du 

* Mélod.  Sacrée,  p.  570. 

^ Diction.  critiq.  Marot,  remärq.  N. 


430 


roi,  donné  a Saint-Germain  le  19  octobre  15G1 , ä Antoine 
Vincent,  libraire  a Lyon,  signé  Robertel.  On  y lit  la  concession 
d’imprimer  tons  les  psaumes  de  David,  traduits  selon  la  vérité 
bébraique,  et  mis  en  rime  fran^oise  \ » Il  rapporte  toute  la 
subslance  du  privilége , mais  que  je  ne  veux  pas  répéler.  Yous 
voyez  par  la,  Monsieur,  que  ceux  qui , comme  M.  Bayle , se 
piquent  le  plus  d’exactitude , sont  quelquefois  en  défaut;  il  est 
Via  i que  De  Pours  est  long  et  ennuyeux.  Par  la,  M.  Bayle  était 
dispensé  de  le  lire  jusqu’au  bout;  mais  il  semble  que,  quand  on 
n’a  pas  lu  un  auteur  tout  entier,  on  ne  doit  pas  lui  reprocher 
ses  omissions. 

Yoila  donc  des  priviléges  autbentiques  en  faveur  de  nos  psau- 
mes, et  C(da  de  la  main  des  deux  princes  de  TEurope  qui  nous 
haissaient  le  plus.  Charles  IX  avait  fait  mourir  pour  leur  reli- 
gion un  grand  nombre  de  réformés , et  il  ne  tint  pas  a lui  de 
les  envelopper  tous  dans  le  massacre  de  la  Saint-Barthélemy 
quelques  années  apres.  Pour  Philippe  II,  il  avait  toujours  suivi 
constarnmenl  les  maximes  de  Ferdinand,  son  bisaieul,  qui  avait 
établi  Tinquisition.  Marchant  exactement  sur  ses  traces,  il  s’ était 
signalé  par  la  persécution  des  réformés  dans  tous  ses  États ; on 
sait  qu’il  n’avait  pas  épargné  la  mémoire  de  son  propre  pére, 
soupQonné  d’avoir  du  penchant  pour  les  sentiments  de  la  Bé- 
forme.  Ce  prince  cruel  avait  fait  des  édits  qui  condamnaient  les 
sectaires  aux  peines  les  plus  sévéres,  les  liommes  a étre  brulés 
vifs  et  les  femmes  a étre  enterrées  toutes  vivantes.  Le  chant  des 
psaumes  était  alors  comme  la  marqne  distinctive  des  réformés; 
ii  était défendu,  sous  de  grosses  peines,  de  les  chanter,  et  tout 
d’un  coup  les  voila  réhabilités  et  approuvés  par  leurs  plus  grands 
ennemis!  Ces  princes  autorisent  des  psaumes  traduits  par  des 
auteurs  proscrits  pour  leurs  sentiments,  et  traduits  en  langue 
vulgaire,  ce  qui  est  contraire  aux  principes  de  TEglise  romaine! 
Avouez,  Monsieur,  qu’il  y a lä-dedans  quelque  chose  de  bien 
surprenant. 


* De  Pours,  p.  901. 


431 


Supposons  que  nous  Irouvassions , dans  quelque  histoire  de 
l’Église , qu’un  empereur  paieii , un  des  plus  violents  persécu- 
teurs  des  chrétiens,  ne  laissait  pas  de  parler  avantageusement 
de  leur  culte , que  dans  un  de  ses  édits  il  loue  les  hymnes  qui 
se  chantaient  dans  leurs  assemblées  de  religion;  qu’en  consé- 
quence,  il  permit  d’en  multiplier  les  copies,  et  de  leur  donner 
cours  dans  tout  Tempire : supposons  que  cet  ancien  écrivain 
nous  eut  conservé  cet  édit  dans  son  entier,  je  vous  demande, 
Monsieur,  ce  que  nous  en  penserions  aujourd’hui  ? Bien  des  gens 
diraient  que  cette  permission  ne  peut  point  se  concilier  avec  le 
caraclére  violent  de  ce  prince ; qu'en  défendant  leurs  assemblées, 
il  a du  interdire  de  méme  leurs  formulaires  de  dévotion.  La 
piéce  nous  paraitrait  plus  que  suspecte ; ne  doutez  point  que 
quelque  critique  ne  s’inscrivit  en  faux  contre  cet  édit  et  ne  le 
rangeåt  parmi  les  fraudes  pieuses  des  Péres  de  TÉglise.  Cepen- 
dant  voici , presque  de  nos  jours , quelque  chose  de  tout  sem- 
blable,  et  dont  on  ne  saurait  douter  raisonnablement;  c’est  donc 
une  le^on  pour  ne  pas  prononcer  des  jugements  précipités.  Di- 
sons-nous  bien  qu’il  y a quantité  de  faits  de  ce  genre  dans  1’his- 
toire;  je  veux  dire  qui  sont  vrais  sans  étre  vraisemblables. 

Ges  sortes  d’événements  ne  nous  paraisseni  contradictoires 
que  parce  que  nous  ne  sommes  pas  informés  de  quelques  cir- 
constances  qui  ont  pu  les  amener,  malgré  les  apparences  con- 
traires.  Geci  mérite  quelque  discussion ; il  s'agit  de  chercher 
dansThistoire  ce  qui  peut  avoir  porléle  roi  de  Franceet  celuid’Es- 
pagne,  tons  deux  également  opposés  aux  réformés,  ä leur  ac- 
corder  cependant  un  privilége  authentique  pour  leurs  psaumes. 
Gommen^ons  par  Charles  IX. 

Le  privilége  accordé  par  ce  prince  peut  étre  regardé  comme 
Feffet  d’un  discours  que  le  célébre  Jean  de  Monluc,  évéque  de 
Yalence,  fit  a Fontainebleau  en  1560,  en  présence  du  roi  Fran- 
^ois  II,  de  Catherine  de  Médicis,  reine  mére,  de  la  reine  ré- 
gnante  et  des  grands  de  la  cour.  L’historien  de  Thou  nous  ap- 
prend  que , dans  ce  discours , « le  prélat , s’adressant  aux  deux 


432 


reines , les  siipplia  de  faire  cesser  les  chansons  profanes  et  im- 
pudiques  qu’on  osait  chanter  tous  les  jours  dans  les  maisons 
royales , et  de  substituer  a ces  infamies  des  psaumes  frangais  et 
de  pieux  cantiques;  exhortant  Leurs  Majestés  a les  chanter  Elles- 
mérnes ; que  ceux-la  n’avaient  pas  Tesprit  de  la  véritable  piété 
qui  défendaient  aux  femmes  le  chant  des  psaumes  en  langue 
vulgaire;  que  les  ennemis  de  TEglise  prenaient  occasion  de  la 
de  calomnier  les  calholiques  et  de  les  rendre  odieux , sur  ce 
qu’ils  défendaient  en  public  el  en  particulier  une  psalmodie 
inslituée  pour  louer  le  Seigneur  et  pour  coiisoler  les  åmes 
pieuses  ^ » 

Des  que  Charles  IX  fut  parvenu  a la  couronne  en  1561,  les 
États  assemblés  donnérent  quelqiie  espérance  aux  réformés,  que 
la  reine  Catherine  de  Médicis  ne  leur  serait  plus  si  contraire. 
Le  chancelier,  sa  créature , y blåma  ouvertement  les  violences 
en  matiére  de  religion.  Cette  princesse  écrivit  méme  au  pape 
en  faveur  des  réformés,  et  appuya  leur  demande  que  le  ser- 
vice se  fit  en  langue  vulgaire. 

Le  Colloque  de  Poissy  se  tint  cette  année-lå.  On  en  attendait 
un  équitable  accommodement  des  différends  de  la  religion.  Il 
dura  assez  longtemps  pour  donner  lieu  å quelque  adoucisse- 
ment  å 1’égard  des  réformés.  C’est  dans  ce  temps-lå  que  Vincent 
sollicita  son  privilége  pour  Timpression  des  psaumes. 

La  circonstance  était  favorable.  Les  conjonclures  ou  se  trou- 
vait  alors  la  ville  de  Lyon  aidaient  encore  å le  lui  faire  obtenir. 
Le  Pére  De  Colonia  nous  apprend,  qu’en  1561  , les  calvinisles 
y étaienl  fort  échauffés  el  préts  å se  rendre  maitres  de  la  ville. 
Le  commandant  écrivit  au  roi  que  les  réformés  seraient  paisibles 
et  lui  demeureraient  fidéles,  si  on  leur  donnait  la  liberté  de  con- 
science,  et  qu’on  leur  laissåt  leur  temple  pour  Texercice  de 
leur  religion  L Ce  privilége  accordé  a un  libraire  de  Lyon  était 
encore  un  moyen  propre  a les  calmer. 

* De  Thoii,  liv.  XXV,  sur  Tan  1560. 

2 Histoire  Littéraire  de  Lyon , t.  II,  p.  644. 


433 


M.  Jiirieu  a donc  tort  de  dire  que  « Charles  IX,  dans  la  plus 
grande  ferveur  des  persécutions,  accorda  ce  privilége  \ » Rien 
ne  gåte  plus  Thistoire  que  le  penchant  que  1’on  a a mettre  du 
merveilleux  ou  il  n’y  en  a pas.  Les  affaires  desréformés  n’allaient 
pas  trop  mal  alors ; pendant  la  tenue  du  colloque  de  Poissy  il  y 
eut  assez  d’adoucissement.  L^édit  de  janvier  1561  permettait 
Texercice  public  de  la  religion  réformée ; il  porte  « qu’a  raison 
de  la  conjoncture  du  temps,  sans  approuver  la  nouvelle  religion, 
et  jusqu’a  ce  que  le  roi  en  eut  autrement  ordonné,  on  accordait 
aux  réformés  Texercice  public  de  leur  religion.  » En  1562,  un 
autre  édit  confirma  celui  de  janvier,  et  permit  Texercice  de  la 
religion  réformée  partout,  excepté  la  ville  de  Paris  et  ses  fau- 
bourgs.  Peiit-on  appeler  cela  la  plus  grande  ferveur  des  persécu- 
tions? » 

Pour  le  privilége  de  Philippe  II , on  peut  aussi  en  donner  la 
raison ; quoique  le  nom  du  roi  y paraisse  a la  téte , il  pourrait 
fort  bien  n’en  avoir  eu  aucune  connaissance.  Il  était  retourné 
en  Espagne  depuis  quelques  années,  c’est-a-dire  en  1559;  en 
1564,  le  Cardinal  de  Granvelle,  qui  s’était  rendu  odieux  a tous 
les  Flamands,  était  aussi  allé  en  Espagne.  Il  ne  restait  donc 
dans  ce  pays-la  que  la  ducbesse  de  Parme,  qui  n’était  pas  si 
sévére,  et  qui,  a celte  date , flottait  entre  Texécution  rigoureuse 
des  édits,  et  un  peu  de  connivence,  pour  ramener  ceux  qui  don- 
naient  dans  les  nouvelles  opinions.  A Anvers , ou  les  psaumes 
furent  imprimés,  elle  fut  obligée  de  permettre  Texercice  de  la 
religion  réformée;  en  conséquence,  le  Conseil  de  Brabant  donna 
a Plantin  le  privilége  pour  Timpression  des  psaumes.  Environ 
dans  ce  temps-la , il  se  tint  une  conférence  a Bruxelles,  ou  Fon 
conclut  qu’il  valait  mieux  user  de  quelque  modération  avec  les 
bérétiqnes,  pour  ne  pas  trop  effaroucher  les  esprits.  La  preuve 
qu51  ne  faut  pas  regarder  ce  privilége  comme  émané  de  Philippe 
II , c’est  que,  quand  il  eut  appris  ces  adoucissements , ii  en  fut 
fort  irrité. 

^ Apoloy.pour  les  Réformés,  t.  I,  page  127  in-A». 

T.  I. 


28 


434 


Voila , Monsieur,  comment  des  évéiiements  qui  nous  ont 
d abord  extrémement  surpris,  et  qui  nous  ont  paru  incroyables, 
ne  laissenl  pas  de  s’expliquer  assez  naturellement  quand  on  les 
approfondit  un  peu.  Revenons  en  France  pour  y suivre  eiicore 
quelqiie  lemps  Thistoire  de  nos  psaumes. 

Le  méme  esprit  qui  dicla  le  privilége  au  roi  Charles  IX,  ré- 
guait  encore  a la  cour  de  France  quelques  années  apres.  Le 
Cardinal  de  Lorraine  fut  cbargé  d’un  mémoire  pour  le  Concile  de 
Trenle,  pour  deniander  que  le  cbanl  des  psaumes  en  langue  vul- 
gaire  fut  étaldi,  el  ce  mémoire  fut  signé  par  le  roi , par  la  reine- 
mére , les  princes  du  sang  et  quelques  prelats.  11  est  bon  d’é- 
couter  rinstorien  de  Tbou  la-dessus. 

Charles  IX,  parmi  plusieurs  représentations  qu’il  faisait  au 
Concile , demandait  expressément : « que  dans  les  messes  on 
expliquåt  TEvangile  dans  une  cliaire , d’une  maniére  claire,  in- 
telligible  et  a la  portée  du  peuple;  que  les  priéres  faites  en  ce 
lieu  par  le  curé,  auquel  le  peuple  répond,  se  fissent  en  langue 
vulgaire;  qu’aprés  avoir  célébré  les  saints  mystéres  en  latin,  on 
fil  quelques  priéres  publiques  en  langue  vulgaire;  que,  dans  le 
méme  temps,  ou  a d’autres  heures,  on  cliantåt  aussi  en  langue 
vulgaire  des  cantiques  spirituels,  ou  des  psaumes  de  David, 
apres  que  Tévéque  les  aura  bien  examinés  ' . » 

Ces  saines  idées  changérent  bientöt,  et  celles  du  clergé,  in- 
disposé  contre  les  psaumes  en  francais,  prévalurent.  IJ Histoire 
de  Cédit  de  Nantes  rapporte  plusieurs  faits  qui  le  prouvent  clai- 
re men  t. 

En  1597,  il  parut  un  livre  intitulé,  Plainles  des  Eglises  Hé- 
fonnées  de  France.  Un  de  leurs  griefs,  c’est  qu’on  les  troublait 
dans  les  moindres  exercices  de  leur  dévotion,  qu’on  ne  voulait 
pas  les  laisser  clianter  les  psaumes  de  David  en  francais,  et  que 
dans  divers  endroitsces  psaumes  avaient  été  brulés  par  la  mairi 
du  bourreau. 


De  Thou,  liv.  XXXV,  année  1563. 


435 


En  1658  le  conseil  privé  du  roi  rendit  un  arrét  pour  em- 
pécher  les  réformés  de  chanter  leurs  psaumes  hors  de  leurs  tem- 
ples.  Le  clergé  avait  dressé  des  mémoires  ou  il  faisait  beaucoup 
valoir  celte  raison,  que  ce  chant  donnait  du  scandale  aux  catho- 
liques.  Il  est  singulier  que  les  ecclésiastiques  fissent  un  sujet 
de  scandale  du  chant  des  psaumes,  tandis  quun  de  leurs 
plus  célébres  prélats,  Godeau , évéque  de  Grasse,  loin  d’étre 
scandalisé  de  ce  que  les  réformés  s’appliquaient  a cet  exer- 
cice,  trouvait  fort  mauvais  que  les  catholiques  ne  voulussent  pas 
les  imiter.  Selon  lui,  ce  devait  étre  un  sujet  de  honte  pour  eux 
qu’on  entendit  aux  villes  ou  les  réformés  étaient  les  plus  forts, 

« retentir  ces  cantiques  dans  la  bouche  des  artisans,  et  a la  cam- 
pagne  dans  celle  des  laboureurs,  pendant  que  les  catholiques, 
ou  étaient  muets,  ou  chanlaient  des  cbansons  désbonnétes  \ » 

On  ne  comprend  pas  comment  des  ecclésiastiques,  qui  tolé- 
raient  les  chants  des  airs  a boi  re  et  des  cbansons  sales  et  plei- 
nes  d’équivoques  impudentes,  dont  les  artisans  étourdissaient 
tout  le  long  du  jour  le  voisinage  et  les  passants,  dans  leurs  bou- 
tiques et  dans  les  rues,  s avisaient  de  faire  les  scrupuleux  sur  le 
chant  des  psaumes  dictés  par  Tesprit  de  Dieu.  Avouez,  Mon- 
sieur, qu’on  ne  saurait  s’empécher  d’étre  scandalisé  de  leur 
scandale. 

Mais  voici  bien  pis.  Au  lieu  de  profiter  des  lejons  de  ce  sage 
prélat,  on  essaya  de  le  rendre  lui-méme  suspect.  Bien  loin  que 
ces  pieuses  exhortations  a chanter  publiquement  et  en  frangais 
les  louanges  de  Dieu,  devinssent  un  passeport  pour  nos  psau- 
mes, les  siens,  par  cela  méme,  furent  sur  le  point  d’étre  interdits; 
on  chercha  ä les  envelopper  dans  la  condamnation  des  nötres. 

La  Chambre  de  Grenoble,  ne  pouvant  souffrir  que  le  chant 
des  versions  frangaises  des  psaumes  fut  permis  a tout  le  monde, 
donna  en  1658  un  arrét  portant  défenses  de  chanter  les  psau- 
mes en  frangais.  Ge  n’est  pas  seulement  ceux  de  Marot  et  de 


* Psaumes  de  Godeau,  Préface. 


436 


Béze  dont  on  défend  le  chant,  mais  de  tous  les  psaumes  traduits 
en  fran^ais.  Les  réformés  avaient  gouté  la  paraphrase  des  psau- 
mes  par  Godeau.  Elle  avait  été  mise  en  musique  par  divers 
inaitres.  On  altribnait  méme  a Louis  XIII  d’avoir  travaillé  aux 
airs  qui  avaient  parii  sous  le  nom  de  de^  Aucouteaux,  un  des 
maitres  de  sa  musique.  Il  parait  donc  par  cet  arrét,  donné  a 
Grenoble,  qu’on  ne  voulait  pas  méme  permettre  aux  réformés 
de  se  servir  de  ces  nouveaux  psaumes. 

Le  roi  cependanl  permit  aux  réformés  le  cbanl  des  psaumes 
sam  abas,  c est-a-dire  surtout  qiéil  ne  troublåt  point  le  service 
de  la  religion  catliolique.  Mais  en  1661  la  défense  de  clianter 
les  psaumes  dans  les  maisons  des  réformés  fut  rendue  générale 
dans  tout  le  royaume.  Dans  la  suite  on  étendil  cette  défense. 
On  défendit  de  les  chanter  a la  campagne,  dans  les  voitures 
publiques,  soit  par  eau,  soit  par  terre ; en  un  mot  ces  psaumes 
furent  interdits  partout,  excepté  dans  les  temples.  Qiielques 
années  avant  la  révocation  de  1’édit  de  Nantes,  ce  chant  fut  dé- 
fendu  expressément  sur  le  chemin  de  Paris  a Gharenton. 

Mais  pour  tempérer  un  peu  ce  qu  il  y a de  sec  et  de  triste 
dans  ces  sortes  de  discussions,  voici,  Monsieur,  ce  qui  se  passa 
dans  une  petite  ville  de  France,  peu  de  temps  avant  la  démoli- 
tion  des  temples  des  réformés.  Le  bailli,  sollicité  par  un  curé  sé- 
ditieux,  envoya  faire  défense  a un  serrurier  de  la  religion,  qui 
demeurait  vis-a-vis  de  Féglise,  de  plus  clianter  les  psaumes  dans 
sa  boutique.  Le  service  de  la  messe,  disait  le  curé,  était  troublé 
par  ce  chant  importun.  Remarquez,  s’il  vous  plait,  qiFil  ne  se 
plaignait  point  des  perpétuels  coups  de  marteau  du  cyclope,  ni 
du  raclement  aigu  de  sa  lime.  Le  serrurier  ne  se  pressa  pas 
d’obéir  aux  premiers  ordres;  mais  la  défense  fut  bientöt  réitérée, 
et  la  seconde  fois  elle  luifut  méme  signifiée  par  un  sergent  (Imis- 
sier),  dans  toutes  les  formes  dela  j ustice.  Le  sergent  demandea  Tas  - 
signé  sa  réponse,  afin  qiFil  Técrive  sur  son  exploil.  Le  pauvre 
liomme,  qui  ne  voulait  pas  multiplier  les  procédures,  déclara  in- 
genument  qu’il  n’avait  rien  a répondre.  Le  sergent  le  presse : 


437 


<i  II  faut  absolument  que  je  mette  quelque  chose,  » lui  dit-il. 
<(  Hé  bien,  dit  le  serrurier,  mettez  donc : 

« Jamais  ne  cesserai 
De  magnifier  le  Seigneur, 

En  ma  bouche  aurai  son  honneur 
Tant  que  vi  vant  serai.  » 

Le  bailli,  qui  trouvait  son  curé  trop  vétilleux,  s écria,  dit-on, 
en  voyant  cette  réponse  sur  1’exploit : « Ab ! parbleu  qu’on  le 
laisse  magnifier  le  Seigneur  tant  quTl  voudra.  Pour  moi,  je  ne 
veux  plus  m’en  méler.  » 

On  ne  se  contenta  pas  de  s^opposer  en  France  au  chant  de 
nos  psaumes  par  des  arréts,  on  les  attaqua  encore  par  des  écrits. 
Maimbourg  dit  que  la  version  des  psaumes  par  Marot  n’est 
point  conforme  a 1’original,  et  que  d’ailleurs  on  ne  peut  nier 
qu’elle  n’ait  quelque  chose  de  burlesqueV  Mais  il  a été  vive- 
ment  relancé  sur  cette  premiére  accusalion.  Pour  le  burlesque 
qu’ii  y trouve,  on  a remarqué  judicieusement  la-dessus  qifil  ne 
faut  pas  juger  de  cette  version  sur  le  pied  de  la  poésie  d’aii- 
jourd’hui.  Il  faut  voir  si  elle  n’était  pas  grave  et  sérieuse  pour 
le  temps  oii  elle  fut  composée.  Marot  parlait  parfaitement  le  lan- 
gage  de  son  siécle;  il  soutenait  ses  expressions  de  toule  la  dé- 
licatesse  du  génie  le  plus  heureux,  et  d’un  génie  qui  lui  était 
propre.  Le  commerce  de  la  cour  influait  encore  sur  le  bon  gout 
qu’il  savait  répandre  dans  ses  ouvrages.  Pasquier,  meilleur  juge 
que  Maimbourg , dit  « que  les  ceuvres  de  Clément  Marot  furent 
accueillies  favorablement  de  chacun.  Entre  ses  traductions, 
ajoute-t-il,  il  se  rendit  admirable  en  celle  des  cinquante  psau- 
mes de  David,  aidé  de  Vatable,  professeur  du  roi  és  leltres  hé- 
braiques  ^ » 

La  version  de  Marot,  et  aussi  celle  de  Béze,  ont  passé  pour 
d’excellents  ouvrages,  soit  pour  Texactitude  a rendre  foriginal, 
soit  pour  ia  poésie  méme;  on  y trouvait,  de  leur  temps,  de  la 

* Hist.  du  Calvinisme,  page  98. 

^ Reclierches  de  la  France,  par  Pasquier,  liv.  VII,  chap.  5. 


438 


force  et  de  la  douceur,  ce  qiie  Ton  demaiide  dans  des  sujels  de 
celte  nature.  Quand  ces  versions  parurent,  on  n’y  irouva  rien  a 
redire,  parce  qu’elles  élaient  conformes  a Tiisage  de  leur  siécle. 
Depuis  ce  temps-Ia , la  langue  fran^aise  ayant  considérablement 
changé , le  style  a coramencé  a en  paraitre  mauvais.  Nos  psau- 
mes  ont  été  exposés  a bien  des  chicanes,  et  nos  adversaires  ont 
pris  occasion  de  la  de  nous  insulter ; ils  noiis  ont  fait  des  repro- 
cbes  sur  des  plirases  basses  et  méme  obscenes  qu  ils  ont  cru  y 
troiiver.  Pour  bair  burlesque  que  Maimbourg  leur  a reproché , 
ce  n’est  pas  tout  a fait  sans  fondement;  mais  est-ce  la  faute  de 
Marot,  si,  par  une  bizarrerie  particuliére  auxFran^ais,  ils  sesont 
avisés  d’emprunier  le  langage  du  temps  de  Frangois  P*’  quand 
ils  ont  voulu  badiner,  et  si  le  langage  qui  tient  du  gaulois  tient 
par  cela  naénie  aujourd’hui  du  style  burlesque? 

C’est  environ  un  siécle  apres  la  publication  de  nos  psaumes, 
que  la  langue  frangaise  ayant  souffert  un  cbangement  considé- 
rable,  on  commenga  a les  attaquer  vivement  sur  la  bassesse  et 
le  ridicule  des  expressions.  Celui  qui  se  signala  le  plus  dans  ce 
genre  criiostilités,  fut  le  jésuite  Meynier.  Il  fit  plusieurs  ou- 
vrages  contre  les  réformés  oii  Temportement  et  la  passion  pa- 
raissent  a cbaque  page.  Dans  Tim  d’entre  eux,  il  attaquait  vive- 
ment  les  psaurnes  chantés  par  les  réformés  dans  leurs  assem- 
blées.  Il  les  appelait  d’un  ton  de  mépris  les  Rimes  de  Marot 
et  de  Béze,  et  les  traitait  de  traductions  pleines  de  falsifications, 
d^iinpertinences  et  d’impiétés.  Il  ramassait  les  hontenses  plai- 
santeries,  les  contes  forgés  a plaisir,  les  allusions  extrava- 
gantes  que  les  missionnaires  du  plus  bas  ordre  avaient  trouvé 
bon  de  publier  contre  cette  version.  Il  y comparait  le  der- 
nier  verset  du  psaunie  XXIII,  ou  XXII  selön  les  latins,  a 
une  chanson  a boire,  et  ne  trouvait  pas  méme  qu’il  y eut  de 
cbanson  a boire  aussi  impertinente.  Cependant  la  version  n’a 
rien  qui  ne  soit  a la  lettre  dans  le  lexte  méme.  Mais  la  passion 
aveuglait  tellement  ce  fougueux  écrivain,  qu’il  ne  prenait  pas 
garde  que  ses  railleries  impies  rejaillissaient  sur  roriginal;  et 


439 


cela  dans  le  inéme  livre  ou  il  reprochait  aiix  tradiicleurs  des 
psaiimes,  des  impiétés  \ 

Nous  n^avions  pas  besoin  de  ces  traits  piquants  de  nos  ad~ 
versaires,  pour  sentir  qii’il  y avait  dans  nos  andens  psauines 
divers  endroits  dioquants.  On  sapercevalt  depiiis  longtemps 
en  France  que  pliisieurs  expressions  employées  dans  cette  ver- 
sion élaient  devenues  presque  baibares  par  les  cbangeinents 
qui  arrivent  journelleinent  dans  notre  langue.  On  pensa  sérieu- 
semenl  a épurer  le  psautier  des  imperfections  que  le  teinps,  plu- 
tot  que  les  traducteurs,  y avait  mises.  Le  celebre  Gonrart  se 
mit  en  devoir  de  retoucher  cette  version.  Mais  il  ne  vécut  pas 
assez  pour  Fexéculion  de  son  plan.  Il  commen^a  ce  iravail  et 
un  de  ses  amis  Facbeva.  Se  voyant  sur  la  fin  de  sa  vie,  il  jeta 
les  yeux,  pour  continuer  cette  révision,  sur  M.  de  la  Bastide, 
qui  y mit  incessamment  la  main  des  que  M.  Gonrart  ful  mort 
en  1675,  et  trois  ou  qnalre  années  apres,  le  psautier  entier  vit 
le  jour.  L’ouvrage  de  ces  deux  Messieurs  sdppelie  proprement 
la  Révision  des  Psaanies. 

Vous  me  demandez.  Monsieur,  quand  et  comment  ces  psau- 
mes  retouchés  ont  été  introduits  dans  nos  églises?  Il  ne  m'en 
coutera  pas  beaucoup  pour  vous  satisfaire  Fa-dessus.  Gette  in- 
troduction  est  assez  récente,  et  par  conséquent  (dle  ne  demande 
pas  d’aussi  pénibles  recherclies  que  la  prerniére.  G’est  un  évé- 
nement  de  la  fm  du  siécle  passé. 

Quoique  les  psaumes  eussent  été  retouchés  en  France,  vous 
savez  que  les  Églises  réformées  de  ce  royauine  ne  les  ont  point 
cbantés  dans  leurs  exercices  publics.  La  triste  situation  ou  elles 
se  trouvaient  alors  ne  leur  permit  pas  d’exécuter  ce  sage  projet. 
G’est  proprement  FÉglise  de  Geneve  qui  a introduit  cbez  elle 
cette  révision.  Notre  Église , qui  s était  servie  la  prerniére  des 
psaumes  de  Marot  et  de  Béze,  a aussi  commencé  avec  toutes 


^ Benoit,  Histoire  de  1’édit  de  Nantes,  siir  1’an  1662. 


440 


les  autres  a se  servir  de  la  correction  de  MM.  Gonrart  et  de  la 
Bastide,  niais  apres  Tavolr  un  peii  retouchée. 

Nos  registres  rapporteiit  exactement  tout  ce  qiii  regarde  ce 
pelit  cliangeinent  arrivé  dans  notre  culle.  On  puhlia  ménie  alors 
quelques  écrits  pour  en  inroriner  le  public.  Il  parut  surtout  une 
broduire  fort  instriictive  la-dessus*.  Mais  comme  ces  piéces 
fugitives  sont  difliciles  a ti  oiiver,  je  vais  vous  en  donner  ressentiel. 

Quelqiie  temps  apres  la  disper sion  des  Eglises  de  France, 
la  Goinpagnie  des  Pasteurs  de  Geneve  reciit  une  lettre  du  Con- 
sistoire  de  TEglise  frau(;aise  de  Zuricli,  qui  les  [)riait  d’intro- 
duire  les  [)saumes  de  M.  Gonrart  dans  Eusage  public  de  leur 
église,  pour  exciter,  par  leur  exeinple,  les  Eglises  francaises  ä 
exécuter  ce  (ju’on  aurait  fait  en  France,  si  elles  eussent  subsisté. 
Yoici  la  teneur  de  cetle  lettre. 

On  falt  reniarquer  d’abord,  « qu’ll  y a longtenips  que  plu- 
sieurs  personnes  dévotes  et  judicieuses  en  France,  ont  témoigné 
souhalter  que  iious  einployassions  dans  nos  exercices  de  piété 
une  version  des  psaunies  plus  correcte  et  j)lus  conforme  a l’u- 
sage  de  nolre  langue  et  de  notre  siécle , que  la  version  de 
IMarot  et  de  Béze.  Elle  est  devenue  par  le  temps,  non-seule- 
menl  rude  et  désagréable , mais  encore  obscure,  absurde  et 
méme  bmrlesque  en  bien  des  endroits;  et  qui  pis  est,  beaucoup 
de  mots  et  d’expressions  ne  signifient  plus  maintenant  ce  qu’ils 
signifiaient  aulrefois,  et  ils  porlent  dans  Fesprit  des  idées  sales 
et  profanes.  Les  ennemis  de  nolre  religion  saisissent  ces  en- 
droits pour  nous  lourner  en  rldicule.  I!  Importe  donc  de  ne 
donner  j)lus  de  prise  a leiirs  méchantes  satires.  Nos  formulaires 
de  dévolion  ne  doivent  rien  avoir  de  barbare,  d’équivoque,  et 
encore  moins  de  ridicule.  Il  est  donc  a souliaiter  (jue  FEglise 
de  Geneve,  qui  est  la  principale  des  Eglises  rélbrmées  ou  Fon 
se  sert  de  la  langue  fram;aise,  aulorise  par  son  exemple  un  cban- 
gement  si  utile.oLa  lettre  est  du  10  mai  1688,  etsignéeRebou- 

* Hécit  de  la  inaiiiére  dout  les  psanmes  de  David,  retoucliés  par  M.  Con- 
rart,  oiil  été  iiitroduits  dans  l’Égli^e  de  Geneve.  Brocliure  de  31  pages  in-i». 


441 


iet,  pasteur  de  TÉglise  francaise  de  Zurich,  et  de  dix  ou  douze 
ministres  réfugiés,  entre  lesquels  est  M.  J.  Daillé,  fils,  ministre 
de  1'Église  réformée  de  Paris. 

Quoique  les  raisons  employées  dans  cette  lettre  soient  ex- 
trémement  fortes,  on  con^oit  aisément  qu’il  y avait  plusieiirs 
personnes  qui  irouvaient  quelque  inconvénient  a faire  ce  chan- 
gement.  On  trouva  donc  a propos  de  laisser  encore  écouler 
quelque  temps,  pour  les  y préparer  insensiblemenl.  On  fit  en- 
suite  a Geneve  une  edition  de  ces  psaumes  retouchés.  Gela 
donna  lieu  a avoir  le  sentiment  des  autres  Églises,  qui  presque 
toutes  écrivirent  des  lettres  d’approbation  et  d’encourageraent. 
Enfin,  apres  tous  les  préliminaires  nécessaires,  on  se  détermina 
a se  servir  de  ces  psaumes  dans  les  temples.  Ce  fut  le  premier 
dimancbe  de  novembre  de  Fan  1698,  qu’on  commen^a  a les 
ehanter  publiquement  a Geneve. 

Lorsqu’on  eut  vu  le  succés  de  ces  nouveaux  psaumes,  ia 
Compagnie  des  Ministres  de  Geneve  écrivit  aux  autres  Églises 
ime  lettre  circulaire  ou  elle  donne  les  principales  raisons  de 
ce  cbaugement.  Elle  est  du  12  janvier  1700. 

On  recut  ensuite  quantité  de  réponses  des  Églises  réformées, 
qui  marquaient  qu’elles  approuvaient  ce  que  nous  avions  fait^ 
et  plusieurs  méme  disent  qu’elles  se  disposent  a faire  la  méme 
chose. 

L’Église  de  Neuchåtel  répond  qu’ils  ont  marqué  le  premier 
dimancbe  du  mois  d’aout  1700  pour  Fintroduction  de  ces 
psaumes.  Celle  de  Båle  le  dimancbe  6 octobre  de  la  méme 
année.  Les  Églises  fran^aises  de  Berlin  et  de  Hesse-Gassel  ne 
tardérent  pas  a suivre  cet  exemple. 

Vous  jugez  bien.  Monsieur,  qu’il  doit  s’étre  trouvé  bien  des 
particuliers  de  mauvaise  humeur  contre  ce  changement.  Il  faut 
mettre  dans  cette  classe  un  certain  nombre  de  vieillards.  Outre 
qu’ä  cet  åge-la  on  se  déclare  en  général  contre  toutes  les  nou- 
veautés,  il  faut  convenir  qu  il  était  fåcheux  a des  gens  qui  avaient 
appris  dans  leur  enfance  les  anciens  psaumes,  de  ne  pouvoir 


442 


plus  en  faire  usage  sur  la  fm  de  leur  vle,  qui  esl  le  point  ou 
Ton  a le  plus  de  besoin  de  se  soutenir  et  de  se  consoler  par 
ces  pieux  canliques. 

Outre  faccoutumance,  il  y a encore  des  gens  qui  trouvent 
quelque  chose  de  vénérable  dans  les  expressions  anciennes 
qu’ils  n’entendent  plus  : sembiabies  a ces  anciens  Romains,  qui 
avaient  un  respect  superstilieux  pour  de  vieux  mots  de  leur 
langue,  et  qui  se  firent  un  scrupule  de  rien  toucher  aux  vers 
saliens,  quoiqifon  ne  les  entendit  plus. 

Mais  ces  bizarreries  de  quelques  particiiliers  doivenl  étre 
comptées  pour  rien.  Il  est  vrai  que  le  ..synode  des  É glises  Val- 
lones,  qui  se  tinl  a Rotterdam  en  septembre  1700,  aurait  voulu 
qifon  se  fut  contenté  de  faire  quelques  petits  changements 
dans  les  vieux  psaumes,  et  qifon  en  conservåt  le  fond;  mais 
dans  la  suite  ces  Églises  se  sont  conformées  a toutes  les  autres. 

Nous  voila  donc  depuis  longlemps  a couvert  des  railleries 
de  nos  adversaires,  surtout  dans  notre  Église  de  Geneve.  Ce- 
pendant  févéque  de  Marseille  ifa  pas  laissé  de  revenir  a la 
charge.  de  nos  jours.  Il  a feint  dhgnorer  ce  changement,  afm 
d’avoir  lieu  de  noiis  insulter  de  noiiveau.  Il  y a environ  dix  ans 
qu’il  donna  un  mandement  a foccasion  de  deux  sermons  qui 
furent  prononcés  a Geneve  en  1735,  (]ui  était  Fannée  du  second 
jubilé  de  la  reformation.  Son  instruction  pastorale  est  un  tissu 
d’invectives  contre  notre  religion.  Il  n’épargne  pas  nos  psaumes, 
et  transcrit  deux  couplets  de  ceux  de  Béze,  qu  il  a trouvés  bas 
et  rampants.  Voila,  dit-il,  ce  qu’on  chante  a Geneve.  Il  y avaitce- 
pendant  environ  quarante  ans  qu’ils  avaient  étéretouchés,etqu’on 
en  avait  changé  le  style  gaulois  qui  en  faisait  tout  le  ridicule.  Le 
prélat  a fait  semblant  de  n’en  rien  savoir.  Il  est  vrai  qu’aprés 
coup,  il  met  a |a  fm  de  son  mandement  un  petit  avis,  pour  aver- 
tir  qu’il  a appris  de{»uis  que  les  psaumes  ne  se  chanlent  plus  a 
Geneve  dans  ce  vienx  langage;  mais  peu  de  personnes  feront 
attention  a favertissement,  et  le  irait  ridicule  aura  déja  fait  son 
effet.  Ce  sont  la  de  ces  fraudes  pieuses  fort  ordinaires  au  prélat, 


443 


et  qu’il  compte  que  Tintention  rectifie.  Tout  cela  tend  ad  ma- 
jorem  Dei  gloriam  : c’est  la  devise  des  RR.  PP.  jésaites  ses 
bons  amis. 


B.  La  musique  des  Psaumes. 

(Goudimel,  Bourgeois,  Ciaudin  onl  tous  Iravaillé  a la  musique  des  psaumes;  les  airs  de 
France  iront  pas  été  adoplés.  — Gravilé  de  cette  harmoiiie : elle  contraste  avec  la  mu- 
sique legére,  copiée  d’airs  badiiis  ou  inconveuanls  adoptée  par  quelques  catholiques, 
comme  labbé  Pellegrin  et  le  pére  Martial  de  Brive.) 

{Journal  Helvétique,  Aout  1745.) 

Monsieur  , 

Rien  de  plus  difficile  que  de  dire  précisémeiit  de  quelle  main 
soni  les  airs  de  nos  psaumes.  Ceux  qui  en  ont  parlé  sont  presque 
tous  partagés  la-dessus. 

Florimond  de  Rémond  , dont  on  ne  doit  pas  tout  ä fait  négli- 
ger  le  témoignage , malgré  son  esprit  de  partialité  et  sa  haine 
contre  nous , dit  « que  Calvin  eut  soin  de  mettre  les  psaumes 
entre  les  mains  des  plus  excellents  musiciens  qui  fussent  en  la 
chrétienté,  entre  autres  de  Goudimel,  et  d’un  autre  nommé  Bour- 
geois , pour  les  coucher  en  musique.  » De  Thou  a dit  de  méme 
« que  Goudimel  avait  mis  en  musique  les  psaumes  de  Marot  et  de 
Béze,  te!s  qu’ils  se  chantentchez  les  réformés.  » Mais  d’ autres 
ont  dit  que  ce  fut  Ciaudin  le  jeune,  aussi  excellent  musicien, 
qui  composa  la  musique  de  nos  psaumes. 

Il  serait  aisé  de  concilier  ces  dilFérents  témoignages , si  Ton 
s’en  rapportait  a Yarillas,  dans  son  Histoire  de  Charles  IX,  qui 
prétend  que  Goudimel  et  Ciaudin  le  jeune  n^étaienl  qu’une 
méme  personne  qui  avait  deux  noms  dilFérents;  maisM.  Bayle 
a prouvé  clairemenl  que  cet  historien  s est  trompé  en  confondant 
ainsi  ces  deux  musiciens 


* Diction.  critique,  artide  Goudimel. 


444 


Une  autre  conciliation , plus  commode  et  plus  nalurelle , c’est 
de  dire  quils  y oiU  travaillé  tous  deux.  On  peut  aussi  supposer 
que  Glaudin  le  jeuiie  a composé  la  musique  simple , et  que 
Goudimel  a donné  cette  musique  a qualre  parties.  Le  martyro- 
loge  des  protestants  dit  « que  Glaude  Goudimel,  excellent  mu- 
sicien,  avait  travaillé  heureusement  sur  les  psaumes  de  David  en 
frangais,  la  plupart  desquels  il  a mis  en  musique,  en  forme  de 
mottets,  a qualre,  cinq,  six  et  huit  parties;  qinl  fut  tué  a Lyon 
dans  le  massacre  de  1572,  mais  que  son  travail  sur  les  psaumes 
rendra  toujours  sa  mémoire  chére  aux  réformés.  » 

Pour  le  musicien  nommé  Bourgeois  , a qui  Florimond  de 
Rémond  a aussi  donné  quelque  part  a la  musique  des  psaumes, 
De  Pours  nous  apprend  que  son  nom  de  baptéme  était  Louis, 
et  qiéil  avaii  mis  en  musique  quatre-vingt-trois  psaumes,  a 
qualre,  cinq  et  six  parlies,  imprimés  h Lyon  en  1561 , et  qu’il 
avait  aussi  composé  un  livre  intitulé : Le  droit  ckemin  de  musi- 
que ^ imprimé  a Geneve  Tan  1550. 

Il  est  bon  de  remarquer  que,  quand  les  psaumes  de  Marot 
parurent,  ils  ne  furent  pas  d’abord  mis  en  musique;  ceux  qui 
les  chantaient  leur  adaptaient  quelque  air  déja  connu.  Des  que 
les  musiciens  y eurent  mis  la  main,  cette  musique  souffrit  méme 
quelques  changements.  Dans  la  premiére  édition  des  psaumes 
de  Marot,  faite  a Geneve,  avec  la  liturgie,  il  y a quelque  diffé- 
rence  dans  le  cbant  d’avec  nos  psaumes  d’aujourd’hui. 

Ne  vous  sernble-t-il  pas.  Monsieur,  que  voila  des  éclaircis- 
sements  suffisants  sur  les  auteurs^de  la  musique  de  nos  psau- 
mes? Malheureusement  nous  allons  nous  trouver  entiérement 
dépaysés  par  une  anecdote  que  M.  Bayle  nous  fournit  dans  son 
Dictionnaire,  et  qui  lui  a été  communiquée  par  M.  Gonstani,  de 
Lausanne,  son  ancien  ami. 

Yoici  donc  Textrait  d’une  lettre  que  ce  juofesseur  de  théolo- 
gie  lui  écrivit  sur  la  musique  de  nos  psaumes  : 

« J’ai  déterré  une  chose  assez  curieuse,  c’est  un  témoignage 
que  M.  de  Béze  donna  de  sa  main,  et  au  nom  de  la  Gompagnie 


445 


ecclésiaslique , äGuillaiime  Franc,  le  2 novembre  1552,  ou  il 
déclare  que  c’est  lui  qiii  a mis  le  premier  en  musique  les  psau- 
mes  comme  on  les  chante  dans  nos  églises , et  j’ai  encore  un 
exemplaire  des  psaumes  imprimés  a Geneve  ou  est  le  nom  de 
ce  Guillaume  Franc,  et  outre  cela  un  privilége  du  magistrat, 
signé  Gallalin , en  1 564 , ou  il  est  aussi  reconnu  pour  Tauteur 
de  cette  musique.  » 

M.  le  professeur  Ruchat  a dit  Féquivalent  \ mais  sur  des  mé- 
moires  de  Plantin  qui  se  sont  troiivés  fautifs.  Ayant  eu  depuis 
peu  quelque  défiance  la-dessus,  il  a cherché  a voir  le  témoi- 
gnage  méme  de  Béze.  On  le  lui  a communiqué,  et,  a la  premiére 
lecture , il  a été  convaincu  que  M.  Constant  lui  a fait  dire  tout 
autre  chose  que  ce  qui  s’y  trouve,  et  c’est  d’aprés  lui  que  je  vais 
rectifier  Tanecdote. 

On  cite  deux  preuves  pour  attribuer  a Franc  la  musique  de 
nos  psaumes.  La  premiére , c’est  le  témoignage  de  Béze , qu’il 
donna  comme  recteur  en  1552;  mais  on  ny  trouve  rien  de 
semblable.  Il  roule  uniquement  sur  la  pauvreté  du  chantre , sur 
le  triste  état  de  sa  famille , le  peu  de  santé  de  sa  femme,  la  mo- 
dicité  de  sa  pension , qui  ne  suffisait  pas  pour  Tentretenir  lui 
et  ses  enfan  ts. 

L’autre  preuve  est  une  édition  de  psaumes  imprimés  å Ge- 
néve,  avec  le  nom  de  Guillaume  Franc,  ou  Ton  voit  a la  téte 
un  privilége  du  magistrat  de  Genéve,  qui  le  reconnait  pour  Tau- 
teur  de  cette  musique. 

Si  M.  Constant  a eu  un  exemplaire  de  ces  psaumes,  nous  en 
avons  aussi  un  dans  notre  bibliothéque  publique;  ainsi  nous 
pouvons  en  parler  avec  connaissance  de  cause.  Le  privilége  dit 
simplement:  « Qu’il  est  permis  a Guillaume  Franc,  chantre  en 
FÉglise  de  Lausanne,  de  faire  imprimer  les  psaumes  de  David , 
mis  en  rime  fran^oise  par  C.  Marot  et  Théodore  de  Béze , et  y 
ajouter  les  chants  quil  a faits  nouveaux  sur  aucuns  d’iceux.  » 

’ HLst.  de  la  Réformation,  tome  VI,  p.  535. 


446 


Yoici  ce  que  c’est  que  ces  chants  nouveaux,  comme  il  1’explique 
lui-méme  dans  la  préface. 

11  y déclare  que,  dans  cette  édition  des  psaumes,  il  a retenu 
les  chants  usités  dans  FEgiise,  et  il  loue  le  travail  des  musiciens 
qui  les  ont  composés ; il  trouve  seulement  quelque  inconvénient 
a faire  servir  le  méme  chant  a plusieurs  psaumes.  La  raison 
qiFon  avait  eue  pour  faire  servir  quelques-uns  des  airs  des 
psaumes  de  Marot  pour  quelques  psaumes  de  la  version  de  Béze, 
c’est  apparemment  parce  que  le  peuple  les  savait  déja  et  y était 
accoutumé.  Mais  Franc  trouva  que  c’élail  pousser  trop  loin 
Féconomie  que  d’employer  un  méme  chant  pour  plusieurs  psau- 
mes; il  y fait  remarquer  cet  inconvénient,  c’est  qu’une  per- 
sonne  qui  arrive  dans  Féglise  apres  que  le  psaume  est  com- 
mencé,  ne  peut  pas  deviner  quel  psaume  Fon  chante.  Il  composa 
donc  une  musique  nouvelle  pour  trente  ou  quarante  psaumes, 
qui  encore  n*a  pas  pris,  car  FÉglise  de  Lausanne  se  couforme 
a cet  égard  aux  autres  Églises.  Apres  cela  fions-nous  aux  anec- 
dotes ! 

Je  ne  sais , Monsieur,  si  vous  vous  rappelez  que  Maimhourg 
s’avisa  de  critiquer  la  musique  d(‘  nos  psaumes.  « Ils  furent  mis 
en  musique,  dit-il,  en  un  certain  air  de  chanson  mol  et  effé- 
miné,  qui  n’a  rien  de  dévot  et  de  majestueux  *.  » Cette  critique 
n’est  point  du  tout  fondée.  Comme  nos  psaumes  sont  de  diffé- 
rents  caractéres,  le  chant  en  est  fort  varié,  mais  toujours  as- 
sorti a la  nature  du  sujet.  Les  psaumes  pénitenciaux,  par  exem- 
ple  le  VP,  le  LI®  et  d’aulres  de  ce  genre,  ont  un  air  languissant 
et  triste,  qui  marque  la  compoiiction  et  la  douleur ; les  psaumes 
de  louange  et  d’actions  de  gråces  ont  un  chant  plus  animé.  Le 
XIX®,  ou  David  admire  les  ouvrages  du  Créateur  qui  publient 
sa  gloire,  a quelque  chose  de  gai  et  de  libre,  mais  rien  de  mou 
et  d’efféminé. 

On  sait  quon  emplova  a cette  musique  les  plus  habiles  mai- 


* Hist.  du  Calvinisme,  p.  98. 


tres  de  ce  (emps-la,  et  quelle  fut  irouvée  fort  belle.  Voici  ce 
qu’en  a dit  un  fort  bon  juge : « Les  airs  de  ces  psaumes , qui 
furent  composés  par  de  savants  musiciens,  se  font  admirer  en- 
core  aujoiird’hui  par  ieur  variété , et  par  la  proportion  harmo- 
nieuse  qu’ils  ont  avec  la  matiére.  Le  temps,  qui  n’épargne  pas 
ieschants,  non  plus  que  les  autres  clioses,  semble  n’oser  tou- 
cher a ceux-la  » 

Mairnbourg  était  un  imprudent  de  toucher  cette  corde,  et  de 
reprocher  a nos  psaumes  un  certain  air  de  chanson  mol  et  elfé- 
miné.  C’est  précisément  chez  les  catholiques  romains  que  se 
trouve  Tusage  de  choisir  des  airs  profanes,  des  airs  de  chansons 
bachiques,  ou  de  chansons  tendres  et  amoureiises,  pour  les 
appliquer  a des  cantiques  spirituels;  je  ne  parle  pas  du  vieux 
temps,  ou  nos  bons  aieux  ne  se  faisaient  aucun  scrupule 
de  méler  le  sacré  avec  le  profane.  On  a des  Noéls  et  des  canti- 
ques de  Tabbe  Pellegrin  sur  Tair  des  vaudevilles  les  plus  com- 
muns  et  des  chansons  les  plus  tendres  de  Topéra  Ce  poete  est 
de  nos  jours;  il  préseiita  encore  au  roi  de  France  des  vers  sur 
sa  convalescence  au  mois  de  septembre  de  Tannée  derniére , et 
je  n’ai  pas  appris  sa  mort  depuis  ce  temps-la.  Il  y a apparence, 
Monsieur,  que  son  recueil  de  cantiques  spirituels  ne  vous  est 
pas  tombé  entre  les  mains.  Pour  vous  en  donner  une  idée , je 
vais  transcrire  ici  quelques-uns  de  ses  chants. 

On  y trouve  une  chanson  spirituelle  sur  ces  paroles  de  saint 
Marc,  chap.  XIII : Veillez  el  priez , car  vous  ne  savez  pas  Flieure 
de  votre  mort ; sur  Tair  : 

Qii’il  est  doux  d’étre  aimé  d’une  bergére  aimable ! 

Gantique  CXLVI : Pour  quelle  fin  nous  avons  été  créés^  et  un 
autre  sur  ces  paroles  de  saint  Matthieu,  VI : N’affectez  point  de 
faire  vos  bonnes  oeuvres  devant  les  liommes;  Tun  et  Tautre  sur 
Tair : 

^ Préface  des  Psaumes  de  Gonrart. 

Nouveaux  Noels,  et  Chansons  spirituelles  sur  des  airs  d’opéra,  et  vau- 
devilles trés-connus,  par  Fabbé  Pellegrin.  A Paris  1715. 


448 


Tout  cela  m’est  indifférent. 

Ce  chant  revient  souvent  sur  les  sujels  les  plus  intéressants 
de  la  religion ; il  est  trés-bien  assorti  aux  choses  donl  on  ne  se 
soucie  guére ; il  donne  a celui  qui  le  chanle  un  air  de  dégage- 
ment  et  d’indifférence  trés-expressif.  Jugez  si  les  vérités  et  les 
maximes  de  la  religion  doivent  étre  chantées  sur  ce  ton-la ! 

Cantique  CL : Que  mus  devons  recourir  å Dieu  dans  toutes 
nos  affticlions ; sur  Tair  : 

Un  inconnu  pour  vos  beaiix  yeux  soupire. 

Cantique  CLV:  En  (juoi  consiste  la  véntable  dévolwn^  et  le 
CCXII  sur  le  psaume  VII:  Le  Seigneur  sonde  les  murs  et  les 
reins ; sur  Tair  : 

Réveillez-vous  belle  endormie. 

Cantique  CCIV : Qui  fait  le  péché  est  esclave  du  péché ; 
Jean  VIII;  sur  l’air  : 

Un  tendre  engagement  va  plus  ]nin  qu’on  ne  pense. 

Je  ne  saurais  me  résoudre  a en  rapporter  davantage.  Ces 
titres  seuls  ne  peuvent  que  révolter  toute  personne  sage;  ceux 
qui  connaisseni  un  peu  Tesprit  humain  savent  Teffet  des  idées 
accessoires.  L^abbé  Pellegrin  n"avait-il  donc  jamais  lu  le  chapi- 
tre  de  [’Ärt  de  pensei\  sur  ce  sujet  ?Prenez  1’air  d^une  clianson  ten- 
dre ou  bachiqiie , et  appliquez-le  a un  cantique  sur  la  religion ; 
vous  ne  sauriez  le  chanter  sans  rappeler  dans  votre  esprit  les 
idées  de  galanterie  ou  de  débauche  de  la  clianson  originale. 
Nous  avons  déjä  assez  de  pencliant  a nous  distraire,  en  nous 
occupant  des  matiéres  de  la  religion.  Si  vous  les  mettez  en  vers 
et  en  clianson  sur  Tair  de  quelques  poésies  badines  qu’on  a ac- 
coutumé  de  chanter,  le  cliant  seul  réveillera  dans  votre  esprit 
ce  qiUil  y a de  plaisant  et  de  badin  dans  la  chanson  primitive. 
S’ilya  despenséesgaillardes  et  licencieuses,  elles  viendront  aussi 
se  présenter  au  milieu  de  votre  chant  dévot,  sans  que  vous  soyez 


449 


les  maitres  de  Fempécher.  Outre  les  fåcheuses  dislraclions  que 
Ton  cause,  par  la  liaison  qu’il  y a erUre  certaines  idées  dans 
nolre  cerveau,  il  est  ciair  que  les  matiéres  de  ia  religion  per- 
dent  encore.  par  ces  accompagnements,  beaucoup  de  leur  ma- 
jesté  et  de  leur  grandeur.  « Il  faut,  dit  M.  Bayie  {Diction.  art. 
Arius),  éviter  soigneusemenl  Timitation  des  airs  du  Pont-Neuf 
dans  les  cantiques  spiriluels ; autrement  on  expose  la  religion 
au  mépris  et  a la  risée.  » 

On  aurait  bien  eu  besoin  de  ce  sage  avis  dans  le  siécle  passé. 
Nous  trouvons  quelquefois  dans  les  bibliotbéques  des  curieux 
des  recueils  de  ce  genre  dont  on  ne  peut  que  rougir,  des  can- 
tiques spirituels  sur  les  airs  les  plus  libertins  de  la  cour,  ou  sur 
des  chansons  de  cabaret.  On  peut  mettre,  au  premier  rang,  des 
cantiques  de  la  fa^on  d’un  révérend  pére  jésuite,  <<  imprimés  a 
Paris  chez  Florentin  Larabert,  a Timage  de  saint  Paul  devant 
saintYves. » Un  dévot  capucin,  marchant  sur  ses  traces,  a donné 
aussi  au  public  un  recueil  des  plus  curieux  dans  ce  genre ; il  se 
nomme  le  pére  Martial  de  Brive.  C’est  la  que  Ton  trouve  Les 
soupirs  de  Lépoiix  céleste^  sur  Tair  des  Enfarinés;  Des  dialogues 
enlre  Vhomme  et  Satan  ^ sur  celui  de  Vous  y perdez  vos  pas^ 
Nicolas;  el  un  Délaisseinent  de  toules  ckoses , sur  Fair: 

Ce  que  fait  et  que  défeiid 

L’Archevéque  de  Rouen. 

Si  vous  en  voulez  voir  davantage,  Monsieur,  je  vous  renvoie 
a la  réponse  de  M.  Jurieu  au  pére  Maimbourg.  Vous  y trouvez 
un  écbantillon  des  Cantiques  spirituels  de  Colletet,  imprimés  a 
Paris  en  1 660,  sur  des  airs  de  vaudeviiles  si  gaillards,  ou  plutöt 
si  obscénes,  que  M.  Jurieu,  en  les  indiqiiant,  s’est  vu  obligé  de 
laisser  quelques  mots  en  blanc,  la  pudeur  ne  lui  permettant  pas 
de  les  désigner  autrement  que  par  des  poinls  \ G’est  assurément 
faire  gråce  a une  semblable  musique , que  de  Fappeler  simple- 
ment  molle  et  efféminee. 

^ Apologie  pour  les  Héforimt.  Torne  I,  p.  128, 


29 


450 


XI 

ORIGINE  DE  L’IMPRIMERIE  A GENEVE,  ET  LIVRE  DE  SA- 
PIENGE  IMPRIMÉ  DANS  GETTE  VILLE  EN  1478,  NOU- 
VELLEMENT  AGQUIS  PAR  LA  BIBLIOTHÉQUE. 

(Erreur  de  Ihichat,  sur  l’origiiie  de  rimprinierie  å Geneve,  réfulée,  — Le  livre  des  saiiils 
Anges,  premiére  produclion  des  presses  genevoises.  — Livre  de  Sapience,  inconnu  aux 
bibliographes:  son  auleur,  son  but,  son  analyse  délaillée,  crilique  el  anecdolique.) 

(Bibliothéque  Germanique,  tome  XXI,  année  1731). 

Monsieur  , 

Vous  me  parutes  surpris  derniérement  de  ce  que  rimprimerie 
a pénétré  si  tard  dans  Geneve ; elle  n’y  est,  me  dites-vous  alors, 
que  des  le  seiziéme  siécle.  Yoiis  citåtes,  pour  garant  de  cette 
dale,  M.  Rucliat,  dans  son  Ilistoire  de  la  Ré formation  de  la  Suisse. 
J’ai  examiné  Tendroit,  et  je  Tai  trouvé  tel  que  vous  Taviez  dit. 
11  recherche  lannée  que  Timprimerie  sest  introduite  dans  les 
principales  villes  de  Suisse ; il  vient  ensuite  a Geneve.  « Geneve, 
dit-il,  a eu  une  imprimerie  des  le  commencement  du  seiziéme 
siécle;  j’ai  vu  un  missel,  ajoute-t-il,  imprimé  å Genéve  Tan 
1505,  par  JeanBelot,  natif  de  Rouen,  par  ordre  d’Aymon  de 
Montfaulcon , évéque  et  comte  de  Lausanne , et  administrateur 
de  Teveché  de  Genéve , comme  porte  la  derniére  feuille.  Aprés 
Jean  Belot,  on  vit  a Genéve  un  imprimeur  allemand,  nommé 
Wygand-Koln , natif  de  Franconie;  j'ai  les  Constilulions  syno-- 
dales  du  diocése  de  Lausanne , imprimées  ä Genéve  cliez  cet 
liomme-la,  par  ordre  de  Tévéque  Sébastien  de  Montfaulcon, 
Tan  1523,  en  caractére  gotliique.  » 

L’autorité  d’un  historien  aussi  exact  que  Fest  M.  Rucliat, 
doit  ctre  d’un  grand  poids,  et  je  ne  suis  pas  surpris  qiFelle  vous 
ait  imposé  ; cependant,  il  est  constant  qiFil  a retardé  de  plus  de 


451 


vingt  années  Fétablissement  de  Fimprimerie  dans  notre  ville, 
Une  petite  méprise  comme  celle-la  ne  peut  faire  aucun  tort  a 
cet  habile  bomme ; on  lui  rend  la  justice  que , poiir  Fessentiel , 
son  histoire  est  des  plus  fidéles.  Je  me  flatte  qu’il  ne  trouvera 
pas  mauvais  que  j’indique  ici  quelques  titres  de  llvres  imprimés 
a Geneve  avant  le  seiziéme  siécle. 

Le  premier  ouvrage  imprimé  a Geneve,  est  le  Livré  des  saints 
anges  ^ achevé  d’imprimer  le  23  mars  1478;  c’est  un  in-folio, 
que  quelques  auteurs  ont  attribué  au  Cardinal  Ximénés , pour 
n'avoir  pas  pris  garde  qu’a  la  derniére  page  il  est  dit  que  ce 
livre  a été  composé  en  1392,  c’est-a-dire  longtemps  avant  la 
naissance  de  Ximénés. 

En  1480,  on  imprima  aussi  a Geneve  la  Légende  dorée  en 
latin , avec  le  nom  de  Fimprimeur,  per  Magisfrum  Adam  Steijn- 
schaber  de  Schumfordia;  in-folio. 

En  1490,  Passionale  Christi^  chez  Jaques  Ärnollet. 

En  1491,  Missale  ad  usum  Gebennensis  dyocesis,  per  Ma- 
gistrim Johannem  Fabri;  in-folio. 

En  1 495  , Fleurs  et  maniéres  des  temps  passés ; in-folio. 

La  méme  année,  Le  Fascicule,  ou  Fardelet  hystorial;  traduit 
de  latin  en  fran^ais  par  le  R.  P.  Farget  de  Fordre  des  Augus- 
tins; in-folio. 

En  1498,  Missale  completum  ad  usum  Calhedralis  Ecclesice 
Gebennensis^  avec  la  marque  de  Fimprimeur  L B.,  qui  est  appa- 
remment  Jean  Belot. 

La  méme  année , Les  sept  sages  de  Rome. 

Vous  voyez.  Monsieur,  que  voila  sept  ou  huit  livrés  imprimés 
ä Geneve  avant  le  seiziéme  siécle.  On  en  trouve  la  plupart  dans 
la  bibliothéque  de  cette  ville,  et  ceux  qui  ont  fait  Fhistoire  de 
Fimprimerie,  comme  Naudé,  La  Gaille  et  MaiUaire,  les  ont 
presque  tous  connus;  mais  en  voici  un  qui  a échappé  a la  re- 
cherche  des  curieux,  et  dont  je  vais  vous  donner  quelques  échan- 
tillons;  c’est  le  Livre  de  Sapience^  imprimé  a Genéve  Fan  1478, 
le  neuviéme  jour  du  mois  d^octobre , comme  le  porte  la  notice 


452 


qui  est  h fm.  Cest  un  folio,  sans  nom  d nnprimeur,  mais  qui , 
ä en  juger  par  le  caractére,  est  du  méme  que  le  Livré  des  anges; 
il  ny  a qu’environ  six  mois  d’intervalle  entre  fimpression  de 
ces  deux  ouvrages.  Uauleur  était  originairement  Guy  de  Roye, 
arcbevéque  de  Sens,  qui  le  composa  en  latin,  en  1388;  mais 
il  fut  ensuite  traduit  et  augmenté  par  un  religieux  de  Tordre  de 
Cluny,  dont  on  ne  sait  pas  le  nom.  Ce  Livre  de  Sapience  ne  doit 
pas  se  confondre  avec  VOrloge  de  Sapience,  translaté  de  latin 
en  frangois,  et  imprimé  in-folio,  par  Antoine  Yérard,  libraire 
de  Paris,  en  1493;  ce  sont  deux  ouvrages  tout  différents.  On 
peut  les  confronter  dans  la  bibliotbéque  de  Geneve,  ou  on  les 
trouve  Tun  et  l autre. 

Le  Livre  de  Sapience  est  une  explicalion  du  Pater,  du  Credo, 
du  Décalogue  el  des  Commandements  de  VEglise , a la  maniére 
de  ce  lemps-lä.  Le  but  de  Tauteur,  comme  il  en  avertit  des  le 
comniencement,  est  de  fournir  des  malériaux  aux  pasteurs  pour 
instruire  leur  troupeau.  « Il  a travaillé  surtoul , dit-il,  pour  les 
simples  prestres,  qui  n^entendent  ni  le  latin  ni  les  escriptures.  » 
Pour  rendre  sensibles  ses  legons,  il  les  appuie  de  quantité 
d’exernples  lout  a fait  populaires , et  c/est  ce  qui  fait  le  caractére 
de  son  livre;  on  y voit  partout  une  naiveté  qui  fait  plaisir,  quel- 
quefois  méme  il  a des  traits  assrz  divertissants ; car,  dans  ce 
siécle-la,  il  fallait  instruire  et  faire  rire  en  méme  temps. 

Ge  bon  bomme  avait  fort  a coeur  rinstruction  du  peuple.  Dans 
divers  endroits  de  son  livre,  il  gémil  de  la  négiigence  des  pas- 
teurs de  son  temps,  qui  n’instruisaient  point  leur  troupeau.  Sur 
cei  artide , il  prend  fort  son  sérieux ; en  expliquant  le  Pater, 
quand  il  en  est  au  pain  quotidien,  il  décbarge  son  coeur  a cet 
égard.  Apres  avoir  parlé  du  pain  corporel , il  dit  qu  ii  y a aussi 
un  pain  spirituel  que  nos  péres  spirituels  doivent  nous  doimer. 
« Les  peres  espiriluels,  dit-il,  sont  les  prelas  et  les  prestres  qui 
nous  doibvent  donner  le  pain  espiriluel , c’est  la  doctiine  de  la 
sainte  escripture,  si  comme  Dieu  leur  commande  en  levangille. 
Mais  las!  le  monde  est  tout  plain  de  prestres,  et  il  y en  a peu 


453 


qui  veullent  dire  la  parole  de  Dieu ; helas  ! que  diront  plusieurs 
prestres  au  jour  du  jugement,  qui  ont  prise  Tordre  de  prestrise, 
et  toutefois  ils  n’ont  point  de  honte  de  vivre  désordonnément. 
Pour  lesquieulx  dit  le  Sage  que  les  mauvais  prestres  sont  la 
rujne  du  peuple,  par  les  mauvais  exemples  qu’ils  leur  donnent. 
Tu  ne  les  trouveras  pas  en  leglise  pour  enseigner  le  peuple,  mais 
pour  recepvoir  les  offrandes.  Et  aussi  les  trouveras  avec  les 
tourhes  de  gens  dissolus  et  plains  de  mauvaises  meurs , et  ne 
les  congnoitras,  ne  verras  differens  de  Thabit  des  hommes  secu- 
liers,  auxquels  ils  dussent  enseigner,  et  riens  n’en  font,  mais  sont 
es  jeux  et  es  esbatemens  plus  dissolus  souvant  que  ne  sont  les 
aultres  en  dis  et  en  fais.  Illecques  jurent  et  se  parjurent,  et  dient 
de  mauvaises  parolles,  et  des  mors  et  des  vifs.  Les  rentes  et  les 
revenues  demandent  plusieurs  foys  rigoureusement,  et  plusieurs 
foys  en  font  grans  dommaiges  aux  pouvres  gens,  et  dient  de 
grandes  villainies,  et  prenent  aulcune  foys  a deux  mains.  Ils  sont 
vestus  de  la  laine  des  brebis  de  notre  Seigneur,  et  menguent  la 
chair,  et  puis  les  laissent  mourir  de  fain  sans  repaistre  de  la  pa- 
rolle de  notre  Seigneur  comment  ils  sonl  tenus.  De  laquelle  pa- 
rolle plusieurs  ne  scevent  gaires,  mais  vont  en  tavernes  et 
boivent  et  gormandent,  et  souvent  se  entrebattent,  et  vivent 
luxurieusement,  et  despendent  bien  mauvaisement  les  biens  des 
trespassez,  etpetitement  en  font  leur  devoir...  Au  moins,  dit  saint 
Gregoire,  s'ils  n’ont  Science  pour  prescher  et  le  peuple  ensei- 
gner,  si  vivent  bonnement  et  tiennent  vie  de  innocence  pour 
donnerbon  exemple...  Mais  plusieurs  en  y a si  dissolus,  que  c’est 
grand  pitié  pour  leur  mauvaise  vie  et  mauvais  exemple  qu  ils 
montrent  au  monde,  car  ils  tuent  ceulx  qu’ils  deussent  viviber, 
dont  ils  en  rendront  estroit  compte  au  jour  du  jugement  a notre 
Seigneur.  » 

Lai  abrégé  ce  portrait,  qui  est  beaucoup  plus  étendu  dans 
notre  auteur,  et  je  viens  ä sa  conclusion  : « Par  les  paroles 
dessus  dites  nous  demandons  a notre  Seigneur  Jesu-Christ  qubl 
nous  donne  le  pain  de  salut  et  de  doctrine,  lequel  les  prestres 


454 


ne  nous  veullent  donner,  et  disons  ipanem  nostnm  cotidiamm; 
Pére,  donne  nous  le  pain  corporel,  et  fay  germer  la  terre  et  porter 
fruit  pour  nous  soustenir  corporellement,  et  nous  donne  le  pain 
espirituel,  c’est  assavoir  inspire  nos  prelas  et  nos  prestres  de 
leglise,  que  la  doclrine  que  tu  leur  as  donnée,  ils  nous  la  vuellent 
distribuer  saigement  et  cliaritablement.  Et  si  ils  ne  le  vuellent 
faire,  veulles  nous  repaistre  par  la  divine  inspiration  de  ton  saint 
esperit , affin  que  par  toi  nous  puissions  avoir  le  pain  de  la  vie 
espirituelle  par  dedens,  lequel  il  nous  vuelle  distribuer  par  de- 
vocion.  Doncques  panem  nostrurn  cotidiamm  da  nohis  liodie.  » 

Il  n^est  pas  nécessaire,  Monsieur,  de*  vous;  remarquer  qu’a- 
lors  on  disait  réguliérement  Toi  a Dieu  dans  les  priéres.  Si  je 
voulais  faire  le  controversiste  a Toccasion  de  ce  passage,  ce  serait 
plutöt  pour  inférer  de  ce  portrait  des  ecclésiastiques  la  nécessité 
de  la  Réformation.  Gråce  a Dieu , le  clergé  a eu  lionte  de  ses 
déréglements  ; il  est  beaucoup  plus  réglé  aujourd’hui , surtout 
en  France.  On  y voit  un  nombre  considérable  de  pasteurs  éclai- 
rés  qui  prennent  soin  de  faire  connaitre  la  religion  ä ceux  qui 
leur  sont  soumis;  cependant  il  y a bien  encore  des  clioses  ä 
désirer  a cet  égard,  de  Taveii  des  catlioliques  romains  eux- 
mémes.  Il  n’y  a que  quelques  jours  que  je  lisais  une  réflexion 
qui  peut  naturellement  trouver  sa  place  ici ; je  Tai  tirée  d'un 
livre  irnprimé  a Paris  au  commencement  du  siécle  sous  le  liire 
de : Régles  de  la  bonne  et  solide  prédicalion. 

« Les  pasteurs,  dit  cet  auteur  sensé,  doivent  instruire  par 
eux-mémes  leurs  paroissiens ; il  y a pourtant  plusieurs  curés 
qui  négligent  de  satisfaire  a un  si  juste  devoir.  Et,  pour  me  ser- 
vir  d’une  coinparaison  familiére , comme  il  n’y  avait  autrefois 
que  les  dames  de  grande  qualité  qui  se  dispensaient  du  devoir 
de  nourrir  leurs  enfanls ; qu’ensuite  les  autres  dames  d’une  mé- 
diocre  qualité  les  ont  imitées,  et  qu’enfm  la  délicatesse  et  Tin- 
sensibilité  des  méres  envers  leurs  enfants  est  venue  a ce  point , 
qiéil  suffit  aujourd’hui  ä une  femme  d’une  condition  bien  mé- 
diocre,  d’étre  riclie  et  d’avoii  de  quoi  mettre  son  eiifant  en  nour- 


455 


rice,  pour  se  croire  exempte  de  la  loi  naturelle  de  le  nourrir ; de 
méme,  depuis  que  quelques  prélats  se  sont  relåchés  dans  la 
fonction  de  précher,  beaucoup  de  pasteurs  fort  au-dessous  d’eiix 
laissent  aussi  le  ministére  dela  prédication.» — La  période  est 
un  peu  longue ; mais,  dans  le  fond,  elle  est  fort  judicieuse.  Les 
pasteurs  qui  pourraient  instruire  et  qui  n’en  veulent  pas  prendre 
la  peine , sont  trés-dignes  de  la  censure  de  notre  auteur.  A 
Tégard  de  ceux  qui  manquent  de  lumiéres,  ne  pourraient-ils 
point  s’excuser  comme  ces  méres  qui  prennent  des  nourrices , 
parce  qu  elles  manquent  elfectivement  de  lait  ? Mais  il  y a bien 
de  la  différence;  pourquoi  se  sont-ils  cbargés  d’un  emploi  dont 
iis  ne  peuvent  pas  remplir  les  fonctions?  Le  seul  parti  qu’il  leur 
reste  a prendre,  est  de  résigner  le  bénéfice  ä des  gens  qui  s’en 
acquiltent  mieux  qu’eux , ou , s ils  y sont  encore  a temps , de 
travailler  a acquérir  les  lumiéres  qui  leur  manquent.  C’est  dans 
cette  vue  que  notre  ancien  auteur  du  Livré  de  Sapience  1’avait 
composé ; il  se  présentait  comme  une  source  ou  les  prétres 
ignorants  pourraient  puiser  sans  peine  et  sans  effort  ces  eaux 
salutaires,  ou,  pour  parler  avec  saint  Pierre,  le  lait  de  la  Pa- 
role  de  Dieu , pour  le  distribuer  ensuite  a ceux  qui  attendaient 
d’eux  cette  nourriture  spirituelle.  Reste  a voir  si  ce  lait  sy 
trouve  pur  et  sans  aucun  mélange  frauduleux ; c’est  ce  dont  je 
ne  veux  pas  étre  garant. 

Dans  son  Credo  on  trouve  déja  marcliandise  mélée ; il  ne 
saurait  s’empécher  de  fourrer  quelques  traits  de  légende  parmi 
les  principaux  artides  de  la  religion.  Décrivant  la  passion  du 
Sauveur,  il  le  représente  arrivé  au  Cahaire.  <(  La , dit-il , fut  le 
roi  des  ängels  despoullie  tout  nud  devant  tout  le  peuple,  couvert 
tant  seullement  dung  viel  suayre  environ  les  rains,  et  dient  au- 
cuns  que  ce  fut  une  piece  du  mantel  de  sa  doidce  mere  doulante 
qui  y estoit  presente,  qu’elle  coupa  pour  le  couvrir,  et  peult  eslre 
legierement  cru ; et  dient  que  en  tous  les  lieux  ou  le  crucifie- 
ment  est  paint  de  main  de  bon  maistre,  que  le  mantel  de  nostre 
Dame  et  le  drap  qui  est  environ  les  rains  de  nostre  Seigneur 


456 


doibvent  estre  d’une  couleiir.  » Il  dit  ensuile  « que  la  benoiste 
croix  en  qiioi  fust  crucifié  nostre  Seigneur,  fiist  de  quatre  bois, 
c’estassavoir  de  palme,  de  cedre,  de  cypres  et  dolive.  » Il  s’étend 
beaucoup  snrles  vertus  de  la  croix,  et  il  n’oiiblie  pas  le  secret  de 
saint  F.ouispour  passer  surement  sur  un  pont.  « SaintLovs  avoit 
de  coustume  que,  quant  il  passoit  par  dessus  quelque  pont,  il  disoit 
tousiours:  Surrcxi t dommus  de  sepulcro,  quipro  nohis  pependil  in 
Ufjno.  Et  disait : se  le  pont  est  de  ])ierre , je  ne  doubte  point  a 
passer,  car  le  sepulcbre  ou  nostre  Seigneur  fut  ensepvely  estoit 
de  pierre ; et  se  le  pont  est  de  bois,  je  ne  doubte  point  a passer, 
car  la  croix  ou  nostre  Seigneur  Jesu-Gbrist  fut  inis  pour  le  cru- 
cifier  estoit  de  bois,  et  par  ainsi  il  passoit  surement.  » L’effi- 
cace  du  signe  de  la  croix  vient  aussi  a son  tour.  Un  cbrélien  doit 
toujours  debuter  par  la  en  se  inettant  a table,  et  un  jour  il  en 
prit  mal  a une  religieuse  pour  Tavoir  oublié.  « Une  nonnain 
eutra  une  fois  en  son  jardin,  dit  notre  auteur,  et  vit  une  lettue, 
et  en  eult  voulente  d’en  mengier,  et  la  cueillit  lantost  et  la  inenga 
sans  faire  le  signe  de  la  croix,  et  lantost  elle  fut  prise  du  diable 
qui  entra  en  elle,  et  clieut  a terre;  ung  saint  homme  qui  avoit 
nom  Äcquin  vint  a elle  et  la  conjura,  et  tantost  le  diable  commenca 
a crier  et  a dire : Que  tay  je  fait?  je  mc  seoye  cy  sur  cette  lettue, 
elle  est  venue  et  ma  mors;  el  tantost  par  le  commandement  du 
saint  bonime  et  par  la  verlu  du  signe  de  la  croix,  le  diable  sen 
alla  et  la  laissa.  w 

On  nous  cite  saint  Grégoire,  dans  ses  dialogues,  pour  garant 
de  cette  bistoire.  Pour  mol,  je  la  trouve  fort  vraisemblable,  sur- 
tout  si  Ton  supposc  que  cette  lailue  était  une  laitue  pommée, 
les  enveloppes  redoublées  de  cette  plantc  étaient  fort  propres  a 
cacber  rembuscade,  et  favorisalent  les  mauvais  desseins  de  ren» 
neml. 

Je  n’ajoute  plus  qu'un  artide  du  Credo;  c’est  celui  du  juge- 
ment  dernier.  Voici  comme  il  le  décrit  : « Le  dernier  jugement 
scra  en  la  vallée  de  Josapliat,  la(]uelle  est  entrc  Iherusalem  et  le 
niont  dolivct...  Adonc  toutes  manleres  de  gens  tous  entiers  re- 


457 


susciteront  sans  faillir  ung  seul  poil  de  la  teste,  et  tous  vifs  en 
corps  et  en  ames,  en  tel  eage  comme  nostre  Seigneur  fut  cru- 
cifie,  c’est  a savolr  en  leage  de  trente  et  deux  ans  et  trois  mois, 
et  jeunes  et  vieux,  et  enfans  mors  nez,  tous  viendront  au  juge- 
ment.  » 

Le  jiigement  siippose  Fimmortalité  de  Tårne;  notre  auteur  ne 
manque  pas  de  la  proiiver.  Il  est  bon  que  vous  voyiez  sa  ma- 
niére  de  philosoplier.  « Il  est  moult  de  simples  gens,  dit-il , qui 
dient  qu’ils  ne  scevent  quelle  chose  c’est  de  lame,  et  que  quand 
le  corps  est  mort,  qu’il  ne  sentira  jamais  ne  bien,  ne  mal:  qui  est 
mauvaise  heresie  de  le  dire,  et  pire  encore  de  le  croire.  Plusieurs 
pbilosophes  en  ont  parlé  en  maintes  manieres,  mais  nous  de- 
vons  croire  les  dis  des  sains  et  des  bons  catholiques  et  malstres, 
qui  dient  que  lame  est  une  substance  espirituelle  et  raisonnable, 
de  neant  créée  pour  visiter  le  corps  bumain ; car  tu  vois  que 
quand  lame  est  bors  du  corps,  il  demeure  tout  coy  comme  une 
beste  morte.  Et  le  liomme  quand  il  engendre  lenfant,  il  ne  en- 
gendre  point  lame,  mais  Dieu  la  met  de  sa  grace...  Se  lame 
esloit  mortelle  avecques  le  corps,  pour  neant  requerrions  les 
sains,  pres  ne  loing,  lesquels  nous  aydent  plusieurs  foys  par 
devers  nostre  Seigneur  pour  leurs  prieres;  et  toulelTois  nous 
sommes  certains  et  scavons  verilablement  que  leurs  corps  sont 
morts,  et  n’en  avons  de  plusieurs  que  les  os,  dont  appert-il  que 
leurs  ames  vivent.  » 

Sur  le  Décalogue,  quand  il  en  est  au  commandement  åliono- 
rer  sonpére  el  sa  mére^  apres  avoir  donné  le  sens  liltéral  et  rap- 
porté  maintes  histoires  tragiques  d’enfants,  qui  n’ont  pas  eu  les 
égards  qubls  devaient  pour  ceux  a qui  ils  étaient  redevables  de 
la  vie , il  iFoiiblie  pas  de  pousser  aussi  le  sens  spirituel  de  ce 
précepte.  « Item  ceux  font  contre  cettui  commandement,  dit-il, 
qui  ne  portent  lionncur  a leurs  prelas,  curez  et  autres  ministres 
de  notre  Seigneur  Jésu~Christ.  On  lit  que  Gonstantio  le  grand, 
empereur  de  Romme,  disoit:  Se  je  veoie  ling  prestre  pecber, 
je  le  couvreroie  de  mon  mantel,  affin  qiFon  ne  le  vist  ne  sceust 


458 


son  peché,  pour  lesclandre  et  pour  le  deshonneur  qui  en  peut 
advenir.  » Ne  vous  rappelez-vous  point,  Monsieur,  d’avoir  lu 
dans  le  diclionnaire  de  M,  Bayle,  que  les  peinlres  ont  tort  de 
n’avoir  pas  choisi  ce  trait  de  Constantin  pour  sujet  d’un  de  leurs 
tableaux?  Il  trouvait  que  cette  Charité  constaniine  figurerait  fort 
bien  dans  les  cabinets  des  curieux  a cöté  de  la  Ckarilé  romaine, 
qui  a été  peinle  tant  de  fois. 

Notre  auteur  ajoute  « que  ceux  qui  descouvrent  les  pechez 
de  leurs  peres  espirituels,  font  comme  Can  qui  descouvrit  son 
pere  Noe  pour  veoir  sa  nature  vergoigneuse,  pour  laquelle  chose 
son  pere  le  fit  serf  de  ses  fréres  et  de  toute  sa  progeniee , et 
d’illecq  en  avant  coinmenca  servitude,  si  comme  dit  lescripture. » 
Si  nous  regardions  notre  auteur  comme  un  simple  parliculier, 
il  serait  difficile  de  le  disculper  de  la  faule  qu  il  reproclie  aux 
autres ; il  découvre  continuellement  la  turpitude  du  clergé  de 
son  siécle.  Outre  ce  que  nous  en  avons  déja  rapporté  sur  le^^am 
qiiotidien , voici  encore  un  trait  qui  m’a  paru  assez  vif.  Apres 
avoir  relevé  les  mauvaises  moeurs  des  prétres  de  son  temps,  il 
conclut  de  cette  maniére : « Saint  Ämbroise  dit  que  mieux  plaist 
a Dieu  laba}  er  des  chiens , le  mugir  des  beufs,  le  gronder  des 
porceaux,  et  le  hannir  des  asnes,  que  le  cbant  de  lelles  person- 
nes  qui  sont  tant  luxurieuses.  » 

Sur  le  précepte  du  Décalogue  qui  défend  la  luxure , il  nous 
apprend  que  les  luxurieux  sont  puants , et  en  voici  la  preuve. 
Un  ange  fut  envoyé  du  ciel  pour  enlerrer  un  pélerin  qui  élail 
mort  dans  un  bois,  et  il  mena  avec  lui  un  ermite.  «Et  ainsi  qiéils 
Tenterroienl,  lermite  bouchoit  et  estouppoit  ses  narilles  pour  la 
puanteur  dicellui  corps.  Et  voycy  venir  cbevaucbant  un  beau 
jeune  jouancel  moult  fort  luxurieux,  qui  par  devant  eulx  passa 
sur  un  beau  chevau,  et  avoit  ce  jouancel  ung  chapeau  de  fleurs 
sur  sa  teste.  Et  tantost  langel  boucha  ses  narilles,  dont  lermite 
fut  moult  esbahy,  et  luy  demanda  pourquoy  il  avoit  bouché  son 
nez  a la  venue  du  jouancel,  et  non  pas  pour  la  puanteur  du 
corps  mort? — « Langel  lui  respondit  que  la  chair  d’ung  chascun 


459 


bon  et  sainl  homme  sera  de  tres  bonne  odeur  devant  Dieu, 
mais  les  hommes  ne  la  sentent  point  pour  ce  qu  il  sont  nourris 
en  pechie,  qui  leiir  est  moult  souef  et  bon  florant.  » 

Voici  encore  une  petite  moralité  sur  la  luxure , que  je  suis 
sur  qui  vous  agréera  plus  que  la  précédente.  Il  blåme  certaines 
gens  qui , apres  s’étre  confessés  de  ce  péché  , en  retiennent  en- 
core Fodeur  ou  la  saveur,  et  voici  corame  il  explique  sa  pensée : 
c(  Cellui  retient  Fodeur  du  peche , dit-il , qui  bien  sen  confesse 
et  sen  repent,  mais  voulentiers  en  ojt  parler;  et  cellui  retient  la 
sapveur  du  peche,  qui  bien  sen  confesse  et  repent,  mais  souvent 
pense  aux  pecliezqiFil  a fait,  et  se  delite  aux  mauvaises  pensées, 
et  bien  lui  plaist  combien  qiFil  ne  les  voulsist  pas  faire.  » 

Sur  la  Confes^iion,  il  exhorte  fort  a confesser  surtout  les  pé- 
chés  de  la  chair,  si  Fon  en  est  coupable , et  a ne  pas  les  cacher 
par  une  mauvaise  honte.  Cetle  le^on  a d’abord  un  exemple  a 
sa  suite  pour  Fappuyer ; le  voici : « Nous  lisons  d’ime  noble 
nonnayn  de  bonne  vie  et  sainte,  laquelle  fut  deceue  de  Fennemi 
et  fut  engrossée  de  son  varlet : elle  cuida  estaindre  son  peche 
par  grant  penitence  de  corps,  et  tres  dure  vie  qu  elle  menoit  et 
mena  longtems  : assez  gemist,  assez  ploura,  mais  oncques  nosa 
confesser  son  peche,  tant  pour  la  noblesse  d’elle,  commepour  sa 
sainteté  dont  elle  estoit  renommée,  et  mourut  sans  confesser  ce 
peche,  et  fut  dampnée  perpetuellement...  Hee,  pour  Dieu,  doulces 
pucelles  et  doulces  femmes  qui  par  nalure  estes  bonteuses,  pre- 
nez  vous  icy  garde,  et  ne  perdez  pas  vos  belles  ames  ne  vos 
corps,  pour  ung  peu  de  honte  qui  est  si  tost  passée.  » 

Sur  les  dimes : « G’est  peche  davarice  de  mal  payer  ies  dis- 
mes. Tu  me  pourres  dire:  Sire  je  ne  s^ay  pas  bien  de  quoy  je 
doy  dismes,  ne  comme  je  les  doy  payer  :Je  te  dy  que  tu  dois  disme 
de  tes  bles,  de  tes  vins,  et  de  tes  prez,  de  tes  courtils,  lectaiges, 
fruis,  bestes,  oyseaulx,  plumes,  eulx,  fours , molins,  marchan- 
dises  et  de  tout  le  gain  que  tu  fais  en  quelque  maniere  que  ce 
soit.  Et  dient  les  maistres  en  droii,  que  les  usuriers  el  les  folies 
femmes  doibvent  le  disme  de  leur  gain.  « 


460 


Sur  V cxcommunicalion : « Moult  de  gens  simples  ne  doubtent 
poinl  les  senlences  dexcommeniement,  el  dienl  que  leur  pot  n’en 
laisse  point  a boullir  au  feu.  w Apres  plusieurs  raisonnements 
pour  combattre  ces  incrédules , vienl  iine  histoire  qui  ne  laisse 
plus  aucun  doute  sur  cette  matiére  : « A Troyes  en  Ghampai- 
gne  eubl  un  evesque  qui  excommenia  le  bailly  de  la  cite,  puis 
le  absolut,  et  le  convia  a disner  avecques  luy.  Apres  disner 
levesque  lui  demanda  s’il  n'estoit  pas  plus  aise  que  quant  il  esloit 
excommenie.  Le  bailly  luy  respondit  que  il  nen  faisoit  pas  grant, 
compte.  Et  tantost  levesque,  pour  luy  monstrer  son  erreur,  fist 
apporter  un  pain  blanc  et  fist  une  roye  parmy,  puis  dist : Pain^ 
de  l^auctorile  de  Dieu  et  de  saint  Pierre  Vcipötrc^  je  te  excom- 
menie par  cy.  Et  tantost  la  moitie  du  pain  devint  noire  comme 
cliarbon.  Quant  le  bailly  vit  celuy,  et  toute  la  compaignie,  furent 
moult  esbabis.  Adone,  dit  levesque  au  bailly,  certainement  vous 
estiez  ainsi  noir  envers  Dieu  quand  vous  estiez  en  sentence.  Et 
puys  dist:  de  rauetorile  de  Dieu  et  de  saint  Pierre^  je  te  absoux. 
Tantost  le  pain  fut  lout  blanc  comme  il  estoit  par  avant.  Or 
voys  tu  comment  on  doit  doubter  la  sentence  d’excommenie- 
ment ! » 

Quoique  notre  auleur  recommande  fort  les  jeunes  comman- 
dés  par  la  sainte  Église,  il  ne  laisse  pas  d’indiquer  a la  fin  dii 
cbapitre  un  expédient  pour  les  éluder.  « On  lit  d’ung  riche 
homme,  dit-il , qui  ne  pouvoit  jeuner,  mais  mengeoit  tous  les 
jours  matin,  et  faisoit  menger  les  pouvres  avecques  luy,  etdisoit 
a notre  Seigneur:  Sire,  se  tu  me  reprens  au  jour  du  jugement 
de  ce  que  je  mengue  matin , je  le  reprendray,  car  tu  mengues 
aussi  matin  que  moi ; car  ce  que  on  fait  aux  pouvres,  tu  as  dit 
que  on  le  fait  a toi.  » 

Yous  voyez  bien,  Monsieur,  qu’avec  ce  tour  ingénieux,  on 
peut  se  dispenser  de  tous  les  jeunes  les  plus  incommodes.  Un 
homme  un  peu  a son  aise  n’a  qu’a  mänger  un  cbapon  le  ven- 
dredi  saint ; Taetion  sera  reclifiée,  pourvu  qu’il  arréte  le  premier 
pauvre  qui  passera  et  qu’il  le  mette  a table  avec  lui ; des  la  le 


461 


voila  parfaitement  disculpé.  Si  le  Seigneur  lui  reproche  au  der- 
nier  jour  d’avoir  mangé  gras  dans  un  jour  si  saint , il  a sa  ré- 
ponse  toute  préte  : « Yous  y étiez,  Seigneur,  répondra-t-il , et 
je  n’ai  rien  fait  que  de  inoitié  avec  yous.  w 

Ce  livre  fmit  par  les  vceux  de  religion.  Dans  ce  chapitre,  Tau- 
teur  exalte  d’abord  Fétat  de  virginité ; ce  que  j’y  ai  Irouvé  de 
particulier,  c’esl  un  tour  fort  consolant  pour  ces  pauvres  vierges, 
qui,  dans  le  pillage  d’une  ville  emporlée  d’assaut,  se  sont  trou- 
vées  exposées  ala  brutalité  du  soldat.  Selon  lui,  leul*  virginité 
ne  fait  que  croitre  et  embellir  de  cette  aventure.  « Se  on  depu- 
celle  une  vierge  oultre  sa  voulente,  dit-il , le  mérite  de  la  virgi- 
nite  ne  appetisse  poinl,  mais  accroisl.  De  quoy  dit  la  sainte 
escripture  en  la  vie  de  sainte  Luce,  laquelle  dist  au  mauvais 
tirant  qui  la  voulait  faire  depuceller : Se  tu  me  fais  corrompre 
contre  ma  voulente , la  couronne  de  ma  virginité  en  sera  dou- 
blée,  pourquoy  tu  y doibs  penser  diligemment. 

Il  n’épargne  pas  plus  les  raoines  de  son  temps  que  les  pré- 
tres  séculiers,  qu’il  a assez  mallraités  des  le  coramencement;  il 
se  plaint  de  ce  que  plusieurs  d’entre  eux  donnaient  dans  le  luxe 
et  recberchaient  trop  le  plaisir.  « Helas,  dit-il,  moulty  a au- 
jourduy  de  religieux  qui  nont  que  labbit  de  religion.  Ils  vuellent 
avoir  les  delices  du  monde  et  !a  revenue  de  la  religion  sans 
paine , ils  amassent  finances  pour  monter  en  haut  estat  ou  pour 
despendre  en  mauvais  usaiges.  Ils  vuellent  avoir  les  jeux  et 
esbalemens  des  chiens  et  des  oyseaulx,  et  donnentaleurs  chiens 
ce  qu’ils  deussent  donner  aux  pouvres  pour  Famoiir  de  Dieu. 
Ils  sontmontez,  ils  sont  parez  comme  chevaliers,  car  se  tu 
rencontres  ung  cbevalier  ou  ung  religieulx,  tu  ne  les  s^auras 
discerner...  On  lit  dung  cbevalier  lequel  estoit  mal  monte  et  en 
petit  estat,  quil  encontra  ung  moyne  lequel  chevauchoit  et  estoit 
en  grand  estat,  auquel  il  demanda  a qui  il  estoit : le  moyne  luy 
respondit  quil  n’avoit  Seigneur  que  Dieu.  Le  cbevalier  luy  dist: 
Se  vous  estes  a Dieu,  aussi  suis-je,  nous  somines  freres  et  com- 
paignons , mais  nous  avons  mal  party,  car  vous  estes  tres  bieo 


462 


monte  et  bien  vestu , et  je  le  suis  tres  petitement.  » La  conclu- 
sion  fut  que  le  chevalier  contraignit  le  moine  a changer  d’habit 
et  de  cheval  avec  lui. 

Notre  aiiteiir,  quoique  religieux  lui-méme , pousse  aussi  vi- 
goureiisement  les  moines  de  son  temps  sur  leur  délicatesse. 
c<  Helas,  dit  saint  Bernard,  comme  il  y a grande  difFerence  de 
nous  aux  autres  moynes  qui  estoient  pour  le  tems  de  saint  An- 
iboine!  Gar  plusieurs  foys,  quant  ils  visitoient  lung  laullre,  ils 
parloient  tellement  des  choses  espirituelles,  quils  en  oublioient 
le  boire  et  le  mengier...  Mais  a present  quant  nous  mengons, 
tant  comme  il  y a de  mets,  tant  y a il  de  rumeurs,  et  disons : ce 
n'est  pas  bien  cuit , la  saulse  nest  pas  bien  faicte , la  viande  est 
mal  sallée,  ou  elle  lest  trop.  Le  bon  moyne,  dit  saint  Bernard, 
doibt  ressambler  lasne;  il  doibt  faire  ce  que  on  luy  cornmande, 
et  doibt  menger  ce  que  on  luy  met  devant.  » Il  se  plaint  de  ce 
que  ceux  qui  ont  renoncé  a la  viande,  veulent  du  poisson  de 
trois  ou  quatre  sortes,  et  apprété  différemment ; il  ajoute  qu’il 
leur  faut  du  meilleur  vin,  et  qu’ils  le  boivent  pur.  « Et  plusieurs 
en  y a qui  font  changer  leur  lianap  par  deux  ou  trois  foys  en 
ung  menger,  et  diront : Je  vueil  de  ceiluy  ou  de  celluy,  cestuy 
n’est  pas  bon.  Et  en  plusieurs  lieux,  aux  grans  festes,  diront  qu’ils 
doibvent  avoir  vin  despices  et  fail  de  bonnes  pouldres , et  pour 
quoy  est  ce  mais,  que  pour  ce  que  on  en  boive  plus,  et  plus  de- 
licieusement , et  quant  la  teste  sera  bien  plaine  et  que  le  vin 
montera  ou  cervel,  que  voudront  ils  faire  quant  ils  seront  levez 
de  table?  Ils  ne  voudront  pas  lire  ne  estudier.  » 

Je  n’ajoute  plus  quun  trait  sur  les  moines,  apres  quoi  je 
fmis  ; il  s’agit  de  la  maniére  donl  le  supérieur  d'un  couvent  fit 
comprendre  a ses  religieux  le  danger  qu’il  y avait  d’employer 
une  servante,  quoique  vieille.  Le  tour  est  des  plus  ingénieux  : 
cdJng  abbe  estoil  alle  en  lointain  pays:  quant  il  revint,  il  trouva 
que  ses  moynes  avoient  mis  demourer  en  labbaye  une  bonne 
femme,  et  bien  vieille,  pour  laver  et  neltoyer  leurs  choses , et 
non  pas  pour  pecher.  Quant  il  en  paria  aux  moynes,  ils  lui  res- 


463 


pondirent  quelle  nestoit  pas  suspicieuse.  Labbe  commanda  au 
cuisiriier  quil  sallat  fort  toutes  les  viandes  du  soupper,  et  luy 
commanda  que  apres  le  soupper  il  fermast  si  bien  tout,  que  on 
ne  peust  trouver  a boire  si  non  les  laveures  des  escuelles.  Advint 
quant  les  moynes  furent  couchez,  il  en  y eust  qui  avoient  si 
grant  soif,  qu’ils  se  leverent  et  queroient  par  labbaye  a boire ; mais 
ils  ne  irouverent  riens  que  la  laveure  des  escuelles,  lesquels,  pour 
la  grant  soif  quils  avoient,  en  beurent  tout  leur  saoul.  Le  matin 
labbe  demanda  que  cestoit  qu’il  avoit  oy  toute  la  nuit  par  lab- 
baye. Les  moynes  lui  disdrent  que  ce  avoient  ete  ils  qui  que- 
roient a boire;  mais  ils  ne  peurent  trouver  fors  que  la  laveure 
des  escuelles,  que  ils  avoient  beu  pour  la  tres  grande  soif  que 
ils  avoient.  Labbe  leur  respondit  et  dist , que  se  par  lardeur  de 
la  soif  ils  avoient  ainsi  beu  celle  eaue  orde , aussi  bien  par  lar- 
deur de  la  cliair  pourroient  ils  faire  leurs  voulentes  de  celle 
vieille  femme.  Et  par  ainsi  la  femme  sen  alla  de  labbaye.  » 

Ne  irouvez-vous  pas , Monsieur,  que  cette  le^on  est  tout  ä 
fait  dans  le  gout  oriental  ? Il  me  semble  qif elle  a du  sel , et 
qu^elle  est  des  mieux  assaisonnées. 


C.  BIOGRAPHIE  CONTEMPORAINE. 

XII 

ÉLOGE  HISTORIQUE  DE  J.-ANTOINE  ARLAUD,  PEINTRE. 

{Journal  Helvétique,  Juin  1743;  Bibliothéque  Britannique,  3*«e  trimestre  de 
1743,  tome  XXI,  partie). 

Jaques-Antoine  Arlaud  naquit  a Geneve  le  18  mai  1668 ; il  y 
fit  ses  études  premiéres  fort  réguliérement  jusqif  ä Tåge  de  seize  ou 
dix-sept  ans.  Avec  une  beureuse  mémoire  et  la  conception  fort 


464 


aisée,  il  fit  de  grands  progrés  dans  les  belles-lellres.  Le  gout  lui 
en  est  resté  toute  sa  vie ; il  aiirait  poiissé  ses  études  plus  loin , 
el  se  serait  tourné  du  cöté  de  la  prédication,  s’il  avait  eu  un  peu 
plus  de  Fortune.  Obligé  de  choisir  quelque  genre  de  vie  qui  le  fit 
subsister,  il  préféra  a tout  autre  la  peinture,  pour  laquelle  il  se 
senlait  de  la  disposition  ; il  fit  en  peu  de  temps  de  grands  pro- 
grés dans  le  dessin,  et  il  se  passa  bientöt  de  maitre.  On  sait 
qu’il  n’apprit  a dessiner  que  pendant  deux  rnois.  Toules  les  con- 
naissances  quil  a acquises  apres  cela  dans  fart  de  la  peinture, 
il  ne  les  devait  qif  a lui-inéme. 

Il  alla  a Paris  a f åge  d’en viron  vingt  ans,  résolu  d’y  fixer  son 
séjour,  comme  le  lieu  le  plus  propre  a se  perfectionner  et  ä 
gagner  quelque  cliose  dans  la  suite.  La  difficulté  élait  de  sub- 
sister dans  les  commencements , ne  tirant  presque  aucun  se- 
cours  de  sa  famille.  Son  pére  était  un  babile  liorloger,  qui,  outre 
son  industrie , avait  un  petit  fonds  de  campagne , mais  il  était 
assez  chargé  d’enfants.  Arlaud  trouva  le  secret  de  surmonter 
ces  premiers  obstacles;  il  peignait  pendant  le  jour  pour  fournir 
ä son  entretien , et  une  partie  de  ia  nuit  il  dessinait,  pour  se 
fortifier  dans  une  partie  si  essentieile  a un  peinlre.  Le  genre  de 
peinture  qu’il  avait  choisi  était  la  miniature.  Ges  premiéres 
années  durent  lui  couter  beaucoup ; mais  son  talent  se  dévelop- 
pant  tous  les  jours  avec  une  surprenante  rapidité,  il  ne  tarda 
pas  a avoir  la  vogue  pour  les  portraits.  Dans  peu  d’années,  il 
elFaga  tous  les  peintres  en  miniature  de  Paris.  Son  pinceau 
acquit  une  fmesse  et  une  délicatesse  a laquelle  personne  n’était 
encore  parvenu,  et  féclat  de  son  coloris  effaca  tout  ce  qu’on 
avait  vu  jusqifalors. 

Un  commencement  de  Fortune  et  une  réputation  des  plus 
brillantes  furent  les  heureuses  suites  de  ses  talents;  il  ne  pou- 
vait  plus  sulfire  aux  ouvrages  qifon  lui  demandait;  il  était  re- 
cherclié  par  les  personnes  de  la  plus  liaute  distinction.  Plusieurs 
princes  et  princesses  de  la  cour  de  France  voulurent  avoir  leurs 
portraits  de  sa  main. 


465 


Son  art  lui  dorinait  accés  chez  les  personnes  du  plus  haul 
rang ; il  était  surtout  hien  re?u  au  Palais  Royal.  Madame,  Prin- 
cesse  Palatiiie,  mére  du  dernier  Régent,  avait  beaucoup  de  bonté 
pour  lui;  elle  sest  déclarée,  dans  loutes  les  occasions,  sa  gé- 
néreuse  protectrice.  Pour  lui  donner  des  marques  de  sa  bien- 
veillance,  elle  lui  envoya,  en  1718,  son  portrait  en  grand  de 
la  main  de  Largiliére.  M.  Ärlaud  Ta  iégué  par  son  testament  a 
la  bibliothéque  de  Geneve,  avec  d’autres  qu’il  avait  re^us  de 
méme  de  plusieurs  autres  princes. 

M.  le  duc  d’Orléans  n’avait  pas  moins  de  bonne  volonté  pour 
M.  Arlaud  que  Madame.  Ce  prince , comme  tout  le  monde  le 
sait,  avait  un  gout  décidé  pour  les  beaux-arts;  il  aimait  surtout 
la  peinture,  et  était  un  excellent  connaisseur ; il  dessinait  trés- 
bien  et  maniait  méme  le  pinceau.  Pour  se  perfectionner  encore 
plus  le  gout , il  trouva  a propos  de  s’attacher  M.  Arlaud , qui 
lui  a donné  assez  longtemps  des  lejons  de  miniature ; il  Tappe- 
lait  son  maitre  en  peinture.  Pour  Tavoir  plus  aisément  sous  sa 
main , il  lui  donna  un  appartement  dans  sa  belle  maison  de  St- 
Gloud.  Gette  préférence , dans  une  ville  oti  il  y a tant  d’habiles 
peintres , et  oii  Ton  peut  choisir  sur  un  si  grand  nombre , dit 
beaucoup  en  faveur  de  M.  Arlaud.  Ce  que  ce  grand  prince  gou- 
tait  principalement  en  lui , c’est  qu’il  entendait  fonciérement  son 
art ; qu’il  était  en  état  d’en  développer  les  véritables  principes , 
et  d’en  déduire  toutes  les  conséquences ; il  avait  éludié  avec 
beaucoup  de  soin  les  régles  de  la  peinture  et  savait  les  appli- 
quer  a propos.  On  connait  quantité  de  peintres,  trés-habiles 
d’ailleurs , dont  la  plupart  n’ont  que  la  main ; il  ne  faudrait  pas 
s’aviser  de leur  demander  la  raison  de  ce  quils  font  de  bien,  ils 
ne  sauraient  vous  Texpliquer.  Ge  sont , par  maniére  de  dire , 
des  natures  plastiques,  qui  rendent  bien  un  homme,  un  animal , 
une  plan  te,  mais  sans  savoir  ce  qu’elles  font.  M.  Arlaud  était 
en  état  de  rendre  raison  de  tout , et  c’est  ce  qu’il  fallait  k un 
prince  qui  voulait  tout  approfondir.  Notre  Genevois,  fort  comme 

30 


T.  I. 


46Ö 


il  rétait  snr  Véradition  pittoresqae , était  donc  parfaitemenl  son 
homme. 

Quand  M.  Arlaud  faisailje  portrait  de  quelqu’un,  il  savait  y 
donner  de  la  vie  et  peindre  en  quelqne  maniére  Fåme;  il  s’ap- 
pliqiiail  surtout  a bien  exprimer  le  caraclére  de  la  personne  dont 
il  s’agissait.  Ce  qiii  Faidait  beaucoup  a réussir  de  ce  cöté-la,  c est 
qiFil  étail  excellent  pbysionomiste ; il  savait  découvrir,  presque 
au  premier  coup  d’oeil,  ce  qu  on  avait  dans  Fintérieur.  Le  moin- 
dre  geste  disait  beaucoup  pour  lui;  a cet  égard,  il  était  en  quel- 
que  maniére  redoutable.  La  cour,  quoique  le  pays  de  la  dissi- 
mulation,  était  quelquefois  transparente  pour  lui.  Un  courtisan 
s’en  plaignait  un  jour  avec  vivacité ; ce  diahle  (T Arlaud,  disait-il, 
lil  jusque  dans  le  fond  de  nolre  åme. 

Une  autre  cliose  qui  contribuait  encore  a rendre  ses  por- 
iraits  animés,  c’est  qiFil  savait  entretenir  le  feu  et  la  vivacité  des 
personnes  qu’il  peignail,  par  une  conversation  qui  ne  tarissait 
point.  On  eut  dit  que  son  pinceau  était  un  instrument  de  musi- 
que,  qui  devait  toujours  étre  accompagné  de  la  voix;  il  était 
éloquent,  possédait  bien  sa  langue,  Irouvait  toujours  les  ex- 
pressions  les  plus  propres  et  les  plus  énergiques;  sa  conversa- 
tion était  spirituelle  et  ordinairement  enjouée.  Yous  sentez  bien, 
Monsieur,  combien  de  semblables  entretiens  sont  propres  a 
donner  une  attitude  animée  aux  personnes  que  Fon  peint. 

M.  Arlaud,  des  que  sa  Fortune  le  lui  permit,  pensa  a acquérir, 
quand  Foccasion  s’en  présenterait,  quelques  tableaux  des  grands 
mailres  anciens  el  mödernes.  Peu  a peu  il  en  eut  un  assorti- 
ment  assez  raisonnable.  Son  but  était,  en  se  procurant  ces  ex- 
cellents  originaux , de  les  étudier  avec  soin  pour  faire  de  nou- 
veaux  progrés  dans  son  art.  Son  cabinet  passait  pour  une  des 
curiosités  qu  un  étranger  ne  devait  pas  négliger  de  voir  a Paris. 
Quelques-unes  des  descriptions  de  cette  grande  ville  en  ont  fait 
une  mention  honorable ; voici  ce  qu’en  dit  Brice  dans  la  sienne  : 

« Dans  la  rue  de  Condé  est  Fappartement  de  Jaques-Antoine 
Arlaud , qui  réussit  si  heureusement  dans  les  portraits  en  mi- 


467 


niature,  qu’aucun  maitre  ne  peut  a présent  lui  disputer  en  ce 
genre  si  difficile.  Son  cabinet  est  rempli  de  tableaux  excellents, 
du  Titien , d’Annibal  Carracbe , de  Rubens,  et  des  autres  pein- 
tres  en  réputation ; mais  on  ne  trouvera  dans  aucuii  autre  cabinet 
un  plus  beau  choix  de  paysages  de  Forest,  et  d’une  perfection 
plus  exquise  ^ » 

Aussi  M.  Arlaud  avait  de  fréquentes  visites  des  curieux,  mais 
les  gens  de  bon  gout  chercbaient  encore  plus  le  peintre  que  les 
peintures.  Sa  coriversation  seule  attirait  beaucoup  de  personnes 
d’esprit. 

J’ai  déja  dit,  que  le  forl  de  notre  peintre  était  le  portrait. 
Voici  le  jugement  qu’en  portait  le  Régent ; il  lui  disait  un  jour : 
« Avant  vous,  les  peintres  en  miniature  faisaient  des  images; 
c’est  vous  qui  leur  avez  appris  a faire  des  portraits.  Votre  minia- 
ture a toute  la  force  de  la  peinture  a Thuile.  » Il  faut  convenir 
qu’outre  la  beauté  du  coloris  de  ses  portraits,  on  est  surtout 
frappé  de  sa  force.  La  détrempe,  entre  ses  mains,  s’exprime 
aussi  énergiquement  que  Tbuile.  Quoiqu’il  réussit  si  bien  au 
portrait,  et  qu’il  put  a peine  sufFire  a ceux  qu’on  lui  deman- 
dait,  cependant  il  ne  se  bornait  pas  la.  Les  grands  peintres 
aiment  surtout  travailler  a quelque  morceau  d’histoire ; c’est  la 
qu’ils  signalent  le  mieux  leurs  talents.  M.  Arlaud  nous  a donné 
dans  ce  genre  une  sainte  famille , c’est-a-dire  un  petit  Jesus, 
avec  sa  mére  et  Joseph ; nous  avons  aussi  de  lui  une  Madeleine, 
qui  passe  pour  un  chef-d’ceuvre.  Ges  deux  piéces  sont  les  plus 
grandes  que  Ton  fasse  en  miniature,  et  par  conquent  des  ou- 
vrages  de  longue  haleine;  il  les  a laissées  a la  bibliothéque 
publique,  ou  les  curieux  pourront  les  voir. 

Mais  le  morceau  de  peinture  le  plus  curieux  qui  soit  sorti  de 
ses  mains,  c’est  sa  fameuse  Léda;  c’est  ce  qui  a le  mieux  fait 
connaitre  ses  talents.  Get  ouvrage  a fait  du  bruit ; ceux  qui  Tont 
vu  en  ont  parlé  fort  avantageusement ; chacun,  ä sa  maniére, 

‘ Brice , Descrip.  de  Paris,  édit.,  1713,  tome  III,  p.  73. 


468 


a fait  rhistoire  de  ce  tableau,  mais  les  lejons  varient  beaucoup, 
et  on  les  a chargées  d’anecdoles  suspectes.  Voici  exactement  et 
en  détail  tout  ce  que  je  sals  la-dessus  : 

M.  Arlaud  trouva  a Paris , chez  M.  Cromelin , qui  avait  un 
cabinet  fort  curieux,  un  bas-relief  de  Micbel-Ange,  qui  lui  parut 
de  la  derniére  beauté;  c’était  un  marbre  blanc  d’environ  deux 
pieds  de  large , sur  une  bauteur  proportionnée  , ou  était  repré- 
sentc  Jupiter  cbangé  en  cygne  et  qui  tenait  Léda  de  fort  prés. 
Il  lui  prit  envie  de  copier  cet  original,  el  précisément  de  la  méme 
grandeur;  il  se  proposa  que  sa  copie,  qui  devalt  étre  sur  pa- 
j)ier,  fit  sur  le  speciateur  le  méme  effet  que  le  marbre  méme. 
Au  premier  examen  de  Touvrage,  il  paraissait  étre  simplement 
a 1’encre  de  Gbine.  Avec  un  peu  plus  d’attention , on  y décou- 
vrait  quelques  teintes  de  bistre , pour  mieux  imiter  un  marbre 
que  le  lemps  a jauni ; mais , en  y regardant  de  plus  prés , on  y 
apercevait  quanlité  d’autres  couleurs,  mises  en  oeuvre  avec  un 
art  merveilleux,  poinlillées  avec  une  délicalesse  infmie  et  qui 
les  rendait  imperceplibles.  De  ce  Iravail,  il  est  résulté  une  copie 
si  semblable  a Toriginal , que  ce  papier  était  devenu  du  marbre 
ou  étaient  des  figures  en  relief.  La  plupart  de  ceux  qui  Tont  vu 
ont  commencé  par  y porler  la  main,  pour  s’assurer,  par  Tattou- 
cbement,  de  ce  qu’ils  voyaient.  Les  yeux  ne  pouvant  pas  faire  la 
distinction  entre  la  peinlure  plate  el  la  sculplure,  les  doigts 
venaient  a leur  aide ; je  vous  avoue  que  la  premiéie  fois  que  je 
vis  la  Léda  a Paris,  j’y  fus  trompé  comme  les  autres.  Rangez- 
moi,  si  vous  jugez  a propos,  dans  la  classe  des  badauds-tålonneurs; 
j’y  portai  la  main , je  le  confesse , mais  je  ne  Ty  portai  qu’aprés 
des  sculpteurs  eux-mémes,  qui  s’y  étaient  aussi  mépris. 

Ce  qui  fait  le  mérite  dislinctif  de  ce  tableau , ä ce  que  disent 
les  connaisseurs , c’est  que  les  gradations  y sont  obser vées  avec 
tout  1’art  imaginable ; que  les  figures  y sont  tout  a fait  saillantes, 
parce  que  le  clair-obscur  y a été  mis  en  oeuvre  dans  toute  sa 
perfection.  Comme  ce  terme  de  clair-obscur  avait  quelque  obs- 


469 


eurilé  pour  moi,  je  me  le  suis  fait  expliquer  aux  gens  du  mélier, 
el  voici  1’idée  qu'ils  m’en  ont  donnée : 

« L’artifice  du  clair-obscur  consisle  k donner  ä loutes  les  fi- 
gures  d’un  tableau  un  grand  relief,  qui  débrouille  les  objets  et 
les  détache  les  uns  des  autres  par  le  moyen  de  la  lumiére  et  des 
ombres;  il  consiste  encore  a traiter  les  jours  avec  intelligence, 
afin  que  la  lumiére  diminue  doucement  et  se  dégrade  peu  a peu , 
de  maniére  quelle  fmisse  et  se  termine  dans  une  ombre  diffuse 
et légére , et  quenfm  elle  devieime  comme  insensible.  Le  clair- 
obscur  tient  comme  le  milieu  entre  les  jours  et  les  ombres  qui 
entrent  dans  la  composition  du  sujet.  Les  Grecs  Fappelaient  le 
ton  de  la  peinlure,  pour  nous  faire  enteiidre  que,  comme  dans 
!a  musique  il  y a mille  tons  dilférents  qui  s’unisseiU  les  uns  aux 
autres  d’une  maniére  insensible,  pour  faire  un  son  harmonieux, 
de  méme  dans  la  peinture , il  y a une  force  et  une  dégradation 
de  lumiére  presque  imperceptible.  » 

L^usage  bien  entendu  du  clair-obscur  fait  la  perfection  et  ia 
conformation  du  coloris ; c’est  par  cette  distribution  enchante- 
resse  des  lumiéres  et  des  ombres  que  la  Léda  a fait  illusion  aux 
sens. 

La  Léda^  aprés  avoir  fait  Fadmiration  de  lout  Paris,  donna 
particuliérement  dans  la  vue  du  duc  de  la  Force.  Frappé  de  sa 
beauté,  il  pensa  a la  posséder;  le  voila  donc  rival  de  Jupiter. 
Pour  jouir  de  ce  bel  objet,  il  ne  pensa  pas  a se  métamorplioser 
en  cygne,  comme  avait  fait  ce  Dieu ; quand  il  Faurait  pu , ces 
sortes  de  stratagémes  ne  sont  bons  qu’une  fois,  et  on  s’en  défie 
dans  la  suite.  Il  emprunta  de  Jupiter  un  aulre  artifice  qui  ne 
manque  presque  jamais,  quoiqiFil  dut  étre  usé  depuis  le  teraps 
qiFon  Femploie;  c’est  celui  dont  se  servit  ce  dieu  pour  la  con~ 
quéle  de  Danaé.  Notre  duc,  a son  imitation,  fit  pleuvoir  For  et 
Fargent;  il  alla  jusqu’a  offrir  douze  milles  livrés  pour  avoir  Léda 
ä sa  disposition,  et  elle  fut  ä lui  a ce  prix. 

Peu  de  temps  aprés  cette  négociation , M.  Arlaud  passa  en 
Angleterre;  cest  en  1721  qu  il  fit  ce  voyage.  Outre  la  curiosité 


470 


de  voir  ce  pays,  il  lui  étail  mort  un  frére  a Londres  Tannée  pré- 
cédente ; il  était  peintre  en  miniature  comme  lui , el  avait  aussi 
de  la  réputalion ; il  laissait  une  veuve  qui  était  une  dame  de  mé- 
rite,  que  M.  Arlaud  voulut  aller  voir  dans  cette  triste  circons- 
tance.  Madame  eul  la  bonté  de  lui  donner  une  lettre  de  recom- 
mandation  pour  la  princesse  de  Galles , qui  est  morle  reine 
d’Angleterre.  Il  fut  fort  bieu  re^u  a la  cour;  on  le  gratifia  de 
diverses  médailles  d’or,  qui  ont  aussi  versé  dans  la  bibliothéque 
publique.  Il  n’est  pas  nécessaire  que  j’avertisse  qu’il  y porta  de 
ses  ouvrages  qui  furent  admirés.  Je  ne  m’étendrai  pas  davantage 
sur  ce  voyage,  de  peur  qu’il  n’interrompe  trop  Thistoire  de  la 
Leda. 

De  retour  en  France,  il  sapergut  bientöt  de  quelque  refroi- 
dissement  cbez  le  duc  de  la  Force  pour  Tacquisition  qu’il  avait 
faite.  Ge  seigneur  s’élait  engagé  trop  avant  dans  ce  qu’on  appe- 
laiten  France  les  actions ; el  la  chute  du  Mississipi  avait  entrainé 
celle  de  sa  fortune ; il  cbercha  donc  ä se  dégager  auprés  de 
M.  Arlaud.  Outre  la  solide  raison  du  bouleversemenl  de  ses 
affaires,  il  en  employa  une  autre  qui  fit  de  la  peine  au  premier 
possesseur.  Il  lui  dit  que,  dans  sa  passion  pour  Léda , il  1’avait 
regardée  comme  fille  unique,  quon  la  lui  avait  donnée  comme 
telle,  et  qu’il  venait  d’apprendre  avec  surprise  qu  elle  avait  une 
soeur,  que  fon  venait  de  loger  en  Angleterre  cbez  le  duc  de 
Cbandos.  Il  se  plaignait  de  ce  que  M.  Arlaud  avait  remis  a ce 
seigneur  une  seconde  Léda.,  qui  faisait  beaucoup  de  tort  a la 
premiére.  Je  crois  que  le  duc  de  la  Force  mourul  quand  les 
choses  en  étaient  a peu  prés  a ce  point-la.  Son  héritier,  qui  est 
un  de  ses  fréres,  se  crut  encore  moins  obligé  a tenir  la  conven- 
tion;  mais,  afin  que  M.  Arlaud  ne  se  plaignit  pas,  en  lui  ren- 
dant  sa  Léda.,  on  lui  donna  trois  ou  quatre  mille  livrés  de  dé- 
dommagement. 

Un  ami  de  notre  peintre  lui  ayant  demandé  quelques  éclair- 
cisscments  sur  cette  Léda  d’ Angleterre,  voici  sa  réponse  : il  lu^ 
jlit  que,  prévoyant  qiéon  lui  enléverait  la  copie  qu’il  avait  faite 


471 


de  ce  bas-relief,  et  ne  pouvant  pas  se  résoudre  a en  travailler 
une  seconde , ce  qni  lui  aurait  trop  emporté  de  temps , il  alla 
vers  un  habile  peintre  flamand,  qu’il  chargea  d’imiter  sur  la  loile 
le  plus  parfaitement  qu’il  pourrait  sa  Léda ; qu’il  le  dirigea  avee 
soin,  et  qu’enfin  il  en  resulta  un  tableau  a Tbuile  qui  ressemblait 
autant  au  sien , que  la  différence  de  ces  deux  sortes  de  peinture 
le  peut  permettre,  et  que  voila  ce  que  c’est  que  la  Léda  anglaise, 
dont  le  duc  de  Chandos  eut  envie  et  qu’il  paya  fort  bien. 

M.  Arlaud  ayant  recouvré  ce  précieux  morceau  travaillé  avec 
tant  de  soin , ne  pensa  plus  a s’en  défaire ; se  voyant  une 
fortune  de  trente  ou  quarante  mille  écus , il  se  détermina  a 
quitter  Paris  et  a venir  jouir  dans  sa  patrie  du  fruit  de  son  tra- 
vail. Il  revint  donc  å Geneve  en  septembre  1730;  il  nous  ap- 
porta sa  Léda  et  la  plupart  de  ses  beaux  tableaux.  Tant  qu’il 
a vécu,  les  étrangers  ont  demandé  a voir  son  cabinet,  comme 
une  des  principales  raretés  de  notre  ville;  mais  le  plus  inté- 
ressant  de  tous  ces  raorceaux  de  peinture  était  la  Léda,  pour 
laquelle  on  marquait  un  empressement  particulier.  Les  uns 
en  voulaient  ä la  beaiité  de  Touvrage,  et  quelquefois  de  jeunes 
gens  au  sujet  méme  du  tableau,  qui  n’était  rien  moins  que 
modeste.  Si  la  troupe  curieuse  était  un  mélange  des  deux  sexes, 
comme  cela  arrivait  quelquefois,  les  petits-maltres  s^échappaient 
et  donnaient  souvent  un  peu  trop  d^essor  ä leur  imagination 
égayée.  La  pudeur  des  dames  en  souffrait,  et  cello  du  maitre 
du  cabinet  par  conlre-coup. 

Un  beau  matin  notre  peintre  mit  sa  Léda  en  piéces.  Le  bruit 
s’en  répandit  bientöt;  on  sut  le  fait,  mais  on  n^en  savait  pas 
encore  la  cause.  Cela  donna  lieu  a des  reflexions  de  bien  des 
sortes.  Le  premier  jugement,  et  par  conséquent  un  peu  préci- 
pité,  fut  de  dire  que  c’était  la  une  boutade  de  peintre.  Les  ha- 
biles  peintres , tout  comme  les  bons  poétes , ont  leur  verve , 
dit-on ; la  verve  tient  toujours  un  peu  de  la  fureur,  et  la  pauvre 
Léda  en  a été  la  victime.  Ainsi  donc,  le  sacrificateur  a son  toui* 


472 


ne  fut  pas  épargné ; chacun,  suivant  son  diflerent  toiir  d'esprit, 
lui  préta  peu  charitablement  quelque  vue  secréle 

Je  me  troiivai  un  jour  dans  une  compagnie  ou  Ton  låchait 
de  deviner  le  molif  d’une  aclion  si  extraordinaire.  Il  est  revenu 
h M.  Ärlaud,  nous  dit  quelqirun,  qu’il  y a des  gens  qui  répan- 
daient  que  la  Léda  n’élaii  pas  de  lui , ou  au  moins  qu  il  ne 
Favait  pas  dessinée;  cela  Ta  mis  de  mauvaise  bumeur,  et  sur- 
le-cliamp  il  Ta  mise  en  piéces.  « Yous  lui  prétez-la  un  beau 
moyen  de  se  justilier,  répliquai-je!  Rien  iFétait  plus  propre  a 
confirmer  ce  mauvais  bruit.  Au  moins  le  sage  Salomon  en 
aurait  jugé  ainsi.  Toui  le  monde  sait  ce  qui  se  passa  dans  ce 
fameux  jugement  qui  lui  lit  tant  ddionneur : deux  femmes  ré- 
clamaient  chacune  un  enfant,  celle  qui  consentit  qu’il  fut  mis 
en  pieces  fut  jugée  par  cela  méme  la  fausse  mére.  » 

Ge  fut  en  1738  que  M.  Arlaud  détruisit  ainsi  son  ouvrage. 
Le  comte  de  Lautrec  était  alors  a Geneve  avec  la  qualité  de 
médiateur  de  la  part  de  la  France,  pour  pacifier  les  troubles  de 
la  République;  il  avait  vu  le  cabinet  de  M.  Arlaud  et  avait  été 
frappé  de  la  Léda.  Quand  on  lui  apprit  sa  destruclion , il  iFen 
Youlut  rien  croire.  Pour  savoir  ce  qui  en  clait,  il  alla  incessam- 
ment  chez  notre  peintre,  (jui , ayant  avoué , essuya  de  vifs  repro- 
ches  de  ce  seigneur  j)our  avoir  gäté  un  si  bel  ouvrage.  M.  de 
Lautrec  lui  dit,  moitié  scrieux,  moilié  badinage,  qu’il  avait  été 
envoyé  a Geneve  pour  einj)éclier  qiFil  ne  sy  commit  ni  excés, 
ni  violence,  que  la  destruction  de  la  Léda  était  un  manque  de 
respect  a son  caractére ; que  Tayant  louée  autant  qu  il  Favait  fait, 
clle  devait  élre  censée  sous  sa  protection , au  moins  pendant 
lout  le  temps  que  durerait  sa  commission  de  plénipotentiaire. 

M.  Arlaud  se  défendait  mal , ne  parlait  qu’a  demi-mot  pour 
sa  justification , et  Fon  ne  savait  trop  que  penser  l’a-dessus; 
mais,  apres  sa  mort,  on  a su  le  vérital)le  motil  de  ce  sacri- 
lice,  qui  ne  peut  que  lui  faire  lionneur.  Devenu  septuagénaire , 
M.  Arhud  regarda  sa  Léda  d’un  autre  oeil  qu  auparavant ; il 
s’étail  retiré  dans  sa  patric  pour  s’occuper  de  la  religion  et  de  la 


473 


grande  affaire  du  salut.  Dans  principes,  il  se  fit  des  scrupules 
sur  une  peinture  qui  était  assurément  lascive  et  capable  d’eu“ 
flammer  rimagination.Témoin  plus  d’une  fois  des  mauvais  eflets 
que  cet  objet  avait  produits,  il  voulut  en  arréter  le  cours;  il  se 
revétit  de  la  sévérité  de  ces  illustres  Romains , qui  savaient  se 
dépouiller,  quand  il  le  fallait , de  toute  la  tendresse  palernelle , 
et  prononcer  un  arrét  de  mort  contre  leurs  propres  enfants , 
lorsqu’ils  les  trouvaient  coupables. 

On  a su  depuis  peu , d’un  sage  ecclésiastique  de  notre  ville , 
qu’il  s’était  ouvert  a lui  la-dessus , et  qu’il  lui  avait  proposé  ce 
cas  de  conscience.  Il  est  vrai  que  le  directeur  consulté  ne  poussa 
pas  la  rigueur  jusqu’a  condamner  entiérement  la  Léda;  il  ne 
voulait  pas  qu'on  la  gåtåt,  il  conseilla  seulement  de  la  montrer 
avec  plus  de  réserve;  son  avis  était  qu’on  ne  la  fit  voir  qu’aux 
iniiiés,  cest-a-dire  aux  experts  en  peinture.  Cette  distinction 
parait  fort  sage,  mais  un  pen  difficile  dans  Texeoution ; comment 
se  défaire  de  tant  de  demandes  importunes,  auxquelles  cette 
réserve  aurait  exposé  notre  peintre?  Il  était  fort  délicat  sur  le 
mensonge,  et  comment  se  débarrasser  autrement  des  curieux 
indiscrets?  Peut-étre  encore  porta-t-il  ses  regards  plus  loin 
que  le  cours  de  sa  vie,  et  craignit-il  les  impressions  que  cet 
objet  pourrait  faire  apres  sa  mort,  lorsqu’il  serait  entre  les 
mains  de  quelque  curieux  qui  ne  se  piquerait  pas  de  tant  de 
circonspection. 

M.  Arlaud  avait  beaucoup  lu  la  vie  des  peintres;  peut-élre  y 
trouva-t-il  un  trait  qui  put  Fexciter  aussi  a faire  ce  sacrifice.  Un 
fameux  peintre  dltalie  avait  fait  autrefois,  pour  le  duc  de  Fer- 
rare,  un  beau  lableau  représentant  de  méme  Léda.,  avec  Jupiter 
cbangé  en  cygne;  il  trouva  qiFon  ne  sentait  pas  assez  le  prix 
de  son  ouvrage,  et  il  en  chargea  un  de  ses  disciples  qui  le  porta 
a Fran^ois  I®*‘,  protecleur  des  beaiix-arts.  Ce  prince  paya  bien 
le  tableau , qui  a orné  pendant  plusieurs  régnes  un  des  palais 
des  rois  de  France;  mais,  malgré  ia  beauté  de  la  peinture,  on 
fut  enfin  choqué  du  sujet  du  tableau;  on  le  trouva  dangereux, 


474 


et  on  s’aperQui , un  peu  tard,  qu^il  avait  hien  des  fois  excilé  des 
idées  impures.  M.  Bes  Noiers.  ministre  d’État  sous  Louis  XIII, 
se  fit  un  scrupule  de  laisser  subsisler  plus  longtemps  celte  pein- 
ture  lascive,  et  la  condamna  au  feu. 

Nous  devons  donc  comparer  M.  Arlaud,  mettant  en  piéces  sa 
Léda , å ces  poetes  qui , sur  le  retour,  brulent  leurs  Juvenilia , 
c^est-a-dire  les  vers  trop  libres  qu’ils  ont  composés  dans  la  jeu- 
nesse.  On  en  a plusieurs  exemples,  mais  ils  n’en  viennent 
guére  la  que  quand  ils  sont  dans  un  åge  fort  avancé.  Le  Pére 
Tourneinine  s’y  niéprit;  coinme  directeur  de  conscience,  il  ex- 
horta  vivement  le  poéte  La  Molte  a supprimer  ses  ana- 
créonliqim.  Le  conseil  était  prématuré;  on  lui  promit  bien  qu’on 
n’en  ferait  plus,  mais  il  ne  put  pas  obtenir  qu’on  en  fit  le  sacri- 
fice.  Voici  la  réponse  que  lui  fit  le  poéte  : 

Je  suis,  paradoxe  ordinaire, 

Assez  sage  pour  n’en  plus  faire, 

Mais  trop  peu  pour  les  supprimer. 

M.  Arlaud  a donc  poussé  plus  loin  la  délicatesse  de  cons- 
cience, et  sans  y étre  sollicité,  il  a su  se  résoudre  de  lui-méme 
a faire  le  sacrifice  de  cet  objet  dangereux.  Gependant,  je  suis 
fåché  de  voir  qu'on  ne  lui  rend  pas  lout  a fait  justice  la-dessus. 
Les  amateurs  des  beaux-arts  persistent  a dire  qu’il  est  allé  trop 
vite,  et  que  ce  zéle  iconoclaste  doit  étre  regardé  comme  un  coup 
detourdi;  mais  peiit-étre  sera-t-on  plus  équitable  si  fon  veut 
bien  prendre  pour  arbitre  le  sage  Rollin , et  le  foire  prononcer 
la-dessus. 

« Nous  avons  naturellement  assez  de  penchant  au  mal,  dit-il. 
A quoi  faut-il  donc  s’attendre,  quand  la  sculpture  avec  toute  la 
délicatesse  de  fart,  et  la  peinture  avec  toute  la  vivacité  des  cou- 
leurs , viennent  allumer  une  passion  déja  trop  ardente  par  elie- 
méme  ? Quels  ravages  ne  causenl  point  dans  f imagination  des 
jeunes  personnes  ces  nudités  indécentes,  que  les  sculpteurs  et 
les  peinires  se  permettent  si  communément?  Elles  peuvent  bien 
faire  honneur  a fart,  mais  elles  déshonorent  pour  toujours  far- 


475 


tiste.  Sans  parler  méme  ici  du  christianisme , qui  abborre  toutes 
ces  sculptiires  et  ces  peintures  licencieuses,  les  sages  du  paga- 
nisme,  tout  aveugles  quils  étaient,  les  condamnent  presque 
avec  la  méme  sévérité.  Sénéque  dégrade  la  peinture  et  la  sculp- 
lure,  et  leur  öte  le  nom  d’arts  libéraux,  des  qu’elles  prétent 
leur  ministére  au  vice....  Il  n’est  pas  jusqu’aux  poétes  qui  se 
déclarent  vivement  contre  ce  désordre.  Properce  condamne  hau- 
tement  ces  tableaux  qui  pénétrent  jusqu’au  coeur,  et  qui  sem- 
blent  donner  des  lejons  publiques  d’impureté.  Nos  ancétres, 
dit-il , ne  mettaient  point  ainsi  le  crime  en  honneur,  et  ne  le 
donnaienl  point  en  spectacle  ^ » 

On  a placé  dans  nolre  bibliothéque  un  beau  portrait  de  M. 
Arlaud,  de  la  main  de  son  ami  De  Largiliére;  il  est  représenté 
la  palette  ä la  main , et  peignant  actuellement  sa  Léda.  Il  serait 
a souhaiter  que  cet  habil e peintre  eut  fait  un  second  portrait  qui 
fil  Yoir  Fauteur  de  la  Léda  la  mettant  en  piéces  trente  ans  apres ; 
on  aurait  pu  le  placer  auprés  du  premier  et  Fexposer  au  public. 
A mon  sens,  cette  derniére  attitude  lerail  encore  plus  d’honneur 
au  peintre  genevois  que  la  premiére. 

Quoique  je  me  sois  déja  fort  étendu  sur  ce  sujet,  je  ne 
saurais  me  résoudre  a le  quitter  sans  raconter  une  par- 
ticularité  assez  singuliére.  On  dit  que  M.  Arlaud,  voulant  dé- 
truire  sa  Léda,  ne  le  fit  pourtant  pas  avec  la  précipilation  et  la 
fougue  d’un  homme  en  colére , mais  que  cela  se  fit  d’uue  ma- 
niére  fort  mesurée.  Il  la  coupa  avec  attention  et  art;  il  en  sé- 
para  chaque  membre,  el  en  fit  a peu  prés  une  dissection  anato- 
tomique.  Pour  le  cygne,  il  se  conlenta  de  lui  couper  les  ailes. 
On  ajoute  que  ces  morceaux  sont  parvenus,  je  ne  sais  comment, 
a divers  curieux,  qui  les  conservent  avec  soin  comme  des  frag- 
ments précieux ; on  dit  que  le  ministre  d’un  grand  prince  a eu 
la  tete  de  la  Léda , une  dame  une  main , une  autre  qui  est  allée 
en  Angleterre , y a emporté  un  des  pieds.  Vous  voyez  donc , 

^ Rollin,  Histoire  ancienne,  tome  XI,  p.  203. 


476 


Monsieur,  que  ce  beau  tableau  n'est  pas  absolument  perdu , et 
que,  comme  dit  le  proverbe,  on  en  a tiré  pied  ou  aile.  Ges  mem- 
bres  mutilés  ne  laisseront  pas  de  donner  encore  quelque  idée 
de  1’ouvrage ; n’admirez-vous  pas  le  sort  de  la  Léda  ? Apres  celte 
fm  tragique,  les  restes  de  son  corps  sont  recherchés  avec  em- 
pressement;  on  la  traite  presque  comme  une  sainte,  dont  on 
dépéce  les  membres  pour  en  faire  des  espéces  de  reliques,  et 
que  Ton  distribue  a ceux  qui  se  sont  le  plus  attendris  sur  son 
martyre. 

M.  Arlaud  s’était  peint  lui-méme  en  miniature,  dans  Tatti- 
lude  ou  Tavail  représenté  son  ami  de  Paris , je  veux  dire  tra- 
vaillant  a sa  Léda.  Peut-étre  ne  fit-il  que  copier  le  portrait  sus- 
inenlionné  de  Largiliére.  Celte  miniature  a eu  un  sort  bien  glo- 
rieux.  Le  grand-duc  de  Florence  (je  parle  de  Jean  Gaslon,  le 
dernier  des  Médicis,)  avait  fait  ramasser  avec  beaucoup  de  soin, 
pour  mettre  dans  sa  fameuse  galerie,  les  portraits  des  peintres 
celebres,  faits  par  eux-mémes;  il  n’en  voulait  que  de  celte  es- 
péce.  En  1736,  celui  de  M.  Arlaud  y fut  placé  avec  les  autres. 
L’année  suivante,  le  prince  lui  envoya  sa  médaille  en  or,  qui  est 
d’une  grande  valeur ; on  festime  qualre  cents  livrés.  M.  Arlaud 
a voulu , par  son  testament,  qu’elle  fut  conservée  dans  la  biblio- 
théque  de  notre  ville , comme  un  monument  bonorable. 

Jusqua  présent,  je  n’ai  envisagé  M.  Arlaud  que  comme  pein- 
tre ; je  pourrais  aussi  le  presenter  comme  un  homme  de  lettres 
assez  éclairé,  comme  un  homme  de  bien  distingué  par  la  régu- 
larilé  de  ses  moeurs , et  méme  comme  un  cbrétien  d^une  piélé 
exemplaire.  Je  m’étendrai  pen  sur  ces  arlicles,  quoique  fhon- 
néte  homme  et  le  cbrétien  femportent  sur  le  grand  peintre;  mais 
je  ne  dois  point  perdre  de  vue  qifil  s’agit  ici  principalemenl  de 
faire  connaitre  un  babile  aiiiste.  Gependant,  quand  toules  ces 
qualités  se  Irouvenl  réunies , il  faut  convenir  qu’elles  donnent 
un  grand  relief  k celui  qui  les  posséde. 

M.  Arlaud  avait  naturellemenl  du  génie,  beaucoup  de  leclure, 
et  sa  mémoire  conservait  fidélemenl  lout  ce  qifil  avait  lu ; il 


477 


entendait  assez  bien  les  belles-lettres , la  fable,  Thistoire;  il 
parlait  aisément,  et  raisonnait  en  philosophe.  Il  fréquentait  plu- 
sieurs  savants  de  Paris , et  tenait  fort  bien  sa  partie  avec  eux ; 
il  était  surtout  fort  lié  avec  Tabbe  de  Longuerue.  Pour  les  beaiix- 
aiis,  i!  ne  s’en  était  pas  tenn  a la  peintnre;  il  raisonnait  éga- 
lement  bien  sur  la  sculpture  et  sur  Tarchitecture.  Il  avait  assez 
étudié  Tbistoire  naturelle,  et  avait  beaucoup  de  gout  pour  la 
pliysique  expériinentale.  Sur  Tarticle  des  couleurs,  il  parlait  non- 
seulement  en  habile  peintre , mais  surtout  en  bon  physicien. 
Je  ne  dois  pas  omettre  les  relations  qiTil  eut  a Londres  avec 
Tilkistre  Newton;  il  le  voyait  souvent,  et  ce  grand  astronome 
prenait  plaisir  a sa  conversalion ; il  ne  dédaignait  pas  de  parler 
quelquefois  pliilosophie  avec  lui.  De  retour  a Paris,  il  re^ut  de 
lui  une  lettre  fori  polie ; il  est  vrai  que  M.  Arlaud  s^était  donné 
quelques  soins  pour  faire  graver  les  figures  de  VOptique  de 
Newton  en  frangais,  que  Ton  avait  imprimée  a Paris  in-4‘^,  et 
surtout  pour  la  vignette  qui  est  au  fronlispice  , dont  il  avait 
corrigé  le  dessin.  Uauteur,  par  reconnaissance , lui  en  envoya 
un  exemplaire  relié  en  maroquin  rouge , et  Taccompagna  d’une 
lettre  des  plus  gracieuses,  en  date  du  22  octobre  1722;  Tun 
el  Tautre  se  voient  dans  notre  bibliothéque.  Cette  traduction 
fran^aise  est  de  M.  Coste,  mais  retouchée  par  M.  de  Moivre, 
excellent  mathématicien  de  Londres.  Ges  corr^ctions  ne  sont 
que  dans  Tédition  de  Paris. 

11  avait  étudié  la  religion  dans  ses  véritables  sources,  et  la 
connaissait  par  ses  beaux  cotés.  Il  était  d’une  société  de  gens  de 
leltres,  composée  principalement  de  théologiens,  qui  se  voyaient 
un  jour  de  la  semaine  et  qui  trailaient  réguliérement  quelque  ma- 
tiére  de  religion.  M.  Arlaud  disait  son  avis  a son  tour,  avec 
beaucoup  de  justesse , quoique  toujours  avec  beaucoup  de  mo- 
destie , insinuant  fréquemrnent  que  ces  questions  n’étaient  pas 
tout  ä fait  de  son  ressort.  Il  exceliait  sur  les  matiéres  de  morale 
et  avait  une  grande  connaissance  du  coeur  liumain.  Ge  qui  Tavait 
beaucoup  aidé  a bien  connaitre  les  bommes,  c’est  qu^il  avait 


478 


eii  occasion  (l’en  fréquenter  de  toutes  sortes  de  caractéres , et , 
corame  il  le  disait  lui-méme,  depuis  le  sceptre  jusquå  la  hou  - 
lette^  et  qu’il  les  avait  étudiés  avec  un  esprit  réfléchi. 

M.  Arlaud  était  un  homme  de  bien.  Ses  moeurs  étaient  fort 
réglées ; il  a passé  sa  vie  dans  un  chasle  celibat.  Sa  table  était 
honnéte,  mais  fort  simple;  il  en  avait  proscrit  les  ragoiils,  et  tout 
ce  qui  flatlait  la  sensualité ; il  n’aimait  ni  la  bonne  chére , ni  le 
jeu.  Tout  son  plaisir  consislait  dans  la  conversation  des  gens 
éclairés,  dans  la  leclure  et  la  promenade.  Des  qu’il  se  fut  retiré 
dans  notre  ville  pour  y finir  ses  jours,  il  avait  acheté  dans  le 
voisinage  un  trés-joli  fonds  de  campagne,  ou  il  allait  se  promener 
fort  souvent.  Yous  savez,  Monsieur,  que  nous  avons  de  trés- 
belles  vues  a Geneve  et  dans  les  environs,  mais  celle  de  M.  Ar- 
laud renchérit  sur  les  plus  riantes;  elle  donne  sur  le  lac  Léman, 
qui  offre  un  bassin  magnifique  avec  la  plus  belle  eau  du  monde, 
environné  de  cöteaux  trés-bien  cultivés.  En  babile  peintre,  il 
sentail  dans  ce  paysage  des  beautés  quTin  ceil  moins  connais- 
seur  n’eiit  pas  su  si  bien  apprécier ; c’est  la  qu’il  méditait  sur 
les  beautés  de  la  nature,  et  sur  les  merveilleux  ouvrages  du 
Créateur. 

Gette  retraite  philosophique , que  M.  Arlaud  avait  su  se  mé- 
nager  pour  la  vieillesse,  me  rappelle  un  plan  de  vie  qu’un  bomme 
d’esprit  tra^ait  pour  un  Genevois  qui  aurait  du  talent , et  que 
notre  peintre  avait  suivi  exactement , sans  en  avoir  eu  connais- 
sance.  Je  me  trouvais  un  jour  a Londres  en  conversation  avec 
M.  Sylvestre,  médecin  franyais  établi  en  Angleterre,  qui  a tra- 
vaillé  avec  M.  Des  Maiseaux  a la  belle  édition  in-4®  des  ceuvres 
de  Saint-Evremond ; il  avait  fait  le  voyage  dltalie  avec  mylord 
Montbermer,  fils  du  duc  de  Montaigu,  etil  y avait  pris  beaucoup 
de  gout  pour  la  peinture  et  pour  les  beaux-arts.  « Savez-vous, 
me  disait-il , 1’idée  que  je  me  fais  d’une  ville  comme  la  vötre  ? 
Geneve  est  bon  pour  y naitre  et  pour  y recevoir  une  éducation 
convenable ; on  peut  s’y  bien  former  Tesprit  et  le  coeur.  Mais 
quand  on  est  formé  et  que  Ton  se  sent  quelque  génie,  il  faut  se 


479 


relirer  de  la,  et  se  jeter  dans  quelque  grande  ville,  comme  Paris 
ou  Londres , pour  y développer  ses  taleiits  et  gagner  du  bien , 
sauf  a se  retirer  dans  sa  patrie,  quand  on  commence  å vieillir; 
alors  c est  prendre  un  parti  fort  sage  que  de  chercher  a vivre 
tranquillement  dans  un  petit  lieu,  moins  bruyant  qu'une  capitale, 
y jouir  de  la  conversation  de  ses  amis,  et  se  préparer  tout  douce- 
inent  a la  inort.  Yotre  Geneve  convient  donc  dans  la  premiére 
et  dans  la  derniére  période  de  la  vie.  » Yoila  parfaitement  le 
plan  de  la  vie  de  M.  Arlaud. 

Pen  étais  a ses  moeurs,  dont  je  me  suis  un  peu  écarté;  j’y 
l eviens.  Il  était  communicatif ; il  se  faisait  un  plaisir  d^aider  de 
jeunes  gens  en  qui  il  trouvait  de  la  disposition ; il  leur  faisait 
part  non-seulement  de  ses  connaissances,  inais  de  quelque  chose 
de  plus  réel;  il  était  bienfaisant  et  cbaritable. 

Il  se  piquait  d’une  grande  sévérité ; on  peut  méine  dire  que 
c’était  la  son  caractére  distinctif.  Au  milieu  de  la  cour,  qu’il  fré- 
quentait  souvent,  il  avait  su  conserver  cette  simplicité  de  moeurs 
qui  est  si  rare.  Quand  il  avait  Fhonneur  d’approcher  les  grands, 
sa  franchise  ne  se  démentait  poinl.  Louis  XIY  lui  avait  fait  dire 
de  venir  un  jour  dans  son  cabinet,  avec  quelques-uns  de  ses 
meilleurs  ouvrages  ; il  s’y  rendit  au  temps  marqué.  Ce  prince  y 
étail  seul,  et  examina  tout  fort  altentivement;  il  eut  la  bonté  de 
marquer  au  peintre  sa  satisfaction  d'une  maniére  fort  llatteuse. 
Le  roi  en  parla  sur  ce  ton-la  a quelques  seigneurs  de  sa  cour. 
L'un  d’eux  rencontrant  M.  Arlaud,  qui  était  encore  a Yersailles, 
lui  dit  obligeamment  que  le  roi  avait  loué  ses  ouvrages.  « Sa 
Majesté  me  fait  bien  de  Fhonneur,  répondit  notre  peintre,  mais 
elle  me  permettra  de  dire  que  FAcadémie  s’y  connait  encore 
mieux.  » Sur  quoi  ce  seigneur,  qui  Fhonorait  de  son  amitié,  s’é- 
cria  aussitöt,  en  lui  frappant  sur  Fépaule:  Yoyez  donc  ce  répu- 

blicain,  qui  ne  semble  presque  pas  sensible  aux  éloges  d’un 
grand  roi ! » 

Reste  a vous  présenter  M.  Arlaud  comme  chrétien.  Apres 
avoir  montré  qu’il  était  homme  de  bien,  la  chose  ne  sera  pas 


480 


difficile;  ces  deux  litres  se  ressemblent  beaucoup  et  entrent 
assez  Tun  dans  Tautre.  J’ajouterai  seulement,  sur  ce  dernier 
artide,  qiie  M.  Arlaud  était  assidu  aux  exercices  sacrés,  et  qu’il 
y paraissait  toujours  avec  dévotion  et  avec  décence.  Quand  il 
écoutait  un  sermon,  il  y était  tout  entier ; il  ne  connaissait  point 
les distraclions,  et  il  nous  disait  quil  s’était  fait  une  habitude  de 
ratlention  dans  le  commerce  des  grands.  En  sortanl  de  Téglise , 
il  rendait  raison  du  sermon  aussi  exacteinent  qu’il  Taurait  fait 
de  quelque  tableau  qu’on  lui  aurait  fait  voir.  Dans  le  particulier, 
il  lisait  tons  les  matins  la  sainte  Écrilure  avec  beaucoup  de  re- 
flexion. 

Mais,  dira-t-on  peut-élre , ce  portralt  n’est-il  point  un 
peu  flatté,  et  ne  sent-il  pas  Toraison  funébre?  J’en  vais  faire 
mes  preuves  tout  a Theure , en  prenant  pour  modéle  Tillustre 
M.  de  Fontenelle,  qui,  dans  les  eloges  bistoriques  des  académi- 
ciens  qu’il  a donncs  au  public,  ne  dissimule  point  leurs  travers. 
A défaut  de  son  style  inimilable , j’imiterai  du  moins  sa  bonne  foi. 

J’ai  dit  que  M.  Arlaud  était  modeste  lorsqu’il  parlait  des  ina- 
tiéres  de  religion  devant  des  tliéologiens ; mais  cette  modestie 
ne  se  soutenait  pas  toujours;  des  qu’il  s’agissait  de  peinture, 
on  ne  la  retrouvait  plus.  Non-sculement  il  sentait  bien  tout  ce 
qu’il  valait , mais  il  voulait  que  les  autres  le  sentissent.  Si  quel- 
que peintre,  qui  léavait  pas  autant  de  talent  que  lui,  lui  appor- 
tait  quelque  ouvrage  pour  avoir  son  avis,  la  crilique  se  faisait 
ordinairement  d’une  maniére  un  peu  sévére.  Tout  habile  qu’il 
était  en  morale,  il  oubliait  alors  les  assaisonnements  que  de- 
mande  la  correction  fraternelle.  Vous  Tauriez  pris  pour  un  maitre 
de  novices,  qui  aurait  pris  a tåclie  d’anéantir  entierementTamour 
propre  dans  quelque  jeune  sujet  destiné  ä la  vie  monacale.  Ses 
amis  Tont  averti  plus  d’une  fois  que,  dans  ces  cas-ll),  il  alfectait 
trop  de  faire  sentir  la  supériorité  de  ses  talents.  La  petite  amer- 
tume  de  ses  avis  Tavait  rendu  redoutable  aux  autres  peintres. 

Une  autre  faiblesse , qui  a bien  du  rapport  avec  celle-lä , 
c’était  beaucoup  de  gout  pour  les  louanges , une  soif  ardente  de 


48! 


la  réputation ; ii  vonlait  qu'on  lui  assignåt  une  place  honorable 
parmi  les  grands  peintres , et  semblait  avoir  hérilé  des  anciens 
Romains  le  désir  d’immortaliser  son  nom ; il  paraissait  fort  sen- 
sible au  jugement  que  Ton  porterait  de  lui  apres  sa  mort.  On  a 
remarqué,  il  y a longlemps,  que  les  habiles  peintres,  tout 
comme  les  grands  poétes , sont  assez  remplis  d’eux-mémes , et 
ne  se  piquent  pas  beaucoup  de  modestie.  Le  métier  semble 
porter  cela. 

On  a beaucoup  fait  valoir  la  modestie  des  anciens  peintres 
ou  sculpteurs,  qui , mettant  leur  nom  au  bas  de  leurs  ouvrages, 
se  servaient  du  terme  faciebat^  et  non  de  fecit:  un  tel  peignait 
ce  tableau,  ou  travaillait  å cette  stalue.  On  avait  regardé  jusquä 
present  ce  formulaire  comme  modeste,  Fouvrier  n’osant  pas 
donner  cette  production  comme  quelque  chose  d’acbevé ; mal- 
heureusement  c’est  tout  le  contraire.  M.  Bayle  nous  a fait  voir 
que  c’était  leur  orgueil  qui  les  avait  fait  exp  rimer  ainsi ; ils  vou- 
laient  insinuer  par  lä  que  leurs  ouvrages  les  plus  fmis  n’étaient 
qu’une  espéce  d’ébauche , et  que  s’ils  avaient  eu  le  temps  d’y 
travailler  davantage,  on  aurait  vu  tout  autre  chose.  Et  afin  que 
Fon  ne  dise  pas  que  c’est  lä  un  tour  malin  de  cet  ingénieux 
auteur,  il  s’autorise  du  suffrage  de  Pline,  qui  Favait  déjä  expli- 
qué  de  cette  maniére. 

Lavoue  que  cette  bonne  opinion  de  soi-méme,  regardée  avec 
des  yeux  un  peu  sévéres , est  assurérnent  un  défaut.  Cette  soif 
de  la  réputation  ne  peut  passer  que  pour  une  faiblesse ; ce  désir 
de  la  gloire  ne  doit  pas  trop  nous  agiter,  si  nous  sommes  sages. 
Un  bomme  d’esprit  a dit,  avec  raison,  que  la  gloire  apres  la 
mort^  n est  pas  plus  estimable  quim  bon  vent  apres  lenaufrage, 
L’espérance  de  faire  parler  de  soi  quand  on  n’est  plus , ne  vaut 
assurérnent  pas  ce  qu'elle  coute;  mais,  apres  tout,  c’est  une 
piéce  nécessaire  dans  la  société,  et  dont  on  ne  saurait  se  passer; 
c’est  un  inslinct  que  nous  a donné  Fauteur  méme  de  la  nature 
pour  nous  servir  d'aiguillon  , et  qui  produit  de  trés-bons  efFets. 
Le  public  profite  de  quantité  de  beaux  ouvrages , dont  il  ne 

T.  I.  3! 


482 


jouirait  pas  sans  ce  désir  de  gloire  qui  anime  les  habiles  artistes. 
Passoiis  donc  a M.  Arlaud  cette  ardeur  pour  s’immortaliser  et 
pour  faire  parler  de  lui ; elle  a toujours  été  la  passion  des  grands 
hommes.  Si  cest  la  se  repaitre  de  fumée , nous  savons  qu’il  a 
travaillé  sérieusemenl  pour  une  autre  immortalité  infiniment  plus 
réelle,  et  qui  a été  le  véritable  objet  de  ses  désirs. 

Il  a manqué  a M.  Arlaud  une  cbose  qui  contribue  beaucoup 
a la  perfection  d’un  peintre , c’est  d’avoir  \u  Tltalie.  Attacbé 
comme  il  Ta  été  a Paris  pendant  quarante  ans , il  ne  lui  a pas 
été  possible  d’entreprendre  ce  vojage.  Tout  ce  quil  a pu  faire , 
c’est  de  s’étre  écbappé , a diverses  reprises , pour  voir  tantöt 
FAngleterre,  tantöt  quelques-unes  des  provinces  de  France,  et 
il  a tiré  de  ces  voyages  tout  le  parti  possible.  Retiré  dans  sa 
patrie,  il  a parcouru  la  Suisse ; mais,  quoique  rendu  ä lui-méme, 
il  était  trop  tard  pour  penser  a Tltalie ; il  na  \u  que  de  loin 
cette  terre  promise  des  peintres , cette  mére  des  beaux-arts , 
qu’ils  soubaitent  tous  de  voir  de  prés. 

Il  y a plus  de  quinze  ans  qu’il  avait  quitté  le  pinceau , ensuite 
d’un  coup  qu’il  avait  regu  a la  tempe  ä Paris,  et  qui  Tempåcliait 
de  s’appliquer;  il  s’avisa,  Tannée  derniére  (1742),  de  le  repren- 
dre  pour  mettre  la  derniére  maln  a des  ouvrages  deslinés  a la 
bibliotbéque  publique,  et  il  retrouva  la  délicatesse , la  force , le 
talent  du  passé. 

Il  était  allé  passer  ce  printemps  (1743)  a sa  campagne;  le 
25  mai  il  fut  attaqué  au  milieu  de  la  nuit  d’une  espéce  de  suffo- 
cation,  qui  nous  Ta  enlevé  en  moins  d’une  demi-beure.  Sa  mort 
a été  des  plus  douces ; il  était  ågé  de  soixante  et  quinze  ans ; 
ainsi  sa  course  était  a peu  prés  acbevée.  Son  testament  a con- 
firmé  ridée  avantageuse  qu’il  avait  donnée  de  lui  pendant  sa  vie ; 
il  laisse  la  plus  grande  partie  de  son  bien,  qui  est  considérable, 
a un  frére  qui  a toujours  demeuré  avec  lui  depuis  son  retour  de 
Paris , et  une  autre  parlie  est  allée  a des  neveux.  Il  a fait  des 
legs  trés-considérables  en  médailles,  tableaux,  recueil  des- 


483 


tampes  et  livrés  ä la  bibliothéque  publique , dont  il  était  un  des 
directeurs. 

Le  celebre  Jean  Dassier,  habile  graveur,  dont  les  belles  mé- 
dailles  sont  aujourd’hui  répandues  dans  toute  FEurope,  était  son 
proche  parent.  M.  Dassier  a un  fils  encore  jeune,  qui  est  aussi 
un  excellent  médailliste ; il  est  a Londres , ou  il  a déja  un  em- 
ploi  pour  la  monnaie.  Vous  voyez  que  les  talents  et  findustrie 
sont  héréditaires  dans  cette  famille. 

Je  lisais  fautre  jour  les  Prmcipes  de  l’ arcliitecture^  de  la  sculp-- 
ture  et  de  la  peinture,  de  Félibien;  il  dit,  dans  le  chapitre  de  la 
peinture  en  émail,  « qu’en viron  fan  1670,  on  commen^a  a faire 
desportraits  émaillés  en  France,  au  lieu  de  ceux  qu’on  faisait 
en  miniature.  Les  premiers  qui  parurent  les  plus  achevés  et  de 
plus  vives  couleurs , furent  ceux  que  Jean  Petitot  et  Jaques 
Bordier  apportérent  d’Angleterre  a Paris.  » Il  a oublié  de  dire 
qu  ils  étaient  fun  et  fautre  Genevois;  ils  travaillaient  ensemble. 
M.  Petitot  faisait  les  tétes , et  M.  Bordier  les  habits. 

Voila  donc  des  Genevois  qui,  de  1’aveu  de  Félibien,  ont  les 
premiers  porté  le  portrait  en  émail  fort  loin , et  un  autre  Gene- 
vois , qui  de  faveu  du  duc  d^Orléans , a poussé  la  miniature  au 
plus  haut  degré.  Il  y a , ce  me  semble , de  quoi  illustrer  notre 
ville. 


484 


XIII 

ELOGE  HISTORIQUE  DE  JEAN-JACQUES  BURLAMAQUI. 

(La  famille  desBurlaraachi,  réfugiés  ilaliens  poiir  causede  religion,  en  Franco,  puis  a (ioiiéve. 
— le  jurisconsulle  J.-J.  Burlaniaqui). 

{Journal  Helvétique,  Avril  1748  ; Nouvelle  Bibliothéque  Germanique,  an  1750 
tome  VI,  partie ; réimprimé  dans  le  tome  III  de  Tédition  des  Principes 
du  droit  politique  de  Burlamaqui ; Supplément.  Genéve  et  Copenhague,  Cl. 
et  Ant.  Philibert,  1764,  in-12). 

4 M.  Formey. 

Monsieur  , 

Les  principes  du  droit  naturel^  de  M.  Burlamaqui,  imprimés 
a Genéve  en  1747,  vous  ont  donné  une  idée  avantageuse  de 
I’auteur.  Différenls  journaux  qui  en  ont  fait  1’extrait,  én  ont  jugé 
comme  vous.  Gelui  des  Savants  de  Paris  en  a fait  un  long  arti- 
de , et  regarde  cet  ouvrage  comme  ce  qu'on  a de  meilleur  sur 
cette  matiére  ‘ . 

Apres  Favoir  lu  , vous  avez  souhaité  d’en  connailre  Tauteur, 
mort  bien  peu  apres  la  publication  de  son  livre.  J’avais  cm  que 
c’est  une  régle  assez  établie  dans  la  république  des  lettres, 
que  rhistoire  d’un  ouvrage  est  proprement  Thistoire  de  son 
auteur,  je  veux  dire  que  c’est  ordinairement  tout  ce  que  le 
public  en  veut  savoir.  Mais  vous  revenez  a la  charge  dans  une 
seconde  lettre : je  n’ai  plus  d’excuse  pour  reculer. 

Vous  me  faites  diverses  questions  sur  M.  Burlamaqui ; elles 
ne  regardent  pas  uniquement  lui-méme.  Vous  voulez  aussi  con- 
naitre  sa  famille,  et  vous  me  demandez  d’ou  elle  est  originaire; 
je  vais  donc  commencer  par  lä.  Le  nom  seul,  Burlamaqui,  vous 
indique  déjä  que  cette  famille  doit  étre  italienne ; elle  est  effec- 

^ Journal  des  Savants,  Mars  et  Juillet  1748,  édit.  de  Paris.  Biblioth.  raison. 
Tome  XXXIX.  Part.  II.  Mém.  de  Trév.  1748,  Aout  etSept.  I part.  et  Biblioth. 
Germ.  Tome  V et  VI,  I part. 


485 


tivement  venue  de  Lacques.  J’ai  entre  les  mains  un  livre  latin 
assez  vieux,  intitulé  Statuts  de  la  Républiqiie  de  Lucques^  oii 
Fon  voit,  qu  en  1539,  on  chargea  dix  sénateurs  de  revoir  les 
édits,  de  les  réforraer  et  de  les  faire  imprimer  de  nouveau  ^ A 
la  léte  de  ces  décemvirs  parait  un  Nicolas  Burlamaqui , qui  pré- 
sida  a cette  révision.  Il  doit  y avoir  une  branche  de  cette  famille 
établie  en  France,  et  qui  y fait  une  bonne  figure. 

Celle  qui  s’est  fixée  a Geneve  avait  commencé  par  négocier  ä 
Lyon  et  a Paris.  Yous  savez,  Monsieur,  que  suivant  le  sage  usage 
des  républiques  dltalie,  le  commerce  ne  déroge  point.  Quelques 
familles  italiennes  avaient  déja  été  éclairées  a Lucques  sur  la 
religion.  Ces  négociants,  sous  le  prétexte  de  leurs  affaires,  fai- 
saient  les  voyages  de  Lyon,  ou  ils  professaient  la  religion  réfor- 
mée.  Je  trouve,  des  Fan  1560,  un  Michel  Burlamaqui  tantöt  a 
L}'on , tantöt  a Paris , tantöt  dans  la  petite  ville  de  Luzarche , a 
huit  lieues  de  Paris , ou  le  plus  grand  nombre  des  réfugiés  de 
Lucques  trouvérent  a propos  de  séjourner  quelque  temps. 

De  Luzarche  ils  se  retirérent  a Montargis , auprés  de  Renée 
de  France,  soeur  de  Fran^ois  P**  et  duchesse  de  Ferrare.  Dans 
cette  petite  ville , la  femme  de  Michel  Burlamaqui , qui  était  de 
Fillustre  maison  des  Calandrini , accoucha  d’une  fdle , dont  la 
princesse , qui  était  leur  protectrice  déclarée , voulut  étre  la 
marraine;  ce  fut  en  1568.  Elle  eut  encore  un  fds  en  1570,  qui, 
dans  la  suite , se  retira  å Geneve ; c’ était  Jaques  Burlamaqui. 

Quelque  envie  que  j’aie  d’abréger  ce  détail  généalogique,  qui 
n7ntéresse  guére  que  la  famille  méme,  je  ne  saurais  me  résoudre 
ä supprimer  un  événement  qui  regarde  ces  Italiens  réfugiés  en 
France , et  que,  j’en  suis  sur , vous  ne  traiterez  pas  d’indiffé“ 
rent ; c’est  le  sort  de  ces  nouveaux  réformés  a la  fatale  journée 
de  la  Saint-Barlbélemy , en  1572.  Voici  ce  que  j’ai  trouvé  la- 
dessus  dans  de  bons  mémoires.  Une  partie  se  trouva  a Paris , 
et  Michel  Burlamaqui  était  de  ce  nombre ; il  fut  attaqué  par  les 


Statuta  Civitatis  Lucensis^  1539. 


486 


massacreurs , se  trouvant  avec  son  beau-frére  Calandrini ; ils 
eurent  le  bonheur  d’écarter  les  assassins,  et  d'échapper  par  une 
espéce  de  miracle.  Mais , apres  avoir  sauvé  leurs  personnes , ils 
furent  fort  en  peine  pour  leurs  enfants;  il  s’agissait  de  leur  cher- 
eher  un  asile.  Personne  n’aurait  pu  soupgonner  Tendroit  ou  ils 
s’avisérent  de  les  cacher.  Ces  deux  parents,  qui  étaient  associés, 
étaient  les  commissionnaires  du  duc  de  Guise,  qui  les  employait 
assez  souvent.  Ignorant  sans  doute  la  part  qu’il  avait  au  mas- 
sacre , ils  envoyérent  leurs  enfants  a son  hotel  et  les  mirent 
sous  sa  protection ; c’est  a peu  prés  comme  si  quelques-uns 
des  péres  des  petits  enfants  de  Bethléem , pour  les  dérober  au 
massacre,  les  avaient  envoyés  cacher  au  palais  d'Hérode.  Ce- 
pendant  cette  démarclie,  si  contraire  a la  prudence  humaine,  ne 
laissa  pas  de  réussir.  Ces  innocentes  victimes  furent  épargnées, 
et  nos  familles  italiennes  doivent  leur  conservation  a celui-la 
méme  qui  avait  résolu  d’extirper  entiérement  le  nom  réformé. 
Une  partie  de  ces  réfugiés,  qui  se  trouvérent  encore  a Luzarche, 
échappa  aussi  d’une  maniére  assez  heureuse : ils  sortirent  de  la 
ville  a minuit , et , apres  avoir  couru  mille  dangers , ils  eurent 
le  bonheur  de  rencontrer  la  duchesse  de  Bouillon,  qui  se  retirait 
a Sedan , et  voulut  bien  les  recevoir  dans  sa  compagnie ; cette 
ville  leur  servit  d’asile,  et  ils  y firent  leur  séjour.  Ces  circons- 
tances  m’ont  paru  assez  curieuses  pour  vous  les  communiquer, 
quoiquelles  m^écartent  un  peu  de mon  sujet.  J’y  reviens. 

Pour  m^en  tenir  plus  précisément  a la  famille  sur  laquelle 
vous  me  demandez  des  instructions , je  trouve  dans  Yllistoire  de 
Geneve , sur  Tan  1 625  ou  environ , qu’il  est  fait  mention  d’une 
dame  Benée  Burlamaqui , que  le  celebre  d’ Aubigné , aieul  de 
Madame  de  Maintenon,  épousa  en  secondes  noces,  a Geneve. 
Il  en  parle  dans  son  Histoire,  mais  comme  s’il  s’agissait  d’un 
tiers,  a la  maniére  de  Gésar  dans  ses  Commentaires.  « On  par- 
lail , disait-il , de  lui  faire  épouser  une  personne  fort  considérée 
'a  Geneve  tant  pour  sa  vertu  que  pour  son  illustre  extraction ; 


487 


elle  était  de  la  maison  de  Bourlamachi  de  Lucques  » Ii  y a 
apparence  que  cette  Renée  Burlamaqui  élail  née  en  France, 
qu  elle  était  niéce  et  filleule  de  cette  premiére  Renée  dont  la 
duchesse  de  Ferrare  avait  voulu  étre  marraine.  Depuis  ce  temps- 
la,  rien  de  plus  commun  que  de  voir  des  Renée  dans  cette  fa- 
mille;  ce  nom  était  alFecté  ordinairement  aux  ainées,  apparem» 
ment  pour  conserver  la  mémoire  de  Fhonneur  que  leur  avait  fait 
la  duchesse  de  Ferrare,  la  marraine  primitive. 

Je  n’ai  plus  que  deux  mots  a dire  des  ancétres  de  notre  au- 
teur,  qui  se  transplantérent  a Geneve.  Ce  fut  son  trisaieul  qui  y 
vint  le  premier  en  1591  ; il  négocia  en  soie;  il  eut  un  fils  qui 
continua  ce  commerce.  Son  petit-fils  étudia  en  théologie ; il  se 
nommait  Fabrice.  Il  fut  demandé  par  FÉglise  de  Grenoble,  ou 
il  exer^a  son  ministére  plusieiirs  années ; il  revint  mourir  dans 
sa  patrie  dans  un  åge  fortavancé  ; c’était  un  savant  d’une  vaste 
littérature.  Fabrice  eut  pour  fils  unique  Jean-Louis , mort  en 
1728,  conseiller  et  secrétaire  d’État.  G’est  le  pére  de  notre  au- 
teur,  auquel  il  est  plus  que  temps  de  venir  présentement. 

Jean-Jaques  Burlamaqui  est  né  a Geneve  le  19  juillet  1694. 
Je  ne  m’arréterai  point  a ce  qu  on  pourrait  remarquer  chez  lui , 
tandis  qu’il  était  encore  jeune.  Geux  qui  écrivent  la  vie  d’un 
savant  devraient  toujours  se  souvenir  qu’elle  renferme  bien  des 
particularités  qui  nbntéressent  guére  le  public,  et  dont  il  tient 
quitte  Fhistorien.  Ce  qui  s’est  passé  dans  la  jeunesse  est  ordinai- 
rement de  ce  genre ; il  vaut  mieux  présenter  le  savant  tout 
formé , que  de  le  suivre  dans  ses  premiéres  études  el  d’en  faire 
remarquer  les  progrés.  Malgré  cette  sage  régle,  voiis  me  per- 
mettrez  bien.  Monsieur,  de  vous  rapporter  une  petite  singularité 
du  nötre , qui  mérite,  ce  me  semble,  quelque  attention.  Non- 

* Page  147.  Dans  ime  édition  des  Aventures  du  baron  de  Foeneste,  k 
Bruxelles  1729,  on  voit  une  note  fort  injurieuse  åla  mémoire  de  cette  dame. 
L’éditeur  cite  pour  son  garant  le  Segraisiam.  Mais  cette  calomnie  est  réfutée 
par  des  raisons  tout  å fait  convaincantes,  dans  la  Biblioth.  Germaniq.  tome 
XXV,  p.  216. 


488 


seulement  le  jeuiie  Burlamaqui  faisait  fort  exactement  ses  petites 
éliides  du  collége,  mais  il  avait  un  lalent  particulier  pour  exciter 
ses  amis  ä en  faire  autant ; il  savait  fixer  leur  dissipation , et , 
soit  par  son  exemple,  soit  par  ses  sages  avis,  il  leur  donnait  du 
gout  pour  Fétude.  Ils  s’en  souviennent  encore  anjourd’hui,  et 
admirent  Tascendant  qu  il  avait  pris  sur  eux. 

Apres  avoir  fait  exactement  sa  pliilosophie , il  se  tourna  du 
cöté  de  la  jurisprudence ; il  y fit  de  si  rapides  progrés,  qu’a  Tåge 
de  vingt-cinq  ou  vingt-six  ans  il  fut  fait  professeur  en  droit ; mais, 
avant  que  d’enseigner,  il  demanda  a ses  supérieurs  la  permis^ 
sion  d’ aller  voyager. 

Nous  pouvons  nous  dispenser  de  le  suivre  dans  ses  voyages. 
Voici  pourtant  une  circonstance  que  je  ne  dois  pas  omettre; 
c’est  que,  s’étant  arrété  quelque  temps  a Oxford,  on  llt  beau- 
coup  d’attention  ä ses  talents.  En  conséquence,  les  directeurs 
de  cette  université  s’étant  assemblés,  résolurent  de  lui  faire  pre- 
sent de  quelque  livre  considérable,  et  de  lui  marquer  en  méme 
temps , par  une  espéce  de  patente  imprimée , que  c’était  un 
faible  témoignage  de  la  considération  que  lui  avait  attirée  parmi 
eux  ses  lumiéres  et  sa  sagesse.  On  lui  donna  YHistorre  de  rum- 
versité  d’ Oxford,  en  deux  volumes  grand  folio,  richement  reliée, 
et  on  y mit  ä la  téte  Textrait  de  la  délibératioo  pri  se  sur  son 
compte,  signé  du  vice-cbancelier,  en  date  du  30  juin  1721. 

Pour  son  voyage  de  Hollande,  il  n en  aurait  pas  été  content 
s71  n’avait  pas  poussé  jusqu’a  Groningue , pour  voir  M.  Bar- 
beyrac , qui  y enseignait  le  droit  depuis  trois  ou  quatre  ans.  Ge 
célébre  professeur  parul  fort  satisfait  de  notre  voyageur,  et  il  a 
dit  a diverses  personnes  qu’il  n’avait  jamais  trouvé  d'esprit  plus 
juste  et  plus  net.  On  peut  dire  en  général,  de  ses  voyages,  qu’il 
s’y  est  alliré  d’une  maniére  particuliére  Tamitié  et  Testime  de 
toutes  les  personnes  de  mérite  qui  Tont  connu. 

De  retour  dans  sa  patrie,  il  y a enseigné  le  droit  fort  régu- 
liérement  pendant  quinze  ou  vingt  ans.  Enfm,  sa  sanlé  alfaiblie 
ne  lui  [)ermettant  plus  de  s acquitter  de  ses  fonctions , il  prit  le 


489 


parti  de  demander  sa  démission,  poiir  poiivoir  jouir  de  quelque 
tranquillité  le  reste  de  ses  jours.  Mais  il  ne  gouta  pas  longtemps 
ce  repos  attaché  a la  condition  de  simple  partlculier;  il  se  fit 
une  ouverture  dans  notre  Petit-Gonseil , et  on  le  sollicita  a la 
remplir.  Cest  assez  la  marche  dans  noire  République,  que  ceux 
qui  se  sont  fait  quelque  réputation  par  leur  maniére  d’enseigner 
le  droit,  soient  appelés  ensuite  a la  magistrature.  On  y a vu 
entrer  de  cette  maniére  un  Jaques  Godefroy,  un  Jaques  Lect , 
et  quelques  autres  saxants  jurisconsultes.  M.  Burlamaqui  résista 
longtemps,  s’excusant  toiijours  sur  la  faiblesse  de  sa  santé;  il 
fallut  lui  faire  une  espéce  de  violence,  et  il  ne  se  rendit  qu’ä  la 
voix  de  sa  patrie , qui  lui  demandait  instamment  ses  lumiéres 
et  ses  conseils.  Son  élection  réunit  tous  les  sulFrages , et  se  fit 
par  une  espéce  d’acclamation.  La  crainte  qu  on  avait  de  le  per- 
dre  fit  qif  on  le  déchargea  de  tout  ce  qu’il  y avait  de  pénible 
dans  ses  fonctions,  et  qui  exigeait  quelque  vigueur  de  corps. 
Le  président  lui  déclara  que  le  Gonseil  ne  lui  demandait  unL 
quement  que  ses  avis  dans  les  délibérations. 

Malgré  cette  attention  a le  conserver,  nous  le  perdimes  le 
3 avril  dernier  (1748),  comme  vous  favez  appris;  il  est  mort 
d’une  pbtisie,  dont  il  était  attaqué  depuis  environ  dix  ans. 
Nous  le  regrettons  beaucoup,  et  vous  conviendrez  aisément, 
Monsieur,  que  ce  ifest  pas  sans  fondement.  G’élait  un  trés-beau 
génie,  et  un  excellent  caractére  du  cöté  du  coeur;  il  a toujours 
marqué  beaucoup  d’amour  pour  la  vérité  et  pour  la  vertu. 

Il  y avait  quelque  chose  de  plus  cbez  lui  que  de  famour  pour 
la  vérité ; il  était  né  avec  une  dextérité  merveilleuse  pour  la 
trouver.  Quelque  enveloppée  qu’elle  fut,  il  savait  la  déméler  fort 
beureusement ; c’était  un  esprit  également  juste  et  pénétrant ; 
il  méditait  beaucoup,  el  toujours  avec  succés.  La  faiblesse  de  sa 
vue  fempécbait  de  lire  autant  qubl  aurait  soubaité ; il  était  obligé 
de  rentrer  fréquemmenl  en  lui-méme , pour  cbercber  dans  la 
méditation  ce  que  les  autres  trouvent  dans  les  livrés.  Je  crois , 
Monsieur,  que  vous  conviendrez  avec  moi , que  tel  que  je  vous 


490 


le  dépeins,  il  aurait  peut-étre  perdu  quelque  chose  ä lire;  trop 
de  lecture  peut  étouffer  le  génie , au  lieu  de  Taider.  Ce  n’élait 
donc  point  un  de  ces  savants  qui  n’ont  la  léle  remplie  que 
d’idées  emprunlées;  c’était  un  esprit  véritablement  original, 
comme  il  parait  par  ses  ouvrages. 

Ceux  qui  mériient  beaucoup  ont  ordinairement  un  défaut , 
c’est  d'aller  trop  loin ; ils  donnent  dans  des  idées  un  peu  creu- 
ses,  dans  des  spéculations  trop  métapbysiques.  Pour  lui,  il  sut 
toujours  éviter  cet  écueil , et  s’arréter  sagement  au  point  que  la 
raison  lui  marquait  pour  limite;  il  approfondissait  un  sujet,  mais 
il  ny  voyait  que  ce  qui  y était  réellement , et  rien  au  dela. 

Pour  sa  maniére  d’enseigner,  il  se  distinguait  par  sa  méthode, 
sa  clarté  et  sa  precision;  ce  n’était  pas  assez,  pour  lui,  de  s’ex- 
primer  d’iine  maniére  a se  faire  entendre,  il  voulait  encore  qu’on 
ne  put  pas  ne  le  pas  entendre.  Ses  idées  et  ses  expressions 
étaient  si  nettes,  qu’on  n’a\ait  besoin  ni  d’interpréte,  ni  presque 
de  reflexions  pour  en  déméler  le  sens. 

Sa  précision  était  encore  ce  qui  le  caractérisait  le  mieux ; 
c’étail  une  suite  de  la  justesse  et  de  la  netteté  de  ses  idées;  il 
ne  souffrait  rien  dinutile  au  sujet  qu  il  traitait.  Son  premier  soin 
était  d’écarter  tout  ce  qui  y était  étranger.  Je  ne  crains  pas, 
Monsieur,  que  vous  soyez  de  ceux  qui  s’imaginent  que  le  trop 
de  précision  nuit  quelquefois  a la  clarlé ; cbez  lui  elle  y aidait 
plutöt  que  d’y  étre  contraire.  L’art  qu’il  avait  de  rapprocber  les 
idées,  les  rendait  non-seuiernent  plus  vives,  mais  encore  plus 
claires.  Vous  savez  que  la  clarté  qui  nait  de  la  précision  frappe 
dans  rinstant,  et  s’aper^oit  d’un  coup  d’oeil;  celle  qu’on  croit 
produire  par  un  style  difliis,  ne  vient  que  peu  a peu,  et  fait  lan- 
guir  Tauditeur,  pour  ne  pas  dire  qu’elle  Tennuie  assez  souvent. 
Le  grand  art  esl  de  réunir  dlflerents  iraits  de  lumiére  dans  une 
plirase  qui  n’ait  pas  trop  d’étendue. 

Les  lejons  de  M.  Burlamaqui  eurent  bientöt  un  grand  succés. 
On  ne  tarda  pas  a reconnaitre  la  supériorité  de  ses  talen ts,  et 
les  avantages  de  sa  maniére  d’enseigner.  Son  auditoire  était  fort 


491 


fréquenté,  iion-seulement  par  des  étudianls  ordinaires,  mais  par 
des  étrangers  de  distinction. 

La  noblesse  anglaise,  qui  vient  ordinairement  faire  quelque 
séjour  dans  notre  ville , n^aurait  pas  cru  en  avoir  profité , si  elle 
n^avait  pas  fait  un  cours  de  droit  naturel  sous  cet  habile  maitre. 
Il  a eu  rhonneur  d’enseigner  assez  longtemps  S.  A.  S.  le  prince 
Frédéric  de  Hesse-Cassel , qui  vint  faire  ses  études  a Geneve 
en  1732,  et  qui  y passa  quatre  ou  cinq  années.  Son  séjour  fut 
interrompu  par  un  voyage  de  quatre  ou  cinq  mois,  que  le  prince 
fut  obligé  de  faire  a Cassel.  Il  ne  put  pas  se  passer  de  son  cher 
professeur ; il  Temmena  avec  lui,  et  le  ramena  ensuite  a Geneve, 
comblé  des  marques  d’estime  et  de  considération  qu’il  avait  re- 
^ues  dans  cette  cour.  A son  départ  de  Cassel , le  prince  Guil- 
laume  lui  fit  une  gratification  de  six  cents  louis. 

Le  prince  George  étant  venu  en  1744  a Geneve,  ou  il  passa 
environ  deux  années , goutait  extrémement  les  entretiens  de 
M.  Burlamaqui,  le  voyait  fréquemment  et  Tbonorait  de  toute 
sa  confiance ; ce  qui  fit  qu’un  de  ses  amis  lui  appliqua  un  jour 
ee  vers  d’Horace  : 

Principibus  placuisse  viris  non  ultima  laus  est. 

Gette  clarté  et  cette  précision , qualltés  si  nécessaires  a un 
homme  qui  enseigne , n^empéchaient  pas  que  notre  professeur 
ne  fut  encore  éloquent  quand  il  le  fallait.  11  avait,  plus  qiéaucun 
autre,  le  talent  de  persuader ; il  trouvait  toujours,  pour  s’expri- 
mer,  les  termes  les  plus  propres  et  les  plus  énergiques,  et,  loin 
que  sa  précision  rendit  ses  discours  secs  et  décharnés,  il  véri- 
fiait  parfaitement  une  maxime  de  feu  Tabbé  Girard,  qui  dit, 
dans  ses  Synonymes  frangais^  « que  les  idées  précises  erabel- 
lissent  le  langage  ordinaire,  et  qu’on  peut  méme  dire  quelles 
en  font  le  sublime.  » 

Malgré  la  faiblesse  de  sa  vue,  il  ne  laissait  pas  d’avoir  assez 
de  littérature ; il  connaissait  les  beautés  des  anciens  auteurs , et 
savait  en  faire  usage  dans  Foccasion.  Ge  qiFil  avait  de  particu- 


492 


lier,  c’est  beaiicoup  de  gout  poiir  ies  beaiix-arts,  peinture,  sculp» 
Uire,  arcliiteclure,  miisique ; mais  la  peinture  faisait  sa  passion 
dominante;  il  en  parlait  et  en  jugeait  avec  beaucoup  de  justesse. 
Ce  gout  semblait  étre  né  avec  lui , et  étre  le  fruit  du  naturel  et 
du  génie. 

Pour  vous  prouver,  Monsieur,  que  quand  il  parlait  peinture , 
ce  n’était  pas  le  simple  jargon  d’un  demi-connaisseur,  voici  ce 
que  je  tiens  d’un  habile  artiste : « M.  Burlamaqui , m’a-t-il  dit , 
aimait  la  peinture , mais,  de  plus,  il  en  avait  saisi  les  vrais  prin» 
cipes  avec  autant  de  sagacité,  de  precision  et  de  netteté,  que 
ceux  de  la  jurisprudence.  (Tétait  un  bon  juge,  non-seulement 
dans  les  clioses  communes,  mais  encore  dans  ce  que  cet  art  a 
de  plus  difficile  et  de  plus  délicat ; il  ne  paraissait  jamais  si  bon 
connaisseur  qu’aux  yeux  des  artistes  du  premier  ordre,  qui, 
pendant  quarante  ans,  avaient  brillé  et  fréquenté  les  plus  grands 
maitres  dans  la  ville  du  monde  ou  les  beaux-arts  fleurissent  le 
plus.  » 

Pour  vous  donner  la  clef  de  ce  dernier  artide,  je  crois  qu’il 
regarde  M.  Arlaud,  célébre  peintre  en  miniature,  qui,  apres 
avoir  exercé  son  art  avec  beaucoup  d’applaudissement  a Paris , 
se  retira  a Geneve  sa  patrie , et  logeait  dans  la  méme  maison 
que  M.  Burlamaqui.  Étant  ainsi  a portée  run  de  1’autre,  ils 
avaient  le  plaisir  de  parler  fréquemment  de  leur  cliére  peinture. 
Apres  la  mort  de  cet  liabile  peintre,  M.  Burlamaqui  établit  une 
correspondance  dans  les  pays  étrangers,  pour  pouvoir  s’entre- 
tenir  d’un  art  quil  affectionnait  si  fort. 

Quoique  sa  fortune  fut  médiocre , il  s’était  fait  un  riclie  re- 
cueil  d’estampes  les  plus  estimées.  On  voit  méme  dans  son  ca- 
binet  quelques  tableaux  des  plus  grands  maitres,  d’Annibal 
Carraclie,  de  Bembrand,  du  Parmesan,  et  d’autres.  il  en  avait 
peu  , mais  tout  était  exquis;  il  ne  s’en  laissait  poinl  imposer  par 
le  beau  coloris  d’un  tableau , ou  par  le  burin  délicat  d’une  es- 
tampe,  au  prcjudice  de  la  justesse  et  de  la  correction  du  dessin. 


493 


Il  préférait  les  estampes  gravées  par  les  bons  peintres,  ä celles 
des  plus  celebres  graveurs. 

Il  aurait  voulu  voir  ce  gout  un  peu  plus  répandu  dans  sa 
patrie ; il  avait  fort  ä cceur  surtout  que  1’on  établit  a Geneve 
une  écoie  de  dessin , ou  un  bofi  dessinateur,  gagé  par  le  public, 
donnerait  des  lejons  a un  certain  nombre  de  jeunes  gens  des» 
tinés  a exercer  diverses  professions  ou  le  dessin  est  nécessaire, 
ou  directemeut,  ou  d’une  maniére  indirecte ; il  parlait  fréquem- 
ment  de  ce  projet,  qu’ii  affectionnait  beaucoup.  Nous  avons  dans 
Geneve  un  grand  nombre  d’ouvriers  qui  ne  manquent  pas  d’a- 
dresse,  mais  dont  le  dessin  perfectionnerait  beaucoup  le  gout, 
et  donnerait  a leurs  ouvrages  une  élégaiice  qui  les  ferait  encore 
plus  rechercher.  M.  Burlamaqui  n’a  pas  eu  la  satisfaction  de  voir 
former  cet  établissement , qui  vient  enfin  d’étre  réglé  dans  nos 
Conseils ; mais  il  a la  gloire  d’en  avoir  congu  le  premier  le  pro- 
jet, de  Tavoir  forlement  appuyé  dans  toutes  les  occasions,  et 
surtoiu  d’avoir  aidé  a former  un  habile  artiste , que  Ton  vient 
de  choisir  pour  diriger  cette  écoie , et  qui  est  actuellement  ä 
Paris  pour  se  pourvoir  de  tons  les  meilleurs  modéles  dont  il 
aura  besoin  dans  la  suite. 

Les  qualités  du  cceur  répondaient  a celles  de  Tesprit  chez 
M.  Burlamaqui.  On  trouvait  en  lui  Fliomme  véritablement  so- 
ciable,  les  mceors  les  plus  douces  et  les  plus  liantes,  une  hu- 
meur  toujours  égale ; il  ne  lui  arrivait  guére  de  contredire  les 
autres.  Malgré  la  supériorité  de  ses  lumiéres , il  souffrait  tran- 
quillement  que  Ton  fut  d’un  sentiment  opposé  au  sien.  Loin  de 
heurter  de  front  ceux  qui  ne  pensaient  pas  comme  lui,  il  se  con- 
tentait  dans  le  cours  de  la  conversation , de  les  éclairer  d’une 
maniére  douce  et  presque  imperceptible  ; il  les  remettait  insen- 
siblement  dans  la  bonne  voie,  et  les  faisait  revenir,  comme  d’eux- 
mémes , de  leurs  préventions. 

Il  y a plus : c’était  une  belle  åme , un  cceur  noble  el  géné- 
reux,  toujours  prét  a s employer  pour  ceux  qui  avaient  besoin 
de  lui.  Son  penchanl  a faire  du  bien  s’est  fait  connaitre  surtout 


494 


a régard  de  quelques  jeunes  gens  qui  avaient  du  talent,  et  qui 
manquaient  des  secours  nécessaires  pour  les  développer;  il  les 
aidait  noii-seulement  de  ses  conseils , mais  plus  réellement  en- 
core.  On  a vu  ä Paris  des  artistes  fort  experts  qui  ont  reconnu, 
dans loutes les occasions,  quils  lui  devaient  tout ce  qu ils  élaient. 
Il  était  Tami  du  genre  humain,  toujours  prét  a rendre  aux  autres 
toutes  sortes  de  bons  offices ; c^était  un  coeur  véritablement 
tourné  vers  cette  bienveillance  universelle,  que  le  celebre  Féne- 
lon , archevéque  de  Cambrai,  a si  fort  recommandée. 

La  bibliothéque  de  Geneve  s’est  ressentie  apres  sa  mort  de  sa 
générosité ; il  a fait,  par  son  testament,  un  présent  considérable 
en  tableaux,  en  livrés  rares  et  précieux,  recueils  d’antiquités , 
tels  que  le  Museum  Florentinum^  et  divers  autres  de  grand 
prix.  Tous  ses  recueils  d’estampes , si  bien  choisis,  y ont  aussi 
versé. 

J’ai  déja  dit  que  des  qu'il  eut  cessé  d’enseigner,  il  fut  vive- 
ment  sollicité  a entrer  dans  le  Petit-Conseil  de  notre  Répu- 
blique.  Il  n’est  pas  nécessaire  de  m’arréter  beaucoup  ici , Mon- 
sieur, a vous  le  représenter  comme  magistrat.  Vous  concevrez 
aisément  qu’avec  ses  lumiéres  sur  la  jurisprudence , et  un  coeur 
droit,  il  ne  pouvait  quétre  un  bon  juge  en  matiére  d’alfaires 
civiles.  C^était  un  magistrat  des  plus  accessibles  et  des  plus  affa- 
bles ; il  n’a  jamais  rebuté  personne  de  ceux  qui  allaient  a lui. 
Ceux  qui  le  consultaient  s’en  sont  toujours  bien  trouvés.  Comme 
il  avait  le  jugement  exquis , lesprit  dégagé  de  préjugés,  les 
conseils  qu’il  donnait  semblaient  dictés  par  la  sagesse. 

Il  se  distinguait  aussi  du  coté  de  la  politique.  La  nature  de 
notre  gouvernement,  les  intéréts  de  notre  petite  République,  lui 
étaient  parfaitement  connus.  Ses  lumiéres  étaient  méme  fort 
supérieures , et , s’il  avait  été  placé  sur  un  plus  grand  théåtre , 
on  Taurait  regardé  comme  un  véritable  homme  d’État. 

Jusqifici,  Monsieur,  je  vous  ai  fait  voir  dans  M.  Rurlamaqui 
le  jurisconsulte , Thomme  de  lettres , le  connaisseur  en  matiére 
de  beaux-arts,  le  juge,  le  politique,  et  surtout  Thomme  de  bien 


495 


et  vertueux.  L^article  imporlant  reste  encore  h toucher,  c’est 
celui  de  la  piété  et  de  la  religion.  Si  nous  n’y  trouvions  pas  le 
chrétien , que  serait-ce  au  fond  que  toutes  ces  qualités  hu- 
maines?  Mais  c’est  ici  le  beau  cöté  de  celui  que  nous  regrettons: 
il  a toujours  montré  un  grand  attachement  a la  religion.  Il  Tavait 
bien  étudiée , il  aimait  a en  parler,  et  il  y ramenait  autant  qu’il 
pouvait  la  conversation. 

Il  était  fortement  persuadé  de  sa  vérilé,  et  de  la  divinité  de 
rÉvangile.  Quoique  dans  son  ouvrage  imprimé  il  ait  si  bien  dé- 
veloppé  la  religion  naturelle , il  sentait  parfaitement  combien  il 
nous  importe  d^avoir  une  loi  positive , qui  lui  servit  de  supple- 
ment et  qui  la  confirmåt;  il  appuyait  beaucoup  sur  la  nécessité 
de  la  révélation.  Il  était  bien  éloigné  de  la  pensée  de  ces  auteurs 
qui  nous  débitent  bardiment  que  la  raison  seule  peut  fournir 
tout  ce  qu’on  trouve  dans  FÉcriture  sainte. 

Il  disait  a un  de  ses  amis , peu  de  lemps  avant  de  mourir, 
qu’il  n’y  avait  pas  bien  longtemps  qu’il  avait  travaillé  dans  ses 
Principes  du  droit  naturel^  le  cbapitre  de  V Immortalilé  de  Våme; 
qu’il  avait  manié  ce  sujet  avec  beaucoup  d’affection  et  de  plaisir, 
sentant  bien  que  sa  mort  n’était  pas  éloignée ; mais  que  ce  que 
FÉvangile  dit  de  positif  la-dessus,  est  tout  autrement  satis- 
faisant.  Il  appelait  les  déclarations  de  Jésus-Christ  sur  la  vie  ä 
venir,  la  bonne  parole  du  maltre , qui  fait  le  solide  fondement  de 
nos  espérances. 

Yoila  ä peu  prés,  Monsieur,  ce  que  vous  avez  exigé  de  moi; 
je  puis  vous  assurer  que  le  portrait  n’est  point  flatté.  Ge  sont-lä 
de  justes  éloges  que  nous  ne  saurions  refuser  a un  homme  qui 
a fait  autant  d’bonneur  a sa  patrie ; il  a jeté  parmi  nous  les  véri- 
tables  fondements  de  la  jurisprudence.  Ses  Principes  du  droit 
naturel  peuvent  aeux  seuls  donner  une  idée  fort  avantageuse  de 
son  génie.  M.  Burlamaqui  était  un  de  ces  hommes  rares,  qui  excel- 
lent  dans  leur  profession.  Les  ouvrages  de  ceux  qui  instruisent 
si  utilement  le  genre  bumain , doivent  leur  assurer  une  place 
bonorable  dans  la  mémoire  de  toutes  les  personnes  éclairées. 


496 


Son  souvenir  doit  étre  cher  d'une  maniére  particuliére  a lout  ce 
que  nous  avons  de  bons  citoyens,  amis  du  mérile  et  de  la  verlu. 
M.  Jean  Dassier,  qui  tient  bien  sa  place  dans  cette  classe,  vient 
de  graver  la  médaille  de  M.  Burlamaqui ; elle  est  fort  belle  et 
fort  ressemblante ; elle  fait  également  honneur  et  au  savant  et 
Tartiste. 

Je  suis,  etc. 


XIV 

ÉLOGE  HISTORIQUE  DE  GABRIEL  CRAMER,  PROFESSEUR 
DE  PHILOSOPHIE  A GENEVE. 

(Journal  Helvétiqm,  fév.  1752.  Bibliothéque  impartiale,  1752,  t.  V,  partie.) 

Gabriel  Grämer  naquit  a Geneve  le  31  juillet  1704,  dans  une 
famille  qui  nous  a donné  beaucoup  de  médecins.  Son  pére,  qui 
avail  exercé  cette  profession  avec  beaucoup  de  succés , mourut 
dans  un  åge  avancé  il  y a environ  une  année.  Il  laissa  trois  fds  : 
Tainé  s’était  appliqué  au  droit,  et  y avait  si  bien  réussi , qu71  Ta 
enseigné  pendant  quelques  années  dans  notre  Académie  en  qua- 
lité  de  professeur ; il  n’a  quilté  ce  poste  que  pour  entrer  dans 
la  magistrature , oii  il  remplit  aujourddiui  une  des  premiéres 
places.  Le  second  des  fds  était  notre  philosoplie;  le  cadet  s'est 
tourné,  comme  ses  ancétres,  du  cöté  de  la  médecine,  et  n’a  pas 
moins  de  réputation  que  le  pére.  Les  talents  sont  héréditaires 
dans  cette  famille. 

Notre  philosoplie  fit  ses  premiéres  études  avec  beaucoup  de 
promptitude  et  un  succés  surprenant ; il  répondait  parfaitement, 
et  au  dela  dc  ce  qu’on  aurait  osé  espérer,  aux  soins  que  Ton  don- 
nait  ä son  éducation. 

Le  jeune  Grämer,  sorti  du  collége , se  déclara  pour  la  philo- 
sopliie  et  les  matliématiques.  Il  y fit  de  rapides  progrés , sans 


497 


que  Fapplicalion  avec  laquelle  il  s’occupa  de  ces  Sciences  nuisit 
aux  autres  études  qu  il  de  vail  faire. 

En  1724,  M.  Cramer,  a}ani  a peine  vingt  ans,  disputa  la 
chaire  de  philosophie.  M.  Calandrini , qui  n’étail  guére  plus  ågé, 
se  présenla  pour  le  méme  poste.  Jugez  de  la  surprise  du  public, 
lorsqu^on  vit  ces  deux  jeunes  amis  briller  dans  cette  dispute ! 
Elle  leur  valut  beaucoup  d’applaudissements.  Il  est  vrai  que  la 
chaire  fut  donnée  a un  troisiéme  concurrenl  d’un  åge  plus  mur, 
et  qui  la  remplit  encore  aujourd’hui  fort  dignement;  mais  on 
donna  aux  deux  jeunes  compétiteurs  une  chaire  de  mathémati- 
ques  qui  fut  partagée  entre  eux.  On  leur  permil  de  voyager, 
pourvu  qu’ils  ne  le  fissent  pas  tous  deux  en  méme  temps , de 
peur  que  T Académie  ne  souffrit  trop  de  leur  absence , et  ils  su- 
rent  profiter  l’un  et  fautre  de  cette  concession. 

M.  Cramer  alla  voyager  en  1727 ; il  commen^a  par  Båle,  ou 
il  fil  un  pelit  séjour,  et  il  logea  chez  MM.  Bernoiiilli.  Il  ne  lui 
fallut  pas  beaucoup  de  temps  pour  apprendre  d’eux  tout  ce  qu’il 
en  voulait  tirer.  Un  mois  ou  deux  suffisaient  a un  géométre  a 
qui  déja  rien  n’était  difPicile.  En  Bollande,  il  lia  une  amitié 
étroite  avec  fillustre  M.  s’ Gravesande.  Partout  il  s attira  faffec- 
tion  el  f estime  des  gens  de  lettres.  Il  fmit  son  voyage  par  Paris, 
ou  il  arriva  sur  la  fm  de  1728,  et  ou  il  fit  des  connaissances 
fort  uliles. 

Enrichi  des  nouvelles  acquisitions  qu’il  avait  faites  dans  les 
pays  étrangers,  il  revint  dans  sa  palrie,  et  s’occupa  plus  sérieu- 
sement  que  jamais  de  ses  études  et  de  ses  fonctions. 

Dans  la  suile,  il  fut  chargé  seul  de  la  chaire  de  mathémati- 
ques , avec  le  titre  de  professeur  en  philosophie. 

En  1747,  il  fit  un  second  voyage  a Paris,  et  voici  a quelle 
occasion : le  prince  héréditaire  de  Saxe-Gotha  était  venu  fort 
jeune  a Geneve,  ou  il  avait  fait  ses  premiéres  études.  M.  Cramer 
fut  chargé  de  lui  donner  quelques  lejons.  Ce  prince,  voulant 
aller  a Paris , fit  prier  notre  philosophe  de  fy  accompagner  pour 
lui  continuer  ses  soins.  Le  séjour  fut  dune  année  dans  cette  capi- 

T.  I.  32 


1.98 


tale.  11 ) fit  beaucoup  de  connaissances ; il  voyail  cequon  appelle 
la  bonne  compagnie  de  run  et  de  Tautre  sexe.  Il  fut  recherché 
par  plusieurs  personnes  de  mérite  et  méme  d’un  rang  distingué. 
M.  le  cbancelier  d’Aguesseau  Finvitait  souvent  a sa  table,  et 
goutait  beaucoup  sa  conversation.  Outre  le  savant,  on  trouvait 
encore  chez  lui  Tbomme  de  gout  et  d’esprit;  il  jugeait  parfaite- 
inent  bien  d’une  piéce  de  tbéåtre,  et  il  se  fit  une  espéce  de  répu- 
tation  de  ce  cöté-la.  Il  prit  si  bien  le  gout  et  les  maniéres  de 
Paris , que  dans  1’espace  d’un  mois  ou  deux  il  n’y  parut  plus 
en  étranger. 

Il  n’est  pas  nécessaire  de  dire  qu’il  fréquenta  surtout  MM.  de 
TAcadémie  des  Sciences,  et  qu’il  fut  fort  accueilli  d’eux.  Le 
trait  suivant  montrera  la  considération  qu’ils  avaient  pour  lui : 
apres  la  mort  de  M.  de  Crousaz , quand  il  fut  question  de  rem- 
plir  sa  place  de  membre  de  TAcadémie,  ces  Messieurs  propo- 
serent , selon  la  coutume , deux  sujets  au  roi ; ils  indiquérent 
M.  Van  Swielen,  premier  médecin  de  rimpératrice , et  M.  Grä- 
mer. S.  M.  choisit  M.  Van  Swieten , qui  est  un  savant  fort  es- 
timé ; mais  la  politique  eut  beaucoup  de  part  a ce  choix.  La 
cour  de  France  ne  voulut  pas  manquer  cette  occasion  d’agréer 
a celle  de  Vienne. 

M.  Grämer  était  de  la  Société  royale  de  Londres , de  1’Aca- 
démie  de  Berlin,  de  celles  de  Montpellier  et  de  Lyon,  et  de  TAca- 
démie  de  FInstitut  de  Bologne.  On  voit  quelques  piéces  de  lui 
dans  les  Transacdons  philosophiques  et  dans  les  Mémoires  de 
V Académie  de  Berlin  (dissertation  sur  Hippocrate  de  Ghio  dans 
les  Mémoires  pour  1748,  p.  482). 

M.  Galandrini , apres  avoir  enseigné  d’une  maniére  distin- 
guée  la  philosophie  dans  notre  Académie , et  s étre  acquis  une 
grande  réputation  dans  les  pays  étrangers,  fut  fait  conseiller 
d’État  en  1750,  et  laissa  son  emploi  a M.  Gramer. 

Gette  méme  année  parut  un  de  ses  ouvrages  de  mathémati- 
ques  qui  lui  fait  beaucoup  d’honneur*,  il  porte  pour  titre : Intro- 
duclion  å Vanalyse  des  lignes  courbes  algébriques , par  Gabriel 


499 


Cramer,  a Geneve,  1750;  in-4®.  M.  Daniel  Bernouilli  ayant  lu 
celivre,  écrivit  a un  homme  du  métier:  « Get  ouvrage  est  au- 
dessus  de  mes  eloges,  et  digne  de  ceux  des  premiers  géométres 
de  TEurope.  » 

En  approfondissant  ainsi  ce  sujet  difficile , M.  Cramer  ne  né- 
gligeait  pas  pour  cela  les  autres  parties  des  mathématiques. 
Quelque  vaste  que  soit  cet  objet,  aucune  ne  lui  avait  échappé; 
il  s’était  fort  appliqué  a Tarchitecture , et  il  en  a donné  des 
preuves  dans  un  mémoire  sur  les  moyens  de  réparer  notre  ca- 
thédrale,  auquel  il  a travaillé  avec  M.  Calandrini.  La  finesse  de 
son  gout  s’étendait  sur  tous  les  arts : musique , peinture , gra- 
vures , tout  lui  était  connu. 

M.  Cramer  était  bon  logicien.  La  justesse  du  raisonnement 
était  ce  qui  le  caractérisait  le  mieux ; quelque  matiére  qu’il  ma- 
niåt,  il  avait  Fart  de  trouver  d’abord  quelque  heureux  principe 
sur  lequel  il  båtissait,  et  dont  il  savait  tirer  des  conséquences 
lumineuses  qui  répandaient  beaucoup  de  jour  sur  son  sujet.  Il 
portait  partout  la  lumiére,et  avait  cette  étendue  d’espritqui  nous 
fait  envisager  un  objet  par  toutes  ses  faces. 

La  pbysique  était  son  élément.  Rien  ne  peut  mieux  prouver 
son  babileté  dans  cette  Science,  que  la  maniére  dont  un  célébre 
académicien  de  Paris,  M.  de  Mairan,  qui  est  regardé  comme 
le  premier  physicien  de  TEurope , parle  de  lui  dans  ses  ouvra- 
ges.  Dans  les  Mémoires  de  fAcademie  pour  1738,  traitant  de  la 
lumiére  et  des  couleurs , apres  avoir  établi  que  nous  devrions 
voir  dans  Teau , et  au  travers  de  1’eau , les  objets  connus  tout 
autrement  colorés  qu’ils  n’ont  coutume  de  nous  paraitre,  il 
ajoute : « Lignorais  qu’il  y eut  jusquici  d’expérience bien  exacte 
et  bien  concluante  sur  ce  sujet,  mais  M.  Cramer,  professeur  de 
philosopbie  et  de  mathématiques  a Geneve,  avec  qui  je  suis  en 
commerce  de  lettres  (et  1’on  va  voir  de  quelle  utilité  est  le  com- 
merce  d'un  homme  de  son  caractére  et  de  son  savoir),  M.  Cra- 
mer, dis-je,  s’étant  fait  la  méme  difficulté,  ma  fourni  une  expé- 


500 


rience  exacte,  et  en  méme  temps  la  soliition  de  toutes  les 
difficultés  qii’elle  poiivait  faire  naitre.  » 

M.  de  Mairan  avait  doimé  un  systéme  nouveau  et  fort  ingé- 
nieiix  sur  la  propagalion  du  son  dans  les  dlfterents  tons  qui  le 
modifient  (Mém.  de  1’Äcadémie^  1737,  p.  1).  Il  y faisait  remarquer 
une  grande  analogie  du  son  avec  la  lumiére  et  les  couleurs.  Il 
invita M.  Cramer  a lui  en  dire  son  sentiment ; celui-ci  (qui,  n’étant 
encore  qii’étudiant,  avait  fait  des  tliéses  sur  le  son^  qui  étaient 
ce  qu’on  avait  vii  jusqu’aIors  de  meilleur  sur  cette  matiére)  ré- 
pondit  en  juillet  1740.  Gette  premiére  lettre  est  remplie  de 
politesses,  mais  qui  n’excluent  pas  la  francliise  et  la  sincérité; 
il  dit  a M.  de  Mairan  qu’il  a fait  dans  Tacoustique  ce  que  Newton 
a fait  dans  Toptique ; cependant  il  trouve , dans  son  systéme , 
quelques  dillicultés  qu’il  ne  lui  dissimiile  point.  M.  de  Mairan 
répondit , convint  avec  bonne  foi  de  la  réalité  des  ohjections  de 
M.  Cramer,  les  rejeta  modestement  sur  rimperfection  de  nos 
connaissances,  et  ajoula  de  nouveaux  éclaircissements  de  nature 
a répandre  du  jour  sur  la  matiére.  M.  Cramer  récrivit  en  octo- 
bre , proposa  encore  une  objection  sur  ce  que  le  nouveau  sys- 
téme compare  le  son  a la  lumiére,  et  ajouta  une  soliition  ingé- 
nieuse  qui  lui  était  venue  ä Tesprit.  On  trouve  un  extrait  fort 
étendu  de  ces  lettres  dans  le  Journal  des  savants,  de  mars 
1741  fp.  170,  edition  in- 4®).  Yoici  la  conclusion  de  cette  cor- 
respondance  savante : a M.  de  Mairan  souscrit  a cette  réponse, 

qu’il  trouve  décisive Il  remercie  M.  Cramer  de  la  lui  avoir 

fournie , et  il  loue  sa  sagacité  de  Tavoir  imaginée.  » 

On  retrouve  encore  plus  d’une  fois  M.  Cramer  dans  le  Traité 
sur  les  aurores  boréales  \ de  M.  de  Mairan;  mais  ce  que  cet 
académicien  écrivit  a un  de  leurs  amis  communs,  quand  il  eut 
appris  sa  mort,  est  ce  qui  fait  le  plus  ddionneur  au  défunt: 

« Nous  venons,  dit-il,  de  faire  une  perte  irréparable ; je  n’ignore 

* On  y voit  (p.  61  et  103)  une  description  fort  singuliére  d’un  phéno- 
méne  de  cette  nature,  communiquée  par  M.  Cramer.  G’étaitproprement  une 
aurore  australe  qui  parut  ä Geneve  le  15  février  1730. 


501 


pas  la  liaison  intime  qui  existait  entre  vous  et  M.  Gramer.  Yous 
savez  aiissi,  Monsieur,  Tamitie  que  j^avais  contractée  avec  lui 
depuis  plus  de  vingt  ans ; elle  n’avait  fait  que  se  fortifier  de  plus 
en  plus , parce  que  je  découvrais  toujours  en  lui  de  nouvelles 
qualités,  aussi  aimables  que  respectables.  Je  le  consultais  avec 
confiance,  et  j etais  animé  dans  mon  travail  par  Tidée  que  mes 

faibles  productions  pourraient  obtenir  son  suffrage Toute 

TAcadémie  des  Sciences  fut  bien  affligée  a la  derniére  assemblée, 
que  je  leur  appris  la  triste  nouvelle  de  sa  mort.  » 

M.  Grämer  fut  appelé  en  1750,  le  jour  des  promolions  de 
notre  Académie , a trailer  a son  tour,  dans  un  discours  public , 
un  sujet  de  sa  profession.  xMais  bien  des  gens  qui  assistent  a 
cette  cérémonie  n’ont  qu  une  légére  teinture  des  Sciences,  et  il 
faut  savoir  s’accommoder  un  peu  a leur  porlée.  Le  dernier  dis- 
cours de  ce  genre,  que  nous  donna  notre  professeur,  roula  sur 
une  question  dliistoire  naturelle,  ou  plulot  de  bolanique:  il 
s’agissait  de  savoir  ce  que  Ton  doit  penser  de  Topinion  com- 
mune  du  cbangement  du  blé  en  ivraie.  Ge  qui  rendait  cette 
question  intéressante,  c’est  que  nos  pr  omotions  précédent  immé- 
diatement  la  moisson , et  que  cette  année-la  nos  cbamps  étaient 
fort  infeclés  d’ivraie.  Ge  ne  sont  pas  seulement  les  gens  de  cam- 
pagne  labourant  la  terre  qui  prétendent  que  le  froment  se  change 
en  ce  mauvais  grain , mais  des  personnes  mémes  qui  ont  cul- 
tivé  leur  esprit  sont  infatuées  de  cette  opinion.  M.  Gramer  se 
déclara  contre  cette  prétendue  métamorphose ; mais  au  lieu  de 
donner  a son  discours  un  air  de  dispute,  il  en  fit  un  ingénieux 
dialogue , qu  il  supposait  s’étre  passé  dans  une  promenade  de 
deux  amis,  qui,  !es  jours  précédents,  avaient  cultivé  un  champ 
oii  Fivraie  abondait.  On  comprit  bien  que  les  deux  interlocuteurs 
étaient  un  de  ses  collégues  et  lui.  Ils  éplucbent  la  matiére ; le 
pour  et  le  contre  y sont  trés-bien  exposés.  Quoique  le  sujet  n’en 
paraisse  pas  fort  susceptible,  on  y trouve  cette  élégance  et  cette 
gråce  que  Ton  appelle  aménilés.  La  triste  et  malheureuse  ivraie, 
\’infelix  lolium  de  Yirgile,  se  change  en  fleur  entre  ses  mains. 


502 


Ce  discours  débité  par  un  habile  orateur,  qui  avait  la  voix  fort 
belle , qui  excellait  dans  la  récitation , qui  variait  son  ton  a pro- 
pos,  comme  le  demande  le  dialogue,  ce  discours  ne  pouvait  pas 
manquer  d'étre  extrémement  applaudi.  On  vient  de  Timprimer 
dans  le  Mmeum  Helveticum  de  M.  Zimmermann , de  Zurich.  On 
y perdra , a la  vérité , les  gråces  de  la  récitation ; mais  on  y 
trouvera  la  question  irés-bien  traitée  pour  le  fond,  ornée  de 
tours  ingénieux  et  exprimée  dans  la  latinité  la  plus  pure. 

D ordinaire,  le  gout  des  mathématiques  et  celui  de  TeruditiGa 
s’excluent.  La  géométrie  souffre  tout  au  plus  que  1’on  cultive 
la  physique,  car  il  y a entre  elles  quelque  alliance ; mais  elle  ne 
permet  guére  qu’on  se  partage  entre  elle  et  les  autres  Sciences. 
Cependant  M.  Grämer  était  bien  autre  chose  que  mathématicien 
et  pliilosophe ; né  avec  un  esprit  pénétrant  et  une  grande  mé- 
moire , laborieux , lisant  beaucoup  et  avec  une  rapidité  prodi- 
gieuse,  ayant  Tart  d’apercevoir  d’un  coup  d’oeil  ce  qu’il  y avait 
a remarquer  dans  un  livre,  c etait  une  encyclopédie  vivante,  un 
génie  universel,  qui  embrassait  tout  et  qui  réussissait  a tout. 

On  avait  formé  dans  notre  ville  quelques  sociétés  littéraires, 
ou  il  se  trouvait  trés-réguliérement.  On  y traitait  différentes 
matiéres  de  Science,  et  il  était  prét  sur  tout.  S’agissait-il  de  la 
religion?  Il  en  parlait  en  théologien  consommé.  Souvent  on 
mettait  sur  le  tapis  quelque  passage  de  FÉvangile  qui  paraissait 
n’avoir  pas  été  bien  entendu ; il  ne  manquait  guére  alors  d’y 
trouver  un  sens  satisfaisant,  a Taide  de  son  gout  critique,  et  avec 
le  secours  de  la  langue  grecque  qu’il  entendait  trés-bien.  Il  ne 
lisait  jamais  les  anciens  géométres  grecs  que  dans  leur  langue 
originale. 

On  peut  encore  donner  rang  a M.  Grämer  parmi  les  anti- 
quaires ; il  avait  étudié  Thistoire  avec  soin , et  il  avait  un  talent 
particulier  pour  déchiffrer  les  anciennes  inscriptions  a demi  ou 
presque  enliérement  effacées.  Les  écritures  les  plus  bizarres  et 
les  plus  surannées  ne  Tarrétaient  point;  on  en  jugera  par  le 
trait  suivant: 


503 


M.  Lullin,  professeur  d’histoire  ecclésiastique  dans  notre  Aca- 
démie,  fil,  il  y a dix  oii  douze  ans,  de  fort  beaux  presents  a la 
bibliothéque  publique  de  notre  ville.  Parmi  les  piéces  rares  dont 
il  Ta  enrichie , on  voit  des  tablettes  cirées  telles  que  les  avaient 
les  anciens.  Ce  sont  hiiit  ou  dix  planches  de  bois  fort  minces , 
de  la  haiiteur  d’un  petit  in-folio,  enduites  d’une  couche  de  cire 
colorée , sur  laquelle  on  avait  écrit  avec  un  style  ou  poingon. 
On  y Yoyait  de  Fécriture  d'un  bout  a Tautre,  mais  personne  n’en 
pouvait  lire  un  mot.  Alexandre  Pétau , conseiller  au  Parlement 
de  Paris  au  commencement  du  dix-septiéme  siécle , a qui  elles 
avaient  appartenu , avait  fait  des  tentalives  inutiles  pour  les  ex- 
pliquer.  On  voit , par  un  feuillet  de  papier  que  le  relieur  avait 
mis  au  commencement  du  livre,  que  ce  curieux  avait  essayé 
d’en  rendre  trois  ou  quatre  lignes,  ou  il  a méme  fait  des  fautes, 
et  qu’il  fut  obligé  d’abandonner  Touvrage.  Des  que  nous  les 
eumes,  nous  les  montråmes  a divers  hommes  de  lettres,  qui 
n’en  purent  rien  tirer  non  plus.  Enfin , nous  priåmes  M.  Gramer 
de  les  examiner  a loisir  chez  lui.  Dans  Tespace  de  huit  jours, 
il  les  dépouilla  entiérement , et  nous  les  renvoya  avec  un  cahier 
de  papier  ou  Ton  voyait  d\in  cöté  une  copie  figurée  de  chaque 
page , qui  imitait  parfaitement  la  forme  bizarre  des  lettres  et  les 
abbréviations,  et  vis-a-vis  Texplication  en  caractéres  ordinaires ; 
il  n’y  manquait  que  les  endroits  oii  la  cire  avait  été  gercée  ou 
enlevée  dans  Toriginal.  Les  voyageurs  qui  viennent  voir  notre 
bibliothéque  trouvent  ces  tablettes  fort  curieuses,  mais  ceux  qui 
ont  du  gout  ne  manquent  pas  de  remarquer  que  la  copie  Test 
bien  autant  que  Toriginal  \ 

Enfm,  M.  Grämer  se  distinguait  aussi  du  coté  de  la  politique ; 
il  était  membre  du  Grand  Gonseil  des  Deux  Gents,  et  du  Gonseil 
secret  des  Soixante.  Il  y parlait  ordinairement  avec  quelque 
étendue  sur  les  questions  proposées,  et  toujours  avec  beaucoup 
de  justesse;  il  s’exprimait  avec  facilité,  liberté  et  énergie;  il 

' Voyez  ci-dessus , p.  79,  et  Bibliothéque  raisomée,  XXVIII,  460  ; Mém. 
de  Trévoux,  juillet  1742,  art.  L. 


504 


avait  la  voix  fort  beile  et  loutes  les  qualiiés  qui  font  l’orateur. 
Quand  son  tour  venait  de  parler,  on  apercevait  un  grand  si- 
lence  dans  Tassemhlée. 

Depuis  quelque  temps,  M.  Cramer  était  alteint  d’une  espéce 
de  langueur  dont  on  ne  connaissait  pas  bien  la  cause,  mais  qiie  1’on 
pouvait  altribuer  vraisemblablement  a un  excés  de  Iravail.  Les 
remédes  ne  paraissent  pas  convenir  a ce  mal;  on  lui  conseilla 
un  vo  vage  dans  les  provinces  méridionales  de  la  France.  On  le 
tirait  par  la  de  son  cabinet , et  on  lui  procurait  un  exercice  qui 
devait  lui  étre  salulaire.  Deux  ou  trois  amis,  a qui  la  méme  or- 
donnance  con venait,  se  joignirent  a luL  et  ils  partirent  au 
solstice  ddiiver  1751.  Quelque  précaution  quils  prissent,  le 
froid  ayant  considérablement  augmenté  a Noél , M.  Cramer  s’en 
ressentit.  Nos  voyageurs  ne  laissérent  pas  de  continuer  leur 
route,  mais  a peine  avaient-ils  mis  le  pied  dans  le  Languedoc, 
que  M.  Cramer  sentit  ses  forces  diminuer  entiérement , et  il 
expira  le  4 janvier  1752 , dans  la  petite  ville  de  Bagnols,  d’un 
affaiblissement  total  de  la  nalure,  comme  un  édifice  qui  croule 
sous  son  propre  poids ; il  n’avait  pas  encore  quarante-huit  ans. 

Apres  sa  mort , on  a trouvé  dans  son  cabinet  un  grand  re- 
cueil  de  lettres  écrites  aux  principaux  savants  de  TEurope , que 
Ton  peut  regarder  comme  autant  de  dissertations.  Il  y en  a sur 
la  détermination  des  orbites  et  des  mouvements  des  planétes , 
sur  la  fameuse  question  des  forces  vives,  sur  le  mouvemeiit 
de  Tapogée  de  la  lune , et  sur  divers  ouvrages  qui  paraissaient , 
sur  lesquels  les  auteurs  souhaitaient  d’avoir  son  avis.  Cette  cor- 
respondance  était  si  étendue , qu’elle  aurait  suffi  seule  pour  oc- 
cuper  un  savant ; on  ne  doute  pas  que  ce  grand  travail  n’ait 
abrégé  ses  jours. 

On  vient  de  me  communiquer,  sur  cet  affligeant  sujet , une 
lettre  de  M.  Daniel  Bernouilli,  adressée  a un  savant  de  notre 
ville.  « Notre  gazette,  dit-il,  nous  avait  déja  appris  la  triste 
nouvelle  que  vous  venez  de  me  marquer ; elle  m’a  touché  au 
vif.  J’ai  perdu  un  intime  ami;  votre  ville  et  notre  Suisse  ont 


605 


perdu  un  de  leurs  plus  beaux  ornemeiits , et  toute  1’Europe  un 
savanl  du  premier  ordre , né  pour  augmenter  el  pour  perfec- 
tionner  les  Sciences.  G’était  non-seulement  un  illustre,  mais  en- 
core  un  ainiable  savant.  » 

G’était  un  aimable  savant , en  effet , que  Gabriel  Gramer.  Né 
avec  une  physionomie  heureuse , on  le  voyait  toujours  avec  un 
air  ouvert  et  alFable,  un  de  ces  extérieurs  prévenants  qui  nous 
gagnent  Taffection  des  autres,  avant  méme  qu’ils  sachent  ce 
que  nous  valons. 

Mais  il  était  surlout  aimable  par  les  qualités  du  coeur.  Sen- 
sible aux  charmes  de  Tamitie  et  doué  des  qualités  les  plus  so- 
ciables,  il  ne  se  irouvait  jamais  mieux  que  dans  ce  cercle  d’amis 
qui  formaient  nos  sociétés  littéraires.  Il  n’est  pas  besoin  de  dire 
combien  on  y goutait  sa  conversation  également  solide  et  en- 
jouée ; il  avait  une  ample  provision  d’anecdotes  bien  choisies , 
qu’il  plagail  toujours  a propos. 

G’était  un  bon  citoyen,  fort  attaché  ä sa  patrie,  et  qui  en  a 
donné  des  preuves  nombreuses.  Il  n’a  jamais  refusé  aucun  tra- 
Tail  qui  pouvait  tendre  au  bien  public ; on  l’a  vu  s’ensevelir  dans 
nos  archives  pour  les  mettre  en  ordre  et  y déchiffrer  des  titres 
anciens  qui  avaient  arrété  tous  nos  archivistes.  Peu  avant  sa 
mort,  il  était  fort  occupé  de  la  réparation  de  notre  cathédrale. 

M.  Gramer  a toujours  vécu  dans  la  plus  étroite  union  avec  sa 
famille  *,  il  se  plaisait  au  milieu  des  siens , dans  la  maison  pater- 
nelle , et  c’est  peut-étre  pour  ne  pas  s’en  séparer,  qu’il  n’a  pas 
pensé  au  mariage.  Je  sais  bien  qu  on  n’est  pas  embarrassé  a 
donner  la  raison  de  ce  que  les  gens  de  lettres  évitent  les  noeuds 
du  mariage : c^est  ordinairement  pour  vaquer  a Tétude  avec 
moins  de  distraclion.  L’abbé  Le  Blanc,  dans  ses  Lettres  (Tm 
Frangais , écrites  de  Londres , dit  que  les  homrnes  célébres  de- 
vraient  garder  le  célibat.  Son  sentiment  parait  fondé,  mais  il  en 
donne  une  raison  bien  mince , c’est  que  une  Madame  Newton 
el  une  Madame  de  Fontenelle  sonneraienl  mal  aux  oreilles. 

Mais  ce  qui  est  le  plus  important , ce  qui  donne  surtout  du 


506 


prix  a ces  qualités  eslimables;  c’est  que  M.  Cramer  était  un  vé- 
rilable  chrétien.  Il  avail  bien  étudié  la  religion  chrétienne,  s'était 
fortement  convaincu  de  sa  vérité  et  de  son  excellence , et  lui 
était  profondément  attaché.  Dans  toutes  les  occasions , il  Tap- 
puyait  et  la  défendait  de  toutes  les  forces  de  son  beau  génie; 
il  avait  une  dextérité  merveilleuse  a résoudre  les  objections  que 
tant  de  gens  se  plaisent  aujourd’hui  a faire  contre  la  révélation. 
S’il  est  triste  pour  nous  d’avoir  perdu  un  siijet  de  ce  niérite , il 
est  consolant  de  le  voir  mourir  dans  des  sentiments  si  chrétiens, 
et  qui  ont  été  toute  sa  vie  ses  principes  dirigeants. 

M.  Jallabert  vient  d’étre  élu  professeur  de  philosophie  a la 
place  de  M.  Cramer ; il  avait  auparavant  la  physique  expérimen- 
tale.  On  a de  lui  un  Traité  de  Vélectricité^  qui  lui  a fait  beau- 
coup  d'honneur , et  il  s’est  acquis  une  solide  réputation  par 
divers  autres  endroits. 


Geneve,  le  20  janvier  1752. 


]/l^^  JJ- 


TABLE  DES  DISSERTATIONS 

CONTENUES  DANS  i^E  VOLUME.  Z" 


Ire  Partie*  — Dissertations  sur  l’histoire  physique. 

Pages 


1 . Lettre  sur  une  prétendue  singularité  du  Rhone 1 

2.  Lettre  sur  quelques  particularités  du  Rhöne 16 

3.  Lettre  concernant  le  lac  Léman 24 

4.  Remarques  sur  le  lac  Léman,  et  description  des  en  virons  de 

Geneve 41 

5.  Lettre  sur  les  glaciéres  de  Savoie 50 

6.  Suite  de  la  description  des  glaciéres  de  Savoie 59 


Ifme  Partie. — Dissertations  concernant  la  Bibliothé- 
que  de  Geneve,  ses  manuscrits,  ses  livrés  rares  et 
ses  euriositéso 


7.  Lettre  ä M.  Bourguet  sur  la  Bibliothéque  de  Geneve 71 

8.  Seconde  lettre  sur  la  Bibliothéque  de  Genéve 79 

9.  Troisiéme  lettre  sur  la  Bibliothéque  de  Genéve 91 

10.  Quatriéme  lettre  sur  la  Bibliothéque  de  Genéve  et  divers  sujets 

de  littérature 103 

11.  Notice  sur  un  ancien  misselde  la  Bibliothéque  de  Genéve  ...  116 

12.  Description  d’une  statue  antique  d’un  prétre  gaulois,  conservée 

ä la  Bibliothéque 139 

13.  Explication  d’un  bouclier  votif  conservé  å la  Bibliothéque  de 

Genéve 149 

14.  Éclaircissement  sur  untableau  de  Rubens,  representant  Turquet 

de  May erne,  å la  Bibliothéque  de  Genéve 160 

15.  Lettre  sur  une  table  d’un  marbre  précieux,  de  la  Bibliothéque 

de  Genéve,  et  sur  d’autres  curiosités 170 


508 


Pages 

lllme  Partie*  — Dissertations  sur  les  antiquités  et  ies 
monuments. 

A.  Antiquités. 

16.  Éclaircissement  sur  le  camp  de  Galba  en  Yalais,  et  sur  le  re- 

tranchement  que  César  opposa  aux  Suisses  entre  le  lac  de 
Geneve  et  le  mont  Jura 179 

17.  Inscription  romaine  relative  å une  horloge,  trouvée  en  Savoie  . 191 

18.  Inscription  romaine  trouvée  ä Geneve 199 

19.  Explication  d’un  ancien  sceau  fort  singulier 206 

B.  Saint-Pierre,  cathédrale  de  Geneve. 

20.  Origine  de  Taigledouble  de  Tempire,  et  armoiries  de  Geneve  . 216 

21.  Recherches  sur  la  fondation  de  TÉglise  cathédrale  de  Genéve  . 229 

22.  Lettre  sur  Taigle  impériale  sculptée  sur  le  frontispice  de  la  cathé- 

drale de  Genéve 245 

23.  Éclaircissement  sur  une  tete,  (|ue  1’on  pense  étre  d’Apollon,  dans 

le  mur  oriental  de  Saint-Pierre 252 

24.  Nouvelles  recherches  sur  la  cathédrale  de  Genéve 265 

25.  Lettre  sur  la  réparation  de  la  cathédrale  de  Genéve 284 

Partie. — Dissertations  sur  1'liistoire  de  Cienéve. 

A.  Histoire  Civile. 

26.  Éclaircissements  sur  1’histoire  ancienne  de  Genéve 291 

27.  Recherches  sur  lesanciens  évéques  de  Genéve 310 

28.  Suite  des  recherches  sur  les  anciens  évéques  de  Genéve.  . . . 323 

29.  Particularités  sur  Jean  de  Brogny,  évéque  de  Genéve 335 

30.  Les  Genevois  ont-ils  pris  part  ä la  bataille  de  Crécy  entre  les 

Frangais  et  les  Anglais  en  1346? 341 

31.  Éclaircissement  sur  une  prétendue  communication  secréte  entre 

deux  anciens  couvents  de  Genéve 353 

32.  Particularités  sur  FranQois  Bonivard,  dernier  prieur  de  Saint- 

Victor 363 

33.  Urbain  Bonivard,  grand-oncle  de  Fran^ois 376 

34.  Sur  les  lettres  de  Calvin  ä Jaques  de  Bourgogne,  Seigneur  de 

Falais,  et  sur  Bolsec 386 


509 


Pages 


B.  Histoire  ecclésiastique  et  littéraire. 

35.  Les  psaumes  de  Marot  et  de  Béze  qu’on  chante  dans  1’Église  de 

Geneve 408 

36.  Origine  de  rimprimerie  ä Genéve,  etlivre  de  Sapience  imprimé 

dans  cette  ville  en  1478,  nouvellement  acquis  par  la  Biblio- 
théque 450 

C.  Biographie  contemporaine. 

37.  Éloge  historique  de  Jean-Antoine  Arlaud,  peintre 463 

38.  Eloge  historique  de  Jean-Jaques  Burlamaqui 484 

39.  Éloge  historique  de  Gabriel  Grämer 496 


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TABLE  ALPHABÉTIQUE  DES  MATIÉRES. 


A 

Åbauzit  (Firmin)  Tun  des  bibliothécaires  de  Geneve,  va  chercher  å Martigny 
s’il  y a trace  du  camp  de  Galba,  182 : explique  1’inscription  de  Brocchus, 
Genavensibus  lams  dat  203;  consulté  sur  1’Hist.  eccl.  de  Geneve,  311. 

Absolution,  formule  collective,  134:  fables  répandues  au  moyen  ågesur  son 
efficacité,  460. 

Adéldide^  impératrice;  sa  vie,  275 : sa  visite  å Genéve  en  999,  281 : ré- 
putée  sainte,  283:  est-ce  sa  statue  qui  figure,  å droite  du  Christ,  sur  le 
fronton  de  Saint-Pierre  ? 275,  283,  290. 

Agaunum^  anden  nom  de  Saint-Maurice ; étymologie,  181. 

Aigle-,  (armoiries)  encore  simple  quand  Genéve  la  fit  peindre  å la  venue  de 
Pempereur  en  1442,  247. 

Aigle  éployée  (å  2 létes),  armes  de  1’empire,  217  : opinions  diverses  sur  son 
origine,  218,  219,  222:  parait  pour  la  P®  fois  en  Allemagne  sur  un  con- 
tre-scel  de  Wenceslas  en  1381,  220:  usitée  dans  les  armes  de  Tempire 
d’orient,  246 ; passe,  å sa  chute,  dans  celles  de  Femp.  d’ocddent,  247 : 
sculptée  sur  le  fronton  de  Saint-Pierre  probablement  apres  répar.  de 
Pincendie  de  1430 , 251 : fable  d’une  aigle  vivante  å 2 tetes,  224.  V. 
Armoiries. 

Aimon,  archev.  de  Tarentaise,  date  de  sa  mort,  137. 

Alcuin,  date  de  sa  mort,  98. 

Allobroges,  Genéve  était  leur  derniére  ville  au  nord,  292.  V.  Aurélien. 

Almanachs,  usage  d’y  écrire  les  événements  en  face  dujourouilsarrivent,99. 

Altaldus,  évéque  de  Genéve,  9‘^^e  siéde,  324. 

Alten,  son  Hist.  des  Suisses,  341  : erreur  réfutée,  344. 

Anges,  saint  Paul  et  le  concile  de  Laodicée,  défendent  de  leur  rendre  un 
culte,  122.  — Livre  des  S.  Anges,  impr.  å Genéve  en  1478,  451. 

Anguilles,  il  n’y  en  a pas  dans  le  lac,  42. 

Animaux  symboliques  représentant  le  Sauveur  et  les  évangélistes,  240. 

Anjou,  son  écusson  sur  le  sceau  des  monnayeurs,  207. 

Anségise,  évéq.  de  Genéve  au  9«ie  siécle,  328. 

Antiquités  trouvées  å Genéve.  Instr.de  sacrifice  danslelacaupied  de  lapierre 
å Niton,  45:  masque  d’Apollon,  105:  statue  de  prétre  gaulois,  139:  bou- 
clier  votif,  Largitas  Valentiniani,  149:  vase  funéraire  d’albåtre,  176.:  in- 
scription  au  Dieu  inconnu  génie  du  lieu,  199. 


512 


Apollon,  masque  trouvé  å Geneve,  105,  254 ; est  le  génie  du  lieu  d’une  inser, 
trouvée  å Genéve,  204:  était  adoré  å Genéve,  204,  253,  256,  267.  Tete 
sculptée  å St-Pierre,  252,  267. 

Apradus,  évéq.  de  Gen.,  siécle,  324. 

Arlaud,  peintre  genevois:  sa  naissance,  463;  ses  travaux  ä Paris,  464: 
accueilli  par  le  régent  et  sa  mére,  465:  son  talent  et  sa  fortune,  466 : sa 
collection  de  tableaux,  467.  Sa  Léda,  488;  il  la  détruit  lui-méme,  471  : 
pourquoi,  475;  débris  qui  en  restent;  son  portrait  å la  galerie  de  Flo- 
rence, 476:  son  instruetion,  son  caractére,  477  : sa  vieillesse  å Genéve, 
478:  son  amour-propre  quant  å la  peinture,  480:  sa  mort,  482:  ses 
legs  å la  Bibliothéque,  et  sa  raédaille  par  Dassier,  483. 

Arles,  son  éeusson  sur  le  sceau  des  monnayeurs,  207. 

Armoirks  de  Genéve,  blason,  origine,  et  épigramme  d’Owen  å leur  sujet, 
226:  surmontées  d’un  soleil  avec  le  monogr.  J H S.,  259:  aigles  nour- 
ries  å Genéve  comme  armes  parlantes,  227.  — V.  Devise. 

Arpenas,  caseade,  54. 

Artillerie  employée  å Grécy,  en  1346,  et  déjå  en  1330,  352. 

A?wairon  ou  Arhairon^  sa  source,  61  : son  or,  62. 

Arve^  sa  source,  52,  64  : charie  quelque  peu  d’or  20,  21,  52 : en  1711  a fait 
rétrograder  le  Rhone,  14 ; de  méme  en  1572  et  1740,  53. 

Athanase,  manuscrit  de  sesdialogues  sur  la  Trinité,  å la  Bibi.  93,  94. 

Augustin  (S.),  manuscrit  sur  papyrus  de  ses  sermons,  å la  Bibi.  73.  Sa  Cité 
de  Dieu,  impr.  å Rome  en  1468,  91. 

A wklien,  fausse  opinion  qui  lui  attribue  la  reslaur.  de  Genéve,  293:  d’ou 
elle  vient,  294;  sa  cause,  295.  Le  nom  faulif  dVlwrc/ia  Allobrogum  pour 
Genéve  en  est  dérivé,  293. 

Avitus,  archev.  de  Vieime,  consaere  St-Pierre  de  Genéve,  refait  aprés  in- 

' cendiede  guerre,  231,  268 : ses  homélies,  232,  270. 

|{ 

Baptéme  par  immersion,  primitif ; puis  par  aspersion,  134. 

Bayle,  loue  å tort  Léti,  305 ; réfute  les  calomnies  de  Bolsec  contre  Calvin, 
401  : ses  recherches  sur  les  psaumes,  409. 

Belen,  Apollon  gaulois,  204. 

Berthelier,  sa  prédiction  å Bonivard,  et  sa  mort  pour  la  cause  de  Genéve,  368. 

Bertrandis,  évéq.  de  Genéve,  334. 

Béze  (Théodore  de),  traduit  en  vers  fran^ais  les  100  psaumes  que  Marot  n’a- 
vait  pas  traduits,  414,  416:  obtient  privilége  pour  les  imprimer  en  1551, 
417  : cependant  en  1553  et  1556  on  n’en  avait  encore  imprimé  qu’une  . 
partie,  418,  419:  sa  version  vieillie,  438:  revue,  439. 

Bibliothéque  publique  de  Genéve,  principalement  acerue  au  18“ie  siécle; 
préte  des  livrés:  Son  administration,  72;  Dons:  Bonivard,  91  , 375: 
Lullin,  73,  90;  Windham,  104;  Vernet,  105 ; Cambiague,  169  ; Du  Quesne, 
176;  Arlaud,  483;  Burlamaqui,  494  (voy.  å divers  artides  de  cette  table, 
les  cboses  précieuses  qui  y sont  déposées). 


513 


Biondi^  beau-frére  de  Mayerne,  167. 

Bolsec,  soutient  ropinion  opposée  å Calvin  sur  la  prédestination  388,  395 : 
est  arrété,  396 : banni,  398 : écrit  une  vie  mensongére  et  calomnieuse 
de  Calvin,  400. 

Bonivard,  Fr.,  dernier  prieurde  St-Victor:  sa  naissance,  365:  zélé  pour  la 
liberté  de  la  ville,  367  : parle  en  faveur  de  Falliance  de  Geneve  avec  les 
Siiisses , 369 : le  duc  de  Savoie  1’arréte  et  le  retient  deux  ans  å Grolée ; 
perd  son  prieuré,  370 : le  recouvre ; est  arrété  de  nouveau  et  gardé  å 
Chillon  jusqu’en  1536,  371  : embrasse  la  réforme,  372:  sa  disposition 
tolérante,  373:  comment  on  Findemnise  de  la  perte  de  son  prieuré,  374: 
son  mariage,  374 : ses  ouvrages,  375. 

Bonivard,  Urbain,  son  sceau,  377  : évéque  de  Verceil  et  commendataire  du 
prieuré  de  Saint-Victor,  qu’il  résigne  å son  neveu  Jean-Amé,  378 : em- 
ployé  å des  négociations  par  la  maison  de  Savoie,  380. 

Bozon,  évéq.  de  Geneve,  328. 

Boudier  wii/*  (explication  d’un),  portant  la  légende  Largitas  D.  n.  Valenti- 
niani  Aug.  trouvé  prés  Geneve,  149:  de  celui  de  Scipion,  153:  de  celui 
attribué  å Annibal,  156. 

Bourgogne  (J.  de),  seigneur  de  Falais  : lettres  que  Calvin  lui  adresse,  386  : 
vient  å Geneve,  387 : se  brouille  avec  Calvin  par  intérét  pour  son  médecin 
Bolsec,  388 : tolérant ; écrit  au  conseil  en  faveur  de  Bolsec,  389 : se  re- 
tire  å Veigy,  390 : sa  famille,  392. 

Brocchus,  son  inser.  Genavensibus  lacus  dat,  expliquée,  204. 

Brogni  (J.  de),  évéq.  de  Genéve,  tire  son  nom  de  son  village : porcher  dans 
son  enfance,  336 : chapelle  qu’il  érige  å Genéve  et  souvenir  de  sa  con- 
dition  premiére,  337  : figuré  sur  les  rétables  de  sa  chapelle,  339 : ses 
armes,  339:  sa  sépulture,  341. 

Biirlamachi  ou  Burlamaqui,  famille  de  Lucques,  embrasse  la  réforme  et  se 
réfugie  en  France,  485:  comment  échappe  å la  St-Barthélemy , 486: 
vient  å Genéve,  487 : J.-J.  Burlamaqui,  naissance,  éducation,  voyages, 
488  : son  enseignement  du  droit  å Genéve,  488,  491 : ses  Principes  de 
droit  naturel,  484,  495 : ses  talents,  490:  son  gout  pour  la  peinture,  492 : 
son  projet  d’une  école  de  dessin  å Genéve,  493 : fait  conseiller  d’État, 
489:  sa  mort,  489  : ses  legs  å la  Bibliothéque,  494:  son  christianisme, 
495. 

Butini,  J.  Rob.  Sa  dissertation  sur  Femplacement  du  retranchement  de  Gé- 
sar,  188. 

€ 

Gadrans  solaires,  pour  mesurer  le  temps  chez  les  Romains,  193. 

Calandrini,  J.-L.,  dispute  å 20  ans  unechaire  de  philosophie,  497  : la  céde 
å Cramer  en  entrant  au  conseil  d’État,  498 : sa  dissertation  surSt-Pierre 
266. 

Calendriers,  en  tete  de  livrés  d’églises,  manuscrits  accompagnés  de  nécrolo- 
ges,  117. 

T.  I. 


33 


514 


Calvin,  ses  lettres  å J.  de  Bourgogne,  impr.  å Amst.  1744,  386:  beaucoup 
de  ses  lettres  conservées  å la  Biblioth.  de  Geneve,  387 : réfute  Bolsec 
sur  la  prédestination,  396  : écrit  contre  lui  aux  églises  suisses,  389,  397  : 
calomnies  de  Bolsec  contre  lui,  400,  402 : injnstes  attaques  des  jésuites  de 
Trévoux  contre  lui,  402 : sa  réponse  aux  églises  de  France  demandant 
des  ministres,  403 : son  aversion  pour  Charles-Quint,  404  : son  vaste  sa- 
voir,  407  : veut  que  le  culte  se  fasse  en  langue  maternelle,  et  adopte  le  chant 
des  psaumes  traduits  par  Marot,  410. 

Cambiagm  (de),  donne  å la  Bibi.  le  portrait  de  son  onde  Mayerne  par 
Bubens,  169. 

Camp  de  Galba,  Fontenu  le  place  bien  en  Valais,  inais  croit  å tort,  d’aprés 
Simeoni,  qu’il  subsiste  encore,  180:  son  emplacement,  182  : il  n’ en  reste 
aucune  trace  ni  souvenir,  183 : erreur  de  ceux  qui  le  placent  au  Bugey, 
184,  ou  il  n’y  en  a pas  trace,  190. 

Carloman,  frére  de  Pepin,  anecdote  ä son  sujet,  97. 

Cataldus,  évéq.  de  Geneve,  324. 

Cathédrale  de  Geneve,  V.  St-Pierre. 

César,  mur  ou  retranchement  qu’il  oppose  aux  Helvétiens,  185:  opinions 
diverses  å ce  sujet,  187.  V.  Retranchement. 

Chablais,  rive  savoisienne  du  lac,  40. 

Chamouni,  prieuré,  55  : sa  position,  64  : son  miel,  65 : attachement  des 
habitants,  66:  étymologie,  67. 

Chant,  V.  Notes  de  musique,  Psaumes. 

ChapeJle  d’Ostie  ou  des  Macchabées,  fondée  par  Je  card.  de  Brogni,  337,  et 
non  par  de  Bertrandis,  339:  d’ou  vient  le  nom  de  Macchabées?  340. 

Charlemagne,  tient  å Geneve  un  conseil  de  guerre,  mal  å propos  qualifié 
concile,  235,  262 : fable  de  Léti  sur  son  séjour,  237 : n’a  pas  mis  1’aigle 
impériale  sur  St-Pierre,  et  il  est  douteux  que  sa  statue  y figuråt,  236. 

Charles  IX,  approuve  la  traduction  des  psaumes  en  vers  fran^ais,  en  1561, 
424:  dans  quelles  circonstances,  431  : demande  vainement  qu’une  partie 
du  culte  se  célébre  en  franfais,  434. 

Christianisme,  quand  établi  å Geneve,  314. 

Chronique  de  Massai,  96 : publiée  par  Labbe,  100  : de  Bonivard,  375. 

Ciceron,  V.  Ojfices. 

Claire,  V.  Sainte  Claire. 

Clepsydres  de  deux  sortes  cliez  les  Romains,  193:  portatives,  usage,  194: 
fixes,  195:  comment  construites,  196. 

Clocheåu  matin  et  du  soir  å Geneve,  origine,  332. 

Cocotier,  prétendue  toile  naturelle  pour  supporter  ses  fruits,  88. 

Codex,  V.  Ecorce  d’arbre. 

Commendes,  subterfuge  imaginé  pour  cumuler  des  bénéfices  incompatibles, 
379. 

Concile  de  Geneve,  Tan  773 ; c’ est  un  conseil  de  guerre,  235,  262. 

Confession  auriculaire,  introduite  par  le  concile  de  Latran,  135:  dangers  de 
la  non-confession,  suivant  le  livre  de  Sapience,  459. 


515 

Congrégations , culte  familier  apres  lequel  on  pouvait  autrefois  faire  ses 
objections  , 388,  394. 

Conrad  le  Salique,  empereur,  succéde  å Rodolphe  III  au  royaume  de  Bour~ 
gogne,  243. 

Conrart,  travaille  ä la  ré vision  des  psaumes,  439. 

Cordeliers,  avaient  couvent  å Geneve,  353:  leur  inconduite  en  1503,  361. 

Coiwents,  prétendue  cominunication  entre  ceux  des  Cordeliers  et  des  Cla- 
ristes  å Genéve,  353  : non  mentionnée  par  les  contemporains,  354 : le 
terrain  remué  n’en  a pas  montré  trace,  355 : Spanheim  a le  premier  pu- 
blié  cette  tradition  plus  que  suspecte,  359. 

Cramer,  Gabriel : sa  naissance  et  sa  famille,  496 : dispute  å 20  ans  une  chaire 
de  philosophie  et  en  obtient  une  de  mathématiques,  497:  voyage,  498  * 
proposé  pour  1’Acad.  des  Sciences,  et  membre  de  Sociétés  savantes 
498  : son  livre  sur  les  lignes  courbes,  ses  travaux  physiques  et  ses  rapports 
avec  Mairan,  499 : son  discours  aux  promotions  de  1750,  501 : s’occupe 
de  la  réparation  de  St-Pierre,  285  : ses  connaissances  en  antiquités  et 
paléographie,  502 : déchiffre  le  diptyque  de  Philippe  le  Bel,  503 : son 
röle  dans  les  conseils,  503:  sa  mort  précoce,  sa  correspondance,  504: 
ses  qualités,  505 : son  christianisme,  506. 

Crécy  (iDataille  de),  réfutation  de  ceux  qui  y font  figurer  les  Genevois,  343 
le  Comte  de  Savoie  Amé  VI  n’y  parut  pas,  348,  mais  bien  Louis  de  Sa-‘ 
voie,  sire  de  Vaud,  349 : arcs  et  arbalétes  qu’on  y emploie,  351  : canons, 
352. 

Cristal,  aux  montagnes  du  Faucigny,  59 : comment  se  trouve,  60. 

Cycles  pascaux,  98, 

Cygnes  tués  sur  le  lac : il  faudrait  naturaliser  ces  oiseaux,  35. 

a 

Dauphin,  ses  armes  sur  le  sceau  des  monnayeurs,  207, 

Devise  genevoise,  prise  pour  un  présage,  227 : tirée  de  Job,  228,  260. 

Dieu  invincible,  mentionné  sur  une  inscription  trouvée  å Genéve,  200,  204. 

Diodati,  Élie,  cité,  39. 

Diogenes,  évéque  douteux  entre  Genéve  et  Génes,  316. 

Diptyque  soil  tablette  de  cire,  ou  est  écrite  la  dépense  de  Philippe  le  Bel,  79. 

Disqiie,  V.  Bouclier  votif. 

Divonne,  source  et  village  : étymologie,  106. 

Domitien,  évéq.  de  Genéve,  325,  327. 

Dordrecht  (Synode  de),  on  a cessé  å Genéve  de  demander  radliésion  des 
ministres  å ses  régles,  399. 

Druides,  détails  sur  leur  institution,  144. 

Du  Chesne,  seigneur  de  la  Violette,  cité,  31. 

£ 


Eau  (épreuve  judiciaire  par  T)  130. 


516 

Écorce  d’arbre,  employée  par  les  anciens  pour  écrire,  84 : bulles  du 
siécle  sur  écorce,  85 : tablier  d’écorce  å la  Bibi.  87. 

Efjyptiens  (jours)  ou  de  mauvais  augure,  127 : superslition  combaltue  par 
saint  Augustin,  128:  subsistante  au  quinziéme  siécle,  129. 

Élémenfs  (épreuves  par  les),  130. 

Empereiir,  honneurs  qu’on  lui  rend  å son  passage  å Geneve,  en  1442,  249. 

Épreuves  judiciaires:  formule  de  priére  et  d’exorcisme  å ce  sujet,  131  : le 
concile  de  Latran  les  abolit,  134. 

Evéques  de  Geneve:  travaux  d’Hist.  eccl.  ou  on  a mis  leur  série,  311  : an- 
den catal.  copié  par  Bonivard,  312  : discussion  sur  les  l^rs^  315  et  suiv. 
Observ.  crit.  de  Lecointe  sur  leur  liste,  317:  rectifications  d’erreurs  å 
leur  sujet,  318 : parfois  volontaires,  319  (V.  leurs  noms). 

Excommunication ^ idées  du  moyen  åge  sur  sa  puissance  surnalurelle,  460, 

F 

Fables  qui  avaienf  cours  au  moyen  åge,  et  jusqu’au  IS^  siécle,  112,  113, 
115,  456,  458,  459,  460,  etc. 

Fabri,  Adémar,  évéque,  publie  å Geneve  le  Gode  des  Franchise's,  332.  — 
Pierre,  év.  omis,  334. 

Falais,  V.  Bourgogne. 

Fatio,  ses  remarques  sur  Fhist.  nat.  des  environs  du  lac  de  Geneve, 
8,9:  prouve  la  fausseté  du  prétendu  manuscrit  de  Prangins,  302. 

Faucigny,  vallée  de  1’Arve,  ses  villes,  53. 

Ferrat  ou  féra,  poisson  du  lac,  son  éloge  par  Du  Chesne,  31. 

Feu  (épreuve  par  le),  130. 

Figures  ou  statues  sur  le  portail  de  St-Pierre,  sont  du  11®  siécle,  238. 

Fontaine  (de  la),  d’abord  serviteur  de  Falais,  puis  étudiant  en  théologie  ; 
dénonce  Servet,  387. 

Franco,  év.  de  Genéve,  331. 

Fromage,  étymol.  de  ce  mot,  133. 

Fust,  ses  éditions  des  Offices  de  Cicéron,  93. 

Gare  feu,  333. 

Génes  confondue  avec  Genéve  par  similitude  de  nom,  262,  315. 

Genéve.  Belle  vue  de  ses  environs,  47  : longitude  et  amplitude  ortiveduso-» 
leil  au  21  décembre,  64  : antiq.  et  inscrip.  trouvées  (V.  Antiquités,  Ins- 
criptions ).  Ses  monnayeurs  faisaient  partie  de  1’association  de  ceux  de 
rempire,”  et  y envoyaient  des  députés,  214  : leur  parlement  devait  s’y 
tenir  en  1527,  mais  ne  put  avoir  lieu,  215  : noble  membre  de  1’empire 
romain,  248  : rend  honneur  å 1’arrivée  de  Pemp.  Frédéric , 249  : incen- 
die,  250  : sa  réparation,  251  : recherche  des  livrés  concernant  son  his- 
toire,  261  : confondue  avec  Génes,  262,  315.  Conseil  de  guerre,  qualifié 


517 


concile,  å Geneve,  en  773  , 235,  262,  264.  Gésar,  premier  auteur  qui 
parle  de  Geneve,  292  ; prétendue  reconstr.  de  Geneve  par  Aurélien,  d’oii 
le  nom  å'Aurelia  Allobrogum,  293  ; cette  erreur  se  trouve  dans  Phil.  de 
Bergame  1490,  Schedel  1493,  Sabellicus  1504,  294  : elle  vient  de  con- 
fusion  avec  Tancien  nom  d’Orléans,  Genabum^  295  : hypothése  de  Bochat 
déduite  de  cette  similitude  de  nom,  308  : autres  erreurs  réfutées,  296- 
298,  etc.  Fables  de  Léti  sur  Thist.  anc.  de  Geneve,  237,  299  : son  faux 
manuscrit  de  Prangins,  300,  etc.  (voy.  Léti)  : quand  le  christianisme  y fut 
établi,  314  : par  qui,  316  : confusion  avec  le  nom  des  Cévennes,  317  : ses 
franchises , 332  ; but  de  la  cloche  de  4 heures,  333  : voy.  antiquités,  ar- 
moiries,  bihliothéque,  couvents,  devise,  évéques,  incendies,  inscriptions,  lacs, 
monnayeurs,  Saint-Pierre,  etc. 

Génie  da  lieu  (inser,  genev.  au),  200,  204. 

Gladers  de  Savoie.  Voyagede  Pocock  et  quelques  Anglais  en  1741,  de  quel- 
quesGenevois  en  1742,  50  ; description,  56  : ceux  de  Berne,  59. 

Goudimel,  met  les  psaumes  en  musique,  443. 

Goulart,  sa  carte  du  Léman  accrédite  ]’erreur  sur  la  place  du  mur  de  Gésar, 
185. 

Grailly  ou  Greilly,  chåteau  au  pays  de  Gex,  382 : la  famille  de  ses  seigneurs 
s’établit  par  alliance  en  Gaseogne,  383  : alliances  matrimoniales  avec  les 
maisons  de  Béarn,  Foix,  Aragon,  Navarre  et  d’Albret,  d’ou  est  issu  Hen- 
ri IV,  384  : chåteau  vendu  aux  Bonivard,  382. 

Grébe,  oiseau  du  lac,  42. 

Guadiana,  riv.  qui  disparait  sous  terre,  17. 

M 

Hardouin,  jésuite  : ses  idées  hasardées,  263 : son  épitaphe,  264. 

Heures,  comptées  d’abord  inégalement,  de  jour  et  de  nuit,  196  : puis  éga- 
lisées,  197  : comment  marquées  chez  les  Romains,  198. 

Histoire  littéraire  de  Geneve  (projet  d’une),  363  : Baulaere  le  décline,  mais 
fait  un  essai,  364. 

Horloge  (inser,  relative  å une)  trouvée  å Taloire,  191. 

Hugues  H,  év.  de  Geneve,  331. 

Humhert,  comte  de  Maurienne,  lequel?  date  de  sa  mort,  137. 

1 

Incendies  å Geneve  en  1430,  250  : autres,  272. 

Inscription  romaine  trouvée  å Taloire,  191,  expliquée,  192,  transcrite, 
193 — trouvée  å Geneve,  199,  transcrite  200,  expliquée,  201 — explication 
de  1’inscription  Vionis  Genavensibus  lacuus  dat,  d’ apres  Abauzit,  202. 

Instruments  de  sacrifice  trouvés  vers  la  pierre  å Niton,  45. 

Isaac,  év.  de  Genéve,  320. 

•T 


Jalohert,  professeur  nommé,  506. 


518 

Jugementsde  Dieu,  introd.  par  la  loi  bourguignonne,  sous  forme  de  combats, 
130.  Voy.  Epreuves. 

Jura,  César  étend  ce  nom  au  Vuache,  187. 

li 

Lac  de  Geneve  ou  Léman  : il  n’est  pas  vrai  que  le  Rhone  le  traverse  sans 
s’y  méler,  1 (V.  Rhone) : avantages  de  ce  réservoir  des  eaux  du  Rhone,  25 : 
belle  vue  de  ses  rives,  33  : navigation,  eau  pure,  ne  géle  pas,  sauf  prés 
sonissue,  34  ; tour  du  lac,  36  : vents;  étymologie,  39  ; eaux  plus  grandes 
en  été,  43  : promenade  de  MalFei,  44  : échos,  45.  V.  Poissons. 

Lacus,  V.  Brocchus,  Inscriptions. 

Largitas,  ce  que  c’est,  149.  V.  Bouclier. 

Lausanne^  ses  savants,  37  : son  soi-disant  évéque  Angelus  en  1511,  37.  V. 
Montfaucon. 

Lazius,  ses  erreurs  ou  faux  renseignements  sur  la  fondation  de  Saint-Pierre, 
232,  242,  288. 

Leboeuf,  passe  å Geneve  en  1751,  son  opinion  sur  Saint-Pierre,  238. 

Legion  (8«)  romaine  å Geneve,  201. 

Léti,  fables  inventées  par  cet  auteur  sur  Thistoire  de  Geneve,  qu’il  appuie 
sur  un  prétendu  manuscrit  de  Prangins,  qui  n’a  jamais  existé,  237,  299, 
300,  302,  303,  308  : archimenteur,  238,  304.  Pourquoi  le  Clerc  et  Bayle 
en  disent  du  bien,  305. 

Liber.  Explication  d’un  passage  de  Pline  ou  est  ce  mot,  86.  V.  Ecorce. 

Livre  de  Sapience,  imprimé  å Geneve  en  1478  ; régles  aux  curés,  452. 

Lotte,  poisson  introduit  dans  le  lac,  41 . 

Lullin,  Amédée,  ses  dons  å la  Bibliothéque,  73,  90. 

Lyon,  son  écusson  sur  le  sceau  des  monnayeurs,  207, 

n 

AJacchabées,  V.  Chapelle. 

Maffei,  M*%  passe  å Geneve,  fete  pour  lui,  44.  V.  Papirus, 

Manuscrits  de  la  Bibliothéque  Petau,  achetés  par  Lullin,  donnés  par  lui  å la 
Bibliothéque  de  Genéve,  73,  78  : d’Athanase,  94  : de  Massai,  96  : d’Es- 
ther,  103  : de  Virgile,  104  : comment  on  recherche  leur  åge,  137.  V. 
Missel. 

Marbre  florentin  de  Limagio,  bizarre,  171.  V.  Table. 

Marmotte,  animal  des  Alpes,  64. 

Marot,  traduit  en  vers  30  psaumes,  409  ; sa  traduction  bien  accueillie  par 
Franfois  B'"  et  Gharles-Quint , 410  : se  retire  å Genéve  pour  religion  et  y 
traduit  encore  20  psaumes,  410  : le  roi  de  France  et  les  princes  les 
chantent,  411  : la  Sorbonne  les  défend,  411  : le  roi  les  approuve,  412. 
Pasquier  loue  cette  traduction,  437  : pourquoi  elle  fut  vite  vieillie,  438, 
V.  Psaumes. 


519 


Martene  et  Durand,  bénédictins,  accusent  mal  å propos  Geneve  d'avoir  des 
manuscrits  de  Gluny,  101  : erreur  dans  leur  Voy.  litt.  en  ce  qui  concerne 
les  Genevois,  101  ; fable  qu’ils  répétent,  102. 

Massai  {Ahhsiye  de),  maniiscrit  en  provenant,  96  ; sa  chronique,  97  : impr. 
par  Labbe,  100. 

Mayerne  (Turquet  de),  son  portrait  par  Rubens,  160  : doutes,  161.  Notice 
sur,  163  : est  médecin  de  Henri  IV,  puis  de  Jacques  !«*■  d’Angleterre, 
164  : chimiste,  invente  des  couleurs  pour  émaux,  et  ]’eaii  cordiale,  165: 
sa  famille,  167  : sort  de  son  portrait,  168. 

Mesure  du  temps  chez  les  Roraains,  193. 

Milcanton  ou  perchettes,  poisson  cité,  32. 

Mirouerdu  monde,  livre  impr.  å Geneve  en  1517,  analyse  critique,  105  ; fa- 
bles  qu’il  contient,  108. 

Missel  acquis  par  la  Biblioth.,  116  ; recherclie  de  sa  date  et  de  son  origine, 
117. — Celui  de  1’église  de  Saint-Pierre  de  Geneve,  117.  — Celui  å 1’usage 
du  diocése  de  Genéve,  impriméå  Rumilly,  1674,  et  Annecy,  1747,  313. 

Monnayeurs  du  serment  de  1’empire,  leur  sceau,  206  : conjectures  erronées 
de  Menestrier  et  Secousse  sur  ce  sceau,  208  : un  manuscrit  de  Genéve 
1’explique,  211.  Assemblée  de  ceux  de  plusieurs  villes,  et  registres,  211 : 
étendue  de  Fassociation,  212  : leur  parlement  quadriennal,  213  : les  villes 
qui  s’y  rattachent  relevaient  primitivement  de  Fempire,  214  : assemblées 
diver.ses,  effectuées  ou  projetées,  213,  215  ; le  sceau  reste  å Genéve, 
216. 

Montanvert,  vue  des  glaciers  qu’on  y a,  56. 

Mont-Blanc,  ses  pointes,  58  : inaccessible,  59  ; sa  hauteur,  62  : pourquoi 
nommé  Mont  maudit;  position,  63. 

Montfaucon,  évéque  de  Lausanne : son  écusson  sur  le  sceau  des  monnayeurs, 
207. 

Morceau  judiciel  (Epreuve  du),  131. 

Morus,  son  discours  sur  le  culte  d’Apollon  a Genéve,  etc.,  253. 

Mur  de  Gésar,  V.  Retranchement . 

N 

Nantuates,  peuples  du  bas  Valais,  181. 

Nécrologes  d’églises,  117. 

Nimbus  autour  de  la  téte  des  empereurs  romains,  comme  des  dieux ; origine, 
155. 

Niton  (Pierre  å)  dans  le  lac,  consacrée  au  paganisme,  puis  au  christianisme  ; 
instruments  de  sacrifice  qu’on  y a trouvés,  45. 

Notes  de  musique , figures  bizarres  a vant  celles  iaventées  par  Guy  Arétin, 


Octodurum,  auj.  Martigny,  bourgade  des  Véragres,  181, 


520 


Ojfices  de  Ciceron,  deux  éditioiis,  de  14G5  et  1466,  distinctes,  iinprimées  h 
Mayence,  par  Fust;  toiites  deux  a la  Bibliothér|ue,  90,  92. 

Ofi/ljre  chevalier,  poisson  de  lac,  41. 

Optandus^  évéque  de  Geneve,  328. 

Ormifje,  son  écusson  sur  le  sceau  des  monnayeurs,  207. 

Orfjues,  leur  origine,  97. 

Orleans,  nom  primitif  Genabiim,  plus  tard  Aureliana.  La  ressemblance  du 
nom  primitif  avec  celui  de  Geneve  au  moyen  age,  Gehenna,  cause  probable 
de  1’opinion  eri‘onée  f|ui  attribue  a Aurélien  la  restauration  de  Geneve, 
295. 


P 

I^apc,  son  écusson  sur  le  sceau  des  monnayeurs,  207. 

Papirus  d’Egypte  (Manuscrit  de  Saint-Augustin  sur"),  ä la  Bibliothéque,  73: 
décrit  par  Maffei,  78  : contral  sur  feuille  volante  de  papirus,  77. 

Paracodes,  évéque  de  Vienue  au  quatriéme  siécle,  répand  le  cbristianisme  h 
Geneve,  345. 

Parent,  ses  réllexions  sur  le  Bugey,  7, 16. 

Passion  (Fleurs  de  la),  ce  que  Fimagination  y voit,  172,  215-. 

Patére,  vase  de  sacrifice  des  prétres  gaulois,  142. 

Payerne,  on  y montre  une  prétendue  selle  de  Jules-César,  245. 

Perche,  poisson,  n’est  pas  propre  a notre  lac,  31.  V.  Milcnnton. 

Petau,  Paul,  quelques-uns  de  ses  manuscrits  achetés  par  A.  Lullin,  en  1720, 
74  : d’ou  venaient,  77. 

Philippe  de  Bergame  [Foresti],  premier  auteur  qui  ait  dit  que  Geneve  avait 
été  rebåtie  par  Aurélien,  294. 

Philippe  le  Del,  tablettes  de  cire  contenant  les  comptesde  sa  maison,  79. 

Pierres  présentant  naturellement  la  tiguin  de  divers  objets,  171-3. 

Pietra  citadina  imitant  des  ruines,  171. 

Plainpalais,  prés  Geneve,  étymologie,  264. 

Poissons  du  lac,  30  : trés-gros  et  trés-petils,  32. 

Poitiers,  son  écusson  sur  le  sceau  des  monnayeurs,  207. 

Pohjbe,  pourquoi  on  lui  attribue  la  fable  que  le  Bhone  traverse  le  lac  sans 
s’y  méler  ? 2. 

Prangins  (Prétendu  manuscrit  de)  supposé  par  Léti,  300.  Sa  fausseté  démon- 
trée,  300,  308. 

Prétre  gaulois,  statuette  trouvée  å Genéve,  139.  V.  Druides. 

Prétres,  régles  de  conduite  dans  le  livre  de  Sapience,  452  : reproches  qu’il 
fait  aux  mauvais,  461. 

Psaimes,  traduits  partiellement  en  verspar  Marot  . Marot) , ancienne  édi- 
tion  de  1542,  410  : édit.  de  1550  et  1555,  å Paris,  412  : leclergé  romain 
les  repoussc  å cause  de  la  langue  fran?aise,  411,  424  : édition  de  Home, 
1542,  413  : de  Béze  achéve  la  traduction,  414  : se  chantent  dans  le  culte 
public  å Genéve  des  1545,  415  : le  chant  de  1’oraison  dominicale,  du  sym- 


521 


bole  et  du  décalogue  avait  précédé,  416  : éditions  partielles  des  psaumes 
en  vers  fran^ais,  de  1553,  418  : 1556,  419  : 1560,  422  ; premiére  édition 
du  psautier  cornplet  en  1562,  423,  428;  éditions  postérieures,  429  : leur 
chant,  adopté  pour  ]a  premiére  fois  par  ]’égliso  de  Geneve,  est  propre  aux 
réformés,  420  : privilége  de  Charles  IX  pour  Timpression,  en  1561,  424, 
428  : et  de  Philippe  II,  en  1564,  429  : comment  s’expliquent,  431,  433  : 
approbation  de  deux  docteurs  de  Sorbonne,  425  : défense  du  chant  des 
psaumes  hors  des  temples  en  France,  435  : attaques  mal  fondées  contre 
la  traduction  francaise  des  psaumes,  437  : la  traduction  de  Marot  et  de 
Béze,  vieillies,  438,  est  revue  par  Conrart  et  de  la  Bastide,  439 : démar- 
ches  de  Zurich  pour  faire  introduire  cette  révision  å Geneve,  440  : adop- 
tion en  1698,  441,  et  dans  les  autres  Eglises  réformées  en  1700,  441. — 
Se  chantaient  d’ abord  sur  des  airs  ad  libitum,  444  : mis  en  musique  par 
Goudimel,  Bourgeois,  Claudin,  443,  Franc,  445  : cette  musique  est  grave 
et  appropriée , 446 , tandis  que  les  catholiques  mettent  souvent  leurs 
chants  sur  des  airs  connus  qui  réveiilent  de  tout  autres  idées,  447. 

JEi 

Reformation,  ses  doctrinesont  moins  changéå  Geneve  qu’on  ne  croit;  1’exa- 
men  est  son  principe,  399  : pratique  maintenant  la  tolérance  civile,  406. 

Retranchement  que  Gésar  oppose  aux  Helvétiens,  185  : des  auteurs  le  pla- 
cent  mal  å propos  entre  le  lac  et  le  Jura , du  coté  de  Nyon , ou  il  n’y  en 
a ni  traces  ni  possibilité,  186  ; Vossius  le  premier  a reconnu  sa  vraie 
place,  187  : dissertation  spéciale  de  Butini,  188  ; il  n’en  reste  aucunves- 
tige,  188. 

Rhöne,  Pomponius  Méla  soutient  å tort  qu’il  traverse  le  lac  sans  s’y  méler, 
2 : Pline  reproduit,  Ammien  amplifie,  4 : la  simple  vue  des  lieux  prouve 
le  contraire,  8 : réfutation  physique  par  Fatio,  7 : Tamour  du  merveil- 
leux  a créé  et  fait  vivre  cette  fable,  6,  10,  12  : — Etymologie  du  nom 
du  Rhöne,  9 : ou  reprend  son  cours,  10  ; reflux  du  Rhone  par  1’enflure 
de  1’Arve  en  1711,  14  : perte  du  Rhone,  16,  non  mentionnée  par  les  an^ 
ciens,  17  : plus  grand  dans  les  chaleurs,  comme  le  Nil,  19,  pourquoi,  20: 
son  cours,  23. 

Riculphe,  évéque  de  Geneve,  328  : un  diplome  le  nomme  en  935,  329. 

Ripaille,  retraite  d’Amé  VIII,  en  Chablais,  maintenant  Chartreuse,  40  : pro- 
verbe,  41. 

R.odolphe  III.  dernier  roi  de  Bourgogiie,  sa  succession  disputée,  243. 

Roman  de  la  Rose,  manuscrit  å la  Bibliothéque,  78. 

Rubens,  peintre,  167  ; portrait  de  Mayerne  fait  par  lui,  161. 

S 

Sainte-Claire  (Religieuses  de),  avaient  couvent  å Geneve,  353  : leur  bonne 
conduite,  leur  attachement  å leur  religion,  leur  départ,  358.  Voy.  Cou- 
vent. 


522 


Saint-MicheU  culte  que  1’Eglise  catliolique  lui  rend,  121  : ses  prétendues 
reliques,  123  ; églises  å lui  dédiées,  en  Normandie,  118  : en  Piémont, 
119. 

Saint-Pierre,  cathédrale  de  Geneve,  jour  de  sa  dédicace,  117  ; recherches 
sur  sa  fondation,  229,  265  : opinion  de  Spon  réfulée,  230,  234  : dédicace 
par  A vitus,  230,  265  : qui  1’avait  détruite?  231,  268  ; fondation  probable 
sous  Gondebaud,  233,  ou  Sigismond,  269  : constructions  successives,  sur 
remplacement  ou  avait  été  un  temple  d Appolon,  233,  267  : ce  n’est  pas 
Charlemagne  qui  y a gravé  1’aigle,  335  : figures  du  fronton,  239,  267  : 
Tuiie  d’elles  est  une  femme,  273  : mais  quelle  est-elle?  274,  275  : opi- 
nion de  Leboeuf,  288-9  : 1’édifice  actuel  ne  remonte  pas  au  delå  du  on- 
ziéme  siécle,  242,  271  : téte  d’Apollon  au  mur  oriental,  252,  267,  n’est 
pas  positivement  antique,  256  : peut-étre  une  réminiscence  de  1’ancien 
culte,  258  : styles  successifs,  270  : dégradation  de  1’édifice,  272,  282  : 
idées  de  restauration,  285  : nouvelle  fasade  d’autre  style,  287. 

Saint-Victor,  ses  reliques  deux  fois  perdues  et  retrouvées  å Geneve,  281  : 
qui  était  ce  saint,  366  = Prieuré  å Geneve,  don  fait  par  Garnier,  281  : sa 
richesse,  366  : quand  devint  monastére,  367.  V.  Bonivard. 

Salonius  ou  Salvianus,  évéque  de  Genéve,  321 . 

Satigny,  nommé  dans  une  charte  de  935,  329. 

Savoie,  son  écusson  sur  le  sceau  des  monnayeurs,  207  : ses  affaires  au  teinps 
des  ducs  Louis  et  Amé  IX,  380.  — Jean  de  Savoie,  évéque  de  Genéve,  élu 
irréguliérement,  veut  céder  au  duc  ses  droits  sur  Genéve,  367. 

Sceau,  V.  Bonivard  (Urbain),  Monnayeurs . 

Scheffer,  gendre  de  Fust,  concourt  å Timpression  des  Offices,  93. 

Scipion,  bouclier  votif,  153;  continence,  158. 

Seches,  phénoméne  du  Rhöne  et  du  lac,  21, 22. 

Sedunois,  peuple  duValais,  å Sion,  181  : inscription  ä Auguste,  182. 

Sextani  Genavenses,  d’aprés  Abauzit,  204. 

Signum,  signification  de  ce  mot,  198. 

Simeoni,  ses  erreurs  sur  le  camp  de  Galba,  184. 

Soleure,  malgré  un  prétendu  document  cité  par  Simler,  n’a  jamais  dépendu 
de  Pévéché  de  Genéve,  327. 

Spanheim  publie  le  premier,  en  1635,  une  tradition  suspecte  sur  une  préten- 
due  communicalion  entre  deux  couvents,  359  : projet  abandonné  de  tra- 
duire  son  Geneva  restituta,  362. 

Surnmo  Poenino,  ou  grand  Saint-Rernard,  181. 

Siiperstitions  quant  aux  jours,  129  : quant  aux  épreuves  judiciaires,  133; 
diverses,  456. 


T 

Table  d’un  marbre  llorentin  curieux,  å la  Bibliothéque,  170  : a appartenu  å 
rémir  Fakardin,  174,  å Tavernier  et  Duquesne,  175. 

Tablettes  de  cire  contenant  les  coinptes  de  Philippe  le  bel,  79. 


523 


Taloire,  inscription  romaine  trouvée,  191  : abbaye  actuelle,  vignoble,  cuve, 
192  : localité  peu  importante,  199. 

Tarentaise,  archevéché,  125  ; son  chef-lieu  Moutiers,  missel  qui  lui  a appar- 
tenu,  126  : décés  de  plusieurs  arcbevéques,  137. 

Tarnada,  aujourd’hui  Saint-Maurice  en  Valais,  181. 

Tete  qu’on  croit  d’Apollon,  au  mur  oriental  de  Saint-Pierre,  252  ; conjec- 
tures  å son  sujet,  256. 

To/erawce  civile,  devenue  chez  nous  le  principe  des  réformés,  406. 

Truites  du  lac,  leur  grosseur  d’ apres  Grégoire  de  Tours,  28  : pourquoi,  sui  - 
vant  Ceneau,  on  n’en  trouve  plus  de  si  grosses?  29. 

Turquet^  V.  Mayerne. 


V 

Valence,  son  écusson  sur  le  sceau  des  monnayeurs,  207. 

Valentinien  (Largitas  de),  149  : comment  il  est  représenté,  150.  V.  Bou- 
clier  votif. 

Vase  funéraire  d’albåtre,  trouvé  å Geneve  avec  anneau  d’or  dedans,  176. 
Vaudaise,  vent  du  lac,  38. 

peuple  du  haut  Valais,  181. 

Vernet  Jacob,  prof.,  ses  dons  å la  Bibliothéque,  105. 

Vétra,  étymologie  prétendue,  68. 

Vevey,  homraes  de  lettres,  38. 

Vienne,  son  écusson  sur  le  sceau  des  monnayeurs,  207.  Voy.  Avitus^  Para- 
codes. 

Virgile,  taxé  de  magie  dans  le  Mirouer  du  monde,  107. 

W 

Windsor  ^ée  de  Frotté,  niéce  de  Mayerne,  se  retire  å Geneve  et  y 

fmit  ses  jours  : ses  qualités,  168. 

Y 

Ypapanti  o\i  Hypapanti,  nom  grec  de  la  féte  de  la  Purification,  127. 


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