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Full text of "Revue des deux mondes"

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REVUE 


DES 


DEUX  MONDES 


XIXe  ANNÉE.   —  NOUVELLE   PÉRIODE 


TOME  II.   —   1«  AYRIL   434^ 

f 


PARIS.  —  IMPRIMERIE  DE  GERDES, 
Rue  Saint-Germain-des-Prés,  10. 


REVUE 


DES 


DEUX  MONDES 


TOME  DEUXIEME 


DIX-NEUVIÈME  ANNÉE.  —  NOUVELLE  PÉRIODE 


PARIS 

AU3  BUREAU  DE  LA  REVUE  DES  DEUX  MONDES 

RUE  SAINT-BENOÎT,    18 

1849 


1,2.1 


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LES  SQUATTERS 


SOUVENIRS  D'UN  EMIGRANT. 


PREMIÈRE   PARTIE. 


J'ai  sous  les  yeux  des  lettres  écrites  des  points  les  plus  opposés  'de 
l'Amérique  du  Nord ,  par  un  jeune  émigrant  dont  la  révolution  de  fé- 
vrier a  brusquement  déplacé  l'existence.  Dernier  rejeton  d'une  famille 
historique,  George  de  L...  n'était  pas  un  de  ces  esprits  inquiets  que  l'in- 
fluence d'une  étoile  errante  pousse  de  contrée  en  contrée  à  la  poursuite 
de  quelque  chimère.  D'un  caractère  tranquille  et  rêveur,  ennemi  de 
tout  changement,  il  était  de  ces  hommes  qui  regardent  la  vie  couler 
comme  un  fleuve,  sans  s'inquiéter  d'où  viennent  ses  eaux,  sans  se  de- 
mander où  elles  iront  se  perdre.  C'est  à  la  nécessité  qu'il  avait  obéi 
en  quittant  la  France  après  avoir  recueilli  à  la  hâte  les  débris  de  son 
patrimoine.  Il  avait  disparu  sans  que  personne  eût  été  informé  de  son 
départ;  quand,  les  premiers  jours  de  trouble  passés,  la  société,  un  peu 
remise  de  son  émoi,  avait  pu  compter  ses  morts  et  ses  blessés,  alors 
seulement  les  amis  de  George  de  L...  avaient  remarqué  son  absence. 
Bientôt  cependant  j'avais  eu  de  ses  nouvelles,  et  les  premières  lettres 
qu'il  m'écrivit  ne  furent  qu'une  sorte  de  prélude  à  une* assez  volumi- 
neuse correspondance  où  il  y  avait  à  la  fois  l'abandon  d'un  journal  de 


G  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

voyage  et  l'intérêt  d'un  roman.  Ce  qui  me  frappa  surtout  dans  les 
longues  confidences  de  George  de  L...,  ce  fut  le  contraste  de  deux  pays, 
de  deux  civilisations,  qui  s'y  reflétaient  parfaitement.  En  quelques 
mois,  le  jeune  émigrant  avait  fait  l'essai  de  deux  existences,  celle  du 
colon  cultivateur  dans  les  solitudes  de  la  Virginie  et  celle  du  chercheur 
d'or  sur  les  grèves  de  la  Californie;  il  avait  pu  les  comparer,  en  ap- 
précier mûrement  les  inconvéniens,  ainsi  que  les  avantages.  On  ne 
s'étonnera  pas  que  je  me  sois  plu  à  recueillir  ces  impressions,  qui 
étaient  pour  moi  autant  de  souvenirs  :  j'avais  vu  moi-même  les  lieux 
que  George  décrivait  complaisamment,  j'avais  vécu  au  milieu  des  rudes 
populations  qu'il  visitait.  Un  autre  motif  me  rendait  cette  correspon- 
dance intéressante  :  j'y  trouvais  de  vifs  aperçus  sur  les  profondes  révo- 
lutions qui  menacent  le  Nouveau-Monde  comme  l'Europe.  Je  compa- 
rais le  présent  de  l'Amérique  à  son  avenir,  et  les  villes  mêmes  qu'avait 
traversées  le  voyageur  me  facilitaient  cette  comparaison;  la  Nouvelle- 
Orléans,  New-York  et  San-Francisco,  par  exemple,  me  semblaient  re- 
présenter les  faces  les  plus  curieuses  de  ce  monde  naissant,  ses  gran- 
deurs passées  et  ses  grandeurs  nouvelles  :  d'une  part,  la  richesse  ac- 
quise péniblement  et  courageusement  par  la  culture;  de  l'autre,  les 
faciles  et  merveilleuses  conquêtes  du  chercheur  d'or.  C'était,  en  un 
mot,  l'Amérique  d'hier  et  l'Amérique  d'aujourd'hui  qui  se  trouvaient 
opposées  l'une  à  l'autre  dans  leurs  plus  pittoresques  aspects. 

Par  une  singularité  digne  de  remarque,  ces  deux  points  extrêmes  du 
même  continent,  New- York  et  San-Francisco,  semblent  rapprochés 
par  l'identité  des  conditions  géographiques.  La  première  de  ces  villes, 
à  l'est  et  sur  l'Atlantique,  regarde  l'Europe;  la  seconde,  à  l'ouest,  sur 
l'Océan  Pacifique,  est  en  face  de  l'Asie.  Les  fondateurs  de  New- York, 
comme  ceux  de  San-Francisco,  durent  être  frappés  par  l'aspect  d'une 
immense  baie,  abritée  contre  les  Vents  du  large  par  une  ceinture  de 
collines  verdoyantes,  et  au  fond  de  laquelle  venaient  se  déverser  deux 
larges  fleuves.  Des  deux  côtés,  d'ailleurs,  on  retrouve  les  mêmes  avan- 
tages naturels.  Le  Rio-San-Joaquin  et  le  Rio-Sacramento  sont  pour  San- 
Francisco  ce  que  l'Hudson  et  la  Rivière  de  l'Est  sont  pour  New- York  : 
il  n'y  a  que  les  noms  à  changer.  Aujourd'hui  encore  la  race  anglo- 
saxonne  remplace  à  San-Francisco  la  race  espagnole,  comme  elle  rem- 
plaçait à  New- York,  il  y  a  deux  siècles  à  peu  près,  les  colons  hollan- 
dais. Ici  toutefois  il  y  a  un  premier  contraste  à  noter.  A  New-York,  la 
race  anglo-saxonne  n'a  plus  qu'à  maintenir  une  prospérité  acquise  et 
développée  par  de  longs  efforts;  à  San-Francisco,  elle  voit  cette  pros- 
périté naître  et  grandir  déjà  avec  une  rapidité  merveilleuse.  En  d'au- 
tres termes,  la  capitale  commerciale  de  l'Union  américaine  ne  fait  au- 
jourd'hui que  raconter  l'histoire  future  de  San-Francisco.  Cette  vaste 
baie  de  New -York,  jadis  déserte,  est  trop  resserrée  maintenant  pour 


LES   SQUATTERS.  7 

les  navires  qui  s'y  pressent  de  tous  les  points  du  monde.  Sur  les  hau- 
teurs, autrefois  inhabitées,  qui  dominent  l'entrée  de  la  baie,  au  milieu 
des  bois  et  des  jardins,  toute  une  ville  de  maisons  de  plaisance  s'élève, 
oisive  et  silencieuse,  au-dessus  de  la  ville  affairée,  qui  fait  sans  cesse 
monter  vers  le  ciel,  avec  la  vapeur  de  ses  usines,  le  bruit  joyeux  de 
son  activité  commerciale.  Entre  les  rives  escarpées  de  l'Hudson ,  entre 
les  bords  plus  adoucis  de  la  Rivière  de  l'Est,  les  bateaux  à  vapeur  se 
croisent  en  tous  sens  et  annoncent  leur  passage  par  des  colonnes  de 
fumée  auxquelles  répond  de  loin ,  dans  la  campagne,  la  traînée  blan- 
châtre des  locomotives,  car  New- York  est  le  centre  des  chemins  de  fer 
de  l'Union.  Puis  la  nuit,  quand  les  feux  de  la  ville  sont  éteints,  quand 
les  falots  des  navires  ne  brillent  plus  dans  la  baie,  le  phare  de  Sandy- 
Jffook,  les  signaux  des  montagnes  de  Neversink,  éclairent  encore  de 
leurs  feux  tournans  ou  fixes  la  marche  des  navires  qui  cherchent  à 
franchir  la  passe  des  Narrows. 

La  baie  de  San-Francisco  est  loin  de  présenter  un  aspect  aussi  animé; 
mais  la  race  anglo-américaine  a  signalé  sa  présence  en  Californie  par 
une  activité  qui  ne  peut  manquer  d'amener  une  transformation  pro- 
chaine. En  attendant,  je  ne  puis  m'empêcher  de  préférer  aux  brillans 
aspects  de  New- York  les  paysages  solitaires  de  San-Francisco.  Le  long 
des  deux  bras  de  terre  qui  s'avancent  pour  protéger  l'enceinte  de  la 
ville  mexicaine,  la  mer  brise  en  gerbes  écumantes  jusqu'au  pied 
des  cèdres  qui  la  bordent.  Au  milieu  de  la  baie,  qui  ressemble  à  un 
lac  tranquille,  quelques  navires,  perdus  dans  l'immensité,  dessinent 
leurs  mâts  isolés  sur  l'éternel  azur  du  ciel  mexicain.  Ici  c'est  un 
bâtiment  américain  peint  en  blanc,  indolemment  balancé  par  la  houle, 
comme  un  albatros  gigantesque;  plus  loin,  un  baleinier,  aux  flancs 
souillés  de  sang  et  de  graisse  comme  le  tablier  d'un  boucher,  se  ré- 
pare entre  deux  campagnes,  et  la  mer  disparaît  autour  du  bâtiment 
sous  un  essaim  blanchâtre  de  goélands  affamés.  Au  loin,  des  îles  nom- 
breuses s'élèvent  comme  des  obélisques  ou  s'allongent  comme  des 
corbeilles  de  verdure  au-dessus  des  eaux.  Enfin,  au  pied  de  hautes  col- 
lines et  à  l'extrémité  du  promontoire  qui  ferme  la  rade  du  côté  du 
nord,  quelques  maisons  en  pisé,  aux  murs  blanchis,  se  groupent  au 
bord  de  la  mer  comme  une  troupe  de  mouettes  prêtes  à  prendre  leur 
essor.  C'est  la  ville  mexicaine  de  San-Francisco,  telle  du  moins  que 
je  l'ai  vue  il  y  a  peu  d'années.  Si,  de  la  hauteur  où  elle  est  située, 
on  étend  ses  regards,  par-delà  l'enceinte  de  la  baie  et  l'embouchure 
des  deux  fleuves,  le  Sacramento  et  le  San-Joaquin,  jusqu'à  la  ligne 
orientale  de  l'horizon,  on  aperçoit  une  longue  chaîne  de  montagnes 
que  couronnent  d'épaisses  forêts  de  cèdres  centenaires,  et  derrière  les- 
quelles se  dresse  le  sommet  escarpé  du  pic  du  Diable.  C'est  un  splen- 
dide  paysage,  mais  où  il  ne  faut  chercher  aucune  de  ces  traces  d'acti- 


8  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

vite  industrielle  qui  donnent  un  caractère  particulier  aux  rives  de 
l'Hudson.  A  peine  de  temps  à  autre  un  canot  ou  une  pirogue  remonte 
les  deux  lleuves  solitaires,  où  les  élans  et  les  chevaux  sauvages  viennent 
se  désaltérer  en  paix.  Si,  du  milieu  de  la  plaine  inhabitée  qui  attend  une 
ville,  derrière  une  colline  ou  derrière  un  bouquet  d'arbres  s'élève 
quelque  fumée  vagabonde,  cette  colonne  bleuâtre,  doucement  balancée 
par  la  brise,  n'annonce  point  une  locomotive,  mais  le  foyer  d'une  troupe 
d'Indiens  chasseurs  ou  de  trappeurs  américains  qui  font  halte  dans  les 
solitudes.  Là,  plus  de  phares  la  nuit  pour  guider  les  navires  à  travers 
les  écueils  de  l'Océan,  mais  parfois  un  rayon  furtif  de  la  lune  qui  verse 
ses  lueurs  bleuâtres  sur  l'un  des  pics  neigeux  de  la  Sierra-Nevada. 

Comme  moi-même,  le  jeune  exilé  avait  pu  comparer  ces  divers  as- 
pects du  monde  américain ,  la  vie  méridionale  dans  son  insouciance 
sauvage,  l'ardeur  fiévreuse  des  émigrans  de  toute  race  et  de  tout  pays, 
la  civilisation  anglo-saxonne  dans  sa  puissante  activité.  De  quel  côté 
sont  les  conquêtes  durables  et  les  plus  glorieux  triomphes?  De  quel 
côté  aussi  est  l'avenir  de  la  société  américaine?  Toutes  ces  questions  se 
pressaient  en  moi  quand  je  me  rappelais  le  contraste  si  éloquent  de  San- 
Francisco  et  de  New-York.  Le  récit  que  j'emprunte  aux  lettres  de  George 
de  L...  y  répondra  peut-être. 

I. 

Après  une  traversée  de  trente-cinq  jours,  notre  bâtiment,  parti  du 
Havre,  arrivait  à  l'endroit  où  le  Mississipi,  encore  invisible,  pousse  au 
milieu  de  l'Océan  ses  flots  jaunis,  et  où  l'Océan  s'écarte  respectueu- 
sement devant  l'impétuosité  du  père  des  fleuves.  C'est  à  ce  moment  que 
je  m'interrogeai  une  dernière  fois  avant  de  débarquer  dans  ma  nouvelle 
patrie.  Quelles  ressources  apportais-je  dans  ce  monde  inconnu?  quelles 
chances  de  fortune  m'offrait  cet  exil  dont  je  ne  pouvais  fixer  le  terme? 
Au  temps  de  ma  prospérité,  j'avais  acheté,  pour  la  somme  de  5,000 
francs,  une  concession  de  terrain  aux  États-Unis  d'Amérique.  Le  prix 
de  ces  terrains,  médiocre  d'abord,  avait  successivement  augmenté  en 
passant  de  main  en  main.  Mon  but  alors  n'avait  été  que  de  rendre 
-service  à  un  ami  dans  l'embarras,  qui  me  sut  un  gré  infini  de  lui  payer 
5,000  francs  la  possession  de  cinq  cents  acres  (deux  cent  cinquante 
hectares)  de  terres  vierges  au-delà  de  l'Atlantique,  dans  l'état  de  Vir- 
ginie. L'acte  de  cession  était  parfaitement  authentique,  dûment  enre- 
gistré à  la  cour  du  comté  où  était  située  la  concession.  Le  défrichement 
de  ces  terres  incultes  devenait,  avec  le  quart  d'une  année  de  mes  re- 
venus, c'est-à-dire  6,000  francs,  ma  seule  ressource  au  lendemain  de 
la  révolution  de  février.  Mon  parti  avait  bientôt  été  pris.  J'étais  allé  dé- 
jeuner une  dernière  fois  au  Café  de  Paris,  et  le  soir  j'étais  au  Havre. 


LES  SQUATTERS.  9 

Un  navire,  le  Queen  Victoria,  partait  le  lendemain  pour  la  Nouvelle- 
Orléans.  J'avais  pris  passage  à  son  bord,  et,  quelques  momens  après, 
la  terre  de  France  n'était  plus  à  mes  yeux  que  comme  une  fumée 
bleuâtre  confondue  avec  les  brumes  lointaines  de  l'horizon. 

J'étais  encore  sous  l'impression  de  mes  tristes  pensées,  quand  on 
signala  l'embouchure  du  Mississipi.  Mon  cœur  se  serra,  je  l'avoue,  à 
l'aspect  de  ces  deux  rives  basses,  inondées,  fangeuses,  entre  lesquelles 
des  eaux  limoneuses  écument  et  bouillonnent  en  roulant  une  avalanche 
d'arbres  déracinés  et  d'amas  de  terre  arrachés  aux  berges  du  fleuve 
géant.  Ces  nuées  d'oiseaux  tourbillonnant  au  milieu  des  vapeurs  que 
dégage  la  masse  des  eaux,  ces  arbres  charriés  comme  des  brins  de  paille, 
montrant  alternativement  leurs  puissantes  racines  ou  leurs  feuillages 
souillés,  ces  îlots  entraînés  par  la  force  irrésistible  du  courant,  tout 
m'offrait  l'image  de  la  désolation  et  du  chaos.  Le  navire  entra  dans  le 
fleuve  aux  rives  toujours  noyées  et  large  comme  une  mer  intérieure. 
A  partir  du  petit  village  de  la  Balise,  composé  de  quelques  huttes  de 
pêcheurs,  il  s'avança  plus  rapidement,  traîné  par  un  remorqueur. 
Nous  approchions  du  terme  de  cette  longue  navigation.  Déjà  des  traces 
de  culture  se  laissaient  voir  :  nous  aperçûmes  des  rizières  d'abord, 
puis  des  champs  de  cannes  à  sucre;  enfin,  nous  vîmes  surgir  au  loin 
une  forêt  de  mâts  et  de  cordages,  qui  désignait  l'emplacement  où, 
protégée  par  sa  levée  contre  les  invasions  du  fleuve,  s'élève  et  grandit 
chaque  jour  la  reine  du  Meschacébé,  la  Nouvelle-Orléans. 

Ceux  qui  ont  visité  la  Nouvelle-Orléans  savent  quel  aspect  étrange 
présente  à  un  Européen  la  population  noire  et  blanche  qui  afflue  dans 
ses  rues;  ils  savent  aussi  combien  est  singulière,  à  l'époque  des  crues 
du  fleuve  à  peine  contenu  par  la  levée,  la  perspective  de  ces  mille  ou 
douze  cents  navires  qui  semblent  flotter  au-dessus  de  la  ville.  C'était 
sur  cette  levée  que  je  me  plaisais  surtout  à  me  promener,  et,  tout  en 
pensant  à  la  patrie  absente,  je  passais  de  longues  heures  à  contempler 
le  cours  impétueux  du  Mississipi.  J'avais  pris  des  renseignemens  sur  la 
direction  que  je  devais  suivre  pour  me  rendre  dans  mon  domaine,  et 
je  me  disais  que  ces  eaux  écumantes  avaient  baigné  peut-être  les  terres 
qui  attendaient  mon  exploitation.  En  effet,  ma  propriété  était  située 
près  d'un  affluent  de  l'Ohio,  qui  lui-même  verse  ses  eaux  dans  le  Mis- 
sissipi. On  m'avait  tracé  d'avance  mon  itinéraire.  Il  s'agissait  de  re- 
monter le  Mississipi  jusqu'à  son  embranchement  avec  l'Ohio,  de  re- 
monter encore  ce  second  fleuve  jusqu'au  village  de  Guyandot,  puis, 
laissant  là  le  bateau  à  vapeur,  de  m'enfoncer  à  vingt-cinq  lieues  dans 
les  terres,  sur  la  rive  droite  de  l'Ohio.  Là,  entre  la  rivière  de  Guyandot, 
qui  se  jette  dans  le  fleuve  près  du  village  du  même  nom,  et  une  autre 
rivière  nommée  le  Sandy-Creek,  s'étendaient  les  deux  cent  cinquante 
hectares  de  forêt  dont  j'étais  seigneur  suzerain.  En  quel  endroit  pré- 


10  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

cisément?  comment  reconnaître  les  terrains  qui  m'appartenaient?  C'e9t 
ce  que  j'ignorais;  mais  l'essentiel  était  d'avoir  ces  données  premières, 
sauf  à  les  compléter  en  arrivant  sur  les  lieux.  Je  résolus  donc  de  me 
mettre  sans  plus  tarder  en  quête  de  ma  propriété,  et,  secouant  la  tor- 
peur qui  commençait  à  m'envahir  sous  un  ciel  torride,  je  m'arrachai 
aux  délices  énervantes  de  la  Capoue  américaine  pour  aller  me  retrem- 
per au  milieu  des  brises  du  désert. 

Près  de  cinq  cents  bateaux  à  vapeur  de  toutes  dimensions  et  plu- 
sieurs milliers  de  bateaux  plats  (flat  boats)  sillonnent  en  toute  saison 
l'Ohio  et  le  Mississipi.  J'avais  pris  passage  sur  un  de  ces  énormes 
steamers  américains  que  je  comparerais  volontiers  à  nos  établisse- 
mens  de  bains  chauds  sur  la  Seine.  Je  fus  frappé  du  singulier  con- 
traste que  présente  le  spectacle  animé  du  fleuve  avec  l'aspect  désolé  des 
deux  rives.  Des  champs,  des  landes  incultes ,  des  marécages  où  les 
alligators  fuient  la  présence  de  l'homme,  se  succèdent  tristement  du- 
rant une  navigation  d'une  centaine  de  lieues.  Je  ne  trouvai  une  diver- 
sion à  la  fatigante  monotonie  de  ce  paysage  que  dans  l'étrange  réunion 
de  passagers  au  milieu  de  laquelle  je  me  voyais  jeté.  Les  principaux 
états  de  l'Union  y  étaient  représentés.  A  l'étage  inférieur  du  bateau, 
quelques  centaines  de  mariniers  des  flat  boats,  devenus  simples  passa- 
gers sur  le  steamer,  faisaient  leur  cuisine,  chantaient,  buvaient,  en- 
tassés dans  un  étroit  espace.  Des  Canadiens,  de  retour  des  prairies  du 
Missouri,  du  Nouveau-Mexique  ou  des  Montagnes  Rocheuses,  rega- 
gnaient les  froides  contrées  du  nord  et  se  racontaient  leurs  périlleux 
voyages  ou  leurs  luttes  avec  les  hordes  indiennes.  Le  pionnier  de 
l'ouest,  la  carabine  sur  l'épaule,  se  croisait  sur  le  pont  du  bâtiment 
avec  le  marchand  d'esclaves  de  la  Virginie.  Les  quakers  et  les  qua- 
keresses, reconnaissables,  les  uns  aux  larges  basques  de  leurs  habits, 
les  autres  à  leurs  chapeaux  de  soie  grise,  gardaient  au  milieu  de  ces 
hommes  bruyans  et  affairés  leur  modeste  allure  et  leur  démarche 
compassée.  Un  gentleman  raide  et  taciturne  était  assis  près  d'une  jeune 
fille,  qui,  sous  la  garde  de  son  fiancé  et  sous  l'égide  des  mœurs  amé- 
ricaines, entreprenait  un  voyage  de  plaisir.  A  côté  d'un  groupe  de  dé- 
fricheurs du  Kentucky,  on  voyait  une  famille  de  la  Louisiane  qui  al- 
lait passer  l'été  dans  ses  possessions  de  la  Virginie,  et  les  femmes 
créoles,  fleurs  françaises  épanouies  dans  toute  leur  beauté  sous  le  ciel 
américain,  formaient  un  contraste  plein  de  charme  avec  les  rudes  Ken- 
tuckiens  aux  formes  herculéennes.  Mon  regard  errait  de  l'un  à  l'autre 
de  ces  types  d'une  société  si  nouvelle;  mais,  s'il  s'arrêtait  çà  et  là  avec 
complaisance,  c'était  surtout  quand  il  croyait  reconnaître,  parmi  tant 
de  figures  étrangères,  quelque  pâle  voyageur  de  l'ancien  monde,  exilé 
comme  moi  peut-être  dans  le  nouveau  par  les  révolutions  du  pays 
natal. 


LES   SQUATTERS.  14 

Parfois  un  mouvement  inusité  régnait  à  bord  :  c'était  quand  les  ma- 
riniers passagers  interrompaient  leurs  chants  ou  leur  cuisine  pour 
aller  charger  à  terre  les  bois  empilés  sur  la  rive,  ou  quand  notre  bâ- 
timent rencontrait  des  trains  de  bateaux  redescendant  le  cours  du 
fleuve.  Alors  les  bateliers  échangeaient  entre  eux  des  hourras  qui  al- 
laient réveiller  au  fond  des  forêts  voisines  des  échos  formidables.  Quel- 
quefois aussi  la  foule  des  passagers  se  précipitait  sur  les  lisses  du  ba- 
teau pour  assister  à  la  lutte  de  deux  steamers  rivaux.  Les  chaudières, 
gorgées  de  vapeur,  nous  assourdissaient  de  leurs  sifflemens;  les  palettes 
des  roues  battaient  convulsivement  le  fleuve,  dont  les  vagues  bouil- 
lonnantes allaient  au  loin  blanchir  la  rive  et  courber  les  roseaux,  jus- 
qu'au moment  où  du  vapeur  distancé  partaient  des  cris  de  colère  cou- 
verts par  le  cri  de  triomphe  du  capitaine  victorieux.  Les  chefs  des  deux 
équipages  jouaient  leur  vie  et  la  nôtre  dans  ces  téméraires  parties  avec 
une  audace  tout  américaine. 

C'était  le  soir  surtout,  à  l'heure  où  le  pont  redevenait  calme  et  so- 
litaire, que  la  nature  du  Nouveau-Monde  se  révélait  à  moi  dans  sa  sé- 
vère majesté.  La  plupart  des  passagers  dormaient  dans  leurs  cabines; 
quelques  voyageurs  plus  intrépides  s'étendaient,  enveloppés  de  leurs 
manteaux ,  sur  les  bancs  restés  vides.  J'étais  presque  toujours  de  ces 
derniers,  et  j'ai  passé  ainsi  quelques-unes  des  plus  douces  heures  de 
mon  voyage.  Au  tumulte  du  jour  avait  succédé  un  silence  complet, 
que  troublaient  seuls  le  sourd  retentissement  de  la  machine,  la  voix 
du  timonier  et  le  craquement  des  arbres  submergés  que  broyait  sous 
l'eau  la  quille  du  navire.  Les  falots  de  poupe  répandaient  sur  le  fleuve 
assombri  d'incertaines  lueurs.  Sur  la  nappe  noire  des  eaux  paisibles 
glissaient  silencieusement  de  longs  trains  de  ces  mêmes  bateaux  plats 
si  bruyans  le  jour.  Un  steamer  passait  auprès  de  nous  comme  un  tour- 
billon et  se  perdait  bientôt  dans  l'ombre,  couronné  d'un  panache  de 
fumée  pailleté  d'étincelles.  Des  feux  brillaient  sur  les  rives,  comme 
des  phares  lointains,  et  signalaient  la  hutte  ou  le  bivouac  d'un  squatter. 
Il  y  avait  un  charme  indicible  dans  ces  aspects  nocturnes;  mais  à  ce 
charme  se  mêlait  parfois  une  tristesse  que  j'essayais  vainement  de 
combattre.  Qu'étais-je,  moi  rêveur  inutile,  parmi  ces  hommes  habitués 
dès  l'enfance  à  lutter  contre  la  nature  et  à  porter  en  tous  lieux  leur 
énergique  activité?  Qu'allais-je  faire  au  milieu  de  ces  solitudes,  et  dans 
quel  monde  inconnu  ma  vie  devait-elle  s'achever?  Les  chênes  gigan- 
tesques qui  se  dressaient  sur  la  rive  me  semblaient  alors  prêts  à  me 
barrer  le  passage,  comme  autant  de  sombres  fantômes,  et  dans  la 
plainte  monotone  que  le  vent  de  la  nuit  arrachait  aux  forêts  primi- 
tives, je  croyais  surprendre  de  lugubres  prédictions. 

Un  seul  des  passagers  paraissait  partager  mon  goût  décidé  pour  les 
rêveries  nocturnes;  jamais  il  ne  lui  arrivait  de  quitter  le  pont,  même 


42  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

dans  les  nuits  froides,  où  je  ne  restais  que  peu  dinstans  hors  de  la 
cabine.  Un  matin,  je  résolus  de  l'interroger,  et  j'appris  que,  Français 
comme  moi,  il  avait  comme  moi  quitté  son  pays  après  la  révolution 
de  février.  Je  lui  rendis  confidence  pour  confidence.  —  Vous  avez  pris 
le  bon  parti,  me  dit-il,  le  seul  qui  restait  à  prendre.  —Et  il  commença 
le  récit  assez  curieux  d'une  de  ces  existences  agitées  qui,  en  Amérique 
comme  en  Europe,  cherchent  à  se  fixer  sans  jamais  y  réussir.  Mon 
compagnon  de  voyage  était  un  de  ces  mille  jeunes  gens  qui,  attirés  à 
Paris  par  une  fausse  vocation  littéraire,  ne  tardent  pas  à  expier  leur  er- 
reur dans  une  lutte  pénible  contre  la  misère.  Il  était  arrivé  à  la  Nou- 
velle-Orléans avec  un  capital  d'une  trentaine  de  francs,  son  passage 
une  fois  payé,  et  comptait  moins  sur  d'aussi  faibles  ressources  que  sur 
un  roman  qu'il  apportait  en  portefeuille.  Un  ami,  à  qui  il  avait  caché  sa 
détresse  pour  ne  pas  décourager  son  zèle,  lui  avait  heureusement 
trouvé  un  éditeur,  et  c'était  avec  le  produit  de  la  vente  de  son  manu- 
scrit que  le  romancier  voyageait  sur  le  Mississipi ,  à  la  recherche , 
comme  moi,  d'une  propriété  territoriale.  Son  livre  n'ayant  eu  aucun 
succès,  il  avait  renoncé  aux  aventures  littéraires,  et  s'était  résigné  à 
acheter  pour  cent  francs  dix  acres  de  forêts  vierges;  il  avait  payé  ses 
dettes  d'auberge,  fait  emplette  d'une  carabine  du  Kentucky,  d'une  ha- 
che de  l'Illinois,  et  obtenu  du  capitaine  de  notre  steamer  qu'on  le  trans- 
portât à  prix  réduit,  sauf  à  ne  lui  accorder  que  la  place  au  feu  et  non 
au  couvert.  Moyennant  cet  arrangement,  chaque  lieue  que  le  roman- 
cier devenu  planteur  faisait  vers  son  domaine  lui  coûtait  à  peine  dix 
centimes  de  France  (1). 

La  philosophique  insouciance  de  mon  compatriote  me  rendit  du  cou- 
rage, et  j'enviai  presque  sa  joyeuse  témérité.  L'émigrant  m'énuméra 
ses  moyens  d'exploitation.  —  Vingt-cinq  piastres,  ou  cent  vingt-cinq 
francs,  comme  il  vous  plaira,  voilà  tout  mon  capital,  me  dit-il. 
Vingt-cinq  francs  me  suffisent  à  acheter  en  patates  et  en  bœuf  salé 
la  provision  d'une  année.  J'aurai  bien  du  malheur,  si  à  cet  ordinaire 
de  matelot  je  ne  puis  ajouter  de  temps  à  autre  un  quartier  de  cerf 
ou  de  chevreuil.  Il  me  restera  donc  encore  une  réserve  de  cent 
francs.  J'en  dépenserai  la  moitié  pour  la  construction  d'un  log-house, 
le  reste  me  servira  pour  ensemencer  les  terres  que  ma  hache  défri- 
chera. Un  grain  de  maïs  me  rapportera  un  épi;  avec  le  produit  d'un 
acre  de  terre,  j'en  achèterai  dix  autres,  et  je  continuerai  d'étendre 
ainsi  les  limites  de  mes  champs  jusqu'au  moment  où,  dans  mon  or- 
gueil satisfait  de  propriétaire,  il  me  plaira  de  déposer  ma  hache  et  de 
dire  :  C'est  assez.  De  tels  projets  ne  sont  pas  des  rêves  dans  le  pays  où 

(1)  Le  centime  d'Amérique  est  la  centième  partie  du  dollar,  ou  un  peu  plus  dc»cinq 
centimes  de  France. 


LES  SQUATTERS.  13 

nous  sommes.  Nous  approchons  d'une  ville  dont  l'accroissement  pro- 
digieux est  un  des  faits  les  plus  remarquables  de  l'histoire  d'Amérique. 
Cincinnati.... 

Le  narrateur  s'interrompit.  Un  vieillard,  vêtu  d'un  habit  noir  râpé 
et  boutonné  jusqu'à  la  cravate,  avait  fait  quelques  pas  vers  nous  en 
entendant  prononcer  le  nom  de  Cincinnati.  Les  rides  profondes  de  son 
visage,  en  dépit  d'une  taille  que  l'âge  n'avait  que  légèrement  courbée, 
accusaient  un  homme  plus  que  septuagénaire.  Il  y  avait  dans  la  phy- 
sionomie de  ce  vieillard  ce  cachet  étrange  et  sombre  auquel  on  recon- 
naît les  existences  cruellement  éprouvées. 

—  Chut!  me  dit  mon  interlocuteur,  et,  me  tirant  à  l'écart,  il  ajouta 
d'un  ton  plus  bas  :  Vous  verrez  demain  ou  après  la  ville  de  Cincinnati. 
Fondée  il  y  a  cinquante  ans,  cette  ville  occupe  sur  le  bord  de  l'Ohio 
un  terrain  immense;  elle  compte  à  présent  plus  de  quatre-vingt  mille 
habitans.  Ce  vieillard ,  aujourd'hui  presque  pauvre  et  connu  de  tout 
l'équipage,  a  vendu,  il  y  a  cinquante  ans,  pour  48  dollars  (240  francs) 
un  emplacement  qui  vaut  maintenant  plus  de  100  millions. 

J'examinai  curieusement  alors  l'ancien  possesseur  du  terrain  où 
s'élève  Cincinnati ,  et  j'admirai  la  dignité  avec  laquelle  il  portait  sa 
misère.  Ces  brusques  déceptions  de  la  fortune  sont  communes  en  Amé- 
rique. Le  génie  entreprenant  de  la  population  y  renouvelle  sans  cesse 
les  conditions  au  milieu  desquelles-  s'exerce  l'activité  des  spéculateurs, 
et  l'insouciance  avec  laquelle  la  plupart  des  voyageurs  regardaient 
passer  au  milieu  d'eux  le  vieillard  ruiné  de  Cincinnati  disait  assez 
combien  ils  étaient  blasés  sur  des  péripéties  dont  leur  propre  existence 
offrait  peut-être  de  nombreux  exemples. 

Je  venais  de  perdre  de  vue  ce  vieillard,  quand  le  steamer  ralentit  sa 
marche.  La  vapeur  s'échappait  en  bouillonnant  de  la  soupape.  —  C'est 
à  mon  intention  qu'on  s'arrête,  reprit  l'émigrant  français.  Me  voici 
arrivé  à  l'endroit  où  je  vais  dire  adieu  pour  long-temps  à  la  vie  civilisée. 
— Nous  avions  devant  nous  un  des  sites  les  plus  sauvages  des  bords  de 
l'Ohio.  Une  habitation  isolée  s'élevait  là,  à  demi  cachée  par  les  sapins. 
Une  barque  s'approcha,  montée  par  un  pêcheur,  qui  devinait  à  l'immo- 
bilité du  navire  que  des  passagers  voulaient  descendre  à  terre.  Le  ba- 
gage de  l'émigrant,  qui  se  composait  d'une  valise,  d'un  caban  africain, 
d'une  hache  et  d'une  carabine,  fut  bientôt  transporté  dans  la  pirogue. 
Mon  aventureux  ami  me  serra  la  main  sans  mot  dire,  et  s'élança  dans 
l'embarcation.  Le  steamer  reprit  sa  course,  mais  j'eus  encore  le  temps 
de  voir  le  colon  mettre  pied  à  terre,  passer  ses  bras  dans  les  bretelles 
de  sa  valise,  jeter  sa  hache  et  son  fusil  sur  l'épaule,  puis  disparaître 
derrière  un  rideau  d'arbres  gigantesques. 

Les  derniers  incidens  de  cette  navigation  n'offrirent  que  peu  d'inté- 
rêt. Le  lendemain  du  jour  où  le  romancier  nous  avait  quittés,  nous 


I  i  REVUE  DBS  DEUX   MONDES. 

passâmes  devant  Cincinnati.  Je  contemplai  avec  curiosité  cette  ville 
qui,  en  un  demi-siècle,  avait  couvert  de  ses  maisons  de  brique  ou  de 
pierre  admirablement  alignées  un  immense  plateau,  jadis  désert.  Je 
cherchai  vainement  des  yeux  l'ancien  propriétaire  du  territoire  de 
Cincinnati.  Cet  homme  me  rappelait  ces  chefs  indiens  dépossédés  aux- 
quels de  leurs  vastes  domaines  il  ne  reste  que  l'espace  nécessaire  pour 
creuser  une  tombe.  Le  vieillard  s'était  hâté  de  descendre  furtivement 
à  terre.  Bientôt  nous  arrivâmes  à  la  petite  ville  de  Guyandot.  C'était 
là  que  je  devais  quitter  le  bateau  à  vapeur  à  mon  tour.  Je  ne  me  sé- 
parai pas  sans  quelque  émotion  de  cette  population  flottante  dont  j'avais, 
pendant  quelques  jours,  partagé  les  fatigues  et  épousé  les  habitudes.  La 
terre  où  je  débarquais  était  celle  où  devait  commencer  ma  vie  de  colon. 
Heureusement  une  pensée  me  soutint  dans  ce  moment  pénible.  Je  me 
rappelai  avec  quelle  insouciance  l'émigrant  français  parti  de  la  Nou- 
velle-Orléans, sans  autres  ressources  qu'une  vingtaine  de  piastres, 
s'était  élancé  dans  le  désert  qu'il  allait  défricher.  Je  me  sentis,  moi 
aussi,  accessible  à  cet  orgueil  qui  pousse  le  squatter  toujours  en  avant 
au  milieu  des  périls  et  des  obstacles  d'une  nature  inexplorée;  moi  aussi 
j'allai  bravement  jeter  sur  mon  épaule  la  carabine  du  chasseur  et  la 
hache  du  pionnier,  et  commencer  la  lutte  que  j'étais  venu  chercher, 
sans  songer  désormais  à  jeter  un  regard  en  arrière, 

I. 

; 

Guyandot,  qui  prend  son  nom  d'un  des  affluens  de  l'Ohio,  est  une 
petite  ville  de  peu  d'importance.  Je  ne  comptais  y  séjourner  que  le 
temps  nécessaire  pour  recueillir  des  renseignemens  précis  sur  la  situa- 
tion de  ma  propriété.  J'avais  appris,  dans  une  causerie  avec  un  passager 
du  steamer,  que  ma  concession  était  une  subdivision  de  ces  grands  lots 
de  terrains  répartis  en  vente  publique,  et  qu'on  appelle  sections.  La 
mesure  uniforme  de  ces  subdivisions  est  de  640  acres  ou  259  hectares. 
Il  me  restait  à  compléter  ces  notions,  évidemment  insuffisantes,  et  c'est 
au  bar-room  de  l'auberge  où  j'étais  descendu  que  je  pouvais  espérer 
d'obtenir  des  informations  plus  détaillées.  On  appelle  bar-room  une 
pièce  du  rez-de-chaussée  des  auberges  où,  derrière  une  balustrade  (1), 
les  propriétaires  établissent  un  débit  de  liqueurs.  C'est  comme  le  café 
particulier  de  chaque  hôtellerie;  c'est  aussi  une  espèce  de  bourse  où 
l'on  échange  les  nouvelles,  où  l'on  traite  des  affaires  de  tout  genre. 
Je  trouvai  dans  le  bar-room  une  demi-douzaine  de  buveurs  causant , 
debout  et  le  verre  à  la  main ,  de  leurs  affaires.  Je  me  sentis  presque 
humilié  en  comparant  ma  taille,  qui  n'est  pas  cependant  des  moyennes, 

?    (i)  C'est  l'origine  de  cette  dénomination  :  bar-room,  chambre  de  la  barre. 


LES  SQUATTERS.  45 

à  la  stature  de  ces  géans  américains.  Mon  arrivée,  du  reste,  n'excita 
la  curiosité  de  personne,  et  les  buveurs  continuèrent  à  s'entretenir 
du  prix  de  vente  des  bois  de  construction  à  Cincinnati ,  des  prix  cou- 
rans  des  salaisons  et  des  denrées  du  pays,  sans  paraître  s'apercevoir 
de  la  présence  d'un  étranger.  Je  profitai  de  cette  inattention  générale 
pour  m'approcher  de  l'hôte  et  lui  adresser  quelques  questions  sur  la 
section  de  terrain  qui  m'appartenait.  Je  dus  nécessairement  donner  à 
l'homme  que  je  consultais  des  indications  sur  la  date  de  la  vente  pu- 
blique, sur  la  mesure  de  superficie  de  la  section ,  la  désignation  du  ter- 
ritoire, etc.  Pendant  que  je  m'expliquais  en  assez  mauvais  anglais,  je 
m'aperçus  que  les  hommes  réunis  dans  le  bar-room  avaient  fait  silence 
pour  m'écouter.  Je  remarquai  aussi  que  le  landlord,  assez  embarrassé, 
hésitait  à  me  fournir  les  renseignemens  dont  j'avais  besoin.  Tout  à 
coup  une  lourde  main  s'appesantit  sur  mon  épaule;  mes  jarrets  fléchi- 
rent, et  je  faillis  perdre  l'équilibre.  Je  crus  un  instant  à  quelque  acte 
d'agression  de  la  part  d'un  des  athlètes  qui  m'entouraient,  et  je  me 
retournai  vivement,  prêt  à  me  défendre;  mais  le  sourire  presque  bien- 
veillant que  je  lus  sur  la  large  figure  du  Virginien  me  détrompa.  Le 
géant  n'avait  voulu  qu'entrer  en  conversation ,  et  l'effort  de  sa  main 
gauche,  qu'il  avait  placée  sur  mon  épaule,  était  si  imperceptible  pour 
lui,  que  le  whiskey  n'avait  pas  perdu  son  niveau  dans  le  verre  que 
tenait  la  main  droite. 

—  Je  dirai  à  ce  gentleman,  s'écria  le  colosse  en  se  tournant  vers  le 
landlord,  que  la  section  dont  il  parle  est  celle  du  Red-Maple  (abrévia- 
tion de  red  flowering  maple,  l'érable  à  fleurs  rouges). 

—  Ah!  dit  l'hôte  d'un  air  étonné. 

—  Étes-vous  certain  de  ce  que  vous  dites?  demandai-je  à  mon  tour. 

—  To  be  sure,  reprit  le  Virginien  en  jetant  autour  de  lui  un  regard 
où  je  crus  lire  une  certaine  ironie;  puis  il  répondit  d'un  ton  plus  grave 
aux  nouvelles  questions  que  je  lui  adressai.  Enfin,  comme  je  ne  lui 
cachais  pas  mon  désir  de  m'installes  au  plus  tôt  dans  ma  propriété  : 

—  Soyez  tranquille,  me  dit-il,  vous  y  arriverez  toujours  assez  vite. 
Et  sans  plus  s'occuper  de  moi,  il  se  versa  un  grand  verre  de  whiskey 

qu'il  avala  d'un  trait.  Comme  j'allais  sortir,  un  nouvel  arrivant  parut 
dans  le  bar-room.  C'était  un  homme  qui  ne  le  cédait  ni  en  stature  ni  en 
vigueur  herculéenne  aux  autres  assistans.  De  larges  guêtres  de  cuir 
bouclées  et  montant  jusqu'à  la  cuisse,  des  éperons  attachés  par  des 
courroies  à  ses  pieds  chaussés  de  forts  souliers  de  chasse,  un  habit 
court  et  un  chapeau  à  grandes  ailes,  tel  était  le  costume  du  nouveau 
venu.  Un  fouet  d'une  main,  une  lourde  carabine  sur  l'épaule  droite, 
le  cavalier  s'avança  vers  la  barre  et  échangea  quelques  mots  en  guise 
de  salut  avec  les  buveurs  réunis  dans  la  salle.  Le  landlord  remplit  un 
verre  à  son  intention. 


46  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

—  Quelles  nouvelles  de  là-bas?  demanda  le  cavalier  en  prenant  le 
verre.  (Ce  mot,  pour  les  Virginiens,  désigne  Cincinnati,  l'entrepôt  d'une 
grande  partie  des  denrées  de  l'Ohio.)  J'accompagne  le  plus  beau  train 
de  bois  de  peuplier  et  de  chêne  qui  ait  jamais  flotté  sur  la  rivière. 

—  Nous  avons  de  bonnes  nouvelles  de  là-bas  :  le  stock  (marchandises 
en  magasin)  s'épuise,  et  les  prix  vont  être  fermes,  reprit  le  Virginien  qui 
m'avait  parlé  le  premier;  mais  ici  nous  avons  des  nouvelles....  d'un 
autre  genre.  Voici,  ajouta-t-il  en  me  désignant,  le  maître  de  Red-Maple. 

Le  cavalier  tressaillit.  Il  me  sembla  voir  son  visage  pâlir  sous  l'é- 
paisse couche  de  hâle  qui  le  couvrait.  Sa  main ,  par  un  brusque  mou- 
vement, fit  jaillir  presque  tout  le  contenu  du  verre  de  whiskey.  Ce- 
pendant il  se  remit  promptement. 

—  Ah!  dit-il  d'une  voix  sourde,  en  me  toisant  avec  une  expression 
de  dépit  concentré;  puis  il  étendit  avec  complaisance  ses  mains  mus- 
culeuses  et  velues.  —  Des  mains  de  gentleman  blanches  et  frêles  font 
une  mauvaise  besogne  avec  la  hache  et  la  carabine,  reprit-il. — J'avoue 
qu'en  ce  moment  je  ne  me  comparai  pas  sans  confusion  à  ces  rudes 
dompteurs  des  bois.  Aussi  gardai-je  le  silence,  ne  sachant  que  répondre 
à  la  brusque  apostrophe  du  cavalier  aux  guêtres  de  cuir.  Celui-ci  se 
jeta  sur  une  chaise  qui  craqua  sous  le  poids  de  son  corps,  et  allongea  à 
la  manière  américaine  une  de  ses  jambes  sur  une  table  voisine. 

—  Vous  penserez,  continu a-t-il ,  que  je  me  mêle  de  ce  qui  ne  me 
regarde  pas,  et  cependant,  si  vous  m'en  croyez,  vous  vous  en  retour- 
nerez d'où  vous  venez...  à  New-York,  je  suppose,  plutôt  que  de  pousser 
jusqu'au  Red-Maple: 

—  Et  pourquoi  cela,  s'il  vous  plaît? 

—  Pour  des  motifs  qu'il  est  inutile  de  vous  dire,  reprit-il;  et  il  se 
mit  à  siffler  l'air  de  Yankee  dooddle,  brisant  là  toute  conversation  avec 
l'urbanité  américaine. 

Ces  paroles  ambiguës,  ces  réticences,  commençaient  à  me  sembler 
étranges.  Le  mystérieux  avertissement  surtout  que  l'inconnu  venait  de 
me  donner  me  préoccupait  fort  péniblement.  Pendant  que  je  cher- 
chais à  pénétrer  le  sens  de  ces  paroles  menaçantes,  un  jeune  garçon  se 
présenta  à  la  porte  du  bar-room  en  disant  : 

—  Township,  il  y  a  là  quelqu'un  qui  vous  demande. 

Le  cavalier,  car  c'était  lui  qui  se  nommait  Township,  se  leva  sans 
hésiter  et  suivit  l'enfant.  Peu  à  peu  les  buveurs  se  dispersèrent,  et  je 
restai  seul  avec  le  landlord. 

—  Savez-vous  quelque  chose  de  particulier  à  l'égard  de  ma  conces- 
sion? lui  demandai-je. 

Un  non  laconique  fut  la  seule  réponse  que  j'obtins,  et,  jugeant  in- 
utile de  pousser  plus  loin  cet  interrogatoire,  je  sortis  à  mon  tour. 
L'impression  désagréable  que  les  paroles  des  buveurs  yankees  m'avaient 


LES  SQUATTERS.  17 

laissée  ne  tarda  pas  à  se  dissiper.  Je  finis  par  trouver  tout  naturel  l'é- 
tonnement  de  ces  hommes  à  la  vue  d'un  Européen  qui  venait  seul 
défricher  un  lot  de  terrain  considérable.  Sans  doute,  ils  jugeaient  celte 
entreprise  au-dessus  de  mes  forces,  et  leurs  avis  bienveillans  n'avaient 
d'autre  but  que  de  me  détourner  d'une  tâche  périlleuse;  mais  je  m'é- 
tais promis  de  ne  plus  reculer.  Je  connaissais  maintenant  l'emplace- 
ment qui  m'appartenait,  et,  sans  me  résoudre  encore  à  le  défricher 
moi-même,  j'avais  hâte  d'aller  voir  par  mes  yeux  le  parti  qu'on  en 
pourrait  tirer.  Ce  qui  manque  le  moins  aux  États-Unis,  ce  sont  les  voies 
de  communication;  ce  qui  manque  souvent,  ce  sont  les  moyens  régu- 
liers de  transport.  De  là  la  nécessité  de  faire  parfois  de  longues  traites 
à  cheval.  Ma  concession  était  située  à  vingt-cinq  lieues  de  Guyandot  : 
je  pouvais  faire  le  trajet  en  deux  jours.  J'allais  me  mettre  en  quête  d'un 
cheval,  quand  je  fus  accosté  par  le  jeune  garçon  qui  était  venu  cher- 
cher le  cavalier  nommé  Township. 

—  Si  vous  désirez  vous  rendre  au  lied-Maple,  me  dit  le  petit  drôle 
d'un  air  déluré,  je  puis  vous  procurer  ou  une  embarcation  de  choix 
pour  remonter  le  Guyandot  jusqu'à  ce  domaine,  ou  un  bon  cheval  pour 
y  aller  par  terre. 

—  Et  qui  vous  a  dit  que  je  voulais  aller  au  Red-Maple? 

—  C'est  Township. 

Entre  les  deux  moyens  de  transport  qu'on  m'offrait,  je  choisis  le 
cheval.  11  fut  convenu  qu'au  point  du  jour,  le  lendemain,  un  guide 
viendrait  me  prendre  à  l'auberge  où  j'étais  logé.  En  effet,  les  premières 
clartés  de  l'aube  blanchissaient  à  peine  le  ciel,  quand  j'entendis  le  pié- 
tinement de  deux  chevaux  sous  les  fenêtres  de  ma  chambre.  Je  jetai  de 
la  croisée  un  coup  d'œil  dans  la  cour  de  l'auberge,  et  j'aperçus  le  jeune 
garçon  de  la  veille  déjà  en  selle  et  tenant  en  bride  l'autre  cheval  qui 
m'était  destiné.  Je  ne  me  fis  pas  attendre,  et  nous  nous  mîmes  en  route. 

— Vous  connaissez  le  chemin  qui  conduit  au  Red-Maple?  demandai-je 
à  mon  jeune  guide. 

—  J'y  suis  allé  vingt  fois  pour  affaires,  reprit-il,  et  je  vous  y  condui- 
rais les  yeux  fermés. 

Je  ne  désirais  pas  en  savoir  davantage.  Comme  je  ne  parle  anglais 
que  quand  j'y  suis  forcé,  je  préférai  garder  le  silence  pour  examiner  à 
mon  aise  le  pays  que  nous  traversions.  Les  traces  de  cultures  et  de 
défrichemens  y  devenaient  de  plus  en  plus  rares,  et  le  paysage  prenait 
à  chaque  pas  un  caractère  plus  sauvage.  Notre  route  côtoyait  la  rivière 
du  Guyandot.  Aux  talus  adoucis  qui  la  bordent  près  du  village  avaient 
succédé  de  nombreux  escarpemens.  Les  eaux,  grossies  par  la  fonte  des 
dernières  neiges,  jaunies  par  les  éboulemens  de  terrains,  assombries 
par  les  bois  épais  qui  interceptaient  le  soleil,  grondaient  avec  un  bruit 
lugubre  entre  deux  berges  à  pic,  sillonnées  de  veines  de  houille.  Après 

TOME  II.  2 


48  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

avoir  perdu  de  vue  le  cours  de  la  rivière,  nous  l'entendions  encore 
mugir  au  loin.  Dans  les  plaines  sablonneuses  comme  dans  les  sombres 
sapinières,  rien  ne  trahissait  la  présence  de  l'homme.  Quelquefois  seu- 
lement nous  rencontrions  les  débris  d'une  hutte  ou  les  souches  noircies 
d'arbres  consumés.  Ce  ne  fut  que  vers  le  coucher  du  soleil  que  des 
champs  de  maïs  et  quelques  troupeaux  disséminés  dans  les  savanes 
nous  annoncèrent  une  habitation.  Bientôt,  derrière  un  rideau  d'arbres 
que  la  cognée  avait  laissés  pour  abri  aux  terres  défrichées,  se  montra 
une  farm  (ferme  :  c'est  ainsi  qu'on  appelle  les  habitations  perdues  dans 
ces  déserts)  avec  ses  murs  en  troncs  d'arbres  superposés  horizontale- 
ment, et  sa  longue  et  svelte  cheminée  de  briques  rouges,  qui  semblait 
servir  de  contrefort  au  bâtiment  de  bois.  Une  enceinte  de  barrières 
soigneusement  peintes  en  vert,  des  vitres  nettes  et  transparentes 
comme  du  cristal  de  roche,  tout  indiquait  l'aisance  et  nous  promettait 
une  comfortable  hospitalité  pour  la  nuit.  Au  moment  où  je  faisais  signe 
à  mon  guide  de  se  diriger  de  ce  côté,  le  galop  d'un  cheval  retentit  sous 
les  voûtes  sonores  de  la  forêt.  Je  tournai  brusquement  la  tête,  et  je  vis 
arriver  derrière  nous,  monté  sur  un  magnifique  coursier  frison,  mon 
mystérieux  donneur  d'avis  du  bar-room  de  Guyandot.  Cette  apparition 
inattendue  réveilla  en  moi  le  vague  sentiment  d'inquiétude  auquel 
venaient  de  faire  diversion  les  douces  et  sereines  impressions  de  ma 
course  à  travers  les  bois.  La  figure  de  Township  exprimait  une  contra- 
riété très  vive,  et  le  regard  qu'il  me  lança  en  s'approchant  de  nous  était 
presque  menaçant.  Après  quelques  mots  échangés  à  voix  basse  avec 
mon  guide,  il  piqua  des  deux  et  continua  sa  route  au  galop,  sans  même 
se  retourner  vers  moi.  Peu  d'instans  après  cet  incident,  nous  mettions 
pied  à  terre  devant  la  ferme.  Avant  d'y  entrer,  je  crus  devoir  interroger 
James  (c'était  le  nom  de  mon  guide)  au  sujet  de  ce  Township,  qui  pa- 
raissait animé  à  mon  égard  de  dispositions  si  peu  bienveillantes. 

—  Quel  est  cet  homme?  lui  demandai-je. 

—  C'est  Township. 

—  Ah!  Et  vous  ne  savez  rien  de  plus  sur  lui? 

—  Rien. 

—  Mais  a-t-il  par  hasard  quelque  raison  de  m'en  vouloir? 

—  Pas  encore. 

— -  N'avait-il  pas  l'intention  de  s'arrêter  dans  cette  habitation? 

—  Oui. 

—  Et  pourquoi  passe-t-il  outre? 

—  Pour  ne  pas* dormir  sous  le  même  toit  que  vous. 

—  Ne  pouvez-vous  me  dire  au  moins  quels  sont  les  motifs  d'une  si 
étrange  conduite? 

James  secoua  la  tête  d'un  air  mystérieux. 

—  Écoutez,  me  dit-il  :  s'il  y  a  des  gens  qui  veulent  se  mettre  en  con- 


LES  SQUATTERS.  d9 

travention  avec  la  loi,  je  l'ignore.  Je  ne  sais  qu'une  chose  :  c'est  que 
je  vous  conduis  au  Red-Maple.  Vous  plaît-il  de  passer  la  nuit  ici?  Cela 
coûtera  trois  shellings  (1)  pour  nous  et  nos  chevaux. 

Désespérant  de  rien  tirer  de  James,  je  frappai  à  la  porte  de  la  ferme. 
Nous  fûmes  reçus  avec  l'hospitalité  courtoise  qui  distingue  le  Virgi- 
nien  du  reste  des  Américains.  L'intérieur  de  ce  chalet  répondait  par- 
faitement à  l'extérieur  :  la  vie  domestique  se  montrait  là  parée  de  ces 
grâces  primitives  qu'elle  perd  chaque  jour  dans  l'ancien  monde.  Le 
fermier  m'introduisit  avec  empressement  dans  la  pièce  principale  de 
son  habitation.  Une  jeune  femme  y  filait  sa  quenouille,  assise  dans 
l'embrasure  d'une  croisée  dont  la  baie,  comme  un  cadre  gothique, 
était  festonnée  de  houblon,  de  clématites  grimpantes  et  de  jasmin  d'A- 
mérique aux  cornets  de  pourpre.  Cette  fenêtre  s'ouvrait  sur  un  petit 
jardin  plein  de  fleurs  odorantes,  et  la  brise  fraîche,  qui  nous  apportait 
les  vives  senteurs  des  acacias,  faisait  frissonner  sur  les  joues  rosées  de 
la  jeune  fileuse  les  boucles  blondes  de  sa  chevelure.  Trois  petits  enfans, 
roses  et  blonds  comme  leur  mère,  jouaient  à  ses  pieds  dans  un  dernier 
rayon  de  soleil.  Au-dessus  du  foyer,  tapissé  de  mousse  sauvage,  était 
suspendue  la  longue  carabine  du  maître.  Au  dehors,  les  derniers  bruits 
du  jour  commençaient  à  se  faire  entendre,  et  les  tintemens  de  la  clo- 
chette des  bestiaux  dispersés  se  mêlaient  aux  chants  bizarres  des  oiseaux 
des  bois,  aux  notes  mélancoliques  du  weep-poor-will  (2). 

Après  le  repas  du  soir,  qui  réunit  autour  de  la  même  table  les  maî- 
tres et  les  serviteurs,  je  me  retirai  dans  la  petite  chambre  destinée  aux 
voyageurs,  et  là,  demeuré  seul  pour  la  première  fois  depuis  le  matin, 
je  pus  réfléchir  aux  incidens  de  la  journée.  Par  quelle  fatalité  bizarre 
avais-je  pu  encourir  l'animosité  d'un  homme  que  j'avais  vu  la  veille 
pour  la  première  fois?  Qui  pouvait  être  ce  géant  bourru  qui  refusait 
de  coucher  sous  le  même  toit  que  moi?  Pendant  que  je  m'adressais 
ces  questions  en  jetant  un  dernier  regard  sur  la  campagne,  je  crus 
apercevoir  deux  ombres,  deux  formes  humaines,  qui  se  dessinaient,  à 
quelques  pas  de  la  maison ,  entre  les  arbres  blanchis  par  la  lune.  La 
plus  grande  de  ces  ombres  me  parut  ressembler  à  Township;  la  plus 
petite,  à  James.  Je  ne  pus  toutefois  vérifier  cette  conjecture,  car,  à  peine 
avais-je  paru  à  la  fenêtre,  que  les  deux  hommes  s'éloignèrent  et  se  per- 
dirent dans  les  broussailles.  J'attendis  vainement  qu'ils  reparussent,  et 
je  me  jetai  sur  mon  lit,  épuisé  de  fatigue. 

Le  lendemain,  un  joyeux  rayon  de  soleil  m'éveilla,  et  je  ne  pus  m'em- 
pêcher  de  sourire  des  pensées  sombres  qui  m'avaient  attristé  la  veille. 
La  vie  réelle  s'était  en  quelque  sorte  substituée  autour  de  moi  à  la  vie 

(i)  Le-  shelling  d'Amérique  ou  douze  sous  et  demi  de  France. 
(2)  Espèce  d'oiseau  moqueur. 


20  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

fantastique.  Le  vent  frais  du  matin  faisait  onduler  sur  ma  fenêtre  les 
tiges  encore  tendres  des  maïs  et  se  jouait  dans  les  fleurs  des  cotonniers. 
Les  garçons  de  ferme  se  rendaient  en  chantant  à  leurs  travaux.  Je  des- 
cendis. Fraîche  comme  l'aurore,  la  jeune  maîtresse  du  logis  allait  et 
venait  dans  son  domaine  :  l'idylle  avait  remplacé  le  drame.  James,  prêt 
à  partir,  m'attendait  près  des  chevaux  sellés.  Rien  sur  sa  physionomie 
ne  dénotait  la  perfidie  ou  l'astuce.  Nous  partîmes,  et,  en  saluant  du  re- 
gard la  riante  habitation  que  je  laissais  derrière  moi,  je  me  plus  à 
rêver  une  chartreuse  semblable  pour  y  finir  ma  vie,  entre  un  jardin 
et  une  forêt.  Déjà  même  j'entrevoyais,  à  travers  le  brouillard  azuré  de 
mes  songes,  une  jeune  fileuse  aux  yeux  bleus  et  aux  cheveux  blonds, 
attendant  mon  retour  près  d'un  rustique  foyer.  Ces  visions  égayèrent 
ma  route,  et  j'arrivai  ainsi,  sans  m'apercevoir  de  la  fatigue,  à  une  se- 
conde ferme  où  nous  nous  arrêtâmes  pour  prendre  un  substantiel  repas, 
composé  d'un  quartier  de  chevreuil  et  de  gâteaux  de  maïs  semblables 
aux  galettes  de  blé  noir  de  la  Bretagne.  Le  jour  était  avancé  quand  nous 
quittâmes  cette  ferme;  une  traite  de  deux  heures  nous  mena  jusqu'au 
sommet  d'une  rangée  de  collines  où  mon  guide  s'arrêta  brusque- 
ment. 

—  Vous  voyez ,  me  dit-il ,  ce  ruisseau  qui  coule  à  vos  pieds;  là-bas, 
devant  vous,  ce  monticule  bleuâtre;  à  droite,  ce  vaste  étang  aux  bords 
marécageux;  à  gauche,  ce  rideau  d'érables  à  fleurs  rouges... 

—  Eh  bien? 

—  Eh  bien!  vous  voyez  Bed-Maple;  ces  érables,  ces  collines,  cet 
étang,  sont  les  limites  du  domaine. 

—  Quoi  !  c'est  là  ma  propriété!  m'écriai-je  ravi  à  l'aspect  de  ces  im- 
posantes futaies  et  de  ces  prairies  magnifiques.  Mon  exclamation  arra- 
cha à  James  un  sourire  ironique. 

—  C'est  ici  que  je  dois  vous  laisser,  reprit-il;  quant  à  vous,  il  en  est 
temps  encore,  vous  pouvez  retourner  sur  vos  pas. 

—  Retourner  sûr  mes  pas!  vous  plaisantez  sans  doute? 

—  Je  parle  sérieusement.  A  quoi  sert  donc  d'avoir  des  yeux  et  des 
oreilles?  N'avez-vous  rien  vu,  rien  entendu?  Faites  d'ailleurs  ce  qu'il 
vous  plaira.  Pour  moi,  je  ne  veux  pas  avoir  maille  à  partir  avec  le  pro- 
priétaire de  Bed-Maple. 

—  Le  propriétaire  de  Bed-Maple?  11  y  en  a  donc  deux? 

—  Oh,  non  !...  il  n'y  en  a  qu'un  seul. 

—  A  la  bonne  heure. 

—  Il  n'y  en  a  qu'un...  c'est-à-dire  que  vous...  vous  ne  comptez  pas. 
Je  regardai  James  d'un  air  ébahi.  Mon  guide  avait  parlé  trop  claire- 
ment pour  hésiter  désormais  à  compléter  ses  réticences.  11  reprit  : 

—  De  quoi  vous  étonnez-vous?  Rappelez-vous  donc  les  réponses  qu'on 
vous  a  faites  au  bar-room  de  Guyandot;  rappelez -vous  les  avertissemens 


LES  SQUATTERS.  21 

de  Township;  rappelez-vous  qu'hier  encore  vous  avez  rencontré  un 
homme  qui  n'a  pas  voulu  coucher  sous  le  même  toit  que  vous. 

—  J'ai  remarqué  tout  cela,  et  je  cherche  encore  à  m'expliquer.... 

—  Tout  cela  est  bien  simple  :  Township  sera  peut-être  dans  l'obli- 
gation de  vous  tuer,  et  il  a  fait  ses  réserves. 

—  Me  tuer!  Et  que  lui  ai-je  fait? 

—  Township  est  un  squatter,  reprit  gravement  l'enfant,  et  un  squatter 
n'en  appelle  jamais  aux  arpenteurs  ni  au  shérif  :  il  n'en  appelle  qu'à 
sa  carabine  et  à  son  bon  droit.  Possession  vaut  mieux  que  titre ,  et 
Township  possède  Bed-Maple.  Voyez  maintenant  si  vous  voulez  aller  en 
avant  ou  retourner  sur  vos  pas. 

—  J'irai  en  avant,  et  rien  ne  me  fera  reculer.  J'ai  été  riche  jadis  : 
Red-Maple  est  aujourd'hui  le  seul  débris  qui  me  reste  de  ma  richesse. 
J'aime  mieux  mourir  pour  la  défense  de  mes  droits  que  sous  les  coups 
de  la  misère.  Avant  ce  soir,  je  ne  serai  plus  de  ce  monde,  ou  j'aurai  re- 
conquis mon  bien. 

Je  payai  généreusement  mon  jeune  guide.  James  fit  un  mouvement 
pour  s'éloigner,  puis  il  revint  sur  ses  pas. 

—  En  tout  cas,  me  dit-il,  si  le  squatter  demande  à  voir  votre  titre, 
dites  que  vous  l'avez  laissé  chez  votre  notaire;  c'est  plus  prudent. 

Et  après  m'avoir  donné  cet  avis  presque  à  voix  basse,  comme  si  quel- 
qu'un nous  eût  épiés,  James  éperonna  son  cheval,  qui  l'eut  bientôt 
emporté  hors  de  ma  vue. 

III. 

Resté  seul,  je  tins  conseil  avec  moi-même.  Je  m'affermis  dans  ma 
résolution  de  vaincre  ou  de  mourir;  mais,  avant  d'affronter  le  danger 
qui  me  menaçait,  je  résolus  d'étudier  le  terrain.  Caché  derrière  un  chêne 
dont  les  rameaux  noueux  touchaient  presque  le  sol,  je  tirai  ma  longue- 
vue  et  je  la  dirigeai  sur  la  plaine  qui  s'étendait  à  mes  pieds.  La  Vallée 
des  Érables,  éclairée  par  le  soleil  couchant,  m'apparut  dans  toute  sa 
splendeur.  C'était  comme  un  lac  de  verdure  auquel  la  brume  dorée  du 
soir  prêtait  des  tons  magiques.  Une  folle  brise  courait  de  la  cime  hou- 
leuse des  catalpas  et  des  tulipiers  aux  grandes  herbes  de  la  savane.  Çà 
et  là  voltigeaient  les  cardinaux,  les  choucas  empourprés,  les  piverts  aux 
ailes  d'or.  Des  oiseaux  aquatiques  se  jouaient  avec  indolence  dans  les 
eaux  de  l'étang  caressées  par  les  derniers  rayons  du  soleil.  Le  pluvier 
criard,  l'huîtrier,  le  moqueur,  saluaient  l'approche  de  la  nuit  chacun 
dans  son  langage.  C'était  un  mélange  d'harmonies  et  d'aspects  merveil- 
leux, comme  la  nature  américaine  peut  seule  en  offrir.  On  eût  dit  une 
vision  de  l'Éden. 

Je  m'oubliais  dans  une  sorte  d'extase  en  contemplant  ce  ravissant 


22  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

paysage,  mais  je  fus  bientôt  rappelé  au  sentiment  de  la  réalité.  Une 
colonne  de  fumée  qui  s'élevait  derrière  le  rideau  des  érables  m'indi- 
quait clairement  où  était  située  l'habitation  de  Township.  En  tournant 
ma  longue-vue  vers  une  prairie  jonchée  d'arbres  abattus  et  voisine  du 
petit  bois  qui  cachait  la  ferme,  je  remarquai  deux  robustes  enfans,  pro- 
bablement les  fils  de  l'usurpateur,  qui  luttaient  ensemble  comme  deux 
jeunes  buffles  essayant  leurs  cornes  naissantes.  Un  peu  plus  loin ,  je 
distinguai  une  vision  plus  gracieuse.  Mes  rêves  du  matin  semblaient 
être  devenus  des  réalités.  Une  jeune  fille,  vêtue  de  blanc,  errait  dans  la 
prairie,  et  se  détachait,  comme  une  fleur  de  magnolia,  sur  les  masses 
verdoyantes  de  la  forêt.  Sa  taille  svelte,  sa  blonde  chevelure,  étaient  en 
harmonie  parfaite  avec  un  profil  d'une  angélique  pureté.  Au  milieu  de 
cette  splendide  nature,  la  jeune  fille  marchait  rêveuse,  le  front  tantôt 
penché  vers  la  terre,  tantôt  levé  vers  le  ciel;  on  eût  dit  que  la  chaude  brise 
de  la  solitude  murmurait  pour  la  première  fois  à  son  oreille  des  notes 
enivrantes.  Arrivée  au  bout  de  la  prairie,  près  d'un  bosquet  de  tulipiers, 
la  jeune  Virginienne  se  pencha  sur  l'herbe  qu'elle  ne  semblait  qu'ef- 
fleurer, cueillit  quelques  fleurs  sauvages  et  en  orna  ses  cheveux,  comme 
si  elle  se  fût  parée  pour  un  amant  invisible;  puis,  avec  un  chaste  et 
mystérieux  plaisir,  elle  laissa  le  vent  tiède  du  soir  enlever  une  à  une 
les  fleurs  de  cette  virginale  couronne.  Un  souffle  plus  chaud  me  sem- 
bla courber  à  ce  moment  les  herbes  de  la  vallée,  et  un  murmure 
plaintif  s'éleva  du  milieu  des  arbres  agités;  pareille  à  un  léger  fan- 
tôme, la  jeune  fille  disparut  derrière  le  mobile  rideau  des  tulipiers. 

Le  soleil  quitta  enfin  l'horizon,  et  toutes  les  riches  nuances  du  cou- 
chant s'effacèrent  dans  une  teinte  uniforme.  Le  moment  était  venu 
d'agir.  Les  deux  jeunes  gens  que  j'avais  vus  s'ébattre  dans  la  prairie,  la 
stature  herculéenne  du  squatter,  rendaient  la  lutte  que  j'allais  soutenir 
passablement  inégale;  mais  le  sort  en  était  jeté,  et  je  descendis  à  grands 
pas  la  colline,  recommandant  ma  bonne  cause  à  Dieu.  Arrivé  dans  la 
plaine,  je  cherchai  à  m'orienter,  et  je  pris  le  parti  de  marcher  vers  l'en- 
droit où  une  colonne  de  fumée  m'avait  signalé  l'habitation  du  squat- 
ter. Ma  carabine  était  en  bon  état,  j'entrai  dans  une  allée  sombre  qui 
devait  me  conduire  à  la  ferme.  Tout  était  silence  autour  de  moi,  et  je 
m'avançai  avec  précaution,  à  pas  comptés,  vers  ce  terrain  qui  m'ap- 
partenait et  que  je  foulais  pour  la  première  fois,  moins  comme  un 
propriétaire  qui  vient  s'installer  dans  son  domaine  que  comme  un 
braconnier  qui  craint  d'être  surpris.  Plusieurs  fois,  sous  les  arches  as- 
sombries des  hautes  futaies,  je  m'arrêtai,  croyant  distinguer  le  squatter 
qui  m'attendait;  je  m'avançais  et  je  ne  trouvais  que  le  tronc  d'un  chêne 
ébranché.  Tout  à  coup  je  ne  doutai  plus  que  je  n'eusse  rencontré 
l'homme  que  je  cherchais.  Immobile  contre  le  tronc  d'un  arbre,  Town- 
ship se  tenait  à  l'entrée  d'un  carrefour  du  bois,  appuyé  sur  le  long 


LES   SQUATTERS.  23 

canon  de  sa  carabine.  D'un  geste,  il  me  fit  signe  de  m 'arrêter.  J'étais  à 
trente  pas  de  lui. 

—  Je  vous  attendais,  me  cria-t-il  d'une  voix  tonnante,  que  me  vou- 
lez-vous? 

—  Si  vous  m'attendiez,  vous  savez  qui  je  suis  et  ce  que  je  veux.  On 
m'a  dit  que  vous  vous  étiez  établi  sur  ce  terrain  qui  n'appartient  qu'à 
moi.  Je  vous  somme,  au  nom  de  la  loi,  de  m'en  laisser  la  libre  jouis- 
sance. 

Et,  sans  me  rappeler  les  avis  de  James,  je  tirai  de  ma  poche  les  pa- 
piers qui  constataient  mon  droit  exclusif. 

—  Red-Maple  n'aura  qu'un  propriétaire  tant  que  je  vivrai,  répliqua 
Township.  Depuis  une  heure  que  vous  marchez  dans  cette  vallée,  j'au- 
rais pu  vous  tuer  comme  un  daim,  mais  je  désire  éviter  qu'il  y  ait  du 
sang  entre  nous.  Retirez-vous  donc,  il  en  est  encore  temps;  mes  droits 
sont  ceux  du  premier  occupant,  et  vos  titres  ne  sont  rien  à  mes  yeux. 

Soit  pour  m'effrayer,  soit  avec  l'intention  réelle  de  faire  feu  sur  moi, 
Township  épaula  sa  carabine  et  m'ajusta.  Je  restai  immobile. 

—  Le  shérif  le  plus  prochain  est  à  vingt-cinq  lieues  d'ici,  reprit  le 
squatter.  Le  bruit  de  mon  rifle  n'arrivera  jamais  à  ses  oreilles;  votre 
cadavre  aura  été  dévoré  par  les  oiseaux  de  proie,  vos  titres  auront  été 
dispersés  par  le  vent  comme  les  feuilles  sèches,  avant  qu'on  ait  songé 
à  s'enquérir  de  vous.  Une,  deux.... 

Je  l'entendis  armer  sa  carabine;  mais  une  force  irrésistible  me  pous- 
sait en  avant,  et,  mon  arme  jetée  pacifiquement  sur  l'épaule,  je  mar- 
chai vers  le  squatter  en  me  faisant  comme  un  bouclier  de  l'acte  no- 
tarié que  je  tenais  en  main.  J'aimais  mieux  encore  mourir  que  reculer. 

—  Trois,  cria  Township.  Ce  qui  se  passa  ensuite,  comment  le  dire? 
A  peine  le  squatter  eut-il  prononcé  le  mot  trois,  qu'un  homme  s'é- 
lança d'une  haie  voisine;  je  sentisjnes  mains  prises  par  deux  bras  ner- 
veux. C'était  un  des  fils  de  Township  qui  m'arracha  violemment  le 
papier  que  je  portais.  J'entendis  une  explosion,  et  une  balle  siffla  entre 
nos  deux  têtes,  qui  s'étaient  rapprochées  dans  l'ardeur  de  la  lutte.  Nous 
tombâmes  tous  deux,  chacun  pensant])  que  la  balle  venait  de  briser  le 
crâne  de  son  adversaire.  Township  poussa  un  cri  d'horreur;  mais  le 
genou  vigoureux  de  son  fils,  qui  pressaitj^ma  poitrine,  ne  me  prouva 
que  trop  que  j'avais  affaire  à  un  vivant.  Pâle  encore  et  les  yeux  hagards, 
Township  était  accouru  près  de  nous.  Quand  il  vit  son  fils  sain  et  sauf, 
un  éclair  de  joie  illumina  ses  traits  affreusement  contractés.  Pour  moi, 
je  m'étais  relevé  furieux  de  ce  guet-apens  et  encore  tout  meurtri  de 
la  rude  étreinte  de  mon  antagoniste.  Jejme  retournai  vers  Township, 
et  lui  reprochai  sa  lâcheté. 

—  Ma  lâcheté  !  répondit-il  avec  un  éclat  de  rire  sauvage.  Et  qui 


24  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

m'empêcherait  de  vous  briser  le  crâne  ici  même?  Le  shérif  peut-être, 
ou  ces  papiers  dont  je  me  soucie  comme  d'une  feuille  de  maïs? 

En  même  temps  Township  arracha  des  mains  de  son  fils  les  papiers 
qu'il  m'avait  enlevés,  et,  ramassant  aussi  ma  carabine,  il  jeta  l'arme 
et  le  titre  à  mes  pieds;  puis,  lançant  un  regard  sévère  à  son  fils  comme 
pour  lui  reprocher  son  intervention  imprévue,  il  ajouta  : 

—  Eh  bien!  non,  je  n'abuserai  pas  de  l'avantage  du  nombre;  mais, 
comme  il  ne  peut  y  avoir  qu'un  propriétaire  à  Med-Maple,  c'est  la  ca- 
rabine à  la  main,  à  armes  égales,  que  nous  déciderons  de  la  possession 
de  la  vallée,  et,  quoi  qu'il  arrive,  le  vainqueur  ne  sera  pas  inquiété; 
mais  ce  sera  une  lutte  à  mort,  entendez-vous,  une  lutte  sans  pitié  ni 
merci,  et  le  lâche  sera  celui  qui  se  dédira. 

Tout  en  parlant,  le  squatter  rechargeait  son  arme;  je  croyais  que  la 
querelle  allait  se  vider  à  l'instant  même,  quand  les  halliers  craquèrent 
autour  de  nous,  et  je  vis  arriver,  attirés  par  le  cri  de  leur  père,  les  deux 
jeunes  lutteurs  que  j'avais  aperçus  dans  la  clairière  une  heure  aupara- 
vant. Une  courte  explication  mit  bien  vite  au  fait  de  ce  qui  s'était  passé 
les  deux  jeunes  fils  de  Township,  qui  ne  purent  s'empêcher  de  me  con- 
sidérer d'un  air  de  pitié,  comme  un  homme  dont  la  vie  va  finir.  Ce- 
pendant la  nuit  s'épaississait  de  plus  en  plus.  Un  des  deux  jeunes  gens 
hasarda  une  observation  sur  l'heure  avancée  qui  ne  permettait  plus 
de  distinguer  le  tronc  d'un  tulipier  de  celui  d'un  érable,  et  proposa  de 
remettre  la  partie  au  lendemain. 

—  Eh  bien  !  soit,  dit  Township,  demain  au  soleil  levant.  En  atten- 
dant, si  l'étranger  veut  passer  la  nuit  dans  ma  hutte,  il  en  est  le  maître. 

Je  ne  savais  que  répondre,  et  peut-être  allais-je  accepter,  quand  l'aîné 
des  fils  du  squatter,  celui  qui  m'avait  terrassé,  s'approcha  de  moi  et 
murmura  à  mes  oreilles  ces  mots  :  —  Restez  ici;  puis,  devançant  ma 
réponse  :  L'étranger,  dit-il  à  son  père,  passera  la  nuit  à  la  belle  étoile; 
j'irai  lui  chercher  quelques  provisions,  et  je  dormirai  ici  sur  la  mousse 
à  ses  côtés. 

J'acceptai  cet  arrangement  que  l'air  ouvert  et  franc  du  jeune  homme 
me  faisait  une  loi  de  ne  pas  refuser.  Après  avoir  promis  de  ne  pas  me 
faire  attendre,  le  fils  de  Township  me  quitta  en  compagnie  de  ses  frères 
et  du  squatter.  Je  passai  seul,  au  milieu  des  ténèbres,  une  heure  qui  me 
parut  un  siècle.  Enfin  je  vis  revenir  mon  compagnon  de  veillée  un  falot 
et  un  panier  au  bras.  Il  était  fort  agité,  et  m'expliqua  les  causes  de  son 
retard  avec  une  vivacité  qui  me  surprit  chez  un  Américain.  En  revenant 
à  la  ferme,  ils  y  avaient  trouvé  un  farmer,  leur  voisin,  qui  leur  avait 
apporté  de  bien  étranges  descriptions  d'une  terre  lointaine  où  l'or  était 
aussi  commun  que  les  pierres.  Des  caravanes  d'émigrans  se  dirigeaient 
vers  ce  pays  de  tous  les  points  de  l'Amérique,  et  en  ce  moment  même 


LES  SQUATTERS.  25 

mon  terrible  ennemi  Township  était  plongé  dans  la  lecture  des  jour- 
naux qui  contenaient  ces  merveilleux  récits.  J'écoutai  tout  cela  d'une 
oreille  fort  distraite,  et  le  jeune  Américain,  voyant  que  je  gardais  le 
silence,  jugea  à  propos  d'étaler  sous  mes  yeux  les  provisions  qu'il  ap- 
portait; quelques  galettes  de  maïs,  un  énorme  morceau  de  bœuf  salé 
et  une  cruche  de  bière  composaient  un  substantiel  repas,  auquel  je  fis 
honneur  par  orgueil  plutôt  que  par  besoin. 

—  Vous  avez  été  étonné ,  reprit  le  jeune  squatter,  de  l'avis  que  je 
vous  ai  donné  tantôt:  vous  auriez  préféré  dormir  à  la  ferme;  mais  deux 
hommes  dont  l'un  doit  tuer  l'autre  au  soleil  levant  ne  peuvent  guère 
passer  la  nuit  sous  le  même  toit.  Le  père  est  d'un  caractère  à  ne  pas 
oublier  l'injure  que  vous  lui  avez  faite,  et  ce  soir,  après  avoir  bu 

quelques  verres  de  brandy S'il  doit  vous  tuer,  mieux  vaut  pour  lui 

que  ce  soit  demain,  sous  la  voûte  des  arbres,  que  dans  sa  propre  mai- 
son; n'êtes-vous  pas  de  cet  avis  ? 

Je  trouvais,  je  l'avoue,  ces  deux  alternatives  fort  tristes,  et  je  ne  ré- 
pondis que  par  une  inclination  de  tête. 

—  La  nuit  est  tiède,  continua  le  squatter,  et  à  trois  heures  du  matin 
il  fera  jour.  Quelques  heures  seront  bientôt  passées.  Si  pourtant,  outre 
ce  lit  de  mousse,  vous  désirez  du  feu,  je  puis  vous  allumer  un  bon  bra- 
sier. Quant  à  moi ,  je  ne  dormirai  pas  de  la  nuit,  mais  je  vous  engage 
à  vous  reposer  quelques  instans. 

—  Vous  allez  donc  passer  la  nuit  ici?  lui  demandai-je. 

—  Sans  doute;  je  réponds  de  vous  devant  Dieu  et  devant  mon  père. 
Je  m'aperçus  que  j'avais  dans  ce  singulier  compagnon  à  la  fois  un 

protecteur  et  un  gardien.  Pour  couper  court  à  une  causerie  impor- 
tune, je  feignis  de  dormir;  mais  le  sommeil  était  bien  loin  de  mes 
yeux.  Cependant  il  y  a  dans  le  calme  de  la  nuit,  dans  le  murmure  du 
vent  parmi  les  branches,  quelque  chose  de  ce  charme  consolateur 
qu'exhalent  les  douces  paroles  d'une  mère  qui  berce  les  chagrins  de 
son  enfant.  Le  brouillard  qui  s'élevait  du  ruisseau  et  de  l'étang  com- 
mençait à  se  condenser  en  vapeurs  épaisses  à  la  cime  des  arbres;  tout 
s'endormait  autour  de  moi.  La  torpeur  de  la  nature  me  gagna,  et  je 
tombai  peu  à  peu  dans  un  demi-assoupissement.  Je  fus  tiré  de  cet  état 
par  un  sursaut.  Il  m'avait  semblé  entendre  quelques  paroles  murmu- 
rées d'une  voix  douce,  et,  en  ouvrant  les  yeux,  je  vis  distinctement 
s'enfuir  à  travers  les  buissons  une  forme  svelte  et  blanche. — Qu'est-ce? 
demandai-je  au  jeune  squatter.  —  Moins  que  rien,  dit-il;  une  fantaisie 
de  jeune  fille.  C'est  ma  sœur  qui  venait  me  voir  sous  je  ne  sais  quel 
prétexte.  Au  fond,  c'est  la  curiosité  qui  l'amenait  ici;  et,  dois-je  vous 
le  dire?  en  vous  regardant  à  la  clarté  de  ce  falot,  elle  vous  a  trouvé 
bien  jeune  pour  mourir. 
Toute  cette  famille  comptait  donc  bien  aveuglément  sur  l'adresse  du 


26  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

squatter  pour  ne  s'apitoyer  que  sur  moi.  L'idée  que  cette  nuit  pouvait 
être  la  dernière  de  ma  vie  me  donna  dès-lors  la  force  de  résister  au 
sommeil.  Les  dernières  heures  de  cette  veillée  solennelle  s'écoulèreat 
rapidement.  Je  vis  les  étoiles  scintiller  et  mourir  au  milieu  du  brouil- 
lard, j'entendis  les  oiseaux  s'éveiller,  le  vent  courir  dans  les  feuilles. 
L'obscurité  fit  place  graduellement  au  crépuscule,  et  les  premiers 
rayons  du  soleil  éclairèrent  enfin  la  vallée.  Le  moment  fatal  était  venu. 
J'éveillai  le  jeune  squatter,  qui  s'était  assoupi  sous  un  arbre. 

Nous  attendîmes  silencieusement  l'arrivée  de  Township.  Le  jeune 
homme  paraissait  moins  confiant  que  la  veille  dans  l'issue  du  combat 
Il  allait  et  venait,  secouant  d'un  air  préoccupé  les  branches  chargées 
de  rosée;  parfois  il  jetait  un  regard  inquiet  sur  la  courte  carabine  dont 
j'étais  armé  et  dont  je  lui  avais  expliqué  la  portée.  Pour  moi,  jamais  la 
nature  ne  m'avait  paru  plus  belle,  et  l'idée  de  m'endormir  du  dernier 
sommeil  au  milieu  de  ces  prairies  embaumées,  sous  ce  ciel  magni- 
fique, commençait  presque  à  me  paraître  supportable,  quand  je  vis  ap- 
paraître mon  adversaire,  suivi  de  ses  deux  fils  et  d'un  homme  qu'à  son 
costume  on  reconnaissait  pour  un  riche  f armer  :  c'était  probablement 
le  visiteur  dont  le  fils  de  Township  m'avait  parlé  la  veille.  J'étais  fort 
loin  de  m'attendre  à  la  proposition  qu'on  allait  me  faire. 

—  Je  sais  ce  dont  il  s'agit,  me  dit  le  farmer  en  me  tendant  la  main, 
et  tout  peut  s'arranger  encore,  à  de  certaines  conditions  toutefois. 

—  Je  ne  vois  guère  d'arrangement  possible  entre  l'usurpateur  de 
Red-Maple  et  moi.  Ce  que  je  demande,  c'est  qu'on  me  restitue  ma  pro- 
priété. 

—  D'abord,  il  s'agirait  de  rétracter  certaines  paroles  que  mon  voisin 
Township  ne  peut  oublier Vous  savez  ce  que  je  veux  dire. 

—  Eh  bien? 

—  Eh  bien  !  après  cela,  on  pourrait  s'entendre  sur  la  cession  de  Red- 
Maple,  moyennant  certaines  transactions  qui  vous  laisseront  possesseur 
d'un  bien  auquel  personne  n'attache  plus  grand  prix  maintenant. 

J'avoue  que  la  péripétie  me  parut  des  plus  surprenantes.  Quelles 
considérations  avaient  donc  été  assez  puissantes  pour  changer  subite- 
ment les  dispositions  de  Township  et  faire  fléchir  en  lui  l'orgueil  du 
premier  occupant,  le  ressentiment  de  l'Américain  outragé?  Ce  n'était 
pas  le  moment  de  faire  ces  questions,  et  il  fallait  avant  tout  s'entendre 
sur  les  conditions  de  l'arrangement  proposé.  La  hutte  de  Red-Maple, 
les  travaux  de  défrichement  commencés,  furent  taxés  à  un  prix  rai- 
sonnable que  je  m'engageai  à  acquitter  sur-le-champ.  Quant  au  mot 
de  lâche  qui  m'avait  échappé  la  veille,  je  ne  fis  aucune  difficulté  de  le 
retirer.  Le  débat  ainsi  terminé,  je  suivis  les  deux  squatters  à  la  ferme, 
où  m'attendait  une  hospitalité  des  plus  gracieuses.  Il  me  semblait 
vraiment  sortir  d'un  mauvais  rêve.  Le  squatter,  si  farouche  la  veille, 


LES  SQUATTERS.  27 

montrait  une  gaieté  bruyante.  Je  renonçai  à  contenir  plus  long-temps 
ma  curiosité,  et  je  le  questionnai  sur  le  motif  de  ce  brusque  change- 
ment d'humeur.  Township  me  répondit  en  me  montrant  par  la  fenêtre 
des  charriots  qu'on  chargeait,  et  sur  sa  table  un  livre  entr'ouvert  :  c'é- 
tait le  Manuel  de  Vémigrant  en  Californie.  Je  me  rappelai  aussitôt  les 
quelques  mots  que  son  fils  m'avait  dits  la  veille.  Ce  dénoûment  paci- 
fique de  notre  querelle  s'expliquait  par  un  accès  de  cette  fièvre  d'aven- 
tures qui,  chez  un  vrai  squatter,  peut  sommeiller,  mais  non  s'éteindre. 
Cette  fois,  la  fièvre  avait  un  nom  devenu  proverbial  dans  l'Amérique 
du  Nord  depuis  la  découverte  de  l'or  de  la  Californie  :  c'était  la  minerai 
yellow  fever  (la  fièvre  jaune  métallique). 

Quiconque  connaît  à  fond  le  caractère  américain  ne  s'étonnera  pas 
de  l'action  puissante  que  peut  exercer  sur  des  natures  froides  et  calmes 
en  apparence  l'idée  d'aventures  à  courir  et  d'obstacles  à  vaincre  dans  la 
poursuite  d'un  gain  merveilleux.  L'esprit  entreprenant  de  l'Américain 
trouve  dans  les  hasards  d'une  émigration  lointaine  des  charmes  incon- 
nus à  un  enfant  de  la  vieille  Europe.  Je  remarquai  pourtant  que  les  avis 
de  la  famille  de  Township  étaient  partagés  sur  l'opportunité  de  ce 
voyage  improvisé.  La  mère  et  la  fille,  assises  l'une  près  de  l'autre  et  les 
mains  entrelacées,  semblaient  plongées  dans  une  rêverie  douloureuse, 
et  formaient  un  groupe  charmant  au  milieu  de  ces  rudes  défricheurs 
qui  veillaient  aux  apprêts  du  départ  avec  une  fiévreuse  impatience. 

Quelques  heures  plus  tard,  j'étais  seul  dans  cette  maison,  que  la 
veille  encore  une  famille  nombreuse  remplissait  de  son  activité.  Mes 
regards  erraient  tristement  sur  le  vaste  et  magnifique  domaine  dont 
j'étais  désormais  l'unique  possesseur.  Arrivé  au  terme  d'un  long  et 
pénible  voyage,  je  m'étonnais  de  l'indifférence  où  me  laissait  la  con- 
quête de  ma  propriété,  et  je  n'osais  m'avouer  que  mes  préoccupations 
avaient  changé  de  but.  En  passant  près  de  moi,  la  jeune  fille  de  Town- 
ship m'avait  dit  quelques  mots  d'adieu  qui  avaient  douloureusement 
résonné  dans  mon  cœur.  Puis,  au  moment  où  elle  allait  disparaître  à 
mes  yeux,  du  charriot  où  elle  était  assise,  elle  avait  cueilli  une  branche 
d'érable  chargée  de  fleurs.  Une  de  ces  fleurs  avait  glissé  de  sa  main 
sur  le  sable.  Était-ce  un  adieu,  un  souvenir?  Voilà  ce  que  je  me  de- 
mandais en  errant  de  la  hutte  déserte  au  bois  d'érable,  de  l'étang  à  la 
clairière,  sans  pouvoir  échapper  aux  impressions  confuses  que  me  lais- 
saient cette  nuit  et  cette  matinée  si  agitées.  Les  fleurs  dont  la  blonde 
fille  du  squatter  avait  la  veille  orné  ses  cheveux  jonchaient  encore  la 
prairie;  je  les  ramassai  avec  un  empressement  dont  je  me  pris  ensuite  à 
sourire.  Enfin  la  nuit  vint,  et  je  rentrai  dans  la  cabane.  Les  journaux 
dont  les  merveilleuses  relations  m'avaient  peut-être  sauvé  la  vie,  en 
tournant  la  tête  au  brave  Township,  étaient  encore  déployés  sur  la  table; 
je  les  lus  avec  avidité,  mais  je  n'y  trouvai  pas  la  distraction  que  je  cher- 


Q$  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

chais,  et  l'idée  de  ceux  qui,  entraînés  par  cette  lecture,  avaient  quitté 
ma  paisible  vallée,  n'en  revint  que  plus  vivement  obséder  mon  esprit. 
Quelques  jours  se  passèrent,  après  lesquels  la  solitude  commença  à 
me  peser  comme  un  intolérable  fardeau.  Je  me  souvins  alors  que  le 
voisin  de  Township  m'avait  invité  à  venir  le  voir,  et  qu'il  m'avait  of- 
fert, si  quelque  motif  nécessitait  jamais  mon  absence,  de  protéger  le 
Red-Mapie  contre  un  nouvel  envahisseur.  La  ferme  de  cet  homme  était 
à  quelques  heures  de  la  mienne.  Je  me  mis  en  route  pour  l'aller  trou- 
ver; mais,  en  quittant  la  Vallée  des  Érables  pour  cette  excursion  d'un 
jour  ou  deux  seulement,  je  ne  pus  m'em pêcher  de  me  retourner  tris- 
tement vers  mon  habitation  solitaire,  comme  si  je  lui  disais  un  éternel 
adieu. 


IV. 


En  me  rendant  à  la  ferme  de  l'ami  de  Township,  je  sentis  la  vague 
tristesse  qui  s'était  emparée  de  moi  depuis  quelques  jours  se  dissiper 
peu  à  peu,  et  je  me  surpris  à  envier  le  sort  de  la  famille  errante  que 
j'avais  vue  s'élancer  si  courageusement,  sous  les  ordres  du  squatter,  à 
travers  les  hasards  et  les  dangers  d'un  long  voyage.  —  Pourquoi,  me 
disais-je,  avant  de  venir  me  fixer  dans  cette  vallée  solitaire,  pourquoi 
ne  goûterais-je  pas  aussi  les  âpres  jouissances  de  la  vie  nomade?  A 
peine  arrivé  dans  un  monde  qui  offre  des  chances  si  variées  à  l'activité 
humaine,  n'ai-je  donc  plus  à  concentrer  mes  efforts  que  sur  le  défri- 
chement de  quelques  terres  incultes?  Le  moment  est-il  si  tôt  venu  de 
limiter  mes  espérances  et  de  borner  mon  horizon?  —  Le  désir  de  revoir 
la  famille  du  squatter  entrait  bien  pour  quelque  chose  dans  le  besoin 
d'activité  aventureuse  qui  s'emparait  de  moi;  mais  les  projets  que  je  for- 
mais chemin  faisant  avaient  aussi  leur  côté  sérieux,  et  les  bonnes  rai- 
sons ne  me  manquaient  pas  pour  me  prouver  la  nécessité  d'un  voyage 
en  Californie. 

Le  séjour  que  je  fis  chez  l'ami  de  Township  contribua  encore  à  m'af- 
fermir  dans  ces  dispositions.  Le  fermier  me  conseilla  de  me  soustraire 
par  tous  les  moyens  à  ce  malaise  moral  que  l'oisiveté  dans  la  solitude 
ne  manque  jamais  de  provoquer.  J'avais  le  choix  entre  deux  partis  :  ou 
m'entourer  de  quelques  travailleurs  pour  commencer  sans  retard  le 
défrichement  du  Red-Maple,  ou  partir  pour  la  Californie,  d'où  je  re- 
viendrais cultiver  mon  domaine  avec  la  richesse  et  l'expérience  de 
plus.  Dans  tous  les  cas,  en  quittant  mon  voisin,  j'avais  à  prendre  la 
route  de  Guyandot.  C'était  là  seulement  que  je  pouvais  me  procurer 
les  bras  et  les  instrumens  nécessaires  à  l'exploitation  de  la  Vallée  des 
Érables;  c'était  là  aussi  que  je  comptais  m'informer  des  moyens  de 


LES   SQUATTERS.  29 

transport  les  plus  prompts  et  les  plus  sûrs  pour  me  rendre  en  Cali- 
fornie. 

Je  partis  donc  pour  Guyandot;  mais  j'étais  à  peine  dans  cette  ville, 
que  mes  dernières  hésitations  avaient  cessé.  Je  compris  qu'il  fallait  re- 
noncer à  s'y  procurer  des  bras  pour  l'humble  besogne  du  défricheur; 
les  nouvelles  de  Californie  avaient  là,  comme  dans  toute  l'Amérique, 
exalté  la  population  jusqu'au  délire.  Sur  tous  les  murs,  des  affiches  gi- 
gantesques portaient  en  grosses  lettres  les  mots  de  :  Califomia  and 
Goldfinders,  et  des  milliers  de  curieux  se  pressaient  pour  les  lire.  Je  fis 
comme  tout  le  monde,  je  me  mêlai  aux  groupes  qui  lisaient  ou  com- 
mentaient ces  affiches  avec  enthousiasme.  Le  spectacle  de  cette  foule 
agitée  et  bruyante  n'était  pas  sans  charme  pour  un  étranger.  Je  re- 
trouvais là  cette  population  bigarrée  d'émigrans  et  d'aventuriers  de 
tous  les  pays  que  je  m'étais  déjà  plu  à  observer  sur  le  pont  du  steamer 
en  remontant  le  Mississipi.  J'écoutais  curieusement  les  conversations 
des  divers  groupes,  lorsqu'une  main  s'appesantit  vigoureusement  sur 
mon  épaule.  Je  me  retournai,  et,  à  ma  grande  surprise,  je  reconnus  le 
romancier  français  avec  qui  j'avais  lié  connaissance  en  faisant  route 
pour  Guyandot.  On  se  souvient  que  j'avais  vu  ce  singulier  personnage 
quitter  le  steamer  et  s'enfoncer  au  milieu  des  forêts  vierges  avec  une 
insouciance  qui  avait  été  pour  moi-même,  dans  un  moment  de  tris- 
tesse et  de  doute,  une  sorte  d'encouragement;  était-il  dit  que  je  devais 
le  rencontrer  chaque  fois  que  mon  esprit  timide  aurait  besoin  de  pui- 
ser quelque  résolution  dans  les  exemples  d'autrui?  Quoi  qu'il  en  soit, 
je  répondis  par  un  cordial  serrement  de  main  à  la  familière  accolade 
de  mon  compatriote. 

—  J'ai  joué  de  malheur  dans  ce  maudit  pays,  me  dit-il  en  devançant 
mes  questions;  il  s'est  trouvé  qu'au  lieu  de  dix  acres  de  bonne  terre, 
je  n'avais  acheté  au  bord  de  l'Ohio  qu'une  magnifique  tourbière  en- 
cadrée par  des  forêts  impénétrables.  J'ai  renoncé  à  planter  ma  tente 
en  si  triste  lieu,  et  puisque  le  Pactole  coule  décidément  en  Californie, 
c'est  laque  je  vais  de  nouveau  tenter  la  fortune  avec  les  débris  de  mon 
modeste  pécule. 

Je  lui  racontai  mon  histoire,  et  l'aventureux  émigrant  y  vit  le  sujet 
d'un  roman  qu'il  me  promit  d'écrire  un  jour.  —  11  n'y  manque  qu'un 
dénoûment,  ajouta-t-il,  et  nous  le  trouverons  en  Californie.  —  On  ne 
pouvait  traduire  plus  nettement  ma  secrète  pensée,  et  je  ne  sus  ré- 
pondre à  mon  nouvel  ami  qu'en  lui  donnant  rendez-vous  pour  le  len- 
demain sur  le  pont  du  steamer  qui  devait  nous  conduire  à  Saint-Louis, 
point  de  départ  obligé  de  toutes  les  expéditions  dirigées  vers  le  Far- 
West. 

La  route  qui  mène  à  Saint-Louis  est  aussi  celle  des  grands  fleuves. 
On  commence  par  redescendre  l'Ohio  jusqu'à  son  confluent  avec  le  Mis- 


30  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

sissipi,  puis  on  remonte  ce  dernier  fleuve  jusqu'à  Saint-Louis.  Notre 
navigation  n'offrit  rien  d'intéressant.  J'avais  appris  chez  l'ami  de  Towns- 
hip  que  le  squatter  s'était  embarqué  avec  sa  famille  sur  un  de  ces  ba- 
teaux plats  qui  se  laissent  aller  au  courant  des  grands  fleuves  améri- 
cains. Arrivé  au  confluent  de  l'Ohio  et  du  Mississipi,  il  avait  dû,  selon 
toute  apparence,  prendre  terre  pour  remonter  à  pied  les  rives  de  ce 
dernier  fleuve  jusqu'au  rendez-vous  commun  des  caravanes  du  Far» 
West.  C'était  donc  à  Saint-Louis  seulement  que  j'avais  chance  de  re- 
trouver la  famille  du  squatter,  et  la  marche  rapide  de  notre  steamer 
me  permettait  de  croire  que  nous  arriverions  encore  à  temps  pour  nous 
joindre  à  la  caravane  dont  elle  faisait  partie. 

Situé  au  centre  des  fertiles  vallées  qu'arrosent  le  Missouri,  l'Illinois 
et  le  Mississipi,  Saint-Louis,  ville  d'origine  française,  a  bien  perdu  de 
l'originalité  pittoresque  de  son  ancien  aspect.  Le  mouvement  qui  anime 
ses  rues  est,  comme  celui  de  toutes  les  grandes  cités  américaines,  pure- 
ment industriel;  mais,  à  l'époque  de  notre  passage,  ce  mouvement  même 
avait  cessé.  La  moitié  de  la. population  se  préparante  émigrer,  le  com- 
merce languissait,  les  boutiques  étaient  fermées  pour  la  plupart,  et  les 
ateliers  vides.  Les  ouvriers  du  port  et  des  chantiers  avaient  abandonné 
leurs  travaux;  les  bras  manquaient  pour  exploiter  les  mines  de  houille 
ou  de  plomb,  et  le  négociant  lui-même  ne  rêvait  plus  qu'expéditions 
lointaines  en  dehors  du  cercle  habituel  de  ses  opérations.  Il  semblait 
que  Saint-Louis  expiât  en  ce  moment,  par  la  désertion  d'une  partie  de 
ses  habitans,  une  prospérité  non  interrompue  d'un  demi-siècle. 

Le  mouvement  qui  s'était  retiré  de  la  ville  s'était,  il  est  vrai,  porté 
au  dehors,  dans  l'enceinte  des  nombreux  campemens  qui  s'étaient 
formés  de  tous  côtés  aux  abords  de  la  route  que  devait  suivre  la  cara- 
vane. Il  y  avait  là  autant  de  petits  corps  d'armée  qui  allaient  se  fondre 
en  une  seule  et  gigantesque  colonne.  Des  troupes  peu  nombreuses  ne 
peuvent  pas,  en  effet,  traverser  sans  danger  les  immenses  déserts  qui 
séparent  Saint-Louis  du  Nouveau-Mexique.  La  caravane  à  laquelle  nous 
comptions  nous  joindre  était  loin  de  ressemblera  celles  qui  font  pério- 
diquement les  voyages  du  Missouri  à  la  frontière  mexicaine.  Elle  offrait 
dans  sa  composition  les  plus  étranges  disparates  :  chaque  profession, 
chaque  métier,  chaque  condition  sociale  y  avait  envoyé,  pour  ainsi  dire, 
un  représentant.  Le  romancier,  qui  semblait  être  devenu  mon  com- 
pagnon inséparable,  s'était  déjà  lié  avec  la  plupart  de  ces  chercheurs 
d'aventures  dont  j'allais,  pendant  quelques  mois,  partager  la  vie.  Il  pré- 
sida aux  préparatifs  de  notre  voyage  avec  une  activité  vraiment  mer- 
veilleuse. Grâce  à  lui,  nous  eûmes  bientôt  en  notre  possession  un  petit 
chariot  couvert,  deux  vigoureuses  mules  de  trait,  deux  excellens  che- 
vaux de  selle,  une  tente  portative,  quelques  salaisons,  deux  peaux  d'ours 
et  deux  couvertures.  De  plus,  mon  ingénieux  ami  m'avait  procuré  un 


LES  SQUATTERS.  31 

domestique  aussi  intelligent  que  fidèle.  Il  ne  nous  restait  qu'à  partir. 
Malheureusement  le  gros  de  la  caravane  était  beaucoup  moins  avancé 
que  nous  dans  ses  préparatifs,  et  huit  jours  se  passèrent  avant  que  le 
signal  du  départ  fût  donné.  Je  les  employai  en  recherches  inutiles  pour 
découvrir  le  squatter  et  sa  famille;  nul  ne  les  connaissait,  nul  n'avait 
entendu  parler  d'eux.  Tout  ce  que  je  pus  apprendre,  c'est  que  deux  ou 
trois  wagons  étaient  partis  en  éclaireurs  dans  la  direction  du  sud-ouest, 
c'est-à-dire  vers  Santa-Fé,  et  qu'ils  devaient  avoir  trois  jours  d'avance 
sur  nous.  Le  hardi  squatter  avait-il  accepté  pour  lui  et  pour  ses  enfans 
une  mission  qui  ne  convenait  que  trop  à  son  caractère  intrépide  ?  Je 
tremblais  que  cette  conjecture  ne  fût  fondée,  et  je  me  promis  de  ne 
rien  négliger  pour  compléter  les  renseignemens  que  j'avais  recueillis. 

Enfin  le  jour  si  impatiemment  attendu  se  leva  :  une  longue  file  de 
wagons  se  déploya  lentement  au  milieu  de  la  confusion  inévitable  des 
premières  manœuvres.  Des  bœufs  qui  n'avaient  jamais  connu  le  joug 
mugissaient  en  renversant  les  chariots  qu'ils  traînaient;  des  cavaliers 
s'arrêtaient  à  chaque  instant  pour  mettre  pied  à  terre  et  rajuster  leur 
équipement.  Les  piétons  seuls,  la  hache  et  la  carabine  sur  l'épaule, 
marchaient  de  ce  pas  élastique  et  ferme  dont  rien  ne  devait  les  faire 
dévier  pendant  des  mois  entiers.  Des  signaux  d'appel,  des  cris,  des  ju- 
rons, retentissaient  dans  toutes  les  langues  depuis  la  tête  de  l'immense 
colonne  jusqu'à  l'arrière-garde.  Par  momens,  les  fanfares  éclatantes  des 
riflemenk  cheval  de  l'escorte  couvraient  tout  ce  tumulte,  et  nos  chevaux, 
excités  par  le  bruit  des  clairons,  hennissaient  en  frappant  du  pied  la 
terre.  Peu  à  peu  nous  perdîmes  de  vue  les  clochers  de  Saint-Louis,  et 
quand  le  soleil  se  coucha  devant  nous,  nous  ne  voyions  déjà  plus,  aux 
quatre  coins  de  l'horizon,  que  les  immenses  ondulations  des  prairies. 

Je  n'oublierai  jamais  le  tableau  pittoresque  qu'offrait  notre  premier 
campement  lorsqu'à  la  tombée  de  la  nuit  la  caravane  eut  fait  halte.  La 
lueur  des  feux  allumés  dans  l'enceinte  formée  par  les  chariots  éclairait 
un  pêle-mêle  d'hommes  et  de  chevaux,  de  costumes  bizarres,  d'armes 
en  faisceaux,  de  longues  guirlandes  de  poires  à  poudre  et  de  gibecières 
suspendues  aux  buissons.  Des  colonnes  de  fumée  s'élevaient  de  toutes 
parts  des  brasiers  qui  pétillaient,  et  dont  la  flamme  faisait  siffler  les 
viandes  embrochées.  Parmi  les  tentes  de  toutes  couleurs,  sous  les  toiles 
des  wagons,  des  silhouettes  étranges  paraissaient  et  disparaissaient  tour 
à  tour  aux  reflets  des  foyers  ou  dans  l'ombre  épaisse  des  abris  dressés 
pour  la  nuit.  Des  groupes  de  chasseurs,  les  uns  assis  ou  couchés,  d'au- 
tres debout,  tous  vivement  éclairés  par  les  lueurs  rougeâtres,  attiraient 
ensuite  mon  attention.  Des  refrains  joyeux,  des  chansons  françaises  ou 
canadiennes,  résonnaient  çà  et  là,  mêlés  à  la  psalmodie  lugubre  de 
quelque  chanteur  méthodiste  qui  s'élevait  tristement  dans  le  silence 
de  la  halte.  Plus  loin ,  des  cercles  d'auditeurs  attentifs  entouraient  de 


32  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

vieux  vétérans  des  prairies  qui,  leur  inséparable  rifle  entre  les  jam- 
bes, contaient  leurs  histoires  de  chasse  ou  de  guerre.  A  mesure  que 
la  nuit  avançait,  les  feux  mouraient,  les  voix  devenaient  plus  rares, 
et  bientôt  il  n'y  avait  plus  d'éveillées  dans  tout  le  camp  que  les  senti- 
nelles qui  allaient  et  venaient,  l'arme  au  bras,  l'œil  aux  aguets  et  l'o- 
reille ouverte  à  toutes  les  confuses  rumeurs  de  la  solitude. 

Une  lueur  grisâtre  ne  faisait  encore  qu'éclairer  à  peine  le  camp  en- 
dormi, quand  les  fanfares  du  clairon  sonnaient  le  réveil.  Les  patrouilles 
rentraient  de  leurs  excursions  nocturnes,  un  mouvement  soudain  se 
faisait  sous  les  tentes  et  les  toiles  humides  de  rosée;  les  entraves  tom- 
baient des  jambes  des  chevaux,  dont  l'haleine  se  condensait  en  épaisses 
vapeurs  sous  la  fraîcheur  matinale.  Les  tisons  à  demi  consumés  se  ral- 
lumaient de  tous  côtés  dans  l'herbe  humide;  puis,  les  tentes  repliées, 
les  chariots  rechargés  et  le  repas  pris  à  la  hâte,  le  cor  sonnait  le  boute- 
selle;  c'était  un  cliquetis  générai  de  fer  et  d'armes  qui  heurtaient  les 
arçons,  de  selles  qui  criaient  sous  le  poids  des  cavaliers,  et  l'immense 
colonne  reprenait  sa  marche  tortueuse  à  travers  les  prairies.  Au  milieu 
des  hautes  herbes,  des  buissons  entrelacés,  la  caravane  formait  une 
ligne  capricieusement  ondulée,  serpentant  sur  les  hauteurs,  à  travers 
les  fourrés  ou  les  clairières.  De  la  tête  aux  extrémités  de  cette  ligne 
cent  fois  brisée,  le  clairon  envoyait  parfois,  comme  un  signal  de  ral- 
liement, ses  notes  sonores,  que  répétaient  les  échos.  Alors  les  traînards 
se  hâtaient  en  jetant  un  regard  de  regret  sur  les  daims  que  le  son  du 
cor  venait  réveiller  au  fond  de  leurs  pâturages,  et  qui  bondissaient 
effrayés  hors  de  la  portée  des  plus  longues  carabines. 

De  longs  jours  se  succédèrent  ainsi,  pendant  lesquels,  au  milieu  de 
tous  les  retards,  de  tous  les  accidens  inséparables  d'un  voyage  sans 
routes  tracées,  la  caravane  parcourait  tour  à  tour  des  plaines  arides, 
sans  autre  verdure  que  les  herbes  desséchées  par  un  soleil  ardent,  ou 
des  savanes  dont  la  végétation  vigoureuse  était  alimentée  par  de  nom- 
breux ruisseaux.  Tantôt  une  rivière  encaissée  dans  des  berges  profon- 
des arrêtait  la  marche  des  chariots,  tantôt  c'était  le  lit  desséché  d'un 
torrent  qu'il  fallait  péniblement  franchir  à  travers  des  sables  mou- 
vans,  où  les  bêtes  de  somme  s'enfonçaient  jusqu'au  poitrail,  les  wagons 
jusqu'aux  essieux.  Des  journées  entières  s'écoulaient  sans  que  nous 
vissions  un  seul  arbre,  un  seul  buisson;  d'autres  fois  on  marchait,  depuis 
le  lever  jusqu'au  coucher  du  soleil,  à  travers  des  forêts  ombreuses  dont 
les  sombres  labyrinthes  étaient  obstrués  de  vignes  vierges.  Notre  route 
côtoyait  souvent  des  lacs  dont  les  eaux  dormantes  étaient  à  demi  ca- 
chées sous  un  manteau  de  nénuphars*.  Les  traces  de  l'homme  se  mon- 
traient partout  dans  ces  bois  à  côté  de  celles  des  animaux  sauvages. 
Les  sentiers,  péniblement  ouverts  par  les  chariots  des  caravanes  dans 
ces  taillis  épais,  se  croisaient  avec  ceux  que  se  frayaient  les  daims  et  les 


LES  SQUATTERS.  33 

sangliers;  sur  le  tronc  noueux  d'un  chêne  où  la  hache  du  pionnier 
avait  ébauché  de  profondes  entailles,  l'écorce  portait  l'empreinte  de  la 
griffe  des  ours,  alléchés  par  les  guirlandes  de  glands  savoureux.  Puis 
à  ces  forêts  succédaient  de  nouveau  des  plaines  sans  fin,  sans  animation, 
étendant  tristement  à  perte  de  vue  leur  surface  d'un  roux  lugubre, 
océan  silencieux,  aux  vagues  immobiles  au-dessus  duquel  le  pélican 
et  le  vautour  planent  sans  un  cri,  où  le  vent  même  n'a  pas  de  mur- 
mures. 

Nous  approchions  du  pays  des  Indiens  Comanches;  les  précautions 
nocturnes  redoublaient  pendant  les  haltes,  et  des  éclaireurs  précédaient 
la  colonne  en  marche.  Le  romancier  et  moi  prenions  souvent  plaisir  à 
nous  mêler  à  ces  batteurs  d'estrade.  Il  y  avait  un  de  ces  hommes  har- 
dis, Canadien  d'origine,  dont  nous  recherchions  la  compagnie  de  pré- 
férence. Ever-quiet  (toujours  tranquille)  était  son  nom  de  guerre,  qu'il 
devait  à  sa  prétention,  fort  légitime  du  reste,  de  ne  jamais  s'émouvoir 
en  face  même  des  plus  grands  dangers.  Tranquille  (c'était  ainsi  que 
nous  l'appelions  par  abréviation)  était  un  homme  de  grande  taille, 
maigre  et  souple  comme  une  lanière  de  cuir,  et  dont  les  jambes  ner- 
veuses le  disputaient  en  finesse  à  celles  du  cerf.  C'était  toujours  sans 
efforts  qu'il  maintenait  son  pas  à  l'égal  du  pas  de  nos  chevaux.  Une  es- 
pèce de  blouse  d'un  brun  verdâtre  en  peau  de  daim,  des  guêtres  de 
cuir  qu'il  ne  débouclait  ni  jour  ni  nuit,  un  bonnet  de  police,  compo- 
saient son  invariable  costume.  Malgré  ses  cinquante  ans  et  ses  che- 
veux gris,  les  yeux  noirs  du  chasseur  avaient  conservé  tout  le  feu  de  la 
jeunesse.  La  vie  de  Tranquille  se  passait  à  aller  et  à  revenir  de  Saint- 
Louis  à  Santa-Fé,  et  de  Santa-Fé  à  Saint-Louis.  C'était  l'homme  par 
excellence  des  histoires  de  chasse  à  l'ours  et  des  contes  superstitieux. 
A  l'aide  de  récits  d'autant  plus  intéressans  qu'il  en  était  presque  tou- 
jours le  héros,  il  abrégeait  pour  nous  la  longueur  des  marches,  et  nous 
prenions  un  Vif  plaisir  à  l'entendre  raconter  les  épisodes  de  sa  vie  d'a- 
ventures. J'écoutais  Tranquille  avec  d'autant  plus  de  complaisance,  que 
je  me  promettais  de  l'enrôler  à  mon  service  pour  nous  accompagner 
à  la  recherche  de  l'or  en  Californie.  Sa  connaissance  parfaite  de  la 
langue  espagnole,  sa  sagacité  presque  infaillible,  sa  bravoure  et  son 
adresse  me  le  rendaient  précieux  à  plus  d'un  titre. 

Nous  cheminions  un  matin,  comme  de  coutume,  à  ses  côtés,  quand, 
avant  de  faire  halte  dans  un  des  endroits  qu'il  était  chargé  de  choisir, 
je  le  vis  examiner  attentivement  des  empreintes  sur  la  route.  Je  lui  de- 
mandai quel  intérêt  il  attachait  à  ces  traces  à  peine  marquées. 

—  Un  intérêt  de  curiosité,  me  répondit  Tranquille.  Déjà,  depuis  plu- 
sieurs jours,  je  distingue  sur  l'herbe  ou  le  sable  la  trace  des  roues  de 
deux  chariots  qui  doivent  précéder  les  nôtres  de  quelques  jours,  et  je 
TOME  h.  *  3 


34  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

cherche  à  me  rendre  compte  du  nombre  de  ces  gens  assez  hardis  pour 
■  s'avenl  n  rer  ainsi  seuls  sur  les  terrains  de  chasse  des  Comanches,  et  à 
une  si  grande  distance.  J'estime  les  gens  braves,  et  je  serais  fâché  qu'il 
arrivât  malheur  à  ceux-là.  Jusqu'à  présent  du  moins,  ils  ont  voyagé 
sans  accident,  et,  à  la  première  pluie,  leurs  traces  plus  distinctes  m'en 
apprendront  davantage. 

—  Les  croyez-vous  donc  bien  exposés?  demandai-je  à  Tranquille. 

—  C'est  selon.  Si  c'était  moi,  je  ne  m'en  inquiéterais  pas;  mais,  pour  , 
ceux-là,  je  ne  suis  pas  sans  appréhension.  Nous  sommes  ici  sur  un  ter- 
rain où  il  n'est  pas  rare  que  les  maraudeurs  blancs  s'associent  aux  ma- 
raudeurs indiens,  et,  parmi  les  pirates  des  prairies,  les  premiers  sont 
peut-être  plus  à  redouter  que  les  seconds. 

Cette  réponse  du  chasseur  n'était  pas  rassurante,  et  je  dus  faire  effort 
sur  moi-même  pour  me  persuader  que  ces  chariots  mystérieux  n'é- 
taient pas  ceux  de  Township.  Bientôt  cependant  la  caravane  nous  re- 
joignit, le  campement  fut  installé,  et  les  fatigues  de  la  journée  l'em- 
portèrent sur  mes  inquiétudes  et  sur  mes  rêves  de  toute  nature  :  je  ne 
me  réveillai  le  lendemain  qu'aux  premiers  sons  du  cor.  Une  pluie  fine 
et  pénétrante  commençait  à  couvrir  les  prairies  d'un  voile  épais;  le 
soleil,  en  se  levant,  ne  put  la  dissiper;  pendant  toute  une  journée  de 
marche  sur  un  terrain  détrempé,  le  ciel,  bas  et  sombre,  sembla  peser 
sur  les  prairies,  dont  l'horizon  se  confondait  avec  les  nuages.  Des  cor- 
beaux croassaient  tristement  en  fendant  ce  rideau  de  vapeurs  plu- 
vieuses qui  se  déchirait  parfois  pour  laisser  voir  dans  le  lointain  un 
bison  secouant  sa  crinière  mouillée,  ou  un  cerf  qui  se  perdait  aussitôt 
dans  la  brume. 

—  Tenez,  disait  le  Canadien  enveloppé  jusqu'aux  yeux  dans  un  sur- 
tout de  cuir  fauve,  c'est  ainsi  que  le  daim  blanc  des  prairies,  dont  je 
vous  ai  raconté  l'histoire,  se  montrait  toujours  à  notre  caravane  jus- 
qu'au moment  où  Joë  le  Kentuckien  le  tua  d'une  balle  marquée  d'une 
croix.  Seulement,  comme  je  vous  l'ai  dit,  après  l'avoir  vu  tomber,  il 
ne  trouva  à  la  place  du  daim  qu'une  pierre  blanche  tachée  de  sang,  et 
cependant  Joë  avait  des  yeux  de  lynx,  et  il  avait  vu  le  daim  blanc  res- 
ter à  l'endroit  où  sa  balle  l'avait  abattu  :  c'est  une  mystérieuse  his- 
toire qu'il  ne  put  jamais  éclaircir. 

Au  grand  regret  de  mon  compagnon,  j'interrompis  le  chasseur  pour 
lui  demander  s'il  pourrait  reconnaître  plus  distinctement  la  trace  des 
voyageurs  qui  nous  précédaient. 

—  Sans  doute,  dit-il;  mais,  comme  la  pluie  qui  nous  fouette  au  vi- 
sage en  ce  moment  a  dû  les  surprendre  assez  loin  d'ici,  je  ne  pourrai 
vous  dire  cela  qu'au  troisième  jour  de  marche  à  dater  d'aujourd'hui, 
car  je  suppose,  d'après  leurs  empreintes,  qu'ils  ont  trois  journées  d'à- 


LES  SQUATTERS.  35 

varice  sur  nous.  Puis,  s'adressant  au  romancier,  le  chasseur  continua: 
—  Vous  voyez  ce  ruisseau.  Eh  bien!  c'est  sur  ses  bords  que  le  jeune 
Osage  trouva  l'ame  de  sa  maîtresse  qui  l'attendait  en  pleurant;  elle  était 
assise  là,  sur  cette  pierre  plate. 

La  caravane  ne  put  faire  ce  jour-là  que  la  moitié  d'une  étape;  mais, 
le  lendemain  et  les  jours  suivans,  le  soleil,  qui  avait  reparu  brillant 
comme  depuis  notre  départ,  ayant  séché  la  terre,  l'expédition  put  avec 
quelques  efforts  regagner  le  temps  qu'elle  avait  perdu.  Ainsi  que  l'avait 
pressenti  le  chasseur,  le  soir  du  troisième  jour,  nous  retrouvâmes  les 
traces  du  campement  des  éclaireurs  parfaitement  conservées  sur  le  sol, 
de  nouveau  durci  par  le  soleil. 

—  A  la  bonne  heure,  dit  le  chasseur  en  les  examinant  avec  atten- 
tion, voilà  qui  est  aussi  clair  qu'un  changement  de  domicile  annoncé 
dans  les  journaux.  Les  voyageurs  ont  campé  ici  comme  nous  allons  le 
faire.  Comme  je  vous  le  disais,  ils  ont  trois  jours  d'avance  sur  nous, 
puisque  c'est  aujourd'hui  la  troisième  halte  après  la  pluie.  Ici  ce  n'est 
pas  comme  sur  la  route,  où  les  pas  du  dernier  effacent  ceux  du  pre- 
mier; dans  un  campement,  chacun  va  et  vient  de  côté  et  d'autre;  eh 
bien!  ces  voyageurs  n'appartiennent  pas  aux  états  de  l'ouest.  Voyons, 
combien  sont-ils  ? 

Le  Canadien  examina  soigneusement  les  traces. 

—  Cinq,  six,  sept,  huit,  reprit-il;  ils  sont  huit,  c'est-à-dire  qu'il  n'y  a 
que  quatre  hommes  en  état  de  porter  les  armes  :  le  père  et  trois  fils 
sans  doute,  puis  il  y  a  trois  enfans  et  la  mère. 

Ce  signalement  ne  se  rapportait  pas  très  exactement  à  celui  du  squat- 
ter et  de  sa  famille,  puisque  Township  n'avait  que  deux  enfans  en  bas 
âge  au  lieu  de  trois.  Je  renonçai  donc  à  l'idée  que  j'avais  nourrie  jus- 
qu'alors, et  j'y  renonçai  avec  joie  en  pensant  aux  dangers  auxquels 
s'exposaient  si  témérairement  ces  voyageurs,  quand  d'un  mot  le  chas- 
seur me  replongea  dans  ma  première  incertitude. 

— J'achèterai  des  lunettes  à  la  première  ville  où  nous  passerons,  Dieu 
me  pardonne!  s'écria-t-il  en  se  frappant  le  front.  Est-ce  bien  moi  qui 
ai  pu  confondre  un  instant  les  pieds  d'une  jeune  fille  avec  ceux  d'un 
enfant  de  dix  ans?  D'autres,  au  fait,  s'y  seraient  trompés  aussi,  car  ja- 
mais de  plus  jolis  petits  pieds  n'ont  marqué  leur  empreinte  sur  les  prai- 
ries. 

En  disant  ces  mots,  le  chasseur  s'approchait  d'un  érable  dont  les  bou- 
quets pourpres  pendaient  à  quelques  pieds  au-dessus  du  sol.  Des  touffes 
de,  fleurs,  comme  on  en  trouve  souvent  dans  les  savanes,  croissaient  à 
distance  de  l'érable  :  c'étaient  des  pavots  sauvages  et  des  marguerites 
des  plaines. 

—  Tenez,  reprit  Tranquille,  la  jeune  fille  a  couru  vers  cet  érable. 
Les  belles  grappes  rouges  l'auront  attirée;  elle  S'est  haussée  sur  la  pointe 


36  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

des  pieds  pour  en  cueillir.  Elle  a  aussi  coupé  quelques-unes  de  ces 
marguerites;  mais  les  pas  s'éloignent  du  camp  :  ces  empreintes  où  le 
talon  est  plus  marqué,  et  toutes  si  près  les  unes  des  autres,  prouvent 
que  la  jeune  fille  marchait  en  rêvant,  en  effeuillant  sans  doute  les  mar- 
guerites pour  leur  demander  un  présage  d'amour.  Ah!  c'est  que  dans 
le  désert,  comme  dans  les  villes,  de  jeunes  et  belles  créatures  n'ont 
rien  de  mieux  à  faire  que  ces  doux  songes.  Heureuses  les  jeunes  filles 
qui  rêvent,  plus  heureux  encore  ceux  qui  les  font  rêver! 

Le  chasseur,  dont  la  sagacité  merveilleuse  semblait  démêler  sur  la 
terre  comme  dans  un  livre  les  plus  secrètes  pensées  des  personnes  ab- 
sentes, avait  prononcé  ces  mots  avec  une  gaieté  mélancolique  et  douce 
qui  me  rendit  rêveur  à  mon  tour.  Je  me  rappelai  cette  blanche  ap- 
parition de  la  vallée,  le  sourire  de  la  jeune  Virginienne  et  la  branche 
d'érable  tombée  sur  le  chemin.  C'était  elle,  sans  doute,  dont  je  voyais 
les  empreintes  sur  la  terre,  car  le  jugement  de  Tranquille  me  parais- 
sait sans  appel.  Je  choisis  alors,  pour  y  faire  dresser  notre  tente, 
l'ombre  de  cet  érable  dont  peut-être  elle  avait  cueilli  les  fleurs  en 
souvenir  de  Bed-Maple.  C'était,  à  mes  yeux,  comme  un  terrain  consacré. 

Tous  les  jours  suivans,  je  recevais  chaque  soir,  par  l'entremise  du  Ca- 
nadien, des  nouvelles  du  squatter  et  de  sa  famille,  qui  ne  se  doutaient 
pas  que  le  propriétaire  de  leur  vallée  les  suivît  de  si  près.  Je  craignais  à 
chaque  instant  que  quelque  indice  ne  révélât  à  Tranquille  une  de  ces 
catastrophes  si  fréquentes  dans  le  désert,  et  je  blâmais  sévèrement  l'im- 
prudence d'un  homme  qui  exposait  à  des  dangers  sans  cesse  renais- 
sans  sa  vie  et  celle  de  tous  les  siens.  L'événement  ne  tarda  pas  à  con- 
firmer mes  craintes  en  partie.  Il  y  avait  un  mois  que  nous  avions 
quitté  Saint-Louis,  et  nous  n'étions  plus  qu'à  deux  jours  de  marche  de 
l'Arkansas,  c'est-à-dire  à  la  moitié  du  trajet  seulement  de  Santa-Fé. 
Montés  comme  nous  l'étions,  mon  compagnon  de  route  et  moi,  nous 
aurions  pu  facilement  franchir  cet  espace  en  moitié  moins  de  temps, 
et  nous  songions  sérieusement  à  prendre  les  devans,  une  fois  arrivés  à 
la  capitale  du  Nouveau-Mexique,  lorsque  le  chasseur  canadien,  en  exa- 
minant, comme  il  avait  coutume  de  le  faire  à  ma  prière,  les  traces  du 
dernier  campement  du  squatter,  secoua  la  tête  d'un  air  chagrin.  Il 
s'éloigna  des  traces  laissées  par  les  chariots  pour  aller  en  examiner 
d'autres  à  quelque  distance;  quand  il  revint,  ses  traits  dénotaient  encore 
plus  clairement  le  doute  et  l'inquiétude. 

—  La  nuit  a  dû  être  une  de  celles  qu'on  n'oublie  guère,  dit  le  chas- 
seur, et  je  crains  bien  que  demain  nous  n'apprenions  par  d'autres  in- 
dices qu'il  ne  faut  pas  trop  tenter  le  diable. 

—  Que  voulez-vous  dire?  m'écriai-je;  quelque  danger  sérieux  a-t-il 
menacé  les  voyageurs? 

-—  Certainement,  et  des  dangers  de  toute  nature.  Les  Indiens  sont 


LES  SQUATTERS.  37 

venus  la  nuit  reconnaître  le  campement,  et  il  y  a  là  en  outre  des  traces 
d'hommes  blancs,  de  bandits  mexicains  aussi  redoutables  que  les  In- 
diens, car  on  ne  se  défie  pas.  d'eux,  et  on  peut  accueillir  comme  des 
frères  des  gens  qui,  le  lendemain,  vous  égorgeront. 

Le  chasseur  s'arrêta  un  moment,  puis  il  reprit  :  —  Il  ne  manque 
rien,  ma  foi,  à  la  collection  des  traces  les  plus  dangereuses,  pas  même 
celles  de  l'ours  gris  des  prairies. 

Je  frémis  à  l'idée  des  périls  qui  menaçaient  le  squatter.  M'adressant 
alors  au  romancier,  comme  s'il  eût  porté  le  même  intérêt  que  moi  à  la 
famille  de  Township  : 

—  Laisserons-nous  ces  malheureux,  lui  dis-je,  sans  essayer  de  leur 
porter  secours?  Deux  combattans  de  plus  ne  sont  pas  à  dédaigner,  et 
peut-être  notre  renfort  pourra-t-il  les  sauver. 

Le  brave  jeune  homme  n'hésita  pas  à  accepter  ma  proposition;  le 
chasseur  passait  sa  main  dans  ses  cheveux  d'un  air  de  perplexité. 

—  11  y  a  bien,  dit-il  enfin,  cet  ours  gris  qui  me  tente  un  peu,  et  si 
ce  n'était  le  devoir  de  ma  charge  de  batteur  d'estrade....  mais  bah  !  on 
ne  rencontre  pas  tous  les  jours  un  gibier  aussi  séduisant,  et  puis,  sans 
moi,  vous  ne  seriez  d'aucun  secours  pour  les  voyageurs. 

Je  saisis  la  main  de  Tranquille  et  le  suppliai  de  n'être  pas  sourd  à  la 
voix  de  la  pitié;  le  rude  Canadien  sembla  s'attendrir. 

—  Diables  d'ours  gris!  dit-il,  il  sera  dit  qu'ils  me  feront  toujours  faire 
des  folies. 

Il  fut  arrêté  que  nous  nous  reposerions  quelques  heures  pour  laisser 
au  chasseur,  qui  marchait  toujours  à  pied,  le  temps  de  se  remettre  d'une 
longue  traite  et  d'obtenir  la  permission  de  s'éloigner  du  camp  pendant 
deux  ou  trois  jours,  après  quoi  nous  emploierions  la  nuit  à  franchir 
les  quinze  lieues  qui  devaient  nous  séparer  du  squatter.  Ces  quelques 
heures  d'attente  me  semblèrent  un  siècle.  Enfin,  Tranquille  vint  nous 
chercher,  monté  sur  un  excellent  cheval  d'emprunt  qu'il  maniait  en 
cavalier  consommé.  Nous  partîmes  au  grand  trot.  Tranquille  marchait 
à  notre  tête  en  sifflant  un  air  de  chasse,  et  nous  le  suivions  du  plus  près 
possible  pour  éviter  les  nombreux  obstacles  que  les  prairies  cachent  à 
chaque  pas  sous  leur  apparente  uniformité.  La  lune  brillait  au  ciel  et 
jetait  sur  ces  immenses  plaines  sans  ombre  une  clarté  qui  les  faisait  res- 
sembler à  une  nappe  d'eau  sans  fin. 

—  Sommes-nous  sur  la  bonne  voie?  demandai-je  au  chasseur,  qui, 
depuis  long-temps  déjà,  trottait  silencieusement  devant  nous. 

■ —  Parbleu  !  l'Arkansas  n'est  pas  loin;  les  bisons  vont  y  boire  par 
troupes  ou  deux  à  deux,  et  l'ours  gris  est  si  friand  de  leur  chair  ! 

Le  Canadien  ne  pensait  qu'à  l'ours  gris,  puis  de  temps  en  temps  il 
s'arrêtait  pour  écouter;  nous  nous  arrêtions  aussi,  et  le  bruit  de  la  respi- 


38  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

ration  des  cavaliers  et  des  chevaux  se  faisait  seul  entendre.  A  peine,  de 
temps  à  autre,  un  hibou  laissait-il  tomber  une  note  lugubre,  ou  un  loup 
poussait-il  un  vagissement  en  nous  regardant  passer  assis  sur  son  train 
de  derrière.  —  Tout  va  bien,  disait  le  chasseur,  et  nous  reprenions  notre 
marche  un  instant  interrompue.  Cet  homme  m'inspirait  une  confiance 
aveugle;  mais  je  craignais  que  son  intervention  n'eût  pas  pour  le  squat- 
ter  le  résultat  qu'on  en  pouvait  attendre.  Cette  expédition,  qu'avaient 
commandée  chez  moi  un  entraînement  irrésistible  et  chez  le  romancier 
un  sentiment  généreux  et  désintéressé  d'humanité,  n'était  presque  aux 
yeux  du  Canadien  que  le  prétexte  d'une  chasse.  Pour  lui,  chasser  l'In- 
dien ou  l'ours  gris  était  le  principal  but,  et  peu  lui  importait  d'arriver 
plus  ou  moins  tard,  pourvu  qu'il  pût  satisfaire  sa  passion  dominante.  J'ai- 
guillonnais donc  de  mon  mieux  l'insouciance  du  chasseur.  Plus  d'une 
fois  j'avais  cru  entendre  le  son  lointain  et  affaibli  de  coups  de  feu,  et 
autant  de  fois  j'en  avais  averti  le  Canadien,  qui  me  répondait  : 

—  Ce  sont  les  rapides  de  l'Arkansas  qui  grondent,  ou  un  troupeau 
de  buffles  dont  l'écho  renvoie  les  pas  retentissans. 

Nous  ne  tardâmes  pas  d'arriver  près  de  l'Arkansas,  dont  le  vent  nous 
apportait  depuis  quelques  instans  les  humides  et  fraîches  émanations. 
Bientôt  nous  pûmes  voir  le  fleuve  briller  dans  son  lit  à  la  clarté  de  la 
lune.  Le  volume  de  ses  eaux  coulait  impétueusement,  malgré  la  sé- 
cheresse, entre  des  berges  à  pic  sillonnées  de  veines  crayeuses.  Dans 
d'autres  endroits,  un  lit  épais  de  roseaux  élevés  encaissait  le  cours  de 
l'eau. 

—  On  tire  par  là-bas,  criai-je  de  nouveau  à  Tranquille. 

Le  Canadien  prêta  l'oreille.  —  Eh!  qu'est  cela?  s'écria-t-il  tout  à 
coup  avec  joie  :  ce  sont  eux,  by  god. 

—  Les  voyageurs?  s'écria  le  romancier. 

—  Eh!  non.  L'ours  et  le  buffle  dont  je  suivais  déjà  les  traces  sans 
vous  le  dire;  eh  bien!  si  je  ne  me  trompe,  vous  allez  avoir  sous  les  yeux 
un  spectacle  qu'un  millionnaire  ou  un  roi  paierait  bien  cher.  Voyez  de 
tous  vos  yeux,  écoutez  de  toutes  vos  oreilles,  et  surtout  laissez-moi 
faire. 

Le  chasseur,  joignant  Faction  aux  paroles,  se  hâta  de  mettre  pied  à 
terre,  sa  carabine  à  la  main.  Quant  à  nous,  pressentant  à  peu  près  le 
spectacle  qu'il  nous  promettait,  nous  attendions,  le  cœur  palpitant  et 
l'œil  aux  aguets.  Un  monticule  nous  dérobait  les  sinuosités  de  l'Ar- 
kansas. Nous  ne  pûmes  bientôt  nous  méprendre  à  un  retentissement 
sourd  qui  devenait  de  plus  en  plus  distinct,  et  auquel  ne  tarda  pas  à 
succéder  le  bruit  de  cailloux  froissés  qui  tombaient  de  la  berge  dans  le 
fleuve.  Au  même  instant,  deux  énormes  masses  noires  vinrent  cou- 
ronner le  sommet  de  l'éminence  à  une  demi-portée  de  carabine  de 


LES  SQUATTERS.  39 

l'endroit  où  nous  étions.  C'étaient  l'ours  et  le  buffle  annoncés  par  le 
Canadien.  Comme  si  notre  aspect  eût  fait  comprendre  au  buffle  la  honte 
de  fuir  plus  long-temps,  il  se  retourna  brusquement  contre  son  en- 
nemi, et  la  tête  basse,  son  épaisse  crinière  balayant  la  terre,  il  attendit 
en  poussant  un  mugissement  de  défi.  L'ours  s'arrêta  aussi  avec  un 
grognement  furieux,  puis  étendit  sur  les  cornes  de  la  victime  ses  deux 
puissantes  pattes;  nous  vîmes  le  pauvre  bison  ployer  graduellement 
sur  ses  jarrets  et  s'affaisser;  un  mugissement  de  détresse  signalait  sa  dé- 
faite, quand  le  chasseur  s'élança  vers  lui  avec  de  grands  cris  et  fit  feu 
sur  le  groupe.  L'ours,  blessé,  lâcha  prise,  et  le  buffle,  profitant  de  ce 
court  répit,  s'élança  vers  le  fleuve,  dont  il  descendit  la  berge  hors  de 
la  portée  de  nos  yeux. 

—  Ah  !  s'écria  le  chasseur,  voilà  un  pauvre  diable  d'ours  qui  apprend 
à  ses  dépens  qu'il  y  a  loin  des  pattes  aux  lèvres;  au  reste,  c'est  une 
expérience  dont  il  n'aura  pas  le  temps  de  profiter.  A  vous  maintenant, 
pendant  que  je  recharge  ma  carabine;  mais  ne  tirez  pas,  s'il  est  possi- 
ble, car  c'est  une  honte  de  se  mettre  trois  contre  un. 

Je  mis  à  mon  tour  pied  à  terre  en  jetant  la  bride  de  nos  deux  chevaux 
à  notre  compagnon;  puis,  tout  en  maudissant  l'ardeur  intempestive  du 
chasseur,  je  m'efforçai  de  faire  la  meilleure  contenance  possible.  A  la 
vue  de  trois  ennemis,  l'animal  parut  hésiter,  et  cependant  le  sourd 
grincement  de  ses  longues  dents  blanches  était  effrayant,  et  le  roman- 
cier ne  contenait  qu'à  grand' peine  son  cheval  et  les  nôtres.  Bien  que 
l'ours  n'avançât  pas,  il  ne  reculait  pas  non  plus;  il  semblait  aspirer  une 
odeur  lointaine,  et  le  balancement  de  sa  tête  indiquait  son  indécision. 
Tout  à  coup  il  parut  prendre  le  parti  de  la  retraite,  et  nous  le  vîmes 
disparaître  dans  la  direction  qu'avait  suivie  le  buffle.  Le  chasseur  ache- 
vait de  recharger  sa  carabine.  Cette  fuite  ne  faisait  pas  son  compte,  et 
il  s'élança  à  la  poursuite  de  l'ours  en  m'invitant  à  le  suivre;  mais,  ar- 
rivés sur  le  sommet  de  la  colline  que  l'animal  venait  de  quitter,  nous 
ne  le  vîmes  plus.  Ce  ne  fut  qu'au  bout  de  quelque  temps  que  le  chas- 
seur l'aperçut  de  nouveau.  Il  avait  longé  la  colline  pour  gagner  au 
grand  trot  les  bords  sablonneux  du  fleuve,  dont  il  remontait  le  cours. 
Évidemment,  il  semblait  encore  plutôt  chasser  que  fuir. 

—  J'ai  cependant  besoin  d'une  peau ,  dit  le  chasseur,  et  la  sienne 
fait  magnifiquement  mon  affaire.  Il  y  a  dans  sa  manœuvre  quelque 
chose  que  je  ne  comprends  pas. 

En  vain  j'alléguai  que  nous  perdions  un  temps  précieux;  le  chasseur, 
emporté  par  son  ardeur,  ne  voulut  rien  entendre,  et  je  m'élançai  sur 
ses  pas.  Nous  descendîmes  vers  les  bords  du  fleuve.  La  nappe  d'eau  de 
TArkansas  brillait  comme  de  l'argent,  et,  en  suivant  des  yeux  l'ours 
qui  trottait,  nous  pûmes  le  voir  s'arrêter  devant  un  tronc  d'arbre  que 


40  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

le  courant  chassait,  puis  revenir  sur  ses  pas  en  accompagnant  l'arbre 
entraîné  par  le  fleuve.  Tantôt,  s'allongeant  le  plus  possible  au-dessus  de 
l'eau  qu'il  semblait  craindre,  il  étendait  la  patte  comme  pour  saisir 
une  des  branches  restées  au  tronc;  tantôt,  recommençant  à  trotter  pa- 
rallèlement à  l'arbre,  il  semblait  en  surveiller  la  navigation  avec  la 
plus  tendre  sollicitude.  Il  y  avait  là-dessous  un  mystère  de  chasse  in- 
explicable. Tranquille  saisit  brusquement  mon  bras. 

—  Il  y  a  un  homme  sur  l'arbre!  s'écria-t-il;  mais  du  diable  si  je 
devine  quelque  chose  à  tout  ceci. 

J'aperçus  en  effet  distinctement  un  homme  attaché  sur  le  tronc 
flottant  et  ballotté  par  les  eaux  furieuses  de  l'Arkansas,  qui  semblaient 
à  chaque  instant  devoir  engloutir  cette  frêle  proie  dans  leurs  innom- 
brables tourbillons.  Je  croyais  rêver,  et  je  me  demandais  quelle  haine 
implacable  avait  pu  imaginer  une  si  atroce  contre-partie  du  supplice  de 
Mazeppa.  Les  hurlemens  joyeux  de  l'ours  me  rendirent  bientôt  au  sen- 
timent de  la  réalité.  Le  monstrueux  animal  était  parvenu  à  saisir  entre 
ses  pattes  une  des  branches  de  l'arbre,  et  il  s'efforçait  d'attirer  sur  la 
grève  cet  étrange  radeau.  L'hésitation  n'était  plus  permise,  et,  au  mo- 
ment même  où  l'arbre,  cédant  à  une  force  plus  puissante  encore  que 
celle  du  courant,  venait  chavirer  sur  la  rive,  nous  fîmes  feu  sur  l'ours, 
qui,  atteint  par  nos  deux  balles,  roula  dans  le  fleuve  et  disparut  au  mi- 
lieu des  vagues  écumantes.  Nous  n'avions  plus  qu'à  donner  nos  soins 
au  malheureux  que  la  Providence  semblait  avoir  envoyé  sur  notre 
route  pour  déjouer  de  ténébreux  desseins.  Malheureusement  ces  soins 
furent  inutiles;  nous  pûmes  couper  les  liens  qui  enchaînaient  le  corps 
du  noyé,  mais  non  lui  rendre  la  vie  absente.  Après  avoir  déposé  le 
corps  dans  une  des  anfractuosités  de  la  berge,  nous  dûmes  reprendre 
à  la  hâte  notre  course  d'exploration,  car  la  chasse  à  l'ours  nous  avait 
fait  perdre  un  temps  précieux ,  et  le  moindre  retard  pouvait  être  fatal 
à  ceux  que  nous  cherchions. 

Le  jour  était  venu  quand  nous  atteignîmes  le  seul  gué  de  l'Arkansas 
qu'eussent  pu  franchir  les  chariots  du  squatter.  Là  nous  retrouvâmes 
des  traces  nombreuses  d'hommes  et  de  chevaux  mêlées  à  celles  des 
voyageurs  que  nous  venions  secourir.  Après  avoir  examiné  les  em- 
preintes laissées  sur  le  sable,  le  chasseur  canadien  m'assura  que  la  fa- 
mille à  laquelle  je  m'intéressais  était  désormais  en  sûreté.  Il  avait 
reconnu ,  mêlées  aux  sillons  des  chariots ,  les  traces  du  passage  d'un 
corps  de  riflemen  à  cheval  qui,  selon  toute  apparence,  s'était  joint  à 
la  petite  troupe  pour  l'escorter  jusqu'au-delà  des  territoires  menacés 
par  les  Indiens.  J'accueillis  avec  joie  cette  assurance.  Notre  but  était 
atteint,  et  nous  revînmes  sur  nos  pas ,  afin  de  regagner  le  camp  de  la 
caravane,  dont  quelques  heures  de  marche  seulement  nous  séparaient. 


LES  SQUATTERS.  41 

Nous  trouvâmes  les  tentes  de  la  colonne  dressées  à  l'endroit  même  où 
la  nuit  précédente  nous  avions  si  vaillamment  tenu  tête  à  l'ours  gris 
des  prairies.  Les  émigrans  se  pressaient  autour  d'un  homme  pâle  et 
grelottant  qui  ne  semblait  réchauffer  qu'avec  peine  aux  feux  du  bi- 
vouac ses  membres  engourdis.  Nous  reconnûmes,  à  notre  grande 
surprise,  le  malheureux  que  nous  avions  laissé  pour  mort  sur  les  bords 
de  l'Arkansas.  La  physionomie  de  cet  homme  ne  prévenait  nullement 
en  sa  faveur.  On  lisait  sur  ses  traits  ce  mélange  de  ruse  et  de  violence 
qui  caractérise  essentiellement  les  classes  dégradées  de  la  population 
mexicaine.  Son  costume  était  celui  de  ces  hardis  vaqueros  qui  s'aven- 
turent souvent  à  la  recherche  des  chevaux  sauvages  dans  les  parties 
les  plus  reculées,  les  moins  connues  de  l'Amérique.  Toutefois  ses  ma- 
nières à  la  fois  humbles  et  effrontées  indiquaient  plutôt  un  de  ces 
écumeurs  du  désert  dont  les  rapines  audacieuses  défient  trop  souvent 
l'activité  infatigable  des  riflemen.  Nous  le  questionnâmes  avec  empres- 
sement sur  les  motifs  de  la  bizarre  vengeance  dont  il  avait  failli  être 
victime.  Il  nous  répondit  que  c'était  un  parti  d'Indiens  qui,  le  prenant 
pour  l'éclaireur  d'un  des  nombreux  détachemens  chargés  de  la  police 
du  désert,  avait  voulu  punir  en  lui  l'auxiliaire  des  ennemis  acharnés 
de  leur  race.  Nous  nous  contentâmes  de  cette  explication,  bien  que 
l'histoire  du  Mexicain ,  débitée  rapidement  et  avec  un  certain  embar- 
ras, eût  tout  l'air  d'être  arrangée  à  plaisir.  La  satisfaction  que  j'éprou- 
vais d'avoir  pu  enfin  obtenir  des  indications  rassurantes  sur  la  famille 
du  squatter  me  rendait  indifférent  à  tous  les  autres  incidens  de  la 
journée. 

Le  lendemain,  les  marches  silencieuses  recommencèrent  à  travers 
le  désert.  Notre  voyage  ne  devait  plus  offrir  d'épisode  remarquable  jus- 
qu'au moment  de  notre  arrivée  sur  le  sol  de  la  Californie,  où  j'allais 
voir  de  près  les  effrayans  ravages  de  ce  bizarre  fléau  que  les  Yankees 
nomment  la  fièvre  jaune  métallique. 

Gabriel  Ferry. 


DE 


LA  POÉSIE  ET  DU  PEUPLE. 


LA  SEMAINE  D'UN  FILS, 

Poème  de  Jasmin. 


Ce  que  j'aime ,  ce  que  j'admire  dans  ces  heures  de  crise  si  fatales  à 
la  vertu  des  âmes,  à  la  trempe  des  caractères,  à  la  distinction  des  es- 
prits, dans  ces  momens  suprêmes  qui  sont  comme  le  naufrage  de  ce 
qu'il  y  a  de  plus  pur  et  de  meilleur  en  nous,  c'est  un  homme,  —  phi- 
losophe ou  poète,  politique  ou  artiste,  —  si  généreusement  doué,  si  na- 
turellement supérieur  dans  sa  force  ou  dans  sa  grâce,  qu'il  résiste  sans 
effort  aux  entraînemens  vulgaires,  qu'il  sache  rester  lui-même  au  mi- 
lieu des  excitations  les  plus  vives,  s' obstinant  en  quelque  sorte  dans  l'in- 
dépendance de  son  génie  et  ouvrant  dans  son  cœur  un  refuge  au  calme 
et  à  la  liberté  perdus.  Les  révolutions,  en  effet,  sont  une  redoutable 
épreuve  non-seulement  pour  cet  être  collectif  qu'on  nomme  un  pays, 
l'humanité,  mais  encore  pour  chaque  être  individuel,  en  qui  elles  ont 
leur  retentissement  secret,  qu'elles  enveloppent,  qu'elles  oppriment, 
qu'elles  avilissent  parfois.  Elles  ouvrent  l'ère  des  provocations  ar- 


DE  LA  POÉSIE  ET  DU  PEUPLE.  43 

dentés ,  des  tentations  périlleuses,  qui  exercent  sur  l'ame  humaine  le 
charme  terrible  de  l'abîme.  De  toutes  parts,  il  s'élève  un  souffle  singu- 
lier qui  suscite  les  instincts  orageux,  enflamme  les  convoitises,  remue 
toutes  les  passions  et  fait  vaciller  dans  l'homme  cette  lumière  naturelle 
du  juste  et  du  vrai,  à  laquelle  il  est  tenu  de  régler  ses  actions  et  sa  vie. 
Les  révolutions,  même  les  plus  pures  et  les  plus  légitimes,  ont  cela  de 
triste,  qu'elles  sont  inévitablement  l'issue  par  où  se  précipite  tout  ce 
qu'il  y  a  de  désirs  effrénés,  d'ambitions  inassouvies,  de  rêves  irréali- 
sables ,  d'exaltations  fébriles ,  —  qu'elles  entraînent  et  couvrent  mille 
évolutions  imprévues  et  intéressées  de  la  conscience,  qu'elles  suspen- 
dent le  cours  de  la  loi  morale  ordinaire  en  créant  une  mêlée  indes- 
criptible où  tout  est  possible,  où  le  hasard  et  la  force  trop  souvent 
dominent,  où  nul  n'est  à  sa  place,  où  chacun  marche  comme  en  un 
tourbillon,  à  la  merci  des  incidens ,  complice  de  ce  qu'on  nomme  la 
fatalité  des  choses.  Que  de  nains  qui  cherchent  à  se  hausser  à  la  taille 
des  géans  !  que  de  violences  faites  à  la  fortune  et  au  succès  !  que  d'im- 
puissances dissimulées  sous  le  masque  de  l'audace  !  que  de  transfor- 
mations soudaines  un  seul  jour  peut  éclairer  !  Pour  peindre  ce  monde 
incandescent  et  mobile,  faible  et  violent,  versatile  et  orgueilleux  du 
lendemain  des  révolutions,  ce  n'est  pas  la  critique  ordinaire  qui  pour- 
rait suffire.  A  défaut  du  burin  d'un  Tacite,  il  faudrait  la  verve  libre  et 
directe  d'un  Aristophane,  la  profondeur  comique  d'un  Molière,  la  hau- 
teur méprisante  d'un  Machiavel,  —  quelque  chose,  enfin,  qui  semble, 
hélas!  ne  point  exister  parmi  nous,  et  dont  l'absence  fait  qu'on  va  battre 
des  mains  à  quelque  grotesque  et  inférieure  parodie  des  folies  con- 
temporaines. 

Dans  le  domaine  plus  spécialement  littéraire,  ce  qu'on  voit,  c'est 
cette  universelle  commotion  se  traduisant  par  la  déviation  des  esprits, 
par  l'excès  des  imaginations  faussées,  par  l'inconsistance  passionnée 
des  vocations  intellectuelles,  par  l'asservissement  de  l'inspiration  aux 
accidens  et  aux  surprises  de  chaque  jour,  d'où  il  résulte  un  infaillible 
amoindrissement  du  talent.  La  notion  pure  de  l'art  se  corrompt  dans 
cette  atmosphère,  la  pensée  s'altère  et  s'égare,  le  langage  se  surcharge 
des  vapeurs  grossières  qui  se  dégagent  du  sol  embrasé;  les  qualités  les 
plus  excellentes,  les  plus  fines,  les  plus  délicates,  semblent  perdre  de 
leur  prix;  le  sentiment  littéraire  fait  place  à  mille  autres  calculs ,  sans 
compter  encore  les  étranges  caprices  de  la  fortune,  qui  se  plaît  parfois, 
sans  doute  pour  ajouter  à  la  confusion ,  à  transformer  les  faiseurs  de 
mélodrames  en  législateurs,  les  faiseurs  d'almanachs  en  docteurs  poli- 
tiques, les  feuilletonistes  sur  le  retour  en  prophètes  de  quelque  foi 
nouvelle.  Si  donc,  sous  l'empire  de  ces  influences  contagieuses,  il 
reste  encore  parmi  nous  des  esprits  élevés  et  vigoureux  qui  sachent  se 
retrancher  dans  le  culte  d'un  art  supérieur  et  garder  dans  leur  soli-* 


44  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

tude  féconde  le  trésor  des  traditions  pures,  ce  sont  ceux  qu'il  faut  aimer 
et  admirer  comme  donnant  la  plus  réelle  marque  de  puissance  intel- 
lectuelle. Il  leur  faut  porter  le  secours  de  ses  sympathies  comme  à  des 
amis  connus  ou  inconnus,  qui  de  loin  répondent  à  vos  vœux  les  plus 
intimes,  à  vos  plus  exquis  besoins  d'un  idéal  épuré  et  immortel.  Il  en 
est  sans  doute  aujourd'hui  dans  plus  d'un  genre  qui  peuvent  justifier 
ces  sympathies;  mais  n'y  a-t-il  pas  un  intérêt  particulier  dans  un  exem- 
ple exceptionnel  et  charmant,  celui  de  ce  gracieux  et  inépuisable  in- 
venteur méridional  qui  a  rajeuni  une  langue  et  s'efforce  de  lui  donner 
chaque  jour  un  lustre  nouveau,  à  mesure  que  les  circonstances  sem- 
blent amonceler  des  ruines  nouvelles  autour  de  ce  fragment  d'une 
civilisation  évanouie?  Tel  est  Jasmin.  Autrefois,  il  y  a  plusieurs  siècles, 
—  je  veux  dire  plusieurs  années,  —  c'était  l'Aveugle,  Marthe,  les  Deux 
Jumeaux,  que  Jasmin  écrivait  sans  céder  plus  qu'aujourd'hui  aux  sug- 
gestions extérieures,  sans  se  laisser  asservir  aux  caprices  régnans;  main- 
tenant, c'est  la  Semaine  d'un  Fils  qu'il  achève  aux  derniers  bruits  d'un 
trône  écroulé.  Poète  de  la  vraie  race  des  poètes,  il  y  rassemble  tous  les 
traits  de  sa  poésie  spirituelle  et  touchante;  homme  du  peuple,  du  vrai 
peuple,  il  peint  encore  dans  ces  pages  nouvelles  ce  qu'il  sait  de  cette 
vie  populaire  qu'on  travestit,  et,  comme  autrefois,  pas  un  vers,  pas 
un  mot,  dans  ce  simple  et  dramatique  récit,  n'est  né  au  souffle  des  pas- 
sions contemporaines.  Homme  rare!  homme  heureux  qui  ne  laisse  point 
la  sérénité  de  son  esprit,  la  vérité  de  ses  inventions  dépendre  d'une  révo- 
lution, et  qui  d'un  œil  sûr,  au  sein  de  nos  jours  pleins  d'orages,  sait 
retrouver  la  pure  inspiration  comme  un  diamant  inestimable  au  sein 
des  mers  troublées  !  D'ailleurs,  n'y  a-t-il  simplement  que  l'impulsion 
du  goût  littéraire  dans  ce  détachement  des  choses  qui  s'accomplissent? 
Il  y  a,  il  me  semble,  quelque  chose  de  mieux  :  c'est  un  remarquable 
esprit  de  conduite,  un  tact  exquis  devenu  le  complice  du  juste  instinct 
du  poète. 

Observer  un  homme  dans  le  cours  des  circonstances  ordinaires,  lors- 
qu'il n'a  qu'à  laisser  se  dérouler  invariablement  sa  destinée,  quand  nulle 
crise  inattendue,  nulle  péripétie  soudaine  ne  vient  provoquer  quelque 
résolution  virile,  mettre  à  l'épreuve  l'infaillibilité  de  son  sentiment  et 
de  son  choix,  ce  n'est  point  le  connaître,  ce  n'est  point  avoir  sondé  le 
mystère  de  sa  nature  morale.  Il  faut  l'avoir  vu  dans  une  de  ces  heures 
où  un  souffle  de  révolution  traverse  l'atmosphère,  où  chaque  illusion 
cache  un  piège,  où  un  sacrifice  de  plus  fait  à  l'obsession  de  quelqu'une 
de  ces  chimères  qui  flottent  dans  l'air  peut  altérer  la  dignité  et  la  droi- 
ture de  toute  une  vie.  Au  premier  éclat  de  février,  s'il  est  un  homme 
qui  eût  pu  se  laisser  entraîner  à  tenter  quelque  rôle  nouveau  et  actif, 
n'était-ce  pas  Jasmin?  Le  peuple  triomphait,  disait-on  :  Jasmin  n'était- 
il  pas  le  plus  pur,  le  plus  brillant  fils  du  peuple?  L'acclamation  pu- 


DE  LA  POÉSIE  ET  DU  PEUPLE.  45 

blique  allait  rechercher  tous  les  mérites,  la  France  allait  se  parer  aux 
yeux  du  monde  de  tout  ce  qu'elle  avait  d'illustre  :  la  gloire,  déjà  depuis 
long-temps,  n'illuminait-elle  pas  cette  humble  boutique  où  l'auteur 
de  l'Aveugle  avait  été  pauvre,  où  il  avait  rêvé  si  souvent,  où  il  avait 
souffert,  n'ayant  sans  doute,  pour  le  consoler,  que  la  muse  invisible 
qui  l'accompagne?  A  l'heure  même  où  ce  nouvel  horizon  semblait 
s'ouvrir,  le  rapsode  populaire  n'achevait-il  pas  de  ramasser  des  trophées 
dans  ces  contrées  du  Midi  qui  le  fêtent,  laissant  partout  des  souvenirs 
gracieux  de  son  génie  et  des  bienfaits  pour  les  pauvres  qu'il  n'oublie 
jamais?  Ouvrier  et  poète,  —  la  belle  auréole  en  ce  temps  pour  dé- 
corer une  ambition!  Jasmin,  mieux  inspiré,  a  su  résolument  mettre  le 
pied  sur  l'embûche  cachée  et  dire  non  à  ces  provocations  enivrantes. 
Heureuse  sagesse  !  Et  en  effet,  en  certains  momens,  n'est-ce  pas  bien 
assez  de  voir  et  d'entendre  sans  se  jeter  dans  la  mêlée,  sans  joindre  sa 
voix  à  toutes  les  voix  qui  s'élèvent?  Heureuse  sagesse,  dis-je,  à  qui  il 
ne  manque  que  des  sectateurs!  Il  y  a  malheureusement  en  France 
une  passion  nationale,  et  qui  ne  fermente  pas  seulement  au  cœur  des 
poètes  et  des  avocats,  ainsi  qu'on  le  dit  :  c'est  la  passion  d'agir,  de  se 
produire,  d'envahir  la  scène  publique,  de  se  proclamer  l'unique  et  es- 
sentiel sauveur  du  pays,  de  s'attribuer  l'universelle  intelligence  des 
choses.  Ce  que  la  France  compte  de  sauveurs  des  Pyrénées  au  Rhin, 
des  Alpes  à  l'Océan,  ne  se  pourrait  bien  dire.  Qui  ne  s'est  fait,  au  moins 
une  fois  dans  la  vie,  cette  discrète  et  modeste  confidence,  qu'il  était 
vraiment  l'homme  le  plus  propre  à  exprimer  une  situation?  Quel  est 
celui  qui,  doué  par  la  Providence  de  quelque  don  heureux,  ne  s'est 
point  cru  investi  de  la  puissance  de  tout  faire,  d'une  aptitude  égale  à 
toutes  les  missions  ?  Hélas  !  et  quel  est  aussi  celui  qui  ne  se  lasse  point 
de  ce  qu'il  est,  même  des  qualités  qui  peuvent  faire  sa  gloire,  et  ne 
tourne  pas  un  œil  d'envie  vers  un  autre  théâtre,  vers  d'autres  succès 
où  il  rencontrera  d'autres  mécomptes?  Vieille  et  éternelle  histoire  du 
désir  humain  !  «  Comment  se  fait-il,  disait  Horace  il  y  a  dix-huit  siècles, 
que  nul  n'est  satisfait  de  sa  condition?  »  N'est-ce  point  dès-lors  une 
bonne  fortune  de  trouver  un  homme  qui  vit  content  de  son  sort  sans 
cette  amertume  secrète  de  l'ambition  déçue,  quia  su  résister  aux  péril- 
leuses tentations  de  la  vie  publique  et  a  senti  que  chacun  dans  sa  sphère, 
chacun  dans  la  voie  qui  lui  est  tracée,  pouvait  servir  au  bien  commun 
sans  s'aller  perdre  follement  dans  ce  grand  et  souverain  amalgame  de 
toutes  les  passions,  de  toutes  les  haines,  de  toutes  les  impuissances,  de 
tous  les  ressentimens  qu'on  nomme  la  politique?  Poète  éminent,  Jasmin 
s'est  senti  monter  au  cœur  la  fierté,  l'orgueil  de  la  poésie,  et  il  s'est  de- 
mandé pourquoi  il  chercherait  à  être  autre  chose  qu'un  grand  poète, 
à  quoi  bon  il  irait  échanger  les  dons  charmans  qu'il  possède  contre  la 
médiocrité  peut-être  dans  une  autre  sphère,  et  ce  contentement  où  il 


16  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

vit  contre  les  soucis  cuisans  d'une  autre  ambition  à  satisfaire.  «  Ma 
muse,  en  politique,  s'est  faite  muette,  »  dit-il;  et  par  une  singularité 
dont  il  ne  s'est  pas  peut-être  expliqué  tout  l'à-propos,  c'est  dans  une 
dédicace  de  son  nouveau  poème  à  M.  de  Lamartine  que  Jasmin  parle 
ainsi.  Enveloppé  dans  l'admiration  la  plus  vive,  le  mot  n'en  reste  pas 
moins,  non  sans  doute  comme  une  leçon,  mais  comme  un  secret  et 
urgent  appel  à  cette  muse  d'autrefois,  la  muse  des  Méditations,  qui  fut 
la  première  de  toutes  parmi  nous,  qui  a  pu  se  laisser  corrompre  par  la 
perspective  d'une  double  gloire  et  a  livré  sa  pure  et  sereine  inviolabi- 
lité aux  profanations  vulgaires.  La  fidélité  de  Jasmin  à  la  poésie  dans 
sa  modeste  situation  n'est-elle  pas  un  exemple  vivant?  Quant  à  ce  titre 
d'ouvrier  qui  fut  presque  un  moment  un  titre  de  noblesse,  l'auteur  de 
Marthe  a  compris  que,  s'il  devait  à  son  génie  de  n'être  pas  moins  poète 
qu'avant,  il  devait  aussi  à  sa  dignité  d'homme  de  ne  pas  faire  un  plus 
bruyant  appel  le  lendemain  que  la  veille  aux  souvenirs  de  son  origine, 
de  son  caractère  populaire. 

Ce  qui  a  guidé  Jasmin,  ce  n'est  point  un  instinct  ordinaire  assurément; 
c'est  son  génie  familier,  —  ce  génie  intérieur  qui  l'a  fait  résister,  en 
d'autres  temps,  à  d'autres  séductions,  et  qui  lui  faisait  dire  dans  son 
épître  à  un  agriculteur  de  Toulouse  :  «  Je  reste  ici;  tout  ici  me  convient. 

—  Terre,  ciel,  air,  tout  cela  m'est  nécessaire  pour  vivre....  »  Là,  en 
effet,  est  la  vraie  place  de  l'auteur  de  l'Aveugle,  en  dehors  des  que- 
relles, des  luttes  intéressées  des  partis;  là,  tout  le  ramène  au  sentiment 
de  lui-même  comme  au  sentiment  des  choses  qu'il  chanté.  Cette  lan- 
gue qu'il  fait  reluire  selon  son  expression,  qu'il  travaille,  qu'il  refond 
comme  en  un  creuset  d'or,  elle  est  là  sur  les  lèvres  de  la  jeune  fille  qui 
passe,  dans  la  bouche  du  mendiant  qui  connaît  son  seuil  et  ne  lui  tend 
pas  vainement  une  main  tremblante.  Ces  mœurs  qu'il  dépeint,  il  les  a 
sous  les  yeux  dans  leur  simplicité  naïve;  ces  refrains  dont  il  s'empare, 
il  les  entend  chaque  jour  retentir  dans  les  campagnes  autour  de  lui. 
Ces  souvenirs  personnels,  ces  impressions  intimes  dont  il  aime  la 
douce  mélancolie,  dont  il  se  plaît  à  parsemer  ses  vers,  la  réalité  qui 
l'environne  les  éveille  naturellement  en  lui.  L'aspect  des  lieux  le  ra- 
mène au  passé  et  lui  en  renvoie  le  pénétrant  parfum.  Tout  est  charme 

et  inspiration  pour  Jasmin.  « A  l'heure  où  je  suis  seul,  dit-il,  mes 

souvenirs  fidèles —  me  tiennent  compagnie,  et  les  plus  vieux  —  se  re- 
font jeunes  pour  me  plaire. — Aujourd'hui  il  m'en  vient  un  parfum. 

—  Je  vois  la  prairie  où  je  gambadais;  — je  vois  Yillot  où  j'allais  ramas- 
ser des  branches,  —  où  j'ai  pleuré,  où  j'ai  ri.  —  Je  vois  plus  loin  le 
bois  feuillu,  —  où,  près  d'une  fontaine,  je  me  faisais  songeur...  »  C'est 
ainsi  que  parle  Jasmin  dans  une  pièce  sur  sa  vigne,  —  sur  cette  vigne 
long-temps  désirée  et  devenue  son  lieu  de  délices,  Tibur  modeste,  re- 
traite heureuse  où  le  bruit  des  tempêtes  publiques  n'arrive  qu'en  se 


DE  LA  POÉSIE  ET   DU   PEUPLE.  47 

perdant  dans  le  bruit  vague  qui  monle  des  champs  environnans  et  du 
fleuve  qui  serpente  au  détour  du  vallon!  Quelle  tribune  aux  harangues, 
quels  rostres  tumultueux  égaleraient  pour  Jasmin  ce  petit  coin  de  terre 
où,  en  homme  libre  et  sage,  il  a  su  enfermer  ses  désirs  !  Peu  sensible 
aux  faux  enthousiasmes,  aux  exaltations  calculées,  aux  creuses  décla- 
mations, c'est  là  que  l'auteur  de  Marthe  court  se  réfugier  au  premier 
éclair  de  soleil.  Et  que  faut-il  pour  qu'il  oublie  aussitôt  le  monde  au- 
quel il  vient  d'échapper?  Il  lui  suffit  sans  doute  de  jeter  les  yeux,  du 
haut  du  coteau  où  il  a  bâti  sa  petite  maison,  sur  le  paysage  qui  se  dé- 
ploie, sur  cette  combe  profonde  qui  se  déroule  à  ses  pieds,  pleine  de 
verdure  et  de  fleurs,  de  voir  au  loin  le  fleuve  qui  suit  son  cours  pai- 
sible, —  image  trompeuse  de  la  vie  présente,  —  d'assister  en  un  mot 
à  un  de  ces  spectacles  de  la  nature  qui  élèvent  l'ame,  la  tranquillisent, 
lui  rendent  son  ressort,  lui  conseillent  de  mettre  un  peu  moins  de  fu- 
reur aux  œuvres  humaines,  et  la  détournent  surtout  des  tentations  vul- 
gaires. Là,  Jasmin  est  vraiment  à  l'aise;  nulle  contrainte  ne  pèse  sur 
lui  et  ne  vient  comprimer  le  libre  essor  de  son  esprit.  Cette  vigne  de 
quelques  arpens  est  comme  le  théâtre  naturel  où  se  doit  plaire  sa 
muse.  Là,  l'inspiration  fidèle  l'attend,  tandis  que  le  soleil  qui  dore  le 
penchant  de  la  colline  mûrit  des  fruits  dont  il  sait  le  nombre,  fait 
germer  les  grains  qu'il  a  semés,  échauffe  et  féconde  cette  terre  qu'il 
peut  embrasser  d'un  regard.  C'est  là  son  domaine,  son  empire;  une 
haie  vive  le  borne  à  peine;  si  mal  close  que  soit  la  porte,  elle  n'a  pas 
cependant  laissé  passer  l'ambition  et  l'envie.  Avoir  compris  ce  qui 
convenait  à  sa  position  et  à  la  nature  de  ses  facultés,  ce  qui  convenait 
à  son  art,  ce  n'est  pas  une  des  moindres  gloires  de  Jasmin.  On  peut 
bien,  du  reste,  insister  sans  danger  sur  ce  phénomène  moral  :  le  pro- 
sélytisme de  la  solitude,  de  l'indépendance,  du  détachement  volontaire 
des  luttes  publiques,  ne  menace  point  encore,  il  me  semble,  d'envahir 
le  monde,  de  dépeupler  la  scène  populaire,  d'appeler  au  désert  les  am- 
bitions pacifiées;  la  France  n'est  pas  près  de  rester  sans  grands  politi- 
ques. Il  est  un  peu  plus  à  craindre  qu'elle  ne  reste  sans  grands  poètes. 
Et  qu'on  ne  s'y  trompe  pas  d'ailleurs  :  dans  son  rare  et  aimable  bon 
sens,  par  ce  tact  supérieur  et  pur  qu'il  met  dans  sa  conduite,  sans  y 
songer  peut-être,  Jasmin  trace  instinctivement  le  rôle  de  la  poésie  elle- 
même,  —  de  la  vraie  poésie.  Il  résume  avec  un  gracieux  éclat  dans  sa 
personne  ce  qu'elle  doit  être;  il  lui  assigne  cette  vie  libre  et  indépen- 
dante qu'elle  doit  avoir.  Méconnaître  cette  indépendance  élevée  de  la 
poésie,  c'est  méconnaître  son  essence  même.  Qui  ne  comprend  que,  — 
pour  la  poésie,  — s'appuyer  sur  ces  émotions  artificielles  et  passagères 
que  la  politique  suscite  et  entretient,  c'est  bâtir  sur  un  de  ces  sables 
mouvans  de  la  Loire  qu'un  caprice  du  fleuve  fait  disparaître  en  une 
nuit,  —  se  jeter  dans  le  tourbillon  des  partis,  c'estse  faire  l'instrument 


18  BEVUE  DES  DEUX  MONDES. 

de  leurs  passions  étroites,  de  leurs  colères  factices,  de  leurs  préjugés, 
de  leurs  injustices,  au  lieu  de  rester  un  art  supérieur  ayant  son  but, 
ses  lois,  ses  conditions  propres  d'existence?  C'est  s'amoindrir  dans  les 
mille  fluctuations,  les  mille  morcellements  des  opinions  qui  se  dispu- 
tent l'empire;  c'est  s'asservir  à  l'expression  de  quelques  entraînemens 
accidentels  et  inférieurs,  au  lieu  de  réfléchir  ce  qu'il  y  a  de  plus  pur,  de 
plus  permanent,  de  plus  élevé  dans  l'ame  humaine;  c'est  s'exposera 
ne  reproduire  qu'une  image  étroite,  systématique,  tronquée,  de  notre 
nature,  au  lieu  d'en  révéler  tous  les  côtés,  tous  les  aspects,  toutes  les 
tendances  par  une  libre  et  magique  évocation.  Que  reste-t-il,  peu 
après,  de  ces  Némésis  irritées  qui  secouaient  leurs  torches,  lançaient 
les  foudres  et  les  éclairs?  Un  peu  de  cendre  froide  qu'on  remue  indiffé- 
remment en  s'étonnant  qu'il  en  ait  pu  un  jour  jaillir  des  flammes.  Les 
circonstances  sont  passées,  la  flamme  s'est  évanouie,  le  trait  émoussé 
est  retombé  dans  le  vide;  l'allusion  a  perdu  son  à-propos  et  sa  fraî- 
cheur; l'intérêt  actuel  de  la  moquerie  ou  de  la  colère  s'est  effacé.  Il 
faut  l'œil  d'un  érudit  pour  recomposer  toute  cette  vie  tombée  en  pous- 
sière et  oubliée  :  œuvre  ingrate  où  l'esprit  se  lasse  à  la  poursuite  d'un 
présent  qui  se  dérobe  déjà,  et  contracte  une  certaine  tristesse  à  mesure 
que  les  faits  et  les  régimes  qui  se  succèdent  lui  offrent  le  spectacle  de 
leur  fatigante  mobilité. 

Une  chose  me  frappe  :  voilà  un  grand  poète,  le  plus  grand  poète  po- 
litique peut-être  sous  une  forme  légère,  —  Béranger,  qui  depuis  long- 
temps s'est  tu.  Vainement  l'auteur  ôuBoi  d' Yvetot  disait  à  sa  chanson  de 
reprendre  sa  couronne;  ce  n'était  qu'un  éclair  qui  ne  laissait  pas  de  té- 
moigner quelque  amertume,  et  il  semble  se  répéter  à  lui-même  ces 
vers  d'une  mélancolie  charmante  : 

Ma  gaîté  s'en  est  allée; 
Sage  ou  fou,  qui  la  rendra 
A  ma  pauvre  ame  isolée, 
Dieu  l'en  récompensera! 

Cette  tristesse,  elle  n'est  pas  cependant  dans  la  nature  du  génie  de  Bé- 
ranger. Ce  silence,  ce  n'est  pas  jusqu'ici  l'insuccès  qui  l'a  pu  motiver. 
N'est-ce  pas  plutôt  aux  déceptions  de  la  muse  politique  qu'on  peut  l'at- 
tribuer? Et  pourtant  quel  stimulant  nouveau  ne  devrait-il  pas  y  avoir 
pour  un  esprit  d'une  telle  élévation  et  d'une  telle  finesse  dans  le  spec- 
tacle de  tant  de  folies  qui  prétendent  à  la  direction  de  l'humanité  !  Quels 
fruits  n'aurait-on  pu  attendre  d'une  verve  libre  et  vive  retrouvant  son 
feu  et  ramenant  au  sentiment  du  juste  et  du  vrai  les  âmes  incertaines 
ou  égarées!  —  Voici,  d'un  autre  côté,  un  poète  qui  chante  la  nature  et  le 
ciel,  la  douleur  et  la  joie,  «les  ruisseaux,  les  pauvres,  l'amour,  »  comme 
il  le  dit  avec  une  bonhomie  un  peu  ironique  :  —  c'est  Jasmin;  sa  gaieté 


DE  LA  POÉSIE  ET  DU  PEUPLE.  49 

ne  s'est  point  envolée,  les  ans  n'ont  point  tari  ses  illusions ,  et  tandis 
que  l'inspiration  poétique  semble,  parmi  nous,  fléchir  sous  une  sorte 
de  compression ,  Jasmin  travaille  encore;  il  chante  sans  décourage- 
ment; il  laisse  aller  au  sein  de  la  tourmente  contemporaine  ces  vers  de 
la  Semaine  d'un  Fils,  qui  n'ont  pas  moins  de  grâce,  d'éclat  et  de  valeur 
morale  que  les  précédens.  Ce  serait  donc  une  erreur  singulière  de 
croire  que  la  meilleure  condition  pour  la  poésie,  c'est  d'intervenir  dans 
le  domaine  orageux  de  la  politique.  Sa  source,  ses  élémens  sont  ailleurs; 
son  intérêt,  non  d'un  jour,  mais  de  tous  les  instans,  consiste  dans  la 
reproduction  idéale  des  sentimens  immuables  et  spontanés  de  notre 
nature,  de  ses  instincts  profonds,  de  la  réalité  émouvante  et  diverse  de 
la  vie.  Il  arrive  parfois,  au  surplus,  que  cette  libre  et  sincère  repro- 
duction de  la  vérité  humaine  sous  toutes  ses  faces  peut  puiser  d'une 
façon  inattendue  dans  les  circonstances  cet  attrait  d'actualité  si  re- 
cherché, auquel  les  esprits  secondaires  sacrifient  souvent  toutes  les 
autres  conditions  d'art.  Ce  double  intérêt  ne  se  rencontre-t-il  pas  dans 
quelques-uns  des  poèmes  de  Jasmin?  En  peignant,  comme  il  l'a  fait 
dans  ses  œuvres,  la  vie  populaire  avec  ses  mœurs,  ses  habitudes,  ses 
traditions,  ses  plaisirs  naïfs  et  ses  déchiremens  inconnus,  l'auteur  de 
Marthe,  outre  les  résultats  poétiques  qu'il  a  obtenus,  ne  se  trouve-t-il 
pas  avoir  substitué  d'avance  à  cette  image  grossière  d'un  peuple  factice 
qu'on  retrace — l'image  d'un  autre  peuple  simple,  droit  et  sérieux,  qui 
est  le  vrai  peuple  vivant  hors  du  cercle  où  s'enferme  l'idéal  des  sec- 
taires? 

Le  peuple  en  effet,  —  celui  qui  est  l'objet  des  peintures  de  Jasmin , 
—  a  ses  coutumes  qui  lui  sont  chères,  ses  mœurs  au-dessus  desquelles 
les  révolutions  passent  sans  les  altérer  sensiblement,  ses  goûts  et  ses 
idées,  qui  sont  inoins  empreints  de  vulgarité  que  d'une  ingénuité  vi- 
goureuse et  simple.  Toute  cette  existence  a  mille  accidens  dramatiques 
et  originaux  à  qui  il  ne  manque  que  d'être  mieux  connus.  Il  y  a  dans 
toute  cette  nature  des  mystères  de  force  et  de  résignation  qui  ont  un 
charme  secret  pour  ceux  qui  les  pénètrent;  et  entre  tous  ces  mystères, 
ne  faut-il  pas  placer  cet  attachement  singulier  de  l'homme  de  travail 
dans  les  campagnes  pour  la  terre  qu'il  cultive?  Il  lutte  avec  elle  et  il 
l'aime  comme  on  aime  tout  ce  qui  coûte  de  la  peine  et  des  sueurs.  Les 
saisons  se  succèdent  et  éveillent  toujours  en  lui  de  nouvelles  espé- 
rances, de  nouvelles  anxiétés.  Chaque  rosée  féconde  le  réjouit  comme 
pour  la  première  fois,  chaque  gelée  tardive  est  un  souci  et  une  décep- 
tion. Il  met  sa  vie  et  celle  de  sa  famille,  de  ses  enfans,  dans  ce  coin  de 
terre.  Toute  son  ambition  est  d'y  faire  germer  des  moissons  prospères, 
de  l'agrandir,  s'il  peut.  La  moralité,  la  dignité  de  cette  existence  mo- 
deste dans  laquelle  passent  ignorées  des  générations  entières,  c'est  le  tra- 

TOME  n.  4 


50  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

vail  même  qui  élève  l'homme,  qui  est  pour  lui  un  instrument  de  liberté 
et  lui  procure  le  moyen  de  satisfaire  ce  sentiment  intime,  impérieux, 
de  solidarité  qui  fait  qu'il  vieillit  et  se  retire  content  du  monde  en 
voyant  ses  enfans  recueillir  l'héritage  de  ses  sueurs.  Que  d'autres  cher- 
chent une  issue  dans  ces  masses  profondes  pour  y  faire  arriver  l'envie 
et  la  haine!  Jasmin  n'y  hasarde  son  regard  que  pour  relever  justement 
cette  condition  laborieuse  en  montrant  tout  ce  qu'il  y  a  d'animé,  tout 
ce  qu'on  y  peut  découvrir  d'élémens  vigoureux  en  faisant  assister  à 
tout  ce  qui  se  développe,  là  comme  ailleurs,  de  sentimens,  de  passions, 
de  drames  obscurs  ou  d'épisodes  heureux.  De  la  vie  du  peuple  méri- 
dional il  n'oublie  rien,  —  ni  ses  rigoureux  labeurs,  ni  ses  délassemens 
enivrans,  ni  ses  jours  de  deuil,  ni  ses  fêtes  charmantes.  Tout  se  reflète 
dans  ses  vers  où  la  plus  singulière  exactitude  technique  s'allie  à  la  ri- 
chesse de  l'imagination,  dans  la  description  du  travail  de  tous  les  jours, 
des  noces  joyeuses  et  pittoresques,  de  ces  veillées  du  soir  où  les  anciens 
content  pour  la  centième  fois  les  vieilles  histoires,  tandis  que  les  plus 
jeunes  se  parlent  tout  bas  «  au  bruit  amer  et  doux  du  dévidoir.  »  Est- 
ce  la  faute  du  poète,  si  la  politique  tient  peu  de  place  dans  les  préoc- 
cupations de  ce  monde  rustique  et  laborieux?  Hélas!  le  nom  même  des 
dieux  nouveaux  est  inconnu  de  la  plupart  de  ceux  qu'ils  veulent  conver- 
tir à  leur  religion  et  à  leurs  systèmes,  qu'ils  croient  peut-être  déjà  avoir 
convertis.  La  politique  populaire,  la  seule  qui  existe,  —  qu'elle  soit  une 
vue  profonde  ou  un  préjugé,  — c'est  celle  que  révélait  Jasmin  dans 
un  morceau  sur  Latour  d'Auvergne,  lorsqu'il  montrait,  en  finissant, 
l'image  de  l'empereur  descendant  dans  les  masses  et  les  enivrant  de  son 
prestige  familier.  «  Quand  tout  devient  petit,  disait-il,  lui  seul  semble 
grandir.  C'est  que,  pour  lui,  le  peuple  a  toute  sa  mémoire;  c'est  que, 
malgré  tant  de  livres  payés,  de  l'empereur,  de  ses  soldats,  le  peuple 
hardiment  désobscurcit  l'histoire,  et  seul,  il  en  fait  luire  les  mille  soleils; 
car  le  peuple  est  ici,  jusqu'au  dernier  des  siècles,  le  grand  poème  de 
Dieu ,  qui  fait  tout  retentir  quand  pour  la  gloire  il  chante  et  qui  a 
trente  millions  de  voix  et  de  feuillets!  »  —  Les  poètes  ne  sont-ils  pas 
quelque  peu  prophètes? 

Nous  parlons  du  peuple  et  de  ses  mœurs,  qui  sont  la  manifestation 
extérieure  de  son  génie.  Ne  croyez  pas  que  Jasmin  commette  l'infidé- 
lité de  travestir  le  caractère  populaire  au  point  d'effacer  Dieu  de  ces 
consciences  naïves.  Cette  fleur  toujours  vivante  du  sentiment  religieux, 
il  peut  la  recueillir  de  toutes  parts  autour  de  lui,  dans  les  habitudes, 
dans  les  âmes,  dans  les  usages  pieux,  dans  les  traditions  consacrées 
par  la  foi  publique.  La  croyance  n'a  point  perdu  son  empire  sur  les 
cœurs,  et  ce  n'est  pas  sans  émotion,  ce  n'est  pas  sans  se  découvrir  et 
s'agenouiller  qu'on  voit  encore  dans  les  campagnes  le  prêtre  bénir  au 


DE  LA  POÉSIE  ET  DU   PEUPLE.  51 

printemps  les  moissons.  Dites,  je  vous  prie,  à  celui  qui  assiste  chaque 
jour  à  tous  les  miracles  de  la  nature,  qui,  plus  que  tout  autre,  connaît 
les  bienfaits  des  saisons,  dont  la  vie  tout  entière  se  passe  à  la  clarté  du 
ciel,  qui,  sans  en  raisonner  doctement  peut-être,  dans  cette  admirable 
harmonie  des  choses,  sent  la  main  d'un  ordonnateur  suprême,  —  dites- 
lui  qu'il  vous  plaît  un  instant  de  casser  aux  gages  cette  providence  in- 
fidèle qui  a  le  tort  de  ne  pas  entrer  dans  vos  vues  !  il  rira  de  vous,  et  le- 
quel sera  l'ignorant?  lequel  sera  l'insensé?  Jasmin  n'est  que  l'écho  de  la 
voix  populaire  lorsqu'il  sème  ses  récits  d'incidens  où  perce  le  sentiment 
religieux.  C'est  cet  accord  de  l'instinct  public  et  de  l'instinct  du  poète  qui 
donne  un  accent  de  naturel  et  de  vérité  au  portrait  qu'il  fait  du  prêtre  de 
campagne.  «  J'aime  le  prêtre  de  campagne,  dit-il;  comme  celui  de  la 
ville,  lui  n'a  pas  besoin,  pour  faire  croire  au  bon  Dieu,  pour  faire  croire 
au  démon,  de  dresser  son  esprit  sur  la  sainte  montagne.. .  Autour  de  lui 
tout  croit,  tout  prie  :  aussi  bien,  ils  pèchent  souvent,  comme  nous  le  fai- 
sons tous;  mais  le  prêtre  des  champs  n'a  qu'à  élever  la  croix,  et  le  mal 
devant  elle  plie,  et  le  péché  déjà  né  en  herbe  s'arrache.  Oh!  le  prêtre 
des  champs,  je  l'aime,  je  le  trouve  beau  :  de  son  siège  de  bois,  rien 
n'échappe  à  son  œil;  sa  cloche  chasse  au  loin  la  grêle  et  le  tonnerre.  Il 
a  les  yeux  toujours  ouverts  sur  son  troupeau;  un  pécheur  le  fuit,  il  le 
sait,  il  le  va  chercher.  Pour  les  fautes  il  a  des  pardons,  pour  les  cha- 
grins un  baume  bien  doux.  Son  nom  court  béni;  les  vallées  en  sont 
pleines.  Chacun  l'appelle  dans  son  cœur  le  grand  médecin  des  pei- 
nes  »  On  veut  chasser  Dieu  de  la  conscience  des  hommes.  Si  cela  se 

pouvait  pour  quelques  esprits  superbes  qui  vivent  de  fictions  et  des  men- 
songes de  leur  orgueil,  le  sentiment  religieux  ne  conserverait-il  pas  un 
refuge  assuré  dans  le  cœur  de  ceux  qui  souffrent  et  qui  ont  quelque 
chose  à  espérer? 

Dans  cette  vie  populaire,  en  effet,  dont  les  œuvres  du  poète  méridio- 
nal sont  en  quelque  sorte  le  miroir,  il  y  a  de  vives  et  poignantes  mi- 
sères «  qui  se  cachent  partout  entre  deux  murailles;  »  il  y  a  des  indi- 
gences cruelles,  des  pauvretés  sans  nom.  Nul  mieux  que  Jasmin  n'a 
peint  ces  réduits  obscurs  où  la  faim  et  le  froid  se  disputent  un  être 
humain,  ces  «  maisonnettes  encombrées  de  famille  où  le  manœuvre 
au  visage  rêveur  dit  à  ses  enfans  :  —  Ah  !  pauvrets,  que  le  temps  est 
dur!  »  mais  aucune  de  ces  misères  ne  lui  apparaît  qu'il  ne  la  montre 
éclairée  et  calmée  par  la  lumière  divine  de  la  bienfaisance,  qui  désarme 
les  irritations  secrètes  et  empêche  la  douleur  de  s'aigrir.  Cet  intervalle 
qui  sépare  les  heureux  de  ce  monde  de  ceux  qui  souffrent,  et  que  d'au- 
tres s'efforcent  d'élargir  en  y  faisant  germer  la  haine,  —  une  haine 
inextinguible,  —  il  le  comble  par  la  charité  qui  rapproche  et  unit. 
Dans  la  pauvreté  telle  que  la  peint  le  poète,  il  n'y  a  ni  fiel  ni  envie;  il  y 


52  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

a  de  la  résignation,  de  la  force,  du  bon  sens,  souvent  un  héroïsme  ob- 
scur qui  s'ignore,  et  c'est  ce  qui  la  rend  plus  touchante  que  les  mi- 
sères envenimées  par  l'orgueil  et  défigurées  par  l'esprit  de  révolution. 
Il  n'y  a  pas  bien  long-temps  encore,  dans  une  saison  rigoureuse  d'une 
de  ces  dernières  années  de  détresse,  il  s'élevait  déjà  des  présages  si- 
nistres de  cette  guerre  sociale  inaugurée  depuis  dans  le  sang.  La  fa- 
mine et  le  froid,  disait-on,  allaient  enflammer  la  fureur  populaire 
contre  les  riches  et  les  châteaux.  Jasmin  écartait  ces  prédictions  dan  s 
une  pièce  qui  a  pour  titre  :  Les  Prophètes  menteurs.  Il  les  démentait 
éloquemment  pour  le  peuple,  pour  le  vrai  peuple  laborieux  et  sain ,  et 
il  mêlait  dans  ses  vers  des  conseils  austères  dignes  d'être  entendus.  Il 
s'exprimait  ainsi  dans  un  passage  : 

Lou  puple  may  fort,  âro  que  n'en  sat  may, 

Gardo,  fôro  del  mal,  sa  bèlo  pajo  blanco, 

Et  n'es  pas  nègre  al  co  coumo  nou  Tan  pintrat. 

Bol  èstre  agnèl,  pourbu  qu'atge  un  bri  d'hèrbo  al  prat.... 

Et  se  l'an  bis  lioun,  es  quan  l'hèrbo  li  manquo. 

Riches,  bouta-ne  doun  en  rezèrbo  per  el 

Pes  grans  frets,  quan  n'a  plus  ni  manno,  ni  sourel, 

Et  sarés  benezitz;  et  touto  la  semmâno 

Recoultares  d'amou  d'oustalet  en  cabâno, 


Demandas  an  aques  apôtros  de  nostre  atge 
Que  sen  Bincen  de  Pol  caouzis,  et  que  s'en  ban 

Gari  chel  bièl  et  chel  maynatge 
Las  plàgos  que  lou  fret  et  la  mizèro  fan. 

Es  que  bezon  tout,  bous  diran  : 

Qu'à  peno  la  plàgo  se  barro, 

La  may  apîlo  sous  pichous 

Et  dit  :  «  Paourots,  à  ginouillous  î 

«  Cal  prega  Diou  pes  riches,  âro, 

«  Car  lous  riches  se  fan  millous.  » 

Bous  diran  que  lous  pays,  à  la  rigou  de  l'ayre 
Bachon  un  bras  de  fer  aoutres  cots  menaçayre, 
Et  se  dizon  entr'es  —-  «  Nostres  bièls,  malhurous, 

«  Faouto  d'un  baoume  counsoulayre, 
«  Toumbâbon  lous  castèls,  nous  aous  escourren  lous 

«  Car  lous  riches  se  fan  millous!  !  » 

Riches,  nou  cambiés  plus  et  que  tout  bous  daoureje, 
Sur  des  moufles  tapis  coulas  beziadomen 
Bostro  bito  de  sedo,  et  de  mèl,  et  d'encen; 
Mais  -perqué  res  aciou  per  bous  aou  n'amaréje, 


DE   LA   POÉSIE  ET  DU  PEUPLE.  53 

N'oublides  pas  un  soûl  moumen 
Que  des  paoures  la  grando  cloûco 
Se  rebèillo  toutjour  dambé  lou  rire  en  boûco, 
Quan  s'endron  sans  abé  talen  !  ! 

« Le  peuple,  plus  fort  maintenant  qu'il  sait  davantage,  —  garde  à  l'abri 

du  mal  sa  belle  page  blanche.  —  Il  n'a  pas  le  cœur  noir  comme  on  nous  l'avait 
peint;  —  il  veut  rester  agneau,  pourvu  qu'il  ait  un  brin  d'herbe  au  pré,  —  et  si 
on  l'a  vu  lion,  c'est  quand  l'herbe  lui  manquait.  —  Riches,  mettez-en  donc  en 
réserve  pour  lui,  —  pour  les  grands  froids,  quand  il  n'a  plus  ni  manne,  ni  so- 
leil, —  et  vous  serez  bénis,  et  toute  la  semaine  —  vous  amasserez  une  moisson 

d'amour  de  chaumière  en  cabane.  — Interrogez  les  apôtres  de  notre  âge 

—  que  saint  Vincent  de  Paul  choisit  et  qui  s'en  vont  —  guérir  chez  le  vieillard 
et  chez  l'enfant  —  les  plaies  que  font  le  froid  et  la  misère  :  —  eux  qui  voient 
tout,  ils  vous  diront  —  qu'à  peine  la  blessure  fermée,  —  la  mère  rassemble  au- 
tour d'elle  ses  petits  —  et  dit  :  «  Pauvrets  à  genoux!  —  il  faut  prier  Dieu  pour 
«  les  riches  maintenant,  —  car  les  riches  se  font  meilleurs.  »  —  Ils  vous  diront 
que  les  pères,  dans  la  rigueur  de  la  saison,  — abaissent  un  bras  de  fer  autre- 
fois menaçant,  —  et  se  disent  entre  eux  :  «  Nos  anciens  malheureux,  —  faute 
«  d'un  baume  consolateur,  —  renversaient  les  châteaux;  nous  autres  étayons- 
«  les,  —  car  les  riches  se  font  meilleurs'.  »  —  Riches ,  ne  changez  plus  et  que 
tout  vous  prospère.  —  Sur  de  moelleux  tapis  coulez  heureusement  —  des  jours 
de  soie  et  de  miel  et  d'encens;  —  mais,  pour  que  rien  ici  pour  vous  ne  soit 
amer,  —  n'oubliez  pas  un  seul  moment  —  que  du  pauvre  la  grande  couvée  — 
se  réveille  toujours  avec  le  rire  sur  les  lèvres,  —  quand  elle  s'endort  sans  avoir 
faim!  » 

Malheureusement  cette  plaie  terrible  de  la  pauvreté,  il  n'est  peut- 
être  au  pouvoir  de  personne  de  la  guérir,  de  la  supprimer  entièrement. 
Toutes  les  recettes  économiques,  toutes  les  combinaisons  rêvées  peu- 
vent-elles arriver  à  autre  chose  qu'à  la  déplacer?  N'est-ce  point  une  des 
faces  de  la  douleur  humaine  qui  tient  à  l'essence  même  de  notre  na- 
ture? Mais  si  c'est  un  problème  insoluble  de  chercher  à  extirper  le  prin- 
cipe même  de  cette  plaie,  il  est  du  moins  donné  à  tous,  au  poète  comme 
à  l'homme  d'état,  de  l'adoucir,  d'en  tempérer  l'amertume,  en  pacifiant, 
en  élevant  les  cœurs  au  lieu  de  leur  souffler  la  haine  et  la  guerre,  en 
développant  ces  germes  de  sympathie  mutuelle  que  Dieu  a  placés  en 
nous  comme  un  des  signes  les  plus  manifestes  de  notre  grandeur  mo- 
rale. L'auteur  des  Souvenirs  ne  l'oublie  pas  plus  dans  ses  vers  que  dans 
ses  actions.  Nul  n'a  eu  de  plus  éloquentes  inspirations  pour  chanter  la 
charité,  —  non  celle  qui  se  fait  avec  faste,  qui  aime  à  se  laisser  voir  et 
humilie  la  fierté  humaine,  mais  cette  charité  active,  qui  va  sans  bruit, 
dans  l'ombre,  chercher  ceux  qui  gémissent,  soulager  tous  les  dénue- 
mens,  qui  laisse  à  la  misère  sa  dignité,  et  est  la  réalisation  de  ce  mot 
sacré  :  Qui  donne  aux  pauvres  prête  à  Dieu. 


51  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

C'est  avec  cet  instinct  sûr,  c'est  avec  cette  connaissance  exacte  du 
monde  des  pauvres,  comme  il  le  dit,  de  ses  mœurs,  de  ses  croyances,  de 
ses  habitudes  familières,  de  ses  besoins,  de  ses  résignations  et  de  ses 
joies,  c'est  en  rassemblant  tous  ces  traits,  toutes  ces  nuances  d'une  nature 
fidèlement  observée,  que  Jasmin  est  parvenu  à  donner  un  intérêt  de  vé- 
rité, en  même  temps  que  l'intérêt  de  l'invention,  à  ses  poèmes,  à  ces  pe- 
tits drames  qui  ne  sont  que  la  mise  en  action  de  la  vie  populaire  et  se 
déroulent  sur  un  théâtre  qui  est  partout,  dans  les  vallées,  dans  les  ca- 
banes couvertes  de  chaume,  au  seuil  d'une  église  ou  sur  le  penchant 
des  coteaux,  au  coin  d'un  chemin  ou  dans  la  chambre  étroite  et  nue 
visitée  par  le  deuil.  L'Aveugle,  Franconnete,  Marthe,  les  Deux  Jumeaux, 
dans  leur  variété  de  détails  et  de  richesse  poétique,  portent  la  même 
empreinte,  sont  nés  de  la  même  pensée,  de  la  même  inspiration,  et 
c'est  pour  cela  que,  tout  en  mettant  dans  ses  peintures  un  art  savant  et 
raffiné,  Jasmin  reste  vraiment  un  poète  populaire.  Ce  qu'il  faut  sur- 
tout aussi  remarquer  dans  ces  compositions,  c'est  le  parfum  moral  qui 
s'en  exhale.  Le  drame  des  passions  et  des  sentimens  y  sert  à  manifester 
la  pureté  du  cœur,  la  puissance  du  devoir.  Quel  tableau  plus  poignant, 
plus  profond  et  plus  innocent  tout  ensemble  de  l'amour  que  l'Aveugle, 
que  Marthe,  — Marthe,  la  pauvre  jeune  fille,  courageuse  et  douce  dans 
sa  passion,  qui  rassemble  ses  épargnes,  use  sa  vie  dans  le  travail  pour 
arriver  à  pouvoir  racheter  du  sort  son  fiancé  Jacques,  qui  ne  la  paie 
que  par  l'abandon  et  l'oubli,  et  lui  rapporte  la  folie  en  échange  de  son 
amour!  C'est  dans  Marthe  que  se  trouve  cet  hymne  —  d'une  grâce  poé- 
tique exquise  —  aux  hirondelles  :  «  Les  hirondelles  sont  revenues,  — 
je  vois  mes  deux  au  nid  là-haut...  —  On  ne  les  a  pas  séparées,  —  elles, 

comme  nous  autres  deux! Restez,  ma  chambre  est  au  soleil;  — 

je  ferai  tout  pour  que  vous  vous  attachiez  à  moi;  —  restez,  oiseaux  ai- 
més de  Jacques!  etc.,  etc.  »  Ce  n'est  pas  le  sacrifice  innocent,  l'ab- 
négation de  l'amour  qui  fait  le  mérite  des  Deux  Jumeaux;  c'est  un 
sentiment  aussi  pur  qui  éclate  dans  ce  récit,  —  le  dévouement  frater- 
nel. Ai-je  besoin  d'ajouter  que  la  Semaine  d'un  Fils  a  le  même  ca- 
ractère? Simple  épisode  de  cette  épopée  populaire  de  Jasmin,  —  et 
non  le  plus  considérable,  —  la  Semaine  d'un  Fils  est  une  bien  humble 
histoire,  sans  faste,  sans  recherche,  sans  effets  savans  et  sonores;  peut- 
être  même  l'action  serait-elle  trop  peu  liée,  trop  peu  consistante,  si 
l'intérêt  n'était  relevé  par  le  sentiment  intime  qui  circule  dans  le  récit, 
par  le  charme  des  détails  et  ces  traits  soudains  de  sensibilité  qui  révè- 
lent toujours  le  poète.  Le  poème  s'ouvre  par  une  de  ces  scènes  naïves, 
empreintes  de  je  ne  sais  quelle  grâce  touchante,  je  ne  sais  quel  mys- 
tère émouvant,  et  qu'il  faut  lire,  si  je  puis  ainsi  parler,  avec  le 
cœur. 


DE   LA    POÉSIE   ET  DU  PEUPLE.  $5 

L'hiroundelo  fugio  nostre  ayre  bengut  fret; 
Nostre  tan  bel  sourel  se  fazio  soureillet, 

La  campagno  toumabo  mudo 

Al  nègre  béni  de  Toutsan; 

Et  de  la  cabeillo  mièy  nudo 

La  feillo  jaouno  et  fregeludo 

Toumbâbo  morto  en  biroulan. 

Un  tantos,  al  sourti  d'une  bilo  bezino, 

A  Thouro  oun  lou  ciel  s'illumino 
Dus  pichous,  fray  et  so,  paresquêron  tout  soûls; 

Tout  dus  à  l'un  cot  gemisqueron  ; 
Apey  daban  la  crouts  del  cami  s'en  angueron 

Et  s'y  bouteron  à  ginouls. 

Abel,  Jano,  al  cla  de  la  luno 
Restèron  lounten  sans  poulsa; 
Apèy  coumo  l'orgo  à  l'aouta 
Las  dios  boues  fasqueron  tinda 
Dios  prieros  que  n'en  fan  q'uno 
Et  qu'ai  ciel  semblabo  mounta  : 

«  May  de  Diou,  bierges  pietadouzo 
«  Mando  toun  angel  che  nous  aou 
«  Et  garis  nostre  pay  malaou; 
«  Nostro  may  tournara  jouyouzo 
<c  Et  nous-aou  dus,  biergeto-may, 
«  T'aymaren  se  pouden,  enquero,  enquero,  may  !  » 

«  L'hirondelle  fuyait  notre  air  devenu  froid;  —  notre  si  beau  soleil  se  faisait 
soleillet;  —  la  campagne  redevenait  muette  — -  à  la  noire  approche  de  la  Tous- 
saint,—  et  de  la  cime  moitié  nue  (de  l'arbre)  —  la  feuille  jaune  et  frileuse  **- 
tombait  morte  en  tournoyant.  —  Un  soir,  à  la  sortie  d'une  ville  voisine,  —  à 
l'heure  où  le  ciel  s'illumine,  — deux  enfans,  frère  et  sœur,  parurent  tout  seuls. 
—  Tous  deux  à  la  fois  soupirèrent;  —  puis,  devant  la  croix  ils  s'en  allèrent,  —  et 
s'y  mirent  à  genoux.  —  Abel,  Jeanne,  au  clair  de  la  lune,  —  restèrent  long- 
temps sans  parler;  —  ensuite,  comme  l'orgue  à  l'autel,  —  les  deux  voix  tirent 
tinter  —  deux  prières  qui  n'en  faisaient  qu'une,  —  et  qui  au  ciel  semblaient 
monter  :  —  «Mère  de  Dieu,  Vierge  compatissante,  —  envoie  ton  ange  dans  notre 
maison  —  et  guéris  notre  père  malade;  —  notre  mère  redeviendra  joyeuse,  — 
et  nous  autres,  Viergette-mère,  —  nous  t'aimerons,  si  nous  pouvons,  encore,  en- 
core mieux!...  » 

Il  est  difficile  sans  doute  de  rendre  complètement  le  charme  gracieux 
et  poétique  de  ces  vers  consacrés  à  la  prière  commune  de  deux  enfans; 
il  est  plus  aisé,  il  me  semble,  d'en  saisir  le  sentiment  dans  sa  pureté. 


56  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

C'est  ce  sentiment  religieux  dont  je  parlais,  qui  est  partout,  qui  se  ra- 
vive à  chaque  épreuve,  qui  s'alimente  aux  plus  intimes  sources  du 
cœur,  et  que  les  enfans  puisent  avec  le  lait  de  leur  mère;  c'est  cet  in- 
stinct mystérieux  et  naturel  des  choses  invisibles,  d'un  être  puissant  et 
protecteur  auquel  il  faut  recourir  dans  les  momens  d'abandon.  Ce  sen- 
timent, cet  instinct  est  un  besoin  pour  la  nature  humaine;  c'est  son 
penchant  invincible,  indestructible.  Ces  deux  enfans  que  le  poète  amène 
au  pied  d'une  croix,  à  la  clarté  sereine  de  la  lune,  pour  demander  la 
vie  de  leur  père,  ne  sont-ils  pas  le  symbole  naïf  de  cet  élan  religieux  de 
l'ame  humaine?  —  De  quoi  s'agit-il  donc  dans  le  poème  de  Jasmin? 
C'est  un  pauvre  maçon,  ancien  militaire,  —  Alari,  —  déjà  près  de  suc- 
comber au  mal  qui  le  ronge.  S'il  meurt,  il  emporte  avec  lui  le  pain  de 
sa  femme,  de  ses  enfans,  qui  est  dans  son  travail.  Il  ne  laissera  après 
lui  que  la  ruine,  le  dénûment  et  toutes  les  tristesses  de  la  misère  jointes 
aux  tristesses  de  la  mort.  La  prière  des  enfans  a-t-elle  été  écoutée?  Il 
le  faut  croire  :  en  rentrant,  Abel  et  Jeanne  trouvent  leur  père  déjà 
mieux  et  délivré  de  la  fièvre  qui  brûlait  son  sang.  La  mère  attendrie  et 
joyeuse  les  serre  sur  son  sein  avec  passion,  et  tous  trois  ils  prient  Dieu 
encore,  «  à  genoux,  dit  le  poète,  entre  quatre  colonnes  d'un  vieux  lit 
en  serge  où  maintenant  dormait  d'un  sommeil  plus  doux  le  bon 
père....  » 

Un  peu  d'espérance  rentre  donc  dans  la  maison  attristée;  la  confiance 
et  la  joie  y  reviennent.  Alari  retrouve  peu  à  peu  la  santé,  après  avoir 
lutté  fièrement  avec  le  mal;  mais  les  forces  ne  reviennent  que  lente- 
ment, et  il  ne  peut  encore  recommencer  sa  vie  de  travail.  Dans  l'at- 
tente où  chaque  jour  se  passe,  il  se  préoccupe  de  sa  famille;  il  voit  son 
fils  Abel  grandir,  et  s'inquiète  de  ce  qu'il  deviendra.  «  Nous  sommes 
pauvres,  —  dit-il  à  son  fils  un  matin  où  Abel  vient  assister  à  son  ré- 
veil, —  et  nous  n'avons  que  mon  travail  pour  vivre.  —  Le  ciel,  en  me 
guérissant,  a  voulu  nous  sauver.  —  Toi,  mon  fils,  tu  as  quinze  ans 
déjà;  —  tu  sais  lire,  tu  sais  écrire,  —  au  travail  il  faut  songer.  —  Je 
sais  que  tu  es  chétif;  tu  as  des  heures  de  langueur,  —  tu  es  plus  joli 
que  fort.  Tes  petits  bras  plieraient,  —  quand  sur  la  pierre  ils  frappe- 
raient. —  Mais  notre  percepteur,  qui  aime  ta  bonne  mine,  —  te  trouve 
l'air  monsieur,  —  et  veut  de  toi  faire  quelque  chose.  —  Va-t-en  chez 
lui,  et  fais  tout  pour  lui  plaire.  —  Surtout  pas  de  gloriole,  Abel,  comme 
j'en  ai  vu.  —  Écrivain,  ouvrier,  chacun  a  son  travail.  —  Plume,  mar- 
teau, ce  sont  des  outils; — l'esprit  comme  le  corps  fatigue  notre  vie....» 
Le  bon  Alari  rêve  déjà  un  avenir  brillant  pour  son  fils;  il  se  réjouit 
d'avoir  trouvé  pour  cette  nature  fine  et  délicate  un  travail  plus  doux, 
une  condition  plus  heureuse,  tandis  que  lui  il  poursuivra  sa  tâche  rude 
et  grossière.  Voici  pourtant  qu'un  coup  de  foudre  inattendu  vient  fié- 


DE  LA  POÉSIE  ET  DU  PEUPLE.  57 

trir  ces  espérances,  renverser  ce  bonheur  modeste.  «  Le  plaisir  chez  le 
pauvre  est  de  courte  durée.  »  Alari  n'a  point  encore  regagné  ses  forces, 
et  il  reçoit  l'ordre  de  reprendre  aussitôt  son  travail,  s'il  ne  veut  pas 
qu'il  lui  soit  enlevé.  «  Je  suis  guéri  !  s'écrie-t-il  en  se  relevant  par  un 
mouvement  spontané;  »  mais,  trop  faible,  il  retombe  pâle,  abattu,  sous 
le  poids  de  la  menace  qui  lui  est  faite,  accablé  par  le  sentiment  de  son 
impuissance.  Il  lui  faudrait  encore  à  peine  quelques  jours  de  repos, — 
une  semaine!  Le  spectre  de  la  misère  se  relève  déjà  au  sein  de  la  pauvre 
famille  désespérée  et  muette,  quand  tout  à  coup  Abel,  l'œil  en  feu,  s'é- 
chappe; le  courage  illumine  sa  figure  et  la  fait  rayonner;  «  la  force 
bout  dans  ses  petits  bras,  »  selon  l'expression  du  poète,  et  lorsqu'il 
rentre,  il  s'approche  de  son  père,  le  rassure  d'un  regard  souriant,  et 
lui  dit  que  cette  semaine  de  repos  dont  il  a  besoin  encore,  il  l'aura,  — 
qu'un  ami  s'est  chargé  de  son  travail  et  tiendra  sa  place.  «  Sauvé  par 
un  ami!.v  II  y  a  donc  encore  des  amis!  s'écrie  amèrement  l'auteur. 
Hélas!  il  y  a. de  bons  fils,...  des  amis  peut-être  plus!  »  C'est  Abel  qui, 
malgré  sa  jeunesse,  est  allé  s'offrir  à  la  place  de  son  père,  et  chaque 
jour  il  va  au  travail,  pétrit  le  mortier,  escalade  les  échafaudages,  re- 
mue hardiment  la  pierre,  tandis  qu' Alari  le  croit  occupé  aux  écritures 
du  percepteur.  Abel  ne  néglige  rien  d'ailleurs  pour  cacher  à  son  père 
sa  pieuse  ruse;  sa  mère  seule  la  sait,  et  «  d'un  clin  d'œil  il  répond  au 
clin  d'œil  de  sa  mère.  »  La  ruse  ne  se  décèle,  le  voile  ne  se  déchire 
aux  yeux  du  père  que  par  un  coup  terrible,  par  la  mort  d'Abel,  qui 
tombe  du  haut  de  la  maison  à  laquelle  il  travaille,  et  une  triste  fata- 
lité amène  Alari  sur  le  lieu  même  où  son  fils  s'éteint  dans  l'agonie. 
Abel  a  à  peine  le  temps  de  le  reconnaître,  «  II  penche  sa  tête  vers  lui; 
pendant  un  demi-quart  d'heure  il  tient  sa  main  dans  ses  mains,  et  il 
lui  sourit  en  mourant!  »  Il  n'a  pu  jusqu'au  bout  achever  sa  semaine, 
interrompue  par  la  mort.  —  Ce  sourire,  qui  clôt  le  poème,  n'appa- 
raît-il pas  comme  une  pure  révélation  de  la  volupté  secrète  que  laisse 
dans  l'ame  d'Abel  le  sentiment  d'un  devoir  accompli  sans  regret  et 
sans  faste?  C'est  le  rayon  calme  et  doux  qui  décore  un  dévouement 
naïf  poussé  sans  effort  jusqu'à  la  plus  extrême  limite.  Ici,  comme  ail- 
leurs, dans  ce  dernier  élan  de  mansuétude  charmante,  éclate  l'éléva- 
tion de  la  pensée  de  l'auteur,  la  pureté  de  son  inspiration.  Et  pourtant, 
on  le  conçoit,  la  tentation  était  facile  pour  un  esprit  vulgaire.  Le  poète 
pouvait  aisément  céder  à  l'attrait  de  l'actualité  en  remuant  des  pas- 
sions contemporaines,  en  éclairant  de  quelque  sinistre  flamme  de  haine 
la  dernière  heure  de  la  jeune  victime  du  travail.  Jasmin  a  préféré  ne 
songer  qu'à  la  transfiguration  même  du  dévouement  dans  un  ineffable 
sourire;  il  a  mieux  aimé  être  simple,  émouvant  et  vrai  dans  ce  petit 
drame  dont  je  n'ai  pu  donner  que  le  squelette  sans  vie  et  sans  couleur. 


58  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

C'est  ainsi  qu'à  l'heure  même  où  la  poésie  semble  s'éteindre  dans 
les  esprits  lassés  ou  détournés  par  l'ardent  attrait  des  luttes  présentes, 
elle  jaillit  de  nouveau  aussi  fraîche,  aussi  vivante  que  jamais  d'une 
imagination  libre  et  énergique.  Au  milieu  des  mille  transformations, 
des  mille  changemens,  des  mille  fluctuations  qui  altèrent  l'ame  hu- 
maine, qui  étonnent  et  fatiguent  le  regard,  il  n'est  pas  sans  une  austère 
douceur  de  s'arrêter  un  instant  à  observer  un  homme  qui  consent  à 
être  ce  qu'il  fut  toujours,  —  un  homme  heureux  dans  son  indépen^ 
dance,  un  grand  poète  dans  son  antique  et  populaire  langage.  Il  y  a 
dans  la  simplicité,  dans  le  naturel  et  le  vrai,  qu'ils  se  manifestent  dans 
une  existence,  qu'ils  éclatent  dans  une  œuvre  poétique,  un  charme 
secret  toujours  nouveau  et  dont  on  se  sent  d'autant  mieux  disposé  à 
goûter  le  prix,  qu'il  semble  plus  inattendu  peut-être  dans  nos  heures 
de  hâte,  de  transition  et  d'épreuve.  La  simplicité  nous  venge  de  tant 
de  vanités  théâtrales,  de  tant  de  boursoufflures  de  l'orgueil  en  révolte, 
de  tant  de  violentes  profanations  d'Érostrates  désespérés!  Le  naturel  et 
le  vrai  nous  consolent  de  tant  d'hyperboliques  chimères,  de  tant  de 
falsifications  de  notre  pauvre  être  moral!  Ces  conditions  élevées  et 
pures  de  toute  poésie,  je  n'ai  pas  besoin  de  les  indiquer  à  Jasmin;  il  les 
connaît,  il  s'y  rattache  invariablement,  sans  nul  effort,  comme  à  une 
loi  qu'il  est  doux  de  suivre,  et  de  là  l'intérêt  soutenu  de  ses  aimables 
productions,  de  là  cette  rectitude,  cette  sérénité  qu'on  remarque  dans 
son  inspiration.  —  Heureux  homme,  disais-je,  qui  a  su  régler  sa  vie 
sans  y  laisser  place  aux  calculs  vulgaires,  sans  tenir  toujours  sa  porte 
entr' ouverte  aux  bruits  du  dehors,  aux  appels  des  passions  corruptrices, 
et  qui,  de  cette  vie  paisible,  a  su  faire  un  foyer  actif  d'où  jaillit  par 
momens  la  plus  belle  des  poésies,  celle  qui  repose  le  cœur  sans  l'énerver 
et  le  conduit  d'émotion  en  émotion  au  sentiment  généreux  et  libre  du 
devoir  humain! 

Ch.  de  Mazade. 


HISTOIRE  DE  L'EMPIRE 


PAR  M.  THIERS.  * 


J'ai  vu,  il  y  a  quelques  années,  chez  un  écrivain  légitimiste,  qui  passe 
avec  raison  pour  avoir  beaucoup  d'esprit,  et  qui  a  plus  de  sens  encore 
que  d'esprit,  un  portrait  de  Napoléon  en  costume  de  premier  consul, 
avec  cette  inscription  tracée  sur  le  cadre  :  «  Après  Marengo  et  avant  le 
meurtre  du  duc  d'Enghien.»  Cet  hommage,  concis  et  sincère,  à  la  gloire 
de  Napoléon  dans  la  plus  belle  période  de  sa  vie  m'est  souvent  revenu 
à  la  mémoire  en  lisant  le  beau  travail  où  M.  Thiers  vient  de  consigner 
les  faits  d'une  autre  époque  à  la  fois  glorieuse  et  fatale  pour  l'empe- 
reur :  —  après  Iéna  et  avant  la  guerre  d'Espagne. 

M.  Thiers  n'avait  pas,  comme  l'admirateur  de  Napoléon  qui  lui  a 
consacré,  pour  toute  appréciation,  les  deux  lignes  que  je  viens  de  citer, 
le  droit  de  circonscrire  ainsi  sa  pensée.  L'inflexible  tâche  de  l'historien 
était  à  remplir.  Il  lui  fallait  abaisser  celui  qu'il  avait  élevé  si  haut,  et 
auquel  il  avait  rendu  exacte  justice  en  l'élevant  aux  cimes  de  l'his- 
toire, briser  pour  ainsi  dire  celui  qu'il  avait  légitimement  adoré,  de- 
voir pénible,  accompli  à  regret,  avec  une  douleur  qui  s'exprime  sans 
affectation  à  chaque  ligne  du  nouveau  livre  de  M.  Thiers,  où  apparaît, 
non  sans  charme,  une  sévérité  mélancolique  qui  ne  refuse  pas  quel- 
ques larmes  à  celui  qu'elle  immole  aux  exigences  de  la  vérité.  Un  an- 
cien, Sénèque,  je  crois,  a  dit  que  le  plus  beau  spectacle  qui  puisse  s'of- 

{!)  Huitième  volume,  chez  Paulin,  rue  Richelieu,  60. 


60  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

frir  est  celui  d'un  homme  de  bien  luttant  avec  l'adversité.  Le  spectacle 
que  donne  un  historien  épris  d'un  héros  qu'il  a  suivi  avec  orgueil 
dans  toutes  les  phases  d'une  radieuse  vie,  et  qui  se  voit  forcé  de  son- 
der les  égaremens  de  ce  grand  cœur,  offre  un  aspect  non  moins  tou- 
chant. 

Ce  huitième  volume  renferme  toutes  les  péripéties  du  drame  déplo- 
rable qui  commença  à  Madrid,  à  Aranjuez,  au  Buen-Retiro,  et  se  dé- 
noua au  château  de  Valençay,  ou,  pour  mieux  dire,  au  revers  septen- 
trional des  Pyrénées,  abaissées  en  1814  par  les  fausses  combinaisons 
de  Napoléon,  et  dans  un  sens  inverse  à  celui  que  Louis  XIV  attacha 
aux  paroles  qu'il  adressait,  dit-on,  à  son  fils  allant  régner  en  Espagne; 
drame  plein  de  sinistres  présages,  où  l'on  voit  se  détacher  les  pre- 
miers fragmens  d'un  vaste  empire,  s'affaisser  les  premières  assises  du 
gigantesque  établissement  de  1809,  et  s'enfuir  déjà  avec  la  fortune  la 
grandeur  que  nous  avaient  conquise  quinze  années  de  batailles  livrées 
à  l'Europe  entière. 

L'écrivain,  l'homme  d'état  n'a  pas  failli  dans  cette  œuvre,  l'écueil 
a  été  traversé  avec  talent,  avec  intrépidité;  sans  nous  livrer  au  décou- 
ragement qui  suit  souvent  l'enthousiasme  déçu,  sans  se  laisser  en- 
traîner lui-même  d'un  seul  pas  aux  ménagemens  qui  pouvaient  pa- 
raître dus  à  certaines  circonstances,  écartant  d'une  main  patiente,  mais 
ferme,  les  voiles  qui  cachaient  encore  une  dernière  part  des  fautes  et 
des  erreurs  de  Napoléon,  M.  Thiers  nous  a  livré  l'analyse  sérieuse,  pro- 
fonde, complète/trop  sévère  peut-être,  de  cette  déplorable  affaire. 
Quant  à  l'agencement,  à  la  conduite  historique  de  ce  dernier  travail  de 
M.  Thiers,  la  pensée  en  appartient  aux  meilleures  traditions  de  l'anti- 
quité et  des  temps  modernes;  large  manière,  exposé  des  détails  admi- 
nistratifs, autant  qu'ils  servent  à  préparer  dans  notre  esprit  et  à  expli- 
quer les  événemens  ultérieurs,  mise  en  scène  successive  des  personnages 
habilement  amenés  près  du  personnage  principal,  tout  rappelle,  dans 
ce  magnifique  tableau,  les  bonnes  pages  de  Polybe,  les  meilleures  par- 
ties de  Guicciardini. 

Avant  que  de  passer  à  l'œuvre,  qu'il  me  soit  permis  de  m' arrêter 
quelques  momens  devant  l'historien  lui-même. 

L'Histoire  de  la  Révolution  française,  commencée  il  y  a  vingt-cinq 
ans  par  M.  Thiers,  fut,  avec  le  trop  bref  récit  de  M.  Mignet,  la  première 
révélation  sentie  et  profonde  qui  nous  fut  faite  sur  cette  grande  crise 
sociale,  quelquefois  peu  comprise  par  ceux-là  même  qui  y  avaient  pris 
le  plus  de  part.  C'était  (en  ce  qui  est  des  premiers  volumes  du  moins) 
l'œuvre  d'un  jeune  homme  nouveau  venu,  sinon  dans  le  monde  des 
grandes  idées,  du  moins  dans  les  hautes  sphères  où  elles  reçoivent 
leur  consécration;  souvent,  j'ose  le  dire  et  sans  embarras,  séduit  par 
le  succès  qu'obtiennent  des  esprits  qui  ne  sont  que  téméraires,  gagné 


HISTOIRE  DE  L'EMPIRE.  61 

par  sa  propre  ardeur  à  leur  audace,  devinant  les  grands  caractères  qui 
s'étaient  évanouis  comme  des  rêves,  et  dont  il  ne  pouvait  trouver  de 
traces  que  dans  le  reflet  d'événemens  aussi  rapidement  effacés.  C'est 
ainsi  que  M.  Thiers  pénétrait  alors,  par  la  force  de  son  esprit,  dans  une 
région  en  quelque  sorte  close.  Bientôt ,  lorsqu'il  aborde  les  approches 
du  consulat,  M.  Thiers  se  présente  comme  un  écrivain  déjà  admis  à 
participer  aux  plus  importantes  affaires,  et  l'on  reconnaît  un  homme 
qui  passera  bientôt  des  conseils  à  l'action.  L'autorité  de  sa  parole, 
l'avantage  moral  de  ses  relations,  se  manifestent  à  chacune  de  ses 
pages;  à  la  sûreté  des  traits,  à  la  certitude  des  opinions,  il  est  clair  que 
les  personnages  sont  familiers  à  l'historien,  qu'il  les  a  étudiés  de  près 
et  à  son  aise,  et  qu'il  puise  dans  le  fond  même  de  leur  conscience  les 
lumières  qu'il  répand  sur  leurs  actes.  Plus  tard,  M.  Thiers  revient 
prendre  sa  place  sur  le  siège  de  l'histoire,  au  sortir  des  plus  hautes 
transactions  de  ce  monde,  éclairé  par  la  pratique,  ayant  tenu  lui-même 
les  rênes  du  gouvernement  de  la  France,  maître  dans  la  connais- 
sance des  hommes  illustres  ou  marquans  qui  se  maintiennent  sur  le 
théâtre  de  la  politique,  et  ne  les  jugeant  plus  sur  des  actes  tout  publics 
ou  sur  des  entretiens  intimes,  mais  les  ayant  éprouvés  à  la  pierre  de 
touche,  dans  la  double  situation  où  l'homme  livre  tout  le  mystère  de 
sa  personnalité,  dans  l'accomplissement  des  devoirs  de  l'obéissance  ou 
dans  l'exercice  du  commandement.  Plus  la  marche  de  son  travail  le 
rapproche  des  temps  modernes,  plus  les  hommes  lui  sont  connus, 
moins  les  derniers  restés  de  l'époque  révolutionnaire  ont  de  secrets 
à  lui  révéler,  et  plus  il  entend  distinctement  les  vibrations  de  cet  em- 
pire, qu'il  s'apprête  à  faire  revivre,  sous  toutes  ses  faces,  dans  notre 
esprit.  Enfin,  voilà  que  M.  Thiers  reprend  sa  plume,  après  qu'une 
nouvelle  révolution  a  fait  explosion  sous  les  pas  de  ses  anciens  collè- 
gues du  pouvoir,  non  plus  1830,  commotion  politique  sous  laquelle 
la  terre  de  France  n'a  tremblé  qu'un  instant  pour  se  raffermir  encore 
pendant  dix-huit  ans,  mais  un  mouvement  qui  se  ramifie  jusqu'aux 
extrémités  du  monde,  soulève  tout  de  ses  bases,  entraîne  les  trônes, 
laisse  à  demi  renversés  ceux  qu'il  n'engloutit  pas,  et  nous  découvre  un 
abîme  béant  qu'il  faut  à  la  fois  sonder  et  combler,  ou  périr.  Quels 
motifs  de  méditation  pour  un  écrivain  placé,  comme  le  furent  tous  les 
grands  historiens,  au  sommet  ou  au  centre  des  affaires!  quel  thème  de 
retours  sur  les  événemens  et  sur  les  hommes  pour  qui  est  armé  de 
tous  les  genres  d'expérience,  et  quel  sujet  que  l'étude  de  la  forte  orga- 
nisation dont  Napoléon  dota  la  France,  au  milieu  des  douleurs  d'une 
telle  énigme! 

Les  négociations  et  les  intrigues  qui  précédèrent  la  guerre  nationale 
de  l'Espagne  contre  Napoléon  ont  été  l'objet  des  études  et  des  contro- 
verses d'un  grand  nombre  d'historiens.  L'un  des  plus  anciens,  le  comte 


62  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

de  Toréno,  eut  peut-être  le  tort  d'écrire  son  histoire  du  soulèvement 
de  l'Espagne  avec  trop  de  livres,  lorsqu'il  pouvait  avoir  plus  ample- 
ment recours  aux  personnages  marquans  des  deux  pays,  qu'il  avait  tous 
fréquentés  et  dont  l'estime  lui  était  acquise.  M.  de  Toréno  était  un 
homme  d'état,  on  ne  peut  lui  refuser  ce  titre.  Il  réunissait  à  l'éléva- 
tion des  vues,  à  la  générosité  du  cœur,  des  senti  mens  de  patriotisme 
un  peu  calmes,  il  est  vrai,  mais  réels;  c'est  ce  patriotisme  même  qui 
nous  rend  suspects  les  jugemens  qu'il  a  portés.  Espagnol  d'antique 
roche,  de  bon  vieux  sang  chrétien,  comme  on  dit  en  Espagne,  l'un  des 
membres  les  plus  élevés  de  cette  aristocratie  castillanne  qui  subsiste  en- 
core au  milieu  des  révolutions  si  diverses  dont  l'Europe  a  été  le  théâtre, 
parce  qu'elle  a  su  en  tout  temps  conserver  une  certaine  communauté  avec 
Le  peuple,  et  s'identifier  avec  ses  penchans  comme  avec  ses  croyances, 
M.  de  Toréno  était  trop  préoccupé  des  infortunes  de  son  pays  pour  se 
placer  avec  impartialité  sur  le  terrain  neutre  de  l'histoire;  mais  son 
livre  a  du  prix  en  ce  qu'il  représente  assez  fidèlement  les  opinions  es- 
pagnoles. C'est,  pour  qui  sait  y  lire,  un  bon  recueil  de  documens  sur 
l'héroïque  soulèvement  de  l'Espagne,  et,  bien  que  l'auteur  ait  pris  soin 
de  nous  avertir  que  son  ouvrage  est  non  pas  seulement  espagnol,  mais 
européen,  ce  n'est  que  sous  le  point  de  vue,  honorablement  exclusif, 
de  la  défense  de  la  patrie  que  son  livre  a  quelque  valeur. 

Un  homme  d'état,  désigné  à  cet  effet  par  Napoléon  lui-même,  muni 
d'un  mandat  impérial  posthume  pour  écrire  l'histoire  de  notre  diplo- 
matie moderne  (4),  et  admis  à  consulter  les  documens  amoncelés  dans 
le  précieux  dépôt  des  archives  du  ministère  des  affaires  étrangères, 
M.  Bignon,  a  longuement  exposé,  dans  son  Histoire  de  France  sous  Na- 
poléon, les  différentes  phases  des  négociations  qui  précédèrent  la  chute 
des  Bourbons  d'Espagne  en  d808;  mais,  dès  le  début  de  son  récit,  cet 
historien  éminent  se  jette  dans  une  série  de  considérations  complexes 
qui  semblent  dénoter,  dans  mon  humble  opinion ,  le  besoin  qu'il 
éprouve  involontairement  d'épancher  son  blâme  plutôt  sur  le  système 
politique  que  Napoléon  avait  conçu  à  l'égard  de  l'Espagne  que  sur  le 
tribut  que  l'homme  de  génie  paya,  en  cette  circonstance  difficile,  aux 
passions  humaines;  en  un  mot ,  pour  parler  plus  net  que  M.  Bignon, 
sur  la  duplicité  et  la  perfidie  qui  présidèrent  aux  opérations  militaires 
et  aux  actes  politiques  de  Napoléon  à  cette  époque.  En  effet,  M.  Bignon, 
dont  le  coup  d'œil  étendu  et  l'esprit  sûr  méritent  assurément  tout  notre 
respect,  et  qui  avoue  d'ailleurs,  avec  l'austère  probité  qui  le  distingue, 
tout  ce  qu'il  y  avait  de  repréhensible  dans  le  parti  pris  par  Napoléon  de 
démembrer  l'Espagne  et  de  détrôner  en  même  temps  son  souverain, 


(i)  «  Je  l'engage  à  écrire  l'histoire  de  la  diplomatie  française  de  1792  à  1815.  » 

(Testament  de  Napoléon.) 


HISTOIRE  DE  L'EMPIRE.  63 

s'interdit,  par  un  reste  de  vénération  peut-être  excessive  pour  le  héros 
qu'il  a  admiré  de  si  près,  un  examen  trop  détaillé  de  sa  conduite.  Le 
plus  grand  tort  de  Napoléon  en  cette  circonstance  fut  un  tort  politi- 
que, selon  M.  Bignon;  il  devait  choisir  entre  les  deux  plans  qu'il  avait 
conçus  simultanément.  La  politique  impériale  devait  être  et  rester  na- 
tionale, et  non  devenir  une  ambition  de  famille,  tandis  que  Napoléon 
voulait  concilier  et  satisfaire  en  même  temps  ces  deux  besoins  de  son 
ame.  Abattre  les  Pyrénées  au  profit  de  la  France,  se  donner  une  bar- 
rière contre  l'Espagne  en  lui  enlevant  les  provinces  de  l'Èbre,  comme 
il  avait  dû,  pour  sa  sûreté,  tenir  les  clés  de  l'Italie  et  de  l'Allemagne  en 
restant  maître  du  Piémont  et  des  forteresses  du  Rhin,  telle  était,  au 
dire  de  M.  Bignon,  la  véritable  politique  à  suivre  en  1808.  M.  Bignon 
avait  le  droit,  sans  doute,  de  se  maintenir  dans  ces  hautes  régions  spé- 
culatives et  de  n'abaisser  pas  trop  ses  regards  sur  des  faits  qui  pou- 
vaient lui  paraître  secondaires  près  de  ces  grandes  questions;  mais,  de 
son  côté,  le  lecteur  est  en  droit  de  désirer  quelque  chose  de  plus,  et  de 
s'attendre  à  ce  qu'on  l'introduise  plus  complaisamment  dans  le  foyer 
secret  des  affaires. 

Un  autre  historien,  le  comte  Thibaudeau,  homme  non  moins  émi- 
ment,  qui  siégea  nombre  d'années  dans  le  conseil  d'état  près  de  Napo- 
léon, a  écrit  également  l'histoire  diplomatique  de  l'empire;  mais  le  la- 
beur ne  supplée  pas  à  l'initiation,  et  M.  Thibaudeau  a  été  plus  souvent 
à  même  de  recourir  aux  pièces  officielles,  aux  dépêches  pour  ainsi  dire 
publiques  et  aux  souvenirs,  d'ailleurs  pleins  d'intérêt,  que  lui  fournit 
sa  longue  et  honorable  carrière  politique,  qu'aux  dépôts  secrets.  La  sé- 
vérité des  opinions  républicaines  de  M.  Thibaudeau  se  fait  sentir  dans 
tout  son  ouvrage,  et  il  se  peut  qu'il  ait  trop  chargé  de  l'inflexible  poids 
de  ses  arrêts  le  côté  de  la  balance  que  M.  Bignon  allège  avec  trop  de 
sympathie  peut-être. 

Les  Mémoires  de  Savary  offrent  des  documens  que  les  historiens  ont 
dû  consulter  avec  précaution.  Ses  dépêches  relatives  à  l'affaire  d'Es- 
pagne ont  plus  d'importance.  Nous  verrons  tout  à  l'heure  qu'il  n'a  pas 
été  permis  à  tout  le  monde  de  les  connaître. 

L'abbé  de  Pradt,  qui  a  écrit  sur  toutes  les  affaires  temporelles  de  ce 
monde,  était,  on  le  sait,  le  plus  passionné  de  tous  les  prélats  qui  se 
sont  mêlés  de  politique.  J'ai  souvent  entendu  l'archevêque  de  Malines 
discourir,  avec  la  fougue  brillante  qui  l'animait  toujours,  sur  la  con- 
duite de  Napoléon  à  l'égard  des  Bourbons  d'Espagne,  et,  dans  sa  con- 
versation comme  dans  son  livre,  l'homme  d'église  et  l'historien  me 
semblent  avoir  complètement  disparu  derrière  l'homme  d'esprit.  D'ail- 
leurs, M.  de  Pradt  n'aimait  pas  Napoléon.  Il  ne  pouvait  pardonner  à 
l'empereur  de  n'avoir  pas  découvert,  dans  la  personne  de  son  ambas- 
sadeur à  Varsovie,  l'étoffe  d'un  cardinal  de  Richelieu,  ou  tout  au  moins 


64  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

d'un  Mazarin.  Aussi  son  livre,  qui  a  gardé  le  parfum  de  ses  rancunes, 
a-t-il  été  consulté  par  tous  les  écrivains  étrangers ,  tandis  qu'il  a  été 
négligé,  ajuste  titre,  par  nos  historiens  nationaux.  L'homme  éclairé 
qui  a  prédit  l'indépendance,  aujourd'hui  accomplie,  des  colonies  d'A- 
mérique, était  cependant  bien  propre  à  jeter  de  vives  lumières  sur  les 
questions  que  fit  naître  la  décadence  de  l'Espagne,  au  moment  où  Na- 
poléon décida  que  le  temps  était  venu  de  l'envahir;  mais  on  ne  juge 
sainement  des  passions  d'autrui  qu'en  se  dépouillant  préalablement  des 
siennes,  et  l'abbé  de  Pradt  ne  s'était  jamais  assez  sérieusement  occupé 
des  préceptes  de  l'Évangile  pour  se  souvenir  de  celui-là. 

Le  comte  de  Las-Cases  n'a,  dans  ses  mémoires,  d'autre  pensée  que 
celle  de  reproduire  les  opinions  de  l'empereur  sur  lui-même.  11  a  ac- 
compli en  serviteur  loyal  ce  pieux  devoir  que  s'était  imposé  sa  fidélité. 

Parlerai-je  de  Southey,  de  Harding,  de  Londonderry,  de  sir  Walter 
Scott,  de  Gevallos?  Leurs  écrits  sur  la  guerre  d'Espagne  et  ses  antécé- 
dens  ne  sont,  en  quelque  sorte,  qu'une  continuation  de  cette  guerre 
même ,  une  prolongation  des  guérillas  dont  nous  eûmes  à  souffrir 
dans  la  Péninsule.  Ils  ne  sont  bons  aujourd'hui  qu'à  constater  la  ter- 
reur profonde  que  les  entreprises  audacieuses  de  Napoléon  avaient 
laissée,  même  long-temps  après  sa  chute,  parmi  les  nations  étrangères. 
L'Histoire  de  l'Europe,  publication  tory  de  Archibald  Alison,  œuvre 
plus  calme  et  plus  équitable,  n'est  à  mentionner  et  à  lire  que  pour 
compléter  l'impression  qu'on  peut  recueillir  de  tous  les  jugemens  con- 
çus au  point  de  vue  étranger  sur  cette  mémorable  époque.  Alison  a 
mis  son  travail  sous  la  protection  de  cette  phrase  de  Tite-Live  :  Quod, 
Hannibale  duce,  Carthaginienses  cura  populo  romano  gessere;  ce  que  je 
traduirais  :  «  Une  histoire  de  Rome  au  point  de  vue  carthaginois  î  » 

M.  Armand  Lefebvre,  auteur  d'une  Histoire  des  Cabinets  de  l'Europe 
pendant  le  Consulat  et  l'Empire,  a  écrit  dans  des  conditions  plus  favo- 
rables, et  son  talent  a  pu  se  développer  à  l'aise  dans  l'indépendance  et 
l'acquit  que  lui  donnaient  à  la  fois  une  jeunesse  passée  loin  des  inté- 
rêts qu'il  avait  à  débattre  et  ses  études  au  sein  même  des  affaires  étran- 
gères dont  il  fut  long-temps  un  des  plus  laborieux  employés.  C'est  au 
milieu  même  des  archives  de  ce  ministère  que  M.  Armand  Lefebvre 
conçut  l'idée  d'écrire,  avec  le  secours  des  documens  laissés  à  sa  dispo- 
sition, les  actes  des  cabinets  de  l'Europe  pendant  les  quinze  premières 
années  de  ce  demi-siècle  déjà  si  pesant  dans  l'histoire.  Les  lecteurs  de 
ce  recueil  ont  pu  juger,  par  quelques  fragmens  pleins  d'intérêt,  de  l'ex- 
cellence de  ce  travail  semé  de  vues  solides,  de  détails  précieux,  où 
s'enchâssent  habilement  quelques-uns  de  ces  portraits  finement  tracés, 
tels  que  nos  anciens  agens  diplomatiques  se  plaisaient  à  les  crayonner 
dans  leurs  dépêches,  pour  instruire  et  récréer  le  roi  leur  maître.  Plu- 
sieurs points  historiques  importans  ont  été  éclaircis  par  M.  Lefebvre, 


HISTOIRE  DE  L  EMPIRE.  65 

des  questions  délicates  ont  été  traitées  avec  succès  dans  son  livre;  en  un 
mot,  il  a  fait  un  digne  usage  des  trésors  historiques  que  la  confiance 
de  ses  chefs  lui  avait  ouverts.  Toutefois  M.  Lefebvre  ne  pouvait  tirer  de 
ces  précieuses  archives  que  ce  qui  s'y  trouvait.  Peut-être  ignorait-il 
l'existence  cachée  de  la  partie  la  plus  importante  des  pièces  diploma- 
tiques relatives  à  l'affaire  d'Espagne,  de  la  correspondance  de  Napo- 
léon avec  Murât,  Savary  et  ses  autres  agens,  enfouie  dans  le  dépôt 
particulier  du  Louvre,  lieu  plus  secret,  plus  inaccessible,  et  qui  est  aux 
archives  du  ministère  ce  qu'est  aux  Studj  de  Naples  le  musée  réservé 
où  l'on  dérobe  aux  curieux  maintes  vérités  trop  nues  et  certaines  scènes 
qui  ont  besoin  d'un  voile.  Une  note  de  M.  Thiers,  placée  à  la  fin  de  son 
livre,  et  qui  pourrait  lui  servir  d'introduction,  si  les  livres  si  lucides 
de  M.  Thiers  avaient  besoin  de  préface,  note  pleine  d'égards  pour  le 
talent  de  M.  Lefebvre,  nous  fait  connaître  toute  la  valeur  des  documens 
qui  se  trouvent  dans  ce  dépôt  du  Louvre. 

Les  rois  aiment  à  traiter  par  eux-mêmes  les  affaires  étrangères,  où, 
dans  les  états  despotiques  comme  dans  les  pays  constitutionnels,  la  per- 
sonnalité du  souverain  est  plus  enjeu  qu'ailleurs.  Les  souverains  mé- 
diocres échappent  seuls  à  ce  besoin.  Le  roi  de  Prusse  Frédéric  11  était 
encore  plus  grand  diplomate  que  grand  homme  de  guerre;  Philippe  II, 
Louis  XIV,  étaient  des  négociateurs  consommés.  A  un  degré  au-dessous, 
Louis  XV,  Joseph  II,  l'empereur  Alexandre,  rédigeaient  eux-mêmes 
une  partie  des  dépêches  que  signaient  leurs  ministres.  Que  le  destin 
donne  un  jour  à  l'Angleterre,  où  les  formes  constitutionnelles  sont  si 
affermies  et  si  respectées,  un  souverain  d'un  esprit  actif  et  supérieur, 
que  le  successeur  futur  de  cette  ligne  de  rois  gentlemen,  agronomes 
ou  matelots,  de  ces  princesses  vouées  par  leurs  vertus  et  leur  grâce 
même  aux  plaisirs  du  monde  et  au  culte  des  devoirs  domestiques,  soit 
doué  d'un  vaste  entendement  politique,  constitué  comme  l'étaient  Eli- 
sabeth et  Henri  VIII,  c'en  sera  fait  de  la  fiction  représentative,  et  la 
barrière  qu'elle  oppose  à  l'activité  royale  sera  bientôt  abaissée.  Un 
despote  de  génie  tel  que  Napoléon  pouvait  moins  que  tout  autre  aban- 
donner à  ses  ministres  la  direction  de  ses  relations  extérieures,  qui 
n'étaient,  après  tout,  que  le  résultat  de  ses  propres  conceptions.  Le 
choix  de  M.  de  Champagny  comme  successeur  de  M.  de  Talleyrand,  qui 
venait  de  céder  à  la  puérile  idée  de  faire  figurer  le  descendant  des  Bo- 
zons  parmi  les  grands  dignitaires  de  l'empire,  indique  assez  que  Napo- 
léon ne  demandait  que  la  capacité  d'un  bon  commis  à  son  nouveau 
ministre.  Disons,  contrairement  à  l'opinion  de  M.  Armand  Lefebvre, 
que  M.  de  Talleyrand  lui-même  n'exerça  pas  près  de  Napoléon,  et  dans 
la  direction  des  affaires  étrangères,  tout  l'ascendant  qu'on  lui  a  béné- 
volement prêté.  Ce  ne  fut  qu'après  la  chute  de  Napoléon  que  le  négo- 
ciateur au  congrès  de  Vienne  prit  la  haute  main  en  Europe,  et  exerça 

TOME  II.  ,  5 


06  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

dans  les  cabinets  étrangers  cette  influence  suprême  qu'il  conserva  jus- 
qu'à sa  mort.  Quoi  qu'en  dise  M.  Lefebvre,  les  admirateurs,  les  parti- 
sans de  Napoléon  et  tous  ceux  dont  la  fortune  dépendait  de  la  stabilité 
de  l'empire,  ne  furent  ni  surpris,  ni  inquiets  le  jour  où  M.  de  Talley- 
rand  se  retira  ostensiblement  des  affaires,  car  depuis  quelque  temps 
il  n'y  figurait  que  pour  mémoire.  Napoléon  et  M.  de  Talleyrand  n'é- 
prouvaient pas  une  confiance  très  sérieuse  l'un  pour  l'autre,  et  ce  sont 
là  de  fâcheuses  conditions  entre  souverain  et  ministre  pour  faire  mar- 
cher de  grandes  choses.  Napoléon,  qui  ne  disait  guère  tous  ses  projets, 
les  communiquait  rarement  à  M.  de  Talleyrand,  et  le  ministre  usait 
encore  plus  souvent  de  sa  perspicacité  pour  deviner  son  maître  que 
pour  pénétrer  les  desseins  des  cabinets  avec  lesquels  on  avait  à  traiter. 
M.  de  Talleyrand,  et  M.  Lefebvre  l'a  très  bien  remarqué,  n'a  empêché 
aucune  faute,  n'a  fait  prévaloir  aucune  idée  durable  et  féconde;  il  n'a 
pas  laissé  la  moindre  trace  d'un  effort  courageux  et  sincère  pour  maî- 
triser l'ambition  impériale  et  fonder  en  Europe  un  état  de  choses  ré- 
gulier sur  les  bases  du  respect  des  droits  anciens  et  de  l'équité.  M.  Le- 
febvre pouvait  ajouter  que  M.  de  Talleyrand  était  trop  sous  le  joug  de 
son  ambition  personnelle,  ambition  bien  vulgaire  près  de  celle  de  Na- 
poléon, pour  concevoir  de  telles  pensées.  Se  bornant  à  flatter  l'empe- 
reur lorsque  celui-ci  jugeait  à  propos  de  s'ouvrir  ou  éprouvait  le  besoin 
de  consulter,  à  le  deviner,  comme  j'ai  dit,  pour  faire  précéder  ta  pen- 
sée impériale  de  son  approbation  anticipée,  fonction  plus  digne  du 
chambellan  que  du  ministre,  il  se  réservait  de  contrecarrer  sourde- 
ment ces  desseins,  s'ils  lui  semblaient  de  nature  à  compromettre  son 
avenir  ou  troubler  sa  quiétude.  C'est  ainsi  qu'à  Tilsitt,  l'empereur 
Alexandre  recueillait  par  un  de  ces  intermédiaires  féminins,  toujours 
semés  sur  la  route  de  la  politique  russe,  et  en  réalité  de  M.  de  Talley- 
rand, quelques-unes  des  idées  politiques  que  Napoléon  discutait  le  ma- 
tin, dans  le  cabinet,  avec  son  ministre  des  affaires  étrangères.  A  Dieu 
ne  plaise  que  j'admette,  sur  la  foi  de  quelques  ennemis  de  la  mé- 
moire de  M.  de  Talleyrand,  que  de  semblables  révélations  eurent  lieu 
de  sa  part,  lorsque  l'allié  chaleureux  eut  fait  place  à  l'adversaire  dé- 
claré :  je  n'entends  nullement  faire  le  triste  office  d'accusateur;  mais 
je  tenais  à  dire,  en  passant,  qu'en  acceptant  M.  de  Champagny  au  lieu 
de  M.  de  Talleyrand,  Napoléon  n'avait  rien  ou  peu  perdu,  et  qu'il  n'a- 
vait pas  changé,  en  réalité,  de  ministre  des  affaires  étrangères;  car  le 
ministre,  c'était  lui,  Napoléon. 

M.  de  Talleyrand  jouait,  dans  son  ministère  même,  le  rôle  d'un  am- 
bassadeur à  Paris,  gagnant,  épiant,  flattant,  conciliant  les  hommes 
opposés,  cherchant  à  plaire  au  maître,  usant  au  profit  des  affaires, 
mais  dans  certaines  limites,  de  sa  parfaite  connaissance  du  monde  et 
du  personnel  diplomatique,  de  la  considération  qui  s'attachait  à  lui- 


HISTOIRE  DE   LEMPIRE.  67 

même  comme  descendant  d'une  illustre  et  antique  lignée,  comme  ré- 
gulateur émérite  des  formes  de  la  cour  disparate  qu'on  tâchait  de  con- 
struire. Aux  quartiers-généraux,  où  le  mandait  quelquefois  Napoléon, 
M.  de  Talleyrand  jouait  un  rôle  moins  brillant.  Les  coups  de  canon, 
qui  se  faisaient  souvent  entendre  de  près  au  quartier  impérial,  n'étaient 
pas  du  goût  de  M.  de  Talleyrand,  et  là,  l'empereur,  plus  rapproché  de 
ses  agens  militaires,  se  sentait  encore  moins  confiant  en  son  ministre, 
dont  les  travaux  roulaient  sur  des  questions  générales,  sur  des  faits  ac- 
complis ou  près  de  s'accomplir.  Quant  aux  faits  ultérieurs,  il  eût  été 
difficile  de  les  surprendre  à  Napoléon,  qui  les  cachait  à  Duroc,  à  Savary 
et  même  à  Caulaincourt,  son  agent  de  prédilection. 

A  l'époque  dont  traite  ce  huitième  volume  de  M.  Thiers,  la  pensée 
impériale  n'était  d'ailleurs  connue  de  personne.  Les  agens  de  Napoléon 
à  Madrid,  militaires  ou  diplomates,  marchaient,  guidés  pas  à  pas  par 
la  main  de  Napoléon,  sans  distinguer  le  but  vers  lequel  ils  s'achemi- 
naient. Il  y  a  plus  :  Napoléon  n'avait  pas  complété  sa  propre  pensée  et 
flottait  entre  plusieurs  projets  sans  se  résoudre.  Ce  qu'il  y  avait  de 
grand  et  de  généreux  en  son  cœur  se  révoltait  à  l'idée  d'être  désap- 
prouvé parles  honnêtes  gens,  de  choquer  la  conscience  humaine,  d'ou- 
vrir une  page  sombre  de  plus  dans  ses  comptes  avec  l'histoire.  Il  s'ar- 
rêtait indécis  après  chacune  de  ses  démarches.  Sa  correspondance, 
compulsée  par  M.  Thiers,  fournit  la  preuve  de  cet  état  de  son  esprit. 
La  correspondance  officielle  des  affaires  étrangères,  qui  consiste  en 
quelques  dépêches  de  M.  de  Champagny  aux  agens  à  Madrid,  et  en  dé- 
pêches très  nombreuses  et  très  prolixes  de  M.  de  Beauharnais,  ambas- 
sadeur de  France  en  Espagne,  ne  répand  que  peu  de  lumières  sur  cette 
ténébreuse  négociation.  Le  fait  est  bien  simple.  Les  véritables  agens 
de  Napoléon  étaient  ses  généraux,  ses  envoyés  militaires  :  c'était  Murât, 
et,  plus  tard,  Duroc  et  Savary.  Les  ordres  du  ministre  de  la  guerre, 
relatifs  à  l'envahissement  du  nord  de  l'Espagne,  au  passage  de  troupes 
destinées  en  apparence  à  l'expédition  du  Portugal,  qui  ne  fut  qu'un 
prétexte  pour  l'affaire  subséquente,  les  ordres  financiers  pour  l'appro- 
visionnement des  corps,  pour  fixer  le  contingent  de  fonds  et  de  muni- 
tions nécessaires  aux  besoins  matériels  du  soldat  et  à  sa  sécurité  pen- 
dant la  durée  probable  de  l'occupation,  sont  les  véritables  indices  des 
desseins  successifs  de  Napoléon.  Quant  à  l'ambassadeur,  il  ne  pouvait, 
il  ne  devait  rien  savoir.  M.  de  Beauharnais  était  un  homme  médiocre  et 
plein  de  probité.  On  sait  que,  dès  le  début  de  sa  mission,  il  avait  conçu, 
lui  aussi,  son  idée  personnelle.  Il  s'était  rapproché  du  prince  des  As- 
turies,  depuis  Ferdinand  VII,  dans  l'espoir  de  l'amener  à  épouser  une 
de  ses  parentes,  Mlle  de  Tascher,  nièce  de  l'impératrice  Joséphine,  et 
son  faible  esprit,  uniquement  concentré  dans  cette  pensée,  s'épuisait  à 
la  suggérer  à  Napoléon  sous  mille  ambages  que  l'empereur  s'obstinait 


C8  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

à  ne  pas  comprendre,  comme  à  présenter  au  prince  royal  d'Espagne  et 
à  Joséphine  de  mesquines  combinaisons  pour  réaliser  cette  fin.  Napo- 
léon ,  qui  ne  trompait  M.  de  Beauharnais  que  pour  faire  tromper  la 
cour  d'Espagne  par  le  pauvre  ambassadeur  à  son  propre  insu,  écrivait 
à  Murât,  qui  occupait  déjà  militairement  les  provinces  espagnoles  et  la 
capitale  :  «  Ne  dites  rien  à  Beauharnais,  que  Beauharnais  l'ignore;  »  et 
Murât  se  hâtait  de  clore  toutes  ses  lettres  par  ces  mots  :  «  Je  n'ai  rien  dit  à 
Beauharnais.  »  Cependant  Mnrat,  qui  ne  disait  rien,  ne  savait  rien.  Na- 
poléon avait  bientôt  compris  que  Murât,  se  voyant  à  la  tête  d'une  armée 
française,  rêverait  la  couronne  d'Espagne  pour  lui-même,  et,  comme 
il  avait  décidé  que  son  général  passerait  roi  ailleurs,  il  se  bornait  à  lui 
commander  de  marcher  en  divisions  serrées,  de  ne  pas  froisser,  par 
l'indiscipline  des  troupes,  le  sentiment  national  espagnol,  de  couvrir, 
d'occuper  tel  ou  tel  point.  Pour  sa  conduite  politique,  il  le  laissait  à  la 
merci  de  l'ambassade,  laquelle  recevait  régulièrement  de  M.  de  Cham- 
pagny,  ou  plutôt  de  M.  d'Hauterive,  des  dépêches  rédigées  avec  talent, 
mais  longues,  flasques,  équivoques,  où  la  pensée  de  l'empereur  était 
délayée  et  affaiblie,  car  Napoléon  écrivait  en  marge  de  ces  minutes 
qu'on  lui  soumettait  :  «  Dites  telle  chose  à  Beauharnais.  »  Lorsque  Mu- 
rat,  fatigué  de  cette  longue  et  incomplète  phraséologie,  demandait  di- 
rectement des  instructions  à  Napoléon,  Napoléon  répondait  :  «  Je  vous 
ai  ordonné  de  marcher  à  distance  de  combat,  de  suivre  telle  direaion 
stratégique;  ce  sont  des  ordres  militaires.  Quand  je  voudrai  vous  don- 
ner des  instructions,  vous  en  recevrez.  »  Et  Murât,  ainsi  que  Beauhar- 
nais, continuait  à  s'agiter  et  à  parader  dans  le  vide. 

Quelle  intrigue  !  Napoléon  travaillait  à  rendre  tout  gouvernement 
impossible  en  Espagne ,  sans  se  laisser  pénétrer;  Beauharnais  travail- 
lait à  marier  Ferdinand  avec  une  personne  de  sa  famille;  Murât,  à  se 
faire  roi;  Ferdinand,  à  conserver  la  couronne  arrachée  par  surprise  à 
son  père;  la  reine  et  Godoï,  à  la  replacer  sur  la  tête  de  Charles  IV, 
c'est-à-dire  à  la  retenir  dans  leurs  mains.  Tous  se  trompaient,  Napo- 
léon les  trompait  tous,  et  l'inexorable  destin  réservait  à  Napoléon  la  plus 
cruelle,  la  plus  amère  de  toutes  les  déceptions,  la  ruine  de  ses  projets 
en  Espagne,  ruine  qui  devait  entraîner  celle  de  son  trône.  —  «  C'est 
cette  malheureuse  guerre  d'Espagne  qui  m'a  ruiné!  »  disait  Napoléon 
sur  son  rocher  de  Sainte-Hélène. 

Or,  comme  tout  drame  humain  a  son  côté  comique,  M.  de  Beauhar- 
nais, lancé  un  bandeau  sur  les  yeux  dans  ce  dédale,  et  qui  savait 
aussi  peu  ce  qui  se  passait  à  Madrid  que  ce  qui  se  tramait  à  Paris,  trem- 
blait d'écrire  au  ministère  et  n'envoyait  que  des  bribes  d'informations, 
sous  prétexte  qu'il  était  dangereux  de  déposer  le  secret  de  sesnégociations 
dans  les  bureaux  du  ministère  des  affaires  étrangères.  M.  de  Champagny, 
tout  naturellement  très  surpris  de  cette  réserve  de  M.  de  Beauharnais, 


HISTOIRE  DE  i/EMPIRE.  69 

lui  écrivit  que  les  bureaux  méritaient  toute  sa  confiance,  qu'ils  avaient 
été  en  tous  temps  gardiens  des  plus  grands  intérêts  du  gouvernement 
et  dépositaires  de  ses  secrets  les  plus  importans;  que  le  devoir  d'un  agent 
près  d'une  cour  étrangère  est  de  faire  connaître  à  son  gouvernement, 
sans  restriction,  sans  réserve,  tout  ce  qu'il  voit,  tout  ce  qu'il  entend,  tout 
ce  qui  parvient  à  sa  connaissance;  que,  placé  pour  voir  et  pour  entendre, 
pourvu  de  tous  les  moyens  d'être  instruit,  ce  qu'il  apprend  n'est  pas 
chose  qui  lui  appartienne  et  qu'elle  est  la  propriété  de  celui  dont  il  est 
le  mandataire  :  leçon  cruelle  que  l'ambassadeur  avait  méritée.  M.Thiers 
n'eût  pas  donné  avec  autant  de  goût  que  d'esprit  la  mesure  de  l'inca- 
pacité relative  de  M.  de  Beauharnais,  que  cette  admonition  seule  la 
décèlerait.  Eh  quoi!  un  homme  initié  ou  censé  l'être  aux  plus  hautes 
affaires,  un  ambassadeur  envoyé  au  poste  le  plus  délicat  et  le  plus  im- 
portant était  parti  avant  d'avoir  apprécié  l'admirable  organisation  des 
bureaux  avec  lesquels  il  devait  correspondre;  il  ignorait  quel  profond 
sentiment  du  devoir  a  toujours  régné,  et  comme  par  tradition,  dans 
cette  partie  si  honorable  et  si  modestement  laborieuse  de  la  diplomatie 
française  ! 

Si  j'ai  mentionné  cet  épisode,  ce  n'est  nullement,  on  peut  m'en  croire, 
dans  la  pensée  de  louer  ou  de  justifier  les  bureaux  du  ministère  des  af- 
faires étrangères,  qui  n'ont,  certes,  besoin  d'éloges  ni  de  justifications,  et 
qui  ont  bien  le  droit  de  se  croire  au-dessus  de  tous  les  blâmes  et  de  tous 
les  panégyriques;  j'ai  voulu  seulement  montrer  combien  était  grande 
la  pénurie  de  documens  sur  l'affaire  d'Espagne  et  quelle  persévérance 
il  a  fallu  à  l'historien,  puisque  M.  de  Beauharnais  lui-même  se  croyait 
obligé  de  voiler  ses  pensées  vis-à-vis  du  ministère  et  en  droit  de  se  per- 
mettre des  réticences. 

En  présence  même  de  la  correspondance  de  Napoléon,  déposée  au 
Louvre,  de  ses  lettres  à  M.  de  Talleyrand,  à  ses  agens  à  Madrid,  Savary, 
Bessières,  Lobau,  M.  de  Tournon,  M.  de  Grouchy,  M.  de  Monthyon,  l'his- 
torien demeure  en  doute  sur  les  intentions  de  Napoléon,  ce  qui  est  tout 
simple,  puisque  ces  intentions  ne  se  formaient  qu'en  raison  des  évé- 
nemens,  qui  s'accumulaient  avec  une  rapidité  inconcevable.  En  outre, 
chacun  de  ces  agens  n'était  que  partiellement  informé.  11  fallait  donc 
reconstruire  l'ensemble  des  pensées  de  Napoléon  avec  l'ensemble  de 
ses  ordres.  M.  Thiers  l'a  fait  avec  un  rare  bonheur. 

M.  Thiers  ne  conteste  pas  que  Napoléon  n'ait  conçu  de  bonne  heure 
l'idée  systématique  de  renverser  les  Bourbons  d'Espagne;  mais  par 
quels  moyens?  Le  plus  simple  de  ces  moyens,  il  semble  que  c'était  la 
guerre  comme  savait  la  faire  Napoléon;  mais  à  qui  la  faire,  cette 
guerre?  La  fameuse  proclamation  que  fit  le  prince  de  la  Paix,  la  veille 
de  la  bataille  d'Iéna,  donnait  un  motif  légitime  d'attaquer  l'Espagne; 
mais  Napoléon  était  alors  occupé  avec  le  Nord,  et,  quand  ses  embarras 


70  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

cessèrent  de  ce  côté,  le  prince  de  la  Paix  et  le  roi  d'Espagne  étaient  à 
ses  pieds.  Napoléon  ne  trouvait,  parmi  ceux  qui  régnaient  ou  qui  gou- 
vernaient en  Espagne,  personne  qui  eût  du  sang  aux  ongles,  pour  me 
servir  de  l'expression  espagnole;  et  bien  que  ses  dernières  victoires  lui 
eussent  laissé  les  mains  libres  du  côté  de  la  Prusse  et  de  la  Russie,  il 
avait  à  compter  avec  une  troisième  puissance  plus  redoutable,  l'opi- 
nion publique.  Long-temps  avant  cette  époque,  l'empereur  disait  à 
Monge  :  «  Nous  avons  été  en  Egypte;  en  Orient,  je  pouvais  traverser 
l'Inde,  monté  sur  un  éléphant,  mon  drapeau  dans  une  main,  mon  épée 
dans  l'autre  :  c'était  faisable  et  magnifique,  mais  ici  il  faut  que  nous 
fassions  tout  à  la  pointe  de  nos  mathématiques.  »  Or,  frapper  cruelle- 
ment, anéantir  un  ennemi  presque  déclaré,  mais  à  terre  et  vaincu  d'a- 
vance, c'était  un  mauvais  calcul  qui  pouvait  donner  des  mécomptes  en 
Europe.  Il  devenait  nécessaire  de  chercher  une  autre  voie. 

Il  résulte  des  appréciations  de  M.  Thiers  que  Napoléon  passa  par  les 
trois  phases  suivantes  : 

Donner  une  princesse  française  à  Ferdinand  en  n'exigeant  aucun 
sacrifice  de  la  part  de  l'Espagne; 

Donner  une  princesse  française,  mais  exiger  les  provinces  de  l'Èbre 
et  l'ouverture  des  colonies  espagnoles,  que  désirait  tant  le  commerce 
français; 

Enfin,  détrôner  la  dernière  branche  des  Bourbons. 

Le  premier  projet  fut  bientôt  abandonné.  Il  est  clair  que  ce  n'est  pas 
en  vue  d'un  si  mince  résultat  que  Napoléon  se  décida  à  donner  à  la 
Russie  la  Finlande  et  à  prêter  l'oreille  au  projet  du  partage  de  l'empire 
turc,  projet  tout  en  faveur  de  la  puissance  russe.  Le  second  plan,  plus 
rationnel  parce  qu'il  offrait  des  avantages  à  la  France ,  tandis  que  le 
premier  n'en  offrait  aucun ,  succomba  devant  la  rapidité  des  événe- 
mens,  qui  abaissèrent  les  Bourbons  d'Espagne  au  point  qu'il  devenait 
impossible  de  contracter  avec  l'un  d'eux  une  alliance  de  famille.  Le 
troisième  plan  restait,  il  fut  adopté. 

Napoléon  exposa  long-temps  ses  motifs  avant  que  de  s'arrêter  défi- 
nitivement à  cette  détermination  extrême,  la  plus  conforme  à  son  ca- 
ractère et  à  ses  idées  comme  fondateur  d'une  dynastie.  Que  disait  sans 
cesse  Napoléon,  hésitant  et  arrêté  au  seuil  de  ces  grandes  résolutions 
où  il  entrevoyait  prophétiquement  les  désastres  qui  s'ensuivirent?  «Mes 
institutions,  ma  dynastie,  dépendent  de  l'état  où  je  laisserai  l'Europe. 
Les  Bourbons  de  Naples  et  d'Espagne  sont  les  ennemis  naturels  de  ma 
couronne.  Aujourd'hui,  c'en  est  fait  des  Bourbons  de  Naples,  et  les 
Bourbons  d'Espagne  sont,  par  leur  nullité,  incapables  de  me  nuire; 
mais  ils  sont,  par  cette  nullité,  à  la  merci  de  mes  ennemis.  »  Il  disait 
encore,  avec  le  laisser-aller  qui  lui  était  bien  permis  en  se  jugeant  lui- 
même  :  «  Aujourd'hui,  l'homme  de  génie  est  à  Paris,  le  sot  est  à  Ma- 


HISTOIRE   DE   L'EMPIRE.  71 

drid;  mais  il  peut  arriver  qu'un  jour  le  sot  soit  à  Paris,  et  si  ce  jour-là 
l'homme  de  génie  était  sur  le  trône  à  Madrid,  qu'adviendrait-il  de  ma 
dynastie?  »  Cette  inquiétude  pour  sa  descendance,  qui  était  une  des 
grandes  préoccupations  de  Napoléon,  l'amena  peu  à  peu  à  chasser  Fer- 
dinand et  son  père. 

Cette  inquiétude  n'était  pas  la  seule  qui  préoccupât  Napoléon.  Il  se 
voyait  pressé  de  prendre  un  parti  en  Espagne  et  d'en  finir;  car  il  sen- 
tait que  les  amitiés  qu'il  avait  contractées  au  nord  ne  présentaient  pas 
des  conditions  de  durée.  L'empereur  Alexandre  s'était,  il  est  vrai,  payé 
d'embrassades  à  Tilsitt;  mais  il  avait  payé  Napoléon  en  même  mon- 
naie, et  rien  n'était  moins  solide  que  l'alliance  qui  fut  alors  plutôt 
ébauchée  que  conclue  entre  les  deux  empires.  Alexandre  goûtait  fort 
les  manières  réservées  de  Savary,  envoyé  de  Napoléon  en  Russie,  et  le 
protégeait,  par  ses  prévenances,  contre  les  froideurs  polies,  mais  hau- 
taines, de  la  société  de  Saint-Pétersbourg.  Dans  son  désir  sincère  de 
plaire  à  Napoléon,  sans  abandonner  des  prétentions  qu'il  était  difficile 
de  faire  agréer  à  son  nouvel  allié,  il  avait  fait  choix  de  M.  de  Tolstoy 
pour  son  ambassadeur  à  Paris,  et  lui  avait  recommandé  de  se  confor- 
mer aux  goûts  de  l'empereur,  de  le  suivre  à  la  chasse,  à  la  guerre,  de 
le  rassurer  sur  les  accusations  de  versatilité  qui  pouvaient  être  adres- 
sées au  cabinet  russe.  Il  demandait  à  Napoléon  l'autorisation  de  faire 
élever  en  France  les  cadets  destinés  à  servir  dans  la  marine  russe, 
qu'on  envoyait  avant  en  Angleterre,  où  ils  contractaient  ce  que  l'em- 
pereur Alexandre  nommait  avec  adresse  un  fâcheux  esprit;  il  deman- 
dait des  armes  françaises  pour  ses  troupes  armées  de  fusils  de  mau- 
vaise qualité,  disant,  avec  non  moins  de  finesse,  que  les  deux  armées, 
étant  destinées  à  servir  les  mêmes  desseins,  pouvaient  avoir  des  armes 
communes;  il  envoyait  à  Napoléon  les  plus  belles  zibelines  de  la  Sibé- 
rie, et  lui  écrivait  familièrement  qu'il  voulait  être  désormais  son  mar- 
chand de  fourrures  :  Napoléon  n'en  distinguait  pas  moins  la  pointe 
d'un  aiguillon  sous  les  courtois  procédés  et  les  flatteuses  paroles  de 
l'empereur  Alexandre.  Napoléon,  de  son  côté,  avait  beau  employer  ses 
plus  séduisantes,  ses  plus  irrésistibles  manières;  offrir,  en  retour  des 
présens  russes,  les  somptueux  produits  de  Sèvres;  envoyer  M.  de  Cau- 
laincourt  comme  ambassadeur  en  Russie,  en  échange  de  M.  de  Tolstoy: 
l'empereur  Alexandre  se  sentait  les  mains  vides  dans  ce  marché;  il  in- 
sistait sans  cesse  près  de  Caulaincourt,  comme  il  avait  fait  près  de  Sa- 
vary, pour  la  réalisation  de  ce  qu'il  appelait  les  engagemens  de  Tilsitt, 
c'est-à-dire  pour  le  démembrement  de  l'empire  turc  à  son  profit,  et 
Napoléon  ne  pouvait  se  dissimuler  qu'il  n'obtiendrait  le  concours  réel 
de  la  Russie,  dans  sa  querelle  avec  l'Angleterre,  qu'en  abandonnant  les 
provinces  du  Danube. 
.  L'alliance  russe  n'était  donc  étayée  que  sur  des  sentimens  person- 


72  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

nels,  faibles  bases  que  le  moindre  souffle  pouvait  détruire.  M.  de  Tal- 
leyrand,  qui  avait  retrouvé  à  Fontainebleau,  où  résidait  Napoléon, 
quelques  lueurs  de  la  confiance  de  l'empereur,  était  chargé  d'entre- 
tenir M.  de  Tolstoy  dans  des  dispositions  favorables,  et  la  tâche  n'était 
pas  toujours  facile,  car  M.  de  Tolstoy  se  sentait  perdu,  s'il  n'obtenait  le 
démembrement  de  la  Turquie.  Il  était  venu  à  Paris  dans  cette  pensée; 
il  croyait  qu'elle  avait  été  adoptée  franchement  à  Tilsitt  par  Napoléon, 
et  son  langage,  sa  correspondance,  ainsi  que  ses  manières,  commen- 
çaient à  se  ressentir  de  l'amertume  de  ses  déceptions.  Ajoutons,  avec 
M.  Thiers,  que  le  caractère  vif  et  les  manières  pressantes  de  M.  de  Tolstoy 
avaient  déjà  plus  d'une  fois  importuné  l'empereur,  et  Ton  comprendra 
combien  la  situation  était  tendue.  D'un  autre  côté,  M.  de  Caulaincourt 
réussissait  mal  en  opposant  le  calme  et  la  gravité  à  l'impatience  de 
l'empereur  Alexandre,  qu'il  voyait  chaque  jour  en  société  d'une  dame 
que  l'affection  d'Alexandre  a  rendue  célèbre.  La  société  de  Saint-Pé- 
tersbourg n'avait  pas  mieux  accueilli  M.  de  Caulaincourt  que  son  pré- 
décesseur, et  la  bienveillance  impériale  tenait  lieu  de  tout  à  l'am- 
bassadeur de  France  en  Russie.  J'ai  entendu  l'envoyé  d'une  grande 
puissance  qui  se  trouva  plus  tard  dans  le  même  lieu  en  situation  sem- 
blable, et  je  me  hâte  de  nommer  lord  Durham  pour  éviter  toute  mé- 
prise, je  l'ai  entendu,  dis-je,  poser  à  ce  sujet  une  théorie  ingénieuse. 
Lord  Durham  assurait  que,  dans  un  état  représentatif,  un  agent  doit 
compter  avec  tout  le  monde  et  s'assurer  l'opinion  publique,  mais  que, 
dans  les  états  despotiques,  il  est  de  luxe,  pour  un  ambassadeur,  de  se 
plier  aux  exigences  de  la  société  et  de  prendre  le  soin  et  la  fatigue  de 
gagner  les  bonnes  grâces  des  salons.  Là,  disait-il ,  où  tout  dépend  d'une 
seule  volonté,  pourquoi  se  préoccuper  des  accessoires?  La  faveur  du 
maître  y  suffit  à  tout.  —  Ce  système  serait  excellent,  si  le  chef  absolu 
d'un  état  n'était  pas  souvent  livré  lui-même  à  l'influence  de  son  entou- 
rage. Pour  ne  parler  que  du  temps  où  M.  de  Caulaincourt  représentait  la 
France  à  Saint-Pétersbourg,  l'empereur  Alexandre  fut  souvent  ébranlé 
par  l'influence  des  adversaires  de  la  politique  de  Tilsitt,  tels  que  les 
Czartoryski,  les  Strogonoff  et  d'autres,  qui  prédisaient  avec  raison  que 
Napoléon  ne  mettrait  jamais  la  Moldavie  et  la  Valachie  dans  les  mains 
de  la  Russie. 

Sans  doute,  Napoléon  pouvait  s'étendre  au  midi,  s'emparer  du  trône 
espagnol  pour  un  de  ses  frères,  s'y  asseoir  lui-même,  du  gré  de  la 
Russie,  ou  du  moins  du  consentement  de  l'empereur  Alexandre;  mais 
jouer  à  la  fois  l'Espagne  et  la  Russie,  mettre  la  main  sur  la  Péninsule 
et  arrêter  le  bras  russe  déjà  levé  sur  les  principautés  du  Danube,  c'é- 
tait une  entreprise  féconde  en  embarras  et  en  périls.  Les  projets,  les 
plans  de  distribution  de  l'Europe  se  succédaient,  il  est  vrai,  chaque 
soir  entre  l'empereur  Alexandre,  son  ministre,  et  M.  de  Caulaincourt, 


HISTOIRE  DE  L'EMPIRE.  73 

chez  Mme  de  Narischkine;  mais,  quand  il  était  question  de  soumettre 
ces  plans  à  Napoléon,  il  était  rare  que  M.  de  Caulaincourt  lui-même 
n'en  fût  pas  effrayé  ou  ne  les  trouvât  chimériques.  Pendant  ce  temps 
Napoléon  se  trouvait  entraîné  en  Espagne,  et  comme  poussé  jusqu'au 
terme  extrême  de  ses  vues  par  l'état  de  plus  en  plus  critique  des  af- 
faires. 

Les  pensées  successives  de  Napoléon  au  sujet  de  l'Espagne  se  tra- 
duisent par  des  faits.  D'abord,  il  exige  de  M.  de  Lima  l'expulsion  des 
Anglais  du  Portugal.  Il  ne  veut  ensuite  que  faire  intervenir  l'Espagne 
en  Portugal,  pour  forcer  cette  dernière  à  accomplir  l'expulsion.  Puis, 
il  prépare  une  armée  pour  forcer  la  main  à  l'Espagne  dans  cette  ques- 
tion et  intimider  le  prince  de  la  Paix.  Sa  brouille  avec  le  saint-siége, 
ses  affaires  avec  la  Prusse  et  la  Russie,  suspendent  quelque  temps  l'ac- 
complissement de  ses  intentions;  mais,  au  mois  de  juillet  1807,  Napo- 
léon, laissé  libre  par  la  paix  de  Tilsitt,  et  plus  que  jamais  préoccupé 
de  la  mer,  veut  que  l' Espagne  prenne  part  à  son  système.  L'inertie 
volontaire  de  Godoy  et  l'état  déplorable  de  la  Péninsule  l'irritent  en- 
core; sa  colère,  son  ambition,  se  colorent,  à  ses  yeux,  de  l'apparence 
d'une  nécessité  politique;  l'état  prospère  de  ses  finances,  parfaitement 
exposé  par  M.  Thiers,  achève  de  lui  débarrasser  les  mains,  ses  projets 
grandissent.  Il  envoie  Murât  à  Madrid. 

Il  n'a  pas  échappé  à  M.  Thiers  que,  dès  son  retour  d'Italie  où  il 
avait  vainement  tenté  de  se  rapprocher  de  son  frère  Lucien,  Napoléon 
avait  demandé  au  sénat  une  levée  de  quatre-vingt  mille  conscrits  sur 
le  contingent  de  1809,  levée  votée  avec  un  enthousiasme  complaisant, 
bien  que  la  paix  de  Tilsitt  eût  rendu  en  apparence  superflue  cette  aug- 
mentation de  nos  forces  militaires.  C'est  qu'en  effet  notre  armée  s'était 
diminuée  par  l'écoulement  de  troupes,  secret  et  presque  insensible,  qui 
se  faisait  en  Espagne,  mesure  qui  semble  attester  que  Napoléon  avait 
déjà  conçu  de  vastes  desseins  ou  s'attendait  à  de  grands  événemens  de 
ce  côté.  Le  corps  expéditionnaire  du  Portugal,  composé  de  quarante 
mille  hommes,  et  qui  avait  été  formé  à  Bayonne,  mais  qui,  selon  le 
traité  de  Fontainebleau,  ne  devait  entrer  en  Espagne  que  sur  la  de- 
mande formelle  du  gouvernement  espagnol,  porté  à  l'insu  de  celui-ci 
à  soixante  mille  hommes,  avait  passé  la  frontière,  et  prenait,  non  pas 
la  route  de  Lisbonne,  mais  celle  de  Madrid.  Nous  voyons  dans  l'écrit  du 
général  Foy  que  quatre  mille  hommes  d'infanterie  et  quatre  mille 
hommes  de  cavalerie,  avec  un  parc  de  quarante  pièces  d'artillerie,  com- 
mandés par  Dupont,  avaient  franchi  la  Bidassoa,  prenant  la  route  de 
Valladolid,  où  se  trouvait  leur  quartier-général.  Un  second  corps,  com- 
mandé par  Moncey,  comptait  vingt-cinq  mille  hommes  d'infanterie, 
trois  mille  chevaux  et  une  artillerie  nombreuse;  il  avait  promptement 


71  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

suivi  le  premier  en  se  dirigeant  vers  l'Èbre,  et,  pour  hâter  sa  marche, 
on  avait  transporté  les  troupes  en  poste  à  travers  les  départemens  de 
la  France,  tandis  qu'à  l'autre  extrémité  des  Pyrénées,  Duhesme,  avec 
douze  mille  hommes  d'infanterie,  deux  mille  hommes  de  cavalerie 
et  vingt  canons ,  pénétrait  en  Catalogne  et  gagnait  la  route  de  Bar- 
celone. 

Pendant  ce  temps,  le  prince  des  Asturies,  accusé  d'entretenir  des  in- 
telligences secrètes  avec  Napoléon,  était  arrêté  dans  le  palais  de  l'Escu- 
rial,  et  comparaissait  devant  le  conseil  privé  sous  le  poids  du  crime  de 
haute  trahison.  Une  proclamation  royale  et  une  dépêche  de  Charles  IV, 
adressée  à  Napoléon,  le  présentaient  comme  un  fils  dénaturé  qui  avait 
tenté  de  détrôner  et  de  faire  assassiner  son  père.  Napoléon,  qui  avait 
en  ses  mains  les  lettres  que  le  prince  des  Asturies  lui  avait  adressées  et 
qui  renfermaient  des  propositions  plus  insensées  que  coupables,  se  borna 
à  répondre  qu'il  ne  voulait  avoir  rien  à  démêler  dans  les  affaires  do- 
mestiques de  la  famille  royale  d'Espagne,  et  qu'il  entendait  s'en  tenir 
aux  termes  du  traité  de  Fontainebleau,  traité  déjà  violé  par  l'entrée 
des  troupes  françaises  en  Espagne  et  la  prise  de  possession  des  pro- 
vinces du  nord  de  l'Èbre,  comprenant  la  Navarre  et  la  Catalogne,  des 
différens  passages  des  Pyrénées  et  de  la  ligne  des  places  fortifiées,  telles 
que  Pampelune,  Barcelone,  Saint-Sébastien  et  Figuières,  au-delà  des- 
quelles rien  ne  pouvait  s'opposer  à  la  marche  de  l'armée  jusqu'à  Ma- 
drid. Enfin  les  projets  de  Napoléon  ne  devaient-ils  pas  avoir  mûri  quand 
le  prince  de  la  Paix,  vaincu  à  son  tour  par  le  prince  des  Asturies,  fut 
précipité  du  pouvoir,  traqué  par  la  populace  de  Madrid  et  plongé  dans 
une  prison;  quand  Ferdinand,  proclamé  roi  à  la  suite  de  l'abdication 
forcée  de  son  père,  lui  demanda  son  appui  et  la  confirmation  de  sa 
couronne  usurpée,  tandis  que  le  vieux  souverain  dépouillé  accusait  Fer- 
dinand près  de  l'empereur?  Les  indices  des  derniers  projets  de  Napo- 
léon se  signalent  de  plus  en  plus;  Murât,  son  lieutenant,  s'avance  rapi- 
dement sur  Madrid.  Le  corps  de  Moncey,  la  garde  impériale  et  l'artillerie 
concentrée  à  Burgos  prennent  la  route  de  Somo-Sierra;  Dupont,  avec 
deux  divisions  de  son  corps  et  sa  cavalerie,  entre  dans  les  défilés  de 
Guadarrama,  et  la  troisième  division  de  ce  corps  est  placée  en  obser- 
vation à  Valladolid  pour  surveiller  les  troupes  espagnoles  qui  occupent 
la  Galice.  En  même  temps ,  tous  les  points  abandonnés  par  ces  diffé- 
rens corps  sont  occupés  par  la  réserve  sous  les  ordres  de  Bessières. 
Tous  ces  faits  ne  sont-ils  pas  parlans,  et  d'ailleurs,  à  la  nouvelle  des 
événemens  d'Aranjuez  reçue  par  Napoléon  à  Paris  dans  la  nuit  du 
26  mars,  Napoléon  n'avait-il  pas  immédiatement  offert  la  couronne 
d'Espagne  à  son  frère  Louis,  qui  eut  le  courage  et  l'esprit  d'opposer  un 
refus  au  désir  de  l'empereur?  La  lettre  de  l'empereur  à  Louis-Napo- 


HISTOIRE  DE  L' EMPIRE.  75 

léon  est  du  27  mars  1808.  M.  Thiers  cite  en  entier  cette  lettre,  où  se 
trouvent  ces  mots  :  «  J'ai  résolu  de  placer  un  prince  français  sur  le 
trône  d'Espagne,  et  j'ai  jeté  les  yeux  sur  vous.  »  Voilà  une  date  précise 
pour  fixer  le  terme  des  résolutions  diverses  entre  lesquelles  avait  flotté 
Napoléon;  il  n'était  plus  indécis  que  sur  le  choix  du  souverain  qu'il  des- 
tinait à  l'Espagne,  et,  comme  il  avait  décidé  que  le  trône  serait  occupé 
par  un  prince  de  sa  famille,  Lucien  se  renfermant  dans  ses  opinions, 
qui  ressemblaient  à  des  rancunes,  et  Louis,  déjà  fatigué  de  sa  royauté 
en  Hollande,  détournant  sa  tête  du  poids  d'une  plus  lourde  couronne, 
c'était  sur  Joseph  que  le  choix  impérial  devait  se  porter. 

Sur  ce  terrain  solide,  débarrassé  du  travail  ingénieux  des  conjec- 
tures, M.  Thiers  trace  à  grands  traits  les  événemens;  son  dernier  livre, 
intitulé  Bayonne,  a  tout  l'intérêt  du  drame,  sans  rien  perdre  de  la  ma- 
jesté et  du  calme  de  l'histoire.  Il  est  inutile  de  parler  des  événemens  de 
Madrid.  Ces  événemens  ont  pris,  sous  la  plume  de  M.  Thiers,  de  nou- 
velles proportions,  un  plus  haut  intérêt,  une  vivacité  charmante,  s'il 
est  permis  d'appliquer  un  tel  mot  au  hideux  amas  de  frayeurs,  de  fan- 
faronnades, de  haines  de  famille,  de  turpitudes  et  de  bassesses  qui  dés- 
honorèrent la  royauté  espagnole  à  cette  époque,  flot  impur  qui  sub- 
mergea Napoléon. 

Napoléon  avait  sans  doute  un  autre  rôle  à  jouer  que  celui-là.  Les 
trahisons  espagnoles,  les  intrigues  de  l'Angleterre,  la  honte  de  l'expé- 
dition de  Copenhague,  dont  une  main  habile  et  hardie  a  tracé  dans  ce 
recueil  même  l'émouvant  tableau,  ne  sauraient  motiver  sa  conduite. 
On  pourra  dire  que  tant  d'actes  d'immoralité  publique,  qui  excitèrent 
l'indignation  de  l'Europe,  ont,  par  la  funeste  autorité  de  l'exemple, 
contribué  à  relâcher  la  morale  politique  de  l'empereur,  et  l'ont  amené 
à  s'écarter,  à  son  tour,  de  la  ligne  du  devoir  qui  devait  être  plus  étroite 
pour  un  grand  homme  couronné  que  pour  tout  autre  souverain.  N'é- 
tait-il pas  plus  sage,  plus  expédient  même  de  combattre  l'Angleterre 
avec  d'autres  armes  que  celles  qu'elle  employait?  N'était-ce  pas  peut- 
être  un  moyen  de  s'assurer  le  concours  fidèle  du  continent  ému,  trou- 
blé par  cette  politique  perverse?  Je  dis  peut-être,  car  il  est  téméraire  de 
juger  de  questions  si  hautes  et  si  ardentes  du  modeste  point  de  vue 
où  nous  sommes,  et  de  tracer  rétrospectivement  à  l'homme  de  génie 
engagé  dans  de  telles  luttes  en  face  d'une  coalition  secrète  et  d'ennemis 
abattus,  mais  non  réconciliés,  sa  ligne  de  conduite,  sans  tenir  compte 
de  ce  qu'il  pouvait  avoir  dans  ses  mains.  La  Russie,  par  exemple,  ne 
tenait  à  Napoléon  que  par  l'espoir  de  posséder  les  provinces  danu- 
biennes, et  Napoléon,  qui  reculait  à  la  seule  pensée  de  les  promettre, 
pouvait -il  les  accorder?  Les  rigueurs  de  Napoléon  à  l'égard  de  la 
Prusse  n'irritaient-elies  pas  la  Russie,  déjà  mécontente  de  n'avoir  ob- 


76  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

tenu  dans  ses  arrangemens  que  la  Finlande,  don  précieux  qu'elle  paya 
seulement  de  quelques  flatteries  stériles  et  de  quelques  blocs  de  pierre, 
accordés  quarante  ans  plus  tard  à  la  tombe  du  héros? 

Quoi  qu'il  en  soit,  nous  voyons  Napoléon  accomplir  rapidement  sa 
destinée.  Philippe  II  disait  quelquefois  au  début  de  ses  grandes  entre- 
prises :  «  Le  temps  et  moi,  nous  en  valons  bien  deux  autres.  »  Napo- 
léon eut  le  malheur  de  dédaigner  trop  souvent  ce  puissant  allié  de  Phi- 
lippe II,  surtout  dans  cette  affaire.  Nous  voyons  dans  un  beau  travail  de 
M.  Mignet  comment  Louis  XIV  prépara  l'affaire  de  la  succession  espa- 
gnole, avec  quel  soin  il  ménagea  l'Espagne,  quelles  recommandations  il 
adressait  à  ses  ambassadeurs,  auxquels  il  enjoignait  sans  cesse  de  plaire 
aux  Espagnols,  de  s'adapter  à  leurs  goûts  et  jusqu'à  leurs  préjugés,  et 
cependant,  malgré  tant  de  précautions  et  de  lenteurs,  Louis  XIV  se  mit 
à  deux  doigts  de  sa  perte.  M.  Thiers  estime  que  la  politique  de  Louis  XIV 
était  celle  qui  convenait  à  la  France,  et  qu'elle  n'avait  rien  de  trop  grand 
pour  Napoléon.  Rien  n'était  trop  grand  pour  Napoléon,  sans  doute;  mais 
Louis  XIV  lui-même  a-t-il  agi  selon  les  besoins  de  son  temps  et  de  son 
peuple?  Juger  des  actes  d'un  souverain  et  d'un  gouvernement  par  le 
plus  ou  moins  de  succès  de  leurs  combinaisons  est  une  mauvaise  mé- 
thode; mais,  tout  résultat  à  part,  les  deux  systèmes  politiques  de  LouisXIV 
et  de  Napoléon  à  l'égard  de  l'Espagne  étaient-ils  bons?  Pouvaient-ils  de- 
venir profitables,  même  s'ils  avaient  été  exempts  de  fautes?  Qu'il  nous 
soit  permis  d'en  douter.  Je  pense,  pour  ma  part,  qu'en  méditant  davan- 
tage sur  la  conduite  de  Louis  XIV,  Napoléon  se  serait  arrêté  sur  la  pente 
qui  l'entraîna.  M.  Mignet  l'a  bien  dit  :  «  Louis  XIV  avait  à  choisir  entre 
sa  famille  et  la  France.»  Napoléon  se  trouvait  dans  une  alternative 
semblable.  Dans  le  conseil  qui  précéda  l'acceptation  du  testament  de 
Charles  II,  l'homme  le  moins  éminent  du  cabinet,  le  duc  de  Beauvii- 
liers,  se  livrant  à  la  seule  inspiration  de  son  bon  sens,  se  prononça  contre 
l'envoi  de  Philippe  V,  et  osant  combattre  Torcy,  peut-être  même  Mme  de 
Maintenon  dans  la  personne  de  Torcy,  prononça  ce  mot  qui  ne  fut  que 
trop  vérifié  :  «  Ce  sera  la  ruine  de  la  France.  »  La  prédiction  du  duc  de 
Beauvilliers  a  été  accomplie  deux  fois,  je  pourrais  dire  trois  fois  même, 
car  la  dernière  alliance  espagnole  que  contracta  la  France,  et  ses  éven- 
tualités, comptent,  à  mes  yeux,  parmi  les  causes  qui  ont  amené  les  ré- 
xens  malheurs  de  notre  pays. 

Je  me  hâte  de  quitter  ce  terrain.  Il  est  inutile  de  rappeler  aux  lec- 
teurs de  ce  recueil  les  événemens  de  1809.  Ils  sont  encore  présens  à 
leur  pensée,  et  le  livre  de  M.  Thiers  les  fera  revivre  plus  complètement 
à  leurs  yeux  :  récit  attachant  où  l'on  suit  avec  une  douleur  mêlée  d'ad- 
miration cet  homme  si  grand,  si  merveilleux  dans  le  mal  comme  dans 
le  bien.  Quelles  ressources  dans  ce  génie!  quelle  profondeur  dans  la 


HISTOIRE   DE  L'EMPIRE.  77 

duplicité  quand  il  se  décide  à  y  descendre!  Napoléon  marche  toujours 
en  géant  dans  les  champs  de  la  gloire  comme  dans  les  abîmes. 

La  principale  scène  de  ce  drame,  celle  qui  s'ouvre  au  château  de 
Marac,  près  de  Bayonne,  quand  les  principaux  personnages  y  sont  as- 
semblés, a  surtout  été  admirablement  tracée  par  M.  Thiers.  Charles  IV, 
la  reine,  le  prince  de  la  Paix,  Ferdinand  et  ses  conseillers  sont  enfin 
en  présence  de  Napoléon,  amenés,  Ferdinand  par  d'indignes  ruses,  les 
vieux  souverains  par  leurs  ressentimens  contre  le  fils  qui  a  usurpé  leur 
couronne,  et  auquel  Charles  IV  tenta  d'infliger  dans  ï'Escurial  le  ter- 
rible châtiment  dont  Philippe  II  frappa  son  fils  dans  l'Alcazar  de  Ma- 
drid. La  scène  se  passe  d'abord  en  observation  de  la  part  de  l'empereur, 
occupé  à  démêler  sur  ces  visages  la  médiocrité,  l'abattement  et  l'astuce; 
mais  bientôt  Napoléon,  qui  avait  aperçu  à  quelle  sorte  de  gens  il  avait 
.affaire,  les  congédie  tous,  et  ne  retient  que  le  chanoine  Escoïquiz,  le 
précepteur,  le  conseiller  de  Ferdinand,  bel  esprit  de  séminaire,  ambi- 
tieux naïf  et  inexpérimenté,  qui  avait  contribué,  pour  la  plus  grande 
part,  à  déterminer  le  prince  des  Asturies  à  détrôner  son  père.  Napoléon 
éprouvait  le  besoin  de  décharger  son  cœur  du  mystère  d'iniquité  qu'il 
y  renfermait,  et,  après  quelques  mots  de  flatterie  moqueuse,  auxquels 
le  chanoine  se  montre  très  sensible,  il  lui  déclare,  sans  préambule, 
qu'il  n'a  fait  venir  les  princes  d'Espagne  que  pour  leur  ôter  à  tous,  père 
et  fils,  la  couronne  de  leurs  aïeux,  et  il  développe,  en  se  promenant 
dans  le  salon,  au  malheureux  chanoine,  foudroyé  par  cette  déclaration 
subite,  tous  les  motifs  qu'il  a  d'en  finir  avec  Charles  IV,  son  fils,  Godoy 
et  toutes  leurs  créatures.  Les  trahisons  de  la  cour  de  Madrid  pendant 
qu'il  était  occupé  au  nord,  la  nécessité  de  rendre  à  l'Espagne  son  im- 
portance passée  et  sa  grandeur  pour  l'employer  contre  l'Angleterre, 
l'impossibilité  de  la  laisser  croupir  plus  long-temps  sous  une  dynastie 
dégénérée,  l'imbécillité  du  roi,  la  médiocrité  et  la  fourberie  de  son  fils, 
l'illusion  d'une  alliance  de  famille  avec  de  tels  princes,  la  difficulté  de 
trouver  une  princesse  supérieure  pour  dominer  et  guider  un  tel  époux, 
l'obligation  qu'il  a  contractée  comme  conquérant,  comme  fondateur 
d'un  empire,  de  fouler  aux  pieds  les  considérations  secondaires  :  rien 
n'est  oublié  par  Napoléon  dans  cette  effroyable  nomenclature,  durant 
laquelle,  s' approchant  de  temps  en  temps  du  chanoine,  qui  était  long 
de  taille  (el  grande  de  cuerpo  nez  may  nombre,  dit  un  proverbe  espagnol 
emprunté  aux  Arabes),  Napoléon  lui  tirait  l'oreille  pour  le  rassurer,  et 
entremêlait  ses  récriminations  de  quelques  assurances  amicales  pour 
l'interlocuteur  et  les  princes,  auxquels  il  le  chargeait  d'offrir,  à  l'un  le 
repos  et  le  plaisir  royal  de  la  chasse  dans  un  beau  domaine  en  France, 
à  l'autre  la  souveraineté  de  l'Étrurie,  état  qui,  par  son  exiguité,  conve- 
nait aux  étroites  ressources  intellectuelles  du  prince  des  Asturies. 


78  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

C'est  à  cette  scène  et  ce  qui  s'ensuivit  (qui  l'ignore?)  que  se  ter- 
mine le  huitième  volume  de  l'Histoire  du  Consulat  et  de  l'Empire,  où 
l'historien  laisse  sur  le  trône  d'Espagne  Joseph-Napoléon,  assis  là  par 
ordre  de  son  frère,  qui  créait  un  danger  pour  dissiper  une  crainte,  selon 
la  belle  expression  de  M.  Mignet  (1).  Résumons-nous  :  il  résulte  du 
livre  de  M.  Thiers  que  rien  ne  justifie  Napoléon  des  moyens  qu'il  a  em- 
ployés, ni  les  nécessités  de  sa  dynastie,  ni  l'état  de  l'Espagne,  ni  le  be- 
soin de  combattre  l'Angleterre,  ni  la  bassesse  et  les  trahisons  de  Godoy, 
ni  la  médiocrité  et  la  faiblesse  de  Charles  IV,  ni  l'avilissement  de  la 
reine.  L'historien  de  Napoléon  n'a  pas  dissimulé  l'inutilité  des  procé- 
dés odieux  de  son  héros,  la  vanité  de  ses  calculs;  il  a  rempli  en  hon- 
nête homme  un  devoir  pénible.  En  terminant  le  dernier  chapitre, 
qu'il  a  intitulé  Bayonne,  du  lieu  où  se  dénoua  le  grand  drame  qu'il 
retrace,  M.  Thiers  dut  éprouver  ce  que  Napoléon  éprouva  après  avoir 
laissé  apparaître  toute  sa  pensée  devant  Escoïquiz,  se  sentir  le  cœur  sou- 
lagé d'un  lourd  fardeau;  mais  Napoléon  n'eut  pas  le  bonheur  de  son 
historien,  il  ne  venait  pas  de  remplir  douloureusement,  il  est  vrai,  une 
louable  et  honorable  tâche. 

L.  DE  Veimars. 


(1)  Négociation*  relatives  à  la  succession  d'Espagne  sous  Louis  XIV.  Intro- 
duction. 


' .  :  ■ 


•: 


• 


DU  DEVELOPPEMENT 


HISTORIQUE 


DE  LA  LOGIQUE. 


I.  —  Logique  d'Aristote,  traduite  en  français  pour  la  première  fois  par  J.  Barthélémy  Saikt-Hilaire, 

de  l'Académie  des  Sciences  morales  et  politiques.  4  vol.  in-8<>. 

IL  —  A  System  of  Logic  ratiocinative  and  inductive,  by  John  Stuart  Mill,  2  vol.  in-8o. 


I.  —  IDÉE  D'UNE   SUCCESSION   DANS   LA   LOGIQUE. 

C'est  avec  intention  que  j'ai  rapproché  ces  deux  ouvrages,  l'un  le 
premier  traité  qui  ait  été  composé  sur  la  logique,  l'autre  le  dernier  ou 
l'un  des  derniers.  Il  a  été,  de  tout  temps,  curieux  et  instructif  de  re- 
chercher les  données  de  l'histoire  dans  chacun  des  départemens  de  la 
culture  humaine;  mais  à  aucune  époque  cela  n'a  été  plus  important 
qu'à  la  nôtre.  Pour  quelques  esprits  (et  je  suis  du  nombre),  l'histoire 
apparaît  non  plus  comme  une  collection  de  faits  que  l'érudition  enre- 
gistre sans  en  saisir  l'enchaînement,  mais  comme  une  science  dont  la 
loi  fondamentale  est  trouvée  :  à  savoir,  que  toutes  nos  conceptions  sont 
d'abord  théologiques,  nuis  métaphysiques,  enfin  positives.  J'ajoute  sans 
hésitation  que,  quand  cette  notion  capitale  aura  été  sanctionnée  par 
l'assentiment  général,  notre  révolution,  qui  a  tantôt  soixante  ans  de 
durée,  sera  virtuellement  terminée;  car  il  en  résultera  d'un  côté,  pour 


80  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

ceux  qui  sont  sincèrement  épouvantés  de  la  chute  des  vieilles  institu- 
tions, que  la  ruine  du  passé  ne  coupe  pas  le  chemin  vers  l'avenir  et  ne 
met  point  un  abîme  devant  nos  pieds,  d'un  autre  côté,  pour  ceux  qui 
cherchent  à  priori  cet  avenir,  qu'il  a  des  conditions  essentielles,  indé- 
pendantes de  tout  arbitraire,  soustraites  à  toute  volonté,  quelque  puis- 
sante qu'on  la  suppose,  conditions  qui  sont  pour  le  développement  des 
sociétés  ce  que  sont  les  conditions  correspondantes  pour  tout  autre 
phénomène  naturel.  Ici,  dans  la  logique,  dont  il  est  seulement  ques- 
tion, mais  qui  tient  au  reste  (car,  à  vrai  dire,  il  n'y  a  qu'une  seule 
science  dont  les  autres  ne  sont  que  des  chaînons,  et  dont  l'enseigne- 
ment systématique,  parfaitement  possible,  transformera  la  philosophie 
et  fera  faire  un  pas  considérable  à  la  raison  contemporaine),  dans  la 
logique,  dis-je,  nous  tenons  sinon  la  première  élaboration,  du  moins  le 
premier  texte  officiel ,  celui  d' Aristote;  et,  pour  une  élaboration  scien- 
tifique aussi  circonscrite,  il  sera  facile  de  signaler  au  lecteur,  en  lui 
montrant  le  point  de  départ  et  le  terme  actuel,  la  direction  véritable 
de  l'intelligence,  excluant  toutes  les  idées  de  cercle  et  d'orbite  imagi- 
nées au  sujet  de  la  civilisation. 

En  contradiction  à  ce  qui  vient  d'être  dit  s'élève  tout  d'abord  une 
assertion  singulière  des  métaphysiciens  :  ils  déclarent  d'une  manière 
assez  concordante  que,  depuis  Aristote,  la  logique  n'a  pas  fait  un  seul 
progrès.  Kant  a  dit  :  «  On  voit  que  la  logique  possède  le  caractère  d'une 
science  exacte  depuis  fort  long-temps,  puisqu'elle  ne  s'est  pas  trouvée 
dans  la  nécessité  de  reculer  d'un  pas  depuis  Aristote.  Ce  qu'il  y  a  en- 
core de  remarquable,  c'est  qu'elle  n'a  pu  faire  jusqu'ici  un  seul  pas  de 
plus,  et  qu'elle  semble,  suivant  toute  apparence,  avoir  été  complète- 
ment achevée  et  perfectionnée  dès  sa  naissance.  »  M.  Barthélémy  Saint- 
Hilaire,  qui  est  métaphysicien,  n'a  pas  un  autre  avis.  La  longue  et  éru- 
dite  Introduction  qu'il  a  mise  devant  YOrganon  d' Aristote  a  pour  but 
d'enseigner  que  les  efforts  tentés  à  l'effet  de  développer  la  logique  aris- 
totélicienne ont  avorté,  et  elle  se  .termine  en  souhaitant  que  la  nou- 
velle école,  c'est-à-dire  l'école  éclectique,  ait  l'honneur  de  perfection- 
ner l'œuvre  antique.  Cette  espérance  est  vaine;  ce  souhait  est  de  ceux 
qui,  suivant  l'image  du  poète  latin,  se  perdent  dans  les  airs  et  servent 
de  jouet  aux  vents  [ludibria  ventis).  Il  y  a  vingt-deux  siècles  que  l'on 
travaille  en  vain  à  faire  un  pas  dans  cette  impasse;  vingt-deux  siècles 
pourraient  encore  s'écouler  sans  que  les  futurs  commentateurs  d' Aris- 
tote eussent  à  signaler  rien  qui  dût  être  compté  comme  une  acquisi- 
tion nouvelle,  comme  un  prolongement  scientifique  de  vérité  en  vé- 
rité. 

Cependant  il  est  vrai  que  la  logique  s'est  perfectionnée,  et  cela  s'est 
fait  non-seulement  en  dehors  des  métaphysiciens,  mais,  ce  qui  est  plus 
curieux,  à  leur  insu.  Ils  ne  se  doutent  pas  de  la  voie  qui  a  été  tra- 


DU  DÉVELOPPEMENT  HISTORIQUE  DE  LA  LOGIQUE.  81 

cée  dans  une  autre  direction,  et  ils  s'obstinent  à  frappera  une  porte 
qui  ne  peut  s'ouvrir.  Je  vais  donc  indiquer  d'abord  comment  la  méta- 
physique est  demeurée  impuissante  à  développer  la  logique  aristotéli- 
tique,  ensuite  par  quels  progrès  a  passé  le  pouvoir  de  démonstration. 

Le  pouvoir  de  démonstration,  c'est  la  logique.  Il  n'y  en  a  pas,  à  mon 
sens,  de  meilleure  définition.  Reconnaître  ou  démontrer  (ce  qui  est 
identique  )  à  quel  titre  une  chose  est  vraie,  c'est-à-dire  comment  des 
données  fournies  par  la  conscience  et  par  l'intuition  on  s'élève  à  des 
vérités  de  plus  en  plus  étendues,  tel  est  le  domaine  qui  appartient  à  la 
science  fondée  par  Aristote.  Ce  pouvoir  de  démonstration  a-t-il  grandi? 
et,  s'il  a  grandi,  dans  quel  sens?  Les  faits  répondent  :  il  a  fait  d'im- 
menses progrès  dans  la  voie  des  sciences  positives;  il  n'en  a  fait  aucun 
dans  la  voie  de  la  métaphysique.  La  métaphysique  est  aujourd'hui  aussi 
impuissante  qu'à  l'origine  pour  établir  les  notions  qu'elle  débat  éter- 
nellement sur  les  causes  premières  et  finales;  au  contraire,  les  sciences 
ont  renouvelé  et  renouvellent  sans  cesse  la  série  des  idées  humaines. 
Là  est  la  cause  de  l'immobilité  métaphysique  de  la  logique,  là  est  la 
cause  de  son  développement  scientifique. 

Notre  intelligence  possède  une  propriété  primordiale  qui  lui  fait  re- 
connaître qu'un  objet,  un  fait,  une  chose,  une  idée,  sont  semblables 
ou  dissemblables  à  un  autre  objet,  fait,  chose  ou  idée.  Si  C  est  la  marque 
de  B,  et  que  B  soit  la  marque  de  A,  nous  en  concluons  spontanément 
que  C  est  aussi  la  marque  de  A.  En  cela  gît  la  base  entière  de  la  lo- 
gique. Tout  travail  de  raisonnement  est  une  opération  par  laquelle  on 
ramène,  de  similitude  en  similitude,  l'objet  inconnu  à  l'objet  connu. 
Il  n'y  a,  au  point  de  vue  qui  nous  occupe,  que  cela  d'inné  dans  l'in- 
telligence; elle  ne  peut  jamais  refuser  son  assentiment  à  cette  propo- 
sition-ci :  A  égale  A.  Une  faculté  aussi  simple,  aussi  bornée,  n'est  ca- 
pable de  saisir,  on  le  comprend  sans  peine,  les  objets  scientifiques 
qu'à  l'aide  de  méthodes  subsidiaires  qui  permettent  à  ces  objets  de 
tomber  sous  l'application  de  la  faculté.  Une  analogie  fera  concevoir 
nettement  ma  pensée  :  on  sait  que  le  plus  puissant  instrument  pour  dé- 
velopper les  théories  physiques  est  le  calcul;  mais,  pour  que  le  calcul 
fût  applicable,  il  a  été  nécessaire  qu'il  créât  des  formules  de  plus  en 
plus  efficaces  et  pénétrantes.  Peu  de  questions  physiques  sont  solubles 
pour  la  nue, faculté  de  calcul  innée  à  l'esprit  humain;  mais  le  nombre 
et  la  complication  des  questions  solubles  croît  à  mesure  que  se  consti- 
tuent de  nouvelles  fonctions  distinctes,  élémens  fondamentaux  de  nos 
combinaisons  analytiques.  De  même  ici,  dans  la  logique,  peu  de  ques- 
tions, et  des  questions  très  simples,  sont  accessibles  à  la  faculté  men- 
tale que  j'ai  indiquée.  Pour  avancer  dans  le  déchiffrement  des  hiéro- 
glyphes naturels,  il  faut  qu'elle  s'arme  de  méthodes  puissantes,  jouant 
dans  la  logique  le  rôle  des  fonctions  dans  l'analyse. 

TOMK  II.  6 


H-2  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 


H.  —  ÉTABLISSEMENT   ET   CARACTÈRE   DU   STLLOGISME. 

Cette  faculté  primordiale  dans  l'esprit  humain,  et  dont  tous  les 
hommes  font  spontanément  usage ,  a  constitué  la  logique  primitive  et 
tous  les  premiers  essais  de  démonstration.  Les  Grecs,  dont  l'esprit 
scientifique  s'éveilla  de  bonne  heure,  ne  tardèrent  pas  à  porter  leur 
attention  sur  ce  fait  psychologique,  et,  long-temps  avant  Aristote,  les 
sophistes  rendirent  plus  subtiles  et  plus  acérées  les  armes  de  la  dialec- 
tique commune.  Ce  mouvement  dialectique  coïncidait  avec  un  ébran- 
lement profond  des  croyances  générales;  les  sophistes  touchèrent  à 
tout  :  religion,  morale  et  politique;  et,  sans  pouvoir  rien  substituer  à 
ce  qu'ils  mettaient  en  doute,  ils  répandirent  les  semences  d'une  philo- 
sophie négative,  semences  qui  ne  cessèrent  de  fructifier  que  quand  une 
doctrine  alors  positive,  à  savoir  le  christianisme,  se  fut  emparée  des 
intelligences  et  eut  renouvelé  tout  l'ordre  ancien.  Je  dis  alors  positive, 
car,  depuis,  les  choses  ont  changé;  l'humanité  a  fait  un  nouveau  pas; 
le  christianisme  a  été,  comme  le  polythéisme ,  miné  par  une  philoso- 
phie négative ,  plus  puissante  et  plus  générale;  et  le  caractère  positif, 
en  opposition  aussi  bien  avec  la  théologie  qu'avec  la  métaphysique,  est 
définitivement  échu  à  la  science.  A  cette  époque  reculée,  dans  la  Grèce 
antique,  outre  l'effet  général  dont  je  viens  de  parler,  la  dialectique  so- 
phistique eut  l'effet  partiel  de  favoriser  le  développement  de  la  logi- 
que, et  aussi  vit-on  apparaître,  dans  toute  sa  rigueur,  dans  toute  sa 
netteté ,  dans  toute  son  étendue ,  grâce  au  génie  d'Aristote ,  le  syllo- 
gisme, destiné  à  un  grand  empire  dans  le  moyen-âge  et  dans  la  sco- 
lastique. 

Le  syllogisme  est  un  véritable  progrès  logique,  malgré  ce  qu'en  ont 
dit  certains  philosophes,  malgré  l'incontestable  pétition  de  principe 
que  renferme  tout  syllogisme.  En  effet,  dans  ce  raisonnement  :  Tout 
homme  est  mortel;  or,  Socrate  est  un  homme ,  donc  il  est  mortel ,  il  est 
incontestable  que  la  proposition  Socrate  est  mortel  est  présupposée  dans 
la  majeure  :  Tout  homme  est  mortel;  il  est  incontestable  que  nous  ne 
sommes  assurés  de  la  mortalité  de  tous  les  hommes  qu'à  la  condition 
d'être  préalablement  certains  de  la  mortalité  de  chaque  homme  indivi- 
duellement; il  est  incontestable  qu'il  n'y  a,  du  principe  général,  à  inférer 
que  les  faits  particuliers  admis  par  ce  principe  même  comme  connus 
d'avance.  L'argument  n'est  pas  réfutable;  aussi  est-ce  d'un  autre  côté 
qu'il  faut  chercher  la  théorie  du  syllogisme.  M.  Mill  l'a  donnée  avec 
beaucoup  de  sagacité;  j'adhère  complètement  à  ses  explications  et  je  les 
cite  :  «  La  valeur  de  la  forme  syllogistique  et  les  règles  pour  s'en  servir 
correctement  consistent  non  en  ce  qu'elles  sont  la  forme  et  les  règles 
suivant  lesquelles  nos  raisonnemens  se  font  nécessairement  ou  même 


DU   DÉVELOPPEMENT  HISTORIQUE  DE   LA   LOGIQUE.  83 

habituellement,  mais  en  ce  qu'elles  nous  fournissent  un  mode  dans 
lequel  ces  raisonnemens  peuvent  toujours  être  représentés  et  qui  est 
admirablement  calculé  pour  en  mettre,  s'ils  ne  sont  pas  concluans,  en 
lumière  le  défaut.  Une  induction  du  particulier  au  général,  suivie  d'une 
déduction  syllogistique  de  ce  général  à  d'autres  particularités,  est  une 
forme  dans  laquelle  nous  pouvons  toujours  exposer  notre  raisonnement, 
si  cela  nous  convient;  ce  n'est  pas  une  forme  dans  laquelle  nous  raison- 
nions nécessairement,  c'en  est  une  dans  laquelle  il  nous  est  loisible  de 
raisonner,  et  qui  devient  indispensable  toutes  les  fois  que  nous  avons 
quelque  doute  sur  la  validité  de  notre  argumentation.  Tel  est  l'usage 
du  syllogisme  en  tant  que  moyen  de  vérifier  un  argument  donné. 
Quant  à  l'usage  ultérieur  touchant  la  marche  générale  de  nos  opéra- 
tions intellectuelles ,  le  syllogisme  équivaut  à  ceci  :  c'est  une  induc- 
tion une  fois  faite.  Il  suffira  d'une  seule  interrogation  à  l'expérience, 
et  le  résultat  pourra  être  enregistré  sous  la  forme  d'une  proposition 
générale  qui  est  confiée  à  la  mémoire  et  dont  il  n'y  a  plus  qu'à  syllo- 
giser.  Les  particularités  de  nos  expérimentations  sont  alors  abandon- 
nées par  la  mémoire,  où  il  serait  impossible  de  retenir  une  telle  multi- 
tude de  détails,  tandis  que  la  connaissance  que  ces  détails  procuraient, 
et  qui  autrement  serait  perdue  dès  que  les  observations  auraient  été 
oubliées,  est  retenue,  à  l'aide  du  langage  général,  sous  une  forme  com- 
mode et  immédiatement  applicable.  L'emploi  du  syllogisme  n'est,  dans 
le  fait,  pas  autre  chose  que  l'usage  de  propositions  générales  dans  le 
raisonnement.  » 

Cet  éclaircissement  montre  comment  le  syllogisme,  tout  en  contenant 
une  pétition  de  principe  dans  la  majeure,  n'en  est  pas  moins  infini- 
ment utile  à  la  logique.  Sans  proposition  générale,  le  raisonnement 
serait  confiné  à  une  extrême  simplicité.  Sans  doute,  l'enfant  qui  s'est 
brûlé  le  doigt  n'a  pas  besoin,  pour  ne  plus  s'y  exposer,  de  la  proposi- 
tion générale  :  le  feu  brûle;  il  conclut  du  particulier  au  particulier  et 
s'abstient  de  toucher  de  nouveau  à  la  chandelle  :  c'est  ce  que  nous  fai- 
sons dans  les  cas  les  moins  complexes,  c'est  ce  que  font  aussi  les  ani- 
maux; mais,  sans  le  secours  des  propositions  générales,  il  serait  impos- 
sible de  conduire  avec  aucune  sûreté  un  raisonnement  étendu,  et  toute 
expérience  un  peu  compréhensive  serait,  à  chaque  fois,  perdue  pour 
l'intelligence  humaine.  La  proposition  générale  s'est  introduite  de  plus 
en  plus  à  mesure  que  les  hommes  ont  accumulé  davantage  de  l'expé- 
rience et  de  la  réflexion,  et  un  homme  de  génie,  dans  cette  Grèce  si 
ingénieuse,  a  montré,  en  créant  le  syllogisme,  comment  il  fallait  user 
de  ces  propositions  générales  pour  en  user  correctement. 

On  le  voit,  le  syllogisme  n'est  pas  déductif,  car  il  contient  implicite- 
ment une  pétition  de  principe;  par  là  il  lui  est  interdit  de  faire  un  pas 
hors  de  lui-même,  et,  à  quelque  torture  qu'on  le  mette,  avec  quelque 


84  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

sagacité  qu'on  le  manie,  on  ne  peut  en  tirer  aucun  développement  ulté- 
rieur qui  profite  à  la  science.  Le  syllogisme  n'est  pas  non  plus  inductif; 
les  propositions  générales  dont  il  se  sert  pour  poser  sa  majeure  sont, 
il  est  vrai,  dues  à  une  induction,  mais  cette  induction  s'opère  en  dehors 
du  syllogisme,  et  ce  n'est  que  lorsqu'elle  s'est  formulée  par  un  procédé 
quelconque,  dont  il  ne  se  fait  pas  juge,  qu'elle  entre  dans  son  domaine. 
Que  reste-t-il  donc  au  syllogisme?  Il  lui  reste  d'être  le  régulateur  de 
l'emploi  de  la  proposition  générale.  C'est  de  cette  façon  qu'il  a  contri- 
bué au  lent  perfectionnement  de  l'intelligence,  qui  est  la  condition  du 
changement  social,  et  qui  consiste  essentiellement  en  ceci  :  rendre  in- 
croyable ce  qui  était  croyable,  et  croyable  ce  qui  était  incroyable. 
Qu'on  réfléchisse  à  cette  bien  brève  formule,  et  l'on  sentira  que,  si 
quelque  mutation  de  ce  genre  s'opère  dans  les  esprits,  une  mutation 
correspondante  dans  les  choses  n'est  pas  loin. 

Pendant  que  le  syllogisme  régnait  en  souverain  dans  l'école,  la  lo- 
gique, qui  appartient  aux  sciences,  cheminait  à  petit  bruit  et  n'avait 
qu'une  part  restreinte  du  domaine  philosophique;  mais,  quand  cette 
part  se  fut  notablement  accrue,  le  syllogisme,  par  une  réaction  dont 
on  voit  de  continuels  exemples,  tomba  dans  la  désuétude,  et  l'on  pour- 
rait dire  dans  le  mépris.  Cependant  cette  désuétude  n'est  pas  réelle  et 
ce  mépris  n'est  pas  fondé.  Le  syllogisme  reste  aussi  utile  qu'il  le  fut 
jamais;  seulement  il  occupe  une  place  plus  humble.  Au  lieu  d'être, 
comme  jadis,  le  point  culminant  de  la  science,  il  n'en  est  plus  qu'une 
des  assises  inférieures.  De  même  que  les  opérations  fondamentales  de 
l'arithmétique  conservent  toute  leur  valeur  malgré  les  plus  hautes 
spéculations  de  l'analyse,  de  même  le  syllogisme  est  toujours  le  guide 
de  l'emploi  des  propositions  générales  et  toujours  un  élément  indis- 
pensable du  raisonnement  pour  l'homme  sorti  des  langes  de  la  civi- 
lisation. 

III-  —  RÔLE   HISTORIQUE   DU  SYLLOGISME.  —  IL   RUINE   LE   RÉALISME   DANS   LE 

MOYEN-AGE. 

A  quoi,  dans  le  progrès  des  idées,  a  servi  ce  syllogisme  inventé  par 
Aristoteet  quelle  en  a  été  la  fonction  pour  le  développement  de  notre 
intelligence  et,  par  suite,  pour  la  mutation  de  nos  sociétés?  Dans  le 
cours  de  l'histoire  ou,  ce  qui  est  la  même  chose,  de  la  civilisation,  il  ar- 
riva un  temps  où,  le  polythéisme  s'étant  condensé  en  monothéisme,  le 
maître  ayant  fait  place  au  seigneur  féodal,  et  l'esclave  au  serf,  toutes 
les  idées  religieuses  se  trouvèrent  soumises  au  contrôle  d'une  série  de 
livres,  les  Écritures,  qu'il  fallut  interpréter  et  concilier.  Pour  cette  dis- 
cussion, dont  dépendait  l'équilibre  de  l'orthodoxie,  équilibre  qui,  à  son 
tour,  maintenait  celui  de  la  société,  comme  on  le  vit  bien  quand  plus 


DU  DÉVELOPPEMENT   HISTORIQUE  DE  LA  LOGIQUE.  85 

tard,  l'orthodoxie  ayant  été  vaincue,  s'ouvrit  l'ère  des  révolutions, 
pour  cette  discussion,  dis-je,  l'antiquité  offrait  un  ouvrage  admirable, 
à  savoir  ['Organon  avec  le  syllogisme.  Aristote  vint  donc  prendre  place 
dans  la  grande  élaboration  intellectuelle  qui  s'entamait,  et  deux  livres, 
l'Écriture  et  les  œuvres  du  philosophe  grec,  dominèrent  toute  la  sco- 
lastique. 

J'ai  mis  sur  le  même  niveau  la  condensation  du  polythéisme  gréco- 
romain  en  monothéisme  et  l'établissement  de  l'ordre  féodal  en  place  de 
l'ordre  antique.  En  effet,  ce  n'est  pas  par  une  simple  coïncidence  que 
ces  deux  phénomènes  se  trouvent  juxtaposés  dans  l'histoire.  Sembla- 
blement  ce  n'est  pas  non  plus  par  une  simple  coïncidence  qu'avec  la 
révolution  mentale  constatée  par  la  réformation  du  xvi#  siècle  est  sur- 
venue la  révolution  dans  les  choses.  Enfin,  ce  n'est  pas  par  une  simple 
coïncidence  que,  sous  nos  yeux  mêmes,  à  mesure  que  les  vieilles  no- 
tions s'enfoncent  dans  le  passé,  la  société  prend  une  face  nouvelle,  les 
aristocraties  s'abaissent,  les  clergés  perdent  la  direction  de  l'enseigne- 
ment, les  rois  s'en  vont  et  le  peuple  monte.  L'histoire  ainsi  considérée 
excite  un  profond  intérêt  :  sans  doute,  le  cœur  palpite  de  joie  ou  de  dou- 
leur au  milieu  des  événemens  contemporains,  sans  doute  il  éprouve  de 
vives  et  sincères  sympathies  pour  les  nobles  actions,  pour  les  grands 
services,  pour  les  héroïques  souffrances  des  générations  qui  nous  ont 
précédés;  mais,  sous  ce  tissu  vivant  de  sentimens  et  de  passions,  on  dé- 
couvre, maintenant  qu'on  sait  la  voir,  une  loi  long-temps  reculée 
loin  de  nos  yeux,  une  loi  qui  détermine  la  pente  de  la  civilisation.  Et 
certes,  arrivée  à  ce  point,  la  contemplation  scientifique  éprouve  une 
satisfaction  plus  intime  qu'au  spectacle  même  des  mondes  roulant  dans 
leurs  orbites  éternelles.  Au  ciel,  c'est  la  régularité  dans  le  silence  infini 
qui  charme  et  transporte  l'esprit;  mais  pour  l'histoire,  c'est  la  régula- 
rité dans  le  tumulte  et  l'agitation  qui  frappe  et  attire.  A  l'aspect  de  la 
civilisation  humaine  qui  s'avance  dans  le  temps,  comme  les  mondes 
s'avancent  dans  l'espace,  il  semble  voir  un  vaisseau  qui,  s'inclinant  sans 
cesse  tantôt  sur  un  bord  et  tantôt  sur  un  autre,  se  relève  sans  cesse  et 
gouverne  sous  l'impulsion  du  vent  qui  le  pousse  et  des  flots  qui  le  por- 
tent. 

Le  syllogisme  a  eu  sa  part  dans  cette  élaboration.  Dante  place  dans 
son  paradis  un  certain  Siger,  qui,  dit-il, 

Sillogizô  invidiosi  veri, 

vers  qui  a  été  ainsi  rendu  par  un  vieux  traducteur  français  d'une  ma- 
nière non  trop  indigne  du  modèle  : 

Syllogisa  discours  dont  on  lui  porte  envie. 

Un  de  nos  érudits  les  plus  versés  dans  l'histoire  littéraire  du  moyen- 


X<;  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

&P  ;l  reconnu  dans  ce  Siger,  que  tous  les  commentateurs  de  l'Homère 
italien  avaient  abandonné,  un  docteur  scolastique  qui  professa  à  Paris 
dans  la  rue  du  Fouarre  et  que  Dante  avait  sans  doute  entendu;  mais,  tout 
en  jetant  un  jour  nouveau  sur  ce  personnage  placé  par  un  contem- 
porain à  côté  d'Albert  de  Cologne  et  de  saint  Thomas  d'Aquin,  il  n'a 
pu  nous  apprendre  quels  étaient  ces  invidiosi  veri,  ces  discours  dont  on 
Importe  envie.  En  tout  cas,  ce  qui  est  dit  de  Siger  peut  être  pris  dans  un 
sens  plus  général  et  appliqué  au  syllogisme  lui-même,  tel  que  l'enten- 
dit et  le  pratiqua  la  scolastique.  Le  syllogisme  ruina  définitivement  le 
réalisme:  or,  quiconque  a  étudié,  soit  le  développement  de  l'esprit  hu- 
main, soit  l'histoire  de  la  métaphysique,  sait  que  le  réalisme  est  un 
de  ces  fantômes  qui  gardaient  les  avenues  de  la  science  positive  comme 
les  fantômes  du  Tasse  gardaient  le  chemin  de  la  forêt. 

Avec  deux  livres  pour  point  de  départ  de  l'argumentation,  avec  le 
fond  reçu  de  la  société  gréco-romaine,  avec  l'esprit  d'entreprise  et  de 
recherche  qui  créait  l'alchimie,  introduisait  la  boussole,  la  poudre  à  ca- 
non, le  papier,  les  acides  puissans,  l'alcool,  avec  ces  écoles  ardentes 
où  toute  l'Europe  se  donnait  rendez- vous,  le  moyen-âge  ouvrit  une  dis- 
cussion philosophique  dont  il  n'y  a  pas  l'équivalent  dans  l'antiquité, 
soit  pour  l'importance,  soit  pour  la  rigueur.  La  question  du  réalisme 
et  du  nominalisme  n'avait  jamais  été  systématiquement  traitée  dans  la 
métaphysique  grecque;  alors  elle  fut  abordée  dans  une  de  ses  plus  im- 
portantes parties,  et  c'est,  à  proprement  parler,  de  nos  jours  seulement 
qu'elle  touche  à  son  terme.  Elle  consiste  en  ceci  :  les  conceptions  aux- 
quelles les  hommes  primitifs,  nécessairement  et  d'après  les  conditions 
fondamentales  de  notre  esprit,  ont  donné  une  existence  réelle  et,  pour 
me  servir  du  langage  de  l'école,  une  réalité  objective,  ont-elles  vérita- 
blement cette  existence,  cette  réalité?  ou  plutôt  ne  sont-elles  pas  pure- 
ment subjectives,  de  simples  manières  de  voir,  des  imaginations  pour 
lesquelles  il  n'est  jamais  permis  de  conclure  de  leur  présence  dans 
notre  tête  à  leur  présence  effective  dans  le  monde  extérieur? 

On  comprendra  sans  peine  l'importance  du  débat.  C'est  à  l'infini  que 
les  hommes  ont  imaginé,  et  long-temps  tout  contrôle  leur  a  manqué 
pour  distinguer  si  ce  qu'ils  se  figuraient  ainsi  avait,  comme  ils  le  pen- 
saient, un  être  à  soi.  Le  progrès  de  la  civilisation  est  un  empiétement 
continuel  du  nominalisme  sur  ce  réalisme  primordial ,  et  c'est  ainsi 
que  l'on  doit  concevoir,  par  exemple,  le  triomphe  du  monothéisme 
chrétien  sur  le  polythéisme.  Qu'étaient-ce  que  Jupiter,  Minerve  et  les 
autres,  sinon  des  imaginations  prises  pour  des  réalités  et  réduites  par  un 
progrès  de  la  raison  humaine  à  n'être  plus  que  des  mots  et,  comme  on 
disait  dans  la  scolastique,  flatus  vocis?  Après  la  chute  du  polythéisme 
religieux  restait  un  polythéisme  métaphysique,  c'est-à-dire  toutes  ces 
entités  connues  sous  le  nom  d'universaux  et  de  genres  qui,  après  avoir 


DU  DÉVELOPPEMENT   HISTORIQUE   DE   LA   LOGIQUE.  87 

été  d'abord  un  progrès,  puis  un  exercice  pour  l'esprit,  lui  devenaient 
de  plus  en  plus  inacceptables  et  de  plus  en  plus  oppressives.  C'est  sur 
ce  terrain  que  s'engagea  la  grande  guerre  intellectuelle  du  moyen-âge. 
Elle  fut  longue  et  acharnée  :  longue,  car  il  fallait  lutter  contre  des  ha- 
bitudes mentales  qui  dataient  de  loin  et  s'étaient  enracinées;  acharnée, 
car  l'esprit  conservateur  sentait  instinctivement  que  la  chute  de  ces  en- 
tités ébranlait  des  croyances  que  l'esprit  critique  compromettait  sans 
le  savoir  et  sans  le  vouloir;  mais  enfin  le  résultat  fut  décisif,  et,  quand 
il  fut  obtenu  (  ce  qui  coïncide  presque  avec  la  fin  du  moyen-âge  ),  le 
nominalisme  avait  pris  un  empire  incontestable  et  créé  d'autres  ha- 
bitudes mentales  particulièrement  favorables  au  développement  des 
sciences  modernes  qui  commençaient  à  poindre. 

Là  s'arrête  le  rôle  social  du  syllogisme.  Je  ne  crains  pas  de  rappro- 
cher ces  deux  mots,  et  plus  on  y  réfléchira,  plus  on  sentira  que  cette 
forme,  aujourd'hui  jugée  si  stérile,  a  été,  à  son  temps,  pleine  de  vie, 
de  force  et  d'activité.  Ce  ne  fut  pas  une  vaine  occupation  que  celle  qui 
captiva  pendant  des  siècles  les  esprits  les  plus  éclairés;  ce  ne  fut  pas 
une  vaine  ardeur  que  celle  qui  emportait  la  jeunesse  occidentale  aux 
bruyantes  leçons  des  écoles  parisiennes.  Sans  doute  on  dira  que  les 
questions  agitées  étaient  imaginaires,  et  qu'il  importait  peu  de  savoir 
de  quelle  façon  les  universaux  et  les  genres  se  comportaient  par  rap- 
port aux  individus  et  aux  espèces.  Une  saine  théorie  de  l'histoire  ne 
permet  pas  d'accepter  un  jugement  aussi  superficiel,  car,  en  appré- 
ciant ainsi  les  opinions  et  les  doctrines,  on  ne  tient  compte  que  de  l'a- 
venir sans  tenir  compte  du  passé;  toute  opinion,  toute  doctrine  qui  a 
figuré  dans  l'histoire  est,  par  rapport  à  ce  qui  la  précède,  une  avance; 
par  rapport  à  ce  qui  la  suit,  un  retard.  Certes,  quand  l'esprit  humain 
en  vint  à  poser  comme  des  conceptions,  imaginaires  sans  doute,  mais 
distinctes  et  nettes,  les  universaux  et  les  genres,  il  avait  fait  un  grand 
pas  hors  de  la  simplicité  primitive  qui  s'était  figuré  tant  et  de  si  gros- 
sières entités;  et,  quand  il  fallut  savoir  si  ces  créations  spontanées,  qui 
avaient  eu  leur  vérité  transitoire,  étaient  quelque  chose  d'objectif,  il 
y  eut  rude  et  long  labeur  à  renvoyer  dans  le  pays  des  chimères  ces 
fées  métaphysiques  qui  hantaient  les  écoles  et  ne  les  voulaient  pas 
quitter.  Et  d'ailleurs  est-il  besoin  de  remonter  jusqu'au  moyen-âge 
pour  trouver  un  exemple  de  ces  quiddités  qui  paraissent  désormais  si 
futiles?  N'avons-nous  pas  à  côté  de  nous,  dans  des  sciences  déjà  fort 
avancées,  des  quiddités  qui  ne  valent  pas  mieux,  et  qui,  signalées  ici, 
montreront  tout  à  la  fois  comment  de  pareilles  conceptions  sont  un 
moment  utiles,  puis,  le  moment  d'après,  ne  font  plus  qu'embarrasser 
la  voie  et  jeter  un  nuage  sur  lafvéritable  conception  des  choses? 
Qu'est-ce  que  le  fluide  électrique,  sinon  un  fluide  imaginaire?  Qu'est-ce 
que  l'éther  lumineux  ou  les  particules  lumineuses,  sinon  un  éther  ou 


88  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

des  particules  imaginaires?  Qu'est-ce  que  le  fluide  nerveux,  sinon  un 
fluide  imaginaire?  Je  conviendrai  sans  peine  que  des  esprits  accoutu- 
més à  ne  pouvoir  spéculer  sur  les  données  scientifiques  sans  le  se- 
cours de  fluides  matériels  ont  dû  recourir  nécessairement  à  de  telles 
inventions  qui  ont  servi  pendant  quelque  temps  à  fixer  et  rallier  les 
idées;  mais,  aujourd'hui,  à  quoi  bon  ces  chimères?  Et  n'est-il  pas  grand 
temps  qu'un  sage  nominalisme  nous  délivre  de  ce  réalisme  parasite  et 
arriéré?  Au  moyen-âge,  on  fit  justice  d'un  autre  réalisme;  l'argu- 
mentation fut  poussée  à  outrance,  et  les  intelligences  en  sortirent  plus 
lucides. 

IV.  —  EXTENSION   DU  NOMINALISME   DANS   i/ÉRE    MODERNE. 

Et  de  fait,  après  ce  notable  déblai,  on  vit  plus  clair  autour  de  soi.  Au 
bout  d'un  certain  temps  de  tâtonnemens  et  d'expansion,  où  la  nouvelle 
disposition  mentale  manifesta  ses  tendances  propres,  le  courant,  sur 
lequel  des  gens  exercés  par  une  analyse  alors  impossible  auraient  pu 
seuls  discerner  une  pente  insensible,  recommença  décidément  à  s'ac- 
célérer. Il  est  curieux  de  remarquer  ici  l'enchaînement  des  choses.  On 
donne  souvent,  dans  le  langage,  au  mot  logique  l'acception  de  raisonner 
avec  conséquence.  En  ce  sens,  je  ne  connais  rien  de  plus  logique  que 
l'histoire;  tout  y  marche  avec  la  conséquence  propre  à  ces  phéno- 
mènes-là où  la  filiation  est  le  caractère  essentiel  :  pour  peu  qu'on 
prenne  un  intervalle  suffisant,  la  déduction  apparaît  manifeste;  mais 
ici,  comme  dans  le  reste,  pour  voir,  il  faut  savoir,  c'est-à-dire  posséder 
la  théorie.  A  défaut  de  cette  lumière,  tout  est  confusion,  obscurité, 
chaos.  Les  conservateurs,  qui  défendirent  le  réalisme,  et  les  novateurs, 
qui  l'attaquèrent,  obéirent  les  uns  et  les  autres  à  la  situation;  la  ques- 
tion avait  été  posée  à  ce  moment  par  le  développement  philosophique  : 
ils  la  débattirent  et  la  jugèrent;  mais  ce  jugement,  une  fois  acquis  à 
la  raison  commune,  vint  inévitablement  poser  la  même  question  sur 
un  autre  terrain  et  en  déterminer  par  là  une  solution  plus  décisive. 
Ainsi  arriva-t-il.  Le  dernier  et  le  plus  redoutable  des  nominalistes,  Des- 
cartes, fit,  comme  on  sait,  table  rase,  effaçant  provisoirement  ce  que 
la  scolastique  avait  toujours  laissé  en  dehors  de  la  discussion,  Dieu  et 
l'ame,  et  étendant  à  toutes  les  conceptions  théologiques  ou  philoso- 
phiques le  même  doute  que  l'école  du  moyen-âge  avait  jeté  sur  les  en- 
tités des  réalistes.  On  a  dit  que  M.  le  docteur  Strauss  n'avait  fait,  dans 
la  Vie  de  Jésus,  que  généraliser  à  toute  la  légende  chrétienne  le  travail 
que  la  critique  avait  d'abord  exécuté  sur  des  points  isolés.  Cela  est 
vrai,  et  il  en  est  de  même  pour  Descartes;  il  généralisa  l'objection  éle- 
vée par  le  nominalisme,  traita  de  la  même  façon  une  notion  qui  lui 
paraissait  avoir  besoin  d'être  reprise  en  sous-œuvre,  et  qui,  en  effet, 


DU   DÉVELOPPEMENT   HISTORIQUE  DE  LA  LOGIQUE.  89 

demeurait,  pour  ainsi  dire,  en  l'air  depuis  que  le  moyen-âge  en  avait 
enlevé  les  étais  réalistes.  Pour  cette  entreprise,  il  se  confiait  en  la 
loyauté  de  ses  intentions  et  en  sa  force  de  reconstruction;  mais  il  obéis- 
sait, lui  aussi,  sans  le  savoir,  à  la  condition  de  son  temps,  car  n'est-il 
pas  évident  que  si  Descartes  a  fait  la  tentative,  c'est  que  le  nomina- 
lisme  scolastique  avait  fait  son  œuvre?  Et  si ,  par  impossible,  un  esprit 
eût  conçu,  avant  le  temps  voulu,  la  table  rase  de  Descartes,  cette  opé- 
ration critique  n'aurait  pas  réussi,  et  aurait  dû  être  reprise  à  une  époque 
mieux  préparée,  vu  qu'elle  aurait  trouvé  toutes  les  intelligences  héris- 
sées d'entités  préjudicielles  et  obstruées  de  toutes  parts. 

De  la  célèbre  formule  :  Je  pense,  donc  je  suis,  Descartes  tira  tout  ce 
monde  de  notions  qu'il  avait  frappé  d'une  suspicion  générale  et  d'une  dé- 
chéance dubitative;  mais  cela  même  qu'il  produisit,  que  fut-ce,  sinon  un 
monde  désormais  manifestement  subjectif?  Au  lieu  de  ce  monde  réel 
et  palpable  que  supposaient  les  croyances  primitives,  que  donna-t-il, 
sinon  des  conceptions  idéales  qui,  en  définitive,  ne  reposaient  que  sur 
une  argumentation  plus  ou  moins  concluante?  Nul  n'a  marqué  mieux 
que  Descartes,  involontairement  sans  doute,  mais  d'autant  plus  efficace- 
ment, la  limite  où  vient  expirer  le  réalisme  antique.  Il  n'y  aura  plus 
de  méprise  possible.  Toutes  les  intelligences  modernes  sauront  doré- 
navant que  ce  n'est  pas  au  dehors  d'elles,  comme  l'avaient  cru  les  in- 
telligences nos  aïeules,  qu'il  faut  demander  la  preuve  des  existences 
cherchées,  mais  que  c'est  au  dedans,  et  dès-lors  aussi  elles  sauront 
qu'entre  la  négation  et  l'affirmation  il  n'y  a  qu'un  argument.  Cet  argu- 
ment parut  tellement  décisif  à  Descartes,  qu'il  le  crut  l'équivalent  de 
la  foi  spontanée  des  époques  antérieures.  Cependant  voici  venir  (et  cela 
tarde  peu),  voici  venir  un  penseur  qui,  placé  en  dehors  des  préoccupa- 
tions de  Descartes,  soupèse  l'argument  et  le  trouve  léger.  Kant  n'a  pas 
de  peine  à  établir  que  la  démonstration  de  Descartes  n'en  est  pas  une. 
A  son  tour,  le  philosophe  allemand  veut  s'arrêter  sur  cette  pente,  et,  ne 
pouvant  plus  invoquer  la  raison,  il  invoque  l'utilité;  mais  les  temps 
s'accomplissaient,  et  toute  la  métaphysique  vint  définitivement  cha- 
virer dans  le  panthéisme  moderne  de  l'Allemagne. 

En  cette  revue  rapide  de  la  métaphysique  ou  philosophie  préparatoire, 
deux  points  sont  à  signaler  :  c'est  que  ni  la  logique  n'a  pu  avancer  en 
rien  la  métaphysique,  ni  celle-ci  celle-là;  toutes  deux  n'ont  jamais  eu 
qu'une  action  négative;  dans  la  voie  positive,  elles  se  sont  constamment 
tenues  en  échec. 

Si  Pergame,  dit  le  héros  troyen,  avait  pu  être  sauvé,  il  l'eût  été  par 
ce  bras;  si  la  logique  avait  eu  aucun  moyen  de  développer  la  métaphy- 
sique, c'est  dans  le  moyen-âge  qu'elle  aurait  obtenu  ce  succès.  Alors 
l'argumentation  syllogistique  n'eut  pas  de  bornes;  des  intelligences 
subtiles  et  opiniâtres  tendirent  de  toutes  parts  leurs  rets  scolastiques 
pour  saisir  l'invisible  vérité,  mais  elles  ne  l'atteignirent  pas,  et,  disons-le 


90  KEVUE  DES  DEUX  MONDES. 

à  leur  décharge,  le  développement  historique  nous  apprend  rétrospec- 
tivement que  leur  effort  ne  pouvait  avoir  d'autre  issue  que  l'issue  effec- 
tive, à  savoir  l'exécution  du  réalisme.  Tout  vint  aboutir  nécessairement 
à  une  action  destructive,  à  une  critique  victorieuse.  La  métaphysique, 
loin  de  se  trouver  plus  riche  et  plus  féconde  après  cette  opération,  se 
trouva  réduite  et  affaiblie;  elle  se  débarrassa,  il  est  vrai,  de  certaines 
erreurs,  mais  elle  ne  les  remplaça  par  aucunes  vérités.  Son  ancien  do- 
maine n'avait  pas  été  conservé  intact,  et  ce  qu'elle  en  gardait  était  de- 
meuré stérile  à  rien  produire  de  nouveau;  tel  fut  le  bilan  de  la  méta- 
physique après  la  longue  liquidation  du  moyen-âge.  Les  derniers 
déchets  infligés  par  Descartes  et  Kant  ne  sont  que  le  prolongement  de 
cette  banqueroute  de  plus  en  plus  irrémédiable. 

De  son  côté,  en  quoi  la  métaphysique  s'est-elle  montrée  habile  à 
promouvoir  la  logique?  En  rien,  et  sur  ce  point  nous  avons  l'aveu  des 
métaphysiciens  eux-mêmes.  La  logique,  entre  leurs  mains,  n'a  pas  dé- 
passé le  syllogisme,  et  jamais  elle  ne  le  dépasserait.  Sedet  œternumque 
sedebit  infelix  Theseus.  Indépendamment  du  fait  qui  est  là  pour  en  té- 
moigner, il  y  a  une  raison  profonde  qui  dépend  de  la  nature  même  des 
choses.  La  métaphysique,  n'ayant  rien  à  démontrer,  ou,  ce  qui  est  équi- 
valent, travaillant  sur  des  questions  qui  ne  sont  susceptibles  d'aucune 
démonstration,  a  toujours  manqué  de  la  réaction  essentielle  de  l'objet 
sur  le  sujet  et  dès-lors  n'a  pu  jamais  créer  aucune  méthode  scientifi- 
que au-delà  de  ce  qu'il  y  a  de  plus  élémentaire  dans  le  raisonnement. 
Pour  mieux  déterminer  ma  pensée,  je  prends  un  exemple  auquel  j'ai 
déjà  fait  allusion.  Le  prétendu  fluide  électrique  des  physiciens  n'existe 
point,  et,  en  tout  cas,  ne  comporte  aucune  démonstration:  aussi  a-t-on 
beau  spéculer  sur  ses  propriétés,  on  n'en  tire  jamais  que  ce  qu'on  y  a 
mis,  et  elles  ne  fournissent  rien  au-delà  de  ce  que  les  phénomènes  et 
les  expériences  fournissent  d'ailleurs;  mais,  si  le  fluide  électrique  était 
réel,  et  si  l'on  en  prouvait  la  réalité,  cette  preuve  serait  certainement 
accompagnée  de  notions  nouvelles  qui  appartiendraient  à  cet  agent.  De 
même  pour  les  notions  agitées  par  la  métaphysique.  N'ayant  rien  de 
réel,  elles  ne  donnent  jamais  que  ce  qu'on  y  a  mis  d'avance;  assez  sem- 
blables à  ces  alchimistes  du  temps  jadis  qui ,  aux  croyans  en  la  trans- 
mutation ,  ne  faisaient  voir  l'or  tant  convoité  que  quand  le  creuset 
contenait  déjà  le  précieux  métal.  C'est  à  cette  cause  qu'il  faut  attribuer 
la  stérilité  de  la  métaphysique,  à  part  l'exercice  élémentaire  qu'elle  a 
donné  à  la  raison  et  l'office  critique  qu'elle  a  rempli,  exercice  et  office 
sans  lesquels  on  ne  pourrait  en  aucune  façon  concevoir  le  développe- 
ment historique.  Pour  tout  le  reste,  elle  n'a  jamais  tenu  qu'un  seul 
des  deux  agens  nécessaires  à  l'élaboration  scientifique,  à  savoir  l'intelli- 
gence; l'autre  lui  a  été  toujours  étranger,  à  savoir  le  monde  extérieur. 
Or,  il  n'y  a  de  fécond  que  le  conflit  du  monde  extérieur  et  de  l'intelli- 
gence humaine. 


DU  DÉVELOPPEMENT  HISTORIQUE  DE  LA  LOGIQUE.  91 

Les  métaphysiciens  ont  quelquefois  représenté  la  logique  comme 
une  sorte  de  mathématique  universelle,  antérieure  à  toutes  les  autres 
sciences,  supérieure  à  toutes,  faite  pour  les  gouverner,  parce  que, 
seule,  elle  serait  digne  de  cette  domination  souveraine.  En  cette  asser- 
tion gît  une  erreur  fondamentale  qu'il  n'est  pas  inutile  de  signaler. 
L'esprit  humain  ne  renferme  rien  de  plus  que  l'aptitude  logique;  tout 
ce  qui  est  au-delà  lui  provient  de  l'application  de  cette  faculté  à  l'étude 
des  phénomènes  objectifs.  S'il  y  avait  dans  l'esprit  autre  chose,  toutes 
les  sciences  seraient  purement  et  simplement  déductives,  sans  l'inter- 
médiaire d'une  base  expérimentale;  or,  aucune  science  n'est  déductive 
de  cette  façon ,  pas  même  les  mathématiques,  qui  le  sont  le  plus  de 
toutes,  mais  qui  cependant  reposent  sur  un  petit  nombre  de  données 
fournies  par  l'expérience.  Les  métaphysiciens  ne  se  sont  jamais  rendu 
un  compte  bien  exact  de  ce  qu'ils  entendent  par  cette  mathématique 
universelle.  Toutefois,  en  soumettant  leur  idée,  toute  vague  qu'elle  est, 
au  contrôle  que  fournit  la  comparaison  des  sciences  positives,  on  re- 
connaît que  cette  mathématique  universelle,  si  elle  existait,  ne  serait 
rien  autre  chose  qu'un  ou  plusieurs  principes  résidant  dans  l'intelli- 
gence, et  qui  donneraient  une  déduction  indéfinie  pour  toutes  les  scien- 
ces, comme  les  rares  axiomes,  fruit  de  l'expérience,  la  donnent  à  la 
géométrie.  Cette  mathématique  universelle  n'est,  on  le  voit,  qu'une 
dernière  transformation  des  archétypes  platoniciens;  c'est  toujours  une 
spéculation  qui  prétend,  non  faire  jaillir  la  science  du  contact  de  l'in- 
telligence avec  l'expérience,  mais  la  faire  remonter  à  des  sources  ima- 
ginaires, à  des  réminiscences,  à  des  principes  innés.  La  stérilité  crois- 
sante d'une  telle  manière  de  philosopher,  au  fur  et  à  mesure  que  l'esprit 
humain  s'éloigne  des  antiques  conditions  de  son  développement,  est  la 
meilleure  preuve  que  cette  voie  est  devenue  mauvaise,  comme  aussi 
la  fécondité  croissante  de  l'autre  manière  de  philosopher  est  la  meil- 
leure preuve  de  sa  supériorité.  Chercher  dans  l'intelligence  un  ou  plu- 
sieurs principes  qui  seront  la  logique  et  qui  constitueront  le  point  de 
départ  de  toute  science,  telle  est  la  chimère  poursuivie  par  la  méta- 
physique, car  ces  principes  n'y  sont  pas.  Prendre  l'aptitude  logique 
dans  l'opération  par  laquelle  elle  s'applique  aux  phénomènes,  telle  est 
la  réalité  qu'étudie  la  philosophie  positive;  car,  ainsi  que  nous  allons  le 
voir,  de  ce  conflit  résultent  des  méthodes  dont  l'ensemble  compose, 
suivant  l'heureuse  expression  de  M.  Auguste  Comte,  le  pouvoir  de  dé- 
monstration de  l'esprit  humain. 

V. — ÉVOLUTION   HISTORIQUE  DES   SCIENCES   POSITIVES. 

Ce  n'est  point  au  hasard  et  dans  un  ordre  arbitraire  que  les  sciences 
se  sont  formées.  Elles  se  suivent  l'une  l'autre,  quant  à  leur  naissance, 
d'après  une  loi  qu'on  peut  ainsi  exprimer  :  une  science  est  d'autant 


92  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

plus  ancienne  qu'elle  est  plus  simple,  et  d'autant  plus  récente  qu'elle 
s'adresse  à  des  phénomènes  plus  compliqués.  Cette  proposition,  pré- 
sentée sous  cette  forme  commode  et  pour  ainsi  dire  incontestable, 
n'en  est  pas  moins  le  fruit  d'une  profonde  et  difficile  élaboration:  elle 
n'a  pu  être  inspirée  que  par  une  saine  conception  de  la  série  historique, 
et  il  était  absolument  impossible  qu'on  l'eût  avant  d'avoir  la  théorie  de 
l'histoire.  Cela  posé,  on  tient  la  clé  de  tout  l'enfantement  et  de  toute  la 
progression  des  sciences.  La  plus  ancienne  est  la  mathématique.  En 
effet,  de  quoi  a-t-elle  besoin  pour  surgir?  De  quelques  observations  em- 
piriques d'une  simplicité  extrême  et  qui  suggèrent  immédiatement, 
par  une  véritable  intuition,  les  axiomes  fondamentaux.  Aussi  se  perd- 
elle  dans  la  nuit  des  temps.  Elle  fut  cultivée  avec  le  plus  beau  succès 
par  les  Grecs;  elle  chemina  avec  les  Arabes  et  dans  le  moyen-âge,  et  les 
modernes  ont  continué  et  agrandi  immensément  l'œuvre  transmise  par 
nos  pères  en  civilisation. 

Dans  l'ordre  des  dates  vient  l'astronomie.  L'objet  dont  elle  s'occupe 
est  déjà  bien  plus  compliqué  que  celui  qui  est  étudié  par  la  mathéma- 
tique. Les  planètes,  la  terre,  le  soleil,  la  lune,  les  étoiles,  tout  cela 
forme  un  système  de  corps  dont  il  faut  reconnaître  les  lois.  Ce  sont  des 
mouvemens  à  tracer,  des  distances  à  évaluer,  des  volumes  à  mesurer, 
des  vitesses  à  déterminer.  Tant  de  difficultés  en  plus  du  côté  de  l'astro- 
nomie en  expliquent  la  postériorité  par  rapport  à  la  géométrie;  mais 
elle  aussi  jeta  un  vif  éclat  dans  l'antiquité  :  elle  excita  dès-lors  (senti- 
ment du  reste  qu'elle  a  toujours  fait  naître  chez  les  hommes)  une  pro- 
fonde admiration  pour  la  force  de  l'esprit  humain,  en  vertu  de  la  pré- 
vision si  exacte  qu'elle  comporte.  C'est,  en  effet,  le  côté  qui  a  frappé 
Pline  quand  il  dit  :  «  Thaïes  de  Milet  prédit  une  éclipse  de  lune  qui  ar- 
riva sous  le  roi  Alyatte.  Plus  tard,  Hipparque  dressa,  pour  six  cents 
ans,  la  table  des  révolutions  du  soleil  et  de  la  lune.  Le  cours  des  ans  ne 
lui  a  donné  aucun  démenti,  et  il  semble  avoir  été  admis  aux  conseils 
de  la  nature.  Génies  puissans  et  élevés  au-dessus  de  l'humanité,  ils  ont 
découvert  la  loi  qui  régit  ces  grandes  divinités  et  délivré  de  ses  craintes 
l'esprit  misérable  des  hommes  qui,  dans  les  éclipses,  tantôt  croyaient 
voir  une  influence  malfaisante  ou  une  espèce  de  mort  des  astres,  et 
tantôt  attribuaient  l'obscurcissement  de  la  lune  à  des  maléfices  et  lui 
venaient  en  aide  par  un  bruit  dissonant.  »  Et  ailleurs  :  «  Hipparque, 
qu'on  ne  louera  jamais  assez,  car  personne  plus  que  lui  n'a  fait  sentir 
que  l'homme  a  des  affinités  avec  les  astres  et  que  nos  âmes  sont  une 
partie  du  ciel,  a  observé  une  étoile  nouvelle  différente  des  comètes  et 
née  de  son  temps.  Le  jour  où  il  la  vit  briller,  le  mouvement  qu'il  y 
aperçut  excita  des  doutes  dans  son  esprit;  il  se  demanda  si  cela  n'arri- 
vait pas  souvent  et  si  les  étoiles  que  nous  croyons  fixes  n'étaient  pas 
mobiles  elles-mêmes.  Alors  il  osa,  chose  audacieuse  même  pour  un 
dieu,  dresser  pour  la  postérité  un  catalogue  d'étoiles  et  en  faire  pour 


DU   DÉVELOPPEMENT   HISTORIQUE  DE  LA  LOGIQUE.  93 

ainsi  dire  l'appel  nominal.  A  cet  effet,  il  inventa  des  instrumens  pour 
déterminer  avec  précision  la  position  et  la  grandeur  de  chacune;  il 
donna  ainsi  les  moyens  de  reconnaître,  non-seulement  si  elles  mou- 
raient ou  naissaient,  mais  encore  si  quelques-unes  traversaient  le  ciel 
ou  s'y  mouvaient,  et,  semblablement ,  si  elles  croissaient  ou  dimi- 
nuaient, laissant  à  tous  le  ciel  en  héritage,  s'il  se  trouvait  quelqu'un 
capable  de  recueillir  la  succession.  »  A  proprement  parler,  la  mathé- 
matique et  l'astronomie  sont  les  seules  sciences  qu'aient  possédées  les 
anciens;  des  autres,  ils  n'ont  eu  que  des  matériaux,  sans  aucun  lien 
véritablement  scientifique. 

Il  faut  maintenant  franchir  un  vaste  intervalle  de  temps  pour  ren- 
contrer la  création  d'une  science  nouvelle.  La  physique,  malgré  de 
très  belles  recherches  dues  à  Archimède,  ne  commence  qu'à  Galilée. 
Les  phases  de  ce  développement  initial,  on  le  voit,  sont  très  longues, 
et  l'on  remarquera  quelle  stabilité  ont  simultanément  les  états  sociaux 
correspondans  :  l'immense  durée  du  polythéisme,  l'âge  considérable 
accordé  au  christianisme,  tout  cela  est  d'accord  avec  la  lente  mutation 
des  intelligences,  laquelle  dépendait  du  lent  accroissement  des  sciences. 

Un  intervalle  long  encore,  mais  pourtant  bien  plus  court,  fut  exigé 
pour  la  production  d'une  autre  science.  C'est  à  la  fin  du  xvme  siècle 
que  naquit  la  chimie.  Quelques  hommes  du  premier  ordre  firent  sou- 
dainement éclore  cette  grande  œuvre,  préparée  par  ces  labeurs  obsti- 
nés de  l'alchimie,  par  ces  creusets  allumés  pendant  tout  le  moyen-âge 
au  profit  de  la  pierre  philosophale.  Comme  les  créations  scientifiques 
marchaient  infiniment  plus  vite  que  jadis,  comme  elles  embrassaient 
une  part  de  plus  en  plus  considérable  des  phénomènes  de  la  nature,  on 
ne  s'étonnera  pas  que  la  naissance  de  la  chimie  se  trouve  dans  le  siècle 
révolutionnaire  et  coïncide  presque  avec  l'immense  ébranlement  so- 
cial qui  dure  encore  sous  nos  yeux. 

La  biologie  suivit  de  près  la  chimie.  Quoique  l'antiquité  eût  eu  des 
connaissances  biologiques,  quoique,  après  la  renaissance,  d'admirables 
découvertes  eussent  été  faites,  et  que  de  moment  en  moment  on  ap- 
prochât davantage  du  but,  cependant  je  n'hésite  pas  à  dire  (et  je  ne 
suis  pas  seul  de  cette  opinion  )  que  la  biologie  n'a  été  définitivement 
installée  comme  science  que  par  Bichat.  Ce  n'est  qu'après  que  ce  grand 
homme  eut  reconnu  des  propriétés  spéciales  aux  corps  organisés  et 
eut  fait  une  première  ébauche  de  ces  propriétés  et  des  tissus  qui  en  sont 
le  siège,  que  la  biologie  prit  une  assiette  indépendante  et  se  dégagea 
complètement  de  l'étude  des  corps  inorganiques.  Il  n'est  pas  besoin  de 
rappeler  combien  cette  nouvelle  science  a  jeté  d'élémens  dans  la  réno- 
vation sociale. 

Enfin,  pour  couronner  l'œuvre,  pour  achever  la  série,  pour  em- 
brasser tout  l'ensemble  des  phénomènes,  il  restait  à  transformer  en 


94  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

science  les  connaissances  historiques,  qui  jusqu'alors  étaient  éparses  et 
sans  lien.  Cette  dernière  opération  a  été  exécutée  d'une  manière,  à  mon 
sens,  complètement  satisfaisante  par  M.  Auguste  Comte,  et  c'est  elle 
qui,  en  ce  moment  même,  me  fournit  la  lumière  pour  juger  la  logi- 
que, exposer  le  rôle  de  la  métaphysique,  et  retrouver  avec  sûreté  l'en- 
chaînement des  choses. 

Voilà  le  fait  empirique  de  la  succession  des  sciences,  tel  que  l'histoire 
nous  le  donne.  C'est  une  génération  manifeste.  Maintenant  est-il  difficile 
de  concevoir  d'où  vient  qu'il  y  ait  ainsi  génération?  Non  sans  doute.  La 
mathématique  est  la  seule  science  qui  n'ait  besoin  du  secours  d'aucune 
autre  :  aussi  elle  se  développe  la  première;  mais  déjà  l'astronomie  ne 
peut  cheminer  sans  la  mathématique,  de  là  son  rang  historique.  A  son 
tour,  la  physique  s'appuie  sur  l'astronomie  et  la  mathématique,  la  chi- 
mie sur  la  physique,  la  biologie  sur  la  chimie,  et  la  science  sociale  sur 
la  biologie.  Ce  simple  énoncé  explique  tout,  sans  qu'il  soit  besoin  de 
rien  ajouter.  On  aura  compris  que  les  six  sciences  que  je  viens  d'énu- 
mérer  embrassent  sans  exception  les  choses  qu'il  nous  est  donné  de 
connaître,  et  qu'il  n'est  plus  de  nouvelle  science  abstraite  à  créer.  La 
géométrie  ouvre  et  la  science  sociale  clôt  cette  série,  qui  commence  aux 
propriétés  des  lignes  et  des  nombres  et  qui  finit  aux  phénomènes  si 
compliqués  des  sociétés.  Le  labeur  des  générations  à  venir  sera  de  dé- 
velopper ces  six  sciences,  ou,  pour  mieux  dire,  cette  philosophie,  car 
la  philosophie  désormais  n'est  plus  autre  chose  que  le  système  ainsi 
disposé  des  six  sciences  abstraites. 

VI.  —  MÉTHODES  DES  SCIENCES   POSITIVES.    —  LES   SCIENCES   SYSTÉMATISÉES 
CONSTITUENT   LA   PHILOSOPHIE. 

En  possession  d'une  étude  qui  commence  aux  âges  les  plus  reculés, 
marche  avec  le  temps  et  comprend  tout  ce  qui  est  accessible  à  l'intel- 
ligence de  l'homme,  il  est  possible  de  rechercher  ce  que  cette  étude  a 
fait  pour  la  logique,  ou  bien  ce  que  la  logique  a  fait  pour  cette  étude. 
Les  deux  expressions  sont  identiques.  La  première  science  qui  nous 
apparaît  dans  l'histoire  est  la  mathématique.  Celle-ci  nous  offre  le  mo- 
dèle le  plus  beau  et  le  plus  étendu  de  la  méthode  déductive.  Sans 
doute  la  déduction  a  été  pratiquée  spontanément  par  tous  les  hommes 
et  en  tout  temps;  mais  ce  n'est  que  dans  la  plus  ancienne  et  la  plus 
simple  des  sciences  qu'elle  trouve  une  immense  application.  Là  tout 
part  d'un  très  petit  nombre  d'axiomes  suggérés  par  la  plus  vulgaire 
expérience;  tout  est  soumis  au  plus  étroit  enchaînement;  tout  marche 
à  des  développemens  de  plus  en  plus  amples,  de  plus  en  plus  féconds. 
La  seconde  science,  l'astronomie,  dépend  d'une  autre  méthode,  de  la 
méthode  d'observation.  Les  phénomènes  qu'elle  étudie  ne  lui  sont  ac- 


DU   DÉVELOPPEMENT  HISTORIQUE  DE  LA  LOGIQUE.  95 

cessibles  que  par  un  seul  sens,  celui  de  la  vue  :  elle  n'a  aucun  moyen 
de  les  modifier,  ils  échappent  à  tout  contrôle  de  l'homme,  qui  ne  peut 
que  les  contempler.  Aussi  la  méthode  d'observation  est-elle,  là,  d'une 
rigueur  merveilleuse;  l'histoire  de  l'astronomie  fournit  le  thème  le  plus 
instructif  pour  qui  veut  savoir  comment  les  faits  s'observent.  L'astrono- 
mie est  la  seule  science  jusqu'à  présent  qui,  d'inductive  qu'elle  était,  soit 
devenue  déductive.  C'est  Newton  et  la  découverte  de  la  loi  de  gravita- 
tion qui  ont  produit  cette  révolution.  A  la  troisième  et  à  la  quatrième 
science  appartient  la  méthode  expérimentale  dans  sa  perfection.  Les 
corps  inorganiques  sont  tels  qu'on  peut  y  porter  une  modification  sans 
qu'il  arrive  ce  qui  arrive  aux  corps  organisés,  à  savoir,  une  participa- 
tion du  tout  à  la  modification  faite  dans  une  partie.  Aussi  la  physique  et 
la  chimie  ont-elles  dû  à  l'expérimentation  les  magnifiques  résultats  qui 
les  glorifient.  Là  la  méthode  expérimentale  est  dans  toute  sa  pureté. 
Outre  sa  part  dans  l'expérimentation,  la  chimie  offre  une  méthode  qui 
lui  est  propre,  à  savoir,  celle  des  nomenclatures.  A  peine  eut-elle  été 
créée  par  Lavoisier  et  ses  illustres  contemporains,  qu'on  créa  pour  elle 
un  langage.  Elle  est  la  seule  où  l'on  trouve  l'application  véritable  de 
cette  proposition  métaphysique  de  Condillac:  qu'une  science  n'estqu'une 
langue  bien  faite.  A  la  cinquième  science  appartient  la  méthode  com- 
parative. La  biologie,  qui  emploie  sans  doute  subsidiairement  les  mé- 
thodes des  sciences  précédentes,  a  en  propre  la  comparaison;  c'est  la 
comparaison  qui  seule  a  pu  donner  l'idée  suprême  de  la  biologie,  l'idée 
de  la  hiérarchie  organique.  A  cela  ne  se  bornent  pas  ses  services  logi- 
ques; elle  a  fourni  la  méthode  de  classification.  Pour  apprécier  ce 
qu'ont  valu  en  ceci  à  l'esprit  moderne  la  chimie  et  la  biologie,  il  suf- 
fit de  se  représenter  combien  toute  classification  et  toute  nomenclature 
ont  été  étrangères  aux  anciens.  Us  avaient  des  nomenclateurs  pour  rap- 
peler à  leur  mémoire  les  noms  des  cliens  et  des  salutateurs;  mais  ils 
n'avaient  ni  nomenclature  ni  classification.  Enfin,  la  sixième  science,  ou 
l'histoire,  complète  les  pouvoirs  de  l'esprit  humain  en  lui  offrant  la 
méthode  de  filiation.  Là,  les  faits  dont  il  s'agit  de  trouver  la  loi  n'ap- 
partiennent pas  au  champ  de  l'observation  pure,  ne  sont  pas  accessi- 
bles à  l'expérimentation,  la  comparaison  même  n'en  donne  pas  une 
idée  réelle;  mais  ils  s'engendrent  les  uns  les  autres,  et  c'est  dans  cette 
condition  que  gît  et  le  caractère  spécial  qui  les  distingue  et  la  méthode 
qui  leur  est  propre. 

Déjà  j'entends  s'élever  l'objection  :  Mais  tout  ceci  n'est  pas  de  la  lo- 
gique. Comment!  ce  sont  des  méthodes,  et  ces  méthodes,  la  logique 
les  laisserait  en  dehors  d'elle  !  Évidemment  cela  ne  se  peut.  Et  voyez 
de  quelle  façon  elles  s'échelonnent.  L'observation,  qui  est  le  propre  de 
l'astronomie,  n'intervient  plus  que  d'une  façon  accessoire  dans  les 
sciences  subséquentes.  L'expérimentation,  dont  le  rôle  est  prépondé- 


96  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

rant  dans  la  chimie  et  la  physique,  n'a  qu'un  rôle  secondaire  dans  la 
biologie  et  dans  l'histoire  :  je  dis  dans  l'histoire,  bien  qu'on  ne  puisse 
pas  y  expérimenter  à  son  gré;  mais  les  perturbations  dans  l'évolution 
sociale  sont,  de  même  que  la  maladie  pour  la  biologie,  une  sorte  d'ex- 
périmentation spontanée.  A  son  tour,  la  comparaison, si  décisive  dans 
la  biologie,  s'applique  imparfaitement  à  l'histoire. 

Ces  méthodes  sont  comme  les  mains  de  la  logique  etlesinstrumens  à 
l'aide  desquels  elle  saisit  les  objets,  sans  quoi  il  ne  lui  serait  pas  donné 
de  pénétrer  profondément  dans  la  nature.  L'aptitude  logique  qui  est 
innée  à  l'esprit  humain  se  manifeste  d'abord  par  deux  opérations  es- 
sentielles, la  déduction  et  l'induction.  Ces  deux  méthodes  sont,  à  l'ori- 
gine, suffisamment  alimentées  par  les  données  simples  et  communes 
que  tout  suggère.  Plus  tard ,  pour  déduire,  il  faut  des  principes;  pour 
induire,  il  faut  des  faits.  Alors  elles  sont  frappées  d'impuissance  et 
tournent  sur  elles-mêmes  sans  rien  produire,  si  des  méthodes  subsi- 
diaires qui  sont  telles  que  je  les  ai  décrites  ne  viennent  pas  concourir 
à  l'élaboration  générale. 

Il  y  a,  dans  le  fait,  deux  logiques  séparées,  non  par  le  fond,  qui 
est  identique,  mais  par  le  temps.  Au  commencement,  déduire  et  in- 
duire appartient  à  tous.  Ce  domaine  est  commun  à  ce  qu'il  y  a  de  phi- 
losophie et  à  ce  qu'il  y  a  de  science.  La  métaphysique  s'en  empare,  et, 
n'ayant  à  manier  que  des  idées  réfractaires  à  toute  démonstration,  elle 
s'y  cantonne  sans  faire  un  pas  de  plus;  mais  il  n'en  est  pas  de  même  de 
la  science.  D'abord  les  mathématiques  donnent  à  la  déduction  une  ex- 
tension tout-à-fait  inespérée;  puis,  peu  à  peu,  les  autres  sciences  font, 
à  l'aide  des  méthodes  qui  leur  sont  propres ,  de  larges  et  profondes 
trouées  dans  les  terres  inconnues.  Ces  méthodes  ne  sont  donc  vérita- 
blement que  des  agrandissemens,  que  des  rameaux  détachés  de  la  lo- 
gique primordiale,  demeurée  stationnaire  entre  les  mains  de  la  méta- 
physique. 

Ces  méthodes,  on  l'a  vu,  sont  échelonnées,  et,  à  fur  et  mesure  du 
temps  et  du  progrès,  elles  naissent  respectivement  avec  les  sciences, 
qui  ne  peuvent  se  développer  sans  elles.  En  regard  de  cet  échelonne- 
ment et  comme  contre-répreuve  décisive,  on  n'a  qu'à  chercher  ce  qu'a 
été  l'action  de  la  métaphysique.  Il  est  telle  de  ces  sciences,  la  bio- 
logie par  exemple,  qui  est  restée  à  l'état  rudimentaire  pendant  une 
longue  suite  de  siècles  pleinement  historiques.  Depuis  Hippocra te  jus- 
qu'à Bichat,  on  a  tout  le  temps  de  suivre  cette  histoire  toute  prépara- 
toire, où  la  biologie  ne  s'appartient  ni  ne  se  connaît.  Dans  ce  long 
intervalle,  les  doctrines  auxquelles  on  essaie  successivement  de  la 
soumettre  sont  de  pures  chimères  qui  n'auraient  aucune  raison  d'être, 
si  elles  n'étaient  constamment  empruntées  aux  notions  concomitantes, 
soit  de  la  métaphysique,  soit  d'une  physique  ou  d'une  chimie  plus  ou 


DU   DÉVELOPPEMENT   HISTORIQUE  DE  LA   LOGIQUE.  97 

moins  grossière.  Pour  être  bien  comprise,  il  faudrait  que  l'histoire 
de  ces  périodes  préparatoires  fût  traitée  à  ce  point  de  vue;  ce  n'est  pas 
la  chimie  seule  qui  a  été  précédée  par  l'alchimie,  toutes  les  sciences 
compliquées  ont  eu  leur  période  alchimique.  Au  reste,  M.  Barthélémy 
Saint-Hilaire  décline,  au  nom  de  la  logique  métaphysique,  toute  suze- 
raineté sur  les  sciences;  mais,  au  nom  de  la  logique  positive,  nous 
devons  réclamer  cette  suzeraineté,  car  aujourd'hui,  au  point  où  en 
sont  les  choses,  une  philosophie  qui  se  déclare  incapable  d'englober 
les  sciences  devient,  par  cela  seul,  incapable  et  indigne  de  demeurer 
une  philosophie. 

Le  savoir  humain  tout  entier  est  compris  dans  les  six  sciences  énu- 
mérées.  Comment  pourrait-il  se  faire  que  toute  la  logique  n'y  fût  pas 
aussi  comprise?  Et,  en  effet,  il  en  est  ainsi;  mais,  pour  arriver  à  cette 
nouvelle  vue,  il  n'a  fallu  rien  moins  qu'une  transformation  philoso- 
phique qui  ôtât  le  pouvoir  à  la  métaphysique  et  qui  aux  sciences  sub- 
stituât la  science. 

Il  se  produit  ici,  et  cela  doit  être,  pour  la  logique  en  particulier  ce 
qui  se  produit  pour  la  philosophie  en  général.  Long-temps  la  méta- 
physique a  tenu  la  place,  mais,  au  fond,  elle  ne  valait  que  par  la  gé- 
néralité; du  reste,  elle  était  essentiellement  transitoire.  Au  contraire, 
la  science,  à  qui  l'avenir  était  réservé,  ne  valait  que  par  la  spécialité; 
mais  cette  spécialité  même  en  masquait  complètement  le  caractère 
philosophique,  et  nul  ne  pouvait  s'apercevoir  que  chaque  science  par- 
ticulière était  une  partie  intégrante  de  la  philosophie  future.  Enfin  la 
force  des  choses  a  prévalu;  les  phénomènes  sociaux  ont  été  assujettis, 
et  les  sciences,  étant,  grâce  à  ce  complément,  susceptibles  d'être  sys- 
tématisées, sont,  par  là,  devenues  la  philosophie.  Qu'est-ce,  en  effet, 
que  la  philosophie,  sinon  une  conception  générale  de  l'ensemble  des 
choses?  La  théologie  et  la  métaphysique  ont  eu  la  leur,  la  science  a 
désormais  la  sienne.  De  même  la  logique  :  la  logique  métaphysique, 
pendant  toute  la  préparation  de  l'humanité ,  a  rempli  le  théâtre;  de 
son  côté,  la  logique  positive  a  cheminé,  mais  isolée  en  chacun  de  ses 
compartimens  et  n'apercevant  en  aucune  façon  les  rapports  qui  liaient 
les  parties;  c'est  arrivée  au  bout  qu'elle  s'est  reconnue,  et,  prenant 
alors  la  généralité,  elle  n'a  plus  rien  laissé  à  sa  rivale. 

Il  me  paraît  qu'indépendamment  des  accessoires  une  logique  po- 
sitive peut  être  composée  des  chapitres  suivans,  ainsi  disposés  :  l'apti- 
tude logique  innée  à  l'esprit  humain,  la  déduction,  l'induction,  le 
syllogisme,  l'observation,  l'expérimentation,  la  nomenclature,  la  clas- 
sification, la  comparaison,  la  filiation.  C'est  à  beaucoup  d'égards  cette 
idée  qui  a  guidé  M.  Mill  dans  son  ouvrage;  c'est  aussi,  par  un  effet 
naturel  de  la  position  respective  des  deux  esprits,  l'idée  à  laquelle 
M.  Barthélémy  Saint-Hilaire  serait  le  plus  opposé,  et  quand  il  dit  : 

TOME    H.  7 


98  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

«  L'Angleterre  a  presque  complètement  déserté  le  terrain  de  la  philo- 
sophie, et,  dans  ses  plus  grands  efforts,  elle  arrive  tout  au  plus  à  quel- 
ques systématisations  baconiennes  des  sciences  naturelles,  »  il  est  permis 
de  penser  qu'il  fait  même  allusion  au  présent  ouvrage  de  M.  Mill;  mais 
ici  il  y  a  une  grave  méprise.  La  philosophie  positive,  dont  le  livre  de 
M.  Mill  relève  bien  plus  que  des  idées  de  Bacon,  n'a  rien  de  commun 
avec  les  conceptions  du  célèbre  chancelier.  Elle  n'est  point  une  simple 
systématisation  des  sciences  :  si  elle  n'était  que  cela,  elle  ne  serait  pas 
une  philosophie;  mais  elle  exige  pour  préliminaire  indispensable  la 
création  de  la  science  historique  ou  sociale.  Tant  que  cela  n'est  pas 
fait,  rien  n'est  fait,  et  la  philosophie  théologique  ou  métaphysique 
garde  toujours  pour  elle,  si  elle  renonce  depuis  Descartes  à  la  direc- 
tion des  sciences,  un  domaine  qui,  en  réalité,  est  le  plus  considérable 
et  le  plus  important  de  tous.  La  scène  change  quand  la  science  histo- 
rique est  créée;  alors  la  philosophie  positive  devient  possible,  car  elle 
embrasse  désormais  toutes  les  spéculations  humaines,  à  savoir,  la  na- 
ture inorganique  et  la  nature  organique,  et  elle  devient  possible  à 
deux  conditions,  savoir  :  qu'elle  distinguera  parmi  les  sciences  celles 
qui  sont  pures  et  abstraites  (je  les  ai  énumérées  plus  haut),  et  qu'elle 
les  rangera  dans  l'ordre  de  leur  subordination  réciproque.  On  voit 
qu'une  telle  opération  ne  peut  être,  à  aucun  titre,  qualifiée  de  baco- 
nienne. 

"VIL  —  VARIATIONS   SÉCULAIRES   DES  TENDANCES  LOGIQUES.   —   CONCLUSION. 

La  logique  positive  offre  une  suite  de  développemens  qui  s'enchaî- 
nent, de  méthodes  qui  se  supposent,  tellement  que  quiconque  saura 
en  donner  un  aperçu  clair  et  succinct  donnera  en  même  temps  un 
aperçu  général  de  l'histoire  des  sciences  et  de  leur  évolution  l'une  à 
la  suite  de  l'autre.  C'est  le  propre  de  toute  spéculation  réelle  sur  l'his- 
toire et  la  société  de  se  présenter  ainsi.  11  doit  y  apparaître  clairement 
que  l'ordre  de  succession  est  nécessaire,  et  que  ceci  ne  peut  jamais 
être  mis  à  la  place  de  cela.  Chaque  phase  de  civilisation  (et  aucune 
phase  essentielle  ne  peut  être  sautée)  implique  un  état  mental  éga- 
lement incompatible  avec  le  passé  qui  a  été  rejeté  et  avec  l'avenir 
prématuré,  si  l'avenir,  ce  qui  arrive  quand  un  peuple  civilisé  entre  en 
contact  avec  des  populations  arriérées,  est  offert  ou  imposé.  Aucun 
principe  n'a  une  application  plus  ample.  Il  condamne  ces  condamna- 
tions successivement  portées  par  le  christianisme  contre  le  polythéisme, 
par  la  philosophie  critique  du  xvur3  siècle  contre  le  christianisme;  il 
fait  toucher  du  doigt  l'impossibilité  de  passer,  avant  le  temps,  d'une 
science  à  une  science,  d'une  idée  à  une  idée,  d'un  ordre  social  à  un 
ordre  social,  et  il  explique  l'inutilité  des  efforts  qui  ont  pour  but  de 


DU  DEVELOPPEMENT  HISTORIQUE  DE  LA  LOGIQUE.  89 

civiliser  du  jour  au  lendemain  les  peuples  ou  sauvages,  ou  demi-sau^ 
vages,  ou  demeurés  stationnaires  par  une  raison  quelconque.  A  la  lo- 
gique positive  d'aujourd'hui,  les  intelligences  des  populations  primi- 
tives dont  nous  tirons  notre  civilisation  auraient  été  aussi  closes  que  le 
seraient  celles  des  Cafresou  des  Caraïbes  contemporains. 

En  ceci,  M.  Mill  n'a  pas  manqué  à  son  habituelle  sagacité,  et  ce  qui, 
étant  inconcevable  à  une  époque,  cesse  de  l'être  à  une  époque  subsé- 
quente lui  a  fourni  des  considérations  intéressantes.  «  Il  lut  long- 
temps admis,  dit-il,  que  les  antipodes  étaient  impossibles  à  cause  de  la 
difficulté  de  concevoir  des  hommes  ayant  la  tête  dans  la  même  direc- 
tion que  nos  pieds.  Et  un  des  argumens  courans  contre  le  système  de 
Copernic  fut  que  nous  ne  pouvons  concevoir  un  espace  vide  aussi 
grand  que  celui  qui  est  supposé  par  ce  système  dans  les  régions  cé- 
lestes. L'imagination  des  hommes  ayant  été  constamment  habituée  à 
considérer  les  étoiles  comme  attachées  solidement  à  des  sphères  maté- 
rielles, il  lui  fut  naturellement  très  difficile  de  se  les  figurer  dans  une 
situation  différente  et,  à  ce  qu'il  semblait  sans  doute,  .peu  rassurante; 
mais  les  hommes  n'avaient  pas  le  droit  de  prendre  la  limite  actuelle 
de  leurs  facultés  pour  une  limite  définitive  des  modes  de  l'existence 
dans  l'univers.  »  Il  n'est  personne  qui  ne  se  rappelle,  pour  peu  qu'il 
ait  gardé  des  souvenirs  de  son  enfance,  le  temps  où  il  lui  était  absolu- 
ment impossible  de  concevoir  la  rondeur  de  la  terre  et  les  antipodes. 
Ce  qui  est  vrai  de  l'enfance  des  individus  est  vrai  de  l'enfance  des 
peuples. 

L'exemple  suivant  est  d'autant  plus  décisif  qu'il  offre,  dans  Newton 
lui-même,  cette  impossibilité  de  se  figurer  une  chose  qu'aujourd'hui 
chacun  se  figure  sans  peine.  «  Il  n'y  a  pas  plus  d'un  siècle  et  demi,  dit 
M.  Mill,  c'était  une  maxime  philosophique,  admise  sans  conteste,  et 
dont  personne  ne  songeait  à  demander  la  preuve  :  Qu'une  chose  ne  peut 
pas  agir  là  où  elle  n'est  pas.  Avec  cette  arme,  les  Cartésiens  firent  une 
rude  guerre  à  la  théorie  de  la  gravitation,  laquelle,  suivant  eux,  im- 
pliquant une  aussi  palpable  absurdité,  devait  être  rejetée  sans  examen  : 
le  soleil  ne  pouvait  agir  sur  la  terre,  puisqu'il  n'y  était  pas.  Il  n'était 
pas  surprenant  que  les  adhérens  des  anciens  systèmes  d'astronomie 
soulevassent  celte  objection  contre  le  nouveau;  mais  la  fausse  notion 
imposait  aussi  à  Newton  lui-même,  qui,  pour  émousser  l'argument, 
imagina  un  subtil  éther  emplissant  l'espace  entre  le  soleil  et  la  terre, 
et  étant,  par  un  mécanisme  intermédiaire,  la  cause  prochaine  des  phé- 
nomènes de  la  gravitation.  //  est  inconcevable,  dit  Newton  dans  une  de 
ses  lettres  au  docteur  Bentley,  qu'une  matière  brute  et  inanimée  puisse, 
sans  l'intermédiaire  de  quelque  autre  chose  qui  ne  soit  pas  matérielle,  agir 
«ur  de  la  matière  hors  le  cas  d'un  contact  mutuel.  Admettre  que  la  gravité 
soit  innée,  inhérente,  essentielle  à  la  matière,  de  sorte  qu'un  corps  agisse 
sur  un  autre  à  distance,  à  travers  un  vide,  sans  l'intermédiaire  de  quel- 


100  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

que  chose  qui  transmette  l'action  et  la  force  de  l'un  à  l'autre,  est  pour  moi 
une  si  grande  absurdité,  qu'aucun  homme,  je  pense,  compétent  dans  les 
matières  philosophiques  ne  s'y  laissera  prendre.  Un  tel  passage  devrait 
être  suspendu  dans  le  cabinet  de  tout  homme  de  science  qui  serait  ja- 
mais tenté  de  déclarer  un  fait  impossible,  parce  qu'il  le  juge  inconce- 
vable. Aujourd'hui  personne  n'éprouve  de  difficulté  à  concevoir,  comme 
toute  autre  propriété,  la  gravité  innée,  inhérente  et  essentielle  à  la  ma- 
tière; personne  ne  trouve  que  cette  conception  soit  aucunement  ren- 
due plus  facile  par  la  supposition  d'un  éther;  personne  ne  regarde 
comme  incroyable  que  les  corps  célestes  puissent  agir  et  agissent  là 
où  ils  ne  sont  pas.  Pour  nous,  l'action  des  corps  l'un  sur  l'autre,  hors 
du  cas  de  contact  mutuel,  ne  semble  pas  plus  merveilleuse  que  cette 
-action  au  contact  :  nous  sommes  familiers  avec  les  deux  faits;  nous  les 
trouvons  également  inexplicables,  mais  nous  les  croyons  tous  deux 
avec  une  égale  facilité.  A  Newton,  l'un,  parce  que  son  imagination  y 
était  familiarisée,  paraissait  naturel  et  allant  de  soi,  tandis  que  l'autre, 
par  la  raison  contraire,  paraissait  trop  absurde  pour  être  admis.  Si  un 
Newton  pouvait  se  tromper  aussi  grossièrement  dans  l'emploi  d'un  tel 
argument,  qui  osera  s'y  confier?  » 

Nous  touchons  là  à  un  point  par  où  la  science  sociale  s'unit  profon- 
dément avec  la  biologie,  à  savoir  le  développement  des  aptitudes  hu- 
maines par  voie  d'hérédité.  Maintenant  que  la  série  historique  est  suffi- 
samment prolongée,  il  est  devenu  de  plus  en  plus  manifeste  que  les 
populations  sauvages,  quoique  fondamentalement  organisées,  quant  à 
l'intelligence,  comme  les  populations  civilisées,  ne  présentent  pas  tou- 
tefois la  même  facilité  à  saisir  et  à  comprendre;  qu'une  indocilité  sin- 
gulière les  caractérise,  et  que  le  temps  seul,  qui  a  fait  notre  civilisation, 
peut  aussi  faire  la  leur.  Or,  il  est  su,  par  le  moyen  de  la  biologie,  que 
les  aptitudes  acquises  se  transmettent  des  parens  aux  enfans.  De  là  cette 
ascension  lente  et  graduelle  qu'on  nomme  civilisation;  de  là  cette  pré- 
pondérance croissante  des  idées  et  des  sentimens  généraux  sur  les  idées 
et  les  sentimens  particuliers;  de  là  cette  impossibilité  de  franchir  aucun 
degré  essentiel  dans  l'évolution  sociale,  car  cette  évolution  a  une  con- 
dition organique.  L'hérédité  physiologique,  ainsi  conçue,  est  une  des 
causes  de  l'histoire. 

Les  aptitudes  mentales  se  modifiant  d'âge  en  âge,  on  comprend  les 
succès  qu'a  obtenus  la  critique  métaphysique  sur  les  croyances  suc- 
cessives des  sociétés.  A  chaque  phase,  ce  que  les  aïeux  avaient  trouvé 
palpable  et  naturel  devenait  inacceptable  à  la  raison  des  descendans, 
et,  par  compensation,  ce  que  les  aïeux  avaient  trouvé  inconcevable 
devenait  pour  les  descendans  naturel  et  palpable.  Ainsi  s'explique  la 
grande  facilité  des  démolitions  à  un  moment  donné;  ainsi  tomba  l'or- 
ganisation polythéistique  de  l'antiquité;  ainsi  s'écroule  depuis  trois  cents 
ans  l'organisation  théocratique  et  féodale. 


DU   DÉVELOPPEMENT  HISTORIQUE  DE   LA   LOGIQUE.  101 

Toutes  résumées  et  succinctes  que  sont  ces  pages,  quiconque  les  aura 
parcourues  sentira  que  les  spéculations  de  la  logique  et  de  la  science 
ne  sont  pas  renfermées  dans  l'enceinte  de  l'école  et  qu'elles  exercent 
une  influence,  médiate  il  est  vrai,  mais  irrésistible,  sur  les  destinées 
sociales.  11  reconnaîtra  que  la  philosophie  gréco-romaine  a  préparé  par- 
tout dans  l'Occident  l'avènement  du  catholicisme;  il  verra  que  Dante, 
en  mettant  dans  son  Paradis  V éternelle  lumière  de  Siger  (je  me  sers  de 
son  expression)  et  le  syllogisme,  n'a  pas  eu  tort;  car  le  syllogisme  a  vail- 
lamment rempli  sa  tâche.  Il  comprendra  que,  si  un  homme  démontre 
le  mouvement  de  la  terre,  si  celui-là  crée  la  chimie,  si  un  autre  systé- 
matise la  biologie,  cela  n'est  indifférent  ni  aux  autels  ni  aux  trônes.  L'ex- 
périence le  fait  voir;  mais  la  théorie  historique  le  prouve  en  prouvant 
comme  quoi  l'état  révolutionnaire  est,  à  certains  momens,  inévitable, 
légitime,  héroïque,  et  d'ailleurs  le  seul  compatible  avec  la  condition 
mentale  de  la  société.  L'établissement  du  christianisme,  que  fut-ce  au- 
tre chose  qu'une  longue  révolution  de  plusieurs  siècles?  et  qui  main- 
tenant, si  ce  n'est  quelques  admirateurs  rétrogrades  de  Julien,  n'y  ap- 
plaudit et  ne  s'y  associe?  Qui  aussi,  dans  un  avenir  qui  n'est  plus  très 
éloigné,  n'applaudira  et  ne  s'associera  aux  révolutions  qui  nous  empor- 
tent à  notre  tour?  L'anarchie  est  la  compagne  menaçante  et  le  danger 
de  pareils  états.  L'anarchie,  lors  de  la  chute  du  paganisme,  se  montra 
sous  forme  d'hérésies  religieuses;  aujourd'hui  elle  se  montre  sous  forme 
d'hérésies  sociales.  Concilier  l'ordre  et  le  progrès  est  l'obligation  de  la 
doctrine  rénovatrice  qui  doit  prévaloir.  J'ai  fait  suffisamment  entendre 
quelle  est,  dans  mon  opinion,  celle  qui  satisfaite  cette  condition.  En 
attendant,  il  est  un  point  qu'on  perd  trop  de  vue  :  à  chaque  menace  de 
l'anarchie,  on  se  rejette,  pour  la  conjurer,  vers  les  institutions  qui, 
dans  le  passé,  étaient  la  garantie  de  l'ordre,  de  sorte  qu'on  demande  à 
des  choses  qui,  à  l'époque  de  leur  force  et  de  leur  splendeur,  n'ont  pu 
se  soutenir,  de  nous  soutenir  et  de  nous  défendre  à  l'époque  de  leur 
décadence  et  de  leur  faiblesse.  C'est  l'utopie  de  Sisyphe  voulant  porter 
en  haut  une  pierre  qui  est  destinée  à  rouler  en  bas. 

Le  mérite  de  M.  Barthélémy  Saint-Hilaire  est  d'avoir  fait  présent  au 
public  d'une  excellente  traduction  de  l'ouvrage  d'Aristote.  Le  mérite 
de  M.  Mill  est  d'avoir  tracé  le  premier  les  linéamens  de  la  logique  po- 
sitive. Pour  moi,  s'il  m'est  permis  de  caractériser  la  tâche  beaucoup 
plus  humble  et  moins  laborieuse  que  je  me  suis  donnée  dans  cette 
Revue,  j'ai  essayé  de  faire  saisir  la  filiation  entre  la  logique  du  ive  siècle 
avant  l'ère  chrétienne  et  la  logique  du  xixe. 

É.  Littré, 

de  l'Institut. 


■"■ 


LES  RÉCITS 


LA  MUSE  POPULAIRE. 


LA  FILEUSE. 


I.    —   LE   GOUBELINO. 

Notre  diligence  venait  de  s'arrêter  devant  la  maison  de  relais,  et  le 
postillon  frappait  avec  le  manche  de  son  fouet  à  la  porte  de  l'écurie,  où 
tout  semblait  dormir. 

—  Eh  bien  !  c'est  comme  ça  que  le  Normand  nous  attend?  criait-il; 
hé!  grand  saint  lâche,  comptes-tu  nous  laisser  geler  ici? 

La  demande  était  d'autant  plus  permise,  qu'à  noire  départ  de  Paris 
le  thermomètre  marquait  sept  degrés  au-dessous  de  zéro,  et  qu'il  avait 
dû  baisser  encore  depuis.  La  terre  était  couverte  de  neige;  un  vent 
mêlé  de  verglas  fouettait  notre  voiture,  où  le  froid  se  faisait  sentir  d'au- 
tant plus  cruellement  que  nous  n'étions  que  deux  voyageurs.  Arraché 
à  ma  somnolence  par  les  cris  du  postillon,  j'abaissai  avec  précaution 
une  des  glaces  rendue  opaque  par  les  cristallisations  de  la  neige,  et  je 
hasardai  ma  tête  hors  de  la  portière. 

(i)  Voyez  la  livraison  du  15  février  dernier. 


LES   RÉCITS   DE  LA  MUSE  POPULAIRE.  403 

—  Où  sommes-nous,  postillon?  demandai-je. 

—  A  Troissereux,  monsieur,  répondit-il. 

—  Combien  de  lieues  encore  jusqu'à  Boulogne? 

Une  espèce  de  grognement,  qui  partit  du  fond  de  la  diligence,  m'em- 
pêcha d'entendre  la  réponse.  C'était  mon  compagnon  de  route,  que  l'air 
piquant  du  dehors  venait  de  réveiller  en  sursaut. 

—  Eh  bien!  s'écria-t-il  tout  à  coup  avec  un  accent  provençal  des 
mieux  timbrés,  qui  donc  ouvre  là?  Dieu  me  damne!  monsieur,  avez- 
vous  l'intention  de  vous  chauffer  au  clair  de  lune? 

Je  relevai  la  vitre  en  mexcusant;  le  Provençal  frissonna  de  tout  son 
corps. 

—  Quel  temps!  reprit-il;  autant  vaudrait  une  campagne  de  Russie! 
et  penser  que  dans  mon  pays  ils  se  promènent  maintenant  en  veste  de 
nankin  avec  une  rose  à  la  boutonnière  !  Vous  croyez  avoir  ici  un  so- 
leil, vous  autres,  ce  n'est  pas  même  une  lanterne.  Pour  connaître  la 
vie,  il  faut  habiter  le  midi;  il  faut  voir  ses  vignes,  sa  chasse  aux  orto- 
lans, ses  fabriques  de  savon,  ses  femmes.  Ah!  quelle  contrée  des  dieux, 
monsieur!  Aussi  nous  avons  à  Marseille  un  antiquaire  qui  a  prouvé 
que  le  pommier  du  paradis  terrestre  devait  être  planté  entre  la  Ca- 
margue et  Tarascon. 

Je  fis  observer  que  l'on  pouvait  s'étonner,  dans  ce  cas,  qu'il  n'y  eût 
laissé  aucune  repousse.  — Eh  !  que  voulez-vous?  dit  plaisamment  mon 
compagnon,  Adam  n'aura  point  su  qu'il  fallait  garder  les  pépins. 

Je  ne  pus  m'empêcher  de  sourire.  La  prétention  de  l'antiquaire  mar- 
seillais n'avait  rien,  du  reste,  qui  dût  surprendre.  Un  ami  de  Latour 
d'Auvergne,  Le  Brigand,  n'avait-il  pas  réclamé  le  même  honneur  pour 
sa  province,  en  concluant,  des  noms  mêmes  de  nos  premiers  parens, 
que  dans  le  paradis  terrestre  on  parlait  bas-breton  (1)!  Un  autre  savant 
cellomane  avait  placé  l'Éden  dans  le  département  de  l'Yonne,  en  se 
fondant  sur  le  nom  d'une  des  villes,  Avallon,  qui,  en  celto-gomerite, 
signifie  pomme  (2)!  Plaisantes  imaginations  que  nous  pouvons  railler, 
mais  qui  semblent  l'expression  naïve  de  nos  plus  intimes  instincts.  Qui 
de  nous,  en  effet,  ne  trouve  aux  lieux  où  il  est  né  un  charme  mystérieux 
qui  les  distingue  de  tous  les  autres?  En  y  respirant  ces  restes  de  par- 
fums qui  ne  s'exhalent  point  ailleurs,  comment  ne  pas  croire  que  là 
était  autrefois  le  séjour  particulier  de  la  paix,  de  l'innocence  et  de  la 
joie?  Chacun  de  nous,  hélas!  a  derrière  lui  un  paradis  terrestre  d'où 
il  a  été  chassé,  comme  notre  premier  père,  par  ce  triste  archange  au- 
quel les  hommes  ont  donné  le  nom  d'expérience. 

(1)  D'après  sa  version,  le  premier  homme  s'était  écrié,  en  sentant  qu'une  partie  du 
fruit  défendu  lui  restait  à  la  gorge  :  A  tam  (le  morceau),  et  la  première  femme  lui  avait 
répondu  :  Eve  (bois),  d'où  étaient  venus  pour  tous  les  deux  les  noms  d'Adam  et  d'Eve. 

(2)  Le  mot  celtique  n'est  point  avallon,  mais  avalon. 


dOi  REVUE   DES  DEUX   MONDES. 

Ces  réflexions,  qui  traversaient  lentement  mon  cerveau  engourdi, 
m'avaient  fait  oublier  mon  compagnon  de  route,  qui  continuait  son  di- 
thyrambe provençal.  Il  y  mettait  naturellement  ce  beau  désordre  que 
Boileau  signale  comme  un  effet  de  l'art,  car  l'improvisation  méridio- 
nale a  de  continuels  changemens  de  niveau;  ce  n'est  pas  un  fleuve,  ce 
sont  des  cascades.  Ajoutez  que  les  idées  semblent  avoir  de  l'accent 
comme  la  voix  :  elles  vous  rappellent  toujours  l'histoire  du  perruquier 
de  Sterne,  qui,  pour  affirmer  qu'une  boucle  de  cheveux  ne  se  défrise- 
rait point,  s'écriait  qu'on  pouvait  la  tremper  dans  le  grand  Océan;  mais, 
sous  cette  enflure  bruyante,  il  y  a  quelquefois  l'original  ou  le  gran- 
diose, presque  toujours  la  couleur  et  le  mouvement. 

J'appris  bientôt  (sans  avoir  eu  l'embarras  de  faire  une  seule  ques- 
tion) que  mon  compagnon  de  voyage  était  un  de  ces  missionnaires  du 
commerce  qui  ont  réalisé  le  symbole  du  Mercure  volant,  et  courent, 
une  trousse  d'échantillons  à  la  main,  à  la  conquête  du  monde.  Pour  le 
moment,  le  Provençal  se  bornait  à  la  conquête  de  la  France  septen- 
trionale, où  il  s'occupait,  selon  son  expression,  d'écouler  des  vins  et  des 
huiles.  Je  sus,  par  sa  conversation,  qu'il  avait  parcouru,  pendant  dix 
ans,  les  moindres  villages  de  la  Provence,  du  Languedoc,  du  Dau- 
phiné  et  des  pays  basques.  Mon  voyageur  était  un  de  ces  esprits  ouverts 
et  actifs,  jamais  à  court  d'expédiens,  et  qui,  sachant  le  fond  de  la  vie 
comme  Figaro  savait  le  fond  de  la  langue  anglaise,  se  tirent  toujours 
d'embarras  à  force  de  bonne  volonté.  Ses  incessantes  pérégrinations 
l'avaient  parfois  rapproché  d'hommes  de  savoir  ou  d'expérience,  et  il 
en  avait  retenu  quelque  chose;  on  sentait  par  instans  que  le  morceau 
d'argile  avait  habité  avec  des  roses  ! 

Après  m 'avoir  parlé  de  son  commerce,  des  troubadours,  de  la  Gan- 
nebière,  il  fit  un  de  ces  soubresauts,  qu'il  prenait  pour  des  transitions, 
et  se  mit  à  me  raconter  ce  qui  lui  était  arrivé  la  veille  à  Beaumont.  Il 
y  avait  rencontré  une  douzaine  de  ces  comédiens  ambulans,  qui  ex- 
ploitent nos  bourgades,  sans  cesse  arrêtés  par  la  faim  et  chassés  par 
les  dettes;  derniers  bohémiens  de  la  civilisation,  qui  continuent  au 
xixe  siècle  le  Roman  comique  de  Scarron,  traitant  la  vie  comme  Scapin 
traitait  son  maître,  avec  force  lazzis  et  coups  de  bâton.  La  troupe  fo- 
raine avait  annoncé  Robert-le- Diable.  Le  public  était  réuni,  les  cinq 
musiciens  amateurs  attendaient  à  leurs  pupitres,  et  la  duègne,  prépo- 
sée au  bureau  de  location,  venait  de  rejoindre  ses  camarades  pour  se 
transformer  en  nonne  de  Sainte-Rosalie,  lorsque  deux  huissiers  étaient 
arrivés  d'Allonne  avec  un  jugement  de  saisie  et  de  prise  de  corps.  Le 
directeur,  subitement  averti,  avait  quitté  le  trou  du  souffleur  en  s'é- 
criant,  comme  un  héros  trop  célèbre  :  Sauvons  la  caisse!  Il  avait  vive- 
ment attelé  le  fourgon,  et  s'était  enfui  avec  toute  la  troupe  en  costume 
moyen-âge,  oubliant  derrière  lui  le  mémoire  de  l'aubergiste,  mais  em- 


LES  RÉCITS  DE   LA  MUSE  POPULAIRE.  i05 

portant  la  recette.  Ce  départ  précipité  avait  empêché  mon  compagnon 
de  se  lier  plus  intimement  avec  la  jeune  Dugazon,  qu'il  avait  reconnue 
pour  une  de  ses  compatriotes.  Le  récit  du  voyageur,  émaillé  de  loin 
en  loin  de  quelques-unes  de  ces  exagérations  provençales,  qui  sont  à 
la  gasconnade  ce  que  le  poème  épique  est  au  fabliau,  m'avait  d'abord 
amusé;  mais  insensiblement  la  fatigue  et  le  froid  reprirent  le  dessus, 
et  je  cessai  d'écouter.  Bientôt  le  méridional,  vaincu  lui-même,  s'enve- 
loppa la  tête  dans  son  manteau,  cacha  ses  pieds  sous  les  coussins  de  la 
banquette,  et  s'assoupit  en  grelottant. 

L'heure  ordinaire  du  repos  était  également  venue  pour  moi,  et  les 
habitudes  sont  des  créanciers  qu'on  ne  peut  ajourner  impunément. 
Endormi  par  la  fatigue  et  réveillé  par  le  froid,  je  restais  flottant  entre 
deux  influences  contraires.  La  diligence  avançait  lentement  avec  des 
intermittences  de  haltes  et  d'efforts  qui  exaspéraient  ma  gêne  jusqu'à 
la  souffrance.  J'apercevais  vaguement,  à  travers  le  vitrage  glacé,  des 
buissons  chargés  de  neige  bordant  la  route  comme  des  fantômes  ac- 
croupis, des  arbres  qui  dressaient  à  chaque  carrefour  leurs  rameaux 
noirs  semblables  à  des  bras  de  gibets,  de  grandes  friches  auxquelles 
laneige,  entrecoupée  de  bruyères  encore  vertes,  donnait  l'aspect  d'un 
cimetière  à  l'heure  où  les  morts  viennent  étendre  leurs  linceuls  sur 
les  tombes.  Le  tintement  des  clochettes  de  l'attelage,  le  bourdonnement 
de  la  voiture  vide  et  ébranlée  par  les  cahots,  les  grincemens  des  essieux 
fatigués,  formaient  je  ne  sais  quelle  harmonie  pénible  et  monotone  qui 
ajoutait  à  l'effet  de  ces  lugubres  images.  Tout  à  coup  la  voix  du  pos- 
tillon s'éleva  dans  la  nuit.  Le  chant  de  cet  homme,  que  je  ne  voyais 
pas  et  qui  semblait  venir  d'en  haut,  complétait,  pour  ainsi  dire,  mon 
hallucination.  Il  psalmodiait  d'un  accent  plaintif  et  prolongé  une  de 
nos  traditions  villageoises,  espèces  de  sagas  inédites  dont  chaque  jour 
emporte  un  lambeau  avec  les  vieilles  mœurs  et  les  vieilles  crédulités. 
C'était  l'histoire  d'une  de  ces  filles-fées  condamnées  à  subir,  pendant 
certaines  heures,  une  métamorphose  qui  la  laissait  sans  défense  et  sans 
pouvoir.  La  fable  et  l'air  avaient  bercé  ma  première  enfance;  tous  deux 
m'arrivaient  à  travers  mon  demi-sommeil  sans  l'interrompre  :  c'était 
comme  un  lointain  écho  du  passé,  et  ma  mémoire  achevait  d'elle-même 
les  mots  et  les  modulations  commencés. 

Celles  qui  vont  au  bois,  c'est  la  fille  et  la  mère; 
L'une  s'en  va  chantant,  l'autre  se  désespère  : 

—  Qu'avez-vous  à  pleurer,  Marguerite,  ma  chère? 

—  J'ai  un  grand  ire  au  cœur  qui  me  fait  pâle  et  triste; 
Je  suis  fille  sur  jour  et  la  nuit  blanche  biche, 

La  chasse  est  après  moi  par  haziers  et  par  friches. 

Et  de  tous  les  chasseurs  le  pir',  ma  mèr',  ma  mie, 


106  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

C'est  mon  frère  Lyon;  vite,  allez,  qu'on  lui  die 
Qu'il  arrête  ses  chiens  jusqu'à  demain  ressie. 

—  Arrête-les,  Lyon,  arrête,  je  t'en  prie! 

Trois  fois  les  a  cornés  sans  que  pas  un  l'ait  otite; 
La  quatrième  fois,  la  blanche  biche  est  prie. 

—  Mandons  le  dépouilleur,  qu'il  dépouille  la  bête. 
Le  dépouilleur  a  dit  :  —  Y  a  chose  méfaite! 

Elle  a  sein  d'une  fille  et  blonds  cheveux  sur  tète. 

Quand  ce  fut  pour  souper  :  —  Que  tout  l'mond'  vienne  vite, 
Et  surtout,  dit  Lyon,  faut  ma  sœur  Marguerite; 
Quand  je  la  vois  venir,  ma  vue  est  réjouite. 

—  "Vous  n'avez  qu'à  manger,  tueur  de  pauvres  filles, 
Ma  tête  est  dans  le  plat  et  mon  cœur  aux  chevilles, 
Le  reste  de  mon  corps  devant  les  landiers  grille. 

Le  bras  du  dépouilleur  est  rouge  jusqu'à  l'aisène; 
Dans  le  sang  que  ma  mère  avait  mis  dans  nos  veines, 
Tai  laissé  boir'  mes  chiens  comme  à  l'eau  des  fontaines. 

Pour  un  malheur  si  fier,  je  ferai  pénitence, 

Serai  pendant  sept  ans  sans  mettr'  chemise  blanche, 

Et  j'aurai  sous  l'épin',  pour  toit,  rien  qu'une  branche  (1). 

Cette  étrange  poésie ,  en  me  reportant  à  mes  souvenirs  d'enfance, 
m'en  rendait  peu  à  peu  toutes  les  sensations.  A  mesure  que  le  malaise 
et  le  sommeil  obscurcissaient  mes  perceptions,  le  monde  fantastique  au 
milieu  duquel  mes  premières  années  s'étaient  écoulées,  et  que  l'expé- 
rience avait  plus  tard  effacé ,  reparaissait  comme  ces  milliers  d'étoiles 
qui  émergent  dans  l'espace  à  mesure  que  la  nuit  s'épaissit.  Le  chant  du 
postillon  avait  cessé  :  chaque  fois  que  je  rouvrais  les  yeux,  il  me  sem- 
blait entrevoir,  dans  la  campagne,  des  formes  singulières,  entendre 
d'inexplicables  rumeurs.  Toutes  les  visions  dont  l'imagination  popu- 
laire peuple  la  nuit  de  Noël  flottaient  autour  de  moi  sans  se  dessiner 
nettement;  je  me  trouvais  dans  un  état  intermédiaire  entre  le  sommeil 
et  la  veille,  ne  pouvant  distinguer  au  juste  le  fait  de  la  pensée. 

Tout  à  coup  une  ombre  intercepta  la  lueur  qui  filtrait  à  travers  le 
vitrage  de  la  portière;  une  silhouette  bizarre  s'y  dessina  un  instant, 
puis  disparut  avec  un  rire  frêle  et  strident.  J'avais  redressé  la  tête, 
cherchant  à  me  rendre  compte  de  la  réalité  de  cette  apparition,  quand 
elle  se  montra  à  l'autre  portière  et  fit  entendre  le  même  éclat  de  rire. 
Mon  compagnon,  réveillé  en  sursaut,  demanda  ce  qu'il  y  avait.  La 
diligence  venait  de  s'arrêter;  je  baissai  vivement  la  glace  et  j'avançai 

(1)  Ce  chant  a  été  publié,  mais  défiguré,  dans  un  ouvrage  de  M.  Vaugeois  :  Antiquités 
de  la  ville  de  l'Aigle  et  de  ses  environs. 


LES  RÉCITS  DE   LA   MUSE  POPULAIRE.  d07 

la  tête  au  dehors.  Le  postillon  était  debout  sur  son  marchepied,  retenu 
de  la  main  gauche  à  la  courroie,  le  bras  droit  levé  et  tout  le  corps 
penché  en  avant,  comme  s'il  eût  suivi  du  regard  quelque  chose  qui 
venait  de  disparaître  dans  la  nuit.  Je  l'appelai. 

—  L'avez-vous  vu?  s'écria-t-il  en  se  retournant  vers  moi  avec  une 
expression  de  surprise  et  de  terreur. 

—  Qui  cela? 

—  Le  Goubelino  ! 

Je  dis  ce  que  j'avais  aperçu. 

—  C'était  lui  !  répliqua  le  postillon.  J'avais  toujours  cru  que  les  vieux 
se  gaussaient  de  nous;  mais,  à  cette  heure,  je  l'ai  vu  :  il  montait  son 
cheval  blanc,  et,  quand  il  a  passé,  j'ai  senti  le  frisson  sous  ma  peau  de 
brebis.  Ceux  qui  craignent  la  froidure  n'ont  qu'à  se  cacher  cette  nuit, 
car  l'haleine  gèlera  entre  la  barbe  et  les  lèvres.. 

Je  demandai  des  détails  sur  le  Goubelino,  et  j'appris  que  ce  nom  était 
donné  à  un  fè  dont  l'apparition  servait  d'avertissement.  On  le  voyait 
changer  de  forme  selon  ce  qu'il  avait  à  prédire.  Il  parcourait  les  cam- 
pagnes, à  cheval  sur  une  loutre  de  rivière,  pour  annoncer  des  inonda- 
tions; dans  un  chariot  mortuaire,  si  quelque  maladie  menaçait  le  pays; 
à  pied  et  la  besace  sur  l'épaule,  lorsqu'il  prévoyait  quelque  grande  fa- 
mine. On  l'avait  même  vu  apparaître  pour  prévenir  des  particuliers  du 
sort  qui  les  attendait.  Un  médecin  d'Achy  le  trouva  un  jour  à  l'em- 
branchement du  chemin,  vêtu  de  noir  et  une  bêche  sur  l'épaule. 

—  Que  fais-tu  là,  Goubelino?  lui  demande-t-il. 

—  J'ai  voulu  te  voir  encore  une  fois,  répondit  le  fè, 

—  Me  reste-t-il  donc  si  peu  de  temps  à  vivre? 

—  Seulement  ce  qu'il  m'en  faudra  pour  te  creuser  une  fosse. 

Le  médecin  se  mit  à  rire,  et,  au  lieu  de  profiter  de  l'avertissement 
pour  faire  sa  paix  avec  Dieu,  il  poussa  son  cheval  en  avant;  mais  à  une 
demi-lieue  de  là,  comme  il  voulait  passer  le  gué  d'Herbouval,  sa  mon- 
ture perdit  pied  et  se  noya  avec  le  cavalier. 

Le  postillon  ajouta  que  nous  allions  arriver  à  un  pont  où  le  Goubelino 
tenait,  disait-on,  ses  grandes  soirées  avec  les  fades  et  les  lutins  du  pays. 
J'avais  déjà  trouvé  sur  la  Dive  la  fée  du  pont  Angot ,  étendant  les  lin- 
ceuls qu'elle  lavait  chaque  nuit;  à  Bayeux,  la  dame  d'Aprigny,  dansant 
devant  la  planchette  destinée  à  traverser  le  ruisseau;  sur  toutes  les  ri- 
vières du  Maine,  de  l'Anjou,  de  la  Saintonge,  de  l'Orléanais  et  du  Berry, 
les  Milloraines,  les  Blanches  Mains,  les  Fadettes  ou  les  Demoiselles,  gar- 
dant les  moindres  passages;  car  une  croyance  commune  à  toutes  nos 
provinces  semble  avoir  mis  sous  la  garde  d'êtres  merveilleux  ces 
étroits  défilés.  Dans  la  croyance  villageoise,  les  ponts,  bâtis  par  la 
prière  des  saints  ou  par  la  puissance  du  démon,  se  rattachent  toujours 
à  quelque  miraculeuse  origine.  On  les  retrouve,  comme  moyen  d'é- 


108  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

preuve,  dans  le  conte  populaire,  comme  symbole  dans  la  légende.  C'est 
sur  un  pont  de  beurre  que  le  bon  Jacques  traverse  la  rivière  de  feu 
quand  il  va  chercher,  pour  sa  mère,  Y  herbe  de  tous  remèdes,  et  les  âmes 
doivent  passer  sept  ponts,  plus  étroits  que  le  tranchant  d'une  faux  fraî- 
chement émoulue,  avant  d'arriver  au  paradis.  Il  y  a  en  effet,  dans  ces 
routes  jetées  sur  les  eaux,  je  ne  sais  quoi  de  hardi  qui  saisit  l'imagi- 
nation de  ceux  qui  ignorent;  c'est  comme  une  victoire  sur  la  création. 
En  reliant  l'un  à  l'autre  des  bords  opposés,  l'homme  a  l'air  de  défier 
le  vide  et  l'espace,  ces  éternels  ennemis  de  sa  puissance  bornée;  il  ac- 
complit une  première  conquête  qui  semble  en  faire  espérer  une  autre 
plus  importante,  et  promettre  ce  grand  pont  dont,  au  dire  de  la  tradi- 
tion ,  l' arc-en-ciel  n'est  que  l'ombre  !  car  les  cieux  et  la  terre  sont  aussi 
deux  rives  entre  lesquelles  coule  le  fleuve  de  nos  misères,  et  que  tous 
les  efforts  de  notre  imagination  tendent  à  réunir.  Puis,  quels  lieux  plus 
favorables  aux  vertiges  Jque  ces  arches  dressées  au  fond  des  vallées, 
parmi  les  saules  que  la  lune  revêt  chaque  nuit  de  suaires,  et  auxquels 
la  brise  donne  le  mouvement!  Comment  passer  sans  émotion  sur  ces 
chemins  suspendus  et  sonores  sous  lesquels  glapissent  les  remous, 
tandis  que  les  algues  enroulent  aux  éperons  de  pierre  leurs  replis, 
semblables  à  des  dragons  aquatiques,  et  que  l'on  voit  briller  au  loin 
les  larges  fleurs  du  nénuphar,  qui  s'ouvrent  sur  les  eaux  comme  des 
yeux  de  fantôme? 

Cependant  la  route'devenait  de  plus  en  plus  difficile  :  un  vent  froid, 
qui  s'était  élevé,  semblait  justifier  l'apparition  du  Goubelino.  Bien  que 
ferré  à  glace,  notre  attelage  glissait  sur  le  verglas,  et  le  voile  blanc  qui 
enveloppait  tout  ne  permettait  point  ;de  distinguer  la  route.  Deux  ou 
trois  fois  déjà  nos  roues  avaient  rencontré  les  dépôts  de  cailloux  amon- 
celés sur  les  accotemens  du  chemin.  La  neige  qui  commençait  à  tom- 
ber, en  aveuglant  nos  chevaux ,  rendit  notre  marche  encore  plus  in- 
certaine. Le  postillon  s'arrêta  plusieurs  fois,  cherchant  à  reconnaître, 
dans  la  nuit,  le  pont  jeté  sur  le  Thérain;  mais  la  neige,  toujours  plus 
épaisse,  ne  laissait  voir  ni  les  poteaux  par  lesquels  il  était  annoncé,  ni 
les  arbres  qui  dessinaient  le  cours  de  la  petite  rivière.  Les  eaux,  en- 
chaînées par  la  glace,  ne  pouvaient  non  plus  nous  guider  par  leur  ru- 
meur. Nous  avancions  lentement  et  avec  une  sorte]d'incertitude  crain- 
tive. Enfin  notre  postillon  aperçut,  à  travers  la  nuée  de  neige,  la  double 
oalustrade  du  pont.  Il  cessa  de  retenir  les  rênes,  fouetta  ses  chevaux 
avec  un  sifflement  d'encouragement,  et  la  lourde  diligence  s'élança 
plus  rapide;  mais,  presque  au  même  instant,  un  choc  terrible  nous 
enleva  des  banquettes  :  le  postillon  poussa  un  cri,  et  la  voiture,  fléchis- 
sant à  gauche,  versa  sur  le  parapet.  Une  des  grandes  roues  venait  de 
se  briser  contre  la  seconde  borne. 

Les  premiers  momens  furent  employés,  comme  d'habitude,  en  ma- 


LES  RÉCITS  DE  LA  MUSE   POPULAIRE.  i09 

lédictions  et  en  reproches  :  les  voyageurs  criaient  après  le  conducteur, 
le  conducteur  jurait  contre  le  postillon,  et  le  postillon  battait  ses  che- 
vaux; mais,  la  première  colère  passée,  chacun  prit  son  parti.  On  nous 
retira  de  notre  prison  roulante,  désormais  condamnée  à  l'immobilité. 
Examen  fait,  il  se  trouva  que  la  roue  était  assez  gravement  endomma- 
gée pour  exiger  la  présence  d'un  charron.  Nous  étions  à  environ  une 
lieue  de  Saint-Omer-en-Chaussée  et  de  Troissereux;  nous  ne  pouvions 
attendre  sur  la  route  que  l'ouvrier  fût  venu,  et  on  décida  que  le  con- 
ducteur irait  chercher  le  charron  sur  l'un  des  chevaux,  tandis  que  le 
postillon  gagnerait  l'abri  le  plus  voisin,  avec  les  voyageurs  et  le  reste 
de  l'attelage.  Nous  vîmes,  en  effet,  le  premier  enfourcher  le  porteur  et 
disparaître  au  galop  dans  la  nuit,  tandis  que  le  second  tournait  à  droite, 
précédé  des  trois  chevaux  qui  lui  restaient,  et  nous  faisait  prendre  un 
chemin  de  traverse  au  milieu  des  friches. 

Mon  compagnon  et  moi,  nous  le  suivions  en  frissonnant  sous  un  vent 
glacé.  Tout  avait  autour  de  nous  un  aspect  funèbre.  Nous  marchions 
sans  entendre  le  bruit  de  nos  pas,  enveloppés  dans  un  linceul  de  neige 
qui  se  déroulait  silencieusement  à  nos  pieds.  Par  instans,  nous  traver- 
sions des  taillis  dont  les  repousses,  blanchies  par  le  givre,  se  dressaient 
comme  de  gigantesques  ossemens  et  s'entre-choquaient  avec  un  cli- 
quetis lugubre.  Mon  excitation  nerveuse,  augmentée  par  le  malaise, 
avait  rendu  mes  sens  plus  subtils  ou  moins  rebelles  à  l'hallucination. 
Deux  ou  trois  fois  j'entendis  distinctement,  dans  l'atmosphère  opaque 
qui  nous  entourait,  le  rire  bizarre  qui  m'avait  déjà  frappé  au  passage 
du  Goubelino.  Le  postillon  le  reconnut  sans  doute  également,  car  il  s'ar- 
rêta, pencha  la  tête,  puis  reprit  sa  route  en  sifflant  comme  un  homme 
qui  cherche  à  se  distraire  ou  à  se  rassurer.  Ce  que  j'éprouvais  n'était 
point  de  la  crainte,  mais  une  sorte  de  trouble  composé  de  surprise, 
d'impatience  et  d'attente.  Les  impressions  de  l'enfance  luttaient  chez 
moi  avec  les  opinions  de  l'âge  mûr,  et  celles-ci  semblaient  céder  à 
demi,  moins  par  faiblesse  que  par  curiosité. 

Nous  arrivâmes  à  une  clairière  où  le  gazon,  dépouillé  de  neige,  for- 
mait une  sorte  de  cercle  dont  le  vert  jaune  se  dessinait  sur  la  blan- 
cheur des  frimas.  Notre  guide  nous  montra  ce  cercle  avec  un  sourire 
qui  tenait  le  milieu  entre  la  bravade  et  la  peur. 

—  C'est  le  rond  des  fades,  nous  dit-il  en  évitant  de  le  traverser;  ceux 
des  environs  assurent  qu'elles  viennent  danser,  à  la  nouvelle  lune, 
avec  les  farfadets  et  le  Goubelino.  Il  y  en  a  qui  les  ont  vues  de  loin; 
mais  il  ne  faut  pas  les  déranger,  vu  que  ce  sont  des  mauvaises  qui  vous 
tordent  un  homme  comme  une  hart  de  fagot.  On  dit  aussi  qu'elles  enlè- 
vent des  enfans  à  la  manière  de  celles  de  mon  pays,  où  nous  avons  la 
bête  ffavette,  qui  se  cache  au  creux  des  fontaines,  et  la  mère  Nique,  ar- 
mée d'un  bâton  j$our  corriger  les  marmots. 


HO  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

—  Sans  parler  des  fées  qui  habitent  les  environs  de  Dieppe,  re- 
pris-je. 

—  Au  haut  de  la  grande  côte,  près  du  village  de  Puys,  interrompit 
le  postillon.  C'est  là  que  se  tient  la  foire  de  la  cité  de  Limes,  où  les  dames 
blanches  mettent  en  vente  des  herbes  magiques,  des  rayons  de  soleil 
montés  en  bague  et  des  lueurs  de  lune  roulées  comme  de  la  toile  de 
Laval.  Elles  vous  invitent  à  acheter  avec  autant  de  mignonneries  que 
les  dentelières  de  Caen,  et,  si  vous  approchez,  elles  vous  lancent  dans 
la  mer.  J'ai  eu  un  cousin  qu'on  a  trouvé  mort  ainsi  au  bas  de  la  falaise. 

Je  fis  remarquer  à  mon  compagnon  de  voyage  comment  les  mytho- 
logies  norses,  païennes  et  celtiques  se  trouvaient  mêlées  dans  nos  tra- 
ditions populaires.  Qu'étaient,  en  effet,  toutes  ces  fées  ravissant  les 
nouveau-nés  à  leurs  mères,  et  attirant  les  imprudens  dans  leurs  pièges, 
sinon  les  sœurs  des  nymphes  que  Théocrite  appelle  déesses  redoutables 
aux  habitans  des  campagnes,  parce  qu'elles  enlèvent  les  enfans  près  des 
sources  et  qu'elles  entraînent  les  jeunes  bergers  au  fond  de  leurs 
grottes  humides?  Comment  ne  pas  reconnaître,  dans  ces  rondes  de 
nuit  auxquelles  préside  un  génie,  les  danses  dès  Alfes  Scandinaves  con- 
duites par  le  stram-man  ou  homme  du  fleuve?  Enfin,  ces  dangereuses 
marchandes  de  talismans  et  de  trésors  ne  rappelaient-elles  point  les 
Barrigènes  gauloises  vendant  aux  matelots  la  richesse ,  la  santé  et  les 
beaux  jours? 

■»— Tous  pouvez  ajouter,  me  dit  le  Provençal,  que,  dans  nos  con- 
trées ,  cette  triple  origine  est  encore  plus  visible.  Chez  nous,  les  Blan- 
quettes changent  de  forme  à  volonté  et  apaisent  ou  excitent  les  tempêtes, 
ainsi  que  le  faisaient  les  prêtresses  celtiques;  elles  dansent  au  clair  de 
lune  comme  les  vierges  de  l'Edda,  en  faisant  croître  à  chaque  pas  une 
touffe  de  fenouil,  et  président  au  sort  de  chaque  homme  à  la  manière 
des  destinées  antiques.  Toutes  les  maisons  reçoivent  leur  visite  dans  la 
nuit  qui  précède  le  nouvel  an.  Avant  de  se  coucher,  chaque  ménagère 
dresse  une  table  dans  une  pièce  écartée ,  elle  la  couvre  de  sa  nappe  la 
plus  fine  et  la  plus  blanche ,  elle  y  dépose  un  pain  de  trois  livres ,  un 
couteau  à  manche  blanc,  un  peu  de  vin,  un  verre  et  une  bougie  bénie 
qu'elle  allume  avec  une  branche  de  lavande  empruntée  au  brandon  de 
la  Saint-Jean,  puis  elle  ferme  la  porte  et  se  retire,  comme  on  dit,  à  pas 
de  renard.  Le  dernier  coup  de  minuit  sonné,  les  Blanquettes  arri- 
vent brillantes  et  légères  comme  des  rayons  de  soleil;  chacune  d'elles 
porte  deux  énfans;  l'un,  qu'elle  tient  sur  le  bras  droit,  est  couronné  de 
roses  et  chante  comme  l'orgue  :  c'est  le  bonheur;  l'autre,  assis  sur  le 
bras  gauche,  est  couronné  de  joubarbe  arrachée  des  toits  avant  la  flo- 
raison (1)  et  pleure  des  larmes  plus  grosses  que  des  perles  :  c'est  le 

(1)  La  joubarbe  (semper  vivum  tectorum)  est  regardée,  dans  le  Midi,  comme  une 
plante  protectrice.  L'arracher  de  dessus  les  toits  porte  malheur. 


LES  RÉCITS   DE   LA    MUSE   POPULAIRE.  lit 

malheur.  Selon  que  les  Blanquettes  sont  contentes  ou  chagrines  des  pré- 
paratifs faits  pour  les  recevoir,  elles  déposent  un  instant  sur  la  table 
l'un  ou  l'autre  enfant,  et  décident  ainsi  du  sort  de  la  maison  pendant 
toute  l'année.  Le  lendemain,  la  famille  vient  vérifier  le  couvert  des 
Blanquettes.  Si  tout  est  en  ordre,  on  en  conclut  qu'elles  sont  parties 
satisfaites;  le  plus  vieux  prend  le  pain,  le  rompt,  et,  après  l'avoir 
trempé  dans  le  vin,  le  distribue  aux  assistans  pour  partager  entre  eux 
U  bonheur  !  C'est  alors  seulement  que  l'on  se  souhaite  bon  an  et  joyeux 
paradis. 

Ainsi,  à  toutes  les  époques,  dans  toutes  les  croyances  et  chez  toutes 
les  races,  l'homme  a  eu  besoin  de  croire  à  des  divinités  qui  décidaient 
de  sa  destinée.  L'universelle  protection  du  grand  Être  n'a  jamais  pu 
suffire  à  sa  faiblesse;  il  lui  a  fallu  des  dieux  secondaires  qui  fussent  ses 
fondés  de  pouvoir  spéciaux  ou  ses  ennemis  particuliers  dans  le  monde 
invisible,  et  auxquels  il  pût  reporter  ses  échecs  et  ses  réussites.  Le 
christianisme  lui-même,  qui  agrandit  et  qui  éleva  si  haut  l'idée  de  la 
divinité,  ne  put  échapper  à  cet  éparpillement  de  la  puissance  surnatu- 
relle. Aux  héros  divinisés  il  substitua  ses  bienheureux,  aux  génies  do- 
mestiques ses  anges  gardiens,  aux  déesses  ses  vierges  saintes  et  surtout 
la  mère  du  Christ.  Le  point  de  transition  entre  les  deux  théogonies  resta 
même  visible  dans  l'histoire,  car  il  y  a  un  moment  où  toutes  deux  co- 
existèrent et  où  le  monde  païen  et  le  monde  chrétien,  personnifiés  par 
leurs  vivans  symboles,  luttèrent  dans  la  tradition  comme  dans  le  poème 
de  Chateaubriand.  Ainsi,  pour  n'en  citer  qu'un  exemple,  la  légende 
rapporte  qu'au  temps  de  saint  Grégoire,  Rome  était  encore  habitée  par 
beaucoup  de  gentils  qui  conservaient  chez  eux  les  images  de  leurs 
faux  dieux.  Grégoire  ordonna  de  transporter  toutes  ces  idoles  au  Co- 
lisée,  où  l'on  s'exerçait  aux  jeux  de  la  palestre.  Un  jeune  chrétien,  qui 
se  préparait  à  y  prendre  part,  craignit  de  perdre  son  anneau,  et,  ne 
sachant  où  le  déposer,  il  le  passa  au  doigt  d'une  statue  de  la  Vénus 
Aphrodite,  où  il  l'oublia.  Le  soir  même,  le  simulacre  impudique  vint 
prendre  place  dans  le  lit  nuptial  entre  lui  et  sa  jeune  épouse  j  et  se 
représenta  de  même  toutes  les  nuits.  Le  chrétien  s'adressa  à  la  Vierge 
pour  être  délivré  de  cette  obsession,  et  fit  sculpter  une  statue  de  la  Mère 
douloureuse,  qui  fut  placée  sur  le  dôme  de  Notre-Dame  de  la  Rotonde; 
mais  la  statue  disparut  le  jour  même  de  son  érection,  et  tout  le  peuple 
cherchait  la  cause  de  cette  disparition,  lorsqu'on  la  vit  revenir  tenant 
à  la  main  l'anneau  du  jeune  chrétien,  qui  fut  dès-lors  délivré  de  sa 
fiancée  de  marbre. 

Plus  tard,  lorsque  les  fables  celtiques  et  Scandinaves  vinrent  se  mêler 
à  la  tradition,  la  trace  antique  se  montra  moins  clairement.  La  Vénus 
Aphrodite  fut  transformée  en  une  de  ces  fées,  sœurs  aînées  d'Armide, 
qui  s'éprenaient  des  chevaliers  les  plus  braves  et  les  tenaient  endormis 


112  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

à  l'ombre  d'une  aubépine  enchantée,  ou  qui,  sous  la  forme  de  femmes 
merveilleusement  belles,  se  présentaient  aux  seigneurs  égarés  dans  les 
clairières  et  s'en  faisaient  aimer.  Ce  fut  ainsi  qu'un  duc  d'Aquitaine 
épousa  une  fade  et  donna  naissance  à  la  lignée  maudite  d'où  sortit  cette 
Éléonore  qui  noya  la  France  dans  le  sang.  Le  seigneur  d'Argouges 
près  Bayeux,  étant  un  jour  à  la  chasse,  rencontra  également  vingt 
belles  jeunes  filles  montées  sur  des  chevaux  couleur  de  lune  et  ayant  à 
leur  tête  une  femme  encore  plus  belle,  qui  paraissait  leur  reine.  Il 
tomba  si  éperdument  amoureux  de  cette  femme,  qu'il  l'emmena  à  son 
château  et  l'épousa.  Ils  jouirent  long-temps  d'un  bonheur  qui  eût  fait 
envie  aux  habitans  du  paradis;  mais  l'inconnue  était  la  fée  qui  préside 
à  la  vie,  et  un  jour,  son  mari  ayant  prononcé  devant  elle  le  mot  de 
mort,  elle  poussa  un  cri  et  disparut  après  avoir  laissé  sur  la  porte  du 
château  l'empreinte  de  sa  main  :  triste  et  poétique  symbole  de  toutes 
les  joies  terrestres  qu'un  mot  peut  faire  évanouir,  et  qui  ne  laissent  le 
plus  souvent  pour  souvenir  qu'un  stigmate  douloureux  imprimé  à 
l'entrée  du  cœur. 

L'histoire  de  la  fée  d'Argouges  parut  réjouir  singulièrement  mon 
compagnon. 

—  Tête-dieu  !  me  dit-il ,  voilà  un  pays  excellent  pour  le  mariage! 
Trouver  un  miracle  de  douceur  et  de  beauté  au  coin  d'un  bois,  vivre 
avec  elle  pendant  toute  la  lune  de  miel  et  n'avoir  qu'un  mot  à  pro- 
noncer pour  s'en  défaire  avant  le  changement  de  quartier!  Je  dois 
avouer  que,  sur  ce  point,  notre  pays  est  moins  favorisé.  Il  n'y  a,  dans 
le  midi,  chance  d'union  surnaturelle  qu'avec  le  Saurimonde.  C'est  un 
malin  génie  qui  prend  la  forme  d'une  petite  fille  et  se  fait  adopter  par 
quelque  famille  à  qui  saint  Stapin  a  procuré  plus  d'oliviers  et  de  vignes 
que  de  bon  sens.  La  prétendue  orpheline  grandit  en  beauté.  On  en  fait 
d'abord  une  mayos  pour  la  fête  du  printemps,  puis  elle  devient  la  bou- 
quetière de  toutes  les  danses  dans  les  grands  roumeirages  (1).  Enfin  le 
fils  de  la  maison  demande  sa  main,  et,  quand  il  s'est  agenouillé  sur 
son  tablier,  il  croit  avoir  épousé  les  sept  vertus  cardinales;  mais  voilà 
que,  dès  le  lendemain,  la  jeune  mariée  coupe,  comme  on  dit,  toutes  les 
fleurs  du  jardin  (2);  elle  devient  seule  maîtresse  dans  la  maison  et  s'ar- 
range si  bien,  que  rien  ne  réussit.  Le  pain  qu'elle  fait  cuire  pendant  la 
semaine  des  Rogations  est  moisi  toute  l'année;  elle  approche  du  feu 
les  lacets  à  gibier,  qui  ne  peuvent  plus  prendre  que  des  crapauds;  elle 
brûle  du  bois  de  sureau  pour  empêcher  les  poules  de  pondre,  et  attire 

(1)  Les  roumeirages  sont  les  fêtes  patronales  du  Midi.  On  appelle  bouquetière  la  jeune 
fille  qui  conduit  les  danses. 

(2)  Lorsque  le  chef  de  la  famille  meurt,  dans  les  campagnes  du  Midi,  on  coupe  toutes 
les  fleurs  du  jardin.  De  là  cette  expression  pour  dire  que  l'on  prend  possession  d'une 
maison  comme  si  les  maîtres  étaient  morts  et  qu'on  en  eût  hérité. 


LES  RÉCITS  DE   LA  MUSE   POPULAIRE.  113 

la  malédiction  sur  le  logis  en  détruisant  les  nids  d'hirondelles.  Le  mari 
a  beau  appeler  \epary  (1)  pour  faire  aux  quatre  angles  de  la  maison  les 
conjurations  qui  éloignent  le  renard,  son  poulailler  est  dévasté  chaque 
nuit;  il  suspend  en  vain  dans  ses  étables  des  peyros  dé  picoto  (pierres 
de  petite  vérole),  ses  moutons  meurent  l'un  après  l'autre;  enfin  la  ruine 
arrive  et  avec  elle  les  hommes  de  loi.  Alors  la  belle  mariée,  qui  a  su 
se  faire  écrire  un  contrat  par  lequel  on  lui  reconnaît  une  grosse  dot, 
réclame  ses  droits,  laisse  vendre  le  reste  et  part  en  recommandant  son 
mari  à  saint  Plouradou  (2). 

Je  reconnus  dans  le  Saurimonde  le  Prownie  des  Écossais,  génie  non 
moins  séduisant  au  besoin  et  tout  aussi  dangereux,  dont  on  n'est  à  l'a- 
bri que  la  veille  de  la  Toussaint,  à  cette  fête  de  Hallowen,  pendant  la- 
quelle les  esprits  intermédiaires  ne  peuvent  nuire  aux  hommes.  Mon 
compagnon  m'apprit  que  les  méridionaux  n'avaient  jamais  cette  trêve 
de  Dieu,  mais  que,  la  veille  des  Rois,  on  sortait  des  maisons  avec  des 
clochettes  et  des  vases  d'airain  pour  que  le  bruit  chassât  les  fantômes 
nocturnes.  C'était  encore  ici  un  souvenir  de  la  fête  romaine  des  Lé- 
mur  ie  s. 

Tout  en  causant,  nous  avions  continué  à  suivre  l'espèce  de  route  fo- 
raine par  laquelle  avait  pris  notre  guide;  celui-ci  marchait  devant  nous 
en  sifflant  l'air  de  la  Biche  blanche  qu'accompagnaient  les  grelots  de 
l'attelage;  tout  à  coup  il  se  tut,  et  nous  le  vîmes  s'arrêter.  Lorsque  nous 
l'eûmes  rejoint,  le  Provençal  lui  demanda  ce  qu'il  y  avait. 

—  N'entendez-vous  pas?  dit-il  en  indiquant  avec  son  fouet  le  côté 
droit  du  coteau  que  nous  longions.  Nous  prêtâmes  l'oreille;  des  aboie- 
mens  éloignés  arrivèrent  jusqu'à  nous  avec  les  rafales  de  neige. 

—  On  dirait  une  meute!  s'écria  le  Provençal;  quel  est  le  veneur 
damné  qui  pourrait  battre  l'estrade  par  un  pareil  temps  et  à  une  pa- 
reille heure? 

—  Je  ne  vois  que  le  chasseur  blanc,  répliqua  le  postillon  avec  un  peu 
d'inquiétude;  ils  disent  dans  le  pays  qu'il  choisit  toujours  la  neige  pour 
giboyer.  J'avais  bien  cru  l'entendre  déjà;  mais  jamais  ses  chiens  n'a- 
vaient donné  autant  de  voix  qu'aujourd'hui. 

Je  demandai  des  explications  sur  le  chasseur  blanc,  et  j'appris  alors 
que  c'était  le  meneur  de  meute  fantastique  appelé  en  Allemagne  le 
Wildgrave  de  Falkemburg;  en  Ecosse ,  la  Mesgnie  Hallequin;  en  An- 
gleterre ,  le  piqueur  noir;  en  Bretagne ,  le  prince  Artus;  en  Touraine, 
le  roi  Huron;  à  Fontainebleau ,  le  grand-chasseur;  dans  la  Franche- 

(1)  Sorcier  campagnard  que  l'on  consulte  dans  le  Midi  pour  éloigner  les  renards. 

(2)  Saint  Plouradou  est  un  de  ces  saints  inventés  par  l'imagination  populaire,  comme 
saint  Lâche,  sainte  Adresse,  etc.fcTous  les  détails  qui  précèdent  expriment  des  supers- 
titions ou  des  usages  du  Midi.  Les  pierres  de  petite  vérole  sont  ces  instrumens  connus 
des  antiquaires  sous  le  nom  de  haches  celtiques. 

tome  h.  8 


Ht  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

Comté,  l'homme  sauvage;  dans  le  reste  de  la  France ,  saint  Hubert  ou 
le  veneur  Gain. 

—  Parbleu I  m'écriai-je  en  riant,  je  serais  curieux  de  voir  une  foi» 
par  moi-môme  la  cbasse  des  fantômes;  malheureusement  je  n'entends 
ni  son  de  cor,  ni  tayauts. 

—  Écoutez  1  interrompit  le  postillon  à  demi-voix. 

Les  aboiemens  des  chiens  étaient  devenus  plus  distincts;  il  s'y  mêlait 
un  battement  sourd  et  régulier  que  je  ne  pus  définir  au  premier  in- 
stant, mais  que  je  reconnus  ensuite  pour  le  galop  d'un  cheval  sur  la 
neige  durcie.  Nous  nous  trouvions  alors  dans  un  lieu  bas  et  maréca- 
geux, au  pied  d'une  colline  dont  la  croupe  arrondie  se  dessinait  à  peine 
dans  la  nuit.  L'attelage,  qui  marchait  librement  devant  nous,  s'était 
arrêté  et  reniflait  l'air  avec  inquiétude;  bientôt  nous  le  vîmes  s'effa- 
roucher et  retourner  en  arrière.  Au  même  instant,  une  vague  forme 
de  cavalier  poursuivi  par  deux  chiens  parut  à  mi-hauteur  du  coteau, 
passa  comme  emportée  sur  les  flocons  de  neige  et  disparut  presque 
aussitôt. 

Le  Provençal  et  moi,  nous  nous  regardâmes  avec  surprise.  Quant  à 
notre  guide,  il  était  collé  contre  le  cou  de  l'un  de  ses  chevaux  qu'il  ve- 
nait de  ressaisir,  les  mains  crispées  sur  les  guides,  la  figure  effarée  et 
les  jambes  vacillantes. 

—  Quelle  diable  de  vision  est-ce  là?  demanda  mon  compagnon;  avez- 
vous  reconnu  le  cavalier,  postillon? 

—  C'est  toujours  lui  !  balbutia  notre  guide,  c'est  le  Goubelino!  mais, 
cette  fois,  il  est  en  chasse. 

—  Pardieu  1  j'aurais  dû  alors  lui  demander  de  son  gibier,  dit  le  Pro- 
vençal en  riant. 

Le  postillon  secoua  la  tête. 

—  Peut-être  bien  qu'il  vous  en  eût  donné,  répliqua-t-il  en  débrouil- 
lant d'une  main  mal  assurée  les  traits  de  son  attelage;  les  gens  du  pays 
disent  qu'on  n'a  qu'à  crier  :  Part  à  la  venaison!  pour  voir  tomber  un 
quartier  de  chair  humaine,  et  une  fois  que  le  chasseur  vous  l'a  en- 
voyé, il  n'y  a  plus  à  s'en  débarrasser!  Qu'on  aille  le  cacher  sous  la  terre, 
dans  un  puits  ou  au  fond  de  la  mer,  il  retourne  toujours  de  lui-même 
se  suspendre  à  votre  croc  jusqu'au  neuvième  jour,  où  le  veneur  vient 
le  reprendre. 

Je  reconnus  la  croyance  recueillie  par  les  frères  Grimm  en  Alle- 
magne, et  par  Walter  Scott  dans  le  royaume-uni.  Aucune  supersti- 
tion n'avait  peut-être,  en  Europe,  le  même  caractère  de  généralité, 
parce  qu'aucune  n'avait  eu  la  même  raison  d'être.  C'était  comme  une 
protestation  de  la  conscience  populaire  contre  un  des  droits  les  plus 
oppressifs  des  siècles  de  servage.  Si  le  patricien  de  Rome  jetait  au- 
trefois les  esclaves  vivans  aux  lamproies  des  viviers,  le  seigneur  du 


LES  RÉCITS  DE   LA   MUSE  POPULAIRE.  H  5 

moyen-âge  avait  livré  aux  daims  et  aux  sangliers  des  forêts  la  sub- 
sistance même  de  ses  paysans.  Pendant  dix  siècles,  le  laboureur  avait 
vu  ses  moissons  ravagées  et  ses  troupeaux  détruits  sans  pouvoir  les  dé- 
fendre. La  subsistance  de  la  bête  fauve  paraissait  plus  sacrée  que  celle 
de  l'homme,  sa  vie  plus  précieuse.  Cette  vie  était  le  plaisir  du  maître, 
auquel  nul  ne  pouvait  toucher  sous  peine  des  galères  ou  de  la  corde. 
S'il  était  permis  parfois  au  manant  de  se  mêler  à  la  chasse  du  noble, 
ce  n'était  que  comme  supplément  de  meute;  on  l'appelait,  à  défaut  de 
chiens,  pour  rabattre  le  gibier.  Aussi,  lorsqu'appuyé  sur  la  charrue 
que  traînaient  sa  femme  et  sa  fille  à  défaut  de  l'attelage  dévoré  par 
les  loups  du  seigneur,  le  serf  entendait  la  trompe  de  chasse  retentir 
dans  les  ravines,  il  ne  manquait  jamais  de  fuir  vers  les  fourrés  pour 
éviter  la  réquisition  des  piqueurs.  Là,  tapi  comme  une  bête  fauve  der- 
rière quelque  souche  mousseuse,  il  voyait  passer  à  cheval  le  suzerain 
implacable  et  taciturne,  qui  allait  chercher  au  fond  des  bois  une  image 
de  guerre,  s'entretenir  la  main  à  la  destruction  et  cultiver  son  goût  de 
meurtre.  Inquiet,  il  entendait  tout  le  jour,  et  souvent  jusqu'au  milieu 
de  la  nuit,  ces  flottantes  rumeurs  de  la  chasse,  tantôt  lointaines,  tantôt 
rapprochées,  et  il  pouvait  calculer  quelle  était  la  vigne  brisée  par  les 
meutes  ou  la  terre  sous  semence  piétinée  par  les  chevaux.  Enfin,  Y  hal- 
lali sonné,  il  voyait  revenir  le  seigneur  sur  un  coursier  noyé  d'écume, 
suivi  de  chiens  aux  museaux  encore  rougis  par  le  sang  de  la  curée  et 
entouré  de  piqueurs  portant  sur  des  ramées  les  cadavres  des  bêtes 
fauves  couronnées  de  branches  de  genévrier.  Combien  de  fois  alors  de 
muettes  malédictions  durent-elles  s'élever  dans  les  cœurs  ulcérés  et 
craintifs  !  Impuissans  à  la  vengeance,  les  serfs  la  confiaient  tout  bas 
au  dieu  des  affligés;  ils  se  disaient  que  sa  justice  infligerait  quelque 
jour,  pour  châtiment,  à  ce  maître  impitoyable,  le  plaisir  même  au- 
quel tout  était  maintenant  sacrifié;  ils  demandaient,  dans  leurs  secrètes 
prières,  que  le  veneur  maudit  fût  condamné,  après  sa  mort,  à  chasser 
éternellement  en  compagnie  du  démon;  ils  lui  donnaient  un  coursier 
dont  la  selle  était  armée  de  pointes  d'acier,  des  piqueurs  soufflant  une 
haleine  de  flamme,  —  pour  meute,  des  chiens  acharnés  à  sa  poursuite  et 
le  déchirant  comme  une  proie.  De  ce  souhait  au  rêve,  la  transition  était 
facile,  et,  pour  le  peuple,  le  rêve  est  bien  vite  une  réalité.  Il  crut  à  la 
punition,  parce  qu'il  l'avait  espérée;  il  en  eut  la  preuve,  parce  qu'il  y 
croyait.  Tout  lui  devint  témoignage,  les  murmures  inexpliqués  de  la 
forêt,  les  cris  des  oiseaux  de  passage,  les  aboiemens  des  chiens  égarés, 
le  galop  des  chevaux  échappés  de  leur  pâture.  Grossis  par  la  peur  et 
multipliés  par  la  muse  villageoise,  ces  traditions  ne  permirent  même 
plus  le  doute,  et  l'existence  des  chasses  fantastiques  fut  prouvée. 


116  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

II.   —  LES  LUTINS. 

Tout  en  communiquant  mes  réflexions  au  Provençal,  qui  semblait 
plus  pressé  d'arriver  à  un  gîte  que  de  me  répondre,  je  m'étais  remis  en 
marche  avec  lui.  Nous  ne  tardâmes  pas  à  apercevoir  une  maison  précé- 
dée d'une  cour,  et  qui  donnait  sur  une  route  qu'il  nous  fallut  traverser. 
Je  reconnus,  au  premier  coup  d'œil,  une  de  ces  hôtelleries  campagnardes 
où  s'arrêtent  les  maquignons  et  les  rouliers.  Le  postillon  qui ,  depuis 
le  moment  où  nous  l'avions  aperçue,  faisait  claquer  son  fouet  pour  an- 
noncer notre  arrivée,  parut  surpris  de  ne  voir  personne  sortir  à  sa  ren- 
contre. La  porte  d'entrée  était  ouverte  à  deux  battans,  la  cour  déserte. 
Une  grande  carriole,  trop  haute  pour  s'abriter  sous  le  hangar,  avait 
été  appuyée  le  long  du  mur  de  clôture.  Notre  guide  regarda  autour 
de  lui. 

—  Eh  bien!  pas  de  maîtres  et  pas  de  chiens?  dit-il;  on  entre  donc 
ici  comme  au  champ  de  foire? 

Je  fis  observer  que  tout  le  monde  était  sans  doute  endormi. 

—  Non ,  non ,  reprit-il ,  les  gens  ne  se  couchent  qu'à  la  mi-nuit;  faut 
que  Guiraud  soit  absent  avec  son  gendre.  La  belle-fille  est  accouchée 
d'avant-hier,  et  la  mère-grand  est  sourde  comme  un  pavé;  mais  que 
fait  donc  la  petite  Toinette? 

—  Voici  quelqu'un,  dit  mon  compagnon. 

Une  lumière  venait,  en  effet,  de  paraître  sur  le  seuil  de  l'auberge, 
et  nous  la  vîmes  s'avancer  en  sautillant  au  milieu  de  l'obscurité.  Une 
voix  se  fit  entendre  avant  que  l'on  pût  distinguer  personne. 

—  Est-ce  vous,  nos  gens  !  cria-t-elle  de  loin. 

—  Allons  donc,  moisson  d'Arbanie  (1),  dit  le  postillon,  j'ai  cru  qu'il 
n'y  avait  personne  dans  votre  logane  (2). 

—  Tiens,  Jean-Marie  !  reprit  la  voix,  il  m'avait  semblé  que  c'étaient 
ceux  de  la  maison  qui  sont  allés  à  Beauvais.  Comment  donc  que  vous 
êtes  par  ici  avec  vos  chevaux? 

—  Perjou  (3)!  tu  n'as  qu'à  le  demander  au  petit  pont  qui  a  voulu 
manger  un  morceau  de  ma  roue,  répliqua  Jean-Marie;  un  peu  plus 
nous  allions  choir  au  beau  mitan  du  Thérain. 

—  Ahl  Jésus!  ainsi  vous  avez  versé? 

—  Et  ça  te  fait  rire,  pas  vrai,  grecque  (4-)  que  tu  es,  vu  que  ça  t'a- 
mène des  voyageurs. 

—  Ah  bien  !  comme  si  on  en  manquait  au  Lion-Rouge,  dit  Toinette 

(1)  Moisson  d'Arbanie,  le  moineau  friquet,  en  patois  normand. 

(2)  Logane,  case. 

(3)  Per  jou!  jurement  en  usage  en  Normandie  et  dans  le  Bocage.  C'est  évidemment 
le  per  Jovem  des  Latins. 

(4)  Grecque,  avare. 


LES   RÉCITS  DE   LA  MUSE  POPULAIRE.  117 

d'un  ton  de  fierté  un  peu  dédaigneuse;  il  y  en  a  déjà  dix  dans  les  deux 
chambres;  leur  carriole  est  là  près  du  hangar. 

Et,  relevant  la  lanterne  de  corne  qu'elle  avait  posée  sur  la  neige,  elle 
nous  montra  le  chemin. 

La  lumière  qu'elle  tenait  à  la  hauteur  de  son  épaule  l'enveloppait 
d'un  rayonnement  qui  me  la  fit  remarquer.  C'était  une  fillette  à  la  poi- 
trine étroite  et  aux  mouvemens  saccadés,  dont  le  visage  avait  cette 
expression  de  hardiesse  naïve  qui  marque,  pour  ainsi  dire,  la  transition 
entre  l'enfant  et  la  jeune  fille.  Elle  nous  fit  entrer  dans  une  grande 
pièce  éclairée  par  une  de  ces  chandelles  rugueuses  et  fluettes  que  l'au- 
teur des  Contes  d'Espagne  appelle  poétiquement  de  maigres  suifs.  Une 
vieille  femme  filait  assise  dans  l'étroite  auréole  de  lumière.  Dès  l'en- 
trée, son  aspect  me  frappa.  L'âge  avait  fait  disparaître  de  son  visage 
toute  la  mobilité  de  la  vie.  Le  regard  était  fixe,  les  lèvres  fermées,  le 
front  sillonné  de  plis  rigides  et  encadré  d'une  toile  rousse  qui  semblait 
jaunie  par  les  siècles.  On  eût  dit  quelque  momie  égyptienne  à  demi 
sortie  de  ses  bandelettes  funèbres.  Le  corps  raidi,  elle  tournait  d'une 
main  le  rouet,  tandis  que  l'autre  tirait  le  lin  de  la  quenouille.  Ce  double 
mouvement  toujours  pareil  avait  quelque  chose  de  plus  saisissant  que 
l'immobilité  même;  il  semblait  voir  la  mort  forcée  de  se  mouvoir  pour 
imiter  la  vie. 

La  fileuse  ne  parut  point  s'apercevoir  de  notre  arrivée,  et  nous  effleu- 
râmes son  rouet  sans  qu'elle  y  prît  garde.  Toinette  nous  avertit  qu'elle 
avait  cessé  d'entendre  et  de  voir.  Pour  lui  rendre  le  passage  suprême 
moins  difficile,  Dieu  la  faisait  mourir  à  plusieurs  fois;  il  l'habituait  au 
sépulcre  en  l'enveloppant  d'une  nuit  et  d'un  silence  éternels. 

Je  contemplais  avec  curiosité  les  restes  de  cette  enveloppe  charnelle, 
maison  démeublée  dont  la  céleste  habitante  allait  partir;  je  cherchais 
quelque  trace  de  ce  qui  avait  été  jeune,  vivant  et  beau,  sur  cette  tombe 
d'un  passé  qui  n'avait  même  point  laissé  d'épitaphe.  Tout  à  coup  les 
lèvres  qui  semblaient  scellées  s' entr 'ouvrirent;  une,  voix  confuse  et 
inégale  appela  notre  conductrice. 

— Tona! 

Tona  courut  à  la  vieille  femme,  appuya  la  bouche  contre  sa  joue  et 
répondit  : 

—  Me  voici,  mère-grand. 

—  Les  autres  ne  viennent-ils  pas  d'entrer?  demanda  la  fileuse. 

—  Non,  grand'mère,  ce  sont  des  voyageurs. 

—  J'ai  senti  leur  air  passer  sur  moi;  dis-leur  que  Dieu  les  protège, 
Tona! 

—  Ils  sont  là  et  ils  vous  écoutent,  mère-grand. 

—  Ah  !  tu  as  raison;  il  n'y  a  que  moi  qui  ai  les  oreilles  fermées  !  mur- 
mura la  fileuse  en  soupirant. 


M  S  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

|É  regardai  Toinette  avec  surprise. 

—  Mais  elle  entend  !  m'écriai-je. 

—  Quand  je  lui  parle,  répondit  l'enfant;  aucune  autre  voix  ne  peut 
lui  arriver;  c'est  un  don  que  Dieu  m'a  fait  comme  à  sa  filleule  1 

Je  souris  de  cette  croyance  naïve.  Le  don,  ainsi  que  l'appelait  Toinette, 
avait,  en  effet,  une  origine  immortelle,  car  il  lui  venait  de  sa  pieuse 
tendresse.  Cette  tendresse  seule  avait  pu  lui  apprendre  à  approcher  ses 
lèvres  de  la  joue  de  l'aïeule,  en  ralentissant  les  modulations  de  la  voix, 
afin  que  le  souffle  pût  en  quelque  sorte  y  écrire  les  paroles  pronon- 
cées (1);  le  miracle  ne  venait  que  du  cœur. 

Dans  ce  moment,  le  postillon  rentra.  Il  venait  de  conduire  ses  che- 
vaux à  l'écurie  et  se  plaignit  de  n'y  avoir  trouvé  personne. 

—  Rougeot  n'y  est-il  pas?  demanda  Toinette  étonnée. 

—  Ah!  bien  oui,  répliqua  Jean-Marie,  le  galapianfô)  est  encore  de 
ripaille  !  En  voila  un  chrétien  qui  ne  mourra  pas  de  mal  labeur  !  Les 
jours  de  grande  fatigue,  il  a  neuf  doigts  qui  se  reposent. 

—  Et  pourtant  sa  besogne  est  faite,  dit  la  jeune  fille. 

—  Si  c'est  possible  !  reprit  le  postillon  émerveillé;  il  a  donc  toujours 
à  son  service  le  farfadet? 

—  Ce  n'est  point  pour  Rougeot  que  vient  le  farfadet,  dit  Toinette  avec 
une  sorte  de  vivacité;  demandez  plutôt  à  la  mère-grand. 

Et,  Rapprochant  de  la  fileuse  : 

—  Pas  vrai,  grand' mère,  que  dans  la  famille  il  y  a  toujours  eu  le 
lutin? 

—  Guillaumet,  répéta  la  vieille  femme,  sur  les  traits  de  laquelle  passa 
comme  un  souffle  de  vie;  oui,  oui,  c'est  un  vieux  serviteur  :  il  faut 
avoir  soin  de  lui,  Tona. 

—  Soyez  tranquille,  mère-grand,  toutes  les  nuits  je  laisse  la  petite 
porte  ouverte  et  la  clé  au  garde-manger;  aussi  Guillaumet  ne  manque 
jamais  de  venir. 

—  Vous  l'avez  aperçu?  demanda  mon  compagnon. 

—  Oh!  non,  dit  la  fillette;  grand'mère  nous  a  avertis  que,  si  on  cher- 
chait à  le  regarder,  il  s'enfuyait,  et  que  sa  vue  pouvait  faire  mourir; 
maison  l'entend  balayer,  cirer  les  tables  ou  tirer  l'eau  du  puits. 

—  Et  il  vient  garnir  les  râteliers,  tandis  que  cejodane  (3)  de  Rougeot 
dort  dans  la  soupente  à  foin,  ajouta  le  postillon;  il  paraît  même  que 
Guillaumet  monte  sur  la  Pécharde  au  milieu  de  la  nuit  pour  la  con- 
duire à  la  pâture  et  qu'il  s'amuse  à  lui  tresser  la  crinière.  De  fait,  j'ai 

(1)  J'ai  été  témoin  d'un  phénomène  du  même  genre  aux  Quinze-Vingts,  où  j'ai  vu 
converser  avee  un  aveugle  en  traçant  du  doigt,  entre  ses  deux  épaules,  les  mots  qu'on 
voulait  lui  communiquer. 

(2)  Galapian,  vagabond. 

(3)  Jodane,  nigaud. 


LES  RÉCITS  DE  LA  MUSE   POPULAIRE.  119 

tu  le  harin  (1)  amignonné  de  sa  main  comme  les  chevaux  de  foire  du 
Dessin. 

—  Faut  pas  mettre  Guillaumet  en  colère  I  reprit  la  fileuse  qui  n'avait 
rien  entendu  de  ce  qu'on  venait  de  dire  et  qui  continuait  sa  pensée;  les 
lutins  ne  sont  pas  chrétiens,  vois-tu,  fioulle,  et  ils  n'ont  pas  appris  à 
pardonner. 

—  La  grand'mère  en  aurait-elle  fait  l'épreuve?  demandai-je,  curieux 
de  provoquer  la  confidence  de  la  vieille  femme. 

Toinette  lui  transmit  ma  question. 

—  Pas  moi,  pas  moi,  répondit-elle;  quand  Guillaumet  était  de  mé- 
chante humeur,  qu'il  semait  les  cendres  sur  le  plancher  ou  jetait  des 
pailles  dans  le  lait,  je  ne  disais  mot,  et  il  reprenait  son  bon  caractère. 
Ah!  ah!  ah!  avec  les  farfadets  c'est  comme  avec  les  maris,  il  faut  laisser 
passer  le  nuage.  L'ondée  finie,  ils  sont  pris  de  honte,  et,  pour  racheter 
chaque  goutte  de  pluie,  ils  vous  envoient  trois  rayons  de  soleil. 

Je  demandai  s'il  n'y  avait  aucun  moyen  de  chasser  le  lutin  quand  on 
en  était  las. 

—  Aucun,  répondit  la  vieille  en  secouant  la  tête;  ce  sont  des  servi- 
teurs qui  restent  par  malice  quand  ce  n'est  plus  par  amitié.  Demandez 
plutôt  au  meunier  du  vieux  moulin. 

J'interrogeai  du  regard  Toinette,  qui  dit  à  la  fileuse  de  raconter  l'his- 
toire du  meunier. 

—  Il  n'y  a  pas  d'histoire,  reprit  la  vieille;  la  chose  a  été  connue  dans 
le  temps  de  toutes  les  paroisses  qui  font  moudre  sur  Hérouval.  L'homme 
du  vieux  moulin  s'était  mis  en  guerre  avec  son  farfadet,  de  sorte  que 
celui-ci  le  tourmentait  à  lui  seul  autant  que  trois  huissiers.  Quand  le 
soleil  mettait  les  mares  à  sec  et  que  la  rivière,  comme  on  dit,  montrait 
toutes  ses  dents,  le  lutin  profitait  de  la  nuit  pour  ouvrir  les  vannes  et 
laisser  couler  les  réserves  d'eau.  Si  le  meunier  levait  ses  meules,  vite  il 
prenait  les  marteaux  pour  les  repiquer  à  rebours.  Souvent  il  attachait 
des  pierres  à  la  grande  roue,  qui  ne  pouvait  plus  tourner;  d'autres  fois 
il  mêlait  dans  la  trémie  le  seigle  avec  le  froment;  enfin,  l'homme  du 
vieux  moulin  arriva  si  bien  au  bout  de  sa  patience,  qu'il  voulut  se  dé- 
livrer à  tout  prix.  Le  farfadet  dormait  d'habitude  au  fond  des  sacs  de 
blé  de  mars,  couché  sous  la  farine  blutée  comme  dans  la  mousseline. 
Une  nuit  donc,  le  meunier  se  leva  sans  rien  dire,  chargea  tous  les  sacs 
sur  son  âne  et  alla  les  vider  à  la  rivière.  Quand  la  dernière  poche  de 
mouture  fut  à  l'eau,  il  poussa  un  soupir  de  soulagement  en  pensant 
que,  s'il  avait  perdu  pour  cent  écus  de  farine,  il  avait  du  moins  noyé  son 
ennemi;  mais,  au  même  instant,  une  petite  voix  cria  à  ses  côtés  :  «  Voilà 

(t)  Harin,  petit  cheval. 


120  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

qui  est  fait,  mon  homme,  retournons  dormir!  Et,  comme  il  relevait 
la  tète  tout  saisi,  il  aperçut  le  farfadet  assis  sur  l'arçon  du  baudet. 

La  vieille  fileuse  ajouta  beaucoup  de  choses  sur  le  danger  qu'il  y 
avait  à  irriter  le  lutin  familier.  Son  inimitié  ne  se  traduisait  point  seu- 
lement en  taquineries,  en  pertes  ou  en  mauvais  traitemens;  elle  pesait 
sur  vous  comme  une  malédiction.  La  servante  qui  avait  offensé  le  far- 
fadet sentait  sa  main  se  dédoubler;  tout  lui  échappait  et  se  brisait  à  ses 
pieds;  le  coq  ne  la  réveillait  plus  au  point  du  jour,  le  bois  le  plus  sec 
refusait  de  s'allumer  et  se  tordait  en  pleurant;  elle  avait  à  subir  sans 
cesse  les  réprimandes  du  maître,  jusqu'à  ce  qu'elle  eût  été  chassée  du 
logis.  Je  retrouvais  là  tous  les  caractères  du  Kelpie  écossais  et  du  Hûtchen 
(petit  chapeau)  de  nos  voisins  d'outre-Rhin.  Mon  compagnon  m'apprit 
que  la  France  méridionale  avait  également  ses  lutins  appelés  Fassilières, 
de  nature  non  moins  maligne,  mais  plus  facétieuse.  Leur  roi  Tambou- 
rinet  avait  toujours  à  sa  suite,  comme  les  princes  du  moyen-âge,  un 
bouffon  qu'on  nommait  Drak,  dont  il  fallait  particulièrement  se  défier. 
Malheur  au  voyageur  qui  avait  oublié  de  lui  offrir  quelques  miettes  de 
son  goûter  sur  l'herbe  ou  de  faire  pour  lui  une  libation  avant  de  boire 
aux  fontaines!  Drak  débouclait  les  sangles  de  son  cheval  pour  le  faire 
tomber  dans  la  première  mare  et  continuait  à  le  persécuter,  pendant 
tout  le  trajet,  de  ces  mille  contrariétés  qui,  sans  être  des  douleurs,  em- 
pêchent de  savourer  la  joie. 

On  voit  que,  dans  la  légende  du  Drak,  la  muse  populaire  avait  imité 
la  mythologie  païenne  en  symbolisant  des  faits  ou  des  instincts.  Pour 
certaines  gens,  en  effet,  le  hasard  semble  toujours  malencontreux, 
tandis  que,  pour  d'autres,  il  semble  avoir  toujours  de  l'esprit  :  c'est  ce 
que  le  peuple,  dans  son  langage  pratique,  a  exprimé  par  deux  mots,  la 
chance  et  le  guignon.  La  chance  n'est  autre  chose  que  l'adresse  in- 
stinctive à  connaître  d'où  va  souffler  le  vent,  à  prendre  le  flot  au  mo- 
ment où  il  part,  à  avoir  soin  d'arriver  la  veille  des  tempêtes.  On  lui  a 
donné,  selon  les  lieux,  les  noms  de  bon  génie,  d'ange  gardien,  de  fée 
protectrice.  Le  guignon,  au  contraire,  est  la  gaucherie  naturelle  qui 
nous  fait  prendre  toujours  les  choses  par  le  côté  où  il  n'y  a  point  d'anses, 
cueillir  les  fruits  hors  de  saison,  et  croire  que  les  couchers  de  soleil 
sont  des  aurores.  On  l'a  personnifié  tour  à  tour  dans  le  mauvais  destin, 
dans  le  démon  ou  dans  le  Drak  méridional.  Les  espiègleries  de  ce  der- 
nier, racontées  par  mon  compagnon  de  voyage  avec  l'accent  timbré  et 
les  gestes  pittoresques  de  la  Provence,  nous  divertirent  singulièrement. 
Au  fond,  c'était  toujours  la  même  fable;  mais  la  version  méridionale 
avait  quelque  chose  de  particulièrement  svelte  et  spontané.  La  Muse 
révélait  son  origine  par  l'élégance  de  son  allure  :  Incessu  patuit  dea. 

Ici,  du  reste,  comme  toujours,  l'invention  n'avait  fait  que  traduire 


LES  RÉCITS  DE  LA  MUSE  POPULAIRE.  121 

l'esprit  d'une  race,  car  là  est  surtout  le  côté  sérieux  et  pour  ainsi  dire 
historique  des  superstitions  populaires.  Outre  l'instinct  général  et  hu- 
main, elles  expriment,  dans  leurs  variantes  infinies,  le  caractère  par- 
ticulier des  différentes  populations.  Le  monde  fantastique  de  chaque 
contrée  lui  appartient  aussi  réellement  que  son  ciel,  sa  végétation ,  ses 
fleuves  ou  ses  montagnes.  C'est  la  traduction  symbolisée  de  son  ame, 
la  forme  que  prennent  chez  elle  le  rêve  et  le  désir.  Écoutez  les  récits  de 
l'Arabe  pauvre,  avide  et  sensuel,  sous  la  tente  de  poil  de  chameau  qu'il 
dresse  parmi  les  sirtes  du  désert!  Vous  n'entendrez  parler  que  d'om- 
brages charmans,  de  palais  merveilleux,  de  belles  princesses,  de  tré- 
sors et  de  couronnes!  L'homme  du  Nord  vous  racontera  les  apparitions 
du  nain  mystérieux  qui  remplit  la  lampe  du  mineur  d'une  huile  inta- 
rissable, et  lui  montre,  dans  les  flancs  de  la  terre,  les  filons  d'or  et 
d'argent  entrelacés  comme  des  veines.  Le  sauvage  de  l'Amérique  du 
Nord  vous  dira  comment  l' herbe-manitou  fait  reconnaître  les  pistes  de 
l'élan  jusque  sur  la  surface  des  eaux,  et  ce  qui  arriva  au  jeune  guerrier 
mingwé,  qui  avait  appris  la  langue  des  castors.  Dans  notre  Europe 
contemporaine  elle-même,  les  traditions  populaires  prennent  le  carac- 
tère, l'accent  du  pays  où  elles  naissent  :  capricieuses  et  brillantes  en 
Espagne,  gracieuses  en  Irlande,  dramatiques  en  Ecosse,  fines  et  mo- 
queuses dans  notre  France ,  plus  poétiques  en  Allemagne ,  et  affectant 
aisément  la  prophétie  et  le  symbole.  Je  me  rappelle  à  ce  sujet  que,  ve- 
nant de  Badewiller,  et  traversant  les  clairières  de  la  Forêt  Noire  dans 
lesquelles  les  distillateurs  d'eau  de  cerise  ont  établi  leurs  chalets,  je 
m'arrêtai  à  l'une  des  cabanes  où  l'on  vendait  à  boire.  J'y  trouvai  un 
vieux  paysan  badois  qui  me  souhaita  la  bienvenue  en  français.  Il  avait 
servi  sous  nos  drapeaux  et  assisté  aux  désastres  de  la  campagne  de 
Moscou.  Lorsque  nous  quittâmes  ensemble  la  distillerie,  il  m'accom- 
pagna quelque  temps  à  travers  la  montagne  :  en  traversant  une  sorte 
de  carrefour  dont  j'ai  oublié  le  nom,  il  me  montra  un  vieux  cerisier 
desséché,  qui  portait  le  nom  de  cerisier  de  la  promesse.  Dans  les  anciens 
temps,  me  dit-il,  deux  armées  s'étaient  livré  là  une  grande  bataille. 
La  lutte  avait  été  si  acharnée,  que  tous  les  cavaliers  furent  démontés, 
et  que  le  sang  entrait  par-dessus  leurs  bottes  fortes  et  coulait  jusqu'à 
leurs  talons.  Enfin,  ceux  qui  défendaient  la  bonne  cause  furent  vain- 
cus. Leur  chef  vint  mourir  sous  le  cerisier,  qui  alors  déjà  était  tel 
qu'on  le  voit  aujourd'hui;  il  y  imprima  sa  main  sanglante  dont  on  voit 
encore  la  trace,  en  déclarant  qu'un  jour  cet  arbre  reverdirait,  et  qu'a- 
lors la  bonne  cause  remporterait  à  son  tour  une  victoire  décisive.  De- 
puis, on  avait  coupé  l'arbre  bien  des  fois;  mais,  bien  que  mort  en  ap- 
parence, le  cerisier  repoussait  toujours.  Le  paysan  badois,  qui  habi- 
tait la  frontière  républicaine  du  canton  de  Bâle-cam pagne,  ajouta  d'un 
air  que  je  n'oublierai  jamais  : 


42$  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

—  Les  pères  ont  expliqué  que  ce  cerisier  était  la  liberté  des  Alle- 
mands. Nous  n'avons  encore  qu'un  tronc  desséché,  mais  j'espère  bien 
ne  pas  mourir  sans  le  voir  pousser  des  feuilles  et  sans  assister  à  la 
grande  bataille  d'expiation. 

En  France,  où  l'esprit  d'insurrection  est  certes  plus  prononcé  que  de 
l'autre  côté  du  Rhin,  on  chercherait  vainement  une  pareille  tradition. 
Chez  nous,  le  peuple  ne  confie  au  conte  que  ses  rêveries;  quant  aux 
espérances  possibles,  au  lieu  d'en  faire  des  fables,  il  les  traduit  résolût 
ment  en  actions.  La  fantaisie  allemande  côtoie  toujours  la  vie  pra- 
tique; elle  se  donne,  par  la  précision  des  détails,  un  air  d'authenticité. 
Le  conte  de  nourrice  ressemble  à  un  document  historique;  vous  y 
trouvez  souvent  les  noms  exacts  des  nobles  familles,  le  souvenir  des 
grands  événemens,  une  connaissance  des  mœurs,  des  fonctions,  des 
lois,  la  date  du  fait  et  ses  moindres  circonstances.  Le  fantastique  a  enfin 
pris  corps  dans  le  réel.  Chez  nous,  rien  de  pareil.  Nulle  observation  des 
temps,  des  personnes  ni  des  lieux.  La  scène  de  nos  Mille  et  une  Nuits 
se  passe  presque  toujours  au  milieu  d'une  contrée  sans  nom,  entre  des 
personnages  qui  n'ont  point  vécu.  On  n'y  trouve  jamais  ce  charme  que 
donne  l'apparence  de  la  vérité,  et  nous  ne  croyons  pas  assez  à  nos  jar- 
dins féeriques  pour  y  faire  éclore  la  fleur  de  naïveté  qui  embaume  les 
traditions  germaniques.  Aussi  nos  superstitions,  qui  sentent  le  badi- 
nage,  se  sont-elles  bien  vite  effacées  dans  nos  villes  et  jusque  dans  nos 
bourgades:  à  peine  ont-elles  survécu  dans  les  campagnes  :  là  aussi  le 
temps  les  emportera.  Plein  d'un  respect  religieux  pour  la  marche  pro- 
videntielle des  sociétés,  nous  n'accuserons  pas  le  siècle,  qui  a  fait  son 
devoir  en  passant  le  soc  sur  ces  ruines  et  y  semant  le  sel  comme  les  con- 
quérons antiques;  nous  savons  que  les  arbres  doivent  laisser  tomber 
leur  couronne  de  fleurs  quand  vient  la  saison  des  fruits;  mais,  tout  en 
acceptant  ce  qui  s'accomplit  comme  bon  et  juste,  nous  ne  pouvons 
nous  empêcher  de  demander  tout  bas  quel  sera  le  sort  réservé  à  cer- 
tains instincts  qui  trouvaient  naturellement  à  se  satisfaire  dans  ce 
monde  détruit.  Quand  on  aura  ôté  aux  hommes  leurs  rêves  pour  les 
soumettre  au  seul  régime  de  la  raison  positive,  est-il  sûr  que  beaucoup 
d'entre  eux  ne  trouveront  point  le  pain  dont  on  les  nourrit  un  peu  fade 
et  bien  dur?  N'est-il  pas  à  craindre  même  qu'ils  ne  s'y  accommodent 
qu'à  la  condition  de  quelque  appauvrissement  de  leur  nature?  Certes, 
nous  ne  demandons  pas  qu'on  leur  conserve  la  croyance  aux  revenans, 
aux  magiciens,  aux  lutins  et  aux  fées;  mais  devront-ils  perdre  en  même 
temps  les  aspirations  immortelles,  le  besoin  de  protection  en  dehors  du 
monde  sensible,  le  sentiment  que  la  création  entière  est  liée  à  nous  par 
d'invisibles  influences?  Si  vous  leur  ôtez  la  superstition,  apprenez-leur 
la  vraie  foi,  car,  ne  vous  y  trompez  point,  les  croyances  populaires  n'é- 
taient que  les  symboles  obscurcis  d'aspirations  et  d'espérances  inhé- 


LES  RÉCITS  DE  LA  MUSE  POPULAIRE.  123 

rentes  à  notre  destinée.  Brisez  les  grossières  statues,  il  le  faut;  mais,  pour 
Dieu!  respectez  ce  qu'elles  traduisaient  imparfaitement. 


III.  —  LA  FÉE   DU   LION -ROUGE. 

La  grand'mère  n'avait  rien  entendu  de  l'histoire  du  Drak  racontée  par 
le  Provençal,  et  elle  était  retombée  dans  son  silence  automatique.  Ce 
qu'elle  avait  dit  des  lutins  me  prouvait  que  l'âge  n'avait  point  effacé  de 
son  souvenir  les  traditions  du  pays,  et  qu'en  l'interrogeant,  je  pourrais 
beaucoup  apprendre.  Déjà,  plusieurs  fois,  j'avais  fouillé  avec  fruit  dans 
ces  mémoires  à  demi  éteintes,  comme  dans  de  vieilles  éditions  lacérées 
par  le  temps;  mais  je  ne  pouvais  lui  adresser  de  questions  que  par  l'en- 
tremise de  sa  petite-fille,  et  celle-ci  venait  de  nous  quitter,  attirée  par 
les  cris  du  nouveau-né,  qui  occupait  avec  sa  mère  une  chambre  dont 
nous  n'étions  séparés  que  par  une  petite  cour.  Je  la  vis  bientôt  revenir 
avec  des  langes  qu'elle  suspendit  au  foyer.  La  fileuse  lui  demanda  des 
nouvelles  de  l'accouchée. 

—  Mère  va  bien,  dit  Toinette;  mais  elle  donnerait  une  année  de  sa 
vie  pour  une  heure  de  dormir,  et  le  petit  frère  crie  comme  un  aigle. 

—  Apporte-le,  dit  la  vieille  femme,  je  l'accâlinerai  dans  mon  giron. 

—  C'est  inutile  pour  l'heure,  mère-grand,  dit  la  fillette;  il  a  pris  h 
somme. 

Et  se  tournant  vers  nous  : 

—  Je  ne  dis  pas  que  j'ai  porté  le  berceau  dans  la  chambre  jaune, 
ajouta-t-elle  en  souriant;  grand'mère  aurait  peur  des  méchantes  fades 
qui  viennent  tourmenter  les  nouveau-nés* 

Ceci  me  servit  naturellement  de  transition  pour  prier  Toinette  d'in- 
terroger la  fileuse  sur  les  superstitions  populaires  du  canton.  La  jeune 
fille  transmit  fidèlement  mes  questions;  mais  les  réponses  de  la  vieille 
femme  impatientée  furent  courtes.  Mon  compagnon,  qui  vit  mon  dé- 
sappointement, haussa  les  épaules. 

—  Que  Dieu  vous  bénisse!  dit-il  ironiquement;  vous  voulez  tirer  de 
l'huile  d'un  olivier  mort. 

—  Ah!  vous  croyez  cela?  dit  Toinette;  eh  bien!  vous  allez  voir  si  la 
mère-grand  ne  se  rappelle  pas  quand  elle  veut! 

Et  s'approchant  de  la  fileuse  comme  elle  l'avait  déjà  fait  : 

—  Pas  vrai  que  le  monde  n'est  plus  comme  quand  vous  étiez  jeune, 
mère-grand?  dit-elle  d'une  voix  caressante. 

La  vieille  hocha  la  tête  et  répondit  par  une  exclamation  plaintive. 
Le  Provençal  se  retourna. 

—  Sur  mon  honneur,  la  momie  a  soupiré!  s'écria-t-il. 

—  Ah!  c'était  alors  la  bonne  époque,  reprit  la  jeune  fille  du  même 


J24  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

ton  insinuant;  vos  amoureux  plantaient  des  mais  garnis  de  rubans  de- 
vant vos  portes;  on  faisait  danser  des  rondes  d'épreuve  aux  nouveaux 
venus  pour  savoir  s'ils  étaient  braves;  vous  aviez  de  belles  veillées 
où  les  anciens  apprenaient  le  moyen  d'échapper  aux  sorciers  et  de  se 
faire  bien  venir  des  bonnes  filandières. 

Le  rouet  de  la  vieille  femme  s'était  arrêté;  elle  écoutait  la  voix  de 
l'enfant  comme  si  elle  eût  entendu  la  voix  même  de  sa  jeunesse.  Les 
rides  de  son  visage  s'agitaient  et  semblaient  sourire,  ses  paupières  s'en- 
tr'ouvraient,  l'œil  éteint  cherchait  la  lumière.  Nous  regardions  avec 
une  curiosité  étonnée  cette  espèce  de  résurrection  que  venait  d'accom- 
plir la  parole  de  Toinette.  La  vieille  femme  porta  la  main  à  son  front 
comme  pour  se  rappeler,  et  ses  doigts  se  mirent  à  jouer  avec  une  mèche 
de  cheveux  blancs  que  ses  coiffes  laissaient  échapper.  Il  y  avait  dans 
ce  geste  rêveur  je  ne  sais  quelle  réminiscence  déjeune  fille  dont  je  fus 
ému. 

—  Oui,  oui,  murmura  la  fileuse,  qui  semblait  parler  tout  haut,  à  la 
manière  des  enfans  ou  des  vieillards;  comme  le  pays  était  beau  alors! 
et  quelles  gens  affables  1  Toujours  un  sourire  quand  on  passait,  et  :  — 
Bonjour  la  grande  Cyrille!  bonjour  la  jolie  fille!  Ah!  ah!  ils  savaient 
vivre  dans  ce  temps-là!  Et  pourtant  Gertrude  et  moi  nous  étions  les 
plus  recherchées.  Pauvre  Gertrude,  qui  devait  finir  si  tristement!  Mais 
aussi  son  frère  avait  déniché  sous  le  toit  la  poule  de  Dieu  (l'hirondelle), 
et  elle  avait  écrasé  le  cri-cri  (grillon)  de  la  cheminée.  Quand  on  fait 
du  mal  aux  petites  créatures  qui  vivent  sous  notre  protection,  les  bons 
anges  pleurent  et  quittent  le  logis. 

Ici,  la  voix  de  la  grand'mère  devint  plus  basse,  elle  continua  quel- 
que temps,  en  mots  inintelligibles,  sa  divagation  rétrospective;  puis 
nous  l'entendîmes  qui  parlait  du  rêve  Saint-Benoît. 

—  N'est-ce  pas  lui,  grand'mère,  qui  fait  voir  en  songe  l'homme  qu'on 
épousera?  demanda  Toinette. 

—  Je  l'ai  vu,  moi,  reprit  la  vieille  en  souriant  d'un  air  de  triomphe; 
mais  j'avais  suivi  toutes  les  prescriptions.  La  chandelle  éteinte,  j'avais 
mis  mon  pied  nu  sur  le  bord  du  lit  en  prononçant  les  quatre  vers  d'ap- 
pel, et  je  m'étais  couchée  sans  penser  à  rien  autre  chose  qu'à  celui  qui 
devait  dormir  sur  mon  oreiller.  Aussi,  vers  le  milieu  de  la  nuit,  j'ai  vu 
clairement  en  songe  Jérôme,  le  postillon  d'Achy. 

—  Et  quand  faut-il  faire  l'épreuve,  grand'mère?  demanda  Toinette 
avec  un  intérêt  attentif  qui  trahissait  déjà  de  vagues  souhaits. 

—  La  veille  de  Noël,  répliqua  la  fileuse;  mais,  pour  réussir,  il  faut 
n'avoir  contre  soi  ni  fée,  ni  esprit,  sans  quoi  ils  rompent  l'appel.  Voilà 
ce  qu'ils  oublient  tous  maintenant,  vois-tu,  fioule;  ils  ne  savent  pas  que 
les  esprits  sont  partout,  sous  toutes  les  figures,  pour  éprouver  notre 
bon  cœur  ou  notre  méchanceté.  Si  on  veut  être  sûr  de  ne  pas  les  mé- 


LES  RÉCITS  DE  LA  MUSE  POPULAIRE.  J25 

contenter,  il  faut  se  conduire  en  chrétien  avec  toutes  les  choses  du  bon 
Dieu. 

Je  fus  frappé  de  ces  dernières  paroles  qui  commentaient,  pour  ainsi 
dire,  mes  propres  pensées,  en  faisant  du  monde  fantastique  l'invisible 
gardien  de  la  morale  dans  le  monde  réel.  Je  demandai  à  la  grand'mère 
si  les  traditions  ne  parlaient  point  de  gens  punis,  par  certains  esprits, 
de  leurs  bons  procédés. 

—  Jamais,  répondit-elle;  les  plus  mauvais  s'en  vont  en  grondant 
quand  ils  trouvent  un  brave  cœur,  et  ils  ont  coutume  de  dire  qu'ils  sont 
trop  bien  gardés  pour  eux.  Il  y  en  a  même  qui  ont  de  bons  mouvemens. 
Un  jour,  le  Goubelino,  qui  était  déguisé  en  mendiant,  demanda  une 
poignée  de  sel  à  un  saulnier,  et,  comme  celui-ci  lui  en  donna  trois  au 
nom  de  la  Trinité,  le  Goubelino  toucha  les  clochettes  de  la  maîtresse- 
mule,  qui  se  changèrent  aussitôt  en  clochettes  d'or.  Puis  il  y  a  les 
bonnes  filandières,  qui  font  des  dons  de  richesse  et  prennent  les  enfans 
sous  leur  protection.  De  mon  temps,  elles  ont  enrichi  plus  d'une  fa- 
mille; aussi  les  pauvres  gens  les  attendaient  toujours,  et  ça  rendait 
leur  pain  noir  moins  dur. 

—  Hélas  !  pourquoi  donc,  grand'mère,  ne  les  voit-on  plus?  dit  Toi- 
nette  d'un  accent  plaintif. 

—  Les  fades  ont  l'ame  fière,  répondit  la  fileuse;  elles  ne  se  montrent 
qu'à  ceux  qui  les  appellent  avec  confiance  de  cœur.  Et  comme  on  ne 
croyait  plus  en  elles,  la  plupart  ont  quitté  le  pays  avec  leurs  maris,  les 
farfadets. 

—  Et  cependant  il  nous  en  reste  un,  fit  observer  Toinette. 
La  vieille  étendit  la  main  avec  une  sorte  de  solennité. 

—  Tant  que  mère-grand  habitera  le  Lion-Rouge,  dit-elle,  les  esprits 
viendront  la  voir;  mais,  quand  ils  auront  entendu  le  marteau  clouer 
son  dernier  lit,  tous  partiront  avec  leur  vieille  amie. 

A  ces  mots,  elle  redressa  sa  quenouille,  et  le  rouet  recommença  à 
faire  entendre  son  ronflement  monotone.  Je  regardai  mon  compagnon. 

—  Elle  ne  dit  que  trop  vrai ,  repris-je;  les  vieilles  générations  em- 
portent, en  disparaissant,  toutes  les  naïves  croyances  du  passé,  sans 
qu'il  nous  soit  permis  d'y  substituer  les  rêves  de  l'avenir.  Je  viens  de 
traverser  les  campagnes,  et  partout  on  m'a  montré  des  grottes  qu'ha- 
bitaient autrefois  les  lutins  ou  les  fées,  en  m'affirmant  que  leurs  entrées 
se  rétrécissaient  chaque  année,  et  que  bientôt  elles  seraient  closes  pour 
jamais.  N'est-ce  point  une  symbolique  prophétie,  et  la  tradition  popu- 
laire elle-même  ne  semble-t-elle  pas  annoncer  que  la  porte  des  illu- 
sions, ouverte  jusqu'ici  sur  le  monde,  se  referme  lentement?  Hélas!  que 
vont  devenir  nos  générations  d'essai  entre  cet  antique  soleil  qui  se 
couche  et  ce  jeune  soleil  qui  n'est  pas  encore  levé? 

—  Elles  feront  comme  nous,  reprit  le  Provençal,  elles  attendront 


426  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

qu'on  ait  remis  une  roue  neuve  à  leur  diligence;  seulement  elles  ne 
feront  pas  la  sottise  d'attendre  à  jeun,  et  je  propose  de  les  imiter  en 
soupant. 

Jean-Marie  déclara  que  nous  n'en  aurions  point  le  temps,  et  com- 
mençait  à  prouver  son  assertion  par  un  syllogisme  invincible,  quand 
mon  compagnon  cria  de  mettre  pour  lui  un  troisième  couvert ,  ce  qui 
dérouta  subitement  la  logique  du  postillon  et  amena  une  conclusion 
contraire  aux  prémisses.  Toinette  se  hâta  de  dresser  la  table  devant  le 
foyer,  où  flambait  une  de  ces  bourrées  de  traînes  ramassées  à  la  lisière 
des  taillis.  Elle  déploya  une  nappe  de  grosse  toile  à  franges  et  apporta 
des  assiettes  ornées  de  figures  et  de  légendes  rimées.  Celle  qui  m'échut 
en  partage  reproduisait  l'histoire  d'Henriette  et  Damon,  cette  odyssée 
de  X amour  parfait,  c'est-à-dire  malheureux  et  fidèle.  Le  Berquin  popu- 
laire qui  avait  rimé  l'amoureuse  légende  y  racontait,  avec  une  simpli- 
cité enfantine,  le  premier  aveu  des  deux  amans  et  la  visite  de  Damon 
au  père  d'Henriette. 

Damon,  plein  de  tendresse, 
Un  dimanche  matin, 
Ayant  ouï  la  messe 
D'un  père  capucin, 
S'en  fut  chez  le  baron; 
D'un  air  civil  et  tendre  : 

—  Je  m'appelle  Damon, 
Que  je  sois  votre  gendre. 

Le  père  refuse,  en  déclarant  que  sa  fille  doit  entrer  au  couvent,  afin  de 
laisser  tout  l'héritage  à  son  frère,  et  Damon  part  désespéré.  Il  est  ab- 
sent depuis  plusieurs  mois,  lorsque  le  baron  reçoit  une  lettre  qui  lui 
annonce  la  mort  de  son  fils.  Il  court  aussitôt  en  faire  part  à  Henriette, 
qu'il  veut  retirer  de  son  monastère;  mais  celle-ci  a  appris  que  Damon 
avait  péri  près  de  Castella,  en  Italie,  et  elle  s'écrie  à  son  tour  qu'elle 
veut  prendre  le  voile  : 

—  Coupez  mes  blonds  cheveux, 
Dont  j'ai  un  soin  extrême; 
Arrachez-en  les  nœuds, 

J'ai  perdu  ce  que  j'aime! 

Elle  va  prononcer  ses  vœux,  lorsqu'on  annonce 

Qu'un  captif  racheté, 
Revenant  de  Turquie, 
Jeune  et  de  qualité, 
En  tous  lieux  se  publie. 

Les  nonnes  veulent  le  voir,  et  Henriette  reconnaît  Damon,  qui  lui  ra- 


LES  RÉCITS  DE   LA   MUSE  POPULAIRE.  J27 

conte  ses  aventures  chez  les  infidèles  et  sa  délivrance  par  les  religieux 
mathurins.  Le  père,  qui  est  enfin  touché,  consente  unir  les  deux  amans; 
mais,  au  bout  de  sept  mois  de  bonheur,  Damon  meurt  de  mort  subite, 
et  la  complainte  finit  par  cette  naïve  réflexion,  qui  pourrait  servir 
d'épigraphe  à  la  vie  humaine  elle-même  : 

Hélas!  comme  on  regrette 
Le  court  contentement! 

Je  relisais  avec  un  demi-sourire  cette  ballade,  où  la  puérilité  de  la 
forme  n'avait  pu  détruire  complètement  la  grâce  touchante  du  fond, 
et,  songeant  à  tant  de  générations  dont  les  voix  l'avaient  chantée,  je 
me  demandais  quelle  inspiration  du  génie  pouvait  se  vanter  d'avoir 
éveillé  autant  de  rêves  et  troublé  autant  de  cœurs  que  ce  romancero 
de  village  transmis  de  la  mère  à  la  fille  comme  un  évangile  d'amour. 

Les  cris  du  nouveau-né  m'arrachèrent  à  ma  rêverie.  Depuis  long- 
temps déjà,  ils  se  faisaient  entendre;  mais  Toinette,  tout  en  se  hâtant, 
voulait  achever  de  mettre  le  couvert  avant  d'aller  à  l'enfant. 

—  Un  instant,  cri-cri,  un  instant,  murmura-t-elle;  quand  on  est 
destiné  à  recevoir  les  gens,  faut  s'habituer  à  être  servi  le  dernier. 

—  En  voilà  un  huard  qui  n'aime  pas  qu'on  landoreî  fit  observer  le 
postillon  en  riant;  prends-y  garde,  Tona,  car,  comme  dit  le  proverbe  : 

Ce  qui  s'apprend  au  ber 
Ne  s'oublie  qu'au  ver. 

—  Soyez  tranquille,  reprit-elle,  les  pauvres  gens  n'ont  qu'à  vivre 
pour  prendre  des  leçons  de  patience. 

Mais  l'enfant  n'avait  point  encore  eu  le  temps  de  faire  cet  apprentis- 
sage; aussi  ses  cris  devinrent-ils  plus  perçans.  La  grand'mère  sembla 
prêter  l'oreille.  Soit  que  la  voix  frêle  et  claire  du  nouveau-né  pénétrât 
plus  facilement  la  sourde  muraille  qui  semblait  l'envelopper,  soit  qu'il 
y  ait  dans  les  femmes  qui  ont  été  mères  un  sens  caché  que  l'âge  ni 
l'infirmité  ne  peuvent  émousser,  elle  se  redressa  en  criant  : 

—  L'enfant  appelle! 

—  J'y  vais,  grand'mère,  dit  Toinette  en  achevant  précipitamment 
les  derniers  apprêts. 

—  L'enfant  est  seul!  répéta  la  fileuse  d'un  accent  inquiet;  sur  votre 
salut,  Tona,  prenez  garde  qu'il  ne  soit  mal  doué  par  votre  faute! 

La  jeune  fille,  effrayée  du  ton  de  la  grand'mère,  saisit  une  lumière, 
ouvrit  la  porte  et  traversa  rapidement  la  petite  cour.  Je  la  suivis  du 
regard  au  milieu  de  l'obscurité,  et  je  la  vis  entrer  dans  une  pièce  du 
rez-de-chaussée,  dont  les  fenêtres  s'éclairèrent;  mais,  presque  au  même 
instant,  un  grand  cri  se  fit  entendre,  et  elle  reparut  sur  le  seuil,  les 


J2R  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

traits  bouleversés,  les  bras  étendus  et  semblant  reculer  devant  une 
vision. 

Nous  nous  levâmes  tous  trois  d'un  même  mouvement,  et  nous  cou- 
rûmes à  la  porte  en  demandant  ce  qu'il  y  avait. 

—  Elle  est  là,  dans  la  chambre  jaune!  bégaya  Toinette. 

—  L'accouchée?  demandai-je. 

—  Non,  non,  la  fade! 

Et,  comme  nous  faisions  un  pas  pour  y  courir,  Toinette  nous  arrêta 
du  geste  et  fit  signe  de  se  taire.  Un  chant  de  berceuse  venait  de  s'élever 
au  milieu  de  la  nuit.  Ce  n'était  pas  une  mélodie  précise,  mais  plutôt 
quelques-unes  de  ces  modulations  caressantes  que  les  femmes  impro- 
visent pour  leurs  divagations  maternelles.  Il  me  sembla  distinguer  des 
mots  d'une  langue  étrangère  : 

Te  la  bejas  bera  hillo, 
Te  la  bejas  bera  nobio  (1)! 

Mon  compagnon  tressaillit  comme  s'il  eût  reconnu  ces  paroles;  mais 
Toinette  lui  saisit  le  bras  : 

—  Regardez,  regardez!  murmura-t-elle  d'une  voix  étouffée. 

Sa  main  nous  désignait  la  fenêtre  éclairée;  nous  fîmes  un  mouve- 
ment :  derrière  le  vitrage,  une  femme  venait  d'apparaître  tenant  dans 
ses  bras  le  nouveau-né  qu'elle  berçait  en  chantant.  Ses  longs  cheveux 
noirs  tombaient  sur  ses  épaules;  elle  avait  les  bras  nus,  et  portait  une 
sorte  de  basquine  brillante  de  paillettes  et  de  broderies.  D'abord  noyée 
dans  la  pénombre,  la  vision  s'approcha  bientôt  de  la  fenêtre,  où  sa  sil- 
houette se  détacha  nettement  encadrée  dans  la  baie  lumineuse.  Le  Pro- 
vençal poussa  une  exclamation  : 

—  Eh!  Dieu  me  damne,  c'est  elle!  s'écria-t-il. 

—  Qui  cela?  demandai-je. 

—  Ma  Dugazon  languedocienne  de  Beaumont. 

—  Que  dites-vous?  Sous  ce  costume? 

—  Ne  vous  ai-je  pas  raconté  qu'ils  étaient  tous  partis  hier  soir  sans 
avoir  le  temps  de  changer  d'habits?  La  petite  est  encore  en  princesse 
de  Sicile. 

—  Alors  toute  la  troupe  est  donc  ici?  m'écriai-je. 

—  Ce  sont  les  voyageurs  arrivés  avant  nous,  fit  observer  Jean- 
Marie. 

—  Et  qui  étaient  tous  empaquetés  dans  des  châles  et  des  manteaux, 
ajouta  Toinette  frappée  d'un  trait  de  lumière;  justement  leurs  chambres 
sont  là  derrière. 

—  Pardieu!  voilà  le  mystère,  reprit  le  Provençal  en  riant;  la  prin- 

(i)  Puisses-tu  la  voir  belle  enfant,  puisses-tu  la  voir  belle  épousée! 


LES  RÉCITS   DE  LA   MUSE  POPULAIRE.  129 

cesse  aura  entendu  les  cris  du  marmot,  et,  en  créature  compatissante, 
sera  venue  pour  les  apaiser.  Attendez-moi  là,  je  vais  vous  amener 
la  fée. 

Il  courut  à  la  chambre  jaune,  et  nous  le  vîmes  reparaître  un  instant 
après  avec  la  jeune  femme,  qui  riait  aux  éclats  de  la  méprise.  Le  reste 
de  la  troupe,  attiré  par  le  bruit,  vint  bientôt  nous  rejoindre.  Mon  com- 
pagnon, ravi  du  hasard  qui  lui  ramenait  inopinément  la  jolie  Langue- 
docienne, déclara  que  nous  souperions  tous  ensemble,  et  ordonna  à 
Toinette  de  mettre  l'auberge  au  pillage.  La  vue  d'un  menu  des  plus 
modestes,  mais  sur  lequel  ils  n'avaient  point  sans  doute  compté,  mit  nos 
invités  de  belle  humeur,  et  l'entretien  prit  un  ton  de  gaieté  bohé- 
mienne tout-à-fait  divertissant. 

C'était  la  première  fois  que  je  me  trouvais  en  contact  avec  une  de 
ces  bandes  errantes,  pauvres  hirondelles  de  l'art  qui,  moins  heureuses 
que  leurs  sœurs  du  ciel,  volent  sans  cesse  après  un  printemps  qui  leur 
échappe  et  cherchent  vainement  un  toit  pour  suspendre  leurs  nids.  En 
voyant  ces  derniers  vestiges  de  mœurs  oubliées,  je  me  figurais  les 
comédiens  de  campagne  avec  lesquels  Molière  avait  autrefois  parcouru 
nos  provinces,  dressant,  comme  Thespis,  des  théâtres  improvisés  et  res- 
suscitant un  art  perdu.  Animés  par  le  souper  et  par  la  vue  d'un  punch 
auquel  le  Provençal  venait  de  mettre  le  feu,  nos  convives  parlèrent  de 
leurs  excursions  vagabondes,  de  leurs  courtes  prospérités,  de  leurs 
misères  renaissantes.  La  Languedocienne  surtout,  que  les  soins  galans 
de  mon  compagnon  disposaient  à  la  confiance,  se  laissa  aller  à  raconter 
une  partie  de  son  histoire.  C'était  un  de  ces  romans  mille  fois  refaits  et 
toujours  à  refaire  qu'écrivent  tour  à  tour  l'insouciance,  la  jeunesse  et 
la  pauvreté.  Elle  nous  le  confiait  avec  des  bouffées  de  folie  et  d'atten- 
drissement dont  les  reflets  passaient  sur  son  visage  comme  passent  sur 
un  ciel  changeant  les  rayons  de  soleil  et  les  nuées.  Elle  avait  autrefois 
habité  chez  un  oncle,  près  de  Céret,  et  parlait  avec  de  naïfs  ravissemens 
de  ses  plaisirs  de  jeune  fille  :  courses  dans  la  montagne,  contrapas 
dansées  sur  la  place  des  villages,  promenades  de  noces  conduites  par 
les  joncglas  au  son  du  galoubet  et  du  tambourin. 

Mon  compagnon,  qui  avait  passé  plusieurs  années  dans  le  Roussillon  • 
lui  donnait  la  réplique  et  s'associait  à  tous  ses  enthousiasmes.  Elle 
arriva  à  parler  de  la  reine  des  danses  méridionales,  le  bail,  et  il  s'écria 
qu'il  l'avait  autrefois  dansée  en  veste  et  en  bonnet  catalans;  elle  en 
marqua  les  mesures  sur  son  verre,  et  il  se  leva  en  indiquant  les  poses; 
enfin,  cédant  tous  deux  à  cet  entraînement  qui  fait  de  la  danse,  dans 
les  pays  du  soleil,  une  sorte  d'irrésistible  contagion,  ils  se  saisirent  par 
la  main,  et  commencèrent  les  passes  gracieuses  de  la  baillas  des  Pyré- 
nées. Ces  passes  consistent  principalement  en  voltes,  en  retraites  et  en 
poursuites  cadencées,  qu'entrecoupent  les  fameux  pas  de  la  camada 

TOMl  II.  0 


130  UEVUE  DES  DEUX  MONDES. 

rodona  et  de  /' espardanyeta  (\).  La  danseuse  place  ensuite  sa  main 
gauche  dans  la  main  droite  du  danseur,  la  balance  trois  fois,  s'élance 
d'un  bond  et  va  s'asseoir  sur  l'autre  main. 

Cette  danse  hardie  était  entremêlée  de  cliquetis  de  doigts,  de  frap- 
pemens  de  talons,  de  cris  élancés,  qui  lui  donnaient  quelque  chose  d'é- 
légant et  de  rustique  tout  à  la  fois;  on  se  sentait  emporter  malgré  soi 
par  ces  mouvemens  d'une  spontanéité  agreste;  on  s'associait  d'instinct 
à  cette  joie  en  action.  En  contemplant,  au  centre  de  l'aube  lumineuse 
que  répandaient  les  chandelles  et  le  foyer,  ce  couple  dansant  de  vieilles 
baillas  presque  oubliées,  et,  au  fond,  plongée  dans  l'ombre,  la  grand'- 
mère  qui  continuait  de  filer,  étrangère  à  tout  ce  qui  se  passait,  il  me 
semblait  voir  les  images  de  la  tradition  riante  du  Midi  et  de  la  tradition 
mélancolique  du  Nord  s'éteignant  toutes  deux,  l'une  dans  la  lumière 
et  le  bruit,  l'autre  dans  les  ténèbres  et  le  silence. 

Le  bruit  d'un  cheval  qui  arrivait  au  galop  interrompit  le  bail.  Jean- 
Marie,  persuadé  que  c'était  le  conducteur  qui  venait  nous  chercher,, 
courut  à  sa  rencontre,  dans  la  cour  d'entrée,  et  je  le  suivis;  mais,  à 
notre  grand  étonnement,  nous  n'y  trouvâmes  qu'une  jument  blanche 
haletante  et  couverte  de  sueur;  un  jeune  paysan  était  occupé  à  la  dé- 
brider. 

—  Comment,  c'est  toi,  Rougeot?  dit  le  postillon  en  reconnaissant  le 
garçon  d'écurie  du  Lion-Rouge. 

Rougeot  ne  parut  point  avoir  entendu  et  continua  son  travail. 

—  D'où  diable  peut-il  arriver  à  cette  heure?  demanda  Jean-Marie  à 
Toinette,  qui  venait  de  nous  rejoindre. 

—  Il  n'y  a  que  lui  pour  le  dire,  répliqua  la  fillette.  Eh!  Rougeot! 
répondrez-vous  à  la  fin? 

Le  paysan,  qui  avait  ôté  la  bride,  prit  la  jument  par  le  licou  pour  la 
conduire  à  l'écurie.  Je  m'avançai  vers  lui,  il  s'arrêta  en  me  trouvant 
sur  son  passage,  mais  sans  avoir  l'air  de  me  voir.  Je  m'aperçus  alors 
que  ses  traits  étaient  contractés,  et  que  ses  yeux  entr'ouverts  laissaient 
voir  des  prunelles  immobiles.  Un  soupçon  traversa  brusquement  ma 
pensée.  Je  saisis  Rougeot  par  les  deux  bras,  et  je  le  secouai  brusque- 
ment. Il  me  laissa  faire  sans  résistance.  Tous  les  spectateurs  nous  en- 
touraient et  l'appelaient  par  son  nom.  Je  pris  une  poignée  de  neige  dont 
je  lui  frottai  le  visage;  il  tressaillit  enfin;  ses  yeux  se  fermèrent,  puis 
s'ouvrirent,  et  il  regarda  autour  de  lui  comme  un  homme  qui  s'éveille. 

—  Quoi?  que  voulez-vous?  demanda-t-il,  surpris  de  se  trouver  là  à 
pareille  heure  et  ainsi  entouré. 

—  Il  est  ensorcelé  !  crièrent  Jean-Marie  et  Toinette  effrayés. 

(1)  La  camada  rodona  consiste  à  passer  le  pied  droit  par-dessus  la  tête  de  sa  dan- 
seuse; V espardanyeta,  à  battre  rapidement  le  talon  contre  le  cou-de-pied. 


LES  RÉCITS  DE  LA   MUSE   POPULAIRE.  431 

—  Eh!  non!  dit  le  Provençal;  il  est  somnambule! 

Je  compris  alors  la  double  apparition  du  Goubelino  près  de  la  dili- 
gence et  la  chasse  fantastique  dont  nous  avions  été  témoins.  Le  passage 
du  cavalier  somnambule  près  des  fermes  isolées  avait  sans  doute 
éveillé  les  chiens,  qui  l'avaient  poursuivi.  Ceci  expliquait  également  le 
farfadet  du  Lion-Rouge.  On  fit  entrer  dans  l'écurie  Rougeot  et  sa  mon- 
ture; tous  deux  paraissaient  mourans  de  fatigue.  La  jument,  que  le 
jeune  paysan  avait  précipitée  au  hasard  à  travers  les  ravins  et  les  hal- 
liers,  était  de  plus  marbrée  de  traces  sanglantes.  Toinette  avait  pris 
une  poignée  de  paille  pour  essuyer  la  sueur  et  poussait  une  exclama- 
tion à  chaque  nouvelle  plaie. 

—  Jésus!  regardez,  s'écriait-elle,  du  sang  à  la  bouche,  du  sang  au 
poitrail,  du  sang  partout! 

—  Ce  n'est  rien,  répondait  Jean-Marie,  qui,  par  esprit  de  corps, 
cherchait  à  excuser  le  garçon  d'écurie. 

—  Oui,  mais  les  genoux,  remarqua  le  Provençal;  ne  voyez-vous 
pas  que  la  bête  s'est  couronnée. 

—  On  la  mènera  au  mire,  reprit  le  postillon;  il  la  pansera  et  lui 
mettra  une  genouillère. 

—  C'est  inutile,  s'écria  la  Languedocienne,  qui  nous  avait  suivis,  je 
sais  comment  cela  se  guérit  dans  mon  pays. 

—  Vous  avez  un  remède?  demandai-je. 

—  Infaillible,  reprit-elle  :  il  suffit  de  négliger  la  plaie  jusqu'à  ce  que 
les  vers  s'y  mettent;  alors  on  va  dans  la  campagne,  on  cherche  un  plant 
d'yeule,  on  en  tord  quelques  feuilles  et  on  lui  dit  :  Adiou,  sies,  mousu 
laoussier;  se  me  trases  pas  lous  bers  de  main  berbenier,  vos  coupi  la 
cambo  mai  lou  pey.  (Bonjour,  monsieur  l'yeule;  si  vous  ne  tirez  pas  les 
vers  de  l'endroit  où  ils  sont,  je  vous  coupe  la  jambe  et  le  pied).  L'yeule, 
qui  est  magicien,  prend  peur,  et  il  se  hâte  de  guérir  la  plaie. 

Comme  la  princesse  de  Sicile  achevait  de  nous  donner  cette  recette 
méridionale,  la  grand'mère,  qui  avait  rejoint  Toinette  dans  l'écurie 
et  à  qui  la  jeune  fille  avait  tout  expliqué,  reparut  avec  elle. 

—  Faut  pas  malmener  Rougeot,  disait-elle  avec  calme;  la  faute  n'est 
pas  à  lui,  mais  à  ceux  qui  ont  voulu  le  faire  vivre. 

—  Pourquoi  cela,  mère-grand?  demanda  Toinette. 

—  Parce  qu'il  est  bâtard,  reprit  la  fileuse,  et  qu'à  toutes  les  pleines 
lunes  ceux  qui  ne  sont  pas  nés  du  mariage  sortent  malgré  eux  de  leur 
lit  pour  courir  par  les  campagnes.  Dieu  sait  mieux  se  revenger  que  les 
hommes,  vois-tu;  il  punit  les  mères  dans  les  enfans. 

Presque  aussitôt  le  conducteur  de  notre  diligence  arriva,  et  nous 
avertit  que  la  voiture  était  remise  sur  ses  roues;  il  fallut  songer  à  re- 
partir. Cette  séparation  parut  coûter  beaucoup  à  mon  compagnon.  Un 


432  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

instant,  il  sembla  hésiter;  mais  il  était  appelé  à  Abbeville  par  des  re- 
couvremcns  à  échéance.  Il  épuisa,  pour  se  dédommager,  tout  son  vo- 
cabulaire de  malédictions  marseillaises,  aux  grands  éclats  de  rire  de  la 
Languedocienne,  qui,  soit  discrétion,  soit  indifférence,  ne  fit  rien  pour 
le  retenir.  Cependant,  lorsqu'il  la  prit  à  part  et  qu'il  se  mit  à  lui  parler 
vivement  à  demi-voix,  elle  devint  tout  à  coup  sérieuse.  Quelques  mots 
qui  arrivèrent  jusqu'à  moi  me  firent  supposer  que  le  Provençal,  ne 
pouvant  adopter  l'itinéraire  de  la  jeune  fille,  lui  proposait  de  suivre  le 
sien;  mais  elle  secoua  la  tête,  et,  lui  montrant  avec  une  subite  mélan- 
colie le  fourgon  que  ses  camarades  se  préparaient  à  atteler,  elle  lui 
répondit  par  les  paroles  solennelles  que  prononcent  ses  compatriotes 
lorsqu'ils  viennent  recevoir  sur  le  seuil  la  jeune  épouse  de  leur  fils  : 
—  Ad  pé  d'aquet,  ma  hillo,  quet  caou  biouré  et  mouri!  (c'est  à  ce  foyer, 
mon  enfant,  que  tu  dois  vivre  et  mourir!) 

Le  Provençal  lui  serra  la  main  sans  insister,  et  nous  rentrâmes  à 
l'auberge  pour  prendre  nos  manteaux.  La  mère-grand,  à  qui  j'adressai 
un  adieu  transmis  par  Toinette,  nous  accompagna  jusqu'à  la  porte  de 
souhaits  d'heureux  voyage,  dans  lesquels  se  mêlaient  naïvement  les 
superstitions  antiques  et  les  superstitions  chrétiennes. 

—  Que  Dieu  leur  fasse  rencontrer  une  croix  de  bon  présage  ou  une 
pie  qui  vole  à  droite!  dit-elle  en  ayant  l'air  de  se  parler  à  elle-même; 
dans  ma  jeunesse,  un  voyageur  ne  quittait  pas  le  Lion-Rouge  sans 
prendre  au  vaisselier  une  feuille  de  laurier  bénit.  Aussi  le  père  en  avait 
planté  toute  une  haie  dans  le  verger;  mais  nos  gens  l'ont  arrachée 
pour  agrandir  le  champ  de  luzerne,  car  maintenant  on  fait  tous  les 
jours  la  part  plus  petite  au  bon  Dieu. 

Je  cherchai  à  détourner  la  vieille  femme  de  cette  pente  chagrine  en 
la  remerciant  de  ses  récits  des  anciens  temps  et  en  exprimant  l'espé- 
rance de  pouvoir  les  entendre  plus  longuement  au  retour.  Elle  fit  de 
la  main  un  geste  mélancolique. 

—  Tous  les  jours  que  je  vis  encore  sont  des  délais  accordés  par  la 
Trinité,  me  dit-elle  gravement;  l'aubépine  qu'on  avait  plantée  le  jour  de 
ma  naissance  à  la  porte  du  jardin  est  morte  l'automne  dernier;  il  n'y 
a  plus  ici  de  fleurs  de  mon  temps;  les  gens  et  moi  nous  ne  regardons 
plus  du  même  côté!  Tout  ce  que  je  demande,  c'est  que  l'on  ait  le  temps 
de  tisser  le  fil  de  mes  dernières  quenouillées  pour  m'en  faire  un  drap 
mortuaire. 

— Elle  a  raison,  dis-je  en  sortant  au  Provençal;  sa  présence  semble 
un  anachronisme  vivant;  au  foyer  villageois,  de  même  qu'au  foyer  des 
villes,  tout  est  changé;  c'est  un  théâtre  dont  le  temps  a  fait  tomber  les 
décorations  et  a  fermé  toutes  les  fausses  trappes.  Le  drame  domestique 
s'y  joue  désormais,  comme  les  proverbes,  entre  deux  paravens.  La 


LES  RÉCITS  DE  LA  MUSE  POPULAIRE.  133 

muse  de  la  famille,  à  laquelle  nous  devons  les  contes  de  nos  veillées,  est 
devenue  sourde  et  aveugle  comme  la  grand'mère,  et,  comme  elle, 
on  la  voit  filer  son  linceul. 

Nous  avions  repris  le  sentier  qui  conduisait  à  la  grande  route.  Le  vent 
avait  cessé  de  souffler,  le  froid  était  devenu  moins  vif.  Les  pâles  lueurs 
d'une  aurore  d'hiver  s'épanouissaient  lentement  à  l'horizon.  On  com- 
mençait à  revoir  les  ondulations  de  la  campagne,  les  bouquets  d'arbres 
et  les  hameaux  épars,  dessinant  dans  le  crépuscule  leurs  formes  con- 
fuses.Quelques  chants  de  coqs  perçaient  la  brume  matinale,  et  de  loin 
en  loin  des  gémissemens  d'oiseaux  engourdis  se  faisaient  entendre  au 
creux  des  fossés  presque  enfouis  sous  la  neige.  Avant  de  tourner  le 
chemin  qui  conduisait  à  la  grande  route,  nous  jetâmes  un  regard  der- 
rière nous,  et,  à  travers  la  demi-obscurité,  nous  aperçûmes  les  comé- 
diens groupés  dans  la  cour  du  Lion-Rouge  et  achevant  leurs  prépa- 
ratifs de  départ;  mon  compagnon  soupira. 

—  Ne  saviez-vous  pas  que  cela  devait  finir  ainsi?  lui  dis-je  en  sou- 
riant; nous  avions  commencé  par  les  illusions,  il  fallait  bien  finir  par 
les  regrets.  Regardez  là-bas  la  grand'mère  debout  sur  le  seuil  près  de 
la  princesse  de  Sicile.  Ce  sont  là  deux  poésies  que  nous  laissons  derrière 
nous  :  notre  nuit  s'est  écoulée,  pour  moi  au  milieu  des  féeries  du  vieil 
âge,  pour  vous  au  milieu  de  celles  de  la  jeunesse;  nous  avons  le  même 
sort  :  après  le  rêve  vient  la  réalité. 

C'est  un  juste  retour  des  choses  d'ici-bas. 

Et  si  vous  vous  en  plaigniez  à  votre  Languedocienne,  elle  vous  ré- 
pondrait parla  phrase  proverbiale  de  son  pays  :  Cos  coumte  Ramoun  (1). 

Emile  Souvestre. 


(1)  Cos  coumte  Ramoun,  cela  est  comte  Raymond,  c'est-à-dire  cela  est  juste.  Ce 
proverbe  s'est  établi  par  suite  des  souvenirs  de  droiture  et  d'équité  qu'a  laissés  dans  le 
Languedoc  Raymond  V,  comte  de  Toulouse,  qui  vécut  au  xnc  siècle. 


ÉVANGELINE 


HISTOIRE  AGADIENNE. 


Evangeline,  a  taie  of  Acadie,  by  Henry  Wadsworth  Longfellow. 


«Voici  la  forêt  primitive;  le  sapin  murmure  doucement,  et  les  vieux 
lichens  verdâtres  se  balancent  suspendus  aux  troncs  moussus;  des  sons 
prophétiques  sortent  des  profondeurs  de  la  solitude,  comme  si  ces 
chênes  séculaires,  druides  immobiles  et  à  la  barbe  blanchissante,  se 
plaignaient  éternellement  sur  leurs  harpes  sonores.  L'océan  n'est  pas 
loin;  j'entends  sa  voix  mugissante,  qui,  sortant  des  cavernes  rocheuses, 
répond  sans  fin  aux  longues  plaintes  de  la  forêt.  » 

Ainsi  commence  Evangeline,  poème  singulier  dont  la  septième  édi- 
tion vient  d'être  imprimée  à  Boston,  et  dont  l'auteur  est  M.  H.-W. 
Longfellow,  le  plus  original  et  selon  nous  le  plus  remarquable  des 
poètes  anglo-américains.  La  scène  et  les  acteurs  de  son  drame  appar- 
tiennent, comme  l'indique  le  début,  aux  solitudes  primitives  de  la  Nou- 
velle-Ecosse et  de  la  Louisiane.  Evangeline  est  un  roman  écrit  en 
rhythme  Scandinave  et  en  langue  anglaise  sur  un  sujet  français  et 
historique,  orné  de  couleurs  métaphysiques  et  romanesques  par  un 
Américain  des  États-Unis.  Voilà  bien  des  étrangetés  ensemble.  On 

(1)  1  vol.  in-18,  à  Boston. 


ÉVANGELINE.  435 

aperçoit  la  fin  et  le  commencement  de  deux  littératures,  le  berceau  et 
le  déclin  de  deux  poésies,  des  ruines  en  poussière  et  une  aube  à  peine 
naissante  sur  ces  ruines.  Les  choses  humaines  ne  se  font  qu'ainsi,  par 
destruction  et  renaissance,  par  complication,  alliance  et  connexité. 

C'est  un  spectacle  curieux  que  celui  d'une  race  qui  veut  renouveler 
son  patrimoine  intellectuel,  et  qui,  sans  répudier  les  débris  de  l'héritage 
antique,  cherche  à  se  créer  une  littérature  et  une  poésie  personnelles. 
Irrégularité,  bizarrerie,  affectation,  imitation,  peu  de  simplicité  dans 
les  moyens,  des  effets  cherchés  et  manques,  il  faut  s'attendre  à  tous 
ces  malheurs  et  les  excuser.  L'œuvre  de  M.  Longfellow,  aussi  incom- 
plète dans  son  ordre  que  nos  romans  chevaleresques  du  moyen-âge 
avec  leur  rhythme  irrégulier  et  monotone  et  le  défaut  de  proportions 
qui  les  prive  d'une  partie  de  leur  valeur,  n'en  est  pas  moins  digne 
d'examen  et  d'attention  sérieuse.  Nous  avons  reconnu  dans  ce  poème, 
plus  que  dans  toute  autre  création  américaine,  l'expression  de  ce  culte 
du  pays  natal,  de  cet  amour  passionné  pour  le  ciel  et  la  terre  d'Amé- 
rique, de  cette  énergie  morale  et  de  cet  esprit  d'entreprise  indomp- 
table qui  caractérisent  les  républicains  des  États-Unis.  Le  sentiment  de 
moralité,  de  pureté,  l'amour  du  devoir,  la  sainteté  des  affections  et  de 
la  famille,  très  profondément  empreints  dans  le  poème,  en  sont  l'ame 
profonde  et  comme  l'inspiration  secrète.  Tous  les  tableaux  de  paysage 
sont  exacts;  non-seulement  la  fantaisie  n'y  a  point  de  part,  mais  le  sen- 
timent qu'ils  font  naître  est  distinct,  puissant,  plein  de  fraîcheur,  de 
nouveauté,  de  vie;  seulement  le  poète  a  rendu  les  contours  de  son  des- 
sin moelleux  et  élégans  :  l'énergie  y  a  perdu. 

En  général,  ce  que  l'on  peut  critiquer  chez  lui  vient  du  vieux  monde. 
Les  marques  de  vitalité  et  de  force  appartiennent  au  monde  nouveau. 
Il  emploie  trop  de  druides,  de  muses  et  de  bacchantes;  la  défroque 
de  l'Europe  ancienne  et  les  atours  mythologiques  flottent  gauche- 
ment sur  les  fraîches  beautés  de  la  fille  des  bois.  Il  a  aussi  trop  de 
solennité  et  de  mélancolie  majestueuse.  Un  accent  plus  rustique  et  plus 
passionné  eût  mieux  convenu  aux  mœurs  ingénues  de  ces  Normands 
transplantés  sur  les  bords  de  l'Atlantique,  dont  il  voulait  retracer  le 
souvenir.  Évangeline,  le  nom  de  la  jeune  Française,  son  héroïne,  est 
un  premier  contre-sens;  je  parie  que  la  Normande  acadienne  s'appe- 
lait Jeannette  ou  Marianne;  fille  d'un  brave  et  joyeux  fermier  de  la 
colonie,  elle  ne  rêvait  guère  aux  beautés  du  clair  de  lune  et  n'en  ai- 
mait pas  moins  son  fiancé.  Le  vrai  secret  de  l'artiste  aurait  été  de 
trouver  la  grandeur  de  la  passion  dans  les  délicatesses  naïves  d'une 
ame  rustique  et  de  les  accorder  avec  la  grandeur  de  la  nature;  il  faut 
convenir  que  M.  Longfellow  n'a  pas  été  jusque-là.  La  paysanne  nor- 
mande et  catholique  a  disparu  dans  l'héroïne  calviniste  et  romantique 
de  sa  création.  Grâce  à  cette  transformation  savante,  empruntée  aux 


436  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

poètes  modernes  de  second  ordre,  —  défaut  qui  se  fait  sentir  dans  tout 
l'ouvrage,  —  il  est  question  des  dieux  domestiques  [ail  its  household 
gods),  quand  il  s'agit  du  vieux  crucifix  et  du  vieux  bahut.  Ici,  comme 
en  bien  des  choses,  la  simplicité  était  l'art  suprême. 

Mais  il  est  temps  de  parler  de  l'héroïne,  puisque  héroïne  il  y  a.  Quant 
au  sujet,  il  est  charmant  et  bien  préférable  à  celui  de  la  Louise  de 
Voss  et  d'ffermann  et  Dorothée  de  Goethe. 

Tout  au  bout  du  monde,  près  de  Saint-Pierre-de-Miquelon,  entre  le 
43e  et  le  54°  degré  de  latitude ,  le  63e  et  le  68e  degré  de  longitude, 
existe  encore  maintenant  une  petite  colonie  française,  ou  plutôt  le  der- 
nier fragment  d'une  colonie  franco-normande  du  xvne  siècle.  Non- 
seulement,  comme  dans  le  Haut-Canada,  les  mœurs  et  la  langue  de 
cette  colonie  appartiennent  à  l'époque  de  Louis  XIV,  mais  on  y  parle 
le  langage  d'Olivier  Basselin,  et  les  grands  bonnets  cauchois,  ces  ca- 
rènes renversées  à  voiles  flottantes,  y  apparaissent  dans  leur  orgueil 
primitif.  Le  type  originel  de  la  race  s'est  conservé  intact.  «  Les  femmes 
sont  grandes  et  belles,  dit  M.  Halliburton  d'Halifax  (1),  juge  anglais, 
observateur  sagace  qui  a  donné  à  l'Europe  quelques  tableaux  excel- 
lens  de  ces  régions  ignorées;  le  profil  normand  se  montre  encore  dans 
sa  vigueur  et  dans  sa  finesse  héréditaire;  les  hommes  sont  gais,  actifs, 
vigoureux,  ingénieux  et  braves;  ils  ne  savent  pas  lire  et  soutiennent 
entre  eux  de  nombreux  procès,  moins  par  avidité  ou  violence  que 
pour  exercer  leur  activité;  le  caractère  scandinave-normand,  avec  son 
élasticité  énergique,  semble  reparaître  en  eux.  Ils  se  mettent  en  mer 
avec  joie;  ce  sont  des  pêcheurs  de  morue  infatigables  et  adroits.  » 
Marc  Lescarbot,  Diéreville  et  De  Chevrier  ont  célébré  en  méchans 
vers  les  mœurs  patriarcales  et  les  antiques  vertus  de  ces  fermiers, 
pêcheurs  et  pâtres,  dont  il  ne  reste  guère  que  dix  mille  dans  la  Nou- 
velle-Ecosse, —  gens  étrangers  aux  lumières  et  aux  sciences  de  la 
civilisation,  possédant  peu  de  capitaux,  —  d'ailleurs  fort  heureux  dans 
leurs  cabanes.  Aujourd'hui  même  ce  noyau  résiste  à  la  pression  an- 
glaise et  aux  populations  diverses  qui  ont  envahi  la  contrée.  Souvent 
chassés  par  les  soldats  anglais,  ils  sont  revenus,  dès  qu'ils  l'ont  pu,  faire 
la  pêche  sur  la  côte.  En  vain  les  Anglais  ont  voulu  se  les  assimiler,  en 
vain  ils  ont  imposé  au  bourg  normand  de  Port-Royal  le  nom  de  leur 
triste  reine  Anne,  si  médiocre  de  caractère  et  d'esprit:  Annapolis  n'existe 
que  sur  les  cartes. 

On  pense  bien  que  nos  pêcheurs  normands,  bons  catholiques,  n'a- 
vaient pas  grande  amitié  pour  les  Anglais,  et  que  leurs  voisins  les  co- 
lons puritains  de  la  Pensylvanie  et  du  Massachussetts  ne  voyaient  pas 
de  bon  œil  ces  Français  papistes.  Aussi,  lorsque  vers  le  commencement 

(t)  Voyez  la  Revue  des  Deux  Mondes  du  15  avril  18i5. 


ÉVANGELINE.  J  37 

du  xviiie  siècle  l'Acadie  ou  la  Nouvelle-Ecosse  fut  cédée  par  nous  aux 
Anglais,  ces  derniers  eurent-ils  beaucoup  de  peine  à  soumettre  les 
pauvres  Normands  que  le  traité  d'Utrecht  leur  livrait. 

Le  fait  de  la  cession  de  l'Acadie,  en  apparence  peu  important  dans 
nos  annales,  est  grave  dans  l'histoire  du  monde.  Il  signale  le  premier 
moment  de  notre  décadence  monarchique  et  européenne,  et  celui  de 
l'ascendant  pris  par  la  société  britannique,  représentant  les  forces  sep- 
tentrionales et  le  protestantisme  du  Nord.  En  1713,  après  les  impru- 
dentes guerres  de  Louis  XIV,  le  traité  d'Utrecht  commence  l'affaiblis- 
sement de  notre  pouvoir.  Nous  perdons  au  sud  Pignerol  et  les  passages 
des  Alpes;  au  nord,  les  clés  des  Pays-Bas  et  la  ligne  de  forteresses  éle- 
vées par  Vauban  nous  restent.  Pendant  le  cours  du  xviir3  siècle,  nous 
nous  débattons  contre  la  décadence.  En  1735,  la  Lorraine  et  le  pays 
de  Bar  sont  réunis  à  la  France;  en  1739,  nous  occupons  militairement 
la  Corse;  Minorque  est  reprise  en  1745;  enfin,  en  1748,  nous  parvenons 
à  reconquérir  un  peu  d'influence  sur  une  portion  de  l'Italie;  mais  ce 
ne  sont  là  que  des  tentatives  partielles,  des  efforts  pour  ressaisir  un 
pouvoir  qui  s'en  va.  En  1713,  nous  cédons  Terre-Neuve  aux  Anglais 
et  cette  petite  et  fertile  Acadie  dont  il  est  question;  il  est  vrai  que  nous 
gardons  encore  à  cette  époque  presque  toutes  les  Antilles,  le  Canada, 
la  Louisiane,  c'est-à-dire  l'Amérique  du  Nord  tout  entière,  depuis 
l'embouchure  du  golfe  Saint-Laurent  jusqu'au  Mexique.  L'Angleterre 
de  1740  ne  possède  que  la  mince  ligne  de  côtes  qui  va  de  Frederic's- 
Town  à  la  Floride;  cela  équivaut  à  peu  près  à  la  vingtième  partie  de 
nos  possessions  canadiennes.  Toutes  les  côtes  de  î'Hindoustan  sont 
encore  à  nous;  à  cette  même  époque,  les  rajahs  sont  nos  vassaux,  et 
l'Angleterre  n'est  maîtresse  dans  l'Inde  que  de  deux  comptoirs  imper- 
ceptibles. Madagascar,  Gorée,  le  Sénégal,  les  îles  de  France,  de  Bourbon, 
Sainte-Marie,  Rodrigue  nous  appartiennent. 

Telle  est  encore  la  puissance  de  la  France  sur  le  monde  au  milieu 
du  xvme  siècle.  Cent  années  s'écoulent,  tout  s'écroule;  nos  institutions 
changent;  aux  drames  extraordinaires  de  la  révolution  succède  le  ré- 
gime phénoménal  de  Napoléon.  Jetez  les  yeux  sur  la  carte  du  monde 
en  1830;  toutes  nos  possessions  ont  disparu,  l'Amérique  du  Nord  de- 
puis le  pays  des  Esquimaux  jusqu'à  Terre-Neuve;  —  Î'Hindoustan,  en 
exceptant  quelques  lieues  carrées  de  territoire.  Nous  avons  perdu  en 
Europe  la  ligne  de  forteresses  qui  nous  protégeaient  au  nord,  et  au  sud 
Minorque,  position  importante;  nous  n'avons  gagné  que  deux  villes, 
Mulhouse  et  Avignon,  —  et  un  coin  de  l'Afrique,  l'Algérie.  Toutes  nos 
forces  se  sont  repliées  en  nous-mêmes  pour  suffire  aux  gigantesques 
luttes  de  nos  guerres  intérieures,  à  nos  combats  de  tribune,  à  nos 
changemens  de  ministères  et  à  nos  tentatives  de  régénération  sociale. 
Cependant  l'Angleterre  a  maintenu  la  paix  intérieure  de  son  territoire 


138  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

avec  un  soin  vigilant;  elle  a  jeté  au  loin  les  rayons  actifs  de  son  pou- 
voir, comme  l'araignée  jette  et  attache  ses  fils  :  elle  a  travaillé  sans 
relâche  à  ce  tissu  colossal,  à  cet  accroissement  démesuré.  C'est  quelque 
chose  de  profondément  douloureux  pour  un  Français  que  l'examen 
parallèle  de  ces  deux  conduites,  si  fécondes  en  enseignemens  redou- 
tables: —  ici  la  puissance  souveraine  de  la  loi  et  de  la  discipline;  — là 
les  fautes  innombrables  auxquelles  nous  devons  notre  décadence,  et 
dont  la  première  est  notre  asservissement  niais  devant  les  rhéteurs,  la 
seconde  notre  incapacité  à  subir  la  discipline  qui  fait  les  grands  peu- 
ples, la  dernière  notre  impuissance  animer  la  loi,  qui  est  le  symbole 
actif  de  la  justice,  l'ordre  divin  dans  les  choses  de  ce  monde.  L'amour 
de  la  loi  et  de  la  tradition  s'est  conservé  en  Angleterre,  et,  grâce  à  cet 
amour,  la  race  anglo-saxonne  a  jeté  ses  colonies  sur  le  globe.  La  cein- 
ture que  ces  colonies  tracent  autour  de  notre  planète  commence  à  la 
presqu'île  de  Banks,  passe  par  ^Australie ,  l'Hindoustan,  le  cap  de 
Bonne-Espérance,  Sainte-Hélène,  Sierra-Leone,  Gibraltar;  puis,  tra- 
versant l'Atlantique,  par  la  Trinité,  la  Jamaïque,  les  Bermudes,  atteint 
l'Amérique  du  Nord  et  touche  au  pôle  par  l'île  Melville  :  tel  est  le  der- 
nier résultat  de  cette  paix  intérieure  et  de  ce  travail  gigantesque  porté 
à  l'extérieur  par  la  race  anglo-saxonne. 

Les  Normands  d'Acadie,  qui  ne-voyaient  pas  si  loin  et  qui  n'étaient 
pas  de  grands  politiques,  étaient  de  très  bons  Français,  ce  qui  vaut  en- 
core mieux;  ils  résistèrent  vigoureusement.  On  ne  put  jamais  les  faire 
marcher  avec  les  armées  calvinistes  ni  les  contraindre  à  se  battre 
contre  leurs  frères,  les  Français  du  Canada  :  résistance  sublime  tout 
simplement;  notre  histoire  n'en  parle  pas.  D'abord  on  fit  venir  un 
grand  nombre  de  colons^anglais,  qui  s'établirent  en  4749  à  Chibouc- 
tou,  dont  ils  firent  Halifax.  Ensuite  on  attira  par  des  primes  et  des 
concessions  de  terres  tous  les  aventuriers  que  l'on  put  séduire,  dans 
l'espoir  d'étouffer  ou  d'amortir  l'esprit  de  cette  race  opiniâtre.  Les  plus 
cruels  ennemis  des  Acadiens  étaient  les  puritains  de  Boston,  et  à  leur 
tête  le  philanthrope  Benjamin  Franklin,  qui  écrivait  à  l'un  de  ses  cor- 
respondans  de  Londres  :  Jamais  nous  ne  prospérerons,  si  l'on  ne  nous 
débarrasse  du  voisinage  des  Français.  Chatham,  alors  ministre,  homme 
d'un  génie  ambitieux  et  violent,  comprit  qu'il  serait  populaire  à  Lon- 
dres, s'il  frappait  des  Français  catholiques  et  cédait  aux  obsessions 
de  Franklin.  11  donna  Fordreje  plus  odieux  peut-être  dont  l'histoire 
politique  fasse  mention. 

Le  5  septembre  1755,  le  son  de  la  cloche  convoqua  de  très  bonne 
heure  tous  les  habitans  deala  commune  dans  l'église  de  Port-Boyal,  qui 
fut  bientôt  remplie  d'hommes  sansjarmes.  Les  femmes  attendirent  au 
dehors,  dans  le  cimetière.  Un  régiment  anglais,  baïonnette  au  bout  du 
fusil,  précédé  de  ses  tambours,  entra  dans  le  lieu  saint.  Après  un  rou- 


ÉVANGELINE.  139 

lement^  le  gouverneur  Lawrence  monta  sur  les  marches  de  l'autel , 
tenant  en  main  la  commission  royale  contre -signée  de  Chatham  : 
«  Vous  êtes  convoqués,  dit-il  en  anglais  aux  colons  acadiens,  par  l'or- 
dre de  sa  majesté.  Sa  clémence  envers  vous  a  été  grande.  Vous  savez 
comment  vous  y  avez  répondu.  La  tâche  que  je  dois  accomplir  est  pé- 
nible, elle  répugne  à  mon  caractère;  mais  elle  est  inévitable,  et  je  dois 
accomplir  la  volonté  suprême  de  sa  majesté.  Tous  vos  biens,  domaines, 
troupeaux,  propriétés,  pêcheries,  pâturages,  maisons,  bestiaux,  sont  et 
demeurent  confisqués  au  profit  de  la  couronne.  Vous  êtes  condamnés  à 
la  transportation  dans  d'autres  provinces,  selon  le  bon  plaisir  du  mo- 
narque. Je  vous  déclare  prisonniers.  »  Les  Acadiens  étaient  venus  sans 
défiance  et  non  armés.  S'ils  avaient  pu  prévoir  une  résolution  si  bar- 
bare et  si  inouie,  ils  auraient  appelé  à  leur  aide  huit  tribus  indigènes 
qui  leur  étaient  dévouées,  et  qui  les  auraient  aidés  à  se  défendre  les 
armes  à  la  main  ou  à  trouver  asile  dans  les  forêts  séculaires.  Cinq 
jours  seulement  leur  furent  accordés.  Les  soldats  chargés  de  les  gar- 
der incendièrent  maisons,  granges,  église;  à  peine  laissa-t-on  quelques 
vêtemens  et  quelques  meubles  à  ce  peuple  agricole  et  pêcheur  qui 
n'avait  pas  de  numéraire.  Comme  on  trouvait  dans  toutes  les  cabanes 
des  signes  d'idolâtrie,  c'est-à-dire  la  croix  du  Sauveur  et  l'image  de  la 
sainte  Vierge,  le  fanatisme  anglican,  animé  par  le  voisinage  des  pu- 
ritains de  Pensylvanie,  poussa  la  barbarie  jusqu'à  l'atrocité.  On  ne 
permit  pas  aux  jeunes  enfans  de  s'embarquer  avec  leurs  mères,  aux 
maris  d'accompagner  leurs  femmes.  Le  désespoir  des  vieillards,  la  ré- 
sistance des  hommes,  les  cris  et  les  larmes  des  femmes  furent  impuis- 
sans.  «  C'était,  dit  M.  Halliburton,  un  spectacle  plus  horrible  que  celui 
du  sac  de  Parga,  un  acte  dont  toute  cette  partie  de  l'Amérique  a  con- 
servé le  profond  souvenir,  et  qui  n'a  pas  peu  contribué  à  exciter  la 
haine  républicaine  contre  les  partisans  de  la  royauté  britannique.  »  — 
Cependant  les  moteurs  de  cette  exécrable  persécution  étaient  le  patriote 
Franklin  et  le  patriote  Chatham;  les  instrumens  de  cette  vengeance 
contre  des  catholiques  étaient  des  soldats  presbytériens  et  anglicans. 
Le  préjugé  populaire  ne  raisonne  jamais. 

Ils  partirent  donc.  Leurs  beaux  vergers,  leurs  habitations  françaises, 
leurs  enclos  parsemés  de  pommiers  normands,  leurs  abondans  pâtu- 
rages, ces  chaussées  construites  par  eux  pour  défendre  leurs  champs 
contre  les  inondations,  il  fallut  tout  abandonner.  Au  moment  même 
où  les  frégates  qui  emportaient  ces  quinze  mille  pauvres  Français  fai- 
saient voile  vers  Frederic's-Town,  l'incendie  de  leurs  fermes  se  proje- 
tait sur  eux  et  rougissait  les  eaux  de  la  mer.  On  mit  le  dernier  sceau  à 
cette  barbarie  en  débarquant  les  exilés  sur  divers  points  de  la  plage, 
comme  des  animaux  immondes  que  l'on  voudrait  égarer,  le  père  loin 
du  fils,  la  mère  loin  de  l'enfant.  Ils  se  réunirent  et  se  retrouvèrent 


140  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

comme  ils  purent;  tout  était  assez  bon  pour  des  catholiques  et  des 
Français.  Le  charmant  Franklin  n'éleva  pas  la  voix;  la  philanthropie 
des  quakers  ne  s'indigna  pas;  M.  de  Voltaire  ne  s'en  inquiéta  guère;  les 
gentilshommes  de  Versailles  avaient  bien  d'autres  sujets  d'occupation 
et  d'intérêt.  Les  pauvres  héros  normands,  protégés  par  leur  courage 
rustique  et  leur  industrie,  formèrent  çà  et  là  de  petits  groupes  qui 
prospérèrent,  grâce  à  Dieu;  l'énergie  morale  et  la  persévérance  reli- 
gieuse sont  des  ressorts  si  puissans  !  On  trouve  encore  les  débris  de  la 
colonie  acadienne  à  Saint-Domingue,  dans  la  Guyane  française  et  à  la 
Louisiane;  leurs  townships  sont  très  florissantes  dans  ce  dernier  pays. 
A  Port-Royal  même,  quelques  obstinés  sont  revenus  s'établir  malgré 
les  Anglais  et  reconquérir  les  métairies  de  leurs  ancêtres.  Une  ving- 
taine s'embarquèrent  pour  la  France  et  vinrent  défricher  ces  bruyères 
grises  et  roses  dont  l'aspect  sauvage  cache  un  terrain  fertile,  à  peu  de 
distance  de  Chatellerault.  En  1820,  cinq  chefs  de  ces  familles  normandes 
acadiennes  réclamèrent  et  reçurent  de  la  chambre  des  députés  une 
faible  pension  que  l'assemblée  nationale  leur  avait  octroyée,  et  qui  ne 
leur  était  plus  servie,  tant  nous  sommes  bons  patriotes!  tant  notre 
nationalité  se  montre  reconnaissante  envers  les  grandes  actions,  sur- 
tout depuis  que  les  parleurs  nous  gouvernent,  depuis  que  les  philan- 
thropes nous  enrichissent,  depuis  que  les  avocats  nous  reconstituent 
tous  les  dix  ans  ! 

On  s'étonne  sans  doute  que  le  grand  Chatham  ait  ordonné  cette  in- 
famie et  que  le  bonhomme  Franklin  l'ait  approuvée.  Il  faut  bien  que 
les  incrédules  se  rendent  aux  preuves  de  l'histoire,  preuves  irréfra- 
gables. A  quoi  servirait  l'art  d'écrire  et  de  penser,  si  justice  ne  se  fai- 
sait pas  de  temps  à  autre?  M.  Macaulay  prouvait  récemment  dans  son 
Histoire  d'Angleterre  depuis  V avènement  de  Jacques  Ier,  ouvrage  qui  a  fait 
sensation  en  Angleterre,  que  le  philanthrope  William  Penn  trempait 
dans  les  corruptions  et  les  intrigues  de  la  cour  vénale  de  Charles  II. 
Penn  s'excusait  sans  doute  par  l'intention;  l'espèce  humaine  est  ainsi 
faite.  L'abbé  Raynal,  qui  a  montré  William  Penn  comme  un  dieu  vi- 
vant, aurait  trouvé  M.  Macaulay  bien  hardi  de  déranger  son  admiration. 
Qu'importe?  l'abbé  Raynal  est  peu  de  chose;  la  vérité  est  sacrée. 

Des  événemens  qui  laissent  dans  la  vie  des  peuples  des  traces  si  brû- 
lantes se  transforment  toujours  en  traditions  et  en  légendes.  Les  Aca- 
riens en  ont  une  fort  touchante  sur  leur  exil,  probablement  vraie  au 
fond  comme  toutes  les  légendes;  c'est  cette  tradition  que  M.  Longfel- 
low  a  traitée  avec  talent,  trop  de  talent  peut-être,  dans  le  sens  artificiel 
du  mot.  Il  a  trop  curieusement  orné  ce  souvenir  rustique  et  ingénu, 
et  ce  qui  arriva  naguère  à  Mme  Cottin  pourrait  bien  le  menacer.  On  sait 
qu'elle  avait  chargé  d'ornemens  agréables  et  convenus  une  tradition 
russe  fort  intéressante.  M.  Xavier  de  Maistre  détruisit  ces  ornemens, 


ÉVANGELINE.  441 

reprit  le  sujet  en  sous-œuvre  et  raconta  l'histoire  toute  nue  des  exilés 
de  Sibérie;  il  la  raconta  si  bien  et  si  simplement,  que  sa  narration  est 
un  des  chefs-d'œuvre  de  notre  langue.  Le  livre  de  Mme  Cottin  n'existe 
plus. 

Les  Acadiens  rapportent  donc  qu'une  jeune  fille  de  Port-Royal, 
fiancée  la  veille  à  son  amoureux  et  embarquée  par  l'ordre  tyrannique 
de  Chatham  à  bord  d'une  autre  frégate  que  sa  famille  et  son  fiancé,  fut 
déposée  loin  de  ses  parens  et  de  ses  amis  sur  les  côtes  de  Pensylvanie; 
qu'un  vieux  prêtre  catholique  débarqué  avec  elle  l'aida  de  ses  con- 
seils et  de  ses  soins;  qu'ils  traversèrent  ensemble  le  Delaware,  le  Mas- 
sachussets  et  le  Maine  à  pied,  dans  l'espérance  de  retrouver  le  père  ou 
le  fiancé;  que  de  bonnes  âmes  catholiques  vinrent  à  leur  secours,  et 
qu'enfin  ils  rencontrèrent,  vers  l'embouchure  du  Wabash  qui  se  jette 
dans  le  Mississipi,  un  fragment  de  leur  colonie  acadienne. 

Ils  montèrent  sur  la  barque  qui  portait  ces  débris  de  leur  nation  et 
descendirent  ensemble  le  grand  fleuve.  C'était  le  mois  de  mai.  Le  ba- 
teau conduit  par  les  rameurs  acadiens  suivit  le  courant  d'or  aux  flots 
larges  et  rapides,  emportant  sa  troupe  d'exilés,  pauvres  naufragés  qui 
avaient  perdu  leur  patrie,  leurs  frères,  leurs  sœurs,  leurs  belles  prairies 
d'Opelousas  et  leurs  toits  bien-aimés.  Us  cherchaient  à  retrouver  leurs 
familles  dispersées,  et  depuis  bien  des  jours,  entraînés  par  les  eaux  re- 
doutables du  fleuve,  ils  traversaient  les  forêts  profondes  de  ces  soli- 
tudes. La  nuit,  ils  allumaient  des  feux  et  campaient  sur  la  rive.  Tantôt 
ils  rencontraient  un  rapide,  et  leur  barque  était  lancée  comme  une 
flèche;  tantôt  ils  glissaient  sur  la  lagune,  au  milieu  d'îles  vertes  semées 
de  cotonniers  au  panache  aérien,  et  les  pélicans  blancs  marchaient 
gravement  auprès  d'eux.  Bientôt  un  vaste  horizon  se  découvrit  à  leurs 
regards;  le  paysage  s'aplanit;  voici  les  maisons  blanches  des  planteurs, 
les  cabines  des  noirs  et  les  petites  tourelles  des  pigeons  domestiques. 
La  courbe  majestueuse  du  fleuve  s'arrondit  vers  l'orient;  le  bateau  des 
exilés  entre  dans  le  bayou  (1)  de  Plaquemine.  Ici  tout  change  d'aspect; 
les  eaux  errantes  se  répandent  sur  le  sol  argileux  comme  un  vaste  tissu 
aux  mailles  d'acier.  Les  cyprès  du  rivage  tombent  et  s'inclinent  en  ar- 
ches lugubres  sur  la  tête  des  voyageurs;  leurs  ogives  ténébreuses  sont 
chargées  de  mousses  éternelles,  bannières  et  draperies  noires  de  ces 
cathédrales  naturelles.  Aucun  bruit.  De  temps  en  temps,  le  héron,  qui 
va  regagner  son  nid  sous  les  cèdres,  fait  entendre  son  pas  mesuré;  on 
entend  l'éclat  de  rire  du  chat-huant  qui  crie  à  la  lune.  Les  colonnades 
de  cèdres  et  de  cyprès  blanchissent  sous  le  rayon  nocturne  qui  glisse 
au  loin  sur  les  eaux  et  brille  par  intervalles  irréguliers.  Tout  est  vague 


(1)  Étendue  d'eaux  courantes  et  peu  profondes  répandues  sur  un  grand  espace;  ce  mot 
est  spécial  à  la  Louisiane. 


112  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

et  indécis,  étrange  et  doux,  merveilleux  comme  un  rêve.  «  Évange- 
line  est  triste,  dit  le  poète.  Un  pressentiment  lugubre  naît  dans  son 
cœur.  Quand  le  pas  lointain  des  chevaux  bat  le  gazon  des  prairies,  bien 
long-temps  avant  qu'ils  arrivent,  la  sensitive  replie  et  ferme  ses  feuilles 
agitées;  ainsi  notre  cœur  s'épouvante  et  se  replie  sur  lui-même  long- 
temps avant  que  le  coup  du  destin  nous  ait  frappés  (1).  » 

Toute  la  navigation  de  la  jeune  fille  jusqu'à  la  Louisiane  est  décrite 
avec  une  vérité  et  un  sentiment  de  la  nature  vraiment  admirables. 
Néanmoins  je  me  suis  bien  gardé  de  traduire  ce  morceau,  gâté  par  de 
nombreuses  affectations  et  par  ces  teintes  de  mélancolie  affadie  que 
nous  avons  déjà  signalées.  Un  artiste  plus  consommé  eût  évité  les 
grands  mots,  les  touches  de  mélancolie  triviale,  les  épines  de  l'existence 
et  le  désert  de  la  vie,  surtout  les  rêveries  au  clair  de  lune;  mais  le  sen- 
timent, l'invention,  le  mouvement,  sont  vrais,  puissanset  neufs.  C'est 
un  délicieux  tableau  que  celui  de  la  jeune  fille  endormie,  la  tête  sur 
les  genoux  du  vieux  prêtre,  pendant  que  les  rameurs  chantent  une 
vieille  chanson  française  et  frappent  en  cadence  les  flots  du  Mississipi. 
«Le  retrouverai-je ,  lui  demande-t-elle,  mon  fiancé?  Mon  père,  mon 
amour  est  perdu.— Aucun  amour  n'est  perdu,  lui  répond-il.  Si  le  cœur 
aimé  n'en  profite  pas,  l'amour  soutient  le  cœur  qui  aime.  Cette  eau 
vivifiante  remonte  à  sa  source  et  lui  rend  la  force  et  la  vie.  »  —  Cela 
est  bien  raffiné  sans  doute  pour  un  vieux  prêtre  normand;  mais  la  pen- 
sée est  belle  et  l'expression  est  juste. 

La  pauvre  enfant,  escortée  de  son  guide,  cherche  partout  des  traces 
de  la  famille  et  du  fiancé.  Elle  visite  les  bayous  fertiles  de  la  Nouvelle- 
Orléans,  les  prairies  verdoyantes  de  la  Delaware,  les  plaines  stériles  et 
pierreuses  qui  s'étendent  au  pied  des  monts  Ozarks.  De  temps  à  autre, 
quelques  lueurs  d'espoir  lui  apparaissent;  elle  apprend  que  Benoît 
(Benedict,  comme  l'appelle  M.  Longfellow)  est  devenu  trappeur  ou 
coureur  des  bois.  Elle  sait  même  que,  porté  sur  sa  barque,  il  a  passé  à 
peu  de  distance  d'elle  un  certain  soir  d'automne;  mais  les  jours,  les 
mois,  les  années  s'écoulent.  Dans  cette  recherche  inutile,  la  jeunesse  a 
fui,  l'âge  mûr  d'Évangeline  incline  vers  la  vieillesse;  devenue  sœur  de 
charité,  elle  consacre  sa  vie  à  soigner  les  malades.  Un  jour  enfin  elle 
reconnaît  sur  un  lit  d'hôpital  le  vieux  Benoît  frappé  de  la  peste  et  qui 

(1)  As  at  the  tramp  of  a  horse's  hoof  on  the  turf  of  the  prairies 

Far  in  advance  are  closed  the  leaves  of  the  shrinking  mimosa; 
So,  at  the  hoof-beats  of  fate,  with  sad  forebodings  of  evil 
Shrinks  and  closes  the  heart,  ère  the  stroke  of  doom  has  attained  it. 

Le  rhythme  de  ces  vers,  rhylhme  qui  n'est  pas  anglais,  exige  un  repos  à  la  césure  : 

Far  in  advance  are  closed  the  leaves  — 
—  Of  the  shrinking  mimosa. 


ÉVANGELINE.  443 

va  rendre  le  dernier  soupir;  il  rouvre  les  yeux,  la  voit,  meurt  consolé, 
et  elle  le  suit  de  près  dans  le  tombeau. 

«  Telle  est  l'histoire  qu'on  répète  auprès  de  la  forêt  primitive,  non 
loin  de  l'Atlantique  aux  flots  lugubres,  qui  murmurent  toujours.  Ceux 
qui  la  redisent  sont  les  enfans  des  exilés,  les  hommes  qui  sont  revenus 
mourir  sur  le  sol  de  leurs  pères.  Le  rouet  tourne  encore  dans  la  ca- 
bane, le  grand  bonnet  normand  flotte  encore  agité  par  les  vents  de  la 
côte.  Quand  vient  le  soir,  le  meilleur  raconteur  dit  cette  histoire  aux 
femmes  pendant  qu'elles  filent,  et  la  voix  douloureuse  de  l'océan  ré- 
pond par  sa  plainte  qui  ne  finit  pas  à  ce  triste  récit  des  iniquités  hu- 
maines et  de  l'affection  d'une  femme.  » 

On  voit  qu'il  y  a  dans  ce  poème  un  mélange  singulier  du  factice  et 
du  naturel,  —  deux  élémens  en  contraste,  le  réel  et  le  convenu,  — 
l'un  qui  émeut  le  cœur  par  la  vérité,  — -  l'autre  qui  blesse  l'esprit  par 
l'affectation.  Toute  la  portion  vraiment  américaine  mérite  des  éloges. 
On  est  porté  sur  les  grandes  eaux  du  Meschacebé,  et  le  chant  de 
l'oiseau  moqueur  frappe  l'oreille.  Ce  monde  nouveau  et  grandiose 
n'est  pas  seulement  décrit  et  analysé  par  le  poète;  il  le  reproduit  et 
surtout  il  en  communique  au  lecteur  le  génie  particulier,  la  sève  vi- 
vante, l'émotion  intime.  C'est  le  champ  de  maïs  aux  grains  dorés  et 
écarlates,  qui  font  rougir  les  jeunes  filles  pendant  la  moisson;  car 
chaque  grain  couleur  de  pourpre  annonce  un  amoureux  qui  va  pa- 
raître. Ce  sont  les  vêpres  de  la  mission,  chantées  au  milieu  des  prairies; 
le  crucifix  est  attaché  aux  branches  d'un  vieux  chêne,  seul  habitant  de 
la  solitude;  toutes  les  têtes  sont  découvertes;  le  Christ  les  regarde  d'un 
œil  de  divine  pitié  pendant  que  le  chant  des  vêpres  se  mêle  au  frisson- 
nement léger  des  rameaux  dans  l'air  et  que  la  vigne  retombe  en 
grappes  sur  le  front  du  Sauveur  crucifié.  C'est  le  campement  des  chas- 
seurs dans  les  mêmes  prairies,  au  sein  des  océans  de  verdure  et  des  baies 
profondes  de  végétation  qui,  mêlées  de  roses  sauvages  et  d'amorphes 
pourprés,  flottent  comme  des  vagues  dans  l'ombre  et  dans  la  lumière. 
On  y  voit  se  précipiter  par  bandes  les  buffles,  les  loups  et  les  daims 
sauvages,  et  des  armées  entières  de  chevaux  qui  n'ont  pas  de  maîtres. 
Çà  et  là,  près  des  rivières,  sous  des  bouquets  d'yeuses,  la  fumée  qui 
s'élève  annonce  le  camp  des  maraudeurs,  qui  teignent  de  sang  les 
solitudes  de  Dieu;  sur  leurs  têtes,  s'élevant  et  redescendant  par  cercles 
rapides,  le  vautour  plane  et  attend  sa  proie.  C'est  la  vie  du  fermier  aca- 
dien,  roi  comme  le  bon  Évandre;  quand  revient  le  crépuscule,  finissant 
la  période  du  labeur  et  de  la  souffrance,  ramenant  l'étoile  au  ciel  et  les 
bestiaux  à  l'étable,  —  on  voit  les  taureaux  et  les  brebis,  narines  ou- 
vertes pour  savourer  la  fraîcheur  du  soir,  le  cou  appuyé  sur  la  crinière 
du  voisin,  s'avancer  à  pas  majestueux;  le  chien  les  suit,  patient,  plein 
d'importance,  marchant  de  droite  et  de  gauche,  dans  l'orgueil  de  son 


i44  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

instinct,  superbe  et  fier  de  régenter  tout  ce  monde,  heurenx  de  le  pro- 
téger la  nuit  quand  les  loups  hurlent  et  quand  les  brebis  tremblent. 
Enfin  la  lune  se  lève,  les  vastes  charrettes  arrivent  les  dernières,  re- 
venant des  marécages  et  chargées  du  foin  qui  verse  une  odeur  eni- 
vrante. Les  chevaux,  dont  la  rosée  humecte  la  crinière,  hennissent 
dans  leur  joie,  et  font  tressaillir  sur  leurs  robustes  épaules  les  harnais 
splendides  et  les  belles  franges  rouges  qui  sont  leur  orgueil.  On  trait 
les  vaches  patientes,  dont  le  lait  tombe  avec  bruit  et  en  cadence  dans 
les  grands  vases  de  cuivre.  Les  rires  des  garçons  dans  la  ferme  et  les 
chants  des  jeunes  filles  se  joignent  aux  longs  mugissemens  des  tau- 
reaux; puis  le  silence  renaît.  On  entend  le  bruit  criard  des  barreaux 
qui  se  ferment,  et  tout  se  tait,  tout  repose. 

Comme  idylle  américaine ,  le  poème  de  M.  Longfellow  est  admi- 
rable. Ce  qui  manque  surtout  à  son  œuvre,  c'est  la  passion.  La  peinture 
de  l'amour  des  fiancés,  la  naissance  et  le  progrès  de  cette  affection  mu- 
tuelle ne  sont  point  indiqués.  11  semble  que  toute  l'ardeur  d'inspiration 
dont  l'écrivain  dispose  ne  puisse  s'épancher  que  sur  le  pays  même,  et 
n'ait  d'élan  sincère  que  vers  cette  nature  sublime  et  vierge  qui  l'envi- 
ronne. 

On  peut  reconnaître  chez  le  poète  anglo-américain  deux  retours  as- 
sez étranges  :  l'un,  religieux,  vers  les  croyances  catholiques,  vers  une 
compréhension  plus  vaste  et  plus  libérale  des  idées  chrétiennes;  l'autre, 
tout  littéraire,  vers  les  formes  rhythmiques  du  teutonisme  Scandinave. 
Le  vers  employé  par  M.  Longfellow  n'est  pas  anglais;  il  se  compose 
de  deux  portions  de  vers  réunies,  à  l'instar  de  quelques  vers  alle- 
mands modernes,  en  une  seule  ligne  de  treize,  quatorze  et  quinze 
pieds,  sans  rime,  mêlée  d'allitérations  nombreuses  et  irrégulières  qui 
se  déroulent  avec  une  lenteur  solennelle  et  triste. 

Le  premier  effet  produit  par  cette  mélopée  bizarre  sur  les  oreilles 
habituées  au  rhythme  ïambique  anglais,  fort  rapide  en  général,  est 
étrange  et  même  désagréable;  on  s'y  accoutume  cependant.  L'écho  de 
la  même  consonne  au  milieu  et  au  commencement  des  mots,  forme 
étrangère  aux  habitudes  poétiques  du  Midi,  bien  qu'on  en  trouve  des 
exemples  dans  les  vieux  poètes  latins  et  grecs,  n'avait  pas  été  essayée 
par  les  poètes  anglais  modernes.  Il  fallait  un  grand  art  pour  faire  ac- 
cepter à  des  oreilles  délicates  cette  rime  intérieure  par  les  consonnes, 
que  le  ridicule  Guillaume  Crétin  voulut  naturaliser  chez  nous  et 
qui,  par  parenthèse,  nous  venait  d'Allemagne  et  des  meistersœnger  du 
xve  siècle  :  fait  curieux  qui  ne  se  trouve  consigné  dans  aucune  histoire 
littéraire.  M.  Longfellow  sait  très  bien  l'islandais  et  le  danois:  il  a  fait 
un  assez  long  séjour  dans  la  péninsule  Scandinave,  et  il  a  usé  habile- 
ment de  ce  rhythme  difficile  à  mettre  en  oeuvre,  qui  a  conservé  une  in- 
fluence populaire  dans  les  régions  de  l'extrême  Nord.  Le  poète  danois 


ÉVANGELINE.  145 

contemporain  QEhlenschlœger  a  écrit  en  vers  allitérés  un  chant  (i)  de 
son  beau  poème  sur  les  dieux  du  Nord;  il  nous  suffira  de  citer  quatre 
de  ces  vers  allitérés  : 

Tilgiv  tvimgne 
Trael  af  EJskov! 
At  han  dig  after 
Jsfsael  findet...  etc. 

C'est  exactement  le  procédé  de  M.  Longfellow  : 

Fuller  of  /ragrance,  th&n  they 
And  as  heavy  with  shadows  and  nighWews, 
Hung  the  fteart  of  the  maiden. 
The  calm  and  roagicaJ  moonJight 
Seemed  to  inundate  her  soûl... 

Cet  effort  de  la  poésie  anglaise  vers  la  source  primitive  des  cavernes 
Scandinaves  est  un  fait  trop  curieux  pour  être  passé  sous  silence. 

Ainsi,  pendant  que  l'Europe  se  débrouille  comme  elle  peut,  les  na- 
tions jeunes  et  moins  troublées  font  de  nouvelles  tentatives  dans  le 
monde  des  arts  et  de  la  poésie.  Il  y  a  loin  d'Évangeline  à  un  chef- 
d'œuvre;  mais  les  beautés  que  renferme  ce  poème  ont  le  don  de  vie  et 
d'avenir.  On  y  trouve  les  élémens  qui  empêchent  les  sociétés  et  les 
littératures  de  mourir,  —  la  notion  la  plus  nette  du  juste  et  de  la  mo- 
ralité, — -  l'amour  le  plus  ardent  et  le  plus  réfléchi  du  pays  natal. 

Philarète  Chasles. 

(1)  Le  chant  XI. 


TOME  H.  10 


SIX  MOIS 


D'AGITATION  RÉVOLUTIONNAIRE 

EN   ITALIE. 


LES  CHEFS  DU  PARTI  RÉPUBLICAIN  ET  LES  PUBLICISTES  DU  PARTI  MODÉRÉ 
A  ROME,  FLORENCE  ET  TURIN. 

Ij  Timori  e  Sperànze,  diMassirao  Azeglio.  Torino,  1848.  —  II.  Ai  Giovani,  ricordi  di  Ginseppe 
Mazzini.  Italia,  1848. —  III.  Ai  suoi  Elettori,  Massimo  Azeglio.  Torino,  1849.  —IV.  Due  Lettere 
di  Terenzio  Mamiani.  Roma,  1849.  —  V.  Il  Saggiatore,  discorso  proemiale  per  Vincenzo  Gioberti. 
Torino,  1849.  —  VI.  Sulla  proposizione  délia  costiluenle  delli  ttati  romani,  discorso  del 
deputato  Pantaleoni.  Roma,  1849.— VII.  FrammenH  sull  V Italia  nel  1822  e  progetto  di  confede- 
razione.  Firenze ,  1848. 


Une  seconde  fois  l'Italie  est  vaincue;  mais  ce  n'est  pas  seulement  sous  les 
armes  de  Radetzky  qu'elle  succombe.  L'année  dernière,  ses  divisions  intérieures 
l'avaient  empêchée  de  triompher,  aujourd'hui  elles  l'ont  positivement  livrée  au 
glaive.  Ce  qui  s'est  passé  dans  la  péninsule  pendant  les  six  mois  qui  viennent 
de  s'écouler  depuis  l'armistice  Salasco  avait  rendu  infaillible  la  catastrophe  que 
nous  venons  d'apprendre.  Le  vieux  maréchal,  avec  toute  son  activité  et  sa  science 
militaire,  n'a  pas  mieux  conduit  les  affaires  de  l'empereur  que  ne  l'ont  fait  les 
juntes  démagogiques  de  Milan,  de  Florence  et  de  Rome.  Payées  par  la  cour  de 
Vienne,  celles-ci  eussent-elles  mieux  agi  ?  Grâce  à  M.  Mazzini  et  à  la  jeune  Italie^ 
la  péninsule  sait  peut-être  enfin  à  qui  s'en  prendre  et  qui  accuser  de  ses  mal- 
heurs. 


SIX   MOIS   D'AGITATION   RÉVOLUTIONNAIRE   EN   ITALIE.  147 

Mais  à  chacun  sa  part.  Si  les  républicains  achèvent  en  ce  moment  la  ruine  de 
leur  pays,  il  est  juste  de  reconnaître  qu'ils  n'ont  pas  été  seuls  à  la  préparer.  S'ils 
sont  parvenus  à  réaliser  des  desseins  traités  naguère  d'utopies,  ils  ont  dû  une 
notable  part  de  leur  succès  à  leurs  propres  adversaires.  En  ceci ,  nous  devons 
constater  leur  habileté.  La  république,  se  présentant  à  visage  découvert,  avait 
peu  de  crédit  en  Italie.  Elle  a  donc  usé  de  ruse,  elle  a  pratiqué  des  intelligences 
dans  le  camp  opposé,  et  a  réussi  à  faire  faire  ses  affaires  par  ceux-là  même  qui 
attaquaient  son  drapeau.  «  Je  n'en  veux  pas,  disait  un  jour  à  ce  sujet  l'infortuné 
M.  Rossi,  je  n'en  veux  pas  aux  gens  qui  font  leur  métier;  mais  je  m'irrite  et  je 
m'indigne  contre  ceux  qui  ne  savent  pas  faire  le  leur.  »  Ce  mot  peint  toute  la 
situation.  Sous  l'influence  non  avouée  des  révolutionnaires  mazziniens,  il  s'est 
opéré  en  très  peu  de  temps  une  confusion  étrange  entre  les  partis  politiques  net- 
tement délimités  jusqu'alors  en  Italie;  des  compromis  déplorables  de  noms  et 
de  doctrines,  des  coalitions  imprévues,  ont  porté  aux  affaires  les  hommes  les 
moins  faits  pour  s'entendre,  et  en  définitive  ont  remis  le  pouvoir  aux  mains  de 
ceux  qui  n'avaient  d'autre  mission  que  de  le  renverser.  Comme  toujours,  il 
était  trop  tard  lorsque  l'imminence  du  danger  a  ouvert  les  yeux  à  ceux  qui 
avaient  servi  d'instrumens  à  l'intrigue.  C'est  l'éternelle  histoire  des  partis;  en 
l'esquissant  pour  Rome,  pour  Florence  et  pour  Turin,  nous  courons  risque  de 
retracer  nos  propres  erreurs. 

I.  —  ÉTAT  DES  PARTIS  APRÈS  LA  GUERRE. 

Il  y  a  dix-huit  mois  (on  pourrait  croire  dix-huit  années,  tant  les  événemens 
se  sont  pressés  dans  cet  intervalle),  il  n'y  avait,  à  proprement  parler,  en  Italie 
que  deux  partis  :  le  parti  rétrograde,  qu'on  nommait  la  faction  austro-jésuiti- 
que, peu  nombreux,  composé  d'individualités  médiocres,  mais  puissant  par 
la  protection  de  l'Autriche  et  occupant  toutes  les  avenues  du  pouvoir;  en  face 
de  lui,  l'école  libérale,  qui  ralliait  autour  de  M.  Gioberti  tout  ce  que  l'Italie  renfer- 
mait d'esprits  d'élite,  tout  ce  qui  voulait  le  renversement  de  la  suprématie 
exercée  directement  ou  indirectement  par  l'Autriche  sur  les  divers  états  de  la 
péninsule.  Quant  au  parti  républicain,  il  formait  une  imperceptible  minorité; 
il  était  presque  tout  entier  dans  l'émigration.  Le  souvenir  de  ses  fautes  et  des 
maux  qu'il  avait  tant  de  fois  attirés  sur  l'Italie  ne  contribuait  pas  à  grossir  le 
nombre  de  ses  adhérens  et  servait  merveilleusement  l'intelligente  propagande 
organisée  par  MM.  Balbo  et  d'Azeglio  au  profit  des  idées  modérées.  M.  Mazzini 
était  le  chef  et  la  seule  expression  remarquable  de  cette  opinion.  Plus  d'un  nom 
illustré  plus  tard  par  maint  exploit  démagogique  comptait  alors  dans  les  rangs 
de  l'école  libérale.  M.  Sterbini  était  constitutionnel,  M.  Montanelli  se  glorifiait 
du  titre  de  disciple  de  Gioberti.  Le  triumvir  actuel  de  Florence ,  partisan  déclaré 
de  l'indépendance  et  de  la  guerre,  comme  tous  les  libéraux ,  n'avait  pas,  à 
beaucoup  près,  une  opinion  aussi  arrêtée  sur  les  questions  de  liberté  intérieure. 
Il  s'arrêtait  à  la  réforme  et  à  ce  qu'on  appelait  les  institutions  consultatives;  il 
combattit  même,  dans  le  temps,  les  novateurs  qui  réclamaient  des  formes  par- 
lementaires et  une  constitution.  Ce  dernier  mot  lui  semblait  pour  le  moins  im- 
prudent et  entaché  d'une  origine  française  révolutionnaire  qui  effarouchait  son 
ultramoatanisme.  Quantum  mutatus  ab  illol 


148  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Dans  le  grand  parti  libéral  cependant,  une  fraction,  impatiente  de  la  résis- 
tance des  souverains  et  de  leur  lenteur  à  accorder  les  réformes  unanimement 
sollicitées,  tenta  de  sortir  de  cette  agitation  pacifique  et  légale  que  M.  Gioberti 
prêchait  du  fond  de  l'exil  à  ses  compatriotes,  et  que  M.  d'Azeglio  mettait  en  pra- 
tique à  Rome  avec  un  remarquable  succès.  Ces  dissidens  cherchèrent  un  point 
d'appui  sur  la  multitude  et  créèrent  les  dimostrazioni  in  piazza.  Il  fallait,  di- 
saient-ils, exercer  à  la  fois  une  pression  sur  les  gouvernemens  et  hausser  le  dia- 
pason de  l'opinion  publique.  L'allanguissement  séculaire  d'une  race  oisive  né- 
cessitait l'emploi  de  stimulans  énergiques,  si  l'on  voulait  la  lancer  contre 
l'Autriche  et  lui  donner  la  passion  de  l'indépendance  nationale.  Enfin,  ils  s'ap- 
puyaient, mais  à  tort,  sur  l'exemple  de  l'Angleterre;  car  si  les  meetings  mons- 
tres et  les  processions  publiques  sont  déjà  considérés  comme  dangereux  au  sein 
de  cette  société  anglo-saxonne  si  vigoureusement  organisée,  si  instinctivement 
dévouée  à  l'ordre,  à  bien  plus  forte  raison  était- il  imprudent  de  les  favoriser 
chez  des  populations  aux  allures  extrêmes,  et  capables  de  passer  d'une  torpeur 
complète  à  des  écarts  dont  il  est  impossible  de  mesurer  la  portée.  Pour  arracher 
leurs  libertés  à  des  pouvoirs  débiles,  bien  qu'entourés  de  formes  despotiques,  le 
droit  de  pétition  suffisait  aux  Italiens,  sans  qu  ils  eussent  besoin  d'y  ajouter 
celui  de  réunion ,  périlleux  même  chez  des  nations  rompues  aux  mœurs  politi- 
ques. C'est  ce  que  soutinrent  fortement  plusieurs  écrivains  respectés  et  popu- 
laires, M.  le  comte  Balbo  entre  autres,  dans  ses  Lettres  politiques,  où  il  s' effor- 
çait de  maintenir  sur  le  terrain  de  la  légalité  et  de  la  modération,  le  seul  qui 
eût  été  jusqu'alors  favorable  à  la  cause  italienne,  l'effort  que  certains  patriotes 
imprudens  tendaient  à  précipiter  dans  des  voies  excentriques.  Pour  prix  de  leurs 
sages  conseils,  ces  écrivains  devinrent  suspects  :  c'est  l'habitude.  On  n'osait  pas 
encore  les  traiter  de  rétrogrades,  mais  on  les  taxa  de  timidité  et  de  modéran- 
tisme. 

Dès  cette  époque,  on  put  donc  distinguer  deux  nuances  dans  le  parti  libéral  : 
l'une  d'exaltés,  jeunes  gens  pour  la  plupart,  disposés  à  accélérer  le  mouvement  et 
à  courir  les  aventures;  l'autre,  formée  par  la  grande  majorité,  qui,  pressentant 
le  péril,  dut  tenter  la  double  et  difficile  entreprise  de  réagir  contre  une  trop 
grande  précipitation,  tout  en  poursuivant  avec  fermeté  la  conquête  des  libertés 
constitutionnelles.  Toutefois  la  division  n'était  pas  bien  profonde,  et  la  querelle 
n'était  pas  encore  envenimée,  lorsque  éclatèrent  le  soulèvement  de  Milan  et  la 
guerre  de  la  Lombardie.  Il  fut  aisé  de  voir  alors  combien  était  sage  la  politique 
de  l'auteur  du  Primato  et  de  ses  amis,  qui,  au  rebours  de  leurs  devanciers,  avaient 
constamment  voulu  subordonner  les  questions  de  liberté  et  d'organisation  inté- 
rieure, sources  de  discorde,  à  la  question  d'indépendance,  pour  laquelle  ce  n'était 
pas  trop  de  l'union  des  princes  et  des  peuples  et  de  la  concentration  de  toutes 
les  forces  vives  du  pays.  Le  premier  mouvement  fut  admirable;  l'Europe  crut 
un  instant  à  une  transformation  réelle  de  l'esprit  italien  sous  les  dures  leçons 
de  l'expérience  :  courte  illusion.  L'éducation  de  ces  populations,  courbées  sous 
un  joug  séculaire  et  systématiquement  énervées  par  leurs  oppresseurs,  aurait  eu 
besoin  d'un  plus  long  temps  encore  pour  devenir  complète.  Pie  IX  l'avait  dit  lui- 
même  :  Il  faut  dix  ans  au  moins  pour  que  les  idées  politiques  pénètrent  chez  ce 
peuple.  Les  promoteurs  du  mouvement  libéral  le  sentaient  bien  aussi,  et  il  n'a- 
vait pas  dépendu  d'eux  que  la  guerre  ne  fût  retardée;  mais  les  circonstances  ne 


SIX  MOIS  D  AGITATION  RÉVOLUTIONNAIRE  EN   ITALIE.  149 

les  laissèrent  pas  maîtres  de  leurs  mouvemens.  La  révolution  de  février,  venue 
trop  tôt  chez  nous,  au  dire  même  des  républicains  de  la  veille,  a  été  encore  plus 
prématurée  pour  l'Italie,  qu'elle  a  jetée  de  plein  saut  dans  une  lutte  dispropor- 
tionnée, avant  qu'elle  eût  eu  le  temps  de  s'aguerrir,  de  recueillir  et  de  dévelop- 
per ses  forces.  Deux  ans  auparavant,  l'auteur  des  Speranze  d'Italia,  mettant  cou- 
rageusement à  nu  la  plaie  de  son  pays,  avait  insisté  sur  la  nécessité  de  moraliser 
avant  tout  les  masses  pour  les  rendre  dignes  de  la  liberté.  Il  était  entré  sur  l'é- 
ducation de  ses  compatriotes  dans  des  détails  pratiques  qui  parurent  puérils  à 
certains  métaphysiciens,  alors  absens  de  leur  pays,  tout-à-fait  étrangers  à  ce 
qui  s'y  passait,  et  qui  ont  toujours  pensé  que  pour  délivrer  l'Italie  il  suffisait  de 
lancer  des  harangues  apocalyptiques  du  haut  du  Capitole.  L'avenir  décidera 
entre  leur  système  et  celui  du  publiciste  piémontais,  qui  demandait  que,  sans 
tant  de  rhétorique,  on  enseignât  à  la  jeunesse  italienne  le  maniement  des  armes 
et  la  charge  en  douze  temps.  Ces  grands  citoyens  sont  à  Rome  aujourd'hui.  Ils 
y  débitent,  depuis  trois  mois,  leurs  prophéties  tout  à  leur  aise,  et  nous  n'avons 
pas  vu  les  légions  qui  devaient  sortir  de  terre  sous  les  pas  de  ces  nouveaux 
Pompées! 

Les  deux  chefs  du  parti  constitutionnel  et  du  parti  républicain  se  trouvaient 
à  Paris  au  commencement  de  la  guerre.  M.  Mazzini,  peu  de  temps  après  la  ré- 
volution de  février,  y  avait  fondé  un  club,  qui,  à  l'instar  des  diverses  réunions 
du  même  genre,  avait  la  prétention  de  représenter  la  nation  italienne,  faisait 
des  visites  à  l'Hôtel-de-Ville,  drapeau  en  tète,  et  des  allocutions  au  gouverne- 
ment provisoire,  qui  le  haranguait  avec  le  même  sérieux  qu'il  eût  pu  employer 
vis-à-vis  d'ambassadeurs  accrédités.  A  un  discours  assez  nébuleux  de  M.  Maz- 
zini, M.  de  Lamartine,  on  s'en  souvient,  répondit  en  félicitant  hautement  ces 
citoyens  de  l'Italie  du  généreux  élan  qui  les  poussait  vers  les  Alpes  et  à  la  con- 
quête de  leur  indépendance;  mais,  en  même  temps  que  notre  ministre  des  af- 
faires étrangères  donnait  de  si  bonnes  paroles  et  des  passeports  aux  révolution- 
naires italiens,  il  faisait  tous  ses  efforts,  c'est  lui  qui  nous  l'a  dit,  pour  retenir 
le  roi  de  Sardaigne.  M.  de  Lamartine,  lui  aussi,  croyait-il  que  la  parole  et  l'idée 
seraient  plus  fortes  contre  les  Autrichiens  que  les  soldats  piémontais? 

Ceux-ci  étaient  déjà  devant  Vérone,  lorsque  M.  Mazzini  transporta  son  club 
à  Milan  et  commença  à  intriguer  sur  les  derrières  de  l'armée  italienne.  Nous 
savons  qu'avant  de  quitter  Paris,  M.  Mazzini  avait  reçu  des  communications 
au  nom  du  parti  libéral  et  des  constitutionnels  :  on  l'invitait  à  ajourner  jus- 
qu'après la  lin  de  la  guerre  toute  discussion  de  principes  qui  ne  pouvait  être 
que  dangereuse,  et  à  user  de  son  influence  sur  ses  adhérens  dans  l'intérêt 
commun.  M.  Mazzini  l'avait  promis  :  il  le  déclara  même  en  tète  du  journal 
qu'il  fit  paraître  à  son  arrivée  à  Milan;  mais  le  naturel  ne  tarda  pas  à  reve- 
nir au  galop.  M.  Mazzini  est  un  sectaire  mystique  et  fanatique,  une  manière 
d'Arnauld  de  Brescia,  esclave  de  Vidée,  et  qui,  pour  obéir  à  l'illumination  in- 
térieure, ne  craint  pas  de  mettre  pieusement  le  feu  aux  quatre  coins  de  l'Ita- 
lie. Il  le  prouve  bien  en  ce  moment.  A  Milan,  il  se  mit  tout  d'abord  à  saper,  lui 
l'unitaire  pur,  la  réunion  de  la  Lombardie  avec  le  Piémont.  Les  communes  lom- 
bardes, consultées  par  voie  de  scrutin,  avaient  déclaré  leur  adhésion  avec  une 
admirable  unanimité  :  c'était  un  grand  acte  de  sagesse  politique;  mais  le  suf- 
frage universel  ne  fait  pas  toujours  les  affaires  des  rhéteurs.  M.  Mazzini  et  ses 


150  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

adhérens  contestèrent  la  légalité  de  ce  vote  :  suivant  eux,  l'union  ne  pouvait 
être  décrétée  que  par  une  assemblée  constituante;  des  députés  de  la  Lombardie 
et  du  Piémont  réunis  à  Milan.  Sur  ce  thème,  l'Italia  del  Popolo  fonda  une  longue 
et  artificieuse  polémique,  qui  n'eut  malheureusement  que  trop  d'influence  sur 
les  désastres  du  mois  d'août.  Au  lieu  de  s'organiser  et  d'aller  au  feu,  la  jeunesse 
milanaise  passa  son  temps  à  écouter  les  bavardages  des  coryphées  républicains, 
à  disserter  sur  l'excellence  du  système  unitaire  comparé  au  système  fédératif, 
et  à  tonner  contre  l'ambition  du  roi  Charles-Albert.  Grâce  à  ces  controverses 
dignes  du  Bas-Empire,  il  n'y  eut  bientôt  plus  à  discuter  ni  à  statuer  sur  l'an- 
nexion. Nous  n'avons  pas  à  raconter  ici  la  malheureuse  fin  de  la  campagne  de 
1847;  notre  intention  est  seulement  d'indiquer  le  rôle  que  jouaient  alors  ceux 
qui  ont  soulevé  l'Italie  contre  ses  princes,  sous  prétexte  que  ceux-ci  n'étaient 
pas  assez  bons  patriotes.  Quand  M.  Mazzini  vit  la  déroute  de  l'armée  piémon- 
taise,  croyant  apparemment,  suivant  son  expression,  que  la  guerre  des  rois  était 
finie  et  que  celle  du  peuple  allait  commencer,  il  jeta  sa  plume  et  son  journal, 
et  saisit  le  mousquet.  Un  aventurier  qui  avait  guerroyé  à  Montevideo,  et  qu'on 
renommait  en  Italie  pour  sa  capacité  militaire,  venait  d'arriver  à  Gènes  et  for- 
mait, depuis  quelque  temps,  une  légion  qui,  par  parenthèse,  n'a  jamais  paru 
en  ligne  nulle  part  :  c'est  probablement  la  raison  qui  poussa  M.  Mazzini  à  s'y 
enrôler.  M.  Mazzini  se  proclama  bruyamment  milite  di  Garibaldi;  puis,  comme 
Radetzky  s'approchait,  le  grand- prêtre  de  Vidée  vint  à  penser  que,  s'il  lui 
arrivait  malheur,  le  peuple  et  la  postérité  pourraient  bien  lui  demander  un 
compte  sévère  de  son  imprudence.  11  crut  que  son  premier  devoir  était  de  se 
réserver  pour  des  jours  meilleurs  :  sans  prendre  congé  de  son  capitaine,  il  se 
sauva  à  Lugano  et  s'enfonça  ensuite  dans  les  montagnes  de  la  Suisse,  d'où  il 
envoya,  quelque  temps  après,  un  souvenir  à  ses  amis,  sous  la  forme  d'une 
petite  brochure  intitulée  :  Ai  Giovani,  Ricordi,  di  Giuseppe  Mazzini. 

Quels  pouvaient  être  ces  souvenirs  que  l'intrépide  soldat  de  Garibaldi  adres- 
sait à  la  jeunesse  italienne  du  fond  de  sa  retraite?  Ce  n'étaient  pas  sans  doute 
les  récits  des  périls  partagés  avec  elle.  Aussi  se  gardait-il  bien  de  toute  allusion 
trop  directe  aux  derniers  événemens.  Son  livre,  aux  trois  quarts  rempli,  sui- 
vant son  habitude,  de  pompeuses  dissertations  sur  les  principes  éternels  qui 
président  à  la  vie  et  à  la  mort  des  peuples,  et  d'autres  thèses  métaphysiques 
aussi  ht>rs  de  propos,  n'avait  d'autre  but  que  de  prouver  aux  Italiens  que  s'ils 
avaient  été  battus  par  les  Autrichiens,  c'était  uniquement  pour  n'avoir  pas 
su,  avant  de  marcher  à  l'ennemi,  se  débarrasser  de  leurs  princes,  pour  avoir 
entrepris  une  guerre  royale  au  lieu  d'une  guerre  du  peuple,  leur  prédisant  une 
semblable  déroute  tant  qu'ils  persisteraient  à  se  livrer  aux  modérés,  réformateurs 
pratiques,  sages,  qui  n'étaient  que  les  hommes  d'un  temps  de  turpitude  !  La 
conclusion  était  une  attaque  violente  contre  ces  traîtres  modérés  qui  avaient 
eu  la  malveillance  de  discréditer  et  de  combattre  la  politique  de  la  jeune  Italie, 
et  dont  tous  les  efforts  tendaient,  depuis  plusieurs  années,  à  corrompre,  affaiblir 
et  démoraliser  le  peuple.  Grâce  à  leurs  intrigues,  les  glorieuses  traditions  de 
1820  et  1831  étaient  reléguées  dans  l'oubli,  l'ame  de  la  nation  était  énervée,  et 
le  lion  populaire  se  trouvait  muselé  au  profit  des  rois  et  des  aristocraties.  Le 
lion  populaire  est  une  image  dont  abuse  fort  l'éloquence  démagogique  par  tous 
pays,  et  qui  fait  toujours  son  effet.  Elle  ne  pouvait  manquer  en  cette  circon- 


SIX  MOIS  D'AGITATION  RÉVOLUTIONNAIRE  EN  ITALIE.  451 

stance  d'être  agréable  aux  Italiens  empressés  de  rejeter  sur  tout  autre  que  sur 
eux-mêmes  la  responsabilité  de  leurs  désastres.  M.  Mazzini,  comme  tous  ceux 
de  son  école,  se  montrait  prodigue  des  plus  fades  adulations  à  la  foule,  et,  pour 
justifier  ses  flagorneries  révolutionnaires,  ne  craignait  pas  de  démentir  et  de 
dénaturer  des  faits  accomplis  à  la  face  de  l'Italie  entière;  il  osait  insulter  avec 
une  audace  peu  commune  des  hommes  qui,  après  avoir  soutenu  des  luttes  pour 
la  liberté,  étaient  allés  verser  leur  sang  en  Lombardie  et  pansaient  de  glorieuses 
blessures  alors  que  M.  Mazzini  les  traitait  de  Machiavels  d'antichambre. 

L'un  d'eux,  M.  d'Azeglio,  lui  avait  répondu  d'avance  dans  une  brochure  qui 
parut  au  même  moment  que  celle  de  M.  Mazzini  (1).  Ce  fut  une  heureuse  coïn- 
cidence que  celle  qui  mit  en  regard  des  emphatiques  déclamations  et  des  phi- 
lippiques  outrées  de  l'écrivain  radical  le  langage  simple  et  pratique,  la  droite  et 
saine  raison  de  l'un  des  plus  illustres  défenseurs  du  principe  constitutionnel. 
Homme  d'action  en  même  temps  que  publiciste  distingué,  M.  le  marquis  d'A- 
zeglio s'est  constamment  montré  sur  la  brèche  depuis  l'origine;  en  toutes  cir- 
constances, il  a  soutenu  les  vraies  doctrines  libérales  contre  les  excès  en  sens 
contraire  de  la  réaction  et  de  la  démagogie.  On  l'a  vu  tour  à  tour,  et  avec  un 
zèle  infatigable,  plaider  la  cause  des  réformes  auprès  du  pape  Pie  IX  et  du  roi 
Charles-Albert,  puis  lutter  de  toute  la  force  de  sa  popularité  et  de  son  bon  sens 
contre  les  exaltés  de  Florence  et  de  Rome,  alors  qu'un  grand  nombre  de  ses 
propres  amis  ne  voyaient  encore  dans  l'agitation  populaire  qu'un  moyen  plus 
prompt  de  mettre  l'Italie  en  possession  de  ses  libertés  constitutionnelles.  Son  es- 
prit sagement  progressif,  impartial,  précis  et  tout  français,  l'a  préservé  à  la  fois 
des  découragemens  auxquels  s'est  abandonnée  l'ame  noble  et  élevée  de  M.  le 
comte  Balbo,  comme  aussi  des  écarts  de  l'impétueux  auteur  du  Primato.  En  un 
mot,  M.  d'Azeglio  est  resté  la  personnification  la  plus  exacte  de  l'école  libérale 
modérée,  et  son  opinion  a,  en  Italie,  toute  la  valeur  d'un  programme  politique. 
La  brochure  Craintes  et  Espérances  était  donc  un  manifeste  opposé  à  un  ma- 
nifeste. 

Comme  si  tout  se  fût  réuni  pour  établir  un  piquant  et  complet  contraste  entre 
les  deux  ouvrages  et  les  deux  hommes,  jamais  peut-être  la  verve  et  la  logique 
incisive  qui  caractérisent  M.  d'Azeglio  ne  s'étaient  fait  jour  en  une  phrase  plus 
mordante,  plus  correcte,  plus  concise  (qualité  rare  chez  les  Italiens).  Sa  prose 
limpide  et  spirituelle ,  d'un  tour  qui  rappelle  Paul-Louis  Courier,  devait  avoir 
facilement  raison  des  périodes  amphigouriques  de  M.  Mazzini.  Enfin,  pour  der- 
nier trait,  les  circonstances  dans  lesquelles  se  trouvait  chacun  des  deux  écrivains 
donnaient  lieu  à  des  rapprochemens  fort  peu  avantageux  pour  l'honneur  de  la 
république  dans  la  personne  de  son  chef.  La  retraite  de  M.  Mazzini  à  Lugano 
avait  scandalisé  les  Italiens,  peu  difficiles  néanmoins  en  fait  de  courage;  per- 
sonne n'ignorait  au  contraire  que  M.  d'Azeglio  avait  fait  la  campagne  en  Vénétie 
avec  le  général  Durando ,  qu'il  avait  eu  la  jambe  fracassée  par  une  balle  à  Vi- 
cence  en  défendant  le  Monte  Berico  avec  deux  mille  hommes  seulement  contre 
douze  mille  Autrichiens,  et  qu'il  n'était  point  encore  guéri  de  cette  grave  bles- 
sure au  moment  où  il  écrivait.  Aussi  M.  d'Azeglio  avait-il  qualité  pour  demander 
compte  aux  républicains  de  la  conduite  tenue  par  eux  durant  la  guerre ,  et  des 

(1)  Tiïnori  e  Speranze,  di  Massimo  Azeglio. 


152  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

exploits  qu'ils  avaient  accomplis  pour  la  cause  nationale.  Exploits  de  clubs  et  de 
cafés,  lâches  intrigues  contre  des  gens  placés  sous  la  mitraille,  tout  le  bilan  de 
la  campagne  des  mazziniens  était  tracé  d'une  plume  vigoureuse;  puis,  animé 
d'une  patriotique  indignation  contre  les  sophistes  qui,  pour  capter  la  popularité, 
abusaient  grossièrement  l'Italie  sur  ses  véritable  forces,  M.  d'Azeglio  s'écriait: 
«  Après  que  l'armée  piémontaise,  plus  ou  moins  soutenue  par  les  contingens 
de  Rome  et  de  la  Toscane,  munie  d'artillerie  et  régulièrement  organisée,  a  dû 
céder  le  terrain,  les  organes  de  la  république  viennent  nous  dire:  La  guerre 
des  rois  est  finie,  la  guerre  des  peuples  commence!  Que  répondre  à  des  hommes 
qui  osent  tenir  un  semblable  langage,  à  des  hommes  qui,  après  tout  ce  qui  vient 
de  se  passer,  comprennent  de  la  sorte  la  question  italienne  et  connaissent  si  peu 
le  malheureux  peuple  qu'ils  prétendent  conduire?  Certes,  c'est  une  dure  et  amère 
chose  pour  moi,  comme  pour  tout  Italien,  que  d'avoir  à  dévoiler  aux  yeux  du 
monde  entier  les  plaies  de  ma  nation,  d'autant  plus  que  je  suis  persuadé  que  ce 
n'est  point  à  elle,  mais  aux  anciens  systèmes  de  gouvernement,  que  l'Italie  en 
est  redevable;  mais  comme  il  est  utile,  indispensable  de  connaître  la  vérité,  de 
se  rendre  compte  du  pratique  et  du  possible,  j'aurai  la  force  de  rechercher  des 
preuves  désolantes,  et,  à  ceux  qui  ont  prononcé  cette  phrase,  je  demanderai  : 
Croyez-vous  vraiment,  sincèrement,  que  notre  peuple  se  lèvera  en  masse  pour 
vaincre  l'armée  autrichienne?  » 

Dans  un  post-scriptum  ajouté  à  sa  brochure,  M.  Mazzini  n'hésita  pas  à  répon- 
dre à  cette  question  :  «  Oui,  je  crois  vraiment,  sincèrement,  que  notre  peuple 
se  lèvera  en  masse.  »  Le  croit-il  encore  aujourd'hui?  Les  Piémontais  ont  été 
écrasés  à  Novare,  et  non-seulement  pas  un  homme  n'a  bougé  à  Rome  et  à  Flo- 
rence, mais  les  Lombards  eux-mêmes  sont  restés  immobiles  dans  leurs  villes 
évacuées  par  les  garnisons  autrichiennes!  Qui  connaît  mieux  les  Italiens,  de  Ra- 
detzky ,  de  M.  d'Azeglio,  ou  de  M.  Mazzini? 

M.  d'Azeglio  ajoutait  :  «  Le  peuple  italien,  que  les  gouvernemens  passés  ont 
systématiquement  tenu  éloigné  de  toute  idée  politique ,  n'a  pas  conscience  de 
ses  droits,  encore  moins  de  ses  devoirs.  L'instruction  politique  du  peuple,  je 
veux  dire  de  la  masse,  de  90  pour  100  de  la  population,  se  bornait,  hier  encore, 
à  savoir  qu'il  y  avait  d'un  côté  un  pape  et  des  princes,  de  l'autre  une  Autriche, 
sorte  de  pouvoir  mystérieux  dont  la  main ,  partout  cachée,  se  faisait  partout 
sentir,  une  sorte  de  Deus  ex  machina.  En  face  du  pape  et  de  l'Autriche,  jaco- 
bins, francs-maçons,  carbonari,  se  présentaient  aux  imaginations  effarées  en- 
tourés de  toute  l'épouvante  qu'inspire  aux  enfans  l'approche  de  l'ours  ou  de  la 
sorcière.  Le  vulgaire  voyait  les  deux  partis  continuellement  en  lutte.  Pour  lui, 
les  francs-maçons  n'avaient  d'autre  but  que  d'égorger  les  prêtres  et  le  pape  en 
l'honneur  du  diable  leur  chef.  Le  pape  ne  songeait  qu'à  envoyer  en  enfer  les 
francs-maçons  pour  la  plus  grande  gloire  et  le  profit  de  la  sainte  église,  et,  sur 
l'arrière-plan,  l'Autriche  apparaissait  pour  décider  la  question  en  faveur  du  pape 
et  mettre  le  diable  en  fuite  quand  la  victoire  menaçait  de  se  déclarer  pour  ce- 
lui-ci. Voilà  à  quoi  se  réduisait  la  politique  du  vulgaire.  D'Italie,  de  nationalité, 
d'indépendance,  il  n'était  nullement  question. 

«  Nous  avions  voulu  faire  l'éducation  de  ce  peuple  avant  de  le  lancer  dans  les 
grandes  entreprises.  La  jeune  Italie,  au  contraire,  prétend  le  jeter  de  plein  saut 
dans  la  république.  Pour  moi ,  ajoutait  l'auteur  avec  une  raison  parfaite,  ce 


SIX  MOIS  D'AGITATION  RÉVOLUTIONNAIRE   EN   ITALIE.  153 

n'est  pas  la  république  en  elle-même  que  je  redoute,  je  ne  la  crois  pas  possible 
ou  au  moins  durable  en  Italie,  mais  c'est  le  despotisme  et  peut-être  les  Croates 
qui  sont  au  bout.  » 

En  plus  d'une  circonstance,  M.  d'Azeglio  s'est  montré  bon  prophète.  Cette 
fois  encore  l'événement  ne  lui  a  que  trop  donné  raison.  L'entreprise  de  M.  Maz- 
zini  a  eu  pour  premier  résultat  d'amener  les  Croates  à  Turin;  demain  peut-être 
les  verrons-nous  à  Rome.  Dieu  veuille  que  les  craintes  de  M.  d'Azeglio  ne  se 
réalisent  pas  dans  toute  leur  étendue  !  Portant  son  regard  au-delà  de  l'Italie  et 
sur  l'état  général  de  l'Europe,  M.  d'Azeglio  voit  dans  la  situation  actuelle  le 
germe  de  graves  périls  pour  l'avenir.  La  question ,  selon  lui ,  est  nettement 
posée  entre  l'Orient  uni ,  compact ,  discipliné,  et  l'Occident  divisé,  affaibli  par 
la  discorde.  L'issue  de  la  lutte  ne  saurait  être  douteuse.  Tout  ce  qui  abhorre  le 
désordre  et  la  licence  sera  pour  les  Cosaques,  et  au  milieu  du  conflit  périra  la 
vraie  liberté.  «  Il  me  semble,  dit-il,  que  la  république  travaille  aujourd'hui  de 
toutes  ses  forces  au  rétablissement  de  la  monarchie,  je  ne  dis  pas  seulement  de 
la  monarchie  constitutionnelle,  mais  de  la  monarchie  pure,  voire  du  despotisme  ! 
La  terreur  et  l'échafaud  de  93  effrayèrent- ils  l'Europe  autant  que  le  parti  qui  a 
été  vaincu  sur  les  barricades  de  juin?  J'en  doute  fort.  En  93,  il  n'était  question 
que  de  la  tête;  en  1848,  c'est  du  foyer,  du  toit  héréditaire  qu'il  s'agit  de  dé- 
clarer illégal,  de  la  famille  qu'on  veut  proclamer  un  abus,  une  tyrannie.  Cette 
république  travaille  pour  quiconque  saura  rassurer  la  propriété  et  la  famille; 
elle  travaille  pour  les  rois  absolus.  » 

C'est  parce  qu'il  est  sincère  partisan  de  la  liberté,  que  M.  d'Azeglio  se  pronon- 
çait si  nettement  contre  la  république.  Néanmoins,  tout  en  la  combattant  avec 
vigueur,  il  montrait ,  il  faut  en  convenir,  un  peu  trop  de  sécurité  à  l'endroit 
de  son  établissement.  Il  ne  croyait  pas  le  danger  si  prochain  qu'il  Tétait  en 
réalité.  Sans  doute  la  république  n'avait  pas  de  raison  d'être  en  Italie,  sans 
doute  elle  était  antipathique  à  l'immense  majorité  de  la  nation;  mais  tout 
n'est-il  pas  possible  à  une  poignée  d'hommes  audacieux  au  milieu  d'un  pays  qui 
s'abandonne,  et  n'est-il  pas  à  craindre  que  la  même  torpeur  inerte  qui  se  l'est 
laissé  imposer  ne  s'oppose  de  long-temps  à  ce  qu'on  la  renverse?  Il  y  avait  à 
Rome,  en  Toscane,  en  Piémont,  une  majorité  immense  qui  pensait  comme 
M.  d'Azeglio,  qui  trouvait  ses  paroles  les  plus  raisonnables  du  monde  et  n'avait 
pas  le  moindre  penchant  pour  M.  Mazzini.  Cette  majorité  cependant  a  subi 
M.  Mazzini  à  Rome  et  en  Toscane;  peu  s'en  est  fallu  qu'elle  ne  fût  débordée  en 
Piémont.  Cette  majorité  était  au  pouvoir,  elle  était  maîtresse  des  assemblées  : 
la  force  semblait  être  entre  ses  mains,  et  pourtant  on  l'a  vue  se  fondre  en  quel- 
que sorte  instantanément  et  disparaître  presque  sans  combat.  Où  donc  était  alors 
cette  phalange  d'écrivains  et  de  publicistes  qui  jusqu'à  cette  époque  avaient 
dirigé  et  soutenu  l'opinion  publique  avec  un  si  parfait  accord?  Qu'étaient  de- 
venus les  chefs  naguère  encore  si  écoutés  de  l'école  libérale?  Par  quelle  fatalité 
s'étaient  opérées  cette  décomposition  soudaine  des  partis,  cette  espèce  de  confu- 
sion des  langues  dans  toute  l'Italie  après  l'armistice  Salasco?  Nous  venons  de 
montrer  M.  d'Azeglio  aux  prises  avec  la  jeune  Italie;  il  combattait  à  peu  près  seul. 
Parmi  ses  anciens  amis  politiques,  les  uns  avaient  passé  par  les  affaires,  et,  sortis 
du  pouvoir,  s'enveloppaient  de  cette  espèce  de  dignité  et  d'inaction  qui  suit  la 
remise  d'un  portefeuille.  D'autres,  mécontens  de  voir  la  guerre  suspendue  et  la 


J54  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

conquête  de  l'indépendance  ajournée,  inclinaient  vers  la  portion  exaltée  du  parti, 
laquelle  se  montrait  alors  très  ardente  à  dénoncer  la  mollesse  des  gouvernements 
et  à  demander  qu'on  tentât  de  nouveau  le  sort  des  armes.  Pour  le  malheur  de  la 
cause,  M.  Gioberli  se  trouvait  avec  eux. 

M.  Giobcrti  a  commis  à  cette  époque  une  grave  erreur,  nous  ne  craignons  pas 
de  le  dire,  malgré  l'admiration  que  nous  professons  pour  lui,  et  précisément 
surtout  à  cause  de  l'estime,  s'il  se  peut  plus  grande,  que  nous  a  inspirée  la  cou- 
rageuse fermeté  avec  laquelle  il  est  revenu  sur  ses  pas.  Parti  de  Paris  peu  après 
M.  Mazzini,  M.  Gioberti  fut  reçu  avec  acclamations  par  l'Italie  enthousiasmée; 
le  voyage  qu'il  fit  à  Milan,  Gènes,  Florence,  Rome  et  Bologne,  fut  un  véri- 
table triomphe.  Sa  popularité  était  immense  alors,  et  s'il  eût  voulu  faire  la 
résistance  qu'il  a  tentée  plus  tard,  il  est  probable  qu'il  eût  dominé  la  situation. 
Pour  cela,  il  lui  eût  fallu,  ce  nous  semble,  nonobstant  de  légères  dissidences, 
s'unir  étroitement  à  ses  anciens  amis,  aux  conservateurs  du  parti  libéral.  11  se 
fût  aidé  de  leur  dévouement  et  de  leurs  conseils,  qui  ne  pouvaient  certes  lui  être 
suspects,  et,  de  son  côté,  il  les  eût  soutenus  de  son  influence,  encore  intacte.  Au 
lieu  de  suivre  cette  voie,  M.  Gioberti  fit  alliance  avec  les  exaltés,  avec  le  parti  de 
la  guerre  immédiate.  Était-ce  pour  ménager  sa  popularité?  On  eût  pu  le  croire 
alors;  mais  la  suite  a  montré  que  M.  Gioberti  en  savait  faire  bon  marché  et 
avait  l'esprit  assez  haut  pour  la  sacrifier  sans  regrets  à  ses  convictions.  Esprit 
ardent  et  absolu  en  toutes  choses,  l'auteur  du  Primato  pensait  alors  que  la  guerre 
devait  être  poussée  à  outrance,  et,  mécontent  de  voir  les  modérés  opposer  des 
délais  à  la  reprise  des  hostilités,  il  s'éloigna  d'eux  sans  se  demander  si  l'ardeur 
intraitable  que  montraient  ses  nouveaux  amis  pour  la  guerre  prenait  sa  source 
dans  un  vrai  et  sincère  patriotisme,  ou  si  ce  n'était  qu'une  simple  poursuite  de 
portefeuilles. 

Quoi  qu'il  en  soit,  la  question  de  la  guerre  immédiate  fut  dès-lors  posée  entre 
les  partis.  Ceux  qui  repoussaient  la  guerre,  au  moins  momentanément,  passèrent 
pour  mauvais  patriotes,  quels  que  fussent  les  gages  antérieurs  qu'ils  avaient  don- 
nés; ces  réactionnaires  reçurent  le  surnom  de  codini  (porte-queue,  perruques), 
lequel  a  eu  une  aussi  grande  vogue  en  Italie  que  l'épithète  infiniment  moins  pit- 
toresque inventée  en  France.  Par  contre,  les  libéraux  avancés  s'intitulèrent  démo- 
crates', ils  demandèrent  la  création  de  ministères  démocratiques,  et  ils  entrèrent 
de  plus  en  plus  dans  cette  voie  dangereuse  dont  il  semble  que  l'exemple  de  ce  qui 
s'était  passé  chez  nous  eût  dû  les  écarter.  Là,  comme  ici,  c'est  une  gauche  impré- 
voyante qui  a  amené  la  république.  Comme  pour  compléter  la  parodie,  en  Italie 
aussi,  le  tour  s'est  fait  à  l'aide  d'un  mot  sacramentel .  nous  avions  crié  :  Vive 
la  réforme!  ils  ont  crié  :  Vive  la  constituante!  sans  y  voir  plus  clair  que  la  garde 
nationale  du  23  février. 

En  Italie,  on  a  constamment  et  essentiellement  besoin  de  crier  quelque  chose. 
Après  avoir  depuis  deux  ans  successivement  acclamé  la  réforme,  la  ligue,  la  consti* 
tution,  Pie  IX  (hélas  !)  et  tous  les  souverains,  même  le  roi  de  Naples  un  instant,  la 
mode  était  venue  de  crier  vive  la  constituante!  La  constituante  de  quoi  ?  A  coup 
sûr,  les  clubistes  en  plein  vent  de  Gènes  et  de  Livourne,  pas  plus  que  les  fortes 
tètes  du  Circolo  romano,  n'auraient  su  le  dire.  Était-ce  une  convention  unitaire, 
une  diète  fédérale,  ou  simplement  une  assemblée  élue  dans  chaque  état  pour  éla- 
borer une  constitution  particulière?  C'était  un  peu  de  tout  cela.  Jamais  exprès- 


SIX  MOIS  D'AGITATION   RÉVOLUTIONNAIRE  EN  ITALIE.  155 

sion  plus  ambiguë  ne  se  prêta  à  des  interprétations  plus  diverses.  Elle  avait  été 
habilement  choisie  et  exploitée  à  Milan  par  M.  Mazzini.  La  constituante  ne  s'ap- 
pliquait, disait-il  alors,  qu'aux  seules  provinces  lombardes  et  vénitiennes  et  à 
la  question  de  l'annexion.  Nous  avons  vu  comment  cette  proposition  intempes- 
tive, en  divisant  les  esprits  et  en  préparant  en  partie  la  défaite  des  Piémontais, 
avait  obtenu  le  résultat  souhaité  par  les  républicains,  celui  de  rendre  impossible 
la  formation  du  royaume  de  la  Haute-Italie.  De  Milan  le  mot  circula  à  Gênes,  à 
Livourne,  à  Florence,  comme  tant  d'autres  qui  avaient  successivement  servi  à 
agiter  la  foule  inintelligente.  Les  reduci  le  rapportèrent  à  Rome,  où  ils  venaient 
faire  le  coup  de  fusil  contre  les  cardinaux  et  les  monsignori,  ce  qui  était  plus 
sûr  et  non  moins  glorieux  que  contre  les  Croates.  Les  Génois,  les  Pisans  pen- 
sèrent que,  s'ils  n'avaient  pas  chassé  les  barbares,  la  faute  en  était  aux  soldats 
piémontais  et  surtout  à  l'absence  d'une  constituante.  Chacun  alors  de  deman- 
der une  constituante. 

Ce  qui  est  vraiment  curieux,  c'est  l'incroyable  quiproquo  qui  s'introduisit  à 
l'aide  de  ce  mot.  Nous  ne  savons  s'il  en  faut  faire  honneur  au  hasard  ou  à 
M.  Mazzini.  Si  c'est  à  ce  dernier,  il  témoigne  d'un  génie  très  inventif  et  d'une 
fourbe  peu  commune.  Il  eût  été  difficile  de  mieux  brouiller  les  cartes.  En  effet, 
on  se  mit  d'abord,  pour  suivre  la  mode  probablement,  à  appeler  constituante 
l'ancienne  ligue  proposée  dans  le  Primato  et  les  Speranze,  le  projet  de  confédé- 
ration d'états  poursuivi  depuis  long-temps  par  les  libéraux,  et  sur  lequel,  à  un 
grand  nombre  d'ouvrages  remarquables,  M.  Vieusseux  de  Florence  vient  d'a- 
jouter une  brochure  fort  intéressante  intitulée  :  Frammenti  sull'  Italia  net  1822. 
Cette  constituante  était  celle  de  M.  Gioberti,  le  promoteur  de  la  fédération. 
Pourquoi  ne  lui  avait-il  pas  conservé  son  nom  primitif,  beaucoup  plus  clair,  et 
qui  en  exprimait  mieux  la  nature?  Il  y  avait  ensuite  la  constituante  de  M.  Ma- 
miani,  sorte  de  parlement  destiné  à  donner  une  constitution  à  l'état  romain, 
puis  celle  de  M.  Montanelli,  qui  voulait,  de  son  côté,  réorganiser  la  Toscane, 
non  sans  quelque  arrière-pensée  d'unitarisme.  Quant  à  M.  Mazzini,  il  gardait 
encore  dans  sa  poche  sa  constituante  à  lui,  le  rêve  de  toute  sa  vie,  la  con- 
Tention  italienne  au  Capitole,  dont  il  avait  essayé,  ainsi  que  nous  l'avons  dit, 
d'établir  une  première  succursale  à  Milan.  Pour  le  moment,  Léopold  et  Pie  IX 
étant  sur  le  trône  et  M.  Rossi  ministre,  il  n'y  avait  pas  trop  moyen ,  pour  le  chef 
de  la  jeune  Italie,  d'approcher  du  Capitole.  Il  lui  fallait  des  noms  moins  com- 
promis que  le  sien  pour  lui  frayer  la  voie.  «  Ne  craignons  pas,  écrivait-il  à  ses 
disciples,  ne  craignons  pas  d'employer  à  l'œuvre  sainte  de  profanes  initiateurs. 
Quand  l'instrument  a  fait  son  service,  on  le  rejette.  L^ur  tâche  accomplie,  rem- 
placez-les par  d'autres  jusqu'à  l'heure  venue.  »  C'est  de  la  haute  politique, 
comme  on  voit.  Dans  le  désarroi  où  se  trouvait  le  parti  constitutionnel ,  la  jeune 
Italie  sut  recruter  ses  initiateurs.  A  Rome,  elle  donna  ce  rôle  à  M.  Mamiani;  à 
Florence,  à  M.  Montanelli;  en  Piémont  enfin,  au  ministère  démocratique  que 
M.  Gioberti  fit  éclore  sous  son  aile. 


456  REVUE   DES   DEUX  MONDES. 

H.  —   RÉVOLUTIONS   DE   FLORENCE   ET  DE   ROME. 

C'est  par  la  Toscane  qu'on  commença.  Les  radicaux  avaient  jeté  leur  dévolu 
sur  cette  portion  de  l'Italie.  Ils  avaient  décidé  d'en  faire  leur  base  d'opérations 
pour  républicaniser  le  reste  de  la  péninsule.  Ils  avaient  bien  raison.  Bien  que  la 
Toscane  soit  le  pays  le  moins  propre  au  régime  républicain  et  qu'une  tentative 
de  réforme  des  institutions  fondamentales  y  fût  un  non-sens,  puisque,  depuis 
plus  de  quatre-vingts  ans,  le  principe  démocratique  y  a  été  introduit  et  appli- 
qué dans  toute  sa  largeur,  la  jeune  Italie  y  devait  avoir  beau  jeu.  Dans  cette  douce 
contrée,  où  chacun  laisse  faire  et  ne  songe  qu'à  éviter  la  lutte,  l'avantage  de- 
vait rester  à  la  première  volonté  obstinée  qui  se  rencontrerait.  11  s'en  trouva 
une  dans  la  personne  de  M.  Guerrazzi.  M.  Guerrazzi  est  un  avocat  qui,  depuis 
une  année,  n'avait  d'autre  occupation  que  d'ameuter  la  populace  de  Livourne 
et  de  terrifier  à  tout  propos  le  gouvernement  du  grand-duc  par  des  manifesta- 
tions soi-disant  nationales  dont  nous  pouvons  apprécier  la  force,  nous  qui  savons 
comment  s'organisent  les  manifestations;  mais  à  Florence  on  n'osait  guère  re- 
garder en  face  cet  épouvantail.  Livourne  était  considéré  comme  un  vrai  volcan, 
et  M.  Guerrazzi  comme  un  homme  indomptable.  Une  seule  fois  cependant  l'avocat 
exalté  trouva  son  maître.  Un  des  ministres  du  grand-duc,  le  comte  Serristori, 
ancien  soldat  de  l'empire,  pensa  que  le  monstre  n'était  peut-être  pas  si  terrible 
de  près  que  de  loin.  Il  alla  droit  à  lui  avec  quelques  compagnies  de  soldats, 
balaya  les  rues  de  Livourne,  saisit  M.  Guerrazzi  avec  quelques  autres  boute-feux 
et  les  envoya  immédiatement  dans  les  casemates  de  Porto-Ferrajo.  Par  malheur, 
tous  les  ministres  toscans  n'avaient  pas  la  même  décision  que  M.  Serristori,  et 
quand  le  gouvernement  du  grand-duc  s'est  retrouvé  en  face  de  M.  Guerrazzi,  il 
n'a  pas  su  imiter  ce  salutaire  exemple. 

Il  est  douteux  cependant  que  M.  Guerrazzi,  assisté  de  ses  Livournais,  eût 
réussi,  ainsi  qu'il  est  arrivé,  à  se  faire  accepter  pour  ministre  par  le  faible  Léo- 
pold.  Il  eut  le  bonheur  de  trouver  un  auxiliaire  précieux  dans  M.  Montanelli. 
Nous  avons  eu  souvent  occasion  de  parler  de  M.  Montanelli.  Ce  jeune  professeur 
de  l'université  de  Pise,  catholique  et  patriote  ardent,  eût  mieux  fait,  pour  sa 
gloire,  de  rester  sur  le  champ  de  bataille  de  Curtatone,  où  il  s'était  conduit  en 
héros  et  tomba  grièvement  blessé  aux  mains  des  Autrichiens.  Il  eût  emporté  avec 
lui  une  renommée  sans  tache  et  les  regrets  unanimes  de  tous  ses  compatriotes, 
qui  l'aimaient  pour  ses  qualités  personnelles  autant  qu'ils  l'estimaient  pour  son 
talent.  M.  Montanelli,  pour  s'en  convaincre,  n'a  qu'à  relire  les  oraisons  funèbres 
qui  parurent  dans  tous  les  journaux,  après  que  le  bruit  de  sa  mort  se  fut  accré- 
dité. Malheureusement  pour  lui  il  en  réchappa,  et,  rendu  à  la  liberté,  après  une 
courte  captivité  à  l'hôpital  militaire  de  Mantoue,  il  revint  en  Toscane,  où  la  cou- 
rageuse conduite  qu'il  avait  tenue  accrut  encore  le  prestige  dont  l'entourait  au- 
paravant son  éloquence.  Flatté  des  ovations  dont  il  était  l'objet,  M.  Montanelli 
fit  des  harangues  sur  la  grande  place  de  Livourne;  il  eut  un  grand  succès  de 
rhétorique,  de  jeunesse  et  d'enthousiasme,  et  en  considération  de  sa  popularité 
le  gouvernement  ne  crut  pouvoir  mieux  faire  que  de  le  nommer  gouverneur  de 
cette  cité  embarrassante.  On  espérait  que  ce  choix  serait  agréable  aux  Livour- 
nais, et  l'on  se  confiait  en  même  temps  à  l'honnêteté  de  M.  Montanelli.  Nous 


SIX  MOIS  D'AGITATION   RÉVOLUTIONNAIRE  EN   ITALIE.  157 

ne  voudrions  pas  dire  que  celle-ci  fit  défaut;  nous  aimons  mieux  croire  qu'il 
éprouva  cette  déplorable  hallucination  qui  fait  voir  aux  Barbes  de  tous  les  pays 
le  peuple  souverain  sous  la  figure  de  quelques  centaines  d'émeutiers.  M.  Mon- 
tanelli  eût  cru  forfaire  à  ses  devoirs  de  patriote,  s'il  eût  méconnu  la  volonté  du 
peuple  exprimée  par  les  comparses  habituels  de  M.  Guerrazzi:  il  aima  mieux 
manquer  complètement  à  ses  devoirs  d'administrateur  et,  à  la  première  émeute, 
tandis  que  le  peuple  s'emparait  tranquillement  de  la  ville  au  cri  de  vive  la  con- 
stituante! M.  Montanelli  prenait  le  chemin  de  fer  et  allait  à  Florence  présenter  les 
vœux  de  ses  administrés.  Le  grand-duc,  toujours  d'après  le  même  système,  ren- 
voya son  ministère,  et,  après  quelques  jours  d'hésitation,  finit  par  se  livrer  aux 
exaltés,  espérant  peut-être  qu'après  qu'il  leur  aurait  tout  donné,  ceux-ci  ne  de- 
manderaient plus  rien.  En  cette  circonstance,  le  grand-duc  ne  fut  pas  soutenu 
comme  il  aurait  dû  l'être  par  le  parti  libéral,  qui  se  trouvait  parfaitement  en 
mesure  de  composer  un  nouveau  cabinet.  Le  centre  yauche  de  l'assemblée  tos- 
cane eût  pu,  avec  un  peu  de  résolution,  prendre  en  main  les  affaires  que  lui 
abandonnait  le  ministère  Capponi.  Ce  n'est  qu'en  désespoir  de  cause,  et  après 
s'être  adressé  à  MM.  Salvagnoli,  Ricasoli  et  leurs  amis,  que  le  grand-duc  se 
détermina  à  accepter  le  ministère  démocratique.  Les  modérés,  pour  expliquer 
leur  manque  de  cœur,  ont  allégué  qu'il  valait  mieux  user  aux  affaires  le  parti 
exalté;  mais  ils  comptaient  sans  la  jeune  Italie,  dont  les  exaltés  n'étaient  que 
les  initiateurs. 

M.  Guerrazzi.  qui  dans  toute  cette  affaire  avait  joué  le  rôle  de  souffleur,  prit 
sa  part  du  butin.  En  homme  habile,  il  laissa  à  son  collègue  Montanelli  les  affaires 
extérieures  et  la  présidence  du  conseil,  et,  visant  au  solide,  il  s'adjugea  le  mi- 
nistère de  l'intérieur.  Une  fois  au  pouvoir,  il  n'a  plus  songé  qu'à  s'y  maintenir, 
et,  comme  il  arrive  en  pareil  cas,  il  a  mis  à  le  défendre  la  même  ténacité  qu'il 
avait  employée  à  l'attaquer.  Sa  première  pensée  a  été  pour  ses  amis  les  Livour- 
nais.  De  peur  qu'ils  ne  s'avisassent  de  recommencer  contre  lui  les  manœuvres 
auxquelles  il  les  avait  si  bien  dressés,  le  nouveau  ministre,  peu  de  temps  après 
son  installation,  sur  l'annonce  d'un  commencement  de  rumeur  populaire,  leur 
adressa  une  proclamation  laconique  et  du  tour  le  plus  original,  dans  laquelle  il 
les  engageait  à  se  bien  conduire  et  à  se  rappeler  que  qui  casse  les  verres  les  paie. 
Les  Liyournais  se  le  sont  tenu  pour  dit.  Si  le  gouvernement  provisoire  qui  a 
succédé  au  grand-duc  s'est  soutenu  jusqu'à  présent,  il  est  certain  qu'il  le  doit  à 
l'énergie  de  M.  Guerrazzi.  Récemment,  celui-ci  est  parvenu  à  se  débarrasser 
d'un  circolo  nazionale,  club  de  démagogues  qui,  à  l'instar  de  celui  de  Rome, 
gouvernait  tyranniquement  et  imposait  ses  volontés  au  gouvernement.  M.  Guer- 
razzi, plus  fourbe  qu'eux  tous,  les  a  divisés;  puis,  quand  il  a  cru  le  moment 
propice,  il  s'est  tout  à  coup  tourné  du  côté  de  la  garde  nationale,  a  fait  ap- 
pel aux  bons  citoyens  et  les  a  expulsés.  Petit  à  petit  il  s'est  débarrassé  de  ses 
anciens  complices  en  leur  donnant  des  missions  à  l'extérieur.  Évidemment,  ce 
Cromwell  au  petit  pied  a  un  remarquable  instinct  politique  et  une  valeur  bien 
supérieure  à  son  mystique  associé,  Montanelli.  Celui-ci,  homme  à  principes  et 
fanatique,  pousse  une  idée  jusqu'à  ses  dernières  conséquences.  Après  s'être  mon- 
tré partisan  et  admirateur  de  Pie  IX  jusqu'à  l'exaltation,  il  a  fait  alliance  avec 
Técole  anti-catholique  de  Mazzini,  dès  qu'il  s'est  avisé  que  la  papauté  était  un 
obstacle  à  Tunitarisme.  Il  est  impossible  que  M.  Montanelli,  avec  de  pareilles  ten- 


458  .   REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

dances,  bien  qu'elles  ne  fussent  pas  encore  très  prononcées,  ait  pu  accepter  loya- 
lement le  portefeuille  que  lui  donnait  le  grand-duc.  Nous  ne  répondrions  pas, 
au  contraire,  que  M.  Guerrazzi  ne  se  fût  déterminé  à  rester  un  bon  et  fidèle  mi- 
nistre de  Léopold,  car  il  ne  peut  se  dissimuler  que  l'absorption  de  la  Toscane 
par  Rome,  et,  plus  tard,  dans  une  grande  république  italienne,  ne  soit  de  nature 
à  amoindrir  singulièrement  sa  position  personnelle.  Or,  avant  tout,  pour  lui,  il 
s'agit  de  gouverner.  Aussi  ne  se  montre-t-il  pas  très  pressé  aujourd'hui  d'ab- 
diquer sa  dictature  pour  aller  rejoindre  M.  Mazzini  à  Rome. 

Le  programme  politique  imposé  par  M.  Montanelli  au  grand-duc  se  résumait 
en  deux  mots  :  la  guerre  et  la  constituante.  Le  ministère  démocratique  n'était 
point  encore  bien  fixé  sur  la  portée  du  second  article.  En  effet,  en  même  temps 
qu'il  organisait  des  élections  nouvelles  sur  la  base  du  suffrage  universel  et  pré- 
parait une  constituante  pour  la  Toscane,  il  était  encore  question  à  Florence 
d'un  projet  de  diète  fédérale  rédigé  par  l'abbé  Rosmini  à  Rome,  d'après  les 
principes  de  M.  Gioberti,  et  qui  devait  réunir  dans  une  ligue  offensive  et  dé- 
fensive le  pape,  le  roi  de  Sardaigne  et  le  grand-duc.  Ce  projet  avait  même  été 
accepté  par  le  gouvernement  toscan  au  commencement  du  mois  de  novembre, 
quoi  qu'en  ait  pu  dire  M.  Montanelli  dans  son  discours  du  22  janvier,  et  il  est 
certain  que  des  propositions  simultanées,  faites  peu  après  cette  époque  par  les 
ministères  Rossi  et  Pinelli,  avaient  été  prises  en  considération.  Ce  n'est  que  trois 
mois  après  que  M.  Montanelli  a  présenté  son  projet  de  constituante  unitaire. 
Dans  cet  intervalle,  la  révolution  s'était  accomplie  à  Rome. 

A  Rome,  les  plans  de  la  jeune  Italie  rencontraient  un  plus  solide  obstacle  que 
ne  pouvait  l'être  le  ministère  Capponi,  qu'elle  venait  de  renverser.  Un  homme 
d'une  vaste  intelligence  et  d'une  fermeté  à  toute  épreuve  couvrait  à  lui  seul  la 
papauté.  On  l'attaqua  à  l'italienne.  Les  mazziniens  montrèrent  qu'ils  n'avaient 
pas  dépouillé  toutes  les  vieilles  traditions  M.  Rossi  tombé,  et  c'est  la  plus  belle 
oraison  funèbre  qu'on  pût  lui  faire,  tout  s'écroula  après  lui.  En  vain  M.  Mamiani 
espéra-t-il  contenir  le  flot  qu'il  avait,  pour  sa  part,  contribué  à  grossir.  Nous 
avons  sous  les  yeux  deux  lettres  (1)  que  M.  Mamiani  a  fait  imprimer,  et  dans 
lesquelles  il  s'efforce  de  justifier  la  conduite  qu'il  a  tenue  et  les  événemens  ac- 
complis pendant  son  passage  au  ministère.  L'une  est  adressée  à  ses  électeurs, 
l'autre  au  saint-père.  11  ressort  clairement  de  cette  brochure  que  M.  Mamiani 
n'a  jamais  eu  la  pensée  de  détrôner  Pie  IX,  mais  qu'il  a  laissé  les  événemens 
prendre  une  tournure  telle  que  la  chute  du  pape  en  devait  être  la  conséquence  iné- 
vitable. Qu'importent,  dans  ce  cas,  les  regrets  et  les  apologies?  M.  Mamiani  est, 
dit-il,  toujours  resté  constitutionnel  et  partisan  de  l'union  fédérale  des  états 
italiens.  11  a  quitté  le  pouvoir  quand  il  a  vu  apparaître  la  constituante  unitaire, 
c'est-à-dire  la  république.  11  n'en  est  pas  moins  vrai  que  lorsqu'il  est  arrivé 
de  Gènes  à  Rome,  après  les  attentats  du  15  et  du  16  novembre,  et  qu'il  s'est 
assis  à  la  place  teinte  du  sang  de  M.  Rossi,  quand  il  a  accepté  le  ministère 
contre  le  vœu  formellement  exprimé  par  Pie  IX,  quand  il  l'a  gardé  malgré  la 
protestation  de  Gaëte  du  27  novembre,  laquelle  invalidait  formellement  tout  ce 
qui  s'était  passé  à  Rome  depuis  le  16,  M.  Mamiani  faisait  acte  de  révolution- 
naire. S'il  voulait  sauver  son  souverain,  comme  il  le  dit,  que  n'imitait-il  l'abbé 

^  (1)  Due  Lettere  di  Terenzio  Mamiani,  Roma,  1849. 


SIX  MOIS  d'agitation  RÉVOLUTIONNAIRE  EN-  ITALIE.  159 

Rosmini ,  qui  a  refusé  de  tremper  dans  toute  cette  affaire?  Que  n'allait-il  à 
Gaète,  avec  ses  amis,  faire  contre-poids  à  l'influence  des  rétrogrades  qui  entou- 
raient Pie  IX,  et  qui  Font  si  détestablement  conseillé?  Gomment  ne  voyait-il  pas 
qu'en  restant  à  Rome,  il  donnait  gain  de  cause  à  l'insurrection,  et  que  son  mi- 
nistère démocratique  n'était  qu'une  transition  ménagée  par  les  mazziniens,  qui 
ne  pouvaient  se  montrer  tout  d'un  coup,  et  qui  comptaient  bien  ne  laisser  à 
cet  autre  initiateur  que  tout  juste  le  temps  nécessaire  pour  préparer  la  popu- 
lation à  leur  avènement?  Ainsi  ont-ils  fait.  Six  semaines  après,  M.  Mamiani  était 
démonétisé,  et  le  bruit  des  ovations  qui  l'avaient  accueilli  à  son  arrivée  n'était 
pas  encore  éteint  qu'il  pouvait  déjà  lire  dans  un  journal  italien  son  épitaphe 
ainsi  conçue  :  «  Le  comte  Mamiani  est  tombé,  et,  par  bonheur  pour  l'Italie,  il  a 
perdu  tout  prestige  avec  l'éclat  de  cette  réputation  usurpée  qui  avait  ébloui  le 
peuple  romain  dans  un  moment  solennel.  Nous  avions  prévu  ce  résultat,  lorsque 
nous  avons  appris  son  élévation  et  celle  de  Sterbini.  Mamiani  et  Sterbini  viennent 
de  passer  dans  la  classe  des  libéraux  renégats.  Nous  ne  connaissons  pas  de  fléau 
plus  grand  pour  notre  Italie  renaissante;  mais  la  révolution  est  comme  le  vent 
qui  sépare  le  bon  grain  de  la  paille.  C'est  donc  un  bonheur  pour  le  peuple  romain 
et  pour  l'Italie  que  le  naufrage  politique  de  ces  deux  doctrinaires  ambitieux, 
Pietro  Sterbini  et  Terenzio  Mamiani.  Espérons  que  du  milieu  du  peuple  un  Gé- 
déon  se  lèvera,  un  tribun  qui  du  haut  du  Capitole  fera  appel  à  l'Italie,  une 
voix  qui  fera  reconnaître  les  antiques  merveilles  et  laissera  le  monde  dans  la 
stupeur.  » 

Des  deux  renégats  anathématisés  dans  les  périodes  bibliques  que  nous  ve- 
nons de  citer,  il  en  était  un  pourtant  qui  trouva  grâce  devant  les  clubs  de 
Rome,  ce  fut  M.  Sterbini.  On  le  jugea  encore  assez  pur  pour  faire  partie  du 
ministère  de  la  junte  suprême.  Quant  au  Gédéon  annoncé,  il  ne  paraissait  pas 
encore;  les  temps  n'étaient  point  venus  apparemment;  mais  il  lançait  ses  lieute- 
nans  dans  toutes  les  directions  pour  achever  de  lui  préparer  les  voies.  Ils  étaient 
une  cohorte  de  deux  ou  trois  cents  agitateurs  qui  se  portaient  d'une  ville  à 
l'autre,  et,  comme  une  troupe  ambulante,  jouaient  successivement  dans  cha- 
cune la  même  parade  démagogique,  fondaient  un  circolo  ou  club  central,  puis 
allaient  chercher  fortune  ailleurs.  C'est  ainsi  que  nous  retrouvons  à  Rome,  à 
Florence,  les  mêmes  noms  qui  ont  figuré  à  Gènes,  à  Milan,  quelques  mois  au- 
paravant :  un  de  Boni,  un  Cernuschi,  un  la  Cecilia,  et  d'autres  aussi  obscurs, 
car  la  jeune  Italie  n'a  encore  rien  produit,  si  l'on  excepte  son  chef.  Le  prode 
Garibaldi  suivait  avec  sa  bande  de  condottieri  pour  prêter  main-forte  à  ces  nou- 
veaux apôtres  qui  allaient  semant  la  parole  et  se  mettant  en  rapport  avec 
les  frères  des  divers  pays.  Pendant  ce  temps,  la  majorité  immobile,  disons 
mieux,  les  neuf  dixièmes  de  la  population  regardaient  avec  stupeur  passer 
ces  saturnales.  On  peut  s'indigner  contre  une  pareille  apathie;  mais  que  dire  de 
l'ignorance  ou  de  la  mauvaise  foi  de  prétendus  hommes  d'état  qui  osent  bien  de- 
mander à  la  France  de  protéger  de  tels  excès  sous  le  pompeux  prétexte  de  la  vo- 
lonté du  peuple?  Le  suffrage  universel,  appliqué  à  Rome  et  en  Toscane,  leur  a 
fourni  un  argument  spécieux;  mais  qui  ignore  qu'en  Toscane  le  suffrage  universel 
est  une  chose  illusoire?  Qui  donc  s'y  dérangerait  pour  aller  voter  à  moins  que 
le  curé  du  lieu  ne  lui  en  fasse  une  obligation?  De  même  dans  l'état  romain.  Là 


iGO  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

d'ailleurs  un  empêchement  véritable  y  a  été  apporté  par  l'excommunication 
papale,  mesure  absurde,  à  quelque  point  de  vue  qu'on  se  place  pour  la  juger. 

Il  n'est  personne  qui  n'ait  été  frappé  de  la  marche  impolitique  qu'a  suivie 
Pie  IX  depuis  le  jour  où  il  a  perdu  M.  Rossi.  Ce  crime,  accompli  presque  sous 
ses  yeux,  frappant  tout  d'un  coup  d'horreur  l'ame  de  ce  saint  pontife,  semble 
avoir  fait  naître  dans  sa  conscience  des  remords  sur  l'initiative  prise  par  lui 
d'une  liberté  qui  devait  aboutir  à  de  tels  excès.  Toujours  est-il  qu'à  partir  du 
16  novembre,  il  a  cru  devoir  suivre  des  conseils  qui  ne  pouvaient  être  plus  fu- 
nestes. Sa  fuite  à  Gaëte,  première  faute,  ses  protestations  tardives,  cette  bulle 
d'excommunication,  véritable  non-sens  dans  la  circonstance  et  à  notre  époque, 
enfin  la  demande  récente  qu'il  vient  de  faire  d'une  intervention  combinée  entre 
la  France,  l'Autriche,  l'Espagne  et  Naples,  tout  nous  le  montre  obéissant  à  une 
influence  désastreuse  pour  ses  intérêts  et  pour  ceux  de  la  papauté.  Le  cardinal 
Antonelli,  son  ministre  actuel,  est  un  homme  de  talent,  mais  sans  autre  prin- 
cipe politique  que  l'intérêt  de  son  ambition.  Quand  le  vent  était  aux  réformes  et 
que  le  pape  en  prenait  l'initiative,  monsignor  Antonelli  faisait  du  libéralisme; 
dès  qu'il  a  eu  le  chapeau,  il  s'est  montré  plus  réservé.  Aujourd'hui  le  voilà  bien 
près  des  traditions  de  l'époque  de  Grégoire  XVI.  Serait-ce  parce  qu'il  sent  reve- 
nir l'ascendant  de  l'Autriche? 

La  seule,  la  vraie  politique  du  pape  dans  la  situation  où  l'avait  placé  l'atten- 
tat du  16  novembre,  c'était,  tout  en  quittant  Rome  pour  mettre  à  couvert  sa 
personne  et  la  majesté  de  sa  couronne,  de  ne  point  abandonner  ses  états,  afin 
de  marquer  un  point  de  ralliement  à  ceux  qui  lui  restaient  fidèles,  et  de  ne  pas 
fournir  de  prétexte  aux  esprits  irrésolus  et  aux  dévouemens  douteux  qui,  avec 
M.  Mamiani,  sont  restés  à  Rome,  par  devoir,  disaient-ils,  et  pour  veiller  au  salut 
public.  Établi  à  Civita-Vecchia  ou  à  Ancône,  sous  la  protection  d'une  escadre 
française  que  le  gouvernement  du  général  Gavaignac  était  tout  disposé  à  lui  ac- 
corder, du  moment  qu'il  ne  s'agissait  que  de  pourvoir  à  sa  sûreté  personnelle, 
à  Bologne  même,  où  un  commencement  de  réaction  s'était  manifesté  en  sa  fa- 
veur à  la  voix  de  trois  députés  courageux,  MM.  Minghetti,  Bevilacqua,  Banzi, 
Pie  IX  eût  appelé  à  lui  le  sacré  collège,  tous  les  hauts  fonctionnaires  et  les  mem- 
bres du  gouvernement,  enfin  transporté  le  siège  de  l'assemblée  hors  de  Rome.  S'il 
fallait  en  venir  à  de  nouvelles  élections,  au  lieu  d'anathématiser,  comme  il  l'a 
fait,  ceux  qui  pouvaient  lui  apporter  un  vote  favorable,  il  eût  dû  plutôt  leur  en 
faire  une  obligation  et  un  devoir  de  conscience,  et,  puisqu'on  l'y  forçait,  retour- 
ner contre  ses  ennemis  l'arme  du  suffrage  universel.  Le  suffrage  universel  est 
le  seul  élément  de  conservation  qui  reste  aujourd'hui  dans  l'ordre  politique,  et 
l'on  ne  peut  douter  qu'il  ne  lui  eût  été  favorable. 

Loin  de  là,  Pie  IX  n'a  pas  soutenu  ses  partisans,  il  a  laissé  s'évanouir  les  es- 
sais de  résistance,  et  le  champ  est  resté  libre  à  la  jeune  Italie.  Ce  n'était  pas  le 
gouvernement  révolutionnaire  de  MM.  Mamiani,  Sterbini,  Muzzarelli,  qui  pouvait 
l'arrêter.  Quelle  fortune  inespérée  pour  M.  Mazzini  de  voir  la  papauté  battre  en 
retraite!  Aussi  mit-il  bien  vite  à  profit  l'absence  de  Pie  IX  de  sa  capitale,  pour 
pousser  vigoureusement  à  la  proclamation  de  sa  constituante  unitaire.  Tandis 
que  M.  Mamiani  songeait  à  sa  diète  fédérative,  les  cercles  populaires  reçurent  le 
mot  d'ordre,  et  se  mirent  à  réclamer  la  constituante  italienne.  Ce  fut  le  signal 


SIX  MOIS  D'AGITATION*   RÉVOLUTIONNAIRE  EN   ITALIE.  161 

de  la  chute  de  la  commission  executive  et  du  ministère  qui  s'était  installé 
après  le  16  novembre.  La  junte  suprême  s'empressa  d'adhérer  au  vœu  des  clubs 
en  proclamant  la  constituante;  mais  ce  ne  fut  pas  sans  rencontrer  une  coura- 
geuse opposition  dans  la  chambre  des  députés  de  Rome.  La  chambre  ne  voulait 
pas  de  constituante  pour  l'état  romain.  La  junte  en  prononça  la  dissolution. 
Plusieurs  députés  protestèrent  courageusement,  entre  autres  M.  Pantaleoni,  re- 
présentant de  Macerata,  qui  imprima  sur-le-champ  un  discours  qu'il  avait  été 
chargé  de  prononcer  comme  rapporteur  de  la  commission  de  la  constituante,  et 
dans  lequel  il  concluait  nettement  au  rejet  de  la  proposition  (1).  Ce  morceau  était 
d'une  grande  vigueur,  et  attira  sur  la  tète  de  M.  Pantaleoni  plus  d'un  grave  dan- 
ger. Il  faut  rendre  cette  justice  à  la  chambre  des  députés  de  Rome,  que,  lors- 
qu'elle vit  clairement  où  on  la  menait,  elle  fit  des  efforts  de  courage  malheureu- 
sement stériles,  car  elle  n'était  pas  soutenue  du  côté  de  Gaëte.  Le  parti  modéré 
avait  la  majorité  dans  la  chambre,  et  il  montra  plus  de  résolution  qu'on  ne  le 
croit  généralement.  En  Toscane,  tout  se  passe  en  paroles,  mais  à  Rome  il  y  avait 
péril  de  la  vie  à  faire  de  l'opposition,  et  Tépithète  de  codini,  donnée  à  M.  Pan- 
taleoni et  à  ses  amis,  les  désignait  journellement  aux  huées  des  tribunes  et  aux 
poignard  des  bravi  du  Corso.  Leurs  efforts  furent  vains,  et  la  constituante  fut 
proclamée.  C'était  la  république.  A  quelques  jours  de  là,  un  mouvement  ana- 
logue et  inspiré  par  la  même  influence  eut  lieu  à  Florence,  où  la  constituante 
unitaire,  avec  mandat  illimité,  fut  imposée  à  l'assemblée  par  le  ministre  Monta- 
uelli.  Là  devaient  forcément  s'arrêter  les  concessions  du  grand-duc.  Léopold 
n'avait,  en  effet,  plus  rien  à  céder.  Accepter  une  assemblée  avec  mandat  illimité, 
c'était  signer  sa  propre  déchéance  :  il  prit  la  fuite.  La  république  proclamée  à 
Rome  et  à  Florence,  M.  Mazzini  pouvait  désormais  sortir  de  sa  retraite  et  monter 
au  Capitole  pour  y  rendre  grâce  aux  dieux. 

III.  —  CRISE   MINISTÉRIELLE   A  TURIN.  —  CHUTE  DE  M.    GIOBERTI. 

Ce  double  déneûment  devait  nécessairement  provoquer  une  crise  en  Piémont. 
Le  Piémont,  lui  aussi,  avait  son  ministère  démocratique,  et,  bien  que  les  chances 
n'y  fussent  pas,  à  beaucoup  près,  aussi  favorables  à  la  jeune  Italie,  celle-ci  avait 
étendu  jusqu'à  Turin  le  réseau  de  ses  intrigues.  Elle  rencontrait,  il  est  vrai,  dans 
ce  pays  une  royauté  fortement  assise,  de  solides  traditions  monarchiques,  et 
surtout  une  armée  très  peu  disposée  à  fraterniser  avec  elle;  mais,  d'un  autre 
côté,  elle  trouvait  un  point  d'appui  dans  le  parti  des  avocats.  Le  parti  des  avocats 
représente  en  Piémont  ce  qu'était  chez  nous  le  tiers-état  en  1789.  Long-temps 
opprimée  et  assujettie  à  la  noblesse,  qui  seule  arrivait,  par  droit  de  naissance, 
aux  emplois,  aux  dignités  et  aux  grades  militaires,  la  bourgeoisie  piémontaise 
n'avait  pas,  jusqu'à  présent,  dans  l'état  la  situation  que  lui  assignaient  ses  ri- 
chesses, son  savoir  et  les  progrès  chaque  jour  croissans  de  la  culture  dans  toutes 
les  classes.  Récemment  émancipée  par  la  constitution  de  Charles-Albert,  elle  se 
trouve  donc  depuis  un  an  dans  cette  phase  d'expansion  et  d'envahissement  qui 
suit  une  tutelle  trop  prolongée;  elle  est  surtout  préoccupée  de  défendre  avec  une 
jalouse  susceptibilité  ses  nouvelles  prérogatives,  de  résister  aux  tentatives  rétro- 

{1)  Sullaproposixione  délia  costitumteitalianatrapporto  deputato  D.Pnntaleoni. 

TOME  II.  —  SUPPLÉMENT.  11 


462  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

spectives  que  pourrait  faire  la  noblesse,  et  même,  par  droit  de  représailles,  d'em- 
piéter un  peu  aussi  sur  son  terrain.  C'est  pourquoi  ce  titre  de  ministère  démo- 
cratique, qui  n'avait  aucun  sens  en  Toscane  et  à  Rome,  était  très  significatif  en 
Piémont.  Nous  ne  voulons  pas  dire  que  la  bourgeoisie  piémontaise  en  masse  soit 
républicaine;  il  nous  semble  seulement  qu'avant  tout  elle  jalouse  la  noblesse, 
craint  le  clergé,  redoute  un  retour  d'influence  des  deux  classes  autrefois  privi- 
légiées, et  se  trouve  dans  des  dispositions  telles  qu'il  ne  faudrait  peut-être  pas 
de  grands  efforts  pour  ébranler  sa  foi  constitutionnelle. 

Dans  la  première  chambre  des  députés,  élue  l'été  dernier,  les  avocats  étaient 
en  minorité.  Le  centre  et  la  droite  étaient  occupés  par  la  noblesse  et  les  cam- 
pagnards, tous  conservateurs.  Les  avocats  suppléèrent  au  nombre  par  l'audace 
et  l'activité,  et  s'agitèrent  tellement  qu'ils  parvinrent  à  dépopulariser  le  minis- 
tère Pinelli.  L'accusation  capitale  qu'ils  lui  jetaient,  c'était  d'avoir  accepté  l'ar- 
mistice Salasco  et  de  ne  pas  vouloir  faire  la  guerre  :  c'était  une  manœuvre  ana- 
logue à  celle  des  exaltés  de  Florence  et  de  Rome.  Réduits  à  eux-mêmes,  les 
avocats  n'avaient  pas  parmi  eux  de  notabilité  assez  considérable  à  porter  à  la 
tête  d'une  administration;  ils  ne  seraient  donc  pas  parvenus  à  renverser  le 
ministère  Pinelli,  s'ils  n'avaient  eu  l'adresse  de  se  placer  sous  l'égide  du  grand 
nom  de  M.  Gioberti.  M.  Gioberti,  depuis  son  arrivée  en  Italie,  était  circonvenu 
par  eux,  flatté,  loué,  caressé  et  trompé  sur  la  véritable  situation  des  hommes 
et  des  choses.  11  existe  à  Turin  un  de  ces  hommes  dangereux  qui,  avec  un  es-' 
prit, un  savoir, un  talent  médiocres,  possèdent  un  véritable  génie  pour  l'intrigue: 
cet  homme  est  M.  Valerio,  gérant  de  la  Concordia.  11  s'attacha  à  M.  Gioberti, 
et,  exploitant  les  susceptibilités  de  cet  esprit  altier  et  passionné,  il  le  poussa  aux 
démarches  extrêmes  qui  ont  amené  la  retraite  du  ministère  Pinelli.  Comment 
M.  Gioberti  n'aurait-il  pas  cru  que  le  parti  qui  venait  de  se  ranger  sous  ses 
ordres  représentait  véritablement  le  pays,  lorsqu'à  la  suite  de  la  dissolution  de 
la  chambre,  les  collèges  électoraux,  en  lui  donnant  huit  nominations,  lui  ont  en- 
voyé une  chambre  toute  démocratique?  M.  Gioberti  ne  savait  pas,  comme  il  l'a 
appris  plus  tard,  de  quelle  façon  s'étaient  faites  ces  élections;  que  c'était  en 
se  réclamant  de  lui  plutôt  que  par  leur  propre  influence  que  les  candidats  l'em- 
portaient dans  les  collèges;  qu'il  suffisait  d'une  recommandation  vraie  ou  sup- 
posée du  grau  filosofo  pour  réunir  tous  les  suffrages.  C'est  à  peine  si  les  noms 
chers  à  l'Italie  de  MM.  Balbo  et  Azeglio  purent  passer;  encore  est-ce  à  titre  de 
codini  que  ces  messieurs  furent  reçus  à  l'assemblée,  où  ils  siégeaint  à  droite. 
«  Me  voici  devenu  codino,  mes  amis,  disait  M.  d'Azeglio  dans  sa  circulaire  à 
ses  électeurs  de  Strambino.  Votre  député,  ce  Massimo  Azeglio  qu'on  pourchas- 
sait autrefois  comme  libéral  exalté,  vous  revient  aujourd'hui  rétrograde,  obscu- 
rantiste. Signez-vous,  étonnez-vous,  la  nouvelle  est  peu  réjouissante,  mais  la 
chose  est  telle,  et  savez-vous  pourquoi?  Parce  que  je  n'ai  pas  cru  à  la  consti- 
tuante, aux  ministères  démocratiques,  aux  frères  de  Livourne,  au  sacro  pugnale 
et  à  tant  d'autres  nouveautés.  » 

Il  y  a  de  cela  deux  mois  à  peine,  et  aujourd'hui  c'est  M.  Gioberti  lui-même 
qui  est  devenu  codino.  On  sait  comment  s'est  fait  ce  brusque  changement. 

Avec  la  chambre  nouvelle,  créée  par  lui  et  toute  à  sa  dévotion,  M.  Gioberti  se 
trouvait  mis  en  demeure  de  réaliser  son  programme  :  à  l'extérieur,  la  guerre 
immédiate;  à  l'intérieur,  la  mise  en  pratique  du  gouvernement  constitutionnel 


SIX  MOIS  d'agitation  RÉVOLUTIONNAIRE  EN  ITALIE.  163 

dans  son  expression  la  plus  démocratique.  M.  Gioberti  avait  développé  cette 
politique,  au  mois  de  novembre,  dans  une  déclaration  politique  dirigée  contre 
le  ministère  Pinelli,  et  que  signèrent  avec  lui  les  députés  de  l'opposition,  au 
nombre  de  57,  puis  dans  son  manifeste  ministériel;  mais  la  proclamation  de  la 
constituante  et  de  la  république  à  Rome  et  à  Florence  était  de  nature  à  modifier 
ses  plans,  fondés  sur  l'hypothèse  d'une  union  étroite  du  Piémont  avec  l'Italie 
centrale.  Les  succès  de  la  jeune  Italie  l'obligeaient  à  se  placer  sur  la  défensive, 
et,  dès  la  fin  de  décembre,  on  le  voit  se  replier.  Mécontent  des  récits  et  des  ju- 
gemens  de  la  presse  parisienne  à  son  égard,  le  président  du  conseil  écrivait  en 
France  à  cette  époque  :  «  Je  ne  suis  ni  républicain,  ni  révolutionnaire,  ni  anar- 
chiste, et  je  ne  comprends  rien  aux  belles  choses  que  vos  journaux  débitent  sur 
mon  compte.  Ma  foi  politique  est  telle  qu'elle  a  toujours  été  par  le  passé  :  c'est 
celle  d'un  homme  franchement  attaché  à  la  monarchie  constitutionnelle  et  à  la 
nationalité  de  l'Italie.  La  constituante  que  j'ai  proclamée  est  une  assemblée 
purement  fédérative,  qui  laisse  intacte  l'autonomie  de  chaque  état  italien;  elle 
n'a  rien  à  faire  avec  la  constituante  politique  telle  que  les  mazziniens  et  les 

cercles  de  Rome  l'entendent Bref,  je  n'aurais  jamais  cru  que  des  publicistes 

français  qui  ont  quelque  connaissance  de  mon  pays  et  de  ma  personne  pussent 
mêler  ensemble  des  choses  si  différentes.  » 

Certes,  personne  ne  songeait  à  dire  que  M.  Gioberti  fût  un  mazzinien;  mais 
c'était  déjà  beaucoup  que  l'auteur  du  Primato,  le  promoteur  de  l'union  des 
princes  et  des  peuples,  pût  être  accusé  de  complicité  involontaire  avec  les  révo- 
lutionnaires, et  qu'une  malheureuse  équivoque  fit  confondre  sa  constituante  et 
celle  de  M.  Mamiani  avec  celle  de  MM.  Montanelli,  Sterbini  et  Canino. 

Une  fois  éclairé  sur  la  situation,  M.  Gioberti  prit  son  parti  résolument.  Jus- 
qu'alors il  s'était  montré  grand  écrivain  et  publiciste  distingué.  Son  fameux 
discours  dans  la  discussion  de  l'adresse  au  mois  de  janvier  et  sa  conduite  depuis 
lors  ont  révélé  un  véritable  homme  d'état.  Les  désastres  de  ces  derniers  jours 
l'ont  grandi,  s'il  se  peut,  et  lui  ont  donné  raison  de  la  manière  la  plus  écla- 
tante. Pour  vaincre  l'Autriche,  il  fallait  écraser  d'abord  la  république,  son  pre- 
mier auxiliaire.  En  revenant  à  ses  antécédens  et  à  ses  propres  traditions, 
M.  Gioberti  se  retrouvait  dans  le  vrai.  Il  reconnaissait  que  l'Italie,  avant  de 
recommencer  la  lutte  contre  l'Autriche,  avait  besoin  de  s'unir  et  de  se  for- 
tifier au  dedans;  il  faisait  en  même  temps  preuve  d'une  grande  adresse,  car, 
après  avoir  si  souvent  et  si  solennellement  promis  la  reprise  des  hostilités,  il  ne 
pouvait  sortir  plus  heureusement  de  l'impasse  où  il  s'était  aventuré.  Le  projet 
d'intervention  qu'il  avait  conçu  n'était  donc  pas  seulement  une  mesure  vrai- 
ment libérale,  c'était  l'ajournement  honorablement  motivé  d'une  guerre  dont 
l'issue  n'était  que  trop  évidente. 

Pour  le  malheur  de  l'Italie,  M.  Gioberti  est  venu  se  heurter  à  deux  obstacles, 
le  roi  et  la  chambre.  Moins  que  jamais  ce  serait  l'heure  de  se  montrer  sévère 
pour  cette  royale  infortune  engendrée  par  un  sentiment  chevaleresque  que  notre 
siècle,  hélas  !  comprend  moins  de  jour  en  jour;  mais,  il  faut  bien  le  dire,  Charles- 
Albert,  en  n'appuyant  pas  son  ministre,  a  fait  preuve  d'une  inintelligence 
complète.  Lorsque  l'assemblée  s'est  tournée  contre  M.  Gioberti ,  et,  par  ce  fait, 
a  manifesté  indirectement  pour  les  gouvernemens  révolutionnaires  de  Rome  et 
de  Florence  des  sympathies  qui  étaient  un  grave  péril  pour  la  royauté  piémon- 


KM  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

taise,  Charles-Albert  pouvait-il  avoir  un  instant  de  doute  et  se  demander  de 
quel  côté  étaient  ses  véritables  amis?  Devait-il  copier  la  conduite  du  grand-duc 
de  Toscane?  Le  roi  de  Piémont,  s'est  trouvé  alors  dans  une  situation  exactement 
semblable  à  celle  du  roi  de  Prusse  au  mois  de  novembre  dernier.  La  chambre 
actuelle,  produit  d'une  erreur  et  d'une  intrigue,  n'était  point  la  véritable  ex- 
pression du  pays.  Appuyé  sur  l'opinion ,  qui  s'exprima  en  vingt-quatre  heures 
par  vingt-six  mille  signatures  à  Turin ,  sûr  de  l'armée,  que  les  avocats  avaient 
depuis  quelque  temps  mécontentée,  Charles-Albert  devait  risquer  le  coup  d'état 
qui  a  réussi  à  Frédéric-Guillaume.  Un  nouveau  cabinet  eût  été  formé,  dans  le- 
quel M.  Gioberti  se  fût  adjoint  des  hommes  tels  que  MM.  Balbo,  Pareto,  d'Aze- 
glio,  qui  ont  donné  des  gages  à  la  cause  libérale,  et  sont,  par  leurs  opinions 
bien  connues,  le  trait  d'union  entre  l'ancien  régime  et  la  bourgeoisie;  ce  cabi- 
net modéré  aurait  fait  à  son  tour  ses  élections,  et  cela  probablement  sans  qu'on 
fût  obligé,  pour  balancer  le  tiers-état,  de  recourir  au  suffrage  universel ,  un  peu 
trop  conservateur  en  Piémont.  Charles-Albert  ne  l'a  point  osé.  Ce  prince  s'est 
toujours  montré  timide,  partout  ailleurs  qu'en  face  des  canons  autrichiens.  Si 
l'on  en  croit  son  entourage,  il  avait  en  outre  le  défaut  commun  à  beaucoup  de 
têtes  couronnées,  celui  d'aimer  à  mystifier  les  gens,  à  leur  faire  tordre  le  museau, 
disait-il.  Il  gardait  une  vieille  dent  à  M.  Gioberti;  cela  datait  de  loin.  Enfin  l'ex- 
pédition de  Toscane,  en  éloignant  la  guerre  contre  l'Autriche,  l'avait  indisposé. 
Charles-Albert  était  toujours  avec  ceux  qui  lui  promettaient  la  guerre  immé- 
diate et  lui  faisaient  voir  la  couronne  de  fer  au  bout.  Pour  pouvoir  entrer  en 
campagne,  il  eût  fait  alliance  avec  M.  Mazzini;  on  comprend  qu'à  bien  plus  forte 
raison  il  se  soit  entendu  avec  MM.  Sineo,  Ratazzi,  voire  avec  MM.  Valerio  et  Brof- 
ferio,  le  tribun  radical  qui  veut  la  république,  mais  la  république  fédéraliste,  ce 
qui  ajoute  une  nouvelle  nuance  aux  partis  qui  divisent  cette  malheureuse  Italie. 
M.  Gioberti  est  tombé  glorieusement.  Sa  chute  ne  peut  qu'accroître  son  influence 
et  l'autorité  de  sa  parole.  Autour  de  lui  se  rangeront  comme  avant  tous  ceux  qui 
espèrent  et  ont  foi  en  l'avenir  de  l'Italie,  quelles  que  soient  les  tristesses  du  pré- 
sent. «Nous  avons  voulu  aller  trop  vite,  disait  naguère  l'infatigable  M.  d'Azeglio, 
l'expérience  nous  servira  :  du  courage,  et  recommençons.  »  Lui  du  moins  n'a  pas 
de  reproches  à  se  faire.  Quant  à  M.  Gioberti,  à  peine  avait-il  quitté  les  affaires, 
qu'il  s'est  mis  à  fonder  un  journal,  le  Saggiatore  (l'Essayeur),  et  en  a  lancé  le 
prospectus,  dans  lequel  il  explique  et  justifie  par  des  raisons  très  concluantes  le 
système  d'intervention  au  moyen  duquel  il  prétendait  faire  faire  au  Piémont  la 
police  de  la  péninsule,  et,  la  débarrassant  de  cette  lèpre  mazzinienne  qui  la  ronge, 
préparer  par  une  solide  union  son  indépendance  future  (1).  Puis,  s'en  prenant 
à  la  jeune  Italie,  l'ardent  écrivain  fait  contre  elle  et  contre  son  chef  une  sortie 
furieuse  qui  résume  avec  une  verve,  un  feu,  un  entrain  incroyables  toutes  les 
accusations  que  nous  venons  d'énumérer.  «  11  faut  pourtant,  dit-il,  que  tout  le 

monde  sache  que  Joseph  Mazzini  est  le  plus  grand  ennemi  de  l'Italie 

De  quel  mérite  peut-il  se  vanter  si  ce  n'est  d'une  obstination  incroyable  dans  ses 
folies,  qui  ont  mené  droit  à  sa  ruine  notre  malheureuse  patrie?  Quels  sont  ses 
titres?  Une  ignorance  profonde  des  hommes  et  des  choses,  une  impéritie  com- 
plète, une  politique  puérile,  un  mysticisme  ridicule.  L'expédition  de  Savoie  et  les 

<t)  Il  Saggiatore,  discorso  proemiale  per  Vincenzo  Gioberti.  Torino,  1849. 


SIX  MOIS  D'AGITATION  RÉVOLUTIONNAIRE  EN   ITALIE.  d65 

derniers  événemens  de  Toscane  montrent  ce  dont  il  est  capable,  quand  il  quitte 
son  rôle  de  songeur  et  de  grand-prètre  pour  entrer  dans  la  pratique.  Comme  si 
sa  seule  parole  avait  une  vertu  corrosive  et  dissolvante,  il  ne  peut  aller  nulle  part 
qu'il  n'apporte  avec  lui  la  discorde,  le  désordre  et  la  licence.  Incapable  de  rien 
faire,  il  n'a  de  force  que  pour  diviser  et  détruire;  rien  dans  son  caractère  qui  com- 
pense l'étroitesse  et  l'impuissance  de  son  esprit.  Aussi  lâche  qu'inepte,  il  fut  tou- 
jours le  dernier  au  péril,  le  premier  à  la  fuite.  Il  serait  à  souhaiter  que  lamé- 
moire  d'un  homme  aussi  vulgaire  pérît  avec  lui;  mais  le  mal  qu'il  a  fait  lui 
garantit  une  triste  renommée,  et  son  nom  arrivera  à  la  postérité  chargé  d'exé- 
cration  Tel  maître  telle  école,  »  ajoute-t-il.  Et  M.  Gioberti  fait  des  disciples 

un  portrait  qui  n'est  pas  plus  flatté.  Entre  eux  et  lui,  c'est  désormais  une  guerre 
à  mort...  Mais,  que  parlons-nous  encore  de  luttes  de  partis?  Les  Croates  se  sont 
chargés  de  la  besogne.  Que  reste-t-il  aujourd'hui  à  faire  à  M.  Gioberti  et  à  ses 
amis?  Où  en  est  le  Piémont?  où  en  est  l'Italie?  Hélas!  que  reste-t-il  à  dire?  quelles 
conjectures  hasarder? 

Avant  que  nous  eussions  terminé  cette  histoire  lamentable  dans  laquelle  nous 
avons  cherché  à  signaler  les  fausses  manœuvres  commises  et  les  écueils  à  éviter 
désormais,  le  dénoûment  s'est  précipité  avec  la  rapidité  de  la  foudre.  A  la  vue  de 
ce  grand  naufrage,  une  douleur  d'autant  plus  profonde  nous  saisit,  que  nous 
avions  persisté  plus  long-temps  à  espérer.  Malgré  tant  de  fautes,  le  mouvement 
libéral  italien,  commencé  sous  de  si  heureux  auspices,  méritait  une  meilleure  fin. 
En  écrivant  ce  mot,  ce  n'est  pas  que  nous  croyons  la  partie  à  jamais  perdue,  à 
Dieu  ne  plaise!  Nous  nous  attristons  seulement  à  l'idée  des  nouveaux  et  doulou- 
reux sacrifices  que  l'Italie  devra  faire  pour  ressaisir  la  victoire  qu'elle  s'est  vue  si 
près  d'obtenir,  et,  reportant  nos  pensées  en  arrière,  vers  les  jours  heureux  où 
l'avenir  s'ouvrait  souriant  et  prospère,  il  nous  semble  encore  une  fois  entendre 
le  refrain  désespéré  de  son  poète  : 

Nessun'  maggior'  dolore,  che  ricordarsi  del  tempo  felice 
Nella  miseria. 

Louis  Geofroy. 


REVUE  LITTERAIRE. 


LES  LIVRES.  -  LES  THEATRES. 


C'est  un  des  privilèges  de  l'esprit  que  son  luxe  puisse  survivre  aux  catastrophes 
qui  compromettent  ou  amoindrissent  la  richesse  publique.  S'il  est  sujet  à  des 
éclipses  passagères,  si  le  bruit  de  l'orage  et  le  cri  de  la  rue  le  condamnent  un 
moment  au  silence,  une  fois  ce  moment  passé  et  le  calme  revenu  à  la  surface, 
on  est  tout  surpris  de  voir  renaître  ce  qu'on  croyait  éteint.  Même,  par  une  gé- 
néreuse condition  de  sa  nature,  l'esprit  peut  trouver  alors  jusque  dans  ses  bles- 
sures un  élément  de  force  et  de  vie.  Comme  dans  la  fable  antique,  chaque 
goutte  de  sang  peut  s'animer,  devenir  à  son  tour  un  combattant  nouveau,  prêt 
à  se  mêler  à  la  lutte.  Tout  ce  qui  attaque  le  bon  sens  du  pays,  offrant  matière  à 
discussion,  inspirant  les  sages  non  moins  que  les  fous,  révèle  des  ressources  in- 
connues, met  au  jour  des  idées  inexplorées,  fait  découvrir  l'objection  à  côté  du 
mensonge,  l'antidote  à  côté  du  poison,  et  concourt  ainsi  au  déploiement  des 
forces  intellectuelles,  à  l'instant  même  où  ces  forces  semblent  près  de  succom- 
ber à  un  double  péril,  aux  révolutions  qui  multiplient  les  sophismes,  et  aux  so- 
phismes  qui  éternisent  les  révolutions. 

Nous  avons  été  frappé  dans  ces  derniers  temps  d'une  analogie  assez  piquante. 
Dans  le  monde,  dans  les  salons  qui  se  rouvraient,  le  haut  bout  était  occupé, 
après  tout,  par  les  mêmes  distinctions,  les  mêmes  supériorités  sociales  que  nous 
étions  accoutumés  à  voir  figurer  au  premier  rang.  Les  visages  et  les  noms,  le 
langage  et  les  manières  avaient  peu  changé.  Seulement,  auprès  de  ces  anciens 
élémens  de  civilisation  mondaine  apparaissait  l'élément  nouveau,  le  nom  ou 
l'homme  qui  faisait  date,  qui  ne  se  serait  pas  trouvé  là  sans  les  derniers  événe- 
mens,  et  dont  la  présence  insolite  nous  avertissait  qu'il  s'était  passé  récemment 
quelque  chose  d'extraordinaire.  Un  fait  du  même  genre  se  produit  dans  la  lit- 
térature après  une  secousse  révolutionnaire.  Les  premières  places,  celles  où  le 


REVUE  UTTÉRAIRE.  d67 

•regard  se  reporte  avec  une  prédilection  sympathique  et  studieuse,  sont  à  peu 
près  remplies  par  les  mêmes  hommes,  les  mêmes  idées,  les  mêmes  images  •  la 
recherche  du  beau  et  du  vrai,  de  l'art  sérieux  et  sincère,  parlent  la  même  lan- 
gue, tournent  vers  les  mêmes  hauteurs  les  mêmes  esprits  d'élite;  mais,  tout  au- 
près, se  rencontre  le  livre  qu'on  pourrait  appeler  le  parvenu  de  la  révolution 
nouvelle,  celui  qui  a  puisé  sa  raison  d'être  dans  le  mouvement  de  la  pensée  pu- 
blique, entraînée  vers  certains  points  par  les  illusions,  les  exigences,  les  besoins 
ou  les  passions  du  moment.  Pamphlet,  réfutation  ou  paradoxe,  ce  genre  de  livre 
ne  saurait  manquer  dans  ces  jours  critiques  où  l'intelligence  est  amenée,  par 
le  vertige  de  l'imprévu,  à  ne  plus  rien  regarder,  ni  comme  inadmissible,  ni 
comme  incontestable;  et,  si  nous  osions  nous  permettre  une  épigramme  contre 
notre  temps,  nous  ajouterions  qu'on  peut  prendre  une  idée  plus  ou  moins  favo- 
rable du  bon  sens  et  du  bonheur  d'un  pays  ou  d'une  époque,  suivant  l'impor- 
tance qu'on  y  donne  aux  écrits  de  cet  ordre,  aux  questions  qui  s'y  traitent,  aux 
dangers  qui  s'y  révèlent,  aux  intérêts  qui  s'y  agitent. 

Le  socialisme  est  au  premier  rang  de  ces  questions  dont  on  ne  saurait  mécon- 
naître l'inquiétante  actualité.  A  en  croire  M.  Considérant,  le  socialisme  serait 
même  plus  qu'actuel  :  il  aurait  seul  le  privilège  de  vivre,  au  milieu  de  gens  sem- 
blables à  ce  personnage  d'un  roman  de  chevalerie,  qui,  dans  le  feu  de  l'action, 
ne  s'apercevait  pas  qu'il  était  mort.  Voilà  où  nous  en  sommes,  nous  tous,  grands 
et  petits,  qui  essayons  de  juger  les  théories  du  phalanstère  et  les  traditions  de 
Fourier.  Dans  son  livre  intitulé  le  Socialisme  devant  le  vieux  Monde  ou  le  Vivant 
devant  les  Morts,  M.  Considérant  veut  prouver  aux  adversaires  de  son  système 
qu'ils  sont  des  fantômes,  des  spectres,  et  que  la  phalange  seule  est  vivante  au 
milieu  de  toutes  ces  catacombes.  On  pourrait  peut-être  répondre  à  M.  Considé- 
rant : 

Les  gens  que  vous  tuez  se  portent  à  merveille! 

Convenons  au  moins  que  c'est  là  une  manière  d'argumenter  aussi  concluante 
que  facile.  Démontrer  à  son  contradicteur  qu'il  a  tort,  quelle  misère!  c'était  bon 
pour  ce  vieux  monde  qui  inspire  à  M.  Considérant  tant  de  dédain.  Les  rai- 
sonneurs de  l'autre  monde  s'y  prennent  autrement;  ils  délivrent  un  acte  mor- 
tuaire en  bonne  et  due  forme  à  quiconque  n'apprécie  pas  aussi  bien  qu'eux 
l'excellence  de  Yattraction  passionnelle  et  de  Yharmonie  hongrée.  Voilà  donc  qui 
est  convenu.  Tous  les  hommes  dont  nous  avions  l'habitude  de  compter  pour 
quelque  chose  le  jugement  et  les  lumières  ne  vivent  plus  que  d'intention;  ce 
sont  des  ombres  de  discoureurs  qui  nous  font  entendre  une  ombre  de  raisonne- 
ment. Je  comprendrais,  je  l'avoue,  ce  mépris  superbe  pour  les  coryphées  de 
la  sagesse  humaine  sous  la  plume  d'un  Bossuet,  d'un  Pascal,  préoccupés  du 
contraste  de  la  petitesse  et  du  néant  des  conseils  humains  avec  la  grandeur,  la 
toute-puissance  divine  révélée  par  la  mystérieuse  immensité  des  événemens; 
mais  lorsqu'on  a  borné  jusqu'ici  l'efficacité  magistrale  de  son  enseignement  à 
proposer  aux  néophytes  de  l'assemblée  nationale  de  leur  infuser,  au  moyen  de 
trois  séances  de  nuit,  les  beautés  de  la  doctrine  fouriériste,  il  semble  qu'on  de- 
vrait aller  un  peu  moins  vite  dans  cette  vaste  hécatombe,  et  accorder  un  sursis 
à  des  hommes  qui  pourraient  bien  montrer  qu'il  leur  reste  encore  quelque  souffle 
de  vie,  ne  fût-ce  qu'en  nous  apprenant  à  nous  moquer  des  phalanstériens. 


168  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Quoi  qu'il  en  soit,  les  folies  socialistes  et  communistes  ont  trouvé  un  critique 
aussi  judicieux  qu'érudit  dans  la  personne  de  M.  Sudre,  auteur  d'une  Histoire 
du  Communisme.  M.  Sudre  ne  prouve  pas  à  ses  antagonistes  qu'ils  sont  morts; 
mais,  ce  qui  vaut  mieux,  il  leur  prouve  qu'ils  vivaient  en  d'autres  temps,  sous 
d'autres  noms,  cachant  sous  d'autres  formules  les  mêmes  absurdités ,  et  qu'au 
lieu  d'être  une  phase  nouvelle  dans  le  développement  progressif  et  continu  de 
l'humanité,  le  communisme  est  tout  simplement  un  nouvel  accès  d'une  maladie 
déjà  connue.  On  a  dit  souvent  qu'il  n'y  avait  qu'une  manière  d'avoir  raison, 
qu'il  y  en  avait  plusieurs  de  se  tromper;  cela  est  vrai  sans  doute,  et  pourtant, 
même  dans  l'erreur,  que  de  rapprochemens  et  d'analogies!  Que  de  fois  l'esprit 
humain,  en  se  croyant  novateur,  n'a  fait  que  retrouver  un  ancien  sillon,  souvent 
repris,  souvent  abandonné!  Voilà  ce  qui  ressort  très  nettement  du  livre  de 
M.  Sudre.  Ses  recherches  ont  un  autre  avantage  :  en  nous  montrant  le  germe 
et  l'origine  du  communisme  dans  certaines  législations ,  certaines  philosophies 
antiques  qui  ne  nous  apparaissent  qu'à  travers  l'idéal  de  nos  enthousiasmes  de 
collège,  et  que  nous  sommes  parfois  tentés  de  glorifier  pour  l'amour  du  grec  et 
du  latin,  elles  nous  apprennent  à  nous  rendre  un  compte  plus  précis  et  plus  sé- 
vère des  notions  du  vrai  et  du  faux,  du  bien  et  du  mal,  que  l'histoire  fait  passer 
sous  nos  yeux,  et  à  nous  laisser  moins  séduire  par  ces  prestiges  que  le  lointain, 
les  noms  illustres,  les  œuvres  de  génie,  les  souvenirs  de  la  Grèce  ou  de  Rome 
exercent  sur  les  esprits  les  plus  solides. 

C'est  encore  bien  près  des  régions  où  s'agitent  les  problèmes  du  socialisme 
que  nous  rencontrons  le  nouvel  écrit  de  M.  Veuillot  :  L'Esclave  Vindex.  Sous  la 
forme  piquante  d'un  dialogue  entre  cet  esclave,  dont  la  statue  en  bronze  est 
dans  le  jardin  des  Tuileries,  et  le  marbre  du  Spartacus  placé  à  quelques  pas, 
M.  Veuillot  résume  à  sa  façon  la  lutte  des  satisfaits  et  des  mécontens  dans  cette 
longue  et  ardente  guerre  de  ceux  qui  n'ont  pas  et  qui  veulent  avoir  contre  ceux 
qui  ont  et  qui  voudraient  garder.  Le  champ  est  large,  et  l'auteur  y  a  mois- 
sonné une  foule  de  bonnes  vérités,  de  rudes  épi  grammes.  Jamais  peut-être  il 
n'avait  été  si  bien  servi  par  son  style  incisif  et  mordant  dont  nous  avons  sou- 
vent reconnu  la  saveur  âpre  et  saine.  Tout  en  constatant  les  qualités  de  cet  écrit, 
tout  en  avouant  que  les  argumens  de  M.  Veuillot  sont  de  bonne  guerre  et  ses 
armes  de  bonne  trempe,  doit-on  conclure  que  ses  conclusions  rigoureuses  soient 
sans  danger  dans  un  temps  comme  le  nôtre?  Nous  ne  le  croyons  pas.  Aux  yeux 
de  M.  Veuillot  comme  des  autres  écrivains  catholiques,  il  n'existe  pas  d'autre 
frein,  pour  les  passions  du  pauvre  comme  pour  celles  du  riche,  que  la  loi  reli- 
gieuse, et  le  riche  qui  ne  l'observe  pas  n'a  pas  le  droit  d'exiger  du  pauvre  qu'il 
d'observé;  l'homme  du  monde  qui  ne  demande  à  la  vie  que  les  jouissances  d'un 
matérialisme  pratique  n'a  pas  le  droit  de  s'étonner  ni  de  se  plaindre  si  le  prolé- 
taire, poussé  par  le  même  mobile,  s'efforce  de  lui  arracher  ces  jouissances  ou  de 
les  partager  avec  lui,  fût-ce  au  prix  de  mille  combats  et  de  mille  morts.  Rien  de 
plus  juste  assurément  que  cette  donnée;  mais  est-il  opportun  d'en  faire  le  caté- 
chisme d'une  époque  révolutionnaire,  alors  que  tant  de  haine,  d'envie  et  de  co- 
lère s'acharne  contre  les  distinctions  de  rang  et  de  fortune?  Aujourd'hui,  selon 
nous,  l'écrivain  religieux  a  mieux  à  faire  :  au  lieu  d'envenimer  les  plaies,  il  faut 
qu'il  les  adoucisse  et  qu'il  les  apaise;  il  faut  qu'il  se  dise  qu'en  signalant  ainsi 
l'impuissance  des  riches  d'esprit  ou  d'argent  à  arrêter  l'élan  imprimé  aux  ; 


REVUE  LITTÉRAIRE.  160 

par  les  doctrines  démagogiques,  il  légalise,  pour  ainsi  dire,  et  consacre  les  con- 
voitises de  l'ignorance  et  de  la  pauvreté  au  nom  des  vices  de  la  richesse  et  de 
Fintelligence;  il  faut  qu'il  reconnaisse  qu'on  peut  tout  aussi  bien  mettre  le  feu 
avec  un  cierge  qu'avec  une  torche,  et  que  l'incendie  qui  en  résulte  n'est  ni  moins 
dévorant  ni  moins  funeste. 

Dans  quelle  catégorie  rangerons-nous  les  Esquisses  morales  et  politiques  de 
Daniel  Stem?  Faut-il  les  compter  parmi  ces  productions  orageuses  où  se  reflètent 
les  époques  agitées?  L'auteur  se  l'imagine  peut-être;  mais  nous,  nous  ne  pou- 
vons voir  dans  ce  livre  que  le  prétentieux  effort  d'un  esprit  frivole  qui  pense, 
comme  dit  Sganarelle,  que  tout  soit  perdu,  s'il  ne-fait  un  peu  parler  de  lui.  Le 
rôle  d'Égérie  révolutionnaire,  de  sectaire  philosophique  et  social,  n'est  pas  donné 
à  tout  le  monde.  Il  est  des  âmes  puissantes  dans  le  sophisme  et  vigoureuses 
dans  le  mal,  à  qui  conviennent  les  atmosphères  chargées  d'éclairs  et  de  tem- 
pêtes. Portant  en  elles  je  ne  sais  quelle  prédestination  douloureuse  et  fatale,  les 
idées  subversives  ou  coupables  qu'elles  propagent  senlblent  un  tribut  payé  à  leur 
propre  nature.  Elles  couvrent  des  séductions  de  leur  talent  la  route  dangereuse 
où  se  fourvoient,  sur  leurs  pas,  les  imaginations  inquiètes.  Loin  de  nous  l'envie 
de  les  absoudre;  mais  enfin,  dans  ce  mélange  de  grandeur  et  de  misère,  d'erreur 
évidente  et  de  mystérieux  attrait ,  dans  ces  œuvres  d'une  poésie  factice  et  mal- 
saine, servant  de  commentaires  et  de  pièces  justificatives  à  une  vie  désordonnée, 
il  y  a  un  type,  un  idéal  où  la  vanité  peut  se  complaire.  L'important,  pour  y  at- 
teindre, est  de  ne  copier  personne,  de  ne  pas  mettre  du  plagiat  dans  son  paradoxe, 
de  ne  pas  arranger  son  désordre  d'après  certains  modèles  auxquels  on  se  garde 
bien  d'emprunter  ce  qu'ils  ont  d'original  et  de  naturel.  C'est,  hélas!  l'histoire  de 
ces  âmes  que  j'appellerai  secondaires,  satellites  incessamment  tourmentés  du 
désir  de  devenir  planètes,  et  dont  la  lueur  blafarde  n'est  que  le  reflet  d'autres 
flammes  et  d'autres  lumières.  Celles-là  ont  beau  s'évertuer  à  ne  ressembler  ni 
aux  autres,  ni  à  elles-mêmes,  à  respirer  un  air  insolite,  à  écrire  des  choses  étran- 
ges, à  épaissir  autour  de  soi  les  ombres  de  la  philosophie  allemande,  du  socia- 
lisme ancien  et  moderne,  d'une  sorte  de  poésie  mystique,  de  culte  indéfini  dont 
elles  se  feraient  volontiers  les  prêtresses  :  rien  ne  leur  réussit;  leur  médiocrité 
primitive  perce  à  travers  les  voiles  d'or  et  les  bandelettes  sacrées;  leurs  sophismes 
n'émeuvent  personne;  les  coups  de  lance  qu'elles  portent  aux  vieilles  doctrines, 
protectrices  de  la  société,  de  l'ordre  et  de  la  famille,  s'amortissent  et  sonnent 
creux,  comme  si  ce  fer  étincelant  n'était  qu'un  frêle  roseau.  Ces  pauvres  Clo- 
rindesdela  révolution,  du  socialisme  et  de  la  révolte  n'ont  pas  mesuré  leur  tâche 
à  leurs  forces  :  sans  cesse  leur  cheval  les  désarçonne,  et  leur  armure  les  écrase. 
Malgré  nous ,  ces  réflexions  nous  reviennent  à  l'esprit  chaque  fois  que  nous 
ouvrons  une  production  nouvelle  de  Daniel  Stern.  Ses  Esquisses  morales  et  po- 
litiques sont  à  la  hauteur  de  son  Essai  sur  la  Liberté.  Nous  ignorons  ce  qu'il 
y  a  là  de  politique  et  de  moral;  ce  que  nous  savons,  c'est  qu'on  chercherait  en 
vain  dans  ces  pages  une  idée  neuve,  et  que  les  citations  empruntées  à  Kant  ou 
à  Hegel  ne  rendent  le  livre  ni  plus  profond  ni  plus  sérieux.  L'allemand  est  pour 
les  Philamintes  contemporaines  ce  qu'était  le  grec  pour  celles  de  Molière;  pas- 
sons-leur cette  prédilection  innocente  :  elles  ne  touchent  pas  d'assez  près  à  l'es- 
prit français  pour  qu'on  craigne  de  les  voir  l'entacher  de  germanisme!  Nous 
retrouvons  dans  ces  Esquisses  morales  d'éternelles  redites  sur  le  rôle  des  femmes 


170  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

dans  la  société  moderne,  sur  les  vices  de  l'éducation,  sur  les  relations  des  dewr 
sexes,  sur  la  prétendue  infériorité  des  intelligences  féminines.  Toutes  ces  que»* 
tions,  rantnir  les  a  déjà  soulevées  dans  d'autres  ouvrages;  il  y  rattache  des  ta- 
bleaux et  des  images  qui  paraissent  aussi  lui  être  très  familières,  une  surtout, 
celle  de  la  gestation  et  de  l'accouchement,  qu'il  n'aborde  jamais  sans  une  so- 
lennité quasi-sacerdotale,  et  comme  s'il  s'agissait,  à  chaque  petite  fille  qui  vient 
au  monde,  d'en  faire  une  Valentia  ou  une  Nélida.  Ce  souci  de  Péducation  ab  ovoy 
cette  préoccupation  didactique  de  l'enfant  avant  sa  naissance  est  un  des  traits 
dblinctifs  des  écrits  de  Daniel  Stern.  Dirons-nous  qu'il  serait  de  meilleur  go&t 
de  renoncer  à  cette  littérature  de  sage-femme,  et  que  Lucine  n'a  jamais,  que' 
nous  sachions,  figuré  parmi  les  muses?  Nous  aimons  mieux  reconnaître  qu'à 
côté  de -ces  images  hasardées,  de  ces  sophismes  vieillis,  de  ces  lambeaux  de  pé- 
dantismie  philosophique  et  révolutionnaire,  on  rencontre,  en  quelques  passages, 
la  délicatesse  et  la  distinction  de  la  femme  du  monde,  que  n'ont  pu  encore  en- 
tièrement effacer  les  prétentions  au  rôle  de  prédicateur  et  de  pythonisse.  Lors- 
qu'il consent  à  rester  dans  le  domaine  de  l'observation  ingénieuse  et  mondaine, 
Daniel  Stern  rencontre  parfois  d'heureux  détails  qui  n'ont  plus  rien  de  com- 
mun avec  sa  science  et  ses  doctrines  d'emprunt.  Contraste  digne  de  remarque  ! 
c'est  en  pensant  et  en  écrivant  comme  il  eût  pensé  et  écrit  avant  d'être  un 
écrivain  et  un  penseur,  que  Daniel  Stern  mérite  d'être  lu  :  n'y  a-t-il  pas  là 
toute  une  leçon  ? 

Après  ces  lectures,  qui  nous  ramènent  aux  tristes  conditions  de  notre  époque, 
aux  dispositions  maladives  d'un  grand  nombre  d'esprits  modernes,  c'est  un 
bonheur  de  revenir  à  Fart  pur,  à  la  littérature  sérieuse.  M.  Nisard  vient  de  pu- 
blier le  troisième  volume  de  son  Histoire  de  la  littérature  française.  Ce  volume 
comprend  le  siècle  de  Louis  XIV.  Aucun  sujet  ne  pouvait  mieux  convenir  à  ce 
talent  sage,  un  peu  austère,  qui,  dans  les  lignes  de  son  style  comme  dans  les 
allures  de  son  enseignement,  conserve  quelque  chose  de  la  rectitude  et  de  la 
grandeur  des  traditions  qu'il  recueille.  M.  Nisard  a  groupé  les  principaux  écri- 
vains de  ce  siècle  immortel  dans  une  sorte  de  tableau  collectif  où  les  figures  ont 
entre  elles  un  air  de  famille,  et  qui  nous  donne  l'idée  la  plus  juste  et  la  plus 
nette  de  ce  glorieux  moment  où  l'esprit  français,  arrivé  à  son  apogée,  sut  réa- 
liser l'inestimable  alliance  de  l'extrême  bon  sens  avec  l'extrême  génie.  Les 
études  de  M.  Nisard  sur  Racine,  sur  Molière,  sur  La  Fontaine,  ses  appréciations 
de  Bossuet  et  de  Fénelon ,  sont  des  modèles  de  cette  critique  pénétrante  qui, 
sans  se  laisser  dérouter  par  des  préoccupations  de  système  ou  d'école,  va  droit 
à  l'homme  et  au  livre,  les  interprète  l'un  par  l'autre,  trouve  dans  ces  textes  iné- 
puisables le  sujet  de  remarques  nouvelles  sur  le  cœur  humain,  sur  les  replis 
cachés  de  l'âme,  sur  les  fibres  mystérieuses  que  sollicite  ou  interroge  la  main  des 
poètes,  sur  tout  ce  qui  compose  cette  harmonie,  cette  beauté,  cette  justesse,  ti- 
tres impérissables  des  hommes  du  xvir3  siècle.  Quel  siècle  en  effet,  quels  hommes 
et  quelles  œuvres,  pour  qu'après  deux  cents  ans  d'études  et  de  commentaires 
un  esprit  judicieux  puisse  encore  agrandir  et  rehausser  son  rôle  littéraire  rien 
qu'en  nous  montrant  pourquoi  ces  écrivains  dont  il  parle  sont  si  hauts  et  si 
grands!  Ah!  ne  nous  y  arrêtons  pas  trop!  Nous  ressemblerions  à  ces  gens  ruinés 
qui  se  dédommagent  en  énumérant  les  richesses  de  leurs  ancêtres! 

Cette  critique  ingénieuse,  qui  procède  par  une  analyse  délicate  et  attentive, 


REVUE   LITTÉRAIRE.  i'1 

n'est  pas  la  seule  qui  se  soit  révélée  dans  notre  temps.  11  en  est  une  autre,  plus 
brillante  et  plus  animée  :  c'est  celle  qui,  pour  arriver  à  la  parfaite  intelligence 
des  grands  hommes  qu'elle  admire  ou  interprète,  parcourt,  leurs  livres  à  la 
main,  les  contrées  qu'ils  ont  parcourues  et  chantées.  On  comprend  tout  ce  que 
cette  méthode  doit  avoir  de  vivifiant  et  de  fécond;  ce  n'est  plus  la  lettre  morte  à 
laquelle  on  s'attache  dans  des  pages  plus  ou  moins  pâlissantes  à  travers  l'éloi- 
gnement  des  âges  :  c'est  le  poète  lui-même,  c'est  sa  vie,  c'est  sa  figure  que  l'on 
retrouve,  que  l'on  encadre  dans  les  sites  qui  servirent  d'horizon  à  son  regard 
et  à  sa  pensée.  Il  semble  que  l'on  regarde  avec  ses  yeux,  que  l'on  respire  avec 
son  souffle,  que  l'on  sente  avec  son  génie,  que  les  beaux  lieux  qui  l'inspirèrent 
nous  rendent  la  trace  de  ses  émotions,  l'empreinte  de  ses  pas,  l'écho  de  sa  voix. 
Ainsi  comprise,  la  critique  n'a  plus  rien  à  envier  à  la  poésie.  C'est  ce  pèlerinage 
à  la  suite  des  poètes  aimés  qui  donne  un  singulier  charme  au  livre  de  M.  Am- 
père intitulé  :  la  Grèce,  Rome  et  Dante.  Plus  qu'un  autre,  M.  Ampère  devait 
être  séduit  par  cette  façon  de  comprendre  et  d'interpréter  Homère,  Virgile  ou 
Dante.  C'est  en  effet  un  de  ces  heureux  esprits  qui  n'arrivent  pas  aux  beautés 
poétiques  en  commentateurs,  par  voie  indirecte,  lente  ou  détournée,  mais  qui 
réfléchissent  eux-mêmes  ces  beautés  comme  un  pur  cristal,  qui  se  trouvent  en 
communication  permanente  avec  tout  ce  qui  élève  et  ennoblit  l'ame,  et  qui, 
penchés  sur  les  sources  limpides,  au  lieu  d'en  discuter  la  saveur  et  la  transpa- 
rence, aiment  mieux  s'y  abreuver  à  longs  traits.  Dans  la  Poésie  grecque  en  Grèce, 
dans  les  Portraits  de  Rome  à  différens  âges,  dans  le  Voyage  dantesque,  M.  Ampère 
s'est  fait  tout  à  la  fois  notre  cicérone  à  travers  les  paysages  qui  nous  parlent 
encore  de  ces  œuvres  immortelles  et  à  travers  les  œuvres  où  ces  paysages  ont 
laissé  quelque  chose  de  leurs  lignes  et  de  leurs  teintes;  il  nous  a  donné  la  géo- 
graphie pittoresque  de  la  poésie  antique  et  de  la  poésie  du  moyen-âge.  On  le 
voit,  cette  critique-là  n'a  plus  rien  de  commun  avec  les  vieilles  routines;  elle  ne 
cherche  pas,  à  l'aide  d'un  glossaire  ou  d'une  scholie,  le  sens  d'un  passage  ou 
d'un  vers  :  elle  se  fait  compagne  de  voyage  de  ces  hommes  divins  dont  les 
accens  l'ont  fait  tressaillir;  elle  s'assied  à  leur  foyer,  elle  s'abrite  sous  leur  toit. 
Au  lieu  d'alourdir  leurs  chants  de  ses  formes  didactiques  et  pédantesques,  c'est 
elle  qui  s'assimile  à  leurs  impressions,  qui  participe  à  leur  enthousiasme.  Tel 
est,  selon  nous,  le  genre  d'émotion  exquise  que  fait  éprouver  l'ouvrage  de 
M.  Ampère;  ce  n'est  pas  une  appréciation,  une  étude  d'Homère,  de  Virgile  ou 
de  Dante  :  c'est  un  coin  de  leur  ciel,  un  parfum  de  leur  patrie,  un  souffle  de 
leur  inspiration  primitive,  que  le  critique,  nous  allions  dire  le  poète,  a  recueillis 
sur  leurs  pas,  et  dont  il  baigne  leurs  sublimes  poèmes  comme  d'une  lumineuse 
auréole. 

Lorsqu'après  avoir  lu  l'ouvrage  de  M.  Ampère,  on  ouvre  les  Souvenirs  de 
France  et  d'Italie  de  M.  le  comte  Joseph  d'Estourmel,  on  sent  que  l'on  passe 
d'une  œuvre  d'art  à  la  causerie  d'un  homme  du  monde.  A  Dieu  ne  plaise  que 
nous  soyons  tenté  d'en  médire,  nous  qui  nous  plaignons  souvent  de  la  scission 
de  la  littérature  et  de  la  société  polie,  nous  qui  regrettons  sans  cesse  l'influence 
qu'exerçaient  autrefois  ces  spirituels  intermédiaires ,  peu  soucieux  du  rôle  offi- 
ciel d'écrivains,  mais  fort  capables  d'indiquer  le  ton  et  la  mesure!  On  reconnaît, 
dans  le  livre  de  M.  d'Estourmel,  une  vieillesse  enjouée,  souriante,  se  trompant 
quelquefois  sur  la  valeur  des  idées  et  des  souvenirs,  mêlant  à  des  traits  ingé- 


172  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

nieux  et  à  de  jolies  pages  une  foule  de  concetti  dignes  de  grossir  les  anay 
mais  composant  de  tout  cela  un  ensemble  agréable,  une  lecture  attrayante,  qui, 
sans  être  précisément  ni  un  souvenir  de  France  ni  un  souvenir  d'Italie,  est 
plutôt  l'aimable  babil  d'un  homme  également  spirituel  en  Italie  et  en  France. 
Si  nous  sommes  indulgent  pour  ces  productions  légères,  sans  conséquence, 
où  la  cause  de  l'art  ne  saurait  être  compromise  ni  effleurée,  la  même  indul- 
gence est-elle  possible,  lorsque,  touchant  à  des  questions  plus  graves,  à  des 
points  plus  délicats,  nous  ne  trouvons  que  faiblesse  et  stérilité?  C'est  au  théâtre 
que  nous  aurions  voulu  voir  se  ranimer  le  plus  complètement  et  le  plus  vite  ces 
signes  de  vie  intellectuelle  dont  nous  parlions  tout  à  l'heure.  C'est  là  que  toute 
force,  que  tout  succès  se  multiplie  et  s'accroît  par  ces  communications  rapides 
où  l'écrivain,  le  critique  et  le  public  puisent  sans  cesse  un  élément  nouveau  de 
mouvement,  d'animation  et  d'éclat.  Mais  à  quoi  bon  insister  sur  des  vérités  qui, 
en  face  de  la  situation  actuelle  du  théâtre,  ressemblent  à  des  épigrammes?  Au 
lieu  de  s'élever  au  niveau  des  exigences  d'une  époque  agitée,  au  lieu  de  cher- 
cher dans  les  difficultés,  les  émotions  et  les  périls  du  moment  un  sujet  d'agran- 
dir sa  tâche,  de  se  retremper  dans  quelque  bonne  veine  cornélienne  ou  co- 
mique, le  théâtre  s'atténue  et  s'amoindrit  de  plus  en  plus.  Encore  un  peu ,  et 
Marivaux  semblera  un  prodige  de  complication  et  de  vigueur  en  comparaison  de 
ce  qu'on  nous  donne.  Parlerons-nous  de  la  Paix  à  tout  -prix,  vaudeville  versifié, 
à  qui  il  ne  manque  que  d'être  écrit  en  prose  et  mêlé  de  couplets  pour  avoir  sa 
place  au  Gymnase?  Le  Moineau  de  Lesbie  affichait  des  prétentions  plus  hautes. 
C'était,  disait-on,  une  étude  antique,  qui  devait  faire  revivre  sur  notre  scène 
les  types  gracieux  de  l'élégie  latine,  la  courtisane  et  le  poète.  Hélas!  est-ce  bien 
Catulle,  est-ce  bien  Lesbie  que  nous  avons  revus  dans  ce  pastel  tout  moderne? 

Sur  des  pensers  nouveaux  faisons  des  vers  antiques, 

a  dit  André  Chénier;  les  pensers  de  l'auteur  du  Moineau  sont  fort  peu  nouveaux, 
mais  ses  vers  sont  encore  moins  antiques.  Sait-il  le  rôle  que  jouaient  les  cour- 
tisanes dans  la  société  romaine?  Sait-il  que  leur  influence,  leurs  joies,  leurs 
amours,  n'avaient  rien  à  démêler  avec  la  femme  mariée  et  le  foyer  domestique, 
que  ces  deux  élémens  ne  pouvaient  jamais  ni  se  confondre,  ni  se  toucher,  ni 
se  nuire,  et  que  ce  n'était  pas  alors  comme  aujourd'hui,  où  l'épouse  et  la  maî- 
tresse, respirant  le  même  air,  partageant  les  mêmes  émotions  et  les  mêmes 
idées,  peuvent  se  disputer  à  armes  égales  la  possession  d'un  même  cœur?  Nous 
avons  tort,  vraiment,  d'aborder  ces  graves  sujets  à  propos  d'un  badinage  dont 
Fauteur  n'a  voulu  que  ménager  à  Mlle  Rachel  un  succès  de  nouveauté  et  d'a- 
justement. On  parlait  beaucoup  autrefois  de  la  pruderie  littéraire  et  dramatique 
de  Mlle  Rachel;  on  assurait  qu'elle  hésitait  à  sortir  de  Corneille  et  de  Racine, 
que  les  muses  modernes,  même  les  plus  glorieuses,  ne  lui  semblaient  pas  assez 
«proches  parentes  de  Melpomène,  et  que  rien  de  ce  que  pouvaient  écrire  nos 
ipoètes  n'était  assez  pur,  assez  sérieux,  assez  tragique  pour  elle.  M,le  Rachel,  évi- 
•demment,  est  bien  revenue  de  ces  rigueurs.  Pourvu  qu'on  lui  offre  une  occasion 
d'essayer  une  nouvelle  coiffure  et  de  minauder  agréablement  pendant  quelques 
scènes,  elle  n'en  demande  pas  davantage  :  Sophocle  et  Euripide,  Corneille  et 
Racine,  s'arrangent  comme  ils  peuvent.  De  bonne  foi,  était-ce  bien  la  peine  de 


REVUE  LITTÉRAIRE.  173 

proclamer  une  restauration  classique,  pour  arriver  à  émietter  la  tragédie  en 
menues  causeries  néo-romaines?  La  grande  actrice  ne  pourrait-elle  pas  exercer 
sur  notre  théâtre  une  plus  salutaire  influence?  Les  écrivains  qui  occupaient  la 
première  place  lors  de  son  avènement,  et  qu'elle  n'a  su  ni  attirer  ni  retenir,  ne 
pouvaient-ils  pas,  avec  un  peu  de  bonne  volonté  réciproque,  lui  donner  mieux 
que  ce  Moineau  de  Lesbie?  Gomment  expliquer  cette  complaisance  pour  les  faibles; 
et  ce  dédain  pour  les  forts?  Est-ce  pour  être  seule  à  triompher?  Faut-il  croire 
que  Mlle  Rachel,  qui  partage  ordinairement  avec  Corneille  et  Racine,  n'a  voulu 
cette  fois  partager  avec  personne?  Le  calcul  serait  plus  subtil  que  classique;  il 
s'accorderait  mieux  avec  une  vanité  puérile  qu'avec  les  vrais  intérêts  de  l'art. 
Quoi  qu'il  en  soit,  de  semblables  pièces  maintiennent  le  théâtre  dans  une  voie 
funeste,  et  il  est  triste  de  voir  les  jeunes  gens  s'adonner  à  cette  espèce  d'éner- 
vement  dramatique.  Parce  que  le  drame  moderne  avait  abusé  des  grands 
moyens  pour  obtenir  les  grands  effets,  parce  qu'on  y  signalait  trop  de  compli- 
cations et  de  surprises,  voilà  l'école  dont  je  parle  ne  trouvant  plus  rien  d'assez 
uni,  d'assez  léger  et  d'assez  mince.  Point  de  tissu,  si  impalpable  qu'il  soit,  qui 
ne  lui  paraisse  encore  trop  solide  pour  y  dessiner  ses  broderies.  Point  d'ivoire» 
si  pâle  qu'il  puisse  être,  qui  ne  lui  semble  d'un  ton  trop  vigoureux  pour  la  débile 
pâleur  de  ses  figures.  Les  héros  du  drame  criaient  un  peu  trop  fort;  nos  auteurs 
chuchotent.  Ce  n'étaient  alors  que  grands  coups  d'épée  et  gigantesques  aven- 
tures;  maintenant  l'on  ne  voit  que  petites  péripéties  de  salon,  murmurées  à 
voix  basse  entre  deux  tasses  de  thé.  Enfin ,  le  poison  y  coulait  à  pleins  bords; 
aujourd'hui  ce  ne  sont  que  flacons  d'essence  s'exhalant  à  travers  de  frêles  et 
délicats  hémistiches.  La  réaction,  si  c'en  est  une,  est  vraiment  excessive. 

Pendant  que  le  Théâtre-Français,  à  qui  on  saurait  tant  de  gré  d'un  généreux 
effort,  d'une  tentative  originale,  fait  si  peu  pour  retenir  le  public  d'élite  qui  ne 
demanderait  qu'à  lui  apporter  son  concours  et  ses  bravos,  nous  avons  vu  un 
autre  théâtre,  dans  des  conditions  bien  plus  défavorables  et  des  circonstances 
bien  plus  difficiles,  lutter  jusqu'à  la  fin,  et  arriver  au  port  sans  trop  d'encombre* 
Les  dernières  représentations  des  Italiens  ont  été  fort  belles  et  fort  suivies,  mal- 
gré la  défection  de  Mlle  Alboni.  Don  Pasquale  nous  a  rendu  Lablache,  dont  la  co- 
lossale figure  est  admirablement  encadrée  dans  cette  bouffonnerie  charmante» 
où  Donizetti  a  su  si  bien  unir  la  gaieté  et  la  mélodie.  Dans  le  troisième  acte  de 
Maria  di  Rohan,  Ronconi  s'est  élevé  aux  plus  grands  effets  tragiques  sans  que 
l'expression  musicale  y  perdit  rien  de  sa  beauté  et  de  sa  justesse.  Enfin,  Moriani 
a  joué  deux  fois  Gennaro  de  Lucrezia  Borgia.  Nous  avions  entendu  Moriani  il  y  a 
trois  ans;  alors,  comme  aujourd'hui,  c'était  un  virtuose  consommé,  que  nul  ne 
saurait  surpasser  dans  l'art  de  ménager  sa  voix,  d'en  déguiser  les  inégalités  par 
l'heureux  emploi  des  demi-teintes,  et  de  fondre  en  un  harmonieux  ensemble  le 
chant  et  le  drame,  la  mélodie  et  le  sentiment.  Ce  qui  manque  à  Moriani,  c'est 
une  voix  fraîche  et  juvénile,  c'est  ce  timbre  d'or  de  Mario,  dont  rien  ne  remplace 
les  intonations  caressantes;  mais,  si  la  voix  s'effeuille,  si  les  années  en  altèrent 
le  velouté  et  la  jeunesse,  le  style  et  l'art  lui  survivent,  et  Moriani  est  encore  ui* 
des  plus  glorieux  représentans  de  cette  grande  école  italienne  qui  s'est  brisée 
contre  les  gros  cuivres  de  Verdi. 

Ce  soir  même,  pendant  que  Lucrezia  Borgia  terminait  glorieusement  les  re~ 
présentations  des  Italiens,  l'Opéra-Comique,  toujours  en  bonne  veine,  obtenait 


174  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

un  succès  qui  pourrait  bien  continuer  les  belles  soirées  du  Val  d'Andorre  et  du 
Caïd.  Le  poème  des  Monténégrins  n'est  pas  précisément  un  chef-d'œuvre  de 
vraisemblance  et  de  netteté  :  on  dirait  qu'une  main  de  dramaturge  s'y  est  em- 
parée d'une  idée  d'artiste  et  a  gâté,  par  des  combinaisons  de  boulevard  et  un 
dialogue  de  Cirque-Olympique,  un  sujet  où  se  révèlent  des  intentions  de  couleur 
locale  et  de  poésie  fantastique;  mais  la  musique  de  M.  Limnander  nous  a  paru 
très  remarquable.  On  a  fait  répéter  plusieurs  morceaux,  entre  autres  une  prière 
d'un  grand  style  et  un  duo  accompagné  en  sourdine  par  un  chœur  lointain  qui 
ressemble  plus  à  un  murmure  qu'à  un  chant.  Cet  effet,  dont  s'était  emparé 
M.  Auber  et  dont  il  est  juste  de  laisser  à  M.  Limnander  l'initiative,  n'a  pas  moins 
réussi  dans  les  Monténégrins  que  dans  Haydée.  Ajoutons  que  Mme  Ugalde  a 
chanté  avec  une  verve  et  un  éclat  qui  suffiraient  à  assurer  la  vogue  de  la  pièce 
nouvelle. 

Ces  courageux  efforts  des  théâtres  lyriques  méritent  d'être  signalés  au  mo- 
ment où  les  théâtres  littéraires  semblent  frappés  de  torpeur.  Cette  prospérité  se 
soutiendra-t-elle?  Entendrons-nous  encore  les  mélodieux  artistes  dont  nous  ai- 
mons chaque  année  à  saluer  le  retour?  Verrons-nous  se  rouvrir  les  portes  du 
Théâtre-Italien?  Y  aura-t-il  dans  l'avenir  une  place  pour  ces  plaisirs  élégans 
dont  la  cause  est  la  même  que  celle  de  la  civilisation  et  de  l'art?  Nous  voulons 
l'espérer;  nous  voulons  croire  aussi  qu'au  milieu  de  ces  agitations  qui  donnent 
à  l'esprit  un  ressort  douloureux  et  inconnu ,  la  comédie  et  le  drame  contempo- 
rains finiront  par  sortir  des  sentiers  de  traverse  où  ils  s'attardent,  et  par  trou- 
ver la  route  de  la  popularité  et  du  succès.  Quelle  que  soit  la  destinée  des  peu- 
ples, à  quelques  hasards  que  les  réserve  leur  initiation  orageuse  aux  mystères 
de  la  liberté  moderne,  il  n'est  pas  bon  qu'ils  soient  privés,  pendant  leur  marche 
périlleuse  et  pénible,  de  tout  ce  qui  enchante  l'imagination  et  de  tout  ce  qui 
redresse  l'intelligence.  La  mélodie  et  l'idée,  la  voix  qui  instruit  et  celle  qui 
charme,  Fart  qui  cache  sous  ses  formes  piquantes  une  leçon  contre  nos  folies  et 
l'art  dont  les  suaves  accens  renferment  un  baume  contre  nos  malheurs,  ne  sau- 
raient être,  nous  le  croyons,  aussi  aisément  remplacés  qu'une  constitution  ou 
un  gouvernement;  les  utopistes,  les  agitateurs  et  les  démagogues  auront  fort  à 
faire  pour  nous  donner  mieux  qu'une  comédie  de  Molière,  qui  nous  apprend  à 
nous  méfier  des  sots,  ou  un  opéra  de  Meyerbeer,  qui  nous  aide  à  les  oublier. 

Armand  de  Pontmartin. 


CHRONIQUE  DE  LA  QUINZAINE. 


31  mars  1819. 

Nous  vivons  dans  des  temps  où  toutes  les  contradictions  pèsent  à  la  fois  sur 
les  consciences  et  les  déchirent,  où  des  devoirs  également  chers  se  présentent 
tous  ensemble,  si  bien  qu'on  ne  sait  presque  auquel  obéir  de  préférence,  —  où 
des  intérêts  opposés  se  heurtent  à  chaque  pas,  si  bien  qu'il  faut  toujours  en  sa- 
crifier quelqu'un.  Nous  croyons  indispensable  de  préserver  contre  de  nouvelles 
épreuves  ce  que  la  société  retrouve  ou  garde  encore  de  forces;  nous  ne  sommes 
pas  d'humeur  à  nous  risquer  hors  de  chez  nous  au  service  des  passions  que  nous 
avons  chez  nous  tant  de  peine  à  contenir;  nous  nous  réjouirions  volontiers  d'ap- 
prendre que  ces  orages  extérieurs,  allumés  au  foyer  des  nôtres,  sont  mainte- 
nant étouffés  et  dispersés.  Nous  ne  pouvons  cependant  pas  nous  dérober  aux 
atteintes  d'un  juste  chagrin,  lorsque  nous  sentons  ce  qu'il  nous  en  coûte  pour 
nous  renfermer  ainsi  derrière  nos  frontières,  pendant  que  les  folies  démago- 
giques appellent  et  nécessitent  partout  le  progrès  des  influences  et  des  armes  de 
l'étranger.  Nous  sommes  les  champions  décidés  des  règles  éternelles  de  l'ordre 
social,  nous  avons  le  besoin  de  les  relever,  de  les  défendre  à  tout  prix;  mais  ce 
grand  besoin  n'étouffe  pas  l'ancien  retentissement  de  la  fierté  nationale,  et  nous 
gémissons  de  voir  le  nom  de  la  France  pâlir  au  dehors  à  mesure  qu'elle  se  con- 
sume dans  ses  luttes  intérieures.  ( 

Ces  réflexions  nous  viennent,  on  le  comprend,  au  sujet  des  derniers  événe- 
mens  du  Piémont  :  de  quoi  parler  aujourd'hui ,  si  ce  n'est  d'abord  de  cette  la- 
mentable infortune?  Et  comment  pouvait-on ,  après  tout ,  augurer  mieux  de  l'a- 
venir, quand  il  n'y  avait  en  présence  que  des  forces  si  disproportionnées,  non 
par  le  nombre  peut-être,  mais  par  l'énergie  morale,  qui  abondait  dans  l'armée 
disciplinée  de  l'Autriche,  qui  manquait  à  la  tête  et  dans  le  corps  de  l'armée  pié- 
montaise?  Loin  de  nous  la  seule  pensée  de  reprocher  maintenant  leur  défaite  à 
ces  derniers  soldats  de  l'Italie,  à  ce  roi  qui  a  voulu  jouer  sa  couronne  sur  un 
champ  de  bataille,  à  ces  princes  que  les  balles  ont  respectés  malgré  leur  mépris 
pour  les  balles;  mais  est-ce  que  ces  braves  troupes  n'étaient  pas  inquiétées  par 
les  fausses  rumeurs  dont  les  démagogues  de  Gènes  et  de  Turin  les  poursuivaient? 
tome  h.  12 


176  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Est-ce  que  ces  chefs  n'étaient  pas  en  quelque  sorte  désespérés  d'avance  et  con- 
damnés à  succomber  presque  sans  coup  férir?  Regardez  au  contraire  à  Milan, 
dans  le  camp  de  Radetzky  :  la  nouvelle  de  la  dénonciation  de  l'armistice  arrive, 
c'est  une  joie  universelle;  les  soldats,  les  officiers,  remplissent  de  leurs  démons- 
trations triomphantes  les  rues  et  les  théâtres  de  la  malheureuse  capitale  lom- 
barde; ils  vont  crier  vive  notre  père  Radetzky  !  sous  les  balcons  du  vieux  maré- 
chal ,  et  ce  sont  eux  sans  doute  qui  lui  dictent  la  précision  éloquente  de  son  ordre 
du  jour  :  Marchons  sur  Turin! 

Ils  y  ont  marché  :  les  généraux  de  Charles-Albert  ont  encore  une  fois  perdu 
la  partie  à  la  suite  des  mêmes  fautes;  leur  ligne  d'opérations  a  été  coupée  avec 
la  même  audace  et  le  même  bonheur.  Après  une  campagne  de  deux  jours,  le  roi 
abdique,  et  il  faut  un  nouvel  armistice  pour  arrêter  l'ennemi  victorieux  à  di- 
stance de  Turin.  Il  ne  s'agit  plus  désormais  que  d'obtenir  la  paix  à  des  conditions 
qui  soient  tolérables.  La  France  et  l'Angleterre  ont  là  une  tout  autre  négo- 
ciation que  celle  qu'elles  avaient  entreprise  à  Bruxelles.  Ce  n'est  plus  un  allié 
à  grandir,  c'est  un  allié  à  sauver.  Que  la  Franco  s'y  prenne  donc  de  son  mieux, 
qu'elle  combine  ses  meilleures  chances;  il  y  va  pour  elle  d'un  intérêt  particulier. 
La  diminution  de  cet  utile  voisin  qu'elle  a  de  l'autre  côté  des  Alpes  ne  serait 
pas  moins  qu'une  diminution  de  sa  propre  liberté.  L'Autriche,  on  doit  le  dire, 
a  d'avance  donné  les  promesses  les  plus  rassurantes;  certaine  du  succès,  elle  a 
prévenu  qu'elle  n'en  abuserait  pas;  elle  n'entend  rester  en  Piémont  que  jusqu'à 
la  paix.  Aussi  vienne  la  paix  au  plus  vite!  car  cette  occupation,  même  restreinte 
et  provisoire,  si  ce  ne  peut  être  précisément  un  affront  pour  nous,  ce  n'en  est 
pas  moins  un  ombrage.  Hâtons-nous,  en  notre  propre  nom,  d'effectuer  la  paix 
par  les  moyens  les  plus  actifs. 

Telle  était  l'intention  de  l'ordre  du  jour  proposé  par  le  comité  des  affaires 
étrangères  pour  fixer  l'opinion  de  l'assemblée  nationale  dans  cette  grave  occur- 
rence. Le  ministère  accueillait  cet  ordre  du  jour,  qui  l'autorisait  à  s'appuyer  au 
besoin,  dans  son  action  diplomatique,  d'une  action  armée  sur  un  point  quel- 
conque de  l'Italie.  Le  ministère  acceptait  ce  concours  de  l'assemblée ,  mais  ne 
le  sollicitait  pas  encore.  M.  Billault,  M.  Ledru-Rollin,  se  sont  dépêchés  hier  de  le 
lui  disputer  en  annonçant  qu'ils  lui  refusaient  leur  confiance.  M.  Flocon  deman- 
dait qu'en  dépit  du  changement  des  circonstances,  l'assemblée  renouvelât  son 
ordre  du  jour  du  24  mai ,  et  persistât  à  voter  «  l'affranchissement  de  l'Italie.  » 
Aujourd'hui,  M.  Thiers,  dans  un  discours  étincelant  de  vérités,  a  montré  que 
l'on  n'avait  point  à  faire  la  guerre,  la  guerre  européenne,  pour  une  simple 
question  d'influence,  et  que  ce  n'était  pas  la  faute  des  hommes  modérés  qui 
gouvernent  à  présent,  si  les  exagérations  de  l'année  dernière  leur  léguaient 
une  situation  pénible  pour  nos  susceptibilités.  Il  a  prouvé  que  la  voie  des  né- 
gociations était  encore  la  meilleure  dans  l'intérêt  du  Piémont.  L'assemblée  a  voté 
l'ordre  du  jour  du  comité  des  affaires  étrangères. 

Pendant  que  ces  terribles  événemens  s'accomplissent  à  nos  portes  et  les  ébran- 
lent de  leur  contre-coup,'  nous-mêmes,  hélas!  que  faisons-nous  ici?  Nous  le  di- 
sions tout  à  l'heure,  telle  est  l'étrange  fatalité  de  notre  situation  par  rapport  au 
dehors,  qu'on  n'en  tire  même  point  de  quoi  passionner  les  esprits.  Vainement 
M.  Ledru-Rollin  se  remuait  hier  de  toute  sa  force  pour  réussir  à  s'échauffer  lui- 
même;  la  question  n'en  devenait  pas  plus  brûlante,  et  elle  est  restée  bel  et  bien 


REVUE.   —  CHRONIQUE.  177 

dans  le  domaine  naturel  des  avocats  de  profession  jusqu'à  ce  que  la  haute  raison 
de  M.  Thiers  l'eût  dégagée  de  leurs  dossiers.  L'assemblée,  dont  M.  Thiers  a  su 
commander  enfin  l'attention,  était,  la  veille  encore,  beaucoup  moins  émue  que 
froide  et  embarrassée.  Que  ce  soit  tout-à-fait  sa  faute  et  qu'il  y  ait  là  contre 
elle  un  grief  de  plus,  nous  ne  voudrions  pas  le  prétendre  :  il  est  de  ces  positions 
fausses  dans  lesquelles  tous  les  sentimens  sont  gênés;  mais  où,  par  malheur, 
les  sentimens  d'une  bonne  partie  de  l'assemblée  se  donnent-ils  carrière?  à  quoi 
s'applique-t-elle  et  s'anime-t-elle  de  prédilection?  Il  faut  le  confesser,  c'est  tou- 
jours à  cette  sourde  guerre  de  défiance  qu'elle  livre  maintenant  sans  relâche  au 
parlement  qui  doit  la  remplacer.  On  oublie  que  le  parlement  sera,  lui  aussi, 
l'élu  de  la  nation,  qu'en  le  tenant  d'avance  pour  suspect,  on  frappe  d'une  égale 
suspicion  la  souveraine  autorité  du  vœu  populaire,  qu'on  en  appelle  de  la  sorte 
des  suffrages  du  lendemain  aux  suffrages  de  la  veille,  tandis  que  le  sens  de  la  con- 
stitution et  le  but  même  du  vote  universel  seraient  de  subordonner  les  suffrages 
de  la  veille  aux  suffrages  du  lendemain.  On  oublie  tout  cela,  et  l'on  se  consume 
en  précautions  vis-à-vis  des  futurs  représentans  du  pays,  on  ne  pense  qu'à  se 
fortifier  contre  eux  en  cherchant  à  tout  prix  une  popularité  plus  ou  moins  équi- 
voque, ou  bien  à  les  affaiblir  en  leur  léguant  des  embarras.  Ceux  qui  s'avisent 
ainsi  de  tracasser  l'avenir  calculent  évidemment  comme  s'ils  étaient  déjà  sûrs 
qu'ils  n'auront  rien  à  y  voir,  et  vraiment  ils  ne  se  trompent  guère.  Ce  n'en  est 
pas  moins  un  fâcheux  spectacle  que  celui-là,  et  l'assemblée,  qui  a  mis  tant  de 
mauvaise  grâce  à  marquer  le  jour  de  sa  retraite,  aurait  gagné  à  n'avoir  pas  ce 
temps  de  répit  qu'elle  s'est  ménagé  pour  l'employer  si  médiocrement. 

On  conçoit  que  des  hommes  même  modérés  soient  arrivés  de  leurs  provinces, 
au  milieu  de  cette  fumée  des  révolutions  de  1848,  avec  des  illusions  assez  vives 
sur  la  valeur  et  la  portée  des  réformes  qu'ils  se  croyaient  destinés  à  introduire 
dans  le  gouvernement  de  la  France;  mais  quand,  au  su  de  tout  le  monde,  ces 
illusions  doivent  être  dissipées,  quand  il  n'est  plus  permis  d'ignorer,  par  exemple, 
qu'on  ne  gouverne  pas  sans  argent,  et  qu'il  n'y  a  pas  d'ordre  possible  au  sein 
du  désordre,  comprend-on  que  l'on  s'acharne  encore  à  ruiner,  sous  prétexte 
d'économie,  les  services  essentiels  du  budget,  à  sauvegarder,  sous  prétexte  de 
liberté,  les  plus  détestables  instrumens  de  la  licence  et  de  l'anarchie?  C'a  été 
là  pourtant  le  principal  travail  d'une  notable  portion  de  l'assemblée  durant  tous 
ces  derniers  jours,  qu'elle  a  consacrés  à  discuter  le  budget  des  dépenses  et  la  loi 
sur  les  clubs.  Non,  nous  ne  nous  figurons  pas  que  parmi  les  honorables  mem- 
bres de  l'opposition  qui  ont  attaqué  le  budget  ou  protégé  les  clubs,  il  y  en  ait 
beaucoup  qui  croient  par  principe  au  budget  des  républicains  rouges,  comme  l'ap- 
pelle M.  Mathieu  (de  la  Drôme),  encore  moins  tiennent-ils  à  l'indépendance  ab- 
solue du  droit  de  réunion;  c'est  une  chose  remarquable,  que  les  défenseurs  les 
plus  graves  des  clubs  aient  trouvé  si  peu  de  bien  à  dire  en  leur  faveur;  ils  ont 
plaidé  leur  cause  comme  des  avocats  d'office  qui  n'auraient  pas  tout  l'amour  du 
monde  pour  leur  client. 

Au  fond,  voici  ce  qu'il  en  est  :  à  moins  de  céder  à  la  témérité  d'un  beau 
désespoir,  comme  les  héros  clair-semés  de  la  montagne,  il  n'est  plus  possible 
de  s'affubler  du  bagage  trop  révolutionnaire  des  doctrines  radicales.  Certains 
politiques  se  persuadent  cependant  qu'on  en  peut  encore  tirer  quelque  grain 
d'un  libéralisme  supérieur  au  libéralisme  vulgaire,  et  ne  doutent  pas  qu'il  ne 


178  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

leur  soit  séant  d'en  faire  montre.  Ils  veulent  par  là  se  distinguer  de  la  réac- 
tion; hommes  de  paix  et  d'accommodement,  ils  proclament  à  peu  près  avec  elle 
qu'ils  n'entendent  plus  qu'on  désorganise  et  qu'on  agite;  ils  ont  la  même  hor- 
reur qu'elle  pour  les  perturbations  administratives  et  pour  les  scandales  de  la 
rue,  mais  ils  ne  sauraient  se  décider  à  rejeter  complètement  les  systèmes  qui 
rognent  au  hasard  dans  le  budget,  afin  de  le  rendre  plus  démocratique,  ou  ceux 
qui  fondent  la  démocratie  sur  la  licence  populaire.  Cette  contradiction  a  quel- 
que chose  qui  sent  encore  les  premiers  temps  de  notre  république,  les  premiers 
gouvernans  qui  l'ont  conduite;  c'est  toujours  cette  même  naïveté  d'amasser 
beaucoup  de  folies  pour  en  extraire  de  la  sagesse  :  on  reconnaît  là  une  éduca- 
tion de  la  veille.  Ceux  qui  l'ont  reçue  devraient  seulement  se  garder  aujourd'hui 
d'en  être  trop  fiers.  Il  n'y  a  pas  de  quoi  les  servir  beaucoup  auprès  du  corps  élec- 
toral, et  lorsque  la  question  est  posée  aussi  nettement  qu'elle  va  l'être  entre  la 
conservation  et  la  destruction ,  ce  n'est  pas  un  bon  moyen  de  succès  d'avouer 
des  intentions  conservatrices  sans  désavouer  les  procédés  destructeurs.  Qu'im- 
porte? on  contrarie  le  ministère,  et  l'on  s'imagine  annuler  ou  discréditer  dès  l'a- 
bord la  prochaine  assemblée  :  agréable  dédommagement  pour  des  gens  qui, 
après  avoir  perdu  le  pouvoir,  ont  encore  à  craindre  de  perdre  leur  mandat  ! 

De  ce  point  de  vue,  les  débats  parlementaires  présentent  cette  quinzaine  un 
intérêt  spécial.  Le  budget  a  été  l'occasion  d'une  petite  guerre  qu'il  n'est  pas 
mauvais  d'étudier,  pour  se  pénétrer  davantage  de  l'esprit  des  hommes  dont  l'ini- 
tiative a  caractérisé  la  révolution  de  1848.  D'abord  il  est  facile  de  voir,  à  la  hâte 
avec  laquelle  on  s'attaque  au  budget,  que  c'est  un  parti  pris  dans  l'assemblée  de 
1848  de  régler  les  vivres  de  l'assemblée  de  1849.  Ce  premier  budget  de  la  répu- 
blique n'a  pas  même  de  rapporteur  qui  nous  en  déroule  l'ensemble,  et  les  bud- 
gets particuliers  de  chaque  ministère  sont  loin  d'être  tous  en  état.  On  a  discuté 
celui  des  travaux  publics  et  celui  de  l'agriculture  et  du  commerce;  combien  y 
en  a-t-il  encore  de  prêts?  Il  ne  faudrait  pourtant  pas,  à  force  de  zèle,  sabrer  la 
besogne  publique  pour  ne  point  la  laisser  à  d'autres,  et  les  rapporteurs  des  budgets 
en  cours  d'exécution  devront  se  hâter  beaucoup,  s'ils  veulent  arriver  avant  le 
terme  fatal.  Autre  remarque  :  on  a  saisi  l'occasion  pour  renouveler  encore  le 
fameux  parallèle  entre  l'administration  financière  de  la  république  naissante  et 
celle  dont  elle  héritait.  Nous  croyions  que  M.  Vitet  avait  ici  même  tranché  la 
question,  et  qu'il  n'y  avait  plus  tant  à  se  flatter  d'avoir  sauvé  la  patrie  de  la  ban- 
queroute, depuis  qu'on  savait  à  qui  s'en  prendre  de  cette  extrémité.  M.  Garnier- 
Pagès  et  M.  Goudchaux  ont  jugé  à  propos  de  rentrer  en  lice  pour  essayer  encore 
une  fois  d'en  sortir  en  montant  au  Capitole;  ils  n'ont  pas  été  à  moitié  de  l'esca- 
lier. Nous  ne  doutons  point  de  leur  bon  vouloir  et  de  leur  sincérité,  mais  ils  ne 
comptaient  pas  assez  à  eux  seuls  pour  l'emporter  sur  les  nombreux  collègues  qui 
vidaient  leurs  caisses  avec  un  si  merveilleux  ensemble,  et  les  circonstances  que 
leur  faisait  la  politique  de  ces  habiles  collègues  n'étaient  pas  de  nature  à  com- 
bler les  vides.  M.  Jules  de  Lasteyrie  a  touché  du  doigt  le  rapport  intime  qu'il  y 
eut  jadis  entre  le  chiffre  fatal  de  45  centimes  et  la  date  émouvante  du  12  mars, 
jour  auquel  M.  Ledru-Rollin  annonça  dans  ses  circulaires  l'intention  de  républi- 
caniser  la  France.  On  alla  par  une  pente  irrésistible  de  la  circulaire  où  la  révo- 
lution s'étalait  avec  ses  amplifications  désastreuses  jusqu'à  l'impôt  extraordinaire 
dont  le  taux,  commandé  par  la  situation,  prouvait  seulement  combien  les  ies- 


REVUE.   —  CHRONIQUE.  179 

sources  de  la  France  s'étaient  vite  resserrées  sous  la  menace  d'une  république 
violente.  Les  éphémérides  républicaines  de  M.  de  Lasteyrie  étaient  fort  instruc- 
tives; on  l'a  pour  la  peine  appelé  royaliste,  et  il  le  méritait  bien,  car  il  avait 
ainsi  endommagé  les  gloires  rétrospectives  dont  les  financiers  de  la  veille  cher- 
chaient encore  à  parer  leur  déclin ,  dans  l'espoir  peut-être  de  se  présenter  avec 
quelques  rayons  devant  leurs  électeurs  :  les  auréoles  sont  à  si  bon  marché  avec 
le  suffrage  universel! 

Quoi  qu'il  en  soit  de  ces  réminiscences  d'autrefois,  nous  n'avons  aucun  plai- 
sir à  nous  y  bercer,  et  ce  ne  sont  pas  d'agréables  rêves;  nous  aimons  mieux 
vivre  des  consolations  que  nous  fournit  le  présent,  selon  les  assurances  formelles 
de  M.  Passy.  M.  Passy  a  voulu  probablement  aller  à  rencontre  des  économies 
exagérées  qui  prétendraient  le  rendre  plus  riche  qu'il  n'a  besoin  de  l'être.  Il  a 
signalé  un  retour  des  affaires  qui  s'annoncerait  à  des  signes  incontestables,  une 
augmentation  certaine  dans  la  rentrée  des  impôts  indirects,  augmentation  qui 
serait  de  près  de  2  millions,  rien  que  pour  la  première  quinzaine  de  mars.  Ce 
progrès  naturel  des  choses,  cette  meilleure  situation  découlant  tout  de  suite  dans 
l'ordre  matériel  des  améliorations  introduites  dans  l'ordre  moral  de  la  société, 
ne  peuvent  manquer  de  fortifier  encore  davantage  la  confiance  publique  en  lui 
donnant  la  preuve  du  bon  effet  des  mesures  qui  l'ont  provoquée.  M.  Mathieu  (de 
la  Drôme)  demanderait  beaucoup  plus  pour  opérer  le  soulagement  du  pays;  il 
ne  lui  faudrait  pas  moins  que  trois  conditions  d'absolue  nécessité  :  supprimer 
tout  impôt  sur  le  sel,  tout  impôt  sur  les  boissons,  et  restituer  les  45  centimes. 
Sous  le  bénéfice  de  ces  trois  clauses,  et  en  ôtant  seulement  cent  mille  hommes  à 
l'armée  (ceci  n'est  pas  qu'accessoire),  M.  Mathieu  (de  la  Drôme)  nous  garanti- 
rait une  prospérité  sans  pareille,  un  vrai  commencement  des  bonheurs  de  la  ré- 
publique sociale  :  tel  est  le  budget  de  la  montagne,  c'est  à  prendre  ou  à  laisser. 
Laissons-le!  Remercions  aussi  M.  Pierre  Leroux  de  ses  excellentes  intentions.  Il 
est  d'avis  de  rembourser  en  papier  le  sixième  des  rentes;  ce  serait  toujours  un 
petit  acheminement  aux  assignats.  Mieux  vaut  attendre  plus  long-temps  la  re- 
naissance spontanée  du  crédit  que  de  le  forcer  ainsi  par  ces  moyens  artificiels 
qui  n'aboutissent  qu'à  le  ruiner  tout-à-fait.  Si  tout  le  monde  était  sûr  que  la 
philosophie  de  M.  Pierre  Leroux  ne  peut  pas  devenir  un  jour,  par  quelque  coup 
de  main,  la  politique  de  l'état,  M.  Pierre  Leroux  n'aurait  plus  même  à  proposer 
ses  remèdes  :  son  malade  se  porterait  bien,  la  vraie  souffrance  qu'il  éprouve 
étant  l'appréhension  d'être  traité  par  lui. 

Le  budget  des  travaux  publics  a  passé  le  premier  au  laminoir  :  c'est  un  hom- 
mage à  rendre  à  M.  Stourm,  que  ce  budget  est  sorti  bien  réduit  de  ses  mains. 
L'hommage  lui  sera-t-il  très  favorable  dans  l'opinion  du  pays?  Nous  ne  le  croyons 
guère.  La  source  la  plus  féconde  dont  l'état  dispose  pour  alimenter  la  popula- 
tion ouvrière,  c'est  toujours  la  distribution  des  travaux  publics.  Nous  n'avons 
donc  pas  été  médiocrement  étonnés  de  voir  les  plus  ardens  défenseurs  du  droit 
au  travail  retrancher  avec  la  même  ardeur  les  millions  qui  devaient  procurer  à 
tant  d'indigens  un  pain  honorable.  Il  est  à  penser  qu'ils  se  seront  beaucoup 
moins  souciés  d'être  conséquens  que  de  chagriner  l'administration,  en  jetant  le 
trouble  dans  les  services.  Ils  se  sont  rangés  en  bataillon  serré  derrière  le  zèle 
économe  et  l'habileté  pressante  de  M.  Stourm.  Les  rares  défenseurs  du  budget 
normal,  et  en  particulier  M.  Napoléon  Daru,  qui  a  servi  cette  cause  avec  beau- 
coup de  talent,  n'ont  rien  ou  presque  rien  gagné  sur*le  système  général  de  ré- 


4 gO  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

ductions.  Le  budget  de  l'agriculture  et  du  commerce,  soutenu  avec  fermeté  par 
M.  Buffet,  a  été  plus  épargne.  Encore  M.  Marcel  Barthe  et  M.  Alcan  auraient-ils 
voulu  mettre  des  teinturiers  et  des  potiers  à  la  place  de  nos  artistes  des  Gobe- 
lins  et  de  Sèvres.  L'assemblée  nationale  n'a  pas  osé  suivre  ces  sévères  démo- 
crates dans  leur  antipathie  pour  les  traditions  et  les  monumens  de  la  royauté; 
aile  n'a  pas  jugé  que  le  noble  luxe  de  pareils  établissemens  fût  une  superféta- 
tion  parasite  dans  la  France  républicaine.  Ce  jugement  honore  l'austérité  de 
M.  Barthe  et  de  M.  Alcan,  mais  rien  que  leur  austérité. 

Où  il  faut  voir  encore  le  singulier  esprit  qui  anime  la  majorité  de  l'assem- 
blée, c'est  dans  la  discussion  de  la  loi  sur  les  clubs.  Le  ministre  de  l'intérieur 
proposait  de  les  interdire  franchement  et  d'un  seul  mot;  la  commission  formu- 
lait un  contre-projet,  qui,  sans  prononcer  l'interdiction  absolue,  embarrassait 
encore  davantage  l'exercice  du  droit.  11  était  évident  que  la  commission  tenait 
plus  à  ne  pas  ressembler  au  ministère  qu'à  le  combattre:  elle  ne  voulait  pas  dire 
comme  lui  que  les  clubs  étaient  proscrits,  parce  que  c'était  un  langage  de  ré- 
actionnaire; mais  elle  se  passait  presque  à  elle-même  la  chose,  moins  le  mot.  Là- 
dessus,  grands  écarts  des  excentriques  :  M.  P.  Leroux,  par  exemple,  annonçant 
au  ministère  qu'on  attire  la  colère  céleste  sur  la  France  pour  n'avoir  pas  sauvé 
les  précieuses  tètes  des  assassins  du  général  Bréa;  puis,  pour  noyer  ces  épi- 
sodes, les  interminables  discours  des  avocats,  de  M.  Favre,  de  M.  Crémieux. 
M.  Favre  doit  y  prendre  garde  :  il  ne  lui  faut  encore  que  quelques  discours  pour 
que  l'élégance  de  sa  faconde  soit  complètement  discréditée  par  la  monotonie  de 
sa  récitation,  par  l'uniformité  de  ses  tremblemens  nerveux,  par  la  divulgation 
de  ses  procédés  oratoires,  qui  ne  cachent  déjà  plus  assez  le  vide  de  son  talent. 
Ce  talent  n'a  presque  plus  de  mystères,  et  il  ne  reste  de  mystérieux  chez  M.  Favre 
que  le  mobile  secret  des  erremens  politiques  qui  le  jettent  successivement  à  la 
tète  de  tous  les  partis.  Nous  lui  devons  bien  nous-mêmes  quelques  actions  de 
grâces  pour  le  zèle  avec  lequel  il  s'unissait  hier  à  M.  Bixio  dans  l'intérêt  du 
gouvernement.  Quant  à  M.  Crémieux,  Dieu  merci,  nous  ne  lui  devons  rien  :  ce 
n'est  pas  sa  faute  s'il  n'est  point  sorti  quelque  tempête  de  toute  celte  avocasserie 
dans  laquelle  il  s'est  complu  à  propos  des  clubs.  Une  majorité  assez  faible,  il  est 
vrai,  avait  adopté  l'article  1er  de  la  loi  :  «  Les  clubs  sont  interdits;  »  restaient 
encore  à  débattre  toutes  les  précautions  par  lesquelles  la  minorité  de  la  com- 
mission, substituant  un  nouveau  projet  au  projet  moins  conciliant  de  sa  majo- 
rité, s'appliquait  à  sauvegarder  l'exercice  légal  du  droit  de  réunion.  M.  Crémieux, 
rapporteur  de  la  majorité  de  cette  commission  qui  avait  ainsi  échoué  devant  le 
scrutin,  s'est  avisé  de  jouer  au  Jupiter  tonnant;  il  a  pris  au  bond  le  vote  de  la 
veille  pour  déclarer  que  l'interdiction  des  clubs  violait  la  constitution  de  la  ré- 
publique, et,  avec  ses  fidèles  de  la  commission  (les  fidèles  de  M.  Crémieux!),  il 
s'est  retiré  sur  l'Aventin.  Il  a  été  plus  loin  :  il  a  imaginé  d'inviter  à  le  suivre, 
non  plus  seulement  la  majorité  de  la  commission,  mais  la  minorité  de  l'assem- 
blée, et  peu  s'en  est  fallu  que  la  retraite  momentanée  d'une  partie  des  repré- 
sentans  ne  rendit  toute  délibération  impossible.  M.  Crémieux  s'est  encore  un 
instant  peut-être  retrouvé  dans  ses  émotions  et  dans  ses  jouissances  du  lende- 
main de  février.  Le  pauvre  type  que  tant  d'impuissance  vaniteuse  réunie  à  cette 
turbulence  puérile!  Quel  «  caractère  de  ce  temps,  »  si  nous  avions  un  La 
Bruyère!  L'audace  de  M.  Crémieux  lui  a  semblé  bientôt  excessive  à  lui-même; 
il  est  rentré  dans  son  naturel.  En  même  temps  le  bon  sens  général  prévalait 


REVUE.   —  CHRONIQUE.  181 

dans  la  minorité  dissidente  sur  les  tentations  révolutionnaires;  elle  est  rentrée 
en  séance,  et  la  loi  des  clubs  s'est  achevée  sans  autre  encombre,  mais  après  six 
jours  de  débats,  et  fort  amoindrie  par  les  restrictions  et  les  distinctions.  Les  dis- 
tinctions y  tiennent  tant  de  place,  qu'à  force  de  distinguer  entre  la  réunion  et 
le  club,  on  est  arrivé  à  faire  peut-être  pire  que  les  clubs,  tout  en  commençant 
par  les  interdire.  Encore  le  soin  de  juger  les  délits,  immanquables  avec  tant  de 
subtilités,  a-t-il  été  donné  au  jury  et  non  pas  aux  magistrats,  ce  qui  empêchera 
rétablissement  de  toute  jurisprudence.  M.  Faucher  a  inutilement  demandé  qu'on 
mît  à  l'ordre  du  jour  de  lundi  la  troisième  lecture  de  cette  loi  malencontreuse. 
L'ordre  public  a  cependant  grand  besoin  d'être  raffermi;  ce  n'est  pas  le  spec- 
tacle des  tristes  procès  de  Bourges  et  de  Poitiers  qui  peut  permettre  de  croire 
cet  ordre  bien  énergiquement  défendu  :  la  justice,  convenons-en,  dans  cette  so- 
lennelle affaire  du  15  mai,  n'a  pas  toujours  semblé  pénétrée  de  la  supériorité 
que  son  mandat  lui  donnait  sur  les  accusés.  Nous  attendons  le  verdict  du  haut 
jury.  Le  jury  parisien  vient  de  prouver,  par  la  condamnation  du  journal  le 
Peuple  et  de  son  principal  rédacteur,  qu'il  y  avait  des  limites  dans  l'attaque, 
au-delà  desquelles  toute  mollesse  devait  cesser  dans  la  répression;  mais,  contre 
cette  propagande  des  mauvaises  doctrines,  il  n'est  guère  que  la  propagande 
énergique  des  bonnes  qui  doive  se  promettre  quelque  succès.  Aussi  le  comité  de 
la  rue  de  Poitiers  va-t-il  engager  une  campagne  à  laquelle  nous  croyons  au 
moins  autant  d'utilité  qu'à  son  manifeste.  Soutenu  par  une  souscription  qui 
s'annonce  sous  de  très  favorables  augures,  il  ne  se  bornera  plus  à  l'action  élec- 
torale; il  entreprend  la  réfutation  systématique  et  quotidienne  des  théories 
pernicieuses  qui  corrompent  les  masses . 

Au  moment  où  nous  terminons  cette  esquisse  de  notre  situation  intérieure 
telle  qu'elle  ressort  après  la  secousse  que  viennent  de  lui  imprimer  les  événe- 
mens  d'Italie,  voici  d'autres  complications  qui  se  produisent,  plus  loin  de  nous 
sans  doute,  plus  en  dehors  de  nos  intérêts,  mais  avec  une  portée  que  nous  n'es- 
saierons pas  aujourd'hui  d'apprécier.  Les  nouvelles  qui  nous  arrivent  à  l'in- 
stant de  Francfort  nous  annoncent  que  le  roi  de  Prusse  a  été  proclamé  mercredi 
dernier  empereur  des  Allemands  par  la  constituante  germanique.  Sur  538  mem- 
bres présens,  248  se  sont  abstenus,  290  ont  réuni  leurs  votes  en  faveur  de  Fré- 
déric-Guillaume. La  diète  a  salué  son  choix  d'un  triple  hourra  qui  s'est  répété 
par  toute  la  vieille  cité  impériale.  Les  cloches  ont  été  mises  en  branle,  les  rues 
pavoisées  aux  trois  couleurs  germaniques,  et  une  députation  est  partie  pour  aller 
inviter  sa  majesté  prussienne  à  répondre  aux  vœux  de  Francfort.  Il  faut  re- 
prendre les  choses  de  plus  haut,  si  l'on  veut  se  rendre  quelque  compte  de  cette 
soudaine  péripétie.  Point  n'est  besoin  d'ailleurs  de  remonter  bien  loin  :  l'histoire 
se  fait  si  vite  qu'on  va  maintenant  en  fort  peu  de  jours  d'une  révolution  à  une 
autre. 

La  charte  autrichienne,  octroyée  le  7  de  ce  mois  et  promulguée  en  même 
temps  que  la  dissolution  de  la  diète  de  Kremsier,  jeta  dans  celle  de  Francfort 
une  agitation  extraordinaire.  On  se  rappelle  l'échange  de  notes  officielles  éma- 
nées soit  de  la  Prusse,  soit  de  l'Autriche,  durant  les  deux  premiers  mois  de  cette 
année,  au  sujet  du  plus  ou  moins  d'étendue  que  pourrait  avoir  la  fédéra- 
tion nouvelle  proposée  par  la  constituante  de  Francfort.  L'œuvre  de  Francfort 
s'était  arrêtée  aussitôt  qu'elle  avait  heurté  des  intérêts  sérieux.  La  patrie  alle- 
mande absorberait-elle  l'Autriche?  L'Autriche  montrait  ses  territoires  partagés 


182  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

entre  tant  de  peuples  de  race  différente,  et  repoussait  le  lien  unitaire  dans  le- 
quel on  voulait  l'enserrer  trop  étroitement.  La  patrie  allemande  se  rétrécirait- 
elle  assez  pour  laisser  l'Autriche  hors  du  cercle  intime  où  elle  se  renfermerait, 
et  pour  se  renfermer  là  sous  la  tutelle  de  la  Prusse?  L'Autriche  intervenait  en- 
core et  s'opposait  à  la  fondation  de  ce  pouvoir  central  qui,  réunissant  toute 
l'Allemagne  dans  une  même  main,  rompait  à  son  détriment  l'ancien  équilibre. 
La  plupart  des  états  secondaires  ne  se  sentaient  pas  mieux  disposés  pour  ia 
Prusse,  et  la  Prusse  elle-même,  avec  l'incertitude  de  langage  qui  lui  est  propre, 
avec  ses  réserves  et  ses  détours  habituels,  parlait  beaucoup  d'unité  allemande 
sans  témoigner  une  grande  envie  d'en  être  l'instrument  et  le  bénéficiaire. 

Francfort  s'épuisait  au  milieu  de  ces  incertitudes  prolongées  avec  toutes  les 
ressources  de  la  diplomatie;  la  diète  centrale  se  consumait  dans  son  impuissance. 
La  charte  d'Olmûtz  l'a  comme  galvanisée.  Tout  l'empire  autrichien  se  trouvait 
en  effet  constitué  par  cet  acte  solennel  sans  qu'il  y  eût  entre  lui  et  l'Allemagne  le 
moindre  rapport  nécessaire;  l'Autriche  se  réservait  ainsi  de  peser  sur  r Alle- 
magne sans  y  entrer  plus  avant  que  ne  l'y  forçait  le  pacte  primitif,  auquel  elle 
revenait  toujours.  En  même  temps,  les  bruits  les  plus  alarmans  circulaient  à 
Francfort.  On  attribuait  aux  inspirations  russes  la  direction  que  la  Prusse  et 
l'Autriche  donnaient  à  leur  politique.  On  parlait  d'une  note  arrivée  de  Péters- 
bourg  à  Berlin  dans  laquelle  la  Russie  menaçait  directement  l'Allemagne  en  cas 
d'hostilités  ouvertes  contre  le  Danemark,  ou  d'acceptation  de  la  couronne  impé- 
riale par  la  Prusse.  Si  le  Danemark  était  attaqué,  la  Russie,  disait- on,  débar- 
quait vingt-cinq  mille  hommes  à  Alsen  et  assurait  aux  Danois  6  millions  de 
roubles;  le  roi  Frédéric- Guillaume  se  laissait-il  porter  à  l'empire,  une  escadre 
russe  bloquait  aussitôt  ses  ports  de  la  Baltique,  et  deux  cent  mille  hommes  fran- 
chissaient la  frontière  polonaise.  11  semblait  que  l'Autriche,  forte  de  ces  périls 
accumulés  sur  l'Allemagne,  choisît  ainsi  son  moment  pour  prouver  qu'elle  n'en- 
tendait pas  accepter  un  état  politique  sorti  de  la  révolution.  Il  semblait  que  la 
main  de  la  Russie  s'étendit  jusque  sur  l'organisation  intérieure  des  pays  germa- 
niques. 

11  n'y  a  que  cette  excitation  générale  qui  puisse  expliquer  la  proposition  for- 
mulée, le  12  mars,  par  M.  Welcker.  M.  Welcker  était  encore  la  veille  un  partisan 
de  l'Autriche  contre  la  Prusse;  il  demandait  un  directoire  fédéral  et  non  pas 
un  empire.  Plénipotentiaire  de  Bade  auprès  du  pouvoir  central,  il  redoutait, 
comme  tous  les  libéraux  du  sud,  l'ascendant  trop  absolu  de  la  Prusse,  et  ce- 
pendant, le  12  mars,  il  venait  proposer  à  l'assemblée  de  décider  d'urgence, 
avant  le  vote  définitif  de  la  constitution,  que  la  dignité  d'empereur  héréditaire 
fût  conférée  au  roi  Frédéric-Guillaume,  qu'on  lui  envoyât  une  députation  pour 
lui  annoncer  son  avènement,  qu'on  invitât  l'empereur  d'Autriche  à  rentrer 
avec  ses  états  allemands  dans  le  sein  de  la  constitution  et  de  la  patrie  alle- 
mande, enfin  qu'on  protestât  contre  l'isolement  dans  lequel  ces  états  seraient 
maintenus. Lorsque  M.  Welcker  parut  à  l'assemblée  pour  y  soutenir  l'urgence  du 
décret  dont  il  apportait  le  projet,  ce  fut  une  émotion  indicible  et  une  surprise 
universelle;  il  ne  cacha  pas  le  motif  du  revirement  qui  s'était  accompli  dans  ses 
idées.  —  Quand  il  votait,  dit-il,  contre  l'impérialisme  prussien,  ce  n'était  ni  par 
aversion  pour  la  Prusse  ni  par  préférence  pour  l'Autriche  :  il  voulait  seulement 
empêcher  l'Autriche  d'être  exclue  de  l'union  allemande;  il  voulait  épuiser  tous 
les  moyens  pour  sauver  l'intégrité  de  l'Allemagne.  Ces  moyens  ayant  décidément 


REVUE.   —  CHROMQUE.  183 

tous  échoué,  il  est  temps  que  le  reste  de  l'Allemagne  sache  renoncer  à  FAutricheT 
qu'elle  ne  peut  plus  embrasser,  pour  faire,  ainsi  réduite,  un  corps  solide  et 
compacte.  Ceux  qui  ont  prophétisé  dès  l'abord  la  séparation  d'avec  l'Autriche* 
peuvent  s'en  vanter  aujourd'hui;  mais  il  n'est  pas  non  plus  défendu  de  se  vanter 
de  n'avoir  pas  dès  l'abord  désespéré  de  l'unité  allemande.  Les  amis  de  l'impé- 
rialisme prussien  ont  du  moins  ainsi  le  droit  de  se  féliciter  que  la  rupture  ne 
soit  pas  venue  d'une  décision  trop  hâtive  de  l'assemblée,  et  la  couronne  de 
Prusse  évite  une  tache  dont  elle  ne  se  serait  point  lavée.  Le  temps  presse,  les  cir- 
constances exigent  une  décision  rapide  et  énergique,  les  intrigues  des  cabinets 
amoncellent  sur  nous  les  plus  grands  périls.  La  patrie  est  en  danger,  sauvons  la 
patrie. 

Ce  fut  sur  ce  texte  et  dans  cette  émotion  que  s'ouvrit  à  Francfort  un  débat  qui 
n'a  été  clos  que  le  21  mars.  De  nouvelles  notes  autrichiennes  avaient  inutilement 
proposé  la  création  d'un  directoire  de  sept  princes  au  lieu  et  place  d'un  empe- 
reur unique.  Inutilement  aussi,  une  note  prussienne  avait  assez  publiquement 
adopté  cette  base  de  transaction.  L'assemblée  de  Francfort  poursuivit  avec  viva- 
cité l'idée  de  M.  Welcker,  et  le  ministère  l'accepta  par  l'organe  de  M.  de  Gagern, 
comme  l'expression  fidèle  de  sa  propre  politique.  M.  de  Gagern  développa, 
dans  son  discours,  la  triste  situation  de  l'empire  factice  dont  il  a  guidé  les  desti- 
nées si  précaires  avec  un  talent  et  un  patriotisme  dignes  d'une  meilleure  for- 
tune. C'était  pour  lui,  disait-il,  une  tâche  bien  douloureuse  de  montrer  les  plaies 
de  ce  jeune  état  dont  il  avait  pris  le  soin  avec  tant  d'espoir;  mais  il  le  fallait, 
s'il  voulait  prouver  combien  il  était  nécessaire  de  finir  au  plus  tôt  la  constitution 
en  nommant  tout  de  suite  un  chef  définitif.  Il  n'entendait  pas  rompre  absolument 
avec  l'Autriche,  il  lui  souhaitait  une  force  réelle  pour  l'intérêt  même  de  l'Alle- 
magne; mais  il  sentait  que,  d'ici  à  long-temps,  l'Allemagne  ne  pouvait  plus 
être  intimement  unie  à  l'Autriche.  Restait  la  Prusse,  qui,  par  ses  variétés  de 
races,  d'intérêts  et  de  confessions,  était  déjà,  à  elle  seule,  une  petite  Allemagne. 
Ce  n'était  pas  à  la  Prusse  de  se  fondre  dans  le  corps  allemand,  la  Prusse  étant, 
au  contraire,  par  elle-même  un  fort  noyau,  une  solide  citadelle  autour  de  la- 
quelle l'Allemagne  pouvait  se  grouper.  L'Allemagne  irait  donc  tenir  à  Berlin  ses 
états-généraux.  —  Ce  discours,  fait  à  l'adresse  du  parti  prussien  dont  M.  de  Gagern 
a  été  le  chef  et  l'initiateur,  rompait  droit  au  nom  du  gouvernement  central  avec 
tout  le  parti  autrichien.  Les  députés  nommés  par  les  état  allemands  de  l'Au- 
triche au  début  du  parlement  de  Francfort  n'ont  pas  quitté  leurs  sièges,  malgré 
les  événemens  qui  ont  de  plus  en  plus  séparé  Francfort  de  l'Autriche.  La  récente 
constitution  n'admet  aucune  relation  intime  entre  l'Autriche  et  le  reste  de  l'Al- 
lemagne; elle  régit  dès  à  présent  tous  les  sujets  autrichiens,  et  néanmoins  elle 
n'a  pas  même  eu  pour  effet  de  rappeler  les  députés  qui  délibèrent  à  Francfort 
sur  la  future  constitution  germanique.  11  ne  déplaît  pas  sans  doute  au  cabinet 
<TOlmùtz  d'entraver  ainsi  les  projets  d'unité  allemande  par  les  votes  de  ses  na- 
tionaux, tout  en  se  déclarant  d'avance  en  dehors  de  cette  unité.  Aussi  ce  cabinet 
n'a-t-il  pas  consenti  à  recevoir  la  démission  que  lui  offrait  son  plénipotentiaire 
à  Francfort,  M.  de  Schmerling,  et  il  le  maintient  malgré  lui  dans  une  position 
anormale  auprès  d'un  pouvoir  dont  il  affecte  de  contester  la  prolongation.  De 
leur  côté,  les  députés  des  états  allemands  d'Autriche,  considérant  les  progrès 
des  Slaves  dans  leur  propre  patrie  et  craignant  l'abaissement  dont  ils  sont  me- 


184  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

nacés  chez  eux,  n'entendent  pas  se  laisser  rejeter  du  sein  de  l'Allemagne;  ils 
persistent  à  représenter  leur  pays  particulier  dans  cette  grande  diète  nationale, 
comme  pour  se  rattacher  davantage  à  la  souche  commune  et  s'y  appuyer  contre 
leurs  ennemis  intérieurs.  On  peut  croire  qu'ils  sont  loin  d'être  favorables  à 
tous  les  systèmes  exclusifs  inventés  par  les  doctrinaires  prussiens,  pour  n'avoir 
qu'une  Allemagne  où  l'on  ne  mettrait  pas  l'Autriche,  afin  que  l'Allemagne  ap- 
partint plus  sûrement  à  la  Prusse. 

Les  députés  autrichiens  sont  à  Francfort  au  nombre  de  121;  la  proposition 
de  M.  Welcker  n'a  été  repoussée  que  par  31  voix;  6  Autrichiens  seulement  se 
sont  abstenus;  si  les  115  autres  avaient  suivi  leur  exemple,  il  ne  restait  que 
420  votans,  et  la  proposition  passait  à  251  voix  contre  169;  elle  n'avait  plus  con- 
tre elle  que  le  fédéralisme  républicain  et  les  jalousies  du  séparatisme  provin- 
cial. Dans  une  situation  ainsi  tendue  et  comme  pour  en  aggraver  encore  la 
.difficulté  afin  d'en  précipiter  la  solution,  M.  de  Gagern  a  cru  devoir  se  retirer 
avec  tous  les  membres  de  son  cabinet.  11  n'y  avait  là,  en  apparence,  qu'un  débat 
de  constitution  qui  ne  pouvait  aboutir  à  une  question  de  portefeuille;  mais  ce 
débat  entrait  au  plus  vif  dans  les  intérêts  auxquels  le  ministère  avait  dévoué 
toute  sa  politique;  le  résultat  la  renversait  de  fond  en  comble.  Cette  politique 
était  à  bout;  elle  ne  pouvait  plus  remplir  les  obligations  matérielles  qui  lui 
étaient  imposées  par  le  rôle  qu'elle  ambitionnait.  Comment  être  véritablement 
un  empire  d'Allemagne  sans  guerroyer  en  Danemark  au  nom  de  l'Empire?  et 
comment  faire  la  guerre,  quand  la  Prusse  ne  voulait  pas  s'y  prêter?  et  comment 
enfin  y  contraindre  la  Prusse  sans  l'investir  elle-même  de  cette  toute-puissance 
centrale  dont  il  faudrait  bien  alors  qu'elle  acquittât  les  charges,  puisqu'elle  en 
porterait  le  titre?  L'échec  de  M.  Welcker  obligeait  la  politique  de  M.  de  Gagern  à 
se  déclarer  en  faillite  :  placé  entre  les  délégués  allemands  du  Schleswig,  qui  le 
priaient  d'entamer  la  campagne,  et  les  gouvernemens  de  Prusse  et  de  Hanovre, 
qui  se  refusaient  à  ses  injonctions,  il  ne  savait  plus  probablement  où  donner  de 
la  tête,  lorsque  la  démolition  de  tout  le  système  d'impérialisme  prussien,  par  le 
vote  du  21  mars,  lui  a  fourni  un  prétexte  honorable  de  quitter  le  pouvoir. 

Le  dernier  vote  du  28,  qui  a  remis  les  choses  en  l'état  où  les  souhaitait 
M.  Welcker,  est-il  une  reconstruction  définitive  du  plan  de  M.  de  Gagern,  et 
peut-il  l'autoriser  à  reprendre  avec  quelque  chance  le  portefeuille  qu'il  a  dé- 
posé? Tout  ce  que  nous  avons  à  dire,  c'est  que  c'est  ici  ou  une  vaine  parade  qui 
terminera  une  comédie  politique  infiniment  trop  prolongée,  ou  le  commence- 
ment d'une  des  dissidences  les  plus  profondes  et  les  plus  funestes  pour  la  paix 
générale  de  l'Europe.  Les  impérialistes  prussiens  n'avaient  pas  perdu  courage 
comme  M.  de  Gagern.  Le  second  débat  sur  la  constitution  allait  s'ouvrir;  on 
devait,  dans  peu  de  jours,  voter  définitivement  la  grande  charte  nationale,  voter 
l'article  relatif  au  titre  d'empereur,  l'article  relatif  à  l'hérédité  de  l'empire, 
voter  enfin  le  nom  même  d'un  élu  impérial.  M.  Welcker  avait  espéré  précipiter 
le  dénoûment;  le  cours  naturel  des  discussions  parlementaires  ramenait  main- 
tenant l'occasion  qu'il  avait  tâché  de  devancer.  On  pouvait,  d'ici  là  peut-être, 
obliger  les  Autrichiens  et  leurs  adhérens  à  s'abstenir  :  c'est  en  effet  ce  qui  est 
arrivé  au  moment  décisif.  Le  27  mars,  267  voix  contre  263  décrétèrent  l'hérédité 
du  titre  impérial;  le  lendemain,  grâce  aux  nombreuses  abstentions,  290  voix 
ont  suffi  pour  porter  ce  titre  dans  la  maison  de  Brandebourg.  Le  vote  a  eu  lieu 


REVUE.   —  CHRONIQUE.  185 

au  milieu  d'une  grande  anxiété;  quelquefois  seulement  les  saillies  des  dissidens 
Tenaient  à  la  traverse  :  «  Je  ne  nomme  pas  d' anti-César,  »  s'écriait  l'un;  «  je 
ne  suis  pas  un  prince  électeur  (Kurfurst),  »  interrompait  l'autre. 

Qu'est-ce  que  va  résoudre  la  Prusse?  Voilà,  dès  à  présent,  une  affaire  de  plus 
engagée  dans  l'Europe,  déjà  si  émue.  La  Prusse  acceptera- t-elle?  L'état  unitaire 
est  alors  enfin  établi;  mais,  il  ne  faut  pas  non  plus  se  le  dissimuler,  c'est  aussitôt 
une  rupture  de  la  Prusse  avec  l'Autriche,  une  alliance  offensive  et  défensive  de 
l'Autriche  avec  la  Russie,  un  surcroît  de  difficultés  du  côté  du  Danemark  et  de 
la  Suède,  encouragés  par  les  grandes  puissances  :  c'est  la  Bavière  qui  reprend 
sa  vieille  politique;  ce  sont  les  petits  états,  Bade,  Wurtemberg,  Saxe,  Hanovre, 
qui  luttent  comme  ils  peuvent  contre  l'hégémonie  prussienne.  Ce  n'est  pas  nous 
qui  disons  tout  cela,  mais  bien  un  judicieux  journal  qui  paraît  depuis  quelque 
temps  à  Berlin  sous  le  patronage  des  libéraux  de  1847,  la  Gazette  constitution- 
nelle. Et,  d'autre  part,  le  gouvernement  prussien  repousse-t-il  d'une  façon  dé- 
cisive l'offre  dangereuse  qu'on  va  lui  faire  dans  des  circonstances  si  anormales 
et  vis-à-vis  de  dispositions  si  peu  engageantes?  Ou  bien  alors  l'assemblée  na- 
tionale de  Francfort  n'est  rien  qu'un  fantôme  qui  doit  du  coup  s'évanouir,  ou 
bien  la  révolution  est  dans  toute  l'Allemagne,  et  c'est  l'assemblée  qui  l'y  jette. 

Elle  a  en  effet  voté,  dans  sa  séance  suprême  du  28,  ce  paragraphe  significa- 
tif, immédiatement  après  celui  qui  détermine  le  mode  de  l'élection  et  de  la  pro- 
clamation de  l'empereur  :  «  L'asse  mblée  nationale  exprime  la  ferme  confiance 
que  les  princes  et  les  populations  de  l'Allemagne,  s'unissant  à  elle  par  un  ac- 
cord patriotique  et  magnanime,  poursuivront  de  toutes  leurs  forces  l'accomplis- 
sement des  décrets  qu'elle  aura  promulgués.  »  C'est  là  qu'en  est  à  présent  la  diète 
de  Francfort;  elle  ne  peut  plus  vivre  qu'à  la  condition  d'en  appeler  aux  peuples 
eux-mêmes  du  soin  de  rendre  obligatoires  les  arrêts  par  lesquels  elle  veut  en- 
chaîner les  gouvernemens  et  les  faire  solidaires  de  ses  desseins,  en  leur  im- 
posant les  grandeurs  qu'elle  fabrique.  L'entêtement  doctrinal  des  théoriciens 
allemands  les  a  poussés,  en  dernier  recours,  à  solliciter  l'intervention  des  mul- 
titudes. La  constituante  de  Francfort  semble  oublier  que  sa  gloire  a  été  d'avoir 
maintenu  quelque  temps  l'apparence  de  l'ordre  en  Allemagne,  et,  pour  mieux 
assurer  ses  projets,  elle  déclare  qu'elle  ne  remettra  ses  pouvoirs  qu'à  la  pro- 
chaine diète  sortie  du  plein  exercice  de  la  constitution  qu'elle  a  votée.  Si  cette 
constitution  ne  réussit  pas  à  fonctionner  avec  son  chef  en  tête,  la  constituante 
prolongera-t-elle  indéfiniment  son  existence?  Encore  un  problème! 

Le  roi  Frédéric-Guillaume  a  déjà  beaucoup  d'affaires  chez  lui  sans  avoir  be- 
soin de  s'en  créer  ailleurs  :  un  ministère  mal  assis  et  où  M.  d'Arnim  est  entré 
pour  qu'il  y  eût  au  moins  un  personnage  politique,  une  seconde  chambre  très 
douteuse,  une  capitale  toujours  inquiète  et  frémissante.  L'anniversaire  de  la 
révolution  du  18  mars  a  été  l'occasion  de  regrettables  désordres.  Les  soldats 
tiennent  toute  la  ville,  et  Berlin,  sous  le  commandement  du  général  Wrangel, 
ressemble  fort  à  Vienne  sous  celui  du  général  Welden.  Il  y  a  d'ailleurs  pour  ces 
deux  pays  une  préoccupation  plus  triste  que  le  spectacle  de  leur  existence  inté- 
rieure ainsi  gênée  par  leurs  propres  soldats  :  c'est  la  pensée  de  la  pression  qui 
pèse  sur  eux  du  dehors.  11  est  une  calamité  qui  plus  encore  que  l'état  de  siège 
doit  leur  montrer  cruellement  la  déplorable  conséquence  des  exploits  de  la  dé- 
magogie :  c'est  la  prépondérance  que  chaque  jour  passé  sous  ce  régime  violent 


iW  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

assure  de  plus  en  plus  à  la  Russie,  prépondérance  politique  dans  les  conseils  de 
leurs  cabinets,  prépondérance  militaire  sur  le  seuil  de  leurs  territoires.  En  ce 
péril  extrême  qui  menaçait  l'année  dernière  les  sociétés  et  les  gouvernemens,  la 
Russie  seule  s'est  trouvée  forte  par  son  immobilité;  maintenant  que  le  péril  se 
dissipe,  on  s'aperçoit  du  profit  qu'elle  en  a  su  tirer  sans  bruit,  on  la  rencontre 
partout  sur  son  chemin.  Elle  sera  demain  en  Danemark,  si  le  Danemark  est 
menacé;  elle  est  dès  à  présent  en  Gallicie  et  en  Transylvanie,  et  la  prise  récente 
d'Hermanstadt  par  le  général  Bem  ne  suffira  pas  à  la  décourager;  de  nouveaux 
renforts  s'avancent  sur  les  principautés;  la  vallée  du  Danube  leur  est  tout  en- 
tière ouverte.  C'est  encore  la  Pologne  que  la  Russie  combat  en  Hongrie,  et  ce 
combat  vaut  pour  elle  tous  les  sacrifices.  Qu'aperçoit-on  ainsi  au  bout  de  cette 
lutte  désastreuse?  Ce  n'est  pas  tant,  il  faut  le  dire,  la  restauration  régulière 
d'un  ordre  général  en  Europe,  la  défaite  des  prétentions  exagérées  de  l'esprit  na- 
tional ou  de  l'esprit  de  parti;  c'est  aussi  l'élévation  croissante  d'une  influence 
naturellement  hostile  aux  idées  et  aux  libertés  de  l'Occident,  c'est  le  progrès  de 
l'ambition  conquérante  qui,  d'année  en  année,  s'approche  davantage  de  Con- 
stantinople.  L'occupation  prolongée  des  pays  moldo-valaques  est  un  fait  sur 
lequel  nous  ne  pouvons  assez  revenir. 

Ces  pays  commandent  le  cours  du  Danube  jusqu'à  Galatz;  ils  sont  une  des 
voies  de  communication  les  plus  importantes  de  l'Europe;  la  Russie  les  a  tou- 
jours convoités.  C'est  pour  en  écarter  les  Russes  que  Marie-Thérèse  et  son  mi- 
nistre Kaunitz  consentirent  en  1772  au  partage  de  la  Pologne.  C'était  pour  s'y 
maintenir,  comme  il  y  réussit  de  1806  à  1812,  que  l'empereur  Alexandre  con- 
sentit à  laisser  tomber  sans  objections  les  Bourbons  d'Espagne.  Vint  enfin  le 
traité  d'Ackerman  qui,  en  1826,  consacra  le  protectorat  moscovite  sur  toute 
l'étendue  des  principautés  danubiennes.  Ce  traité  stipulait  que  les  hospodars 
moldo-valaques  seraient  nommés  pour  sept  ans,  et  révocables  à  la  volonté  des 
hautes  puissances.  Trois  ans  après,  le  traité  d'Andrinoplë  leur  assurait  une  in- 
vestiture viagère.  La  Russie  demande  aujourd'hui  à  la  Porte  d'en  revenir  aux 
termes  du  traité  d'Andrinoplë;  il  n'est  pas  difficile  de  voir  dans  quelles  inten- 
tions. Nous  comprenons  bien  que  la  Turquie  ne  se  rende  pas  aisément  à  ces 
sollicitations  dangereuses.  Nous  comprenons  qu'elle  préfère  lutter  encore  plu- 
tôt que  de  céder;  elle  n'est  pas  d'ailleurs  un  ennemi  qu'on  puisse  impuné- 
ment dédaigner.  La  Turquie  n'en  est  plus  à  l'époque  de  Navarin;  elle  pour- 
rait mettre  en  mer  aujourd'hui  jusqu'à  quarante  vaisseaux  dont  huit  ou  dix  à 
trois  ponts;  elle  a  environ  trois  cent  mille  hommes  disponibles,  dont  la  moitié 
de  soldats  irréguliers  qui  ont  déjà  quitté  les  pachaliks  d'Asie  pour  revenir  sur 
Constantinople.  Les  finances  ottomanes  se  sont  considérablement  améliorées  de- 
puis l'abolition  des  monopoles  en  1838,  et  l'on  a  toute  raison  de  supposer  que 
Abbas-Pacha,  reconnu  comme  gouverneur  héréditaire  de  l'Egypte,  apporterait 
toutes  ses  ressources  à  la  disposition  du  sultan ,  auquel  il  vient  de  rendre  hom- 
mage. L'Angleterre  et  la  France  ont  déjà  travaillé  beaucoup  en  commun  pour 
tâcher  d'améliorer  la  condition  de  l'Italie  et  de  sauvegarder  dans  cette  contrée 
les  intérêts  généraux  de  l'Europe,  qui  les  touchent  si  particulièrement.  Lord 
Lansdowne  s'en  exprimait  l'autre  jour  avec  une  loyauté  dont  nous  remer- 
cions ce  noble  représentant  des  anciens  whigs;  mais  la  France  et  l'Angleterre 
ont  à  l'autre  bout  de  la  Méditerranée  des  intérêts  encore  plus  graves,  et  sur- 


REVUE.   —  CHRONIQUE.  187 

tout  des  alliés  plus  dignes  d'émouvoir  leurs  sympathies.  Que  le  misérable  fracas 
des  contradictions  qui  restent  encore  à  débrouiller  en  Toscane,  à  Rome  et  en 
Sicile,  ne  les  empêche  pas  d'avoir  l'œil  ouvert  sur  les  affaires  du  Danube  et  sur 
les  périls  de  la  Turquie;  il  y  a  là  du  moins  des  hommes  contre  des  hommes. 

Nous  ne  nous  chargeons  pas  de  prévoir  l'attitude  que  vont  prendre  les  répu- 
blicains de  Rome  et  de  Florence  à  présent  que  l'épée  de  l'Italie  est  brisée  dans 
les  seules  mains  capables  de  la  tenir.  Il  n'est  pas  impossible  que  beaucoup  des 
plus  fameux  imitent  l'exemple  de  M.  Brofferio,  et  sauvent  la  république  en  l'em- 
portant avec  eux  loin  des  balles  autrichiennes;  toujours  est-il  qu'il  n'y  a  rien 
d'encourageant  à  négocier  pour  des  patriotes  qui,  menacés  par  l'invasion  immi- 
nente de  l'étranger,  ne  savent  encore  que  faire  des  emprunts  forcés  aux  riches, 
afin  d'avoir  de  quoi  payer  des  condottieri  et  ménager  leur  peau.  Voyez  seule- 
ment à  quoi  nous  mène  la  médiation  sicilienne.  L* ultimatum  royal,  débattu  par 
les  représentais  de  la  France  et  de  l'Angleterre,  était  d'un  aveu  unanime  aussi 
raisonnable  qu'on  avait  droit  de  l'attendre  d'une  si  haute  intervention;  on  avait 
même  obtenu  que  Palerme  ne  fût  pas  occupée  par  les  troupes  royales  et  restât 
exclusivement  confiée  à  la  garde  de  sa  milice  civique.  On  pouvait  espérer  que 
les  Siciliens  écouteraient  les  amiraux  des  puissances  médiatrices,  partis  eux- 
mêmes,  le  4  mars,  pour  appuyer  cet  ultimatum  de  leur  présence  et  de  leurs  re- 
commandations. Les  nouvelles  de  Sicile  ne  paraissent  pas  jusqu'ici  confirmer 
cet  espoir,  à  moins  que  le  triomphe  de  l'Autriche  ne  donne  à  réfléchir  aux  Pa- 
lermitains. 

C'est  toujours  la  Hollande  qu'il  faut  considérer  quand  on  veut  voir  les  vicis- 
situdes politiques  se  dérouler  avec  le  calme  pacifique  du  bon  sens.  La  mort  du 
roi  Guillaume  II,  qui  n'avait  encore  que  cinquante-six  ans,  a  surpris  tout  le 
monde.  Son  successeur  n'ayant  pas  jusqu'à  présent  une  grande  popularité,  l'on 
aurait  pu  craindre  quelque  agitation.  Il  n'en  a  pas  même  été  bruit,  et  le  pays, 
confiant  dans  la  bonté  de  son  système  constitutionnel,  a  tranquillement  attendu 
la  proclamation  du  21  mars  dernier,  par  laquelle  le  nouveau  roi  Guillaume  III 
Ta  tout  de  suite  rassuré  sur  ses  intentions  ultérieures. 

Manuel  d'histoire  de  la  philosophie,  par  D.  Tomas  Garcia  Luna,  professeur 
à  l'Athénée  de  Madrid  (1).  —  Les  études  philosophiques  ont  été  fort  négligées 
en  Espagne.  En  pouvait-il  être  autrement  dans  un  pays  où  les  formules  les  plus 
stériles  de  la  logique  et  le  droit  canon  étaient  encore,  il  y  a  quinze  ans,  le  com- 
plément officiel  de  la  science?  L'esprit  espagnol  a  tenté  cependant  plus  d'une 
fois  d'échapper  au  cercle  de  fer  où  l'emprisonnaient  et  les  traditions  d'une  scho- 
lastique  étroite  et  les  ombrageuses  susceptibilités  de  l'inquisition.  Sans  parler 
des  écrivains  ascétiques,  tels  que  saint  Jean  de  la  Croix,  sainte  Thérèse,  Ri- 
vadeneyra,  Malon  de  Chaide,  Granada  et  Léon,  chez  qui  le  mysticisme  sert  sou- 
vent d'enveloppe  aux  plus  audacieuses  déductions  du  raisonnement,  l'Espagne 
a  fourni  à  la  philosophie  proprement  dite  un  contingent  assez  nombreux.  A  des 
titres  divers,  Luis  Vives,  Simon  Abril,  Sanchez  de  las  Brozas,  Paton,  Juan  Huarte 
et  Quevedo  ont  leur  place  marquée  dans  la  filiation  de  la  pensée  humaine. 
S'ils  sont  restés  obscurs  pour  nous,  c'est  qu'aucun  d'eux  n'a  osé  présenter  un 

(1)  Madrid,  imprenta  de  la  publicidad,  a  cargo  de  M.  Rivadeneyra. 


188  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

corps  complet  de  doctrines.  L'inquisition,  toujours  enquête  de  propositions  mal 
sonnantes,  brûlait,  à  la  vérité,  plus  volontiers  le  livre  que  l'auteur;  mais  ce  pre- 
mier avertissement  avait  bien  son  éloquence,  et  nul  ne  s'avisait  d'y  résister.  Ainsi 
surveillé,  l'esprit  d'investigation  philosophique  se  bornait  à  quelques  aperçus 
isolés  et  sans  corrélation  apparente;  jamais  le  dernier  mot  au  bout.  11  y  aurait 
une  intéressante  étude  à  faire  :  c'est  celle  qui  irait  chercher  dans  les  innom- 
brables sentiers  de  la  littérature  péninsulaire  les  élémens  épars  de  cette  philo- 
sophie à  l'état  latent,  pour  relier  ces  élémens  entre  eux  et  déduire  de  ce  rap- 
prochement le  but  commun  que  poursuivait  en  sens  divers  la  pensée  espagnole. 
Je  ne  crois  pas  m' abuser  en  disant  qu'un  pareil  travail  aboutirait  à  cette  con- 
clusion tout  imprévue,  que  l'Espagne,  à  son  insu  comme  à  l'insu  de  l'Europe, 
a  marché  plutôt  en  avant  qu'en  arrière  du  mouvement  général  des  idées.  Quel 
est  aujourd'hui  le  dernier  mot  de  la  philosophie?  L'abandon  de  toute  théorie 
trop  systématique,  la  conciliation  des  doctrines  les  plus  absolues,  en  tant  que 
cette  conciliation  est  possible,  l'éclectisme,  puisqu'il  faut  l'appeler  par  son  nom. 
Or,  l'éclectisme  n'est-il  pas  le  cachet  universel  de  l'esprit  péninsulaire?  L'hor- 
reur des  extrêmes,  la  recherche  des  demi-jours,  le  juste  milieu  en  tout  (tem- 
planza),  voilà  bien,  en  effet,  le  trait  caractéristique  du  génie  de  nos  voisins. 

Ces  incessantes  transactions  entre  l'idéal  et  le  fini,  entre  l'absolu  et  la  raison 
humaine,  entre  l'idée  préconçue  et  l'idée  déduite,  peuvent  avoir  leurs  écueils; 
mais  les  avantages  pratiques  l'emportent  ici  sur  les  dangers.  Toutes  les  écoles 
philosophiques  qui  ont  fait  leur  temps  n'ont  péri  que  par  l'exagération  de  leur 
principe  :  or,  la  tendance  dont  je  parle  est  un  préservatif  souverain  contre  toute 
espèce  d'exagérations.  Que  manque-t-il  donc  à  l'esprit  espagnol  pour  prendre  le 
rang  qui  lui  appartient  dans  la  grande  armée  philosophique?  un  drapeau.  Ce  dra- 
peau existe,  mais  en  lambeaux  éparpillés,  dans  toutes  les  écoles.  Pour  retrouver 
ces  lambeaux,  il  fallait  à  l'Espagne  un  guide,  une  histoire  de  la  philosophie,  et 
voilà  le  côté  éminemment  utile  du  livre  de  M.  Garcia  Luna.  Ce  livre,  le  pre- 
mier de  ce  genre  qui  paraisse  chez  nos  voisins,  leur  permettra  de  classer  les  no- 
tions philosophiques  accumulées  dans  leur  littérature,  en  assignant  à  chacune 
son  type  et  sa  filiation.  Il  est  à  regretter  que  l'auteur  se  soit  borné  à  fournir  les 
élémens  du  travail  de  comparaison  qui  manque  à  l'Espagne  pour  coordonner  ses 
tentatives  philosophiques,  au  lieu  d'aborder  ce  travail  lui-même.  Nul,  j'en  ai  la 
conviction,  n'y  aurait  mieux  réussi.  M.  Garcia  Luna  excelle,  en  effet,  à  saisir  en 
quelques  mots  l'idée  propre  de  chaque  philosophe  et  de  chaque  école,  les  oppo- 
sitions qui  divisent  entre  eux  ces  philosophes  et  ces  écoles,  les  points  communs 
par  où  ils  se*  touchent.  Cette  clarté  concise  qui  fait  le  mérite  de  l'œuvre  de 
M.  Luna  était  d'ailleurs  ici  une  nécessité.  Il  y  avait  une  certaine  audace  à  vou- 
loir resserrer  dans  les  limites  d'un  seul  volume  cette  chose  immense  qu'on  ap- 
pelle l'histoire  de  la  philosophie.  Le  succès  pouvait  seul  justifier  une  pareille 
tentative,  et  cette  justification  est  complète  pour  M.  Luna. 

G.  n'A. 


V.  de  Mars. 


LES 


ÉTATS  D'ORLÉANS. 


(1560.) 


La  roine  mère,  Italienne,  Florentine,  et  de  la  race  de  Médicis, 
et ,  -qui  plus  est ,  ayant  depuis  vingt-deux  ans  eu  tout  loisir 
de  considérer  les  humeurs  et  façons  de  toutes  ces  gens,  regar- 
doit  ce  jeu,  et  sceut  si  bien  empoigner  l'occasion,  qu'elle 
gaigna  finalement  la  partie,  par  les  moyens  que  je  diray. 
(Régnier  de  la  Planche.) 


PERSONNAGES. 


LE  ROI  (François  II). 

LA  REINE  (Marie  Stuart). 

LA  REINE-MÈRE  (Catherine  de  Médicis). 

ANTOINE  DE  ROURBON,  roi  de  Navarre. 

LOUIS  DE  BOURBON,  prince  de  Condé,  son 

frère. 
Le  cardinal  de  BOURBON,  frère  des  précédens. 
Le  connétable  de  MONTMORENCY. 
D'ANDELOT,  son  neveu. 
Le  doc  FRANÇOIS  DE  GUISE. 
Le  cardinal  de  LORRAINE,  son  frère. 
La  duchesse  db  MONTPENSIER,  dame  de  la 

reine,  amie  de  la  reine-mère. 


capitaines  des  gardes. 


MARIE  SEYTON,  demoiselle  de  la  reine. 

Le  chancelier  de  L'HOSPITAL. 

M.  de  CYPIERRE ,  gouverneur  de  Monsieur. 

M.  de  CHAVIGNY, 

M.  de  BRÉZÉ, 

DARDOIS ,  secrétaire  du  connétable. 

BOUCHARD ,  chancelier  du  roi  de  Navarre. 

ROBERT  STEWART,  valet  de  chambre  du  roi. 

AMBR01SE  PARÉ ,  médecin  du  roi. 

SAINTE-FOY,  j  valets  de  chambre  du  prince  de 

NOBLESSE,     |       Condé. 

JOUVENEL,  j 

\  ministres  protestons. 
PERRAULT,  S 


ARGUMENT. 


Le  jour  où  Henri  II  fut  blessé  à  mort ,  François,  son  fils  aîné,  avait  seize  ans 
et  quelques  mois;  il  était  majeur  selon  les  lois  du  royaume,  ne  manquait  pas 
TOME  II.—  15  avril  1849.  13 


190  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

d'esprit  et  parlait  couramment  à  la  façon  des  princes;  mais,  faible  de  santé,  in- 
capable d'application,  hors  d'état,  en  un  mot,  de  gouverner  par  lui-même,  il  lui 
fallait  une  tutelle,  sinon  de  droit,  du  moins  de  fait. 

Sa  mère  n'avait  encore  pris  aucune  part  aux  affaires;  le  roi  et  sa  vieille  maî- 
tresse l'en  avaient  constamment  écartée.  Le  roi  mprt,  tous  les  regards  se  tour- 
nèrent vers  elle  :  on  pensait  qu'elle  allait  régner. 

Trois  grands  partis,  les  Guise,  les  Montmorency,  les  princes  du  sang,  se  dis- 
putaient le  pouvoir.  Catherine  aurait  voulu  les  tenir  tous  à  distance,  mais  ils  se 
seraient  ligués  contre  elle;  il  fallait  faire  un  choix.  Tous  ils  l'avaient  négligée, 
humiliée  du  vivant  du  feu  roi;  les  Guise,  comme  le  connétable,  lui  avaient  fait 
l'injure  de  s'allier  à  la  favorite.  Elle  avait  cependant  contre  le  connétable  de 
plus  vives  rancunes  que  contre  ses  rivaux,  et,  quant  aux  princes  du  sang,  quoi- 
que puissans  dans  le  pays,  leur  éloignement  de  la  cour,  leur  penchant  à  l'hé- 
résie, ne  permettaient  pas  de  s'allier  à  eux  :  les  Guise  furent  donc  préférés.  A 
vrai  dire,  le  choix  n'était  pas  libre.  La  jeune  reine,  Marie  Stuart,  exerçait  sur 
son  mari  un  souverain  empire,  et  MM.  de  Guise  étaient  ses  oncles. 

Ceux-ci,  en  gens  habiles,  avaient  promis  à  la  reine-mère  toute  espèce  de 
services  et  de  soumissions.  Dans  les  premiers  momens,  ils  tinrent  parole,  et  tout 
marcha  d'accord  entre  Catherine  et  eux;  mais,  quand  une  fois  leurs  principaux 
ennemis  furent  abattus,  chassés,  dépossédés  de  leurs  emplois,  quand  le  cardinal 
de  Lorraine  se  fut  bien  assuré  de  la  surintendance  des  finances,  et  le  duc  de 
Guise  du  commandement  suprême  de  l'armée,  ils  commencèrent  à  changer  de 
ton.  Bientôt  la  reine-mère  ne  fut  plus  admise  au  conseil  qu'à  certains  jours  et 
pour  certaines  affaires.  On  gardait  encore  avec  elle  les  apparences  du  respect; 
mais  plus  de  confidences,  plus  d'intimité  :  MM.  de  Guise  avaient  accaparé  tout  le 
gouvernement  du  royaume. 

De  ce  moment,  Catherine  n'eut  plus  d'autre  pensée  que  de  reconquérir  cette 
part  de  pouvoir  dont  à  peine  elle  avait  fait  l'essai,  mais  sans  laquelle  elle  ne 
pouvait  plus  vivre  Elle  renoua  commerce  avec  le  connétable,  réveilla  les  espé- 
rances des  princes  de  Bourbon.  Trouver  une  occasion ,  un  prétexte  de  faire  sortir 
le  connétable  de  Chantilly,  de  le  ramener  en  cour,  lui,  ses  fils  et  ses  neveux, 
rappeler  en  même  temps  du  fond  de  leur  Béarn  le  roi  de  Navarre  et  le  prince 
de  Condé,  tel  fut  désormais  son  espoir,  le  but  constant  de  ses  combinaisons. 

Les  finances  étaient  en  désordre,  les  idées  de  réforme  agitaient  les  esprits, 
tous  les  rangs  de  la  société  étaient  atteints  d'une  inquiétude  et  d'un  malaise  qui 
demandaient  un  prompt  remède.  On  proposa  de  consulter  une  assemblée  de 
notables,  vieil  usage  long-temps  oublié,  mais  dont  le  feu  roi  avait  tiré  bon  parti 
deux  ans  auparavant.  Catherine  s'empara  de  cette  idée,  et  fit  si  bien  que  MM.  de 
Guise  furent  à  leur  tour  contraints  de  l'adopter. 

L'assemblée  des  notables  se  tint  à  Fontainebleau.  Le  connétable  y  vint  en 
compagnie  de  tous  les  siens  et  suivi  d'une  nombreuse  escorte;  mais,  au  grand 
dépit  de  la  reine-mère,  le  roi  de  Navarre  et  le  prince  de  Condé  manquèrent  au 
rendez-vous.  MM.  de  Guise,  d'abord  un  peu  troublés  de  la  contenance  du  con- 
nétable et  des  discours  de  ses  neveux  d'Andelot  et  Coligny,  reprirent  confiance 
en  voyant  que  les  princes  n'arrivaient  pas.  Us  rendirent  compte  en  gros  de  leur 
administration,  puis  l'assemblée  fut  congédiée;  mais,  avant  de  se  séparer,  on 
prononça  le  mot  d'états-généraux,  et  la  reine-mère  appuya  chaudement  le  re- 


LES  ÉTATS   D' ORLÉANS.  *91 

tour  à  cet  ancien  moyen  de  gouvernement.  Son  avis  allait  soulever  de  vives  con- 
troverses, lorsque  le  cardinal  de  Lorraine,  contre  l'attente  de  tout  le  monde,  prit 
la  parole  pour  demander,  lui  aussi ,  les  états-généraux.  Dès-lors  il  fut  décidé, 
séance  tenante,  que  les  états  seraient  convoqués  à  Meaux  dans  un  assez  bref  dé- 
lai, et  le  roi  signa  sur-le-champ  des  lettres  qui  sommaient  le  roi  de  Navarre  et 
le  prince  son  frère  de  venir  y  siéger. 

Pour  la  reine-mère,  la  nouvelle  assemblée  n'était  qu'un  moyen  de  poursuivre 
ses  desseins  contre  MM.  de  Guise  :  elle  espérait  trouver  à  Meaux  ce  que  Fon- 
tainebleau ne  lui  avait  pas  donné.  Mais  quel  était  le  but  du  cardinal?  On  se  per- 
dait en  conjectures.  Les  habiles  supposaient  qu'il  méditait  quelque  grand  coup. 
Après  féchauffourée  d'Arnboise,  faute  de  preuves  suffisantes,  et  surtout  faute 
de  résolution,  les  Guise  avaient  laissé  le  prince  de  Condé  protester  de  son  inno- 
cence et  quitter  la  cour  en  liberté.  Le  cardinal,  disait-on,  ne  pouvait  se  consoler 
de  cette  occasion  perdue.  Songeait-il  à  la  ressaisir?  pensait -il  qu'appelé  à  prendre 
séance  aux  états,  le  prince  n'oserait  faire  défaut?  était-ce  un  piège  qu'il  lui  ten- 
dait, une  revanche  qu'il  se  ménageait?  Le  bruit  s'en  répandit  parmi  les  amis  du 
prince,  et  des  avis  secrets  lui  en  furent  adressés. 

Toutefois,  en  recevant  l'ordre  d'assister  aux  états,  le  roi  de  Navarre  et  son 
frère  annoncèrent  hautement  l'intention  d'obéir,  et,  peu  de  jours  après,  ils  se 
mirent  en  marche;  mais  ils  faisaient  si  peu  de  route,  cheminaient  à  si  petites 
journées,  qu'on  pouvait  presque  augurer  que  jamais  ils  n'arriveraient.  Les  émis- 
saires dont  le  cardinal  les  avait  entourés  lui  donnaient  d'alarmantes  nouvelles. 
De  tous  côtés,  disaient-ils,  on  venait  offrir  aux  princes  des  secours  en  hommes 
et  en  argent;  leur  parti  grossissait  à  vue  d'œil;  rien  ne  les  empêchait  de  mettre 
la  main,  s'il  leur  plaisait,  sur  quelques  bonnes  villes  ou  chàteaux-forts.  D'un 
autre  côté,  il  était  bruit  de  troubles  dans  les  Cévennes  et  en  Provence;  Grenoble 
et  Lyon  paraissaient  menacées  d'attaques  à  main  armée.  Le  maréchal  de  Saint- 
André  fut  envoyé  en  toute  hâte  dans  le  Lyonnais,  et  le  maréchal  de  Termes  en 
Poitou,  pour  avoir  l'œil  ouvert  sur  les  rébellions  et  pour  les  châtier  au  besoin. 

Pendant  ce  temps,  tous  les  bailliages  du  royaume  se  préparaient  à  l'élection 
des  députés.  Dans  plus  d'une  province,  les  dispositions  des  esprits  semblaient 
peu  favorables  à  MM.  de  Guise;  mais  ceux-ci  n'en  concevaient  point  d'alarme  : 
toute  leur  attention  était  tournée  sur  le  \oyage  des  princes  et  sur  les  agitations 
du  midi. 

La  cour  était  alors  à  Fontainebleau.  Un  jour,  on  vint  avertir  le  cardinal  qu'un 
Basque,  nommé  Lassalgue,  serviteur  de  M.  de  Condé  et  porteur  d'un  grand 
nombre  de  lettres  adressées  à  son  maître,  venait  d'être  arrêté  à  la  porte  d'É- 
tampes.  Il  était  tombé  dans  les  filets  d'un  de  ses  amis,  un  certain  Bonval,  agent 
secret  de  MM.  de  Guise.  Bonval,  en  feignant  de  se  laisser  embaucher  pour  le 
service  des  princes,  avait  gagné  sa  confiance  et  avait  appris  de  lui  où  il  allait  et 
ce  qu'il  portait.  Aussitôt  Lassalgue  fut  conduit  en  grand  mystère  devant  le  car- 
dinal. 

Au  moment  où  la  scène  s'ouvre,  le  cardinal  s'est  renfermé  dans  son  ap- 
partement, afin  d'interroger  lui-même  le  serviteur  du  prince  de  Condé. 


192  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 


PROLOGUE. 


La  scène  est  dans  le  château  de  Fontainebleau. 

Le  cabinet  du  cardinal  de  Lorraine. 

Deux  portes,  l'une  à  droite,  l'autre  à  gauche.  La  porte  à  droite  est  cachée  par  une 
épaisse  tapisserie. 

Le  cardinal,  debout,  soulève  la  tapisserie  et  paraît  prêter  l'oreille  à  ce  qui  se  passe  dans 
la  chambre  voisine. 

La  porte  de  gauche  s'ouvre.  Le  duc  de  Guise  entre  et  referme  la  porte  avec  précaution. 


LE  CARDINAL  DE  LORRAINE,   allant  au-devant  de  son  frère. 

Est-elle  enfin  partie? 

LE  DUC   DE  GUISE. 

Oui,  grâce  à  Dieu!  Le  roi  et  Marie  l'ont  accompagnée  jusqu'au  pied 
du  perron,  lui  répétant  à  tout  propos  :  Adieu,  bonne  mère!  heureux 
voyage!  grand  plaisir!  Us  l'ont  accablée  de  respects,  abreuvée  d'ami- 
tiés! Pour  cette  fois,  j'espère,  elle  ne  se  plaindra  pas! 

LE   CARDINAL  DE  LORRAINE. 

Ne  pas  se  plaindre  !  Elle  dira  qu'on  n'a  d'amour  pour  elle  que  quand 
on  lui  voit  les  talons. 

LE   DUC  DE   GUISE. 

N'importe  ce  qu'elle  dira  !  Elle  est  partie,  sa  litière  chemine;  la  voilà 
pour  quinze  jours  à  Chenonceaux  avec  ses  peintres  et  ses  tailleurs  de 
pierre.  Que  Dieu  l'accompagne  !  Nous  aurons  le  champ  libre  et  l'esprit 
en  repos. 

LE   CARDINAL   DE   LORRAINE. 

On  n'a  pas  remarqué  mon  absence? 

LE   DUC   DE   GUISE. 

J'ai  dit  que  vous  étiez  en  oraison. 

LE  CARDINAL  DE  LORRAINE. 

Mes  oraisons,  jusqu'à  présent,  ne  font  pas  grand  miracle. 

LE   DUC  DE   GUISE. 

Votre  homme  est  donc  muet? 

LE  CARDINAL  DE   LORRAINE. 

Il  n'ouvre  pas  la  bouche. 

LE  DUC  DE   GUISE. 

Et  vous  pensiez  en  tirer  quelque  chose? 


LES  ÉTATS  D'ORLÉANS.  193 

LE  CARDINAL  DE  LORRAINE. 

Assurément!  Avez-vous  lu  ces  lettres?... 

LE  DUC   DE   GUISE. 

Oui,  je  les  ai  lues. 

LE   CARDINAL   DE  LORRAINE. 

Eh  bien? 

LE  DUC   DE   GUISE. 

Elles  ne  disent  rien. 

LE   CARDINAL  DE  LORRAINE. 

Des  complimens,  des  politesses.  Jamais  je  ne  croirai  qu'il  soit  venu 
de  si  loin  pour  si  peu.  Le  connétable  n'a  pas  pris  la  plume  pour  dire  à 
son  neveu  :  bonne  santé,  et  Mme  de  Roye  pour  apprendre  à  son  gendre 
qu'elle  est  sa  meilleure  servante.  Le  drôle  en  sait  plus  long! 

LE  DUC   DE   GUISE. 

Faites-le  parler. 

LE   CARDINAL  DE  LORRAINE. 

J'essaie. 

LE   DUC  DE   GUISE. 

Eh!  mort-Dieu!  prenez  les  bons  moyens! 

LE   CARDINAL  DE  LORRAINE. 

Comme  vous  y  allez  ! 

LE  DUC  DE  GUISE. 

Est-ce  votre  robe  qui  vous  fait  scrupule?  N'en  donnez  pas  l'ordre. 
Cypierre,  Brézé,  ou  quelque  autre  vous  rendra  cet  office.  Où  est-il, 
votre  homme? 

LE  CARDINAL  DE  LORRAINE ,   montrant  la  porte  à  droite. 

Il  est  là. 

LE   DUC  D*E  GUISE. 

Avec  qui? 

LE   CARDINAL  DE  LORRAINE. 

Avec  gens  moins  bavards  que  Cypierre  et  Brézé. 

UNE  VOIX,   derrière  la  tapisserie. 

Monseigneur! 

LE  CARDINAL  DE  LORRAINE. 

Que  voulez-vous,  Noël? 

NOËL ,  derrière  la  tapisserie. 

Monseigneur,  il  ne  dit  rien...  Faut-il  cheviller  les  escarpins? 

LE   CARDINAL   DE  LORRAINE. 

Chevillez,  Noël,  chevillez. 

LE  DUC  DE  GUISE,   riant. 

Ah*  vous  m'en  direz  tant!...  (il  s'incline.)  Pardon,  mon  maître! 


194  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

LI  CARDINAL   DE   LORRAINE. 

Il  n'y  a  pas  dix  minutes  qu'il  est  au  chevalet. 

LE   DUC   DE   GUISE. 

A  la  bonne  heure!  Vous  m'étonniez... 

LE   CARDINAL   DE   LORRAINE. 

Ce  sera  bientôt  fait,  je  pense;  il  n*a  pas  l'air  d'un  cœur  de  roche. 

NOËL,   derrière  la  tapisserie. 

Monseigneur... 

LE   CARDINAL   DE   LORRAINE. 

Eh  bien?... 

NOËL. 

Veuillez  venir,  il  va  parler. 

LE   CARDINAL   DE  LORRAINE ,   à  son  frère. 

Vous  voyez,  ce  n'est  pas  long.  Moucliy  dirait  qu'il  n'y  a  pas  de 

plaisir.  (Il  lève  la  tapisserie  et  sort.) 

LE   DUC   DE   GUISE,    seul. 

Ma  foi!  je  le  laisse  aller.  Je  n'ai  pas  de  goût  à  ces  comédies-là.  J'ai 
pourtant  vu  dans  ma  vie  bien  des  membres  taillés,  hachés,  meurtris, 
bien  des  pauvres  diables  perdant  leur  sang  ou  leur  cervelle,  mais  je 
ne  sais  pourquoi,  sur  les  champs  de  bataille,  ce  n'est  pas  ia  même 
chose...  Fi!...  Ces  gens  qu'on  disloque  pour  leur  délier  la  langue!... 
Après  tout,  c'est  leur  faute;  pourquoi  cachent-ils  la  vérité?...  (Au  car- 
dinal de  Lorraine  qui  rentre.)  Ah!  VOUS  voilà...  Eh  bien? 

LE   CARDINAL  DE   LORRAINE  ,    avec  vivacité. 

Eh  bien!...  versez-moi,  s'il  vous  plaît,  de  l'eau  dans  ce  bassin. 

LE   DUC    DE   GUISE. 

De  l'eau?  Lui  faites-vous  des  ablutions? 

LE   CARDINAL   DE   LORRAINE. 
Versez,  je  VOUS  prie,  François...  (Le  duc  prend  une  aiguière  sur  une  table 

et  verse  l'eau  dans  le  bassin.)  Maintenant,  ces  lettres  que  je  vous  ai  données, 
lesavez-vouslà?... 

LE  DUC  DE  GUISE,   mettant  la  main  à  son  pourpoint. 

Les  voici. 

LE   CARDINAL   DE  LORRAINE. 

Ah!  vive  Dieu!  vous  avez  conservé  l'enveloppe;  je  tremblais  de  peur 

que  VOUS  ne  l'eussiez  jetée...  (Il  détache  l'enveloppe  et  l'examine  à  l'endroit  et  à 
l'envers.)  Pas  la  moindre  trace  d'écriture...  (Il  la  trempe  dans  le  bassin.) 

LE   DUC   DE   GUISE. 

Quelle  cérémonie  faites-vous  ia?  Est-il  alchimiste  votre  homme? 

LE   CARDINAL   DE   LORRAINE. 

S'il  ne  s'est  pas  moqué  de  moi,  nous  allons  voir  ce  que  nous  cher- 
chons. 


LES  ÉTATS  D'ORLÉANS.  195 

LE   DUC  DE  GUISE. 

Voyez-vous  quelque  chose? 

LE    CARDINAL   DE  LORRAINE. 

Non. 

LE  DUC  DE  GUISE. 

Mon  pauvre  Charles,  vous  ne  faites  que  de  l'eau  claire! 

LE   CARDINAL   DE  LORRAINE. 

Patience,  patience...  Ehl  mais,  voyez...  voilà  des  lettres;  elles  noir- 
cissent, nous  allons  très  bien  lire...  Seigneur  Dieu!  c'est  admirable!... 
l'avais  bien  ouï  parler  de  ces  encres  invisibles,  mais  je  n'y  croyais  pas. 

LE   DUC   DE   GUISE. 

Voyons,  lisez. 

LE  CARDINAL  DE  LORRAINE,  après  avoir  parcouru  les  premières  lignes. 

François,  nous  les  tenons! 

LE   DUC  DE   GUISE. 

Comment? 

LE  CARDINAL   DE   LORRAINE. 

Nous  les  tenons,  vous  dis-je...  Écoutez,  c'est  d'Ardois  qui  écrit. 

LE   DUC   DE   GUISE. 

Le  secrétaire  du  connétable...  Voyons  ce  qu'il  dit,  ce  petit  garne- 
ment! 

LE  CARDINAL   DE  LORRAINE. 

Il  s'adresse  à  Condé... 

LE   DUC   DE   GUISE. 

C'est  bien,  mais  lisez  donc. 

LE   CARDINAL  DE  LORRAINE,   Usant. 

«  Monseigneur,  les  Maligny  vont  bien;  tous  leurs  fils  sont  tendus.  Le 
jour  où  voire  altesse  donnera  le  signal,  ils  seront  maîtres  de  Lyon...  » 

LE   DUC  DE  GUISE. 

C'était  donc  vrai!  ce  vieux  limier  de  Saint- André  les  avait  éventés! 
Avons-nous  fait  sagement  de  lui  donner  ces  trois  cornettes!  Il  aura 
paré  le  coup...  Mais  continuez. 

LE   CARDINAL   DE   LORRAINE,   lisant. 

«  Envoyez  du  monde  à  Montbrun,  il  est  serré  de  près  dans  Valence. 
Tout  le  reste  est  en  bonne  voie.  L'amiral,  sans  faire  semblant,  met  la 
main  sur  la  Normandie...  » 

LE  DUC  DE  GUISE. 

C'est  ce  qu'il  faudra  voir! 

LE   CARDINAL   DE  LORRAINE,   continuant. 

«  Senarpont  tient  son  gouvernement  de  Picardie  à  votre  dévotion, 
et  d'Estampes  vous  répond  de  sa  Bretagne...  » 


496  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

LE  DUC  DE  GUISE. 

Les  pendardsî 

LE  CARDINAL  DE   LORRAINE. 

Attendez,  vous  n'êtes  pas  au  bout.  «  Genlis,  Sansac  et  Chaunis  sont 
maîtres  de  leurs  compagnies;  M.  de  Damville  tâte  la  sienne.  N'attendez 
rien  de  Montluc...  » 

LE   DUC  DE  GUISE. 

C'est  bien  heureux! 

LE  CARDINAL  DE  LORRAINE,  continuant. 

«  En  venant  aux  états,  tâchez,  chemin  faisant,  de  vous  saisir  de 
quelques  bonnes  villes  sur  Loire.  On  vous  recommande  Orléans.  Gros- 
lot,  s'il  ne  nous  aide,  n'y  fera  pas  obstacle;  il  est  homme  de  bien...  » 

LE  DUC  DE   GUISE. 

Ayez  donc  des  baillis  de  cette  farine!  Par  le  sang-Dieu! 

LE   CARDINAL  DE  LORRAINE,    continuant. 

«  Quant  à  Meaux,  c'est  encore  mieux  :  on  se  demande  par  quel  coup 
de  la  Providence  un  tel  lieu  a  été  choisi  pour  y  tenir  les  états...  » 

LE  DUC  DE   GUISE. 

Quand  je  le  disais! 

LE  CARDINAL   DE  LORRAINE,  continuant. 

«  Vous  y  comptez,  monseigneur,  autant  de  serviteurs  que  d'habitans. 
Que  votre  altesse  et  le  roi  de  Navarre  y  viennent  bien  accompagnés. 
M.  le  connétable  amènera  tout  son  monde.  Ne  craignez  pas  qu'il  vous 
fasse  défaut;  il  n'a  pas  moins  à  cœur  que  vous  de  rétablir  un  peu 
d'ordre  dans  ce  royaume  et  de  délivrer  le  roi  et  ses  pauvres  sujets 
d'une  détestable  tyrannie.  » 

LE  DUC  DE  GUISE. 

L'impudent! 

LE   CARDINAL   DE   LORRAINE. 

Eh  bien!  François,  qu'en  dites-vous? 

LE  DUC  DE   GUISE. 

Je  dis  comme  vous,  nous  les  tenons! 

LE   CARDINAL   DE   LORRAINE. 

Quelle  trouvaille! 

LE  DUC   DE   GUISE. 

Pas  de  temps  à  perdre  !  A  l'ouvrage,  mon  frère,  à  l'ouvrage  ! 

LE  CARDINAL  DE  LORRAINE. 

Qu'il  soit  d'abord  bien  convenu  que  nous  aurons  bouche  close. 

LE   DUC   DE   GUISE. 
VOUS  êtes  SÛr  de  VOS  valets?  (Il  lui  montre  du  geste  la  chambre  voisine.) 


LES  ÉTATS  D' ORLÉANS.  197 

LE  CARDINAL  DE  LORRAINE. 

Ils  n'ont  rien  entendu. 

LE   DUC  DE   GUISE. 

Je  vous  promets  de  n'en  souffler  mot.  Nous  ne  dirons  rien  au  roi,  sa 
mère  n'aurait  qu'à  le  confesser!  N'en  parlons  même  pas  à  Marie.... 

LE  CARDINAL  DE  LORRAINE. 

Non  pas  même  à  Marie;  elle  nous  ferait  cent  questions!  La  petite, 
entre  nous,  se  gâte  bien  !  il  faut  qu'elle  sache  le  pourquoi  de  toutes 
choses. 

LE  DUC  DE   GUISE. 

A  qui  la  faute?  Ne  vous  disais-je  pas,  quand  elle  était  à  l'archevêché, 
de  ne  pas  la  laisser  ainsi  feuilleter  vos  livres?  Vous  lui  avez  fait  prendre 
un  tel  goût  des  choses  d'esprit,  qu'elle  ne  peut  plus  se  passer  de  ces  fai- 
seurs de  vers,  grammairiens,  musiciens,  qu'on  trouve  chez  elle  à 
toute  heure.  Ces  gens-là  lui  mettent  clans  la  tête  beaucoup  de  fumée. 
Vous  l'avez  vue  à  Amboise  :  si  nous  l'eussions  écoutée,  pas  un  de  ces 
bandits  n'aurait  été  pendu. 

LE   CARDINAL  DE  LORRAINE. 

Oui,  vous  avez  raison.  Les  femmes  de  ce  temps-ci  ne  gagnent  pas  à 
devenir  savantes.  Pour  Marie,  ça  n'ira  pas  loin,  j'en  réponds....  mais  si 
sa  pauvre  mère  et  moi  ne  l'eussions  faite  catholique  jusqu'à  la  moelle, 
je  ne  voudrais  pas  jurer,  par  l'air  qui  court,  qu'elle  ne  nous  échappât! 

LE   DUC   DE   GUISE. 

Nous  perdons  notre  temps,  mon  cher  Charles.  Prenez  la  plume,  de 
peur  d'oublier  quelque  chose,  et  arrêtons  notre  plan. 

LE  CARDINAL  DE  LORRAINE ,   s'asseyant  devant  une  table  et 
prenant  une  plume. 

Voyons,  dites. 

LE  DUC   DE   GUISE. 

D'abord  renoncer  à  Meaux  pour  la  tenue  des  états;  cela  ne  fait  pas 
question,  je  pense? 

LE  CARDINAL   DE  LORRAINE. 

Soit.  Le  choix  n'était  pas  heureux,  j'en  conviens. 

LE  DUC   DE   GUISE. 

Je  vous  propose  Orléans.  C'est  le  moyen  de  faire  d'une  pierre  deux 
coups.  Ils  veulent  s'en  saisir,  nous  nous  en  assurons.  La  place  est  forte, 
merveilleusement  située;  c'est,  comme  dit  Tavannes,  le  nombril  du 
royaume.  De  là  nous  tiendrons  tout  en  bride,  et,  sous  prétexte  de  faire 
honneur  au  roi  et  à  l'assemblée,  nous  amasserons  force  troupes  sans 
avoir  l'air  de  mettre  une  armée  en  campagne. 

LE   CARDINAL  DE   LORRAINE,    écrivant. 

Orléans,  c'est  convenu.  Sachez  pourtant  qu'en  fait  d'habitans,  vous 
ne  serez  guère  mieux  servi  qu'à  Meaux. 


i98  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

LE   DUC   DE  GUISE. 

Je  les  connais,  ces  gros  chapeaux  bleus;  mais  je  ferai  balayerla  ville 
avant  d'y  conduire  le  roi.  Quand  les  huguenots  n'y  seront  plus,  Groslot 
et  ses  vignerons  se  tiendront  tranquilles.  Sinon,  gare  à  eux!  lenrs 
maisons  et  leurs  échalas  s'en  sentiront! 

LE  CARDINAL   DE  LORRAINE. 

Laissons-nous  La  Roche-su r-Yon  gouverneur? 

LE  DUC  DE   GUISE. 

J'aimerais  mieux  qu'il  n'y  fût  pas;  mais  l'ôter  de  là,  c'est  bien  gros. 
Tout  prince  qu'il  est,  je  ne  m'en  défie  guère. 

LE  CARDINAL   DE   LORRAINE. 

Prenez  garde,  il  est  si  sot  que  ses  cousins  le  joueront  sous  jambe. 

LE   DUC  DE  GUISE. 

Donnons-lui  Cypierre  pour  lieutenant  avec  autorité  de  n'agir  qu'à  sa 
tête.  Cypierre  n'ira  pas  de  main  morte,  et  fera  notre  affaire  galamment. 

LE  CARDINAL  DE  LORRAINE,    écrivant. 

Va  pour  Cypierre. 

LE  DUC   DE  GUISE. 

Quant  à  d'Estampes,  puisqu'il  offre  sa  Bretagne,  je  me  permets  de  la 
lui  prendre.  11  faut  le  rappeler,  et  Sénarpont  aussi. 

LE  CARDINAL  DE  LORRAINE. 

Un  instant!  si  vous  les  rappelez,  tâchez  au  moins  qu'ils  n'aient  soup- 
çon de  rien.  Faites-leur  bon  visage. 

LE  DUC  DE  GUISE. 

Je  puis  leur  dire  à  l'oreille  qu'ils  iront  commander  en  Ecosse. 

LE  CARDINAL  DE  LORRAINE. 

A  la  bonne  heure  ! 

LE  DUC  DE  GUISE. 

Quant  aux  Genlis,  aux  Lansac. 

;LE  CARDINAL  DE  LORRAINE. 

Contentez- vous  de  les  dépayser. 

LE  DUC  DE  GUISE. 

Prendre  des  gants  avec  pareille  canaille!.. 

LE  CARDINAL  DE  LORRAINE. 

Plus  tard  nous  réglerons  leur  compte.  En  les  frappant  aujourd'hui, 
vous  sonneriez  l'alarme.  Faites  passer  Genlis  dans  le  gouvernement  de 
notre  ami  Brissac,  par  exemple,  et  ainsi  des  autres. 

LE  DUC   DE  GUISE. 

Eh  bien!  soit;  mais,  pour  entrelacer  ainsi  les  compagnies,  il  y  a  de 
la  peine  à  prendre.  Il  ne  faut  pas  aller  au  hasard;  il  est  besoin  d'écrire 
partout,  à  tout  ce  qui  nous  est  fidèle,  donner  le  mot  discrètement, 


LES  ÉTATS  D'ORLÉANS.  199 

commander  d'avoir  l'œil  ouvert.  Que  de  lettres,  bon  Dieu!  j'en  aurai 
pour  toute  ma  nuit! 

LE  CARDINAL  DE  LORRAINE. 

Plaignez-vous  donc!  Vous  ne  verserez  jamais  en  toute  votre  vie  au- 
tant d'eucre  que  j'en  répands  depuis  vingt  jours!  Voyez  ces  montagnes 
de  papiers!  Tout  cela  pour  peupler  les  états  selon  votre  cœur,  pour 
faire  éclore  de  bons  députés!  pas  un  bailliage  qui  ne  reçoive  chaque 
jour  deux  ou  trois  lettres  de  moi.  Les  têtes  sont  si  dures,  et  ce  métier- 
là  est  oubliédepuis  si  long-temps!  Il  faut  tant  promettre!  tant  mena- 
cer!... 

LE   DUC  DE   GUISE. 

Ètes-vous  toujours  content? 

LE   CARDINAL   DE   LORRAINE. 

Toujours.  Autant  que  j'en  puis  juger,  nous  serons  bien  servis.  Sauf 
dans  quelques  mauvais  trous  infectés  d'hérésie,  nous  aurons  les  gens 
qu'il  nous  faut. 

LE  DUC   DE   GUISE. 

Dieu  vous  entende!  N'est-ce  pas  demain  que  tout  sera  fini? 

LE  CARDINAL  DE  LORRAINE. 

Oui,  demain. 

LE   DUC   DE   GUISE. 

Le  cœur  doit  vous  battre.  Moi  qui  n'ai  pas  comme  vous  patronné  cette 
belle  nouveauté,  peu  m'importe  ce  qui  en  sortira.  Si  vos  bailliages  nous 
envoient  des  députés  rétifs,  je  sais  le  bon  moyen  de  les  apprivoiser. 

(  Il  fait  un  geste  avec  la  houssine  qu'il  tient  à  la  main.) 
LE   CARDINAL   DE   LORRAINE. 

A  nos  moutons,  mon  cher  François!  hâtons-nous.  Voilà  qui  est  ar- 
rêté :  Envoyer  Cypierre  à  Orléans;  rappeler  d'Estampes  et  Sénarpont 
en  les  comblant  de  caresses;  loger  en  bonne  compagnie  tous  les  mau- 
vais compères  comme  Genlis  et  Lansac.  Maintenant,  parlons-nous  de 
l'amiral  ? 

LE  DUC  DE  GUISE. 

Le  rappeler  de  Normandie,  ce  serait.... 

LE  CARDINAL  DE  LORRAINE. 

N'y  pensez  pas. 

LE  DUC  DE   GUISE. 

Il  faut  au  moins  l'épier  de  plus  près. 

LE  CARDINAL  DE  LORRAINE. 

Je  m'en  charge;  j'ai  mon  homme  tout  trouvé.  Et  le  connétable?... 

LE   DUC   DE   GUISE. 

S'il  continue  à  faire  le  mort,  ne  le  réveillons  pas. 


200  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

LE  CARDINAL  DE  LORRAINE. 

Soit;  il  n'y  a  d'utile,  il  n'y  a  d'urgent,  à  cette  heure,  que  de  nous 
bien  fortifier  dans  Orléans. 

LE  DUC  DE   GUISE. 

J'appellerai  le  régiment  de  lansquenets,  les  deux  mille  pistoliers  du 
comte  de  Rhingrave;  je  ferai  descendre  par  la  Loire  nos  vieilles  bandes 
revenues  de  Piémont;  nous  aurons  nos  quatre  mille  Suisses,  les  nou- 
velles gardes  du  roi;  d'Aumale  nous  amènera  ses  gens  d'armes,  Ne- 
vers  ses  trois  mille  lances,  Nemours  huit  ou  dix  enseignes.... 

LE  CARDINAL   DE  LORRAINE. 

Assez,  assez,  je  n'écris  plus....  A  quoi  bon  tant  de  monde?  pourquoi 
tant  de  fracas?  Contentons-nous  du  nécessaire,  et  surtout  pas  de  bruit, 
sans  quoi  le  but  est  manqué;  nos  oiseaux  s'envoleront,  Navarre  et 
Condé  ne  viendront  pas. 

LE  DUC  DE  GUISE. 

Eh  bien  !  s'ils  ne  viennent  pas,  nous  irons  les  chercher. 

LE  CARDINAL  DE   LORRAINE. 

Vous  y  voilà!  je  vous  voyais  venir.  Mais  entendons-nous,  s'il  vous 
plaît.  Aller  les  chercher,  c'est  la  guerre. 

LE   DUC  DE   GUISE. 

Et  les  laisser  venir,  c'est...  voyons  un  peu?...  c'est  quelque  chose 
qu'il  ne  faut  pas  nommer.  Eh  bien  !  j'aime  mieux  me  battre  avec  les 
gens  que  de  les  prendre  au  trébuchet. 

LE   CARDINAL   DE  LORRAINE. 

Dites  que  vous  voulez  guerroyer;  c'est  tout  simple,  à  chacun  son 
métier.  Vous  êtes  de  l'avis  du  prophète  :  Necesse  est  adveniant  bella. 
Triste  nécessité!  pauvre  remède!  La  guerre  ne  termine  rien.  Quand 
on  s'est  bien  battu ,  bien  égorgé,  le  vainqueur  n'est  guère  moins  épuisé 
que  le  vaincu;  on  se  repose,  on  reprend  haleine,  et  tout  est  à  recom- 
mencer. Moi  je  préfère,  quand  le  ciel  nous  les  offre,  des  moyens  plus 
prompts  et  plus  actifs,  plus  sûrs  et  moins  coûteux.  Que  faut- il  pour 
tout  pacifier  en  ce  royaume,  pour  guérir  les  plaies  de  la  religion,  pour 
^affermir  notre  autorité?  Quelques  hommes  de  moins,  voilà  tout,  et  en 
tête  de  ces  hommes  le  roi  des  brouillons,  cette  peste  de  Condé.  Eh 
bien!  je  vous  en  prie,  répondez  à  ma  question  :  pourquoi  Dieu  a-t-il 
mis  en  nos  mains  ce  papier  merveilleux,  preuve  accablante,  témoi- 
gnage irrécusable  qui  tue  son  criminel  comme  un  couteau  tranchant? 
Apparemment  pour  que  nous  nous  en  servions.  Or,  je  soutiens  que  le 
yrai,  le  seul  moyen  de  s'en  servir,  ce  n'est  pas  une  guerre,  c'est  un 
procès. 


LES  ÉTATS   D'ORLÉANS.  201 

LE  DUC   DE   GUISE. 

Mais  Condé  sera-t-il  assez  simple  pour  nous  prier  de  lui  donner  des 
juges? 

LE  CARDINAL  DE   LORRAINE. 

Tout  ce  que  je  vous  demande,  c'est  de  me  laisser  faire.  Je  suis  en  si 
beau  chemin  !  Songez  qu'ils  sont  à  Poitiers.  Que  de  soins,  que  de  peines 
pour  les  amener  là  !  Mais,  je  vous  en  réponds ,  ils  iront  jusqu'au  bout! 
Comptez  sur  les  langues  dorées  des  bons  amis  que  j'ai  près  d'eux.... 

LE   DUC   DE   GUISE. 

Des  gaillards  qui  vous  volent  votre  argent. 

LE   CARDINAL  DE   LORRAINE. 

Des  serviteurs  incomparables!  Navarre  ne  voit  que  par  leurs  yeux. 
Pour  Dieu!  ne  manquons  pas  cette  occasion  des  états!  nous  ne  la  re- 
trouverions de  notre  vie.  Ce  n'est  pas  à  autre  fin,  vous  le  savez,  que  je 
les  ai  concédés  à  la  reine,  au  risque  de  votre  colère.  Je  vous  en  prie, 
mon  cher  François,  ne  détruisez  pas  mon  ouvrage  !  Prenez  des  pré- 
cautions, mais  n'en  faites  pas  parade.  Tendez  vos  filets,  mais  n'effarou- 
chez pas  mon  gibier. 

LE   DUC   DE  GUISE. 

Mon  pauvre  Charles!  que  vous  êtes  facile  à  vous  bâtir  des  chimères! 
Moi,  je  vois  les  choses  comme  elles  sont.  Fussions-nous  délivrés  de 
Condé,  n'y  eût-il  plus  au  monde  ni  princes  du  sang,  ni  connétable,  ni 
Châtillons,  la  guerre  n'en  serait  pas  moins  inévitable.  Quelques  gouttes 
de  sang  n'éteindront  pas  le  feu  qui  nous  menace;  il  faudra  frapper  fort 
et  long-temps,  sachez-le  bien  ! 

LE   CARDINAL   DE   LORRAINE. 

Mais  encore  une  fois  que  coûte-t-il  d'essayer?  Je  me  tiens  pour  sûr 
de  mon  fait.  Le  menu  peuple  hérétique  n'est  pas  ce  que  vous  pensez; 
je  le  connais.  Quand  il  ne  se  croira  plus  protégé  de  si  haut,  sa  muti- 
nerie tombera.  Vous  savez  mon  grand  plan  de  confession?  nous  le 
mettrons  en  pratique  dès  que  Condé  sera  par  terre.  Ce  sera  le  vrai 
moment.  Cette  confession  vous  purgera  le  royaume  comme  par  en- 
chantement; au  bout  de  quelques  semaines,  vous  m'en  direz  des  nou- 
velles.... Mais  laissez-moi  venir  mes  voyageurs,  ne  leur  donnez  pas 
l'éveil,  ne  faites  pas  gronder  votre  tonnerre.... 

LE  DUC  DE   GUISE. 

Eh  bien!  voyons,  nous  supprimerons  quelques  enseignes. 

LE  CARDINAL   DE  LORRAINE. 

Belle  grâce  î 

LE   DUC   DE  GUISE. 

Encore  faut-il  que  nous  soyons  gardés,  bien  gardés.  Risquer  d'être 


202  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

pris  quand  on  croit  prendre,  connaissez-vous  plus  sot  métier?  Rappe- 
lons-nous quelle  figure  nous  faisions,  il  y  a  deux  mois,  quand,  du  haut 
de  ce  perron,  nous  vîmes  débusquer  le  connétable  à  la  tête  de  cette 
longue  file  de  gentilshommes  suivis  d'un  millier  de  chevaux!  Où  en 
serions-nous  à  cette  heure,  si,  au  lieu  de  s'arrêter  en  route,  nos  deux 
princes  s'en  fussent  venus  comme  le  connétable  et  accompagnés  comme 
lui?  La  leçon  a  été  bonne,  mon  frère. 

LE   CARDINAL   DE   LORRAINE. 

Parce  que  nous  avions  fait  une  faute,  est-il  besoin  d'en  faire  une 
autre?  Emmenez  à  Orléans  quelques  milliers  d'hommes  bien  dévoués, 
et  disposez  le  reste  de  façon  qu'au  moindre  signe  vous  l'ayez  dans  la 
main,  n'est-ce  pas  tout  ce  qu'il  vous  faut?....  Voyons,  François,  puis-je 
y  compter?  Est-ce  convenu? 

LE   DUC   DE  GUISE. 

Soit;  nous  vous  verrons  à  l'œuvre.  Mais,  si  je  vous  aide,  c'est  à  une 
condition. 

LE   CARDINAL  DE  LORRAINE. 

Laquelle? 

LE   DUC   DE  GUISE. 

Je  ne  veux  pas  d'un  procès  pour  rire. 

LE   CARDINAL   DE   LORRAINE. 

Ni  moi  non  plus,  je  vous  jure. 

LE  DUC   DE   GUISE. 

Pas  de  comédie  comme  à  Amboise. 

LE   CARDINAL   DE   LORRAINE. 

A  Amboise,  avions-nous  cette  arme  dans  la  main? 

(Il  désigne  le  papier  encore  humide.) 
LE   DUC   DE   GUISE. 

Songez-y  bien,  mon  cher  Charles,  l'affaire  où  nous  nous  engageons, 
guerre  ou  procès,  n'importe,  c'est  la  plus  rude  partie  qui  se  puisse 
jouer.  Ou  n'y  entrons  pas,  ou,  pour  Dieu  !  ne  bronchons  pas  en  route. 

LE   CARDINAL   DE  LORRAINE. 

Douteriez-vous  de  moi?  Parlez- vous  sérieusement? 

LE   DUC   DE   GUISE. 

Je  parle  en  homme  qui  plus  d'une  fois,  cher  frère,  vous  a  vu  re- 
noncer lestement  aux  projets  que  nous  devions  défendre,  soutenir  ceux 
que  nous  voulions  repousser... 

LE  CARDINAL   DE  LORRAINE. 

Toujours  ces  maudits  états  qui  vous  reviennent  sur  le  cœur! 

LE   DUC   DE   GUISE. 

Non,  non,  ne  parlons  plus  des  états;  mais  l'amiral  en  Normandie,  les 


LES   ÉTATS   D'ORLÉANS.  203 

sceaux  dans  la  main  de  L'Hospital,  l'éditde  Romorantin,  si  vous  m'eus- 
siez soutenu,  subirions-nous  tous  ces  fléaux?  Je  sais  que,  pour  changer 
ainsi,  les  bonnes  raisons  ne  vous  ont  pas  manqué;  mais  enfin,  cette 
fois,  je  veux  être  certain,  quoiqu'il  arrive,  que  vous  irez  jusqu'au  bout. 

LE   CARDINAL   DE  LORRAINE. 

Je  serais  tenté  de  vous  chercher  querelle;  mais  j'aime  mieux  vous 
rassurer.  Soyez  tranquille,  quoi  qu'il  arrive,  nous  ferons  route  en- 
semble. 

LE   DUC   DE   GUISE. 

Ce  mot  de  sang  royal  sonne  très  haut  à  bien  des  oreilles.  Il  s'élè- 
vera des  cris  de  haro,  il  faut  vous  y  attendre. 

LE   CARDINAL  DE   LORRAINE. 

Je  suis  sourd  à  ces  cris-là!  mon  cher  François,  j'ai  tout  prévu.  Je 
sais  tout  ce  qu'on  dira;  mais  mon  parti  est  pris,  irrévocablement  pris. 
Que  Dieu  nous  fasse  la  grâce  d'amener  Condé  dans  nos  mains,  et  je 
vous  promets  de  l'envoyer  promptement  dans  les  siennes. 

LE  DUC   DE   GUISE. 

Quant  à  Navarre,  faut-il  lui  faire  l'honneur  de  le  croire  dangereux? 

LE   CARDINAL   DE   LORRAINE. 

Qui  sait?  quand  l'autre  ne  sera  plus.... 

LE   DUC   DE   GUISE. 

C'est  possible!...  Alors  comme  alors...  (On  frappe  à  la  porte.) 
Oui  va  là? 

M.   DE  RRÉZÉ,  derrière  la  porte. 

Monseigneur... 

LE  DUC  DE  GUISE ,  ouvrant  la  porte. 

C'est  vous,  Brézé?  Que  voulez-vous? 

Ht.  DE  BRÉZÉ,  entrant. 

Un  homme  qui  arrive  de  Lyon,  un  olficier  du  maréchal,  vous  ap- 
porte cette  lettre,  monseigneur. 

LE   DUC   DE   GUISE. 
Donnez...  C'est  bien,  Brézé.  (M.  de  Brézé  sort.  Le  duc  de  Guise  ouvre  la  lettre.) 

LE   CARDINAL   DE   LORRAINE. 

Que  dit-il,  Saint- André? 

LE   DUC   DE   GUISE. 

Les  Maligny  sont  pris!  partie  gagnée!  Lyon  nous  reste  fidèle! 

LE   CARDINAL   DE   LORRAINE. 

Vive  Dieu  ! 

LE  DUC   DE   GUISE. 

J'en  avais  bon  sentiment  ! 


204  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

LE  CARDINAL  DE  LORRAINE. 

Vous  voyez!  ces  pauvres  princes,  rien  ne  leur  réussit.  Leur  plus 
beau  rêve,  c'était  Lyon.  Vis-à-vis  de  gens  si  malades,  avouez  qu'il 
y  aurait  pitié  de  prendre  des  airs  menaçans. 

LE  DUC  DE  GUISE. 

Adieu.  J'en  vais  donner  la  nouvelle  au  roi. 

LE  CARDINAL  DE  LORRAINE. 

C'est  trop  juste.  Dites-lui  par  la  même  occasion  qu'il  nous  faut  toute 
sa  soirée.  Ce  n'est  guère  à  son  goût  de  signer  tant  de  lettres;  mais 
n'attendons  pas  à  demain,  croyez-moi. 

LE  DUC  DE  GUISE. 

Je  vais  être  un  trouble-fête. 

LE  CARDINAL  DE  LORRAINE. 

Que  fait-il  donc? 

LE  DUC  DE  GUISE. 

11  est  près  de  Marie,  qui  chante  et  joue  du  luth;  ouvrez  votre  fenêtre, 
vous  entendrez  cette  douce  voix. 

LE  CARDINAL  DE  LORRAINE. 

Pauvres  enfansî...  il  est  heureux  qu'on  se  donne  la  peine  de  régner 
à  leur  place  ! 

LE  DUC  DE  GUISE. 

C'est  un  service  que  bien  des  gens  seraient  prêts  à  leur  rendre. 

LE  CARDINAL  DE  LORRAINE ,  prenant  la  plume  et  s'asseyant. 

Travaillons  à  y  mettre  bon  ordre. 

LE  DUC  DE  GUISE. 

Adieu.         (il  sort.) 


FIN  DU  PROLOGUE. 


LES  ÉTATS  DORLÉANS.  205 


ACTE   PREMIER. 


La  scène  est  à  Orléans. 

La  maison  de  la  chancelière  d'Alençon  (veuve  Groslot),  située  place  de  l'Étape. 

Cette  maison  est  disposée  pour  recevoir  le  roi  et  sa  cour  pendant  la  tenue  des  états-gé- 
néraux. 

Une  grande  salle  au  premier  étage.  Plusieurs  portes  conduisant  à  divers  appartemens. 
L'appartement  de  la  reine-mère  est  à  gauche,  celui  du  roi  et  de  la  reine  à  droite.  La 
porte  qui  conduit  chez  MM.  de  Guise  est  également  à  droite. 

Dans  le  fond  de  la  salle,  une  porte  qui  s'ouvre  sur  un  large  vestibule  dans  lequel  est 
l'escalier. 

■ 

SCÈNE  PREMIÈRE. 

LA  REINE-MÈRE,  Mme  DE  MONTPENSIER. 

LA    REINE-MÈRE. 

Comment!  duchesse,  vous  êtes  ici  depuis  deux  heures,  et  vous  ne 
savez  rien?  Que  se  passe-t-il  donc?  je  n'en  puis  croire  mes  yeux!  Ces 
remparts  d'Orléans  que  j'ai  laissés  si  calmes  et  si  déserts  il  y  a  huit 
jours,  quand  j'allais  à  Chenonceaux,  les  voilà  couverts  de  soldats,  hé- 
rissés de  canons!  Je  vois  des  hommes  d'armes  dans  toutes  les  rues,  la 
stupeur  sur  tous  les  visages...  et  personne  ne  peut  me  dire  ce  que  cela 
signifie! 

Mme   DE  MONTPENSIER. 

J'ai  voulu  voir  M.  de  Morvilliers,  madame,  il  était  à  son  chapitre.  Je 
suis  allée  de  là  chez  Groslot,  on  le  menait  en  prison... 

LA    REINE-MÈRE. 


Mme   DE   MONTPENSIER, 
LA   REINE-MÈRE. 


Groslot!  le  bailli? 
Lui-même. 
En  prison?... 

Mme  DE  MONTPENSIER. 

Il  marchait  entre  six  hallebardiers. 

LA   REINE-MÈRE. 

Ce  bon  Groslot!  notre  hôte,  car  c'est  lui  qui  nous  héberge...  Cette 
maison... 

Mme  DE  MONTPENSIER. 

Est  à  sa  mère,  oui,  madame. 

LA    REINE-MÈRE. 

Et  vous  n'avez  pas  demandé...? 

TOME   II,  14 


206  REVUE  DES  DEUX   MONDES. 

Mme   DE   MONTPENSIER. 

Il  y  avait  foule,  on  chuchotait,  personne  n'osait  parler.  Tout  ce  que 
j'ai  pu  comprendre,  c'est  que,  ces  jours  derniers,  à  la  nuit  tombante, 
M.  de  Cypierre  est  entré  en  ville  avec  trois  mille  chevaux,  qu'il  s'est 
établi  dans  la  maison  commune,  a  désarmé  tous  les  bourgeois  et  logé 
force  soldats  dans  les  maisons  qui  lui  semblaient  suspectes. 

LA   REINE-MÈRE. 

Mais  qu'ont-ils  fait,  ces  bourgeois?  Quel  est  le  crime  de  Groslot? 

Mme  DE  MONTPENSIER. 

On  parle  de  complot...  d'un  projet  de  livrer  la  ville  aux  princes. 

LA  REINE-MÈRE. 

Quelque  invention  du  cardinal  !  Ce  n'est  pas  que  le  cher  bailli  m'a 
bien  l'air,  entre  nous,  d'aimer  fort  peu  la  messe. 

Mme   DE   MONTPENSIER. 

Croyez-vous,  madame? 

LA  REINE-MÈRE. 

Vos  amis  de  Genève  ne  vous  l'ont  jamais  dit? 

Mme  DE  MONTPENSIER. 

Mes  amis  de  Genève!  Votre  majesté  n'en  veut  donc  pas  démordre?... 

LA  REINE-MÈRE,   riant. 

Si  vous  n'êtes  huguenote,  ma  belle,  vous  ne  valez  guère  mieux 

Je  ris,  mais  au  fond  de  l'ame  je  suis  bien  triste,  et  n'en  ai  que  trop 
sujet!  Quand  je  pense  que,  sans  la  lettre  de  Morvilliers,  je  m'en  allais 
tout  droit  à  Meaux!  Des  gens  que  j'ai  faits  ce  qu'ils  sont,  se  jouer  si  les- 
tement de  moi!  qu'en  dites-vous,  duchesse?  c'est  un  sans-façon  mer- 
veilleux! On  change  l'édifc  de  convocation,  on  décide,  je  ne  sais  pour- 
quoi, que  les  états  se  tiendront  ici;  prend-on  la  peine  de  m'en  donner 
avis?  En  arrivant,  tout  à  l'heure,  je  trouve  des  lettres...  de  qui?  des 
princes,  de  Montpesat,  de  tout  le  monde,  sauf  de  mon  fils  ou  de  mes- 
sieurs ses  oncles.  S'il  est  vrai  qu'ils  aient  découvert  quelque  trame,  ne 
pouvaient-ils  m'en  toucher  un  mot?  Le  chancelier,  du  moins,  aurait  dû 
m'en  écrire.  Il  est  bien  négligent,  ma  chère,  votre  ami  L'Hospital!  Je 
l'ai  pris  sur  votre  foi,  il  me  doit  tout...  mais  il  a  si  peur  de  ses  maîtres, 
qu'à  peine  ose-t-il  me  parler.  Ah!  j'ai  hâte  de  dire  à  tout  ce  monde  ce 
que  j'ai  sur  le  cœur.  A  quelle  heure  attend-on  le  roi? 

Mme  DE  MONTPENSIER. 

Je  ne  sais,  madame. 

LA    REINE-MÈRE. 

Est-ce  encore  un  mystère?  N'y  a-t-il  dans  cette  maison  personne  qui 
puisse  nous  le  dire?  J'entends  aller,  venir;  qui  sont  tous  ces  gens-là? 

Mme  DE   MONTPENSIER. 

Ce  sont  des  ouvriers  qui  disposent  les  logemens  du  roi. 


LES  ÉTATS  D' ORLÉANS.  207 

LA  REINE- MERE. 

Allez  leur  demander... 

Mme   DE   MONTPENSIER. 

Mais  j'y  pense,  un  valet  de  chambre  du  roi  les  surveille  :  il  doit  savoir 
bien  des  choses...  La  reine  veut-elle  l'interroger? 

LA    REINE-MÈRE. 

Quel  est  cet  homme? 

Mme   DE  MONTPENSIER. 

Robert  Stewart,  ce  gentilhomme  écossais,  le  père  nourricier  de 
Mme  la  dauphine. 

LA   REINE-MÈRE. 

Dites  la  reine,  s'il  vous  plaît. 

Mme  DE  MONTPENSIER. 

On  perd  malaisément  ses  bonnes  habitudes. 

LA   REINE-MÈRE. 

Eh!  mon  Dieu!  je  le  lui  cède  bien  volontiers  son  titre!  Que  ne  me 
laisse-t-elle  ma  part  dans  le  cœur  de  mon  fils!  —  Vous  dites  donc  que 
Stewart  est  là? 

Mme   DE   MONTPENSIER. 

Oui,  madame. 

LA   REINE-MÈRE. 

Ce  vieux  rustre,  ce  hibou  taciturne,  s'il  daigne  ouvrir  les  lèvres, 
nous  en  tirerons  quelque  chose.  Faites-le  venir. 

(Mme  de  Montpensier  sort.) 

SCÈNE  II. 

LA  REINE-MÈRE,   SEULE.    (Elle  s'approche  d'une  table,  s'assied,  et  prend  dans 
sa  gibecière  des  lettres  et  des  papiers.) 

Voyons  ces  lettres,  je  ne  les  ai  lues  qu'en  courant.  (Elle  ouvre  une  lettre.) 

C'est  celle  de  Condé.   (Pendant  qu'elle  parcourt  la  lettre  des  yeux,  elle  dit  :  )  Du. 

respect,  de  la  soumission;  en  paroles,  cela  ne  coûte  guère;  mais  il  ne 

viendra  pas,  voilà  le  plus  certain.  Quant  à  Navarre (Elle  ouvre  une 

seconde  lettre  et  la  lit.)  même  chanson C'est  étrange  :  ils  ont  fait  cette 

longue  route,  ils  sont  à  deux  pas  d'ici,  Montpesat  m'écrit  qu'ils  cou- 
cheront à  Montargis  ce  soir,  et  les  voilà  qui  rebroussent  chemin  !  Peu- 
vent-ils ignorer  ce  qui  s'est  fait  dans  les  bailliages,  les  succès  de  leurs 
amis,  les  déboires  du  cardinal?  Dans  dix  provinces,  quoi  qu'on  dise,  les 
cahiers  sont  foudroyans.  La  moitié  du  tiers  au  moins,  la  noblesse  pres- 
que tout  entière,  se  soulèvent  contre  la  dilapidation  des  finances.  Ils  au- 
ront de  rudes  comptes  à  rendre,  nos  beaux  seigneurs  !  Et  c'est  une  telle 
occasion  que  les  princes  laissent  échapper  !  Les  insensés  !  ils  donnent 
dans  un  piège.  Cet  appareil  de  guerre  les  met  en  défiance,  c'est  un 


208  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

épouvantail  à  leur  adresse.  Je  reconnais  là  mon  cardinal....  Je  m'étais 
d'abord  figuré  qu'il  s'agissait  d'un  danger  sérieux,  que  ce  valet  qu'on 
a  saisi,  dit-on,  ce  Lassalgue,  avait  trahi  quelque  mystère;  mais  Mor- 
villiers  m'assure  qu'il  n'a  rien  révélé....  Non,  non,  c'est  uniquement 
pour  éloigner  les  princes  qu'on  entasse  ici  ces  soldats;  mais  patience, 
on  peut  déjouer  de  si  beaux  plans.  Nous  aurons  raison  de  vous,  mes- 
sieurs de  Guise  î  Vous  avez  beau  secouer  la  bride,  je  vous  ferai  bien  voir 
que  je  ne  l'ai  pas  lâchée. 

SCÈNE  III. 

LA  REINE-MÈRE,  Mme  DE  MONTPENSIER,  ROBERT  STEWART. 

Mme   DE   MONTPENSIER. 

Voici  M.  Stewart,  madame. 

LA  REINE-MÈRE,   bas  à  Mme  de  Montpensier. 

Écoutez,  chère  duchesse,  je  veux,  pendant  que  j'y  pense,  vous  re- 
commander quelque  chose.  Vous  direz  à  Bourdeille  et  à  de  Brosse 
d'aller  voir  par  les  hôtelleries  si  ces  messieurs  des  états  commencent  à 
arriver.  Ils  leur  feraient  entendre  que  j'aurais  grand  plaisir  à  les  con- 
naître, eux  et  leurs  cahiers.  Qu'ils  viennent  le  matin  avant  la  messe. 
(Haut  à  stewart.)  Bonjour,  monsieur  Stewart;  à  quelle  heure  attendez- 
vous  le  roi? 

STEWART. 

Au  plus  tard  vers  midi,  madame.  Les  guetteurs  de  la  ville  sont  sur 
le  beffroi  :  d'aussi  loin  qu'ils  verront  reluire  le  cortège,  ils  mettront  en 
branle  la  cloche  d'argent,  et  le  canon  des  remparts  répondra. 

LA  REINE-MÈRE,    à  demi-voix. 

Ainsi ,  j'aurai  bientôt  le  mot  de  cette  énigme.  (Haut  à  stewart.)  Depuis 
quel  jour  êtes-vous  ici? 

STEWART. 

Depuis  mercredi,  madame. 

LA  REINE-MÈRE. 

Vous  avez  donc  fait  route  avec  M.  de  Cy pierre? 

STEWART. 

Non,  madame.  A  chacun  ses  affaires.  M.  de  Cypierre  est  venu  donner 
la  chasse  aux  bourgeois;  moi,  je  viens  pour  une  autre  chasse.  J'amène 
les  faucons  du  roi. 

LA   REINE-MÈRE. 

Ah!  mes  enfans  se  disposent  à  chasser  pendant  les  états? 

STEWART. 

Je  ne  vois  pas,  sauf  votre  respect,  madame,  ce  qu'ils  pourraient  faire 


LES  ÉTATS  D 'ORLÉANS.  209 

de  mieux.  Que  ne  sont-ils  dans  leur  royaume  d'Ecosse  !  Nous  leur 
donnerions  moins  de  souci  et  de  plus  beau  gibier. 

Mme   DE   MONTPENSIER. 

Comprenez-vous,  madame,  qu'après  douze  ans  passés  en  France,  on 
ait  encore  le  mal  du  pays?  Et  de  quel  pays!  Une  terre  de  sauvages  où 
l'on  dit  qu'il  ne  fait  pas  jour  en  plein  midi  ! 

LA  REINE-MÈRE. 

Heureusement  votre  fille  de  lait  a  meilleur  goût  que  vous,  mon  cher 
Stewart. 

Mme  DE  MONTPENSIER,   à  Stewart. 

Faites-lui  vos  adieux ,  ou  renoncez  à  votre  Ecosse,  car  ce  n'est  pas 
elle  qui  ira  vous  y  chercher. 

STEWART. 

Qui  sait? 

LA  REINE-MÈRE,   se  retournant  vers  Mme  de  Montpensier. 

L'idée  est  bonne (A  stewart.)  En  attendant,  vous  dites  donc  qu'elle 

vient  chasser  en  Sologne?...  Je  n'aime  pas  pour  le  roi  ces  violens  exer- 
cices... Était-il  bien  portant  quand  vous  l'avez  quitté? 

STEWART. 

Comme  ça;  messieurs  ses  oncles  avaient  toujours  des  papiers  à  la 
main,  on  lui  rompait  la  tête  de  mille  affaires... 

LA   REINE-MÈRE. 

Le  pauvre  enfant!...  Et  quelles  affaires? 

STEWART. 

Je  ne  sais;  mais  à  tout  moment  des  lettres  à  signer,  des  hommes  à 
cheval  envoyés  à  droite,  à  gauche...  Cela  dure  depuis  le  départ  de 
votre  majesté. 

LA  REINE-MÈRE. 

Ah!  depuis  mon  départ Et  vous  n'avez  rien  su....  Que  disait-on 

là-bas? 

STEWART. 

Que  voulez-vous  qu'on  sache,  madame?  M.  le  cardinal  parle  si  bas 
et  si  vite,  qu'on  n'entend  rien  de  ce  qu'il  dit. 

LA  REINE-MÈRE. 

Mais,  depuis  que  vous  êtes  ici,  n'avez-vous  rien  appris?  Qui  avez- 
vous  vu? 

STEWART. 

Personne,  sauf  M.  le  bailli  pour  préparer  l'entrée  du  roi. 

LA  REINE-MÈRE. 

Le  bailli!  Vous  savez  ce  qui  lui  arrive? 

STEWART. 

Oui,  madame,  et  m'en  étonne  peu. 


210  REVUE   DES   DEUX  MONDES. 

LA   REINE-MÈRE. 

Pourquoi? 

STEWART. 

Il  était  trop  homme  de  bien  et  le  laissait  trop  voir. 

LA   REINE-MÈRE. 

Dit-on  qu'il  coure  gros  risque  ? 

STEWART. 

Je  le  crains  !  Il  a  contre  lui  de  bien  mauvais  témoins. 

LA   REINE-MÈRE. 

Comment!  Quels  témoins? 

STEWART. 

D'abord  six  mille  écus  de  rente  sur  l'Hôtel-des-Monnaies,  puis  deux 
belles  maisons  en  ville  et  une  troisième  aux  champs.  Demandez  à 
M.  de  Cypierre,  il  en  sait  bien  le  compte.  Les  gouverneurs  de  ville  font 
un  si  bon  métier  depuis  qu'il  est  de  mode  de  leur  donner  les  biens  de 
ceux  qu'ils  ont  fait  pendre  ! 

LA   REINE-MÈRE. 

Quelle  idée  !  M.  de  Cypierre  est  un  galant  homme  !  Les  biens  du 
bailli  n'ont  que  faire  ici.  Mais  si,  comme  on  l'en  accuse,  il  voulait  li- 
vrer la  ville  aux  ennemis  du  roi... 

STEWART. 

Aux  ennemis  du  roi!  Je  demanderais  lesquels?  Il  y  en  a  de  tant  de 
sortes... 

LA  REINE-MÈRE ,   bas  à  Mme  de  Montpensier. 

Concevez-vous,  Jacqueline,  que  le  cardinal  laisse  auprès  de  mon  fils 
un  homme  comme  celui-là?  Un  huguenot  ne  parlerait  pas  mieux. 
Est-il  des  vôtres,  par  hasard?  Je  donnerais  gros  pour  que  cela  fût.  Ce 
pauvre  cardinal!  Vous  figurez-vous?...  Que  j'en  rirais  de  bon  cœur! 
(A  stewart.)  Quels  sont  donc,  selon  vous,  les  vrais  ennemis  du  roi? 

STEWART. 

Il  ne  m'appartient  pas,  madame,  de  prononcer  sur  de  telles  choses  : 
je  ne  suis  qu'un  pauvre  étranger  mal  instruit  des  affaires  de  France; 
mais,  si  j'en  crois  ceux  qui  les  connaissent,  c'est  un  royaume  bien  ma- 
lade. Le  cœur  m'en  saigne  pour  ma  bien-aimée  maîtresse,  sur  qui  je 
voudrais  voir  descendre  les  bénédictions  de  Dieu,  (il  prête  l'oreille.)  Voici, 
je  crois,  les  premiers  sons  de  la  cloche  d'argent.  Que  votre  majesté  me 
permette  de  courir  au-devant  de  la  reine. 

LA  REINE-MÈRE. 

Allez,  mon  ami. 

STEWART. 

J'ai  peu  de  goût  aux  fêtes  et  spectacles;  mais  ne  pas  voir  par  ce  so- 
leil d'automne  ma  jeune  souveraine  faire  son  entrée  en  ville,  j'en  se- 


LES  ÉTATS  D' ORLÉANS.  211 

rais  bien  chagrin.  Je  lui  ai  fait  conduire  ce  matin  hors  du  faubourg  sa 
belle  haquenée  blanche  et  ce  manteau  de  drap  d'argent  que  lui  broda 
sa  pauvre  mère... 

LA   REINE-MÈRE. 

Vous  voulez  donc  qu'elle  fasse  tourner  toutes  les  têtes?  Messieurs  des 
états  n'ont  qu'à  se  bien  tenir. 

Mme   DE   MONTPENSIER. 

Allez,  monsieur  Stewart,  la  reine  vous  permet... 

LA   REINE-MÈRE. 

Dites  à  mon  fils  que  je  l'attends  ici.  (Robert  stewart  sort.) 

SCÈNE  IV. 

LA  REINE-MÈRE,  Mme  DE  MONTPENSIER. 

Mme  DE   MONTPENSIER. 

Comme  il  court!  Le  voilà  bien  content!  Son  visage  ne  s'épanouit  que 
quand  il  parle  de  la  reine.  Pour  tout  le  reste,  il  est  à  moitié  fou. 

LA   REINE-MÈRE. 

Oui,  fou,  et  mauvais  fou  !  Il  y  a  dans  sa  voix,  dans  son  regard,  je  ne 
sais  quoi  d'étrange  et  de  sinistre.  Par  moment,  ses  paroles  me  trou- 
blaient. Je  riais  tout  à  l'heure  du  cardinal,  j'avais  tort.  On  est  coupable 
de  laisser  un  tel  homme  si  près  de  ces  enfans...  Ces  têtes-là  sont  ca- 
pables de  tout. 

Mme   DE   MONTPENSIER. 

Mais  non,  madame,  c'est  le  meilleur  homme  du  monde,  aussi  doux 
qu'il  est  pieux. 

LA  REINE-MÈRE. 

Vous  le  connaissez  donc?  Je  vous  y  prends...  Ces  piétés-là  ne  sont 
pas  de  bon  aloi,  duchesse.  J'avertirai  mon  fils...  Mais  non,  sa  chère 
Marie  dirait  encore  que  je  la  persécute.  Après  tout,  que  ses  oncles  s'en 
chargent! 

Mme  DE  MONTPENSIER. 

Ils  voudraient  bien  le  congédier,  je  le  tiens  de  M.  de  Nevers;  mais  la 
reine... 

LA   REINE-MÈRE. 

Elle  ose  donc  leur  résister  ? 

Mine   DE   MONTPENSIER. 

Plus  souvent  qu'on  ne  pense,  madame. 

LA   REINE-MÈRE. 

Vraiment?  j'aurais  cru  que  tout  était  pour  moi. 

(On  entend  les  cloches  de  toutes  les  paroisses.  Mtae  de  Montpensier  s'ap- 
proche de  la  fenêtre.  La  reine  reste  assise  près  de  la  table.) 


212  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Mme  DE  MONTPENSIER ,  devant  la  fenêtre. 

A  la  bonne  heure!  elles  commencent  à  se  peupler,  ces  rues  plus 
tristes  et  plus  désertes  que  si  la  peste  y  avait  passé  !  On  se  porte  au-de- 
vant du  roi.  Pauvre  garde  bourgeoise!  elle  n'a  pas  d'armes On  di- 
rait une  troupe  d'écoliers  en  pénitence...  Le  canon  gronde;  le  roi  n'est 
pas  loin  du  faubourg. 

LA  REINE-MÈRE ,  la  tête  appuyée  sur  la  main. 

Savez-vous,  mon  amie,  à  quelles  pensées  ces  cloches,  ces  fanfares 
m'ont  amenée  peu  à  peu?  Je  rêve,  en  vérité;  je  me  sens  transportée  à 
trente  ans  en  arrière:  je  me  vois  disant  adieu  à  mon  oncle,  à  Florence, 
puis  glissant  sur  la  mer  du  haut  de  cette  galère  toute  de  pourpre  et 
d'or.  Moi  aussi,  en  descendant  sur  ces  quais  de  Marseille,  en  passant 
dans  ces  rues  jonchées  de  fleurs,  j'ai  entendu  des  milliers  de  voix  s'éle- 
ver dans  les  airs,  et  les  cloches  sonner,  et  le  canon  mugir  !  Quelle  jour- 
née !  quel  triomphe  !  Mais,  bon  Dieu  !  où  me  conduisait-on?  et  quelle 
vie  allait  être  la  mienne  ! 

Mme   DE   MONTPENSIER. 

N'y  pensez  plus,  madame;  l'avenir  vaudra  mieux! 

LA   REINE-MÈRE. 

A  quatorze  ans  tomber  dans  cette  cour  !  Seule,  sans  une  amie,  sans 
un  guide  !  ma  place  honteusement  occupée  !  ma  jeunesse,  ma  beauté, 
car  j'étais  belle,  Jacqueline,  sacrifiées  aux  vieux  appas  d'une  merce- 
naire! Et  que  faire?  me  révolter?  Pour  qu'au  malheur  de  n'avoir  pas 
d'enfans  vînt  s'ajouter  la  honte  d'être  chassée! 

Mme   DE  MONTPENSIER. 

Mais  pourquoi  la  reine  revient-elle  sans  cesse  à  ces  tristes  souve- 
nirs? 

LA  REINE-MÈRE. 

Ah!  ma  bonne  duchesse,  vous  ne  m'avez  pas  connue  alors;  vous  ne 
savez  pas  tout  ce  que  j'ai  souffert!  J'étais  trop  faible  pour  lutter,  j'eus 
la  force  de  mendier  l'appui  de  cette  odieuse  femme!  Et  pendant  vingt- 
cinq  ans  j'ai  vécu  sa  servante,  affectant  de  n'aimer  qu'à  danser,  de  ne 
travailler  qu'à  l'aiguille,  de  ne  savoir  donner  des  ordres  qu'à  mes 
femmes.  Je  lui  laissais  mon  mari  et  le  royaume  à  gouverner.  Puis, 
quand  la  mort  à  jamais  douloureuse  de  mon  seigneur  et  maître  est 
venue  m'enlever  mon  apparence  de  couronne,  ai-je  au  moins  pu  me 
venger?  ai-je  eu  cette  douceur  de  lui  rendre  le  mal  qu'elle  m'avait 
fait?  L'ai-je  dépouillée  de  ses  rapines?  l'ai-je  écrasée  sous  mes  pieds? 
Non,  ma  tendresse  pour  mes  enfans,  mon  amour  du  repos  public,  m'ont 
donné  le  triste  courage  de  lui  accorder  merci.  Mais  voyez,  ma  chère 
bonne,  si  ce  n'est  pas  un  astre  malfaisant  qui  préside  à  ma  vie?  A  peine 
affranchie  d'un  joug,  il  me  faut  en  subir  un  autre,  moins  honteux,  il 


LES  ÉTATS  D'ORLÉANS.  213 

est  vrai,  mais  presque  aussi  dur.  Quand  nous  mariâmes  le  dauphin,  je 
savais  bien  qu'il  aimerait,  qu'il  idolâtrerait  cette  belle  Marie;  mais  com- 
ment prévoir  que  lui,  mon  premier-né,  mon  fils  chéri,  perdrait  si  tôt 
cette  confiante  affection  qu'il  m'avait  toujours  témoignée? 

«Mme   DE   MONTPENSIER. 

Hélas  !  madame,  toutes  les  mères  en  sont  là,  et,  pour  ma  part,  je 
m'accoutume  d'avance  à  m'y  bien  résigner. 

LA   REINE-MÈRE. 

Non,  croyez-moi,  les  astres  s'en  mêlent;  il  est  écrit  que  j'aurai  tou- 
jours affaire  à  des  magiciennes.  L'une  avait  la  sorcellerie  de  se  faire 
adorer  malgré  sa  soixantaine,  et  celle-ci  possède  un  philtre  encore 
meilleur,  ses  dix-huit  ans,  ma  chère  duchesse,  et  cette  grâce  incom- 
parable plus  charmante  encore,  s'il  est  possible,  que  son  charmant  vi- 
sage. J'ai  beau  lui  en  vouloir,  et  Dieu  sait  que  j'en  ai  sujet,  je  ne  puis 
me  défendre  d'en  être  fière.  Je  la  déteste  au  fond  de  l'ame,  quand  je 
pense  à  ce  qu'elle  m'a  fait  de  mon  fils;  mais,  si  je  la  regarde,  je  ne 
peux  plus  que  l'admirer.  Tout  à  l'heure,  j'en  suis  sûre,  elle  va  nous  pa- 
raître adorable. 

Mme   DE  MONTPENSIER. 

Ce  deuil  blanc  lui  va  si  bien  ! 

LA    REINE-MÈRE. 

Si  j'étais  homme,  je  ferais  comme  ils  font  tous,  j'en  serais  affolée. 
Que  dis-je,les  hommes!  Mon  petit  Charles,  ma  chère,  ne  fait-il  pas  des 
vers  pour  elle?  A  onze  ans  !  si  vous  voyiez  comme  il  la  dévore  des  yeux! 
Et  ce  pauvre  Damville,  et  son  ami  Chastelard,  et  tant  d'autres!  Je  ne 
parle  pas  du  roi  de  Navarre  par  égard  pour  vous,  duchesse;  ce  n'est  pas 
qu'il  en  a  chanté  tant  d'autres  !  vous  devez  y  être  aguerrie. 

Mme   DE  MONTPENSIER. 

J'avoue  qu'il  en  tenait  bien  pour  cette  belle  dauphine,  et  le  laissait 
bien  voir  pendant  les  noces  de  Mme  de  Lorraine;  mais  il  n'était  pas  le 
seul,  et  son  cher  frère.... 

LA   REINE-MÈRE. 

Condé;  vous  croyez  ? 

Mme   DE  MONTPENSIER. 

Si  je  le  crois  !  Ne  portait-il  pas  ses  couleurs  à  ce  malheureux  tour- 
noi? 

LA   REINE-MÈRE. 

Belle  merveille  !  je  l'avais  nommé  son  servant. 

Mme   DE   MONTPENSIER. 

Mais  à  Amboise,  madame,  au  milieu  de  ce  sanglant  tumulte,  quand 
il  y  allait  pour  lui  de  la  liberté,  de  la  vie  peut-être,  songeait-il  à  son 
péril?  Non,  croyez-moi;  sa  pensée  comme  ses  yeux  ne  quittaient  pas 
Mme  la  dauphine. 


214  REVUE   DES  DEUX  MONDES. 

LA   REINE-MÈRE. 

Je  ne  vois  pourtant  pas  qu'il  ait  grand'soif  de  la  revoir!  il  m'écrit 
qu'il  ne  viendra  pas.  Ces  amours-là,  voyez-vous,  ne  sont  que  feux  de 
paille.  Il  n'y  a  pas  à  glaner  dans  le  champ  du  roi.  La  petite  est  trop  oc- 
cupée de  latin,  de  grec  et  de  son  mari,  pour  avoir  autre  chose  en  tête. 
J'avoue  pourtant  que  depuis  cet  été  elle  est  moins  gaie  et  plus  souvent 
rêveuse.... 

Mme   DE   MONTPENS1ER. 

Cette  mort  de  la  reine  d'Ecosse.... 

LA   REINE- MÈRE. 

Non,  même  avant  la  mort  de  sa  mère,  et  dès  Amboise  j'en  avais  fai* 
la  remarque....  Mais,  triste  ou  gaie,  elle  ne  quitte  pas  mon  fils.  J'ai  beau 
chercher  l'heure  de  le  rencontrer  seul,  dès  que  j'arrive,  elle  accourt. 
Toujours  ce  témoin  entre  nous!  et  quel  témoin!  Non-seulement  elle 
écoute  ce  qu'on  dit,  mais  elle  devine  ce  qu'on  ne  dit  pas;  et  ce  pauvre 
François,  quand  je  ne  suis  plus  là,  accepte  tout,  croit  tout,  lui  obéit 
comme  à  un  oracle.  Étonnez-vous  donc  que  MM.  de  Guise  lèvent  si  haut 
la  tête!....  Ce  n'est  pas,  ma  chère  duchesse,  que  je  sois  possédée  du 
besoin  de  gouverner.  S'il  ne  s'agissait  que  de  moi,  je  ferais  comme  il 
y  a  trente  ans,  je  me  tairais;  mais  c'est  du  bien  de  mes  enfans  qu'il  s'a- 
git. Qui  défendra  leur  héritage,  si  ce  n'est  moi?  Je  ne  les  ai  pas  mis  au 
monde  pour  les  voir  dépouiller.  Hélas!  dites-le  bien  à  vos  amis  de 
Bourbon,  Jacqueline,  c'est  leur  cause  aussi  que  je  défends  !  S'ils  m'a- 
bandonnent, tout  est  perdu  pour  eux  comme  pour  nous.  A  eux  seuls 
ils  ne  peuvent  rien.  Unis,  nous  pouvons  tout.  Qu'ils  viennent  aux  états, 
qu'ils  se  lèvent  hardiment  de  leurs  sièges  pour  réclamer  leur  part 
dans  le  gouvernement  du  royaume,  et  nous  l'emporterons.  Vous  le 
voyez,  c'est  en  toute  sincérité  que  j'ai  dessein  de  m'allier  aux  princes. 

(Mme  de  Montpensier  tourne  la  tête  du  côté  de  la  fenêtre.)  Écoutez-moi,  duchesse... 
Mme   DE   MONTPENSIER. 

Pardon,  madame,  je  croyais  entendre  le  cortège...  (Elle  se  lève,  regarde 

à  la  fenêtre,  puis  vient  se  rasseoir  à  côté  de  la  reine.)  Mais  non,  le  bruit  est  en- 
core lointain. 

LA   REINE-MÈRE,   continuant. 

Le  roi  de  Navarre  a  toute  confiance  en  vous,  il  sait  que  vous  lui  parlez 
à  cœur  ouvert,  écrivez-lui,  et  dès  ce  soir.  Vous  pouvez,  sans  qu'il  en 
coûte  à  votre  franchise,  lui  donner  le  conseil,  le  prier  de  venir  aux 
états.  Dites-lui  que  je  n'accepte  pas  ses  excuses,  que  j'ai  besoin  de  lui, 
que  je  l'attends;  que  les  dangers  dont  on  fait  semblant  de  le  menacer 
n'existent  pas; que,  s'il  en  survenait,  j'en  ferais  mon  affaire.  Pour  le 
contenter  lui  et  les  siens,  je  suis  résolue  à  tout  :  je  fais  ma  paix  avec  le 
connétable,  j'accorde  aux  Châtillon  tout  ce  qu'ils  convoitent,  et  Dieu 


LES  ÉTATS   D'ORLÉANS.  215 

sait  si  c'est  peu  de  chose!  Quant  à  la  religion ,  ne  m'engagez  pas  trop, 
Jacqueline,  mais  dites,  car  c'est  la  pure  vérité,  que  chaque  jour  je  me 
sens  plus  de  penchant  à  l'indulgence,  plus  d  eloignement  pour  ces  fa- 
çons de  convertir  les  gens  qui  plaisent  tant  au  cardinal.  Quand  je  con- 
sidère ces  hommes  et  ces  femmes  qui  se  laissent  si  cruellement  meur- 
trir, tourmenter,  brûler,  non  par  amour  du  vol  ou  du  brigandage, 
mais  simplement  pour  maintenir  leur  opinion,  quand  je  les  vois  aller 
à  la  mort  aussi  tranquillement  que  d'autres  vont  à  la  noce,  je  suis 
tentée  de  croire  que  quelque  force  divine  les  soutient.  Ont-ils  tort?  ont- 
ils  raison?  Est-ce  Dieu  qui  nous  envoie  cette  fièvre  de  réforme?  est-ce 
au  contraire  l'esprit  malin?  Nos  gens  d'église  sont  bien  relâchés,  les 
ministres  vaudront-ils  mieux?  Je  ne  sais;  et  comme  dans  le  doute  le 
plus  sûr  est  de  ne  pas  changer,  je  fais  mes  pâques.  C'est  le- bon 
parti,  duchesse,  croyez-moi.  Cependant,  et  vous  pouvez  noter  ce  point 
dans  votre  lettre,  si  les  gens  de  la  religion  persistent  à  réclamer  une 
controverse  publique,  un  colloque,  comme  ils  disent,  je  suis  d'avis 
qu'on  le  leur  accorde.  Aussi  bien  notre  saint-père  se  hâtera  davantage 
d'ouvrir  le  concile  que  toute  la  chrétienté  lui  demande.  Pourquoi  re- 
fuser aux  gens  le  moyen  de  s'expliquer,  de  prouver  publiquement 
qu'ils  ne  sont  pas  hérétiques?  S'ils  le  sont,  on  le  fera  bien  voir,  et  leur 
mensonge  sera  démasqué.  Après  tout,  ils  ne  sont  idolâtres  ni  païens. 
Ils  se  disent  chrétiens  de  la  primitive  église  :  s'il  était  vrai,  par  hasard, 
leur  lot  ne  serait  pas  si  mauvais,  car  il  m'est  avis  que  des  chrétiens  à 
la  façon  de  saint  Grégoire  ou  de  saint  Augustin  peuvent  être  aussi 
agréables  à  Dieu  que  M.  de  Lorraine  ou  M.  de  Tournon. 

Mme  DE   MONTPENSIER ,   prêtant  l'oreille. 

Pour  le  coup,  madame,  le  roi  n'est  pas  loin...  (Elle  s'approche  de  la  fenêtre.) 
J'aperçois  les  archers  de  la  nouvelle  garde,  les  hallebardiers  suisses, 

les  arquebusiers  de  la  reine Voilà  leurs  majestés  sous  le  dais  d'or 

aux  armes  de  la  ville.... 

LA   REINE-MÈRE. 

Ma  chère  Jacqueline,  n'oubliez  pas  qu'il  faut  écrire;  que  votre  lettre 
parte  ce  soir;  que  demain  de  bonne  heure  elle  soit  à  Montargis. 

Mme   DE   MONTPENSIER. 

Elle  y  sera,  madame,  et  nous  aurons  raison  de  ce  bon  roi  de  Na- 
varre, j'ose  presque  vous  en  répondre;  quant  à  M.  de  Condé,  c'est  autre 
chose;  il  a  vu  de  trop  près  l'amitié  de  ses  cousins  de  Guise,  et  s'il  s'est 
mis  en  tête  de  ne  point  venir,  je  doute  que  personne.... 

LA    REINE-MÈRE.     , 

Nous  verrons;  je  lui  écrirai...  ou  plutôt...  j'ai  repoussé  bien  fort  tout 
à  l'heure  ce  que  vous  disiez  à  son  sujet;  mais,  depuis  un  moment,  il 
me  revient  à  l'esprit  certaines  choses....  vous  pourriez  bien  avoir  rai- 


216  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

son.  Je  ne  tarderai  pas  à  être  éclaircie,  et  nous  aviserons.  On  monte  les 
degrés \  c'est  le  roi. 

SCÈNE  V. 

Les  mêmes,  LE  ROI,  LA  REINE,  officiers  de  la  maison  du  roi,  dames 
de  la  suite  de  la  reine,  ROBERT  STEWART,  AMBROISE  PARÉ, 

ÉCHEVINS  ET  CONSEILLERS   DE  LA  VILLE. 

LE  ROI ,  allant  au-devant  de  sa  mère,  qui  s'avance  à  sa  rencontre. 

Ma  bonne  mère,  laissez-moi  vous  baiser  la  main. 

LA   REINE-MÈRE. 

VOUS  êtes  les  bien-venus,  mes  enfans.  (Elle  embrasse  la  reine  sur  le  front.) 

LE  ROI ,   se  retournant  vers  les  échevins  qui  sont  restés  dans  le  vestibule,  devant 

la  porte  d'entrée. 

Messieurs  du  corps  de  ville,  la  reine  vous  sait  gré  de  la  bonne  affec- 
tion que  vous  avez  mise  à  la  recevoir.  Nous  admirons  qu'en  un  si  court 
délai  vous  ayez  pu  dresser  tant  de  belles  guirlandes  et  de  riches  tapis- 
series. Demain,  la  reine  et  moi,  nous  irons,  en  même  cérémonie,  à 
l'église  Sainte-Croix.  M.  de  Morvilliers  nous  dira  la  sainte  messe,  afin 
d'appeler  sur  nous  et  sur  le  royaume  la  bénédiction  de  Dieu ,  dont  nous 
avons  tant  besoin. 

LA  REINE ,  aux  échevins. 

Remerciez,  en  mon  nom,  vos  daines  et  damoiselles  qui  m'ont  fait  ce 
gracieux  cortège. 

LE  ROI ,  après  que  sa  mère  lui  a  dit  un  mot  à  l'oreille. 

Je  vous  charge  également  de  dire  aux  gens  de  votre  milice  et  à  tous 
vos  corps  d'état  que  je  suis  content  d'eux.  Il  me  reste  encore,  Dieu 
merci,  de  fidèles  sujets  dans  ma  bonne  ville  d'Orléans.  (Les  échevins  font 

de  profonds  saluts  et  se  retirent.  Après  qu'ils  sont  partis,  le  roi  dit  à  sa  mère  :)  Ce  n'est 

pas  leur  faute,  après  tout,  si,  pour  ma  joyeuse  entrée,  j'ai  failli  me 
rompre  le  cou. 

LA  REINE-MÈRE. 

Comment,  mon  fils! 

LE   ROI. 

Mon  Dieu,  oui;  au  moment  où  nous  passions  devant  cette  grande  ba- 
raque en  planches  qu'on  élève  là  vis-à-vis,  sur  la  place,  pour  loger, 
nïa-t-on  dit,  l'assemblée  des  états,  mon  cheval  a  trébuché. 

LA  REINE-MÈRE. 

Trébuché!... 

LE  ROI,   riant. 

Les  rues  de  ma  bonne  ville  ne  sont  pas  pavées  comme  vos  cours  de 


LES  ÉTATS  D' ORLÉANS.  217 

Saint-Germain,  ma  mère.  La  secousse  a  été  rude,  et,  si  cette  chère  Marie 
ne  m'eût  tendu  la  main,  je  crois  en  vérité  que  je  me  laissais  choir. 

LA  REINE-MÈRE,  bas. 

Maudit  présage  !  (Haut.)  Vous  ne  teniez  donc  pas  votre  cheval? 

LE  ROI. 

Pardonnez-moi,  et  son  pied  est  si  sûr,  que  jamais  il  ne  bronche.  Il 
aura  rencontré  quelque  mauvais  regard....  Cypierre  a  beau  dire,  il  n'a 
pas  mis  en  cage  tous  les  huguenots  d'Orléans;  il  y  en  avait  bien  quel- 
ques-uns dans  cette  foule. 

LA  REINE-MÈRE. 

M.  de  Cypierre  a  été  bien  vite,  mon  fils  I  —  vous  aurez  remarqué 
l'absence  du  bailli.... 

LE  ROI. 

Ah  !  oui;  c'a  toujours  été  une  harangue  de  moins.  Ce  n'est  pas  que 
je  lui  en  veuille  à  celui-là.  Vous  savez,  ma  mère,  c'est  ce  M.  Groslot 
qui  vient  toujours  nous  saluer  quand  nous  chassons  à  Chambord.  Un 
bon  vivant,  ma  foi,  et  que  j'estimais  fort  pour  sa  manière  de  remiser 
les  faucons. 

LA  REINE-MÈRE. 

Ces  pauvres  échevins  n'ont  rien  osé  vous  dire,  mais  ils  sont  tout 
tremblans;  leur  bailli  prisonnier,  tous  ces  soldats  dans  leurs  maisons! 
Est-ce  donc  vous,  mon  fils,  qui  faites  faire  ces  belles  choses!  traiter 
ainsi  cette  bonne  ville,  au  moment  d'ouvrir  vos  états!... 

LE   ROI. 

Valait-il  mieux  nous  laisser  prendre? 

LA  REINE-MÈRE. 

Et  qui  songe  à  vous  attaquer? 

LE  ROI. 

Qui,  bonne  mère?  vous  le  saurez  par  le  menu.  Quand  mes  oncles 
seront  là,  demandez-leur,  ils  en  ont  à  vous  dire. 

LA   REINE-MÈRE. 

Où  sont-ils  donc,  messieurs  vos  oncles? 

LE  ROI. 

Ils  nous  suivent  de  près. 

LA   REINE-MÈRE. 

Pourquoi  n'être  pas  entrés  avec  vous? 

LA  REINE,  en  souriant. 

Pour  couper  court  aux  mauvais  propos  et  montrer  que  le  roi  sait 
marcher  sans  lisières. 

LA  REINE-MÈRE. 

On  n'est  pas  plus  généreux!  (A  part.)  Quelle  comédie!  (Se  rapprochant  du 
roi  et  baissant  un  peu  la  voix.)  François,  mon  cher  fils,  il  y  a  trop  de  monde 


218  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

ici,  je  ne  puis  m'expliquer,  mais  voyez  où  on  vous  mène  faute  de  pru- 
dence I  N'aviez-vous  pas  désir  que  vos  cousins  de  Bourbon  vinssent  aux 
états? 

LE  ROI. 

Assurément. 

LA   REINE-MÈRE. 

Celait  l'avis  de  vos  conseillers.... 

LE   ROI. 

Mon  oncle  de  Lorraine  m'en  parlait  encore  hier.  Il  faudra  bien  qu'ils 
viennent,  ces  chers  cousins. 

LA  REINE-MÈRE. 

Eh  bien  !  ils  ne  viendront  pas.  Le  roi  de  Navarre  me  prie  de  vous  le 
dire.  (Baissant  encore  plus  la  voix.)  Ce  qui  se  passe  ici  lui  semble  trop  sus- 
pect. Quant  à  son  frère...  (A  haute  voix  et  les  yeux  fixés  sur  la  reine,  qui,  tout 
en  paraissant  causer  avec  une  de  ses  dames,  cherche  depuis  un  instant  à  entendre  ce  que 

dit  la  reine-mère.)  Quant  à  M.  de  Condé,  je  vous  le  dénonce,  mesdames;  lui 
aussi  nous  fausse  compagnie.  Serait-ce  par  hasard  que  vous  lui  semblez 
trop  cruelles?  Prenez-y  garde,  ce  grand  vainqueur  est  facile  à  consoler; 
il  est  de  douces  chaînes  ailleurs  qu'à  celte  cour...  Vous  m'avez  l'air,  ma 
chère  Marie,  de  me  trouver  peu  charitable  pour  votre  cousin  de  Condé? 

LA  REINE. 

Moi,  madame?  Je  n'ai  rien  dit;  je  m'entretenais  avec  MUe  de  Piennes, 
et  ne  savais  même  pas...  Vous  parliez  donc  de  M.  de  Condé? 

LA  REINE-MÈRE. 

Pur  badinage...  Mes  enfans,  vous  devez  vous  ressentir  du  long  che- 
min que  vous  avez  fait?  Je  vous  engage,  ma  fille,  à  déposer  ce  fardeau 
de  perles  et  de  broderies.  Une  autre  que  vous  les  quitterait  à  regret; 
mais  que  vous  sert  la  parure?  que  peut-elle  vous  donner?  C'est  vous 
qui  la  rendez  belle. 

LE  ROI. 

Voilà  qui  est  galamment  dit  :  Maisonfleur  ou  Ronsard  ne  rimerait 
pas  mieux. 

LA  REINE-MÈRE,   donnant  un  baiser  à  la  reine  sur  le  front. 

A  tantôt,  ma  belle. 

LA  REINE,   se  tournant  vers  Stewart. 

Robert,  montrez-nous  l'appartement  qu'on  nous  a  préparé. 

LE  ROI,    à  Stewart. 

La  reine  y  trouvera  ses  instrumens,  son  luth,  ses  livres?... 

STEWART. 

Oui,  sire. 

LE  ROI. 

Du  Bellay  est-il  arrivé? 


LES  ÉTATS  D'ORLÉANS.  219 

STEWART. 

Sire,  on  l'attend  ce  soir. 

LE   ROI. 

Je  l'ai  mandé,  Marie,  pour  qu'il  vous  aide  à  tenir  aussi  vos  états,... 
vos  états  de  poésie.  Ronsard  et  tous  les  autres  l'accompagnent. 

LA  REINE. 

Puisque  vous  pensez  si  bien  à  ce  qui  fait  mon  plaisir,  n'oubliez  pas, 
mon  cher  seigneur,  que  je  ne  veux  pas  vous  attendre  long-temps. 

LE   ROI. 

Je  serai  près  de  vous  dans  un  instant,  le  temps  seulement  de  quitter 

Cet  équipage  de'  gala.  (Il  lui  baise  la  main.) 

LA  REINE,    à  part,  en  s'en  allant. 

Quels  étranges  regards  la  reine  m'a  lancés! 

(Elle  sort  suivie  de  ses  dames  et  des  officiers  de  sa  maison.) 

SCÈNE  VI. 
Les  mêmes,  sauf  LA  REINE  et  sa  suite. 

LE  ROI,  à  la  reine-mère. 

Adieu,  ma  mère. 

LA  REINE-MÈRE. 

Vous  me  quittez  déjà?  François,  vous  le  savez,  il  faut  que  je  vous 
parle.  Où  vous  trouverai-je? 

LE   ROI. 

Mais...  ma  mère,  où  vous  voudrez...  Je  serai  chez  la  reine,  (il  sort) 

LA  REINE-MÈRE,   à  part. 

Il  est  ensorcelé  î 

(Elle  aperçoit  Ambroise  Paré,  qui  sort  un  des  derniers  parmi  les 
gentilshommes  à  la  suite  du  roi;  elle  lui  fait  signe  de  rester.) 

SCÈNE  VII. 

LA  REINE-MÈRE,  AMBROISE  PARÉ,- M-  DE  MONTPENSIER. 

LA    REINE-MÈRE. 

Paré,  deux  mots.  Le  roi  est  pâle;  il  n'avait  pas  ce  visage-là  quand  je 
l'ai  quitté  à  Fontainebleau. 

PARÉ. 

Peut-être  un  peu  d'émotion,  madame.  Ce  petit  accident  a  pu  trou- 
bler le  roi;  mais,  du  reste,  rien  de  nouveau.  La  reine  sait  ce  que  je  lui 
ai  toujours  dit  :  à  force  de  soins.... 

LA   REINE-MÈRE,    à  demi-voix. 

Observez  bien,  Paré,  regardez  de  très  près.  Ce  cher  enfant  a  de  si 
fâcheuses  étoiles,  et  ses  pronostics  sont  toujours  si  mauvais  ! 


220  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

PARÉ,   souriant. 

Ah!  si  la  reine  consulte  ses  astrologues... 

LA   REINE-MÈRE. 

Cela  ne  vous  regarde  point,  Paré;  ne  parlez  que  de  ce  que  vous  savez. 
Soignez  le  roi,  et,  si  vous  apercevez  le  moindre  sujet  d'alarmes,  point 
de  ménagement,  parlez  franc,  parlez  tôt.  — Allez.  (paré  sort.) 

SCÈNE  VIII. 

LA  REINE-MÈRE,  Mme  DE  MONTPENSIER. 

LA  REINE-MÈRE. 

Ma  chère  duchesse,  je  vais  suivre  mon  fils;  je  ne  renonce  pas  à  le 
trouver  seul  un  moment...  Allez  écrire,  mon  amie;  soyez  pressante. 
(Baissant  la  voix.)  Vous  pouvez  hardiment  promettre  toute  assurance, 
complète  sécurité  :  je  crois  m'être  aperçue  que  nos  princes  ont  un 
sauf-conduit  dont  MM.  de  Guise  ne  se  doutent  guère.  Ceci  pour  vous 
seule.  Je  ne  puis  m'expliquer  encore,  mais  vous  saurez  tout.  (Elle  sort.) 

SCÈNE  IX. 

Mme  DE  MONTPENSIER,  seule. 

Que  veut-elle  dire?...  Toujours  des  énigmes!...  Croit-elle  donc  que 
la  reine...?  Oh!  quelle  folie!...  Mais  lui,  qu'il  en  ait  la  tête  perdue,  c'est 
aussi  clair,  aussi  certain... 

SCÈNE  X. 

Mme  DE  MONTPENSIER,  LE  DUC  DE  GUISE,  LE  CARDINAL 
DE  LORRAINE,  M.  DE  CYPIERRE. 

LE  CARDINAL  DE  LORRAINE ,   entrant  le  premier,  et  sans  être  aperçu 
de  Mme  de  Montpensier. 

Madame  la  duchesse... 

Mme  DE  MONTPENSIER ,   se  retournant  brusquement  à  la  voix  du  cardinal. 

Qui  est  là?..  (Apercevant  le  cardinal.)  Ah!  c'est' vous,  monseigneur? 

LE  CARDINAL   DE  LORRAINE. 

Oserait-on  vous  demander  si  la  reine  peut  nous  recevoir? 

LE  DUC  DE  GUISE. 

Ses  gens  nous  avaient  dit  qu'elle  était  dans  cette  salle. 

Mme   DE   MONTPENSIER. 

Elle  en  sort  à  l'instant.  Elle  a  suivi  le  roi... 


LES  ÉTATS   D' ORLÉANS.  221 

LE   CARDINAL   DE   LORRAINE. 

(   Notre  premier  devoir,  en  arrivant  en  ville,  est  pour  sa  majesté. 

Mme   DE  MONTPENSIER. 

La  reine  reviendra  bientôt,  je  pense j  désirez-vous  qu'on  la  fasse 
avertir? 

LE  DUC   DE  GUISE. 

Non,  madame,  nous  attendrons. 

(Mme  de  Montpensier  fait  une  révérence  et  entre  dans  l'appartement  de  la  reine- mère.) 

SCÈNE  XI. 

LE  DUC  DE  GUISE,  LE  CARDINAL,  M.  DE  CYPIERRE. 

LE  DUC  DE  GUISE,  se  jetant  dans  un  fauteuil. 

Eh  bien!  Cypierre,  votre  illustre  gouverneur  est-il  content  de  nous? 
Le  chancelier  et  Morvilliers  ont-ils  égayé  leurs  figures?  Tous  ces  fidèles 
par  excellence  ne  gémiront  plus,  j'espère,  de  nous  voir  faire  les  rois. 
Nous  arrivons  à  l'arrière-garde,  avec  la  valetaille  et  les  gens  d'écurie! 
—  Mais,  dites-moi,  tout  s'est-il  bien  passé?  Il  m'a  paru  que  nos  bour- 
geois s'étaient  mis  en  frais.  Sont-ils  revenus  de  leur  frayeur?  Qu'ont-ils 
dit? 

M.    DE   CYPIERRE. 

Je  ne  vous  cache  pas,  monseigneur,  que  l'entrée  de  leurs  majestés 
n'a  guère  été  joyeuse  que  de  nom.  Les  spectateurs  avaient  trop  fraîche 
mémoire  du  réveil-matin  que  nous  leur  avons  donné.  Cependant  je 
leur  rends  justice,  quand  ils  ont  vu  la  reine,  leurs  visages  se  sont  épa- 
nouis... 

LE   DUC   DE   GUISE. 

Vraiment!  ils  lui  ont  fait  l'honneur  de  la  trouver  belle!  c'est  fort 
heureux,  ma  foi  ! 

LE   CARDINAL   DE   LORRAINE. 

Ne  nous  amusons  pas  :  parlons  de  nos  affaires.  —  Quelles  nouvelles 
avez-vous  des  princes,  Cypierre? 

M.    DE   CYPIERRE. 

Monseigneur,  ils  vont  lentement,  mais  ils  vont... 

LE   CARDINAL   DE   LORRAINE. 

A  Chantilly,  c'est  possible;  à  Orléans,  je  n'en  crois  rien. 

M.    DE   CYPIERRE. 

La  reine-mère  doit  le  savoir.  Tantôt,  à  son  arrivée  en  ville,  on  lui  a 
remis  deux  lettres  scellées  aux  armes  des  princes. 

LE   DUC   DE   GUISE. 

Voyez  un  peu!  c'est  à  elle  qu'ils  écrivent!  on  ne  répond  plus  aux 

TOME  II.  15 


222  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

lettres  du  roi  !  Ces  grands  observateurs  des  lois  du  royaume  en  pren- 
nent à  leur  aise  avec  la  royauté! 

LE   CARDINAL   DE   LORRAINE. 

Pour  moi,  je  saisie  contenu  de  ces  deux  lettres  comme  si  je  les  avais 
écrites.  Il  y  est  dit,  avec  ou  sans  détour  :  Nous  ne  viendrons  pas.  Et 
franchement,  s'ils  conservaient  l'idée  de  mettre  un  pied  en  ville,  je  les 
croirais  atteints  d'une  incurable  folie.  Mettons-nous  à  leur  place  :  de- 
main, au  premier  bruit  de  la  prison  du  bailli,  nous  prendrions  le  large, 
et  promptement  ! 

M.    DE  CYP1ERRE. 

Comme  a  déjà  fait  M.  d'Andelot. 

LE   DUC  DE   GUISE. 

D'Andelot!  n'est-il  donc  plus  ici? 

M.    DE    CYP1ERRE. 

Chavigny  ne  vous  l'a-t-il  pas  dit,  monseigneur?  Tout  à  l'heure,  au 
moment  où  le  roi  faisait  son  entrée,  M.  d'Andelot  a  pris  un  bateau 
comme  pour  se  promener  en  Loire:  les  mariniers  avaient  le  mot  et  ont 
ramé  si  fort  qu'on  l'a  bientôt  perdu  de  vue. 

LE   DUC  DE  GUISE. 

Il  venait  pour  les  états? 

M.    DE   CYPIERRE. 

Oui,  monseigneur,  il  avait  précédé  ses  frères.  On  attendait  M.  de 
Châtillon  demain  et  l'amiral  dans  quelques  jours;  mais,  quand  ils  vont 
apprendre  que  leur  ami  Groslot... 

LE  CARDINAL   DE   LORRAINE. 

Vous  le  voyez,  François,  nous  nous  sommes  bien  hâtés. 

LE  DUC   DE   GUISE. 

Bien  hâtés!  demandez  à  Cypierre  :  n'était-il  pas  grand  temps  de  sou- 
haiter la  bien-venue  à  tous  ces  beaux  messieurs  que  nous  envoient  vos 
bailliages?  Vous  nous  aviez  promis  des  députés  dociles  :  on  vous  a,  ma 
foi,  bien  servi!  des  hobereaux  qui  voulaient  tout  pourfendre,  des  avo- 
cats bavards  et  insolens!  Mais  ils  vont  baisser  de  ton... 

M.    DE   CYPIERRE. 

C'est  déjà  fait,  monseigneur;  ils  ont  mis  leurs  cahiers  dans  leurs 
poches  :  plus  de  harangues  dans  les  cabarets  de  l'Étape.  J'ai  fait  com- 
prendre à  ces  discoureurs  que  l'air  d'Orléans  n'était  pas  sain,  qu'ils 
feraient  mieux  de  regagner  leurs  gîtes.  Je  ne  dis  pas  qu'ils  soient  tous 
partis,  on  trouve  des  entêtés  partout;  mais  j'aurai  soin  qu'il  en  reste 
assez  peu  pour  ne  pas  vous  donner  grand  souci. 

LE  DUC  DE  GUISE,  au  cardinal. 

Vous  voyez  ce  qu'on  gagne  à  frapper  un  bon  coup.  Continuez, 
Cypierre,  tenez  la  main  ferme  et  serrez  de  près  Groslot. 


LES  ÉTATS   D'ORLÉANS.  923 

M.    DE   CYPIERRE. 

Monseigneur  peut  se  reposer  sur  moi.        (il  se  dirige  vers  la  porte.) 

LE   CARDINAL   DE   LORRAINE ,  le  rappelant. 

Mon  cher  monsieur  de  Cypierre,  veuillez  placer  quelqu'un  à  cette 
porte  pour  nous  prévenir  quand  la  reine  approchera. 

M.    DE   CYPIERRE. 

Oui,  monseigneur.        (il  sort.) 

SCÈNE  XII. 

LE  DUC  DE  GUISE,  LE  CARDINAL  DE  LORRAINE. 

LE   DUC   DE   GUISE. 

Pourquoi  tant  de  précautions,  et  que  cherchez-vous  donc? 

LE  CARDINAL  DE  LORRAINE ,  examinant  l'une  après  l'autre  les  portes  conduisant 
aux  divers  appartemens. 

Je  cherche  des  nouvelles  de  ce  cher  roi  de  Navarre. 

LE   DUC  DE   GUISE. 

Vous  plaisantez? 

LE  CARDINAL   DE  LORRAINE. 

Et  de  plus  sûres  que  celles  qui  nous  seront  données  céans. 

LE  DUC   DE   GUISE. 

Que  voulez-vous  dire? 

LE  CARDINAL  DE  LORRAINE ,  cherchant  toujours. 

Il  faut  seulement  ne  pas  se  tromper  de  porte.  —  Oui,  c'est  bien 
celle-là  que  m'a  désignée  Péricaud. 

LE  DUC   DE   GUISE. 

Elle  doit  conduire  à  l'aile  que  nous  occuperons. 

LE   CARDINAL   DE   LORRAINE. 

Tout  juste.  Eh  bien!  j'ai  là  un  ami  intime  de  ce  bon  Navarrais  qui 
m'attend  depuis  midi,  et  à  qui  le  temps  doit  sembler  long.  (Le  cardinal 

entr'ouvre  la  porte  et  dit  à  un  homme  placé  derrière  :  )    C'est   bien ,   Péricaud , 

faites-le  venir. 

LE  DUC  DE  GUISE. 

Quel  est  son  nom? 

LE  CARDINAL   DE   LORRAINE. 

Bouchard. 

LE  DUC  DE  GUISE. 

Le  chancelier  Bouchard? 

LE  CARDINAL  DE  LORRAINE. 

Lui-même!  le  L'Hospital  du  Béarn.  Il  est,  comme  vous  voyez,  de 
mœurs  plus  commodes  que  le  nôtre. 


224  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

LE   DUC  DE   GUISE. 

Encore  un  Gascon  de  plus  à  votre  solde! 

LE  CARDINAL  DE  LORRAINE. 

Depuis  trois  mois  seulement. 

LE  DUC  DE  GUISE. 

Ce  n'est  pas  assez  de  Jarnac  et  de  sa  bande?  Ils  ne  vous  coûtent  pas 
assez  cher  pour  les  pauvretés  qu'ils  vous  envoient? 

LE   CARDINAL  DE   LORRAINE. 

Celui-ci  vient  en  personne,  ce  qui  vaut  mieux,  et  je  le  paie  en  espé- 
rances. 

LE  DUC  DE  GUISE. 

Vous  lui  promettez  donc  beaucoup? 

LE  CARDINAL  DE  LORRAINE. 

Une  misère;  les  sceaux  de  France  ! 

LE  DUC  DE  GUISE. 

Et  il  vous  croit?  C'est  donc  un  sot.  Pauvre  chose  qu'un  espion  cré- 
dule! 

LE   CARDINAL  DE  LORRAINE. 

Chut!  Vous  allez  voir  qu'il  sait  son  métier. 

scène  xnr. 

Les  mêmes,  BOUCHARD. 

LE  CARDINAL  DE  LORRAINE ,  à  Bouchard ,  qui  entre  avec  précaution. 

Entrez,  monsieur  le  chancelier;  nous  sommes  seuls,  et  vous  ne  pou- 
vez être  surpris. 

ROUCHARD. 

Je  ne  crains  rien,  messeigneurs....  Si  pourtant  il  était  possible  que 
la  duchesse  ne  me  vît  pas  avec  vous....  Autant  vaudrait  que  le  roi  me 
vît  lui-même. 

LE  DUC  DE  GUISE,  regardant  son  frère. 

Ils  sont  donc  toujours  très  bien  ? 

ROUCHARD. 

Pas  assez  pour  s'aimer,  monseigneur,  mais  assez  pour  s'écrire. 

LE  CARDINAL  DE  LORRAINE,  s'asseyant. 

Soyez  tranquille,  personne  ne  peut  venir  sans  que  nous  soyons  aver- 
tis. Mais  parlez,  et  d'abord,  monsieur  Bouchard,  dites-nous  ce  que 
contiennent  ces  deux  lettres  qu'on  a  remises  ce  matin  à  la  reine. 

ROUCHARD,  debout. 

Hélas!  monseigneur,  le  contraire  de  ce  que  j'espérais.  Tout  marchait 


LES   ÉTATS  D  ORLEANS.  225 

à  souhait  :  non-seulement  nous  poursuivions  notre  voyage,  mais,  grâce 
à  mes  bons  avis,  notre  escorte  était  devenue  de  plus  en  plus  modeste. 
A  tous  les  gentilshommes,  huguenots  et  autres,  qui  se  présentaient 
pour  nous  accompagner,  les  princes  répondaient  :  Il  ne  faut  donner 
ombrage  ni  au  roi  ni  aux  états  ;  nous  ne  voulons  être  forts  que  de 
notre  innocence,  ne  compter  que  sur  notre  droit.  Tant  en  Poitou  qu'en 
Périgord,  ils  auraient  pu  ramasser  ainsi  quatre  à  cinq  mille  lances 
pour  le  moins,  mais  ils  avaient  tout  refusé.  C'était  merveilleux,  quand 
tout  à  coup  sont  survenus  d'abord  une  maudite  lettre  du  connétable, 
puis  un  message  de  Mme  de  Koye,  des  avertissemens  de  l'amiral,  des 
larmes  et  des  prières  de  Mme  de  Condé.  Enfin  Lassalgue  n'est  pas  re- 
venu. M.  le  prince  a  eu  beau  dire  à  son  frère  que  les  papiers  dont  il 

était  porteur  lie  contenaient  rien  (le  cardinal  et  le  duc  se  regardent  en  souriant, 

mais  sans  mot  dire),  ce  pauvre  roi  n'en  est  pas  moins  tombé  dans  ses  pre- 
mières perplexités.  Et,  pour  comble  de  disgrâce,  ce  même  M.  de  Condé, 
qui,  dans  les  premiers  temps,  ne  trouvait  jamais  qu'on  allât  assez  vite, 
s'est  mis  depuis  quelques  jours  à  rêver  trahisons,  guet-apens,  et  à  re- 
fuser tout  net  de  faire  un  pas  de  plus.  Maintenant,  messeigneurs,  vous 
comprenez  ce  qu'ils  écrivent  à  la  reine. 

LE  CARDINAL  DE  LORRAINE. 

J'en  étais  sûr  ! 

RODCHARD. 

Sachez  aussi  que  M.  le  connétable  ne  se  contente  pas  de  leur  avoir 
écrit;  il  veut  de  sa  personne  conférer  avec  eux,  et,  comme  il  dit,  leur 
barrer  le  chemin. 

LE  CARDINAL  DE   LORRAINE. 

Le  connétable  ! 

ROUCHARD. 

C'est  demain  qu'on  se  rencontrera,  probablement  à  Montargis.  Les 
princes  ont  fait  ce  détour  pour  lui  épargner  du  chemin.  Maintenant, 
messeigneurs,  vous  voilà  bien  instruits.  Venez  à  mon  secours,  ou  je  ne 
réponds  de  rien. 

(  Le  cardinal  se  lève  et  s'approche  de  Bouchard.  Le  duc  reste  assis; 
il  semble  réfléchir  sans  prêter  attention  à  ce  qui  va  suivre.) 

LE   CARDINAL   DE   LORRAINE. 

Et  que  faire?...  Si  le  roi  leur  envoyait  leur  frère  le  cardinal? 

ROUCHARD. 

M.  de  Bourbon?  envoyez-le  si  vous  voulez.  11  n'y  fera  ni  froid  ni 
chaud;  ce  n'est  pas  là  ce  qu'il  faut  pour  jouter  avec  le  connétable. 

LE   CARDINAL  DE   LORRAINE. 

Et  que  vous  faut-il  donc? 

ROUCHARD. 

Si  la  reine  Catherine....  Mais  voudrait-elle  aujourd'hui?.... 


226  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

LE  CARDINAL  DE  LORRAINE. 

Dites  toujours. 

ROUCHARD. 

Si  la  reine  écrivait  ces  mots  :  «Je  réponds  de  tout;  »  si  la  duchesse  se 
faisait  sa  caution  et  disait  :  «  Vous  pouvez  venir,  »  peut-être  alors.... 

LE   CARDINAL   DE   LORRAINE. 

Vous  obtiendriez  d'eux.... 

ROUCHARD. 

Je  parle  du  roi  mon  maître,  monseigneur!  Quant  à  M.  de  Condé, 
celui-là  ne  se  laisse  pas  mener  par  ses  vieilles  maîtresses. 

LE   CARDINAL   DE  LORRAINE. 

Non;  mais  par  les  jeunes?  Ne  pourrions-nous?.... 

ROUCHARD. 

Vous  allez  rire,  monseigneur;  à  l'heure  qu'il  est,  nous  ne  lui  en  con- 
naissons pas. 

LE  DUC  DE  GUISE ,  toujours  assis,  et  faisant  un  signe  d'impatience  à  son  frère. 

Charles.... 

LE  CARDINAL   DE  LORRAINE ,  se  retournant. 

Plaît-il? 

LE  DUC  DE  GUISE,  bas  à  son  frère  qui  s'est  approché. 

Faites-le  finir,  mon  ami,  il  vous  a  vidé  son  sac.  La  reine  peut  venir, 
prenez  garde. 

LE   CARDINAL   DE   LORRAINE. 
Plus  qu'un   mot  Seulement.  (A  Bouchard,  près  duquel  il  est  retourné.)   VOUS 

dites  donc  qu'il  se  range,  c'est  merveilleux.  La  pauvre  princesse  de 
Condé,  il  est  bien  juste  que  ce  soit  enfin  son  tour  I 

ROUCHARD. 

Tant  s'en  faut,  monseigneur.  Son  tour  ne  viendra  jamais  1  Ce  que 
je  crois,  et  je  le  tiens  de  Noblesse,  son  valet  de  chambre,  c'est  que,  pour 
cette  fois,  ce  cher  prince  s'est  mis  en  tète  quelque  amour  moins  facile 
que  de  coutume.... 

LE   CARDINAL   DE   LORRAINE. 

Et  pour  qui  ? 

ROUCHARD. 

Quelque  amour  en  haut  lieu,...  par  exemple...;  mais  je  n'oserais 
vraiment.... 

LE   CARDINAL   DE   LORRAINE. 

Parlez  donc. 

ROUCHARD. 

Par  exemple,  pour  très  jeune,  très  belle,  et  plus  que  très  grande 
dame. 


LES  ÉTATS  D' ORLÉANS.  227 

LE   CARDINAL  DE  LORRAINE. 

Oh  !  vous  me  faites  rire  !  la  reine? 

ROUCHARD.  | 

Ne  riez  pas....  Je  crois  en  être  sûr. 

LE   CARDINAL  DE   LORRAINE. 

Il  est  bien  assez  fou....  mais  non....  la  place  est  imprenable;  ce  n'est 
pas  son  affaire;  il  lui  faut  autre  chose  que  des  rêves. 

LE  DUC  DE  GUISE,  se  levant  et  faisant  signe  au  cardinal  de  congédier  Bouchard. 

Voyons,  mon  frère ... . 

LE   CARDINAL  DE   LORRAINE,  à  Bouchard. 

Je  vous  remercie,  monsieur  le  chancelier.  Continuez  de  nous  bien 
servir,  nous  continuerons  de  penser  à  vous.  Allez;  bientôt,  j'espère, 

VOUS  aurez  de  mes  nouvelles.  (Il  enivre  la  porte.  Bouchard  fait  de  profonds  sa- 
luts  et  sort.  Le  cardinal,  élevant  un  peu  la  voix  et  parlant  à  quelqu'un  qu'on  ne  voit  pas.) 

Péricaud,  reconduisez  monsieur;  vous  savez.... 


SCENE  XIV. 

LE  CARDINAL  DE  LORRAINE,  LE  DUC  DE  GUISE. 

LE  CARDINAL  DE  LORRAINE,  après  avoir  fermé  la  porte  et  s'être  rapproché  de  son  frère. 

Eh  bien!  mon  cher  François,  que  vous  en  semble?  Nos  projets  sont 
bien  malades.  Quand  même  on  nous  ramènerait  Navarre,  il  n'y  a  rien 
à  tenter  sur  Condé,  et  c'est  lui  qu'il  faudrait  tenir!....  Ainsi,  partie  re- 
mise !  Encore  une  fois,  vous  l'avez  bien  voulu. 

LE   DUC   DE   GUISE. 

Partie  remise!  et  pourquoi?  Vous  oubliez  à  qui  vous  avez  affaire. 
Les  étourdis  se  gouvernent  au  rebours  des  autres  hommes.  Par  la 
même  raison  qu'ils  ont  sottement  failli  de  venir  à  Fontainebleau,  il  y  a 
gros  à  parier  qu'ils  viendront  à  Orléans. 

LE    CARDINAL  DE  LORRAINE. 

Dieu  vous  entende  ! 

LE   DUC   DE   GUISE. 

Ils  n'ont  pas  dit  leur  dernier  mot. 

LE   CARDINAL   DE  LORRAINE. 

Cependant  ces  deux  lettres.... 

LE   DUC   DE   GUISE. 

Ces  deux  lettres  ne  signifient  rien;  si  la  douairière  s'en  donnait  la 
peine,  soyez  sûr  qu'ils  changeraient  de  ton.  Tout  le  secret  est  là,  mon 
cher  Charles;  que  la  reine  en  fasse  son  affaire  et  vous  les  verrez  venir. 


228  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

LE  CARDINAL  DE  LORRAINE. 

Le  Navarrais  peut-être,  mais  Condé.... 

LE   DUC  DE  GUISE. 

Condé  aussi. 

LE  CARDINAL  DE   LORRAINE. 

Bouchard  ne  le  croit  pas. 

LE  DUC   DE   GUISE. 

Laissez  donc  là  votre  Bouchard.  Moi,  je  connais  Condé  :  que  son  frère 
vienne,  il  viendra.  Le  voyage  est  périlleux,  raison  de  plus.  Jamais  il 
ne  souffrira  qu'un  autre  ait  l'air  d'avoir  plus  de  cœur  que  lui.  Ainsi 
attachez-vous  au  Navarrais.  Il  faut  le  rassurer,  l'amadouer,  lui  persua- 
der que  le  roi  sera  charmé  de  le  voir,  furieux  s'il  ne  vient  pas.  En  un 
mot,  quelques  menaces,  beaucoup  de  cajoleries,  la  reine  nous  fera  cela 
par  excellence. 

LE   CARDINAL   DE   LORRAINE. 

Soit,  mais  pas  pour  nos  beaux  yeux  ! 

LE   DUC  DE   GUISE. 

Bien  entendu. 

LE  CARDINAL  DE   LORRAINE. 

Vous  n'avez  pas  envie,  je  pense,  de  lui  demander  un  service? 

LE  DUC  DE   GUISE, 

Dieu  nous  en  garde  !  tout  serait  perdu. 

LE  CARDINAL  DE  LORRAINE. 

Vous  voulez  qu'elle  nous  serve  en  croyant  travailler  pour  elle  ? 

LE  DUC  DE  GUISE. 

Tout  juste. 

LE  CARDINAL  DE  LORRAINE. 

Et  le  moyen,  s'il  vous  plaît? 

LE   DUC   DE   GUISE. 

Dame!  il  faut  du  savoir-faire!  vous  n'en  manquez  pas,  seigneur; 
escrimez-vous. 

LE   CARDINAL   DE  LORRAINE. 

Pour  prendre  si  fine  mouche,  ce  n'est  pas  trop  d'être  deux.  Vous 
m'aiderez,  j'espère? 

LE   DUC  DE   GUISE. 

J'y  ferai  mon  possible.  Tâchez  surtout  qu'elle  ne  soupçonne  pas  quel 
accueil  vous  réservez  à  ses  chers  voyageurs. 

LE   CARDINAL   DE   LORRAINE. 

Il  y  a  mieux  :  je  voudrais  l'amener  à  croire  que  leur  présence  aux 
états  nous  serait  un  gros  ennui. 

LE  DUC  DE   GUISE. 

Ceci  me  plaît  assez. 


LES  ÉTATS  D  ORLEANS.  229 

LE  CARDINAL  DE  LORRAINE. 

Plus  elle  s'imaginera  que  nous  les  redoutons,  plus  elle  mettra  de  furie 
à  les  avoir.  Elle  ira,  s'il  le  faut,  les  chercher  elle-même. 

LE   DUC   DE  GUISE. 

Vous  m'avez  l'air  de  viser  juste. 

LE  CARDINAL   DE  LORRAINE. 

Il  me  tarde  qu'elle  soit  là  ! 

LE  DUC  DE   GUISE. 

Prenez  patience!  elle  est  auprès  du  roi;  vous  l'attendrez  long-temps. 

LE   CARDINAL  DE  LORRAINE. 

Si  nous  allions  la  chercher? 

LE   DUC   DE  GUISE. 

Je  le  veux  bien,  entrons  :  délivrons  notre  petit  maître. 

UN  HUISSIER ,  ouvrant  la  porte  des  appartemens  du  roi  et  annonçant  : 

La  reine  I 

(  Le  duc  et  le  cardinal  s'inclinent  profondément,  pensant  que  c'est  la  reine-mère 
que  l'huissier  vient  d'annoncer.  ) 

SCÈNE  XV. 

Les  mêmes,  LA  REINE. 

LA  REINE. 

Quels  saluts  !  ils  ne  sont  pas  pour  moi,  je  pense. 

LE  DUC  DE  GUISE,  se  relevant. 

La  méprise  est  heureuse  ! 

LE   CARDINAL  DE  LORRAINE. 

Je  pensais,  en  levant  les  yeux,  rencontrer  un  visage... 

LA  REINE. 

Moins  ami,  peut-être? 

LE  CARDINAL  DE   LORRAINE. 

J'allais  dire  moins  charmant,  mais  ce  sont  de  ces  choses  que  les  on- 
cles ne  disent  pas. 

LA  REINE. 

Eh  bien!  messieurs  mes  oncles,  puisque  vous  attendez  la  reine,  la 
reine  qui  n'est  pas  votre  nièce,  tenez- vous  sur  vos  gardes.  Le  temps  est 
à  l'orage  ! 

LE  DUC  DE  GUISE. 

Elle  est  chez  le  roi? 

LA  REINE. 

Oui. 


230  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

LE  CARDINAL  DE  LORRAINE. 

A-t-elle  éclaté  contre  nous? 

LA  REINE. 

Non,  j'étais  là;  mais  qu'elle  avait  de  peine  à  se  contenir  I  Enfin,  les 
larmes  sont  venues... 

LE  CARDINAL  DE  LORRAINE. 

Tendre  mère  I 

LA  REINE. 

Après  les  larmes,  les  complaintes  accoutumées:  que  vous  dirai -je? 
On  lui  dérobe  l'affection  de  son  fils;  il  ne  la  compte  plus  pour  rien;  elle 
n'est  plus  bonne  à  rien  en  ce  monde;  elle  souhaiterait  mourir!  Vous 
savez  comme  ce  pauvre  François  se  plaît  à  ce  genre  d'entretien!  il  n'en 
est  jamais  quitte  sans  d'affreux  maux  de  tête.  Et  moi  !  de  quelle  pa- 
tience il  faut  m'armer  !  Si  le  cardinal  de  Bourbon  ne  fût  survenu,  ce 
qui  m'a  donné  ma  liberté,  François  avait  beau  me  supplier  par  signes 
de  ne  pas  l'abandonner,  j'étais  à  bout  de  mes  forces;  et  j'allais  faire  la 
partie  belle  à  cette  pauvre  reine,  en  la  laissant  tonner  contre  vous  tant 
que  le  cœur  lui  en  eût  dit. 

LE   CARDINAL  DE  LORRAINE. 

Quelle  charité,  chère  nièce  ! 

LA   REINE ,   à  part. 

Elle  avait  un  bon  moyen  de  me  faire  quitter  la  place...  Cette  façon 
de  toujours  me  parler  de  M.  de  Condé...  c'est  insensé,  mais  j'étouf- 
fais!.... 

LE  DUC  DE   GUISE. 

Vous  auriez  très  grand  tort,  Marie,  de  laisser  ainsi  le  roi  en  tête-à- 
tête  avec  sa  mère;  cela  ne  lui  vaut  rien...  et  vous  savez  ce  que  je  vous 
ai  dit. 

LA  REINE. 

Pour  cette  fois,  rassurez-vous,  le  cardinal  l'aura  bientôt  mise  en 
fuite.  Il  a  de  telles  vertus  soporifiques,  ce  cher  cousin!...  Allons,  mon 
oncle,  ne  me  grondez  pas,  moi  qui  viens  vous  souhaiter  la  bien-venue. 
Vous  voilà  donc  arrivés!  N'allez  pas  prendre  l'habitude  de  nous  quitter 
ainsi  :  ni  le  roi  ni  moi,  je  vous  jure,  ne  trouvons  qu'une  journée  passe 
vite  quand  vous  êtes  loin  de  nous. 

LE  DUC  DE   GUISE. 

Et  nous,  chère  nièce,  quel  sacrifice  nous  avons  fait!  avoir  manqué 
la  pompe  de  votre  entrée! 

LE  CARDINAL   DE   LORRAINE.' 

Savez-vous  ce  que  j'entendais  dire  tout  à  l'heure  dans  la  foule?  «  Ce 
n'est  pas  une  reine,  c'est  une  déesse.  » 


LES  ÉTATS   D'ORLÉANS.  231 

LA    REINE. 

Vous  avez  mal  entendu,  mon  oncle;  ces  braves  gens  d'Orléans  peu- 
vent être  assez  mauvais  chrétiens;  mais  idolâtres!  ils  n'en  sont  pas  en- 
core là...  J'ai  bien  une  autre  querelle  à  vous  faire!  Que  veut  dire  ce 
bastion  qu'on  bâtit  devant  mes  fenêtres?  Pourquoi  tous  ces  canons? 
tous  ces  gens  de  guerre?  Allons-nous  donc  soutenir  un  siège?  et  quelle 
vie  voulez- vous  que  nous  menions  ici? 

i    LE   CARDINAL  DE  LORRAINE. 

Rassurez-vous,  ce  n'est  qu'un  temps  à  passer,  le  temps  des  états;  les 
beaux  jours  reviendront  ensuite,  et  plus  sereins  que  jamais,  (il  s'aperçoit 

que  la  reine-mère  vient  d'entrer  sans  être  annoncée  et  dit  à  demi  voix  :  )  C'est  la  reine. 


SCENE  XVI. 

Les  mêmes,  LA  REINE-MÈRE. 

LA   REINE-MÈRE. 

Je  vous  interromps,  monsieur  le  cardinal...  Pardon,  ma  fille,  je  com- 
prends que  messieurs  vos  oncles  aient  bien  des  choses  à  vous  dire,  et 

je  vais...  (Elle  se  dirige  vers  la  porte  de  son  appartement.) 

LÉ   DUC   DE   GUISE. 

Nous  ne  sommes  ici  que  pour  rendre  nos  devoirs  à  votre  majesté. 

LA   REINE-MÈRE. 

Je  supposais  que  vous  parliez...  que  sais-je?  de  vos  affaires  d'Ecosse. 

LA  REINE. 

Non,  ma  mère;  l'unique  affaire  que  j'aurais  à  cœur  serait  de  rendre, 
s'il  était  possible,  notre  cour  d'Orléans  moins  triste  que  les  lieux  où  il 
faut  la  tenir;  et  je  faisais  la  guerre  à  messieurs  mes  oncles  pour  nous 
avoir  conduits  dans  un  pareil  tombeau.  Le  roi  me  promet  de  belles 
chasses  :  c'est  une  consolation.  Mais  que  vont  faire  ici  toutes  nos  jeunes 
filles?  elles  qui  brillaient  à  Fontainebleau  comme  étoiles  dans  un  ciel 
d'été,  elles  commencent  à  pâlir  de  tristesse;  et  nos  joyeux  esprits?  ils 
vont  s'éteindre,  ils  sont  à  demi  morts.  Votre  Bourdeille,  ma  mère,  et 
son  ami  Lansac  sont  là  sur  les  bahuts,  bâillant  et  poussant  des  hélas! 
à  vous  arracher  l'ame. 

LA  REINE-MÈRE. 

Ma  fille ,  messieurs  vos  oncles  n'agissent  pas  à  la  légère.  Ils  n'au- 
raient pas,  je  me  le  persuade,  condamné  leur  chère  nièce  à  une  si 
triste  vie  sans  de  graves  motifs  et  si  le  salut  du  royaume  ne  l'eût  pas 
exigé. 

LA  REINE ,  bas  au  cardinal. 

Comme  elle  est  radoucie  !  ♦ 


232  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

LE   CARDINAL   DE  LORRAINE ,  à  part. 

Tant  pis,  elle  jouera  plus  serré. 

LA  REINE,    haut. 

Ma  mère,  avez-vous  donc  laissé  le  roi  seul  avec  son  cousin? 

LA   REINE-MÈRE. 

Oui,  ma  fille,  et  soupirant  après  vous  plus  que  jamais,  je  pense. 

LA  REINE. 

Je  comprends  et  vais  à  son  secours. 

LA  REINE-MÈRE,  riant. 

C'est  un  beau  dévouement  !  Que  Dieu  vous  aide,  ma  fille  ! 

(La  reine  sort.) 

SCÈNE  XVII. 

LA  REINE-MÈRE,  LE  DUC  DE  GUISE,  LE  CARDINAL 
DE  LORRAINE. 

LA  REINE-MÈRE,  assise. 

Vous  ne  vous  asseyez  pas,  monsieur  le  duc?...  Et  vous,  monsieur  le 
cardinal?...  (Après  qu'ils  sont  assis.)  Eh  bien!  messieurs,  pendant  ce  peu 
de  jours  que  j'ai  passés  loin  du  roi,  l'état  de  ses  affaires  a  donc  bien 
changé ,  qu'il  ait  fallu  changer  ainsi  la  façon  de  les  conduire?  Je  ne 
sais  rien  et  ne  veux  rien  savoir.  Le  roi  m'a  parlé  d'avertissemens  ve- 
nus je  ne  sais  d'où,  d'un  coup  de  main  sur  Lyon,  d'une  révolte  en 
Dauphiné,  de  prises  d'armes  en  d'autres  lieux...  qu'il  ne  m'a  pas  nom- 
més... 

LE  CARDINAL  DE  LORRAINE. 

Nous  dirons  tout  à  la  reine...  pour  peu  quelle  le  désire. 

LA  REINE-MÈRE. 

Merci,  monsieur  le  cardinal;  il  faudrait  remonter  trop  haut,  et  j'au- 
rais trop  de  questions  à  faire,  si  je  voulais  apprendre  tout  ce  que,  de- 
puis un  an,  on  trouve  bon  de  me  cacher.  Laissez-moi  dans  mon  igno- 
rance. Je  veux  croire,  comme  vous,  que  le  gouvernement  du  royaume 
en  ira  mieux,  qu'il  prendra  quelque  chose  de  plus  grand,  de  plus  viril, 
si  des  pensées  de  femme  ne  s'y  viennent  plus  mêler. 

LE  CARDINAL  DE  LORRAINE. 

Quoi!  madame,  vous  supposez!... 

LA  REINE-MÈRE. 

Dieu  m'est  témoin  que  les  secrets  d'état  n'ont  pas  grand  prix  pour 
moi;  je  ne  gémirais  pas  des  mystères  qu'on  me  fait,  si  je  n'avais  la  folie 
de  croire  que  le  cœur  d'une  mère  voit  plus  clair  aux  choses  qui  regar- 
dent son  enfant  que  l'esprit  du  plus  docte  conseiller.  Mais  n'en  parlons 


LES  ÉTATS  D'ORLÉANS.  233 

plus,  et  allons  au  fait.  Vous  avez  reçu  des  avertissemens ,  je  le  veux 
bien;  vous  vous  êtes  mis  sur  vos  gardes,  c'est  à  merveille.  Était-ce  une 
raison  pour  manquer,  comme  vous  le  faites,  à  tout  ce  qui  a  été  résolu 
et  promis  à  Fontainebleau? 

LE  DUC  DE  GUISE. 

Comment  l'entendez-vous,  madame? 

LA  REINE-MÈRE. 

J'entends,  monsieur  le  duc,  qu'en  assemblant  les  états,  en  ressusci- 
tant ce  vieil  usage  si  long-temps  aboli,  on  s'était  proposé  quelque  cbose 
apparemment.  N'avait-on  pas  voulu  ramener  le  calme  dans  les  es- 
prits, fermer  la  bouche  aux  mécontens?  Ne  pensait-on  pas  que  pour 
MM.  de  Bourbon  ce  serait  une  occasion  de  dissiper  certains  soupçons 
dont  je  suis  émue,  je  vous  jure ,  autant  que  qui  que  ce  soit;  qu'après 
s'être  lavés  et  justifiés,  ils  pourraient  obtenir  quelque  satisfaction  légi- 
time; que  leur  soumission  couperait  court  aux  factions,  et  que  ce 
pauvre  royaume  commencerait  à  respirer?  N'est-ce  pas  là  ce  qu'on 
avait  entendu?  N'est-ce  pas  dans  cette  pensée  que  furent  dictées  les 
deux  lettres  du  roi  à  ses  cousins? 

LE  DUC  DE   GUISE. 

Je  le  reconnais,  madame. 

LA  REINE-MÈRE. 

Eh  bien!  messieurs,  vous  avez  changé  tout  cela.  Au  lieu  du  calme, 
vous  semez  l'épouvante.  Au  lieu  d'attirer  les  princes  au  pied  du  trône, 
vous  faites  ce  qu'il  faut  pour  les  en  éloigner.  Comment  voulez-vous 
qu'ils  viennent  maintenant?  Vous  tendront-ils  la  main?  Vous  leur 
montrez  des  griffes. 

LE  CARDINAL   DE  LORRAINE,   riant. 

Sommes-nous  donc  si  diables? 

LA  REINE-MÈRE. 

Je  parle  de  vos  lansquenets,  monsieur  le  cardinal. 

LE   DUC  DE  GUISE. 

En  vérité,  madame,  si  MM.  de  Bourbon  ne  viennent  pas  aux  états, 
s'ils  perdent  cette  occasion  de  se  blanchir,  je  les  plains;  ils  sont  mal 
conseillés.  D'où  viendraient  leurs  alarmes?  Parce  qu'il  y  aura  sûreté 
pour  le  roi  dans  cette  ville,  n'y  en  aura-t-il  plus  pour  eux?  Est-ce 
contre  eux  que  nos  précautions  sont  prises?  Qu'y  a-t-il  de  commun 
entre  eux  et  les  brouillons  qui  agitent  ce  royaume?  Ce  n'est  pas, 
■croyez-moi,  pour  le  plaisir  de  leur  faire  peur  que  nous  nous  sommes 
armés;  c'est  contre  des  dangers  trop  réels.  La  reine  a  beau  dire  qu'elle 
ne  veut  rien  savoir,  il  faut  lui  dire  quels  genres  d'avertissemens  nous 
ont  fait  ouvrir  les  yeux.  Pour  ne  parler  que  des  deux  frères  Maligny, 


234  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

savez-vous  que,  sans  un  vrai  miracle,  Lyon  tombait  entre  leurs  mains? 
Le  faubourg  de  Vaise  était  à  eux;  ils  pénétraient  jusqu'aux  Terreaux, 
lorsque  par  imprudence  ils  réveillèrent  M.  Dalhon.  En  Dauphiné, 
Montbrun  fait  encore  des  ravages,  et  Grenoble  a  failli  être  surpris. 
Est-ce  à  dire  que  tout  cela  nous  vienne  de  MM.  de  Bourbon?  Ce  Mont- 
brun  ,  ces  Maligny,  ne  sont-ils  pas  assez  perdus  de  dettes  et  de  calvi- 
nisme pour  avoir  d'eux-mêmes  inventé  leurs  complots?  Dieu  me  garde 
d'en  douter!  Mais  que  les  coups  partent  d'en  bas  ou  qu'ils  viennent  d'en 
haut,  en  sont-ils  moins  mortels?  Quelle  faute,  madame,  quelle  impru- 
dence, si ,  pour  laisser  les  princes  achever  paisiblement  leur  voyage, 
et  de  peur  d'exciter  leurs  soupçons,  nous  nous  fussions  croisé  les  brasr 
muets  et  immobiles!  Était-ce  notre  devoir?  Nous  ne  l'avons  pas  cru; 
et,  au  risque  de  faire  un  peu  de  bruit,  nous  avons  mis  sur  un  bon  pied 
les  places  et  villes  fortes,  doublé  les  garnisons,  changé  les  gouverneurs, 
si  bien  que,  grâce  à  Dieu ,  nous  sommes  prêts  à  tout  événement.  Mais 
nous  ne  voulons  courir  sus  à  personne,  et  si  MM.  de  Bourbon  se  ren- 
dent, en  bons  serviteurs,  à  l'invitation  du  roi,  soyez  assurée,  madame, 
qu'ils  seront  les  bien  reçus. 

LA   REINE-MÈRE. 

Écoutez-moi,  monsieur  le  duc;  il  est  possible  qu'à  votre  place  j'eusse 
cru,  comme  vous,  qu'il  y  avait  des  précautions  à  prendre,  mais  je  les 
aurais  prises  autrement.  Ainsi  nous  savons  tous,  n'est-il  pas  vrai?  que 
M.  de  Condé  ne  va  plus  à  la  messe.  Était-il  donc  nécessaire  de  chasser 
si  rudement  quelques  pauvres  ministres  qui  se  trouvaient  en  ville? 

LE   CARDINAL   DE   LORRAINE. 

Deux  ou  trois  tout  au  plus,  madame,  et  si  mauvais  sujets! 

LE  DUC   DE   GUISE. 

N'était-il  pas  séant  de  nettoyer  la  ville  avant  que  le  roi  y  mît  les 
pieds? 

LA    REINE-MÈRE. 

Mais  vous  oubliez,  messieurs,  qu'à  Fontainebleau  nous  avons  tous 
promis,  vous  comme  nous,  qu'en  attendant  le  concile  nous  fermerions 
les  yeux  sur  ces  prêcheurs  de  nouveautés.  Croyez-vous  que  M.  de 
Coudé,  en  apprenant  de  quelle  manière  on  vient  de  fermer  les  yeux 
sur  ces  pauvres  diables,  ne  verra  pas  là  quelque  chose  à  son  adresse? 
Et  ce  Groslot,  son  crime  était  donc  bien  grand?  Ne  pouviez- vows  dif- 
férer quelques  jours...? 

LE   DUC   DE  GUISE. 

Les  gens  de  justice  l'ont  ainsi  voulu,  madame...  Après  les  révéla- 
tions que  nous  avions  reçues,  attendre  un  jour  de  plus,  c'eût  été... 

LA    RE1NE-MÈRŒ. 

De  quelles  révélations  parlez-vous,  monsieur  le  duc? 


LES  ÉTATS   D'ORLÉANS.  235 

LE  DUC  DE   GUISE. 

Ai-je  dit  des  révélations?...  Mais,  en  effet,  il  s'est  ouvert  comme  un 
sot  à  un  drôle  qui  a  tout  raconté. 

LA  REINE-MÈRE,   à  part. 

Que  se  passe-t-il  donc  dans  les  yeux  du  cardinal?...  (Haut.)  Je  n'in- 
siste pas  sur  Groslot;  mais  ce  Lassalgue,  cet  homme  de  la  maison  du 
prince,  vous  l'avez  arrêté,  dit-on... 

LE   CARDINAL   DE  LORRAINE. 

Par  erreur! 

LA  REINE-MÈRE. 

Je  comprends  ces  erreurs-là...  Mais  quand  les  lettres  sont  lues,  à 
quoi  bon  les  garder?  Que  sert  surtout  de  garder  l'homme?...  Voilà 
pourtant  plus  de  huit  jours... 

LE  CARDINAL   DE  LORRAINE. 

Y  a-t-il  huit  jours,  mon  frère? 

LE   DUC  DE   GUISE. 

Je  ne  sais...  mais  nous  n'avons  que  faire  de  le  retenir. 

LA   REINE-MÈRE. 

Les  lettres  ne  disaient  rien? 

LE  CARDINAL   DE   LORRAINE. 

Absolument  rien.  s 

LA   REINE-MÈRE. 

Et  lui? 

LE   CARDINAL   DE   LORRAINE. 

Pas  davantage. 

LA   REINE-MÈRE. 

Dès-lors,  à  quoi  bon?...  à  moins  que  vous  n'ayez  dessein... 

LE   CARDINAL   DE   LORRAINE. 

Comment,  madame?... 

LA   REINE-MÈRE. 

De  lui  apprendre  à  parler. 

LE  CARDINAL   DE   LORRAINE. 

Fi  donc!  de  tels  moyens... 

LA  REINE-MÈRE. 

Vous  êtes  donc  bien  sûr  qu'il  n'a  rien  à  vous  dire? 

LE  CARDINAL  DE  LORRAINE. 

C'est  la  vérité. 

LA  REINE-MÈRE,   à  part. 

On  jurerait  qu'il  ment.  (Haut.)  Eh  bien!  je  vous  le  demande,  si  vous 
étiez  M.  de  Condé,  n'auriez-vous  pas,  malgré  vous,  l'idée  qu'on  ne 
retient  votre  serviteur  que  pour  le  torturer?  N'en  seriez-vous  pas 
blessé  cruellement?  Voilà  pourtant  comme  les  haines  s'enveniment! 


236  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Sans  qu'on  y  prenne  garde,  il  se  creuse  un  fossé,  et  bientôt  on  ne  le 
peut  plus  franchir!  Si  du  moins  cet  homme  vous  avait  appris  quoi  que 
ce  fût...  mais  en  pure  perte,  vous  en  convenez... 

LE   CARDINAL   DE   LORRAINE,    à  part. 

Elle  flaire  quelque  chose,  dépistons-la.  (Haut.)  Votre  majesté  a  mille 
fois  raison,  il  est  certains  ménagemens  qu'on  pouvait  garder  envers 
MM.  les  princes,  sans  dommage  pour  la  sûreté  du  roi.  C'est  un  soin 
qui  nous  est  échappé,  je  le  confesse.  Je  vais  plus  loin  :  je  reconnais  que 
les  mesures  prises  par  nous  doivent  éveiller  leur  défiance  et  les  dé- 
tourneront sans  doute  de  venir  aux  états;  mais  alors,  qu'on  nous  fasse 
la  grâce  d'en  convenir,  nous  n'avons  pas  les  intentions  que  leurs  amis 
nous  prêtent.  Autrement,  que  signifierait  notre  façon  d'agir?  Nous  au- 
rions résolu  de  les  perdre,  et  nous  les  inviterions  à  se  sauver?  nous  leur 
tendrions  des  pièges,  et  nous  empêcherions  qu'ils  ne  vinssent  s'y  pren- 
dre? La  loyauté  de  nos  desseins  ne  se  voit-elle  pas  au  travers  même  de 
ces  précautions  dont  on  veut  prendre  ombrage?  Votre  majesté  paraît 
le  reconnaître.  Elle  sait  que  nous  ne  sommes  plus  des  enfans,  et,  Dieu 
merci!  pas  encore  des  sots  :  si  nous  avions  les  projets  qu'on  suppose, 
ne  jouerions-nous  pas  un  autre  jeu? 

LA    REINE-MÈRE. 

Soit,  monsieur  le  cardinal;  mais  savez-vous  ce  que  je  m'imagine? 

LE   CARDINAL  DE  LORRAINE. 

Quoi  donc,  madame? 

LA    REINE-MÈRE. 

Qu'il  entre  dans  vos  desseins  que  les  princes  ne  viennent  pas. 

LE   CARDINAL   DE  LORRAINE. 

C'est  trop  dire  :  si  leur  présence  nous  semblait  dangereuse,  nous 
irions  droit  au  but,  le  roi  leur  donnerait  ordre  de  s'éloigner.  Nous  ne 
l'avons  point  voulu.  Vous  dirai-je  maintenant  qu'il  n'existe  aucun  in- 
convénient à  les  laisser  venir?  Si  je  vous  le  disais,  je  ne  serais  pas  sin- 
cère, et,  comme  avec  votre  majesté  on  ne  gagne  à  cacher  la  vérité  que 
le  regret  de  la  voir  découvrir,  il  vaut  mieux  l'avouer  franchement, 
nous  ne  savons  pas  s'il  est  bien  désirable  que  les  princes  prennent  séance 
aux  états.  Mon  frère  surtout,  depuis  qu'il  a  vu  certains  bailliages  nous 
envoyer  de  tels  hommes  et  de  tels  cahiers... 

LA  REINE-MÈRE. 

Ahl  que  vous  m'affligez  !  Je  n'aurais  jamais  cru... 

LE   CARDINAL   DE   LORRAINE. 

Des  cahiers  insensés,  madame;  toutes  les  folies  du  monde  sur  les 
finances,  sur  la  gabelle,  sur  le  clergé,  sur  la  religion  même  !  C'est  à  se 
demander  si ,  lorsque  ces  gens-là  verront  à  leurs  côtés  deux  princes  du 


LES  ETATS  D  ORLEANS.  237 

sang  qu'ils  supposeront  portés  pour  eux ,  leurs  cerveaux  ne  s'échauf- 
feront pas,  et  si... 

LA  REINE-MÈRE. 

Mais  que  voulez-vous  qu'ils  fassent,  monsieur  le  cardinal?  Ils  par- 
leront, voilà  tout.  Les  princes  seront  là  sans  suite,  sans  escorte;  vous 
savez  qu'ils  viennent  avec  leur  maison  seulement.  Le  roi  ne  sera-t-il 
pas  toujours  maître  d'arrêter  les  choses  quand  il  lui  plaira? 

LE   CARDINAL   DE   LORRAINE. 

C'est  bien  ce  que  je  dis  à  mon  frère;  mais  le  duc  a  de  telles  préven- 
tions en  matière  d'états,  que  je  ne  puis  le  convertir.  11  ne  m'a  pas  en- 
core pardonné  ce  que  nous  avons  fait  à  Fontainebleau.  Je  dis  nous, 
parce  que,  si  j'ai  péché  ce  jour-là,  la  reine  sait  d'où  m'est  venue  la  ten- 
tation. 

LA  REINE- MÈRE. 

Je  m'en  souviens,  et  n'en  ai  pas  le  plus  léger  remords.  C'était  le  bon 
parti,  croyez-moi.  On  endort  bien  des  douleurs  avec  des  paroles.  Quand 
le  peuple  souffre,  il  faut  le  laisser  parler  et  lui  faire  croire  qu'on  l'é- 
coute. Il  souffre  moins  et  paie  mieux. 

LE  DUC  DE  GUISE.    ' 

Oui,  mais  il  apprend  à  crier  plus  fort,  et  mes  oreilles  en  ont  assez 
comme  cela.  Je  voudrais  que  la  reine  entendît  à  ce  sujet  notre  vieil 
ami,  M.  de  Tournon. 

LA  REINE-MÈRE. 

Est-il  donc  de  retour,  le  cardinal? 

LE   DUC  DE  GUISE. 

D'hier,  madame,  et  il  vous  dira  comme  on  s'ébahit  à  Rome  de  cette 
résurrection  des  états;  comme  on  nous  trouve  avisés  d'avoir  greffé  à 
neuf  ce  vieil  arbre  que  nos  pères  avaient  eu  si  grand  soin  de  laisser 
sécher.  A  quoi  sert  cette  manière  de  mettre  face  à  face  le  roi  avec  ses 
sujets,  sinon  à  enfler  l'orgueil  des  sujets  et  à  rabaisser  le  trône?  Toutes 
ces  assemblées  ont-elles  jamais  fait  autre  chose  que  blâmer  ceux  qui 
gouvernent,  sans  changer  un  fétu  au  sort  des  gouvernés?  Si  ce  sont  là 
des  remèdes,  le  mal  vaut  mieux. 

LA  REINE-MÈRE. 

Je  ne  dis  pas  qu'il  fallût  en  user  tous  les  jours. 

LE   DUC   DE   GUISE. 

Il  nous  faut,  pour  guérir  nos  plaies,  d'autres  recettes  que  de  laisser 
parler  les  gens.  Celle-là  n'est  bonne  qu'aux  dresseurs  de  harangues  et 
à  quelques  beaux  esprits,  pour  le  malheur  qu'ils  ont  de  trop  bien  dire. 
Entre  nous,  madame,  s'il  n'allait  aux  états  que  des  sourds,  je  sais  quel- 
qu'un qui  ne  vous  eût  pas  si  bien  prêté  l'épaule.  On  se  dit  ses  vérités 
en  famille.... 

TOME  II.  16 


238  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

LE  CARDINAL  DE  LORRAINE. 

Venez  à  mon  secours,  madame. 

LA   REINE-MÈRE. 

Vous  voilà  bien  malheureux;  il  vous  dit  que  vous  parlez  d'or. 

LE   DUC   DE   GUISE. 

Sans  doute,  et,  dès  qu'il  ouvre  la  bouche,  j'y  suis  le  premier  pris. 
Mais  le  plaisir  n'est  pas  tout,  il  faut  voir  ce  qu'il  en  coûte.  Quand  vous 
aurez  parlé,  cher  frère,  d'autres  parleront  :  et  pensez-vous  que  quel- 
ques phrases  bien  sèches  et  bien  acres,  comme  celles  de  l'amiral  à 
Fontainebleau ,  ne  font  pas  plus  de  mal  que  le  plus  excellent  discours 
ne  peut  faire  de  bien  ?  Mais  passe  encore  pour  les  états  :  si  vous  vous  en 
tenez  là ,  il  n'y  aura  que  demi-mal. 

LE  CARDINAL   DE   LORRAINE. 

Je  prie  la  reine  d'être  juge  entre  nous  :  ai-je  l'air  d'un  homme  qui 
ne  vit  que  pour  parler?  On  m'assassine,  et  je  ne  dis  mot! 

LE  DUC  DE   GUISE. 

Vous  verrez,  lorsqu'il  sera  question  de  ce  concile  national  qu'on  veut 
nous  arracher,  vous  verrez  si  les  raisons  vous  manqueront  pour  trou- 
ver utile,  convenable  et  nécessaire,  d'entrer  en  lice  avec  quelques  mé- 
dians cuistres  expédiés  de  Genève? 

LA   REINE-MÈRE. 

Mais  s'il  les  réduit  au  silence? 

LE  DUC  DE   GUISE. 

Chimère!  on  disputera  sans  s'entendre,  et  chacun  sortira  plus  entêté 
que  devant.  Je  sais  bien,  quant  à  moi,  que  tous  les  conciles  du  monde 
auraient  beau  dire  et  ordonner,  jamais  ils  ne  me  feraient  démordre  de 
ma  vieille  façon  de  recevoir  le  très  saint  sacrement  ni  changer  un  seul 
mot  dans  mes  prières. 

LA   REINE-MÈRE. 

Juste  Dieu!  monsieur  le  duc,  notre  saint-père  n'a  qu'à  se  bien  tenir! 
Pour  peu  qu'il  n'allât  pas  à  votre  mode,  vous  chargeriez  Mouchy  de 
lui  faire  son  affaire!  —  Mais  revenons  à  nos  princes.  Est-ii  donc  vrai, 
parlons  sérieusement,  qu'il  y  ait  l'ombre  d'un  risque  à  les  laisser 
venir? 

LE   DUC   DE   GUISE. 

Votre  majesté  l'a  dit  avec  raison ,  de  vrais  dangers,  il  n'y  en  a  point; 
seulement  il  arrive  ici  assez  de  gens  incommodes  pour  que  nous  n'en 
souhaitions  pas  passionnément  deux  de  plus.  Mais,  après  tout,  le  roi  est 
bien  gardé  :  si ,  comme  il  n'est  pas  impossible,  ses  cousins  se  compor- 
taient modestement,  ce  serait  un  bon  exemple,  qui  pourrait  ramener 
chacun  au  droit  chemin. 


LES  ÉTATS  D' ORLÉANS.  239 

LE   CARDINAL   DE   LORRAINE. 

Au  chemin  de  la  paix,  de  la  concorde  !...  Que  ces  gens-là  pourraient 
faire  de  bien  pour  le  service  du  roi  !... 

LA  REINE-MÈRE. 

Je  ne  me  sens  pas  d'aise,  cardinal,  de  vous  voir  dans  ces  sentimens. 

LE   CARDINAL  DE  LORRAINE. 

Par  malheur,  je  n'y  puis  rien. 

LA  REINE-MÈRE. 

Vous  pouvez,  ce  me  semble.... 

LE  CARDINAL  DE   LORRAINE. 

Faire  des  vœux;  mais  les  faire  venir!.... 

LA   REINE-MÈRE. 

Croyez- vous  donc... 

LE   CARDINAL   DE   LORRAINE. 

Je  crois  qu'ils  ne  viendront  ni  pour  Dieu,  ni  pour  diable  ! 

LA  REINE-MÈRE. 

Qui  sait?  on  peut  essayer.... 

LE   DUC   DE   GUISE. 

La  reine  comprend  que  ni  mon  frère,  ni  moi,  nous  ne  saurions.... 

LA   REINE-MÈRE. 

Non,  mais  le  roi. 

LE  DUC  DE   GUISE. 

Le  roi  a  écrit  à  ses  cousins,  ont-ils  seulement  répondu? 

LA  REINE-MÈRE. 

C'est  à  moi,  entre  nous,  qu'ils  ont  adressé  leurs  excuses.  S'ils  eussent 
osé  écrire  au  roi,  j'en  augurerais  plus  mal.  Il  leur  reste  une  porte  ou- 
verte, et  nous  pouvons  encore... . 

LE   CARDINAL  DE   LORRAINE. 

Que  la  reine  y  mette  le  bout  du  doigt,  et  je  retire  mes  paroles;  rien 
n'est  plus  impossible;  d'un  coup  de  sa  baguette.... 

LA  REINE-MÈRE. 

Non,  non,  ce  n'est  qu'avec  vous,  messieurs,  ce  n'est  que  par 
vous....  c'est-à-dire  par  le  roi,  que  quelque  chose  peut  être  tenté. 

LE  CARDINAL   DE  LORRAINE. 

Encore  un  coup,  madame,  il  n'est  que  votre  majesté  pour  faire  de 
tels  miracles!  L'honneur  n'en  doit  être  qu'à  vous. 

LA  REINE-MÈRE. 

Non,  messieurs,  au  roi  seul!  Ce  n'est  pas  moi  qui  déroberai  jamais, 
pour  m'en  parer,  un  seul  rayon  de  cette  couronne  que  je  ne  porte  pins. 
Ma  seule  ambition,  c'est  de  travailler  obscurément  au  bonheur  et  à  la 


240  REVUB  DES  DEUX  MONDES. 

grandeur  de  mon  fils.  Voyons,  messieurs,  voulez-vous  jouer  franc 
jeu?  Mon  cœur  va  se  rouvrir  aux  vôtres.  Il  ne  tient  qu'à  vous  de  fer- 
mer ses  blessures;  prouvez-moi  seulement  que  vous  êtes  les  vrais,  les 
bons  amis  du  roi.  Et,  certes,  vous  m'en  donnerez  un  sincère  témoi- 
gnage, si  je  vous  vois  m'aider  à  ramener  les  princes  au  devoir,  au  lieu 
de  les  pousser  à  de  coupables  extrémités. 

LE  CARDINAL  DE  LORRAINE. 

Si  les  bonnes  grâces  de  votre  majesté  sont  à  ce  prix,  je  puis  dire 
qu'elles  nous  sont  rendues. 

LE  DUC   DE   GUISE. 

Parlez,  madame,  que  faut-il  faire? 

LA  REINE-MÈRE. 

Quittez  le  ton  de  la  menace,  et  faites  voir  à  ces  princes  que,  s'ils 
sont  fidèles  sujets,  ils  auront  affaire  à  un  bon  maître  et  bon  parent  ;  don- 
nez-leur l'assurance  qu'ils  seront  reçus  selon  leur  état  et  dignité;  qu'ils 
s'en  retourneront  quand  bon  leur  semblera;  que,  pour  le  fait  même  de 
la  religion,  ils  n'auront  à  souffrir  ni  trouble  ni  reproche.  Voilà  ce  qu'il 
faut  leur  dire,  mais  tout  de  bon,  messieurs,  sans  quoi  je  ne  me  mêle  de 
rien,  je  vous  en  avertis. 

LE  CARDINAL  DE  LORRAINE. 

La  reine  peut  écrire  en  notre  nom  comme  au  sien,  nous  souscrivons 
à  tout;  n'est-il  pas  vrai,  mon  frère? 

LE  DUC  DE   GUISE. 

A  tout. 

LA  REINE-MÈRE. 

Ce  n'est  pas  assez  d'écrire,  je  voudrais  leur  envoyer  quelqu'un  qui 
possédât  leur  créance  et  qui  pût  leur  dire  :  J'ai  vu  le  roi,  il  m'a  donné 
sa  parole  de  roi;  MM.  de  Guise  m'ont  engagé  leur  foi  de  gentilshommes.... 
Cela  les  toucherait  plus  qu'une  lettre. 

LE   CARDINAL  DE  LORRAINE. 

La  reine  a  raison. 

LA  REINE-MÈRE. 

Tout  à  l'heure,  chez  le  roi,  ce  bon  cardinal  offrait  d'aller  à  leur 
rencontre.  Il  gémissait  de  voir  ses  frères  un  pied  dans  la  rébellion,  et 
se  faisait  fort  de  nous  les  amener.  Il  m'est  avis  qu'on  pourrait  accepter; 
qu'en  pensez-vous? 

LE  CARDINAL   DE  LORRAINE. 

Tout  ce  qu'ordonnera  la  reine  sera  bien  fait. 

LA  REINE-MÈRE. 

S'il  est  ainsi,  cardinal,  obligez- moi  d'appeler  quelqu'un.  (Le  cardinal 

se  lève  et  fait  signe  à  un  huissier  placé  dans  le  vestibule.  L'huissier  entre.  La  reine-mère 

^'adressant  à  lui  :)  Mon  ami,  entrez  chez  le  roi;  si  M.  le  cardinal  de  Bour- 


LES  ÉTATS  D'ORLÉANS.  «  241 

bon  y  est  encore,  vous  le  prierez  de  nous  attendre,  et  vous  demanderez 
au  roi  s'il  lui  plaît  de  nous  recevoir,  MM.  de  Guise  et  moi.  (L'huissier  sort.) 
—  Le  cardinal  n'amuse  pas  nos  jeunes  filles,  et  cette  chère  Marie  est 
pour  lui  sans  pitié.  Mais  c'est  un  homme  de  sens  qui  rapportera  bien 
ce  que  nous  allons  lui  dire. 

LE  CARDINAL  DE  LORRAINE. 

Si  la  reine,  de  sa  propre  main,  daignait  leur  adresser  quelques  lignes, 
ne  serait-ce  pas  encore  plus  sûr?  J'en  attendrais  mieux  que  de  tous  les 
messages. 

LA   REINE-MÈRE. 

L'un  n'empêche  pas  l'autre,  et,  si  vous  le  souhaitez....  (Elle  s'approche 

de  la  table  et  prend  la  plume.)  peu  de  mots  suffiront.. .. 

LE  DUC  DE  GUISE ,  debout  et  bas  au  cardinal. 

Elle  meurt  d'envie  de  les  voir!  Cela  ne  vous  refroidit  point? 

LE  CARDINAL  DE  LORRAINE,   bas. 

Non,  non,  qu'ils  viennent;  c'est  la  seule  grâce  que  je  demande  à 
Dieu! 

L'HUISSIER,  rentrant  et  s'adressant  à  la  reine. 

M.  le  cardinal  n'est  plus  chez  le  roi,  madame,  et  voici  le  roi  lui- 
même  qui  vient  au-devant  de  messieurs  ses  oncles. 

LA  REINE-MÈRE,   se  levant  et  avec  impatience. 

Le  roi....  au  devant  de....  (Elle  s'interrompt  et  dit  à  l'huissier  :)  Le  cardinal 
ne  peut  être  loin;  qu'on  le  fasse  chercher. 

SCÈNE  XVIII. 

Les  mêmes,  LE  ROI,  LA  REINE. 

LE  ROI ,  qui  a  entendu  les  derniers  mots  prononcés  par  sa  mère. 

Le  cardinal!  Ah!  ma  bonne  mère,  laissez-nous  respirer  :  j'en  ai  joui 
près  d'une  heure. 

LA  REINE-MÈRE. 

Non,  mon  fils,  il  faut  qu'il  vienne. 

(Elle  fait  signe  à  l'huissier  d'aller  chercher  le  cardinal.  —  L'huissier  sort.) 
LE  ROI. 

Alors  vous  voulez  nous  chasser? 

(Le  roi  s'approche  de  ses  oncles  et  leur  donne  affectueusement  la  main.) 
LA  REINE-MÈRE. 

Non,  certes,  mes  chers  enfans,  restez  :  nous  avons  besoin  de  vous. 

LE  ROI ,    à  sa  mère. 

Mais  qu'en  ferez- vous,  de  ce  cardinal  !...  Quel  fléau  que  les  cousins, 
bon  Dieu  ! 


242  REVUE  DES   DEUX   MONDES. 

LA  REINE,   prenant  la  main  du  roi. 

Allons,  mon  cher  seigneur,  celui-ci,  soyons  justes,  n'est  pas  l'ennemi 
de  voter  repos  :  il  sait  si  bien  vous  endormir  ! 

LA  REINE-MÈRE. 

Tout  cela  n'est  qu'enfantillage.  N'ayez  pas  peur,  nous  le  renverrons 
promptement.  Mais  il  faut  que  vous  le  supportiez;  il  faut  même  que 
vous  lui  parliez,  François;  que  vous  le  chargiez  d'inviter  ses  frères  à 
venir  sans  délai.  Surtout  n'allez  pas  les  habiller  devant  lui,  comme  il 
vous  arrive  quelquefois. 

LE  CARDINAL   DE  LORRAINE. 

C'est  un  avis  bien  sage  que  vous  lui  donnez  là,  madame. 

LA  REINE-MÈRE. 

N'oubliez  pas  qu'il  ne  peut  vous  advenir  plus  grand  bien  que  de  voir 
vos  cousins  prendre  séance  aux  états.  Nous  en  sommes  d'accord,  mes- 
sieurs vos  oncles  et  moi. 

LE  ROI,  prenant  le  bras  de  la  reine  et  lui  parlant  à  demi-voix. 

Ma  foi!  s'ils  sont  d'accord,  venez-vous-en,  Marie;  asseyons-nous  sur 
ces  coussins  et  parlons  de  nos  affaires...  Vous  trouvez  donc  que  ces 
milans  de  notre  sœur  d'Espagne  ne  valent  pas  ceux  que  Stewart  nous 
faisait  venir  de  Dunbarton? 

(Pendant  que  le  roi  et  la  reine  font  cet  aparté,  la  reine-mère  est  retournée 
s'asseoir  devant  la  table  et  s'est  remise  à  écrire.  Le  duc  de  Guise  et  son  frère 
s'entretiennent  à  voix  basse.  Au  bout  de  très  peu  d'instans,  l'huissier  rentre 
et  annonce  :  Monseigneur  le  cardinal  de  Bourbon.  —  La  reine-mère  se  lève 
et  va  au-devant  du  cardinal.) 

SCÈNE  XIX. 

Les  mêmes,  LE  CARDINAL  DE  BOURBON. 

LA   REINE-MÈRE. 

Cher  cardinal ,  nous  parlions  de  messieurs  vos  frères.  MM.  de  Guise 
gémissent  comme  vous,  comme  moi,  des  tristes  nécessités  où  le  roi 
serait  conduit,  si  ses  cousins  persistaient  dans  leur  refus.  Il  faut  les 
empêcher  de  se  perdre.  Allez  vers  eux,  monsieur  le  cardinal,  nous 
vous  y  convions  tous. 

LE  CARDINAL   DE  ROURRON. 

J'y  veux  aller,  madame,  et  dès  ce  soir. 

LA  REINE-MÈRE. 

Dites-leur  tout  ce  que  vous  inspirera  votre  cœur  de  frère  et  de  bon 
serviteur  du  roi. 

LE  CARDINAL  DE  ROURRON. 

îe  leur  dirai...  je  leur  dirai...  Si  la  reine  me  le  permet,  voici  ce  que 
je  leur  dirai... 


LES  ÉTATS  DORLÉANS.  243 

LE   ROI ,  l'interrompant. 

Non,  non,  mon  cher  cousin,  nous  nous  en  fions  à  vous;  mais  faites- 
leur  bien  savoir  que  je  les  attends  à  bras  ouverts,  qu'il  me  tarde  de 
les  voir.  Quant  aux  mauvais  desseins  qu'on  leur  prête,  je  n'y  croirai 
que  s'ils  ne  viennent  pas.  (Bas  au  cardinal  de  Lorraine.)  N'est-ce  pas  cela, 
mon  oncle  ? 

LE   CARDINAL   DE  LORRAINE  ,  bas. 

A  merveille;  mais  encore  quelques  mots. 

LE   ROI. 

J'aurai  plaisir  à  leur  faire  bonne  chère,  s'ils  se  hâtent  de  venir;  mais, 
s'ils  me  forcent  à  leur  courir  sus  et  à  leur  faire  sentir  que  je  suis  roi... 

LE  CARDINAL  DE  LORRAINE,  à  l'oreille  du  roi. 

Tout  doux  ! 

LE   ROI. 

Je  suis  tout  délibéré  d'en  finir  et  de  ne  plus  vivre  en  peine  et  en  per- 
plexité, comme  nous  vivons  depuis  six  mois. 

LA  REINE-MÈRE. 

Vous  le  voyez,  cardinal,  il  n'y  a  de  danger  pour  eux  que  s'ils  ne 
viennent  pas.  Dites-leur  bien  que  leur  sûreté  n'est  qu'ici;  partout  ail- 
leurs ils  se  perdent. 

LE   CARDINAL   DE   LORRAINE. 

Faites-leur  voir  qu'on  calomnie  le  roi,  qu'on  nous  prête  des  noir- 
ceurs indignes  de  nous. 

LE  CARDINAL   DE  ROURRON. 

Oui,  je  vous  promets,  je  promets  à  la  reine,  au  roi,  de  les  arracher 
aux  conseils  de  ces  damnés  d'hérétiques.  Il  le  faut  pour  l'honneur  de 
notre  maison...  Ils  m' écouteront ,  ils  viendront  avec  moi;  sinon,  je  les 
renie  pour  mes  frères  et  les  abandonne  à  la  colère  du  roi. 

LA   REINE-MÈRE. 

Très  bien,  très  bien,  cardinal. 

LE   ROI. 

Ne  perdez  pas  de  temps,  mon  cousin. 

LE   CARDINAL   DE   ROURRON. 

Je  l'ai  dit  au  roi,  dès  ce  soir  je  partirai. 

LE  ROI. 

Que  Dieu  vous  accompagne  î 

LE  CARDINAL  DE  ROURRON ,  saluant  et  se  préparant  à  sortir. 

S'il  exauce  mes  vœux,  le  roi  sera  satisfait. 

LA  REINE-MÈRE ,  bas  au  cardinal  de  Bourbon. 

Veuillez,  avant  de  partir,  passer  chez  Mme  de  Montpensier. 

LE   CARDINAL   DE  BOURDON,  bas. 

Je  n'y  manquerai  pas,  madame. 


244  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

LE  CARDINAL  DE  LORRAINE,  bas  au  duc  de  Guise. 

Que  se  disent-ils  donc?  J'ai  toujours  peur  qu'elle  ne  se  ravise Si 

elle  lui  défendait  de  partir?... 

LE   DUC   DE   GUISE,  bas. 

Non,  non,  soyez  sans  crainte  ;  vous  l'avez  dit  :  elle  irait  plutôt  elle- 
même. 

LA  REINE-MÈRE,  haut. 

Adieu,  monsieur  le  cardinal;  prompt  retour  et  bon  succès. 

(Le  cardinal  sort.) 

SCÈNE  XX. 

LA  REINE-MÈRE,  LE  ROI,  LA  REINE,  LE  DUC  DE  GUISE, 
LE  CARDINAL  DE  LORRAINE. 

LE   CARDINAL  DE  LORRAINE. 

Eh  bien!  madame,  n'êtes-vous  pas  contente?  Voilà,  j'espère,  des  pa- 
roles, des  engagemens,  des  promesses,  auxquels  il  ne  manque  rien. 

LE   ROI. 

Pardon,  mon  oncle,  il  y  manque  un  autre  messager.  C'est  pour  les 
faire  fuir  apparemment  que  vous  leur  envoyez  celui-là!  Si  vous  avez 
tant  à  cœur  de  les  voir,  ces  beaux  cousins,  je  conseille  à  ma  mère  de 
s'en  donner  elle-même  le  souci. 

LE  CARDINAL  DE  LORRAINE. 

C'était  bien  notre  désir! 

LE  ROI. 

Écrivez-leur,  bonne  mère,  comme  vous  savez  écrire,  et  faites-leur 
tenir  promptement  votre  lettre.  Ils  vous  comprendront  mieux  et  se 
fieront  plus  à  vous. 

LE  CARDINAL  DE  LORRAINE. 

Vous  le  voyez,  madame,  le  roi,  sans  le  savoir,  répète  notre  prière. 
Votre  majesté  n'avait-elle  pas  commencé?... 

LA   REINE-MÈRE. 

Mon  Dieu,  oui!  quelques  lignes...  Je  veux  bien  achever,  mais  à  la 
condition  qu'on  me  prête  secours. 

LE   CARDINAL   DE   LORRAINE. 

Comment,  madame? 

LA   REINE-MÈRE. 

Oui,  si  l'on  veut  m'aider,  nous  devons  réussir.  Le  moyen  est  cer- 
tain... 

LE   CARDINAL  DE  LORRAINE. 

Quel  moyen? 

LA  REINE-MÈRE. 

Venez,  qu'on  vous  le  dise,  monsieur  le  cardinal. 

(  Elle  lui  parle  à  voix  basse.) 


LES  ÉTATS   D'ORLÉANS.  245 

LA   REINE,   assise  auprès  du  roi,  à  demi-voix. 

François,  vous  expliquez-vous  la  paix  qui  règne  ici? 

LE  ROI,    à  demi-voix. 

Non,  vraiment.  Et  je  ne  sais  d'où  vient  que  ma  mère  est  si  friande 
de  ce  Navarre  et  de  ce  Gondé.  Quant  à  nos  oncles,  ils  ne  me  l'ont  pas 
dit;  mais  je  gage  qu'ils  ont  la  même  idée  que  moi. 

LA  REINE. 

Quelle  idée? 

LE  ROI. 

Que  si  nous  les  attrapons,  ma  mie,  il  ne  faudra  pas  les  lâcher. 

LA  REINE. 

Ah!  bon  Dieul  c'est  donc  un  piège? 

LE   ROI. 

Le  grand  mal  !  La  cousine  d' Albret  a  son  Bèze  pour  la  consoler  et  la 
Limeuil  se  passera  bien  de  Condé  pour  faire  ses  couches. 

LA  REINE. 

Fi  donc!  qui  vous  apprend  ces  vilains  propos-là? 

LE  ROI,   riant. 

C'est  l'oncle  de  Lorraine. 

LA  REINE. 

Ah!  je  ne  vous  crois  pas. 

(îLe  roi  lui  répond  à  voix  basse,  et  ils  continuent  leur  a-parte.) 
LA  REINE-MÈRE  ,  achevant  de  causer  avec  le  cardinal,  mais  élevant  un  peu  la  voix. 

Oui,  monsieur  le  cardinal,  tous  les  deux,  je  vous  l'assure,  tous  les 
deux. 

LE   CARDINAL   DE   LORRAINE. 

On  m'avait  dit  Condé...  et  je  le  comprenais;  mais  l'autre... 

LA  REINE-MÈRE,  riant. 

A  qui  mieux  mieux! 

LE  CARDINAL  DE   LORRAINE. 

Quels  fous! 

LA  REINE-MÈRE. 

C'est  de  famille;  le  vieux  Vendôme  leur  a  donné  sa  complexion  amou- 
reuse. 

LE   CARDINAL   DE   LORRAINE. 

Et  ça  veut  gouverner  l'état! 

LE  DUC  DE  GUISE ,   s'approchant  de  son  frère. 

De  qui  parlez-vous  donc? 

LA  REINE-MÈRE ,  toujours  à  demi-voix. 

De  nos  princes,  monsieur  le  duc,  et  d'un  merveilleux  talisman  pour 
les  ramener  au  devoir.  Voulez- vous  qu'on  vous  l'enseigne?  (Montrant 


246  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

du  doigt  la  reine  qui  continue  à  s'entretenir  avec  le  roi.)  Détachez-moi  IM  de  Ces 

rubans  tressés  à  ces  blonds  cheveux,  ou  bien  donnez-moi  deux  lignes 
écrites  de  cette  main  si  mignonne,  et  dès  demain,  je  vous  en  réponds, 
ils  seront  ici...  Eh!  mais,  quels  yeux  vous  faites! 

LE   DUC   DE   GUISE. 

Comment,  ils  oseraient  ! 

LA   REINE-MÈRE. 

Pourquoi  vous  fâcher  si  rouge?  Vous  n'êtes  pas  le  roi,  seigneur  duc. 
(A  part.)  En  tiendrait-il  aussi  pour  elle  ? 

LE  DUC  DE   GUISE. 

Je  ne  suis  pas  le  roi,  non,  madame,  mais  l'honneur  de  ma  nièce 

LA   REINE-MÈRE. 

Que  parlez-vous  d'honneur,  bon  Dieu  !  Perd-on  l'honneur  pour  être 
aimée? 

(Le  cardinal  s'approchant  de  son  frère,  la  reine-mère  se  détourne  et  se  remet 
à  écrire.) 

LE  CARDINAL  DE  LORRAINE ,   bas  au  duc  de  Guise. 

C'est  vous  qui  perdez  tout,  François,  si  vous  ne  la  laissez  faire.  Elle 
est  sur  la  voie,  croyez-moi.  Bouchard  me  l'avait  dit... 

LE  DUC  DE  GUISE,   bas. 

Encore  votre  Bouchard! 

LE   CARDINAL   DE   LORRAINE. 
Ecoutez-moi...  (Il  lui  parle  très  bas  et  avec  vivacité.) 

LE  DUC  DE  GUISE ,   à  demi-voix. 

Non,  c'est  un  mauvais  jeu. 

LE   CARDINAL  DE   LORRAINE,   bas. 

Eh  bien  !  ne  vous  en  mêlez  pas...  mais  laissez-nous  faire! 

(Le  duc  de  Guise  va  s'asseoir  à  l'écart.) 
LA  REINE,   bas  au  roi.  Depuis  un  moment  elle  tourne  souvent  les 
yeux  vers  la  reine-mère  et  MM.  de  Guise. 

Que  se  disent-ils  donc? 

LE   ROI. 

Laissons-les  se  débattre;  je  ne  suis  pas  curieux. 

LA   REINE. 

Pourquoi  regardent-ils  ainsi  de  notre  côté? 

LE  ROI ,   élevant  la  voix  et  s'adressant  au  cardinal  de  Lorraine. 

Vous  ne  savez  pas,  mon  oncle,  Marie  croit  que  vous  parlez  d'elle. 

LE  CARDINAL   DE   LORRAINE. 

Elle  ne  se  trompe  guère.  La  reine,  votre  bonne  mère,  ne  veut  pas 
écrire  seule  à  MM.  vos  cousins;  il  faut  que  nous  l'aidions  tous...  Marie 


LES  ÉTATS  D'ORLÉANS.  247 

comme  les  autres Quelques  mots  de  sa  main  à  la  fin  de  cette 

lettre... 

LA    REINE. 

Moi,  mon  oncle  1  Y  pensez-vous?  Qu'ai-je  à  dire  à  MM.  de  Bourbon? 

LE   CARDINAL   DE   LORRAINE. 

Que  leur  dites-vous  quand  ils  sont  à  la  cour?  Des  riens;  il  n'en  faut 
pas  davantage.  C'est  seulement  pour  qu'ils  sachent  que  tout  le  monde 
ici  veut  les  bien  recevoir. 

LA   REINE. 

Je  n'ai  pas  envie  de  leur  donner  si  bonne  opinion  d'eux-mêmes 

Que  ne  croiraient-ils  pas? 

LE  ROI. 

Qu'importe  ce  qu'ils  croiront,  Marie?  Quand  ils  seront  venus,  on  les 
détrompera. 

LE   CARDINAL   DE   LORRAINE.* 

Est-ce  M.  de  Condé  qui  vous  fait  peur?  Ne  dites  rien  pour  lui.  Mais 
ce  bon  roi  de  Navarre,  qui  serait  votre  père,  n'est-il  pas  d'âge  à  vous 
rassurer? 

LA   REINE. 

Non,  je  ne  veux  écrire  à  personne,  pas  plus  au  roi  de  Navarre  qu'à... 
tout  autre. 

LA  REINE-MÈRE  ,   bas  au  cardinal. 

Si  ce  sont  vos  leçons  qui  la  rendent  si  farouche,  je  vous  en  fais  com- 
pliment, cardinal.  (Haut.)  Vraiment,  ma  fille,  vous  m'étonnez.  De  notre 
temps,  nous  étions  fort  en  garde,  votre  tante,  Mino  Marguerite  et  moi, 
pour  ne  pas  donner  prise  aux  mauvaises  langues;  mais  nous  parlions 
librement  à  tout  le  monde,  et  nous  aurions  écrit  à  nos  cousins,  voire  à 
tous  les  honnêtes  gens  qui  suivaient  la  cour,  sans  que  personne  y  trou- 
vât à  redire. 

LA   REINE. 

De  votre  temps,  ma  mère,  le  monde  était  moins  méchant  qu'au- 
jourd'hui. 

LA   REINE-MÈRE. 

Plus  on  est  sûre  de  ne  pas  faillir,  moins  il  faut  avoir  peur  de  se 
donner  d'innocentes  libertés. 

LE   CARDINAL   DE   LORRAINE. 

Encore  s'il  s'agissait  d'écrire  en  cachette  et  la  porte  fermée.... 

LA  REINE-MÈRE. 

Vous  ayez  raison,  cardinal...  C'est  devant  nous...  c'est  avec  nous. 

LE   ROI. 

Allons,  Marie,  ne  faites  pas  votre  petite  grimace. 


248  REVUE  DES  DEUX   MONDES. 

LA  REINE. 

Vous  êtes  bien  peu  charitable,  François! 

LE  ROI. 

Et  vous  bien  peu  docile.  Voyons,  écrivez 

LA  REINE. 

Non,  je  n'écrirai  pas. 

LE  ROI. 

Eh  bien!  pour  la  punir,  écrivez,  vous,  ma  mère,  ce  que  je  vais  vous 
dire. 

LA  REINE. 

Pas  en  mon  nom,  j'espère? 

LE  ROI. 

Et  pourquoi  pas? 

LA  REINE. 

Jamais  en  vérité  on  ne  vit  telle  chose!  (Se  tournant  vers  M.  de  Guise.) 
Qu'en  dites-vous,  mon  oncle? 

LE  DUC  DE  GUISE ,  assis  et  jouant  avec  ses  gants. 

Vous  le  prenez  trop  vivement...  On  ne  veut  que  badiner. 

LA  REINE,  à  part. 

Quel  badinage!...  un  guet-apens! 

LE  ROI,  à  la  reine-mère. 

Avez- vous  terminé  votre  lettre,  ma  mère? 

LA  REINE-MÈRE. 

Oui...  (Lisant  ce  qu'elle  achève  d'écrire.)  «  Je  prie  Dieu,  mes  frère  et  cher 
cousin,  qu'il  vous  ait  en  sa  sainte  miséricorde...  » 

LE  ROI. 

Ma  foi!  si  Dieu  vous  exauce,  c'est  qu'il  n'y  regarde  pas  de  près. 
N'importe,  voulez-vous  ajouter  en  post-scriptum  :  «  La  reine,  notre 
chère  fille...  » 

LA   REINE. 

François!  je  vous  en  supplie!.... 

LE   ROI. 

Non,  laissez,  cela  m'amuse (  ^adressant  au  cardinal.)  Voyons,  mon 

oncle,  que  faut-il  dire?  Je  sais  bien,  moi,  ce  qui  ferait  venir  Condédu 
bout  du  monde.... 

LE   CARDINAL   DE   LORRAINE. 

Eh  bien!  dites... 

LE  ROI. 

S'il  devait  la  revoir,  comme  ce  certain  jour  à  Saint-Germain,  dans 
son  habillement  de  sauvage.... 

LA   REINE-MÈRE,  riant. 

De  sauvage?... 


LES  ÉTATS  D'ORLÉANS.  249 

LE  ROI. 

Eh  !  oui,  à  la  mode  de  nos  sujets  d'Ecosse.  Quand  les  gens  vont  nu- 
jambes,  ne  sont-ce  pas  des  sauvages?  (Se  tournant  vers  la  reine.)  Comme  il 
vous  regardait  ce  jour-là,  le  petit  cousin  ! 

LA  REINE. 

Vous  l'avez  rêvé,  François. 

LE  ROI. 

Allons,  allons,  ne  faites  pas  l'ignorante Moi,  cela  me  plaisait 

peu;  aussi  mon  bon  ami  Condé.... 

LA  REINE-MÈRE,  l'interrompant. 

Mais  vous  n'avez  à  son  endroit  que  de  bons  desseins,  j'espère? 

LE  CARDINAL  DE   LORRAINE. 

Cela  n'est  pas  douteux. 

LA  REINE-MÈRE. 
Laissez-le  dire,  cardinal.   (Le  cardinal  fait  un  signe  au  roi.) 

LE  ROI. 

Assurément,  bonne  mère,  de  bons  desseins. 

LA  REINE-MÈRE,   reprenant  sa  plume. 

Eh  bien!  voyons,  que  voulez-vous  que  j'écrive?  «La  reine,  notre 
chère  fille....  » 

LE   CARDINAL   DE  LORRAINE,   au  roi. 

Si  vous  disiez  ceci  :  «  La  chasse  est  belle  à  Chambord....  » 

LE   ROI. 

Ah!  oui.... 

LÀ  REINE-MÈRE. 

Très  bien. 

LE  CARDINAL  DE  LORRAINE,   continuant. 

a  La  reine,  notre  chère  fille,  ne  veut  l'ouvrir  qu'en  compagnie  de 
messieurs  ses  cousins....  » 

LE  ROI. 

C'est  cela  ! 

LA  REINE,  à  part. 

Quel  supplice  ! 

LE  ROI,   à  sa  mère. 

Encore  un  mot  :  «Manqueront-ils  au  rendez- vous?»  N'est-ce  pas, 
mon  oncle? 

LE   CARDINAL   DE   LORRAINE. 
A  merveille.  (Se  penchant  vers  la  reine-mère  et  à  demi-voix  :)  Il  met  les  points 

sur  les  i. 

LE  ROI,   à  la  reine  qui  laisse  voir  un  grand  dépit. 

Que  vous  êtes  étrange,  Marie  !  il  faut  bien  rire  quelquefois  ! 


250  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

LA  REINE,    s'efforçant  de  rire. 

Vous  vous  serez  mis  trois  pour  faire  ce  beau  chef-d'œuvre!...  et  vous 
allez  l'envoyer,  votre  lettre? 

LE   ROI. 

Assurément. 

LA   REINE. 

Par  qui? 

LE  ROI. 
Allons,  je  veux  VOUS  Complaire.  (Il  appelle.)  Holàî  (A  l'huissier  qui  entre.) 
Faites  venir  Stewart.    (L'huissier  sort.) 

LE  CARDINAL  DE  LORRAINE,   vivement. 

Pourquoi  cet  homme? 

LE   ROI. 

Quel  mal  y  voyez-vous  ?  > 

LE  CARDINAL  DE   LORRAINE. 

Il  n'est  pas  assez  leste,  assez  jeune.... 

LE   ROI. 

Je  souhaiterais  à  bien  des  jouvenceaux  d'enfourcher  un  cheval  comme 
lui. 

LE  CARDINAL  DE  LORRAINE. 

Mais  un  de  vos  gentilshommes  ferait  encore  mieux  l'affaire.... 

LA   REINE. 

Non,  non,  je  suis  pour  Stewart....  puisque  le  roi  l'a  choisi. 

LE  CARDINAL  DE  LORRAINE,   bas  à  son  frère. 

Aidez-moi  donc,  François....  ce  drôle  nous  fera  quelque  tour. 

LE  DUC  DE  GUISE,   bas. 

Ce  sont  vos  affaires....  mais  croyez-moi,   ne  contrariez  pas  trop 

Marie.  (Entre  Stewart.) 


SCENE  XXI. 

Les  mêmes,  STEWART. 

LE   ROI. 

Stewart,  montez  à  cheval  et  courez  à où  sont-ils,  ma  mère? 

LA  REINE-MÈRE. 

A  Montargis.  Ils  y  seront  ce  soir  ou  demain  matin. 

LE  ROI,   à  Stewart. 

Il  s'agit  de  messieurs  de  Bourbon  :  vous  leur  donnerez  cette  lettre. 

LA  REINE-MÈRE,   à  Stewart.  —  Elle  tient  la  lettre  à  la  main. 

Venez  chez  moi,  j'y  vais  mettre  mon  sceau. 

LE  ROI,   à  Stewart. 

Allez,  suivez  ma  mère,  et  partez  sur-le-champ.     (Stewart  s'incline.) 


LES  ÉTATS  D'ORLÉANS.  251 

LA   REINE-MÈRE. 

Adieu,  mes  enfans. 

LA   REINE. 
Dieu  VOUS  garde,  ma  mère!  (En  s'avançant  vers  la  reine-mère  pour  l'embras- 
ser, elle  passe  devant  Stewart  et  lui  dit  à  voix  basse  :  )  Ne  partez  qu'après  avoir 

pris  mes  ordres,  je  le  veux;  vous  m'entendez,  Stewart. 

(La  reine-mère  sort;  Stewart  la  suit,  après  avoir  fait  signe  à  la  reine  qu'il  lui  obéira.) 

SCÈNE  XXII. 

LE  ROI,  LA  REINE,  LE  DUC  DE  GUISE,  LE  CARDINAL 
DE  LORRAINE. 

LE  CARDINAL  DE  LORRAINE,   bas  au  duc  de  Guise. 

Vite,  deux  bons  chevaux  et  deux  hardis  compères  pour  le  gagner  de 
vitesse  et  porter  le  mot  à  Bouchard.  Trouvez-moi  cela,  mon  frère. 

LE  DUC  DE  GUISE,   bas. 

Et  que  craignez-vous? 

LE   CARDINAL  DE  LORRAINE,  bas. 

Que  sais-je?  La  reine Marie  elle-même! C'est  nécessaire, 

croyez-moi. 

LE  DUC  DE  GUISE. 

Allons,  je  le  veux  bien. 

LE  CARDINAL  DE  LORRAINE. 
HâtonS-nOUS.  (Ils  sortent.) 

SCÈNE  XXIII. 

LE  ROI,  LA  REINE. 

LA  REINE. 

C'est  bien  mal,  ce  que  vous  avez  fait  là,  François!  Si  vous  m'aimiez, 
vous  m'auriez  écoutée...  Cela  pourra  prêter  à  médire  de  moi. 

LE  ROI. 

Que  vous  êtes  enfant!  Voyons,  venez,  ma  belle. 

LA  REINE,  à  part,  en  suivant  le  roi  qui  se  dirige  vers  son  appartement. 

Et  moi  qui  ai  la  bonté  de  demander  pardon  à  Dieu  quand  il  nïad- 
vient  de  rêver  à  ces  soirées  d'Am boise!  (ils  sortent.) 


FIN   DU  PREMIER  ACTE. 


L.    VlTET. 


(La  suite  au  prochain  n°.) 


LES  SQUATTERS 


SOUVENIRS  D'UN  EMIGRANT. 


DERNIÈRE   PARTIE.1 


I. 

Quand  on  a  dépassé  Santa-Fé,  capitale  du  Nouveau-Mexique,  il  reste 
aux  voyageurs  environ  trente  lieues  à  faire  vers  l'ouest  et  la  Sierra- 
Madré  à  franchir,  pour  atteindre  la  Haute-Californie.  Une  plaine  im- 
mense ,  au  milieu  de  laquelle  coule  en  diagonale  la  Rivière  Rouge, 
s'étend  au  .pied  de  la  Sierra-Madre;  elle  sépare  la  partie  orientale  de 
la  Californie  des  territoires  aurifères,  des  Dorados  ou  districts  d'or. 
Cette  plaine  va  en  s'élevant  insensiblement  dans  la  direction  du  nord- 
ouest,  et  finit  par  former  un  plateau  carré,  nommé  le  Grand-Bassin, 
d'un  diamètre  d'environ  cinq  cents  milles,  à  un  niveau  de  cinq  mille 
pieds  au-dessus  de  celui  de  la  mer.  Un  sol  inégal,  ici  renflé  en  col- 
lines, là  creusé  en  vallées,  des  sables  arides  entrecoupés  par  des  terres 
fertiles,  des  lacs  encadrés  dans  une  végétation  sauvage,  donnent  au 
plateau  l'aspect  sévère  et  accidenté  des  pays  de  montagnes.  Les  lacs  du 
Grand-Bassin,  et  entre  autres  celui  de  la  Pyramide  à  l'ouest,  le  Grand- 
Lac  Salé  à  l'est,  forment  les  réservoirs  de  plusieurs  fleuves  dont,  par 

(1)  Voyez  la  livraison  du  1er  avril. 


t  LES  SQUATTERS.  253 

une  singularité  remarquable,  aucun  ne  franchit  l'enceinte  des  mon- 
tagnes pour  se  déverser  dans  l'océan.  A  la  limite  occidentale  du  pla- 
teau, du  côté  de  la  Mer  Pacifique,  la  chaîne  des  Monts-Neigeux,  la 
Sierra-Nevada,  dresse  vers  le  ciel  ses  blanches  arêtes.  A  la  base  de  la 
sierra  s'ouvre  un  défilé  qui  mène  les  voyageurs,  à  travers  mille  détours, 
au  pied  des  pics  chenus  dont  le  sommet  atteint  la  région  des  neiges 
éternelles.  Ce  défilé  est  le  Pas  des  Émigrans;  c'est  la  voie  de  commu- 
nication naturelle  entre  le  Grand-Bassin  et  les  riches  plaines  baignées 
par  le  San-Joaquin  et  le  Sacramento.  Traversez  ce  défilé,  franchissez  les 
âpres  versans  de  la  Sierra-Nevada,  et  vous  foulez  enfin  cette  vallée  dont 
les  trésors  sont  aujourd'hui  célèbres  dans  le  monde  entier,  vous  êtes  au 
centre  de  la  contrée  aurifère  vers  laquelle  tant  de  regards  inquiets, 
tant  d'espérances  avides  se  tournent  depuis  quelques  mois  comme  vers 
une  terre  promise. 

Nous  avions  suivi  la  route  que  je  viens  de  décrire,  nous  avions  laissé 
derrière  nous  les  plaines  de  Santa-Fé,  les  défilés  sauvages  de  la  Sierra- 
Madré,  les  solitudes  arides  ou  fertiles  du  Grand-Bassin;  mais,  arrivés 
svjr  les  plateaux  élevés  de  la  Sierra-Nevada,  nous  avions  fait  halte.  Nous 
étions  les  premiers  à  prendre  la  Californie  à  revers;  tandis  que  les  émi- 
grans venus  par  mer  exploitaient  les  vallées  du  San-Joaquin  et  du  Sa- 
cramento, et  s'avançaient  peu  à  peu  du  littoral  vers  la  base  occiden- 
tale de  la  sierra,  nous  jugeâmes  préférable  d'en  exploiter  les  plateaux 
et  les  versans  encore  inexplorés. 

Ce  fut  d'abord  une  halte  tumultueuse.  Près  de  trois  cents  aventuriers 
prenaient  tout  d'un  coup  possession  d'une  terre  où  il  leur  semblait  déjà 
fouler  l'or  qu'ils  étaient  venus  chercher  de  si  loin  et  à  travers  tant  de 
périls.  On  fit  les  apprêts  du  dernier  campement  avec  une  joie  fiévreuse. 
En  quelques  minutes,  les  tentes  furent  dressées  et  les  feux  du  bivouac 
brillèrent,  comme  des  signaux  de  fête,  sur  les  cimes  désertes  qu'enve- 
loppaient les  premières  ombres  de  la  nuit.  Le  romancier,  le  chasseur 
canadien  et  moi  nous  tînmes  conseil  autour  de  l'un  de  ces  brasiers, 
comme  les  guerriers  indiens  à  la  veille  d'entrer  en  campagne.  Je  com- 
mençai par  décider  Tranquille  à  rester  avec  nous  en  qualité  de  guide 
et  de  chasseur.  C'était  facile:  quels  besoins  avait-il  à  satisfaire?  N'avait- 
il  pas,  sur  les  sommets  de  la  sierra  comme  sur  les  bords  des  grands 
lleuves  ou  au  milieu  des  prairies  de  l'ouest,  l'air  pur,  le  ciel  bleu  et 
des  terrains  de  chasse  illimités?  Il  fut  ensuite  décidé  que  nous  cher- 
cherions, dès  le  lendemain,  les  traces  du  squatter  et  de  sa  famille,  et 
que  nous  essaierions  de  former  tous  ensemble  une  association  à  la 
fois  imposante  et  fructueuse.  Le  squatter  avait  dû  suivre  infailliblement 
le  même  chemin  que  la  caravane;  restait  à  savoir  s'il  avait  gagné  la 
plaine,  ou  s'il  avait,  comme  nous,  préféré  se  fixer  sur  les  hauteurs. 
C'était  un  point  à  éclaircir  dès  le  lendemain.  Pendant  que  nous  délibr- 
TOME  h.  »  m 


254  REVUE  DES  DEUX  MONDES.  # 

rions  tous  trois,  le  camp  entier  délibérait  aussi  par  groupes  séparés. 
Les  sympathies  qui  s'étaient  formées  pendant  un  long  voyage  donnaient 
naissance  à  de  nombreuses  associations,  à  de  petites  communautés,  qui 
se  distribuaient  déjà,  comme  un  pays  conquis,  les  endroits  à  exploiter, 
et  sur  lesquels  elles  projetaient  d'élever  leurs  habitations  respectives. 
Puis  le  camp  ne  tarda  pas  à  être  plongé,  à  la  suite  de  ces  délibérations 
et  de  ces  préparatifs  tumultueux,  dans  le  calme  d'un  sommeil  que  les 
émotions  de  la  journée  rendaient  nécessaire. 

Ce  sommeil  fut  bientôt  troublé.  Vers  deux  heures  de  la  nuit,  une  des 
sentinelles  mises  de  faction  à  quelque  distance  du  camp  donna  l'a- 
larme en  déchargeant  sa  carabine.  Les  échos  nombreux  qui  répétaient 
l'explosion  nous  firent  croire  à  une  fusillade,  et  en  un  clin  d'oeil  tout 
le  monde  fut  sur  pied.  Tranquille,  l'un  des  premiers,  s'élança  du  côté 
où  l'explosion  avait  retenti.  Un  quart  d'heure  après,  il  était  de  retour, 
et  nous  comprîmes  par  son  récit  que  les  dangers  que  nous  avions  courus 
jusqu'alors  n'étaient  rien  en  comparaison  de  ceux  qu'il  nous  restait  à 
braver.  Un  dogue,  qui  veillait  avec  la  sentinelle  sur  l'un  des  rochers 
voisins  du  camp,  avait  éventé  avec  l'instinct  de  sa  race  l'odeur  des  In- 
diens, et  poussé  des  hurlemens  qui  avaient  alarmé  le  factionnaire.  Ce- 
lui-ci avait  regardé  autour  de  lui  avec  inquiétude  et  fini  par  découvrir, 
dans  la  campagne  éclairée  par  la  lune,  des  cavaliers  qui  semblaient  se 
diriger  vers  le  camp,  et  qu'à  leurs  manteaux  de  peaux  de  bête  il  avait 
reconnus  pour  des  Indiens.  Il  avait  suivi  avec  attention  tous  leurs  mou- 
vemens.  Les  Indiens  avaient  fait  halte  à  quelque  distance  du  camp.  A 
peine  s'étaient-ils  arrêtés,  qu'un  homme  portant  le  costume  mexicain 
avait  passé  près  de  la  sentinelle,  sans  répondre  à  son  qui  vive,  et  s'était 
mis  à  courir  vers  les  Indiens.  La  sentinelle  avait  fait  feu;  elle  avait  vu 
les  Indiens  se  disperser  aussitôt,  mais  n'avait  pu  s'assurer  si  le  Mexicain 
suspect  avait  été  atteint.  — Tranquille  s'était  décidé,  avec  son  audace 
ordinaire,  à  pousser  seul  une  reconnaissance  dans  la  plaine;  il  avait 
remarqué  les  traces  des  cavaliers  indiens;  quant  à  l'homme  signalé 
par  la  sentinelle,  il  ne  l'avait  pas  rencontré.  A  l'entrée  du  camp  seu- 
lement, il  avait  été  rejoint  par  ce  vaquero  mexicain  que  nous  avions 
sauvé  sur  les  bords  de  l'Arkansas.  Tranquille  avait  questionné  le  va- 
quero sur  les  motifs  qui  le  faisaient  vejjler  à  pareille  heure,  et  n'avait 
obtenu  de  cet  homme  que  d'assez  vagues  explications.  —  Tout  cela,  dit 
le  chasseur  en  secouant  la  tête,  est  d'un  triste  augure  au  commence- 
ment d'une  campagne.  — Ces  paroles  du  chasseur  ne  laissèrent  pas  de 
nous  causer  quelque  inquiétude,  car  nous  savions  par  expérience  que 
Tranquille  se  trompait  rarement. 

Tels  furent  les  incidens  qui  signalèrent  notre  première  nuit  dans  la 
Sierra-Nevada.  Le  jour  brillait  à  peine,  que,  laissant  le  romancier  et 
notre  domestique  commun  à  la  garde  de  nos  bagages,  je  sortis,  accom- 


LES  SQUATTEHS.  253 

pagné  de  Tranquille,  pour  commencer  mes  recherches.  Nous  nous  di- 
rigeâmes du  côté  du  lac  que  nous  avions  aperçu  la  veille  de  l'une  des 
hauteurs  près  desquelles  la  caravane  avait  fait  halte. 

—  Tenez,  me  dit  le  Canadien,  voici  des  traces  de  roues  qui  divergent 
de  deux  côtés;  suivez  l'une  de  ces  deux  empreintes,  je  suivrai  l'autre, 
et  probablement  l'un  de  nous  deux  arrivera  à  l'endroit  où  les  chariots 
se  sont  arrêtés. 

Nous  nous  séparâmes  :  la  ligne  d'exploration  du  Canadien  devait  le 
conduire  aux  bords  du  lac  par  une  pente  unie;  celle  que  je  suivais  ser- 
pentait au  milieu  de  rochers  à  pic,  aboutissant  à  la  rive  opposée.  Je 
marchais  les  yeux  baissés  sur  le  sol  pierreux  où  les  chariots  n'avaient 
laissé  leurs  traces  que  de  distance  en  distance.  Je  fus  détourné  de  ma 
rêverie  par  le  bruit  d'une  pierre  qui  rebondit  à  mes  pieds;  je  levai  la 
tête,  et  j'aperçus  le  vaquero  mexicain,  qui,  depuis  l'alerte  de  la  dernière 
nuit,  m'était  singulièrement  suspect.  Les  jambes  pendantes,  une  cara- 
bine, que  je  voyais  pour  la  première  fois  entre  ses  mains,  posée  en  tra- 
vers sur  ses  genoux,  il  était  assis  sur  le  bord  d'un  rocher  qui  surplom- 
bait à  une  cinquantaine  de  pieds  au-dessus  de  moi.  Le  vaquero  me  fit 
signe  de  venir  le  rejoindre,  et  je  me  rendis  à  son  appel  avec  l'espoir 
que  peut-être  du  haut  de  cette  éminence  j'embrasserais  d'un  coup 
d'œil  le  lac  et  ses  alentours.  Ce  ne  fut  pas  sans  peine  que  j'arrivai  jus- 
qu'à lui. 

—  La  solitude  a  bien  ses  dangers,  me  dit-il  quand  je  fus  à  ses  côtés. 
Supposez  qu'au  lieu  d'être  arrivé  d'hier  dans  ce  pays,  votre  ceinture 
fût  gonflée  de  poudre  d'or  après  un  long  séjour.  N'auriez-vous  pas  tort 
de  vous  exposer  ainsi  dans  ces  gorges  désertes? 

—  Je  l'avoue,  répondis-je;  mais  je  marchais  sans  défiance  comme 
un  homme  que  sa  pauvreté  protège,  et  puis  j'avais  tout  à  l'heure  un 
compagnon  qui  n'est  pas  encore  bien  loin. 

—  Oui,  le  chasseur  canadien,  un  homme  rompu  à  la  vie  du  désert. 
Celui-là  du  moins  ne  cherche  ici  que  du  gibier;  il  ne  ressemble  pas  à 
ces  Américains  avides  qui  s'abattent  sur  notre  beau  pays  de  Californie 
comme  une  nuée  de  vautours. 

Le  Mexicain,  tout  en  parlant,  me  montrait  du  doigt  le  camp,  où  ré- 
gnait une  agitation  inusitée. 

—  Que  de  déceptions  parmi  tout  ce  monde,  continua-t-il ,  et  com- 
bien peut-être  de  ces  gens-là  regretteront  ce  qu'ils  ont  quitté! 

— -  Comment  l'entendez-vous?  demandai-je;  l'or  n'est-il  pas  si  abon- 
dant qu'on  le  prétend,  ou  bien  est-il  si  difficile  à  trouver? 

—  Le  métier  de  chercheur  d'or  a  des  périls  qu'on  ignore,  reprit 
le  Mexicain  avec  un  sourire  équivoque.  Et  puis,  l'excitation  de  l'es- 
prit, la  fatigue  du  corps,  les  exhalaisons  de  ces  cours  d'eau  qu'on  va 
détourner,  les  vapeurs  de  cette  terre  qu'on  va  fouiller,  la  faim  et  la 


256  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

soif,  comptez-vous  tout  cela  pour  rien?  Laissez,  croyez-moi,  ces  insen- 
sés se  précipiter  sur  cette  terre  comme  si  chaque  caillou,  chaque  grain 
de  sable  dût  cacher  un  morceau  d'or.  Avant  quelques  jours,  la  curée 
sera  belle  ici  pour  les  vautours. 

—  Mais  au  moins,  m'écriai-je,  ce  qu'on  a  dit  des  richesses  cachées 
dans  ces  sables  n'est  pas  un  mensonge? 

—  Écoutez,  répondit  le  vaquero;  je  vous  dois,  ainsi  qu'au  chasseur 
et  à  votre  ami,  quelque  reconnaissance.  Pour  vous  prouver  que  je  ne 
suis  pas  un  ingrat ,  je  vais  vous  révéler  ce  qu'un  vrai  gambusino  ne 
saurait  ignorer  sans  honte.  Il  y  a  mille  manières  de  chercher  de  l'or, 
sans  parler  de  celle  qui  est  la  mienne;  mais  ce  n'est  pas  de  moi  qu'il 
s'agit  en  ce  moment.  Ce  que  je  vais  vous  dire ,  c'est  ce  que  tout  Cali- 
fornien connaissait  à  merveille  bien  avant  l'arrivée  de  ces  chercheurs 
d'or  étrangers.  Ma  jeunesse  s'est  passée  à  chercher  de  l'or  dans  ce  pays, 
et  je  puis  parler  de  ce  qu'il  produit  en  connaissance  de  cause.  Évitez 
les  cours  d'eau,  car,  depuis  des  siècles  qu'ils  coulent  dans  le  même 
sens,  ils  ont  déjà  charrié  tout  l'or  qu'ils  ont  pu  arracher  aux  filons; 
les  grenailles  qu'ils  roulent  ne  valent  pas  les  fièvres,  les  rhumatismes 
que  leurs  eaux  engendreront.  Suivez  de  préférence  le  lit  desséché  des 
torrens.  Là,  c'est  autre  chose.  Les  torrens  n'ont  pas  de  sources;  quoi- 
qu'aboutissant  presque  toujours  au  lit  qu'ils  se  sont  une  fois  creusé, 
ils  ont  pris  naissance  à  des  endroits  différens  sur  la  crête  des  monta- 
gnes. Dans  l'impétuosité  de  leurs  cours  capricieux,  ils  arrachent  plus 
d'or  en  une  saison  aux  filons  saillans  des  rochers  qu'un  ruisseau  pen- 
dant tout  un  siècle.  L'inclinaison  des  terrains  vous  mettra  sur  la  trace 
de  la  route  qu'ils  suivent  d'ordinaire.  Exploitez-en  le  lit,  mais  en  le 
remontant,  car  les  plus  gros  morceaux  d'or  ont  dû  moins  s'éloigner 
du  filon  qui  les  a  engendrés.  Examinez  soigneusement  les  pepitas  que 
vous  rencontrerez.  A  mesure  que  les  arêtes  de  ces  pepitas  seront  plus 
aiguës,  ce  sera  signe  qu'elles  auront  roulé  moins  long-temps,  qu'elles 
seront  plus  près  du  rocher  qui  les  a  fournies.  Puis ,  si  vous  arrivez  à 
trouver  les  grains  d'or  adhérens  encore  à  leur  enveloppe  de  pierre, 
alors  creusez,  fouillez  partout,  brisez  le  roc  que  vous  rencontrerez, 
détournez  les  cours  d'eau  qui  vous  feront  obstacle,  car  vous  serez  près 
du  filon  générateur;  alors  au  moins  vous  pourrez  braver  le  froid  des 
rivières  et  les  exhalaisons  fiévreuses  d'un  sol  bouleversé. 

Ces  raisonnemens  me  semblaient  d'une  justesse  incontestable.  — 
Pourquoi  donc,  dis -je  au  Mexicain,  renoncez-vous  à  un  métier  dont 
vous  possédez  si  bien  les  secrets? 

—  Je  vous  ai  dit  qu'il  y  avait  plusieurs  manières  de  chercher  l'or. 
En  voilà  assez  sur  ce  sujet.  Adieu,  seigneur  cavalier.  Si  vous  m'en 
croyez,  vous  éviterez  de  vous  hasarder  ainsi  loin  du  camp,  seul  et  sans 
armes.  Maintenant  que  je  vous  ai  donné  de  bons  conseils  et  de  sages 


LES   SQUATTËllS.  257 

avis,  je  suis  quitte  envers  vous,  et  je  vais  à  mes  affaires.  C'est  à  vous  de 
profiter  de  mon  expérience,  à  moins  que  vous  n'aimiez  mieux  faire 
comme  la  plupart  de  vos  compatriotes  et  braver  les  dangers  au  lieu  de 
les  éviter  :  vous  en  êtes  le  maître. 

Le  vaquero  s'était  levé  tout  en  me  parlant;  il  me  lança  un  regard 
moqueur,  puis  il  descendit  à  grands  pas  la  colline  où  nous  étions  assis, 
et  je  l'eus  bientôt  perdu  de  vue.  Je  me  levai  à  mon  tour,  et  je  repris 
mon  chemin,  guidé  par  les  traces  de  chariots  qui  se  montraient  de  loin 
en  loin.  Enfin,  je  sortis  du  défilé  où  je  m'étais  engagé,  et  j'arrivai  dans 
la  plaine,  au  milieu  de  laquelle  le  lac  Bompland  étend  ses  eaux  lim- 
pides. Ce  lac,  situé  au  centre  des  plus  hauts  sommets  de  la  Sierra-Ne- 
vada, forme  un  parallélogramme  de  cinq  lieues  de  long  sur  deux 
de  large.  Ses  rives,  qui  n'allaient  pas  tarder  à  se  couvrir  d'émi- 
grans,  étaient  encore  désertes.  Deux  chariots  arrêtés  près  du  lac  an- 
nonçaient cependant  que  quelques  colons  s'étaient  déjà  fixés  sur  ses 
bords.  La  forme  de  ces  wagons,  la  toile  blanche  qui  les  recouvrait, 
attirèrent  tout  d'abord  mon  attention.  Il  me  sembla  reconnaître  les 
chariots  de  Township.  Je  pressai  le  pas,  et  j'acquis  bientôt  la  certitude 
que  je  ne  m'étais  pas  trompé.  Trois  des  fils  de  Township  étaient  occupés 
à  trier  des  sables  aurifères  à  quelque  distance  des  wagons,  et  leur  pré- 
occupation était  telle  qu'ils  ne  m'avaient  pas  aperçu.  J'avais  devant 
moi  un  curieux  exemple  de  cette  âpreté  d'exploitation  qui  révoltait  si 
étrangement  le  vaquero  mexicain.  L'un  des  jeunes  émigrans  tamisait, 
à  l'aide  d'une  large  pelle  et  d'une  claie  d'osier  inclinée  au-dessus  du 
sol,  les  parties  les  plus  grossières  du  sable;  deux  de  ses  frères  les  blu- 
taient ensuite  dans  une  peau  de  buffle  criblée  de  petits  trous  comme  les 
vans  de  nos  campagnes.  Des  amas  de  sable  tamisé  s'élevaient  en  assez 
grand  nombre  auprès  des  jeunes  gens,  attendant  la  dernière  et  décisive 
opération  du  lavage.  C'était  l'art  du  chercheur  d'or  dans  sa  première 
enfance.  J'interrompis  leurs  occupations  en  me  faisant  reconnaître  de 
l'aîné  de  ces  jeunes  travailleurs  nommé  Térence  ou  Terry  (diminutif 
familier  de  Térence).  Je  n'avais  pas  oublié  la  cordiale  sollicitude  qu'il 
m'avait  témoignée  au  moment  de  ma  rencontre  avec  son  père.  Le  pre- 
mier moment  de  surprise  une  fois  passé,  Terry  me  conduisit  au  cam- 
pement du  squatter. 

Township  avait  choisi,  pour  y  installer  sa  famille,  un  petit  vallon 
creusé  parmi  les  hauteurs  qui  encadrent  le  lac.  Sa  tente  et  ses  chariots, 
abrités  derrière  un  monticule,  formaient,  avec  des  troncs  d'arbres,  une 
sorte  de  retranchement  qui  mettait  son  habitation  à  l'abri  d'un  coup  de 
main.  Terry  m'introduisit  dans  la  tente  commune.  Le  squatter  et  sa 
femme  m'accueillirent  comme  une  vieille  connaissance.  Quant  à  la 
jeune  fille  de  Township,  elle  répondit  à  mon  salut  par  un  de  ces  gra- 
cieux sourires  auxquels  pendant  mon  long  pèlerinage  je  n'avais  jamais 
pensé  sans  émotion. 


528  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

—  Il  est  donc  dit,  s'écria  Township,  que  nous  nous  rencontrerons 
toujours  dans  l'exploitation  du  même  terrain;  mais  celui-ci  produit 
assez  pour  qu'on  ne  craigne  pas  de  partager.  Ce  n'est  pas  ici  comme 
à  Jied-Maple.  Soyez  donc  le  bien-venu. 

La  brusque  cordialité  de  cet  accueil  me  prouvait  que  le  squatter  ne 
gardait  contre  moi  aucune  arrière-pensée  hostile,  aucun  souvenir  dés- 
agréable de  nos  premières  relations.  Je  fis  connaître  alors  à  Township 
une  partie  des  motifs  qui  m'avaient  fait  entreprendre  ce  long  voyage; 
je  lui  racontai  mes  tentatives  inutiles  pour  le  rejoindre  depuis  Guyan- 
dot,  et  notre  excursion  à  sa  recherche  sur  les  bords  de  l'Arkansas.  Je 
parlai  à  ce  propos  de  l'homme  que  nous  avions  sauvé  au  milieu  de  cir- 
constances si  singulières,  et  que  nous  avions  amené  avec  nous.  Je  fus 
frappé  de  l'air  d'inquiétude  avec  lequel  le  squatter  écouta  cette  der- 
nière partie  de  mon  récit.  Toute  la  famille  semblait  partager  ce  sen- 
timent pénible,  et  l'embarras  de  Township  était  visible.  Toutefois  le 
squatter  ne  tarda  pas  à  se  remettre,  et  il  affecta  même  quelque  gaieté  en 
me  racontant  qu'après  avoir  failli  être  victime  d'un  guet-apens  tendu 
par  des  maraudeurs,  il  avait  fort  à  propos  été  secouru  par  un  détache- 
ment de  ri/ïemen,  et  que  cette  rencontre  avait  été  le  seul  incident  de 
son  voyage.  Je  dus  me  contenter  de  cette  explication,  après  quoi  j'ar- 
rivai à  la  proposition  d'association  que  je  m'étais  chargé  de  lui  trans- 
mettre. L'offre  de  trois  associés  armés,  parmi  lesquels  se  trouvait  un 
chasseur  du  mérite  de  Tranquille,  fut  acceptée  avec  empressement, 
comme  je  m'y  étais  attendu.  Satisfait  du  résultat  de  ce  premier  entre- 
tien, je  me  retirai  pour  rejoindre  mes  compagnons,  que  j'espérais 
rencontrer  au  camp. 

II. 

A  mon  arrivée  au  bivouac  général ,  ni  Tranquille  ni  le  romancier 
n'étaient  de  retour.  Quant  à  notre  domestique,  il  avait  jugé  à  propos 
de  s'éloigner  aussi  de  son  côté,  laissant  notre  tente  à  la  merci  du  pre- 
mier occupant.  Fort  heureusement  personne  ne  s'était  soucié  de  pro- 
fiter de  notre  absence,  et  je  retrouvai  nos  bagages  intacts.  Le  domes- 
tique s'était  contenté  d'emporter  son  modeste  équipement,  monté  sur 
le  cheval  que  nous  avions  acheté  pour  son  usage.  Il  n'était  que  trop 
probable  que  le  drôle  avait  trouvé  commode,  après  avoir  fait  le  voyage 
à  nos  dépens,  d'essayer  le  métier  de  gambusino  pour  son  propre  compte. 
Je  reconnus  là  un  premier  symptôme  de  la  maladie  régnante,  et  je 
pensai  avec  effroi  au  bouleversement  que  les  progrès  de  cette  fièvre 
d'exploitation  allaient  apporter  dans  les  relations  sociales  de  la  colonie 
naissante.  Je  parcourus  le  camp,  et  je  retrouvai  partout  le  même  dé- 
sarroi que  sous  notre  tente.  Les  bœufs,  encore  accouplés  aux  jougs, 
ruminaient  tristement  près  des  chariots  abandonnés  par  leurs  maîtres, 


LES  SQUATTERS.  259 

les  tentes  étaient  désertes;  en  un  mot,  il  semblait  que  la  passion  de  l'or 
eût  dispersé  tous  les  aventuriers  comme  un  fléau  contagieux.  Personne 
n'avait  pu  modérer  l'impatience  que  trois  mois  de  route  avaient  excitée, 
et  tous  s'étaient  élancés  de  différens  côtés  à  la  recherche  des  placeres, 
sans  s'inquiéter  de  ce  qu'ils  laissaient  derrière  eux  de  précieux  ou  d'u- 
tile. Le  romancier  avait  fait  comme  tout  le  monde.  Les  terrains  auri- 
fères de  la  Californie  allaient  le  dédommager  des  déceptions  qu'il  avait 
éprouvées  dans  les  marécages  de  la  Virginie.  Il  fut  un  des  derniers  à 
revenir  au  camp. 

"  —  A  la  bonne  heure,  me  dit-il  en  m'abordant;  on  ferait  ici  bien  des 
milles  sans  trouver  un  seul  marécage,  même  quand  on  les  cherche- 
rait. Le  pays  abonde  en  plaines  sablonneuses,  voilà  qui  est  bien  constaté. 

—  Est-ce  là  tout  ce  que  vous  avez  découvert?  lui  demandai-je  en 
riant. 

—  C'est  déjà  quelque  chose,  car  j'ai  les  marais  en  horreur.  l£t  puis 
le  sable  indique  la  présence  de  l'or,  et  j'ai  acquis  la  conviction  que  cet 
indice  n'est  pas  trompeur  :  acquis  est  le  mot,  car,  ajouta-t-il  tout  bas, 
je  viens  d'acheter  un  placer  à  beaux  écus  comptant. 

—  Acheter  un  placer  ici,  en  Californie!  m'écriai-je,  vous  voulez  rire. 

—  Pourquoi  pas?  reprit  le  romancier;  quand  on  peut  se  procurer 
pour  quelques  écus  des  milliers  de  dollars,  c'est  toujours  une  excel- 
lente affaire.  Nous  allons  quitter  le  camp,  et  ce  soir  nous  bivouaquons 
sur  l'or,  voilà  qui  est  arrêté. 

Tranquille  revenait  au  moment  où  le  romancier  allait  entrer  dans 
quelques  détails  sur  son  acquisition.  Le  chasseur  rapportait  un  daim 
magnifique,  et  de  plus  il  avait  découvert  la  piste  d'un  ours  brun,  ce 
qui  lui  avait  fait  oublier  la  recherche  du  squatter.  J'appris  alors  à  mes 
compagnons  la  fuite  du  domestique,  je  leur  fis  part  aussi  de  l'acquies- 
cement de  Township,  et  la  seconde  de  ces  nouvelles  eut  bien  vite  effacé 
l'impression  désagréable  causée  par  la  première.  Cependant  il  devenait 
impossible  de  réaliser  notre  plan,  si  l'on  voulait  avant  tout  exploiter  le 
terrain  acheté  par  le  romancier. 

—  Bah!  s'écria-t-il,  nous  aurons  toujours  le  temps  d'aller  rejoindre 
Township.  D'ailleurs,  l'or  que  nous  allons  trouver  sera  notre  mise  de 
fonds. 

Tranquille  attela  le  chariot  commun,  et  nous  nous  dirigeâmes  vers 
le  terrain  dont  le  romancier  avait  acheté  la  libre  disposition.  Chemin 
faisant,  ce  dernier  me  mit  au  courant  des  circonstances  qui  l'avaient 
déterminé  à  ce  marché.  Comme  il  errait  en  quête  de  quelque  gîte 
d'or  dans  les  plaines  voisines  du  camp,  il  avait  aperçu,  assis  au  milieu 
des  sables,  deux  hommes  dont  le  costume  bizarre  ne  pouvait  apparte- 
nir qu'à  des  Californiens.  L'un  de  ces  hommes  avait  la  tenue  sévère  et 
l'air  respectable  d'un  alcade;  l'autre,  vêtu  d'nn  manteau  déchiré,  sur 


260  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

lequel  pendait  une  chevelure  en  désordre,  avait  la  mine  d'un  mendiant 
ou  plutôt  d'un  bandit.  Tous  deux  étaient  munis  de  larges  sébiles  en 
bois  qu'ils  remplissaient  de  sable  et  qu'ils  plongeaient  avec  mille  pré- 
cautions dans  l'eau  d'un  ruisseau  voisin,  tamisant  ensuite  à  travers 
leurs  doigts  le  sable  imbibé  d'eau.  Selon  toute  apparence,  le  plus  écla- 
tant succès  couronnait  les  recherches  du  travailleur  au  manteau  dé- 
chiré, car  à  chaque  instant  des  exclamations  joyeuses  entremêlées  d'ac- 
tions de  grâces  ferventes  à  tous  les  saints  du  paradis  s'échappaient  de 
ses  lèvres.  Le  romancier  le  contemplait  avec  admiration;  mais  le  cher- 
cheur d'or,  sans  paraître  le  remarquer,  continuait  ses  travaux,  et  de 
temps  en  temps  adressait  la  parole  à  son  compagnon  en  mauvais  an- 
glais. 11  lui  exprimait  son  chagrin  d'être  forcé  de  quitter  le  soir  même 
un  terrain  si  riche  sans  trouver  un  homme  qui  voulût  l'acheter,  et, 
tout  en  parlant,  il  faisait  chatoyer  entre  ses  doigts  un  grain  d'or  de  la 
grosseur  d'une  amande.  L'alcade  paraissait  ébahi;  quant  au  romancier, 
son  enthousiasme  ne  connaissait  plus  de  bornes,  car  le  morceau  d'or 
venait  d'être  extrait  du  sable  sous  ses  yeux  mêmes.  «Et  si  je  vous  ache- 
tais ce  terrain!  »  s'était-il  écrié  en  s'approchant  des  deux  gambusinos; 
puis  à  tout  hasard  il  avait  offert  dix  dollars  :  c'était  tout  ce  qui  lui  res- 
tait. Le  chercheur  d'or  avait  long-temps  hésité  à  conclure  le  marché; 
mais,  appelé,  disait-il,  par  des  affaires  pressantes  et  le  soin  de  son  hon- 
neur à  San-Francisco  et  contraint  d'abandonner  son  placer,  il  avait  enfin 
iini  par  consentir,  en  soupirant  et  en  maugréant,  à  ce  qu'il  appelait  le 
troc  d'un  million  contre  quelques  piastres.  Le  romancier  ne  s'était  pas 
senti  d'aise  à  ce  résultat  inattendu,  et  il  avait  voulu  nous  installer  sans 
retard  dans  l'Eldorado  qu'il  venait  d'acquérir  à  si  peu  de  frais. 

Nous  étions  arrivés  au  placer  en  question.  Nous  déballâmes  aussitôt 
la  cargaison  de  pelles,  de  pioches  et  de  tamis,  qu'apportait  notre  cha- 
riot, et  nous  nous  mîmes  au  travail  avec  ardeur,  pendant  que  le  Cana- 
dien dépouillait  et  dépeçait  son  gibier  pour  le  repas  du  soir.  A  notre 
grande  surprise,  une  heure,  deux  heures  se  passèrent  sans  que  le 
moindre  grain  d'or  eût  brillé  parmi  les  amas  de  sables  soulevés  par 
nos  pioches,  puis  blutés  et  lavés  avec  un  soin  minutieux.  La  nuit  était 
venue,  et  nous  n'avions  pas  découvert  encore  la  moindre  parcelle  pré- 
cieuse. «  Nous  n'avons  pas  su  nous  y  prendre,  dit  le  romancier,  dont 
rien  ne  déconcertait  la  bonne  humeur;  demain,  tout  ira  mieux.  »  Ce- 
pendant la  journée  du  lendemain  s'écoula  sans  amener  de  meilleurs 
résultats;  le  sol,  fouillé  en  tous  sens,  ne  nous  offrit,  comme  la  veille, 
que  du  sable  et  des  cailloux.  Quand  l'heure  du  repas  arriva,  nous  étions 
brisés  de  fatigue.  De  vagues  soupçons  que  j'avais  conçus  sur  la  probité 
du  vendeur  de  ce  terrain  se  changèrent  alors  pour  moi  en  certitude. 
Évidemment  le  romancier  avait  été  dupe  de  quelque  effronté  fripon 
qui  avait  habilement  exploité  sa  crédulité.  Je  fis  part  de  mon  opinion 


LES   SQUATTERS.  264 

au  romancier,  qui  lui-même  ne  pouvait  plus  douter  de  sa  déconvenue. 
Nous  décidâmes  que  le  lendemain,  sans  plus  perdre  de  temps  à  remuer 
un  sol  ingrat,  nous  irions  nous  fixer  sur  les  bords  du  lac,  près  de 
Township,  et  commencer  nos  travaux  sur  quelque  placer  véritable  en 
mettant  à  profit  les  instructions  que  m'avait  données  le  vaquero  mexi- 
cain. 

Nous  nous  mîmes  en  route  avec  notre  chariot  dès  le  lever  du  soleil, 
et,  en  peu  d'instans,  nous  fûmes  sur  les  bords  du  lac.  Tout  y  avait 
changé  d'aspect.  Les  associations  partielles  qui  s'étaient  formées  parmi 
la  caravane  semblaient  s'être  donné  rendez-vous  sur  ses  rives.  Déjà  des 
cabanes  étaient  construites  au  milieu  des  bruyères,  sur  les  rochers,  à 
l'ombre  des  pins  et  des  cèdres.  Les  diverses  communautés  occupaient 
un  emplacement  et  des  habitations  distincts.  Une  foule  de  travailleurs 
circulant  sans  cesse  au  milieu  des  cabanes  animait  cette  ville  impro- 
visée. Les  cris  de  joie  des  chercheurs  d'or,  leur  activité  bruyante,  con- 
trastaient avec  la  morne  tranquillité  qui  régnait  sur  les  âpres  sommets 
de  la  Sierra-Nevada,  et  il  me  semblait,  en  comparant  le  calme  de  ces 
hautes  cimes  au  mouvement  de  la  vallée,  voir  la  nature  même  opposer 
sa  grandeur  sereine  à  l'inquiète  activité  de  l'homme. 

Je  retrouvai  là,  pour  la  plupart ,  les  visages  connus  de  nos  compa- 
gnons de  route,  mais,  parmi  eux,  je  cherchai  vainement  le  Mexicain 
de  l'Arkansas;  depuis  l'alerte  de  la  nuit,  personne  ne  l'avait  revu  au 
camp.  Notre  association  fut  bien  vite  conclue  avec  le  squatter;  nous 
étendîmes  un  peu  le  cercle  de  ses  retranchemens  pour  donner  place  à 
notre  tente  et  à  notre  chariot;  Tranquille  couchait  sous  la  toile  du  cha- 
riot; le  romancier  et  moi,  nous  dormions  sous  la  tente.  Cependant  notre 
mise  de  fonds,  comme  disait  le  romancier,  n'était  encore  qu'en  espoir, 
et  il  fut  résolu  que,  pour  la  former,  nous  travaillerions  séparément, 
après  nous  être  initiés,  en  observant  les  chercheurs  d'or  répandus  sur 
les  bords  du  lac,  aux  divers  procédés  de  l'art  du  gambusino. 

Les  mines  d'or  doivent  abonder  en  Californie  comme  dans  plu- 
sieurs états  du  Mexique;  mais  il  faudrait,  pour  les  découvrir,  une  ex- 
périence pratique  qui  nous  manquait  à  tous.  Il  était  urgent  dès-lors 
de  s'en  tenir  au  lavage  des  sables  aurifères,  souvent  fort  éloignés  des 
filons  à  fleur  de  terre.  Les  grains  d'or,  mêlés  à  ces  sables  après  avoir 
été  arrachés  aux  filons  par  l'eau  des  pluies,  sont  couverts,  comme  les 
galets  au  milieu  desquels  ils  se  trouvent,  d'une  couche  d'argile  qui  les 
rend  méconnaissables;  ils  ne  reprennent  leur  brillant  et  leur  poli  qu'au 
contact  d'une  eau  pure.  Les  machines  qui  peuvent  laver  en  moins  de 
temps  les  cailloux  et  les  sables  sont  donc  les  plus  parfaites  et  les  plus 
lucratives.  Le  génie  américain  a  pu  se  donner  amplement  carrière 
dans  la  construction  de  ces  machines,  et  il  a  obtenu,  dans  des  terrains 
aurifères  souvent  assez  pauvres,  des  résultats  fort  supérieurs  à  ceux 


Ml  HEVUE  DES  DEUX  MONDES. 

qui  émerveillaient  autrefois,  dans  des  terrains  plus  favorisés,  le  yam- 
busino  mexicain  muni  de  sa  sébile.  Sur  les  bords  du  lac  Bompland, 
nous  vîmes  fonctionner  quelques-unes  de  ces  puissantes  machines,  ad- 
mirables créations  de  l'industrie  américaine.  Là,  des  auges  gigantes- 
ques, sans  cesse  remplies,  arrosées  et  vidées,  balançaient,  à  l'aide 
d'une  bascule  manœuvrée  par  un  seul  bras,  une  charge  de  sable  que 
plusieurs  hommes  eussent  eu  peine  à  soulever.  De  larges  corbeilles  aux 
inailles  serrées  étaient,  au  moyen  de  longues  perches  dont  deux  tra- 
vailleurs tenaient  l'extrémité,  continuellement  plongées  dans  le  lac  et 
tirées  hors  de  l'eau.  D'autres  chercheurs  d'or  travaillaient  à  la  con- 
fection de  chapelets  hydrauliques  dont  les  seaux  cerclés  de  fer  de- 
vaient à  la  fois  draguer  le  sable  et  le  laver.  En  un  mot,  cette  mer- 
veilleuse activité  américaine,  qui  a  déjà  changé  la  face  d'un  monde, 
s'exerçait  là  dans  toute  sa  fougueuse  ardeur.  Les  visages  étaient  ra- 
dieux, car  ce  travail  infatigable  commençait  à  porter  ses  fruits.  Partout 
c'étaient  de  bruyans  éclats  de  joie,  des  actions  de  grâces  frénétiques. 
On  se  montrait  en  triomphe  des  grains  d'or,  souvent  presque  impal- 
pables, extraits  d'une  montagne  de  sable.  D'autres,  plus  heureux,  trou- 
vaient parfois  de  petites  pepitas  qui,  grossies  par  la  renommée,  ont  dû 
prendre  en  Europe  des  proportions  gigantesques.  Puis,  le  soir  venu, 
aux  lueurs  du  foyer  où  rôtissaient  les  viandes  apportées  par  les  chas- 
seurs de  chaque  communauté,  on  comptait  ses  gains,  on  s'en  promet- 
tait de  plus  beaux  pour  le  jour  suivant,  et  chacun  s'endormait  dans  des 
rêves  dorés. 

Cependant  de  vagues  rumeurs  ne  lardèrent  pas  à  circuler.  Quelques 
travailleurs  en  s'écartant  pour  couper  les  bois  nécessaires  à  la  construc- 
tion des  machines,  les  chasseurs  au  retour  de  leurs  chasses,  avaient 
signalé  des  traces  suspectes;  des  figures  inconnues  avaient  été  vues  rô- 
dant parmi  les  rochers  voisins  du  lac.  La  masse  des  terres  déplacées, 
le  soleil  ardent,  avaient  d'ailleurs  disséminé  dans  l'atmosphère  des  ger- 
mes de  maladies  qu'allaient  développer  le  travail  excessif  et  une  nour- 
riture souvent  insuffisante.  On  pressentait  le  danger  sans  le  voir.  L'in- 
quiétude était  dans  l'air  et  planait  pour  ainsi  dire  au-dessus  du  camp, 
comme  ces  nuées  des  tropiques  imperceptibles  d'abord,  et  qui,  gros- 
sissant tout  à  coup,  laissent  éclater  de  terribles  orages.  Au  milieu  de 
cette  inquiétude  générale,  l'intérieur  de  la  famille  du  squatter  m'offrait 
des  distractions  précieuses  que  je  recherchais  avidement.  Là  aussi  pour- 
tant régnait  une  vague  tristesse,  et  l'anxiété  qu'on  lisait  sur  les  traits 
du  chef  de  famille  semblait  s'être  communiquée  à  tous  ses  enfans.  C'est 
à  force  d'activité  seulement  qu'on  parvenait  à  écarter  de  tristes  préoc- 
cupations. Aussi  la  petite  communauté  travaillait-elle  avec  ardeur,  les 
hommes  au-dehors,  les  femmes  au-dedans.  Le  spectacle  de  ces  communs 
efforts  avait  pour  moi  un  charme  sévère.  Il  me  semblait  vivre  au  mi- 


LES  SQUATTERS.  263 

lieu  d'une  de  ces  familles  primitives  qui,  même  dans  le  désert,  sont  par- 
tout dans  leur  patrie.  Cette  sainte  énergie  du  lien  de  famille,  que  rien 
encore  n'est  venu  affaiblir  chez  les  Américains,  explique  peut-être  la 
facilité  avec  laquelle  ils  émigrent  et  s'acclimatent  en  tous  lieux.  Quelle 
patrie  peut-il  regretter,  celui  qui  voit  tous  ceux  qu'il  aime  assis  avec  lui 
au  même  foyer?  Pendant  que  les  femmes  filaient,  que  les  enfans  four- 
bissaient leurs  carabines  ou  se  livraient  à  quelque  mâle  travail,  Town- 
sbip  jetait  un  regard  d'orgueil  sur  ses  robustes  fils,  sur  sa  fille  douce  et 
grave,  et  il  se, plaisait  à  raconter  l'histoire  de  cette  famille  dont  il  avait 
conduit  les  destinées  à  travers  tant  de  hasards.  Cette  histoire  n'avait  rien 
de  bizarre  aux  États-Unis,  où  la  ville  tend  incessamment  à  s'épancher 
dans  le  désert,  contrairement  à  cette  tendance  qui  pousse  en  France  la 
population  des  campagnes  vers  les  villes.  J'écoutais  cependant  Township 
avec  intérêt,  car  ses  souvenirs  domestiques  m'offraient  plus  d'une  ré- 
vélation curieuse  sur  la  vie  de  ces  squatters,  qui  forment  une  des  classes 
les  plus  nombreuses  de  la  population  américaine. 

Trente  ans  environ  avant  le  jour  où  le  squatter  me  faisait  ce  récit,  le 
père  de  Township  était  établi  sur  les  côtes  de  l'Atlantique  dans  un  assez 
chétif  domaine;  comme,  à  mesure  que  sa  famille  s'accroissait,  ses  terres 
s'appauvrissaient,  il  avait  résolu  de  se  mettre  en  quête  d'un  terrain 
plus  fertile.  Il  avait  réalisé  de  sa  propriété  tout  ce  qui  était  réalisable, 
à  l'exception  de  quelques  instrumens  de  labour  qui  devaient  lui  servir 
plus  tard ,  d'une  paire  de  chevaux  pour  traîner  le  chariot  destiné  à 
transporter  les  meubles  et  la  famille,  et  d'une  partie  de  bétail.  Un 
matin,  il  s'était  mis  en  route  :  des  jours,  des  semaines,  xles  mois,  s'é- 
taient écoulés  jusqu'au  moment  où  toute  la  famille,  après  avoir  tra- 
versé les  états  de  New-York,  de  Pensylvanie  et  la  chaîne  des  Alleghanys, 
était  arrivée  sur  les  bords  de  l'Ohio.  A  cette  époque,  des  bois  épais, 
impénétrables  aux  chariots,  couvraient  encore  l'espace  où  s'élèvent  des 
villes  aujourd'hui,  et  il  avait  fallu  toute  l'énergie  de  rémigrant,  aidé  de 
ses  robustes  enfans,  pour  atteindre  les  rives  du  fleuve.  Par  un  prodige 
d'audace  et  de  ténacité,  le  fleuve  avait  été  à  son  tour  franchi,  et  la  fa- 
mille s'était  installée  sur  le  bord  opposé  de  l'Ohio.  L'endroit  où  le  père 
de  Township  s'arrêta  était  alors  désert,  le  feu  et  la  cognée  déblayèrent 
un  espace  de  terrain  suffisant  pour  y  construire  une  cabane  temporaire, 
et,  tandis  que  les  femmes  filaient  pour  remplacer  les  vêtemens  usés  par 
le  voyage,  les  hommes  et  les  jeunes  garçons  empilaient  du  bois  sur 
la  rive  de  l'Ohio.  Un  feu,  allumé  la  nuit  à  cet  endroit,  indiquait  aux 
bateaux  qui  descendaient  ou  remontaient  le  fleuve  qu'il  y  avait  du  bois 
à  vendre.  Ces  ventes  répétées  furent  le  premier  bénéfice  des  colons. 
Bientôt  les  squatters  avaient  organisé  de  vastes  trains  de  bois  de  con- 
struction sur  lesquels  ils  se  laissaient  dériver  jusqu'à  la  Nouvelle-Or- 
léans. Une  année  s'était  écoulée  pendant  laquelle,  de  spéculation  en 
spéculation,  la  famille  avait  successivement  augmenté  son  bien-être 


>«;»  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

jusqu'à  posséder  une  réserve  de  quelques  centaines  de  dollars.  Grâce 
à  l'esprit  commercial  de  l'Américain,  les  piastres  se  changèrent  bientôt 
en  quadruples,  et,  au  bout  de  deux  ans,  le  chef  de  la  famille  se  trou- 
vait presque  riche.  C'est  sous  la  garde  de  cet  homme  à  la  fois  hardi  et 
patient  que  Township  avait  grandi;  il  s'était  promis  de  prendre  exemple 
sur  son  père,  et  il  avait  tenu  parole.  Lui  aussi  avait  eu  hâte  d'échanger 
les  loisirs  d'une  vie  sédentaire  contre  les  périls  d'une  vie  d'aventures. 
Il  avait  formé  une  nouvelle  famille,  une  nouvelle  colonie  errante,  et, 
au  moment  même  où  il  me  retraçait  ainsi  les  événemens  de  sa  vie  la- 
borieuse, il  ne  se  croyait  pas  encore  au  bout  de  ses  pèlerinages.  C'était 
là  parler  en  vrai  squatter,  et  je  me  surprenais  presque  à  admirer  dans 
Township  l'idéal  de  ces  défricheurs  infatigables  qu'un  instinct  provi- 
dentiel semble  pousser  à  promener  partout  la  hache  et  la  charrue. 

Ces  entretiens  avec  Township,  ces  soirées  passées  au  milieu  de  sa 
famille,  étaient  ma  meilleure  ressource  contre  le  découragement.  Je 
ne  travaillais  jamais  avec  plus  d'ardeur  qu'après  m'être  retrempé  dans 
ces  causeries  familières.  Notre  travail,  il  est  vrai,  commençait  enfin  à 
porter  ses  fruits;  le  romancier  et  moi  nous  exploitions  le  lit  d'un  tor- 
rent où  chaque  jour  se  révélaient  à  nous  de  nombreux  dépôts  de  sables 
aurifères.  Nous  avions  remonté  pas  à  pas  le  cours  du  torrent,  et,  avec 
des  instrumens  bien  inférieurs  à  ceux  de  la  plupart  des  gambusinos, 
nous  n'avions  pas  été  moins  heureux  que  les  chercheurs  d'or  les  plus 
expérimentés.  Déjà  cependant  les  travailleurs  désertaient  les  bords  du 
lac,  fouillés  et  exploités  en  tous  sens;  des  détachemens  partiels  s'avan- 
çaient vers  des  terrains  moins  fatigués  par  la  pioche.  Le  campement, 
désert  le  jour,  finit  par  n'être  plus  habité  que  vers  le  soir,  où  tous  les 
associés  regagnaient,  après  de  rudes  journées  de  labeur,  leurs  cabanes 
ou  leurs  tentes. 

Tranquille  nous  accompagnait  toujours  dans  nos  excursions  loin- 
taines, car  les  symptômes  alarmans  qui  depuis  quelques  jours  inquié- 
taient la  colonie  se  prononçaient  de  plus  en  plus.  La  désunion  s'était 
introduite  parmi  les  associés,  les  maladies  commençaient  à  décimer 
cette  population  épuisée  par  un  travail  incessant.  A  mesure  qu'on  ré- 
coltait plus  d'or,  on  se  montrait  plus  avide.  En  même  temps,  les  guet- 
apens,  les  crimes  se  multipliaient.  En  sondant  les  rivières,  en  fouillant 
les  ravins,  on  avait  retrouvé  bien  des  cadavres.  Les  solitudes  ne  ren- 
daient pas  toujours  les  malheureux  qui  s'aventuraient  seuls  à  quelque 
distance  du  camp.  Chaque  nuit  avait  son  alerte,  et  des  bandits  insai- 
sissables réussissaient  souvent  à  piller  une  tente,  un  chariot  isolé,  en 
dépit  de  la  surveillance  de  nos  sentinelles.  Un  fait  remarquable,  c'est 
que  parmi  les  victimes  de  ces  attaques,  de  ces  assassinats,  on  ne  comp- 
tait jusqu'à  ce  jour  que  des  Américains.  Des  hommes  de  race  espagnole 
qui  se  trouvaient  avec  nous,  aucun  n'avait  été  frappé.  Était-ce  donc 
une  guerre  à  mort  déclarée  dans  l'ombre  par  la  race  conquise  à  la 


LES  SQUATTERS.  265 

race  conquérante?  Voilà  ce  que  nous  nous  demandions ,  le  romancier 
et  moi,  un  jour  qu'accablés  de  fatigue  nous  nous  reposions  dans  le  lit 
d'un  torrent  où  nous  venions  de  faire  une  brillante  récolte. 

—  Quel  sombre  roman!  disait  mon  compagnon;  au  train  dont  vont 
les  choses,  qui  de  nous  peut  se  vanter  de  voir  le  soleil  se  lever  demain? 

—  Personne ,  en  vérité ,  dit  une  voix  grave  qui  me  fit  tressaillir  et 
retint  la  parole  sur  mes  lèvres  au  moment  où  j'allais  répondre  au  ro- 
mancier. Le  vaquero  mexicain  de  l'Arkansas  était  devant  nous.  Il  mon- 
tait un  cheval  de  prix  et  venait  de  tourner  brusquement  une  colline 
qui  dominait  le  torrent.  Nous  fûmes  bientôt  remis  de  la  surprise  que 
nous  avait  causée  cette  apparition  imprévue,  et  nous  contemplâmes 
quelques  instans  en  silence  l'homme  qui  venait  de  se  mêler  par  de  si 
tristes  paroles  à  notre  conversation.  Le  vaquero  n'avait  plus  cet  air  à  la 
fois  humble  et  moqueur  qui  nous  avait  choqués  en  lui.  Ses  traits  amai- 
gris trahissaient  la  fatigue  et  les  soucis;  son  costume  était  plus  soigné 
que  d'habitude ,  et  tout  dans  sa  contenance  révélait  un  subit  change- 
ment de  fortune. 

—  Depuis  que  je  vous  ai  vu,  me  dit-il  en  prévenant  mes  questions, 
j'ai  parcouru  une  partie  de  ce  pays,  et,  depuis  le  Lac-Salé  jusqu'à  San- 
Francisco,  je  l'ai  vu  partout  envahi  par  des  nuées  de  corbeaux  amé- 
ricains. Leurs  bandes  arrivent  par  terre  et  par  mer,  et  dans  un  an  la 
Californie  mexicaine  n'existera  plus.  Depuis  le  fort  Suter  jusqu'à  la 
colonie  des  Mormons,  le  désert  sera  peuplé  de  ces  émigrans  que  Dieu 
confonde! 

—  Est-ce  au  fort  Suter  ou  à  la  colonie  des  Mormons  que  vous  avez 
acheté  cette  veste  brodée  et  ce  magnifique  cheval?  demanda  le  roman- 
cier avec  quelque  ironie. 

—  Si  vous  avez  assez  d'or  pour  payer  un  achat  semblable,  répondit 
le  Mexicain,  je  vous  dirai  où  j'ai  fait  celui-ci.  Je  vois,  au  reste,  que  le 
cavalier  français,  votre  ami,  a  suivi  mes  conseils.  Vous  exploitez  les  tor- 
rens,  et  vous  faites  bien.  Seulement  il  ne  faudrait  pas  trop  vous  éloi- 
gner du  camp.  C'est  ce  que  je  disais,  il  n'y  a  qu'un  instant,  à  Lewis  de 
llilinois. 

Ce  Lewis  de  l'Illmois  était  un  des  plus  robustes  pionniers  de  la  cara- 
vane. Dans  une  de  nos  haltes,  à  la  suite  d'une  querelle  avec  le  Mexi- 
cain, il  l'avait  renversé  d'un  coup  de  poing,  et  depuis  ce  temps  le  va- 
quero affectait  de  le  traiter  avec  un  respect  hypocrite  qui  semblait 
cacher  de  sinistres  desseins.  Le  romancier  ne  put  entendre  prononcer 
le  nom  de  Lewis  sans  céder  à  sa  verve  railleuse  et  sans  faire  quelques 
allusions  peu  charitables  au  combat  qui  s'était  si  tristement  terminé 
pour  le  vaquero.  Celui-ci  devint  pâle  de  colère,  mais  réussit  à  se  conte- 
nir, et  répondit  avec  sang-froid  : 

—  Oh!  à  présent,  Lewis  et  moi,  nous  sommes  bons  amis,  nous 


266  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

sommes  quittes,  et  je  n'ai  plus  rien  à  lui  reprocher;  mais,  croyez-moi, 
pendant  qu'il  en  est  temps  encore,  suivez  mes  conseils,  et  gagnez  San- 
Francisco.  Les  gorges  de  la  sierra  ne  sont  pas  sûres.  Je  n'ai  pas  le 
temps  de  vous  en  dire  davantage.  Adieu,  seigneurs  cavaliers.  A  la  nuit, 
je  dois  être  loin  d'ici. 

Le  Mexicain  éperonna  son  cheval  et  disparut.  Tranquille  nous  re- 
joignit bientôt  après  cette  rencontre,  et,  la  nuit  Rapprochant,  nous 
regagnâmes  nos  tentes.  Le  soir  même,  je  confiai  à  Township  les  soup- 
çons que  j'avais  conçus  au  sujet  du  mystérieux  vaquero.  Le  squatter 
m'écouta  avec  cet  embarras  étrange  qu'il  avait  déjà  manifesté  en  ap- 
prenant l'aventure  des  bords  de  l'Arkansas.  Il  garda  long-temps  le 
silence,  comme  partagé  entre  le  désir  de  parler  et  la  crainte  de  révé- 
ler un  pénible  secret.  Enfin  il  parut  se  décider,  me  fit  signe  de  sortir, 
et  en  se  dirigeant  avec  moi  vers  ma  tente  : 

—  Vous  vous  rappelez  la  nuit  de  l'Arkansas?  me  demanda-t-il  brus- 
quement. Vous  m'avez  parlé  d'un  homme  que  vous  avez  trouvé  atta- 
ché au  tronc  d'un  arbre  flottant  sur  la  rivière  :  savez-vous  qui  l'y  avait 
attaché  ? 

—  Non. 

—  C'était  moi;  et  si  jusqu'à  présent  je  vous  l'ai  caché,  c'est  qu'il  y 
avait  là  un  souvenir,  un  secret  que  mon  honneur  me  faisait  un  devoir 
de  taire.  Je  vous  ai  dit  que,  la  nuit  où  nous  avions  été  attaqués  par  des 
maraudeurs,  j'avais  fort  à  propos  été  secouru  par  un  détachement  de 
riflemen;  ce  n'est  qu'après  avoir  passé  le  gué  de  l'Arkansas  que  je  les 
rencontrai,  mais  déjà  leur  secours  nous  était  inutile  :  nous  avions  fait... 
justice  de  nos  ennemis.  Une  bande  d'Indiens  des  prairies,  comman- 
dée par  un  homme  de  notre  couleur,  attaquait  nos  retranchemens. 
Nous  fîmes  une  vigoureuse  défense,  et  le  chef  des  rôdeurs,  le  cavalier 
au  visage  pâle,  après  avoir  essuyé  plusieurs  fois  notre  feu,  roula  enfin 
sous  son  cheval  qu'une  de  nos  balles  avait  frappé.  Les  autres  brigands 
se  dispersèrent.  Mon  fils  Terry  courut  au  chef  terrassé,  qui  n'avait  au- 
cune blessure,  et  qu'il  ramena  prisonnier.  Je  m'engageai  sur  l'honneur 
à  laisser  la  vie  sauve  à  cet  homme,  si  les  Indiens  ne  venaient  pas 
nous  attaquer.  Les  Indiens  ne  revinrent  pas,  et  moi.... 

Ici  le  squatter  s'arrêta;  c'est  à  voix  basse  qu'il  acheva  son  récit. 
Je  devinai  le  dénoûment  de  cette  sombre  histoire.  Dans  une  de  ces 
heures  d'ivresse  où  la  colère  du  squatter  échauffé  par  le  brandy  était 
implacable,  Township  avait  commis  un  crime.  Après  avoir  juré  de  lais- 
ser le  maraudeur  sortir  du  camp  la  vie  sauve,  il  avait,  par  une  cruelle 
dérision ,  attaché  son  prisonnier  vivant  à  un  tronc  d'arbre,  puis  lancé 
le  malheureux  sur  les  flots  de  l'Arkansas.  Le  serment  n'était-il  pas 
tenu?  Le  prisonnier  ne  sortait-il  pas  du  camp  la  vie  sauve?  —  Dieu  me 
punira,  dit  Township,  qui  tremblait  en  évoquant  ce  terrible  souvenir; 


LES   SQUATTERS.  267 

oui,  il  me  punira  pour  ce  manque  de  foi.  L'homme  que  vous  avez  ren- 
contré sera  l'instrument  de  sa  vengeance.  Pourvu  que  cette  vengeance 
ne  s'étende  pas  sur  tous  les  miens  !  En  attendant  que  la  haine  de  ce 
misérable  se  satisfasse  sur  moi,  n'agite-t-elle  pas*  déjà  les  Indiens,  dont 
elle  anime  les  passions  aveugles  contre  les  émigrans  américains?  Ne 
voyez-vous  pas  que  les  Américains  seuls  sont  frappés,  et  n'avez-vous 
point  deviné  ce  que  cela  veut  dire? 

Une  troupe  d'hommes,  qui  apportaient  sur  un  brancard  une  nouvelle 
victime  de  ces  attaques  quotidiennes,  passa  devant  nous  en  ce  moment. 
Nous  nous  rangeâmes  devant  le  funèbre  cortège.  A  la  lueur  des  torches, 
nous  avions  reconnu  le  malheureux  qui  venait  d'être  frappé  :  c'était 
Lewis  de  l'illinois.  Je  ne  pus  m'empêcher  de  frémir  en  songeant  à  ces 
paroles  du  vaquero  :  «  Lewis  et  moi,  nous  sommes  quittes;  je  n'ai 
plus  rien  à  lui  reprocher.  »  Je  serrai  silencieusement  la  main  du 
squatter,  qui,  à  la  vue  de  ce  cadavre,  sentit  se  réveiller  sa  fureur  contre 
le  meurtrier  présumé  de  Lewis,  et  poussa  un  de  ces  blasphèmes  gros- 
siers par  lesquels  l'Américain  soulage  trop  souvent  sa  colère;  puis 
nous  nous  dîmes  adieu,  et  je  rentrai  dans  ma  cabane  en  rêvant  aux 
moyens  de  quitter  le  plus  tôt  possible  cette  terre  maudite. 

III. 

Un  mois  s'était  écoulé  depuis  notre  arrivée  en  Californie,  et  d'impla- 
cables passions  s'étaient  déchaînées  parmi  ces  hommes  placés  tour  à 
tour  sous  les  influences  contraires  de  la  convoitise,  du  découragement 
et  de  la  peur.  Le  caractère  américain  s'était,  pour  ainsi  dire,  trans- 
formé; une  population  mixte  avait  pris  naissance  sous  mes  yeux;  l'aus- 
térité, la  rudesse  virile  de  la  race  anglo-saxonne,  avaient  fait  place  à 
une  sorte  de  corruption  brutale,  où  l'on  retrouvait  tous  les  vices  des 
Mexicains  dépouillés  de  leur  native  élégance.  Sous  le  ciel  de  la  Californie, 
au  milieu  de  ces  rochers  sillonnés  de  veines  d'or,  les  hommes  venus  des 
bords  de  l'Ohio  et  de  l'Hudson  oubliaient  chaque  jour  les  vertus  mo- 
destes qui  avaient  fait  la  gloire  de  leurs  ancêtres;  ils  apprenaient  l'or- 
gueil, la  dissimulation,  la  débauche,  et,  en  s'initiant  à  l'art  du  cher- 
cheur d'or,  ils  adoptaient  ses  mœurs  :  en  un  mot,  ce  n'étaient  plus  des 
squatters  que  je  voyais  autour  de  moi,  c'étaient  déjà  presque  des  gam- 
businos. 

Les  attaques  des  rôdeurs  indiens,  qui  se  renouvelaient  presque  cha- 
que nuit,  ne  contribuaient  que  trop  à  entretenir  cette  démoralisation. 
On  vivait  au  milieu  d'inquiétudes  et  d'émotions  continuelles  qui,  à  la 
longue,  auraient  suffi  pour  abattre  les  plus  fermes  caractères.  Chaque 
association  d'émigrans  devait  se  partager  en  deux  groupes,  l'un  chargé 
de  garder  les  tentes  pendant  que  l'autre  travaillait  dans  la  campagne. 


2(iS  REVUE    DES   DEUX    MONDES. 

Les  fatigues,  les  périls  de  la  vie  militaire  s'unissaient  ainsi  aux  pénibles 
travaux  de  la  vie  du  colon.  Pour  moi,  je  préférais  le  métier  de  soldat  à 
celui  de  chercheur  d'or,  et  pendant  que  le  squatter,  avec  ses  fils,  pas- 
sait des  journées  entières  à  explorer  les  ruisseaux,  à  creuser  les  sables, 
pendant  que  le  romancier  et  Tranquille  chassaient  de  compagnie  dans 
les  forêts  voisines,  je  passais  volontiers  de  longues  heures  h  errer,  en 
sentinelle  dévouée,  le  fusil  sur  l'épaule,  autour  de  nos  tentes  et  de  nos 
chariots.  Je  me  surprenais  souvent  à  désirer  qu'une  occasion  s'offrît  de 
défendre  notre  campement  contre  une  de  ces  tentatives  d'agression  si 
fréquentes  depuis  quelques  jours.  J'aurais  voulu  décider  mes  compa- 
gnons au  départ,  et  j'espérais  qu'en  présence  d'un  danger  sérieux 
Township  renoncerait  à  exposer  plus  long-temps  l'existence  de  sa  fa- 
mille aux  vengeances  des  Indiens.  L'occasion  que  je  désirais  s'offrit 
enfin,  non  pas  telle  assurément  que  je  l'avais  souhaitée  :  je  ne  pouvais 
prévoir,  en  vérité,  les  tristes  événemens  qui,  après  un  mois  de  pénible 
attente,  allaient  rompre  notre  association  à  peine  formée. 

C'était  deux  jours  après  l'entretien  où  Township  m'avait  raconté 
l'histoire  du  vaquero  de  l'Arkansas.  Je  gardais,  comme  d'habitude,  les 
abords  de  nos  tentes;  Township  et  ses  fils  étaient  au  travail,  Tranquille 
et  le  romancier  à  la  chasse.  Le  soleil  déclinait,  et  les  chasseurs,  comme 
les  chercheurs  d'or,  ne  pouvaient  tarder  à  revenir.  Déjà  les  Monts- 
Neigeux  projetaient  de  grandes  ombres  dans  les  vallées  de  la  sierra, 
d'où  s'élevaient  des  vapeurs  bleuâtres.  Le  pic  double  des  Deux-Sœurs, 
le  Mont-Linne,  et,  au  nord,  le  sommet  neigeux  du  Pic  de  Shastl,  qui 
domine  la  vallée  du  Sacramento,  étincelaient  encore  sous  les  rayons  du 
soleil.  Je  m'étais  placé  sur  une  petite  émhience  d'où  je  découvrais  toute 
la  vallée  du  lac.  Au  centre  de  cette  vallée,  j'apercevais  les  tentes  bario- 
lées, les  wigwams  coniques  en  peaux  de  buffles,  habités  par  les  diverses 
associations  de  chercheurs  d'or.  Des  hommes  de  toutes  les  races  et  de 
toutes  les  couleurs  veillaient  l'arme  au  bras  à  la  porte  de  ces  abris  sau- 
vages. Pour  moi,  la  carabine  à  la  main,  je  me  laissais  aller  à  ces  rêveries 
douces  qui  terminent  souvent  une  journée  de  fatigues.  La  chute  du  jour 
dans  le  désert  est  un  moment  solennel.  J'allais  et  venais  de  la  colline 
qui  me  servait  de  poste  d'observation  à  la  hutte  du  squatter,  où  j'entre- 
voyais de  temps  en  temps  les  blonds  cheveux  et  le  tranquille  sourire  de 
la  jeune  Virginienne.  Des  troupes  d'émigrans,  qui  revenaient  du  tra- 
vail, passaient  devant  moi.  J'échangeais  un  salut  amical,  tantôt  avec  le 
chercheur  d'or  subitement  enrichi,  qui  marchait  vers  le  camp  le  front 
radieux  et  d'un  pas  léger,  tantôt  avec  le  malheureux  qui  ne  rapportait 
d'une  lointaine  et  pénible  excursion  que  la  tristesse  du  désappointe- 
ment et  les  frissons  de  la  fièvre.  Je  m'étonnais  de  ne  voir  revenir  ni  le 
squatter,  ni  mes  deux  autres  associés.  Enfin,  je  vis  paraître  le  fils  aîné 
du  squatter,  ce  brave  et  loyal  jeune  homme  avec  qui  j<>  m'étais  lié  étroi- 


LES  SQUATTERS.  269 

tement  dès  la  première  nuit  passée  à  Hed-Maple.  Térence  recherchait 
depuis  quelque  temps  ma  société  d'autant  plus  volontiers  qu'il  avait  à 
combattre,  chez  son  père,  une  froideur  et  une  sévérité  poussées  jusqu'à 
l'injustice.  C'était  sur  lui  que  le  squatter  soulageait  d'habitude  son  ame 
oppressée  par  le  chagrin  ou  la  colère.  Térence  n'opposait  aux  reproches 
de  ïownship qu'un  respectueux  silence;  mais,  au  fond,  il  sentait  que  le 
lien  de  famille  était  près  de  se  briser,  et  il  appelait  avec  impatience  le 
jour  où  il  pourrait,  lui  aussi,  quitter  le  toit  paternel  pour  commencer 
la  vie  aventureuse  et  nomade  du  squatter.  Je  remarquai  que,  pour  la 
première  fois,  Térence  revenait  du  travail  les  mains  vides;  je  l'appelai, 
et  le  jeune  homme  vint  s'asseoir  près  de  moi,  mais  sans  répondre  à 
mes  questions  sur  le  résultat  de  sa  journée  autrement  que  par  des 
exclamations  et  des  monosyllabes  qui  trahissaient  une  impatience  dif- 
ficilement contenue.  Térence  n'avait  rencontré  ni  le  chasseur,  ni  le 
romancier.  Enfin,  son  ame  s'épancha  en  plaintes  naïves  sur  les  ennuis 
d'un  travail  monotone  et  sédentaire,  tel  que  celui  du  chercheur  d'or. 
Je  m'efforçai  de  le  consoler,  bien  que  je  partageasse  intérieurement 
toutes  les  tristesses  du  jeune  Yankee.  —Vous  avez  beau  dire,  dit-il,  c'est 
un  affreux  métier  que  nous  faisons  là;  il  ne  faut  pas  enlever  le  squatter 
à  ses  habitudes;  les  longs  voyages,  les  déserts  à  défricher,  voilà  ce  qui 
lui  convient.  J'ai  vingt-trois  ans,  et  à  dix-huit  mon  père  avait  déjà  pris 
son  essor  loin  de  sa  famille;  mais,  patience,  mon  tour  viendra.— Je 
reconnaissais  là  le  caractère  amérieain  dans  toute  son  audace,  et  je  ne 
pus  que  répondre  au  jeune  squatter  par  un  signe  d'approbation. 

Térence,  qui  paraissait  peu  disposé  à  continuer  la  conversation, 
m'offrit  de  prendre  ma  place,  et  j'acceptai,  heureux  de  pouvoir  aller 
au-devant  de  mes  compagnons,  dont  l'absence  prolongée  commençait 
à  m'inquiéter.  Je  me  dirigeai,  en  quittant  le  jeune  fils  de  Township, 
vers  une  espèce  de  taverne  où  Tranquille  et  le  romancier  avaient  cou- 
tume de  s'arrêter  au  retour  de  la  chasse.  Pour  y  arriver,  il  me  fallait 
traverser  une  partie  du  camp.  La  nuit  était  venue,  et  j'eus  soin  de  me 
faire  reconnaître  des  sentinelles,  qui  ne  se  seraient  pas  fait  faute  de  tirer 
sur  toute  figure  suspecte.  La  plupart  des  travailleurs  étaient  de  retour, 
des  feux  s'allumaient  partout,  et  devant  chaque  hutte  des  blutoirs  de 
forme  grotesque,  des  tamis,  des  machines  sans  nom  dans  la  statique, 
sassaient  et  ressassaient  les  sables  aurifères.  Accroupis  devant  ces  foyers, 
éclairés  de  feux  rougeâtres  et  la  figure  crispée  par  les  plus  mauvaises 
passions,  les  chercheurs  d'or  ressemblaient  plutôt  à  des  démons  qu'à  des 
hommes.  Cependant  la  fièvre  de  l'or  ne  régnait  pas  sans  partage  dans  ce 
vaste  pandeemonium;  de  plus  douces  émotions  n'y  avaient  pas  perdu 
toute  influence.  J'ai  dit  que  la  caravane  était  composée  d'émigrans  de 
tous  les  pays.  Parmi  ces  aventuriers,  il  en  était  qui  n'avaient  pas  oublié 
les  chants  de  la  terre  natale,  et  qui  aimaient  à  les  redire  au  milieu  du  si- 

TOME    11.  1S 


-J70  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

lence  de  la  nuit.  C'était  parfois  un  air  des  montagnes  de  la  Suisse  que 
le  cor  d'un  chasseur  révélait  aux  échos  surpris  de  la  Sierra-Nevada; 
c'étaient  parfois  aussi  les  voix  harmonieuses  de  quelques  enfans  de  la 
blonde  Allemagne  qui  répétaient  avec  une  émotion  pénétrante,  sous 
lé  ciel  brûlant  du  Mexique,  les  chants  mélancoliques  de  la  Souabe  ou 
du  Tyrol. 

J'étais  arrivé  près  de  la  taverne  où  j'espérais  rencontrer  mes  deux 
compagnons.  Cette  taverne  était  une  tente  un  peu  plus  spacieuse  que 
les  autres,  où  l'eau-de-vie  du  pays,  le  pisco,  se  vendait  à  un  dollar 
chaque  goutte,  où  le  refino,  eau-de-vie  raffinée  de  Catalogne,  se  payait 
au  poids  de  l'or.  J'aimais  à  y  surprendre  pour  ainsi  dire  le  chercheur 
d'or  en  déshabillé,  racontant  ses  souvenirs  ou  ses  projets  d'une  langue 
déliée  par  l'alcool.  Quand  j'entrai  sous  la  tente,  les  tables  de  bois  étaient 
garnies,  comme  d'habitude,  de  buveurs  dont  les  visages  m'étaient  va- 
guement connus;  je  ne  vis  nulle  part  mes  deux  amis,  et  j'allais  me 
retirer  quand  un  groupe  de  trois  convives  arrêta  mon  attention.  L'un 
de  ces  buveurs  portait  la  veste  ronde  à  broderies  de  soie,  le  large  cha- 
peau et  les  culottes  flottantes  des  Mexicains  de  Californie;  mais  les  deux 
autres  étaient  revêtus  d'un  costume  tout-à-fait  excentrique  :  coiffés 
d'un  chapeau  à  galons  d'argent,  ils  drapaient  dans  une  couverture  en 
lambeaux  leur  corps  nu,  dont  la  peau  rouge  était  couturée  de  cica- 
trices. De  longs  cheveux  incultes  tombaient  en  mèches  emmêlées  sur  les 
plus  sinistres  figures  qu'il  fût  possible  de  voir.  L'un  de  ces  vagabonds 
portait  souvent  ses  mains  ornées  d'ongles  aigus  à  une  ceinture  gonflée 
d'or,  qui  entourait  ses  reins.  Il  appela  bruyamment  le  tavernier. 

—  Que  faut-il  servir  à  leurs  seigneuries,  demanda  celui-ci,  du  pisco, 
du  refino? 

—  Du  pisco!  allons  donc!  reprit  le  vagabond  d'un  air  de  dignité  co- 
mique; nous  prenez-vous  pour  des  buveurs  de  pisco  ?  C'est  de  l'eau- 
de-vie  de  Barcelone  qu'il  nous  faut,  c'est  le  seigneur  alcade  qui  régale. 
Allons,  demonio!  compère  l'alcade,  en  avant  les  pepitas. 

Cette  désignation  d'alcade  me  rappela  l'aventure  du  romancier,  et 
j'observai  dès-lors  plus  attentivement  les  trois  buveurs.  Celui  qu'on  ap- 
pelait l'alcade  tira  humblement  d'une  ceinture  pareille  à  celle  du  drôle 
aux  long  cheveux  une  poignée  de  poudre  d'or  que  le  tavernier  sou- 
pesa de  la  main,  après  quoi  il  apporta  une  bouteille  de  la  liqueur  qu'on 
lui  payait  au  prix  du  baril.  Le  métis  allongea  hors  des  plis  de  sa  cou- 
verture un  de  ses  bras  bronzés,  et,  remplissant  à  ras  la  calebasse  de 
son  compagnon  et  la  sienne,  il  omit  complètement  d'en  verser  dans 
celle  de  l'alcade. 

—  C'est  une  économie  que  vous  faites,  grâce  à  moi,  dit-il;  si  vous 
en  buviez,  vous  seriez  tenu  d'en  payer  une  autre  bouteille. 

tEt  tandis  que  l'alcade  souriait  d'assez  mauvaise  grâce,  les  deux  va- 


LES   SQUATTERS.  271 

gabonds  s'inclinèrent  courtoisement  l'un  devant  l'autre,  et  vidèrent,  à 
la  barbe  du  magistrat,  le  contenu  de  leurs  deux  calebasses  sans  dai- 
gner même  porter  sa  santé.  J'avais  sous  les  yeux  un  fait  qui  passe- 
rait pour  étrange  partout  ailleurs  qu'au  Mexique,  la  dignité  de  la  ma- 
gistrature avilie  devant  l'impudence  de  deux  malfaiteurs.  Je  suivais 
avec  attention  cette  scène  curieuse,  quand  j'entendis  prononcer  à  côté 
de  moi  le  nom  du  chasseur  canadien  Éverquiet.  Je  me  retournai  brus- 
quement et  j'aperçus  le  plus  jeune  des  enfans  de  Township. — Everquiet 
est-il  là?  me  demanda-t-il. 

—  Il  n'est  pas  encore  de  retour,  mais  que  lui  veut-on? 

—  Oh!  dit  l'enfant,  il  va  arriver  malheur  dans  la  tente.  Mon  frère, 
mon  frère  Terry....  Venez,  venez. 

J'accompagnai  l'enfant,  que  la  terreur  empêchait  de  s'expliquer; 
chemin  faisant,  le  bruit  d'une  détonation  freppa.mes  oreilles. 

— -  Il  l'a  tué!  s'écria  l'enfant,  qui  se  mit  à  courir  éperdu  vers  nos 
tentes.  Je  le  suivis  en  toute  hâte.  En  approchant  de  l'habitation  du 
squatter,  je  vis  Terry  en  sortir  et  s'éloigner  précipitamment,  se  diri- 
geant, à  ma  grande  surprise,  vers  les  montagnes  plutôt  que  vers  les 
bords  du  lac.  A  cette  heure  avancée  de  la  nuit,  c'était  courir  à  sa  perte. 
J'appelai  inutilement  le  jeune  homme,  qui  ne  m'entendit  pas.  Je  sou- 
levai d'une  main  tremblante  le  rideau  qui  fermait  la  tente  du  squatter. 
Pâle  et  les  traits  bouleversés  par  la  terreur,  les  yeux  humides  de 
larmes,  la  fille  de  Township  tenait  et  embrassait  ses  genoux;  la  mère 
gisait  affaissée  dans  un  coin  de  la  tente,  et  les  frères  de  Terry,  les  traits 
contractés  par  une  sourde  colère,  se  tenaient  à  côté  de  leur  père.  Ce- 
lui-ci, le  visage  allumé  par  le  whiskey,  sa  carabine  encore  fumante 
en  main,  était  plongé  dans  une  morne  stupeur.  Township,  dans  un 
de  ces  momens  où  il  déchargeait  sur  son  fils  le  poids  de  sa  mauvaise 
humeur,  avait  été  exaspéré  par  un  reproche  respectueux  du  jeune 
homme  :  il  avait  sauté  furieux  sur  sa  carabine  et  fait  feu  sur  Terry. 
C'était  la  fille  du  squatter  qui  avait  détourné  le  coup.  Terry  avait,  à  la 
suite  de  cette  horrible  scène,  dit  à  son  père  un  adieu  solennel.  Je  trou- 
vais la  malheureuse  famille  encore  sous  l'impression  de  cet  orage  do- 
mestique. Un  silence  de  mort  planait  sur  nous  tous,  et,  à  l'exception 
des  sanglots  convulsifs  de  la  sœur  de  Terry,  aucun  bruit  ne  retentissait 
sous  la  tente.  Un  des  jeunes  fils  du  squatter  m'avait  raconté  à  voix  basse 
et  en  quelques  mots  le  débatfterrible  auquel  il  venait  d'assister.  Quant 
à  Township,  il  ne  paraissait  pas  me  voir;  debout  et  immobile,  les  yeux 
fixes,  il  ne  semblait  prendre  aucune  part  à  l'émotion  commune.  Un 
incident  imprévu  vint  le  tirer  de  cette  espèce  de  léthargie.  Un  des 
hommes  chargés  de  veiller  à  la  sûreté  du  camp  entra  brusquement;  il 
venait  nous  avertir  qu'on  avait  de  grandes  inquiétudes  pour  la  nuit; 
plusieurs  des  chasseurs  et  des  chercheurs  d'or  sortis  le  matin  n'étaient 


272  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

pas  rentrés,  et  les  sentinelles  avaient  vu  rôder  aux  alentours  du  camp 
«les  figures  suspectes,  qui,  au  premier  coup  de  feu,  s'étaient  sauvées 
vers  les  montagnes.  Il  était  évident  que  les  Indiens  préparaient  une 
attaque  et  qu'il  fallait  se  tenir  sur  ses  gardes.  L'homme  qui  nous  don- 
nait ces  détails  nous  engagea  à  ne  pas  quitter  nos  chariots.  Township 
ne  lui  répondit  pas,  et  je  me  bornai  à  faire  un  signe  de  tête  affirmatif; 
mais,  dès  que  cet  homme  fut  parti,  le  squatter  me  prit  la  main  avec 
une  exaltation  convulsive  qui  attestait  que,  chez  lui,  l'amour  paternel 
avait  tout  à  coup  repris  le  dessus.  —  Partons,  me  dit-il,  partons  :  dans 
quelques  minutes  peut-être  il  ne  sera  plus  temps.  —  Et  sans  se  tourner 
vers  sa  famille,  le  rude  défricheur  se  précipita  hors  de  la  tente.  Je  le 
suivis  après  m'être  muni  d'une  carabine  prise  au  hasard  dans  l'arsenal 
du  squatter.  Je  n'étais  pas  seulement  inquiet  pour  Terry,  mais  pour 
Tranquille  et  le  romancier.  Nous  courûmes  plutôt  que  nous  ne  mar- 
châmes jusqu'à  l'entrée  des  montagnes  vers  lesquelles  j'avais  vu  se 
diriger  le  fils  de  rémigrant.  Là,  nous  nous  arrêtâmes  un  moment. 
Avant  de  pénétrer  au  milieu  de  la  nuit  dans  ces  défilés  sauvages,  il 
était  urgent  de  tenir  conseil. 

Les  ténèbres  qui  nous  environnaient  ne  nous  permettaient  pas  de 
distinguer  les  traces  de  Terry  ni  de  rien  conjecturer  sur  la  direction 
qu'il  avait  dû  suivre  une  fois  dans  les  montagnes.  Avait-il  tourné  ses 
pas  vers  un  de  ces  sentiers  qui  conduisent  à  la  vallée  du  Sacramento, 
ou  avait-il  continué  sa  route  vers  les  plaines  opposées?  En  tout  cas,  il 
ne  pouvait  être  bien  éloigné  encore,  et  peut-être  le  hasard  lui  avait-il 
fait  rencontrer  le  chasseur  et  le  romancier.  Nous  résolûmes,  à  tout  ha- 
sard, de  pousser  notre  cri  de  ralliement.  Les  chasseurs  des  prairies  ont, 
comme  nos  anciens  chevaliers,  leurs  signaux  de  guerre,  qui  les  aident 
à  se  reconnaître  dans  les  heures  de  péril.  La  plupart  de  ces  signaux 
imitent  un  des  bruits  qu'on  entend  le  plus  fréquemment  dans  le  dé- 
sert. Nous  avions  adopté  le  cri  de  notre  ami  le  Canadien  :  c'était  un 
hurlement  de  loup.  Trois  de  ces  hurlemens,  à  égale  distance  et  assez 
rapprochés  l'un  de  l'autre,  indiquaient  la  présence  de  l'un  de  nous.  Le 
romancier  et  moi  nous  laissions  beaucoup  à  désirer,  je  dois  l'avouer, 
dans  ces  essais  de  musique  imitative;  quant  au  squatter  et  à  Tranquille, 
ils  hurlaient  à  faire  envie  aux  loups  véritables.  Le  squatter  fit  donc 
entendre  le  signal  convenu ,  mais  une  minute  se  passa,  et  aucune  voix 
ne  répondit  à  la  sienne.  Un  second  signal  fut  tout  aussi  infructueux,  et 
les  notes  plaintives  moururent  répétées  lentement  par  l'écho  de  la 
sierra.  Une  troisième  tentative  fut  enfin  plus  heureuse;  trois  hurlemens 
lugubres  répondirent  à  ceux  de  Township.  Nous  nous  dirigeâmes  rapi- 
pidement  du  côté  d'où  partait  la  réplique  si  désirée.  Malheureusement 
les  défilés  de  la  montagne  formaient  une  sorte  de  dédale  où  il  était  impos- 
sible de  marcher  en  ligne  droite,  et  nous  perdîmes  beaucoup  de  temps  à 


LES  SQUATTERS.  273 

tourner  les  obstacles  de  tout  genre  accumulés  sur  notre  route.  Tantôt 
c'était  un  bloc  de  rocher  à  franchir,  tantôt  une  fondrière  à  éviter.  Nous 
marchâmes  ainsi,  haletans  et  muets,  jusqu'à  l'entrée  d'une  gorge  de- 
vant laquelle  nous  nous  arrêtâmes,  craignant  de  nous  être  écartés 
plutôt  que  rapprochés  de  notre  but.  En  effet ,  un  nouvel  appel  retentit 
tout  à  coup  sur  un  point  opposé  à  celui  où  le  premier  s'était  fait  en- 
tendre; cette  fois,  les  hurlemens  étaient  si  plaintifs,  que  nous  ne  pûmes 
nous  empêcher  de  tressaillir.  Nous  avions  donc  fait  fausse  route;  il 
fallait  revenir  sur  nos  pas.  Toutefois  j'arrêtai  auparavant  le  squatter,  et 
je  lui  fis  remarquer  que  ces  hurlemens,  partis  de  directions  contraires, 
n'avaient  pu  être  poussés  par  le  même  individu.  Le  premier  signal  avait 
dû  être  donné  par  le  chasseur  canadien,  le  second  par  Terry.  Au  mo- 
ment où  nous  allions  de  nouveau  nous  engager  au  hasard  dans  un  des 
mille  défilés  de  la  montagne,  trois  hurlemens  retentirent  à  nos  oreilles 
dans  une  direction  qui  n'était  plus  celle  des  premiers  signaux.  Le  ro- 
mancier était-il  donc  séparé  du  chasseur,  et  était-ce  lui  que  nous  en- 
tendions cette  fois? 

—  C'est  singulier,  dit  Township  en  essuyant  son  front  humide  d'une 
sueur  froide,  votre  compagnon  le  Français  hurle  d'habitude  comme 
un  mouton  qui  bêle,  et  voilà  que,  de  trois  côtés  différons,  j'entends  des 
cris  que  je  croirais  ceux  d'un  loup  hurlant  à  la  lune  si.... 

Une  explosion  soudaine  interrompit  le  squatter,  un  nouvel  appel 
suivit  l'explosion,  deux  hurlemens  de  loup  seulement  se  firent  enten- 
dre. Dans  une  angoisse  profonde,  nous  attendîmes  le  troisième,  mais 
le  silence  ne  fut  plus  troublé.  Cette  horrible  solitude,  ces  pics  aigus, 
ces  gouffres  béans  de  la  sierra,  présentaient  un  aspect  si  menaçant  la 
nuit,  que  je  sentis  un  instant  mon  courage  m'abandonner,  à  l'idée  que 
peut-être,  derrière  ces  amas  de  rochers,  des  ennemis  invisibles  allaient 
nous  frapper  à  notre  tour,  comme  le  malheureux  compagnon  dont  la 
mort  avait  sans  doute  étouffé  la  voix.  Qui,  du  chasseur,  de  Térence 
ou  du  romancier,  venait  de  succomber?  Nous  marchâmes  sans  nous 
communiquer  nos  pensées;  l'haleine  du  squatter,  saccadée  et  sifflante, 
indiquait  les  angoisses  de  son  ame.  Nous  errâmes  au  hasard  ainsi  une 
partie  de  la  nuit,  poursuivant  sans  trêve  des  voix  qui  semblaient  fuir 
sans  cesse  devant  nous,  quand  enfin ,  à  un  dernier  signal  du  squatter, 
les  hurlemens  se  rapprochèrent,  et  deux  hommes  sortirent  d'un  che- 
min creux.  C'étaient  le  chasseur  et  son  compagnon.  Us  regagnaient  le 
camp  sans  avoir  vu  le  fils  de  Township,  après  avoir  comme  nous  perdu 
beaucoup  de  temps  en  d'inutiles  recherches.  Nous  les  engageâmes  à 
se  joindre  à  nous,  et  nous  continuâmes,  aidés  de  ce  renfort,  notre  pé- 
rilleuse exploration,  en  nous  dirigeant  vers  l'endroit  où  le  coup  de  feu 
avait  retenti.  Le  chasseur  canadien,  une  torche  de  résine  à  la  main, 
guidait  notre  petite  troupe;  il  s'arrêtait  souvent  pour  examiner  le  sol. 


274  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Enfin  il  poussa  un  cri.  —  Tenez,  dit-il,  ne  voyez-vous  pas  ces  em- 
preintes? Je  reconnais  les  chevaux  ferrés  des  maraudeurs  blancs  et  les 
sabots  sans  fers  des  maraudeurs  indiens.  Tout  cela  est  de  mauvais  au- 
gure, car  c'est  le  meurtre  qui  s'associe  au  pillage. 

Le  chasseur  s'interrompit  tout  à  coup  :  un  chant  plaintif,  qui  res- 
semblait à  celui  du  weep-poor-will,  s'élevait  dans  le  silence  de  la  nuit. 

—  Les  sons  parlent  de  cette  vallée,  tout  près  de  nous,  reprit  le  chas- 
seur. C'est  singulier,  jamais  cet  oiseau  n'a  crié  ainsi. 

Je  montrai  alors  au  Canadien  le  squatter,  qui,  dès  les  premières  notes 
de  ce  chant  étrange,  avait  laissé  tomber  sa  tète  dans  ses  mains,  et  sem- 
blait s'affaisser  sous  la  douleur.  Cet  état  de  prostration  ne  dura  qu'un 
instant.  Le  squatter  releva  la  tête  et  répondit  au  chant  mélancolique 
de  l'oiseau  mystérieux  par  la  même  plainte  bizarrement  cadencée;  puis 
il  écouta  avec  angoisse,  comme  si  sa  mort  ou  sa  vie  dépendait  de  ce 
qu'il  allait  entendre. 

—  C'est  quelque  signal  de  famille,  me  dit  le  chasseur.  Le  squatter 
aura  reconnu  la  voix  de  son  fils. 

Une  réplique,  mais  si  faible  qu'elle  dominait  à  peine  le  murmure  de 
la  brise  dans  les  bas-fonds,  confirma  l'opinion  de  Tranquille. 

—  C'est  lui,  c'est  Terry  !  s'écria  le  squatter,  et  il  s'élança  vers  l'en- 
droit signalé  par  le  chant  du  weep-poor-will.  Quelques  minutes  ne  s'é- 
taient pas  écoulées,  qu'en  effet  nous  avions  rejoint  le  pauvre  jeune 
homme.  La  malédiction  paternelle  semblait  avoir  porté  prématuré- 
ment ses  tristes  fruits;  Térence  était  étendu,  immobile,  évanoui,  sur 
le  sol  pierreux.  La  colère  de  Township  s'était  dissipée;  le  rude  Améri- 
cain ,  redevenu  père,  se  pencha  sur  le  corps  de  son  fils,  dont  la  lune 
éclairait  faiblement  le  pâle  visage.  Township,  par  suite  de  celte  ar- 
rière-pensée de  vengeance  qui  se  mêle  toujours  à  la  douleur  de 
l'homme  à  demi  sauvage,  épiait  sur  la  physionomie  de  Térence  une 
lueur  de  vie  passagère;  il  avait  hâte  d'interroger  le  mourant  et  de  con- 
naître les  auteurs  du  meurtre.  Au  bout  de  quelques  instans,  le  jeune 
homme  put  donner  à  son  père  à  voix  basse  une  courte  explication  dont 
je  n'entendis  que  ces  mots  :  «  La  nuit  de  l'Arkansas.  »  Ce  dernier  effort 
avait  épuisé  le  jeune  homme,  et,  quelques  secondes  après,  Township 
ne  serrait  plus  entre  ses  bras  qu'un  cadavre. 

Le  squatter  n'était  pas  homme  à  verser  long-temps  d'inutiles  larmes 
sur  la  victime  dont  il  connaissait  maintenant  le  meurtrier.  A  la  vue  du 
corps  inanimé  de  son  fils,  le  désir  de  la  vengeance  se  réveilla  terrible 
chez  lui.  Avant  tout,  cependant,  il  fallait  soustraire  le  cadavre  aux 
profanations  indiennes.  Nous  lui  fîmes  un  brancard  avec  nos  fusils,  et 
nous  reprîmes  le  chemin  du  lac.  L'intrépide  chasseur,  préoccupé  de 
quelques  traces  suspectes,  se  sépara  de  nous  malgré  nos  instances,  en 
promettant  de  ne  pas  larder  à  nous  rejoindre.  Township,  le  roman- 


LES   SQUATTERS.  275 

cier  et  moi,  nous  revînmes  seuls  au  camp.  Une  demi-heure  d'une 
marche  rapide  et  pénible  nous  y  ramena.  La  plus  grande  confusion 
régnait  sur  les  bords  du  lac.  Ce  n'étaient  partout  qu'allées  et  venues 
tumultueuses.  Des  torches  qui  couraient  en  tout  sens  jetaient  d'étranges 
lueurs  sur  les  figures  consternées  des  chercheurs  d'or.  Après  avoir 
déposé  non  loin  de  la  tente  du  squatter  le  corps  de  Térence,  nous  lais- 
sâmes Township  rejoindre  seul  sa  famille,  dont  nous  crûmes  devoir 
respecter  la  douleur.  Un  coup  d'œil  jeté  à  notre  chariot  nous  prouva 
qu'aucune  tentative  de  pillage  n'avait  été  faite  de  ce  côté.  Une  fois  ras- 
surés par  cette  courte  inspection,  nous  allâmes  nous  mêler  aux  groupes 
qui  stationnaient  près  du  lac  et  les  questionner  sur  l'alerte  de  la  nuit. 
Les  uns  prétendaient  que  cette  alerte  avait  été  causée  par  le  bruit  d'une 
fusillade  entendue  dans  les  montagnes;  d'autres  assuraient  que  plu- 
sieurs chercheurs  d'or,  absens  depuis  le  matin,  avaient  été  victimes 
d'un  guet-apens  tendu  par  les  rôdeurs  indiens.  Pendant  que  nous  cher- 
chions à  démêler  la  vérité  au  milieu  de  ces  récits  confus,  un  mouve- 
ment inusité  se  fit  dans  la  foule.  Deux  hommes  étaient  ramenés  par 
un  groupe  irrité  et  salués  par  les  imprécations  de  tous  les  chercheurs 
d'or.  Je  reconnus  l'alcade  et  son  impudent  acolyte.  On  les  accusait  de 
connivence  avec  les  bandits  qui  venaient  de  tenter  un  coup  de  main 
sur  le  camp,  et  qu'on  avait  repoussés  dans  les  montagnes. 

—  Eh  !  messieurs,  hurlait  l'alcade,  c'est  déjà  bien  assez  qu'un  ma- 
gistrat se  soit  mis  à  la  solde  d'un  drôle  qu'il  a  trois  fois  condamné  à 
mort,  sans  qu'on  l'accuse  encore  de  vol  à  main  armée.  Je  cherche  de 
l'or  pour  le  compte  de  celui  qui  me  paie,  et  je  suis  innocent  du  reste. 

—  De  quoi  suis-je  coupable?  criait  à  son  tour  le  vagabond  aux  longs 
cheveux.  J'ai  la  fantaisie  de  me  faire  servir  par  un  alcade,  c'est  cher, 
mais  c'est  permis.  Je  cautionne  ce  magistrat,  moi.  Un  homme  trois  fois 
condamné  à  mort  n'est  pas  suspect,  ce  me  semble. 

lit  le  drôle  jetait  au  magistrat  un  regard  de  protection.  Malgré  leur 
feinte  assurance,  les  deux  malheureux  n'auraient  pas  échappé  en  ce 
moment  à  la  justice  sommaire  des  chercheurs  d'or,  si  une  troisième 
capture  n'avait  attiré  l'attention  générale.  Tranquille  revenait  de  son 
expédition,  rapportant  sur  son  cheval  mexicain  le  vaquero  lié  en  tra- 
vers avec  son  propre  lazo.  Profitant  de  la  distraction  causée  par  cet 
incident,  l'alcade  et  son  patron  gagnèrent  le  large  avec  une  prestesse, 
une  dextérité  toutes  mexicaines.  Le  chasseur,  en  m'apercevant,  poussa 
son  cheval  vers  moi.  —  J'amène  à  Township,  me  cria-t-il,  un  homme 
qu'il  est  bon  de  confronter  avec  lui.  C'est  une  ancienne  connaissance  à 
nous,  c'est  l'homme  de  la  nuit  de  l'Arkansas. 

Le  vaquero  fit  un  soubresaut. 

—  Tenez,  reprit  Tranquille  en  écartant  le  mouchoir  qui  couvrait  la 
ligure  du  prisonnier,  presque  méconnaissable  sous  une  couche  épaisse 
de  sang  et  de  poussière. 


276  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

—  Carambal  s'écria  le  bandit  d'une  voix  affaiblie;  depuis  ma  navi- 
gation sur  l'Arkansas,  jamais  je  ne  fus  si  gêné. 

—  Vous  ne  seriez  guère  en  état  d'égarer  maintenant  de  braves  gens 
en  imitant  leurs  signaux,  répliqua  le  chasseur.  Que  voulez-vous!  le 
métier  de  chercheur  d'or  a  mille  inconvéniens;  mais  patience!  vous 
touchez  à  la  fin  de  vos  maux. 

—  Chercheur  d'or!  reprit  fièrement  le  Mexicain,  pour  qui  me  pre- 
nez-vous? Un  vil  gambusino,  allons  donc!  Je  ne  fouille  pas  le  sable, 
moi  :  au  lieu  d'exploiter  un  placer,  j'exploite  le  chercheur  d'or  lui- 
même.  C'est  un  système  comme  un  autre. 

Le  chasseur  ne  répondit  à  cette  saillie  qu'en  piquant  des  deux  son 
cheval.  Je  suivis  le  Canadien  et  son  prisonnier  vers  la  tente  de  Town- 
ship.  Le  vaillant  Canadien  me  raconta,  chemin  faisant,  qu'il  avait  tenu 
tête  non-seulement  au  vaquero,  mais  à  trois  autres  bandits,  et  que  son 
rifle  avait  mis  hors  de  combat,  en  un  moment,  tous  ces  lâches  enne- 
mis. —  Étes-vous  curieux,  ajouta-t-il,  de  voir  pratiquer,  une  fois  dans 
votre  vie,  le  code  de  Lynch  (-1)? 

—  Que  voulez-vous  dire?  demandai-je.  Croyez-vous  que  le  squatter... 

—  Le  squatter  est  dans  son  droit,  répondit  Tranquille.  L'homme  que 
je  lui  amène  est  le  meurtrier  de  son  fils.  ïownship  jugera  et  exécutera... 
Vous  comprenez. 

*  J'avais  compris  en  effet,  et  je  me  promis  de  ne  pas  assister  à  la  ter- 
rible scène  qui  allait  se  passer  entre  Township  et  le  meurtrier  de  son 
fils.  Au  moment  où  nous  arrivions  devant  l'habitation  du  squatter,  je 
me  séparai  du  chasseur  et  du  romancier  pour  rentrer  sous  ma  tente. 
Je  succombais  sous  la  fatigue  causée  par  les  émotions  multipliées  de 
la  nuit.  J'avais  hâte  d'échapper  à  ces  sombres  tableaux  où  la  convoi- 
tise, la  brutalité,  l'effronterie,  les  vices  de  la  civilisation  et  ceux  de  la 
barbarie  se  heurtaient  dans  je  ne  sais  quel  affreux  contraste.  Je  ne  pus 
m'endormir  assez  tôt  cependant  pour  ne  pas  entendre  un  cri  de  détresse 
répété  douloureusement  par  tous  les  échos  de  la  vallée.  J'appris  par 
Tranquille  et  le  romancier,  qui  rentrèrent  quelques  instans  après,  qu'on 
venait  de  précipiter  le  vaquero  dans  les  eaux  du  lac  sous  les  yeux  du 
squatter  inflexible.  La  justice  de  Lynch  était  satisfaite. 

Le  lendemain,  je  me  sentis  pris  de  ce  dégoût,  de  cette  inquiétude, 
auxquels  l'émigrant  n'échappe  qu'en  prenant  le  bâton  du  pèlerin  et 
en  pliant  sa  tente.  Tranquille  était  seul  à  comprendre  mon  malaise  et 
à  le  partager.  Le  romancier  n'avait  pas  encore  perdu  toute  confiance 
dans  son  étoile,  et  se  serait  reproché  de  quitter  brusquement  une  terre 
qui  pouvait  le  rendre  millionnaire.  Township,  plongé  dans  une  morne 

(1)  On  sait  que  ce  nom  désigne,  dans  certaines  parties  de  l'Amérique,  l'usage  qui 
donne  au  plaignant  le  droit,  s'il  est  le  plus  fort,  d'être  le  juge  et  l'exécuteur  dans  sa 
propre  cause. 


LES  SQUATTERS.  277 

tristesse,  ne  pensait  pas  non  plus  encore  à  s'éloigner  (!es  lieux  où  repo- 
sait le  malheureux  Térence.  Je  dis  adieu  à  cette  famille  au  sein  de  la- 
quelle j'avais  cru  un  moment  fixer  mon  existence;  je  serrai  la  main  au 
courageux  Français  qui,  dans  cette  triste  vallée  de  Californie,  gardait 
la  même  sérénité  que  sur  les  bords  verdoyans  de  l'Ohio.  Peu  d'heures 
après,  je  me  dirigeai  avec  Tranquille  vers  la  plaine  du  Sacramento,  et, 
quelques  jours  plus  tard,  je  m'embarquai,  à  San-Francisco,  pour  New- 
York. 

J'arrivai  aux  bords  de  l'Hudson  comme  une  providence  pour  une 
pauvre  famille  alsacienne,  qui  venait  en  Amérique  mettre  au  service 
de  quelque  propriétaire  défricheur  sa  docile  et  patiente  activité.  Re- 
venu dans  mon  domaine  avec  cette  petite  colonie  intelligente  et  labo- 
rieuse, je  ne  tardai  pas  à  comparer  sans  regret  la  vie  du  défricheur 
à  celle  du  chercheur  d'or,  et  aujourd'hui  je  commence  à  aimer  des  tra- 
vaux qui  ont  leur  grandeur  aussi  bien  que  leur  utilité.  La  lutte  avec 
une  nature  vierge,  la  culture  d'un  sol  conquis  sur  le  désert  par  d  après 
et  incessans  efforts,  tel  est  après  tout  le  but  qui  long-temps  encore  doit 
rapprocher  dans  de  communs  labeurs  les  races  diverses  attirées  vers 
les  solitudes  du  Nouveau-Monde.  Il  y  a,  je  le  sais,  en  Amérique  même, 
des  natures  indomptées  auxquelles  la  vie  du  planteur  ne  saurait  suf- 
fire. Le  chasseur  canadien  Tranquille  a  résisté  à  toutes  les  instances  que 
je  lui  ai  faites  pour  l'engager  à  me  suivre  dans  mon  domaine;  il  lui 
faut  à  lui  les  longues  courses,  les  chasses  périlleuses,  la  marche  sans 
lin  et  sans  but  à  travers  les  prairies.  Le  romancier  français  m'a  écrit 
qu'enrichi  par  l'exploitation  d'une  veine  heureuse,  il  songe  à  revenir 
dans  sa  patrie.  Cette  résolution  m'étonne  et  m'afflige.  Je  perds  en  lui 
un  ami  que  l'énergie  de  son  caractère  et  l'enjouement  de  son  humeur 
me  rendaient  précieux;  je  crains  aussi  qu'au  milieu  des  tristes  et  mes- 
quines préoccupations  de  nos  cités,  il  ne  regrette  souvent,  mais  trop 
tard,  cette  existence  large  et  tranquille  de  seigneur  campagnard  que 
l'Amérique  ne  refuse  jamais  à  l'émigrant  assez  heureux  pour  appuyer 
ses  travaux  sur  un  faible  capital.  Quant  à  Township,  à  en  croire  son 
ami  le  farmer,  il  se  lasserait  de  remuer  les  sables  de  Californie,  et  se- 
rait tenté  de  venir  défricher  quelques-unes  de  ces  bruyères  de  la  Vir- 
ginie qui  ont  à  ses  yeux  l'incomparable  prestige  du  pays  natal.  Le  jour 
n'est  pas  loin  peut-être,  qui  commencera  pour  lui  cette  seconde  pé- 
riode de  la  destinée  du  squatter,  où  l'usurpateur  enrichi  voit  succéder 
aux  chances  d'une  vie  d'aventures  et  d'illégales  conquêtes  les  douceurs 
de  la  possession  légitime,  la  stabilité  du  foyer,  et  parfois  même  les 
honneurs  du  congrès. 

Gabriel  Ferry. 


THOMAS  CARLYLE 


SA  VIE  ET  SES  ÉCRITS. 


Depuis  que  le  nom  de  Thomas  Carlyle  a  été  prononcé  en  France 
pour  la  première  fois,  depuis  que  la  valeur  littéraire  de  ses  écrits  a 
trouvé  ici  même  un  brillant  appréciateur  (1),  d'étranges  événemens 
sont  venus  confirmer  les  théories  de  l'humoriste  anglais  et  donner  gain 
de  cause  à  ses  pensées.  La  plupart  des  choses  qu'il  a  prédites  sont  ar- 
rivées, et  son  explication  de  la  révolution  française  est  la  seule  que 
nous  puissions  adopter  maintenant,  car  c'est  la  seule  que  les  événe- 
mens survenus  depuis  un  an  aient  justifiée.  Pas  un  de  ces  événemens 
n'a  démenti  ses  horoscopes.  Puisque  nous  avons  tant  de  prophètes  so- 
cialistes et  d'astrologues  prédisant  des  choses  qui  toujours  reculent  et 
ne  se  réalisent  jamais,  nous  devons  nous  estimer  heureux  d'avoir  pour 
ainsi  dire  un  astronome  qui  a  su  préciser  le  jour  et  l'heure  des  éclipses, 
des  tremblemens  de  terre  et  des  orages.  Si  les  écrits  de  Carlyle  étaient 
traduits,  ils  pourraient  avoir,  en  dehors  de  leur  valeur  intrinsèque  et 
réelle,  une  valeur  superficielle  et  toute  d'actualité. 

Thomas  Carlyle  est  un  des  hommes  les  plus  remarquables  de  notre 
temps,  un  des  esprits  les  plus  fortement  trempés  de  l'Europe.  Depuis 
que  la  philosophie  allemande,  vieillissante  avec  Schelling,  est  tom- 
bée entre  les  mains  de  ces  grands  docteurs  de  l'athéisme  qui  dirigent 
au-delà  du  Rhin  les  clubs  de  Francfort,  de  Vienne  et  de  Berlin,  depuis 
que  l'école  doctrinaire  en  France  est  allée  se  dissolvant  dans  la  politique 
et  les  bruits  du  jour,  il  n'a  point  paru  un  homme  qui  lui  soit  supérieur. 

(1)  Voyez  dans  la  livraison  du  1er  octobre  1840  l'article  de  M.  Philarète  Chaslcs. 


THOMAS   CARLYLE.  279 

Je  préfère  son  Histoire  de  la  Révolution  française  à  toutes  celles  que 
nous  avons  faites  nous-mêmes  :  je  la  trouve  aussi  dramatique  et  j'oserai 
dire  plus  profonde.  Je  préfère  son  petit  livre  intitulé  Chartisme  à  toutes 
les  descriptions  de  maladies  sociales  et  à  toutes  les  statistiques  dont  on 
nous  a  dotés  dans  ces  derniers  temps.  Le  Sartor  resartus  me  paraît  être 
l'aperçu  le  plus  profond  et  le  plus  brillant  à  la  fois  qui  ait  été  jeté  sur 
notre  siècle,  sur  ses  tendances  et  sur  ses  désirs.  En  Angleterre,  il  a  mis 
fin  à  beaucoup  de  choses  :  à  l'école  satanique,  à  l'école  utilitaire,  au 
sensualisme  anglais,  au  semi-sensualisme  écossais.  Carlyle  a  essayé  de 
renouveler  les  sources  de  la  pensée,  il  a  cherché  à  ramener  l'idéalisme 
chez  un  peuple  essentiellement  pratique;  pensant  peu,  calculant  beau- 
coup, il  a  laissé  de  côté,  pour  mieux  arriver  à  son  but,  l'abstraction, 
la  logique,  les  méthodes  et  tous  les  instrumens  philosophiques;  il  a 
pour  ainsi  dire  rendu  l'idéal  pratique,  afin  de  le  faire  voir  et  toucher 
plus  aisément  à  ses  concitoyens.  Son  mysticisme  n'a  jamais  perdu  terre, 
il  a  consenti  à  marcher  alors  qu'il  aurait  pu  planer. 

Je  viens  de  prononcer  le  mot  de  mysticisme;  effectivement,  M.  Car- 
lyle est  un  mystique.  Nous  craignons  fort  que  ce  ne  soit  là  un  défaut 
aux  yeux  de  beaucoup  de  nos  compatriotes.  Il  règne  en  France,  au 
sujet  du  mysticisme,  des  idées  si  bien  passées  à  l'état  de  règles  criti- 
ques et  de  lois  pénales,  des  erreurs  si  singulières,  qu'il  importe  de  les 
combattre,  si  l'on  veut  assurer  aux  écrits  de  Carlyle  l'attention  qui  leur 
est  due.  Si  nous  parvenons  à  dissiper  quelques-unes  de  ces  accusations 
banales ,  à  montrer  le  fonds  de  vérité  que  ce  mysticisme  cache  sous 
son  costume  bizarre,  à  montrer  surtout  sa  fécondité,  nous  n'aurons 
pas  parlé  en  vain.  Nous  sommes  prêt  à  reconnaître  d'ailleurs  qu'il  y  a 
chez  les  mystiques  beaucoup  d'éblouissemens;  mais  qui  dit  mysticisme 
dit  aussi  croyance,  amour,  enthousiasme,  et  il  peut  être  utile  de  rétablir 
cette  signification  dans  un  temps  de  scepticisme  et  de  ruines,  dans  un 
temps  où  les  doctrines  du  xvme  siècle  livrent  leur  dernier  combat,  et 
où  l'on  a  pu  voir  monter  à  la  tribune  le  spectre  de  Thomas  Paine  dans 
la  personne  de  M.  Proudhon. 

Pendant  que  Coleridge  voyageait  en  Italie,  il  vit,  un  jour  qu'il  con- 
sidérait le  Moïse  de  Michel-Ange,  deux  officiers  français  s'approcher  de 
la  statue.  «  Je  parie,  dit-il  à  un  Allemand  qui  se  trouvait  avec  lui,  que 
leurs  premiers  mots  seront  des  railleries  sur  la  barbe  et  les  deux 
rayons  de  lumière  (je  paraphrase,  le  texte  porte  goat  and  cuckold).  » 
Les  plaisanteries  ne  se  firent  pas  attendre,  et  Coleridge  s'écria  :  «  C'est 
singulier  que  le  Français  soit  le  seul  être  à  forme  humaine  qui  n'ait 
jamais  rien  pu  comprendre  à  l'art  et  à  la  religion  !  »  Cette  parole  in- 
jurieuse de  l'éloquent  métaphysicien,  fausse  si  elle  est  appliquée  d'une 
manière  absolue  au  pays  de  Calvin,  de  Pascal  et  de  Bossuet,  est  vraie 
si  l'on  envisage  la  masse  de  la  nation.  Le  même  esprit  qui  dictait  aux 


280  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

deux  officiers  français  leurs  misérables  railleries  sur  le  Moïse  de  Mi- 
chel-Ange nous  fait  rejeter  avec  dédain  toutes  les  pensées  et  tous  les 
livres  qui  sont  réputés  mystiques.  Puisse  la  France,  qui  repousse  avec 
tant  d'énergie  les  doctrines  subversives,  repousser  enfin  les  vieux  dé- 
bris usés  de  ces  doctrines  négatives  qui  l'ont  si  long-temps  infectée,  et 
comprendre  que  les  unes  enfantent  les  autres,  et  que  la  négation,  lors- 
qu'elle se  réalise  et  sort  des  demeures  de  l'esprit,  s'appelle  destruction! 
Puisse-t-elle  se  tourner  vers  des  sources  plus  fraîches  et  ne  plus  con- 
damner sans  examen  les  doctrines  qui  tendent  à  remplacer  la  néga- 
tion par  l'affirmation ,  la  destruction  par  la  croyance,  et  la  sécheresse 
par  la  vie  ! 

Il  est  probable  que  long-temps  encore  nous  entendrons  parler  d'a- 
bîmes du  mysticisme,  de  folies  du  mysticisme;  mais  certainement,  s'il 
y  a  un  mysticisme  qui  est  absurde,  il  y  en  a  un  autre  qui  ne  l'est  pas. 
Oui,  le  mysticisme  est  une  folie  lorsqu'il  ne  porte  pas  le  cachet  de  la 
réalité,  de  la  vie  humaine,  et  qu'il  erre  dans  le  monde  décousu  des 
songes,  au  milieu  des  chimériques  apparences.  Oui,  le  mysticisme  est 
un  abîme  lorsqu'il  cherche  dans  un  monde  fantastique  ce  qui  est  tout 
près  de  nous  et  dans  notre  univers.  Seulement,  ceci,  il  faut  le  dire, 
n'est  plus  du  mysticisme,  c'est  simplement  de  l'hallucination.  Toute- 
fois, s'il  se  rencontre  un  philosophe  qui,  transfigurant  les  choses  de  ce 
monde,  nous  les  montre  brillantes  d'une  clarté  divine;  si,  dans  les 
choses  politiques,  sociales,  religieuses,  il  ne  se  contente  pas  de  vivre  au 
jour  le  jour  et  de  se  laisser  emporter,  habile  nageur,  au  courant  des  évé- 
nemens,  au  flux  et  au  reflux  des  opinions;  s'il  a  placé  son  idéal  au-delà 
du  temps  qui  passe;  si,  dans  l'art,  il  sait  s'élever  jusqu'à  la  contempla- 
tion du  beau,  et  si,  dans  l'attitude  et  dans  le  rayon,  au  lieu  d'admirer 
la  grâce  de  la  pose  et  le  jeu  de  la  lumière,  il  sait  retrouver  la  lumière 
infinie,  le  moule  universel;  si,  dans  ses  écrits  et  dans  ses  livres,  voyant 
autre  chose  que  le  succès ,  il  se  condamne  à  paraître  étrange;  si  l'ori- 
ginalité de  son  esprit  sait  découvrir  des  routes  nouvelles  et  faire  jaillir 
des  sources  inconnues  et  cachées;  si  son  être  est  plein  d'élans;  si,  en  un 
mot,  il  aime  et  admire  les  choses  naturelles,  parce  qu'il  les  considère 
comme  un  reflet  des  choses  supérieures  et  mystérieuses,  ce  philosophe 
peut  s'appeler  mystique ,  et  n'est  point  fou  ni  absurde,  mais  profond 
et  sage  au  contraire.  C'est  là  le  véritable  mysticisme,  et,  quelle  que 
soit  l'étrangeté  de  ce  qu'il  raconte  et  de  ce  qu'il  affirme,  il  a  droit  à  la 
sympathie,  à  l'admiration  et  à  la  reconnaissance  des  hommes. 

Mysticisme,  pour  la  plupart,  signifie  hallucination,  extase,  vision, 
état  hors  nature.  Le  mysticisme  est  au  contraire  une  chose  très  natu- 
relle. Il  conviendrait  d'abord  de  séparer  le  mysticisme  religieux  du 
mysticisme  philosophique.  Le  mysticisme  religieux  procède  entière- 
ment par  l'élan,  parla  prière;  le  mysticisme  philosophique  procède 


THOMAS  CARLYLE.  281 

entièrement  par  intuition  et  par  affirmation.  S'il  nous  fallait  donner 
une  définition  du  mysticisme,  nous  dirions  :  Peut  être  qualifiée  de 
mystique  toute  doctrine  qui  s'appuie  sur  l'invisible,  sur  le  mystère,  et 
affirme  que  le  mystère  est  la  seule  chose  vraiment  vivante,  la  réalité  la 
plus  forte  de  toutes.  Peut  encore  être  appelée  mystique  toute  doctrine  qui 
ne  part  ni  d'un  fait  extérieur  ni  d'un  point  donné,  mais  qui,  sans  méthode 
et  sans  parcourir  la  longue  chaîne  des  déductions  et  des  raisonnemens, 
va  droit  à  son  but  par  la  seule  impulsion  de  l'élan  intérieur  et  va  saisir 
immédiatement  la  vérité.  Deux  choses  constituent  donc  le  mysticisme  : 
la  foi  dans  les  choses  invisibles  comme  principe  et  source  des  choses 
visibles,  et  l'absence  de  méthode  et  de  déduction,  l'intuition  directe. 
D'où  il  suit  que  le  mysticisme  est  simplement  le  spiritualisme  retourné, 
mais  ennobli;  car,  au  lieu  de  remonter  de  l'effet  à  la  cause  par  de  longs 
labeurs  qui  peuvent  finir  par  le  scepticisme,  si  le  penseur  s'arrête  à  un 
certain  anneau  de  la  chaîne  des  déductions,  ou  par  la  négation  absolue, 
s'il  ne  peut  arriver  à  une  conclusion,  le  mysticisme  va  droit  saisir  la 
cause  et  de  là  suit  ses  conséquences,  ses  rayonnemens,  ses  reflets  dans 
les  choses  visibles. 

Ce  sont  les  violens  qui  enlèvent  le  royaume  des  cieux.  On  pourrait 
en  dire  autant  des  mystiques.  Ils  montent  vers  la  vérité,  comme  avec 
des  ailes  de  feu,  et  poussés  par  un  irrésistible  élan.  Le  mysticisme  a 
cela  de  particulier  et  de  propre  à  nous  faire  réfléchir,  qu'il  n'est  pas  le 
produit  de  la  méditation  et  de  l'étude.  On  ne  naît  jamais  avec  un  sys- 
tème inné  :  on  devient  stoïcien,  déiste,  sceptique;  mais,  à  coup  sûr,  on 
naît  mystique.  Ceux  qui  voudront  railler  auront  beau  jeu,  et  pourront 
dire  que  cette  doctrine  est  une  affaire  de  tempérament;  car  on  peut  af- 
firmer que  le  mysticisme  réside  dans  l'ame  et  se  répand  dans  l'orga- 
nisme de  certains  philosophes.  Pour  se  déclarer,  cette  doctrine  n'attend 
qu'une  occasion,  absolument  comme  l'aptitude  poétique.  C'est  une 
chose  à  faire  réfléchir,  qu'il  y  ait  des  hommes  naissant  avec  une  ame 
entièrement  tournée  vers  l'idéal,  et  qui  sur  toutes  les  affaires  de  ce 
monde  répandent  un  sentiment  religieux. 

Deux  choses  composent  un  mystique  :  l'instinct  et  la  faculté  d'ob- 
servation. Presque  tous  les  mystiques  sont  instinctifs  et  s'élancent  d'un 
bond  vers  ces  choses  qui  s'appellent  idéal  et  vérité;  mais  l'instinct, 
chose  irréfléchie  et  jaillissante,  sort,  se  répand  comme  une  lave  ardente 
ou  comme  une  source  souterraine.  C'est  un  feu  concentré  qui  doit  faire 
explosion,  une  eau  qui,  long-temps  accrue,  doit  sortir  et  inonder;  c'est 
véritablement  comme  une  révolte  intérieure  :  l'instinct  est  donc  en- 
tièrement aveugle,  capable  de  se  tromper,  de  prendre  l'absurde  pour 
la  vérité,  et  ce  qui  est  occulte  pour  ce  qui  est  évident  et  certain.  Heu- 
reusement, chez  presque  tous  les  philosophes  dignes  du  nom  de  mys- 
tiques, la  faculté  de  l'observation  vient  au  secours  de  l'instinct.  Près- 


2N2  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

que  tous  sont  de  très  grands  observateurs,  pleins  de  perspicacité  et 
de  (inesse.  Il  n'y  a  pas  de  moralistes,  de  psychologues,  de  romanciers 
qui  sachent  débrouiller  les  passions  humaines  mieux  que  les  mystiques, 
alors  môme  qu'ils  ont  eu  peu  de  rapports  avec  les  hommes;  il  n'y  en 
a  pas  qui  sachent  mieux  montrer  la  signification  réelle  des  choses  de 
ce  monde.  Comment  cette  faculté  analytique  de  l'observation  peut-elle 
s'allier  à  cette  puissance  spontanée  de  l'instinct?  C'est  une  bizarrerie 
qui  s'explique  difficilement;  mais  la  nature  évite  de  créer  des  monstres, 
et,  en  donnant  une  faculté  très  développée,  elle  nous  donne  la  faculté 
opposée,  afin  que  les  deux  forces  se  neutralisent  et  maintiennent  l'équi- 
libre de  la  pensée  et  de  la  vie.  L'instinct  et  la  faculté  d'observation 
doivent  donc  se  rencontrer  chez  le  même  individu,  sinon  sa  nature  se- 
rait anormale  et  mauvaise,  comme  celle  d'un  homme  fort  sans  être 
doux,  ou  d'une  grande  volonté  qui  ne  serait  pas  unie  à  la  patience.  Pre- 
nez un  homme  qui  n'ait  que  des  instincts,  et  il  sera  alternativement 
dans  le  vrai  et  dans  le  faux;  prenez  un  homme  qui  n'ait  pas  d'autre  fa- 
culté que  la  faculté  d'observation,  et  il  ne  sortira  pas  des  choses  de  ce 
monde,  il  ne  s'élèvera  jamais  vers  des  sphères  supérieures,  tout  occupé 
qu'il  sera  d'analyser,  de  séparer,  de  distinguer  les  nuances.  Mais  si  ces 
deux  facultés  constituent  le  mystique,  pourquoi  donc  ce  mot  serait-il 
synonyme  d'étrange  et  de  fou? 

Le  mysticisme  de  Thomas  Carlyle  est  entièrement  fondé  sur  les  réa- 
lités premières  :  la  conscience,  la  vie,  la  force.  Nous  n'essaierons  pas 
de  l'analyser  et  de  le  disséquer.  Comment  analyser,  par  exemple,  le 
profond  sentiment  de  la  vie  que  révèlent  ses  écrits?  Il  vaut  mieux  en 
ressentir  les  salutaires  influences  et  en  respirer  la  saine  atmosphère. 
Ne  pourrait-on  pas  d'ailleurs  en  dire  autant  de  tout  livre  mystique?  Or, 
dans  les  choses  purement  idéales,  Thomas  Carlyle  raconte,  voit,  décrit, 
mais  n'explique  et  ne  définit  pas  exactement.  Son  esprit  est  une  sorte 
de  lumière  boréale  ou  de  météore  rapide  et  éclatant,  illuminant  subi- 
tement les  objets  et  les  replaçant  aussitôt  dans  les  ténèbres,  ou  bien  les 
éclairant  tranquillement  et  obscurément  comme  dans  un  lumineux 
crépuscule.  On  peut  appeler  Carlyle  mystique,  puritain,  snpernatura- 
liste,  peu  importe,  car  tous  ces  noms  désigneront  également  les  ten- 
dances de  son  esprit.  Aussi  n'est-ce  pas  sur  la  tournure  mystique  de  son 
intelligence  et  sur  la  nuance  particulière  de  ce  mysticisme  que  nous 
nous  arrêterons.  Nous  pouvons  donner  en  deux  mots  notre  méthode 
philosophique,  celle  que  nous  voudrions  employer  avec  Carlyle.  Nous 
ne  nous  attachons  jamais  à  combattre  un  livre  philosophique,  mais  à 
le  comprendre.  L'auteur  peut  être  à  son  aise  mystique,  sceptique,  ra- 
tionaliste, panthéiste,  peu  nous  importe.  Ce  ne  sont  là  que  les  mots,  les 
titres,  les  étiquettes,  ce  ne  sont  pas  les  choses.  Ce  sont  les  termes  gé- 
néraux et  qui  trompent,  car  le  scepticisme  de  Montaigne  n'est  pas  celui 


t 


THOMAS  CARLYLE.  583 

de  Voltaire,  qui  n'est  pas  celui  de  Hume.  Il  est  très  commode  de  diviser 
tous  les  écrits  philosophiques  en  quatre  ou  cinq  classes,  de  les  ranger 
sous  quatre  ou  cinq  chefs  principaux  (l'idéalisme,  le  scepticisme,  ou  le 
mysticisme),  et  puis  de  se  demander  à  quelle  école  appartient  tel  ou  tel 
homme,  à  quel  système  se  rattache  tel  ou  tel  livre.  Cette  histoire  natu- 
relle ou  cette  arithmétique  de  la  pensée,  comme  on  voudra  l'appeler, 
nous  a  toujours  beaucoup  répugné.  La  pensée  est  une  chose  morale  qui 
ne  peut  s'enfermer  dans  une  formule  générale;  elle  est  toujours  jeune 
et  originale,  alors  même  qu'elle  se  présente  revêtue  d'une  vieille  forme. 
S'il  ne  s'agissait  que  de  trouver  et  d'établir  la  ressemblance  et  la  diffé- 
rence qui  existe  entre  les  diverses  philosophies,  inutile  serait  l'étude 
de  l'histoire.  Or,  nous  croyons,  au  contraire,  que  la  critique  a  une 
tâche  historique  à  remplir  aussi  bien  qu'une  tâche  scientifique.  Il  y  a 
chez  un  écrivain,  chez  un  penseur,  non-seulement  la  doctrine,  mais 
l'homme  à  faire  connaître.  Nous  appliquerons  cette  double  méthode 
à  Thomas  Carlyle;  nous  l'examinerons  d'abord  au  point  de  vue  histo- 
rique, puis  dans  sa  doctrine  particulière.  Quel  est  son  esprit  en  dehors 
des  idées  particulières  qu'il  peut  avoir?  sous  quelle  forme  a-t-il  vu  notre 
temps?  quel  rôle  y  joue-t-il  et  quelle  place  occupe-t-il  parmi  les  pen- 
seurs de  son  siècle?  Voici  la  première  question  et  la  plus  importante. 
Quelles  idées  philosophiques  a-t-il  exprimées?  Ce  n'est  que  la  seconde. 

1.    —  ESPRIT   DE   THOMAS   CARLYLE. 

Quiconque  veut  bien  connaître  Thomas  Carlyle  doit  étudier  avec 
soin  son  livre  intitulé  Sartor  resartus.  Ce  livre,  à  coup  sûr,  n'est  pas 
son  Chef-d'œuvre  (le  chef-d'œuvre  de  Carlyle  est  Y  Histoire  de  la  Révo- 
lution française);  ce  n'est  pas  non  plus  le  livre  où  il  a  répandu  le  plus 
d'éloquence  véritable  et  de  talent  de  style  :  certains  de  ses  essais  et  le 
petit  livre  intitulé  Chartisme  sont  bien  supérieurs  comme  style  et  pen- 
sée nettement  exprimée;  mais  ce  livre  du  Sartor  resartus  contient  en 
germe  tout  ce  que  Carlyle  a  écrit  depuis.  Tout  le  talent  dramatique 
qu'il  montrera  plus  tard  dans  Y  Histoire  de  la  Révolution  française  se 
trouve  là  par  fragmens,  toutes  les  idées  qu'il  développera  dans  le  Culte 
des  héros,  le  Chartisme,  le  Passé  et  le  Présent,  sont  ici  exposées  dogma- 
tiquement, d'une  façon  plus  abstraite  et  plus  obscure.  C'est  le  véritable 
point  de  départ  de  sa  pensée  :  là  il  hasarde,  il  risque  ses  idées;  on  sent 
qu'il  ne  leur  a  pas  encore  donné  une  forme  complète;  tout  s'y  heurte 
et  s'y  mêle.  De  longues  phrases  colorées  s'étendent,  comme  de  vertes 
idylles,  au-dessus  des  sables  de  l'abstraction;  çà  et  là  des  mirages  et  des 
perspectives  ouvrent  leurs  espaces  lointains  et  déroulent  leurs  splen- 
deurs. Les  épisodes  de  la  vie  du  professeur  Teufelsdrôck ,  entremêlés 


28<4  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

aux  idées  philosophiques  et  historiques,  illustrent  le  livre  et  se  dessi- 
nent de  loin  en  loin  comme  de  petites  oasis.  De  singulières  figures,  le 
docteur  Teufelsdrock,  le  bon  ami  Hofrath  Henschrecke,  la  vieille  ser- 
vante Leischen,  Blumine,  la  première  maîtresse  du  professeur,  se  pro- 
mènent à  travers  le  livre.  C'est  le  monde  de  Jean-Paul  en  miniature, 
mais  un  peu  maladroitement  imité.  Ces  oasis  et  ces  idylles  sont  Là  pla- 
cées assez  artificiellement,  comme  un  rocher  ou  une  source  au  milieu 
d'un  jardin  anglais;  mais  ce  ne  sont  pas,  à  proprement  parler,  l'artiste 
et  l'écrivain  qui  nous  préoccupent  ici  :  le  livre  est  précieux  pour  nous 
en  ce  qu'il  est  une  autobiographie  de  M.  Carlyle;  non-seulement  nous 
pouvons  y  surprendre  la  source  de  ses  idées,  mais  encore  le  nom  de 
Thomas  Carlyle  est  caché  sous  le  nom  allemand  de  Teufelsdrock.  Les 
épisodes  de  la  vie  du  professeur  Teufelsdrock  sont  des  épisodes  de  la  vie 
de  Carlyle.  Nous  pourrons  donc  surprendre  ses  premières  pensées,  voir 
comment  et  par  quels  incidens  ses  idées  se  sont  formées  peu  à  peu. 

Un  doute  funeste  s'empare  aujourd'hui  de  tout  homme  qui  ouvre  un 
livre  nouveau.  On  se  demande  machinalement,  et  comme  sous  la  pres- 
sion d'une  longue  habitude  :  Est-il  socialiste,  celui-là  encore?  Non , 
M.  Carlyle  n'a  aucun  rapport  avec  ces  bizarres  philosophes,  il  a  même 
été,  en  plus  d'une  occasion,  leur  adversaire  décidé.  Il  est  né  sur  les 
frontières  de  l'Ecosse,  de  braves  fermiers  fort  honorés  dans  leur  pays. 
L'exemple  du  travail  lui  a  été  donné  de  bonne  heure.  Il  a  pu  réfléchir, 
dès  ses  premières  années,  à  ce  que  contient  de  saint  et  d'utile  l'uni- 
verselle obligation  du  travail.  Il  a  vu  de  près  les  efforts  pratiques  de 
la  vie,  et,  de  bonne  heure,  il  a  pu  se  mettre  en  garde  contre  les  théo- 
ries du  travail  attrayant  et  les  rêves  de  bonheur.  La  vie  lui  est  apparue 
d'abord  sous  son  aspect  austère  et  moral.  «  Dans  tous  les  jeux  de  l'en- 
fant, dit-il,  vous  distinguez  un  instinct  créateur;  l'enfant  sent  qu'il  est 
né  homme  et  que  sa  vocation  est  de  travailler.  »  —  «  Une  importance 
infinie,  écrit-il  ailleurs,  se  cache  dans  le  travail.  Les  broussailles  sont 
éclaircies  par  lui,  et  à  leur  place  se  découvrent  les  riches  campagnes 
et  s'élèvent  les  belles  cités,  et  intérieurement  l'ame  de  l'homme  qui 
travaille  cesse  aussi  d'être  un  désert  malsain  couvert  de  broussailles. 
Voyez  comme  l'ame  de  cet  homme  se  fond  en  une  sorte  d'harmonie 
réelle  aussitôt  qu'il  se  met  à  l'ouvrage!  Le  doute,  le  désir,  le  chagrin, 
le  remords,  l'indignation,  le  désespoir,  tous  les  chiens  de  l'enfer  ru- 
gissent dans  l'ame  du  pauvre  travailleur  comme  dans  celle  de  tout 
homme;  mais,  lorsqu'il  se  met  à  sa  tâche  avec  un  libre  courage,  tous 
à  l'instant  se  taisent  et  rentrent  murmurans  dans  leurs  cavernes. 
L'homme  alors  est  véritablement  un  homme.  »  Carlyle  sait  les  durs 
travaux  auxquels  il  faut  se  livrer  pour  rendre  «  un  peu  plus  vert 
quelque  petit  coin  de  cette  terre;  »  il  sait  aussi  que  ce  dur  travail  nous 


THOMAS   CARLYLE.  285 

attache  à  la  terre  où  nous  sommes  nés  et  qui  nous  fait  vivre.  Très  vif 
chez  lui  est  le  sentiment  de  la  patrie,  très  profonde  sa  conviction  de  la 
nécessité  du  travail.  Nous  surprenons  dans  le  Sartor  resartus  les  pre- 
miers germes  de  ces  idées  que  l'éducation  a  déposées  chez  Carlyle,  que 
la  réflexion  mûrira,  et  qui  se  manifesteront  jusque  dans  la  composition 
de  ses  écrits;  car  il  n'aborde  pas  ses  sujets  de  l'air  d'un  dilettante,  et  il 
ne  les  traite  pas  avec  le  sans-façon  du  littérateur.  On  sent  en  lui  la  con- 
science, le  courage,  la  volonté,  même  l'effort  du  travail.  «  La  littéra- 
ture, dit-il  quelque  part,  n'est  pas  aisée  lorsqu'elle  est  noble,  mais 
seulement  lorsqu'elle  est  ignoble;  la  littérature,  elle  aussi,  est  une  lutle, 
un  duel  acharné  avec  le  monde  des  ténèbres,  qui  s'étend  intérieure- 
ment dans  chacun  de  nous  et  au  dehors  de  nous.  » 

M.  Carlyle  croit  aussi  à  la  patrie;  il  est  Écossais,  et  il  aime  sa  rude 
mère,  la  patrie  de  John  Knox,  de  David  Hume,  de  Robert  Burns  et  de 
Walter  Scott.  «  Nous  croyons,  dit-il,  qu'il  existe  un  patriotisme  fondé 
sur  quelque  chose  de  meilleur  que  le  préjugé;  que,  sans  que  ce  senti- 
ment fasse  injure  à  notre  philosophie,  notre  contrée  doit  nous  être 
chère,  et  que,  tout  en  aimant  et  en  appréciant  justement  toutes  les  au- 
tres contrées,  nous  devons  aussi  apprécier  justement  et  aimer  avant 
toutes  les  autres  notre  rude  mère  et  le  vénérable  édifice  de  la  vie  sociale 
et  morale  qu'à  travers  de  longs  siècles  l'esprit  a  construit  pour  nous.  Il 
y  a  dans  le  patriotisme,  je  l'assure,  aliment  pour  la  meilleure  partie 
du  cœur  de  l'homme,  et  assurément  les  racines  qu'il  a  implantées  dans 
l'être  du  citoyen  peuvent,  étant  arrosées,  produire  dans  le  champ  de 
la  vie,  non  des  fleurs  sauvages,  mais  des  roses.  »  Dans  son  Histoire  de 
la  Révolution  française,  parlant  de  Paul  Jones,  dont  l'assemblée  con- 
stituante décréta  les  funérailles,  il  s'écrie  :  «  Ah!  pauvre  Paul  Jones! 
à  quoi  bon  tout  cela?  Est-ce  qu'il  n'aurait  pas  mieux  valu  pour  tes 
funérailles  la  cloche  de  la  petite  église  presbytérienne  (kirk)  et  six  pieds 
de  terre  écossaise  parmi  la  cendre  de  ceux  que  tu  aimais?  »  J'ai  cité 
tout  cela  pour  montrer  que,  bien  que  mystique,  Thomas  Carlyle  n'est 
certes  pas  fou,  ou,  s'il  l'est,  ce  l'est  à  coup  sûr  beaucoup  moins  que  cer- 
tains de  nos  théoriciens  qui  ne  sont  pas  mystiques  du  tout,  et  font  pro- 
fession de  ne  pas  croire  aux  choses  qu'il  respecte. 

Ainsi  donc,  c'est  au  milieu  d'une  éducation  toute  rustique  que  Carlyle 
a  grandi.  Dans  une  telle  éducation,  les  observations  sont  rares  et  les 
impressions  lentes;  mais  elles  sont  justes  et  fortes,  car  elles  suivent  le 
progrès  de  la  nature.  Voyez,  par  exemple,  comment  le  premier  senti- 
ment de  la  vie  se  découvre  en  lui  :  ce  sentiment  de  la  vie  et  de  ses 
différentes  modifications  est  très  vif  chez  Thomas  Carlyle  et  joue  un 
grand  rôle  dans  sa  philosophie.  Laissons-le  exprimer  ses  premières  ré- 
flexions sur  le  mystère  de  l'existence;  c'est  le  professeur  Teufelsdrôck 
qui  parle  et  raconte  les  événemens  de  son  enfance  : 

TOME  u.  i9 


5fiO  REVUE   DES  DEUX  MONDES. 

«  Alors  je  commençais  à  découvrir  avec  étonnement  qu'Entepfuhl  (1)  était 
placé  au  milieu  d'une  contrée,  d'un  monde;  qu'il  y  avait  telles  choses  qui  se 
nommaient  histoire,  biographie,  auxquelles  je  pourrais  contribuer  un  jour  par 
la  main  et  par  la  parole. 

«  La  diligence  qui,  roulant  lentement  sous  la  masse  des  voyageurs  et  des  ba- 
gages, traversait  notre  village,  apparaissant  vers  le  nord  au  point  du  jour,  vers 
le  sud  à  la  tombée  de  la  nuit,  me  fit  faire  des  reflexions  analogues.  Jusqu'à  ma 
huitième  année,  j'avais  toujours  pensé  que  cette  diligence  était  quelque  lune 
terrestre  dont  le  lever  et  le  coucher  étaient,  ainsi  que  ceux  de  la  lune  céleste, 
réglés  par  une  loi  de  la  nature;  que,  venue  de  cités  lointaines,  elle  se  dirigeait 
à  travers  les  grands  chemins  vers  des  cités  lointaines,  les  réunissant  et,  comme 
une  grande  navette,  les  resserrant  entre  elles.  Alors  je  fis  cette  réflexion  (si 
vraie  aussi  dans  les  choses  spirituelles)  :  «  Quelque  route  que  tu  «  prennes, 
fût-ce  cette  simple  route  d'Entepfuhl,  elle  te  conduira  jusqu'à  l'extrémité  du 
monde.  » 

«  C'était  surtout  à  la  foire  aux  bestiaux  d'Entepfuhl  qu'amenés  par  tous  les 
vents  et  venus  de  toutes  les  directions,  se  rassemblaient  les  élémens  d'un  in- 
croyable tohu-bohu.  Là,  hommes  et  femmes  au  teint  bruni,  tous  bien  lavés,  bien 
attifés,  enrubannés,  au  rire  bruyant,  se  rassemblaient  pour  danser,  traiter  leurs 
affaires,  et,  s'il  était  possible,  pour  trouver  le  bonheur.  Les  éleveurs  à  bottes  à  re- 
vers venus  du  nord,  les  brocanteurs  suisses,  les  Italiens  conducteurs  de  bestiaux 
venus  du  sud,  accompagnés  de  leurs  subalternes  en  jaquettes  de  cuir,  en  cas- 
quettes de  cuir,  leur  aiguillon  à  la  main,  parlaient  et  criaient  dans  un  langage 
à  demi  articulé  parmi  les  aboiemens  et  les  tintemens  inarticulés.  A  part  se  te- 
naient les  potiers  venus  de  Saxe  avec  leur  faïence  rangée  en  belles  lignes,  les 
colporteurs  de  Nuremberg  assis  dans  des  baraques  qui  me  semblaient  plus 
riches  que  les  bazars  d'Ormuz,  etc.,  etc.  » 

Voilà  les  premières  communications  avec  la  nature,  les  premières 
impressions  de  la  vie,  la  première  application  des  puissances  actives  de 
l'ame.  Tout  cela  est  à  remarquer.  Telle  idée  qui  s'empare  de  nous  à  un 
âge  avancé  est  due  à  une  circonstance  oubliée  de  notre  éducation,  à  tel 
côté  des  choses  humaines  que  nous  avons  eu  occasion  de  voir  mieux 
qu'un  autre.  Voilà  ce  qui  constitue  notre  originalité.  Un  vif  sentiment 
de  la  vie  et  de  ses  différentes  manifestations,  les  modifications  que  l'es- 
prit reçoit  de  l'éducation,  le  peiit  coin  de  cet  univers  que  chacun  de 
nous  peut  observer,  qu'aucun  autre  n'observera  et  qui  suffit  pour  nous 
amener  jusqu'à  l'infini,  la  sympathie  qu'inspirent  les  visages  humains,, 
l'observation  qui  dislingue  les  traits  particuliers,  ce  qui  constitue  l'être 
véritable  de  chaque  chose,  —  ce  sont  là  quelques-uns  des  caractères  de 
l'originalité  de  Thomas  Carlyle  dans  la  critique,  dans  la  biographie, 
dans  l'histoire. 

Quant  à  son  éducation  de  collège,  M.  Carlyle  semble  avoir  eu  de 

(l)  Entepfuhl,  nom  de  village  inventé  par  M.  Carlyle  à  l'instar  des  principautés  de 
Jean-Paul. 


I 


THOMAS   CARLYLE.  287 

bonne  heure  l'horreur  de  la  science  toute  faite,  de  l'éducation  scholas- 
tique,  de  cette  instruction  mécanique  qui  se  compose  de  lettres  mortes: 
il  a  eu  tout  au  contraire  l'amour  de  ce  qui  s'appelle  pensée,  origina- 
lité, science  véritable.  Carlyle  ne  croit  guère  qu'à  l'inspiration,  à  la 
pensée  sponlanée.  Ici  nous  pouvons  encore  surprendre  les  germes  de 
ce  qu'il  appelle  la  science  dynamique  par  opposition  à  la  scienre  méca- 
nique. Il  existe,  en  effet,  une  chose  qui  s'appelle  originalité,  en  vertu  de 
laquelle  le  plusjiumble  d'entre  nous  possède  une  faculté  spéciale,  une 
force  particulière  qui  est  toujours  active,  bien  que  nous  l'ignorions 
souvent,  une  force  seule  régulatrice  de  nos  pensées,  seule  promo- 
trice qui  puisse  les  répandre.  Cette  force  réside  au  fond  même  de 
notre  nature,  et  tôt  ou  tard  fera  explosion.  Elle  se  trahit  chez  l'enfant 
avec  vivacité  et  naïveté.  La  plupart  de  nos  systèmes  d'éducation  sont 
admirablement  propres  à  développer  l'intelligence  ou,  pour  me  ser- 
vir d'un  mot  plus  expressif,  l'entendement  (under standing),  c'est-à- 
dire  une  faculté  passive,  capable  de  recevoir  beaucoup  de  choses,  d'en 
comprendre  beaucoup,  d'en  retenir  et  d'en  utiliser  encore  davantage 
par  de  simples  moyens  mécaniques,  incapable  de  créer  et  d'inventer; 
mais  la  force  active  qui  réside  dans  le  fond  intime  de  notre  être,  cette 
force  qui  constitue  l'individualité,  une  pareille  éducation  ne  peut  la  dé- 
velopper. Voulez -vous  savoir  ce  que  pense  à  ce  sujet  Thomas  Carlyle? 

«  J'apprenais,  dit-il,  ce  que  les  autres  apprenaient;  je  le  logeais  dans  un  coin 
de  ma  tète,  ne  voyant  pas  de  quelle  façon  je  pourrais  m'en  servir;  en  attendant, 
quelque  chose  imprimée  qui  me  tombât  sous  la  main,  je  la  lisais.  Par  ce  moyen, 
ma  tète  fut  remplie  d'un  considérable  mélange  de  choses  et  d'ombres  de  choses; 
l'histoire  avec  ses  fragmens  authentiques  s'y  trouvait  à  côté  des  chimères  fabu- 
leuses, où  la  réalité  était  aussi  cachée,  et  le  tout  était  en  moi  non  comme  une 
chose  morte,  mais  comme  une  nourriture  vivante,  suffisamment  fortifiante  pour 
un  esprit  à  digestion  facile....  Nos  précepteurs  étaient  d'insupportables  pédans 
sans  aucune  connaissance  de  la  nature  de  l'homme  ou  de  celle  de  l'enfant,  sans 
connaissance  d'aucune  chose  en  un  mot,  excepté  de  celles  de  leurs  lexiques  et 
de  leurs  livres  de  comptes  trimestriels.  Us  nous  accablaient  sous  le  poids  d'innom- 
brables paroles  mortes,  et  ils  appelaient  cela  développer  l'esprit  de  la  jeunesse. 
Comment  un  moulin  à  gérondifs,  inanimé,  mécanique,  dont  le  pareil  pourra, 
dans  le  siècle  prochain,  être  fabriqué  à  Nuremberg  avec  du  bois  et  du  cuir,  pour- 
rait-il aider  au  développement  de  quelque  chose,  encore  moins  de  l'esprit,  qui  ne 
croit  pas  comme  un  végétal,  mais  qui  croit  par  le  mystérieux  contact  de  l'esprit? 
Comment  donnera-t-il  la  lumière  et  la  flamme,  celui-là  dont  Pâme  est  un  foyer 
éteint  rempli  de  cendres  froides?  Les  professeurs  d'Hinterschlag  connaissaient 
assez  bien  leur  syntaxe,  et,  quant  à  l'ame  humaine,  ils  savaient  une  seule  chose, 
c'est  qu'en  elle  était  une  faculté  nommée  mémoire,  que  l'on  pouvait  développer 
en  fustigeant  de  verges  les  tissus  musculaires  et  Tépiderme.  » 

te.  Nous  passerons  par-dessus  les  premières  années  de  sa  jeunesse,  son 
premier  amour,  raconté  d'une  manière  charmante,  la  mort  de  son 
père,  qui  lui  montra  pour  la  première  fois,  dit-il,  la  terrible  significa- 


288  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

tion  de  ce  mot  jamais  plus,  never,  son  premier  séjour  à  Londres,  où  il 
vécut  seul,  dans  le  silence  de  ses  pensées.  Un  des  momens  les  plus  graves 
de  la  vie  de  Carlyle  est  celui  où  il  rompt  avec  le  scepticisme  de  son 
temps,  avec  l'école  satanique,  avec  les  lamentations  werthériennes  de 
notre  époque,  le  moment  enfin  où  il  se  sent  homme,  où  il  comprend 
qu'il  a  en  lui  une  force  particulière  et  que  c'est  sur  cette  force  que  dé- 
sormais il  doit  appuyer  sa  vie. 

«  Plein  de  cette  triste  humeur,  et  peut-être  l'homme  le  plus  misérable  qui  fût 
dans  la  capitale  française  et  dans  ses  faubourgs,  un  jour,  après  de  longues  pro- 
menades, je  passais  dans  la  petite  et  sale  rue  de  Saint-Thomas-d'Enfer,  parmi 
les  ordures  entassées  sous  une  chaude  atmosphère  et  sur  des  pavés  brûlans 
comme  la  fournaise  de  Nabuchodonosor.  Dans  tout  cela,  il  n'y  avait  rien  qui  pût 
égayer  et  réveiller  mes  esprits,  lorsque  tout  à  coup  s'éleva  en  moi  une  pensée, 
et  je  me  demandai  :  Que  crains-tu?  Pourquoi,  comme  un  lâche,  vas-tu  toujours 
pleurnichant,  gémissant,  tremblant  et  ^affaissant  toujours  davantage?  Mépri- 
sable animal  !  quelle  est  la  somme  totale  des  pires  maux  qui  t'attendent?  La  mort? 
Eh  bien!  la  mort  et  aussi  les  souffrances  de  l'abîme,  et  tout  ce  que  le  diable  et 
l'homme  ont  pu,  peuvent  et  pourront  faire  contre  toi,  que  sont-ils?  N'as-tu  pas 
un  cœur,  ne  peux-tu  donc  pas  souffrir  les  maux  qui  t'assaillent,  et,  quoique 
enfant  proscrit,  n'as-tu  pas  ta  liberté  et  ne  peux-tu  pas  fouler  sous  ton  pied 
l'enfer  lui-même  pendant  qu'il  cherche  à  te  dévorer?  Eh  bien!  qu'il  vienne, 
j'irai  à  sa  rencontre  et  je  le  défierai.  Et  comme  je  pensais  ainsi,  un  torrent  de 
feu  courut  dans  mon  ame;  je  chassai  la  crainte  de  moi  et  pour  toujours.  Je  me 
sentais  fort,  fort  d'une  force  inconnue;  j'étais  un  esprit,  presque  un  dieu.  Depuis 
cette  époque,  le  caractère  de  mes  misères  changea;  ce  ne  fut  plus  la  crainte,  ce 
ne  fut  plus  le  chagrin  gémissant,  mais  ce  furent  l'indignation  et  la  défiance  aux 
yeux  enflammés  qui  s'emparèrent  de  moi. 

<c  Et  ainsi  ce  scepticisme,  ce  non  infini  qui  m'avait  si  long-temps  courbé  sous 
son  joug,  fut  chassé  des  retraites  de  mon  être,  de  mon  moi,  et  alors  ce  moi  se 
tint  debout  dans  sa  majesté  native  et  divine,  et  avec  enthousiasme  conserva  le 
souvenir  de  sa  protestation.  L'indignation  et  la  défiance,  prises  à  un  point  de 
vue  psychologique,  peuvent  être  appelées  à  juste  titre  protestation,  et  former 
ainsi  le  passage,  l'incident,  l'événement  le  plus  important  de  la  vie.  Le  non 
infini  avait  dit  :  «  Regarde,  tu  es  proscrit,  sans  parens,  et  l'univers  est  à  toi.  » 
Mon  moi,  au  contraire,  se  redressa  et  répondit  :  «  Je  ne  t'appartiens  pas,  je  suis 
libre,  et  pour  toujours  je  te  déteste.  » 

«  C'est  de  cette  heure  que  date  ma  nouvelle  naissance,  ma  naissance  spiri- 
tuelle, mon  baptême  de  feu;  c'est  à  partir  de  cette  heure  que  je  commençai  à 
être  un  homme.  » 

Voilà  donc  l'homme,  avec  ses  douleurs  et  ses  joies,  son  éducation 
rustique,  ses  doutes,  ses  tortures  morales,  ses  protestations.  Carlyle  a 
reçu  maintenant  son  second  baptême,  son  baptême  de  feu,  le  baptême 
de  la  souffrance  et  de  la  douleur.  Laissons-le  donc,  purifié  désormais 
de  scepticisme,  de  lâchetés  morales,  de  velléités  de  désespoir  et  de  pas- 
tiches de  l'école  satanique  :  c'est  le  penseur  qu'il  faut  aborder  mainte- 
nant. 


THOMAS  CARLYLE.  289 

L'esprit  le  plus  clairvoyant  de  notre  temps  est  peut-être  Thomas  Car- 
lyle.  C'est  une  chose  assez  étrange  à  dire,  car,  au  premier  abord,  il 
apparaît  plutôt  comme  un  esprit  imaginatif.  Oui,  Carlyle,  le  néo-pu- 
ritain, le  moderne  adorateur  de  héros,  l'historien  de  la  révolution  fran- 
çaise, l'homme  qui  a  élevé  l'art  du  tailleur  à  la  hauteur  d'une  philo- 
sophie, cet  homme  plein  d'excentricités,  d'étrangetés,  de  bizarrerie,  de 
confusions,  est  un  des  hommes  qui  ont  le  mieux  vu  notre  époque,  ses 
misères  et  les  seules  routes  par  lesquelles  elle  peut  en  sortir.  Dans  la 
politique,  la  littérature,  la  science,  la  religion,  il  a  émis,  hasardé  des 
idées  et  des  solutions  singulières  et  profondes.  Il  a  vu  et  jugé  son  temps, 
non  avec  son  intelligence,  sa  finesse,  mais  au  moyen  d'une  force  qui 
lui  était  particulière.  Il  n'a  jamais  pesé  le  pour  et  le  contre,  dit  le 
mérite  de  ceci  ou  le  mérite  de  cela;  mais  il  a  donné  ses  avertisse- 
mens  avec  franchise  et  non  pas  avec  cette  prétendue  modération  qui 
n'est  qu'une  feinte,  et  ce  système  de  circonstances  atténuantes  qui  ne 
sont  que  des  demi-mensonges  et  n'ont  même  pas  le  mérite  d'être  des 
mensonges  tout-à-fait.  Il  a  noté  tous  les  caractères  des  maux  qui  nous 
rongent;  il  les  a  nommés  science  des  apparences,  mécanique,  for- 
mules, absence  de  réalité,  d'organisme  et  de  foi.  Sa  voix,  depuis  quinze 
ans,  n'a  cessé  de  se  faire  entendre  pour  dénoncer  les  vices  fondamen- 
taux de  notre  époque.  C'est,  dis-je,  un  homme  clairvoyant,  les  yeux 
bien  ouverts,  plein  de  vigilance,  qui  sait  ce  qui  manque  à  notre  temps 
et  qui  l'a  dit,  non  dans  des  volumes  de  statistique,  mais  dans  des  écrits 
où  la  réalité  a  laissé  son  empreinte.  Seulement,  si  l'homme  clairvoyant 
doit  prévoir,  disons  tout  de  suite  que  Carlyle  ne  prévoit  pas  du  tout:  il 
pressent.  Bien  des  idées,  bien  des  réponses  aux  questions  qui  nous  tour- 
mentent sont  là  indiquées,  jetées  vaguement.  Mystère  de  la  vie  plus 
profondément  expliqué,  idéal  réalisé  de  nouveau,  religion  revenant 
enchaîner  le  monde  naturel  au  monde  surnaturel,  Carlyle  pressent 
tout  cela.  En  somme,  c'est  un  esprit  qui  observe  les  directions  du  vent; 
c'est  un  astronome  politique,  philosophique;  c'est  un  demi-prophète. 

Peu  d'hommes  ont  la  pensée  plus  claire  et  l'expression  plus  embar- 
rassée. Chez  lui,  la  pensée  est  très  forte  et  l'exécution  pèche.  Ce  n'est 
pas  que  son  style  soit  sans  originalité,  il  est  au  contraire  d'une  sin- 
gulière nouveauté,  il  a  surtout  ce  que  les  artistes  appellent  le  rendu; 
il  abonde  aussi  en  expressions  trouvées,  mais  ses  écrits  manquent  de 
composition  et  d'ensemble.  Tous  ses  tableaux,  toutes  ses  pensées,  tous 
ses  récits  manquent  d'enchaînement,  les  faits  et  les  idées  manquent  de 
génération,  non  de  succession.  Il  a  des  instincts  d'artiste,  il  n'a  pas  d'art; 
toutes  ses  pensées  sortent  de  son  esprit  comme  lancées  par  un  feu  inté- 
rieur. Il  résulte  de  cette  éruption  toute  sorte  d'admirables  métaux  en 
fusion,  mais  qui  ne  formeront  pas  une  oeuvre  d'art,  toute  sorte  d'é- 
clats et  de  fragmens  très  solides,  pleins  de  beauté,  rien  de  complet. 
On  se  figure  volontiers  l'esprit  de  Thomas  Carlyle  toujours  en  ébulli- 


200  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

tion,  et  nous  oserions  presque  dire  que  le  phénomène  littéraire  de  ses 
œuvres  répond  à  la  substance  de  sa  pensée,  à  sa  nature.  Ses  idées  sont 
comme  autant  de  pressentimens,  comme  autant  d'instincts;  la  nature 
de  Carlylc  nous  paraît  surtout  une  nature  instinctive.  Quoi  de  plus 
réel  que  l'instinct,  quoi  de  plus  obscur  et  de  moins  compréhensible? 
Tourmenté  par  l'idée  générale  de  la  croyance,  Carlyle  lutte  sans  cesse 
pour  en  exprimer  une;  tourmenté  par  l'idée  de  la  vie,  il  lutte  pour  en 
expliquer  le  mystère,  et,  lorsqu'il  a.  bien  cherché,  il  ne  trouve  rien  que 
de  vagues  éternités,  de  larges  infinitudes  au-dessus,  au-dessous  et  tout 
alentour  de  lui.  Chez  lui,  les  idées  se  manifestent  toujours  sous  leur 
type  général,  universel,  dans  leur  plus  grande  extension,  jamais  dans 
leur  compréhension.  Avec  lui,  on  est  toujours  dans  les  espèces,  jamais 
dans  les  différences.  Carlyle  n'analyse  pas,  il  observe  le  fait  et  le  désigne 
du  doigt.  Ceci  explique  ce  que  j'entends  par  la  forte  réalité  de  ses  idées 
et  le  vague  de  l'expression  qui  les  traduit.  Quoi  de  plus  réel  que  l'idée 
générale?  est-ce  qu'elle  n'est  pas  beaucoup  plus  réelle  que  sa  manifes- 
tation extérieure?  Il  n'y  a  aucune  chose  à  laquelle  on  croie  aussi  forte- 
ment, il  n'y  en  a  pas  dont  on  se  rende  compte  aussi  difficilement.  Et 
cependant  j'ai  dit  que  Carlyle  avait  beaucoup  de  clairvoyance,  qu'il 
voyait  et  établissait  bien  clairement  la  nature  et  l'essence  des  maux  de 
notre  siècle  et  en  indiquait  les  seuls  remèdes.  Oui,  et  cela  est  très  con- 
ciliable  avec  tout  ce  que  nous  venons  de  dire.  Habitué  à  voir  les  choses 
dans  leur  essence,  il  dédaigne  l'apparence  et  va  droit  au  fait.  C'est  là, 
à  notre  avis,  la  suprême  habileté  pratique.  Il  risque  fort  de  se  tromper, 
celui  qui  veut  toujours  raisonner  sur  l'évidence  et  contester  ce  qu'il  a 
vu,  afin  d'être  plus  fortement  et  plus  intimement  persuadé.  Ajoutez 
qu'il  est  plus  facile  de  se  tromper  à  force  de  vouloir  analyser  et  péné- 
trer qu'en  raisonnant  d'une  manière  générale.  L'homme  qui  a  l'habi- 
tude de  trop  analyser  finit  par  imaginer  toujours  quelque  trappe  sous 
ses  pieds;  l'hésitation  et  l'incertitude  finissent  par  devenir  l'état  de  son 
esprit. 

Cette  habitude  de  voir  les  choses  dans  leur  généralité  et  de  les 
prendre  dans  leur  essence,  sans  analyser,  sans  discuter,  communique 
à  la  pensée  de  Thomas  Carlyle  un  caractère  très  spontané,  mais  qui  a 
quelque  chose  de  fatal.  C'est  cette  spontanéité  fatale  qui  fait  le  fonds  de 
l'originalité  de  Carlyle.  On  dirait  qu'une  idée  s'abat  sur  lui  et  le  tient 
enlacé,  qu'il  lutte  pour  s'en  débarrasser  et  ne  peut.  Ses  idées  le  saisis- 
sent, c'est  le  seul  mot  qui  puisse  rendre  notre  impression.  On  éprouve 
aussi  je  ne  sais  quelle  émotion  pénible  à  cette  lecture.  On  assiste  aux  ef- 
forts d'un  vigoureux  esprit  assailli  par  les  pensées  les  plus  accablantes  et 
les  plus  terribles.  Le  mystère  infini  de  l'univers,  pour  nous  servir  de  ses 
propres  expressions,  pèse  sur  son  cœur  et  en  comprime  les  élans.  Son 
intelligence  est  un  véritable  sphinx,  elle  ne  parle  que  par  figures  et 
par  symboles.  Les  pensées  flottent  dans  son  esprit  comme  dans  un 


THOMAS   GARLYLE.     *  291 

chaos;  elles  sont  comme  les  élémens  primordiaux,  comme  les  rudi- 
mens  d'un  système  qui  cherchent  à  s'assembler,  à  s'harmoniser,  mais 
qui  n'y  peuvent  parvenir,  et  qui,  par  leur  union  déréglée,  forment  les 
plus  étranges  contrastes.  Le  doux  Emerson,  comme  un  Orphée  plus 
musical,  comme  un  Apollon  plus  serein  et  plus  calme,  a  environné  de 
lumière  et  de  couleurs,  de  reflets  et  d'ombres,  ces  pensées  disjointes.  Il 
a  répandu  sur  elles  l'harmonie,  il  les  a  taillées  et  ciselées,  et  par  là  il 
les  a  souvent  amoindries,  mais  il  n'est  pas  parvenu  à  les  unir;  il  n'a  pas 
cherché  à  les  rapprocher  autrement  qu'en  comblant  par  des  arcs-en- 
ciel,  des  mirages  et  des  nuages,  les  espaces  qui  les  séparent  les  unes  des 
autres.  Cari  vie,  beaucoup  trop  imité  déjà  en  Angleterre,  attend  encore 
un  disciple  qui,  des  matériaux,  des  élémens,  des  fragmens  jetés  par 
lui,  fasse  sortir  un  système  complet,  coordonné,  et  qui  renouvelle  ses 
tendances  en  les  dégageant  de  tout  ce  qui  les  gêne  et  les  obstrue. 

Le  style  répond  à  la  pensée;  tel  penseur,  tel  écrivain.  Thomas  Car- 
lyle  est  un  humoriste.  Il  a  été  beaucoup  parlé  du  caractère  fantasque 
et  capricieux  de  ses  écrits;  il  faut  s'entendre  là-dessus.  Il  est  plus 
étrange  que  capricieux,  et  plus  irrégulier  que  fantasque.  Ne  cherchez 
pas  chez  lui  les  bois  d'Emerson,  ces  bois  remplis  de  soleil  et  murmu- 
rans  du  bruit  des  insectes,  n'y  cherchez  pas  non  plus  la  lumière  chan- 
geante et  les  crépuscules  embaumés  d'Henri  Heine.  Nous  citons  Henri 
Heine  simplement  à  cause  des  qualités  de  son  style  et  du  caractère  fan- 
tasque de  ses  œuvres,  et  non  pour  autre  chose,  car  il  va  sans  dire  que 
Cari  y  le  répudierait  toute  comparaison  qui  tendrait  à  établir  une  ana- 
logie quelconque  entre  sa  pensée  et  celle  de  ce  Voltaire  au  clair  de 
lune.  Deux  hommes  ont  évidemment  influé  sur  lui,  Goethe  et  Jean- 
Paul;  mais  Goethe  a  plus  influé  sur  son  esprit  que  sur  son  style,  et  Car- 
lyle  n'a  pas,  comme  Jean-Paul,  l'art  de  grimper  de  planète  en  planète, 
et  cette  merveilleuse  imagination  qui,  sans  secousses  et  pourtant  sans 
aucunes  transitions,  vous  transporte  de  ce  monde  sublunaire  dans  le 
monde  idéal.  Malgré  toutes  les  influences  germaniques  que  son  esprit 
a  subies,  il  est  très  Anglais  de  style.  Cela  est  rude,  vigoureux,  plein  de 
solidité,  de  consistance  et  de  concentration.  L'influence  de. son  pays  et 
de  la  nature  qu'il  a  eue  sous  les  yeux  se  révèle  chez  lui  en  dépit  des  pé- 
régrinations intellectuelles  de  son  esprit  et  des  influences  étrangères 
qu'il  a  reçues.  Disciple  de  la  philosophie  transcendantale  allemande,  aus- 
sitôt qu'il  vient  à  exprimer  ses  doctrines,  il  devient  presbytérien,  pro- 
testant. Ses  images  sont  hébraïques,  ses  couleurs  sombres,  sa  lumière 
presque  éteinte.  C'est,  comme  nous  l'avons  déjà  dit,  une  sorte  de  lumi- 
neux crépuscule  éclairant  obscurément  les  objets,  ou  une  espèce  d'au- 
rore boréale.  Aucun  tintement  de  cloches  catholiques,  aucunes  douces 
paroles  évangéliques  ne  se  font  entendre  dans  ses  écrits;  mais  on  y  sur- 
prend les  échos  de  la  terrible  religion  puritaine,  et  le  seul  bruit  que 


292  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Ion  perçoive  distinctement,  c'est  le  bruit  des  flots  du  temps  venant 
battre  lourdement  les  rivages  de  «  la  petite  île  de  l'existence,  »  le  bruit 
des  cataractes  de  l'éternité  et  des  cercueils  qui  se  referment  successive- 
ment sur  les  générations.  Lorsque  Carlyle  ne  raconte  pas,  lorsqu'il  parle 
en  sou  nom,  lorsqu'il  exprime  ses  pensées  particulières  et  ses  idées  phi- 
losophiques, alors  son  style  prend  l'aspect  austère  que  nous  venons  de 
décrire;  mais,  aussitôt  que  sa  plume  brillante  s'emploie  à  raconter  les  vi- 
cissitudes et  les  variétés  de  l'existence  humaine  et  jette  la  lumière  sur 
les  passions  des  hommes,  en  un  mot  lorsqu'elle  écrit  l'histoire,  alors  les 
tons  les  plus  divers,  les  couleurs  les  plus  différentes  et  les  accens  les 
plus  contrastés  éclatent  et  se  déroulent.  Rien,  par  exemple,  n'est  plus 
étrange  que  la  révolution  française  racontée  par  Thomas  Carlyle.  L'une 
après  l'autre  se  déroulent  ces  scènes  dignes  des  dieux  ou  dignes  des 
démons,  tantôt  dans  une  lumière  rosée,  tantôt  dans  des  ténèbres  sulfu- 
reuses, dans  un  Tartare  et  dans  un  Elysée.  Par  momens,  on  descend 
les  cercles  de  Dante;  par  momens,  on  se  promène  dans  les  rues  et  les 
allées  de  la  Jérusalem  céleste  de  Swedenborg.  Le  fond  est  noir,  téné- 
breux comme  un  horizon  qui  porte  les  orages;  il  laisse  percer  des 
éclairs  et  des  jets  de  flamme,  et  aussi,  mais  vaguement  et  à  de  lointaines 
distances,  d'idéales  étoiles  et  la  lumière  bienfaisante  qui  viendra  luire 
un  jour  sur  les  générations  qui  auront  oublié  les  souffrances  de  leurs 
pères.  Tous  les  personnages  passent  rapidement  chacun  avec  son  tic, 
sa  grimace  caractéristique;  tous  les  événemens  se  succèdent,  chacun 
avec  son  trait  principal,  comme  des  personnages  et  des  scènes  peints 
sur  un  fond  d'éternité;  et,  de  fait,  quand  on  enlève  dans  Carlyle  les 
couleurs,  les  paysages,  les  attitudes  grotesques  et  singulières  des  per- 
sonnages, les  caprices  de  lumière,  on  remarque  que  cette  idée  de  l'in- 
fini du  temps,  que  l'éternité,  en  un  mot,  est  le  fond  sur  lequel  sont 
peints  le  pays  dans  lequel  se  passent  et  se  meuvent  les  scènes  de  la  vie 
humaine  et  les  acteurs  de  cette  tragi-comédie.  Faut-il  s'étonner  alors 
de  cette  indifférence  profonde  avec  laquelle  Carlyle  raconte  les  scènes 
de  la  révolution,  que  ce  soient  fêtes,  meurtres,  combats  ou  supplices? 
Qu'est-ce  que  la  révolution  française  après  tout?  Un  point  du  temps,  un 
nuage  noir  qui  passe  sur  l'éternité,  un  phénomène;  ce  phénomène  pas- 
sera, le  nuage  se  dissoudra,  et  l'infinie  lumière,  cachée  pour  un  mo- 
ment, brillera  comme  auparavant.  La  belle  et  étrange  pièce  de  Victor 
Hugo,  la  Pente  de  la  rêverie,  pourrait  servir  de  préface  à  tous  les  livres 
de  Carlyle,  et  surtout  à  la  Révolution  française,  et  plus  d'une  fois  pen- 
dant cette  lecture  nous  nous  sommes  rappelé  les  vers  du  poète  dont 
l'esprit,  plongeant  sous  la  double  mer  du  temps  et  de  l'espace, 

...  Soudain  s'en  revint  avec  un  cri  terrible, 
Ébloui,  haletant,  stupide,  épouvanté, 
Car  il  avait  au  fond  trouvé  l'éternité. 


THOMAS  CARLYLE.  293 

Un  effet  analogue,  mais  plus  doux,  et  où  l'éternité  n'apparaît  plus 
comme  une  borne  fatale,  mais  comme  un  lit  de  repos,  se  reproduit 
dans  les  admirables  biographies  que  Carlyle  a  écrites.  La  vie  du  person- 
nage qu'il  raconte  sort  mystérieusement  de  l'oubli  et  du  néant  comme 
une  rivière  dont  la  source  est  inconnue,  puis  s'accroît  et  s'étend  en  nappe 
limpide  au  cours  tranquille,  réfléchit  sur  ses  bords  d'étranges  scènes, 
des  animaux  et  des  êtres  bizarres,  des  paysages  tantôt  sombres,  tantôt 
gracieux,  et  enfin  s'en  va  sans  bruit  tomber  dans  l'éternité  et  mêler  ses 
petites  et  faibles  eaux  à  cet  océan. 

M.  Carlyle  est,  en  matière  religieuse,  ce  qu'on  pourrait  appeler  un 
teacher,  instructeur  religieux.  Le  mot  teacher  a  une  signification  pro- 
testante très  marquée;  le  teacher  est  le  prophète  véritable  du  protes- 
tantisme. Ce  n'est  pas  l'homme  inspiré,  c'est  l'homme  pénétré  de  reli- 
gion; ce  n'est  pas  l'homme  enthousiasmé  par  la  religion,  mais  celui 
qui  en  connaît  et  peut  en  détailler  l'excellence,  la  nécessité  et  les  salu- 
taires effets.  C'est  celui  que  l'on  peut  appeler  le  sage  entre  les  hommes 
religieux;  il  est  à  la  fois  religieux  et  humain.  Il  n'a  pa's  besoin,  comme 
le  prêtre,  d'être  toujours  dans  l'atmosphère  du  temple,  mais  il  peut  se 
mêler  à  la  vie  sociale  et  à  tous  les  détails  de  la  vie  domestique;  il  peut 
prêcher,  ou  enseigner,  ou  écrire  des  livres,  ou  exercer  une  profession 
quelconque.  Il  peut  causer  avec  toute  espèce  d'hommes;  il  peut  même 
plaisanter  et  rire  avec  vous. 

M.  Chastes,  parlant  de  Carlyle  dans  cette  Revue  même,  a  cité  une 
phrase  d'un  journal  anglais  qui  lui  demandait,  à  propos  du  livre  inti- 
tulé Passé  et  Présent,  s'il  était  un  puritain  pour  traiter  son  époque 
avec  tant  d'amertume.  Il  l'est,  en  effet,  mais  il  est  ce  qu'on  pourrait 
appeler  un  néo-puritain;  il  l'est,  je  crois,  beaucoup  par  colère  et  par 
système.  L'aspect  général  de  notre  temps,  les  dégoûts  que  ce  spectacle 
excite  en  lui,  le  culte  exclusif  des  intérêts  matériels,  l'absence  totale 
de  foi  religieuse,  font  de  lui  un  non  conformiste  dans  notre  xrxe  siècle. 
C'est  ce  spectacle  et  l'indignation  qu'il  lui  a  causée  qui  explique  les  sin- 
guliers et  fulminans  commentaires  dont  il  a  entremêlé  les  lettres  de 
Cromwell,  lesquelles  lettres,  entremêlées  de  ces  commentaires,  font  un 
peu  l'effet  de  l'histoire  du  chat  Murr  entremêlée  de  la  biographie  de 
Jean  Kreisler.  Ce  livre,  qu'on  lui  a  reproché  et  en  termes  très  amers, 
est  le  produit  de  cette  indignation  causée  par  ce  qu'il  appelle  l'athéisme 
de  ce  siècle.  «  Que  savez-vous  faire  aujourd'hui?  dit-il  amèrement  à  l'An- 
gleterre; vous  avez  oublié  vos  pères,  votre  foi  religieuse,  votre  Olivier 
Cromweîl  et  le  cri  de  ralliement  avec  lequel  s'accomplit  cette  révolu- 
tion que  vous  appelez  encore  glorieuse  révolution.  Vos  voies  et  moyens 
de  gouvernement  sont  empreints  d'athéisme.  Dans  cette  terre  du  pu- 
ritanisme, aucun  reflet  de  la  foi  religieuse  de  vos  ancêtres  ne  se  répand 
maintenant  sur  les  affaires  humaines.  Et  aussi  voyez,  que  se  passe-t-ir? 


294-  REVUE  DES   DEUX   MONDES. 

Si  vous  aviez  la  moindre  foi  religieuse,  le  drapeau  du  chartisme  avec 
ses  cinq  points  absurdes  ne  se  promènerait  pas  à  travers  les  rues  de 
Londres;  vous  n'auriez  point  les  associations  secrètes  de  l'Irlande  et  le 
tribunal  populaire  de  Glascow,  rendant  mystérieusement  ses  arrêts,  ni 
les  insurrections  de  Manchester,  ni  le  cri  du  rappel ,  ni  les  piques 
d'O'Brien  prêtes  à  défendre  la  politique  de  la  force  physique.  Que  sa- 
vez-vous  faire?  Filer  du  coton  et  construire  des  railroads.  Mais  ce 
chaos  vivant  de  l'ignorance  et  de  la  faim  qui  est  là  roulant  sous  vos 
pieds,  vous  inquiétez-vous  de  le  rendre  un  peu  moins  confus,  un  peu 
plus  humain?  Pendant  qu'il  hurle,  grogne,  prépare  ses  torches  et  ses 
piques,  que  faites-vous?  Des  maiden  speeches;  et  puis  encore?  Vous  con- 
servez vos  droits  de  chasse.  »  Tout  cela  est  vrai,  trop  vrai,  et  le  discours 
qu'il  tient  à  l'Angleterre,  il  pourrait  le  tenir  tout  aussi  bien  à  l'Europe 
entière.  Pourtant,  lorsqu'on  lui  demande  à  son  tour  ce  qu'il  y  a  à  faire 
et  qu'il  répond,  comme  dans  ses  commentaires  des  lettres  de  Cromwell: 
revenir  au  puritanisme,  nous  ne  pouvons  voir  dans  cette  recomman- 
dation que  le  caprice  d'un  esprit  éminent  qui  s'est  enthousiasmé  pour 
les  dernières  études  qu'il  a  faites.  Il  y  a  plus  d'un  esprit  distingué  de 
notre  temps,  d'ailleurs,  qui  suit,  a  suivi  ou  suivra  la  même  méthode  et 
prêchera  aujourd'hui  pour  le  moyen-âge  et  demain  pour  la  révolu- 
tion. Nous  aimons  mieux  Carlyle,  lorsqu'il  reste  dans  la  croyance  à 
l'idée  religieuse  pure  et  simple  que  lorsqu'il  se  lance  dans  l'esprit  d'une 
secte.  Je  l'aime  mieux,  parce  qu'alors  il  est  plus  de  son  temps,  hélas! 
en  n'ayant  aucune  doctrine  déterminée,  mais  simplement  un  profond 
sentiment  religieux  et  une  grande  sympathie. 

Carlyle  a  beaucoup  étudié  la  métaphysique  allemande,  mais  d'une 
façon  originale  et  non  comme  un  vulgaire  faiseur  d'analyses.  Il  se  l'est 
appropriée,  il  l'a  faite  sienne;  il  n'est  ni  le  disciple,  à  proprement  par- 
ler, ni  le  plagiaire  des  Allemands.  Le  premier,  il  me  semble  avoir  bien 
tu  ce  que  signifiaient  les  doctrines  allemandes,  lorsqu'il  a  dit  :  «  Ces 
doctrines  ne  sont  pas  les  meilleures  choses,  mais  le  commencement  de 
meilleures  choses.  »  Il  ne  regarde  pas  cela  comme  définitif;  il  ne  se  pros- 
terne pas  devant  ces  doctrines,  il  n'a  pas  pour  elles  un  enthousiasme 
imbécile;  mais  il  a  su  en  comprendre,  dis-je,  la  signification.  Ne  lui 
demandez  pas  s'il  est  rationaliste,  ou  supernaturaliste,  ou  panthéiste, 
il  vous  rirait  au  nez;  car  il  a,  comme  il  le  dit  lui-même,  l'horreur  la 
plus  profonde  de  tous  ces  ismes  qui  riment  si  richement  avec  sophisme  : 
il  n'est  ni  kantiste,  ni  fichtéen,  ni  hégélien,  mais  il  embrasse  toutes  les 
écoles  d'un  point  de  vue  supérieur.  Il  a  laissé  de  côté  l'enveloppe,  le 
système;  les  idées  elle-mêmes,  il  les  a  jetées  dans  un  immense  alambic 
et  en  a  tiré  l'essence  primitive,  c'est-à-dire  qu'il  en  a  pris  l'esprit,  rien 
de  plus.  Si  vous  lui  demandez  ce  que  signifient  les  doctrines  allemandes, 
voici  ce  qu'il  vous  répondra  :  «Nous  sommes  très  heureux  (ceci  était  écrit 


THOMAS   CARLYLE.  295 

à  peu  près  en  1831;  depuis,  tout  cela  a  bien  changé  pour  l'Allemagne), 
puisqu'au  milieu  de  ce  tocsin  et  de  ce  tumulte  d'émancipation  catho- 
lique, de  bourgs-pourris,  de  révoltes  de  Paris  qui  fatiguent  les  oreilles 
françaises  et  anglaises,  l'Allemand  peut  se  tenir  debout,  paisible,  au 
haut  de  sa  tour  d'observation  scientifique  et  annoncer,  par  intervalles, 
à  l'univers,  qui  si  souvent  oublie  le  fait,  quelle  heure  il  est  réelle- 
ment. »  Ces  lignes  nous  frappèrent  comme  une  révélation  subite,  la 
première  fois  que  nous  les  lûmes,  et  les  doctrines  allemandes  nous  ap- 
parurent ce  qu'elles  sont  véritablement,  une  observation  scientifique  de 
notre  temps. 

Les  philosophes  allemands  ne  sont  pas,  à  proprement  parler,  des 
métaphysiciens.  Que  sont-ils  donc  ?  Notre  siècle  a  trouvé  leur  nom  :  ils 
sont  des  penseurs.  Ce  mot  est  le  seul  qui  leur  convienne  comme  à  tous 
les  philosophes  de  notre  temps;  aussi  le  mot  est-il  contemporain  et 
tout  nouveau;  je  n'en  trouve  pas  trace  dans  les  siècles  précédens.  Et 
ici,  admirez  comme  chaque  siècle  ,  sans  qu'il  en  ait  conscience,  ren- 
contre admirablement  le  mot  qui  convient  à  ceux  qui  sont  ses  guides, 
ainsi  que  dirait  Carlyle.  Le  mot  penseur  est  le  seul  qui  convienne  aux 
écrivains  de  ce  temps-ci,  comme  le  mot  philosophe  aux  écrivains  du 
xvnr  siècle,  comme  le  mot  prolestant  aux  réformateurs  du  xvie  siècle. 
Cherchez  bien,  il  n'y  en  a  pas  d'autres.  Que  signifie  le  mot  philosophe 
au  xvme  siècle?  Homme  qui  s'appuie  sur  la  sagesse  humaine  purement 
et  simplement,  par  conséquent  adversaire  direct  et  déclaré  de  la  foi. 
Et  le  mot  protestantisme?  Mieux  que  le  mot  de  réforme  ou  tout  autre, 
il  exprime  l'esprit  du  xvie  siècle,  époque  où  la  volonté  humaine  fit  sa 
première  protestation  générale  contre  les  doctrines  dans  le  sein  des- 
quelles le  moyen-âge  avait  vécu.  Or,  le  mot  de  penseur  exprime  aussi 
admirablement  l'esprit  de  notre  siècle  :  nous  pensons,  nous  rêvons, 
nous  hasardons  des  doctrines,  nous  ne  faisons  et  nous  ne  pouvons  faire 
que  cela.  Avons-nous  foi  en  une  doctrine  quelconque?  Non.  Expli- 
quons-nous les  doctrines  sur  lesquelles  repose  la  société?  Cela  nous  se- 
rait difficile  par  le  temps  qui  court,  attendu  que  la  société  ne  repose  à 
peu  près  sur  rien.  A  proprement  parler,  nous  ne  pouvons  avoir  ni 
théologiens,  ni  métaphysiciens,  ni  docteurs,  mais  simplement  des  pen- 
seurs, et  puis  quelques  prophètes  sous  un  étrange  habit.  Nous  n'avons 
ni  foi  solide,  ni  doctrines  établies,  mais  seulement  des  vues,  des  pen- 
sées, des  pressentimens.  Or,  tout  cela  est  séparé  par  un  abîme  de  ce  qui 
s'appelle  métaphysique.  Métaphysique,  pour  la  plupart,  signifie  disser- 
tation sur  les  choses  spirituelles.  C'est  là  la  plus  profonde  erreur  dans 
laquelle  on  puisse  tomber.  La  métaphysique  repose  sur  l'immuable, 
sur  l'éternel,  sur  l'essentiel;  elle  ne  cherche  pas,  à  proprement  parler, 
les  lois  du  monde,  elle  les  explique;  elle  ne  cherche  pas  l'unité,  elle  la 
maintient.  Et  maintenant,  les  doctrines  allemandes,  que  sont-elles? 


290  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Nullement  de  la  métaphysique,  mais  bien  des  pronostics  et  des  horos- 
copes. Les  doctrines  allemandes  sont  une  recherche  des  lois  éternelles 
que  le  monde  a  maintenant  oubliées,  nullement  une  explication.  Elles 
vont  à  la  découverte  de  la  future  unité  du  monde;  elles  ne  savent  nul- 
lement quelle  est  cette  unité.  Elles  ont  cherché  à  orienter  notre  siècle, 
—  aussi  les  questions  de  méthodes  sont-elles  prédominantes  chez  Kant 
par  exemple;  —  elles  indiquent  les  différentes  routes,  elles  ne  précisent 
pas  la  vraie.  Ce  sont,  dis-je,  des  horoscopes,  des  pronostics,  des  signes. 
Ce  qu'il  faut  considérer  en  elles,  c'est  leur  esprit.  Ce  sont  des  phi- 
losophies  de  transition ,  pas  davantage ,  mais  c'est  tout  ce  que  notre 
temps  peut  avoir.  Beaucoup  de  gens  rejettent  avec  dédain  les  doc- 
trines allemandes,  parce  qu'ils  n'y  ont  trouvé  qu'un  échafaudage  d'ab- 
stractions et  une  suite  de  formules  ne  reposant  sur  aucune  donnée 
scientifique  et  réelle;  ils  ont  lu  ces  doctrines,  mais  ils  n'ont  pas  su  en 
évoquer  l'esprit.  Le  moi  égale  moi  de  Fichte,  la  loi  des  antinomies  de 
Kant,  la  méthode  d'association  des  contraires  de  Hegel,  ne  sont  en  effet 
que  des  abstractions  et  des  formules,  ne  reposant  pas  sur  des  données 
réelles ,  évidentes ,  scientifiques,  comme  les  formules  de  Descartes  et 
de  Leibnitz ,  et  elles  ne  peuvent  pas  reposer  sur  de  telles  données.  Ces 
formules  ne  sont  que  des  abstractions  sans  réalité,  mais  inventées  pour 
appeler  les  réalités  et  les  faire  descendre  parmi  nous.  Voilà  ce  que  ne 
comprennent  pas  les  contempteurs  des  doctrines  allemandes,  qui  ne 
sont  que  des  instrumens  pour  ainsi  dire  inventés  pour  ressaisir  la  vé- 
rité perdue.  Ces  doctrines  ne  portent  pas  leur  fin  en  elles-mêmes,  mais 
elles  sont  des  moyens  pour  une  fin  plus  excellente  qu'elles. 

Si  nous  insistons  sur  ce  caractère  particulier  des  doctrines  alle- 
mandes, c'est  que  les  théories  de  Carlyle  ont  la  même  signification.  Sa 
philosophie  est  aussi  une  philosophie  faite  pour  notre  temps.  Carlyle  a 
essayé  de  faire  comprendre  à  ses  contemporains  ce  que  signifient  ces 
convulsions  et  ces  révolutions  qui  font  de  notre  siècle  une  énigme  in- 
déchiffrable. Pourquoi  l'Europe  a-t-elle  brisé  son  vieux  moule?  Par 
quelles  phases  les  sociétés  passeront-elles  avant  d'en  avoir  formé  un 
nouveau?  Combien  de  temps  les  débris  et  les  ruines  joncheront-ils  le 
sol  et  meurtriront-ils  les  pieds  des  nouvelles  générations?  Jusqu'à  quel 
temps  les  hommes  seront-ils  privés  de  foi  religieuse  et  vivront-ils  au 
jour  le  jour?  Toutes  ces  questions,  il  les  a  agitées,  résolues  d'une  ma- 
nière sinon  toujours  satisfaisante,  au  moins  par  des  raisons  élevées  et 
dans  des  aperçus  pénétrans,  singuliers,  émouvans.  J'appellerais  volon- 
tiers Thomas  Carlyle  le  véritable  penseur  du  xixe  siècle;  il  ne  s'inquiète 
que  de  notre  temps,  il  ne  remonte  pas  avant  89  dans  les  recherches 
historiques,  et  son  point  de  départ  philosophique  est  Kant.  Aristote  et 
Platon  sont  pour  lui  des  noms  vénérés,  mais  qui  ne  contiennent  pas  la 
pensée  qu'il  cherche;  la  révolution  française  est  pour  lui  le  fait  prin- 


THOMAS   CARLYLE.  297 

cipal,  le  seul  fait  qui  doive  occuper  aujourd'hui  une  tête  pensante.  La 
seule  différence  qu'il  y  ait  entre  lui  et  les  Allemands,  c'est  qu'il  a  con- 
science de  ce  qu'il  fait;  il  sait  qu'il  écrit  seulement  pour  son  temps,  tandis 
que  les  Allemands,  cherchant  à  se  mettre  en  rapport  direct  de  filiation 
avec  Platon,  Spinoza  ou  Leibnitz,  ne  s'apercevaient  pas  qu'ils  étaient 
loin  de  la  tradition  philosophique,  brisée,  elle  aussi,  comme  toutes  les 
autres  traditions,  et  qu'ils  écrivaient  à  leur  insu  pour  dénoncer  les  ten- 
dances de  leur  temps.  Il  s'est  donné  la  mission  de  dénoncer  chaque 
fait  qui  passe,  d'interroger  chaque  singularité  qui  se  produit.  Avec  lui, 
rien  de  ce  qui  compose  l'existence  des  hommes  d'aujourd'hui  ne  reste 
inaperçu.  Tous  ces  phénomènes  qui  passent,  il  les  arrête,  les  interroge 
en  souriant,  mais  toujours  avec  une  sympathie  profonde;  c'est  un  homme 
qui  s'est  demandé  ce  qu'il  y  a  à  faire  dans  notre  siècle,  et  qui  ne  s'est 
pas  inquiété  de  créer  un  système.  Qu'y  a-t-il  à  faire?  Ramener  le  sen- 
timent religieux,  prêcher  le  respect  de  ce  qui  est  meilleur  que  nous, 
rappeler  aux  hommes  qu'il  y  a  un  idéal,  et  les  faire  souvenir,  dans  un 
temps  où  l'on  parle  tant  des  droits  de  l'homme,  qu'il  existe  une  doc- 
trine du  devoir;  leur  montrer  la  religion  qui  s'est  appelée  le  culte  de 
la  douleur  dans  un  temps  où  ils  proclament  qu'ils  doivent  être  heu- 
reux; leur  faire  sentir  la  nécessité  et  l'obligation  du  travail,  puisque 
tous  cherchent  le  moyen  de  s'en  affranchir  et  d'esquiver  le  fardeau 
commun;  détruire  ce  qui  est  mauvais,  les  restes  de  cette  école  satani- 
que  dans  laquelle  chaque  adepte  ne  trouve  aucun  meilleur  moyen 
d'employer  son  temps  que  de  dénoncer  à  l'univers  ses  misères  et  ses 
vices,  les  restes  de  ce  scepticisme  qui  de  ce  monde  fait  un  monde  de 
fantômes  et  de  masques  «  chuchotant  à  l'oreille  les  uns  des  autres;  » 
rappeler  aux  hommes  de  son  temps  que  partout  et  toujours  l'homme 
est  toujours  l'homme,  jamais  une  bête  ou  un  dieu;  les  ramener  à  la 
fois  à  l'idéal  qu'ils  ont  oublié  et  à  la  réalité  qu'ils  méconnaissent,  et, 
par-dessus  tout,  leur  apprendre  qu'ils  sont  à  une  époque  de  transition 
et  leur  recommander  de  ne  pas  s'endormir  sur  l'oreiller  de  la  con- 
fiance :  voilà  ce  qu'il  y  a  à  faire  et  ce  qu'a  fait  Carlyle. 

Carlyle  n'a  pas  de  système;  ce  n'est  pas  un  homme  d'arrangement  et 
de  méthode  :  il  a  la  plus  profonde  horreur  de  la  science  toute  faite,  de 
la  logique  et  des  formules.  Ces  toiles  d'araignée  intellectuelles  qui  se 
nomment  formules,  qui  enchevêtrent  la  pensée,  la  saisissent  au  pas- 
sage et  l'empêchent  de  voir  plus  loin  que  cette  toile  elle-même,  ces 
toiles  d'araignée,  si  abondantes  dans  notre  temps,  qui  encombrent  les 
plafonds  des  académies  et  des  assemblées,  ces  lunettes  de  la  logique  au 
moyen  desquelles  on  voit  toujours  ou  trop  loin  ou  trop  près,  ne  sont 
nullement  de  son  goût.  Il  n'aime  pas  à  creuser  les  sillons  infertiles  de 
l'abstraction,  il  n'adore  pas  non  plus  beaucoup  les  dogmatiques,  les 
esprits  qui  se  posent  en  divinités  incarnées,  et  vont  prêchant  partout 


REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

qu'ils  ne  sont  pas  compris,  que  leur  royaume  n'est  pas  de  ce  monde.  Je 
le  crois  bien!  leur  répond  à  tous  M.  Carlyle,  car  votre  royaume  n'est 
d'aucun  monde,  et  votre  système  pourrait  bien  se  prêcher  parmi  les 
non  entités,  jamais  parmi  les  réalités.  Il  n'aime  pas  les  esprits  systéma- 
tiques, ceux  qui  ont  toujours  dans  leur  poche  une  philosophie  préparée 
d'avance,  qu'ils  allongent  ou  raccourcissent  selon  les  circonstances, 
ceux  qui  craignent  de  toujours  trop  dire  ou  de  ne  pas  dire  assez,  qui 
mesurent  la  pensée  avec  un  compas,  comptent  les  battemens  de  leur 
cœur  comme  un  chirurgien  qui  sonde  une  poitrine  affectée,  et  pèsent 
leurs  inspirations  comme  avec  des  balances;  ces  gens-là  lui  font  l'effet 
d'ingénieurs  des  mines  intellectuels.  Il  déteste  tous  ceux  qui,  à  l'exemple 
de  Bentham ,  font  de  lame  un  casier  à  catégories  d'utilité.,  mesurent 
l'homme,  le  divisent,  en  prennent  un  fragment  et  disent:  Le  reste  n'est 
pas  d'ici-bas,  et  par  conséquent  d'aucune  valeur  pour  nous.  Pour  lui, 
les  faiseurs  de  systèmes  sont  des  pharisiens,  les  utilitaires  des  publi- 
cains,  les  constructeurs  de  formules  des  moulins  à  vent  qui  tournent 
dans  le  vide.  Ce  que  j'aime,  dit-il  aux  utilitaires,  c'est  l'idéal;  ce  que 
j'aime,  dit-il  aux  systématiques,  c'est  la  réalité,  c'est  la  vérité.  La  vé- 
rité est  dans  ces  deux  choses,  idéal  et  réalité,  elle  n'est  pas  ailleurs. 
Aussi  il  y  a  une  réflexion  qui  revient  souvent  quand  on  lit  les  écrits 
de  Carlyle,  c'est  qu'en  réalité  il  n'y  a  de  bon  et  de  vrai  que  ce  qui  est 
inspiré;  car  cela  est  à  la  fois  idéal  et  réel.  Ce  n'est  pas  le  principe  ni 
l'idée  froidement  exprimés  qui  le  touchent,  c'est  la  parole  inspirée, 
c'est  l'expression  véridique  (utterance)  sortie  vivante  du  cœur  de 
l'homme,  et  qui  va,  par  cela  même,  atteindre  ses  dernières  profon- 
deurs, car  elle  parle  clairement  à  son  esprit  et  va  saisir  directement 
l'ame  de  son  ame. 

Thomas  Carlyle  n'appartient  à  aucun  parti.  Plus  d'un  radical  pourra 
se  demander  avec  un  sourire  dédaigneux,  après  avoir  lu  Carlyle  :  «Eh 
quoi  !  cet  homme  n'est-il  pas  un  aristocrate?  Sa  doctrine  ne  pourrait- 
elle  pas  être  appelée  système  du  torysme  transcendant  ail  Quoi  !  est-ce 
un  homme  avancé,  celui  qui  traite  les  chartistes  de  blockheads  (étour- 
neaux,  je  traduis  poliment),  le  chartisme  de  folie,  les  repealers  d'insen- 
sés, les  socialistes  de  sacs  à  vents  (windy  men).  —  Mes  amis  les  radi- 
caux, répondra  Thomas  Carlyle,  je  ne  suis  pas  un  sans-culotte  de 
l'école  de  Jean-Jacques,  je  ne  suis  pas  de  l'école  adamitique  en  matière 
de  gouvernement.  Que  des  hommes  se  promènent  dans  les  rues  de 
Londres  portant  le  drapeau  du  chartisme  et  demandant  la  charte  en 
cinq  points,  croyant  par  là  se  délivrer  de  tous  leurs  maux,  c'est  un 
triste  spectacle.  Quant  à  vous,  messieurs  les  socialistes,  je  vous  pré- 
viens simplement  que  vous  n'avez  pas  d'ame.  »  Le  même  homme,  il 
est  vrai ,  qui  traite  ainsi  les  socialistes  et  les  radicaux,  ne  ménage  point 
les  classes  industrielles.  «Vous  n'avez  pas  d'autre  évangile  que  l'évan- 


THOMAS  CARLYLE.  299 

gile  de  Mammon,  leur  dit-il.  Je  vous  estime  cependant,  car  au  moins 
vous  travaillez,  tandis  que  les  autres  classes  gouvernantes  se  croisent 
les  bras:  mais  votre  travail  est  celui  du  boucanier,  pas  encore  celui  du 
chevalier.  »  Quant  à  l'aristocratie,  au  dire  de  Cari  y  le,  elle  n'a  d'autre 
évangile  que  l'évangile  du  dilettantisme.  Sa  seule  occupation  est  de 
tuer  les  perdrix  de  l'Angleterre  et  de  se  présenter  avec  ou  sans  grâce 
sur  les  sport  turfs.  Je  ne  sais  en  vérité  à  quel  parti  l'auteur  du  Sartor 
resartus  n'a  pas  déclaré  la  guerre.  Chartisme,  puséyisme,  socialisme, 
aristocratie,  utilitairisme,  industrialisme,  statistique,  tout  cela  a  été 
par  lui  bafoué,  raillé,  persiflé.  «  Taisez-vous  tous,  fous  que  vous  êtes, 
s'écrie-t-il ,  taisez-vous,  novateurs  insensés.  Si,  malgré  toutes  ses  mi- 
sères, j'aime  ma  patrie,  c'est  que  mon  cher  John  Bull  est  né  conser- 
vateur, lent  à  croire  aux  nouveautés;  je  l'estime  à  cause  de  cela 

Grand  est  le  mérite  de  l'homme  qui  dans  des  jours  de  changement 
marche  sagement,  honnêtement.  J'écris  pour  des  hommes,  je  n'écris 
pas  pour  des  adorateurs  d'idoles,  pour  des  hommes  diminués  d'autant 
de  leur  valeur  individuelle  qu'ils  en  sacrifient  à  un  parti.  Je  m'inquiète 
peu  de  ce  que  pensent  de  mes  écrits  les  tories,  les  whigs,  les  prêtres 
ou  les  philosophes.  »  Et  ainsi  cet  homme  passe  au  milieu  des  partis 
sans  se  faire  l'adepte,  le  disciple,  l'écrivain  et  l'orateur  d'aucun  d'eux, 
sûr  de  trouver  son  public  à  la  fois  chez  les  chartistes  et  les  utilitaires, 
chez  les  radicaux  et  les  tories. 

11.    —   IDÉES   DE   THOMAS   CARLYLE. 

Thomas  Carlyle  croit  à  la  puissance  des  symboles.  Toutes  les  choses 
de  ce  monde,  les  institutions,  les  lois,  le  culte,  le  gouvernement,  sont 
des  symboles.  Toutes  ces  choses,  selon  lui,  ne  sont  pas  des  réalités; 
elles  en  sont  l'enveloppe,  l'habit.  Toutes  les  idées,  toutes  les  affections 
du  cœur  de  l'homme  ont  besoin  d'être  réalisées ,  de  devenir  visibles. 
Heureux,  selon  lui,  les  peuples  qui  ont  des  symboles  de  tout  ce  qui 
intéresse  l'homme,  de  tout  ce  qui  touche  à  l'hommeî  Ces  peuples  ont 
un  habit  pour  se  vêtir,  une  maison  pour  s'abriter;  car,  à  proprement 
parler,  les  lois,  les  gouvernemens  et  les  institutions  ne  sont  pas  notre 
vie,  dit-il,  mais  seulement  la  maison  que  se  construit  le  principe  de 
vie  qui  est  en  nous.  Jamais  ce  symbole  n'est  fort;  jamais  notre  vie 
n'est  à  couvert,  tant  que  la  vie  et  le  symbole  qu'elle  s'est  créé  ne  sont 
pas  confondus  ensemble,  unis  comme  l'ame  et  le  corps,  mêlés  si  indis- 
solublement que  l'on  ne  puisse  distinguer  où  commence  l'un  et  où  finit 
l'autre.  Lorsque  ce  mélange  s'est  opéré,  la  vie  d'un  peuple  a  pris  véri- 
tablement forme;  la  vie  idéale  s'est  réalisée,  et  le  symbole  qui  la  repré- 
sente s'est  imprégné  de  sa  substance.  La  réalité  et  l'idéal  sont  unis,  et 
c'est  cette  alliance,  et  celle-là  seule  (entendez-vous,  faiseurs  de  consti- 


300  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

tutions!),  qui  constitue  la  vie  des  peuples.  Tant  que  l'idée  n'est  pas  re- 
vêtue, n'a  pas  un  habit,  elle  n'est  qu'une  abstraction  sans  corps,  une 
chose  incapable  d'action.  Tant  que  les  sociétés  vivent  au  sein  d'une  gros- 
sière réalité,  d'une  enveloppe  sans  vie  intérieure,  elles  sont  sans  ame 
et  sans  mouvement.  Retenez  bien  cela,  ô  vous,  utopistes  et  sacs  à  vent! 
Cette  croyance  aux  symboles,  aux  formes  extérieures,  pourra  sur- 
prendre plus  d'un  esprit  de  notre  temps.  Bien  que  notre  époque  regorge 
de  philosophies  symboliques,  de  drames  allégoriques  et  de  poésies  phi- 
losophiques, nous  n'avons  plus  l'amour  et  le  respect  des  symboles,  ou, 
pour  mieux  dire,  nous  n'en  comprenons  plus  le  sens.  On  peut  vérita- 
blement bien  introduire  le  papier-monnaie  ou  telle  autre  invention 
semblable,  ce  ne  serait  certes  pas  plus  singulier  que  telle  ou  telle  autre 
chose  que  nous  avons  vue  s'introniser,  se  discuter  et  se  voter  sous  nos 
yeux.  Dans  un  temps  où  tout  est  abstrait,  pourquoi  la  valeur  ne  serait- 
elle  pas  abstraite,  et,  comme  le  veut  M.  Proudhon,  pourquoi  ne  serait- 
elle  pas  métaphysique?  Pourquoi  aurions-nous  un  signe  représentatif, 
un  symbole  de  la  valeur,  puisque  nous  n'avons  plus  aucun  symbole 
d'aucune  espèce,  si  ce  n'est  pourtant  cette  monnaie  d'or  et  d'argent? 
Ce  dernier  symbole  subsiste  encore,  tandis  que  les  institutions,  royauté, 
clergé,  aristocratie,  sont  dispersées  par  les  quatre  vents  dans  les  ré- 
gions du  passé  :  il  a  ses  raisons  pour  cela;  mais  pourquoi  le  papier- 
monnaie  ne  circulerait-il  pas?  Parce  qu'il  ne  serait  qu'un  morceau  de 
papier?  Mais  est-ce  que  dans  notre  temps  tout  n'est  pas  papier?  La  loi 
et  la  justice  ne  sont-elles  pas  sur  le  papier  et  non  ailleurs?  Est-ce  que, 
du  haut  de  la  tribune  nationale,  nous  n'avons  pas  traité  de  hochets  les 
symboles,  quels  qu'ils  soient?  Notre  temps  a  certainement  la  plus 
étrange  croyance  qu'il  soit  possible  d'avoir,  la  croyance  à  l'idée  abstraite 
en  dehors  de  toutes  les  formes  extérieures.  Nos  représentans,  nos  gou- 
vernans,  nos  journalistes  vont  plus  loin  que  Jean-Jacques,  mais  sont 
plus  conséquens  que  lui.  Ils  ont  pris  du  Contrat  social  tout  ce  qu'il  est 
véritablement  possible  de  prendre  :  le  principe  de  l'élection,  l'Être  su- 
prême, la  croyance  à  un  pacte  social,  à  un  contrat  comme  base  du  gou- 
vernement et  de  la  société.  Seulement,  par  la  plus  étrange  des  incon- 
séquences, Jean-Jacques,  qui  donnait  le  modèle  de  la  société  la  plus 
abstraite  qu'il  soit  possible  de  former,  reconnaît  dans  Y  Emile  la  puis- 
sance et  la  force  des  signes.  Nous  sommes  allés  plus  loin  que  lui,  comme 
il  arrive  toujours  aux  imitateurs.  Le  droit  abstrait,  la  loi  abstraite,  la 
liberté  abstraite,  la  constitution  abstraite,  la  religion  abstraite,  gou- 
vernent et  régnent  parmi  nous,  à  la  fois  visibles  et  invisibles ,  visibles 
comme  un  spectre,  invisibles  comme  une  abstraction.  Et  ce  qui  est  plus 
étrange  encore,  c'est  que  nous  avons  une  société  abstraite  et  une  souve- 
raineté abstraite;  nous  avons  une  société  fondée  sur  des  chiffres,  c'est- 
à-dire  sur  l'abstraction  des  abstractions.  C'est  ce  qui  explique  pourquoi, 


THOMAS   CARLYLE.  301 

parmi  nos  plus  célèbres  radicaux,  nous  comptons  tant  de  mathémati- 
ciens et  de  savans.  En  vérité,  si,  comme  le  prétend  Charles  Lamb,  le 
plus  grand  supplice  qu'on  puisse  imaginer,  c'est  d'être  poursuivi  par 
un  esprit  sans  corps,  nous  sommes  fort  à  plaindre,  car  ce  supplice, 
nous  l'éprouvons,  il  est  de  tous  les  instans.  Lorsque  Moïse  dictait  ses 
lois  et  recommandait  ses  pratiques  aux  Hébreux ,  il  leur  répétait  sans 
cesse  :  Que  ceci  soit  comme  un  signe  dans  votre  main  et  comme  un  monu- 
ment devant  vos  yeux,  c'est-à-dire  comme  une  chose  réelle,  concrète, 
perpétuellement  visible.  C'est  une  sage  parole  que,  comme  tant  d'au- 
tres, nous  avons  oubliée.  Si  donc  le  reflet  de  cette  parole  est  visible 
dans  les  idées  de  Carlyle,  si  ses  écrits  nous  rappellent  à  cetie  réalité 
oubliée  et  nous  débarrassent  pour  quelques  instans  de  ce  fardeau  fatal 
de  l'abstraction ,  ne  lui  devons-nous  pas  de  la  reconnaissance,  et  ne  de- 
vons-nous pas  souhaiter  avec  lui  que  les  réalités  arrivent  vite  pour  nous 
en  débarrasser  tout-à-fait?  Pour  notre  part,  nous  souhaitons  à  ces  idées 
santé ,  prospérité  et  bonne  chance  dans  le  monde  philosophique,  et 
nous  désirons  ardemment  qu'elles  y  fassent  leur  chemin. 

Une  autre  croyance  de  notre  temps,  une  croyance  corrélative  de 
celle-là,  c'est  que  non-seulement  l'idée  n'a  pas  besoin  d'être  réalisée, 
grâce  à  des  symboles,  à  des  signes  qui  la  fassent  aisément  reconnaître, 
mais  encore  qu'elle  n'a  pas  besoin  d'être  représentée,  que  l'idée  est 
indépendante  de  l'homme,  et,  pour  parler  comme  les  journaux,  que 
le  principe  est  tout  et  l'homme  rien.  Nous  appelons  cette  conviction 
spiritualisme,  appelons-la  plutôt,  avec  Carlyle,  un  grossier  athéisme. 
D'autres,  parlant  beaucoup  du  rôle  moderne  des  masses,  de  leur  pré- 
pondérance actuelle  et  de  leur  avenir,  appellent  cela  sentiment  démo- 
cratique. Quant  à  nous,  nous  l'appellerons  sentiment  ochlocratique , 
haine  des  supériorités  naturelles  et  des  dons  divins.  Nous  soutiendrons, 
au  risque  de  passer  pour  matérialiste  aux  yeux  des  uns,  pour  aristo- 
crate aux  yeux  des  autres,  que  tant  vaut  l'homme  tant  vaut  l'idée, 
tant  vaut  l'homme  tant  valent  les  circonstances;  et,  pour  tout  dire, 
dans  cette  parole  du  vieux  sophiste  Protagoras  :  V homme  est  mesure 
de  toute  chose,  nous  trouvons  quelque  lueur  de  vérité.  Quoi!  de  la 
vérité  dans  cette  maxime  réduite  en  poussière  par  Socrate  et  Platon? 
Quoi!  l'homme  est  la  mesure  de  la  vérité,  de  la  justice,  de  la  beauté 
et  du  bien?  Non,  sans  doute;  mais  nous  pouvons  affirmer,  avec 
quelque  apparence  de  raison,  qu'une  idée,  quelque  belle  qu'elle  soit, 
mise  entre  les  mains  d'un  homme  médiocre,  produira  des  résultats  en- 
core plus  médiocres.  Nous  ne  croyons  ni  à  la  puissance  absolue  des 
masses,  ni  aux  idées  abstraites,  ni  à  la  puissance  des  circonstances 
seules;  nous  conservons  notre  admiration  pour  les  choses  qui  portent 
la  marque  incontestable  de  la  supériorité;  nous  n'avons  foi  qu'en  ce 
qui  est  meilleur  que  nous.  Nous  adhérons  donc  complètement  à  cette 

TOME   II.  20 


302  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

doctrine  qui  veut  que  l'idée  soit  non-seulement  réalisée,  mais  repré- 
sentée. De  cette  haine  de  l'abstraction  naissent,  dans  Garlyle,  les  deux 
idées  fondamentales  de  sa  doctrine  :  Y  idéal  réalisé  et  le  culte  des  héros. 

Notre  société  abstraite,  qui  n'a  ni  symboles  ni  héros,  Carlyle  l'ap- 
pelle société  mécanique;  la  société  qui  possède  l'une  et  l'autre  chose,  il 
l'appelle  société  dynamique.  La  société  où  régnent  la  logique,  les  ab- 
stractions, les  formules,  n'exerce  que  les  puissances  négatives,  méca- 
niques de  l'ame;  celle  où  régnent  la  religion,  la  justice,  la  sainteté, 
l'héroïsme,  exerce  les  puissances  dynamiques.  La  première  ne  peut 
être  régie  que  par  des  esprits  sceptiques  et  athées  et  fonder  des  institu- 
tions sans  ame;  la  seconde,  lentement  et  à  travers  les  siècles,  fait  de  la 
société  un  organisme  vivant.  Maintenant,  dans  laquelle  de  ces  deux 
sociétés  vivons-nous?  Dans  une  société  mécanique.  Quand  cessera  son 
règne?  Quand  de  nouveaux  symboles  se  seront  formés,  quand  le  temps 
et  les  longues  générations  d'hommes  auront  tissé  pour  elle  un  nouveau 
vêtement.  La  société,  dit  humoristiquement  Carlyle,  est  fondée  sur  la 
notion  du  vêtement.  Lorsqu'une  société  n'a  plus  de  vêtement  (c'est- 
à-dire,  de  symboles,  d'institutions),  elle  est  juste  aussi  avancée  que 
les  sauvages  et  qu'Adam  dans  le  paradis  terrestre,  plus  la  chute  de 
l'homme:  sans  cette  chute,  cette  nudité  serait  pleine  d'innocence;  mais 
enfin,  puisqu'elle  a  eu  lieu,  il  n'en  est  plus  de  même,  et  les  sociétés  se 
voient  alors  avec  terreur  dans  un  état  sans-culot  tique.  Alors  les  hommes, 
avec  de  grands  cris  et  de  terribles  trépignemens,  demandent  des  vête- 
mens  afin  de  cacher  leur  nudité.  De  là  le  socialisme,  le  chartisme,  la 
révolution  française.  Pour  nous  couvrir,  en  effet,  qu'avons-nous  depuis 
cinquante  ans?  Des  vêtemens  de  gaze  très  légère,  nommés  abstractions 
dans  la  langue  philosophique,  qui  se  déchirent  facilement  et  ont  besoin 
d'être  fréquemment  rapiécés.  Nous  en  savons  quelque  chose. 

Ces  vêtemens,  ces  symboles  prennent,  dans  Carlyle,  le  nom  d'idéal 
réalisé.  Écoutons-le  lui-même  expliquer  ce  qu'il  entend  par  là  :  «  C'est 
par  les  symboles,  dit-il,  que  l'imagination  et  sa  mystique  région  des 
merveilles  passent  dans  le  petit  et  prosaïque  domaine  des  sens,  s'y  en- 
féodent,  s'y  incorporent.  Dans  ce  que  nous  appelons  symbole,  il  y  a  tou- 
jours plus  ou  moins,  distinctement  et  directement,  quelque  réalisation, 
quelque  révélation  de  l'infini.  L'infini  s'unit  au  fini,  devient  visible  et 
peut,  pour  ainsi  dire,  être  atteint.  L'homme  est  guidé  et  gouverné  par 
des  symboles;  ce  sont  ces  symboles  qui  le  rendent  heureux  ou  malheu- 
reux. Qu'il  les  reconnaisse  ou  non,  il  les  rencontre  partout  sur  sa 
route,  ils  sont  partout  autour  de  lui.  L'univers  et  l'homme  lui-même 
ne  sont  que  les  symboles  de  Dieu.  Tout  ce  que  fait  l'homme  est  sym- 
bolique, tous  ses  actes  sont  une  révélation  sensible  de  la  force  mystique 
qui  est  en  lui...  Est-ce  que  la  nation  hongroise  ne  se  souleva  pas  comme 
un  tumultueux  océan,  lorsque  l'empereur  Joseph  mit  dans  sa  poche  sa 


THOMAS   CARLYLE.  303 

couronne  de  fer,  un  objet  qui,  ainsi  qu'on  l'a  remarqué  avec  sagacité, 
différait  peu,  par  sa  grandeur  et  sa  valeur  commerciale,  d'un  fer  à  che- 
val? Qu'il  le  sache,  c'est  dans  un  élément  symbolique  que  l'homme  vit, 
travaille  et  existe.  Et  c'est  pourquoi  les  siècles  qui  reconnaissent  la  va- 
leur des  symboles  et  les  estiment  les  choses  les  plus  hautes  de  toutes 
sont  regardés  comme  les  plus  nobles.  » 

Mais,  diront  les  politiques  et  les  hommes  pratiques,  comment  former 
les  symboles,  comment  réaliser  cet  idéal"?  C'est  un  grand  malheur, 
répond  Carlyle,  que  de  vivre  dans  un  temps  où  cet  idéal  n'est  pas  réa- 
lisé, car  il  n'existe  pas  de  méthode  pour  le  réaliser,  il  n'y  a  pas  d'ha- 
biletés et  de  ruses  qui  puissent  remplir  cette  tâche,  il  n'y  a  pas  de 
révolutions  qui  puissent  hâter  cette  réalisation.  Il  n'y  a  que  le  temps 
et  le  silence.  Cet  idéal  existe  au  fond  de  l'ame  de  tous  les  hommes;  il 
est  une  portion  de  leur  ame  elle-même;  ils  le  portent  dans  leurs  con- 
sciences, et,  par  momens,  dans  leurs  muettes  actions  le  laissent  aperce- 
voir. Celui  qui,  dans  un  moment  d'adoration,  tomba  à  genoux,  avait-il 
inventé  la  prière?  Non;  mais  subitement  il  trouva  la  forme  extérieure, 
le  symbole  qui  convenait  à  la  prière.  Des  hommes  armés  élèvent  leur 
capitaine  sur  un  bouclier,  et  là,  au  milieu  des  acclamations,  ils  lui 
disent  :  «  Tu  es  notre  meilleur,  va  et  commande-nous.  »  Ont-ils  in- 
venté la  royauté?  Non;  mais  cet  acte  indique  que  l'idéal  du  roi,  du 
plus  capable  (king,  can-ing),  est  en  eux.  Voilà  la  première  semence  jetée, 
le  temps  la  fera  mûrir.  Ils  ont  proclamé  bruyamment  leur  chef  et  ses 
compagnons  d'armes;  mais  silencieusement  et  lentement  la  royauté  et 
l'aristocratie  prendront  forme.  Combien  de  temps  s'écoulera  depuis 
cette  élévation  sur  le  pavois  jusqu'à  la  royauté  de  saint  Louis?  combien 
depuis  ce  choix  des  meilleurs  jusqu'à  la  complète  organisation  de  la 
hiérarchie  féodale,  jusqu'à  la  chevalerie?  combien  de  temps  depuis  le 
jour  où  1  evêque  de  Rome  fut  proclamé  successeur  de  saint  Pierre  et 
représentant  de  Dieu  sur  la  terre  jusqu'à  la  papauté  de  Grégoire  VII  et 
d'Innocent  III?  Cet  idéal  est  jeté  dans  le  champ  du  temps;  il  croît  dans 
le  silence,  étend  toujours  plus  profondément  ses  racines,  sort  lente- 
ment, grandit  sans  bruit,  et  apparaît  un  beau  jour  orné  des  plus  belles 
fleurs  et  du  plus  vert  feuillage.  Le  mystérieux  principe  de  vie  qui  est 
en  lui  se  développe  mystérieusement  et  croît  toujours.  Toutes  les  in- 
stitutions ne  sont  ainsi  que  la  forme  extérieure  qui  répond  à  l'idéal  que 
chacun  porte  en  soi;  mais,  lorsque  l'ame  de  ces  institutions  s'est  éva- 
nouie, lorsqu'il  n'en  reste  plus  que  l'enveloppe,  celle-ci  se  putréfie 
comme  le  cadavre  humain.  Quand  l'ame  est  séparée  du  corps,  lors- 
que, au  lieu  d'une  royauté  de  saint  Louis  ou  même  de  Louis  XIV,  il 
n'existe  plus  qu'une  royauté  de  Louis  XV;  lorsque,  au  lieu  du  clergé 
de  saint  Bernard  et  d'Anselme  de  Cantorbéry,  il  n'existe  plus  qu'un 
clergé  d'abbés  Dubois  et^de  cardinaux  de  Rohan;  lorsque,  au  lieu  d'une 


304  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

aristocratie  des  croisades,  il  n'existe  plus  qu'une  aristocratie  de  ruelles 
et  de  petites-maisons,  qif  arrive-t-il?  Que  les  hommes,  ne  trouvant  plus 
dans  les  formes  extérieures  l'expression  de  leur  idéal,  brisent  violem- 
ment les  enveloppes  qui  les  emprisonnent.  Lorsqu'un  peuple  en  est  là, 
il  est  dans  la  plus  triste  condition  du  monde,  dit  Carlyle,  car  il  n'existe 
pas.  Il  a  à  recommencer  son  existence,  à  prendre  une  forme  nouvelle, 
et  «comme  le  phénix  »  à  se  brûler  sur  le  bûcher  de  ses  institutions  et 
de  son  passé.  Sous  quelle  forme?  Il  est  impossible  de  le  savoir;  les  gé- 
nérations travaillent  de  longs  siècles  à  cette  œuvre  sans  pressentir  le 
dernier  résultat  de  leurs  efforts. 

On  a  pu  reconnaître  dans  cette  doctrine  bien  des  idées  et  des  théo- 
ries fondues  ensemble  :  la  théorie  du  corso  et  du  ricorso  de  Vico,  la 
théorie  du  devenir  de  Hegel,  celle  des  cercles  telle  qu'on  la  trouve  çà 
et  là  répandue  dans  Goethe;  les  idées  palingénésiques,  desquelles  elle  se 
rapproche  beaucoup.  Nous  n'avons  qu'une  seule  chose  à  reprocher  à 
la  théorie  de  Carlyle,  c'est  le  fatalisme.  M.  Philarète  Chasles  a  déjà  très 
bien  dit  quelque  part  que  la  morale  fataliste  de  Carlyle  n'avait  rien  pu 
satisfaire  pleinement.  Carlyle  effectivement  croit  à  la  fatalité,  à  la  pré- 
destination. «Toutes  les  choses,  dit-il  souvent,  arrivent  juste  en  leur 
temps  (in  their  due  time).  »  Volontiers  il  dirait  comme  les  musulmans  : 
«  Cela  est  écrit.  »  Un  homme  illustre  a  prononcé  un  jour  à  la  tribune 
française  ces  paroles  :  «  Une  doctrine  en  faveur  dans  notre  temps, 
c'est  que  les  institutions  se  forment  et  croissent  comme  les  plantes, 
comme  les  pierres,  et  par  les  mêmes  lois.  Non,  c'est  une  erreur;  il  faut, 
pour  les  former,  l'adhésion  des  esprits,  la  libre  disposition  des  cœurs.» 
Je  ne  sais,  en  vérité,  à  quelle  école  s'adressaient  ces  paroles.  Ce  n'était 
pas  à  l'école  constitutionnelle,  dont  l'orateur  faisait  partie.  Peut-être 
était-ce  à  l'école  radicale,  qui  sait  parfaitement  se  passer  d'adhésions. 
Quoi  qu'il  en  soit,  elles  s'appliquent  merveilleusement  à  la  doctrine  de 
Carlyle.  La  liberté  humaine  est  par  trop  étouffée  dans  cette  théorie;  elle 
ne  se  montre  qtte  lorsqu'elle  se  lève  pour  briser  et  démolir;  elle  ne  se 
manifeste  pas  dans  l'œuvre  de  réédification;  tout  y  est  laissé  au  cours 
fatal  des  choses  et  à  certains  pouvoirs  mystérieux  mal  définis. 

Si  cette  doctrine  devait  être  prêchée  et  répandue  en  France,  elle  au- 
rait à  prendre  une  autre  forme,  et  l'idée  même  de  la  fatalité,  dégagée 
de  certaines  exagérations,  se  prêterait  à  plus  d'une  application  féconde. 
Oui,  dans  un  temps  où  l'on  parle  si  lestement  de  révolutions  et  si  hau- 
tement des  droits  de  l'homme,  il  faut  que  l'homme  sache  que  sur  cha- 
cun de  ses  actes  pèse  une  responsabilité  fatale;  que,  lorsqu'en  courant, 
et  comme  au  hasard,  il  agit,  parle  et  écrit,  rien  de  tout  cela  ne  se 
perdra;  que  tel  choix  fait  au  hasard  produira  des  résultats  infaillibles; 
que  le  caprice  d'une  minute,  sous  une  forme  ou  sous  une  autre,  du- 
rera autant  que  le  temps  lui-même;  qu'il  ne  tenait  qu'à  lui  de  ne  pas 


THOMAS  CARLYLE.  305 

faire  ce  choix,  de  ne  pas  satisfaire  cette  ambition,  de  penser  autrement, 
d'agir  autrement,  et  en  un  mot  que,  si  son  être  est  libre,  les  effets  de 
cette  liberté  ne  le  sont  pas;  qu'une  fois  existant,  ils  échappent  à  sa  puis- 
sance et  appartiennent  à  la  fatalité;  qu'il  doit  se  répéter  souvent  ces 
deux  vers  de  Goethe  :  «  Choisis  bien  ;  ton  choix  est  bref  et  pourtant 
éternel.  »  Il  faut  qu'il  sache  que  cette  révolution  française,  par  exem- 
ple, dont  nous  ne  pouvons  pas  nous  débarrasser,  qui,  après  cinquante 
ans,  est  encore  la  comme  une  énigme  qui  dévore  les  générations  les 
unes  après  les  autres,  a  son  origine  dans  les  temps  les  plus  éloignés, 
qu'elle  date  du  jour  où  «  un  homme  du  temps  de  Charlemagne,  et 
même  avant  lui,  se  mit  à  mentir  et  à  faire  mentir  les  institutions  qu'il 
était  chargé  de  conserver  fidèlement,  »  que  ce  mensonge  est  allé  s' ac- 
croissant, germant,  portant  des  fruits  empoisonnés,  produisant  d'au- 
tres semences  de  mensonge  jusqu'à  ce  que,  «  le  champ  de  la  vie  en  étant 
couvert,  »  il  ait  été  nécessaire  de  le  retourner;  qu'il  sache  aussi  qu'en 
revanche  le  bien  suit  la  même  méthode,  croît  et  s'étend  de  la  même 
manière,  et  que,  s'il  est  sage,  l'homme  doit  faire  de  sa  vie  l'application 
de  cette  maxime  :  «  Combien  mon  héritage  est  large  et  beau!  Je  suis 
l'héritier  du  temps.  »  Ainsi  cette  doctrine,  vraie  en  elle-même  comme 
doctrine  métaphysique  malgré  son  exagération,  vraie  comme  doctrine 
historique,  vraie  aussi  au  point  de  vue  moral,  peut  servir  comme  re- 
mède hygiénique  à  plus  d'une  erreur  contemporaine,  à  plus  d'une 
théorie  justifiant  les  moyens  par  la  fin  et  où  le  bien  et  le  mal  sont  re- 
présentés comme  deux  fleurs  nées  sur  la  même  tige  et  du  même  bouton. 
Carlyle  a  fait  une  belle  application  de  cette  théorie  dans  son  Histoire 
de  la  Révolution  française.  C'est  une  histoire  fondée  sur  de  singulières 
données  et  qui  renverse  toutes  les  idées  que  nous  nous  sommes  formées 
de  ce  terrible  phénomène.  Maudire  est  facile;  Carlyle  ne  maudit  per- 
sonne; bénir  est  plus  facile  encore,  il  ne  bénit  personne.  Il  regarde, 
observe  et  reste  indifférent.  Il  se  met  en  dehors  des  théories  et  des 
systèmes,  des  passions  et  des  réminiscences  archaïques,  et  se  demande 
la  signification  de  l'événement  révolutionnaire.  Il  ne  croit  pas  que  la 
révolution  française  soit  venue  dans  le  monde  pour  continuer  le  chris- 
tianisme, comme  l'assurent  MM.  Bûchez  et  Roux,  il  ne  parle  pas  comme 
eux  de  verbe  nouveau  et  d'ère  du  progrès;  il  ne  croit  pas  non  plus, 
comme  l'école  constitutionnelle ,  que  la  révolution  soit  venue  simple- 
ment pour  réformer  quelques  abus  et  introduire  la  liberté  dans  nos 
institutions.  Il  la  prend  en  bloc,  il  n'a  de  préférence  pour  aucun  fait, 
pour  aucune  période:  il  ne  se  réjouit  pas  au  10  août,  il  ne  verse  pas 
des  larmes  au  21  janvier,  il  ne  chante  pas  la  Marseillaise,  il  n'entame 
pas  d'hymnes  apologétiques  et  ne  débite  pas  de  tirades  pour  ou  contre 
tel  ou  tel  personnage;  il  garde  son  silence,  sa  sûreté  de  coup  d'œil  et  la 
fermeté  de  son  esprit  au  milieu  de  tout  ce  tapage  :  c'est  le  signe  d'un 


300  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

esprit  puissant,  car  personne  encore  n'a  pu  contempler  cette  étrange 
scène  et  la  décrire  sans  en  revenir  l'ame  brisée  ou  à  moitié  fou;  il  est 
impartial,  indifférent,  rarement  enthousiaste,  souvent  sarcastique.  Et 
maintenant  que  signifie,  à  ses  yeux,  cette  révolution  française?  0  vous, 
radicaux,  archaïques,  détournez  la  tête;  dans  cette  révolution  française, 
il  n'y  a  ni  Christ,  ni  Verbe,  ni  progrès;  la  révolution  française,  c'est 
l'anarchie,  et  le  fait  principal  de  cette  anarchie,  ce  n'est  pas  la  consti- 
tution de  91  ou  de  93,  ce  n'est  pas  la  république,  ni  le  gouvernement 
de  Robespierre,  ni  la  terreur,  ni  aucune  des  choses  que  vous  vantez 
tant.  Le  seul  fait,  la  seule  réalité,  le  phénomène  important  de  cette 
anarchie,  c'est.....  le  sans-culottisme.  Écoutons  Cari  vie  lui-même  : 

«  Quant  à  nous,  nous  répondrons  que  cette  révolution  française  signifie  la  ré- 
bellion violente  et  ouverte  et  la  victoire  de  l'anarchie  déchaînée  contre  une  au- 
torité corrompue  et  usée.  Comment  l'anarchie  brise  sa  prison,  se  précipite  dans 
le  gouffre  infini,  éclate  et  fait  rage,  enveloppe  le  monde  de  son  pouvoir  sans 
contrôle  et  sans  mesure,  et  comment,  phase  après  phase  de  délire,  cette  frénésie 
se  consume;  comment  les  élémens  d'ordre  qu'elle  contenait  (car  toute  force  con- 
tient ses  élémens  d'ordre)  se  développent  et  dirigent  les  folles  forces  de  cette 
anarchie  fatiguée,  sinon  enchaînée,  vers  son  but  véritable,  comme  de  sages  pou- 
voirs bien  réglés  :  voilà  ce  que  cette  histoire  nous  apprendra,  car,  de  même  que 
les  hiérarchies,  dynasties  de  tout  genre,  aristocraties,  théocraties,  autocraties, 
courtisanocraties  (strumpetocracies)  ont  gouverné  le  monde,  ainsi  il  était  marqué 
dans  les  décrets  de  la  Providence  que  cette  anarchie  victorieuse,  jacobinisme, 
sans-culottisme ,  révolution  française,  horreurs  de  la  révolution  française,  quel 
que  soit  le  nom  que  les  hommes  lui  donnent,  régnerait  et  aurait  son  tour.  La 
«  colère  destructive  »  du  sans-culottisme,  voilà  ce  dont  nous  allons  parler,  n'ayant 
malheureusement  pas  de  voix  harmonieuse  pour  la  chanter. 

«  Assurément  c'est  un  grand  phénomène,  un  phénomène  transcendantal,  dé- 
passant toute  règle  et  toute  expérience,  c'est  le  phénomène  dominant  des  temps 
modernes;  car  une  fois  encore,  et  de  la  manière  la  plus  inattendue,  a  reparu 
l'antique  fanatisme  sous  le  vêtement  le  plus  nouveau,  miraculeux  comme  l'est 
tout  fanatisme.  Appelons-le  fanatisme  destiné  à  humer  les  formules  (î).  Le 
monde  des  formules,  le  monde  formé  et  réglé,  comme  l'est  tout  monde  habita- 
ble, doit  nécessairement  haïr  comme  la  mort  un  tel  fanatisme  et  entrer  en 
guerre  mortelle  avec  lui.  Le  monde  des  formules  doit  le  vaincre  ou  sinon  mourir 
en  le  maudissant,  en  l'anathématisant.  Il  ne  peut  néanmoins  prévenir  sa  nais- 
sance et  empêcher  son  existence.  Nous  allons  voir  venir  les  anathèmes  et  aussi 
le  miraculeux  événement;  ils  sont  là. 

«  D'où  vient  cet  événement?  où  va-t-il?  Voilà  les  questions!  Lorsque  l'âge 
des  miracles  était  effacé  dans  la  distance  et  n'était  plus  qu'une  incroyable  tra- 
dition; lorsque  l'âge  des  conventions  lui-même  était  devenu  vieux,  et  que  l'exis- 
tence de  l'homme,  pendant  de  longues  générations,  n'avait  eu  d'autre  base  que 
de  creuses  formules  que  le  temps  avait  minées;  lorsqu'il  semblait  qu'aucune 
réalité  n'existât,  mais  seulement  des  ombres  et  des  fantômes  de  réalité;  dans 

(1)  Expression  de  Mirabeau,  l'ami  des  hommes. 


THOMAS   CARLYLE.  307 

ce  siècle  où  l'univers  n'était  plus  considéré  que  comme  l'œuvre  d'un  tailleur  et 
d'un  tapissier,  et  où  les  hommes  n'étaient  plus  que  des  masques  grimaçant  et 
se  faisant  des  signes  les  uns  aux  autres,  — soudain  voilà  que  la  terre  s'en- 
tr'ouvre,  et  qu'au  milieu  de  l'éclat  d'une  lueur  terrible  et  des  fumées  du  Tartare, 
le  sans-culottisme  aux  tètes  multiples,  respirant  le  feu,  sort  et  demande  :  «  Que 
«  pensez-vous  de  moi?  »  Alors  les  masques  peuvent  bien  tressaillir  et  s'assem- 
bler, frappés  de  terreur,  et  se  concerter  et  se  former  en  groupes.  Amis,  c'est  là, 
en  vérité,  une  chose  fatale  et  singulière.  Que  celui  qui  n'est  qu'un  fantôme  re- 
garde ce  fait;  mal  lui  en  adviendra;  ici-bas  il  ne  pourra  rester  davantage,  il 
nous  semble.  Malheur  aussi  à  celui  qui  n'est  pas  entièrement  un  fantôme,  mais 
qui  est  en  partie  un  homme  et  une  réalité!  L'âge  des  miracles  est  revenu,  con- 
templez! Un  monde  pareil  au  phénix,  qui  meurt  pour  renaître,  qui  meurt  dans 
une  mort  de  flammes,  qui  renaîtra  dans  une  naissance  de  flammes!  Ses  ailes 
qui  battent  aux  souffrances  de  l'agonie  s'étendent  dans  toute  leur  largeur;  son 
chant  de  mort,  c'est  le  bruit  des  villes  qui  croulent  et  des  canons  des  champs  de 
bataille;  la  flamme  du  bûcher  funèbre  s'élève  jusqu'au  ciel,  enveloppant  toutes 
choses  :  cette  révolution  française,  c'est  le  berceau  et  la  tombe  d'un  monde.  » 

Ainsi  donc  la  révolution  française,  c'est  l'anarchie,  et  rien  de  plus. 
Écoutez  encore  ces  quelques  lignes  qui  ouvrent  le  récit  des  orages  de 
la  convention  :  «  Les  vieux  ornemens  et  les  vieux  vêtemens  sociaux, 
devenus  presque  des  haillons,  sont  maintenant  dépouillés  et  sont  foulés 
sous  les  pieds  de  la  danse  nationale.  Et  maintenant  où  sont  les  nouveaux 
habits,  les  nouvelles  mœurs  et  les  nouvelles  règles?  Liberté,  égalité, 
fraternité,  ce  ne  sont  pas  des  vêtemens,  mais  le  souhait  qui  les  ap- 
pelle. Pour  parler  par  figures,  la  nation  est  maintenant  toute  nue;  c'est 
une  sans -culot  tique  nation,  elle  n'a  ni  habit,  ni  règle.»  Ne  criez  pas,  ne 
souriez  pas,  et  si  par  hasard  vous  ouvrez  ce  livre  remarquable,  n'y 
cherchez  pas  seulement  un  plaisir  littéraire,  et  ne  le  posez  pas  en  di- 
sant :  Oui,  c'est  un  livre  original.  Il  y  a  autre  chose  en  question  que 
l'originalité  de  l'écrivain.  Pour  nous,  nous  affirmons  que  ce  livre  con- 
tient la  seule  explication  véritable  de  la  révolution  française  que  nous 
ayons  encore  rencontrée;  cette  explication  est  la  plus  générale  et  la  plus 
impartiale;  elle  est  la  seule  qui  renferme  ces  six  terribles  années  qui 
s'étendent  du  4  mai  89  au  13  vendémiaire,  la  seule  qui  ne  s'arrête  pas 
à  telle  ou  telle  période,  à  telle  ou  telle  figure  historique.  Est-ce  que 
vous  n'êtes  pas  fatigués,  comme  nous,  des  théories  sur  la  révolution 
française?  Est-ce  que  vous  ne  distinguez  pas  maintenant  que  c'est  un 
phénomène  transcendant  al,  comme  dit  Carlyle,  dépassant  toute  règle 
et  toute  expérience?  Vous  qui,  dans  votre  conviction,  fermiez  notre 
histoire  révolutionnaire  à  la  constitution  de  91,  et  acceptiez  tout  le 
reste  simplement  comme  une  fatalité,  que reste-t-il  aujourd'hui  de  votre 
croyance?  Et  vous  qui  alliez  plus  loin,  et  qui  la  fermiez  au  10  août,  les 
événemens  que  nous  avons  eus  depuis  un  an  sous  les  yeux  vous  ont 
peut-être  guéris?  Cela  est,  hélas!  l'histoire  de  tous  les  partis,  qui  sein- 


308  KEVUE  DES  DEUX  MONDES. 

dent  tous  l'explication  de  la  révolution  française,  et  qui,  une  fois  au 
pouvoir,  répètent  tous  qu'après  eux  il  n'y  a  rien.  Les  événemens  se 
chargent  de  les  démentir,  et  l'histoire  de  la  révolution  française  reste 
là  comme  une  énigme  que  chacun  explique  à  sa  guise,  et  dont  per- 
sonne ne  peut  avoir  le  dernier  mot.  Eh  hien  !  acceptons  l'explication 
de  Carlyle,  disons  avec  lui  que  ce  fait,  c'est  l'anarchie,  c'est  le  sans-cu- 
lottisme;  que  le  résultat  n'est  pas  le  gouvernement  constitutionnel,  le 
triomphe  du  radicalisme,  l'avènement  des  classes  moyennes,  ou  l'éman- 
cipation des  classes  populaires,  mais  qu'il  est  plus  que  tout  cela;  que 
ce  résultat  nous  est  entièrement  inconnu,  et  se  fera  attendre  long-temps 
encore;  qu'en  voyant  la  crise  terrible  dans  laquelle  l'Europe  est  entrée, 
nous  pouvons  appeler  ce  fait,  avec  Carlyle,  une  crise  dans  l'humanité, 
une  destruction  et  une  renaissance,  «  un  tombeau  qui  est  en  même 
temps  un  berceau;  »  que  le  monde  tout  entier  depuis  quelque  cin- 
quante ans  se  consume  pour  renaître  de  ses  cendres,  comme  le  phé- 
nix; seulement  sous  quelle  forme  et  avec  quel  plumage?  cela  est  in- 
connu. La  France  et  l'Europe  ne  sont-elles  pas,  comme  le  dit  Carlyle 
dans  son  étrange  langage,  des  pays  sans-culottiques?  Quels  vêtemens  ont- 
elles  aujourd'hui?  quelles  mœurs  établies  dans  lesquelles  elles  soient 
enveloppées?  quel  gouvernement  et  quelle  foi?  Aucune  foi,  mais  des 
souhaits;  aucun  vêtement  original,  mais  des  habits  d'emprunt  qu'il 
nous  faut  rendre  à  certaines  échéances  et  qui  nous  sont  arrachés  d'une 
manière  assez  brutale.  Nous  en  avons  emprunté  à  l'Angleterre,  ils  nous 
ont  été  arrachés;  nous  en  empruntons  à  l'Amérique,  serons-nous  plus 
heureux?  Il  faut  en  désespérer,  car  nous  avons  encore  tout  prêt  un 
parti  qui  propose  d'en  emprunter  au  vice-roi  d'Egypte.  Prenons  donc 
la  révolution  française  comme  une  destruction,  la  démocratie  «  comme 
la  triste  et  inévitable  fin  de  beaucoup  de  choses,  comme  le  commen- 
cement de  beaucoup  d'autres,  »  notre  siècle  comme  un  temps  de  tran- 
sition; mais  ne  pensons  pas  follement  que  toutes  ces  choses  soient  dé- 
finitives. Oui,  comme  Carlyle  le  laisse  penser,  un  nouvel  organisme 
sortira  un  jour  de  toute  cette  poussière  et  de  tout  ce  détritus;  mais  quel 
sera-t-il?  Carlyle  ne  le  dit  pas,  et  a  raison  de  ne  pas  prophétiser.  D'a- 
près les  inductions  qu'on  peut  tirer  des  faits,  cet  organisme  sera-t-il 
une  nouvelle  édition  de  l'ancienne  société  féodale?  Non.  Sera-ce  la  dé- 
mocratie? Non.  Carlyle. la  prend,  nous  l'avons  déjà  dit,  pour  la  triste  et 
inévitable  fin  de  beaucoup  de  choses,  pour  le  commencement  de  beau- 
coup d'autres.  «  La  démocratie,  dit-il  dans  son  livre  intitulé  Chartisme, 
excepté  les  pays  où,  comme  les  États-Unis,  le  pouvoir  de  la  commune 
est  suffisant,  arrive  à  un  résultat  net  comme  zéro.  »  Quant  à  son  côté 
moral,  philosophique,  il  dit  assez  brusquement:  «La  démocratie  signifie 
l'absence  de  héros  pour  nous  conduire.  »  Les  gouvernemens  constitu- 
tionnels, il  les  appelle  gouvernemens  de  transition,  et,  quant  à  leur 


THOMAS  CABLYLE.  309 

valeur  métaphysique,  il  les  appelle  cobwebs,  toiles  d'araignée.  En  ré- 
sumé, il  croit  à  un  monde  nouveau,  où  l'individu  redeviendra  puis- 
sant; où,  sous  l'antique  forme  du  héros,  la  force  morale  gouvernera  de 
nouveau  le  monde;  où  l'admiration  et  l'enthousiasme  lui  conquerront 
les  populations;  où  la  chaîne  servile  de  l'esclave  féodal  sera  remplacée 
par  une  chaîne  plus  morale;  où,  comme  le  dit  Fichte,  celui  qui  porte 
sur  son  visage  le  signe  de  l'intelligence,  quelque  grossièrement  qu'il  y 
soit  gravé,  sera  entraîné  dans  la  sphère  d'action  des  mieux  doués  et  des 
lus  puissans,  et  enchaîné  à  eux  par  des  liens  sympathiques;  où  la  foi 

ligieuse  reparaîtra;  où  la  vie  humaine  redeviendra  fixe  et  stable, 

comme  une  île  bien  ferme  au  milieu  du  vague  univers  sans  rivages,» 
grâce  à  la  croyance. 

Mais,  direz-vous,  et  nos  droits  de  l'homme,  nos  droits  naturels,  im- 
prescriptibles? Malheureusement  Carlyle  n'y;'croit  pas;  pour  lui,  il  n'y 
a  que  deux  choses  :  d'abord  le  devoir  et  son  importance  infinie,  et  puis 
à  la  place  de  droits  les  pouvoirs  de  l'homme.  Ici  se  présente  une  théorie 
fort  obscure,  et  qui  malheureusement  est  indiquée  plutôt  qu'expliquée. 
Carlyle,  s'emparant  de  l'ancienne  distinction  philosophique  entre  la 
puissance  et  l'acte,  entre  la  puissance  virtuelle  et  la  puissance  effective, 
qui,  à  proprement  parler,  constitue  le  droit,  a  fait  passer  cette  distinc- 
tion à  travers  la  métaphysique  allemande,  et  en  a  fait  sortir  cette  idée  : 
Il  n'y  a  pas,  à  proprement  parler,  de  droits  innés;  il  y  a  des  puissances 
innées  (mights)  qui  se  découvrent  peu  à  peu  et  se  révèlent  à  l'homme 
à  travers  le  temps.  Ces  pouvoirs  deviennent  des  droits  lorsqu'ils  ont 
pris  forme,  <c  Les  droits,  dit-il,  je  me  permettrai  de  les  appeler  des 
pouvoirs  correctement  articulés.  C'est  une  terrible  affaire  que  de  les 
exprimer  correctement.  Cependant  ils  doivent  l'être;  le  temps  vient 
pour  eux,  la  nécessité  presse,  et,  avec  d'énormes  difficultés  et  nombre 
d'expériences,  ils  doivent  enfin  s'établir...  Le  pouvoir  et  le  droit  diffè- 
rent terriblement  d'heure  en  heure;  seulement  donnez-leur  le  temps, 
et  vous  trouverez  qu'ils  sont  identiques.  »  Ainsi  donc,  avec  lui,  nous 
n'avons  pas  de  droit  imprescriptible,  mais  des  pouvoirs  innés;  le  pas- 
sage de  ce  pouvoir  latent  et  virtuel  au  pouvoir  actif,  au  droit  en  un 
mot,  c'est  le  temps.  Cette  théorie  très  remarquable  est  malheureuse- 
ment jetée  en  courant,  sans  développemens.  Si  elle  était  expliquée, 
développée,  il  y  aurait  de  quoi  battre  en  brèche  bien  des  systèmes. 

Quant  à  la  doctrine  de  Carlyle  sur  le  devoir,  elle  n'est  autre  que  la 
vieille  et  forte  doctrine  stoïque,  retrempée  par  le  puritanisme.  C'est 
cette  théorie,  où  l'homme  est  représenté  comme  un  être,  sinon  misé- 
rable et  entièrement  déchu,  au  moins  malheureux  et  entouré  par  la 
nécessité,  contre  laquelle  sa  libre  volonté  doit  lutter.  Là  il  n'y  a  plus 
nulle  trace  de  philosophie  allemande  :  c'est,  nous  le  répétons,  la  doc- 
trine puritaine  dans  toute  sa  rudesse.  «  Sache,  répète-t-il  souvent,  qu'il 


310  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

y  a  un  ciel  au-dessus  de  toi,  un  enfer  au-dessous  de  toi.  Marche  avec 
rectitude,  de  peur  des  faux  pas;  car,  si  le  ciel  est  haut,  l'abîme  est  pro- 
fond. La  vie  est  une  lutte,  et  rien  de  plus.  L'homme,  quel  qu'il  soit,  a 
reçu  une  mission  qu'il  doit  remplir.  »  Il  ne  pense  pas  que  l'homme  soit 
né  pour  le  bonheur;  il  se  raille  des  doctrines  sentimentales,  des  plaisirs 
de  la  vertu,  de  la  bienveillance  universelle.  Toutes  les  sentimentalités 
sont  pour  lui  hypocrisies  :  «  La  sentimentalité,  dit-il,  est  la  sœur  jumelle 
de  l'hypocrisie;  l'une  et  l'autre  sont  un  mensonge  distillé  doublement,  un 
mensonge  élevé  à  sa  seconde  puissance.  »  Rien  n'est  doux  et  affectueux 
dans  sa  doctrine  du  devoir.  Il  a  écrit  sur  le  bonheur  des  pages  amères 
et  vigoureuses.  L'école  satanique  est  surtout  l'objet  de  son  indignation 
la  plus  vive  :  «  Qu'un  Byron  merveilleusement  doué,  dit-il,  ne  trouve 
rien  de  mieux  à  faire  que  d'avertir  tout  l'univers  qu'il  ne  se  trouve  pas 
heureux,  c'est  le  plus  triste  spectacle  que  présente  notre  siècle;  car  il  est 
triste  que  les  poètes  n'aient  pas  de  message  plus  noble  et  de  choses  plus 
sacrées  à  accomplir.  »  Quant  aux  obligations  de  l'homme,  la  plus  sainte 
lui  paraît  celle  du  travail.  Carlyle  ne  sort  pas  de  la  vieille  doctrine  de 
la  nécessité  du  travail,  et  cette  doctrine,  qui  a  besoin  d'être  prêchée 
dans  notre  temps  sous  une  nouvelle  forme,  lui  inspire  de  très  belles  pa- 
roles :  «  Admirable,  dit-il,  était  la  devise  des  anciens  moines:  Laborare 
est  orare;  tout  travail  est  sacré.  Dans  toute  œuvre  véridique,  dans  le  tra- 
vail manuel  même,  s'il  est  sincère,  il  y  a  quelque  chose  de  divin.  Le  tra- 
vail, large  comme  la  terre,  a  son  sommet  dans  le  ciel.  La  sueur  du  front 
et,  au-dessus  de  celle-là,  la  sueur  du  cerveau  et  la  sueur  du  cœur  n'ex- 
priment-elles pas  tous  les  calculs  de  Kepler,  toutes  les  méditations  de 
Newton,  toutes  les  sciences,  toutes  les  épopées  écrites,  tous  les  actes  hé- 
roïques, tous  les  martyres,  jusqu'à  cette  agonie  de  sueur  sanglante  que 
les  hommes  ont  appelée  divine?  0  amis,  si  cela  n'est  pas  le  culte,  alors  il 
faut  prendre  en  pitié  le  culte,  car  le  travail  est  la  plus  noble  chose  qui  ait 
été  encore  découverte  sous  le  ciel.  Tu  te  plains  de  ta  vie  laborieuse,  ne 
te  plains  pas.  Hegarde  en  haut,  pauvre  frère  fatigué;  vois  tes  compagnons 
de  travail  qui  survivent  dans  l'éternité,  qui  survivent  seuls,  bande  sa- 
crée d'immortels,  céleste  garde  du  corps  du  genre  humain!  Même  dans 
la  faible  mémoire  humaine,  ils  survivent  long-temps  sous  le  nom  de 
saints,  de  héros,  de  dieux;  ils  survivent  et  peuplent  seuls  les  solitudes 
infinies  du  temps.  Pour  toi,  le  ciel,  quoique  sévère,  n'est  pas  sans  ten- 
dresse; il  est  tendre  comme  une  noble  mère,  comme  cette  mère  Spar- 
tiate qui  disait  à  son  fils,  en  lui  remettant  son  bouclier  :  «  Reviens  avec 
«  lui,  mon  fils,  ou  sur  lui.  »  Tu  reviendras  avec  honneur  à  ta  dernière 
demeure,  n'en  doute  pas;  si,  dans  la  bataille,  tu  as  su  garder  ton  bou- 
clier. Dans  l'éternité  et  dans  ses  profonds  royaumes,  tu  n'es  pas  ua 
étranger,  tu  es  partout  un  citoyen.  »  Cette  doctrine  de  la  nécessité  du 
travail  est  chrétienne,  mais  enveloppée  dans  le  puritanisme.  Ce  n'est 


THOMAS  CARLYLE.  311 

pas  l'obligation  du  travail  telle  que  la  prêche  le  catholicisme,  c'est  la 
nécessité  absolue,  la  fatalité  inévitable  du  travail.  «  Le  travail,  dit-il, 
est  la  seule  méthode  que  la  nature  puisse  employer  pour  nous  perfec- 
tionner; il  n'y  en  a  pas  d'autre.  »  C'est  la  seule  réhabilitation  de  l'homme. 
Dans  le  catholicisme,  l'homme  peut  se  relever  par  la  prière,  par  les 
œuvres;  ici,  il  ne  peut  se  relever  que  par  le  travail,  par  une  lutte  de 
tous  les  instans  avec  ta  fatalité.  La  prédestination  prend  l'homme  au  ber- 
ceau et  le  conduit  vers  des  routes  inconnues.  Pendant  tout  ce  voyage, 
sa  libre  volonté  doit  lutter  contre  les  obstacles  qui  arrêtent  ses  pieds, 
et,  pour  ne  pas  s'égarer  dans  cette  marche  haletante  et  fatale,  il  lui  faut 
deux  choses  :  la  foi  qui  éclaire  et  le  travail  qui  sanctifie.  Grâce  à  ces  deux 
choses,  cette  fatalité  qui  pèse  sur  lui  ne  sera  plus  qu'une  épreuve  ter- 
rible, mais  en  somme  bienfaisante.  Sans  la  foi,  sans  le  travail,  cette 
prédestination  l'entraînerait  dans  les  abîmes.  Telle  est  pour  Carlyle  la 
loi  du  devoir  et  la  règle  de  la  vie.  Cette  loi  est  entièrement  protestante, 
rude,  austère,  et  sans  aucune  clarté  miséricordieuse  et  adoucissante. 

Il  n'y  a  pas  trace  dans  tout  cela,  on  le  voit,  de  certaines  théories  de 
perfectibilité  qui  aboutissent  à  la  divinisation  de  l'espèce  humaine. 
L'homme,  aux  yeux  de  Carlyle,  n'est  ni  bon  ni  mauvais,  ni  ange  ni 
bête,  comme  dit  Pascal.  Il  est  bon  et  mauvais  tout  ensemble.  Il  est  né 
avec  une  double  tendance;  il  est  capable  du  bien,  il  est  capable  du  mal. 
«  Il  y  a  en  lui  des  profondeurs  pareilles  à  celles  de  l'enfer  et  des  hau- 
teurs qui  atteignent  le  ciel.  »  Il  a  un  vif  appétit  «  pour  la  douce  nour- 
riture, »  et  une  admiration  sans  bornes  pour  ce  qui  est  héroïque  et 
beau.  C'est  une  nature  amphibie.  En  voulez-vous  un  exemple  :  con- 
templez le  mois  de  septembre  1792.  Deux  faits  remarquables  s'y  pas- 
sent à  la  fois.  Voyez  septembre  à  Paris;  on  dirait  que  l'enfer  s'est  ou- 
vert, l'homme  est  arrivé  à  ce  moment  terrible  où  il  brise  toutes  les 
barrières  et  toutes  les  règles,  et  où  il  montre  quelles  profondeurs  et 
quelles  cavernes  ténébreuses  il  y  a  en  lui.  Le  meurtre,  la  férocité,  la 
rage,  l'entourent  et  l'entraînent.  Voyez  maintenant  septembre  dans 
l'Argonne.  Une  armée  d'hommes  à  peine  vêtus,  sans  souliers  et  sans 
pain,  aux  cris  de  vive  la  république!  délivrent  les  frontières  de  la  France. 
L'homme  est-il  bon  ou  mauvais?  Il  est  l'un  et  l'autre.  Qu'y  a-t-il  donc 
à  faire?  Il  faut  développer  en  lui  ce  qui  est  bon,  et  avec  cette  portion 
de  lui-même  combattre  l'autre  moitié,  le  gouverner  grâce  à  cette  por- 
tion de  bonté,  l'élever  toujours  plus  haut  dans  le  bien,  l'empêcher  de 
descendre  trop  bas  dans  le  mal.  Voilà  la  mission  que  doit  se  proposer 
sans  cesse  tout  gouvernement  et  toute  classe  dirigeante. 

Parmi  les  idées  de  Carlyle,  il  en  est  deux  encore  qu'il  faut  signaler 
comme  spécialement  tournées  contre  les  idées  de  notre  temps  :  ces  idées 
sont  le  culte  des  héros  et  ce  que  nous  appellerons  la  notion  du  silence. 

D'après  Carlyle,  rien  n'est  bon  que  ce  qui  est  silencieux,  a  L'efflca- 


312  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

cité  bienfaisante  de  la  solitude,  dit-il,  qui  la  chantera,  qui  même  en 
parlera  convenablement?  Des  autels  devraient  être  élevés  encore  au- 
jourd'hui au  silence  et  à  la  solitude,  et  un  culte  universel  devrait  être 
institué  pour  leur  rendre  hommage.  Le  silence  est  l'élément  dans  lequel 
les  grandes  choses  se  forment  et  s'assemblent,  afin  qu'ensuite  elles  puis- 
sent sortir  pleinement  formées  et  majestueuses  et  brillantes  de  la  lu- 
mière de  la  vie  qu'elles  sont  destinées  à  régler.  Ce  n'est  pas  seulement 
Guillaume-le-Taciturne,  mais  tous  les  hommes  considérables  que  j'ai 
rencontrés,  les  moins  diplomatiques,  les  moins  rusés,  qui  redoutaient 
de  parler  de  leurs  projets  et  de  leurs  créations.  Même  dans  tes  petites 
perplexités,  suspends  ta  langue  pour  un  jour.  Combien,  le  matin  sui- 
vant, ton  but  et  ton  devoir  t'apparaissent  plus  clairement!  Quelles  mi- 
sères et  quelles  tristesses  le  silence,  ce  muet  travailleur,  a  chassées  de 
ton  esprit  lorsque  le  bruit  a  été  une  fois  dissipé!  L'inscription  suisse 
dit  :  Le  silence  est  d'or,  la  parole  d'argent;  et  nous,  nous  pouvons  dire  : 
La  parole  est  du  temps,  le  silence  est  de  l'éternité.  Les  abeilles  ne  tra- 
vaillent que  dans  les  ténèbres ,  la  pensée  ne  travaille  que  dans  le  si- 
lence, la  vertu  ne  travaille  que  dans  la  solitude.  Que  ta  main  droite  ne 
sache  pas  ce  que  fait  ta  main  gauche;  ne  bavarde  pas  avec  ton  cœur.  » 
Cette  idée  du  silence  passe  à  travers  tous  les  écrits  de  Carlyle,  et  s'étend 
sur  ses  récits  comme  pour  amortir  et  éteindre  le  bruit  des  trépigne- 
mens,  des  cris  et  des  chants,  le  tapage  des  batailles  et  des  révolutions. 
Cette  idée  nous  apparaît  comme  la  satire  métaphysique  des  révolutions. 
Rien  n'est  bon  que  ce  qui  est  latent,  que  ce  qui  naît,  grandit  et  mûrit 
dans  le  silence.  Le  chêne,  dit-il,  est  planté  dans  le  silence  et  dans  la 
solitude  :  qui  donc  a  remarqué  sa  croissance,  son  développement?  Per- 
sonne ne  l'a  vu  lorsqu'il  a  été  semé,  personne  ne  l'a  vu  grandir  et  n'est 
resté  attentif  pour  observer  son  développement,  et  cependant  un  jour 
on  a  entendu  un  grand  bruit  dans  la  forêt  :  c'était  le  bûcheron  qui  le 
couchait  à  terre  et  le  frappait  de  sa  cognée.  Tout  ce  qui  interrompt  le 
cours  naturel  des  choses,  même  quand  ce  seraient  des  événemens 
joyeux,  peut  s'appeler  solution  de  continuité.  L'histoire  ne  garde  que  le 
récit  des  faits  bruyans,  des  révolutions,  des  maladies  et  des  épidémies 
sociales.  Et  cependant,  laquelle  de  ces  deux  choses  est  préférable,  de 
cette  croissance  lente,  silencieuse,  mais  vitale  et  naturelle,  ou  de  ces 
convulsions  et  de  ces  révolutions  qui  détruisent,  mais  ne  fondent  rien? 
Indubitablement  c'est  la  première.  Heureux  les  peuples  silencieux,  heu- 
reuses les  nations  qui  vivent  sur  le  passé,  sur  les  coutumes  établies! 
Lorsqu'elles  sortent  de  cette  tranquillité,  qu'elles  consentent  à  briser 
les  institutions  dans  lesquelles  elles  avaient  vécu,  elles  peuvent  bien 
obéir  à  une  nécessité  impérieuse,  être  poussées  par  une  fatalité  terrible; 
mais  elles  tentent  une  expérience  qui  peut  leur  être  funeste  et  doivent 
s'attendre,  pendant  de  longs  siècles,  à  ne  plus  avoir  de  repos  moral. 


THOMAS  CARLYLE.  313 

Quant  au  culte  des  héros,  c'est  une  protestation  contre  le  joug  et  le 
despotisme  des  multitudes,  c'est  une  revendication  des  droits  de  l'indi- 
vidu, une  approbation  formelle  de  la  force  individuelle,  un  applaudis- 
sement et  une  admiration  sans  bornes  pour  elle,  une  sanction  de  la  lé- 
gitimité de  son  initiative.  Le  héros  est  le  guide,  le  conducteur,  le  chef 
nécessaire  des  multitudes;  c'est  dans  le  foyer  de  son  ame  ardente  que 
se  concentrent  les  rayons  épars  dans  la  foule.  Un  Mahomet,  un  Knox, 
un  Luther,  un  Cromwell,  un  Napoléon,  sont  les  chefs  naturels,  légi- 
times des  peuples.  Ceux-là  sont  les  véritables  rois,  si  nous  consultons  l'an- 
tique étymologie  des  mots  rex,  king.  On  peut  dire  d'eux,  sans  craindre 
aucunement  de  se  tromper,  qu'ils  ont  en  eux  un  droit  divin.  Les  popula- 
tions doivent  non-seulement  respect  aux  héros,  mais  elles  leur  doivent 
une  loyale  obéissance.  «On  peut  bien  dire,  dit-il,  que  le  héros  a  un  droit 
divin,  car  chacun  de  nous  a  en  lui  un  droit  divin  ou  diabolique  (1),  l'un 
ou  l'autre  des  deux...  Il  n'y  a  pas  d'acte  plus  moral  parmi  les  hommes 
que  celui  de  la  règle  et  de  l'obéissance.  Malheur  à  celui  qui  réclame 
l'obéissance  lorsqu'elle  ne  lui  est  pas  due  !  Malheur  à  celui  qui  refuse 
l'obéissance  lorsqu'il  la  doit!  »  Nous  sommes  loin ,  comme  on  voit,  du 
droit  sacré  d'insurrection  et  des  doctrines  du  xvme  siècle.  Cette  théorie 
est  entièrement  dirigée  contre  les  théories  du  siècle  dernier.  Voltaire, 
et  l'Encyclopédie ,  et  tous  les  philosophes  de  cette  époque  regardaient 
le  héros  comme  le  pire  de  tous  les  hommes,  comme  un  menteur,  un 
charlatan,  un  ambitieux  ou  un  hypocrite.  Quelles  railleries  n'ont  pas 
été  lancées  contre  les  fondateurs  de  religion,  contre  les  prêtres,  contre 
les  rois,  contre  un  Mahomet  et  même  contre  un  Cromwell  ! — Ambitieux, 
hypocrite,  charlatan!  non,  le  héros  n'est  rien  de  tout  cela,  dit  Carlyle; 
le  héros  est  sincère,  toujours  sincère;  il  ne  ment  jamais;  il  obéit  à  une 
mission  divine.  —  Et  alors,  prenant  tour  à  tour  les  fondateurs  de  reli- 
gion, les  chefs  d'armée,  les  législateurs  des  sociétés,  les  réformateurs, 
Carlyle  montre  tour  à  tour  le  héros  comme  prophète,  comme  poète, 
comme  écrivain,  comme  roi,  car  le  penseur  anglais  croit  à  l'éternité,  à 
la  durée  indéfinie  de  la  puissance  et  de  la  force  morale  de  l'individu;  il 
ne  croit  pas  à  la  rénovation  des  sociétés  par  les  moyens  matériels,  in- 
dustriels, économiques,  révolutionnaires.  C'en  est  fait  de  l'ancienne  so- 
ciété, dit-il;  mais  il  est  un  mot  des  anciennes  sociétés  qui  ne  passera  pas, 
c'est  le  mot  de  roi;  toujours  il  faudra  en  revenir,  pour  nous  gouverner, 
au  plus  capable,  au  meilleur.  Si  nous  connaissions  nos  meilleurs,  l'ère 
des  révolutions  serait  fermée.  Malheureusement  il  n'y  a  pas,  pour  les 
découvrir,  de  méthodes  certaines. 

Celte  réhabilitation  du  héros  est,  de  toutes  les  idées  de  Carlyle,  la 

(1)  La  phrase  anglaise  est  intraduisible  en  français.  A  divine  right  or  diaboîic 
wrong.  Mot  à  mot  :  Ou  un  tort  diabolique. 


.1  t  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

plus  répandue  aujourd'hui  et  celle  qui  a  fait  le  plus  rapidement  son 
chemin.  Aujourd'hui  on  la  rencontre  partout  en  Angleterre.  On  ne 
peut  plus  ouvrir  un  livre  traitant  de  matières  philosophique*,  on  ne 
peut  plus  lire  un  simple  article  de  revue,  sans  la  retrouver,  tantôt  com- 
battue, tantôt  célébrée  avec  enthousiasme.  C'est  cette  idée  qui  fait  le 
fonds  de  la  philosophie  d'Emerson,  c'est  elle  qui  lui  a  inspiré  tous  ses 
essais  sur  la  confiance  en  soi  et  la  puissance  de  l'individu.  On  la  ren- 
contre aussi  çà  et  là  dans  quelques  écrits  de  notre  époque,  seulement 
enveloppée  d'intentions  et  flanquée  de  doctrines  qui  ne  sont  pas  celles 
de  Carlyle.  Ainsi,  on  peut  dire  qu'il  y  a  dans  les  romans  de  M.  Benjamin 
d'Israëli  et  dans  les  écrits  de  M,ne  Bettina  d'Arnim  une  assez  forte  dose 
de  hero-worship.  Le  premier  tend  à  glorifier  par  ce  moyen  l'aristocratie 
féodale,  la  seconde  enveloppe  cette  idée  dans  un  langage  démocra- 
tique. Thomas  Carlyle  ne  fait  ni  l'un  ni  l'autre.  Le  héros,  pour  lui, 
n'est  ni  le  baron  féodal,  ni  le  révolutionnaire  moderne.  Le  héros  n'est, 
par  sa  nature,  assujetti  à  aucune  forme  de  civilisation;  son  essence 
n'est  ni  aristocratique,  ni  démocratique;  il  est  au-dessus  des  formes  de 
civilisation ,  des  institutions  et  des  gouvernement:  sa  nature  n'est  pas 
plus  républicaine  que  féodale.  Le  héros,  c'est  l'homme  véritable, 
l'homme  au-dessus  des  autres  hommes,  né  pour  les  commander  n'im- 
porte à  quelle  époque,  dans  quel  lieu. 

On  connaît  maintenant  les  principales  idées  de  Carlyle  :  notre  con- 
clusion sera  courte.  Les  livres,  les  doctrines,  les  tendances  de  ce  hardi 
penseur,  son  indifférence  à  l'égard  des  doctrines  de  notre  temps,  nous 
paraissent  contenir  une  signification  singulière  et  pour  nous  pleine  de 
présages  heureux.  Après  avoir  lu  Carlyle,  on  reste  convaincu  que,  si 
nous  sommes  dans  un  temps  de  transition,  la  première  période  de  cette 
longue  transition  peut  être  regardée  comme  accomplie.  Les  anciennes 
doctrines  tombent  en  poussière,  les  vieux  partis  s'en  vont,  et  des  germes 
de  nouvelles  doctrines  se  laissent  déjà  apercevoir;  les  élémens  de  nou- 
veaux partis  existent  déjà.  Nous  accueillons  ces  signes  avec  transport, 
et  nous  espérons  qu'il  se  trouvera  enfin  un  esprit,  une  main  vigou- 
reuse, pour  rassembler  ces  élémens,  mûrir  ces  germes  épars,  et  les 
opposer,  comme  la  plus  sûre  des  réfutations,  aux  lieux  communs  usés, 
aux  facéties  ennuyeuses,  aux  principes  en  haillons  qui  forment  depuis 
trop  long-temps  déjà  notre  bagage  politique  et  philosophique. 

Emile  Montégut. 


DE 


r  r 


LA  SOCIETE  FRANÇAISE 


DEPUIS  FEVRIER. 


i. 

Si  Dieu  sourit  aux  pressentimens  de  la  France,  ou  plutôt  si  nous  sa- 
vons mettre  à  profit  le  temps  et  les  moyens  de  salut  qui  nous  sont  ac- 
cordés, il  semble  que  de  meilleurs  jours  vont  se  lever  pour  nous.  La 
première  année  de  la  république  est  finie  :  l'année  où  l'anarchie  a  pro- 
mené dans  nos  villes  ses  foules  houleuses,  l'année  où  des  doctrines 
dont  l'esprit  humain  avait  rougi  jusqu'alors,  ont  étalé  leurs  effrayantes 
turpitudes,  l'année  où  la  plus  cruelle  bataille  civile  que  la  France  ait 
jamais  vue  a  ensanglanté  Paris,  l'année  qui  a  fait  trembler  la  société 
dans  toutes  ses  institutions  fondamentales  et  qui  l'a  fait  souffrir  dans 
tous  ses  membres,  l'année  qui  a  menacé  le  propriétaire  de  la  spolia- 
tion, qui  a  écrasé  le  négociant  sous  la  faillite,  qui  a  étouffé  l'inspiration 
dans  la  tête  de  l'artiste,  qui  a  condamné  l'ouvrier  au  chômage,  et  qui 
a  envoyé  le  prolétaire  affamé  aux  barricades.  Avec  cette  ère,  dont  le 
caractère  honteux  et  sinistre  grandira  dans  la  mémoire  et  l'indigna- 
tion du  pays  à  mesure  qu'elle  s'éloignera  dans  le  passé,  avec  cette  ère 
finit  aussi  la  mission  de  la  première  assemblée  nationale.  Une  assem- 
blée nouvelle  va  inaugurer  une  nouvelle  époque.  De  l'élection  de  cette 
assemblée  dépend  le  salut  de  la  France.  Avant  d'accomplir  le  grand 
acte  par  lequel  il  engagera  pour  trois  ans  ses  destinées,  il  faut  que  le 


316  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

pays  considère  tous  les  périls  auxquels  il  est  exposé,  tous  les  moyens  de 
salut  qui  s'offrent  à  lui.  La  France  va  prononcer  elle-même  son  arrêt. 
Il  ne  s'agit  pas  seulement  pour  elle  d'envoyer  à  la  prochaine  chambre 
des  hommes,  il  faut  qu'elle  y  envoie  des  idées. 

La  mission  de  l'assemblée  législative  est  en  effet  de  reconstruire,  de 
créer  et  de  fonder.  La  tâche  remplie  par  l'assemblée  constituante  a 
été  analogue  aux  circonstances  que  nous  avons  traversées  depuis  un 
an  :  la  constituante  n'a  avisé  qu'au  plus  pressé;  elle  lègue  à  la  législa- 
tive une  tâche  bien  plus  vaste  et  bien  plus  difficile.  La  constituante  a 
protégé  la  société  contre  les  agressions  armées;  il  faut  que  la  législative 
protège  la  société  contre  ses  propres  faiblesses  et  ses  propres  vices;  il 
faut  qu'elle  l'entoure  d'institutions  permanentes  d'où  elle  puisse  défier 
tous  les  coups,  comme  derrière  des  fortifications  imprenables.  La  con- 
stituante a  proclamé  l'avènement  de  la  république  et  de  la  démocratie; 
il  faut  que  la  législative  organise  la  démocratie  dans  toutes  les  fonctions 
de  la  vie  politique  et  sociale,  et  règle  le  développement  de  toutes  les 
libertés  que  la  forme  républicaine  promet  ou  exige.  La  constituante  a 
arrêté  le  travail  de  destruction  qui,  en  quelques  mois,  avait  ruiné  les 
finances  publiques,  enrayé  l'industrie,  tué  le  commerce;  il  faut  que  la 
législative  rende  tout  son  essor  à  la  vie  matérielle  du  pays,  imprime 
une  impulsion  féconde  aux  affaires,  ramène  l'ardeur  et  l'émulation 
dans  le  travail,  la  confiance  et  le  bien-être  au  sein  des  classes  labo- 
rieuses, et  fasse  cesser  le  chômage  mortel  dans  lequel  la  France  s'en- 
gourdit et  s'appauvrit  depuis  un  an.  Ces  travaux  ne  sont  point,  pour 
l'assemblée  de  1849,  de  belles  études  politiques  qui  se  puissent  élaborer 
à  loisir  et  résoudre  lentement  à  la  convenance  du  législateur.  Non,  ce 
sont  des  nécessités  impérieuses,  des  questions  de  vie  ou  de  mort  qui 
attendent,  qui  prescrivent  des  solutions  décisives,  immédiates.  Les 
essais,  les  tâtonnemens,  les  ajournemens,  qui,  en  d'autres  temps, 
eussent  paru  peut-être*  conseillés  parla  prudence,  seraient  aujourd'hui 
des  fautes  irréparables;  je  ne  dis  pas  assez,  ce  seraient  des  crimes. 

Voyez  comme  la  lutte  est  engagée  en  ce  moment.  Sous  la  restau- 
ration et  sous  le  gouvernement  de  juillet,  la  France  avait  simple- 
ment devant  elle  la  perspective  d'une  révolution  politique.  Le  libéra- 
lisme se  levait  devant  la  royauté  du  droit  divin,  la  république  devant 
la  royauté  élue;  mais  ces  éventualités  révolutionnaires  ne  mettaient 
pas  en  question  l'existence  même  de  la  société.  Février  1848  a  placé 
la  France  non  plus  en  face  d'une  révolution  politique  comme  avaient 
fait  1815  et  1830,  mais  en  face  d'une  révolution  sociale.  La  révolution 
sociale  ou  le  socialisme,  c'est  la  dissolution  des  élémens  constitutifs  de 
la  société.  Camille  Desmoulins  disait  de  Marat  qu'il  avait  posé  les  co- 
lonnes d'Hercule  de  la  révolution,  qu'au-delà  il  fallait  écrire,  comme 
les  géographes  sur  leurs  cartes  aux  limites  des  terres  habitées  :  «  Ici 


LA   SOCIÉTÉ   FRANÇAISE   DEPUIS  FÉVRIER.  317 

il  n'y  a  plus  de  villes!  »  On  peut  dire  la  même  chose  du  socialisme; 
au-delà,  il  n'y  a  plus  rien  :  c'est  ainsi  que  les  peuples  finissent. 

Deux  erreurs  vulgaires  aveuglent  encore  un  trop  grand  nombre  de 
personnes  sur  l'imminence  du  danger.  L'optimisme  berce  sa  paresse 
ou  sa  lâcheté  de  deux  illusions  :  il  se  trompe  sur  l'origine  du  mal;  il 
prend  la  moindre  amélioration  passagère  et  de  surface  pour  le  salut 
définitif.  11  faut  enlever  à  la  torpeur  ces  derniers  prétextes. 

Il  y  a  des  gens  qui  croient  que  le  danger  de  la  société  n'existe  que 
dans  les  efforts  des  partis  et  des  hommes  qui  se  déclarent  ses  ennemis, 
qui  lui  lancent  Tanathème,  et,  à  un  moment  donné,  peuvent  se  ruer 
contre  elle  les  armes  à  la  main  :  ceux-là  personnifient  le  mal  dans 
quelques  hommes  ou  dans  un  parti.  Le  jour  où  le  parti  est  découragé 
par  une  défaite  violente  et  où  ses  chefs,  réduits  à  l'impuissance,  ex- 
pient l'audace  de  leurs  attentats,  ceux-là  croient  que  tout  va  bien,  et 
qu'il  n'y  a  plus  rien  à  faire  qu'à  attendre  que  l'ennemi  terrassé  se  re- 
lève. Insensés  qui  ne  regardent  que  l'effet  et  ne  voient  jamais  la  cause, 
qui  portent  la  main  à  la  blessure  et  ne  parent  jamais  le  coup!  Non, 
les  périls  de  la  société  ne  sont  pas  enfermés  sous  des  noms  propres;  ils 
ne  s'appellent  pas  Proudhon,  Louis  Blanc  ou  Barbes;  ils  ne  naissent 
pas  du  caprice  d'un  sophiste,  du  vertige  d'un  enthousiaste,  du  com- 
plot d'un  pervers.  Pour  vaincre  ses  ennemis,  il  faut  que  la  société  ait 
les  yeux  fixés  sur  elle-même,  car  ce  sont  ses  propres  vices  qui  engen- 
drent ses  ennemis.  Toutes  les  fois  qu'une  utopie  monstrueuse  se  dresse 
devant  elle  escortée  de  sectaires  enivrés,  il  faut  que  la  société  sonde 
ses  reins,  et  elle  trouvera  qu'à  chaque  menace  redoutable  qui  lui  vient 
du  dehors  correspond  dans  son  propre  sein  un  mal  profond.  Elle  n'a 
qu'un  moyen  de  dompter  et  de  dissiper  ses  agresseurs  :  c'est  de  se  ré- 
former et  de  se  guérir;  autrement  elle  vaincrait  en  vain  une  fois,  dix 
fois  les  factions  en  bataille  rangée,  elle  bâillonnerait  dix  ou  cent  dé- 
magogues; ses  victoires  seraient,  comme  celles  de  Pyrrhus,  des  vic- 
toires qui  finissent  par  tuer  le  vainqueur.  Le  socialisme  et  les  socialistes 
sont  le  symptôme  et  l'effet  du  mal,  ils  n'en  sont  point  la  cause.  Que 
l'optimisme  en  prenne  donc  son  parti;  s'il  est  nécessaire  de  propor- 
tionner le  remède  aux  symptômes  et  aux  effets  de  la  maladie,  pour 
sauver  la  société,  il  faut  opérer  sur  elle,  dans  le  sens  réparateur  et  con- 
servateur, un  travail  aussi  rapide,  aussi  énergique  et  aussi  profond  que 
celui  que  le  socialisme  exigerait  pour  lui  faire  subir  l'épreuve  de  ses 
théories. 

Il  y  a  un  autre  aveuglement  plus  grossier,  plus  funeste,  et  qui,  par 
malheur,  est  propre  aux  temps  révolutionnaires.  Dans  ces  époques  où 
la  société  passe  par  des  transes  affreuses,  on  est  trop  porté  à  s'accoutu- 
mer au  mal  et  à  regarder  les  moindres  améliorations  comme  le  bien 
suprême.  Il  semble  que  l'on  ait  obtenu  tout  le  bonheur  que  l'on  ait  le 

TOME  II.  21 


:ïI8  revue  des  deux  mondes. 

droit  d'envier  le  jour  où  l'on  commence  à  respirer.  Cette  sécurité  fra- 
gile et  passagère  est  un  trésor  que  l'on  craint  de  compromettre  par  le 
moindre  mouvement.  On  s'accoutume  au  malaise,  à  l'abaissement,  à 
la  consomption,  comme  à  un  sort  supportable.  On  s'eslime  heureux  de 
n'avoir  pas  à  souffrir  tout  ce  qu'on  avait  appréhendé.  On  vit  au  jour 
le  jour,  on  s'abrite  dans  son  égoïsme,  on  se  fait  petit,  on  baisse  la 
voix.  On  espère,  chétif,  surnager  inaperçu  au  grand  naufrage.  Vous 
montrez  le  port  à  ces  systématiques  dormeurs  et  vous  voulez  les  y 
pousser  d'une  main  virile,  prenez  garde!  on  va  crier  haro  sur  vousf 
vous  allez  être  un  ennemi  du  repos  public.  Dans  tous  les  temps  ré- 
volutionnaires et  dans  tous  les  pays,  il  en  a  été  ainsi.  Cette  versatile 
apathie  était  un  des  découragemens  les  plus  amers  de  Cîcéron  au  mo- 
ment où  finissait  la  république  romaine.  Avant  que  César  eût  passé  le 
Rubicon,  ce  n'était  parmi  les  hommes  d'ordre,  les  honnêtes  gens,  les 
bons  bourgeois  des  villes,  boni,  optimates,  municipales  homines,  qu'un 
concert  de  malédictions  contre  les  révolutionnaires.  Ils  n'attendirent 
pas  la  fin  de  la  révolution  pour  s'accommoder  au  nouveau  régime,  pour 
retourner  au  soin  de  leurs  petits  écus  et  de  leurs  petites  bastides,  et 
pour  faire  des  vœux  contre  ceux  qui  voulaient  sauver  la  patrie  :  Nihil 
aliud  curant  nisi  agros ,  nisi  villulas,  nisi  nummulos  suos.  Et  vide 
quam  conversa  res  est.  Illum  quo  antea  confxdebant,  metuunt;  hune 
amant  quem  timebant.  C'était  la  même  chose  aux  plus  mauvais  jours 
de  la  tyrannie  de  Robespierre.  Tandis  que  le  «rasoir  national,  »  comme 
disait  l'infâme  Père  Duchêne,  fonctionnait  sur  la  place  de  la  Révolu- 
tion, quelques  pas  plus  loin,  aux  Champs-Elysées,  les  bonnes  d'en- 
fans  s'amusaient  à  voir  pendre  Polichinelle,  et  la  société  faisait  comme 
les  bonnes  d'enfans  :  elle  croyait  vivre  assez  dans  les  entr'actes  de  la 
guillotine.  «  Durant  la  ferveur  du  terrorisme,  écrivait  en  1795  M.  de 
Maistre,  les  étrangers  remarquaient  que  toutes  les  lettres  de  France 
qui  racontaient  les  scènes  affreuses  de  cette  cruelle  époque  finissaient 
par  ces  mots  :  A  présent  on  est  tranquille!  c'est-à-dire,  les  bourreaux 
se  reposent;  ils  reprennent  des  forces;  en  attendant,  tout  va  bien.  Ce 
sentiment  a  survécu  au  régime  infernal  qui  l'a  produit.  Le  Fran- 
çais, pétrifié  par  la  terreur,  s'est  enfermé  dans  un  égoïsme  qui  ne  lui 
permet  plus  de  voir  que  lui-même,  le  lieu  et  le  moment  où  il  existe: 
on  assassine  en  cent  endroits  de  la  France,  n'importe!  car  ce  n'est  pas 
lui  qu'on  a  pillé  ou  massacré;  si  c'est  dans  sa  rue,  à  côté  de  chez  lui, 
qu'on  ait  commis  quelqu'un  de  ces  attentats,  qu'importe  encore?  Le 
moment  est  passé,  maintenant  tout  est  tranquille.  Il  doublera  ses  ver- 
rous et  n'y  pensera  plus.  En  un  mot,  tout  Français  est  suffisamment 
heureux  le  jour  où  on  ne  le  tue  pas.  » 

Pourquoi  le  taire?  il  y  a  aujourd'hui  des  gens  qui  raisonnent  de  la 
sorte,  qui,  pour  apprécier  la  situation  présente  et  s'y  reposer,  se  con~ 


LA  SOCIÉTÉ  FRANÇAISE   DEPUIS   FÉVRIER.  319 

tentent  de  rappeler  en  regard  les  angoisses  qui  ont  torturé  la  France 
depuis  le  24  février.  Parce  que  la  force  publique  organisée  nous  déli- 
vre maintenant  de  la  crainte  du  pillage,  parce  que  les  tribunaux  punis- 
sent les  empoisonneurs  de  l'intelligence  et  de  l'ame  du  peuple,  parce 
que  les  affaires  sont  à  la  veille  de  se  relever,  parce  que  les  factions  n'o- 
sent pas  remuer  les  pavés  de  nos  villes,  il  y  a  des  gens  qui  disent  aussi  : 
Le  moment  est  passé,  tout  s'arrange,  le  flot  nous  porte,  laissons  faire 
le  temps.  —  Rien  ne  doit  inspirer  plus  d'indignation  et  de  mépris, 
plus  de  douleur  et  de  crainte,  que  cette  insouciance  pusillanime. 
Aux  hommes  qui  se  contentent  de  l'apparence  de  l'ordre  matériel  ou 
plutôt  d'une  trêve  dans  le  désordre,  il  n'y  a  qu'un  mot  à  dire.  Supposez 
que  le  pouvoir  actuel  parvienne  à  ramener  la  société  dans  la  situation 
où  elle  se  trouvait  avant  la  révolution  de  février,  et  je  fais  une  hypo- 
thèse chimérique  :  si  elle  ne  trouve  pas  dans  son  sein  des  forces  nou- 
velles, jamais  la  société  ne  pourra  se  replacer  dans  des  conditions  aussi 
faciles.  Eh  bien  !  que  gagnerait-on,  je  le  demande,  à  conduire  de  nou- 
veau la  France  à  la  veille  d'un  pareil  lendemain?  Donc,  point  de  fausse 
sécurité,  point  de  lâche  paresse.  La  France  ne  peut  songer  à  se  reposer 
tant  qu'il  n'y  aura  entre  elle  et  la  menace  d'une  révolution  anti-so- 
ciale d'autre  garantie  que  la  loyauté  et  la  fermeté  d'un  ministre,  la 
fidélité  et  l'énergie  d'un  général,  le  bon  esprit  des  troupes  et  le  zèle 
de  la  garde  nationale;  car  les  ministres  les  plus  vigilans  ont  leurs  mo- 
mens  d'imprévoyance,  car  le  général  le  plus  vigoureux  peut  se  décon- 
certer une  fois,  car  nous  avons  vu  la  garde  nationale  démoralisée  et 
mystifiée  par  les  factions,  et  des  régimens  désarmés.  La  situation  ac- 
tuelle n'a  sur  celle  qui  précédait  le  24  février  qu'un  seul  avantage. 
La  France,  alors  aveuglée  sur  l'avenir,  est  maintenant  prévenue.  La 
veille,  elle  se  fiait,  pour  sa  défense,  à  ses  institutions,  à  ses  partis,  à  ses 
hommes  d'état.  Elle  sait,  depuis  le  lendemain,  que  le  vieux  mécanisme 
de  ses  institutions,  les  vieilles  préoccupations  de  ses  partis,  les  an- 
ciennes idées  de  ses  hommes  d'état,  sont  impuissans  à  conjurer  les 
désastres  suspendus  sur  elle.  Encore  une  fois,  elle  ne  peut  être  sauvée 
que  par  une  héroïque  initiative  et  une  régénération  immédiate  et  com- 
plète. Les  événemens  ont  arraché  à  l'optimisme  sa  dernière  excuse 
avec  sa  dernière  illusion.  Il  n'y  a  pas  de  milieu  :  les  prétendus  hommes 
d'ordre  qui  voudraient  déguiser  le  mal,  les  prétendus  honnêtes  gens 
qui  ne  seraient  pas  prêts  à  tous  les  efforts  et  à  tous  les  sacrifices  com- 
mandés par  le  salut  commun,  seraient  des  idiots  ou  des  traîtres. 

,      II. 

Pour  connaître  la  situation  actuelle  de  la  France,  il  faut  nécessaire- 
ment se  reporter  au  moment  de  la  révolution  de  février.  Le  coup  de 


320  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

tonnerre  qui  entr'ouvrit.  la  société  française  en  illumina  les  profon- 
deurs d'une  sinistre  clarté.  Ayons  toujours  devant  nos  yeux  ce  tableau, 
sombre  comme  une  plaie  d'Egypte  de  Martin ,  car  rien  n'est  changé 
aux  réalités  terribles  qui  nous  furent  alors  montrées.  La  bouche  du 
volcan  s'est  refermée  un  instant,  voilà  tout. 

La  veille  de  la  révolution  de  février,  il  y  avait  au-dessus  de  la  société 
des  institutions  qui  fonctionnaient,  des  partis  qui  luttaient,  des  hommes 
d'état  qui  parlaient  et  agissaient. 

La  veille,  dis-je,  il  y  avait  des  hommes  d'état  et  des  partis  :  des  lé- 
gitimistes et  des  républicains  qui  ne  croyaient  détruire  que  la  forme 
d'un  gouvernement,  une  opposition  constitutionnelle  qui  ne  croyait 
renverser  qu'un  ministère,  des  conservateurs  qui  croyaient,  en  défen- 
dant le  ministère,  assurer  la  sécurité  de  la  société  et  l'existence  du 
gouvernement.  Le  lendemain,  il  fut  prouvé  qu'ils  s'étaient  tous  trom- 
pés. Ce  que  l'Écriture  dit  de  la  mort  se  vérifia  pour  la  révolution  :  elle 
vint  comme  un  voleur  les  surprendre  tous  dans  leur  sommeil  et  dans 
leurs  songes.  A  leur  réveil,  ils  se  trouvèrent  tous  en  face  d'un  ennemi 
inconnu,  enfant  de  leur  propre  imprévoyance,  et  dont  leurs  agitations 
factices  leur  avaient  dérobé  le  formidable  accroissement. 

La  veille,  il  y  avait  des  institutions  qui  semblaient  couvrir  la  société 
depuis  le  sommet  jusqu'à  la  base,  se  coller  à  toutes  ses  ondulations,  se 
plier  à  tous  ses  mouvemens,  recueillir  et  organiser  toutes  ses  forces.  Il 
y  avait  une  royauté,  une  chambre  des  pairs,  une  chambre  des  députés; 
il  y  avait  des  ministres,  des  préfets,  une  magistrature,  une  armée.  Le 
lendemain,  une  partie  de  ces  institutions  tombaient  comme  si  elles  n'a- 
vaient jamais  fait  corps  avec  la  société,  comme  si  elles  n'avaient  été  que 
posées  à  sa  surface  et  non  plantées  dans  son  sein.  Le  lendemain,  ce  qui 
survivait  de  ces  institutions  ne  résistait  pas  plus  que  le  télégraphe,  et 
devenait  la  proie  inerte,  l'instrument  machinal  de  l'anarchie  triom- 
phante. 

La  veille,  il  y  avait  des  classes  artificielles  qui  se  croyaient  divisées 
par  des  intérêts  ou  des  idées,  qui  s'isolaient  les  unes  des  autres,  se  ver- 
rouillaient dans  leur  égoïsme,  se  combattaient  avec  acharnement,  et 
ne  voulaient  pas  apercevoir  la  solidarité  qui  les  unissait  entre  elles  et 
toutes  ensemble  à  l'existence  de  la  société.  Il  y  avait  des  propriétaires 
et  des  industriels,  des  négocians  et  des  agriculteurs,  des  professeurs  et 
des  prêtres,  des  hommes  d'indépendance  et  des  fonctionnaires,  despro- 
tectionistes  et  des  libres  échangistes,  des  universitaires  et  des  catho- 
liques. Le  lendemain  montra  le  néant  de  ces  distinctions,  la  folie  et  le 
crime  de  ces  rivalités.  Le  lendemain,  on  vit  qu'il  n'y  a  que  deux  classes 
dans  la  société  française  :  ceux  qui  veulent  le  maintien  de  la  société, 
ceux  qui  veulent  en  changer  les  conditions  morales  et  matérielles. 
Il  n'y  a  pas  un  autre  exemple  dans  l'histoire  d'un  revirement  aussi 


LA  SOCIÉTÉ  FRANÇAISE  DEPUIS  FÉVRIER.  321 

soudain,  aussi  imprévu,  aussi  profond.  Jamais  il  n'y  eut  une  aussi 
grande  distance  de  la  veille  au  lendemain.  Jamais  pareille  surprise  ne 
fut  faite  à  des  hommes  d'état,  à  des  partis,  à  un  peuple  tout  entier. 
Cette  surprise  universelle  est  le  caractère  le  plus  frappant  de  la  révo- 
lution de  février;  c'est  celui  qui  démontre  avec  le  plus  de  force  qu'elle 
était  inévitable.  La  révolution  nous  a  appris,  en  effet,  que  dans  le  ré- 
gime de  d830  les  partis  ne  comprenaient  pas  les  institutions;  les  insti- 
tutions ne  mordaient  pas  sur  la  société,  et  la  société  s'ignorait  elle- 
même.  Dans  une  pareille  incohérence ,  non-seulement  la  révolution 
était  inévitable,  mais  j'oserai  dire  qu'elle  était  salutaire;  car,  si  le  ré- 
gime de  1830  eût  duré  plus  long- temps,  il  serait  arrivé  ces  deux 
choses  :  premièrement,  des  partis  intéressés  à  la  conservation  de  la  so- 
ciété auraient  cependant  continué  à  la  saper  par  l'opposition  qu'ils  fai- 
saient au  gouvernement;  deuxièmement,  la  société  aurait  continué  à 
ignorer  ses  périls.  Or,  si  un  pareil  état  de  choses  se  fût  prolongé ,  au 
jour  de  l'explosion  il  ne  fût  plus  resté  pour  la  société  frappée  à  mort 
ni  un  moyen  de  défense,  ni  un  espoir  de  salut. 

Aussi  la  première  œuvre  de  tous  les  hommes  qui  ont  l'intelligence 
de  l'avenir  doit  être  de  combattre  et  d'étouffer  dans  ce  qu'elles  ont 
d'exclusif  les  idées  des  partis  de  la  veille.  Autant  les  fauteurs  de  troubles 
mettent  de  soin  à  maintenir  les  anciennes  dénominations  des  partis, 
autant  nous  en  devons  mettre  à  les  effacer.  Il  y  avait  avant  le  24  février 
un  parti  républicain.  Imperceptible  minorité,  il  a  voulu  continuer  à 
rester  un  parti  isolé  le  jour  où  la  France  a  reçu  d'une  révolution  la 
forme  républicaine.  C'est  sa  tactique  de  prétendre  que  les  anciens  partis 
royalistes,  c'est-à-dire  l'immense  majorité  du  pays,  ont  fait  comme 
lui,  n'ont  rien  appris  ni  rien  oublié,  se  sont  pétrifiés  dans  leurs  préju- 
gés et  dans  leurs  rancunes,  et  nourrissent  contre  la  république  une 
hostilité  invincible.  On  a  beaucoup  ri  des  ultras  de  4815  établissant  des 
divisions  si  sévères  entre  les  purs  et  les  indignes.  A  Coblentz,  en  1790, 
les  émigrés  qui  étaient  arrivés  le  lundi  se  rassemblaient  à  l'auberge 
des  Tr ois-Couronnes  pour  siffler  ceux  qui  arrivaient  le  mardi,  lesquels 
à  leur  tour  sifflaient  ceux  qui  n'arrivaient  que  le  jour  suivant.  Le  parti 
républicain  s'est  couvert,  sous  nos  yeux,  du  même  ridicule.  Il  a  sifflé 
la  France  parce  qu'elle  n'est  arrivée  que  le  lendemain.  Nous  avons  eu 
les  républicains  de  la  veille,  de  l' avant-veille  et  de  naissance,  comme 
nous  avions  eu  les  royalistes  de  la  première  et  de  la  deuxième  émigra- 
tion. On  eût  dit  que  ces  citoyens  craignaient  d'être  trop  nombreux,  tant 
ils  étaient  exclusifs.  Ils  le  craignaient,  en  effet,  dans  l'intérêt  de  leur 
égoïsme.  Ils  voulaient  que  le  nom  qu'ils  écrivaient  sur  leur  chapeau 
leur  donnât  le  privilège  d'exploiter  la  France,  tant  que  la  France  por- 
terait le  même  nom  au  frontispice  de  ses  lois.  Voilà  pourquoi  ils  cher- 
c  hent  encore  à  faire  croire  qu'il  y  a  toujours  des  partis  qui  travaillent 


.722  REVUE  DES   DEUX   MONDES. 

à  relever  la  royauté.  C'est  un  stupide  mensonge.  Dans  les  partis  que 
les  révolutionnaires  appellent  monarchiens,  il  n'y  a  pas  un  homme 
sensé  on  honnête  qui  voulût  aujourd'hui  changer  la  forme  du  gouver- 
nement et  renverser  la  république.  En  disant  cela,  je  n'entends  pas 
rendre  le  moindre  hommage  «à  la  faction  qui  croit  avoir  imposé  la  ré- 
publique à  la  France;  personne  ne  méprise  plus  que  moi  son  incapa- 
cité, son  ignorance,  son  immoralité,  son  hypocrisie.  Je  n'entends  pas 
davantage  attribuer  à  la  forme  républicaine  une  souveraine  vertu.  Je 
veux  dire  seulement  qu'aucun  homme  politique,  quelles  qu'aient  été 
ses  opinions  avant  le  24  février,  ne  peut  croire  qu'il  suffise  d'appeler  la 
France  monarchie  au  lieu  de  l'appeler  république,  de  mettre  un  mot 
à  la  place  d'un  mot,  pour  sauver  la  société.  Je  repousse  les  anciennes 
préoccupations  des  partis,  parce  qu'elles  n'auraient  d'autre  effet  que  de 
distraire  la  France  de  l'œuvre  quelle  doit  accomplir  sur  elle-même  et 
d'égarer  encore  son  activité  à  la  poursuite  de  vains  fantômes.  Il  ne 
peut  pas  être  question  aujourd'hui  de  royauté  ou  d'empire,  de  légiti- 
mistes, d'orléanistes  ou  de  bonapartistes.  Tous  les  partis  successive- 
ment se  sont  essayés  depuis  soixante  ans  à  commencer  la  construc- 
tion de  l'édifice  politique  par  les  combles;  qu'ils  se  réunissent  enfin 
une  fois  pour  la  commencer  par  les  fondemens.  Il  s'agit  aujourd'hui 
de  faire  sortir  nos  institutions  des  entrailles  mêmes  de  la  société.  Le 
jour  seulement  où  nous  aurons  élevé  sur  une  base  puissante  le  mo- 
nument dont  nous  ignorons  encore  les  proportions,  nous  saurons  par 
quel  couronnement  harmonieux  et  solide  il  faut  l'achever.  Si  alors 
les  institutions  issues  de  la  France  régénérée  appellent  la  forme  répu- 
blicaine, qui  oserait  s'en  plaindre  et  qui  pourrait  l'empêcher?  En  atten- 
dant, tous  les  honnêtes  gens  doivent  se  serrer  autour  du  gouvernement 
actuel,  de  peur,  comme  l'écrivait  à  Gicéron  son  gendre  Dolabella, 
qu'en  nous  perdant  à  la  poursuite  des  vieilles  formes  politiques,  nous 
ne  finissions  par  tomber  dans  le  néant  :  Reliquum  est,  ubi  nunc  et 
respublica,  ibi  simus  potius  quam,  dam  illam  veterem  sequamur,  simus 
in  nulla. 


III. 

Je  vais  rapidement  examiner  la  situation  économique,  morale  et  po- 
litique de  la  société  française. 

La  constitution  économique  d'un  peuple  comprend  l'organisation  de 
ses  moyens  d'existence  matérielle;  elle  est  identique  à  sa  constitution 
sociale.  Si  l'on  se  représente  une  nation  comme  un  atelier  gigantesque, 
sa  constitution  sociale  indique  la  manière  dont  le  travail,  les  profits  du 
travail  et  les  moyens  d'existence  y  sont  divisés,  distribués,  assurés 
entre  les  citoyens.  Prenons  un  exemple  :  l'Angleterre.  La  constitution 


LA   SOCIÉTÉ  FRANÇAISE  DEPUIS  FÉVRIER.  323 

sociale  de  l'Angleterre  est  aristocratique.  11  y  a  en  Angleterre  trois 
classes  de  citoyens  :  l'aristocratie,  les  classes  moyennes,  le  peuple.  Au 
point  de  vue  économique,  voici  comment  elles  fonctionnent  :  l'aris- 
tocratie concentre,  entretient,  perpétue  au  sommet  de  la  société  un 
immense  réservoir  de  richesses  qui  devient,  par  l'industrie  des  classes 
moyennes  et  le  travail  du  peuple,  le  plus  puissant  levier  de  production 
qui  soit  connu  dans  le  monde.  Quels  que  soient  les  vices  que  l'on  veuille 
reprocher  à  la  constitution  sociale  et  économique  de  l'Angleterre,  on 
est  forcé  de  reconnaître  qu'elle  forme  un  système  complet,  un  méca- 
nisme dont  toutes  les  parties  se  correspondent  et  marchent  d'un  mou- 
vement régulier.  Le  travail  social  se  divise  entre  l'aristocratie,  qui 
gouverne,  c'est-à-dire  qui  applique  la  culture  intellectuelle  qu'elle  ac- 
quiert dans  les  loisirs  de  la  fortune  à  la  direction  des  intérêts  généraux 
de  la  communauté  et  qui  seconde  par  les  moyens  politiques  l'expan- 
sion de  l'activité  nationale;  les  classes  moyennes,  qui  alimentent  la  pro- 
duction par  le  génie,  le  courage,  l'élan  de  la  spéculation  industrielle 
et  commerciale;  le  peuple,  qui  donne  au  travail  la  main-d'œuvre. 
L'Angleterre  réunit  donc  les  deux  conditions  fondamentales  d'une 
constitution  économique  régulière  et  saine  :  la  solidarité  et  le  con- 
cours des  diverses  classes  de  citoyens  par  la  division  du  travail;  la  sa- 
tisfaction de  cet  instinct,  de  ce  besoin  d'expansion  qui,  dans  le  monde 
matériel  comme  dans  le  monde  moral,  sont  la  loi  de  la  nature  hu- 
maine. 

En  France,  comment  la  société  est-elle  partagée  et  distribuée  au 
point  de  vue  des  moyens  de  production?  Quelle  garantie  de  développe- 
ment a-t-elle  au  point  de  vue  des  moyens  d'existence? 

La  France,  avant  la  révolution  de  1789,  avait  des  classes  solidaires 
qui  auraient  pu  se  combiner  dans  une  constitution  économique  ana- 
logue à  celle  de  l'Angleterre  :  elle  avait  la  noblesse,  la  bourgeoisie, 
les  corporations  ouvrières.  La  révolulion  française  s'est  accomplie  en 
dehors  des  considérations  économiques.  Aujourd'hui  il  n'y  a  pas  parmi 
nous  des  classes  homogènes  et  solidaires.  Il  reste  bien  des  nobles  de 
race  ou  de  titre:  il  y  a  bien,  comme  disent  les  socialistes,  des  bourgeois 
et  des  prolétaires;  mais  ces  classes,  qui  se  continuent  dans  les  mœurs, 
ne  correspondent  pas  à  des  fonctions  économiques  spéciales.  La  société 
française  se  divise  non  en  deux  classes  constituées,  mais  en  deux  caté- 
gories :  ceux  qui  ont  un  capital  et  ceux  qui  n'en  ont  point;  ceux  qui 
possèdent  l'instrument  du  travail  et  les  moyens  de  production,  et  ceux 
qui  ne  les  possèdent  point;  ceux  qui  ont  l'existence  matérielle  assurée, 
ceux  qui  n'ont  qu'une  existence  précaire  conquise  par  un  travail  quo- 
tidien. Or,  dans  la  seconde  catégorie,  il  y  a  des  nobles  et  des  bourgeois 
en  grand  nombre. 

Au  point  de  vue  économique,  le  travail,  l'existence,  le  développe- 


32 i  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

ment  de  la  seconde  de  ces  catégories,  dépendent  de  la  première.  Ce 
sont  les  propriétaires  du  capital  qui  alimentent  la  production,  qui  im- 
priment l'impulsion  au  travail,  qui  attachent  au  succès  de  leurs  entre- 
prises les  destinées  matérielles  de  la  société.  Leur  situation  particulière, 
les  caractères  économiques,  les  nécessités  sociales  qui  leur  sont  propres 
ont  donc  une  influence  décisive  sur  le  sort  du  pays.  Or,  la  constitution 
sociale  de  la  France  ne  permet  pas  à  cette  classe  de  donner  à  la  vie 
matérielle  de  notre  nation  l'élan,  l'activité,  la  grandeur  que  les  classes 
riches  d'Angleterre  communiquent  à  la  société  britannique.  11  faut  ap- 
pliquer à  l'agriculture  et  à  l'industrie  de  grands  capitaux  pour  féconder 
les  ressources  matérielles  d'un  pays.  Il  faut  avoir  la  hardiesse  qu'in- 
spirent les  fortunes  immenses  pour  réaliser  les  vastes  spéculations.  Il 
faut  que  l'émulation  des  individus  et  des  classes  exalte  toujours  davan- 
tage l'ambition  de  chacun,  pour  que  l'esprit  d'entreprise  s'allume  et 
grandisse  chez  un  peuple.  Notre  constitution  sociale  refuse  ces  conditions 
aux  hommes  entre  lesquels  la  richesse  est  répartie.  Au  lieu  de  favoriser 
la  formation  et  l'accumulation  des  grands  capitaux,  notre  loi  des  succes- 
sions travaille  sans  cesse  à  les  diviser.  Les  fortunes,  ramenées  à  la  médio- 
crité par  un  nivellement  impitoyable,  demeurent  timides  et  craignent 
de  tenter  les  grandes  aventures  du  commerce  et  de  l'industrie.  C'est  la 
région  où  réside  la  puissance  politique  qui  détermine  le  niveau  d'une 
société;  la  démocratie  place  cette  puissance  en  bas,  au  lieu  de  la  mettre 
en  haut.  En  France  donc,  au  lieu  de  monter  par  l'émulation  à  la  hau- 
teur d'un  idéal  élevé,  les  individus  et  les  classes  descendent  par  l'envie 
à  l'étiage  d'une  égalité  vulgaire,  et  l'esprit  d'entreprise  a  perdu  son 
plus  puissant  aiguillon.  Deux  autres  causes  tendent  à  enlever  au  ca- 
yjital  son  courage  et  sa  force  d'action.  La  première  est  la  périodicité 
de  nos  révolutions,  qui  viennent  à  chaque  instant  détourner  ou  arrêter 
le  courant  des  affaires,  qui  empêchent  le  capital  de  se  livrer  avec  suite 
et  avec  sécurité  à  des  applications  fructueuses,  et  qui  arriérent  con- 
stamment notre  industrie.  La  seconde  est  la  négligence  que  les  intérêts 
matériels  ont  toujours  rencontrée  parmi  nous  dans  le  gouvernement. 
La  France  n'a  jamais  eu,  comme  l'Angleterre,  des  hommes  d'état 
économistes;  elle  n'a  jamais  eu  une  politique  commerciale  fortement 
conçue,  soigneusement  pratiquée,  et,  même  dans  un  pays  comme  l'An- 
gleterre, les  capitaux  ont  eu  besoin  de  trouver  au  pouvoir  une  atten- 
tion vigilante  et  une  direction  habile  pour  commanditer  avec  succès 
l'agriculture,  l'industrie  et  le  commerce.  Ainsi,  la  classe  qui  possède  la 
richesse,  qui  doit  alimenter  le  travail  national,  et  donner  au  pays  sa 
vie  matérielle,  est  placée  en  France  dans  des  conditions  de  faiblesse, 
de  langueur,  de  découragement,  d'indécision,  d'inertie.  En  face  de 
cette  paralysie  de  la  première  catégorie  se  tordent  le  malaise  et  l'im- 
patience de  la  seconde. 


LA  SOCIÉTÉ  FRANÇAISE  DEPUIS  FÉVRIER.  325 

Un  sentiment  formé  de  toutes  les  douleurs  et  de  tous  les  désirs,  le 
sentiment  le  plus  violent  qui  puissse  enflammer  le  cœur  des  hommes, 
s'est  emparé  de  la  portion  la  plus  considérable  de  la  société  française. 
Ceux  qui  vivent  au  jour  le  jour,  ceux  qui  n'ont  pas  l'assurance  du  pain 
quotidien,  ceux  qui  ne  peuvent  regarder  l'avenir  sans  un  âpre  souci, 
se  sont  révoltés  dans  leur  intelligence  et  dans  leur  cœur  contre  cette 
cruelle  incertitude  de  l'existence.  Ils  se  sont  dit  qu'il  fallait  que  cette 
anxiété  cessât,  qu'il  fallait  enfin  que  chaque  homme  pût  terminer  sa 
journée  sans  que  la  pensée  du  lendemain  vînt  torturer  son  sommeil. 
Il  semble  que  les  classes  qui  n'ont  pas  de  capital  aient  perdu  la  force 
d'endurer  plus  long-temps  les  vicissitudes  et  les  angoisses  d'une  vie  aléa- 
toire. C'est  de  ce  sentiment  que  le  socialisme  est  né;  c'est  ce  sentiment 
qui  a  ébranlé  les  bases  économiques  de  la  société  et  menace  la  France 
d'une  révolution  nouvelle.  Considéré  en  lui-même,  il  n'en  est  point,  je 
le  répète,  de  plus  intense  et  de  plus  impérieux,  car  les  transes  les  plus 
navrantes  de  la  souffrance  s'y  mêlent  aux  plus  brûlantes  convoitises 
du  désir;  mais,  pour  en  comprendre  toute  la  force,  il  faut  voir  dans 
quelles  régions  de  la  société  il  se  développe  et  agit. 

Les  classes  soumises  aux  chances  aléatoires  de  la  vie  sont  la  classe 
ouvrière  et  la  portion  la  plus  nombreuse  de  la  bourgeoisie. 

Je  ne  dirai  rien  ici  des  ouvriers.  Il  n'est  que  trop  évident  que  leur 
existence  est  attachée  à  tous  les  hasards  du  travail.  Endoctrinés,  orga- 
nisés, disciplinés  en  corps  politique  par  les  démagogues  et  les  socia- 
listes, ils  forment  l'armée  obéissante  de  la  révolution  sociale.  Ils  n'en 
sont  point  pourtant  l'élément  le  plus  redoutable.  Chez  eux  ;  cette  souf- 
france et  cette  aspiration  qui  se  révoltent  contre  les  conditions  écono- 
miques de  la  société  sont  des  sentimens  plus  sourds,  moins  irritans, 
moins  impatiens  qu'on  ne  croit.  Habitués  aux  privations,  absorbés  par 
les  travaux  corporels,  moins  exposés  aux  tentations  que  l'éducation  et 
l'exercice  de  l'esprit  ouvrent  à  nos  appétits,  les  ouvriers  accepteraient 
avec  résignation  les  dures  lois  de  la  vie,  qui  n'accordent  aux  maux  de 
l'humanité  que  des  adoucissemens  graduels,  si  l'industrie  pouvait  les 
dérober  toujours  à  l'oisiveté  du  chômage  et  au  désespoir  de  la  misère. 

Mais  c'est  dans  la  portion  la  plus  considérable  de  la  bourgeoisie  qu'est 
l'élément  le  plus  réellement  et  le  plus  dangereusement  révolution- 
naire. Au  point  de  vue  des  moyens  d'existence,  la  bourgeoisie  peut  se 
décomposer  de  la  manière  suivante  :  il  y  a  un  très  petit  nombre  de 
grands  propriétaires  ou  de  grands  capitalistes  pouvant  vivre  de  leurs 
revenus;  un  très  grand  nombre  de  petits  propriétaires,  de  petits  capi- 
talistes, qui  ont  besoin,  pour  vivre,  d'ajouter  à  leurs  revenus  le  produit 
de  leur  travail;  un  plus  grand  nombre  enfin,  qui  ne  sont  ni  proprié- 
taires ni  capitalistes,  qui  ont  à  chercher  dans  les  labeurs  et  les  hasards 
d'une  profession  tous  leurs  moyens  d'existence.  Allons  plus  loin ,  et 


320  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

voyons  les  carrières  où  se  répartit  la  bourgeoisie  française.  Ces  carrières 
sont  de  trois  sortes  :  il  y  a  l'industrie  et  le  commerce,  les  fonctions 
publiques,  les  professions  libérales. 

Pour  les  motifs  que  j'ai  déjà  indiqués,  l'industrie  et  le  commerce  n'of- 
frent pas  à  la  bourgeoisie  française  le  large  développement,  les  perspec- 
tives infinies  qu'y  devrait  trouver  une  nation  bien  constituée.  Il  en  résulte 
que  la  bourgeoisie,  détournée  des  carrières  vraiment  actives,  saines  et 
fécondes,  va  encombrer  les  fonctions  publiques  et  les  professions  libé- 
rales. La  multiplicité  insensée  des  fonctions  publiques,  l'entraînement 
qui  y  porte  et  y  éteint  dans  des  services  inféconds  et  une  quasi-oisi- 
veté la  portion  la  plus  éclairée  de  la  bourgeoisie,  sont  un  des  plus 
tristes  symptômes  des  vices  de  notre  situation  économique.  Les  Fran- 
çais se  précipitent  vers  les  fonctions,  parce  que  c'est  la  seule  carrière 
qui  garantisse  l'existence  même  médiocre,  et  qui  promette  la  sécurité 
du  lendemain.  Dans  l'espoir  d'assurer  à  leurs  enfans  un  émargement 
au  budget,  nous  voyons  chaque  jour  de  petits  capitalistes  consacrer 
aux  frais  de  leur  éducation  une  partie  ou  la  totalité  de  leur  mince 
héritage.  Les  fonctions  publiques  sont  considérées  comme  une  assu- 
rance sur  la  vie  ou  un  placement  à  fonds  perdus.  Une  place  exerce 
sur  l'esprit  des  familles  la  même  fascination  que  faisait  autrefois  une 
prébende  ou  un  canonicat.  L'organisation  actuelle  de  notre  adminis- 
tration, avec  ses  fonctionnaires  pullulant  par  centaines  de  mille,  est 
comme  un  milieu  entre  l'abus  des  couvens  de  l'ancien  régime  et  la  folie 
du  phalanstère;  c'est  une  pierre  d'attente  du  socialisme.  Mme  de  Staël 
disait  autrefois  :  «  Les  Français  ne  seront  satisfaits  que  lorsqu'on  aura 
promulgué  une  constitution  ainsi  conçue  :  article  unique  :  «  Tous  les 
«  Français  sont  fonctionnaires.  »  Le  socialisme  ne  fait  que  généraliser, 
sous  une  autre  forme,  la  passion  des  Français  pour  les  places,  et  que 
réaliser  sous  un  autre  nom  le  mot  de  Mme  de  Staël.  La  charte  du  droit 
au  travail  peut,  en  effet,  s'énoncer  en  une  seule  phrase  :  Tous  les  ci- 
toyens sont  salariés  par  l'état. 

En  face  de  cette  communauté  administrative  organisée  autour  du 
budget,  en  face  de  ce  socialisme  fonctionnaire,  se  dressent  et  s'agitent 
les  membres  moins  favorisés  de  la  bourgeoisie  indigente  qui  se  sont 
jetés  dans  les  professions  libérales  et  n'y  apportent  qu'un  capital  intel- 
lectuel, c'est-à-dire  leurs  aptitudes  naturelles  et  leur  instruction  spé- 
ciale. Là  sont  les  avocats,  les  médecins,  les  artistes,  les  journalistes,  les 
hommes  de  lettres;  c'est  la  région  de  la  société  française  dont  la  con- 
dition matérielle  est  la  plus  vicieuse,  et  c'est  celle  aussi  qui  exerce  sur 
le  sort  du  pays  l'influence  morale  la  plus  puissante.  Tout  y  est  con- 
traste, déchirement  et  fièvre.  Suivez  les  jeunes  gens  qui  entrent  sans 
patrimoine  dans  ces  carrières  savantes  :  leur  vie  est  un  affreux  combat. 
La  culture  de  l'intelligence,  la  surexcitation  de  l'esprit ,  les  rêves  de 


LA   SOCIÉTÉ   FRANÇAISE  DEPUIS   FÉVRIER.  327 

l'imagination ,  les  transportent  sans  cesse  aux  sommets  de  la  société, 
leur  montrent  les  félicités  et  les  grandeurs  de  la  terre,  et  de  ce  vertige 
qui  les  enivre  ils  se  réveillent  sans  cesse  au  milieu  des  angoisses  de  la 
gêne,  des  anxiétés  d'un  travail  incertain,  des  humiliations  de  la  mi- 
sère. Ils  vivent  en  contact  avec  des  hommes  riches  et  puissans,  dont 
ils  sont  les  égadx  par  l'éducation  et  souvent  les  supérieurs  par  le  cœur 
et  par  l'esprit,  et  ces  comparaisons  leur  rendent  intolérable  l'inégalité 
des  fortunes.  Il  faut  une  issue  à  leur  ambition,  de  toutes  parts  excitée 
et  refoulée  de  toutes  parts  :  si  le  mouvement  naturel  de  la  société 
n'offre  pas  une  pâture  suffisante  à  ces  Tantales,  ils  font  éclater  la  société 
comme  une  chaudière.  Il  faut  que  la  société  les  fasse  vivre  matérielle- 
ment comme  le  veulent  les  besoins  de  leur  intelligence,  il  faut  que  la 
société  entretienne  des  perspectives  où  puissent  s'élancer  leurs  aspira*- 
tions  et  se  reposer  leurs  espérances,  sinon  ils  se  retournent  contre  elle 
et  la  détruisent.  Ce  sont  des  Samsons  qui,  ne  pouvant  vivre,  se  suicident 
sous  les  ruines  de  la  civilisation.  De  leurs  rangs  sortent  tous  les  chefs 
révolutionnaires  et  tous  les  sectaires  socialistes,  ceux  qui  veulent  re- 
manier la  société  et  ceux  qui  la  veulent  reconstruire  de  fond  en  comble. 
Parmi  les  hommes  de  cette  condition ,  il  en  est,  je  le  sais,  qui  défendent 
la  société  et  ne  laissent  point  leurs  idées  et  leurs  œuvres  s'inspirer  du 
ressentiment  de  leurs  souffrances.  On  aurait  tort  pourtant  de  compter 
sur  ces  exceptions  héroïques.  Les  idées  d'une  classe  conspirent  toujours 
dans  le  sens  de  ses  intérêts.  Là  même  où  les  convictions  restent  conser- 
vatrices chez  ceux  qui  n'ont  rien  à  conserver,  fatalement  il  arrive  que 
les  instincts  et  les  mœurs  deviennent  révolutionnaires.  Celui  qui  a  la 
révolution  dans  ses  propres  affaires  ne  la  redoute  jamais  beaucoup  dans 
les  affaires  publiques.  Le  malaise  des  particuliers  produit  les  perturba- 
teurs des  états.  On  l'a  vu  dans  tous  les  temps  et  chez  tous  les  peuples. 
«  Les  gens  propres  à  ce  mestier,  dit  Charron ,  sont  les  endebtés  et  mal 
accomodés  de  tout...  Tous  ces  gens  ne  peuvent  durer  en  paix,  la  paix 
leur  est  guerre.  »  —  a  Ils  veulent,  disait  Salluste  en  parlant  des  révo- 
lutionnaires de  son  temps,  cacher  leurs  plaies  sous  les  maux  de  la  ré^ 
publique,  et  ils  aiment  mieux  s'ensevelir  sous  les  débris  de  l'état  que 
de  tomber  seuls  écrasés  sous  leur  propre  ruine.  » 

Telle  était  la  répartition  économique  de  la  société  française  le  24  fé- 
vrier. Depuis  lors,  rien  n'a  pu  être  changé  qu'en  mal,  puisque,  pen- 
dant un  an,  la  France  entière  a  fait  grève. 

IV. 

La  prétention  de  notre  pauvre  France  est,  depuis  le  xvme  siècle, 
d'être  gouvernée  par  les  Idées,  ou,  comme  disent  les  démocrates  du 
jour,  par  l'idée.  Cela  signifie  que  la  première  application  des  hommes 


328  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

et  des  écoles  qui  aspirent  à  organiser  la  révolution  est  de  chercher 
dans  un  système  de  philosophie  la  légitimité  de  leur  politique;  cela 
signifie  qu'aux  incertitudes,  aux  obscurités,  aux  luttes  qui  troublent 
naturellement  la  politique  proprement  dite,  sont  venus  s'ajouter  pour 
nous  l'entêtement,  la  confusion  inextricable,  la  guerre  éternelle  des 
controverses  métaphysiques.  Ce  que,  depuis  le  xviir3  siècle,  on  appelle 
en  France  philosophie  a  été  et  demeure  le  dissolvant  moral  le  plus 
actif  de  la  société. 

Cette  assertion  n'est  point  sous  ma  plume  le  cri  de  haine  et  de  colère 
d'un  ennemi  de  la  philosophie,  c'est  la  conclusion  d'un  observateur 
attristé  qui  considère  la  situation  intellectuelle  et  morale  de  la  France. 

La  philosophie,  les  idées,  l'idée,  n'ont  fait  que  diviser,  n'ont  jamais 
rapproché  ni  réuni.  La  philosophie  dit  aux  hommes  qu'ils  sont  tous 
égaux  devant  elle  et  qu'ils  ont  tous  le  même  droit  à  avoir  chacun  leur 
philosophie.  La  souveraineté  de  la  raison  individuelle  ainsi  proclamée 
détruit  dans  les  âmes  le  principe  d'autorité,  qui  est  la  cohésion  morale 
des  associations  humaines.  Pas  un  système  n'a  posé  un  principe  sans 
qu'un  aulre  système  n'ait  érigé  à  côté  le  principe  contraire.  Quand 
l'intelligence  d'un  pays  se  déchire  de  la  sorte,  écartelée  par  toutes  les 
contradictions,  il  ne  peut  plus  y  avoir  pour  lui  d'unité  morale.  On  ne 
peut  expliquer  que  par  cette  multiplicité  des  sectes  l'obscurité  dans 
laquelle  elles  étaient  restées  pour  la  masse  du  public  et  le  peu  d'at- 
tention qu'elles  se  prêtaient  entre  elles.  Je  voudrais  pouvoir  décrire 
l'anarchie  intellectuelle  dans  laquelle  la  révolution  a  trouvé  la  France  : 
chez  les  défenseurs  de  la  société,  une  école  catholique  et  une  école 
universitaire;  dans  le  camp  des  révolutionnaires,  l'illuminisme  poéti- 
que, philosophique  et  politique  de  MM.  Quinet  et  Michelet,  le  rationa- 
lisme de  M.  de  Lamennais,  le  socialisme  jacobin  et  chrétien  de  M.  Bû- 
chez, le  socialisme  alexandrin  de  M.  Pierre  Leroux,  la  scholastique 
mathématique  et  révolutionnaire  de  M.  Jean  Reynaud,  le  socialisme 
industriel,  polytechnicien  et  païen  des  saint-simoniens  et  des  fourié- 
ristes,  le  socialisme  hégélien  de  M.  Proudhon,  le  communisme  de 
M.  Cabet.  Toutes  ces  écoles  avaient  deux  caractères  communs  :  chacune 
^passait  son  temps  à  détester  et  à  combattre  celle  qui  lui  était  la  plus 
voisine,  et  aucune  ne  s'informait  ou  ne  parlait  des  idées  et  des  progrès 
des  autres.  On  ne  comprend  pas  que  ces  systèmes  destructeurs,  qui 
en  vingt-quatre  heures  sont  devenus  l'épouvante  d'une  nation  civilisée, 
aient  été  si  peu  connus,  si  peu  surveillés,  si  peu  combattus  jusqu'au 
moment  où  ils  ont  failli  triompher.  Au  lieu  d'avertir  la  France,  ce 
travail  de  décomposition  philosophique  lui  cachait  la  dissolution  qui 
s'accomplissait  dans  son  sein;  les  idées  tombaient  en  poussière,  et  de 
cette  poussière  soulevée  il  ne  sortait  que  des  nuages. 

Mais  l'aveuglement  universel  devait  aller  plus  loin.  Au  milieu  de 


LA  SOCIÉTÉ  FRANÇAISE  DEPUIS  FÉVRIER.  329 

cette  dissolution  philosophique  qui  préparait  la  dissolution  matérielle 
de  la  société,  une  seule  force  de  conservation  restait  debout  :  c'était  la 
foi  religieuse  et  sa  vivante  expression,  l'église.  Par  une  coïncidence  pro- 
videntielle, au  moment  où  l'esprit  révolutionnaire  s'apprêtait  à  livrer 
à  la  société  de  nouvelles  batailles,  l'église  de  France  puisait  dans  les 
premières  épreuves  de  notre  liberté  un  redoublement  de  vigueur,  de 
zèle  et  de  prosélytisme.  Elle  connaissait  bien  le  mal  qui  envahissait  la 
France,  car  elle  embrassait  et  pénétrait  la  société  par  tous  les  points. 
Ah!  on  lui  disait  depuis  un  siècle  et  d'impertinens  déclamateurs  lui 
répétaient  tous  les  jours  qu'elle  était  morte,  et  il  s'est  trouvé  que,  dans 
cette  civilisation  où  tout  s'écroule  ou  tremble ,  elle  seule  survivait , 
partout  présente  et  agissante.  Elle  seule  possédait  et  distribuait  à  la 
société  tout  ce  qui  élève  l'ame,  tout  ce  qui  apaise  la  douleur,  tout  ce 
qui  soulage  la  misère,  tout  ce  qui  efface  la  faute  dans  le  repentir,  tout 
ce  qui  épure  la  vie  et  réconcilie  avec  la  mort.  Tutrice  du  pauvre ,  — 
enfant,  elle  l'instruisait  dans  ses  écoles;  —  ouvrier,  elle  le  moralisait 
dans  ses  confréries;  —  indigent,  malade,  vieux,  elle  le  secourait  par 
ses  associations  charitables;  —  coupable  et  retranché  de  la  société  ter- 
restre, elle  l'accompagnait,  l'embrassait  et  le  bénissait,  un  crucifix  à 
la  main,  jusque  sur  le  tombereau  des  suppliciés.  Eh  bien!  à  cette  so- 
ciété si  malade,  l'église,  pour  la  guérir,  ne  demandait  que  le  libre 
usage  des  deux  moyens  les  plus  puissans  du  prosélytisme  :  la  liberté 
d'enseignement  et  la  liberté  d'association.  Aussitôt  un  orage  se  forma 
contre  elle.  Cet  égarement  qui,  au  24  février,  poussa  dans  les  rangs 
des  démolisseurs,  avec  un  mot  :  Vive  la  réforme!  tant  d'hommes  inté- 
ressés à  la  défense  de  la  société,  en  avait  tourné  un  plus  grand  nombre 
encore  contre  l'église  avec  ce  cri  brutal  :  A  bas  les  jésuites  ! 

Ce  n'est  encore  là  qu'une  des  faces  de  l'état  de  division,  d'épar- 
pillement,  d'ignorance  où  vit  la  société  française.  On  retrouve  les 
mêmes  caractères  dans  l'instruction  et  dans  les  mœurs.  Il  serait  su- 
perflu d'insister  sur  les  vices  de  l'instruction  secondaire  tant  de  fois 
signalés  par  les  esprits  pratiques;  mais  je  ne  peux  m'empêcher  d'ac- 
cuser cette  fausse  éducation  littéraire  de  laisser  tomber  le  niveau  in- 
tellectuel du  pays,  de  contribuer  à  la  décadence  de  la  littérature ,  de 
livrer  des  esprits  énervés  par  l'ennui  et  le  vide  des  études  classiques  à 
ces  absurdes  systèmes  qui  les  corrompent  si  facilement.  L'instruction 
littéraire,  lorsqu'elle  n'est  point  poussée  dans  ses  profondeurs,  est  un 
piège  pour  l'esprit  :  elle  lui  inspire  la  présomption  sans  lui  communi- 
quer la  vigueur,  elle  le  remplit  de  généralités  vagues  qui  lui  donnent 
le  mépris  des  faits  et  l'exposent  à  la  séduction  des  plus  grossières  uto- 
pies. Placez  des  esprits  aussi  leurrés  et  aussi  peu  armés  dans  une  so- 
ciété comme  la  nôtre,  où  la  philosophie  leur  dit  qu'ils  sont  capables 
de  se  faire  à  eux-mêmes  une  religion  et  une  morale,  où  l'égalité  po- 


330  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

litique  leur  dit  qu'ils  sont  appelés  à  gouverner  l'état  et  à  construire  la 
société,  où,  en  un  mol,  toutes  les  libertés  provoquent  toutes  les  témé- 
rités, où  toutes  les  ambitions  tentent  tous  les  orgueils,  et  vous  com- 
prendrez le  rapide  succès  des  théories  socialistes  dans  la  jeunesse  et 
dans  la  bourgeoisie  besogneuse  et  lettrée.  C'est  cet  excès  ou  cette  in- 
suffisance d'instruction  littéraire  qui  a  ravi  à  notre  génie  national  une 
qualité  dont  nous  étions  fiers  à  si  bon  droit  :  la  netteté  de  l'esprit  et  la 
justesse  du  jugement.  C'est  le  même  vice  qui  diminue  chaque  jour 
parmi  nous  le  nombre  des  hommes  qui  conservent  sans  fêlure  le  cris- 
tal de  leur  intelligence. 

Aux  effets  de  cette  fausse  instruction  ajoutez  l'influence  de  notre 
fractionnement  social  :  vous  vous  expliquerez  une  des  lacunes  les  plus 
funestes  de  notre  siluation  morale,  l'absence  d'éducation  politique.  La 
science  politique  est  la  connaissance  des  rapports  vrais  qui  existent 
entre  les  intérêts,  les  caractères,  les  passions,  les  idées,  les  mœurs  dont 
se  compose  la  vie  d'un  peuple.  Avoir  l'esprit  politique  et  gouverne-r 
mental,  c'est  avoir  ce  coup-d'œil  d'ensemble  qui  saisit  dans  leur  juste 
mesure,  *dans  leurs  proportions  exactes,  au  milieu  du  tout,  les  élémens 
divers  qu'il  s'agit  de  coordonner ,  les  nombreuses  affaires  qu'il  faut 
mener  de  front.  Chez  nous,  toutes  les  intelligences  se  figent  dans  le 
moule  des  carrières  spéciales.  Avant  d'être  homme  politique,  on  est 
négociant,  manufacturier,  fonctionnaire,  avocat,  notaire,  médecin,  on 
ne  connaît  qu'un  horizon  étroit,  on  est  habitué  à  tout  juger  d'un  point 
de  vue  particulier,  on  n'aperçoit  jamais  l'ensemble,  on  manque  de  ces 
connaissances  générales  sans  lesquelles  on  ne  peut  apprécier  les  inté- 
rêts généraux.  Avocat,  médecin,  artiste,  on  ignore  la  théorie  et  la 
pratique  des  questions  économiques,  on  se  laisse  facilement  duper  par 
l'apparente  symétrie  logique  des  utopies.  Industriel,  on  méconnaît 
l'importance  des  intérêts  intellectuels  et  moraux.  Chacun  ne  voit  que 
son  affaire,  personne  ne  voit  l'affaire  de  tous.  On  est  dans  le  faux, 
parce  qu'on  est  dans  l'incomplet.  On  est  partial,  exclusif,  injuste,  parce 
qu'on  est  ignorant,  et  qu'en  politique,  comme  en  tout,  l'ignorance  di- 
vise et  la  science  seule  concilie.  Ainsi  s'explique  la  facilité  avec  la- 
quelle se  propagent  tant  d'idées  fausses.  De  là  le  crédit  qu'obtiennent 
les  plus  absurdes  et  les  plus  iniques  accusations  des  partis  contre  les 
gouvernemens.  La  démocratie  accorde  l'influence  politique  à  tous  et 
ne  donne  l'éducation  politique  à  personne.  Cette  contradiction  a  dé- 
chiré les  démocraties  dans  tous  les  temps.  Ii  y  a  plus  de  deux  mille 
ans  que  Socrate  disait  au  pius  brillant  des  Athéniens  :  «  Tu  t'es  jeté 
dans  la  politique  avant  de  l'avoir  apprise.  Et  tu  n'es  pas  le  seul,  Alci- 
biade,  qui  soit  dans  cet  état,  il  t'est  commun  avec  la  plupart  de  ceux 
qui  se  mêlent  des  affaires  de  la  république;  je  n'en  excepte  qu'un  petit 
nombre,  et  peut-être  le  seul  Périclès,  ton  tuteur.  » 


LA  SOCIÉTÉ   FRANÇAISE   DEPUIS   FÉVRIER.  331 

Les  mœurs  de  la  société  française  ne  présentent  pas  de  meilleures 
conditions  de  stabilité  et  d'unité.  Nous  sommes  divisés  par  les  mœurs 
comme  par  les  idées;  nous  sommes  révolutionnaires  dans  nos  mœurs 
comme  dans  notre  situation  économique;  nous  n'avons  pas  plus  de 
mœurs  publiques  que  d'éducation  politique. 

Il  n'y  a  pas  d'étude  plus  attachante  que  celle  des  mœurs.  Il  n'y  a  pas 
de  spectacle  plus  attrayant  et  plus  instructif  que  la  vie  d'un  peuple  ob- 
servée à  tous  les  étages  de  la  société,  dans  ses  manifestations  indivi- 
duelles. Pour  connaître  son  pays,  pour  le  comprendre  et  l'aimer,  pour 
s'assimiler  son  génie  et  incarner  en  soi  ses  sentimens,  il  faut  avoir  tra- 
versé avec  sympathie  toutes  ses  couches  vivantes.  C'est  la  poésie  de  la 
politique.  La  connaissance  des  mœurs  est  un  des  élémens  fondamen- 
taux de  l'éducation  politique,  et  pourrait,  jusqu'à  un  certain  point, 
suppléer  aux  autres;  mais  une  des  choses  qui  me  frappent  le  plus  en 
observant  les  diverses  classes  de  la  société,  c'est  combien  elles  se  con- 
naissent peu  entre  elles,  combien  peu  de  retentissement  il  y  a  des  unes 
aux  autres,  combien  peu  elles  se  comprennent.  Encore  si,  parmi  les 
hommes  qui  se  jettent  dans  la  politique,  il  en  était  beaucoup  qui  eus- 
sent exploré  la  société  française,  s'il  en  était  beaucoup  qui  l'eussent 
parcourue  depuis  l'atelier  du  travailleur  jusqu'à  l'hôtel  du  financier, 
depuis  le  bouge  du  chiffonnier  jusqu'au  cabinet  du  ministre,  depuis 
l'égout  du  vice  jusqu'au  sanctuaire  de  la  ferveur  religieuse;  s'il  en 
était  beaucoup  qui  connussent  à  la  fois  l'esprit  du  paysan  et  de  l'ou- 
vrier et  l'esprit  de  l'homme  du  monde,  les  préjugés  des  foules  igno- 
rantes et  le  raffinement  des  cercles  les  plus  élégans,  les  préoccupations 
du  boutiquier  et  la  vie  fantasque  de  l'artiste,  le  foyer  clos  et  doux  de  la 
famille  et  le  roman  comique  ou  les  tragiques  catastrophes  des  exis- 
tences débraillées!  Pour  gouverner  la  France  aujourd'hui,  il  faudrait 
avoir  remonté  cette  longue  échelle,  car  la  démocratie  est  le  pêle-mêle 
du  bien  et  du  mal,  de  toutes  les  vertus  et  de  tous  les  vices,  de  tous  les 
intérêts,  de  toutes  les  forces,  de  toutes  les  vicissitudes,  de  tous  les  en- 
traînemens,  et  il  est  impossible  de  connaître  et  de  conduire  la  démo- 
cratie, si  l'on  n'a  passé  par  tous  ses  accidens,  si  l'on  ne  s'est  familiarisé 
avec  tous  ses  caractères,  si  l'on  ne  s'est  assoupli  à  toutes  ses  fortunes. 
Les  hommes  qui  sont  dans  une  pareille  condition  sont  bien  rares;  la 
plupart  ne  sont  pas  partis  d'assez  bas  ou  ne  sont  pas  arrivés  assez  haut 
pour  avoir  parcouru  entièrement  l'échelle  sociale.  Non-seulement  ces 
hommes  sont  rares,  mais  il  semble  qu'ils  ne  puissent  guère  sortir  des 
classes  régulières  de  la  société.  Ce  n'est  pas  dans  le  château  du  grand 
propriétaire,  ce  n'est  pas  dans  l'hôtel  opulent  du  grand  capitaliste  que 
naîtront  les  héros  et  les  chefs  de  la  démocratie.  Ceux  auxquels  la  vie 
ouvre  dans  les  hautes  régions  une  route  droite  et  facile  ne  sauront 
rien  de  cette  société  inquiète,  mouvante,  tourmentée,  qui  emporte  dé- 


332  REVUK  DES  DEUX  MONDES. 

sonnais  les  destinées  de  la  France.  Il  n'y  a  qu'une  catégorie  d'hommes 
qui  puisse  aujourd'hui  vraiment  connaître  notre  nation  :  ce  sont  ceux 
qui,  nés  le  plus  bas,  sont  obligés  de  prendre  le  plus  d'élan  pour  arri- 
ver, ceux  que  les  vicissitudes  du  sort  promènent  successivement  par 
toutes  les  conditions,  ceux  qui  prennent  l'existence  comme  un  jeu,  ceux 
dont  la  vie  est  une  révolution  perpétuelle,  ceux  qui  courent  sous  l'é- 
peron de  la  pauvreté  :  Quos  paupertas  impulit  audax.  Ce  sont  les  aven- 
turiers, les  bohémiens. 

V. 

Telle  est,  en  un  rapide  aperçu,  l'anarchie  sociale  qui,  après  soixante 
années  de  révolution,  s'étendait  sous  la  surface  du  gouvernement  ré- 
gulier que  1848  a  englouti,  et  en  face  de  laquelle  nous  nous  trouvons 
encore.  Quelles  institutions  politiques  se  dressent  sur  ce  fond  miné 
d'une  part,  mouvant  de  l'autre?  Par  quels  procédés  se  gouverne  cette 
société  pauvre  et  concupiscente,  ignorante  et  présomptueuse,  pares- 
seuse et  inquiète,  vieille  et  révolutionnaire? 

Dans  un  pays  libre,  les  élémens  de  gouvernement,  quelque  nom 
qu'on  leur  donne,  quelque  forme  qu'ils  prennent,  se  réduisent  à  trois  : 
le  pouvoir,  l'administration,  l'action  de  la  pensée  et  de  la  volonté  pu- 
blique sur  le  pouvoir  et  l'administration.  C'est  dans  la  manière  dent 
l'action  de  l'esprit  public  sur  l'administration  et  le  pouvoir  est  orga- 
nisée que  résident  pour  un  peuple  la  réalité  de  sa  liberté  et  la  sécurité  de 
son  existence.  Il  y  a  eu  des  états  populaires,  comme  Home  sous  les 
empereurs,  comme  la  France  sous  le  comité  de  salut  public,  où,  bien 
que  le  pouvoir  fût  émané  de  la  souveraineté  du  peuple,  la  société  était 
livrée  à  la  tyrannie  et  aux  vicissitudes  révolutionnaires,  parce  qu'elle 
n'était  intervenue  qu'à  l'origine  du  pouvoir,  parce  que  ses  institutions 
organiques  ne  lui  permettaient  pas  d'influer  sur  la  pensée  et  les  actes 
du  pouvoir  à  tous  les  degrés  de  l'administration.  Je  suppose  qu'il 
existe  dans  un  pays  un  système  d'administration  vaste,  minutieux, 
embrassant  tous  les  détails  de  la  vie  sociale,  recevant  d'un  seul  moteur 
son  impulsion,  ramenant  à  un  centre  unique  tous  ses  mouvemens,  se 
suffisant  ainsi  à  lui-même.  Je  suppose  que,  dans  ce  pays,  l'action  laissée 
au  peuple  se  borne  à  influer  sur  le  moteur  central;  il  arrivera  ces  deux 
choses  :  le  peuple  sera  passif  vis-à-vis  de  l'administration ,  agressif 
vis-à-vis  du  pouvoir.  D'un  côté,  n'ayant  aucune  influence  sur  les 
rouages  de  l'administration,  il  sera  gouverné  despotiquement;  de 
l'autre,  ne  pouvant  faire  peser  sa  volonté  que  sur  le  moteur  central,  il 
assaillira  sans  cesse  le  pouvoir.  Avec  un  pareil  état  de  choses,  avec  une 
administration  qui  fonctionne  sans  résistance  et  un  pouvoir  toujours 
menacé,  avec  une  administration  qui  ne  change  pas  et  un  pouvoir 


LA   SOCIÉTÉ  FRANÇAISE  DEPUIS  FÉVRIER.  333 

disputé  sans  cesse,  il  n'y  aura  ni  liberté  réelle  ni  sécurité  permanente. 
Or,  telle  est  la  situation  de  la  France  depuis  soixante  ans,  que  le  pou- 
voir s'appelle  roi  légitime  ou  roi  constitutionnel ,  empereur  ou  pré- 
sident. Tant  que  ce  vice  restera  dans  nos  institutions,  la  société  ne  sera 
pas  protégée  :  à  chaque  instant,  un  coup  de  main  pourra  la  livrer  à  ses 
ennemis. 

L'administration  française  est  une  machine  d'une  force  terrible, 
d'une  grandeur  immense,  et  qui  touche  à  tout.  Celui  qui  prend  le  pou- 
voir d'assaut  se  trouve  d'un  coup  maître  absolu  de  tous  les  fonction- 
naires sur  toute  l'étendue  de  ce  vaste  empire.  Par  ces  agens,  il  est 
investi  d'un  pouvoir  presque  illimité  sur  chacun  de  ses  concitoyens. 
Il  est  à  la  tête  de  la  police,  de  la  justice,  de  l'armée,  des  finances, 
de  l'instruction  non-seulement  à  Paris,  mais  jusque  dans  le  coin  le 
plus  reculé  et  le  plus  obscur  du  pays.  Un  simple  accident  de  position 
fait  de  lui  un  despote,  un  autocrate.  La  veille,  il  s'appelait  Ledru- 
Rollin;  le  lendemain,  il  est  dictateur,  et  son  autocratie  lui  est  en  quel- 
que sorte  imposée  par  les  choses^lles-mêmes.  Les  fonctionnaires,  sen- 
tant qu'ils  ne  sont  que  des  rouages  de  la  grande  machine,  accoutumés 
à  tout  rapporter  au  chef  qui  est  à  Paris,  provoquent  ses  ordres,  et  il 
est  contraint  de  commander.  Tout  parti,  quel  qu'il  soit,  qui  s'empare 
du  gouvernement  se  trouve  donc,  par  le  fait  même,  investi  d'une  puis- 
sance irrésistible;  il  faut  qu'il  s'en  serve,  —  tout  le  monde  s'y  résigne, 
l'y  convie,  l'y  force,  —  sans  quoi  la  machine  de  l'administration,  c'est- 
à-dire  la  vie  du  pays,  s'arrêterait. 

La  conséquence  nécessaire  de  cette  constitution  administrative  est  de 
détruire  chez  les  Français  l'idée,  l'instinct  et  les  mœurs  de  la  liberté. 
La  liberté  est  une  conquête  qu'un  peuple  est  obligé  de  faire,  chaque 
jour,  pied  à  pied,  dans  tous  les  détails  de  l'administration,  pour  que 
ses  affaires  soient  gouvernées  conformément  à  ses  intérêts,  à  ses  idées, 
à  sa  volonté.  Ce  gouvernement  libre  auquel  aspirent  les  sociétés  mo- 
dernes, le  gouvernement  du  pays  parle  pays,  exige  l'intervention  uni- 
verselle et  continuelle  du  pays  dans  la  gestion  de  ses  affaires.  Lorsque, 
grâce  à  la  manière  dont  ses  institutions  organisent  son  action  sur  le 
pouvoir,  un  peuple  pénètre  ainsi  dans  tous  les  rouages  de  la  machine, 
lorsqu'il  voit  que  l'administration  s'inspire  du  sentiment  de  ses  besoins 
et  obéit  à  sa  pression,  lorsqu'il  sent  qu'il  est  l'arbitre  constant  de  ses 
propres  affaires,  qu'il  est  solidaire  de  son  gouvernement  à  tous  les  de- 
grés de  l'échelle  administrative,  qu'il  a  une  part  de  responsabilité  dans 
tous  les  actes  du  pouvoir,  —  ce  peuple  vraiment  libre  cherche  des 
améliorations  dans  des  réformes  progressives  et  non  dans  des  révolu- 
tions. Ce  n'est  point  là  ce  qui  a  lieu  chez  nous.  L'administration  est  si 
éloignée  de  l'action  immédiate  et  directe  du  pays,  nous  sommes  si  ha- 
bitués à  lui  laisser  tout  faire  sous  l'impulsion  du  principe  centralisa- 

TOME  II.  22 


334  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

teur,  nous  portons  si  enracinée  en  nous  l'idée  que  le  gouvernement  a 
le  pouvoir  et  le  droit  de  tout  décider,  nous  nous  sentons  si  peu  maîtres 
de  la  direction  de  notre  propre  activité  et  si  peu  responsables  de  la  con- 
duite de  nos  affaires,  que,  lorsque  nous  souffrons  d'un  malaise  dont 
nous  ne  voyons  ni  auprès  de  nous  ni  en  nous  la  cause  et  le  remède, 
nous  renversons  le  gouvernement.  Nous  n'avons  pas  de  moyen  plus 
court,  plus  simple,  plus  facile  de  conquérir  ce  chimérique  bien-être 
que  nous  appelons  toujours  liberté,  que  de  nous  emparer  du  pouvoir. 
Sauf  un  petit  nombre  d'esprits  éclairés  et  libéraux,  mais  indignement 
calomniés  et  tristement  méconnus,  les  partis,  chez  nous,  n'ont  jamais 
combattu  pour  la  liberté;  ils  n'ont  lutté  que  pour  saisir  le  gigantesque 
instrument  de  la  tyrannie. 

Un  pareil  état  de  choses,  c'est  la  révolution  en  permanence.  Tant 
qu'il  durera,  le  gouvernement  sera  toujours  l'appât  et  la  proie  des  mi- 
norités; rien  ne  nous  garantira  contre  le  retour  des  actes  odieux  dont 
nous  avons  eu  le  spectacle  après  février.  On  rougit,  lorsqu'on  songe  à 
la  rapidité  avec  laquelle  un  peuple  qui  se  croit  fier  s'est  soumis  au  per- 
sonnel du  gouvernement  provisoire;  on  rougit,  lorsqu'on  se  rappelle 
que,  sans  attendre  les  premières  mesures  de  ces  chefs  de  factieux  qui 
s'étaient  attribué  le  pouvoir  souverain,  la  France  est  tombée  à  leurs 
pieds,  que  tous  les  corps  publics,  tous  les  fonctionnaires,  magistrats,  gé- 
néraux, amiraux,  préfets,  par  la  poste,  par  le  télégraphe,  en  personne, 
se  sont  empressés  d'adhérer  à  une  autorité  sans  nom.  Ceux  mêmes 
que  cette  honteuse  prostration  indignait  le  plus  demeuraient  anéantis 
dans  le  sentiment  de  leur  impuissance.  Nous  tous,  qui  protestions  dans 
nos  cœurs,  nous  nous  sentions  divisés,  isolés;  aucune  institution  ne  nous 
fournissait  le  moyen  de  nous  rapprocher,  de  nous  réunir,  pour  venger 
la  liberté  et  la  dignité  de  la  France;  hommes  d'ordre,  accoutumés  au 
respect  de  la  loi,  nous  n'avions  pas  la  ressource  des  factieux,  enrôlés, 
organisés,  disciplinés  par  les  conspirations;  le  jour  où  le  pouvoir  avec 
lequel  nous  avions  voulu  protéger  la  société  nous  était  ravi,  toute  sa 
force  retombait  sur  nous  et  nous  écrasait.  On  accuse  les  Français  de 
manquer  de  courage  civil;  pour  avoir  le  courage  civil,  il  faut  qu'un 
peuple  ait  dans  ses  institutions  des  retranchemens  d'où  il  puisse  dé- 
fendre ses  libertés  civiles.  Ce  sont  les  armes  et  non  le  courage  qui  nous 
font  défaut;  mais  cette  lacune  qui  abandonne  le  pouvoir  au  hasard 
d'une  émeute  est  un  encouragement  toujours  offert  aux  minorités  les 
plus  audacieuses  et  les  plus  désespérées.  Les  fous,  les  exaltés,  les  ruinés, 
les  joueurs,  les  aventuriers,  attaquent  sans  se  compter.  M.  Ledru -Roi- 
lin  a  confessé  devant  la  cour  de  Bourges  la  cynique  hypocrisie  avec 
laquelle  les  factions  exploitent  les  mécontentemens  publics,  mettent 
dedans  tout  un  peuple,  et  emportent  le  pouvoir  par  une  sédition  dont 
le  prétexte  et  le  moment  sont  habilement  choisis.  La  société  désarmée 


LA  SOCIÉTÉ  FRANÇAISE  DEPUIS  FÉVRIER.  335 

subit  leur  domination  jusqu'à  ce  qu'il  se  rencontre  encore  un  parti  as- 
sez désespéré  pour  se  soulever  sans  calculer  les  chances  de  la  révolte. 
Cette  situation  amène  donc  deux  résultats  :  elle  décourage,  paralyse, 
désarme  les  classes  conservatrices  et  les  hommes  de  bien;  elle  excite, 
au  contraire,  l'ambition  des  factieux,  entretient  leurs  espérances,  pro- 
voque leurs  attentats.  Elle  en  a  encore  un  troisième  :  elle  dégrade, 
corrompt  et  énerve  le  pouvoir.  La  fin  du  pouvoir  et  de  toutes  les  in- 
stitutions politiques,  c'est  le  bon  gouvernement.  Les  peuples  les  plus 
égarés  ne  demandent  pourtant,  à  travers  les  convulsions  qui  les  dé- 
chirent, qu'à  être  bien  gouvernés,  c'est-à-dire  à  être  conduits  avec  pré- 
voyance, avec  intelligence,  avec  suite,  à  la  satisfaction  de  leurs  inté- 
rêts. Mais  lorsque  le  pouvoir  n'est  plus  qu'une  position  que  l'on  attaque 
ou  que  l'on  défend,  que  l'on  envahit  ou  que  l'on  perd  violemment,  le 
pouvoir  cesse  d'être  une  région  assez  sereine  et  assez  haute  pour  qu'on 
y  puisse  embrasser  les  intérêts  de  la  société  tout  entière  et  leur  impri- 
mer avec  sûreté  et  persévérance  une  direction  vivifiante.  Les  grandes 
vues  y  manquent  de  lumière,  les  vastes  desseins  y  manquent  d'espace, 
et  le  gouvernement,  à  la  merci  de  la  passion  du  moment,  s'use  stéri- 
lement entre  la  routine  et  l'utopie. 

VI. 

Telle  est  la  France  qu'il  faut  refaire.  Mettre  le  doigt  sur  ses  maux, 
c'est  indiquer  à  quelle  source  on  trouvera  la  guérison,  et  montrer 
l'imminence  du  péril,  c'est  prouver  qu'il  faut  appliquer  le  remède  avec 
un  parti  pris  immuable  et  une  vigoureuse  promptitude. 

Ainsi,  au  point  de  vue  politique,  il  est  démontré  que  la  centralisa- 
tion bureaucratique  est  pour  les  partis  un  stimulant  de  révolution,  pour 
l'initiative  du  pouvoir  une  cause  de  faiblesse  et  d'inertie,  pour  la  so- 
ciété une  forteresse  formidable  d'où  ses  ennemis  peuvent  l'accabler 
sans  combat.  11  est  donc  prouvé  qu'il  faut,  par  des  institutions  décen- 
tralisatrices, établir  entre  la  société  et  le  pouvoir  une  série  de  retran- 
chemens  et  de  fortifications  derrière  lesquels  la  société  pourrait  en- 
core se  défendre,  même  si  le  pouvoir  tombait,  par  accident,  aux  mains 
de  ses  ennemis.  Il  est  prouvé  que,  pour  donner  au  pays  des  mœurs  pu- 
bliques régulières  et  fortes,  il  faut,  par  les  libertés  locales  et  munici- 
pales, engager  son  initiative  et  sa  responsabilité  dans  tous  les  degrés  de 
l'administration.  Il  est  prouvé  que,  jusqu'à  ce  que  ce  but  soit  atteint, 
il  faut  attaquer  la  centralisation  systématiquement,  sans  relâche,  par 
tous  les  moyens.  Ne  craignons  pas  les  excès  d'une  pareille  guerre;  à 
ceux  qui  les  redouteraient  nous  pourrions  répéter,  nous  aussi,  le  mot 
d'un  violent  révolutionnaire  :  «  Vous  n'y  entendez  rien.  Eh!  mon 
Dieu  !  laissez-nous  dire,  on  n'en  rabattra  que  trop  !  » 


336  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Il  est  certain  qu'en  France  les  idées  sont  croupissantes  dans  une  classe, 
fiévreusement  agitées  dans  une  autre,  que  l'instruction  est  distribuée 
de  manière  à  inspirer  le  dégoût  à  la  paresse  ou  la  présomption  à 
l'ignorance,  et  à  courber  les  intelligences  sous  un  niveau  médiocre; 
que  les  mœurs  sont  ainsi  faites  qu'elles  laissent  les  classes  conserva- 
trices s'engourdir  dans  l'isolement,  l'apathie  et  l'indifférence,  tandis 
que  les  classes  révolutionnaires  s'exaltent  et  se  concertent  avec  une 
effervescence  maladive.  Stagnation  et  fermentation,  voilà  en  deux 
mots  l'état  intellectuel  et  moral  de  la  France.  Pour  lui  rendre  la  santé 
et  la  vie,  il  faut  ouvrir  et  lancer  sur  cette  société  de  vastes  courans 
d'idées  saines,  d'instruction  forte  et  d'enseignemens  moraux.  Il  faut 
régénérer  et  fortifier  l'instruction  par  le  libre  mouvement  de  la  con- 
currence. Il  faut  provoquer  à  la  fois  l'esprit  d'initiative  individuelle  et 
l'esprit  d'association.  Il  faut  laisser  les  doctrines  religieuses  se  répandre 
sur  cette  société  décomposée  avec  toute  la  ferveur  de  la  foi  et  toute  la 
fougue  du  prosélytisme. 

Enfin,  quand  on  examine  notre  situation  matérielle,  on  demeure 
convaincu  que  la  France  ne  trouve  pas  un  aliment  suffisant  pour  son 
activité  industrielle  et  commerciale,  ne  donne  pas  à  ses  enfans  une  sé- 
curité d'existence  satisfaisante,  et  que  telle  est  l'origine  de  notre  gan- 
grène économique,  le  socialisme.  Ce  mal  a  deux  causes:  la  médiocrité 
des  capitaux  dans  le  pays,  le  défaut  de  politique  commerciale  dans  le 
pouvoir.  Il  n'y  a  donc  que  deux  moyens  de  salut  :  il  faut  que  le  gou- 
vernement conduise  les  affaires  économiques  de  la  France  dans  un 
système  largement  conçu  et  fermement  arrêté;  il  faut  que  l'agglomé- 
ration des  capitaux  dans  les  associations  soit  encouragée  résolument 
par  l'état.  Si  la  France  avait  enfin  une  politique  économique  coordon- 
née, si  elle  organisait  enfin  suivant  un  plan  logique  ses  finances,  ses 
travaux  publics,  ses  tarifs  de  douanes,  ses  colonies,  —  l'agriculture, 
l'industrie  et  le  commerce  français  s'élanceraient  dans  la  route  droite 
et  sûre  qui  leur  serait  ouverte,  les  capitaux  auraient  une  direction,  la 
spéculation  des  espérances  certaines,  le  travail  une  perspective  assurée. 
Alors,  l'activité  saine  du  pays  étant  occupée,  le  socialisme  cesserait 
d'être  menaçant.  La  meilleure  manière  de  prouver  le  mouvement, 
c'est  de  marcher.  Si  la  France  travaillait  et  s'enrichissait  beaucoup, 
on  y  disserterait  peu  sur  les  lois  philosophiques  du  travail. 

Voilà  les  trois  conditions  de  la  restauration  sociale,  voilà  le  triple 
ouvrage  que  l'assemblée  législative  doit  réaliser  immédiatement  et 
simultanément  par  les  lois  qu'elle  votera  et  les  ministères  qu'elle  sou- 
tiendra; mais,  pour  qu'elle  accomplisse  cette  œuvre  et  termine,  si  c'est 
possible,  la  révolution,  il  faut  que  les  classes  conservatrices  ne  laissent 
plus  dormir  un  instant  leur  action  politique.  Décentralisation,  réveil 
de  l'esprit  municipal  et  provincial,  liberté  de  pensée,  liberté  d'ensei- 


LA  SOCIÉTÉ  FRANÇAISE  DEPUIS  FÉVRIER.  337 

gnement,  liberté  religieuse,  esprit  d'association ,  politique  commer- 
ciale, amélioration  du  sort  du  peuple,  il  faut  que  tous  ces  intérêts  et 
toutes  ces  questions  remplissent  sans  cesse  la  pensée  des  classes  con- 
servatrices, et  soient  fortement  agitées  devant  l'opinion  publique.  La 
direction  de  l'opinion  publique,  voilà  le  moyen  pratique  auquel  nous 
devons  appliquer  tous  nos  efforts. 

C'est  en  effet  dans  l'opinion  publique,  aujourd'hui  plus  que  jamais, 
que  les  batailles  politiques  se  perdent  ou  se  gagnent.  La  révolution  de 
février  vient  de  nous  le  rappeler  encore.  Une  des  choses  qui  ont  le  plus 
contribué  à  ruiner  le  régime  déchu,  c'est  le  peu  de  soin  qu'il  a  donné 
au  gouvernement  de  l'opinion  publique.  Enfermé  dans  la  sphère  par- 
lementaire, il  a  laissé  l'opinion  s'éloigner  de  lui  sous  l'influence  d'une 
presse  hostile.  Beaucoup  de  gens  ne  peuvent  s'expliquer  la  soudaineté 
de  la  révolution  de  février  et  ce  gouvernement  s'affaissant  en  un  jour 
malgré  l'appui  incontestable  de  tous  les  pouvoirs  légaux.  Cette  catas- 
trophe paraît  moins  brusque  qu'on  ne  pense  au  premier  abord,  lors- 
qu'on observe  qu'au  moment  où  la  monarchie  de  1830  est  tombée,  la 
presse  conservatrice  n'avait  que  vingt  mille  abonnés,  et  la  presse 
de  l'opposition  cent  cinquante  mille.  Or,  tous  ceux  qui  connaissent  le 
mécanisme  de  la  presse  savent  que,  si  le  parti  conservateur  s'est  laissé 
réduire  à  cette  infériorité  vis-à-vis  de  l'opinion  publique,  il  n'en  peut 
accuser  que  sa  négligence,  son  apathie  ou  sa  maladresse.  Le  journal, 
une  expérience  quotidienne  nous  l'a  enseigné,  a  par  lui-même,  indépen- 
damment des  idées  ou  du  parti  qu'il  représente,  une  force  d'action  que 
l'on  peut  évaluer  matériellement  en  quelque  sorte  comme  on  estime 
la  portée  d'une  bouche  à  feu.  Le  journalisme  a  des  tactiques  et  des 
manœuvres  dont  l'effet  sur  l'opinion  est  d'une  certitude  mathématique, 
quelle  que  soit  encore  la  cause  au  profit  de  laquelle  on  les  exécute.  On 
connaît  avec  la  précision  d'une  formule  la  combinaison  et  le  degré 
d'audace,  de  ruse,  de  verve,  d'invectives  et  de  persévérance,  avec  les- 
quels on  peut  lancer  une  idée,  tuer  une  réputation,  dépopulariser  ses 
ennemis,  donner  du  cœur  et  de  l'entrain  à  ses  amis.  Toutes  ces  choses 
ont,  dans  l'argot  du  métier,  des  noms  d'une  expressive  brutalité.  Nous 
ne  l'avons  que  trop  éprouvé  :  la  justice  et  la  vérité  ne  protègent  pas 
plus  un  parti  contre  cette  machine  de  guerre  que  le  bon  droit  ne  tient 
lieujd'artillerie  à  une  armée  en  campagne.  Dans  nos  temps  de  régime 
représentatif,  de  presse  libre  et  de  suffrage  universel,  la  raison  du  plus 
fort  parleur  est  toujours  la  meilleure.  La  victoire,  en  définitive,  appar- 
tient non  à  l'idée  la  plus  juste,  mais  aux  plus  gros  mots. 

Si  j'insiste  sur  ces  fautes  du  passé,  c'est  pour  préserver  l'avenir  des 
mêmes  erreurs.  Les  partis  conservateurs  sentent  aujourd'hui  la  force 
de  la  presse  et  la  nécessité  d'agir  avec  concert  et  continuité  sur  l'opi- 
nion. L'œuvre  que  la  réunion  de  la  rue  de  Poitiers  vient  d'entrepren- 


338   *  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

dre  aura,  je  l'espère,  sous  ce  rapport,  des  suites  fécondes.  En  Angle- 
terre, en  Amérique,  dans  ces  grands  pays  libres  où  les  partis  savent  si 
bien  agir  sur  l'opinion  publique,  des  réunions  semblables  nous  ont 
donné  des  exemples  dont  nous  saurons  profiter.  Les  trois  grands  agens 
de  la  vie  politique  sont,  dans  un  pays  libre,  l'opinion  publique,  la  re- 
présentation nationale,  le  pouvoir.  L'action  de  l'opinion  publique  6ur 
la  représentation  nationale  et  sur  le  pouvoir  porte,  chez  nos  voisins,  le 
nom  significatif  de  pression  du  dehors.  Avec  le  suffrage  universel,  la 
presse  populaire,  l'émancipation  provinciale  et  les  chemins  de  fer, 
la  pression  du  dehors  deviendra  un  rouage  de  jour  en  jour  plus  puis- 
sant dans  notre  gouvernement.  Il  faut  donc  organiser  la  pression  du 
dehors  au  profit  des  principes  conservateurs  de  la  société;  il  faut  que 
l'œuvre  de  la  rue  de  Poitiers  soit  le  point  de  départ  d'une  action 
permanente.  En  fondant  ainsi  la  propagande  par  l'association  et  par 
la  presse,  nous  substituerons  chez  nous  la  centralisation  morale,  qui 
est  celle  des  peuples  libres,  à  la  centralisation  administrative  et  méca- 
nique, qui  est  celle  des  gouvernemens  despotiques.  Le  jour  où  les  dé- 
partemens  les  plus  éloignés  ne  seront  plus  qu'à  une  journée  de  Paris, 
le  jour  où  la  distance  trop  grande  qui  sépare  encore,  dans  la  vie  poli- 
tique, la  capitale  de  la  province  sera  effacée,  —  ce  jour-là,  la  capitale 
sera  partout  où  des  intérêts  prépondérans  se  concerteront  pour  agir, 
partout  où  les  hommes  politiques  qui  sauront  incarner  en  eux  la  pensée 
du  pays  et  du  moment  feront  entendre  leur  voix,  partout  où  éclatera 
la  force  et  l'idée  du  temps.  Alors,  la  société,  toujours  avertie  du  mal , 
sera  toujours  éclairée  sur  le  remède,  et  ne  sera  plus  exposée  aux  sur- 
prises des  révolutions.  Alors  aussi  s'accomplira  plus  étroitement,  et 
avec  une  réciprocité  d'action  plus  directe  et  plus  suivie,  l'équilibre  de 
la  pression  du  dehors,  de  la  représentation  nationale  et  du  pouvoir. 
Alors,  à  mesure  que  les  forces  saines  et  actives  du  pays  pèseront  da- 
vantage sur  le  gouvernement,  on  verra  s'accroître  dans  nos  assemblées 
le  nombre  des  hommes  capables  de  concentrer  dans  leurs  têtes  tout 
l'ensemble  de  la  politique  du  pays,  d'embrasser  les  affaires  dans  leur 
corrélation,  de  connaître  et  de  manier  les  ressorts  qui  donnent  l'élan  à 
l'industrie  d'un  peuple,  de  se  rendre  compte  de  l'influence  quotidienne 
du  pouvoir  sur  toutes  les  affaires,  et  non-seulement  de  s'en  rendre 
compte  pour  eux-mêmes,  mais  de  l'exposer  journellement  aux  as- 
semblées et  au  pays;  — des  hommes  qui  feront  ainsi  pénétrer  la  pensée 
du  pays  dans  tous  les  plans  du  gouvernement,  qui  associeront  réelle- 
ment le  pays  à  tous  les  actes  du  pouvoir,  en  sorte  que  le  pays  sente 
que,  non-seulement  il  est  gouverné,  mais  qu'il  se  gouverne  véritable- 
ment lui-même;  des  hommes,  en  un  mot,  vraiment  dignes  d'être  chefs 
d'empire  et  ministres  d'une  république  florissante.  Alors  la  France  nou- 
velle aura  un  nouveau  Golbert,  et  nous  oublierons  Proudhon. 

Eugène  Forcade. 


VARIATIONS 


SUR   LE 


CARNAVAL  DE  VENISE. 


I. 

DANS  LA  RUE. 

Il  est  un  vieil  air  populaire 
Par  tous  les  violons  raclé, 
Aux  abois  des  chiens  en  colère, 
Par  tous  les  orgues  nasillé. 

Les  tabatières  à  musique 
L'ont  sur  leur  répertoire  inscrit; 
Pour  les  serins  il  est  classique, 
Et  ma  grand' mère,  enfant,  l'apprit. 

Sur  cet  air,  pistons,  clarinettes, 
Dans  les  bals  aux  poudreux  berceaux, 
Font  sauter  commis  et  grisettes 
Et  de  leurs  nids  fuir  les  oiseaux. 

La  guinguette,  sous  sa  tonnelle 
De  houblon  et  de  chèvrefeuil, 
Fête,  en  braillant  la  ritournelle, 
Le  gai  dimanche  et  l'Argenteuil. 

L'aveugle,  au  basson  qui  pleurniche 
L'écorche  en  se  trompant  de  doigts; 
La  sébile  aux  dents,  son  caniche 
Près  de  lui  le  grogne  à  mi-voix. 

Et  les  petites  guitaristes, 

Maigres  sous  leurs  minces  tartans, 


340  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Le  glapissent  de  leurs  voix  tristes 
Aux  tables  des  cafés  chantans. 

Paganini,  le  fantastique, 
Un  soir,  comme  avec  un  crochet, 
A  ramassé  le  thème  antique 
Du  bout  de  son  divin  archet, 

Et,  brodant  la  gaze  fanée 
Que  l'oripeau  rougit  encor, 
Fait  sur  la  phrase  dédaignée 
Courir  ses  arabesques  d'or. 

II. 

SUR  LES  LAGUNES. 

Tra  la,  tra  la,  la,  la,  la  laire! 
Qui  ne  connaît  pas  ce  motif? 
A  nos  mamans  il  a  su  plaire, 
Tendre  et  gai,  moqueur  et  plaintif: 

L'air  du  carnaval  de  Venise, 
Sur  les  canaux  jadis  chanté, 
Et  qu'un  soupir  de  folle  brise 
Dans  le  ballet  a  transporté! 

Il  me  semble,  quand  on  le  joue, 
Voir  glisser  dans  son  bleu  sillon 
Une  gondole  avec  sa  proue, 
Faite  en  manche  de  violon. 

Sur  une  gamme  chromatique, 

Le  sein  de  perles  ruisselant, 

La  Vénus  de  l'Adriatique 

Sort  de  l'eau  son  corps  rose  et  blanc. 

Les  dômes  sur  l'azur  des  ondes, 
Suivant  la  phrase  au  pur  contour, 
S'enflent  comme  des  gorges  rondes 
Que  soulève  un  soupir  d'amour. 

L'esquif  aborde  et  me  dépose, 
Jetant  son  amarre  au  pilier, 
Devant  une  façade  rose, 
Sur  le  marbre  d'un  escalier. 

Avec  ses  palais,  ses  gondoles, 
Ses  mascarades  sur  la  mer, 


VARIATIONS  SUR  LE  CARNAVAL  DE   YENISE.  341 

Ses  doux  chagrins,  ses  gaietés  folles, 
Tout  Venise  vit  dans  cet  air. 

Une  frêle  corde  qui  vibre 
Pour  l'oeil  de  l'ame  a  rebâti, 
Comme  autrefois  joyeuse  et  libre, 
La  ville  de  Canaletti  ! 

III. 

CARNAVAL. 

Venise  pour  le  bal  s'habille. 
De  paillettes  tout  étoile 
Scintille,  fourmille  et  babille 
Le  carnaval  bariolé. 

Arlequin,  nègre  par  son  masque, 
Serpent  par  ses  mille  couleurs, 
Rosse  d'une  note  fantasque 
Cassandre,  son  souffre-douleurs. 

Battant  de  l'aile  avec  sa  manche, 
Comme  un  pingouin  sur  un  écueil, 
Le  blanc  Pierrot,  par  une  blanche, 
Passe  la  tête  et  cligne  l'œil. 

Le  Docteur  bolonais  rabâche 
Avec  la  basse  aux  sons  traînés; 
Polichinelle,  qui  se  fâche, 
Se  trouve  une  croche  pour  nez. 

Heurtant  Trivelin,  qui  se  mouche 
Avec  un  trille  extravagant, 
A  Colombine  Scaramouche 
Rend  son  éventail  ou  son  gant. 

Sur  une  cadence  se  glisse 
Un  domino  ne  laissant  voir 
Qu'un  malin  regard  en  coulisse 
Aux  paupières  de  satin  noir. 

Ah  î  fine  barbe  de  dentelle, 
Que  fait  voler  un  souffle  pur, 
Cet  arpège  m'a  dit  :  C'est  elle  ! 
Malgré  tes  réseaux,  j'en  suis  sûr. 

Et  j'ai  reconnu,  rose  et  fraîche, 
Sous  l'affreux  profil  de  carton, 


342  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Sa  lèvre  au  fin  duvet  de  pêche, 
Et  la  mouche  de  son  menlon. 

IV. 

CLAIR  DE  LUNE  SENTIMENTAL. 

A  travers  la  folle  risée 
Que  Saint-Marc  renvoie  au  Lido, 
Une  gamme  monte  en  fusée, 
Comme  au  clair  de  lune  un  jet  d'eau. 

A  l'air  qui  jase  d'un  ton  bouffe 
Et  secoue  au  vent  ses  grelots, 
Un  regret,  ramier  qu'on  étouffe, 
Par  instans  mêle  ses  sanglots. 

Au  loin  uans  la  brume  sonore, 
Comme  un  rêve  presque  eflîicé, 
J'ai  revu,  pâle  et  triste  encore, 
Mon  vieil  amour  de  l'an  passé. 

Mon  ame  en  pleurs  s'est  souvenue 

De  l'avril  où,  guettant  au  bois 

La  violette  à  sa  venue, 

Sous  l'herbe  nous  mêlions  nos  doigts. 

Cette  note  de  chanterelle, 
Vibrant  comme  l'harmonica, 
C'est  la  voix  enfantine  et  grêle, 
Flèche  d'argent,  qui  me  piqua. 

Le  son  en  est  si  faux,  si  tendre, 
Si  moqueur,  si  doux,  si  cruel, 
Si  froid,  si  brûlant  qu'à  l'entendre 
On  ressent  un  plaisir  mortel, 

Et  que  mon  cœur,  comme  la  voûte 
Dont  l'eau  pleure  dans  un  bassin, 
Laisse  tomber  goutte  par  goutte 
Ses  larmes  rouges  dans  mon  sein. 

Jovial  et  mélancolique, 
Ah  !  vieux  thème  du  carnaval 
Où  le  rire  aux  larmes  réplique, 
Que  ton  charme  m'a  fait  de  mal! 


Théophile  Gautier, 


CHRONIQUE  DE  LA  QUINZAINE. 


li  avril  18i9. 

«  (Test  le  jour  des  confessions,  »  disait  avant-hier  M.  Ledru-Rollin  du  haut  de 
la  tribune,  et  il  épanchait  le  fond  de  son  cœur  révolutionnaire  pour  la  plus 
grande  joie  de  la  république  démocratique  et  sociale,  pour  la  plus  grande  in- 
struction de  la  France,  qui  ne  savait  pas  encore  assez  officiellement  par  qui  elle 
eut  Thonneur  d'être  un  temps  gouvernée.  Patience  cependant  :  elle  l'apprendra. 
Voici  que  les  révélations  lui  arrivent  de  toutes  parts,  et  s'il  lui  plaît  maintenant 
de  recommencer  l'expérience,  ce  ne  sera  pas  faute  d'être  suflisamment  informée. 
II  semble  qu'une  sorte  de  fatalité  pousse  nos  hommes  d'état  de  l'année  dernière 
à  nous  raconter  aujourd'hui  les  nudités  de  leur  histoire  intime.  Ce  qu'on  en  sur- 
prenait jadis  par-dessous  leur  enveloppe  de  pourpre  n'était  pas  déjà  de  très  bon 
augure;  ils  ne  gagnent  absolument  rien  à  se  déshabiller  eux-mêmes.  Ils  ont 
surtout  bien  choisi  leur  moment,  et  nous  les  encourageons  fort  à  continuer  jus- 
qu'au bout  cet  examen  de  conscience  dont  ils  régalent  si  bénévolement  le  public. 
À  la  veille  des  élections,  la  meilleure  propagande  que  nous  puissions  opposer 
aux  doctrines  radicales,  ce  sont  les  indiscrétions  trop  complaisantes  des  apôtres 
du  radicalisme.  Ainsi  l'assemblée  nationale  n'aura  mis  tant  d'obstination  à  pro- 
longer son  mandat  que  pour  préparer  au  pays  le  spectacle  de  cette  lessive  géné- 
rale d'où  tout  le  monde  ne  sortira  pas  très  blanchi,  et  dont  les  éclaboussures  ne 
laisseront  pas  de  rejaillir  sur  elle;  évidemment  il  y  a  compensation  à  tout.  L'as- 
semblée n'a  pas  été,  d'ailleurs,  le  seul  théâtre  de  ces  confessions  traîtresses; 
tomme  ce  n'est  pas  l'humilité,  comme  c'est  encore  moins  la  charité  qui  les  in- 
spire, elles  se  sont  produites  partout  où  elles  ont  trouvé  l'occasion  de  s'étaler  en 
se  vengeant.  Les  fondateurs  et  les  sauveurs  de  la  patrie  républicaine  n'ont  pas 
tous  couru  les  mêmes  chances  depuis  février.  Ceux  qui  sont  venus  échouer  sur 
les  bancs  de  la  justice  tiennent  à  parler  aussi  bien  que  ceux  qui  ont  jeté  l'ancre 
sur  les  bancs  de  la  constituante.  Les  procès  de  Bourges  et  de  Poitiers  n'ont  pas 
été  moins  féconds  en  découvertes  que  les  incidens  parlementaires,  et  les  hauts 
jpersonnages  du  jour,  appelés  là  en  qualité  de  témoins,  ont  dit  des  choses  qui 
n'étaient  pas  beaucoup  moins  curieuses  que  les  allégations  des  accusés.  A  Bourges, 
à  Poitiers,  à  Paris,  la  révolution  a,  de  ses  propres  mains,  ôté  son  masque,  dé- 


344  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

noué  ses  cothurnes,  et  l'on  a  vu  quelle  figure  c'était,  une  fois  tout  cela  mis  à  bas, 
la  figure  de  M.  Crémieux  par  exemple.  Franchement,  ce  n'est  pas  à  donner  le 
goût  d'y  revenir. 

M.  Crémieux!  ce  nom  nous  poursuit,  cette  gloire  nous  importune;  cette  gloire, 
nous  la  pensions  éteinte;  il  est  clair  à  présent  qu'elle  ressuscite.  Elle  était  une 
de  ces  inventions  drolatiques  qui  égayèrent  la  sombre  aurore  de  février.  Avec 
toutes  ses  alarmes,  avec  ses  noirs  horizons,  février  nous  amena  cependant  sur 
la  scène  publique  quelques  bons  divertissemens,  comme  on  appelait  dans  l'an- 
cienne comédie  les  entrées  de  matassins,  de  scaramouches  et  de  satyres.  M.  Cré- 
mieux avait  un  rôle  à  lui  dans  cette  reprise  de  ballet.  M.  Caussidière  était  le 
géant  débonnaire  et  fracasse;  M.  Crémieux  jouait  le  gnome  philanthropique  et 
pleurard,  comme  qui  dirait  aujourd'hui  un  clown  sensible  et  majestueux;  puis 
un  jour,  il  coula  sous  terre  en  plein  parlement;  il  avait  été  pris  en  flagrant  délit 
d'erreur,  balbutiant  par  hasard  un  oui  pour  un  non.  Ce  n'était  pas  sa  faute,  il  se 
croyait  encore  au  palais;  mais  il  avait  affaire  à  M.  Jules  Favre,  un  intrépide 
amateur  de  vérités  désagréables  :  on  ne  lui  pardonna  guère.  Le  voilà  cependant 
plus  ragaillardi,  plus  tribun  que  jamais;  il  a  failli,  le  mois  dernier,  nous  remettre 
en  combustion,  et  il  s'est  figuré,  durant  quelques  minutes,  qu'il  ne  tenait  qu'à 
lui  de  recommencer  un  provisoire  quelconque.  Heureusement  il  a  vite  réfléchi 
qu'en  pareil  cas  il  était  toujours  plus  sûr  d'ajouter  son  nom  sur  les  listes  que  de 
les  écrire  soi-même,  et  l'émeute  en  est  restée  là.  Ce  n'est  pas  une  émeute  cette 
fois  que  M.  Crémieux  nous  a  servie,  c'est  une  épopée,  l'épopée  de  ses  vertus  et 
de  sa  grandeur,  le  récit  mémorable  de  son  24  février. 

On  discutait  l'amendement  par  lequel  M.  de  Montalembert  a  si  justement 
maintenu  le  principe  sacré  de  l'inamovibilité  des  magistrats,  en  assurant  l'in- 
vestiture républicaine  à  tous  les  titulaires  actuels.  M.  Crémieux  ne  peut  pas  se 
persuader  qu'il  y  eût  de  la  vertu  dans  la  magistrature  avant  qu'il  fût  garde-des- 
sceaux,  et  s'il  est  devenu  républicain ,  c'est  parce  que  la  peur  l'avait  pris  de  se 
salir  «  dans  la  boue  sur  laquelle  bâtissait  la  monarchie.  »  La  peur  ne  raisonne 
pas.  M.  Crémieux  en  était  là  de  sa  harangue,  quand  un  jaloux  insinua  que,  le 
24  février,  il  côtoyait  encore  la  régence  de  beaucoup  plus  près  que  la  république, 
allusion  transparente  à  certain  épisode  que  tout  le  monde  savait  du  temps  que 
M.  Crémieux  était  ministre.  Il  y  eut,  à  ce  qu'il  paraît,  un  instant,  dans  la 
grande  journée  révolutionnaire,  où  M.  Crémieux,  qui  ne  perdait  pas  la  tête, 
avisa  que  Mme  la  duchesse  d'Orléans,  égarée  dans  la  chambre  envahie,  pourrait 
bien  cependant  former  un  ministère  sur  place,  et,  par  complaisance  pure,  il 
lui  rédigea  tout  de  suite  un  petit  discours  du  trône  au  ton  des  circonstances. 
M.  Dupin,  consulté,  ne  trouva  pas  le  discours  mauvais,  ce  qui  flatta  sans  doute 
beaucoup  M.  Crémieux,  puisqu'en  reconnaissance  de  cette  approbation,  chargé 
plus  tard  d'un  portefeuille  républicain ,  il  maintint  le  serviteur  intime  du  roi 
Louis-Philippe  à  son  poste  éminent.  M.  Crémieux  voulait  probablement  dé- 
mentir cette  anecdote  en  l'expliquant;  il  a  si  bien  réussi,  que  l'anecdote  est  à 
présent  de  l'histoire  :  la  vérité  toute  seule  a  parlé  par  sa  bouche.  Des  révolu- 
tionnaires si  décidés  ne  font- ils  pas  honneur  au  sérieux  de  la  révolution? 

Autre  confession  maintenant  pour  nous  apprendre  ce  qu'il  y  a  de  naturel  et 
de  sincère  dans  ces  prétendus  vouloirs  du  peuple  souverain.  M.  Ledru-Rollin 
est  à  Bourges,  il  dépose  devant  la  haute  cour,  non  pas  contre,  non  pas  pour, 


REVUE.   —  CHRONIQUE.  345 

mais  sur  le  citoyen  Blanqui.  A  parler  net,  M.  Ledru-Rollin  ne  semble  pas  fort 
à  Taise  en  face  de  M.  Blanqui;  ce  n'est  pas  qu'il  l'aime,  mais  dans  le  temps  où 
il  le  détestait  publiquement,  M.  Ledru-Rollin  était  encore  de  la  démocratique 
tout  court,  et  maintenant,  pour  rattraper  un  peu  de  popularité  quelque  part,  il 
lui  a  fallu  s'atteler  à  la  sociale.  Or,  M.  Blanqui  étant  proclamé  l'un  des  saints 
martyrs  de  cette  république-là,  c'est  à  M.  Ledru-Rollin  de  baiser  ses  plaies  et 
d'obtenir  sa  bénédiction,  ce  qui  n'est  pas  petite  besogne,  vu  que  le  martyr  est 
d'humeur  acariâtre.  «  Il  y  a  aujourd'hui  un  nouveau  Ledru,  lui  disent  les  amis 
de  Blanqui  avec  une  fierté  qui  n'exclut  pas  l'indulgence,  le  Ledru  qui  revient 
des  illusions  du  gouvernementalisme  et  qui  n'hésite  pas  à  porter  au  sein  des 
agapes  populaires  son  adhésion  ouverte  à  la  lettre  du  socialisme.  Quant  à  nous, 
nous  consentons  bien  volontiers  à  passer  l'éponge  sur  le  Ledru  qui  commence 
en  février  et  qui  finit  aux  journées  de  juin.  »  Recevoir  pareille  absolution  des 
siens  quand  on  pose  en  chef  de  parti,  c'est  de  quoi  troubler  le  plus  beau  sang- 
froid.  Il  est  vraisemblable  que  M.  Ledru-Rollin,  trop  ému  par  la  majesté  des  ac- 
cusés, ne  prenait  plus  assez  garde  à  ses  paroles,  lorsqu'au  milieu  de  l'audience 
il  a  livré  naïvement  le  fond  de  sa  politique  et  le  secret  de  sa  révolution.  «  Pour 
faire  une  révolution,  racontait-il  très  bonnement,  on  a  soin  de  s'emparer 
d'une  idée  sympathique  à  la  foule  :  on  ne  lui  dit  pas  où  l'on  veut  aller;  mais 
quand  le  mouvement  est  produit,  quand  le  gouvernement  est  renversé,  par  un 
tour  non  moins  habile,  on  y  substitue  un  autre  gouvernement.  »  Est-ce  de  la 
fermentation  d'avril,  est-ce  de  l'attentat  du  15  mai  que  parlait  ainsi  l'ancien 
membre  du  gouvernement  provisoire?  Pas  du  tout:  c'était  l'ancien  député  de 
la  Sarthe  qui  se  remémorait  involontairement  comment  il  avait  escamoté  la 
monarchie  en  criant  :  Vive  la  réforme!  Soyez  donc  la  foule,  même  en  ce  temps 
de  souveraineté  populaire;  soyez  la  foule  souveraine  tant  que  vous  voudrez, 
pour  qu'à  peine  arrivés  où  vous  jugiez  être  allés  tout  seuls,  sur  vos  propres 
pieds,  par  votre  unique  impulsion,  les  héros  que  vous  avez  institués  vous- 
mêmes  dans  cette  occasion-là  viennent  ensuite  à  votre  barbe  exposer  scientifi- 
quement comment  ils  vous  ont  conduits  par  le  bout  du  nez! 

Et  conduits,  malheureux  que  vous  êtes!  où  vous  ont-ils  conduits?  Troisième 
confession  de  février!  encore  M.  Ledru-Rollin.  Catéchumène  récent  dans  l'é- 
glise socialiste,  M.  Ledru-Rollin  a  juré  de  réparer  le  temps  perdu,  et,  pour 
gagner  la  confiance  de  ses  aînés,  il  s'acharne  à  leur  montrer  que  ses  inspira- 
tions politiques  étaient  d'avance  conformes  aux  lois  de  l'école.  —  «  Faites  re- 
monter nos  idées  jusqu'aux  tribunes  officielles,  »  lui  criaient-ils  dans  leurs  jour- 
naux au  moment  où  il  était  interpellé  par  Blanqui  devant  la  haute  cour,  «  et  nous 
oublierons  tout.  Vive  la  république  démocratique  et  sociale!  n'est-ce  pas,  citoyen 
Ledru,  que  cela  vaut  mieux  que  d'avoir  à  déposer  à  Bourges?  »  L'honorable 
adepte  aura  bientôt  mérité  son  pardon;  il  ne  faudrait  pas  beaucoup  de  séances 
comme  celle  du  42  avril  pour  l'élever  presque  au  niveau  du  sublime  Barbes, 
de  M.  Louis  Blanc.  Un  milliard  sur  les  riches!  Telle  était  la  sentence  prononcée 
par  M.  Barbes  dans  la  folle  journée  de  mai.  Nous  avions  pensé,  jusqu'à  présent, 
que  cette  façon  de  répartir  l'impôt  ne  pouvait  se  concevoir  qu'avec  une  intelli- 
gence très  échauffée.  M.  Ledru-Rollin  nous  a  prouvé,  en  en  appelant  à  ses  sou- 
venirs, qu'une  formule  si  enthousiaste  n'avait  rien,  néanmoins,  qui  lui  parût 
incompatible  avec  le  sang-froid  gouvernemental.  Quel  gouvernement! 


346  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

It  s'agissait  de  cet  impôt  des  45  centimes  que  les  royalistes  ont  malicieuse- 
ment force  lis  républicains  à  établir  pour  leur  gâter  la  république  au  berceau. 
C'est  chose  connue.  Cet  impôt  est  l'œuvre  de  M.  Gamier -Pages;  M.  Garnier- 
Pages  prétend  qu'il  n'y  avait  rien  d'autre  à  faire  pour  avoir  de  l'argent,  et  que 
ce  n'est  pas  sa  faute  si  l'argent  manquait.  En  fidèle  ami,  M.  Duclerc  va  beau- 
coup plus  loin,  et,  pour  un  républicain  de  la  veille,  il  y  a  de  quoi  réfléchir,  il  dit 
que  c'est  la  faute  de  M.  Ledru-Rollin  :  toujours  la  circulaire  du  12  mars,  cette 
fameuse  affiche  qui  a  resserré  les  fonds  et  tué  le  crédit.  Aussitôt  des  45  centimes 
eux-mêmes,  de  la  question  de  savoir  s'ils  seront  ou  non  remboursés  aux  contri- 
buables, de  M.  Chavoix  qui  avait  inventé  d'apporter  cette  motion  à  ses  électeurs 
comme  un  don  de  joyeux  avènement,  de  ces  misères,  enfin,  personne  n'est  plus 
occupé.  Une  immense  majorité  va  voter  tout  à  l'heure  que  les  45  centimes  sont 
meilleurs  à  garder  qu'à  rendre;  en  attendant,  le  champ  clos  est  ouvert,  et  le  banc 
de  M.  Garnier-Pagès  y  provoque  M.  Ledru-Rollin  :  c'est  un  banc  provocateur. 
Ils  sont  là  quelques  honnêtes  gens  qui  ont  payé  pour  les  autres  et  qui  ne  se  ré- 
signent point  à  s'en  consoler.  Quoiqu'ils  aient  l'ame  bonne  et  soient  doux  à 
vivre,  ils  ont  été  frappés  si  fort  dans  le  vif  par  les  événemens,  ils  ont  été  si 
cruellement  atteints  par  une  responsabilité  qui  pouvait  bien  ne  pas  remonter  si 
droit  contre  eux,  qu'à  la  fin  l'amertume  leur  est  venue  du  cœur  aux  lèvres. 
Leur  acrimonie  est  un  peu  comme  leurs  idées  :  elle  a  quelquefois  le  tort  de  ne 
pas  toucher  juste;  mais  ici  ce  n'était  pas  le  cas.  M.  Duclerc  accusait  donc  M  Le- 
dru  Rollin  pour  couvrir  M.  Garnier-Pagès.  Dans  la  chaleur  du  réquisitoire,  il 
lui  échappa  que  la  banqueroute  avait  été  proposée  comme  une  ressource  au 
sein  du  gouvernement  de  l'Hôtel-de-Ville.  Quel  pouvait  être  l'audacieux  pa- 
triote qui  avait  risqué  cette  proposition,  plus  étrange  assurément  au  point  de 
vue  de  ce  temps-ci  qu'au  point  de  vue  de  ce  temps-là?  Ce  temps-ci  recommence 
à  mettre  de  la  pruderie  dans  les  finances  publiques;  il  ne  faut  pas  le  heurter  : 
c'était  à  qui  se  défendrait  d'avoir  eu  l'idée  de  cet  expédient  énergique.  Ce  n'est 
pas  M.  Ledru-Rollin,  ce  n'est  pas  M.  Flocon,  ce  n'est  pas  M.  Crémieux;  M.  Cré- 
mieux  l'a  dit,  nous  devons  l'en  croire.  M.  Dupont  de  l'Eure  assure  même  que 
personne  n'a  fait  pareille  suggestion  dans  les  conseils  du  provisoire.  Ce  que 
nous  comprenons  au  langage  de  M.  Duclerc,  c'est  qu'elle  s'est  faite  toute  seule, 
nous  le  voulons  bien.  Ne  dit-on  pas  quelquefois  qu'en  présence  de  l'ennemi  les 
canons  partiraient  sans  canon niers?  L'hyperbole  n'est  pas  toujours  déplacée 
dans  la  rhétorique  des  affaires. 

De  ce  débat,  qui  n'était  pas  lui-même  médiocrement  instructif,  est  sortie  comme 
une  explosion  magnanime  la  nouvelle  confession,  la  confession  financière  de 
M.  Ledru-Rollin.  M.  Ledru-Rollin  n'a  pas  voulu  la  banqueroute;  non!  mais  il  a 
voulu  l'impôt  sur  les  riches,  1  fr.  50  au  lieu  des  45  centimes  de  M.  Garnier- 
Pagès;  1  fr.  50,  cela  du  moins  vaut  la  peine  et  n'est  pas  mesquin;  1  fr.  50,  il 
est  vrai,  sur  les  riches  seulement,  constatons  bien  l'idée,  puisque  l'auteur  s'en 
vante  encore.  11  n'a  pas  voulu  la  banqueroute,  il  a  voulu  l'impôt  proportionnel  et 
progressif  sur  tous  les  biens,  c'est-à-dire  la  destruction  du  capital  par  coupes 
réglées.  11  n'a  pas  voulu  la  banqueroute,  il  a  voulu  créer  un  papier-monnaie 
hypothéqué  sur  les  domaines  nationaux,  c'est-à-dire  au  plus  court  refaire  la 
planche  des  assignats:  l'état  possède  1,300  millions  de  biens,  M.  Ledru-Rollin, 
en  les  hypothéquant,  les  comptait  pour  4  milliards;  mais  encore  une  fois  il  ne 


REVUE.   —  CHRONIQUE.  347 

voulait  pas  la  banqueroute.  C'étaient  donc  là  les  destinées  que  nous  réservait 
cet  âge  d'or  révolutionnaire  dont  M.  Ledru-Rollin  regrette  si  vivement  de  n'a- 
voir pas  rouvert  la  porte!  Nous  aurions  été  retomber  dans  cette  barbarie  écono- 
mique dont  la  première  expérience  a  coûté  si  cher  il  y  a  déjà  plus  de  cinquante 
ans.  Les  plagiaires  de  93  ne  nous  auraient  rien  épargné  des  merveilleux  arti- 
fices de  leurs  devanciers,  et,  par  amour  de  l'art,  ils  auraient  copié  volontaire- 
ment les  inventions  désastreuses  qui,  en  original,  étaient  du  moins  excusées 
par  des  nécessités  terribles.  Et  M.  Ledru-Rollin  bétonne  d'avoir  rencontré  des 
résistances  au  lendemain  de  la  république!  Il  trouve  très  simple  d'avoir  écrit 
ses  circulaires  pour  comprimer  la  réaction!  Qu'était-ce  alors  que  la  réaction, 
sinon  le  bon  sens  instinctif  du  pays,  qui  appréhendait  chez  de  tels  gouvernans 
la  mise  en  œuvre  de  ces  principes  dont  la  révélation  posthume  inquiète  peut- 
être  encore  et  trouble  plus  d'un  esprit,  comme  la  dernière  menace  d'un  ennemi 
qui  ronge  son  frein? 

Ce  n'était  pas  seulement  la  fortune  publique  et  le  trésor  national  qui  étaient 
exposés  à  ces  dévastations  dont  M.  Ledru-Rollin  nous  esquisse  le  projet  comme 
un  des  beaux  ornemens  de  sa  carrière.  L'ordre  entier  de  la  France,  l'adminis- 
tration civile  d'un  bout  à  l'autre  du  territoire,  subissaient  les  mêmes  chances  de 
confusion  et  de  ruine.  Interrogez  les  souvenirs  des  bizarres  potentats  de  cette 
époque  dont  on  ne  saurait  trop  graver  la  mémoire  dans  l'ame  du  pays,  pour 
qu'il  n'oublie  jamais  où  l'ont  mené  les  républicains  de  la  première  couvée.  Par 
une  rencontre  propice,  les  souvenirs  abondent  depuis  quelques  jours.  Quatrième 
confession,  qui  en  vaut  bien  une  autre!  C'est  M.  Ulysse Trélat,  l'ancien  conspira- 
teur, l'ancien  médecin  des  aliénés,  l'ancien  ministre  des  travaux  publics,  M.  Trélat, 
déposant  devant  les  jurés  qui  prononceront  sur  l'affaire  de  Limoges  et  narrant 
en  personne  ses  tribulations  de  commissaire- général.  Le  texte  mérite  vraiment 
de  devenir  sacramental  et  pour  le  fond  et  pour  la  forme,  car  M.  Trélat  est, 
comme  on  sait,  un  médecin  qui  a  de  la  littérature.  Ce  texte  est  resté  perdu  jus- 
qu'ici dans  les  journaux  de  province;  nous  l'en  retirons  avec  le  respect  qu'on 
doit  aux  reliques.  Nous  pouvons  ainsi  rapprocher  des  aveux  que  M.  Ledru-Rollin 
nous  communiquait  tout  à  l'heure  sur  lui-même,  ces  aveux  que  d'anciens  aco- 
lytes se  permettent  sur  son  compte. 

«  Avez-vous  envoyé  des  rapporls  à  Paris?  »  demande  le  président.  — Ré- 
ponse :  «J'ai  écrit  de  toutes  les  villes  soumises  à  mon  autorité  (l'autorité  de 
M.  Trélat  couvrait  les  quatre  départemens  de  la  Creuse,  de  l'Allier,  du  Puy-de- 
Dôme  et  de  la  Haute-Vienne);  je  n'ai  reçu  nulle  réponse  du  ministre,  et  le  se- 
crétaire-général Jules  Favre  ne  me  donnait  aucune  instruction,  se  contentant 
de  me  dire  :  Nous  avons  pleine  confiance  en  vous;  vous  êtes  sur  les  lieux,  vous 
avez  pleins  pouvoirs,  voyez,  agissez,  faites  comme  vous  le  voudrez. — Tenez,  mes- 
sieurs  les  jurés,  c'a  été  une  douleur  poignante  pour  moi,  ainsi  que  pour  tous 
mes  collègues,  que  cette  inexactitude  à  répondre,  que  cette  insouciance  du  mi- 
nistre de  l'intérieur.  On  ne  saurait  se  figurer  comment  se  traitaient  les  affaires 
les  plus  importantes.  Nous  demandions  des  réponses,  on  nous  envoyait  des 
commissaires;  j'en  avais  trouvé  trois  à  la  fois  à  Guéret.  Non  content  de  ces  trois 
commissaires  en  pied,  on  en  avait  envoyé  un  quatrième,  revêtu  seulement  d'un 
caractère  semi- officiel,  dont  la  besogne  consistait  à  inspecter  les  trois  autres,  à 
décacheter  leurs  dépèches,  à  contrarier  leurs  ordres.  Pour  vous  donner  une  idée 


348  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

de  ce  quatrième  commissaire,  il  vint  médire  sérieusement:  «  Les  ouvriers  man- 
aqucntdcpain,  il  faut  prendre  l'argenterie  des  gens  riches  pour  leur  en  fournir.» 
J'eus  toutes  les  peines  du  monde  à  obtenir  sa  destitution,  n'ayant  pu  parvenir  à 
lui  faire  abandonner  cette  aimable  théorie.  Ajoutez  à  cela  les  délégués  des  clubs 
qui  venaient  prêcher  le  communisme,  le  socialisme  et  autres  rêveries  aux  ha- 
bitans  des  villes  et  des  campagnes.  » 

Voilà  parler  en  homme  raisonnable,  et  M.  Trélat  nous  produit  d'ici  l'effet 
d'un  bien  excellent  commissaire;  mais,  hélas!  écoutons  l'un  de  ses  prédécesseurs 
à  Limoges,  M.  Coralli,  qui  siégeait  dans  la  commission  provisoire  de  la  préfec- 
ture :  ce  n'était  pas  une  place  agréable,  a  Chaque  jour,  dit  M.  Coralli,  chaque 
nuit,  j'étais  assiégé  de  gens  de  tous  partis,  qui  venaient  se  faire  rassurer  :  on 
allait  piller,  on  allait  égorger,  que  sais-je?  Je  leur  répondais  :  Dormez  tran- 
quilles; à  la  première  maison  qu'on  pille,  je  me  ferai  tuer  sur  le  seuil  de  la 
porte.  »  Pour  ne  pas  dormir  après  cela  d'un  profond  somme,  il  fallait,  en  vérité, 
n'être  qu'un  réactionnaire.  M.  Coralli  écrivait  aussi  à  M.  Ledru-Rollin,  à  M.  Fa- 
vre  :  pas  plus  de  réponse  pour  lui  que  plus  tard  pour  M.  Trélat;  mais  enfin 
M.  Trélat  arrive  :  c'était  la  réponse  en  chair  et  en  os.  «  Nous  lui  expliquâmes  la 
situation;  il  resta  muet  et  nous  congédia,  prétextant  une  extrême  fatigue.  Le 
lendemain,  nous  l'attendîmes  jusqu'à  deux  heures  dans  son  cabinet,  sans  qu'il 
nous  donnât  signe  de  vie.  Il  parut  enfin;  mais  la  seule  réponse  que  nous  en  ob- 
tînmes, quand  nous  lui  demandions  s'il  approuvait  ou  blâmait  nos  actes,  fut  : 
«  Je  n'ai  rien  à  répondre,  je  suis  ici  votre  prisonnier.  »  J'avoue  que  je  fus  gran- 
dement étonné,  et  que,  rentré  chez  moi)  mon  premier  soin  fut  de  lui  envoyer 
ma  démission.  »  A  l'histoire  si  intéressante  de  ses  sous-commissaires,  M.  Trélat 
aurait  bien  dû  ajouter  le  rare  portrait  du  commissaire-général  qui  se  croit  pri- 
sonnier sans  l'être. 

Le  procès  de  Poitiers,  le  procès  de  Bourges,  nous  ont  ainsi,  à  chaque  instant, 
fourni  de  ces  traits  qui  caractérisent  une  époque.  Le  procès  de  Bourges  surtout 
marquera  dans  la  nôtre,  et  pour  plus  d'une  raison  qu'il  n'est  pas  mauvais  de 
dire.  La  plus  forte  preuve  qu'une  société  s'en  va,  c'est  lorsque  le  sentiment  du 
tort  commis  par  un  crime  public  et  le  besoin  d'une  peine  qui  l'expie  diminuent 
et  s'effacent  dans  les  consciences.  Par  ce  côté-là  comme  par  tant  d'autres,  pre- 
nons garde  à  nous.  Il  s'est  introduit  dans  nos  mœurs  politiques  je  ne  sais  quelle 
sensiblerie  mensongère  qui  s'attendrit  infailliblement  d'avance  sur  les  accusés, 
ou  qui  s'amourache  dévotement  des  condamnés.  Accusés  et  condamnés  sont 
sous  la  protection  d'une  sorte  de  révérence  hypocrite  qui  défend  de  dire  ce 
qu'on  en  pense,  à  moins  qu'on  n'en  pense  beaucoup  de  bien.  Tandis  que  chaque 
citoyen  devrait  considérer  le  juge  comme  son  substitut  et  s'identifier  à  lui  en 
prononçant  avec  lui  que  c'est  bien  fait  d'avoir  appliqué  la  peine,  il  semble  au- 
jourd'hui plus  séant  de  se  retirer  prudemment  en  soi-même  et  de  laisser  le  juge 
dans  l'isolement  de  sa  besogne.  Cette  prudence  ne  nous  plaît  pas.  On  connaît 
la  sentence  qui  a  frappé  les  auteurs  du  15  mai^:  la  déportation  pour  Barbes  et 
pour  Albert;  dix,  sept,  six  et  cinq  années  de  détention  pour  leurs  plus  notables 
co-accusés.  Nous  n'avons  donc  pas  à  revenir  sur  les  faits  du  procès,  mais  nous 
ne  voulons  pas  nous  empêcher  de  dire  l'impression  que  nous  a  laissée  la  physio- 
nomie de  ces  tristes  audiences.  Qu'est-ce  que  sont  les  témoignages  des  hommes 
que  nous  citions  en  commençant,  à  côté  du  témoignage  que  rendaient  chaque 


REVUE.  —  CHRONIQUE.  349 

mot  et  chaque  geste  dans  l'enceinte  de  Bourges?  Qu'est-ce  que  valent,  pour 
éclairer  la  révolution  de  février  de  sa  vraie  lumière,  qu'est-ce  que  valent  les 
confessions  plus  ou  moins  équivoques  des  orateurs  parlementaires,  auprès  de 
cette  confession  naturelle  et  sans  fard  qui  sortait  là  du  seul  aspect  des  per- 
sonnes, du  son  même  de  leur  voix,  du  bruit  de  leur  entourage?  Là  compa- 
raissaient devant  la  France  ces  nouveaux  apôtres  qui  promettaient  de  donner  à 
la  révolution  de  février  sa  portée  véritable,  et  qui  soutenaient  qu'elle  n'était 
rien,  si  elle  n'était  pas  l'avènement  de  leurs  rêves,  en  quoi,  pour  tout  dire,  ils 
n'avaient  pas  si  tort.  Là  nous  attendions  le  symbole  de  ces  hardis  régénérateurs, 
qui  traitaient  d'intrigans  stériles  les  républicains  de  la  forme,  leurs  vainqueurs 
et  les  nôtres,  pour  proclamer  plus  à  l'aise  la  république  de  la  fraternité.  Pré- 
curseurs quasi  mystiques  de  la  fraternité  sociale,  vous  avez  confessé  dans  le 
prétoire  de  Bourges  que  votre  dogme  n'était  pour  vous-mêmes  qu'un  mot  vide 
de  sens,  puisque,  par  vos  humeurs,  vous  démentiez  si  violemment  votre  religion. 
Les  pauvres  pêcheurs  juifs,  que  vous  travestissez  parfois  à  votre  usage,  avec 
une  si  niaise  indignité,  n'en  savaient  pas  assurément  si  long  que  vous;  mais, 
lorsqu'ils  se  présentaient  à  l'interrogatoire  des  magistrats  romains,  un  peu  plus 
farouches,  vous  en  conviendrez,  que  M.  Bérenger  ou  M.  Baroche,  ils  parlaient 
et  mouraient  en  frères.  Vous,  leurs  prétendus  successeurs,  il  a  fallu  vous  mettre 
entre  des  gendarmes;  il  a  fallu  que  la  main  des  gendarmes  s'appesantît  sur 
votre  épaule  pour  vous  empêcher  de  vous  dévorer. 

Personne  n'ignorait  que,  parmi  toutes  ces  factions  souterraines  poussées  au 
pinacle  par  le  coup  de  vent  de  février,  chacune  n'avait  pas  de  plus  cruelle  en- 
nemie que  sa  voisine.  Nous  avions  vu  l'amour  que  M.  Ledru-Rollin  portait  à 
M.  Marrast;  hier  encore  nous  assistions  aux  amères  représailles  que  M.  Duclerc 
tirait  de  M.  Ledru-Rollin;  le  public  s'est  amusé  de  bon  cœur  des  gourmades 
échangées  entre  M.  Pyat  et  M.  Proudhon.  Tout  cela,  cependant,  restait  dans  le 
cercle  parlementaire,  quelquefois,  il  est  vrai,  passablement  élargi  par  les  ha- 
bitudes montagnardes.  Une  idée  ne  périt  point  parce  que  ses  défenseurs  l'ado- 
rent et  la  servent  jusqu'au  coup  de  poing  inclusivement;  mais  une  idée  est  bien 
malade  ou  bien  vaine,  —  une  foi,  pour  parler  comme  M.  Louis  Blanc,  est  bien 
compromise  et  souillée  quand  elle  a  trois  ou  quatre  messies  qui  se  renvoient, 
avec  une  entière  conviction,  le  sale  reproche  d'espionnage.  Mouchard!  crie 
Barbes  à  Blanqui;  mouchard!  répond  Raspail  à  Huber.  Huber,  désespéré  d'avoir 
manqué  son  entrée  à  la  barre  de  Bourges,  nous  avertit  aujourd'hui  qu'il  en  dira 
long,  puisqu'on  a  cherché  du  scandale  :  ainsi  soit-il!  On  croirait  que  la  moitié 
de  la  république  démocratique  et  sociale  passait  son  temps  à  surveiller  l'autre 
pour  le  compte  de  ces  égoïstes  bourgeois  qui  ne  savent  pas  faire  ces  choses-là 
eux-mêmes.  Et  après  que  le  bruit  de  ces  ignobles  querelles  s'est  propagé  d'échos 
en  échos,  vous  n'imaginez  pas  comme  osent  encore  s'en  exprimer  les  panégy- 
ristes officiels  de  ces  dieux  d'en  bas,  des  dieux  qui  ne  dédaignaient  point  pour- 
tant de  se  familiariser  avec  la  police  de  M.  Delessert.  Écoutez  un  peu  :  «  Que 
faites-vous,  amis?  où  vous  laissez-vous  entraîner?  Est-ce  bien  de  vos  poitrines 
que  sont  parties  ces  paroles  de  récrimination  et  d'amertume?  Quoi!  vous  qui 
êtes  faits  pour  dominer  les  passions  humaines,  pour  diriger  leurs  instincts  vers 
l'œuvre  de  cette  rénovation  sociale  que  nous  cherchons  tous,  vous  pourriez 
céder  à  vos  inspirations  intimes,  sans  songer  à  ces  millions  de  frères  et  de  tra^ 

TOME  II.  2& 


350  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

vaillcurs  qui  souffrent  derrière  vous  et  comptent  sur  votre  union  pour  leur 
émancipation  prochaine!  » 

Inspirations  intimes  est  joli;  c'est  la  traduction  libre  du  mot  de  Flotte  à  Barbes  : 
«  Je  t'arrangerai,  va;  en  v'ià  assez!  »  Nous  ne  citons  pas  cette  prose  pour  son  mé- 
rite intrinsèque,  nous  la  citons  comme  un  spécimen  entre  tant  d'autres,  comme 
un  faible  échantillon  du  ton  déclamatoire  sur  lequel  on  se  monte  en  permanence 
dans  toute  cette  bande  de  héros  à  laquelle  appartiennent  les  victimes  de  Bourges. 
Oui,  c'est  encore  là  ce  qu'ils  ont  confessé  à  Bourges  plus  qu'ailleurs,  c'est  là  ce  qui 
ressort  de  leurs  plaidoiries  étudiées  comme  de  toutes  les  œuvres  écrites  ou  parlées 
du  radicalisme;  c'est  qu'ils  sont  de  faux  grands  hommes;  c'est  qu'ils  n'ont  pas  seu- 
lement de  fausses  idées,  mais  aussi  de  faux  sentimens  et  de  faux  caractères;  c'est 
que  tout  est  faux  et  sonne  faux  dans  leur  éloquence  comme  dans  leur  conduite; 
il  leur  manque  cette  force  primesautière  du  naturel  et  du  vrai,  sans  laquelle  il 
n'y  a  ni  révolutionnaires  ni  révolutions.  Le  rôle  était  pourtant  facile;  les  pouvoirs 
publics  n'étaient  point  représentés  vis-à^vis  d'eux  avec  une  telle  vigueur,  qu'un 
peu  d'énergie  sans  apprêt  ne  dût  point  tout  de  suite  les  rehausser  beaucoup» 
Les  témoins  à  décharge  se  mettaient  presque  à  genoux  pour  les  adorer,  les  té- 
moins à  charge  leur  demandaient  la  permission  de  les  assurer  d'une  estime  in- 
comparable. M.  Arago  se  défendait  avec  l'indignation  la  plus  humble  d'avoir 
jamais  commis  Yatroce  plaisanterie  d'inquiéter  M.  Sobrier  sur  la  conservation  de 
ses  jours.  Rendons  justice  au  brave  colonel  de  Goyon  :  il  n'y  a  guère  que  ce  sol- 
dat qui  ait  été  un  libre  citoyen  devant  la  justice;  il  ne  s'est  pas  gêné  pour  avouer 
et  revendiquer  l'office  militaire  qu'il  attendait  au  besoin  des  deux  dragons  dont 
il  avait  procuré  la  compagnie  à  M.  Sobrier  :  sur  quoi  celui-ci  a  déclaré  qu'il  lui 
pardonnait  comme  Jésus-Christ  à  ses  bourreaux.  En  revanche,  M.  Marrast  était 
enrhumé,  M.  Ledru-Rollin  protestait  que  sa  main  eût  séché  avant  de  signer 
l'ordre  de  tirer  sur  le  peuple  (toujours  ce  même  peuple  de  théâtre),  et  M.  Ras- 
pail  disait  agréablement  à  M.  Bûchez,  qui  s'en  allait  après  avoir  fait  sa  petite 
déposition  :  «  Vous  avez  bien  un  remords,  un  petit  remords.  »  M.  Bûchez,  en 
effet,  sur  son  tranquille  fauteuil  de  témoin,  avait  tout  l'air  de  se  croire  encore 
sur  son  terrible  fauteuil  du  45  mai,  c'est-à-dire  fort  contrarié.  Enfin,  M.  Bérenger 
est  un  criminaliste  humanitaire,  et  l'on  peut  être  bien  sûr  que  M.  Baroche  ne 
sera  jamais  un  Laubardemont. 

Tout  cela  n'était  donc  pas  assez  formidable  en  soi  pour gêner  ou  diminuer 
quiconque  eût  été  grand  par  lui-même  au  banc  des  accusés.  La  grandeur,  telle 
qu'on  l'entend  dan  s  cette  école  qui  veut  être  populaire,  c'était  M.  Barbes  qui  était 
appelé  à  la  représenter.  Raspail  et  Blanqui  se  défendaient  chacun  à  sa  manière: 
Blanqui  en  habile  homme  qui  a  du  métier;  quant  à  Raspail,  c'est,  à  s'y  mépren- 
dre, un  vertueux  patriarche  de  feu  Ducray-Duminil.  Barbes  ne  se  défendaitpas, 
et,  prenant  à  chaque  instant  la  parole,  ne  cessait  pas  de  le  dire.  Lorsqu'à  la 
fin  il  a  parlé  d'une  seule  haleine,  on  a  pu  voir  une  fois  de  plus  ce  que  c'était 
que  les  exagérations  banales  et  la  pompe  vulgaire  sous  laquelle  les- dramaturges 
de  ce  temps-ci  cachent  le  néant  de  leurs  drames.  La  déclamation  ne  nous  émeut 
pas  :  il  faut  d'autres  mérites  que  ceux  de  M.  Barbes  pour  s?arroger  le  droit  de 
demander  pardon  à  la  France  et  à  l'humanité  de  ne  les  avoir  pas  mieux  servies. 
La  France  et  l'humanité  n'exigent  de  chacun  que  ce  qu'il  peut  donner  dans  la 
mesure  de  son  intelligence,  et  non  pas  dans  la  mesure  de  son  orgueil.  Le  tort 


REVUE.   —  CHRONIQUE.  351 

de  ces  sauveurs  de  la  patrie  et  du  genre  humain,  qui  abondent  chez  nous,  c'est 
de  prendre  toujours  Tune  de  ces  deux  mesures  pour  l'autre.  De  là  cette  tension 
perpétuelle  qui  finit  par  leur  rompre  le  jugement  et  les  marquer  de  quelque  trait 
où  l'on  pressent  la  folie;  de  là  cet  effort  infructueux,  cette  aspiration  essoufflée 
vers  le  sublime;  de  là  ce  pastiche  incessant  de  toutes  les  grandes  histoires  avec 
lequel  ils  s'en  font  eux-mêmes  une  si  petite. 

Sérieusement,  n'est-ce  pas  étrange  de  voir  ces  écoliers  plagiaires  régner  sur 
de  certaines  foules  et  nous  pousser  dans  un  nouveau  Bas-Empire  où  les  rhé- 
teurs pourront  être  des  tribuns?  Ce  langage  convenu,  cette  imitation  fasti- 
dieuse, ce  faux  continuel  est  en  effet  à  l'ordre  du  jour  dans  tout  le  parti;  écoutez 
un  correspondant  de  la  Vraie  République  vous  raconter  la  ruine  d'un  condamné 
de  juin,  un  marchand  de  bois  de  la  rue  Ménilmontant;  les  voisins  remplissent 
son  chantier  désert:  «Malheureux  Derteract!  s'écriait  une  femme  du  peuple, 
quelle  récompense  est  la  tienne!  Toi  si  dévoué,  si  grand  d'ame,  toi  l'exemple 
vivant  du  travailleur-peuple!  —  Un  vieillard  était  là  également  qui  pleurait;  il 
laissa  échapper  lentement  ces  paroles  :  Mon  Dieu!  qu'elle  est  à  plaindre,  la  jus- 
tice qui  s'égare  à  ce  point  d'infliger  un  châtiment  au  citoyen  qui  a  mérité  la 
couronne  civique!  »  Ce  sont  bien  là  les  vieillards  et  les  femmes  des  sombres  rôles 
de  l'Ambigu  et  de  la  Gaieté;  ce  sont  des  figures  de  cire  qui  ne  respirent  ni  ne 
marchent  tout  de  bon  :  c'est  le  faux  à  froid.  Lisez  les  envois  d'argent  des  sous- 
cripteurs qui  paient  les  amendes  du  Peuple  et  jettent  à  l'envi  leur  obole  «  dans 
la  gueule  du  fisc!  »  le  faux,  toujours  le  faux!  Lisez  les  feuilletons  dans  lesquels 
on  représente  Maximilien  Robespierre  montrant  ses  images  à  sa  sœur  quand  il 
était  petit,  nourrissant  avec  amour  des  pigeons  ou  des  moineaux,  et  pleurant 
la  mort  «  de  ses  pensionnaires  emplumés.  »  Faux  style,  faux  esprit!  la  guillotine 
mignarde!  tout  cela  faux  comme  la  fantasmagorie  financière  de  M.  Proudhon, 
qui  vient,  à  ce  qu'il  paraît,  de  mettre  la  clé  de  sa  banque  sous  la  porte  pour 
prendre  celle  des  champs. 

Comment  toutes  ces  faussetés  peuvent-elles  cependant  exercer  tant  d'empire 
sur  la  multitude?  C'est  qu'elles  vont  à  l'adresse  des  appétits  matériels  qui  as- 
siègent aujourd'hui  l'ordre  social;  elles  les  déguisent  et  les  parent;  elles  semblent 
couvrir  ou  relever  le  but  grossier  qu'ils  se  proposent.  Ces  appétits  demeurent 
au  fond  de  l'homme  avec  leurs  exigences  et  leur  tyrannie;  la  société  est  faite 
pour  les  contenir  :  lorsque  la  société  branle  sur  sa  base  ou  se  dissout,  ils  repa- 
raissent à  la  surface  et  réclament  leur  part  de  butin.  Nous  en  sommes  là,  sauf 
réserve,  et  les  vendeurs  d'éloquence  ne  chômeront  pas  de  clientèle  tant  que 
la  société  ne  sera  pas  rassise  et  raffermie.  Resserrons  donc  au  plus  vite  les  liens 
des  institutions,  défendons  tous  les  ressorts  de  l'organisation  publique  contre  des 
attaques  inconsidérées  ou  perfides.  Un  pouvoir  fort  sera  toujours  le  plus  sûr 
rempart  contre  les  doctrines  anti-socialistes,  parce  qu'il  leur  opposera,  pour 
ainsi  dire,  une  objection  de  fait.  Les  propagandistes  nieront  qu'il  puisse  résister  : 
il  résistera. 

L'assemblée  nationale  n'est  pas  assez  généralement  pénétrée  de  cette  persua- 
sion; née  dans  l'accès  révolutionnaire,  elle  ne  sent  pas  aussi  bien  que  le  pays, 
maintenant  refroidi,  cet  absolu  besoin  d'une  force  publique.  Elle  se  figure  trop 
qu'elle  est  encore  elle-même  cette  force  si  désirable,  et  elle  ne  s'aperçoit  pas  as- 
sez que  la  lente  approche  de  sa  fin  a  usé  son  crédit,  que  les  violences  de  ses  dé- 


352  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

bats  n'ont  point  ajouté  à  sa  considération ,  que  les  pugilats  de  ses  montagnards 
achèveront  de  la  ruiner.  Sa  majorité  s'abandonne  trop  volontiers  à  des  ran- 
cunes ou  à  des  préventions  qui  lui  font  sacrifier  les  intérêts  durables  du  pays 
au  plaisir  stérile  de  contrarier  un  gouvernement  qu'elle  ne  soutient  qu'en  le 
chicanant.  M.  Faucher  surtout  a  l'honneur  de  cette  bizarre  inimitié  :  il  la  mé- 
rite par  son  active  énergie,  qui  ne  se  lasse  ni  ne  se  rebute  au  milieu  de  tant 
d'épines.  Nous  lui  reprocherions  de  ne  pas  se  faire  plus  gracieux,  s'il  n'avait 
rencontré  dès  l'abord  une  opposition  décidée  à  lui  être  désagréable.  La  lutte 
ainsi  ouverte,  M.  Faucher  était  homme  à  tenir  la  gageure.  En  attendant,  ce  qui 
souffre  de  ces  mauvais  vouloirs,  c'est  la  chose  publique.  M.  Faucher  a  prié  d'an- 
ciens préfets  de  reprendre  leurs  fonctions  après  qu'ils  avaient  sollicité  et  obtenu 
leur  retraite.  Grande  rumeur  dans  toute  la  gauche  :  les  préfets  réintégrés  sont 
traités  de  faussaires.  M.  Faucher  leur  délivre  dans  le  Moniteur  un  juste  brevet 
d'honorabilité;  torrent  de  colères  et  d'injures  sur  la  tête  de  M.  Faucher,  qui,  par 
nature  peut-être,  aime  assez  à  riager  contre  le  courant.  Les  préfets  ont  été 
mandés  par-devant  la  commission  du  budget,  qui  a  fonctionné  comme  un  petit 
saint-office  et  requis  des  médecins-jurés,  sans  autre  délicatesse.  On  a  dû  recon- 
naître alors  que  ces  anciens  serviteurs  de  l'état  avaient  du  mérite  à  le  servir 
encore  avec  leur  santé  compromise,  et  la  commission  en  a  été  pour  sa  courte 
honte.  Mais  tous  les  préfets  retraités  posséderont-ils  réellement  des  infirmités  si 
favorables?  Il  serait  très  possible  qu'on  ne  gagnât  pas  beaucoup  à  pousser  la 
question  plus  loin.  Les  plus  vifs  accusateurs  de  M.  Faucher  ne  sont  pas  bien  sûrs 
de  n'avoir  pas  eu  jadis  la  même  humanité  que  lui  par  rapport  au  même  chapitre. 
Pour  peu  que  la  prudence  revienne  à  temps,  on  s'abstiendra  de  jeter  plus  d'a- 
larme dans  l'administration. 

Est-ce  encore  une  belle  victoire  d'avoir  supprimé  le  traitement  du  général 
Changarnier,  pour  lui  retirer  le  double  commandement  qui  a  fait  depuis  trois 
mois  la  sécurité  de  Paris?  Une  assemblée  à  la  veille  de  sa  dissolution  a-t-elle  pu 
raisonnablement  priver  le  pouvoir  exécutif,  qui  ne  s'en  va  point  avec  elle,  du 
fidèle  appui  de  ce  bras  énergique?  On  invoque  plus  ou  moins  à  propos  la  loi 
de  1831;  l'assemblée  sera  mise  à  même  de  voter  la  suspension  temporaire  d'une 
loi  qui  ne  saurait  régler  notre  état  présent.  Nous  verrons  si  la  majorité  de 
l'autre  jour  était  la  bonne.  Serait-ce  enfin  une  œuvre  patriotique  de  finir  la 
discussion  des  budgets  en  mutilant  ceux  des  finances  et  de  la  guerre?  On  prête 
ce  complot  à  toute  une  partie  de  l'assemblée.  Si  la  pitoyable  campagne  de 
M.  Lherbette  contre  certains  pensionnaires  du  trésor  devait  être  le  signal  de 
cette  attaque,  nous  nous  réjouirions  du  mauvais  augure  sous  lequel  les  conjurés 
débutent.  Nous  nous  réjouissons  moins  du  scrutin  qui  vient  de  reformer  le  con- 
seil d'état.  Le  mécanisme  qu'il  introduit  dans  ce  grand  établissement  politique 
ne  nous  semblait  guère  propre  à  fortifier  l'institution  :  nous  souhaitons  que  l'in- 
stitution ne  pèche  pas  en  outre  par  les  personnes.  Pour  un  homme  de  talent 
qui  se  rencontre  dans  le  conseil  parmi  les  nouveaux  venus,  il  en  est  beaucoup 
dont  la  science  et  la  sagesse  administrative  ne  nous  sont  guère  démontrées,  et 
il  y  manque  des  membres  anciens  dont  l'absence  nous  afflige ,  M.  Baude  no- 
tamment, qui  méritait  à  coup  sûr,  dans  la  liste  de  la  rue  de  Poitiers,  la  place 
•que  M.  Lasnier  s'y  est  faite.  Sait-on  et  comment  et  pourquoi? 

Yoilà  donc  comme  vont  les  affaires  chez  nous,  assez  incertaines  en  somme, 


REVUE.  —  CHRONIQUE.  353 

si  ce  grand  parti  de  Tordre  dont  M.  Guizot  sollicite  ardemment  la  formation 
dans  sa  circulaire  ne  se  hâte  pas  de  prendre  en  main  les  rênes  de  l'opinion  pu- 
blique, et  d'agir  comme  un  seul  homme  en  oubliant  les  divisions  d'autrefois. 
Nous  ne  voulons  pas  dire  que  cet  oubli  soit  facile,  nous  voulons  croire  que  cha- 
cun l'obtiendra  de  son  patriotisme.  Autrement  où  seraient  les  soldats,  si  les 
chefs  s'éclipsaient  et  s'annulaient  dans  l'ombre  de  leurs  vieux  ressentimens?  Il  y 
a  bon  nombre  de  cœurs  énergiques  et  de  citoyens  honnêtes  qui  ne  demandent 
qu'à  servir  la  cause  trop  malade  d'une  société  en  péril;  mais  ils  ne  veulent  plus 
voir  à  leur  tête  les  secrètes  passions,  les  sourdes  rivalités,  les  mesquines  jalou- 
sies qui  ont  déjà  failli  tout  perdre  :  ils  se  décourageraient  vite,  s'ils  ne  sentaient 
au-dessus  d'eux  que  des  talens  et  point  encore  des  caractères. 

Au  dehors,  la  guerre  en  Danemark  et  en  Hongrie,  la  Sicile  et  Gênes  en  feu, 
Gênes  réduite  par  le  canon  piémontais,  et  derrière  les  gouvernemens  de  Naples 
et  de  Piémont,  l'Autriche;  derrière  l'Autriche,  la  Russie.  Cette  perspective  n'a 
rien  qui  puisse  nous  dédommager  beaucoup  de  nos  soucis  intérieurs. 


LA  MÉDIATION  ANGLO-FRANÇAISE  A  PALERME. 


Palerme,  9  mars  1849  (1). 

Les  derniers  efforts  de  la  médiation  à  Naples  ont  été  pénibles.  Après  avoir 
longuement  débattu  les  conditions  de  l'arrangement  à  intervenir  entre  Naples 
et  la  Sicile,  et  avoir  obtenu  à  grand'peine  des  termes  avantageux  et  convenables 
au  point  de  vue  de  la  liberté  civile  et  politique  de  la  Sicile,  il  fallait  spécifier  des 
mesures  qui  donnassent  des  garanties  à  ces  concessions  libérales,  et  qui,  en  ras- 
surant les  personnes  sur  les  conséquences  de  leur  conduite  passée,  pussent  pré- 
parer les  esprits  à  accepter  l'accommodement. 

Il  n'y  avait  aucune  chance  de  pouvoir  s'entendre,  si  on  conservait  la  préten- 
tion de  faire  entrer  des  troupes  napolitaines  à  Palerme  :  toutes  les  opinions  sont 
unanimes  à  cet  égard.  Il  était  évident,  d'un  autre  côté,  qu'une  des  bases  de  la 
réconciliation  devait  être  un  complet  oubli  du  passé,  et  par  conséquent  une  en- 
tière amnistie  pour  tout  acte  politique.  La  concession  de  ces  conditions,  regar- 
dées comme  indispensables,  n'avait  pu  être  obtenue  du  général  Filangieri,  qui 
s'y  refusait  absolument,  et  qui  avait  déclaré  n'avoir  plus  rien  à  accorder  au-delà 
de  ce  qui  était  déjà  stipulé  avec  les  plénipotentiaires.  Il  fallut  que  les  ministres 
de  France  et  d'Angleterre,  auxquels  se  joignirent  les  deux  amiraux,  se  rendis- 
sent à  Gaëte,  auprès  du  roi ,  pour  lui  exposer  eux-mêmes  la  situation  et  l'ame- 
ner aux  concessions  nécessaires.  Le  roi  reçut  avec  beaucoup  de  bienveillance  les 
quatre  hauts  personnages,  et  leur  accorda  ce  qu'ils  étaient  venus  lui  demander. 

(  1)  Ces  lettres  sur  la  Sicile  nous  sont  adressées,  du  théâtre  même  des  événemens,  par 
une  personne  qui  a  pu  suivre  de  près  la  marche  des  négociations  entamées  par  la  médiation 
anglo-française  à  Naples  comme  à  Palerme. 


354  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Il  lut  convenu  que  les  troupes  napolitaines  n'entreraient  point  à  Palerme,etque 
la  ville  et  les  forts  resteraient  confies  à  la  garde  nationale.  11  fut  question  aussi 
de  l'oubli  dans  lequel  devaient  être  mis  les  événemens  passés,  et  le  roi  dit  que 
son  intention  n'était  pas  de  punir,  et  qu'on  se  bornerait  à  faire  sortir  de  la  Si- 
cile quelques  personnes  qui  en  compromettaient  la  tranquillité. 

On  regarda  dès-lors  les  négociations  comme  terminées  à  Naples,  et  les  ami- 
raux qui  s'étaient  chargés  de  proposer  ces  conditions  aux  Siciliens  se  préparè- 
rent à  partir  pour  Palerme.  On  n'attendait  plus  que  les  proclamations,  qui  s'im- 
primaient, et  l'on  devait  mettre  sous  voiles  le  3  mars,  quand,  le  2  au  soir, 
l'amiral  Parker  fit  savoir  au  ministre  de  France  qu'il  avait  eu  connaissance,  dans 
la  journée,  d'une  liste  de  quarante-cinq  noms  de  Siciliens  qui  étaient  désignés 
comme  ne  devant  pas  profiter  du  bénéfice  de  l'amnistie;  qu'il  ne  pouvait  con- 
sentir à  une  pareille  mesure,  et  qu'il  ne  partirait  pas,  si  elle  n'était  révoquée; 
qu'en  conséquence  il  se  proposait  de  se  rendre  dès  le  lendemain  à  Gaëte  auprès 
du  roi  pour  lui  parler  dans  ce  sens,  et  qu'il  demandait  à  l'amiral  Baudin  de  se 
joindre  à  lui.  L'amiral  Baudin  témoigna  à  l'amiral  Parker  qu'il  partageait  ses 
sentimens.  Le  3  mars,  les  deux  amiraux  se  rendirent  à  Gaëte  sur  la  frégate  à 
vapeur  le  Vauban.  Admis  auprès  du  roi,  ils  déclarèrent  qu'ils  ne  se  chargeraient 
point  de  porter  aux  Siciliens  les  conditions  proposées,  s'ils  n'étaient  point  en 
mesure  d'annoncer  un  complet  oubli  du  passé;  que  cet  acte  de  clémence  et  d'hu- 
manité pouvait  seul  faire  réussir  leur  démarche,  en  assurant  à  l'arrangement 
stipulé  le  caractère  de  réconciliation  que  la  médiation  cherchait  à  lui  donner. 
Le  roi  répondit  qu'il  ne  connaissait  aucun  des  noms  portés  sur  la  liste  dont  les 
amiraux  venaient  de  lui  parler;  qu'il  s'était  borné  à  vouloir  éloigner  quelques 
hommes  dangereux,  mais  qu'il  était  tout  disposé  à  oublier  le  passé,  et  que,  puis- 
que les  amiraux  jugeaient  que  l'on  devait  faire  plus  encore,  il  s'en  remettait 
entièrement  à  eux.  Il  montra  enfin  une  très  grande  modération  et  beaucoup  de 
facilité.  Tout  étant  dès-lors  définitivement  réglé,  les  amiraux  partirent  pour 
Palerme  le  4  mars  au  soir.  Le  6  au  matin ,  les  deux  divisions  étaient  mouillées 
devant  la  ville.  Dès  le  même  jour,  les  amiraux  allèrent  rendre  visite  au  ministre 
des  affaires  étrangères,  prince  Butera,  et  au  président,  Ruggiero  Settimo;  le 
lendemain,  ils  portèrent  au  conseil  des  ministres  les  conditions  de  l'arrangement 
proposé. 

Les  amiraux  purent  reconnaître  tout  d'abord,  dans  cette  région  officielle,  une 
grande  inquiétude,  de  l'agitation,  une  exaltation  mal  contenue.  Les  discours 
du  prince  Butera  et  du  président  tendaient  à  prouver  que,  malgréle  désir  que 
le  gouvernement  pouvait  avoir  de  ne  plus  recourir  aux  armes,  il  ne  lui  serait 
pas  possible  de  prendre  sous  sa  responsabilité  la  proposition  au  parlement  d'un 
arrangement  qui  n'aurait  pas  pour  base  la  complète  indépendance  de  la  Sicile, 
et  qui  replacerait  cette  île  sous  la  domination  du  roi  de  Naples.  Ce  ne  furent  là 
d'abord  que  des  paroles  officieuses,  et  le  conseil ,  en  recevant  officiellement  la 
communication  des  amiraux,  ne  fit  point  de  démonstration  d'opinion.  Il  se  borna 
à  dire  que  le  gouvernement  ne  pouvait  prendre  aucune  résolution ,  et  que  le 
parlement  seul  avait  caractère  pour  donner  un  avis.  L'audience  ne  fut  pas 
longue.  Les  pièces  remises  par  les  amiraux  entre  les  mains  du  ministre  des  af- 
faires étrangères  ne  furent  pas  même  ouvertes  en  leur  présence. 

C'est  aujourd'hui,  9  mars,  que  le  gouvernement  doit  porter  aux  chambres  le 


REVUE.  —  CHRONIQUE.  355 

décret  du  roi  de  Naples  qui  renferme  les  conditions  accordées  à  la  Sicile.  Que! 
accueil  fera-t-on  à  ces  conditions?  Les  dispositions  des  Palermitains  ne  font 
guère  espérer  une  solution  favorable.  Bien  que  la  noblesse  et  la  dasse  moyenne, 
en  s'organisant  en  garde  nationale,  aient  constitué  une  force  qui  leur  assure  le 
pouvoir  et  qui  a  réussi  à  maintenir  Tordre,  néanmoins  elles  ne  sont  pas  com- 
plètement maîtresses  de  la  situation.  Les  opinions  exaltées ,  les  clubs  où  elles 
s'élaborent  et  d'où  elles  sortent,  rencontrent  un  puissant  auxiliaire  dans  l'ani- 
madversion  générale  qui  poursuit  le  roi  de  Naples  et  dans  ce  désir  d'indépen- 
dance, désir  plus  passionné  que  raisonnable,  qui  anime  tous  les  Siciliens.  Le 
parti  extrême  dit  que  les  conditions  que  l'on  propose  et  que  l'on  connaît  déjà 
par  ouï-dire  sont  inacceptables.  —  Plutôt  que  de  subir  le  joug  du  roi  de  Naples, 
crient  les  meneurs,  il  faut  périr  et  s'ensevelir  sous  les  ruines  de  Palerme.  11  n'est 
point  nécessaire  de  lire  le  décret  de  Ferdinand  jusqu'au  bout;  il  suffit  de  savoir 
qu'il  est  signé  Ferdinand.  La  Sicile  a  juré  la  déchéance  des  Bourbons  et  l'indé- 
pendance; elle  doit  être  fidèle  à  son  serment.  Elle  peut  perdre  encore  sa  liberté 
et  succomber  les  armes  à  la  main;  elle  ne  veut  pas,  par  une  transaction,  aban- 
donner ses  droits  à  l'indépendance.  Ces  droits,  elle  les  revendique  au  nom  de 
ses  anciennes  institutions  et  de  la  constitution  de  1812,  qui  les  a  formellement 
stipulés.  Elle  est  en  état  de  vivre  d'une  existence  séparée,  et  les  Siciliens  sont  un 
peuple  distinct  de  celui  qui  habite  le  reste  de  l'Italie .  On  peut  lui  refuser  aujour- 
d'hui un  appui  pour  l'aider  à  établir  cette  indépendance;  mais  la  force  ne  pré- 
vaudra pas  toujours  sur  la  justice,  et  le  jour  viendra  où  le  principe  de  sa  na- 
tionalité, de  son  autonomie,  triomphera.  La  Sicile  ne  doit  rien  sacrifier  de  ce 
droit;  depuis  long-temps,  elle  souffre  plutôt  que  de  l'abandonner,  elle  saura  souf- 
frir encore . 

En  vain  essaierait-on  de  ramener  ces  exaltés  sur  le  terrain  de  la  réalité  en 
leur  disant  que  ce  droit  à  l'indépendance  qu'ils  prétendent  avoir,  jamais  per- 
sonne ne  le  leur  a  reconnu,  et  que  cette  indépendance  n'est  dans  les  intérêts 
d'aucune  des  puissances  de  l'Europe;  que,  pour  la  leur  assurer,  il  faudrait  porter 
dans  les  relations  des  autres  peuples  un  trouble  dangereux;  que  les  intérêts  ou 
les  désirs  d'un  seul  ne  peuvent  prévaloir  contre  les  intérêts  de  tous  dans  une  com- 
munauté; que  le  fait  de  la  réunion  de  la  Sicile  à  la  couronne  de  Naples  est  passé 
avec  force  de  chose  jugée  dans  le  droit  politique  de  l'Europe  depuis  1815;  que 
tout  ce  que  l'Europe  leur  doit,  c'est  de  leur  faire  obtenir  des  conditions  d'exis- 
tence meilleures  que  celles  qui  ont  été  le  partage  de  la  Sicile  depuis  trente  ans; 
qu'aujourd'hui  il  s'agit  pour  eux  de  choisir,  ou  des  conditions  honorables  garan- 
ties par  la  France  et  l'Angleterre,  ou  les  hasards  d'une  guerre  dont  les  chances 
sont  contre  la  Sicile,  et  dans  laquelle  ils  ont  débuté  par  une  défaite  qui  a  donné 
pied  à  l'ennemi  sur  leur  territoire.  Quand  la  question  «st  posée  aussi  catégori- 
quement, les  exaltés  de  Sicile  la  déplacent,  parlent  de  leur  histoire  du  temps 
des  Grecs  et  des  Normands,  du  triomphe  probable  des  nationalités,  de  l'impos- 
sibilité d'un  abandon  de  la  part  de  l'Angleterre  et  de  la  France,  liées  à  la  cause 
sicilienne,  l'une  par  intérêt,  l'autre  par  principes;  ils  font  valoir  les  forces  que 
la  Sicile  a  acquises  depuis  huit  mois  et  celles  qu'elle  peut  acquérir  encore,  enfin 
le  courage  sicilien  et  l'enthousiasme  général  qui  anime  le  pays. 

Le  gouvernement,  c'est-à-dire  le  ministère  et  le  parlement,  ne  paraît  pas  as- 


356  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

sez  fort  pour  contenir  ce  parti  exalté  et  le  dominer.  Il  en  subit  évidemment  la 
pression,  et  c'est  là  qu'est  le  danger.  11  n'osera  peut-être  pas  faire  connaître  la 
vérité  et  combattre  pour  la  raison  en  éclairant  l'opinion  sur  les  vrais  intérêts  de 
la  Sicile.  Ici,  comme  dans  toute  l'Italie,  ce  seront  les  clubs  et  la  rue,  cette  néga- 
tion de  tout  gouvernement,  qui  feront  la  loi.  Il  y  a  bien  un  parti  modéré.  On 
suppose  qu'une  grande  portion  de  la  garde  nationale,  les  bourgeois  et  les  mar- 
chands, dont  les  intérêts  souffrent  beaucoup  de  la  situation  actuelle,  désirent 
vivement  en  sortir,  et  qu'ils  se  soumettraient  sans  trop  de  difficultés  aux  con- 
ditions proposées.  Le  clergé,  surtout  celui  qui  est  riche ,  aspire  certainement  à 
voir  les  affaires  s'arranger  pacifiquement,  les  grands  propriétaires  et  la  plupart 
des  nobles  sont  dans  les  mêmes  dispositions;  mais  quelle  est  la  force  de  ce  parti? 
Comment  pourra- t-il  se  manifester  dans  un  moment  de  fièvre  comme  celui-ci? 
A-t-il  assez  de  courage  pour  parler,  assez  d'union  pour  agir?  Prendra-t-il  une 
initiative?  Comment  fera-t-il  pour  cela?  Saura- t-il  vaincre  la  peur  que  lui  in- 
spire la  populace  et  secouer  l'influence  que  font  peser  sur  lui  les  clubs  et  le 
gouvernement? 

14  mars. 

Les  affaires  n'ont  pas  beaucoup  marché.  Le  gouvernement,  très  incertain  de 
la  conduite  qu'il  doit  tenir,  cherche  à  gagner  du  temps  et  invente  toutes  sortes- 
d'objections  dilatoires.  Voici  une  des  premières  qui  aient  été  imaginées.  Le 
parlement  a  juré  la  constitution;  il  a  décrété  la  déchéance  et  a  déclaré  l'indé- 
pendance :  il  ne  peut  donc  se  prononcer  sur  les  propositions  du  roi  de  Naples. 
En  conséquence,  il  doit  se  dissoudre.  On  recourra  à  de  nouvelles  élections  géné- 
rales, faites  dans  l'intention  spéciale  et  connue  à  l'avance  d'interroger  l'opinion 
du  pays  sur  la  question  posée  à  la  Sicile  par  les  puissances  médiatrices.  Cette 
combinaison  a  la  logique  pour  elle,  et,  comme  elle  aura  une  perspective  d'ar- 
rangement, quelque  incertaine  qu'elle  soit,  les  amiraux  l'auraient  sans  doute 
admise,  si  elle  avait  été  manifestée  par  le  parlement;  mais  il  paraît  que  cette 
mesure  avait  des  chances  de  réussite  qui  n'auraient  fait  le  compte  ni  des  me- 
neurs ni  du  parlement  lui-même  :  ils  auraient  craint,  en  interrogeant  le  pays, 
de  le  voir  leur  échapper.  Il  y  a  des  exemples  ailleurs  de  pareilles  déceptions. 
L'idée  a  donc  été  abandonnée. 

On  a  eu  recours  alors  à  des  chicanes  et  à  des  arguties.  Le  ministre  des  affaires 
étrangères  a  accusé  réception  du  décret  du  roi,  ou,  comme  il  l'appelle,  de  Y  acte 
de  Ga'ëte;  il  a  demandé  en  même  temps  comment  le  gouvernement  sicilien  de- 
vait considérer  la  venue  des  amiraux,  et  si  les  deux  nations  agissaient  seulement 
avec  le  caractère  de  médiateurs  officieux.  C'était  là  une  question  singulière,  à 
laquelle  répondent  assez  explicitement  les  lettres  des  ministres  de  France  et 
d'Angleterre  aux  amiraux  et  les  lettres  des  amiraux  eux-mêmes.  Ces  documens 
établissent  bien  clairement  qu'il  s'agit  d'une  médiation  bienveillante  et  offi- 
cieuse, et  que  les  puissances  n'ont  l'intention  d'employer  aucun  moyen  de  coer- 
cition; qu'au  mois  de  septembre  dernier,  elles  ont  dû  menacer  le  roi  de  Naples 
de,  la  force  pour  arrêter  des  hostilités  auxquelles  il  était  humain  et  rationnel  de 
chercher  à  substituer  des  négociations,  mais  que,  si  désormais  les  négociations 
ne  pouvaient  réussir,  et  si  la  Sicile  n'acceptait  pas  les  conditions  proposées  et 


REVUE.   —  CHRONIQUE.  357 

qui  sont  un  ultimatum,  les  puissances  se  retireraient  et  laisseraient  la  guerre 
avoir  son  cours. 

Cette  première  objection  repoussée,  le  ministère  sicilien  en  a  imaginé  une 
autre  non  moins  bizarre.  11  est  dit  dans  l'acte  de  Gaëte  que  tout  ce  qui  a  été 
fait  depuis  le  12  janvier  1848  en  Sicile  est  regardé  par  le  roi  de  Naples  comme 
non  avenu  :  le  ministère  en  conclut  que  ni  le  parlement  sicilien  ni  le  gouver- 
nement qui  en  est  l'expression  n'existent  pour  le  roi,  et  que  par  conséquent  ils 
n'ont  pas  caractère  pour  traiter  avec  lui.  La  réponse  à  cette  misérable  chicane 
a  été  assez  sévère;  les  amiraux  commencent  à  se  lasser  de  ces  subterfuges. 

Il  devient  en  effet  de  plus  en  plus  évident  que  le  seul  but  est  de  gagner  du 
temps.  Dans  la  séance  du  9,  où  l'on  pensait  que  les  ministres  soumettraient  au 
parlement  l'acte  de  Gaëte,  il  n'en  a  pas  même  été  question.  On  a  voté  d'urgence 
un  projet  de  levée  en  masse  de  tous  les  hommes  valides  de  dix-huit  à  trente  ans. 
Les  préparatifs  apparens  de  guerre  se  sont  multipliés.  Des  troupes  se  sont  diri- 
gées vers  Catane,  où  l'on  suppose  que  les  hostilités  recommenceront.  Les  jour- 
naux deviennent  de  plus  en  plus  violens  et  ont  commencé  à  injurier  la  média- 
tion. Les  reproches  les  plus  amers  sont  jusqu'ici  pour  les  Anglais,  sur  lesquels 
on  avait  plus  compté  que  sur  nous  pour  la  défense  de  prétentions  exagérées  qui 
pouvaient  tourner  à  leur  profit;  mais  on  a  a,ussi  des  paroles  de  colère  contre  la 
France,  à  laquelle  on  dit  qu'il  n'est  pas  digne  d'un  gouvernement  libre  et  répu- 
blicain de  prendre  parti,  comme  nous  le  faisons,  pour  Yinfame  bombardatore. 
On  voudrait  bien  jeter  la  mésintelligence  entre  les  deux  amiraux  médiateurs; 
mais  cela  n'a  pas  été  possible,  et  ils  ont  agi  jusqu'ici  avec  l'entente  la  plus  par- 
faite. Une  conformité  complète  d'opinions  sur  la  question  actuelle,  les  relations 
d'amitié  qui  les  lient  depuis  long-temps,  ont  déjoué  toutes  les  suggestions  et 
toutes  les  tentatives.  Quelques  légères  dissidences  sur  les  moyens  d'exécution  ne 
les  empêchent  pas  de  tendre  du  même  pas  vers  le  but. 

Il  n'en  est  pas  tout-à-fait  de  même  des  Anglais  et  des  Français,  officiers  et 
résidens.  Les  Français  sont  au  fond  assez  indifférens,  bien  que  quelques-uns 
d'entre  eux  aient  certainement  du  penchant  pour  une  cause  dont  le  principe 
est  après  tout  respectable.  Quant  aux  Anglais,  ils  ne  cachent  pas  leur  sympathie 
pour  la  Sicile  ni  les  espérances  qu'ils  entretiennent.  C'est  là,  je  crois,  un  senti- 
ment général  chez  les  Anglais,  et  le  revirement  de  politique  de  lord  Palmerston 
n'est  pas  une  concession  à  l'opinion  publique.  Il  faut  plutôt  l'attribuer  à  son 
désir  de  compromettre  la  France  avec  l'Angleterre  dans  la  prévision  d'une  action 
prochaine  à  exercer  sur  la  Russie. 

18  mars. 

Les  Siciliens  paraissent  décidément  ne  plus  vouloir  rien  entendre.  Le  parti 
modéré  s'efface  de  plus  en  plus.  Une  modification  vient  d'avoir  lieu  dans  le  mi- 
nistère, où  elle  ramène  M.  Stabile,  l'un  des  hommes  les  plus  ardens  et  les  plus 
intelligens  que  la  révolution  ait  conduits  à  la  direction  des  affaires,  et  qui,  après 
avoir  été  renversé  du  ministère  il  y  a  trois  mois,  a  continué  d'exercer  une  grande 
influence  comme  président  de  la  chambre  des  communes.  On  assure,  à  tort  ou 
à  raison,  qu'il  est  sous  l'influence  anglaise,  et  qu'il  représente  le  parti  qui  est 
plus  disposé  à  choisir  le  protectorat  anglais  qu'à  subir  la  domination  napolitaine. 


338  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Un  certain  M.  G.ilvi  ■  aussi  été  appelé  à  faire  partie  de  ce  nouveau  ministère.  Ge 
nom  est  significatif.  M.  Calvi  est  le  représentant  de  l'opinion  républicaine.  Jus- 
qu'ici, cette  opinion  n'a  qu'un  petit  nombre  d'adhérens  à  Païenne  et  dans  la 
Sicile.  Les  traditions,  les  coutumes,  l'état  actuel  du  pays,  où  la  classe  moyenne 
ne  fait  que  de  naître,  la  repoussent.  L'opinion  républicaine  se  fait  sa  place  pour- 
tant, et  il  a  fallu,  par  esprit  de  conciliation,  la  laisser  entrer  dans  le  gouverne- 
ment. Cette  nomination  excite  quelques  défiances. 

La  signification  de  ces  changemens  ministériels  est  certainement  contraire 
aux  chances  d'accommodement.  Aussi  la  violence  des  discours  augmente-t-elle, 
et  l'agitation  commence  à  se  montrer  dans  la  rue.  Il  s'est  formé  d'abord  desat- 
troupemens  où  l'on  a  parlé  d'aller  faire  des> démonstrations  devant  les  consu- 
lats de  France  et  d'Angleterre  et  d'en  arracher  les  écussons;  il  a  fallu  que  la 
garde  nationale  prit  les  armes.  Le  gouvernement,  poussant  et  poussé,  a  crié  aux 
armes  et  à  la  guerre.  Avant-hier  des  placards  avaient  engagé  les  habitans  à  se 
rendre  dans  un  lieu  désigné  pour  y  travailler  à  des  ouvrages  de  défense.  Hier, 
le  peuple  s'y  est  porté  en  foule  immense,  hommes  jeunes  et  vieux,  gardes  natio- 
naux, prêtres  même;  des  enfans,  des  femmes,  et  parmi  celles-ci  les  sommités  de 
l'aristocratie,  s'étaient  joints  au  cortège.  Certains  récits  portent  le  nombre  des 
travailleurs  à  quarante  mille.  J'en  ai  vu  de  douze  à  quinze  mille,  revenant  armés 
de  pelles  et  de  pioches  ou  portant  des  paniers.  Ils  marchaient  eu  rang  avec  assez 
d'ordre.  De  nombreuses  bannières,  quelques  drapeaux  siciliens,  des  lambeaux 
de  toute  espèce,  ornés  de  fleurs  et  de  feuillages,  étaient  arborés  sur  des  branches 
d'arbre  ou  sur  des  gaules.  Des  tambours  battaient  à  assourdir,  et  tout  ce  peuple 
poussait  des  cris  de  Viua  la  Sicilia,  guerra,  guerra,  morte  al  Borbonel  Ils  ont  défilé 
ainsi  pendant  des  heures  sur  la  route  de  la  Bagaria,  par  la  Marine  et  la  rue  de 
Tolède,  se  répandant  ensuite  dans  tous  les  quartiers  de  la  ville.  Si  l'on  n'avait 
pas  le  souvenir  de  ce  qui  s'est  passé  à  Messine,  et  si  l'expérience  n'avait  pas 
montré,  en  maintes  circonstances,  le  peu  de  fond  qu'il  faut  faire  de  ces  exagé- 
rations italiennes,  on  pourrait,  à  la  vue  de  manifestations  qui  ont  un  tel  carac- 
tère d'enthousiasme  et  d'unanimité,  regarder  la  partie  des  Napolitains  comme 
perdue;  mais  les  Siciliens,  passez-moi  la  comparaison,  sont  un  peu  comme  une 
bulle  de  savon  :  plus  elle  s'enfle,  plus  elle  s'habille  de  riches  couleurs,  et  plus  elle 
est  près  de  crever. 

En  s'adressant  ainsi  aux  passions  de  la  foule,  en  les  remuant  pour  en  faire 
sortir  le  patriotisme  et  l'élan  d'une  résistance  énergique,  le  gouvernement  de  la 
Sicile,  le  parlement,  la  garde  nationale,  toute  la  classe  noble  et  moyenne,  qui, 
jusqu'ici,  a  dominé  la  situation  et  dont  l'œuvre  laborieuse  et  louable  a  été  d'as- 
surer l'ordre  et  de  maintenir  la  tranquillité  d'une  société  si  fortement  ébranlée, 
cette  classe  joue  un  jeu  bien  dangereux.  La  foule,  le  peuple,  quand  il  s'agglomère 
ainsi,  reconnaît  sa  force,  s'anime,  s'enivre.  A  son  premier  mouvement  d'enthou- 
siasme, mouvement  honorable,  mais  passionné  et  irréfléchi,  en  succèdent  bientôt 
de  coupables.  L'envie,  la  cupidité  comprimées,  quand  ce  peuple  était  parqué 
dans  ses  quartiers  et  qu'il  ne  pouvait  agir  faute  d'organisation,  se  réveillent  et 
prennent  une  nouvelle  ardeur.  Au  milieu  de  cette  foule  presque  entièrement 
composée  des  basses  classes  de  la  population  et  où  quelques  centaines  de  gardes 
nationaux  étaient  comme  noyés  et  se  distinguaient  à  peine,  je  voyais  apparaître 


REVUE.    —   CHRONIQUE.  359 

le  spectre  de  1820,  et  je  me  rappelais  les  désordres,  les  excès  que,  dans  une  autre 
révolution ,  avait  commis  la  populace,  maîtresse  de  Palerme.  Dieu  veuille  que  la 
Sicile  ne  revoie  pas  ces  mauvais  jours  ! 

Pendant  que  la  situation  se  dessine  ainsi  dans  les  rues ,  le  gouvernement, 
entraîné,  suit  le  flot  qu'il  a  soulevé.  Le  ministre  des  affaires  étrangères  a  déclaré 
que  décidément  il  était  obligé  de  faire  savoir  aux  amiraux  que  le  gouvernement 
ne  pouvait  pas  proposer  au  parlement  les  conditions  de  redit  de  Gaëte  dans  la 
forme  où  elles  étaient  apportées.  Cette  déclaration,  noyée  dans  de  longues  péri- 
phrases, a  aigri  les  amiraux,  convaincus  que  désormais  tout  arrangement  est 
impossible.  Ils  ont  répondu  qu'ils  avaient,  de  leur  côté,  le  regret  de  penser  que 
si  cette  résolution  était  définitive,  il  ne  restait  plus  aux  deux  puissances  qu'à 
dénoncer  l'armistice,  à  se  retirer,  et  à  laisser  les  hostilités  avoir  leur  cours.  On 
a  peine,  de  part  et  d'autre,  à  se  dire  le  dernier  mot,  et  Ton  cherche  les  moyens 
de  suspendre  un  dénoûment  que  tout  le  monde  redoute.  L'amiral  Baudin  a  vu 
le  prince  Butera,  et  a  insisté  sur  tout  ce  que  présentait  de  peu  sérieux  l'argu- 
mentation chicanière  par  laquelle  le  gouvernement  sicilien  refuse  de  porter  aux 
chambres  l'acte  de  Gaëte  et  les  pièces  qui  l'accompagnent.  11  lui  a  dit  que  le 
devoir  de  ce  gouvernement,  dans  une  circonstance  aussi  grave  pour  la  Sicile, 
était  de  négliger  les  formes  pour  aller  au  fond  de  la  question,  et  de  poser  nette- 
ment au  parlement  ce  grand  dilemme,  ou  de  la  soumission  aux  conditions 
proposées,  ou  de  la  guerre.  11  a  ajouté  que  d'ailleurs,  s'il  y  avait  réellement 
quelque  point  par  où  l'acte  de  Gaëte  dût  être  commenté  et  qui  soulevât  des  objec- 
tions, le  gouvernement  sicilien  n'avait  qu'à  le  faire  connaître  aux  amiraux,  qui 
examineraient  et  répondraient.  Le  prince  avait  promis  d'abord  de  s'expliquer  à 
cet  égard  et  d'en  écrire;  mais  il  s'est  ravisé  et  a  persisté  dans  ses  premières  ob- 
jections. L'amiral  Parker,  de  son  côté,  n'est  pas  resté  inactif,  et  il  a  fait  de- 
mander au  ministre  des  explications  sur  cette  déclaration  «  que  le  gouvernement 
sicilien  ne  pouvait  présenter  aux  chambres  les  conditions  de  l'acte  de  Gaëte  dans 
leur  forme  actuelle.  »  On  a  obtenu,  pour  réponse,  qu'il  était  entendu  par  là  que 
le  gouvernement  ne  pouvait  recevoir  les  conditions  de  l'acte  de  Gaëte  comme 
une  communication  directe  du  roi  de  Naples,  mais  que,  si  ces  conditions  étaient 
proposées  par  les  amiraux  comme  représentans  des  puissances  médiatrices,  on 
les  porterait  aussitôt  au  parlement. 

Les  amiraux,  pour  montrer  leur  désir  de  ne  négliger  aucune  chance  d'accom- 
modement, se  sont  décidés  à  consulter  sur  cette  prétention  du  gouvernement 
sicilien  leurs  ministres  respectifs,  et  à  leur  demander  si  la  communication  des 
conditions  de  l'acte  de  Gaëte  pouvait  être  faite  directement  par  les  puissances 
médiatrices.  Tout  en  donnant  aux  Siciliens  cette  dernière  marque  de  leurs  dis- 
positions conciliantes,  les  amiraux  ont  cependant  dénoncé  l'armistice  à  compter 
du  19,  pour  le  cas  où  les  ministres  de  France  et  d'Angleterre  à  Naples  répon- 
draient qu'on  ne  peut  rien  faire  de  plus  que  ce  qui  a  été  fait.  Les  deux  parties 
auraient  alors  le  droit  de  reprendre  les  hostilités  le  29  mars.  Le  vapeur  anglais 
l'Ardent  part  ce  soir  pour  Naples  avec  ce  dernier  espoir  de  la  médiation. 

On  peut,  à  ce  qu'il  semble,  considérer  dès  à  présent  la  partie  comme  perdue 
et  la  médiation  comme  ayant  échoué.  Triste  conclusion  d'efforts  généreux  et 
raisonnables!  On  est  pris  de  grande  pitié,  quand  on  pense  à  tous  les  maux  qui 


360  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

vont  fondre  sur  ce  malheureux  pays,  et  qu'il  aurait  évités  peut-être,  s'il  avait  eu 
un  gouvernement  plus  sage,  plus  énergique,  plus  intelligent,  qui  comprît  mieux 
les  nécessités  du  moment,  et  qui,  au  lieu  de  suivre  la  passion  populaire  et  de  la 
surexciter,  se  fût  attaché  à  éclairer  l'esprit  public  et  à  le  guider  dans  la  voie  de 
la  raison.  Ces  reproches  s'adressent  aussi  à  la  noblesse,  qui,  n'ayant  plus  aujour- 
d'hui de  motifs  sérieux  pour  repousser  un  arrangement,  ne  montre  tant  d'ardeur 
que  par  crainte  de  la  populace  et  des  clubs.  Pourtant  le  blâme  le  plus  sévère  doit 
retomber  sur  la  classe  moyenne,  qui  avait  la  situation  dans  ses  mains,  et  qui,  au 
lieu  d'envisager  sérieusement  ses  véritables  intérêts  et  la  réalité  des  faits,  se 
laisse  aller  à  une  passion  puérile  et  vaniteuse.  Elle  compromet  aujourd'hui  le 
pays  en  soulevant  une  populace  qu'on  peut  comparer  à  une  bête  sauvage  qu'à 
force  de  soins  un  maître  patient  et  ferme  a  pu  apprivoiser,  mais  qui  reprend  sa 
nature,  si  elle  est  excitée  imprudemment  et  si  on  lui  fait  respirer  l'odeur  du 
sang. 

Hier  encore,  cette  dangereuse  populace,  en  se  rendant  en  foule  sur  le  lieu  du 
travail  national,  montrait  ces  dispositions  de  plus  en  plus  exagérées  qui  an- 
noncent la  tempête.  Les  cris  redoublaient,  et  avec  eux  l'enivrement.  Des  groupes 
passaient  des  cris  aux  vociférations,  proféraient  des  menaces  de  mort  aux  Bour- 
bons et  aux  royalistes,  et,  par  une  pantomime  hideuse,  décapitaient  en  effigie 
leurs  ennemis  à  coups  de  hache.  Des  femmes  les  excitaient,  car  ce  sont  toujours 
les  plus  passionnées.  Les  officiers  des  escadres  qui  parcouraient  les  rues  étaient 
arrêtés  par  ces  démonstrations  sauvages.  On  commençait  à  hurler  contre  les 
belles  voitures,  et  la  foule  se  plaignait  que  les  chevaux  de  maître  ne  fussent  pas 
attelés  aux  charrettes.  On  lit  sur  certaines  affiches  les  mots  suivans  :  Viva  la 
guardia  nazionale,  ma  senza  armi,  perché  siamo  tutti  fratelli.  11  y  a  quelques 
jours,  cette  garde  nationale  aurait  réprimé;  aujourd'hui  elle  laisse  faire  :  de- 
main elle  sera  victime.  Puissent  mes  prévisions  être  démenties! 

21  mars. 

Le  vapeur  français  le  Caton  est  arrivé  hier  matin,  venant  de  Naples.  On  savait 
déjà  à  Naples  de  quelle  manière  les  premières  ouvertures  faites  ici  par  les  ami- 
raux avaient  été  reçues,  et  le  gouvernement  napolitain  réclamait  avec  instance 
la  faculté  de  reprendre  les  hostilités.  Le  général  Filangieri  a  écrit  à  cet  égard 
aux  ambassadeurs  une  lettre  où  il  fait  valoir  le  décret  du  parlement  sicilien 
pour  la  levée  en  masse  de  la  population.  11  fait  remarquer  en  outre  que  les  Si- 
ciliens attendent  d'Angleterre  des  frégates  à  vapeur,  que  ce  moyen  de  guerre 
peut  l'embarrasser  beaucoup,  et  que,  par  conséquent,  tout  temps  perdu  en  né- 
gociations rend  sa  tâche  plus  difficile  à  remplir.  Ces  réclamations  sont  fondées, 
il  faut  le  reconnaître. 

Le  roi  de  Naples  s'est  résolu  à  dissoudre  les  chambres  napolitaines,  qui  con- 
tinuaient à  se  montrer  très  hostiles  au  ministère  dont  elles  ont  demandé  itéra- 
tivement  le  renvoi  en  menaçant  de  refuser  l'impôt.  Le  ministère,  en  proposant 
au  roi  le  renvoi  du  parlement,  lui  a  adressé  un  rapport  dans  lequel  il  énumère 
les  raisons  qui  rendent  cette  mesure  indispensable.  Une  des  principales,  c'est 
que  la  chambre  des  députés  n'est  pas  la  représentation  sincère  du  corps  électo- 
ral; des  manœuvres  de  partis  ont  contrarié  l'exercice  du  droit  d'élection ,  de 


REVUE.  —  CHRONIQUE.  361 

telle  sorte  qu'un  quart  à  peine  des  électeurs  a  voté.  Cet  acte  du  roi  Ferdinand 
donnerait  une  nouvelle  ardeur  à  la  résistance  des  Siciliens,  s'il  pouvait  encore 
être  besoin  d'exciter  la  passion  populaire.  «  Quelle  confiance,  disent  les  Sici- 
liens, pouvons-nous  avoir  aux  promesses  du  roi  Ferdinand,  quand  nous  le 
voyons  abolir  de  fait  la  constitution  dans  son  royaume  de  Naples?  »  A  cela  il  est 
difficile  de  répondre  d'une  manière  bien  satisfaisante,  et  l'argument  puisé  dans 
la  garantie  des  puissances  médiatrices  ne  suffit  pas  à  convaincre. 

L'Ariel  est  arrivé  ce  matin  de  sa  tournée  sur  les  côtes  de  Sicile.  Il  était  allé 
remettre  à  tous  les  agens  consulaires  de  France  et  d'Angleterre  les  documens 
relatifs  à  l'arrangement.  Parti  de  Palerme  à  l'improviste,  il  a  été  reçu  assez  pai- 
siblement dans  les  premières  localités  où  il  a  paru.  A  partir  de  Sciacca,  les  po- 
pulations, que  les  meneurs  du  parti  exalté  avaient  eu  le  temps  d'avertir  et  de 
préparer,  ont  montré  une  grande  effervescence.  Des  cris  de  guerra!  et  morte 
al  Borbone!  ont  retenti  aussi  bruyamment  qu'à  Palerme.  A  Girgenti,  la  mani- 
festation a  pris  un  caractère  tout-à-fait  inquiétant,  et  la  position  du  capitaine 
de  l'Ariel  se  rendant  chez  les  consuls  est  devenue  critique.  Il  a  fallu  toute  sa 
prudence  et  sa  fermeté  pour  le  tirer  sans  encombre  de  ce  mauvais  pas. 

La  disposition  à  la  résistance  paraît  donc  aujourd'hui  générale  dans  toute  la 
Sicile.  Le  mot  d'ordre  est  donné  par  les  clubs;  les  exaltés  dominent,  le  gouver- 
nement encourage,  les  modérés  effrayés  crient  comme  les  autres,  plus  fort  que 
les  autres.  Il  est  devenu  impossible  d'apprécier  la  force  relative  de  l'opinion  mo- 
dérée et  de  l'opinion  exagérée ,  de  celle  qui  accepterait  volontiers  la  paix  et  de 
celle  qui  se  jette  dans  la  guerre  comme  dans  un  dernier  refuge.  L'apparente 
unanimité  des  démonstrations,  l'ardeur  des  cris,  l'exagération  des  discours, 
l'attitude  belliqueuse,  tout  cela  ne  prouve  pas  grand'chose  à  ceux  qui  connais- 
sent l'Italie,  et  il  n'en  faut  rien  conclure  quant  au  résultat  définitif,  lorsqu'on 
en  viendra  au  fait  et  qu'il  faudra  se  battre  sérieusement.  Il  y  a  là  présent  le 
souvenir  de  Messine.  Les  cris,  les  sermens,  la  jactance,  n'ont  pas  manqué;  au 
moment  décisif,  quinze  cents  hommes  ont  combattu,  et  le  reste  s'est  débandé. 
Des  milliers  sont  venus  chercher  refuge  sur  nos  vaisseaux,  où  ils  arrivaient  avec 
leurs  armes  et  leurs  gibernes  pleines  de  cartouches,  ce  qui  ne  les  empêchait 
pas  de  proférer  toutes  sortes  d'injures  contre  les  Napolitains,  devant  lesquels  ils 
fuyaient,  et  de  les  appeler  des  lâches.  On  m'a  raconté  que,  pendant  qu'ils  étaient 
réfugiés  sur  le  vaisseau  l'Hercule  et  sur  de  nombreux  bateaux  qui  l'entouraient, 
garantis  par  le  pavillon  français,  une  division  de  canots  napolitains  chargés  de 
troupes  venant  à  passer,  les  Siciliens  se  mirent  presque  tous  à  crier  :  Vive  le  roi! 
et  cela  parut  si  étrange  à  nos  officiers,  qu'ils  ne  pouvaient  en  croire  leurs  oreilles. 
Ces  souvenirs  d'un  passé  récent  rendent  incrédule,  et  l'on  doit  se  borner  à  at- 
tendre l'événement  dans  un  esprit  de  doute  ironique  qui  ne  s'étonnera  de  rien. 

23  mars. 

Il  n'est  vraiment  pas  facile  de  se  rendre  compte  des  causes  qui  font  échouer 
la  médiation.  Ce  n'est  pas  évidemment  par  réflexion  que  les  Siciliens  se  mon- 
trent intraitables.  Les  raisons  que  mettent  en  avant  ceux  avec  qui  l'on  discute 
la  question  ne  sont,  en  vérité,  pas  valables,  et  ne  suffisent  pas  à  expliquer  la 
résistance.  Les  Siciliens  se  plaignent  amèrement  des  conditions  qui  sont  ap- 
portées aujourd'hui,  et  disent  qu'elles  sont  plus  dures  que  celles  qui  leur  ont  été 


362  RBVUB  DBS  DEUX  MONDES. 

offertes  déjà;  elles  ne  diffèrent  pourtant  de  celles  de  la  constitution  de  1812  que 
par  deux  points  importans,  il  est  vrai,  mais  sur  lesquels  toute  discussion  serait 
inutile  :  l'union  sous  la  môme  couronne,  une  armée  commune. 

En  ce  qui  concerne  l'union  sous  une  même  couronne,  le  principe  est  si  com- 
plètement admis  par  toutes  les  puissances,  et  l'établissement  de  l'indépendance 
sicilienne  présenterait,  dans  les  circonstances  actuelles,  de  telles  difficultés, 
qu'il  est  évident  qu'il  n'y  avait  rien  à  tenter  dans  ce  sens  par  voie  de  négocia- 
tions, et  que  la  force,  cette  raison  suprême,  pourrait  seule  prononcer.  Quant  à 
l'armée,  si  elle  eût  été  sicilienne,  le  roi  de  Naples  eût  possédé  la  Sicile  à  peu 
près  comme  il  possède  Jérusalem,  dont  il  porte  aussi  la  couronne,  nominale- 
ment. Il  est  remarquable  d'ailleurs  qu'un  des  griefs  de  la  Sicile  contre  le  roi  a 
été  qu'on  ait  tenté  d'établir  la  conscription  en  Sicile  et  d'exiger  un  service  mi- 
litaire pour  lequel  jusqu'ici  les  Siciliens  ont  montré  une  grande  répugnance.  On 
doit  observer  aussi  que  quelques  places  seulement  de  l'île  seront  occupées  par 
des  troupes  :  Messine,  Syracuse,  Catane  et  Trapani,  et  que  les  médiateurs  ont 
obtenu  que  Palerme,  centre  du  gouvernement,  restât  sous  la  garde  de  la  milice 
civique.  Pour  tout  le  reste,  les  conditions  de  l'édit  de  Gaëte  sont  aussi  avanta- 
geuses que  celles  de  la  constitution  de  1812,  dont  elles  reproduisent  les  plus 
importantes  dispositions.  Cela  est  si  évident,  que,  quand  on  pousse  les  Siciliens 
sur  ce  sujet,  on  reconnaît  que  c'est  plutôt  la  forme  du  décret  que  le  fond  qui  le 
leur  rend  inacceptable. 

Ce  qui  fera  comprendre  le  tour  d'esprit  de  ce  peuple,  dont  les  idées  sont  si 
différentes  des  nôtres,  c'est  l'opinion  suivante  qui  s'est  accréditée  et  répandue  : 
—  11  faudrait,  a-t-on  dit,  tout  accepter,  si  les  puissances  médiatrices  voulaient 
faire  une  simple  démonstration  pour  imposer  les  conditions  offertes.  — Il  sem- 
blerait qu'une  pareille  prétention  de  la  part  des  grandes  puissances  dût  révolter 
l'amour- propre  national;  la  raison  indique  qu'il  est  plus  honorable  pour  la  Si- 
cile d'examiner  librement  l'arrangement  proposé  et  de  traiter  avec  Naples  sur 
une  sorte  de  pied  d'égalité.  Ce  n'est  point  ainsi  que  raisonnent  les  Siciliens,  et'les 
faiblesses  siciliennes  trouveraient  leur  compte  à  cette  solution  irrégulière  et  dé- 
raisonnable. Ainsi  seraient  satisfaits,  et  ce  désir  de  ne  point  en  venir  aux  mains 
qui  existe  certainement  sous  une  apparence  si  guerrière,  et  la  vanité  nationale 
qui  ne  serait  point  blessée  de  se  rendre  aux  menaces  de  deux  grandes  puis- 
sances comme  la  France  et  l'Angleterre,  mais  qui  ne  peut  souffrir  de  paraître 
céder  aux  Napolitains,  et  enfin  la  passion  de  l'indépendance,  qui,  en  subissant 
la  force,  conserverait  intacte  la  prétention  du  droit.  Ce  dernier  point  a  beau- 
coup d'importance  dans  l'esprit  des  Siciliens,  et  il  faut  reconnaître  que  c'est  là 
certainement  un  des  principaux  mobiles  de  leur  conduite.  Ils  assurent,  malgré 
tous  les  démentis  de  l'histoire,  qu'ilsont  toujours  formé  un  peuple  à  part,  libre, 
jouissant  d'institutions  spéciales.  Pour  moi,  il  me  semble  que  ce  qu'ils  appellent 
un  droit  est  seulement  une  prétention  que  personne  n'a  jamais  reconnue.  En 
1812,  il  est  vrai,  l'Angleterre  a  contribué  à  faire  donner  à  la  Sicile  une  consti- 
tution qui  la  séparait  du  royaume  de  Naples,  alors  possédé  par  les  Français; 
mais  cette  constitution  n'a  été,  en  quelque  sorte,  qu'un  acte  provisoire,  dicté  à 
l'Angleterre  par  des  vues  intéressées,  et  qu'elle  n'a  point  cherché  à  soutenir 
à  la  paix  de  1815.  Aujourd'hui  on  ne  peut  plus  se  targuer  de  cette  constitution 
qu'en  ce  qui  concerne  des  dispositions  politiques  et  administratives  dont  la  date 


REVUE.    CHRONIQUE.  363 

est  ancienne,  et  qui,  par  l'effet  du  temps,  sont  devenues  pour  la  Sicile  de  vérita- 
bles droits.  Quant  à  l'indépendance,  je  ne  l'aperçois  nulle  part  dans  l'histoire  de 
la  Sicile,  que  je  vois  toujours  l'apanage  de  quelque  couronne,  Aragon,  Espagne, 
Empire,  Sardaigne  ou  Naples;  —  pour  trouver  autre  chose,  il  faut  aller  cher- 
cher des  temps  où  l'Europe  avait  une  organisation  politique  aujourd'hui  oubliée 
et  dont  on  ne  peut  tenir  compte. 

Comme  on  le  voit,  ce  n'est  pas  la  raison ,  ou  au  moins  notre  raison,  qui  guide 
les  Siciliens  dans  leur  conduite.  Ce  sont  plutôt  des  sentimens,  des  passions. 
Quand  on  veut  connaître  l'opinion  à  ce  point  de  vue,  il  ne  faut  pas  négliger 
d'interroger  les  femmes.  Elles  sentent  avec  tant  de  vivacité  de  cœur,  parlent 
avec  une  telle  liberté  de  langage,  reflètent  si  naïvement  les  impressions  qu'elles 
reçoivent,  que  leur  conversation  représente  fidèlement  ce  que  j'appellerai  la 
passion  publique.  Toutes  les  Siciliennes  que  j'ai  entendues  parler  sur  la  situa- 
tion politique  (et,  pour  le  moment,  il  n'y  a  pas  à  Palerme  d'autre  sujet  de  con- 
versation) trouvent  que  l'on  fait  très  bien  de  repousser  les  conditions  qui  sont 
apportées  par  les  amiraux.  La  seule  raison  qu'elles  en  donnent,  sans  entrer  en 
rien  dans  l'examen  de  ces  conditions,  c'est  qu'on  ne  peut  avoir  nulle  confiance 
à  quoi  que  ce  soit  qui  vienne  de  Ferdinand.  Il  a  toujours  manqué  à  ses  enga- 
gerons, il  y  manquera  encore.  Tout  raisonnement  qu'on  voudrait  établir  sur 
la  valeur  morale  de  l'intervention  des  deux  puissances  vient  se  briser  contre 
cette  défiance,  qui ,  il  faut  le  reconnaître,  est  devenue  universelle.  La  vivacité 
et  l'accent  de  conviction  avec  lesquels  les  femmes  expriment  cette  défiance  ré- 
vèlent l'influence  d'un  sentiment  populaire  et  passionné  que  l'on  ne  peut  songer 
à  détruire  avec  des  mots.  Quant  à  l'efficacité  de  la  garantie  des  puissances  mé- 
diatrices, il  faut  bien  convenir  qu'on  n'en  peut  répondre,  et  que  l'action  de  ces 
puissances  aurait  bien  de  la  peine  à  s'exercer  contre  Naples,  si  le  roi  manquait 
à  ses  engagemens,  ou,  ce  qui  est  plus  probable,  s'il  les  éludait.  Le  sentiment 
de  doute  et  de  suspicion  qui  se  manifeste  à  cet  égard  n'a  point  de  peine  à  se  dé- 
fendre contre  les  raisonnemens  un  peu  spécieux  avec  lesquels  on  cherche  à  le 
combattre.  On  reconnaît  aussi,  dans  les  discours  des  femmes  siciliennes,  qu'une 
des  causes  principales  de  la  résistance,  c'est  que  les  conditions  offertes  aient 
été  réglées  sans  consulter  la  Sicile.  La  vanité  sicilienne,  qui  est  extrême,  et  par- 
raison  de  sang,  et  par  raison  de  faiblesse,  a  été  profondément  blessée.  Ce  peuple 
a  ressenti  une  humiliation  dans  la  tutelle  des  deux  puissances. 

Tels  sont  donc,  vus  au  miroir  des  esprits  féminins,  les  deux  sentimens  po- 
pulaires qui  ont  amené  l'insuccès  de  l'intervention  :  vanité  blessée  par  la  tutelle 
de  la  médiation,  et  défiance  haineuse  du  roi  Ferdinand.  Faites  agir  sur  ces  bases 
les  intérêts  particuliers  qui  vivent  de  la  révolution,  l'ambition  des  exaltés  et  la 
timidité  des  modérés;  tenez  compte  du  caractère  sicilien,  vaniteur  et  puéril, 
ayant  plus  d'imagination  que  de  raison,  plus  de  jactance  que  de  courage,  sans 
être  pourtant  complètement  dépourvu  d'aucune  des  qualités  qui  sont  les  oon-r 
traires  de  ces  défauts,  et  vous  aurez  à  peu  près  la  clé  de  la  situation. 

24  mars. 

Le  vapeur  anglais  le  Bull-Dog  a  mouillé  sur  rade  hier;  il  amène  de  Naples  les 
deux  ministres  de  France  et  d'Angleterre.  La  médiation  ne  veut  pas  qu'il  soit 
dit  qu'aucun  moyen  de  conciliation  ait  été  négligé,  et  les  négociateurs  viennent 


364  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

offrir  eux-mêmes  les  conditions  déjà  proposées  en  les  prenant  sous  leur  propre 
nom. 

Cette  nouvelle  démarche  a-t-elle  quelque  chance  de  succès?  Le  peuple  sicilien 
est  changeant  sans  doute,  et  une  satisfaction  aussi  éclatante  donnée  à  sa  vanité 
pourrait  peut-être  l'ébranler;  mais,  d'un  autre  côté,  le  char  est  lancé  sur  une 
pente  bien  rapide.  Comment  s'arrêtera-t-il? 

25  mars. 

Les  nouvelles  propositions  ont  été  envoyées  dans  la  matinée  au  gouvernement; 
le  ministère  les  a  portées  aussitôt  au  parlement.  Dès  qu'on  a  commencé  à  les  lire, 
quelques  voix  ont  crié  :  Guerra!  Personne  n'a  voulu  être  en  reste,  et  on  n'a  pas 
laissé  achever  la  lecture.  On  les  a  déclarées  inadmissibles  par  acclamation,  sans 
qu'il  y  ait  eu  d'opposant  et  sans  qu'une  voix  raisonnable  ait  dit  :  Voyons  au 
moins  ce  qu'on  nous  veut? 

Le  char  a  donc  versé.  Ce  résultat  est  bien  affligeant,  mais  n'a  rien  qui  doive 
surprendre.  L'Italie,  d'un  bout  à  l'autre,  est  en  proie  à  un  vertige  qui  lui  voile 
complètement  la  vérité.  Toutes  ses  imaginations,  tous  ses  rêves  lui  paraissent 
réalisables;  elle  ne  tient  compte  ni  des  faits,  ni  de  la  possibilité;  elle  croit  que, 
parce  qu'elle  a  raison  au  fond  dans  ses  prétentions  à  l'indépendance  et  à  la 
liberté,  cela  suffit  pour  les  obtenir  l'une  et  l'autre;  elle  oublie  qu'en  politique 
l'indépendance  n'est  un  droit  que  quand  on  a  la  force  de  la  conquérir  et  de  la 
maintenir,  et  qu'on  ne  mérite  la  liberté  que  quand  on  sait  en  faire  un  usage 
raisonnable  pour  soi-même  et  pour  les  autres.  Or,  est-ce  que  l'Italie  a  su  jus- 
qu'ici combattre  sérieusement  pour  son  indépendance  et  user  raisonnablement 
de  sa  liberté?  Depuis  un  an,  par  ses  divisions  et  ses  exagérations,  a-t-elle  fait 
autre  chose  que  de  perdre  une  des  plus  belles  parties  qu'il  ait  été  donné  à  un 
peuple  de  jouer?  La  Sicile  n'encourt  pas  tous  ces  reproches.  Sa  cause  est  meil- 
leure. Si  elle  n'a  pas  su  combattre  à  Messine  ni  organiser  sa  défense,  elle  s'est 
efforcée  de  mettre  de  l'ordre  à  Palerme,  et  sa  révolution  a  été  exempte  d'ex- 
cès populaires;  mais  aujourd'hui  elle  se  perd  par  la  même  exagération  de  pré- 
tentions, la  même  vanité  de  paroles,  le  même  défaut  de  vues  raisonnables  et 
pratiques. 

L'intervention  se  retire  avec  le  regret  de  n'avoir  pu  achever  son  œuvre.  Elle 
sera  poursuivie,  comme  elle  pouvait  s'y  attendre,  par  les  reproches  des  deux 
parties.  Elle  n'en  a  pas  moins  accompli  un  devoir,  car  c'était  le  devoir  de  la 
France  et  de  l'Angleterre  de  chercher  à  faire  prévaloir  la  voix  de  l'humanité  et 
de  la  raison  dans  une  querelle  qui  prenait  un  caractère  si  odieux.  11  faut  espérer 
d'ailleurs  que  le  répit  donné  pendant  six  mois  aux  passions  les  aura  apaisées,  et 
que  la  désapprobation  éclatante  des  tristes  excès  de  Messine,  dont  cette  interven- 
tion a  été  l'expression,  ne  permettra  pas  qu'ils  se  renouvellent.  N'aurait-on  ob- 
tenu que  ce  résultat,  ce  serait  beaucoup,  et  tant  de  soins  ne  seraient  pas  perdus. 
• 


V.  de  Mars. 


LA    MARINE    FRANÇAISE 


EN  1849. 


Il  n'est  pas  rare  d'entendre  le  même  censeur 
demander  simultanément  la  réduction  des  crédits 
de  la  marine  et  l'accroissement  de  ses  opéra- 
tions. 

Bodrsaint,  Écrite  divers,  page  64. 


De  tous  les  labeurs  imposés  à  l'homme  pour  vivre  et  dominer  sur 
notre  globe,  il  n'en  est  point  qui  coûtent  autant  à  son  génie  et  lui  fassent 
plus  d'honneur  que  la  lutte  contre  la  mer.  Il  semble  que  la  navigation 
soit  un  effort  contre  nature.  Panurge,  dont  la  verve  rieuse  couvre  le 
plus  souvent  un  sens  si  profond,  s'écrie,  au  plus  fort  de  la  tempête  : 
«  0  que  trois  et  quatre  fois  heureux  sont  ceux  qui  plantent  choux!... 
car  ils  ont  tousiours  en  terre  ung  pied ,  l'autre  n'en  est  pas  loin  (1)... 
Ceux  qui  sur  mer  nauigent,  tant  sont  près  du  continuel  danger  de  mort 
qu'ils  viuent  mourans  et  meurent  viuans  (2).  »  Aussi  les  peuples  qui  ha- 
bitent des  contrées  spacieuses  et  fécondes,  sous  un  climat  tempéré,  ne 


(1)  Rabelais,  Pantagruel,  liv.  IV,  chap.  xvn. 

(2)  Ibid.,  chap.  xxiv. 

LIVRAISON   SUPPLÉMENTAIRE   DU    15    AVRIL. 


2  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

franchissent  qu'à  regret  les  mers  qui  baignent  leurs  rivages.  Les  Romains 
avaient  pour  la  marine  une  répugnance  instinctive,  a  Portius  Cato,  sui- 
vant notre  Rabelais,  disoit  de  trois  choses  soy  repentir,  sçauoir  est,  s'il 
auoit  jamais  son  secret  à  femme  reuelé  :  si  en  oisiueté  jamais  auoit  un 
jour  passé  :  et  si  par  mer  il  auoit  péregriné  en  lieu  autrement  accessible 
par  terre  (1).  «Mais  les  maîtres  de  l'Italie  étaient  enserrés  par  la  mer.  Leur 
ambition  croissait  avec  le  développement  et  le  besoin  d'expansion  de  leur 
population.  Plus  d'une  fois  ils  avaient  eu  à  souffrir  dans  leur  orgueil  des 
insultes  d'une  poignée  de  marchands  réfugiés  sur  la  plage  africaine. 
Carthage,  dans  son  essor  maritime,  affrontait  audacieusement  la  pre- 
mière puissance  territoriale  du  monde  antique.  Rome  arma  des  vais- 
seaux; elle  y  pressa  ses  laboureurs.  Vaincue  d'abord,  elle  apprit  par  ses 
défaites  à  vaincre  sur  la  mer.  Carthage  disparut  sous  les  eaux  avec  ses 
flottes,  comme  devaient  plus  tard  disparaître  les  Vénitiens,  les  Génois, 
les  Portugais,  les  Barbaresques,  tous  ces  peuples  hardis  que  le  besoin 
d'une  meilleure  patrie  ou  l'aspiration  vers  l'espace  sollicitait  à  la  mer, 
qui  s'en  sont  rendus  maîtres  pour  un  jour,  et  dont  la  barque,  après  s'être 
jouée  des  tempêtes,  s'est  tristement  échouée,  si  même  elle  n'a  sombré 
sans  retour. 

Dans  les  temps  modernes,  deux  peuples  ont  été  puissans  entre  tous 
par  la  marine  et  en  vivent  encore  :  les  Hollandais,  les  Anglais.  Les  pre- 
miers ont  dicté  sur  la  mer  leurs  lois  aux  seconds.  Déchus  d'une  préémi- 
nence qui  n'avait  pas  dans  leur  situation  territoriale  un  fondement  assez 
solide,  ils  ont  su,  par  leur  sagesse  et  par  une  énergie  que  rien  ne  lasse, 
conserver  encore  une  place  honorable  parmi  les  nations.  Fortement  re- 
tranchée dans  sa  situation  insulaire,  riche  de  son  sol,  la  main  étendue 
sur  les  affaires  du  monde  entier,  le  pied  posé  sur  les  colonies  les  plus 
florissantes,  que  le  génie  de  ses  navigateurs  a  choisies  et  disposées 
comme  des  étapes  autour  du  monde,  l'Angleterre,  aujourd'hui  prépon- 
dérante sur  l'Océan,  y  maintient  son  empire  par  le  double  effort  de  son 
activité  commerciale  et  de  sa  flotte  militaire. 

Et  cependant,  que  font  les  nations  qui  ont  un  nom  dans  l'histoire  de 
la  civilisation?  Les  unes,  plus  anciennes  et  jadis  florissantes,  la  Suède, 
la  Norvège,  le  Danemark,  les  états  sardes  héritiers  des  Génois,  gardent 
encore  la  tradition  bien  affaiblie  de  leur  force  navale.  Nous  voudrions 
omettre  l'Espagne.  Cette  grande  nation,  dont  la  décadence  inspire  encore 
le  respect,  a  été  long-temps,  elle  aussi,  la  reine  de  la  mer.  Pauvre  d'abord, 
c'est  de  la  mer  qu'elle  avait  tiré  ses  richesses.  «  Chacun  sait,  écrivait,  en 
1626  (2),  un  marin  dont  nous  invoquerons  plus  d'une  fois  le  témoignage, 

(1)  Rabelais,  Pantagruel,  liv.  IV. 

(2)  Isaac  de  Razilly,  chevalier  de  Malte.  Nous  devons  à  l'obligeance  d'un  de  nos 
amis,  M.  Pierre  Margry,  la  communication  du  curieux  Mémoire  dont  nous  extrayons 
ce  passage.  C'est  un  manuscrit  appartenant  à  la  Bibliothèque  Sainte-Geneviève.  Il 


LA  MARINE  FRANÇAISE  EN   1849.  3 

chacun  sait  qu'il  n'y  a  que  six  vingts  ans  que  le  plus  grand  revenu  du 
roy  d'Espagne  étoit  en  oranges  et  citrons,  et,  depuis  les  avis  reçus  de 
Christophle  Collon  et  qu'il  arme  par  mer,  il  a  tant  conquis  de  royaumes 
que  jamais  le  soleil  ne  se  couche  dans  ses  terres.  »  Toute  cette  prospé- 
rité, devenue  insolente,  semble  s'être  engloutie  avec  l' invincible  armada 
de  Philippe  II.  L'Espagne  de  1849  ne  pourrait  plus  défendre,  avec  ce  qui 
lui  reste  de  ses  vaisseaux,  ce  qui  lui  a  été  laissé,  comme  par  miracle,  de 
ses  anciennes  colonies. 

D'autres  nations,  nées  d'hier  pour  l'histoire,  mais  dont  le  progrès 
dépasse  tout  ce  que  l'imagination  aurait  pu  rêver,  et  qui  couvrent  déjà 
de  leur  ombre  colossale  l'horizon  de  l'avenir,  la  Russie,  l'Union  améri- 
caine, jettent  toutes  deux  les  fondemens  d'une  grande  marine.  Celle-là, 
puissance  continentale  par  la  loi  de  la  nature,  veut  une  armée  navale 
comme  Rome  l'a  voulue  :  elle  prend  ses  paysans  et  les  pasteurs  de  ses 
steppes,  et  les  transforme  en  matelots  pour  le  service  d'une  flotte  qui 
n'a  pas  de  commerce  maritime  à  protéger.  Celle-ci,  maîtresse  également 
d'un  immense  continent  où  ses  premiers  législateurs  se  sont  efforcés  de 
la  contenir,  voit  grandir  dans  des  proportions  inouies  l'activité  de  sa 
navigation  commerciale,  et  semble  ne  se  décider  qu'à  contre-cœur  à  en- 
tretenir une  armée  navale. 

Si  l'on  va  chercher  l'origine  de  cette  flotte  qui  se  forme  à  peine, 
on  est  étonné  de  reconnaître  combien  le  nouvel  état,  issu  de  la  pre- 
mière puissance  maritime  du  monde,  répugne  à  prévoir,  lui  aussi,  les 
chances  de  la  guerre  sur  l'Océan.  En  1794,  une  discussion  approfondie 
détermine  le  congrès  à  voter  la  dépense  de  six  frégates,  quatre  de  44 
et  deux  de  36  canons.  Il  s'agissait  de  protéger  les  navires  américains 
contre  la  piraterie  des  Rarbaresques,  et  le  congrès  (1)  discutait  gravement 
si,  plutôt  que  d'avoir  une  marine  militaire,  mieux  ne  vaudrait  pas,  soit 


est  adressé  au  cardinal  de  Richelieu  et  daté  de  Pontoise,  le  26  novembre  1626.  Ce 
document  inédit  contient  le  germe  de  la  plupart  des  institutions  de  la  marine  telles 
que  Richelieu  les  a  inaugurées  et  tellesque  Colbert  devait  les  consacrer  dans  les  grandes 
ordonnances  de  Louis  XIV  :  il  fera  partie  des  pièces  inédites  concernant  les  anciennes 
colonies  françaises  de  l'Amérique  du  Nord  dont  M.  Margry  prépare  en  ce  moment  la 
publication  pour  la  collection  des  documens  relatifs  à  l'histoire  de  France. 

(1)  On  ne  lira  pas  sans  intérêt  les  considérations  développées  à  l'occasion  de  cette 
discussion  par  un  historien  de  la  vie  de  George  Washington,  M.  John  Marshall,  prési- 
dent de  la  cour  suprême  de  justice  des  États-Unis.  «  La  mesure  proposée  fut  considé- 
rée comme  le  commencement  d'une  marine  permanente.  En  la  consacrant  on  serait 
obligé  de  renoncer  à  éteindre  la  dette  publique.  L'histoire  n'offrait  pas  l'exemple  d'une 
Seule  nation  qui  eût  continué  à  augmenter  sa  marine,  et  qui  n'eût  pas  en  même  temps 
tugmenté  sa  dette.  On  attribua  aux  dépenses  qu'en  traînait  la  marine  l'oppression  sous 
laquelle  le  peuple  anglais  gémissait,  les  dangers  qui  menaçaient  la  Grande-Bretagne 
«t  la  chute  de  la  monarchie  en  France.  » 

(Vie  de  George  Washington,  t.  V,  p.  326.) 


4  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

acheter  la  paix  des  Algériens,  soit  obtenir  à  prix  d'argent  le  secours 
d'une  puissance  maritime.  Le  sentiment  de  la  dignité  nationale  l'em- 
porta, et,  plus  tard,  ce  ne  fut  plus  contre  les  pirates  d'Alger,  mais 
contre  la  flotte  anglaise,  qu'il  fallut  lutter  à  la  mer.  L'Union  américaine 
brava  courageusement  ces  périls;  elle  en  sortit  avec  honneur.  La  marine 
des  États-Unis,  graduellement  accrue,  comptait,  en  1843,  77  bâtimens, 
dont  7  vaisseaux  et  12  frégates  (1).  Plus  récemment  encore,  la  guerre  du 
Mexique  a  provoqué  l'extension  de  cette  flotte  naissante  que  la  conquête 
de  nouveaux  rivages  sur  les  deux  océans  conduira  nécessairement  à  dé- 
velopper. 

Quels  sont  les  enseignemens  à  tirer  de  ce  tableau  de  fortunes  si  di- 
verses édifiées  sur  la  mer? 

Les  voici  :  c'est  que  les  puissances  exclusivement  maritimes  peuvent 
devenir  prépondérantes,  mais  ne  le  sont  que  pour  un  jour  :  Carthage, 
Venise. 

C'est  que  les  puissances  territoriales  agrandies  par  la  marine,  qui  ne 
savent  pas  soutenir  leur  effort  à  la  mer,  sont  abandonnées  de  leur  pros- 
périté à  l'heure  môme  où  leur  activité  navale  a  cessé  :  le  Portugal,  l'Es- 
pagne. 

C'est,  enfin,  que  la  puissance  continentale,  la  plus  haute  et  la  mieux 
fondée,  ne  dispense  jamais  de  tenir  l'épée  sur  les  mers  :  Rome,  la  Russie, 
les  États-Unis  d'Amérique. 

Et  la  France? 

D'Ossat  écrivait  en  1596  : 

«  Je  me  suis  plusieurs  fois  émerveillé  de  ce  que  nos  anciens  roys  ont 
tenu  si  peu  de  compte  de  la  marine,  aïant  si  beau  et  si  grand  roïaume 
flanqué  de  deux  mers  quasi  tout  de  son  long  :  là  où  je  vois  que  ces  petits 
princes  d'Italie,  encore  que  la  plus  part  d'eulx  n'aient  qu'un  poulce  de 
mer  chacun,  ont  néantmoins  chacun  des  galères  en  son  arcenal  naval.  » 


(1)  Extrait  du  rapport  d'une  commission  spéciale  présenté  au  congrès  de  1844  : 

FORCES  NAVALES   DES  ÉTATS-UNIS   D'AMÉRIQUE   A   LA   FIN   DE    1843. 


EN 

ESPÈCE. 

A  FLOT. 

CHANTIER. 

TOTAL. 

OBSERVATIONS. 

Vaisseaux. 

7 

4 

11 

Parmi  les  vaisseaux  à  flot  il 
y  en  a  1  de  1 20  canons,  les  au- 
tres sont  de  74. 

Frégates. 

12 

3 

15 

7  de  44  canons. 

Corvettes. 

19 

4 

23 

18  de  16  à  20  canons. 

Bricks. 

11 

» 

11 

Goëlelies. 

8 

» 

8 

Trai^porls. 

3 

» 

3 

Vapeurs. 

6 

» 

6 

66 

11 

77 

. 

LA  MARINE  FRANÇAISE  EN   1849.  5 

La  France  vivait  alors  sous  Henri  IV,  et  l'un  des  ministres  les  plus 
sages  et  les  plus  appliqués  au,  bien  qu'ait  eus  notre  pays  donnait  à  l'agri- 
culture et  aux  industries  agricoles  tout  l'appui  de  son  [patriotisme  et 
tout  l'effort  de  son  génie  :  il  ne  voyait  pas  la  mer. 

Sully  était  destiné  à  éprouver  dans  sa  personne  combien  grave  était 
cet  oubli.  Envoyé  comme  ambassadeur  auprès  de  la  reine  Elisabeth,  il 
passe  le  détroit  sur  un  bâtiment  de  guerre  anglais  offert  et  accepté  par 
une  double  courtoisie.  Cependant  un  navire  du  roi  de  France  l'accom- 
pagne et,  au  moment  où  l'ambassadeur  va  poser  le  pied  sur  le  sol  de 
l'Angleterre,  le  capitaine  français  arbore  le  pavillon  national  et  l'assure 
d'un  coup  de  canon.  L'Anglais  voit  dans  cet  honneur  rendu  au  roi  de 
France  une  atteinte  à  la  suprématie  maritime  de  la  Grande-Bretagne, 
et  le  premier  ministre  de  Henri  IV  doit  ordonner  qu'on  amène  le  pa- 
villon de  son  souverain  pour  éviter  qu'il  soit  abattu  par  un  bras  anglais. 

Cette  leçon  était  trop  dure  pour  être  perdue  :  Richelieu  devait  la  met- 
tre à  profit.  Ce  n'est  pas  que  l'opinion  se  fût,  dès  ce  moment,  por- 
tée d'enthousiasme  pour  la  marine;  Richelieu  lui-même  avait  vu  les 
pirates  rochelois  s'attaquer  aux  revenus  du  roi  en  même  temps  qu'ils 
ruinaient  le  commerce  du  royaume  sur  l'Océan.  Il  avait  été  contraint, 
pour  châtier  ces  rebelles,  de  recourir  aux  Anglais  et  aux  Hollandais,  et 
sa  résolution  d'affranchir  désormais  la  France  d'un  tribut  honteux  se 
manifestait  déjà  par  une  impulsion  plus  vive  donnée  à  la  marine.  Mais 
les  projets  du  ministre  trouvaient  très  peu  d'appui  dans  l'esprit  du  temps, 
à  en  juger  par  le  début  du  mémoire  de  Razilly  : 

«  Plusieurs  personnes  de  qualité,  même  du  conseil,  m'ont  dit  et  sou- 
tenu que  la  navigation  n'étoit  point  nécessaire  en  France,  d'autant  que 
les  habitans  d'ycelle  avoient  toutes  choses  pour  vivre  et  s'habiller  sans 
rien  emprunter  des  voisins;  partant,  que  c'étoit  pure  erreur  de  s'arrêter 
à  faire  naviguer,  et  que  l'exemple  est  que  l'on  a  toujours  méprisé  au 
passé  les  affaires  de  la  mer  comme  étant  du  tout  inutiles.  » 

Richelieu  s'affranchit  de  ces  fausses  maximes,  qui  n'étaient  qu'un  aveu 
d'impuissance.  Cette  politique  porta  ses  fruits.  La  première  flotte  digne 
de  la  France  lui  donnait  en  16i2,  sous  la  conduite  d'Escoubleau  de 
Sourdis,  une  province  nouvelle,  le  Roussillon.  Mais  il  ne  suffit  pas  de 
fonder  en  marine,  il  faut  entretenir.  Dix  ans  après,  faute  d'une  flotte 
pour  défendre  notre  seul  port  sur  la  mer  du  Nord,  Dunkerque  est  en- 
levé au  pays. 

Bientôt  viendra  Colbert.  Louis  XIV,  qui  n'avait  en  1661  que  18  bâti— 
mens  de  guerre  de  30  à  70  canons,  k  flûtes  et  8  brûlots,  aura,  avant  la 
mort  de  ce  grand  ministre,  plus  de  120  vaisseaux  de  ligne  au  service  de 
son  ambition  immodérée  peut-être,  mais  à  coup  sûr  nationale.  A  ces 
grandes  escadres  conduites  par  Duquesne,  ïourville,  Jean  Bart  et  tant 


0  «EVUE  DES  PEUX  MONDES. 

d'autres  illustres  marins,  il  devra  des  provinces  en  môme  temps  que  des 
victoires. 

Mais,  après  Colbert  et  son  fils,  viendront  les  Ponchartrain  et,  malgré 
lenrs  efforts,  les  revers  glorieux  encore  à  la  Hougue,  désastreux  pendant 
les  dernières  années  de  la  guerre  de  la  succession.  La  France  y  perd 
50  vaisseaux. 

Au  témoignage  d'un  ingénieux  commentateur,  «  loin  d'être  à  cette 
époque  en  état  de  faire  des  constructions  et  des  arméniens,  il  fallait 
vendre  pièce  à  pièce  la  plupart  des  effets  des  arsenaux  pour  faire  sub- 
sister des  officiers,  des  soldats,  des  journaliers.  On  compte  en  1709,  dans 
le  seul  port  de  Rochefort,  plus  de  600  hommes,  employés  dans  la  ma- 
rine, morts  réellement  de  faim  et  de  misère  (1).  » 

La  régence,  le  long  ministère  de  Fieury,  verront  la  marine  s'éteindre 
comme  une  flamme  qui  n'a  plus  d'aliment,  non  sans  jeter  encore  d'hé- 
roïques éclats.  La  France  éprouvera  cette  douleur  d'avoir  45  vaisseaux, 
en  1756,  et  de  ne  pouvoir  les  armer  faute  d'agrès,  de  matières  et  d'ap- 
paraux; et  comme  si  ces  imposans  débris  que  le  temps  aura  épargnés 
pesaient  aux  ministres  qui  auront  charge  de  la  marine,  ils  vendront, 
après  la  prise  de  Manon,  jusqu'au  dernier  vaisseau.  Voltaire  démontrera 
que  la  France  ne  peut  avoir  une  marine. 

Mais,  suivant  la  spirituelle  remarque  de  M.  Thiers  (2),  Voltaire  mou- 
rut en  1778,  au  moment  même  où  Louis  XVI,  par  un  effort  qui  attache 
un  rayon  de  gloire  à  sa  mémoire  infortunée,  relevait  résolument  cette 
marine  de  ses  ruines  et  allait  lui  faire  produire  non-seulement  des  ac- 
tions d'éclat  et  des  amiraux  illustres,  mais  encore  un  grand  résultat  po- 
litique, l'indépendance  de  l'Amérique  du  Nord. 

Malgré  les  embarras  de  finances  qui  précipitèrent  la  révolution  fran- 
çaise, cette  œuvre  aurait  eu  des  conséquences  bien  plus  importantes  pour 
la  grandeur  de  la  France  si,  par  un  décret  mystérieux  de  la  Providence, 
la  décadence  de  cette  marine,  si  récente  et  déjà  plus  forte  que  celle  de 
Louis  XIV,  n'avait  dû  être  aussi  rapide  que  l'avaient  été  ses  accroisse- 
mens.  Matériel  puissant,  personnel  aguerri,  officiers  braves  et  expérimen- 
tés, rien  ne  manquait.  Le  souffle  de  la  grande  révolution  passa.  Tout  ce 
qui  avait  combattu  dans  la  guerre  de  l'indépendance  fut  emporté.  11  resta 
de  braves  gens,  mais  ni  la  science  du  commandement,  ni  la  discipline;  des 
vaisseaux  bons  et  nombreux,  mais  vieillis  et  mal  entretenus;  des  appro-» 
visionnemens  en  partie  épuisés  et  mal  assortis,  mal  administrés.  Trafai- 


(1)  Principes  sur  la  marine,  tirés  des  dépêches  et  des  ordres  du  roi  donnés  sous  le 
ministère  de  M.  de  Ponchartrain,  depuis  chancelier  de  France,  1769.  (Archives  de  la 
marine.) 

(2)  Discussion  de  la  loi  des  93  millions  en  1846. 


LA  MARINE  FRANÇAISE  EN   1849.  7 

gar  montra  combien  la  flotte  avait  perdu  depuis  la  guerre  d'Amérique. 
Tout  le  génie  de  Napoléon  ne  put  rien  pour  conjurer  le  désastre  et  rien 
pour  en  écarter  les  conséquences.  Flottille  de  Boulogne,  construction 
improvisée  d'une  flotte  de  100  vaisseaux,  ne  rendirent  jamais  la  victoire 
à  son  pavillon.  Il  succomba  dans  sa  lutte  contre  l'Angleterre,  non  pour 
avoir  négligé  la  marine,  mais  pour  n'avoir  pu  rendre  docile  à  sa  volonté 
cette  force  si  énergique,  mais  si  mobile ,  si  longue  à  créer,  mais  si  vite 
évanouie. 

Enseignemens  :  La  France  a  constamment  éprouvé  qu'elle  ne  pouvait 
se  passer  d'une  marine;  elle  l'a  voulue  après  l'avoir  dédaignée;  mais  il 
ne  suffit  pas  de  vouloir,  il  faut  vouloir  patiemment,  avec  ordre,  modé- 
ration et  persévérance.  Hors  de  ces  maximes  point  de  marine  durable. 
Les  événemens  l'ont  démontré. 

La  volonté  n'a  fait  défaut  ni  à  Napoléon,  ni  à  Richelieu;  mais  le  temps 
a  manqué  à  l'empereur,  la  persistance  au  grand  ministre. 

Seignelay  voulut  aussi  la  gloire  de  la  marine;  mais  il  n'apporta  dans 
son  œuvre  ni  l'ordre  dont  son  père  lui  avait  légué  l'exemple,  ni  la  modé- 
ration qui  pouvait  la  rendre  durable.  C'est  avec  Seignelay  que  Louis  XIV 
prétendit  imposer  son  omnipotence  à  la  mer. 

Colbert  et  Louis  XVI  ont  seuls  compris  la  marine  telle  qu'elle  con- 
vient au  génie  de  la  France,  telle  qu'il  faudrait  un  jour  la  lui  rendre. 

Après  les  épreuves  qu'il  a  subies,  après  les  agitations  intérieures  qui 
l'ont  ébranlé  jusque  dans  ses  fondemens ,  les  guerres  qui  l'ont  épuisé 
d'émotions,  de  sang,  de  sacrifices  de  tous  genres,  notre  pays,  que  trente 
années  de  paix  n'ont  pas  suffi  à  rendre  pleinement  maître  de  lui- 
même,  trouvera-t-il  enfin,  daus  les  nouvelles  institutions  politiques  qu'il 
s'est  données,  la  faculté  de  gouverner  ses  affaires  du  dehors?  Dieu  qui 
protège  la  France,  selon  la  vieille  légende  de  nos  pères,  permettra,  nous 
l'espérons,  que  ce  résultat  soit  obtenu. 

Toutefois  il  n'en  faut  pas  moins  compter  avec  les  faits  accomplis;  il 
n'en  faut  pas  moins  compter  avec  cette  puissance  nouvelle  qui  domine 
notre  époque  et  qu'on  appelle  l'opinion  publique.  Voltaire  n'a  pas  em- 
porté dans  la  tombe  cette  doctrine  que  Razilly  combattait  en  1626  et  qui 
se  dressera  plus  d'une  fois  encore  devant  nous  :  qu'il  n'est  pas  dans  les 
destinées  de  la  France  d'être  une  puissance  maritime.  Cette  doctrine, 
dont  le  temps  démontrera  l'erreur,  a  trouvé  dans  le  temps  même,  il  faut 
le  reconnaître,  un  puissant  auxiliaire.  En  effet,  notre  navigation  com- 
merciale a  décru.  De  nos  établissemens  coloniaux,  objet  de  la  sollicitude 
ai  attentive  de  Colbert,  il  ne  reste  que  des  parcelles;  et,  comme  ces  pos- 
sessions ne  constituent  guère  pour  nous  aujourd'hui  que  des  charges, 
le  temps  n'est  pas  éloigné  peut-être  où  nous  entendrons  proposer  de  con- 
sommer, en  les  abandonnant,  un  dernier  sacrifice.  Ce  serait  nous  écarter 
du  plan  de  cette  étude  que  de  nous  arrêter  à  combattre  cet  entrai- 


8  REVUE  DES   DEUX   MONDES. 

nement  qui  serait  si  funeste.  Qu'il  nous  suffise  actuellement  de  le  con- 
stater et  d'appeler  l'attention  la  plus  sérieuse  de  tous  ceux  qui  aiment 
la  grandeur  et,  avant  tout,  l'indépendance  de  la  patrie,  sur  le  danger  de 
ces  oscillations  de  l'opinion,  qui  tant  de  fois,  dans  le  passé,  a  compromis 
notre  marine  :  l'opinion,  mobile  comme  la  mer,  capricieuse  comme  elle, 
terrible  dans  ses  colères  et  dangereuse  encore  lorsqu'elle  flatte.  L'onde, 
pour  être  aplanie,  n'en  recèle  pas  moins  des  abîmes. 

N'oublions  pas  1815.  La  France  était  à  bout  de  ressources;  son  trésor 
à  vide  commandait  impérieusement  des  économies.  La  marine  fut  tout 
d'abord  sacrifiée.  On  lui  reprochait  les  dépenses  qu'elle  coûte,  et,  en 
effet,  la  marine,  cette  grande  victoire  de  l'homme  sur  la  nature,  la  ma- 
rine est  coûteuse  comme  une  bataille  gagnée.  Ce  n'est  pas  seulement  en 
France  qu'on  se  plaint  des  dépenses  excessives  de  la  flotte,  c'est  partout 
où  il  y  a  une  flotte.  En  Angleterre,  où  la  marine  est  la  raison  d'être  de 
la  puissance  nationale,  il  ne  se  passe  pas  d'année  où  la  discussion  du 
budget  n'amène  de  vives  réclamations  contre  l'accroissement  des  charges 
qu'elle  impose.  Passez  l'Océan.  En  Amérique,  le  congrès  entend  les 
mêmes  doléances.  Jefferson,  l'un  des  sages  de  l'Union,  l'un  de  ses  grands 
citoyens,  vous  dira  (1)  :  et  Dans  la  dernière  guerre  (avec  l'Angleterre 
en  1814),  notre  marine  nous  a  relevés  aux  yeux  des  autres  nations;  ce- 
pendant c'est  un  instrument  bien  dispendieux.  Il  est  reconnu  qu'une 
nation  qui  pourrait  compter  sur  douze  ou  quinze  années  de  paix  gagne- 
rait à  brûler  ses  vaisseaux  pour  en  construire  de  neufs  après  ce  terme. 
Les  dépenses  qu'on  y  consacre  doivent  donc  dépendre  des  circon- 
stances. » 

L'Union  américaine  a-t-elle  pour  cela  brûlé  ses  vaisseaux?  Ces  circon- 
stances que  Jefferson  admet  comme  règle  dominante  n'ont-elles  pas,  au 
contraire,  impérieusement  exigé  que  la  flotte  fût  accrue?  Si,  néanmoins, 
cette  considération  a  pu  se  produire,  avec  l'autorité  d'un  tel  homme, 
dans  l'assemblée  des  représentans  d'un  peuple  dont  la  navigation  fait 
en  partie  la  richesse,  qu'on  juge  de  l'impression  qu'elle  devait  exercer 
sur  une  nation  ruinée  et  dégoûtée  des  entreprises  de  la  mer!  Aussi,  pour 
citer  le  témoignage  d'un  bon  juge  (2)  :  «  Dans  les  premiers  temps  de  la 
restauration,  les  ministres  de  la  marine  se  présentaient  devant  les  cham- 
bres sans  plans,  sans  combinaisons;  ils  demandaient  des  crédits  calculés 
bien  moins  sur  les  nécessités  de  la  marine  que  sur  les  facultés  embarras- 
sées du  trésor.  »  Et  pas  une  voix  dans  les  chambres  ne  protestait  contre 
cet  entraînement  sur  une  pente  funeste.  Heureusement  un  ministre, 
dont  ce  sera  l'honneur  dans  l'histoire  d'avoir  compris  l'intérêt  d'avenir, 
de  dignité,  qui  s'attache  pour  la  France  à  la  marine,  eut  l'énergie  de  dé- 
fi) Correspondance  de  Jefferson,  t.  II,  p.  242. 
(2)  M.  Boursaint,  Écrits  divers  (1832),  p.  163. 


LA  HARINE  FRANÇAISE  EN   1849.  9 

fendre  une  institution  que  délaissaient  ceux  qui  ne  l'attaquaient  point. 
Dans  un  rapport  au  roi,  dont  le  langage  est  animé  par  le  patriotisme  en 
même  temps  que  dicté  par  la  raison,  M.  le  baron  Portai  disait  :  «  Je 
l'affirme  sans  hésiter,  notre  puissance  navale  est  en  péril  ;  les  progrès  de 
la  destruction  s'étendent  avec  une  telle  rapidité,  que,  si  l'on  persévérait 
dans  le  même  système,  la  marine,  après  avoir  consommé  500  millions 
de  plus,  aurait  totalement  cessé  d'exister  en  1830.  C'est  dire  assez  que, 
sans  perdre  dans  une  attitude  passive  des  momens  qui  nous  coûtent  si 
cher,  il  faut  abandonner  l'institution  pour  épargner  la  dépense,  ou  élever 
la  dépense  pour  maintenir  l'institution  (1).  » 

Cette  parole  si  ferme  fut  entendue;  une  cause  devait  la  rendre  per- 
suasive. Si  la  France  n'a  jamais  beaucoup  été  dirigée  à  développer  sa 
puissance  navale  par  les  intérêts  de  sa  navigation,  souvent  elle  y  a  été 
conduite  par  ses  nécessités  politiques.  Depuis  trente  ans,  notre  politique 
extérieure  a  oscillé  entre  ces  deux  pôles  :  alliance  avec  l'Angleterre  et 
menace  de  guerre  contre  le  continent,  alliance  avec  la  Russie  et  prépa- 
ratifs à  la  guerre  maritime.  Le  pôle  de  la  Russie  sollicitait  davantage  le 
gouvernement  de  la  restauration.  1830  devait  détourner  l'aiguille  vers 
l'Angleterre.  Conséquence  :  la  marine  relevée  avec  volonté,  développée 
avec  mesure,  mais  sans  interruption,  suivit  jusqu'en  1830  une  marche 
ascendante.  La  flotte  pouvait  devenir  une  arme  nécessaire;  on  la  prépa- 
rait. A  partir  de  juillet  1830,  c'est  du  côté  de  la  frontière  de  terre  que  le 
danger  paraît  imminent.  L'Angleterre  n'a  pour  nous  que  des  sympathies. 
Tous  les  regards  se  détournent  de  la  flotte,  qui  ne  cesse  pourtant  de  ren- 
dre des  services.  L'opinion  des  chambres  se  préoccupe  une  fois  encore 
de  ce  que  coûte  la  marine.  Les  crédits  lui  sont  mesurés  d'une  main  ja- 
louse et  défiante,  et  il  en  sera  ainsi  jusqu'à  ce  que,  1840  faisant  éclater 
sur  l'Europe  la  menace  d'une  guerre  où  l'Angleterre  est  liguée  contre 
nous  avec  le  continent,  cette  opinion,  dont  la  mobilité  nous  effraie,  sur- 
prise par  le  péril  et  comprenant  tout  à  coup  combien  la  flotte  est  néces- 
saire pour  y  faire  face,  s'étonne  de  la  trouver  affaiblie  après  l'avoir  faite 
telle  par  un  long  oubli. 

Au  surplus,  c'est  là  l'histoire  d'hier,  et  ce  que  notre  plume  écrit  sans 
réticence,  le  compte  présenté  en  1845  par  M.  l'amiral  de  Mackau  l'a 
constaté,  avec  plus  de  réserve  peut-être,  mais  enfin  l'a  constaté  par  des 
faits.  Alors  il  s'est  produit  un  beau  jour  pour  la  marine.  Les  chambres 
législatives,  s'associant  au  gouvernement  dans  une  pensée  commune  de 
réparation,  ont  voulu  que  le  matériel,  mieux  doté,  fondât  enfin  sérieu- 
sement les  bases  de  la  force  navale.  Nous  assistons  encore  par  le  sou- 
venir à  cette  grande  discussion  où  les  maîtres  de  la  tribune,  disciplinant 
sous  leur  parole  cette  langue  de  la  marine  que  nos  législateurs  étaient 

(1)  Note  préliminaire  du  budget  de  la  marine  pour  1820, 


|0  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

depuis  longtemps  si  peu  U«l)itués  à  entendre,  ont  jeté  vers  l'avenir  delà 
ilollc  <l<>s  vœux  qui  s'inspiraient  des  glorieuses  traditions  de  son  passé. 
Ce  n'étaient  plus  les  40  vaisseaux  de  1820  qu'on  voulait  pour  la  France, 
c'étaient  les  escadres  de  Louis  XVI;  ce  n'était  plus  le  matériel  appauvri 
par  les  prodigalités  obligées  des  années  postérieures  à  1830,  c'étaient 
les  approvisionnemens  comme  les  avait  conçus  Colbert  et  comme  il  les 
avait  réalisés.  Les  partis  se  confondaient  pour  que  la  volonté  nationale 
fût  plus  énergique  dans  sa  manifestation.  MM.  Berryer,  Thiers  et  Jan- 
vier proposaient  collectivement  d'augmenter  de  13  millions  la  valeur  de 
l'approvisionnement  de  prévoyance  pour  lequel  le  ministre  avait  déjà 
demandé  23  millions  de  francs.  Dans  les  deux  chambres  un  vote  unanime 
consacrait  cette  munificence  véritablement  nationale. 

Faut- il  l'avouer?  tant  de  faveur  nous  avait  fait  songer  à  un  revire- 
ment possible.  Il  paraissait  bien  difficile  que  cette  opinion,  qu'un  souffle 
de  guerre  du  côté  de  la  Manche  avait  si  vivement  emportée  vers  la  ma- 
rine, ne  se  demandât  pas  tôt  ou  tard  si  elle  n'avait  pas  cédé  trop  vite  à 
un  entraînement  irréfléchi.  Les  faits  sont  venus  bientôt  justifier  des 
pressentimens  autorisés  par  les  enseignemens  de  l'histoire.  1848  a  vu 
demander  à  la  marine  30  millions  de  sacrifices.  En  1849,  on  exige  du 
ministre  un  surcroît  de  réduction,  et,  par  la  force  des  choses,  les  retran- 
chemens  pèsent  en  partie  sur  le  matériel  naval,  sur  cet  approvisionne- 
ment que  les  chambres  unanimes  avaient  craint  de  voir  trop  pauvre,  lors- 
que le  ministre  demandait  à  l'enrichir  de  23  millions.  Plusieurs  chapitres 
du  budget  portent  en  marge  cette  note,  qui  veut  être  méditée  :  Réduc- 
tion imposée  par  les  exigences  de  la  situation  financière. 

Verrons-nous  donc  revenir  si  tôt  ces  jours  qui  ont  précédé  1820,  et 
dans  lesquels,  selon  l'expression  de  M.  Boursaint,  a.  les  crédits  étaient 
calculés  bien  moins  sur  les  nécessités  de  la  marine  que  sur  les  facultés 
embarrassées  du  trésor?  » 

Nous  savons  combien  il  en  a  coûté  au  ministre  pour  consentir  à  un 
abandon  qui  n'est,  dans  sa  pensée,  sans  doute  qu'un  ajournement  d'une 
année;  mais  l'expérience  du  passé  est  là  pour  témoigner  combien  il  faut 
craindre  l'exemple  de  cette  première  atteinte.  N'y  a-t-il  donc  pas  un 
avertissement  suffisant  dans  ce  fait  que  le  budget  de  1848,  proposé  sur  la 
base  de  139  millions,  s'est  trouvé  porté,  après  rectification  par  l'assemblée 
nationale,  à  151  millions?  Les  quinze  dernières  années  ne  sont-elles  pas 
sous  nos  yeux  avec  ce  résultat  constant  pour  chacune  d'elles  :  les  ar- 
méniens dépassant  toujours  les  prévisions,  et  par  conséquent  augmen- 
tant les  dépenses  du  matériel  dont  les  ressources,  dès-lors,  avaient  été 
évaluées  trop  bas? 

Assurément  l',horizon  politique  n'est  pas  assez  dégagé  de  nuages  pour 
qu'il  soit  possible  de  croire  qu'en  1849  les  prévisions  d'armement  ne 


LA  MARINE  FRANÇAISE  EN  4849.  H 

seront  pas,  comme  les  années  précédentes,  outre-passées,  et  alors,  il  faut 
te  proclamer  bien  haut,  ce  n'est  pas  le  moment  de  rien  enlever  à  nos 
approvisionnemens,  rien,  pas  môme  un  mètre  cube  de  bois. 

La  discussion  du  budget  va  s'ouvrir  devant  une  assemblée  qui  ne 
compte  dans  son  sein  que  deux  amiraux,  tous  deux  absens  pour  le  ser- 
vice de  l'état;  où  siègent  encore  sans  doute  trois  officiers  de  corps  spé- 
ciaux à  la  marine,  officiers  auxquels  ne  manqueront,  pour  la  défendre, 
ni  la  science,  ni  le  talent,  ni  le  dévouement;  assemblée  où  l'on  retrouve, 
il  est  vrai,  les  grands  orateurs  qui  ont  pris  si  noblement  à  cœur  l'avenir 
de  la  flotte  dans  la  discussion  de  1846,  mais  où  ces  hommes  d'état,  pré- 
occupés des  complications  du  moment,  ne  sentant  plus  d'ailleurs  l'ai- 
guillon dune  rupture  probable  avec  l'Angleterre,  ne  rencontreront  au- 
tour d'eux  que  bien  peu  d'intérêts  sympathiques  à  la  marine.  Nous 
croyons  fermement  qu'il  n'est  pas  de  voix,  si  faible  qu'elle  soit,  qui,  dans 
une  conjoncture  aussi  grave,  ne  doive  réclamer  les  principes  et  rappeler 
le  passé  comme  avertissement  pour  l'avenir. 

Nous  remplirons  ce  devoir  pour  notre  part,  sans  nous  laisser  arrêter 
par  le  sentiment  de  notre  insuffisance.  Ce  qui  nous  soutient,  c'est  la 
conviction  que  la  vérité  seule  est  notre  but,  et  qu'il  ne  se  mêle  à  nos  re- 
cherches aucune  préoccupation  de  personnes. 

S'il  est  admis  que  la  France  ne  peut  se  passer  d'une  marine,  il  faut 
savoir  quels  services  elle  doit  attendre  de  sa  force  navale,  ce  qUe  doit 
être  cette  force,  et,  enfin,  comment  elle  peut  être  le  mieux  administrée. 

I. 

POURQUOI  LA  FRANCE  A-T-ELLE  UNE  MARINE  MILITAIRE? 

Défense  du  territoire. 


La  France  a  six  cent  douze  lieues  de  côtes  contre  cinq  cent  soixante- 
cinq  lieues  de  frontières  continentales;  elle  a  de  grands  fleuves  naviga- 
bles, des  villes  importantes  assises  sur  ces  fleuves  :  c'est  dire  assez  que, 
riche  de  son  sol,  jouissant  d'un  climat  tempéré,  rendue  attrayante  par 
tous  les  dons  de  la  nature,  elle  aurait  grandement  à  craindre  les  atteintes 
de  ces  peuples  moins  favorisés  que  le  besoin  d'une  meilleure  patrie  in- 
vite à  courir  les  hasards  de  la  mer,  si  elle  ne  pensait  à  défendre  son  lit- 
toral comme  elle  protège  ses  frontières  du  côté  du  continent,  si  elle 
n'avait  des  vaisseaux  comme  elle  a  des  places  de  guerre.  Sans  remonter 


J9  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

jusqu'à  Charlemagne,  insulté  dans  la  cité  de  Paris  par  les  aventuriers  du 
Nord  et  impuissant  à  les  combattre,  n'est-ce  pas  bien  assez  d'avoir  à  citer 
dans  notre  histoire  Calais,  Dunkerque,  Rouen,  Bordeaux,  tant  de  fois 
et  si  long-temps  aux  mains  des  Anglais;  les  côtes  de  Provence  infestées 
par  les  Algériens;  celles  de  Guyenne,  d'Aunis,  de  Saintonge  et  jusqu'à 
la  Bretagne,  livrées  à  la  merci,  tantôt  des  pirates  du  golfe  de  Biscaye, 
tantôt  des  gens  de  La  Rochelle?  Nous  avons  déjà  parlé  de  ces  hardis  cor- 
saires rochelois  qui  «  établissoient  un  impôt  à  l'entrée  des  rivières  de 
Bordeaux  et  de  la  Loyre,  »  et  que  Richelieu  ne  parvenait  à  réduire  qu'à 
l'aide  des  Hollandais.  «  Et  si  de  malheur  pour  eux,  ajoute  un  écrivain  du 
temps  (1),  ils  n'eussent  brûlé  de  navire  de  Hollande  à  Lesguillon,  jamais 
les  Hollandais  n'eussent  combattu  contre  eux;  partant,  toute  la  dépense 
qu'avoit  faite  sa  majesté  étoit  perdue.  Cela  fait  voir  clairement  qu'il  faut 
qu'un  roy  se  confie  à  ses  propres  forces  et  non  à  celles  de  ses  voisins.  » 
Que  pourrait-on  dire  de  plus  pour  justifier  le  premier  objet  de  l'entretien 
d'une  marine  militaire,  qui  est  la  défense  du  territoire? 

Mais  le  territoire,  ce  n'est  pas  seulement  le  sol  métropolitain.  Com- 
bien s'est-il  accompli  d'émigrations  françaises  vers  des  terres  lointaines 
que  la  navigation  a  comme  réunies  à  la  France!  De  ces  anciennes  pos- 
sessions, le  plus  grand  nombre  a  été  perdu  pour  nous,  faute  d'une  flotte 
pour  les  défendre.  Le  Canada,  l'Ile  de  France,  dont  les  populations  ont 
à  regret  subi  la  nationalité  britannique,  témoignent  contre  l'indifférence 
coupable  de  la  mère-patrie.  Ce  qui  nous  reste  est  bien  réduit;  mais  enfin, 
dans  l'Atlantique  et  dans  le  Grand-Océan,  vivent  encore  des  milliers 
de  Français  sur  un  sol  que  couvre  le  pavillon  national.  Au-delà  de  la 
Méditerranée,  sur  cet  immense  continent  qui  regarde  Toulon  à  moins 
de  deux  cents  lieues,  nous  avons  un  littoral  de  près  de  deux  cent  cin- 
quante lieues  de  développement.  Vingt  ans  ne  se  sont  pas  écoulés  de- 
puis que  cette  terre,  imbibée  de  tant  de  sang  français,  nous  appartient. 
Que  de  travaux  entrepris  pour  nous  l'assimiler!  Des  villes  transfor- 
mées, d'autres  créées,  des  ports  creusés,  des  rivières  réglées  dans  leur 
cours,  des  routes  pratiquées,  des  régions  entières  assainies,  ce  n'est 
pas  encore  assez  au  gré  de  notre  impatience,  qui  ne  mesure  pas  les 
obstacles;  mais  combien  ce  labeur,  accompli  au  prix  de  centaines  de  mil- 
lions, ne  doit-il  pas  nous  attacher  à  la  possession  de  cette  France  nou- 
velle! Dans  les  premières  années  qui  ont  suivi  la  conquête  il  a  pu  s'élever 
des  voix  pour  en  conseiller  l'abandon.  Il  ne  s'en  trouvera  plus  désor- 
mais. La  seule  parole,  courageuse  et  convaincue,  qui  ait  persisté  à  pro- 
tester contre  l'occupation,  où  elle  signalait  la  ruinedu  trésor,  a  cessé  de  se 
faire  entendre  dans  nos  assemblées.  Aujourd'hui,  ce  ne  sont  plus  seule- 
ment des  soldats  qui  vont  discipliner  cette  terre  rebelle  à  toute  domina- 
it) Razilly,  Mémoire  sur  la  marine.  , 


LA  MARINE  FRANÇAISE  EN  4849.  13 

tion;  un  peuple  de  laboureurs  veut  y  suivre  les  vingt  mille  colons  que 
1848  y  a  vu  débarquer.  Quelles  sollicitudes  ne  doit  donc  pas  exciter  la 
nécessité  de  maintenir  constante  et  sûre  la  communication  entre  ces  deux 
portions  de  la  France  qu'une  mer  sépare  !  Si  nous  devions  voir  s'inter- 
poser entre,  Toulon  et  Alger  une  flotte  ennemie  sans  qu'une  escadre 
française  fût  prête  à  la  combattre,  mieux  vaudrait  renoncer  immédiate* 
ment  à  l'Algérie.  Ce  serait  économie  de  sacrifices  et  d'humiliation. 

Mais  pourquoi  supposer  l'éventualité  de  malheurs  qu'il  serait  si  facile 
de  prévenir?  L'instrument  est  déjà  dans  nos  mains.  La  flotte  qui,  en  1830, 
a  débarqué  sur  le  littoral  africain  l'armée  de  la  conquête,  la  flotte  sans 
le  concours  incessant  de  laquelle  cette  armée,  vingt  fois  renouvelée, 
n'aurait  ni  combattu  ni  vécu,  suffira,  sans  qu'il  soit  besoin  de  l'accroître 
outre  mesure,  à  maintenir  ce  qu'elle  a  donné.  Seulement  il  faudra  mé- 
nager avec  une  sage  économie  les  moyens  d'action  de  l'armée  navale,  et, 
tout  en  assurant  à  d'autres  intérêts ,  dont  la  prospérité  importe  à  la  vie 
du  pays,  la  protection  du  pavillon  militaire  qui  leur  est  indispensable,  ne 
pas  excéder  pour  cette  protection  la  limite  du  nécessaire;  ne  pas  oublier 
surtout  que  garantir  la  liberté,  la  perpétuité  des  relations  entre  la  France 
et  l'Algérie,  ce  sera  servir  puissamment  ces  intérêts  dont  la  navigation 
est  le  principe.  Nous  voulons  parler  du  commerce  maritime. 

Protection  du  commerce. 

Le  marin ,  en  mettant  le  pied  sur  son  navire,  ne  croit  pas  quitter  la 
patrie  :  elle  s'avance  avec  lui  sur  les  mers.  La  planche  qu'il  monte  est 
comme  la  prolongation  du  territoire  national.  Cette  noble  fiction,  que 
tous  les  peuples  ont  consacrée  par  leurs  lois  écrites,  est  nécessaire,  il 
n'en  faut  pas  douter,  pour  déterminer  l'homme  à  courir  les  chances  de 
la  navigation.  Comment  irait-il  porter  au  loin  soit  les  produits  naturels 
du  sol,  soit  les  œuvres  de  l'industrie  de  ses  concitoyens,  s'il  ne  se  sen- 
tait pas  sous  l'égide  d'un  pavillon  respecté?  La  mer  est  ouverte  à  qui  la 
veut  parcourir  :  elle  est  libre.  Plusieurs  peuples  modernes  ont,  il  est  vrai, 
prétendu  la  dominer.  Espagnols,  Hollandais,  Anglais,  Français,  y  ont 
successivement  échoué.  Chacun  d'eux  a  éprouvé  tour  à  tour,  à  ses  dé- 
pens, combien  le  joug  de  cette  prétention  serait  lourd  s'il  devait  être  subi. 

Ce  n'est  qu'en  arborant  dans  tous  les  parages  fréquentés  leur  pavillon  de 
guerre  que  les  nations  maritimes  ont  obtenu  ce  grand  résultat  delà  liberté 
de  la  navigation ,  et  qu'à  la  liberté  s'est  jointe,  d'année  en  année,  la  sécu- 
rité. Il  s'est  fondé,  sous  la  sanction  de  ces  forces  d'origines  diverses  et 
sans  cesse  en  présence,  un  droit  international ,  et,  par  suite,  une  police 
propres  à  la  mer.  Aussi,  tandis  qu'il  y  a  un  siècle  à  peine,  nos  ports  ex- 
pédiaient des  corsaires  qui  allaient  guerroyer  pour  le  compte  de  leurs 
armateurs;  tandis  que  l'on  a  vu  se  former  l'empire  de  ce§  flibustiers  dont 


\k  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

l'héroïsme  absout  l'origine;  tandis  qu'il  y  a  quelques  années  Alger,  ce 
nid  séculaire  de  la  piraterie,  inquiétait  encore  les  navires  des  plus  grandes 
nations,  aujourd'hui  les  faits  d'agression  à  la  mer  pendant  la  paix  sont 
extrêmement  rares.  La  navigation  commerciale  a  pris  un  plus  complet 
essor.  C'est  maintenant  par  l'habileté,  par  l'ingénieuse  et  infatigable  re- 
rhei che  des  moyens  d'abaisser  le  prix  du  transport,  et,  par  suite,  celui  de 
la  vente,  que  luttent  les  navigateurs.  L'emploi  de  la  force  armée  est  ré- 
servé aux  nations  qui  sont  elles-mêmes  plus  centralisées,  plus  maîtresses 
des  élémens,  autrefois  disséminés,  de  leur  puissance. 

La  création  et  l'emploi  permanent  des  flottes  de  guerre  ont  fait  faire 
à  la  civilisation  ce  progrès  décisif.  Jefferson,  qui  avait  si  vivement  re- 
douté pour  les  États-Unis  d'Amérique  la  nécessité  d'entretenir  une  force 
navale,  fut  conduit,  vers  la  fin  de  sa  vie,  à  en  reconnaître  le  bienfait. 
Mais  aujourd'hui  que  ce  bienfait  est  acquis  au  monde,  n'est-on  pas  en 
droit  de  penser  que  les  armemens  ayant  pour  objet  la  protection  du  com- 
merce maritime  peuvent  être  ramenés,  en  temps  de  paix,  à  des  proportions 
moins  étendues  et,  par  conséquent,  moins  onéreuses?  Nous  aurons  à 
revenir  sur  cette  question  (qui  est  capitale  au  point  de  vue  de  l'économie), 
lorsque  nous  examinerons  ce  que  doit  être  la  force  navale  de  la  France; 
mais  nous  constatons  ici  que  les  armemens  militaires,  une  fois  la  paix  et 
la  sécurité  de  la  mer  garanties,  ne  peuvent  presque  rien  au-delà  pour  la 
navigation  commerciale.  L'Union  américaine  le  sait  bien;  aussi  ses  ar- 
memens n'ont-ils  jamais  dépassé  le  nombre  de  35  bûtimens,  atteint  pour 
la  première  fois  en  1843.  En  1831,  elle  n'avait  que  16  bâtimens  armés  (1). 
Et  cependant  est-il  besoin  de  dire  que  le  pavillon  de  commerce  américain 
sillonne  toutes  les  mers?  Les  courtiers,  les  messagers  du  monde,  comme 
on  a  si  justement  appelé  ces  infatigables  navigateurs  qui  déjà  disputent  à 
F  Angleterre  la  prééminence  commerciale  dont  elle  est  si  jalouse,  n'ont-ils 
pas  obtenu  ce  résultat,  récemment  constaté  (2),  que,  dans  la  navigation  de 
concurrence,  le  mouvement  de  leur  tonnage  dans  les  ports  de  la  Grande- 
Bretagne  a  dépassé  celui  des  navires  anglais?  Et  tandis  qu'avec  une  si  faible 
protection  le  mouvement  de  cette  navigation  va  toujours  grandissant, 
ç»e  voyons-nous  en  France?  L'activité  des  échanges  maritimes  s'ac- 
croît, et  en  même  temps  l'activité  de  notre  pavillon  marchand  diminue. 
Il  faut  lire  les  écrits  si  lumineux  d'un  officier  de  marine  (3),  témoin  de 
ia  décadence  progressive  de  la  navigation  du  port  de  Bordeaux,  pour  se 
faire  une  juste  idée  de  l'état  de  cette  industrie,  objet  de  la  sollicitude 

(1)  Voyez,  aux  annexes  (élat  B),  le  tableau  des  armemens  des  États-Unis  d'Amérique. 

(2)  Discussion,  dans  le  parlement  anglais,  pour  la  modification  de  l'acte  de  naviga- 
tion. 

(3)  M.  de  Fontmartin  de  L'Espinasse,  lieutenant  de  vaisseau,  directeur  du  port  à 
Bordeaux.  Appel  au  gouvernement  et  aux  chambres  sur  la  situation  du  la  marine 
marchande,  1847. 


LA  MARINE  FRANÇAISE  EN   1849.  15 

prévoyante  de  Colbert,  qui  Ta  en  quelque  sorte  suscitée  et  qui  l'avait 
jugée  inséparable  de  la  marine  militaire.  M.  deMontalembert,  dans  la  dis- 
cussion de  la  loi  des  93  millions,  en  1846,  offrait  au  pays,  en  regard  de  cet 
effort  inespéré  qu'il  paraissait  faire  pour  relever  sa  flotte  de  guerre,  le 
spectacle  douloureux  de  nos  ports  de  commerce,  naguère  encore  si  flo- 
rissans,  aujourd'hui  en  pleine  voie  d'appauvrissement  et  poussés  à  la  ruine 
par  le  négoce  français  qui  les  dédaigne.  Il  montrait  ces  bassins  où  le  pavil- 
lon étranger  domine  et  s'agite  dans  une  activité  incessante,  tandis  que 
le  navire  national  pourrit  oublié  et  que  les  chantiers  de  construction  de- 
meurent vides.  11  signalait  la  disparition  rapide  des  navires  de  grande  di- 
mension, et  il  évoquait  devant  la  France,  que  de  tels  malheurs  laissent 
indifférente,  l'image  du  Portugal,  autrefois  puissance  maritime  du  pre- 
mier ordre,  autrefois  puissance  commerciale,  aujourd'hui  tombé  de  son 
rang  parmi  les  nations  pour  avoir  abandonné  son  commerce  à  la  merci 
du  pavillon  étranger. 

Ne  nous  arrêtons  pas  à  ce  tableau.  Nous  n'ajouterions  rien  à  l'impres- 
sion produite  par  l'éloquent  orateur,  et  c'est  à  ses  paroles  que  nous  ren- 
verrons ceux  qui  s'obstineraient  à  douter  de  l'étendue  du  mal  et  de 
l'urgence  du  remède  (1).  Est-ce  dans  l'accroissement  de  nos  arméniens 
militaires  que  ce  remède  doit  consister?  Si  on  pouvait  le  croire  encore, 
c'est  que  l'expérience  du  passé  nous  aurait  bien  mal  éclairés. 

En  1820,  les  armemens  étaient  calculés  sur  le  pied  de  76  bâtimens 
portant  8,000  hommes  embarqués.  En  1825,  ils  s'élevaient  au  nombre 
de  105,  montés  par  15,000  hommes.  De  1840  à  1842,  les  armemens  con- 
stituaient une  véritable  flotte.  227  bâtimens  nécessitaient,  en  1841,  l'en- 
tretien de  44,000  hommes,  et  de  1838  à  1846,  l'effectif  des  équipages 
n'est  jamais  descendu  au-dessous  de  30,000  hommes.  Sans  doute,  des 
éventualités  de  guerre  ont  gravement  influé,  à  partir  de  1838,  sur  le 
développement  de  cette  force  navale;  mais,  indépendamment  de  cette 
influence,  le  désir  des  ministres  de  la  marine  de  venir  en  aide  à  la  navi- 
gation commerciale  a  conduit  graduellement  au  développement  des  sta- 
tions entretenues  sur  tous  les  points  du  globe.  Quel  a  été  pour  notre 
navigation  commerciale  le  prix  des  charges  que  la  France  s'est  ainsi  im- 
posées? Nos  ports,  dans  la  navigation  de  concurrence,  ont  vu  se  dévelop- 
per à  leur  détriment  et  le  tonnage  sous  pavillon  des  puissances  rivales  et 

(1)  «  En  1830,  d'après  les  procès-verbaux  du  conseil  de  commerce,  il  y  avait  14,80$ 
bâtimens  appartenant  aux  ports  français;  en  1835,  15,506;  en  1841,  il  n'y  en  a  plusque 
13,679,  et  sur  ce  nombre,  8,900  ont  moins  de  60  tonneaux,  c'est-à-dire  de  vrais  ba- 
teaux. D'après  un  autre  calcul,  en  1836  il  y  avait  861  bâtimens  de  200  à  800  toa- 
neaux;  en  1814,  il  n'y  en  a  plus  que  652  de  200  à  600  :  c'est  209  navires  retirés  du 
commerce  en  moins  de  neuf  ans.  En  1827,  il  y  avait  des  navires  de  800  tonneaux  en 
France;  maintenant,  il  n'y  en  a  plus  un  seul;  il  y  avait  13  navires  de  500  à  600  ton- 
neaux, il  n'y  en  a  plus  que  6.» 

(Discussion  de  la  loi  des  93  millions  pour  la  marine,  en  1846.) 


]6  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

le  tonnage  sous  tiers-pavillon  (1).  Les  Américains  ont  su  se  faire  la  plus 
large  part  dans  cette  navigation  du  tiers-pavillon,  véritable  affaire  de 
messagerie.  Ont-ils  eu  besoin,  pendant  cette  période  qui  leur  a  été  si  fa- 
vorable, que  leur  gouvernement  manifestât  son  intervention  armée? 
Non,  et  ils  ont  réalisé  dans  nos  ports,  par  leur  propre  activité,  ce  que, 
malgré  tout  l'appui  du  pavillon  de  guerre  français,  nos  navires  natio- 
naux n'ont  pas  su  obtenir  ailleurs. 

Avons-nous  du  moins  ouvert  à  la  navigation  française  des  voies  nou- 
velles? On  l'a  tenté  sans  succès.  Sur  un  point  seulement,  la  côte  occi- 
dentale d'Afrique,  l'initiative  d'un  de  nos  officiers  les  plus  distingués  a 
créé  des  débouchés  dont  notre  industrie  manufacturière  a  su  tirer  parti 
en  même  temps  que  notre  pavillon  de  commerce.  Mais  l'expédition  de 
Chine,  dirigée  par  un  officier-général  aussi  éclairé  qu'appliqué  au  bien 
de  la  marine,  qu'a-t-elle  produit?  Les  échantillons  rapportés  par  une 
commission  spéciale,  et  communiqués  aux  chambres  de  commerce  par 
les  soins  du  gouvernement,  ont  pu  déterminer  des  échanges  entre  la 
France  et  le  Céleste-Empire;  mais  on  ne  citerait  pas  un  navire  français 
expédié  de  nos  ports  pour  ces  transactions  nouvelles.  Depuis  le  retour  de 
la  division  de  M.  l'amiral  Cécile,  on  n'a  vu  dans  les  mers  de  Chine  d'autre 
navire  français  qu'une  corvette  de  guerre.  Et  cependant,  en  ordonnant 
l'expédition  de  Chine,  en  cherchant  à  procurer  au  commerce  et  à  la  na- 
vigation de  nouveaux  débouchés  dans  le  Grand-Océan,  le  gouvernement 
a  cédé  aux  vœux  des  chambres  de  commerce,  en  même  temps  qu'à  l'en- 
traînement de  ses  propres  espérances.  L'épreuve  est  décisive,  et  si  l'on 
veut,  en  effet,  relever  notre  navigation,  c'est  à  des  combinaisons  d'un 
autre  ordre  qu'il  faut  désormais  recourir  (2). 


(t) 


amies. 

MOUVEMENT  DU  TONNAGE  PAR 

SATIRES  7RAKÇAIS. 

X  A  VIRES  DE  LA  PUISSANCE. 

TIKRS-PATIU.OIT. 

1825 

1830 
1835 
1840 
1843 
1844 

474,000  tonneaux. 
390,000        » 
570,000        » 
908,000        » 

» 
770,000        » 

610,000  tonneaux. 

780,000  » 
1,003.000  » 
1,320,000        » 

0 

1,596  000        » 

213,000  tonneaux. 
259,000        » 
247,000        » 
363,000        i» 

» 
435,000        » 

(2)  Dans  l'intérêt  du  commerce  français,  il  est  temps  d'aviser  à  rendre  la  vie  à  la 
«avigation  marchande.  La  marine  militaire,  qui  tire  de  cette  navigation  son  person- 
ael  de  matelots,  y  est  elle-même  directement  intéressée.  Pénétré  de  la  nécessité 
d'agir,  nous  aurions  voulu  traiter  à  fond  cette  question  si  délicate  et  si  complexe, 
liais  le  plan  de  ce  travail  ne  comportait  pas  les  développemens  que  nous  ne  pourrions 
aous  dispenser  de  consacrer  à  cet  intérêt  vital.  Une  question  aussi  grave  mérite  d'être 
l'objet  d'une  étude  spéciale. 


LA   MARINE   FRANÇAISE  EN   4849.  47 

Est-ce  à  dire  que,  dans  notre  pensée,  l'état  doive  enlever  à  cette  in- 
dustrie si  profondément  ébranlée  l'appui  de  ses  vaisseaux?  Nous  mécon- 
naîtrions, s'il  en  était  ainsi,  les  mœurs  de  notre  .commerce  et  les  besoins 
qu'il  s'est  créés.  Tenu  en  lisière  par  l'insuffisance  du  capital  dont  il  dis- 
pose, timide  dans  ses  opérations  dont  il  veut  assurer  la  réussite  à  bref 
délai,  redoutant,  de  la  part  des  populations  avec  lesquelles  il  traite,  des 
supercheries  dont  il  a  trop  souvent,  il  faut  le  dire,  donné  le  déplorable 
exemple,  notre  commerce  s'est  habitué  à  compter  sur  l'influence  de 
la  force  militaire.  Il  semble  qu'il  ne  puisse  trafiquer  que  sous  le  canon 
français.  C'est  là  un  véritable  malheur;  c'est  une  voie  funeste  aussi  bien 
pour  le  commerce,  qui  y  perd  son  ressort,  que  pour  la  marine  militaire, 
qui  peut  y  compromettre  sa  dignité.  Dans  notre  conviction,  il  faut  en 
sortir,  non  pas  brusquement,  mais  progressivement  et  en  ménageant 
cette  inquiète  timidité  de  nos  armateurs  qui  contraste  si  fort  avec  la 
confiance  américaine.  La  substitution  au  mode  actuel  de  stations  na- 
vales d'un  système  de  croisières  mobiles  et  très  actives  satisferait  aux 
besoins  réels  de  la  protection  du  commerce;  un  moindre  nombre  de  bâ- 
timens  y  concourraient;  mais  le  nombre  pourrait  être  compensé  par  la 
valeur  militaire  des  navires  employés.  L'effet  moral,  loin  d'être  affaibli, 
n'en  serait  que  plus  efficace,  et  en  même  temps  qu'il  y  aurait  économie 
d'argent  réalisée,  il  en  résulterait,  pour  notre  politique  extérieure,  plus 
de  liberté  d'action  et  la  disposition  de  ressources  plus  étendues. 

La  flotte  instrument  politique. 

Ici  nous  touchons  au  vif  de  la  question  maritime.  Si  la  France  était, 
eomme  la  Russie,  reléguée  à  l'extrémité  du  continent  européen,  inac- 
cessible aux  impressions  du  dehors  et  maîtresse  de  mesurer  ses  relations 
avec  les  autres  puissances;  si  elle  était,  comme  l'Union  américaine,  placée 
en  dehors  de  la  sphère  d'activité  où  se  meuvent  ces  puissances,  assise 
sur  un  monde  nouveau,  n'ayant  autour  d'elle  que  des  peuples  débiles  et 
des  empires  naissans  ou  en  décadence,  on  pourrait  se  demander  :  Une 
marine  militaire  est-elle  une  condition  essentielle  de  l'existence  politique 
d'un  tel  état?  —  Et  encore  faudrait-il  reconnaître  que  la  Russie  n'a  pris 
rang  en  Europe  que  du  jour  où  Pierre-le-Grand  la  violemment  dotée 
d'une  flotte;  que  les  États-Unis,  dès  qu'ils  se  sont  laissé  attirer  par  les 
nécessités  de  développement  de  leur  commerce  dans  la  sphère  d'activité 
européenne,  ont  dû  se  résoudre  à  construire  des  vaisseaux  de  guerre  ^ 
nous  l'avons  constaté  au  début. 

Mais  c'est  au  centre  même  de  cette  sphère  que  notre  France  est  fixée. 
Comme  le  cœur  dans  le  corps  humain  ressent  nécessairement  les  moin- 
dres impressions  communiquées  à  tous  les  membres,  elle  n'est  indiffé- 
rente à  aucun  des  mouvemens  qui  s'accomplissent  autour  d'elle.  Il  a  été 
dans  sa  destinée  d'ébranler  Rome  au  berceau,  d'édifier  sur  les  ruines  de 

2 


1  s  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

la  domination  romaine  l'empire  de  Chariemagne,  d'affermir  dans  la  ville 
éternelle  et  de  glorifier  par  son  hommage  la  papauté  chancelante,  d'ar- 
rêter par  la  victoire  l'expansion  de  l'islamisme,  de  donner  les  Normands 
pour  maîtres  à  l'île  anglo-saxonne,  d'entraîner  derrière  elle  l'Europe 
chrétienne  aux  croisades.  Monarchie,  elle  a  ébranlé  de  ses  luttes  le  monde 
moderne;  elle  l'a  ébloui  de  ses  gloires.  Les  armes,  les  beaux-arts,  les 
sciences,  les  lettres  lui  ont  ceint  le  front  d'une  resplendissante  auréole. 
Démocratie,  elle  a,  de  son  souffle  ardent,  allumé  l'incendie  des  révolu- 
tions et  de  la  guerre.  Abattue  pour  avoir  abusé  de  sa  force,  foulée  aux 
pieds  de  ses  ennemis  coalisés,  elle  avait  dû  demander  à  la  paix  la  cicatri- 
sation de  ses  blessures  et  le  rétablissement  de  ses  forces.  Quelques  an- 
nées ont  passé;  tout  d'un  coup,  la  terre  tremble,  la  révolution  en  jaillit 
bouillonnante,  irrésistible;  la  commotion,  propagée  avec  une  rapidité 
inouie,  soulève  les  empires  les  mieux  affermis.  Nul  ne  sait,  à  l'heure  pré- 
sente, où  s'arrêtera  cette  immense  convulsion. 

Une  nation  qui  a  joué  ce  rôle  capital  dans  l'histoire,  dont  l'influence, 
bienfaisante  ou  funeste,  a  été  dans  tous  les  temps  comme  électrique, 
une  telle  nation  ne  saurait  s'abstraire  des  affaires  du  monde,  pas  plus 
dans  l'avenir  que  dans  le  passé.  Elle  inspire  trop  d'inquiétudes  ou  de 
sympathies,  trop  de  craintes  ou  d'espérances,  pour  ne  pas  donner  aux 
événemens  du  dehors  une  attention  mesurée  sur  l'active  surveillance  dont 
elle  ne  cessera  pas  elle-même  d'être  l'objet. 

Quel  sera  désormais  le  caractère  de  sa  politique  extérieure?  Si  nous 
avions  personnellement  à  exprimer  un  vœu,  ce  serait  que,  puisant  dans 
le  sentiment  même  de  sa  force  d'initiative  un  conseil  de  modération  et 
de  prudence,  notre  pays  s'appliquât  à  écarter  de  ses  relations  extérieures 
toute  pensée  systématique  d'agression.  Au  commencement  du  xvne  siè- 
cle, après  les  guerres  de  religion  qui  avaient  décimé  le  continent  euro- 
péen et  mis  la  France  aux  bords  de  l'abîme,  la  paix  devint  l'objet  de  tous 
les  vœux.  Ceux-là  même  qui,  voyant  au-delà  du  temps  présent,  médi- 
taient sur  les  moyens  d'accroître  dans  l'avenir  l'influence  et  la  prospérité 
de  la  patrie,  subordonnaient  ces  nobles  desseins  à  la  satisfaction  des  be- 
soins impérieux  du  moment,  la  pacification  des  esprits  et  le  repos  des 
peuples.  Pourquoi  résisterions-nous  au  désir  de  citer  une  fois  encore  le 
chevalier  de  Razilly?  Dans  le  mémoire  au  cardinal  de  Richelieu,  où  il 
déposait  la  pensée  première  de  l'organisation  d'une  marine  pour  la 
France,  le  spirituel  marin  disait,  faisant  allusion  aux  circonstances  poli- 
tiques :  ce  Je  sais  très  bien  l'état  en  quoi  tout  est  à  présent,  et  le  princi- 
pal remède  de  remettre  en  splendeur  la  France,  et  de  conserver  le  tout, 
est  d'éviter  toutes  guerres  étrangères  et  civiles,  et,  par  le  moyen  d'une 
tranquille  paix  de  dix  années,  remettant  la  nauigation  et  un  gouuernail 
au  pauure  nauire  errant,  suivant  les  avis  ci-après  déclarés,  l'on  pourra 
rendre  le  roy  maître  de  la  mer  et  redoutable  par  tout  l'univers  à  toutes 


LA  MARINE   FRANÇAISE  EN   4849.  lH 

nations.  »  Richelieu,  continuateur  de  l'œuvre  de  Henri  IV,  rétablissait 
l'ordre  dans  l'état,  et,  par  une  politique  extérieure  aussi  ferme  que  mo- 
dérée, préparait  les  destinées  de  Louis  XIV.  Nous  ne  pousserons  pas 
plus  loin  ce  rapprochement  entre  des  époques  à  tous  égards  si  diverses. 
Ce  n'est  point  la  splendeur  ruineuse  du  grand  siècle  que  nous  souhaitons 
à  notre  pays,  et  d'ailleurs  c'est  exclusivement  au  point  de  vue  de  la  force 
navale  que  nous  nous  sommes  proposé  de  sonder  l'avenir  politique.  Le 
passé  nous  guidera  sûrement. 

Depuis  1815,  la  Méditerranée  a  été  le  théâtre  des  événemens  impor- 
tais accomplis  en  Europe.  L'Espagne,  terrain  où  sont  depuis  long-temps 
en  présence  les  influences  rivales  de  la  France  et  de  l'Angleterre,  a  vu, 
en  1823,  notre  premier  armement  maritime  depuis  la  chute  de  l'empire. 
Il  y  a  deux  ans,  la  question  des  mariages  ravivait  des  difficultés  qui  ne 
sont  qu'assoupies. 

En  1828,  l'insurrection  de  la  Grèce  contre  la  Turquie  a  provoqué  le 
concours  de  trois  puissances  :  la  France,  l'Angleterre,  la  Russie;  les  deux 
premières  abandonnant  la  tradition  de  leur  ancienne  alliance  avec  la  Porte 
Ottomane;  la  Russie  préparant  ses  vues  d'avenir,  aidée  par  la  France  et 
surveillée  par  la  Grande-Bretagne.  —  La  flotte  russe  a  franchi  les  détroits. 

En  1830,  il  s'agissait  de  châtier  une  folle  insolence  du  dey  d'Alger. 
Un  mobile  religieux  arme  en  outre  le  bras  de  la  France.  Elle  veut  dé* 
truire  à  tout  jamais  la  piraterie  algérienne.  Malgré  l'inquiétude  jalouse 
du  gouvernement  anglais,  la  prise  d'Alger  s'accomplit.  Nul  doute  que  des 
complications  internationales  ne  fussent  à  la  veille  de  s'élever,  lorsque 
la  révolution  de  juillet  éclata.  Le  gouvernement  issu  de  juillet  avait  les 
sympathies  de  l'Angleterre.  Il  ne  pouvait,  sans  se  dépopulariser,  aban- 
donner le  prix  de  la  victoire  de  nos  soldats  et  de  nos  marins.  La  prise  de 
possession  de  l'Algérie  a  été  consommée.  La  Grande-Bretagne  ne  l'a  pas 
empêchée;  mais  elle  ne  l'a  pas  reconnue. 

En  4832,  Ancône,  occupée  de  vive  force  par  une  division  française, 
arrête  l'Autriche  prête  à  envahir  la  Romagne.  C'est  la  question  d'Italie 
qni  se  dessine. 

L'entrée  du  Tage  forcée  en  1831,  la  prise  de  Saint-Jean-d'Ulloa  et  de 
la  Vera  -Cruz  en  1837,  le  traité  imposé  à  Buenos-Ayres  en  1840,  ont 
ajouté  à  l'histoire  de  notre  marine  des  pages  brillantes;  mais  ces  faits  de 
guerre  ne  touchent  pas  à  l'un  de  ces  intérêts  vivaces  qui  font  et  entre- 
tiennent les  questions  d'influence. 

1840  a  vu  se  produire  la  question  d'Orient,  ou  plutôt  la  deuxième 
phase  de  cette  question;  la  première  date  de  Navarin.  Se  fonderait-il  en 
Egypte  un  empire  ami  de  la  France,  héritier  des  traditions  de  l'armée  de 
Bonaparte?  La  France,  déjà  maîtresse  de  l'Algérie,  acquerrait-elle  ce 
nouveau  point  d'appui  dans  la  Méditerranée?  L'empire  ottoman,  atteint 
au  cœur,  serait-il  démembré?  La  France  voulait  que  les  germes  d'in- 


20  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

fluence,  depuis  long-temps  déposés  par  elle  en  Egypte,  ne  fussent  pas 
étouffés.  L'Angleterre  voulait  l'intégrité  de  l'empire  ottoman,  c'est-à-dire 
l'affaiblissement  de  la  France  en  Egypte,  la  clôture  des  détroits  contre  la 
Russie.  Le  gouvernement  russe  pesait  aussi  du  poids  de  son  épée  pour 
le  maintien  de  l'empire  turc.  S'il  faisait  faire  ainsi  un  progrès  à  l'Angle- 
terre du  côté  de  l'Egypte,  il  en  obtenait  un  lui-même  du  côté  de  Cons- 
tantinople.  Du  reste,  protecteur  de  la  Turquie,  il  n'en  était  pas  moins 
redoutable  pour  elle.  Il  franchissait  les  Dardanelles,  et  montrait  une  fois 
de  plus  dans  la  Méditerranée  sa  flotte  de  la  mer  Noire.  Qui  croira  que 
le  traité  de  1841  ait  sérieusement  dénoué  ce  réseau  de  complications? 

La  guerre  du  Maroc,  si*énergiquement  conduite  à  Tanger  et  à  Mo- 
gador  comme  à  Isly,  si  habilement  terminée  en  1844,  n'est  qu'un  épi- 
sode de  la  question  algérienne. 

Nous  voici  venus  à  1848.  La  guerre  de  l'indépendance  italienne  met  le 
feu  à  la  mine  des  révolutions.  La  république  est  proclamée  en  France. 
La  Prusse  et  l'Autriche  deviennent  des  états  constitutionnels.  L'Alle- 
magne vise  à  l'unité.  Cependant  la  Sicile  se  sépare  de  l'état  napolitain. 
Deux  escadres,  l'une  française,  l'autre  anglaise,  sont  intervenues;  elles 
ont  eu  mission  de  concilier  le  différend.  C'est  la  politique  de  la  France, 
même  républicaine;  ce  ne  peut  être  celle  de  l'Angleterre.  La  médiation 
a  échoué  et  les  armes  en  décideront.  Dans  le  même  temps,  Rome  a  re- 
jeté de  son  sein  le  chef  vénéré  de  l'Église  :  elle  s'est  érigée  en  république. 
Le  monde  catholique  s'émeut  d'une  révolution  qui  enlève  à  la  papauté 
son  indépendance,  au  catholicisme  sa  ville  sainte.  Le  moment  n'est  pas 
loin  peut-être  où  plusieurs  marines  coalisées  conduiront  à  Rome  une 
nouvelle  croisade. 

Ce  qui  ressort  de  l'esquisse  que  nous  venons  de  tracer  à  grands  traits, 
c'est  que  question  d'Espagne,  question  d'Alger,  question  d'Orient, 
question  de  Sicile  et  d'Italie,  ne  sont  que  les  phases  multiples  d'une 
seule  et  grande  affaire  :  la  prééminence  politique  dans  la  Méditerranée. 
Trois  états  se  la  disputent  :  la  France,  pour  garder  son  indépendance  et 
maintenir  une  influence  séculaire;  l'Angleterre  et  la  Russie,  pour  conso- 
lider et  développer  les  bases  de  leur  puissance.  La  Russie  a  besoin  d'at- 
teindre Constantinople,  but  indiqué  par  Pierre-le-Grand.  Arrivée  là,  elle 
enceindrait  l'Europe,  et  par  son  immense  frontière  de  terre  et  par  ses 
escadres  de  la  Rai  tique  et  de  la  mer  Noire.  L'Angleterre  a  besoin  d'oc- 
cuper la  route  de  l'Inde.  L'isthme  de  Suez  ouvert  à  ses  flottes  mettrait 
en  communication  constante  les  deux  parties  de  l'empire  britannique, 
entre  lesquelles  le  continent  africain  s'interpose  aujourd'hui  comme  un 
retard.  L'Egypte,  dans  ses  mains,  deviendrait  l'entrepôt  du  monde. 
Aussi  que  d'efforts,  que  de  luttes,  que  d'habiles  manœuvres  pour  ja- 
lonner cette  route  et  s'en  assurer  l'usage  privilégié  !  Gibraltar  lui  donne 
la  clé  de  la  Méditerranée;  de  Malte,  elle  surveille  les  deux  grands  bassins 


LA  MAKINE   FRANÇAISE  EN   4849.  •  21 

de  cette  mer.  A  Corfou,  elle  commande  l'Adriatique.  Obligée  de  quitter 
l'Egypte  après  en  avoir  elle-même  rejeté  les  Français,  elle  n'a  jamais 
perdu  de  vue  cette  conquête  réservée  à  son  avenir.  Aden,  occupée  à 
l'entrée  de  la  mer  Rouge,  la  rend  déjà  maîtresse  de  l'une  des  issues  du 
long  défilé  dont  l'ouverture  de  l'isthme  lui  livrerait  la  seconde  clé.  L'ob- 
stacle opposé  à  la  réalisation  de  ces  desseins  a  disparu  avec  Méhémet-Ali 
et  Ibrahim.  Le  fils  a  précédé  dans  la  tombe  son  père,  affligé  lui-même 
d'un  mal  plus  cruel  que  la  mort.  La  Porte  Ottomane,  aujourd'hui  rentrée 
dans  la  plénitude  de  sa  suzeraineté,  n'aura  qu'un  instrument  docile  dans 
le  petit-fils  du  vieux  pacha.  Et  qui  voudrait  affirmer  que  le  sultan,  cé- 
dant aux  inspirations  de  l'Angleterre,  ne  donnera  pas  quelque  jour  les 
mains  à  l'occupation  de  l'Egypte  par  sa  fidèle  alliée,  dont  elle  attendrait 
en  échange  un  ferme  appui  contre  les  envahissemens  de  la  Russie,  appui 
d'autant  plus  sûr,  qu'il  serait  intéressé?  Pour  nous  qui  avons  vu  les  lieux, 
qui  avons  pratiqué  les  hommes  et  les  choses,  cette  solution  est  claire- 
ment écrite  derrière  les  nuages  qui  couvrent  l'avenir.  Pour  nous,  tout  ce 
qui  se  prépare  ou  s'accomplit  dans  la  Méditerranée  a  trait  directement  à 
cet  avenir.  Lorsqu'une  escadre  anglaise  s'approche  de  la  Sicile,  nous 
nous  souvenons  de  la  reine  Caroline  et  de  Nelson.  La  constitution  de 
1812  signifie  à  nos  yeux  le  protectorat  de  l'Angleterre. 

Et  quand  l'histoire  enseigne  que,  pour  la  possession  de  Malte,  le  ca- 
binet anglais  a  rompu  la  paix  d'Amiens  et  précipité  l'Europe  dans  une 
guerre  de  dix  ans,  comment  pourrions-nous  croire  que  la  possession  de 
l'Algérie  par  la  France  soit  un  fait  définitivement  accepté  par  sa  fière  rivale? 
Ce  n'est  plus  d'un  rocher  qu'il  s'agit  aujourd'hui;  c'est  d'un  littoral  de 
deux  cent  trente  lieues,  d'un  territoire  fécond,  le  grenier  de  Rome  pen- 
dant des  siècles.  Dès  qu'une  flotte  française  pourrait  s'appuyer  à  la  fois 
sur  Toulon  et  sur  Alger,  la  route  de  l'Inde  ne  serait  plus  libre.  Eh  bien! 
ne  fermons  pas  les  yeux  à  l'évidence  :  notre  présence  en  Afrique  est  im- 
patiemment supportée.  Une  politique  aussi  habile  qu'énergique  voit  dans 
cette  conquête  l'instrument  de  la  ruine  de  nos  finances;  elle  nous  laisse 
à  dessein  nous  épuiser  en  sacrifices,  espérant  bien,  le  jour  de  la  mois- 
son venu,  que  la  moisson  ne  sera  pas  pour  celui  qui  a  semé. 

Si,  perdant  de  vue  le  péril,  sourds  aux  leçons  de  l'expérience,  nous 
n'étions  pas  en  mesure  de  surveiller  et  de  prévenir,  nous  apprendrions 
quelque  jour  que  Mahon,  enlevé  de  gré  ou  de  force  à  l'Espagne,  aurait 
mis  aux  mains  anglaises  la  clé  du  bassin  occidental  de  la  Méditerranée  et 
fermé  à  nos  escadres  la  route  de  l'Algérie.  Ce  jour-là,  Toulon  verrait 
ses  quais  baignés  par  une  mer  anglaise. 

Mais,  nous  l'avons  dit  et  nous  le  croyons  fermement,  il  n'est  personne 
en  France  qui  veuille  préparer  un  tel  avenir.  Tous  les  partis  politiques 
ont  une  part  à  réclamer  dans  l'œuvre  accomplie  au  nord  de  l'Afrique.  La 


2&  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

restauration  l'a  noblement  inaugurée;  le  gouvernement  de  juillet  l'a  pour- 
suivie avec  une  patriotique  fermeté;  la  jeune  république  a  mis  le  dernier 
sceau  à  la  conquête,  en  déclarant  l'Algérie  territoire  français,  en  y  don- 
nant l'essor  h  la  colonisation.  Tous  les  partis  voudront  maintenir  leur  œu- 
vre commune;  mais,  qu'ils  le  sachent  bien,  cette  œuvre  est,  après  l'appui 
prêté  à  l'émancipation  des  États-Unis  d'Amérique,  le  plus  grand  travail 
politique  entrepris  contre  la  prépondérance  maritime  de  la  Grande-Breta- 
gne; et  alors,  qu'ils  préparent  les  moyens  de  soutenir  ce  qu'ils  ont  corn* 
mencé.  C'est  la  marine  qui  a  produit  l'indépendance  américaine  :  la  ma- 
rine, en  conservant  l'Algérie  à  la  France,  affranchira  la  Méditerranée. 

La  liberté  des  mers,  c'est  là  ce  que  nous  devons  désormais  vouloir  ab- 
solument; rien  au-delà.  Ne  parlons  plus  de  lac  français;  nous  n'arrive- 
rions qu'à  créer  un  lac  anglais  ou  un  lac  russe.  Louis  XIV,  vainqueur 
successivement  de  la  Hollande,  de  l'Angleterre,  de  l'Espagne,  de  Gênes, 
des  Barbaresques,  de  tout  ce  qui  avait  flotte  au  vent,  a  laissé  l'Angle- 
terre maîtresse  de  la  mer.  Napoléon,  vainqueur  de  toute  l'Europe,  moins 
r Angleterre,  a  eu  jusqu'à  64  vaisseaux,  44  frégates,  80,000  hommes 
embarqués.  Napoléon  n'a  réussi  qu'à  livrer  plus  étroitement  aux  armes 
de  son  implacable  ennemie  cette  mer  méditerranée  qu'il  avait  appelée  le 
lac  français. 

La  France  pèse  d'un  trop  grand  poids  dans  les  destinées  du  monde 
comme  puissance  continentale  pour  qu'il  lui  soit  permis  d'être  en  même 
temps  prépondérante  à  la  mer.  Elle  aurait  alors  l'empire  universel,  et  le 
monde  a  montré  deux  fois  qu'il  n'accepterait  pas  le  joug. 

La  Grande-Bretagne,  il  est  vrai,  s'est  maintenue  en  possession  de  la 
suprématie  maritime  ;  mais  elle  est  isolée  du  continent,  et  sa  supériorité 
même,  impatiemment  supportée,  a  sa  fin  marquée  dans  son  origine  :  la 
mer  efface  en  un  jour  les  flottes  les  plus  orgueilleuses  comme  les  plus 
humbles.  D'ailleurs,  l'Angleterre  n'a  pas  les  charges  d'une  armée  déterre 
à  supporter,  et  le  fardeau  des  dépenses  qu'elle  consacre  à  son  armée  na- 
vale est  ainsi  relativement  allégé.  La  France,  au  contraire,  garde  con- 
stamment sa  frontière  continentale;  c'est  sa  première  nécessité.  Elle  ne 
peut  donner  à  sa  flotte  que  le  superflu.  Cette  difficulté  ne  date  pas 
d'hier;  les  plus  brillantes  années  du  règne  de  Louis  XIV  sont  remplies 
par  les  querelles  de  Colbert  et  de  Louvois.  Les  deux  ministres  démon- 
trent, l'un  qu'il  faut  désarmer  sur  le  continent  pour  donner  une  impul- 
sion décisive  à  la  guerre  maritime,  l'autre  que  la  frontière  du  Rhin  im- 
porte d'abord  à  la  sécurité  de  l'état  et  à  la  gloire  du  souverain.  Tout  le 
génie  de  Colbert  ne  prévaut  pas  contre  la  loi  de  la  nature,  et,  Colbert 
mort,  la  marine,  alimentée  par  des  ressources  insuffisantes,  s'épuise  par 
ses  victoires  avant  de  succomber  à  ses  défaites. 

Napoléon  voulut  faire  un  suprême  effort  contre  l'Angleterre.  Il  pro- 


LA  MARINE  FRANÇAISE   EN   1849.  23 

jeta  une  flotte  plus  nombreuse  que  celle  de  son  ennemie.  Nous  avons 
sous  les  yeux  la  dépêche  (1)  où  il  dicte  ses  ordres  à  son  ministre  : 

«  10  mars  1811. 

«  Il  faut  construire,  mettre  à  l'eau  et  avoir  prêts  à  prendre  la  mer, 
avec  hommes  et  vivres,  autant  de  vaisseaux  que  j'en  puis  construire... 
Faites-moi  un  projet  de  budget  de  1812  et  1813  dans  ce  sens.  » 

L'amiral  De  Grès  présente  aussitôt  ce  projet.  Il  propose  un  armement 
formidable  :  104  vaisseaux  de  ligne,  85  frégates,  30  corvettes,  50  bricks, 
33  flûtes,  5  gabares,  30  gabares-écuries,  11  transports,  484  bâtimens  de 
flottille,  en  tout  832  bâtimens  montés  par  136,000  hommes. 

Le  budget  de  1812  élevait  les  dépenses  à  223  millions,  celui  de  1813  à 
255,800,000  fr.  La  dépense  d'armement  de  cette  grande  flotte  en  1814 
(indépendamment  de  ce  que  devaient  coûter  les  autres  services)  était  éva* 
luée  à  146  millions.  Qu'arriva-t-il  de  ce  projet?  Ce  qui  était  advenu  des 
grands  projets  de  Louis  XIV  pour  la  marine.  Les  campagnes  d'Espagne 
et  de  Russie  exigèrent  d'immenses  dépenses.  Toute  la  volonté  de  l'em- 
pereur de  doter  la  flotte  ne  put  prévaloir  contre  la  nécessité. 

Napoléon,  dans  les  longues  guerres  qu'il  a  si  glorieusement  fournies, 
était  seul  contre  tous  comme  Louis  X!V.  Tous  deux  ont  succombé  sur 
le  continent  et  à  la  mer;  tous  deux  ont  épuisé  la  patrie;  tous  deux  l'ont 
laissée  affaiblie  pour  long-temps.  Ces  expériences  si  coûteuses  ne  seront 
pas  perdues  pour  notre  avenir  politique.  Si  nous  recommencions  les 
rêves  gigantesques  des  deux  derniers  siècles,  nous  nous  réveillerions 
seuls  une  fois  encore  et  dans  l'abîme.  Ne  parlons  donc  plus  de  lac  fran- 
çais ;  parlons  de  la  liberté  des  mers ,  et  alors  nous  ne  serons  pas  seuls. 
Le  peuple  anglais  est  un  grand  peuple,  honnête,  religieux,  ardent  à  faire 
marcher  la  civilisation;  mais  il  porte  le  faix  d'un  empire  démesuré. 
L'instinct  de  la  conservation  plus  que  le  calcul  l'obligera  tôt  ou  tard  à 
porter  atteinte  à  quelqu'un  de  ces  droits  des  nations  qu'elles  ne  se  lais- 
sent jamais  impunément  ravir.  La  guerre  de  l'opium  en  Chine  est  un  de 
ces  attentats,  qu'on  croit  impossibles  avant  qu'ils  aient  été  commis,  et 
qui  se  renouvellent  infailliblement  dès  qu'ils  ont  pu  se  produire  un  jour. 
Déjà  les  Anglais  sont  dépassés  dans  l'industrie  de  la  navigation  par  les 
Américains  et  par  les  Norvégiens.  Dans  les  industries  de  fabrication, 
l'Allemagne,  devancée  par  la  France,  élève  contre  les  ateliers  anglais  des 
concurrences  redoutables.  L'Angleterre  résistera-t-elle  aux  tentations 
que  donne  trop  souvent  le  sentiment  dune  force  supérieure?  saura-t-elle 
en  triompher  avec  cette  virile  sagesse  qui  préside  à  ses  conseils?  ou  bien, 
dans  un  jour  d'enivrement  et  de  colère,  se  laissera-t-elle  entraîner  sur 
la  pente  des  violences? 

(1)  Archives  de  la  marine. 


24  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Nous  ne  sommes  pas  de  ceux  qui  poussent  à  la  haine  de  l'Angleterre. 
Dans  ce  pays  comme  ici,  il  y  a  un  grand  nombre  d'hommes  qui  veulent 
le  règne  du  droit  et  qui  ont  horreur  de  la  force,  nous  le  savons.  Notre 
pensée  va  plus  loin.  Pour  nous,  tant  que  la  prééminence  maritime  de  la 
Grande-Bretagne  sera  exclusivement  fondée  sur  l'industrie,  sur  la 
science,  sur  le  labeur  de  son  peuple,  tant  qu'elle  respectera  le  droit, 
nous  dirons  à  nos  concitoyens  :  «  Imitez,  faites  mieux  si  vous  pouvez, 
mais  n'attaquez  point;  respectez  le  droit.  Ne  provoquez  pas  sans  raison 
une  nation  qui  n'est  pas  votre  ennemie  pour  être  voire  rivale.  »  Mais 
le  jour  où  l'Angleterre  frapperait  le  droit  de  son  épée,  oh!  ce  jour-là, 
notre  pays  aurait  un  devoir  à  remplir,  et  il  ne  serait  pas  seul.  Nous  en 
avons  pour  garant  le  sage  Jefferson. 

«  Je  me  réjouis  sincèrement  avec  vous,  écrivait-il  à  John  Adams  en 
1813  (1),  des  succès  de  notre  petite  marine;  ils  doivent  vous  être  d'au- 
tant plus  agréables,  que  vous  avez  été  de  bonne  heure  et  constamment 
partisan  des  murailles  de  bois.  Si  j'ai  différé  avec  vous  sur  ce  point,  ce  n'é- 
tait pas  quant  au  principe,  mais  quant  au  temps;  il  me  semblait  que  nous 
ne  pouvions  construire  ni  entretenir  une  marine  assez  puissante,  pour 
ne  pas  tomber  immédiatement  dans  le  gouffre  qui  a  englouti  non-seu- 
lement les  marines  les  moins  importantes,  mais  celles  des  peuples  qui 
tenaient  le  second  rang  sur  la  mer.  Quand  ces  dernières  pourront  sortir 
de  leurs  ruines  et  s'approcher  assez  du  point  où  elles  balanceraient  le 
pouvoir  de  l'Angleterre  pour  qu'en  y  ajoutant  le  nôtre  nous  assurions 
le  succès,  c'est  l'époque  où  je  crois  qu'il  nous  conviendra  de  songer  à  en 
avoir  une.  » 

Le  temps  est  venu  pour  la  France  comme  pour  les  États-Unis  d'Amé- 
rique. 


II. 

QUELLE  DOIT  ÊTRE  LA  FORCE  NAVALE  DE  LA  FRANCE? 

Les  principes  ont  été  posés  :  ce  qui  suivra  n'en  est  que  la  conséquence. 
Il  n'est  pas  besoin  de  dire  que,  n'ayant  pas  l'honneur  d'être  officier  de 
marine,  nous  n'aborderions  pas  des  questions  exclusivement  techniques, 
*i  nous  n'étions  dirigé  par  des  hommes  de  la  profession.  Nous  avons 
recueilli  bien  des  opinions,  nous  les  avons  comparées  et  débattues.  Le 
seul  rôle  qui  convienne  en  telle  occurrence,  est  celui  de  rapporteur  im- 
partial. 

Ci)  Mélanges  politiques  et  philosophiques  de  Jefferson,  t.  II,  p.  242. 


LA  MARINE  FRANÇAISE   EN   1849.  25 

La  force  navale  a  deux  termes  extrêmes  qu'il  est  indispensable  de 
fixer  :  le  minimum  des  armemens  en  temps  de  paix,  cest-à  -dire  le  point 
de  départ;  le  maximum  des  armemens  en  temps  de  guerre,  c'est-à-dire 
le  point  d'arrivée.  Mais,  suivant  le  vieil  adage  romain,  se  préparer  à  la 
guerre  est  le  plus  sur  moyen  de  maintenir  la  paix.  Le  premier  terme  ne 
saurait  donc  être  nettement  déterminé  sans  la  connaissance  préalable  du 
dernier;  c'est  du  grand  armement  pour  la  guerre  qu'il  faut  d'abord  s'oc- 
cuper. 

Armement  maximum  en  temps  de  guerre. 

Disons-le  nettement  :  les  bases  en  ont  été  posées  dans  la  loi  du  3  juil- 
let 1846. 

1°   FORCE   ACTIVE. 

226  bâtimens  à  voiles  : 

40  vaisseaux  de  ligne. 
50  frégates. 

136  bâtimens  inférieurs  de  tous  rangs. 
102  bâtimens  à  vapeur  : 

50  de  600  à  2i>0  chevaux  propres  à  la  guerre. 
50  avisos  et  transports  de  120  à  200  chevaux. 
2  batteries  flottantes. 


Total.  .  .     328  bâtimens  à  voiles  et  à  vapeur. 

2°  RÉSERVE. 

Nombre  indéterminé  de  vaisseaux  et  de  frégates 
en  chantier  aux  14/24  d'avancement. 

Ces  bases  ont  été  discutées  par  les  hommes  politiques  les  plus  consi- 
dérables et  par  les  hommes  du  métier  les  plus  autorisés.  Les  termes  ex- 
trêmes proposés  ont  été  :  60  vaisseaux  par  ceux-là  qui,  le  regard  dé- 
tourné vers  le  passé,  ne  tenaient  pas  assez  de  compte  de  la  force  nouvelle 
apportée  à  la  marine  par  la  vapeur;  36  vaisseaux  par  ceux  qui,  penchés 
vers  l'avenir,  ne  voyaient  déjà  plus  dans  les  vaisseaux  de  ligne  que  de» 
masses  inertes  livrées  en  proie  à  ce  navire  intelligent  et  maître  de  lui- 
même  dont  la  vapeur  est  l'âme.  La  balance  a  été  sagement  tenue  par  le 
ministre,  et  la  loi,  en  créant  une  réserve  à  côté  de  la  force  active,  en  do- 
tant les  magasins  de  larges  approvisionnemens,  a  ménagé  l'avenir  tout 
en  assurant  le  présent.  Pour  cette  attitude  que  nous  voudrions  voira  la 
France,  attitude  non  agressive,  mais  ferme  et  appuyée  sur  le  droit,  cette 
force  est  bien  pondérée.  Elle  n'offre  pas  de  ressources  à  des  calculs  d'am- 
bition; elle  donne  à  la  défense  tout  ce  qui  est  nécessaire. 

Qu'on  ne  s'y  méprenne  pas  :  la  défense  comme  ligne  de  conduite  po- 
litique n'implique  pas  une  guerre  purement  défensive.  C'est  dans  la  Mé- 
diterranée que  nous  sommes  le  plus  menacés.  Ce  n'est  pas  dans  la  Médi- 


26  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

terranée  que  doivent  être  concentrés  tous  nos  moyens  de  résistance.  "S'il 
en  était  ainsi,  l'ennemi,  maître  du  détroit,  expédierait  à  son  gré  et  con- 
centrerait, pour  nous  réduire,  les  forces  supérieures  dont  il  dispose.  Sûr 
de  n'être  pas  inquiété  ailleurs,  il  nous  anéantirait  ou  nous  contrain- 
drait à  l'immobilité.  C'est  en  opérant  à  Brest,  à  Cherbourg,  que  nous 
pourrons  agir  à  Toulon.  A  Brest,  la  France  a  devant  elle  tout  ce  qui  est 
vulnérable  dans  l'Atlantique  et  au-delà.  De  Cherbourg,  elle  regarde  l'An- 
gleterre. Dès  lors  l'ennemi  est  obligé  de  couvrir  tout  ce  qui  peut  être 
attaqué,  ou  si,  confiant  dans  l'étendue  de  ses  forces,  il  veut  nous  blo- 
quer, alors  il  faut  qu'il  enserre  dans  sa  ligne  de  blocus,  non-seulement 
nos  six  cent  douze  lieues  de  côtes  continentales,  mais  l'Espagne  tout  en- 
tière, mais  les  deux  cent  cinquante  lieues  du  littoral  algérien  et  les  points 
de  vigie  dans  la  Méditerranée.  D'ailleurs,  en  présence  de  bâtimens  à  va- 
peur, le  blocus  serait  très  difficile  à  tenir,  et  il  est  permis  de  douter  que 
l'Angleterre  ne  pense  pas  d'abord  à  protéger  son  territoire  et  à  sauve- 
garder ses  colonies.  Rappelons-nous  l'émotion  produite  de  l'autre  côté 
de  la  Manche  par  la  flottille  de  Boulogne. 

Maintenant,  comment  les  forces  seront-elles  disposées?  Ce  serait  ici 
le  cas  de  discuter  les  systèmes  de  guerre  d'escadre  et  de  guerre  de  course; 
nous  ne  le  ferons  point.  La  loi  de  1840  a  tranché  la  question  en  conser- 
vant les  vaisseaux  comme  noyau  de  la  force  navale,  et  en  plaçant  à  côté 
des  vaisseaux  un  grand  nombre  de  frégates  et  de  bâtimens  à  vapeur. 
D'ailleurs,  chacun  des  deux  systèmes  a  été  éprouvé  par  des  succès  et  des 
revers.  Jean  Bart,  Duguay-Trouin ,  Cassart,  ont  montré  ce  que  peuvent 
faire  de  hardis  corsaires.  Duperré  sous  l'empire,  et  les  Américains  en 
1814,  ont  fait  avec  bonheur  la  guerre  de  frégates;  mais  Raynal  a  démon- 
tré combien  une  telle  ressource  est  débile.  On  ne  saurait  lire  avec  trop 
d'attention  les  pages  consacrées  à  ce  grave  sujet  par  M.  de  Lapeyrouse- 
Bonfils  dans  son  Histoire  de  la  Marine  (1).  Cet  officier,  qui  porte  digne- 
ment un  nom  illustre,  a  établi  avec  autorité  que  la  guerre  de  course  n'est 
possible  qu'appuyée  par  des  escadres. 

Nous  ne  discuterons  pas  non  plus  la  valeur  relative  à  donner  aux  bâ*- 
timens  à  voiles  et  aux  vapeurs  comme  instrumens  militaires.  Chacun  a 
ses  propriétés,  et  vaut  par  elles.  C'est  à  en  tirer  parti  qu'il  faut  s'appli- 
quer. Ce  qui  paraît  certain,  c'est  que  l'un  et  l'autre  sont  désormais  dfes 
é^émens  essentiels  de  toute  flotte  de  guerre.  Le  vaisseau  mixte,  qui  con- 
serve sa  force  comme  machine  de  combat  et  qui  est  doué  de  la  faculté 
de  se  mouvoir  comme  le  vapeur  sans  en  avoir  complètement  la  vitesse, 
offre  peut-être  à  l'heure  actuelle  la  combinaison  la  plus  heureuse  des 
deux  élémens.  Le  vaisseau-vapeur  ferait-il  encore  un  pas  utile?  L'avertir 
efn  décidera.  Toutes  ces  questions  sont  à  l'étude.  C'est  pourquoi  la  loi  de 

(1)  Tome  !«',  page  451  et  suivantes. 


LA  MARINE  FRANÇAISE   EN   4849.  $7 

1846  a  voulu  que  le  ministre  de  la  marine,  sous  les  yeux  duquel  la  science 
des  constructions  navales  donne  chaque  jour  ses  enseigneraens  pratiques;, 
fût  maître  de  modifier,  suivant  les  circonstances,  la  proportion  des  forces 
dont  elle  n'a  fait  que  poser  les  bases.  Elle  a  laissé  au  ministre  une  autre 
œuvre  à  accomplir,  c'est  la  répartition  de  ces  forces  entre  les  ports  qui 
auront  soit  à  les  produire,  soit  à  les  employer.  C'est  Jà  un  point  capital, 
et  nous  n'avons  aucun  embarras  à  constater  qu'on  s'en  était  activement 
occupé  avant  la  révolution  de  1848.  Nous  n'en  avons  pas  davantage  à 
présenter  un  plan  tout-à-fait  indépendant  des  études  dont  nous  avons 
pris  notre  part  à  cette  époque.  Ces  études  avaient  trait  principalement  à  la 
question  administrative  :  c'est  au  point  de  vue  militaire  que  nous  devons 
nous  placer  aujourd'hui. 

L'opinion  d'officiers  expérimentés  est  que  la  France  pourrait  sou- 
tenir une  guerre  maritime  avec  un  ensemble  de  forces  combinées  ainsi 
qu'il  suit  : 

1°  FORCE   ACTIVE. 

A  Brest,  deux  escadres  :  49  bâtimens. 

1°  Escadre  pour  opérer  au  loin: 

12  vaisseaux  à  voiles  de  90  canons  en  majorité. 
12  frégates  de  50  canons. 
6  frégates-vapeurs  à  roues  de  400.  chevaux. 

Coque  du  type  Infernal,  machine  du  type  Pluton. 
Balanciers  en  fer  forgé.  Tout  ce  qui  peut  garantir 
une  marche  sûre  et  rendre  le  plus  rares  possible 
les  besoins  de  réparation.  Charbon  pour  20  jours. 

3  avisos-vapeurs  à  grande  vitesse.  Machine  de  400 
chevaux  sur  une  coque  du  type  anglais  BulUdog. 

6  bricks  à  voiles  de  20  canons. 
10  grands  bâtimens  de  charge. 

49  bâtimens,  neufs  autant  que  possible,  surtout  les 
vaisseaux. 

6,000  hommes  de  troupes  de  débarquement,  six 
à  huit  mois  de  vivres. 

Une  telle  escadre,  sur  la  rade  de  Brest,  a  la  mer  ouverte.  Elle  est  con- 
stituée d'élémens  assez  énergiques  pour  menacer  sérieusement  tout 
point  qui  ne  serait  pas  fortement  défendu. 

2°  Escadre  de  défense  : 

6  vaisseaux  de  1 00  canons  mixtes. 
6  frégates  de  60  canons  mixtes. 

4  avisos-vapeurs  de  100  à  300  chevaux. 

16  bâtimens. 
Cette  force  aurait  à  opérer  sur  le  littoral.  Il  faudrait  qu'elle  pûtt  être 


28  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

agile  en  même  temps  que  puissante.  L'emploi  de  bâtimens  mixtes  et  de 
vapeurs  est  une  condition  essentielle  pour  que  ce  but  puisse  être  atteint. 

À  Cherbourg,  une  escadre  :  27  bâtimens. 

6  vaisseaux  de  100  canons  mixtes. 
6  frégates  de  60  canons  mixtes. 
3  frégates  à  voiles. 
12  avisos-vapeurs  de  100  à  200  chevaux. 

27  bâtimens. 

A  Cherbourg,  il  faut  pouvoir  attaquer  et  se  défendre.  Les  bâtimens 
mixtes  peuvent  frapper  fort  et  vite. 

Les  avisos-vapeurs  et  les  frégates  éclaireraient  la  mer  ou  porteraient 
des  troupes  suivant  le  besoin. 

A  Lorient,  une  division  légère  :  6  bâtimens. 

3  frégates  à  voiles. 

3  vapeurs  de  220  chevaux. 

6  bâtimens. 

A  Rochefort,  une  division  légère  :  9  bâtimens. 

6  frégates  à  voiles. 
3  corvettes- vapeurs. 

9  bâtimens. 
A  Toulon,  escadre  de  la  Méditerranée  :  66  bâtimens. 

12  vaisseaux  à  voiles,  les  vieux  vaisseaux  de  1**  et 

de  3e  rang  encore  propres  au  combat. 
6  frégates  à  voiles. 
18  frégates- va  peurs  de  4  à  600  chevaux.  Ce  que  la 

marine  a  de  plus  puissant  en  navires  à  vapeur. 
20  avisos-vapeurs  ou  transports. 
10  bricks  à  voiles  de  20  canons. 

66  bâtimens,  6,000  hommes  de  troupes  de  débar- 
quement. 

Dans  la  Méditerranée,  les  distances  sont  promptement  franchies.  Le 
retour  au  port  est  facile  et  rapide.  Cette  mer  appartient  à  la  marine  à 
vapeur.  Toutefois  les  vaisseaux  y  sont  encore  nécessaires.  On  indique 
les  plus  puissans  par  l'artillerie  et  les  plus  anciens,  parce  qu'ils  n'auront 
pas  de  longues  campagnes  à  fournir,  et  que,  s'ils  doivent  frapper,  il  faut 
que  le  coup  soit  énergiqucment  porté.  Les  6,000  hommes  de  troupes  ne 
sont  qu'un  noyau.  La  flotte  a  vu  passer  sur  ses  vaisseaux  toute  l'armée 


LA  HARINE  FRANÇAISE  EN   1849.  29 

allant  en  Afrique  ou  revenant  en  France.  L'armée  de  terre  fournirait 
bien  vite  les  troupes  de  débarquement  nécessaires.  Quarante  vapeurs 
porteraient  une  armée. 

Aux  Antilles  et  à  la  Réunion  le  noyau  de  deux  croisières  : 

6  frégates  à  voiles. 

6  vapeurs  de  300  chevaux. 

12  bâtimens. 

Voilà  un  plan  d'organisation  de  la  force  active  en  vue  d'une  guerr© 
maritime. 

Pour  qu'il  fût  réalisé,  il  faudrait  avoir  disponibles,  six  mois  après  la 
déclaration  de  guerre  : 

36  vaisseaux 

48  frétâtes        \    x       ., 

,   .  ,  >  a  voiles  mixtes. 

16  bricks 

10  transports 

24  frégates       )    . 

_.  ?   à  vapeur. 

51  avisos  )  r 

En  tout  185  bâtimens. 

Cette  force  permettrait  d'opposer  escadre  à  escadre  à  un  ennemi  obligé 
de  diviser  extrêmement  ses  moyens  d'action  pour  se  prémunir  lui-même 
contre  des  attaques  dont  il  ne  pourrait  connaître  le  but;  elle  donnerait 
en  outre  carrière  à  la  guerre  de  course.  Les  divisions  de  frégates  dispo- 
sées à  Cherbourg,  Lorient  et  Rochefort,  aux  Antilles,  à  la  Réunion,  aux- 
quelles on  pourrait  joindre  des  bricks  de  guerre  ou  des  corvettes,  par- 
viendraient, comme  dans  les  guerres  précédentes,  à  franchir  les  lignes 
ennemies.  Il  ne  faut  pas  méconnaître  toutefois  que  deux  difficultés  se 
présenteront  aujourd'hui  :  l'emploi  des  vapeurs  par  l'ennemi  pour  sur- 
veiller la  sortie  des  ports,  l'absence  de  moyens  de  ravitaillement  et  de 
réparation  pour  nos  croisières  dans  les  mers  lointaines;  mais  la  marine 
française  se  rappelle  avec  fierté  la  campagne  de  la  Bellone  dans  les  mers 
de  llnde.  Nos  croiseurs  vivront  aux  dépens  de  l'ennemi,  ou  périront  en 
combattant. 

Cet  ensemble  d'armement  demanderait  de  68  à  70,000  hommes  d'é- 
quipage et  1,500  officiers  de  marine. 

2°  RÉSERVE. 

Ce  serait  beaucoup  qu'un  tel  armement  pût  être  réalisé;  ce  ne  serait 
pas  assez  toutefois  pour  affronter  les  chances  d'une  grande  guerre  mari- 
time. Toute  force  active  suppose  une  réserve  qu'il  faut  préparer. 


$>  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

La  réserve  serait  convenablement  composée  de  : 


12  vaisseaux 

30  frégates 

10  frégates 

20  corvettes 


à  voiles, 
à  vapeur. 


Ensemble   72  bâtimens  qui  porteraient  28,000  hommes  d'équi- 
page et  600  officiers. 

Cette  réserve  serait  suffisante,  pourvu  qu'elle  pût  être  rendue  promp- 
tement  disponible.  Elle  devrait  être  répartie  par  portions  égales  entre 
Toulon  et  les  ports  de  l'Océan.  Six  vaisseaux  en  chantier  à  Toulon  offri- 
raient une  ressource  indispensable  pour  le  remplacement  des  bâtimens 
qui'  auraient  souffert  dans  le  combat. 

Des  40  vaisseaux  adoptés  comme  base  par  la  loi  de  1846, 36  seulement, 
dans  le  système  qui  vient  d'être  exposé,  seraient  nécessaires  au  début  de 
la  guerre,  ou  du  moins  dans  l'année  qui  suivrait  la  déclaration.  Voici 
donc  déjà  4  vaisseaux  pour  la  réserve.  De  plus,  la  loi  de  1846  a  auto- 
risé le  ministre  à  mettre  sur  les  chantiers,  pour  cette  destination,  un 
nombre  indéterminé  de  vaisseaux  à  porter  aux  14/2468  d'avancement.  La 
même  faculté  s'étend  évidemment  aux  frégates  et  aux  vapeurs.  Pour  ces 
derniers  surtout,  il  est  important  de  n'être  pas  pris  au  dépourvu.  Une 
guerre  avec  l'Angleterre  nous  trouverait,  quant  à  la  flotte  à  vapeur  lé- 
gère, c'est-à-dire  quant  au  moyen  de  passer  la  Manche,  dans  un  état 
d'infériorité  dont  on  ne  se  rend  pas  suffisamment  compte  de  ce  côté  du 
détroit.  Indépendamment  de  ses  vapeurs  de  guerre,  le  gouvernement  an- 
glais pourrait  disposer,  aussitôt  les  hostilités  engagées,  d'un  nombre 
considérable  de  steamers  du  commerce.  Il  en  trouverait  facilement  au- 
delà  de  mille.  Notre  industrie  est  bien  loin  de  pouvoir  donner  un  tel  se- 
cours, et  les  ressources  qu'elle  tiendrait  en  réserve  pour  une  guerre  doi- 
vent à  peine  être  comptées.  Il  faut  donc  être  prêt  à  pouvoir  produire 
rapidement  un  large  complément  à  la  force  active  en  vapeurs. 

Au  surplus,  tout  ce  qui  précède  est  matière  à  discussion.  Un  plan  de 
guerre  maritime  ne  s'improvise  point.  Il  ne  se  fixe  pas  du  premier  coup 
sous  la  plume,  et  s'il  était,  en  effet,  donné  aux  hommes  qui  ne  sont  pas 
du  métier  d'indiquer  un  système  précis,  ils  devraient  le  réserver  pour  les 
conseils  du  gouvernement  et  ne  pas  le  livrer  aux  hasards  de  la  publicité. 
Nous  sommes  certain  de  n'avoir  rien  à  nous  reprocher  de  ce  côté.  Nous 
avons  visé  uniquement  à  établir  deux  principes  qui  pourraient  être  mé- 
connus par  les  personnes  étrangères  à  la  marine  :  le  premier,  c'est  que 
l'action  de  la  flotte  ne  saurait,  sans  de  graves  périls,  être  concentrée  ex- 
clusivement dans  la  Méditerranée,  et  que  la  France  ne  sera  libre  d'agir 
dans  la  Méditerranée  qu'autant  qu'elle  sera  en  mesure  d'opérer  sur 
l'Océan;  le  deuxième,  c'est  que  le  gouvernement  ne  saurait  trop  tôt  dé- 


LA  MARINE  FRANÇAISE  EN   4849.  31 

terminer  l'organisation  de  ses  forces  navales  pour  le  cas  d'une  guerre. 
Le  but  des  dépenses  consacrées  à  l'entretien  de  ces  forces  est  ou  de  faire 
la  guerre  ou  de  la  prévenir.  C'est  vers  ce  but  que  doivent  converger  et 
les  efforts  de  l'administration  de  la  marine  et  les  sacrifices  à  consentir 
par  l'assemblée  nationale  au  nom  du  pays. 

Le  plan  une  fois  tracé,  tous  les  intérêts  essentiels  de  la  marine  y  trou- 
veront naturellement  leur  place.  Les  questions  les  plus  complexes  se 
simplifieront.  Pour  ne  parler  que  du  matériel,  combien  de  difficultés 
administratives  disparaîtraient  le  jour  où  chaque  port  aurait  sa  part  net- 
tement assignée  dans  la  mission  commune  d'approvisionnement,  de 
construction  et  d'armement  î  Les  élémens  ne  manquent  pas;  ils  sont  tout 
prêts. 

Nous  avons  à  flot  27  vaisseaux  :  14  sont  excellens,  8  plus  anciens 
peuvent  cependant  encore  naviguer  et  combattre  ;  5  seraient  à  con- 
damner, s'ils  n'étaient  jugés  en  état  de  subir  un  nouveau  rajeunissement 
par  la  refonte.  Le  système  qui  vient  d'être  exposé  comprend  12  vaisseaux 
mixtes.  Les  vieux  vaisseaux  sont  évidemment  les  plus  propres  à  cette 
transformation,  qui  compte  encore  trop  de  chances  inconnues  pour  être 
appliquée  sans  imprudence  à  des  vaisseaux  neufs.  Le  Nestor  va  recevoir 
un  moteur  auxiliaire.  Si  les  expériences  sont  aussi  favorables  que  celles 
de/«  Pomone,  il  sera  nécessaire  d'entrer  résolument  dans  cette  voie.  En 
1847,  l'Angleterre  avait  déjà  9  vaisseaux  mixtes.  Les  vaisseaux  de  100  ca- 
nons et  les  frégates  de  60  ont  été  indiqués  comme  devant  être  préférés 
pour  l'application  des  hélices.  Les  vaisseaux  de  100  ont  gagné  beaucoup 
à  être  expérimentés  :  leur  marche  est  maintenant  trouvée;  mais  ils  coû- 
tent presque  aussi  cher  à  construire  que  les  120,  à  cause  de  la  grande 
longueur  de  leur  quille;  ils  coûtent  à  entretenir  armés  beaucoup  plus 
cher  que  les  90,  qu'ils  ne  valent  pas  par  les  qualités  nautiques,  et  qu'ils 
surpassent  de  bien  peu  pour  la  force  militaire.  Il  est,  de  même,  reconnu 
que  les  frégates  de  60  canons,  inférieures  en  tout  point  aux  vaisseaux  de 
74,  coûtent  presque  aussi  cher,  et  n'ont  pas  à  beaucoup  près  les  qualités 
nautiques  des  frégates  [de  50  et  de  40.  Les  vaisseaux  de  deuxième  rang 
et  les  frégates  de  premier  rang  seraient  donc  sans  inconvénient  appli- 
qués à  la  destination  de  bâtimens  mixtes;  leurs  grandes  dimensions  se 
prêteraient  d'ailleurs  au  logement  des  machines,  et  il  y  aurait  à  cet 
égard  avantage  sur  les  navires  des  autres  rangs. 

20  vaisseaux  sont  en  chantier  :  10  conduits  au-delà  des  3/4  d'arme- 
ment; 4  à  plus  de  moitié;  5  du  quart  à  la  moitié.  On  trouve  dans  le 
nombre  le  vaisseau-vapeur  le  24  Février.  On  regrette  de  n'y  voir  que 
2  vaisseaux  de  premier  rang  et  aucun  du  quatrième.  Des  anciens  vais- 
seaux de  120  canons,  il  ne  reste  que  le  Frieclland  qui  soit  dans  toute  sa 
force.  Le  Souverain,  le  Monlebellq,  VOcéan,  commencent  à  fléchir  sous 
le  faix  de  l'âge.  Le  Yalmy,  construit  sur  de  nouveaux  plans,  a  besoin 


32  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

d'être  mis  à  l'épreuve  de  la  navigation  en  escadre.  C'est  un  admirable 
vaisseau.  S'il  est  aussi  puissant  que  majestueux,  il  offrira  un  type  à  re- 
produire. 

Des  kO  frégates  actuellement  à  dot,  30  sont  propres  au  service  le  plus 
actif;  16  frégates  en  chantier  pourvoiront  facilement  aux  nécessités  de 
remplacement. 

Quant  aux  vapeurs,  18  frégates,  80  corvettes  et  avisos  sont  à  flot; 
2  grandes  frégates  et  un  certain  nombre  de  vapeurs  inférieurs  sont  soit 
à  flot,  soit  en  chantier. 

La  réalisation  de  la  force  active,  telle  que  nous  la  concevons,  ne  ren- 
contrerait donc  aucune  entrave.  L'effort  à  faire  consisterait  à  conduire  à 
un  état  voisin  de  l'achèvement  ceux  des  vaisseaux  qui  ne  devraient  pas 
être  mis  immédiatement  à  flot,  à  donner  une  impulsion  active  à  la  trans- 
formation en  vaisseaux  et  frégates  mixtes  d'un  certain  nombre  de  bâti- 
mens  des  deux  espèces  à  flot;  enfin,  à  ajouter  k  frégates-vapeurs  aux  20 
qui  existent  déjà,  soit  à  flot,  soit  en  chantier. 

Ce  sont  là,  sans  doute,  de  grands  travaux;  mais,  dirigés  avec  mesure 
et  persévérance,  ils  ne  grèveraient  pas  le  trésor  décharges  excessives; 
d'ailleurs  ce  sont  des  dépenses  que  doit  savoir  faire  un  état  qui  veut  avoir 
une  marine.  Ces  dépenses,  en  concourant  à  constituer  le  capital  naval, 
donneront  du  pain  aux  ouvriers  des  arsenaux.  C'est  sur  d'autres  parties 
du  service,  sur  celles  qui  consomment  sans  produire,  qu'il  faut  cher,  her 
des  économies.  On  les  trouvera  dans  la  réduction  du  nombre  des  bâti- 
mens  armés  pendant  la  paix. 

Toutefois,  de  même  que  la  guerre  a  ses  besoins  qu'il  faut  prévoir  long- 
temps à  l'avance  pour  ne  pas  être  pris  au  dépourvu,  de  môme  la  paix  a 
ses  exigences  qu'il  faut  satisfaire.  D'ailleurs  il  est  un  principe  à  poser, 
c'est  que  les  armemens,  même  le  plus  restreints,  sur  pied  de  paix,  doi- 
vent être  calculés  de  manière  à  rendre  toujours  possible  le  passage  au 
pied  de  guerre.  Il  est  nécessaire  d'avoir  sans  cesse  les  deux  termes  pré- 
sens à  la  pensée.  S'il  y  a  un  maximum  qu'il  faut  pouvoir  atteindre,  il  y  a 
un  minimum  au-dessous  duquel  on  ne  doit  jamais  descendre. 

Armement  minimum  en  temps  de  paix. 

Les  nécessités  qui  déterminent  à  armer  en  temps  de  paix  comportent, 
de  même  que  pour  l'armement  de  guerre,  une  force  active  et  une  ré- 
serve. 

1°  Force  active. 

La  force  active  se  divise  en  six  catégories  très  distinctes,  ayant  pour 
objet  chacune  un  service  nécessaire. 

La  France  a  cinq  ports  de  guerre,  un  grand  nombre  de  ports  secon- 
daires principalement  utilisés  pour  le  commerce.  Sur  son  littoral  de» 


LA  MARINE  FRANÇAISE   EN   4849.  33 

deux  mers  se  pratique  la  pêche  côtière.  Il  faut  pourvoir  au  bon  ordre 
des  ports,  au  service  des  rades  et  à  la  police  de  la  pêche.  Première  caté- 
gorie, désignée  sous  le  titre  de  service  local  en  France  :  22  bâtimens  de 
flottille,  10  à  voiles,  12  à  vapeur,  suffisent  à  ce  service.  Parmi  les  va- 
peurs cependant,  il  faut  comprendre  2  corvettes  pour  la  rade  de  Brest. 

Les  colonies  ont  des  nécessités  analogues.  De  plus,  il  faut  qu'elles 
puissent  être  mises  en  relation,  soit  entre  elles,  soit  avec  les  états  cir- 
con voisins.  On  n'a  employé  jusqu'à  présent,  pour  cette  deuxième  caté- 
gorie, service  local  des  colonies,  que  des  navires  de  flottille  à  voiles  et 
quelques  vapeurs  légers.  On  peut  augmenter  le  nombre  des  vapeurs. 
Dans  notre  pensée,  2  grandes  corvettes  doivent  y  être  jointes,  laux  An- 
tilles, 1  à  la  Réunion.  La  révolution  sociale  accomplie  dans  ces  colonies 
exige  la  présence  constante  d'une  force  respectable.  Cette  force  doit  être 
indépendante  du  système  des  stations  navales,  qui  appelle  lui-même  des 
modifications  profondes  :  21  bâtimens,  dont  13  voiles  et  8  vapeurs,  pour- 
voiront au  service  local  des  colonies. 

L'Algérie  impose  à  la  marine  des  armemens  spéciaux  et  constans,  in- 
dépendamment du  concours  qu'elle  lui  demande  fréquemment  pour 
le  transport  des  troupes.  Il  y  a  nécessité  que  Toulon  et  Alger  soient 
mis  en  communication  régulière.  Il  n'est  pas  moins  indispensable  que 
des  relations  non  interrompues  soient  entretenues  entre  les  divers  points 
du  littoral  de  cette  grande  possession  française  :  10  vapeurs,  parmi  les- 
quels 4  corvettes,  doivent  être  affectés  au  service  de  cette  troisième  ca- 
tégorie. 

La  quatrième  s'applique  à  la  protection  du  commerce  maritime  et  des 
pêches  de  long  cours.  Nous  l'avons  établi  dans  le  cours  de  cet  écrit,  des 
stations  navales,  entretenues  sur  les  points  les  plus  fréquentés  du  globe, 
immobilisent  actuellement  sans  utilité  réelle  pour  le  commerce  un  grand 
nombre  de  bâtimens.  L'opinion  de  plusieurs  officiers  distingués  qui  ont 
commandé  des  stations  est  que  ce  système  doit  tendre  à  se  transformer 
et  faire  place  graduellement  à  des  croisières.  Ils  reprochent  aux  stations, 
indépendamment  de  ce  qu'elles  coûtent,  d'être  une  mauvaise  école  pour 
les  officiers  et  les  équipages.  Le  propre  des  stations  est  de  ramener  sou- 
vent, et  quelquefois  de  maintenir,  les  bâtimens  dans  les  ports  étrangers. 
Le  propre  des  croisières  est  au  contraire  d'entretenir  une  navigation 
active  et  presque  constante.  Ce  dernier  mode  exigera  de  nos  marins  plus 
de  dévouement,  en  leur  imposant  plus  de  fatigues.  Ils  ne  les  recherche- 
raient peut-être  pas;  ils  les  accepteront  volontiers  si  elles  leur  sont  de- 
mandées. La  disposition  à  rester  dans  les  ports  ne  date  pas  d'hier  dans 
notre  marine.  La  correspondance  des  ministres  de  Louis  XIV  en  offre  de 
curieux  exemples.  Seignelay  recommandait  fréquemment  à  Duquesne, 
Pontchartrain  recommandait  à  Tourville  de  tenir  la  mer  et  de  résister  à 
cet  attrait  qu'ont  toujours  exercé  les  ports  étrangers  sur  les  marins  fran- 

3 


34  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

çais.  Tourville  se  conformait  plus  facilement  à  ces  instructions  que  son 
illustre  devancier.  On  cite  une  année  où  il  tint  la  mer  pendant  douze 
mois  sans  rentrer  au  port.  Il  se  ravitaillait  au  large. 

L'obligation  de  naviguer  beaucoup  entraîne  l'emploi  de  navires  plus 
marins  que  les  bâtimens  de  flottille.  Des  frégates,  des  corvettes,  sur- 
tout des  bricks,  des  vapeurs,  se  prêteront  à  ce  genre  de  service.  On  y 
trouvera  d'ailleurs  l'avantage  d'avoir  un  noyau  de  croisières  propres  à 
opérer  militairement  en  cas  de  guerre.  Six  divisions  de  trois  à  sept  bâ- 
timens, dans  chacune  desquelles  se  trouveraient  au  moins  une  frégate  et 
un  vapeur,  pourvoiraient,  suivant  des  juges  compétens,  à  toutes  les  né- 
cessités de  ce  service,  parmi  lesquelles  il  ne  faut  pas  omettre  la  protec- 
tion à  donner  à  nos  pêcheries  de  Terre-Neuve,  d'Islande  et  d'Ecosse,  ces 
précieuses  pépinières  de  matelots.  28  bâtimens,  dont  17  voiles  et  11  va- 
peurs, portant  ensemble  moins  de  5,000  hommes,  en  formeraient  l'effectif. 
Ces  divisions  seraient  échelonnées  et  divisées  de  telle  sorte  qu'elles  pus- 
sent correspondre,  et  qu'au  premier  bruit  de  guerre  elles  fussent  en 
mesure  de  se  grouper  soit  autour  des  Antilles,  soit  autour  de  la  Réunion 
et  de  Mayotte. 

Disons  tout  de  suite  un  mot  d'une  cinquième  catégorie,  classée  sous 
le  titre  services  divers,  bien  qu'elle  occupe  le  dernier  rang  sur  notre  ta- 
bleau de  la  force  active.  Parmi  ces  services,  nous  avons  placé  la  frégate- 
école  de  canonniers-marins,  une  des  meilleures  institutions  dont  la  ma- 
rine ait  été  dotée.  La  dépense  qu'elle  coûte  sera  amplement  compensée 
par  la  supériorité  qu'elle  assure  à  notre  artillerie  navale,  et  dont  les  ef- 
fets se  manifesteront  au  premier  combat.  En  tout  autre  temps,  nous 
proposerions  d'affecter  à  cette  école  un  vaisseau  de  quatrième  rang  au 
lieu  d'une  frégate;  mais  l'essentiel  est  assuré.  Il  faut  tenir  corn  pte  des 
nécessités  d'économie.  9  autres  bâtimens  sont  classés  sous  le  même  titre  : 
ce  sont  les  gabares  destinées  au  transport  des  garnisons  coloniales.  Ce 
chiffre  ne  comporte  pas  la  disponibilité  de  bâtimens  pour  les  transports 
de  matériel.  Dans  notre  pensée,  ils  doivent  être  le  plus  souvent  opérés 
par  les  navires  du  commerce,  qui  y  trouveront  un  peu  de  fret.  D'ailleurs, 
les  transports  opérés  par  cette  voie  coûteront  moins  cher  à  l'état.  Les 
envois  d'argent  qui,  remis  au  commerce,  nécessiteraient  le  paiement  de 
primes  d'assurances  très  élevées,  seront  facilement  confiés  ou  aux  ga- 
bares qui  porteront  les  garnisons  ou  aux  navires  expédiés  pour  le  service 
des  croisières. 

Parmi  les  2,250  hommes  qu'il  faudrait  embarquer  pour  les  services 
divers,  on  a  compris  les  équipages  des  bâtimens-écoles  et  des  navires  de 
servitude. 

Reste  la  catégorie  des  divisions  d'évolutions.  Elle  a  une  relation  di- 
recte et  avec  les  croisières  de  protection  du  commerce  et  avec  cette  se- 
conde partie  des  armemens  que  nous  appelons  la  réserve. 


LA  MARINE  FRANÇAISE   EN   1849.  35 

Depuis  plusieurs  années,  la  France  a  dans  la  Méditerranée  une  force 
disponible  qu'on  appelle  escadre  d'évolutions.  Cette  pratique  n'est  pas, 
au  reste,  d'invention  récente;  Colbert  la  recommandait.  Il  voulait  que 
deux  division»  navales  fussent  exercées  à  la  mer.  l'une  dans  la  Méditer- 
ranée, l'autre  dans  l'Océan ,  et  pour  cette  dernière  il  recommandait  la  na- 
vigation dans  la  Manche  comme  la  plus  instructive  et  aussi  comme  la 
plus  politique.  M.  Portai,  lorsqu'il  présentait  son  budget  systématique 
de  1820,  exprimait  le  regret  que  cette  tradition  ne  pût  être  observée  avec 
les  65  millions  qu'il  déclarait  indispensables  à  la  marine.  Cependant  il  des- 
tinait un  vaisseau  et  quelques  bâtimens  inférieurs  à  former  le  noyau, 
pour  mieux  dire  le  simulacre,  de  cette  escadre  d'évolutions,  la  meilleure 
de  toutes  les  écoles  nautiques.  Depuis  lors  les  événemens  politiques  ont 
exigé  l'entretien  permanent ,  dans  la  Méditerranée,  d'un  certain  nombre 
de  vaisseaux.  On  en  a  compté  jusqu'à  21  en  1840.  Le  nombre  a  varié 
suivant  les  circonstances.  Il  semble  s'être  fixé,  depuis  quelques  années, 
à  6.  Le  projet  de  budget  de  1849  le  porte  à  8,  en  y  ajoutant  quelques 
frégates-vapeurs.  Si  nos  finances  avaient  recouvré  la  situation  prospère 
qu'il  est  si  nécessaire  de  leur  rendre,  ce  ne  serait  pas  8  vaisseaux  dont 
il  faudrait  demander  l'armement,  mais  12;  ce  n'est  pas  une  escadre  d'é- 
volutions, mais  deux  escadres  :  une  pour  l'Océan,  l'autre  pour  la  Médi- 
terranée. Ne  pouvant  armer  deux  escadres,  on  peut  du  moins  avoir  deux 
divisions  navales  :  une  de  k  vaisseaux  à  Toulon ,  une  de  3  vaisseaux  à 
Brest.  A  la  division  de  Toulon  nous  ajoutons  1  frégate  mixte;  à  toutes 
les  deux ,  3  vapeurs,  dont  1  frégate,  1  corvette  et  1  aviso. 

2°  Réserve. 

Pour  compléter,  en  prévision  de  nécessités  politiques,  un  armement 
respectable,  nous  formons  une  forte  réserve  établie  à  deux  degrés,  dis- 
ponibilité et  commission.  Ici  nous  devons  entrer  dans  des  explications 
techniques. 

D'après  les  règles  actuelles  du  service,  les  bâtimens  à  flot  sont  divisés 
en  cinq  classes  distinctes  :  le  premier  état,  c'est-à-dire  celui  qui  rap- 
proche le  plus  le  navire  de  l'immobilité  du  chantier,  c'est  l'état  de  dé- 
sarmement; le  deuxième,  qui  est  un  progrès  vers  la  mobilité,  est  l'état 
de  commission  de  port;  le  troisième,  qui  délivre  le  bâtiment  des  entraves 
du  port,  est  la  commission  de  rade;  le  quatrième,  qui  le  rapproche  le 
plus  de  la  faculté  de  prendre  son  /ol  sur  les  eaux,  est  la  disponibilité  de 
rade;  le  cinquième  et  dernier  est  l'état  &  armement.  Le  bâtiment  n'est 
armé  que  lorsqu'il  doit  tenir  la  mer.  On  ne  place  guère  dans  les  situa- 
tions intermédiaires  de  commission  de  port ,  commission  de  rade  et  dis- 
ponibilité, que  les  vaisseaux,  les  frégates  à  voiles  et  les  vapeurs.  Encore 
ces  derniers  n'occupent- ils  jamais,  depuis  deux  ou  trois  années,  d'autre 


36  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

position  de  réserve  que  celle  de  la  commission  de  port.  Tous  les  antres 
bâtimens  sont  ou  armés  ou  désarmés. 

La  commission  de  rade  est  d'institution  assez  récente.  Elle  a  été  con- 
çue en  vue  d'alléger  les  dépenses  d'armement,  tout  en  donnant  aux  bk- 
timens  des  garanties  de  prompte  disponibilité.  Appliqué  avec  soin  sur- 
tout à  des  navires  appelés  à  être  prochainement  armés,  ce  système  aurait 
produit  des  résultats  excellens.  11  n'a  jamais  été  complètement  pratiqué. 
Plus  que  tout  autre,  ce  mode  de  disponibilité,  qui  ne  laisse  à  bord  que 
le  personnel  strictement  nécessaire  à  la  sûreté  du  navire  sur  les  rades, 
impose  à  des  états-majors  très  réduits  des  obligations  de  vigilance  et 
d'assiduité  bien  difficiles  à  remplir  si  près  du  port,  et  lorsque  la  naviga- 
tion ne  charme  pas  les  ennuis  de  l'embarquement.  Le  commandement' 
n'y  est  exercé  qu'à  titre  provisoire.  Enfin,  lorsque  l'état  de  commission 
de  rade  se  prolonge,  il  y  a  nécessité,  à  moins  de  soins  très  attentifs  qui 
n'ont  jamais  pu  être  obtenus,  que  le  bâtiment  entre  au  bassin  pour  le 
nettoyage  de  la  carène;  c'est-à-dire  que  l'armement  partiel  qu'il  a  déjà 
reçu  peut,  dans  ce  cas,  être  en  pure  perte,  puisque,  pour  entrer  au  bas- 
sin, il  doit  être  désarmé. 

Ce  reproche,  fondé  dans  une  certaine  mesure,  s'applique  également, 
il  faut  le  reconnaître,  à  la  disponibilité  telle  qu'elle  est  constituée  et  à 
toutes  les  situations  analogues  que  l'on  pourrait  créer.  Un  long  séjour 
en  rade,  nous  entendons  un  séjour  de  plusieurs  années,  amènera  tou- 
jours, au  moment  d'expédier  le  bâtiment  pour  une  campagne  de  long 
cours,  la  nécessité  de  nettoyer  la  carène  et,  par  conséquent,  d'entrer  au 
bassin;  mais  cet  inconvénient,  commun  aux  deux  situations  de  commis- 
sion et  de  disponibilité  sur  rade,  est  compensé  en  faveur  de  la  dernière, 
précisément  par  la  possibilité  d'en  disposer  plus  vite.  En  effet ,  le  vais- 
seau de  premier  rang  disponible  a  son  commandant  définitif,  une  partie 
de  son  état-major,  une  partie  des  maîtres,  une  partie  des  gabiers  et  des 
chefs  de  pièce  embarqués;  il  porte  330  hommes;  il  peut,  au  besoin,  na- 
viguer; et,  l'ordre  de  compléter  l'armement  et  de  prendre  la  mer  étant 
donné,  il  doit  être  en  mesure  de  mettre  sous  voiles  et  de  combattre  dans 
un  bref  délai,  après  avoir  reçu  son  complément  d'équipage  et  ses  vivres. 
C'est  évidemment  parce  qu'on  attend  du  vaisseau  dit  en  disponibilité 
cette  active  transformation  en  bâtiment  puissant  pour  la  navigation  et  le 
combat,  qu'on  se  résigne  à  faire  la  dépense  d'un  entretien  qui ,  le  plus 
souvent,  paraît  n'avoir  pas  eu  d'objet  utile;  mais  on  serait  bien  plus  fondé 
à  regretter  cette  dépense,  si  cette  prompte  disponibilité  qui  la  motive 
n'était  pas  en  effet  réalisable.  Or,  il  a  été  prouvé  plusieurs  fois  que  le 
vaisseau  disponible,  ne  comportant  pas,  d'après  les  termes  réglemen- 
taires, la  présence  à  bord  et  à  son  poste  de  chacun  des  hommes  essen- 
tiels, en  un  mot,  la  formation  complète  des  cadres,  demande  beaucoup 
de  temps  pour  être  transformé  en  un  bâtiment  armé  ayant  toute  sa  va- 


LA  MARINE  FRANÇAISE  EN   1849.  37 

leur.  Plusieurs  officiers  nous  ont  dit  qu'un  délai  de  quatre  à  six  mois 
serait,  la  plupart  du  temps,  nécessaire  pour  que  ce  vaisseau  fût  prêt  à 
combattre.  Il  y  a  évidemment  là  un  perfectionnement  à  introduire;  car, 
si  le  vaisseau  en  disponibilité  ne  peut  pas  acquérir  très  promptement  la 
valeur  d'un  vaisseau  armé,  la  considération  d'économie  doit  évidemment 
prévaloir.  Voici  un  petit  nombre  de  mesures  que  nous  présentons  sous, 
la  garantie  de  gens  du  métier,  et  qui  paraissent  de  nature  à  simplifier 
les  difficultés,  sinon  à  les  résoudre  complètement. 

La  réserve  comprendrait,  ainsi  qu'il  a  été  dit  plus  haut,  deux  degrés  :; 
la  disponibilité,  sur  rade;  la  commission,  dans  le  port.  La  réserve  serait 
placée,  quant  à  l'accomplissement  des  conditions  partielles  d'armement, 
sous  l'inspection  et  sous  la  responsabilité  directe  d'un  officier-général 
ayant  son  pavillon  sur  la  rade  à  Brest  et  à  Toulon.  Aujourd'hui  le  préfet 
maritime  est  seul  chargé  de  veiller  à  l'organisation  de  cette  partie  de  la 
force  navale.  Elle  se  confond  nécessairement  pour  lui  dans  l'immensité 
des  détails  du  service  administratif  le  plus  varié  qui  puisse  être  imposé  à 
l'activité  humaine.  Il  est  donc  arrivé  fréquemment  que  des  bâtimens  ré- 
putés officiellement  à  l'état  de  commission  n'étaient  véritablement  assi- 
milables qu'à  des  navires  désarmés,  et  que  des  vaisseaux  réputés  dispo- 
nibles comportaient  dans  leur  organisation  des  causes  de  retard  qu'aucune 
volonté  humaine  ne  pouvait  faire  disparaître  au  moment  du  besoin.  Cette 
mesure,  qui  est  fondamentale,  produirait,  nous  n'en  doutons  pas,  les 
plus  heureux  résultats.  Des  inconvénienspourraientyêtreattachésquant 
aux  conflits  de  deux  responsabilités  différentes,  celle  du  préfet  et  celle 
de  l'officier-général  en  rade.  Ils  peuvent  être  évités.  C'est  une  question 
à  examiner  mûrement  et  qui  mérite  d'appeler  l'attention  du  conseil 
d'amirauté. 

Quant  au  premier  degré  de  réserve,  la  disponibilité  sur  rade,  nous 
n'avons  rien  à  ajouter  à  ce  qui  a  été  dit  ci-dessus.  Les  cadres  doivent  être 
complétés  à  bord.  Il  ne  doit  rester  à  y  introduire  que  les  hommes  qui  ne 
valent  que  par  le  nombreet  qui,  dès  l'arrivée  à  bord,  trouveront  et  le  ser- 
vice organisé,  et  leur  place  assignée,  et  des  exemplesà  suivre.  375  hommes 
suffisent  pour  que  ce  résultat  soit  obtenu  (1).  Le  vaisseau,  dans  cette 

(1)  Effectif  proposé  pour  un  vaisseau  de  1er  rang  en  disponibilité. 

i  capitaine  de  vaisseau.  31  Report. 

1  capitaine  de  frégate.  2  maîtres  de  charpentage. 

4  lieutenans  de  vaisseau.  2      —      calfatage. 

1  officier  d'administration.  2      —      de  voilerie. 

1  chirurgien  major.  16  quartiers-maîtres  de  manœuvre. 

5  volontaires.  16              —            de  canonnage. 
8  maîtres  chargés.  4              —            de  timonerie. 
4  maîtres  de  manœuvre.  2  fourriers. 

4      —      de  canonnage.  4  chefs  de  hune. 

2  —      de  timonerie.  48  gabiers. 
— —  • 

31  à  reporter.  127  à  reporter. 


38  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

situation  de  disponibilité,  serait  prêt  à  prendre  la  mer  avec  ses  vivres 
faits,  quinze  jours  après  l'ordre  notifié  au  port;  prêt  à  combattre  un  mois 
après  avoir  reçu  le  complément  de  son  équipage. 

Une  frégate-vapeur  serait  plus  disponible  encore  moyennant  un  noyau 
d'équipage  de  43  hommes  (1);  il  faut  ajouter  que  ce  sont  les  hommes 
essentiels  et  en  tête  le  commandant  définitif.  Les  maîtres,  les  mécani- 
ciens et  chauffeurs  forment  ce  noyau.  La  frégate- vapeur  ayant  son  com- 
plet de  charbon  dans  les  soutes  serait  prête  à  partir  le  lendemain  de 
l'ordre  reçu,  à  combattre  quinze  jours  après.  Quanta  la  commission  de 
port,  deuxième  degré  de  réserve,  avec  la  garantie  de  l'inspection  d'un 
officier-général  spécialement  responsable,  elle  constituera  un  commen- 
cement réel  de  disponibilité.  Les  vaisseaux  et  frégates  à  voiles  ayant  à 
bord  le  lest,  l'artillerie,  la  mâture,  les  cha  nés  et  ancres,  les  emménage- 
mens  faits,  sans  le  mobilier,  l'arrimage  de  la  grande  cale  fait,  et  enfin 
ayant  le  gréement  disposé  en  magasin,  pourront  être  en  état  d'entrer  en 
rade  six  semaines  après  l'ordre  d'armement  reçu.  Si  on  avait  à  opérer 
sur  un  grand  nombre  de  bâtimens  en  commission,  ce  délai  serait  insuf- 
fisant sans  doute;  mais,  en  six  mois,  on  serait  sûr  d'avoir  prêts  à  tous 
services  tous  les  bâtimens  placés  dans  cette  catégorie. 

Pour  les  vapeurs,  l'entretien  est  plus  simple  et  la  disponibilité  plus 
facile  à  obtenir.  Il  suffit  de  les  ranger  le  long  des  quais.  Ils  conserveraient 
le  matériel  embarqué;  ils  seraient  placés  sous  l'autorité  d'un  seul  com- 
mandant ayant  sous  ses  ordres  un  demi-équipage  de  frégate-vapeur.  Le 
mécanicien  à  bord  de  chacun  d'eux  est  tout  ce  qu'il  faut  pour  surveiller 
la  machine  et  prévenir  l'oxidation.  On  nous  pardonnera  un  détail  sans 
aucun  prix  pour  les  personnes  étrangères  à  la  marine,  mais  qui  offrira 
quelque  intérêt  aux  hommes  du  métier.  Une  précaution  indispensable  à 
prendre  serait  de  faire  tourner  les  roues  une  fois  tous  les  huit  jours.  Il 
ne  serait  pas  moins  essentiel  de  faire  chauffer  six  fois  Tan,  pendant  trois 
heures  chaque  fois.  Ce  sont  des  précautions  employées  avec'  succès  par 

127  Report.  245  Report. 
8  timoniers  sondeurs.  60  matelots. 

60  chargeurs.  60  appre  itis  marins. 

50  chefs  de  pièces.  10  surnuméraires. 


245  à  reporter.  375  hommes. 
(1)  Effectif  proposé  pour  une  frégate-vapeur  en  disponibilité. 

1  capitaine  de  vaisseau.  16  Report. 

1  lieutenant  de  vaisseau.  1  quartier-maître  de  calfatage. 
9  maîires  chargés.  10  timoniers  sondeurs. 

2  seconds  maîtres  de  manœuvre.  7  mécaniciens  et  chauffeurs. 
2           —              de  timonerie.  3  surnuméraires. 

1  quartier-maître  de  charpenlage.  6  malelois  soutiers. 

16  à  reporter.  43  hommes. 


LA  MARINE  FRANÇAISE  EN   4819.  39 

quelques  officiers  et  dont  l'application  généralisée  serait  d'un  très  utile 
effet  pour  la  conservation  des  machines  et  de  leurs  chaudières. 

C'est  sur  ces  bases  que  nous  avons  préparé  un  état  d'armement  mini- 
mum pendant  la  paix  (1).  Nous  voulons  dire  que,  quelle  que  soit  la  situa- 
tion de  ses  finances,  la  France,  si  elle  veut  mettre  sa  marine  en  état  de 
pourvoir  aux  nécessités  les  plus  pressantes  du  service  public,  doit  entre- 
tenir ce  minimum  d'armement.  Tant  que  ces  nécessités  ne  seront  pas 
réduites,  l'armement  ne  saurait  être  lui-même  réduit.  Tel  qu'il  est  calculé, 
il  exigerait  l'emploi  de  186  bâtimens»  dont  105  armés  et  81  en  réserve. 
22,000  hommes  seraient  nécessaires  à  la  formation  des  équipages.  Tel 
qu'il  est,  il  pourvoit  à  tous  les  services  ordinaires.  De  plus,  il  donne  à  la 
France  la  disposition  immédiate  de  12  vaisseaux  pour  les  éventualités  de 
sa  politique.  Il  permet  de  rendre  un  peu  de  vie  au  port  de  Brest  que  la 
force  des  choses  a  conduit  à  négliger  trop  long-temps.  Par  là  même,  il 
prépare  les  voies  à  l'armement  sur  le  pied  de  guerre.  10  vaisseaux  et 
10  frégates  à  voiles,  15  frégates -vapeurs,  entretenus  en  commission  et 
distribués  systématiquement  entre  les  ports  qui  auraient  à  en  faire  em- 
ploi pour  la  guerre,  porteraient  avant  six  mois  nos  forces  à  un  effectif  déjà 
imposant. 

Une  bonne  direction  doublerait  cette  valeur.  En  temps  de  paix,  il  est 
bon  que  nos  marins  passent  fréquemment  le  détroit  de  Gibraltar  :  leurs 
devanciers  l'ont  franchi  plus  d'une  fois  sous  le  canon  anglais.  11  serait 
d'un  effet  salutaire  de  conduire  dans  la  Méditerranée  les  vaisseaux  armés 
à  Brest,  de  faire  évoluer  de  concert  les  divisions  des  deux  mers  et  d'ex- 
citer entre  elles  une  puissante  émulation.  De  plus,  au  lieu  de  laisser 
dépérir  sur  rade  les  vaisseaux  en  disponibilité,  pourquoi  ne  les  ferait-on 
pas  passer  à  tour  de  rôle  à  l'état  d'armement?  Il  suffirait  pour  cela  que 
le  vaisseau  armé  versât  au  disponible  le  complément  d'équipage  dont  la 
valeur  est  principalement  dans  le  nombre.  On  aurait  ainsi  le  moyen  d'in- 
struire, de  former  par  la  pratique  d'excellens  cadres  de  maistrance  en 
même  temps  que  de  bons  états-majors.  L'activité  qui  en  serait  la  consé- 
quence donnerait  à  nos  ports  cette  vie  si  nécessaire  au  moment  où  il 
faudrait  faire  la  guerre  et  qu'on  aurait  grand'peine  à  réveiller  si  on  la 
laissait  trop  long-temps  s'assoupir. 

En  1840,  notre  escadre  de  20  vaisseaux,  admirablement  commandée, 
formée  à  la  discipline  et  aux  manœuvres  par  une  navigation  constante, 
a  conquis  un  résultat  qui  doit  être  un  encouragement.  L'amiral  anglais 
Napier  a  déclaré  dans  la  chambre  des  communes  que  plus  d'une  fois  il 
avait  eu  le  chagrin  de  constater  la  supériorité  d'organisation  des  vais- 
seaux français  que  conduisait  le  regrettable  amiral  Lalande. 


(1)  Voir  aux  annexes  l'état  A. 


40  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Le  môme  succès  a  été  récemment  obtenu  par  l'escadre  de  la  Méditer- 
ranée. Deux  de  nos  vaisseaux  ont  lutté  d'agilité  avec  l'escadre  anglaise 
et  l'ont  complètement  distancée.  L'amiral  Parker  a  eu  la  loyauté  de  re- 
connaître, dans  une  lettre  écrite  à  M.  l'amiral  Baudin,  les  qualités  nau- 
tiques de  nos  vaisseaux  et  la  prestesse  de  manœuvre  de  nos  marins. 

Personnel. 

A  quelles  causes  attribuer  ces  résultats ,  sinon  à  la  composition  du 
corps  des  officiers  de  marine  et  au  passage  d'un  grand  nombre  d'entre 
eux  sur  l'escadre  d'évolutions?  A  quelles  institutions  en  rapporter  l'hon- 
neur, sinon  au  régime  de  l'inscription  fondé  par  Colbert  et  perfectionné 
dans  une  tradition  de  deux  siècles  ? 

Voilà  des  avantages  qu'il  serait  bien  imprudent  de  compromettre,  et 
cependant  nous  entendons  tous  les  jours  discuter  l'inscription  maritime; 
tous  les  jours  nous  entendons  répéter  :  Les  cadres  d'officiers  sont  trop 
nombreux,  il  faut  les  réduire;  il  y  a  trop  d'officiers-généraux,  trop  d'of- 
ficiers supérieurs ,  trop  d'officiers  de  tous  grades. 

En  184-6,  M.  Thiers,  avec  sa  merveilleuse  facilité  de  tout  retenir  et  de 
tout  dire,  évoquant  à  la  tribune  les  enseignemens  de  l'histoire  maritime, 
s'écriait  :  Prenez  garde  !  vous  accroissez  le  matériel  de  votre  flotte  et 
vous  ne  pensez  pas  à  augmenter  le  nombre  de  vos  officiers.  La  guerre 
vous  surprendra  n'ayant  pour  armer  vos  vaisseaux  que  des  cadres  insuf- 
fisans.  —  M.  Thiers,  qui  a  dirigé  les  affaires,  qui  sait  jusqu'aux  infinis 
détails  tout  ce  qu'exige  la  guerre  pour  être  faite  avec  honneur,  portait 
son  regard  vers  l'éventualité  d'une  guerre  maritime.  Ceux  qui  attaquent 
comme  exagérée  la  composition  des  cadres  ne  regardent  que  les  besoins 
de  la  paix.  Est-ce  agir  sagement?  N'est-ce  pas,  au  contraire,  aller  à  ren- 
contre de  tous  les  principes  qui  président  à  la  conduite  des  affaires  mili- 
taires? Voyez  l'armée  de  terre;  n'est-il  pas  universellement  reconnu  que 
ce  qu'il  importe  surtout  de  lui  conserver  pendant  la  paix,  ce  sont  les  ca- 
dres? Un  projet  de  loi  est  soumis  à  l'assemblée  nationale  pour  régler  sur 
des  bases  nouvelles  l'organisation  de  l'armée  :  le  principe  du  maintien 
des  cadres  y  est  déclaré  essentiel.  Pourquoi?  Parce  que  le  but  final  de 
l'entretien  de  l'armée,  c'est  la  guerre.  Comment  n'en  serait-il  pas  de 
même  pour  la  marine?  Il  ne  s'agit  pas  seulement  là  de  rompre  les 
hommes  à  la  discipline,  à  la  manœuvre,  à  la  marche,  et  de  les  guider  au 
combat.  Le  simple  enseigne  de  vaisseau,  dès  qu'il  met  le  pied  sur  un  na- 
vire, assume  immédiatement  sa  part  de  responsabilité  de  la  vie  de  tous 
ceux  qui  l'entourent  et  du  salut  du  bâtiment.  La  paix  des  hommes  n'im- 
pose pas  aux  élémens.  A  la  mer,  il  faut  lutter  sans  cesse  ;  tout  peut  être 
ennemi ,  les  vents,  la  mer,  la  terre  elle-même.  Aussi  des  règles  pré- 
voyantes ont-elles  voulu  que  le  commandement  et  les  postes  qui  en  ap- 


LA  MARINE  FRANÇAISE  EN   4  849.  U 

prochent  le  plus  fussent  exclusivement  attribués  à  des  officiers  arrivés  à 
un  certain  grade,  c'est-à-dire  éprouvés  par  une  certaine  durée  de  ser- 
vice. Et  si  cette  garantie  a  été  jugée  nécessaire  pour  la  sécurité  des  bâ- 
tiraens  de  l'état  naviguant  en  pleine  paix,  à  combien  plus  forte  raison  ne 
doit-elle  pas  être  recherchée  en  prévision  de  la  guerre?  Quiconque  se  figu- 
rera par  la  pensée  les  conditions  d'un  combat  à  la  mer,  le  savoir,  la  bra- 
voure, l'initiative  qu'il  y  faut  déployer  à  peine  de  compromettre  un  instru- 
ment de  guerre  dispendieux  et  dont  la  conservation  importe  à  la  puissance 
du  pays,  de  compromettre  surtout  la  vie  de  plusieurs  centaines  d'hommes 
dont  le  salut  du  navire  peut  seul  assurer  le  salut;  quiconque  aura  ré- 
fléchi à  l'étendue  de  ces  obligations  qui  n'ont  d'égales  dans  aucune  des 
carrières  humaines,  comprendra  que  le  personnel  des  officiers  de  marine 
a  besoin  plus  que  tout  autre  d'être  formé  avec  soin  et  préparé  de  longue 
main  à  la  responsabilité  de  devoirs  si  difficiles.  Le  cadre  actuel  comprend 
1,572  officiers  ;  on  rapproche  ce  cadre  de  celui  qui  a  existé  à  d'autres 
époques,  et  l'on  conclut  à  des  réductions.  Eh  bien  !  en  cas  de  guerre,  ce 
cadre  donnerait  à  peine  le  nécessaire.  Dans  les  documens  officiels  pré- 
sentés à  la  chambre  des  députés  lors  de  la  discussion  de  la  loi  des  93  mil- 
lions, le  ministre  de  la  marine  établissait  que  2,080  officiers  seraient  né- 
cessaires pour  l'armement  de  toute  la  flotte  sur  le  pied  de  guerre.  Dans 
le  plan  que  nous  avons  indiqué,  la  force  active  réclamerait  1,500  offi- 
ciers; la  réserve  en  exigerait  en  outre  600.  Et  il  faut  remarquer  que,  ni 
dans  le  système  général  d'armement  développé  à  la  tribune  en  1846,  ni 
dans  nos  indications,  il  n'est  tenu  compte  des  nécessités  du  service  des 
ports  et  aussi  du  besoin  de  repos  qui  ramène,  chaque  année,  dans  leurs 
familles  un  certain  nombre  d'officiers  épuisés  par  les  fatigues  de  la  na- 
vigation. 

Nous  comprenons  le  désir  d'alléger  les  charges  de  l'état;  mais  il  est,  à 
nos  yeux,  une  économie  plus  redoutable  que  la  prodigalité  même,  c'est 
l'économie  qui  tue  l'avenir  pour  ménager  le  présent.  La  marine  de  la  répu- 
blique et  celle  de  l'empire  ont  dû  leurs  revers  à  l'absence  d'états-majors 
fortement  constitués.  Gardons-nous  de  renouveler  volontairement  des 
malheurs  que  la  grande  révolution  a  subis  plus  encore  qu'elle  ne  les  a 
voulus.  N'oublions  jamais  que  Napoléon,  dans  sa  toute-puissance,  a  su 
refaire  les  vaisseaux  de  Louis  XVI,  mais  qu'il  n'a  pu  leur  rendre  cette 
ame  que  la  révolution  en  avait  chassée.  Il  n'a  pas  eu  le  temps  de  pro- 
duire en  nombre  suffisant  des  officiers,  surtout  des  officiers-généraux, 
expérimentés,  instruits,  dominant  les  équipages  par  l'autorité  du  savoir 
et  par  la  confiance  au  succès  que  le  savoir  peut  seul  donner. 

Dans  un  pays  où  les  questions  d'économie  sont  comptées  pour  beau- 
coup, aux  États-Unis  d'Amérique,  on  avait  également  signalé  un  accrois- 
sement excessif  du  nombre  des  officiers  de  vaisseaux.  C'est  tout  près  du 
temps  actuel,  en  1843.  Le  congrès  nomma  une  commission  pour  remé- 


42  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

dier  à  l'abus,  s'il  y  avait  lieu.  Dans  cette  démocratie  positive,  on  n'a  ja- 
mais tenu  en  grand  honneur  la  guerre,  ni  par  conséquent  la  flotte  et 
l'armée.  La  commission  examina,  débattit,  déclara  qu'en  effet  il  y  avait 
eu  excès  et  qu'il  fallait  en  prévenir  le  retour;  mais  fut-il  un  moment 
question  de  décimer  le  personnel  des  officiers?  Non.  L'extrait  suivant 
du  rapport  de  cette  commission  en  fera  juger.  Il  ne  sera  pas  lu  sans  in- 
térêt à  cette  heure  où,  dit-on,  l'on  discute  non  plus  s'il  y  aura  lieu  de 
réformer  un  certain  nombre  d'officiers  de  tous  les  corps  de  la  marine, 
mais  dans  quelles  proportions  la  réforme  adoptée  en  principe  devra  être 
appliquée. 

«  La  commission  (dit  le  rapport),  tout  en  réclamant  du  congrès  une 
mesure  légitime  qui  prévienne  l'accroissement  du  nombre  des  officiers, 
n'est  pas  disposée  à  solliciter  le  renvoi  de  ceux  actuellement  employés. 
Une  réduction  opérée  par  la  réforme  d'une  partie  des  officiers  serait  in- 
juste et  inégale.  Un  officier  qu'une  promotion  récente  aurait  fait  passer 
d'un  grade  inférieur  à  un  grade  plus  élevé  se  trouverait  nécessairement 
à  la  queue  de  la  liste  et  serait  mis  de  côté,  tandis  qu'un  autre,  d'un  mé- 
rite moindre  peut-être,  mais  placé  à  la  tête  des  officiers  du  grade  im- 
médiatement inférieur,  serait  maintenu.  Il  faut,  en  outre,  tenir  compte 
de  la  durée  des  services,  de  leur  rigueur  et  de  l'incapacité  pour  les 
services  civils  qui  peut  résulter  d'un  long  séjour  à  la  mer.  La  sagesse 
d'une  pareille  politique  ne  peut  être  révoquée  en  doute,  si  l'on  réfléchit 
aux  besoins  futurs  du  pays  (1).  » 

Ces  sentimens,  dignement  exprimés,  ont  porté  fruit  pour  la  démocratie 
américaine.  La  guerre  du  Mexique  a  démontré,  au  moment  le  plus  ino- 
piné, combien  aurait  été  malheureuse  la  réduction  conseillée.  Et  cepen- 
dant il  convient  d'ajouter  que  la  commission  avait  calculé  les  effectifs 
nécessaires,  non  pas  d'après  les  exigences  du  service  en  temps  de  paix, 
mais  en  vue  de  l'armement  de  la  flotte  portée  au  grand  complet  de 
guerre  (2).  La  guerre  est  venue,  et,  à  cette  heure  même,  les  États- 
Unis  dépassent,  en  constructions  navales,  les  prévisions  qu'ils  avaient  pu 
croire  jusque-là  suffisantes  pour  leurs  besoins  d'avenir. 

A  ceux  qui,  séduits  par  des  théories  plus  généreuses  que  vraies,  se- 
raient tentés  de  porter  la  main  sur  l'inscription  maritime,  nous  dirons  : 
Allez  consulter  les  étrangersl  allez  consulter  vos  rivaux,  ceux  que  vous 
prenez  si  souvent  pour  modèles  en  marine!  Ils  envient  à  la  France  une 
institution  dont  l'absence  a  failli  vous  livrer  en  1840  leur  escadre  de  la 
Méditerranée  insuffisamment  recrutée.  Lisez  cet  écrit  si  sensé,  si  patrio- 
tique du  capitaine  Plunkett,  où  il  appelle  la  plus  sérieuse  attention  de 
l'amirauté  sur  les  périls  qu'un  mauvais  principe  de  recrutement  fait  pla- 

if 

(1)  Traduction  insérée  aux  Annales  Maritimes,  t.  90  (1845),  page  96. 

(2)  Voir  aux  annexes  l'état  C. 


LA  MARINE  FRANÇAISE  EN  4849.  43 

ner  sur  l'avenir  de  la  marine  anglaise  (1);  et  alors  vous  voudrez  conserver 
précieusement  une  institution  dont  le  temps  a  adouci  les  rigueurs  et  qui 
donne  à  votre  flotte,  en  échange  des  bienfaits  de  la  caisse  des  invalides* 
un  savoir  professionnel  dont  rien  n'offrirait  l'équivalent. 

A  ceux  qui  craindraient  de  voir  puiser  outre  mesure  à  cette  source 
féconde,  nous  dirons  :  Vous  vous  trompez  de  temps.  Les  gens  de  mer, 
à  l'heure  présente,  ne  fuient  pas  le  service  des  vaisseaux;  ils  y  trouvent 
le  pain  que  leur  refuse  le  commerce  maritime  frappé  de  langueur.  En 
d'autres  temps,  il  était  sage  de  recourir  à  la  voie  du  recrutement  pour 
former  le  tiers  des  équipages.  Demandez  à  l'inscription  maritime  la  to- 
talité. Cette  exigence  ne  sera  que  bienfaisante.  Surtout  évitez  de  faire 
subir  aux  armemens  des  oscillations  trop  brusques.  Si  vous  élevez  les 
armemens,  que  ce  soit,  autant  que  possible,  à  la  condition  de  les  main- 
tenir; autrement  vous  aurez  tendu  un  piège  à  la  misère;  vos  ports  ver- 
ront errer  sur  leurs  quais  les  meilleurs  de  vos  maîtres,  ceux  qui  vous  ont 
servis  avec  le  plus  de  dévouement,  ceux  dont  la  présence  fait  la  force  de 
vos  escadres;  vos  ports  les  verront  errer,  accusant  la  dure  ingratitude  du 
pays  et  mendiant.  M.  l'amiral  de  Mackau  s'est  honoré  en  établissant  le 
principe  de  demi-soldes  de  congé  en  faveur  de  ces  braves  gens.  Utilisez- 
les,  vous  ferez  mieux  encore,  et  le  meilleur  moyen,  c'est  de  créer  des 
cadres  complets  de  maistrance  sur  vos  vaisseaux  en  disponibilité. 

A  ceux  enfin  qui  craindraient  que  cette  source  ne  fût  déjà  tarie,  nous 
dirons  :  C'est  une  erreur.  Elle  est  aussi  abondante  qu'elle  l'a  jamais  été; 
seulement  de  mauvais  jours  peuvent  venir.  Nous  avons  sous  les  yeux  ces 
petits  livres  si  admirablement  manuscrits  (2),  que  le  ministre  mettait  au- 
trefois sous  la  main  du  roi  et  qui  résumaient  toute  la  marine.  Dans  l'an- 
nuaire de  1689,  nous  voyons  qu'en  1687  il  y  avait  sur  tout  le  littoral  de 
la  France  50,479  matelots;  l'annuaire  y  ajoute  7,388  officiers  mariniers, 
pilotes,  etc.,  exempts  des  classes.  En  1709,  l'annuaire  constate  le  clas- 
sement de  89,019  inscrits.  Dans  le  nombre,  il  compte  52,000  marins. 

En  1846,  la  France,  d'après  les  résultats  officiels  produits  dans  la  dis- 
cussion de  la  loi  des  93  millions  pour  la  marine,  avait  123,000  gens  de 
mer  inscrits  parmi  lesquels  65,000  matelots.  Cette  population  suffirait- 
elle  à  donner  le  contingent  nécessaire  pour  l'armement  de  guerre  que 
nous  avons  prévu?  Un  simple  rapprochement  de  chiffres  lèvera  tous  les 
doutes  à  cet  égard. 


(1)  Le  Passé  et  le  Présent  de  la  marine  anglaise,  Londres,  1847. 

(2)  Archives  de  la  marine.  Nous  insérons  aux  annexes  (F)  la  copie  textuelle  d'une 
page  de  l'état  des  vaisseaux  en  1685.  On  y  remarquera  que  la  dernière  colonne  indi- 
que la  dépense  d'armement  de  chaque  bâtiment  pour  un  mois.  Colbert  avait  adopté 
celte  méthode  pour  obliger  le  roi  à  penser  à  la  question  financière  toutes  les  fois 
qu'il  s'occupait  d'armement. 


44  BEVUE  DBS  DEUX  MONDES. 

L'armement  de  la  force  active  réclamerait        68,000  hommes. 
Celui  de  la  réserve  28,000 

Ensemble  96,000 

Mais  il  ne  faudrait  pas  entendre  qu'il  s'agisse  de  96,000  matelots.  Ce 
chiffre  comprend  les  états-majors,  les  officiers-mariniers,  les  novices, 
les  mousses,  catégories  dont  les  bases  de  recrutement  sont  assurées.  Il 
resterait,  toutes  ces  déductions  faites ,  environ  71,000  matelots  dont 
le  recrutement  fournirait  un  tiers;  ce  sont  les  deux  tiers  seulement,  c'est- 
à-dire  moins  de  50,000  marins,  qu'il  faudrait  prélever  sur  les  65,000  ma- 
telots de  l'inscription  maritime  dont  l'inspection  générale  de  18^6  a  con- 
staté l'existence.  On  ne  doit  pas  perdre  de  vue  d'ailleurs  que  la  réserve 
et  la  force  active  ne  seront,  dans  aucun  cas,  simultanément  armées.  Il 
n'y  a  pas  dans  notre  histoire,  exemple  de  la  présence  simultanée  de  96,000 
hommes  sur  les  vaisseaux.  Les  plus  grands  arméniens  de  Louis  XIV  n'ont 
jamais  employé  à  la  mer  40,000  hommes.  On  est  habitué  à  se  faire  de 
fausses  idées  sur  la  force  navale  à  cette  époque.  Nous  donnons  aux  an- 
nexes (D)  le  tableau  des  afmemens  maritimes  de  la  France  de  1673  à  1743. 
Nous  en  avons  relevé  les  chiffres  avec  grand  soin  sur  les  annuaires  de  la 
marine  (1).  C'est  donc  un  document  positif.  On  y  verra  qu'en  1690, 
année  iie  la  bataille  de  Sainte-Hélène,  l'effectif  des  équipages  embarqués 
sur  25  vaisseaux  des  premier  et  deuxième  rangs,  qui  peuvent  être  assi- 
milés de  loin  à  nos  vaisseaux,  et  sur  66  vaisseaux  des  troisième,  qua- 
trième et  cinquième  rangs,  qui  ne  représentent  pas  la  valeur  militaire  de 
nos  frégates,  a  été  de  33,715  hommes.  En  1706,  l'effectif  est  de  39,975 
hommes  (2).  On  est  étonné  de  trouver  qu'en  1676,  année  delà  guerre  de 
Messine  et  de  la  mort  de  Ruyter,  tué  en  combattant,  il  n'y  a  pas  eu  plus 
de  15,933  hommes  embarqués.  1685,  qui  a  vu  pourtant  la  guerre  contre 
Gênes,  ne  porte  les  équipages  qu'à  4,118  hommes  montés  sur  27  bâti— 
mens.  Deux  ans  après  la  mort  de  Louis  XIV,  en  1717,  tout  l'armement 
maritime  de  la  France  se  réduit  à  4  bûtimens  portant  460  hommes. 

Nous  regrettons  de  n'avoir  pu  recueillir  des  données  précises  sur  les 
armemens  maritimes  de  Louis  XVI;  mais  nous  avons  pu  relever  avec 
exactitude  les  armemens  de  l'empire  (3)  :  nous  les  insérons  aux  an- 
nexes (E).  Le  moindre  armement,  sous  Napoléon,  a  employé  44,000 

(1)  Archives  de  la  marine. 

(2)  De  1675  à  1743  la  moyenne  des  équipages  a  été,  pour  les  vaisseaux  des  2  pre- 
miers rangs,  de  544  hommes;  pour  les  vaisseaux  des  3  autres  rangs,  de  233  hommes; 
pour  les  bàtimens  légers,  y  compris  les  frégates  (qui  sont  de  véritables  bricks),  de 
69  hommes. 

(3)  Relevé  établi  d'après  les  documens  conservés  aux  archives  de  la  secrélairerie 
d'état  La  moyenne  des  équipages  était,  sous  l'empire,  à  peu  près  le  même  qu'aujour- 
d'hui, sauf  pour  les  frégates  où  elle  ne  dépassait  pas  300  hommes,  tandis  qu'elle  s'élèv» 
actuellement  à  425  hommes. 


LA  MARINE  FRANÇAISE  EN   4849.  45 

hommes  en  1807  :  le  plus  considérable  a  eu  lieu  en  1813.  Celui-là,  nous 
l'avons  déjà  dit,  portait  81,000  hommes;  il  comprenait  64  vaisseaux  et 
49  frégates. 

Il  est  bon  de  regarder  quelquefois  en  arrière.  Il  ne  faut  pas  nous  exa- 
gérer notre  valeur;  mais  il  ne  faudrait  pas  non  plus  la  trop  déprécier. 
Notre  flotte  à  voiles  et  à  vapeur,  bien  préparée,  bien  conduite,  armée 
pour  une  juste  cause,  doit  nous  inspirer  une  ferme  confiance.  Hormis 
l'Angleterre,  aucun  état  en  Europe  ne  peut  nous  inquiéter  à  la  mer.  La 
Russie  a  43  vaisseaux  et  48  frégates;  mais  cette  flotte  à  voiles  n'a  pas  en- 
core été  sérieusement  éprouvée.  D'ailleurs,  elle  est  divisée  en  deux  parties 
dont  la  plus  faible  est  internée  dans  la  mer  Noire.  Il  est  vrai  que  ce  ne 
saurait  être  pour  long-temps  désormais.  La  flotte  à  vapeur  russe  passe 
pour  faible  et  disproportionnée  avec  la  flotte  à  voiles. 

La  Hollande  a  7  vaisseaux,  17  frégates,   24  vapeurs. 

La  Suède         10  vaisseaux,    8  frégates,     2  vapeurs. 

Le  Danemark    7  vaisseaux,    8  frégates. 

L'Espagne         3  vaisseaux,    6  frégates,   14  vapeurs. 

Les  États  Sardes,  5  grandes  frégates,  3  vapeurs. 

Les  Deux  Siciles,  1  vaisseau,  3  frégates. 

De  plus,  tous  ces  états  ont  de  nombreux  bâtimens  de  flottille.  Ce  n'est 
rien  contre  nous;  c'est  beaucoup  si  notre  cause  devait  être  un  jour 
celle  de  tous,  la  cause  du  droit.  N'oublions  pas  la  marine  des  États-Unis 
d'Amérique.  Elle  compte  aujourd'hui  plus  de  80  bâtimens  à  voiles  et  à 
vapeur,  et  dans  le  nombre,  11  vaisseaux  et  15  frégates. 

Maintenant,  il  est  vrai,  l'Angleterre  a  une  force  au  moins  double  de  la 
nôtre;  mais  elle  a  le  monde  entier  à  couvrir.  Nous  ne  l'attaquerons  pas, 
mais  nous  nous  ferons  respecter.  Nous  le  ferons,  si  nous  savons  ménager 
et  entretenir  nos  ressources,  si  nous  savons  les  administrer. 

Administration. 

Appliqué  à  la  marine,  le  mot  administrer  doit  être  entendu  dans  son 
acception  la  plus  haute.  Il  n'est  aucun  intérêt  qui  exige  plus  de  pré- 
voyance, plus  de  suite,  plus  d'esprit  de  progrès  et  en  même  temps  plus 
de  respect  pour  les  traditions  établies.  Il  n'en  est  aucun  qui  offre  plus  de 
difficultés,  qui  mette  plus  souvent  l'esprit  de  l'homme  aux  prises  arec 
l'imprévu.  Il  n'y  a  que  les  plantations  de  bois  qui  demandent  autant  de 
patience.  Pour  obtenir  de  hautes  futaies,  pour  avoir  un  établissement 
naval  bien  assis,  il  faudra  toujours  le  concours  de  nombreuses  années  et 
un  emploi  méthodique  du  temps. 

Ces  conditions  seront  difficilement  remplies  sous  un  régime  politique 
dont  le  propre  est  de  renouveler  périodiquement  les  assemblées  dans  les- 


46  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

quelles  la  souveraineté  réside,  et  le  pouvoir  chargé  d'appliquer  à  la  con- 
duite des  affaires  les  actes  émanés  de  cette  souveraineté  mouvante.  La 
marine  a  surtout  besoin  d'avenir,  et  ce  qui  domine,  par  la  force  des  choses, 
dans  les  assemblées  législatives,  c'est  l'intérêt  ou  la  passion  du  moment. 

La  difficulté  est  grave;  elle  n'est  pas  insoluble.  La  solution  s'en  trou- 
vera dans  une  organisation  systématique,  fondée  sur  la  connaissance  de 
ces  deux  termes  :  le  maximum  d'armement  en  temps  de  guerre,  le  mi- 
nimum d'armement  en  temps  de  paix.  Ce  sera  la  mission  de  l'assemblée 
législative  prochaine  de  poser  ces  bases  fondamentales  et  d'édifier  sur 
elles  des  règles  en  petit  nombre,  lesquelles  auront  d'autant  plus  de 
chances  d'être  efficaces  et  durables  qu'elles  seront  plus  simples.  Si  l'As- 
semblée législative  ne  devait  se  préoccuper  de  la  marine  qu'aux  heures 
où  le  concours  de  la  flotte  sera  indispensable  à  des  mesures  politiques,  il 
arriverait  ce  qui  est  arrivé  fréquemment  dans  le  passé,  c'est  que  la  ma- 
rine s'administrerait  comme  font  les  prodigues,  c'est-à-dire  qu'elle  vivrait 
au  jour  le  jour.  Si,  au  contraire,  l'assemblée  nationale  témoignait  du 
souci  de  l'avenir,  on  ne  demanderait  plus  à  la  marine  d'accroître  ses 
opérations  au  moment  même  où  l'on  parle  de  réduire  ses  ressources. 
C'est  en  vue  des  besoins  d' armement  maximum  pour  la  guerre  que  les 
approvisionnemens  à  réunir  et  les  travaux  à  exécuter  dans  les  arsenaux 
doivent  être  calculés.  Le  calcul  doit  évidemment  prévoir  aussi  le  rempla- 
cement de  celles  des  consommations  qui  ont  lieu  pour  les  armemens  en 
temps  de  paix.  Fréquemment  des  circonstances  imprévues  modifieront 
ces  prévisions.  Une  division  navale  à  envoyer  en  Italie,  une  opération  dans 
la  Plata,  une  mission  dans  les  eaux  de  la  Californie,  exigeront  tout  d'un 
coup  un  surcroît  d'armemens.  Mais  alors  il  sera  ajouté  aux  ressources  en 
raison  des  opérations.  La  dépense  sera  modifiée,  les  proportions  géné- 
rales ne  seront  pas  altérées. 

Un  plan  systématique  une  fois  adopté  et  mis  en  pratique,  les  officiers, 
les  agens  des  divers  services  verront  clair  devant  eux.  Us  donneront  leur 
concours  à  la  tâche  commune  avec  d'autant  plus  de  dévouement,  qu'ils 
sauront  que  ce  concours  a  un  but  déterminé. 

Les  procédés  administratifs  valent  suivant  qu'on  les  applique.  Dans 
chaque  pays,  on  critique  volontiers  ce  qui  est  en  vigueur  dans  le  pays, 
et  Ton  prend  pour  objet  de  comparaison  laudative  le  système  analogue 
appliqué  dans  le  pays  voisin.  En  France,  on  envie  à  l'Angleterre  son  ami- 
rauté et  son  système  sommaire  d'administration.  De  l'autre  côté  du  dé- 
troit, on  admire  l'organisatioa  de  nos  préfectures  maritimes,  notre  con- 
trôle indépendant,  la  régularité  de  notre  mode  de  marchés.  Bien  plus, 
on  préfère  notre  conseil  d'amirauté,  qui  survit  aux  mouvemens  des  cabi- 
nets, on  le  préfère  à  l'amirauté  anglaise,  «  renouvelée  sans  cesse,  fé- 
conde, par  cela  même,  en  maux  de  tous  les  genres,  et  n'offrant  qu'une 
mauvaise  administration  qui  se  perpétue  par  ses  changemens  succès- 


LA   MARINE  FRANÇAISE  EN   1849.  47 

sifs  (1).  »  Si  l'on  veut  se  faire  une  idée  des  inconvéniens  du  mode  som- 
maire d'administration  porté  à  l'excès,  il  faut  lire  le  rapport  présenté  au 
parlement  (2)  par  la  commission  d'enquête  sur  les  ports  à  marée  de  la 
Grande-Bretagne.  On  trouve  groupés,  comme  à  l'envi,  dans  cette  affaire, 
les  abus  les  plus  préjudiciables  au  bon  ordre,  à  l'intérêt  public,  et  les 
plus  contraires  à  la  moralité. 

En  Amérique,  les  affaires  de  la  marine  sont  l'objet  en  1844  d'une 
sorte  d'enquête  du  congrès.  La  commission  fait  un  rapport  où  se  trou- 
vent des  appréciations  comme  celle-ci  :  «  La  faveur  populaire  dont  jouit 
la  marine  ne  durera  qu'autant  qu'on  corrigera  les  erreurs  qui  se  sont 
introduites  dans  le  maniement  de  ses  affaires.  Trop  d'indulgence  lui  se- 
rait funeste.  La  commission  ne  saurait  mieux  montrer  la  sincérité  de  ses 
sentimens  pour  la  marine  qu'en  signalant  la  prodigalité  de  ses  dépen- 
ses (3)...  »  La  même  commission  demande  que  les  garde-magasins  soient 
rendus  réellement  responsables  des  matières  dont  ils  sont  chargés. 

Pendant  ce  temps-là,  nous  appliquons  ici  la  loi  sur  la  comptabilité  des 
matières,  et  des  hommes  éminens  par  leur  savoir  et  par  la  position  qu'ils 
occupent  signalent  ce  régime  comme  funeste  à  l'avenir  de  la  marine  où 
il  sacrifie  le  fond  à  la  forme,  l'action  à  la  constatation. 

La  conclusion  que  nous  tirerions  volontiers  de  toutes  ces  contradic- 
tions que  se  renvoient  l'un  à  l'autre  les  trois  pays,  c'est  que  tout  est  dif- 
ficile en  marine,  et  que  le  meilleur  système  y  est,  par  la  force  des  choses, 
imparfait.  Nous  ajouterons  que  le  pire  système,  appliqué  dans  un  pays 
dont  la  marine  est  la  vie,  a  des  chances  d'y  réussir,  pourvu  qu'il  marche; 
ce  qui  ne  veut  pas  dire  que  nous  acceptions  un  tel  système  pour  ce 
pays-ci. 

A  l'occasion  de  la  comptabilité-matières,  un  officier-général,  dont  l'o- 
pinion fait  toujours  autorité,  nous  écrivait  récemment  un  mot  trop  spi- 
rituel pour  que  nous  ne  le  répétions  pas  au  risque  d'être  indiscret  : 
«  Sanctorius,  disait  l'amiral,  passant  sa  vie  dans  sa  balance,  uniquement 
occupé  à  se  peser  lui-même,  était  incapable  de  se  mouvoir  et  de  mouvoir 
quoi  que  ce  fût.  »  Assurément  il  ne  faudrait  pour  rien  au  monde  que  la 
marine  se  modelât  sur  l'inventeur  de  la  médecine  statique;  mais  il  ne 
faudrait  pas  non  plus,  et  pas  un  de  nos  officiers  ne  le  voudrait,  que,  re- 
venant à  des  temps  qui  sont  bien  loin  de  nous,  la  marine  ne  se  crût  en 
mesure  d'agir  qu'à  la  condition  de  ne  pas  compter. 

Il  faut  le  dire  tout  haut,  la  marine,  plus  qu'aucun  des  autres  services 
de  l'état,  a  besoin  de  compter  avec  les  défiances  publiques,  défiances  qui 
sont  d'autant  plus  vives,  qu'elles  ne  peuvent  s'appuyer  sur  aucun  fonde- 

(1)  Nautical  Standard,  juin,  juillet  et  août  1847,  passim. 

(2)  En  184T 

(3)  Traduction  insérée  aux  Annales  maritimes,  t.  90  (1845),  p.  100. 

4 


48  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

alMt  solide.  On  connaît  peu  la  marine;  on  s'irrite  de  ne  pas  connaître 
et  de  ne  pas  comprendre.  On  condamne  ce  qu'on  ne  comprend  pas.  De 
là  ces  fluctuations  de  faveur  et  de  mécontentement  dont  les  effets  sont  si 
fâcheux  pour  les  affaires  maritimes.  Le  seul  moyen  de  les  prévenir,  et 
c'est  une  question  de  salut,  doit  évidemment  consister  à  désarmer  les 
défiances  par  la  constatation  des  faits  administratifs  décrits  fidèlement 
au  moyen  de  la  comptabilité.  Toute  lacune  dans  le  système  donnerait 
place  à  des  doutes.  Pour  que  la  confiance  soit  acquise,  il  faut  qu'elle  soit 
forcée  par  des  preuves  complètes.  C'est  ce  qu'on  a  cherché  à  réaliser  par 
un  mode  de  comptabilité  du  matériel  basé,  comme  la  comptabilité  finan- 
cière, sur  la  contradiction  perpétuelle  de  responsabilités  distinctes.  Le 
ministère  de  la  marine  pouvait-il  éviter  d'entrer  dans  cette  voie?  Dès 
1828,  il  y  était  poussé  par  les  commissions  de  finances  des  chambres. 
M.  Daru,  rapporteur  de  la  commission  des  comptes  de  1826,  signalait 
l'urgente  nécessité  de  soustraire  l'administration  à  la  tentation  trop  facile 
de  compenser,  par  des  emprunts  au  matériel  approvisionné  en  magasin, 
l'insuffisance  des  crédits  votés  pour  l'année  courante,  c'est-à-dire  d'en- 
tamer, pour  les  besoins  du  moment,  les  ressources  indispensables  à  l'a- 
venir. «  Nouvelle  preuve,  disait  le  rapporteur,  de  la  nécessité  d'exiger 
les  comptes  en  matières  avant  de  faire  les  budgets.  Si  les  ministres  s'ac- 
coutumaient à  considérer  le  matériel  de  leur  département  comme  un  sup- 
plément à  leur  crédit,  il  n'y  aurait  plus  moyen  de  compter  avec  eux.  » 
Dès  cette  époque,  on  déclarait  que  les  comptes  du  matériel  ne  seraient 
sérieux  qu'autant  qu'ils  seraient  soumis  au  contrôle  de  la  cour  des 
comptes. 

Le  nouveau  système  a  soulevé  bien  des  critiques.  Il  modifiait  radica- 
lement les  habitudes  administratives  de  nos  ports.  Les  tâtonnemens  in- 
séparables d'un  début,  nous  ne  voudrions  pas  dire  quelques  résistances, 
ont  dû  occasionner  à  l'origine  des  lenteurs  préjudiciables  à  l'action.  L'of- 
ficier-général dont  une  vive  saillie  posait  tout  à  l'heure  la  marine  dans 
la  balance  de  Sanctorius  nous  donnait,  il  y  a  deux  ans,  l'appréciation  la 
plus  ingénieuse  de  l'effet  produit  par  le  nouveau  système,  «;  C'était,  di- 
sait-il, une  action  analogue  à  celle  de  la  digitale.  Elle  régularise  la  cir- 
culation du  sang,  mais  elle  peut  l'engourdir  jusqu'à  la  léthargie.  »  C'est 
là  précisément  que  gisait  la  difficulté.  Il  fallait  régler  sans  paralyser.  De- 
puis lors  la  machine  a  fonctionné;  elle  a  été  débarrassée  des  rouages  para- 
sites. Employée  avec  persévérance,  elle  se  simplifierait  encore,  nous  n'en 
doutons  pas,  et,  loin  d'être  funeste,  la  régularité  qu'elle  comporte  se- 
rait un  gage  essentiel  et  pour  réconcilier  l'opinion  publique  et  pour  don- 
ner aux  relations  entre  tous  les  services  une  précision  qui  se  traduirait 
en  célérité.  Sans  doute,  aujourd'hui  la  comptabilité-matières  remue  trop 
de  papiers;  mais  est-ce  bien  au  nouveau  système  qu'il  faut  s'en  prendre? 
N'est-ce  pas  plutôt  à  l'organisation  administrative  des  magasins?  De  tout 


LA  MARINE  FRANÇAISE   EN   4810.  49 

tenaf>s,  les  mêmes  plaintes  se  sont  fait  entendre.  Il  y  a  vingt  ans  qu'on 
raconte  les  pérégrinations  forcées  du  fer  de  gaffe.  En  simplifiant  les 
moyens  d'action  administrative,  on  simplifierait  nécessairement  la  des- 
cription des  faits  qui  est  l'unique  mission  de  la  comptabilité. 

Quoi  qu'il  en  soit,  la  bonne  reddition  des  comptes  de  la  marine  est  une 
des  conditions  essentielles  de  son  avenir.  Plus  les  comptes  seront  simples, 
mieux  ils  vaudront;  ils  ne  seront  jamais  plus  simples  que  s'ils  persuadent 
l'opinion  toujours  soupçonneuse  dans  ce  pays,  où  le  doute  domine  tous 
les  esprits,  et  sous  notre  forme  de  gouvernement,  où  chaque  assemblée 
nouvelle  apportera  des  préventions  qu'il  faudra  chaque  fois  pouvoir  dis- 
siper. A  ce  point  de  vue,  les  comptes  de  4845  et  de  1846,  établis  d'après 
le  nouveau  système,  produiront  d'heureux  effets.  Ils  constatent  que  les 
approvisionnemens  se  sont  accrus,  en  1845,  d'une  valeur  de  7  millions 
de  francs;  en  1846,  de  21  millions;  que  les  prévisions  ont  été  dépassées, 
en  1845,  pour  l'exécution  des  constructions  navales  et  que  les  travaux 
prévus  pour  1846  ont  été  exactement  accomplis.  Les  bois  de  construc- 
tion ont  pris  une  forte  part  dans  l'augmentation  des  approvisionnemens. 
Ils  ont  été  accrus  de  7,000  stères  en  1845,  de  21,500  stères  en  1846;  et  il 
est  à  noter  que  la  loi  des  93  millions  votée  en  1846  pour  être  appliquée 
à  compter  de  1847  n'a  pu  influer  sur  les  résultats  obtenus  pendant  les 
deux  années  précédentes.  Ces  résultats  très  honorables  pour  l'adminis- 
tration, qui  a  su  pourvoir  à  tous  les  besoins  imprévus  sans  cesser,  pour 
cela,  de  remplir  les  obligations  qu'elle  s'était  tracées,  constatent  un  pro- 
grès qu'il  est  bien  important  de  maintenir  désormais.  Ce  doit  être  pour 
tous  ceux  qui  aiment  la  marine  une  vive  satisfaction  de  pouvoir  opposer 
à  des  critiques  passionnées  une  réponse  basée  sur  des  faits  dont  l'authen- 
ticité est  inattaquable. 

Quelques  mots  encore,  avant  de  quitter  le  terrain  administratif,  sur 
l'organisation  centrale.  Il  faut  qu'elle  soit  simple  pour  être  bonne.  Le 
projet  de  loi  sur  le  conseil  d'amirauté  ne  compliquera-t-il  pas  au  lieu  de 
simplifier?  N'arrivera- t-on  pas,  sans  le  vouloir,  à  créer  deux  ministères 
au  lieu  d'un  seul?  Sans  nous  arrêter  trop  long-temps  sur  ce  terrain, 
nous  dirons  que  l'administration  centrale  serait  pour  nous  complète- 
ment organisée,  si  elle  formait,  par  la  réunion  des  directeurs  autour  du 
ministre,  ce  que  la  réunion  des  chefs  de  service  dans  les  ports  forme  au- 
tour du  préfet,  un  conseil  d'administration.  Le  ministre,  présidant  ce 
conseil  et  gardant  toute  sa  liberté  de  décision,  y  verrait  les  affaires  par 
l'ensemble  au  lieu  de  les  voir  par  le  détail.  Les  affaires  faites  en  commun 
marcheraient  plus  vite.  Chacun  des  directeurs  serait  chargé,  sous  sa  res- 
ponsabilité, de  donner  cours  aux  affaires  secondaires  après  examen  som- 
maire en  conseil.  Le  ministre,  dégagé  de  la  surcharge  des  détails,  pour- 
rait consacrer  son  temps  aux  grandes  affaires  et,  plus  libre  dans  le  présent, 
s'occuper  des  questions  d'avenir.  Une  belle  part  appartiendrait  encore 


50         .  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

dans  ce  système  au  secrétaire-général  qui,  chargé  de  veiller  à  Tordre, 
serait  surtout  l'homme  de  la  tradition.  La  conférence  des  directeurs, 
formée  sous  le  ministère  de  M.  l'amiral  de  Mackau  et  maintenue  depuis 
lors,  est  un  acheminement  à  la  mesure  proposée. 

Ce  n'est  pas  tout.  Le  conseil  d'administration  représente  l'exécution 
dont  il  a  l'initiative;  il  prépare  l'expédition  des  affaires,  et  chacun  de 
ses  membres  l'assure.  Mais  l'exécution  présuppose  la  pensée;  celle-ci 
existe  aux  côtés  du  ministre,  personnifiée  dans  les  inspecteurs-généraux 
des  divers  services  de  la  marine,  organes  des  besoins  de  leurs  corps  et 
bons  juges  des  questions  théoriques  de  leurs  services.  Si  au  premier  rang 
de  ces  inspections  générales  on  constituait  un  comité  d'amiraux  pour  le 
corps  des  officiers  de  vaisseau;  si  on  instituait,  en  outre,  des  inspecteurs- 
généraux  des  corps  administratifs,  si  on  rapprochait  des  divers  comités 
d'inspection  le  conseil  des  travaux,  on  aurait  la  base  d'un  véritable  conseil 
théorique  de  la  marine,  le  conseil  d'amirauté.  Les  questions  relatives  au 
personnel  de  chaque  corps  seraient  exclusivement  du  domaine  des  co- 
mités spéciaux.  Les  questions  d'organisation  et  de  service  général,  étu- 
diées au  premier  degré  dans  le  comité  compétent,  seraient  soumises  en- 
suite au  conseil  d'amirauté  présidé  par  le  ministre.  C'est  en  conseil  que 
seraient  arrêtées  les  instructions  d'inspection  pour  tous  les  corps  et  que 
seraient  examinés  les  rapports  des  inspecteurs-généraux,  quant  aux  ques- 
tions organiques.  Le  système  serait  complet  si  le  président,  au  moins, 
des  commissions  supérieures  instituées  à  titre  temporaire  par  le  ministre 
était  pris  dans  le  sein  du  conseil  d'amirauté,  et  si  les  rapports  de  ces 
commissions  étaient  soumis,  soit  au  comité  compétent,  soit  même  à 
l'assemblée  générale.  Ce  serait  assurément  un  moyen  de  donner  aux 
divers  projets  élaborés  pour  être  présentés  au  ministre  cette  unité  de 
vues  qui  fait  si  souvent  défaut  et  qui  serait  si  nécessaire  en  marine. 
Un  tel  système  ne  saurait  fonctionner  sans  porter  atteinte  à  l'unité  da 
pouvoir  administratif  qu'il  faut  avant  tout  maintenir,  si  les  membres  du 
conseil,  nommés  pour  plus  de  deux  ans,  pouvaient  en  outre,  par  l'exer- 
cice d'un  droit  d'initiative,  entamer  le  principe  de  liberté  de  décision  du 
ministre  constitutionnellement  responsable,  et  encore  bien  plus  si  ce 
droit  devait  avoir  pour  sanction  une  publicité  officielle  qui  serait  évidem- 
ment contraire  à  la  bonne  discipline. 

Nous  le  répéterons  en  terminant,  les  procédés  administratifs  ne  seront 
rien  tant  qu'une  organisation  systématique  de  la  flotte  n'aura  pas  d'abord 
assigné  à  l'activité  de  l'administration  un  but  à  poursuivre.  C'est  là  ce  qui 
est  le  plus  urgent,  c'est  là  ce  que  nous  réclamons  avant  tout;  mais,  nous 
l'avons  dit  aussi,  une  telle  organisation  ne  peut  pas  s'improviser.  L'as- 
semblée constituante,  à  la  veille  d'achever  son  œuvre,  ne  saurait,  sans 
courir  le  risque  de  s'égarer,  entreprendre  une  étude  qui  demande  la 
méditation  de  bien  des  mois.  Nous  n'hésitons  pas  à  le  dire,  elle  ne  sau- 


LA  MARINE  FRANÇAISE  EN   1849.  51 

rait  dès-lors,  sans  imprudence,  porter  atteinte  à  la  constitution  actuelle 
des  services  et  aux  bases  financières  posées  dans  le  budget.  C'est  là  tout 
ce  que  nous  dirons  de  ce  budget,  qui  consacre  lui-même  les  réductions 
les  plus  regrettables.  Dans  notre  conviction,  les  seules  économies  qui 
pussent  être  réalisées  en  1849,  sans  que  l'avenir  de  la  marine  fût  engagé, 
seraient  obtenues  au  moyen  de  réductions  dans  les  arméniens.  Eh  bien! 
ces  réductions  mêmes  ne  sont  plus  possibles  aujourd'hui.  Les  service* 
sont  montés,  les  bâtimens  entretenus  à  la  mer  sont  pour  la  plupart  hors 
de  portée,  et,  s'il  fallait  leur  envoyer  des  ordres  de  retour,  la  dépense, 
loin  de  diminuer,  s'augmenterait  des  frais  d'estafettes  à  la  mer,  c'est-à- 
dire  de  nouveaux  armemens.  Toucher  au  matériel  serait  une  faute; 
atteindre  le  personnel  serait  une  faute  encore.  Pour  une  économie  rela- 
tivement minime,  l'assemblée  nationale  ne  voudra  pas  jeter  le  découra- 
gement dans  ces  corps  d'officiers  qui  ont  rendu  tant  de  services  nonobs- 
tant les  vices  d'une  organisation  incomplète,  et  qui  seraient  si  heureux 
de  concourir  à  une  œuvre  systématique,  quelque  modeste  que  le  pays 
voulût  la  faire,  pourvu  qu'il  voulût  la  poursuivre. 

C'est  à  tous  les  partis  politiques  et  aux  hommes  éminens  qui  les  diri- 
gent que  s'adresse  notre  appel.  M.  de  Lamartine,  qui  défendait  si  fière- 
ment la  marine  en  1846  et  qui,  le  bras  étendu  vers  la  tribune  diploma- 
tique, s'écriait  :  «  Votons,  l'Angleterre  nous  regardel  »  M.  Thiers,  qui  a 
montré  dans  cette  grande  discussion  tant  de  savoir,  tant  de  patriotisme, 
tant  d'admiration  pour  les  gloires  de  la  marine  et  tant  de  sympathie 
pour  les  hommes  qui  la  servent;  M.  de  Montalembert,  qui  a  su  rendre  si 
éloquente  l'indignation  que  lui  inspirait  le  délaissement  de  la  marine 
marchande;  le  savant  M.  Charles  Dupin,  M.  Berryer,  M.  Beugnot,  tous 
ces  orateurs  dont  la  parole  retentit  encore  dans  notre  cœur,  se  lèveront, 
nous  n'en  doutons  pas,  pour  défendre,  dans  cette  crise  nouvelle,  la  cause 
que  naguère  ils  ont  fait  triompher.  Cette  cause,  c'est  celle  de  tous  ceux 
qui  veulent  la  patrie  indépendante  et  forte.  Quelles  que  soient  vos  vues 
politiques,  quels  que  soient  vos  rêves,  il  n'est  aucun  de  vous  qui  ne 
compte  sur  la  flotte  pour  les  réaliser.  Vous  qui  voudriez  porter  les  armes 
françaises  au  nord  de  l'Italie,  et  vous  aussi  qui  voulez  rétablir  le  pape 
dans  la  chaire  de  saint  Pierre,  vous  enfin  qui  avez  émancipé  les  colonies 
et  qui  les  voulez  françaises,  vous  avez  compté  sur  la  flotte  :  veillez  sur 
son  avenir!  Il  faut  bien  des  jours  et  bien  des  années  pour  faire  une  ma- 
rine. Voyez  le  Danemark  :  il  endormait  ses  vaisseaux  dans  la  sécurité 
de  la  paix  ;  il  les  a  réveillés  pour  la  guerre;  un  terrible  revers  a  puni  son 
imprudence.  Ce  n'est  pas  toujours  le  patriotisme  qui  manque  aux  nations 
qui  s'éteignent;  c'est  la  prévoyance,  c'est  souvent  le  sentiment  du  vrai. 
Voyez  l'Espagne  :  il  y  a  là  un  noble  peuple,  plein  d'amour  pour  sa  terre 
aride,  plein  de  fierté  dans  sa  misère;  il  n'a  plus  que  la  vie  du  souvenir, 
la  puissance  du  rêve.  A  Séville,  il  regarde  la  tour  de  l'Or,  où  venait 


52  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

aborder  autrefois  le  galion;  à  Carthagène,  à  Cadix,  sur  les  rades  désertes 
il  voit  l'invincible  Armada  de  Philippe  IL  II  lit,  l'orgueil  au  front,  la  lé- 
gende qui  constate  sa  grandeur  maritime.  Nous  avons  vu  nous-méme  à 
Cadix  cette  inscription  sculptée  sur  les  murs  de  la  Caraque  : 

Tu  regere  imperio  fluctus  Hispane  mémento. 

Dieu  nous  garde  jamais  d'aimer  ainsi  la  France! 

14  avril  1849. 

GlRETTE. 


V.  de  Mars. 


ANNEXES. 


ÉQUIPAGES 
EMBARQUES. 

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ETAT  B. 

ARMEMENS  MARITIMES  DES  ÉTATS-UNIS  D'AMÉRIQUE 

de  1826  a  1843. 

(Extrait  du  rapport  présenté  au  congrès  en  1844  par  une  commission  spéciale.) 


ANNÉES. 

BATIMENS 

existans. 

BATIMENS 

ARMÉS. 

ÉQUIPAGES. 

DÉPENSE 

annuelle. 

Vaisseaux. 

Frégates. 

Divers. 

Total. 

1826 

32 

1 

4 

13 

18 

hommes. 
3,778 

22,782,073 

1831 

39 

» 

4 

14 

*6 

4,450 

20,823,389 

1836 

52 

1 

4 

12 

17 

3,804 

33,761,584 

1837 

55 

1 

5 

13 

19 

5,201 

42,613,367 

1838 

55 

1 

5 

16 

22 

5,051 

36,935,283 

1839 

58 

2 

3 

26 

31 

6,732 

36,652,837 

1840 

68 

1 

S 

23 

29 

7,072 

33,015,043 

1841 

67 

1 

5 

22 

28 

7,419 

32,405,817 

1842 

70 

1 

7 

27 

35 

9,784 

45,345,112 

1843 

(6  premiers 
mois.) 

■     -  - 

68 

2 

6 

27 

35 

10,321 

17,832,676 
(6  mois) 

ETAT  C. 

COMPOSITION  (de  1826  à  1843)  DU  CADRE 

DES  OFFICIERS  DE  VAISSEAU  AUX  ÉTATS-UNIS  D'AMÉRIQUE, 

mise  en  regard  du  cadre  normal  proposé  au  congrès  en  1844. 


ANNÉES. 

B 

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TOTAL 
des 

OFFICIERS. 

H 

1 
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m 
S 

1826 

32 

27 

209 

268 

381 

1831 

37 

33 

255 

325 

431 

1836 

38 

40 

257 

335 

450 

1837 

40 

41 

258 

339 

450 

1838 

50 

49 

276 

375 

428 

1839 

52 

55 

285 

392 

445 

1840 

55 

55 

290 

400 

422 

1841 

55 

55 

288 

398 

457 

1842 

68 

96 

328 

492 

563 

1843 

67 

94 

324 

485 

543 

Cadre  proposé  au  con- 
grès en  1844,  comme  né—  | 
cessaire  pour  l'armement 
de  toute  la  flotte  sur  le  pied 
de  guerre. 

1 

62 

32 

400 

494 

800 

ETAT  D. 

Arméniens  maritimes  de  la  France  de  1675  à  1743. 


VAISSEAUX 

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ANNÉES 

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ÉVÉNEMENS  POLITIQUES 
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12 

FAITS   DE   GUERRE. 

hommes 

1675 

4 

31 

38 

73 

11,782 

Guerre  de  Sicile.—  La  Hollande  et  l'Angleterre 

liguées. 
Continuation.  —  Victoires  navales  de  Stromboli 

1676 

11 

46 

32 

89 

15,933 

et  de  Mont-Gibel.  Monde  Ruyter.  Incendie  de 
la  flotte  ennemie.  —  Campagne  de  d'Estrées 
en  Amérique. 

1677 

14 

30 

30 

74 

14,755 

Incendie  de  la  flotte  anglaise  à  Tabago. 

1678 

14 

37 

36 

87 

17,778 

Paix  avec  la  Hollande. 

1685 

» 

15 

12 

27 

4,118 

Affaire  de  Gênes. 

1686 

9 

33 

19 

61 

13,813 

Ligue  d'Augsbourg. 

1688 

2 

19 

26 

47 

6,139 

Expulsion  des  Stuarts  d'Angleterre.  —  Guerre 
déclarée  à  la  Hollande. 

1689 

14 

58 

47 

119 

23,270 

Guillaume  d'Orange  proclamé  roi  d'Angleterre. 
—Descente  de  Jacques  II  en  Irlande. 

1690 

25 

66 

40 

131 

33,715 

Victoire  navale  de  Sainte-Hélène  sur  les  Anglais 
et  les  Hollandais  réunis. 

1692 

» 

» 

» 

» 

» 

Défaite  de  la  Hougue. 

1693 

» 

» 

» 

» 

» 

Destruction  des  flottes  anglaise  et  hollandaise 
près  du  cap  Saint-Vincent. 

1694 

» 

» 

» 

» 

*  1 

Guerre  avec  l'Angleterre,  la  Hollande  et  l'Es- 

1695 

» 

» 

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» 

pagne.— Les  côtes  de  France  bombardées. 

1696 

33 

53 

59 

145 

33,365 

Continuation  de  la  guerre. 

1697 

» 

» 

» 

» 

» 

Prise  de  Barcelone.— Paix  de  Ryswick. 

1702 

21 

63 

25 

109 

29,685  ) 

1706 

43 

40 

50 

133 

34,975 

1707 

7 

43 

30 

80 

17,270  1 

Guerre  de  la  succession  d'Espagne  contre  l'An- 

1708 

10 

51 

57 

118 

22,230  1 

gleterre,  la  Hollande,  l'Autriche,  la  Prusse  et 

1709 

4 

42 

33 

79 

14,955  j 

le  Hanovre,  terminée,  en  1743,  par  la  paix 
d'Utrecht. 

1710 

2 

30 

25 

57 

10,978 

1711 

5 

30 

29 

64 

12,655  ! 

1712 

3 

18 

25 

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8,030  / 

1716 

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1717 

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460  | 

1718 

» 

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1,251  \ 

Régence,  ministère  de  Dubois. 

1719 

5 

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13 

26 

4,985 

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1729 

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2 

10 

12 

1,570 

1734 

5 

24 

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38 

12,435 

1736 

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1738 

1 

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7 

13 

2,860 

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1739 

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5 

12 

3,455 

1741 
1742 

8 
8 

16 
20 

15 
16 

39 
44 

12,395 
13,939 

Les  Anglais  attaquent  la  Jamaïque  et  sont  re- 
pousses. 

1743 

9 

17 

6 

32 

12,240 

Les  chiffres  insérés  dans  ce  tableau  ont  été  extraits  des  Annuaires  de  la  marine, 
dressés  pour  l'usage  du  roi  et  conservés  aux  archives  de  la  marine.  Ces  documens  sont 
éminemment  curieux.  Malheureusement  il  existe  dans  la  collection  des  lacunes  qu'il  sera 
très  difficile  de  réparer.  Ces  annuaires  manuscrits,  indépendamment  de  l'intérêt  qu'ils 
offrent  à  l'histoire,  sont  de  curieux  spécimens  de  l'art  calligraphique. 


ETAT  E. 

ARMEMENS  MARITIMES  SOUS  VEMPIRE. 


ANNÉES. 

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BATIMENS 

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26 

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54 

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hommes. 
58,124 

1804 

50 

31 

26 

13 

120 

70 

37 

58,030 

1805 

46 

31 

11 

25 

113 

73 

47 

55,049 

1806 

36 

32 

10 

33 

111 

72 

71 

49,904 

1807 

28 

27 

8 

30 

93 

91 

71 

44,230 

1808 

41 

28 

6 

30 

105 

84 

105 

56,983 

1809 

39 

28 

11 

29 

107 

110 

92 

55,571 

1810 

40 

31 

11 

29 

111 

307 

115 

64,641 

1811 

61 

34 

15 

33 

143 

221 

79 

77,652 

1812 

61 

37 

14 

30 

142 

265 

68 

77,694 

1813 

64 

49 

11 

27 

151 

255 

58 

81,677 

1814 

57 

44 

9 

26 

136 

252 

58 

74,301 

1815 
(avril) 

1 

11 

5 

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25 

17 

51 

10,955 

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Départemens  et  âges. 

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Pieds  d'eau. 

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Officiers. 

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Officiers  mariniers. 

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Soldats. 

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DE 


L'ÉPOPÉE  CHRÉTIENNE 


DEPUIS 


LES  PREMIERS  TEMPS  JUSQU'A  KLOPSTOCK. 


PREMIERE   PARTIE. 
DE  L'USAGE  DU  MERVEILLEUX  CHRÉTIEN. 


I. 

Il  n'y  a  pas  dans  l'histoire  de  plus  curieuse  rencontre  que  celle  de  la 
civilisation  grecque  et  de  la  civilisation  judaïque,  toutes  deux  également 
intolérantes,  l'une  qui  traite  de  barbares  tous  ceux  qui  ne  la  connais- 
sent pas,  l'autre  qui  traite  d'infidèles  tous  ceux  que  son  Dieu  ne  s'est  pas 
choisis  pour  peuple  et  pour  élus.  La  civilisation  grecque  est  conqué- 
rante :  elle  s'approprie  les  traditions  et  les  souvenirs  des  peuples  étran- 
gers; elle  leur  prend  leurs  dieux  et  leurs  héros,  et  elle  en  fait  des  dieux 
et  des  héros  de  la  Grèce;  elle  a  l'art  de  se  substituer  partout  aux  civili- 
sations qui  l'ont  précédée,  et,  grâce  à  cet  esprit  de  conquête  et  d'usur- 
pation, le  inonde  entier  peu  à  peu  devient  grec.  La  civilisation  grecque 
avance  ainsi,  toujours  triomphante,  jusque  dans  un  coin  de  la  Syrie, 
tome  h.  —  1er  mai  1849.  24 


3GG  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

où  vivait  une  petite  nation  soumise,  depuis  sa  captivité  dans  Babylone, 
à  tous  les  maîtres  de  l'Asie.  Arrivée  là,  la  civilisation  grecque  s'y  in- 
stalle, comme  elle  a  fait  partout,  sans  prévoir  d'obstacles.  Elle  consacre 
à  Pan  et  aux  nymphes  l'antre  d'où  sort  le  Jourdain;  elle  construit  un 
théâtre  à  Jérusalem,  à  Tibériade  un  palais  orné  de  peintures  qui, 
malgré  la  défense  de  la  loi  de  Moïse,  représentent  des  figures  d'ani- 
maux; elle  place  à  Joppé,  au  bord  de  la  mer,  la  délivrance  d'Andro- 
mède par  Persée,  un  de  ces  héros  d'Orient  que  la  Grèce  s'était  appro- 
priés; elle  fonde  des  villes  au  sein  de  la  Palestine,  Scythopolis  entre 
autres,  qui  ne  manque  pas  de  rapporter  son  origine  à  Bacchus;  elle  fail 
adopter  sa  langue  par  les  Juifs:  c'est  en  grec  que  les  apôtres  annoncent 
l'Évangile  au  monde;  c'est  en  grec  que  Philon  et  Josèphe  défendent  la 
loi  judaïque.  La  civilisation  grecque  semble  avoir  vaincu  là  comme  ail- 
leurs, et  c'est  là  pourtant  qu'elle  vient  échouer. 

La  lutte  fut  vive  entre  les  deux  civilisations.  La  civilisation  juive  n'a 
point  la  force  qui  attire,  mais  elle  a  la  force  qui  repousse;  elle  n'est  pas 
faite  pour  conquérir,  mais  pour  résister.  L'esprit  grec  s'approprie  les 
élémens  qui  lui  sont  étrangers;  l'esprit  juif  rejette  obstinément  tout  ce 
qui  n'est  pas  juif.  L'esprit  grec  est  souple  et  facile,  il  est  fait  pour  s'é- 
tendre; l'esprit  juif  est  raide  et  inflexible.  Chez  les  Juifs,  rien  ne  change  : 
la  loi  ne  suit  pas  les  caprices  du  peuple;  elle  est  écrite  dans  le  livre  que 
Dieu  même  a  donné  à  son  peuple;  elle  est  immuable  et  sacrée;  elle  est 
confiée  à  la  garde  d'une  tribu,  qui  elle-même  est  la  tribu  sacrée,  et 
qui  est  séparée  de  tout  le  peuple.  Les  lévites  ne  prennent  de  femmes 
que  parmi  les  filles  des  lévites  (1).  Cette  loi,  transmise  ainsi  de  généra- 
tions en  générations,  contient  toute  la  religion,  toute  la  philosophie, 
toute  la  politique  et  toute  l'histoire  primitive  du  peuple  juif.  Il  n'est 
pas  permis  d'y  rien  ajouter,  ni  d'en  rien  retrancher.  Les  enfans  l'ap- 
prennent dès  leurs  premières  années,  en  apprenant  à  lire;  les  hommes 
et  les  vieillards  la  lisent  et  l'étudient  sans  cesse.  «  Les  autres  peuples, 
dit  Josèphe  (2),  mettent  leur  gloire  à<  changer  de  lois  et  de  coutumes; 
nous  mettons  la  nôtre  à  garder  inviolablement  les  institutions  de  nos 
pères,  et  nous  mourons  avec  joie,  s'il  en  est  besoin,  pour  les  mainte- 
nir. »  —  «  Que  la  Grèce  s'enorgueillisse  de  ses  poètes,  de  ses  orateurs' 
et  de  leur  beau  langage,  le  Juif  est  fier  de  posséder  la  vérité;  il  la  tient 

(1;)  «  Ceux  qui  exercent  le  sacerdoce  ne  peuvent  se  marier  qu'à  des  femmes  de  la  même 
tribu....  Il  faut  avoir  une  preuve  constante  par  nombre  de  témoins  qu'elles  sont  descen- 
dues de  l'une  de  ces  anciennes  familles  de  la  tribu  de  Lévi....  Que  s'il  survient  quelque 
guerre,  les  sacrificateurs  dressent  sur  les  anciens  registres  de  nouveaux  registres  de  toutes 
les  femmes  de  race  sacerdotale  qui  restent  encore,  et  ils  n'en  épousent  point  qui  aient 
été  captives,  de  peur  qu'elles  n'aient  eu  quelque  commerce  avec  des  étrangers.  » 

(Josèphe  contre  Apion*,  liv.  Ie*-,  chap.  n.) 

(2)  Josèphe  contre  Apion,  liv.  II,  chap.  vi.  • 


de  l'épopée  chrétienne.  307 

des  mains  mêmes  de  Dieu,  et  c'est  là  ce  qui  fait  sa  force  (1).  »  Les  Juifs 
cèdent  volontiers  aux  Grecs  la  gloire  littéraire;  mais  ils  se  réservent  la 
vérité,  comme  les  Romains  se  réservaient  la  victoire. 

Ce  qui  fait  que  la  civilisation  judaïque  est  la  seule  en  Orient  qui  ait 
résisté  à  la  civilisation  grecque,  c'est  que  la  civilisation  judaïque  était 
une  religion.  C'est  là  ce  qui  a  soutenu  les  Juifs  dans  leurs  luttes  contre 
les  rois  de  Syrie.  Ils  ont  continué  d'iêtre  un  peuple,  parce  qu'ils  avaient 
un  Dieu,  un  temple  et  un  livre  sacré.  C'est  une  chose  d'autant  plus  re- 
marquable, qu'après  Alexandre,  en  Orient,  il  n'y  a  plus  de  peuple;  les 
royaumes  de  Syrie  et  d'Egypte  ne  sont  passes  nations,  ce  sont  des  réu- 
nions d'hommes  d'un  même  climat  sous  une  même  loi.  Les  Juifs  seuls 
sont  un  peuple,  parce  qu'ils  ont  un  culte  distinct,  un  gouvernement 
à  part,  une  poésie  née  de  leur  religion  et  de  leur  gouvernement,  qui 
ne  ressemble  pas  plus  à  la  poésie  grecque  que  le  culte  et  le  gouver- 
nement juifs  ne  ressemblent  aux  cultes  et  aux  gouvernemens  de  la 
Grèce. 

Ce  fut  surtout  la  politique  qui  poussa  les  rois  de  Syrie  à  persécuter 
la  religion  des  Juifs.  Jéhovah  n'était  pas  seulement  le  dieu  des  Juifs,  il 
était  leur  roi,  et  il  empêchait  l'unité  de  l'empire  syrien.  De  là  la  haine 
que  les  rois  de  Syrie  conçurent  contre  le  culte  des  Juifs;  ils  entrepri- 
rent de  le  détruire,  non  pour  gagner  à  Jupiter  des  adorateurs,  mais 
pour  avoir  eux-mêmes  des  sujets  plus  soumis. 

Ils  furent  aidés  dans  leur  projet  par  un  parti  qui  se  forma  chez  les 
Juifs.  Ce  parti,  qui  fut  le  parti  helléniste  ou  grec,  préférait  aux  insti- 
tutions et  aux  mœurs  sévères  de  sa  patrie  les  institutions  et  les  mœurs 
faciles  de  la  Grèce.  Peut-être  aussi  trouvait-il  la  Grèce  plus  savante  et 
plus  ingénieuse  que  la  Judée,  et  cédait-il  à  la  séduction  des  lettres  et 
des  arts  que  le  culte  juif  semblait  proscrire  ou  consacrer  si  exclusive- 
ment à  Dieu,  que  les  jouissances  en  étaient  interdites  aux  hommes. 
«En  ce  temps-là  (sous  Antiochus  Épiphanes,  176  avant  Jésus-Christ), 
dit  le  livre  des  Machabées  (2),  il  y  eut  dans  Israël  des  enfans  d'iniquité 
qui  dirent  :  Allons  et  faisons  alliance  avec  les  nations  qui  nous  envi- 
ronnent, parce  que,  depuis  que  nous  nous  sommes  retirés  d'avec  elles, 
nous  sommes  tombés  dans  beaucoup  de  maux.  »  Ainsi,  le  parti  hellé- 
niste préférait  l'humanité  à  la  patrie,  et  il  abjurait  cette  haine  farouche 
de  l'étranger  qui  faisait  la  vertu  des  Juifs.  Selon  la  sagesse  humaine,  le 
parti  helléniste  avait  raison;  car  supprimez  le  mystérieux  dessein  de 
Dieu  sur  le  peuple  qui  doit  enfanter  le  Sauveur,  la  séparation  des  Juifs 
^d'avec  tous  les  peuples  de  la  terre  est  une  faute  et  un  malheur.  Les 
hellénistes  se  mirent  donc  à  vivre  selon  les  coutumes  des  gentils  (3); 

(1)  Josèphe  contre  Apion,  liv.  I",  chap.  ier. 

(2)  Liv.  I",  chap.  i«,  v.  12.  m 

(3)  Machab.,  liv.  1er,  chap.  i",  v.  14. 


368  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

ils  établirent  à  Jérusalem  un  gymnase  où  les  jeunes  gens  s'exerçaient 
aux  jeux  et  aux  sciences  de  la  Grèce.  Bientôt  le  roi  Antiochus,  préoc- 
cupé de  l'idée  d'établir  dans  son  empire  l'unité  de  lois  et  d'administra- 
tion (la  manie  de  la  régularité  administrative  est  un  genre  d'intolé- 
rance propre  à  la  civilisation),  ordonna  que  chaque  peuple  abandonnât 
sa  loi  particulière,  et,  pour  mieux  soumettre  les  Juifs  à  cet  ordre,  il 
vint  lui-même  à  Jérusalem,  entra  dans  le  temple,  pénétra  dans  le  lieu 
saint  (d),  brisa  les  ornemens  sacrés,  et  détruisit  enfin  tous  les  symboles 
du  culte  et  de  la  nation  judaïques.  Alors  beaucoup  de  Juifs  sacrifièrent 
aux  idoles  et  violèrent  le  sabbat;  la  statue  de  Jupiter  olympien  fut  placée 
dans  le  temple  sur  l'autel  du  Très-Haut,  et  le  temple  des  dix  tribus 
Séparées  de  Juda,  qui  était  bâti  sur  le  mont  Garezim,  fut  appelé  du  nom 
de  Jupiter  hospitalier.  Les  mœurs  de  la  Grèce  triomphaient  à  Jérusa- 
lem jusque  dans  leurs  ordures;  car  l'amour  grec  avait  déjà  ses  parti- 
sans parmi  les  Juifs  (2);  les  lévites  eux-mêmes,  méprisant  le  temple  et 
négligeant  les  sacrifices,  couraient  aux  jeux  de  la  lutte,  aux  spectacles 
et  aux  exercices  du  disque,  comme  s'il  n'y  avait  eu  de  beau  que  les 
arts  de  la  Grèce  et  que  la  gloire  fût  d'y  exceller  (3).  Personne,  enfin,  n'o- 
sait plus  avouer  simplement  qu'il  était  Juif  (4). 
C'est  à  ce  moment  que  quelques  hommes,  qui  avaient  gardé  l'amour 

(1)  Voici  à  ce  sujet  un  conte  singulier. rapporté  par  Apion  :  «  Quand  le  roi  Antiochus 
pénétra  dans  le  temple  des  Juifs,  il  trouva,  derrière  le  voile  qui  cachait  le  sanctuaire,  un 
homme  dans  un  lit,  avec  une  table  auprès  de  lui  couverte  de  viandes  exquises  tant  en 
chair  qu'en  poisson.  Cet  homme,  voyant  le  roi,  se  jeta  à  ses  genoux,  et  le  conjura  de  le 
délivrer.  Antiochus  le  releva  et  lui  demanda  qui  il  était,  qui  l'avait  amené  dans  ce  temple, 
et  pourquoi  on  l'y  traitait  avec  tant  de  somptuosité  et  de  délicatesse.  Alors  cet  homme, 
fondant  en  pleurs,  lui  répondit  qu'il  était  Grec,  et  que,  passant  par  la  Judée,  il  avait  été 
pris,  amené  et  enfermé  dans  le  temple,  et  traité  de  la  sorte  sans  être  vu  de  qui  que  ce 
soit.  Au  commencement,  il  avait  eu  de  la  joie  de  se  voir  si  bien  traité;  mais  bientôt  il 
avait  eu  des  soupçons,  et,  ayant  interrogé  ceux  qui  le  servaient ,  il  avait  appris  qu'on  se 
nourrissait  ainsi  pour  observer  une  loi  inviolable  parmi  les  Juifs  ;  que  cette  loi  était  de 
prendre  tous  les  ans  un  Grec,  et,  après  l'avoir  engraissé  durant  un  an,  de  le  mener  danl 
une  forêt,  le  tuer,  offrir  son  corps  en  sacrifice  avec  certaines  cérémonies,  manger  de  sa 
chair,  jeter  le  reste  dans  une  fosre,  et  jurer  une  haine  immortelle  aux  Grecs.  Quant  à 
lui,  il  y  avait  déjà  près  d'un  an  qu'il  était  dans  le  temple;  il  n'avait  plus  que  quelques 
jours  à  vivre,  et  il  conjurait  le  roi,  par  son  respect  pour  les  dieux  de  la  Grèce,  de  le 
délivrer  du  péril  où  le  mettait  la  cruauté  des  Juifs.  »  Ce  récit  rappelle  les  traditions  ré- 
pandues dans  le  moyen-âge  sur  la  cruauté  des  Juifs.  Au  moyen-âge,  on  croyait  aussi  que 
les  Juifs  enlevaient  tous  les  ans  un  enfant  chrétien,  qu'ils  crucifiaient  et  dont  ils  man- 
geaient la  chair.  C'était  une  superstition  partout  répandue.  De  nos  jours  même,  cette 
superstition  existe  encore  en  Orient,  témoin,  il  y  a  quelques  années,  le  procès  des  Juifs  de 
Damas,  accusés  tout  récemment  d'avoir  tué  un  religieux  et  d'avoir  bu  son  sang.  Ils  ont 
été  suppliciés,  et  ce  n'est  qu'après  leur  mort  que  la  justice  turque  les  a  reconnus 
innocens. 

(2)  Machab.f  liv.  II,  chap.  iv,  v.  12. 

(3)  Ibid.,  v.  H  et  15. 

(4)  Ibid.,  chap.  vi,  v.  6. 


DE  i/ÉPOPÉE  CHRÉTIENNE.  369 

de  l'ancienne  loi,  se  retirèrent  dans  le  désert  (1).  Bientôt  leur  nombre 
s'accrut.  Judas  Machabée  se  mit  à  leur  tête  après  Matathias  son  père. 
Ils  vainquirent  les  armées  de  Syrie,  et  ce  fut  de  cette  fuite  au  désert 
que  sortit  le  salut  de  la  Judée.  Les  Juifs,  grâce  au  courage  des  Maeha- 
bées,  continuèrent  à  être  un  peuple,  un  royaume  et  une  église,  jusqu'à 
ce  que  parût  parmi  eux  le  prophète  fidèle  (2). 

Ce  prophète  fidèle,  ce  messie  tel  que  l'attendaient  les  Juifs,  ne  devait 
pas  communiquer  aux  étrangers  la  loi  de  Moïse,  qui  était  le  secret  et  le 
privilège  du  peuple  élu;  mais  il  devait  soumettre  les  gentils  à  l'empire 
des  Juifs.  L'idée,  que  Mahomet  accomplit  plus  tard  en  Orient,  d'avoir 
un  peuple  saint  dominateur  des  peuples  infidèles,  est  l'idée  que  les  Juifs 
se  faisaient  de  leur  messie,  avec  cette  différence  que  Mahomet  aime  à 
faire  des  prosélytes,  tandis  que  le  messie  juif  doit  repousser  les  prosé- 
lytes avec  le  double  fanatisme  de  l'esprit  de  secte  et  de  l'esprit  natio- 
nal. Au  lieu  d'accomplir  la  mission  que  lui  auraient  donnée  les  préjugés 
jaloux  des  Juifs,  le  messie  chrétien  appela  les  gentils  à  une  loi  nouvelle, 
qui  n'était  ni  la  loi  juive,  ni  la  loi  païenne.  La  vocation  des  gentils  a 
eu  cela  de  remarquable,  qu'elle  rompit  la  barrière  qui  séparait  les  Juifs 
du  reste  du  monde;  mais  elle  n'abaissa  pas  cette  barrière  devant  la 
civilisation  grecque,  comme  avait  fait  le  parti  helléniste  à  Jérusalem 
sous  la  domination  des  rois  de  Syrie;  elle  l'abaissa  devant  une  civilisa- 
tion supérieure  à  la  civilisation  grecque  et  à  la  civilisation  juive,  et  née 
de  cette  dernière.  Les  Juifs  hellénistes  voulaient  être  des  Grecs;  les  Ma- 
chabées  voulaient  n'être  que  des  Juifs.  Des  uns  et  des  autres,  Jésus  fit 
des  chrétiens,  c'est-à-dire  un  peuple;  je  me  trompe,  une  église  nouvelle. 

Les  Actes  des  Apôtres  sont  le  récit  de  cette  grande  conciliation  que 
fit  le  christianisme  entre  la  civilisation  grecque  et  la  civilisation  juive. 
Parmi  les  apôtres,  ceux  qui  avaient  encore  l'esprit  du  judaïsme  résis- 
taient à  cette  vocation  des  gentils.  Ils  ne  comprenaient  pas  que  le  Saint 
Esprit  se  répandît  dans  les  nations  étrangères,  et  ils  blâmaient  saint 
Pierre  d'avoir  baptisé  le  centenier  Corneille;  mais  saint  Pierre  leur  ré- 
pondait :  Si  Dieu  a  donné  la  grâce  aux  gentils  comme  à  nous,  qui 
croyons  en  Jésus-Christ,  qui  suis-je  pour  m'opposer  à  la  volonté  de 
Dieu  (3)? 

J'admire  la  ténacité  du  judaïsme,  et  cependant  je  suis  persuadé,  quand 
je  lis  Philon  et  Josèphe,  et  que  je  vois  ces  deux  grands  lettrés  juifs  s'ap- 
procher comme  ils  le  font  de  la  civilisation  et  de  la  littérature  grecques, 
je  suis  persuadé  que  le  judaïsme  aurait  fini  par  être  vaincu  par  la  ci- 

(1)  Machab.,  liv.  Ie',  chap.  h,  v.  29. 

(2)  Judœi  et  sacerdotes  eorum  consenserunt  hune  (Simon  Machabée)  esse  ducera  suv.fS^/ 
et  summum  sacerdotem  in  aeternum,  donec  surgat  propheta  fidelis. 

{Machab. t  liv.  Ier,  chap.  iv,  v.  41.) 

(3)  Actes  des  Apôtres,  chap.  h,  v.  17. 


370  REVUE  DES  DEUX  MONDES, 

vilisation  grecque,  si  le  christianisme  n'était  pas  venu  le  renouveler  et 
lui  rendre  la  ferveur  et  la  fermeté  religieuses  qui  l'avaient  soutenu 
autrefois.  Philon  et  Josèphe  ont  beau  vanter  les  institutions  de  Moïse 
et  les  défendre  -contre  l'orgueil  des  Grecs,  ils  les  altèrent  en  les  com- 
parant avec  les  institutions  grecques.  Ils  n'y  trouvent  pas  seulement 
.  des  différences  dont  ils  s'enorgueillissent ,  ils  y  trouvent  aussi  des  res- 
semblances et  des  supériorités  dont  ils  tirent  vanité.  Ils  finissent  par 
être  des  philosophes  déistes  au  lieu  d'être  des  docteurs  de  la  synagogue; 
l'unité  de  la  divinité,  que  la  philosophie  grecque  et  romaine  avait  su 
retrouver  dans  la  confusion  du  vieil  Olympe  païen,  est  la  seule  idée 
que  Philon  et  Josèphe  semblent  garder  de  la  religion  de  Moïse  et  qu'ils 
n'ont  pas  de  peine  à  faire  accepter  par  la  société  grecque  et  romaine; 
mais,  comme  cette  idée  est  devenue  une  idée  commune  au  monde  an- 
cien, par  cela  même  elle  n'est  plus  juive.  Le  judaïsme  avait  besoin, 
pour  vivre,  que  le  polythéisme  continuât  à  lui  faire  contraste.  Quand  le 
polythéisme  tournait  au  déisme,  le  judaïsme  avait  une  raison  d'être  de 
moins.  Le  christianisme  vint  relever  par  sa  foi  nouvelle  la  barrière 
qui  s'abaissait  entre  le  judaïsme  et  le  polythéisme.  Cette  foi  nouvelle, 
par  ses  dogmes  merveilleux,  rétablissait  entre  le  monde  païen  et  le 
peuple  élu  la  différence  que  le  judaïsme  avait  établie  par  ses  rites  sin- 
guliers. La  civilisation  grecque  trouva  là  un  nouvel  obstacle  qu'elle  ne 
put  ni  renverser  ni  tourner.  Aussi  recula-t-elle  devant  cet  adversaire 
qui  venait  remplacer  le  vieil  adversaire,  au  moment  où  celui-ci  com- 
mençait à  languir  dans  la  lutte;  et  une  fois  qu'elle  eut  cessé  de  vaincre, 
la  civilisation  grecque  elle-même  commença  à  être  vaincue  :  sa  sou- 
mission date  de  la  fin  de  ses  conquêtes. 

Ne  croyons  pas  cependant  que  la  victoire  de  la  civilisation  chrétienne 
ait  été  facile,  prompte  et  complète.  Comme  le  christianisme  empruntait 
au  monde  ancien  sa  langue  et  ses  arts;  comme,  de  plus,  il  appelait 
dans  son  sein,  pour  les  convertir,  les  gentils,  c'est-à-dire  les  fils  du 
monde  ancien,  le  monde  ancien  faisait  effort  pour  donner  au  monde 
nouveau  non-seulement  la  forme,  mais  aussi  le  fond,  non-seulement 
la  phrase,  mais  la  pensée  et  les  mœurs.  Au  xve  siècle,  en  Italie,  au 
moment  de  la  renaissance,  cet  effort  sembla  un  instant  victorieux.  La 
renaissance  des  lettres  grecques  et  latines  devint  presque  une  résurrec- 
tion du  paganisme. 

Je  voudrais  rechercher  comment  la  poésie  chrétienne  a  pu  résister 
au  voisinage  et  au  commerce  des  lettres  et  des  arts  du  monde  antique. 
Je  ne  prendrai  pas  pour  objet  de  cette  recherche  la  poésie  dramatique, 
ou  même  la  poésie  élégiaque;  ces  deux  sortes  de  poésies  empruntent 
trop  au  monde  et  à  la  vie  civile  pour  que  la  pensée  chrétienne  puisse 
s'y  développer  librement.  Je  prendrai  la  poésie  épique,  parce  que  ce 
genre  de  poésie  a  besoin  de  merveilleux,  et  que  le  merveilleux  vient 


de  l'épopée  chrétienne.  371 

toujours  de  la  religion.  Dans  la  poésie  épique  même,  je  prendrai  par- 
ticulièrement ce  que  j'appelle  l'épopée  chrétienne,  je  veux  dire  lie  mys- 
tère de  la  rédemption  humaine. 

Résumons  brièvement  ce  que  nous  venons  de  dire.  La  civilisation 
Juive  résiste  à  la  civilisation  grecque;  elle  y  résiste  parce  qu'elle  s'ap- 
puie sur  la  foi  religieuse.  Vaincus  comme  nation,  les  Juifs  se  relèvent 
comme  église.  Le  temple  soutient  l'état.  Le  judaïsme,  cependant,  eût 
swccombé  et  la  civilisation  grecque  l'eût  emporté,  détruisant  les  tradi- 
tions religieuses  et  poétiques  de  la  Judée,  comme  elle  avait  détruit  les 
traditions  religieuses  et  poétiques  de  l'Asie  Mineure,  quand  le  christia- 
nisme, en  transformant  le  j  udaïsme,  releva  devant  la  civilisation  grecque 
la  digue  qui  s'écroulait.  Chez  les  chrétiens  comme  chez  les  Juifs,  la  re- 
ligion soutint  la  littérature  et  l'empêcha  d'aller  se  confondre  avec  la 
littérature  grecque  et  latine,  non  pas  que  cette  littérature  grecque  et 
latine  n'ait  exercé  une  grande  influence  sur  la  littérature  chrétienne; 
mais  la  littérature  chrétienne  garda  son  caractère  original  et  per- 
pétua, en  se  l'appropriant,  l'indépendance  de  la  poésie  biblique.  Le 
genre  de  poésie  où  cette  indépendance  éclate  le  mieux  est  la  poésie 
épique,  parce  que  c'est  aussi  dans  ce  genre  de  poésie  que  le  merveil- 
leux, c'est-à-dire  la  foi,  est  le  plus  de  mise.  11  y  a  surtout  un  genre  d'é- 
popée où  le  merveilleux  chrétien  touche  au  dogme:  je  parle  de  l'épopée 
qui  a  pour  sujet  la  rédemption  chrétienne.  C'est  cette  épopée  toute 
chrétienne  dont  je  veux  rechercher  les  éléiroens  depuis  les  premiers 
siècles  de  l'ère  moderne  jusqu'à  la  Messiade  de  Klopstock,  parce  que, 
nulle  part,  le  développement  spontané  de  la  pensée  chrétienne,  à  tra- 
vers l'influence  de  la  littérature  grecque  et  romaine,  n'est  plus  visible, 
parce  que  nulle  part  la  poésie  ne  tient  de  si  près  au  dogme  et  n'y  puise 
plus  de  force  pour  résister  aux  traditions  étrangères. 


IL 

Chose  curieuse!  la  tradition  grecque  et  romaine  a  tant  d'ascendant 
encore  dans  la  société  moderne,  qu'il  s'est  trouvé  des  grands  hommes 
qui  refusaient  à  l'épopée  chrétienne  le  droit  de  naître  et  d'exister.  Ils  la 
déclarèrent  impossible.  Selon  eux,  la  littérature,  et  surtout  la  poésie, 
ne  devaient  relever  que  du  monde  ancien.  Le  génie  poétique  n'avait  rien 
à  emprunter  au  christianisme.  La  foi  chrétienne  devait  régler  la  con- 
science; elle  ne  pouvait  pas,  sans  s'abaisser  et  sans  se  corrompre,  in- 
spirer les  poètes,  et  surtout  les  poètes  épiques.  Telle  est,  au  xvir3  siècle, 
l'opinion  de  Boileau  et  de  la  plupart  des  grands  hommes  de  ce  temps. 
Boileau  ne  conçoit  pas  qu'il  y  ait  un  merveilleux  chrétien.  Comme  le 
merveilleux  chrétien  touche  au  dogme,  il  refuse,  par  respect,  d'en 


372  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

faire  un  ressort  poétique  (i).  Il  ne  comprend  pas  qu'il  y  ait  un  autre 
merveilleux  que  celui  de  la  mythologie;  aussi  veut-il  du  même  coup 
exclure  de  l'épopée  tous  les  sujets  modernes.  Ainsi,  selon  Boileau, 
point  de  merveilleux  chrétien,  point  de  héros  modernes.  La  littérature 
prend  l'œuvre  où  l'avaient  laissée  les  Grecs  et  les  Romains;  elle  ôte  le 
sinet.  Les  poètes  épiques,  s'il  est  des  poètes  qui  soient  tentés  de  ce  genre 
de  poésie,  se  serviront  de  l'ancien  merveilleux;  ils  imiteront  Homère 
et  Virgile.  Ce  système  a  prévalu  au  xvne  siècle,  et,  quand  Fénelon  fit 
son  Télémaque,  il  pratiqua  les  maximes  de  Boileau,  c'est-à-dire  qu'il  fit 
un  poème  épique  sans  y  rien  mêler  ni  de  la  religion,  ni  de  l'histoire 
modernes.  Le  christianisme,  comme  l'a  remarqué  M.  de  Chateaubriand, 
est  pour  beaucoup  dans  les  pensées  et  dans  les  mœurs  du  Télémaque; 
il  n'est  pour  rien  dans  le  sujet  et  dans  les  ressorts  poétiques  employés 
par  Fénelon  :  la  scène  est  toute  païenne,  les  caractères  seulement,  et 
comme  malgré  eux,  sont  chrétiens,  parce  qu'ils  sont  meilleurs  que  les 
caractères  d'Homère.  Il  y  a  dans  Télémaque  une  grande  supériorité  d'in- 
spiration morale  à  côté  d'une  singulière  docilité  d'imitation  poétique. 
Il  ne  faut  pas  croire  cependant  que  le  système  de  Boileau  ait  triom- 
phé sans  obstacles.  Le  merveilleux  chrétien  qu'il  attaquait  fut  vive- 
ment défendu,  et  la  querelle  entre  les  partisans  et  les  adversaires  de  ce 
merveilleux,  renouvelée  au  commencement  du  xixe  siècle  par  M.  de 
Chateaubriand,  date  du  xvnc  siècle.  Malheureusement  le  merveilleux 
chrétien  était  défendu  par  les  mauvais  poètes  et  attaqué  par  les  bons  : 
Desmarets,  auteur  du  Clovis;  Coras,  auteur  du  David  et  du  Jonas;  Boi- 
val,  auteur  à'Esther,  et  tant  d'autres  faiseurs  de  poèmes  épiques,  dé- 
fendaient ardemment  l'usage  du  merveilleux  chrétien.  Avant  eux,  dans 
la  préface  de  ses  odes  chrétiennes,  Godeau,  évêque  de  Vence,  avait  déjà 
espéré  que  désormais  le  Parnasse,  comme  il  le  disait,  ne  serait  plus  si 
éloigné  du  Calvaire.  Il  croyait  qu'il  y  avait  dans  le  christianisme  une 
source  féconde  d'inspiration  poétique  (2).  La  cause  était  bonne,  mais 

(1)  De  la  foi  d'un  chrétien  les  mystères  terribles 

D'ornemens  égayés  ne  sont  point  susceptibles; 
L'Évangile  à  l'esprit  n'offre  de  tous  côtés 
Que  pénitence  à  faire  et  tourmens  mérités; 
Et  de  vos  fictions  le  mélange  coupable 
Même  à  ses  vérités  donne  l'air  de  la  fable. 
Et  quel  objet  enfin  à  présenter  aux  yeux 
Que  le  diable  toujours  hurlant  contre  les  cieux, 
Qui  de  votre  héros  veut  rabaisser  la  gloire, 
Et  souvent  avec  Dieu  balance  la  victoire  ! 

^2)  «Je  confesse  que  je  me  suis  laissé  autrefois  emporter  à  l'opinion  de  ceux  qui  croient 
que  les  muses  cessent  d'être  civiles  aussitôt  qu'elles  deviennent  dévotes;  qu'il  faut  qu'elles 
soient  fardées  pour  être  agréables,  et  qu'il  est  impossible  d'assortir  les  lauriers  profanes 
du  Parnasse  avec  les  palmes  sacrées  du  Liban;  mais  je  me  suis  détrompé;  et,  maintenant 


de  l'épopée  chrétienne.  373 

les  avocats  la  gâtaient.  «  J'en  veux,  disait  le  grand  Condé,  j'en  veux 
aux  règles  d'Aristote  d'avoir  fait  faire  une  si  mauvaise  tragédie  à  l'abbé 
d'Aubignac.  »  Le  public  en  voulait  aussi  au  merveilleux  chrétien  d'a- 
voir inspiré  de  si  mauvais  poèmes. 

Examinons  rapidement  les  pièces  de  ce  vieux  procès  entre  Boileau 
et  les  poètes  épiques  de  Louis  XIV.  Il  est  curieux  de  retrouver  les  ar- 
gumens  et  les  idées  de  M.  de  Chateaubriand  sous  la  plume  de  Desma- 
rets  et  de  Boival. 

Desmarets  se  moquait  fort  de  la  tentative  faite  par  Boileau  dans  le 
genre  épique,  à  propos  du  passage  du  Rhin,  et  il  censurait  impitoya- 
blement l'invention  de  ce  dieu  du  Rhin  qui  s'oppose  au  passage  de 
Louis  XIV.  Cette  allégorie  païenne,  dans  un  sujet  tout  moderne,  cho- 
quait à  la  fois  dans  Desmarets  le  littérateur,  le  chrétien  et  le  courtisan  : 
le  littérateur.trouvait  l'allégorie  insipide,  le  chrétien  la  trouvait  païenne 
et  impie,  et  le  courtisan  surtout  la  trouvait  injurieuse  à  la  gloire  du 
roi.  C'était,  disait-il,  diminuer  la  gloire  des  actions  de  Louis  que  d'y 
mêler  la  fable  : 

Et  quand  du  dieu  du  Rhin  l'on  feint  la  fière  image 
Supposant  en  fureur  à  ton  fameux  passage, 
On  ternit  par  le  faux  la  pure  vérité 
De  l'effort  qui  dompta  ce  grand  fleuve  indompté. 


A  ta  haute  valeur  c'est  être  injurieux 

Que  de  mêler  la  fable  à  tes  faits  glorieux  (1). 


C'est  peu  pour  Desmarets  d'accuser  Boileau  d'être  quelque  peu  fac- 
tieux, il  l'accuse  aussi  d'être  hérétique.  Il  dénonce  au  roi  la  fureur  des 
ennemis  de  l'église,  et  il  le  conjure  de  sauver  la  sainte  poésie  : 

Toi  qui  de  tant  de  forts  as  chassé  l'hérésie. 

C'est  hérésie,  en  effet,  ou  plutôt  c'est  impiété,  selon  Desmarets,  que  de 

qu'un  âge  plus  mûr  m'a  donné  de  meilleures  pensées,  je  reconnois  par  expérience  que 
l'Hélicon  n'est  point  ennemi  du  Calvaire.»  {Discours  de  la  Poésie  chrétienne,  p.  9.) 

(1)  Clovis,  épître  au  roi.  —  Boileau,  qui  a  eu  raison  de  ne  pas  corriger  le  passage  du 
Rhin  censuré  par  Desmarets,  profitait  pourtant  quelquefois  des  critiques  de  son  adver- 
saire. Ainsi,  dans  ces  quatre  vers  de  l'Art  poétique  : 

Laissons-les  s'applaudir  de  leur  pieuse  erreur, 

Mais  pour  nous  bannissons  une  vaine  terreur, 

Et,  fabuleux  chrétiens,  n'allons  point  dans  nos  songes 

Du  Dieu  de  vérité  faire  un  Dieu  de  mensonges; 
le  troisième  vers  dans  les  premières  éditions  se  lisait  ainsi  : 

Et  n'allons  point  parmi  nos  ridicules  songes. 

Desmarets,  dans  sa  critique,  se  moqua  de  cette  césure  :  Et  n'allons  point  parmi,  ajou- 
tant qu'un  tel  poète  ne  devait  point  s'ériger  en  docteur  de  la  poésie.  Boileau  obéit  à  la 
critique  et  corrigea  son  vers  tel  que  nous  le  lisons  aujourd'hui. 


374  REVU*   »ES   DEUX   MONDES. 

soutenir  le  merveilleux  de  la  mythologie.  La  liberté  de  conscience  ne 
doit  pas  être  permise  môme  en  poésie,  et  il  faut  décréter  par  ordon- 
nance du  roi  l'emploi  du  merveilleux  chrétien.  On  voit  que,  quand  Boi- 
leau  disait  : 

Qui  méprise  Cotin  n'estime  point  son  roi 
Et  n'a,  selon  Cotin,  ni  Dieu,  ni  fui,  ni  loi, 

il  n'y  avait  dans  cette  épigramme  aucune  hyperbole. 

Voilà  les  malices  et  les  injures  de  la  controverse.  Venons  mainte- 
nant aux  raisonnemens.  Quand  Desmarets  rappelle  la  grandeur  des 
traditions  hébraïques,  ce  qu'il  y  a  de  merveilleux  dans  les  aventures 
du  peuple  juif;  quand  il  montre  la  beauté  de  l'Évangile,  même  pour 
la  poésie;  quand  il  déroule  l'enchaînement  des  miracles  de  Jésus-Christ, 
alors,  comme  le  sujet  le  soutient,  la  faiblesse  du  poète  paraît  moins. 
Cest  là,  en  effet,  le  beau  côté  du  merveilleux  chrétien;  c'est  par  là  qu'il 
peut  lutter  avec  avantage  contre  le  merveilleux  païen;  le  merveilleux 
chrétien,  surtout  dans  les  sujets  empruntés  à  l'Évangile,  est  aussi  gra- 
cieux que  le  merveilleux  païen,  et  il  est  toujours  plus  tendre  et  plus 
profond;  en  même  temps  que,  dans  les  sujets  empruntés  aux  Juifs,  il 
est  aussi  grand  que  l'a  jamais  été  le  merveilleux  homérique.  Aussi 
Desmarets  et  Boival  ont  de  quoi  le  défendre;  mais  ils  le  défendent  avec 
leurs  vers,  ce  qui  gâte  tout.  Voici,  par  exemple,  quelques  vers  de  Boi- 
val, dont  les  argumens,  qui  sont  bons,  gagneraient  beaucoup  à  être 
exprimés  en  prose  : 

Qui  des  deux  est  plus  grand,  si  quelqu'un  les  compare, 

On  le  dieu  de  Moïse,  ou  le  grand  Jupiter? 

Ou  le  charme  d'Hélène,  ou  le  charme  d'Esther? 

Ou  le  sage  Nestor,  ou  le  puissant  Élie? 

Ou  Vénus,  ou  Judith,  honneur  de  Béthulie? 

Ou  le  pieux  Énée,  ou  le  chef  sans  pareil 

Qui  par  une  parole  arrêta  le  soleil? 

Pallas  ou  Debora . 

Et  si  l'on  veut  encor  comparer  les  fureurs, 

Qui  des  deux  dans  l'esprit  causera  plus  d'horreurs, 

Ou  d'Alecton  la  rage  allumant  les  provinces, 

Ou  celle  d'Athalie,  ivre  du  sang  des  princes? 

Pour  te  convaincre,  impie,  aux  vérités  rebelle, 

Fable  pour  fable,  au  moins,  qui  crois-tu  la  plus  belle?.... 

Aux  grands  effets  de  Dieu  rien  ne  peut  s'égaler, 

Et  la  feinte  si  haut  n'a  jamais  pu  voler  (1). 

Desmarets  expose  avec  détail  son  système  sur  l'emploi  du  merveil- 
leux dans  deux  de  ses  ouvrages  en  prose,  la  préface  .de  son  Clovis  et 

(1)  Boival,  Les  Plaintes  de  la  poésie. 


de  l'épopée  chrétienne.  375 

son  Traité  sur  les  Poèmes  anciens.  Ce  qui  rend  curieuse  l'argumenta- 
tion de  Desmarets,  c'est  l'idée  qu'il  développe  que,  le  christianisme 
ayant  sur  le  paganisme  une  grande  supériorité  morale,  cette  supério- 
rité doit  profiter  aux  poètes  chrétiens,  et  qu'à  ce  titre  il  doit  être  lui- 
même  supérieur  à  Homère  et  à  Virgile.  Singulier  argument,  qui  con- 
clut de  la  fausseté  de  la  religion  à  la  fausseté  des  mœurs  et  des  caractères 
poétiques,  et  qui  croit  que  là  où  le  culte  repose  sur  l'erreur,  l'homme 
ne  peut  pas  retrouver  la  vérité  dans  les  peintures  qu'il  fait  de  l'homme 
lui-même!  Les  païens,  dit  encore  Desmarets,  n'ont  pas  la  perfection,  car 
la  perfection  n'appartient  qu'au  christianisme  (1).  Comment  donc  leurs 
poèmes  pourraient-ils  être  supérieurs  aux  poèmes  modernes? — Du  reste, 
Desmarets  y  met  de  la  modestie  et  consent  à  ne  pas  s'enorgueillir  lui- 
même  s'il  est  supérieur  à  Homère  et  à  Virgile,  étant  venu  après  eux; 
c'est  à  Dieu  qu'il  en  rapporte  la  gloire.  ■  On  a  dit  aussi  que  ce  n'est  pas 
être  humble  que  de  se  comparer  à  Virgile;  mais  l'humilité  chrétienne 
ne  nous  oblige  pas  à  nous  estimer  au-dessous  des  païens  en  esprit  et 
en  jugement.  Au  contraire,  nous  devons  faire  voir  que  nous  avons  bien 
plus  de  pitié  de  leurs  défauts  que  d'envie  de  leur  gloire,  et  qu'un  chré- 
tien qui  connoît  la  grandeur,  la  beauté,  la  droiture  et  les  merveilles 
de  sa  religion ,  et  qui  attribue  à  Dieu  seul  toutes  ses  lumières,  a  mille 
fois  plus  d'esprit  et  de  jugement  que  n'en  eurent  jamais  les  plus  grands 
génies  des  gentils,  et  ne  tombera  jamais  dans  les  fautes  où  ils  sont 
tombés,  parce  qu'il  a  une  lumière  au-dessus  de  toute  lumière  humaine 
qui  le  conduit,  qui  l'éclairé  et  qui  lui  fait  voir  les  défauts  grossiers  des 
aveugles  païens  (2).  » 

Je  ne  veux  pas  analyser  plus  long-temps  cette  singulière  argumen- 
tation Hont  l'erreur  saute  aux  yeux  de  tout  le  monde.  Non ,  le  génie 
littéraire  ne  dépend  pas  de  la  foi,  et  ceux  que  Dieu  éclaire  de  ses  lu- 
mières, ceux  dont  il  fait  ses  saints  et  ses  élus,  ne  sont  pas  nécessaire- 
ment de  grands  orateurs  et  de  grands  poètes.  C'est  à  la  vie  éternelle 
que  Dieu  les  a  prédestinés,  et  non  à  l'immortalité  littéraire.  Bizarre 
idée,  après  tout,  que  de  croire  que  Jésus-Christ  est  venu  au  monde  pour 
donner  aux  hommes  le  génie  poétique  !  La  religion  chrétienne  n'en 
sera  ni  moins  grande  ni  moins  belle,  parce  que  le  païen  Homère  aura 
plus  d'esprit  que  le  chrétien  Desmarets. 

Le  tort  du  merveilleux  chrétien,  selon  ses  adversaires,  c'est  de  n'être 
point  assez  humain,  c'est-à-dire  assez  passionné  et  assez  dramatique. 
Le  Dieu  des  chrétiens  n'a  pas  les  passions  du  Jupiter  antique;  il  est 
souverainement  bon,  souverainement  juste,  souverainement  puissant; 
ce  qu'il  veut,  il  le  peut;  ce  qu'il  dit,  il  le  fait.  Or,  sans  passions,  sans 

(1)  «  Ainsi,  faute  d'idée  de  perfection  pour  leurs  dieux  et  pour  leurs  héros,  et  faute  du 
vraisemblable  que  la  seule  véritable  religion  peut  donner,  ils  n'ont  pu  approcher  de  la 
perfection  de  la  haute  poésie.»  (Clovis,  du  ours  préliminaire.) 

(2)  Traité  des  Poèmes,  p.  53. 


376  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

changement  de  sentimens  et  de  volonté,  où  est  le  drame?  où  est  l'ac- 
tion? où  est  l'intérêt?  La  poésie  s'accommodait  mieux  d'un  Dieu  moins 
juste  et  moins  inflexible  dans  ses  décrets. 

Il  est  vrai  que  le  Dieu  des  chrétiens  ne  change  pas  de  volonté ,  et 
qu'il  n'a  au-dessus  de  lui  aucune  puissance;  il  n'est  pas  soumis  aux  ar- 
rêts de  cette  mystérieuse  et  aveugle  divinité  que  les  anciens  appelaient 
le  Destin,  et  à  qui  Jupiter  lui-même  obéissait.  Il  y  a  pourtant  une  force 
qui  fait  reculer  sa  puissance  et  qui  fléchit  sa  colère.  Cette  force,  c'est 
la  prière  et  les  larmes  des  mortels.  Jéhovah  est  inflexible  contre 
l'homme  qui  le  brave;  il  se  laisse  émouvoir  par  l'homme  qui  le  prie. 

« La  miséricorde  éternelle,  dit  M.  de  Chateaubriand,  marche 

avec  l'éternelle  justice.  Ce  sont  là  les  inconcevables  mystères  de  la 
grâce,  les  profondeurs  impénétrables  de  la  charité  divine;  Dieu  per- 
met que  les  prières  des  hommes  ébranlent  ses  immuables  décrets.  Ma- 
gnifique privilège  des  larmes  de  l'homme,  que  pourrait-on  vous  pré- 
férer dans  cette  odieuse  idolâtrie,  où  les  pleurs  coulaient  vainement 
sur  des  autels  d'airain,  où  des  divinités  inexorables  contemplaient  avec 
joie  les  inutiles  malheurs  dont  elles  accablaient  les  mortels?  Ne  re- 
nonçons point  à  nos  droits  sur  les  décrets  de  la  Providence;  ces  droits 
sont  nos  pleurs  (1).  »  Ainsi,  le  Dieu  des  chrétiens  se  prête  à  l'épopée 
par  sa  miséricorde.  Il  est  dramatique,  parce  qu'il  menace  au  nom  d'une 
justice  souveraine  et  qu'il  pardonne  au  nom  d'une  bonté  également 
souveraine. 

Dans  le  merveilleux  chrétien  il  y  a  d'autres  personnages  qui  se  prê- 
tent encore  mieux  à  la  passion,  et  M.  de  Chateaubriand  ne  manque  pas 
de  citer  les  démons,  car  l'enfer  a  été  de  tout  temps  la  ressource  des 
poètes  chrétiens;  mais  la  critique  ne  laissa  pas  M.  de  Chateaubriand  en 
possession  incontestée  même  de  l'enfer  :  elle  lui  chicana  jusqu'au  dia- 
ble, qu'elle  prétendit,  avec  quelque  raison,  imité  du  titan  Encelade 
caché  dans  les  entrailles  brûlantes  de  l'Etna,  et  du  titan  Prométhée 
qui,  lui  aussi,  donna  à  l'homme  le  don  de  la  science,  et  que  Jupiter 
enchaîna  sur  le  Caucase;  Prométhée,  aussi  grand  dans  Eschyle  que  Sa- 
tan dans  Milton,  puni  comme  Satan,  mais  inflexible  et  indomptable 
comme  lui;  Prométhée,  enfin,  qui  dans  le  paganisme  est  la  personni- 
fication de  cette  révolte  contre  Dieu ,  toujours  vaincue  et  toujours  in- 
domptée, qui  est  le  caractère  même  de  Satan. 

On  disputait  le  diable  à  M.  de  Chateaubriand.  Il  essaya  de  prendre  sa 
revanche  à  l'aide  des  anges;  les  anges,  gracieux  intermédiaires  entre 
l'homme  et  la  divinité.  Ici  viennent  d'autres  critiques.  M.  de  Chateau- 
briand énumère  les  anges  qui  sont  à  la  disposition  du  poète  chrétien, 
brillante  armée  descendue  du  ciel,  et  qui  en  garde  encore  l'éclat  (2). 

(1)  Examen  des  Martyrs. 

(2)  Videbitis  cœlum  apertum  et  angelos  cœli  ascendentes  et  descendentes. 

(Saint  Jean,  1,  51.) 


de  l'épopée  chrétienne.  377 

Mais  ces  anges  qu'énumère  M.  de  Chateaubriand  ne  ressemblent  guère, 
je  l'avoue,  aux  anges  que  Bossuet  loue  dans  son  sermon  des  anges 

gardiens.  « Sous  l'ombrage  des  forêts  on  parcourt  l'empire  de 

l'ange  de  la  solitude;  on  retrouve  dans  la  clarté  de  la  lune  le  génie  des 
rêveries  du  cœur.  Les  roses  de  l'aurore  ne  sont  que  la  chevelure  de 
lange  du  matin.  L'ange  de  la  nuit  repose  au  milieu  des  deux,  où  il  res- 
semble à  la  lune  endormie  sur  un  nuage;  lange  du  silence  le  précède 
et  celui  du  mystère  le  suit.  Ne  faisons  pas  l'injure  aux  poètes  de  penser 
qu'ils  regardent  lange  des  mers,  lange  des  tempêtes,  lange  des  temps, 
lange  de  la  mort,  comme  des  génies  désagréables  aux  muses.  C'est 
lange  des  saintes  amours  qui  donne  aux  vierges  un  regard  céleste,  et 
c'est  lange  des  harmonies  qui  leur  fait  présent  des  grâces.  L'honnête 
homme  doit  son  cœur  à  lange  de  la  vertu  et  ses  lèvres  à  celui  de  la 
persuasion  (1).  » 

J'ai  deux  reproches  à  faire  à  ces  anges  de  M.  de  Chateaubriand  :  le 
premier,  c'est  qu'ils  sont  tellement  allégoriques  qu'ils  sont  à  peine 
visibles.  Je  ne  me  représente  l'ange  de  la  solitude  et  l'ange  des  rêve- 
ries du  cœur  qu'à  l'aide  des  figures  de  rhétorique;  ils  ressemblent  à  ces 
personnifications  des  passions  humaines,  à  ces  déités  poétiques,  comme 
l'Amour,  la  Haine,  l'Envie,  la  Discorde,  à  l'aide  desquelles  Voltaire  a 
cru  animer  sa  Henriade.  Que  font  ces  abstractions  fantastiques?  quelle 
est  leur  mission?  quelle  est  l'assistance  qu'elles  prêtent  aux  hommes? 
Sont-ce  là  nos  bons  anges  gardiens?  J'entends  Bossuet  inviter  les  saints 
anges  à  quitter  le  ciel,  où  ils  ne  voient  que  des  bienheureux,  à  venir 
sur  la  terre  «  afin  de  rencontrer  des  affligés.  »  «  Tous  les  hommes  sont 
des  prisonniers  chargés  des  liens  de  ce  corps  mortel  :  esprits  purs,  es- 
prits dégagés,  aidez-les  à  porter  ce  pesant  fardeau,  et  soutenez  l'ame, 
qui  doit  tendre  au  ciel,  contre  le  poids  de  la  chair  qui  l'entraîne  en 
terre.  Tous  les  hommes  sont  des  ignorans  qui  marchent  dans  les  ténè- 
bres :  esprits  qui  voyez  la  lumière  pure,  dissipez  les  nuages  qui  nous 
environnent.  Tous  les  hommes  sont  attirés  par  les  biens  sensibles  :  vous 
qui  buvez  à  la  source  même  des  voluptés  chastes  et  intellectuelles,  ra- 
fraîchissez notre  sécheresse  par  quelques  gouttes  de  cette  céleste  rosée. 
Tous  les  hommes  ont  au  fond  de  leurs  âmes  un  malheureux  germe 
d'envie,  toujours  fécond  en  procès,  en  querelles,  en  murmures,  en 
médisances,  en  divisions  :  esprits  charitables,  esprits  pacifiques,  calmez 
la  tempête  de  nos  colères,  adoucissez  l'aigreur  de  nos  haines,  soyez  des 
médiateurs  invisibles  pour  réconcilier  nos  cœurs  ulcérés  (2).  »  Je  ne  sais 
si  je  me  trompe;  mais  ces  assistances  appropriées  à  nos  misères  me 
représentent  la  mission  des  anges  d'une  manière  vive  et  touchante. 
Les  anges  de  Bossuet  ont  la  réalité  de  nos  douleurs  qu'ils  consolent; 

(1)  Génie  du  Christianisme,  liv.  IV,  chap.  tiiï. 

(2)  Sermons,  t.  II,  p.  289. 


378  REVUB  DES  DEUX  MONDES. 

ceux  de  M.  de  Chateaubriand  onf  l'indécision  et  la  mollesse  de  nos  fan- 
taisies de  joie  ou  de  chagrin.  Ils  ne  sont  môme  pas  des  fictions;  ils  res- 
tent à  l'état  d'ombres  et  de  rêveries. 

Autre  reproche  :  où  mettra-t-on  ces  anges ,  capricieux  enfans  du 
génie  de  M,  de  Chateaubriand?  Dans  les  forêts?  dans  le  désert?  au  milieu 
des  lueurs  du  matin  ou  des  ombres  du  soir?  Mais  alors,  voilà  la  nature 
repeuplée  comme  au  temps  du  paganisme.  M.  de  Chateaubriand  fait 
un  mérite  au  christianisme  d'avoir  chassé  de  la  nature  cette  foule  de 
sylvains,  de  faunes,  de  dryades,  qui  étaient  à  la  campagne  sa  beauté  et 
sa  grandeur  naturelles,  qui  l'encombraient  plutôt  qu'ils  ne  l'animaient. 
11  préfère  aux  chants  des  faunes  et  des  dryades  le  murmure  des  vieilles 
forêts  de  l'Amérique;  il  préfère,  en  un  mot,  la  nature  à  la  mythologie. 
11  a  raison.  Heureux  les  poètes  qui  savent  entendre  et  répéter  cette  voix 
de  la  nature  qui  retentit  dans  les  bruits  de  la  forêt  et  dans  le  murmure 
des  eaux!  Heureux  ceux  à  qui  Dieu  a  donné  une  ouïe  merveilleuse 
et  une  bouche  sonore  pour  redire  les  chants  divins  qu'ils  entendent  ï 
Mais  il  n'est  pas  permis  à  tout  le  monde  d'interpréter  ainsi  les  voix  de 
la  nature;  il  n'est  pas  permis  à  tout  le  monde  de  faire  de  sa  mélan- 
colie une  religion  qui  remplace  les  enchantemens  du  paganisme.  Der- 
rière cette  mélancolie  d'élite,  que  de  mélancolies  d'imitation!  que  de 
roucoulemens  insipides  entendus  dans  les  forêts  par  je  ne  sais  com- 
bien d'oreilles  prétentieuses  et  redits  par  je  ne  sais  combien  de  bou- 
ches monotones!  Je  dois,  de  plus,  faire  remarquer  que,  dans  les  forêts 
américaines,  dont  M.  de  Chateaubriand  a  si  bien  entendu  le  silence,  je 
n'aperçois  ni  Y  ange  de  la  solitude  ni  Y  ange  des  rêveries,  et  je  ne  m'en 
plains  pas  :  je  crains  que  tous  ces  anges  ne  soient  que  les  pieux  rem- 
plaçons des  faunes  et  des  sylvains.  M.  de  Chateaubriand  a  baptisé  ces 
demi-dieux;  mais  les  baptiser,  c'est  les  conserver,  c'est  montrer  qu'ils 
n'étaient  point  inutiles  et  que  la  poésie  aimait  à  les  rencontrer  au  sein 
des  bois  et  au  bord  des  ruisseaux. 

Il  y  a  une  autre  réponse  à  faire  à  M.  de  Chateaubriand  :  les  anciens 
ne  mettaient  pas  des  faunes  et  des  sylvains  dans  toutes  leurs  forêts;  il 
y  avait  des  bois,  et  c'étaient  les  plus  révérés,  auxquels  ils  laissaient  la 
terreur  de  leur  mystérieuse  solitude  :  ceux-là  avaient  un  dieu,  mais 
un  dieu  inconnu  et  d'autant  plus  sacré. 

Jara  tum  relligio  pavidos  terrebat  agrestes 
Dha  locî... 

disait  Virgile,  quand  il  faisait  parcourir  à  Énée  les  collines  et  les  bois 
du  Capitole  et  de  la  roche  Tarpéienne. 

...  Jam  tum  silvam  saxumque  tremebarrt, 

Hoc  nemus,  hune,  inquit,  frondoso  vertiee  collem 

Quis  deus,  incertum  est,  habitat  deus... 


de  l'épopée  chrétienne.  379 

Entre  les  beautés  poétiques  du  paganisme  et  celles  du  christianisme, 
entre  le  merveilleux  d'Homère  et  le  merveilleux  chrétien,  quel  est 
celui  que  je  préfère?  Je  préfère,  dirai-je  très  simplement,  celui  qui  est 
le  mieux  employé.  Le  merveilleux  ne  vaut  que  ce  que  valent  les  poètes 
qui  l'emploient.  Qu'importe  d'où  vient  l'inspiration!  qu'importe  d'où 
Vient  le  souffle  qui  fait  retentir  les  cordes  de  la  lyre!  C'est  le  son  qu'il 
faut  écouter,  et,  si  le  son  est  pur  et  beau,  s'il  retentit  long-temps  dans 
les  cœurs,  s'il  émeut  vivement  les  âmes,  s'il  est  poétique  enfin,  ne 
cherchez  plus  d'où  il  vient  :  qu'il  descende  des  sommets  de  l'Olympe 
ou  des  hauteurs  du  Sinaï,  il  est  sacré.  Dieu,  qui  a  donné  la  poésie  au 
monde  comme  plaisir  ou  comme  consolation,  n'a  pas  ordonné  qu'elle 
marcherait  toujours  avec  la  vérité. 

Dans  la  recherche  que  je  veux  faire  de  la  formation  de  l'épopée 
chrétienne  depuis  les  premiers  siècles  de  l'ère  chrétienne  jusqu'à 
Klopstock,  j'écarte  donc  tout  ce  qui  a  rapport  à  l'origine  du  merveil- 
leux; je  ne  m'inquiète  pas  de  savoir  si  le  merveilleux  païen  se  prête 
mieux  à  la  poésie  que  le  merveilleux  chrétien.  J'étudie  seulement 
l'usage  que  les  poètes  ont  fait  de  ce  merveilleux,  qui  était  le  fond 
même  du  sujet  qu'ils  traitaient,  c'est-à-dire  du  mystère  de  la  rédemp- 
tion. Cette  étude  doit  aussi,  si  je  ne  me  trompe,  faire  comprendre 
comment  et  à  quelles  conditions  se  forme  l'épopée. 

Il  y  a  deux  sortes  d'épopée  :  l'épopée  que  j'appelle  naturelle  et  l'é- 
popée littéraire.  Il  est  difficile  de  saisir  le  secret  du  travail  de  l'épopée 
naturelle;  elle  s'élabore  lentement  dans  l'imagination  des  peuples, 
comme  les  métaux  au  sein  de  la  terre.  Lorsque  de  grandes  guerres 
ont  agité  une  nation,  lorsqu'un  grand  homme  a  paru  dans  le  monde, 
l'imagination  populaire  reste  long-temps  encore  ébranlée.  Cette  émo* 
tion  est  la  source  de  l'épopée  :  elle  enfante  des  fables,  des  récits,  des 
légendes,  d'abord  confuses,  bizarres,  n'ayant  ni  suite  ni  enchaînement; 
mais  bientôt  tous  ces  récits  divers  se  coordonnent  et  se  combinent,  ils 
forment  un  ensemble.  Si  maintenant  naît  un  poète  qui  sache  réunir  et 
animer  tous  ces  fragmens  épars,  alors  il  y  aura  quelque  grande  épo- 
pée telle  que  l'Iliade,  née  à  la  fois  de  l'imagination  de  tous  et  du  génie 
d'un  seul. 

Il  n'y  a  point,  à  proprement  parler,  d'épopée  naturelle;  nulle  part 
un  poème  épique  n'a  existé  sans  qu'un  poète  l'ait  fait.  L'épopée  natu- 
relle est  donc  seulement  la  cause  de  l'épopée  littéraire;  sans  l'épopée 
naturelle,  point  d'épopée  littéraire.  Le  poète  ne  peut  pas  créer  seul 
une  fable  et  un  héros;  il  les  reçoit  de  la  main  du  peuple,  et  il  né  faut 
rien  moins  que  l'imagination  de  tout  le  monde  pour  enfanter  une  pa-^ 
reille  œuvre;  mais,  sans  le  poète,  cet  enfantement  confus  et  désordonné 
expire  bientôt.  • 


380  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Comme  l'épopée  naturelle  n'est,  pour  ainsi  dire,  que  le  récit  qu'un 
peuple  se  fait  à  lui-même  des  événemens  de  son  histoire,  de  ses  mœurs 
et  de  ses  croyances,  le  caractère  de  cette  épopée  est  très  varié  et  très 
divers;  il  dépend  des  temps  et  des  pays.  Dans  les  siècles  où  la  foi  do- 
mine, l'épopée  est  religieuse  :  c'est  l'époque  des  théogonies.  Plus  tard, 
quand  les  guerriers  succèdent  aux  prêtres,  l'épopée  est  guerrière  et 
chevaleresque  :  c'est  l'époque  de  l'Iliade  chez  les  Grecs,  de  YEdda  hé- 
roïque et  des  Nibelungen  chez  les  peuples  modernes.  Les  romans  de 
chevalerie  sont  le  dernier  écho  de  cette  épopée  guerrière.  Quand  le 
pouvoir  militaire  tombe  à  son  tour,  quand  les  corporations  théocra- 
tiques  ou  féodales  perdent  leur  pouvoir,  quand  l'homme  commence  à 
ne  plus  relever  que  de  lui-même,  et  que  l'individu,  avec  ses  droits  et 
son  orgueil,  remplace  le  fidèle  et  le  citoyen,  que  devient  alors  l'épopée? 
L'époque  que  j'appellerais  volontiers  l'époque  domestique  a-t-elle  son 
épopée  comme  l'époque  théocratique  et  guerrière?  Il  n'y  a  plus  d'épo- 
pée alors,  mais  il  y  a  encore  des  récits  :  car  l'homme  ne  renonce  ja- 
mais au  plaisir  de  se  raconter  à  lui-même  ses  actions,  ses  senti  mens 
et  ses  pensées;  l'épopée  de  cette  époque  est  le  roman. 

Le  roman  a  une  grande  cause  d'infériorité  à  l'égard  de  l'épopée  : 
c'est  qu'il  est  fait  par  des  individus,  tandis  que  l'épopée  est  faite  par 
tout  le  monde.  Pour  faire  une  épopée,  une  légende,  une  tradition,  cha- 
cun semble  se  cotiser,  chacun  apporte  son  obole  au  trésor  commun; 
celui-ci  un  trait  d'imagination,  celui-là  une  circonstance  touchante; 
chacun  prête  au  héros  de  l'épopée,  chacun  le  grandit  et  l'exhausse. 
Au  moyen-âge,  dit-on,  quand  on  fondait  une  cloche,  les  fidèles  appor- 
taient une  pièce  d'argenterie  qu'ils  jetaient  avec  empressement  dans 
la  fonte,  et  c'est  ainsi  que  le  métal  devenait  plus  pur  et  plus  sonore. 
Dans  l'épopée  ou  dans  la  légende,  les  héros  ou  les  saints  se  font,  pour 
ainsi  dire,  de  cette  manière  :  chacun  contribue  à  l'œuvre,  chacun  y 
met  du  sien,  et  il  n'est  pas  étonnant  que  l'ouvrage  de  tous  vaille  mieux 
que  l'ouvrage  d'un  seul.  Ajoutez  que  le  roman  a  encore  un  autre  dé- 
savantage :  il  est  imprimé.  La  légende  passe'de  bouche  en  bouche,  de 
génération  en  génération,  et  se  corrige  à  mesure  qu'elle  vieillit.  J'em- 
bellis et  je  perfectionne  le  récit  que  m'a  transmis  mon  père,  sans 
craindre  de  gâter  l'exemplaire.  Le  roman,  au  contraire,  une  fois  qu'il 
sort  du  cerveau  de  l'auteur,  tombe  entre  les  mains  de  l'imprimeur, 
qui  l'attache  et  qui  le  cloue,  pour  ainsi  dire,  sur  un  papier  immobile, 
qui  ne  changera  plus  jusqu'à  la  fin  des  temps.  Il  est  facile  de  faire  une 
rature  dans  la  légende,  car  la  rature  fait  disparaître  la  ligne  même 
qu'elle  remplace.  Cela  ne  se  peut  pas  avec  le  roman  imprimé.  C'est 
ainsi  que  la  légende  s'enrichit  et  s'augmente,  pour  ainsi  dire,  à  chaque 
génération;  c'est  ainsi  qu'elle  est  toujours  neuve  et  toujours  jeune, 
parce  que  chaque  siècle  l'arrange  à  son  gré,  sans  s'inquiéter  de  l'édi- 


de  l'épopée  chrétienne.  381 

tion  précédente,  tandis  que  le  roman  s'oublie  et  perd  son  mérite,  parce 
qu'il  ne  peut  pas  changer,  et  que  la  vieillesse  s'empreint  bien  vite  sur 
ses  traits.  Le  roman,  quand  il  est  bon,  dure  à  peine  la  vie  d'une  géné- 
ration; la  légende  suffit  à  plusieurs  siècles. 

Nous  avons  cherché  à  définir  ce  que  c'était  que  l'épopée  naturelle  : 
voyons  l'épopée  littéraire.  Le  mérite  de  l'épopée  littéraire,  c'est  de 
suivre  en  quelque  sorte  l'épopée  naturelle.  L'épopée  littéraire  travaille 
sur  l'épopée  naturelle;  elle  la  coordonne  et  la  rédige.  Plus  l'épopée  lit- 
téraire se  rapproche  de  l'épopée  naturelle,  plus  elle  est  vraie.  Pour  cela 
il  faut  plusieurs  conditions  :  ainsi,  il  faut  qu'il  y  ait  une  analogie  quel- 
conque entre  l'épopée  que  chante  le  poète  et  l'époque  à  laquelle  il  ap- 
partient lui-même.  Une  époque  ne  peut  faire  l'épopée  que  d'une  époque 
analogue.  Ainsi,  un  siècle  industriel  ne  peut  pas  faire  l'épopée  cheva- 
leresque, ni  un  siècle  incrédule  l'épopée  religieuse.  C'est  par  là  que 
pèchent  ordinairement  les  épopées  littéraires. 

La  Messiade  (et  ici  je  ne  parle  pas  seulement  de  celle  de  Klopstock, 
je  parle  de  toutes  celles  qui,  sous  des  noms  différens,  ont  précédé  le 
poème  allemand ,  et  qui  toutes  ont  essayé  de  chanter  la  rédemption 
chrétienne)  est  une  épopée  littéraire;  mais  elle  a  été  précédée  par  une 
épopée  naturelle  qui  l'inspire  et  qui  la  soutient.  Cette  épopée  naturelle, 
l'histoire  du  Sauveur,  a  deux  faces  :  dans  l'Évangile,  sa  face  de  vé- 
rité, et  dans  les  apocryphes,  dans  les  légendes,  sa  face  de  superstition 
ou  d'imagination.  La  légende  a  toujours  vécu  à  côté  de  l'Évangile,  l'é- 
popée naturelle  à  côté  de  l'épopée  littéraire;  car,  à  toutes  les  époques 
de  l'histoire  de  l'église,  il  y  a  eu  des  poètes  lettrés  qui  essayaient  de 
chanter  Jésus-Christ  et  la  rédemption  de  l'humanité  et  en  même  temps 
des  légendaires  qui  faisaient  le  même  récit  à  leur  manière.  Tantôt  ces 
deux  épopées  parallèles  se  touchaient,  et  les  poètes  lettrés  emprun- 
taient aux  poètes  populaires;  tantôt  elles  se  séparaient,  sans  pourtant 
jamais  se  contredire,  surtout  de  la  part  de  la  légende.  La  légende,  en 
effet,  n'a  jamais  contredit  l'Évangile;  elle  s'est  contentée  d'y  ajouter; 
elle  a  complété  pour  le  peuple  la  religion  par  la  superstition.  J'aurai 
soin,  d'une  part,  dans  l'étude  que  je  veux  faire  de  l'épopée  chrétienne, 
de  noter  la  marche  parallèle  de  ces  deux  récits  et  le  commerce  qui  s'é- 
tablit entre  les  deux  épopées.  Nous  verrons  aussi,  d'autre  part,  quand 
nous  arriverons  à  Klopstock,  que  son  mérite  est  d'avoir  réuni  dans  son 
poème  ces  deux  épopées ,  l'épopée  naturelle  et  l'épopée  littéraire ,  et 
d'avoir  donné  par  là  à  la  Messiade  sa  dernière  forme  et  sa  plus  belle 
expression. 

Saint-Marc  Girardin. 


tome  II.  25 


irwi"H"rnmg 


LES 


ÉTATS  D'ORLÉANS 


(1560.) 


ACTE  DEUXIÈME.' 


La  scène  est  dans  le  château  de  Montargis. 

Il  est  huit  heures  du  matin. 

Un  grand  vestibule  éclairé  dans  le  fond  par  une  galerie  vitrée  d'où  la  vue  s'étend  sur 
la  cour  d'honneur. 

A  gauche,  la  porte  de  la  chambre  à  coucher  du  roi  de  Navarre;  un  hallebardier  fait 
sentinelle  devant  la  porte. 

SCÈNE  PREMIÈRE. 

BOUCHARD,  entrant  par  la  galerie,  suivi  d'un  valet. 
BOUCHARD,  à  voix  basse. 

Qui  t'a  remis  ce  papier? 

LE  VALET. 

Deux  hommes  que  je  ne  connais  pas,  monsieur  le  chancelier. 

BOUCHARD. 

Où  sont-ils? 

LE  VALET. 

Sur  le  chemin  d'Orléans,  et  déjà  loin  d'ici;  ils  courent  à  bride  avalée. 

BOUCHARD. 

C'est  bien.  Voyons.  (Le  valet  se  retire  dans  la  galerie.)  Point  d' adresse, 

(1)  Voyez  la  livraison  du  15  avril. 


IIS  ÉTATS  »' ORLÉANS.  383 

point  de  signature,  rien  que  des  chiffres...  Mais  c'est  la  main  du  car- 
dinal! Alors  j'y  suis.  Avec  un  peu  d'attention,  ce  sera  bientôt  lu.  (Après 
une  assez  longue  pause,  il  ut:)  «  Un  valet  du  roi,  porteur  de  lettres  pour  les 
princes,,  part  ce  soir  d'Orléans.  »  Oui,  c'est  bien  cela  :  « ...  Part  ce  soir 
d'Orléans.  Ne  souffrez  qu'il  parle  à  personne.  Emparez-vous  des  dé- 
pêches et  remettez-les  vous-même.  Un  mot  de  cet  homme  peut  tout 
perdre.  »  Peste  1  encore  de  la  besogne!  Des  dépêches,  uh  valet....  Tout 
cela  est  fort  commode.  M.  de  Lorraine  ne  doute  de  rien.  Veut-il  donc 
que  je  me  mette  à  l'affût  pour  attendre  son  homme?  N'ai-je  pas  mieux 
•à  employer  mon  temps  que  de  faire  ici  le  pied  de  grue?  (il  va  prêter  l'o- 
reiiie  à  la  porte  de  la  chambre  du  roi.)  Notre  ambassadeur  est  encore  là.  Ce 
bon  M.  de  Bourbon ,  il  doit  avoir  besoin  que  je  lui  donne  un  coup  d'é- 
paule. Heureusement  d'Armagnac  est  avec  lui.  (Après  avoir  relu  le  papier 

qu'il  tient  encore  à  la  main  et  l'avoir  déchiré.)  Prenons  toujours  nos  précau- 
tions, (il  fait  signe  au  valet  de  s'approcher.)  Écoute.  Tu  vas  aller  chercher  La 
Flèche  et  Gautier.  Si  vous  voyez  rôder  par  là  une  figure  inconnue, 
vite,  un  bâillon  sur  la  bouche,  deux  bonnes  cordes  aux  deux  poignets, 
et  droit  dans  le  caveau  du  donjon;  puis  vous  viendrez  m' avertir.  Tu  as 
bien  entendu? 

LE  VALET. 

Oui,  monsieur  le  chancelier.         (iisort.) 

SCÈNE  II. 
BOUCHARD,  seul,  puis  STEWART. 

BOUCHARD. 

Maintenant,  je  vais  au  secours  de  notre  cardinal.  Voilà  demî-beure 
qu'ils  sont  en  conférence.  Ce  n'est  pas  mauvais  signe.  J'aurais  cru 
que  M.  le  prince  lui  donnerait  son  congé  dès  les  premières  paroles. 

Entrons.  (Il  se  dirige  vers  la  porte  de  la  chambre  à  coucher,  mais,  en  portant  les  yeux 
du  côté  de  la  galerie,  il  aperçoit  un  homme  enveloppé  d'un  manteau  qui  s'introduit  avec 

précaution.)  Eh!  mais,  serait-ce  déjà  le  camarade?  Parbleu!  je  connais 
ce  masque-là!  Le  vieil  Écossais  du  roi?  (Élevant  la  voix.)  Bonjour,  mon- 
sieur Robert.  Par  quel  hasard  dans  ces  lieux?  et  pourquoi  ces  airs  de 
mystère? 

STEWART. 

A  chacun  son  tour.  îTai-je  pas  vu  hier  un  chancelier  de  Navarre  s'é- 
chapper à  pas  de  loup  du  logis  de  M.  de  Lorraine? 

BOUCHARD. 

Que  dites-vous  là,  s'il  vous  plaît? 

STEWART. 

J'ai  détourné  les  yeux;  qu'il  me  rende  la  pareille. 

BOUCHARD. 

Ah  çà!  vous  radotez,  mon  ami.  Moi,  hier  à  Orléans!... 


384  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

STEWART. 

Je  vous  ai  vu,  de  ces  yeux  vu. 

BOUCHARD. 

Vos  yeux  étaient  troubles.  Mais  brisons  là.  Vous  avez  des  lettres  à 
me  remettre? 

STEWART. 

Des  lettres? 

BOUCHARD. 

Oui,  des  lettres.  Ne  faites  pas  l'étonné. 

STEWART. 

Je  n'ai  pas  de  lettres  pour  vous. 

BOUCHARD. 

Donnez-les-moi  toujours. 

STEWART. 

Je  n'en  ai  point. 

BOUCHARD. 

Donnez-les-moi,  vous  dis-je. 

STEWART. 

Non. 

BOUCHARD. 

Allons,  bonhomme,  comme  tu  voudras,  (il  appelle.)  Holàî  (Les  trois  va- 
lets entrent  et  se  jettent  sur  Stewart.)  Tenez  ferme.  (A  la  sentinelle.)  Mon  ami, 
prêtez-leur  main-forte.  C'est  un  traître,  un  espion.  (Stewart  est  bâillonné 

et  garrotté.  On  l'emmène.  La  sentinelle  revient  à  son  poste.  Bouchard  s'adressât  aux 

trois  valets  :)  Attendez  !  Ouvrez  son  pourpoint.  Ne  trouvez-vous  point  des 
lettres? 

UN  DES  VALETS. 

Oui,  monsieur  le  chancelier;  en  voici. 

BOUCHARD,  prenant  une  lettre. 

Est-ce  tout  ? 

SECOND  VALET. 

Encore  celle-ci,  et  puis  quelque  autre  chose...  un  bijou,  ma  foi! 

BOUCHARD. 

Un  bijou?  Voyons.  (Bas.)  Un  cachet  aux  armes  d'Ecosse!  Vertudieu! 
quel  butin  !  —  Allez,  mes  amis,  allez,  ne  le  lâchez  pas. 

(Stewart  cherche  à  se  débattre,  il  est  emporté  par  les  valets.) 

SCÈNE  III. 

BOUCHARD,  seul. 

Voilà  une  affaire  lestement  faite.  Maintenant,  voyons  ces  dépêches. 
Ah!  ah!  l'écriture  de  la  Montpensier.  C'est  bien.  Les  armes  de  la  reine- 


LES  ÉTATS  D'ORLÉANS.  385 

mère,  encore  mieux!  —  A  mes  cousins  de  Bourbon.  Voilà,  j'espère,  du 
renfort  pour  ce  cher  cardinal.  Allons,  portons  vite  tout  cela,  (il  fait  quel- 
ques pas  vers  la  chambre  à  coucher.)  Mais  n'est-il  pas  prudent  de  s'assurer 
d'abord  du  contenu?  (il  regarde  les  lettres.)  Ces  sceaux-là  se  lèveront  ai- 
sément. Sachons  de  quoi  il  s'agit,  c'est  plus  SÛr.  Et  Ce  Colifichet  (Mon- 
trant le  cachet  aux  armes  d'Ecosse.),  quel  usage  en  ferons -nous?  Tout  cela 
vaut  bien  la  peine  de  se  recueillir  quelques  instans. 

(Il  se  dirige  rers  la  galerie.) 

SCÈNE  IV. 

LE  ROI  DE  NAVARRE ,  sortant  de  sa  chambre  à  coucher,  suivi 
du  PRINCE  DE  CONDÉ. 

LE  ROI   DE  NAVARRE. 

Holà î  Bouchard,  où  allez-vous? 

BOUCHARD ,  revenant  sur  ses  pas. 

Sire?... 

LE  ROI  DE  NAVARRE. 

Écoutez,  vous  allez  descendre  aux  écuries;  vous  y  verrez  mon  frère 
le  cardinal  et  M.  d'Armagnac  qui  font  brider  leurs  mules.  Je  ne  veux 
pas  qu'ils  partent  sans  m'avoir  dit  encore  quelques  paroles.  Allez,  Bou- 
chard, ne  tardez  pas.  (Bouchard  sort.) 

SCÈNE  V. 

LE  ROI  DE  NAVARRE,  LE  PRINCE  DE  CONDÉ. 

LE  PRINCE  DE   CONDÉ. 

Vive  Dieu!  mon  frère,  quel  courage!  Vous  n'en  avez  donc  pas  assez 
de  leurs  sermons?  Vous  voulez  recommencer? 

LE  ROI  DE  NAVARRE. 

Quelques  mots  seulement. 

LE  PRINCE  DE  CONDÉ. 

Pour  moi,  tout  est  dit,  je  n'irai  point. 

LE  ROI  DE  NAVARRE. 

Vous  en  êtes  le  maître. 

LE  PRINCE  DE  CONDÉ. 

Me  jeter,  en  plein  jour,  dans  une  chausse-trappe!  Il  n'y  a  que  les  fous 
qui  se  donnent  ces  plaisirs-là. 

LE  ROI  DE  NAVARRE. 

Les  fous,  les  fous...  Vous  croyez-vous  bien  sage ,  d'avoir  rudoyé  de 
la  sorte  notre  frère  et  M.  d'Armagnac?  Ils  s'en  vont  tout  marris.  Je 
veux  me  séparer  d'eux  en  meilleurs  termes. 


386  REVUE  DES   DEUX  MONDES. 

EB  PRINCE  DE  CONDÉ. 

À  cela  ne  tienne.  Donnez-leur  aussi  mes  baise-mains,  mais,  pour 
Dieu!  ne  leur  promettez  rien. 

LE  ROI  DE  NAVARRE. 

Ni  promettre,  ni  refuser. 

LE  PRINCE  DE  CONDÉ. 

La  chose  est  claire,  pourtant  :  mettez  les  pieds  à  la  cour,  vous  n'en 
reviendrez  pas. 

LE  RDI  DE  NAVARRE. 

N'y  point  aller,  c'est  jouer  bien  gros  jeu. 

LE  PRINCE  DE  CONDÉ. 

Y  aller,  c'est  perdre  à  coup  sûr;  les  dés  sont  pipés. 

LE  ROI   DE  NAVARRE. 

Moi,  premier  prince  du  sang,  laisser  ma  place  vide  aux  états...  — 
Après  tout ,  si  MM.  de  Guise  attentaient  à  ma  personne,  pensez-vous 
que  les  états  le  souffriraient? 

LI  PRINCE  DE  CONDÉ. 

Eh!  bon  Dieu!  les  états,  c'est  une  comédie!  Quand  ils  seraient  pour 
nous,  ce  dont  je  doute  encore,  oseraient-ils  élever  la  voix  au  milieu  des 
hallebardes  et  des  mousquets? 

LE  ROI  DE  NAVARRE. 

Mais  la  reine  Catherine...  nous  avons  son  appui;  le  cardinal  ne  vous 
l'a-t-il  pas  dit? 

LE  PRINCE  DE  CONDÉ. 

Bel  appui?  Est-ce  elle  qui  commande  aux  cornettes  de  Cypierre? 
Est-ce  la  reine  Catherine  qui  fait  marcher  cette  forêt  de  lances  dont 
Orléans  est  enveloppé?  Et  puis,  fiez- vous  donc  aux  femmes,  et  aux 
femmes  de  cette  cour-là!  Vous  savez  bien  ce  qu'elles  valent. 

LE*  ROI  DE  NAVARRE. 

En  vérité,  mon  cher  Louis ,  vous  faites  mon  étonnement  !  Vous  qui 
toujours  gourmandez  ma  prudence,  vous  voulez  aujourd'hui  que  j'aie 
peur  de  mon  ombre  ! 

LE  PRINCE  DE  CONDÉ. 

Non,  non,  je  ne  veux  rien.  Allez,  mon  frère,  faites- vous  mettre  en 
cage. 

LE  ROI  DE  NAVARRE* 

Mon  parti  n'est  pas  encore  pris. 

LE  PRINCE  DE  CONDÉ. 

Allez...  qu' attendez-vous? 

LE  ROI  DE  NAVARRE. 

J'attends  le  connétable.  Nous  lui  avons  promis... 


LES  ÉTATS  D'ORLÉANS.  387 

LE   PRINCE   DE   CONDÉ. 

Pensez-vous  donc  qu'il  vienne? 

LE  ROI  DE  NAVARRE. 

Il  n'est  pas  homme  à  manquer  au  rendez- vous...  Ce  n'est  pas  qu'au- 
jourd'hui tout  le  monde  se  fait  attendre.  (Tournant  la  tête  du  côté  de  la 
galerie.)  Comprenez-vous  ce  Bouchard  qui  ne  revient  pas?...  Le  cardinal 
serait-il  déjà  parti? 

LE  PRINCE  DE  CONDÉ. 

Vous  voilà  bien  en  peine.  Que  n'allez-vous  y  voir  vous-même? 

LE  ROI  DE  NAVARRE. 

Parbleu  î  vous  avez  raison.  (il  sort.) 

SCÈNE  VI. 

LE  PRINCE  DE  CONDÉ,  seul.  (11  suit  des  yeux  le  roi  de  Navarre.) 

Je  voudrais  bien  qu'on  m'expliquât  ce  qui  se  passe  chez  cet  excellent 
frère!  D'où  lui  vient  aujourd'hui  cet  amour  du  danger?  Lui  si  sage,  lui 
qui  jamais  ne  s'embarque  que  par  le  ciel  le  mieux  étoile,  se  lancer  tête 
baissée  dans  un  tel  traquenard  !  Il  a  donc  bien  peur  de  rompre  avec  le 
roi?  Je  parie  qu'il  s'en  va  donner  parole  au  cardinal...  — p  Après  tout,  si 
j'étais  à  sa  place,  je  n'hésilerais  pas;  dès  ce  soir  je  serais  à  Orléans. 
Dieu  sait  ce  qu'il  m'en  coûte  de  reculer  devant  ces  deux  cadets  de  Lor- 
raine! J'aurais  tant  de  plaisir  à  les  mesurer  de  l'œil  1...  Pour  en  avoir 
raison,  il  ne  faut  qu'un  peu  de  cœur.  —  Mais  paraître  devant  cette  dédai- 
gneuse qui  me  rendrait  tout  au  plus  mon  salut  !  Risquer  ma  tête  pour 
qu'elle  en  soit  moins  émue  que  si  son  singe  était  malade!  Non,  mille 
fois  non;  je  n'ai  pas  ce  courage-là.  Des  dangers  tant  qu'on  voudra,  mais 
des  dédains,  des  mépris  de  femme,  je  ne  suis  pas  de  taille  à  les  braver. 
—  Seigneur  Dieu  !  à  quelle  folie  me  voilà-t-il  donc  réduit?  quel  rêve  ex- 
travagant ai-je  poursuivi  depuis  six  mois?  Parce  qu'un  jour  il  m'a 
semblé...  Non,  je  me  fais  pitié!...  et  j'ai  quitté  Nérac  joyeux  comme 
un  enfant  à  la  pensée  que  je  me  rapprochais  d'elle!  Et  pendant  ce  long 
voyage  le  cœur  me  battait  à  fendre  mon  pourpoint  chaque  fois  qu'un 
message  arrivait  de  la  cour! . . .  Mais  elle  songeait  bien  à  moi!  Pas  un  mot, 
pas  un  signe,  pas  le  moindre  souvenir!...  Tout  à  l'heure  encore  j'es- 
pérais que  ce  cardinal...  Il  venait  de  la  voir,  de  lui  parler...  Mais  non, 
j'ai  eu  beau  l'interroger,  rien,  toujours  rien. — Suis-je  assez  bafoué!... 
Je  ne  l'ai  pas  rêvé,  pourtant,  c'était  bien  elle,  à  Ambois^,  qui,  pour 
mieux  me  convertir,  me  provoquait  sans  cesse  à  m' asseoir  à  ses  côtés; 
c'était  bien  elle  qui,  chaque  soir,  m'enivrait,  comme  à  plaisir,  de  ses 
chansons,  de  ses  douces  poésies;  et  quand ,  par  hasard ,  en  accordant 
son  luth,  ma  main  rencontrait  la  sienne,  je  ne  vois  pas  qu'elle  en  fût 


388  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

offensée!  Et  tout  cela  n'était  que  moquerie!  et  tout  cela  n'est  plus  que 
fumée  !  et  je  suis  assez  lâche  pour  en  être  amèrement  chagrin  !  Ah  ! 
ma  pauvre  Limeuil,  et  vous  toutes  qui  m'avez  aimé,  vraiment  aimé, 
vous  ririez  bien  de  moi!  Croiriez-vous  que  je  n'aspire  pas  même  à  par- 
tager le  bonheur  de  mon  royal  cousin?  La  plus  modeste  place  dans  un 
cœur,  voilà  tout  ce  que  je  demande,  moi,  Condé!  N'est-ce  pas  de  la 
sorcellerie?  Un  regard,  un  seul  regard,  me  rendrait  plus  triomphant 
qu'une  victoire  en  bataille  rangée.  Et  dire  que  je  ne  l'aurai  jamais,  ce 
regard!  Morbleu!  du  moins  je  ne  le  mendierai  pas!  11  est  temps  de 
briser  cette  ridicule  chaîne.  J'ai  beau  garder  mon  secret,  il  finirait  par 
m'échapper.  Sainte-Foy  a  déjà  des  soupçons,  Noblesse  fait  le  mysté- 
rieux, vous  verrez  que  Bouchard  lui-même  finira  par  s'en  douter.  Je 
deviendrais  bientôt  la  fable  de  l'univers.  Il  faut  trancher  dans  le  vif. 
Ce  n'est  pas  à  Orléans,  c'est  chez  moi,  c'est  à  La  Fère  que  je  veux  aller. 
Puisque  j'y  suis  résolu,  bien  résolu ,  pourquoi  tarder?  A  quoi  bon  at- 
tendre le  connétable?  Avertissons  mes  gens,  et  que  dans  une  heure 
nous  soyons  tous  délogés.  Holà!  Sainte-Foy,  Noblesse... 

SCÈNE  VIF. 

Le  même,  NOBLESSE,  entrant  par  la  galerie. 

NOBLESSE. 

Monseigneur,  voici  M.  Dardois  qui  monte  les  degrés. 

LE   PRINCE   DE   CONDÉ. 

Noblesse,  entendez-vous  avec  Sainte-Foy  pour  que  dans  une  heure 
tous  nos  gens  soient  prêts  à  partir  et  tous  mes  chevaux  bridés.  Allez, 
faites  diligence. 

NOBLESSE. 

Oui,  monseigneur.  (il  sort.) 


SCENE  VIII. 

LE  PRINCE  DE  CONDÉ,  DARDOIS. 

LE   PRINCE   DE  CONDÉ. 

Bonjour,  Dardois.  Viendriez-vous  sans  le  connétable? 

DARDOIS. 

Non,  monseigneur.  J'ai  pris  les  devans  au  sortir  de  la  forêt.  Vous  le 
verrez  bientôt. 

LE  PRINCE  DE   CONDÉ. 

Je  tremblais  que  par  ces  brouillards  d'automne  sa  goutte  ne  lui  eût 
joué  quelque  tour. 


LES  ÉTATS  D'ORLÉANS.  389 

DARDOIS. 

Nous  avons  la  goutte,  monseigneur,  pour  ne  pas  aller  aux  états;  mais 
cette  goutte-là  ne  rend  pas  bien  malade.  Si  nous  sommes  en  retard,  la 
faute  en  est  aux  six  cents  lances  qui  marchent  avec  nous;  il  a  fallu  faire 
tant  de  haltes  d'Écouen  jusqu'ici  I  sans  compter  de  longs  détours  pour 
éviter  les  bandes  de  Picardie  qui  se  rendent  à  Orléans. 

LE  PRINCE  DE  CONDÉ. 

Encore  des  gens  de  guerre  pour  Orléans  !  Voilà  des  états  qui  seront 
bien  gardés  ! 

DARDOIS. 

Oui,  monseigneur,  et  qui  n'en  seront  pas  plus  sûrs.  Ces  pauvres  dé- 
putés ne  s'y  trompent  guère;  à  voir  avec  quelles  figures  ils  quittent 
leurs  provinces,  on  dirait  qu'ils  vont  ramer  pour  le  service  du  roi. 

LE  PRINCE  DE  CONDÉ. 

Bien  fou  qui  se  laisse  prendre  à  monter  sur  cette  galère  ! 

DARDOIS. 

Ah  !  monseigneur,  quelle  joie  pour  M.  le  connétable  quand  vous  lui 
tiendrez  ce  langage!  11  vous  suit  avec  tant  de  souci  depuis  que  vous 
avez  quitté  Nérac  !  Il  appréhendait  si  fort  que  votre  dessein  ne  fût  d'al- 
ler plus  avant  ! 

LE  PRINCE  DE  CONDÉ. 

Non  pas,  s'il  vous  plaît. 

DARDOIS. 

Et  moi,  monseigneur,  j'avais  tant  de  hâte  de  vous  confier  des  choses 
que  je  n'osais  vous  écrire  !...  J'ai  passé  de  si  mauvaises  nuits  depuis  que 
ce  malheureux  Lassalgue. . 

LE  PRINCE  DE  CONDÉ. 

Lassalgue? 

DARDOIS. 

Doutez-vous  qu'il  soit  au  pouvoir  de  MM.  de  Lorraine?  et  savons-nous 
ce  qu'il  leur  aura  dit? 

LE  PRINCE  DE  CONDÉ. 

Oh!  pour  cela,  soyez  tranquille.  Il  est  fidèle  comme  tous  nos  Basques. 
Qu'il  soit  pris,  qu'il  soit  mort,  à  la  bonne  heure;  mais  qu'il  ait  parlé, 
je  n'en  crois  rien,  Dardois. 

DARDOIS. 

Alors  MM.  de  Lorraine  sont  de  bien  grands  sorciers. 

LE  PRINCE  DE  CONDÉ. 

Comment? 

DARDOIS. 

Avoir  déjoué  tout  juste  et  point  pour  point  tout  ce  que  nous  vous 
mandions. 


390  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

LE  PRINCE  DE  GONDÉ. 

Vous  m'aviez  donc  écrit? 

DARDOIS. 

Hélas!  oui,  monseigneur,  avec  l'encre  que  vous  savez.... 

LE  PRINCE   DE   CONDÉ. 

Et  vous  en  aviez  instruit  Lassalgue  ? 

DARDOIS. 

Il  le  fallait  bien,  monseigneur,  pour  qu'il  vous  avertît. 

LE  PRINCE  DE   CONDÉ. 

Ah!  vous  m'en  direz  tant! 

DARDOIS. 

Soyez-en  sûr,  ils  ont  tout  lu.  Vous  comprenez  maintenant  quels  dan- 
gers vous  attendraient  à  Orléans! 

LE   PRINCE  DE  CONDÉ. 

Ce  n'est  pas  à  moi,  Dardois,  c'est  à  mon  frère  qu'il  faudra  conter  cela. 

DARDOIS. 

Quoi  !  le  roi  de  Navarre  veut  aller  aux  états? 

LE  PRINCE  DE  CONDE. 

Bel  et  bien. 

DARDOIS. 

Est-il  possible  l 

SCÈNE  IX. 

Les  mêmes,  BOUCHARD,  entrant  rapidement  par  la  galerie. 
LE  PRINCE  DE  CONDÉ,   se  retournant. 

Qui  va  là? 

BOUCHARD. 

Pardon,  monseigneur,  pardon.  —Monsieur  Dardois  voudrait-il  me 
laisser  dire  un  mot  à  M.  le  prince? 

LE  PRINCE  DE   CONDÉ.  un 

Une  autre  fois,  Bouchard. 

BOUCHARD. 

Mais,  monseigneur,  c'est  chose  de  conséquence,,  je  vous  jure. 

LE  PRINCE  DE   CONDÉ. 

Attendez...  tout  à  l'heure. 

BOUCHARD. 

Monseigneur,  il  seca  trop  tard.  Je  manquerais  à  mes  dévotes  si  je 
n'insistais  pas. 


LES  ÉTATS  D'ORLÉANS.  391 

LE  PRINCE  DE  G0NDÉ. 

Eh  bien!  voyons,  parlez.  —  Dardois,  veuillez  descendre;  vous  m'an- 
noncerez au  connétable.  Je  veux  aller  le  recevoir  aux  portes  du  châ- 
teau. (Dardois  sort.) 

ROUCHARD,   à  part. 

Maintenant  jouons  serré.  C'est  notre  dernière  carte! 

LE  PRINCE  DE  «ONDE. 

Allons,  Bouchard,  parlez  donc. 

ROUCHARD. 

Monseigneur,  vous  me  voyez  dans  un  grand  embarras.  Je  donnerais 
le  peu  que  je  possède,  et  ma  vie  par-dessus  le  marché,  pour  que  le  roi, 
mon  bien-aimé  maître,  n'allât  pas  à  Orléans.  Depuis  qu'il  s'est  mis  en 
tête  un  dessein  que  vous  blâmez  si  justement,  j'en  perds  le  sommeil  et 
l'appétit;  et  pourtant,  si  vous  ne  venez  à  mon  secours,  je  vais  peut- 
être  le  pousser,  malgré  moi,  à  se  faire  prendre  à  cette  glu. 

LE  PRINCE  DE    CONDÉ. 

Qu'est-ce  que  cela  veut  dire? 

ROUCHARD. 

Pardon ,  «monseigneur,  vous  m'allez  comprendre.  Toute  l'heure, 
pendant  que  le  roi  donnait  les  baisers  d'adieu  à  M.  le  cardinal... 

LE  PRINCE  DE   CONDÉ. 

"Comment!  pas  encore  parti? 

ROUCHARD. 

Dans  un  instant  il  sera  hors  du  château;  mais,  pendant  qu'on  dispo- 
sait sa  litière,  le  roi  nous  tournant  le  dos  et  tout  entier  à  M.  son  frère, 
j'ai  reçu  certaines  lettres  qu'à  leur  forme  et  aux  armes  dont  elles  sont 
scellées,  j'ai  reconnues  lettres  royales  et  venant  tout  droit  d'Orléans. 

LE  PRINCE  DE  CONDÉ,   avec  impatience. 

Eh  bien! 

ROUCHARD. 

Je  me  suis  senfi  fort  empêché,  car  mon  devoir  me  commandait  de 
porter  ces  lettres  à  mon  maître;  et  cependant  je  me  disais  :  Si  ce  sont 
invitations  pressantes,  promesses,  sauf-conduits,  que  sais-je?  c'en  est 
fait,  nous  ne  pourrons  jamais  retenir  le  roi.  Alors  j'ai  pensé  que  M.  le 
prince  de  Condé  pouvait  seul  prendre  sur  lui  ce  qu'il  convient  de  faire, 
le  suis  venu  bien  vite  m'en  remettre  à  sa  prudence.  Maintenant  mon- 
seigneur doit  comprendre,  et  j'espère  qu'il  pardonne  mon  insistance  eft 
mon  importunité. 

LE  PRINCE  )DE  CONDÉ. 

Très  bien.  Mais  le  messager,  où  est-il? 


392  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

BOUCHARD. 

Il  ne  s'est  pas  soucié  de  rester  avec  nous.  J'ai  pris  les  lettres,  il  m'a 
dit  deux  paroles,  et  je  ne  l'ai  plus  revu. 

LE  PRINCE  DE  CONDÉ. 

Mais  les  lettres? 

BOUCHARD. 

Les  voici,  monseigneur. 

LE   PRINCE  DE  CONDÉ. 
Donnez  Vite.  (Il  jette  les  yeux  sur  la  première  lettre.)  Ah!  c'est  de  la  du- 

chesse.  Il  en  a  tant  reçu  de  ces  lettres-là,  qu'une  de  plus...  Vous  pouvez 
la  remettre,  (il  prend  la  seconde  lettre.)  Quant  à  celle-ci,  voyons  :  A  mes 
cousins  MM.  de  Bourbon.  C'est  la  main  de  la  reine-mère.  Je  l'ouvre, 
celle-ci.  (Pendant  qu'il  lit  des  yeux.)  Toujours  la  même  antienne  :  la  pa- 
role du  roi,  la  sienne;  ces  mêmes  phrases  que  le  cardinal  et  d'Arma- 
gnac nous  récitaient  tout  à  l'heure...  rien  de  plus. 

BOUCHARD,   à  part. 

Voyons  si  le  post-scriptum  produira  plus  d'effet L'y  voici.  Male- 

peste!  comme  il  change  de  figure!  Je  ne  me  trompais  pas.  (u  tire  de  sa 
poche  le  cachet  aux  armes  d'Ecosse.)  Puisqu'il  en  est  ainsi,  nous  vous  tenons, 
beau  prince! 

LE  PRINCE  DE  CONDÉ ,   à  part,  relisant  le  post-scriptum. 

«  La  reine,  notre  chère  fille,  ne  veut  l'ouvrir  qu'en  compagnie  de 
MM.  ses  cousins...  »  Enfin  !  elle  se  souvient  que  je  suis  au  monde!  Mais 
ce  n'est  pas  elle  qui  me  le  dit  !  Elle  aurait  pu  choisir  un  autre  secré- 
taire. Tout  ce  qui  vient  de  cette  Florentine  me  semble  louche  et  me 
met  sur  mes  gardes.  (Haut.)  Bouchard,  ne  vous  a-t-on  remis  que  ces 
deux  lettres? 

BOUCHARD. 

Pas  d'autres,  monseigneur. 

LE   PRINCE  DE  CONDÉ. 

Mais,  que  vous  a-t-on  dit? 

BOUCHARD. 

Seulement  ces  mots  :  deux  lettres  pour  le  roi  et  ceci  pour  M.  le 
prince,  pour  lui  seul. 

LE  PRINCE   DE  CONDÉ. 

Pour  moi!  mais  vous  ne  m'avez  rien  donné. 

BOUCHARD. 

Ah!  pardon,  monseigneur,  (il  porte  la  main  à  son  pourpoint.)  Je  ne  sais 
pas  trop  ce  que  c'est  :  un  bijou,  un  cachet,  je  crois. 

LE  PRINCE   DE   CONDÉ. 

Voyons.  (A  part.)  Bénédiction!  son  cachet,  son  propre  cachet!  (Haut.) 
Et  c'est  à  moi,  vous  en  êtes  sûr,  que  ceci  est  destiné? 


LES  ÉTATS  d' ORLÉANS.  393 

BOUCHARD. 

Oui,  monseigneur. 

LE  PRINCE  DE  CONDÉ. 

Vous  en  êtes  bien  certain? 

BOUCHARD. 

Assurément,  monseigneur;  à  vous,  et  même  à  vous  seul. 

LE  PRINCE  DE  CONDÉ. 

Vous  avez  bien  entendu? 

BOUCHARD. 

Parfaitement,  monseigneur,  et  de  mes  deux  oreilles. 

LE  PRINCE  DE  CONDÉ ,  avec  feu. 

Voyez-vous,  maître  Bouchard,  si  vous  aviez  le  malheur  de  me  dire 
un  mot  de  plus  que  la  vérité,  je  vous  les  ferais  couper,  vos  oreilles,  pour 
vous  apprendre  à  mieux  écouter. 

BOUCHARD. 

Ah  !  bon  Dieu  !  monseigneur,  que  vous  ai-je  donc  fait  pour  m'attirer 
de  telles  paroles?  Vous  étiez  si  calme  tout  à  l'heure,  et  maintenant... 

LE   PRINCE  DE   CONDÉ. 

Maintenant  je  suis  très  calme  encore,  mon  cher  Bouchard. 

BOUCHARD,  regardant  le  cachet  que  le  prince  tient  à  sa  main  et  dont  il  ne  détache  pas 

ses  yeux. 

Je  me  doutais  bien  que  c'était  là  quelque  chose  d'importance.  Il  y  a 
des  armes,  je  crois  :  ne  sont-ce  pas  les  armes  du  roi? 

LE  PRINCE  DE   CONDÉ. 

Oui,  c'est  le  cachet  du  roi. 

BOUCHARD. 

Il  paraît  bien  ciselé  et  d'un  précieux  travail  :  je  conçois  que  monsei- 
gneur le  regarde  avec  tant  d'admiration.  (A  part.)  Il  ne  m'écoute  pas. 

LE  PRINCE  DE  CONDÉ,  sans  l'écouter  et  contemplant  toujours  le  cachet. 

Ah!  ceci  vaut  mieux  qu'une  lettre.  Son  bijou  favori!  qui  jamais  ne 
quitte  sa  ceinture!  que  ses  charmantes  mains  ont  caressé  tant  de  fois  ! 
Oui,  ses  mains!...  Quel  délire!  Je  crois  les  sentir  dans  les  miennes. 

BOUCHARD,   à  part. 

Vive  Dieu!  il  me  semble  qu'on  vous  oublie,  monsieur  le  connétable! 
C'est  bien,  c'est  bien!... 

LE  PRINCE  DE  CONDÉ,   contemplant  toujours  le  cachet. 

AChambord!  Oui,  j'irai,  j'irai,  quoi  qu'on  dise,  quoi  qu'on  fasse, 
quoi  qu'il  advienne. —  Mais,  prenons  garde,  Bouchard  me  regarde.... 
Et  le  connétable  qui  m'attend.... 

BOUCHARD. 

Pardon,  monseigneur,  voudriez-vous  me  dire  ce  que  je  dois  faire? 
Remettre  cette  lettre,  c'est  convenu;  mais  l'autre.... 


394  REVUE  ©ES  DEUX  MONDES. 

LE  PRINCE  DE  <O0NDÉ. 

L'autre?....  Comme  vous  voudrez;  il  importe  assez  peu  "maintenant. 

ROUCHARD. 

Maintenant?  pourquoi  donc,  monseigneur?.... 

LE  PRINCE  DE   CONDÉ. 

Eh  bien!  tenez,  (il  lui  donne  la  lettre  ouverte.)  la  voici  :  vous  direz  au  roi 
que  je  l'ai  lue;  qu'elle  me  semble  digne  de  sérieuses  réflexions.  Ces 
paroles  de  la  reine-mère  ont  bien  leur  poids;  ce  sont  des  paroles  écrites. 
Dites- lui  de  ne  point  les  perdre  :  s'il  persistait  dans  son  dessein,  elles 
seraient  d'un  grand  secours  pour  lui,  et,  qui  sait?  pour  moi-même. 

ROUCHARD. 

Pour  vous,  monseigneur? 

LE  PRINCE  DE  CONDÉ, 

Oui,  pour  moi.  Croyez-vous  donc,  Bouchard,  que  je  pourrais  jamais 
laisser  mon  frère  s' exposer  seul  à  un  tel  danger? 

BOUCHARD,  repliant  la  lettre  qu'il  a  parcourue. 

Ah!  monseigneur,  je  vous  reconnais  bien  là!  Mais,  au  nom  du  ciel! 
gardez-la  cette  lettre;  j>e  vous  en  prie,  .gardez-la. 

«LE  PRINCE  DE  CONDÉ. 

Et  pourquoi? 

BOUCHARD. 

Je  viens  d'en  lire  assez  :  si  je  la  montre  au  roi,  tout  est  dit. 

LE  PRINCE  DE  CONDÉ. 

Qu'est-ce  donc? 

ROUCHARD, 

Le  nom  seul  de  la  reine  Marie,  il  y  a  de  quoi  nous  faire  partir  sur 
l'heure, 

LE  PRINCE   DE  CONDÉ. 

Vous  voulez  rire.  Comment,  mon  frère?.,.. 

BOUCHARD. 

Serait-il  possible  que  monseigneur  ne  s'en  fût  jamais  aperçu  ? 

LE   PRINCE   DE   CONDÉ. 

Non,  vraiment. 

BOUCHARD. 

Eh  bien!  monseigneur  peut  m'en  croire. 

LE  PRINCE  DE  CONDÉ. 

Mais  sa  barbe  grisonne. 

BOUCHARD. 

Est-ce  un  Caton  pour  cela? 

LE   PRIN€E   DE   CONDÉ. 

Non,  mais  ce  n'est  point  un  fou,  et  jamais  pareille  démence....  (A-patt.  ) 


LES  ÉTATS  D'ORLÉANS.  395, 

Ah!  M.  mon  frère,  voilà  donc  qui  m'explique....  Eh  bien!  nous  y  se- 
rons ensemble.  Je  me  permets  d'en  avoir  peu  d'alarmes....  qui  sait 
pourtant?  les  femmes  sont  si  bizarres....  (Haut.)  Bouchard,  rendez-moi 
cette  lettre;  je  serai  de  retour  dans  un  instant;  U  vaut  mieux  que  je  la 
donne  moi-même  au  roi. 

BOUCHARD,  rendant  la  lettre. 

J'en  suis  ravi,  monseigneur.  Il  me  coûtait,  en  vérité,  de  faire  à  mon 
cher  maître  un  si  mauvais  cadeau* 

LE   PRINCE  DE  CONDÉ. 

Bouchard,  écoutez-moi.  Quelles  qi*e  soient  vos  terreurs,  n'insistez  pas 
plus  qu'il  ne  convient  pour  amener  mon  frère  à  votre  avis.  Le  sien 
est-il  si  mauvais?...  Je  n'en  sais  rien.  Les  gens  de  cœur  doivent  toujours 
y  regarder  de  très  près  avant  de  se  donner  des  airs  de  poltrons.  — 
Avertissez-le  que  le  connétable  s'approche,  et  que  je  suis  allé  hors  du 
château  lui  souhaiter  la  bien-venue. 

BOUCHARD. 
Oui,  monseigneur.  (Le  prince  de  Gondé  sort.) 

SCÈNE  X. 

BOUCHARD,  seul. 

Ouf!  Tai-je  ramené  de  loin  ce  beau  galant!  lui  ai-je  administré  sa- 
vamment mon  narcotique  amoureux!  Parlez-moi  d'avoir  affaire  à  ces 
cœurs  enflammés! — Pour  le  coup,  M.  de  Lorraine  sera  content,  j'espère; 
et  son  grand  dédaigneux  de  frère,  fera-t-il  encore  le  dégoûté?  Jamais 
ils  ne  sauront  ce  qu'ils  te  doivent,  mon  pauvre  Bouchard!  — J'avoue 
pourtant  que,  si  la  cure  est  belle,  on  m'a  fourni  un  bon  onguent.  Je 
m'étais  bien  douté,  à  voir  la  rage  du  vieux  hibou,  que  ce  brimborion 
d'or  valait  plus  que  son  poids.  Comme  les  yeux  lui  sortaient  de  la  tête 
pendant  qu'on  l'arrachait  de  son  pourpoint!  Que  devait-il  en  faire,  lui? 
Je  n'en  sais  rien;  mais,  moi,  je  n'en  ai  pas  mal  usé.  —  Maintenant, 
monsieur  le  connétable,  vous  pouvez  parler  aussi  haut  qu'il  vous  plaira, 
ïWMJS  sommes  cuirasséet  à  l'abri  de  votre  langue...  Eh!  mais,  quel  est  ce 

bruit  de  Chevaux?...  (Il  regarde  aux  fenêtres  de  la  galewfl.)  Le  Connétable!.., 

Laissons-les  se  fêter,  s'embrasser  tout  à  leur  aise,  et  veillons  à  notre 
prisonnier.  S'il  s'échappait,  quel  remue-ménage  ! ...  Voyons  si  les  portes 
sottibieo  closes  et  mes  gardiens  bien  éveillés. 


396  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

SCÈNE  XI. 

LE  CONNÉTABLE  DE  MONTMORENCY,  LE  ROI  DE  NAVARRE,  LE 
PRINCE   DE  CONDÉ,   DARDOIS,   NOBLESSE,  gentilshommes  de 

LA  SUITE  DU  CONNÉTABLE,  DEUX  VALETS   DU  ROI   DE  NAVARRE  PORTANT 
DES  BOUTEILLES  ET  DES   GOBELETS. 

LE  CONNÉTABLE ,   s'entretenant  avec  le  roi  de  Navarre. 

Non,  sire,  en  vérité,  pas  la  moindre  fatigue.  C'est  une  promenade 
qui  nous  a  mis  en  santé,  hommes  et  chevaux;  et  nous  avions  encore 
assez  d'haleine  s'il  eût  fallu  pousser  plus  loin  pour  l'amour  de  vous  et 
de  M.  notre  neveu. 

LE  ROI   DE  NAVARRE. 

Cher  connétable,  c'est  votre  vieille  amitié  qui  vous  fait  oublier  la 
longueur  du  voyage. 

LE  CONNÉTABLE. 

Ajoutez-y  que  feu  mon  père  m'a  taillé  des  reins  comme  on  n'en  fait 
guère  aujourd'hui.  Moi,  je  ne  suis  bien  que  sur  ma  selle,  et  j'y  mourrai, 
si  Dieu  le  permet. 

LE  PRINCE  DE  CONDÉ. 

En  attendant,  mon  cher  oncle,  il  n'est  pas  nécessaire  de  vous  tenir 

debout.  (Il  fait  signe  aux  valets  de  déposer  sur  la  table  les  bouteilles  et  les  gobelets.) 

Asseyons-nous,  s'il  vous  plaît,  à  cette  table. 

LE  CONNÉTABLE. 

Pour  boire  un  coup  de  votre  vin?  Je  ne  demande  pas  mieux,  car  j'ai 

grand  chaud.  (Se  tournant  vers  ses  gentilshommes  :  )  Laissez-nOUS,  VOUS  autres. 
(Il  s'assied;  le  roi  de  Navarre  lui  verse  à  boire.  Les  gentilshommes  s'éloignent.) 

LE  PRINCE  DE  CONDÉ,   bas  à  Noblesse. 

Tous  mes  gens  sont-ils  prêts? 

NOBLESSE,  bas. 

Oui,  monseigneur,  et  les  chevaux  aussi. 

LE  PRINCE  DE   CONDÉ. 
C'est  bien.  ( Noblesse  et  Dardois  se  promènent  dans  la  galerie.) 

LE  CONNÉTABLE,  resté  seul  avec  le  roi  et  le  prince. 

Voilà  plus  d'un  an,  savez-vous,  que  nous  n'avons  passé  une  heure 
ensemble!  Que  de  choses  depuis  un  an  î  Dans  quel  état  sont  tombées 
nos  affaires!  Ne  parlons  pas  de  mes  injures  personnelles,  j'ai  coutume 
d'en  faire  bon  marché;  mais  le*  royaume,  ce  pauvre  royaume,  aban- 
donné à  ces  harpies!  N'y  a-t-il  pas  de  quoi  vous  faire  saigner  le  cœur? 

LE  PRINCE   DE  CONDÉ. 

Dites  plutôt,  connétable,  nous  mettre  la  dague  au  poing.  C'est  la 
guerre,  voyez-vous,  la  guerre  seule  qui  nous  fera  justice. 


LES  ÉTATS  d'orléans.  397 

LE  CONNÉTABLE. 

Je  le  crois  comme  vous,  mais  il  faut  prendre  son  temps. 

LE   PRINCE   DE    CONDÉ. 

Le  plus  tôt  sera  le  mieux!  Je  mettrai  bas  ces  maudits  étrangers  ou 
j'y  laisserai  ma  vie!  et  si  je  meurs,  connétable,  comptez  sur  mes  amis 
pour  me  venger  et  vous  servir. 

LE   CONNÉTABLE. 

Vos  amis!  cher  neveu,  vous  n'oubliez  qu'une  chose  :  sont-ils  du  bois 
dont  je  fais  les  miens?  Appelez-moi,  si  vous  voulez,  diseur  de  pate- 
nôtres, riez  de  mes  vieilles  idées,  mais  j'aimerais  mieux  toute  ma  vie 
garder  au  fourreau  ma  vieille  épée  que  de  prendre  à  mon  service  vos 
faiseurs  de  religions. 

LE   PRINCE   DE   CONDÉ. 

Ne  peut-on  suivre  chacun  sa  foi  et  marcher  de  concert  contre  l'en- 
nemi commun? 

LE   CONNÉTABLE. 

Oh!  que  nenni!  je  suis  trop  vieux  routier!  On  ne  vit  pas  avec  les 
charbonniers  sans  qu'il  en  reste  aux  doigts  quelque  chose...  Ne  vous 
fâchez  pas,  Condé;  écoutez-moi  :  nous  ne  sommes  pas  ici  pour  nous 
complimenter;  je  vous  ai  déjà  écrit  brutalement  votre  fait,  je  vous  le 
dirai  de  même.  Vous  avez  été  un  peu  bien  prompt  de  rompre  ainsi 
tout  haut  avec  la  messe? 

LE  PRINCE   DE  CONDÉ. 

J'avais  rompu  tout  bas.  Ce  que  je  fais,  je  le  dis. 

LE   CONNÉTARLE. 

Pas  toujours,  s'il  vous  plaît,  monsieur  mon  neveu.  Je  sais  plus  d'un 
mari  par  le  monde  à  qui  vous  ne  dites  pas  tout  ce  que  vous  faites.  La 
franchise  est  une  belle  chose;  mais,  quand  on  a  l'honneur  d'être  fils 
de  France,  on  doit  y  regarder  à  deux  fois  avant  de  faire  divorce  avec 
notre  sainte  mère  l'église.  —  Allons,  je  ne  suis  pas  venu  pour  vous  ser- 
monner. Laissons  là  votre  profession  et  la  belle  colère  où  vous  m'avez 
mis.  C'est  ma  chère  nièce,  votre  femme,  qui  vous  a  fait  faire  le  saut  : 
je  comprends,  vous  avez  racheté  par  là  bien  des  péchés  envers  elle... 
Allons,  allons...  voudriez-vous  m'en  faire  accroire?  Moi,  grâce  à  Dieu, 
j'ai  les  cheveux  trop  blancs  pour  donner  des  soucis  à  ma  femme;  aussi, 
fût-elle  huguenote  encore  plus  obstinée  que  votre  Éléonore,  jamais 
elle  ne  me  ferait  changer.  Mes  neveux  de  Châtillon  en  savent  quelque 
chose  :  ils  y  ont  perdu  leur  latin.  Mais,  corbieu!  je  n'en  suis  que  plus 
résolu  de  ne  donner  ni  paix  ni  trêve  à  cette  insatiable  famille  qui  s'en 
va  ruinant  notre  France.  Ils  voudraient  bien  nous  traquer  tous  dans 
leur  baraque  d'Orléans;  mais  vous  n'êtes  pas  en  humeur,  je  suppose, 

TOME  II.  26 


398  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

de  leur  faire  cette  galanterie  :  vous  vous  gardez  pour  des  temps  meil- 
leurs. Cela  dit,  voyons  un  peu  comment  disposer  nos  affaires. 

LE  ROI   DE  NAVARRE. 

Vous  allez  trop  grand  train,  connétable.  Parlons  des  états,  s'il  vous 
plaît.  Vous  pensez  qu'il  nous  est  loisible  d'y  faire  défaut?  Moi,  je  le 
confesse,  je  n'en  crois  rien. 

LE  CONNÉTADLE. 

Quoi  !  vous  avez  envie  d'aller  à  Orléans? 

LE   ROI  DE  NAVARRE. 

Envie,  non;  mais  il  est  des  choses  qu'il  faut  faire,  sans  en  avoir 
envie. 

LE   CONNÉTADLE. 

Vous  voulez,  sans  défense,  vous  livrer  à  ces  gens-là! 

LE   ROI  DE   NAVARRE. 

Serai-je  sans  défense  au  milieu  des  députés  des  trois  ordres?  Cette 
noblesse  n'aura-t-elle  pas  ses  épées?  Les  gens  du  tiers  ne  seront-ils  pas 
pour  moi? 

LE  CONNÉTADLE . 

Et  les  soldats  dont  la  ville  est  pleine,  pour  qui  seront-ils? —  En  vérité, 
je  ne  sais  ce  qui  l'emporte  en  moi  de  l'affliction  ou  de  la  surprise!  On 
me  l'avait  dit,  je  n'en  voulais  rien  croire.  — Ainsi,  vous  vous  faites 
scrupule  d'obéir  aux  invitations  du  roi!  vous  vous  croyez  protégé  par 
sa  parole  !  Mais  vous  oubliez  donc  dans  quelle  servitude  est  tombé  cet 
enfant?  Ses  ordres!  est-ce  lui  qui  les  donne?  Ses  promesses!  est-ce  lui 
qui  les  tient?  Vous  fiez- vous,  par  hasard,  à  sa  mëre?  Triste  caution! 
D'abord  elle  ne  peut  rien,  et,  pût-elle  quelque  chose,  croyez-moi,  ce  ne 
serait  pas  pour  vous  servir. 

LE  ROI  DE  NAVARRE. 

J'aurai  ma  sauvegarde  dans  mon  bon  droit.  De  quoi  voulez-vous 
qu'ils  m'accusent? 

LE   CONNÉTADLE. 

On  est  toujours  coupable  quand  on  est  sous  la  main  de  ses  ennemis; 
au  temps  où  nous  vivons,  l'imprudence  est  le  plus  mortel  de  tous  les 
crimes.  (Se  tournant  -vers  lé  prince  de  Condé.)  N'est-ce  pas  votre  avi£,  mon- 
sieur mon  neveu  ?  Aidez-moi  donc  si,  comme  je  le  suppose,  les  desseins 
de  votre  frère  vous  affligent  autant  que  moi. 

LE  PRINCE  DE  CONDÉ. 

Demandez-lui,  mon  cher  oncle,  quelle  rude  guerre  je  lui  ai  faite 
depuis  un  mois  que  nous  cheminons  de'compagnie.  Que  ne  lui  ai-je 
pas  dit!  Je  lui  ai  fait  toucher  au  doigt  tous  les  dangers  de  son  entre- 
prise. 


LES  ÉTATS   D'ORLÉANS.  39& 

LE  CONNÉTABLE. 

Eh  bien!  continuez;  allons!  courage! 

LE  PRINCE   DE   CONDÉ. 

Par  malheur,  mes  discours  ne  l'ont  pas  plus  touché  que  s'il  était 
de  pierre,  et  je  ne  sais,  en  vérité,  si  la  contagion  m'a  gagné,  ou  si  sa 
constance  m'a  vaincu,  mais,  plus  nous  approchons  d'Orléans,  moins  je 
me  persuade  que  nous  puissions  ni  lui,  ni  moi,  faire  au  roi  et  aux  états 
si  grave  injure  que  leur  tourner  le  dos. 

LE  CONNÉTABLE. 

Comment!  vous  aussi!  (A  part.)  et  ce  Dardois,  qui  tout  à  l'heure.... 

LE   ROI   DE   NAVARRE. 

Il  veut  rire,  connétable;  je  ne  me  flatte  pas  de  l'avoir  converti. 

LE  CONNÉTABLE,  d'un  ton  sévère. 

Ah  çà  !  messieurs,  disons-nous  des  sornettes  pour  amuser  les  femmes? 

LE   PRINCE   DE   CONDÉ. 

Non,  nous  parlons  sérieusement,  très  sérieusement;  au  point  où  en 
sont  les  choses,  il  n'est  plus  temps  de  reculer. 

LE   ROI  DE  NAVARRE,   à  part. 

Que  veut- il  dire?...  Je  crois  rêver! 

LE  PRINCE   DE  CONDÉ. 

J'aimerais  mieux  qu'il  en  fût  autrement.  Je  voudrais  être  encore  à 
Poitiers  ou  à  Tours.  Là,  je  persisterais  dans  mon  premier  avis;  mais 
ici,  je  dois  le  reconnaître,  il  n'est  plus  de  saison. 

LE  CONNÉTABLE. 

Comment!  morbleu!  parce  que  le  piège  est  sous  vos  yeux,  c'est  une 
raison  pour  y  tomber? 

LE  PRINCE   DE   CONDÉ. 

Ecoutez-moi,  connétable;  tout  se  réduit  à  cette  simple  question: 
Sommes-nous  en  état  de  tenir  la  campagne?  A  Poitiers,  à  Châtellerault, 
on  venait  s'offrir  à  nous  de  tous  côtés.  Nous  pouvions  en  huit  jours 
réunir  trois  mille  lances,  cinq  à  six  mille  fantassins  de  Périgord,  et 
force  gentilshommes  bien  montés,  bien  équipés.  C'était  une  armée.  Il 
est  vrai  qu'il  fallait  prendre  un  gros  parti,  planter  hardiment  la  reli- 
gion et  mettre  bas  la  messe. 

LE   CONNÉTABLE. 

Tout  beau  ! 

LE  PRINCE  DE  CONDÉ. 

Nous  avons  refusé. 

LE   CONNÉTABLE. 

Et  vous  avez  bien  fait! 


400  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

LE  PRINCE  DE  CONDÉ. 

C'est  à  savoir.  Les  occasions  perdues  ne  se  retrouvent  pas.  Cherchez 
des  hommes  qui  se  fassent  tuer  de  bon  cœur  seulement  pour  savoir 
par  qui  le  roi  sera  servi  de  MM.  de  Lorraine  ou  de  nous;  moi,  je  n'en 
connais  guère.  Les  gens  ne  laissent  là  leurs  châteaux,  leurs  femmes  et 
leurs  biens,  ils  ne  s'en  vont  coucher  en  plein  champ,  au  risque  de  la 
vie,  que  si  l'on  se  bat  pour  leurs  croyances  ou  pour  leurs  propres  affaires. 
Mais,  n'en  parlons  plus,  nous  avons  refusé.  Tout  le  monde  a  été  con- 
gédié. Nous  n'avons  plus  que  quelques  serviteurs,  et  vous  voulez  que 
nous  n'allions  pas  à  Orléans! 

LE  CONNÉTABLE. 

Oui,  morbleu!  je  le  veux. 

LE   PRINCE   DE   CONDÉ. 

Mais  dès  ce  soir  de  Termes  va  se  mettre  à  nos  trousses.  Voilà  huit 
jours  qu'il  rôde  autour  de  nous.  Si,  par  miracle,  nous  lui  échappons, 
notre  plus  bel  exploit  sera  de  nous  sauver,  mon  frère  en  Béarn,  moi 
en  Picardie.  Si,  au  contraire,  nous  tombons  dans  ses  mains,  où  irons- 
nous?  A  Orléans;  mais  non  plus  en  princes  qui  vont  prendre  leur  place 
sur  les  marches  du  trône;  on  nous  y  conduira  comme  rebelles  et  va- 
gabonds. Voilà  les  réflexions  qui  m'ont  ramené  à  votre  avis,  mon  frère. 
Vous  voyez  que  je  parle  sérieusement. 

LE  ROI   DE  NAVARRE. 

En  vérité,  mon  cher  Louis,  vous  me  faites  encore  mieux  sentir  com- 
bien j'avais  raison. 

LE  CONNÉTABLE. 

Et  moi,  vous  me  faites  damner  tous  les  deux  !  Où  diable  avez-vous 
pris  que  vous  ne  soyez  pas  libres  d'aller  ou  de  ne  pas  aller  aux  états? 
Je  n'y  vais  pas,  moi;  croyez-vous  donc  que  de  Termes  va  me  donner  la 
chasse?  Je  voudrais  bien  l'y  voir!  Avec  mes  six  cents  lances,  je  Lui 
passerais  sur  le  ventre.  Venez  avec  moi,  je  me  charge  de  vous  conduire 
partout  où  bon  vous  semblera.  Que  n'allez- vous  en  Normandie,  à 
Dieppe,  par  exemple?  L'amiral  se  chargera  bien  de  vous  y  faire  res- 
pecter, et  vous  ne  serez  forcés  de  prendre  les  armes  qu'à  bon  escient, 
quand  et  comment  vous  l'entendrez.  Allons,  est-ce  convenu?  Laissez- 
vous  là  vos  rêveries?  Venez,  croyez-moi,  ne  perdons  pas  de  temps.... 

LE   ROI   DE   NAVARRE. 

Mon  cher  connétable,  vous  m'auriez  ébranlé  peut-être,  si  mon  frère 
n'était  venu  me  secourir.  Mais,  je  me  sens  tellement  affermi  dans  mon 
dessein,  que  pour  rien  au  monde  je  n'y  voudrais  renoncer. 

LE   CONNÉTABLE. 

A  merveille.  Et  vous,  monsieur  de  Condé? 


LES  ÉTATS  D'ORLÉANS.  401 

LE  PRINCE  DE   CONDÉ. 

Vous  sentez,  mon  cher  oncle,  que  je  n'ai  pas  changé  d'avis  et  de 
conduite  sans  avoir  mûrement  réfléchi.  Je  n'ai  pas  pour  habitude  de 
tourner  à  tous  les  vents. 

LE  CONNÉTARLE. 

Eh  bien  !  que  la  volonté  de  Dieu  soit  faite!  Ce  n'est  pas  d'aujourd'hui, 
après  tout,  qu'il  vous  frappe  d'aveuglement.  Vous  pouvez  vous  vanter 
l'un  et  l'autre  de  n'avoir  jamais  manqué  d'agir  au  rebours  de  la  raison, 
et  je  ne  vous  sais  habiles  qu'à  perdre  vos  affaires  et  à  ruiner  vos  amis. 
Puisque  vous  avez  si  grande  hâte  d'aller  en  cour,  que  n'y  veniez-vous 
il  y  a  deux  mois,  à  Fontainebleau?  La  partie  était  belle  alors.  En  en- 
trant avec  mon  escorte,  je  les  ai  fait  pâlir.  Ils  se  sont  abaissés  devant 
moi  jusqu'à  confesser  du  désordre  dans  leur  gestion  des  affaires;  ils 
nous  ont  concédé  les  états.  En  un  mot,  moi  seul,  je  les  traitais  en  petits 
garçons.  Vous  présens,  nous  les  aurions  chassés.  Mais  non,  vous  vous 
trouviez  bien  àNérac.  J'ai  eu  beau  pester  contre  vous,  ni  lettres,  ni 
messages  ne  vous  en  ont  fait  sortir.  Et  aujourd'hui,  quand  il  est  mani- 
feste que  vous  ne  pouvez  rien  à  Orléans,  rien  que  vous  faire  prendre 
comme  de  pauvres  souriceaux,  il  faut,  parce  que  c'est  une  folie,  que 
vous  vous  y  entêtiez  !  Il  y  a  du  sortilège  là-dessous  !  Croyez-moi,  vous 
êtes  endiablés,  mes  amis;  ou  plutôt  vous  avez  affaire  à  des  sorciers 
que  je  connais  un  peu,  et  que  le  trésorier  de  MM.  de  Lorraine  doit  con- 
naître encore  mieux  que  moi. 

LE  ROI   DE  NAVARRE. 

Toujours  vos  soupçons,  connétable? 

LE   CONNÉTARLE. 

Oui,  je  le  soutiens,  et  bientôt  j'en  aurai  les  preuves;  vous  êtes  trahis, 
vous  êtes  vendus  à  beaux  deniers. 

LE  ROI  DE  NAVARRE. 

Mais  par  qui? 

LE   CONNÉTARLE. 

Par  tout  ce  qui  vous  approche.  Cherchez  qui  vous  prêchait  de  rester 
à  Nérac  il  y  a  deux  mois,  voyez  qui  vous  pousse  à  partir  pour  Orléans 
aujourd'hui,  et  vous  saurez  de  qui  je  veux  parler. 

LE   ROI   DE   NAVARRE.       ' 

Non ,  vraiment.  Descars  et  Jarnac ,  qui  vous  déplaisent  tant,  ne  nous 
ont  pas  suivis. 

LE   CONNÉTARLE. 

Et  leur  ami,  ce  fin  matois  de  chancelier... 

LE   ROI   DE  NAVARRE. 

Qui?  Bouchard!  je  ne  sache  pas  qu'il  m'ait  excité  à  me  rendre  aux 
états. 


402  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

LE  PRINCE  DE  COWOÉ.. 

Je  dirai  môme  qu'il  paraît  d'un  avis  tout  contraire. 

LE  CONNÉTABLE. 

Ne  parlez  pas.  monsieur  mon  neveu;  votre  Sainte-Foy,  ce  mielleux 
Sainte-Foy,  ne  vaut  guère  mieux;  Jarnac  l'a  pratiqué. 

LE  PRINCE   DE  CONDÉ. 

Il  faut  donc  soupçonner  le  genre  humain  tout  entier. 

LE  CONNÉTABLE. 

Et  ce  Basque  que  vous  m'avez  envoyé,  n'est-ce  pas  encore  un  vail- 
lant serviteur?  Il  a  eu  peur  des  lanières...  (Se  tournant  vers  Dardois  qui  s'ap- 
proche.) Mais  qui  s'avise?...  Ah!  c'est  vous,  Dardois. 

DARDOIS. 

Je  ne  me  permettrais  pas  d'interrompre  monseigneur,  mais... 

LE  CONNÉTABLE. 

Mais  quoi?...  Voyons,  parlez. 

DARDOIS. 

Je  viens  de  voir  entrer  dans  la  cour  du  château  M.  d' Andelot ,  votre 
neveu. 

LE  CONNÉTABLE. 

D'Andelot! 

LE  ROI   DE  NAVARRE. 

D'Andelot  î  je  le  croyais  à  Orléans. 

LE  CONNÉTABLE. 

Sans  doute  il  y  était,  et  depuis  huit  jours. 

LE  ROI  DE  NAVARRE. 

Que  veut  dire  ceci? 

S€ÈNE  XII. 

Les  mêmes,  D'ANDELOT. 

LE   CONNÉTABLE. 

Vous  ici,  d'Andelotî  Vous  ont-ils  donc  chassé  d'Orléans? 

D'ANDELOT. 

Non,  je  m'en  suis  chassé  moi-même.  Je  m'y  trouvais  trop  bien 
gardé. 

LE  CONNÉTABLE ,   se  tournant  vers  le  roi  et  le  prince: 

Eh  bien!  sire,  vous  l'entendez,  et  vous,  monsieur  de  Condé?  Vous 
savez  s'il  a  le  cœur  vaillant,  celui-là!  (A  d'Andeiot.)  Vous  avez  bien  fait, 
mon  neveu.  Mais  M.  votre  cousin  et  le  roi  son  frère  veulent  en  user 
autrement.  Vous  vous  êtes  échappé  d'Orléans,  ils  se  disposent  à  y  en- 
trer. 


LES  ÉTATS  D' ORLÉANS.  403 

D'ANDELOT,  avec  vivacité. 

Serait-il  vrai,  Condé?  Et  vous,  sire?  vous  ne  savez  donc  pas  ce  qui  s'y 
passe? 

LE  CONNÉTABLE. 

Voilà  deux  heures  que  je  le  leur  dis. 

d'andelot. 
Nos  ministres  chassés,  Groslot  sous  les  verrous... 

LE  ROI  DE  NAVARRE. 

Comment!  Groslot  le  bailli? 

d'andelot. 
Lui-même. 

le  connétable. 

Eh  bien!  voilà  du  nouveau.  Un  tel  homme  de  bien  ! 

LE  PRINCE  DE  CONDÉ,   vivement. 

Oui;  mais  un  tel  bavard!  11  aura  fait  quelque  sottise,  il  la  paie.  Qu'y 
a-t-il  là  qui  m'étonne?  —  D'Andelot  a  cru  devoir  quitter  la  ville  :  peut- 
être  qu'à  sa  place  j'en  aurais  fait  autant  :  peut-être  qu'à  la  mienne  il 
ferait  comme  moi.  Chacun  est  juge  de  sa  façon  d'agir. 

d'andelot. 

Si  vous  le  prenez  ainsi,  Condé,  je  me  tais. 

LE  PRINCE  DE  CONDÉ,  lui  tendant  la  main. 

Mais  non,  cher  d'Àndelot,  parlez. 

d'andelot. 

Eh  bien  !  à  votre  place  j'aurais  eu  cent  bonnes  raisons  de  plus  d'évi- 
ter ce  coupe-gorge.  Moi  pris,  quel  grand  malheur!  un  soldat  de  moins, 
voilà  tout.  Tandis  que  le  roi  de  Navarre  et  vous,  mon  cousin,  sur  qui 
tous  les  gens  de  bien  placent  leurs  espérances,  vous,  nos  chefs,  nos 
drapeaux...  Mais  si  vous  vous  livrez,  autant  vaut  dire  que  vous  voulez 
tout  perdre  et  tout  abandonner! 

LE  PRINCE  DE  CONDÉ. 

Au  contraire,  mon  ami;  c'est  parce  que  notre  naissance  nous  pose 
au  premier  rang,  que  nous  devons  payer  de  nos  personnes.  Songez 
que  depuis  six  mois  nous  proclamons  qu'il  faut  convoquer  les  états, 
qu'eux  seuls  peuvent  rétablir  les  finances,  Testaurer  la  justice,  assurer 
à  chacun  l'exercice  de  sa  religion.  Ces  états,  on  nous  les  donne,  les  voilà 
qui  vont  s'assembler,  et  nous  n'y  serions  pas!  Mais  c'est  pour  le  coup 
qu'on  aurait  droit  de  dire  :  Vous  voulez  donc  tout  abandonner?  — Vous 
aviez  grand'raison  tout  à  l'heure,  cher  connétable;  oui,  nous  avons 
failli,  gravement  failli  de  n'être  point  venus  à  Fontainebleau.  Je  le 
disais  à  mon  frère,  il  s'en  souvient  :  quitter  la  partie,  c'est  la  perdre. 
Nous  semblons  nous  avouer  coupables;  nous  renonçons  à  notre  droit; 
nous  décourageons  nos  amis. — Et  vous  voulez  que  deux  fois  nous  com- 


404  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

mettions  même  faute?  MM.  de  Guise  ne  demanderaient  pas  mieux!  Ils 
se  soucient  bien  moins  de  nous  tenir,  qu'ils  ne  redoutent  de  nous  voir. 
Croyez-moi,  s'ils  nous  tendaient  un  piège,  ils  s'y  prendaient  autrement. 
Ils  ne  feraient  pas  tout  ce  fracas  d'armes  et  de  soldats.  Morbleu!  c'est 
parce  qu'ils  veulent  nous  effrayer  qu'il  faut  aller  leur  tenir  tête!  Ne 
sommes-nous  pas  attendus  par  les  députés  de  cette  noblesse  de  Sain- 
tonge,  d'Anjou,  de  Provence,  d'Auvergne,  qui  nous  prend  pour  ses 
défenseurs?  N'est-ce  pas  à  nous  de  faire  entendre  ses  doléances,  de  sou- 
tenir ses  privilèges?  N'est-ce  pas  à  nous  aussi  de  plaider  un  peu  pour  ce 
pauvre  peuple  couchant  sur  la  dure,  mourant  de  faim,  rongé  d'impôts? 
Et  je  manquerais  à  ces  devoirs  sacrés  par  peur  de  quelques  hallebardes! 
Mais  que  fais-je  donc  en  ce  monde?  Sans  biens,  sans  dignités,  sans 
renom ,  je  ne  possède  qu'un  peu  d'honneur;  laissez-moi  demander  à 
Dieu  de  le  conserver  tout  entier. 

D'ANDELOT,   bas  au  connétable. 

Quelle  véhémence,  mon  cher  oncle! 

LE   CONNÉTABLE,   à  d'Andelot. 
Dites  plutôt  quel  délire  !   (Il  continue  de  causer  à  voix  basse  avec  d'Andelot.) 

SCÈNE  XIII. 

Les  mêmes,  SAINTE-FOY. 

LE  PRINCE   DE  CONDÉ. 

4}ue  voulez-vous,  Sainte-Foy? 

SAINTE-FOY. 

Monseigneur,  il  y  a  là  de  pauvres  diables  qui  se  disent  ministres  du 
saint  Évangile... 

LE  PRINCE  DE   CONDÉ. 

Que  puis-je  faire  pour  eux? 

SAINTE-FOY. 

Ils  demandent  la  faveur  d'être  admis  devant  vous. 

LE   PRINCE   DE   CONDÉ. 

€e  n'est  pas  lef moment... 

LE  ROI  DE  NAVARRE,   à  Sainte-Foy. 

D'où  viennent-ils,  ces  ministres? 

SAINTE-FOY. 

D'Orléans,  sire. 

LE  PRINCE  DE  CONDÉ,   à  demi-voix. 

D'Orléans?  Tout  le  monde  en  vient  donc? 

SAINTE-FOY. 

M.  de  Cypierre  les  a  chassés.  Depuis  deux  jours  ils  courent  la  cam^ 
pagne  en  mendiant;  ils  paraissent  à  demi  morts  de  fatigue. 


les  états  d'orléans.  405 

d'andelot. 
Et  de  faim,  peut-être?  Pourquoi  leur  refuser  la  consolation  qu'ils 
demandent,  mon  cousin? 

LE  PRINCE  DE  CONDÉ. 

Qu'on  les  mène  à  l'office,  cela  ne  suffit-il  pas? 

d'andelot. 
Non;  laissez-les  monter. 

LE  CONNÉTABLE,   d'un  air  un  peu  moqueur. 

Vos  frères  en  religion!...  C'est  trop  juste.  Ne  vous  gênez  pas  pour 
moi,  monsieur  mon  neveu. 

LE  PRINCE  DE  CONDÉ ,    avec  impatience. 

Eh  bien!  qu'ils  montent.  Allez,  Sainte- Foy....  Mais,  qu'y  a-t-il  en- 
core? (Un  valet  remet  une  lettre  à  Sainte-Foy  et  lui  dit  quelques  mots.) 

SAINTE-FOY. 

Monseigneur,  ce  valet  me  donne  une  lettre  que  De  Vaux,  l'écuyer 
de  Mme  la  princesse,  vient  d'apporter. 

LE  PRINCE  DE  CONDÉ,  prenant  la  lettre  et  l'ouvrant. 
Ma  femme!...  que  veut-elle?  (U  lit  à  demi-voix,  mais  assez  haut  pour  que  le 
connétable,  qui  est  près  de  lui,  entende  ce  qu'il  Ht.)  «  Mon  bien-aimé  prince  et 

mari,  avant-hier,  en  passant  par  Paris,  le  cardinal  s'est  oublié  à  dire 
devant  Mme  Duzès  que,  si  vous  alliez  à  Orléans,  l'air  y  serait  malsain 
pour  vous.  J'espère  bien  que  vous  n'y  pensez  pas  (il  baisse  la  voix);  mais, 
s'il  vous  en  venait  la  malheureuse  idée,  que  cet  avertissement  vous 
profite (il  baisse  encore  plus  la  voix.)  Au  nom  du  ciel!  n'allez  pas » 

(Il  finit  par  ne  plus  lire  que  des  yeux.) 

LE  CONNÉTARLE. 

Eh  bien!  mon  neveu,  que  vous  dit-elle,  cette  bonne  Éléonore? 

LE  PRINCE   DE   CONDÉ. 

Pas  grand' chose...  un  propos  du  cardinal... 

LE   CONNÉTABLE. 

Mais  ce  propos,  si  j'ai  bien  entendu... 

LE  PRINCE  DE  CONDÉ,   l'interrompant. 
Me  permettez-VOUS  d'achever?...  (Il  continue  à  lire  et  dit  en  riant  :)  Elle 
aussi,  elle  veut  que  Cypierre  soit  un  ogre,  un  cannibale...  (il  arrive  aux 
derniers  mots  de  la  lettre.)  Comment!  quelle  folie!...  Elle  sera  ici  demain! 

(Il plie  la  lettre  avec  impatience.)  A  quoi  bon?... 

LE   CONNÉTABLE. 

La  pauvre  enfant!  c'est  la  force  de  son  amour  qui  la  pousse  à 
venir  ! 

LE  PBINCE   DE  CONDÉ. 

Se  mettre  en  route...  malade  comme  elle  est!... 


iOt)  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

LE   CONNÉTABLE. 

Elle  serait  déjà  morte,  si  votre  dessein  lui  était  eonnul  IUui  souvient 
d'Amboise.  Mon  neveu,  vous  l'attendrez,  je  pense? 

LE  PRINCE  DE  CONDÉ. 

L'attendre,  je  le  voudrais...  mais... 

d'ANDELOT,  bas  au  connétable. 

S'il  s'entête  à  se  perdre,  il  l'aura  bien  voulu  ! 

LE  PRINCE  DE  CONDÉ,   à  Sainte-Foy. 

Dites  à  De  Vaux  de  s'en  retourner.  Je  répondrai  plus  tard  à  la  prin- 
cesse. Écoutez,  Sainte-Foy.  (n  baisse  la  voix.)  Que  tous  mes  gens  montent 
à  cheval  et  sortent  du  château.  Ils  m'attendront  sur  le  chemin  d'Or- 
léans. Vous  m'avez  compris? 

SAINTE-FOY. 

Oui,  monseigneur.  (n  sort.) 

LE  PRINCE  DE  CONDÉ,  bas  au  roi  de  Navarre. 

Êtes-vous  prêt  à  partir,  Antoine? 

LE  ROI  DE  NAVARRE,  bas. 

Assurément. 

LE  PRINCE  DE  CONDE. 

Vos  gens  sont  avertis,  vos  mulets  charges? 

LE  ROI  DE  NAVARRE. 

Oui;  mais  qui  nous  presse? 

LE  PRINCE   DE  CONDÉ. 

Si  nous  ne  brusquons  les  choses,  nous  ne  partirons  pas. 

LE  ROI  DE  NAVARRE. 

Mais  expliquez-moi... 

LE  PRINCE  DE  CONDÉ ,   baissant  encore  plus  la  voix. 

Vous  voyez  bien  qu'on  nous  coupe  le  passage.  Cela  me  fatigue,  il 
faut  en  finir. 

LE  ROI  DE  NAVARRE. 

Mieux  vaudrait,  selon  moi,  n'y  point  aller  ensemble. 

LE  PRINCE  DE   CONDÉ. 

En  vérité,  cela  vous  conviendrait? 

LE  ROI  DE  NAVARRE. 

Pourquoi  nous  exposer  tous  les  deux? 

LE  PRINCE  DE  CONDÉ. 

Je  comprends... 

LE  ROI  DE  NAVARRE. 

C'est  à  vous  surtout  qu'on  en  veut! 

LE  PRINCE  DE  CONDÉ. 

Très  bien. 


LES  ÉTATS  D 'ORLÉANS.  407 

LE  ROI  DE  NAVARRE. 

Laissez-moi  partir  seul. 

LE  PRINCE  DE  CONDÉ ,  brusquement,  mais  toujours  à  voix  basse. 

J'en  suis  fâché;  vous  n'avez  qu'un  moyen  de  m'éviter  à  Orléans,  c'est 
de  n'y  point  venir. 

LE  ROI  DE  NAVARRE. 

Vous  ne  m'entendez  pas...  mon  ami... 

LE  PRINCE  DE  CONDÉ. 

Quand  je  dis  une  chose,  elle  est  faite.  J'irai  avec  ou  sans  vous. 

LE  ROI  DE  NAVARRE. 

Mais  ne  vous  fâchez  pas!...  Partons,  partons...  (A  part.)  Que  veut-il 

dire?  je  m'y  perds!  (Il  fait  signe  à  Bouchard,  qui,  depuis  un  instant,  est  rentré  en 
scène.  Bouchard  va  lui  parler.) 

LE  CONNÉTABLE,  à  d'Andelot,  en  lui  montrant  le  prince  de  Gondé  et 
le  roi  de  Navarre. 

Qu'ont-ils  donc  à  se  parler  si  bas? 

d'andelot. 
J'espère  qu'ils  hésitent! 

LE  CONNÉTABLE. 

Vous  leur  faites  trop  d'honneur,  mon  neveu  ! 

(Il  continue  de  s'entretenir  avec  d'Andelot.) 
LE  PRINCE  DE  CONDÉ,  après  un  instant  de  réflexion,  s'approchant  de  son  frère. 

Que  vous  disait  Bouchard? 

LE  ROI  DE  NAVARRE. 

Rien;  c'est  moi  qui  lui  donnais  des  ordres. 

LE  PRINCE  DE  CONDÉ,  baissant  la  voix. 

Vous  êtes  bien  sûr  de  lui,  mon  frère? 

XE  ROI   DE  NAVARRE. 

Comment? 

LE  PRINCE  DE  CONDÉ. 

Il  ne  vous  a  jamais  trompe? 

LE  ROI  DE  NAVARRE. 

Qui?  Bouchard?  Jamais,  bon  Dieu  !  D'où  vous  vient  cette  idée? 

LE  PRINCE  DE  CONDÉ. 

Je  ne  sais...  les  paroles  du  connétable... 

LE  ROI  DE  NAVARRE. 

Pur  radotage!...  Mais  voici  vos  ministres. 

LE  PRINCE  DE  CONDÉ,  sans  écouter  son  frère,  et  se  parlant  à  lui-même. 

Non,  j'irai,  tout  est  dit...  j'en  aurai  le  cœur  net. 


408  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

SCÈNE  XIV. 

Les  mêmes,  M.  JOUVENEL,  M.  PERRAULT,  suivis  de 

PLUSIEURS  MINISTRES  PROTESTANS. 
D'ANDELOT,   allant  au-devant  des  ministres. 

Eh  quoi!  c'est  vous,  monsieur  Jouvenel!  vous,  Perrault I... 

JOUVENEL. 

Ah!  monseigneur,  que  Dieu  soit  loué!  vous  êtes  donc  sorti  de  ce 

repaire! 

d'andelot. 
Dans  quel  état  vous  voilà! 

JOUVENEL. 

Ne  parlons  pas  de  nos  maux!  Sans  pain,  sans  abri  depuis  deux  jours, 
notre  unique  souffrance  était  que  nos  princes  bien-aimés  cheminaient 
dans  l'ignorance  de  cette  trahison,  et  s'en  venaient  se  prendre  au  piège 
en  croyant  aller  aux  états.  Mais,  par  bonheur,  nous  les  voyons,  et  nous 
oublions  nos  misères.  (S'adressant  au  prince  de  Gondé.)  Ah!  monseigneur, 
Dieu  veut  sauver  son  église,  puisqu'il  vous  a  conservé!  Vous  vivant,  le 
temple  est  debout  ! 

D'ANDELOT,   bas  à  Gondé. 

Comment  leur  dire  que  vous  voulez  partir,  mon  cousin?  Je  n'en  ai 
pas  le  courage. 

LE  PRINCE  DE  CONDÉ,   s'adressant  aux  ministres. 

Messieurs,  les  perfidies  dont  vous  êtes  victimes  ne  doivent  pas  rester 
impunies.  Il  ne  me  suffit  pas  de  vous  plaindre,  mon  devoir  est  de  vous 
venger.  Nous  allons,  mon  frère  et  moi,  vous  faire  rendre  justice,  de- 
vant le  roi,  dans  l'assemblée  des  états. 

JOUVENEL. 

Dieu  vous  en  garde!  monseigneur.  Vous,  aller  à  Orléans!  Autant  de 
f>as  vous  faites  vers  la  cour,  autant  vous  approchez-vous  de  la  mort! 

LE  PRINCE  DE   CONDÉ. 

Vaines  terreurs,  croyez-moi!  Je  me  sens  assisté  de  Dieu,  je  descen- 
drais sans  peur  dans  la  fosse  aux  lions. 

JOUVENEL. 

Mais  c'est  Dieu  qui  nous  envoie,  monseigneur!  nous  sommes  ses  mes- 
sagers ! 

LE  PRINCE  DE  CONDÉ. 

Ils  ne  me  toucheront  pas  un  cheveu. 

JOUVENEL. 

Vous  ne  les  connaissez  pas,  monseigneur  ! 

LE   PRINCE   DE   CONDÉ. 

Et  quand  ils  oseraient!...  savons-nous  les  desseins  de  notre  souve- 


LES  ÉTATS  D'ORLÉANS.  409 

rain  maître?  Mon  sang  n'est-il  pas  à  lui?  Sans  doute  il  me  serait  doux, 
et  je  lui  en  fais  la  prière,  de  ne  jamais  le  répandre  que  sur  les  champs 
<le  bataille;  mais  si,  pour  l'honneur  de  son  saint  nom,  il  m'appelle  à 
une  autre  mort,  nedois-je  pas  l'accepter?  Songez-y,  mes  amis  :  le  sang 
de  notre  Du  Bourg,  d'un  simple  conseiller,  a  fait  sortir  de  terre  des 
milliers  de  fidèles;  que  ne  ferait  pas  celui  d'un  fils  de  France? 

JOUVENEL. 

Non,  monseigneur,  daignez  nous  croire  :  ce  qu'il  nous  faut,  ce  n'est 
pas  la  mort,  c'est  la  vie  d'un  protecteur  tel  que  vous.  Le  martyre  ne 
convient  qu'aux  humbles  serviteurs  de  Dieu.  Si  vous  avez  à  cœur  le 
salut  de  vos  frères,  n'allez  pas  à  la  cour,  nous  vous  en  prions  à  genoux. 

(Jouvenel  et  la  plupart  des  ministres  s'inclinent  en  mettant  un  genou  en  terre.) 
PERRAULT,  resté  debout  et  parlant  à  d'Andelot  assez  haut  pour  être  entendu. 

Monseigneur  oublie  donc  qu'on  ne  joue  pas  ainsi  d'un  coup  de  dés  le 
sort  de  toutes  nos  églises  et  la  fortune  de  ce  royaume  ! 

(Le  prince  de  Gondé  réprime  une  légère  émotion  et  garde  le  silence.) 
LE  CONNÉTABLE,  brusquement  et  se  tournant  vers  les  ministres. 

Allons,  messieurs,  c'est  assez.  Levez- vous,  ne  perdez  pas  plus  long- 
temps votre  peine.  Vous  aurez  beau  leur  montrer  l'abîme,  ils  s'entête- 
ront à  ne  le  point  voir.  Ni  vous,  ni  moi  n'y  pouvons  rien.  Je  suis  un 
vieux  fou  d'avoir  fait,  à  mon  âge,  si  long  voyage  pour  si  pauvre  be- 
sogne. Tout  ce  que  j'y  gagne,  c'est  d'avoir  appris  en  quelle  estime  on 
tient  ici  ma  vieille  et  sincère  amitié. 

LE  ROI  DE  NAVARRE. 

Connétable,  voilà  de  rudes  paroles. 

LE  PRINCE  DE  CONDÉ ,   au  roi  de  Navarre. 

N'y  répondons,  mon  frère,  que  par  un  respectueux  silence.  (Au  con- 
nétable.) Vous  trouverez  bon,  mon  cher  oncle,  que  nous  prenions  congé 
de  vous  :  nous  voulons  vous  quitter  bons  amis. 

LE  CONNÉTABLE. 

Adieu  donc. 

LE  PRINCE  DE  CONDÉ. 

L'événement  dira  qui  s'est  trompé;  mais  ce  qui  sera  vrai,  quoi  qu'il 
arrive,  c'est  notre  profonde  reconnaissance  pour  votre  paternelle  affec- 
tion. (Aux  ministres.)  Croyez,  messieurs,  qu'il  m'en  coûte  de  vous  quitter 
et  que  vos  paroles  me  restent  au  fond  du  cœur.  (Se  tournant  vers  d'Andelot.) 
Adieu,  mon  cher  d'Andelot. 

D'ANDELOT,  s'approchant  du  prince  de  Gondé  et  à  demi-voix. 

Puisque  vous  partez,  mon  ami,  partez  dû  moins  bien  accompagné. 
Attendez  à  demain;  nous  vous  aurons  quelques  centaines  de  chevaux. 
Le  connétable,  j'en  suis  sûr,  vous  donnerait  son  escorte. 


4i0  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

LE  PRINCE  DE  CONDÉ. 

Non,  je  ne  fais  rien  à  demi.  Ou  dix  mille  hommes  bien  armés,  ou 
dix  valets  sans  armes.  Je  n'ai  pas  les  dix  mille  hommes,  je  prends  les 
dix  valets.  Merci,  mon  ami,  gardez  vos  gens  ;  ils  ne  pourraient  que  nous 
compromettre. 

LE  ROI  DE  NAVARRE,    s'approchant  des  ministres. 

Allons,  messieurs,  modérez  ce  chagrin.  Dans  quelques  jours  vous 
serez  rappelés,  vous  aurez  votre  grâce. 

PERRAULT. 

Notre  grâce,  sire!  demandez  d'abord  la  vôtre;  demandez-la  bien 
humblement,  et  Dieu  veuille  que  vous  l'obteniez! 

LE  PRINCE  DE  CONDÉ,  bas  à  son  frère. 

Qu'avez-vous  donc,  Antoine? 

LE  ROI  DE  NAVARRE. 

Rien....  ce  n'est  rien. 

LE  PRINCE  DE   CONDÉ. 

Allons,  partons. 

LE  ROI  DE  NAVARRE,   avec  hésitation. 

Je  vous  suis. 

LE  PRINCE  DE  CONDÉ,   à  part. 

D'où  vient  que  je  me  sens  si  combattu?...  (Haut.)  Adieu,  mon  cher 
oncle....  Adieu,  messieurs. 

LE  CONNÉTABLE,  sans  se  détourner. 

Adieu. 

(D'Andelot  suit  les  princes  jusqu'à  la  galerie  et  revient  auprès  du  connétable.  Ils  se 
serrent  la  main  en  silence.  —  Les  ministres  restent  au  fond  de  la  salle  dans  un  grand 
abattement.  Dardois  est  auprès  d'eux. — Sainte-Foy  sort  avec  les  princes. — Bouchard, 
après  avoir  accompagné  le  roi  de  Navarre  jusqu'à  la  galerie,  rentre  dans  la  salle.) 

SCÈNE  XV. 
Les  mêmes,  moins  LES  PRINCES  et  SAINTE-FOY. 

BOUCHARD,   à  part. 

Enfin,  les  voilà  partis!...  Il  était  temps,  la  girouette  commençait  à 
virer... 

LE  CONNÉTABLE ,  se  retournant. 

Approchez,  Dardois.  Vous  rêviez  donc  tantôt?... 

dardois. 
Je  vous  jure,  monseigneur,  que  M.  le  prince  me  l'avait  dit  de  sa 
propre  bouche... 

LE  CONNÉTABLE, 

Les  oreilles  vous  cornaient. 


LES   ÉTATS   DORLÉANS.  Mi 

DARDOIS. 

Demandez  à  Bouchard,  monseigneur,  je  l'ai  laissé  avec  le  prince. 

LI  CONNÉTABLE. 

Ah!  M.  Bouchard!...  Une  suit  donc  pas  son  maître? 

BOUCHARD ,   Rapprochant. 

Non,  monseigneur,  le  roi  m'a  laissé  ses  ordres  pour  le  Béarn. 

DARDOIS ,   à  Bouchard. 

Voyons,  n'est-il  pas  vrai  que  tantôt  M.  de  Condé  tenait  un  autre  lan- 
gage? 

BOUCHARD. 

Comment,  tantôt? 

DARDOIS. 

Parbleu  !  quand  vous  êtes  venu  lui  parler.  Qu'aviez- vous  à  lui  dire? 

BOUCHARD. 

J'avais...  je  le  suppliais  de  ne  pas  entraîner  mon  maître  dans  cette 
folle  entreprise. 

DARDOIS. 

A  d'autres,  monsieur  le  chancelier.  Vous  seriez-vous  si  bien  caché 
de  moi  pour  lui  conter  de  telles  choses? 

BOUCHARD. 
Qu'est-ce  à  dire?  (Dardois  prend  à  part  le  connétable  et  d'Andelot  et  leur  parle 
bas.  Bouchard  cherche  à  deviner  ce  qu'il  leur  communique  et  se  dit  :)  Le  jeu  Semble 

se  brouiller;  je  ferais  bien  de  n'y  pas  laisser  mon  épingle. 

(En  se  retournant  pour  sortir,  il  aperçoit  un  valet  qui  vient  à  lui  avec  précaution.) 
LE  VALET,   à  voix  basse. 

Monsieur  le  chancelier,  l'homme  s'est  échappé  ! 

BOUCHARD,    à  part. 

Malédiction  !  (Au  valet.)  Vous  l'avez  donc  lâché,  imbéciles  ? 

LE  VALET. 

Non,  monsieur  le  chancelier,  il  a  disparu. 

BOUCHARD. 

Où  est-il? 

LE  VALET. 

Nous  n'en  savons  rien. 

BOUCHARD. 

Va-t'en,  butor.  (Le  valet  sort.)  Me  cacher?  Non.  Rejoignons  les  princes. 
Je  prierai  M.  de  Lorraine  de  me  faire  arrêter.  Ce  n'est  que  dans  ses  pri- 
sons qu'il  y  aura  sûreté  pour  moi.  (il  sort.) 


412  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

SCÈNE  XVI. 

Les  mêmes,  moins  BOUCHARD. 

LE  CONNÉTABLE  ,  à  Dardois  et  à  d'Andelot. 

Oui,  c'est  un  drôle,  je  le  sais,  je  le  leur  ai  dit;  mais  ce  qui  est  fait  est 
fait.  Dardois,  avertissez  nos  gens  que  nous  allons  partir.  (Dardois  sort.) 
—  Mon  cher  d'Andelot,  je  vivrais  encore  soixante-douze  années  que  je 
ne  m'en  consolerais  pas.  Les  insensés!  se  perdre  à  plaisir!  ne  rien 
écouter  !  Savez- vous  ce  que  je  m'imagine?  Il  doit  y  avoir  encore  quelque 
femme  là-dessous. 

d'andelot. 

Vous  croyez? 

LE  CONNÉTABLE. 

Avec  ces  galans,  voyez-vous,  c'est  toujours  là  qu'il  faut  viser... 
Faites  donc  des  projets,  liez-vous,  pour  une  partie  sérieuse,  à  de  tels 
sansonnets!  Non,  non.  La  leçon  sera  bonne,  et,  s'ils  s'en  tirent  cette 
fois,  nous  ne  ferons  pas  long-temps  ménage  ensemble.  —  Allons, 
mon  neveu,  quittons  ce  château...  Mais  que  nous  veut  cet  homme?    • 

SCÈNE  XVII. 

Les  mêmes,  STEWART. 

STEWART,   dans  une  extrême  agitation. 

Parti!...  est-il  vrai?  M.  le  prince  est  parti!...  parti  pour  Orléans?... 

d'andelot. 
Oui,  mon  ami;  qu'avez-vous  donc? 

STEWART. 

Ils  m'ont  garrotté,  monseigneur...  Comment,  parti!...  Ahl  ma  pauvre 
maîtresse!... 

LE  CONNÉTABLE. 

Encore  un  fou  !  Morbleu  !  quelle  journée  ! 

STEWART. 

Parti!...  que  va-t-elle  dire!...  Qu'on  me  donne  un  cheval,  vite  un 
cheval,  au  nom  du  ciel  ! 

d'andelot. 
C'est  à  n'y  rien  comprendre. 

JOUVENEL,   Rapprochant  de  d'Andelot. 

Je  connais  cet  homme,  monseigneur;  il  est  au  service  du  jeune  roi, 
(baissant  la  voix)  et  secrètement  au  nôtre;  presbytérien  d'Ecosse. 

STEWART,   reconnaissant  Jouvenel. 

Ah!  monsieur  Jouvenel,  un  cheval,  je  vous  en  conjure,  que  je  coure 
après  le  prince.  Je  suis  sûr  qu'on  l'a  trompé!  Cet  indigne  Bouchard  !... 


les  états  d'orléans.  413 

d'andelot. 

Comment,  Bouchard? 

STEWART. 

Oui,  c'est  lui...  Un  cheval,  je  vous  en  supplie. 

D'ANDELOT,  à  un  gentilhomme  de  la  suite  du  connétable. 

Eh  bien  !  qu'on  le  mène  aux  écuries. 

LE  GENTILHOMME. 

Monseigneur,  les  écuries  sont  vides.  Les  princes  n'avaient  laissé  qu'un 
cheval,  M.  Bouchard  vient  de  le  prendre. 

d'andelot. 
Bouchard?  il  a  quitté  le  château? 

LE  GENTILHOMME. 

Oui,  monseigneur. 

LE  CONNÉTABLE. 

Conduisez  cet  homme  au  faubourg,  et  qu'on  lui  donne  un  de  nos 
chevaux. 

STEWART. 

Grâce  à  Dieu!  je  vais  partir!... 

(Il  sort  précipitamment  suivi  de  deux  gentilshommes  du  connétable.) 

JOUVENEL ,   s'adressant  à  Stewart,  bien  qu'il  soit  déjà  dans  la  galerie  et  ne  puisse 

plus  l'entendre. 

Que  le  Seigneur  vous  conduise!  qu'il  se  serve  de  vous  pour  éclairer 
l'esprit  de  ce  malheureux  prince.  (Se  tournant  vers  les  ministres  :  )  Nous,  mes- 
sieurs, élevons  nos  voix  à  Dieu,  et  invoquons  son  secours.  Nous  enton- 
nerons le  psaume  trente-deuxième. 

D'ANDELOT,   au  connétable. 

Bouchard  en  fuite!  Dardois  avait  raison!...  mais  cet  homme,  quelle 
énigme.... 

LE  CONNÉTABLE. 
Je  VOUS  en  ai  dit  le  mot,  croyez-moi.  (Les  protestans  commencent  à  chanter.) 

Ah  !  ah!  voilà  une  musique  qui  ne  va  pas  à  mes  oreilles.  J'aime  mieux 
la  voix  de  nos  clairons.  (A  un  de  ses  gentilshommes  :)  Allez  dire  qu'on  sonne 
le  boute-selle.  (A  d'Andeiot.)  Vous,  mon  neveu,  restez  avec  eux,  si  vous 
voulez.  Je  vous  laisse  faire  vos  momeries  et  m'en  retourne  à  Écouen. 

d'andelot. 
Permettez-moi  de  ne  pas  vous  quitter. 

(Ils  sortent.  —  Les  ministres  continuent  à  chanter.) 


FIN  DU   DEUXIEME  ACTE. 
TOME  II.  27 


414  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

ACTE  TROISIÈME. 

La  scène  est  à  Orléans. 

La  salle  où  s'est  passé  le  premier  acte. 

Quelques  instrumens  de  musique  sont  déposés  dans  le  fond  de  la  salle. 

SCÈNE  PREMIÈRE. 

LA  REINE,  miss  MARIE  SEYTON. 

LA  REINE,  sortant  de  son  appartement  et  se  parlant  à  elle-même. 

Pas  encore  revenu!...  Il  est  déjà  deux  heures...  —  Dis-moi,  Marie, 
tu  es  sûre  de  l'avoir  vu  partir,  ce  bon  Stewart? 

MISS  SEYTON. 

Si  j'en  suis  sûre,  madame!....  Hier  soir  à  neuf  heures....  Ne  l'ai-je 
point  dit  à  votre  majesté? 

LA  REINE. 

C'est  vrai,  tu  me  l'as  dit,  et  plus  d'une  fois...  Je  ne  sais  à  quoi  je 
pense...  —  Garde-toi  bien  surtout  de  laisser  soupçonner  qu'il  soit  venu 
prendre  mes  ordres... 

MISS  SEYTON. 

N'ayez  point  de  crainte,  madame,  je  serai  aussi  muette  que  vous  êtes 
bonne  pour  moi. 

LA  REINE. 

Va,  ma  mie,  rentre  chez  la  reine;  tu  reviendras  me  dire  si  je  peux 
la  voir.  —  Mais  que  font  là  ces  violes,  ces  cornets,  ces  hautbois....  Le 
sais-tu,  Marie? 

MISS  SEYTON. 

C'est  un  secret,  je  pense.  Le  roi  veut,  après  souper,  vous  donner  le 
plaisir  du  bal. 

LA  REINE. 

Est-ce  donc  pour  cela  que  tout  à  l'heure ,  à  dîner,  il  ne  me  disait 
mot,  parlant  toujours  tout  bas  à  mes  oncles  et  à  Cypierre? 

MISS  SEYTON. 

Mesdames  de  Guise  et  d'Aumale  sont  arrivées  ce  matin.  On  attend 
toutes  vos  plus  grandes  et  belles  dames,  Mme  de  Brézé,  Mme  de  Cerizay, 
Mlle  de  Cominges  et  tant  d'autres.  Tout  le  monde  dit  que  la  cour  va 
changer  de  figure.  Bourdeille  a  l'air  radieux,  Saint-Gelais  vous  pré- 
pare quelque  galanterie;  enfin,  nous  allons  danser  !  Savez-vous,  ma- 
dame, qu'il  en  est  grand  temps!...  Demain,  dans  la  forêt,  chasse  avec 
toutes  ces  dames...  Mais  votre  majesté  paraît  triste... 


LES  ÉTATS  D'ORLÉANS.  415 

LA   REINE. 

Non,  je  souffre  un  peu  ce  matin.  J'ai  voulu  lire,  je  n'ai  pu;  chanter, 
ma  voix  ne  pouvait  sortir... 

MISS   SEYTON. 

Ah  î  ma  bien-aimée  reine,  qu'avez-vous  donc? 

LA   REINE. 

Je  ne  sais...  Je  voudrais  qu'il  ne  fût  plus  question  des  états  :  je  ne 
serai  tranquille  que  lorsque...  Mais  va  donc,  chère  Marie,  passe  chez 
la  reine;  elle  doit  avoir  achevé  son  dîner. 

MISS  SEYTON. 

J'y  vais,  madame.  (Elle  sort.) 

SCÈNE  II. 

LA  REINE,  seule. 

Qui  m'eût  dit  que  jamais  j'aurais  cette  impatience  de  voir  la  reine, 
de  lui  parler?  Hélas!  je  meurs  d'envie  de  savoir  ce  qui  se  passe.  M'a- 
dresser  à  François,  à  mes  oncles...  je  n'ose  plus!  La  reine,  il  faut  l'es- 
pérer, m'apprendra  quelque  chose.  —  Si  du  moins  j'étais  assurée  que 
Stewart  aura  suivi  mes  ordres!...  Cette  lettre,  cette  infâme  lettre!...  Et 
les  paroles  de  François!...  Ah!  ce  serait  affreux  :  j'en  ai  rêvé  toute  la 
nuit.  Il  me  semblait  qu'il  venait,  ce  pauvre  prince,  qu'il  me  repro- 
chait... Plutôt  mille  morts  qu'un  tel  reproche  venant  de  lui!  Et  pour- 
quoi? D'où  vient  donc  qu'il  m'est  si  cher?  C'est  leur  lettre...  Oui,  ce 
sont  eux!...  Hier  encore,  ce  me  semble,  je  ne  pensais  point  à  lui;  je 
l'aurais  revu  sans  trouble...  Mais  une  telle  perfidie!...  Pouvoir  être  soup- 
çonnée par  lui...  Ah  !  ma  tête  se  trouble.  Bon  Dieu  !  que  se  passe-t-il  en 
moi?  J'étais  si  heureuse  jusqu'ici!  J'avais  tant  de  joie  d'être  reine,  tant  de 
bonheur  qu'une  autre  ne  le  fût  plus!  J'aimais  tant  à  le  lui  faire  sentir! 
à  déjouer  ses  projets,  à  protéger  ceux  de  mes  oncles  !  Mes  oncles,  leur 
grandeur,  celle  de  notre  maison,  tout  cela  me  remplissait  tant  le  cœur! 
Eh  bien!  tout  cela  ne  m'est  plus  rien...  —  Ah!  Seigneur!  serait-il  pos- 
sible!... Mais  non,  mon  amour  pour  François  ne  doit  pas  en  souffrir. 
Quand  mes  oncles  ne  le  tourmenteront  plus  comme  ils  font,  il  rede- 
viendra pour  moi  ce  qu'il  était.  Oui,  je  l'aimerai  toujours...  je  le  veux... 
Mon  Dieu  !  prenez  pitié  de  moi. 

scène  ni. 

LA  REINE,  miss  SEYTON,  LA  REINE-MÈRE. 

MISS   SEYTON. 

Madame,  la  reine  se  disposait  à  passer  chez  le  roi.  La  voici  elle-même. 


416  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

LA  REINE ,  allant  au-devant  de  la  reine-mère; 

Vous  me  prévenez,  ma  mère. 

LA  REINE-MÈRE. 

Bonjour,  ma  belle.  (Elle  la  baise  au  front.)  Eh  !  mon  Dieu  !  comme  vous 
voilà  pâle  ! 

LA  REINE. 

Ce  n'est  rien,...  rien,  ma  mère. 

LA  REINE-MÈRE. 

Le  roi  fait  bien  de  vous  donner  le  bal.  Il  faut  danser,  vous  divertir. 
On  vous  a  fait  mener  cet  été  une  trop  triste  vie,  mon  enfant.  Je  sais 
que  votre  malheureux  deuil  y  est  pour  quelque  chose,  mais  il  touche 
à  sa  fin,  et  c'est  le  devoir  d'une  reine  de  ne  pas  laisser  l'ennui  prendre 
pied  dans  sa  cour. — Ne  faudra-t-il  pas  aussi  faire  honneur  à  votre  nou- 
vel hôte? 

LA  REINE. 

De  qui  parlez-vous? 

LA   REINE-MÈRE. 

Quoi!  vous  ne  savez  pas...  Le  cardinal  est  de  retour,  son  frère  le 
suit  de  près. 

LA  REINE. 

Son  frère?... 

LA  REINE-MÈRE. 

Oui,  le  roi  de  Navarre. 

LA    REINE. 

Ah!...  le  roi  de  Navarre. 

LA  REINE-MÈRE. 

C'est  toujours  cela.  Condé  s'entête  à  ne  point  venir. 

LA  REINE ,  à  part. 

Dieu  soit  loué  ! 

LA   REINE-MÈRE. 

Mais  on  dirait  vraiment  que  vous  n'en  êtes  point  fâchée?  Voilà  vos 
jolies  couleurs  qui  commencent  à  reparaître!...  Il  serait  peu  flatté,  le 
galant  cousin,  s'il  savait... 

LA  REINE. 

Croyez,  madame,  que  MM.  de  Bourbon  peuvent  aller,  venir,  rester 
chez  eux,  s'il  leur  convient;  c'est  le  dernier  de  mes  soucis. 

LA  REINE-MÈRE. 

Vous  avez  tort,  ma  fille;  il  importerait  au  service  du  roi  que  les 
princes  fussent  venus  tous  les  deux.  Mais,  enfin,  c'est  chose  faite....  II 
faut  au  moins  que  celui  qui  vient  soit  dignement  reçu.  J'ai  hâte  de  sa- 
voir si  les  mesures  sont  prises...  ou  bien  s'il  serait  vrai,  comme  on  vient 
de  me  le  dire,  que  mon  fils  n'ait  envoyé  personne  à  sa  rencontre,  pas 


LES  ÉTATS  D 'ORLÉANS.  417 

un  chevalier  d'honneur,  pas  un  laquais Il  faut  m'en  expliquer 

Voulez-vous  que  nous  entrions  chez  le  roi  ? 

LA  REINE. 

Le  roi,  ma  mère  ?  le  voici. 

SCÈNE  IV. 
Les  mêmes,  LE  ROI. 

LE  ROI. 

Grâce  à  Dieu!  je  vous  trouve  enfin,  Marie. 

LA  REINE. 

Me  cherchiez-vous,  par  hasard? 

LE   ROI. 

Oui,  je  vous  cherchais....  Vous  nous  avez  quittés  si  vite! 

LA   REINE. 

Vous  aviez  tant  d'affaires  avec  ces  messieurs  et  si  peu  de  choses  à 
me 'dire!  Mais  je  ne  vous  fuyais  pas,  j'étais  venue  embrasser  la  reine. 

LE   ROI. 

Vous  ne  pouviez  mieux  faire.  —  Bonjour,  ma  mère,  (iiiui  baise  la  main.) 
J'espère  que  vous  voilà  contente  !  Avant  une  heure,  nos  cousins  se- 
ront ici. 

LA  REINE-MÈRE. 

Vos  cousins?  vous  voulez  dire  le  roi  de  Navarre. 

LE   ROI. 

Non  pas,  s'il  vous  plaît;  tous  les  deux. 

LA  REINE ,  à  part. 

Juste  ciel!... 

LA  REINE-MÈRE. 

Mais  le  cardinal  de  Bourbon  ne  vous  a-t-il  pas  dit?... 

LE   ROI. 

Le  cardinal  radote,  ou  Condé  s'est  ravisé.  Qu'importe  ! 

LA  REINE-MÈRE. 

Et  d'où  vous  vient  ce  bruit? 

LE  ROI. 

Ce  bruit?  c'est  le  roi  de  Navarre  lui-même  qui  nous  a  dépêché  son 
chancelier,  M.  Bouchard;  un  homme  avisé,  ma  foi  ! 

LA  REINE,  à  part. 

Et  ce  malheureux  Stewart!  qu' a-t-il  donc  fait! 

LA  REINE-MÈRE. 

Ainsi,  la  nouvelle  est  certaine? 


ilK  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

DE  ROI. 

N'en  êtes- vous  pas  bien  aise? 

LA  REINE-MÈRE. 

Je  m'en  félicite  pour  vous,  mon  fils,  et  pour  le  royaume.  Cela  peut 
étouffer  bien  des  intrigues  et  rabattre  bien  des  orgueils.  —  Mais,  dites- 
moi,  vous  vous  proposez  de  les  recevoir  comme  il  convient  à  leur  rang, 
à  leur  naissance? 

LE   ROI. 

Assurément,  c'est  mon  désir. 

LA  REINE-MÈRE. 

Vous  les  traiterez.... 

LE   ROI. 

Comme  ils  le  méritent;  n'ayez  pas  peur,  ma  mère. 

LA  REINE,   à  part. 

Je  tremble  d'avoir  compris !... 

LA   REINE-MÈRE. 

Qui.avez-vous  désigné  pour  les  complimenter  aux  portes  de  la  ville? 

LE  ROL 

Je  ne  sais;  ce  soin  regarde  mes  oncles. 

LA  REINE-MÈRE. 

•Quelles  gens  de  votre  maison  chargez-vous  de  leur  servir  d'escorte? 

LE  ROI. 

Mes  oncles  ont  dû  les  choisir. 

LA   REINE-MÈRE,   avec  vivacité. 

Mais  Font-ils  fait?  Assurez-vous-en  du  moins! 

LE   ROI. 

Bon  Dieu  !  ma  mère,  si  vous  n'avez  fait  venir  ces  malheureux  cou- 
sins que  pour  m'en  rompre  la  tête,  j'avais  cent  fois  raison  de  ne  les  pas 
vouloir  1  Vous  me  demandez  des  choses  qui  ne  me  regardent  point. 
Encore  une  fois,  c'est  à  mes  oncles  qu'il  appartient  de  s'en  mêler.  C'est 
leur  affaire,  et  non  la  mienne. 

LA  REINE-MÈRE. 

Mon  cher  François,  regardez-moi.  Vous  ne  me  dites  pas  tout.  Je  vous 
connais:  je  vous  défie  de  me  rien  cacher.  Eh  bien!  prenez-y  garde! 
c'est  une  faute  insigne  qu'on  veut  vous  faire  commettre  !  Il  ne  fallait 
pas  mander  les  princes,  si  vous  leur  ménagiez  un  affront.  Vous  vous 
faites  injure  à  vous-même,  car  ils  sont  votre  sang;  vous  me  manquez 
à  moi,  votre  mère  !  N'avez- vous  pas,  hier  encore,  pris  avec  moi  des  en- 
gagemens  sacrés? 

LE  ROI. 

Mes  oncles  s'en  expliqueront  avec  vous,  ma  mère.  Ils  vous  diront  des 
choses!... 


LES  ÉTATS  D'ORLÉANS.  419 

LA  REINE-MÈRE. 

Mais  où  sont-ils  vos  oncles?  Faites  que  je  leur  parle.  Il  faut  que  j'en 
aie  satisfaction;  il  le  faut  sur  l'heure.... 

LE  ROI. 

Bonne  mère,  ne  prenez  pas  feu  si  vite! 

LA  REINE-MÈRE. 

Je  ne  prends  feu»  mon  cher  enfant,  que  par  l'ardeur  de  vous  bien 
servir. 

LE  ROI. 

Je  vais  charger  Robertet  de  découvrir  où  sont  mes  oncles  :  il  vous 
les  enverra;  vous  vous  entendrez  avec  eux,  et,  s'il  manque  quelque 
chose  à  la  réception  des  princes,  on  y  pourvoira,  je  vous  le  promets. 

(11  se  dirige  vers  son  appartement.) 
LA  REINE-MÈRE. 

Vous  me  quittez,  François?...  Je  vous  suis... 

U  ROI. 

Restez,  ma  mère...  Mes  oncles  vont  venir... 

LA  REINE-MÈRE. 

J'aime  mieux  les  attendre  dans  votre  cabinet. 

LE  ROI. 

Non,  s'il  vous  plaît,  ma  mère;  ce  sont  eux  qui  viendront. 

LA  REINE-MÈRE. 

Pourquoi? 
Cela  vaut  mieux. 
Mais  pourquoi? 

LE  ROI. 

Parce  que  je  désire  que  vous  restiez  ici...  et  Marie  avec  vous...  Nos 
cousins  n'ont  qu'à  venir,  ne  faut-il  pas  leur  faire  honneur?  —  A  bien- 
tôt, Marie.  —  Adieu,  ma  mère.  (il  sort. ) 

SCÈNE  V. 
Les  mêmes,  moins  LE  ROI. 

LA  REINE-MÈRE,  après  un  momeut  de  silence  et  à  demi-voix. 

Que  veut-il  dire?  L'ai-je  bien  entendu?  Me  défendre  de  le  suivre! 
moi!...  Ses  oncles  sont  là,  j'en  suisjsûre...  Que  font-ils?  —  Si  j'entre, 
ils  se  tairont...  Je  ne  saurai  rien...  Mieux  vaut... 


LE  ROI. 
LA  REINE-MÈRE. 


420  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

SCÈNE  VI. 

Les  mêmes,  Mne  DE  MONTPENSIER. 

LA   REINE-MÈRE. 

Ah!  vous  voilà,  duchesse?  Que  nous  apprenez-vous? 

Mme   DE   MONTPENSIER. 

Madame,  le  roi  ne  vient  pas  seul;  le  prince  est  avec  lui. 

LA    REINE-MERE. 

Nous  le  savons. 

■ 

Mme  DE  MONTPENSIER,  à  voix  basse,  et  s'approchant  de  la  reine-mère  après 
avoir  salué  la  reine  qu'elle  n'avait  pas  d'abord  aperçue. 

Votre  majesté  renia rque-t-elle  comme  la  reine  paraît  émue?  Comme 
elle  s'appuie  sur  la  petite  Se  y  ton  ! 

LA   REINE-MÈRE,    bas. 

Je  le  vois  :  n'y  prenons  pas  garde.  (Haut.)  Est-il  vrai  que  personne 
n'ait  encore  mission  d'aller  saluer  les  princes? 

Mme   DE  MONTPENSIER. 

On  le  dit,  madame,  et  ce  bon  cardinal  de  Bourbon  en  est  tout  mor- 
tifié :  il  parle  de  s'aller  plaindre  au  roi. 

LA   REINE-MÈRE. 

J'espère  au  moins  que  ses  amis,  que  les  miens,  vont  se  porter  au-de- 
vant d'eux. 

Mme   DE  MONTPENSIER. 

Madame,  (baissant  la  voix)  je  doute  que  personne  ose  s'y  hasarder. 

LA   REINE-MÈRE. 

Où  en  sommes-nous  donc?  Que  veut  dire  cet  effroi?...  Duchesse,  allez 
chercher  le  chancelier,  amenez-moi  d'Avanson,  dites  à  Bourdeille  de 
faire  venir  Sancerre,  Morvilliers,  Vieilleville...  Ils  se  disent  tous  mes 
amis  :  je  veux  leur  faire  honte.  Oseront-ils  me  refuser?  Quel  effort  de 
courage!  ne  pas  faire  avanie  à  deux  princes  du  sang  royal!...  Allez, 
duchesse,  je  vous  prie,  allez.  (La  duchesse  sort.) 

SCÈNE  VIL 

LA  REINE-MÈRE,  LA  REINE,  miss  SEYTON. 

LA  REINE-MÈRE,   à  part. 

Tout  cela  prend  un  air  de  mystère...  Voyons  si  cette  petite  ne  pour- 
rait pas  m'aider.  (Haut,  à  la  reine.)  Ma  fille-,  je  n'hésite  pas  à  vous  ouvrir 
mon  cœur.  Croyez-moi,  il  se  prépare  ici  des  choses  contre  l'honneur, 
contre  les  intérêts  du  roi.  Dieu  me  garde  de  rien  soupçonner  d'odieux! 


LES  ÉTATS   D'ORLÉANS.  421 

mais  refuser  à  ces  princes  leurs  honneurs  et  préséances,  c'est  déjà 
trop.  C'est  leur  mettre  la  rage  au  cœur,  c'est  les  pousser  peut-être  à  de 
coupables  excès...  MM.  vos  oncles  ont  l'ame  trop  haute  pour  si  plate 
vengeance.  Allez,  ma  fille,  entrez  chez  le  roi,  osez  parler,  on  vous 
écoutera. 

LA   REINE. 

Ah!  madame,  de  grâce!...  C'est  bien  assez  qu'hier...  Je  vous  en  prie, 
ne  me  mêlez  plus  à  tout  cela. 

LA  REINE-MÈRE. 

Tout  cela  vous  regarde,  ma  fille,  et  beaucoup  plus  que  moi!  (A  part.) 
Il  suffit  que  je  l'en  prie...  Je  suis  bien  sotte!  N'est-ce  pas  toujours  de 
même?... 

SCÈNE  VIII. 

Les  mêmes,  Mme  DE  MONTPENSIER. 

LA  REINE-MÈRE. 

Quoi!  c'est  vous,  duchesse?  vous  déjà! 

Mme  DE  MONTPENSIER. 

Madame,  en  descendant  les  degrés  j'ai  rencontré  M.  d'Avanson,  M.  de 
Sancerre,  puis  le  chancelier.  Ils  étaient  mandés  chez  le  roi. 

LA  REINE-MÈRE. 

En  conseil? 

Mme  DE  MONTPENSIER. 

Conseil  extraordinaire,  tous  les  membres  convoqués. 

LA  REINE -MÈRE,  à  part. 
Je  savais  bien  que  ces  Guises  étaient  là  !  (Haut  et  se  tournant  vers  la  reine.) 
Ceci  devient  plus  grave,  ma  fille;  vous  avez  trop  de  sagesse  et  d'en- 
tendement pour  ne  le  pas  comprendre.  Vous  seule  pouvez  encore 
quelque  chose.  Allez,  mon  enfant...  faites  effort...  Tout  ce  que  je  vous 
demande,  c'est  de  rappeler  au  roi  qu'il  m'a  promis  de  m'envoyer  vos 
oncles,  que  je  les  attends  ici. 

LA  REINE. 

Ma  mère... 

LA  REINE-MÈRE. 

Vous  hésitez?...  Prenez  garde...  les  princes  vont  venir! 

LA  REINE,  avec  entraînement. 

Ah!  vous  avez  raison;  il  faut  tout  faire  pour  les  sauver! 

LA  REINE-MÈRE. 

Les  sauver?  que  soupçonnez-vous  donc? 

LA  REINE.  # 

Rien...  je  ne  sais...  une  vaine  terreur  que  j'ai  tort  d'écouter. 


422  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

LA  REINE-MÈRE. 

Écoutez-la,  ma  fille....  Allez,  ne  tardez  pas. 

LA  REINE,  à  part. 

Oserai-je  jamais?...  (A  miss  Seyton  :)  Viens  avec  moi,  Marie. 

LA   REINE-MÈRE. 

Que  Dieu  vous  aide,  mon  enfant! 

SCÈNE  IX. 

LA  REINE-MÈRE,  Mme  DE  MONTPENS1ER. 

LA  REINE-MÈRE. 

Les  sauver!....  vous  l'avez  entendue  Jacqueline?  Elle  sait  quelque 
chose...  —  Serait-il  possible!  ils  oseraient!... 

Mme  DE  MONTPENSIER. 

Ah!  madame,  qu'avons-nous  fait  en  appelant  ces  pauvres  princes! 
S'il  doit  leur  arriver  malheur,  je  ne  m'en  consolerai  jamais. 

LA   REINE-MÈRE. 

Eh  !  ma  chère,  que  voulez-vous  qu'il  arrive  à  votre  Navarrais?  Soyez 
sans  peur,  on  ne  lui  fera  rien.  Pour  Condé,  c'est  autre  chose....  On 
peut  réveiller  les  souvenirs  d'Amboise,  on  peut  mettre  à  son  compte 

ces  derniers  troubles  du  midi.  Oui,  j'aurais  dû  m' attendre et  c«est 

moi  qui  l'aurai  conduit  dans  leurs  filets!...  M'être  donné  tant  de  soins 
pour  qu'ils  aient  le  plaisir  de  perdre  leur  ennemi  en  .se  gaussant  de 
moi  !  J'étouffe  de  colère. 

Mme  DE  MONTPENSIER. 

Ont-ils  donc  partie  gagnée,  madame?  le  conseil  souffrira-t-il?... 

LA  REINE-MÈRE. 

Le  conseil!  vous  voulez  rire?... 

Mme  DE  MONTPENSIER. 

M.  de  L'Hospital  tiendra  bon,  je  vous  le  promets,  madame. 

LA  REINE-MÈRE ,  se  promenant  avec  agitation. 

M.  de  L'Hospital  est  homme  de  loi,  on  le  prendra  avec  des  mots.... 
Je  compterais  plus  sur  Marie;  mais,  devant  ce  conseil,  que  pourra- 
t-elle?...  C'est  le  tête-à-tête  qu'il  lui  aurait  fallu  !...  Le  temps  marche,  en 
attendant...  JN'hésitons  pas...  Oui,  c'est  le  bon  parti,  c'est  le  seul...  Ma 
chère  duchesse,  courez  jusqu'au  rempart  :  La  Roche-sur- Yon  et  le 
cardinal  y  sont  déjà  sans  doute.  Pour  Dieu  !  qu'ils  empêchent  leurs 
cousins  d'entrer.  Dites-leur  que  je  prends  tout  sur  moi.  S'ils  craignent 
d'être  poursuivis,  qu'ils  se  jettent  sur  la  Loire;  ils  descendront  où  ils 
pourront,  partout  plutôt  qu'ici.  Vous  m'entendez,  duchesse? 


LES  ÉTATS  D'ORLÉANS.  423 

BP6  DE  MONTPENSIBR. 

Oui,  madame. 

LA  REINE-MÈRE. 

Prenez,  ma  chaise  et  allez  vite;  il  doit  être  encore  temps. 

(  Mme  de  Mantpenââr  sort.) 

SCÈNE  X. 

LA  REINE-MÈRE,  seule. 

Ah!  vous  délibérez  à  quelle  potence  il  faut  les  pendre!  Je  me  per- 
mets de  couper  la  corde,  messieurs  les  conseillers....  —  Mais  ne  suis-je 
pas  allée  bien  vite?  le  péril  est-il  si  grand?  Si  ces  Guises  étaient  résolus, 
à  un  tel  coup  d'audace,  appelleraient-ils  tous  ces  donneurs  d'avis?  — 
Pourquoi  pas?  Il  leur  faut  une  couverture;  ils  les  consultent  à  main 
armée,  comme  dit  Bourdeille.  D'Avanson  ne  se  fera  pas  tuer  pour 
moi;  Dumortier  ne  vaut  guère  mieux;  Brissac  et  tous  les  siens  sont 
à  eux  corps  et  ame;  que  pourra  Sancerre,  s'il  est  seul.....  tout  au  plus 
avec  le  chancelier?  C'est  un  conseil  pour  rire,  mais  il  aura  bon  dos. — 
Allons,  décidément,  j'ai  pris  le  vrai  parti. 


SCENE  XI. 


LA  REINE-MÈRE,  LA  REINE. 


LA   REINE-MERE. 

Eh  bien!  ma  fille,  MM.  vos  oncles  vont-ils  venir? 

LA  REINE. 

Je  ne  sais,  ma  mère.  La  salle  du  conseil  était  pleine...  Le  roi  m'a  fait 
passer  dans  sa  chambre.  Il  m'a  priée  de  ne  point  m' alarmer,  de  vous 
dire  en  son  nom  que  tout  se  passerait  comme  le  veut  la  justice  et  le 
droit  de  chacun.  Pendant  ce  temps,  j'entendais  derrière  la  tapisserie 
un  grand  bruit  :  M.  de  Brissac  parlait  très  haut  en  répondant  au  chan- 
celier. Il  m'a  semblé  que  celui-ci  finissait  par  se  rendre. 

LA  REINE-MÈRE. 

De  quoi  parlait-on? 

LA  REINE. 

De  papiers,  d'écritures Je  ne  pouvais  tout  entendre;  seulement 

j'ai  compris  qu'il  s'agissait  de  MM.  de  Bourbon. 

LA  REINE-MÈRE. 

Et  vos  oncles? 

LA  REINE.  « 

Ils  se  taisaient. 


424  REVUE   DES   DEUX  MONDES. 

LA  REINE-MÈRE,  à  demi-voix. 

Très  bien.  Ils  regardaient  le  jeu,  Brissac  tenait  les  cartes. 

LA   REINE. 

Après  quelques  instans,  le  roi  m'a  priée  de  retourner  vers  vous  et 
de  bien  recevoir  nos  cousins. 

LA  REINE-MÈRE. 

Si  Dieu  le  permet,  ma  fille,  nous  n'aurons  personne  à  recevoir. 

LA  REINE. 

Pensez-vous  qu'ils  ne  viendront  pas? 

LA    REINE-MÈRE. 

Je  l'espère,  et  je  vois  que  vous  le  désirez. — Vous  saviez  donc  ce  qu'on 
leur  réservait? 

LA  REINE. 

Non,  ma  mère...  mais...  je  voyais  vos  craintes,  et... 

LA  REINE-MÈRE. 

Ah!  monsieur  de  Brissac,  ce  n'est  pas  assez  d'avoir  volé  àCondé  son 

gouvernement  de  Picardie,  il  vous  faudrait  encore Vous  comptez 

sans  votre  hôte. 

SCÈNE  XII. 

Les  mêmes,  Mme  DE  MONTPENS1ER. 

Mme  DE  MONTPENSIER ,  entrant  précipitamment. 

Madame,  il  était  trop  tard....  les  princes  sont  en  ville. 

LA   REINE-MÈRE. 

Que  dites-vous,  duchesse  ! 

LA  REINE ,  à  part  et  la  voix  étouffée. 

Les  princes  î 

Mme  DE  MONTPENSIER. 

Ils  s'approchent,  madame;  dans  un  instant  ils  seront  ici.  Je  les  ai 
reconnus  de  loin,  à  l'autre  bout  de  l'Étape.  Le  cardinal  et  son  cousin 
sont  seuls  avec  eux. 

LA  REINE-MERE. 

Seuls! 

Mme   DE   MONTPENSIER. 

Oui,  seuls.  La  place  est  couverte  de  soldats;  les  princes  la  traversent 
entre  deux  haies  de  hallebardiers. 

LA   REINE-MÈRE. 

Quelles  ridicules  précautions  ! 

Mme   DE  MONTPENSIER. 

Les  grandes  portes  de  l'hôtel  sont  fermées  et  barricadées  comme  s'il 
fallait  soutenir  un  siège. 


LES  ÉTATS  D'ORLÉANS.  425 

LA  REINE-MÈRE. 

J'espère  pourtant  qu'elles  s'ouvriront  pour  laisser  entrer  le  roi  de 
Navarre... 

Mme  DE  MONTPENSIER. 

Je  n'en  crois  rien,  madame. 

LA  REINE-MÈRE. 

Pousserait-on  l'insulte  jusque-là  1 

Mme  DE  MONTPENSIER ,  dans  le  fond  de  la  salle,  regardant  à  une  fenêtre. 

Eh  !  mon  Dieu  I  je  ne  me  trompe  pas...  voilà  le  roi...  Les  portes  res- 
tent fermées.  Il  faut,  s'il  veut  entrer,  qu'il  descende  de  cheval  et  passe 
par  la  poterne. 

LA   REINE-MÈRE. 

Quelle  vilenie  !  Un  prince  portant  titre  de  roi  I 

LA  REINE ,  à  part. 

Plaise  à  Dieu  qu'on  s'en  tienne  aux  affronts! 

LA  REINE-MÈRE ,  se  tournant  vers  la  reine. 

Ma  fille,  surveillons  nos  visages;  gardons-nous  de  laisser  voir  des 
craintes  qui,  Dieu  merci,  peuvent  être  imaginaires.  Pour  l'honneur  du 
roi,  pour  notre  propre  honneur,  soyons  calmes,  soyons  confiantes. 

LA   REINE. 

Je  tâcherai,  ma  mère...  (A  part.)  Mon  Dieu,  je  me  soutiens  à  peine I 

SCÈNE  XIII. 

Les  mêmes,  LE  ROI  DE  NAVARRE,  LE  PRINCE  DE  CONDÉ, 
LE  CARDINAL  DE  ROURBON. 

LE  PRINCE  DE  CONDÉ,  dans  le  vestibule  et  sans  être  vu. 

Eh  quoi!  pas  un  huissier! 

LE  CARDINAL   DE  BOURRON ,   dans  le  vestibule  et  sans  être  vu. 

Personne  ici  pour  annoncer  le  roi  mon  frère  ! 

LA  REINE-MÈRE ,  à  Mme  de  Montpensier. 

Ma  chère  duchesse,  levez  la  tapisserie,  s'il  vous  plaît,  et  servez-leur 
d'huissier. 

LE  CARDINAL  DE  BOURBON ,   à  Mme  de  Montpensier,  après  qu'elle  a  soulevé 

la  portière. 

Ah!  madame,  que  vous  êtes  charitable!  Nous  n'osions... 

Mme  DE  MONTPENSIER. 

Entrez,  messieurs,  le  roi  n'est  pas  là;  mais  (lui  montrant  ies;deux  reines) 
vous  pourrez  prendre  aisément  patience. 

(Les  trois  princes  s'avancent  et  saluent  les  deux  reines.) 


REVUE   DES  DEUX  MONDES. 
LA   REINE-MÈRE. 

Vous  êtes  les  bien- venus,  messieurs  nos  cousins;  je  voudrais  dire  les 
bien  reçus,  mais  je  n'ose,  si  j'en  juge  par  ce  qui  se  passe  ici. 

LE  PRINCE  DE  CONDÉ. 

Madame,  il  ne  faut  qu'un  rayon  d'espérance  pour  dissiper  les  plus 
sombres  chagrins;  la  présence  de  vos  majestés  est  pour  nous  ce  rayon 
bienfaisant.  En  recevant  si  doux  accueil,  en  contemplant  tant  de 
charmes,  je  perds  jusqu'au  souvenir  des  amertumes  dont,  il  faut  bien 
le.  dire,  nous  venons  d'être  abreuvés. 

LA  REINE-MÈRE. 

Eh  quoi!  messieurs,  se  serait-on  permis?... 

LE  ROI  DE  NAVARRE ,  à  ses  frères. 

Ne  fatiguons  pas  la  reine  de  nos  trop  justes  plaintes. 

LE  PRINCE  DE  CONDÉ,  les  yeux  tournés  vers  la  reine. 
Nous  avons  mieux  à  faire... 

LE   CARDINAL  DE  ROURRON. 

Ce  n'est  pas  mon  avis  :  rien  de  mieux  à  faire,  s'il  vous  plaît,  que  de 
dire  à  la  reine  toute  la  vérité. 

LA  REINE-MÈRE. 

Assurément,  cardinal... 

LE  PRINCE  DE  CONDÉ. 

Non,  mon  frère;  c'est  ailleurs  qu'il  en  faudra  parler. 

LE   CARDINAL  DE  ROURRON. 

C'est  ici,  c'est  à  la  reine... 

LA  REINE-MERE,  au  cardinal. 

Parlez,  je  vous  en  prie;  expliquez-moi... 

LE  CARDINAL  DE  ROURBON,  avec  émotion. 

Eh  bien!  madame,  aurais-je  pu  m'attendre  qu'en  vous  conduisant 
mes  frères  sur  la  foi  de  vos  paroles... 

LA  REINE,  l'interrompant. 

Dites  des  paroles  du  roi,  cardinal. 

LE  PRINCE  DE   CONDÉ. 

Que  la  reine  me  pardonne  d'oser  la  contredire  :  le  cardinal  a  raison. 
Les  ordres  du  roi,  je  les  respecte,  mais  c'est  aux  dames  que  j'obéis;  et 
sans  cette  lettre  que  votre  majesté  a  daigné  nous  écrire  hier,  je  le  dis 
franchement,  je  ne  serais  pas  ici. 

LA  REINE ,   à  part. 

Maudite  lettre!  il  l'a  reçue...  Et  ce  Stewart?... 

LA  REINE-MÈRE. 

Je  vous  reconnais,  mon  cousin;  toujours  galant. 


LES  ÉTATS  D'ORLÉANS.  427 

LE  PRINCE  DE   CONDÉ. 

Il  ne  faut  rendre  à  César  que  ce  qui  lui  appartient. 

LE   CARDINAL  DE   EOURHON. 

Condé,  laissez-moi  donc  dire  à  la  reine  ce  que  j'ai  sur  le  cœur. 

LE  PRINCE  DE  CONDÉ,   l'interrompant. 

Il  suffit  de  trois  mots,  mesdames  :  imaginez  deux  cadets  de  famille  ve- 
nant à  noce  sans  y  être  invités,  ou,  mieux  encore,  deux  vauriens  con- 
duits à  la  geôle  entre  deux  files  d'estafiers,  voilà  comme  sont  traités 
depuis  une  heure  les  plus  proches  parens  du  roi  de  France,  venant 
s'asseoir  sur  les  degrés  du  trône  en  rassemblée  des  états. 

LA   REINE-MÈRE. 

Vous  voulez  rire,  monsieur  de  Condé? 

LE   CARDINAL   DE   ROURBON. 

Hélas!  madame,  il  n'en  dit  pas  assez.  C'est  pitié  qu'on  viole  ainsi  les 
plus  saintes  promesses  !  Jugez  de  mon  étonnement,  lorsqu'en  arrivant 
au  rempart  je  me  trouve  en  profonde  solitude;  pas  une  ame  de  la 
cour,  personne;  on  eût  dit  que  nous  menions  en  terre  deux  pauvres 
pestiférés.  A  peine  entrés  en  ville ,  les  portes  se  ferment ,  les  ponts  se 
lèvent  avec  grand  bruit  de  chaînes  et  verrous ,  comme  si  huit  ou  dix 
valets  -sur  leurs  mules  allaient  prendre  Orléans  d'assaut  !... 

LE  ROI   DE  NAVARRE. 

Ici  c'est  autre  chose,  les  portes  n'ont  pas  voulu  s'ouvrir.  Il  m'a  fallu 
mettre  pied  à  terre  dans  la  rue... 

LE   PRINCE  DE  CONDÉ,   riant. 

Moi,  passe  encore,  un  pauvre  diable!  Mais,  mon  frère,  un  roi,  en- 
trant par  un  guichet  ! . . . 

LE   CARDINAL  DE  BOURRON. 

Et  cette  promenade  entre  ces  hallebardiers  qui  semblaient  nous  gar- 
der à  vue... 

LE  ROI  DE  NAVARRE. 

Et  les  brocards  de  cette  soldatesque  ! 

LA   REINE-MÈRE. 

Assez,  messieurs,  assez,  vous  me  désespérez  !  Votre  plaie  m'est  cui- 
sante plus  qu'à  vous-mêmes,  croyez-moi!  Ces  insultes,  c'est  à  moi 
qu'elles  s'adressent,  à  moi  qu'on  a  chargée  de  vous  appeler  en  cour. 
Faites-moi  l'honneur  de  penser  que  je  n'en  ai  pas  reçu  confidence.  Il 
faudra  bien  qu'on  le  confesse  devant  nous.  Je  ne  suis  rien  ici,  vous  le 
savez  peut-être,  mais  j'ai  le  droit  de  me  plaindre,  et  je  veux  en  user... 
(Se  tournant  vers  Mme  de  Montpensier.)  Duchesse ,  faites-moi  la  grâce  d'aller 
voir  si  le  roi  veut  recevoir  ses  cousins  chez  lui,  ou  si  nous  devons  l'at- 
tendre ici.  (Mme  de  Montpensier  sort.  La  reine-mère,  se*  tournant  vers  le  roi  de  Na- 


428  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

varre.)  Hélas!  oui,  mon  frère,  c'est  ainsi  qu'on  me  traite!  Nous  avons 
grand  besoin... 

(Elle  continue  à  s'entretenir  avec  le  roi  de  Navarre  et  le  cardinal  de  Bourbon.) 
LE  PRINCE  DE  CONDÉ ,    Rapprochant  de  la  reine. 

Je  voulais  épargner  à  votre  majesté  le  récit  de  nos  mésaventures. 

LA   REINE. 

Et  pourquoi,  mon  cousin? 

LE  PRINCE  DE   CONDÉ. 

Triste  musique  que  de  telles  complaintes...  bien  triste  au  prix  de  celle 
dont  les  échos  d'Amboise  parlent  sans  cesse  à  mon  cœur. 

LA  REINE,   avec  émotion. 

Que  dites-vous,  mon  cousin?  Comment...  il  vous  souvient I... 

LE  PRINCE  DE  CONDÉ ,   à  part. 

Quel  trouble!...  Si  ses  yeux  pouvaient  au  moins  me  dire...  Mais  ils  ne 
quittent  pas  la  terre  ! 

LA  REINE-MÈRE ,   toujours  causant  avec  le  roi  de  Navarre, 
mais  élevant  la  voix. 

Vous  le  voyez,  mon  frère,  nous  aurons  rude  besogne  avec  eux. 

LE  ROI  DE  NAVARRE,   bas. 

Comptez  sur  nous,  madame. 

LA  REINE-MÈRE. 

Avec  l'aide  de  Dieu  et  des  états  nous  en  viendrons  à  bout. 

LE  PRINCE  DE  CONDÉ ,   à  part,  le  regard  toujours  tourné  vers  la  reine. 

Qu'elle  est  belle,  mon  Dieu!...  Ses  yeux  ne  se  lèveront  donc  ja- 
mais! 


SCENE  XIV. 

Les  mêmes,  un  Officier  des  gardes,  entrant  par  la  porte  du  vestibule. 
L'OFFICIER  DES  GARDES,   à  haute  voix,  après  avoir  écarté  la  tapisserie. 

Le  roi  ! 

LA  REINE,   à  part. 

Jésus  !  Marie  !  soutenez-moi  ! 


LES  ÉTATS  D'ORLÉANS.  429 


SCENE  XV, 


Les  mêmes,  LE  ROI,  CHAVIGNY,  BRÉZÉ,  CYPIERRE,  Gentils- 
hommes DE  LA  MAISON  DU  ROI,  OFFICIERS  DES  GARDES. 

(Le  vestibule  se  remplit  d'archers  des  gardes  suisse  et  écossaise.  Le  roi,  à  peine 
entré,  s'arrête  au  fond  de  la  salle.  Le  roi  de  Navarre  et  le  prince  de  Gondé 
vont  au-devant  de  lui  en  s'inclinant  profondément.) 

LE  ROI  y  au  roi  de  Navarre . 

Vous  voilà  donc,  mon  oncle.  C'est  bien  fait  de  m'avoir  amené  votre 
frère  selon  mon  commandement. 

LE  ROI   DE  NAVARRE. 

Sire,  je  n'ai  point  amené  mon  frère;  nous  venons,  aussi  bien  lui  que 
moi,  conduits  par  notre  obéissance  à  votre  majesté. 

LE   PRINCE  DE  CONDÉ. 

Et  par  le  devoir  d'assister,  comme  les  premiers  de  vos  sujets,  à  l'as- 
semblée des  trois  ordres  du  royaume. 

LA  REINE-MÈRE ,   s'avançant  vers  le  roi. 

Mon  fils,  avant  de  répondre  à  messieurs  vos  cousins,  veuillez  me  dire 
comment  et  par  ordre  de  qui  deux  princes  de  votre  maison ,  tout  à 
l'heure,  en  cette  ville,  ont  reçu  des  insultes  comme  on  n'en  ferait  pas  à 
des  gens  sans  aveu  ? 

LE  ROI. 

C'est  bien,  ma  mère,  c'est  bien...  je  m'en  informerai;  mais  nous 
avons  d'abord  à  régler  d'autres  comptes. 

LA  REINE-MÈRE,  à  part. 

Quelle  est  donc  cette  leçon  qu'il  va  nous  réciter? 

LE  ROI. 

Mon  cousin  de  Condé,  le  devoir  de  siéger  aux  états  n'est  pas  le  seul 
qui  vous  attende  ici. 

LE  PRINCE   DE  CONDÉ. 

Que  dois-je  faire  encore  pour  le  service  de  votre  majesté? 

LE  ROI. 

Vous  justifier.  Les  accusations  qui  s'élèvent  contre  vous  sont  de  telle 
nature  qu'il  vous  importe  d'en  être  absous  comme  à  moi  d'en  être 
éclairci.  Pour  l'honneur  du  sang  dont  vous  êtes,  pour  l'amour  que  je 
porte  aux  miens,  je  ne  puis  vous  laisser  sous  le  poids  de  telles  charges. 
Quelles  sont  ces  menées,  ces  complots,  que  vous  entreprenez,  me  dit- 
on,  contre  ma  personne  et  mon  état?  Je  suis  résolu  à  le  savoir,  et  c'est 
pour  l'entendre  de  votre  bouche  que  je  vous  ai  mandé. 

tome  n.  28 


430  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

LE  PRINCE  DE  CONDÉ. 

Sire,  je  ne  supposais  pas  que  ces  accusations  dussent  être  repoussées, 
sinon  par  le  mépris.  L'amour  que  vous  portez  à  ceux  de  votre  sang 
vous  fait  souhaiter  que  la  lumière  se  fasse  même  sur  des  fables  ridi- 
cules; elle  se  fera,  sire.  Quand  mes  accusateurs  voudront  bien  se  mon- 
trer, ils  seront  confondus  :  je  les  forcerai  de  confesser  leur  honte  et 
leurs  calomnies.  Jusque-là,  pour  établir  ma  parfaite  innocence,  je  n'ai 
qu'un  mot  à  dire  au  roi  :  Si  je  me  sentais  coupable,  je  ne  serais  pas  ici. 
Je  quitte  une  province  d'où  je  pouvais  en  sûreté  dé$er  tous  mes  en- 
nemis. Je  viens  au  milieu  de  gens  que  je  sais  conjurés  à  ma  perte;  j'y 
viens  sans  autre  défense  que  mon  droit  et  votre  justice!  est-ce  là,  je  le 
demande,  agir  en  criminel  d'état? 

LE  ROI. 

Vous  prenez  légèrement  mes  paroles.  Tout  cela  est  plus  sérieux  que 
vous  ne  pensez,  mon  cousin.  Les  faits  sont  connus,  j'ai  les  preuves  sous 
les  yeux...  prenez-y  garde  ! 

LE  PRINCE  DE  CONDÉ. 

Des  faits,  des  preuves  !...  dites  d'odieux  mensonges,  d'infernales  faus- 
setés. Ah!  sire,  c'est  moi  maintenant  qui  vous  demande,  qui  vous  sup- 
plie de  me  faire  voir  face  à  face  ces  inventeurs  de  preuves,  ces  fabri- 
cans  de  complots.  Je  suis  prêt  à  répondre  à  tout,  soit  qu'il  leur  plaise 
de  fouiller  encore  à  ces  affaires  d'Amboise  dont  je  me  suis  pourtant 
assez  bien  lavé  pour  qu'on  n'ose  plus  y  revenir,  soit  qu'il  s'agisse  de 
désordres  plus  récens  dont  je  suppose  qu'ils  m'auront  fait  honneur!  Je 
sais  comme  ils  s'y  prennent  pour  nous  perdre  dans  votre  esprit,  nous, 
vos  plus  proches  et  meilleurs  parens.  Que  ne  sont-ils  donc  là,  sire,  à 
vos  côtés,  où  j'espérais  les  voir!  Que  ne  puis-je  arracher  Jeur  masque 
et  vous  les  montrer  tels  qu'ils  sont,  aussi  dangereux  à  votre  couronne 
que  funestes  à  la  paix  publique. 

LE  ROI. 

Mon  cousin,  défendez- vous,  n'attaquez  pas  les  autres. 

LE  PRINCE  DE  CONDÉ. 

S'ils  ont  un  peu  de  cœur,  c'est  à  la  pointe  de  nos  épées  que  nous  vi- 
derons cette  querelle;  mais,  s'ils  ne  se  battent  point,  qu'ils  se  fassent  au 
moins  mes  parties  d'égal  à  égal,  devant  tels  arbitres  qu'il  vous  plaira 
de  nous  donner  :  pourvu  que  le  juge  soit  libre,  la  sentence  sera  pour  moi. 
Non-seulement  je  n'ai  jamais  eu  le  malheur,  pas  plus  en  pensée  qu'en 
action,  d'entreprendre  quoi  que  ce  soit  contre  votre  personne  et  l'état 
de  votre  royaume,  mais  je  soutiens  qu'après  les  princes  vos  frères,  vous 
n'avez  pas  deux  serviteurs  plus  intéressés  que  mon  frère  et  que  moi  à 
la  grandeur,  à  la  perpétuité  de  votre  couronne;  que  mon  bras,  ma  vie, 
mon  sang,  n'appartiennent  qu'à  vous  et  à  l'état  :  voilà  ce  que  j'affirme, 


LES  ÉTATS  D'ORLÉANS.  434 

sire,  et  quiconque  en  cette  cour,  qu'il  se  montre  ou  bien  qu'il  se  cache, 
osera  m' accuser  encore,  je  tiens  qu'il  en  a  menti  comme  un  traître  et 
comme  un  laquais! 

LE  ROI  -DE  NAVARRE ,  bas  au  prince  de  Gondé. 

Calmez- vous,  mon  frère,  calmez-vous!... 

LE  PRINCE  DE  CONDÉ,   bas. 

Je  n'en  dis  pas  assez...  Vous  voyez  qu'on  ne  répond  rien. 

LA  REINE-MÈRE,  s'approchant  du  roi. 

Mon  fils,  croyez-vous  qu'un  coupable  vous  parlerait  ainsi? 

LE  ROI,  bas  à  sa  mère. 

Il  est  des  choses  que  vous  ne  savez  point ,  ma  mère;  on  vous  les  dira 
bientôt.  Laissez-lui  faire  ses  bravades.  A  quoi  bon  nous  parler  d'épées? 
il  ne  s'agit  pas  de  se  battre...  (Élevant  la  voix.)  Ce  n'est  pas  en  champ  clos, 
mais  en  cour  de  justice,  qu'on  prouve  son  innocence,  et  puisque  mon 
cousin  est  si  sûr  de  la  sienne,  eh  bien!  nous  verrons. 

LA  REINE. 

François!... 

LA  REINE-MÈRE,  à  demi-voix. 

Mon  fils,  mon  fils,  vous  me  remplissez  d'étonnement  et  de  larmes! 
Où  veut-on  vous  entraîner?  Prenez  garde,  mon  enfant! 

LE  ROI,   bas. 

Laissez-nous  faire,  nous  savons  où  nous  allons... 

LA  REINE,   avec  émotion. 

Mon  ami... 

LE  ROI,  à  demi-voix. 

Et  vous  aussi,  Marie?...  Mais  vraiment,  ce  M.  de  Condé... 

LA  REINE. 

Que  dites- vous?... 

LE  ROI,   à  demi-voix. 

Je  dis  que  je  n'aime  pas  les  sermons...  c'est  bien  assez  de  ceux  de 

ma  mère.        (Il  se  retourne  et  se  dirige  vers  son  appartement.) 
LA  REINE,  avec  force. 

Il  faut  que  vous  m'écoutiez...  Je  vous  suis. 

LE  ROI. 

Non,  restez...  les  femmes  n'ont  que  faire  à  ces  choses-là. 

LA  REINE,   à  part. 

Mes  forces  sont  à  bout. 

LE  ROI,   au  moment  de  franchir  la  porte. 

Dieu  vous  garde,  mon  oncle!...  Brézé,  ne  sortez  pas.  —  Suivez-moi, 

Chavigny.  (Il  sort.  Les  archers  restent  dans  le  vestibule;  Brézé  et  grand  nombre  de 
gentilshommes  dans  le  fond  de  la  salle.) 


432  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

SCÈNE  XVI. 

Les  mêmes,  moins  le  ROI  et  CHAVIGNY. 

LA  REINE-MÈRE,   à  part. 

Il  s'en  va! 

LE  CARDINAL  DE  BOURDON,  bas  à  la  reine. 

Ahl  madame,  nous  touchons  à  quelque  tragédie! 

LA   REINE-MÈRE. 

Ne  m'en  parlez  pas,  cardinal  !  (A  part.)  Que  se  passe-t-il  là-dedans? 

LE  PRINCE  DE  CONDÉ,   haut  au  roi  de  Navarre. 

Eh  bien!  mon  frère,  que  vous  en  semble?  Nous  ne  verrons  donc  pas 
les  maîtres  de  céans? 

LE  ROI  DE   NAVARRE,   bas. 

Mon  cher  Louis,  ne  parlez  pas  si  haut!... 

LE  PRINCE  DE  CONDÉ,   élevant  un  peu  plus  la  voix. 

Ce  sont  trop  grands  seigneurs!  ils  nous  envoient  leur  page... 

LE  ROI   DE  NAVARRE. 

Mon  frère... 

LE  PRINCE  DE^CONDÉ. 

Bien  choisi,  j'en  conviens,  et  de  bonne  maison! 

LE  CARDINAL  DE  BOURBON,  s'approchant  rapidement  du  prince  de  Condé. 

Tout  ce  monde  vous  entend,  Louis!  De  grâce,  parlez  plus  bas! 

LE  PRINCE  DE   CONDÉ. 

Que  ne  m'entendent-ils  eux-mêmes!  J'aurais  voulu  que  ma  voix 
portât  plus  haut  tout  à  l'heure,  assez  haut  pour  atteindre  à  leurs 
oreilles;   mais,  par  bonheur,  en  ce  moment  ils  doivent  en  avoir 

l'écho!...  (Le  roi  de  Navarre  et  le  cardinal  entourent  le  prince,  et  paraissent  l'engager  à 
la  prudence.) 

LA  REINE-MÈRE,   s'approchant  de  la  reine. 

Ma  fille,  que  fait  donc  là  Brézé?  Le  roi  ne  vous  a  rien  dit?... 

la'reine. 
Rien,  ma  mère. 

LA  REINE-MÈRE. 

Remarquez-vous  comme  on  fait  silence  dans  le  fond  de  cette  salle?... 
Ils  ont  l'air  d'attendre  quelque  chose. 

LA   REINE. 

C'est  vrai! 

LA  REINE-MÈRE,  bas  au  roi  de  Navarre. 

Croyez-moi,  passez  dans  ma  chambre...  et  hâtez-vous! 

LE  PRINCE  DE  CONDÉ,   à  part,  les  regards  tournés  vers  la  reine.  j  | 

£  Ses  yeux  s'obstinent  à  ne  me  point  voir! 


LES  ÉTATS  D'ORLÉANS.  433 

LE  ROI  DE  NAVARRE,   haut. 

Mon  frère,  si  la  reine  le  permet,  nous  allons  prendre  congé  d'elle. 

LE  PRINCE  DE  CONDÉ. 

Non,  non,  je  suis  trop  bien  ici! 

LE  ROI  DE  NAVARRE,  bas,  prenant  son  frère  par  le  bras. 

Venez,  Louis,  venez... 

LA  REINE-MÈRE,   à  la  reine. 

Ma  fille,  entrez  avez  nous,  vous  m'aiderez  à  fêter  vos  cousins... 
(Baissant  la  voix  )  en  moins  nombreuse  et  meilleure  compagnie...  (Haut.) 

Venez,  messieurs...  (Elle  aperçoit  Chavigny  sortant  de  l'appartement  du  roi.)  Que 

vois-je? 

SCÈNE  XVII. 

Les  mêmes,  CHAVIGNY. 

CHA VIGNY,  au  prince  de  Gondé. 

Messire  Louis  de  Bourbon,  prince  de  Coudé,  vous  êtes  mon  prison- 
nier. 

LA  REINE-MÈRE,   avec  vivacité. 

Un  moment!  je  prends  le  prince  sous  ma  garde.  Retirez-vous,  s'il 
vous  plaît. 

CHAVIGNY/ 

Qui  donc  commande  ici,  madame? 

LA   REINE-MÈRE. 

Le  roi,  je  pense,  et  non  pas  d'autres. 

CHAVIGNY,  lui  présentant  un  papier. 

Eh  bien  !  lisez. 

LE  PRINCE  DE  CONDÉ,  prenant  le  papier. 
Ceci  ne  regarde  que  moi....   (Faisant  geste  à  la  reine-mère  de  ne  point  s'a- 
vancer.) Permettez,  madame....  Votre  majesté  se  donne  trop  de  soins. 

(Au  cardinal  de  Bourbon  qui  lui  saisit  les' mains  en  pleurant.)  Eh  bien  !  mon  frère, 

qu'avez- vous? 

LE   CARDINAL  DE  ROURHON. 

Ah  I  mon  cher  Louis,  c'est  moi  qui  vous  ai  porté  ces  menteuses  pro- 
messes ! 

LE  PRINCE  DE  CONDÉ. 

Ne  pleurez  pas,  mon  frère;  il  vaut  mieux  remercier  madame  (mon- 
trant la  reine-mère)  qui  a  fait  de  vous  son  prévôt  des  maréchaux  pour 
conduire  votre  frère  à  la  mort. 

LA  REINE-MÈRE. 
Monsieur  de  Condé,  pouvez- VOUS!....  (Elle  porte  son  mouchoir  à  ses  yeux.) 


43 4  RJEVUE  DES  DEUX  MONDES. 

LE   PRINCE  DE  CONDÉ. 

J'ai  bien  le  droit,  au  terme  où  me  voici,  de  parler  clair  à  tout  le 
monde!  Vos  larmes,  madame,  ne  changeront  rien  à  ce  que  vous  avez 
fait.  C'est  vous  qui  nous  avez  conduits  ici.  Il  fallait  moins  écrire,  vous 
auriez  moins  à  pleurer. 

CHAVIGNY,  au  prince  de  Condé. 

Votre  altesse  veut-elle  me  donner  son  épée? 

LE  PRINCE   DE   CONDÉ. 

Tout-à-1'heure,  s'il  vous  plaît.  Sachons  d'abord  qui  la  demande,  (il 

ouvre  le  papier  qu'il  tient  à  la  main.)  Le  roi....    ( Il  s'incline )    ...et  plus  bas  Oflt 
Signé  :  Brissac.  C'est  tout  simple!    D'Avanson...  (Il  regarde  la  reine-mère.) 

Dumortier,...  le  chancelier!...  Quels  amis  vous  avez  là,  madame!  que 
je  vous  plains  d'être  si  mal  servie! 

LA  REINE-MÈRE,   à  part. 

Le  chancelier  ! 

LE  PRINCE   DE   CONDE. 

Et  vous  voulez  qu'on  s'abuse  à  cette  comédie  quand  vous  n'en  cachez 
pas  mieux  les  ficelles!  Vous  trompée,  vous,  par  nos  ennemis!  Aih! 
madame,  vous  leur  faites  trop  d'honneur!  Ils  ne  viennent  pas  du  pays 
dont  vous  êtes  et  n'ont  pas  appris  leur  métier  dans  les  comptoirs  de 
Florence. 

LA  REINE-MÈRE,   à  part. 

L'insolent  ! 

LE  ROI  DE  NAVARRE,  à  demi-voix. 

Excusez-le,  madame.... 

LE'  PRINCE  DE  CONDÉ,  regardant  de  nouveau  le  papier. 

Mais  j'oubliais  le  plus  beau!...  Oui,  voici  qui  vaut  mieux...  (il  tourne 
et  retourne  le  papier.)  J'ai  beau  chercher....  niM.  de  Guise...  ni  M.  de  Lor- 
raine... impossible  de  trouver  leurs  noms1!...  Les  saintes  gens!  cela  s'est 
fait  sans  eux!...  Ils  m'ont  défendu  peut-être....  Ah!  que  je  rirais,  bon 
Dieu  !  (A  demi-voix)  si  toutle  monde  ici  ne  m'avait  pas  trahi!  Mais  com- 
ment en  douter!...  (il  tire  de  son  pourpoint  une  lettre.)  Monsieur  de  Chavt- 
gny,  en  échange  de  votre  décret,  je  veux  vous  donner  une  lettre...  elle 
est  de  main  royale,  je  vous  prie  de  la  lire....  C'est  la  demande,  vous 
m'avez  apporté  la  réponse  !  (il  s'approche  de  la  reine.)  Madame,  elle  sera 
donc  bien  belle  cette  chasse  où  je  suis  convié?... 

LA  REINE. 

Au  nom  du  ciel!  mon  cousin,  ce  n'est  pas  moi,  je  vous  jure.... 

LE  PRINCE  DE  CONDÉ. 

Ce  n'est  pas  vous!...  Non,  vous  n'avez  pas  signé  ce  décret,  mais  il 
vous  plairait  peut-être  de  le  sceller  de  vos  armes  !  (il  lui  présente  le  cachet 

aux  armes  d'Ecosse.) 


LES  ÉTATS  D'ORLÉANS.  4<3& 

LA  REINE. 

Grand  Dieu!  que  faites- vous....  on  vous  voit....  parlez  plus  bas! 

LE  PRINCE  DE  CONDÉ,   à  voix  basse. 

Cruelle  femme  !  je  croyais  qu'une  autre  ame  habitait  ce  corps  divin! 
et  c'est  la  mort  pour  moi,  la  seule,  la  véritable  mort,  d'avoir  été  trompé 
par  vous! 

LA  REINE,   à  voix  basse. 

Par  moi!  mais  non,  non,  encore  une  fois  non.  Quelle  horrible  tor- 
ture! 

LUT  PRINCE  DE  CONDÉ,  lui  présentant  de  nouveau  le  cachet. 

Prenez,  madame,  il  peut  encore  servir  à  faire  mourir  quelqu'un. 

LA  REINE,   avec  énergie,  mais  à  voix  basse. 

Assez,  monsieur,  c'est  trop  de  cruauté.  Cessez,  ou  je  me  perds  de- 
vant toute  cette  cour....  Est-ce  là  ce  que  vous  voulez? 

LE  PRINCE  DE  CONDÉ. 

Que  dites-vous? 

LA  REINE,   d'une  voix  étouffée. 

Quand  ils  entendront  de  ma  bouche  que  cette  lettre,  c'est  malgré  moi 
qu'elle  vous  fut  adressée  !  quand  j'aurai  dit  tout  haut  que  seule,  à  l'insu 
de  tous,  j'ai  voulu  vous  sauver;  oui,  moi!  Me  croirez-vous alors?... 

LE  PRINCE  DE  CONDÉ. 

Qu'entends-je  ? 

LA  REINE. 

Vous  n'êtes  ici,  sachez-le,  que  par  une  infernale  méprise  dont  je  n'ai 
pas  le  secret.  Ce  bijou  que  vous  voulez  me  rendre,  il  devait  vous  dire  : 
Ne  venez  pas....  ne  venez  pas,  si...  vous  m'aimez. 

LE  PRINCE  DE  CONDÉ. 

Dieu! 

LA  REINE. 

Le  garderez-vous  maintenant? 

LE  PRINCE  DE  CONDÉ,   à  demi-voix. 

Ah  !  n'ajoutez  rien....  Ne  m'enlevez  pas  un  bonheur  auquel  je  ne  puis 
croire....  Est-ce  un  rêve?  Faut-il  douter  encore?...  Non,  non!  voilà  un 
regard  qui  m'a  ouvert  le  ciel  ! 

LA  REINE,   à  part.     . 

Dieu!  qu'ai-jefait!... 

LE  PRINCE  DE  CONDÉ ,   se  retournant  vers  Chavigny» 

Monsieur  de  Chavigny,  voici  mon  épée.  —  Je  m'en  remets  de -tout  à 
Dieu.  C'est  de  lui  que  je  recevrai  assistance  et  secours.  (A  demi -voix.)  Il 
vient  de  m' apprendre  trop  bien  qu'il  ne  m'abandonnait  pas.  (Haut.)  Mar- 
chez, monsieur,  je  vous  suis. 


136  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

LE  ROI  DE  NAVARRE,   saisissant  la  main  du  prince. 

Mon  frère.... 

LE  CARDINAL  DE  BOURBON,  serrant  aussi  la  main  de  son  frère. 

Quel  désespoir  ! 

LE  ROI  DE  NAVARRE. 

J'aurai  raison  de  cette  indignité!...  Le  roi  m'écoutera.... 

LE  PRINCE  DE  CONDÉ,   à  demi-voix. 

Songez  à  vous,  mon  frère....  Si  votre  royauté  vous  sauve  des  ver- 
rous, ne  vous  en  croyez  pas  plus  libre  pour  cela....  Voilà  M.  de  Brézé 
qui  doit  en  savoir  quelque  chose  :  il  m'a  l'air  de  ne  pas  vous  perdre  de 
l'œil  à  quatre  pas.  Surveillez-vous  et  parlez  peu.  Adieu. 

LE  ROI  DE  NAVARRE,  avec  émotion. 

Adieu  1 

(Le  prince  de  Gondé  jette  un  dernier  regard  vers  la  reine  et  sort.  Il  est  précédé 
par  Ghavigny  et  suivi  par  les  archers  écossais.) 


SCENE  XVIII. 

Les  mêmes,  moins  LE  PRINCE  DE  CONDÉ  et  CHAVIGNY. 

LA  REINE-MÈRE ,   au  roi  de  Navarre  après  un  moment  de  silence. 

Allons!  mon  frère,  c'est  à  nous  de  le  tirer  de  là!  J'oublie  ses  injures, 
ses  soupçons.  C'est  en  le  sauvant  que  je  me  vengerai....  Venez,  entrons 
chez  le  roi.... 

M.   DE  BRÉZÉ. 

Le  roi,  madame,  est  en  conseil. 

LA  REINE-MÈRE. 

Et  qu'importe? 

M.   DE  BRÉZÉ. 

Vous  ne  pouvez  lui  parler,  madame. 

(Sur  un  signe  de  M.  de  Brézé,  les  deux  hallebardiers  placés  devant  la  porte 
croisent  leurs  hallebardes.) 

LA   REINE-MÈRE. 

Avez-vous  donc  aussi  un  décret  contre  moi? 

LA  REINE,  qui  jusque-là  est  restée  comme  étrangère  à  tout  ce  qui  s'est  passé,  se 
retourne  et  s'avance  vers  la  porte. 

Faites  lever  ces  hallebardes,  monsieur,  je  veux  passer.  (M.  de  Brézé 

fait  un  pas  en  arrière;  les  hallebardes  se  lèvent.  La  reine  s'avance  vers  la  porte  et  dit  eu 

se  retournant  :  )  Venez,  ma  mère  ! . . . 

(Au  moment  où  M.  de  Brézé  semble  vouloir  empêcher  la  reine-mère  et  le  roi 
de  Navarre  de  suivre  la  reine,  le  duc  de  Guise  paraît  à  la  porte.) 


LES  ÉTATS  D' ORLÉANS.  437 


SCENE  XIX. 

■ 

Les  mêmes,  LE  DUC  DE  GUISE. 

LA  REINE,   au  duc  de  Guise. 

Ah  !  mon  oncle,  qu'avez-vous  laissé  faire  au  roi  !  et  que  dira-t-on  de 
nous? 

LE   DUC   DE   GUISE. 

Le  roi  ne  rend  compte  à  personne,  et  ce  qu'il  a  fait  est  bien  fait. 

LA   REINE. 

N'importe,  c'est  une  trahison  !  Ce  que  j'en  dis,  c'est  pour  notre  hon- 
neur et  le  vôtre,  mon  cher  oncle....  Vous  savez  si  je  vous  suis  amie! 

(Elle  sort.) 

SCÈNE  XX. 

LA  REINE-MÈRE,  LE  ROI  DE  NAVARRE,  LE  DUC  DE  GUISE,  LE 
CARDINAL  DE  ROURBON,  M.  DE  BRÉZÉ,  CYPIERRE,  gentils- 
hommes, ARCHERS  SUISSES  DANS  LE  VESTIRULE. 

LE  ROI  DE  NAVARRE,   au  duc  de  Guise. 

Monsieur  le  duc,  on  me  défend  cette  porte.  M'est-il  donc  interdit  de 
voir  le  roi? 

LE  DUC  DE   GUISE. 

Mais  le  roi,  ce  me  semble,  est  venu  tout  à  l'heure  parler  lui-même 
à  votre  majesté.  Est-il  besoin  que  de  nouveau?... 

LE  ROI   DE   NAVARRE. 

Depuis  que  le  roi  nous  a  fait  cet  honneur,  ne  s'est-il  rien  passé,  mon- 
sieur le  duc? 

LE  DUC  DE  GUISE. 

Je  comprends  votre  affliction,  sire;  mais,  si  le  prince  n'est  pas  cou- 
pable, rassurez-vous,  justice  sera  bientôt  rendue. 

LE   ROI  DE   NAVARRE. 

Qu'on  nous  épargne  au  moins  l'infamie  d'une  prison  !  Que  mon  frère 
soit  remis  à  ma  garde!...  J'en  veux  supplier  le  roi  pour  l'honneur  de 
son  sang. 

LE  DUC  DE  GUISE. 

Le  roi?  qu'y  pourra-t-il? 

LE  ROI  DE  NAVARRE. 

Mais  vous,  monsieur  le  duc? 

LE  DUC  DE  GUISE. 

Moi,  sire?  Je  vous  promets  d'exposer  au  conseil  le  vœu  de  votre  ma- 


438  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

jesté.  Vous  saurez  ce  qui  sera  prescrit.  Mais,  croyez-moi,  ne  vous 
agitez  pas...  M.  de  Brézé  va  vous  faire  les  honneurs  de  l'appartement 
qui  vous  est  réservé. 

LE  ROI  DE  NAVARRE. 

Je  comprends....  (A  M.  de  Brézé.)  Eh  bien!  monsieur,  montrez-moi  le 
chemin.  (A  part.)  Mon  frère  avait  raison;  aux  barreaux  près,  me  voilà 
logé  comme  lu4  ! 

LE  CARDINAL  DE  ROURRON,  saisissant  la  main  du  roi  de  Navarre. 

Eh  quoi!  vous  aussi,  mon  frère....  Ah  !  monsieur  de  Guise,  pouvais-je 
m'attendre,  hier,  quand  vous  m'avez  envoyé.... 

LE  DUC  DE  GUISE. 

Et  moi,  monsieur,  pouvais-je  deviner  que  MM.  vos  frères  donneraient 
au  roi  de  tels  chagrins? 

LE  CARDINAL  DE  ROURRON. 

Ce  sera  le  malheur  de  ma  vie  !  Tant  que  Dieu  me  laissera  dans  ce 
monde,  je  me  reprocherai  ce  que  vous  m'avez  fait  faire!...  —  M'est-il 
permis  au  moins  de  suivre  mon  frère  et  de  lui  tenir  fidèle  compa- 
gnie? 

LE  DUC  DE  GUISE. 

Vous  m' étonnez,  monsieur  le  cardinal!  Le  roi  de  Navarre  n'est-il 
pas  libre?  Il  peut  voir  qui  bon  lui  semble.  (Bas  à  Brézé.)  Prenez  les  noms 
de  tous  ceux  qui  viendront;  notez  tout  ce  qu'il  fera.  Veillez-y,  Brézé, 
les  yeux  bien  ouverts;  le  jeu  est  sérieux  pour  vous.  (Le  roi  de  Navarre, 

après  avoir  salué  la  reine-mère,  sort  en  donnant  la  main  au  cardinal,  et  accompagné  de 
Brézé.  Le  duc  de  Guise  à  haute  voix  :  )  Cypierre  !  (Gypierre  s'approche,  le  duc  lui  dit 

à  l'oreille:)  Courez  voir  ce  qu'a  fait  Ghavigny,  et  venez  me  dire  si  tout  va 
bien  de  son  côté. 

(Cypierre  sort,  les  archers  et  les  gentilshommes  se  dispersent  et  s'éloignent  peu 
à  peu.  La  reine<-mère  et  le  duc  de  Guise  restent  seuls  sur  la  scène.) 

SCÈNE  XXI. 

LA  REINE-MÈRE,  LE  DUC  DE  GUISE. 

LA  REINE-MÈRE. 

Maintenant,  monsieur  le  duc,  me  parlerez-vous  enfin? 

LE  DUC   DE   GUISE. 

Madame,  c'est  pour  parler  à  votre  majesté  que  le  roi  m'a  fait  sortir 
du  conseil. 

LA  REINE-MÈRE. 

Il  est  bien  temps!...  Après  un  pareil  coup,  qu'avez-vous  à  me  dire? 
Ai-je  besoin  qu'on  m'explique  ce  que  je  viens  de  voir?  Deux  mots  seu- 
lement :  quel  est  ce  grand  mystère  dont  m'a  parlé  le  roi?  Qu'avez-vous 
découvert,  s'il  vous  plaît,  et  à  quel  moment? 


LES   ÉTATS   D'ORLÉANS.  439 

LE   DUC   DE   GUISE. 

Seulement...  ce  matin,  madame... 

LA   REINE -MÈRE. 

Ce  matin?...  Tous  croyez  donc  parler  encore  à  ce  bon  cardinal?  Il 
serait  homme  à  vous  croire;  mais  moi...  Ce  qu'aujourd'hui  vous  savez, 
monsieur,  vous  le  saviez  hier.  Ne  le  niez  pas...  Je  le  vois...  Oui,  dès 
hier,...  et  vous  avez  eu  le  cœur  de  me  laisser  écrire  cette  lettre,  de 
m'associer  à  votre  guet-apens,  moi  la  veuve  de  votre  maître,  la  mère 
de  votre  roi  î  Quel  beau  triomphe  pour  un  victorieux  comme  vous  ! 

LE  DUC   DE   GUISE. 

Madame,  on  ne  peut  qu'être  fier  de  suivre  les  exemples  de  [votre 
majesté. 

LA  REÏNË-MÈRE. 

Ou' est-ce  à  dire? 

LE   DUC  DE   GUISfiv 

Que  vos  plus  intimes  serviteurs  ne  cessent  depuis  hier  d'ameuter 
contre  nous  cette  plèbe  des  états.  Est-ce  à  votre  insu,  madame?  Nous 
faites- vous  confidence  des  ordres  que  vous  leur  donnez? 

LA   REINE-MÈRE. 

Ce  n'est  pas  là  répondre...  ou  plutôt  la  réponse  est  claire  :*vous  con- 
fessez que  vous  m'avez  trompée!  fil  à  quoi  bon?  qu'y  gagnez- vous? 
Si  vous  étiez  venu  me  dire  franchement  :  «  Voilà  ce  qu'on  nous  révèle,  » 
ne  vous  aurais-je  pas  répondu  :  «  Que  justice  soit  faite!  »  Croyez-vous 
que  je  me  soucie  de  ce  brouillon  de  Condé  et  de  son  endormi  dfejfrère? 
Ne  sais-je  pas  l'amitié  qu'ils  me  portent?  Ne  donnerais-je  pas  de  bon 
cœur  tous  les  princes  du  monde,  pour  peu  qu'il  en  advînt  quelque  bien 
à  mon  fils  !  Oui,  monsieur  le  duc,  si  nous  nous  étions  entendus,  nous 
aurions  fait  les  choses  de  meilleure  façon,  sans  cette  perfidie  qui  va 
révolter  tant  de  gens!...  Mais  ce  n'était  pas  votre  compte!  mieux  valait 
se  cacher  de  moi.  Vous  vous  croiriez  perdus,  si  vous  me  laissiez  jun  seul 
jour  une  occasion  de  bien  servir  mon  fils.  (Elle  porte  son  mouchoir  ses  yeux.) 
Allez,  messieurs,  vos  ennemis  ont  raison,  vous  n'êtes  pas  de  loyaux 
serviteurs  !  Si  vous  aimiez  le  roi,  vous  né  feriez  pas  à  sa  pauvre  mère 
cette  guerre  acharnée  ! 

L»  DUC  DE  GUISE. 

Tout  peut  se  réparer,  madame.  11  n'est  jamais  trop*  tard  pour  bien 
servir  le  roi*  Prêtez-lui  votre  assistance,  comme  s'il  l'eût  implorée 
plus  tôt.  La  faute  vient  de  nous,  ne  l'en  punissez  pas. 

LA  REINE-MÈRE, 

Voilà,  monsieur  le  duc,  des  paroles  dorées!....  Je  devrais  ne  pas 
m'y  laisser  prendre...  Mais  je  suis  si  faible,  hélas!  (Elle  pousse  un  soupir.) 
Voyons,  où  en  êtes-vous?  Le  prince  est  arrêté,  qu'allez-vous  faire? 


440  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

LE   DUC  DE  GUISE. 

Son  procès. 

LA  REINE-MÈRE. 

Devant  ses  pairs?  en  plein  parlement?  Prenez  garde  ! 

LE  DUC  DE  GUISE. 

Non,  non,  point  de  parlement;  Dubourg  y  a  semé  sa  graine,  et  ces 
bonnets  carrés  n'en  finissent  jamais.  Des  juges  d'épée  mènent  mieux 
les  affaires. 

LA  REINE-MÈRE. 

Y  pensez-vous?  Pour  un  prince  du  sang... 

LE  DUC  DE  GUISE. 

Les  chevaliers  de  l'ordre  sont  d'étoffe ,  il  me  semble ,  à  juger  ce 
petit  galant,  tout  prince  qu'il  est.  Laissez  faire,  madame,  ils  lui  appren- 
dront à  respecter  un  peu  mieux  son  souverain  seigneur. 

LA  REINE-MÈRE. 

Les  chevaliers  de  Tordre  ! 

LE  DUC  DE  GUISE, 

Ils  vont  être  convoqués. 

LA  REINE-MÈRE. 

Il  les  récusera. 

LE   DUC  DE   GUISE. 

Qu'importe? 

LA  REINE-MÈRE. 

Et  s'il  proteste,  que  faites-vous? 

LE  DUC  DE   GUISE. 

Quand  le  crime  est  manifeste,  on  n'est  pas  embarrassé.  Dieu  nous 
a-t-il  donné  les  preuves  que  nous  avons  pour  qu'on  s'amuse  à  y  re- 
garder de  si  près? 

LA  REINE-MÈRE. 

Vous  avez  donc  des  lettres  de  lui?... 

LE   DUC  DE  GUISE. 

Mieux  encore.  Un  vrai  flagrant  délit.  Les  pièces  sont  là,  madame... 
(Montrant  l'appartement  du  roi.)  Daignez  venir  en  juger  par  vous-même 

LA  REINE-MÈRE. 

Moi!  suis-je  un  homme  de  loi?...  Je  n'y  verrais  que  du  feu. 

LE   DUC  DE  GUISE. 

Le  chancelier  y  a  regardé  de  près,  et  c'est  lui  qui  Fa  dit  :  il  y  a  crime 
d'état. 

LA  REINE-MÈRE. 

N'importe!  croyez-moi,  point  de  tribunal  d'épée.  Ne  mettez  pas  les 
gens  de  justice  contre  vous.  J'aimerais  mieux,  à  votre  place,  allonger 
la  prison  que  raccourcir  le  procès. 


LES  ÉTATS  D' ORLÉANS.  441 

LE  DUC  DE  GUISE,   a  part. 

Maudite  femme  1  je  te  vois  venir. 

LA   REINE-MÈRE. 

Que  craignez-vous,  tant  qu'il  est  dans  vos  mains? 

LE  DUC  DE  GUISE. 

Ce  que  nous  craignons,  madame!...  Mais  nous  mériterions  d'être 
jugés,  d'être  punis  nous-mêmes,  si  nous  avions  le  malheur  de  différer 
d'un  jour  un  acte  de  justice  dont  le  royaume  attend  son  salut  et  sa 
tranquillité.  Voulons-nous  respirer  en  paix?  Il  faut  bien  en  finir  avec 
cette  infernale  race  de  mutins  et  de  sectaires.    . 

LA  REINE-MÈRE. 

Il  faut  surtout  ne  pas  allumer  le  feu  en  croyant  souffler  pour  l'é- 
teindre. Ne  l'oubliez,  monsieur  le  duc,  il  y  a  une  noblesse  et  un  peuple 
en  France. 

LE  DUC   DE   GUISE. 

Oui,  madame,  un  peuple  qu'on  empoisonne  tous  les  jours,  une  no- 
blesse à  moitié  rebelle  :  c'est  pour  cela  qu'il  est  grand  temps  d'agir. 
Que  restera-t-il  debout  dans  ce  royaume  si  nous  souffrons  qu'on  s'at- 
taque impunément  à  toutes  choses?  Vous  m'étonnez,  madame,  je 
m'ébahis  de  vos  ménagemens  !  N'est-ce  donc  pas  à  vous,  n'est-ce  pas  à 
vos  enfans  qu'on  déclare  la  guerre?  Laissez  choir  notre  sainte  reli- 
gion, laissez-nous  dépouiller  de  ce  reste  d'autorité  que  le  roi  nous 
confie,  et  vous  verrez  qui  soutiendra  le  trône  de  votre  fils  î  Au  lieu  de 
gémir  sur  ce  grand  acte  que  vient  de  faire  le  roi,  vous  devriez  remer- 
cier le  ciel  et  nous  encourager,  car  nous  allons  du  même  coup 
abattre  vos  deux  plus  grand  ennemis,  l'hérésie  et  la  rébellion. 

LA   REINE-MÈRE. 

Et  si  vous  les  faites  pousser  avec  plus  de  furie?  Voilà  ma  crainte, 
monsieur  le  duc.  Vous  coupez,  vous  ne  déracinez  pas.  Mais  brisons  là. 
N'essayons  pas  de  nous  convertir,  nous  risquerions  de  nous  mal  quitter. 
Aussi  bien,  je  vois  revenir  M.  de  Cypierre...  Vous  me  saurez  gré  de  lui 

céder  la  place.  (M.  de  Cypierre  reste  dans  le  vestibule.) 

LE  DUC  DE  GUISE. 

Cypierre  attendra,  madame. 

LA  REINE-MÈRE. 

Vous  avez  mieux  à  faire  avec  lui  qu'avec  moi...  Adieu,  monsieur  le 
duc...  Vous  dites  donc  que  ces  pièces  sont  là...  chez  le  roi? 

LE  DUC  DE  GUISE. 

Votre  majesté  se  ravise?... 

LA  REINE-MÈRE. 

Puisque  vous  le  souhaitez...  je  les  veux  voir. 


Ul  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

LE  DUC  DE   GUISE. 

Elles  sont  aux  mains  de  Robertet;  il  les  communiquera  à  votre  ma- 
jesté. 

LA   REINE-MÈRE. 

Très  bien!  Approchez,  monsieur  de  Cypierre.  (Le  duc  de  Guise  et  Cy- 

pierre  lui  font  un  profond  salut.  Elle  sort  par  la  porte  de  l'appartement  du  roi  après 

avoir  dit  à  part  :)  Mon  fils  sera  seul  peut-être...  Si  Marie  voulait  m 'aider... 
On  peut  essayer  encore. 

SCÈNE  XXII. 

LE  DUC  DE  GUISE,  M.  DE  CYPIERRE. 

LE  DUC  DE  GUISE. 

Parlez,  Cypierre. 

CYPIERRE. 

Monseigneur,  il  est  en  lieu  sûr.  Chavigny  nous  fait  une  vraie  bas- 
tille de  cette  maison  des  Jacobins.  Dans  une  heure  toutes  les  fenêtres 
seront  murées;  devant  la  porte  un  petit  ouvrage  en  briques  qui  sera 
terminé  ce  soir;  on  l'arme  de  trois  fauconneaux  qui  battront  les  trois 
rfles.  Je  vous  promets  que  personne  ne  viendra  s'y  frotter. 

LE  DUC  DE   GUISE. 

Sait-on  déjà  par  la  ville?... 

CYPIERRE. 

Oui,  monseigneur;  mais  on  entend  voler  les  mouches;  pas  un  de  ces 
marchands  de  cotignac  n'ose  seulement  lever  les  yeux. 

LE  DUC  DE  GUISE. 

EMui,  que  dit-il,  ee  beau  sire? 

CYPIERRE. 

L&i,  monseigneur?  Aussi  tranquille  que  vous  et  moi,  et  d'une  hu- 
meur presqae  rieuse... 

LE  DUC  DE  GUISE. 

Nous  verrons  s'il  rira  long-temps.  —  Cypierre,  entrez  là.  (Montrant 
l'appartement  du  roi.)  Dites  à  mon  frère  que  je  l'attends. 

CYPIERRE. 

M-  le  cardinal?  Il  n'est  plus  chez  le  roi;  je  viens  de  le  laisser  au  pied 
du  degré,  devisant  avec  Brissac. 

LE  DUC  DE  GUISE. 

A  quoi  diable  s'amuse-t-il?  Les  minutes  sont  des  heures... 

CYPIERRE. 

Monseigneur  n'attendra  pas  long-temps;  le  voici. 


LES  ÉTATS   D' OR  LÉ  ANS.  443 


SCENE  XXIII. 

Les  mêmes,  LE  CARDINAL  DE  LORRAINE. 

LE  DUC  DE  GUISE. 

Eh  bien!  Charles,  qu'avez-vous  fait?  Tout  est-il  convenu?  L'ordre 
est-il  convoqué? 

LE  CARDINAL   DE  LORRAINE. 

Mon  cher  François,  cette  idée  d'assembler  l'ordre,  il  faut  y  renoncer. 

LE  DUC  DE  GUISE. 

Et  pourquoi?  Encore  un  bâton  dans  nos  roues!  C'est  le  chancelier, 
je  gage...  Cypierre,  allez-moi  chercher  ce  M.  de  L'Hospital... 

LE  CARDINAL  DE  LORRAINE. 

Mais  non... 

LE  DUC  DE  GUISE,  sans  l'écouter. 

Amenez-le-moi,  s'il  vous  plaît...  Je  veux  lui  apprendre  son  état,  et 
d'une  verte  façon...  Allez. 

LE  CARDINAL  DE  LORRAINE. 

Maisàquoijbon?... 

LE  DUC  DE  GUISE,   à  Cypierre. 
Allez ,  VOUS  dis-je.        (Cypierre,  après  avoir  hésité  un  moment,  sort.) 

SCÈNE  XXIV. 

LE  DUC  DE  GUISE,  LE  CARDINAL  DE  LORRAINE. 

LE   CARDINAL  DE  LORRAINE. 

Mais  encore  un  coup,  François,  le  chancelier  n'y  est  pour  rien;  c'est 
Brissac  et  moi  qui ,  avant  de  rien  ordonner,  avons  voulu  faire  notre 
compte,  la  liste  en  main. 

LE  DUC  DE  GUISE. 

Eh  bien? 

LE  CARDINAL  DE  LORRAINE. 

Eh  bien!  ce  serait  très  douteux;  il  n'y  en  a  pas  moitié  parfaitement 
à  nous. 

LE  DUC  DE  GUISE. 

Il  faut  en  créer. 

LE  CARDINAL  DE   LORRAINE. 

Tout  exprès? 

LE  DUC  DE  GUISE. 

Pourquoi  pas? 

LE  CARDINAL  DE  LORRAINE. 

Nous  sortons  d'en  faire.  Dix-huit  d'un  coup,  n'est-ce  pas  assez?  Dieu 
sait  quels  cris' on  a  poussés! 


444  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

LE  DUC  DE  GUISE. 

Eh  bien  !  n'en  faites  pas,  mais  n'appelez  que  les  bons. 

LE   CARDINAL   DE  LORRAINE. 

Choisir?  ce  ne  sera  plus  Tordre  :  autant  vaudrait  prendre  les  pre- 
miers venus. 

LE  DUC   DE  GUISE. 

Prenez  qui  vous  voudrez,  pour  Dieu!  mais  allons  vite.  Si  ce  mal- 
heureux procès  languit,  il  n'aboutira  pas.  Est-ce  là  votre  compte?  Le 
fossé  est  franchi;  coûte  que  coûte,  il  faut  aller  au  but.  Arrangez- vous 
comme  vous  l'entendrez,  choisissez  la  forme  qui  vous  plaira,  dissertez 
avec  le  chancelier  sur  tous  les  procès  des  princes  du  sang  depuis  le 
commencement  du  monde,  je  ne  m'en  mêle  plus,  pourvu  que  dans 
huit  jours,  ne  l'oubliez  pas,  dans  huit  jours  au  plus  tard,  vous  me 
donniez  ce  qu'il  nous  faut. 

LE  CARDINAL  DE  LORRAINE. 

Eh  bien!  voici  mon  plan,  le  chancelier  l'accepte. 

LE   DUC  DE  GUISE. 

Peste  !  ce  doit  être  beau  ! 

LE   CARDINAL  DE   LORRAINE. 

Une  commission  du  parlement  viendra  faire  ici  l'instruction.  Cinq 
membres,  c'est  assez.  Nous  pouvons  les  avoir  sous  trois  jours.  J'ai  fait 
mon  choix.  Je  prends  Viole,  Bourdin,  Faye,  Dutillet  et,  comme  il  faut 
un  nom  qui  sonne  bien,  le  président  de  Thou. 

LE  DUC  DE  GUISE. 

Mais  êtes- vous  sûr?... 

LE   CARDINAL  DE  LORRAINE. 

J'en  fais  mon  affaire.  Je  sais  comment  le  prendre.  — Jusque-là  nous 
sommes  d'accord  avec  le  chancelier.  Mais  il  s'imagine  qu'une  fois  l'ar- 
rêt dressé  nous  irons  le  soumettre  au  parlement  toutes  chambres  réu- 
nies. Dieu  nous  garde  d'un  tel  enfantillage... 

LE  DUC  DE  GUISE. 

A  la  bonne  heure. 

LE   CARDINAL  DE  LORRAINE. 

Ces  cascades  judiciaires  ne  servent  qu'à  perdre  le  temps.  Si  l'arrêt 
nous  semble  bon,  et  il  le  sera,  nous  le  porterons  purement  et  simple- 
ment en  conseil  du  roi,  qui  le  confirmera,  omisso  medio. Vous  compre- 
nez? 

LE  DUC  DE  GUISE. 

A  peu  près...  Continuez  toujours. 

LE   CARDINAL  DE  LORRAINE. 

La  procédure  ayant  été  conduite  par  les  gens  de  parlement,  on  ne 
pourra  pas  dire  que  nous  jugeons  sans  forme  de  procès,  et  cependant, 


LES   ETATS  D  ORLEANS.     .  445 

sur  simple  signature  des  membres  du  conseil,  il  sera  passé  outre  à 
l'exécution,  avec  bonne  et  suffisante  apparence  de  justice.  Que  vous  en 
semble? 

LE  DUC   DE   GUISE. 

Cela  me  paraît  très  savant...  Tâchez  surtout  que  ce  soit  p*ompt. 

LE   CARDINAL   DE   LORRAINE. 

Robertet  prépare  déjà  les  lettres  aux  commissaires;  j'ajouterai  seu- 
lement deux  mots  pour  M.  de  Thou,  et,  dans  une  heure,  tout  sera 
parti.  Que  voulez-vous  de  mieux? 

LE  DUC  DE  GUISE. 

Et  vos  témoins? 

LE   CARDINAL   DE   LORRAINE. 

Ils  sont  en  route.  Nous  aurons  demain  ceux  de  Lyon,  les  autres  sui- 
vront de  près. 

LE  DUC  DE  GUISE. 

Saint- André  vous  répond  d'eux? 

LE   CARDINAL   DE   LORRAINE. 

J'y  veillerai  moi-même,  soyez  tranquille. 

LE  DUC  DE  GUISE. 

Carrouge  est  parti,  j'espère? 

LE  CARDINAL  DE  LORRAINE. 

Depuis  deux  heures. 

LE   DUC  DE  GUISE. 

Il  faut  qu'il  enlève  tout  ce  monde-là  d'un  tour  de  main. 

LE   CARDINAL   DE   LORRAINE. 

Il  tombera  d'abord  chez  la  vieille  papesse,  lui  dira  comme  quoi  son 
bien-aimé  gendre  ne  peut  plus  aller  au  prêche,  la  conduira  prisonnière 
à  Saint-Germain,  et  fera  main-basse  sur  tous  ses  papiers. 

LE   DUC  DE  GUISE. 

Qu'il  cherche  bien  î 

LE  CARDINAL  DE  LORRAINE. 

On  nous  apportera  jusqu'au  moindre  chiffon  écrit  ou  non  écrit  : 
nous  savons  trop  ce  que  vaut  le  papier  blanc.  —  Ensuite  il  fera  même 
cérémonie  chez  Delahaye,  l'intendant  du  cher  cousin.  Ce  serait  jouer 
de  malheur  si  dans  de  si  bons  coins  on  ne  dénichait  pas  quelques  œufs 
de_Navarre  ! 

LE  DUC  DE  GUISE. 

C'est  là  maintenant  qu'il  faut  viser.  Rien  de  fait,  ne  l'oublions  pas, 
si  le  Navarrais  nous  reste  sur  les  bras. 

LE  CARDINAL  DE  LORRAINE. 

L'instruction  sera  dirigée  dans  ce  sens. 

TOME  II.  29 


446  *  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

LE  DUC  DE  GUISE. 

Robertet  a  le  mot? 

LE  CARDINAL  DE  LORRAINE. 

Oui. 

LE  DUC   DE  GUISE. 

Poussez*y  le  chancelier...  Parlez-lui  ferme,  et  ne  badinez  pas  avec 
ce  cafard-là. 

LE  CARDINAL  DE  LORRAINE. 

Vous  allez,  s'il  vous  plaît,  lui  faire  la  leçon  vous-même.  Le  voici. 
C'est  sans  doute  Cypierre  qui  nous  l'envoie. 

SCÈNE  XXV. 

Les  mêmes,  LE  CHANCELIER. 

LE  CHANCELIER ,  au  duc  de  Guise. 

Monseigneur,  vous  me  faites  appeler? 

LE  DUC   DE  GUISE. 

Oui,  monsieur.  J'ai  peu  de  mots  à  vous  dire.  Le  roi  vous  tient  pour 
fidèle  serviteur;  mais  il  veut,  vous  m'entendez,  que  ce  procès  marche 
grand  train. 

LE  CHANCELIER. 

Monseigneur,  il  faut  y  mettre  les  formes  de  justice. 

LE  DUC  DE   GUISE. 

Il  faut  surtout  faire  diligence.  Il  s'agit  du  salut  du  roi ,  et  le  crime 
est  prouvé. 

LE   CHANCELIER. 

Prouvé,  monseigneur?  Vous  voulez  dire  qu'il  y  a  présomption,  et 
c'est  pourquoi  j'ai  dû  signer  le  décret  de  prise  de  corps;  mais,  de  la 
présomption,  il  faut  passer  aux  preuves. 

LE  DUC  DE  GUISE. 

Ce  sera  vite  fait,  pourvu  qu'on  le  veuille  bien. 

LE   CHANCELIER. 

Remarquez,  monseigneur,  que  nous  n'avons  ni  lettres  ni  aveu  de 
M.  le  prince;  s'il  s'obstinait  à  nier  ou  seulement  à  se  taire,  nous  ne 
pourrions  le  déclarer  atteint  et  convaincu  qu'après  enquête,  contre- 
enquête,  audition  de  témoins... 

LE  DUC  DE  GUISE. 

En  voilà  pour  six  mois,  monsieur. 

LE   CHANCELIER. 

Non,  monseigneur,  deux  ou  trois  tout  au  plus. 

LE   DUC   DE  GUISE. 

Comme  vous  y  allez!  Je  ne  vous  donne  seulement  pas  huit  jours; 
prenez-y  garde  ! 


LES  ÉTATS   DORLÉANS.  447 

LE  CHANCELIER. 
Mais  je  Croyais...   (Se  tournant  vers  le  cardinal.)  VOUS  m'aviCZ  dit,  lïJOn- 

seigneur,  qu'on  renonçait  aux  chevaliers  de  l'ordre... 

LE  DUC  DE  GUISE,   l'interrompant. 

Les  chevaliers  de  l'ordre,  c'était  le  vrai  moyen,  je  le  soutiens  en- 
core. Mais,  puisqu'on  veut  qu'il  y  ait  des  privilèges  pour  MM.  les  princes 
du  sang,  comme  notre  intention  est  de  tout  respecter,  de  ne  pas  soule- 
ver le  plus  léger  murmure,  nous  permettons  que  le  parlement  s'en 
mêle,  par  commission  bien  entendu.  Mon  frère  m'a  dit  que  c'était 
votre  avis. 

LE  CHANCELIER ,  regardant  le  cardinal. 

Seulement  pour  abréger  la  première  instruction?.... 

LE   CARDINAL   DE  LORRAINE. 

Oui,  chancelier. 

LE  DUC  DE  GUISE. 

Vous  l'aurez  votre  commission;  mais  si  vous  la  laissez  battre  les 
broussailles,  s'amuser  à  la  chicane,  noircir  du  papier  pour  son  plaisir, 
si  vous  ne  la  menez  droit  son  chemin  et  droit  au  but,  c'est  à  vous  que 
le  roi  s'en  prendra,  je  vous  en  avertis.  Aux  moindres  lenteurs  inutiles, 
nous  cesserons  de  fermer  l'oreille  à  bien  des  charités  qu'on  vous  prête, 
monsieur  le  chancelier. 

LE  CHANCELIER. 

Je  me  tais,  monseigneur.  Je  méprise  la  calomnie  et  n'ai  pas  peur  de 
la  menace.  Tout  ce  que  je  peux  vous  promettre,  c'est  de  ne  perdre  une 
heure  ni  de  jour  ni  de  nuit  pour  instruire  le  procès. 

LE  CARDINAL  DE   LORRAINE. 

Très  bien,  chancelier. 

LE  DUC  DE   GUISE. 

Encore  un  mot.  Ne  vous  croyez  pas  tenu  d'instruire  seulement  contre 
M.  de  Condé.  Si,  sur  votre  chemin,  vous  rencontrez  son  frère,  vous 
n'avez  rien  à  ménager.  Le  roi  l'estime  ainsi.  Ceci  pour  vous  seul,  mon- 
sieur: que,  par  malheur,  l'éveil  soit  donné  de  ce  côté,  (il  indique  l'appar- 
tement de  la  reine-mère)  le  roi  pourrait  penser  à  vous,  et  nous  aurions 
grand' peine  à  vous  défendre. 

LE  CHANCELIER. 

Qu'entendez-vous  par  là,  monseigneur?  Si  vous  me  croyez  capable 
d'oublier  mes  devoirs,  il  faudrait  le  dire  franchement. 

LE  DUC   DE   GUISE. 

Je  parle  d'indiscrétions  qui  se  pourraient  commettre,  si  vous  n'étiez, 
srar  vos  gardes. 

LE  CARDINAL  DE  LORRAINE. 

Mon  cher  chancelier,  je  vais  vous  envoyer  Robertet.  Nous  voulons 
qu'il  vous  aide  à  préparer  votre  instruction.  Je  le  mets  à  vos  ordres. 


44g  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

LE  CHANCELIER. 

A  mes  ordres,  monseigneur?  (Bas.)  C'est  moi  qu'on  pense  mettre  aux 
siens. 

LE  CARDINAL  DE  LORRAINE ,  bas  au  duc  de  Guise. 

Venez,  mon  frère,  le  roi  doit,  être  avec  sa  mère;  il  ne  faut  pas  que 
cela  dure  trop  long-temps.  (Haut.)  Bonjour,  chancelier! 

(Le  chancelier  s'incline,  ils  sortent.) 

SCÈNE  XXVI. 

LE  CHANCELIER,  seul. 

Quelle  violence!  quel  mépris  de  tout  conseil,  de  toute  raison  !  Pauvre 
royaume,  par  quelles  gens  te  voilà  conduit!  sous  quelle  justice  allons- 
nous  vivre!...  Si  l'arrêt  leur  déplaît,  ils  le  briseront...  Tout  doit  mar- 
cher à  leur  caprice,  même  l'instruction  d'un  procès!  —  Ce  Robertet!... 
mon  surveillant!...  C'est  ce  qu'il  faudra  voir!  Je  lutterai  pied  à  pied 

tant  qu'ils  me  laisseront  debout.  (Il  aperçoit  la  reine-mère  qui  s'avance  à  pas 

lents,  d'un  air  très  préoccupé.)  La  reine!...  Quel  coup  ce  doit  être  pour  elle! 
Que  deviennent  ses  desseins  et  tout  ce  grand  espoir  en  l'assemblée  des 
états!... 

SCÈNE  XXVII. 

LA  REINE-MÈRE,  LE  CHANCELIER. 

LA  REINE-MÈRE,   sans  voir  le  chancelier. 

Ils  me  font  fuir....  Tant  d'insolence  en  si  peu  de  mots  !  Ils  veulent 
me  rebuter,  m'effrayer....  Je  crois  vraiment  qu'ils  en  viennent  à  bout. 
(Apercevant  le  chancelier.)  Ah!  vous  voilà,  monsieur  de  L'Hospital;vous  aussi 
vous  m'abandonnez  donc  ! 

LE  CHANCELIER. 

Moi,  madame? 

LA  REINE-MÈRE. 

Avoir  autorisé  de  votre  nom  l'iniquité  qu'on  fait  faire  à  mon  fils  ! 

LE  CHANCELIER. 

Madame,  on  ne  se  gouverne  pas  comme  on  veut  en  compagnie  de 
gens  si  audacieux  et  si  puissans  !  Je  n'avais  de  choix  qu'entre  deux  con- 
duites :  déposer  les  sceaux  entre  les  mains  du  roi,  ou  signer  le  décret 
qu'il  avait  signé  lui-même.  Le  premier  parti  n'était  bon  qu'à  moi  seul, 
il  me  donnait  ma  liberté.  Empêchait-il  l'arrestation  du  prince?  Hélas! 
non.  Ses  ennemis  n'en  triomphaient  pas  moins  et,  de  plus,  ils  avaient 
la  joie  de  mon  départ.  Mieux  valait  donc  garder  un  poste  où,  si  Dieu  le 
permet,  je  puis  maintenir  le  procès  qui  se  prépare  dans  les  voies  de 
justice  et  de  modération. 


LES  ÉTATS  DORLÉANS.  449 

LA  REINE-MÈRE. 

Quel  procès,  chancelier?  Ils  se  soucient  bien  d'un  procès!  Ne  disent- 
ils  pas  qu'ils  châtieront,  quoi  qu'il  arrive? 

LE  CHANCELIER. 

En  gagnant  du  temps,  madame,  on  rend  vaines  bien  des  prophéties. 

LA  REINE-MÈRE. 

Mais  comment  gagner  du  temps  avec  des  juges  d'épée? 

LE  CHANCELIER. 

Madame,  ils  y  renoncent....  C'est  une  commission  du  parlement 
qu'on  appelle. 

LA  REINE-MÈRE. 

Ah!  vous  me  rendez  une  lueur  d'espoir.... 

LE   CHANCELIER. 

Par  malheur,  le  prince  a  laissé  commettre  de  bien  graves  impru- 
dences.... 

LA   REINE-MÈRE. 

A  qui  le  dites-vous? 

•       LE  CHANCELIER.      : 

Si  Dieu  voulait  du  moins  qu'il  fût  bien  conseillé. 

LA  REINE-MÈRE. 

Lui  sera-t-il  permis  d'appeler  ses  conseils? 

LE  CHANCELIER. 

J'en  doute;  mais,  madame,  s'il  a  de  bons  amis  et  si  leur  voix,  ce  que 
j'ignore,  peut  pénétrer  dans  sa  prison,  ils  lui  commanderont  de  s'en- 
fermer dans  un  silence  absolu.... 

LA  REINE-MÈRE. 

Bien. 

LE  CHANCELIER. 

De  ne  reconnaître  la  compétence  que  du  seul  parlement  en  corps, 
les  pairs  siégeant  ou  appelés.  Je  n'en  puis  dire  davantage. 

LA    REINE-MÈRE. 

Cela  suffit.  —  Ah!  mon  cher  chancelier,  que  j'avais  besoin  de  vos 
paroles!  Mon  courage  était  à  bas.  Si  vous  les  aviez  vus,  tout  à  l'heure, 
entrer  chez  mon  fils,  l'arrogance  à  la  bouche...  Savez-vous  quelle  idée 
m'est  venue  dans  l'esprit?  Que,  dans  cette  prison,  Chavigny  ou  quel- 
que archer  venait  de  leur  rendre  un  odieux  service...  Pourvu  qu'il  n'en 
soit  rien!.,  pourvu  que  ce  pauvre  Navarre  soit  lui-même  en  sûreté!... 
Rien  ne  m'étonnerait,  chancelier;  qui  peut  les  arrêter?  Ce  malheureux 
François,  ils  le  mènent  en  laisse!  ils  lui  soufflent  au  cœur  je  ne  sais 
quelle  rage  contre  Condé...  Tout  ce  qu'il  faudra  faire  pour  le  perdre,  il 
le  fera...  Et  quand  les  princes  seront  à  terre,  nous  y  serons  aussi, 


450  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

croyez-moi.  Vous  le  verrez,  je  m'y  attends,  ils  me  renverront  à  Flo- 
rence- 

LE  CHANCBLIER. 

Quelle  idée,  madame!  jamais  le  roi 

LA    REINE-MÈRE. 

Mon  salut,  c'est  le  salut  des  princes.  Il  faut  que  je  les  sauve,  il  le 
faut;  et  je  ne  vois  qu'un  moyen  de  les  sauver  à  coup  sûr,  c'est  de  les 
faire  évader. 

LE   CHANCELIER. 

Impossible,  madame... 

LA  REINE-MÈRE. 

Oh!  si  j'étais  aidée... 

LE   CHANCELIER. 

Vous  tenteriez  en  vain...  J'ose  vous  en  prier,  n'essayez  pas. 

LA   REINE-MÈRE. 

Vous  croyez? 

LE  CHANCELIER. 

C'est  leur  mort!  leur  mort  certaine  ! 

LA  REINE-MÈRE. 

Mais  au  moins,  chancelier,  gouvernez  si  bien  ce  procès... 

LE  CHANCELIER. 

Madame,  le  prince  fût-il  coupable,  ce  qui  n'est  pas,  j'espère,  il  a  pour 
sauvegarde  cette  raison  d'état  qui  défend  qu'il  succombe  devant  de 
tels  ennemis.  N'est-ce  pas  vous  dire  ce  que  doit  faire  un  serviteur  de 
la- couronne.... 

LA  REINE-MÈRE. 

Ah!  monsieur  de  L'Hospital,  je  l'ai  souvent  pensé,  il  n'y  a  que  vous, 
et  moi  qui  aimions  d'amour  vrai  le  roi  et  ce  pauvre  royaume!  Adieu. 
Ne  m'abandonnez  pas...  je  compte  sur  vous! 

LE   CHANCELIER. 

Comptons  sur  Dieu,  madame! 

(Il  s'incline.  La  reine-mère  entre  dans  son  appartement.) 
UN  HUISSIER,  sortant  du  vestibule. 

Le  secrétaire  du  conseil,  envoyé  par  monseigneur  de  Lorraine,  de- 
mande à  voir  monsieur  le  chancelier. 

LE   CHANCELIER. 

DRes  à  M.  Robertet  qu'il  passe  demain  chez  moi.  A  cette  heure,  je 
n'ai  que  faire  de  ses  services.  (H  sort.) 

FIN  DU  TROISIÈME   ACTE. 

L.  VrrEî. 

(La  fin  au  prochain  n°.) 


DE  LA 


POLITIQUE  EXTÉRIEURE 


LA  FRANCE  DEPUIS  1850. 


QUATRIEME  PARTIE.1 
AFFAIRES  D'ITALIE  JUSQU'EN  FÉVRIER  18&8. 


Grégoire  XVI  mourut  le  1er  juin  1846.  Son  règne  avait  été  long  et 
laborieux.  Au  lendemain  de  son  élection,  3  février  1831  ;  avait  éclaté 
la  révolution  de  Modène.  Quelques  jours  après ,  la  Romagne  entière 
était  en  feu.  Bologne,  Ancône,  Pérouse,  ouvraient  leurs  portes  à  l'in- 
surrection victorieuse,  et  des  hauteurs  d'Otricoli  les  révolutionnaires 
italiens  avaient  pu  menacer  le  patrimoine  même  de  saint  Pierre  et  jeter 
à  la  Rome  des  papes  un  premier  défi.  Les  Autrichiens,  il  est  vrai, 

(1)  Voyez  la  troisième  partie  dans  la  livraison  du  15  décembre  1848.  —  L'intérêt  qui 
s'attache  en  ce  moment  aux  affaires  d'Italie  nous  décide  à  interrompre  l'ordre  de  ces  études 
sur  la  politique  extérieure  du  gouvernement  de  juillet  pour  donner  la  partie  de  ce  tra- 
vail consacrée  aux  relations  de  la  France  avec  l'Italie  depuis  1830,  qui  emprunte  aux 
circonstances  présentes  un  caractère    articulier  d'opportunité. 


452  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

avaient  eu  facilement  raison  des  troubles  de  1831  :  en  i833,  l'occupa- 
tion de  Bologne  par  les  troupes  impériales  et  l'envoi  d'une  garnison 
française  à  Ancône  avaient  suffi  à  maintenir  l'autorité  du  saint-siége; 
mais  contre  l'envahissement  des  idés  libérales,  contre  le  vœu  des  ha- 
bitans  des  légations,  revendiquant,  à  bon  droit,  les  réformes  promises, 
que  pouvaient  ces  secours  étrangers?  Pour  conjurer  les  périls  chaque 
jour  croissant,  d'autres  armes  auraient  été  nécessaires.  Heureux  les 
Romains,  si,  avec  les  vertus  du  prêtre  et  la  science  du  théologien,  ils 
avaient  pu,  dans  le  chef  que  l'église  venait  de  se  donner,  trouver  aussi 
les  dons  de  l'homme  d'état  et  les  lumières  du  prince  temporel!  Gré- 
goire XVI,  gardien  vigilant  des  intérêts,  de  la  catholicité,  et  dans  des 
temps  difficiles  continuateur  prudent  des  traditions  du  saint-siége,  fut 
moins  heureux  dans  le  gouvernement  de  ses  propres  états.  Pontife 
humain,  il  avait  été  obligé,  au  début  de  son  règne,  d'accepter  pour 
vengeurs  de  ses  droits  les  implacables  volontaires  de  Ravenne  et  de 
Forli.  Monarque  éclairé,  il  n'avait  pas  osé  porter  la  main  sur  les  abus 
de  l'administration  romaine.  De  son  vivant,  tout  espoir  avait  été  in- 
terdit à  ses  sujets  d'obtenir  jamais  aucune  de  ces  sages  réformes  alors 
si  vivement  désirées,  et  déjà  mûries  ou  concédées  sur  d'autres  points 
de  la  péninsule  par  des  souverains  plus  prévoyans.  Que  d'embarras  sa 
mort  n'allait-elle  pas  léguer  à  son  successeur!  que  de  vieux  ressenti- 
mens  long-temps  comprimés  prêts  à  éclater!  que  d'espérances  inces- 
samment ajournées,  promptes  à  renaître!  et  peut-être  aussi  de  coupables 
projets,  n'attendant,  pour  troubler  de  nouveau  les  états  de  l'église, 
que  le  signal  d'un  changement  de  maître! 

Le  moment  était  grave  pour  Rome,  pour  l'Italie,  pour  le  monde  en- 
tier. Ainsi  le  comprit  la  foule  recueillie  qui,  le  dimanche  14  juin  au 
soir,  vit  clore  et  murer  devant  elle  les  portes  du  conclave.  Ce  n'était 
cette  fois  ni  des  intérêts  des  divers  cardinaux,  ni  des  rivalités  ordinaires 
des  cours  de  France  et  d'Autriche  que  s'entretenaient  curieusement 
les  groupes  nombreux  qui  sillonnaient  les  vastes  solitudes  de  la  ville 
éternelle.  La  préoccupation  était  générale;  l'anxiété  se  lisait  sur  tous 
les  visages.  Les  membres  du  sacré  collège,  la  plupart  étrangers  aux 
affaires,  nommés  presque  tous  par  le  dernier  pape,  voudraient-ils  cé- 
der aux  nécessités  nouvelles?  sauraient-ils  découvrir  et  choisir  entre 
eux  tous  celui  que  les  temps  appelaient?  L'attente  ne  fut  pas  longue. 
Le  17  au  matin,  les  clôtures  du  conclave  tombaient,  et,  solennellement 
proclamé  du  haut  des  balcons  du  Quirinal,  le  nom  du  cardinal  Mastai 
enivrait  tous  les  cœurs  de  joie  et  d'espérance.  L'élection  du  nouveau 
pape  fut  suivie  de  son  intronisation.  Revêtu  de  ses  habits  pontificaux, 
assis  sur  un  fauteuil  au  bout  d'une  des  longues  galeries  du  Quirinal, 
Pie  IX  voulut  recevoir  les  premiers  hommages  du  public  et  donner  sa 
bénédiction  à  ses  sujets.  Cependant,  au  sein  de  cette  foule  avide  de 


1 


DE  LA   POLITIQUE   EXTÉRIEURE   DE   LA   FRANCE   DEPUIS    i830.         453 

contempler  ses  traits,  s'avançait,  mêlé  à  tous  et  précédé  par  plusieurs 
personnes,  l'ambassadeur  de  France,  M.  Rossi.  Le  pape  le  reconnut, 
l'appela,  et,  lui  prenant  affectueusement  les  mains,  lui  adressa  les  plus 
bienveillantes  et  les  plus  flatteuses  paroles. 

Témoin  plus  tard  d'une  sinistre  scène,  Rome  a  vu  M.  Rossi  tomber 
sanglant  sur  les  marches  de  ce  trône  qu'en  vain  il  a  voulu  couvrir  de 
son  corps.  Le  gouvernement  représenté  alors  par  M.  Rossi  a-t-il  lui- 
même,  jusqu'au  jour  de  sa  chute,  fait  un  instant  défaut  à  la  cause  ita- 
lienne libérale  et  modérée  qu'au  lendemain  de  son  élection  l'auguste 
pontife  plaçait  ainsi  sous  le  patronage  de  la  France?  On  va  en  juger. 

Ce  serait  se  faire  une  très  incomplète  et  très  fausse  idée  du  mouve- 
ment qui,  à  Rome  et  dans  le  reste  de  l'Italie,  agitait  les  esprits  à  l'avéne- 
ment  de  Pie  IX,  que  de  le  confondre,  soit  avec  l'effervescence  révolu- 
tionnaire excitée  par  la  première  invasion  de  nos  armées  républicaines, 
soit  avec  les  agitations  constitutionnelles  de  1820,  soit  enfin  avec  les 
tentatives  insurrectionnelles  de  1831  et  1833.  Il  y  aurait  dans  ce  juge- 
ment autant  d'injustice  que  de  légèreté.  Il  est  vrai,  les  anciennes  fautes 
ne  furent  pas  jusqu'au  bout  évitées;  mais,  si  les  dernières  scènes  qu'il  va 
nous  falloir  raconter,  si  le  dénoûment  fatal  ne  rappellent  que  trop  un 
désastreux  passé,  hâtons-nous  de  le  dire,  l'origine  et  les  débuts  furent 
différens  et  plus  heureux.  En  1796,  les  idées  politiques  et  philosophi- 
ques du  xvme  siècle,  franchissant  pour  la  première  fois  les  cimes  des 
Alpes  avec  les  soldats  de  Montenotte  et  d'Arcole,  n'apparurent  guère 
aux  populations  que  comme  autant  de  machines  de  guerre  dirigées 
contre  les  souverains  du  pays,  contre  la  noblesse  et  contre  le  clergé. 
Comprises  à  peine  par  les  rares  lecteurs  de  Voltaire  et  de  Rousseau,  et 
par  les  adeptes  peu  nombreux  des  économistes  italiens  du  dernier  siècle, 
ces  modernes  théories  ne  pénétrèrent  jamais  bien  avant.  Enseignées 
par  de  sceptiques  vainqueurs,  elles  blessaient  à  la  fois  la  conscience 
religieuse  et  la  fierté  nationale  des  vaincus.  Si  les  classes  moyennes  se 
sont  plus  tard  réconciliées  avec  ces  mêmes  institutions,  c'est  que,  rele- 
vées par  elles  de  leur  condition  inférieure,  placées  sous  l'administration 
régulière  de  Murât  à  Naples,  d'Eugène  à  Milan ,  mises  directement ,  à 
Rome  et  à  Turin,  sous  la  tutelle  éclairée  des  préfets  de  l'empire,  elles 
comprirent  à  la  longue  le  surcroît  de  bien-être  et  de  considération 
qu'elles  en  pouvaient  tirer.  Moins  sensibles  à  ces  avantages,  ou  mécon- 
tentes de  les  devoir  à  la  domination  étrangère,  les  classes  inférieures 
demeurèrent  toujours  ou  profondément  indifférentes  ou  sourdement 
hostiles  au  régime  venu  de  l'étranger.  Les  importations  constitution- 
nelles essayées  en  1820  et  1821  ne  furent  pas  mieux  goûtées  de  la  popu- 
lation, et  les  mouvemens  insurrectionnels  tentés  à  Bologne  et  à  Ancône 
n'eurent  pas,  pour  la  même  cause,  plus  de  succès  auprès  du  peuple  des 
campagnes.  Parleur  inertie,  les  masses  italiennes  déjouèrent  successi- 


451  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

vement  les  efforts  de  ceux  qui  tantôt  cherchèrent  à  leur  imposer  la 
civilisation  par  la  conquête,  tantôt  voulurent  proposer  à  leur  imitation 
la  constitution  radicale  de  l'Espagne  ou  la  charte  libérale  de  la  France. 
Chose  singulière,  précisément  au  moment  où,  abattus  par  tant  de  dés- 
appointemens  et  de  revers,  réduits  à  s'exiler  au  loin  et  à  refouler  au 
fond  de  leur  cœur  les  sentimens  de  toute  leur  vie,  les  vétérans  de  la 
cause  libérale  renonçaient  enfin  à  leurs  tentatives  impuissantes  et  dés- 
espéraient entre  eux  de  l'avenir  de  leur  pays,  une  secousse  inattendue 
vint  secouer  l'universelle  apathie.  Ce  ne  fut  point  du  sein  des  conci- 
liabules tenus  au  dehors  par  les  réfugiés  italiens,  ni  des  profondeurs 
des  sociétés  secrètes  que  partit  l'appel  auquel,  pour  la  première  fois, 
l'Italie  entière  devait  répondre.  Des  hommes  qui  n'avaient  jamais  con- 
spiré, qui  faisaient  profession  d'obéir  aux  lois  de  leur  pays,  de  respecter 
les  souverains  légitimes,  des  écrivains  qu'aucune  gloire  n'entourait 
encore,  simples  gentilshommes  tenus  à  l'écart  des  affaires  publiques, 
prêtres  modestes  relégués  dans  les  coins  obscurs  du  sacerdoce,  surent 
trouver  tout  à  coup  les  accens  qui  allaient  réveiller  enfin  tout  un  peuple 
endormi. 

Il  faut  avoir  vécu  en  Italie  de  1840  à  1846  pour  savoir  l'effet  prodi- 
gieux produit  par  les  publications  de  M.  le  comte  de  Balbo,  de  M.  le 
marquis  d'Azeglio,  de  M.  l'abbé  Gioberti.  Qu'y  avait-il  donc  de  si  nou- 
veau dans  leurs  écrits  qui  pût  si  fort  frapper  et  émouvoir  les  esprits? 
Une  seule  chose,  mais  une  chose  éternellement  nouvelle  et  saisissante; 
nouvelle  et  saisissante  surtout  pour  qui  a  désappris  de  l'entendre  :  la 
vérité.  Dans  un  langage  vrai,  précis,  non  dépourvu  d'une  certaine 
émotion  contenue,  MM.  de  Balbo  et  d'Azeglio,  M.  l'abbé  Gioberti,  fai- 
saient entendre  aux  Italiens  la  vérité  sur  la  nécessité  d'une  prompte 
transformation  politique,  la  vérité  sur  les  difficultés  d'une  pareille  en- 
treprise, la  vérité  sur  les  seuls  moyens  qu'il  y  eût  selon  eux  de  la  con- 
duire à  bonne  fin.  En  conviant  leurs  concitoyens  à  cette  œuvre  toute 
patriotique,  les  publicistes  que  je  viens  de  nommer  ne  leur  proposaient 
pas  d'y  procéder  par  la  précipitation  et  par  la  violence.  Non-seulement 
leur  point  de  départ  était  tout  autre  que  celui  de  leurs  devanciers, 
mais  ils  ne  craignaient  pas  de  rompre  ostensiblement  avec  eux,  et  de 
marquer,  dès  le  début,  la  différence  des  doctrines.  Au  long  cri  de 
guerre  poussé  par  la  vieille  école  révolutionnaire,  ils  substituaient  un 
incessant  appel  à  la  concorde.  Bien  loin  de  prêcher  la  révolte  contre 
les  princes,  la  haine  contre  le  clergé,'  à  mille  lieues  de  vouloir  semer 
l'ombrage  entre  les  classes  de  la  société  et  l'antagonisme  entre  les  cités 
italiennes,  sources  anciennes  de  divisions  et  de  ruines,  ils  conseillaient 
aux  souverains  la  confiance  dans  leurs  sujets,  aux  sujets  l'affection  pour 
leurs  dynasties  nationales,  à  chacun  le  respect  des  antiques  croyances, 
l'oubli  des  étroites  rivalités  locales;  ramenant  tous  leurs  efforts  à  un 


DE  LA  POLITIQUE  EXTÉRIEURE  DE  LA  FRANCE  DEPUIS  1830.    4&5 

seul  but  :  l'union  en  un  grand  parti  des  forces  de  tous  les  états  indé- 
pendans  de  la  péninsule.  Il  est  triste  aujourd'hui,  utile  cependant 
de  rappeler  ces  sages  avis  trop  oubliés  de  ceux  qui  les  avaient  reçus 
avec  tant  d'enthousiasme,  et  quelquefois  de  ceux-là]  même  qui  les 
avaient  donnés  avec  le  plus  de  talent  et  d'autorité.  «  Que  l'on  ne  me 
dise  pas,  écrivait  M.  le  comte  César  de  Balbo  en  1843,  que  les  rebelles 
heureux  fondent  des  droits  nouveaux,  de  nouvelles  légalités.  Gela  est 
vrai,  mais  à  la  condition  d'être  heureux.  S'ils  ne  le  sont  pas,  et  jusqu'à 
ce  qu'ils  le  soient,  ce  sont  des  rebelles;  ils  ont  contre  eux  tous  les  gens 
de  bien,  nationaux  et  étrangers.  Au  contraire,  ceux  qui,  dans  une  en- 
treprise bonne  en  soi,  suivent  le  droit  actuel,  la  légalité,  la  légitimité 
(tous  mots  synonymes),  unissent  la  bonté  de  la  fin  à  la  bonté  des  moyens. 
Ils  ont  pour  eux  leur  conscience  libre  de  tous  remords,  ce  qui  est  une 
première  force;  ils  ontaussi  pour  eux  les  gens  de  bien  et  l'opinion  pu- 
blique, ce  qui  est  aussi  une  grande  force;  ils  ne  dépendent  pas  du  ha- 
sard, ils  peuvent  attendre  l'occasion,  ce  qui  de  toutes  les  forces  est  la 
plus  grande  dans  une  entreprise  ardue  et  de  longue  haleine....  La 
France  et  l'Espagne  nous  ont  fourni  de  terribles  exemples,  sans  comp- 
ter quelques  petits  exemples  italiens.  La  première  vertu  nécessaire  aux 
gouvernemens  représentatifs,  c'est  la  fermeté;  la  seconde,  la  tolérance 
mutuelle.  Ces  vertus  sont-elles  les  nôtres?  Mais,  dira-t-on,  si  nous  ne 
les  avons  pas,  nous  les  acquerrons.  C'est  fort  bien;  mais  n'est-il  pas 
fâcheux  que  cette  éducation  doive  se  faire  durant  l'entreprise  d'indé- 
pendance (1)?»  Dans  un  petit  écrit  qui  causa  la  plus  grande  sensation  en 
Italie,  M.  le  marquis  d'Azeglio  posait  ces  mêmes  questions,  et  les  déci- 
dait avec  une  raison  égale.  La  position  de  cet  écrivain  était  plus  déli- 
cate encore,  car  son  livre  publié  en  4846  avait  pour  but  de  faire  con- 
naître et  d'apprécier  les  circonstances  de  l'insurrection  récente  de 
Rimini,  insurrection  d'origine  assez  singulière,  mais  qui,  dans  ses  pro- 
clamations, avait  arboré  le  drapeau  modéré.  «  C'est  une  œuvre  grave, 
disait  M.  d'Azeglio,  voire  même  la  plus  grave  qu'un  homme  puisse 
entreprendre,  que  de  précipiter  son  pays  dans  la  voie  sanglante  des 
révolutions;  car,  une  fois  lancé ,  il  devient  difficile ,  sinon  impossible, 
de  fixer  précisément  la  limite  entre  le  juste  et  l'injuste,  entre  ce  qui 
est  utile  ou  funeste.  On  peut  être  conduit  aux  actions  les  plus  géné- 
reuses, les  plus  grandes,  ou  bien  entraîné  vers  les  plus  fatales  erreurs. 
On  peut  devenir  l'occasion  de  biens  ou  de  maux  immenses,  rencon- 
trer la  gloire  ou  l'infamie,  devenir  la  cause  du  salut  ou  de  la  ruine 
d'un  peuple  entier. 

«Se  jeter  de  sa  propre  autorité  dans  une  telle  entreprise,  y  mettre  la 
main  et  lui  donner  le  branle,  peut  être  le  comble  du  courage,  ou  de 

(1)  Délie  Speranze  d'Italie,  cap.  VI.  (Gapo  di  Lago,  1843.) 


456  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

la  témérité,  ou  de  la  folie,  mais  c'est  toujours  un  acte  redoutablefpour 
quiconque  a  souci  de  la  justice,  du  bien  de  la  patrie,  du  sort  des  autres 
hommes,  de  sa  propre  renommée  et  de  celle  de  son  pays.  Tenter  une 
révolution,  c'est  se  constituer  souverain  arbitre  de  la  volonté,  de  la 
propriété,  de  la  vie  d'un  nombre  indéfini  de  ses  semblables.  Le  plus 
souvent  ceux  qui  décident  d'employer  à  l'exécution  de  leurs  propres 
fins  les  biens  les  plus  précieux,  les  droits  les  plus  sacrés  de  leurs  con- 
citoyens, le  font  sans  leur  consentement,  sans  droit  aucun,  sans  avoir 
été  autorisés  ni  choisis.  Qu'ils  soient  plusieurs  au  lieu  d'un,  cela  ne 
change  rien  à  la  question,  la  responsabilité  devient  commune  au  lieu 
de  rester  individuelle.  Maintenant,  celui  ou  ceux  qui  disposent  de  la 
propriété  d'autrui  sans  l'aveu  des  vrais  et  légaux  possesseurs  sont  bé- 
nis s'ils  l'améliorent;  s'ils  la  détériorent,  ils  seront  maudits  et  avec  rai- 
son; car  l'incapacité  sert  d'excuse  à  ceux  que  d'autres  ont  choisis, 
mais  nullement  à  qui  s'est  choisi  lui-même....  Dans  les  affaires  d'état, 
il  faut  éviter  les  brusques  transitions.  Il  est  facile  de  proclamer  des 
monarchies,  des  républiques,  des  constitutions;  mais  il  n'est  donné  à 
personne  de  rendre  des  populations  monarchiques,  constitutionnelles 
ou  républicaines,  si  elles  ne  le  sont  ni  par  leurs  mœurs  ni  par  leurs 
opinions.  Toutes  les  férocités  de  la  terreur  n'ont  point  fait  des  répu- 
blicains des  Français  qui  ne  l'étaient  point.  Les  imitations  des  consti- 
titutions  étrangères  importées  en  Italie  en  1821  n'ont  pas  rendu  con- 
stitutionnels les  Italiens,  qui  eux  non  plus  ne  l'étaient  pas  alors....  L'art 
de  mûrir  ses  desseins  et  d'en  préparer  la  réussite,  l'art  de  construire 
l'édifice  pierre  par  pierre,  en  commençant  par  où  il  faut  commencer, 
c'est-à-dire  par  la  fondation,  est  un  art  que  nous  ignorons  nous  autres 
Italiens,  et  sans  lui  cependant  on  ne  fait  rien,  nous  l'avons  appris  à  nos 
dépens.  Nous  avons  jusqu'à  présent  ressemblé  à  ce  maître  inexpéri- 
menté de  fiers  et  impétueux  coursiers  qui,  sans  prendre  le  temps  de  les 
atteler,  sans  se  soucier  d'ajuster  ni  les  traits  ni  les  rênes,  fouette  comme 
un  fou,  et,  à  peine  lancé,  se  précipite  et  se  rompt  le  cou....  Protester 
contre  l'injustice,  contre  toutes  les  injustices  ouvertement,  publique- 
ment, de  toutes  les  manières,  et  dans  toutes  les  occasions  possibles,  est, 
à  mon  avis,  le  procédé  le  plus  nécessaire  à  l'époque  où  nous  nous  trou- 
vons, et,  quant  à  présent,  le  mode  d'action  le  plus  utile  et  le  plus  puis- 
sant. Point  de  protestation  à  main  armée,  comme  à  Rimini.  Pour  pro- 
tester ainsi,  il  faudrait  en  Italie  une  bonne  position  militaire,  deux 
cent  mille  hommes  et  deux  cents  canons  en  ligne  de  bataille.  A  réunir 
quelques  rares  baïonnettes,  on  s'attire  la  risée  de  l'Europe.  Des  armées 
faibles  et  peu  nombreuses  ne  suffisent  pas  à  donner  l'autorité  de  la 
force;  elles  ôtent,  ou  du  moins  elles  diminuent  celle  de  la  raison.  La 
plus  grande  force  d'une  protestation,  c'est  d'être  rigoureusement  juste 
et  de  s'interdire  rigoureusement  la  violence.  Quand,  chez  une  nation, 


DE  LA  POLITIQUE  EXTÉRIEURE  DE  LA  FRANCE  DEPUIS  1830.         457 

tout  le  monde  reconnaît  la  justice  d'une  chose  et  la  veut,  cette  chose 
est  faite.  En  Italie,  la  grande  œuvre  de  notre  régénération  se  peut  con- 
duire les  mains  dans  les  poches  (1).  » 

Ces  invitations,  si  modérées,  si  fermes  cependant,  n'étaient  pas  les 
seules  adressées  aux  peuples  italiens.  Avant  les  ouvrages  de  MM.  de 
Balbo  et  d'Azeglio  avait  paru  le  livre  de  M.  l'abbé  Gioberti,  intitulé  : 
del  Primato  civile  et  morale  d'Italia.  Si,  dans  quelques  parties  de  cet 
ouvrage,  l'auteur  avait  critiqué  sévèrement  l'administration  tempo- 
relle de  Grégoire,  il  avait  du  moins  montré  pour  le  pouvoir  du  saint- 
siége  la  plus  respectueuse  déférence;  il  avait  comme  mis  à  l'avance 
sous  l'égide  du  père  commun  des  fidèles  les  libertés  et  l'indépendance 
futures  de  l'Italie.  Tous  ces  écrits,  moitié  défendus,  moitié  tolérés  par 
les  polices  italiennes,  étaient  recherchés  avec  avidité;  ils  avaient  inondé 
toutes  les  villes,  et,  de  proche  en  proche,  ils  étaient  passés  jusqu'aux 
mains  des  plus  pauvres  citoyens.  Les  membres  du  clergé  n'étaient  pas 
eux-mêmes  les  agens  les  moins  actifs  de  cette  propagande  nouvelle. 
Les  Ventura,  les  Mazzani,  les  Galuzzi,  prédicateurs  célèbres  et  popu- 
laires, avaient  levé  du  haut  de  la  chaire  l'espèce  d'interdit  religieux  qui 
avait  jusqu'alors  frappé  les  idées  libérales.  Si  le  bruit  un  instant  ré- 
pandu de  l'élévation  du  cardinal  Gizzi  au  pontificat  avait  été  accueilli 
avec  faveur,  si  les  Romains  applaudirent  plus  tard  à  son  installation  au 
poste  de  secrétaire  d'état,  c'est  qu'il  avait  été  nommé  avec  éloge  dans 
le  livre  de  M.  d'Azeglio,  c'est  qu'il  passait,  à  bon  droit,  pour  un  des 
membres  du  sacré  collège  les  plus  éclairés  et  les  plus  décidés  à  travailler 
efficacement  à  la  grande  alliance  du  catholicisme  et  de  la  liberté.  Ces 
faits  suffisent  sans  doute  à  expliquer  et  les  transports  de  la  multitude 
et  les  espérances  des  hommes  plus  réfléchis  qui  assistaient  à  l' avène- 
ment de  Pie  IX.  Qui  ne  se  serait  figuré  l'avenir  paisible,  en  voyant 
chez  le  souverain  tant  de  bonne  volonté,  chez  les  sujets  tant  d'affec- 
tion et  de  si  faibles  exigences!  Se  penchant  à  l'oreille  du  représentant 
de  la  France,  le  cardinal  Ferretti,  ami  et  parent  du  nouveau  pape, 
avait  pu  lui  dire,  avec  une  confiance  trop  naturelle  en  un  pareil  in- 
stant :  «  Soyez  tranquille,  monsieur  l'ambassadeur,  nous  aurons  les 
chemins  de  fer  et  l'amnistie,  et  tout  ira  bien.  » 

L'amnistie  fut  l'œuvre  personnelle  du  pape.  Publiée  un  mois  après 
son  élection ,  elle  donnait  la  mesure  de  la  clémence  infinie  du  nou- 
veau pontife.  Les  portes  de  la  patrie  étaient  rouvertes  à  plus  de  quinze 
cents  exilés.  Il  n'était  pas  immédiatement  prononcé  sur  le  sort  d'un 
petit  nombre  de  coupables,  mais  tout  espoir  était  loin  de  leur  être 
interdit.  Le  préambule  du  décret,  écrit  en  entier,  disait -on,  de  la 
main  de  Pie  IX,  était  d'un  esprit  large  et  généreux.  La  veille,  l'am- 

(i)  Degli  ultimi  Casi  di  Romagna,  di  Massimo  d'Azeglio.  (Gapo  di  Lago,  1846.) 


458  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

foassade  de  France  avait  été  avertie  de  l'usage  que  le  saint  père  allait 
faire  de  son  omnipotence;  le  16  au  matin,  elle  reçut  copie  du  décret 
lui-même;  l'après-midi,  il  était  affiché  sur  tous  les  murs.  Quelle 
explosion  de  joie,  quel  épanchement  de  reconnaissance  suivirent  cette 
lecture,  cela  est  impossible  à  raconter.  En  un  clin  d'œil,  l'heureuse 
nouvelle  fut  répandue  dans  la  ville  :  toutes  les  maisons  vidèrent 
leurs  habitans  dans  les  rues  et  sur  les  places  publiques;  puis  tout  à 
coup,  avant  qu'aucun  mot  d'ordre  n'eût  été  donné,  par  un  mouve*- 
ment  irréfléchi,  partirent  des  différens  quartiers  de  Rome  d'intermi- 
nables processions  d'hommes,  de  femmes,  de  vieillards  et  d'enfans, 
nationaux,  étrangers,  gens  de  toutes  classes  et  de  toutes  professions,  qui, 
sans  chefs,  mais  avec  un  ordre  admirable,  vinrent  apporter  au  saint 
père  le  témoignage  spontané  de  la  gratitude  publique.  Deux  fois  en 
peu  d'heures,  la  vaste  place  du  Quirinal  avait  été  envahie,  et  à  cette 
foule  charmée,  deux  fois  déjà,  avant  la  fin  du  jour,  Pie  IX  avait  donné 
sa  bénédiction.  Cependant  les  habitans  les  plus  éloignés  n'avaient  pu 
arriver  encore.  Une  dernière  bande,  la  plus  nombreuse  de  toutes,  ne 
déboucha  sur  la  place  qu'après  la  tombée  de  la  nuit.  Le  pape  était 
rentré  dans  ses  appartemens  :  toutes  les  fenêtres  du  palais  étaient  déjà 
fermées.  Contrairement  à  l'étiquette,  qui  ne  veut  point  que  les  papes 
se  laissent  voir  après  le  coucher  du  soleil,  Pie  IX  consentirait-il  à  pa- 
raître une  fois  encore  au  balcon  et  à  recevoir  ce  dernier  hommage  de 
ses  sujets?  L'anxiété  était  grande  dans  la  foule.  Cependant,  si  le  pape 
n'eût  point  paru,  nul  doute,  écrivait  M.  Rossi,  que  cette  multitude  ne 
se  fût  écoulée  en  silence.  Mais  laissons-le  raconter  lui-même  la  scène 
dont  il  fut  témoin. 

*       «  Rome,  18  juillet. 

«  ...  Tout  à  coup  les  applaudissemens  redoublent;  je  n'en  comprenais  pas  la 
raison,  lorsque  quelqu'un  me  fit  remarquer  la  lumière  qui  perçait  à  travers  les 
persiennes,  à  l'extrémité  de  la  façade  du  palais  pontifical.  Le  peuple  avait  com- 
pris que  le  saint  père  traversait  l'appartement  pour  se  rendre  au  balcon. 

«  Bientôt,  en  effet,  le  balcon  s'entr'ouvrit,  et  le  saint  père,  en  robe  blanche 
et  mantelet  rouge,  apparut  au  milieu  des  flambeaux.  Que  votre  excellence  se  re- 
présente une  place  magnifique,  une  nuit  d'été,  le  ciel  de  Rome,  un  peuple  im- 
mense, ému  de  reconnaissance,  pleurant  de  joie,  et  recevant  avec  amour  et 
respect  la  bénédiction  de  son  pasteur  et  de  son  prince,  et  elle  ne  sera  pas 
étonnée  si  j'ajoute  que  nous  avons  partagé  l'émotion  générale  et  placé  ce  spec- 
tacle au-dessus  de  tout  ce  que  Rome  nous  avait  offert  jusqu'ici.  Ainsi  que  je 
l'avais  prévu,  aussitôt  que  la  fenêtre  s'est  fermée,  la  foule  s'est  écoulée  paisi- 
blement dans  un  parfait,  silence.  On  aurait  dit  un  peuple  de  muets,  c'était  un 
peuple  satisfait.  » 

Appréciant  ensuite  dans  la  même  dépêche  la  valeur  de  l'acte  dont  il 
venait  de  raconter  les  merveilleux  effets,  l'ambassadeur  de  France 
ajoutait  : 


DE  LA  POLITIQUE  EXTÉRIEURE  DE  LA  FRANCE  DEPUIS   1830.         45&  -V 
«  L'amnistie  n'est  pas  tout,  mais  c'est  un  grand  pas  de  fait.  J'espère  que  le 
nouveau  sillon  est  ouvert,  et  que  le  saint  père  saura  le  continuer,  malgré  tous 
les  obstacles  qu'on  ne  manquera  pas  de  lui  opposer.  » 

Les  obstacles  que  prévoyait  M.  Rossi  ne  tardèrent  pas  à  apparaître. 
Ces  obstacles  ne  vinrent  pas  seulement  de  l'inexpérience  des  hommes 
chargés  de  présider  à  la  refonte  totale  d'une  antique  et  détestable  ad- 
ministration, ils  naquirent  surtout  de  la  mauvaise  volonté  des  agens 
inférieurs,  fonctionnaires  de  tous  les  rangs,  employés  de  tous  les  de- 
grés, tous  également  intéressés  au  maintien  des  abus  qu'il  s'agissait 
de  détruire.  Pour  triompher  de  tant  de  sourdes  résistances,  il  aurait 
fallu  renouveler  la  plus  grande  portion  du  personnel,  ou  tout  au 
moins,  par  quelques  éclatans  exemples  faits  avec  discernement,  témoi- 
gner de  la  ferme  intention  où  était  le  gouvernement  de  ne  point  se 
laisser  détourner  de  la  route  qu'il  s'était  tracée.  Malheureusement  la 
même  bonté  d'ame  qui  avait  rendu  si  facile  au  pape  l'octroi  d'une  large 
amnistie  lui  rendait  pénible  l'emploi  des  mesures  de  rigueur.  Il  lui 
semblait  dur  de  congédier  sans  pension  une  foule  de  salariés  dont  la 
coopération  était  inutile,  sinon  contraire,  à  l'accomplissement  des  ré- 
formes projetées;  en  les  pensionnant  aux  frais  de  l'état,  Pie  IX  craignait 
d'imposer  une  charge  trop  lourde  à  ses  finances.  Chacun  de  ceux  qu'il 
aurait  fallu  sacrifier  ne  manquait  pas  d'ailleurs  de  puissans  protecteurs. 
Parmi  les  membres  du  sacré  collège,  beaucoup,  qui  n'osaient  s'oppo- 
ser de  front  à  des  mesures  jouissant  alors  de  la  faveur  générale,  arri- 
vaient au  même  résultat  en  appuyant  de  leur  crédit  des  personnages 
dont  la  présence  aux  affaires  leur  garantissait  suffisamment  le  main- 
tien de  l'ancien  état  des  choses.  Fort  de  ses  bonnes  intentions  qui  n'a- 
vaient point  changé,  assuré  de  l'affection  enthousiaste  de  ses  sujets, 
Pie  IX  ajourna  la  solution  de  difficultés  qu'il  lui  coûtait  de  trancher.  Ces 
retards  eurent  non-seulement  pour  résultat  de  faire  perdre  un  temps 
précieux,  mais  de  compliquer  les  embarras  mêmes  qu'il  souhaitait 
éviter.  En  effet,  tandis  que  les  partisans  du  régime  ancien  se  flattaient 
d'arriver  ainsi  à  leurs  fins  par  des  voies  détournées,  les  esprits  ardens 
s'aigrissaient,  les  hommes  rassis  commençaient  eux-mêmes  à  s'inquié- 
ter, et  la  popularité  de  Pie  IX  recevait  une  première  atteinte.  Le  7  no- 
vembre, le  saint  père,  s'étant  rendu  à  l'église  de  Saint-Charles-Borro- 
mée,  .fut  accueilli  par  la  multitude  avec  une  froideur  marquée  qui 
l'attrista  visiblement.  Dans  la  même  journée,  survint  la  nouvelle  de 
quelques  troubles  fâcheux  dans  les  provinces.  Pie  IX  et  le  cardinal  se- 
crétaire d'état  Gizzi  furent  très  émus.  Le  lendemain,  8  novembre, 
parurent  plusieurs  décrets  instituant  trois  commissions,  composées  de 
prélats  et  de  laïques,  et  chargées  de  donner  leur  avis  :  la  première,  sur 
la  réforme  de  la  procédure  criminelle  et  civile;  la  deuxième,  sur  l'a- 
mélioration du  système  municipal,  et  la  troisième,  sur  la  répression  du 


460  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

vagabondage.  La  publication  des  nouveaux  décrets  suffit  à  réchauffer 
pour  quelque  temps  l'enthousiasme  attiédi. 

Notre  représentant  à  Rome  avait  trop  de  sagacité  pour  n'être  point 
effrayé,  dès  le  début,  de  la  tournure  que  prenaient  les  relations  du  sou- 
verain et  de  ses  sujets.  Faire  attendre  des  réformes  sages  et  désirées 
assez  long-temps  pour  provoquer  l'impatience  des  masses,  puis,  au 
premier  symptôme  de  mécontentement,  à  la  première  émotion  popu- 
laire, les  concéder  précipitamment,  paraissait  à  M.  Rossi  la  plus  détes- 
table des  combinaisons.  Autorisé  par  les  instructions  du  ministère  fran- 
çais, il  crut  devoir  apporter  au  gouvernement  romain  le  secours  de  sa 
précieuse  expérience.  Que  n'a-t-on  pas  dit  sur  les  conseils  rétrogrades 
que  le  cabinet  du  29  octobre  avait  voulu  faire  accepter  à  la  cour  de 
Rome,  sur  l'opposition  incessante  de  l'ambassade  de  France  aux  des- 
seins libéraux  du  saint  père!  On  va  voir  combien  cette  assertion  était 
loin  de  la  vérité.  C'est  un  spectacle  curieux  et  instructif  que  celui  que 
donnait  notre  ambassadeur  à  Rome,  ne  perdant  pas  une  occasion 
de  signaler  à  l'avance  les  dangers  contre  lesquels ,  à  peu  de  jours  de 
distance,  l'administration  du  pape  ne  manquait  jamais  de  venir  se  heur- 
ter; indiquant  précisément,  au  moment  où  elles  étaient  opportunes,  où 
elles  auraient  été  reçues  avec  reconnaissance,  des  concessions  que,  plus 
tard,  il  fallait  accorder  sans  bonne  grâce  et  sans  profit.  Depuis  les  der- 
niers mois  de  1846  jusqu'à  la  veille  de  la  révolution  de  février,  M.  Rossi 
ne  se  lassa  pas,  chaque  fois  que  son  assistance  fut  réclamée,  de  faire 
entendre  de  si  sages  paroles  qu'elles  n'ont  depuis,  hélas!  que  trop 
ressemblé  à  des  prophéties. 

Voici  qe  qu'il  écrivait,  le  18  décembre  1846,  en  rendant  compte 
d'une  première  conversation  avec  le  saint  père  : 

« Votre  sainteté,  lui  dis-je  en  terminant,  a  commencé  un  grand  pontifi- 
cat. Elle  ne  laissera  pas,  j'en  suis  certain,  avorter  une  si  belle  œuvre  Elle  sait 
que  nul  n'y  porte  un  intérêt  plus  vif  que  le  roi,  mon  auguste  souverain,  et  que 
son  gouvernement.  Notre  politique  est  connue.  Nous  applaudissons  hautement 
à  tout  ce  qui  consolide  l'indépendance  des  états,  la  prospérité  des  nations,  la 
paix  du  monde » 

Puis  il  disait  quelques  lignes  plus  loin  : 

......  Qu'on  ajoute  atout  cela  qu'après  tout  il  n'y  a  rien  de  fait  encore;  qu'il 

n'y  a  eu  jusqu'ici  que  des  promesses,  des  projets  et  des  commissions  qui  ne  tra- 
vaillent guère,  et  on  ne  sera  pas  surpris  d'apprendre  que  le  pays  commence  à 
se  méfier  et  à  s'irriter.  Il  n'accuse  pas  le  pape  de  duplicité,  mais  il  le  suspecte 
de  faiblesse Ce  qu'il  faut  conclure  de  cet  ensemble  de  faits,  c'est  qu'il  im- 
porte plus  que  jamais  de  tranquilliser  l'opinion,  en  lui  montrant,  par  de  sages 
mesures,  que  les  promesses  de  sa  sainteté  n'ont  pas  été  illusoires  et  que 
rien  ne  s'oppose  à  leur  accomplissement.  Aussi,  j'ai,  dans  une  nouvelle  au- 
dience, répondu  avec  une  entière  franchise  au  saint  père  que  tout  retard  dans 


DE  LA  POLITIQUE   EXTÉRIEURE  DE   LA  FRANCE  DEPUIS   1830.         461 

l'accomplissement  des  améliorations  promises  serait  désormais  une  cause  à  peu 
près  certaine  de  troubles;  que  si,  au  contraire,  un  commencement  d'exécution 
venait  rassurer  les  esprits,  je  ne  doutais  pas  qu'on  ne  laissât  au  saint  père 
tout  le  temps  nécessaire  pour  procéder  avec  la  lenteur  et  la  maturité  conve- 
nables. J'ajoutai  que  la  création  d'un  gouvernement  central  et  d'un  cabinet 
me  paraissait  la  mesure  à  la  fois  la  plus  urgente  et  la  plus  rassurante  pour 
l'opinion  (1).  » 

Au  moment  où  M.  Rossi  traçait  ce  plan  de  conduite ,  aucune  ques- 
tion dangereuse  n'avait  encore  été  soulevée  à  Rome.  Les  meneurs  de 
l'opinion,  préoccupés  de  réformes  intérieures,  administratives  et  finan- 
cières, n'avaient  point  mis  en  avant  des  prétentions  exagérées.  Exé- 
cuté en  temps  opportun,  un  système  de  réformes  partielles  et  suc- 
cessives aurait  à  peu  près  satisfait  tout  le  monde.  Il  n'en  fut  pas 
long-temps  ainsi.  Vers  la  fin  de  l'année  1846,  affluèrent  à  la  fois  les 
anciens  condamnés  politiques,  amnistiés  par  le  décret  du  16  juillet, 
bon  nombre  d'Italiens  que  leurs  opinions  avaient  jusqu'alors  retenus 
hors  de  leur  pays,  et  cette  foule  de  visiteurs  que  l'hiver  ne  manque  ja- 
mais d'attirer  à  Rome.  L'influence  des  nouveaux  arrivés  ne  tarda  pas  à 
se  faire  sentir.  L'impulsion  donnée  aux  esprits  en  fut  non-seulement 
accélérée,  mais  profondément  modifiée.  Jusqu'alors,  le  mouvement 
réformateur,  sorti,  comme  nous  l'avons  vu,  des  entrailles  mêmes  de 
l'Italie,  était  resté  national,  sans  mélange  d'élémens  exotiques.  Les 
étrangers,  par  leur  manière  quelque  peu  méprisante  de  parler  des 
demi-concessions  du  pape;  les  réfugiés,  par  les  habitudes  d'opposition 
qu'ils  avaient  contractées  dans  la  société  des  radicaux  de  France  et  d'An- 
gleterre, par  leurs  tendances  révolutionnaires,  tournèrent  peu  à  peu 
les  yeux  des  Romains  vers  de  nouvelles  perspectives.  Les  exilés  rentrés, 
tout  en  prodiguant  à  la  personne  même  du  saint  pontife  les  témoignages 
d'une  reconnaissance  sans  bornes,  faisaient  efforts  pour  lui  imposer  une 
politique  qui  ne  pouvait  être  la  sienne.  Ils  se  montraient  constamment 
hostiles  aux  opinions  modérées.  Avec  cet  instinct  merveilleux  qu'ont 
toujours  les  partis  pour  reconnaître  leurs  vrais  et  dangereux  adver- 
saires, ils  s'altachèrent  d'abord  à  ruiner,  dans  l'opinion  publique,  l'in- 
fluence tutélaire  que  nous  cherchions  à  exercer  à  Rome  et  à  tourner 
vers  l'Angleterre  les  regards  des  libéraux  italiens.  Un  de  leurs  artifices 
ordinaires  était  de  traduire  et  de  répandre  à  profusion  des  articles  du 
Times,  dont  les  éloges  exagérés  contrastaient  avec  le  ton  moins  bien- 
veillant de  quelques  journaux  français  qui,  à  tort  ou  à  raison,  avaient 
eu  le  malheur  de  blesser  profondément  les  susceptibilités  italiennes. 
On  ne  parlait  pas  encore  d'institutions  constitutionnelles,  dont  nulle 
part,  en  Italie,  le  nom  n'était  alors  ostensiblement  prononcé;  mais  on 

(1)  Dépêche  de  M.  Rossi  à  M.  Guizot,  18  décembre  1846. 

TOME  II.  30 


462  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

soufflait  à  l'oreille  du  peuple  les  mots  de  liberté  de  la  presse,  de  garde 
civique,  de  représentation  provinciale.  Une  fois  en  possession  de  ces 
puissans  moyens  d'action ,  on  se  sentait  sûr  d'obtenir  promptement  le 
reste.  Mais  comment  arracher  au  pape  des  concessions  si  décisives?  Pour 
gagner  un  point  si  important,  rien  ne  coûta  aux  nouveaux  meneurs. 
Ils  employèrent  tout  à  la  fois  l'extrême  adulation  ou  une  intimidation 
à  peine  déguisée. 

Les  manifestations  populaires  changèrent  soudain  de  nature;  elles 
cessèrent  d'être  l'expression  instantanée,  vive  et  naturelle  de  l'opinion 
publique.  Concertées  entre  un  petit  nombre  de  personnes  qui  s'étaient 
donné  pour  mission  de  conduire  le  gouvernement  de  sa  sainteté  à  un 
but  dont  elles  ne  disaient  le  secret  à  personne,  ces  dimostrazioni  in 
piazza  (c'était  leur  nom  reçu  à  Rome)  étaient  tantôt  enthousiastes  et 
bruyantes  quand  on  avait  tiré  du  saint  père  l'octroi  de  quelques  me- 
sures populaires;  froides  et  presque  menaçantes  quand  on  le  soupçon- 
nait de  vouloir  céder  à  l'influence  des  rétrogrades,  parmi  lesquels  ne 
manquait  jamais  de  figurer  en  première  ligne  le  représentant  du  gou- 
vernement français,  car  le  gouvernement  français  s'opposait  seul  aux 
velléités  libérales  de  Pie  IX  !  Tel  était  le  mot  d'ordre  donné  par  les  ha- 
biles du  parti  révolutionnaire,  mot  d'ordre  trop  fidèlement  reçu ,  non- 
seulement  par  la  population  égarée  des  états  romains,  non-seulement 
par  toute  l'opposition  française,  mais  par  une  portion  trop  considérable 
des  hauts  dignitaires  et  des  membres  les  plus  respectables  du  clergé 
et  du  parti  catholique  de  France. 

Que  faisait  alors  celui  que  tant  de  correspondances  erronées  repré- 
sentaient comme  s'efforçant  d'entraver,  par  ses  objections,  la  marche 
libérale  du  gouvernement  romain?  Dans  une  conférence  avec  le  pape 
et  le  cardinal  Gizzi,  il  exposait  de  nouveau  avec  insistance  le  danger 
des  attermoiemens  et  l'état  d'inquiétude  fâcheuse  où  on  laissait  les  es- 
prits. Il  indiquait  avec  une  précision  nouvelle  les  remèdes  applicables 
à  la  situation. 

«  1°  Donner  dans  les  états  pontificaux  une  satisfaction  large  et  loyale  au  parti 
réformateur; 

2°  Éclairer  et  contenir  le  parti  national,  en  lui  faisant  comprendre  que  l'im- 
patience pourrait  le  perdre. 

Ce  double  travail  me  paraissait  facile  au  pape,  dont  on  n'attendait  que  des 
réformes  modérées,  et  désormais  pratiquées  dans  presque  tous  les  états  euro- 
péens, constitutionnels  ou  non;  au  pape  qui  peut  s'adresser,  avec  autorité  même, 
aux  consciences  dans  ses  états,  et  hors  de  ses  états  par  des  voies  dont  ne  dis- 
pose pas  un  prince  laïque;  conforme  à  notre  politique  qui  désire  les  réformes,  sans 
troubles  néanmoins  pour  la  paix  du  monde  et  tout  en  laissant  au  temps  ses 
droits;  honnête  et  utile  en  soi  à  l'Italie,  qui,  plus  développée  sans  doute  qu'elle  ne 
Tétait  il  y  a  vingt  ans,  n'est  pas  en  état  cependant  de  tenter  de  grandes  et  puis- 


DE  LA  POLITIQUE  EXTÉRIEURE  DE  LA  FRANCE  DEPUIS  4830.  4G3 
santés  aventures.  Elle  a  devant  elle  deux  voies,  dont  Tune,  couverte  de  pièges 
et  d'écueils,  borde  un  abîme;  dont  l'autre,  longue,  il  est  vrai,  mais  facile,  paraît 
conduire  infailliblement  au  but.  Qu'importe,  s'il  n'est  pas  atteint  de  notre  vi- 
vant!... On  a  gaspillé  une  situation  unique.  Jamais  prince  ne  s'est  trouvé  plus 
maître  de  toutes  choses  que  Pie  IX  dans  les  premiers  mois  de  son  pontificat. 
Tout  ce  qu'il  aurait  fait  aurait  été  accueilli  avec  enthousiasme.  C'est  pour  cela 
que  je  disais  :  Fixez  donc  les  remises  que  vous  voulez;  mais,  au  nom  de  Dieu! 
fixez-les,  et  exécutez  sans  retard  votre  pensée  (1).  » 

Le  gouvernement  du  saint  père  était  loin  de  dédaigner  ces  utiles 
avertissemens;  il  remerciait  avec  effusion  l'ambassadeur,  mais  il  n'o- 
sait pratiquer  une  politique  si  hardie.  Les  scrupules  du  chef  de  la  reli- 
gion ne  contribuaient  pas  peu  à  contenir  dans  Pie  IX  les  tendances  du 
prince  libéral.  Effrayé  des  pas  déjà  faits,  de  ceux  qu'on  lui  demandait 
de  faire  encore,  le  saint  père  fit  paraître  le  motu  proprio  du  d2  juin, 
bientôt  suivi  de  la  notification  du  22.  Ces  deux  pièces  témoignaient  des 
doutes  dont  sa  conscience  était  agitée.  Dans  la  notification,  après  avoir 
rappelé  ce  que  le  pape  avait  fait,  commencé  ou  promis  pour  la  réforme 
du  gouvernement  temporel  de  ses  états,  après  avoir  répété  que  le  saint 
père  était  fermement  décidé  à  s'occuper  de  l'amélioration  successive  de 
toutes  les  branches  de  l'administration,  le  cardinal  secrétaire  d'état 
ajoutait  que  sa  sainteté  était  également  résolue  à  ne  pas  sortir  des  li- 
mites que  lui  prescrivaient  les  conditions  essentielles  à  la  souveraineté 
temporelle  du  chef  de  l'église,  et  à  conserver  intact  le  dépôt  qui  lui 
avait  été  confié.  «  Le  saint  père,  ajoutait-il ,  n'a  pu  en  conséquence  re- 
marquer sans  douleur  les  doctrines  et  les  menées  de  quelques  esprits 
agités,  qui  voudraient  faire  prévaloir  auprès  du  pouvoir  des  maximes 
trop  contraires  au  caractère  élevé  et  pacifique  du  vicaire  de  Jésus- 
Christ,  et  faire  renaître  dans  les  populations  des  désirs  et  des  espé- 
rances incompatibles  avec  l'établissement  pontifical.» 

Par  ces  proclamations  inattendues,  le  gouvernement  pontifical  s'ex- 
posait de  gaieté  de  cœur  au  danger  que  M.  Rossi  lui  avait  tant  de  fois 
signalé.  Les  paroles  sévères  et  d'ailleurs  bien  méritées  adressées  aux 
exaltés  excitaient  leur  colère,  mais  c'était  mal  prendre  son  temps,  de 
leur  jeter  cette  sorte  de  défi  avant  d'avoir,  par  aucune  réforme  accom- 
plie ou  en  voie  sérieuse  d'exécution,  rallié  autour  de  soi  les  forces  du 
parti  modéré,  laissé  ainsi  dans  l'ignorance  sur  les  intentions  réelles  du 
saint  père.  Pareille  faute  fut  habilement  mise  à  profit  par  les  malinten- 
tionnés. Le  pape  fut  représenté  comme  ayant  passé  entièrement  sous 
le  joug  des  partisans  de  l'ancien  régime.  Une  consigne  merveilleuse- 
ment suivie  interdit  de  se  porter  sur  le  passage  de  ce  souverain ,  na- 
guère salué  de  tant  d'acclamations.  Les  têtes  s'inclinaient  encore  res- 
pectueusement, mais  froidement.  Il  n'y  avait  plus  que  tristesse  et 

(1)  Dépêche  de  M.  Rossi  à  M.  Guizot,  28  juillet. 


464  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

reproches  sur  tous  les  visages.  A  ces  symptômes,  dont  le  cœur  du  saint 
père  souffrit  cruellement,  le  gouvernement  du  saint-siége  comprit  son 
erreur;  il  lui  fallut  la  racheter.  Pour  regagner  sa  popularité  perdue,  il 
annonça  que  l'on  allait  procéder  à  l'organisation  de  la  garde  civique  et 
à  l'installation  d'une  municipalité  romaine.  Quelques  jours  plus  tôt, 
une  seule  de  ces  mesures  eût  complètement  contenté  l'opinion  publi-  . 
que;  à  elles  deux,  elles  suffirent  à  peine  à  ramener  un  peu  de  calme 
dans  les  esprits. 

Cependant  une  journée  s'approchait  que  tous  les  bons  citoyens  re- 
doutaient. Il  avait  été  convenu  de  donner  une  grande  fête  au  pape  le 
16  juillet,  jour  anniversaire  de  l'amnistie,  et  chacun  savait  que  les 
fauteurs  ordinaires  de  troubles  comptaient  tirer  grand  parti  de  cette 
manifestation,  qui,  par  le  nombre  des  personnes,  devait  dépasser 
toutes  celles  qui  l'avaient  précédée.  En  effet,  la  veille,  quand  tout  était  à 
peu  près  disposé  pour  la  solennité,  des  bruits  étranges,  précurseurs 
ordinaires  des  grandes  commotions  populaires,  coururent  la  ville.  Des 
écrits  à  la  main,  placardés  sur  les  murs,  annonçaient  au  peuple  que 
la  faction  dite  rétrograde  avait  choisi  le  jour  de  la  fête  pour  provoquer 
une  rixe  sanglante  entre  le  peuple  et  les  troupes  pontificales.  On  allait 
jusqu'à  désigner  le  nom  des  prétendus  conspirateurs,  parmi  lesquels 
on  citait  le  cardinal  Lambruschini,  le  colonel  et  le  lieutenant-colonel 
des  carabiniers,  et  jusqu'au  gouverneur  même  de  la  ville  de  Home, 
monseigneur  Grassellini.  L'animation  était  excessive  dans  tous  les  es- 
prits, la  terreur  vive  chez  tous  les  honnêtes  gens;  il  n'y  avait  pas  de 
temps  à  perdre.  Heureusement  le  parti  modéré  sut  se  mettre  hardi- 
ment et  habilement  en  avant.  La  garde  nationale  non  encore  orga- 
nisée se  constitua  elle-même  immédiatement.  Les  hommes  les  plus 
considérables  de  Rome,  les  membres  principaux  de  la  noblesse,  se 
mirent  à  la  tête  du  mouvement.  Les  Rospigliosi,  Rignano,  Borghese, 
Aidobrandini,  Piombino,  ouvrirent  les  vastes  rez-de-chaussée  de  leurs 
palais  aux  bataillons  de  cette  milice  improvisée,  et  en  acceptèrent  le 
commandement.  Leduc  de  Rignano  (le  même  qui  joua  depuis  un  rôle 
important  dans  le  cabinet  romain  qui  précéda  M.  Rossi)  rédigea  et  per- 
suada, non  sans  peine,  aux  meneurs  populaires  de  signer  une  pétition 
qui  demandait  au  saint  père  la  remise  de  la  fête.  Une  fois  les  premiers 
noms  apposés,  la  pétition  fut  à  l'instant  couverte  de  milliers  de  signa- 
tures. En  même  temps,  parmi  les  personnes  accusées  de  complot,  les 
unes  prenaient  la  fuite,  les  autres  venaient  se  constituer  elles-mêmes 
prisonnières  aux  mains  de  la  garde  civique,  plusieurs  étaient  arrêtées 
et  gardées  à  vue  dans  les  corps  de  garde  établis  à  chaque  coin  de  rue. 
C'était  peut-être  le  seul  moyen  de  leur  sauver  la  vie.  Ainsi  furent 
évités  les  désordres  que  l'on  avait  tant  appréhendés;  mais,  il  faut  le 
dire,  si  la  journée  avait  été  bonne  pour  le  parti  des  gens  d'ordre, 


DE  LA   POLITIQUE  EXTÉRIEURE  DE  LA  FRANCE  DEPUIS   1830.         465 

qui,  cette  fois,  sut  se  produire  avec  à-propos  et  énergie,  elle  n'avait  pas 
été  mauvaise  non  plus  pour  les  révolutionnaires.  La  police  de  la  ville 
avait  été  violemment  retirée  des  mains  de  l'administration,  la  force 
armée  mise  en  suspicion ,  les  pouvoirs  de  l'autorité  transportés  aux 
mains  des  chefs  de  la  garde  civique  et  partout  exercés  sans  contrôle, 
suivant  les  inspirations  de  la  multitude.  Depuis  la  démission  du  car- 
dinal Gizzi,  donnée  le  16,  jusqu'à  l'arrivée  du  cardinal  Ferretti  (26  juil- 
let), Rome  avait  été  à  la  lettre  dix  jours  sans  gouvernement. 

Dans  ce  peu  de  temps,  la  situation  était  devenue  révolutionnaire. 

Aux  yeux  de  M.  Rossi,  le  péril  était  extrême;  il  n'attendit  pas  l'arri- 
vée du  nouveau  secrétaire  d'élat  pour  ouvrir  les  yeux  des  conseillers 
du  saint  père.  Voici  dans  quels  termes  s'exprima  l'organe  de  ce  gouver- 
nement que  les  partis  exaltés  accusaient  de  favoriser  les  vœux  des  ré- 
trogrades : 

«  Je  me  rendis  hier  à  la  chancellerie  d'état;  je  trouvai  monseigneur  Corboli 
assez  ému.  Je  lui  dis  snns  détour  que  je  ne  voulais  pas  revenir  sur  le  passé,  que 
je  ne  voulais  pas  rechercher  s'il  n'eût  pas  été  facile  de  prévenir  ce  qui  arrive, 
qu'alors  on  avait  devant  soi  des  mois,  qu'on  n'avait  plus  aujourd'hui  que  des 
jours,  des  heures  peut-être;  que  la  révolution  était  Commencée,  qu'il  ne  s'agis- 
sait plus  aujourd'hui  de  la  prévenir,  mais  de  la  gouverner,  de*la  circonscrire, 
de  l'arrêter;  que,  si  on  y  apportait  les  mêmes  lenteurs,  de  bénigne  qu'elle  était, 
elle  s'envenimerait  bientôt;  qu'il  devait  se  persuader  qu'en  fait  de  révolution, 
nous  en  savions  plus  qu'eux,  et  qu'ils  devaient  croire  à  des  experts  qui  sont  en 
même  temps  leurs  amis  sincères  et  désintéressés;  qu'il  fallait  absolument  faire, 
sans  le  moindre  délai,  deux  choses  :  réaliser  les  promesses  faites  et  fonder  un 
gouvernement  solide;  en  d'autres  termes,  apaiser  l'opinion  qui  n'est  pas  encore 
pervertie,  et  réprimer  toute  tentative  de  désordre.  Le  parti  conservateur,  dis-je, 
existe;  il  s'est  montré  actif,  intelligent,  dévoué;  il  faut  à  la  fois  le  satisfaire  et  le 
gouverner. 

«  Il  convint  pleinement  de  ces  idées,  et  il  m'indiqua  comme  la  mesure  la  plus 
urgente  et  la  plus  décisive  l'appel  des  délégués  des  provinces.  Soit,  lui  dis-je;  je 
crois,  en  effet,  la  mesure  fort  bonne,  si  elle  est  bien  conduite,  s'il  y  a  en  même 
temps  un  gouvernement  actif  et  qui  sache  rallier  autour  de  lui  les  forces  du 
pays;  mais,  encore  une  fois,  la  perte  d'un  jour  peut  être  un  mal  irréparable. 

«  Quelques  minutes  après  cette  conversation,  le  nouveau  secrétaire  d'état,  le 
cardinal  Ferretti,  s'installait  au  Quirinal,  les  délégués  étaient  appelés  à  Rome; 
le  directeur  de  la  police,  monseigneur  Grassellini,  se  retirait;  il  était  remplacé 
par  monseigneur  Morandi  (i).  » 

Mais  M.  Rossi  n'était  pas  seul  à  porter  ce  jugement  et  à  adresser  des 
conseils  aussi  avisés. 

«  Il  faut,  écrivait  M.  Guizot  à  notre  ambassadeur  à  Rome,  il  faut  que  le  pape 
se  décide  nettement  à  faire  toutes  les  réformes  indispensables,  à  les  faire  com- 

(1)  Dépêche  du  18  juillet.  M.  Rossi  à  M.  Guizot. 


466  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

plèttïs,  et  à  rentrer  ensuite  dans  son  office  de  gouvernement,  qui  consiste  à 
faire,  suivant  les  lois  établies,  les  affaires  quotidiennes  et  permanentes  de  la  so- 
ciété (1)....  » 

Dans  une  autre  dépêche,  le  ministre  des  affaires  étrangères  entrait 
dans  plus  de  détails  : 

«  ....  M.  Rossi  était  prié  de  donner  son  avis  personnel  et  précis  sur  ce  qu'il  y  a 
à  conserver  ou  à  modifier  dans  les  plans  de  1831.  11  doit  garder  soigneusement 
notre  position  et  porter  hautement  notre  drapeau,  ne  pas  éviter  cependant  d'a- 
gir occasionnellement  avec  ses  collègues  du  corps  diplomatique.  Les  puissances 
étrangères,  même  l'Autriche,  sont  raisonnables.  La  nécessité  leur  déplaît;  elles 
la  reconnaissent  le  plus  tard  possible,  mais  enfin  elles  l'acceptent.  Proclamons 
les  nécessités  quand  elles  se  présentent;  soyons-en  les  interprètes  en  Europe. 
C'est  notre  rôle.  Personne  n'est  plus  que  M.  Rossi  en  état  de  le  remplir  et  d'en 
tirer  parti.... 

«  Ne  nous  faisons  pas  autres  que  nous  ne  sommes,  mais  ne  nous  isolons  pas. 
Dans  l'action  concertée,  c'est  nous  qui  prévaudrons.... 

«  En  cas  de  danger  matériel  et  d'appel  à  un  secours  étranger,  que  rien  ne  se 
fasse  sans  nous.  Qu'on  ne  demande  rien  à  personne  sans  nous  le  demander  à 
nous,  au  moins  en  même  temps;  nous  ne  manquerons  pas  à  nos  amis  (2).  » 

Le  gouvernement  français  ne  s'en  tint  pas  à  ces  seules  assurances. 
Par  son  empressement  à  mettre  à  la  disposition  du  pape  les  armes  de- 
mandées pour  la  garde  civique  de  Rome,  il  mettait  son  honneur  à  prou- 
ver que,  de  sa  part,  un  prompt  et  cordial  appui  ne  manquerait  jamais 
aux  desseins  libéraux  du  saint-siége.  En  annonçant  un  premier  envoi 
de  fusils ,  M.  Guizot  laissait  voir  de  nouveau  quelques  inquiétudes  au 
sujet  de  la  marche  hésitante  du  gouvernement  pontifical.  Il  priait 
M.  Rossi  de  faire  tout  ce  qui  dépendrait  de  lui  par  ses  conversations, 
par  ses  conseils,  pour  aider  à  la  formation  d'un  parti  modéré.  Il  ex- 
primait l'opinion  que  M.  de  Metternich  n'interviendrait  que  s'il  y  était 
sollicité.  Le  cabinet  de  Vienne  fera,  ajoutait-il,  des  préparatifs  de  dé- 
fense secrètement  ou  patemment,  suivant  le  besoin  ou  le  caprice  dumo- 
ment,mais  il  ne  veut  rien  compromettre  (3). 

La  nomination  du  nouveau  secrétaire  d'état  avait  été  bien  accueillie 
par  la  population.  Esprit  droit  et  ferme,  le  cardinal  Ferre tti  était  plus 
qu'un  autre  capable  de  parer  aux  dangers  de  la  situation.  Il  s'y  appli- 
quait avec  un  degré  de  résolution  et  de  prudence  qui  déjà  relevait  les 
espérances  du  parti  modéré,  lorsqu'un  nouveau  ferment  de  désordres, 
inconsidérément  ajouté  à  tant  d'autres,  vint  redoubler  tout  à  coup  l'é- 
motion publique ,  tout  compliquer  à  la  fois  et  tout  aigrir.  En  vertu 
d'une  clause  des  traités  de  4815,  l'Autriche  avait  droit  de  garnison  dans 

(1)  Dépêche  du  21  juillet.  M.  Guizot  à  M.  Rossi. 

(2)  Instructions  particulières  à  M.  Rossi,  juillet  1847. 

(3)  Lettre  particulière  de  M.  Guizot  à  M.  Rossi,  28  juillet  1846. 


DE  LA  POLITIQUE  EXTÉRIEURE  DE  LA  FRANCE  DEPUIS   1830.         467 

la  place  de  Ferrare.  L'exercice  de  ce  droit  avait  dès  le  début  donné  lieu 
à  quelques  contestations  de  chancellerie  entre  le  saint-siége  et  la  cour 
de  Vienne.  Par  le  mot  place,  fallait-il  entendre  le  château  situé  à  peu 
près  au  centre  de  la  ville,  ou  bien  la  ville  elle-même?  On  s'était  bien- 
tôt mis  d'accord  quant  à  la  pratique.  Les  Autrichiens  n'occupaient  ex- 
clusivement que  le  château  proprement  dit ,  construction  sans  valeur, 
et  possédaient  dans  l'intérieur  de  la  ville  plusieurs  casernes  qui  lo- 
geaient l'excédant  de  troupes  que  le  château  ne  pouvait  contenir.  La 
garde  des  barrières  et  des  autres  postes  était  restée  aux  troupes  pon- 
tificales. Il  était  difficile  que  dans  les  circonstances  présentes,  depuis 
surtout  la  formation  de  la  garde  civique,  un  pareil  état  de  choses  n'a- 
menât pas  quelques  occasions  de  conflit.  Trop  de  gens  se  croyaient 
d'ailleurs  intéressés  à  les  faire  naître.  Des  provocations  ne  tardèrent 
pas  à  être  échangées  entre  les  patrouilles  autrichiennes  et  la  garde  ci- 
vique de  Ferrare.  Quelques  rixes  individuelles  troublèrent  aussi  de  nuit 
la  paix  des  rues.  Il  n'en  fallut  pas  davantage  au  commandant  des 
forces  militaires  de  l'Autriche  pour  agir  comme  si  la  sûreté  de  la  gar- 
nison autrichienne  était  compromise.  Le  10  août,  une  division  de 
troupes  assez  considérable  passa  le  Pô,  vint  renforcer  les  bataillons  qui 
occupaient  la  citadelle,  prit  position  dans  la  ville,  occupa  les  barrières 
et  tous  les  postes  qui  jusqu'alors  avaient  été  laissés  sous  le  commande- 
ment des  autorités.  Après  avoir  protesté  vivement,  le  cardinal  légat  de 
Ferrare  avait  dû  céder  et  se  soumettre.  En  aucun  temps  cette  prise  de 
possession,  accomplie  sans  ménagement,  avec  grand  fracas  et  une 
morgue  insultante  pour  la  susceptibilité  italienne,  ne  serait  passée 
inaperçue;  mais,  si  l'on  songe  au  milieu  de  quelles  préoccupations  la 
première  nouvelle  de  l'occupation  de  la  ville  de  Ferrare  vint  tomber 
à  Rome,  on  pourra  aisément  se  figurer  quel  surcroît  de  trouble  elle  y 
jeta.  Toutes  les  imaginations  y  étaient  encore  échauffées  par  la  décou- 
verte de  la  grande  conspiration  du  16  juillet.  Aux  yeux  de  la  multi- 
tude, la  coïncidence  était  frappante.  Comment  douter  que  l'invasion 
des  états  romains  par  les  troupes  impériales  n'eût  été  combinée  avec 
ce  même  parti  qui  avait  inspiré  le  motu  proprio  de  juin,  et  préparé  l'af- 
freux guet-apens  si  heureusement  déjoué  par  l'héroïsme  de  la  garde 
civique  de  Rome?  Toutefois  était-il  possible,  insinuaient  perfidement  les 
chefs  du  parti,  que  tant  de  trames  eussent  été  entièrement  dérobées  à 
la  connaissance  du  gouvernement?  Combien  n'y  avait-il  pas  au  sein 
même  du  gouvernement,  dans  le  sacré  collège,  et  tout  autour  du  pape, 
d'agens  avérés  de  l'Autriche!  Mille  rumeurs  circulaient,  l'animation 
était  à  son  comble.  Qu'allait  faire  le  pape? 

La  brusque  occupation  sans  concert  préalable  d'une  ville  importante 
de  ses  états  avait  froissé  le  saint  père  dans  sa  dignité  de  pontife,  ayant 
to)it  à  plus  d'égards  de  la  part  d'une  puissance  catholique,  et  dans  sa 


468  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

juste  susceptibilité  de  souverain  temporel.  En  laissant  même  de  côté  la 
question  résultant  de  l'interprétation  des  traités,  il  avait  tout  motif  de 
protester  contre  le  procédé  employé.  Le  saint-siége  protesta  en  effet  en 
termes  énergiques  au  double  point  de  vue  du  droit  et  de  la  forme,  et 
une  soudaine  et  retentissante  publicité  fut  donnée  à  celte  protestation. 
En  donnant  ainsi  carrière  à  leur  sincère  indignation,  en  cherchant  à 
grandir  plutôt  qu'à  diminuer  les  proportions  du  conflit  survenu  avec 
l'Autriche,  les  conseillers  du  pape  ont-ils  suivi  les  inspirations  de  la 
raison  :  ont-ils  servi  habilement  les  intérêts  de  leur  souverain?  Il  est 
permis  d'en  douter  aujourd'hui.  S'ils  s'étaient  figuré  donner  le  change 
àl'opinion  publique,  détourner  l'attention  des  mesures  administratives 
intérieures,  et  changer  utilement  pour  Pie  IX  le  rôle  de  pape  réforma- 
teur contre  celui  de  chef  de  la  nationalité  italienne,  les  événemens  ne 
se  sont  que  trop  chargés  de  montrer  la  vanité  de  ces  calculs  En  réa- 
lité, et  quoi  qu'il  en  soit  des  intentions,  la  direction  des  affaires  passa 
à  cette  époque  aux  mains  des  exaltés.  Forts  de  l'appui  inattendu  qu'ils 
trouvaient  dans  le  gouvernement  pontifical,  exploitant  l'exaltation  cau- 
sée, dans  les  populations  des  légations,  par  les  préparatifs  de  défense 
militaire,  ils  poussèrent  résolument  à  la  guerre  contre  l'Autriche.  Le 
nouveau  mot  d'ordre  partout  répandu  fut  partout  reçu  avec  enthou- 
siasme. Au  cri  de  vivent  les  réformes!  poussé  dans  toutes  les  démonstra- 
tions populaires,  vint  s'ajouter  cet  autre  cri  plus  populaire  encore  de 
vive  l'indépendance  italienne!  De  particulier  aux  états  romains,  le  mou- 
vement devint  général;  il  gagna  tous  les  autres  états  de  la  péninsule. 
Chaque  jour  se  posait  davantage  ce  que,  dans  la  discussion  de  l'adresse 
de  1848,  M.  Cousin  appelait  la  redoutable  question  du  remaniement  des 
territoires.  Les  populations  entraînaient  leurs  gouvernemens  à  la  re- 
morque dans  une  voie  fatale. 

A  Florence,  une  émotion  assez  grande  était  entretenue  par  le  voi- 
sinage des  troupes  pontificales  réunies  à  Forli.  A  Livourne,  les  es- 
prits étaient  plus  montés  encore;  mais  nulle  part  dans  la  Toscane  des 
hommes  pervers  n'étaient  encore  parvenus  à  troubler  le  sens  d'une  po- 
pulation ordinairement  paisible  et  confiante  dans  son  souverain.  En 
rendant  plus  douce  la  censure,  qui  n'avait  jamais  été  bien  sévère,  en 
apportant  quelque  changement  dans  le  personnel  d'une  administration 
dont  la  douceur  était  proverbiale,  Léopold  avait  donné  à  l'opinion  de 
ses  peuples  toute  la  satisfaction  qu'ils  réclamaient  alors.  D'ailleurs, 
quand  surgissait  la  question  de  l'indépendance,  ce  n'était  pas  vers  la 
Toscane,  mais  vers  le  Piémont  et  surje  roi  Charles-Albert  que  se  tour- 
naient naturellement  tous  les  regards. 

Ceux-là  même  qui  caressaient  le  plus'étourdiment  la  chimère  d'une 
croisade  universelle  contre  la  domination  des  Autrichiens  en  Italie,  sa- 
vaient parfaitement  que  toute  tentative  était  insensée,  toute  réussite 


DE  LA  POLITIQUE  EXTÉRIEURE  DE  LA  FRANCE  DEPUIS  1830.    469 

impossible,  si  l'on  ne  pouvait  compter  sur  le  concours  énergique  de  la 
petite,  mais  brave  armée  piémontaise.  Que  ferait  Charles- Albert?  Pour- 
rait-on, à  l'occasion,  compter  sur  lui?  Rien  ne  trahissait  la  détermi- 
nation qu'il  entendait  prendre.  L'envie  de  la  pénétrer  était  si  grande, 
qu'à  défaut  de  plus  sûrs  indices  on  s'était  attaché  à  des  circonstances 
qui  n'avaient  peut-être  pas  toute  la  portée  qu'on  leur  attribuait,  mais 
qui  n'en  étaient  pas  moins  soigneusement  observées  et  commentées. 
MM.d'AzeglioetdeBalboétaienttousdeuxPiémontais.Onavaitremarqué 
avec  joie  que  leurs  livres  étaient,  sinon  vendus  publiquement  à  Turin, 
du  moins  à  peu  près  tolérés  par  la  police;  on  se  les  procurait  assez  aisé- 
ment, con  cautela.  MM.  de  Balbo  et  d' Azeglio  ne  paraissaient  pas  être  vus 
de  trop  mauvais  œil  à  la  cou  r;  le  fils  de  M.  le  comte  de  Balbo  était  premier 
aide-de-camp  du  roi.  On  disait  avoir  vu  le  livre  de  M.  l'abbé  Gioberti 
aux  mains  du  souverain;  il  en  avait,  disait-on,  parlé  avec  éloge.  C'étaient 
d'heureux  symptômes.  L'attention  publique  se  portait  en  même  temps 
sur  de  plus  graves  sujets.  Quelques  difficultés  commerciales  s'étaient 
élevées  entre  les  cabinets  de  Vienne  et  de  Turin  à  propos  des  droits 
sur  les  vins  et  des  approvisionnemens  de  sel  que  le  Piémont  allait 
chercher  dans  le  Tésin.  Les  chancelleries  de  Vienne  et  de  Turin  s'étaient 
fait  une  guerre  de  tarif  assez  aigre;  les  gazettes  officielles  et  censurées 
de  Milan  et  de  Turin  avaient  échangé  l'une  contre  l'autre  des  récrimi- 
nations assez  vives.  Tous  les  épisodes  de  cette  controverse,  dans  laquelle 
l'administration  sarde  avait  vigoureusement  pris  la  défense  du  com- 
merce national,  avaient  été  suivis  par  les  populations  avec  un  vif  intérêt. 
Au  plus  chaud  de  la  querelle,  le  roi  Charles-Albert,  chose  inusitée  à 
Turin,  avait  été  à  plusieurs  reprises  salué  par  les  acclamations  de  la 
multitude;  mais  ces  manifestations  avaient  paru  ne  lui  plaire  qu'as- 
sez médiocrement,  et  le  public  s'en  était  bientôt  abstenu.  11  était  rentré 
dans  ses  habitudes  de  circonspection  et  de  silence,  sans  avoir  oublié 
toutefois  la  cause  qui  l'en  avait  fait  momentanément  sortir.  La  con- 
fiance des  Piémontais  dans  leur  souverain  s'était  visiblement  aug- 
mentée. 

A  Turin,  le  mouvement  libéral  dont  Pie  IX  avait  pris  l'heureuse  ini- 
tiation n'avait  pas  eu  le  même  retentissement  que  dans  les  autres  cours 
d'Italie.  Tant  que  la  cause  des  réformes  fut  seule  à  l'ordre  du  jour,  le 
public  de  cette  ville,  sinon  l'élite  de  la  société,  demeura  assez  froid.  On 
savait  le  gouvernement  sérieusement  engagé  dans  une  lente  refonte  des 
parties  défectueuses  de  l'administration;  il  ne  se  fit  point  d'effort  pour 
hâter  un  travail  qui  demandait  beaucoup  d'études  et  dont  on  avait 
d'ailleurs  déjà  recueilli  de  premiers  fruits;  mais,  sitôt  qu'il  fut  question 
de  nationalité,  d'indépendance,  de  fédération  italienne,  d'un  grand 
royaume  à  fonder  dans  le  nord  de  l'Italie,  ce  fut  autre  chose.  Il  n'y 
avait  pas  un  seul  de  ces  mots  qui  ne  trouvât  son  écho  dans  le  cœur  du 


470  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

prince,  aussi  bien  que  dans  celui  du  dernier  de  ses  sujets.  Ils  y  réveil- 
laient cette  profonde  ambition  nationale,  fond  même  du  caractère  pié- 
montais,  qui  est  son  honneur  dans  le  présent,  qui  fera  sa  gloire  peut- 
être  dans  l'avenir.  Personne  n'ignorait  que  monseigneur  Corboli,  arrivé 
de  Rome  à  Turin  depuis  la  nomination  du  cardinal  Ferretti,  négociait 
avec  le  gouvernement  sarde  une  union  douanière  à  laquelle  tous  les 
souverains  d'Italie  devaient  être  plus  tard  invités  à  prendre  part.  On 
se  racontait  avec  satisfaction,  à  Turin,  le  bon  accueil  que  l'administra- 
tion avait  fait  à  cette  proposition  du  saint-siége.  La  joie  publique  fut 
plus  vive  et  moins  contenue  quand  on  sut,  après  l'occupation  de  la  ville 
de  Ferrare,  que  le  roi  s'était  exprimé,  à  ce  sujet,  en  termes  assez  vifs 
sur  le  compte  de  l'Autriche.  On  citait,  avec  des  commentaires  infinis, 
les  termes  de  deux  billets  qu'il  aurait  adressés  à  M.  de  Proni  et  à  son 
secrétaire  particulier,  M.  de  Castagnette,  et  dans  lesquels  il  parlait,  di- 
sait-on, de  tirer  l'épée  pour  la  sainte  cause  de  l'Italie.  Ces  expressions 
furent  vite  répétées  en  Piémont,  bientôt  répandues  dans  l'Italie  en- 
tière. Les  esprits  s'exaltaient  de  plus  en  plus. 

C'est  au  plus  fort  de  cette  effervescence  que  le  gouvernement  fran- 
çais eut  à  prendre  une  décision  sur  l'incident  de  Ferrare.  Il  lui  fallait 
parer  à  de  nombreux  dangers.  Il  avait  à  protéger  l'Italie  contre  les  co- 
lères de  l'Autriche  et  ses  velléités  d'intimidation,  à  préserver  les  gou- 
vernemens  italiens  contre  leurs  propres  entraînemens,  à  empêcher  que 
les  conseils  inconsidérés  de  l'Angleterre  ne  les  fissent  se  méprendre 
sur  le  véritable  état  de  l'Europe;  c'est-à-dire  qu'il  devait  agir  à  la  fois 
en  Autriche,  en  Italie  et  à  Londres.  C'est  ce  que  fit  aussitôt  le  ministre 
des  affaires  étrangères  de  France. 

Il  fallait  avant  tout  obtenir  de  l'Autriche  qu'elle  fît  cesser  un  état 
de  choses  qui  n'avait  aucun  avantage  pour  elle  et  qui  entretenait  une 
si  funeste  agitation.  Une  lettre  officielle,  qui  avait  été  adressée  par  le 
prince  de  Metternich  à  M.  Appony,  et  qui  avait  été  communiquée  par 
cet  ambassadeur  à  notre  gouvernement,  ne  permettait  pas  à  notre  mi- 
nistre de  prêter  au  gouvernement  autrichien  tout  le  mauvais  vouloir 
dont  on  le  croyait  généralement  animé  vis-à-vis  du  pape.  Dans  cette 
pièce,  datée  d'août  1847,  le  prince,  après  avoir  parlé  de  sa  vieille  ex- 
périence, après  avoir  établi  les  conditions  qui  faisaient,  selon  lui,  la 
prospérité  des  états,  portait  un  jugement  détaillé  sur  la  situation  du 
pape  et  des  états  romains.  «  Je  ne  doute  pas,  disait-il,  des  bonnes  inten- 
tions du  saint  père;  mais  pourra-t-il  ce  qu'il  veut?  Les  révolutionnaires, 
les  malintentionnés  sont  là  pour  tirer  un  parti  funeste  des  réformes 
bonnes  en  elles-mêmes,  et  que  l'Autriche  est  d'ailleurs  disposée  à  ap- 
prouver, puisqu'elle  les  a  conseillées  elle-même  en  1831.  Ne  voudra- 
t-on  pas  mener  le  pape  plus  loin?  doit-il  s'y  laisser  mener?  le  peut-il? 
La  position  de  chef  de  la  communion  chrétienne  lui  laisse-t-elle , 


DE  LA  POLITIQUE  EXTÉRIEURE  DE  LA  FRANCE  DEPUIS  d830.         471 

comme  à  tout  autre  chef  d'état,  le  droit  de  tout  faire  dans  le  temporel? 
Cela  est  plus  que  douteux.  Qu'il  ne  se  laisse  pas  séduire  par  les  doc- 
trines des  Gioberti  et  Lamennais,  qui  lui  prêchent  de  s'appuyer  sur  le 
parti  démocratique  des  idées  catholiques,  c'est  là  une  fausse  et  funeste 
force.  Si  le  pape  voulait  y  avoir  recours,  il  exposerait  l'Europe  aux  plus 
grands  dangers  qu'elle  ait  courus  depuis  la  chute  du  trône  de  France.» 
Cette  appréciation  ne  manquait  ni  de  vérité  ni  de  raison;  elle  n'indi- 
quait pas  non  plus  des  dispositions  d'esprit  intraitables.  Dans  la  négo- 
ciation qu'il  entama  de  concert  avec  le  saint-siége  pour  obtenir  que  les 
choses  fussent  remises  à  Ferrare  sur  un  pied  peu  différent  de  l'état  an- 
térieur, le  gouvernement  français  n'eut  qu'à  se  louer  de  l'esprit  du  ca- 
binet de  Vienne.  Il  réussit  à  concilier  sans  éclat  les  prétentions  con- 
traires. Ainsi  fut  peu  à  peu  atténué,  puis  enfin  terminé  à  la  satisfaction 
des  deux  partis,  un  conflit  qui  avait  failli  ouvrir,  un  an  plus  tôt  pour 
la  malheureuse  Italie,  les  abîmes  où  de  plus  imprudens  amis  l'ont  de- 
puis précipitée. 

Le  moins  pressé  n'était  pas  de  calmer  la  juste  irritation  du  saint-siége. 
M.  Guizot  se  hâta  d'approuver  et  le  fond  et  la  forme  de  la  protestation 
du  pape;  il  exprimait  seulement,  vu  l'état  des  esprits ,  quelques  doutes 
sur  la  convenance  de  la  publicité  donnée  à  cette  pièce. 

«  Ou  T Autriche  veut  intervenir,  et  alors  il  ne  faut  pas  lui  en  fournir  le 

prétexte,  ou  elle  ne  le  veut  pas,  et  alors  il  faut  lui  laisser  les  moyens  d'arranger 
les  affaires  à  l'amiable.  Le  pape  est  maître  d'arranger  cette  affaire  purement 
avec  l'Autriche  ou  de  demander  la  médiation  d'une  puissance,  la  France,  ou  de 
deux  puissances,  la  France  et  l'Angleterre,  ou  des  puissances  signataires  des 
traités  de  Vienne.  Tous  ces  moyens  nous  conviennent.  Que  pense  M.  Rossi  du 
point  de  droit?  Il  fait  doute  pour  beaucoup  de  bons  esprits... 

a  11  faut  se  garder,  en  Italie,  de  fonder  des  espérances  sur  une  conflagration 
européenne.  Cette  illusion  a  déjà  perdu  et  peut  perdre  encore  la  cause  italienne. 
Que  chacun  fasse  ses  affaires  à  part,  les  Romains  à  Rome,  les  Toscans  en  Tos- 
cane, les  Napolitains  à  Napies,  et  le  succès  alors  est  possible.  En  dehors  du  res- 
pect des  traités  existans,  il  n'y  a  pas  de  succès  possible.  Le  triomphe  des  ré- 
formes partielles  dans  chaque  état  amènera  plus  tard  le  triomphe  de  la  cause 
nationale  italienne.  Y  viser  aujourd'hui,  c'est  viser  à  une  révolution  en  Italie 

et  risquer  une  conflagration  générale La  flotte  française  reste  à  portée  de  la 

Méditerranée  (1).  » 

Turin  était  le  lieu  où  il  était  le  plus  urgent  de  garantir  les  esprits 
contre  de  dangereuses  illusions.  M.  Guizot  écrivait  à  notre  chargé  d'af- 
faires : 

«  Les  populations  italiennes  rêvent,  pour  leur  patrie,  des  changemens  qui  ne 
pourraient  s'accomplir  que  par  le  remaniement  territorial  et  le  bouleversement 
de  l'ordre  européen,  c'est-à-dire  par  la  guerre  et  les  révolutions.  Des  hommes, 

(1)  Lettre  particulière  de  M.  Guizot  à  M.  Rossi. 


472  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

même  modérés,  n'osent  pas  combattre  ces  idées,  tout  en  les  regardant  comme 
impraticables,  et  peut-être  les  caressent  eux-mêmes  au  fond  de  leur  cœur  avec 
une  complaisance  que  leur  raison  désavoue,  mais  ne  supprime  pas.  Plus  d'une 
fois,  déjà,  l'Italie  a  compromis  ses  plus  importans  intérêts,  même  ses  intérêts 
de  progrès  et  de  liberté,  en  plaçant  ainsi  ses  espérances  dans  une  conflagration 
européenne.  Elle  les  compromeltrait  encore  gravement  en  rentrant  dans  cette 
voie.  Le  gouvernement  du  roi  se  croirait  coupable  si,  par  ses  démarches  ou  par 
ses  paroles,  il  poussait  l'Italie  sur  une  telle  pente,  et  il  se  fait  un  devoir  de  dire 
clairement,  aux  peuples  comme  aux  gouvernemens  italiens,  ce  qu'il  regarde, 
pour  eux,  comme  utile  ou  dangereux,  possible  ou  chimérique.  C'est  là  ce  qui 
détermine  et  la  réserve  de  son  langage  et  le  silence  qu'il  garde  quelquefois.  Ap- 
pliquez-vous, monsieur,  à  éclairer,  sur  ces  vrais  motifs  de  notre  conduite,  tous 
ceux  qui  peuvent  les  méconnaître,  et  si  vous  ne  réussissez  pas  à  dissiper  com- 
plètement une  humeur  qui  prend  sa  source  dans  des  illusions  que  nous  ne 
voulons  pas  avoir  le  tort  de  flatter,  puisque  nous  ne  saurions  nous  y  associer, 
ne  leur  laissez  du  moins  aucun  doute  sur  la  sincérité  et  l'activité  de  notre  poli- 
tique dans  la  cause  de  l'indépendance  des  états  italiens  et  des  réformes  régu- 
lières qui  doivent  assurer  leurs  progrès  intérieurs  sans  compromettre  leur  sé- 
curité (1).  » 

Enfin,  la  sollicitude  éclairée  du  gouvernement  français  pour  les 
gouvernemens  et  les  peuples  italiens  avait  dû  se  porter  aussi  d'un  autre 
côté.  Depuis  que  nous  patronions  en  Italie  la  cause  des  réformes  mo- 
dérées, là,  comme  ailleurs,  l'Angleterre  s'était  portée  la  tutrice  des 
opinions  ardentes.  Exploitait!  la  mauvaise  humeur  que  causait  à  quel- 
ques patriotes  inconsidérés  notre  refus  de  nous  associer  au  projet  ex- 
travagant d'une  levée  de  boucliers  contre  l'Autriche,  la  plupart  des 
agens  consulaires  et  une  foule  d'agens  obscurs  plus  ou  moins  avoués 
par  lord  Palmerston  s'appliquaient  à  montrer  l'Angleterre  comme 
prête  à  saisir  le  rôle  que  la  France,  protectrice  infidèle  et  liée,  disaient- 
ils,  par  d'autres  engagemens,  n'osait  jouer  en  Italie.  Il  était  nécessaire 
que  le  cabinet  anglais  ne  pût  se  méprendre  sur  la  ligne  de  conduite 
vraiment  libérale  que  nous  entendions  y  suivre,  et  fût  averti  des  maux 
qu'il  risquait  d'attirer  sur  un  pays  pour  lequel  ceux  qui  parlaient  en  son 
nom  affichaient  tant  de  sympathie. 

Voici,  sur  ce  sujet,  un  entretien  dont  l'ambassadeur  de  France  à 
Londres  crut  devoir  rendre  compte  à  son  gouvernement  : 

«  Londres,  16  septembre,  n»  78. 

«  ....  Quelques  momens  de  silence  ont  suivi  cette  première  partie  de  notre 
conversation. 

«  Je  l'ai  rompu  le  premier. 

«  —  Avez-vous,  ai-je  dit  à  lord  Russell,  quelques  nouvelles  d'Italie? 

«  —  Non,  mais  je  pense  en  avoir  bientôt;  lord  Minto  est  parti  pour  Rome;  il 
passera  par  Berne,  et  nous  rendra  compte  de  tout  ce  qu'il  aura  vu. 

(1)  M.  Guizot  à  M.  de  Bourgoing,  chargé  d'affaires  à  Turin,  18  septembre  1847. 


DE  LA  POLITIQUE  EXTÉRIEURE  DE  LA  FRANCE   DEPUIS  1830.         473 

«  —  Je  suis  charmé  que  vous  ayez  fait  choix  pour  cette  exploration  d'un 

homme  aussi  excellent,  d'un  homme  d'un  cœur  aussi  droit  et  d'un  esprit  aussi 

net.  Il  trouvera  la  question  de  la  guerre  civile  ajournée  à  Berne,  mais  seulement 

ajournée.... 

«  —  Et  Rome? 

«  — Au  moment  où  j'ai  quitté  Paris,  tout  allait  bien  à  Rome.  Le  pape,  le  parti 
modéré  et  le  peuple  marchaient  en  bonne  intelligence.  La  garde  civique  était 
bien  organisée  et  bien  commandée.  On  paraissait  d'accord  sur  les  bases  de  la 
réforme  du  gouvernement  pontifical,  telles  qu'elles  sont  posées  dans  le  mémo- 
randum de  1831. 

«  —  On  nous  écrit,  en  effet,  que  le  pape,  s'étant  fait  représenter  ce  mémo- 
randum, a  trouvé  qu'il  répondait  parfaitement  à  sa  pensée. 

«  —  Rien  n'empêche  le  pape  de  procéder  immédiatement  à  l'exécution,  car,  du 
côté  des  Autrichiens,  il  n'y  a  point  d'opposition  à  attendre.  Le  mémorandum  a  été 
signé  par  le  gouvernement  autrichien  lui-même;  d'ailleurs,  M.  de  Metternich  est 
trop  sensé  pour  vouloir  faire  violence  au  pape  et  prendre  à  son  égard  le  rôle  de 
l'empereur  Napoléon....  Mon  inquiétude,  ai-je  dit  à  lord  Russell,  ne  porte  ni 
sur  Rome,  qui  va  bien,  ni  sur  la  Sardaigne,  qui  est  contente,  ni  même  sur 
Naples,  dont  le  roi  est  fort  en  état  de  se  défendre,  témoin  la  facilité  avec  laquelle 
les  tentatives  de  Reggio  et  de  Messine  ont  été  réprimées.  Il  n'arrivera  là  rien 
d'alarmant,  et  cependant  il  est  certain  que  le  mouvement  général  s'y  fera  sentir, 
et  que  les  changemens  qui  se  font  à  Rome  pacifiquement  et  de  gré  à  gré  se 
feront  partout.  Nos  inquiétudes  portent  précisément  sur  Lucques  et  sur  la  Tos- 
cane, et  elles  sont  de  deux  sortes  :  d'une  part,  il  ne  paraît  pas  que  le  parti  mo- 
déré se  soit  montré,  qu'il  se  soit  placé  à  la  tète  du  mouvement;  nous  ne  voyons 
là  qu'une  multitude  qui  crie,  qui  inonde  la  rue,  et  un  gouvernement  qui  cède, 
qui  s'humilie;  d'une  autre  part,  le  gouvernement  autrichien  est  à  la  porte,  on 
l'insulte,  on  le  provoque,  on  le  menace.  Il  a,  d'ailleurs,  sur  les  princes  qui  gou- 
vernent ces  petits  états,  des  droits  de  famille  et  des  intérêts  de  réversion  qui 
peuvent  lui  servir  de  prétextes.  Là  est  le  vrai  danger. 

«  —  Sans  doute,  m'a  dit  lord  John;  Neri  Corsini  est  bien  vieux,  Gino  Capponi 
est  aveugle. 

«  —  Là  est  le  danger,  je  vous  le  répète;  car  que  faire?  Je  ne  puis  que  vous 
dire  ce  que  j'ai  déjà  dit  à  lord  Palmerston  :  tout  souverain  qui  serait  entravé 
par  une  puissance  étrangère  dans  les  réformes  qu  il  médite  pour  le  bien  de  son 
peuple,  tout  peuple  qui  marchera  dans  cette  voie  d'accord  avec  son  souverain, 
s'il  invoque  notre  appui,  est  sûr  de  l'obtenir;  mais,  s'il  s'agit  d'exciter  ou  de  sou- 
tenir des  populations  insensées  en  révolte  contre  des  princes  faciles  et  bienveil- 
lans,  s'il  s'agit  de  les  soutenir  dans  l'entreprise  plus  insensée  encore  d'attaquer 
le  gouvernement  autrichien  sur  son  propre  territoire  et  de  fonder  un  royaume 
d'Italie  ou  une  république  d'Italie,  il  ne  faut  pas  compter  sur  nous. 
«  —  Eh!  d'accord!  cela  n'aurait  pas  le  sens  commun! 

«  —  Par  conséquent,  dans  l'état  présent  des  choses,  ce  qui  est  pressant  et 
nécessaire,  ce  n'est  pas  d'exciter,  mais  de  calmer  les  esprits.  Pour  faire  en  poli- 
tique des  réformes  durables,  pour  fonder  par  une  révolution  quelque  chose  qui 
subsiste,  il  faut  deux  conditions  :  du  bon  sens  et  de  l'énergie,  de  la  prudence 
et  de  la  persistance.  Sous  ce  double  rapport,  le  passé  des  populations  italiennes 


474  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

ne  nous  est  pas  encore  garant  de  l'avenir.  Si  elles  savent  profiter  du  bon  mo- 
ment, du  vent  qui  souffle  et  de  la  bonne  volonté  de  leur  souverain,  elles  peu- 
vent faire  un  grand  pas,  un  pas  immense  et  inespéré;  mais,  croyez-moi,  ne 
leur  conseillez  pas  autre  chose,  ne  les  excitez  pas  outre  mesure.  Si  elles  allaient 
trop  loin,  vous  ne  pourriez  rien  du  tout  pour  les  assister,  et  nons-mèmes,  quand 
nous  le  voudrions,  nous  n'arriverions  pas  à  temps. 

«  —  oh!  assurément. 

«  Ici  encore  la  conversation  a  été  interrompue  par  quelques  instans  de 
silence  (1)...  » 

L'ambassadeur  de  France,  ayant  eu  occasion  de  traiter  la  même 
question  avec  un  autre  membre  du  cabinet,  écrivait  quelques  jours 
après  : 

«  Londres,  13  octobre,  n°  82. 

«  J'ai  insisté  alors  sur  ces  deux  points,  qu'il  fallait  calmer  les  populations  et 
donner  de  l'activité  aux  gouvernemens,  et  sur  le  danger  d'agir  précisément 
dans  le  sens  contraire,  donnant  à  entendre  clairement  par  là  que  l'Angleterre, 
jusqu'à  présent,  n'avait  guère  satisfait  à  cette  double  condition.  Les  peuples 
d'Italie,  ai-je  dit,  n'ont  pas  besoin  qu'on  les  enivre  d'éloges  et  qu'on  les  pousse 
sur  la  place  publique;  ils  ne  sont  que  trop  disposés  à  bien  penser  d'eux-mêmes 
et  à  prendre  de  vaines  démonstrations,  des  chants,  des  danses  et  des  cris  de  joie, 
pour  des  actes  d'héroïsme  patriotique.  Ils  ne  sont  que  trop  disposés  à  nous  dire  : 
«  Faites  nos  affaires,  et  faites-nous  des  complimens.  »  Les  gouvernemens  ita- 
liens n'ont  pas  besoin  qu'on  les  rassure;  ils  ne  sont  que  trop  disposés  à  se  croiser 
les  bras  et  à  attendre  leur  salut  des  événemens.  Rien  ne  réussit  en  ce  monde 
qu'à  la  condition  de  marcher  au  but  et  de  saisir  l'occasion.  Celle-ci  est  admi- 
rable; mais  toutes  les  réformes  qu'on  veut  faire  devraient  être  faites  depuis  trois 
mois.  On  ne  peut  tenir,  comme  on  le  fait,  des  populations  en  effervescence 
pendant  un  temps  indéfini,  sans  qu'il  en  résulte  de  graves  désordres.  Ce  que 
je  demande  à  lord  Minto,  c'est  de  presser  le  pape  et  de  tranquilliser  les  exaltés. 

«  —  Pourquoi  M.  Rossi  n'agit-il  pas  dans  ce  sens? 

«  —  11  ne  fait  pas  autre  chose,  mais  il  est  seul  sur  la  brèche.  Si  vous  voulez 
l'aider,  ce  sera  très  bon,  bien  entendu  néanmoins  que  c'est  en  ce  sens  qu'il  faut 
agir,  et  en  ce  sens  seulement. 

«  Nous  avons  alors  discuté  les  réformes  de  l'état  pontifical;  nous  sommes 
tombés  d'accord  que  le  mémorandum  de  1831  posait  des  bases  raisonnables,  et 
que  les  gouvernemens  de  Toscane  feraient  à  peu  près  ce  que  ferait  le  pape.  » 

Cependant  le  gouvernement  français  ne  crut  pas  avoir  comblé  la 
mesure  de  ses  devoirs  parce  qu'il  avait  cherché  à  calmer  la  juste  irri- 
tation de  la  cour  de  Rome,  à  s'interposer  entre  elle  et  l'Autriche,  à 
éclairer  et  à  contenir  le  cabinet  anglais.  Il  fallait  prévoir  le  cas  où  d'au- 
tres inspirations  viendraient  à  prévaloir.  Le  saint-siège  resterait-il  suf- 
fisamment maître  de  ses  déterminations,  résisterait-il  toujours  effica- 
cement aux  mouvemens  irréfléchis  de  ses  populations?  Les  comman- 

(1)  Dûpêche  de  M.  de  Broglie  à  M.  Guizot,  16  septembre  1S47. 


DE  LA  POLITIQUE  EXTÉRIEURE  DE  LA  FRANCE  DEPUIS  1830.    475 

dans  des  forces  militaires  autrichiennes  en  Italie  se  laisseraient-ils 
long-temps  provoquer  sans  répondre  par  quelque  acte  de  représaille 
qui,  bon  gré  mal  gré,  engagerait  la  politique  de  leur  gouvernement? 
Enfin,  que  ne  pas  craindre  des  menées  de  tant  d'agens  anglais  dont  la 
déplorable  influence  se  faisait  sourdement  sentir  sur  tout  le  littoral  ita- 
lien? Préoccupés  des  mêmes  pensées,  le  ministre  des  affaires  étran- 
gères à  Paris  et  notre  ambassadeur  à  Rome  méditaient  sérieusement 
les  mesures  qu'un  prochain  avenir  allait  peut-être  rendre  bientôt  né- 
cessaires. 
Le  7  septembre,  M.  Rossi  écrivait  à  M.  Guizot  : 

«  Ce  que  les  masses  veulent  aujourd'hui  sont  :  les  réformes  et  le  respect  de 
l'indépendance.  Sans  doute,  ce  second  sentiment,  qui  est  aujourd'hui  profond, 
général  et  développé,  n'est  pas  favorable  à  l'Autriche;  sans  doute,  il  est  à  pré- 
voir que  les  réformes  contribueront  peu  à  peu,  successivement,  à  le  développer 
davantage  encore.  Qu'y  faire?  A  moins  qu'on  ne  prétende  exterminer  l'Italie  et 
en  faire  une  terre  d'ilotes.  Il  faut  bien  se  résigner  à  ce  qu'un  avenir  plus  ou  moins 
lointain  révèle  ce  qui  est  dans  son  sein. 

«  Seulement  on  peut  s'y  préparer  peu  à  peu  et  garder  en  attendant  les  béné- 
fices du  présent.  On  ne  doit  surtout  pas  exciter  des  crises  prématurées  qui, 
quelle  qu'en  soit  l'issue,  seraient  funestes  ou  dangereuses  à  tout  le  monde.  Or, 
c'est  là  ce  que  paraît  faire  l'Autriche  en  se  mettant  en  évidence,  en  provoquant 
le  sentiment  national  par  des  mesures  qui  irritent  sans  effrayer,  et  surtout  en 
s'attaquant,  sans  aucun  motif  plausible,  au  chef  de  l'église  (1).  » 

Le  même  jour,  M.  Guizot  écrivait  à  M.  Rossi  une  lettre  particulière, 
dans  laquelle,  allant  au-devant  de  la  pensée  de  son  agent,  il  passait  en 
revue  les  différentes  hypothèses  où  il  y  aurait  lieu  de  prendre  au  sujet 
de  l'Italie  des  mesures  de  précaution  graves.  Il  les  énumérait  ainsi  : 

«  1°  Si  les  Autrichiens  rentrent  à  Ferrare  dans  le  statu  quo  qui  avait  précédé 
l'occupation  de  la  ville,  alors  point  de  difficulté; 

«  2°  Demande  de  médiation  du  pape.  Cette  hypothèse  a  déjà  été  prévue  et 
résolue; 

«  3°  Si  lés  Autrichiens  entrent  dans  les  états  romains  sans  le  gré  du  pape, 
nous  sommes  prêts  à  entrer  de  notre  côté,  sauf  à  voir  par  quel  point.  Il  serait  es- 
sentiel que  le  pape  provoquât  de  lui-même  cette  intervention,  qui  serait  une  ga- 
rantie pour  lui; 

«  4°  Ailleurs  que  dans  les  états  romains,  à  Florence,  à  Modène,  Parme  ou 
Lucques,  les  Autrichiens  entreraient  à  la  suite  de  quelque  insurrection  ou  au- 
trement, sur  la  demande  des  gouvernemens  légitimes,  ou  sans  leur  consente- 
ment :  c'est  le  cas  le  plus  embarrassant.  Si  les  puissances  secondaires  de  l'Italie 
chez  lesquelles  les  Autrichiens  interviendraient  nous  demandaient  d'intervenir 
à  notre  tour,  et  ce  serait  leur  intérêt,  nous  aurions  un  motif  et  un  droit,  mais 
cela  serait  grave.  Que  pense  M*  Rossi  des  solutions  à  donner  à  ces  différentes 

(1)  Dépêche  de  M.  Rossi  à  M.  Guizot,  7  septembre  1847. 


476  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

hypothèses,  surtout  aux  deux  dernières?  que  pense-t-il  sur  les  moyens  d'exécu- 
tion (i)?» 

A  cette  communication  si  précise  succéda  la  lettre  non  moins  for- 
melle du  27  septembre  (2).  Produite  à  la  tribune  de  la  chambre  des 
pairs  lors  de  la  discussion  de  l'adresse,  cette  pièce,  on  s'en  souvient, 
rencontra  une  adhésion  unanime  et  coupa  court  à  toute  controverse. 
Pressé  par  ses  adversaires,  M.  le  ministre  des  affaires  étrangères  venait 
de  soulever  une  portion  du  voile  qui  couvrait  sa  politique  extérieure, 
politique  que  nous  mettons  aujourd'hui  tout  entière  sous  les  yeux  du 
public,  dont  le  malheur,  en  Italie,  le  tort  peut-être,  fut  de  ne  s'être  pas 
fait  assez  tôt  et  assez  complètement  connaître.  Le  gouvernement  fran- 
çais appuya  ses  paroles  d'actes  plus  significatifs  encore.  Par  ses  ordres, 
un  corps  expéditionnaire  fut  réuni  aux  environs  de  Toulon  et  de  Mar- 
seille. Ces  mesures  étaient  prises  sans  apparat,  mais  aussi  sans  mystère. 

(1)  Lettre  particulière  de  M.  Guizot  à  M.  Rossi,  7  septembre  1847. 

(2)  M.  Guizot  à  M.  le  comte  Rossi.  —  (Particulière.) 

«  Paris,  le  27  septembre  1847. 

«  Notre  politique  envers  Rome  et  l'Italie,  quelques  efforts  que  fassent  nos  ennemis  de 
tout  genre  et  de  tout  lieu  pour  la  représenter  faussement,  est  si  simple,  si  nette,  qu'il  est 
impossible  qu'on  la  méconnaisse  long-temps.  Que  veut  le  pape?  faire  dans  ses  états  les 
réformes  qu'il  juge  nécessaires.  Il  le  veut  pour  bien  vivre  avec  ses  sujets  en  faisant  cesser, 
par  des  satisfactions  légitimes,  la  fermentation  qui  les  travaille,  et  pour  faire  reprendre 
à  l'église,  à  la  religion,  dans  nos  sociétés  modernes,  dans  le  monde  actuel,  la  place,  l'im- 
portance, l'influence  qui  leur  conviennent.  Nous  approuvons  l'un  et  l'autre  dessein.  Nous 
les  croyons  bons  l'un  et  l'autre  pour  la  France  comme  pour  l'Italie,  pour  le  roi  à  Paris 
comme  pour  le  pape  à  Rome.  Nous  voulons  soutenir  et  seconder  le  pape  dans  leur  ac- 
complissement. Quels  sont  les  obstacles,  les  dangers  qu'il  rencontre?  Le  danger  station- 
naire  et  le  danger  révolutionnaire.  Il  y  a,  chez  lui  et  en  Europe,  des  gens  qui  veulent 
qu'il  ne  fasse  rien,  qu'il  laisse  toutes  choses  absolument  comme  elles  sont.  Il  y  a,  chez 
lui  et  en  Europe,  des  gens  qui  veulent  qu'il  bouleverse  tout,  qu'il  remette  toutes  choses 
en  question,  au  risque  de  se  remettre  en  question  lui-même,  comme  le  souhaitent  au 
fond  ceux  qui  le  poussent  dans  ce  sens.  Nous  voulons,  nous,  aider  le  pape  à  se  défendre, 
et,  au  besoin,  le  défendre  nous-même  de  ce  double  danger.  Nous  ne  sommes  pas  du  tout 
stationnaires  et  pas  du  tout  révolutionnaires,  pas  plus  pour  Rome  que  pour  la  France. 
Nous  savons,  par  notre  propre  expérience,  qu'il  y  a  des  besoins  sociaux  qu'il  faut  satis- 
faire, des  progrès  qu'il  faut  accomplir,  et  que  le  premier  intérêt  des  gouvernemens,  c'est 
de  vivre  en  harmonie  et  en  bonne  intelligence  avec  leur  peuple  et  leur  temps.  Nous 
savons,  par  notre  propre  expérience,  que  l'esprit  révolutionnaire  est  ennemi  de  tous 
les  gouvernemens,  des  modérés  comme  des  absolus,  de  ceux  qui  font  des  progrès  comme 
de  ceux  qui  les  repoussent  tous,  et  que  le  premier  intérêt  d'un  gouvernement  sensé  et 
qui  veut  vivre,  c'est  de  résister  à  l'esprit  révolutionnaire.  C'est  là  la  politique  du  juste- 
milieu,  la  politique  du  bon  sens,  que  nous  pratiquons  pour  notre  propre  compte  et  que 
nous  conseillons  au  pape,  qui  en  a  tout  autant  besoin  que  nous.  Et  non-seulement  nous 
la  lui  conseillons,  mais  nous  sommes  décidés  et  prêts  à  l'y  aider,  sans  hésitation  aussi  bien 
que  sans  bruit,  comme  il  convient  à  lui  et  à  nous,  c'est-à-dire  à  des  gouvernemens  régu- 
liers qui  veulent  marcher  à  leur  but,  et  non  pas  courir  les  aventures. 

«  Voilà  pour  le  fait  général;  je  viens  aux  faits  particuliers  et  aux  noms  propres.  On 


DE  LA   POLITIQUE  EXTÉRIEURE  DE  LA  FRANCE   DEPUIS   1830.         477 

C'est  cette  môme  division  qui,  augmentée  à  mesure  que  les  circon- 
stances sont  devenues  plus  graves,  deux  fois  embarquée  et  deux  fois  dé- 
barquée en  six  mois  sans  sortir  du  port,  vient  de  quitter  nos  rivages  pour 
aller  réparer  après  coup  le  grand  désastre  qu'alors  il  s'agissait  de  préve- 
nir. Le  gouvernement  français  avait  sujet  de  se  prémunir  contre  toutes 
les  éventualités,  car  les  choses  prenaient  en  Italie  une  allure  préci- 
pitée. Les  manifestations  populaires  se  multipliaient  non-seulement  à 
Rome,  mais  dans  toute  l'Italie.  A  Livourne,  à  Pise,  à  Florence,  le  peuple 
avait  réclamé  l'institution  d'une  garde  civique.  A  Gênes,  il  avait  été 
question  d'adresser  une  pétition  au  roi  de  Piémont.  A  Turin  même, 
une  portion  de  la  population,  réunie  pour  chanter  des  hymnes  en 
l'honneur  de  Pie  IX,  était  entrée  en  collision  avec  les  agens  de  la  force 
publique.  Les  syndics  de  la  ville  avaient,  nouveauté  singulière  pour  le 
pays,  fait  parvenir  jusqu'au  trône  des  remontrances  sur  la  manière 
dont  la  police  avait  sévi  contre  les  attroupemens.  Il  était  difficile  de  ne 
pas  reconnaître  dans  ces  agitations,  si  générales  et  si  souvent  renou- 

dit  que  nous  nous  entendons  avec  l'Autriche,  que  le  pape  ne  peut  pas  compter  sur  nous 
dans  ses  rapports  avec  l'Autriche.  Mensonge  que  tout  cela,  mensonge  intéressé  et  calculé 
du  parti  stationnaire,  qui  veut  nous  décrier  parce  que  nous  ne  lui  appartenons  nullement, 
et  du  parti  révolutionnaire,  qui  nous  attaque  partout  parce  que  nous  lui  résistons  effi- 
cacement. 

«  Nous  sommes  en  paix  et  en  bonnes  relations  avec  l'Autriche,  et  nous  désirons  y 
rester,  parce  que  les  mauvaises  relations  et  la  guerre  avec  l'Autriche,  c'est  la  guerre  gé- 
nérale et  la  révolution  en  Europe. 

«  Nous  croyons  que  le  pape  aussi  a  un  grand  intérêt  à  vivre  en  paix  et  en  bonnes  rela- 
tions avec  l'Autriche,  parce  que  c'est  une  grande  puissance  catholique  en  Europe  et  une 
grande  puissance  en  Italie.  La  guerre  avec  l'Autriche,  c'est  l'affaiblissement  du  catholi- 
cisme et  le  bouleversement  de  l'Italie.  Le  pape  ne  peut  pas  en  vouloir. 

«  Nous  savons  que  probablement  ce  que  le  pape  veut  et  a  besoin  d'accomplir,  les  ré- 
formes dans  ses  états,  les  réformes  analogues  dans  les  autres  états  italiens,  tout  cela  ne 
plaît  guère  à  l'Autriche,  pas  plus  que  ne  lui  a  plu  notre  révolution  de  juillet,  quelque 
légitime  qu'elle  fût,  et  que  ne  lui  plaît  notre  gouvernement  constitutionnel,  quelque  con- 
servateur qu'il  soit;  mais  nous  savons  aussi  que  les  gouvernemens  sensés  ne  règlent  pas 
leur  conduite  selon  leurs  goûts  ou  leurs  déplaisirs.  Nous  avons  reconnu  par  nous-mêmes 
que  le  gouvernement  autrichien  est  un  gouvernement  sensé,  capable  de  se  conduire  avec 
modération  et  d'accepter  la  nécessité.  Nous  croyons  qu'il  peut  respecter  l'indépendance 
des  souverains  italiens,  même  quand  ils  font  chez  eux  des  réformes  qui  ne  lui  plaisent 
pas,  et  écarter  toute  idée  d'intervention  dans  leurs  états.  C'est  en  ce  sens  que  nous  agissons 
à  Vienne.  Si  nous  réussissons,  cela  doit  convenir  au  pape  aussi  bien  qu'à  nous.  Si  nous 
ne  réussissions  pas,  si  la  folie  du  parti  stationnaire  ou  celle  du  parti  révolutionnaire,  ou 
toutes  les  deux  ensemble,  amenaient  une  intervention  étrangère,  voici  ce  que,  dès  au- 
jourd'hui, je  puis  vous  dire  :  Ne  laissez  au  pape  aucun  doute  qu'en  pareil  cas  nous  le 
soutiendrons  efficacement,  lui,  son  gouvernement  et  sa  souveraineté,  son  indépendance 
sa  dignité. 

«  On  ne  règle  pas  d'avance,  on  ne  proclame  pas  d'avance  tout  ce  qu'on  ferait  dans  des 
hypothèses  qu'on  ne  saurait  connaître  d'avance  complètement  et  avec  précision;  mais  que 
le  pape  soit  parfaitement  certain  que ,  s'il  s'adressait  à  nous ,  notre  plus  ferme  et  plus 
actif  appui  ne  lui  manquerait  pas.  »  {Moniteur,  n°  13,  du  jeudi  13  janvier.) 
tome  ir.  3i 


478  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

velées,  les  signes  d'une  grande  effervescence  des  esprits,  obstinément 
entretenue  par  des  meneurs  dont  les  projets  ultérieurs  se  laissaient 
confusément  entrevoir.  Ce  fut  sur  ces  entrefaites  que  M.  Bresson,  se 
rendant  à  son  poste  de  Naples,  où  il  avait  été  récemment  nommé  am- 
bassadeur, traversa  tous  les  états  de  l'Italie.  Il  avait  ordre  de  ne  perdre 
aucune  occasion  de  s'expliquer  avec  les  souverains  italiens  et  avec 
leurs  ministres  sur  la  vraie  politique  de  la  France.  Le  rôle  considérable 
que  M.  Bresson  avait  joué  dans  les  transactions  diplomatiques  les  plus 
importantes  et  sa  valeur  personnelle  donnaient  à  ses  paroles  le  plus 
grand  poids.  Il  s'appliqua  à  ne  laisser  nulle  part  aucun  doute  sur  la 
pensée  du  cabinet  français.  Ses  conversations  avec  les  souverains  pou- 
vaient se  résumer  ainsi  :  «  Hâtez-vous  de  donner  des  institutions  à  vos 
populations;  ne  provoquez  point  l'Autriche;  si  elle  vient  vous  chercher 
chez  vous,  nous  vous  défendrons.  » 

Malheureusement  une  impression  toute  différente  de  celle  que 
M.  Bresson  s'appliquait  à  produire  naissait  dans  tous  les  lieux  que  l'en- 
voyé anglais,  lord  Minto,  venait  à  traverser.  Ce  n'est  point  que  le  lan- 
gage tenu  par  le  noble  voyageur  fût  bien  différent  de  celui  de  notre 
ambassadeur;  mais  le  ton  des  personnes  moins  expérimentées  qui  l'en- 
touraient n'était  pas  aussi  circonspect.  Les  Italiens  qui  les  fréquentaient 
puisaient  dans  leurs  discours  des  motifs  de  se  confirmer  de  plus  en  plus 
dans  leurs  fausses  espérances,  et  jamais  leurs  dangereux  desseins  ne 
rencontraient  parmi  elles  d'incommodes  contradicteurs.  Le  public  était 
flatté  de  voir  un  membre  du  cabinet  de  la  reine  Victoria  quitter  Londres 
pour  venir  s'occuper  des  affaires  de  la  péninsule;  il  y  voyait  une  preuve 
de  la  sympathie  britannique  pour  la  cause  italienne.  L'influence  de  l'An- 
gleterre en  était  accrue.  Malheureusement,  plus  cette  influence  se  déve- 
loppait en  Italie,  plus  la  fièvre  révolutionnaire  redoublait  d'intensité.  La 
mission  anglaise  causait  une  émotion  extraordinaire,  dont  les  exaltés  ne 
manquaient  pas  de  s'emparer  pour  la  traduire  en  mouvemens  tumul- 
tueux. Ni  les  instructions  de  lord  Minto,  ni  son  langage  officiel,  ni  ses 
entretiens  particuliers  n'avaient  pour  but  de  provoquer  de  semblables 
manifestations.  Elles  naissaient  naturellement  autour  de  lui  et  malgré 
lui;  elles  le  précédaient  ou  le  suivaient  partout.  Turin,  Gênes,  Florence, 
Rome,  Naples,  la  Sicile,  ne  l'avaient  pas  plutôt  reçu,  qu'elles  étaient 
visitées  par  l'émeute.  On  eût  dit  que  le  sol  de  l'Italie  tremblait  et  s'en- 
flammait de  lui-même  sous  les  pas  de  l'envoyé  britannique. 

A  Turin,  l'agitation  populaire  amena  un  changement  de  cabinet. 
M.  de  Villamarina,  ministre  de  la  guerre,  chef  de  la  portion  libérale 
du  cabinet  sarde,  avait  demandé  à  être  déchargé  de  la  direction  de  la 
police,  dont  l'intervention  un  peu  rude  dans  les  derniers  troubles  avait 
soulevé  quelques  mécontentemens.  Il  avait  accompagné  sa  réclama-* 
tion  de  l'offre  de  sa  démission.  Le  roi  accepta  la  démission  de  son  mi- 


DE  LA  POLITIQUE   EXTÉRIEURE   DE  LA   FRANCE   DEPUIS   4830.         479 

nistre  de  la  guerre;  mais  il  lui  donna  pour  compagnon  de  disgrâce  son 
rival  M.  de  la  Marguerite,  ministre  des  affaires  étrangères,  chef  avoué 
du  parti  absolutiste.  Cette  décision  était  conforme  à  la  politique  ordi- 
naire et  au  goût  personnel  du  monarque.  Il  ne  lui  déplaisait  pas  de 
déjouer  les  calculs  des  personnes  qui  se  disputaient  l'honneur  de  ses 
bonnes  grâces,  et  de  leur  faire,  selon  une  expression  qui  lui  était  fami- 
lière, tordre  le  museau.  Le  roi  manifestait  assez  clairement,  par  cet  acte 
de  sa  volonté,  qu'il  entendait  désormais  être  le  maître  et  le  bien  faire 
paraître.  Le  choix  de  deux  hommes  honorables,  mais  qui  n'avaient  pas 
eu  occasion  de  prendre  couleur  dans  la  politique,  indiquait  également 
combien  il  était  éloigné  de  vouloir  donner  des  gages  exclusifs  à  aucun 
parti.  L'opinion  publique  restait  donc  un  peu  désorientée  et  indécise 
sur  ce  qu'elle  devait  penser  de  la  dernière  modification  ministérielle. 
Le  30  octobre,  parut,  dans  la  gazette  officielle  de  Turin,  un  programme 
détaillé  des  réformes  que  le  gouvernement  se  proposait  d'introduire 
dans  la  législation  et  dans  l'administration  du  royaume.  Ces  réformes 
solennellement  annoncées  étaient  depuis  long-temps  attendues;  mais 
ce  qui  excita  la  surprise  et  la  joie  générales,  ce  fut  l'esprit  vraiment 
libéral  qui  paraissait  avoir  présidé  à  cette  concession.  Les  mesures  prin- 
cipales étaient  :  la  publication  d'une  procédure  criminelle,  avec  publi- 
cité des  débats;  l'établissement  d'un  système  nouveau  d'administration 
communale  et  provinciale  par  des  conseillers  électifs  et  les  syndics 
(maires)  pris  parmi  eux;  la  convocation,  au  moins  une  fois  par  an,  des 
conseillers  extraordinaires;  la  création  d'un  registre  d'état  civil  remis  aux 
mains  des  autorités  civiles,  indépendamment  de  celui  qui  continuerait  à 
être  tenu  parles  curés;  enfin,  un  règlement  sur  la  presse,  adoucissant  les 
rigueurs  de  la  censure.  Il  n'y  avait  pas  une  seule  de  ces  mesures  qui  ne 
répondît,  dans  une  juste  proportion,  à  des  besoins  depuis  long-temps 
ressentis  plutôt  qu'exprimés.  La  reconnaissance  des  populations  fut  pro- 
fonde, vive,  universelle;  elle  se  fit  jour  de  mille  manières.  La  ville  fut 
illuminée.  Pendant  plusieurs  jours,  le  roi  Charles-Albert  ne  put  sortir 
sans  être  environné  par  une  foule  enthousiaste  qui,  laissant  de  côté  ses 
anciennes  habitudes  de  réserve,  le  poursuivait  de  ses  acclamations. 
Quand  vint  le  moment  du  départ  de  la  cour  pour  Gênes,  où  elle  passe 
habituellement  l'automne,  Turin  et  ses  faubourgs  furent  sur  pied  pour 
voir  passer  le  roi  et  lui  faire  cortège.  Sur  toute  la  route  même  curio- 
sité, même  empressement;  point  de  cité  qui  n'eût  dressé  un  arc  de 
triomphe;  les  villages  éloignés  accoururent,  musique  en  tête,  jetant  des 
fleurs  sur  le  passage  du  souverain  ou  chantant  quelque  hymne  com- 
posé en  son  honneur.  A  Gênes,  ville  méridionale,  où  les  têtes  sont  plus 
ardentes,  le  transport  fut  à  son  comble  :  c'étaient  des  explosions  de 
joie,  des  épanchemens  d'admiration  qu'il  faut  renoncer  à  rendre.  Au 
retour  du  roi  dans  la  capitale  de  ses  états,  l'émotion  n'était  pas  encore 


480  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

calmée.  Les  habitans  de  Turin  se  portèrent  au-devant  de  lui.  Charles- 
Albert  ,  fatigué  de  la  route  ou  contrarié  de  la  répétition  des  mêmes 
scènes,  sauta  brusquement  à  cheval,  et,  par  la  rapidité  de  son  allure, 
déconcerta  un  peu  l'attente  de  la  foule,  qui  ne  l'accompagna  pas  moins 
jusqu'à  son  palais.  D'où  venait  cette  indifférence  au  sein  d'un  pareil 
triomphe?  Quelle  pensée  pouvait  absorber  l'ame  de  ce  souverain  tra- 
versant, au  milieu  d'unanimes  acclamations,  des  provinces  entières 
ravies  de  le  contempler?  N'en  doutons  pas,  une  seule  pensée,  la  pensée 
de  toute  sa  vie,  pensée  ambitieuse  que  les  Piémontais  entrevoyaient 
avec  fierté  sur  son  front  soucieux.  Charles-Albert  et  l'indépendance 
italienne!  ce  cri,  si  vain  partout  ailleurs,  poussé  non  loin  des  garnisons 
autrichiennes,  sur  les  rives  même  du  Pô,  si  près  des  champs  qui  virent 
les  désastres  de  Novare,  était  sérieux  et  donnait  à  réfléchir.  Peut-être 
le  prince  dont  il  frappait  les  oreilles  pressentait-il  que,  pour  le  sou- 
tenir avec  honneur,  il  lui  faudrait  sacrifier  un  jour  sa  couronne  et  la 
vie  d'un  grand  nombre  de  ses  sujets. 

Au  milieu  de  l'effervescence  causée  par  les  scènes  que  je  viens  de 
décrire,  lord  Minto  arriva  à  Rome.  C'était  à  lui  que  les  révolution- 
naires italiens  attribuaient  le  changement  survenu  dans  la  politique 
sarde.  Plus  que  jamais,  il  entrait  dans  leurs  vues  de  représenter  l'en- 
voyé anglais  comme  le  promoteur  ardent  de  l'indépendance  italienne; 
il  fallait  persuader  à  la  multitude  que,  si  une  lutte  venait  à  s'enga- 
ger contre  l'Autriche,  on  trouverait  à  Londres  l'appui  qui  manquerait 
à  Paris.  Il  fut  donc  résolu  qu'on  ferait  une  ovation  à  lord  Minto.  Ce 
n'était  pas  difficile  pour  des  gens  qui  avaient  du  jour  au  lendemain  ar- 
rangé tant  de  magnifiques  dimostrazioni  inpiazza  d'en  improviser  une 
de  plus.  Bientôt,  en  effet,  une  foule  de  Romains,  débouchant  du  Corso 
sur  la  place  d'Espagne,  envahit  la  cour  intérieure  de  l'hôtel  Melga,  où 
logeait  lord  Minto,  et  fit  retentir  l'air  de  mille  cris  de  vive  lord  Minto! 
vive  l'indépendance  d'Italie!  En  réponse  à  ces  cris,  des  mouchoirs  fu- 
rent agités  des  fenêtres  de  l'hôtel.  Était-ce  lord  Minto  lui-même,  quel- 
ques personnes  de  sa  famille  ou  de  sa  suite?  La  foule  ne  prit  pas  souci 
de  s'en  informer.  Les  cris  reprirent  avec  une  ardeur  plus  grande.  Tout 
cela  dura  un  quart  d'heure.  Quand  ceux  qui  avaient  pris  part  à  la  dé- 
monstration se  dispersèrent  dans  les  rues,  ils  publièrent  que  lord  Minto 
avait  décidément  pris  l'indépendance  de  l'Italie  sous  sa  protection.  Le 
soir,  dans  les  cafés  et  dans  tous  les  groupes  rassemblés  sur  le  Corso,  il 
était  avéré  que  lord  Palmerston  allait  avant  peu  faire  la  guerre  à  l'Au- 
triche pour  détruire  en  Italie  les  traités  de  1815.  Les  radicaux  de  Paris 
écrivaient  bien  cela  dans  leurs  journaux  sans  le  croire,  et  pour  faire 
pièce  au  ministère  français;  leurs  amis  les  révolutionnaires  de  Rome 
le  croyaient  comme  ils  le  disaient ,  et  leur  audace  s'en  augmentait 
d'autant. 


DE  LA   POLITIQUE  EXTÉRIEURE  DE  LA  FRANCE  DEPUIS   1830.         481 

Les  affaires  intérieures  du  saint-siége  n'étaient  pas  non  plus,  à  ce 
moment,  sans  difficulté.  Les  membres  de  la  consulte  d'état  venaient 
d'être  convoqués  à  Rome  pour  la  lin  de  novembre.  Qu'allait-il  sortir 
de  cette  première  réunion  de  citoyens  envoyés  par  le  pays  pour  s'oc- 
cuper de  ses  affaires?  La  consulte  d'état  tenait,  par  son  organisation, 
le  milieu  entre  une  représentation  nationale  et  un  conseil  de  gou- 
vernement. Cette  institution  dépassait  ce  qu'on  aurait  d'abord  osé  de- 
mander, ce  qui  aurait  été  reçu  avec  reconnaissance;  mais  à  peine  les 
esprits,  travaillés  par  d'autres  désirs,  excités  par  des  émissaires  étran- 
gers, s'en  contentaient-ils  maintenant.  Dans  son  allocution  d'ouver- 
ture, le  pape  prit  soin  d'établir  en  termes  très  nets  que  les  décisions 
de  la  consulte  ne  pouvaient  être  que  des  avis  donnés  au  souverain, 
lesquels  avis  devaient  être  soumis  aux  ministres  et  aux  membres  du 
sacré  collège.  Il  prononça  aussi  quelques  paroles  sévères  et  fit  en- 
tendre des  reproches  généraux  d'ingratitude  adressés,  il  est  vrai,  aux 
habitans  de  quelques  provinces  qui  avaient  cru  devoir  accompagner 
leurs  députés  plutôt  qu'aux  députés  eux-mêmes.  Toutefois  il  en  résulta 
une  froideur  assez  marquée  vis-à-vis  de  Pie  IX.  Il  y  eut  au  retour  du 
cortège  très  peu  de  cris  sur  le  passage  du  saint  père.  La  consulte, 
assaillie  à  la  fois  par  les  deux  partis  extrêmes  qui  voulaient  la  diri- 
ger selon  leurs  fins,  se  tira  assez  bien  de  cette  première  épreuve.  Son 
adresse  ferme  et  respectueuse  déjoua  les  espérances  des  rétrogrades  et 
des  exaltés,  et  donna  à  penser  qu'elle  ne  se  laisserait  mener  ni  par  les 
uns  ni  par  les  autres.  Le  cardinal  Antonelli  fut  nommé  président  de 
la  consulte  :  c'était  un  bon  choix.  La  municipalité  romaine  fut  instal- 
lée, et  le  prince  Corsini  désigné  comme  sénateur  même  de  Rome.  Ces 
nominations  préoccupèrent  beaucoup  les  esprits  àRome.  Il  y  eut  comme 
un  moment  de  répit. 

Les  premières  difficultés  commencèrent  dans  le  sein  de  la  consulte 
à  l'occasion  de  son  règlement  intérieur,  dont  la  discussion  souleva  des 
questions  épineuses.  Les  délibérations  seraient-elles  secrètes  ou  publi- 
ques? Les  procès-verbaux  au  moins  seraient-ils  publiés?  On  comprend 
quel  intérêt  les  partis  devaient  attacher  à  ces  débats  préliminaires. 
M.  Rossi  s'inquiétait  de  plus  en  plus  en  voyant  le  gouvernement  inex- 
périmenté du  pape  prêt  à  en  venir  aux  prises  avec  ce  pouvoir  terrible 
et  nouveau  pour  lui  d'une  assemblée  délibérante.  Reprenant,  sans  se 
lasser,  le  double  travail  que  nous  avons  déjà  indiqué,  il  cherchait  à 
agir  des  deux  côtés  à  la  fois;  il  conseillait  aux  uns  la  patience  et  la  mo- 
dération ,  il  insistait  auprès  des  autres  pour  qu'ils  se  dépêchassent  de 
faire  à  temps  les  concessions  indispensables;  il  tâchait  de  calmer  les 
susceptibilités  des  délégués  en  leur  faisant  sentir  qu'ils  ne  devaient  pas 
être  pointilleux  sur  les  formes  et  entrer  en  lutte  avec  un  pape  qui  avait 


482  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

pris  l'initiative  de  tant  de  mesures  libérales,  qu'ils  se  donneraient  ainsi 
des  torts  gratuits  vis-à-vis  de  l'opinion  publique.  Il  faisait  ensuite  sentir 
aux  conseillers  du  pape  quel  danger  il  y  avait  à  n'avoir  résolu  à  l'avance 
aucune  question ,  à  ne  les  avoir  pas  seulement  étudiées.  Tout  était  à 
refaire  :  administration,  finances,  législation,  on  n'avait  songé  à  rien.  Il 
était  surtout  frappé  des  conflits  qui  pouvaient  naître  entre  ces  délégués 
laïques  et  les  autorités  pontificales. 

«  Ce  qui  m'effraie  toujours  et  de  plus  en  plus,  c'est  la  question  du  laïcisme. 
Elle  est  au  fond  de  tout;  je  l'ai  dit  et  répété  au  pape  et  au  cardinal.  Quelque 
grande  que  soit  l'autorité  morale  du  pape,  les  castes  cléricales  ne  peuvent  pas 
tenir  tète  aux  radicaux,  si  le  parti  laïque  modéré,  mais  mécontent,  je  ne  dis  pas 
se  joint  à  eux,  mais  seulement  les  laisse  faire  :  ce  danger  est  réel.  J'entends  des 
paroles  aigres,  très  aigres,  sortir  de  bouches  qui  ne  sont  pas,  certes,  celles  de 
radicaux.  A  leur  point  de  vue,  les  laïques  redoutent  peu  même  une  catastrophe, 
car  ils  se  rappellent  que  déjà,  en  1831,  les  puissances  conseillaient  la  séculari- 
sation partielle  du  gouvernement  temporel,  à  plus  forte  raison  l'exigeront-elles 
en  1848. 

«  J'ai  insisté  vivement  pour  que,  dans  le  prochain  motu  proprio  qui  doit 
étendre  et  perfectionner  le  conseil  des  ministres,  on  fasse  une  part  aux  laïques. 
C'est  à  mes  yeux  le  nœud  de  la  question.  En  ralliant  ainsi  les  modérés  autour 
du  gouvernement,  on  gagnerait  la  garde  civique,  on  aurait  un  moyen  d'action 
agréable  et  accepté  sur  la  consulte,  et  l'on  isolerait  les  radicaux  (1). 

Ces  conseils  n'étaient  pas  donnés  en  pure  perte;  ils  agissaient  lente- 
ment, mais  enfin  ils  agissaient  sur  l'esprit  du  pape  qui  avait  pris  con- 
fiance dans  les  lumières  supérieures  de  notre  ambassadeur.  Peu  de  temps 
après  la  conversation  du  18  décembre,  ayant  effectivement  admis  dans 
son  conseil  quelques  ministres  laïques,  il  s'adressa  à  M.  Rossi,  et,  plaisan- 
tant avec  un  enjouement  plein  d'amabilité  et  de  bonne  grâce  sur  les 
expressions  un  peu  françaises  que  M.  Rossi  employait  quelquefois  en 
parlant  italien,  il  lui  dit  en  souriant  :  Ebbene,  signor  ambasciatore,  Va- 
vete  dunque,  vostro  elemento  laico. 

Du  côté  des  impatiens  de  la  consulte,  et  du  public  romain  en  géné- 
ral, la  besogne  de  M.  Rossi  était  plus  difficile  et  son  succès  moins 
grand.  Ce  n'est  point  qu'il  manquât  à  Rome  de  modérés,  mais  les  mo- 
dérés n'avaient  point  le  courage  de  leur  opinion.  Ne  se  sentant  pas  ap- 
puyés par  le  pouvoir  qui  ne  faisait  rien  pour  eux,  ils  s'alliaient  aux 
radicaux.  Par  faiblesse  ils  abandonnaient  la  cause  des  réformes  pour 
la  cause  de  l'indépendance.  C'était  s'épargner  des  embarras  et  se  mé- 
nager à  peu  de  frais  les  avantages  d'une  facile  popularité;  mais,  pour 
obtenir  un  brevet  de  bon  citoyen,  cela  ne  suffisait  pas  :  il  fallait  traiter 

(!)  M.  Rossi  à  M.  Guizot,  18  décembre. 


DE   LA  POLITIQUE  EXTÉRIEURE   DE  LA  FRANCE   DEPUIS   4830.         483 

la  France  de  puissance  rétrograde,  l'accuser  de  trahison,  rompre 
avec  notre  ambassade,  et  pousser  à  la  guerre  avec  l'Autriche.  Com- 
bien de  nobles  et  de  personnes  bien  placées  dans  le  monde  ne  s'en  fai- 
saient faute  qui  sentaient  cependant  combien  M.  Rossi  pensait  juste,  qui 
maudissaient  tout  bas  les  concessions  déjà  accordées,  qui  au  fond  du 
cœur  souhaitaient  peut-être  la  venue  des  Autrichiens  pour  mettre  à  la 
raison  ceux  avec  lesquels  ils  n'osaient  pas  ne  point  frayer!  Rien  n'impa- 
tientait plus  M.  Rossi  que  de  voir  le  parti  modéré  faire  aussi  fausse  route. 
«Mais  enfin,  leur  disait-il  avec  sa  parole  froide  et  mordante,  que  voulez- 
vous  avec  ces  incessantes  provocations  contre  l'Autriche?  Elle  ne  vous 
menace  point;  elle  reste  dans  les  limites  que  les  traités  lui  ont  tracées. 
C'est  donc  une  guerre  d'indépendance  que  vous  voulez?  Eh  bien! 
voyons,  calculons  vos  forces  :  vous  avez  soixante  mille  hommes  en 
Piémont,  et  pas  un  homme  de  plus  en  fait  de  troupes  réglées.  Vous 
parlez  de  l'enthousiasme  de  vos  populations.  Je  les  connais,  ces  popula- 
tions. Parcourez  vos  campagnes,  voyez  si  un  homme  bouge,  si  un  cœur 
bat,  si  un  bras  est  prêt  à  prendre  les  armes.  Les  Piémon tais  battus,  les 
Autrichiens  peuvent  aller  tout  droit  jusqu'à  Reggio  en  Calabre  sans  ren- 
contrer un  Italien.  Je  vous  entends  :  vous  viendrez  alors  à  la  France. 
Le  beau  résultat  d'une  guerre  d'indépendance  que  d'amener  une  fois 
de  plus  deux  armées  étrangères  sur  votre  sol  !  Des  Autrichiens  et  des 
Français  se  battant  sur  les  champs  de  bataille  de  l'Italie,  n'est-ce  pas  là 
votre  éternelle,  votre  lamentable  histoire?  Et  puis,  vous  voulez  être 
indépendans,  n'est-ce  pas?  Nous,  nous  le  sommes.  La  France  n'est  point 
un  caporal  aux  ordres  de  l'Italie.  La  France  fait  la  guerre  quand  et 
pour  qui  il  lui  convient  de  la  faire.  Elle  ne  met  ses  bataillons  et  ses 
drapeaux  à  la  discrétion  de  personne.  » 

Hélas!  le  temps  n'était  plus  où  ces  vives  apostrophes  pouvaient  ser- 
vir. Le  pouvoir  était  déplacé;  il  était  passé  aux  mains  des  masses  con- 
duites par  des  chefs  aussi  violens  que  dépourvus  d'intelligence.  Des 
scènes  déplorables  ne  prouvaient  que  trop  chaque  jour  quel  ascendant 
ce  petit  nombre  de  meneurs  avait  conquis  sur  ce  peuple  de  Rome  na- 
turellement si  doux,  naguère  encore  si  plein  d'affection  et  de  respect 
pour  son  souverain.  Il  avait  été  question  de  donner  une  fête  pour  le 
1er  janvier  1848.  Le  pape  avait  décidé  que  la  fête  n'aurait  pas  lieu. 
Grande  rumeur  à  ce  sujet.  Pie  IX  céda  comme  à  son  ordinaire;  il  con- 
sentit même  à  sortir  pour  se  montrer  auf  peuple.  Aussitôt  la  foule  envi- 
ronne sa  voiture  en  hurlant  autour  des  portières  toutes  sortes  de  cris 
incohérens.  Des  enfans  déguenillés  grimpent  sur  les  marchepieds.  Un 
tribun  sans  valeur,  auquel  nos  gazettes  ont  donné  une  sorte  de  célé- 
brité, Cicerovacchio ,  monte  derrière  la  voiture  du  pape  et  agite  au- 
dessus  de  sa  tête  un  énorme  drapeau^tricolore.* Qu'il  était  amer,  pour 


484  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

ceux  qui  assistaient  à  ce  triomphe  presque  dérisoire,  de  se  rappeler 
que,  sur  cette  même  place  du  Quirinal,  dix-huit  mois  auparavant,  le 
saint  pontife  avait  été  presque  adoré  par  la  foule  agenouillée!  Combien 
peu  de  temps  avait  suffi  à  ce  peuple  égaré  pour  méconnaître  ainsi  la 
plus  grande  autorité  qui  soit  dans  le  monde  !  Que  fallait-il  augurer 
de  l'avenir?  «  Ce  n'est  encore  qu'une  tempête  dans  un  verre  d'eau, 
disait  M.  Rossi;  Turin  et  Naples  sont  les  parois  du  verre  :  si  ces  parois 
viennent  à  rompre,  tout  est  à  craindre.  » 

Ce  fut  de  Naples,  en  effet,  que  partit  l'impulsion  qui  vint,  dans  ce 
moment  de  crise,  si  fort  accélérer  la  marche  du  mouvement  révolu- 
tionnaire en  Italie.  Jusqu'alors  le  gouvernement  napolitain  avait  paru 
assister  avec  indifférence  et  presque  avec  humeur  au  grand  œuvre  de 
la  régénération  italienne  inauguré  par  Pie  IX  au  lendemain  de  son 
avènement,  et  sinon  accomplie  partout  avec  succès,  du  moins  tentée 
dans  tous  les  états  de  la  péninsule.  Il  n'y  a  personne  sachant  un  peu  en 
détail  ce  qu'était,  à  cette  époque,  le  régime  intérieur  du  royaume  des 
Deux-Siciles,qui  ne  comprenne  quelles  devaient  être  les  appréhensions 
du  roi  de  Naples  et  combien  elles  étaient  naturelles.  11  ne  pouvait  douter 
que  la  même  agitation  libérale  qui  avait  mis  en  émoi  tous  les  esprits 
italiens  pénétrât  bientôt  dans  les  provinces  voisines  des  légations  et 
jusqu'au  sein  de  sa  capitale,  et  n'y  réveillât  de  nombreuses  et  vives 
sympathies.  Quelle  satisfaction  donner  aux  exigences  qui  s'allaient  pro- 
duire? Ces  réformes  que  partout  ailleurs  les  populations  italiennes  sol- 
licitaient avec  ardeur  de  leurs  souverains,  qu'elles  se  montraient  si 
heureuses  de  recevoir,  ces  institutions  législatives  et  administratives, 
objet  de  leur  ambition,  tout  cela  était  depuis  long-temps  en  plein  exer- 
cice dans  la  portion  des  états  de  sa  majesté  sicilienne  située  de  ce  côté 
du  Phare;  car,  il  faut  l'avouer,  si  la  constitution  politique  du  royaume 
de  Naples  était  défectueuse,  la  constitution  législative  et  administrative 
des  provinces  de  la  terre  ferme  laissait  en  elle-même  peu  de  chose  à 
désirer.  Nous  avons  nous-inême  exposé  autrefois  dans  ce  recueil  (4) 
comment  toutes  les  traditions  françaises  avaient,  dans  cette  portion  de 
l'Italie,  survécu  à  l'occupation.  La  plupart  de  nos  institutions,  légère- 
ment modifiées,  quelquefois  améliorées,  notamment  en  ce  qui  regarde 
le  code  pénal  et  de  procédure  criminelle,  régissaient  Naples  depuis 
1815.  Les  abus  (ils  étaient  nombreux)  dont  les  populations  avaient  à  se 
plaindre  tenaient  aux  habitudes  fâcheuses  des  hommes  chargés  d'ap- 
pliquer ces  institutions,  plutôt  qu'aux  institutions  elles-mêmes.  En 
matière  de  gouvernement  à  Naples,  la  lettre  était  bonne,  si  l'on  peut 
s'exprimer  ainsi;  l'esprit  seul  était  mauvais.  Malheureusement  on  ne 

(1)  Voyez  la  livraison  du  1^  décembre  1841. 


DE  LA  POLITIQUE  EXTÉRIEURE  DE  LA  FRANCE  DEPUIS  4830.    485 

pouvait  espérer  agir  sur  l'imagination  des  populations  en  leur  disant 
que  dorénavant  elles  seraient  gouvernées  comme  toujours  elles  au- 
raient dû  l'être,  et  qu'elles  ne  verraient  plus  désormais  à  la  tête  de 
leurs  affaires  que  des  hommes  dignes  de  leur  confiance.  Le  roi,  moins 
que  personne,  ne  se  faisait  illusion.  Il  le  sentait  bien,  une  seule  conces- 
sion lui  restait  à  faire  qui  pût  calmer  l'impatience  de  ses  peuples  : 
l'octroi  d'une  constitution.  C'était  du  premier  pas  dépasser  tout  ce  que 
les  autres  princes  avaient  osé.  Entre  une  inaction  complète  ou  cet  acte 
de  résolution,  point  de  milieu  possible.  Cela  valait  la  peine  de  réfléchir 
et  peut-être  d'attendre  un  peu;  mais,  ainsi  qu'il  est  toujours  arrivé  au 
gouvernement  napolitain  dans  toutes  les  crises  qu'il  lui  a  fallu  tra- 
verser, ses  plus  fâcheux  embarras  surgirent  du  côlé  de  la  Sicile.  Il  est 
impossible  d'étendre  à  l'organisation  intérieure  de  la  Sicile  les  éloges 
que  nous  donnions  tout  à  l'heure  à  l'administration  des  provinces  napo- 
litaines. Le  régime  habituel  de  cette  île,  c'était  le  règne  incontesté  du 
chaos  et  de  l'anarchie.  Une  fois  de  plus  encore,  le  gouvernement  na- 
politain devait  chèrement  expier  sa  coupable  négligence  des  intérêts 
siciliens,  l'oubli  complet  de  ses  devoirs  envers  la  plus  belle  portion  des 
états  de  sa  majesté  le  roi  des  Deux-Siciles.  Dès  le  milieu  de  1847.  le 
retentissement  des  premières  réformes  introduites  par  Pie  IX  surexcita 
dans  toute  l'étendue  de  la  Sicile  le  désir  d'une  prompte  répression  des 
abus  dont  on  souffrait  depuis  si  long-temps.  Les  symptômes  évidens 
du  mécontentement  populaire  ne  permettaient  pas  de  se  faire  illusion. 
Si  l'on  s'obstinait  à  refuser  les  légitimes  satisfactions,  il  était  trop  à 
craindre  qu'au  lieu  d'une  juste  demande  de  réforme  on  n'eût  à  repous- 
ser bientôt  des  prétentions  de  séparation  ou  d'indépendance.  Le  roi  Fer- 
dinand ouvrit  les  yeux;  il  comprit  la  nécessité  d'envoyer  dans  la  Sicile 
des  hommes  publics  autres  que  ceux  qui  en  avaient  jusqu'alors  dirigé 
les  affaires.  Dans  les  premiers  jours  de  décembre  1847,  le  duc  deSerra- 
Capriola,  homme  de  bien  et  capable,  ambassadeur  du  roi  de  Naples  à 
Paris,  reçut  de  son  souverain  l'avis  de  sa  nomination  comme  lieutenant- 
général  en  Sicile  et  l'invitation  pressante  de  retourner  à  Naples  pour 
se  rendre  immédiatement  à  son  poste.  En  même  temps,  le  roi  promit 
formellement  que,  pour  le  12  janvier  1848,  il  aurait  envoyé,  avec  le 
nouveau  lieutenant-général,  les  réformes  qu'il  croyait  nécessaires  dans 
l'état  présent  de  la  Sicile.  Le  choix  du  duc  de  Serra-Capriola  ne  pou- 
vait pas  ne  pas  être  agréable  aux  Siciliens,  et  les  engagemens  pris  au 
sujet  des  réformes  avaient  calmé  leurs  esprits.  Des  accidens  insignifians 
en  eux-mêmes,  comme  il  n'en  survient  que  trop  dans  les  affaires  pu- 
bliques, déconcertèrent  cette  combinaison.  Le  duc  de  Serra-Capriola, 
retardé  dans  ses  préparatifs  de  départ,  détourné  de  sa  route  par  des 
circonstances  de  famille,  n'arriva  à  Naples  qu'un  mois  après  la  récep- 
tion des  ordres  du  roi.  Ce  retard  mit  le  roi  dans  l'impossibilité  de  tenir 


486  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

la  promesse  faite  aux  Siciliens.  Frustrés  dans  leurs  espérances,  aigri» 
par  l'idée  qu'on  avait  voulu  se  jouer  de  leur  bonne  foi,  ceux  qui  avaient 
reçu  avec  le  plus  de  reconnaissance  les  assurances  du  souverain  et 
prêché  le  plus  haut  la  confiance  dans  sa  parole,  furent  les  plus  ardens 
à  se  plaindre,  les  plus  enclins  à  accepter,  comme  moyen  d'en  finir  avec 
des  ministres  sans  sincérité,  l'idée  de  secouer  définitivement  le  joug 
napolitain.  Depuis  quelque  temps,  à  Palerme  comme  dans  presque 
toutes  les  villes  populeuses,  il  y  avait  un  espèce  de  club  sous  le  nom  de 
Casino.  Là  se  réunissaient  des  personnes  de  tout  rang  et  de  toutes  con- 
ditions, nobles,  négocians,  gens  d'affaires  si  nombreux  en  Sicile,  et  des 
soi-disant  gens  de  lettres  connus  par  leur  opposition  au  gouvernement 
napolitain.  Les.  émissaires  étrangers  ne  manquaient  point  non  plus; 
ils  échauffaient  de  leur  mieux  des  ressentimens  qui  ne  demandaient 
qu'à  éclater.  Le  12  janvier  trouva  le  peuple  de  Palerme  mécontent  et 
prêt  à  s'insurger.  L'émeute  qui  troubla  cette  ville  pendant  les  journées 
du  12  et  du  13  janvier  pouvait  être  aisément  apaisée,  si  le  ministère 
napolitain  eût  envoyé  sur  les  lieux  une  personne  digne  de  sa  confiance 
et  agréable  aux  Siciliens.  Il  eut  le  tort  de  conseiller  les  mesures  de 
rigueur,  enchanté  de  trouver  cette  occasion  de  châtier  sévèrement  les 
habitans  de  la  Sicile.  Le  général  Désauget  fut  chargé  de  conduire  une 
expédition  militaire  de  l'autre  côté  du  Phare;  mais,  soit  par  l'effet  d'in- 
structions particulières  du  monarque  qui  répugnait  à  verser  le  sang  de 
ses  sujets,  soit  par  suite  des  principes  du  général  contraires  a^  but  de 
sa  mission,  l'expédition  échoua.  Les  Siciliens,  après  avoir  repoussé  les 
troupes  napolitaines,  sans  calculer  les  suites  de  leur  levée  de  boucliers, 
se  révoltèrent  contre  leur  souverain  légitime,  et  se  jetèrent  ouvertement 
dans  l'insurrection. 

Des  circonstances  aussi  graves  triomphèrent  des  hésitations  du  roi 
Ferdinand.  Déjà  il  avait  éloigné  de  ses  conseils  deux  ministres  qui  pas- 
saient pour  les  plus  hostiles  aux  idées  libérales.  Le  18  janvier,  parut  un 
décret  qui  donnait  des  attributions  nouvelles  et  presque  représentatives 
aux  consultes  déjà  existantes  de  Naples  et  de  Sicile.  Le  comte  d'Àquila 
était  nommé  lieutenant-général  en  Sicile.  Des  ministres  particulier» 
étaient  désignés  pour  cette  portion  des  domaines  de  la  couronne.  Le 
49  janvier,  un  édit  sur  la  censure  annonçait  de  grands  adoucissement 
dans  le  régime  de  la  presse.  Une  large  amnistie  était  publiée.  Le  23  jan- 
vier, le  roi  annonçait  à  ses  sujets  l'octroi  d'une  constitution.  Le  27,  il 
composait  un  cabinet  où  figuraient  comme  président  du  conseil  le  duc 
de  Serra-Capriola,  le  prince  Dentice,  le  prince  Torrella,  hommes  dis- 
tingués, jouissant  de  la  confiance  publique;  le  prince  de  Cassaro,  an- 
cien ministre  disgracié,  était  nommé  président  de  la  consulte.  Le  29,  Mi 
constitution  promise  était  définitivement  concédée. 

Qu'on  se  figure  l'effet  de  ces  nouvelles  arrivant  coup  sur  coup  dans* 


DE  LA  POLITIQUE  EXTÉRIEURE  DE  LA  FRANCE  DEPUIS  1830.    487 

toutes  les  villes  de  la  péninsule.  Le  roi  qui  passait  pour  le  moins  libé- 
ral de  l'Italie  avait  en  quelques  instans  laissé  loin  derrière  lui,  par  ces 
concessions  inattendues,  tous  les  autres  princes.  Il  ouvrait  une  ère  nou- 
velle. L'inauguration  à  Naples  du  système  constitutionnel,  cette  forme 
la  plus  populaire  de  la  liberté  romaine,  ravit  de  joie  tous  les  patriotes 
italiens;  les  gouvernemens  de  Rome,  de  Florence  et  de  Turin  en  fu- 
rent singulièrement  effrayés.  Ils  avaient  chez  eux  quelque  chose  de 
plus  dangereux  qu'une  constitution,  si  libérale  qu'elle  fût;  ils  avaient 
des  presses  clandestines,  des  clubs  en  permanence,  des  émeutes  triom- 
phantes; il  leur  répugnait  de  franchir  ce  pas  nouveau.  Il  fallut  cepen- 
dant s'exécuter  de  bonne  grâce  et  concéder  par  avance  ce  qu'il  était 
impossible  de  refuser  long-temps.  A  Florence,  à  Livourne,  des  consti- 
tutions furent  publiées  sur  le  modèle  de  celle  de  Naples.  A  Rome,  l'hé- 
sitation fut  plus  grande.  Les  formes  d'un  gouvernement  constitutionnel 
étaient-elles  compatibles  avec  l'existence  du  pouvoir  du  chef  de  l'église? 
Une  commission  fut  nouynée  pour  examiner  cette  question;  elle  se  mit 
en  rapport  avec  M.  Rossi.  Le  courrier  qui  portait  à  Paris  un  mémoire  de 
l'ambassade  de  France  sur  cet  important  sujet  se  croisa  avec  celui  qui 
venait  annoncer  à  Rome  la  nouvelle  de  la  révolution  de  février.  11  fau- 
drait, on  le  voit,  méconnaître  les  faits  et  les  dates  pour  prétendre, 
comme  l'ont  fait  depuis  un  an  plusieurs  orateurs  et  publicistes,  que  le 
mouvement  révolutionnaire  de  Paris  arracha  aux  souverains  d'Italie 
l'octroi  des  chartes  constitutionnelles.  Elles  étaient  déjà  concédées 
à  Naples,  à  Turin  et  à  Florence;  à  Rome  même,  on  s'engageait  dans 
cette  voie.  Quel  fut  à  Naples  l'effet  des  événemens  de  Paris,  nous  allons 
le  dire  en  terminant. 

Au  plus  fort  des  troubles  de  la  Sicile,  lord  Napier,  chargé  d'affaires 
d'Angleterre,  que  l'opinion  publique,  à  Naples,  disait  fort  mêlé  aux 
scènes  qui  se  passaient  de  l'autre  côté  du  Phare,  vint  trouver  le  duc  de 
Serra-Capriola  et  lui  offrit  ses  bons  services  pour  le  gouvernement  na- 
politain, lui  déclarant  qu'il  comptait  se  rendre  en  Sicile  dans  l'espoir 
de  ramener  à  la  raison  les  sujets  de  sa  majesté  sicilienne.  Le  duc  de 
Serra-Capriola  ne  fit  pas  d'objection  à  ce  voyage.  M.  le  comte  de  Mon- 
tessuy,  chargé  d'affaires  de  France  depuis  la  mort  de  M.  Rresson ,  in- 
quiet de  l'influence  que  son  collègue  d'Angleterre  pourrait  exercer  en 
pareille  occurrence,  témoigna  au  ministre  des  affaires  étrangères  de 
Naples  le  désir  de  se  rendre  aussi  en  Sicile.  Le  duc  de  Serra  loua  sa 
détermination  et  l'en  remercia.  Comme  M.  de  Montessuy  annonçait  à 
lord  Napier  le  projet  de  l'accompagner  dans  son  excursion  à  Palerme, 
celui-ci,  évidemment  contrarié,  lui  répondit  :  «  Si  c'est  pour  arranger 
les  affaires  de  Sicile,  croyez-moi,  mon  cher  collègue,  ne  vous  en  mêlez 
pas.  En  Chine  ou  partout  ailleurs,  la  France  et  l'Angleterre  pourraient 


438  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

s'entendre;  mais,  en  Sicile,  l'Angleterre  a  des  intérêts  particuliers  qui  ne 
doivent  pas  regarder  la  France.  »  Peu  de  jours  après  cette  conversa- 
tion, ce  n'était  plus  lord  Napier  qui  devait  passer  en  Sicile,  c'était  lord 
Minto.  M.  de  Bussières,  notre  nouvel  ambassadeur  à  Naples,  qui  venait 
d'arriver,  voulut  accompagner  lord  Minto,  comme  M.  de  Montessuy 
avait  voulu  accompagner  lord  Napier.  Survint  la  nouvelle  de  l'instal- 
lation de  la  république.  Lord  Minto  partit  seul.  On  sait  ce  qui  est  ad- 
venu. 

Nous  n'avons  rien  à  ajouter  à  ce  simple  récit.  Le  gouvernement 
tombé  en  février  1848  a-t-il  gêné  en  rien  le  mouvement  réformateur 
italien,  ou  bien  l'a-t-il,  autant  que  cela  dépendait  de  lui,  favorisé  et 
développé?  Nous  tenons  cette  question  pour  vidée  par  les  faits,  par  les 
dates,  par  les  pièces  que  nous  avons  citées.  M.  GuizotetM.  Rossi  ont-ils 
eu  tort  de  recommander  aux  princes  et  aux  peuples  italiens  de  ne  pas 
déserler  la  cause  des  réformes  pour  la  cause  de  l'indépendance,  de  ne 
pas  aller  follement  attaquer  l'Autriche  chez  elle?  Après  les  déroutes  de 
Milan  et  de  Novare,  il  n'y  a  pas  deux  réponses  possibles.  «  Parmi  les 
sentimens  qui  animent  les  populations  italiennes,  disait  M.  Guizot  en 
janvier  1848  (1),  et  qui  leur  font  désirer  des  événemens  que  je  regarde 
comme  chimériques;  il  en  est  de  très  généreux,  de  très  nobles,  de  très 
bons,  qu'il  est  douloureux  d'affliger;  mais  il  vaut  mieux  les  affliger  que 
de  les  tromper.  »  — Si  jamais  la  liberté  périt  en  Italie,  disait  M.  de  Mon- 
talembert  dans  la  même  discussion,  si  jamais  l'Autriche  y  reprend 
l'ascendant  qu'elle  semble  destinée  à  y  perdre,  ce  sera  grâce  aux  révo- 
lutionnaires italiens,  à  eux  seulement.  Ils  sont  les  véritables  complices, 
les  seuls  et  les  plus  dangereux  complices  de  l'influence  et  de  la  prépo- 
tence autrichienne.  —  M.  Guizot  et  M.  de  Montalembert  étaient-ils  alors 
les  vrais  amis  de  l'Italie  et  de  bons  prophètes?  ou  bien  était-ce  M.  de  La- 
martine, prêchant  du  haut  de  la  tribune  française  à  cette  nation  abusée 
la  rupture  des  traités  et  la  croisade  contre  l'Autriche?  M.  de  Lamartine 
et  les  révolutionnaires  qui  couvraient  sa  parole  de  leurs  frénétiques  ap- 
plaudissemens  se  sont  trouvés  au  pouvoir  quand  a  éclaté  la  lutte  ter- 
rible qu'ils  avaient  eux-mêmes  provoquée.  Comment  ont- ils  tenu  leurs 
engagemens?  Quel  rôle  ont-ils  fait  jouer  à  la  France?  Hélas!  nous 
avons  eu  tous  à  en  rougir,  et  par  honneur  il  faut  s'en  taire.  Aujour- 
d'hui, si  notre  pays  reprend  le  rôle  qu'il  lui  convient  de  jouer  en  Ita- 
lie, c'est  qu'enfin  il  a  abandonné  les  erremens  de  leur  détestable  poli- 
tique. Contre  qui  s'avance  en  ce  moment  l'expédition  française?  N'est-ce 
pas  précisément  contre  les  exaltés  qui  accusaient  si  fort  jadis  les  ten- 

(1)  Discussion  de  la  chambre  des  pairs.  (Moniteur  du  15  janvier.) 


DE  LA  POLITIQUE   EXTÉRIEURE  DE  LA  FRANCE  DEPUIS  4830.         489 

dances  rétrogrades  de  l'ancien  gouvernement  français,  contre  ces  entre- 
preneurs d'émeutes  qui,  sur  la  foi  de  leurs  amis  de  Paris,  ont  effronté- 
ment promené  par  toute  l'Italie  leur  soi-disant  souveraineté  populaire, 
proclamant  l'indépendance  de  la  Sicile,  chassant  Léopold  de  Florence, 
Pie  IX  du  Vatican,  toujours  prêts  à  se  révolter,  jamais  prêts  à  com- 
battre, et  qui  se  sauvent  maintenant  à  Rome  devant  les  soldats  de  la 
république  française,  comme  en  Lombardie  ils  se  sont  enfuis  devant  les 
soldats  de  Radetzky? 

Tant  et  de  si  douloureuses  catastrophes  sont  pleines  d'enseignemens; 
personne  n'a  le  droit  de  les  dédaigner.  Puissent  ses  malheurs  profiter 
au  moins  à  l'Italie  et  lui  éviter  de  nouvelles  et  fatales  erreurs!  A  l'avé- 
nement  de  Pie  IX,  l'Italie  souhaitait  des  réformes  modérées;  plus  tard., 
elle  a  violemment  aspiré  à  l'indépendance.  La  cause  de  l'indépendance 
n'a  pas  triomphé,  mais  la  cause  des  réformes  n'est  pas  perdue.  Que  l'Ita- 
lie attende,  qu'elle  prenne  patience,  qu'elle  se  souvienne  des  conseils 
de  M.  Guizot  et  de  M.  Rossi.  Ne  lui  resle-t-il  pas  la  liberté?  Par  la  liberté, 
elle  pourra  peut-être  un  jour,  Dieu  aidant,  reconquérir  l'indépendance. 

0.  d'Haussonville. 


PEINTURE  MONUMENTALE 


TRAVAUX  DE  M.  H.  FLWDRIA  A  L'EGLISE  SAINT-PAUL  DE  NIMES. 


N'est-ce  pas  un  bonheur  et  un  devoir,  aii  milieu  des  inquiétudes  qui  nous 
pressent,  de  maintenir  les  droits  de  l'art,  d'en  garder  pieusement  le  culte,  et  de 
poursuivre  le  beau  avec  un  nouvel  amour,  lorsque  tant  de  sombres  images  en- 
veloppent et  menacent  la  civilisation  effrayée?  Remercions  les  talens  supérieurs 
restés  fidèles  à  l'inspiration ,  et  qui ,  sans  refuser  de  prendre  part  aux  émotions 
et  aux  dangers  de  la  patrie ,  n'en  accomplissent  pas  moins  leur  noble  tâche  à 
travers  les  tristesses  de  l'heure  présente.  Ne  jeter  ni  sa  plume  ni  son  pinceau, 
continuer  de  chercher  en  silence  les  strophes  ailées  ou  les  créations  idéales  qui 
élèvent  les  âmes  vers  l'éternelle  beauté,  c'est  là  un  office  tout  aussi  sérieux,  c'est 
un  devoir  tout  aussi  utile  en  ces  temps  de  désordre  que  bien  d'autres  fonctions 
plus  bruyantes.  A  quelle  époque  avons-nous  eu  plus  besoin  de  tout  ce  qui  sou- 
tient l'ame  au-dessus  de  la  matière,  de  tout  ce  qui  apaise  les  cœurs  et  ennoblit 
l'intelligence?  Au  moment  où  l'austérité  de  nos  tribuns  voudrait  supprimer  les 
merveilles  de  l'art,  il  est  bien  que  les  artistes  ne  se  lassent  pas  de  charmer  et  de 
moraliser  le  peuple;  on  verra  mieux  de  quel  côté  est  le  véritable  esprit  démo- 
cratique. Je  faisais  ces  réflexions  en  visitant  à  Nîmes  cette  charmante  église 
Saint-Paul,  où  un  artiste  éminent  vient  d'achever,  je  ne  crains  pas  de  le  dire, 
une  des  grandes  pages  de  la  peinture  contemporaine.  Quel  calme  bienfaisant  on 
éprouvera  étudier  cette  belle  œuvre!  Quelle  sérénité  parfaite!  Comme  l'esprit 
se  purifie  et  s'élève!  Gomme  on  déteste  plus  franchement,  dans  cette  atmosphère 
de  paix,  toutes  les  mauvaises  passions  qui  nous  assiègent! 

Le  maître  habile  à  qui  nous  devons  les  peintures  de  Saint-Germain-des-Prés, 


PEINTURE  MONUMENTALE.  491 

M.  Hippolyte  Flandrin,  vient  en  effet  d'ajouter  un  précieux  titre  à  ceux  qui 
avaient  commencé  la  célébrité  de  son  nom.  Chargé  de  décorer  le  chœur  de  l'é- 
glise Saint-Paul  de  Nîmes,  il  a  prouvé  une  fois  de  plus  combien  les  grandes 
épreuves  de  la  peinture  monumentale  profitent  à  un  talent  bien  doué,  et  quelle 
vigueur,  quelle  maturité,  quelles  ressources  nouvelles,  en  un  mot,  doit  y  dé- 
ployer une  imagination  fortement  préparée  par  l'étude.  Il  y  a  plusieurs  années 
déjà  que  des  juges  éclairés  indiquaient  cette  voie  comme  la  plus  féconde.  Ils  dé- 
siraient que  les  artistes  sérieux  pussent  donner  l'essor  à  toutes  leurs  facultés 
dans  la  méditation  d'une  œuvre  de  longue  haleine,  au  lieu  de  passer  trop  vite 
d'une  étude  à  l'autre  dans  une  série  de  compositions  diverses.  Ils  montraient 
quel  avantage  il  y  a  pour  le  peintre  à  s'enfermer  long-temps  au  sein  d'une 
œuvre  unique,  à  en  chercher  le  vrai  style,  et,  une  fois  maître  de  la  forme,  à  la 
réaliser  sans  peine,  sans  effort,  avec  le  calme  sentiment  de  la  puissance,  sur 
toute  l'étendue  d'un  vaste  poème.  C'est  M.  Gustave  Planche  qui,  le  premier,  si 
je  ne  me  trompe,  à  l'occasion  des  travaux  de  M.  Delacroix  à  l'ancienne  chambre 
des  députés,  proclamait,  il  y  a  douze  ans,  cette  importance  de  la  peinture  mo- 
numentale, et  demandait  que  l'école  française  pût  y  trouver  de  nouveaux  et 
glorieux  développemens(l).  Des  voix  bien  autorisées  sont  venues  se  joindre  à  la 
sienne;  en  appréciant  ici  même  avec  une  distinction  parfaite  le  brillant  hémi- 
cycle de  M.  Delaroche  à  l'École  des  Beaux-Arts,  M.  Vitet  ajoutait  aux  raisons  dog- 
matiques l'enseignement  de  l'histoire;  il  citait  les  exemples  de  Pérugin  à  Pé- 
rouse,  de  Raphaël  au  Vatican,  d'André  del  Sarto  à  YAnnunziata  de  Florence,  de 
Léonard  de  Vinci  à  Milan,  et  il  concluait  ainsi  :  «  Puissent  donc  tous  ceux  qui, 
aux  divers  degrés  du  pouvoir,  ont  mission  de  protéger  les  arts,  comprendre 
combien  il  serait  utile  que  tous  ces  encouragemens  qu'on  éparpille  en  petites 
sommes  fussent  concentrés  sur  un  certain  nombre  de  monumens  dont  on  con- 
fierait la  décoration  tantôt  à  nos  maîtres  les  plus  habiles,  tantôt  aux  jeunes  gens 
de  plus  haute  espérance  !  Et  ce  n'est  pas  seulement  à  Paris,  c'est  par  tout  le 
royaume  qu'il  faudrait  en  faire  l'essai.  N'y  a-t-il  pas  en  province  des  églises,  des 
hôtels-de-ville,  des  tribunaux,  dont  les  murailles  pourraient  se  couvrir  soit  des 
scènes  sacrées  de  la  religion,  soit  des  hauts  faits  de  notre  histoire?  Et  ne  se- 
rait-ce rien ,  pour  enflammer  une  ame  d'artiste,  que  l'honneur  d'une  telle  mis- 
sion ,  et  l'espoir  de  faire  une  œuvre  qui  devienne  un  jour  pour  toute  une  ville 
un  sujet  d'orgueil  et  d'illustration  (2)?  »  Je  n'ai  pu  résister  au  plaisir  de  citer 
ces  paroles  qui,  tracées  il  y  a  huit  ans,  nous  servent  à  marquer  nos  progrès. 
Depuis  le  jour  où  M.  Vitet  exprimait  ce  vœu,  les  travaux  de  M.  Delacroix  au 
Luxembourg,  de  M.  Ingres  à  Dampierre,  de  M.  Hippolyte  Flandrin  à  Saint-Ger- 
main-des-Prés,  ont  justifié  les  espérances  que  faisait  concevoir  cette  éducation 
du  talent  par  la  peinture  murale.  Quant  aux  villes  de  province,  il  y  en  a  une  qui 
a  dignement  répondu  à  l'appel  que  je  viens  de  transcrire,  c'est  celle  qui  a  confié 
au  peintre  de  Saint-Germain-des-Prés  le  chœur  de  l'église  Saint-Paul.  Célèbre 
déjà  par  tant  de  précieux  monumens,  la  ville  de  Nîmes  ne  regrettera  pas  l'in- 
telligente sollicitude  de  ses  administrateurs;  les  peintures  de  M.  Flandrin  lui  se- 
ront bientôt  une  illustration  nouvelle  et  le  plus  légitime  sujet  d'orgueil. 

(1)  Voyez  la  Revue  des  Deux  Mondes  du  15  juin  1837. 

(2)  Revue  des  Deux  Mondes  du  15  décembre  1841. 


492  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

L'église  Saint-Paul  offrait  un  large  champ  à  l'imagination  du  peintre.  Les 
deux  nefs  latérales,  en  se  prolongeant  vers  l'extrémité  de  l'édifice,  donnent  au 
chœur  un  développement  plein  de  variété  et  de  richesse;  elles  forment,  aux  deux 
cotés  du  chœur  et  de  l'abside  principale,  deux  galeries  élégantes  terminées  par 
de  petites  absides.  Le  chœur  apparaît  donc  comme  divisé  en  trois  parties,  et  ces 
parties  sont  liées  entre  elles  par  des  arceaux  bien  ouverts  qui  permettent  d'em- 
brasser presque  toute  la  décoration  réservée  au  peintre  par  l'architecte.  Malheu- 
reusement il  n'y  a  pas  là  une  seule  muraille  dont  les  dimensions  aient  fourni 
à  M.  Flandrin  l'occasion  d'une  grande  scène  dramatique,  comme  à  Saint-Ger- 
main-des-Prés  le  Portement  de  Croix  et  V Entrée  du  Christ  à  Jérusalem.  Les  ou- 
vertures des  arceaux  et  les  divisions  de  l'architecture  ne  laissaient  guère  que  la 
grande  abside  entièrement  libre;  dans  toutes  les  autres  parties  du  bâtiment  li- 
vrées à  son  pinceau,  l'artiste  était  obligé  de  placer  des  figures  isolées.  11  a  sauvé 
cet  inconvénient  par  la  hardiesse  d'une  composition  à  la  fois  simple  et  savante, 
qui  fait  concourir  toutes  ces  figures  distinctes  à  l'expression  d'une  même  pen- 
sée, à  l'harmonie  d'un  sujet  unique. 

Plaçons-nous  en  face  de  l'autel.  La  première  chose  qui  frappe  la  vue,  c'est  la 
grande  abside  du  milieu.  C'est  aussi  là  que  le  peintre  a  tracé  la  partie  la  plus 
importante  et  comme  la  pensée  même  de  son  œuvre.  Un  Christ  colossal  est  as- 
sis sur  son  trône,  dans  une  attitude  pleine  de  grandeur  et  de  calme.  La  majesté 
divine  éclate  dans  la  sérénité  de  son  front,  dans  la  tendre  profondeur  de  son 
regard,  dans  ce  mélange  de  bienveillance  et  de  force  qu'exprime  si  harmonieu- 
sement cette  belle  figure.  Ses  bras,  ouverts  sans  efFort,  semblent  appeler  à  lui 
les  humains.  Est-ce  l'ordre  donné  par  la  puissance  suprême?  est-ce  une  invita- 
tion de  l'amour  infini?  C'est  l'un  et  l'autre,  c'est  la  puissance  de  la  bonté.  Qui 
ne  se  prosternerait  devant  la  bonté?  qui  ne  serait  vaincu  par  elle?  Regardez  :  à 
droite,  un  roi  est  comme  abîmé  aux  pieds  du  Christ;  à  gauche,  c'est  un  esclave 
qui  frappe  aussi  de  son  front  les  marches  du  trône  divin.  Celui-ci  offre  ses 
chaînes,  celui-là  son  sceptre  et  sa  couronne.  Le  premier  et  le  dernier  des  mor- 
tels, le  plus  puissant  parmi  les  maîtres  du  monde  et  le  plus  misérable  parmi  les 
êtres  déshérités,  l'un  avec  ses  vètemens  de  pourpre,  l'autre  nu  et  bruni  par  le 
soleil,  ils  sont  là  tous  deux  dans  la  même  poussière;  un  même  niveau  courbe 
leurs  fronts.  Avec  ces  trois  figures,  avec  ce  Christ  si  fort,  si  doux,  et  ces  deux 
personnages  prosternés,  M.  Hippolyte  Flandrin  a  écrit  sur  l'abside  de  Saint-Paul 
une  composition  du  premier  ordre.  Soyez  simple,  a  dit  un  maître,  et  vous  serez 
fort.  M.  Flandrin  a  prouvé  la  justesse  de  cette  parole  féconde;  il  a  atteint  à  la 
grandeur  par  la  simplicité,  et  cette  grandeur  est  la  seule  vraie.  L'égalité  des 
hommes  devant  Dieu  ne  pouvait  être  exprimée  par  des  moyens  plus  simples  et 
produire  une  impression  plus  religieuse.  Aucun  effort,  aucune  prétention;  en 
opposant  le  roi  et  l'esclave,  le  peintre  ne  cherche  pas  une  vaine  antithèse,  et  il 
évite  sans  peine,  par  la  sincérité  du  sentiment,  cette  emphase  déclamatoire  qui 
est  l'écueil  de  la  peinture  monumentale.  Ici,  l'on  ne  songe  même  pas  à  ce  dan- 
ger, tant  il  y  a  de  naturel  et  de  noblesse  dans  ces  savantes  lignes,  tant  on  est 
pénétré  par  la  profonde  tendresse  de  l'expression!  A  droite  et  à  gauche  de  ce 
groupe  sur  lequel  tout  l'intérêt  se  concentre,  le  peintre  a  placé  debout,  dans 
une  attitude  méditative  et  calme,  les  deux  grands  apôtres  du  Christ,  ceux  qui, 
par  des  mérites  opposés,  ont  jeté  les  premiers  fondemens  de  son  église.  Ces  deux 


PEINTURE  MONUMENTALE.  493 

figures  ne  servent  pas  seulement  à  encadrer  avec  art  la  scène  que  je  viens  de 
décrire,  elles  en  complètent  naturellement  la  pensée.  De  tous  les  dogmes  mo- 
raux du  christianisme,  le  plus  neuf,  le  plus  original,  si  je  puis  ainsi  parler, 
celui  qui  établit  la  plus  profonde  distance  entre  renseignement  de  Jésus  et  les 
trésors  de  l'antique  sagesse,  c'est  la  fraternité  de  tous  les  hommes  et  leurs  mêmes 
devoirs,  leur  même  néant  devant  le  Dieu  unique.  Cette  grande  vérité  étant  ex- 
primée dans  la  scène  qui  remplit  le  milieu  de  l'abside,  il  convenait  de  faire  ap- 
paraître aux  deux  extrémités  les  fondateurs  et  les  gardiens  du  dogme,  saint 
Pierre  avec  saint  Paul.  La  gravité  de  leur  maintien  imprime  encore  atout  le  ta- 
bleau un  singulier  caractère  de  force;  austères,  immobiles,  solidement  posés  sur 
leurs  pieds  comme  un  rocher  sur  sa  base,  tout  exprime  en  eux  la  puissance  et 
présage  l'éternelle  durée  du  dogme  qui  met  de  niveau  tous  les  humains.  Je  re- 
commande particulièrement  le  saint  Paul;  la  beauté  sévère  de  son  visage,  la 
fermeté  de  son  regard,  la  majestueuse  draperie  qui  enveloppe  son  corps  sans 
nuire  à  la  liberté  de  ses  mouvemens,  en  font  une  des  meilleures  créations  du 
peintre. 

Ces  cinq  figures  sont  peintes  sur  un  fond  d'or;  mais,  on  le  croira  sans  peine, 
il  n'y  a  que  cela  de  byzantin  dans  le  chœur  de  l'église  Saint-Paul.  M.Flandrin  ne 
pense  pas  que  la  peinture  religieuse -doîvè  reproduire  les  formes  du  moyen-âge 
et  renoncer  à  tous  les  progrès  de  l'art  moderne.  Ce  fond  d'or  qu'il  emprunte  à 
la  tradition  byzantine  convient  d'ailleurs  admirablement  à  certains  sujets  reli- 
gieux exécutés  par  la  peinture  murale;  il  détache  les  lignes  avec  plus  de  fierté, 
donne  aux  figures  un  caractère  de  grandeur  approprié  au  monument,  et,  s'il 
s'agit  surtout  d'un  symbole  abstrait,  d'une  peinture  philosophique  et  religieuse 
où  la  réalité  ait  moins  de  part,  il  est  impossible  de  blâmer  ce  ciel  de  conven- 
tion qui  semble  transporteries  personnages  au  sein  d'une  sphère  idéale.  C'est  là 
tout  ce  que  l'auteur  a  emprunté  aux  procédés  pittoresques  du  moyen-âge,  et 
aucun  juge  éclairé  ne  s'en  plaindra.  Quant  aux  formes  du  dessin,  quant  à  cette 
peinture  enfantine,  si  gracieuse  au  xme  siècle  et  si  déplaisante  au  xix«,  M.  Flan- 
drin  se  garde  bien  de  l'imiter.  Il  ne  veut  pas,  comme  une  certaine  école  en 
France  et  comme  plusieurs  peintres  de  Munich,  confondre  l'archaïsme  avec  fart. 
Il  sait  que  l'inexpérience  candide  dont  nous  sommes  charmés  dans  les  Paradis 
de  Fra  Angelico  ne  serait  qu'un  mensonge  ridicule  chez  des  hommes  à  qui  les 
maîtres  de  la  renaissance  ont  légué  tant  d'exemples  de  vérité  et  de  perfection 
savante.  S'il  s'efforce,  sans  doute,  de  dérober  aux  artistes  des  primitives  écoles 
cette  tendresse  profonde,  cet  incomparable  amour  qui  nous  enchante  sous  les 
bizarreries  et  les  imperfections  du  dessin,  il  veut  toujours  que  ce  sentiment  se 
traduise  par  des  formes  belles  et  vivantes.  Marier  la  grâce  naïve  du  moyen-âge 
à  la  beauté  souveraine  des  maîtres  modernes,  unir  l'inspiration  du  dominicain 
de  Fiesole  aux  conseils  du  peintre  d'Urbin,  telle  est  l'ambition  qui  l'anime;  cette 
tâche  mérite  bien  qu'on  y  applique  une  volonté  forte  et  des  facultés  éminentes. 

Il  y  a  cependant  un  détail  par  lequel  M.  Flandrin  se  rattache  encore  à  la  tra- 
dition des  anciennes  écoles  d'Italie,  c'est  lorsqu'il  a  donné  à  son  Christ  des 
dimensions  colossales  dans  une  scène  où  les  autres  personnages  ne  sont  pas  plus 
grands  que  nature.  Si  le  Christ  de  Saint-Paul  de  Nîmes  se  levait  de  son  trône,  il 
aurait  dix-sept  pieds  de  haut.  Je  ne  déciderai  pas  dogmatiquement  si  un  tel  sys- 
tome  h.  32 


494  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

tème,  à  le  juger  d'une  manière  absolue,  doit  être  accepté  ou  blàmê;  c'est  l'exé- 
cution seule,  en  pareille  matière,  qui  absout  ou  condamne  la  hardiesse  du  peintre. 
Certes,  quand  on  voit  sur  les  absides  des  vieilles  basiliques  italiennes  ces  grandes 
figures  de  Christ  souvent  si  imposantes  et  si  saintes,  on  ne  se  demande  pas  s'il 
y  a  là  une  règle  observée  ou  violée,  on  est  ému  et  l'on  admire;  c'est  aussi  ce 
qui  arrive  à  Saint-Paul  de  Nîmes  :  l'audace  de  la  pensée  exigeait  une  rare  in- 
telligence dans  l'exécution,  et  M.  Flandrin  y  a  trouvé  l'occasion  d'un  triomphe. 
Son  Christ  est  assis,  et,  quoique  trois  fois  plus  grand  que  les  personnages  pla- 
cés près  de  lui,  il  ne  s'élève  pas  au-dessus  d'eux  de  manière  à  détruire  l'accord 
de  la  composition.  Assez  grand  pour  que  sa  noble  tête  domine  toute  la  scène  et 
porte  majestueusement  l'empreinte  divine  que  lui  a  donnée  le  peintre,  il  ne 
l'est  pas  assez  pour  distraire  le  regard  étonné.  On  est  frappé  de  la  grandeur 
morale  et  de  la  sublimité  de  l'expression  avant  d'avoir  réfléchi  à  ce  qu'il  y  a 
d'extraordinaire  dans  les  dimensions  du  corps.  Rien  ne  trouble,  en  un  mot, 
l'harmonie  parfaite  de  cette  belle  œuvre.  Et  puis  tout  ne  se  tient-il  pas  dans  un 
travail  sérieusement  conçu?  En  plaçant  ses  personnages  dans  un  ciel  d'or,  en 
leur  ouvrant  une  sphère  surnaturelle,  M.  Flandrin  se  donnait  aussi  plus  de 
liberté  pour  les  proportions  de  la  figure  principale,  en  sorte  que  ces  deux  choses, 
le  fond  d'or  et  la  colossale  grandeur  du  Christ,  bien  loin  de  n'être  qu'une  fan- 
taisie du  pinceau,  relèvent  d'une  combinaison  savante  et  se  justifient  mutuelle^ 
ment. 

Sur  les  deux  murailles  qui  enferment  cette  partie  du  chœur  et  conduisent  à 
l'abside ,  M.  Flandrin  avait,  pour  ainsi  dire,  trois  étages  différens  à  peindre.  A 
l'endroit  le  plus  rapproché  du  sol,  aux  deux  côtés  des  arceaux  ouverts  sur  les 
galeries  latérales,  il  a  placé  les  quatre  évangélistes.  A  gauche,  voici  saint  Luc 
et  saint  Mathieu;  à  droite,  saint  Jean  et  saint  Marc.  Ces  quatre  figures,  sans 
donner  lieu  à  des  remarques  spéciales,  sont  empreintes  de  cette  beauté  calme 
que  M.  Flandrin  interprète  avec  tant  de  bonheur.  Le  saint  Jean  est  plein  de 
grâce.  Les  attributs  des  évangélistes  forment  comme  un  sujet  à  part  qui  remplit 
un  vide,  et  pourtant  se  marie  très  bien  aux  figures  dont  ils  dépendent.  Je  re- 
commande surtout  l'ange  de  saint  Mathieu;  agenouillé,  les  mains  jointes,  il 
adore  le  livre  saint  qui  retrace  l'enseignement  de  Jésus,  et  certes,  à  la  douceur 
inaltérable  de  son  visage,  à  l'expression  de  bonheur  qui  illumine  son  regard,  il 
est  facile  de  reconnaître  le  messager  de  la  bonne  nouvelle. 

Au  second  étage,  et  immédiatement  au-dessus  des  grands  arceaux,  M.  Flan- 
drin a  voulu  exprimer  l'adoration  du  saint  des  saints;  au-dessus  des  évangé- 
listes, l'adoration  de  celui  que  la  bonne  nouvelle  vient  d'annoncer  au  monde. 
De  chaque  côté,  à  droite  et  à  gauche  de  l'autel,  deux  des  blancs  messagers  de 
l'infini,  deux  archanges,  volent  l'un  vers  l'autre,  hardiment  et  gracieusement 
lancés  dans  l'espace  comme  de  mystiques  encensoirs.  Au-dessous  d'eux,  le 
peintre  a  tracé  ces  mots  :  Sanctus,  sanctus,  sanctus;  mais  c'est  surtout  dans  leurs 
regards,  dans  l'empressement  de  leur  attitude,  dans  l'admirable  élan  de  leurs 
corps,  qu'il  a  exprimé  l'adoration.  Entendez-vous  comme  ils  chantent,  comme 
ils  lancent  au  plus  haut  des  cieux  l'éternel  hosanna! 

Enfin,  si  vous  levez  les  yeux,  vous  apercevez,  à  gauche,  tout  en  haut  de  l'édi- 
fice, les  quatre  grands  théologiens  de  l'église  grecque.  Ils  sont  assis  deux  à  deux, 


PEINTURE  MONUMENTALE.  495 

car  l'arceau  qui  laisse  pénétrer  la  vue  dans  la  galerie  latérale  du  chœur  coupe 
cette  partie  de  la  muraille  et  divise  par  groupes  la  vénérable  assemblée.  Saint 
Grégoire  de  Nazianze  est  auprès  de  saint  Basile,  et  l'artiste  ne  pouvait  mieux 
faire  que  de  les  associer  l'un  à  l'autre;  n'est-ce  pas  par  l'éclat  de  la  pensée,  par 
l'élégance  et  la  sérénité  de  l'imagination  qu'ils  se  distinguent  tous  deux  au  mi- 
lieu des  théologiens  de  leur  temps?  On  souhaiterait  peut-être  sur  la  figure  de 
saint  Basile  un  peu  plus  de  cette  grâce  poétique  qui  brille  dans  YHeptaméron; 
le  peintre  ne  s'est  pas  assez  souvenu  que  l'évêque  de  Césarée  est,  avant  tout,  lé 
plus  suave  et  le  plus  harmonieux  écrivain  du  ive  siècle.  Au  contraire,  c'est 
l'action,  c'est  l'autorité,  c'est  l'indomptable  énergie  du  commandement  qui 
triomphe  dans  l'éloquence  de  Chrysostôme  et  d'Athanase;  on  aime  avoir  réunis 
ces  deux  grands  chefs  dont  les  luttes  et  les  malheurs  rappellent  la  période  hé- 
roïque de  l'église  d'Orient.  Le  type  de  saint  Chrysostôme  reproduit  parfaitement 
le  caractère  de  sa  vie  et  de  ses  travaux  ;  sa  large  tête,  son  abondante  chevelure, 
la  flamme  de  son  regard,  tout  concourt  à  exprimer  la  puissance.  Ce  n'est  pas 
seulement  l'orateur  à  la  bouche  d'or  que  nous  avons  devant  les  yeux,  c'est  le 
patriarche,  le  souverain  de  l'église  de  Constantinople.  J'en  dirai  autant  de  saint 
Athanase;  à  cette  belle  barbe  blanche,  à  cet  austère  visage  creusé  par  la  mé- 
ditation bien  plus  encore  que  par  les  fatigues  d'une  vie  errante,  je  reconnais 
l'invincible  athlète  qui,  du  fond  de  son  désert,  luttait  presque  seul  contre  l'é- 
glise révoltée,  et  triomphait  des  ariens.  Ces  quatre  figures  font  le  plus  grand 
honneur  à  l'intelligence  et  à  l'habileté  du  peintre;  le  dessin  est  large,  la  couleur 
harmonieuse,  et  les  draperies  pleines  de  souplesse  et  de  majesté  ajoutent  encore 
à  l'effet  de  ces  beaux  types. 

A  droite,  et  parallèlement  aux  pères  grecs,  voici  les  quatre  principaux  doc- 
teurs de  l'église  latine.  Saint  Augustin  et  saint  Ambroise  regardent  saint  Atha- 
nase et  saint  Jean-Chrysostôme;.  saint  Jérôme  et  saint  Léon-le-Grand  font  face 
à  saint  Basile  et  à  saint  Grégoire  de  Nazianze.  Ces  figures  me  paraissent  mé- 
riter les  mêmes  éloges  que  celles  des  pères  grecs.  D'éminens  critiques,  je  le 
disais  tout  à  l'heure,  ont  eu  bien  raison  de  remarquer  combien  la  peinture  mo- 
numentale donne  de  force  et  d'assurance  au  pinceau.  Une  fois  maître  du  style 
qui  convient  au  sujet,  l'artiste  n'a  plus  à  recommencer  de  nouvelles  études, 
comme  celui  qui  passe  d'un  tableau  à  un  tableau  d'un  genre  tout  différent;  il 
n'a  qu'à  persévérer  dans  la  même  voie,  à  appliquer  sans  hésitation  le  résultat 
de  ses  précédens  travaux,  et,  à  mesure  qu'il  avance  dans  la  vaste  composition 
qui  l'occupe  tout  entier,  il  affermit,  il  agrandit  sa  manière.  Les  pères  de  l'église 
latine  sont  peints  avec  une  largeur  et  une  aisance  qui  attestent  la  fécondité  de 
la  peinture  murale,  en  même  temps  qu'elles  révèlent  la  sérieuse  préparation  de 
l'artiste.  Il  était  difficile  d'éviter  la  monotonie  en  représentant  ces  huit  docteurs 
assis;  M.  Flandrin  a  évité  cet  écueil,  et  il  semble  qu'il  l'ait  évité  sans  effort,  tant 
la  beauté  des  traits  et  la  variété  des  expressions  corrigent,  sans  qu'on  y  pense, 
l'uniformité  des  attitudes!  Ces  deux  belles  galeries  couronnent  merveilleusement 
les  riches  murailles  que  je  viens  de  décrire;  les  docteurs  siègent  au  plus  haut 
de  l'empyrée,  et,  graves,  loin  du  bruit  de  la  foule,  ils  méditent,  comme  dit  Bos- 
suet,  sur  l'incompréhensibilité  des  mystères.  Au-dessus  de  la  prédication  évan- 
gélique,  au-dessus  de  l'adoration  des  anges,  il  y  a  le  plus  beau  spectacle  qui 


196  REVUE  DES   DEUX  B10NDES. 

puisse  réjouir  la  divinité,  je  veux  dire  l'effort  respectueux  et  hardi  de  la  pensée 
de  l'homme,  lorsqu'elle  interprète  les  paroles  saintes  et  développe  de  siècle  eu 
siècle  la  philosophie  des  choses  révélées. 

Telle  est  cette  première  partie  de  l'œuvre  de  M.  Hippolyte  Flandrin  :  dans  le 
fond,  une  grande  composition,  où  la  plus  haute  idée  morale  est  rendue  avec 
une  simplicité  hardie;  à  droite  et  à  gauche,  une  série  de  figures  qui  retracent  à 
l'esprit  l'enseignement  du  Christ  et  l'interprétation  des  pères,  c'est-à-dire  la 
tradition  primitive,  le  fondement  vénéré  de  cette  loi  dont  le  plus  sublime  dogme 
est  inscrit  sur  l'abside  en  éclatans  caractères. 

Entrez  maintenant  dans  la  galerie  à  droite,  vous  verrez  en  face  de  vous  un 
des  meilleurs  épisodes  de  ce  beau  poème.  M.  Flandrin  avait  à  peindre,  au-des- 
sous d'une  fenêtre,  la  partie  inférieure  de  la  muraille  qui  conduit  à  l'abside  la- 
térale; il  a  pensé  qu'il  devait  associer  par  une  même  conception  le  sujet  de  cette 
muraille  et  celui  de  l'abside,  car  deux  compositions  trop  distinctes  dans  cette 
galerie  étroite  se  seraient  nui  l'une  à  l'autre,  tandis  que,  réunies  par  la  volonté 
du  peintre,  elles  donnent  à  cette  partie  de  l'édifice  un  développement  et  une 
richesse  inattendue.  Il  a  donc  figuré  sur  la  muraille  une  procession  de  martyrs 
qui  se  dirigent  vers  l'abside,  et,  sur  cette  abside,  il  a  peint  le  ravissement  de 
saint  Paul.  La  procession  des  martyrs  est  d'un  grand  caractère;  douze  ou  treize 
personnages,  revêtus  de  la  victorieuse  auréole,  s'avancent  avec  u  ne  gravité  douce, 
avec  une  joie  mâle  et  contenue.  Ils  tiennent  de  longues  palmes  dans  leurs 
mains.  Le  bonheur  du  triomphe  éclate  dans  leurs  yeux;  bonheur  austère,  triom- 
phe pacifique  et  sans  faste,  comme  celui  d'une  grande  ame  après  le  devoir  ac- 
compli. Je  ne  saurais  me  défendre  d'une  sympathie  profonde  pour  cette  pein- 
ture idéale,  pour  cet  art  vraiment  philosophique,  si  habile  à  traduire  par  de 
belles  formes  les  intimes  sentimens  de  la  conscience.  Ce  pur  accord  de  la  vérité 
intérieure  et  de  la  beauté  qui  ravit  les  yeux  n'est-il  pas  le  but  suprême  de  l'art? 
Ce  n'était  pas  assez  pour  M.  Hippolyte  Flandrin  d'avoir  si  bien  interprété  les 
secrètes  émotions  de  ses  héros;  il  a  placé  au-dessus  de  cette  procession  deux 
anges  qui  éclairent  plus  nettement  encore  la  pensée  de  la  scène.  L'un  d'eux 
exprime  la  victoire  de  l'homme  sur  ses  passions;  de  sa  main  gauche  il  tient  avec 
force  et  serre  sur  sa  poitrine  le  joug  dont  il  a  débarrassé  son  front,  tandis  que 
sa  droite,  résolument  tendue,  agite  la  glorieuse  palme  qu'il  vient  de  conquérir. 
Le  mouvement  de  ce  bras  droit  est  admirable;  on  sent,  sous  le  calme  du  succès, 
le  frémissement  de  la  lutte,  et  la  belle  inscription  tracée  sur  le  mur  semble  s'é- 
chapper des  lèvres  de  l'ange  :  Seigneur!  tu  as  brisé  mes  liens,  dirupisti  vincula 
mea.  L'autre,  animé  peut-être  d'une  énergie  plus  radieuse  encore,  est  vraiment 
l'ange  du  martyre  :  appuyé  de  sa  main  gauche  sur  sa  longue  épée,  il  saisit  de 
sa  main  droite  et,  d'un  geste  superbe,  il  élève  triomphalement  vers  le  ciel  son 
immortelle  couronne.  Ce  n'est  plus  l'ange  du  combat,  c'est  l'ange  de  la  victoire. 
La  gradation  des  deux  idées  est  rendue  avec  un  dramatique  intérêt  qui  satisfait 
complètement  l'esprit,  en  même  temps  que  la  pureté  des  lignes,  la  souplesse 
des  ajustemens,  la  grâce  enfin  de  ces  beaux  corps  blancs  détachés  sur  un  fond 
bleu,  attirent  et  enchantent  le  regard.  Le  ravissement  de  saint  Paul,  représenté 
sur  l'abside,  est  la  conclusion  naturelle  des  peintures  qui  décorent  cette  galerie. 
Sur  les  ailes  de  la  méditation  et  de  l'amour,  l'homme  du  troisième  ciel,  comme 


PEINTURE  MONUMENTALE.  497 

dit  Bossuet,  monte  magnifiquement  dans  l'espace  infini.  Le  mouvement  de  ses 
bras  levés  à  la  hauteur  de  la  tête,  ses  pieds  rapprochés  sans  raideur,  la  souplesse 
harmonieuse  de  tous  ses  membres,  expriment  avec  une  clarté  parfaite  le  mys- 
tique élan  qui  l'emporte  et  le  soutient  sans  effort.  Ses  regards  plongent  vrai- 
ment dans  les  profondeurs  éthérées;  voilà  bien  l'extase  de  l'ame  dans  les  royaumes 
de  l'idéal.  Deux  anges  complètent  la  scène;  agenouillés,  les  mains  jointes,  les 
ailes  étendues,  on  dirait  de  vigilans  gardiens  chargés  d'intercepter  les  rumeurs 
d'en  bas  -et  de  protéger  la  contemplation  de  l'apôtre. 

La  galerie  correspondante  offre  une  disposition  analogue.  En  face  de  la  pro- 
cession des  martyrs  se  déploie,  avec  une  grâce  charmante,  la  procession  des 
vierges  sages.  Elles  tiennent  dans  leurs  mains  les  mystiques  lampes  dont  elles 
n'ont  pas  renversé  l'huile.  Les  unes  s'avancent  les  yeux  baissés,  les  autres  diri- 
gent leurs  regards  vers  l'hémicycle  où  l'artiste  a  peint  le  couronnement  de  la 
Vierge.  Dans  ses  travaux  de  Saint-Germain-des-Prés,  en  dessinant  les  cartons 
des  vitraux,  en  peignant  cette  jeune  reine  qui  porte  dans  ses  mains  le  modèle  de 
l'église,  M.  Flandrin  avait  montré  déjà  une  aptitude  particulière  pour  ces  créa- 
tions élégantes;  la  grâce  exquise,  la  poétique  sérénité  des  vierges  de  l'église 
Saint-Paul,  ne  surprendront  pas  ceux  qui  ont  suivi  les  progrès  de  son  talent.  Un 
peu  plus  haut,  le  peintre  a  placé,  comme  dans  la  galerie  des  martyrs,  deux  anges, 
ou,  si  l'on  veut,  deux  vertus,  qui  semblent  les  guides  naturels  de  ce  groupe  si 
harmonieux  et  si  pur.  La  première  est  la  Chasteté  et  la  seconde  l'Amour  divin. 
L'ange  de  la  chasteté  est  un  type  d'une  candeur  céleste,  et  celui  qui  représente 
l'amour  divin  exprime  à  merveille  le  calme  de  la  possession  suprême,  la  béati- 
tude que  rien  ne  vient  plus  troubler.  La  beauté  recueillie  de  ces  deux  figures 
forme  un  contraste  heureux  avec  la  virile  énergie  des  deux  anges  qui  dominent  le 
groupe  des  martyrs.  Enfin  le  couronnement  de  la  Vierge,  qui  termine  cette  ga- 
lerie comme  le  ravissement  de  saint  Paul  termine  la  galerie  de  droite,  est  une 
scène  d'une  suavité  adorable.  Comment  ne  pas  être  touché  du  recueillement 
naïf  de  la  Vierge,  de  la  douceur  infinie  qui  règne  sur  la  physionomie  de  Jésus? 
En  couronnant  celle  qui  fut  sa  mère  ici-bas,  le  Christ  est  pénétré  d'attendris- 
sement, et  il  serait  impossible  d'offrir  la  couronne  avec  une  délicatesse  plus 
tendre,  de  la  donner,  j'ose  le  dire,  avec  plus  de  timidité  et  d'amour.  Les  maî- 
tres italiens  ont  conçu  de  deux  manières  ce  gracieux  sujet.  Les  uns  illuminent 
les  profondeurs  du  ciel  pour  couronner  plus  glorieusement  la  mère  du  Christ, 
et  c'est  au  milieu  des  anges  et  des  rayons  d'or  qu'elle  reçoit  le  diadème;  les  au- 
tres, ne  représentant  que  Jésus  et  la  Vierge,  donnent  à  la  scène  un  aspect  plus 
familier  et  semblent  préférer  les  nuances  de  l'expression  moitié  divine  et  moitié 
humaine  à  toutes  les  splendeurs  mystiques  du  paradis.  C'est  ce  dernier  parti 
qu'a  adopté  M.  Hippolyte  Flandrin.  Il  n'y  a  point  de  légions  d'anges  agenouillés 
autour  du  groupe  sacré,  point  de  ciel  éblouissant,  point  de  trônes  et  d'ornemens 
symboliques.  N'ayant  à  sa  disposition  qu'un  espace  assez  restreint,  le  peintre 
n'a  voulu  ni  amoindrir  ses  personnages,  ni  distraire  l'attention  du  spectateur; 
tout  l'intérêt  se  concentre  sur  la  Vierge  agenouillée  et  sur  le  Christ  qui  s'incline 
vers  elle.  Fidèle  ici  comme  dans  le  reste  de  son  œuvre  à  cette  sobriété  de  lignes 
qui  est  le  vrai  style  de  la  peinture  monumentale,  il  semble  pourtant  s'être  at- 
taché d'une  façon  plus  particulière  à  l'idéale  candeur  de  l'expression.  M.  Flan- 


498  REVUB  DES  DEUX  MONDES. 

drin  a  été  plus  énergique  ni  plus  grand  dans  maintes  parties  de  la  composition; 
il  n'a  jamais  été  plus  tendre  et  plus  doucement  inspiré. 

Par  ses  travaux  de  Saint-Paul  de  Nîmes,  M.  Hippolyte  Flandrin  a  indiqué 
d'une  manière  lumineuse  le  grand  problème  qu'il  s'est  posé  et  la  généreuse 
ambition  qui  le  possède.  Unir  la  science  consommée  de  l'art  moderne  à  la  pro- 
fonde tendresse  des  primitives  écoles,  associer  la  beauté  hardie  de  la  renais- 
sance à  l'expression  ingénue  du  moyen-âge,  ce  doit  être  le  but  invariable  de  la 
peinture  religieuse.  Ces  deux  conditions  sont  difficiles  à  remplir;  mais  celui  qui 
néglige  l'une  ou  l'autre  n'accomplira  jamais  une  œuvre  digne  de  représenter  les 
grandes  scènes  ou  les  dogmes  sublimes  du  christianisme.  Si  vous  obéissez  à  de 
puériles  fantaisies  archaïques,  si,  méprisant  la  beauté  que  vous  ne  pouvez  at- 
teindre, vous  reproduisez  avec  prétention  les  fautes  naïves  des  maîtres  du 
xme  siècle,  vous  ressemblerez  à  un  homme  qui  s'étudierait  à  bégayer  le  langage 
de  ses  premières  années;  mais,  si  vous  ne  conservez  pas,  malgré  toute  l'expé- 
rience de  l'âge  mûr,  quelque  chose  de  l'enfance  du  cœur,  si  l'émotion,  la  grâce, 
la  candeur,  tous  les  purs  sentimens  des  vieilles  écoles,  ne  brillent  pas  sous  les 
formes  magistrales  de  vos  créations,  vous  pourrez  être  un  grand  peintre,  vous 
ne  serez  pas  le  peintre  de  la  pensée  religieuse.  C'est  l'originalité  de  M.  Hippolyte 
Flandrin  d'avoir  poursuivi  ce  but  avec  une  persévérance  infatigable.  11  ne  s'est 
laissé  distraire  ni  par  les  fantaisies  de  la  mode  ni  par  des  essais  qui  convien- 
draient mal  à  son  talent.  L'archaïsme  prétentieux  des  néo-catholiques  ne  l'a  pas 
séduit,  pas  plus  que  les  dramatiques  succès  de  plusieurs  peintres  contemporains 
n'ont  tenté  son  intelligence,  destinée  à  des  triomphes  d'une  autre  nature.  Il  â 
sagement  consulté  la  vocation  de  son  pinceau,  et  il  a  agrandi  de  jour  en  jour  le 
domaine  où  il  s'enfermait.  La  peinture  murale,  avec  l'idéale  grandeur  et  la 
calme  dignité  qu'elle  exige,  lui  promet  à  l'avenir  les  plus  légitimes  triomphes  : 
tous  ses  progrès  passés  nous  sont  un  sûr  garant  des  œuvres  qu'il  nous  doit. 
Dans  ses  travaux  de  l'église  Saint-Séverin,  quoique  maître  déjà  d'une  forme  très 
habile,  M.  Hippolyte  Flandrin  se  cherchait  encore  lui-même;  ses  peintures  de 
Saint-Germain-des-Prés  ont  révélé  un  talent  désormais  sûr  de  ses  forces;  à 
Saint-Paul  de  Nîmes,  il  a  fait  un  pas  de  plus,  et  la  belle  scène  de  l'abside,  les 
pères  grecs  et  latins,  les  processions  des  vierges  et  des  martyrs,  le  ravissement 
de  saint  Paul  et  le  couronnement  de  la  Vierge  doivent  compter  parmi  les  meil- 
leures productions  de  ce  temps-ci.  En  ce  qui  concerne  surtout  le  grand  art  de  la 
composition,  M.  Flandrin  n'a  rien  fait  qui  égale  ses  travaux  de  l'église  de  Nîmes; 
il  a  joint  la  simplicité  à  la  richesse,  et,  ne  pouvant  arrêter  l'esprit  du  spectateur 
sur  un  petit  nombre  de  pages,  il  a  obligé  toutes  les  parties  de  son  œuvre  à 
s'unir  harmonieusement  dans  une  même  pensée,  dans  un  poème  d'une  majes- 
tueuse ordonnance. 

On  voit  que  cette  grave  épreuve  de  la  peinture  murale  réalise  les  espérances 
qu'elle  faisait  concevoir  pour  le  développement  de  l'école  française.  Les  travaux 
de  M.  Ingres  à  Dampierre,  de  M.  Delacroix  au  Luxembourg,  de  M.  Delaroche  aux 
Beaux- Arts,  avaient  déjà,  par  des  mérites  très  différens,  mis  en  pleine  lumière 
cette  bienfaisante  influence;  dans  le  genre  tout  spécial  de  la  peinture  religieuse, 
le  chœur  de  l'église  Saint-Paul  confirmera  la  démonstration.  Espérons  que  ces 
heureux  exemples  ne  seront  pas  perdus.  Espérons  qu'il  sera  donné  à  nos  artistes, 


PEINTURE  MONUMENTALE.  499 

aux  maîtres  déjà  éprouvés  et  aux  jeunes  talens  qui  promettent  le  plus,  d'assurer 
et  d'agrandir  leurs  facultés  dans  ces  nobles  luttes  de  la  grande  peinture.  L'Al- 
lemagne nous  avait  devancés  dans  cette  voie.  Cette  éducation  que  nous  récla- 
mons pour  nos  peintres  n'a  pas  manqué  depuis  trente  ans  aux  écoles  allemandes, 
et  beaucoup  de  talens  habiles  y  ont  acquis  une  élévation  inattendue.  Quel  que 
soit  cependant  le  mérite  de  M.  Cornélius,  de  M.  Schnorr,  de  M.  Kaulbach,  quel- 
que sympathie  qu'on  éprouve  pour  les  larges  fresques  de  M.  Philippe  Veit  à 
Francfort,  pour  les  suaves  compositions  de  M.  Steinlé  à  la  cathédrale  de  Cologne, 
l'école  française  est  assez  forte  pour  maintenir  sa  supériorité,  même  dans  ce  nou- 
veau domaine,  si  les  circonstances  lui  permettent  d'y  déployer  toutes  ses  res- 
sources. La  France  républicaine,  souhaitons-le  pour  sa  gloire,  continuera  ce 
qu'avait  commencé  la  monarchie;  elle  imprimera  à  l'art  une  impulsion  nouvelle 
en  lui  ouvrant  les  grands  travaux  destinés  aux  jouissances  et  à  l'éducation  du 
peuple.  La  ville  de  Nimes  a  donné  un  bel  exemple.  Au  milieu  des  désastres  de 
l'année  dernière,  elle  n'a  pas  retranché  de  son  budget  les  sommes  nécessaires  à 
la  décoration  de  l'église  Saint- Paul.  Cette  bonne  pensée  a  obtenu  sa  récompense. 
Les  peintures  de  M.  Hippolyte  Flandrin  vont  être  livrées  au  public,  et  elles  hono- 
reront l'intelligence  de  la  cité  autant  que  le  pinceau  de  l'artiste.  Quoi  de  plus 
sage,  en  effet,  que  l'encouragement  du  beau?  Sans  aucune  prétention  dogma- 
tique, l'art  vraiment  digne  de  ce  nom  exerce  une  influence  profonde;  les  idéales 
conceptions  de  la  peinture  et  de  la  poésie  sont  aussi  une  propagande  contre  les 
passions  mauvaises,  propagande  secrète  dont  on  se  défie  moins  et  par  laquelle 
bien  des  cœurs  sont  insensiblement  transformés.  Ne  négligeons  rien  de  ce  qui 
élève  les  âmes;  en  face  des  barbares  qui  nous  menacent,  n'abandonnons  aucune 
des  ressources  de  la  civilisation;  accomplissons  par  tous  les  moyens,  par  le  dessin 
et  par  la  parole,  par  la  science  et  par  la  poésie,  cette  prédication  morale  dont 
notre  société  bouleversée  a  besoin,  et  que  l'art,  au  lieu  d'être  l'égoïste  plaisir 
des  raffinés,  émeuve  et  charme  la  multitude  par  la  grandeur  et  la  simplicité  de 
ses  travaux  ! 

Saint-René  Taillandier. 


ADRIENNE  LECOUVREUR 


DRAME  DE  MM.  EUGENE  SCRIBE  ET  LEGOUVE. 


Adrienne  Lecouvreur  est  assurément  une  des  figures  les  plus  poé- 
tiques de  l'histoire  du  théâtre;  et  je  comprends  très  bien  que  MM.  Scribe 
et  Legouvé,  voulant  nous  montrer  sous  un  aspect  nouveau  le  talent  de 
Mlle  Rachel,  aient  choisi  cette  gracieuse  comédienne.  La  vie  d'Adrienne 
Lecouvreur,  réduite  à  ses  élémens  positifs,  telle  que  nous  l'ont  trans- 
mise les  biographes,  offre,  en  effet,  tout  ce  qui  peut  séduire  l'imagina- 
tion. A  quinze  ans,  Adrienne  s'ignorait  elle-même  et  n'entrevoyait 
pas  même  d'une  façon  confuse  la  destinée  glorieuse  qui  lui  était  ré- 
servée; le  hasard  seul  décida  de  sa  vocation.  Son  père,  pauvre  chape- 
lier, était  logé  près  du  Théâtre-Français,  dans  la  rue  qui  s'appelle  au- 
jourd'hui rue  de  l'Ancienne  Comédie.  Adrienne,  en  écoutant  le  récit 
des  succès  obtenus  par  les  comédiennes  du  jour,  conçut  le  projet  d'abor- 
der elle-même  la  carrière  dramatique.  A  l'âge  de  quinze  ans,  elle  était 
applaudie  sur  les  théâtres  de  société.  Née  dans  les  dernières  années  du 
xvne  siècle,  en  1690,  pendant  douze  ans,  c'est-à-dire  de  1705  à  1717, 
elle  éprouva  son  talent  dans  tous  les  rôles,  ou  du  moins  dans  les  rôles 
les  plus  difficiles  de  Corneille,  de  Racine  et  de  Molière.  Parvenue  à  l'âge 
de  vingt-sept  ans,  elle  venait  de  signer  un  engagement  avec  le  théâtre 
de  Strasbourg  quand  elle  reçut  pour  la  Comédie-Française  un  ordre  de 
début.  Sa  première  soirée  fut  une  soirée  de  triomphe.  Elle  était,  nous 
disent  les  contemporains,  d'une  taille  peu  élevée;  mais  il  y  avait  dans 
sa  marche  tant  de  noblesse  et  de  majesté;  son  regard,  ses  attitudes 
exprimaient  si  bien  la  grandeur,  la  passion  ou  la  sérénité  du  person- 
nage qu'elle  s'était  chargée  de  représenter;  sa  voix,  dont  le  timbre  était 


ADRIENNE  LECOUVREUR.  501 

un  peu  voilé,  trouvait  pour  toutes  les  nuances  de  l'émotion  ou  de  la 
pensée  des  inflexions  si  variées;  il  y  avait  dans  toute  sa  personne  tant 
de  jeunesse  et  de  mobilité,  tant  de  grâce  imprévue  et  de  hardiesse  sou- 
veraine, que  les  spectateurs,  fascinés  par  le  charme  de  sa  diction,  par 
l'expression  de  son  visage,  oubliaient  complètement  la  comédienne  et 
ne  voyaient  plus  que  l'héroïne.  A  cet  égard,  les  témoignages  les  plus 
imposans  se  présentent  en  foule  :  il  nous  suffira  d'en  citer  un  seul,  celui 
de  Voltaire. 

Adrienne  Lecouvreur  fit  au  théâtre  une  véritable  révolution.  A  l'é- 
poque de  ses  débuts,  la  déclamation  tragique  et  parfois  même  la  décla- 
mation comique  n'étaient  guère  qu'une  sorte  de  cantilène;  cette  canti- 
lène,  pour  n'être  pas  notée,  n'en  était  pas  moins  soumise  à  des  lois 
inexorables;  il  n'était  permis  à  personne,  sous  peine  d'encourir  le  dé- 
dain ou  la  colère  de  l'auditoire,  de  violer  les  traditions  musicales  d'un 
rôle  établi  par  le  chef  d'emploi.  MIle  Duclos,  née  en  1664,  c'est-à-dire 
vingt-six  ans  avant  Adrienne  Lecouvreur,  était  alors  en  possession  de 
la  faveur  publique;  déclamer  autrement  qu'elle,  parler  au  lieu  de 
chanter,  substituer  la  familiarité  à  l'emphase,  le  ton  simple  et  naturel 
aux  grands  effets  de  voix,  régler  ses  inflexions  d'après  le  mouvement 
même  de  la  passion,  semblait  une  témérité.  C'était  rompre  en  visière 
à  tous  les  préjugés  de  la  foule,  c'était  lui  déclarer  nettement  qu'elle 
était  depuis  longues  années  engagée  dans  une  ornière  ridicule.  Pour- 
tant Adrienne  n'hésita  pas  un  instant.  Comme  elle  avait  eu  le  bonheur 
de  ne  pas  recevoir  les  leçons  d'un  maître  applaudi,  comme  elle  s'était 
nourrie  surtout  de  lecture  et  de  réflexion,  comme  elle  avait  comparé 
librement  l'idéal  de  Monime,  de  Roxane,  de  Pauline,  de  Cornélie,  aux 
étranges  personnifications  que  la  foule  admirait,  comme  elle  avait 
consulté  sa  conscience,  interrogé  son  cœur,  sans  tenir  compte  des 
maximes  consacrées,  la  vérité  même,  la  vérité  simple  et  austère,  était 
pour  elle  une  plaine  unie;  pour  se  montrer  naturelle,  pour  traduire 
fidèlement  la  pensée  du  poète,  Adrienne  n'avait  qu'à  s'écouter,  et  son 
cœur  se  peupla  bientôt  de  souvenirs.  Voltaire,  si  nous  en  croyons  une 
lettre  adressée  par  lui  à  Thiriot  un  an  après  la  mort  d' Adrienne,  fut 
son  admirateur,  son  ami  et  son  amant.  D'Argental  fut  moins  heureux; 
nous  avons  deux  lettres  charmantes  d' Adrienne,  où  se  montre  à  nu 
toute  la  loyauté  de  son  ame  :  la  première  est  adressée  à  Mme  de  Fer- 
riol,  mère  du  comte  d'Argental;  la  seconde  à  M.  d'Argental  lui-même. 
Mme  de  Ferriol  voulait  exiler  son  fils  pour  le  guérir  de  sa  passion 
pour  Adrienne;  Mlle  Lecouvreur  supplie  Mme  de  Ferriol  de  garder  son 
fils  près  d'elle  et  lui  demande  conseil  sur  la  conduite  qu'elle  doit  tenir 
envers  lui.  Elle  offre,  elle  promet  de  lui  écrire  dans  les  termes  qui  pa- 
raîtront à  Mme  de  Ferriol  les  plus  sages,  les  plus  décisifs.  Adrienne 
avait  dix  ans  de  plus  que  M.  d'Argental,  et,  pour  le  guérir,  elle  prend 
avec  lui  un  accent  maternel.  Il  est  impossible  de  lire  ces  deux  lettres 


QUI  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

sans  un  véritable  attendrissement,  tant  il  y  a  d'éloquence  et  de  persua- 
sion dans  la  vérité  qui  éclate  à  chaque  ligne.  L'art  ne  joue  aucun  rôle 
dans  ces  naïfs  épanchemens;  c'est  un  cœur  droit  qui  dit  simplement  ce 
qu'il  sent,  et  l'absence  même  de  l'art  donne  à  ces  deux  lettres  une  va- 
leur, un  attrait  que  l'art  nous  offre  bien  rarement. 

Adrienne  se  piquait-elle  de  fidélité?  D'après  le  témoignage  de  ses 
contemporains,  elle  prenait  toutes  ses  affections  au  sérieux;  elle  ne 
changeait  pas  pour  le  plaisir  seul  de  changer;  elle  ne  cherchait  pas 
dans  l'inconstance  un  sujet  de  triomphe.  Pour  qu'elle  se  décidât  à  re- 
prendre son  cœur,  à  disposer  d'elle-même  comme  d'un  bien  libre  de 
tout  engagement,  il  fallait  qu'elle  fût  pleinement  convaincue  de  l'in- 
fidélité de  son  amant.  Aussi  ceux  mêmes  qui  l'avaient  quittée  se  ratta- 
chaient à  elle  par  un  tendre  souvenir.  Au  milieu  même  des  plaisirs 
nouveaux  qu'ils  poursuivaient,  ils  gardaient  au  fond  du  cœur  la  tou- 
chante image  d'Adrienne.  Parmi  les  hommes  qu'elle  aima,  Maurice  de 
Saxe  est  peut-être  celui  à  qui  elle  dut  ses  plus  grandes  joies  et  ses  plus 
grandes  douleurs.  Son  attachement  pour  Maurice  présente  tons  les  ca- 
ractères de  la  passion  la  plus  exaltée.  Tendresse,  dévouement,  abné- 
gation, tout  se  trouve  réuni  dans  l'amour  d'Adrienne  pour  le  jeune 
guerrier  qui  devait,  quinze  ans  après  la  mort  de  sa  maîtresse,  gagner 
la  bataille  de  Fontenoy.  On  sait  qu' Adrienne  mit  en  gage  ses  bijoux  et 
sa  vaisselle  plate  pour  envoyer  40,000  livres  à  son  amant  élu  duc  de 
Courlande.  Chose  triste  à  dire,  et  qui  malheureusement  se  vérifie  cha- 
que jour  sous  nos  yeux,  la  passion  d'Adrienne  pour  Maurice  était  d'au- 
tant plus  vive,  d'autant  plus  profonde,  qu'elle  s'adressait  à  un  homme 
incapable  de  la  récompenser  dignement,  pour  qui  l'amour  n'était  qu'un 
plaisir,  un  passe-temps  de  quelques  heures.  Plus  d'une  fois  Adrienne 
vit  Maurice  la  quitter  pour  des  femmes  qui  n'avaient  ni  l'éclat  de  sa 
beauté,  ni  la  noblesse  de  son  cœur;  mais,  comme  il  est  dans  notre  des- 
tinée de  nous  attacher  aux  créatures  que  nous  aimons  bien  plus  encore 
par  les  bienfaits  qu'elles  nous  doivent  que  par  les  bienfaits  que  nous  en 
avons  reçus,  elle  dévorait  sa  douleur  et  lui  pardonnait  généreusement. 
On  a  dit  que  les  nombreuses  infidélités  de  Maurice  avaient  abrégé  la 
vie  d'Adrienne,  et  qu'elle  était  morte  de  chagrin.  Cette  assertion  ne 
repose  sur  aucun  témoignage  de  quelque  valeur.  On  a  dit  aussi  qu'elle 
avait  été  empoisonnée  par  une  de  ses  rivales;  or,  il  est  avéré  que  son 
corps,  ouvert  après  sa  mort,  ne  présentait  aucune  trace  de  poison. 
Adrienne  est  morte  après  douze  ans  de  triomphes  éclatans;  si  elle  a 
souffert  pour  avoir  trop  aimé,  si  plus  d'une  fois  elle  a  gémi  sur  l'in- 
constance de  l'homme  qu'elle  chérissait  de  toutes  les  forces  de  son 
ame,  la  gloire  l'a  consolée  plus  d'une  fois;  l'énergie  même,  la  sincérité 
qu'elle  apportait  dans  tous  ses  rôles,  suffisaient  pour  abréger  sa  vie. 
Elle  avait  senti  trop  vivement  toutes  les  grandes  passions  pour  at- 
teindre à  la  vieillesse.  Quand  elle  mourut,  elle  n'avait  pas  quarante  ans. 


ADRIENNE   LECOUVREUR.  503 

Quoique  Adrienne  remplît  à  la  fois  les  premiers  rôles  tragiques  et  les 
premiers  rôles  comiques,  et  qu'elle  n'ait  jamais  échoué  dans  aucune 
de  ses  tentatives,  il  paraît  cependant  qu'elle  excellait  surtout  dans  les 
rôles  tragiques;  Pauline,  Roxane  et  Cornélie  lui  allaient  mieux  que 
Célimène.  Il  est  permis  de  croire  que  le  commerce  familier  de  Molière 
n'a  pas  été  inutile  au  talent  d' Adrienne.  Le  souvenir  de  Célimène  devait 
donner  à  Pauline,  à  Cornélie,  à  Roxane  un  accent  plus  naturel,  plus  pé- 
nétrant. Talma,  comme  Adrienne,  étudiait  Molière  assidûment.  Quoiqu'il 
n'ait  jamais  osé  aborder  publiquement  les  rôles  d'Alceste  etd'Arnolphe, 
on  sait  qu'il  s'était  occupé  de  la  composition  de  ces  deux  personnages. 

Faut-il  s'étonner  qu'une  femme  habituée  à  vivre  parmi  les  grands 
hommes  de  l'antiquité  se  soit  sentie  entraînée,  par  une  passion  toute- 
puissante,  vers  l'émule  de  Charles  XII,  vers  le  jeune  capitaine  qui  re- 
nouvelait à  Mittau,  comme  en  se  jouant,  l'héroïque  défense  de  Bender? 
Ces  deux  âmes  familiarisées  avec  les  grandes  choses,  l'une  par  la 
pensée,  l'autre  par  l'action,  ne  devaient-elles  pas  se  rencontrer  dans 
une  mutuelle  admiration?  Rien,  à  coup  sûr,  n'est  plus  naturel,  plus 
facile  à  comprendre  que  les  amours  de  Maurice  et  d'Adrienne.  Toute- 
fois, si  le  comte  de  Saxe,  par  le  nombre  et  la  variété  de  ses  exploits, 
par  la  précocité  de  sa  valeur,  semble  appartenir  au  roman  plus  qu'à 
la  vie  réelle,  la  manière  dont  il  entendait,  dont  il  gouvernait  l'amour 
n'a  rien  de  poétique.  Il  n'a  jamais  eu  la  peine  de  résister  à  ses  passions, 
ou  plutôt  il  n'en  a  jamais  connu,  écouté  qu'une  seule,  la  passion  de  la 
gloire.  La  guerre,  avec  ses  dangers,  ses  enivremens,  a  rempli  toute  sa 
vie.  Les  femmes  les  plus  belles,  les  plus  jeunes,  les  plus  dignes  d'a- 
mour, ne  l'ont  pas  distrait  un  seul  jour  de  sa  passion  pour  les  batailles. 
Depuis  Adrienne  Lecouvreur  jusqu'à  la  duchesse  de  Courlande,  qui 
plus  tard  fut  impératrice,  depuis  les  filles  d'honneur  de  la  duchesse 
jusqu'aux  plus  grandes  dames  de  Versailles,  il  n'a  jamais  vu  dans  la 
beauté,  dans  la  jeunesse,  dans  la  pleine  possession  de  ces  dons  précieux, 
qu'une  distraction  de  quelques  instans.  Aussi  ne  s'est-il  jamais  montré 
bien  scrupuleux  dans  le  choix  de  ses  plaisirs.  Non-seulement  il  s'a- 
bandonnait à  l'inconstance,  sans  jamais  se  reprocher  la  douleur  qu'il 
laissait  derrière  lui;  mais  il  ne  rougissait  pas  de  feindre  pour  une 
femme  qui  pouvait  le  servir  un  amour  qu'il  ne  ressentait  pas,  et  d'of- 
frir à  celle  qu'il  chérissait  pour  quelques  jours  les  caresses  qu'il  avait 
flélries  par  le  mensonge.  Pour  caractériser  nettement  toute  la  sou- 
plesse de  ses  principes  à  cet  égard,  il  suffit  de  rappeler  l'aventure  ridi- 
cule qui  le  brouilla  sans  retour  avec  la  duchesse  de  Courlande.  Arrêté 
au  milieu  de  la  nuit  par  une  duègne  armée  d'une  lanterne,  au  moment 
où  il  portait  sur  ses  épaules  une  des  filles  d'honneur  de  la  duchesse,  il 
voulut,  sans  quitter  son  fardeau,  renverser  du  pied  la  lumière  acciir- 
satrice,  perdit  l'équilibre,  et  tomba  sur  la  duègne  avec  sa  maîtresse. 
Or,  la  veille  même  de  cette  ridicule  aventure,  il  avait  joué  près  de 


M)i  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

la  duchesse  de  Courlande  le  rôle  d'amant  passionné.  La  duchesse, 
justement  irritée,  le  congédia  sans  vouloir  l'entendre,  et  fit  bien.  Un 
homme  capable  de  se  partager  ainsi  entre  deux  femmes  est-il  vrai- 
ment capable  d'aimer?  Que  les  cœurs  sincères  se  chargent  d'écrire  la 
réponse.  Dans  ce  partage  de  sa  personne,  Maurice  ne  pouvait  invo- 
quer l'entraînement  des  sens,  car  la  jeune  et  belle  fille  qu'il  prenait 
chaque  nuit  à  sa  fenêtre  et  qu'il  rapportait  avant  l'aube  s'était  donnée 
à  lui.  Pourquoi  donc  prodiguait-il  à  une  femme  qu'il  n'aimait  pas  les 
sermens  et  les  caresses  que  la  jeune  fille  avait  seule  le  droit  de  reven- 
diquer? Pourquoi?  C'est  qu'il  n'aimait  pas  d'un  amour  sincère  celle 
qu'il  croyait  aimer,  c'est  qu'il  n'y  avait  pas  place  dans  son  cœur  pour  une 
passion  exclusive,  pour  une  passion  souveraine.  L'infidélité  était  pour 
lui  sans  remords,  parce  qu'il  se  trompait  lui-même,  parce  qu'il  s'abusait 
sur  la  nature  de  ses  sentimens;  il  trahissait  sa  maîtresse  sans  trouble, 
sans  honte,  parce  qu'il  ne  la  préférait  pas  au  monde  entier.  Si  le  plaisir 
était  plus  vif  dans  les  bras  de  la  jeune  fille,  la  duchesse  abusée  servait 
l'ambition  de  Maurice,  et  cette  seule  pensée  imposait  silence  au  repentir. 

Adrienne  Lecouvreur  a  tenu  dans  la  vie  du  comte  de  Saxe  moins  de 
place  peut-être  que  la  fille  d'honneur  de  la  duchesse  de  Courlande; 
peut-être  ne  l'a-t-il  pas  aimée  d'un  amour  plus  vrai,  plus  sincère;  mais 
comme  elle  était  entourée  d'hommages,  comme  les  seigneurs  de  la 
cour  s'empressaient  autour  d'elle,  comme  les  plus  grands  esprits 
louaient  à  l'envi  sa  grâce,  sa  beauté,  la  finesse  de  ses  reparties,  la 
sagacité  de  ses  jugemens,  la  vanité  le  ramenait  près  d'elle,  et  sa  cré- 
dule maîtresse  inventait,  pour  lui  pardonner,  un  repentir  qu'il  ne 
connaissait  pas.  Il  ne  paraît  pas  d'ailleurs  que  la  mort  d' Adrienne  ait 
été  pour  Maurice  une  douleur  bien  profonde.  Les  femmes  de  la  cour, 
à  cette  époque,  n'étaient  pas  d'une  vertu  farouche,  et  le  comte  de  Saxe 
trouva  sans  peine,  à  Versailles,  des  consolations. 

Le  mariage  et  le  divorce  de  Maurice  figurent  comme  un  épisode  in- 
signifiant parmi  ses  aventures  galantes.  Avait-il  à  se  plaindre  de  sa 
femme?  Aucun  témoignage  n'autorise  à  le  croire.  Elle  l'aimait  et  ne 
pouvait  cacher  sa  jalousie;  car  Maurice,  malgré  la  beauté  et  la  jeunesse 
de  sa  femme,  n'avait  pas  tardé  à  la  tromper.  Après  avoir  vécu  loin 
d'elle  pendant  plusieurs  années,  il  profita  d'un  voyage  entrepris  pour 
recueillir  la  succession  de  sa  mère  et  se  dégagea  d'un  lien  qu'il  n'a- 
vait jamais  pris  au  sérieux. 

Un  tel  personnage  convient-il  au  théâtre?  Un  cœur  ainsi  fait,  pour 
qui  l'amour  n'est  qu'une  distraction,  peut-il  prendre  part  à  une  action 
dramatique?  Il  est  permis  d'en  douter,  car  le  poète  se  trouve  placé 
entre  deux  écueils.  S'il  respecte  fidèlement  les  données  de  l'histoire,  il 
ne  peut  engager  Maurice  de  Saxe  que  dans  une  action  politique,  et 
l'homme  court  le  danger  de  s'amoindrir  dans  la  grandeur  des  événe- 
mens;  s'il  veut  au  contraire  l'engager  dans  une  action  passionnée,  il 


ADRIENNE  LECOUVREUR.  505 

est  forcé  de  le  dénaturer,  de  lui  prêter  des  sentimens  qu'il  n'a  jamais 
connus,  et  nous  avons  le  droit  de  lui  demander  pourquoi  il  baptise  d'un 
tel  nom  un  homme  que  l'histoire  désavoue.  Entre  ces  deux  écueils, 
quelle  route  choisira  le  poète?  Il  me  semble  difficile  de  répondre  à 
cette  question  de  manière  à  lever  tous  les  scrupules,  car  si  Maurice  de 
Saxe  a  gagné  des  batailles,  si  Fontenoy  et  Raucoux  ont  placé  son  nom 
au  premier  rang  dans  l'histoire  militaire  de  notre  pays,  ce  n'est  pas 
une  raison  pour  voir  en  lui  un  personnage  politique.  Par  son  courage 
héroïque,  et  plus  encore  par  l'habileté  consommée  de  ses  combinai- 
sons stratégiques,  il  a  décidé  du  sort  de  l'Europe,  il  a  relevé  le  drapeau 
de  la  France,  humilié  l'orgueil  de  l'Angleterre,  mais  les  grands  évé- 
nemens  accomplis  par  son  bras  n'ont  été  ni  prévus  ni  préparés  dans  sa 
pensée.  Acteur  sur  le  champ  de  bataille,  il  n'était,  dans  l'ordre  poli- 
tique, aux  yeux  du  penseur,  qu'un  pur  agent.  Il  conduisait  à  mer- 
veille ses  bataillons  comme  les  pièces  d'un  échiquier,  mais,  la  bataille 
une  fois  gagnée,  ce  n'était  pas  lui  qui  remaniait  la  carte  de  l'Europe. 
Derrière  le  grand  capitaine  on  ne  trouve  pas  l'homme  d'état.  C'est 
pourquoi  Maurice  de  Saxe,  tel  que  nous  le  montre  l'histoire,  ne  me 
semble  pas  offrir  l'étoffe  d'un  personnage  dramatique.  Le  poète  veut-il 
laisser  dans  l'ombre  le  tacticien  éprouvé  qui  excitait  l'admiration  du 
chevalier  Folard  vingt  ans  avant  de  gagner  la  bataille  de  Fontenoy, 
qui  rendait  compte  au  grand  Frédéric  de  ses  opérations  militaires,  qui 
soumettait  à  son  jugement  les  plans  qu'il  venait  de  réaliser?  S'il  sup- 
prime le  guerrier  pour  nous  montrer  l'homme  aux  prises  avec  la  pas- 
sion, que  devient  l'histoire,  que  devient  la  vérité?  Pour  trancher  cette 
difficulté,  pour  imposer  silence  à  toutes  les  objections,  il  faut  plus  que 
de  l'adresse,  plus  que  de  l'habileté,  plus  que  du  savoir  faire,  il  faut  un 
rare  bonheur.  Pour  inventer  la  passion  dont  l'histoire  ne  parle  pas, 
pour  trouver  dans  le  grand  capitaine  l'étoffe  d'un  Hamlet  ou  d'un  Ro- 
méo, pour  toucher  à  l'histoire,  pour  l'assouplir  sans  la  dénaturer,  il 
ne  suffit  pas  d'avoir  l'œil  pénétrant,  la  main  légère.  Arrivons  à  l'œuvre 
de  MM.  Scribe  et  Legouvé. 

Au  premier  acte,  nous  sommes  chez  la  duchesse  de  Bouillon.  Nous 
assistons  à  la  toilette  de  la  duchesse  qui  s'entretient  familièrement  avec 
un  abbé  de  cour.  L'abbé,  cela  va  sans  dire,  est  amoureux  de  la  duchesse 
et  soupire  discrètement.  Dans  l'espérance  de  réussir  auprès  de  la  femme 
qu'il  aime  et  qui  n'a  pas  encore  reçu  l'aveu  de  sa  passion,  il  imagine 
de  lui  révéler  l'infidélité  de  son  mari.  Aux  premiers  mots  qu'il  prononce, 
croyant  l'étonner  par  son  récit,  la  duchesse  l'arrête  bravement  et 
achève  sans  embarras  ce  qu'il  racontait  en  hésitant,  partagé  entre  la 
crainte  de  l'affliger  et  le  désir  d'exciter  sa  colère.  «  N'est-ce  que  cela, 
vraiment?  Le  duc  aime  laDuclos.  Je  le  savais.  La  Duclos  m'a  prise  pour 
confidente  et  ne  fait  rien  sans  me  consulter.  Vraiment,  l'abbé,  vous 
êtes  d'une  pauvreté  désolante.  Vous  ne  savez  rien;  votre  unique  occu- 


•><<;  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

pation  est  de  recueillir  les  nouvelles,  et  vous  arrivez  toujours  chez  moi 
les  mains  vides.  Mais  à  quoi  donc  pensez-vous?  »  L'abbé  s'excuse  de  son 
mieux  et  parle  de  son  amour.  La  duchesse  l'écoute  sans  dépit,  sans  étonne- 
menuet  veut  bien  lui  promettre  une  récompense  s'il  réussit  à  découd 
nom  de  la  nouvelle  maîtresse  du  comte  de  Saxe.  Malgré  la  vivacité  de 
son  langage,  malgré  la  curiosité  jalouse  qui  éclate  dans  ses  yeux,  l'abbé 
ne  devine  pas  que  le  comte  est  son  rival,  son  rival  heureux.  Plein  d'es- 
poir et  de  joie,  il  promet  de  se  mettre  en  campagne  et  de  revenir  bien- 
tôt avec  le  secret  qui  inquiète  si  fort  la  duchesse.  Le  duc  arrive  tenant 
à  la  main  une  cassette  qui  lui  a  été  confiée  par  l'Académie  des  sciences. 
Lié  d'amitié  avec  les  hommes  les  plus  illustres  de  son  temps,  il  s'est 
appliqué  à  l'étude  de  la  chimie  et  doit  analyser  la  poudre  contenue 
dans  cette  cassette,  poudre  terrible  qui  a  déjà  servi  à  consommer  bien 
des  crimes,  et  nommée  dans  le  monde  poudre  de  succession.  Après 
quelques  propos  insignifians  où  il  trouve  moyen  de  placer  les  compli- 
mens  à  double  sens  que  Voltaire  lui  a  plus  d'une  fois  adressés,  le  duc 
se  retire  avec  l'abbé,  auditeur  résigné  de  toutes  les  œuvres  de  mon- 
seigneur. Enfin  le  comte  de  Saxe  arrive  chez  la  duchesse,  qui  lui  de- 
mande avidement  l'emploi  de  son  temps  depuis  l'heure  de  son  retour. 
Maurice  se  tire  d'affaire  assez  adroitement.  Mais  la  duchesse  aperçoit  à 
sa  boutonnière  un  bouquet  noué  d'un  ruban.  De  qui  tient-il  ce  bouquet? 
D'une  jeune  fille  qu'il  a  rencontrée  à  la  porte  de  l'hôtel?  En  vérité?  L'é- 
trange bouquetière  qui  noue  ses  fleurs  avec  un  ruban  vert  et  or!  La 
jaiousie  de  la  duchesse,  déjà  éveillée  par  des  rumeurs  confuses,  s'attache 
à  ce  bouquet  comme  s'il  devait  lui  révéler  le  nom  de  sa  rivale.  Il  lui 
faut  à  tout  prix  une  explication  franche  et  complète.  La  duchesse  donne 
rendez-vous  à  Maurice  le  soir  même  dans  la  petite  maison  que  le  duc 
a  louée  pour  la  Duclos.  J'oubliais  de  dire  qu'Adrienne  Lecouvreur  doit 
venir  le  lendemain  réciter  des  vers  dans  le  salon  de  Mme  de  Bouillon, 
car  la  duchesse  a  pris  Adrienne  sous  son  patronage.  Ainsi,  dès  le  pre- 
mier acte,  nous  avons  sous  les  yeux  les  principaux  personnages  de  la 
pièce.  Si  Adrienne  ne  paraît  pas,  la  duchesse  lit  à  Mme  d'Aumont  une 
lettre  signée  d' Adrienne,  qu'Adrienne  n'a  jamais  écrite,  mais  empreinte 
d'une  vivacité  ingénieuse,  d'une  touchante  modestie.  Tous  les  élémens 
du  drame  qui  va  se  dérouler  devant  nous  sont  contenus  dans  les  scènes 
que  nous  venons  de  raconter.  Il  n'y  a  pas  un  mot,  pas  un  incident  qui 
ne  doive,  dans  quelques  instans,  servir  au  développement  de  l'action. 
Au  second  acte,  nous  sommes  dans  le  foyer  de  la  Comédie-Française; 
les  comédiens  arrivent  et  s'entretiennent  des  querelles  de  coulisses.  On 
joue  Bajazet.  Adrienne  Lecouvreur  doit  remplir  le  rôle  de  Koxane,  au 
grand  déplaisir  de  la  Duclos.  Acomat  fait  une  partie  d'échecs  avec  son 
confident.  Michonnet,  régisseur  du  théâtre,  chante  sur  tous  les  tons 
l'éloge  d' Adrienne,  qui  arrive  enfin,  son  rôle  à  la  main.  L'entrevue 
qu'elle  a  eue  le  matin  même  avec  Maurice  trouble  singulièrement  la 


ADRIENNE   LECOUVREUR.  507 

sérénité  habituelle  de  sa  pensée.  Michonnet  s'aperçoit  qu'Adrienne 
n'est  pas  livrée  tout  entière  au  soin  de  sa  gloire  dramatique  et  la  sup- 
plie d'être  belle.  «Sois  tranquille,  mon  ami,  répond  Adrienne,  je  serai 
belle,  j'en  suis  sûre,  car  il  m'aime,  car  je  l'ai  vu  ce  matin,  et  ce  soir 
H  sera  là ,  il  me  l'a  promis,  je  le  verrai ,  je  serai  belle,  je  serai  su- 
blime; »  et  Adrienne  se  remet  à  étudier  son  rôle.  Maurice,  en  entrant 
au  foyer  de  la  Comédie-Française,  invoque  les  ombres  glorieuses  dont 
le  souvenir  remplit  sa  pensée,  sans  qu'il  soit  possible  de  deviner  s'il 
veut  parler  des  grands  poètes  qui  ont  fondé  le  théâtre  ou  des  comé- 
diens habiles  qui  ont  interprété  leurs  ouvrages.  Il  aperçoit  Adrienne 
et  la  serre  dans  ses  bras.  Quelle  joie,  quel  bonheur  de  se  revoir  après 
une  si  longue  absence  !  Ici  commence  un  dialogue  où  la  passion  n'est 
pas  toujours  exempte  d'emphase  et  de  puérilité.  Si  Adrienne  aime 
vraiment  Maurice,  elle  n'a  pas  besoin,  pour  lui  inspirer  de  nobles 
sentimens,  d'héroïques  projets,  de  demander  conseil  aux  tragédies  de 
Corneille.  Pauline,  Emilie,  Camille,  n'ont  rien  à  lui  apprendre.  Son 
cœur,  comme  tous  les  cœurs  vraiment  épris,  nourrit  en  lui-même  une 
flamme  généreuse,  et  le  souvenir  de  Pauline  et  de  Camille,  loin  de 
prêter  aux  paroles  d' Adrienne  un  accent  plus  poétique,  leur  donne 
volontiers  quelque  chose  de  factice.  Quant  à  la  fable  des  Deux  Pigeons, 
je  ne  vois  pas  trop  ce  qu'elle  vient  faire  dans  cet  entretien  passionné. 
J'admire  profondément  la  fable  des  Deux  Pigeons,  mais  je  ne  com- 
prends pas  comment  ce  récit ,  d'une  simplicité  si  touchante,  se  trouve 
mêlé  aux  amours  d' Adrienne  et  de  Maurice.  Maurice  avait  emporté,  en 
quittant  Paris,  Corneille,  Racine  et  La  Fontaine.  Le  lendemain  d'une 
bataille,  il  relisait  avec  délices  les  beaux  vers  qu'il  avait  entendus  de 
la  bouche  d'Adrienne.  En  écoutant  Pauline  et  Camille,  il  croyait  l'é- 
couter elle-même.  A  la  bonne  heure  !  Mais  La  Fontaine,  il  n'a  guère 
songé  à  l'ouvrir,  quoiqu'il  l'eût  reçu  des  mains  d'Adrienne.  Il  ne  con- 
naît pas  même  la  fable  des  Deux  Pigeons,  et,  pour  ma  part,  je  ne  m'en 
étonne  pas.  Je  serais  bien  surpris,  au  contraire,  si  Maurice  parlait  de 
La  Fontaine  comme  de  sa  lecture  familière.  Le  duc  de  Bouillon,  qui 
se  croit  trompé  par  la  Duclos  et  qui  se  réjouit  de  sa  trahison ,  invite  à 
souper  toute  la  Comédie-Française.  Adrienne  consent  à  se  montrer 
dans  cette  fête,  et  reçoit  du  duc  lui-même  la  clé  de  sa  petite  maison. 
Au  troisième  acte,  comme  chacun  l'a  déjà  deviné,  Adrienne,  Mau- 
rice et  la  duchesse  de  Bouillon  se  trouvent  réunis.  Cependant  Maurice 
n'est  pas  un  seul  instant  placé  entre  ces  deux  femmes.  La  duchesse  ar- 
rive la  première  au  rendez-vous,  et  ne  cache  pas  son  dépit.  Au  mo- 
ment où  l'impatience  va  devenir  de  la  haine,  Maurice  paraît  et  se  jus- 
tifie. S'il  a  tardé  si  long-temps,  c'est  qu'il  a  été  suivi.  La  duchesse 
l'écoute  en  souriant,  et  accepte  comme  vraies  toutes  ses  excuses.  Alors, 
mais  alors  seulement,  Maurice  comprend  toute  la  misère  de  son  double 


508  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

rôle.  Il  ne  veut  pas  mentir  plus  long-temps,  et  avoue  à  la  duchesse 
qu'il  ne  l'aime  plus,  qu'il  aime  une  autre  femme.  Son  nom?  Il  ne  con- 
sent pas  à  le  dire.  Je  me  vengerai,  dit  la  duchesse.  Je  saurai  son  nom, 
aucune  puissance  humaine  ne  pourra  la  dérober  à  ma  colère.  Au  bruit 
des  voix  joyeuses  qui  éclatent  dans  la  chambre  voisine,  la  duchesse  se 
croit  surprise  par  son  mari,  et  s'écrie  :  Si  le  duc  me  voit,  je  suis  per- 
due. Cette  crainte  paraîtra  sans  doute  exagérée  à  tous  ceux  qui  se  sou- 
viendront de  l'entretien  de  la  duchesse  avec  l'abbé  au  premier  acte. 
Une  femme  qui  sait  toute  la  vie  de  son  mari,  qui  connaît  jour  par  jour 
ses  moindres  aventures,  qui  met  de  moitié  dans  ses  amours  la  maîtresse 
de  son  mari,  qui  emprunte  sa  main  et  sa  petite  maison  pour  donner 
rendez-vous  à  son  amant,  ne  doit  pas  trembler  à  si  bon  marché.  Ne 
peut-elle  pas  d'un  mot  imposer  silence  à  la  colère?  Vous  me  demandez 
comment  je  me  trouve  ici?  J'y  suis  venue  pour  vous  épier,  pour  vous 
confondre.  Pourtant  la  duchesse  s'enfuit  et  se  cache.  Le  duc  croit  que 
Maurice  a  donné  rendez-vous  à  la  Duclos,  et  doute  encore,  malgré  les 
dénégations  réitérées  de  Maurice.  Adrienne,  à  son  tour,  en  voyant  Mau- 
rice, en  écoutant  les  railleries  et  les  complimens  que  le  duc  et  l'abbé 
adressent  au  comte,  s'étonne  et  s'alarme;  mais  un  mot  de  Maurice  suffit 
pour  la  rassurer  :  Je  t'aime,  je  n'aime  que  toi;  la  femme  cachée  ici  n'est 
rien  pour  moi;  mais  il  faut  la  sauver,  et  tu  la  sauveras,  j'ai  compté  sur 
toi.  Adrienne,  heureuse  et  confiante,  promet  de  la  sauver.  Les  deux 
femmes  échangent  dans  l'ombre  quelques  paroles  inquiètes;  sans  se 
deviner  mutuellement,  elles  pressentent  d'une  façon  confuse  qu'il  y  a 
entre  elles  un  secret  terrible.  Cependant  Adrienne,  fidèle  à  sa  promesse, 
livre  à  la  duchesse  la  clé  que  le  duc  lui  a  remise,  et  la  duchesse  peut 
enfin  s'échapper  par  le  jardin;  mais,  en  quittant  Adrienne,  elle  pro- 
nonce quelques  mots  menaça ns  auxquels  Adrienne  répond  avec  un  ac- 
cent de  bienveillance  écrasant  :  Vous  me  haïssez,  je  vous  protège. 

Au  quatrième  acte,  nous  retournons  chez  la  duchesse.  Tous  ses  amis 
sont  réunis  pour  entendre  Adrienne.  Cette  fête  est,  pour  Mme  de  Bouil- 
lon, une  double  joie.  Non-seulement  elle  reçoit  chez  elle  une  comé- 
dienne adorée  de  la  fouie,  adorée  de  la  cour;  mais  ce  soir  mêmeMme  de 
Noailles  donne  une  fête  où  elle  voulait  inviter  Adrienne;  Mme  de  Bouil- 
lon a  été  assez  heureuse  pour  deviner,  pour  préveuir  le  projet  de  Mme  de 
Noailles.  Les  soupçons  de  la  duchesse,  qui  d'abord  s'étaient  portés  sur 
Mmc  d'Aumont,  prennent  nne  direction  nouvelle  dès  qu'Adrienne  a 
parlé.  A  l'embarras  de  Maurice  placé  près  de  la  duchesse,  Adrienne  de- 
vine sa  rivale,  sa  rivale  qu'elle  a  sauvée  la  veille.  Au  timbre  voilé  de 
cette  voix  qu'elle  n'a  entendue  qu'un  instant,  la  duchesse  reconnaît  la 
rivale  qui  lui  a  ravi  le  cœur  de  Maurice  et  jure  de  se  venger.  Adrienne, 
qui  pressent  le  danger  et  ne  veut  pas  succomber  sans  défense,  récite 
en  se  tournant  vers  la  duchesse  les  vers  adressés  par  Phèdre  à  OEnone. 


ADRIENNE  LECOUVREUR.  509 

Elle  accable  sa  rivale  en  lui  lançant  comme  autant  de  traits  empoison- 
nés chacune  des  paroles  de  cet  admirable  morceau.  Elle  n'est  pas  une 
de  ces  femmes  hardies 

Qui,  goûtant  dans  le  crime  une  tranquille  paix, 
Ont  su  se  faire  un  front  qui  ne  rougit  jamais. 

La  duchesse,  comme  pour  justifier  l'application,  sourit  gracieusement 
et  joint  ses  complimens  à  ceux  de  l'assemblée  :  Adrienne  est  perdue. 

Au  cinquième  acte,  nous  sommes  chez  Adrienne.  Michonnet,  témoin 
de  l'humiliation  de  la  duchesse,  comprend  que  la  vie  d' Adrienne  est 
menacée.  Un  valet  apporte  une  cassette  de  la  part  de  Maurice.  Adrienne 
l'ouvre  d'une  main  tremblante  et  reconnaît  le  bouquet  qu'elle  a  donné 
à  Maurice;  elle  voit  dans  ces  fleurs  ainsi  renvoyées  un  signe  d'abandon, 
et  les  couvre  de  baisers  et  de  larmes.  Avant  de  les  jeter  au  feu,  elle 
leur  adresse  quelques  paroles  empreintes  d'un  sentiment  vrai,  mais 
dont  la  forme  gagnerait  beaucoup  à  devenir  plus  simple,  et  les  res- 
pire une  dernière  fois.  Ce  dernier  baiser  est  son  arrêt  de  mort.  Ce  bou- 
quet empoisonné  a  vengé  la  duchesse.  Maurice  arrive  pour  recevoir  le 
dernier  soupir  d'Adrienne.  Vainement  il  essaie  de  la  sauver,  de  rani- 
mer ses  forces  en  lui  rendant  le  bonheur  qu'elle  croyait  perdu  sans 
retour.  Toutes  ses  paroles  de  tendresse  sont  impuissantes;  le  poison 
circule  dans  les  veines  d'Adrienne,  qui  meurt  en  récitant  d'une  voix 
égarée  quelques  lambeaux  du  rôle  d'Hermione. 

Il  y  a  certainement  une  grande  habileté  dans  la  construction  de  ce 
drame;  mais  cette  habileté  est  de  telle  nature  qu'elle  se  passe  de  la 
poésie,  et  même  réussit  à  la  rendre  parfaitement  inutile.  Les  ressorts 
employés  par  MM.  Scribe  et  Legouvé  suffiraient  au  développement 
d'une  douzaine  d'actions;  et  ces  ressorts  sont  mis  en  œuvre  avec  tant 
d'adresse,  les  incidens  s'engendrent  si  rapidement,  que  la  foule,  livrée 
tout  entière  à  la  curiosité,  ne  songe  pas  à  se  demander  la  valeur  réelle 
des  personnages.  Plusieurs  scènes  sont  écrites  avec  un  soin  que  nous 
ne  sommes  pas  habitué  à  rencontrer  dans  les  ouvrages  de  M.  Scribe. 
Mais  le  caractère  dominant  de  toute  cette  composition,  c'est  l'habileté 
extérieure  poussée  à  ses  dernières  limites.  Dans  ce  drame,  où  la  poésie 
joue  un  si  petit  rôle,  où  les  grandes  pensées,  les  sentimens  passionnés 
ne  se  montrent  guère  que  sous  la  forme  de  souvenirs,  et  se  placent  sous 
le  patronage  de  Corneille  et  de  Racine,  il  n'y  a  pas  une  phrase,  pas  un 
mot  inutile.  Le  dénoûment  est  préparé  dès  le  premier  acte,  et  si  bien 
préparé,  que  les  esprits  exercés  n'ont  plus  rien  à  deviner  quand  le  ri- 
deau tombe  sur  la  cassette  mystérieuse.  La  clé  donnée  au  second  acte 
par  le  duc  est,  à  proprement  parler,  tout  le  troisième  acte;  car,  sans 
cette  clé,  le  troisième  acte  serait  impossible.  Les  paroles  échangées  dans 
l'ombre  entre  Adrienne  et  la  duchesse  contiennent  le  germe  du  qua- 

TOME  H.  33 


510  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

trième  acte;  car,  si  la  duchesse  ne  reconnaissait  pas  dans  la  voix  d'A- 
drienne  la  voix  de  celle  qui  l'a  sauvée  la  veille,  elle  ne  l'insulterait 
pas  du  regard,  et  Adrienne  ne  l'accablerait  pas  de  son  mépris.  Enfin, 
le  bouquet  donné  à  Maurice  par  Adrienne  n'est  pas  moins  utile  au  dé- 
noûment  que  la  cassette  mystérieuse.  Dans  ce  drame  si  habilement 
construit,  personne  ne  parle,  personne  ne  marche  au  hasard  :  tout  est 
compté,  tout  est  prévu,  tout  est  préparé.  Mais  à  qui  s'intéresser?  Quel 
rôle  joue  Maurice  placé  entre  ces  deux  femmes?  11  n'aime  pas  Adrienne 
assez  résolument  pour  braver  la  haine  de  la  duchesse;  il  hésite  entre  la 
femme  qui  peut  servir  son  ambition  et  le  cœur  passionné  qui  s'est  donné 
à  lui  tout  entier.  Il  n'est  ni  assez  ambitieux  pour  renoncer  à  l'amour, 
ni  assez  amoureux  pour  renoncer  à  l'ambition.  Il  ne  trouve  d'accens 
vrais  qu'en  face  de  la  mort.  Quand  les  lèvres  d' Adrienne  pâlissent, 
quand  son  regard  s'éteint,  quand  ses  veines  se  glacent,  alors,  alors  seu- 
lement, il  commence  à  comprendre  tout  le  prix  de  la  femme  qui  l'ai- 
mait et  qu'il  va  perdre  sans  retour.  Adrienne,  plus  vraie,  plus  tendre 
que  Maurice,  n'a  cependant  pas  toute  la  vérité,  toute  la  tendresse  qu'elle 
devrait  avoir.  Il  semble  que,  pour  aimer  Maurice  d'un  amour  infini,  elle 
ait  besoûi  de  sentir  les  élans  de  son  cœur  sanctionnés  par  le  génie  de 
Corneille.  Au  lieu  de  s'abandonner  librement  aux  inspirations  de  son 
amour,  elle  demande  conseil  à  ses  souvenirs.  Si  parfois  son  cœur  trouve 
des  paroles  ardentes,  plus  souvent  encore  sa  mémoire  évoque  des  ima- 
ges consacrées  par  l'admiration  de  la  foule.  Quant  à  la  duchesse  de  Bouil- 
lon, il  est  impossible  de  s'intéresser  à  son  amour  pour  Maurice.  Tout 
son  amour  n'est  que  vanité.  Si  Maurice  n'était  pas  le  héros  du  jour, 
fût-il  cent  fois  plus  beau,  plus  jeune,  plus  aimant,  elle  ne  l'aimerait 
pas.  Sa  jalousie  même  n'est  que  vanité.  Si  Maurice,  au  lieu  de  lui  pré- 
férer une  comédienne,  lui  préférait  Mme  de  Noaillesou  Mmed'Aumont, 
elle  souffrirait  moins  et  ne  souhaiterait  pas  si  avidement  la  vengeance. 
Le  duc  n'est  qu'un  personnage  ridicule  et  parfaitement  insignifiant. 
Michonnet,  malgré  sa  tendresse  contenue  pour  Adrienne,  rappelle  trop 
clairement  le  père  de  la  débutante.  L'abbé  n'offre  rien  de  nouveau. 
Si  bien  que  toute  cette  pièce,  conçue  avec  une  infaillible  prévoyance, 
conduite  avec  une  vigilance  assidue,  achevée  avec  un  soin  scrupuleux, 
n'ajoute  pas  une  page  à  l'histoire  de  l'art  dramatique. 

Toute  la  pièce  a  été  faite  pour  Mlle  Rachel.  En  nous  plaçant  à  ce 
point  de  vue  qui  n'a  rien  de  littéraire,  nous  est-il  permis  de  nous  mon- 
trer satisfait?  Si  toute  la  pièce  est  dans  un  rôle,  ce  rôle  est-il  complet? 
L'actrice  chargée  de  ce  rôle  ne  laisse- t-el  le  rien  à  souhaiter?  La  pre- 
mière question  est  déjà  résolue.  Quant  à  la  seconde,  la  réponse  n'est 
pas  difficile.  Si  le  drame  qui  s'appelle  Adrienne  Lecouvreur  n'ajoute 
pas  une  page  à  l'histoire  de  l'art  dramatique,  le  rôle  d' Adrienne  Le- 
couvreur n'ajoute  pas  une  ligne  à  l'histoire  du  talent  de  Mllc  Rachel. 


ADRIENNE   LECOUVREUR.  511 

Parlerai-je  de  la  manière  dont  elle  récite  la  fable  des  Deux  Pigeons? 
Malgré  le  charme  qu'elle  a  su  mettre  dans  quelques  vers  de  cette  fable, 
La  Fontaine,  je  crois,  s'étonnerait  fort,  en  l'écoutant,  de  l'accent  pa- 
thétique prêté  au  plus  tendre  des  deux  pigeons.  Mlle  Rachel ,  sous  les 
traits  d'Adrienne,  s'estrelle  montrée  plus  tendre,  plus  naïve,  que  sous 
les  traits  de  Monime  ou  d'jEsther  ?  Il  y  a  dix  ans,  à  l'époque  de  ses  dé- 
buts, l'accent  de  la  tendresse  semblait  refusé  à  ses  lèvres;  a-t-elle 
trouvé  aujourd'hui  l'accent  qu'elle  ignorait  il  y  a  dix  ans?  Au  troisième 
acte  elle  n'a  qu'un  mot  à  dire,  et  le  dit  très  bien;  mais  ce  mot  si  bien 
dit  serait-il  d'aventure  tout  un  monde  nouveau?  Le  triomphe  de 
Mlle  Rachel  n'est-il  pas  tout  entier  dans  le  quatrième  acte?  Et  ce  qua- 
trième acte  si  vanté,  si  applaudi,  que  nous  apprend-il  d'imprévu,  d'in- 
attendu? Le  sens  prêté  aux  paroles  de  Phèdre  par  Adrienne  Lecouvreur 
peut-il  d'ailleurs  être  avoué  par  le  goût?  Est-il  permis  de  détourner 
ainsi  au  profit  d'une  application  personnelle  le  sens  légitime  d'un 
morceau  gravé  dans  toutes  les  mémoires?  Est-ce  le  cinquième  acte 
qu'on  voudrait  nous  donner  pour  une  révélation?  Peut-être  Mlle  Rachel 
eût-elle  trouvé  pour  l'expression  du  désespoir  des  accens  d'une  puis- 
sance, d'une  vérité  toute  nouvelle,  si  les  paroles  placées  dans  sa  bouche 
eussent  été  elles-mêmes  empreintes  de  puissance  et  de  nouveauté;  mais 
la  confusion  d'Oreste  <?t  de  Maurice,  d'Adrienne  et  d'Hermione,  ne  per- 
mettait pas  à  Mlle  Rachel  de  se  renouveler.  Elle  s'est  souvenue  d'elle- 
même  et  ne  pouvait  faire  autre  chose. 

Mlle  Rachel  dit-elle  la  prose  aussi  bien  que  les  vers?  Sa  voix  a-t-elle 
toute  la  souplesse,  toute  la  simplicité,  toute  la  naïveté  dont  les  vers  se 
passent  quelquefois  et  dont  la  prose  ne  peut  jamais  se  passer?  Il  nous 
faudrait,  pour  résoudre  ces  questions,  une  pièce  autrement  faite,  au- 
trement écrite  qu' Adrienne  Lecouvreur.  Dans  la  prose  que  nous  avons 
entendue  il  y  a  quinze  jours,  comme  dans  les  vers  que  nous  entendons 
depuis  dix  ans ,  nous  avons  trouvé  toutes  les  fautes  de  prosodie  aux- 
quelles Mlle  Rachel  se  laisse  aller  habituellement,  et  que  personne  ne 
songe  à  relever,  comme  si  la  vérité  ne  pouvait  arriver  jusqu'à  elle. 
Mon  d'sir,  mon  cœur,  mon  honneur,  hêlas!  n'en  déplaise  à  Mlle  Rachel, 
sont  des  mots  qui  n'ont  jamais  fait  partie  de  notre  langue.  Les  petites 
bourgeoises  se  résignent  à  dire  :  mon  désir,  mon  cœur,  mon  honneur, 
hélas!  —  et  la  langue  ne  s'en  trouve  pas  plus  mal.  Après  Adrienne  Le- 
couvreur, MUe  Rachel  reste  pour  moi  ce  qu'elle  était.  Elle  dit  très  habi- 
lement toutes  les  paroles  qui  expriment  les  passions  violentes ,  la  co- 
lère, la  jalousie,  la  haine.  Jusqu'ici,  la  tendresse  ne  semble  pas  faite 
pour  ses  lèvres,  et  je  persisterai  dans  ma  conviction  jusqu'à  preuve  du 
contraire.  Quant  aux  fautes  de  prosodie  que  j'ai  signalées  et  qui  blessent 
toutes  les  oreilles  délicates,  j'espère  qu'elle  voudra  bien  y  renoncer, 

Gustave  Planche. 


LE  PROPHETE 


DE  I.  MEYERBEER. 


L'auteur  de  Robert-le-Diable  et  des  Huguenots  vient  de  remporter 
une  nouvelle  et  brillante  victoire.  Le  Prophète  a  été  représenté  sur  le 
Théâtre  de  la  Nation.  Chose  singulière!  les  obstacles  sans  nombre  qui, 
contre  la  volonté  du  compositeur,  ont  retardé  jusqu'à  ce  jour  l'exécu- 
tion d'une  œuvre  qui  est  terminée  depuis  1843,  semblent  avoir  été 
suscités  par  une  volonté  intelligente  et  propice  qui  aurait  voulu  prépa- 
rer à  M.  Meyerbeer  un  cadre  digne  de  son  génie  éminemment  drama- 
tique, car  le  sujet  du  Prophète  a  une  bien  grande  analogie,  hélas  !  avec 
les  tristes  événemens  qui  se  sont  accomplis  en  Europe  depuis  un  an. 

A  la  suite  de  la  réforme  religieuse  opérée  par  Luther  au  commen- 
cement du  xvie  siècle,  il  y  eut,  en  Allemagne,  un  grand  mouvement 
populaire  qui  en  fut  la  conséquence  extrême  et  faillit  bouleverser  de 
fond  en  comble  toute  la  société  civile.  Il  se  rencontra  alors,  comme  de 
nos  jours,  des  esprits  ignorans  et  sauvages  qui ,  peu  satisfaits  de  la  li- 
berté de  conscience  qu'on  venait  à  peine  de  conquérir  sur  le  catholi- 
cisme tout-puissant,  voulurent  tirer  de  ce  débat  dogmatique  des  con- 
clusions sociales  qui  effrayèrent  les  chefs  mêmes  de  la  réforme.  C'est 
aussi  au  nom  de  Y  égalité  et  de  la  fraternité  évangéliques  que  ces  éner- 
gumènes,  disons  le  mot,  que  les  socialistes  du  xvie  siècle  soulevèrent 
les  classes  pauvres,  particulièrement  les  paysans,  contre  les  seigneurs 
et  les  châteaux,  qu'ils  pillaient  et  brûlaient  avec  fureur.  Ces  sectaires 
redoutables  qui  ont  épouvanté  l'Allemagne  de  leurs  monstrueuses  fo- 
lies s'appelaient  anabaptistes,  parce  que ,  voulant  rompre  avec  la  tra- 
dition et  répudier  l'héritage  du  passé,  ils  imposaient  à  leurs  néophytes 
un  nouveau  baptême,  symbole  de  la  vie  nouvelle  qu'ils  apportaient 
aux  nations.  Parmi  les  nombreux  illuminés  qu'on  vit  surgir  de  toutes 


LE  PROPHÈTE.  813 

parts,  se  disant  envoyés  de  Dieu  pour  annoncer  le  règne  futur  de  l'éga- 
lité des  conditions,  le  plus  original  de  tous  fut  un  nommé  Bokold, 
connu  sous  le  nom  de  Jean  de  Leyde,  parce  qu'il  avait  été  élevé  dans 
cette  ville,  où  il  avait  exercé  tour  à  tour  l'humble  profession  de  tailleur 
et  de  cabaretier.  Fils  d'un  bailli  de  La  Haye,  il  avait  perdu  ses  parens 
de  très  bonne  heure.  Sans  famille,  sans  lien  fixe  qui  le  rattachât  à 
l'ordre  établi,  abandonné  à  toutes  les  vicissitudes  de  la  fortune  et  à 
tous  les  courans  d'idées  de  ce  siècle  tumultueux,  Jean  voyagea  beau- 
coup. Il  alla  en  Angleterre,  en  Portugal,  et,  après  quatre  années  de  va- 
gabondage, il  retourna  à  Leyde  où,  ayant  épousé  la  veuve  d'un  batelier, 
il  ouvrit  une  petite  auberge.  Jeune  et  rempli  de  cette  vague  ambition 
qui  ne  sait  où  se  fixer,  Jean  de  Leyde  s'occupait  de  littérature,  de  poésie 
et  surtout  de  théologie,  la  science  favorite  du  temps.  Il  savait  presque 
toute  la  Bible  par  cœur,  et  il  aimait  à  prêcher  sur  ce  texte  fécond  en 
commentaires  de  toutes  sortes.  Telles  étaient  les  dispositions  de  son  es- 
prit, lorsque,  quittant  son  auberge  aussi  pauvre  qu'il  y  était  entré,  il 
alla  se  fixer,  en  1533,  dans  la  ville  de  Munster. 

La  capitale  de  la  Westphalie  était  alors  le  centre  où  aboutissaient 
toutes  les  intrigues  des  anabaptistes.  Jean  devint  bientôt  le  défenseur  le 
plus  énergique  de  leurs  misérables  doctrines.  L'évêque  de  Munster 
ayant  été  obligé  de  quitter  la  ville,  les  anabaptistes  s'emparèrent  du 
gouvernement  et  proclamèrent  Jean  Bokold  roi  et  prophète  de  la  Jé- 
rusalem nouvelle.  Il  fut  couronné  dans  la  cathédrale  de  Munster  avec 
une  pompe  extraordinaire.  Il  entoura  sa  personne  d'un  luxe  oriental 
et  d'un  sérail  de  jolies  femmes,  afin  de  mieux  ressembler  au  type  vé- 
néré de  la  royauté  hébraïque,  le  sage  Salomon.  Il  marchait  dans  les 
rues  la  tête  ornée  d'une  couronne  d'or,  et  sur  sa  poitrine  on  voyait  un 
collier  magnifique  supportant  un  globe  traversé  par  deux  épées  avec 
cette  inscription  :  Roi  de  la  justice  sur  le  monde!  Sur  la  ceinture  qui 
fixait  sa  robe  flottante  on  lisait  :  La  puissance  de  Dieu  est  ma  force  !  Au 
milieu  de  ces  étranges  folies  qui  servaient  à  éblouir  les  yeux  du  peuple, 
au  milieu  des  voluptés  qu'il  aimait  à  savourer,  Jean  de  Leyde  n'ou- 
bliait pas  le  côté  sérieux  et  difficile  de  sa  position.  Il  se  montrait  vigi- 
lant, capable,  réprimant  les  esprits  téméraires,  encourageant  les  fai- 
bles par  ses  prédications,  envoyant  des  émissaires  de  tous  côtés  pour 
tâcher  de  soulever  les  populations  en  sa  faveur.  Après  un  siège  de  six 
mois,  soutenu  avec  une  grande  vigueur,  les  troupes  de  l'évêque  de 
Munster  pénétrèrent  dans  la  ville  par  une  nuit  orageuse  de  l'année 
1535.  Jean  fut  pris  dans  une  tour  avec  deux  de  ses  complices  et  mis  à 
mort  quelques  mois  après  avec  des  circonstances  horribles.  Le  supplice 
de  Jean  de  Leyde  arrêta  les  progrès  des  anabaptistes,  l'une  des  sectes 
les  plus  redoutables  qu'ait  suscitées  le  protestantisme.  Tels  sont  les  prin- 
cipaux faits  historiques  qui  ont  fourni  à  M.  Scribe  la  donnée  de  son  li- 


514  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

bretlo.  Il  nous  reste,  avant  d'examiner  la  partition  de  M.  Meyerbeer,  à 
indiquer  rapidement  la  marche  du  drame  qui  a  inspiré  le  musicien. 

Au  lever  du  rideau ,  l'œil  se  repose  sur  un  frais  paysage  hollandais 
qui  représente  les  environs  de  la  ville  de  Dordrecht.  Au  milieu  d'une 
troupe  de  paysans  et  d'ouvriers  qui  prennent  leur  repas  du  matin,  on 
voit  apparaître  la  jeune  Berthe,  toute  joyeuse  de  son  prochain  mariage. 
Elle  court  au-devant  de  Fidès,  qu'elle  aperçoit  sur  le  sommet  d'une 
petite  colline.  C'est  la  mère  de  son  fiancé  qui  vient  la  prendre  pour  la 
conduire  auprès  de  son  fils  Jean,  établi  très  honorablement  dans  un 
faubourg  de  la  ville  de  Leyde.  Pauvre  orpheline  et  humble  vassale  du 
comte  d'Oberthal,  Berthe  ne  peut  quitter  le  village  qui  l'a  vue  naître 
sans  la  permission  de  son  seigneur.  Berthe  et  Fidès  se  disposent  donc 
toutes  deux  à  aller  trouver  le  comte  d'Oberthal,  dont  on  voit  le  châ- 
teau crénelé,  lorsqu'elles  sont  arrêtées  par  l'apparition  de  trois  sombres 
personnages  qui  se  dressent  tout  à  coup  sur  le  sommet  de  la  petite  col- 
line qui  forme  le  fond  du  paysage  :  ce  sont  les  trois  anabaptistes  Za- 
charie,  Jonas  et  Mathisen,  qui  viennent  essayer  sur  ces  pauvres  gens 
l'effet  de  leurs  prédications  fallacieuses.  Vous  pensez  si  on  les  écoute 
avec  curiosité  et  si  on  les  applaudit  avec  transport.  Le  comte  d'Oberthal 
arrive  sur  ces  entrefaites.  Apercevant  dans  un  coin  les  trois  anabap- 
tistes ,  il  reconnaît  Jonas ,  un  sommelier  ivrogne  qu'il  a  chassé  de  sa 
maison.  Sur  un  ordre  du  comte,  les  trois  anabaptistes  disparaissent  de 
la  scène,  avec  injonction  de  quitter  le  pays  sous  peine  de  la  vie.  C'est 
alors  que  Berthe,  encouragée  par  Fidès,  s'approche  du  comte  d'Ober- 
thal pour  lui  demander  la  permission  d'épouser  son  fiancé  qu'elle  aime 
de  toute  son  ame.  Le  comte  ne  répond  que  par  un  brusque  refus  qui, 
dévoilant  des  intentions  coupables,  soulève  l'indignation  du  peuple, 
déjà  exalté  par  les  prédications  des  anabaptistes.  Berthe  et  Fidès  sont 
enlevées  avec  violence  par  les  soldats  du  comte  d'Oberthal,  'qui  tra- 
verse la  foule  frémissante,  mais  respectueuse.  Ainsi  finit  le  premier  acte. 

Le  second  acte  nous  introduit  dans  la  petite  auberge  de  Jean  de 
Leyde,  toute  remplie  de  bons  compagnons  qui  dansent,  chantent  et 
boivent  en  l'honneur  de  son  mariage.  Tout  en  servant  de  la  bière  à 
ceux  qui  lui  en  demandent,  Jean  paraît  inquiet.  Le  jour  baisse,  Berthe 
et  Fidès  n'arrivent  pas.  Pendant  qu'il  est  ainsi  préoccupé,  les  trois  ana- 
baptistes, qui  sont  attablés  dans  un  coin  de  l'auberge,  l'observent  at- 
tentivement. Ils  remarquent  avec  surprise  qu'il  ressemble  à  un  portrait 
du  roi  David,  qui  est  en  grande  vénération  dans  la  ville  de  Munster. 
Cette  circonstance,  jointe  aux  renseignemens  qu'ils  prennent  sur  le  ca- 
ractère de  Jean,  les  décide,  et  ils  se  promettent  de  faire  de  ce  jeune 
enthousiaste  un  instrument  de  leur  ambition.  Ils  l'abordent  aussitôt  en 
lui  demandant  avec  intérêt  d'où  provient  la  tristesse  qui  obscurcit  son 
front.  Jean  leur  répond  que  le  retard  de  sa  mère  et  de  sa  fiancée  ac- 


é  LE   PROPHÈTE.  515 

croît  le  trouble  que  lui  inspire  un  rêve  qu'il  a  fait  depuis  quelques 
jours.  Sous  les  arceaux  d'un  temple  magnifique  et  le  front  orné  du 
bandeau  royal,  il  a  cru  voir  à  ses  pieds  les  peuples  prosternés  qui  l'a- 
doraient comme  un  nouveau  Messie.  Plongé  dans  cette  bizarre  extase, 
il  a  lu  sur  une  table  de  marbre  ces  mots  terribles  :  Malheur  à  toi!  et 
un  fleuve  de  sang  est  venu  bientôt  submerger  son  trône  éphémère. 
«  Calme-toi ,  répondent  les  trois  anabaptistes,  le  songe  qui  trouble  ta 
raison  est  la  révélation  prophétique  de  ta  grandeur  future  :  tu  régneras.» 

Les  trois  anabaptistes  ont  à  peine  quitté  la  scène,  que  Berthe  se  pré- 
cipite dans  la  maison  de  son  fiancé,  pâle  et  échevelée.  Derrière  elle 
accourt  un  sergent  d'armes  du  comte  d'Oberthal,  suivi  de  soldats,  qui 
vient  réclamer  impérieusement  la  captive  de  son  maître.  Jean ,  dés- 
espéré, livre  sa  fiancée  pour  sauver  les  jours  de  sa  mère,  que  les  sol- 
dats du  comte  menacent  de  frapper  sous  ses  yeux.  Fidès  se  retire  après 
avoir  béni  son  fils,  et  Jean,  resté  seul  en  proie  à  sa  douleur,  entend 
retentir  au  dehors  la  voix  lugubre  des  trois  anabaptistes,  qu'il  fait  en- 
trer dans  son  auberge.  «  Ne  m'avez-vous  pas  dit  :  Suis-nous,  et  tu  ré- 
gneras?—  Oui,  et  nous  t'offrons  une  couronne.  —  Pourrai-je  alors 
frapper  mes  ennemis?  pourrai-je  immoler  le  comte  d'Oberthal?  — 
Ce  soir  même.  —  Eh  bien!  marchons,  »  dit-il,  après  avoir  hésité  long- 
temps entre  le  regret  d'abandonner  sa  vieille  mère  et  le  désir  de  ven- 
ger sa  fiancée. 

Le  troisième  acte  est  une  suite  d'épisodes  dont  l'analyse  est  intime- 
ment liée  à  l'analyse  de  la  partition  même  :  l'action  se  résume,  pour 
ainsi  dire,  tout  entière  dans  le  finale  de  cet  acte.  A  la  tête  d'une  armée 
d'anabaptistes,  Jean  assiège  et  prend  la  ville  de  Munster,  après  avoir 
fait  prisonnier  le  comte  d'Oberthal,  qui  lui  apprend  que  Berthe  a  sauvé 
son  honneur  par  la  fuite.  Le  quatrième  acte  nous  fait  assister  au  cou- 
ronnement du  prophète  proclamé  fils  de  Dieu  dans  la  cathédrale  de 
Munster,  où  il  retrouve  sa  mère,  qu'il  est  forcé  de  méconnaître  pour 
se  sauver  encore  une  fois  des  poignards  des  trois  anabaptistes.  Cette 
scène,  très  longue  et  très  compliquée,  est  incontestablement  la  plus 
belle  et  la  plus  dramatique  de  l'ouvrage.  Au  cinquième  acte  enfin, 
Jean  revoit  sa  mère  et  sa  fiancée.  Fidès  lui  pardonne  ses  fautes  en  lui 
faisant  espérer  la  clémence  du  Seigneur;  mais  Berthe,  en  apprenant 
que  le  faux  prophète  dont  elle  exècre  les  crimes  et  l'impiété  est  ce 
Jean  qu'elle  a  tant  aimé,  se  tue  de  désespoir.  Jean,  qui  se  voit  trahi  et 
abandonné  de  tout  le  monde,  fait  miner  le  château  de  Munster  et  s'en- 
sevelit sous  ses  ruines  le  verre  à  la  main  et  le  sourire  sur  les  lèvres. 

Le  libretto  de  M.  Scribe  ne  reproduit  pas,  on  le  voit,  très  scrupuleu- 
sement la  donnée  de  l'histoire.  C'est  le  droit  du  poète  dramatique  de 
modifier,  de  grouper  à  son  gré  les  faits  qu'il  emprunte  à  la  réalité, 
pourvu  que  sa  fable  soit  vraisemblable,  intéressante  et  appropriée  au 


516  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

but  indiqué.  Le  défaut  que  nous  reprocherons  surtout  à  la  conception 
de  M.  Scribe,  c'est  que  l'amour,  qui  doit  toujours  être  la  passion  domi- 
nante dans  un  drame  lyrique,  n'y  joue  qu'un  rôle  secondaire.  Berthe, 
la  fiancée  du  héros,  est  un  personnage  insignifiant,  le  sentiment  qu'elle 
inspire  et  qu'elle  partage  n'est  point  une  cause  déterminante  dans  la 
destinée  de  son  amant.  Jean  de  Leyde  lui-même  ne  montre  pas  la  vi- 
gueur et  l'individualité  puissante  qu'il  a  dans  l'histoire.  Il  est  le  jouet 
des  événemens  au  lieu  d'en  être  le  mobile,  il  est  plutôt  l'instrument 
de  trois  fourbes  qui  spéculent  sur  sa  crédulité  qu'un  fanatique  profond 
qui  marche  où  le  pousse  la  force  intérieure  de  sa  propre  énergie. 
M.  Scribe  commet  souvent  la  faute  de  prêter  à  ces  grands  personnages 
qui  ont  agité  le  monde  la  politique  raffinée  de  nos  diplomates  modernes. 

Quoi  qu'il  en  soit  de  nos  observations,  il  est  un  caractère  qui  relève 
la  fable  du  Prophète  et  lui  donne  une  physionomie  toute  particulière; 
nous  voulons  parler  de  Fidès,  la  mère  de  Jean  de  Leyde.  C'est  une  vé- 
ritable création  que  cette  figure  de  femme  pieuse,  forte  et  tendre,  qui, 
agenouillée  dans  la  cathédrale  de  Munster,  où  elle  vient  implorer  le 
Dieu  de  ses  pères  pour  un  fils  qu'elle  croit  perdu ,  maudit  au  fond  de 
son  ame  l'imposteur  qui  ose  se  proclamer  l'envoyé  de  Dieu.  Rien  de 
plus  pathétique  que  la  scène  du  quatrième  acte  où  Fidès  reconnaît, 
sous  les  traits  du  faux  prophète,  celui  qu'elle  a  nourri  de  son  lait  et 
de  sa  foi.  Rappellerai-je  aussi  celle  du  cinquième  acte  où  Fidès,  rayon- 
nant de  sa  double  majesté  de  mère  et  de  chrétienne,  fait  tomber  à  ses 
pieds  l'enfant  égaré  par  de  pernicieuses  doctrines?  Il  y  a  un  sens  profond 
dans  cette  scène  vraiment  biblique,  qui  achève  de  révéler  l'admirable 
caractère  de  cette  femme  en  qui  se  résume  tout  l'intérêt  du  drame,  et 
qui  est  certainement  l'une  des  créations  les  plus  saisissantes  du  génie 
de  M.  Meyerbeer. 

C'est  M.  Meyerbeer,  c'est  le  musicien  maintenant  qui,  seul,  doit  nous 
occuper.  Il  n'est  pas  inutile  peut-être  de  rappeler  quelles  créations  di- 
versement éclatantes  et  sérieuses  expliquent  et  préparent,  dans  la  vie 
musicale  de  M.  Meyerbeer,  la  conception  du  Prophète.  Né  à  Berlin  en 
4794,  d'une  famille  dont  l'opulence  aurait  étouffé  une  volonté  moins 
énergique,  M.  Giacomo  Meyerbeer  révéla,  dès  sa  plus  tendre  enfance, 
sa  vocation  pour  l'art  musical.  Comme  tous  les  grands  compositeurs 
dramatiques  de  l'Allemagne,  M.  Meyerbeer  commença  d'abord  par  être 
un  virtuose  remarquable  sur  le  piano,  dont  il  apprit  les  principes  d'un 
élève  de  Clementi.  Après  avoir  étudié  l'harmonie  et  les  élémens  de 
Fart  d'écrire  sous  la  direction  du  chef  d'orchestre  de  l'Opéra  de  Berlin, 
Bernard-Anselme  Weber,  il  quitta  sa  ville  natale  pour  aller  à  Darm- 
stadt  prendre  des  leçons  de  contrepoint  de  l'abbé  Vogler,  qui  passait 
pour  le  plus  grand  théoricien  de  l'Allemagne.  C'est  dans  cette  paisible 
et  charmante  résidence,  et  sous  la  discipline  sévère  de  l'abbé  Vogler, 


LE   PROPHÈTE.  517 

que  M.  Meyerbeer  fit  la  connaissance  de  Charles-Marie  de  Weber,  l'im- 
mortel auteur  du  Freischûtz,  qui  a  plus  d'un  rapport  avec  celui  de  Ro~ 
bert-le-Diable. 

M.  Meyerbeer  débuta  dans  la  carrière  dramatique  par  un  opéra  en 
trois  actes,  la  Fille  de  Jephté,  qui  fut  représenté  à  Munich  sans  succès  : 
il  avait  alors  dix-huit  ans.  Attristé,  mais  non  découragé,  par  ce  pre- 
mier échec,  il  se  rendit  à  Vienne,  où  il  se  fit  une  brillante  réputation 
comme  pianiste.  Peu  s'en  fallut  même  que  les  succès  du  virtuose  ne 
devinssent  un  écueil  pour  la  gloire  du  compositeur;  mais,  après  un 
nouvel  échec  au  théâtre  de  Vienne,  où  il  fit  représenter  un  opéra- 
comique  allemand  intitulé  Alcimeleck  ou  les  Deux  Califes,  M.  Meyer- 
beer, suivant  le  conseil  que  lui  donnait  Salieri,  se  décida  à  faire  un 
voyage  en  Italie.  Il  arriva  à  Venise  à  peu  près  à  l'époque  où  Rossini 
faisait  représenter  son  premier  chef-d'œuvre,  Tancredi.  On  assure  que 
cette  musique  enchanteresse  fit  une  telle  impression  sur  l'auteur  de 
Robert-le- Diable,  qu'elle  modifia  entièrement  ses  idées  et  transforma 
l'aversion  qu'il  avait  conçue  pour  l'école  italienne  en  une  vive  admira- 
tion, sentiment  plus  équitable  qui  ne  fut  pas  inutile  au  développement 
de  son  propre  talent.  Il  en  fit  bientôt  l'expérience  à  Padoue,  où  il  eut 
le  bonheur  de  composer  pour  Mme  Pisaroni  un  opéra  semi-seria,  Ro- 
milda  e  Costanza,  qui  fut  accueilli  avec  enthousiasme.  Le  grand 
chanteur  Pachiarotti ,  qui  vivait  encore,  âgé  de  plus  de  quatre-vingts 
ans,  voulut  bien  donner  à  M.  Meyerbeer  quelques  conseils  sur  la  ma- 
nière d'écrire  pour  la  voix  humaine.  Élève  de  l'abbé  Vogler,  qui 
l'avait  été  du  père  Valotti,  maître  de  chapelle  de  l'église  de  Saint- 
Antoine,  le  jeune  Tedesco  n'eut  pas  de  peine  à  conquérir  les  sympathies 
des  habitans  de  Padoue,  qui  croyaient  que  l'auteur  de  Romilda  e  Cos- 
tanza leur  appartenait  par  les  liens  d'une  parenté  intellectuelle. 
Emma  di  Resburgo,  Marguerita  d'Anjou  et  il  Crocciato,  qui  fut  repré- 
senté à  Venise  le  26  décembre  1825,  répandirent  le  nom  de  M.  Meyer- 
beer dans  toute  l'Italie  et  fixèrent  sur  lui  les  regards  de  l'Europe.  C'est 
alors  qu'il  reçut  de  M.  Sosthènes  de  La  Rochefoucauld  l'invitation  de 
venir  à  Paris  pour  diriger  les  répétitions  de  son  opéra  il  Crocciato, 
qu'on  allait  représenter  au  Théâtre-Italien.  Ce  fut  une  circonstance 
décisive  dans  la  destinée  de  M.  Meyerbeer  que  son  arrivée  dans  la  ca- 
pitale de  la  France,  ce  grand  centre  de  la  civilisation  moderne,  où 
Gluck  était  venu  aussi,  à  la  fin  du  xvme  siècle,  opérer  une  révolution 
mémorable  dans  la  musique  dramatique. 

Mise  en  contact  avec  l'esprit  net  et  positif  de  la  France  après  l'avoir 
été  avec  le  génie  facile  et  mélodique  de  l'Italie,  l'intelligence  médita- 
tive et  profonde  de  M.  Meyerbeer  en  reçut  un  choc  salutaire,  qui  fit 
jaillir  la  source  vive  de  sa  propre  inspiration.  En  effet,  c'est  de  Robert- 
le-Diable  et  des  Huguenots  que  date,  pour  ainsi  dire,  l'avènement  de 
M.  Meyerbeer;  car  ses  meilleurs  ouvrages  italiens,  tels  que  Marguerita 


5J8  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

d'Anjou  et  il  Crocciato,  sont  bien  moins,  selon  nous,  les  manifestations 
d'une  manière  parfaitement  caractérisée  que  les  préludes  d'un  grand 
artiste  qui  cherche  sa  voie.  Toutefois  les  morceaux  remarquables  qu'on 
trouve  dans  les  opéras  allemands  et  italiens  de  M.  Meyerbeer  contien- 
nent déjà  le  germe  de  ce  style  vigoureux ,  savant  et  compliqué,  dont 
Robert-le~Diable  et  les  Huguenots  sont  les  monumens  immortels. 

Comme  son  condisciple  Charles-Marie  de  Weber,  M.  Meyerbeer  est 
arrivé  tard  et  après  de  longs  détours  à  la  conscience  de  sa  personnalité. 
Esprit  pénétrant,  plein  de  sagacité  et  de  profondeur,  M.  Meyerbeer  ne 
participe  ni  aux  avantages  ni  aux  infirmités  de  ces  natures  spontanée» 
qui  rayonnent  comme  la  lumière,  prodiguant,  sans  mesure  et  sans 
souci  du  lendemain,  le  parfum  de  la  jeunesse  et  l'héritage  paternel. 
Philosophe  et  penseur,  l'idée  ne  s'élabore  en  lui  que  lentement  et  sous 
l'œil  de  la  raison,  et,  lorsqu'il  consent  à  lui  ouvrir  les  portes  de  la  vie, 
c'est  qu'il  est  à  peu  près  sûr  qu'elle  y  fera  glorieusement  son  chemin. 
M.  Meyerbeer  ne  livre  rien  au  hasard,  il  prévoit  tout  ce  qu'il  lui  est  pos- 
sible de  prévoir,  il  combine  savamment  tous  ses  effets,  dont  il  fixe  les 
moindres  nuances.  Ses  partitions  sont  remplies  de  notes  explicatives, 
de  remarques  ingénieuses,  qui  accusent  la  préoccupation  de  son  esprit 
vigilant  et  sa  profonde  connaissance  de  la  stratégie  dramatique.  Homme 
du  Nord ,  nourri  dès  sa  plus  tendre  enfance  de  la  forte  harmonie  des 
Bach ,  dont  il  reproduit  parfois  l'âpreté  sauvage,  l'oreille  habituée  aux 
sonorités  complexes  de  l'instrumentation  allemande,  M.  Meyerbeer  est 
un  esprit  positif  qui  excelle  à  peindre  les  éclats  de  la  passion  humaine 
dans  un  milieu  bien  défini.  Les  plaintes  de  l'amour  dans  sa  divine 
innocence,  les  extases  de  la  rêverie,  les  sanglots  de  la  mélancolie,  les 
élans  de  la  prière  sans  un  culte  arrêté,  toutes  ces  manifestations  spon- 
tanées et  lyriques  de  notre  ame  ne  trouveraient  peut-être  pas  dans 
l'auteur  de  Robert-le-Diable  un  interprète  suffisamment  fidèle;  mais 
que  ces  mêmes  sentimens  éclatent  et  soient  encadrés  dans  un  ordre 
social  qui  les  froisse  et  en  comprime  l'essor,  M.  Meyerbeer  écrira  le 
quatrième  acte  des  Huguenots,  l'une  des  grandes  pages  de  musique 
dramatique  qui  existent.  Cette  vive  intelligence  du  jeu  des  passions 
dans  la  réalité  de  la  vie,  cet  art  merveilleux  d'en  combiner  les  effets 
par  des  masses  chorales  et  instrumentales,  ces  sentimens  vrais  et  pro- 
fonds qui  jaillissent  du  choc  des  péripéties  comme  jaillit  l'étincelle  du 
frottement  des  corps,  enfin  cette  faculté  suprême  de  créer  des  types 
qui  vivent  dans  l'histoire  comme  des  créatures  de  Dieu ,  telles  sont  les 
qualités  éminentes  qui  distinguent  l'illustre  auteur  de  Robert-le-Diable 
et  des  Huguenots.  Retrouve-t-on  dans  la  nouvelle  partition  qu'il  vient 
de  produire  la  même  individualité  puissante  que  nous  connaissons 
déjà,  ou  bien  nous  a-t-il  révélé  un  côté  encore  inaperçu  de  son  talent 
sévère  et  complexe? 
M.  Meyerbeer  a  traité  le  Prophète  avec  la  même  rigueur  que  les  Hu~ 


LE   PROPHÈTE.  519 

guenots  et  Robert  :  il  n'y  a  pas  mis  d'ouverture.  On  peut  s'étonner  qu'un 
compositeur  qui  manie  l'orchestre  avec  une  si  grande  habileté  n'ait 
pas  jugé  à  propos  de  reproduire  dans  une  préface  symphonique  la 
physionomie  générale  du  drame  auquel  il  convie  la  foule.  Nous  serions 
presque  tenté  de  croire  que  M.  Meyerbeer  éprouve  quelque  difficulté 
à  développer  longuement  un  morceau  purement  instrumental:  son 
génie  positif,  qui  saisit  avec  tant  de  vigueur  et  de  vérité  le  cri  de  la 
passion  dans  une  situation  bien  posée,  possède-t-il  la  sève  lyrique  né- 
cessaire pour  traiter  des  idées  musicales  dans  le  cadre  presque  idéal  de 
la  symphonie?  C'est  là  une  question  qu'il  n'appartient  qu'à  M.  Meyer- 
beer de  résoudre  un  jour. 

Dès  les  premières  scènes  du  drame,  on  trouve  à  signaler  la  jolie  ca- 
vatine  à  deux  voix  que  Berthe  et  Fidès  chantent  ensemble  lorsqu'elles 
demandent  au  comte  d'Oberthal  la  permission  de  quitter  ses  do- 
maines. La  mélodie  en  est  élégante  et  facile.  Le  psaume  que  les  trois 
anabaptistes  entonnent  à  pleine  voix  est  d'une  grande  beauté  :  c'est  une 
mélopée  d'un  caractère  sombre  et  sauvage  qui  revient  sans  cesse 
comme  la  pensée  fondamentale  de  ce  drame  révolutionnaire.  Le  chœur 
de  la  révolte  des  paysans,  qui  termine  cette  courte,  mais  brillante  expo- 
sition, est  vigoureux  et  bien  rhythmé. 

Le  chœur  sur  un  mouvement  de  valse  qui  ouvre  le  second  acte  est 
agréable,  et  le  récitatif  mesuré  par  lequel  Jean  de  Leyde  raconte  aux 
trois  anabaptistes  le  rêve  sinistre  qui  a  frappé  son  esprit  est  certaine- 
ment un  morceau  fort  remarquable;  pourtant  ce  récitatif,  qui  débute 
par  une  allure  imposante  et  solennelle,  tombe  parfois  dans  la  recher- 
che, et  des  modulations  plus  piquantes  qu'il  ne  faudrait  en  tourmen- 
tent la  conclusion.  Ce  défaut  se  retrouve  aussi  dans  l'accompagnement, 
qui  nous  paraît  être  plutôt  une  curiosité  musicale  d'une  élégance 
extrême  que  la  traduction  sévère  de  la  situation  dramatique.  Ainsi,  ce 
trémolo,  que  les  violons  font  pétiller  dans  la  partie  sur-aiguë  de  leur 
échelle,  attire  et  fixe  l'attention  de  l'oreille,  qui  cherche  à  saisir  les 
broderies  exquises  et  les  combinaisons  ingénieuses  qui  se  déroulent 
au-dessous  de  ce  papillotement  de  la  sonorité,  et  cette  distraction  de 
l'oreille  repousse  au  fond  du  cœur  l'émotion  qui  allait  en  jaillir.  «  Il 
faut,  dit  Aristote,  assaisonner  le  discours  d'images  riantes,  mais  il  ne 
faut  pas  s'en  nourrir.  »  Ce  précepte  excellent  est  également  applicable 
à  la  modulation,  qui  doit  varier  le  discours  musical  sans  en  être  le 
fondement.  La  romance  de  ténor  que  chante  Jean  de  Leyde  lorsqu'il 
se  refuse  de  croire  à  sa  grandeur  future  est  ravissante,  ainsi  que  l'ac- 
compagnement, qui  l'encadre  sans  la  froisser.  Le  quatuor  entre  les 
trois  anabaptistes  et  Jean  de  Leyde  prêt  à  quitter  sa  vieille  mère  est  le 
morceau  capital  du  second  acte.  Il  commence  par  de  longs  récitatifs 
qui  préparent  laborieusement  l'éclosion  de  l'idée  principale;  mais  le 
fragment  de  trio  que  chantent  les  trois  anabaptistes  pour  vaincre  Thé- 


520  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

sitation  de  Jean  est  d'une  belle  couleur  mélodique,  ainsi  que  le  passage 
suivant  : 

Et  la  couronne 
Que  le  ciel  donne 
A  ses  élus,  à  ses  vengeurs! 

Quant  à  l'ensemble  qui  forme  la  conclusion  du  quatuor,  il  est  plein  de 
vigueur.  Ce  beau  quatuor  produirait  peut-être  un  effet  plus  saisissant 
si  les  parties  vives  qui  le  composent  étaient  plus  rapprochées  les  unes 
des  autres,  et  si  des  récitatifs  qui  ne  sont  pas  absolument  nécessaires  à 
l'éclaircissement  de  la  situation  ne  venaient  de  temps  à  autre  refroidir 
l'intérêt. 

Le  troisième  acte  présente  le  tableau  le  plus  riant  de  la  pièce.  Il 
commence  pourtant  par  un  chœur  vigoureux  que  chantent  les  soldats 
anabaptistes,  traînant  après  eux  de  pauvres  prisonniers  qu'ils  immole- 
raient à  leur  fureur,  si  Zacharie,  leur  chef,  ne  survenait  à  propos. 
L'air  qu'il  dit  pour  célébrer  la  victoire  de  son  parti  est  tout-à-fait  dans 
la  manière  de  Haendel,  c'est-à-dire  d'une  mélodie  flottante  et  sonore. 
Quant  à  la  musique  du  ballet,  elle  est  ravissante  d'un  bout  à  l'autre, 
ainsi  que  le  joli  chœur  que  chantent  encore  les  anabaptistes  pendant 
qu'on  voit  filer  à  l'horizon  les  patineurs  agiles.  C'est  aussi  dans  le  troi- 
sième acte  que  se  trouve  un  trio  pour  ténor  et  deux  voix  de  basse  qui 
est  un  chef-d'œuvre  d'invention  et  de  facture,  et,  selon  nous,  le  mor- 
ceau le  plus  complet  de  la  partition.  La  situation  qui  donne  lieu  à  ce 
trio  est  des  plus  piquantes  :  le  comte  d'Oberthal,  qui  a  été  surpris  rô- 
dant autour  du  camp,  est  conduit  sous  la  tente  des  chefs  anabaptistes, 
où  se  trouvent  Zacharie  et  Jonas.  Il  fait  nuit,  ce  qui  engage  Oberthal, 
pour  sauver  sa  vie,  à  se  faire  passer  pour  un  néophyte  qui  vient  em- 
brasser la  cause  de  l'insurrection.  C'est  alors  que  Jonas  et  Zacharie, 
assis  autour  d'une  table  couverte  de  brocs  remplis  de  vin,  se  mettent 
à  expliquer  au  comte  d'Oberthal  le  catéchisme  de  la  nouvelle  reli- 
gion. A  chacune  de  ces  étranges  maximes,  le  comte  d'Oberthal  ré- 
pond en  frémissant  :  Je  le  jure.  Cette  morale,  que  nos  socialistes  mo- 
dernes n'auraient  pas  désavouée,  est  traitée  par  le  compositeur  avec 
une  habileté  et  un  bonheur  incroyables.  L'ensemble  qui  suit  est  ad- 
mirable de  vérité  et  de  rondeur  soldatesque.  Lorsque  Jonas,  ennuyé 
de  boire  ainsi  dans  l'obscurité,  tire  un  briquet  de  sa  poche  qu'il  se  met 
à  battre  en  chantant  : 

La  flamme  pétille, 

l'orchestre  reproduit  l'effet  du  pétillement  par  de  charmantes  imita- 
tions où  l'on  reconnaît  l'esprit  et  la  science  de  M.  Meyerbeer.  A  ce 
morceau,  digne  des  plus  grands  éloges,  succède  le  finale  du  troisième 
acte,  qui  renferme  également  des  choses  remarquables.  Le  récitatif 
dans  lequel  le  faux  prophète,  reprochant  à  ses  soldats  leur  insubordi- 


LE  PROPHÈTE.  521 

nation ,  les  force  à  se  mettre  à  genoux  pour  implorer  la  miséricorde 
de  Dieu  est  de  la  plus  grande  beauté,  ainsi  que  la  prière  en  chœur  qui 
vient  après.  Quant  à  l'hymne  de  triomphe  que  Jean  de  Leyde  entonne 
d'une  voix  émue  et  puissante,  c'est  une  phrase  d'une  couleur  vrai- 
ment biblique,  que  Marcello  et  Haendel  seraient  heureux  d'avoir  trou- 
vée. 

C'est  au  quatrième  acte  que  commence  réellement  l'intérêt  drama- 
tique. Au  lever  du  rideau ,  la  scène  représente  une  place  publique  de 
la  ville  de  Munster,  où  se  promène  une  foule  de  bourgeois  qui  s'en- 
tretiennent du  grand  événement  du  jour,  de  la  prise  de  leur  ville  par 
les  anabaptistes  et  du  couronnement  de  leur  chef  comme  roi-prophète. 
L'un  d'entre  eux  aperçoit  une  pauvre  femme  assise  sur  une  borne,  qui 
demande  l'aumône  aux  passans.  Elle  voudrait  faire  dire  une  messe 
pour  le  repos  de  l'ame  de  son  fils  unique,  qu'elle  croit  avoir  été  im- 
molé par  l'ordre  du  faux  prophète.  Cette  pauvre  femme,  c'est  Fidès,  la 
mère  de  Jean  de  Leyde,  qui  exprime  sa  douleur  par  une  romance  dont 
la  mélodie  est  touchante,  bien  qu'un  peu  tourmentée.  Un  jeune  pèle- 
rin ,  qui  paraît  accablé  de  fatigue,  arrive  lentement  sur  la  scène  où 
Fidès  est  restée  seule,  en  proie  à  sa  douleur.  Ce  pèlerin  n'est  autre  que 
Berthe,  la  fiancée  de  Jean,  qu'on  a  eu  le  temps  d'oublier  depuis  le  se- 
cond acte,  où  elle  a  complètement  disparu.  Dans  le  duo  qu'amène  la 
reconnaissance  de  ces  deux  femmes,  nous  voudrions  n'avoir  pas  à  signa- 
ler un  style  trop  fleuri  et  des  vocalises  souvent  trop  compliquées.  C'est 
à  des  hommes  tels  que  M.  Meyerbeer  qu'il  appartient  de  résister  aux 
caprices  des  virtuoses  et  d'imposer  une  volonté  au  goût  équivoque  des 
cantatrices. 

Après  cette  scène  où  Berthe  et  Fidès  se  sont  communiqué  l'horreur 
que  leur  inspire  le  faux  prophète  dont  on  prépare  l'exaltation,  un  in- 
cident, qu'il  est  difficile  d'expliquer,  vient  encore  séparer  ces  deux 
femmes  qui  ont  eu  tant  de  peine  à  se  retrouver.  Un  changement  à  vue 
introduit  le  spectateur  dans  la  cathédrale  de  Munster.  Une  grande  ma- 
gnificence éclate  de  toutes  parts  :  au  fond  de  la  nef,  on  voit  s'avancer 
le  prophète  tête  nue,  habillé  de  blanc  et  précédé  des  hauts  dignitaires 
de  l'empire.  Une  marche  symphonique  de  la  plus  grande  beauté  accom- 
pagne le  cortège  qui  pénètre  dans  le  chœur  jusqu'au  maître-autel  in- 
visible au  public.  C'est  alors  que  Fidès  entre  dans  l'église  et  vient  s'age- 
nouiller sur  le  devant  de  la  scène.  Plongée  dans  la  prière,  elle  se  relève 
tout  à  coup  au  bruit  de  l'orgue,  des  clairons  et  des  trompettes.  En  en- 
tendant les  voix  des  chœurs  chanter  le  Domine  salvum  fac  regem  nos- 
trum  prophetam!  son  ame  chrétienne  s'indigne  de  tant  de  profanation, 
et  elle  maudit  l'imposteur  par  une  phrase  de  récitatif  du  style  le  plus 
élevé  : 

Grand  Dieu,  exaucez  ma  prière  ! 

Qu'errant,  misérable  et  proscrit, 


r;22  REVUE  DES  DEUX  «ONDES. 

Il  soit  châtié  sur  la  terre  ! 
Que  dans  le  ciel  il  soit  maudit  ! 

Ce  dernier  mot  répété  plusieurs  fois  avec  une  énergie  toujours  crois- 
sante produit  un  effet  extraordinaire.  Un  chœur  de  jeunes  enfans  re- 
vêtus d'aubes  blanches  s'avancent  sur  le  devant  de  la  scène  en  chantant 
une  mélodie  limpide  et  pleine  de  grâce. 

L'orgue  se  tait,  la  cérémonie  est  terminée,  et  Jean  paraît  sur  le  haut 
du  grand  escalier  qui  conduit  au  chœur.  Couvert  des  habits  impériaux, 
la  couronne  sur  la  tête,  Jean,  qui  voit  une  foule  immense  de  peuple 
prosternée  à  ses  pieds,  commence  à  croire  que  son  rêve  est  accompli. 
Il  dit  avec  émotion  :  «  Oui,  je  suis  l'élu...  le  fils  de  Dieu  !»  A  ce  mot, 
Fidès  se  retourne,  contemple  le  prophète  qu'elle  n'avait  pas  encore  vu, 
et  s'écrie  avec  transport  :  «  Mon  fils  !  »  Les  trois  anabaptistes,  un  poi- 
gnard à  la  main,  s'approchent  aussitôt  de  Jean  et  lui  disent  tout  bas  : 
«Si  tu  parles,  elle  est  morte.  »  La  situation. devient  pathétique.  Jean 
veut  sauver  les  jours  de  sa  mère,  et  il  est  obligé  de  la  méconnaître. 
«Quelle  est  cette  femme?  dit-il  d'un  ton  indifférent.  —  Qui  je  suis?  ré- 
pond-elle avec  indignation. 

Je  suis  la  pauvre  femme 
Qui  fa  nourri,  fa  porté  dans  ses  bras  ! 

La  phrase  musicale  qui  traduit  ces  paroles  est  pleine  de  tendresse, 
et  nous  voudrions  pouvoir  en  dire  autant  de  celle  qui  se  trouve  sous  le 
vers  suivant  : 

L'ingrat  ne  me  reconnaît  pas  ! 

Ce  qui  est  vraiment  beau,  c'est  le  récitatif  dans  lequel  Jean  provoque 
Fidès  à  le  désavouer  en  lui  demandant  avec  anxiété  :  «  Suis-je  ton  fils?» 
La  réponse  du  chœur  :  «  Parlez  !  parlez  !  »  est  énergique  et  pressante, 
tandis  que  celle  de  la  mère  tremblante  et  indignée  :  «  Non,  tu  n'es  pas 
mon  fils  !  »  semble  contenir  une  double  signification.  Ce  dialogue  ter- 
miné, les  masses  chorales  et  instrumentales  s'emparent  du  thème  et 
achèvent  avec  puissance  cette  grande  scène  dramatique.  Mais  pourquoi 
donc  le  finale  que  nous  venons  d'analyser  et  qui  renferme  des  parties  si 
remarquables  ne  produit-il  pas  tout  l'effet  qu'on  pourrait  désirer?  C'est 
qu'il  y  manque  une  idée  fondamentale,  un  motif  générateur  auquel  or* 
puisse  rattacher  les  nombreux  épisodes  qui  se  succèdent.  Il  faut,  ce 
nous  semble,  qu'un  vaste  tableau  musical  soit  conçu  de  manière  qu'en 
fermant  les  yeux  l'oreille  puisse  suivre  la  passion  à  travers  les  trans- 
formations que  le  poète  lui  fait  subir;  c'est  ce  qu'on  appelle  la  loi  d'u- 
nité, si  nécessaire  aux  œuvres  de  l'esprit  humain.  Nous  aurions  aussi 
à  reprocher  à  l'orchestration  de  ce  finale,  d'ailleurs  si  remarquable, 
d'être  parfois  un  peu  recherchée.  Est-il  bien  certain,  par  exemple,  que 
le  tintement  de  clochette  qui  se  fait  entendre  dans  le  chœur  des  enfans, 
ainsi  que  l'accompagnement  continu  de  la  clarinette-basse  employé 


LE  PROPHÈTE.  523 

pendant  l'invocation  de  Jean ,  soient  d'un  effet  sérieux  et  dramatique? 
M.  Meyerbeer  comprendra  nos  doutes;  il  en  sait  là<lessus  bien  plus  que 
tous  les  critiques  du  monde. 

Nous  voilà  arrivés  au  cinquième  acte,  où  se  dénoue  la  catastrophe  de 
ce  drame  lugubre.  Le  théâtre  représente  un  caveau  dans  le  palais  de 
Munster.  C'est  là  que  Fidès  a  été  renfermée  par  ordre  du  prophète, 
qui,  par  cette  mesure  prudente,  a  voulu  sauver  sa  mère  de  la  ven- 
geance des  trois  anabaptistes.  Seule  dans  ce  caveau,  Fidès  chante  une 
cavatine  d'un  caractère  religieux  et  tendre.  Le  duo  qui  suit  cette  cava- 
tine  entre  le  fils  repentant  et  sa  mère  indignée  est  plein  de  vigueur, 
surtout  dans  le  passage  suivant  : 

Va-t'en,  va-t'en,  tu  n'es  plus  rien  pour  moi. 

Cette  scène,  qui  est  la  contre-partie  de  celle  du  quatrième  acte,  est 
du  plus  vif  intérêt,  et  a  été  admirablement  rendue  par  le  compositeur. 
Le  trio  chanté  par  Jean ,  Fidès  et  Berthe  est  un  délicieux  nocturne  qui 
a  le  tort  d'être  trop  joli  pour  la  situation.  Enfin  l'air  bachique  que 
chante  le  prophète  avant  d'expirer  sous  les  ruines  de  son  palais,  est 
mélodieux  et  bien  rhythmé.  La  pièce  se  termine  par  un  magnifique 
incendie  qui  étouffe  tous  les  communistes  de  Munster. 

La  physionomie  générale  de  la  nouvelle  partition  de  M.  Meyerbeer, 
c  'est  le  recueillement  et  la  grandeur.  On  y  sent  partout  le  souffle  d'une 
ame  vigoureuse,  l'empreinte  d'une  intelligence  élevée.  Toutes  les  si- 
tuations dramatiques  indiquées  par  le  libretto  ont  été  saisies  et  rendues 
avec  un  grand  bonheur  par  M.  Meyerbeer;  et  s'il  y  a  de  temps  en  temps 
des  lacunes  et  même  des  longueurs  dans  ce  drame  théologique  où 
l'amour  est  sacrifié  à  des  préoccupations  plus  sévères,  c'est  que  le 
génie  positif  du  compositeur  ne  retrouve  la  vigueur  qui  lui  est  propre 
que  lorsqu'il  a  à  peindre  des  caractères  fortement  accusés,  en  lutte 
avec  les  réalités  de  la  vie.  Voyez,  par  exemple,  l'admirable  physiono- 
mie qu'il  a  su  donner  à  Fidès,  la  mère  de  Jean.  C'est  là  un  type  véri- 
table de  femme  chrétienne,  à  la  fois  chaste  et  passionnée,  qui  n'a  pu 
être  créé,  évidemment,  qu'avec  des  souvenirs  intimes  et  des  émotions 
personnelles  pieusement  recueillis  au  fond  du  cœur.  On  pourrait  dé^ 
sirer  sans  doute  un  peu  plus  de  variété  et  d'abandon  dans  la  musique 
du  Prophète,  dont  le  sujet  constamment  sombre  fatigue  parfois  l'atten* 
fton.  L'orchestration,  nous  l'avons  déjà  remarqué,  est  travaillée  avec  un 
soin  extrême.  On  y  trouve  des  combinaisons  piquantes  et  ingénieuses, 
des  accouplemens  de  timbres  dont  l'effet  nous  semble  plus  curieux  que 
dramatique.  C'est  une  pente  dangereuse  que  celle  qui  conduit  à  la  re- 
cherche des  sonorités  étranges  et  des  modulations  multipliées.  Claudien 
et  Sénèque  sont  infiniment  plus  riches  en  épithètes  et  en  images  com- 
pliquées que  Cicéron  et  Virgile;  et  quand  on  ne  possède  pas  la  science  et 
la  profondeur  de  M.  Meyerbeer,  le  système  d'instrumentation  qu'il  au- 


524  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

torise  de  son  exemple  produit  la  musique  de  M.  Verdi  et  pis  encore. 
En  résumé,  l'opéra  du  Prophète  continue  dignement  la  manière  de 
M.  Meyerbeer  :  cette  conception  est  digne  du  maître  illustre  qui,  entre 
Weber  et  Rossini,  avait  su  créer  déjà  Robert-le- Diable  et  les  Huguenots. 

L'exécution  du  Prophète  laisse  beaucoup  à  désirer.  Mmc  Castellan,  qui 
représente  la  personne  de  Berthe,  la  fiancée  de  Jean,  est  tout-à-fait  in- 
suffisante. Sa  voix  pointue  de  sopranos fogato,  sa  vocalisation  aigrelette, 
ses  intonations  constamment  douteuses  gâtent  l'effet  de  tous  les  mor- 
ceaux qui  lui  sont  confiés.  M.  Roger  joue  et  chante  le  rôle  du  prophète 
d'une  manière  convenable.  Il  dit  fort  bien  sa  romance  du  second  acte 
ainsi  que  le  beau  récitatif  mesuré,  encadré  dans  le  finale  du  quatrième; 
mais  il  succombe  au  troisième  acte,  en  chantant  l'hymne  de  triomphe 
que  Duprez  seul  aurait  pu  dire  autrefois,  tel  que  le  compositeur  l'a 
conçu.  La  création  du  rôle  de  Fidès,  la  mère  de  Jean,  fait  le  plus  grand 
honneur  à  Mme  Viardot  :  elle  y  est  noble  et  touchante.  Malheureu- 
sement sa  voix  de  mezzo-soprano,  un  peu  fatiguée  et  brisée  en  plu- 
sieurs registres,  trahit  quelquefois  son  courage.  Son  goût  d'ailleurs 
n'est  pas  toujours  irréprochable,  et  elle  ferait  bien  de  garder  pour  une 
meilleure  occasion  ces  points  d'orgue  de  clarinette  qu'elle  place  à  la 
fin  de  plusieurs  morceaux.  MM.  Levasseur,  Gueymard  et  Euzet  sont 
fort  bien  dans  le  rôle  des  trois  anabaptistes;  la  voix  stridente  de  M.  Guey- 
mard produit  un  effet  excellent  dans  les  morceaux  d'ensemble  et  par- 
ticulièrement dans  le  trio  bouffe  du  troisième  acte.  Les  chœurs  ont  fait 
de  grands  progrès.  La  mise  en  scène  et  les  décors  sont  magnifiques.  Le 
divertissement  du  troisième  acte  est  un  tableau  ravissant,  qui  suffirait 
pour  faire  courir  à  Paris  tous  les  dilettanti  de  l'Europe. 

Au  milieu  de  la  fièvre  politique  qui  nous  tourmente,  il  est  consolant 
de  voir  un  grand  artiste  consacrer  une  vie  de  loisirs  et  de  nobles  facul- 
tés à  étendre  les  plaisirs  de  l'intelligence.  Une  nature  moins  forte  et 
moins  sérieuse  que  celle  de  M.  Meyerbeer  aurait  pu  s'endormir  dans 
sa  gloire  acquise  ou  bien  ne  livrer  à  la  curiosité  du  public  que  des 
œuvres  légères,  qui  ne  seraient  point  le  fruit  de  cette  méditation  pro- 
fonde et  passionnée  dont  les  dernières  œuvres  de  M.  Meyerbeer  portent 
l'empreinte;  mais  l'auteur  des  Huguenots  croit  à  la  vérité  de  l'art,  il  la 
poursuit  avec  ardeur,  et,  pourvu  qu'il  la  saisisse  et  l'étreigne,  peu 
lui  importent  le  temps  et  les  soupirs  qu'elle  lui  a  coûtés.  Comme 
M.  Ingres,  comme  tous  les  artistes  éminens  qui  ont  foi  dans  la  durée 
des  choses  vraiment  belles,  M.  Meyerbeer  se  hâte  lentement;  il  pense 
avec  raison  qu'on  fait  toujours  assez  vite  quand  on  fait  bien ,  et  l'opéra 
du  Prophète  est  un  nouveau  témoignage  de  cette  ténacité  puissante  qui 
fait  aujourd'hui  de  M.  Meyerbeer  le  plus  digne  représentant  de  la  mu- 
sique dramatique  en  Europe. 

P.   SCUDO. 


CHRONIQUE  DE  LA  QUINZAINE. 


30  avril  1849. 

La  quinzaine  a  commencé  par  une  petite  pièce  parlementaire,  nous  voulons 
parler  de  la  proposition  de  M.  Considérant,  qui  demandait  à  l'assemblée  de  lui 
donner  mille  ou  douze  cents  hectares  de  la  forêt  de  Saint-Germain,  un  crédit 
qu'il  laissait  en  blanc,  plus  des  bâtimens  d'exploitation  de  grandeur  suffisante, 
le  tout  pour  y  faire  l'essai  d'un  phalanstère.  Et  pourquoi  faire  l'essai  d'un  pha- 
lanstère? Afin,  disait  M.  Considérant,  qu'il  fût  bien  entendu  que  la  société  n'a 
pas  rejeté  les  plans  des  socialistes  sans  en  avoir  fait  l'expérience.  Il  est  vrai  que 
M.  Considérant  voulait  aussi  loyalement  que  le  trésor  public  fit  l'expérience  de 
la  banque  du  peuple  de  M.  Proudhon.  Pauvre  trésor  public,  que  remplissent 
sans  cesse  les  contribuables  avec  grand'peine  et  grand  travail ,  et  que  videraient 
sans  cesse  les  alchimistes  du  socialisme  !  Faciamus  experimentum  in  anima  vili. 
Ces  alchimistes  ont  tous  la  pierre  philosophale,  ils  ont  tous  une  recette  pour 
faire  de  l'or;  mais  il  faut  d'abord  leur  en  donner.  C'est  une  vieille  histoire  que 
l'assemblée  a  grandement  raison  de  ne  pas  vouloir  recommencer. 

Si  M.  Considérant  ne  réussit  pas,  s'il  a  dépensé  sans  fruit  l'argent  du  trésor, 
il  offre  au  trésor  public  et  à  la  France  une  garantie  et  un  dédommagement.  On 
pourra  mettre  M.  Considérant  à  Charenton,  du  consentement  même  de  M.  Con- 
sidérant. Il  y  a  des  personnes  que  ce  plaisir  peut  toucher.  Nous  sommes  per- 
suadés que  M.  Passy  y  serait  tout-à-fait  insensible,  et  qu'il  n'entend  pas  le  payer 
au  prix  que  M.  Considérant  l'estime. 

Parlons  sérieusement,  car  nous  sommes  de  ceux  qui  croient  qu'il  faut  traiter 
sérieusement  le  socialisme,  non  pas  seulement  parce  qu'il  est  un  danger,  mais 
parce  qu'il  a  l'air  d'être  une  doctrine.  M.  Considérant  reproche  à  la  société  de 
rejeter  le  socialisme  sans  l'avoir  éprouvé.  M.  Considérant  oublie  deux  choses,  la 
manière  dont  procède  le  bon  sens  public  et  la  manière  dont  se  font  les  expé- 
riences dans  ce  monde.  Il  oublie  que  le  bon  sens  public  n'a  pas  besoin ,  pour 
juger  les  doctrines,  de  les  voir  à  l'essai.  Il  les  juge  par  la  raison ,  et  ce  jugement 
a  toujours  suffi  dans  le  triage  que  le  monde  fait  des  bonnes  et  des  mauvaise» 
théories.  11  y  a  du  matérialisme  à  croire  que  l'expérience  matérielle  peut  seule 

TOME  II.  —  SUPPLÉMENT.  34 


526  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

nous  révéler  le  bien  ou  le  mal  des  doctrines  sociales.  Oui,  dans  le  monde  ma- 
tériel, l'expérience  seule  est  souveraine;  elle  dit  seule  de  quelle  manière  certains 
corps  s'accordent,  se  combinent  ensemble  et  font  certains  composés;  mais,  dans 
le  monde  moral,  la  raison  décide,  sans  avoir  besoin  d'attendre  les  lents  et  dou- 
loureux effets  de  l'expérience.  Où  en  serions-nous,  si  chaque  idée  fausse  avait 
dû  être  éprouvée  par  l'humanité  au  prix  du  sang  et  du  malheur,  et  si,  pour 
reconnaître  les  fous,  il  avait  toujours  fallu  attendre  les  sinistres  résultats  de 
leurs  égaremens?  L'humanité  a  payé  le  prix  de  beaucoup  de  folles  croyances 
qu'elle  a  eues,  mais  il  y  a  eu  encore  plus  de  folles  idées  que  de  folles  croyances. 
Tous  les  prophètes  n'ont  pas  été  crus  sur  parole;  toutes  les  fausses  religions 
n'ont  pas  été  mises  à  l'essai,  et  le  bon  sens  public  a  dispensé  le  monde  de  faire 
les  frais  de  beaucoup  de  chimères. 

A  prendre  rigoureusement  l'idée  de  M.  Considérant,  la  discussion  deviendrait 
chose  inutile;  l'expérience  la  remplacerait  en  tout  et  pour  tout.  On  propose  une 
mauvaise  loi  :  ne  la  discutez  pas,  ne  l'examinez  pas;  faites  mieux  :  essayez-la. 
La  seconde  chose  que  M.  Considérant  oublie,  c'est  que  les  doctrines  qui  sont 
bonnes  font  toutes  seules  leur  chemin  dans  ce  monde  et  n'ont  pas  besoin  qu'on 
leur  tende  la  main.  Elles  grandissent  par  la  force  et  par  la  vie  qui  sont  en  elles, 
sans  qu'il  faille  les  mettre  en  serre  chaude.  Et  voyez  l'étrange  conduite  de  nos 
réformateurs!  Ils  méprisent  fort  la  société  moderne;  ils  font  fi  de  ses  lois,  de 
ses  formes,  de  ses  institutions,  et  ils  promettent  de  changer  et  de  renouveler 
tout  cela;  mais  ils  empruntent  je  ne  sais  combien  de  choses  à  cette  société  im- 
parfaite :  ils  lui  empruntent  d'abord  son  argent;  ils  ne  peuvent  pas  se  passer  du 
budget  et  de  son  appui.  Tout  est  mal  dans  la  société  et  dans  l'administration; 
mais,  sans  l'appui  de  ce  mal,  ils  ne  peuvent  pas  faire  le  bien.  11  faut  que  la  société 
leur  fournisse  tout  ce  qu'il  faut  pour  la  détruire.  Ils  ne  peuvent  la  tuer  que  si 
elle  commence  elle-même  par  se  suicider,  ils  le  lui  demandent  donc  d'un  air 
naïf  et  convaincu  qui  touche  beaucoup  de  braves  gens. 

En  faisant  sa  proposition  ces  jours  derniers,  M.  Considérant  s'est  trompé  de 
temps.  Il  fallait  la  faire  quand  l'assemblée  était  encore  jeune  et  ardente,  quand 
elle  croyait  encore  que  le  monde  pouvait  être  régénéré  en  un  tour  de  main;  il 
fallait  la  faire  surtout  quand  il  semblait  convenu  qu'il  fallait  chercher  le  gou- 
vernement en  dehors  des  conditions  ordinaires  des  gouvernemens.  Alors  le 
phalanstère,  quoiqu'un  peu  vieux  déjà  et  quoiqu'un  peu  trop  connu,  eût  pu 
réussir  :  il  se  serait  trouvé  des  gens  pour  le  laisser  passer  à  titre  d'essai,  à  l'aide 
du  pourquoi  pas?  qui  semblait  devenu  la  devise  des  hommes  d'état  et  des  légis- 
lateurs du  temps.  Mais,  aujourd'hui  que  le  bon  sens  public  a  repris  son  empire, 
aujourd'hui  que  nous  sommes  tous  décidés  à  reprendre  la  vieille  habitude  de 
marcher  la  tête  en  haut  et  les  pieds  en  bas,  chose  dont  nous  avions  paru  dou- 
ter pendant  quelque  temps  comme  d'un  préjugé,  que  venait  faire  la  proposi- 
tion de  M.  Considérant?  C'était  un  anachronisme. 

La  ferme  décision  de  s'en  tenir  aux  conditions  ordinaires  des  gouvernemens 
humains,  voilà  ce  qui  fait  la  force  des  ministres  et  du  président.  Point  d'illu- 
sions, point  de  vaines  théories;  le  goût  de  l'ordre  et,  comme  le  dit  fort  bien  la 
lettre  adressée  par  le  président  de  la  république  à  son  cousin  Napoléon  Bona- 
parte, «  à  chaque  jour  sa  tâche  :  la  sécurité  d'abord,  ensuite  les  améliorations.  » 
Cette  lettre,  quoiqu'elle  soit  toute  privée,  est  un  acte  de  gouvernement,  et  elle 


REVUE.   —  CHRONIQUE.  527 

doit  devenir  le  programme  du  parti  modéré  dans  les  élections  prochaines.  Elle 
répond  de  la  manière  la  plus  heureuse  à  toutes  les  espérances  de  l'élection  du 
10  décembre  1848;  elle  les  réalise  et  confirme  l'idée  salutaire  et  efficace  que  la 
politique  suivie  depuis  cette  élection  par  le  gouvernement  était  la  politique 
commune  du  président  de  la  république  et  du  ministère.  On  sait  qu'avant  Je 
29  janvier,  il  s'était  inopinément  formé  dans  l'assemblée  je  ne  sais  quel  parti  de 
courtisans  du  lendemain  qui  essayaient  de  gagner  le  président  aux  charmes  de 
la  république  quasi-rouge.  Ils  espéraient  le  tenter  à  l'aide  de  cette  politique  qui 
a  souvent  séduit  de  bons  esprits,  et  qui  consiste  à  arriver  par  un  parti  et  à  gou- 
verner par  un  autre.  Le  président  a  loyalement  repoussé  ces  avances  falla- 
cieuses. Arrivé  au  pouvoir  avec  le  parti  modéré,  ayant  beaucoup  donné  à  ce 
parti,  c'est-à-dire  lui  ayant  donné  la  popularité  d'un  grand  nom;  ayant  beau- 
coup reçu  de  ce  parti,  c'est-à-dire  en  ayant  reçu  la  signification  réparatrice 
qu'a  eue  l'élection  du  40  décembre,  il  n'a  pas  voulu  et  il  ne  veut  pas  rompre 
l'alliance  qu'il  a  faite  entre  le  bonapartisme  et  l'ordre.  Tout  au  contraire,  il  con- 
firme chaque  jour  cette  alliance,  et  sa  lettre  en  est  un  éclatant  témoignage. 

Depuis  le  29  janvier,  les  diverses  nuances  du  parti  républicain  ont  renoncé  à 
séduire  le  président,  et  elles  s'en  consolent  en  suscitant  tous  les  obstacles  possi- 
bles aux  ministres  que  le  président  soutient  avec  tant  de  fermeté;  mais  un  autre 
travail  alors  a  commencé  pour  rompre  l'union  du  parti  bonapartiste  et  du  parti 
modéré.  On  veut  faire  croire  que  le  président  a  une  arrière-politique,  et  qu'il 
attend  les  élections  pour  la  mettre  au  jour.  Cette  politique  serait  contraire  à 
celle  qu'il  a  suivie  jusqu'ici,  et  les  habiles,  ceux  qui  voudraient  être  dans  la 
confidence  du  président,  devraient  commencer  par  répudier  dans  les  élections 
tout  ce  qu'a  fait  jusqu'ici  le  président  pour  mieux  approuver  ce  qu'on  prétend 
qu'il  veut  faire  plus  tard.  Ge  sont  ces  finesses  sans  habileté  que  le  président  dé- 
concerte par  sa  lettre  du  10  avril. 

Cette  lettre  fait  plus  :  elle  donne  au  parti  bonapartiste  la  signification  et  la 
mission  qu'il  doit  avoir.  «  Rapprocher  tous  les  anciens  partis,  les  réunir,  les 
réconcilier,  tel  doit  être  le  but  de  nos  efforts.  C'est  la  mission  attachée  au  grand 
nom  que  nous  portons,  dit-il  à  son  cousin;  elle  échouerait,  s'il  servait  à  diviser 
et.  non  à  rallier  les  soutiens  du  gouvernement.  »  Ces  paroles  expriment  aussi 
nettement  que  loyalement  la  vocation  du  parti  bonapartiste  en  France.  C'est  le 
parti  d'un  grand  nom;  mais  ce  grand  nom  est  un  nom  d'ordre  et  d'organisation 
régulière.  Si  on  veut  faire  un  bonapartisme  égoïste  et  personnel  au  lieu  du  bo- 
napartisme conciliant  et  réparateur  qu'a  inauguré  l'élection  du  10  décembre;  si 
on  veut  s'approprier  ce  grand  nom  et  s'en  faire  un  moyen  d'intrigue  et  d'am- 
bition au  lieu  d'en  faire  la  devise  d'un  gouvernement  ferme  et  modéré;  si  on 
veut  faire  du  parti  bonapartiste  une  caste  avide  et  prétentieuse  au  lieu  d'en 
faire  chaque  jour  davantage  le  noyau  d'un  grand  parti  de  gouvernement;  si  on 
veut  enfin  opposer  les  prétentions  d'une  dynastie  au  pouvoir  national  de  la  pré- 
sidence, le  président  laisse  à  qui  voudra  s'en  charger  la  responsabilité  d'une  po- 
litique aussi  peu  loyale  que  peu  intelligente  :  il  la  répudie  hautement,  et  il 
déclare  qu'il  la  combattra  résolument;  et  il  a  raison,  car  cette  politique  ne  va 
à  rien  moins  qu'à  ruiner  le  bonapartisme,  sous  prétexte  de  le  servir.  Elle  lui 
donne  une  base  étroite  et  personnelle  au  lieu  de  lui  laisser  la  base  large  et  na- 
tionale que  lui  a  donnée  l'élection  du  10  décembre.  Le  président  a  répudié  la 


528  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

petite  politique  républicaine  qu'on  lui  offrait  avant  le  29  janvier;  il  répudie  de 
môme  la  petite  politique  bonapartiste  qu'on  lui  offre.  11  aime  mieux  la  grande; 
il  «  veut,  comme  il  le  dit  lui-même,  gouverner  dans  l'intérêt  des  masses  et  non 
dans  l'intérêt  d'un  parti.  » 

Nous  ne  savons  pas  et  nous  ne  voulons  pas  rechercher  quels  liens  existent 
entre  la  lettre  du  président  et  le  retour  de  M.  Napoléon  Bonaparte  en  France  et 
sa  révocation  des  fonctions  d'ambassadeur  à  Madrid.  Nous  ne  prenons  de  ces 
faits  que  le  côté  politique,  et,  sans  vouloir  juger  prématurément  la  conduite  de 
M.  Napoléon  Bonaparte,  nous  demandons  à  faire  une  simple  remarque.  Parmi 
les  journaux  de  la  démagogie,  les  uns  approuvent  et  encouragent  la  conduite 
que  semble  vouloir  tenir  M.  Napoléon  Bonaparte;  ils  poussent  à  la  guerre, 
c'est  tout  simple.  Ils  sont  heureux  de  la  querelle  qui  va  diviser  le  parti  bona- 
partiste et  affaiblir  ce  parti ,  qui  est  devenu  un  des  élémens  du  grand  parti  de 
l'ordre  social.  Cette  tactique  de  quelques  journaux  de  la  démagogie  n'a  rien  qui 
puisse  nous  étonner.  D'autres  sont  plus  sincères  et  peut-être  plus  habiles.  Ils 
disent  au  public  :  Vous  voyez!  vous  avez  voulu  constituer  une  dynastie  ou  une 
quasi-dynastie,  et  voilà  que  vous  en  êtes  déjà  aux  escapades  ambitieuses  des 
princes  du  sang;  voilà  déjà  les  Condé  qui  jalousent  les  Bourbons.  C'est  parce  qu'il 
était  Bonaparte  que  M.  Napoléon  Bonaparte  a  été  envoyé  ambassadeur  en  Es- 
pagne, et  c'est  parce  qu'il  est  Bonaparte  qu'il  se  permet  de  revenir  sans  congé. 
—  A  quoi  nous  répondons  :  Oui,  et,  quoiqu'il  soit  Bonaparte,  le  gouvernement  le 
destitue  comme  le  premier  venu  des  agens  diplomatiques.  C'a  été  le  grand  art  de 
Louis  XIV  d'avoir  réduit  définitivement  les  princes  du  sang  à  la  condition  de  su- 
jets; ce  sera,  nous  l'espérons  bien,  la  force  de  la  république  de  ramener  aussi 
tout  le  monde  à  la  condition  de  citoyen.  Sous  la  monarchie  absolue  depuis 
Louis  XIV,  il  y  avait  entre  le  roi  et  les  princes  du  sang  l'épaisseur  du  trône;  sous 
la  république,  il  y  a  entre  le  président  et  ses  parens  l'épaisseur  de  six  millions 
de  suffrages  :  la  séparation  n'est  pas  moindre.  Veut-on  faire  aujourd'hui  l'ex- 
périence de  la  force  du  nom,  indépendamment  des  circonstances  gui  ont  ajouté 
il  y  a  quatre  mois  à  la  force  de  la  popularité  la  force  !de  l'à-propos?  Veut-on 
savoir  s'il  y  a  toujours  six  millions  de  votes  à  la  suite  de  ce  nom  magique, 
même  quand  il  se  divise,  même  quand  il  se  combat,  même  quand  il  se  tourne 
contre  la  société,  même  quand  il  quitte  sa  grande  et  belle  signification  d'ordre 
et  d'organisation  pour  prendre  une  signification  contraire?  L'expérience  est  dan- 
gereuse à  faire.  Le  nom'  de  Bonaparte  ne  peut  servir  qu'à  sauver  la  France.  Il 
ne  vaut  plus  s'il  sert  à  la  diviser.  Voilà  ce  que  le  président  a  admirablement 
compris  et  pratiqué,  voilà  ce  qui  fait  sa  force  aujourd'hui.  C'était  un  nom  il  y  a 
quatre  mois,  c'est  un  homme  aujourd'hui. 

Sous  les  auspices  du  nom  de  Bonaparte,  tels  que  les  comprend  et  les  pratique 
le  président,  nous  ne  doutons  pas  du  succès  des  élections.  Le  goût  de  l'ordre 
et  le  bon  sens  l'emporteront  sur  le  goût  de  l'orgie  et  de  la  chimère  politiques; 
mais  il  ne  faut  pas  que  le  parti  modéré  croie  la  France  sauvée  s'il  y  a  de  bonnes 
élections,  et  qu'il  aille  se  rendormir  de  ce  sommeil  dont  il  s'éveille  en  sursaut 
les  jours  de  révolution.  Avec  de  bonnes  élections,  la  société  ne  sera  pas  perdue  : 
rien  de  plus.  11  faut  que  le  parti  modéré  s'organise,  il  faut  qu'il  prenne  l'habi- 
tude d'être  toujours  sur  ses  gardes  et  comme  en  faction,  il  faut  qu'il  comprenne 
bien  qu'il  est  toujours  sur  la  brèche.  Avant  février,  les  remparts  étaient  minés, 


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et  nous  y  dansions,  sans  nous  douter,  les  uns  du  moindre  danger,  les  autres 
de  retendue  et  de  la  profondeur  du  mal.  La  mine  a  éclaté,  et  aujourd'hui  la 
brèche  est  ouverte  :  nous  nous  en  félicitons,  si  cette  brèche,  toujours  béante 
et  toujours  menaçante,  avertit  la  société  de  ses  périls  et  de  ses  devoirs. 

Si  nous  pouvions  oublier  un  instant  ces  périls  et  ces  devoirs,  la  publication 
de  documens  parlementaires  comme  le  rapport  de  M.  Ducos  sur  les  comptes  du 
gouvernement  provisoire,  par  exemple,  suffirait  pour  nous  enseigner  par  qui 
nous  avons  failli  être  tout-à-fait  gouvernés  il  y  a  un  an,  et  par  qui  nous  le  se- 
rions maintenant,  si  le  parti  modéré  ne  savait  pas  user  de  sa  victoire,  non  pour 
se  venger,  mais  pour  s'affermir.  Nous  avions  souvent  entendu  dire  par  ceux  qui 
avaient  pu  voir  de  près  le  gouvernement  de  l'Hôtel-de- Ville  «  qu'on  n'en  inven- 
terait et  qu'on  n'en  croirait  jamais  autant  qu'il  y  en  a  eu.  »  Nous  commençons 
à  trouver  le  mot  vrai  après  avoir  lu  le  rapport  de  M.  Ducos.  Quelle  comédie,  si 
le  fond  n'était  pas  si  sérieux!  Quelle  profonde  pitié,  si  les  détails  n'étaient  pas 
si  comiques! 

Le  rapport  vient  à  propos.  Nous  allons  avoir  des  élections  :  il  est  bon  qu'on 
sache  le  cas  que  les  hommes  de  la  dictature  et  leurs  commissaires  faisaient  de  là 
vérité  et  de  la  sincérité  des  élections.  Ici,  ce  sont  les  élections  générales  qui  sont 
prises  à  l'entreprise  :  il  s'agissait  surtout  «  de  désigner  aux  soldats  les  chefs  sus- 
pects dont  l'influence  était  redoutée  pour  les  élections.  »  (Déposition  de  M.  Longe- 
pied.)  Cette  désorganisation  de  l'armée  par  la  zizanie  entre  les  soldats  et  les  of- 
ficiers et  cette  torsion  générale  des  élections  n'ont  pas  réussi,  grâce  à  Dieu;  mais 
l'essai  en  a  coûté  123,000  francs.  Ailleurs  le  commissaire  désigne  les  candidats 
aux  électeurs,  se  met  en  tête  de  la  liste,  fait  imprimer  les  bulletins,  répand  des 
écrits,  etc.  Que  ne  votait-il  tout  seul  pour  tout  le  département?  C'eût  été  plus 
simple  et  surtout  plus  économique.  Et  les  tournées  électorales  des  commissaires! 
et  le  transport  de  leurs  personnes  par  des  convois  spéciaux  en  chemin  de  fer!  et 
la  plantation  des  arbres  de  la  liberté  !  11  y  en  a  un  qui  a  coûté  2,000  francs  et  plus 
de  plantation.  Avec  cette  somme,  je  sais  des  gens  qui  auraient  défriché  et  boisé 
dix  hectares  de  friches  sur  nos  montagnes.  Et  4,000  francs  de  brassards  achetés 
dans  le  but  dç  provoquer  l'enthousiasme  des  ouvriers  en  faveur  de  la  république!  et 
les  repas  extraordinaires,  et  les  frais  de  table  des  préfets  ou  commissaires;  et  les 
voitures,  et  la  musique!  que  sais-je?  Avez- vous  jamais  vu  dans  nos  anciennes 
comédies  quelques-unes  de  ces  scènes  où  un  père  de  famille,  parfois  un  oncle, 
examine  les  comptes  de  son  fils  ou  de  son  neveu  dont  il  veut  payer  les  dettes. 
Quels  détails!  quelles  explications!  quelles  réticences!  comme  l'enfant  prodigue 
s'est  amusé!  L'oncle  paie,  mais  il  gronde.  Ici  la  commission,  qui  joue  le  rôle  de 
l'oncle,  gronde  bien  quelquefois;  mais,  scène  plaisante  et  qu'il  faut  ajouter  aux 
anciennes  comédies,  elle  est  souvent  grondée.  —  Et  par  qui,  direz-vous?  —  Par 
les  commissaires  embarrassés  de  rendre  leurs  comptes,  par  les  neveux.  Il  en  est 
qui  prennent  la  chose  de  haut.  Leur  demander  ce  qu'ils  ont  fait  de  l'argent  de 
l'état?  Fi  donc!  ils  l'ont  employé  au  service  de  la  république,  «  Ils  croiraient 
manquer  à  tous  leurs  devoirs  »  s'ils  disaient  à  quoi  et  comment.  «  Forts  de  leurs 
consciences,  ils  ne  se  croient  pas  obligés  de  justifier  de  l'emploi  de  la  somme 
reçue.  »  En  vain  la  commission  prétend  qu'elle  tient  ses  pouvoirs  de  l'assemblée 
nationale  qui  est  souveraine;  les  commissaires  déclinent  la  compétence  de  l'as- 
semblée elle-même  :  ce  qui  veut  dire,  si  nous  ne  nous  trompons,  que  les  repu- 


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blicains  sont  supérieurs  à  la  république.  Il  y  a  long-temps,  à  voir  agir  et  parler 
les  gens  de  la  dictature,  que  nous  soupçonnions  que  c'était  là  la  maxime  secrète 
des  républicains;  mais,  en  matière  de  comptes,  nous  trouvons  que  la  maxime  est 
d'une  application  scabreuse. 

Nous  allions  oublier,  parmi  les  scènes  qui  relèvent  de  l'ancienne  comédie, 
celle  de  l'inspecteur-général  de  la  république  dans  les  douze  départemens  de 
la  Lorraine.  Voici  les  comptes  de  sa  mission  :  «  Frais  de  voyages  de  l'inspecteur- 
général  de  la  république,  accompagné  de  son  secrétaire  et  de  son  domestique, 
8,786  francs;  location  de  la  chaise  de  poste,  300  francs;  cinq  jours  de  séjour  à 
Paris,  86  francs;  frais  d'équipement  pour  la  tournée  de  l'inspecteur-général  et 
de  sa  suite,  350  francs;  appointemens  du  secrétaire  et  de  l'inspecteur-général, 
500  francs;  gages  du  domestique,  100  francs;  indemnité  de  l'inspecteur-général 
à  raison  de  40  francs  par  jour,  2,120  francs  :  total,  12,242  francs.  Voilà,  dit 
M.  Ducos,  une  mission  qui  a  duré  cinquante-trois  jours  seulement,  et  qui  coûte 
à  la  France  12,242  francs.  »  Mais,  dans  ce  train  magnifique  dont  s'entoure 
M.  l'inspecteur-général  de  la  république,  il  y  a  quelqu'un  de  sa  suite  qu'il  a  ou- 
blié de  porter  dans  ses  comptes,  c'est  un  huissier,  un  inexorable  huissier,  comme 
le  dit  M.  Ducos,  qui  suit  partout  l'inspecteur-général  de  la  république,  et  dé- 
pose, dans  les  villes  que  traverse  triomphalement  l'inspecteur-général,  des  sai- 
sies et  des  oppositions  pour  obtenir  le  paiement  des  dettes  de  l'inspecteur. 
Comme  l'esclave  insulteur  qui  suivait  le  char  du  triomphateur  romain,  l'huis- 
sier suit  l'inspecteur-général  jusqu'au  ministère  de  l'intérieur,  «  pour  arrêter 
l'ordonnancement  des  sommes  dues  pour  la  mission;  mais  il  est  arrivé  trop  tard; 
l'ordonnancement  était  fait  et  le  paiement  effectué,  dit  M.  Ducos.  »  Pauvre 
huissier!  nous  nous  intéressions  à  cette  course  au  clocher  entre  l'inspecteur- 
général  de  la  république  et  l'huissier.  Mais  nous  ne  sommes  pas  étonnés  que 
l'inspecteur-général  ait  fini  par  distancer  l'huissier  :  l'inspecteur  voyageait  dans 
la  chaise  de  poste  que  lui  payait  l'état,  l'huissier  allait  en  diligence  sans  doute. 
Nous  sommes  sûrs,  cependant,  qu'il  y  a  eu  des  momens  où  l'inspecteur  a  trem- 
blé, et,  par  exemple,  dans  la  dernière  manche,  quand  il  s'agissait  de  savoir  qui 
arriverait  le  premier  au  ministère  de  l'intérieur.  Ce  jour-là,  l'inspecteur  se  ven- 
geait de  la  peur  qu'il  avait,  en  s'imaginant  que  l'huissier  représentait  la  réaction. 

Parfois  les  scènes  du  rapport  de  M.  Ducos  rappellent  les  temps  de  la  vie  féo- 
dale. Ainsi  il  y  a  souvent  plusieurs  commissaires  pour  un  département;  l'un 
s'installe  dans  une  ville,  l'autre  dans  une  autre,  et  de  là  ils  s'excommunient  et 
se  mettent  mutuellement  hors  la  loi;  mais  ces  guerres  seigneuriales  reviennent 
vite  au  caractère  des  choses  de  notre  temps,  c'est-à-dire  au  chiffre.  Chaque 
commissaire  se  fait  payer  son  indemnité,  et  tout  finit  par  un  ordonnancement 
-aux  dépens  du  trésor  public.  Il  aurait  été  juste  que  l'état,  qui  payait  souvent 
plusieurs  commissaires  pour  un  seul  département,  ne  payât  qu'un  seul  commis- 
saire pour  plusieurs  départemens,  quand  un  seul  commissaire  était  chargé  de 
plusieurs  départemens.  Il  n'en  a  pas  toujours  été  ainsi;  il  y  a  tel  commissaire 
chargé  de  deux  départemens  qui  s'est  fait  payer  une  indemnité  de  40  francs 
dans  chaque  département;  il  avait  pour  émarger  un  don  d'ubiquité  qu'il  ne  pou- 
vait pas  évidemment  avoir  au  même  degré  pour  les  autres  fonctions  de  sa  vie 
publique  et  privée. 

A  travers  ces  scènes  bizarres,  il  y  en  a  de  terribles  :  qu'est-ce  que  ces  vingt- 


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huit  barils  de  poudre  qu'on  a  découverts  à  l'Hôtel-de-Ville,  et  la  dalle  enlevée 
qui  donnait  accès  à  une  mèche  extérieure?  M.  Pagnerre  a  vu  les  barils,  la  dalle 
enlevée  et  la  mèche  extérieure.  On  voulait,  disait-on,  faire  sauter  le  gouverne- 
ment provisoire.  Comment  un  pareil  fait  n'a-t-il  pas  donné  lieu  à  une  instruc- 
tion judiciaire?  comment  n'y  donne-t-il  pas  lieu  aujourd'hui  même?  Sommes- 
nous  dans  un  temps  et  dans  un  pays  où  l'on  puisse  dire  :  On  a  voulu  faire  sauter 
le  gouvernement  provisoire  et  un  édifice  public;  on  a  vu  la  poudre  et  la  mèche. 
—  Eh  bien?  —  Eh  bien  !  ils  n'ont  pas  sauté,  et  voilà  tout. 

L'histoire  du  gouvernement  provisoire  est  tout  entière  dans  l'examen  des 
comptes  du  département  de  la  Seine,  tels  que  les  présente  M.  Ducos.  Quel  cu- 
rieux récit!  quels  portraits  vivans  des  personnages  principaux!  Quelle  peinture 
du  temps!  Chacun  fait  sa  police  personnelle,  c'est-à-dire  que  chacun  pourvoit  à 
sa  sûreté,  comme  au  temps  de  la  féodalité.  Chacun  a  sa  garde  et  sa  forteresse. 
Mais  de  ces  châtelains  du  24  février,  le  plus  redoutable,  parce  qu'il  a  la  forteresse 
la  plus  inexpugnable  et  la  mieux  gardée  en  apparence,  c'est  le  préfet  de  police. 
Adossée  de  trois  côtés  aux  bâtimens  du  palais,  la  préfecture  de  police  n'est  abor- 
dable qu'au  midi.  C'est  donc  le  préfet  de  police  qu'il  s'agit  surtout  de  surveiller 
à  l'aide  d'une  contre-police.  Quant  à  sa  garnison,  on  séduit  un  des  corps  les  plus 
affidés.  Avec  de  l'argent  aussi,  «  on  a  des  rapports  très  circonstanciés  de  ce  qui 
se  passait  dans  les  clubs,  dans  les  sociétés  secrètes,  à  la  préfecture  de  police,  au 
ministère  de  l'intérieur.  Ces  rapports  d'hommes  considérables,  qui  étaient  à  l'abri 
de  tous  soupçons,  avaient  une  grande  valeur  et  se  payaient  cher.  »  Des  hommes 
considérables!  à  l'abri  de  tous  soupçons!  On  sait  à  l'aide  de  quels  mérites  et  de 
quelles  vertus  on  était  sous  les  clubs  et  dans  les  sociétés  secrètes  des  hommes 
considérables  et  à  l'abri  du  soupçon. 

Comme  le  ministère  de  l'intérieur  était  surveillé  par  la  mairie  de  la  Seine,  il 
surveillait  aussi  de  son  côté  la  mairie;  l'état  payait  les  deux  polices.  «  Avons- 
nous  besoin ,  dit  M.  Ducos ,  de  nous  étendre  sur  ces  pénibles  révélations?  Le 
simple  exposé  des  faits  n'en  dit-il  pas  assez?  Voilà  des  hommes  qui  reçoivent 
la  mission  en  quelque  sorte  providentielle  de  conduire  les  destinées  de  la  révo- 
lution et  de  fonder  un  nouveau  gouvernement,  et  qui  en  sont  réduits  à  se  sur- 
veiller les  uns  les  autres!  Quand  l'anarchie  règne  à  ce  point  dans  les  régions 
élevées  du  pouvoir,  doit-on  s'étonner  du  désordre  et  du  déchirement  de  la 
société  tout  entière?  »  Nous  serions  tentés  de  croire  que  la  mission  providen- 
tielle est  de  trop  dans  la  phrase  de  M.  Ducos,  et,  comme  nous  nous  intéressons 
beaucoup  au  bon  Dieu,  nous  n'aimons  pas  qu'on  lui  fasse  prendre  les  dictateurs 
du  24  février  pour  les  ministres  de  sa  providence  :  il  les  a  pris  tout  au  plus  pour 
les  ministres  de  sa  justice.  Ce  scrupule  mis  à  part,  nous  approuvons  vivement 
le  rapport  de  M.  Ducos;  nous  le  regardons  comme  une  des  pages  d'histoire  les 
plus  instructives  qui  aient  été  écrites  depuis  dix-huit  mois,  et  nous  espérons 
que  la  société  actuelle  y  prendra  de  justes  motifs  de  crainte  et  de  prévoyance. 
Les  hommes  dont  M.  Ducos  examine  les  comptes  sont  encore  debout,  prêts  à  en- 
vahir la  société,  et,  s'ils  réussissaient  dans  leur  invasion,  nous  n'aurions  même 
plus  la  ressource  que  nous  avons  trouvée  dans  les  trois  ou  quatre  Oromaze  du 
gouvernement  provisoire;  nous  n'aurions  plus  affaire  qu'aux  Arimane  du  parti. 

L'armée,  voilà  ce  qui  doit  attirer  sans  cesse  l'attentiqn  du  gouvernement  et 
de  la  nouvelle  assemblée,  car  l'armée  est  le  grand  boulevard  de  la  société  me- 


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nacée.  Les  anarchistes  le  savent  bien;  aussi  c'est  vers  l'armée  qu'ils  dirigent 
leurs  calomnies  ou  leurs  flatteries,  selon  qu'ils  espèrent  l'intimider  ou  la  sé- 
duire. Que  ne  font-ils  pas  pour  ébranler  ce  dernier  rempart  de  l'ordre  social?" 
Tantôt  ils  annoncent  une  réunion  des  électeurs  de  l'armée;  ils  auront  plus  de 
deux  mille  sous-officiers  et  soldats;  ils  en  ont  quarante  à  peine.  Ne  pouvant  pas 
pervertir  l'armée  dans  sa  base,  ils  essaient  de  la  démanteler  par, en  haut.  De 
là  les  attaques  dirigées  contre  le  général  Changarnier.  On  ne  veut  pas  qu'il 
puisse  commander  à  la  fois  l'armée  de  Paris  et  la  garde  nationale;  on  veut  di- 
viser le  faisceau  dont  le  général  Changarnier  tient  le  lien  dans  sa  main  ferme 
et  résolue;  on  ne  veut  rien  céder  des  pointilleries  de  la  loi  à  la  nécessité  des 
temps;  on  ne  veut  rien  accorder  non  plus  au  libéralisme  éclairé  des  chefs  de 
notre  armée.  Nous  devrions,  en  effet,  nous  féliciter  mille  fois  de  la  bonne  for- 
tune que  nous  avons  d'avoir  des  chefs  militaires  qui  ont  le  goût  et  l'habitude 
de  l'ordre  légal.  Ce  goût  ne  se  prend  pas  ordinairement  dans  les  camps;  mais 
c'est  le  privilège  de  cette  armée  formée  sous  la  monarchie  constitutionnelle 
qu'elle  a  les  mœurs  libérales  et  éclairées  de  cette  monarchie.  Elle  n'aime  dans 
la  force  que  l'aide  que  la  force  peut  donner  à  l'ordre.  Cela  est  visible,  surtout 
dans  ses  principaux  chefs,  dans  le  maréchal  Bugeaud,  dans  le  général  Changar- 
nier, dans  le  général  Cavaignac,  dans  le  général  Bedeau,  dans  le  général  de 
Lamoricière.  C'est  une  bonne  fortune  que  des  généraux  qui  aiment  et  qui  res- 
pectent la  tribune.  Nous  devrions  donc  tempérer  quelque  peu  les  formalités  de 
la  loi  en  face  de  pareils  défenseurs  de  la  loi;  nous  devrions  préférer  l'esprit  à  la 
lettre;  mais  ne  voilà-t-il  pas  que  nous  prêchons  naïvement  les  formalistes  de  la 
montagne,  comme  si ,  pour  eux,  les  chicanes  constitutionnelles  n'étaient  pa$, 
comme  tout  le  reste,  une  arme  de  guerre? 

Nous  sommes  persuadés  d'ailleurs  que  l'armée  ne  leur  déplaît  pas  seulement 
à  cause  de  ses  chefs  et  à  cause  de  son  bon  esprit,  elle  leur  déplaît  comme  insti- 
tution. L'armée,  en  effet,  est  comme  le  dernier  abri  de  la  hiérarchie.  C'est  là 
seulement  que  l'on  sait  encore  obéir  et  commander;  c'est  là  seulement  que  l'o- 
béissance se  relève  par  l'honneur  militaire,  et  que  le  commandement  n'a  rien 
de  personnel  et  d'égoïste,  parce  qu'il  s'exerce  aussi  au  nom  de  l'honneur.  11  est 
dur  et  absolu,  mais  il  est  respectable,  parce  qu'il  procède  d'un  grand  devoir  pa- 
triotique que  les  généraux  et  les  soldats  ont  à  accomplir  en  commun.  Voilà  le 
principe  moral  de  l'armée,  voilà  les  dogmes  de  la  religion  du  drapeau.  Com- 
ment cette  religion  pourrait-elle  plaire  aux  anarchistes?  Au  lieu  d'exciter  l'envie 
et  la  colère,  ces  éternelles  ressources  de  l'anarchie,  la  religion  du  drapeau  les 
soumet  au  joug  de  l'honneur  et  de  la  discipline.  Nulle  part  ailleurs  on  ne  com- 
prend aussi  bien  que  dans  l'armée  la  nécessité  de  l'ordre,  et  comment,  pour  s'ap- 
puyer les  uns  sur  les  autres,  c'est-à-dire  pour  faire  une  société,  il  faut  une  règle 
et  un  chef.  Un  régiment  est  un  phalanstère  où  chacun  a  son  emploi  et  son  office. 
Seulement,  au  lieu  d'être  fondé  sur  le  principe  de  la  jouissance,  le  régiment  est 
fondé  sur  l'obéissance  au  nom  du  devoir,  et  c'est  pour  cela  que  le  régiment  vit 
et  agit,  tandis  que  le  phalanstère  ne  pourra  jamais  vWre  un  jour,  à  moins  qu'il 
ne  plaise  au  bon  Dieu  de  changer  la  nature  humaine  et  de  révoquer  la  loi  du 
travail  qu'il  lui  a  imposée. 

Pendant  que  l'armée  à  Paris  résiste  loyalement  aux  suggestions  de  l'anarchie, 
à  Lyon,  l'armée  qui  est  placée  sous  le  commandement  du  maréchal  Bugeaud 


REVUE.   —  CHRONIQUE.  533 

remplit  son  double  rôle  de  surveillante  de  l'Autriche  et  d'observatrice  des  fac- 
tions parisiennes.  Au  sud,  elle  est  une  avant-garde  contre  l'Autriche,  si  l'Autriche 
se  laissait  aller  en  Piémont  à  l'esprit  de  conquête;  au  nord,  elle  est  l'arrière- 
garde  de  l'armée  qui  veille  au  repos  de  Paris.  Pendant  qu'il  inspecte  les  divers 
corps  de  son  armée,  le  maréchal  Bugeaud  se  fait  dans  les  contrées  qu'il  parcourt 
le  missionnaire  de  l'ordre,  et  il  faut  voir  quel  est  le  succès  de  ces  missions  que 
le  maréchal  s'est  données,  et  qu'il  remplit  avec  cette  verve  et  ce  bon  sens  qui  le 
font  aimer  du  soldat  et  du  peuple.  Quand  nous  parlons  du  peuple,  nous  par- 
lons du  vrai  peuple,  de  celui  que  le  maréchal  aime  et  qui  aime  le  maréchal,  de 
celui  qui  laboure  et  qui  défriche,  de  celui  qui  a  le  bon  sens  commun  et  qui  ap- 
plaudit de  si  grand  cœur  le  maréchal  Bugeaud,  parce  qu'il  retrouve  dans  ses 
paroles  ce  bon  sens  commun.  Partout  où  va  le  maréchal,  sa  maison  ne  désem- 
plit pas  depuis  sept  heures  du  matin  jusqu'à  six  heures  du  soir,  et  toujours  par- 
ler à  ces  braves  visiteurs,  les  encourager,  aider  leurs  bons  sentimens  par  l'espé- 
rance du  succès,  voilà  le  métier  que  le  maréchal  Bugeaud  fait  depuis  trois  mois. 
Tout  autre  y  succomberait;  il  ne  s'en  porte  que  mieux.  Le  but  qu'il  veut  atteindre 
lui  donne  de  la  force  pour  supporter  les  banquets,  les  bals,  les  harangues.  Quel- 
qu'un nous  écrivait  dernièrement,  après  la  visite  du  maréchal  dans  les  dépar- 
temens  de  l'Isère  et  de  la  Drôme,  qu'à  voir  l'empressement  et  la  joie  des  popu- 
lations, c'était  comme  si  le  maréchal  les  avait  délivrées  de  l'occupation  des 
Cosaques,  et  notre  correspondant  ajoutait  «  qu'il  ne  craignait  pas  moins  les  Co- 
saques du  faubourg  Saint-Antoine  que  les  Cosaques  du  Don.  »  Nous  ajou- 
tons nous-mêmes  que  le  mal,  c'est  que  les  uns  finiraient  par  amener  les  autres. 
En  attendant  que  les  Cosaques  des  faubourgs  parisiens  aient  repris  la  force  ou 
la  présomption  des  jours  de  juin,  l'assemblée  nationale  leur  a  rendu  la  parole: 
elle  a  permis  l'affichage  des  placards,  et  le  premier  placard  affiché  a  semblé 
vouloir  enseigner  quels  étaient  les  hommes  dont  l'assemblée  a  voulu  ranimer  les 
espérances.  Sont-ce  là,  bon  Dieu  !  les  orateurs  funèbres  que  l'assemblée  prépare 
pour  ses  funérailles?  Le  citoyen  Rasetti,  président  du  comité  des  communistes 
révolutionnaires,  commence  par  déclarer  «  qu'il  est  un  droit  antérieur,  préexi- 
stant même  à  toute  société,  celui  de  vivre!  »  Oui,  mais  point  de  vivre  aux  dé- 
pens d'autrui,  aux  dépens  de  la  société.  Ne  dirait-on  pas  qu'on  entre  en  société 
pour  n'avoir  rien  à  faire  et  pour  être  nourri  gratis?  Aussi  bien,  vivre  ne  suffit 
pas,  et  le  placard  explique  ce  qu'il  faut  entendre  par  vivre.  <c  Nous  entendons 
par  vivre  le  développement  complet  de  toutes  nos  facultés  et  la  satisfaction  en- 
tière de  tous  nos  besoins.  »  Voilà  la  périphrase  du  mot  de  M.  Considérant  : 
l'humanité  veut  jouir.  Le  peut-elle?  L'idée  de  supprimer  le  mal  ici-bas  et  de 
réaliser  dès  ce  monde  le  royaume  de  Dieu  est  une  idée  qui  n'est  pas  neuve;  mais 
les  prophètes  de  nos  jours,  quoiqu'ils  badigeonnent  de  temps  en  temps  leurs 
systèmes  d'un  vernis  sacrilège  de  christianisme,  me  semblent,  en  vérité,  pro- 
céder du  Coran  plutôt  que  de  l'Évangile;  car  c'est  le  paradis  matériel  de  Maho- 
met qu'ils  promettent  ici-bas.  Mahomet,  plus  habile,  le  faisait  croire  et  espérer 
pour  l'autre  monde.  Nos  Mahomets  veulent  le  donner  dès  aujourd'hui  :  aussi  en 
prennent- ils  les  moyens  dans  le  budget.  Il  n'y  a  que  le  trésor  public,  en  effet, 
qui  puisse  réaliser  le  paradis  de  Mahomet.  Et  pendant  combien  de  temps,  hélas? 
Pendant  le  temps  de  le  vider,  ce  qui  n'est  pas  long.    \  * 
Aussi  bien,  quand  nous  parlons  de  Mahomet  à  propos  des  socialistes,  nous 


534  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

ne  nous  trompons  guère  de  langage.  Tous  les  docteurs  du  socialisme  et  du 
communisme  parlent  en  prophètes  et  en  révélateurs.  Ils  se  font  dieux  et  ils 
proclament  leurs  lois  supérieures  à  toute  conscience  et  à  toute  liberté.  «  Nous 
reconnaissons  les  principes  du  communisme  au-dessus  des  majorités  factieuses 
et  oppressives.  »  Ailleurs,  dans  un  manifeste  du  parti  socialiste,  nous  lisons  : 
«  La  république  est  au-dessus  du  droit  des  majorités.  »  Pauvre  suffrage  universel 
et  pauvre  souveraineté  du  peuple!  c'était  bien  la  peine  d'être  proclamés  avec 
tant  d'éclat  pour  être  niés  bientôt  avec  tant  de  hardiesse  par  ceux  mêmes  qui 
répétaient  d'un  air  mystique  et  dévot  les  mots  de  suffrage  universel  et  de  sou- 
veraineté du  peuple!  On  disait  que  si  les  gouvernemens  s'ébranlaient  et  tom- 
baient si  vite  dans  notre  pays,  cela  tenait  à  ce  qu'ils  n'étaient  pas  fondés  sur  le 
suffrage  universel  et  sur  la  souveraineté  du  peuple.  Eh  bien!  aujourd'hui,  la 
société  n'a  pas  d'autre  fondement  que  le  suffrage  universel  et  la  souveraineté 
du  peuple.  Mais  voici  des  sectaires  qui  déclarent  que  leur  système  est  supérieur 
à  tout.  Le  peuple  est  souverain,  mais  il  doit  se  soumettre  aux  principes  du  so- 
cialisme et  du  communisme;  les  Moïses  de  la  démagogie  l'ont  décidé,  et,  du 
fond  des  estaminets  qui  leur  servent  de  Sinaï,  ils  sortent  radieux  et  hautains,  et 
croient  que  tout  genou  doit  plier  devant  eux.  Comme  il  serait  possible  que  le 
peuple  s'étonnât  et  murmurât  d'une  souveraineté  si  esclave,  les  communistes 
ont  à  leurs  ordres  aussi  un  ange  exterminateur  prêt  à  châtier  les  impies.  «  Il 
faut,  dit  le  placard,  qu'une  main  vigoureuse,  un  homme  convaincu,  déterminé 
et  capable  précipite  la  société  dans  les  voies  véritables  et  ne  dépose  ses  pouvoirs 
que  lorsqu'on  aura  établi  l'égalité  absolue  entre  tous  les  hommes.  » 

Nous  ne  voulons  pas  clore  la  revue  que  nous  faisons  des  affaires  intérieures 
sans  parler  de  l'installation  du  conseil  d'état.  C'est  une  grande  expérience  qui 
commence.  Jamais,  de  l'avis  unanime,  loi  ne  fut  plus  mal  faite  que  la  loi  du 
conseil  d'état.  Organisation  confuse  et  mobile,  attributions  inexactes  et  indé- 
cises; pouvoir  politique  qui  dépend  de  la  gracieuseté  qu'aura  l'assemblée  légis- 
lative de  lui  renvoyer  l'examen  des  lois,  pouvoir  qui,  par  conséquent,  n'a  rien 
qui  soit  propre  et  indépendant;  pouvoir  administratif  qui  ne  peut  servir  qu'à. 
gêner  l'administration,  parce  qu'il  n'émane  pas  de  l'administration  elle-même 
et  n'est  pas  un  degré  supérieur  d'examen  et  d'instruction  pour  les  affaires,  comme 
l'était  l'ancien  conseil  d'état;  intervention  maladroite  de  la  politique  dans  les 
affaires  et  surtout  d'une  politique  condamnée  à  être  toujours  posthume  et  ar- 
riérée, puisque  la  moitié  du  conseil  d'état  représentera  toujours  l'esprit  de  l'as- 
semblée qui  vient  de  finir  et  le  représentera  d'une  façon  imparfaite  et,  par  con- 
séquent, tracassière  :  nous  n'en  finirions  pas  si  nous  voulions  énumérer  tous  les 
inconvéniens  de  l'organisation  du  nouveau  conseil  d'état.  Quoi  qu'il  en  soit,  le 
voilà  installé,  et,  comme  il  y  a  dans  son  sein  des  gens  d'esprit,  nous  pensons  qu'ils 
feront  leurs  efforts  pour  corriger  dans  la  pratique  les  vices  de  l'institution.  Ils  y 
sont  d'autant  plus  obligés  que,  comme  ils  ont  un  peu  oublié  de  surveiller  la 
création  du  nouveau  corps,  ils  doivent  donner  plus  de  soins  à  son  éducation. 

Nous  arrivons  aux  affaires  étrangères.  Quel  spectacle!  quelle  confusion!  L'Italie 
d'abord,  l'Italie  surtout;  nous  nous  occuperons  prochainement  de  l'Allemagne.  Ah! 
si  quelque  chose  peut  augmenter  la  détestation  publique  qu'a  partout  encourue, 
en  Europe,  le  parti  démagogique,  c'est  le  tableau  de  l'Italie  telle  qu'il  l'a  trouvée 
et  telle  qu'il  la  laisse.  Il  y  a  dix-huit  mois,  l'esprit  libéral  modéré  animait  partout 


REVUE.    —   CHRONIQUE.  535 

l'Italie.  A  Rome,  un  pontife  éclairé  et  bon  prenait  l'initiative  d'une  administration 
aussi  laïque  que  le  permet  la  nature  du  gouvernement  romain;  à  Florence,  Léo- 
pold  continuait  la  pratique  de  ce  gouvernement  libéral  et  sage  dont  la  Toscane 
a  su,  dès  le  xvur3  siècle,  donner  l'exemple  et  la  leçon  à  l'Europe.  La  liberté  poli- 
tique venait  s'appuyer  sur  la  bonne  administration  et  la  fortifiait.  Le  Piémont 
devenait  une  monarchie  constitutionnelle  sans  cesser  d'être  une  monarchie  mi- 
litaire. L'Autriche  était  tenue  en  échec  par  le  libéralisme  et  par  l'armée  du  Pié- 
mont. Où  sont  maintenant  tous  ces  biens,  les  uns  déjà  accomplis,  les  autres  es- 
pérés? L'esprit  démagogique  s'est  abattu  sur  l'Italie;  il  a  partout  chassé  le 
libéralisme,  et  comme  l'esprit  démagogique  n'est  pas  capable  de  créer  une  force 
quelconque,  parce  qu'il  est  incapable  d'ordre  et  d'organisation,  il  a  livré  sans 
résistance  à  la  tyrannie  de  l'esprit  despotique  les  peuples  qu'il  a,  du  même  coup, 
agités  et  affaiblis.  Telle  est  l'histoire  de  la  lutte  d'Italie.  Le  libéralisme  n'a  pas 
résisté  à  la  démagogie,  et  la  démagogie  n'a  pas  résisté  aux  Autrichiens. 

L'année  1848  a  été  une  année  d'effervescence  populaire.  L'année  1849  sera- 
t-elle  une  année  de  répression  despotique?  Quant  à  nous,  disciples  persévérans 
de  la  liberté  constitutionnelle,  quelles  que  soient  les  formes  de  cette  liberté,  ré- 
publique ou  monarchie,  ce  que  nous  regrettons  surtout  dans  les  orgies  de  l'es- 
prit démagogique ,  c'est  le  tort  irréparable  que  ces  orgies  font  à  la  liberté  con- 
stitutionnelle. Croyez-vous  que  le  culte  de  cette  liberté  ait  aujourd'hui  en 
France  autant  de  fidèles  qu'il  en  avait  il  y  a  deux  ou  trois  ans?  Croyez-vous  que 
ce  genre  de  gouvernement  à  la  fois  libre  et  régulier,  dont  nous  avons  joui  en 
France  pendant  trente  ans  sous  les  deux  dynasties  des  Bourbons,  qui  se  répan- 
dait peu  à  peu  dans  toute  l'Europe,  qui  s'accréditait  en  Allemagne  et  qui  com- 
mençait à  s'établir  en  Italie,  qui  créait  partout  à  la  France  des  points  d'appui, 
qui  cachait  et  effaçait  insensiblement  les  différences  nationales  sous  l'analogie 
des  institutions,  qui  libéralisait  le  monde  occidental,  et,  en  le  libéralisant,  le 
séparait  chaque  jour  davantage  de  la  Russie  et  fortifiait  l'indépendance  par  la 
liberté,  croyez-vous  que  la  chute  de  ce  gouvernement  en  France  n'ait  pas  eu  un 
contre-coup  funeste  en  Europe?  La  république  s'y  est-elle  fait  autant  d'adhé- 
rens  et  d'imitateurs  que  l'avait  fait  la  monarchie  constitutionnelle  ?  Nous  n'at- 
tachons pas  aux  mots  et  aux  formes  une  importance  exagérée,  et  nous  sommes 
persuadés  que  la  république  française,  si  elle  reste  aux  mains  du  parti  modéré, 
finira  par  reconquérir  en  Europe  les  sympathies  qu'avait  inspirées  la  monar- 
chie constitutionnelle.  Mais  nous  n'en  sommes  pas  là,  et  partout,  en  attendant , 
la  cause  libérale  recule ,  parce  que  la  démagogie  l'a  compromise. 

En  Italie,  la  défaite  de  Novarre  a  affaibli  le  Piémont,  mais  elle  ne  Ta  ni  abattu 
ni  déshonoré;  il  s'est  soutenu  par  la  dignité  morale  qu'a  montrée  Charles-Al- 
bert en  abdiquant  la  couronne;  il  s'est  soutenu  par  la  sagesse  et  la  fermeté  que 
montre  le  nouveau  roi.  Les  Piémontais  auront  toujours  sur  l'Italie  une  grande 
supériorité  morale  :  ils  se  sont  battus;  il  y  a  eu  là  des  hommes  qui  ont  su  mou- 
rir même  pour  une  cause  qu'ils  croyaient  perdue.  L'épée  que  la  démagogie  avait 
mise  dans  les  mains  du  roi  Charles-Albert,  et  qu'il  a  acceptée,  parce  qu'un  offi- 
cier ne  refuse  jamais  de  se  battre,  devait  se  briser;  il  le  savait;  cela  ne  l'a  pas 
empêché  de  la  tirer  courageusement  hors  du  fourreau,  et,  quand  elle  s'est  brisée, 
il  a  brisé  en  même  temps  sa  couronne,  non  pour  se  punir  des  illusions  qu'il 
n'avait  pas  eues,  mais  pour  en  finir  avec  la  fatigue  de  régner,  n'ayant  pu  dans 


536  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

le  combat  en  finir  avec  la  fatigue  de  vivre.  Il  y  a  eu  de  la  grandeur  dans  cette 
abdication,  et  cette  grandeur  a  rejailli  sur  le  Piémont.  La  bataille  de  Novarre  n'a 
plus  été  que  la  défaite  de  la  démagogie  italienne  qui  avait  envoyé  au  combat, 
sans  les  y  accompagner,  une  armée  et  un  roi  qui  valaient  mieux  que  le  rôle 
qu'ils  acceptaient. 

Après  cette  défaite  de  la  démagogie,  que  reste-t-il  en  Piémont  devant  l'Au- 
triche? 11  reste  encore,  grâce  à  Dieu,  le  Piémont  tout  entier,  moins  la  démagogie 
qui  le  minait,  le  Piémont  ayant  bonne  cause  et  bon  droit,  et  que  nous  devons 
soutenir.  Si  donc  l'Autriche  croit  avoir  battu  à  Novarre  autre  chose  que  la  dé- 
magogie italienne,  si  elle  veut  avoir  battu  du  même  coup  la  monarchie  natio- 
nale et  constitutionnelle  du  Piémont,  si  elle  veut  abuser  contre  le  libéralisme 
des  succès  qu'elle  a  eus  contre  le  radicalisme,  c'est  une  autre  question  qui  com- 
mence en  Italie. 

Ce  que  nous  devons  souhaiter  à  l'Italie,  c'est  qu'elle  puisse  partout  secouer  les 
chaînes  de  la  démagogie,  afin  de  rentrer  dans  le  cercle  des  institutions  natio- 
nales; ce  que  nous  devons  souhaiter  à  l'Italie,  c'est  une  restauration  libérale  et 
nationale,  comme  celle  qui  vient  d'avoir  lieu  à  Florence,  comme  celle  qui  va 
bientôt  se  faire  à  Rome,  et  que  déterminera  infailliblement  la  présence  de  notre 
expédition. 

L'intervention  de  la  France  dans  les  états  romains  est  la  conséquence  natu- 
relle de  notre  politique  immémoriale  en  Italie.  Intervenir  libéralement,  afin 
d'empêcher  que  l'Autriche  n'intervienne  despotiquement,  telle  a  été  la  pensée 
de  l'expédition  d'Ancône,  telle  est  encore  la  pensée  de  l'expédition  de  Civita- 
Vecchia.  Le  gouvernement  du  général  Cavaignac  a  eu  l'occasion  de  faire  cette 
intervention  libérale  au  moment  où  le  pape  a  quitté  Rome;  l'occasion  était 
d'autant  plus  belle  alors,  qu'elle  eût  empêché  tout  le  mal  qui  s'est  fait  depuis. 

Mais,  pour  être  approuvés, 

De  semblables  desseins  veulent  être  achevés. 

Il  faut  les  faire  et  ne  point  en  parler.  C'a  été  le  contraire  :  on  en  a  parlé,  et  on 
ne  les  a  pas  faits.  A  Dieu  ne  plaise  que  nous  ayons  jamais  cru  que  c'était  là,  de 
la  part  du  général  Cavaignac,  une  manœuvre  électorale!  nous  croyons,  au  con- 
traire, que  la  pensée  de  l'intervention  était  sérieuse  et  sincère,  mais  le  général 
Cavaignac  a  craint  de  blesser  les  préjugés  démagogiques.  11  a  cédé  à  son  en- 
tourage et  à  son  origine;  il  a  cru  que  la  démagogie  romaine  était  la  liberté  et 
qu'il  fallait  la  respecter;  il  n'a  pas  compris  que  toute  révolution  qui  commence 
par  un  assassinat  est  une  révolution  illibérale  et  odieuse.  Dans  le  monde,  nous 
avons  souvent  vu  réussir  les  causes  dont  les  défenseurs  savent  mourir,  jamais 
celles  dont  les  défenseurs  ne  savent  qu'assassiner. 

Ce  que  le  général  Cavaignac  n'a  pas  cru  pouvoir  faire,  nous  aimons  que  le 
ministère  actuel  le  tente  hardiment.  Oui,  nous  allons  aider  à  la  restauration  du 
pape,  c'est-à-dire  nous  allons  aider  à  la  restauration  du  libéralisme  contre  la 
démagogie;  nous  allons  pratiquer  au  dehors,  dans  les  limites  d'une  sage  politi- 
que, ce  que  nous  pratiquons  au  dedans.  Ouest  le  mal?  Quoi!  cela  se  fera  au 
mois  de  floréal  de  57  de  la  république,  comme  date  le  Peuple  souverain,  journal 
de  Lyon,  qui  consent  cependant,  par  condescendance  pour  le  public,  à  traduire 
ce  floréal  en  avril  et  fel  an  57  en  l'an  1849  de  l'ère  chrétienne!  Oui,  cela  se  fera 


REVUE.   —  CHRONIQUE.  537 

en  Tan  57;  et,  chose  étrange  que  nous  renonçons  à  faire  comprendre  au  Peuple 
souverain,  c'est  peut-être  précisément  parce  que  la  république  française  fera 
cela  en  Tan  57,  qu'elle  aura  une  année  58  et  59.  L'avenir  nous  démontrera  chaque 
jour  davantage  que  la  république  ne  vit  que  parce  qu'elle  n'est  républicaine  ni 
au  dedans  ni  au  dehors.  Que  la  république  redevienne  républicaine  comme 
l'entendent  certaines  gens,  elle  vivra  ce  qu'ont  vécu  les  républiques  de  Florence 
et  de  Rome. 


L'Autriche  est  aux  prises  de  nouveau  avec  de  graves  complications  sur  son 
propre  territoire.  Après  plusieurs  mois  d'escarmouches,  la  guerre  de  Hongrie 
devient  sérieuse.  Triste  situation,  dont  la  Russie  n'a  point  à  se  plaindre,  mais 
dont  l'Occident  a  droit  de  se  préoccuper  d'autant  plus!  En  janvier  l'insurrection 
magyare,  qui  s'était  vue  dans  l'impuissance  de  porter  secours  à  celle  de  Vienne, 
après  de  fabuleuses  promesses,  semblait  à  la  veille  d'être  entièrement  compri- 
mée sur  le  sol  hongrois  même.  Pourchassés  de  Presbourg  à  Comorn,  de  Co- 
morn  à  Pesth  et  de  Pesth  à  Debreczin ,  par-delà  les  marécages  de  la  Theiss,  les 
Magyars,  malgré  tant  de  défaites,  ont  repris  récemment  l'offensive. 

Le  remplacement  du  prince  Windischgraetz  par  le  maréchal  Welden  à  la  tête 
de  l'armée  autrichienne  ne  révèle  qu'en  partie  le  secret  de  ce  brusque  revirement 
des  chances  de  la  guerre.  Les  fautes  qui  l'ont  compromise  ne  sont  point  seule- 
ment les  fautes  du  général  en  chef,  beaucoup  plus  fort ,  à  ce  qu'il  paraîtrait,  sur 
les  détails  de  la  loi  martiale  que  sur  la  stratégie.  Le  cabinet  commence  à  s'a- 
percevoir qu'il  aurait  bien  aussi  quelques  graves  reproches  à  se  faire  pour  avoir 
manqué  à  la  gratitude  qu'il  avait  promise  aux  Slaves  victorieux  dans  les  murs 
de  Vienne.  A  peine  la  Hongrie  semblait-elle  en  voie  de  pacification  que,  redou- 
tant toutes  ces  jeunes  ambitions  de  peuples  et  d'hommes  dont  il  avait  tiré  si  bon 
parti,  le  gouvernement  autrichien  modifiait  sensiblement  sa  politique  à  leur 
égard.  Les  Serbes,  maîtres  de  la  Syrmie  et  du  Banat,  et  ainsi  des  deux  rives  de 
la  Theiss,  alliés  des  Valaques,  qui  sont  la  population  dominante  en  Transylvanie, 
les  Serbes,  qui  avaient  depuis  le  12  juin  soutenu,  sans  perdre  un  pouce  de 
terrain,  tout  le  poids  de  l'armée  magyare,  répondaient  de  protéger  cette  princi- 
pauté à  la  seule  condition  que  le  budget  autrichien  leur  prêtât  un  concours 
effectif.  Le  cabinet  refusa,  dans  la  crainte  de  l'influence  qu'ils  avaient  déjà 
su  prendre  dans  cette  guerre  et  de  leur  patriotisme  slave,  beaucoup  plus  âpre 
que  celui  des  Croates.  Les  Croates  eux-mêmes  devenaient  suspects.  Gênés  dans 
leurs  libertés  locales,  trompés  dans  l'espérance  de  voir  leur  ban  au  premier  rang 
de  l'armée,  suivant  la  promesse  qu'on  lui  en  avait  faite  dans  l'effusion  de  la  re- 
connaissance, ils  osèrent  se  plaindre,  et  les  feuilles  ministérielles  de  Vienne  en- 
venimèrent ces  griefs  en  déclarant  fort  clairement  que  l'on  pourrait  bien  quel- 
que jour  bombarder  Agram  tout  comme  on  avait  fait  Prague.  Enfin  cette  poli- 
tique, que  les  Slaves  qualifiaient  d'allemande,  fut  imprudemment  couronnée  par 
la  dissolution  de  la  diète  de  Kremsier,  diète  impuissante  assurément,  mais  ani- 
mée de  cet  esprit  de  confédération  qui  est  le  fond  du  programme  des  Slaves- 
Autrichiens. 

La  constitution  octroyée  accordait  sans  nul  doute  une  grande  somme  de  liberté 
civile  et  politique,  mais  elle  repoussait  cette  idée  d'une  autonomie  nationale  à 


;;;{tf  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

laquelle  prétendait  chacun  des  peuples  de  l'empire.  Un  cri  s'éleva  donc  detou- 
|BH  les  provinces;  cette  charte  était  un  oukase.  Le  mot  est  resté.  Les  fautes  stra- 
tégiques du  prince  Windischgraetz,  ce  refus  de  fortifier  la  Theiss  et  la  Transyl- 
vanie en  s'appuyant  sur  les  Serbes  et  les  Yalaques,  ce  retrait  de  la  parole  donnée 
à  Jellachich,  ces  menaces  d'un  bombardement  d'Agram,  cette  charte-oukase 
qui  centralisait  au  lieu  de  confédérer,  ce  complet  changement  d'attitude  et  de 
langage  de  la  part  de  l'Autriche,  présentaient  aux  Magyars  une  merveilleuse  oc- 
casion de  relever  leur  fortune  si  follement  jouée  jusqu'alors. 

Auraient-ils  assez  de  prudence  pour  en  profiter?  En  un  mot,  seraient-ils  assez 
avisés,  même  après  la  rude  leçon  des  événemens,  pour  consentir  au  partage  de 
la  Hongrie  en  autant  d'états  libres  qu'elle  contient  de  races,  pour  prendre  leur 
parti  de  cette  dissolution  du  royaume  hâtée  par  la  politique  de  M.  Kossuth?  Ceux 
qui  connaissent  M.  Kossuth  et  les  traditions  magyares  n'osaient  répondre  affir- 
mativement. Toutefois  de  nouveaux  personnages  étaient  entrés  en  scène  et  al- 
laient saisir  avec  vigueur  le  rôle  qui  s'offrait  au  dictateur  de  Debreczin.  Au 
moment  où  M.  Kossuth  se  trouvait  rejeté  par-delà  la  Theiss,  Bem  et  Dembinski 
voulurent,  si  difficile  que  fût  la  tâche,  profiter  des  fautes  du  cabinet  de  Vienne 
et  de  son  général  en  chef  pour  tenter  avec  des  élémens  nouveaux  la  réorganisa- 
tion de  l'armée  hongroise.  La  Theiss  était  difficile  à  franchir  en  hiver  pour  l'in- 
fanterie et  l'artillerie  autrichienne,  tandis  que  la  cavalerie  des  Magyars  et  leur 
infanterie  à  cheval,  admirablement  propres  aux  surprises,  pouvaient  se  main- 
tenir encore  long-temps  par  un  système  de  guérillas.  Bem  se  chargea  d'essayer 
ce  système  dans  les  montagnes  de  la  Transylvanie  pendant  que  Dembinski 
défendait  le  passage  de  la  Theiss.  Ils  comptaient  principalement,  pour  recon- 
stituer une  armée,  sur  l'effet  de  ces  idées  de  conciliation  qu'ils  étaient  venus 
prêcher  aux  diverses  populations  de  la  Hongrie.  Bem  la  pratiquait  avec  une  heu- 
reuse énergie  à  l'égard  des  Valaques  dont  l'immense  majorité,  mal  défendue  par 
les  troupes  autrichiennes,  l'accueillait  avec  faveur  et  dont  un  bon  nombre  se 
rangeait  sous  son  drapeau.  Dembinski  avait  quitté  Paris  à  la  condition  sti- 
pulée avec  l'agent  de  la  Hongrie  que  les  Magyars  se  résigneraient  à  conclure 
avec  les  Slaves  un  traité  qui  garantirait  à  ceux-ci  leurs  libertés  locales  et  leur 
nationalité.  Enfin,  les  deux  généraux  slaves  obtinrent  que  l'armée  magyare  prît 
le  nom  d'armée  magyaro-slave.  Ainsi,  pendant  que  M.  de  Windischgraetz  s'ab- 
sorbait dans  l'application  grammaticale  et  pédantesque  de  sa  loi  martiale  et  que 
le  cabinet  s'étudiait  à  réprimer  le  rapide  élan  de  l'influence  slave,  les  deux  chefs 
polonais,  appuyés  d'ailleurs  sur  le  concours  de  dix  mille  compatriotes  accourus 
de  Galicie  et  de  Russie,  exploitaient  avec  une  infatigable  ardeur  les  mécontente- 
mens  causés,  en  pays  slave,  par  la  dernière  évolution  de  la  politique  autrichienne. 
De  là  les  succès  de  Bem  en  Transylvanie  contre  la  faible  division  de  Pùchner; 
de  là  la  facilité  avec  laquelle  Dembinski  a  pu  se  remuer  et  se  reconstituer  sur  la 
rive  gauche  de  la  Theiss;  de  là  ce  revirement  d'opinion  qui  a  entraîné  tant  de 
Slaves  dans  la  cause  magyare,  et  singulièrement  refroidi  le  dévouement  des 
autres  pour  l'Autriche;  de  là  enfin  ces  brillantes  excursions  de  cavalerie  qui 
viennent  de  ramener  en  ligne  l'armée  hongroise,  et  de  réduire  l'armée  autri- 
chienne à  la  défensive. 

La  Russie  attend  l'arme  au  bras  le  résultat  de  cette  campagne;  peut-être 
n'cst-elle  point  aussi* pressée  d'intervenir  que  l'opinion  est  portée  à  le  supposer. 


REVUE.   —  CHRONIQUE.  539 

Comme  on  sait,  le  vœu  des  villes  saxonnes  de  la  Transylvanie  et  un  intérêt 
d'humanité  l'avaient  appelée  à  Hermanstadt,  ce  qui  a  procuré  au  général  Bem 
l'occasion  de  l'en  repousser  avec  une  certaine  rudesse.  Depuis  lors  elle  est  rentrée 
dans  l'expectative,  sans  doute  moins  affligée  qu'on  ne  pense  de  contempler  de 
sa  frontière  fortement  gardée  l'anarchie  dans  laquelle  se  débattent  et  s'épuisent 
les  peuples  de  l'Autriche.  Ce  serait  une  histoire  bien  riche  en  enseignemens  que 
celle  des  avantages  retirés  par  le  cabinet  russe  dans  les  révolutions  qui,  depuis 
le  premier  partage  de  la  Pologne,  ont  affaibli  l'Europe.  On  ne  saurait  dire  que 
la  Russie  ait  depuis  lors  illustré  son  nom  par  beaucoup  de  victoires,  et  cepen- 
dant quelle  est  la  crise  européenne  d'où  elle  ne  soit  sortie  avec  un  agrandisse- 
ment notable,  avec  un  lambeau  de  quelque  pays  voisin?  La  Russie  d'à  présent 
n'est  pas  autre  chose  qu'une  conquête  permanente  et  progressive  sur  les  révo- 
lutions de  l'Europe  conduites  à  tort  et  à  travers  par  l'irréflexion  des  révolution- 
naires. 

S'il  est  un  pays  à  l'égard  duquel  la  Russie  ait  pratiqué  avec  succès  ce  système 
d'envahissement  continu  à  la  faveur  des  insurrections  politiques  ou  religieuses, 
c'est  la  Turquie.  Une  révolution  nouvelle,  conséquence  de  la  nôtre,  est  venue 
l'année  dernière  fournir  au  cabinet  de  Saint-Pétersbourg  l'occasion  d'occuper 
les  deux  principautés  de  la  rive  gauche  du  Danube.  Il  fallait,  suivant  M.  de  Nes- 
selrode,  il  fallait  pour  le  bien  de  la  Turquie  et  de  la  civilisation  étouffer  les 
germes  du  socialisme  importé  de  l'Occident;  et,  couverte  sous  ce  beau  prétexte, 
la  Russie  a  trouvé  le  moyen  d'établir  dans  cette  merveilleuse  position  militaire 
qui  domine  l'empire  de  Turquie  et  celui  d'Autriche  un  campement  de  quatre- 
vingt-dix-sept  mille  hommes.  Tant  de  baïonnettes  pour  mettre  à  la  raison  le 
socialisme  valaque!  En  conscience,  le  chiffre  est  fort,  et  c'est  bien  de  la  géné- 
rosité. Il  est  vrai  que  l'entretien  de  cette  armée  coûte  peu  au  budget  du  czar;  ce 
sont  les  Moldo-Valaques  qui  paient,  non  point  de  l'argent  qu'ils  ont,  étant  rui^ 
nés  par  les  premiers  mois  de  l'occupation,  mais  de  l'argent  que  la  Russie  leur 
avance  bénévolement,  ce  qui  formera,  pour  peu  que  l'occupation  se  prolonge, 
nn  capital  honnête  dont  les  principautés  auront  peut-être  quelque  peine  à  se 
libérer  dans  l'avenir.  Qu'importe  !  elles  n'en  devront  que  plus  de  reconnaissance 
à  la  cour  protectrice,  en  attendant  qu'il  lui  plaise  exiger  la  liquidation  de  la  na- 
tionalité moldo-valaque. 

Quel  langage  tient  la  Turquie  en  présence  d'un  pareil  abus  dans  l'interpré- 
tation des  traités?  Comment  envisage-t-elle  cette  funeste  occupation  qui  est  à 
la  fois  une  lésion  de  ses  droits  et  une  menace  perpétuellement  suspendue  sur 
Constantinople?  La  Turquie  est  animée  des  intentions  les  plus  sensées  et  les 
plus  droites;  elle  proteste,  elle  occupe  à  son  tour  le  territoire  moldo-valaque, 
elle  y  maintient  aussi  haut  qu'elle  peut  le  drapeau  de  la  suzeraineté;  elle  paie 
au  comptant  toutes  les  dépenses  de  son  armée,  elle  se  concilie  par  la  modération 
de  sa  politique  la  confiance  et  la  sympathie  des  Moldo-Valaques;  elle  s'étudie 
avec  une  activité  nouvelle  dans  son  administration  à  mettre  les  populations 
slaves  des  provinces  de  la  rive  droite  en  garde  contre  les  provocations  du  pan- 
slavisme moscovite  plus  ardent  que  jamais;  elle  continue  ses  armemens,  elle  les 
élève  à  cent  quinze  mille  hommes  de  troupes  régulières,  et  elle  appelle  ses 
quatre-vingt  mille  hommes  de  vieux  soldats  de  réserve.  Enfin  elle  se  prépare  à 
faire  face  à  tout  événement.  Cependant,  lorsque,  dans  l'éventualité  d'une  rup- 


540  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

ture,  elle  en  vient  à  demander  aux  cabinets  de  l'Occident,  à  la  France  et  à  l'An- 
gleterre, comment  ils  entendraient  faire  honneur  à  la  convention  des  détroits 
protectrice  de  Constantinople,  alors  naissent  les  incertitudes  et  les  irrésolutions. 
La  France  répond  :  Nous  reconnaissons  vos  droits,  nous  vous  souhaitons  du  bien; 
mais  nous  traînons  notre  boulet;  vous  avez  pourtant  un  espoir;  gagnez  l'Angle- 
terre, et  nous  verrons.  Sur  quoi  le  divan  insiste  à  Londres.  L'occasion  est  belle, 
pense-t-il,  puisque  lord  Palmerston  est  au  pouvoir.  Par  malheur,  il  se  pourrait 
que  lord  Palmerston  n'eût  point  tout-à-fait  pour  la  Russie  la  répulsion  que  l'on 
se  plaît  d'ordinaire  à  lui  attribuer;  le  noble  lord  semble  sans  doute  par  instans 
prendre  vivement  à  cœur  l'intégrité  de  l'empire  ottoman;  cela  ne  tire  guère  à 
conséquence;  la  Russie  a  pu  se  convaincre  par  une  longue  expérience  qu'il  con- 
vient de  distinguer  en  ce  qui  la  touche  entre  les  paroles  et  les  actes  du  ministre 
whig;  la  Russie  ne  s'alarme  point  de  ces  boutades.  Lord  Palmerston  promet 
sans  agir,  et  pour  la  Turquie  force  est  d'attendre  tout  en  se  fortifiant  sur  le 
pied  de  paix  armée. 

Il  est  difficile  de  prévoir  quelle  sera  la  fin  de  cette  occupation  des  princi- 
pautés moldo-valaques,  à  laquelle  les  cabinets  de  l'Occident  assistent  depuis 
tout  à  l'heure  dix  mois.  Plus  les  affaires  de  l'Europe  seront  compliquées,  plus 
aussi  la  Russie  sentira  l'importance  de  la  position  stratégique  qu'on  a  bien 
voulu  lui  laisser  prendre  dans  la  vallée  du  Danube.  Elle  y  est  assise  tout  à 
son  aise;  il  paraît  même  qu'elle  considère  déjà  le  sol  des  deux  principautés 
comme  une  dépendance  immédiate  de  la  couronne  russe;  car  autrement  le  res- 
pect du  principe  de  neutralité  l'eût  sans  doute  arrêtée  dans  cette  expédition  peu 
glorieuse,  conduite  de  la  Petite- Valachie  sous  les  murs  d'Hermanstadt.  L'Au- 
triche, en  des  temps  plus  heureux  pour  elle,  aurait  peut-être,  comme  en  1827 
et  4829,  pris  en  considération  cet  état  de  choses,  si  peu  favorable  dès  à  pré- 
sent et  de  si  mauvais  augure  pour  la  liberté  du  Danube;  mais,  pendant  qu'un 
général  autrichien,  rejeté  par  Bem  en  Valachie,  viole  lui-même  la  neutralité 
du  territoire  turc,  en  s'y  reconstituant  à  loisir  pour  rentrer  en  Transylvanie, 
l'internonce  d'Autriche  à  Constantinople  marche  dans  des  rapports  étroits  et 
intimes  avec  l'ambassade  russe.  Occupation  de  la  Turquie,  humble  dévouement 
de  l'Autriche,  voilà  donc  les  avantages  respectables  que  le  cabinet  de  Saint-Pé- 
tersbourg a  retirés  de  la  révolution  de  1848;  et  telles  sont  les  circonstances  au 
milieu  desquelles  on  annonce  que  M.  Seniavin,  dont  les  doctrines  panslavistes 
sont  bien  connues,  est  appelé  à  remplacer  M.  de  Titow.  Qu'on  nous  permette 
à  cet  égard  de  hasarder  une  conclusion  qui,  sous  couleur  de  science,  est  essen- 
tiellement politique  et  pratique  :  ou  le  slavisme  fortifiera  et  sauvera  la  Turquie 
et  l'Autriche,  ou  le  panslavisme  les  détruira.  Tant  pis  pour  elles  si  elles  ne  le 
comprennent  pas,  et  tant  pis  pour  la  civilisation  si  nous  ne  réussissons  pas  à 
les  en  convaincre. 


V.  de  Mars. 


LITTÉRATURE 


ANGLO-AMÉRICAINE. 


VOYAGES    RÉELS   ET   FANTASTIQUES    D'HERMANN   MELVILLE. 

TYPEE.  «  —  OMOO.  2  —  MARDI.  5 


Voici  une  nouveauté  curieuse,  un  Rabelais  américain.  Imaginez  ce 
que  serait  le  prodigieux  Pantagruel,  si  notre  curé  de  Meudon  avait  jeté 
des  teintes  élégiaques,  transparentes  et  nacrées  sur  le  canevas  de  sa 
vigoureuse  ironie,  et  rehaussé  de  métaphysique  panthéiste  l'invention 
de  ses  arabesques.  Imaginez  Daphnis  et  Chloé  ou  Paul  et  Virginie 
dansant  au  sein  des  nuages,  avec  Aristote  et  Spinoza  escortés  de  Gar- 
gantua et  Gargamelle,  je  ne  sais  quelle  gavotte  fantastique.  OEuvre 
inouïe,  digne  d'un  Rabelais  sans  gaieté,  d'un  Cervantes  sans  grâce, 
d'un  Voltaire  sans^goût,  — Mardi  ou  le  Voyage  là-bas  n'en  est  pas  moins 
un  des  plus  singuliers  livres  qui  aient  paru  depuis  long-temps  sur  la 
face  du  globe.  On  pourrait  accumuler  à  ce  propos  toutes  les  épithètes 
que  Mme  de  Sévigné  affectionnait  :  —  livre  extraordinaire  et  vulgaire, 

(1)  Boston,  3  vol.  —  (2)  Ibid.,  id.  —  (3)  London,  Bentley,  3  vol. 

TOME  h.  —  15  mai  1849.  35 


;,i2  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

original  et  incohérent,  sensé  et  insensé,  mal  écrit  et  mêlé  de  pages 
éclatantes,  farci  de  faits  intéressans  et  de  rabâchage,  d'enseignemens 
profonds  et  d'épigrammes  médiocres.  Vous  diriez  le  rêve  d'un  mousse 
qui  a  mal  fait  ses  études,  qui  s'est  enivré  de  haschich,  et  que  le  vent 
balance  au  sommet  d'un  mât  pendant  une  nuit  chaude  des  tropiques. 

Ce  bizarre  ouvrage  qui  débute  comme  un  conte,  qui  tourne  ensuite 
à  la  féerie  et  se  rabat  sur  l'aUégorie  pour  arriver  à  la  satire  en  tra- 
versant l'élégie,  le  drame  et  te  roman  burlesque,  piqua  vivement  ma 
curiosité  de  critique;  je  ne  le  comprenais  pas  après  l'avoir  lu,  je  le  com- 
prenais encore  moins  après  l'avoir  relu;  une  clé  était  nécessaire  non- 
seulement  aux  faits,  aux  noms  propres  et  aux  doctrines  que  l'auteur 
mettait  en  œuvre,  mais  surtout  à  la  création  d'un  tel  livre,  qui  semblait 
n'avoir  au  monde  aucune  raison  d'être.  Avec  cet  amour  du  vrai  et  ce 
besoin  d'aller  au  fond  des  choses  que  je  ne  peux  ni  ne  veux  éteindre, 
je  me  mis  à  chercher  la  solution  d'un  problème  d'autant  plus  intéres- 
sant qu'il  se  rapporte  à  une  littérature  toute  neuve  et  qui  est  encore 
pour  ainsi  dire  dans  son  œuf.  Je  consultai  les  critiques  anglais;  ils  m'ap- 
prirent ce  que  je  savais;  d'abord  que  l'œuvre  est  extravagante,  et  en- 
suite qu'ils  n'y  voyaient  pas  plus  clair  que  moi.  Ils  m'avertirent  aussi 
que  M.  Hermann  Melville  n'était  qu'un  pseudonyme,  auteur  de  romans- 
voyages  apocryphes,  Typee  et  Omoo,  qui  attestent  une  vigoureuse  puis- 
sance d'imagination  et  une  grande  hardiesse  à  mentir. 

Je  voulus  donc  lire  Typee  ou,  comme  nous  prononcerions  ce  mot,. 
Taïpie,  ainsi  que  la  suite,  intitulée  Omoo  (Omoû),  et  je  ne  fus  pas  de 
l'avis  des  critiques  anglais.  Sans  doute,  il  y  était  question  de  mille  aven- 
tures étranges;  il  s'agissait  de  nymphes  erotiques  et  sauvages,  de  can- 
nibales idylliques  et  philosophes,  de  temples  enfouis  dans  les  bois  et 
perchés  sur  les  rocs  de  Noukahiva,  de  beaux  moraïs  dans  les  vallées, 
de  scènes  innocentes  d'anthropophagie  mêlées  de  danses  sentimentales; 
— t  mais  toutes  ces  choses  se  retrouvent  à  peu  près  chez  Bougainville, 
Ongas,  Ellis  et  Earle.  Il  y  avait  là  un  cachet  de  vérité,  une  saveur  de  nar 
ture  inconnue  et  primitive,  une  vivacité  d'impressions  qui  me  frap?- 
paient.  Les  nuances  me  paraissaient  réelles,  bien  qu'un  peu  chaudes  et 
à  l'effet;  les  aventures  romanesques  de  l'auteur  se  déroulaient  avec 
une  vraisemblance  suffisante.  Notre  héros,  après  avoir  été,  disait-il, 
mangé  <te  caresses  par  ses  hôtes  polynésiens,  avait  failli  être  mangé  pair 
eux  en  chair  et  en  os;  on  lui  avait  prodigué  les  douceurs  de  cette  hos- 
pitalité gastronomique  et  perfide  dont  les  animaux  de  nos  basses-cours 
sont  les  objets.  Nourri  et,  amusé  aux  frais  de  l'état,  il  avait  eu  pour  se 
distraire  l'opéra,  la  poésie  indigène,  le  bal  et  la  conversation  des  bayap 
dères  les  plus  distinguées.  On  avait  soigné  sa  vie,  son  bien-être,  sa 
bonne  humeur,  sa  santé  physique  et  morale  avec  un  amour  et  une  sur- 


voyages  d'hermann  melville.  543 

veillance  à  faire  frémir.  Il  se  hâta  de  fuir  des  gens  si  soigneux  de  leurs 
hôtes.  Une  longue  odyssée  pleine  de  péripéties  redoutables  l'arracha 
au  festin  des  barbares.  Seulement  il  avait  laissé  en  route  son  valet  de 
chambre,  une  espèce  de  Sancho  Pança  matelot  nommé  Toby,  person- 
nage divertissant.  Le  maître,  qui  ne  doutait  pas  que  les  Taïpies  n'eus- 
sent servi  Toby  à  la  broche  ou  frit  dans  des  feuilles  de  palmier,  lui 
donna  quelques  larmes  et  revint  à  Boston  où  il  publia  cette  histoire. 

On  la  prit  pour  un  hoax  du  plus  beau  calibre;  le  style,  sans  être  pur 
ou  élégant,  avait  de  la  vivacité  et  de  l'entrain;  on  s'étonna  de  voir  un 
Américain  si  imaginatif  et  si  gascon,  mais  on  l'admira.  Les  Américains 
comprennent  la  plaisanterie,  excepté  dans  ce  qui  touche  l'honneur 
national;  ils  l'aiment  assez,  et,  quand  elle  est  de  haut  goût,  elle  ne  leur 
répugne  pas.  On  se  dit  des  choses  fort  singulières  dans  les  chambres 
législatives;  certains  journaux  sérieux  et  estimés  annoncent  toujours 
}a  célébration  des  mariages  dans  une  colonne  surmontée  d'une  petite 
vignette  qui  représente  une  grande  souricière,  avec  cette  légende  en 
caractères  énormes  :  Souricière  matrimoniale.  C'était  d'ailleurs  une 
vieille  coutume  anglaise  et  puritaine,  cultivée  avec  une  dextérité  re- 
marquable par  Daniel  de  Foë,  d'attraper  ainsi  le  public  par  des  fictions 
ornées  de  tous  les  détails  de  la  vraisemblance.  On  se  souvenait  encore 
de  la  Révélation  de  Mme  Leveau  faite  au  lit  de  la  mort,  feuille  que  l'on 
criait  dans  les  rues  de  Londres  vers  1688,  et  qui  déçut  beaucoup  de 
bonnes  âmes  calvinistes  dans  l'intérêt  de  leur  salut.  La  plaisanterie  ne 
déplut  donc  à  personne,  et  M.  Hermann  Melville  passa  pour  un  conteur 
de  bourdes  très  amusant  et  très  original. 

Cependant  une  revue  austère,  V Èvangèliste  de  New-York,  manifesta 
quelques  scrupules,  fit  ressortir  les  romanesques  inventions  de  M.  Mel- 
ville, le  traita  de  mauvais  plaisant  et  lui  reprocha  d'avoir  parlé  légè- 
rement et  calomnieusement  des  missionnaires  de  Taïti  et  des  Mar- 
quises. Ce  n'était  point  l'affaire  du  narrateur  de  se  trouver  ainsi  réfuté. 
Il  ne  répondit  rien:  mais  tout  à  coup,  en  janvier  1846,  on  vit  paraître 
dans  l'un  des  journaux  d'une  province  très  éloignée  [Buffalo  commer- 
cial Advertiser)  une  lettre  du  valet  de  chambre  matelot  Toby,  escortée 
d'une  note  de  l'éditeur  qui,  dit-il,  a  vu  Toby  en  personne.  «  Son  père  est 
un  bon  fermier  de  la  ville  de  Darien ,  dans  le  comté  de  Genesée.  Toby 
habite  notre  ville,  où  il  exerce  la  profession  de  peintre  en  bâtimens;  il 
affirme  que  les  aventures  racontées  par  Hermann  Melville  sont  vraies 
dans  leur  ensemble  et  dans  tout  ce  qui  est  essentiel.  On  n'a  pas  de  mo- 
tifs pour  révoquer  en  doute  l'assertion  de  Toby,  qui  est  un  fort  honnête 
homme.  »  Ensuite  vient  la  lettre  de  Toby  lui-même  «  qui,  dit-il,  s'ap- 
pelle Richard  Green  de  json  vrai  nom.  La  marque  du  coup  que  lui  a 
porté  un  des  chefs  sauvages  de  Noukahiva  est  encore  gravée  sur  son 
ifront.  Il  désire  beaucoup  retrouver  son  maître  et  son  compagnon 


544  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

d'infortune  Melville,  et  il  prie  M.  l'éditeur  d'insérer  sa  lettre;  il  espère 
qu'elle  sera  répétée  par  les  feuilles  d'Albany,  de  Boston  et  de  New- 
York,  et  qu'elle  parviendra  à  la  connaissance  de  Melville.  » 

La  lettre  de  Toby  ne  persuada  personne;  on  ne  douta  pas  que  tout 
ne  fût  arrangé  d'avance  :  comment  en  effet  aller  aux  preuves  et  vé- 
rifier les  noms,  les  dates  et  les  faits?  Toby  se  porte  caution  de  Mel- 
ville qui  se  porte  caution  de  Toby,  et  tous  deux  ont  pour  garant  le 
brave  éditeur  de  Buffalo,  qui  reçoit  d'eux  à  son  tour  son  brevet  de  vé- 
racité. Mascarille  répond  de  Jodelet  et  Jodelet  de  Mascarille.  L'affaire  se 
compliquait  et  la  galerie  s'en  amusait  fort;  il  y  avait  là  pour  les  spécu- 
lateurs américains  de  quoi  deviner,  spéculer,  conjecturer  et  calculer 
(guessing,  speculating  and  calculating).  Bref,  c'était  une  assez  piquante 
introduction  des  chances  des  paris  et  des  hasards  du  jeu  dans  le  do- 
maine de  la  littérature.  M.  Hermann  Melville  poussa  sa  pointe  en  véri- 
table enfant  des  États-Unis  :  going  ahead  (aller  de  l'avant)  y  est  le  mot 
d'ordre  universel.  Lego-ahead  system,  l'entreprise,  Yen-avant,  emportent 
aujourd'hui  la  plus  allante,  la  plus  active  nation  du  globe,  the  smartest 
nation  in  ail  création.  «  Nos  mères,  dit  à  ce  propos  un  Américain  de 
beaucoup  d'esprit,  se  dépêchent  de  nous  mettre  au  monde;  nous  nous 
dépêchons  de  vivre;  on  se  dépêche  de  nous  élever.  Nous  faisons  notre 
fortune  en  un  tour  de  main;  nous  la  perdons  de  même,  pour  la  rebâtir 
et  la  reperdre  encore  en  un  clin  d'oeil.  Notre  corps  fait  dix  lieues  à 
l'heure;  notre  esprit  est  à  haute  pression;  notre  vie  file  comme  une 
étoile;  notre  mort  est  un  coup  de  foudre.  »  M.  Hermann  Melville  se 
dépêcha  donc  de  mettre  à  profit  son  premier  succès;  il  donna  vite  une 
suite  à  Typee  [Taïpie),  raconta  les  aventures  de  sort  pauvre  Toby  et 
intitula  cette  suite  Omoo  (Omoû).  Les  mêmes  qualités  ou  à  peu  près  se 
retrouvaient  dans  le  second  ouvrage  qui  eut  moins  de  succès;  ce  sont 
des  fragmens  du  journal  de  voyage  qui  a  dû  servir  à  composer  Typee. 
La  réputation  du  conteur  était  faite.  Chacun  convenait  que  M.  Her- 
mann Melville  avait  infiniment  d'imagination,  qu'il  inventait  les  plus 
curieuses  extravagances  du  monde,  et  qu'il  excellait,  comme  Cyrano  de 
Bergerac,  dans  la  mystification  du  genre  sérieux. 

Après  avoir  lu  Typee  et  Omou,  il  me  restait ,  comme  je  l'ai  dit,  bien 
des  doutes  sur  la  justesse  de  cette  opinion  qui  avait  prévalu  en  Amé- 
rique et  en  Angleterre,  et  que  l'on  trouve  consignée  dans  la  plupart 
des  journaux  et  des  revues  où  les  «  romans  »  de  M.  Melville  sont  ana- 
lysés. La  fraîcheur  et  la  profondeur  des  impressions  reproduites  dans 
ces  livres  m'étonnaient;  j'y  voyais  un  écrivain  moins  habile  à  s'amuser 
d'un  rêve  et  à  jouer  avec  un  nuage  que  gêné  d'un  souvenir  puissant 
qui  l'obsède.  Type  du  caractère  anglo-américain,  vivant  pour  la  sen- 
sation et  par  elle,  curieux  comme  un  enfant,  aventureux  comme  un 
sauvage,  se  jetant  la  tête  la  première  dans  des  entreprises  inouies  et 


voyages  d'hermann  melville.  545 

les  menant  à  fin  avec  un  héroïsme  acharné,  je  trouvais  que  M.  Hermann 
Melville  s'était  peint  lui-même  très  fidèlement.  Cependant  qui  aurait 
osé  affirmer  l'authenticité  de  M.  Melville  et  sa  véracité?  Attaquer  de 
front  la  critique  du  nouveau  monde  et  celle  du  vieux  monde  eût  été 
fort  immodeste.  Je  me  contentais  de  douter,  lorsque  le  hasard  me 
rapprocha  de  l'un  des  plus  honorables  citoyens  des  États-Unis,  homme 
lettré  et  spirituel ,  au  courant  des  choses  intellectuelles  de  sa  race  :  — 
Voulez-vous,  lui  demandai-je,  m'apprendre  le  vrai  nom  de  ce  singulier 
écrivain  qui  s'intitule  Hermann  Melville  et  qui  a  publié  aux  États-Unis 
de  si  curieux  contes,  Mardi  et  Typee? 

—  Vous  êtes,  me  répondit-il,  des  gens  trop  subtils,  qui  cherchez  ma- 
lice à  tout.  M.  Hermann  Melville  se  nomme  Hermann  Melville;  il  est  fils 
de  l'ancien  secrétaire  de  légation  de  notre  république  près  la  cour  de 
Saint-James.  D'un  tempérament  fougueux  et  ardent,  il  s'embarqua  de 
bonne  heure,  et,  comme  nous  le  disons,  il  suivit  la  mer.  Fit-il  partie 
du  regularnavy,  ou  monta-t-il  à  bord  d'un  privateer?  Quelles  aventures 
marquèrent  le  cours  de  ses  orageuses  et  peu  classiques  études?  Lui  seul 
pourrait  vous  instruire  là-dessus,  et,  si  jamais  vous  visitez  le  Massa- 
chussets  où  il  est  établi  et  où  il  s'est  marié,  je  vous  conseille  d'aller  lui 
demander  des  renseignemens.  C'est  un  homme  athlétique,  jeune  en- 
core, hardi  et  entreprenant  de  sa  nature,  un  de  ces  hommes  tout  nerfs 
et  tout  muscles,  qui  se  plaisent  à  lutter  contre  les  flots  et  les  orages, 
contre  les  hommes  et  les  saisons.  Il  a  épousé  la  fille  du  juge  Shaw,  l'un 
des  magistrats  les  plus  distingués  de  la  Nouvelle-Angleterre,  et  il  vit 
maintenant  dans  le  calme  de  la  vie  de  famille ,  entouré  d'une  juste  et 
singulière  célébrité  dont  il  accepte  le  côté  un  peu  équivoque;  car 
on  le  regarde  généralement  comme  un  conteur  de  fables  bien  faites, 
mais  de  fables  à  dormir  debout.  Sa  famille ,  qui  sait  que  les  aventures 
racontées  par  lui  sont  genuine,  n'est  point  flattée  de  la  part  d'éloges  ac- 
cordée à  M.  Hermann  Melville  en  faveur  de  son  imagination  aux  dépens 
de  sa  moralité.  Son  cousin,  chez  lequel  j'ai  passé  l'été  dernier,  se  ré- 
criait beaucoup  contre  cette  obstination  des  lecteurs  qui  ne  voulaient 
voir  dans  Typee  et  Omoo  que  des  scènes  fantastiques.  —  Mon  cousin, 
disait-il,  écrit  fort  bien,  surtout  quand  il  reproduit  exactement  ce  qu'il 
a  senti;  n'ayant  pas  fait  d'études  dans  le  sens  ordinaire  et  accepté  de  ce 
mot,  il  a  conservé  la  fraîcheur  de  ses  impressions.  C'est  précisément  à 
sa  vie  de  jeune  homme  passée  au  milieu  des  sauvages  qu'il  a  dû  cette 
sincérité,  cette  vigueur,  ce  parfum  de  réalité  bizarre  qui  lui  donnent 
un  coloris  extraordinaire;  jamais  il  n'aurait  inventé  les  étranges  scènes 
qu'il  a  décrites.  Le  plaisant  de  l'aventure,  c'est  que,  charmé  de  sa 
réputation  improvisée,  il  n'a  pas  contredit  ceux  qui  attribuent  à  l'é- 
clat et  à  la  fécondité  créatrice  de  son  imagination  le  mérite  qui  n'ap- 
partient qu'à  la  fidélité  de  sa  mémoire.  Il  serait  fâché,  je  crois,  que  l'on 


546  RKVUK  DES  DEUX  MONDES. 

reconnût  la  vérité  essentielle  de  ce  curieux  épisode  de  la  vie  d'un  jeune 
marin.  La  réapparition  de  son  compagnon  Toby  ou  Richard  Green, 
personnage  très  réel  et  qui  a  partagé  tous  ses  périls,  l'a  contrarié  jus- 
qu'à un  certain  point;  elle  le  faisait  descendre  de  son  piédestal  de  ro- 
mancier jusqu'au  rôle  ordinaire  de  narrateur. -—Pour  moi  qui  connais 
la  mauvaise  tête  de  M.  Melville  et  l'emploi  fait  par  lui  de  ses  premières 
années,  pour  moi  qui  ai  lu  son  journal,  ses  Rough-Notes,  actuellement 
entre  les  mains  de  son  beau-père,  et  causé  avec  Richard  Green ,  son 
fidèle  Àchate,  je  ris  de  la  préoccupation  du  public.  Vous  voyez  le  men- 
songe où  est  la  vérité  et  la  vérité  où  est  le  mensonge.  Relisez  Typee,  je 
vous  le  demande;  je  ne  parle  pas  d'Omoo,  qui  en  est  une  pâle  contre- 
épreuve;  relisez  ce  livre,  non  plus  comme  un  roman,  mais  comme  por- 
tant l'empreinte  la  plus  naïve  des  idées  et  des  mœurs  communes  à  ce 
grand  archipel  polynésien  si  mal  connu.  Le  nouveau  voyageur  est  plus 
vrai  que  Bougainville,  qui  a  changé  les  bosquets  de  Tahiti  en  boudoirs 
à  la  Pompadour;  —  que  Diderot,  qui  met  en  œuvre,  pour  embellir  et 
colorer  son  matérialisme  sensuel,  les  récits  voluptueux  de  Bougain- 
ville; —  il  est  plus  croyable  que  les  Anglais  Ellis  et  Earle,  tout  oc- 
cupés de  justifier  la  conduite  des  missionnaires  anglicans  au  milieu  de 
ces  populations;  gens  qui  manquaient  à  la  fois  du  sens  poétique  et  pit- 
toresque et  de  la  verve  de  style  nécessaire  à  de  telles  peintures.  Sans 
doute,  M.  Melville  emploie  des  couleurs  trop  violentes,  et  cela  n'est  pas 
étonnant.  A  l'âge  où  il  était,  à  cette  époque  où  la  première  sève  et  la 
fraîcheur  de  la  vie  qui  se  développe  donnent  aux  idées  et  aux  impres- 
sions une  force  passionnée,  il  devait  ressentir  une  émotion  vive,  exa- 
gérée si  l'on  veut,  de  la  nouveauté  des  aspects  et  de  la  singularité  des 
périls.  Son  style  exubérant  est  trop  orné;  ses  teintes  à  la  Rubens,  ses 
couleurs  chaudes  et  violentes,  sa  prédilection  pour  les  effets  drama- 
tiques, ses  descriptions  efflorescentes  blessent  le  goût.  Cependant  il  n'y 
a  guère  moins  de  détails  romanesques  chez  le  vieux  docteur  espagnol 
Saaverde  de  Figueroa,  qui  a  décrit  le  premier  ces  voluptueux  parages, 
et  il  serait  ridicule  d'attendre  une  grande  sobriété  de  coloris  d'un  jeune 
mousse  américain  qui  a  eu  l'honneur  de  passer  quatre  mois  avec 
MM.  les  sauvages,  qui  a  partagé  les  plaisirs  de  leur  existence  primitive 
et  qui  a  été  sur  le  point  d'être  mangé  par  eux.  Comme  tous  ses  prédé- 
cesseurs, comme  don  Christoval  Saaverde  de  Figueroa,  le  capitaine 
Gook  et  Bougainville,  il  a  écrit  sous  le  charme  d'un  enivrement  causé 
par  le  prestige  de  la  nature  et  letrangeté  des  coutumes.  Seulement 
l'Américain,  moins  séduit  par  les  voluptés  de  la  nouvelle  Cythère  que 
charmé  de  courir  après  les  aventures,  se  montre  hardi,  brusque  et 
véhément;  c'est  un  caractère  à  part,  qui  rend  ce  singulier  ouvrage 
encore  plus  digne  de  votre  étude. 


VOYAGES  DHERMANN  MELYILLE.  54r7 

Ces  renseignement  authentiques  ne  m 'étonnaient  pas;  ils  ne  fair- 
aaient  que  confirmer  mon  opinion  (1).  C'est  donc  comme  un  récit  de 
voyages  et  non  comme  un  rêve,  comme  un  coup  d'œil  jeté  sur  la  vie 

(1)  Mon  opinion  relativement  au  voyage  de  M.  Hermann  Melville  et  à  l'authenticité  des 
détails  qu'il  a  donnés  est  consignée  dans  le  Journal  des  Débats  de  1846  (numéros  des 
ÎO  et  22  juin).  Un  journal  anglais  se  moqua  beaucoup  de  ma  crédulité;  je  crus  m'être 
trompé  et  je  ne  répondis  rien.  Un  autre  journal  anglais,  l'Athenœutn  (numéro  1121, 
samedi  21  avril  1840),  ayant  présenté  récemment  mes  opinions  sur  le  poème  du  poète 
auglo -américain  Longfellow,  Évangeline  (voyez  Revue  des  Deux  Mondes  du  1er  avril) 
comme  fondées  sur  deux  erreurs  philologiques  et  matérielles,  je  crois  devoir  réfuter  sa 
critique  en  peu  de  mots.  Le  correspondant  anglais  de  VAthenœum  me  reproche  d'avoir 
dit  que  V  Évangeline  de  Longfellow  est  un  poème  allitératif.  On  peut  trouver,  dit-il, 
des  allitérations  partout  :  Cela  est  vrai.  On  peut  aussi  trouver  des  rimes  partout.  Le  vieil 
Homère  ne  rimait-il  pas?  Voyez  plutôt  le  premier  vers  de  Y  Iliade  : 

Mênin-a- 

eide  the-a 

Pelei-a— 

deoû-.4~ 

cjbileôs,  etc. 

Il  serait  puéril  de  soutenir  que  Tityre  tu  patulne  offre  des  allitérations  parce  qu'o»  y 
trouve  deux  t,  deux  u,  deux  b,  deux  a.  A  ce  compte-là,  comment  vous  pQrtez^vous? 
est  allitéré;  on  y  trouve  quatre  o.  Chez  les  hommes  du  Nord ,  la  répétition  de  la  même 
consonne  frappant  sur  la  racine  accentuée  des  mots  constituait  une  mnémonique  dure  et 
puissante  dont  la  civilisation  poétique  moderne  s'est  éloignée^  mais  dont  l'instinct  popu- 
laire des  races  septentrionales  se  rapproche  volontiers.  Byron  lui-même,  disant  : 

The  prow  spurns  the  spray, 

allitère;  mais  c'est  fort  rare  :  aujourd'hui  les  poètes  élégans  du  Nord  écartent  volontai- 
rement ce  choc  désagréable  de  sons  durs  et  similaires.  Que  l'on  examine  les  quinze  pre- 
mières lignes  du  premier  poème  venu,  par  Wordsworth,  Byron  ou  Shelley,  on  n'y  trouvera 
pas  trois  assonnances  rapprochées  de  la  même  consonne.  Or,  dans  le  nouveau  poème  de 
Longfellow,  que  j'ai  dit  être  allitératif,  ce  mode  septentrional  est  partout  mis  en  usage 
avec  une  obstination  extraordinaire.  Page  25,  par  exemple,  " 

vers  1er  Crowiug  Cocks 

2  FFhir  of  fTmgs 

3  Low  as  Xove 

4  Xooked  with  £ove 

5  Aftiïayed  with  jRobes  of  Musset 

6  .Reign  of  ftest 

7  ZJay  Descending  Departed. 

Et  ainsi  de  suite  à  travers  tout  le  poème.  Prétendre  que  ce  rapprochement  perpétuel  ou 
écho,  frappant  sur  les  initiales  des  mots,  est  accidentel  et  de  hasard,  serait  absurde  :  voilà 
pourtant  ce  que  le  critique  anglais  soutient  contre  moi.  Il  me  reproche  aussi  très  vive- 
ment de  n'avoir  pas  reconnu  l'hexamètre  anglais  chez  M.  Longfellow.  Je  suis  parfaite- 
ment de  l'avis  de  Walter  Scott,  de  Disraeli  père,  de  Gifford,  du  professeur  Latham,  du 
savant  Guest  (English  rhythms),  qui  tous  s'accordent  à  renvoyer  l'hexamètre  anglais 
parmi  les  mythes.  En  effet,  l'hexamètre  de  M.  Longfellow  serait  une  chose  fort  singulière: 

Who  on  his  birth-day  iscrowned  by  children  and  children's  children,  etc. 

Vous  trouvez  là  le  mot  children  comme  spondée  à  la  fin,  après  l'avoir  rencontré  comme 


548  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

polynésienne,  «  a  peep  at  polynesian  life  (1)  » ,  et  non  comme  une  inven- 
tion agréable,  que  je  l'ai  relu.  Avant  de  revenir  à  son  dernier  ouvrage, 
Mardi,  suivons  un  peu  le  jeune  mousse  dans  cette  vallée  inconnue 
des  îles  Marquises,  au  milieu  d'une  tribu  de  l'intérieur  à  peine  visitée 
par  les  missionnaires,  étrangère  à  la  demi-civilisation  que  le  contact, 
européen  a  imposée  aux  indigènes  des  côtes,  devenus  des  échantillons 
de  barbarie  prétentieuse  et  d'ignorance  coquette.  —  M.  Melville  ne  dit 
pas  explicitement  à  quel  titre  il  se  trouvait  si  jeune  à  bord  du  balei- 
nier américain  la  Dolly,  qui  fit  relâche  à  Noukahiva  en  1842.  Il  ne 
nous  apprend  pas  non  plus  à  quelles  circonstances  tenait  le  peu  de 
faveur  dont  il  jouissait  auprès  du  capitaine  Vangs,  ni  les  motifs  qui  le 
déterminèrent  à  faire,  aussitôt  qu'il  le  put,  l'école  buissonnière,  — 
c'est-à-dire  à  déserter. 

«  Quand  notre  barque,  dit-il ,  entra  dans  la  baie  de  Tior,  le  soleil  était  à  son 
zénith.  Les  grandes  lames  de  l'Océan  nous  avaient  mollement  portés  sous  une 
chaleur  accablante,  et,  comme  nous  n'avions  pas  d'eau  avec  nous,  la  soif  nous 
dévorait.  J'étais  si  impatient  d'aborder  qu'en  approchant  de  la  terre  je  me  tins 
debout  sur  l'avant  pour  m' élancer  sur  la  rive.  Nous  n'avions  pas  encore  touché 
la  plage  que  je  sautai  et  me  trouvai  entouré  d'une  petite  armée  d'enfans  nus, 
qui  criaient  comme  des  démons  et  qui  se  mirent  à  mes  trousses.  Je  traversai  en 

deux  brèves  dans  les  deux  pieds  précédens.  Il  est  vrai  que  Southey  a  donné  de  la  vigueur 
à  cette  imitation  impuissante  et  grossière  du  rhythme  classique,  et  que  les  Allemands, 
les  Danois  et  les  Suédois,  dont  la  prosodie  est  bien  plus  marquée  et  plus  nette  que  celle 
des  Anglais,  ont  quelquefois  fait  un  usage  heureux  de  cette  forme  étrangère  : 

Mùtterchen  hatte  mit  Sorg  ihr  freundliches  Stùbchen  gezieret 
Reine  Gardinen  gehaengt  um  Fenster  und  luftigen  Alkov,  etc. 

(Voss.) 

Le  dactyle,  élément  indispensable  de  l'hexamètre,  est  fréquent  en  allemand  et  manque 
presque  complètement  à  la  langue  anglaise,  comme  le  dit  très  bien  le  grammairien  La- 
tham;  cette  langue  est  remplie  d'iambes  et  de  trochées.  Même  ce  qu'on  peut  nommer  le 
dactyle  de  l'accent,  c'est-à-dire  une  syllabe  accentuée  suivie  de  deux  syllabes  qui  ne  le 
sont  pas,  telles  que  merrily,  steadily,  se  présente  rarement.  Dans  la  poésie  allemande, 
au  contraire,  luftigen,  eichenen,  maschigen,  sont  d'excellens  dactyles.  Le  faux- 
hexamètre  anglais  n'est  supportable  que  si  un  bon  lecteur  le  transforme  au  moyen  d'une 
accentuation  particulière  ;  quant  au  prétendu  hexamètre  de  quinze ,  vingt  ou  seize  syl- 
labes de  M.  Longfellow,  il  serait  tellement  arbitraire  que,  pour  l'admettre  dans  le  cadre 
des  vers  virgiliens  et  homériques,  il  faudrait  poser  en  principe  que  tout  peut  se  scander 
en  hexamètres,  jusqu'à  je  suis  \  votre  très  |  humble  et  \  très  obé  \  issant  ser  \  viteur: 
ce  qui,  toute  plaisanterie  à  part,  est  exactement  le  système  hexamétral  du  critique  an- 
glais. Je  le  renvoie  à  ce  sujet  aux  autorités  anglaises  que  j'ai  citées,  et  surtout  à  l'ouvrage 
excellent  de  Guest;  et  je  maintiens  ce  que  j'ai  avancé  et  ce  que  j'ai  prouvé,  —  à  savoir, 
que  le  poème  de  M.  Longfellow,  écrit  dans  un  mètre  qui  n'est  pas  anglais,  et  semé  d'al- 
litérations perpétuelles  qui  sont  Scandinaves,  constitue  une  tentative  d'importation  étran- 
gère et  un  essai  de  retour  au  vieux  mode  gothique  de  versification. 

(1)  Narrative  of  a  four  months's  résidence  among  the  natives  ofa  valley  ofthe 
Marquesas  Islands,  or  a  Peep  at  Polynesian  life;  by  H.  Melville. 


voyages  d'hermann  melville.  549 

courant  tout  l'espace  qui  me  séparait  d'un  bosquet  touffu  dans  lequel  je  me  jetai 
tête  baissée,  comme  un  plongeur  dans  la  mer.  Quelle  sensation  délicieuse  j'é- 
prouvai! 11  me  semblait  être  enveloppé  d'un  élément  de  vie  nouvelle,  rempli 
de  fraîcheur,  de  murmures,  de  bruits  liquides  et  de  saveurs  enivrantes.  Que  l'on 
parle  tant  qu'on  voudra  de  l'action  rafraîchissante  et  tonique  des  bains  de  mer  : 
un  bain  dans  les  feuillages  ombreux  de  Tior,  sous  les  cocotiers  ou  les  palmiers, 
au  milieu  de  cette  atmosphère  digne  de  l'Éden,  est  chose  plus  délicieuse  encore. 
Comment  décrire  le  paysage  qui  s'offrit  à  moi  quand  je  sortis  de  cette  ver- 
doyante retraite?  La  vallée  étroite,  avec  ses  parois  escarpées  et  drapées  de  vignes- 
vierges,  formant  d'une  cime  à  l'autre  une  arcade  sculpturale  de  rameaux  et  de 
festons  transparens,  semblait  m'ouvrir  une  longue  baie  de  verdure  qui ,  à  me- 
sure que  j'avançais,  s'élargissait  pour  former  la  plus  magnifique  vallée  que  j'aie 
jamais  vue.  » 

C'est  précisément  ce  style  descriptif,  ce  talent  de  coloriste  un  peu 
exagéré  peut-être  et  choisissant  de  préférence  les  touches  vives  et 
brillantes,  qui  a  valu  à  M.  Melville  sa  réputation  d'écrivain  fantastique. 
Toute  cette  féerie  du  paysage  polynésien  séduit  le  mousse,  qui,  ac- 
compagné de  son  camarade  le  matelot  Richard  Green,  déserte  un  beau 
jour.  Une  ondée  les  force  à  prendre  asile  au  fond  de  quelques  canots 
de  guerre  amarrés  sur  la  rive,  après  quoi  ils  se  dirigent  ensemble  vers 
une  colline  assez  élevée,  couronnée  d'une  épaisse  forêt. 

«  Quand  nous  approchâmes  du  pied  de  la  colline,  dit-il ,  nous  nous  trouvâmes 
arrêtés  par  une  masse  de  grands  joncs  de  couleur  jaune,  extrêmement  serrés, 
colonnade  compacte  formée  de  baguettes  aiguës,  souples  et  dures  comme  au- 
tant de  barres  d'acier.  Nous  cherchâmes  en  vain  une  route  plus  praticable,  et 
nous  reconnûmes  avec  douleur  que  la  forêt  de  joncs  s'élevait  jusqu'au  milieu  de 
la  colline.  Point  de  percée,  aucun  sentier.  Il  fallait  se  frayer  un  passage  de  vive 
force  au  milieu  de  ces  baïonnettes.  Nous  changeâmes  notre  ordre  de  marche. 
Étant  le  plus  vigoureux  des  deux,  je  passai  devant  et  laissai  Toby  à  l'arrière- 
garde.  Ce  que  ma  force  et  mon  adresse  pouvaient  accomplir  dans  cette  occur- 
rence, je  le  tentai ,  abattant  et  maintenant  à  droite  et  à  gauche  les  dents  serrées 
de  ce  peigne  naturel  et  gigantesque  au  milieu  desquelles  nous  nous  trouvions 
pris  comme  deux  souris  dans  un  énorme  engrenage.  Bientôt  je  désespérai  de 
réussir.  Les  tiges  flexibles  et  dures  se  repliaient  sans  cesse  malgré  tous  mes  ef- 
forts. Furieux  de  rencontrer  un  obstacle  si  peu  attendu  et  si  redoutable,  je  me 
jetai  de  tout  le  poids  de  mon  corps  sur  ces  longues  épines  pour  les  briser;  les 
éclats  m'ensanglantaient  et  je  me  relevais  pour  recommencer.  A  force  de  ré- 
péter cet  exercice,  nous  avançâmes  de  quelques  pas,  et  je  tombai  vaincu  par  la 
fatigue,  couvert  de  sueur.  Toby,  petit  homme  mince  et  maigre,  ayant  pendant 
vingt  minutes  recueilli  le  bénéfice  de  mes  efforts,  voulut  me  relayer  et  se  mit 
à  l'avant-garde  avec  très  peu  de  succès.  Les  joncs  avaient  le  dessus;  il  fallut 
que  je  reprisse  mon  poste.  Le  corps  ruisselant  de  sang  et  de  sueur,  et  tout  lardés 
des  éclats  des  joncs  brisés,  nous  atteignîmes  à  peu  près  la  moitié  du  taillis;  la 
pluie  qui  avait  recommencé  cessa,  et  l'atmosphère  devint  brûlante  au-delà  de 
toute  expression.  L'élasticité  des  joncs  les  relevait  de  tous  côtés;  ils  arrêtaient 


.,;,<>  REVUE  DES   DEUX  MONDES. 

la  circulation  du  peu  d'air  qui  aurait  pu  arriver  jusqu'à  nous,  et,  nous  tenant 
prisonniers  comme  dans  un  ressort  qui  se  replie,  iisnous  empêchaient  mèrne  de 
voir  où  nous  étions  et  de  nous  orienter  parmi  ces  tiges  de  huit  à  dix  pieds  dt 
haut.  Épuisé  par  mes  efforts  et  tout  haletant,  je  me  sentis  incapable  d'aller 
pius  loin.  Ma  chemise  était  trempée  de  l'eau  de  pluie;  je  tordis  ma  manche 
pour  étancher  ma  soif;  le  peu  de  gouttes  d'eau  que  je  pus  me  procurer  ainsi 
ne  me  soulageant  pas,  je  tombai  comme  mort  et  dans  une  apathie  stupide.  Ce- 
pendant Toby  avait  inventé  un  moyen  de  nous  tirer  du  piège.  Armé  de  son 
couteau  de  chasse,  il  s'était  mis  à  faucher  à  droite  et  à  gauche  les  joncs  réfrac- 
taires;  la  clairière  se  faisait.  En  m'éveillant,  je  suivis  son  exemple,  qui  me 
rendait  le  courage,  et  je  fis  un  abattis  considérable  tout  autour  de  nous.  Mais 
hélas!  plus  l'œuvre  de  destruction  s'élargissait,  plus  l'élévation  et  l'épaisseur 
des  joncs  augmentaient.  Je  commençai  à  croire  que  tout  était  fini  à  jamais 
et  que  sans  l'addition  d'une  bonne  paire  d'ailes  il  nous  serait  impossible  de 
sortir  du  traquenard,  lorsque  tout  à  coup  une  éclaircie  apparut  à  ma  droite  et 
laissa  pénétrer  jusqu'à  moi  un  joyeux  rayon  de  soleil.  Je  communiquai  celte 
bonne  nouvelle  à  Toby;  nous  nous  remîmes  à  l'œuvre  avec  plus  de  force  et  de 
courage  qu'auparavant.  Nous  travaillâmes  si  bien  que  nous  finîmes  par  nous 
trouver  en  pleine  liberté,  à  peu  de  distance  du  sommet.  Après  quelques  secondes 
de  repos,  nous  gravîmes  jusqu'à  la  crête,  et  nous  eûmes  bien  soin  de  ne  pas 
nous  montrer  debout;  les  habitans  des  vallées  nous  auraient  aperçus  et  auraient 
intercepté  notre  passage;  mais  en  avançant  prudemment  d'un  côté,  rampant 
sur  les  pieds  et  les  mains,  à  genoux ,  et  nous  glissant  à  travers  le  gazon  comme 
deux  serpens,  nous  finîmes  par  arriver.  Une  heure  avait  été  consacrée  à  ce  mode 
peu  facile  de  locomotion. 

«  Nous  nous  relevâmes  hardiment,  nous  croyant  protégés  contre  les  observa- 
tions indiscrètes  par  un  rideau  d'arbres.  Cette  crête,  formant  éperon  sur  la  mer 
et  se  détachant  des  autres  rochers  qui  faisaient  amphithéâtre  autour  de  la  baie, 
s'élevait  à  angle  aigu  du  rivage  même,  et,  à  l'exception  d'un  petit  nombre  de 
plans  inclinés,  offrait  une  pente  douce  et  continue  qui  s'élevait  obliquement 
vers  les  montagnes  centrales  de  file.  Nous  étions  arrivés  à  peu  près  au  point  de 
ce  plateau  qui  dominait  la  mer,  et  nous  avions  à  notre  gauche  la  route  qui  de- 
vait nous  conduire  aux  montagnes,  route  couverte  d'un  gazon  fin  et  velouté, 
souvent  large  de  quelques  pieds  seulement.  Tout  joyeux  du  succès  de  notre  en- 
treprise et  respirant  un  air  frais  et  aromatique  qui  rendait  la  vigueur  à  nos 
membres,  nous  nous  mîmes  à  marcher  rapidement  sur  cette  surface  élastique  et 
douce;  mais  nos  silhouettes  qui  se  dessinaient  nettement  sur  le  fond  du  ciel 
s'étaient  déjà  fait  remarquer.  Du  creux  des  vallons  les  plus  solitaires  et  des  gorges 
les  plus  cachées  nous  entendîmes  retentir  de  grands  cris,  et,  en  abaissant  nos 
regards  vers  la  plaine,  nous  aperçûmes  les  habitans  sauvages  de  l'île  courant  en 
désordre,  quittant  leurs  petites  cabanes  éparses  çà  et  là  comme  autant  de  points 
blancs.  Nous  étions  trop  haut  perchés  pour  ne  pas  nous  sentir  à  l'abri  des  pour- 
suites, et  nous  savions  d'une  part  que  les  sauvages  ne  nous  suivraient  pas  dans 
les  solitudes  des  montagnes,  d'une  autre,  que  nous  avions  tout  le  temps  né- 
cessaire pour  leur  échapper.  Cependant,  à  cet  aspect  et  à  ces  cris,  nous  nous 
mîmes  à  courir  plus  fort  qu'auparavant,  et  nous  nous  trouvâmes  enfin  arrêtés 
par  une  muraille  perpendiculaire,  barrière  qui  semblait  inexpugnable.  A  force 


VOYAGES  DHERMANN  MELVILLE.  351 

de  persévérance  et  d'audace,  nous  servant  de  racines  d'arbres  et  d'arbustes 
comme  de  marches  et  d'échelons  pour  gravir  cette  élévation  nouvelle,  nous  finîmes 
par  vaincre  l'obstacle  au  risque  de  nous  rompre  cent  fois  le  cou;  puis  nous  re- 
prîmes notre  course  avec  une  célérité  extrême.  Nous  avions  abordé  le  matin  de 
très  bonne  heure;  nous  n'avions  pas  cessé  de  monter,  sans  jamais  nous  retourner 
du  côté  de  la  mer.  11  pouvait  être  six  heures  du  soir.  Enfin  nous  nous  trou- 
vâmes assis  sur  le  pic  central  le  plus  élevé  de  l'île,  un  immense  pic  basaltique 
enveloppé  de  toutes  parts  de  fleurs  et  de  végétations  parasites,  s'élevant  à  près 
de  trois  mille  pieds  au-dessus  du  niveau  de  la  mer  comme  une  grande  corbeille 
de  pierre.  Le  point  de  vue  était  magnifique.  » 

Toute  cette  peinture  a  le  mérite  de  reproduire  vivement  la  réalité. 
Nos  déserteurs,  qui  avaient  peu  de  provisions  et  dont  le  pain  et  le  tabac 
s'étaient  confondus  dans  leurs  poches,  finissent  par  arriver  à  une -es- 
pèce de  ravine  ou  de  trou  profond  dont  la  description  est  fort  curieuse  : 

«  La  scène  naturelle  qui  nous  accueillit  se  grava  vivement  dans  mon  souvenir. 
Cinq  torrens,  ou  plutôt  cinq  avalanches  écumeuses  tombant  de  cinq  ouvertures 
ou  gorges,  et  enflées  des  eaux  de  la  pluie,  s'unissaient  en  un  seul  tourbillon 
furieux  qui  s'élançait  de  quatre-vingts  pieds  de  haut  et  se  déchargeait  avec  un 
effroyable  bruit  au  fond  d'un  entonnoir  creusé  dans  les  rocs  entassés  autour  de 
nous;  de  là  le  courant  tempestueux,  engagé  dans  un  étroit  passage,  semblait 
aller  se  perdre  dans  les  profondeurs  mêmes  et  les  entrailles  de  la  terre.  Une 
voûte  formée  de  racines  gigantesques  et  des  branches  séculaires  des  arbres  voi- 
sins tremblait  sous  le  choc  perpétuel  des  cascades  grondantes,  et  faisait  pleu- 
voir de  sa  longue  chevelure  une  incessante  pluie.  Les  lueurs  enflammées  du 
jour  qui  mourait  pénétraient  avec  un  tremblement  mélancolique  à  travers  cette 
arcade  humide,  de  manière  à  en  rendre  l'aspect  plus  affreux  et  plus  bizarre,  et 
à  nous  rappeler  que  bientôt  les  ténèbres  viendraient  nous  envelopper.  Quand 
j'eus  examiné  notre  nouvel  asile,  je  me  demandai  comment  il  se  pouvait  faire 
que  j'eusse  pris  pour  un  sentier  le  sillon  qui  nous  avait  conduits  à  un  tel  en- 
droit, et  je  commençai  à  croire  que  les  sauvages  n'avaient  certainement  pas 
frayé  cette  route  tout-à-fait  inutile.  Toutefois  il  y  avait  quelque  chose  de  rasspr- 
rant  dans  l'idée  qui  diminuait  pour  nous  les  chanees  de  rencontrer  à  l'inv- 
proviste  ceux  que  nous  redoutions,  et  ma  conclusion  fut  que  nous  n'avions  rien 
de  mieux  à  faire  que  de  profiter  d'une  cachette  précieuse  pour  notre  sécurité^ 
Toby  pensa  de  même;  immédiatement  nous  nous  mîmes  à  bâtir  une  hutte 
temporaire  avec  des  branchages  et  des  débris  d'arbres.  Force  nous  fut  de  la 
construire  presque  au  pied  de  la  cataracte;  les  eaux  occupaient  le  reste  de 
l'espace.  Pendant  le  peu  de  temps  que  nous  avions  encore  à  employer  avant 
que  la  nuit  tombât,  nous  couvrîmes  le  toit  avec  des  touffes  de  gazon  humide 
qui  poussaient  dans  les  fissures  des  rocs.  Notre  hutte,  etee  nom  même  était  fort 
prétentieux,  consistait  en  une  demi-douzaine  de  branches  placées  obliquement 
contre  la  paroi  du  roc,  un  des  bouts  touchant  au  lit  du  torrent;  nous  rampâmes 
pour  nous  abriter  sous  cette  espèce  d'auvent  et  pour  y  reposer  de  notre  mieux 
nos  membres  épuisés.  Ce  fut  une  nuit  horrible,  et  jamais  je  ne  l'oublierai.  Toby, 
dont  la  voix  m'aurait  consolé,  était  devenu  incapable  de  prononcer  un  iQ0t;.]e 


552  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

dos  appuyé  contre  la  muraille,  le  long  de  laquelle  coulaient  des  gouttes  éternelles 
et  glacées,  la  tète  entre  ses  genoux  et  les  membres  en  proie  à  un  tremblement 
convulsif,  il  n'avait  plus  ni  souffle,  ni  pensée,  ni  parole.  Rien  ne  manquait  à 
notre  supplice.  La  pluie  tombait  par  torrens,  et  faisait  de  notre  abri  une  ironie 
misérable.  En  vain  tentai-je  de  m'établir  de  manière  à  éviter  la  pluie  :  en  y 
échappant  d'un  côté,  je  me  découvrais  d'un  autre.  Les  épouvantes  et  les  dou- 
leurs accumulées  de  la  faim,  du  froid,  de  notre  situation  désespérée,  et  les 
ténèbres  qui  nous  entouraient,  me  firent  perdre  un  moment  courage.  » 

La  nuit  se  passe,  et  les  fugitifs  ne  s'en  trouvent  guère  mieux;  réduits 
à  se  traîner  dans  les  halliers,  l'un  blessé  à  la  jambe  par  un  éclat  de 
jonc,  l'autre  tremblant  de  fièvre,  ils  descendent  sur  leur  droite,  attei- 
gnent une  vallée  sans  nom  qui  leur  fournit  comme  déjeuner  quelques 
restes  de  fruits  dédaignés  par  les  oiseaux,  et  n'aperçoivent  aucune 
route. 

a  Ne  sachant  comment  nous  orienter  et  n'apercevant  devant  nous  qu'un  ho- 
rizon sans  chemin  frayé,  nous  résolûmes  de  pénétrer  dans  le  bosquet  le  plus 
voisin.  Nous  en  étions  à  quelques  pas,  lorsque  je  heurtai  du  pied  un  fragment 
du  fruit  de  l'arbre  à  pain ,  parfaitement  vert,  encore  humide,  et  qui  venait  évi- 
demment d'être  dépouillé  de  son  écorce.  Je  le  passai  à  Toby,  qui  ne  put  s'em- 
' pêcher  de  tressaillir  à  cette  preuve  incontestable  du  voisinage  des  sauvages 
Taïpies  ou  Happars,  deux  tribus  ennemies  et  irréconciliables.  Un  peu  plus  loin 
nous  trouvâmes  un  certain  nombre  de  branches  du  même  arbre  formant  un 
petit  fagot  rattaché  par  un  lien  d'écorce.  11  semblait  probable  qu'un  habitant, 
•prenant  l'alarme  à  notre  approche,  s'était  débarrassé  de  ce  fardeau  avant  de 
fuir  pour  aller  avertir  ses  camarades.  Dans  quelles  mains  allions-nous  tom- 
ber? Taïpies  ou  Happars?  Il  n'était  plus  temps  de  revenir  sur  nos  pas;  nous 
avançâmes  très  lentement,  Toby  regardant  à  droite  et  à  gauche  sous  les  ar- 
bres. Tout  à  coup  je  le  vis  s'arrêter  comme  si  une  vipère  l'eût  piqué,  s'agenouil- 
4er,  écarter  d'une  main  les  feuillages  épais,  de  l'autre  me  faire  signe  de  ne 
pas  avancer,  pendant  que  son  regard ,  fixé  sur  un  objet  lointain ,  semblait  ne 
pas  vouloir  s'en  détacher.  Je  ne  tins  aucun  compte  de  son  injonction  muette. 
J'approchai,  et  deux  personnages  m' apparurent ,  debout,  serrés  l'un  contre 
l'autre,  parfaitement  immobiles.  Il  est  plus  que  probable  qu'en  nous  aper- 
cevant ils  s'étaient  enfuis  dans  les  profondeurs  des  halliers.  J'eus  bientôt  pris 
ma  résolution.  Laissant  tomber  mon  bâton,  je  tirai  du  paquet  que  j'avais  em- 
porté un  morceau  de  cotonnade  et  je  l'attachai  comme  un  drapeau  à  l'extrémité 
d'une  branche  que  je  cassai.  Je  dis  à  Toby  d'en  faire  autant,  et  tous  deux,  por- 
tant en  main  le  caducée  de  paix,  nous  pénétrâmes  dans  le  fourré  en  marchant 
yers  les  deux  êtres  tremblans  qui  s'y  étaient  blottis.  C'étaient  un  jeune  garçon 
et  une  jeune  fille,  l'un  de  seize  ou  dix-sept  ans,  l'autre  de  quatorze  ou  quinze, 
d'une  beauté  et  d'une  régularité  de  formes  exquises,  et  dont  la  nature  avait 
seule  soigné  les  atours.  Leurs  deux  tètes  penchées  et  attentives,  la  main  de  la 
jeune  fille  serrée  dans  celle  du  jeune  homme,  le  bras  de  ce  dernier  appuyé  sur 
le  coude  de  sa  compagne  et  à  demi  caché  sous  les  longues  tresses  des  cheveux  de 
cette  dernière,  l'élégante  délicatesse  de  leur  taille  et  le  mouvement  de  crainte 


voyages  d'hermann  melville.  553 

simultanée  qui  les  penchait  en  avant  et  comme  balancés  ensemble  vers  le  bruit 
qui  se  faisait  entendre,  cet  accord  d'attitudes  gracieuses,  reposées  et  légères,  for- 
maient un  groupe  sculptural  de  l'effet  le  plus  charmant  et  le  plus  naïf.  Le  jeune 
homme  était  absolument  nu;  la  jeune  fille  avait  pour  tout  costume  une  petite 
ceinture  d'écorce,  d'où  pendaient  devant  et  derrière  deux  feuilles  roussâtres  de 
l'arbre  à  pain.  A  notre  approche,  leur  effroi  fut  extrême;  comme  j'avais  peur 
qu'ils  ne  prissent  la  fuite,  je  m'arrêtai ,  leur  montrant  la  pièce  d'étoffe  que  je 
tenais  à  la  main ,  et  les  priant  par  mes  gestes  de  venir  recevoir  le  présent  que 
nous  voulions  leur  faire.  Ils  ne  bougeaient  pas.  Je  prononçai  quelques  mots  de 
leur  langue;  ils  parurent  un  peu  rassurés;  je  m'avançai,  ils  reculèrent  douce- 
ment et  pas  à  pas;  nous  finîmes  par  nous  trouver  assez  près  d'eux  pour  jeter 
sur  leurs  épaules  le  châle  que  nous  leur  destinions.  Nous  continuions  nos  gestes 

de  politesse;  le  couple  reculait  toujours Enfin  ils  pressèrent  le  pas,  et  tout  à 

coup  ils  se  mirent  à  pousser  un  long  cri  d'une  intonation  singulière,  auquel, 
du  sein  des  bocages  voisins,  un  cri  semblable  répondit.  Quelques  minutes  après 
nous  entrions  dans  un  espace  découvert ,  et  devant  nous,  à  quelques  toisés  de 
distance,  nous  aperçûmes  une  grande  hutte  basse  et  longue,  devant  laquelle 
plusieurs  jeunes  filles  étaient  assises.  Dès  qu'elles  nous  virent,  elles  s'élancèrent 
toutes  et  disparurent  dans  les  halliers  comme  autant  de  biches  timides.  Bientôt 
le  village  retentit  de  cris  sauvages,  et  de  toutes  les  directions  les  indigènes  ac- 
coururent vers  nous;  la  foule  bruyante  des  femmes,  des  enfans  et  des  jeunes 
garçons  ne  tarda  pas  à  nous  environner  avec  de  grandes  exclamations,  de  ma- 
nière à  nous  empêcher  d'avancer.  Vous  eussiez  dit  que  leur  territoire  était  en- 
vahi par  une  armée.  Ce  que  leur  racontaient  nos  deux  jeunes  introducteurs 
semblait  redoubler  la  surprise  des  insulaires,  qui  nous  regardaient  de  tous  leurs 
yeux.  Enfin  nous  parvînmes  à  un  grand  bâtiment  soutenu  par  des  bambous,  et 
les  indigènes,  formant  une  haie  pour  nous  laisser  passer,  nous  firent  signe  d'y 
entrer.  Nous  leur  obéîmes,  et  nous  nous  jetâmes  sans  cérémonie  sur  les  nattes 
dont  le  sol  était  tapissé.  En  peu  d'instans  la  chambre  fut  pleine  de  monde;  ceux 
qui  ne  pouvaient  plus  entrer  cherchaient  à  nous  apercevoir  à  travers  les  clai- 
rières des  joncs  et  des  bambous. 

«  Le  jour  tombant  nous  montrait  tous  ces  visages  attentifs  et  sauvages,  rayon- 
nans  de  curiosité  et  de  surprise;  ici  les  guerriers  bronzés  et  tatoués,  là  les  jeunes 
filles  aux  membres  délicats,  tous  livrés  à  une  conversation  orageuse  dont  nous 
étions  évidemment  le  texte  et  dont  nos  guides  fournissaient  les  détails.  Ceux-ci 
avaient  fort  à  faire  pour  répondre  aux  questions  qui  leur  étaient  adressées. 
Rien  de  plus  violent  que  les  gesticulations  de  ces  indigènes  dès  que  leur  con- 
versation s'anime;  leurs  gestes  et  leurs  mouvemens,  mêlés  de  hurlemens  et  de 
danses,  avaient  même  fini  par  nous  sembler  passablement  effrayans.  Près  de 
nous  se  tenaient  accroupis  une  douzaine  de  chefs  à  l'air  fort  noble,  et  qui, 
plus  réservés  que  les  autres,  nous  regardaient  avec  une  attention  sombre  et 
persévérante,  de  nature  à  nous  troubler  beaucoup.  Un  des  hommes  du  groupe, 
presque  nu,  qui  semblait  avoir  quelque  autorité,  vint  se  planter  droit  et  debout 
devant  nous;  l'immobilité  de  son  visage  correspondait  à  celle  de  son  geste  : 
on  eût  dit  une  statue  de  bronze.  Jamais  il  ne  m'était  arrivé  de  subir  l'inquisition 
d'un  regard  aussi  étrangement  fixe;  la  pensée  du  sauvage  ne  s'y  révélait  pas  ; 
c'était  lui  qui  scrutait  la  mienne.  Après  avoir  soutenu  assez  long-temps  cet 


:>;;t  revue  des  deux  mondes. 

insupportable  examen,  jo  perdis  palienee  et  je  tâchai  de  m'y  soustraire  ou 
du  moins  d'o'pérer  une  diversion  en  donnant  du  tabac  au  chef  sauvage,  que  j'es- 
pérais me  concilier  ainsi.  Je  déboutonnai  ma  veste  et  je  tirai  de  ma  poche 
de  coté  un  paquet  de  tabac  que  j'allai  lui  offrir.  ïl  répoussa  d'un  geste  calmé 
le  présent  que  je  voulais  lui  faire,  et,  sans  prononcer  une  parole,  il  me  fit 
signe  de  retourner  à  ihâ  place.  Dans  mes  rapports  antérieurs  avec  les  indigèttek 
de  Noukahiva  et  de  Tior,  jamais  l'offre  d'un  peu  de  tabac  n'avait  manqué  serti 
coup.  Devais-je  considérer  le  refus  du  chef  comme  une  déclaration  de  guerre? 
Était-il  Happàr  ou  Taïpie?  Enfin  ses  lèvres  long-temps  muettes  et  fermées  s'ou- 
vrirent, et  'ce  hit  précisément  cette  question  que  le  sauvage  m'adressa  : 

«  —  Taïpie  Ou  ttappaf? 

«  Je  me  tournai  du  côté  de  Tob'y,  sûr  la  figure  duquel  une  torche  indigène 
projetait  sa  lueur  rouge,  et  que  je  vis  pâlir  et  trembler  à  cette  fatale  question. 
Après  une  pause  de  quelques  secondes,  je  répondis  au  hasard  et  cédant  à  je  ife 
sais  quelle  impulsion  secrète  : 

«  Taïpie'!... 

«  Là  ààfàë  de  bronze  baissa  ïâ  têfte  :en  signe  d'approbation  et  reprit  du  même 
ton  interrogatif  : 

«  _  MorïàMiïe? 

«  Je  répétai  :  Tdïpie  mortarkie!  Un  long  cri  de  joie  salua  cette  réponse;  une 
foule  de  bruns  et  nus  personnages  se  mirent  à  danser  autour  de  moi;  on  battit 
des  mains,  e't  ïâ  fôrét  retentit  mille  fois  de  ces  mots  magiques  :  Taïpie,  Mor- 
tarkie! qui  avaient  'tout  arrangé.  » 

Le  mouvement  et  l'intérêt  dramatiques,  la  rapidité  colorée  et  ani- 
mée, 'distinguent  éminemment  ces  pages,  d'ailleurs  pleines  de  vie, 
qualité  fondamentale  sans  laquelle  toute  production  littéraire  est  non 
avenue.  €'ést  cette  qualité  dé  vie  dont  l'absence  relègue  certaines 
œuvres,  telles  que  l'es  tragédies  italiennes  et  anglaises  de  nos  jours, 
érudï:teslrïyâi,llle\iilS,ét'èxcelilëhtes,  dans  le  cabinet  des  antiques.  C'est  ce 
don  magique?  reconnaissable  à  des  signes  certains  chez  des  écrivains 
irrégùliérs  tels  que  Montaigne,  ou  même  incomplets  et  bizarres  tels 
que  websfer,  Marlovye  et  les  dramaturges  contemporains  de  Shak- 
speare,  qui  perpétue  la  fraîcheur  et  la  force  de  leurs  œuvres.  M.  Mel- 
ville,  qui  (possède  ce  don^et  auquel  il  est  difficile  de  ne  pas  s'intéresser, 
eon  Initie  à  nous  raconter  son  odyssée  : 

«  Etendus  sur  nos  nattes,  nous  tînmes  ensuite  une  espèce  de  réception  so- 
lennelle, et  "nous  donnâmes  audience  à  des  groupes  successifs  d'indigènes  qui 
venaient  l'un  après  l'autre  nous  décliner  leurs  noms;  nous  leur  disions  les  nôtres 
et  ils  se  retiraient  de  très  bonne  humeur.  Comme  on  riait  beaucoup  pendant  la 
cérémonie  et  que  les  éclats  de  gaieté  recommençaient  à  chaque  nouvelle  dési- 
gnation que  les  nouveaux  venus  s'attribuaient,  je  ne  puis  m'empecher  de  croire 
qu'il  s'agissait  d'une  petite  comédie  jouée  à  nos  dépens,  et  que  chacun  des  pré- 
sentés amusait  la' compagnie  en  s'affublarit  de  titres  baroques  et  de  qualifica- 
tions extraordinaires  qui  causaient  l'hilarité  des  auditeurs  et  dont  le  sens  nous 
était  inconnu,  tout  ceci  dura  près  d'une  heure.  La  foule  ayant  un  )peu  diminué 


voyages  d'hermann  melvule.  555 

je  fis  signe  au  chef  principal,  qui  se  nommait  $éhévi,  et  il  comprit  que  nous 
avions  besoin  de  manger  et  de  dormir.  Aussitôt,  sur  un  ordre  du  chef,  un 
des  assistans  nous  apporta  deux  noix  de  coco,  dégagées  de  leur  écorce  et  à 
demi  brisées,  et  de  plus  une  calebasse  pleine  de  «poïe-poïe,  »  espèce  de  bouillie 
ou  de  pâte  faite  avec  la  moelle  de  l'arbre  à  pain,  et  qui  sert  de  base  à  la  cuisine 
indigène;  de  couleur  jaune  très  adhérente,  elle  est  fort  semblable  à  de  la  colle 
à  bouche  à  l'état  liquide.  Après  avoir  porté  à  nos  lèvres  les  noix  de  coco  et  avalé 
d'un  trait  la  liqueur  rafraîchissante  dont  elles  étaient  remplies,  nous  fûmes 
fort  embarrassés  de  la  manière  dont  nous  devions  nous  y  prendre  pour  manger 
le  «  poïe-poïe,  »  que  je  contemplais  d'un  long  regard  de  convoitise.  Enfin  j'y 
plongeai  ma  main  que  je  retirai  chargée  de  cette  glu  visqueuse  dont  mes  doigts 
étaient  couverts;  la  calebasse  elle-même  fut  soulevée  dans  le  mouvement,  tant 
la  pâte  était  lourde  et  consistante  :  Toby  avait  fait  comme  moi  ;  cette  double 
preuve  de  notre  gaucherie  et  notre  ignorance  des  beaux  usages  fit  éclater  parmi 
nos  hôtes  un  long  et  violent  accès  d'hilarité.  Dès  qu'il  s'apaisa  un  peu,  Méhévi 
nous  fit  signe  d'être  bien  attentifs ,  et  je  vis  qu'il  allait  nous  donner  une  leçon. 
Plongeant  l'index  de  sa  main  droite  dans  la  calebasse  et  le  tournant  d'une 
manière  scientifique,  il  le  retira  enduit  de  bouillie,  lui  fit  décrire  un  second 
cercle  dans  l'air  pour  empêcher  la  pâte  de  se  détacher,  et  plaçant  le  doigt  dans 
sa  bouche,  l'en  retira  ensuite  tout-à-fait  libre  et  complètement  net.  J'essayai  de 
l'imiter  et  j'y  réussis  assez  mal.  Un  homme  affamé  n'a  guère  le  temps  d'étudier 
les  façons  du  grand  monde,  surtout  quand  il  se  trouve  dans  une  île  de  la  mer  du 
Sud;  Toby  et  moi  nous  continuâmes  à  égayer  les  insulaires  dé  nos  maladroits 
efforts,  qui  avaient  fini  par  enduire  notre  figure  d'une  espèce  de  masque  et  qui 
avaient  laissé  des  traces  nombreuses  sur  nos  Vêtemens.  Ce  mets,  si  difficile  à 
manger  selon  la  mode  indigène  et  dont  la  saveur  est  un  peu  amère,  n'a  cepen- 
dant rien  de  désagréable  pour  un  Européen.  Je  m'y  accoutumai  en  peu  de  jours 
et  je  finis  par  le  trouver  excellent.  A  ce  premier  service  succédèrent  plusieurs 
autres  plats  vraiment  délicieux;  notre  repas  se  termina  en  buvant  la  liqueur 
de  deux  noix  de  coco  d'une  fraîcheur  admirable.  On  nous  passa  ensuite  une  pipe 
curieusement  sculptée  que  nous  nous  mîmes  à  fumer.  Pendant  le  repas,  les  in- 
digènes n'avaient  pas  cessé  de  nous  examiner  avec  l'attention  la  plus  soutenue; 
les 'moindres  détails  de  nos  gestes  et  de  nos  mouvemens  devenaient  pour  eux  une 
source  intarissable  de  commentaires.  Leur  étonnement  fut  au  cotnble  lorsque 
nous  nous  dépouillâmes  de  nos  vêtemens  saturés  de  pluie  et  par  conséquent 
devenus  très  incommodes.  Ils  ne  se  rendaient  pas  compte  de  la  teinte  noire  que 
six  mois  de  navigation  sous  le  tropique  avaient  imprimée  à  nos  visages  et  qui 
contrastait  avec  la  blancheur  de  nos  corps.  Ils  en  palpaient  toutes  les  parties, 
à  peu  près  comme  un  marchand  de  soieries  palpe  une  étoffe  qui  lui  semble 
belle;  leurs  vives  exclamations  causées  par  une  peau  blanche,  des  chairs  euro- 
péennes, des  muscles  élastiques  et  d'un  tissu  moins  dur  et  moins  coriace  que 
l'est  ordinairement  l'épiderme  polynésien,  ne  laissaient  pas  que  de  nous 
étonner.  » 

M.  Melville  apprit  plus  tard  que  ces  insulaires,  au  milieu  de  leur 
primitive  et  charmante  innocence,  ont  de  singuliers  goûts,  et  que  la 
touchante  simplicité  de  leurs  pénchans  admet  en  général,  malgré 


556  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

les  hypotlièses  de  Jean-Jacques,  un  certain  mélange  de  gastronomie 
cannibale. 

Néanmoins  les  choses  s'annonçaient  bien  pour  nos  aventuriers;  on 
les  laissa  dormir;  à  leur  réveil,  les  beautés  de  l'endroit  se  montrèrent 
agaçantes  et  peu  sévères;  évidemment  on  traitait  les  étrangers  comme 
des  curiosités  précieuses.  Le  roi  Méhévi,  qui  les  avait  pris  sous  sa  pro- 
tection particulière,  revint  bientôt  les  honorer  d'un  visite  d'étiquette; 
il  était  en  grand  costume. 

a  Je  le  vis  abaisser  sous  la  porte  cintrée  et  peu  élevée  de  l'habitation  le  su- 
perbe diadème  de  plumes  qui  flottait  sur  sa  tête.  Il  s'avançait  au  milieu  des 
sujets  de  l'endroit  qui  se  retiraient  avec  respect  et  lui  faisaient  place.  Je  restai 
comme  ébloui  de  sa  splendeur  barbare.  Un  demi-cercle  déplumes  de  coq,  entre- 
mêlées des  plumes  éclatantes  de  l'oiseau  des  tropiques,  se  dressait  sur  son  front 
et  venait  rejoindre,  en  forme  de  croissant,  un  bandeau  de  graines  écarlates  qui 
brillaient  sur  son  front  verdâtre.  Plusieurs  énormes  colliers,  faits  de  défenses  de 
sanglier,  polies  comme  l'ivoire,  étaient  étages  sur  sa  vaste  poitrine;  les  plus 
gros  se  balançaient  majestueusement  sur  son  abdomen.  En  guise  de  boucles 
d'oreilles,  il  portait  deux  dents  de  baleine  dont  la  pointe  aiguë  tournait  der- 
rière l'oreille  et  dont  la  cavité  placée  en  avant  était  remplie  de  feuilles 
fraîches  et  de  fleurs  variées  qui  s'en  échappaient  comme  de  deux  cornes  d'a- 
bondance. L'autre  bout,  sculpté  avec  beaucoup  de  recherche  et  taillé  à  jour, 
présentait  mille  dessins  et  des  bas-reliefs  fantastiques.  Sur  les  reins  du  guerrier 
et  retombant  des  deux  côtés  en  plis  élégans  et  massifs  se  nouait  un  morceau 
d'étoffe  brune  et  moelleuse  faite  de  l'écorce  nommée  tappa,  que  terminaient  des 
torsades  et  des  festons  tresses  avec  art.  Les  bracelets  de  cheveux  humains,  qui 
ornaient  ses  bras  et  ses  pieds,  complétaient  ce  costume  unique.  Il  brandissait 
dans  sa  main  droite  une  arme  de  près  de  quinze  pieds,  admirablement  sculptée, 
faite  du  bois  brillant  et  rouge  que  les  indigènes  nomment  kaure  et  destinée  à 
servir  à  la  fois  de  lance  et  de  pagaïe,  très  affilée  d'un  bout  et  de  l'autre  aplatie. 
Une  pipe  richement  décorée  était  rattachée  obliquement  à  sa  ceinture  par  un 
nœud  d'écorce;  le  tuyau  en  était  rouge  et  très  mince,  et  de  petites  banderoles 
de  tappa  y  étaient  suspendues  ainsi  qu'à  la  cheminée  de  la  pipe.  Il  y  avait  as- 
surément de  la  majesté  et  de  la  grâce  dans  l'ensemble  de  ce  costume  original.  » 

Le  jeune  matelot  américain  se  laisse  séduire  par  le  premier  éclat 
de  cette  royauté  barbare;  nous  le  verrons  tout-à-1' heure  céder  aussi 
facilement  aux  voluptés  du  harem.  Méhévi,  bonhomme  de  roi  et  can- 
nibale agréable,  fait  venir  teDupuytren  du  pays,  un  vieux  chirurgien 
qui  commence  à  masser,  frotter  et  pétrir  la  jambe  malade  de  Melville 
jusqu'à  ce  que  le  blessé  demande  grâce.  Cependant  il  va  mieux,  et  le 
roi  lui  donne  pour  domestique  un  sauvage  assez  intelligent,  nommé 
Kori-Kori;  puis  on  confie  le  soin  de  sa  personne  au  propriétaire  d'une 
jolie  maison,  nommé  Marheyo,  dont  la  femme,  appelée  Tinor,  était  la 
seule  personne  laborieuse  de  tout  le  village.  Ce  couple  avait  trois  fils, 
dandies  sauvages,  qui  passaient  leur  vie  à  fumer,  à  boire  et  à  faire  la 


voyages  d'hermann  melville.  557 

cour  aux  belles.  Celles-ci  visitaient  par  essaims  la  demeure  assignée  à 
Melville  et  à  Toby,  qui  apprirent  bientôt  que  le  code  moral  de  la  po- 
pulation n'ordonne  pas  la  chasteté. 

Les  femmes  taïpies  ont  deviné  sans  doute  que  c'est  chose  peu  favo- 
rable à  la  grâce  de  se  peindre  et  de  se  piquer  le  corps;  elles  sont  peu 
tatouées  et  en  général  elles  justifient  l'admiration  de  Bougainville  et 
de  Cook.  «  Je  remarquai  spécialement,  dit  Melville,  une  Armide  de 
seize  ans  et  demi ,  dont  le  nom  était  Fayaway,  qui  dansait  comme  une 
fée  et  qui  avait  les  plus  beaux  yeux  noirs  et  les  traits  du  monde  les 
plus  réguliers.  Trois  petits  points  rouges,  gros  comme  une  tête  d'é- 
pingle, au-dessus  des  lèvres,  et  une  «  épaulette  de  petite  tenue  »  sur 
chaque  épaule,  voilà  les  seuls  crimes  de  tatouage  que  l'on  pût  lui  re- 
procher. Elle  chantait  bien,  sa  voix  était  douce,  son  humeur  égale,  et 
je  me  rappellerai  toujours  avec  délices  les  soirées  passées  sur  le  lac 
avec  elle  pendant  qu'elle  donnait  à  notre  canot,  de  sa  brune  main 
merveilleusement  fine  et  déliée,  une  impulsion  légère.  » 

L'existence  sauvage  faite  à  nos  aventuriers  était  douce,  comme  on 
le  voit.  Le  logement  que  le  roi  Méhévi  leur  avait  assigné  offrait  même 
une  disposition  architecturale  singulièrement  gracieuse. 

«  Sur  le  flanc  d'une  colline  assez  abrupte,  recouverte  d'une  végétation  luxu- 
riante, des  dalles  blanches  superposées  par  étages,  à  la  hauteur  d'environ  huit 
pieds,  formaient  une  espèce  de  piédestal  sur  lequel  la  maison  était  perchée,  et 
qui  était  absolument  semblable,  en  hauteur  et  en  longueur,  à  la  maison  elle- 
même.  Ce  parquet  régulier  et  oblong  avait  douze  toises  de  long  sur  douze  pieds 
de  large.  Une  espèce  de  balcon  avait  été  ménagé  sur  la  face  antérieure  du  bâti- 
ment; un  treillis  en  cannes  de  bambou  l'entourait.  La  charpente  était  faite  de 
grosses  tiges  de  bambous  plantées  verticalement  et  maintenues  par  des  traverses 
horizontales,  faites  du  bois  léger  de  l'hibiscus  et  rattachées  par  des  écorces.  Au 
fond  de  l'habitation,  un  treillage  serré,  fait  de  rameaux  et  de  feuilles  de  coco- 
tier artistement  tissues,  ne  laissant  passage  ni  à  l'air  ni  au  jour,  et  formant  un 
angle  très  ouvert,  s'inclinait  doucement  pour  atteindre  le  sommet  de  l'habita- 
tion; de  ce  point,  le  toit  formait  un  angle  aigu  qui  s'arrêtait  à  cinq  pieds  du  sol; 
les  extrémités  des  fleurs  pendaient  comme  des  guirlandes  au  front  de  l'habita- 
tion. Les  trois  autres  côtés  du  bâtiment,  formés  de  joncs  entrelacés  et  comme 
brodés  d' écorces  rouges  et  bleues,  laissaient  pénétrer  librement  la  lumière,  la 
brise  et  le  parfum  des  fleurs.  Rien  de  plus  pittoresque  et  de  plus  commode.  En 
dehors  de  l'habitation,  on  avait  ménagé  un  espace  libre  où  se  trouvait  une  pe- 
tite cabane  servant  de  garde-manger  et  de  cellier.  A  quelques  toises  des  dalles, 
s'élevait  un  grand  hangar,  où  l'on  préparait  le  poïe-poïe  et  les  autres  alimens. 
11  fallait  se  baisser  un  peu  pour  entrer  dans  la  maison;  alors  on  voyait  devant 
soi,  parallèles  à  la  palissade  ou  muraille  dont  j'ai  parlé,  deux  poutres  ou  troncs 
de  cocotiers  ronds,  admirablement  polis  et  à  deux  toises  environ  l'un  de  l'autre. 
L'espace  qui  les  séparait  se  trouvait  occupé  par  plusieurs  nattes  de  couleurs 
vives  et  de  dessins  variés,  servant  de  lit  aux  indigènes.  C'est  leur  divan  oriental; 
tome  u.  36 


558  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

c'est  là  qu'ils  font  la  sieste  pendant  la  chaleur  du  jour  et  qu'ils  reposent  pen- 
dant la  nuit,  à  l'abri  de  la  pluie  comme  de  la  chaleur,  protégés  contre  les  exha- 
laisons et  l'humidité  du  sol,  et  rafraîchis  par  l'air  qu'admettent  les  interstices 
du  treillage.  A  la  poutre  centrale  se  trouvaient  suspendues  plusieurs  enveloppes 
de  tappa  ordinaire,  que  l'on  faisait  descendre  au  moyen  d'une  corde,  et  qui 
renfermaient  des  vètemens  et  des  ustensiles.  Sur  le  mur,  des  javelines,  des 
piques,  des  boucliers  sauvages  étaient  disposés  de  manière  à  former  des  figures 
régulières.  Je  doute  que  l'on  puisse  rêver  une  architecture  dont  l'appropriation 
fût  plus  convenable  au  climat  et  plus  heureusement  inventée.  » 

Une  fois  maîtres  de  leur  jolie  volière,  il  faut  avouer  que  ces  mes- 
sieurs jouirent  paisiblement  de  tous  les  biens  matériels  que  la  civilisa- 
tion de  Tior  peut  offrir  à  de  jeunes  matelots.  Miss  Fayaway  chantait 
comme  un  ange,  Marheyo  était  un  fort  bon  diable,  Kori-Kori  un  excel- 
lent domestique,  plus  complaisant  que  les  helps  des  États-Unis;  à  la 
fois  aide-de-camp,  intendant,  valet  de  chambre,  groom,  précepteur, 
maître  de  langue  et  poète,  il  servait  même,  dans  l'occasion,  de  ca- 
briolet et  de  cheval.  Melville,  selon  sa  coutume,  enfourcha  cette  mon- 
ture un  soir  que  le  roi  lui  fit  la  grâce  de  le  conduire  aux  célèbres 
tabous  de  la  vallée,  lieux  consacrés  par  le  paganisme  de  ces  îles  : 

«  Au  sommet  de  la  colline  nous  trouvâmes  les  bosquets  sacrés  qui  avaient 
servi  de  théâtre  à  tant  de  rites  horribles  et  de  fêtes  nocturnes.  Un  crépuscule 
solennel,  semblable  à  l'ombre  des  cathédrales,  régnait  sous  les  épais  feuillages 
des  arbres  à  pain  consacrés.  Tout  semblait  rempli  de  l'horreur  profonde  et  du 
génie  funèbre  de  ce  paganisme  sauvage.  Çà  et  là,  dans  les  profondeurs  de  ces 
bois  solitaires,  à  demi  cachés  par  des  masses  de  feuillage,  s'élevaient  sous  la 
forme  d'énormes  blocs  de  pierre  noire  et  polie  les  autels  du  sacrifice,  construits 
sans  ciment,  d'une  hauteur  de  douze  à  quinze  pieds,  et  couronnés  par  un  temple 
rustique  ouvert  de  tous  côtés,  entouré  d'une  palissade  de  bambous,  et  dans  l'in- 
térieur duquel  on  apercevait  les  débris  des  offrandes  religieuses,  des  fruits  d'ar- 
bres à  pain  et  des  noix  de  coco,  dans  un  état  de  putréfaction  plus  ou  moins 
avancé.  Au  centre  même  du  bois,  un  espace  oblong  et  assez  considérable,  re- 
couvert de  dalles  polies,  était  réservé  pour  la  célébration  des  rites  les  plus  se- 
crets, et  se  terminait,  aux  deux  extrémités,  par  deux  terrasses  ou  autels  ornés 
de  deux  rangées  d'idoles  en  bois,  épouvantables  à  voir.  Les  deux  autres  côtés 
du  quadrangle  étaient  garnis  de  petites  huttes  de  bambous,  dont  la  porte  s'ou- 
vrait à  l'intérieur  de  l'espace  consacré.  Tout  au  milieu,  des  arbres  énormes,  dans 
le  tronc  desquels  on  avait  pratiqué  des  espèces  de  tribunes  destinées  aux  prê- 
tres qui  haranguaient  le  peuple,  versaient  une  ombre  mystérieuse.  Telle  était 
la  sainteté  du  lieu  que  toute  femme  convaincue  d'y  avoir  pénétré  était  à  l'in- 
stant mise  à  mort.  Près  de  l'arbre  central  était  un  toit  de  bambous,  consacré 
comme  tout  le  reste.  Ce  fut  là  que  nous  conduisit  le  roi,  suivi  d'une  foule  nom- 
breuse; les  femmes  s'arrêtèrent  à  distance  et  les  hommes  vinrent  jusqu'à  la 
porte  de  l'édifice.  En  y  entrant,  je  vis  avec  surprise  six  mousquets  rangés  contre 
la  muraille,  chacun  avec  une  poire  à  poudre  suspendue  à  côté,  et,  en  face,  un 
grand  nombre  d'armes  diverses:  épées,  lances,  javelots,  massues,  a  Ce  doit 


VOYAGES  D'HERMANN  MËLVllLE.  559 

être,  dis-je  à  Toby,  l'arsenal  des  sauvages.  »  En  m'avaneant,  j'aperçus  quatre 
ou  cinq  vieillards  accroupis ,  difformes,  et  dont  la  décrépitude  et  le  tatouage 
avaient  fait  des  objets  tellement  hideux,  qu'ils  semblaient  n'avoir  plus  rien  d'hu- 
main. Leurs  corps  étaient  verts  comme  du  bronze  florentin,  cette  couleur  étant 
celle  que  le  tatouage  prend  toujours  dans  l'extrême  vieillesse  des  individus,  et 
ceux-ci  étant  couverts  des  pieds  à  la  tête  d'incisions  et  de  gravures  de  toutes  les 
espèces,  dont  les  lignes  innombrables  avaient  fini  par  se  confondre.  Rien  n'é- 
tait plus  laid  que  ces  personnages  qui,  ensevelis  dans  une  profonde  torpeur, 
ne  faisaient  pas  la  moindre  attention  à  nous.  Méhévi  prit  place  sur  une  des 
nattes;  Kori-Kori  prononça  une  espèce  de  prière  inintelligible  pour  moi,  et  uh 
serviteur  apporta  le  poïe-poïe.  Notre  hôte,  de  la  façon  la  plus  courtoise,  nous 
engagea  à  nous  servir  sans  cérémonie  et  nous  donna  l'exemple  d'un  excellent 
appétit.  Après  un  repas  de  plusieurs  services  qui  par  parenthèse  fut  délicieux, 
les  enivrantes  vapeurs  du  tabac  nous  causèrent  une  agréable  et  soporifique 
langueur,  augmentée  encore  par  la  tranquillité  du  lieu  et  par  les  ombres  crois- 
santes de  la  nuit  qui  allait  tomber.  Mes  yeux  se  fermèrent;  tout  disparut  pour 
moi  jusqu'au  moment  où  je  sortis  de  l'espèce  de  transe  somnambulique  où 
j'avais  été  plongé.  Il  pouvait  être  minuit.  Toby  dormait  toujours;  les  ténèbres 
étaient  profondes,  et  nos  convives  s'étaient  éclipsés.  Le  seul  bruit  qui  interrom- 
pît le  silence  de  notre  asile  était  la  respiration  asthmatique  des  vieillards  en- 
dormis à  peu  de  distance  de  nous,  apparemment  les  seuls  habitans  du  logis. 
J'eus  peur  et  j'éveillai  mon  camarade.  Nous  nous  consultions  sur  la  disparition 
subite  de  nos  hôtes,  lorsque  des  ombres  de  la  forêt  sortirent  tout  à  coup  des 
jets  de  lumière  intermittens,  illuminant  pour  quelques  secondes  le  tronc  des 
arbres  et  le  dessous  des  feuillages,  de  manière  à  faire  paraître  plus  terrible  l'ob- 
scurité qui  nous  entourait.  Comme  nous  regardions  ce  spectacle,  des  ombres 
passèrent  et  repassèrent  devant  la  flamme,  et  bientôt  après  la  silhouette  d'au- 
tres personnages ,  dansant  et  bondissant  comme  des  démons ,  nous  apparut  à 
son  tour.  Je  contemplais  ce  nouveau  phénomène  avec  un  sentiment  d'effroi  as- 
sez vif,  et  je  dis  à  mon  compagnon  :  «  toby,  qu'est-ce  que  cela  peut  être?  ■*- 
Pas  grand' chose,  répondit-il;  ils  allument  le  feu.  *—  Et  quel  feu,  s'il  vous  plaît? 
le  feu  pour  nous  rôtir!  Il  n'y  a  que  ce  beau  motif  qui  puisse  faire  ainsi  cabrioler 
les  cannibales.  »  En  disant  ces  mots,  le  sang  frappait  à  mon  cœur  comme  un 
marteau  bondit  sur  l'enclume.  » 

En  effet,  la  situation  était  peu  rassurante;  il  faut  convenir  d'ailleurs 
qu'elle  nous  a  valu  une  narration  qui  peut  passer  pour  un  modèle  dans 
l'art  de  communiquer  au  lecteur  les  sensations  vivement  éprouvées, 
et  surtout  cette  émotion  nerveuse  qui  se  rapporte  à  l'instinct  physique 
plutôt  qu'aux  sentimens.  Au  bout  de  quelques  minutes,  la  voix  du  roi 
Méhévi  se  fit  entendre;  il  apportait  à  ses  hôtes  un  beau  quartier  de 
porc  grillé  qui  prouvait  évidemment  qu'il  n'avait  pas  encore  l'inten- 
tion de  les  manger.  Il  leur  resta  quelques  doutes  sur  les  véritables 
desseins  de  ces  êtres  mystérieux.  Melville,  dont  la  jambe  n'était  pas 
complètement  guérie,  était  trop  faible  pour  s' enfuir;  mais  l'alerte  Toby, 
saisissant  la  première  occasion  qui  s'offrit,  déserta  les  voluptés  prodi- 


560  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

guées  aux  voyageurs  par  l'hospitalité  sauvage,  et  laissa  son  camarade 
se  tirer  d'affaire  comme  il  pourrait.  Melville  resté  seul  s'ennuyait  fort. 
Les  chants  poétiques  de  miss  Fayaway  et  les  beautés  du  paysage  poly- 
nésien ne  lui  suffisaient  plus.  On  le  fit  assister,  pour  le  distraire,  à  la 
grande  fête  des  Calebasses. 

«  J'étais,  dit-il,  tout-à-fait  curieux  de  savoir  ce  que  pouvait  signifier  un  pas 
de  ballet  exécuté  par  six  vieilles  femmes  aux  bras  pendans,  ballet  dansé  à 
Pombre  des  grands  arbres  sans  que  personne  y  fît  attention.  Ces  danseuses, 
parvenues  à  un  âge  fort  avancé,  ne  portaient  aucun  vêtement;  tenant  leurs  bras 
collés  des  deux  côtés  de  leurs  corps  comme  des  statues  égyptiennes,  elles  sau- 
taient en  l'air  à  des  intervalles  assez  rapprochés ,  parfaitement  raides  et  sem- 
blables à  des  bâtons  que  Ton  veut  faire  entrer  dans  l'eau  et  qui  en  ressortent. 
D'ailleurs,  elles  restaient  graves,  solennelles  et  silencieuses.  Les  soubresauts  pé- 
riodiques de  ces  six  bâtons  noirs  qui  se  soulevaient  comme  par  ressort  me  furent 
expliqués  par  le  savant  Kori-Kori.  Les  vieilles  danseuses  étaient  des  veuves; 
n'ayant  plus  d'appui  sur  la  terre  depuis  que  leurs  maris  avaient  été  tués  dans  le 
combat,  elles  se  trouvaient  légères,  privées  de  solidité,  choses  flottantes  et  dan- 
santes; triste  conviction  qu'elles  exprimaient  symboliquement  par  le  ballet  au- 
quel j'avais  l'honneur  d'assister.  » 

Il  y  a  une  idée  juste  au  fond  de  ces  récits  amusans  qui  semblent  hu- 
moristiques et  de  fantaisie;  c'est  le  germe  de  civilisation  que  contien- 
nent les  coutumes  les  plus  barbares  et  que  M.  Melville  en  dégage  avec 
un  mélange  d'ironie  et  de  sentiment  pittoresque  qui  fait  le  charme  de 
son  livre. 

«  J'avais  baptisé  du  nom  de  miss  Fayaway,  dit-il,  un  petit  lac  délicieux  sur 
lequel  nous  naviguions  ensemble.  Un  jour  elle  me  conduisit  au  mausolée  d'un 
chef  célèbre,  construit  au  fond  d'une  petite  baie  dans  une  situation  très  isolée. 
Les  longues  colonnes  des  palmiers  de  la  rive  se  balançaient  avec  majesté, 
jetant  dans  le  temple  funèbre  leurs  ombres  portées  qui  vacillaient  tristement. 
Pas  un  murmure,  seulement  le  doux  bruissement  du  flot  sur  le  gazon  et  la 
plainte  lente  des  feuillages  qui  tremblaient.  Comme  tous  les  monumens  de 
quelque  importance,  le  mausolée  reposait  sur  des  dalles  formant  une  espèce 
de  cube.  C'était  un  petit  pavillon  carré  dont  la  toiture  en  feuilles  de  palmier 
s'appuyait  sur  quatre  bambous  si  minces  qu'on  avait  peine  à  les  distinguer.  Un 
pavé  de  quelques  toises,  fait  des  mêmes  dalles  oblongues,  entourait  l'édifice. 
Aux  quatre  angles  se  trouvaient  quatre  énormes  troncs  de  cocotiers.  C'était  un 
lieu  sacré.  Au  centre  du  monument,  élevé  sur  une  petite  plate-forme,  on  voyait, 
comme  amarré  et  immobile,  un  canot  d'environ  sept  pieds  de  long,  entouré  d'une 
petite  balustrade ,  et  dans  lequel ,  assise  à  la  proue ,  apparaissait  l'effigie  d'un 
guerrier  enveloppé  d'une  longue  robe  brune;  cette  robe  ne  laissait  passer  que  ses 
mains  et  sa  tète,  sculptées  en  bois  avec  beaucoup  de  soin  et  même  de  talent  na- 
turel. Un  diadème  de  plumes  qui  flottaient  sur  son  front,  perpétuellement  agité 
par  la  brise  qui  pénétrait  dans  cette  solitude,  donnait,  par  son  mouvement,  une 
apparence  de  vie  à  l'immobilité  de  la  statue.  Le  canot  était  d'un  bois  de  couleur 
sombre ,  admirablement  poli ,  orné  de  coquilles  de  toutes  couleurs  et  entouré 


voyages  d'hermann  melville.  561 

d'une  guirlande  de  ces  coquillages.  A  travers  les  longues  feuilles  de  palmier  on 
apercevait  le  guerrier  courbé  sur  la  pagaïe  qu'il  tenait  à  deux  mains  pour  faire 
avancer  le  canot  immobile;  en  face  du  guerrier,  un  crâne  de  mort  poli  et  luisant, 
planté  sur  la  proue  de  l'embarcation,  arrêtait  sur  lui  son  éternel  regard  et  son 
éternel  sourire.  Ce  chef  sauvage  était  mort  dans  son  canot  au  moment  où,  vain- 
queur, il  se  dirigeait  impatiemment  vers  le  rivage;  une  flèche  ennemie  l'avait 
frappé.  Je  me  rappellerai  toujours  ces  deux  têtes  en  conversation  éternelle  :  l'ac- 
tivité et  le  repos,  et  l'ironie  de  la  mort  en  face  de  l'orgueil  de  la  vie.  Au  milieu 
de  cette  calme  solitude,  les  douces  ombres  des  palmiers,  —  je  crois  les  voir  en- 
core,—  se  penchaient  avec  une  grâce  infinie  et  éternelle  sur  le  petit  temple  fu- 
nèbre qu'elles  protégeaient  contre  l'ardeur  du  jour.  » 

Telles  sont  les  peintures  vivantes  de  ce  monde  primitif,  peintures 
qui  se  fondent  avec  les  souvenirs  éloignés  de  l'existence  civilisée  par 
une  demi-teinte  de  sarcasme  habile  et  d'un  effet  vraiment  neuf.  Une 
fois  en  état  de  marcher,  Melville,  persuadé  que  ses  hôtes  estiment  qu'il 
est  à  point  pour  être  mangé,  choisit  son  moment  et  s'enfuit  muni  de 
quelques  provisions.  Une  nouvelle  traversée  le  ramène  aux  rives  de  l'At- 
lantique, où  il  débarque  sain  et  sauf,  tout-à-fait  guéri  de  la  passion 
des  aventures. 

La  valeur  réelle  de  ces  deux  ouvrages  consiste,  on  le  voit,  dans  la 
vivacité  des  impressions  et  dans  la  légèreté  du  pinceau.  Séduit  par  son 
premier  succès,  l'auteur  essaya  ensuite  d'écrire  un  nouveau  livre  hu- 
moristique [Mardi  ou  le  Voyage  là-bas)-,  gêné  par  la  fausse  réputation 
d'inventeur  qu'on  lui  avait  faite,  il  se  mit  en  frais  pour  la  mériter;  il 
essaya  de  déployer  les  trésors  d'imagination  qu'on  lui  prêtait;  nous  al- 
lons dire  comment  il  a  réussi. 

D'abord,  en  bon  commerçant,  ne  voulant  pas  perdre  le  crédit  que 
sa  première  affaire  avec  l'île  de  Tior  lui  avait  rapporté,  il  ne  quitta  pas 
la  Polynésie,  ce  qui  était  une  première  faute.  Ensuite  il  prétendit  se 
montrer  absolument  original;  seconde  erreur.  On  n'est  guère  original 
à  volonté.  La  critique  est  absurde  quand  elle  reproche  aux  Américains 
de  manquer  d'originalité  dans  les  arts;  l'originalité  est  une  chose  qui 
ne  se  commande  pas  et  qui  vient  tard;  peuples  et  hommes  commen- 
cent nécessairement  par  l'imitation.  L'originalité  n'appartient  qu'aux 
esprits  mûrs,  qui  ont  parfaite  conscience  de  leur  profondeur  et  de  leur 
étendue;  l'enfance  n'est  jamais  originale.  Cette  prétention  d'excessive 
nouveauté  n'a  fini  par  aboutir  ici  qu'à  un  gauche  et  singulier  mélange 
de  comédie  grotesque  et  de  grandeur  fantastique  qui  ne  se  retrouve 
dans  aucun  livre.  Rien  de  fatigant  comme  ce  mélange  du  pompeux 
et  du  vulgaire,  du  lieu-commun  et  de  l'inintelligible,  d'une  rapidité 
violente  dans  l'accumulation  des  catastrophes  et  d'une  lenteur  em- 
phatique dans  la  description  des  paysages.  Ces  divagations,  ces  or- 
nemens,  ces  grâces,  ce  style  fleuri,  festonné,  tout  en  astragales,  res- 


562  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

semblent  aux  arabesques  de  certains  maîtres  d'écriture;  on  ne  peut  plus 
lire  le  texte. 

Un  livre  humoristique  est  le  plus  rare  produit  de  l'art.  Voyage  sans 
boussole  sur  un  océan  sans  limites,  Sterne,  Jean-Paul  et  Cervantes, 
navigateurs  de  génie,  ont  seuls  pu  l'accomplir;  assurément  M.  Melville 
n'y  est  point  parvenu.  Bien  qu'il  débute  par  la  féerie  pour  continuer 
par  la  fiction  romanesque  et  essayer  ensuite  de  l'ironie  et  du  symbole, 
les  élémens  disparates  se  brisent  en  criant  sous  sa  main  novice.  Que 
d'études,  de  réflexions  et  de  travaux,  quelle  science  du  style,  quelle 
puissance  de  combinaison  et  quel  progrès  de  civilisation  ne  faut-il  pas 
pour  créer  Rabelais,  Swift  ou  Cervantes  I  Ne  nous  étonnons  pas  que 
Mardi  ait  tous  les  défauts  de  la  littérature  anglo-américaine  naissante, 
et  cherchons  ce  qu'il  contient  de  remarquable  et  de  nouveau.  Observons 
le  développement  curieux  d'une  nationalité  de  seconde  création,  et  sou- 
venons-nous qu'il  y  a  des  maladies  de  croissance  et  que  les  hommes 
comme  les  races  ne  se  développent  pas  seulement  par  leurs  vertus. 

Un  Américain ,  M.  Melville  lui-même,  est  engagé  comme  matelot 
sur  un  vaisseau  baleinier  en  partance  pour  les  îles  de  la  Sonde.  Cet 
engagement,  qui  ne  doit  durer  qu'un  espace  de  temps  limité,  est  va- 
lable seulement  pour  certains  parages;  mais  les  vents  et  la  mer  sont 
changeans.  Un  long  calme  enchaîne  le  navire;  le  capitaine  privé  de  ses 
bénéfices  change  le  plan  de  son  expédition,  et  il  annonce  à  l'équipage 
que  son  intention  est  de  se  diriger  vers  le  Spitzberg  pour  y  chercher 
les  cachalots  et  les  baleines.  «  Vous  manquez  à  votre  engagement,  lui 
dit  Melville;  j'ai  passé  traité  avec  vous  pour  vous  accompagner  sous 
d'autres  latitudes.  Je  ne  veux  pas  vous  suivre.  —  Partez  si  vous  pou- 
vez, lui  répond  le  capitaine  qui  rentre  dans  sa  cabine  après  avoir  jeté 
à  son  subordonné  cet  étrange  défi.  »  L'Américain  l'accepte  tacitement, 
grimpe  sur  les  haubans,  et  là  confère  avec  le  vieux  Jarl,  son  ami 
d'enfance,  sur  les  moyens  de  s'emparer  d'une  des  chaloupes  balei- 
nières suspendues  au  flanc  du  navire  et  toutes  bien  outillées.  Jarl  est 
un  loup  de  mer,  athlétique  comme  un  Scandinave  des  temps  païens, 
bronzé  et  silencieux  comme  une  statue,  dévoué  à  son  ami,  incapable  de 
trembler  devant  aucun  péril,  prudent  néanmoins  et  redoutable,  un 
véritable  Viking,  un  de  ces  rois  de  la  mer  que  la  Norvège  et  le  Dane- 
mark jetaient  au  Ve  siècle  sur  les  côtes  d'Angleterre,  d'Ecosse  et  d'Ir- 
lande. Jarl  n'est  pas  trop  de  l'avis  de  son  compagnon;  mais  Melville  le 
désire,  et  Jarl  obéit.  Pendant  une  nuit  obscure,  le  vaisseau  filant  peu 
de  nœuds  à  l'heure  et  le  timonier  sommeillant  à  demi  sur  la  roue 
du  gouvernail,  la  chaloupe  est  lentement  abaissée;  les  deux  fugitifs, 
munis  de  provisions  qu'ils  ont  préalablement  dérobées,  se  lancent  sut 
l'immense  Océan  Pacifique,  et  leur  entreprise  est  accomplie.  L'enlè- 
vement nocturne  de  la  chaloupe,  les  péripéties  des  dix-huit  jours  passés 


voyages  d'hermann  melville.  563 

en  mer,  l'ouragan  qui  succède  au  calme  sur  ces  eaux  transparentes  et 
sans  fond,  l'observation  des  tribus  bizarres  (à  peine  étudiées  par  les 
naturalistes)  qui  habitent  cet  Océan,  seraient  d'un  intérêt  vif  si  l'auteur 
n'en  avait  étouffé  la  vie  et  la  réalité  sous  le  luxe  des  circonlocutions, 
des  exclamations,  des  divagations  et  des  hyperboles. 

Il  semble  aux  Américains,  comme  à  tous  les  peuples  qui  n'ont  pas 
encore  de  littérature  personnelle,  que  la  simplicité  soit  vulgaire  et  la 
vérité  du  détail  méprisable.  L'hyperbole,  entassant  Ossa  sur  Pelion  et 
Pelion  sur  Ossa,  s'enveloppant  de  nuages  qui  détruisent  la  finesse  et  la 
sévérité  des  contours,  est  un  des  vices  les  plus  communs  des  littératures 
qui  commencent  et  de  celles  qui  finissent.  A  ce  premier  défaut  se 
joint  l'incorrection  née  de  la  rapidité  du  travail.  M.  Hermann  Melville 
n'use  pas  de  la  langue  anglaise  comme  Wadsworth  Longfellow,  avec 
une  habileté  savante,  ni  comme  Bryant,  autre  poète  remarquable,  avec 
une  grâce  un  peu  timide.  Il  brise  les  vocables,  renverse  les  périodes, 
crée  des  adjectifs  inconnus,  invente  des  ellipses  absurdes,  et  compose 
des  mots  insolites  contre  toutes  les  lois  de  l'antique  analogie  anglo- 
germanique,  «  unshadow,  —  tireless,  —  fadeless,  »  et  beaucoup  de  mons- 
tres de  cette  espèce  (1).  Néanmoins  et  en  dépit  d'un  style  inoui,  les 
émotions  de  la  mer  sont  admirablement  rendues.  Tantôt,  sur  le  pont 
du  navire,  le  matelot  voit  en  elle  le  coursier  rebelle  et  puissant  que 
l'industrie,  la  patience  et  la  science  domptent  à  leur  gré;  tantôt,  sur  la 
chaloupe  fragile,  c'est  une  force  herculéenne  qui  se  joue  de  l'homme 
comme  le  vent  promène  la  plume  dans  les  airs.  Melville  et  Jarl  ont  cal- 
culé qu'en  se  dirigeant  vers  le  sud  ils  ne  pouvaient  manquer  d'atteindre 
une  de  ces  îles  fortunées,  tout  embaumées  de  parfums,  qui  émaillent 
l'Océan  Pacifique.  Dix-huit  jours  s'écoulent.  L'eau  va  leur  manquer, 
leur  courage  faiblit,  quand  une  voile  apparaît  à  l'horizon;  ils  se  dirigent 
vers  le  navire  quel  qu'il  puisse  être.  C'est  la  nuit.  Aucun  bruit,  aucun 
mouvement  sur  le  pont;  point  de  lumière.  Les  voiles  frappent  les  mâts 
de  leurs  lambeaux  déchirés,  que  rattachent  des  agrès  en  débris.  Jarl  et 
Melville  montent  à  l'abordage.  Personne  encore;  c'est  un  brigantin  ma- 
lais, de  forme  étrange,  abandonné  de  son  équipage,  du  moins  à  ce  que 
l'on  peut  croire.  Les  deux  aventuriers,  lanterne  en  main,  visitent  l'en- 
trepont et  la  sainte-barbe,  y  trouvent  de  vieux  débris  et  des  fragmens  de 
costumes,  des  alimens  et  de  la  poudre,  et,  après  avoir  fait  flotter  leur 


(1)  Un-,  qui  exprime  la  négation  comme  l'a  privatif  des  Grecs,  ne  peut  précéder  que 
les  adjectifs,  les  adverbes  et  les  verbes  :  un-earthly,  un-willinyly,  un-lie.  Less,  ad- 
verbe exprimant  la  privation  [los  en  allemand,  le  laus  gothique),  ne  doit  se  placer  qu'a- 
près les  substantifs  :  father-less,  penny-less.  Ces  principes  qui  émanent  du  génie  spécial 
et  sont  adhérens  à  la  logique  du  langage,  règlent  dans  tous  les  idiomes  de  souche  Scan- 
dinave et  germanique  la  formation  puissante  et  large  des  vocables  composés.  Être  infidèle 
à  ces  lois  essentielles,  c'est  détruire  l'idiome  et  en  saper  les  racines. 


564  KEVUE  DES  DEUX  MONDES. 

chaloupe  à  la  remorque  du  brigantin,  soupent  paisiblement  sur  le  pont. 
Cependant  au-dessus  de  leur  tête,  dans  les  haubans,  un  bruit  se  fait 
entendre.  Un  homme  et  une  femme,  tous  deux  indigènes  des  îles  de  la 
Polynésie,  se  sont  réfugiés  dans  les  agrès  à  l'approche  des  étrangers. 
L'un  est  Sancoah,  l'autre  sa  femme,  terrible  amazone;  après  un  com- 
bat où  l'équipage  entier  a  péri,  ces  sauvages  ont  lancé  le  brigantin  à 
la  mer  pour  échapper  au  carnage,  et,  jetant  les  cadavres  dans  l'Océan, 
ils  sont  restés  maîtres  du  brigantin.  Sancoah  le  Polynésien  a  perdu  un 
bras  dans  la  mêlée.  On  s'entend.  Melville,  secondé  par  cet  équipage  d'é- 
trange fabrique,  prend  le  commandement  de  l'embarcation,  et  le  bri- 
gantin finit  par  entrer  dans  ces  archipels  verdoyans  et  ces  lagunes 
transparentes,  pour  lesquels,  depuis  son  dernier  séjour  parmi  les  Taï- 
pies,  M.  Melville  semble  avoir  une  prédilection  marquée. 

Toute  cette  première  partie  du  livre,  sauf  le  besoin  sans  cesse  ma- 
nifesté par  l'auteur  d'être  éloquent,  ingénieux  et  original,  est  char- 
mante et  pleine  de  vie.  11  y  a  beaucoup  d'intérêt  et  de  vigueur  dans  les 
scènes  maritimes,  telles  que  la  peinture  du  calme  et  de  l'orage  et  sur- 
tout la  prise  du  brigantin  abandonné.  Vous  croyez  commencer  un  récit 
d'aventures  vraisemblables  ou  vraies...  Nullement.  A  peine  l'auteur 
est-il  entré  avec  son  brigantin  dans  ces  lagunes  délicieuses  où  le  prin- 
temps est  éternel  et  la  nuit  lumineuse  comme  le  jour,  il  renonce  à  la 
réalité;  la  féerie  et  le  somnambulisme  commencent. 

Voici  une  barque  double,  portant  à  l'une  de  ses  deux  proues  un  dais 
chargé  de  fleurs  et  d'étoffes  précieuses,  et  conduite  par  douze  Polyné- 
siens qui  semblent  obéir  à  un  vieillard  à  barbe  blanche,  chargé  d'or- 
nemens.  Jarl,  Melville  et  les  deux  indigènes  s'embarquent  sur  leur 
chaloupe  pour  aller  à  la  rencontre  des  étrangers.  Un  combat  suit  cette 
rencontre;  le  prêtre  qui  attaque  avec  fureur  Melville  et  ses  amis  est 
frappé  à  mort;  ses  acolytes  fuient,  et  une  jeune  fille,  qui  était  restée 
cachée  sous  le  dais,  blanche  comme  une  Européenne,  transparente 
comme  la  nacre,  aux  yeux  bleus  comme  la  fleur  de  l'iris,  devient  la 
conquête  des  ravisseurs.  C'est  une  tulla  ou  fille  blanche,  comme  ces 
régions  en  voient  naître  quelques-unes;  elle  se  nomme  Aylla;  le  prêtre 
la  conduisait  en  grande  cérémonie  dans  l'île  sacrée  où  elle  devait  être 
sacrifiée  au  dieu  du  mal.  Melville,  bien  entendu ,  devient  fort  épris 
d'Aylla,  qui  n'a  pour  elle  que  sa  beauté;  on  ne  peut  imaginer  d'héroïne 
plus  insignifiante  et  de  divinité  plus  fastidieuse. 

Autant  que  le  somnambulisme  éveillé  de  cette  partie  du  livre  per- 
met de  deviner  les  intentions  de  l'auteur  américain,  Aylla  doit  repré- 
senter le  «  bonheur  humain  »  sacrifié  par  les  prêtres.  M.  Melville  garde 
une  vieille  dent  au  sacerdoce,  et,  depuis  que  les  missionnaires  du  New- 
York  Evangelist  lui  ont  reproché  son  irrévérence,  ce  mécontentement 
paraît  s'être  envenimé. 


VOYAGES  d'hermann  melville.  565 

Ici  commence  une  odyssée  symbolique  de  la  plus  étrange  nature 
très  gauchement  imitée  de  Rabelais,  —  odyssée  qui  va  nous  plonger 
dans  un  monde  de  fantômes  extravagans  et  d'ombres  allégoriques. 
Tour  à  tour  les  aventuriers  rendent  visite  aux  chefs  des  petites  îles 
de  l'archipel,  qui  tous  ont  une  signification  symbolique.  Borabolla  le 
gastronome  représente  évidemment  l'épicuréisme;  Maramma ,  c'est  le 
monde  religieux,  la  superstition;  Donjalolo,  c'est  le  monde  poétique; 
l'antiquaire  Oh-oh  est  le  symbole  de  l'érudition.  Un  chapitre  semble 
consacré  à  l'étiquette  des  Espagnols,  un  autre  au  génie  artiste  des  Ita- 
liens, un  troisième  à  la  mobilité  française.  Je  pense  que  l'île  de  Pim- 
minie  doit  être  le  beau  monde,  la  société  exquise  dont  M.  Melville  fait 
une  satire  assez  piquante.  C'est  en  deux  mots  la  jeune  Amérique  se  mo- 
quant de  la  vieille  Europe.  Nous  ne  serions  point  fâchés  de  recevoir 
quelques  leçons  de  cette  jeune  enfant  précoce  et  robuste;  notre  dé- 
crépitude en  a  besoin,  et  nous  jouons  des  comédies  fort  tristes;  mais 
M.  Melville  s'y  est  mal  pris  pour  nous  endoctriner  ou  nous  parodier. 
Que  nous  importent  les  interminables  excursions  de  Melville,  de  San- 
coah  et  de  Jarl?  Qu'avons-nous  à  faire  du  roi  Prello  et  du  roi  Xipho 
qui  symbolisent  la  féodalité  et  la  gloire  militaire?  Ce  ne  sont  plus  là  nos 
terreurs  présentes;  —  notre  xixe  siècle  a  d'autres  ennemis  à  combattre. 

Enfin  une  reine,  la  reine  Hautia,  qui  s'est  éprise  du  voyageur,  s'avise 
d'enlever  la  jeune  captive.  De  temps  à  autre  Hautia  qui  doit  être 
quelque  chose  comme  la  Volupté  envoie  à  Melville  trois  de  ses  femmes 
de  chambre,  armées  de  fleurs  symboliques  que  le  héros  ne  manque  pas 
de  lui  renvoyer.  Au  milieu  de  ce  chaos ,  les  vieilles  théories  de  d'Hol- 
bach, les  dogmes  déjà  surannés  de  Hegel,  l'algèbre  panthéistique  de 
Spinoza  se  mêlent  et  se  heurtent  avec  une  confusion  inextricable.  Les 
lieux  communs  philosophiques  des  écoles  incrédules  se  voilent  sous 
mille  replis  symboliques,  et  l'auteur  paraît  croire  que  ce  sont  là  de  bien 
grandes  audaces;  —  qu'il  sache  que  nous  sommes  tout-à-fait  blasés 
sur  les  blasphèmes. 

Le  second  volume  est  consacré  à  cette  satire  obscure  des  croyances 
européennes  et  aux  vagues  doctrines  d'un  panthéisme  sceptique.  Aucun 
des  voyageurs  n'a  pu  retrouver  le  Bonheur  humain  (Aylla);  ils  n'ac- 
ceptent pas  la  Volupté  (Hautia)  comme  compensation  suffisante.  Alors 
on  fait  voile  pour  Mardi,  une  espèce  de  monde  dans  les  nuages;  —  du 
symbolisme  métaphysique  nous  passons  à  l'allégorie  transparente. 

Mardi,  c'est  le  monde  politique  moderne.  Cette  partie  offre  l'intérêt 
le  plus  piquant  de  l'ouvrage;  on  est  curieux  de  savoir  comment  un 
républicain  des  États-Unis  juge  la  civilisation  du  présent  et  celle  de 
l'avenir,  et  résout  l'obscur  problème  des  humaines  destinées.  Passons 
rapidement  sur  les  inventions  de  noms  étranges  dont  l'Europe,  la 
France,  l'Amérique,  sont  baptisées  par  l'auteur  :  c'est  Dominora  (l'An- 
gleterre), Franko  (la  France),  Ibiria  (l'Espagne),  Romara  (Rome),  Aps- 


566  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

burga  (l'Allemagne),  Kannîda  (le  Canada).  Cette  arlequinade  rappelle 
trop  notre  Rabelais,  si  fécond  en  appellations  dont  le  son  grotesque 
suffit  à  provoquer  la  titillation  pantagruélique.  M.  Mel ville  n'est  pas  un 
magicien  de  cette  espèce.  Il  a  du  bon  sens  et  de  la  sagacité;  il  voudrait 
en  faire  de  l'humour,  ce  qui  n'est  pas  la  même  chose. 

Le  vaisseau  fantastique  sur  lequel  se  trouvent  un  poète,  un  philo- 
sophe, M.  Melville  et  je  ne  sais  quels  personnages  fabuleux  d'une  inven- 
tion médiocre,  touche  tour  à  tour  aux  rivages  d'Europe  ou  Porphyro 
(l'étoile  du  matin),  et  de  l'Amérique  ou  de  la  Terre  de  vie  (Vivenza). 
On  visite  l'Allemagne,  l'Angleterre,  l'Espagne,  l'Italie,  la  France.  Il  y 
a  dans  la  manière  dont  l'auteur  parle  de  la  Grande-Bretagne  un  res- 
pect filial  et  un  profond  amour  qu'il  faut  noter,  et  dans  la  pitié  qu'il 
accorde  à  l'Irlande  une  sévérité  tout-à-fait  anglo-saxonne;  enfin  on 
aperçoit  la  France;  l'année  4848  vient  de  commencer  : 

«  Glorieuse  Europe,  chante  le  poète  pendant  que  le  soleil  se  couche,  éclai- 
rant les  crêtes  blanches  et  crayeuses  de  l'Angleterre  et  les  côtes  verdoyantes  de 
l'Irlande;  tu  es  le  séjour  magique  des  demi-dieux;  tu  nourris  des  peuples  en- 
tiers de  philosophes,  de  savans,  de  sages  et  de  bardes  qui  chantent  en  chœur; 
tes  rois  paisibles  portent  sans  peine  des  sceptres  longs  comme  le  mât  d'un  na- 
vire! Des  perspectives  de  clochers,  des  multitudes  de  dômes,  de  coupoles  et  de 
minarets,  des  avenues  de  colonnes,  des  armées  de  statues,  des  horizons  tout 
entiers  de  splendides  peintures,  font  ta  gloire  et  ton  bonheur,  ô  pays  des  délices! 
Surtout,  je  voudrais  aborder  en  France,  dans  la  région  favorisée,  et  toucher  la 
main  de  son  vieux  roi! 

«  La  brillante  langueur  de  la  nuit  semblait  redoubler  de  beauté  et  de  calme, 
quand  tout  à  coup  la  mer  se  troubla,  le  ciel  devint  noir,  et  un  jet  de  flamme 
qui  retomba  en  pluie  étincelante  jaillit  de  ce  Vésuve  que  la  France  porte  toujours 
dans  son  sein  :  le  monde  trembla,  le  palais  et  le  trône  du  vieux  monarque  s'en- 
foncèrent tout  à  coup  dans  le  cratère. 

«  —  C'est  l'ancien  volcan!  s'écria  l'un  des  voyageurs.  —  Toujours  le  même 
foyer,  répondit  le  philosophe,  seulement  il  a  trouvé  une  nouvelle  issue. — Celle-ci, 
reprit  le  troisième,  est  plus  redoutable  que  l'éruption  que  j'ai  vue  dans  ma  jeu^- 
nesse;  ne  serait-ce  pas  la  fin  de  la  France?  La  lave  coule  sur  toute  l'Europe; 
l'Angleterre  elle-même  pâlit.  Ce  feu  lugubre  menace  toute  la  civilisation.  Ici 
bientôt  nous  ne  trouverons  qu'un  désert.  —  Mes  amis,  reprit  le  philosophe,  le 
feu  qui  dévore  les  gazons  purifie  et  fertilise  la  prairie.  L'agriculteur  le  plus  habile 
ne  parvient  jamais  à  rendre  long-temps  fertile  le  même  sol.  Si  l'Europe  est  épui- 
sée, il  faut  qu'elle  se  ravive.  Si  elle  doit  sa  renaissance  à  cette  commotion  re- 
doutable, elle  aura  payé  bon  marché  sa  résurrection  inespérée.  » 

On  voit  que  l'auteur  garde  un  très  beau  sang-froid  en  contemplant 
nos  misères.  Dès  qu'il  aperçoit  la  terre  américaine,  ce  calme  philoso- 
phique fait  place  à  une  exaltation  très  vive  : 

«  Salut,  mon  Amérique  libre,  terre  du  printemps!  Le  printemps!  le  printemps! 
chante  le  poète.  Il  vaut  mieux  que  l'automne;  il  a  toute  l'année  devant  lui. 
«  Vive  la  terre  nouvelle  !  la  terre  du  printemps!  Voici  la  race  qui  ne  connaît 


voyages  d'hermann  melville.  567 

point  de  passé,  qui  ne  connaît  pas  de  ruines,  qui  ne  marche  pas  en  triomphe 
lugubre  sous  les  vieilles  arcades  qui  tombent  et  s'écroulent.  L'églantier  sauvage 
et  le  sapin  odorant  sont  pour  elle  l'arche  triomphale.  Elle  aime  le  creux  des 
fraîches  vallées;  elle  ne  s'enferme  pas  sous  la  voûte  sombre  de  l'ermite.  Vive 
la  race  du  printemps  ! 

«  C'est  une  terre  nouvelle  et  au  berceau;  c'est  un  géant  à  peine  né  qui  sourit 
dans  sa  force.  Monde  nouveau,  monde  de  joie  :  l'Océan  le  berce;  la  rosée  du  ma- 
tin couvre  son  front,  la  verdure  qui  caresse  ses  jeunes  tempes  est  embaumée. 
Tout  est  pour  lui  fraîcheur,  espérance,  avenir,  joie,  entreprise  et  nouveauté! 
Le  jeune  faon  bondit  près  de  lui,  les  jeunes  fleurs  sont  en  bouton,  le  rouge-gorge 
essaie  ses  ailes  et  ses  chansons  dès  l'aube.  Le  géant  déploie  ses  bras,  il  essaie  ses 
forces!  Vive  le  jeune  et  hardi  géant!  vive  la  race  du  printemps  et  de  l'avenir!  » 

Il  y  a  peu  de  chants  lyriques  plus  réellement  beaux  que  celui-là;  le 
poète  y  est  vrai  quant  à  son  émotion  propre ,  vrai  quant  à  ce  qu'il 
exprime.  Que  deviendra  en  effet  cette  vaste  Amérique  où  chaque 
année  des  flots  de  populations  diverses  viennent  s'agréger  au  vieux 
noyau  puritain  et  calviniste  de  la  colonie  anglo-saxonne?  Quel  sera  le 
génie  de  ce  nouveau  monde  à  peine  ébauché?  C'est  un  des  plus  curieux 
sujets  de  spéculation  et  de  conjecture  qui  puissent  s'offrir  au  philosophe. 
Ce  que  l'on  doit  affirmer  avec  certitude,  c'est,  d'une  part,  que  l'Amé- 
rique est  très  loin  de  son  développement  nécessaire;  d'un  autre,  c'est 
qu'elle  atteindra  des  proportions  qui  repousseront  l'Europe  dans  l'om- 
bre. Les  Européens  sont  trop  portés  à  croire  que  la  civilisation  euro- 
péenne renferme  l'avenir  et  le  passé  du  monde.  Les  zones  de  lumière 
changent;  la  marche  de  la  civilisation,  celle  de  la  science,  la  découverte 
successive  et  constante  de  la  vérité  non-seulement  ne  peuvent  plus  être 
l'objet  d'un  doute,  mais  cette  vaste  progression  ascendante  est  seule 
conforme  à  la  loi  divine  et  à  l'amour  divin. 

M.  Melville  a  donc  les  yeux  très  ouverts  sur  le  magnifique  avenir  de 
sa  patrie;  il  prédit  ce  qui  arrivera  certainement,  la  transformation  de 
tout  ce  continent  en  une  Europe  immense  et  renouvelée.  «  Il  est  im- 
possible, dit-il,  que  le  Canada  ne  devienne  pas  indépendant  comme  les 
États-Unis.  C'est  un  événement  que  je  ne  désire  pas,  mais  que  je  pré- 
vois; la  chose  doit  arriver.  Il  est  impossible  que  l'Angleterre  prétende 
conserver  son  pouvoir  sur  toutes  les  nations  qu'elle  a  protégées  ou  cou- 
vées; les  vicissitudes  éternelles  des  choses  ne  le  veulent  pas.  L'Orient  a 
peuplé  l'Occident,  qui  à  son  tour  repeuplera  l'Orient  :  c'est  le  flux  et  le 
reflux  éternels.  Qui  sait  si  des  rivages  de  l'Amérique,  aujourd'hui  à 
peine  habitée  et  qui  débordera  dans  quelques  siècles,  des  flots  de  jeunes 
gens  et  de  vieillards  n'iront  pas  régénérer  l'Europe  devenue  déserte, 
ses  villes  ruinées  et  ses  champs  stérilisés?»  Malgré  cette  ardeur  patrio- 
tique et  cette  confiance  sans  bornes,  M.  Melville  adresse  à  ses  conci- 
toyens, sous  le  voile  du  symbole,  il  est  vrai,  des  vérités  dures  et  bonnes 


568  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

à  entendre.  Son  sermon  est  trop  remarquable  pour  que  nous  ne  le  tra- 
duisions pas  littéralement  : 

«  0  citoyens  des  États-Unis,  rois  souverains,  vous  qui  jamais  n'écoutez  que 
votre  propre  sagesse,  je  veux  garder  l'anonyme;  car,  en  votre  qualité  d'hommes 
libres,  vous  tuez  ceux  qui  ne  sont  pas  de  votre  avis.  Vous  estimez  que  le  passé 
n'a  pas  de  valeur,  tandis  que  le  passé  est  le  grand  apôtre  de  l'avenir.  Vous  ima- 
ginez que  le  grand  diable  (qui  est  le  mal)  va  mourir,  tandis  que  le  grand  diable 
vivra  autant  que  l'homme  et  le  monde.  0  souverains  rois,  vous  êtes  des  fous, 
quand  vous  pensez  assister  au  dernier  acte  du  drame  humain ,  ayant  pour  dé- 
noûment  la  république  universelle  et  permanente;  —  rien  n'est  permanent. 

«  Quel  est  le  siècle  qui  ne  s'est  pas  regardé  lui-même  comme  la  consomma- 
tion des  siècles?  Quelle  est  la  monarchie  qui  n'a  pas  prétendu  donner  le  dernier 
mot  de  toutes  les  monarchies?  Quelle  est  la  république  qui  n'a  pas  eu  foi  dans 
son  éternité?  Les  hommes  vont  de  vieilleries  en  vieilleries,  croyant  marcher  de 
nouveautés  en  nouveautés. 

«  Haine  aux  républiques  !  criait  la  Rome  de  Romulus;  et  les  courtisans  de 
répéter  ces  mots.  Haine  aux  monarchies!  criait  l'autre  Rome  de  Brutus;  et  tous 
les  petits  orateurs  répétaient  en  chœur  :  Un  roi  est  une  bête  féroce!  Ensuite  vin- 
rent les  empereurs,  majestés  plus  royales  que  les  rois;  on  les  adora. 

«  Vous  êtes  libres,  dites-vous?  Cela  est  vrai.  0  souverains  rois,  vous  avez  de 
l'espace  devant  vous,  vous  pouvez  vous  livrer  à  vos  ébats  les  plus  violens.  Le 
jeune  cheval  sauvage  des  pampas  galope  en  liberté  dans  les  hautes  herbes,  cri- 
nière flottante,  naseaux  ouverts;  rien  ne  l'arrête;  chaque  muscle  est  chargé 
d'électricité,  chaque  mouvement  est  triomphal.  Et  vous  aussi,  vous  n'avez  ni 
bride  ni  mors;  mais  à  qui  le  devez-vous?  Avez-vous  de  quoi  vous  vanter?  Si  vos 
populations  étaient  pressées  et  serrées  dans  un  espace  étroit  comme  celui  de  la 
vieille  Angleterre,  si  vous  n'aviez  pas  eu  vos  immenses  prairies  et  le  gigantesque 
Océan  pour  vous  défendre,  ô  souverains  rois,  vous  qui  n'êtes  ni  des  stoïques, 
ni  des  contemplatifs,  mais  ardens,  actifs,  braves  et  avides  comme  vos  ancêtres, 
vous  auriez  crié  :  God  save  the  king!  ou  vous  vous  seriez  dévorés  les  uns  les  au- 
tres. Rendez  grâce  à  Dieu. Vous  avez  de  l'espace  pour  être  libres. — Vous  serez  vieux 
un  jour  et  vous  aurez  grandi.  Tous  les  membres  de  votre  communauté  se  cou- 
doieront. Vous  deviendrez  oppresseurs,  car  vous  aimez  la  victoire  et  le  gain;  — 
et  vous  serez  opprimés  ! 

«  O  souverains  rois,  vous  êtes  déjà  des  oppresseurs  et  des  tyrans  sans  le  sa- 
voir. Ne  venez-vous  pas,  à  votre  insu ,  de  vous  précipiter  sur  une  race  voi- 
sine (1)? 

«  Vos  épées  ruisselaient  du  sang  mexicain ,  avant  que  vous  eussiez  la  con- 
science de  les  avoir  tirées.  Vos  lois  ne  défendent-elles  pas  aux  chefs  de  votre 
république  de  déclarer  la  guerre?  Cependant  votre  chef  a  osé  quelque  chose  de 
plus  impérial;  —  il  a  fait  la  guerre  sans  la  déclarer. 

«  O  citoyens  rois  et  souverains  aveugles,  apprenez  que  les  républiques  tom- 
bent comme  les  monarchies,  que  la  dépendance  de  l'homme  envers  l'homme  ne 
cessera  que  sur  les  ruines  du  monde,  que  les  monarchies  ne  sont  pas  en  elles- 
mêmes  essentiellement  mauvaises,  que  pour  certains  peuples  elles  valent  mieux 

(1)  Le  Mexique. 


voyages  d'hermann  melville.  569 

que  les  républiques;  que  la  paix  armée  du  sceptre  vaut  mieux  que  le  tribun 
farouche  armé  de  la  corde  et  du  glaive.  Le  beau  sort  que  celui  d'un  homme 
libre  en  France,  n'osant  pas  tourner  un  coin  de  rue  de  peur  d'y  voir  un  écha- 
faud  qui  s'élève  (1)! 

«  Cela  est  vrai,  les  États-Unis  prospèrent  et  grandissent  :  la  bannière  aux 
étoiles  confédérées  est  l'arc-en-ciel  des  nations;  mais  nous  sommes  bien  jeunes, 
nous  n'avons  point  passé  par  les  épreuves  de  notre  foi.  Pour  une  nation,  mes 
amis,  cinquante  ans  sont  peu  de  chose;  il  n'y  a  pas  deux  règnes  de  monarques 
que  ce  pays  appartenait  à  un  roi.  Nous  n'avons  pas  revêtu  la  robe  virile,  nous  ne 
sommes  pas  même  adolescens,  et  déjà  nous  avons  des  ambitions  de  czar  et  de 
furieuses  aspirations  vers  le  pouvoir.  Mes  amis,  ne  jugeons  pas  trop  vite;  les 
années  ont  beaucoup  de  leçons  en  réserve. 

«  La  liberté  politique  est-elle  donc  le  but  suprême?  Non,  elle  doit  être  un  moyen 
de  bonheur,  non  un  but  définitif.  Est-ce  que  l'homme  ne  reste  pas  esclave  des 
suprêmes  lois,  alors  même  qu'il  s'est  déclaré  maître?  Êtes-vous  bien  sûrs,  ô  sou- 
verains rois  !  d'être  en  possession  de  la  liberté  véritable,  c'est-à-dire  de  la  su- 
prême sagesse?  N'ajoutez-vous  pas  foi  à  d'incroyables  folies?  Quand  vous  vous 
dites  une  grande  nation,  vous  dites  vrai,  assurément;  mais  votre  race  et  la 
géographie  n'y  sont-elles  pas  pour  beaucoup?  Vos  pères  ne  se  sont-ils  pas  battus 
pour  vous?  Avant  de  vous  être  déclarés  libres,  ne  l'étiez- vous  pas  en  réalité? 
Les  pèlerins  calvinistes  avaient  semé  le  germe  de  votre  indépendance;  elle  a 
grandi  dans  vos  solitudes.  Souvenez-vous  donc,  ô  souverains  rois!  que  votre 
force  et  votre  grandeur  vous  viennent  de  ces  mêmes  institutions  monarchiques 
que  vous  affectez  de  mépriser  et  de  ces  Anglais  dont  le  sang  coule  dans  vos  veines 
avec  leur  imperturbable  obstination  ! 

«  Remplis  de  préjugés  et  de  superstitions,  vous  croyez  voir  la  servitude  là  où 
vous  voyez  des  chambellans,  des  couronnes  d'or,  des  manteaux  d'hermine,  des 
colonnes  de  marbre  et  des  palais  de  rois.  La  servitude  est  chez  vous;  car  le 
riche  y  marche  sur  le  pauvre;  elle  est  dans  tout  l'univers,  d'où  la  souffrance  et 
le  malheur  ne  seront  jamais  bannis.  Tâchez  de  les  neutraliser  ou  de  les  modérer 
par  la  vertu;  c'est  ce  que  vous  avez  à  faire  de  plus  excellent.  Pour  moi,  j'aime- 
rais mieux  être  tranquille  sous  un  roi  que  soumis  à  l'oppression  de  vingt  mil- 
lions de  monarques,  quand  même  je  serais  un  de  ces  monarques. 

«Fanatiques  et  superstitieux  que  vous  êtes,  ne  croyez-vous  pas  qu'une  béa- 
titude et  une  sérénité  ineffables  vont  couronner  la  vieillesse  du  monde,  et  que 
tous  les  maux  vont  disparaître  de  la  face  du  globe!  Apprenez  donc,  enfans,  que 
tous  les  maux  peuvent  être  allégés,  que  le  mal  en  lui-même  ne  peut  se  détruire. 
Partout  de  grandes  réformes  sont  nécessaires;  nulle  part  les  révolutions  san- 
glantes ne  le  sont.  Certes,  la  mort  est  le  remède  souverain ,  mais  quel  malade 
insensé  s'ouvrirait  les  veines  et  appellerait  la  mort  pour  se  guérir? 

«  Quant  à  vous,  enfans  des  États-Unis,  voici  quelques  conseils  qui  vous  re- 
gardent :  Toutes  les  démocraties  hurlent  contre  les  monarchies,  et  celles-ci 
contre  les  républiques;  ne  joignez  point  vos  clameurs  à  ces  cris  ridicules,  ne 
vous  compromettez  pas  avec  la  vieille  Europe  que  le  Dieu  suprême  a  séparée  de 


(1)    Cet  excès  d'exagération  appartient  tout  entier,  bien  entendu,  à  M.  Hermann 
Melville. 


570  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

tous  par  l'Atlantique.  Chez  vous-mêmes,  gardez-vous  bien  de  la  cupidité.  Voler, 
ce  n'est  pas  être  libre.  N'agrandissez  pas  votre  puissance,  croyez-moi;  avez-vous 
besoin  de  prosélytes?  Le  temps  nous  sert  quand  nous  respectons  le  temps.  » 

—  A  bas  le  monarchiste! A  la  lanterne  le  radoteur  tory!  cria  une  foula 

enragée.  On  chercha  vainement  à  connaître  l'auteur  du  sermon,  tout  le  monda 
se  défendit  de  l'avoir  écrit;  jamais  les  vingt  millions  de  monarques  ne  purent 
trouver  le  coupable.  » 

Quand  M.  Mel ville  a  visité  et  critiqué  l'Europe  et  l'Amérique,  il  se 
dirige  de  nouveau  vers  les  régions  métaphysiques,  où  il  admire,  sans 
pouvoir  les  habiter,  les  royaumes  d'Alma  et  les  domaines  de  Serenia. 
Aima  représente  Jésus-Christ ,  Serenia  est  son  domaine;  Aylla  ou  le 
Bonheur  terrestre  est  perdu  à  jamais,  et  M.  Melville  se  résigne  à  s'en 
passer. 

Telle  est  la  colossale  machine  inventée  par  M.  Melville.  Vous  diriez  ce 
panorama  gigantesque  et  américain ,  aujourd'hui  affiché  sur  les  murs 
de  Londres  en  ces  termes  :  a  Panorama  gigantesque,  original  et  améri- 
cain. Dans  la  grande  salle  américaine  on  peut  voir  le  prodigieux  pano- 
rama mobile  du  golfe  du  Mexique,  des  cataractes  de  Saint- Antoine  et  du 
Mississipi,  peint  par  J.-R.  Smith,  l'illustre  artiste  des  Etats-Unis,  cou- 
vrant une  étendue  de  toile  de  quatre  milles  de  longueur  et  représentant 
près  de  quatre  mille  milles  de  paysage  américain.  »  —  Au  milieu  de  ce 
fracas  puéril  et  fatigant,  parmi  tant  de  fautes  de  goût  et  d'incohérences 
qui  blessent,  le  talent  et  la  raison  ne  manquent  pas,  nous  l'avons  vu,  à 
ce  singulier  écrivain.  Les  paroles  qu'il  adresse  aux  Français  méritent 
d'être  méditées  :  —  «  Votre  race  française  voudrait  être  libre,  et  elle 
emploie  pour  cela  les  longues  cavalcades,  les  superbes  processions,  les 
bannières  qui  s'agitent  avec  frénésie,  les  harmonies  mystiques,  la 
marche  des  soldats  et  les  éternels  discours  !  De  tout  cela  la  vraie  li- 
berté ne  veut  pas.  La  France  qui  renie  et  détruit  le  passé  ne  cesse  de 
refaire  son  passé;  elle  jette  des  torches  furieuses  dans  le  palais  de  son 
vieux  roi ,  et,  criant  à  bas  les  siècles  anciens  !  elle  reconstruit  ce  qu'il  y 
avait  de  pire  dans  son  passé  même.  France,  France!  la  liberté  ne  veut 
ni  cris,  ni  fureurs,  ni  violences,  ni  désordre.  Quand  on  lui  offre  pour 
sacrifice  l'anarchie  des  lois,  la  rapine  et  le  sang  des  victimes,  la  liberté 
se  détourne  avec  horreur.  » 

PniLARÈTE  CHASLES. 


DE  LA  CRITIQUE 


ET  DE  LA  DESTINEE 


DES  OUVRAGES  CONTEMPORAINS. 


Cours  de  littérature  dramatique,  qu>  de  V  Usage  des  Passions  dans  le  drame, 
deuxième  volume,  par  M.  Saint-Marc  Girardin1. 


Une  plume  très  spirituelle,  que  je  louerais  plus  à  mon  aise  si  je  m 
lui  étais  personnellement  obligé,  a  résumé  ici  même  (2)  en  quelques 
lignes  tout  ce  qu'on  peut  dire  de  plus  vrai  de  ce  nouveau  volume. 
On  a  eu  raison  de  louer  ce  livre  pour  le  bien  que  font  de  telles  lec^ 
tures  au  temps  où  nous  vivons  :  elles  reposent  les  esprits;  c'est  trop 
peu  dire,  elles  les  relèvent.  Écrit  avant  février,  on  dirait  que  ce  vo- 
lume a  été  composé  pour  adoucir  quelques-unes  des  douleurs  qu'il  a 
causées  et  pour  raffermir  certaines  choses  qu'il  a  ébranlées.  Le  sujet 
est  l'usage  des  passions  dans  le  drame  :  or,  le  drame,  c'est  la  vie;  la 
vérité  du  drame,  c'est  sa  ressemblance  avec  la  vie.  En  réalité,  M.  Saint- 
Marc  Girardin  a  traité  de  l'usage  des  passions  dans  la  vie,  c'est-à-dire 
du  bien  et  du  mal  qu'elles  font,  selon  qu'on  les  règle  ou  qu'on  s'y  laisse 
emporter.  Dans  un  temps  où  les  esprits  les  plus  fermes  doutent,  où  les 

(1)  Librairie  de  Charpentier,  rue  de  Lilte,  17. 

(2)  Voyex  la  livraison  du  1«  mars,  Revue  littéraire*. 


572  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

cœurs  les  plus  droits  se  troublent,  voici  des  pages  qui  nous  rendent  le 
service  de  nous  dire  que  le  bien  n'est  pas  le  mal  ni  le  mal  le  bien ,  et 
(fie,  quelles  que  soient  les  épreuves  de  la  vérité  dans  ce  monde,  le 
meilleur  de  tous  les  calculs  est  encore  de  lui  resler  fidèle. 

En  plus  d'un  endroit  d'ailleurs,  F  à-propos  de  ces  pages  semble  être  un 
à-propos  d'allusions,  tant  les  remarques  de  l'auteur  vont  à  nos  préoc- 
cupations actuelles.  Parmi  les  passions  qu'examine  M.  Saint-Marc  Gi- 
rardin,  il  en  est  qui  naissent  de  l'institution  même  de  la  famille  :  ce 
sont  la  piété  filiale,  l'amour  fraternel,  la  piété  envers  les  morts,  et 
aussi  les  passions  contraires,  les  haines  des  frères,  les  rivalités  des 
sœurs.  Soit  qu'il  ait  à  montrer  combien  les  bonnes  passions  mettent  de 
force  et  d'honneur  au  foyer  de  la  famille,  ou  combien  les  mauvaises  y 
font  de  ravages,  ce  qui  ressort  de  toutes  ses  réflexions,  c'est  une  image 
de  la  seule  condition  où  l'homme  ait  tout  son  prix  et  réalise  tout  le 
bonheur  dont  il  est  capable,  c'est  à  savoir  la  famille.  M.  Saint-Marc 
Girardin  eût-il  prévu  la  guerre  impie  qu'on  lui  fait,  il  n'eût  pu  mieux 
lui  venir  en  aide  qu'en  en  traçant  des  peintures  si  aimables;  et  cette 
apologie  est  d'autant  plus  persuasive,  qu'elle  n'était  point  préparée  et 
que  les  argumens  ne  sentent  pas  le  plaidoyer.  11  est  certaines  vérités 
qui  perdent  plus  qu'elles  ne  gagnent  à  être  discutées  par  la  polémique, 
car  la  vivacité  de  la  défense  fait  croire  au  danger  de  la  cause.  Je 
m'épouvante  si  quelque  écrit  supérieur. veut  me  prouver  que  j'ai  le 
droit  d'aimer  mon  enfant  et  de  lui  laisser  le  fruit  de  mon  travail;  je 
me  rassure  quand  je  lis  un  livre  qui  se  contente  de  reconnaître  au  fond 
de  mon  cœur  l'impossibilité  éternelle  qu'il  en  soit  autrement. 

Avant  de  donner  à  l'impression  ces  pages  écrites  pour  un  autre 
temps,  M.  Saint-Marc  Girardin  aurait  pu  être  tenté  d'y  insérer  quelque 
digression  contre  le  socialisme.  Il  a  une  plume  qui  n'est  guère  plus 
timide  que  sa  parole  à  la  Sorbonne;  c'est  cette  plume  qui  écrivait,  il  y 
a  dix-huit  ans,  le  mot  prophétique  de  barbares.  Mais  aucune  critique 
directe,  aucune  allusion  volontaire  ne  donne  à  son  livre  la  date  du 
jour.  Sa  foi  à  la  famille  n'est  pas  agressive,  parce  qu'elle  n'est  pas  in- 
quiète; il  n'a  pas  voulu  faire  aux  insensés  qui  veulent  la  détruire  l'hon- 
neur d'ouvrir  une  parenthèse  à  leur  adresse  dans  un  livre  composé 
avant  qu'ils  fissent  parler  d'eux. 

Un  autre  à-propos  de  ce  livre,  c'est  cet  éternel  à-propos  des  bons 
livres  en  tout  temps,  dans  notre  pays.  Les  révolutions,  qui  n'y  peuvent 
rien  contre  la  famille,  n'y  peuvent  pas  davantage  contre  le  plus  noble 
des  goûts  de  notre  nation,  son  honneur,  son  auréole  parmi  les  nations 
civilisées,  cet  amour  pour  l'art,  pour  les  lettres,  pour  les  ouvrages 
d'esprit.  On  lisait  même  sous  la  terreur.  Condorcet,  fuyant  les  sbires 
de  Fouquier-Tainville,  n'avait  pas  d'argent  sur  lui,  mais  il  avait  un 
Horace.  Il  y  a  toujours  en  France  des  lecteurs,  même  dans  les  temps 


DE   LA  CRITIQUE  ET  DES  OUVRAGES   CONTEMPORAINS.  573 

les  moins  littéraires  :  ce  sont  ces  obstinés  d'aujourd'hui  qui  s'entêtent 
encore  à  cultiver  leur  esprit,  même  alors  que  des  sauvages  les  mena- 
cent de  leur  faire  expier  le  savoir  comme  une  inégalité.  On  se  passe 
plutôt  de  pain  dans  notre  pays  que  de  livres.  Malgré  la  politique,  mal- 
gré ce  régime  inoui  d'une  assemblée  délibérante  en  permanence  tous 
les  jours  de  l'année,  malgré  la  presse  devenue  si  nécessaire  depuis  que 
nous  avons  à  y  chercher  chaque  matin  si  la  société  est  encore  debout, 
ou  plutôt  à  cause  de  tout  cela,  on  continue  à  lire.  Le  plaisir  est  même 
plus  vif,  parce  qu'il  est  plus  disputé.  Plus  l'incertitude  et  l'obscurité 
s'accroissent  autour  de  nous,  plus  on  sent  le  besoin  d'élever  son  esprit 
et  de  se  tenir  prêt  pour  l'inconnu.  Les  meilleures  parties  de  plaisir 
des  honnêtes  gens,  ce  sont  quelques  heures  de  bonne  lecture,  c'est  un 
livre  qui  leur  parle  des  choses  d'un  intérêt  éternel. 

A  quel  genre  de  critique  appartient  le  Cours  de  Littérature  drama- 
tique? Quel  homme,  quel  esprit  s'y  fait  voir? 

Si  je  ne  suis  pas  dupe  d'un  vain  désir  de  distinguer,  il  y  a,  de  notre 
temps,  quatre  sortes  de  critiques.  J'essaierai  de  les  caractériser  briè- 
vement et  par  leurs  traits  essentiels. 

La  première  est  une  forme  nouvelle  de  l'histoire  générale.  Les  ré- 
volutions de  l'esprit,  les  changemens  du  goût,  les  chefs-d'œuvre  en 
sont  les  événemens;  les  écrivains  en  sont  les  héros.  On  y  montre  l'in- 
fluence des  sociétés  sur  les  auteurs,  des  auteurs  sur  les  sociétés.  Cette 
critique  raconte,  peint  à  grands  traits,  plutôt  qu'elle  n'analyse.  Les  dé- 
tails n'y  figurent  que  pour  la«lumière  qu'ils  jettent  sur  les  faits  géné- 
raux. Les  hommes  y  sont  montrés  par  leurs  grands  côtés.  On  y  peut 
d'ailleurs  admirer  les  mêmes  beautés  que  dans  l'histoire  ;  et  c'est  pro- 
prement l'histoire  des  affaires  de  l'esprit.  L'honneur  d'en  avoir  donné 
le  premier  modèle  appartient  à  M.  Villemain.  Le  premier,  il  a  mis  la 
critique  de  pair  avec  l'histoire  et  la  philosophie.  Ses  leçons,  devenues 
d'excellens  livres,  après  avoir  été  d'admirables  improvisations,  ont 
prouvé  que  le  talent  de  peindre,  d'exposer,  de  tirer  des  enseignemens 
du  passé,  n'appartient  pas  moins  au  critique  qu'à  l'historien ,  et  que 
l'étude  des  esprits  dans  les  lettres  n'est  que  la  plus  relevée  des  psy- 
chologies.  Nous  lui  devons  en  grande  partie  ce  goût  des  jugemens 
sur  les  ouvrages  et  cette  sensibilité  vive  pour  les  choses  de  l'esprit  qui 
nous  ont  fait  passer  de  si  bonnes  heures  dans  les  vingt-cinq  dernières 
années,  et  qui  nous  ont  préparé  de  si  précieuses  distractions  pour  celles 
que  nous  avons  à  traverser. 

La  seconde  sorte  de  critique  est  à  la  première  ce  que  les  mémoires 
sont  à  l'histoire.  De  même  que  les  mémoires  recherchent  dans  les  évé- 
nemens  la  partie  anecdotique,  et  dans  les  personnages  publics  l'homme, 
la  vie  secrète,  de  même  cette  critique  s'occupe  plus  de  la  chronique 

TOMK  II.  37 


Ti74  REVUE  DES  DEUX   MONDES. 

des  lettres  que  de  leur  histoire,  et  elle  fait  plus  de  portraits  que  de 
tableaux.  Elle  est  plus  curieuse  de  ce  que  les  écrivains  ont  en  propre 
que  de  ce  qui  leur  vient  du  dehors,  et  des  différences  que  des  ressem- 
blances. Le  portrait,  dans  la  diversité  infinie  de  ses  nuances,  voilà  où 
elle  excelle.  Pour  elle  tout  auteur  est  un  type,  et  aucun  type  n'est  mé- 
prisable. Aussi  ne  donne-t-elle  pas  de  rangs;  elle  se  plaît  à  ces  talens 
aussi  divers  que  les  visages.  Elle  est  plus  poétique  que  philosophique; 
car  la  philosophie  s'attache  aux  ressemblances,  aux  lois  générales  de 
l'esprit;  la  poésie,  c'est  le  sentiment  des  variétés  de  la  vie  individuelle. 
Pour  le  fond  comme  pour  la  méthode,  cette  critique  est  celle  qui  s'é- 
loigne le  plus  de  la  forme  de  l'enseignement,  et  qui  a  l'allure  la  plus 
libre.  La  pénétration  qui  ne  craint  pas  d'être  subtile,  la  sensibilité,  la 
raison,  pourvu  qu'elle  ne  sente  pas  l'école,  le  caprice  même  à  l'occa- 
sion, le  style  d'un  auteur  qui  sent  tout  ce  qu'il  juge,  le  fini  du  détail, 
l'image  transportée  de  la  poésie  dans  la  prose,  telles  en  sont  les  qua- 
lités éminentes.  Je  mettrais  un  nom  au  bas  de  cette  théorie,  si  j'étais 
plus  sûr  de  n'y  avoir  rien  omis. 

J'éprouve  quelque  embarras  à  définir  la  troisième  sorte  de  critique. 
Si  les  deux  autres  rappellent  l'histoire  sous  ses  deux  formes,  celle-ci 
se  rapproche  plus  d'un  traité.  Elle  a  la  prétention  de  régler  les  plaisirs 
de  l'esprit,  de  soustraire  les  ouvrages  à  la  tyrannie  du  chacun  son  goût* 
et  d'être  une  science  exacte,  plus  jalouse  de  conduire  l'esprit  que  de 
lui  plaire.  Elle  s'est  fait  un  idéal  de  l'esprit  humain  dans  les  livres;  elle 
s'en  est  fait  un  du  génie  particulier  de  sa  nation,  un  autre  de  la  langue 
française.  Elle  met  chaque  auteur  et  chaque  livre  en  regard  de  ce  triple 
idéal;  elle  note  ce  qui  s'y  rapporte,  voilà  le  bon;  ce  qui  en  diffère,  voilà 
le  mauvais.  Si  son  objet  est  élevé,  si  l'on  ne  peut  pas  l'accuser  de  faire 
tort  ni  à  l'esprit  humain  qu'elle  veut  contempler  dans  son  unité,  ni  au 
génie  de  la  France  qu'elle  veut  montrer  toujours  semblable  à  lui- 
même,  ni  à  notre  langue  qu'elle  défend  contre  les  caprices  du  goût,  il 
faut  avouer  qu'elle  se  prive  des  grâces  que  donnent  aux  deux  pre- 
mières sortes  de  critiques  la  diversité,  la  liberté,  l'historique  mêlé  aux 
jugemens,  la  beauté  des  tableaux,  le  piquant  des  portraits.  J'ai  peut- 
être  des  raisons  personnelles  pour  ne  pas  mépriser  ce  genre;  j'en  ai 
plus  encore  pour  le  trouver  difficile  et  périlleux. 

La  quatrième  sorte  de  critique  n'épuise  ni  une  époque,  ni  un  auteur, 
ni  une  théorie.  Elle  n'est  ni  une  histoire,  ni  une  biographie,  ni  un 
traité.  Elle  choisit  un  sujet  qu'elle  circonscrit  à  dessein,  aimant  mieux 
se  tracer  un  cercle  restreint  d'où  elle  pourra  sortir,  si  la  vérité  ou  l'a- 
grément le  demandent,  que  de  s'ouvrir  un  cadre  trop  vaste  qu'elle  ris- 
querait de  ne  pas  remplir.  Le  sujet  choisi,  s'il  s'agit,  par  exemple,  de 
l'usage  des  passions  dans  le  drame,  elle  recueille  dans  les  auteurs  dra- 
matiques les  plus  divers  et  les  plus  inégaux  les  traits  vrais  ou  spécieux 


DE   LA  CRITIQUE  ET   DES  OUVRAGES   CONTEMPORAINS.  575 

dont  ils  ont  peint  une  passion;  elle  compare  les  passages,  non  pour 
donner  des  rangs,  mais  pour  éclairer  par  ces  rapproche  mens  l'objet 
de  son  étude;  elle  y  ajoute  ses  propres  pensées,  et  de  ce  travail  de  com- 
paraison et  de  critique  elle  fait  ressortir,  comme  conclusion,  quelque 
vérité  de  l'ordre  moral;  car  tel  est  le  dessein  qu'elle  se  propose  :  tirer 
des  lettres  un  enseignement  pratique;  songer  moins  à  conduire  l'esprit 
que  le  cœur;  prendre  plus  de  souci  de  la  morale  que  du  goût.  C'est  de 
la  littérature  comparée  qui  conclut  par  de  la  morale. 

Mais  pourquoi  me  fatiguer  à  la  définir?  Quatre  pages  du  livre  de 
M.  Saint-Marc  Girardin,  prises  au  hasard,  la  font  comprendre  et  aimer 
sans  la  définir.  Elle  est  son  œuvre;  c'est  le  fruit  de  son  caractère  et  de 
son  tour  d'esprit.  Si  pourtant  on  voulait  lui  chercher  un  premier  mo- 
dèle, on  le  trouverait  dans  certains  traités  de  Plutarque,  et,  chez  nous, 
dans  les  charmans  opuscules  de  Fénelon,  quand  il  n'y  dit  pas  de  mal 
des  vers  de  Molière  et  qu'il  ne  s'y  plaint  pas  de  la  pauvreté  de  notre 
langue. 

Esprit  honnête,  cœur  droit,  capable  de  tous  les  bons  sentimens  dont 
il  étudie  les  expressions  dans  le  drame,  M.  Saint-Marc  Girardin  n'écrit 
rien  que  d'expérience,  et  il  ne  donne  pour  vrai  que  ce  qu'il  s'approuve 
de  sentir,  ou  que  ce  qu'il  se  ferait  honneur  d'avoir  senti.  Il  n'a  pas  une 
morale  pour  lui  et  une  pour  les  autres.  L'écrivain  ne  déguise  pas 
l'homme,  et  l'estime  dont  on  est  touché  pour  l'un  fait  qu'on  s'aban- 
donne aux  doctrines  de  l'autre.  La  simplicité  toujours  égale  de  son  lan- 
gage ajoute  à  la  confiance.  L'homme  qui  veut  paraître  meilleur  qu'il 
n'est  n'a  pas  ce  ton-là;  il  procède  soit  par  professions  de  foi,  soit  par 
anathèmes  contre  tous  ceux  qui  ne  sont  pas  tels  qu'il  veut  paraître.  Les 
instincts  de  M.  Saint-Marc  Girardin,  sa  raison,  sa  conduite,  sont  les  seuls 
principes  de  sa  critique;  c'est  à  la  double  lumière  de  sa  conscience  et 
de  sa  vie  qu'il  regarde  les  images  que  les  auteurs  dramatiques  nous  ont 
données  du  cœur  humain. 

Bon  nombre  d'écrivains  reçoivent  leur  sujet  des  circonstances,  du 
tour  d'esprit  du  moment,  du  succès  de  certaines  idées,  de  la  mode,  et 
ils  écrivent  à  côté  et  en  dehors  d'eux-mêmes.  D'autres  ne  font  leurs 
livres  qu'avec  leur  intelligence,  laquelle  semble  distincte  du  principe 
qui  les  fait  agir.  On  dirait  un  sanctuaire  où  ils  entrent  de  temps  en 
temps  pour  s'y  recueillir  et  s'y  épurer;  l'homme  reste  sur  le  seuil.  Aux 
écrits  des  uns  et  des  autres,  malgré  la  séduction  du  talent,  il  manque 
le  plus  grand  charme:  ils  n'y  sont  pas  de  toute  leur  personne.  Je  ne  dis 
pas  qu'il  faille  étaler  sa  vie  dans  ses  livres;  car  ceux  qui  paraissent  si  ja- 
loux qu'on  les  voie  cachent  plus  de  leur  vie  qu'ils  n'en  montrent,  et  far- 
dent tout  ce  qu'ils  en  laissent  voir;  mais  le  meilleur  livre  est  celui  où  il  a 
transpiré  de  la  vie  de  l'homme  dans  les  pages  de  l'écrivain,  non  parce 


576  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

que  l'un  a  pensé  à  y  montrer  l'autre,  mais  parce  qu'ils  n'ont  pas  été 
deux  en  l'écrivant.  Or,  cela  n'arrive  qu'aux  très  honnêtes  gens.  On  ad- 
mire justement  le  mot  de  Pascal  :  «  On  cherchait  un  auteur,  on  est 
charmé  de  trouver  un  homme.  »  Pour  que  la  découverte  soit  agréable, 
il  faut  que  cet  homme  soit  un  homme  de  bien. 

M.  Saint-Marc  Girardin  est  un  de  ces  auteurs-là.  11  n'a  reçu  de  per- 
sonne la  pensée  de  son  livre.  On  n'est  pas  si  à  l'aise  dans  un  thème  sug- 
géré, ni  si  original  en  exécutant  un  programme.  La  mode  n'y  a  pas  la 
moindre  part.  Où  il  y  a  tant  de  raison,  soyez  sûr  que  la  mode  n'en  a  pas 
fourni  l'idée.  De  même,  le  livre  n'est  pas  un  rôle  que  veut  jouer  l'homme, 
ni  l'image  de  ce  qui,  dans  sa  vie,  serait  pour  la  montre;  ce  n'est  pas 
un  habit  splendide  qu'il  revêt  quand  il  sort.  Son  esprit  n'est  que  son 
talent  de  voir  au  fond  de  ses  sentimens  et  la  conscience  claire  de  ce 
qui  détermine  sa  conduite.  On  ne  trouve  dans  ces  pages  ni  ces  choses 
d'emprunt  qui  remplissent  les  écrits  dont  l'inspiration  n'appartient  pas 
à  l'auteur,  ni  ce  faux  de  certains  ouvrages,  même  distingués,  dont  on 
dirait  que  l'auteur  a  passé  un  costume  pour  les  écrire.  Quand  les  en- 
fans  de  M.  Saint-Marc  Girardin  seront  en  âge  d'admirer  ce  qu'il  a  écrit 
de  si  profond  sur  les  bons  instincts  du  cœur  humain  et  de  si  tendre  sur 
la  famille,  combien  ne  seront-ils  pas  fiers  d'une  gloire  qui  s'est  faite 
au  foyer  domestique,  d'un  livre  qui  n'est  le  plus  souvent  qu'une  étude 
dont  ils  étaient  le  sujet,  et  une  action  dont  ils  ont  été  les  témoins! 

Que,  dans  un  ouvrage  où  les  beautés  sont  plus  souvent  des  finesses 
de  sentiment  que  des  délicatesses  de  goût,  la  critique  soit  bienveillante, 
je  ne  m'en  étonne  pas.  La  bienveillance  est  une  des  grâces  du  Cours 
de  Littérature.  Dans  telle  pièce  peu  lue,  ou  même  oubliée,  M.  Saint- 
Marc  Girardin  trouve  des  choses  à  admirer.  Au  lieu  d'accabler  tout 
d'abord  un  ouvrage  en  le  rapprochant  d'un  idéal  jaloux,  ou  en  lui  ap- 
pliquant quelque  doctrine  superbe,  il  s'y  engage  avec  la  prévention 
de  l'estime;  ce  qu'il  n'en  aime  pas,  ou  il  l'excuse,  ou  il  le  taît;  il  note 
les  fautes  sans  en  triompher,  et  fait  valoir  le  bien  sans  le  surfaire, 
aussi  loin  d'imaginer  des  beautés  où  il  n'y  en  a  pas  que  d'exagérer 
celles  qu'il  découvre  pour  relever  le  mérite  de  la  découverte.  Il  pou- 
vait en  être  tenté  pourtant,  à  propos  de  deux  sortes  d'auteurs  :  les  in- 
connus, qu'on  paraît  mettre  au  monde;  les  oubliés,  qu'on  réhabilite. 
Il  n'a  été  que  juste  pour  les  uns  et  pour  les  autres.  On  est  d'accord  avec 
lui  sur  ceux-ci,  parce  qu'il  ne  nous  force  pas  à  les  adorer  après  les  avoir 
dédaignés,  et  sur  ceux-là,  parce  qu'il  sait  les  découvrir  sans  avoir  l'air 
de  les  créer,  et  qu'il  ne  nous  humilie  pas  de  son  rare  savoir. 

J'admire  surtout  avec  quelle  douce  autorité  il  nous  fait  apercevoir  et 
confesser  des  beautés  où  nous  n'en  avions  pas  vu.  C'est  l'art  des  con- 
naisseurs en  tableaux.  Ils  excellent  à  retrouver  le  jour  qui  éclairait  une 
toile  au  moment  où  l'artiste  y  mettait  ses  couleurs ,  et  à  placer  le  eu- 


DE  LA  CRITIQUE   ET   DES  OUVRAGES  CONTEMPORAINS.  577 

rieux  au  vrai  point  d'où  elle  doit  être  vue.  Il  ne  faut  pas  abuser  de  cet  art, 
ni  faire  comme  tels  de  ces  connaisseurs  qui  ne  souffrent  pas  qu'une  fois 
placé  on  fasse  un  mouvement,  et  qui  vous  donneraient  des  contorsions 
pour  vous  mettre  au  point.  M.  Saint-Marc  Girardin  ne  tombe  pas  dans 
cet  excès.  Il  n'y  a  même  pas  à  se  prêter  beaucoup  à  ce  qu'il  veut;  il  a  si 
raison  et  si  doucement,  qu'on  vient  à  son  avis  sans  croire  lui  faire  une 
concession,  et  que  le  préjugé  est  parti  sans  qu'il  ait  eu  besoin  de  l'at- 
taquer. Sur  ce  point,  je  suis  plus  qu'un  lecteur  charmé  :  je  suis,  qu'il 
me  permette  de  l'en  remercier,  un  converti.  Il  est  tel  auteur,  tel  ou- 
vrage, contre  lesquels  j'avais  des  préventions.  Ils  étaient  en  dehors 
d'une  catégorie,  d'un  genre;  ils  contrariaient  une  doctrine.  Je  les  avais 
exclus,  comme  certain  ministre  qui  ne  donnait  audience  aux  gens  que 
sur  le  vu  de  leur  brevet;  on  ne  lui  faisait  pas  passer  sa  carte  ni  son 
nom,  mais  son  diplôme.  Ainsi  je  faisais  pour  certains  auteurs.  M.  Saint- 
Marc  Girardin  m'a  pour  ainsi  dire  amené  par  la  main  devant  eux;  il 
m'a  montré,  à  côté  du  vrai  que  je  poursuivais,  un  vrai  que  je  ne  voyais 
pas,  parce  que  j'en  cherchais  un  autre.  Il  m'a  fait  la  leçon,  en  ajoutant 
à  mes  plaisirs.  Attaché  à  un  idéal  sévère,  j'ai  toujours  peur  d'être  exclu- 
sif, moins  par  le  vain  désir  de  passer  pour  un  esprit  étendu  qu'à  cause 
du  ridicule  d'être  injuste  contre  mon  propre  intérêt.  Je  dois  au  Cours 
de  Littérature  dramatique  des  connaissances  de  plus  et  des  préventions 
de  moins.  En  louant  sur  ce  point  M.  Saint-Marc  Girardin,  je  ne  fais  que 
m'acquitter. 

Ces  jugemens  bienveillans  sur  des  ouvrages  ou  sur  des  auteurs  se- 
condaires sont  d'ailleurs  sans  préjudice  des  principes  du  grand  goût 
français.  M.  Saint-Marc  Girardin  ne  sacrifie  pas  l'intégrité  de  la  foi  à  la 
douceur  des  petites  pratiques.  Il  est,  lâchons  le  mot,  classique;  mais, 
dans  l'église  commune,  il  est  du  parti  de  la  tolérance.  11  aime  la  diver- 
sité et  la  liberté  des  talens.  Seulement,  ne  touchez  pas  aux  bons  senti- 
mens  de  l'homme,  ne  cherchez  pas  le  succès  dans  quelque  violation 
des  lois  éternelles  de  la  morale.  Là-dessus,  il  n'est  pas  endurant,  non 
par  une  fidélité  de  méthode  à  la  pensée  principale  de  son  livre,  mais 
parce  qu'on  s'attaque  aux  croyances  et  aux  convictions  de  sa  vie.  L'hon- 
nête homme  est  moins  coulant  que  le  critique.  Je  le  comprends.  La 
tolérance  du  critique  peut  venir  de  justice  ou  de  modestie;  il  s'agit 
d'écrivains  comme  lui,  d'ouvriers  dans  le  même  art.  Notre  goût  nous 
appartenant  plus  que  notre  conscience,  nous  pouvons,  par  défiance  de 
nous-mêmes,  ou  le  sacrifier,  ou  du  moins  en  obtenir  des  concessions. 
Mais  il  n'y  a  pas  d'accommodemens  à  demander  à  la  conscience  : 
une  main  d'en  haut  l'a  mise  en  nous,  non  pour  recevoir  nos  lumières, 
mais  pour  nous  imposer  les  siennes.  On  peut  transiger  sur  le  bon  et 
le  mauvais  dans  les  lettres;  on  doit  être  intraitable  sur  le  bien  et  le  mal 
dans  l'ordre  moral.  La  sévérité  de  M.  Saint-Marc  Girardin  est  d'ailleurs 


578  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

sans  aigreur.  Il  ne  foudroie  ni  ne  prêche  personne,  il  critique,  et  le 
passage  critiqué  ne  l'empêche  pas,  sitôt  après,  de  goûter  un  passage 
meilleur  du  même  écrit;  ou,  si  c'est  tout  l'ouvrage  qui  a  mérité  le 
blâme,  il  ne  le  rend  pas  injuste  pour  les  autres  écrits  de  l'auteur. 

M.  Saint-Marc  Girardin  est  le  libérai  par  excellence  en  littérature. 
On  n'est  pas  libéral  sans  être  conservateur;  aussi  est-il  fidèle,  comme 
je  l'ai  dit,  au  goût  français,  à  la  tradition  classique.  On  n'est  pas  libéral, 
si  l'on  se  laisse  prévenir  contre  toutes  nouveautés;  aussi  ne  les  craint-il 
pas.  Le  Cours  de  Littérature  dramatique  n'interdit  pas  à  l'art  de  tenter 
de  nouvelles  voies,  et,  si  quelque  beauté  se  présente,  il  ne  lui  demande 
pas  si  elle  vient  die  la  liberté  ou  de  la  règle.  Sauvez  le  fond,  respectez  la 
nature  humaine;  ne  logez  pas  dans  un  cœur  bas  une  vertu  sublime;  ne 
nous  donnez  pas  des  pères  et  des  mères  qui  ne  soient  ni  les  nôtres  ni 
nous;  entre  les  bons  et  les  mauvais  instincts  du  cœur  humain,  tirez  vos 
effets  dramatiques  des  bons;  tenez  votre  drame  le  plus  près  de  la  vie; 
faites  qu'on  en  sorte,  sinon  purgé,  comme  le  voulait  le  grand  Corneille, 
qui  n'est  pourtant  pas  un  si  mauvais  guide,  mais  fortifié  dans  ses  bons 
sentimens,  et  un  peu  plus  en  garde  contre  ses  défauts  :  et,  quant  aux 
moyens,  soyez  libre.  Pour  une  beauté  de  sentiment  ou  de  passion,  je 
vous  passe  volontiers  une  règle;  je  vous  les  passerais  toutes  pour  une 
pièce  d'où  je  reviendrais  touché  et  plus  fort  pour  le  bien.  Fidélité  au 
caractère  moral  du  drame,  liberté  dans  l'invention,  voilà  toute  la  poé- 
tique du  Cours  de  Littérature  dramatique.  L'auteur  sait  d'ailleurs  que 
le  talent  qui  trouve  les  beautés  n'a  pas  besoin  des  mauvais  moyens,  et 
que  tout  ce  qui  est  beau  dans  le  drame,  s'il  n'est  pas  selon  les  règles, 
ne  doit  pas  en  être  bien  loin. 

M.  Saint-Marc  Girardin  n'est  si  agréable  que  parce  qu'il  est  libéral. 
Vous  connaissez  l'impression  douce  que  fait  l'indulgence  chez  une  per- 
sonne du  monde  :  il  y  a  quelque  chose  de  plus  charmant,  c'est  le  res- 
pect d'un  écrivain  supérieur  pour  la  diversité  des  esprits.  M.  Saint-Marc 
Girardin  n'est  pas  étonné  de  ne  pas  se  trouver  dans  un  autre;  il  paraît 
même  charmé  d'y  trouver  quelqu'un  qui  n'est  pas  lui.  11  aime  le  tour 
d'esprit  qu'il  n'a  pas,  le  genre  qui  n'est  pas  le  sien.  Un  mélodrame  a  du 
bon  pour  lui,  et  voyez  combien  est  méritoire  la  charité,  ou  délicate  la 
justice,  qui  fait  goûter  à  cet  esprit  si  naturel  les  effets  de  nerfs  et  la 
phraséologie  du  mélodrame  !  Je  suis  bien  sûr  que  le  succès  d'autrui  ne 
lui  a  jamais  paru  une  diminution  du  sien.  Et  pourtant  a-Ul  lui-même 
tout  le  succès  qu'il  mérite?  Ce  manque  de  charlatanisme  le  cache  à 
certains  yeux  qui  ne  regardent  que  du  côté  où  l'on  ouït  les  fanfares. 
Un  si  rare  esprit  échappe  à  beaucoup  de  gens,  parce  qu'il  ne  s'impose  à 
personne.  Il  ne  se  recommande  pas,  comme  certains  auteurs  distingués, 
par  les  défauts  de  ses  qualités;  il  est  profond  sans  que  sa  profondeur 
soit  annoncée  par  de  la  contention  d'esprit;  élevé,  sans  qu'on  voie  l'ef- 


DE  LA  CRITIQUE  ET   DES  OUVRAGES  CONTEMPORAINS.  579 

fort  pour  paraître  supérieur  à  ce  qu'il  fait.  Il  l'est  où  le  vrai  l'y  amène; 
il  l'est  souvent  où  il  ne  croit  être  que  persuadé  et  de  bon  sens,  et  en  ne 
voulant  être  que  cela. 

Je  m'explique  que  M.  Saint-Marc  Girardin  aime  beaucoup  Fénelon  et 
Voltaire.  On  dirait  qu'il  a  appris  du  premier  le  secret  de  l'aimable.  Si 
les  écrits  procèdent  les  uns  des  autres,  le  Cours  de  Littérature  drama- 
tique procéderait  de  la  Lettre  sur  les  occupations  de  l'Académie  française. 
M.  Saint-Marc  Girardin  semble  imiter  de  Fénelon  sa  douce  morale; 
n'imite-t-il  pas  aussi  la  petite  faiblesse  du  précepteur  du  duc  de  Bour- 
gogne, son  penchant  à  moraliser?  Il  a  retenu  de  Voltaire  le  secret  de 
l'agréable.  Vagréable,  c'est  autre  chose  que  l'aimable.  Il  s'y  mêle  un 
peu  de  cette  raillerie  si  chère  à  notre  pays,  et  si  charmante  quand  elle 
est  tempérée  d'indulgence,  si  charmante  même  sans  l'indulgence; 
témoin  Voltaire,  qui  certes  fut  toute  sa  vie  plus  complaisant  qu'in- 
dulgent. 

S'il  est  un  style  dans  ce  temps-ci  qui  rappelle  celui  de  ces  deux 
maîtres,  c'est  le  style  du  Cours  de  Littérature.  Voilà  cette  netteté,  ce 
naturel,  cette  fermeté  élégante,  ce  mérite  de  correction  irréprochable 
qui  se  cache  sous  la  facilité  et  l'abandon.  C'est  le  même  tour,  la  courte 
phrase,  qui  n'exclut  pourtant  pas  la  phrase  abondante,  quand  le  sujet 
le  veut.  Toutefois  l'allure  du  soldat  armé  à  la  légère  y  domine,  comme 
chez  les  deux  maîtres.  La  plume  qui  a  écrit  le  Cours  de  Littérature 
dramatique  a  fait  long-temps  la  guerre,  au  premier  rang,  dans  le 
Journal  des  Débats. 

Sa  langue  n'a  pas  l'air  d'être  de  ce  temps-ci;  car  ce  qui  date  les  lan- 
gues, ce  sont  les  défauts.  Or,  notre  temps  en  a  deux  caractéristiques  : 
la  prétention  à  l'imagination  de  style,  et  l'abus  de  ces  mots  excessifs  qui 
sont  à  tout  le  monde  et  ne  sont  à  personne,  et  que  l'usage  a  fatigués, 
non  en  les  employant  bien,  mais  à  force  d'en  user  au  hasard  et  hors  de 
propos.  La  langue  de  M.  Saint-Marc  Girardin  est  pure  de  ce  double  vice; 
elle  lui  appartient  en  propre.  C'est  le  vêtement  de  l'honnête  homme, 
comme  le  veut  son  modèle  Fénelon.  On  ne  décrira  pas  ce  style;  il  est 
bien  heureux,  il  échappe  à  une  définition.  Les  mots  n'y  avertissent  pas 
des  pensées;  ce  sont  les  pensées  qui  font  revenir  aux  mots,  et  l'on  ne 
songe  au  bien  dit  qu'après  avoir  senti  le  bien  pensé.  Les  figures  n'y  man- 
quent pas;  car  quel  bon  style  est  sans  figures?  Seulement  elles  ne  sont 
pas  là  pour  faire  briller  ce  qui  est  pâle,  mais  pour  égaler  la  pensée  qui 
s'élève;  c'est  encore  ce  même  vêtement  de  l'honnête  homme,  mais  un 
jour  de  fête. 

Je  n'ai  pas  tout  dit,  tant  s'en  faut,  ni  de  cet  esprit  charmant  qu'on 
envie,  qu'on  dit  heureux,  qui  sait  l'être,  ayant  un  goût  si  sain  et  un 
cœur  si  droit,  ni  de  ce  livre  où  il  sait  si  bien  faire  les  affaires  du  vrai 
sans  paraître  faire  celles  d'un  auteur.  Je  veux  pourtant  prédire  la  for- 


580  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

tune  de  ces  petits  volumes;  mais  de  quel  droit  la  prédire?  J'aurais  l'air 
d'être  le  seul.  Mieux  vaut  tout  simplement  affirmer,  avec  tous  les  lec- 
teurs de  goût,  que  le  Cours  de  Littérature  dramatique  comptera  parmi 
les  ouvrages  de  notre  temps  qui  resteront.  Voici  pourquoi  : 

A  toutes  les  époques  des  sociétés  civilisées,  il  y  a  deux  sources  d'in- 
spirations pour  les  auteurs  :  l'esprit  humain,  et  le  tour  d'esprit  du  temps. 
Mais  ce  tour  d'esprit  n'est-il  pas  l'esprit  humain  lui-même  modifié 
d'une  certaine  façon?  Peut-être.  Il  n'en  est  pas  moins  vrai  qu'on  attache 
à  ces  deux  expressions  des  idées  fort  différentes. 

Quand  on  parle  de  l'esprit  humain,  on  entend  quelque  chose  qui  ne 
change  pas  et  qui  acquiert  incessamment,  le  foyer  actif  de  toutes  les 
vérités  découvertes  et  exprimées  sur  l'homme  et  sur  ses  rapports  avec 
Dieu  et  le  monde.  On  a  le  sentiment  d'une  ame,  d'une  émanation  im- 
mortelle de  l'humanité.  On  parle  de  la  grandeur  de  l'esprit  humain, 
quand  on  le  considère  dans  ces  vérités  immuables  par  lesquelles  il  fait 
partie  de  Dieu  même;  on  ne  se  plaint  de  sa  faiblesse  que  par  rapport 
-aux  bornes  que  Dieu  lui  a  données. 

Par  le  tour  d'esprit  du  temps,  on  entend  singulièrement  quelque 
-chose  qui  varie  sans  cesse,  des  opinions  passagères  plutôt  que  des  vé- 
rités, le  convenu  plutôt  que  le  vrai,  des  mouvemens  capricieux,  des 
admirations  d'un  jour,  des  travers,  des  modes;  ce  qui  fait  que  Fonte- 
nelle  écrivait  des  églogues;  que  Mascaron  citait  dans  ses  sermons 
M,le  de  Scudéry;  que,  dans  une  comédie  de  Voltaire,  la  servante  Na- 
nine  est  philosophe  et  se  plaint  de  trop  penser.  Le  tour  d'esprit  s'ap- 
pelle encore  l'imagination,  de  même  que  l'esprit  humain  peut  s'appe- 
ler le  cœur  humain,  la  raison.  Les  appellations  sont  vagues,  mais  les 
choses  sont  distinctes  et  certaines.  Chacun  de  nous  a  en  lui,  dans  le 
même  temps,  un  abrégé  de  l'esprit  humain  et  un  peu  du  tour  d'esprit 
de  son  époque.  Ne  le  voyons-nous  pas  dans  le  compte  que  nous  nous 
rendons  de  nous-mêmes?  Il  est  telles  pensées,  tels  sentimens  où  nous 
persévérons,  auxquels  nous  revenons  après  des  écarts  :  c'est  la  part  de 
l'esprit  humain.  Il  en  est  d'autres  que  nous  désavouons  après  y  avoir 
cru  avec  idolâtrie,  souvent  après  leur  avoir  immolé  notre  vraie  nature  : 
c'est  la  part  du  tour  d'esprit;  ce  sont  les  ruines  de  notre  imagination. 

Parmi  les  écrivains,  —  je  ne  parle  que  des  éminens,  —  les  uns  s'in- 
spirent de  l'esprit  humain,  les  autres  du  tour  d'esprit  du  temps.  Les 
premiers  ont  bien  du  mérite,  car  l'esprit  humain  n'est  jamais  à  la 
mode;  c'est  le  tour  d'esprit  qui  règne  et  qui,  dans  sa  jalousie,  essaie 
de  nous  le  faire  confondre  avec  des  préjugés,  des  habitudes  de  col- 
lège, des  traditions  bourgeoises,  des  servitudes  qui  n'ont  que  le  mé- 
rite d'être  anciennes.  Cependant  ces  écrivains,  soit  force,  soit  sagesse, 
s'attachent  à  ce  qui  est  acquis,  au  connu,  pour  chercher  plus  sûre- 


DE  LA  CRITIQUE  ET   DES  OUVRAGES  CONTEMPORAINS.  581 

ment  ce  qui  reste  à  connaître.  Ils  se  rangent  aux  méthodes  éprouvées, 
ils  adoptent  le  drapeau  sous  lequel  on  a  fait  les  conquêtes  passées,  ils 
inventent  sur  le  plan  des  inventions  antérieures.  Plus  même  l'esprit 
humain  est  caché  ou  calomnié  par  le  tour  d'esprit  du  temps,  plus  ils 
font  d'efforts  pour  le  retrouver  et  pour  en  rétablir  l'image.  Isolés  pour 
ainsi  dire  au  milieu  de  leur  temps,  mais  affranchis  des  illusions  et  de 
la  tyrannie  du  tour  d'esprit  dominant,  ils  travaillent  sans  cesse  à  dé- 
gager ce  qui  ne  change  pas  de  ce  qui  change,  les  passions  éternelles 
du  cœur  de  ses  désordres  passagers,  le  fond  de  l'homme  des  mœurs 
de  l'année.  Qu'est-ce  que  l'histoire,  la  philosophie?  qu'est-ce  que  toute 
spéculation  sévère,  sinon  une  réclamation,  une  revendication  de  l'es- 
prit humain  sur  le  tour  d'esprit  d'une  époque? 

Les  autres  écrivains  travaillent  au  plus  épais  de  la  foule,  au  plus 
fort  du  bruit.  Ils  en  sont,  ils  s'en  disent  les  échos.  Leur  faculté  prin- 
cipale, c'est  l'imagination.  Prenons-les  au  mot  :  ne  se  qualifient-ils  pas 
exclusivement  d'écrivains  d'imagination?  Or,  imagination,  tour  d'es- 
prit, c'est  tout  un.  Je  ne  m'étonne  donc  pas  qu'ils  soient  surtout  sen- 
sibles à  ce  qui  est  apparent,  à  ce  qui  varie,  qu'ils  prennent  les  modes 
pour  les  mœurs,  les  mœurs  pour  le  fond  d'une  nation-  qu'ils  soient 
plus  frappés  du  costume  que  de  l'homme,  du  masque  que  du  héros. 
Ils  sont  d'ailleurs  les  premiers  du  jour  et  les  plus  en  vue,  mais  ils  ne 
dominent  pas  le  mouvement  qui  vient  d'eux.  Ils  sont  comme  certains 
meneurs  politiques;  qui  les  voit  de  loin  marcher  en  avant  de  la  foule 
croit  qu'ils  la  conduisent;  c'est  la  foule  qui  les  pousse.  Mais,  comme  ils 
ont  de  grands  talens,  tout  en  se  faisant  les  serviteurs  du  tour  d'esprit 
du  temps,  il  leur  arrive  de  laisser  échapper  sur  l'homme,  sur  ses  pas- 
sions, sur  le  cœur,  des  vérités  qui  vont  grossir  le  trésor  de  l'esprit  hu- 
main. C'est  la  plus  petite  part  dans  leurs  livres,  et  il  faut  l'y  chercher 
sous  ce  relatif,  cet  éphémère,  ce  convenu  du  tour  d'esprit,  où  elle  est 
comme  étouffée. 

De  ces  deux  sortes  d'écrivains,  laquelle  a  le  plus  de  chances  de  durer? 
Il  ne  s'agit  pas  de  durer  matériellement;  grâce  à  l'imprimerie,  rien  ne 
périt;  mais  pour  un  livre,  durer,  c'est  être  lu.  Lesquels  seront  les  plus 
lus? 

Par  les  choses  qui  nous  attirent  aux  livres  du  passé,  nous  savons 
d'avance  celles  qui  attireront  les  lecteurs  futurs  aux  nôtres.  Est-ce 
la  part  de  l'esprit  humain,  ou  celle  du  tour  d'esprit  du  temps?  Au 
xvne  siècle,  par  exemple,  est-ce  l'hôtel  de  Rambouillet  ou  Molière? 
sont-ce  les  romans  de  Mlle  de  Scudéry  ou  les  Lettres  de  Mme  de  Sévi- 
gné?  Nous  sommes  appelés,  invités,  souvent  en  dépit  du  tour  d'esprit 
de  notre  temps,  par  toutes  les  pensées,  par  tous  les  sentimens  où  nous 
nous  reconnaissons,  et,  pour  abréger,  par  la  raison;  non  pas  la  raison 
du  syllogisme  et  des  sentences,  d'Euclide  ou  de  Publius  Syrus,  ai-je 


582  ItEVUK  DES   DEUX  MONDES. 

besoin  de  le  dire?  mais  cette  science  qui  voit  dans  nos  ténèbres  et  qui 
nous  apprend  à  nous-mêmes  qui  nous  sommes. 

Les  écrivains  qu'on  lira  le  plus  sont  ceux  qui  auront  le  plus  fait  pour 
la  raison.  Il  faut  en  prendre  son  parti.  On  brille  plus,  mais  on  dure 
moins,  quand  on  écrit  pour  le  tour  d'esprit  du  temps;  on  brille  moins, 
mais  on  dure  toujours  quand  on  a  mis  un  beau  talent  au  service  de 
l'esprit  humain.  Et  il  est  bien  juste  qu'à  l'éblouissement  du  succès  pas- 
sager il  se  mêle  un  peu  d'inquiétude,  de  même  qu'à  l'obscurité  mxv- 
mentanée  des  travaux  durables  il  se  mêle  quelque  espérance. 

De  notre  temps,  et  surtout  depuis  les  trente  dernières  années,  les 
tendances  de  l'esprit  humain  en  France  et,  par  l'exemple  de  la  France, 
dans  l'Europe  civilisée,  sont  vers  la  philosophie,  l'histoire  et  la  critique, 
vers  la  critique  surtout.  Les  plus  belles  pages  philosophiques  que  nous 
ayons  lues  de  nos  jours  sont  des  jugemens;  sous  les  plus  beaux  récits 
d'histoire,  il  y  a  un  examen  sérieux  et  laborieux  des  documens;  sous 
les  tableaux  les  plus  brillans,  il  y  a  des  témoignages  comparés  et  dé- 
battus. On  cherche  le  vrai,  on  hait  la  rhétorique.  Je  ne  sache  pas  que 
jamais  l'exactitude  ait  été  plus  en  honneur;  les  travaux  de  seconde 
main  sont  dédaignés.  Les  meilleures  plumes  sont  presque  plus  jalouses 
du  mérite  de  l'érudition  que  de  la  gloire  de  bien  écrire;  c'est  un  tra- 
vers, mais  ce  travers  ne  prouve  que  mieux  combien  la  tendance  est 
forte.  11  y  a,  à  cet  égard,  émulation  entre  les  sciences  et  les  lettres.  Les 
lettres  entendent  bien  ne  pas  laisser  aux  sciences  toute  l'autorité;  elles 
se  piquent  de  devenir  aussi  rigoureuses  en  gardant  le  privilège  de 
plaire,  et  elles  ne  veulent  pas  du  vain  rôle  de  distraire  les  esprits, 
tandis  que  la  science  serait  seule  en  possession  de  les  instruire. 

C'est  plus  qu'une  tendance,  c'est  la  nécessité  de  notre  temps.  Des 
deux  disciplines  sous  lesquelles  l'esprit  humain  en  France  a  marché 
pendant  tant  de  siècles,  la  foi  chrétienne  et  la  royauté,  la  foi  n'est  plus 
qu'un  don  individuel,  la  royauté  qu'une  forme  de  gouvernement  trois 
fois  vaincue  en  soixante  ans.  Il  ne  reste  pour  toute  base  à  la  société 
que  la  raison.  Aussi  tout  le  monde  se  porte  à  son  secours.  C'est  à  qui 
éclaircira,  fortifiera,  rendra  agréables  et  populaires,  par  l'art  de  les 
présenter,  les  vérités  conservatrices.  On  étudie  plus  sévèrement  le  passé 
dans  ses  systèmes,  dans  ses  sentimens,  dans  ses  arts,  pour  arriver  à  une 
connaissance  plus  parfaite  de  la  nature  humaine  et  assurer  de  plus  en 
plus  la  raison,  notre  dernier  guide.  Les  talens  même  que  des  ouvrages 
d'imagination  ont  rendus  célèbres  recherchent  les  succès  du  savoir  et 
de  l'utile.  Ils  pensent  qu'ils  ont  fait  assez  pour  l'imagination,  et  qu'après 
nous  avoir  amusés,  émus,  troublés  peut-être  par  des  peintures  com- 
plaisantes de  nos  passions,  il  est  temps  qu'ils  mettent  leur  popularité  au 
service  de  l'ordre,  du  devoir,  de  la  raison.  L'utile  dans  le  relevé,  voilà 
par  où  veulent  finir  les  écrivains  éminens. 


DE   LA  CRITIQUE   ET   DES   OUVRAGES   CONTEMPORAINS.  583 

Il  se  voit  plus  d'auteurs  de  romans  ou  de  poésies  qui  se  font  histo- 
riens ou  critiques,  que  de  critiques  ou  d'historiens  qui  se  font  poètes 
ou  romanciers.  M.  de  Lamartine  en  est  l'exemple  le  plus  illustre;  il 
écrit  de  l'histoire  et  il  édite  ses  poésies.  Encore  devons-nous  à  d'hono- 
rables nécessités  l'intérêt  qu'il  prend  à  ces  chers  objets  de  nos  pre- 
mières admirations  :  peu  s'en  est  fallu  qu'il  n'y  vît  des  péchés  de  jeu- 
nesse en  les  comparan  t  aux  splendeurs  de  ses  récits  et  de  ses  harangues. 
L'auteur  d'un  roman  plein  d'imagination  et  de  poèmes  où  brillent  des 
vers  charmans  sur  un  fond  un  peu  (romanesque,  M.  Sainte-Beuve, 
achève  l'histoire  de  la  plus  austère  des  sociétés  chrétiennes,  Port- 
Royal,  et  tire  des  profondeurs  de  l'érudition  la  plus  curieuse  un  des 
livres  les  plus  propres  à  donner  du  cœur  aux  honnêtes  gens  et  à  faire 
honte  aux  âmes  faibles.  Il  n'est  éloges  qu'on  n'ait  faits,  dans  ces  der- 
nières années,  d'un  Abailard  de  M.  de  Rémusat,  confidence  de  salon 
dont  beaucoup  de  gens  sont  restés  très  vains;  M.  de  Rémusat  a  gardé 
dans  son  portefeuille  l'Abailard  du  drame,  et  ne  nous  a  fait  voir  que 
celui  de  l'histoire.  M.  Mérimée  est  de  l'Académie  des  belles-lettres  pour 
de  profondes  études  d'histoire  romaine,  et  la  plume  qui  a  écrit  le  Vase 
étrusque  et  Colomba  rédige  des  mémoires  d'archéologie.  Nous  verrons 
peut-être  d'autres  désertions  du  camp  de  l'imagination  dans  celui  de 
l'utile;  mais  je  ne  sache  pas  que  ceux  qui  sont  les  premiers  dans  les 
travaux  d'histoire  ou  de  critique,  MM.  Thiers,  Cousin,  Thierry,  Mignet, 
Villemain,  Guizot,  pensent  à  faire  des  poésies  ou  des  romans.  Il  est  vrai 
qu'un  autre  esprit  d'élite,  M.  Vitet,  qui  s'entend  si  bien  aux  choses  les 
plus  diverses,  et  qui  ne  parle  pas  moins  pertinemment  des  finances  du 
gouvernement  provisoire  que  des  beautés  d'Eustache  Lesueur,  nous 
fait  un  pendant  aux  États  deBlois;  mais  qu'on  ne  s'y  trompe  point:  son 
dessein  est  de  nous  donner  de  la  plus  fine  et  de  la  plus  secrète  sorte 
d'histoire  politique,  surprise  au  cœur  et  recueillie  sur  les  lèvres  des 
personnages.  C'est  du  drame  pour  intéresser  l'imagination  aux  ensei- 
gnemens  de  l'histoire. 

Telle  paraît  être  la  direction  de  l'esprit  humain  dans  notre  pays.  A 
côté  de  cela,  tracez  l'histoire  du  tour  d'esprit  du  temps  :  vous  en  comp- 
terez autant  qu'il  y  a  eu  de  révolutions  politiques.  Le  calcul  même  est 
modéré.  De  plus  sévères  trouveraient  que  les  goûts  ont  changé  encore 
plus  souvent  que  les  gouvernemens.  Le  tour  d'esprit  de  chaque  époque 
était-il  du  moins  l'expression  de  ses  mœurs?  Nullement;  pas  plus  que 
les  bergeries  de  Fontenelle  ne  représentaient  les  mœurs  de  la  fin  du 
xviie  siècle;  pas  plus  que  les  pastorales  de  Florian  et  de  Gessner  n'ont 
été  l'image  de  la  fin  du  xvme  siècle.  Ainsi  le  tour  d'esprit  du  temps 
n'est  pas  toujours  l'expression  des  mœurs;  c'est  un  caprice,  une  dispo- 
sition, des  vapeurs  comme  en  ont  les  vieilles  sociétés,  sans  plus  de 
causes  appréciables  que  celles  des  changemens  dans  la  coupe  des  ha- 


584  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

bits.  Et  pourtant  que  d'esprit,  d'imagination,  de  style,  se  dépense  pour 
bercer  par  des  pages  éphémères  un  vieux  peuple  qui  demande,  comme 
les  enfans,  des  contes  de  fée  I 

Mettons  à  part,  et  bien  haut,  quelques  ouvrages  d'imagination  qui 
ont  eu  à  la  fois  les  plus  douces  faveurs  du  tour  d'esprit  du  temps  et 
l'approbation  sévère  de  l'esprit  humain,  la  popularité  et  la  gloire,  poé- 
sies ou  suaves  ou  splendides,  méditations,  odes,  pièces  de  théâtre,  ro- 
mans d'observation  ou  de  passion,  et  en  tête  Atala,  René,  types  du- 
rables, parce  que  la  mélancolie  qu'ils  expriment  n'est  qu'une  des 
misères  éternelles  de  l'homme.  —  De  quel  côté  sont  les  noms  qui  sur- 
vivront? Du  côté  où  l'on  a  travaillé  pour  l'esprit  humain.  Les  com- 
plaisans  du  tour  d'esprit,  après  un  premier  oubli  inévitable,  n'auront 
guère  que  la  chance  de  ces  modes  nouvelles  qui  ne  sont  que  de  vieilles 
modes  renouvelées;  un  tour  d'esprit  les  ressuscitera,  un  autre  tour 
d'esprit  les  fera  derechef  oublier. 

Le  nom  de  M.  Saint-Marc  Girardin  sera  sur  la  liste  des  noms  qui  doi- 
vent durer,  car,  à  moins  que  nos  enfans  ne  soient  d'une  autre  nature 
que  nous,  j'imagine  qu'ils  chercheront  dans  nos  livres  ce  que  nous 
cherchons  dans  ceux  de  nos  pères  :  le  cœur  humain,  l'esprit  français, 
la  langue.  Le  cœur  humain?  Il  se  reconnaîtra  toujours,  dans  ces  char- 
mantes pages,  aux  mille  traits  qu'il  y  a  fournis.  L'esprit  français?  Au- 
cun ouvrage  de  ce  temps-ci  n'en  a  plus  la  netteté,  le  sens  pratique,  le 
naturel,  le  tour  vif  et  élégant;  c'est  tout  l'auteur.  La  langue?  Elle  res- 
semble à  celle  du  meilleur  temps,  avec  la  physionomie  de  l'écrivain  et 
quelques  nouveautés  solides  qui  font  que  cette  ressemblance  n'est  pas 
une  imitation. 

Nisard. 


LES 


ÉTATS  D'ORLÉANS 


(1560.) 


ACTE  QUATRIEME.' 

La  scène  est  à  Orléans. 

La  chambre  de  la  reine. 

Dans  le  fond  une  porte  conduit  à  la  chambre  du  roi. 

A  gauche,  une  tapisserie  cache  la  porte  de  l'oratoire  de  la  reine. 

A  droite,  une  autre  porte  conduisant  à  un  vestibule. 

SCÈXE  PREMIÈRE. 

Miss  SEYTON,  ROBERT  STEWART. 

MISS  SEYTON,  un  livre  à  la  main. 

Ne  vous  chagrinez  pas,  mon  bon  Stewart.  La  reine  sait  comme  tout 
s'est  passé,  elle  ne  peut  vous  en  vouloir.  Et  puis  ce  vilain  procès  tour- 
nera mieux  qu'on  ne  le  pensait.  Voilà  près  de  quinze  jours  que  les 
juges  se  creusent  la  cervelle  pour  trouver  M.  le  prince  en  défaut,  ils 
n'en  viennent  pas  à  bout.  Patience  et  bon  espoir.  Qui  a  temps  a  vie, 
comme  dit  M.  de  Bourdeille...  Mais  ne  prenez  plus  cet  air  triste,  ha- 
gard; à  quoi  pensez-vous  donc?  Le  roi  s'apercevra  que  vous  n'êtes  pas 
comme  de  coutume,  il  se  doutera  de  quelque  chose.  Observez- vous, 
Stewart,  la  reine  vous  en  prie. 

{i)  Voyez  les  livraisons  du  15  avril  et  du  1er  mai.  x 


586  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

STEWART. 

Ce  qui  m'attriste,  c'est  de  la  voir  pleurer,  cette  bonne  maîtresse! 
N'a-t-elle  pas  à  chaque  instant  des  larmes  dans  les  yeux? 

MISS   SEYTON. 

Non;  depuis  quelques  jours,  elle  est  mieux...  plus  gaie,  moins  rê- 
veuse... —  (Elle  prête  l'oreille.)  Écoutez  :  n'est-ce  pas  la  sainte  messe  qui 
sonne?  Je  m'oublie!...  La  reine  attend  ses  Heures;  elle  est  déjà  dans  la 
chapelle  avec  le  roi.  — N'y  venez-vous  pas,  Stewart?...  Ce  ne  serait 
pas  mal  :  vous  savez  ce  qu'on  dit  de  vous? 

STEWART. 

Le  roi  m'a  commandé  de  préparer  sa  toilette  de  chasse  et  de  faire 
habiller  ses  faucons. 

MISS  SEYTON. 

Eh  bien  !  adieu  ;  mais  faites-moi  donc  la  grâce  de  vous  dérider  un 
peu...  A  la  bonne  heure,  je  vous  ai  vu  sourire.  (Elle  sort.) 

SCÈNE  II. 

STEWART,  seul. 

Leur  messe!  c'est  bien  assez  d'y  perdre  mon  ame  les  jours  de  fête, 
quand  la  parade  est  obligée...  Va,  mon  pauvre  Robert,  tu  fais  un 
triste  commerce!  Garrotté  dans  ta  conscience,  garrotté  sur  ton  corps... 
(il  regarde  ses  poignets.)  J'en  porte  encore  les  marques!...  Ah!  maître 
Bouchard,  je  la  conserve  ta  corde...  pour  te  la  tordre  autour  du  cou. 
Tu  as  beau  te  cacher  dans  ta  prison,*  tu  as  beau  rire  de  ceux  qui  savent 
tes  iniquités  :  ils  se  vengeront,  fourbe  d'enfer!  On  peut  t'atteindre  en 
visant  plus  haut  que  toi...  Allons,  voilà  que  j'étouffe...  la  rage  me 
monte  au  cœur...  Cette  petite  fille  a  raison,  ayons  l'œil  sur  nous... 

(Il  prend  à  la  main  des  vêtemens  et  des  ustensiles  de  chasse  déposés  sur  un  meuble.)  Ai-je 

bien  tout  mon  bagage?...  Le  bonnet,  la  ceinture  de  buffle,  les  coutelas, 
les  cornets,  en  voilà  plus  qu'il  n'en  peut  porter  sur  ses  chétives  épaules... 
Est-ce  étonnant  qu'il  ait  si  pauvre  mine,  on  ne  le  nourrit  que  de  fiel  ! 
La  méchanceté  le  tuerait,  si  Dieu  le  laissait  en  ce  monde!...  Le  beau 
mari  pour  une  princesse  comme  celle-là!... 

(11  entre  dans  la  chambre  du  roi.  La  porte  reste  entr'ourerte.) 

SCÈNE  III. 

Mme  DE  MONTPENSIER,  entrant  par  la  porte  de  gauche;  STEWART, 
encore  dans  la  chambre  du  roi. 

Mme  DE  MONTPENSIER. 
Personne?...  pas  une  de  ces  dames?...  (Elle  aperçoit  Stewart  qui  rentre, 


LES  ETATS  D  ORLEANS.  587 

après  avoir  déposé  l'attirail  de  chasse  dans  la  chambre  du  roi.)   Ah!   c'est  VOUS, 

Stewart;  la  reine  n'est  pas  chez  elle? 

STEWART. 

Non,  madame,  tout  le  monde  est  à  la  messe.  On  se  sanctifie,  puis  on 
ira  chasser. 

Mme  DE  MONTPENSIER. 

Ainsi  la  reine  va  revenir... 

STEWART. 

Dans  un  moment. 

Mme  DE  MONTPENSIER,    s'asseyant. 

Je  l'attendrai.  —  Eh  bien!  Stewart,  toujours  votre  front  soucieux? 

STEWART. 

N'avons-nous  pas  sujet  de  rire?  C'est  ce  soir  que  Groslot  sera  pendu, 
notre  ami  Groslot,  madame  la  duchesse,  en  attendant  d'autres  plus 
grands  que  lui. 

Mme  DE  MONTPENSIER. 

Où  prenez-vous  donc  vos  nouvelles?  Rien  n'est  terminé  pour  Groslot; 
et  quant  aux  autres... 

STEWART. 

Vous  les  croyez  sauvés  peut-être? 

Mme  DE  MONTPENSIER. 

Je  pense  au  moins  qu'on  ne  peut  mordre  sur  le  roi  de  Navarre;  les 
commissaires  l'ont  déclaré  tout  net.  Aussi  le  voilà  presque  libre;  il 
peut  aller,  venir,  sans  tous  ces  officieux  qui  ne  le  perdaient  pas  de  vue. 

STEWART. 

Et  c'est  là  ce  qui  vous  rassure? 

Mme  DE  MONTPENSIER. 

Auriez-vous  mieux  aimé  qu'il  fût  mis  en  prison? 

STEWART. 

Si  la  justice  l'absout,  raison  de  plus  de  trembler. 

Mme   DE  MONTPENSIER. 

Quand  on  est  soupçonneux  par  plaisir. 

STEWART. 

Croyez-moi,  par  l'amitié  que  vous  lui  portez,  conseillez-lui  de  bien 
regarder  à  ce  qu'il  mange,  et,  s'il  pouvait  même  ne  pas  manger  du 
tout,  il  n'en  serait  que  plus  assuré  de  vivre;  c'est  au  rebours  des  autres 
hommes. 

Mmo  DE  MONTPENSIER. 

Mon  pauvre  Stewart,  tous  avez  l'esprit  malade. 

STEWART. 

Madame,  vous  êtes  une  sainte  et  digne  femme;  je  sais  par  M.  Knox 


588  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

et  |>ar  nos  amis  d'Ecosse  que,  dans  cette  cour  de  damnation,  vous  con- 
servez, comme  moi,  la  crainte  du  Seigneur;  vous  souvient-il  de  l'aver- 
tissement que  je  vous  donnai  il  y  a  bientôt  un  mois? 

Mme  DE   MONTPENSIER. 

Assurément,  vous  me  parlâtes  d'une  confession  de  foi  que  M.  de 
Lorraine  faisait  dresser  par  ses  sorbonnistes,  de  tel  style  qu'aucun  vrai 
chrétien  ne  voudrait  l'accepter. 

STEWART. 

Et  j'ajoutais,  je  crois,  que  le  roi  la  signerait  le  premier,  puis  qu'il 
enjoindrait  à  tous  ses  sujets,  grands  et  petits,  maîtres  et  serviteurs,  y 
compris  dames  et  damoiselles,  de  la  signer  sur  bons  registres  devant 
greffiers  et  notaires,  sous  peine  d'être  dépouillés  de  leurs  biens  et  de 
leur  vie. 

Mme   DE  MONTPENSIER. 

Oui,  je  m'en  souviens. 

STEWART. 

Et  cela  vous  parut  chimères  et  visions. 

Mme   DE   MONTPENSIER. 

Comment  croire  à  pareille  frénésie? 

STEWART. 

Eh  bien!  savez-vous  ce  que,  ce  matin,  j'ai  trouvé  sur  la  table  du  roi? 
Cette  confession,  madame,  signée  François,  et  ces  mots  à  la  marge  : 
Expédier  à  tous  les  parlemens  et  bailliages  aussitôt  a  près  bonne  issue  du 
procès. 

Mm0  DE  MONTPENSIER,   vivement. 

Ces  mots,  vous  les  avez  vus?.. 

STEWART. 

Oui,  madame,  de  la  main  du  cardinal.  Vous  voyez  que  je  ne  rêve  pas 
toujours. —  Que  vont  faire  nos  frères?  Que  ferez-vous,  madame?  Quant 
à  moi,  je  ne  me  soumettrai  pas.  J'en  mourrai  peut-être  de  chagrin.  Ne 
plus  voir  ma  bien-aimée  maîtresse!  mais  mon  parti  est  pris.  —  Je  se- 
rais déjà  loin,  si  je  n'avais  une  tâche  à  remplir. 

Mme  DE  MONTPENSIER. 

Que  dites-vous? 

STEWART. 

Une  faute  à  réparer! 

Mme   DE  MONTPENSIER. 

Une  faute?  vous,  Stewarl? 

STEWART. 

Il  est  quelqu'un  que  je  dois  sauver,  madame. 

Mme   DE    MONTPENSIER. 

Et  qui  donc? 


LES  ÉTATS  D' ORLÉANS.  589 

STEWART. 

Un  vaillant,  qui  porte  haut  le  nom  du  Seigneur,  qui  brave  nos  en- 
nemis du  fond  de  sa  prison!...  à  lui  ma  vie!.. 

Mme  DE  MONTPENSIER. 

M.  deCondé!.. 

STEWART. 

Il  faut  que  je  le  sauve,  madame. 

Mme  DE  MONTPENSIER. 

Ses  juges  le  sauveront,  j'espère;  eux  seuls  y  peuvent  quelque  chose, 
mon  cher  Stewart!  Gardez-vous,  croyez-moi... 

STEWART. 

Je  le  sauverai,  vous  dis-je!  Comment?  Je  n'en  sais  rien  encore;  Dieu 
me  le  dira. 

Mme  DE  MONTPENSIER ,  à  part. 

Quel  fou  ! 

STEWART ,  avec  feu. 

Ces  malheureux  athéistes,  ils  croient  déjà  tenir  sa  tête  entre  leurs 
mains,  sa  tête  sanglante  comme  celles  de  Dubourg  et  de  nos  saints 
martyrs.  Mais,  païens  que  vous  êtes,  la  mesure  d'iniquité  est  comble; 
sachez  que  l'heure  va  sonner,  où  moi,  pauvre  ver  de  terre,  je  vous 
ferai  descendre  si  bas  que  vous  nous  rendrez  vos  comptes  à  genoux  ! 

Mme   DE   MONTPENSIER. 

Calmez- vous,  Stewart,  on  peut  vous  entendre... 

STEWART. 

Je  me  tais,  madame,  je  me  tais...  mais  un  mot  seulement  :  la  reine- 
mère,  la  connaissez- vous  bien? 

Mme  DE  MONTPENSIER. 

Quelle  question  ! 

STEWART. 

Si  son  autorité  venait  à  lui  être  rendue,  quel  usage  en  ferait-elle?... 
dites,  je  vous  prie. 

Mme  DE  MONTPENSIER. 

Et  que  puis-je  vous  dire? 

STEWART. 

C'est  celle  qui  les  a  faits  rois,  ces  orgueilleux;  les  traiterait-elle  sans 
pitié? 

Mme   DE  MONTPENSIER. 

Elle  voudrait...  elle  saurait  être  reine. 

STEWART. 

Point  de  nouveau  pacte  avec  eux,  vous  croyez?. . 

Mme  DE    MONTPENSIER. 

Mais  à  quoi  bon?..  (A  part.)  Quelle  voix!  quels  yeux!  il  me  fait  peur... 

TOME  II.  38 


$90  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

STEWART. 

Vous  m'en  donnez  parole!.. 

Mme  DE  MONTPENSIER. 

Silence!.,  on  vient. 

STEWART,  prêtant  l'oreille. 

C'est  le  roi  !...  je  reconnais  son  pas. 

Mme  DE   MONTPENSIER. 

Sortez...  je  ne  veux  pas  qu'on  me  trouve  avec  vous...  dans  l'état  où 
vous  êtes...  ne  dirait-on  pas  que  c'est  moi...  Eh  bien!... 

STEWART,  se  dirigeant  vers  la  porte  de  droite. 

Mais  on  vient  aussi  de  ce  côté... 

M*6  DE  MONTPENSIER. 

Passez  de  celui-ci...  Entrez  là!  entrez  vite. 

\     STEWART. 

Dans  l'oratoire?...  Je  n'en  pourrai  sortir. 

Mme   DE  MONTPENSIER. 

Entrez,  vousdis-je! 

(Elle  soulève  la  tapisserie  qui  couvre  la  porte  du  petit  oratoire  de  la  reine,  à 
gauche  de  la  scène.  Stewart  pousse  la  porte  et  disparaît.) 

SCÈNE  IV. 

Mme  DE  MONTPENSIER,  LE  ROI,  LA  REINE,  miss  SEYTON, 

DAMES   DE  LA  SUITE  DE   LA   REINE. 
LE  ROI,  entrant  par  la  porte  du  fond  et  apercevant  Mme  de  Montpensier. 

Vous  ici ,  madame? 

Mme  DE  MONTPENSIER ,  un  peu  troublée. 

Sire,  j'attendais  la  reine...  Je  suis  chargée... 

LE   ROI. 
VOUS  la  Verrez  bientôt;  elle  me  suit.    (  Il  s'assied  et  prend  un  livre.) 
LA  REINE ,  entrant  par  la  porte  de  droite,  suivie  de  ses  dames,  et  apercevan  t  Mmc  de 

Montpensier. 

Bonjour,  ma  chère  duchesse;  comment  va  la  reine  aujourd'hui? 

Mme  DE  MONTPENSIER. 

La  reine  est  bien,  madame,  et  se  propose  de  venir  chez  votre  ma- 
jesté. 

LA  REINE. 

C'est  grand  honneur  et  plaisir  qu'elle  me  fera. 

M!"10  DE  MONTPENSIER. 

N'est-il  pas  trop  matin,  madame? 


LES  ÉTATS  D' ORLÉANS.  591 

LA  REINE. 

Jamais  trop  tôt,  duchesse. 

LE  ROI ,  fermant  son  livre. 

Vous  oubliez  donc ,  Marie,  qu'il  vous  faut  essayer  cet  habit  de  chasse, 
cet  habit  de  Burgos?...  (A  M^  de  Montpensier  :  )  Veuillez  dire  à  ma  mère 
que,  par  la  rosée  qu'il  fait,  nous  ne  chasserons  qu'après  midi;  elle  a 
grand  temps  de  venir  trouver  la  reine. 

Mme  DE  MONTPENSIER,  faisant  une  révérence. 

Il  sera  dit  comme  vous  l'ordonnez ,  sire. 

LA  REINE. 

Adieu,  duchesse;  c'est  l'affaire  d'un  instant  cette  toilette... 

(Mme  de  Montpensier  sort.) 

SCÈNE  V. 

Les  mêmes,  moins  Mme  DE  MONTPENSIER. 

LE  ROI. 

Savez-vous  bien ,  Marie,  que  vous  êtes  au  mieux  avec  ma  mère? 

LA   REINE. 

Quand  la  reine  me  fait  bonne  grâce,  faudrait-il  donc  la  rudoyer  ? 

LE  ROI. 

Non,  non,  c'est  à  merveille!  De  petites  visites  le  matin,  de  petits 
mots  à  l'oreille...  Voilà  quinze  jours  que  vous  ne  vous  quittez  plus. 

LA  REINE. 

En  êtes-vous  jaloux,  par  hasard? 

LE  ROI. 

Jaloux?  moi!  oh  non!...  de  personne.  Rassurez-vous! — Allons,  mes- 
dames, et  cet  habit?  mettez- vous  donc  à  l'œuvre...  Ne  prenez  pas  garde 

a  moi.  (IL  reprend  son  livre  et  se  met  à  lire.) 

LA  REINE,  à  miss  Seyton. 

Vous  entendez,  Marie?  et  vous,  mesdames? 

MISS  SEYTON. 

Votre  majesté  veut-elle  s'asseoir,  nous  lui  poserons  le  chapeau. 

(La  reine  s'assied;  ses  dames  l'entourent  et  travaillent  à  sa  toilette.) 
LE  ROI ,  fermant  son  livre  et  regardant  la  reine. 

Voilà  qui  va  bien....  très  bien....  mais,  Dieu  merci!  nous  y  mettons 
moins  de  temps,  nous  autres.  Vous  verrez,  j'aurai  bientôt  fait  tout  à 
l'heure...  Mon  équipage  est  là...  Pour  cette  fois,  Stewart  m'a  compris; 
ce  n'est  pas  coutume.  —  Savez-vous,  Marie,  qu'il  est  bien  maussade, 
votre  père  nourricier?...  S'il  ne  sifflait  pas  si  bien  les  faucons  à  sa  façon 
d'Ecosse,  il  y  a  long-temps  qu'il  ne  m'ennuierait  plus,  ce  vieux  loup- 
garou. 


592  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

LA   REINE. 

Mon  ami,  vous  savez  comme  il  m'est  attaché! 

LE  ROI    se  levant  et  regardant  la  toilette  de  la  reine,  qui  est  presque  terminée. 

Ma  foi,  mesdames,  voilà  qui  est  ajusté  joliment!  Un  galant  costume, 
en  vérité  !  —  Dites  un  peu ,  Marie,  était-ce  pour  la  grande  chasse  de 
Chambord  que  vous  aviez  préparé  tout  cela? 

LA  REINE,  à  demi-voix. 

François. ..  pouvez- vous  ! . . . 

LE  ROI. 

Allons,  ne  grondez  pas....  (Aux  dames  :)  N'est-ce  pas  fait?...  Encore 
une  agrafe....  C'est  tout,  je  crois?  Voyons,  Marie,  venez,  que  je  vous 

parle.  (  Il  s'assied.) 

LA  REINE ,  bas  à  miss  Seyton . 

Va,  je  te  prie,  dire  à  la  duchesse  que  la  reine  peut  venir.  (Haut.)  Que 
voulez-vous,  mon  cher  seigneur? 

(Elle  s'assied  à  côté  du  roi.  —  Miss  Seyton  et  toutes  les  dames  sortent.) 

SCÈNE  VI. 

LE  ROI,  LA  REINE. 

LE  ROI. 

Vous  dire  d'abord  que  jamais  vous  ne  m'avez  paru  si  charmante. 

LA  REINE. 

Est-ce  à  mes  nouveaux  habits  que  je  dois  cette  fortune? 

LE   ROI. 

Méchante,  vous  savez  bien  qu'on  vous  trouve  plus  belle  à  chaque 
fois  qu'on  vous  voit.  Mais  aujourd'hui  quelque  chose  vous  embellit  en- 
core. Ce  n'est  point  cet  habit,  c'est  un  peu  moins  de  tristesse  que  tous 
ces  jours  passés.  Vous  n'avez  plus  ces  airs  distraits,  cette  pâleur... 

LA   REINE. 

Ni  vous  ces  façons  brusques,  ces  colères...  A  la  bonne  heure,  on  vous 
reconnaît.  Mais  d'où  vient,  je  vous  prie,  que  vous  étiez  ainsi?... 

LE  ROI. 

Il  ne  faut  pas  m'en  vouloir...  Si  vous  saviez,  Marie...  mais  non... 

LA  REINE. 

Parlez,  François. 

LE  ROI. 

Si  vous  saviez  ce  qui  me  passait  par  la  tête? 

LA  REINE. 

Quoi  donc? 

LE  ROI. 

Que  ce  procès  vous  tenait  au  cœur,  et  même  un  peu  le  prisonnier. 


LES  ÉTATS  D'ORLÉANS.  593 

LA  REINE. 

Est-il  possible  ! 

LE   ROI. 

Vous  m'accordez  au  moins  qu'il  en  tient,  lui,  et  de  belle  façon  I 

LA   REINE. 

Quelle  idée  ! 

LE   ROI. 

Lui,  comme  tant  d'autres!...  Vous  le  savez  très  bien,  ma  belle. 

LA  REINE. 

Je  sais  que  vous  êtes  un  fou. 

LE  ROI. 

Soit;  mais,  voyez-vous,  notre  oncle  de  Lorraine  a  là-dessus  des 
idées...  qui  font  peur. 

LA  REINE. 

Mon  oncle!...  Que  dit-il  donc? 

LE   ROI. 

Dame  !  s'il  faut  l'en  croire,  les  femmes  qui  donnent  de  l'amour  à  tous 
ceux  qui  les  voient  se  dispensent  rarement  d'en  prendre. 

LA  REINE. 

Eh  !  qu'en  sait-il  notre  oncle,  un  cardinal  ! 

LE  ROI. 

Il  a  l'air  de  s'y  connaître....  et,  s'il  dit  vrai,  ce  mécréant  de  Condé 
n'est  pas  trop  malheureux,  ma  foi!....  toutes  les  femmes  en  raffolent. 

LA   REINE. 

Il  vous  tient  là  de  beaux  propos  ! 

LE  ROI. 

Allons,  faisons  la  paix.  Je  veux  bien  être  un  fou...  Mais,  Dieu  merci  ! 
avant  deux  jours  je  n'aurai  plus  raison  de  l'être. 

LA  REINE. 

Que  voulez-vous  dire? 

LE  ROI. 

Que  ce  maudit  procès  va  marcher  enfin,  et  d'un  bon  pas. 

LA  REINE. 

Comment,  marcher?...  On  semblait  croire  qu'il  faudrait  tout  re- 
prendre à  nouveau. 

LE  ROI. 

Ah!  je  voudrais  bien  voir!  Mes  oncles  sont  las  d'attendre,  et  vont 
sonner  au  chancelier  un  beau  réveil-matin.  Ils  lui  signifieront  que  ma 
patience  est  à  bout.  C'est  une  peste,  ce  chancelier!  Sans  lui  tout  serait 
fini,  et  nous  serions  tranquilles  ! 

LA  REINE. 

Qu'a-t-il  donc  fait? 


594  BEVUB   DES  DEUX  MONDES. 

il    lioi. 

Il  laisse  introduire  à  chaque  instant  un  nouvel  appel,  un  incident 
nouveau;  nous  avons  beau  casser  tout  ce  grimoire  en  conseil,  le  sac 
est  inépuisable.  Croyez-vous  que  Condé,  à  lui  seul,  serait  si  habile 
procureur?  On  le  siffle  évidemment;  on  le  siffle  dans  sa  cage,  et  mes 
oncles  disent  que  c'est  le  chancelier;  mais,  laissez  faire,  notre  oncle  de 
Lorraine  lui  prépare  un  tour  de  son  métier  qui  ne  sera  point  sot.  Quoi 
que  vous  en  disiez,  ma  belle,  l'oncle  de  Lorraine  se  connaît  encore 
à  autre  chose  qu'à  son  bréviaire...  M' écoutez-vous? 

LA  REINE,   cachant  son  trouble. 

Oui...  je  vous  écoute. 

LE  ROI. 

Eh  bien  !  rappelez-vous  que,  de  ce  jour,  le  procès  ne  languira  plus. 
Demain  soir,  grâce  à  Dieu  !  il  n'en  sera  plus  parlé. 

LA  REINE. 

Demain  soir?...  Et  qu'allez-vous  donc  faire? 

LE  ROI. 

Rien  que  par  justice;  mais  ce  ne  sera  pas  long.  Il  faut  cela,  Marie, 
pour  remettre  nos  oncles  en  belle  humeur.  C'est  notre  grosse  épine; 
une  fois  hors  du  pied,  je  veux  m'en  tenir  là;  je  ne  crois  pas,  moi,  que 
Navarre... 

LA  REINE. 

Le  roi  de  Navarre!...  Quoi!  lui  aussi!...  Je  n'ose  rien  vous  dire  de... 
son  frère,  il  faut  me  taire,  puisque  vous  avez  pu  croire...  Mais,  au  nom 
du  ciel!  mon  cher  François...  n'allez  pas... 

LE  ROI. 

Je  vous  l'ai  dit,  ce  n'est  pas  mon  avis.  Je  ne  crois  pas,  comme  vos 
oncles,  que  Navarre  soit  dangereux.  D'abord  il  ne  sera  jamais  rusé,  je 
l'en  défie,  et  puis  il  n'a  pas  cette  insolence  que  je  déteste  dans  Condé. 
Les  gens  de  justice  ne  découvrent  rien  contre  lui;  pourquoi  faudrait-il 
que  j'allasse  moi-même... 

LA  REINE. 

Comment,  vous-même?... 

LE  ROI. 

Eh!  oui,  c'est  ce  compère  de  Chavigny  qui  avait  soufflé  un  beau 
projet  à  l'oncle  de  Lorraine. 

LA  REINE. 

Et  que  voulait  M.  de  Chavigny? 

LE   ROI. 

Qu'un  de  ces  matins  je  fisse  appeler  le  Navarrais  dans  ma  chambre, 
et  qu'en  jouant  avec  lui,  sans  faire  semblant  de  rien,  je  lui  plantasse 
ma  dague  dans  le  ventre. 


LES  ÉTATS  D'ORLÉANS.  595 

LA  REINE. 

Quelle  horreur  !  Et  mes  oncles  ont  pu... 

LE   ROI. 

Non,  mon  oncle  François  m'a  dit  que  cela  me  serait  reproché,  et  moi 
j'ai  répondu  :  Que  Chavigny  s'en  charge  ! 

LA  REINE. 

Dieu!...  il  va  peut-être... 

LE   ROI. 

Lui,  Chavigny  !  Non,  non;  il  aurait  peur  du  chancelier;  tandis  qu'a- 
vec moi  la  justice  n'y  pouvait  rien  voir.  Voilà  ce  qu'on  me  disait. 

LA  REINE. 

Mais ,  François ,  avez-vous  bien  renoncé  à  cet  affreux  dessein,  me  le 
promettez-vous  ? 

LE  ROI. 

Je  ne  me  mêlerai  de  rien. 

LA   REINE. 

Laisserez-vous  donc  faire? 

LE  ROI. 

Il  en  sera  comme  Dieu  voudra. 

LA  REINE. 

Vous  me  faites  frémir  ! 

LE  ROI. 

Vous  êtes  bien  bonne,  en  vérité  !  Est-il  donc  tant  à  plaindre,  ce  cher 
cousin?  Il  va  venir  à  la  chasse  avec  nous. 

LA  REINE. 

Aujourd'hui? 

LE   ROI. 

Oui. 

LA  REINE. 

Vous  l'avez  invité? 

LE   ROI. 

Sans  doute.  Il  faut  lui  faire  honneur... 

LA  REINE ,   à  part. 

Le  mener  à  la  chasse  quand  son  malheureux  frère!... 

LE  ROI. 

Maintenant,  si  par  aventure  quelque  sanglier  mal  appris  s'en  venait 
jouer  avec  sa  majesté... 

LA  REINE. 

Ah  !  François  ! 

LE  ROI. 

Cela  me  regarderait-il?  Ils  sont  de  belle  taille,  les  sangliers  de  la 
vieille  garenne  ! 


596  REVUE   DES  DEUX   MONDES. 

LA    REINE. 

Quoil  vous  pourriez?...  Mais  c'est  affreux! 

LE   ROI. 

Et  qui  peut  empêcher  un  accident  en  chasse  ?  N'avez- vous  jamais  vu 
de  piqueurs  éventrés?  Qu'y  faire? 

LA   REINE. 

Un  prince  de  votre  sang!... 

LE   ROI. 

Le  sang  ne  parle  guère  quand  il  vient  de  si  loin.  Avez-vous  des  en- 
trailles pour  tous  les  pendards  de  ce  monde?  Ils  sont  vos  cousins, 
pourtant;  ils  sont  du  sang  d'Eve  et  d'Adam. 

LA   REINE. 

François,  mon  cher  François!  en  ma  présence...  un  crime  aussi  fa- 
rouche... 

LE  ROI. 

Un  crime!  Et  qui  vous  parle  d'un  crime?  Vous  ne  voyez  donc  pas 
que  j'ai  voulu  rire?... 

LA   REINE. 

Vous  pouvez  rire  de  telles  choses? 

LE  ROI ,   élevant  la  voix. 

Oui,  j'en  ris,  et  n'aime  pas  que  vous  en  pleuriez,  entendez- vous , 
Marie?  Vous  aviez  le  cœur  plus  aguerri  à  Amboise,  quand  on  lardait 
sous  nos  fenêtres  ces  coquins  de  huguenots.  Mais  la  crainte  d'un  dan- 
ger pour  ce  cher  cousin...  de  Navarre...  car  c'est  Navarre  tout  seul 
qui  vous  fait  compassion,  j'en  suis  bien  convaincu!... 

LA  REINE. 

François...  mon  ami!... 

LE   ROI. 

Me  voilà  satisfait;  je  sais  d'où  venait  votre  peine.  Moi,  c'est  pour  mon 
ami  Gondé  que  mon  cœur  saigne.  Aussi  je  vais  m'occuper  de  lui.  J'au- 
rai fait  bientôt  son  affaire.  Si  mes  oncles  s'endorment,  je  les  réveil- 
lerai. A  tout  à  l'heure,  Marie,  tenez-vous  prête;  dès  que  j'aurai  fini, 
nous  monterons  à  cheval.  (il  sort.) 

SCÈNE  VII. 

LA  REINE,  puis  STEWART. 

LA  REINE,   se  précipitant  à  genoux  sur  son  prie-Dieu. 
Ah  !  mon  Dieu  !  (Elle  reste  à  genoux ,  la  tête  cachée  dans  ses  mains.  —  Au  bout 
d'un  moment,  Stewart  entr'ouvre  la  porte  de  l'oratoire  et  jette  un  regard  dans  la  chambre. 
La  reine  l'entend,  tourne  la  tête  et  s'écrie  :)  Stewart  !  VOUS  étiez  là...  VOUS  avez 

entendu  ! 


LES  ÉTATS   D 'ORLÉANS.  597 

STEWART. 

Dieu  seul  le  saura,  madame!  c'est  lui  qui  m'a  conduit  ici.  Il  était 
dans  ses  desseins  que  j'entendisse...  Mais  il  ne  veut  pas  que  je  parle.  Je 
sais  ce  qu'il  veut,  je  lui  obéirai. 

LA   REINE. 

Stewart,  si  vous  n'étiez  pas  si  fidèle  serviteur  de  ma  maison,  et  pour 
moi  presque  un  père,  je  mourrais  de  terreur. . .  Prenez  garde  au  moindre 
mot,  Stewart. 

STEWART. 

Ne  craignez  rien,  madame,  dans  une  heure  je  serai  loin  d'ici. 

LA  REINE. 

Pourquoi  partir?  Le  roi  n'est  pas  las  de  vos  services...  11  voulait  rire 
tout  à  l'heure...  croyez-moi! 

STEWART. 

Ce  ne  sont  pas  les  paroles  du  roi  qui  me  chassent;  j'avais  résolu  de 
partir,  (il  se  jette  à  genoux  devant  la  reine.)  Ah  !  ma  chère  et  bonne  maî- 
tresse, donnez  votre  bénédiction  à  votre  vieux  Stewart;  pardonnez-lui 
ce  qu'il  est  forcé  de  faire.  Il  lui  en  coûte,  croyez-moi,  de  vous  laisser 
aux  mains  de  ces  cruelles  gens  ! 

LA  REINE. 

Stewart,  Stewart!...  faites  attention  à  vos  paroles! 

STEWART. 

Un  ange  comme  vous  dans  cet  antre  de  perdition  !...  Dieu  vous  déli- 
vrera, j'espère. 

LA  REINE. 

Au  nom  du  ciel,  taisez-vous  ! 

STEWART,   toujours  à  genoux. 

Pardonnez-moi,  ma  bonne  souveraine. 

LA   REINE. 

Levez-vous,  Stewart,  et  encore  une  lois  silence.... 

STEWART. 

Pardonnez-moi  ! 

LA  REINE,   avec  impatience. 

Eh  bien!  oui,  je  vous  pardonne...  allez. 

STEWART,    à  part. 

Qu'il  en  soit  fait,  mon  Dieu,  comme  vous  l'ordonnez. 

(Il  sort.) 

SCÈNE  VIII. 

LA  REINE,  seule. 
Pauvre  homme!  qu'a-t-il  donc?  comme  il  est  agité!...  J'espère  au 


598  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

moins  qu'il  sera  discret  !  (Elle  s'assied.)  Dans  quel  abîme  me  voilà  !  Que 
faire?  La  reine  va  venir...  Lui  parler,  me  livrer  à  elle!...  je  lui  en  ai 
déjà  trop  dit.  Elle  a  beau  me  sourire,  je  sens  toujours  ce  œeur  de  glace... 
Si  du  moins  ce  n'était  que  le  roi  de  Navarre,  j'oserais  lui  tout  dire;  mais 
ce  procès...  la  voix  me  manquera....  Et  pourtant  le  temps  presse!  de- 
main!... demain  tout  peut  être  fini...  Ah!  que  faire!  malheureuse!  (Aper- 
cevant la  reine-mère  qui  ouvre  la  porte.)  La  voici  ! ...  je  n'oserai  jamais  ! 

SCÈNE  IX. 

LA  REINE,  LA  REINE-MÈRE. 

LA   REINE-MÈRJE. 

Bonjour,  belle  chasseresse!  (Elle  l'embrasse.)  Laissez-moi  voir...  C'est 
l'habit  que  votre  sœur  vous  envoie  de  Madrid...  il  vous  sied  à  ravir!... 
Je  viens  de  rencontrer  votre  cousin  de  Navarre,  tout  radieux  de  vous 
faire  compagnie.  Il  en  augure  bien  pour  son  frère,  et,  entre  nous,  il  a 
raison.  Je  sais  de  bonne  source  qu'enfin  les  commissaires  suivent  l'avis 
du  chancelier.  On  renvoie  tout  au  parlement.  A  la  bonne  heure,  c'est 
obéir  aux  lois  du  royaume,  ce  sera  de  la  justice.  Si  le  prince  est  cou- 
pable, ni  vous  ni  moi  ne  voulons  le  sauver;  il  faut  qu'il  soit  puni;  seu- 
lement il  le  sera....  Mais  qu'avez- vous? 

LA  REINE. 

Rien,  ma  mère...  je  pense  comme  vous,  il  faut  faire  justice. 

LA   REINE-MÈRE. 

Non,  vous  me  cachez  quelque  chose. 

LA  REINE. 

Ne  me  faites  pas  parler...  je  vous  en  prie. 

LA   REINE-MÈRE. 

Quel  mystère?... 

LA   REINE. 

Le  roi.... 

LA  REINE-MÈRE. 

Vous  a-t-il  défendu  de  vous  ouvrir  à  moi? 

LA  REINE. 

Non,  mais.... 

LA  REINE-MÈRE. 

Eh  bien,  dites...  ma  fille!  dites  donc! 

LA   REINE. 

Le  chancelier  s'abuse,  ma  mère;  ce  n'est  pas  au  parlement  qu'on 
veut  envoyer...  le  prince,  c'est.... 

LA  REINE-MÈRE. 

Parlez  ! 


LES  ÉTATS   D 'ORLÉANS.  599 

LA  REINE. 

À  l'échafaud...  ce  soir  peut-être,  à  coup  sûr  demain  I 

LA  REINE-MÈRE. 

Ma  pauvre  enfant,  la  peur  que  vous  en  avez  vous  a  fait  mal  entendre! 

LA  REINE. 

La  peur  que  j'en  ail...  Ahî  madame,  n'aurais-je  pas  mieux  fait  de 
me  taire? 

LA  REINE-MÈRE. 

Marie  1  qu'avez-vous  donc  compris?  Marie!... 

LA  REINE. 

Et  si  je  vous  disais  que  c'est  notre  cousin  de  Navarre  qui  tombera  le 
premier! 

LA   REINE-MÈRE. 

Navarre? 

LA   REINE. 

Faites  qu'il  n'aille  pas  à  cette  chasse  si  vous  voulez  qu'il  vive. 

LA  HEINE-MÈRE- 

Voyons,  Marie,  ma  fille,  ne  parlons  pas  par  énigmes.  Vous  avez  vu 
le  roi,  il  vous  a  dit.... 

LA  REINE. 

Que  le  procès  du  prince  allait  marcher  enfin....  que  demain  au  plus 
tard.... 

LA  REINE-MÈRE,   l'interrompant. 

Laissons  là  le  procès...  parlez-moi  de  Navarre...  il  est  libre,  on  peut 
l'avertir....  Pour  Dieu  !  sauvons  au  moins  celui-là  ! 

LA  REINE. 

Mais...  son  frère...  madame!... 

LA  REINE-MÈRE. 

Nous  y  viendrons  plus  tard.  Voyons,  rappelez-vous...  que  vous  a  dit 
mon  fils? 

LA  REINE. 

Ce  qu'il  m'a  dit?...  Vous  savez,  par  momens,  on  ne  juge  pas  bien 
s'il  veut  rire  ou  s'il  est  sérieux.  Il  me  parlait  du  roi  son  oncle,  de  la 
faveur  qu'il  lui  faisait  de  le  conduire  à  la  forêt,  de  criminels  conseils 
qu'il  avait  repoussés,  que  sais-je  encore?  puis  tout  à  coup  il  ajouta  :  «Si 
malheur  lui  arrive  en  chasse,  je  m'en  lave  les  mains;  les  sangliers 
sont  de  méchantes  bêtes  qui  s'en  prennent  aux  rois  aussi  bien  qu'aux 
piqueurs...  »  et  comme  je  m'écriais  :  Quel  détestable  crime!  il  me  dit 
que  j'étais  bien  sotte  et  qu'il  s'amusait  de  moi. 

LA  REINE-MÈRE. 

Mais  vous  avez  dû  voir.... 

LA  REINE. 

Oui,  ma  mère,  oui,  j'ai  vu...  que  j'avais  deviné  ! 


600  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

LA  REINE-MÈRE. 

Mon  Dieu!  j'y  vois  clair  aussi.  Oui,  c'est  un  coup  monté.  Le  malheu- 
reux! Voilà  midi....  dans  un  instant  vous  partirez....  que  faut-il  faire? 

—  Par  bonheur,  la  duchesse  est  chez  moi;  elle  peut  tout  lui  dire... 
Non,  non,  il  n'ira  pas  :  la  prison  de  son  frère  lui  servira  d'excuse.... 

—  Adieu,  ma  fille!  je  vais,  je  cours  et  je  reviens...  Rassurez-vous,  tout 
à  l'heure  nous  parlerons  du  procès.  (Elle  sort.) 

SCÈNE  X. 

LA  REINE,  seule. 

Sera-t-il temps,  mon  Dieu!  sera-t-il  temps  encore?...  Mais  qu'im- 
porte à  la  reine?  pourvu  qu'elle  sauve  son  Navarre,  que  lui  faut-il  de 
plus?...  —  Hélas!  elle  a  raison  de  ne  penser  qu'à  lui;  il  peut  encore 
être  sauvé...  tandis  que  cette  prison!...  quel  est  le  pouvoir  humain  qui 
en  briserait  les  portes?  —  Mon  Dieu!  de  qui  réclamer  secours?  à  qui 
demander  seulement  un  conseil?...  Personne  autour  de  moi!  per- 
sonne!... Si  du  moins  je  pouvais  prier!...  Mais  je  n'ose...  je  rougis 
d'avouer  à  Dieu  la  peine  que  je  ressens  !...  je  ne  peux  qu'attendre  et  me 
taire!  attendre  que  l'heure  ait  sonné!...  et  je  ne  saurai  même  pas, 
jamais  je  ne  saurai  si,  en  mourant,  il  m'aura  pardonnée!...  (Elle  s'assied 

comme  abattue  par  l'émotion  et  ne  s'aperçoit  pas  que  le  duc  de  Guise  vient  d'entrer.) 

SCÈNE  XI. 

LA  REINE,  LE  DUC  DE  GUISE. 

LE  DUC  DE  GUISE,  s'avançant  sans  être  vu  de  la  reine. 

Eh  bien!  ma  chère  Marie,  qu'avez-vous  donc? 

LA  REINE,   sortant  de  sa  rêverie. 

Moi,  rien...  Ah!  mon  oncle,  c'est  vous? 

LE  DUC  DE  GUISE. 

Je  viens,  pendant  que  le  roi  s'habille,  vous  dire  un  mot  de  bonne 
amitié.  Prenez-y  garde,  Marie,  vous  vous  préparez  des  ennuis,  de  vrais 
chagrins  peut-être. 

LA   REINE. 

Moi,  mon  oncle? 

LE  DUC   DE  GUISE. 

Le  roi  vous  a  quittée  tout  à  l'heure  plein  de  trouble  et  de  colère. 
Pourquoi  cela?  Les  querelles,  si  légères  qu'elles  soient,  ne  ravivent 
point  l'amour,  et  l'éteignent  bien  souvent.  Vous  savez  comme  ce  pauvre 
François  a  été  gâté  dans  son  jeune  âge,  comme  il  est  faible  de  santé;  il 
faut  lui  passer  bien  des  choses,  ma  chère  enfant. 


LES  ÉTATS  D' ORLÉANS.  601 

LA  REINE. 

Et  que  faire  pour  le  contenter,  mon  oncle? 

LE  DUC   DE  GUISE. 

D'abord  ne  pas  avoir  sa  mère  toujours  auprès  de  vous  :  cela  l'in- 
quiète. 

LA  REINE. 

La  reine!...  Elle  me  fuit  un  peu  moins  que  de  coutume,  voilà  tout. 
Du  reste,  nous  nous  aimons  comme  par  le  passé. 

LE  DUC   DE  GUISE. 

Mais  êtes- vous  bien  sur  vos  gardes? 

LA  REINE. 

Je  la  connais,  mon  oncle. 

LE   DUC   DE   GUISE. 

Elle  est  si  perfide,  cette  femme!  C'est  elle,  soyez  sûre,  qui  a  semé 
dans  l'esprit  de  son  fils  ces  ridicules  soupçons  dont  il  est  possédé! 

LA   REINE. 

Hélas  !  mon  oncle,  je  veux  bien  que  la  reine  y  soit  pour  quelque 
chose;  mais,  par  malheur,  d'autres  l'ont  bien  aidée! 

LE  DUC  DE  GUISE. 

De  qui  parlez- vous? 

LA   REINE. 

J'ai  le  cœur  trop  serré  pour  en  dire  davantage...  Mais  cherchez  près 
de  vous,  mon  oncle,  bien  près  de  vous,  vous  trouverez. 

LE  DUC  DE  GUISE. 

Marie!... 

LA   REINE. 

C'est  le  roi  qui  m'en  a  fait  l'aveu. 

LE  DUC  DE  GUISE. 

Le  roi  s'est  moqué  de  vous!...  Votre  oncle  de  Lorraine  vous  aime 
comme  un  père. 

LA   REINE. 

Oui;  mais  il  aime  tant  à  mal  parler  des  femmes,  que  parfois  il  oublie 
de  quel  sexe  je  suis. 

LE  DUC   DE   GUISE. 

Vous  avez  là  des  idées  folles.  Souvenez-vous,  ma  chère  Marie,  que 
nous  sommes,  votre  oncle  et  moi,  vos  véritables  et  seuls  amis.  Il  n'y  a 
que  venin  chez  cette  couleuvre  italienne.  Sans  elle,  qui  jamais,  je  vous 
le  demande,  se  serait  imaginé  que  la  fille  de  notre  sœur,  nourrie  par 
nous  dans  notre  sainte  religion,  vertueuse  et  sage  comme  vous  êtes, 
irait  se  prendre  de  pitié...  pour  qui?  pour  un  libertin  qui  se  joue  de 
toutes  les  femmes  et  qui  vient  de  renier  la  messe  aussi  effrontément 
qu'il  trahit  ses  amours! 


602  REVUE   DES  DEUX  MONDES. 

LA  REINE. 

Oh!  c'est  bien  mal  assurément!... 

LE  DUC  DE  GUISE. 

Comment,  bien  mail  c'est  le  plus  grand  des  crimes!  N'eût-il  commis 
que  celui-là,  n'eût-il  pas  mis  le  royaume  en  feu,  le  plus  dur  châtiment 
serait  trop  doux  pour  lui.  —  Voyons,  Marie,  ne  pleurez  pas.  Encore  un 
coup,  ce  n'est  qu'enfantillage.  Il  faut  être  faible  d'esprit  et  amoureux 
comme  ce  cher  François  pour  croire  à  de  tels  contes  bleus;  mais,  si  ri- 
dicules qu'ils  soient,  ses  soupçons  le  désespèrent;  tout  à  l'heure  il  vous 
eût  fait  peine.  Il  faut  que  cela  finisse,  il  le  faut  aujourd'hui  même. 

LA  REINE. 

Je  le  voudrais,  mon  oncle;  mais  le  moyen?... 

LE  DUC  DE  GUISE. 

Pendant  cette  chasse,  faites  naître  l'occasion  de  dire  bien  haut  que 
le  roi  doit  se  faire  respecter,  qu'il  est  temps  d'en  finir,  que  toutes  ces 
lenteurs  de  justice  ne  sont  que  trahisons  mal  couvertes. 

LA  REINE. 

Quoi!  le  roi  de  Navarre  sera  là,  et  vous  voulez... 

LE  DUC  DE  GUISE. 

N'est-ce  pas  assez  qu'on  l'épargne?  Faut-il  encore  se  gêner  devant 
lui?  Parlez,  ma  nièce,  parlez!  Ce  soir,  sans  plus  tarder,  il  faut  prendre 
un  grand  parti.  Le  roi  est  résolu;  mais,  au  dernier  moment,  ïl  se  peut 
qu'il  hésite.  Je  veux  que  vous  ayez  l'honneur  de  l'avoir  décidé... 

LA  REINE. 

Moi!  mon  oncle...  Que  dites- vous!... 

LE  DUC  DE   GUISE. 

C'est  le  moyen  de  le  guérir,  de  lui  rendre  toute  sa  confiance  en 
vous...  Eh  bien!  cela  vous  fait  peur?... 

LA  REINE ,   apercevant  la  reine-mère  qui  vient  d'entrer. 

Mon  oncle!...  mon  oncle,  prenez  garde...  Voici  la  reine. 

LE  DUC  DE   GUISE. 

Vous  voyez  bien,  Marie,  que  cette  femme  ne  vous  quitte  plus. 

LA  REINE,   à  part. 

Bon  Dieu!  qu'allais-je  dire!  ma  raison  s'égarait! 


SCENE  XII. 

Les  mêmes,  LA  REINE-MÈRE,  miss  SEYTON. 


LA  REINE-MERE. 

Je  viens  trop  tard,  ma  fille,  vous  êtes  attendue. 


LES  ÉTATS   D'ORLÉANS.  603 

MISS  SEYTON,  en  costume  de  chasse. 

Oui,  madame;  le  roi  est  à  cheval,  il  vous  prie  de  descendre. 

LA   REINE. 

J'y  vais.  Pardon,  ma  mère. 

LA  REINE- MÈRE. 
Allez,  ma  belle...  (Après  un  coup  d'œil  jeté  sur  la  toilette  delà  reine.)  LaiSSeZ- 
moi  seulement  réparer  cet  oubli...  (Elle  s'approche  d'elle,  et,  tout  en  lui  rat- 
tachant une  agrafe,  elle  lui  dit  à  voix  basse  :)  Il  n'ira  pas,  la  duchesse  en  ré- 
pond. —  Au  procès,  maintenant...  Je  vais  sonder  votre  oncle.  (Haut.) 
Là,  voilà  qui  est  bien.  Allez,  et  bonne  chance. 

LA  REINE,   saluant  la  reine-mère  et  le  duc. 
Ma  mère,  et  VOUS,  mon  oncle,  adieu!       (Elle  sort,  suivie  de  miss  Seyton.) 

SCÈNE  XIII. 

LA  REINE-MÈRE,  LE  DUC  DE  GUISE. 

LA   REINE-MÈRE. 

Vous  n'êtes  donc  point  de  cette  chasse,  monsieur  le  duc? 

LE   DUC  DE  GUISE. 

Non ,  madame;  je  laisse  au  roi  de  Navarre  un  plaisir  sans  mélange. 

LA    REINE-MÈRE. 

Le  roi  de  Navarre?  Il  ira,  vous  croyez?...  Je  m'en  étonne. 

LE  DUC  DE  GUISE. 

Et  moi  aussi;  mais  le  roi  est  si  bon  ! 

LA    REINE-MÈRE. 

Ce  qui  m'étonne,  ce  n'est  pas  qu'on  le  prie,  c'est  qu'il  accepte.  Si 
vous  aviez  votre  frère  en  tel  danger,  prendriez-vous  de  tels  plaisirs? 
Mais  je  vois  ce  que  c'est,  il  compte  sur  le  parlement... 

LE   DUC   DE   GUISE. 

Libre  à  lui  d'espérer. 

LA    REINE-MÈRE. 

Que  vous  avez  sagement  agi,  monsieur  le  duc,  et  que  la  réflexion 
vous  a  bien  conseillé!  Continuez,  croyez-moi;  laissez  faire  les  magis- 
trats. Quand  la  cour  aura  prononcé,  tout  le  monde  s'inclinera  sans  mot 
dire. 

LE   DUC  DE   GUISE. 

Vous  me  félicitez,  madame;  eh  bien!  moi,  je  m'accuse  d'avoir  été  si 
patient.  Vos  gens  de  justice  en  ont  pris  à  leur  aise.  Savez-vous  ce  qu'ils 
ont  fait?  De  tous  les  côtés  on  s'agite;  en  voici  les  nouvelles,  (il  lui  montre 
des  papiers  qu'il  tire  de  son  pourpoint.)  D'Andelot  et  l'amiral  remuent  la  Nor- 
mandie; M.  le  connétable  n'est  plus  à  Écouen,  on  le  dit  en  marche 


604  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

vers  la  Loire.  L'arrestation  du  prince  avait  tout  abattu  ;  le  châtiment 
s'est  fait  attendre,  et  déjà  les  mutins  se  redressent!  Ouvrez  les  yeux, 
madame.  Quant  à  nous,  notre  parti  est  pris.  Nous  ne  laisserons  pas  le 
roi  plus  long-temps  dans  cette  voie  funeste. 

LA   REINE-MÈRE. 

Mais  que  voulez-vous  faire? 

LE  DUC   DE  GUISE. 
NOUS  voulons...  (Il  aperçoit  le  cardinal  de  Lorraine,  qui  vient  d'entrer.)  Ah! 

vous  voilà,  mon  frère. 

SCÈNE  XIV. 

Les  mêmes,  LE  CARDINAL  DE  LORRAINE. 

LE  CARDINAL  DE   LORRAINE. 

Oui,  c'est  moi.  Tout  le  monde  est  parti  ! 

LA  REINE-MÈRE. 

Tout  le  monde?... 

LE  CARDINAL  DE  LORRAINE. 

Tout  le  monde,  madame. 

LA  REINE-MÈRE. 

Mais  le  roi  de  Navarre?... 

LE  CARDINAL  DE  LORRAINE. 

Le  roi  de  Navarre  aussi. 

LA   REINE-MÈRE,    à  part. 

L'insensé!... 

LE  CARDINAL  DE  LORRAINE. 

Il  s'est  fait  attendre  un  instant.  Le  roi ,  dans  son  indulgence,  n'a  pas 
voulu  partir  sans  lui...  Enfin,  la  caravane  a  pris  sa  course  et  s'en  est 
allée  grand  train.  (Bas  à  son  frère.)  Ne  perdez  pas  ici  votre  temps.  Nos 
commissaires  sont  à  l'œuvre... 

LE  DUC  DE  GUISE,   bas  à  son  frère. 

Ont-ils  pris  leur  parti? 

LE  CARDINAL   DE   LORRAINE,   bas. 

De  Thou  s'est  fait  tirer  l'oreille,  mais  il  ira  comme  les  autres.  Venez; 
quand  vous  serez  là,  ils  ne  broncheront  plus...  Allons... 

LA   REINE-MÈRE. 

Pardon,  monsieur  le  duc,  achevez-moi,  je  vous  prie,  ce  que  vous 
aviez  commencé. 

LE  DUC   DE   GUISE. 

Deux  mots  suffiront,  madame.  Nous  en  avons  assez  des  fins  de  non- 
recevoir.  Nous  balayons  tout  ce  fatras  de  palais.  Le  silence  obstiné  du 


LES   ÉTATS   D'ORLÉANS.  605 

prince  ne  peut  pas  enchaîner  plus  long-temps  la  justice.  S'il  ne  recon- 
naît pas  les  commissaires  pour  juges,  les  commissaires  le  reconnaissent 
coupable,  c'est  tout  ce  qu'il  faut.  Le  crime  de  lèse-majesté  divine  et 
humaine  est  flagrant.  Avant  une  heure  l'arrêt  sera  dressé.  Le  roi,  à  son 
retour  de  la  chasse,  le  signera... 

LA  REINE-MÈRE. 

Le  roi  I 

LE   DUC   DE   GUISE. 

En  conseil,  madame.  Le  conseil  est  aussi  bon  pour  confirmer  un  ar- 
rêt que  la  grand'chambre  ou  le  parlement  tout  entier.  Voilà  ce  que 
nous  voulons  faire.  Vous  ne  direz  pas  qu'on  se  cache  de  vous.  Pas  le 
moindre  mystère.  Si  le  roi  est  bien  servi ,  demain ,  au  point  du  jour, 
oui,  demain,  pas  plus  tard,  le  temps  perdu  sera  réparé... 

LA   REINE-MÈRE. 

Dieu  vous  frappe  de  vertige,  messieurs...  Qu'il  ait  au  moins  pitié  de 
mon  malheureux  fils  ! 

LE   DUC   DE   GUISE. 

Il  en  aura  pitié  en  abattant  ses  ennemis. 

LE   CARDINAL   DE  LORRAINE,    riant. 

Allons,  mon  frère,  le  vertige  est  un  mal  qui  se  gagne;  n'exposons  pas 
la  reine  à  la  contagion.  Venez... 

LA   REINE-MÈRE. 

Le  rire  est  de  saison  !  Allez,  messieurs;  pour  si  belle  œuvre  peut-on 

trop  se  hâter  !  (MM.  de  Guise  s'inclinent  et  sortent.) 

SCÈNE  XV. 

LA  REINE-MÈRE,  seule. 

Marie  disait  vrai  !  c'est  l'échafaud  qu'ils  dressent  !  Ces  bruits  de  par- 
lement sont  des  sornettes...  Rien  à  faire,  rien...  Condé  me  paraît  perdu. 
Si  du  moins  l'autre  avait  eu  l'esprit...  Mais  c'est  le  sort  qui  s'en  mêle? 

(Elle  aperçoit  Mme  de  Montpensier.) 

SCÈNE  XVI. 

LA  REINE-MÈRE,  Mmc  DE  MONTPENSIER. 

LA   REINE-MÈRE. 

Eh  bien  î  duchesse,  qu'avez-vous  laissé  faire  ? 

Mme   DE  MONTPENSIER. 

Hélas!  madame,  rien  n'a  pu  le  retenir. 

LA   REINE-MÈRE. 

Vous  lui  avez  répété  mes  paroles? 

TOME  II.  39 


006  REVUE  DES   DEUX   MONDES. 

Mme  DE  MONTPENSIER. 

Mot  pour  mot. 

LA   REINE-MÈRE. 

Et  il  n'a  pas  compris! 

Mme   DE  MONTPENSIER. 

Dieu  voulait  pourtant  l'éclairer!  Quand  j'entrai  dans  sa  chambre, 
Ranty  était  là,  ce  brave  Ranty,  qui  seul  de  cette  cour  ose  paraître  chez 
lui;  il  l'invitait  à  faire  le  malade  et  à  se  mettre  au  lit,  lui  citant  de  si- 
nistres propos  échappés  à  un  valet  du  cardinal.  D'autres,  moins  cou- 
rageux, n'osant  venir  eux-mêmes,  lui  avaient  fait  passer  un  billet  por- 
tant ces  mots  :  Sire,  vous  allez  vous  perdre! 

LA   REINE-MÈRE. 

Il  est  donc  sourd,  votre  ami,  duchesse?  Ah  !  la  pauvre  cervelle! 

Mme  DE  MONTPENSIER. 

Hélas!  madame,  la  crainte  de  déplaire  au  roi,  l'espoir  d'être  utile  à 
son  frère,  et  que  sais-je?  peut-être  le  bonheur  d'accompagner  la 
reine!... 

LA  REINE-MÈRE. 

Quand  je  vous  dis  que  ces  yeux-là  perdront  le  genre  humain  ! 

Mme   DE   MONTPENSIER. 

Je  n'ai  rien  négligé,  ni  larmes,  ni  prières...  «  Merci  de  vos  avis, 
m'a-t-il  dit,  je  serai  sur  mes  gardes.  S'il  plaît  à  Dieu,  il  me  sauvera; 
mais,  si  je  meurs,  ajouta-t-il  en  se  tournant  vers  Ranty,  prenez  la  che- 
mise que  j'ai  sur  moi,  capitaine,  et  portez-la  percée  et  sanglante  à  mon 
fils,  en  lui  commandant  qu'il  la  garde  jusqu'au  jour  où  il  sera  d'âge  à 
me  venger.  »  A  ce  moment,  Un  page  vint  lui  dire  que  le  roi  l'atten- 
dait. Mes  mains  étaient  dans  les  siennes;  il  s'en  dégagea,  ferma  la  porte 
et  descendit  tranquillement.  Ah!  madame,  c'est  un  noble  cœur! 

LA  REINE-MÈRE. 

Eh!  que  me  fait  ce  sot  courage!  Le  moindre  soldat  ne  sait-il  pas 
mourir?  Est-ce  là  vertu  de  prince?  S'exposer  sans  raison  quand  la 
mort  est  certaine,  et  trembler  comme  un  enfant  s'il  s'agit  seulement 
de  dire  ce  qu'on  pense  ou  de  faire  ce  qu'on  doit,  cela  s'appelle  être 
brave.  Mais  non,  pour  Dieu  !  C'est  à  oser  déplaire,  c'est  à  savoir  dire 
non  qu'il  y  a  courage.  Quand  votre  Navarre  aura  reçu  dans  le  flanc 
quelque  bon  coup  d'épieu,  ce  sera  pour  lui  grand  honneur!  Il  passera 
pour  être  mort  par  maladresse  sous  le  bois  d'un  cerf  ou  la  dent  d'un 
sanglier.  Relie  fin  pour  un  roi  !  Ne  valait-il  pas  mieux  faire  tête  hardi- 
ment à  ces  sangliers  de  Lorraine  et  dire  au  roi  :  Je  n'irai  pas,  parce 
que  vous  avez  des  conseillers  capables  de  me  faire  égorger.  Lui  aurait- 
on  rien  fait  de  pis  que  ce  qu'on  va  lui  faire,  et  serions-nous  dans  ces 
angoisses  où  nous  voilà? 


LES  ÉTATS  D'ORLÉANS.  607 

Mme   DE   MOMPENSIER. 

J'en  sujs  à  demi  morte,  madame. 

LA  REINE- MÈRE, 

S'il  fût  resté,  nous  pouvions  le  faire  évader  ce  soir;  il  nous  donnait 
une  chance  de  sauver  Condé!  Lui  mort,  au  contraire,  Condé  n'en  a  pas 
pour  deux  heures...  C'est  à  se  pendre,  en  vérité,  d'avoir  sa  partie  liée 
à  un  tel  étourneau  ! 

Mme  DE  MONTPENSJER. 

Ah!  madame,  vous  m'épouvantez!  ...  je  n'en  respire  plus....  Il  me 
semble  à  chaque  instant  que  nous  allons  apprendre....  Mon  Dieu!  la 
porte  s/ouvre,...  Non,  c'est  le  chancelier! 

SCÈNE  XVI. 
Les  mêmes,  LE  CHANCELIER. 

LE  CHANCELIER,  entrant  avec  précaution,  sans  être  ajinopçé. 

Que  votre  majesté  me  pardonne.... 

LA   REINE-MÈRE. 

Entrez,  chancelier,  entrez.  Vous  nous  voyez  sur  des  charbons... 

LE   CHANCELIER. 

Et  moi,  madame,  le  cœur  navré,  je  viens  vous  faire  un  triste  récit! 

LA  REINE-MÈRE. 

Ah!  votre  parlement! 

LE  CHANCELIER. 

Quoi!  la  reine  sait  déjà?... 

LA  REINE-MÈRE. 

Je  sais  qu'on  se  joue  de  nous;  mais  ce  n'est  pas  tout!....  chancelier, 
vous  en  ignorez  la  moitié. 

LE  CHANCELIER. 

Eh  quoi!  madame?... 

LA   REINE-MÈRE. 

Ces  forcenés,  j'ai  ai  la  certitude,  ne  s'en  tiennent  pas  à  Condé. 

LE  CHANCELIER. 

Qu'avez-vous  donc  appris? 

LA  REINE-ipÈRE. 

On  peut  tout  vous  dire,  chancelier?  Cette  chasse  me  donne  d'affreux 
soupçons. 

LE  CHANCELIER. 

Hélas!  madame,  rien  ne  m'étonne  plus,  après  ce  qu'ils  font  de  la 
justice!  La  sentence  qu'ils  vont  exécuter...  c'est  un  assassinat!  je  n'en 
veux  pas  être  complice.  Votre  majesté  trouvera  bon,  j'espère,  que  je 
dépose  aujourd'hui  les  sceaux  entre  les  mains  du  roi  ! 


608  REVUE   DES  DEUX   MONDES. 

LA   REINE-MÈRE. 

Miséricorde!  n'en  faites  rien;  s'il  me  reste  un  espoir,  c'est  vous,  c'est 
vous  seul,  chancelier.  Tenez  bon,  tenez  ferme!... 

LE  CHANCELIER. 

Et  que  faire,  madame?  je  suis  seul!... 

LA   REINE-MÈRE. 

Ces  misérables  commissaires  !  C'est  donc  la  peur  qui  les  pousse  à 
cette  indignité? 

LE   CHANCELIER. 

J'en  suis  tout  ébahi,  madame.  Hier  au  soir  ils  parlaient  tous  du  ren- 
voi à  la  cour.  Nous  avions  passé  deux  heures  dans  la  prison.  Le  prince, 
comme  de  coutume,  était  resté  muet  à  nos  questions,  et  nous  avait 
ensuite  expliqué  son  silence  par  de  si  bonnes  et  solides  raisons  qu'il  n'y 
avait  rien  à  répondre.  Vous  savez  combien ,  depuis  son  malheur,  il  est 
maître  de  lui-même.  On  dirait  qu'il  est  soutenu  par  quelque  force  sur- 
naturelle. Autant  j'aimais  peu  ses  légèretés  et  ses  bravades,  autant  je  me 
sens  pris  d'admiration  pour  cet  air  de  calme  et  de  sérénité.  En  sortant  de 
là,  Bourdin  lui-même,  le  procureur-général,  qui  toujours  nous  pous- 
sait à  passer  outre  au  jugement,  Bourdin  disait  à  Faye  :  «  Il  n'y  faut 
pas  songer,  on  ne  peut  renverser  les  règles  de  justice.  »  Que  s'est-il 
passé  depuis?  je  l'ignore.  Mais  ce  matin,  quand  j'entrai  dans  la  salle, 
De  Thou  me  parut  interdit.  Il  m'avoua  que,  par  ordre  du  cardinal, 
l'arrêt  était  dressé,  qu'il  passerait  quoi  qu'il  fît.  Je  veux  croire  qu'il  es- 
saiera pourtant...  Mais,  au  moment  où  je  quittais  la  salle,  M.  de  Guise 
entrait.  A  l'heure  qu'il  est,  ne  nous  y  trompons  pas,  tous  les  scrupules 
sont  levés.  Quelle  honte  !  madame. 

LA   REINE-MÈRE. 

Si  nous  cherchions  à  gagner  du  temps!  Songez  que  dans  trois  jours 
les  états  seront  en  séance  ! 

LE  CHANCELIER. 

Les  états!  Ils  les  ajourneront  encore! 

LA   REINE-MÈRE. 

Ah!  vous  avez  raison!  Il  est  bien  question  des  états!...  si  leur  coup 
réussit 

Mme  DE  MONTPENSIER,  l'interrompant. 

Madame,  madame,  j'entends  des  cris! 

LA  REINE-MÈRE,  prêtant  l'oreille. 

N'est-ce  pas  la  voix  de  la  petite  Écossaise?...  Écoutez! 


LES  ÉTATS  D'ORLÉANS.  609 

SCÈNE  XVII. 

Les  mêmes,  miss  SEYTON. 

MISS  SEYTON ,  encore  dans  la  chambre  voisine. 

Paré!...  qu'on  appelle  Paré!  Courez,  courez  bien  vite! 

LA   REINE-MÈRE. 

Paré!... 

Mme  DE  MONTPENSIER. 

Plus  de  doute!...  Pauvre  prince!... 

MISS  SEYTON,  entrant. 

Ah!  madame...  quel  malheur  !...  Faites  venir  Paré,  qu'il  aille  au-de- 
vant du  roi. 

LA   REINE. 

Que  lui  ont-ils  donc  fait?...  (A  m™  de  Montpensier.)  Duchesse,  allez  cher- 
cher Paré...  (A  miss  Seyton.)  Que  lui  ont-ils  fait  à  ce  malheureux  Na- 
varre? 

MISS  SEYTON. 

Navarre?  mais  non,  madame,  ce  n'est  pas  lui...  c'est  le  roi! 

LE  CHANCELIER  ET  Mme  DE  MONTPENSIER,   ensemble. 

Le  roi  ! 

LA   REINE-MÈRE. 

Mon  fils!...  (A  Mme  de  Montpensier.)  Eh  bien!  duchesse,  vous  n'êtes  pas 

partie  ! . . .  (Mme  de  Montpensier  sort.) 

SCÈNE  XXIII. 

Les  mêmes,  moins  Mme  DE  MONTPENSIER. 

LA   REINE-MÈRE. 

Mon  fiïs!  dites-vous...  il  est  blessé... 

MISS   SEYTON. 

Non,  madame... 

LA  REINE-MÈRE. 

Qu'a-t-il  donc? 

MISS   SEYTON. 

Je  ne  sais,  mais  le  roi  me  paraît  bien  malade... 

LA   REINE-MÈRE. 

Comment  est-ce  possible?... 

MISS  SEYTON. 

Je  ne  vous  dirai  pas,  madame;  la  reine  m'a  fait  partir  si  vite! 


<$!()  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

[LA  REINE-MÈRE. 

Où  étiez-vous? 

MISS  SEYTON. 

A  l'entrée  de  la  forêtç  le  cerf  était  lancé,  nous  commencions  à  cou- 
rir. La  reine  galopait  à  côté  du  roi,  quand  tout  à  coup  elle  jette  un 
grand  cri.  Nous  arrêtons  brusquement  nos  chevaux  :  le  roi  semblait 
évanoui,  et  la>  reine  faisait  effort  pour  le  soutenir:  Par  bonheur,  Mi  de 
Cypierre  et  le  roi  de  Navarre  sont  arrivés  à  temps,  ils  ont  reçu  le  roi 
dans  leurs  bras. 

LA   REINE-MÈRE. 

Mon  pauvre  enfant  ! 

MISS   SEYTON. 

Aussitôt  M.  de  Cypierre  a  dépêché  un  officier  à  Mu  de  Guise,  et*  moi, 
sur  un  signe  que  m'a  fait  la  reine,  j'ai  pris  le  galop  pour  venin  cto&r^ 
cher  Paré. 

SCÈflE  XIX. 

Les  mêmes,  M™  DE  MONTPENSIER. 

Mme  DE  MONTPENSIER,   qui  a  entendu,  les  derniers  mots. 

On  l'a  trouvé,  madame.  Ce  brave  Paré  court  comme  s'il  avait  vingt 
ans!  il  sera  bientôt  près  du  roL 

EA  REINE -MÈRE,   au  chancelier. 

Cet  évanouissement  est  bien  extraordinaire,  chancelier. 

LE  CHANCELIER. 

Le  roi  n'a-t-il  pas  eu  des  malaises  de  ce  genre? 

LA  REINE-MÈRE. 

Oh!  c'était  peu  de  chose...  Ceci  paraît  plus  grave...  J'y  veux  aller 
moi-même;  qu'on  fasse  avancer  ma  chaise. 

MISS  SEYTON* 

Le  roi,  madame,  sera  bientôt  ici.  Au  moment  où  je  partais,  les  pages 
disposaient  une  litière  avec  des  piques  et  des  manteaux.  La  reine  les 
aura  fait  marcher  bon  pas... 

LA   REINE-MÈRE. 

N'importe,  demandez  ma  chaise. 

MISS  SEYTON. 

J!y  vais,  madame,  et  retourne  auprès  de  la  reine...  Elle  aussi  a  be- 
soin de  secours.  (EUe  sert.) 


LES  ÉTATS  D'ORLÉANS.  $1*1 

SCÈNE  XX. 
Les  mêmes,  moins  miss  SEYTON. 

Mme  DE  MONTPENSIER,   prenant  à  part  le  chancelier. 

Monsieur  le  chancelier,  si  ce  mal  est  passager,  je  serais  bien  tentée  de 
m'en  réjouir.  C'est  un  répit  pour  ces  malheureux  princes. 

LE   CHANCELIER. 

Le  doigt  de  Dieu  se  montre  à  nous,  madame! 

LA   REINE-MÈRE. 

Duchesse,  allez  donc  voir...  On  vient... 

Mme  DE  MONTPENSIER. 

C'est  la  reine...  madame. 

SCENE  XXI. 

Les  mêmes,  LA  REINE,  dames  de  sa  suite. 

LA  REINE,   entrant  précipitamment. 

Ma  mère!  on  vous  a  dit!... 

LA  REINE-MÈRE. 

Ce  cher  François!  Miséricorde,  ma  fille!  mais  va-t-il  mieux?... 

LA   REINE. 

Ses  yeux  se  sont  rouverts,  il  a  repris  ses  sens.  Paré  est  près  de  lui;  me 
voilà  plus  tranquille...  Dans  un  instant,  vous  le  verrez. 

LA  REINE- MÈRE. 

Quelle  frayeur  vous  avez  eue  là,  mon  enfant! 

LA   REINE. 

Mon  Dieu  !  j'ai  cru  qu'il  ne  respirait  plus  !  Ses  joues  étaient  livides, 
ses  mains  glacées  ! 

LA  REINE-MERE. 

Mais  ce  mal  si  subit,  comment  l'expliquez-vous? 

LA   REINE. 

Je  ne  sais.  A  peine  avions-nous  fait  quelques  pas,  je  le  vis  porter  plu- 
sieurs fois  la  main  à  sa  tête  comme  si  son  bonnet  de  chasse  l'eût  in- 
commodé. Au  sortir  de  la  ville,  il  se  plaignit  qu'il  voyait  trouble,  que 
la  tête  lui  tournait.  J'aurais  dû  rebrousser  chemin  et  le  ramener  ici; 
mais  je  pensai  que  le  grand  air,  que  la  chasse,  allaient  lui  faire  du  bien. 
Quand  nous  fûmes  en  forêt,  il  parut  chanceler;  je  crus  d'abord  que 
son  cheval  trébuchait  comme  à  notre  entrée  en  ville  le  mois  passé... 

LA  REINE-MÈRE. 

Il  m'en  souvient! 


612  REVUE   DES  DEUX  MONDES. 

LA   REINE. 

Mais  tout  à  coup  il  me  tendit  la  main;  je  me  jetai  sur  lui,  et  Dieu  me 
fit  la  grâce  d'avoir  assez  de  force  pour  l'empêcher  de  choir.  Nos  soins 
l'ont  fait  revenir;  il  est  moins  pâle,  ses  membres  sont  moins  froids;  mais . 
il  se  plaint  encore  d'une  grande  douleur  de  tête. 

LA  REINE-MÈRE. 

Qu'il  me  tarde  de  savoir  ce  qu'en  pense  Paré  ! 

LA  REINE. 

Ce  n'est  point  quelque  breuvage,  quoi  qu'en  disent  Cypierre  et  mes 
oncles,  que  je  viens  de  rencontrer  :  François  n'a  rien  bu,  rien  pris... 
Nous  devions  dîner  en  chasse. 

LA   REINE-MÈRE. 

Oui,  vos  oncles  se  trompent...  je  l'espère...  Mais,  ma  chère  fille,  qui 
nous  eût  dit  ce  matin,  quand  nous  redoutions...  Ce  n'est  jamais  le 
malheur  qu'on  attend  qui  frappe  le  premier! 

LA  REINE. 

Dieu  nous  préserve  d'un  malheur,  ma  mère  !  Je  vous  en  prie,  quand 
François  sera  là,  n'ayez  pas  l'air  trop  effrayée. 

LA  REINE-MÈRE. 

Non,  non,  ne  craignez  rien. 

LE  CHANCELIER. 

On  s'approche...  C'est  le  roi  sans  doute. 

Mme  DE  MONTPENSIER,  près  de  la  porte. 
Oui,  C'est  lui.  (La  porte  s'ouvre.) 

SCÈNE  XXII. 

Les  mêmes,  LE  ROI,  LE  DUC  DE  GUISE,  LE  CARDINAL  DE  LOR- 
RAINE, LE  CARDINAL  DE  BOURBON,  LE  ROI  DE  NAVARRE, 
AMBROISE  PARÉ,  M.  DE  CYPIERRE,  M.  DE  BRÉZÉ,  M.  DE 
CHA VIGNY,  gentilshommes  de  la  suite  du  roi. 

(Les  gentilshommes  qui  soutiennent  le  roi  le  font  asseoir  sur  un  fauteuil. 
Paré  est  auprès  de  lui.) 

LA  REINE-MÈRE. 

Eh  bien  !  mon  cher  fils,  mon  François,  comment  vous  trouvez-vous? 

LE  ROI,  d'une  voix  faible. 

Je  me  suis  senti  bien  mal ,  ma  bonne  mère. 

LA  REINE-MÈRE. 

Mais  à  présent? 

LE  ROI. 

Je  suis  mieux,  grand  merci. 


LES  ÉTATS  D'ORLÉANS.  613 

LA  REINE- MÈRE,  lui  prenant  les  mains. 

Mon  cher  enfant!... 

LE  ROI ,  d'un  ton  affectueux. 

Approchez- vous,  ma  mère...  Votre  tendresse  me  fait  bien. 

LA  REINE-MÈRE,  embrassant  le  roi  sur  le  front. 
Mon  bon  fils!...  Oh!  ce  ne  Sera  rien...  (Se  retournant  vers  Paré  et  l'interro- 
geant de  l'œil.)  Paré?... 

PARÉ. 

Ce  n'est  qu'une  syncope,  madame. 

LA  REINE-MÈRE. 

N'est-ce  pas? 

PARÉ. 

Il  faudra  quelques  soins;  mais,  croyez-moi,  soyez  sans  craintes. 

LE  ROI ,  tendant  la  main  à  la  reine. 

Ma  chère  Marie,  il  fait  bon  vous  avoir  pour  compagne.  Sans  vous  je 
tombais  encore  cette  fois.  Oh!  j'ai  vu  comme  vous  m'aimez. 

LA  REINE,  embrassant  la  main  du  roi. 

Mon  ami  !  mon  cher  seigneur  ! 

LE   ROI. 

Et  mon  oncle  de  Navarre,  est-il  là? 

PARÉ. 

Oui,  sire,  le  voici  devant  vous. 

LE   ROI. 
Il  est  bien?  (Le  roi  de  Navarre  s'incline.)  Bonjour,  mon  oncle. 
CYP1ERRE ,  bas  à  Brézé. 

Dites  donc,  Brézé,  qu'en  pensez-vous?  Le  roi  n'est-il  pas  bien  ma- 
lade? 

BRÉZÉ,   bas. 

Pourquoi? 

CYPIERRE. 

C'est  qu'il  a  l'humeur  bien  changée  ! 

BRÉZÉ. 

Je  n'en  crois  pas  mes  oreilles.  Voyons,  que  va-t-il  dire  au  cardinal? 

LE  ROI ,  au  cardinal  de  Lorraine  qui  s'approche. 

Ah!  mon  oncle,  pas  d'affaires...  Je  vous  en  prie,  pas  d'affaires. 

LE  CARDINAL   DE  LORRAINE. 

Quelle  idée,  sire  !  je  ne  m'approchais  que  pour  exprimer  au  roi  mon 
espoir  de  le  voir  promptement  rétabli. 

LE  ROI. 

Pas  sitôt  que  vous  croyez...  Nous  n'aurons  pas  conseil  demain,  mon 
oncle  ! 


(jj|4  REVUE   DES  DEUX  MONDES. 

GYI'IKRRE,   bas  à  Bnézé. 

Malepeste  !  quel  compliment  ! 

BRÉZÉ,   bas. 

M.  de  Guise  s'en-  est  mordu  la  lèvre. 

PARÉ ,   bas  à  la  reine-mère. 

Le  pouls  est  encore  faible,  madame...  (Élevant la  voix)  Il  faut  qu'on 
porte  le  roi  sur  son  lit. 

LA  REINE-MÈRE. 

Tout  est-il  préparé? 

LA  REINE ,   appelant. 

Stewartî...  Où  donc  est-il?  (A  miss  Seyton.)  Fais-le  chercher,  Marie. 

(Miss  Seyton  sort.) 

SCÈNE  XXIII. 

Les  mêmes,  moins  miss  SEYTON. 

BRÉZÉ. 

Il  était  avec  nous  dans  la  forêt. 

CYPIERRE, 

Je  l'ai  vu  mettre  son  cheval  au  galop,  sans  doute  pour  rentrer  en 
ville. 

LA  REINE. 

A  coup  sûr  il  doit  être  là. 

SCÈNE  XXIV. 

Les  mêmes,  miss  SEYTON. 

MISS  SEYTON,   rentrant. 

On  n'a  pas  vu  Stewart,  madame,  on  ne  peut  le  retrouver. 

Mme  DE  MONTPENSIER ,   à  part. 

Ah!  mon  Dieu!  quel  soupçon! 

PARÉ,   s'adressant  aux  gentilshommes. 

Eh  bien  !  monsieur  de  Brézé,  monsieur  de  Cypierre,  et  vous,  mes- 
sieurs, aidez-moi  à  soutenir  le  roi. 

LE  ROI,  pendant  qu'on  le  soulève. 

Otez-moi  ce  bonnet,  Paré. 

LA  REINE. 

Mais  oui,  ce  bonnet  le  fatigue...         (Paré  ôte  le  bonnet.) 

LA  REINE-MÈRE ,   suivant  des  yeux  le  roi  qu'on  soutient  pour  le 
conduire  à  sa  chambre. 

Qu'il  est  pâle,  bon  Dieu  ! 


LES  ÉTATS  D' ORLÉANS.  815 

M1*6  DE  MONTPENSIER ,  bas  à  la  reine-mère. 

Madame... 

LA  REINE-MÈRE ,   à  Mm«  de  Montpensier. 
Que  VOUlez-VOUS?  (A  la  reine  qui  accompagne  le  roi.)  Je  VOUS  SUÎS,  ma  fille; 

ne  le  quittez  pas. 

(Le  roi,  la  reine,  Paré,  Brézé,  Cypierre  et  le?  autres  gentilshommes  qui  sou- 
tiennent le  roi  sortent  par  la  porte  du  fond.) 

SCÈNE  XXV. 

LA  REINE-MÈRE,  M*  DE  MONTPENSIER,  LE  DUC  DE  GUISE, 
LE  CARDINAL  DE  LORRAINE,  LE  ROI  DE  NAVARRE,  LE  CAR- 
DINAL DE  ROURBON,  LE  CHANCELIER,  CHAVIGNY. 

Mme  DE  MONTPENSIER,   bas  à  la  reine-mère. 

Madame,  écoutez-moi...  MM.  de  Guise  ont  deviné )  j'en  meurs  de 
peur! 

LA   REINE-MÈRE. 

Comment!  du  poison?...  D'où  vous  en  vient  l'idée?... 

Mme  DE  MONTPENSIER. 

Ce  Stewart,  madame,  qu'on  ne  retrouve  pas  ! 

LA   REINE-MÈRE. 

Ah!  vous  me  faites  trembler!...  Ce  fou,  ce  possédé!... 

Mme  DE  MONTPENSIER. 

Tantôt,  madame,  ici  même,  il  m'a  dit  des  paroles  que  je  n'ai  pas 
comprises,  mais  dont  le  souvenir  m'épouvante. 

LA  REINE-MÈRE. 

Faites-le  chercher,  duchesse.  Allez,  qu'on  s'en  assure.  Puis,  ame- 
nez-moi Paré...  Je  veux  lui  parler  ici. 

(Mme  de  Montpensier  sort.  La  reine-mère  fait  signe  au  chancelier  de 
s'approcher  d'elle.) 

SCÈNE  XXVI. 

Les  mêmes,  moins  Mme  DE  MONTPENSIER. 

LE  CARDINAL  DE  LORRAINE ,   au  duc  de  Guise. 

Entrons,  mon  frère,  et  confessons  Paré.  Il  faut  savoir  à  quoi  s'en 
tenir  ! 

LE  DUC  DE  GUISE ,  bas  à  son  frère. 

S'il  y  a  poison,  qu'il  le  dise,  ou  bien,  mort  Dieu  !  qu'il  prenne  garde 
à  lui.  Entrez,  Charles,  je  vous  suis.  (Bas  à  M.  deChavigny:)  Écoutez, 
Chavigny,  ce  n'est  pas  le  moment  de  quitter  votre  prisonnier;  dans  ce 
désordre,  on  peut  endormir  vos  gardiens.  Dites  aussi  à  Brézé  et  à  Cy- 


616  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

pierre  de  ne  pas  rester  là  dans  cette  chambre  à  faire  les  gardes-ma- 
lade; qu'ils  veillent  sur  le  Navarrais. 

(  Le  duc  de  Guise  entre  dans  lu  chambre  du  roi ,  où  le  cardinal  de  Lorraine 
est  déjà  entré.  Chavigny  les  suit.) 

SCÈNE  XXVII. 

Les  mêmes,  moins  MM.  DE  GUISE  ET  CHAVIGNY. 

LA  REINE-MÈRE,  bas  au  chancelier,  pendant  que  le  roi  de  Navarre  s'entretient  dans 
le  fond  de  la  chambre  avec  le  cardinal  de  Bourbon. 

Vous  m'entendez,  chancelier,  emmenez  ce  roi  de  Navarre,  qu'il  ne 
reste  pas  là;  qu'il  se  tienne  à  l'écart ,  chez  lui ,  prêt  à  tout.  Nous  essaie- 
rons, ce  soir,  de  lui  faire  prendre  l'air  hors  de  la  ville.  —  Demain,  si 
le  roi  va  mieux,  il  ne  serait  plus  temps.  —  Pas  un  mot  de  tout  cela  à 
son  frère  le  cardinal ,  vous  le  feriez  mourir  de  peur. 

LE  CHANCELIER,  bas. 

Vous  serez  obéie,  madame. 

(  Il  va  rejoindre  le  roi  de  Navarre  et  le  cardinal  de  Bourbon.) 

SCÈNE  XXVIII. 

Les  mêmes,  Mme  DE  MONTPENSIER,  rentrant. 

LA  REINE-MÈRE,  à  Mme  de  Montpensier. 

Eh  bien  !  l'a-t-on  trouvé,  cet  homme? 

Mme  DE  MONTPENSIER. 

Non,  madame....  personne  ne  l'a  vu.... 

LA  REINE-MÈRE. 

Ceci  devient  sérieux...  Paré  va-t-il  venir? 

Mme  DE  MONTPENSIER. 

Je  l'ai  laissé  parlant  sous  la  cheminée  avec  MM.  de  Guise,  qui  le 
pressaient  de  questions;  mais  il  m'a  vue,  je  lui  ai  fait  signe,  il  ne 
tardera  pas... 

LA  REINE-MÈRE. 

Le  voici. 

SCÈNE  XXIX. 

Les  mêmes,  PARÉ. 

LA  REINE-MÈRE ,  à  Paré. 

Paré,  vous  avez  beau  dire,  ce  mal  n'est  pas  naturel;  voyons,  qu'en 
pensez-vous?  * 

PARÉ. 

Madame,  il  n'y  a  pas  apparence  de  poison;  l'état  de  l'estomac  semble 


LES  ÉTATS  D'ORLÉANS.  617 

excellent;  pas  le  moindre  indice.  Je  l'ai  dit  à  MM.  de  Guise,  je  le  répète 
à  votre  majesté. 

LA   REINE-MÈRE. 

Mais  cette  douleur  de  tête? 

PARÉ. 

La  reine  se  rappelle  l'incision  que  nous  avons  dû  faire  ces  jours  pas- 
sés; la  cicatrice  n'est  pas  encore  complète  :  peut-être  le  frottement  du 
bonnet  a-t-il  causé  cette  douleur. 

LA  REINE-MÈRE. 

Regardez-y  de  près,  mon  cher  Paré,  de  bien  près.  Vous  savez  ce  que 
je  vous  ai  toujours  dit. ... 

UN  HUISSIER ,  sortant  de  la  chambre  du  roi. 

Madame,  le  roi  serait  heureux  que  votre  majesté  voulût  bien  le  venir 
voir. 

LA  REINE-MÈRE. 

Le  cher  enfant!  C'est  moi  qui  suis  heureuse  de  sa  bonne  affection. 

(Elle  entre  dans  la  chambre  du  roi.  Au  même  moment,  MM.  de  Guise  en  sortent. 
Ils  saluent  la  reine-mère  au  jpassage.  Quelques  momens  après,  Gypierre  et 
Brézé  sortent  aussi  de  la  chambre  et  s'entretiennent  à  voix  basse.) 

SCÈNE  XXX. 

MM.  DE  GUISE,  CYPIERRE,  BRÉZÉ. 

LE  DUC  DE  GUISE ,  à  son  frère. 

Par  le  sang  Dieu  !  quel  pauvre  roi  nous  avons  là  ! 

LE  CARDINAL  DE   LORRAINE. 

Comprenez-vous  ce  retour  de  tendresse? 

LE  DUC   DE  GUISE. 

Et  ce  dédain?  —  M'a-t-il  dit  un  seul  mot? 

LE  CARDINAL   DE   LORRAINE. 

Il  m'a  tourné  le  dos  sur  son  lit  chaque  fois  que  je  m'en  approchais. 
Caprice  de  malade! 

LE  DUC   DE  GUISE. 

Tout  cela  m'importe  peu,  puisqu'il  n'y  a  ni  poison  ni  danger. 

LE  CARDINAL   DE   LORRAINE. 

Son  mal  passera  et  son  caprice  aussi. 

LE  DUC  DE  GUISE. 

Vous  avez  votre  arrêt  ? 

LE  CARDINAL  DE  LORRAINE. 

Je  l'ai  là,  bien  dressé,  signé  de  tous  nos  commissaires;  il  n'y  manque 
plus  qu'un  mot,  le  grand  mot... 


lilS  REVUE   DES  DEUX  MONDES. 

LE  fllTC   DE   GUISE. 

C'est  une  occasion  à  saisir;  demain  peut-être... 

LE   CARÛfNAL   DÉ   LORRAINE. 

Heureusement  Marie  m'a  l'air  de  revenir  en  grâce;  nous  essaierons 
par  elle... 

LE   DUC   DE   GUISE. 

Faites  toujours  signer"  d'avanee  les  membres  du  conseil. 

LE  CARDINAL   DE   LORRAÏNE. 

Oui,  vous  avez  raison...  que  tout  soit  prêt  au  bon  moment.  Allons, 
l'espoir  me  revient.  L&  partie  n'est  pas  perdue. 

LE   DUC   DE  GUISE. 

Non,  mais  elle  est  remise  :  c'est  déjà  trop!  (ils  sortent.) 

SCÈNE  XXXI. 

CYPIERRE,  resté  seul  avec  BRÉZÉ. 
Le  cardinal  me  semble  ragaillardi. 

I5RÉZÉ. 

11  en  atvâit  besoin.  Tout  à  l'heure,  l'avez-vous  vu?  il  était  plus  pâle 
que  le  roi. 

CYPIERRE. 

Dame!  c'est  que,  si  le  roi  était  vraiment  malade,  MM.  ses  oncles  ne 
seraient  guère  bien  portans! 

ERÉZÉ. 

Le  roi,  mon  cher  Cypierre,  il  va  mourir... 

CYPIERRE. 

Allons  donc! 

DRÉZÉ. 

Je  ne  plaisante  pas,  il  va  mourir...  d'amour  pour  sa  mère! 

CYPIERRE. 

Vilaine  maladie!...  Pour  la  reine,  à  la  bonne  heure!  L'avez-vous 
regardée^'là,  tout  à  l'heure,  penchée  sur  ce  lit,  les  yeux  brillans  de 
larmes!  Quels  yeux,  Brézé!  quels  yeux! 

BRÉZÉ» 

Allorïs,  éftuil  monsieur,  c'est  du  fruit  défendu;  n'y  touchez  pas, 
même  en  paroles...  (il  regarda  autour  dehu\)  Eh!  mais  qu'est  devenu  mon 
roi  de  Navarre?  Il  était' là... 

CYPIERRE. 

Alerte!  mon  ami ,  mettez-vous  à  sa  piste;  moi  je  vais  dire  bonjour  à 
nos  bourgeois  et  leur  conter  doucement  à  l'oreille  que  MM.  de  Lor- 
raine ne  sont  pas  encore  moïHs.  (ils  sortent.) 

FIN  DU  QUATRIÈME  ACTE. 


LES  ÉTATS   D'ORLÉANS.  619 

ACTE  CINQUIÈME. 

La  scène  est  à  Orléans.  —  Le  cabinet  de  la  reine-mère. 

SCÈNE  PREMIÈRE. 
LA  REINE-MÈRE,  AMBROISE  PARÉ. 

LA   REINE-MÈRE. 

Faites-moi  grâce,  mon  cher  Paré,  de  tous  vos  mots  latins.  Mon  fils 
guérira-t-il?  Dites-moi  en  français  oui  ou  non. 

PARÉ. 

Si  le  roi  guérirai  en  doutez-vous,  madame!.. 

LA   REINE-MÈRE. 

Voilà  huit  jours  que  vous  me  dites  tantôt  blanc,  tantôt  noir.  Je  trouve, 
moi,  qu'il  s'affaiblit  à  vue  d'œil. 

PARÉ. 

C'est  cette  maudite  fièvre...  sans  elle  nous  serions  en  pleine  conva- 
lescence. 

LA  REINE-MÈRE. 

Encore  une  fois,  Paré,  ce  n'est  pas  Dieu  tout  seul  qui  lui  a  envoyé 
ce  mal-là!.. 

PARÉ.j       . 

Madame,  s'il  y  a  poison,  celui  qui  l'a  donné  est  un  grand  maladroit. 

LA  REINE-MÈRE. 

Ah!  vous  n'affirmez  plus  que  ce  soit  impossible!.. 

PARÉ. 

Non,  je  n'affirme  rien;  une  si  étrange  maladie,  des  symptômes  si  bi- 
zarres.... et  puis,  vous  l'avouerai-je,  l'idée  m'est  venue  d'examiner  ce 
bonnet  qu'il  portait  à  la  chasse.  Dans  la  coiffe,  du  côté  de  l'oreille 
gauche,  j'ai  trouvé  je  ne  sais  quelle  poudre  blanchâtre... 

LA  REINE-MÈRE. 

Voyez- vous! 

PARÉ. 

Substance  inconnue,  peu  active,  je  crois,  mais  qui  peut  bien  avoir 
pénétré  par  cette  petite  plaie... 

LA  REINE-MÈRE. 

Vous  êtes  sur  la  voie,  Paré!  vous  voyez  combien  c'est  grave! 

PARÉ. 

Non,  madame,  la  fièvre  seule  me  cause  quelque  ennui...  Quant  à  ce 


620  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

bonnet,  si  j'en  parle,  c'est  que  je  veux  tout  dire  à  votre  majesté;  pour 
rien  au  monde,  je  n'en  soufflerais  mot  à  M.  de  Guise;  il  est  déjà  bien 
assez  furieux  et  pousse  d'assez  beaux  cris!  Ne  pourriez-vous  l'inviter, 
madame,  à  me  dire  moins  d'injures? 

LA   REINE-MÈRE. 

Ah!  mon  pauvre  Paré,  je  ne  protège  personne  ici. 

PARÉ. 

Je  l'ai  prié  d'appeler  ses  médecins.  Nicole  et  Servais  sont  venus  de 
Paris.  Ils  approuvent  tout  ce  que  j'ordonne.  N'importe,  M.  le  duc  s'en 
va  criant  tout  haut  que,  si  nous  le  voulions  bien,  le  roi  serait  hors  d'af- 
faire; que,  s'il  ne  guérit  pas,  c'est  notre  faute,  que  nous  sommes  des 
ânes  et  qu'il  nous  fera  pendre! 

LA   REINE-MÈRE. 

Que  voulez-vous?  M.  de  Guise  tempête,  le  cardinal  fait  brûler  des 
cierges;  à  chacun  son  métier,  mon  cher  Paré...  Laissez-les  dire,  et  soi- 
gnez bien  le  roi.  Surtout  faites-moi  savoir  d'heure  en  heure  tout  ce  que 
vous  aurez  vu,  tout  ce  que  vous  craindrez.  Allez,  Paré;  voici  le  chan- 
celier, laissez-nOUS.  (Paré  salue  la  reine  et  sort.) 

SCÈNE  II. 

LA  REINE-MÈRE,  LE  CHANCELIER. 

LA   REINE-MÈRE. 

Mon  cher  chancelier,  j'ai  grand  besoin  de  vous.  Nos  Lorrains  met- 
tent bas  les  armes;  ils  me  demandent  un  entretien. 

LE   CHANCELIER. 

Je  m'y  attendais. 

LA   REINE-MÈRE. 

Leur  confiance  est  à  bout.  Ils  voient  bien  que  cet  enfant  se  meurt. 

LE    CHANCELIER. 

Que  dit  Paré,  madame? 

LA    REINE-MÈRE. 

Il  est  plus  sombre.  Il  admet  le  poison. 

LE   CHANCELIER. 

Ce  misérable  Écossais  a  décidément  disparu. 

LA  REINE- MÈRE. 

Il  a  manqué  son  coup,  je  le  veux  bien;  mais  la  secousse  est  assez 
forte  pour  briser  cette  faible  santé. 

LE    CHANCELIER. 

Je  commence  à  le  craindre. 


LES  ÉTATS   DORLÉANS.  621 

LA   REINE-MÈRE. 

Vous  savez  mes  pressentimens,  chancelier;  mon  pauvre  fils  n'ira 
pas  loin.  —  Pensons  à  son  frère.  Il  n'a  que  onze  ans,  ce  petit  Charles. 
J'espère  au  moins  qu'on  m'en  laissera  maîtresse!  —  Du  côté  de  MM.  de 
Guise,  point  de  lutte  possible,  quant  à  présent  du  moins...  mais,  de 
l'autre  côté,  vous  savez  les  folies  qui  commencent  à  poindre. 

LE   CHANCELIER. 

En  vérité,  madame,  je  ne  saurais  y  croire...  des  idées  de  régence 
chez  ce  bon  roi  de  Navarre! 

LA   REINE-MÈRE. 

Si  ce  n'est  pas  de  lui  qu'elles  viennent,  on  les  lui  met  en  tête. 

LE   CHANCELIER. 

Il  est  vrai  qu'il  a  maintenant  beaucoup  d'amis... 

LA    REINE-MÈRE. 

On  fait  antichambre  à  son  lever. 

LE  CHANCELIER. 

Tel  qui  passait  raide  et  couvert  devant  lui,  lui  tire  sa  révérence  d'aussi 
loin  qu'il  le  voit.  Quels  Protées  que  ces  gens  de  cour,  madame!  La 
crainte  de  MM.  de  Guise  ne  retient  plus  personne;  chacun  en  prend  à 
son  aise.  Il  y  a  je  ne  sais  quoi  dans  l'air  qui  dit  que  leur  règne  est 
passé.  Cypierre,  le  croiriez-vous?  ne  s'est  pas  permis  depuis  trois  jours 
de  maltraiter  qui  que  ce  soit  dans  la  ville,  et  Chavigny  lui-même  m'a 
fait  dire  ce  matin  qu'il  n'était  pas  geôlier  du  prince  malgré  Dieu  et 
justice;  que  s'il  plaisait  à  votre  majesté... 

LA   REINE-MÈRE. 

Pas  encore...  il  faut  d'abord  que  le  frère  ait  réglé  son  compte  avec 
moi.  — Chancelier,  je  vous  demande  d'aller  le  voir,  ce  roi  de  Navarre; 
la  duchesse  vous  aidera,  elle  est  femme  de  sens.  Je  n'entends  pas  que 
MM.  les  princes  se  fassent  Guise  à  leur  tour.  Je  ne  veux  pas  qu'on  me 
joue  une  seconde  fois.  Point  de  sottes  prétentions,  ou  je  serai  sans 
pitié.  Dites-le-lui,  chancelier,  et  vertement. 

LE   CHANCELIER. 

Soyez  persuadée,  madame,  qu'au  fond  de  l'ame  il  n'a  pas  la  pensée 
de  faire  valoir  ses  droits. 

LA    REINE-MÈRE. 

Ses  droits!  voilà  un  mot  que  je  ne  puis  souffrir.  C'est  un  rêve  que 
ces  droits  des  princes  du  sang!  Je  comprends  qu'on  exclue  les  femmes 
de  la  couronne,  mais  de  la  régence,  à  quoi  bon?  Ce  n'est  pas  là  l'esprit 
de  vos  lois,  chancelier.  N'a-t-on  pas  fait  pour  la  mère  du  saint  roi 
Louis  IX  ce  que  j'entends  qu'on  fasse  aujourd'hui  pour  moi?  S'en  est-on 
mal  trouvé?  Et,  sans  remonter  si  haut,  le  roi  Charles  VIII  n'a-t-il  pas 

TOME  II.  40 


622  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

remis  à  sa  sœur  les  rênes  de  l'état?  Ainsi,  point  de  vains  prétextes.  Les 
droits  du  roi  de  Navarre!  cela  n'est  pas  sérieux.  Est-il  de  taille  à  gou- 
verner? voilà  toute  la  question.  Un  pauvre  homme  qui  se  laisse  pétrir 
par  le  premier  qui  le  prend  dans  sa  main  !  Si  nous  avions  le  malheur 
de  lui  laisser  les  affaires,  qu'en  ferait-il,  chancelier? 

LE   CHANCELIER. 

Il  se  résignera,  madame,  soyez-en  convaincue. 

LA  REINE-MÈRE. 

Tant  mieux!...  sinon  c'est  guerre  ouverte...  Qu'il  le  sache  bien,  je  le 
prends  de  très  haut. 

LE  CHANCELIER. 

Je  n'aurai  pas  besoin  de... 

LA  REINE-MÈRE. 

Surtout  qu'il  se  lie  les  mains;  qu'il  s'engage  à  refuser,  même  devant 
les  états,  tout  ce  qui  ne  serait  pas  convenu  entre  nous.  Je  ne  veux  point 
d'équivoque  :  un  abandon  bien  net  et  par  écrit.  Si  le  malheur  advient 
que  nous  perdions  mon  cher  enfant,  il  faut  que  tout  soit  réglé  d'a- 
vance. Je  donnerai  la  lieutenance  générale,  c'est  trop  juste;  mais  le 
gouvernement  de  mon  fils  et  du  royaume,  je  prétends  le  garder  pour 
moi  seule.  Vous  entendez,  chancelier.  Qu'il  n'y  mette  point  de  finesse, 
ou  je  suis  femme  à  l'abandonner  tout  à  plat.  Si  je  disais  un  mot,  même 
à  l'heure  où  nous  sommes,  les  Guise  n'en  feraient  qu'une  bouchée!... 

LE   CHANCELIER,   vivement. 

La  reine  a  bien  trop  de  prudence!... 

LA  REINE-MÈRE. 

Assurément,  c'est  une  façon  de  dire... 

LE   CHANCELIER. 

Donner  cette  joie  à  MM.  de  Guise,  ce  serait  vous  préparer  la  pire  des 
conditions... 

LA    REINE-MÈRE. 

Je  le  sais,  chancelier.  Ne  lui  répétez  pas  moins,  mot  pour  mot,  tout 
ce  que  je  viens  de  dire.  Il  en  sera  quitte  pour  la  peur,  je  vous  le  pro- 
mets. Jamais,  de  mon  aveu,  MM.  de  Guise  ne  le  toucheront  du  bout  du 
doigt,  pas  plus  que  lui  ni  les  siens  n'attenteront  à  MM.  de  Guise. 

LE   CHANCELIER. 

Que  Dieu  seconde  votre  majesté!  Vous  vous  préparez  là  une  vie  dif- 
ficile; mais,  au  temps  où.nous  sommes,  il  n'y  a  pour  vous  ni  liberté  ni 
puissance  que  sous  l'abri  de  leurs  rivalités. 

LA   REINE-MÈRE. 

Vous  serez  content  de  moi...  Allez,  le  temps  presse;  il  faut,  songez-y 
bien,  que  tout  soit  fait  ce  matin.  Arrangez-vous  pour  qu'il  vienne  me 


LES  ETATS  D  ORLEANS. 

parler  dès  que  MM.  de  Guise  sortiront  de  chez  moi.  Allez...  Encore  un 
mot  pourtant  :  ces  Guise  ont  vbeau  courber  la  tête,  s'ils  ne  sont  bien 
bridés,  ils  la  relèveront...  Avez-vous  écrit  au  connétable? 

LE  CHANCELIER. 

Oui,  madame. 

LA   REINE-MÈRE» 

Est-il  prêt  à  reprendre  sa  charge? 

LE   CHANCELIER. 

Pour  complaire  à  votre  majesté,  il  a  quitté  Étampes  hier  matin  et 
doit  avoir  couché  très  près  d'ici.  A  notre  premier  signal,  il  sera  dans 
la  ville. 

LA  REINE-MERE. 

Bien  accompagné? 

LE    CHANCELIER. 

Deux  mille  lances  au  moins.  Déjà  bon  nombre  de  ses  hommes  se 
sont  glissés  dans  nos  murs,  et  se  cachent  chez  les  bourgeois. 

LA    REINE-MÈRE. 

C'est  bien.  —  Et  nos  états,  qu'en  faites-vous?  Ces  députés  s'en- 
nuient; ne  les  négligez  pas.  Si  Dieu  persiste  à  vouloir  que  nous  per- 
dions ce  cher  François,  il  faut  ouvrir  dès  le  lendemain.  Ètes-vous 
prêt? 

LE   CHANCELIER. 

Moi,  madame,  depuis  long-temps. 

LA  REINE-MÈRE. 

Et  l'avocat  de  Bordeaux  qui  parle  pour  le  tiers? 

LE   CHANCELIER. 

L'Ange?  Il  achève  sa  harangue;  elle  est  très  bonne,  on  en  sera  fu- 
rieux en  Lorraine.  Le  baron  de  Rochefort  m'a  montré  la  sienne;  il  fait 
tonner  la  noblesse  contre  les  deux  frères.  Quant  au  clergé,  savez-vous 
ce  qu'il  ose  faire?  Il  prend  pour  orateur  Quintin.  Le  cardinal  croyait 
être  choisi.  Jugez  quelle  colère  !  . 

LA   REINE-MÈRE. 

C'est  très  bien  de  tourner  le  dos  aux  Lorrains;  mais  prenez  garde 
qu'on  ne  se  précipite  de  l'autre  côté  et  à  bras  trop  ouverts.  Quand  les  gen  s 
sont  lancés,  on  ne  les  contient  plus.  Veillez-y,  chancelier.  (Un  huissier 

s'approche  de  la  reine-mère  et  lui  dit  quelques  mots  à  voix  basse.  Elle  lui  fait  signe  de 
se  retirer,  en  ajoutant  :)  Qu'ils  entrent.  (L'huissier  sort.)  —  (Au  chancelier  :)  Voici 

MM.  de  Guise.  Je  vous  quitte,  la  duchesse  m'attend;  je  ne  lui  dis  qu'un 
mot  et  l'envoie  vous  rejoindre.  —  Obligez-moi  de  dire  à  ces  mes- 
sieurs que  je  reviens  dans  un  instant;  mais  ne  perdez  pas  votre  temps 

avec  eux.  (Elle  sort.) 


624  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

SCÈNE  III. 

LE  CHANCELIER,  seul. 

Comme  la  reine  est  animée!  Quel  besoin  de  commander!  Quelle 
jeunesse,  quelle  vie  nouvelle,  semblent  sortir  pour  elle  de  cette  pro- 
chaine mort! 

SCÈNE  IV. 

LE  CHANCELIER,  LE  DUC  DE  GUISE,  LE  CARDINAL 
DE  LORRAINE,  un  huissier. 

L'HUISSIER,  à  MM.  de  Guise. 

Veuillez  entrer,  messeigneurs.  La  reine  va  venir. 

LE  CARDINAL  DE  LORRAINE ,  entrant  le  premier. 

Ah!  c'est  vous,  chancelier?  Eh  bien!  vous  savez,  le  roi  va  mieux. 

LE  CHANCELIER. 

Le  ciel  en  soit  béni,  monseigneur!  Il  est  donc  advenu... 

LE  CARDINAL  DE  LORRAINE. 

Non,  rien  de  nouveau;  mais  nous  sortons  de  le  voir,  il  nous  semble 
très  bien. 

LE  DUC   DE  GUISE. 

Ce  sont  ces  bélîtres  de  médecins  qui  le  disent  si  malade  pour  se 
donner  l'honneur  de  le  guérir  et  nous  voler  notre  argent! 

LE  CHANCELIER. 

Dieu  vous  entende  ! 

LE   CARDINAL   DE   LORRAINE. 

Où  allez-vous  donc  si  vite?  Vous  nous  quittez,  chancelier? 

LE   CHANCELIER. 

A  regret,  monseigneur;  mais  les  affaires  m'attendent... 

LE  DUC  DE   GUISE. 

Est-ce  au  moins  le  procès  Groslot?    > 

LE  CARDINAL  DE  LORRAINE. 

Il  ne  marche  pas,  ce  procès,  chancelier.  t 

LE  DUC  DE   GUISE. 

Rien  ne  marche,  mort  Dieu  ! 

LE  CHANCELIER. 

Condamne-t-on  les  gens  sans  les  entendre? 

LE  DUC  DE   GUISE. 

Mais  ceux  qui  sont  condamnés?  Dès  que  le  roi  pourra  prendre  une 
plume,  on  soldera  les  vieux  comptes. 


LES  ÉTATS   D'ORLÉANS.  625 

LE  CARDINAL  DE  LORRAINE. 

On  en  ouvrira  de  nouveaux. 

LE  DUC  DE  GUISE. 

Tenez-vous  prêt,  chancelier... 

LE  CARDINAL  DE  LORRAINE. 

Nous  vous  taillons  de  la  besogne. 

LE   CHANCELIER. 

Permettez-moi,  messeigneurs,  de  prendre  congé  de  vous. 

(Il  les  salue  et  sort.) 

SCÈNE  V. 

LE  DUC  DE  GUISE,  LE  CARDINAL  DE  LORRAINE. 

LE  DUC  DE  GUISE. 

Le  vieux  renard  !  il  sait  à  quoi  s'en  tenir! 

LE   CARDINAL   DE   LORRAINE. 

Vous  trouvez  donc  que  nous  allons  bien  mal? 

LE  DUC   DE   GUISE. 

Vous  avez  des  yeux  comme  moi. 

LE   CARDINAL  DE   LORRAINE. 

Il  m'a  semblé  plus  pâle  encore  qu'hier  au  soir. 

LE  DUC   DE   GUISE. 

C'est  un  vrai  moribond;  je  m'attends  d'heure  en  heure  à  lui  fermer 
les  yeux. 

LE   CARDINAL  DE   LORRAINE. 

Et  Marie  ne  veut  rien  tenter? 

LE  DUC  DE  GUISE. 

Rien... 

LE  CARDINAL   DE  LORRAINE. 

Lui  avez-vous  bien  dit  que  cette  signature  n'aurait  point  son  effet, 
que  nous  ne  la  souhaitions  que  pour  mieux  ménager  notre  accommo- 
dement avec  la  reine? 

LE  DUC   DE   GUISE. 

Je  lui  ai  tout  dit,  mais  rien  ne  l'ébranlé.  Quand  on  la  presse,  elle  se 
prend  à  pleurer  :  c'est  si  commode  ! 

LE  CARDINAL   DE  LORRAINE. 

La  petite  sotte!  s'être  ainsi  affolée  de  ce  garnement! 

LE   DUC   DE   GUISE. 

Elle  jure  de  ne  le  revoir  jamais...  Elle  l'a  promis  à  Dieu  !... 

LE  CARDINAL  DE   LORRAINE. 

C'est  très  beau;  mais  pas  de  signature...  voilà  le  plus  clair. 


f>26  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

LE   DUC   DE   GUISE. 

On  peut  s'en  passer,  morbleu  !  Si  la  reine  n'entend  pas  raison,  si  elle 
nous  pousse  à  bout,  j'ai  bien  encore  assez  d'autorité  pour  me  faire  obéir. 

LE  CARDINAL   DE   LORRAINE. 

A  la  bonne  heure  I  voilà  parler! 

LE  DUC  DE  GUISE. 

S'il  faut  rendre  la  place,  soyez  tranquille,  ce  ne  sera  pas  sans  coup 
férir. 

LE   CARDINAL  DE  LORRAINE. 

Pour  moi,  j'ai  pris  mes  précautions.  Il  reste  62,000  écus  dans  l'é- 
pargne, je  les  fais  transporter  à  Reims.  A  quoi  bon  laisser  des  vivres  à 
l'ennemi? 

LE  DUC   DE   GUISE. 

Belle  misère,  votre  argent!  C'est  autre  chose  qu'il  faudrait  em- 
porter! 

LE  CARDINAL  DE  LORRAINE. 

Silence  !  voici  la  reine» 

SCÈ1VE  VI. 
Les  mêmes,  LA  REINE-MÈRE. 

LA    REINE-MÈRE. 

Ah!  messieurs,  dans  quelle  douleur  vous  me  voyez!  Mon  pauvre 
fils! 

LE  CARDINAL   DE  LORRAINE. 

Mais  pourquoi  désespérer,  madame?  Le  roi  n'a-t-il  pas  sa  jeunesse, 
ce  médecin  qui  guérit  tant  de  maux  ! 

LA  REINE-MÈRE. 

Quoi!  vrai,  vous  conservez  un  peu  d'espoir?  Eh  bien!  j'aurais  juré 
qu'il  ne  vous  en  restait  plus. 

LE   CARDINAL  DE  LORRAINE. 

Pourquoi,  madame? 

LA  REINE-MÈRE. 

Ne  le  prenez  pas  à  mal,  je  vous  prie....  parce  que  vous  me  venez 
voir. 

LE  CARDINAL  DE  LORRAINE. 

Ah!  madame,  quelle  pensée!... 

LA  REINE-MÈRE. 

Vous  me  gâtiez  si  peu  quand  il  était  en  santé,  ce  cher  enfant. 

LE  CARDINAL  DE  LORRAINE. 

La  reine  nous  connaît  bien  mal  !  Nous  ne  venons  pas  lui  parler  de 
nous.  Le  salut  de  l'état,  le  vôtre,  madame,  celui  de  vos  enfans,  voilà 


LES  ÉTATS  D'ORLÉANS.  627 

ce  qui  nous  tient  au  cœur.  Permettez-moi  de  le  dire,  votre  majesté 
nous  est  aussi  peu  charitable  que  nous  lui  sommes  dévoués. 

la  reine-mère;. 
Allons,  messieurs,  point  de  vaines  paroles!  Passons  au  fait.  Vous 
venez  me  dire  que  le  roi  de  Navarre  a  retrouvé  de  nombreux  amis, 
qu'il  a  de  folles  prétentions,  qu'on  lui  prête  de  sots  propos.  N'est-ce  pas 
cela? 

LE  DUC   DE   GUISE. 

Nous  venons  vous  dire,  madame,  que  d'heure  en  heure  la  ville  se 
remplit  d'inconnus,  de  gens  suspects;  que  M.  le  connétable  s'approche 
du  faubourg  enseignes  déployées.  Si  vous  ne  prenez  votre  parti,  on 
va  vous  donner  un  maître,  à  vous,  madame,  aussi  bien  qu'à  nous. 

LA   REINE-MÈRE. 

Vous  oubliez  donc,  monsieur,  de  qui  j'attends  secours? 

LE   DUC   DE   GUISE. 

De  qui,  madame? 

LA   REINE-MÈRE. 

De  vous,  monsieur  le  duc;  de  vous,  monsieur  le  cardinal!  Me  ferez- 
vous  défaut?  Ne  serez-vous  pas,  demain  comme  aujourd'hui,  les  ser- 
viteurs du  roi,  les  défenseurs  de  notre  sainte  église?  Croyez-vous  que, 
par  une  misérable  rancune,  j'irai  me  priver  de  vos  services?  Dieu  m'en 
préserve  !  Je  vous  chargerai  de  me  défendre,  et  je  sais  que  vous  n'y 
manquerez  pas. 

LE  DUC  DE  GUISE. 

Eh  bien!  madame,  que  ce  soit  dès  aujourd'hui,  pendant  qu'il  en  est 
temps  encore.  Le  roi  ne  peut  signer;  mais  un  mot  de  votre  main,  et  je 
me  charge  de  tout. 

LA  REINE-MÈRE. 

Comme  vous  y  allez,  monsieur  le  duc!  Entendons-nous,  s'il  vous 
plaît.  Je  neveux  pas  vous  tromper.  Si,  sous  prétexte  de  me  servir,  vous 
comptez  vous  délivrer  de  M.  de  Condé,  et,  qui  sait?  de  son  frère  aussi 
peut-être,  n'en  parlons  plus.  J'entends,  je  veux  que  personne  ne  se 
venge,  ni  eux,  ni  vous. 

LE  DUC  DE   GUISE. 

Mais  le  prince  est  coupable,  madame;  en  pouvez-vous  douter? 

LA    REINE-MÈRE. 

Coupable,  c'est  un  mot!  Il  s'ennuie  de  n'être  rien.  Les  gens  sont-ils 
coupables  parce  qu'ils  sont  ambitieux?  La  justice  aurait  trop  affaire, 
soit  dit  sans  offenser  personne. 

LE  DUC   DE   GUISE. 

Avec  cette  indulgence,  vous  irez  loin,  madame  î 


628  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

LE  CARDINAL  DE  LORRAINE. 

Je  comprends  qu'on  ait  l'audace  de  disputer  la  régence  à  votre  ma- 
jesté ! 

LA  REINE-MÈRE. 

Nous  verrons  si  on  l'osera. 

LE  CARDINAL  DE   LORRAINE. 

N'en  courez  pas  la  chance,  madame.  Ne  gardez  près  de  vous  que 
des  hommes  à  qui  ces  insolentes  pensées  ne  tombent  pas  dans  l'esprit; 
des  hommes  qui  se  prévalent  de  leur  amour  du  bien  public,  non  des 
prétendus  droits  de  leur  naissance,  et  qui,  n'aspirant  pas  à  s'élever  par 
eux-mêmes,  seront  heureux  et  fiers  de  tout  devoir  à  vos  bontés. 

LA  REINE-MÈRE. 

Eh!  messieurs,  c'est  tout  juste  le  langage  que  vous  me  teniez  l'an 
passé,  quand  la  mort  me  porta  ce  rude  coup  dont  fut  atteint  mon  bien- 
aimé  seigneur!  C'est  ainsi  que  vous  me  fîtes  congédier,  non-seulement 
les  princes,  mais  le  connétable  et  tous  les  siens!  Qu'en  est-il  advenu? 
Qu'ai-je  recueilli  de  ces  belles  paroles?  Écartons-en  le  souvenir,  c'est 
le  plus  sûr  moyen  de  maintenir  dans  mon  cœur  les  sentimens  que  je 
veux  avoir  pour  vous.  Encore  une  fois,  oubliez  qu'il  y  ait  au  monde  un 
prince  de  Condé,  c'est  ma  première  condition.  Les  autres  ne  sont  pas 
dures.  Vous,  monsieur  le  duc,  vous  conserverez  vos  dignités,  vos  char- 
ges, vos  commandemens;  je  ne  disposerai  que  de  la  lieutenance-géné- 
rale.  Et  vous,  monsieur  le  cardinal,  si  la  surintendance  des  finances  ne 
vous  fatigue  pas,  il  me  plaira  que  vous  la  gardiez.  Les  états  auront  la 
fantaisie  de  vous  demander  vos  comptes,  mais  je  vous  permettrai  de 
ne  les  rendre  qu'à  moi.  (Le  cardinal  s'incline.)  Il  y  a  des  gens,  vous  le  sa- 
vez, assez  mal  appris  pour  prétendre  que  42  millions  de  dettes  ont  été 
contractées  depuis  votre  gestion.  Si  nous  avons  le  bonheur  de  sauver 
mon  cher  fils,  vous  leur  ferez  telle  réponse  que  bon  vous  semblera.  Si 
Dieu  en  ordonne  autrement,  si  je  suis  quelque  chose,  c'est  moi  qui  ré- 
pondrai, et  j'obtiendrai  qu'on  s'en  rapporte  à  moi.  Eh  bien!  messieurs, 
est-ce  entendu?  Puis-je  compter  sur  vous? 

LE  CARDINAL   DE   LORRAINE. 

Comme  sur  vos  plus  fidèles  sujets,  madame. 

LA  REINE-MÈRE. 

Ce  n'est  pas  tout.  Je  prétends  qu'entre  vous  et  les  princes  il  y  ait  ré- 
conciliation publique,  solennelle  et,  je  dis  plus,  sincère. 

LE  DUC   DE   GUISE. 

Cela  dépend-il  de  nous,  madame? 

LA   REINE-MÈRE. 

Vous  n'avez  pas  signé  le  décret  de  prise  de  corps,  et  vous  avez  bien 


LES  ETATS   D  ORLEANS.  629 

fait.  Je  pourrai  affirmer  à  M.  de  Condé  que  vous  n'avez  été  ni  les  au- 
teurs, ni  les  instigateurs  de  sa  prison. 

LE   CARDINAL   DE   LORRAINE. 

Ce  sera  plus  vrai  que  vous  ne  pensez,  madame.  Le  roi  nous  eût  forcé 
la  main,  si  nous  n'avions  laissé  faire  le  conseil. 

LA   REINE-MÈRE. 

Tant  mieux,  vous  en  serez  plus  à  l'aise  pour  donner  un  serment... 
Vous  le  jurerez,  monsieur  le  duc? 

LE  DUC  DE   GUISE. 

Il  le  faudra,  si  votre  majesté  l'ordonne. 

LA  REINE-MÈRE. 

Et  vous  vous  embrasserez  ? 

LE  CARDINAL   DE  LORRAINE. 

Pourquoi  pas? 

LA  REINE-MÈRE. 

Enfin,  mais  ceci  n'est  qu'un  conseil,  je  crois  qu'il  serait  bon  que  la 
reine  votre  nièce  n'oubliât  pas  trop  long-temps  qu'elle  a  des  sujets  qui 
l'attendent  et  une  couronne  à  conserver. 

LE  DUC   DE   GUISE. 

Triste  séjour  que  son  Ecosse  ! 

LA   REINE-MÈRE. 

Si  je  n'écoutais  que  mon  cœur,  nous  la  garderions  en  France,  mais 
ce  ne  serait  pas  séant. 

LE  CARDINAL   DE  LORRAINE. 

Aussi  bien  elle  paraît  d'humeur  à  vouloir  se  gouverner  soi-même. 

LA  REINE-MÈRE. 

Dieu  nous  fasse  la  grâce  qu'elle  n'en  ait  pas  si  triste  occasion! 

SCÈNE  VII. 

Les  mêmes,  Mme  DE  MONTPENSIER,  entrant  brusquement  et  s'arrêtant 
quand  elle  aperçoit  MM.  de  Guise. 

LA  REINE-MÈRE ,   se  retournant  au  bruit  de  la  porte  qui  s'ouvre. 

Qui  est  là?..  Ah!  c'est  vous,  duchesse;  entrez...  Je  vous  demande 
pardon,  messieurs.  (BasàM"edeMontpensier.)  Est-ce  fait? 

Mme  DE  MONTPENSIER,   bas. 

Il  hésite,  madame. 

LA  REINE-MÈRE ,  bas,  mais  vivement. 

Il  hésite?  Le  chancelier  ne  lui  a  donc  pas  dit... 

Mme  DE  MONTPENSIER,   bas. 

A  peine  avons-nous  pu  lui  parler.  La  chambre  était  pleine  de  monde. 


630  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Chacun  venait  raconter  que  le  roi  n'en  pouvait  revenir.  (Élevant  un  *©» 
la  voix.)  Et,  de  fait,  Paré  se  désole,  il  n'ose  vous  faire  savoir  la  vérité, 
madame;  mais  elle  est  bien  triste...  La  voix  s'affaiblit,  la  respiration 
s'arrête  :  tout  annonce  une  prochaine  fin. 

LA   REINE-MÈRE. 

Vous  entendez,  messieursl 

LE   DUC  DE   GUISE. 

Hélas!  oui...  Venez,  mon  frère. 

LA   REINE-MÈRE. 

Je  vous  suis...  Ce  pauvre  enfant  1  je  veux  lui  donner  mon  dernier 
baiser  !..  Allez,  messieurs,  allez. 

LE  CARDINAL  DE  LORRAINE ,   se  dirigeant  vers  la  porte. 

Nous  déposons  entre  vos  mains  l'hommage  que  votre  majesté  a  dai- 
gné recevoir. 

LA  REINE-MÈRE. 

C'est  bien,  messieurs,  allez...  je  ne  me  ferai  pas  attendre. 

(Le  duc  de  Guise  et  le  cardinal  sortent.) 


SCENE  VIII. 

LA  REINE-MÈRE,  M™  DE  MONTPENSIER. 

LA  REINE-MÈRE. 

Va-t-il  venir,  au  moins? 

Mme   DE  MONTPENSIER. 

Oui,  madame,  il  me  suit. 

LA   REINE-MÈRE. 

Alors  rien  n'est  perdu.  Il  verra,  je  l'espère,  sortir  MM.  de  Guise... 
Duchesse,  obligez-moi  de  vous  placer  entre  ces  deux  portes.  Vous  l'en- 
tendrez venir,  et,  quand  il  passera,  vous  lui  direz  ces  deux  mots  à  l'o- 
reille :  «  Gardez-vous  de  refuser,  sinon  votre  frère  est  mort.  »  Eh  bien! 
n'avez-vous  pas  peur'?  Ce  n'est  pas  difficile  à  dire.  Allez  donc,  ma  chère 
Jacqueline.| 

Mme   DE  MONTPENSIER. 

J'y  vais,  madame. 

LA  REINE-MÈRE. 

C'est  pour  son  bien,  vous  le  savez. 

Mme  DE  MONTPENSIER ,   ouvrant  la  porte  et  la  tirant  après  elle  sans  la  fermer 

Complètement, 

Me  voici  en  sentinelle. 

LA  HEINE-MÈRE,   seule. 

Être  prise  de  si  court!  Ce  malheureux  Paré  qui  devait  m' avertir  et 


LES  ÉTATS  D'ORLÉANS.  G3t) 

qui  s'en  va  perdre  la  tête!  On  doit  déjà  remarquer  mon  absence...  que 
n'en  dira-t-on  pas?..  Mais  puis-je  être  partout  à  la  fois?  11  faut  que  je 
l'attende,  ce  Navarrais,  il  faut  en  finir  avec  lui...  Si  je  le  manque,  Dieu 
sait  ensuite...  Mais  je  l'entends,  ce  me  semble...  oui,  c'est  lui;  la  du- 
chesse lui  parle...  Asseyons-nous  et  calmons-nous. 


SCENE  IX. 

hk  REINE-MÈRE,  LE  ROI  DE  NAVARRE. 

LE   ROI  DE   NAVARRE. 

Je  n'osais  espérer,  madame,  de  vous  trouver  ici;  on  répand'  de  si 
tristes  nouvelles!  le  roise  meurt,  dit-on. 

LA  REINE -MÈRE. 

Sïlë  roi  se  mourait,  mon  frère,  me  verriez-vous  tranquille  à  cette 
place?  Son  mal  est  grave,  mais  la  bonté  de  Dieu  est  infinie!  Asseyez- 
vous,  je  vous  prie.  Au  moment  où  vous  êtes  entré,  j'étais  encore  tput 
émue...  je  venais  d'avoir  la  visite... 

LE  ROI  DE  NAVARRE. 

DeMM.de  Guise? 

LA    REINE-MÈRE. 

Précisément,  les  avez-vous  rencontrés?...  Ils  semblaient  triomphans. 
Se  crains  en  vérité  qu'ils  n'en  soient  venus  à  leurs  fins. 

LE  ROI  DE  NAVARRE. 

Comment,  madame? 

LA  REINE-MÈRE. 

Ce  malheureux  arrêt  qu'Us  ont  toujours  en  poche,  je  crains  qu'ils 
ne  l'aient  fait  signer! 

LE  ROI  DE  NAVARRE, 

Serait-il  possible? 

LA  REINE-MÈRE. 

Je  les  en  crois  capables. 

LE  ROI  DE  NAVARRE. 

Mais  le  roi  est  si  faible  ! 

LA  REINBt-MÈRE. 

Ils  lui  auront  conduit  la  main.  Notez,  mon  frère*  que  je  ne  veux  pas 
vous  effrayer.  Ce  n'est  de  ma  part  qu'une  conjecture.  Mais  ce  qui  est 
plus  certain,  car  ils  me  l'ont  dit  eux-mêmes,  ce  qui  nie  cause  uaae  sé- 
rieuse appréhension,  c'est  qu'ils  tiennent  enfin  les  pièces  qu'ils  cher- 
chaient contre  vous. 

UE  ROL  DE  NAVARRE. 

Quelles  pièces,  madame  ? 


632  REVUE   DES  DEUX  MONDES. 

LA    REINE-MÈRE. 

Ils  me  les  ont  montrées,  mon  frère,  et  s'ils  s'obstinent  à  en  faire  usage, 
vos  amis  auront  grand'peine  à  vous  tirer  de  là. 

LE   ROI   DE   NAVARRE. 

Fourberie  que  ces  pièces,  madame,  pure  fourberie. 

LA   REINE-MÈRE. 

Telles  qu'elles  sont,  croyez-moi,  ne  les  dédaignez  pas.  Mon  fils  est 
bien  malade,  mais  ses  oncles  sont  puissans.  Ils  useront  de  leur  pouvoir 
jusqu'au  bout.  Je  les  crois  gens  à  tout  faire  pour  se  délivrer  de  vous  et 
de  votre  frère.  Ils  jouent  à  quitte  ou  double;  et  savez- vous  pourquoi? 
Parce  qu'on  leur  dit  que  le  gouvernement  du  royaume  va  passer  entre 
vos  mains,  que  vous  serez  leur  maître.  De  là  cette  colère,  ces  violences. 
Sans  les  propos  de  quelques  imprudens,  nous  n'en  serions  pas  là.  Vous 
avez  des  amis  malavisés,  mon  frère!  vous  le  savez,  ils  vous  décernent 
la  régence. 

LE  ROI   DE  NAVARRE. 

Eh!  madame,  est-ce  ma  faute  si  le  parent  le  plus  proche.... 

LA  REINE-MÈRE. 

Pour  ma  part,  je  n'aurais  rien  à  dire,  n'était  qu'il  y  a  péril  pour 
vous  et  pour  l'état.  Franchement,  mon  frère,  si  j'écoutais  mon  incli- 
nation et  l'amour  de  mon  repos,  je  vous  prierais  de  prendre  cette  charge, 
non  qu'à  mon  avis  elle  vous  appartienne  plutôt  qu'à  moi,  une  mère  a 
toujours  droit  à  la  tutelle  de  son  enfant,  il  n'y  a  pas  de  loi  contre  ce 
vœu  de  nature,  mais  parce  que  personne  ne  m'agréerait  autant  que 
vous  pour  la  conduite  des  affaires.  Aussi  je  ne  saurais  vous  dire  quel 
est  mon  regret  de  ne  pouvoir  me  décharger  sur  vous  de  ce  fardeau  ! 
Que  n'êtes-vous  resté  dans  le  sein  de  l'église  notre  mère  !  Vous  y  voilà 
revenu,  Dieu  merci,  mais  d'hier  seulement  :  le  peuple  en  a  la  mémoire 
trop  fraîche,  vos  ennemis  auraient  trop  beau  jeu  contre  vous,  nous 
serions  exposés  à  trop  de  défiance  et  de  soulèvemens;  il  faut  par  force 
que  je  me  dévoue.  Ce  qui  m'y  décide  aussi,  c'est  que  moi  seule  je  puis 
conserver  à  vous  et  aux  vôtres  une  juste  part  dans  le  maniement  des 
affaires.  On  vous  disputera  la  lieutenance  générale,  mais  dussé-je  y 
perdre  la  vie,  je  vous  la  donnerai.  Votre  frère  prendra  place  au  conseil 
et  dans  les  armées  du  roi.  Je  ferai  plus.  Vous  regrettez,  je  pense,  vos 
possessions  d'Espagne.... 

LE  ROI   DE   NAVARRE. 

Assurément,  madame. 

LA   REINE-MÈRE. 

J'obtiendrai  du  roi  mon  gendre  qu'il  vous  les  rende  en  tout  ou  en 
partie.  Mais,  de  votre  côté,  vous  mettrez  bas  toute  rancune  contre 
MM.  de  Guise.... 


LES  ÉTATS  D'ORLÉANS.  633 

LE  ROI  DE  NAVARRE. 

La  paix  avec  ces  gens-là  ! 

LA  REINE-MÈRE. 

Oui,  la  paix.  Ils  ont  en  main  les  finances,  les  gens  d'église  sont  à 
leur  dévotion,  une  partie  de  la  noblesse  et  du  peuple  leur  obéit  :  guer- 
royer avec  eux,  quelle  folie  !  Je  veux  que  vos  dissentimens  s'effacent,  et, 
pour  commencer,  il  faut  dès  à  présent  supprimer  le  prétexte  à  leurs 
clameurs.  Qu'il  ne  soit  plus  question  de  ces  bruits  de  régence.  Le  moyen 
est  bien  simple.  Dites  tout  haut  que  vous  ne  l'acceptez  pas;  que  les  états 
eux-mêmes,  s'ils  s'avisaient  de  vous  la  déférer,  ne  vous  feraient  pas 
changer,  et,  afin  de  confondre  les  incrédules,  donnez-en  votre  signa- 
ture. Voici  justement  quelques  lignes  que  j'ai  préparées  ce  matin.... 

(Elle  lui  présente  un  papier.) 

LE   ROI   DE   NAVARRE. 

Madame,  je  m'engage  volontiers  à  ne  point  briguer  un  honneur  qui 
vous  convient  mieux  qu'à  moi.  Je  suis  d'un  naturel  trop  amateur  du 
repos  pour  me  jeter  dans  de  tels  hasards.  Mais  ce  papier,  cette  signa- 
ture... renoncer  par  écrit  à  un  droit  de  ma  maison...  que  pensera- t-on 
de  moi?  que  me  dira  mon  frère? 

LA   REINE-MÈRE. 

Faites  comme  il  vous  plaira.  Je  ne  vous  ai  pas  donné  des  raisons  pour 
rire.  Vous  êtes  averti  I  Si  l'arrêt  est  signé,  comme  je  le  crains,  il  peut 
être  exécuté  ce  soir... 

LE  ROI   DE  NAVARRE. 

Mais  le  sera-t-il  moins  si  je  signe? 

LA   REINE-MÈRE. 

Si  vous  signez,  MM.  de  Guise  renoncent  à  leurs  desseins  contre  vous, 
et  votre  frère  est  libre. 

LE   ROI  DE   NAVARRE. 

Mon  frère  en  liberté  !  Votre  majesté  m'en  donne  l'assurance! 

LA   REINE-MÈRE. 
Je  Sais  Ce  que  je  dis.  (Elle  s'approche  d'une  table,  prend  une  plume  et  écrit  quel- 
ques lignes.)  Voici  deux  mots  de  moi.  Qu'ils  soient  remis  au  chancelier, 
il  saura  ce  qu'il  en  doit  faire.  C'est  la  clé  de  la  prison.  Maintenant,  à 

VOUS  de  voir  Si  l'échange  VOUS  convient.  (Elle  dépose  sur  la  table  le  papier 

qu'elle  lui  a  proposé  de  signer.)  Mais  hâtez-vous.  Je  veux  aller  voir  mon  fils; 
il  me  tarde  de  l'embrasser...  Êtes-vous  résolu? 

LE  ROI  DE  NAVARRE ,  Rapprochant  de  la  table  et  prenant  la  plume. 

Je  dois  sauver  mon  frère.  (il  signe.) 

LA   REINE-MÈRE. 

Et  vous-même,  croyez-moi. 


Q34»  RKVUB   DBS  DEUX   M0NDB6. 

LE  ROI  DE  NAVARRE,   lui  remettant  le  papier  qu'il  vient  de  signer. 

Je  vous  abandonne  de  grand  cœur  une  tâche  qui  rçi'effrayaiU  Que 
les  affaires  soient  conduites  comme  vous  l'entendrez,  madame,  mais 
qu'elles  le  soient  par  vous  et  non  par  des  gens  qui  vous  ont  bien 
trompée,  et  que  vous  semblez  encore  disposée  à  ménager  plus  qu'Us, 
ne  valent! 

LA  REINE-MÈRE  ,   prenant  le  papier. 

Je  tiendrai  chacun  à  sa  place.  Allez,  mon  frère,  allez  trouver  le 

Chancelier.  (Elle  lui  donne  le  papier  signé  par  elle.) 

LE  ROI   DE  NAVARRE ,    la  saluant. 

Dieu  vous  garde,  madame,  et  le  royaume  aussi!  (il  sort.) 

SCÈNE  X. 

LA  REINE-MÈRE ,  seule. 
Voilà  un  homme  comme  il  en  faut  pour  faire  un  lieutenant-général 
du  royaume.  Ce  sera  obéissant  comme  un  sergent  aux  gardes.  On  peut 
m'en  donner  à  la  douzaine  de  cette  façon-là,  je  n'en  serai  pas  gênée! 
Ainsi  l'affaire  est  faite  !  Allons  maintenant  à  ce  lit  de  mort...  Le  chanr 
celier  sera  prudent,  j'espère;  il  n'ouvrira  cette  prison  que  si  mon  fils... 
Après  tout,  arrive  que  pourra!.  . 

(Elle  veut  sortir,  mais  la  porte  s'ouvre  et  laisse  entrer  la  reine.) 

SCÈNE  XI. 

LA  REINE-MÈRE,  LA  REINE. 

LA    REINE. 

Je  viens  vous  chercher,  ma  mèref  II  vous  demande,  il  veut  vous 
voir. 

LA   REINE-MÈRE. 

Ce  cb^er  François!  J'y  vais,  ma  fille. 

LA   REINE. 

C'est  lui  qui  m'envoie  vers  vous...  Nous  respirons,  Dieu  merci!  il  va 
mieux. 

LA  REINE-MÈRE,   s'arrêtant. 

Il  va  mieux,  dites-vous? 

LA  REINE. 

Cette  crise  est  passée;  Nicole  assure  qu'il  pourra  le  sauver;  Servais 
aussi  conserve  de  l'espoir.  Paré  seul  ne  dit  rien,  mais  c'est  la  peur  que 
lui  font  mes  oncles. 

LA  REINE-MÈRE ,   élevant  la  voix. 

Huissier,  appelez  Mme  de  Montpensier...  Mais  non,  non,  j'y  vais  moi- 
même...  Un  instant  seulement,  ma  fille.         ffiita  eort.) 


LES  ÉTATS  DORLÉANS.  635 

SCÈNE  XII. 

LA  REINE,  seule. 
Qu'a-t-elle  donc  la  reine?...  On  dirait  que  mes  paroles...  Oh  !  ce  se- 
rait trop  mal!...  D'où  me  vient  cette  idée?  Mon  Dieu  !  je  n'ose  lire  dans 
le  fond  de  mon  cœur.  Tout  à  l'heure,  quand  j'étais  sans  espoir,  sauver 
le  roi  me  semblait  mon  unique  désir;  c'est  pour  lui  seul  que  je  priais... 
Maintenant,  depuis  cette  lueur  d'espérance,  ma  joie  n'est  pas  com- 
plète... Je  sens  se  réveiller  mes  anciennes  angoisses.  J'entends  donner 
des  ordres  impitoyables!  Mes  oncles!...  rien  ne  les  fléchira.  Je  ne  puis 
échapper  au  coup  qui  me  frappait  que  pour  subir  une  douleur  mortellel 
Quelle  destinée  est  donc  la  mienne?...  Mon  Dieu!  pardônnez-moi... 

SCÈNE  XIII. 

LA  REINE,  LA  REINE-MÈRE. 

LA   REINE-MÈRE. 
Me  voici,  ma  fille...  (Avant  de  refermer  la  porte  Qu'elle  tiettt  eritr'otfverte,  elle  dit 
à  Mme  de  Montpensier  qu'on  ne  voit  pas  :)  VOUS  m'entendez,  duchesse,  allez  vite, 

arrêtez  tout...  Allez. 

LA   REINE. 

Ma  mère,  ne  tardons  pas...  il  vous  attend.  Ne  le  laissons  pas  seul. 

LA   REINE-MÈRE ,  tout  en  se  dirigeant  vers  la  porte. 

Mais  vos  oncles  sont  avec  lui. 

LA   REINE. 

Mes  oncles?  il  ne  veut  plus  les  voir;  c'est  comme  le  premier  jour. 

LA   REINE -MÈRE. 

Ce  cher  enfant!...  Allons,  ma  fille. 

(Au  moment  où  elle  va  sortir,  le  roi  de  Navarre  se  présente  à  la  porte.) 

SCÈNE  XIV. 

Les  mêmes,  LE  ROI  DE  NAVARRE. 

LE   ROI   DE  NAVARRE. 

Madame.... 

LA   REINE-MÈRE. 

Pardon,  mon  frère,  je  vais.... 

LE   ROI   DE  NAVARRE. 

Le  chancelier  m'a  dit....  & 

feA  «EtNfe-MÊttE. 

C'est  bie»^  mais  je  ne  puis....  Mon  fils  m'appelle. 


636  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

LE  ROI  DE  NAVARRE. 

Seulement  un  mot.... 

LA   REINE-MÈRE. 

Je  reviendrai....  veuillez  rester  ici....  la  duchesse  vous  dira....  Al- 
lons, ma  fille.  (La  reine-mère  et  la  reine  sortent.) 

SCÈNE  XV. 

LE  ROI  DE  NAVARRE,  seul. 

Me  voilà  bien  traité  î  Beau  marché  que  j'ai  fait  là  !  Encore  un  guet- 
apens!  Ce  chancelier  est  son  compère.  Il  me  dit  qu'il  lui  faut  un  mot 
pour  Chavigny,  que  la  reine  me  le  donnera,  je  viens  le  demander,  et, 
avant  que  j'ouvre  la  bouche,  elle  me  tourne  le  dos.  Si  Condé  le  savait, 
se  moquerait -il  de  moi!  Que  faire  maintenant?  Retourner  vers  ce 
chancelier?  Attendre  ici?  Elle  me  l'a  dit....  attendons,  (il  s'assied.)  Si, 
comme  le  prétend  Ranty,  les  médecins  se  ravisent  et  reprennent  es- 
poir, elle  en  sera  pour  ses  frais,  cette  pauvre  reine.  Le  cadeau  qu'elle 
tient  de  moi  ne  l'aura  pas  réjouie  long-temps  !  Quoi  qu'il  arrive,  je  la 
lui  abandonne,  cette  régence.  La  ramasse  qui  voudra. 

SCÈNE  XVI. 

LE  ROI  DE  NAVARRE,  Mme  DE  MONTPENSIER. 

LE  ROI  DE  NAVARRE ,  se  levant. 

Ah!  vous  voilà,  chère  duchesse!  Venez  donc,  ma  mie;  la  reine  m'a 
promis  que  vous  m'expliqueriez.... 

Mrae  DE  MONTPENSIER. 

Sire,  un  moment,  je  vous  prie;  je  suis  si  troublée.... 

(Elle  s'approche  d'une  fenêtre  et  regarde  avec  attention  en  levant  la  tête.) 
LE   ROI   DE   NAVARRE. 

Eh  !  qu'avez-vous  à  regarder  en  l'air  ? 

Mme  DE  MONTPENSIER. 

Nous  venons  de  prendre  un  gros  parti ,  le  chancelier  et  moi. 

LE   ROI   DE   NAVARRE. 

Faites-vous  relâcher  mon  frère? 

Mme  DE  MONTPENSIER. 

Nous  n'en  sommes  pas  là,  bon  Dieu  ! 

LE  ROI  DE  NAVARRE. 

Mais  que  voulez-vous  dire? 

Mmc  DE  MONTPENSIER. 

Au  moment  où  vous  quittiez  le  chancelier,  je  venais  lui  parler  de  la 


LES  ÉTATS  D'ORLÉANS.  637 

part  de  la  reine.  Il  attendait  votre  retour  pour  sonder  Chavigny,  quand 
tout  à  coup  M.  de  Guise,  l'œil  animé  et  la  parole  haute,  comme  si  l'es- 
poir de  la  guérison  du  roi  l'eût  mis  hors  de  lui-même,  aborda  rude- 
ment le  chancelier,  lui  rappelant  que,  de  tous  les  membres  du  con- 
seil ,  lui  seul  et  le  comte  de  Sancerre  n'avaient  pas  encore  signé  l'arrêt; 
que  si,  dans  deux  heures,  leurs  réflexions  n'étaient  pas  faites,  ils  au- 
raient de  ses  nouvelles;  que  la  volonté  du  roi  lui  était  assez  connue 
pour  n'avoir  pas  besoin  d'ordre  écrit,  et  qu'il  prendrait  bien  sur  lui  de 
faire  marcher  le  grand-prévôt.  Le  chancelier  était  demeuré  impas- 
sible; mais,  quand  M.  de  Guise  se  fut  éloigné  :  «Madame,  s'écria-t-il  en 
me  prenant  la  main,  il  le  fera  comme  il  le  dit!  Je  ne  connais  qu'un 
moyen  d'arrêter  le  coup,  c'est  d'appeler  le  connétable.  En  moins  d'une 
heure  il  peut  être  ici  et  tenir  tout  en  respect.  Nous  n'avons  pas  le  temps 
de  consulter  la  reine,  c'est  le  cas  de  prendre  sur  nous.  »  Et  sans  m'en 
dire  davantage  il  me  laissa  toute  tremblante  et  entra  chez  M.  de  Mor- 
villiers,  pour  le  prier  de  faire  donner  le  signal. 

LE   ROI  DE  NAVARRE. 

Quel  signal? 

Mme  DE  MONTPENSIER. 

La  bannière  de  Sainte-Croix  hissée  sur  le  clocher.  Voyez,  la  voilà 
qui  flotte;  c'est  ce  que  je  regardais. 

LE  ROI  DE  NAVARRE. 

Mais  comment  le  connétable  force ra-t-il  la  porte? 

Mme   DE  MONTPENSIER. 

Lansac  et  de  Brosse  ont  le  mot,  la  porte  doit  être  ouverte. 

LE  ROI   DE  NAVARRE. 

A  merveille.  — Je  ferai  bien,  je  crois,  d'aller  endosser  ma  cuirasse, 
nous  ne  tarderons  guère  à  en  venir  aux  coups. 

Mme  DE  MONTPENSIER. 

Au  dire  du  chancelier,  personne  ne  bougera;  la  surprise  sera  si 
grande  ! 

LE  ROI  DE  NAVARRE. 

Ne  vous  y  fiez  pas,  duchesse  :  un  compagnon  comme  M.  de  Guise  ne 
laisse  pas  sa  dague  dormir  dans  son  fourreau... 

Mme  DE  MONTPENSIER. 

Pour  moi,  ce  n'est  pas  là  ma  crainte;  mais  si  la  reine  avait  d'autres 
desseins,  si  nous  avions  été  trop  vite,  si  le  connétable  arrivait  trop  tôt.. . 

LE  ROI   DE  NAVARRE. 

Trop  tôt  pour  sauver  mon  frère?  Y  pensez-vous,  ma  mie? 

Mme  DE  MONTPENSIER. 

Si  nous  avions  tout  compromis  en  voulant  tout  sauver...  Je  ne  serai 

TOME  II.  41 


638  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

tranquille  qu'après  avoir  vu  la  reine...  et  je  n'ose  aller  lui  dire...  On 
vient...  Si  c'était  elle!  le  cœur  me  bat... 

LB   ROI  DE  NAVARRE. 

Non,  c'est  Bourbon!...  Que  vient-il  faire? 


SCENE  XVII. 

Les  mêmes,  LE  CARDINAL  DE  BOURBON. 

LE   CARDINAL  DE  BOURDON. 

La  reine  est-elle  ici? 

LE  ROI   DE  NAVARRE. 

Nous  l'attendons,  mon  frère. 

LE   CARDINAL  DE  BOURBON. 

Attendre  !  ce  n'est  pas  le  cas;  il  faut  l'aller  chercher,  et  bien  vite. 

Mme   DE   MONTPENSIEB. 

Que  se  passe-t-il  donc? 

LE   CARDINAL   DE  BOUBBON. 

Quelque  chose  de  sinistre,  madame.  Dutillet  et  le  grand-prévôt  sont 
enfermés  avec  M.  de  Guise.  On  dit,  mais  c'est  impossible...  on  dit  qu'ils 
veulent  exécuter  ce  soi-disant  arrêt. 

LE   ROI   DE  NAVARRE. 

Tout  est  possible  avec  de  pareilles  gens. 

LE   CARDINAL   DE  BOURBON. 

Pauvre  Condé  !  Mais  c'est  abominable!  la  reine  ne  doit  pas  souffrir... 

Mme  DE  MONTPENSIER. 

La  reine,  monseigneur!  Que  voulez-vous  qu'elle  fasse? 

LE  ROI   DE  NAVARRE. 

N'êtes- vous  pas  l'ami  de  MM.  de  Guise  !  Empêchez-les  d'assassiner 
notre  frère  ! 

LE  CARDINAL  DE  BOUBBON. 

Mais,  mon  Dieu  !  il  n'y  a  donc  plus  de  justice! 

LE  ROI  DE  NAVARRE. 

Vous  pouvez  parler,  je  ne  puis. 

LE   CARDINAL  DE  BOUBBON. 

Pauvre  Condé! 

Mme  DE  MONTPENSIER. 

Au  lieu  de  vous  lamenter,  monseigneur,  montrez  les  dents,  parlez... 

LE   CARDINAL  DE  BOUBBON. 

Oui,  oui,  je  leur  parlerai Mais  voici  le  chancelier;  consultons-le 

d'abord. 


LES  ÉTATS  D'ORLÉANS.  639 

SCÈNE  XVIII. 

Les  mêmes,  LE  CHANCELIER. 

LE  CARDINAL  DE  BOURBON,   allant  au-devant  du  chancelier. 

Eh  bien!  monsieur,  vous  savez...  mon  pauvre  frère. 

LE  CHANCELIER ,  bas  au  roi  de  Navarre  avant  de  répondre  au  cardinal. 

Tenez-le  pour  sauvé,  le  connétable  est  dans  la  ville.  (Bas  à  Mm°  de 
Montpensier  :)  La  reine  est  avertie,  elle  approuve. 

Mme  DE  MONTPENSIER,  bas. 

Je  respire. 

LE  CHANCELIER ,  se  tournant  vers  le  cardinal. 

Pardon,  monseigneur,  vous  me  disiez.... 

LE  CARDINAL  DE  BOURBON. 

Qu'il  est  question  d'horribles  choses;  que  vous  devez  les  empêcher... 

LE  CHANCELIER. 

Moi,  monseigneur?  Adressons-nous  à  Dieu,  lui  seul... 

LE  ROI  DE  NAVARRE,  l'interrompant. 

Écoutez...  quel  est  ce  bruit? 

Mme  DE  MONTPENSIER. 

La  voix  de  M.  de  Guise. 

LE  CHANCELIER. 

Et  bien  d'autres  !  Quelle  confusion  ! 

Mme  DE  MONTPENSIER ,  écoutant  près  de  la  porte. 

On  crie,  on  menace,  on  blasphème...  Cypierre  se  justifie...  J'entends 
les  mots  :  surprise,  trahison...  Ils  s'éloignent,  mais  le  duc  vient  ici. 

LE  DUC  DE  GUISE ,  derrière  la  porte,  parlant  à  haute  voix  aux  huissiers. 

Allez  dire  à  la  reine...  allez,  canailles,  allez  donc! 

UN  HUISSIER,  derrière  la  porte. 
Entrez,  monseigneur.   (La  porte  s'ouvre.  M.  de  Guise  entre.) 

SCÈNE  XIX. 

Les  mêmes,  LE  DUC  DE  GUISE. 

LE  DUC  DE  GUISE ,  jetant  un  regard  sur  les  personnes  qui  sont  dans  le  cabinet. 

On  me  dira  peut-être  ici  ce  que  je  veux  savoir!  Qui  donc  envoie  ces 
hommes  d'armes  dont  la  ville  est  bientôt  remplie?  Des  drôles  qui  se 
masquent  aux  couleurs  de  Montmorency  !  Quel  est  ce  faux  connétable? 

LE  CHANCELIER. 

Le  véritable  a  bien  le  droit,  me  semble,  de  se  rendre  aux  états? 

LE  DUC  DE  GUISE. 

Entrerait-il  par  trahison?  La  porte  a  été  livrée  à  l'insu  de  Cypierre... 


640  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

mais  nous  sommes  en  forces,  Dieu  merci!  nous  allons  châtier  ce  ramas 
de  bandits. 

LE  CHANCELIER. 

Avant  de  châtier,  ne  faut-il  point  savoir?.,. 

LE  DUC  DE  GUISE. 

Gardez  vos  sceaux,  monsieur,  et  laissez-nous  garder  la  ville. 

LE  CARDINAL  DE  BOURDON,   au  duc  de  Guise. 

Mon  cousin,  calmez-vous!... 

LE   DUC  DE  GUISE. 

Je  trouve  étrange  qu'on  me  fasse  la  leçon.  Je  ne  vous  apprends  pas  à 
lire  dans  vos  codes,  ne  m'enseignez  pas  mon  métier.  L'ordre|jest  donné; 
Cypierre,  dans  un  instant,  aura  tout  balayé,  et  rétabli  l'autorité  du 
roi.        (  La  porte  s'ouvre.  La  reine-mère,  qui  s'avance  lentement,  s'arrête  sur  le  seuil.) 

SCÈNE  XX. 

Les  mêmes,  LA  REINE-MÈRE. 

LA  REINE-MÈRE. 

Le  roi!...  messieurs,  faites  silence!...  le  roi  n'est  plus. 

LE  DUC  DE  GUISE. 

Le  roi...  mort...  Est-ce  possible! 

(On  voit  entrer  peu  à  peu  un  grand  nombre  de  dames  et  de  gentilshommes  qui  se 
rangent  en  silence  dans  le  fond  du  cabinet.) 

LA   REINE-MÈRE. 

Dieu  l'a  rappelé  à  lui  au  moment  où  l'espoir  renaissait  dans  nos 
cœurs.  Le  souffle  de  la  vie  semblait  se  ranimer,  ses  yeux  reprenaient 
leur  éclat;  mais  c'était  une  lueur  trompeuse!  Il  s'est  éteint  dans  mes 

bras,  ce  Cher  enfant!...  (Elle  porte  son  mouchoir  à  sesjyeux.) 

LE  DUC   DE   GUISE. 

Mort!... 

LA  REINE-MÈRE,   d'une  voix  grave. 

Oui,  messieurs,  le  roi  est  mort! 

LE   CHANCELIER. 

Vive  le  roi  ! 

TOUS. 

Vive  le  roi  Charles  neuvième,  notre  souverain  seigneur! 

LA   REINE-MÈRE. 

Monsieur  le  chancelier,  vous  allez  par  lettre  missive  avertir  le  parle- 
ment que,  n'étant  pas  en  âge  d'administrer  et  de  manier  lui-même  les 
affaires  du  royaume,  le  roi  nous  a  suppliée,  nous  sa  mère  bien-aimée, 
de  suppléer  à  ce  que  ses  jeunes  ans  ne  peuvent  entreprendre.  Nous 


LES  ÉTATS  D'ORLÉANS.  641 

n'accepterions  pas  cette  pesante  charge,  si  nous  n'avions  confiance  en 
la  bonté  de  Dieu  qui  conduit  l'esprit  et  le  cœur  des  princes,  et  si  nous 
ne  connaissions  la  prudence  et  la  loyauté  de  notre  très  cher  frère  le 
roi  de  Navarre,  lequel  nous  a  priée  de  céder  au  vœu  du  roi  mon  fils, 
nous  déclarant  que  pour  rien  au  monde  il  ne  prendrait  lui-même  un 
tel  fardeau.  (Rumeurs  et  chuchotemens.)  En  conséquence,  monsieur  le  chan- 
celier, c'est  à  moi  désormais  que  vous  soumettrez  vos  affaires  de  jus- 
tice. C'est  par  moi  et  sur  mon  ordre  seulement  que  le  conseil  sera  con- 
voqué. — Messieurs  les  secrétaires  d'état,  vous  vous  tiendrez  dorénavant 
près  de  moi,  vous  me  suivrez  pour  recevoir  mes  commandemens,  et 
vous  aurez  soin  de  ne  faire  expédition  que  de  ce  qui  vous  sera  par  moi- 
même  ordonné.  —  Chancelier,  vous  préviendrez  les  intendans  des 
finances  que  je  veux  avoir  leurs  comptes  dans  un  bref  délai.  —  MM.  les 
capitaines  des  gardes  et  MM.  les  commandans  des  gardes  suisse  et 
écossaise  sont  avertis  que  c'est  à  moi  qu'ils  doivent  obéissance.  Vous 
entendez,  monsieur  de  Brézé;  faites-en  part  à  Chavigny.  (Se  tournant  vers 

tous  les  gentilshommes  dont  la  chambre  est  remplie.)  Messieurs,  le  roi  sait  les  bons 

et  loyaux  services  que  vous  avez  rendus  au  feu  roi  son  frère;  il  vous 
en  remercie  et  vous  prie  de  les  lui  continuer,  soit  dans  son  conseil 
pour  ceux  d'entre  vous,  messieurs,  qui  ont  l'insigne  honneur  d'y  sié- 
ger, soit  dans  tous  les  emplois  dont  vous  êtes  possesseurs.  —  Ce  soir, 
vous  serez  admis  à  complimenter  le  roi.  —  Demain ,  à  dix  heures,  les 
chevaliers  de  l'ordre  lui  prêteront  serment,  et  mardi,  sans  plus  tarder, 
nous  ouvrirons  l'assemblée  des  états. 

(La  reine-mère  fait  un  signe  au  chancelier  et  s'entretient  avec  lui  à  voix  basse.) 
UN  GENTILHOMME.    (M.  de  Lansac.) 

Voilà  qui  commence  assez  bien.  La  reine  n'a  pas  l'air  novice. 

SECOND  GENTILHOMME.    (M.  de  Maugiron.) 

A  la  bonne  heure  !  nous  aurons  un  roi. 

M.   DE  LANSAC. 

Un  roi  sans  oncles  ! 

TROISIÈME  GENTILHOMME.   (M.  de  Suze.) 

Oui,  mais  gare  aux  cousins  ! 

M.   DE  MAUGIRON. 

Laissez  faire,  les  oncles  aussi  ressusciteront!  Vous  imaginez-vous 
qu'ils  vont  planter  leurs  choux? 

M.   DE  LANSAC. 

S'ils  ne  mangent  plus  les  nôtres,  je  me  tiendrai  pour  content! 

M.   DE   SUZE. 

Que  de  feux  de  joie  vont  allumer  ces  funérailles  I  que  de  gens'vont 
respirer! 


642  REVUE  DES  DEUX   MONDES. 

&E  CARDINAL  DE  DOURBON,   bas  au  roi  de  Navarre. 

Ma  foi,  mon  frère,  je  vous  fais  mon  compliment.  Vous  avez  sagement 
agi  de  laisser  cette  charge  à  la  reine. 

1E  ROI  DE  NAVARRE. 

Oui,  si  j'avais  voulu... 

LE  CARDINAL  DE  BOURBON. 

"Vous  auriez  eu  grand  tort...  Que  la  reine  s'en  tire,  cela  regarde  ses 
enfans. 

SCÈNE  XXI. 

Les  mêmes,  CYPIERRE. 

CYPIERRE,  s'approchant  de  M.  de  Guise,  qui  est  resté  confondu  parmi  les 
gentilshommes,  et  lui  parlant  très  bas. 

Monseigneur,  il  n'était  plus  temps. 

LE  DUC  DE  GUISE,  brusquement. 

C'est  bien...  c'est  entendu  U. 

CYPIERRE. 

Le  connétable  y  était  en  personne...  Le  voici,  monseigneur. 

SCÈNE  XXII. 

Les  mêmes,  LE  CONNÉTABLE,  D'ANDELOT,  Gentilshommes 

DE  LA  SUITE   DO   CONNÉTABLE. 

LA  REINE-MÈRE,  interrompant  sa  conversation  avec  le  chancelier 

pour  aller  au-devant  du  connétable. 

Ah!  connétable,  mon  cher  compère,  quelle  consolation  pour  moi 
dans  ces  tristes  momensî  Que  vous  êtes  le  bien- venu  ! 

LE   CONNÉTABLE. 

Je  viens  trop  tard,  madame,  puisque  le  roi  n'est  plus!  Je  lui  appor- 
tais l'hommage  de  son  vieux  serviteur. 

LA  REINE-MÈRE. 

Vous  avez  encore  un  roi  qui  compte  sur  vous  pour  le  servir  et  le 
défendre!  Votre  tête  et  votre  bras,  mon  compère,  voilà  ce  qu'il  faut  à 
mon  fils  pour  régner  glorieusement. 

LE  CONNÉTABLE. 

Ma  tête  a  beau  blanchir,  mon  bras  est  encore  vert,  et  mon  cœur 
toujours  jeune  df affection  et  d'obéissance  pour  le  roi  mon  maître  et 
pour  votre  majesté. 

•LA  REINE-MÈRE. 

Mon  cher  connétable,  vous  allez  reprendre  votre  charge,  le  roi 


LES  ÉTATS  DORLÉANS.  64$ 

vous  en  prie.  Désormais,  nous  vous  le  promettons,  chacun  fera  son 
office  sans  que  les  uns  se  permettent  d'entreprendre  sur  les  autres. 

LE   CONNÉTABLE. 

J'ai  déjà  commencé  mon  devoir  de  connétable.  En  entrant  en  ville, 
i'ai  délogé  tous  ces  soldats  qui  faisaient  le  pied  de  grue  devant  chaque 
maison.  Convient-il  qu'un  roi  tienne  sa  cour  au  milieu  d'un  corps-de*- 
garde?  Tous  ces  compagnons  s'en  iront  prendre  gîte  dans  leurs  quar- 
tiers et  garnisons;  la  ville  n'en  sera  plus  étouffée.  Ne  sommes-nous  pas 
bons  pour  garantir  la  sûreté  du  roi?  IL  n'y  a  de  bonnes  gardes  pour 
les  princes  que  l'amour  et  le  contentement  de  leurs  sujets. 

LA  REINE-MÈRE. 

Vous  avez  bien  fait,  connétable. 

LE   CONNÉTABLE. 

Ce  n'est  pas  tout.  En  passant  devant  les  Jacobins,  j'ai  vu  comme 
une  façon  de  bastille  armée  d'artillerie  :  je  lui  ai  dit  un  bonjour,  et 

Voilà  le  moine  que  j'en  ai  tiré.  (Il  montre  le  prince  de  Gondé,  qui  s'avance.) 

SCÈNE  XXIIL 

Les  mêmes,  LE  PRINCE  DE  CONDÉ. 

LE  CONNÉTABLE,   continuant. 

Ne  faut-il  pas  le  défroquer,  madame? 

LA  REINE-MÈRE. 

Assurément. 

LE  CONNÉTABLE. 

C'est  un  malentendu ,  j  e  pense . . . 

LA   REINE-MÈRE,   soupirant. 

Une  erreur  de  mon  pauvre  fils!... 

LE  PRINCE  DE   CONDÉ. 

Pourquoi  mal  parler  des  morts,  quand  les  vivans  sont  là  pour  ré- 
pondre? 

LA  REINE-MÈRE. 

Monsieur  de  Condé,  vous  êtes  libre,  le  roi  ne  veut  pas  inaugurer  son 
règne  par  des  rigueurs  contre  son  propre  sang,  mais  il  vous  demande 
d'être  juste. 

LE  PRINCE  DE  CONDÉ. 

Madame,  c'est  pour  être  juste  envers  le  feu  roi  mon  seigneur  que  je 
ne  veux  pas  qu'on  lui  impute  une  faute  qui  n'est  pas  sienne. 

LA  REINE-MÈRE. 

Et  qu'en  savez-vous?  Moi  j'entends  qu'on  s'abstienne  de  réveiller  de 
vieilles  haines  et  de  perpétuer  la  vengeance.  Voici  vos  nobles  consins... 
(Élevant  la  teix.)  MM.  de  Lorraine  sonkils  là? 


644  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

LE  CHANCELIER,   lui  indiquant  le  duc  de  Guise  confondu  dans  un  groupe. 

J'aperçois  M.  de  Guise,  madame. 

LA  REINE-MÈRE,  au  duc  de  Guise. 

Monsieur  le  duc,  approchez,  je  vous  prie.  Ne  nïavez-vous  pas  dit,  et 
je  donne  toute  créance  aux  paroles  d'un  gentilhomme  tel  que  vous, 
ne  nïavez-vous  pas  dit  que  vous  n'aviez  rien  fait  ni  voulu  faire  contre 
l'honneur  de  M.  de  Condé,  et  que  vous  n'aviez  été  ni  l'auteur  ni  l'in- 
stigateur de  sa  prison? 

LE  DUC  DE  GUISE. 

Madame,  puisqu'il  vous  plaît  que  j'éclaircisse  M.  le  prince,  je  vous 
réponds  que  je  l'ai  dit  et  que  c'est  vérité. 

LE  PRINCE  DE   CONDÉ. 

Et  moi  je  tiens  pour  méchant,  traître  et  vil  menteur  celui  ou  ceux 
qui  ont  été  cause  de  cette  prison. 

LE  DUC  DE  GUISE. 

Vous  pouvez  le  penser  ainsi,  cela  ne  me  touche  en  rien. 

LA  REINE-MÈRE. 

Voilà  qui  est  bien;  qu'il  n'en  soit  plus  parlé,  messieurs,  et  vivez  s'il 
vous  plaît,  l'un  et  l'autre,  comme  bons  parens  et  fidèles  sujets  du  roi. 

LE  CARDINAL  DE  DOURRON,   au  chancelier. 

Quel  bonheur  !  ils  vont  être  en  paix,  et  nous  aussi  î 

LE   CHANCELIER. 

Paix  fourrée,  monseigneur,  ne  nous  y  fions  pas  î 

RRÉZÉ ,   bas  à  Cypierre. 

Si  j'étais  duc  de  Guise,  je  me  serais  plutôt  coupé  la  langue  que  de 
me  parjurer  ainsi. 

CYPIERRE ,  bas  à  Brézé. 

Bah!  une  parole  est  vite  avalée  !  On  met  la  reine  en  joyeuse  humeur; 
plus  tard  on  avisera. 

LA  REINE-MÈRE ,  se  tournant  vers  d'Andelot  qui  se  trouve  placé 
derrière  le  connétable. 

Bonjour,  monsieur  d'Andelot,  je  ne  vous  voyais  pas.  Le  roi  sera  ravi 
de  vous  avoir  près  de  lui.  Et  l'amiral,  ne  va-t-il  point  venir? 

D'ANDELOT. 

Demain,  madame,  l'amiral  et  notre  frère  de  Châtillon  mettront  à  vos 
pieds  leur  respect. 

LA  REINE-MÈRE. 

Tant  mieux,  je  leur  sais  gré  de  cet  empressement.  C'est  le  vœu  de 
mon  cœur  que  tout  ce  qu'il  y  a  de  grand  et  d'illustre  dans  ce  royaume 
se  hâte  d'accourir.  Il  y  aura  place  pour  tout  le  monde.  Oubliez  vos  di- 
visions passées,  vous  tous,  messieurs  les  serviteurs  du  roi,  et  formez- 


LES  ÉTATS  D' ORLÉANS.  645 

vous  en  faisceau  pour  lui  assurer  la  splendeur  de  son  règne  et  le  con- 
tentement de  ses  sujets. 

LE  PRINCE  DE  CONDÉ. 

Madame,  quelle  que  soit  mon  ardeur  à  vous  servir  dans  ce  grand 
œuvre,  je  suis  contraint  de  m' abstenir.  Pour  rien  au  monde  je  ne 
prendrai  ma  place  au  conseil  tant  que  pèsera  sur  moi  une  charge 
odieuse... 

LA  REINE-MÈRE. 

Que  dites-vous,  mon  cousin?  Vous  n'êtes  plus  accusé.  Encore  une 
fois,  qu'il  n'en  soit  plus  question. 

LE  PRINCE  DE  CONDÉ. 

Pardon ,  madame,  je  veux  qu'il  en  soit  question  devant  et  par  qui  de 
droit.  Si  j'ai  quitté  ma  prison ,  c'était  pour  porter  mon  hommage  à 
votre  majesté,  et  mes  derniers  devoirs  au  feu  roi  votre  fils.  Je  retourne 
sous  les  verrous.  Je  prétends  en  sortir,  non  par  la  grâce  de  qui  que  ce 
soit,  mais  par  la  justice  de  mes  pairs,  seul  pouvoir  en  ce  monde  de  qui 
relève  mon  honneur. 

LE  CONNÉTABLE,  bas  à  d'Andelot. 

Je  le  reconnais  bien  là  !  Toujours  même  cervelle. 

LE  PRINCE  DE  CONDÉ,  continuant. 

J'ose  donc  supplier  votre  majesté  de  vouloir  bien,  brisant  un  mé- 
chant arrêt  dressé  par  je  ne  sais  quelle  commission  sans  pouvoir  ni 
qualité,  mander  à  la  cour  de  parlement  qu'elle  ait  à  me  recevoir  dans 
mes  poursuites  à  fin  d'obtenir  ample  déclaration  et  témoignage  écla- 
tant de  ma  parfaite  innocence. 

LE  CONNÉTABLE ,  bas  au  roi  de  Navarre. 

C'est  bon  pour  le  discours;  mais  pas  de  prison,  s'il  vous  plaît.  Dieu  se 
pourrait  lasser  de  l'en  faire  sortir  ! 

LE  ROI  DE  NAVARRE. 

Nous  l'enverrons  dans  un  de  ses  châteaux. 

LE  CONNÉTABLE. 

A  la  bonne  heure....  Pour  la  maison  du  grand-prévôt,  c'est  assez 
d'une  fois. 

LA  REINE-MÈRE ,  au  prince  de  Gondé,  après  lui  avoir  dit  quelques  mots  à  voix  basse. 

Puisque  vous  l'exigez,  mon  cousin,  il  faut  bien  vous  satisfaire.  Chan- 
celier, vous  prendrez  soin  que  cette  procédure  soit  menée  prompte- 
ment. 

LE  CHANCELIER. 

Les  ordres  seront  donnés,  madame.  —Votre  majesté  veut-elle  per- 
mettre que  monseigneur  le  cardinal  de  Lorraine  lui  rapporte  le  cachet 
du  feu  roi? 


(\Aï>  REVUfi  DES   DEUX   MONDES. 

LA  REINE-MERE,  prenunt  le  cachet  des  mains  du  cardinal,  qui  s'incline  profondément. 

Donnez,  monsieur  le  cardinal.  —  Chancelier,  qu'il  soit  brisé  à  l'in- 
stant devant  vous  (elle  lui  remet  le  cachet)  et  qu'il  en  soit  fait  un  autre  au 
nom  du  roi  régnant.  Puisse  Dieu  nous  accorder  la  grâce  que  celui-là 
dure  plus  long-temps  et  ne  scelle  que  de  bons  éditsî  îl  demeurera  entre 
mes  mains,  et  la  garde  n'en  sera  commise  à  nul  autre  qu'à  moi. 

LE  PRINCE  DE  CONDÉ. 

Madame,  avant  de  prendre  congé  de  vous,  n'ai-je  pas  un  pieux  de- 
«roir  à  remplir?  Je  ne  vois  pas  ici  la  noble  reine  qui  tout  à  l'heure  en- 
core était  notre  souveraine.  Nous  sera-t-il  permis?... 

LA  REINE-MÈRE. 

Ne  cherchez  pas  notre  jeune  douairière,  elle  est  en  prière  aux  pieds 
du  roi  son  bien-aimé.  Elle  ne  verra  personne.  Moi-même  je  respecte  sa 
douleur  et  sa  solitude.  Demain  elle  partira  pour  Reims,  où  M.  son 
tmcle  demande  à  la  conduire.  N'est-il  pas  vrai,  cardinal?  (Le  cardinal  de 

Lorraine  s'incline;  la  reine-mère  lui  dit  à  voix  basse  :  )  Reims  n'est  qu'une  étape; 

vous  savez  qu'on  l'attend  en  Ecosse....  Et  vous,  cardinal,  à  la  surin- 
tendance. (Le  cardinal  s'incline  de  nouveau.) 

LE  PRINCE  DE  CONDÉ,  après  un  moment  de  silence  et  faisant  effort  pour 
cacher  son  dépit. 

Allons,  monsieur  de  Chavigny,  montrez-moi  le  chemin;  je  suis  votre 
(prisonnier. 

CHAVIGNY. 

Je  veux  bien  suivre  votre  altesse,  puisqu'elle  le  commande.  Je  n'ai 
pas  charge  de  la  garder,  mais  bien  de  la  servir  et  de  l'accompagner. 

Mroe  DE  MONTPENSIER,  bas  à  la  reine-mère. 

Que  les  rôles  sont  changés,  madame!  Vous  souvient-il?.. 

LA  REINE-MÈRE. 

Chavigny  était  moins  plat,  mais  Condé  plus  heureux.  (Le  prince  de  Condé, 

avant  de  sortir,  fait  un  salut  à  la  reine-mère.  Celle-ci  lui  dit  :)  A  bientôt ,  mon  COU- 

sin;  que  Dieu  vous  garde  et  vienne  en  aide  à  votre  ennui  ! 

(Le  prince  de  Condé  sort,  suivi  de  Chavigny.) 

SCÈNE  XXIV. 

Les  mêmes,  moins  LE  PRINCE  DE  CONDÉ  et  CHAVIGNY. 

LA  REINE-MÈRE ,   à  Mme  de  Montpensier  et  à  demi-voix. 

Ce  pauvre  Condé,  je  l'envoie  dormir  sans  souper!  Il  espérait...  mais 
c'est  bien  fait;  toujours  ces  airs  de  fanfaron...  Duchesse,  si  le  roi  se 
mettait  en  tête  de  voir  sa  belle-sœur,  on  lui  dirait  qu'elle  a  voulu  par- 
tir. Je  vais  hâter  ce  départ.  Ses  oncles  n'auraient  qu'à  la  garder  près 
d'eux,  ils  auraient  bientôt  mis  cette  cour  sens  dessus  dessous.  Qui  sait? 


LES  ÉTATS  D'ORLÉANS.  647 

Condé  pourrait  finir  par  s'entendre  avec  eux.  Ce  n'est  pas  le  ciel  de  France 
qui  convient  à  si  parfaite  beauté;  les  cœurs  y  sont  trop  chauds.  Elle 
sera  plus  en  paix  sous  un  plus  dur  climat.  (S'adressant  au  connétable.)  Mon 
cher  connétable,  je  vous  donne  votre  liberté.  Je  vais  trouver  mon  fils, 
le  préparer  à  ses  nouveaux  devoirs.  —  Messieurs,  à  ce  soir,  chez  le  roi. 
—  (Au  roi  de  Navarre.)  Mon  frère,  vous  voudrez  bien  prendre  place  à  son 
côté,  comme  lieutenant- général  du  royaume.  —  Chancelier,  n'oubliez 
pas  de  prévenir  MM.  des  états,  et  écrivez  au  parlement. 

(Elle  sort;  les  dames  l'accompagnent;  le  connétable  et  le  roi  de  Navarre 
sortent  d'un  autre  côté;  la  foule  s'écoule  peu  à  peu.) 

SCÈNE  XXV. 
LE  CHANCELIER,  M™  DE  MONTPENSIER,  quelques  dames 

ET  QUELQUES   GENTILSHOMMES. 
Mme  DE  MONTPENSIER ,   au  chancelier. 

Lieutenant-général!..  Ce  pauvre  M.  de  Guise,  le  voilà  donc  devenu 
peuple!       # 

LE  CHANCELIER. 

Avec  le  bâton  de  grand-maître,  la  clé  de  grand-chambellan,  tous  ses 
gouvernemens,  honneurs  et  dignités!  plaignez-le,  je  vous  conseille! 

Mme  DE  MONTPENSIER. 

N'importe!  ils  tombent  de  bien  haut,  le  cardinal  et  lui. 

LE  CHANCELIER, 

Ils  avaient  compté  sans  la  mort  ! 

Mme  DE  MONTPENSIER. 

Ils  s'étaient  faits  trop  grands! 

LE  CHANCELIER. 

Qui  frappe  sera  frappé .  (n  sort  avec  la  duchesse.) 

SCÈNE  XXVI. 

DEUX  GENTILSHOMMES  (M.  DE  LANSAC  ET  M.  DE  BROSSE). 
M.   DE  LANSAC. 

Mon  cher  de  Brosse,  ils  pensent  tous  à  eux...  Ils  s'en  vont  tous..,,  et 
ce  pauvre  petit  roi,  qui  donc  l'enterrera? 

M.   DE  BROSSE. 

Vous  avez  raison,  cher  Lansac;  si  nous  n'y  prenions  garde,  il  serait 
porté  en  terre  à  la  huguenote,  sans  cierge,  ni  prière!  (Us  sortent.) 

FIN  DU   CINQUIÈME  ET   DERNIER   ACTE. 

L.  VlTET. 


L'HISTOIRE 


PAR 


LA  CARICATURE 


PREMIÈRE  PARTIE. 

England  under  the  house  of  Hanover,  illustrated  from  the  caricature»  and  satires  of  the 
day.  (L'Angleterre  sous  la  maison  de  Hanovre,  illustrée  par  les  caricatures  et  les  satires  du 
temps),  par  M.  Thomas  Wright,  membre  correspondant  de  l'Institut.  J 


Cet  ouvrage  est  une  des  tentatives  les  plus  curieuses  et  les  plus  heu- 
reuses qui  aient  été  faites  depuis  long-temps  dans  le  domaine  de  l'his- 
toire. Il  serait  difficile  de  dire,  mais  on  peut  imaginer,  ce  qu'il  a  fallu 
de  patience,  de  science  et  d'intelligence  à  M.  Wright  pour  la  mener  à 
bonne  fin.  La  caricature,  c'est  le  journalisme  au  crayon;  c'est  le  sens 
fugitif  des  événemens  saisi  au  passage,  fixé  pour  un  jour,  pour  une 
heure,  puis  effacé  et  remplacé  par  une  autre  image.  Cette  philosophie 
éphémère  d' événemens  éphémères  aussi,  ce  commentaire  passager  des 
mille  accidens  de  la  vie  quotidienne  des  peuples  et  des  individus,  la 
caricature  et  la  satire,  qui  saura,  dans  un  demi-siècle,  en  retrouver 
le  véritable  sens?  Lorsque  ceux  qui  entreprendront  d'écrire  l'histoire 

(1)  Londres,  chez  Bentley. 


l'histoire  par  la  caricature.  64& 

de  notre  temps  avec  ses  élémens  comiques  comme  avec  ses  élémens 
sérieux,  chercheront  à  déchiffrer  les  vaudevilles,  les  caricatures  et  les 
pamphlets  dont  nous  sommes  chaque  jour  inondés,  il  est  probable 
qu'ils  jetteront  plus  d'une  fois  leur  langue  aux  chiens.  C'est  avec  des 
difficultés  de  cette  nature  que  M.  Wright  s'est  trouvé  aux  prises;  dif- 
ficultés plus  grandes  encore  que  celles  qui  attendent  nos  futurs  histo- 
riens, car  ceux-ci  auront  le  secours  des  nombreuses  collections  qui  se 
forment  tous  les  jours.  Nous  pourrions  signaler,  par  exemple,  parmi 
les  matériaux  de  ce  genre  les  plus  intéressans  et  les  plus  précieux,  les 
Souvenirs  numismatiques  que  publie  en  ce  moment  le  savant  et  spirituel 
directeur  du  musée  d'artillerie,  M.  de  Saulcy,  et  qui  seront  d'une  très 
grande  utilité  pour  les  historiens  futurs  de  la  révolution  de  1848.  Mais 
pour  l'ouvrage  de  M.  Wright ,  ces  matériaux  manquaient  ou  n'exis- 
taient que  d'une  manière  très  incomplète.  L'auteur  de  l'Angleterre  sous 
la  maison  de  Hanovre  a  fait  plus  que  d'illustrer  l'histoire  par  la  carica- 
ture; il  serait  aussi  juste  de  dire  qu'il  a  illustré  la  caricature  par  l'his- 
toire. 

L'ouvrage  embrasse  le  règne  des  trois  Georges ,  et  principalement 
deux  périodes  :  la  première  qui  se  rapporte  à  l'établissement  définitif 
de  la  dynastie  de  Brunswick,  la  seconde  à  la  lutte  de  l'Angleterre  avec 
la  révolution  française  et  avec  l'empire. 

Jamais  peut-être  deux  époques  historiques  n'offrirent  autant  de  points 
de  ressemblance  que  la  période  qui  suivit  en  Angleterre  la  révolution 
de  1688  et  celle  qui  suivit  en  France  la  révolution  de  1830.  Le  carac- 
tère commun,  souvent  méconnu  et  mal  compris,  de  ces  deux  révolu- 
tions fut  à  la  fois  libéral  et  aristocratique.  Il  faut  naturellement  tenir 
compte  des  différences  aussi  bien  que  des  ressemblances;  ainsi  l'élé- 
ment aristocratique  ne  pouvait  être  en  France  le  même  qu'en  Angle- 
terre. En  1688,  c'était  le  parti  protestant  et  les  grandes  familles  whigs 
qui  étaient  à  la  tête  du  mouvement;  en  1830,  c'était  le  parti  philoso- 
phique et  doctrinaire;  mais,  de  part  et  d'autre,  c'était  l'aristocratie  pen- 
sante et  agissante,  c'était  l'élite  de  la  nation. 

Aussi  voyons-nous  dans  l'histoire  des  deux  pays,  et  immédiatement 
après  les  deux  révolutions,  le  parti  tombé,  c'est-à-dire  le  parti  de  la 
suprématie  royale  et  de  la  haute  église,  chercher  les  mêmes  points 
d'appui  et  de  résistance,  réclamer  le  suffrage  universel,  et  faire  appel 
aux  classes  inférieures  dont  la  grande  généralité  était  restée  étrangère 
à  la  révolution.  Nous  croyons  que  plus  la  lumière  se  fera  dans  l'his- 
toire de  1688  et  celle  de  1830,  plus  ce  double  caractère  de  libéralisme 
et  d'aristocratie  deviendra  incontestable.  Toutefois,  le  point  sur  lequel  les 
deux  révolutions  et  les  deux  régimes  nouveaux  qui  en  sortirent  cessent 
de  se  ressembler,  c'est  qu'en  Angleterre  il  y  avait  une  aristocratie  ap- 
puyée sur  l'hérédité,  sur  la  primogéniture  et  sur  la  grande  propriété, 


650  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

assez  forte  pour  résister  aux  envahissemens  d'en  haut  comme  à  ceux 
d'en  bas,  et  qui  s'est  perpétuée  jusqu'ici  dans  les  mêmes  institutions  et 
presque  dans  les  mêmes  familles;  tandis  qu'en  France  la  classe  gou~ 
cernante  après  1830,  manquant  absolument  de  ces  élémens  de  résis- 
tance et  de  cohésion,  fut  prise  et  pour  ainsi  dire  étouffée  entre  deux 
pressions  contraires,  entre  la  couronne  et  les  pavés. 

Les  similitudes  qui  se  présentent  dans  les  événemens  généraux  des 
deux  époques  se  retrouvent  aussi  dans  les  accidens  et  dans  les  épisodes, 
dans  la  petite  histoire  comme  dans  la  grande.  Les  troubles  populaires 
qui  inaugurèrent  l'avènement  de  George  1er  en  sont  un  frappant 
exemple.  Il  y  avait  d'un  côté  les  whigs  avec  les  dissidens  et  une  partie 
du  moyen  clergé  qui  soutenaient  la  nouvelle  dynastie;  de  l'autre  les 
tories  et  le  haut  clergé  qui  étaient  restés  les  partisans  de  la  famille 
exilée,  et  qui  formaient  le  parti  des  jacobites  et  des  non- assermentés. 
Les  tories  avaient  eu  quelques  années  de  triomphe  sous  la  reine  Anne. 
Robert  Harley  et  Henri  Saint-John,  élevés  à  la  pairie  sous  les  noms  de 
lord  Oxford  et  lord  Bolingbroke,  étaient  ministres  au  moment  de  la 
mort  de  la  reine.  Ils  ne  purent  cependant  empêcher  l'aristocratie  whïg 
de  faire  proclamer  le  roi  George,  et  naturellement  le  nouveau  sou- 
verain se  jeta  dans  les  bras  du  parti  qui  l'avait  mis  sur  le  trône.  Dès- 
lors  les  tories  lui  firent  une  guerre  active,  non-seulement  dans  les 
chambres,  mais  aussi  dans  la  chaire,  dans  la  presse  et  dans  la  rue. 

Un  des  hommes  dont  le  nom  est  resté  des  plus  marquans  dans  cette 
guerre  de  faction  fut  un  ministre  de  l'église  appelé  le  docteur  Sache- 
verell.  Il  avait  attaqué  ^n  chaire  la  révolution  et  s'était  fait  mettre  en 
accusation;  c'était  précisément  ce  qu'il  cherchait.  Son  procès  fit  grand 
scandale;  nous  n'en  parlons*  toutefois  que  parce  qu'il  fut  le  sujet  de 
la  première  caricature  politique  du  xvme  siècle.  Le  docteur  y  est  re- 
présenté écrivant  somstermonj  et  soufflé  d'un  côté  par,  le  diable,  de 
l'autre  par  le  pape.  La.  caricature  esi intitulée  :  Les  trois  faux  frères. 
Le  parti  légitimiste  ou  jacobite  était  alors  dénoncé  par  les  whigs  comme 
le  parti  du  papisme  et  de  l'étranger;  le  prétendant  et  sa  mère  étaient 
représentés  accompagnés  dîun  jésuite  français  quêtant  pour  la  veuve 
et  l'orphelin.  Les  tories,  de  leur  côté,  dénonçaient'  les,  whigs  comme 
des  impies,  des  niveleurs  et  des  têtes  rondes;  ils  travaillaient  beaucoup 
la  basse  classe,  inondaient  les  villes  de  caricatures  et  de  chansons;  leur 
cri  populaire  était  :  «  A  bas  les  têtes  de  veau  !  à  bas  les  tueurs  de 
rois!  »  Ils  en  vinrent  bientôt  à  l'émeute,  et  le  jour  du  couronnement 
de  George  1er,  le  20  octobre  4714,  «  la  canaille  de  la  haute  église,» 
comme  l'appelaient  les  whigs,  se  souleva  dans  Bristol  aux  cris  de  : 
A  bas  les  têtes  rondes  l  Vive  Sacheverell!  Dans  plusieurs  autres  villes, 
on  porta  publiquement  la  santé  du  prétendant.  Néanmoins  les  élec- 
tions de  1714  donnèrent  aux  whigs  une  très  forte  majorité.  A  cette  oc- 


l'histoire  par  la  caricature.  651 

casion  un  de  leurs  journaux  publia  un  mémoire  des  dépenses  d'une 
élection  tory,  dans  lequel  nous  voyons  entre  autres  choses  :  «  Pour 
rassembler  une  foule,  20  livres  (500  francs);  pour  faire  crier  hurrah, 
40  livres;  pour  faire  crier  vive  l'église,  40  livres;  pour  faire  crier  à 
bas  les  têtes  rondes,  40  livres;  pour  démolir  deux  maisons,  200  livres; 
pour  faire  deux  émeutes,  200  livres;  pour  une  douzaine  de  faux  témoins, 
400  livres;  pour  casser  les  vitres,  20  livres;  pour  de  la  bière,  400  livres; 
pour  les  frais  de  justice,  300  livres.  » 

Il  paraît  qu'en  ce  temps-là,  et  nous  ne  sachions  pas  que  cet  usage  se 
soit  conservé,  les  laquais  des  membres  des  communes,  à  l'imitation 
de  leurs  maîtres,  se  choisissaient  un  speaker,  ou  président.  L'élection 
se  faisait  dehors.  Un  journal  du  temps  raconte  comment  une  bataille 
s'engagea  entre  les  laquais  des  tories  et  ceux  des  whigs,  dans  laquelle, 
après  une  vigoureuse  résistance,  les  tories  finirent  par  triompher  et 
porter  leur  speaker  trois  fois  tout  autour  de  la  chambre,  extra  muros; 
après  quoi,  selon  l'usage  antique,  ils  allèrent  tous  se  réconcilier  à  la 
taverne. 

Les  maîtres,  dans  le  parlement,  ne  suivirent  pas  la  fortune  de  leurs 
valets.  Les  tories  y  étaient  en  grande  minorité;  les  derniers  ministres 
de  la  reine  Anne  furent  mis  en  accusation ,  et  Oxford  et  Bolingbroke 
se  sauvèrent  en  France.  La  guerre  des  pamphlets  et  des  caricatures 
redoubla;  le  prétendant,  comme  il  arrive  pour  tous  les  prétendans,  fut 
accusé  d'être  un  enfant  substitué.  Les  whigs  le  disaient  fils  d'un  meu- 
nier, et  prétendaient  qu'il  avait  été  introduit  dans  le  lit  de  sa  mère  au 
moyen  d'une  bassinoire;  c'est  pourquoi  on  voit  figurer  cet  ustensile 
dans  un  grand  nombre  de  caricatures  du  jour.  Dans  une  de  ces  cari- 
catures, qui  est  intitulée  Une  Famille  catholique,  nous  voyons  la  reine 
Marie  de  Modène  assise  près  d'un  berceau,  et  auprès  d'elle  un  jésuite 
qui  paraît  avoir  des  façons  assez  familières.  L'enfant,  dans  le  berceau, 
tient  un  petit  moulin,  qui  indique  la  condition  de  ses  vrais  parens. 

La  lutte  était  plus  active  encore  dans  les  rues.  La  plèbe  jacobite  pre- 
nait généralement  l'offensive,  et  attaquait  et  saccageait  les  chapelles 
des  dissidens  aux  cris  de  :  Vive  l'église!  Ce  fut  à  cette  époque  que  fut 
votée  la  loi  fameuse  connue  sous  le  nom  de  riot  ad,  qui  est  encore 
aujourd'hui  en  vigueur.  Cette  loi  équivaut  à  peu  près  à  nos  lois  sur  les 
rassemblemens;  les  magistrats  en  Angleterre  donnent  lecture  du  riot 
act,  comme  ici  les  commissaires  de  police  font  les  sommations.  A  Lon- 
dres, chaque  parti  avait  ses  lieux  de  réunion ,  qui  étaient  en  général 
des  tavernes  et  des  cabarets.  Les  agressions  des  jacobites  avaient  forcé 
les  whigs,  autrement  dits  les  loyalistes,  à  organiser  des  moyens  de  dé- 
fense en  dehors  du  gouvernement  et  de  la  police;  ils  avaient  fini  par 
former  une  espèce  de  garde  nationale  ou  de  corps  de  volontaires,  qui 
se  portait  partout  où  la  populace  cassait  les  vitres  et  quelquefois  les 


652  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

lèlcs.  Du  reste,  ils  ne  se  faisaient  pas  faute  de  faire  eux-mêmes  des 
contre-manifestations.  Les  journaux  de  1715  racontent  une  procession 
qu'ils  organisèrent  avec  les  effigies  du  pape,  du  prétendant  et  de  Bo- 
Jinj-broke;  le  prétendant  était  précédé  de  deux  nourrices,  l'une  portant 
un  biberon  et  l'autre  une  bassinoire.  Les  mannequins,  le  carcan  au  cou, 
furent  promenés  dans  la  Cité  et  brûlés  dans  un  grand  feu  de  joie.  Ces 
batailles  des  rues  se  continuèrent  pendant  long-temps,  jusqu'au  jour 
où ,  après  un  assaut  livré  par  les  jacobites  à  un  cabaret  loyaliste,  et 
dans  lequel  il  y  eut  plusieurs  hommes  tués,  un  certain  nombre  des 
émeutiers  furent  mis  en  jugement  et  pendus.  Après  cet  exemple,  la 
tranquillité  se  rétablit  peu  à  peu,  l'issue  malheureuse  de  la  rébellion 
de  1715  ayant  d'ailleurs  porté  un  coup  funeste  aux  jacobites. 

L'agitation  publique  prit  bientôt  une  autre  direction;  elle  se  jeta 
dans  les  spéculations,  et  le  pamphlet  et  la  caricature  l'y  suivirent. 
L'Écossais  Law,  forcé  de  quitter  son  pays  après  un  duel,  venait  d'éta- 
blir à  Paris,  en  1717,  la  compagnie  du  Mississipi.  Pendant  deux  ans,  la 
compagnie  ne  fit  que  des  opérations  insignifiantes;  mais,  en  1719,  elle 
s'incorpora  la  compagnie  des  Indes  et  celle  de  la  Chine,  et  ses  actions 
haussèrent  rapidement;  elles  atteignirent  bientôt  le  chiffre  de  1,200 
pour  100.  Law  fut  le  maître  de  la  France,  le  régent  le  fit  contrôleur- 
général  des  finances;  Paris  avait  tant  d'argent  qu'il  ne  savait  qu'en 
faire.  L'Angleterre,  à  son  tour,  se  jeta  à  corps  perdu  dans  la  voie  ou- 
verte par  Law;  le  parlement  passa  un  acte  avec  la  compagnie  de  la 
mer  du  Sud ,  qui  se  chargeait  de  payer  la  dette  nationale,  et  Walpole 
fut  presque  le  seul  à  protester  contre  l'enivrement  général.  Tories, 
whigs,  jacobites,  loyalistes,  épiscopaux,  dissidens,  tous  oublièrent  leurs 
vieilles  querelles  et  ne  s'arrachèrent  plus  que  les  actions,  qui  montè- 
rent en  peu  de  temps  à  1,000  pour  100.  Le  parlement  tenta  en  vain  de 
refréner  la  fureur  du  jeu,  en  interdisant  la  formation  de  compagnies 
sans  autorisation.  Il  s'en  faisait  de  tous  les  côtés;  elles  remplissaient 
les  journaux  de  leurs  annonces;  les  simples  promesses  d'actions  se 
vendaient  avec  des  primes  énormes.  Il  arrivait  quelquefois  qu'un  in- 
dividu louait  une  chambre  pour  un  jour  dans  la  Cité,  ouvrait  le  matin 
une  liste  de  souscription,  recevait  un  dépôt  pour  les  actions,  et  décam- 
pait le  soir  avec  les  livres  et  l'argent.  On  ne  s'informait  pas  même  de 
la  réalité  de  l'objet  qui  était  mis  en  actions;  il  y  eut,  entre  autres,  une 
compagnie  qui  s'annonça  dans  les  journaux  avec  ce  titre  :  «  Pour  une 
entreprise  qui  sera  expliquée  en  temps  opportun.  »  Ces  folies  ne  cau- 
seront aucune  surprise  à  quiconque  a  été  témoin  du  jeu  terrible  auquel 
ont  donné  lieu  les  chemins  de  fer  en  Angleterre  il  y  a  deux  ans,  et 
-des  catastrophes  financières  qui  en  ont  été  la  suite.  N'avons-nous  pas 
aussi  devant  les  yeux  la  fièvre  californienne?  Le  xixe  siècle  n'a  rien  à 
envier,  sous  ce  rapport,  à  son  prédécesseur. 


l'histoire  par  la  caricature.  653 

La  réaction  devait  venir,  et  ce  furent  les  chansons  qui  en  donnèrent 
le  signal.  La  plus  populaire  entre  toutes  fut  la  célèbre  Ballade  de  la 
Mer  du  Sud,  qui  fut  long-temps  chantée  dans  les  rues,  mais  qui  n'of- 
frirait que  peu  d'intérêt  dans  une  traduction.  Les  théâtres  s'emparèrent 
aussi  de  la  fièvre  du  Mississipi;  et  les  directeurs  de  compagnies,  na- 
guère si  adulés,  tombèrent  dans  un  tel  discrédit,  que  les  dames,  en 
jouant  aux  cartes,  disaient,  toutes  les  fois  qu'elles  tournaient  le  valet  : 
«  Voilà  un  directeur;  »  jeu  de  mots  qui  ne  peut,  du  reste,  avoir  de  prix 
que  dans  la  langue  anglaise,  où  le  valet  s'appelle  knave,  c'est-à-dire 
fripon.  Parmi  les  caricatures,  il  y  en  a  une  qui  représente  une  jeune 
fille  jetée  dans  les  bras  d'un  vieux  joueur,  avec  ces  vers  en  français  : 

Quand  on  est  jeune  et  belle,  et  qu'on  a  le  malheur 
D'avoir  perdu  son  bien  dans  un  jeu  si  funeste, 

Gare  qu'un  billet  au  porteur 

Ne  fasse  encor  perdre  le  reste. 

La  fin  du  papier-monnaie  et  du  règne  des  agioteurs  fut  marquée  par 
une  médaille  où  figurent  les  spéculateurs,  dont  un  se  pend,  un  autre 
se  noie,  un  autre  s'arrache  les  cheveux,  et  le  dernier  décampe. 

La  littérature  du  commencement  du  xvme  siècle  en  Angleterre  de- 
vait naturellement  se  ressentir  de  la  démoralisation  du  temps,  et  ce  fut 
à  cette  époque  que  l'opéra  italien  fit  à  Londres  sa  première  apparition. 
Il  éclipsa  bientôt  le  théâtre  national,  et  mit  le  comble  à  sa  vogue  par 
l'introduction  des  bals  masqués.  Ce  fut  en  vain  que  les  évêques  et 
même  le  parlement  voulurent  arrêter  les  mascarades  et  les  redoutes; 
la  cour  et  la  ville  les  protégeaient.  Le  directeur  de  l'opéra  était  alors 
un  Suisse  appelé  Heidegger;  on  lui  donnait  le  surnom  français  de  «  su- 
rintendant des  plaisirs  de  l'Angleterre.  »  Heidegger  était  l'homme  le 
plus  laid  de  son  temps,  et  devint  un  sujet  inépuisable  de  caricatures 
et  de  mauvais  tours.  Un  jour,  le  duc  de  Montagu  lui  donna  à  dîner  et 
le  fit  beaucoup  boire.  Heidegger  s'endormit;  pendant  son  sommeil,  on 
prit  son  moule,  à  l'aide  duquel  on  fit  ensuite  son  masque  d'une  extrême 
ressemblance.  A  la  représentation  suivante  de  l'opéra,  à  laquelle  assis- 
tait la  cour,  Heidegger,  quand  le  roi  entra,  s'avança  sur  la  scène  et  dit 
à  l'orchestre  de  jouer  :  God  save  the  king.  Mais  aussitôt  qu'il  fut  rentré 
dans  la  coulisse,  un  sosie,  avec  son  masque  et  son  costume,  s'avança 
et  ordonna  à  l'orchestre  de  jouer  l'air  jacobite  :  «  Chariot  de  l'autre 
côté  de  l'eau.  »  Entendant  l'air,  Heidegger  rentre  en  scène,  jure,  tem- 
pête, et  commande  de  nouveau  le  God  save  the  king;  à  peine  est-il 
sorti,  que  le  sosie  rentre  et  redemande  Charley.  L'orchestre  n'y  com- 
prenait plus  rien  et  croyait  le  directeur  ivre;  toute  la  salle  criait  :  A 
bas  !  et  des  officiers  des  gardes  allaient  envahir  la  scène,  si  le  roi,  qui 
était  dans  le  secret,  ne  les  eût  retenus.  Heidegger  reparut  alors  et  offrit 

TOME  II.  42 


J(J54  REVUE   DES  DEUX   MONDES. 

de  renvoyer  son  orchestre;  mais  son  masque,  s'avançant  aussi,  s'écria 
d'un  ton  lamentable  :  «  Sire,  c'est  la  faute  de  ce  diable  qui  m'a  pris 
mon  visage.  »  Sur  quoi  le  malheureux  directeur  pâlit  et  faillit  s'éva- 
nouir. Il  ne  revint  à  lui  que  lorsque  sa  doublure  se  fut  démasquée; 
mais  il  entra  dans  une  telle  colère,  qu'il  se  jeta  dans  un  fauteuil,  or- 
donna d'éteindre  la  scène,  et  jura  qu'il  ne  rouvrirait  pas  l'opéra  à  moins 
que  le  masque  et  le  moule  ne  fussent  brisés  sous  ses  yeux.  Cet  Hei- 
degger eut  l'honneur  de  servir  de  sujet  aux  premières  caricatures  de 
Hogarth,  vers  1723.  Il  ne  manqua  pas  même  à  cette  époque  son  abbé 
Chatel.  Celui  de  1726  s'appelait  Henley;  il  joua  aussi  la  comédie  d'une 
église  qu'il  appela  primitive,  dans  laquelle  il  officiait  en  habits  sacer- 
dotaux. Les  journaux  ont  conservé  dans  leurs  annonces  quelques-uns 
des  titres  de  ses  sermons.  Henley  prenait  pour  textes,  par  exemple  : 
«  Lequel,  de  l'homme  ou  de  la  femme,  est  la  plus  belle  créature?  »  Ou 
bien  encore  :  De  osculis  et  virginibus. 

Mais  ce  fut  surtout  sur  Walpole  que  s'exercèrent  et  les  caricatures  et 
les  pamphlets.  Robert  Walpole  fut  ministre  pendant  vingt-deux  ans; 
pendant  long-temps  il  avait  eu  pour  allié  William  Pulteney;  mais  Pul- 
teney,  ne  se  trouvant  pas  assez  bien  partagé,  rompit  avec  lui,  fit  une 
scission  dans  le  parti  de  la  nouvelle  dynastie,  et,  s'unissant  à  Boling- 
broke  et  aux  anciens  légitimistes,  fonda  un  parti  qui  prit  le  nom  de 
«  patriote.  »  L'Angleterre,  sous  le  long  ministère  de  Walpole,  jouissait 
de  la  paix  à  l'extérieur  et  de  la  tranquillité  et  de  la  prospérité  à  l'inté- 
rieur. Naturellement  le  ministère  fut  accusé  au-dedans  de  corruption, 
au  dehors  de  trahison.  Les  patriotes  avaient  compté  sur  de  nouvelles 
élections,  mais  celles-ci  renvoyèrent  à  la  chambre  une  majorité  minis- 
térielle considérable;  dès-lors  ce  fut,  et  dans  leurs  journaux  et  dans  leurs 
caricatures,  une  majorité  vénale  et  vendue  au  ministère,  comme  le 
ministère  était  vendu  lui-même  à  l'étranger,  c'est-à-dire  à  la  France. 
L'auteur  du  livre  dont  nous  parlons  ici,  M.  Wright,  fait  à  ce  sujet 
quelques  réflexions  que  nous  ne  pouvons  nous  empêcher  de  citer  : 
a  L'opposition,  dit-il,  s'élevait  surtout  contre  la  politique  étrangère  du 
ministère,  qu'elle  accusait  d'engager  le  pays  dans  des  querelles  conti- 
nuelles, et  de  sacrifier  les  intérêts  anglais  au  dehors  pour  l'intérêt  par- 
ticulier du  roi  et  de  ses  possessions  hanovriennes.  Avec  un  parfait  mé- 
pris pour  la  vérité  et  l'honnêteté  (qui,  il  faut  bien  le  dire,  ne  semblent 
pas  avoir  été  très  respectées  par  aucun  parti  dans  ce  temps  corrompu) 
et  pour  satisfaire  uniquement  à  des  ressentimens  et  à  des  intérêts  per- 
sonnels, aussitôt  que  le  gouvernement  prenait  une  attitude  menaçante, 
l'opposition  criait  très  haut  pour  la  paix,  et,  dès  qu'il  s'attachait  à  main- 
tenir la  paix,  elle  demandait  à  grands  cris  la  guerre.  La  paix  fut  néan- 
moins conservée  par  la  modération  et  la  persévérance  des  cours  de 
France  et  d'Angleterre.  »  Nous  rappelons  qu'il  s'agit  de  l'histoire  de  1727. 


L'HISTOIRE   PAR  LA   CARICATURE.  655 

Les  chansons,  les  satires,  les  pamphlets  pleuvaient  sur  Walpole.  On 
lui  reprochait  jusqu'à  sa  prédilection  pour  la  cuisine  française.  Il  y 
a  une  caricature  intitulée  Y  Équilibre  du  pouvoir,  où  figurent  Walpole 
et  le  cardinal  Fleury,  assis  tous  deux  devant  une  balance.  Le  ministre 
français  met  une  épée  et  un  trident  dans  le  plateau  qui  penche,  et  le 
ministre  anglais  jette  vainement  dans  l'autre  plateau  des  liasses  de- 
traités.  Dans  un  coin,  le  coq  gaulois  est  perché  fièrement  sur  la  tête 
du  lion  britannique  endormi.  Une  autre  caricature  représente  le  lion 
et  l'unicorne  de  l'Angleterre  la  tête  basse  et  marchant  péniblement 
avec  des  chaussures  françaises. 

Pour  subvenir  aux  dépenses  d'une  armée  permanente,  Walpole  vou- 
lut établir  l'impôt  de  l'accise.  Ce  fut  le  sujet  d'une  opposition  formi- 
dable, qui  éclata  dans  les  caricatures  et  dans  les  chansons  commç  dans 
le  parlement.  On  faisait  alors  beaucoup  de  politique  sur  les  éventails; 
il  y  en  a  un  qui  représente  le  ministre  traîné  dans  sa  voiture  par  un 
monstre  fabuleux  à  plusieurs  têtes  appelé  Y  accise.  Le  monstre,  par  ses 
nombreuses  gueules,  engloutit  des  morceaux  de  mouton  ou  de  jambon, 
des  tasses,  des  verres,  etc.;  et  une  de  ces  têtes,  retournée  vers  la  voi- 
ture, y  verse  une  pluie  d'or.  Il  y  a  une  chanson  qui  paraît  servir  de 
commentaire  à  ce  dessin  :  «  De  l'argent  pour  de  la  cavalerie,  pour  l'in- 
fanterie, pour  des  dragons,  des  bataillons,  des  plantons;  les  taxes  aug- 
mentent et  le  commerce  est  ruiné.  Voyez  ce  dragon,  l'accise!  Il  a  dix 
mille  yeux  et  cinq  mille  bouches,  des  dents  aiguës,  de  larges  mâchoi- 
res, et  un  ventre  grand  comme  un  magasin.  H  commence  par  prendre 
du  vin  et  des  liqueurs;  mais  donnez-lui  cela,  et  le  glouton  va  rugir 
pour  du  mouton;  il  vous  prendra  votre  bœuf,  votre  pain,  votre  lard, 
votre  oie,  votre  cochon,  et  il  avalera  tout,  pendant  que  le  travailleur 
mâchera  des  racines.  » 

Le  mécontentement  populaire  se  manifesta  d'une  manière  si  mena- 
çante, que  Walpole  fut  obligé  de  retirer  son  projet;  mais  ce  qu'on  ap- 
pela «  l'agitation  de  l'accise  »  se  prolongea  long-temps  encore.  Il  y  eut 
aussi  à  cette  époque  une  croisade  populaire  contre  les  péages,  sem- 
blable à  celle  que  nous  avons  vu  faire  dans  le  pays  de  Galles,  il  y  a 
quatre  ou  cinq  ans,  par  «  Rébecca  et  ses  filles,  »  c'est-à-dire  que  les 
insurgés  s'habillaient  en  femmes  et  se  noircissaient  la  figure. 

Vint  ensuite  «  l'agitation  du  gin,  »  qui  s'éleva  lorsque  le  parlement, 
pour  arrêter  les  progrès  croissans  de  l'ivrognerie,  frappa  le  genièvre 
d'un  droit  considérable  et  en  interdit  le  débit  dans  les  rues.  Les  pa- 
triotes dans  la  chambre,  et  les  liquoristes  au  dehors,  firent  au  bill  une 
opposition  des  plus  vives.  C'était  naturellement  un  des  sujets  les  mieux 
choisis  et  les  plus  heureux  pour  faire  du  bruit  dans  la  rue.  Il  y  eut  un 
déluge  de  chansons  et  de  complaintes  sur  «  la  mère  Genièvre.  »  On 
célébra  publiquement  ses  funérailles,  qui  furent  suivies  par  un  grand 


656  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

concours  de  peuple  et  accompagnées  de  nombreuses  libations.  Tous 
les  cabarets  avaient  arboré  des  insignes  de  deuil.  Du  reste,  on  trouva 
mille  moyens  d'éluder  la  loi;  on  colportait  le  gin  dans  les  rues  sous  de 
faux  noms,  comme  «  eau  de  colique,  »  ou  bien  «  délices  des  dames,  » 
ou  bien  «  consolation  des  cocus.  »  Les  pharmaciens  s'étaient  mis  aussi  à 
vendre  le  gin,  et  leurs  boutiques  ne  désemplissaient  pas.  Cette  agita- 
tion dura  deux  ans. 

La  fin  du  long  règne  de  Walpole  approchait.  En  1737,  il  avait  perdu 
son  plus  fidèle  soutien  par  la  mort  de  la  reine  Caroline.  L'héritier 
présomptif,  prince  de  Galles,  s'était  mis  à  la  tête  de  l'opposition  en 
s'alliant  avec  le  parti  des  patriotes.  Walpole  sut  encore  se  maintenir 
pendant  près  de  quatre  ans,  mais  au  milieu  d'orages  incessans.  Ce  fut 
surtout  la  politique  étrangère  qui  devint  le  sujet  des  attaques;  c'était  le 
moment  où  l'impératrice  Marie-Thérèse,  reine  de  Hongrie,  avait  à  se 
défendre  contre  presque  toute  l'Europe,  alors  que  les  Hongrois  criaient: 
Moriamur  pro  rege  nostro  Maria-Theresa.  La  reine  était  très  populaire 
en  Angleterre;  aussi,  quand  le  roi  George,  pour  sauver  son  apanage 
particulier  du  Hanovre,  déclara  sa  neutralité,  il  fut  accablé  de  chan- 
sons et  de  pamphlets.  La  meilleure  caricature  à  laquelle  aient  donné 
lieu  les  affaires  de  Marie-Thérèse  est  celle  qui  est  appelée  :  «  La  reine 
de  Hongrie  déshabillée.  »  La  reine  est  dans  un  état  de  nudité  complète, 
et  les  différentes  puissances  continentales  emportent  chacune  une  des 
parties  de  son  vêtement  portant  les  noms  des  provinces  de  son  empire. 
Le  cardinal  Fleury,  moins  délicat  encore,  cherche  à  lever  le  dernier 
voile  qui  reste  à  la  reine,  celui  de  sa  main.  Il  y  en  a  une  autre  dans 
laquelle,  pendant  que  l'Angleterre  aide  la  reine  à  franchir  une  haie,  la 
France  profite  du  moment  pour  prendre  avec  elle  d'extrêmes  libertés. 

Walpole  tomba,  mais  moins  sous  les  coups  des  tories  que  sous  ceux 
des  whigs  mécontens.  Comme  il  arrive  généralement,  la  coalition 
tomba  en  pièces  aussitôt  après  sa  victoire;  le  roi,  qui  détestait  les  to- 
ries comme  des  ennemis  de  sa  personne  et  de  sa  dynastie,  leur  ferma 
les  portes  du  conseil,  et  n'y  appela  que  les  anciens  whigs  qui  s'étaient 
séparés  de  Walpole.  Il  consultait  même  secrètement  son  ancien  mi- 
nistre, et  l'opinion  générale  était  qu'il  n'avait  accepté  le  nouveau  ca- 
binet qu'à  la  condition  qu'il  suivrait  la  même  politique;  en  d'autres 
termes,  qu'il  jouerait  le  même  air.  Aussi,  quand  les  tories,  et  ceux  des 
patriotes  qui  n'avaient  eu  aucune  pari  dans  la  curée  des  places,  voulu- 
rent mettre  en  accusation  Walpole,  surtout  pour  embarrasser  ses  suc- 
cesseurs, ceux-ci  prirent  sa  défense.  C'était,  du  reste,  sur  la  personne 
même  du  roi  que  portaient  presque  toutes  les  caricatures.  Il  y  en  a  une 
de  cette  époque  qui  le  représente  en  cheval  hanovrien  chevauchant  le 
lion  britannique,  qui  meurt  de  faim  et  ronge  son  frein.  Le  roi  crie  au 
commandant  de  sa  cavalerie  :  «  La  victoire  est  gagnée,  où  vous  êtes- 


l'histoire  par  la  caricature.  657 

tous  fourrés?  »  Et  le  commandant  hanovrien  répond  :  «  N'importe,  j'ai 
conservé  nos  gens.  » 

Ce  fut  dans  ces  circonstances  qu'éclata  l'insurrection  jacobite,  con- 
nue sous  le  nom  de  rébellion  de  1745,  dans  laquelle  le  prétendant 
Charles-Edouard  fit  une  campagne  si  heureuse  au  début,  si  fatale  dans 
son  issue.  Ce  ne  fut  certainement  pas  l'amour  personnel  de  ses  sujets 
qui  sauva  le  roi  George  et  sa  dynastie;  mais  le  nom  du  jeune  prétendant 
était  associé  à  l'idée  du  papisme  et  de  l'influence  étrangère,  de  Rome 
d'un  côté  et  de  la  France  de  l'autre.  Ce  fut  la  force  de  la  dynastie  pro- 
testante et  hanovrienne.  Le  sentiment  populaire  du  temps  est  fidèle- 
ment traduit  dans  une  caricature  appelée  «  l'Invasion,  ou  le  triomphe 
de  Perkins.  »  Le  prétendant  y  est  représenté  dans  son  carrosse  royal, 
traîné  par  six  chevaux  appelés  :  Superstition,  Obéissance  passive,  Ré- 
bellion, Droit  divin,  Pouvoir  arbitraire  et  Soumission;  la  voiture  passe 
par-dessus  le  corps  de  la  Liberté,  et,  ce  qui  est  assez  anglais,  sur  les 
fonds  publics.  Le  roi  de  France  sert  de  cocher,  le  pape  de  postillon; 
deux  singes  et  le  diable  servent  de  valets  de  pied.  Une  autre  est  intitu- 
lée :  Importation  de  bulls;  ce  qui  n'a  de  sens  qu'en  anglais,  où  le  mot 
veut  dire  à  la  fois  taureau  et  bulles.  Au  milieu  est  la  rivière  Tweed  qui 
sépare  l'Angleterre  de  l'Ecosse.  Le  prétendant  cherche  à  faire  passer 
la  rivière  à  un  troupeau  de  taureaux  dont  les  naseaux  jettent  des  fou- 
dres, accompagnés  de  décré taies  avec  les  mots  de  :  «  Massacre;  le  fouet 
et  la  verge;  malédiction  éternelle;  feux  du  purgatoire.  »  Les  animaux 
sont  chargés  en  outre  d'une  collection  d'indulgences,  de  chapelets, 
d'eau  bénite,  etc.  Dans  le  fond,  on  voit  des  Highlanders,  c'est-à-dire  les 
Vendéens  de  Charles-Edouard,  qui  paraissent  marcher  un  peu  à  contre- 
cœur, parce  qu'on  les  fait  sortir  de  chez  eux.  Il  y  en  a  qui  disent  :  «  Je 
m'en  retourne  chez  moi;  »  d'autres  :  «  Je  ne  veux  pas  sortir  de  ma 
paroisse.  »  Rien  ne  prouve  mieux  que  ces  caricatures  que  le  chan- 
gement de  dynastie  en  Angleterre  fut  surtout  une  question  de  protes- 
tantisme. 

Vers  la  première  moitié  du  xvme  siècle,  nous  voyons  apparaître  en 
Angleterre  un  genre  de  littérature  qui  prit  depuis  de  si  grands  déve- 
loppemens,  celui  des  revues.  Le  Gentleman' s  Magazine  date  de  1731;  il 
eut  dès  l'origine  pour  objet  des  articles  de  critique  et  des  extraits  des 
ouvrages  en  vogue.  En  1750,  il  y  avait  déjà  huit  recueils  de  ce  genre; 
ce  fut  l'avènement  du  règne  des  critiques.  Toutefois  les  revues  ou  ma- 
gazines ne  furent  d'abord  que  des  instrumens  de  scandale  et  très  sou- 
vent de  diffamation,  et  durent  surtout  leur  succès  aux  chroniques  de 
la  vie  réelle.  Le  plus  fameux  des  «  gazetiers  »  de  ce  temps  fut  un  mé- 
decin appelé  Hill,  qui  s'occupait  beaucoup  plus  de  scandale  que  de  mé- 
decine; bon  pour  tout  faire,  du  reste,  car  il  fut  successivement  docteur, 
acteur  et  auteur.  Garrick  avait  fait  sur  lui  cette  épigramme  : 


6gg  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Pour  la  médecine  et  les  farces,  il  nry  a  pas  son  égal; 

Ses  farces  sont  de  la  médecine,  et  sa  médecine  est  de  la  farce. 

Hill  fit  fortune;  [il  avait  pris  voiture,  avait  sa  loge  aux  théâtres,  et  se 
vantait  des  faveurs  des  femmes  de  qualité.  Il  était  un  type,  non-seu- 
lement du  charlatanisme  littéraire,  mais  aussi  du  charlatanisme  scien- 
tifique. Les  escamoteurs  et  les  marchands  de  drogues  eurent  à  cette 
époque  un  moment  de  vogue  dont  il  est  resté  des  traditions  assez  diver- 
tissantes. La  satire  et  la  caricature  se  jetèrent  principalement  sur  les  in- 
venteurs de  poudres  et  de  pilules.  Un  journal  ridiculisait  ainsi  une  des 
médecines  les  plus  répandues,  les  pilules  du  docteur  Rock  :  «  Ceci , 
disait  le  docteur  dans  son  prospectus,  est  ma  célèbre  pilule  sympathique 
des  familles.  Qu'un  père  ou  une  mère  de  famille  en  prenne  une  en 
se  couchant  et  une  autre  en  se  levant,  et  non-seulement  ils  se  pur- 
geront eux-mêmes,  mais  en  même  temps  ils  purgeront  toute  la  fa- 
mille, hommes,  femmes,  enfans,  etc.  »  Vient  ensuite  l'énumération 
des  autres  avantages  de  cette  fameuse  pilule;  par  exemple  :  «  Quand 
une  belle  dame  veut  aller  au  bal  ou  à  la  redoute,  que  fait  son  affreux 
mari?  il  avale  quelques  pilules  sans  rien  dire,  et  alors  la  pauvre  créa- 
ture ne  peut  pas  mettre  le  nez  dehors;  »  11  y  a  aussi  les  «  pilules  pur- 
gatives intentionnelles,  »  à  l'aide  desquelles  il  suffit  de  se  dire  :  «  En 
prenant  ces  pilules,  mon  intention  est  qu'elles  purgent  ma  femme 
autant  que  moi,  mon  petit  garçon  la  moitié,  ma  petite  fille  le  quart; 
cette  coquine  de  Françoise,  qui  mange  tous  mes  fruits,  dix  fois  autant 
que  moi;  ce  drôle  de  Tom  qui  est  toujours  au  cabaret,  vingt  fois,  et  pen- 
dant cinq  jours  consécutifs.  » 

Mais  la  plus  célèbre  farce  de  l'époque,  et  qui  est  restée  proverbiale, 
c'est  le  tour  à  la  bouteille.  Un  journal  du  16  janvier  1749  contenait  une 
annonce  ainsi  conçue  :  «  Au  théâtre  de  Haymarket,  ce  soir,  on  verra 
un  personnage  qui  exécute  les  choses  surnaturelles  que  voici  :  d'abord 
il  prend  à  un  des  spectateurs  une  canne  ordinaire,  sur  laquelle  il  se 
met  à  jouer  de  tous  les  instrumens  connus.  Ensuite  il  se  présente 
avec  une  bouteille  de  dimension  ordinaire,  que  chacun  des  spectateurs 
est  libre  d'examiner;  il  place  la  bouteille  sur  une  table  au  milieu  de 
la  scène,  et  alors,  sans  aucune  hésitation,  il  entre  dans  la  bouteille  sous 
les  yeux  de  tous  les  spectateurs,  et  se  met  à  chanter  dedans.  Pendant 
son  séjour  dans  la  bouteille,  chacun  peut  se  la  passer  de  main  en  main 
et  s'assurer  qu'elle  n'est  pas  plus  grande  qu'une  bouteille  ordinaire.  — - 
Les  personnes  qui  viendront  sur  la  scène  ou  dans  les  loges  pourront 
venir  masquées,  si  bon  leur  semble,  et  le  magicien  leur  dira,  si  elles 
le  désirent,  qui  elles  sont.  » 

L'affiche  ajoutait  que  le  tour  avait  été  exécuté  en  présence  de  la 
plupart  des  têtes  couronnées  de  l'Europe,  de  l'Asie  et  de  l'Afrique.  Cette, 


l'histoire  par  la  caricature.  659 

annonce  extraordinaire,  qui  n'était  égalée  que  par  celle  du  signor 
Jumpedo,  lequel  s'engageait  à  s'avaler  lui-même,  attira  une  foule  in- 
nombrable; la  nobility  et  la  gentry,  comme  on  dit  aujourd'hui,  se 
pressèrent  dans  la  salle  de  Haymarket.  La  scène  était  occupée  par  une 
simple  table  recouverte  d'un  tapis  vert,  et  au  milieu  de  laquelle  appa- 
raissait la  mystérieuse  bouteille.  Au  bout  d'une  heure,  l'opérateur  ne 
se  présentant  pas,  le  parterre  commença  le  concert  anglais  de  miaule- 
mens  et  de  grognemens.  Une  voix  s'éleva  pour  dire  que,  si  l'on  voulait 
doubler  la  recette,  l'homme  entrerait  dans  une  demi-bouteille.  Ce  fut 
le  signal  d'une  insurrection  générale  dans  laquelle  la  salle  fut  mise  à 
sac,  et  tout  le  mobilier  porté  dans  la  rue  et  brûlé. 

Le  tour  à  la  bouteille  fut  le  sujet  d'un  nombre  infini  de  plaisanteries. 
Le  journal  YAdvertiser  publia,  entre  autres,  une  annonce  ainsi  faite  : 

«  Dernièrement  arrivé  d'Ethiopie,  le  très  extraordinaire  docteur 
Zammampouango,  oculiste  et  chirurgien  de  l'empereur  de  Monœ- 
mungi,  exécutera  dimanche  prochain,  au  théâtre  de  Haymarket,  les 
surprenantes  opérations  que  voici  : 

«  1°  Il  prie  un  des  spectateurs  de  vouloir  bien  s'arracher  ses  propres 
yeux;  après  quoi  le  docteur  les  montrera  aux  assistans  pour  leur  prou- 
ver qu'il  n'y  a  pas  de  supercherie,  et  alors  il  les  remettra  dans  les 
orbites  aussi  intacts  qu'auparavant. 

«  2°  Il  prie  une  personne  présente,  un  officier  par  exemple,  de  vou- 
loir bien  s'ouvrir  le  ventre;  après  quoi  (sans  aucune  hésitation),  il  lui 
prendra  ses  boyaux ,  les  lavera  et  les  remettra  en  place  sans  que  le 
sujet  en  éprouve  la  moindre  douleur. 

«  3°  Il  ouvre  le  crâne  d'un  commissaire  de  police,  en  retire  la  cer- 
velle et  y  substitue  celle  d'un  veau;  à  celle  d'un  beau  celle  d'un  âne; 
à  celle  d'un  fanfaron  celle  d'un  mouton;  opérations  qui  ont  l'avantage 
de  rendre  ces  personnes  plus  sociables  et  plus  raisonnables  qu'elles  ne 
l'ont  jamais  été. 

Et  afin  de  convaincre  le  public  de  sa  bonne  foi,  il  ne  prend  d'argent 
qu'après  l'opération  terminée.  Les  dames  peuvent  venir  masquées.  La 
faculté  et  le  clergé  entrent  gratis.  » 

Après  le  tour  à  la  bouteille,  vint  la  panique  du  tremblement  de  terre. 
Une  légère  secousse  avait  réellement  eu  lieu  à  Londres  au  mois  de  fé- 
vrier (1750).  La  superstition  s'en  mêla;  des  prophètes  parcoururent  les 
rues  en  annonçant  la  ruine  prochaine  de  Ninive.  Toute  la  ville  alla 
voir  un  œuf  qui,  disait-on,  avait  été  pondu  avec  cette  inscription  : 
«  Prenez  garde  à  la  prochaine  secousse!  »  Pendant  la  semaine  qui  sui- 
vit, un  grand  nombre  de  gens  riches  s'en  allèrent  à  la  campagne,  et, 
au  jour  annoncé,  une  partie  de  la  population  ferma  ses  maisons,  et 
alla  camper  hors  la  ville,  en  plein  champ,  jusqu'à  la  nuit;  après  quoi, 
la  panique  s'éteignit  dans  un  immense  éclat  de  rire. 


CGO  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Nous  voyons  aussi  alors,  comme  de  tout  temps,  la  caricature  s'exer- 
cer sur  les  toilettes.  11  paraît  qu'il  régnait,  vers  1750  et  les  années  sui- 
vantes, une  assez  grande  liberté  de  manières  dans  la  société  anglaise, 
ce  dont  on  accusait,  comme  de  juste,  le  voisinage  des  mœurs  françai- 
ses. Ainsi  on  voit  un  journal  satirique  annoncer  pour  les  bals  masqués 
«des  costumes  nus,  en  imitation  de  la  peau.  »  La  chronique  ajoute 
que  ce  genre  de  costume  avait  été  réellement  porté  dans  un  bal  mas- 
qué par  Elisabeth  Ghudleigh,  une  des  filles  d'honneur  de  la  princesse 
de  Galles,  qui  fut  ensuite  la  maîtresse  du  roi,  et  duchesse  de  Kingston. 
Elle  était,  dit-on,  habillée  en  Iphigénie,  avec  un  simple  maillot  à  peine 
couvert  d'une  robe  grecque;  si  bien  que  la  princesse  ^e  Galles,  en  la 
voyant,  lui  jeta  silencieusement  son  voile  sur  les  épaules. 

La  mode  extravagante  des  paniers  fut  naturellement  un  texte  iné- 
puisable de  caricatures;  il  y  en  a  une  qui  représente  un  expédient  in- 
venté pour  introduire  les  femmes  dans  les  voitures  et  les  en  retirer. 
C'est  un  carrosse  qui  s'ouvre  par  le  haut,  et  duquel  trois  laquais,  avec 
une  grue  et  des  poulies,  enlèvent  leur  maîtresse  et  tout  son  attirail. 
Les  coiffures  étaient,  si  cela  est  possible,  plus  extravagantes  encore;  on 
venait  d'inventer  la  mode  des  cabriolets,  qui  était  devenue  une  telle 
fureur  qu'on  portait  tout  en  forme  de  cabriolet,  même  les  coiffures. 
Les  femmes  se  faisaient  construire  sur  la  tête  un  véritable  édifice  bourré 
de  filasse,  de  laine  et  d'étoupe,  le  tout  cimenté  avec  des  livres  de  pom- 
made; et  il  paraît  que  cela  se  gardait  plusieurs  semaines  sans  répa- 
rations intérieures,  et  avec  de  simples  replâtrages  de  l'enceinte  exté- 
rieure! L'abus  des  plumes,  dont  on  couronnait  ces  échafaudages, 
donna  lieu  aussi  à  beaucoup  de  plaisanteries.  On  représentait  les  mal- 
heureux oiseaux  errant  à  pieds  par  les  rues,  dépouillés  de  leur  vête- 
ment naturel,  et  considérant  mélancoliquement  les  animaux  à  deux 
pieds,  avec  plumes,  qui  se  paraient  de  leurs  dépouilles. 

Quant  aux  hommes,  ceux  qui  donnaient  le  ton  s'appelaient  alors  des 
macaronis.  C'était  en  1772.  Le  nom  venait  de  ce  que  les  jeunes  gens 
qui  avaient  fait  leur  tour  en  Italie,  revenus  à  Londres,  y  avaient  formé 
un  club  où  l'on  mangeait  habituellement  du  macaroni.  Les  carica- 
tures les  représentent  avec  un  habit,  un  gilet  et  des  culottes  très  ser- 
rées, un  petit  chapeau,  puis  un  énorme  chignon  artificiel  suspendu  à 
la  nuque,  et  dont  le  poids  balance  presque  celui  du  reste  de  l'individu. 

La  caricature  politique  s'était  alors  emparée  de  lord  Bute ,  le  pre- 
mier ministre ,  comme  elle  avait  fait  de  Walpole.  La  figure  la  plus 
communément  adoptée  pour  lui  était  celle  d'une  botte,  le  mot  anglais 
boot  se  prononçant  à  peu  près  comme  son  nom.  C'est  ainsi  qu'aujour- 
d'hui lord  Brougham  est  généralement  désigné  par  un  balai  (broom). 
Lord  Bute  passait  pour  avoir  été  l'amant  de  la  princesse  de  Galles;  une 
caricature  représente  la  princesse  admonestant  miss  Chudleigh ,  une 


l'histoire  par  la  caricature.  661 

de  ses  femmes,  sur  la  légèreté  de  sa  conduite,  et  celle-ci  lui  répond 
en  français  :  «  Madame,  chacun  a  son  but.  »  Ce  qui  indisposait  pro- 
fondément les  Anglais  contre  lord  Bute,  c'était  son  extrême  partialité 
pour  les  Écossais,  ses  compatriotes,  auxquels  il  distribuait  toutes  les 
places.  Les  caricatures  représentent  les  grandes  routes  du  nord  encom- 
brées d'Écossais  déguenillés  qui  émigrent  pour  la  terre  promise  du 
sud.  Il  y  en  a  une  où  l'on  voit  un  Écossais  expédié  par  la  poste  sous 
enveloppe,  et  affranchi  par  privilège  parlementaire. 

Dans  la  satire  et  dans  le  journalisme,  l'homme  qui  porta  les  coups 
les  plus  rudes  au  ministère  de  lord  Bute  fut  John  Wilkes,  dont  le  nom 
est  resté  attaché  à  un  des  plus  célèbres  procès  de  presse  du  xviue  siè- 
cle. A  l'occasion  d'un  article  publié  le  23  avril  1763  dans  le  North 
Briton,  Wilkes  fut  arrêté  et  mis  à  la  Tour.  Comme  il  était  membre  du 
parlement,  le  mandat  d'arrêt  fut  attaqué  comme  illégal,  et  la  cour  du 
banc  du  roi  prononça  la  misé  en  liberté  du  prisonnier.  Le  parlement 
s'empara  de  l'affaire,  mais  le  ministère  et  la  cour  y  avaient  encore  une 
forte  majorité;  les  deux  chambres  déclarèrent  l'article  saisi  «un  libelle 
calomniateur  et  séditieux,  »  et  décidèrent  qu'il  serait  brûlé  par  la  main 
du  bourreau.  Au  dehors,  l'opinion  se  prononça  tout  autrement.  Quand 
le  shériff,  avec  le  bourreau ,  voulut  brûler  publiquement  dans  la  Cité 
le  numéro  condamné  du  North  Briton,  la  populace  se  souleva,  força 
le  shériff  à  une  prompte  retraite,  arracha  des  mains  du  bourreau  le 
papier  à  moitié  brûlé,  et  l'emporta  en  triomphe  jusqu'à  Temple-Bar, 
où  elle  alluma  un  feu  de  joie  avec  l'effigie  de  Bute.  L'agitation  se  pro- 
longea pendant  plusieurs  mois;  Wilkes,  exclu  de  la  chambre  et  con- 
damné au  pilori,  s'était  réfugié  en  France.  Un  libraire,  qui  avait  publié 
une  collection  de  son  journal,  fut  également  condamné  au  pilori.  Il  y 
fut  conduit  dans  un  fiacre,  au  milieu  des  acclamations  d'une  foule 
immense;  et  après  avoir  subi  sa  peine,  avec  une  branche  de  laurier 
dans  la  main ,  il  salua  les  assistans.  Le  peuple  avait,  de  son  côté,  dressé 
en  face  du  pilori  une  potence  à  laquelle  il  avait  suspendu  une  effigie 
de  Bute  et  une  toque  écossaise,  dont  il  fit  ensuite  un  feu  de  joie.  Une 
quête  faite  sur  place  réunit  200  guinées,  plus  de  5,000  francs,  et  fut 
remise  au  condamné,  qui  fut  reconduit  en  prison  aussi  triomphale- 
ment qu'il  en  était  venu.  On  voit  qu'il  n'y  a  rien  de  nouveau  sous  le 
soleil. 

Wilkes  rentra  en  Angleterre  cinq  ou  six  ans  après,  et  se  porta  can- 
didat à  l'élection  du  Middlesex.  Le  scrutin  se  faisait  à  Brentford,  près 
de  Londres.  Le  jour  du  vote,  toutes  les  routes  conduisant  à  Brentford 
furent  occupées  dès  le  point  du  jour  par  la  populace,  qui  arrêtait  toutes 
les  voitures  et  ne  laissait  passer  que  celles  qui  avaient  arboré  les  cou- 
leurs de  -Wilkes.  Depuis  la  panique  du  tremblement  de  terre,  Londres 
n'avait  pas  vu  pareille  émigration.  Le  numéro  du  journal  de  Wilkes 


REVUE  DES   DEUX  MONDES. 

qui  avait  soulevé  cette  célèbre  querelle  portait  le  chiffre  45,  etcechiffre* 
était  resté  un  mot  d'ordre.  Ainsi  le  fiacre  qui  avait  conduit  le  libraire* 
au  pilori  avait  été  décoré  d'un  grand  45;  les  marchands  adoptaient, 
autant  que  possible,  le  chiffre  45,  et  on  raconte  qu'un  jour  le  jeune 
prince  de  Galles,  malmené  par  le  roi  son  père,  ne  trouva  rien  de: 
mieux  pour  se  venger  que  de  crier  :  Vive  le  numéro  45  !  A  l'élection 
de  Brentford,  le  45  reparut  donc  dans  toute  sa  gloire,  et  le  peuple,  qui 
arrêtait  les  voitures,  y  traçait  à  la  craie  le  chiffre  sacramentel. 

Après  une  lutte  électorale  d'une  violence  sans  exemple,  Wilkes  fut 
nommé  représentant  du  Middlesex.  Le  ministère  reprit  contre  lui  les1 
poursuites  avant  la  réunion  du  parlement.  Le  jour  de  l'ouverture,  le 
peuple,  qui  croyait  qu'il  serait  conduit  à  la  chambre,  se  rassembla  en 
masse  devant  la  prison.  Des  pierres  et  de  la  boue  furent  jetées  aux  sol- 
dats; les  magistrats  donnèrent  lecture  du  riot  act;  la  troupe  fit  feu,  et 
plusieurs  hommes  tombèrent.  Le  peuple  ramassa  un  des  cadavres  et 
le  porta  à  travers  les  rues;  l'agitation  devint  formidable.  Des  actes 
d'accusation  furent  portés  contre  les  officiers  qui  avaient  ordonné  le 
feu;  les  tribunaux  autorisèrent  les  poursuites,  mais  le  gouvernement 
approuva  publiquement  les  officiers  et  les  soldats.  En  même  temps,  la 
cour  du  banc  du  roi  condamnait  Wilkes  à  4,000  livres  d'amende 
(25,000  francs)  et  à  un  an  de  prison,  et  la  chambre  des  communes  l'ex- 
pulsait une  seconde  fois.  Une  nouvelle  élection  eut  lieu  à  Brentford; 
Wilkes  fut  présenté  et  réélu  sans  opposition.  La  chambre  le  déclara 
inéligible,  et  l'élection  fut  recommencée;  Wilkes  fut  encore  nommé, 
mais  la  chambre  vota  que  les  voix  données  à  celui  qui  venait  après  lui 
étaient  seules  valables.  Ainsi  finit  la  guerre  des  «  deux  rois  de  Brent- 
ford, »  comme  on  appelait  le  roi  George  et  Wilkes. 

Que  devint  ensuite  cet  homme  qui  avait  joué  un  si  grand  rôle  popu- 
laire? Wilkes  fit  son  année  de  prison,  reparut  plus  tard  à  la  chambre 
des  communes,  se  réconcilia  avec  la  cour,  et  devint  à  son  tour  un  sujet 
de  caricatures  :  ce  qui  prouve  encore  qu'il  n'y  a  jamais  rien  de  nou- 
veau. 

Nous  entrons  maintenant  dans  la  grande  période  de  la  guerre  d'A- 
mérique et  celle  des  guerres  de  la  révolution.  C'est  dans  l'histoire  de  la 
caricature  un  nouveau  chapitre,  qu'il  convient  de  traiter  à  part. 

John  Lemoinne. 


LA 


CAMPAGNE  DU  PIÉMONT 


EN  1849. 


I.   —  BUFFALORA. 

Si  l'on  tient  compte  d'une  disproportion  trop  évidente  entre  les  forces 
et  les  intérêts  mis  en  présence,  on  ne  peut  méconnaître  une  singu- 
lière analogie  entre  les  malheureux  événemens  militaires  de  1815,  en 
France,  et  ceux  qui  viennent  de  s'accomplir  en  Piémont.  L'un  de  ces 
pays,  comme  l'autre,  se  vit  une  première  fois  repoussé  dans  ses  limi- 
tes pour  n'avoir  pas  su  s'arrêter  dans  la  victoire.  Après  les  premières 

(1)  Les  événemens  de  la  campagne  qui  a  mis  fin  si  promptement ,  cette  année,  à  la 
guerre  de  l'indépendance  italienne  ne  sont  encore  connus  que  par  les  bulletins  des  der- 
niers ministres  de  Charles-Albert  ou  par  les  amplifications  de  la  chancellerie  autri- 
chienne. On  ne  lira  pas  sans  intérêt  peut-être  un  récit  vraiment  piémontais,  c'est-à-dire 
écrit  à  un  point  de  vue  sérieux  et  sincère,  sans  emphase  comme  sans  dénigrement,  sans 
arrière-pensée  démagogique,  sans  partialité  tudesque.  L'auteur  de  cette  relation  était 
d'ailleurs  dans  une  position  éminemment  favorable»  pour  juger  les  événemens  et  les 
hommes.  Soldat  de  fortune  avec  un  grand  nom,  étranger  au  Piémont,  sans  lien  avec  les 
/partis,  c'est  la  noble  cause  de  l'indépendance  qu'il  était  venu  servir.  Il  a  fait  la  guerre; 
il  n'a  pas  voulu  se  mêler  à  la  politique.  Ses  jugemens,  si  discrets  qu'ils  soient,  ont  donc 
pour  l'histoire  une  certaine  valeur,  celle  qui  résulte  d'une  observation  personnelle,  intel- 
ligente et  désintéressée.  C'est  à  ce  titre  que  nous  publions  son  récit,  comme  un  témoi- 
gnage digne  d'être  recueilli,  et  aussi,  nous  le  croyons,  comme  l'exposé  le  plus  complet, 
jusqu'à  ce  jour,  des  faits  de  guerre  qui  ont  signalé  la  fin  glorieuse  du  roi  Charles- Albert. 


664  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

hostilités,  tous  deux  pouvaient  conserver  un  léger  agrandissement  de 
territoire;  mais,  lancés  une  seconde  fois  dans  l'arène  des  batailles, 
tous  deux  succombèrent  dans  la  nouvelle  lutle  après  un  combat  de 
deux  jours,  dont  le  premier  semblait  leur  présager  la  victoire.  Bien 
que  cette  lutte  ait  été  courte  et  malheureuse  pour  le  Piémont,  il  pa- 
raîtra certainement  intéressant  aux  militaires  de  connaître  quelles  fu- 
rent les  dispositions  prises  par  le  général  de  l'armée  piémontaise,  et 
comment,  malgré  ses  efforts,  il  fut  vaincu  ;  je  chercherai  donc  à  expo- 
ser d'une  façon  précise  ses  opérations  et  les  divers  incidens  qui  le 
forcèrent  à  les  modifier,  afin  que  l'opinion  des  juges  compétens  puisse 
se  former  en  connaissance  de  cause.  Les  impressions,  les  souvenirs 
d'un  témoin,  d'un  acteur  même  de  la  dernière  guerre  du  Piémont, 
voilà,  je  dois  le  dire  avant  tout,  quels  seront  les  élémens  de  ce  récit. 

Pour  précipiter  l'ouverture  des  hostilités,  la  consulte  et  l'émigration 
lombardes  remplissaient  Turin  de  l'annonce  d'une  insurrection  géné- 
rale de  la  Lombardie  qui  devait  éclater  dès  que  l'armée  franchirait  le 
Tessin.  Malgré  ces  assurances,  ceux  qui  avaient  fait  la  dernière  cam- 
pagne comptaient  faiblement  sur  ces  promesses.  Brescia  et  Bergame 
étaient  les  seules  villes  dont  le  patriotisme  inspirât  une  confiance  réelle. 
Rien  cependant  n'autorisait  à  douter  complètement  des  assurances  de 
l'émigration  lombarde  :  si  une  victoire  venait  couronner  dès  le  début 
les  efforts  des  Piémontais,  il  semblait  naturel  que  les  populations  de 
la  Lombardie  se  soulevassent.  La  menace  d'une  insurrection  générale 
devait  d'ailleurs  exercer  une  puissante  influence  sur  les  plans  du  ma- 
réchal Radetzky.  Il  était  à  supposer  que  le  maréchal  entreprendrait  de 
défendre  la  Lombardie.  Pour  cela,  il  avait  deux  choses  à  faire  :  ou 
se  tenir  prêt  à  recevoir  la  bataille,  ou  franchir  lui-même  le  Tessin  et 
porter  la  guerre  en  Piémont. 

Dans  la  première  hypothèse,  l'armée  autrichienne  n'avait  guère 
qu'une  seule  position  à  choisir,  en  arrière  du  Naviglio,  qui,  coulant 
parallèlement  au  Tessin  à  très  petite  distance  de  ce  fleuve,  est  com- 
mandé par  une  série  de  fortes  positions  naturelles,  d'où  on  domine 
les  assaillans,  et  d'où  il  est  facile  de  s'élancer  à  son  tour  pour  profiter 
de  ses  avantages  et  poursuivre  la  victoire.  La  route  de  Novara  à  Milan 
traverse  en  quelque  sorte  le  centre  de  cette  ligne  de  bataille,  passant 
sur  le  Tessin  au  pont  de  Buffalora,  et  rencontrant,  après  une  forte  mon- 
tée, l'établissement  de  la  douane  milanaise,  puis  le  gros  bourg  de  Ma- 
genta. Dans  la  seconde  hypothèse,  plusieurs  débouchés  s'offraient  aux 
Autrichiens  :  l'un  par  Oleggio,  ce  qui  supposait  toujours  des  forces  con- 
sidérables à  Magenta;  l'autre  par  la  rive  droite  du  Pô  sur  Alexandrie, 
le  troisième  par  Pavie  sur  Mortara,  le  quatrième  par  le  pont  de  Buffa- 
lora sur  Novara.  Il  était  peu  probable  que  les  Autrichiens  choisiraient 


LA  CAMPAGNE  DD  PIÉMONT  EN  1849.  665 

la  marche  par  Oleggio  ou  celle  par  la  rive  droite  du  Pô  :  l'une  et  l'autre 
offraient  de  trop  graves  dangers  sans  présenter  la  perspective  d'assez 
prompts  avantages.  On  devait  donc  supposer  qu'en  cas  d'offensive  de 
leur  part  ils  se  décideraient  pour  une  pointe,  soit  par  Pavie,  soit  par  le 
pont  de  Buffalora.  L'attaque  par  Pavie  était  fort  audacieuse,  militaire- 
ment parlant,  car  l'armée  autrichienne  devait  livrer  bataille  avec  un 
fleuve  en  arrière  d'elle  à  courte  distance,  un  autre  fleuve  à  sa  droite, 
forcer  en  outre  le  passage  du  Gravellone,  sans  avoir  d'autre  issue,  en 
cas  de  retraite,  que  le  pont  de  Pavie  et  ceux  qu'elle  aurait  jetés,  dans 
un  espace  fort  limité,  sur  le  Tessin  et  sur  le  Gravellone.  En  cas  de  re- 
vers, elle  courait  donc  risque  d'être  entièrement  détruite.  11  est  assez 
probable  que  le  général  autrichien  eût  choisi  une  meilleure  ligne  d'at- 
taque, s'il  n'eût  été  préoccupé  de  pensées  d'un  autre  ordre.  Les  préoccu- 
pations qui  le  décidèrent  me  semblent  avoir  été  :  d'abord,  la  crainte  de 
l'insurrection  qui ,  tourbillonnant  autour  de  son  armée,  aurait  pu  dé- 
moraliser le  soldat,  tandis  que,  tenant  son  armée  flanquée  de  deux 
fleuves,  il  l'isolait  en  partie  du  danger  d'être  harcelée  pendant  la  lutte 
par  des  bandes  d'insurgés;  ensuite,  la  nature  de  la  contrée  lombarde 
qui,  sillonnée  de  canaux,  de  lignes  d'arbres,  de  rivières,  rend  très  dif- 
ficile un  mouvement  de  retraite;  enfin,  l'espoir  qu'en  cas  de  succès,  il 
coupait  l'armée  piémontaise  de  sa  base  d'opérations,  la  refoulait  sur 
le  lac  Majeur,  et  s'ouvrait  d'un  seul  coup  la  route  de  Turin  et  celle 
d'Alexandrie.  On  doit  ajouter  aussi  que,  maître  des  deux  rives  du  Tessin 
à  Pavie,  il  s'épargnait  une  difficulté,  car  il  n'avait  plus  à  forcer  le  pas- 
sage de  ce  fleuve.  Quant  à  l'entrée  en  Piémont  par  le  pont  de  Buffa- 
lora, elle  était,  au  point  de  vue  militaire,  moins  périlleuse  que  l'entrée 
par  Pavie.  Il  fallait,  il  est  vrai,  vaincre  de  front  l'armée  piémontaise; 
mais,  en  cas  de  non  succès,  on  trouvait  dans  les  positions  qui  dominent 
le  Naviglio  la  possibilité  d'arrêter  la  poursuite  du  vainqueur,  et  con- 
séquemment  d'assurer  sa  retraite. 

Il  est  à  présumer  que  le  général  Chrzanowski  pesa  toutes  ces  pro- 
babilités et  l'avantage  de  ces  différentes  positions,  car  les  troupes  pié- 
montaises,  le  20  mars,  semblent  avoir  été  distribuées  de  façon  à  parer 
à  ces  deux  hypothèses  d'attaque  de  l'ennemi,  aussi  bien  que  pour  faci- 
liter au  besoin  l'offensive  et  la  marche  vers  Milan.  L'armée  piémontaise, 
de  son  côté,  pouvait  choisir  entre  trois  plans  de  campagne  :  le  premier 
consistait  à  marcher  par  les  duchés,  le  second  à  attendre  l'ennemi,  le 
troisième  à  pousser  droit  en  Lombardie.  Marcher  par  les  duchés,  c'était 
découvrir  le  Piémont  sans  arracher  la  Lombardie  à  ses  angoisses,  re- 
culer l'heure  de  la  bataille  et  rapprocher  l'ennemi  de  ses  points  d'ap- 
pui et  de  retraite.  Attendre  l'ennemi,  cela  ne  pouvait  cadrer  avec  la 
mission  d'une  armée  libératrice;  on  pouvait  attendre  long-temps; 


,"666  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

l'heure  de  la  délivrance  s'éloignant,  le  découragement  pouvait  para- 
lyser l'insurrection.  On  dut  donc  se  décider  pour  l'offensive,  et  l'offen- 
sive libératrice  de  Milan.  La  marche  par  Buffalora  était  désignée  dès 
lors  comme  la  manœuvre  la  plus  favorable  pour  l'accomplissement 
de  ce  projet,  d'autant  plus  qu'elle  permettait  en  même  temps  de  tenir 
une  attitude  déferisive.  D'ailleurs,  de  grandes  forces,  assurait-on,  étaient 
concentrées  à  Magenta  et  à  Sadriano,  et  on  apprenait  que  les  Autri- 
chiens avaient  rappelé  toutes  les  garnisons  de  la  Lombardie  et  dix 
mille  hommes  du  duché  de  Parme,  ne  laissant  que  deux  à  trois  mille 
hommes  dans  le  château  de  Milan  et  de  très  faibles  détachemens  dans 
Jes  autres  villes.  L'armée  autrichienne  devait  présenter  en  ligne  de 
soixante  à  soixante-dix  mille  hommes.  Il  importait  donc  de  faciliter 
l'insurrection  lombarde,  et  la  marche  de  l'armée  piémontaise  pouvait 
en  hâter  l'explosion. 

Concentrée  sur  le  Tessin,  le  20  mars,  l'armée  piémontaise  devait 
présenter  un  effectif  de  six  divisions,  d'une  force  réelle  de  neuf  mille 
combattans  l'une  dans  l'autre,  plus  la  brigade  commandée  par  le  gé- 
néral Solaroli,  plus  encore  huit  quatrièmes  bataillons  (1)  et  deux  ba- 
taillons de  bersaglieri  (-2).  La  brigade  Solaroli  comptait  près  de  4,000 
hommes,  les  huit  quatrièmes  bataillons  4,800  combattans,  les  deux 
bataillons  de  bersaglieri  environ  1,200,  ce  qui  donnait  une  force  totale 
de  60  à  65,000  hommes,  dont  environ  4,000  hommes  de  cavalerie,  et 
disposant  de  132  pièces  d'artillerie.  Les  forces  combattantes  qui  de- 
vaient se  rencontrer  dans  une  première  bataille  étaient  donc  égales 
ou  presque  égales  dans  les  deux  camps. 

L'armistice  ayant  été  rompu  par  les  ministres  piémontais,  sans  avis 
préalable  et  malgré  l'opposition  du  général  Chrzanowski,  on  n'avait 
pas  eu  le  temps  de  rappeler  la  division  du  général  La  Marmora,  can- 
tonnée à  Sarzana.  Cette  division  dut  se  porter  sur  Parme  et  Plaisance, 
prête  à  secourir  la  brigade  d'avant-garde  laissée  à  Castel-San-Giovanni 
pour  contenir  la  garnison  autrichienne;  ces  deux  derniers  corps  for- 
maient un  effectif  de  12,000  hommes,  dont  300  cavaliers,  et  disposant 
de  24  bouches  à  feu.  On  voit  que  le  total  de  l'armée  piémontaise  ne 
dépassait  pas  78,000  combattans.  Les  120,000  hommes  dont  a  parlé 
le  ministère  n'ont  jamais  existé  que  sur  le  papier;  pour  arriver  à  ce 
chiffre,  on  comptait  la  partie  de  la  garde  nationale  qui  devait  être  mo- 
bilisée, et  les  dix  mille  malades  militaires  renfermés  dans  Jes  hôpitaux 
au  jour  de  la  dénonciation  de  l'armistice,  ainsi  que  les  garnisons 


(1)  Les  quatrièmes  bataillons  étaient  les  bataillons  hors-cadre. 

(2)  Le  corps  des  bersaglieri  correspond  exactement  à  ce  que  nous  appelons  dans  notre 
armée  les  chasseurs  de  Vincennes. 


LA  CAMPAGNE  DU  PIÉMONT   EN   4849.  667 

d'Alexandrie,  Gênes,  Turin,  Chambéry,  etc.,  composées  de  bataillons 
de  réserve  et  des  dépôts  des  difïérens  corps. 

Ces  faits  bien  établis,  voici  quelles  étaient  les  positions  des  troupes 
piémontaises  le  20  mars  à  dix  heures  du  matin.  La  deuxième  division, 
général  Bés,  occupait  Castelnovo  et  Cerano;  —  la  quatrième  division, 
sous  les  ordres  du  duc  de  Gênes,  le  pays  en  avant  de  Trecate,  avec 
une  avant-garde  près  du  pont  de  Buffalora:  —  la  troisième  division , 
général  Perrone,  se  tenait  à  Romentino  et  Galliate;  —  la  première,  gé- 
néral Durando  (le  même  qui  commandait  les  troupes  romaines  à  Vi- 
cence),  autour  de  Vespolate;  —  la  division  de  réserve,  avec  le  duc  de 
Savoie,  près  de  Novara,  sur  la  route  de  Mortara.  —  Sur  la  gauche  de 
ce  bloc  de  cinq  divisions,  Ja  brigade  Solaroli,  placée  entre  Oleggio  et 
Belinzano,  pour  éclairer  ce  flanc  de  l'armée,  se  trouvait  reliée  par 
quatre  quatrièmes  bataillons  placés  entre  elle  et  l'armée  comme  éche- 
lon intermédiaire.  Sur  la  droite,  la  cinquième  division,  composée  des 
Lombards  et  commandée  par  le  général  Ramorino,  remplissait  le 
même  office  pour  le  flanc  droit  et  avait  ordre  de  se  placer  à  la  Cava, 
très  bonne  position  en  face  de  Pavie,  derrière  le  Gravellone.  Un  éche- 
lon intermédiaire  de  quatre  quatrièmes  bataillons,  placés  sous  Vige- 
vano,  reliait  cette  division  au  reste  de  l'armée. 

La  mission  du  général  Ramorino  était  d'observer  le  débouché  de 
Pavie,  de  retarder  l'ennemi  par  une  résistance  plus  ou  moins  longue, 
selon  les  forces  qui  viendraient  l'attaquer,  et  surtout  d'avertir,  par  sa 
canonnade,  de  la  marche  de  l'ennemi  sur  la  droite  de  l'armée.  Ce 
général  avait  l'ordre  de  se  replier  sur  Mortara  ou  sur  San-Nazzaro,  s'il 
venait  à  être  attaqué  par  des  forces  supérieures.  On  lui  enjoignit  en 
outre  de  bien  s'éclairer  sur  sa  gauche  et  de  rendre  impraticable  le 
pont  de  Mezzana-Corte,  sur  le  Pô.  La  nomination  du  général  Ramorino 
était  due  en  grande  partie  à  la  consulte  lombarde.  Il  était,  aux  yeux 
de  quelques  personnes,  un  héros  victime  des  pouvoirs  despotiques;  mais 
bien  d'autres  ne  voyaient  en  lui  qu'une  médiocrité  vaniteuse,  un  homme 
sans  valeur  personnelle,  et  dont  le  caractère  n'offrait  aucune  garantie. 
Il  est  fort  regrettable  que  le  général  Chrzanowski,  s' étant  laissé  forcer 
la  main,  ait  consenti  à  ce  qu'une  division  lui  fût  donnée.  Le  roi  lui- 
même  avait  la  conscience  que  l'on  devait  peu  se  fier  à  ce  personnage; 
mais  Charles-Albert  s'appliquait  à  rester  strictement  dans  son  rôle  de 
roi  constitutionnel,  et  subissait  en  cela  la  volonté  des  partis  démago- 
giques qui  professaient  pour  ce  général  une  admiration  singulière. 
Nous  verrons  bientôt  comment  le  général  Ramorino  remplit  la  mission 
qui  lui  avait  été  confiée. 

Placée  dans  les  positions  que  je  viens  d'indiquer,  l'armée  piémon- 
taise  offrait  à  l'ennemi,  attaquant  par  Buffalora,  une  force  de  trois 
divisions,  qui  se  trouvait  renforcée  en  moins  de  trois  heures  par  tout 


668  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

le  reste  de  l'armée,  moins  la  cinquième  division.  Si,  au  contraire, 
l'armée  piémontaise  prenait  l'offensive  par  Buffalora,  elle  jetait  de 
l'autre  côté  du  Tessin  et  sur  ce  même  point  une  force  de  plus  de  cin- 
quante mille  hommes  en  trois  heures  de  temps.  Enfin,  si  l'ennemi 
débouchait  par  Pavie,  l'armée,  avertie  par  le  canon  du  général  Ramo- 
rino,  se  mettait  aussitôt  en  mouvement  par  le  flanc  droit;  trois  de  ses 
divisions  venaient  coucher  le  soir  même  entre  Romella  et  Mortara,  où 
elles  rejoignaient  la  général  Ramorino;  les  autres  couchaient  sous  Vi- 
gevano  et  se  trouvaient  le  21,  à  dix  heures  du  matin,  à  leur  poste  de 
bataille,  bien  avant  que  l'ennemi  pût  commencer  son  attaque. 

Le  pays  qui  s'étend  de  Novara  jusqu'au  Tessin  offre  d'abord  des  terres 
cultivées;  puis,  au-delà  de  Trecate,  on  trouve  une  vaste  lande  couverte 
de  courtes  bruyères,  qui  se  prolonge  jusqu'au  sommet  de  la  côte  do- 
minant la  vallée  et  le  fleuve.  Le  pont  de  Buffalora  est  d'une  belle  con- 
struction en  pierre  de  taille;  deux  petits  pavillons  pour  les  percepteurs 
du  péage  sont  bâtis  à  chacune  de  ses  extrémités.  Ce  pont  était  barri- 
cadé du  côté  des  Autrichiens;  trois  hussards  placés  en  vedettes  se  pro- 
menaient sur  la  route,  qui,  à  partir  du  pont,  se  dirige  en  ligne  droite 
vers  la  douane  lombarde,  située  au  sommet  d'une  montée  rapide  au- 
delà  du  Naviglio.  On  apercevait  également  une  barricade  à  l'entrée 
des  bâtimens  de  la  douane. 

Le  20  mars,  à  dix  heures  du  matin,  le  roi  arriva  en  face  du  pont,  suivi 
du  général  Chrzanowski  et  de  tout  son  état-major.  Les  troupes  le  sa- 
luèrent à  son  passage  par  de  vives  acclamations.  Chacun  tourna  ses 
regards  vers  la  rive  opposée,  sur  laquelle  on  apercevait  uniquement 
quelques  petites  patrouilles  de  cavaliers  ennemis.  A  midi ,  un  frisson 
général  parcourut  toute  cette  masse  d'hommes;  le  signal  de  la  lutte 
était  donné  par  la  cloche  même  qui  sonnait  l'heure.  Sur  les  deux  rives 
du  Tessin  chacun  dut,  à  ce  moment,  tourner  ses  regards  vers  le  ciel 
et  implorer  Dieu  pour  le  succès  de  l'armée  piémontaise.  La  journée 
était  magnifique;  le  soleil  éclairait  les  longues  lignes  de  troupes  qui 
s'étendaient  sur  la  bruyère;  la  rive  lombarde  semblait  illuminée  d'un 
rayon  joyeux  à  la  vue  de  ce  roi  libérateur  prêt  à  marcher  vers  Milan; 
chacun  attendait  le  mot  :  En  avant  !  Dans  cet  instant  tout  le  monde  avait 
oublié  ses  secrètes  appréhensions,  et,  pour  ma  part,  je  sentis  l'espé- 
rance rentrer  dans  mon  esprit,  ramenée  par  une  de  ces  circonstances 
puériles  dont  l'homme  ne  peut  guère  s'empêcher  de  tenir  compte  dans 
les  momens  les  plus  solennels.  Pendant  qu'à  l'aide  de  ma  lorgnette  je 
cherchais  à  découvrir  ce  qui  se  passait  sur  le  rivage  ennemi ,  je  fus 
distrait  par  une  nuée  de  canards  sauvages  qui  se  jouaient  au  soleil 
dans  les  eaux  du  Tessin;  tous  nageaient  vers  la  rive  lombarde,  puis,  au 
dernier  coup  de  midi,  prêts  à  toucher  la  rive,  ils  prirent  rapidement 
leur  vol  et  s'élancèrent  dans  les  airs,  disparaissant  bientôt  dans  la  di- 


LA   CAMPAGNE   DU   PIÉMONT   EN    1849.  669 

rection  de  Milan.  Le  souvenir  des  augures  romains  me  revint  à  la  pen- 
sée, je  me  laissai  aller  au  souffle  de  la  superstition,  et,  joyeux  de  ce 
pronostic  de  victoire,  je  courus  près  du  fleuve,  attendant  avec  impa- 
tience l'ordre  de  le  franchir. 

J'aperçus  le  roi  Charles-Albert  à  pied  près  du  pont;  sa  figure  expri- 
mait le  calme  et  la  satisfaction.  Le  général  Chrzanowski  était  auprès 
de  lui;  la  petitesse  de  sa  taille  faisait  le  plus  singulier  contraste  avec  la 
haute  stature  du  roi.  Ses  traits,  où  le  type  kalmouk  était  fortement 
marqué,  annonçaient  une  nature  énergique,  et  il  était  difficile  de  voir  le 
général  sans  éprouver  pour  lui  un  sentiment  d'estime  qui  se  changeait, 
à  mesure  qu'on  le  connaissait  mieux,  en  une  affectueuse  sympathie. 

Midi  était  déjà  passé  depuis  long-temps,  et  aucun  mouvement  ne  se 
faisait  remarquer.  Le  général  attendait  sans  doute  que  le  canon  se  fît 
entendre  dans  la  direction  de  Pavie.  Enfin,  à  une  heure  et  demie,  l'or- 
dre fut  donné  au  duc  de  Gênes  de  faire  une  reconnaissance  sur  Ma- 
genta avec  toute  sa  division;  on  prescrivit  en  même  temps  à  la  troisième 
division  de  se  porter  au  pont  de  Buffalora  pour  le  soutenir  au  besoin. 
Bientôt  une  compagnie  de  bersaglieri  se  présenta  à  l'entrée  du  pont;  le 
roi  les  arrêta  du  geste  et,  se  mettant  le  premier  à  leur  tête,  marcha  in- 
trépidement vers  la  rive  opposée.  Il  y  eut  un  moment  de  poignante 
inquiétude.  Peut-être  le  pont  était  miné,  peut-être  la  rive  ennemie  était 
garnie  de  tirailleurs  cachés  dans  les  broussailles  et  les  fossés,  et  l'in- 
trépide monarque  pouvait  payer  de  sa  vie  cette  action  téméraire!  Enfin  il 
toucha  du  pied  le  sol  lombard,  et  un  cri  général  d'enthousiasme  salua 
l'arrivée  du  prince  dans  ses  nouveaux  états,  pendant  que  les  cavaliers 
ennemis  fuyaient  à  bride  abattue  vers  la  douane  autrichienne,  d'où 
aussitôt  s'élevèrent  d'épaisses  colonnes  de  fumée,  annonçant  un  vaste 
incendie. 

Ce  passage  du  Tessin  fut  magnifique.  J'avais  été  employé  les  18  et  19  à 
reconnaître  le  fleuve,  les  gués  et  les  avant-postes  ennemis  sur  toute  la 
ligne;  j'étais  déjà  très  fatigué;  mais  un  tel  spectacle  était  bien  fait  pour 
me  ranimer.  Je  vis  la  guerre  ouvrir  de  nouveau  sa  noble  arène,  et  j'ou- 
bliai la  faute  des  hommes  qui  nous  précipitaient  si  étourdiment  dans 
cette  lutte  inégale,  avec  une  armée  de  soldats  fidèles,  mais  sans  enthou- 
siasme, et  d'officiers  vaillans,  mais  ennemis  déclarés  d'une  guerre  qu'ils 
condamnaient  comme  entraînant  la  ruine  de  leur  pays.  Je  ne  vis  plus 
que  le  glorieux  champ  d'activité  périlleuse  qui  allait  s'ouvrir  devant 
nous. 

Quelques  instans  après,  le  roi  arrivait  à  Magenta,  dont  les  habitans  se 
pressaient  avec  admiration  autour  de  lui,  le  proclamant  le  libérateur 
de  l'Italie.  L'ennemi  avait  disparu.  A  peine  quelques  coups  de  fusil 
furent-ils  tirés  sur  de  faibles  détachemensqui  se  repliaient  rapidement 
vers  Cisliano.  A  Magenta,  nous  apprîmes  que  les  Autrichiens  avaient 

TOME  H.  «43 


670  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

évacué  la  veille  au  soir  les  positions  qu'ils  avaient  conservées  jus- 
qu'alors sur  ce  point,  et  qu'ils  s'étaient  dirigés  vers  Pavie  ou  vers 
Lodi.  La  route  de  Milan  était  donc  libre.  La  quatrième  division  reçut 
ordre  de  rester  sur  la  rive  gauche  du  Tessin,  et  la  troisième,  de  re- 
prendre sa  première  position.  Le  quartier-général  revint  s'établir  pour 
lanuitàTrecate.  La  disparition  des  troupes  autrichiennes,  abandonnant 
des  positions  défensives  aussi  bonnes,  était  un  mystère  qui  allait  bien- 
tôt s'éclaircir.  En  effet,  le  maréchal  Radetzki,  après  avoir  placé  son 
armée  de  façon  à  ne  pas  trahir  son  plan,  fit  exécuter,  dans  la  nuit  du 
19  au  20,  à  toutes  les  forces  qui  bordaient  la  rive  gauche  du  Tessin,  une 
marche  de  flanc  rapide,  et,  rappelant  à  lui  ses  troupes  de  Crema  et 
de  Lodi,  se  concentra  avec  toutes  ses  forces  sur  Pavie,  prêt  à  déboucher 
en  Piémont  dès  que  le  terme  fatal  serait  expiré.  Vers  midi,  il  jeta  un 
ou  deux  ponts  près  de  Pavie  et  marcha  sur  la  Cava  avec  son  avant- 
garde.  Il  dut  être  fort  étonné  de  ne  rencontrer  aucune  résistance;  car 
le  général  Ramorino,  désobéissant  aux  instructions  qu'il  avait  reçues, 
au  lieu  de  se  porter  sur  la  position  qui  lui  avait  été  prescrite,  avait  aban- 
donné, sans  donner  d'ordres,  sur  la  rive  gauche  du  Pô,  un  régiment  de 
cavalerie  et  deux  bataillons,  dont  l'un  de  bersaglieri  commandé  par  le 
major  Mannara.  Ces  braves  gens,  après  avoir  vigoureusement  soutenu 
un  combat  de  tirailleurs  pendant  plus  de  deux  heures,  durent  se  retirer 
devant  les  forces  sans  cesse  croissanies  de  l'ennemi.  Pendant  ce  temps, 
le  général  s'était  mis  à  l'abri  derrière  le  Pô,  avait  replié  le  pont  et  s'en 
était  allé  tranquillement  dîner  à  Stradella. 


II.   —   LA   SFORSESCA. 

La  nouvelle  de  la  marche  des  Autrichiens  et  de  l'inqualifiable  con- 
duite de  Ramorino  parvint  d'abord  à  huit  heures  du  soir  au  quartier- 
général  par  un  aide-de-camp  du  général  Bés,  puis,  à  dix  heures,  par  un 
officier  du  général  Ramorino  lui-même,  qui,  à  ce  qu'il  paraît,  n'avait 
pas  jugé  son  mouvement  assez  grave  pour  en  donner  avis  plus  tôt. 
L'ordre  fut  sans  retard  expédié  au  général  Fanti  de  prendre  le  com- 
mandement de  la  division  lombarde  et  à  Ramorino  de  se  rendre  au 
quartier- gêné  rai.  Grâce  à  la  position  des  troupes,  on  pouvait  espérer 
que,  le  lendemain,  l'armée  serait  en  mesure  non  seulement  de  recevoir 
la  bataille  en  avant  de  Vigevano,  mais  même  de  prendre  l'offensive  et 
de  culbuter  l'ennemi  dans  le  Pô;  la  deuxième  et  la  première  division 
durent  donc  se  mettre  immédiatement  en  marche  :  la  première,  pour 
la  ville  de  Mortara,  en  avant  de  laquelle  elle  devait  prendre  position 
sur  la  route  de  cette  place  à  Pavie;  la  deuxième,  pour  la  ville  de  Vige- 
vano, en  avant  de  laquelle  elle  devait  prendre  position  à  la  Sforsesca. 


LA   CAMPAGNE  DU  PIÉMONT   EN    1849.  671 

<0n  enjoignit  aux  autres  divisions  de  se  mettre  en  marche  le  21,  à  la 
pointe  du  jour  :  la  division  de  réserve  pour  Mortara,  la  troisième  pour 
Gambolo,  la  quatrième  pour  Vigevano,  en  suivant  la  troisième,  la  bri- 
gade Solaroli  ayant  ordre  de  se  porter  au  pont  de  Buffalora.  De  la  sorte, 
on  pouvait  compter  que,  les  Autrichiens  devant,  selon  toutes  les  pro- 
babilités, n'arriver  en  présence  des  troupes  piémontaises  que  vers  onze 
heures  au  plus  tôt,  la  deuxième  division,  avec  quatre  bataillons  laissés 
sous  Vigevano  la  veille,  serait  de  force  à  leur  résister  jusqu'à  l'arrivée 
du  reste  de  l'armée.  Quant  à  Mortara,  on  pouvait  être  sûr  que  l'ennemi 
n'y  parviendrait  pas  avant  trois  heures  de  l'après-midi.  On  se  regar- 
dait donc  comme  en  mesure  de  faire  face  à  tous  les  événemens. 

Le  21,  à  onze  heures,  le  roi  arrivait  à  Vigevano.  Ce  prince  avait  dans 
son  état-major  particulier  la  plupart  des  mêmes  personnes  qui  l'avaient 
accompagné  pendant  la  dernière  campagne.  On  voyait  près  de  lui  le 
marquis  de  la  Marmora,  prince  de  Masserano;  le  marquis  Scati,  vieil- 
lard dont  la  moustache  blanchie  et  le  visage  plein  de  bonté  inspiraient 
le  respect;  les  deux  frères  Robillant,  véritables  représentans  de  cette 
ancienne  noblesse  piémontaise,  toujours  présente  sur  les  champs  de 
bataille  et  habituée  à  se  serrer,  dans  le  danger,  près  des  membres  de 
la  maison  de  Savoie.  Le  général  Giacomo  Durando,  nouvel  aide-de- 
camp  de  Charles- Albert,  étant  très  malade,  suivait  dans  une  voiture 
avec  M.  Cadorna,  ministre  responsable  près  du  roi.  Ce  ministre  ne  pa- 
raissait pas,  comme  le  comte  Lisio,  sur  le  champ  de  bataille;  ce  n'était 
pas  son  rôle,  et  il  se  soumettait  sans  effort  aux  exigences  de  sa  position 
officielle. 

Comme  on  avait  prétendu  que  l'escorte  du  roi  était  une  gêne  pen- 
dant la  dernière  campagne,  ce  prince,  dont  l'abnégation  personnelle 
était  entière,  n'avait  auprès  de  lui  que  soixante  carabiniers,  et  pour 
officiers  d'ordonnance  que  deux  officiers  de  cavalerie.  Cette  suite  était 
bien  modeste;  mais  qu'importait  au  roi  Charles-Albert,  pourvu  qu'il  fût 
au  milieu  de  ses  troupes  et  le  premier  à  braver  les  dangers?  D'ailleurs, 
l'état-major  général  grossissait  presque  toujours  son  cortège.  Cet  état- 
major  avait  pour  chef  le  général  Alexandre  La  Marmora;  il  se  com- 
posait du  général  Cossato,  sous-chef  d'état-major;  du  colonel  Carde- 
rino;  du  colonel  Brianski,  Polonais;  du  major  Basso;  du  major  de 
Villa-Marina;  des  capitaines  Battaglia,  Martini,  Taverna,  tous  trois 
Lombards;  du  duc  de  Dino,  Français;  du  marquis  Cova;  de  M.  Dor- 
»on ,  jeune  officier  savoyard  très  capable;  de  M.  Sizomioth,  Polonais; 
du  lieutenant  Balucanti,  Lombard;  du  prince  Czartoriski,  fils  du  noble 
émigré  polonais;  enfin,  du  prince  Pio  Falco,  Espagnol,  et  du  comte 
Vénier,  noble  de  Venise. 

Vers  une  heure  de  l'après-midi,  le  canon  se  fit  entendre  dans  la 
direction  de  San-Ciro.  Le  générai  Chrzanowski  parcourait  le  terrain, 


672  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

en  attendant  l'arrivée  des  troupes;  il  se  porta  sans  hésiter  au  canon, 
ordonnant  de  placer  le  1er  régiment  de  Savoie,  qui  venait  d'arriver,  en 
arrière  d'un  profond  ravin,  à  un  quart  de  mille  de  Gambolo.  Bientôt 
les  tirailleurs  de  la  deuxième  division,  vivement  attaqués  par  les  tirail- 
leurs ennemis,  se  laissent  ramener  jusque  près  de  la  Sforsesca;  là  ils 
reprennent  l'offensive,  et,  soutenus  par  le  reste  de  la  division,  ral- 
liés par  le  colonel  Leonetto  Cipriani  et  les  officiers  de  l'état-major  du 
général  Bés,  ils  font  reculer  l'ennemi,  le  repoussant  jusqu'à  San-Vit- 
tore,  où  les  troupes  reçurent  l'ordre  de  s'arrêter.  Dans  cet  engagement, 
les  hussards  du  régiment  Radetzki  firent  une  charge  brillante,  et  vin- 
rent sabrer  les  tirailleurs  jusque  sous  la  bouche  des  canons;  mais, 
chargés  par  deux  escadrons  du  régiment  de  Piémont- Royal,  ils  furent 
mis  en  fuite,  laissant  plusieurs  prisonniers  entre  nos  mains,  et  parmi 
eux  un  officier  supérieur.  Le  régiment  de  Piémont-Royal  se  fit  le  plus 
grand  honneur  dans  cette  occasion;  un  aide-de-camp  du  général  Bés, 
M.  Galli,  qui  chargeait  avec  lui,  ayant  été  entouré  par  quatre  hussards 
et  blessé  d'une  balle  à  l'épaule,  fut  dégagé  par  un  seul  lancier,  qui 
tua  un  hussard  et  mit  les  trois  autres  en  fuite.  Le  23e  régiment,  ainsi 
que  son  brave  colonel,  M.  Cialdini,  se  comporta  d'une  manière  digne 
d'éloges.  Le  colonel  Cialdini  est  habitué  à  en  recevoir  sur  le  champ  de 
bataille;  bien  que  grièvement  blessé  à  Vicence,  pendant  la  première 
campagne,  de  deux  balles  dont  l'une  lui  traversa  le  bas-ventre,  et  non 
guéri  de  cette  cruelle  blessure,  il  n'en  marcha  pas  moins  cette  fois 
au  premier  rang. 

Pendant  que  ce  combat  avait  lieu  à  notre  gauche,  le  général  recevait 
avis  que,  les  vivres  étant  arrivés  très  tard,  la  brigade  Savone  de  la 
troisième  division  et  la  quatrième  division  elle-même  ne  pourraient  pas 
nous  rejoindre  avant  quatre  heures.  Ce  malheureux  contre-temps  ren- 
dait la  position  critique,  car  l'ennemi  commençait  à  déboucher  avec 
des  forces  imposantes  et  pouvait,  en  nous  attaquant.par  Gambolo  (que 
ce  relard  nous  empêchait  d'occuper),  parvenir  à  nous  tourner,  passer 
entre  nous  et  les  deux  divisions  placées  à  Mortara,  nous  accabler  et  nous 
refouler  sous  Vigevano.  On  ne  pouvait  plus  penser  à  prendre  l'offen- 
sive, et  on  devait  se  contenter  de  conserver  ses  positions,  pour  être 
prêt  à  attaquer  le  lendemain  avec  toules  les  forces  réunies.  Déjà  il  était 
plus  de  quatre  heures,  et  la  brigade  de  Savone  n'était  pas  arrivée, 
lorsque  les  Autrichiens,  meltant  quelques  pièces  en  batterie  et  sortant 
de  Gambolo,  s'avancèrent  en  colonne  serrée,  avec  de  grands  hurrahs, 
contre  le  1er  régiment  de  Savoie,  rangé  en  bataille  derrière  le  ravin  et 
appuyé  par  six  pièces  à  sa  droite  et  quatre  à  sa  gaucbe.  Le  général 
Chrzanowski  s'adressa  alors  au  1er  régiment  et  lui  dit:  «  Messieurs, 
je  vous  ai  placés  ici,  et  suis  bien  sûr  que  les  Autrichiens  ne  parvien- 
dront pas  à  vous  déloger.  »  Un  sourire  de  bon  augure  éclaira  les  mâles 


LA  CAMPAGNE   DU   PIÉMONT  EN   1849.  673 

visages  des  braves  en  fans  de  la  Savoie;  ils  restèrent  impassibles  sous 
le  feu  des  tirailleurs  ennemis;  puis,  lorsque,  arrivées  à  cinquante  pas, 
les  colonnes  autrichiennes  étonnées  voulurent  se  déployer,  un  terrible 
feu  de  file  s'ouvrit  au  commandement  du  général;  en  même  temps, 
l'artillerie  tonna  à  droite  et  à  gauche  :  les  ennemis  prirent  la  fuite 
en  désordre.  Le  régiment  de  Savoie  s'ébranla  et  se  jeta  à  la  baïon- 
nette sur  les  colonnes  dispersées.  Le  soldat  voulait  poursuivre  à  ou- 
trance; mais  le  régiment  était  seul,  sans  soutien  :  il  eût  été  imprudent 
de  le  laisser  s'avancer  sans  pouvoir  lui  porter  secours.  On  ordonna  aux 
officiers  de  reprendre  leur  première  position,  et  ils  ramenèrent  de  force 
leurs  soldats  derrière  le  ravin.  Je  me  trouvais  à  la  gauche  de  ce  beau 
régiment  lorsqu'il  fut  attaqué,  et  je  le  suivais  lorsqu'il  vint  reprendre 
sa  position.  Un  soldat  me  dit  :  «  Mon  officier,  pourquoi  ne  pas  nous  lais- 
ser prendre  Gambolo?  —  Mon  ami,  répondis-je,  parce  que,  n'ayant  rien 
pour  vous  soutenir,  on  ne  veut  pas  risquer  la  vie  de  braves  gens  tels 
que  vous.  —  Est-ce  que  Savoie  a  besoin  de  soutiens!  »  Je  fus  charmé 
de  cette  bravade;  une  telle  assurance  est  toujours  de  bon  augure  au  dé- 
but d'une  campagne. 

Après  ce  court,  mais  rude  engagement,  le  combat  se  prolongea  sur 
la  ligne,  par  un  feu  assez  vif  de  tirailleurs,  jusque  vers  six  heures  et 
demie  du  soir.  La  brigade  Savone  et  laquatrième division,  avec  le  duc  de 
Gênes,  étaient  enfin  arrivées.  L'ennemi  avait  été  contenu  dans  ses  ef- 
forts; on  lui  avait  reconquis  plus  que  le  terrain  qu'il  avait  gagné  au 
commencement  de  l'action.  Les  troupes  s'étaient  bien  battues;  on  les 
voyait  en  position  de  prendre  l'offensive  dès  le  lendemain;  chacun  était 
content;  les  craintes  qu'avait  trop  facilement  inspirées  l'inexpérience 
des  nouvelles  recrues  se  dissipaient.  Nous  avions  fait  plus  de  deux  cents 
prisonniers,  la  journée  nous  paraissait  bonne.  Aussi,  nous  comptions, 
à  la  pointe  du  jour,  recommencer  la  bataille  et  culbuter  les  Autri- 
chiens, qui,  serrés  dans  un  triangle  dont  Pavie  était  le  sommet,  entre 
le  Pô,  le  Tessin  et  l'armée,  devaient,  selon  toute  apparence,  éprouver 
de  grandes  difficultés  pour  opérer  leur  retraite.  Nous  n'avions  pas 
cessé  d'ailleurs  d'avoir  confiance  dans  la  division  lombarde,  qui,  re- 
passant le  Pô  et  débouchant  sur  les  derrières  de  l'ennemi,  pouvait  opérer 
une  diversion  décisive. 

A  cinq  heures  et  demie  du  soir,  nous  avions  entendu  une  vive  canon- 
nade dans  la  direction  de  Mortara;  cette  canonnade  s'était  prolongée 
environ  une  demi-heure;  j'avais  d'abord  pensé  que  c'était  le  général 
Durando  qui  s'avançait  vers  nous  en  repoussant  l'ennemi,  mais  le 
bruit  du  canon  avait  cessé,  et  on  n'entendait  plus,  dans  cette  direc- 
tion, qu'un  roulement  continuel  de  mousqueterie.  Nous  étions  sans 
inquiétude,  car  nous  avions  sur  ce  point  deux  divisions,  ce  qui  don- 
nait 18,000  hommes  et  48  pièces  d'artillerie.  Je  pensai  alors  que  Du- 


674  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

rando  s'était  contenté  de  contenir  l'ennemi,  ce  qui  avait  dû  être  facile 
à  un  général  disposant  de  pareilles  forces  et  attaqué  aussi  tardivement. 
Cependant,  ce  feu  de  mousqueterie  se  prolongeant  fort  avant  dans  la 
nuit,  on  put  craindre  qu'un  combat  acharné  n'eût  lieu  sur  ce  point  et 
que  l'ennemi,  masquant  sa  marche  par  de  vives  attaques  de  flanc  pour 
nous  contenir,  ne  s'y  fût  porté  avec  des  forces  très  considérables.  Je  re- 
vins donc  à  la  Sforsesca,  très  inquiet,  mais  espérant  y  recevoir  quel- 
ques nouvelles  de  notre  aile  droite. 

Je  retrouvai  le  roi  à  la  Sforsesca.  Satisfait  de  cette  première  journée, 
le  roi  avait  déclaré  qu'il  bivouaquerait  au  milieu  de  la  brigade  de 
Savoie.  Figurez-vous  un  champ  de  bataille  jonché  de  cadavres,  éclairé 
par  l'incendie  d'une  vaste  ferme;  en  arrière,  un  monticule  sur  lequel 
est  établi  le  régiment;  les  armes  en  faisceaux  étincellent  aux  rayons 
de  l'incendie  et  aux  feux  du  bivouac.  Dans  l'endroit  le  plus  sec,  sur 
deux  sacs  de  toile,  est  étendu  le  roi,  enveloppé  dans  une  couverture  de 
laine,  la  tête  appuyée  sur  un  sac  de  soldat.  Autour  de  lui  se  tiennent 
silencieusement  ses  aides-de-camp  couchés  à  terre,  les  uns  dormant, 
les  autres  plongés  dans  de  cruelles  inquiétudes,  car  tous  ont  des  fils 
ou  des  frères  à  l'armée  et  peuvent  craindre  pour  leurs  jours.  A  la  tête 
du  roi,  on  voit  debout,  semblables  à  deux  statues,  deux  valets  de  pied 
en  grande  livrée  rouge.  Le  visage  du  prince,  ordinairement  pâle  et 
jaune,  est  presque  livide;  sa  bouche  à  chaque  instant  se  contracte  et 
imprime  à  son  épaisse  moustache  des  mouvemens  convulsifs,  tandis 
que  sa  main  gantée,  soulevée  par  une  pensée  que  n'a  pas  domptée  le 
sommeil,  s'étend  par  momens  vers  le  camp  ennemi,  s'agitant  et  tra- 
çant dans  l'espace  des  ordres  incompréhensibles,  ou  semblant  conjurer 
quelque  esprit  invisible.  Cette  scène  ne  s'effacera  jamais  de  mon  sou- 
venir. Elle  avait,  malgré  le  succès  de  la  journée,  quelque  chose  de 
saisissant  et  de  lugubre  qui  chassait  le  sommeil  de  nos  yeux  et  nous 
livrait  aux  plus  sombres  méditations.  Plusieurs  sentinelles,  appuyées 
sur  le  canon  de  leurs  fusils,  regardaient  avec  surprise  et  curiosité  leur 
roi  ainsi  endormi,  tandis  qu'un  de  ses  officiers  d'ordonnance  ramenait 
sur  sa  poitrine  la  couverture  que,  dans  ses  rêves  étranges,  il  rejetait  à 
chaque  instant.  Pauvre  prince!  peut-être  dans  ce  moment  avait-il  l'in- 
tuition des  fatales  nouvelles  qui  allaient  lui  parvenir  !  Peut-être  l'avenir 
se  dévoilait-il  à  son  mâle  courage!  ou  peut-être  aussi,  bercé  par  la  pas- 
sion qui  agitait  toute  son  ame  pour  l'indépendance  de  l'Italie,  voyait-il 
dans  ses  rêves  l'aigle  à  la  croix  d'argent  s'abattant  sur  les  sommets  des 
Alpes  tyroliennes  et  déchirant  de  ses  serres  l'aigle  à  double  tête! 

Vers  une  heure  de  la  nuit,  le  capitaine  Battaglia  et  le  prince  Pio  arri- 
vèrent à  la  Sforsesca;  ils  éveillèrent  le  général  Chrzanowski  et  lui  don- 
nèrent les  premières  nouvelles  de  notre  droite.  La  première  division, 
arrivée  à  Mortara  dans  la  nuit  du  20  au  21,  avait  pris  position  dans  la 


LA   CAMPAGNE  DU    PIÉMONT   EN   1849.  675 

matinée  sur  la  route  de  Pavie,  à  très  peu  de  distance  en  avant  de  Mor- 
tara.  A  partir  de  midi,  elle  s'était  tenue  en  bataille,  prête  à  recevoir 
l'ennemi.  La  division  de  réserve  arrivait  à  son  tour  vers  une  heure  et 
se  plaçait  un  peu  en  arrière  de  la  ville.  Il  est  à  présumer  que,  voyant 
la  journée  s'écouler  sans  que  l'ennemi  parût  et  entendant  la  bataille 
engagée  sur  la  Sforsesca,  ces  troupes  ne  croyaient  plus  à  une  attaque, 
lorsque,  vers  cinq  heures  et  demie  du  soir,  les  Autrichiens  se  mon- 
trèrent, mirent  une  nombreuse  artillerie  en  batterie  et  ouvrirent  un 
feu  meurtrier  sur  la  première  ligne  mal  protégée  par  le  terrain.  Sur- 
pris par  cette  attaque  subite,  les  tirailleurs  reculèrent  rapidement;  un 
bataillon  se  débanda  à  leur  exemple  et  commença  à  jeter  du  désordre 
dans  toute  la  ligne.  Cependant  un  autre  bataillon  vint  prendre  sa  place, 
le  combat  s'engagea  plus  régulièrement,  et  on  fit  avancer  un  régiment 
de  la  division  de  réserve  qui,  en  bouchant  un  vide  imprudemment 
laissé,  rendit  confiance  à  la  troupe.  L'attaque  de  l'ennemi,  protégé 
par  le  feu  d'une  nombreuse  artillerie,  fut  des  plus  impétueuses.  Par 
malheur,  la  position  choisie  par  le  général  Durando  offrait  le  grave 
inconvénient  d'être  trop  rapprochée  de  la  ville  et  d'être  coupée  en  deux 
par  un  large  canal  qui  permettait  très  difficilement  de  communiquer 
d'une  aile  à  l'autre.  Vers  six  heures  et  demie  du  soir,  l'ennemi,  s'étant 
formé  en  colonnes  d'attaque,  se  jeta  vivement  sur  la  position  :  les 
lignes  furent  culbutées  sans  pouvoir  se  porter  mutuellement  assistance 
par  suite  des  empêchemens  du  terrain,  et  les  Autrichiens  pénétrèrent 
dans  la  ville  de  Mortara  pêle-mêle  avec  nos  troupes.  L'obscurité  était 
profonde,  le  combat  se  continuait  corps  à  corps  dans  les  ténèbres,  les 
officiers  cherchaient  en  vain  à  reconnaître  leurs  soldats;  des  plaintes, 
des  menaces  proférées  tour  à  tour  en  allemand,  en  hongrois,  en  italien, 
se  croisaient  dans  les  airs;  les  équipages,  entassés  dans  les  rues,  s'oppo- 
saient à  l'évacuation  de  cette  fatale  ville;  les  soldats  piémontais,  séparés 
les  uns  des  autres,  s'enfuyaient  au  hasard  dans  les  ténèbres.  En  vain  le 
général  Alexandre  La  Marmora,  le  général  Durando  et  spécialement 
le  duc  de  Savoie  s'efforçaient  de  rallier  les  troupes  :  la  cohue  était  trop 
grande,  et  le  combat,  se  continuant  dans  les  rues  et  autour  de  la  ville, 
augmentait  l'horreur  de  cette  scène  lugubre.  Des  flots  de  sang  coulaient 
dans  les  rues,  sans  que  ceux  qui  le  répandaient  fussent  bien  certains 
d'avoir  frappé  un  ami  ou  un  ennemi.  Enfin,  vers  deux  heures  du  ma- 
tin, Mortara  fut  évacuée,  mais  non  sans  des  pertes  sensibles.  Près  de 
2,000  prisonniers  et  5  canons  restèrent  au  pouvoir  de  l'ennemi  avec 
plusieurs -caissons  et  une  partie  du  bagage  de  la  première  division. 
Plusieurs  officiers  supérieurs  furent  tués,  le  brave  général  Bussetti 
blessé  d'un  coup  de  sabre,  nombre  de  soldats  tués,  soit  par  les  balles, 
soit  par  la  baïonnette;  mais  la  force  des  deux  divisions  se  trouva  sur- 
tout réduite  par  la  grande  quantité  de  soldats  et  d'officiers  qui,  séparés 


67C  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

pendant  la  nuit  de  leurs  drapeaux,  errèrent  à  l'aventure  et  ne  purent 
rejoindre  leurs  corps  qu'après  la  bataille  de  Novara. 

La  nouvelle  du  triste  épisode  de  Mortara  fut  un  coup  sensible  pour 
le  roi  et  le  général  Chrzanowski  comme  pour  toute  l'armée.  Ce  désastre 
ébranlait  la  confiance  que  les  troupes  avaient  déjà  prise  en  elles-mêmes 
après  le  combat  de  la  Sforsesca,  et  détruisait  l'espoir  que  le  roi  et  le 
général  en  chef  avaient  conçu  de  livrer  bataille  le  lendemain ,  en  atta- 
quant l'armée  autrichienne  dans  les  positions  peu  favorables  où  elle 
se  trouvait  engagée.  Le  général  Chrzanowski,  voyant  la  campagne 
compromise,  proposa  un  coup  hardi  et  que  plusieurs  de  ceux  qui 
l'entouraient  regardaient  comme  pouvant  amener  de  brillans  résul- 
tats :  c'était  de  marcher  le  22,  à  la  pointe  du  jour,  droit  à  l'ennemi  sur 
Mortara,  de  pousser  l'attaque  à  fond  avec  les  30,000  hommes  qu'on 
avait  sous  la  main,  et  de  risquer  ainsi  de  périr  avec  toute  l'armée  ou 
bien  de  culbuter  les  Autrichiens,  de  pénétrer  jusqu'à  la  division  lom- 
barde, puisqu'elle  ne  voulait  faire  aucun  effort  pour  venir  à  nous, 
quoiqu'elle  fût  seulement  à  quelques  lieues  de  distance  et  qu'elle  eût 
entendu  la  vigoureuse  canonnade  de  la  journée,  puis,  renforcés  de 
ces  6,000  combattans,  de  rallier  les  deux  divisions  chassées  de  Mortara 
le  21.  Cette  résolution  était  bien  hardie,  il  est  vrai;  mais  n'avait-elle 
pas  quelques  chances  de  réussite ,  et  la  victoire  ne  couronne-t-elle 
pas  souvent  une  impétueuse  audace?  Je  laisse  aux  militaires  instruits 
et  expéri mentes  à  décider  la  question. 

Cette  proposition  fut  écartée;  le  roi  l'appuyait;  mais  les  chefs  de  corps 
objectèrent  que  la  nouvelle  de  l'échec  de  Mortara,  répandue  dans  l'ar- 
mée, avait  renouvelé  le  profond  dégoût  d'une  partie  de  la  troupe  pour 
cette  guerre  politique,  que  les  symptômes  menaçans  reparaissaient,  que 
les  munitions  manquaient,  et  qu'il  n'y  aurait  que  folie  à  s'engager  dans 
une  entreprise  aussi  désespérée.  C'est  alors  que  le  général  fit  donner 
l'ordre  de  la  retraite  sur  Novara,  où  on  rallierait,  s'il  était  possible,  les 
divisions  débandées  et  où  l'on  attendrait  l'ennemi.  Dans  la  situation  que 
nous  avaient  faite  la  manœuvre  négative  de  Ramorino  et  le  désastre  de 
Mortara,  il  n'y  avait  pas  d'autre  parti  raisonnable  à  prendre. 

La  manœuvre  de  l'armée  autrichienne  avait  été  pleine  d'audace  et 
parfaitement  conduite.  Pendant  que  des  brigades  se  déployaient  suc- 
cessivement en  avançant  sur  notre  gauche,  le  gros  de  l'armée,  précédé 
d'une  avant-garde  commandée  par  l'archiduc  Albert,  marchait  droit 
sur  Mortara,  protégé  par  de  vives  attaques  destinées  à  masquer  la  mar- 
che du  corps  principal.  Le  succès  couronna  cette  manœuvre,  qui  eût 
été  déjouée  si  la  mauvaise  organisation  du  service  des  vivres,  retardant 
nos  opérations,  n'eût  empêché  la  moitié  de  la  troisième  et  toute  la  qua- 
trième division  de  partir  à  l'heure  prescrite.  A  chaque  instant,  le  gé- 
nérai Chrzanowski  envoyait  presser  l'arrivée  de  ces  troupes,  répétant 


LA  CAMPAGNE  DU   PIÉMONT  EN   1849.  677 

qu'on  allait  laisser  échapper  une  belle  occasion  de  vaincre  facilement 
les  Autrichiens;  mais,  quelque  diligence  qu'elles  fissent,  elles  ne  purent 
arriver  assez  tôt  pour  permettre  de  prendre  l'offensive,  et  l'occasion  fut 
perdue.  On  peut  s'étonner  aussi  que  les  deux  divisions  culbutées  à  Mor- 
tara  n'aient  pu  arrêter  l'ennemi,  ayant  été  attaquées  aussi  tard.  Ce  qui 
explique  ce  fait,  c'est  la  position  vicieuse  choisie  dans  Mortara,  tandis 
qu'il  s'en  offrait  une  beaucoup  meilleure  à  l'embranchement  des  routes 
de  Gambolo  et  de  Pavie;  puis  l'excès  de  confiance  qui  fit  négliger  d'a- 
voir de  vigoureux  avant-postes  échelonnés  au  loin  dans  la  direction  de 
l'ennemi  pour  ralentir  sa  marche  et  empêcher  une  surprise.  On  était 
persuadé  que  les  colonnes  qui  s'approchaient  ne  venaient  faire  qu'une 
petite  reconnaissance  et  n'entameraient  jamais  un  combat  sérieux. 

Si  le  cruel  incident  de  Mortara  eut  une  action  fâcheuse  sur  le  mo- 
ral des  troupes,  qui,  à  la  Sforsesca,  avaient  si  bien  combattu,  le  mou- 
vement rétrograde  sur  Novara  les  affecta  plus  péniblement  encore.  Les 
troupes,  malgré  le  découragement  de  quelques  corps,  ne  comprenaient 
pas  pourquoi  on  renonçait  à  une  bataille  qu'elles  avaient  si  bien  pré- 
parée. On  ne  s'expliquait  pas  non  plus  l'inaction  de  la  division  lom- 
barde, qui,  assistant  à  cette  bataille  de  l'autre  côté  du  Pô,  n'avait  pas 
cherché  à  réparer  la  faute  du  général  Ramorino  en  repassant  le  fleuve 
et  en  attaquant  l'ennemi  par  le  flanc  et  en  queue  pendant  sa  marche. 

III.  —  NOVARA. 

Le  22  mars,  à  la  pointe  du  jour,  nous  partîmes  pour  Novara,  où  nous 
arrivâmes  le  soir,  sans  avoir  été  inquiétés  dans  notre  retraite  par  l'en- 
nemi. Les  deux  divisions  battues  à  Mortara  arrivaient  de  leur  côté  sous 
la  ville,  et  chacun  s'apprêta  aussitôt  à  la  journée  du  lendemain;  car  il 
était  évident  que  les  Autrichiens,  tout  comme  nous,  devaient  recher- 
cher un  engagement  décisif.  S'étant  ouvert  les  routes  d'Alexandrie  et  de 
Turin,  le  maréchal  ne  pouvait  cependant  pas  s'élancer  vers  la  capitale 
du  Piémont,  en  laissant  sur  ses  derrières  une  armée  qui,  bien  que  ré- 
duite, comptait  encore  50,000  combattans  et  111  pièces  d'artillerie. 

De  notre  côté,  nous  devions  désirer  la  bataille,  car  nous  n'avions 
d'autre  retraite  que  vers  le  lac  Majeur  ou  la  Savoie,  ce  qui  nous  isolait 
de  notre  base  d'opérations;  et  d'ailleurs  il  était  évident  que  l'armée, 
composée  en  grande  partie  de  recrues  et  d'hommes  mariés,  diminue- 
rait chaque  jour  sensiblement  à  mesure  qu'elle  traverserait  une  plus 
grande  étendue  de  son  propre  territoire.  En  outre,  l'ordre  était  de 
risquer  le  tout  pour  le  tout;  et  plus  on  reculait,  plus  on  éloignait  la 
chance  de  rallier  la  cinquième  division,  plus  la  disproportion  de  forces 
augmentait.  La  victoire,  au  contraire,  sous  les  murs  de  Novara,  eût 
changé  complètement  la  face  des  choses;  elle  n'eût  peut-être  pas  pro- 


678  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

duit  les  résultais  considérables  qu'eût  ami  -nés  une  victoire  obtenue, 
le  22  mars,  à  Tromello,  parce  que  l'ennemi  avait  plus  de  confiance  en 
lui-même  et  plus  d'espace  pour  ses  mouvemens  de  retraite:  néan- 
moins on  pouvait  espérer  d'en  recueillir  encore  de  grands  avantages. 
Si  même  l'issue  de  cette  journée  restait  indécise,  on  était  en  droit  de 
croire  que  le  maréchal  eût  conclu  volontiers  un  armistice;  car  chaque 
jour  pouvait  amener  sur  ses  derrières  le  général  Alphonse  La  Mar- 
mora,  qui,  ralliant  la  division  lombarde,  était  maître  de  franchir  le  Pô 
avec  un  corps  de  16  à  18,000  hommes.  La  paix  alors  se  fût  probable- 
ment conclue;  l'Italie  n'eût  point  obtenu  son  indépendance,  cela  est 
vrai;  mais  le  parti  de  la  guerre,  réduit  au  silence  par  la  force  des  choses, 
n'aurait  pas  poussé  l'impudence  et  l'orgueil,  du  moins  j'aime  à  le 
croire,  jusqu'à  persister  dans  son  erreur,  en  blâmant  le  roi  de  re- 
mettre à  d'autres  temps  l'accomplissement  de  ses  nobles  desseins. 

Le  23  mars,  à  cinq  heures  du  matin,  le  général  Chrzanowski  prési- 
dait à  l'établissement  des  troupes  dans  les  différentes  positions  qu'il 
leur  avait  assignées.  La  route  de  Mortara  à  Novara,  par  laquelle  devait 
s'avancer  l'armée  ennemie,  rencontre,  à  environ  un  mille  de  Novara, 
un  petit  village  appelé  la  Bicocca.  Ce  village  est  bâti  au  sommet  dune 
côte  d'où  il  domine  la  ville,  et  au-delà  de  laquelle  la  route  court  en 
ligne  droite  sur  un  long  plateau.  De  chaque  côté  de  la  Bicocca  se  trou- 
vent deux  vallées  étroites,  qui  donnent  à  ce  village,  du  côté  de  la  ville, 
l'aspect  d'un  mamelon,  et  se  prolongent  sur  un  espace  de  quelques 
centaines  de  mètres,  en  remontant  doucement  vers  le  plateau  que  suit 
la  route  de  Mortara.  De  l'autre  côté  de  la  vallée  de  droite  s'étend  une 
vaste  plaine  cultivée  autour  de  quelques  cassines,  et  qui  se  transforme 
en  bruyères  à  trois  cents  mètres  environ  en  avant  d'une  grande  cassine 
appelée  la  Citadella.  Cette  plaine  est  coupée  perpendiculairement  sur 
Novara  par  un  canal  coulant  presque  parallèlement  à  l'Agogna;  un  peu 
au-delà,  se  trouve  la  route  de  Vercelli  à  Novara.  Les  troupes  furent  ran- 
gées en  bataille  sur  une  ligne  d'environ  trois  mille  mètres  de  longueur, 
depuis  ce  canal  jusqu'à  la  vallée  située  sur  la  gauche  du  mamelon  de 
la  Bicocca.  Le  front  de  bataille  fut  formé  par  trois  divisions  sur  deux 
lignes. 

La  première  division,  formant  l'aile  droite,  appuyait  son  extrême 
droite  au  canal,  un  peu  en  arrière  d'une  grande  cassine  appelée  Nuova- 
Corte.  Elle  avait  une  demi-batterie  de  4  pièces  à  son  extrême  droite, 
une  batterie  de  8  pièces  au  centre  et  une  autre  batterie  de  8  pièces  à 
son  extrême  gauche.  —  La  deuxième  division,  formant  le  centre,  con- 
tinuait la  ligne  en  avant  de  la  Citadella.  Cette  division  avait  16  pièces 
en  batterie  au  centre  de  la  ligne  de  bataille.  —  La  troisième  division 
formait  l'aile  gauche  et  occupait  la  position  de  la  Bicocca.  Cette  division 
avait  14  pièces  en  batterie  sur  la  gauche  du  chemin  de  Novara,  dans 


LA   CAMPAGNE  DU   PIÉMONT   EN   1849.  679 

une  position  avantageuse,  qui  lui  permettait  de  balayer  par  le  feu  de  son 
artillerie  la  roule  et  le  plateau;  plus  2  pièces  sur  la  route  elle-même.  — 
Quatre  quatrièmes  bataillons  furent  envoyés  à  l'extrême  droite  pour 
appuyer  le  flanc  de  la  première  division,  et  quatre  quatrièmes  batail- 
lons, avec  deux  bataillons  de  bersaglieri,  furent  chargés  d'appuyer  le 
flanc  gauche  de  la  troisième  division;  pour  cela,  les  bersaglieri  occu- 
pèrent le  vallon  situé  à  l'extrême  gauche  de  la  ligne,  lequel  n'était  pas 
praticable  pour  des  masses.  —  La  division  de  réserve  se  rangea  en 
colonnes  en  arrière  de  l'aile  droite,  près  de  la  ville  et  de  la  route  de 
Vercelli,  qu'elle  faisait  éclairer  continuellement  par  de  fortes  recon- 
naissances de  cavalerie.  —  La  quatrième  division,  également  en  co- 
lonnes, se  plaça  en  avant  du  cimetière  de  Novara,  derrière  l'aile  gau- 
che. —  La  brigade  Solaroli  vint  s'établir  en  arrière  de  Terdossio,  sur  la 
route  de  Trecate,  qu'elle  avait  mission  d'observer,  pouvant  de  là  s'em- 
ployer utilement  pour  soutenir  la  quatrième  division.  Cette  brigade 
avait  une  balterie  d'artillerie  (les  batteries  piémontaises  sont  de  8  pièces). 

L'armée  piémontaise,  considérablement  réduite  par  l'absence  de  la 
division  lombarde,  les  malades,  les  blessés,  les  prisonniers  perdus  à 
Mortara  et  les  soldats  égarés  pendant  la  nuit  du  21  au  22,  comptait  en- 
core un  effectif  de  76  bataillons  donnant  44,000  combattans,  36  esca- 
drons formant  un  effectif  de  2,500  chevaux,  et  111  pièces  d'artillerie. 
Ainsi,  sur  un  champ  de  bataille  d'environ  trois  mille  mètres,  cette 
armée  pouvait  présenter  16  hommes  par  mètre,  proportion  qui  fut 
rarement,  sinon  jamais,  dépassée  dans  les  batailles  livrées  en  ordre 
profond  jusqu'à  ce  jour. 

A  neuf  heures  et  demie,  toute  l'armée  était  à  sou  poste,  et,  à  onze 
heures,  le  roi,  monté  sur  un  magnifique  cheval  noir,  sortait  du  palais, 
suivi  de  tout  son  état-major,  pour  aller  inspecter  les  positions,  lorsque 
le  bruit  du  canon  annonça  la  présence  de  l'ennemi.  Aussitôt  ce  prince 
partit  au  galop,  et  arriva  au  sommet  de  la  colline  couronnée  par  la 
Bicocca,  salué  de  nombreux  cris  de  vive  le  roi!  par  les  troupes  placées 
sur  son  passage. 

L'attaque  de  l'ennemi  était  vive,  et  le  feu  de  son  artillerie  balayait 
la  route  et  toute  la  hauteur  de  la  Bicocca.  Un  peu  au-delà  de  l'église  de. 
ce  village  et  sur  la  droite  de  la  route,  se  trouve  un  petit  champ  der- 
rière une  cassine.  Ce  fut  là  que  le  roi  s'arrêta,  près  de  la  première 
ligne.  A  peine  venait-il  d'arriver,  que  les  tirailleurs  ennemis,  refou- 
lant vigoureusement  les  nôtres,  firent  pleuvoir  une  grêle  de  balles  sur 
ce  petit  champ.  Un  carabinier  placé  à  quelques  pas  du  roi  tomba  frappé 
mortellement;  la  première  ligne  ouvrit  un  feu  de  file,  l'artillerie  tira 
à  mitraille.  Le  régiment  de  Gênes-cavalerie  fit  une  charge  brillante,  et 
l'ennemi  fut  repoussé.  Pendant  ce  temps,  l'attaque  s'étendit  sur  toute 
la  ligne,  et  spécialement  sur  noire  gauche  et  notre  centre. 


686  BEVUE  DE»  DEUX  MOWDESv 

D'après  le  plan  adopté,  par  lequel  la  moitié  des  forces  disponibles 
était  rangée  en  bataille  et  l'autre  moitié  tenue  en  réserve,  l'intention 
du  général  Chrzanowski  me  paraît  avoir  été  de  fatiguer  l'ennemi  en 
le  laissant  se  consumer  en  efforts  contre  notre  front  de  bataille,  puis 
de  prendre  l'offensive  à  son  tour  après  quelques  heures  de  combat,  et 
de  le  culbuter  s'il  était  possible.  Au  bout  de  trois  quarts  d'heure  en- 
viron, l'attaque  se  renouvela  avec  plus  de  vigueur  encore;  la  première 
ligne,  composée  de  la  brigade  Savone,  recula;  deux  cassines,  situées  à 
droite  de  la  route  en  avant  de  la  Bicocca,  furent  emportées;  on  fit 
avancer  la  seconde  ligne.  Le  régiment  de  Savoie  passa  devant  le  roi, 
et,  se  précipitant  sur  l'ennemi,  le  repoussa  avec  vigueur.  Pour  aider  à 
ce  refoulement,  le  colonel  Carderino,  de  l'état-major,  s'avança  avec 
un  escadron  de  Gênes-cavalerie,  et  fit  une  charge  couronnée  de  succès. 

Bien  que  l'ennemi  fût  repoussé ,  le  combat  d'artillerie  et  de  tirail- 
leurs n'en  continua  pas  moins  vivement;  on  se  vit  même  obligé  de 
faire  revenir  en  ligne  la  brigade  Savone  pour  aider  le  régiment  de  Sa- 
voie à  se  maintenir.  Le  général  Perrone,  vieux  vétéran  qui,  par  ses 
services,  avait  su  reconnaître  noblement  l'hospitalité  de  la  France, 
semblait  rivaliser  d'audace,  avec  le  roi  et  ne  quittait  pas  ses  tirailleurs, 
qu'il  encourageait  de  ses  conseils  et  de  son  exemple.  Le  général  Chrza- 
nowski,  toujours  à  côté  du  roi,  suivait  de  l'œil  les  incidens  de  la  bataille, 
donnant  ses  ordres  avec  le  plus  parfait  sang-froid  et  ne  quittant  le 
prince  que  pour  se  porter  sur  tous  les  points  où  sa  présence  lui  sem- 
blait le  plus  nécessaire.  Le  point  de  la  Bicocca  était  la  clé  de  la  position; 
aussi  l'ennemi  portait-il  ses  principaux  efforts  contre  ce  village. 

Yers  deux  heures  et  demie,  l'artillerie  autrichienne  redoubla  son 
feu,  et  les  colonnes  ennemies  s'avancèrent  de  nouveau,  refoulant  tout 
devant  elles.  Elles  pénétrèrent  jusque  sur  le  mamelon  qu'occupait 
le  roi  avec  tout  l'état-major;  une  trentaine  de  Hongrois  apparurent  à 
l'angle  de  la  cassine,  mais,  surpris  peut-être  de  se  trouver  en  présence 
de  ce  groupe  d'officiers,  ils  restèrent  un  instant  incertains  et  furent  aus- 
sitôt enveloppés  et  faits  prisonniers.  Le  duc  de  Gênes  entra  alors  en 
ligne  avec  une  de  ses  brigades,  et,  après  un  combat  acharné,  la  posi- 
tion fut  reprise  une  seconde  fois.  Pour  riposter  au  feu  meurtrier  de 
l'ennemi,  on  fit  avancer  une  batterie  de  renfort,  puis,  une  demi-heure 
plus  tard,  une  seconde  batterie,  ce  qui  porta  à  32  pièces  le  nombre  de 
bouches  à  feu  qui  furent  employées  sur  ce  point.  L'espace  rétréci  de 
cette  partie  de  la  position  et  la  configuration  du  terrain  ne  permettaient 
pas  d'en  placer  davantage.  Nous  apprîmes  des  prisonniers  que  le  jeune 
général  qui  nous  attaquait  avec  tant  d'impétuosité  était  le  même  archi- 
duc Albert  qui  commandait  à  Mortara  le  21. 

Le  combat  s'était  ralenti  sur  le  reste  de  la  ligne;  il  était  évident  que 
tous  les  efforts  des  Autrichiens  étaient  dirigés  contre  la  Bicocca.  Voyant 


LA  CAMPAGNE  DU  PIÉMONT  EN   1849.  68 1 

qu'il  ne  réussissait  pas  sur  la  droite  de  cette  position,  l'ennemi  chercha 
à  la  tourner  en  même  temps  par  la  gauche,  et  tout  le  mamelon  fut  cou- 
vert d'une  pluie  de  projectiles,  tandis  que  le  reste  de  la  ligne  de  ba- 
taille était  tenu  en  respect  par  un  combat  de  tirailleurs  et  d'artillerie. 

Au  plus  fort  de  l'action,  les  officiers-généraux  de  la  suite  du  roi  rivali- 
sèrent d'énergie  avec  les  officiers  d'état-major  du  général  Chrzanowski 
pour  encourager  les  troupes,  raffermir  les  soldats  ébranlés  et  porter 
les  ordres.  Le  colonel  Brianski  prodiguait  son  active  intelligence  sur 
tous  les  points;  le  vieux  marquis  Scati  voyait  son  chapeau  traversé 
d'une  balle,  et,  au  moment  où  il  y  portait  la  main ,  un  éclat  d'obus  le 
lui  emportait;  alors  ce  vieux  guerrier,  mettant  un  mouchoir  autour  de 
sa  tête,  tirait  son  épée  et  chargeait  avec  la  cavalerie.  On  peut  dire  sans 
exagération  que,  sur  ce  point,  la  suite  du  roi  et  l'état-major  général  se 
sont  exposés  avec  la  plus  entière  abnégation  et  le  plus  admirable  hé- 
roïsme. 

Le  roi  promenait  ses  regards  sur  la  scène  imposante  qui  se  déroulait 
devant  lui;  de  temps  à  autre  il  consultait  des  yeux  le  général  Chrza- 
nowski, qui,  voyant  cette  nouvelle  attaque  repoussée,  parut  lui  donner 
bonne  espérance.  Dans  cet  instant,  un  soldat  du  train  arrive  à  cheval, 
poussant  devant  lui  deux  prisonniers.  11  s'arrête  devant  le  roi,  lui  dit, 
encore  tout  enivré  du  combat  :  «  Maesta,  son  io  che  ho  fatto  questi  due 

prigionieri!  l'ho  scapato  per  miracolo Ah!  miser icordiaL...  »  Et  il 

tombe  frappé  à  mort  d'une  balle  qui,  sans  lui,  allait  atteindre  le  roi 
en  pleine  poitrine. 

Presque  au  même  instant  on  voyait  passer  le  général  Perrone  porté 
par  quatre  soldats;  ce  brave  vieillard  était  frappé  mortellement  d'une 
balle  à  la  tête.  En  voyant  ce  général  tomber,  les  troupes  manifestèrent 
quelque  hésitation;  l'ennemi  en  profita,  et  bientôt  on  le  vit,  refoulant 
nos  tirailleurs,  s'avancer  de  nouveau  sur  la  Bicocca.  La  brigade  de 
Cuneo  et  deux  bataillons  de  chasseurs  de  la  garde  arrivèrent  alors,  ainsi 
que  deux  bataillons  pris  à  la  deuxième  division  par  le  colonel  Brianski, 
et  l'ennemi  ne  put  accomplir  son  projet;  mais  à  chaque  instant  le  feu 
de  son  artillerie  devenait  plus  meurtrier.  Déjà  nous  avions  dépensé  la 
plus  grande  partie  de  nos  réserves,  et  on  commençait  à  douter  que 
nous  pussions  nous  maintenir  en  position,  lorsque  les  Autrichiens,  ten- 
tant un  nouvel  effort,  nous  refoulèrent  une  troisième  fois  et  nous  for- 
cèrent à  faire  entrer  en  ligne  la  deuxième  brigade  de  la  quatrième  di- 
vision; Le  duc  de  Savoie  avait  amené  lui-même  la  brigade  de  Cuneo  au 
feu,  et  le  duc  de  Gênes,  qui  n'est  jaloux  de  son  frère  que  lorsqu'il  s'agit 
d'exposer  sa  vie,  prodiguait  vaillamment  sa  brillante  jeunesse.  Le  roi 
regardait  avec  orgueil  ces  deux  jeunes  princes,  héritiers  de  son  cou- 
rage martial,  qui  semblaient,  comme  lui,  décidés  à  donner  leur  vie 
pour  le  triomphe  des  armes  piémontaises.  Hélas  !  tant  de  courage,  tant 


082  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

d'abnégation  devait  être  inutile,  et  le  sang  le  plus  noble  du  Piémont 
devait  couler  sans  profit  pour  la  cause  italienne I 

La  mort  d<u  général  Passalaqua  vint  priver  l'armée  d'un  de  ses  cbefs 
les  plus  braves.  Les  paroles  qu'il  prononça  quelques  instans  avant  de 
mourir  donneront  une  idée  parfaitement  exacte  de  l'esprit  qui  animait 
l'armée  et  permettront  de  porter  un  jugement  sur  ses  calomniateurs. 
Le  général  Passalaqua  causait  avec  ses  officiers  lorsqu'il  reçut  l'ordre 
de  se  porter  en  avant  :  a  Messieurs,  leur  dit-il,  vous  savez  qu'étant  en» 
retraite,  je  pouvais  me  dispenser  de  servir.  Vous  savez  que  je  n'approuve 
pas  cette  guerre,  et  que  je  suis  peu  partisan  des  idées  nouvelles;  mais 
je  désire  que  tous  les  parleurs  qui  nous  gouvernent  actuellement  fassent 
leur  devoir  comme  je  saurai  remplir  le  mien.  »  Un  quart  d'heure  plus 
tard,  il  tombait  frappé  en  avant  de  sa  brigade. 

Voyant  que  les  attaques  de  l'ennemi  contre  la  Bicocca,  loin  de  se  ra- 
lentir, devenaient  de  plus  en  plus  vives,  le  général  en  chef  envoya 
vers  .cinq  heures  ordre  à  la  deuxième  division  de  prendre  l'offensive  pour 
faire  une  diversion,  enjoignant  en  même  temps  à  la  première  division 
d'appuyer  le  mouvement  de  la  deuxième.  Aussitôt  les  généraux  Bés  et 
Durando  s'avancèrent  droit  à  l'ennemi;  mais,  tandis  que  ce  mouvement 
s'exécutait,  nos  rangs  éclaircis  se  débandaient,  les  Autrichiens  s'empa- 
raient définitivement  de  la  Bicocca,  et  l'aile  gauche  reculait  jusque  sous 
les  murs  de  îa  ville.  Bientôt  après,  le  centre,  pris  en  flanc,  dut  battre 
en  retraite.  En  même  temps  l'aile  droite,  attaquée  de  flanc  sur  sa  droite, 
se  retirait  à  son  tour,  soutenue  par  un  régiment  de  la  garde  et  une  bat- 
terie d'artillerie  légère,  amenée  à  son  secours  par  le  duc  de  Savoie. 

Ce  fut  donc  le  succès  de  l'ennemi  sur  notre  gauche  qui  décida  la 
perte  de  cette  sanglante  et  honorable  journée,  et  entraîna  la  retraite  de 
notre  centre,  q&i  marchait  en  avant,  puis  de  notre  droite,  qui,  décou- 
verte sur  sa  gauche  par  ce  mouvement  de  retraite  du  centre,  se  vit  un 
instant  exposée  à  être  pi>ise  en  flanc  des  deux  côtés.  Il  était  six  heures 
du  soir;  l'ennemi  ouvrait  le  feu  de  batteries  postées  sur  la  position  que 
nous  venions  d'abandonner.  Plusieurs  pièces,  placées  sur  les  bastions 
de  la  ville  et  en  avant  dfe  l'a  porte  de  Mortara ,  cherchaient  à  retarder 
sa  marche.  Le  duc  de  Gènes,  ayant  eu  trois  chevaux  blessés  sous  lui, 
se  mit  à  la  tête  de  quelques  bataillons  et  se  jeta  de  nouveau  dans  la 
mêlée;  mais  les  soldats,  fatigués,  répugnèrent  à  renouveler  une  lutte 
qu'ils  regardaient  comme  désespérée.  Le  roi,  grave,  abattu,  mais  im- 
passible, revenait  au  pas  vers  la  ville,  s'arrêtant  souvent,  comme  le 
lion  poursuivi  par  les  chasseurs,  pour  faire  face  à  ses  adversaires. 
Le  général  Chrzanowski,  fidèle  à  ses  devoirs  jusqu'au  dernier  instant, 
ne  quittait  pas  l'arrière-garde  et  cherchait  encore  à  prolonger  la  lutte, 
alors  même  qu'elle  était  sans  espoir.  Au  moment  où  le  roi  rentrait  en 
ville,  un  jeune  officier  d'artillerie  passa  près  de  lui  en  criant  vivt  le 


LA  CAMPAGNE   DU   PIÉMONT   EN   1849.  683 

roi!  puis,  s'approchant  du  comte  de  Robillant,  lui  dit  d'une  voix  ferme  : 
«  Es- tu  blessé ,  père?—  Non ,  et  toi?  —  Moi ,  j'ai  la  main  emportée!  » 
Le  comte  de  Robillant  pâlit;  mais,  se  raffermissant  sur  sa  selle  :  «  Eh 
bien  !  console-toi,  mon  fils,  tu  as  fait  ton  devoir  !  »  Une  heure  plus  tard, 
le  pauvre  Charles  de  Robillant  supportait  courageusement  l'amputation 
du  bras.  J'ai  cité  la  mâle  réponse  du  comte  de  Robillant,  car  elle  est 
un  trait  de  plus  qui  peint  les  hommes  contre  lesquels  s'acharne  chaque 
jour  la  presse  démagogique  italienne. 

Le  roi,  déjà  près  de  la  ville,  me  vit  passer.  «  Quelles  nouvelles?  me 
demanda-t-il.  —  Tristes,  sire!  »  Cependant  un  boulet  vient  atteindre 
l'escorte  royale  et  couche  plusieurs  soldats  à  terre.  Les  chevaux  se 
cabrent;  l'escadron  se  débande.  Quelques  instans  après,  je  me  retrouve 
auprès  du  roi.  «  Au  moins,  dit  ce  malheureux  prince,  l'honneur  de 
l'armée  est  sauf!  »  Et  plus  tard  :  «  La  mort  n'a  pas  même  voulu  de 
moi  !  »  ajouta-t-il  avec  une  expression  de  profonde  amertume. 

A  sept  heures,  la  nuit  était  venue;  la  mousqueterie  se  faisait  encore 
entendre.  Le  roi  avait  fait  appeler  M.  Cadorna,  ministre  responsable, 
tandis  qu'il  était  encore  sur  les  remparts,  et,  lui  montrant  le  champ 
de  bataille,  lui  avait  dit  de  se  rendre  au  camp  ennemi  avec  le  général 
Cossato  et  de  demander  un  armistice.  En  voyant  l'aspect  du  champ  de 
bataille,  ce  ministre,  pâle  et  abattu,  comprit  peut-être  enfin  quelle  res- 
ponsabilité pesait  sur  lui  et  ses  collègues;  il  partit  aussitôt  pour  le  camp 
autrichien;  mais,  cette  fois,  le  vainqueur  voulait  faire  sentir  toute  sa 
puissance  et  peut-être  s'assurer  de  la  trempe  plus  ou  moins  romaine  du 
ministère  démocratique.  Ses  conditions  étaient  dures,  et  il  dut  com- 
prendre toute  la  portée  de  son  triomphe  par  l'attitude  du  ministre  avec 
lequel,  du  reste,  il  refusa  nettement  de  traiter.  Le  général  Cossato,  qui, 
pour  dépenser  moins  de  paroles  belliqueuses  que  les  orateurs  du  palais 
Carignan,  n'en  était  pas  moins  prêt  à  exposer  noblement  sa  vie  pour 
l'honneur  de  son  drapeau,  refusa  de  passer  ainsi  par  la  loi  du  vain- 
queur avant  d'avoir  pris  les  ordres  du  roi.  Il  revint  à  Novara  et,  après 
avoir  exposé  le  résultat  de  sa  mission,  il  attendit  de  nouvelles  instruc- 
tions. En  voyant  les  malheurs  dans  lesquels  son  dévouement  à  la  cause 
de  l'Italie  avait  entraîné  le  royaume  de  ses  pères,  le  roi  n'hésita  pas  à 
consommer  un  dernier  sacrifice.  Il  fit  appeler  les  princes,  les  géné- 
raux, le  ministre  Cadorna,  et  d'une  voix  lente,  mais  ferme,  leur  dit  ces 
paroles,  que  l'histoire  doit  recueillir  :  «  Messieurs,  je  me  suis  sacrifié  à 
la  cause  italienne;  pour  elle  j'ai  exposé  ma  vie,  celle  de  mes  enfans, 
mon  trône  :  je  n'ai  pu  réussir.  Je  comprends  que  ma  personne  pourrait 
être  aujourd'hui  le  seul  obstacle  à  une  paix  désormais  nécessaire.  Je  ne 
pourrais  pas  la  signer.  Puisque  je  n'ai  pas  pu  trouver  la  mort,  j'ac- 
complirai un  dernier  sacrifice  à  mon  pays.  Je  dépose  la  couronne  et 
j'abdique  en  faveur  de  mon  fils,  le  duc  de  Savoie.  »  Puis,  le  roi  em- 


CM  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

brassa  affectueusement  chacun  des  assislans  et  se  retira  dans  sa  cham- 
bre, après  nous  avoir  fait  un  dernier  signe  d'adieu  du  seuil  de  la  porte. 

Une  heure  plus  tard,  Charles-Albert  s'éloignait  seul,  sans  permettre 
à  aucun  de  ses  officiers  de  le  suivre  dans  l'exil  auquel  il  s'était  volon- 
tairement condamné,  sans  même  dire  vers  quels  lieux  il  portait  ses 
pas:  mais  qu'importe  la  contrée  où  cet  infortuné  monarque  fixera  sa 
résidence  î  Le  respect  des  populations  suivra  partout  le  héros  de  l'in- 
dépendance, le  martyr  de  la  révolution  italienne. 

Une  dernière  aventure  attendait  sur  le  sol  piémontais  le  roi  déchu 
et  fugitif.  Le  soir  même  de  la  bataille,  les  Autrichiens,  campés  dans 
les  environs  de  Novare,  avaient  interrompu  les  communications  entre 
cette  place  et  Vercelli ,  et  avaient  établi  sur  la  route  deux  pièces  d'ar- 
tillerie braquées  dans  la  direction  de  la  ville.  Un  fort  piquet  d'infan- 
terie veillait  près  de  la  batterie,  et  une  sentinelle  avancée  observait  la 
route.  Vers  minuit,  un  bruit  de  roues  se  fait  entendre  dans  le  lointain; 
on  avertit  le  capitaine  de  garde  que  des  pièces  d'artillerie  piémontaise 
semblent  se  diriger  de  ce  côté.  Aussitôt  il  fait  allumer  les  mèches,  or- 
donne de  charger  à  mitraille  et  de  tirer  dès  qu'on  sera  à  bonne  portée. 
Cependant  le  bruit  devient  plus  distinct;  les  soldats  apprêtent  leurs 
armes,  les  canonniers  immobiles  sont  à  leur  poste.  Enfin,  au  détour  de 
la  route,  on  voit  poindre  une  lumière  qui  s'avance  rapidement.  —  Mon 
capitaine,  dit  le  sergent  d'artillerie,  ce  n'est  point  de  l'artillerie,  c'est 
une  voiture.  —  On  regarde  attentivement,  et  en  effet  on  distingue 
bientôt  une  voiture  attelée  de  quatre  chevaux  de  poste  qui  roule  à  fond 
de  train  sur  la  chaussée.  Aussitôt  le  capitaine  suspend  son  premier 
ordre  et  s'avance  avec  une  patrouille.  Il  arrête  le  postillon,  s'approche 
de  la  portière  et  demande  le  nom  du  voyageur.  —  Je  suis  le  comte  de 
Barge,  répond  celui-ci,  qui  était  seul  dans  la  voiture;  je  suis  colonel 
piémontais,  j'ai  donné  ma  démission  après  la  bataille,  et  je  retourne  à 
Turin.  —  Monsieur  le  comte,  vous  m'excuserez,  mais  je  ne  puis  vous 
laisser  passer  ainsi;  il  faut  que  vous  me  suiviez  chez  le  général  :  il  est 
ici,  à  quelques  centaines  de  pas.  —  Comme  vous  voudrez,  monsieur; 
je  suis  à  vos  ordres.  —  Et  la  voiture,  escortée  de  quelques  hussards,  se 
dirige  vers  le  petit  château  servant  pour  le  moment  de  quartier-gé- 
néral au  comte  de  Thurm.  L'officier  monte  et  prévient  le  général  qu'un 
comte  de  Barge,  se  disant  colonel  piémontais,  vient  d'être  arrêté,  se 
rendant  à  Turin,  et  qu'il  attend  en  bas  dans  la  voiture.  —  Qu'on  le  fasse 
monter,  dit  le  colonel ,  et  qu'on  fasse  venir  le  sergent  de  bersagliere 
que  nous  avons  fait  prisonnier;  si  ce  soldat  le  reconnaît,  vous  le  lais- 
serez passer;  sinon ,  vous  le  retiendrez  prisonnier.  Qu'on  m'avertisse, 
en  tout  cas,  de  ce  qui  se  sera  passé. 

En  effet,  le  comte  de  Barge  monte  dans  l'antichambre,  et  le  bersa- 
gliere est  mis  en  sa  présence. 


LA  CAMPAGNE  DU   PIÉMONT  EN    1849.  685 

—  Reconnaissez-vous  le  comte  de  Barge,  colonel  piémontais? 

—  Non,  je  ne  connais  pas  ce  nom-là  dans  l'armée. 

—  Regardez  bien. 

Le  bersagliere  s'approche,  regarde  fixement  le  voyageur,  et  reste 
interdit.  Le  comte  lui  fait  un  signe  du  regard. 

—  Ah  !  oui,  certes,  je  le  reconnais  bien,  monsieur  le  comte  de  Barge, 
s'écrie  le  bersagliere;  parbleu!  il  était  près  du  roi  pendant  toute  la 
bataille. 

Le  comte  lui  fait  un  geste  de  la  main,  le  bersagliere  s'éloigne,  et  le 
voyageur,  s'avançant  vers  la  porte,  dit  à  l'officier  : 

—  Je  suppose,  monsieur,  que  rien  ne  s'oppose  plus  à  mon  départ? 

—  Pardon,  colonel;  mais  M.  le  général  de  Thurm  me  charge  de  vous 
prier  de  prendre  une  tasse  de  thé  avec  lui. 

Le  comte  accepte,  entre  chez  le  général,  qui,  après  des  excuses  polies 
sur  les  rigueurs  auxquelles  la  guerre  le  condamne,  entame  la  conver- 
sation: on  parle  de  la  bataille;  le  comte  rappelle  tout  ce  qui  s'est  fait 
dans  le  camp  piémontais;  le  général  raconte  tout  ce  qui  s'est  passé  du 
côté  des  Autrichiens,  puis  ajoute  : 

—  Pardonnez-moi,  monsieur  le  comte;  mais  je  m'étonne  qu'un 
homme  aussi  distingué  que  vous  me  semblez  l'être  soit  si  peu  avancé 
dans  l'armée. 

—  Que  voulez-vous?  je  n'ai  jamais  été  heureux;  je  n'ai  pu  réussir. 
Aussi ,  après  la  bataille,  voyant  la  carrière  militaire  désormais  sans 
avenir  pour  moi,  j'ai  donné  ma  démission  du  grade  que  j'occupais. 

La  conversation  se  prolonge  quelque  temps  sur  ce  ton,  puis  le  comte 
de  Barge  prend  congé  du  général  autrichien,  qui  le  reconduit  jusqu'à 
sa  voiture.  En  remontant  l'escalier,  le  général  de  Thurm,  s'adressant 
à  ses  aides-de-camp,  leur  dit  : 

—  Le  comte  de  Barge  est  vraiment  un  homme  entraînant  par  son 
esprit  et  ses  bonnes  manières.  Je  ne  l'aurais  pas  cru  un  militaire;  il 
me  faisait  plutôt  l'effet  d'un  diplomate.  Qu'en  dites-vous? 

—  Nous  sommes  de  votre  avis,  général;  mais  voici  le  bersagliere,  il 
pourra  peut-être  nous  dire  l'emploi  qu'occupait  ce  colonel  à  la  cour 
de  Turin.  Eh!  l'ami,  quel  est  ce  comte  de  Barge  qui  vient  de  nous 
quitter? 

—  Le  comte  de  Barge,  messieurs,  est  le  roi  Charles- Albert. 

—  Le  roi  î 

—  Messieurs,  reprend  le  comte  de  Thurm  après  quelques  instans  de 
silence,  Dieu  protège  l'Autriche!  Que  n'eût  pas  dit  le  monde  si,  par 
une  fatale  méprise,  la  batterie  eût  fait  feu  sur  cette  voiture  et  que  ce 
malheureux  prince  eût  été  frappé,  comme  cela  paraissait  inévitable! 
On  aurait  dit  qu'ennemis  aussi  implacables  que  perfides,  nous  avions 
assassiné  le  roi  Charles- Albert  dans  un  lâche  guet-apens.  Remercions 

TOME  II.  44 


086  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Dieu  de  nous  avoir  épargné  ce  malheur,  et  félicitons-nous  d'avoir  pu 
voir  et  apprécier  de  si  près  notre  héroïque  adversaire! 

Les  événemens  militaires  que  je  viens  de  raconter  portent  en  eux- 
mêmes  des  enseignemens  qu'il  est  presque  inutile  de  faire  ressortir. 
La  campagne  de  1849,  étourdirnent  conçue  sous  l'empire  d'une  excita- 
tion factice,  ne  pouvait  aboutir  qu'à  une  catastrophe.  L'armée  piémon- 
taise  est  excellente;  elle  survivra  à  sa  défaite;  mais,  au  moment  d'entrer 
en  ligne,  il  lui  manquait  la  confiance.  Ses  cadres  avaient  été  précipitam- 
ment remplis;  son  instruction  était  incomplète;  elle  n'avait  d'entier  que 
sa  valeur,  l'héroïsme  de  son  roi,  l'énergie  mâle  et  résignée  de  ses  offi- 
ciers. Elle  a  été  vaincue  fatalement.  Les  plans  les  plus  habiles,  les  com- 
binaisons les  plus  savantes  n'y  auraient  rien  fait.  Le  plan  du  général 
Chrzanowski,  tant  blâmé,  était  le  seul  qu'il  pût  adopter  dans  les  cir- 
constances critiques  où  on  l'avait  placé,  avec  la  nécessité  de  marcher 
en  avant,  de  pousser  droit  à  l'ennemi,  et  coûte  que  coûte.  Pouvait-il 
marcher  avec  toutes  ses  forces  concentrées,  4aissant  la  ligne  du  ïessin 
dégarnie  et  Turin  exposé  à  un  coup  de  main?  C'eût  été  d'une  tactique 
aussi  inconsidérée  que  la  politique  même  qui  précipitait  l'armée  à  la 
frontière.  Une  fois  en  ligne,  le  général  Chrzanowski  a  déployé  une  rare 
décision,  un  sang-froid  imperturbable  et  de  grandes  ressources  d'esprit 
et  de  science;  il  a  tiré  de  l'armée  piémontaise  tout  ce  qu'elle  pouvait 
donner  à  cette  folle  guerre.  Il  suffit  de  rappeler  le  chiffre  des  hommes 
mis  hors  de  combat  du  côté  des  Autrichiens,  pour  se  convaincre  que 
l'armée  piémontaise  n'a  pas  cédé  le  terrain  sans  résistance.  Ce  chiffre 
s'élève  à  près  de  4,000  tués  et  blessés,  pendant  la  courte  campagne  de 
Novara,  parmi  lesquels  plus  de  150  officiers.  Certes,  une  armée  qui, 
livrée  à  toutes  les  causes  de  découragement  et  de  désorganisation ,  a 
encore  le  bras  assez  fort  pour  frapper  de  tels  coups,  cette  armée  mérite 
l'estime  du  monde.  Ce  n'est  rien  d'être  vaincu  ,  quand  on  est  un  pays 
vivace  et  fort,  qui  peut  en  appeler  à  chaque  instant  de  la  défaite  d'au- 
jourd'hui à  la  victoire  de  demain.  C'est  beaucoup  de  conserver  l'hon- 
neur; celui  de  l'armée  piémontaise  est  sans  tache. 

Quant  à  la  cause  principale  de  ce  désastre,  elle  n'a  qu'un  nom,  mais 
ce  nom  dit  tout.  Elle  s'appelle  la  démagogie.  Livré  à  ses  inspirations, 
le  roi  Charles-Albert  n'aurait  pas  été  placé  dans  cette  alternative  fatale 
de  combattre  ou  de  tomber  du  trône,  de  vaincre  ou  d'abdiquer.  11  au- 
rait combattu  à  son  jour,  à  son  heure;  et,  s'il  eût  été  vaincu,  il  eût 
gardé  du  moins  le  prestige  d'un  roi  et  le  crédit  d'un  négociateur.  La 
démagogie  l'a  sacrifié  à  sa  précipitation,  pleine  à  la  fois  d'imprudence 
et  de  couardise;  et  aujourd'hui  elle  lui  tresse  des  couronnes  !  La  dé- 
magogie aime  fort  les  rois quand  ils  s'en  vont! 


AFFAIRES  DU  DANEMARK. 


LA  QUESTION  DE  DROIT  ET  LA  GUERRE. 


Ein  Wort  der  Itechts  und  der  Verstœndigung  in  der  Schleswigslhen  Frage.  — - 
Mfainz,  in-8o,  4849. 


Par  un  contraste  dont  le  secret  est  dans  le  génie  germanique,  au  même  mo- 
ment où  Francfort  et  Berlin  agitent  devant  l'Europe  la  question  de  l'unité  alle- 
mande en  s'autorisant  du  principe  moderne  de  la  nationalité ,  nous  les  voyons 
sur  un  autre  terrain,  dans  les  affaires  de  Schleswig,  recourir  sans  hésitation 
à  des  argumens  d'une  tout  autre  époque  et  rechercher  imperturbablement 
jusqu'au  fond  du  moyen-âge  des  preuves  à  l'appui  de  leur  système  politique. 
Étrange  contradiction  de  métaphysiciens  et  d'érudits!  Ils  n'ont  plus  foi  dans 
les  institutions  qui  leur  viennent  des  traités  de  1815,  ce  dernier  enfantement 
du  vieux  monde,  et  ils  montrent  encore  une  vénération  religieuse  pour  je  ne 
sais  quelle  charte  de  1326  et  je  ne  sais  quel  acte  de  1460.  Peut-être  refuserait- 
on  de  le  croire,  si  plusieurs  milliers  d'écrits  semés  dans  la  presse  quotidienne, 
si  de  prodigieux  amas  de  brochures,  si  toute  une  pyramide  de  volumineuses  dis- 
sertations, n'étalaient  devant  nos  yeux  les  témoignages  innombrables  de  cette 
passion  de  l'Allemagne  moderne  pour  le  droit  féodal.  Qu'on  le  remarque  bien, 
les  savans  et  la  presse  ne  se  sont  point  réservé  le  monopole  de  cette  argument 
tation  dans  la  guerre  de  Schleswig.  Francfort  même,  Berlin,  le  chef  de  la  fa- 
mille d'Augustenbourg,  partie  intéressée  dans  la  querelle,  la  diplomatie,  la  na- 
tion allemandes  sont  tombés  d'accord  pour  poser  la  question  sur  ce  terrain  des 
vieux  diplômes,  dans  ce  clair-obscur  des  âges  indécis  que  l'histoire  est  la  plu- 
part du  temps  réduite  à  deviner. 


688  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Ainsi,  tandis  que,  d'un  côté,  l'Allemagne  invoque  le  droit  des  races  dans  la 
pensée  de  se  reconstituer  sous  une  forme  nouvelle,  de  l'autre,  elle  prétend  tirer 
de  la  poussière  de  ses  archives  les  preuves  d'un  droit  d'héritage  féodal  sur  une 
portion  du  Danemark  et  de  la  race  Scandinave.  Où  réside  le  vrai  droit? 

La  solution  de  la  question  est,  quant  à  présent,  remise  à  la  force.  Après  une 
guerre  terminée  par  un  armistice  laborieusement  négocié,  reconnu  à  Francfort 
à  grand  regret  et  malgré  les  protestations  armées  du  radicalisme  conquérant, 
après  sept  mois  de  démarches  diplomatiques  conduites  à  Londres  avec  une 
grande  activité  par  le  cabinet  de  Copenhague,  l'armistice  conclu  en  août  der- 
nier vient  d'être  rompu  en  mars,  et  nous  assistons  aux  débuts  d'une  nouvelle 
campagne.  Entre  la  race  Scandinave  et  la  race  germanique,  c'est  presque  une 
guerre  civile,  et  les  hostilités  ont  pris,  en  effet,  dès  l'origine,  le  caractère  d'achar- 
nement propre  aux  guerres  de  cette  nature;  lutte  d'autant  plus  regrettable  et 
plus  douloureuse,  qu'elle  est  engagée  à  forces  bien  inégales  et  que  le  droit  ne 
semble  pas  être  du  côté  vers  lequel  la  fortune  menace  d'incliner! 

L'initiative  de  la  rupture  de  l'armistice  a  été  prise  par  le  Danemark  sous  l'in- 
fluence de  deux  graves  considérations.  D'abord,  l'administration  mixte  instituée 
dans  les  duchés  était  en  opposition  directe  avec  le  gouvernement  danois  et  avec 
les  populations  danoises  de  Schleswig,  au  point  de  pouvoir  donner  lieu  à  des 
conflits  sanglants.  C'était  pour  le  Danemark  un  devoir  d'aviser.  D'autre  part,  en 
recommençant  les  hostilités  avec  la  saison,  le  Danemark  conservait  l'unique 
avantage  que  sa  position  lui  assure  contre  les  armées  de  la  confédération  ger- 
manique, la  ressource  de  l'action  maritime.  A  la  vérité,  peut-être  croyait-il  que 
la  perspective  d'un  blocus  dont  l'effet  immédiat  est  de  paralyser  le  commerce  de 
l'Allemagne,  et  qui  a  pour  de  certains  centres  commerciaux,  tels  que  Hambourg, 
toute  la  portée  d'un  grand  désastre,  amènerait  les  pouvoirs  allemands  dans  la 
voie  des  négociations  sincères  et  définitives.  Le  Danemark  s'est  trompé  dans  cette 
espérance.  Le  parlement  de  Francfort  ne  s'est  point  laissé  arrêter  par  la  crainte 
de  catastrophes  commerciales  :  le  Jutland  est  envahi,  et  la  flotte  danoise  répond 
à  cette  invasion  par  un  redoublement  de  sévérité  dans  le  blocus. 

Le  Danemark  cependant  persiste  à  négocier.  Son  plénipotentiaire  est  toujours 
à  Londres,  où  les  conférences  se  sont  ouvertes;  il  en  appelle  toujours  à  la  dis- 
cussion pacifique  des  droits  et  aux  garanties  accordées  autrefois  et  renouvelées 
récemment  par  la  France,  l'Angleterre  et  la  Russie;  mais,  de  son  côté,  la  con- 
fédération germanique  s'acharne  dans  ses  propositions  inacceptables,  qu'elle  ap- 
puie sur  des  chartes  surannées,  plus  concluantes  à  ses  yeux  que  toutes  les  consi- 
dérations de  droit  moderne,  de  garanties  et  d'équilibre  européen.  Que  serait-ce 
si  l'érudition  des  feudistes  s'était  trompée  sur  le  sens  même  de  ces  diplômes,  s'il 
était  démontré  qu'elle  a  joué  à  la  diplomatie  le  tour  perfide  de  lui  fournir  des 
citations  et  des  faits  suspects,  des  commentaires  en  guise  de  textes?  Or,  cette 
démonstration  a  été  précisément  essayée  avec  ifne  clarté  lumineuse  par  l'écrit 
dont  nous  avons  donné  plus  haut  le  titre  et  dont  la  consciencieuse  érudition 
nous  laisse  pour  notre  part  entièrement  convaincu. 

La  doctrine  du  parti  qui  veut  le  démembrement  du  Danemark  repose  tout 
entière  sur  cette  allégation,  que  les  duchés  auraient  été,  en  1460,  légalement  et 
officiellement  unis  par  un  lien  indissoluble,  et  formeraient  ainsi  un  état  indi- 
visible :  c'est  l'argument  sous  lequel  l'Allemagne  couvre  son  intervention  ar- 


AFFAIRES  DU   DANEMARK.  689 

mée  dans  la  querelle  du  Danemark  avec  ses  sujets  allemands  du  Schleswig- 
Holstein.  On  pourrait  dès  l'entrée  du  débat,  en  s'emparant  de  cette  idée  d'unité, 
opposer  à  cet  argument  une  objection  décisive,  et  demander,  par  exemple,  à 
l'Allemagne  pourquoi  elle  aurait  plus  de  droits  sur  le  Schleswig,  fief  de  la  cou- 
ronne danoise  depuis  un  temps  immémorial,  que  le  Danemark  n'en  a  sur  le 
Holstein,  fief  de  l'ancien  empire?  En  effet,  elle  n'a  jamais  eu  de  lien  politique 
avec  le  Schleswig,  et,  depuis  le  commencement  du  xur3  siècle,  elle  a  toujours 
considéré  comme  limite  de  l'empire  allemand  l'Eider,  petite  rivière  qui  sépare 
le  Schleswig  du  Holstein,  de  l'est  à  l'ouest.  Le  Danemark,  au  contraire,  se  trouve 
depuis  près  de  quatre  siècles  en  rapports  féodaux  avec  le  Holstein,  et  durant  cette 
période,  à  la  faveur  de  ces  liens,  bien  des  institutions  sont  devenues  communes 
entre  les  deux  pays.  Il  serait  donc  bien  plus  facile  de  déduire  comme  consé- 
quence de  l'unité  prétendue  des  duchés  la  légitimité  de  la  souveraineté  danoise 
sur  le  Holstein  que  d'en  faire  sortir  la  légitimité  des  prétentions  de  l'Allemagne 
sur  le  Schleswig;  mais  les  juristes  danois  n'attachent  point  plus  d'attention 
qu'elle  n'en  mérite  à  cette  inadvertance  des  feudistes  allemands;  c'est  par  la 
base  même  que  les  Danois  peuvent  ruiner  l'argumentation  de  leurs  adver- 
saires. 

Nous  n'avons  nulle  envie  de  mettre  en  doute  la  communauté  de  race  qui  rat- 
tache la  noblesse  allemande  du  duché  de  Schleswig  à  celle  du  Holstein.  Oui, 
dans  le  Schleswig,  quoique  le  fond  primitif  de  la  population,  quoique  la  majo- 
rité des  paysans  encore  aujourd'hui  appartienne  manifestement  à  la  race  Scan- 
dinave, la  majorité  de  la  noblesse  est  allemande;  elle  est  venue  se  fixer  dans  ce 
duché  peu  à  peu  à  la  suite  des  établissemens  commerciaux  que  les  Allemands 
avaient  essayé  d'y  fonder  dès  le  xme  siècle;  elle  partait  du  Holstein,  et  elle  était 
ainsi  avec  la  noblesse  du  Holstein  dans  des  rapports  de  parenté  que  l'intérêt  de 
sa  sûreté  en  présence  de  la  suzeraineté  danoise  devait  rendre  intimes  et  durables. 
Mais  la  pensée  d'une  union  territoriale  entre  le  Schleswig  et  le  Holstein  était- 
elle  dans  les  esprits?  Non,  et,  à  cette  époque  de  morcellement  féodal,  rien  n'eût 
paru  plus  bizarre  qu'une  fusion  politique  des  deux  duchés. 

Les  rapports  de  la  noblesse  du  Schleswig  avec  celle  du  Holstein  ont  été  définis 
par  des  traités  particuliers.  Parmi  les  plus  anciens,  on  en  connaît  deux  de  1307 
et  de  1323  :  ils  consacrent  l'alliance  des  nobles  contre  le  souverain,  et  instituent 
des  assemblées  délibérantes  dont  le  nom  allemand  (die  Mannschaft)  répond  assez 
bien  à  notre  mot  de  corporation.  Peu  à  peu  les  villes  et  les  prélats  entrèrent 
dans  ces  corporations,  et  il  arriva  même  que  les  prélats,  à  la  faveur  de  leurs 
vastes  propriétés  et  de  leurs  privilèges  spéciaux,  réussirent  à  y  asseoir  leur  pré- 
pondérance. Ce  fut  en  1397  que  les  nobles  du  Schleswig,  du  Holstein  et  de  Stor- 
marn  se  réunirent  pour  la  première  fois  en  assemblée  générale  dans  l'intention 
d'agir  de  concert.  Entre  autres  résolutions,  cette  assemblée  en  prit  une  qui  est 
justement  l'un  des  points  importans  du  débat  scientifique;  elle  déclara  que  la 
corporation  des  nobles  demeurerait  indivise  dans  le  Holstein,  dans  le  Stormarn 
et  dans  le  Schleswig. 

La  corporation  est  indivise,  s'écrient  les  feudistes;  oui ,  mais  par  corporation, 
il  faut  entendre  l'assemblée  générale  de  la  noblesse  des  trois  duchés.  —  Nulle- 
ment, peut-on  répliquer  :  il  ne  faut  entendre  que  la  corporation  de  chacun  de 
ces  trois  pays  envisagés  individuellement.  Si  l'assemblée  eût  voulu  se  désigner 


690  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

elle-même,  elle  aurait  dû  dire  :  La.  corporation  des  trois  pays  sera  réunie  de  ma- 
nière à  former  un  tout;  car  jusqu'alors  elle  n'était  pas  réunie,,  et  ne  pouvait  par 
conséqueut  demeurer  telle.  Que  s'il  restait  à  cet  égard  quelques  doutes,  l'histoire, 
des  temps  postérieurs  les  dissiperait;  car  elle  ne  fait  aucune  mention  de  diètes 
nouvelles  qui  auraient  été  plus  tard  tenues  en  commun  par  les  corporations  des- 
duchés.  Tout  au  contraire,  en  1448,  Adolphe,  duc  de  Schleswig  et  comte  de 
Holstein ,  ayant  ordonné  une  prestation  d'hommage  en  faveur  de  son  neveui 
Christian  d'Oldenbourg  r  élu  roi  de  Danemark  sous  le  nom  de  Christian  Ier,  cet 
acte  d'hommage  fut  accompli,  non  en  commun,  mais  par  chacune  des  corpo- 
rations séparément. 

La  mort  d'Adolphe,  en  4459,  ouvrit  le  champ  aux  contestations  qui  devaient 
aboutir  à  cette  fameuse  charte  de  1460,  sur  laquelle  le  parti  allemand  espère 
triompher.  Le  roi  Christian  réclamait  l'héritage  comme  plus  proche  cognât  et 
par  préférence  aux  agnats  de  la  maison  de  Schauenbourg,  mais  il  ne  le  réclamait 
qu'à  titre  électif.  Il  avait  à  lutter  contre  un  parti  puissant  et  hostile,  soudoyé 
par  les  prétendans  qui  lui  disputaient  cet  héritage,  et  il  ne  put  vaincre  cette 
résistance  qu'au  prix  de  grandes  concessions;  de  là  la  charte  de  1460. 

Voici  la  traduction  littérale  du  passage  d'où  l'on  veut  tirer  le  principe  d'une 
union  réelle  et  perpétuelle  entre  le  Schleswig  et  le  Holstein  :  «  Ces  pays  sus- 
mentionnés, nous  nous  engageons  de  tout  notre  pouvoir  à  les  maintenir  en 
bonne  paix,  et  nous  promettons  qu'ils  resteront  éternellement  ensemble  non 
partagés.  Pour  cette  raison,  aucun  ne  fera  la  guerre  à  l'autre,  mais  chacun  se 
contentera  du  droit.  » 

Une  réflexion  se  présente  tout  d'abord ,  si  l'on  attribue  à  cette  stipulation  le 
sens  d'une  union  réelle  :  comment,  dans  l'état  des  rapports  de  vassalité  du  Hol- 
stein à  l'égard  de  l'empereur  et  de  l'empire  d'Allemagne,  comment  le  roi  de 
Danemark  aurait-il  pu  stipuler  de  lui-même  sans  l'agrément  préalable  de  l'em- 
pereur? N'est-il  pas  vrai  d'ailleurs  que  ce  contrat  n'aurait  pu  devenir  valable 
que  si  la  seigneurie  du  Schleswig  et  celle  du  Holstein  s'étaient  trouvées  réunies 
dans  les  mains  d'un  seul  et  même  héritier  féodal,  et  encore  à  la  condition  que 
cet  héritier  féodal  n'aurait  pas,  par  quelque  félonie,  autorisé  son  suzerain  à  lui 
retirer  le  fief? 

Quoi  qu'il  en  soit ,  la  prétendue  indivisibilité  des  deux  duchés  n'existait  déjà 
plus  peu  d'années  après,  sous  les  fils  de  Christian  Ier.  Elle  se  trouve  en  effet 
implicitement  abolie  par  le  partage  opéré  en  1490,  sans  qu'il  soit  fait  mention 
de  cette  loi  fondamentale,  et  sans  que  ce  changement  ait  été  préalablement  de- 
mandé ni  accordé.  Cette  loi,  qui  n'a  pas  été  prise  en  considération  dans  ce  pre- 
mier partage  des  duchés,  ne  l'a  pas  été  non  plus  dans  les  partages  postérieurs. 
N'était-ce  pas  agir  comme  si  l'on  n'en  eût  pas  même  supposé  l'existence? 

En  présence  des  contradictions  de  fait  et  des  contradictions  logiques  que  ren- 
contre le  commentaire  allemand ,  ne  serait-il  pas  possible  de  trouver  pour  cette 
charte  de  1460  une  explication  plus  simple  et  plus  rapprochée  de  la  vraisem- 
blance? Ne  pourrait-on  pas  supposer  d'abord  que  le  mot  non  partagés  (ungedelet) 
ne  signifie  pas  une  indivisibilité  civile?  Il  s'agissait  de  k  paix  territoriale;,  les 
pays  devaient  être  maintenus  en  bonne  paix,  non  partagés,  unis,  non  divisés  en 
parties;  chacun  devait  se  contenter  de  son  droit  et  en  réclamer  la  protection 
es  des  fonctionnaires  institués.  Quoi  de  plus  sensé?  L'état  de  paix  et  d'indi- 


AFFAIRES   DU    DANEMARK.  694 

lisibilité  s'appliquait  ainsi  aux  relations  entre  le  Schleswig  et  le  Holstein,  sans 
que  l'on  dût  entendre  par  là  une  unité  organique,  un  tout  indivisible,  et  de 
manière  que  ce  fût  seulement  une  union  paisible  sans  division. 

Me  pourrait-on  pas  aussi  rapporter  les  mots  en  litige  à  l'indivisibilité  de 
chacun  des  deux  pays?  On  ne  doit  pas  oublier  que  la  stipulation  de  l'indivisi- 
bilité individuelle  était  indispensable  particulièrement  à  l'égard  du  Holstein, 
qui,  auparavant,  avait  été  si  souvent  morcelé,  au  préjudice  des  populations. 

Il  est  une  dernière  interprétation,  qui  pourrait  bien  contenir  plus  de  vérité 
que  toutes  les  autres  :  c'est  qu'en  employant  les  termes  qui  constituent  le  sujet 
du  débat,  on  n'aurait  songé  ni  à  une  union  réciproque  entre  les  deux  duchés  ni 
à  l'indivisibilité  de  chacun  d'eux,  mais  que  par  le  mot  pays  (Landen)  on  aurait 
entendu  domaines  (Landschaften),  c'est-à-dire  les  domaines  qui,  sur  les  deux 
territoires,  étaient  possédés  par  les  prélats  et  les  nobles.  Il  ne  faut  pas  confondre 
ces  domaines  avec  les  districts  de  paysans  qui  forment  la  majeure  partie  du  ter- 
ritoire des  duchés,  et  où  le  pouvoir  du  souverain  ne  se  trouve  pas  restreint  par 
des  privilèges,  comme  dans  ceux  des  prélats  et  de  la  noblesse.  Un  fait  milite  en 
faveur  de  ce  système,  c'est  qu'avant  de  parler  de  l'indivisibilité  des  duchés  on 
parle  de  la  conservation  de  la  bonne  paix  dans  ces  pays,  ce  qui,  selon  toute 
vraisemblance,  se  rapporte  à  leurs  parties  domaniales,  attendu  que  la  paix  ne 
pouvait  être  troublée  que  par  l'exercice  du  droit  de  guerre,  appartenant  à  la 
corporation  (Mannschaft).  Ainsi  ce  grand  principe  d'unité,  auquel  on  attribuait 
une  si  vaste  portée,  se  réduit  à  un  simple  privilège  d'états,  qui  accorde  aux  no- 
bles du  Schleswig  et  du  Holstein ,  et  à  leurs  possessions,  l'indivisibilité  déjà  oc- 
troyée en  1397,  c'est-à-dire  la  promesse  qu'aucun  de  ces  corps  de  noblesse  ne 
pourrait  être  divisé  sous  divers  seigneurs. 

On  objecte  que  l'union  réelle  et  indissoluble  pourrait  aussi  ressortir  de  quel- 
ques autres  dispositions  de  la  charte  de  1460,  et  parmi  ces  dispositions  l'on  allè- 
gue d'abord  l'élection  en  commun  d'un  souverain.  De  ce  que  deux  pays  sont 
placés  sous  le  gouvernement  d'un  seul  prince,  il  ne  s'ensuit  pas,  dans  le  régime 
de  la  féodalité,  qu'il  existe  entre  eux  une  union  territoriale;  le  lien  qui  les  attache 
est  simplement  personnel.  Du  point  de  vue  de  la  légalité  féodale,  il  est  indiffé- 
rent que  ces  deux  pays  aient  un  souverain  unique  en  vertu  d'une  loi  sur  l'hé- 
rédité ou  en  vertu  d'une  loi  électorale  commune  aux  deux  territoires.  L'accord 
de  1466,  conclu  par  le  conseil  du  royaume  de  Danemark  avec  la  noblesse  du 
Schleswig  et  du  Holstein,  stipule  que,  dans  le  cas  où  le  roi  Christian  1er  laisse- 
rait plusieurs  fils,  les  états  des  trois  pays  se  réuniraient  à  l'effet  d'élire  en  com- 
mun un  de  ces  fils  pour  leur  seigneur.  Cette  convention,  eût-elle  même  reçu 
plus  tard  tous  ses  effets,  n'aurait  pu  constituer  une  union  territoriale  des  trois 
pays,  mais  seulement  une  réunion  éventuelle  dans  un  cas  déterminé. 

Aussi  bien,  l'acte  de  1460,  en  octroyant  aux  duchés  la  jouissance  commune 
de  certains  privilèges,  a  maintenu  sur  d'autres  points  un  état  de  choses  qui 
exclut  toute  pensée  d'une  union  réelle  entre  ces  deux  pays.  C'étaient  d'abord  les 
vieilles  relations  de  vassalité  dans  lesquelles  le  Schleswig  se  trouvait  à  l'égard 
du  Danemark  et  le  Holstein  à  l'égard  de  l'empire  d'Allemagne.  La  dissolubilité  de 
l'union  ne  se  trouvait  pas  seulement  dans  la  condition  diverse,  dans  la  destinée 
distincte  offertes  à  chacun  des  deux  fiefs,  mais  aussi  dans  les  différences  que 
présentait  la  constitution  féodale  de  l'un  et  de  l'autre.  Le  Schleswig  était  un 


692  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

fief  féminin  et  le  Holslein  un  fief  masculin,  de  sorte  qu'une  succession  féodale 
différente  pouvait  survenir  dans  les  deux  pays  et  du  même  coup  briser  l'union. 
En  outre,  les  privilèges  de  1460  laissèrent  dans  les  duchés  autant  de  coutumes 
particulières  qu'ils  y  introduisirent  de  coutumes  communes.  Chacun  des  duchés 
conservait  sa  législation;  en  Schlesw'g  notamment,  la  loi  danoise  ou  jutlandaise 
restait  en  vigueur.  Chaque  corps  de  noblesse  devait  avoir  sa  propre  diète,  la 
noblesse  holsteinoise  à  Bornehoevedeet  celle  du  Schleswig  à  Urnehoevede;  enfin, 
de  part  et  d'autre,  on  gardait  sa  juridiction  propre  et  son  gouvernement  par- 
ticulier, le  Schleswig  sous  un  Drossart,  le  Holstein  sous  un  Maréchal. 

A  l'époque  de  la  concession  de  1460,  le  pouvoir  du  clergé,  de  la  noblesse  et 
des  villes  avait  atteint  à  son  plus  haut  degré  de  force  et  d'éclat.  En  présence  de 
ce  pouvoir,  celui  de  la  royauté  s'effaçait  presque  entièrement;  aussi  les  corps 
privilégiés  du  Schleswig  et  du  Holstein  ne  se  contentèrent-ils  pas  de  la  libre  et 
pleine  jouissance  de  leurs  prérogatives;  sous  certains  aspects,  ils  réussirent  à  les 
étendre.  Cependant  la  plupart  des  institutions  communes  dont  on  essaie  de  s'au- 
toriser ne  sont  nées  que  par  des  évolutions  ultérieures  de  l'histoire.  C'étaient  dans 
l'origine  de  simples  mesures  administratives,  que  maintenant  on  prend  à  tâche 
de  faire  passer  pour  des  principes,  pour  des  lois  fondamentales,  pour  des  témoi- 
gnages antiques  de  la  réunion  primitive  et  indissoluble  du  Schleswig  et  du  Hols- 
tein. Au  nombre  de  ces  mesures,  nous  apercevons  la  diète  commune  des  deux  du- 
chés. Ce  fut  le  roi  Frédéric  Ier  qui  consentit  le  premier  (dans  l'acte  de  confirmation 
de  1524)  à  ce  que  cette  diète  se  tînt  deux  fois  par  an,  savoir:  huit  jours  après 
Pâques  à  Flensbourg,  et  huit  jours  après  la  Saint-Michel  à  Kiel.  Tel  était  aussi 
le  gouvernement  commun,  dit  la  Communion,  ainsi  que  la  juridiction  de  police 
sur  les  villes,  laquelle  s'est  développée  postérieurement,  par  accroissemens  suc- 
cessifs. Ces  arrangemens  et  beaucoup  d'autres  dictés  par  les  circonstances  se 
modifiaient  avec  elles;  quelques-uns  même  disparaissaient  entièrement,  et  per- 
sonne n'eût  songé  alors  à  les  envisager  comme  des  principes  constitutionnels  et 
fondamentaux.  Et  d'ailleurs,  ces  privilèges,  dont  on  argue  si  complaisamment, 
sont  loin  d'être  restés  intacts  :  ils  s'affaiblirent  rapidement,  à  mesure  que  le 
pouvoir  de  la  noblesse,  du  clergé  et  des  villes  perdit  lui-même  de  son  autorité 
devant  l'agrandissement  de  l'autorité  royale.  On  aurait  beau  jeu  à  faire  l'his- 
torique des  vicissitudes  et  de  la  déchéance  de  privilèges  si  étrangement  inter- 
prétés, depuis  les  premiers  successeurs  de  Christian  jusqu'aux  graves  événemens 
qui  vinrent,  en  1721,  leur  porter  une  atteinte  décisive. 

L'année  1721  est  la  date  de  la  réunion  territoriale  du  Schleswig  au  royaume 
de  Danemark  sous  la  même  loi  de  succession  à  perpétuité.  De  ce  moment,  les 
privilèges  de  la  noblesse  du  Schleswig  et  du  Holstein  ne  furent  plus  confirmés 
par  un  même  acte,  et  le  premier  prince  qui  depuis  cette  époque  eut  à  signer,  un 
acte  de  ce  genre  (Christian  Yl)  confirma  les  privilèges  des  prélats  et  de  la  no- 
blesse du  Schleswig  et  du  Holstein  par  deux  actes  séparés,  quoique  pareils,  si  ce 
n'est  en  un  seul  point.  La  différence  consistait  en  ce  que  l'acte  relatif  à  la  no- 
blesse du  Schleswig  contenait  cette  réserve  :  ce  En  tant  que  les  privilèges  ne  sont 
pas  contraires  à  notre  autorité  unique  et  souveraine  sur  le  duché.  » 

Les  deux  noblesses  se  contentèrent  de  demander,  dans  un  mémoire  du 
7  juillet  1731,  adressé  au  roi  Christian  VI,  le  maintien  de  leur  nexus  socialis, 
et  si  le  roi  céda  à  leurs  désirs  par  sa  résolution  du  27  juin  1732,  ce  fut  sous  la 


AFFAIRES   DU   DANEMARK.  693 

réserve  que  ce  lien  ne  préjudicierait  pas  à  ses  droits  comme  unique  seigneur 
souverain  du  pays.  Plus  d'un  siècle  s'écoula  depuis  la  dernière  diète  sans  que 
la  noblesse  des  duchés  demandât  la  convocation  des  assemblées.  Lorsque  s'opéra 
la  réunion  de  la  partie  ducale  du  Holstein  avec  la  partie  royale,  la  noblesse  du 
Schleswig  et  du  Holstein  remit  au  roi  (24  février  1774)  un  mémoire  qui  conte- 
nait l'expression  de  plusieurs  vœux;  mais  des  diètes  communes,  il  n'en  était  nul- 
lement question. 

Cette  pensée  ne  se  montre  clairement  et  hautement  qu'en  1815.  Les  prélats, 
les  nobles  et  les  propriétaires  de  terres  nobles  des  deux  duchés  réclamèrent  le 
droit  d'une  réunion  indivise  et  l'établissement  d'une  diète  commune,  à  laquelle 
appartiendrait  la  prérogative  de  voter  les  impôts.  Les  prélats  et  les  nobles  du 
Holstein  usèrent  même  de  la  faculté  légale  d'en  appeler  à  la  diète  germanique. 
Que  fit  alors  la  représentation  officielle  de  cette  même  confédération  germanique 
qui  prétend  battre  en  brèche  le  Danemark  à  l'aide  de  ces  vieilles  coutumes,  et 
qui  fait  la  guerre  pour  les  ressusciter?  Elle  déclara  qu'il  n'entrait  point  dans  ses 
attributions  de  rétablir  une  constitution  d'états  qui  avait  par  le  laps  du  temps 
cessé  d'être  exécutée. 

L'Allemagne  a  donc  pris  soin  par  avance  de  réfuter  elle-même  l'interprétation 
qu'elle  donne  de  la  charte  de  1460,  et  le  Danemark  est  autorisé  à  se  mettre  à 
l'abri  des  droits  plus  récens  et  plus  certains  consacrés  par  les  traités  de  1720, 
œuvre  de  justice  et  de  raison.  On  n'ignore  point  que  le  fief  du  Schleswig  était 
naguère  partagé  entre  la  ligne  royale  et  celle  de  Gottorp.  La  partie  doma- 
niale (land  schaftliche  Theil)  de  ce  pays,  en  vertu  des  privilèges  des  prélats  et 
de  la  noblesse,  était  soumise  à  un  gouvernement  commun.  On  sait  pareillement 
que  la  maison  de  Gottorp  s'allia  avec  la  Suède,  et  obtint  en  1658,  à  la  faveur 
de  cette  alliance,  que  le  Schleswig  fût  affranchi  de  la  souveraineté  et  de  la  su- 
zeraineté danoises  jusque-là  incontestées,  mais  seulement  pour  la  durée  de  la 
branche  masculine  des  deux  lignes.  La  maison  de  Gottorp,  qui  était  alors  de- 
venue souveraine  dans  le  Schleswig  et  qui  se  trouvait  dans  des  rapports  de  lutte 
continuelle  avec  le  Danemark,  toujours  secondée  par  la  Suède,  perdit  ou  recou- 
vra, selon  les  vicissitudes  de  la  guerre,  les  avantages  obtenus  en  1658  jusqu'à 
ce  que,  dans  les  années  1712  et  1713,  cette  maison  ayant  rompu  la  neutralité 
promise  au  Danemark,  le  gouvernement  danois  prit  possession  du  territoire 
qu'elle  avait  en  fief  dans  le  Schleswig,  et  traita  ce  fief  en  pays  conquis.  On  se 
rappelle  enfin  que,  par  la  médiation  de  la  France  et  de  la  Grande-Bretagne,  la 
paix  fut  conclue  entre  la  Suède  et  le  Danemark  en  1720;  que  la  possession  du 
Schleswig  fut  garantie  au  cabinet  de  Copenhague,  et  que  cette  garantie,  grâce 
au  désistement  de  la  ligne  de  Gottorp  en  faveur  de  la  couronne  de  Danemark, 
n'a  rencontré  d'opposition  nulle  part.  Voici  cependant  que  les  objections  sur- 
gissent et.  que  les  feudistes,  si  pleins  de  respect  pour  de  vieilles  stipulations  féo- 
dales dont  ils  dénaturent  même  le  sens,  attaquent  ces  dispositions  si  nettes,  si 
positives,  de  traités  consacrés  par  les  trois  premières  puissances  de  l'Europe.  La 
science  et  la  diplomatie  danoises  ont  trop  beau  jeu  sur  ce  point. 

Les  deux  puissances  garantes  et  signataires  des  traités  de  1720,  la  Grande- 
Bretagne  et  la  France,  n'ont  pas  eu,  déclare-t-on,  le  droit  de  rien  déterminer, 
quant  au  Schleswig,  sans  le  consentement  du  duc  de  Gottorp,  parce  qu'on  ne 
peut  garantir  que  le  bon  droit  et  jamais  une  injustice.  Qu'est-ce  à  dire?  Le  Da- 


694  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

nemark  faisait  valoir  un  droit  quel  qu'il  fût.  Les  puissances  belligérantes  et  mé- 
diatrices ont  dû  examiner  si  ce  droit  était  fondé.  Elles  ont  décidé  l'a  question 
en  faveur  du  Danemark;  leur  décision,  qu'elles  se  sont  engagées  à  maintenir, 
compte  aujourd'hui  plus  d'un  siècle  d'existence,  et  n'a  pas  cessé  durant  ce  laps 
de  temps  d'être  considérée  comme  la  pierre  fondamentale  du  système  politique 
et  de  l'équilibre  de  l'Europe  septentrionale.  Quelle  étrange  prétention  de  venir 
aujourd'hui  remuer  les  points  de  droit  et  les  considérans  qui  ont  alors  servi  de 
base  à  l'action  des  puissances,  et  de  faire  en  quelque  sorte  la  révision  d'un  pro- 
cès qui  a  été  jugé  depuis  un  siècle!  Comment  voulez-vous  que  les  puissances 
qui,  à  cette  époque,  ont  prononcé  l'arrêt,  aussi  bien  que  celles  qui  ont  reconnu 
cet  arrêt,  autorisent  une  telle  manière  de  procéder,  dont  le  premier  effet  se- 
rait de  remettre  en  litige  l'organisation  internationale  et  intérieure  de  tous  le», 
états? 

Les  juristes  allemands  se  tromperaient  d'ailleurs  s'ils  pensaient  que  la  garan- 
tie de  la  France  et  de  l'Angleterre  a  été  donnée  au  Danemark  sans  examen  et 
dans  le  seul  intérêt  de  lui  complaire  ou  d'abaisser  un  ennemi  :  elle  avait  un  but 
plus  haut;  elle  se  rattachait  à  des  considérations  plus  élevées;  elle  était  destinée 
à  affermir  la  paix  générale  et  à  trancher  les  contestations  qui  pouvaient  mettre 
en  péril  ce  grand  intérêt  dans  le  Nord.  En  1720,  le  régent  écrit  à  M.  de  Cam- 
predon,  ministre  de  France  près  la  cour  de  Suède,  au  sujet  de  la  déclaration  des 
garanties  sollicitées  :  «  Vous  ne  pouvez  donner  cette  déclaration  que  condition- 
nellement  et  dans  la  supposition  de  la  paix  entre  la  Suède  et  le  Danemark,  et 
sur  le  fondement  de  la  restitution  de  Stralsund  et  de  l'île  de  Rûgen  à  la  Suède.» 
C'est  dans  le  même  sens  que  Dubois  s'expliquait  auprès  du  ministre  de  Dane- 
mark à  Paris  :  «  Son  altesse  royale  m'a  ordonné  de  vous  marquer  que  le  roi 
accordera  au  roi  votre  maître  sa  garantie  du  duché  de  Schleswig  conjointement 
avec  le  roi  de  la  Grande-Bretagne,  lorsqu'il  sera  maintenu  dans  la  paisible  pos- 
session de  ce  duché  par  les  traités  qui  rétabliront  la  tranquillité  dans  le  Nord.  » 
N'est-il  donc  pas  évident  que  la  France  n'accorde  sa  garantie  qu'en  vue  de  l'in- 
térêt général  des  puissances  du  Nord?  Que  vient-on  se  plaindre  ensuite  de  l'ab- 
sence du  duc  de  Gottorp  dans  les  négociations?  Qu'importe  même  qu'il  ait 
élevé  la  voix  pour  protester?  Quand  la  paix  fut  conelue,  le  duc  de  Gottorp  n'é- 
tait plus  une  puissance  belligérante;  son  pays  avait  été  conquis,  il  n'était  qu'un 
prétendant,  et  le  droit  de  décider  de  son  sort  appartenait  aux  états  belligérans 
et  médiateurs.  Tant  qu'une  puissance  souveraine  s'intéressait  aux  prétentions 
du  duc  de  Gottorp  et  mettait  son  influence  au  service  de  ce  prince,  il  avait, 
pour  rendre  à  ses  prétentions  leur  autorité,  il  avait  le  moyen  des  négociations  et 
les  chances  d'une  nouvelle  guerre;  sinon  il  était  mis  hors  du  débat,  et  la  paix 
conclue  au  profit  du  Danemark  remplissait  toutes  les  conditions  de  la  légalité. 
Au  reste,  y  eût-il  des  doutes  à  cet  égard,  ils  seraient  levés  par  la  renonciation 
officielle  de  la  maison  de  Gottorp  en  1767  et  1776.  De  ce  jour  elle  a  reconnu 
elle-même  la  validité  des  traités  qui  la  dépossèdent  et  qui  unissent  à  perpétuité 
pleinement  et  entièrement  le  duché  de  Schleswig  au  royaume  de  Danemark. 

Si  grave  que  soit  cette  considération ,  elle  n'arrête  pas  les  défenseurs  de  la 
charte  de  1460.  Ces  garanties,  disent-ils,  ne  concernent  que  les  prétentions  de 
la  maison  de  Gottorp;  elles  ont  pu  modifier  la  situation  du  Schleswig  sous  le 
rapport  du  droit  des  gens,  mais  elles  n'ont  dû  rien  changer  au  droit  politique 


AFFAIRES   DU   DANEMARK.  695 

du  Schleswig,  à  son  indissoluble  union  avec  le  Holstein,  privilège  des  nationaux 
qui  n'étaient  pour  rien  dans  les  hostilités  exercées  par  la  maison  de  Gottorp. 
Fallût-il  admettre  cette  indivisibilité,  que  Ton  ne  peut  en  définitive  appuyer 
sur  aucun  témoignage  sérieux,  il  existe  un  principe  incontesté  dans  le  droit  des 
gens  :  c'est  que  l'état  conquérant  peut  changer  la  constitution  du  territoire  con- 
quis sans  avoir  égard  aux  promesses  faites  ipar  le  souverain  dépossédé.  Tous  les 
précédens  historiques,  tous  les  auteurs  en  font  foi,  aussi  bien  que  la  raison. 
Or,  il  arriva  justement  que  le  roi  de  Danemark,  affermi  dans  sa  conquête  par 
un  traité  de  paix  solennellement  garanti,  crut  pouvoir  dhanger  la  constitution 
jusqu'alors  en  vigueur  dans  le  Schleswig.  Invités  à  lui  rendre  hommage,  les 
états  rappelèrent  eux-mêmes,  dans  l'acte  de  prestation  (4  septembre  1721),  ces 
anciens  rapports  du  Schleswig  avec  le  royaume  de  Danemark,  et,  après  avoir 
dit  que  ce  duché,  autrefois  partie  intégrante  de  la  couronne  (altes  Stuck),  lui 
avait  été  arraché  par  l'injure  des  temps  (injuria  temporum),  ils  déclarèrent  qu'ils 
prêtaient  le  serment  de  fidélité  selon  la  teneur  de  la  loi  royale  (legis  regiœ)  au 
roi  et  à  ses  successeurs  héréditaires  royaux,  de  sorte  que  la  nouvelle  loi  de  suc- 
cession au  trône  se  trouvait  expressément  reconnue  par  le  Schleswig  lui-même. 
Les  modifications  qui,  par  suite  du  nouvel  état  de  choses,  ont  été  apportées  plus 
tard  au  gouvernement  et  aux  institutions  représentatives,  ont  de  même  été  ac- 
ceptées sans  difficulté.  De  pareils  faits  ont  dû  vivement  tourmenter  les  publi- 
cistesdu  Schleswig-Holstein;  aussi  ont-ils  cherché  à  les  combattre  par  les  inter- 
prétations les  plus  hasardées.  Selon  eux,  le  mot  couronne  doit  signifier  la  couronne 
du  Schleswig;  la  loi  royale  (lex  regia)  ne  serait  ici  que  le  statut  de  primogéni- 
ture,  désignations  qui  n'ont  jamais  été  employées  en  ce  sens.  On  soutient  en- 
core, il  est  vrai,  que  les  états  du  Schleswig  auraient  prêté  foi  et  hommage  à 
Frédéric  IV,  non  comme  roi,  mais  comme  leur  unique  seigneur  et  duc.  Si  telle 
eût  été  leur  intention,  ils  auraient  certainement  dit,  en  des  termes  positifs,  sui- 
vant l'usage  ancien  et  invariable,  que  le  roi  n'agissait  pas  comme  roi;  ils  l'eus- 
sent fait  surtout  en  présence  de  la  situation  nouvelle  du  pays  et  de  cette  néces- 
sité d'un  acte  d'hommage  envers  les  successeurs  héréditaires  désignés  par  la  loi 
Toyale. 

Viendra-t-on  maintenant  alléguer  que  le  Schleswig  n'aurait  pas  été  garanti 
au  roi  Frédéric  IV  comme  roi  de  Danemark,  mais  comme  duc  de  Schleswig,  et 
que  par  conséquent  ses  successeurs  mâles,  seuls  aptes  à  succéder  d'après  le  pré- 
tendu droit  de  succession  attribué  par  les  Allemands  au  Schleswig  et  au  Hols- 
tein,  pourraient  seuls  se  prévaloir  de  la  garantie  des  traités?  Mais  qu'on  veuille 
bien  se  rappeler  le  sens  de  l'histoire.  N'est-ce  pas  en  qualité  de  roi  de  Dane- 
mark que  Frédéric  IV  avait  fait  la  guerre?  N'est-ce  pas  à  ce  titre  qu'il  avait  pris 
possession  du  Schleswig  et  conclu  la  paix?  Il  ne  s'agissait  nullement  de  l'intérêt 
d'un  roi  duc  de  Schleswig,  il  s'agissait  du  droit,  de  l'intérêt  et  de  la  sûreté  de 
la  couronne  de  Danemark  et  des  Danois;  c'est  le  conseil  d'état,  ce  sont  les  mi- 
nistres de  cette  nation  qui  ont  délibéré  et  négocié.  Enfin  la  possession  du  Schles- 
wig n'a  été  assurée  à  la  couronne  danoise  qu'à  la  condition  que  les  conquêtes 
'faites  par  les  Danois  en  Poméranie  fussent  rendues. 

Reste  une  objection  à  laquelle  l'Allemagne  attache  une  grande  importance. 
A  défaut  d'un  gain  plus  ample,  on  voudrait  du  moins  placer  en  dehors  des  sti- 
pulations des  traités  à  peu  près  la  moitié  du  Schleswig,  c'est-à-dire  la  partie 


696  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

royale,  comme  si  les  garanties  n'embrassaient  que  la  partie  ducale.  Le  préam- 
bule des  actes  de  garantie  signés  par  la  France  et  l'Angleterre  est  positif,  c'est 
le  duché  de  Schleswig  lui-même  que  ces  puissances  ont  en  vue.  Que  si  les  actes 
parlent  plus  loin  de  la  possession  paisible  de  la  partie  ducale,  que  peut-on  voir 
en  cela  de  restrictif?  Quel  est  le  but  des  garanties  en  général,  sinon  raffermis- 
sement des  droits  et  des  positions  qui  sont  en  contestation  ou  en  péril?  Ici  les 
difficultés  n'étaient  possibles  que  pour  la  partie  ducale  du  Scbleswig;  la  partie 
royale  ne  pouvait  être  le  prétexte  d'aucune  contestation,  étant  une  ancienne  dé- 
pendance de  la  couronne  de  Danemark  replacée  simplement  sous  l'empire  du 
droit  de  succession  au  trône  établi  par  la  loi  royale.  Bien  que  les  puissances  aient 
voulu  donner  et  qu'elles  aient  donné  effectivement  leur  garantie  pour  tout  le  du- 
ché, elles  crurent  convenable,  à  cause  des  prétentions  qui  s'étaient  élevées  et  qui 
pouvaient  se  produire  encore  au  sujet  de  la  partie  ducale,  de  désigner  celle-ci 
comme  objet  essentiel  de  la  garantie.  Cette  pensée  apparaît  avec  clarté  dans  le 
cours  des  négociations,  et  notamment  dans  la  phrase  suivante  dont  le  Dane- 
mark demanda  l'insertion  dans  l'acte  :  «  Que  sa  majesté  très  chrétienne  s'engage 
à  garantir  au  roi  de  Danemark  le  duché  de  Schleswig  et  à  le  maintenir  dans  la 
possession  paisible  de  la  partie  ducale  de  ce  duché.  »  C'est  en  ce  sens  que  furent 
rédigés  les  traités.  La  garantie  s'est  étendue  à  tout  le  duché;  mais  l'effet  parti- 
culier de  cet  acte,  le  maintien  du  roi  de  Danemark  dans  la  possession  de  la 
partie  attaquée,  a  été  défini  d'une  manière  plus  précise. 

En  vérité,  il  faudrait  être  pris  d'un  étrange  amour  du  sophisme  pour  refuser 
de  voir  que  si  la  partie  royale  du  Schleswig  n'a  point  été  l'objet  d'une  stipu- 
lation en  quelque  sorte  individuelle,  c'est  qu'elle  était  placée  au-dessus  du  doute. 
La  France  et  l'Angleterre,  auxquelles  s'est  joint  plus  tard  l'empereur  de  Russie 
comme  chef  de  la  maison  de  Holstein-Gottorp,  ont  entendu  assurer  à  la  cou- 
ronne de  Danemark  la  possession  perpétuelle  de  tout  le  Schleswig,  et  ces  ga- 
ranties sont  depuis  lors  considérées  comme  une  partie  intégrante  du  système 
politique  de  l'Europe.  On  ne  saurait  donc  y  toucher  aujourd'hui,  sans  porter 
l'atteinte  la  plus  flagrante  à  ces  droits  écrits  que  l'Allemagne  invoque.  Vous 
avez  voulu  couvrir  votre  ambition  sous  des  prétextes  de  légalité;  vous  avez,  dans 
cette  pensée,  fait  un  appel  à  la  science,  vous  avez  cru  pouvoir  profiter  de  l'ob- 
scurité des  temps  anciens  pour  faire  parler  l'histoire  en  votre  faveur,  vous  l'avez 
commentée,  vous  l'avez  mise  à  la  torture,  et  vous  lui  avez  arraché  des  réponses 
forcées!  Mais  lorsque  la  raison  et  l'équité,  remontant  sur  les  traces  de  vos  so- 
phismes,  vont  à  leur  tour  interroger  ces  vieux  textes  à  l'abri  desquels  vous  aviez 
cru  pouvoir  vous  réfugier,  elles  obtiennent  de  l'histoire  un  langage  bien  diffé- 
rent de  celui  que  vous  lui  prêtez  complaisamment.  Il  faut  en  prendre  votre  parti, 
votre  science  a  tort  tout  comme  votre  politique;  vous  êtes  injustes  dans  votre 
érudition  comme  dans  votre  diplomatie,  et  vous  n'avez,  en  définitive,  aucun  ar- 
gument qui  vaille,  si  ce  n'est  votre  force,  ullima  ratio. 

L'Europe  le  sait,  et  il  est  vrai  de  dire  qu'elle  est  unanime  à  blâmer  les  argu- 
mens,  les  prétentions  et  la  conduite  de  l'Allemagne.  Ce  n'est  point  un  de  ces 
problèmes  politiques  qui  engagent  les  opinions  et  divisent  les  puissances  en  éveil- 
lant leur  convoitise  et  leurs  rivalités;  c'est,  au  contraire,  une  de  ces  questions 
sur  lesquelles  tous  les  cabinets  sont  portés  à  tomber  d'accord,  parce  qu'aucun 
en  dehors  de  l'Allemagne  ne  voit  rien  à  gagner  à  un  changement.  Tous,  en  effet, 


AFFAIRES  DU  DANEMARK.  697 

n'ont-ils  pas  intérêt  à  ce  qu'une  situation  aussi  importante  pour  le  commerce  du 
monde  que  le  passage  du  Sund  reste  aux  mains  d'une  puissance  de  second  ou 
de  troisième  ordre  qui,  par  cette  condition  même,  en  assure  la  libre  pratique  à 
toutes  les  marines?  Le  Danemark,  gardien  du  Sund,  rend  à  l'Europe  un  service 
que  tous  les  cabinets  apprécient;  et,  comme  ils  savent  bien  qu'un  démembrement 
de  ce  petit  état  serait  sa  ruine,  ils  ne  semblent  point  disposés  à  se  prêter  à  ce 
démembrement  tenté  par  la  confédération  germanique.  Le  droit  fût-il  obscur, 
que  l'intérêt  est  bien  clair.  Aussi  la  Suède,  l'Angleterre,  la  Russie  et  la  France 
ont-elles  protesté,  dès  l'année  dernière,  en  faveur  du  Danemark,  et  il  a  fallu 
sans  doute  l'universelle  agitation  du  monde  entier  pour  détourner  un  moment 
leur  attention  d'un  débat  qu'elles  avaient  dès  lors  pris  à  cœur.  Si  grave  toutefois 
que  soit  en  ce  moment  et  pour  long-temps  encore  la  situation  générale,  si 
grandes  que  soient  les  épreuves  par  lesquelles  les  divers  gouvernemens  sont  ap- 
pelés à  passer,  on  n'oubliera  pas  la  guerre  du  Schleswig  ni  les  droits  du  Dane- 
mark, parce  que  du  respect  de  ces  droits  dépend  un  des  plus  grands  intérêtg 
politiques  et  commerciaux  de  l'Europe. 

Peut-être  l'Allemagne,  absorbée  par  les  vicissitudes  démocratiques  et  sociales 
dans  lesquelles  elle  entre  et  d'où  elle  ne  sortira  pas  de  si  tôt,  sera-t-clle,  par  ses 
propres  réflexions,  amenée  à  comprendre  que  derrière  le  Danemark,  qu'elle 
peut  battre,  il  y  a  la  Suède,  l'Angleterre,  la  France  et  la  Russie,  contre  l'union 
desquelles  ses  prétentions  ne  sauraient  prévaloir.  Peut-être,  dans  la  profondeur 
du  mouvement  d'idées  qu'elle  accomplit  sur  elle-même  et  dont  elle  attend  sa 
réorganisation,  sera-t-elle  conduite  à  sentir  toute  l'iniquité  des  prétextes  dont 
elle  s'est  couverte  pour  envahir  le  territoire  d'une  nation  indépendante  renfer- 
mée dans  les  limites  de  son  droit.  Peut-être,  enfin,  des  considérations  d'un 
ordre  moins  élevé,  quoique  puissantes  aussi,  viendront-elles  peu  à  peu  inspirer  à 
l'Allemagne  des  dispositions  plus  pacifiques.  L'intérêt  du  commerce,  l'intérêt 
essentiellement  démocratique  du  travail,  laissent  pour  l'avenir  une  espérance 
aux  amis  d'une  pacification.  Le  commerce,  en  effet,  ne  peut  pas  supporter  long- 
temps les  calamités  que  lui  attireront  les  représailles  maritimes  du  Danemark. 
Ses  souffrances  vont  augmenter  chaque  jour  avec  d'autant  plus  de  rapidité,  que 
les  catastrophes  industrielles,  causées  par  la  révolution,  s'ajouteront  à  celles  qui 
sont  dues  au  blocus,  et  que  les  maux  du  dedans  se  joindront  ainsi  à  ceux  du 
dehors. 

Dans  toutes  les  hypothèses  et  quelle  que  soit  la  marche  des  événemens,  il  im- 
porte pour  l'honneur  du  droit,  pour  la  paix  de  l'Europe  septentrionale,  pour  le 
commerce  de  l'Allemagne  elle-même,  que  cette  guerre  ait  un  terme.  C'est  pour 
la  diplomatie  un  devoir  d'humanité  et  de  prudence  de  mettre  fin  à  un  conflit 
déjà  trop  long,  qui,  sous  les  prétextes  les  plus  futiles,  a  déjà  coûté  beaucoup  de 
sacrifices  à  un  petit  état  nécessaire  à  l'équilibre  européen. 


CHRONIQUE  DE  LA  QUINZAINE. 


U  mai  1849. 

Les  élections,  les  affaires  de  Rome  et  les  affaires  d'Allemagne,  voilà  les  trois 
grandes  préoccupations  de  la  quinzaine.  C'est  demain  que  commence  le  dépouil- 
lement des  scrutins,  et  le  destin  du  pays  est  en  ce  moment  au  fond  de  l'urne 
électorale.  Nous  avons  bonne  confiance;  nous  croyons  à  la  victoire  du  parti  mo- 
déré; mais  cette  victoire  n'est  pas  un  dénoûment,  gardons-nous  de  le  croire; 
c'est  une  halte  heureuse,  rien  de  plus.  La  république  est  un  gouvernement  la- 
borieux qui  oblige  les  bons  à  lutter  sans  cesse  contre  les  méchans. 

Quelle  que  soit  l'impatience  avec  laquelle  nous  attendons  l'avenir  contenu 
dans  le  scrutin,  il  est  bon  cependant  de  jeter  un  coup  d'œil  sur  les  jours  qui 
viennent  de  s'écouler,  et  de  voir  de  quelle  manière  les  deux  partis  opposés,  le 
parti  modéré  et  le  parti  du  24  février,  se  sont  préparés  aux  élections.  Le  carac- 
tère différent  des  deux  partis  se  montre  d'une  manière  curieuse  dans  ces  prépa- 
ratifs. 

Le  parti  du  24  février  ne  comprend  que  l'émeute  et  la  tyrannie,  l'émeute 
quand  il  ne  règne  pas,  la  tyrannie  avec  des  commissaires  quand  il  a  le  pouvoir. 
Voyant  approcher  les  élections,  il  a  pensé  qu'il  était  bon  de  faire  la  revue  de 
ses  troupes.  De  là  les  rassemblemens  de  la  porte  Saint-Denis,  grossis  par  la  sot- 
tise des  curieux.  Que  voulaient  les  émeutiers  de  la  porte  Saint-Denis?  Ils  vou- 
laient tâter  le  pouls  au  public  et  au  gouvernement,  c'est-à-dire  que,  si  le  public 
s'était  trouvé  en  veine  d'appuyer  tant  soit  peu  les  attroupemens,  et  si  le  gou- 
vernement s'était  laissé  aller  à  quelque  faiblesse  ou  à  quelque  peur  en  face  de 
l'émeute,  eh  bien  !  alors  on  aurait  pu  profiter  de  l'occasion  et  pousser  les  choses 
plus  loin.  Une  émeute  peut  toujours,  selon  la  grande  théorie  de  ML  Ledru-Rol- 
lin,  devenir  une  révolution;  il  n'y  faut  que  deux  circonstances  :  la  connivence 
crédule  ou  stupide  du  public,  la  négligence  ou  l'aveuglement  du  pouvoir.  Les 
deux  circonstances  ont  manqué  cette  fois;  le  public  n'a  apporté  aux  émeutiers 


REVUE.   —  CHRONIQUE.  OfiM 

de  la  porte  Saint-Denis  que  le  secours  d'une  curiosité  imbécile.  Cette  curiosité 
a  l'inconvénient  d'embarrasser  la  répression,  jusqu'à  ce  fjSie  la  répression  se 
décide  à  en  faire  payer  les  frais  aux  curieux.  Quant  à  l'autre  circonstance ,  la 
négligence  ou  l'aveuglement  du  pouvoir,  elle  a  encore  plus  manqué  à  l'émeute. 
Le  ministre  de  l'intérieur  a  soutenu  énergiquement  la  cause  de  l'ordre,  non- 
seulement  par  les  mesures  qu'il  a  prescrites ,  mais  en  défendant  à  la  tribune 
les  droits  de  la  société.  Toutes  les  fois,  en  effet,  qu'il  y  a  de  l'agitation  dans  les 
rues,  la  tribune  montagnarde  fait  écho  dans  l'assemblée.  Accusations  contre  le 
gouvernement,  injures  aux  ministres,  protestations  au  nom  de  la  liberté  en 
péril,  voilà  dans  l'assemblée  nationale  l'ordinaire  lendemain  des  émeutes;  si 
bien  que  le  gouvernement,  dans  ces  jours  de  crise,  a  toujours  la  chance  d'être 
fusillé  par  les  vainqueurs  ou  accusé  par  les  amis  des  vaincus. 

Parmi  les  préparatifs  que  le  parti  du  24  février  a  faits  pour  les  élections,  il 
faut  compter,  après  la  quasi-émeute  de  la  porte  Saint-Denis,  les  pérégrinations 
de  M.  Ledru-Rollin.  Rendons  à  M.  Ledru-Rollin  cette  justice,  qui  peut-être  lui 
sera  agréable  :  il  s'acquitte  en  conscience  de  son  rôle  de  chef  de  parti.  Quelle 
activité!  quel  mouvement!  Où  est-il?  où  n'est-il  pas?  Il  est  à  l'assemblée?  non; 
il  est  à  Châteauroux?  non.  Il  est  à  Moulins;  il  est  partout,  et  partout  il  rencontre 
le  désappointement  ou  l'échec.  C'est  l'apanage  des  partis  vaincus,  et  surtout  des 
partis  impossibles.  A  Châteauroux,  dans  le  banquet  préparé  pour  son  éloquence, 
M.  Ledru-Rollin  n'avait  rencontré  que  le  ridicule;  à  Moulins,  il  a  rencontré  la 
colère.  A  Châteauroux,  quand  il  s'est  vu  conduit  au  banquet  par  douze  jeunes 
filles  vêtues  de  blanc,  M.  Ledru-Rollin  a  eu  des  efforts  à  faire,  dit-on,  pour 
garder  son  sérieux.  Eh  bien!  M.  Ledru-Rollin  est  un  ingrat,  qu'il  nous  permette 
de  le  lui  dire,  à  moins  qu'il  n'aime  mieux  que  nous  lui  disions  qu'il  est  un  peu 
réactionnaire  sans  le  savoir.  Les  douze  jeunes  filles  de  Châteauroux  ont  paru  en 
1849  ridicules  à  M.  Ledru-Rollin  :  ce  que  c'est  que  d'avoir  une  année  de  plus 
sur  la  tète  en  pareille  matière!  Il  y  a  un  an,  tout  cela  eût  semblé  charmant,  re- 
nouvelé des  fêtes  de  93  et  94,  solennel,  patriotique,  populaire,  virginal,  que 
sais-je?  Aujourd'hui,  cela  ressemble  à  l'opéra  joué  dans  une  grange.  Juste  re- 
tour des  choses  de  ce  monde!  A  Moulins,  c'est  un  retour  aussi  des  choses  de  ce 
monde  que  l'émeute  et  les  violences  populaires  dont  M.  Ledru-Rollin  a  failli 
être  victime;  mais  c'est  un  triste  retour.  A  Dieu  ne  plaise  que  nous  approuvions: 
jamais  les  violences  qui  se  tournent  contre  nos  adversaires,  et  nous  nous  asso- 
cions à  la  noble  et  généreuse  indignation  qu'exprimait  M.  Odilon  Barrot  au  ré- 
cit des  troubles  de  Moulins.  Il  est  un  sentiment  cependant  que  la  conscience 
publique  ne  peut  pas  s'empêcher  de  ressentir.  M.  Ledru-Rollin  est  un  des  grands* 
agitateurs  de  notre  pauvre  pays;  il  fait  souvent  appel  aux  passions  populaires  : 
un  jour  est  arrivé  où  ces  passions  populaires  se  sont  retournées  contre  lui. 
Nous  savons  bien  que  M.  Ledru-Rollin  ne  croit  pas  que  les  passions  popu- 
laires soient  pour  rien  dans  l'émeute  de  Moulins.  Le  peuple  porter  la  main  sur 
un  des  grands  pontifes  de  la  démagogie,  fi  donc  !  Hélas  !  les  pontifes  de  la  dé- 
magogie se  font  un  peuple  imaginaire,  un  peuple  dont  ils  sont  les  dieux, 
peuple  peu  nombreux,  mais  très  bruyant,  qui  s'agite  dans  les  estaminets  efc 
dans  les  clubs,  qui  fuit  les  ateliers  et  réclame  l'organisation  du  travail.  Ce  peu- 
ple doit  venir  en  foule  inonder  les  salles  des  banquets  patriotiques;  ainsi  par- 
lent, ainsi  le  promettent  les  sacristains  aux  pontifes»  Les  pontifes  arrivent  prêts  à 


700  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

humer  l'encens  et  à  prononcer  les  oracles.  Où  donc  est  la  foule  des  fidèles?  Les 
milliers  sont  réduits  à  quelques  pauvres  centaines  qui  crient  beaucoup  pour  sup- 
pléer au  nombre  par  le  bruit.  Voilà  l'histoire  de  ces  grandes  convocations  pa- 
triotiques du  peuple  de  la  démagogie;  et  pendant  ce  temps-là,  que  fait  le  vrai 
peuple?  Il  se  dit  qu'on  a  fait  une  révolution  pour  le  rendre  heureux  et  que,  de- 
puis cette  révolution,  il  souffre  davantage.  On  l'a  donc  trompé!  Et  qui  l'a 
trompé?  Les  harangueurs,  les  tribuns,  les  gens  qui  viennent  en  chaise  de  poste 
prêcher  contre  les  riches.  De  ces  réflexions  à  la  colère  il  n'y  a  pas  loin,  et  de 
la  colère  à  la  violence,  dans  le  peuple,  il  y  a  bien  près. 

Voilà  comment  le  parti  du  24  février  s'est  préparé  aux  élections.  Voyons 
maintenant  le  parti  modéré. 

Partout  des  comités  se  sont  formés,  partout  des  élections  préparatoires  ont 
eu  lieu;  il  y  a  eu,  malgré  quelques  tiraillemens  inévitables,  il  y  a  eu  dans  pres- 
que tous  les  départemens  un  ordre  et  une  discipline  admirables.  Partout  on 
s'est  incliné  devant  les  noms  qu'avait  proclamés  le  scrutin  préparatoire.  Ainsi 
pratiqué,  ainsi  organisé  par  le  bon  esprit  du  pays,  le  suffrage  universel,  cette 
fois  encore,  sauvera  la  France.  Nous  ne  sommes  point  cependant  du  nombre 
de  ceux  qui  ont  une  foi  aveugle  dans  le  suffrage  universel  et  qui  croient  qu'il 
faut  s'y  confier  comme  à  une  panacée  perpétuelle.  Nous  croyons  que  le  prin- 
cipe du  suffrage  universel  doit  être  respecté;  mais  nous  croyons  aussi  que  ce 
principe  a  besoin  d'être  organisé  parles  mœurs,  comme  aujourd'hui,  ou  par  la 
loi.  La  formation  des  comités  et  les  élections  préparatoires  ont,  pour  ainsi  dire, 
créé  le  suffrage  à  deux  degrés,  tel  que  le  voulaient  les  constitutions  de  91  et  de 
l'an  m.  C'est  le  fait,  ce  n'est  pas  encore  le  droit;  mais  il  est  à  souhaiter  que  la 
loi  consacre  l'usage.  La  vérité  et  la  régularité  des  élections  ne  peuvent  qu'y 
gagner.  Quelle  que  soit  en  effet  l'autorité  des  comités  et  la  bonne  foi  de  leur 
organisation,  il  est  impossible  qu'une  institution  aussi  spontanée  ne  s'altère  pas 
peu  à  peu.  Les  électeurs  définitifs  choisis  par  les  électeurs  primaires  feraient 
l'office  des  comités  et  le  feraient  au  nom  du  pouvoir  qu'ils  tiendraient  de  la  loi. 

Nous  venons  d'indiquer  rapidement  de  quelle  manière  le  parti  du  24  février 
et  le  parti  modéré  se  sont  préparés  aux  élections,  l'un  par  l'agitation  et  le  dés- 
ordre, l'autre  par  une  organisation  intelligente  et  par  une  discipline  patriotique; 
mais  nulle  part  l'approche  des  élections  n'a  eu  un  effet  plus  vif  et  plus  décisif 
que  dans  l'assemblée  nationale. 

Quiconque  meurt,  meurt  à  malheur, 

a  dit  le  vieux  poète  Villon.  Et  il  a  raison;  personne  ne  meurt  de  bon  cœur.  L'as- 
semblée nationale  n'échappe  pas  à  cette  grande  loi;  elle  est  mécontente  de 
mourir;  ceux-là  surtout  qui  ne  doivent  pas  ressusciter  sont  mécontents.  De  là 
la  colère  du  parti  montagnard.  Justo  Dei  judicio  condemnatus  sum,  dit  un  des 
chartreux  de  Lesueur  qui  se  redresse  dans  sa  bière,  déjà  enveloppé  du  linceul, 
la  figure  affreuse  et  pleine  des  horreurs  de  la  mort.  Ce  n'est  pas  notre  faute  si 
les  dernières  séances  de  l'assemblée  nationale  et  les  dernières  colères  de  la  mon- 
tagne nous  ont  remis  en  mémoire  ce  personnage  de  Lesueur,  cette  terrible  image 
du  désespoir  impuissant.  On  a  beaucoup  parlé  de  conspirations  ces  jours  derniers; 
nous  ne  croyons  pas  qu'on  ait  plus  conspiré  ces  jours  der  niers  que  les  autres 
jours,  car  nous  croyons  qu'on  conspire  toujours,  mais  nous  croyons  de  plus 


REVUE.  —  CHRONIQUE.  701 

qu'on  a  beaucoup  conspiré  ces  jours  derniers  pour  ne  pas  mourir.  Que  n'a-t-on 
pas  tenté,  et  qui,  dans  le  parti  du  24  février,  même  parmi  les  plus  honnêtes  et 
les  plus  avisés,  ne  s'est  pas  efforcé  de  mettre  la  main  à  cette  conjuration  des 
agonisans?  M.  Marrast  n'a-t-il  pas  cherché  lui-même  à  faire  son  petit  complot  ou 
à  découvrir  son  petit  complot?  L'idée  dominante,  eu  effet,  du  parti  du  24  fé- 
vrier, c'est  de  dire  que  le  gouvernement  conspire  contre  la  république.  Les 
proclamations  du  général  Oudinot,  les  lettres  du  président  de  la  république,  les 
ordres  du  jour  du  général  Changarnier,  l'éloquence  énergique  et  consciencieuse 
de  M.  Barrot,  tout  est  une  conspiration  contre  la  république.  Ce  qui  est  surtout 
une  conspiration  contre  la  république,  c'est  le  grand  De  profundis  électoral  qui 
commence  pour  les  républicains  du  24  février.  Voyons,  parmi  toutes  ces  conju- 
rations, celle  qu'a  découverte  le  président  de  l'assemblée  nationale.  Le  prési- 
dent, un  des  jours  de  la  semaine  dernière,  a  voulu  avoir  deux  bataillons  de  plus 
pour  garder  l'assemblée.  De.ux  bataillons!  et  pourquoi?  Craignait-on  un  nouveau 
15  mai?  Non;  mais  le  président  a  voulu  savoir  si  une  assemblée  qui  va  mourir 
est  encore  obéie.  C'est  la  curiosité  du  malade  qui  tire  sans  cesse  la  sonnette  pour 
voir  si  ses  serviteurs  sont  attentifs.  Le  premier  bataillon  mandé  par  le  président 
est  arrivé;  le  second  n'est  pas  venu;  pourquoi?  Peut-être  parce  qu'on  a  vu  qu'au 
lieu  d'être  le  signe  d'un  danger,  l'ordre  n'était  qu'une  épreuve.  Le  général  Forez 
a  été  mandé  par  le  président;  il  s'est  excusé  en  disant  qu'il  n'avait  pas  reçu 
l'ordre  de  son  supérieur,  et  qu'il  ne  pouvait  marcher  qu'avec  cet  ordre.  Le  pré- 
sident alors  a  mandé  le  général  Changarnier;  le  général  Changarnier  a  envoyé  un 
aide-de-camp  pour  expliquer  l'affaire.  Le  président  a  fait  rapport  du  tout  à  l'as- 
semblée, et  M.  Barrot  a  reconnu  que  le  droit  du  président  était  absolu,  mais  il 
a  demandé  que  ce  droit  ne  fût  exercé  qu'avec  discrétion  et  en  cas  de  nécessité. 
Or,  de  nécessité  point.  Que  restait-il  donc?  Une  pointillerie  d'étiquette.  Cela  n'a 
pas  pu  servir  encore  d'occasion  pour  décréter  d'accusation  les  ministres  et  le 
président  de  la  république,  les  envoyer  à  Vincennes,  déclarer  l'assemblée  per- 
manente, ajourner  les  élections,  et  ne  pas  mourir  enfin,  car  c'est  là  le  point. 
Cet  incident  a  servi  seulement  à  témoigner  de  la  bonne  volonté  de  M.  le  prési- 
dent de  l'assemblée,  et  le  président  n'en  voulait  peut-être  tirer  que  cela. 

Passons  aux  affaires  de  Rome;  peut-être  est-ce  là  que  l'assemblée  aura  trouvé 
ce  moyen  de  ne  pas  mourir  qu'elle  cherche  si  ardemment. 

Le  général  Oudinot  a  débarqué  avec  ses  troupes  à  Civita-Vecchia.  Il  a  été  bien 
reçu  par  les  habitans,  et  ce  bon  accueil  a  pu  lui  faire  croire  qu'il  serait  égale- 
ment bien  reçu  à  Rome.  Beaucoup  le  lui  disaient.  11  a  donc  marché  sur  Rome, 
afin  de  voir  si  la  présence  des  troupes  françaises  déterminerait  Rome  à  s'affran- 
chir du  joug  des  condottieri  qui  la  tyrannisent  sous  prétexte  de  la  défendre. 
Les  condottieri  ont  engagé  le  feu;  les  Romains  sont  restés  neutres.  L'attaque  a 
été  infructueuse,  et  nous  avons  été  forcés  de  nous  retirer  après  avoir  essuyé^ 
quelques  pertes. 

A  cette  nouvelle,  le  président  de  la  république  a  écrit  une  lettre  au  général 
Oudinot  pour  rendre  hommage  au  courage  des  soldats  et  pour  déclarer  au  gé- 
néral qu'il  ne  serait  ni  abandonné  ni  désavoué.  Le  procédé  est  noble  et  habile. 
C'est  après  un  échec ,  s'il  y  en  a  eu  un ,  qu'un  général  a  besoin  d'être  encou- 
ragé. Le  général  Changarnier  a  envoyé  aux  généraux  qui  sont  sous  ses  ordres 

TOME   II.  —  SUPPLÉMENT.  45 


702  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

la  lettre  du  président  de  la  république,  ajoutant,  comme  nous,  qu'il  vaut  mieux 
soutenir  les  siens  que  de  les  désavouer.  Voilà  toute  l'affaire,  et  voilà  la  grande 
conspiration  qui  doit  être  punie,  selon  les  montagnards,  par  la  déchéance  du 
président  de  la  république,  «  de  ce  coureur  d'aventures,  dit  le  Peuple,  arrivé  par 
l'intrigue  au  premier  poste  de  l'état;  »  l'intrigue,  vous  le  savez,  de  six  millions 
de  suffrages! 

Essayons  de  fixer  quelques-uns  des  points  capitaux  de  ce  débat,  dont  l'Italie 
et  la  lettre  du  président  ont  été  le  prétexte. 

Dans  les  gouvernemens  démocratiques,  le6  généraux  d'armée  ont  une  obliga- 
tion de  plus  que  dans  les  autres  gouvernemens  :  c'est  l'obligation  de  ne  jamais 
essuyer  d'échec,  si  petit  qu'il  soit.  Une  de  leurs  patrouilles  est-elle  battue?  aus- 
sitôt la  trompette  d'alarme  retentit.  Telle  est  l'histoire  du  général  Oudinot.  ïl  a 
cru  que  Rome  était  disposée  à  lui  ouvrir  ses  portes.  Rome  a  résisté;  mais  cette 
Rome,  quelle  est-elle?  Est-ce  la  vraie  population  romaine?  ou  bien  est-ce  ce 
rassemblement  de  démagogues  de  tout  genre  qui,  chassés  de  toute  l'Italie  qu'ils 
ont  perdue  par  leurs  folles  violences,  ont  fait  de  Rome  leur  dernier  refuge?  Il  y 
a  en  Europe  en  ce  moment  une  population  qui  n'a  point  de  patrie,  qui  n'est  ni 
française,  ni  allemande,  ni  italienne  :  c'est  la  tribu  de  la  démagogie,  qui  va 
partout  compromettre  la  cause  de  la  liberté  et  ressusciter  par  contre-coup  le 
pouvoir  despotique.  C'est  cette  tribu  qui  règne  à  Rome  et  qui  s'y  barricade 
contre  nos  soldats;  c'est  cette  tribu  que  la  montagne  à  Paris  appelle  la  répu- 
blique romaine  et  le  peuple  romain.  Il  a  plu  même  à  l'assemblée  nationale, 
dans  un  moment  d'erreur  panique,  de  déclarer  que  le  général  Oudinot,  en  atta- 
quant Rome,  avait  détourné  l'expédition  du  but  qu'elle  devait  avoir.  Étrange 
déclaration  !  De  deux  choses  l'une  cependant  :  il  faut  reconnaître  le  triumvirat 
romain  et  il  faut  le  soutenir,  ou  bien  il  faut  y  substituer  un  gouvernement 
libéral  et  régulier.  C'est  ee  gouvernement  libéral  et  régulier  que  nous  voulons 
fonder  à  Rome,  de  concert  avec  le  pape.  Tel  est  le  but  de  notre  expédition.  Que 
fait  donc  l'échec  du  général  Oudinot,  si  tant  est  qu'il  ait  subi  un  échec?  Change- 
t-il  nos  intentions?  Fait-il  que  le  gouvernement  du  pape,  libéralisé  par  nos  con- 
seils et  par  notre  appui,  ne  soit  plus  celui  que  nous  voulons?  Le  gouvernement 
des  triumvirs  est-il  plus  légitime  à  nos  yeux  depuis  qu'il  nous  a  tiré  des  coups 
de  fusil?  Si  nous  étions  entrés  à  Rome  sans^coup  férir,  qu'eussions-nous  fait? 
Nous  eussions  rétabli  le  gouvernement  pontifical,  en  stipulant  les  garanties  libé- 
rales que  le  temps  comporte.  C'est  là  encore  ce  qui  nous  reste  à  faire  à  Rome; 
c'est  là  le  vrai  but  de  notre  expédition.  Les  déclamations  de  la  montagne  et  les 
résipiscences  de  l'assemblée  n'y  peuvent  rien  changer. 

Ces  déclamations  seulement  doivent  nous  apprendre  à  mieux  connaître  en- 
core les  grands  citoyens  de  la  démagogie.  Ils  se  proclament  de  temps  en  temps 
les  dépositaires  uniques  du  patriotisme.  Quels  patriotes!  et  comme  on  a  bien 
vu  que  leur  patrie  ce  n'est  pas  la  France,  mais  la  démagogie  !  Ce  sont  des  sec- 
taires; ce  ne  sont  plus  des  -citoyens.  Quel  empressement  à  lire  les  bulletins  de 
l'étranger,  quand  ils  racontent  nos  échecs!  Quels  récits  de  l'enthousiasme  belli- 
queux des  Romains!  Le  Peuple  rapporte  une  lettre  qui  contient  ees  mots  :  «  Le 
quartier  de  Trastewère  entier,  enfans,  hommes  et  femmes,  est  en  armes  aux 
barricades;  les  femmes  menacent,  après  avoir  épuisé  tous  moyens  de  défense, 


REVUE.   —  CHRONIQUE.  703 

de  jeter  des  croisées  leurs  petits  enfans  sur  les  assaillans.  y>  El  cette  monstruosité 
grotesque  est  louée  comme  de  l'héroïsme.  Certes,  c'est  après  de  pareils  traits 
qu'il  y  a  lieu  de  répéter,  avec  le  brave  général  Leflo,  les  vers  de  Corneille  : 

Et  je  rends  grâce  aux  dieux  de  n'être  point  Romain 
Pour  conserver  encor  quelque  chose  d'humain. 

La  montagne  avait  réussi  contre  le  général  Oudinot;  elle  s'est  crue  en  veine 
de  succès,  et  elle  a  attaqué  la  lettre  du  président  de  la  république  au  général 
Oudinot.  Cette  lettre  est-elle  un  acte  politique?  Nous  n'hésitons  pas  à  répondre: 
Oui!  et  il  nous  semble  que  c'est  l'acte  d'une  bonne  politique,  non-seulement 
parce  qu'elle  encourage  et  soutient  notre  expédition,  mais  parce  qu'elle  en  pro- 
clame l'intention  et  le  but,  en  face  du  vote  de  l'assemblée  qui  faussait  cette  in- 
tention et  ce  but.  Ainsi  le  président  se  prononce  contre  l'assemblée?  —  Oui,  et 
c'est  son  droit,  puisqu'il  est  responsable.  Plus  nous  allons,  plus  nous  voyons 
que  ceux  qui  ignorent  le  plus  la  constitution  de  1848  sont  ceux  qui  l'ont  faite. 
Les  plus  hardis  républicains  gardent,  sans  le  savoir,  les  routines  de  la  monar- 
chie constitutionnelle.  Ils  croient  toujours  qu'avec  un  vote  de  l'assemblée  on 
peut  changer  le  ministère  et  la  politique  du  gouvernement;  c'est  une  grosse  er- 
reur depuis  1848.  Le  ministère  et  le  président  sont  responsables;  ils  peuvent 
«donc  être  mis  en  accusation  et  condamnés  à  la  déchéance.  Mais  tant  qu'ils  ne 
sont  pas  déchus  par  jugement,  ils  gouvernent  comme  bon  [leur  semble,  quelle 
que  soit  la  volonté  de  l'assemblée.  C'est  comme  dans  l'ancienne  Constantinople 
où  le  sultan  et  son  vizir  gouvernaient  absolument,  tant  qu'ils  n'étaient  pas 
étranglés  par  les  janissaires.  La  monarchie  constitutionnelle  était  un  gouver- 
nement où  tous  les  pouvoirs  étaient  tenus  de  se  mettre  d'accord.  La  république 
de  1848  a  dispensé  les  pouvoirs  publics  de  cette  loi  d'accord  et  d'unité.  La 
chambre  est  souveraine,  elle  ne  peut  pas  être  dissoute;  mais,  de  son  côté,  le 
président  est  responsable  et,  par  conséquent,  absolu,  tant  qu'il  n'est  pas  déchu. 
La  chambre  peut  avoir  une  politique,  le  président  peut  en  avoir  une  autre.  Qui 
jugera?  qui  sera  arbitre?  personne.  La  chambre  ne  peut  pas  en  appeler  au  pays 
par  une  dissolution;  le  président  non  plus;  le  président  peut  seulement  être  dé- 
chu, mais  il  ne  peut  pas  être  dirigé  eu  corrigé.  Il  n'y  a  pas  d'autre  moyen  de 
l'empêcher  d'êjtre  un  despote  que  d'en  faire  un  martyr.  Notre  gouvernement  res- 
semble à  un  chariot  qui  a,  il  est  vrai,  ses  deux  roues;  seulement  on  a  oublié 
de  les  lier  et  de  les  unir. 

La  lettre  du  président  est  un  acte  de  politique  personnelle,  mais  un  acte  per- 
mis et  légal,  ne  l'oublions  pas,  depuis  1848.  Le  roi  n'aurait  pas  pu  écrire  cette 
lettre;  le  président  l'a  pu.  Une  des  causes  de  la  révolution  de  février  a  été,  dit-on, 
laMrop  grande  influence  personnelle  du  roi  :  soit!  C'est  sans  doute  pour  cela 
qu'on  a  fait  de  l'influence  personnelle  du  président  un  des  principes  fondamen- 
taux de  la  république.  Ce  qui  était  l'abus  est  devenu  le  droit.  0  sagesse  des 
révolutions! 

Comme  la  lettre  du  président  est  un  acte  légal,  le  général  Changarnier  a  pu 
légalement  aussi  la  mettre  à  l'ordre  du  jour  de  l'armée  ou  l'envoyer  aux  géné- 
raux sous  ses  ordres,  comme  on  voudra.  Nouvelle  dénonciation  dans  l'assemblée 


704  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

de  la  grande  conspiration  ourdie  contre  la  république.  Demandons  la  déchéance 
du  président,  des  ministres,  du  général  Changarnier;  demandons  que  tout  le 
monde  meure  plutôt  que  nous.  Vains  efforts,  hélas!  vaines  convulsions  de  l'ago- 
nie! 11  faut  mourir;  il  n'y  a  ni  violences  ni  déclamations  qui  puissent  l'empê- 
cher. Oui,  l'Italie  a  vu  s'évanouir  les  espérances  de  liberté  et  d'indépendance 
qu'elle  avait  conçues  il  y  a  dix-huit  mois;  mais  à  qui  la  faute,  si  ce  n'est  à  la 
démagogie?  Et  ce  n'est  pas  votre  vie  ou  votre  puissance  qui  la  sauverait;  ce 
serait  là  au  contraire  ce  qui  achèverait  de  la  perdre.  Oui,'  l'Allemagne  est  en 
feu;  mais,  là  encore,  à  qui  la  faute,  si  ce  n'est  à  la  démagogie,  qui  a  voulu 
changer  en  mouvemens  républicains  les  efforts  que  l'Allemagne  faisait  pour 
arriver  à  l'unité?  Et  croyez- vous  que  si  vous  viviez,  si  vous  régniez,  l'Allemagne 
en  serait  plus  forte?  Non!  les  fous  en  seraient  plus  fous,  parce  qu'ils  espére- 
raient votre  appui,  et  les  sages,  effrayés,  se  rejeteraient  vers  le  despotisme, 
comme  vers  la  dernière  chance  de  salut.  Oui,  en  France  même,  nous  voyons 
bien  que  cette  liberté  que  nous  avons  tant  aimée,  la  liberté  sage  et  régulière 
que  comportait  la  monarchie  constitutionnelle,  perd  chaque  jour  du  terrain.  Le 
président  y  peut  ce  que  ne  pouvait  pas  le  roi,  les  généraux  y  sont  puissans  et 
décisifs;  mais  ici  encore  à  qui  la  faute,  si  ce  n'est  à  la  démagogie,  et  si  vous 
continuiez  à  vivre,  si  jamais  vous  parveniez  à  vous  emparer  du  pouvoir,  loin  de 
rappeler  au  culte  de  la  liberté,  vous  en  écarteriez  à  jamais  tous  ceux  qui  en 
gardent  encore  le  regret,  sinon  l'espérance.  Nous  n'avons  pas  le  moindre  goût 
pour  le  gouvernement  du  prétoire;  mais,  quand  il  faut  choisir  entre  le  prétoire 
et  le  carrefour,  entre  la  force  disciplinée  et  la  force  brutale,  nous  n'hésitons  pas. 
Nous  n'aimons  pas  le  pouvoir  du  sabre;  mais  le  sabre  intelligent  et  honnête 
vaut  mieux  que  la  pique  sauvage  et  sanguinaire.  11  y  aurait  eu,  il  y  a  deux  ans, 
bien  des  réflexions  à  faire,  et  des  réflexions  justes,  si  le  roi  avait  écrit  la  lettre 
du  président,  et  si  M.  le  duc  d'Aumale,  gouverneur-général  de  l'Algérie,  avait 
mis  cette  lettre  à  l'ordre  du  jour.  Autres  temps,  autres  soins.  La  stratégie  au- 
jourd'hui l'emporte  sur  la  légalité;  car  nous  sommes  en  guerre,  il  ne  faut  pas 
se  le  dissimuler. 

Nous  avons  parlé  de  l'état  de  l'Allemagne.  Cet  état,  tel  qu'il  est  depuis  un 
mois,  mérite  une  attention  particulière. 

L'unité  est  un  grand  et  beau  sentiment;  il  a  fait  la  force  de  l'Allemagne 
en  1812  et  en  1813,  et  nous  sommes  touchés  quand  nous  entendons  un  des 
vieux  chantres  du  patriotisme  teutonique  de  1812  s'adresser  d'un  ton  solennel 
aux  rois  allemands  pour  les  conjurer  d'accomplir  l'œuvre  de  l'unité  germa- 
nique. «  Rois  allemands,  dit  le  vieil  Arndt,  l'auteur  de  la  chanson  Où  est  la 
Patrie  allemande?  nous  sommes  au  quatrième  acte  du  grand  drame  épique 
•de  l'Europe  et  de  l'Allemagne.  Le  premier  acte,  l'acte  de  notre  Allemagne,  ce 
sont  les  grandes  années  1813  et  1815;  le  second  acte,  c'est  1830;  le  troisième, 
1848,  et  maintenant,  en  1849,  telle  est  la  rapidité  du  temps  qui  vole  et  qui 
s'enfuit,  nous  sommes  au  quatrième  acte.  Quand  viendra  le  cinquième?  Je 
ne  le  sais  pas;  mais  si  vous  n'êtes  pas  prudens,  ô  rois  allemands,  il  ne  se  fera 
pas  long-temps  attendre.  Vous  me  répondrez  peut-être  :  Que  viens-tu  nous  pro- 
phétiser, vieux  corbeau  blanchi  par  l'âge?  Qu'est-ce  que  ce  cinquième  acte 
dont  tu  menaces  les  princes  et  les  rois?  — Non  !  non!  je  ne  menace  point;  je 


REVUE.   —   CHRONIQUE.  705 

prédis  avec  calme  et  avec  paix,  car  mes  pieds  sont  au  bord  de  la  tombe  et 
mes  yeux  n'ont  plus  à  voir  que  bien  peu  des  choses  de  la  terre.  Je  n'ai  donc 
point  de  signes  pour  vous  menacer;  c'est  l'ancien  des  jours,  c'est  Dieu  qui  vous 
menace  avec  les  signes  de  sa  justice.  » 

Voilà  de  terribles  paroles  :  qu'est-ce  donc  qui  pousse  le  vieil  Arndt  et  les  par- 
tisans de  l'unité  germanique  à  parler  de  ce  ton?  Hélas!  c'est  que  l'unité  de  l'Al- 
lemagne, comme  la  rêvaient  les  glorieux  étudians  de  1813,  devient  de  plus  en 
plus  une  chimère  impraticable;  c'est  que  cette  unité,  telle  qu'on  a  voulu  la  fon- 
der, est  condamnée  par  l'expérience.  De  là  l'impatience  des  vieillards  qui  ne 
peuvent  pas  se  décider  à  croire  qu'ils  ne  verront  point  le  jour  de  salut  qu'avait 
espéré  leur  jeunesse. 

Expliquons  brièvement  où  en  est  arrivée  cette  œuvre  de  l'unité  allemande, 
qui  ne  s'est  perdue,  comme  tant  d'autres  choses,  que  pour  s'être  exagérée. 

Nous  avons  souvent  entendu  dire  que  les  livres  allemands  étaient  admirables 
dans  la  préface  et  dans  les  digressions.  Le  point  difficile  est  la  conclusion;  c'est 
là  où  ils  pèchent.  Telle  est  un  peu  l'histoire  de  l'unité  germanique.  Tant  qu'il 
s'est  agi  de  prêcher  cette  unité  comme  un  sentiment,  d'en  rechercher  les  traces 
dans  l'histoire,  tout  a  été  à  merveille;  c'était  la  préface.  Quand  il  s'est  agi  même 
de  faire  une  constitution  commune  à  l'Allemagne  et  d'en  discuter  les  articles, 
cela  allait  encore  fort  bien  à  Francfort;  c'étaient  les  digressions.  Mais  il  a  fallu 
enfin  arriver  à  la  conclusion,  il  a  fallu  donner  un  chef  à  cette  Allemagne  cen- 
tralisée; il  a  fallu  rendre  obligatoire  cette  constitution  centralisatrice.  Après 
avoir  long- temps  hésité  et  long- temps  flotté,  la  diète  de  Francfort,  à  la  fin  du 
mois  de  mars,  fit  un  coup  de  tète;  elle  nomma  le  roi  de  Prusse  empereur  d'Al- 
lemagne. Comment  la  diète  était-elle  arrivée  à  cette  décision?  Comment  le  roi 
de  Prusse,  autrefois  peu  populaire  à  Francfort,  l'était-il  assez  tout  à  coup  pour 
être  proclamé  empereur?  Nous  avons  expliqué  dans  leur  temps  ces  bizarres 
vicissitudes,  et  nous  n'avons  pas  à  y  revenir.  Qu'il  nous  suffise  de  dire  que  la 
motion  de  nommer  le  roi  de  Prusse  empereur  d'Allemagne  a  été  faite  à  Francfort 
par  M.  Welcker,  c'est-à-dire  par  un  des  anciens  antagonistes  de  l'influence  prus- 
sienne. Qui  a  pu  décider  M.  Welcker  à  ce  coup  de  tète?  L'idée  que  l'œuvre  de 
l'unité  de  l'Allemagne,  qui  était  son  rêve  favori ,  devenait  impossible,  si  un 
grand  état  comme  la  Prusse  n'en  faisait  pas  son  affaire.  C'est  une  politique  de 
désespoir  qui  a  inspiré  M.  Welcker  et  qui  a  déterminé  le  vote  du  28  mars,  c'est- 
à-dire  l'élection  du  roi  de  Prusse  comme  empereur  héréditaire  d'Allemagne. 
Cette  politique  de  désespoir  a  hâté  la  marche  des  événemens,  elle  ne  l'a  pas 
changée. 

Pour  se  donner  le  plaisir  d'avoir  un  empereur  des  Allemands,  un  successeur  de 
l'empereur  Barberousse,  il  avait  fallu  faire  bon  marché  du  pouvoir  impérial;  il 
avait  fallu,  afin  d'obtenir  les  votes  de  la  gauche  dans  l'élection  impériale,  con- 
sentir au  veto  suspensif,  à  l'élection  des  membres  de  la  diète  par  le  suffrage  uni- 
versel, etc.;  il  avait  fallu  enfin  que  l'empereur  n'eût  que  le  pouvoir  d'un  prési- 
dent de  république.  Voilà  la  couronne  impériale  qu'on  offrait  au  roi  de  Prusse. 
On  allait  chercher  un  empereur  à  Berlin,  mais  on  n'y  portait  pas  un  empire. 

Le  roi  de  Prusee  est  de  l'école  historique;  il  est  aussi  de  cette  noble  et  chi- 
mérique génération  de  1812  et  de  1813,  dont  la  destinée  semble  être  de  pour- 


706  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

suivre  toute  sa  vie  une  utopie  et  un  rêve,  et  dont  l'imagination  a  toujours 
dupé  le  patriotisme.  Mais  le  roi  de  Prusse  est  roi  depuis  huit  ans.  Il  n'a  peut- 
être  rien  oublié,  mais  il  a  beaucoup  appris.  Il  trouva  donc  qu'on  lui  appor- 
tait un  grand  nom,  un  grand  embarras  et  un  petit  pouvoir.  Il  ne  refusa  pas 
sèchement  la  couronne  qu'on  lui  offrait,  mais  il  déclara  qu'il  ne  pouvait  l'ac- 
cepter qu'après  s'être  entendu  avec  les  rois,  les  princes  et  les  villes  libres  de 
FAlFemagne,  et  avoir  examiné  avec  eux  si  la  constitution  de  Francfort  convenait 
aux  membres  et  au  corps  général  de  la  confédération  germanique.  Quel  coup 
de  théâtre  que  cette  réponse!  Voilà  une  assemblée  qui  se  croyait  souveraine, 
qui  avait  fait,  dans  la  bonne  foi  de  sa  souveraineté,  une  constitution  et  un  em- 
pereur. Le  premier  mot  que  lui  dit  cet  empereur  élu,  c'est  qu'elle  n'est  paa 
souveraine,  que  le  vieux  corps  de  la  confédération  germanique  subsiste  encore, 
avec  ses  rois,  ses  princes  et  ses  villes  libres;  que  c'est  à  ces  rois,  à  ces  princes  et 
à  ces  villes  libres,  d'accepter  la  constitution,  après  l'avoir  examinée.  Que  som- 
mes-nous donc  alors?  ont  dû  se  dire  les  publicistes  et  les  historiens  de  Franc- 
fort, en  entendant  cette  réponse  polie,  mais  claire.  Le  roi  de  Prusse,  en  effet, 
traitait  la  diète  constituante  de  Francfort  comme  si  elle  n'était  encore  que  cet 
anté-parlement  de  1848  qui  a  commencé  la  révolution  germanique.  Les  drama- 
turges de  Francfort  croyaient  avoir  fait  leur  cinquième  acte.  La  réponse  du  rot 
de  Prusse  les  renvoyait  au  prologue. 

C'est  ainsi  que  la  députation  de  la  diète  de  Francfort,  qui  était  allée  à  Berlin 
sans  y  porter  un  empire,  en  revint  sans  rapporter  un  empereur.  C'était  juste. 
Que  faisait-on  cependant  à  Vienne? 

L'école  historique  n'a  jamais  beaucoup  dominé  à  Vienne.  L'Autriche  a  profité 
de  l'enthousiasme  de  1812  et  de  1813;  mais  elle  n'en  a  jamais  été  dupe.  Le  vieil 
empereur  François  II  n'avait  aucune  prétention  et  aucune  prédilection  litté- 
raires; l'empereur  Ferdinand,  son  successeur,  non  plus.  La  révolution  faite  pour 
accomplir  l'unité  germanique  n'avait  guère  de  chances  de  plaire  à  Vienne. 
Elle  était  contraire  aux  intérêts,  aux  goûts  de  l'Autriche,  et  ce  qui  se  mêlait  de 
démocratique  à  cette  révolution  n'était  pas  fait  pour  lui  concilier  la  faveur 
de  la  cour  de  Vienne.  Cependant  on  était  en  1848,  dans  cette  année  d'ex- 
pansion révolutionnaire;  l'Autriche  avait  ses  grands  embarras  de  l'Italie  et  de 
la  Hongrie.  Elle  sembla  accepter  de  bonne  grâce  la  tentative  de  Francfort; 
elle  alla  même  plus  loin,  et  prêta  complaisamment  un  de  ses  archiducs  à  la  ré- 
volution. L'Autriche,  en  effet,  a  des  archiducs  pour  toutes  les  situations;  elle 
en  avait  même  un,  chose  extraordinaire,  pour  la  situation  révolutionnaire  de 
l'Allemagne.  C'était  l'archiduc  Jean  :  sa  longue  disgrâce  à  Vienne  le  prépa- 
rait à  merveille  pour  sa  fortune  de  Francfort.  Ennemi  juré  de  Napoléon,  il  ne 
voyait,  dès  1810,  de  salut  pour  l'Allemagne  que  dans  l'intime  union  de  tous 
les  princes.  Dès  1810,  il  voulait  marcher  avec  le  peuple  et  rejetait  l'axiome  des 
souverains  allemands  :  Tout  pour  le  peuple,  rien  par  le  peuple.  Grand  ami  de 
l'unité  germanique,  et  même  partisan  de  la  démocratie,  vivant  à  Gratz,  loin  de 
la  cour,  avec  sa  femme,  fille  d'un  simple  maître  de  poste,  l'archiduc  Jean  était 
un  de  ces  princes  comme  les  révolutions  aiment  à  en  prendre  sur  les  marches 
des  trônes  pour  s'autoriser  et  s'encourager.  En  1842,  dans  l'année  de  recru- 
descence du  teutonisme,  l'archiduc  Jean  avait  porté  un  toast  à  l'union  de  l'Ai- 


REVUE.   —  CHRONIQUE.  707 

lemagne  :  «  Tant  que  la  Prusse  et  l'Autriche,  avait-il  dit,  tant  que  toute  l'Alle- 
magne, aussi  loin  que  s'étend  la  langue  allemande,  sera  unie,  la  puissance 
de  la  patrie  allemande  sera  aussi  inébranlable  que  les  rochers  de  nos  mon- 
tagnes (1).  » 

Lorsque  la  diète  populaire  de  Francfort  se  mit  à  l'œuvre  de  l'unité  germa- 
nique, et  qu'elle  voulut  avoir  le  plus  promptement  possible  une  image  de  son 
œuvre,  elle  décerna  la  lieutenance  générale  de  l'empire  à  l'archiduc  Jean.  Tout 
contribua  à  cette  désignation,  ses  sentimens,  sa  vie  démocratiques,  son  titre 
d'archiduc  impérial,  et  les  souvenirs  de  l'empire  d'Allemagne,  si  long-temps 
uws  aux  souvenirs  de  la  maison  d'Autriche. 

Bientôt  cependant  l'Autriche,  à  travers  les  révolutions  qui  bouleversaient  ses 
provinces  conquises  comme  ses  provinces  héréditaires,  essaya  de  se  consti- 
tuer. La  constitution  d'Olmùtz  forma  le  nouveau  faisceau  de  la  monarchie 
autrichienne.  Dans  ce  faisceau,  les  états  allemands  de  l'Autriche  avaient  place, 
et  semblaient  par  conséquent  ne  plus  pouvoir  faire  partie  de  l'Allemagne.  Ajou- 
tez que  la  diète  de  Francfort  avait  décidé  elle-même  qu'aucun  état  allemand  ne 
pouvait  faire  partie  d'un  état  étranger.  Cette  jalousie  patriotique  était  belle; 
mais  elle  rompait  le  lien  qui  unissait  l'Autriche  à  l'Allemagne.  Pour  rester  alle- 
mande, il  fallait  que  l'Autriche  cessât  d'être  elle-même.  De  là  un  premier  point 
de  séparation  entre  Vienne  et  Francfort.  Bientôt  la  querelle  s'envenima;  l'élec- 
tion du  roi  de  Prusse  comme  empereur  héréditaire  d'Allemagne  sembla  un 
défi  jeté  par  la  diète  de  Francfort  à  l'Autriche.  L'Autriche  ne  fit  pas  attendre  sa 
réponse,  et,  pour  qu'elle  fût  plus  significative,  elle  l'adressa,  non  pas  à  Franc- 
fort, mais  à  Berlin. 

La  note  autrichienne  du  8  avril  a  la  première  posé  la  question,  comme  elle 
est  posée  aujourd'hui  dans  toute  l'Allemagne.  Cette  note  déclare  hardiment  ce 
que  la  réponse  du  roi  de  Prusse  laissait  seulement  entendre.  «  La  constitution 
de  Francfort  n'est  qu'un  projet;  ce  projet  ne  sera  une  loi  que  lorsque  les  di- 
vers états  de  l'Allemagne  l'auront  adopté.  L'assemblée  nationale  a  donc  outre- 
passé ses  droits  en  publiant  comme  loi  une  constitution  qui  n'est  qu'un  projet. 
Elle  a  également  outrepassé  ses  droits  en  voulant,  sans  autorisation,  donner  à 
l'Allemagne  un  empereur  héréditaire.  Aussi  pour  l'Autriche,  désormais,  l'as- 
semblée nationale  n'existe  plus.  »  Voilà  ce  qui  s'adresse  à  l'assemblée  sous  le 
couvert  du  roi  de  Prusse;  mais,  dans  cette  note,  il  y  a  aussi  quelque  chose  qui 
s'adresse  au  roi  de  Prusse  directement,  c'est  la  déclaration  formelle  que  le  roi 
de  Prusse  peut,  comme  membre  de  la  confédération  germanique,  faire  à  l'Au- 
triche toutes  les  propositions  qu'il  voudra,  mais  qu'il  ne  doit  plus  s'appuyer  des 
vœux  et  des  délibérations  de  l'assemblée  de  Francfort ,  parce  que  dorénavant,  dit 
l'Autriche,  «  cette  assemblée  ne  peut  ni  exercer  d'influence  sur  des  mesures  ten- 
dant à  la  formation  d'un  nouveau  pouvoir  central,  ni  prendre  part  à  des  déli- 
bérations pour  amener  un  accord  sur  la  constitution  qu'elle-même  a  déclarée 
achevée.  » 

Ce  langage  est  clair  ;  l'Autriche  dit  à  la  Prusse  :  Voyons  !  décidez-vous.  Vou- 
lez-vous parler  comme  on  parlait  dans  l'ancienne  Allemagne,  avant  1848,  de 

<1)  Vu  de  l'archiduc  Jean  d'Autriche,  par  Schneidawind .  Schaffouse,  1849. 


708  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

dynastie  à  dynastie,  de  prince  à  prince;  nous  sommes  prêts  à  vous  écouter. 
Mais  si  vous  voulez  parler  au  nom  de  l'assemblée  de  Francfort,  si  vous  voulez 
mêler  dans  vos  affaires  l'assemblée  nationale,  nous  ne  vous  écouterons  pas;  car, 
pour  nous,  il  n'y  a  plus  d'assemblée  nationale.  Elle  a  fait  son  temps.  Elle  est  de 
l'an  passé.  Laissons  donc  de  côté  toutes  les  vieilleries  d'hier,  et  expliquons-nous, 
je  ne  demande  pas  mieux;  mais  pas  de  tiers  populaire  dans  nos  entretiens. 

Sur  ce  fier  langage  nous  devons  faire  deux  courtes  remarques.  La  première, 
c'est  que  l'Autriche  le  tient,  quand  elle  est  livrée  aux  plus  grands  embarras.  II 
faut  donc  qu'il  lui  soit  inspiré.  Or,  il  n'est  pas  difficile  de  deviner  quelle  est  la 
puissance  qui  inspire  à  l'Autriche  son  langage;  c'est  la  Russie  qui,  après  s'être 
tenue  toute  l'année  dernière  immobile  et  armée,  attendant  les  occasions,  prête 
à  profiter  des  inimitiés  et  des  répugnances  que  la  démagogie  ne  manque  jamais 
de  créer  contre  la  liberté,  croit  aujourd'hui  que  le  temps  est  venu  et  envoie  ses 
troupes  en  Hongrie  au  secours  de  l'Autriche  pour  combattre  «  une  révolte  qui 
n'est  plus  seulement  autrichienne,  mais  européenne.  »  Telles  sont  les  paroles  de 
la  Russie,  et  ettes  sont  significatives,  car  la  révolte  européenne  n'est  pas  seule- 
ment en  Hongrie;  elle  est  en  Allemagne,  elle  est  en  Italie,  nous  allions  dire,  Dieu 
nous  pardonne!  prenant  le  mot  de  la  Russie  dans  son  sens  le  plus  intime,  que 
la  révolte  européenne  est  aussi  en  France. 

La  seconde  remarque  que  nous  voulons  faire  sur  la  note  autrichienne,  c'est 
qu'elle  avait  pour  but  de  déconcerter  la  double  politique  que  la  Prusse  spmblait 
suivre.  La  Prusse  en  effet  avait  double  visage:  à  Vienne  visage  monarchique, 
à  Francfort  visage  populaire  et  surtout  germanique.  Quelques  personnes  ne  man- 
quaient pas  de  voir  dans  cette  double  politique  une  marque  de  cette  habileté 
ambitieuse  à  l'aide  de  laquelle  la  Prusse  s'est  peu  à  peu  agrandie  en  Allemagne. 
On  expliquait  par  la  perfidie  ce  qui  peut  s'expliquer  plus  naturellement  par  la 
faiblesse  et  l'incertitude  des  conseils  humains.  Il  y  avait  en  effet  pour  la  Prusse 
deux  politiques  à  suivre,  la  politique  populaire  et  la  politique  monarchique. 
La  politique  populaire  était  pompeuse  et  périlleuse.  11  fallait,  disaient  les  par- 
tisans de  cette  politique,  se  donner  au  peuple,  accepter  la  couronne  impériale, 
se  mettre  hardiment  à  la  tète  de  l'Allemagne  démocratique  et  faire  au  be- 
soin la  guerre  à  l'Autriche.  Cette  politique  a  eu  sa  vogue  à  Berlin,  dans  les 
rues,  il  est  vrai,  plus  qu'à  la  cour,  et  déjà  les  journaux  prêchaient  la  guerre  et 
invoquaient  les  mânes  des  héros  de  la  guerre  de  Silésie;  mais  pendant  ce  temps 
le  régiment  de  l'empereur  François,  c'est  le  titre  que  porte  un  des  régimens  de 
l'armée  prussienne  en  souvenir  de  la  confraternité  de  la  Prusse  et  de  l'Autriche 
en  1813  et  1814,  le  régiment  de  l'empereur  Franço:s  inaugurait  solennellement 
dans  sa  caserne  le  portrait  de  l'empereur  actuel  d'Autriche.  Ce  n'est  pas  un  des 
traits  les  moins  curieux  à  noter  que  cette  répugnance  qui  existe  presque  partout 
entre  l'armée  et  la  démagogie.  L'instinct  de  la  discipline  repousse  l'instinct  du 
désordre.  L'armée  eût  obéi  si  le  roi  eût  décidé  la  guerre;  mais  le  rôle  de  Charles- 
Albert,  c'est-à-dire  d'un  roi  faisant  la  guerre  pour  la  démagogie  qui  doit  le  dé- 
trôner s'il  réussit,  et  l'abandonner  s'il  succombe,  ce  rôle  n'avait  rien  qui  pût 
tenter  le  roi  de  Prusse. 

Nous  venons  d'indiquer  les  différentes  combinaisons  entre  lesquelles  la  pensée 
du  gouvernement  prussien  a  pu  flotter.  Bientôt  cependant  il  s'est  décidé  avec 


REVUE.   —  CHRONIQUE.  709 

une  fermeté  qu'il  n'avait  pas  montrée  jusqu'ici,  et  il  s'est  rattaché  purement  et 
simplement  à  la  note  autrichienne  du  8  avril,  c'est-à-dire  à  la  politique  russe,  à 
l'idée  que  l'occasion  était  venue  pour  les  gouvernemens  de  faire  la  police  en  Eu- 
rope et  de  s'y  employer  hardiment. 

Depuis  ce  moment,  les  choses  ont  marché  avec  rapidité,  et  la  querelle  est 
aujourd'hui  engagée  partout  en  Allemagne  entre  les  princes  allemands  et  la 
grande  médiatisation  démocratique  qu'avait  voulu  opérer  la  diète  populaire  de 
Francfort.  En  Prusse,  en  Saxe,  en  Hanovre,  les  assemhlées  particulières  de  ces 
derniers  pays  se  prononçaient  pour  la  constitution  de  Francfort;  les  gouverne- 
mens ont  dissous  les  chambres.  De  son  côté,  la  diète  de  Francfort  a  décrété 
l'immutabilité  de  la  constitution  qu'elle  a  faite.  Plus  de  transaction  !  On  parle 
de  troupes  prussiennes  qui  se  rassemblent  près  de  Mayence  et  qui  menacent 
l'assemblée  de  Francfort.  La  diète  décide  que  le  président  est  autorisé  à  con- 
voquer l'assemblée  nationale  partout  et  quand  il  le  jugera  convenable;  que 
cent  membres  peuvent  demander  une  réunion  extraordinaire;  que  l'assemblée 
peut  délibérer  et  voter  quand  il  y  a  cent  cinquante  membres.  L'assemblée  est 
composée  de  six  cent  cinquante  membres.  Toutes  ces  mesures,  comme  on  le 
voit,  sentent  l'agitation  et  l'extrémité  révolutionnaires,  cette  dernière  surtout. 
Beaucoup  de  membres,  en  effet,  se  sont  retirés  peu  à  peu  de  l'assemblée,  les 
membres  qui  représentent  l'Autriche  par  exemple,  les  uns  en  expliquant  les 
motifs  de  leur  départ,  les  autres  à  la  française,  comme  disent  les  journaux  alle- 
mands, c'est-à-dire  sans  dire  adieu.  Le  lieutenant-général  de  l'empire,  l'archi- 
duc Jean,  dit  lui-même  qu'il  n'a  plus  que  quelques  jours  à  rester  à  Francfort. 
Ainsi,  une  assemblée  de  six  cent  cinquante  membres  réduite  peut-être  à  cent 
cinquante  et  persistant  à  représenter  l'Allemagne  et  le  pouvoir  législatif,  le 
pouvoir  exécutif  prêt  à  quitter  la  partie,  voilà  l'état  de  Francfort.  Ne  nous  y 
trompons  point  cependant  :  il  y  a  là  encore  une  grande  force  morale,  quelles 
que  soient  les  fautes  qu'ait  faites  l'assemblée  nationale  dans  ses  derniers  jours. 
La  constitution  qu'elle  a  décrétée  n'est  certes  pas  excellente;  mais  comme,  au 
lieu  d'en  demander  la  révision  par  les  moyens  légaux,  les  princes  allemands 
la  traitent  de  simple  projet  de  constitution,  comme  ils  nient  la  légitimité  de 
tout  ce  qui  s'est  fait  en  4848,  et  qu'ils  en  veulent  l'anéantissement  au  lieu  d'en 
demander  le  triage,  l'Allemagne  s'inquiète  et  s'agite,  nous  ne  disons  pas  seule- 
ment l'Allemagne  démagogique,  dont  c'est  le  métier  d'agiter  et  d'affaiblir  tout 
ce  qu'elle  touche,  mais  l'Allemagne  libérale  et  modérée.  Malheureusement  cette 
Allemagne  libérale  et  modérée  que  nous  aimons  et  qui  a  tous  nos  vœux  et  toutes 
nos  sympathies,  cette  Allemagne  libérale  qui  a  dirigé  la  diète  pendant  la  plus 
grande  et  la  plus  belle  partie  de  sa  durée,  ce  n'est  pas  elle  qui  a  posé  la  question 
dans  ces  derniers  temps.  Elle  a  laissé  les  partis  extrêmes  s'emparer  de  la  direc- 
tion des  affaires.  La  question  de  l'empereur  héréditaire  a  disparu  dans  la  mêlée 
qu'elle  a  soulevée.  Il  ne  s'agit  plus  de  savoir  s'il  y  aura  un  empereur,  et  si  cet 
empereur  sera  le  roi  de  Prusse;  il  s'agit  de  savoir  si  la  constitution  de  Franc- 
fort, ou  plutôt  si  la  souveraineté  du  peuple  allemand  sur  lui-même  sera  recon- 
nue. 1848  a  créé  une  nouvelle  Allemagne  qui  croit  à  son  droit,  mais  qui  ne 
demande  pas  mieux  que  dé  le  modérer.  C'est  ce  droit  qui  est  nié  absolument 
par  la  politique  monarchique  qui  vient  du  Nord. 


710  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Ce  droit,  c'est  le  nôtre,  et  non  pas  seulement  depuis  1848,  grâce  à  Dieu,  mais 
depuis  1789.  Nous  ne  lui  souhaitons  donc  pas  plus  de  légitimité  qu'il  n'en  a  à 
nos  yeux;  mais  nous  lui  souhaiterions  en  Allemagne,  pour  la  lutte  qu'il  va  avoir 
à  soutenir,  d'autres  circonstances  que  celles  qu'il  rencontre  en  ce  moment ,  et 
d'autres  défenseurs  aussi.  Pour  défenseurs,  nous  aimerions  mieux  les  libéraux 
prussiens  de  la  diète  de  Berlin  en  1847  que  les  doctrinaires  de  l'unité  germa- 
nique ou  les  démagogues.  Nous  aimerions  mieux  aussi,  quant  aux  circon- 
stances, que  le  droit  de  souveraineté  du  peuple  allemand  n'eût  pas  à  soutenir 
la  lutte  après  et  à  côté  des  répugnances  qu'ont  partout  soulevées  en  Europe 
les  excès  de  l'esprit  démagogique. 

Si,  comme  l'Italie,  l'Allemagne  succombe,  c'est  à  la  démagogie  encore  que 
nous  nous  en  prendrons.  Là,  comme  ailleurs,  elle  aura  gâté  la  cause  de  la  li- 
berté. 

Grande  leçon  donc  pour  la  France  que  le  spectacle  de  l'Allemagne  en  ce  mo- 
ment. Ce  qui  compromet  en  Allemagne  la  cause  de  la  liberté,  c'est  qu'à  Franc- 
fort le  parti  modéré,  soit  négligence,  soit  désunion,  n'est  pas  resté  maître  de  la 
conduite  des  affaires.  Ce  n'est  pas  lui  qui  a  posé  la  question  dans  le  procès  qui 
va  s'engager.  Puisse,  au  contraire,  le  parti  modéré  en  France  rester  toujours 
maître  de  poser  la  question  au  dedans  et  au  dehors!  Nous  ne  nous  dissimulons 
pas  les  conséquences  de  la  chute  de  l'Allemagne,  si  elle  succombe;  c'est  la 
France  alors  qui  est  en  ligne  contre  le  despotisme  septentrional,  et  c'est  à  Paris 
que  les  partisans  de  ce  despotisme  diront  qu'il  faut  venir  faire  la  police,  parce 
que  c'est  à  Paris,  selon  eux,  qu'est  le  foyer  de  l'agitation  révolutionnaire.  Ce 
conflit  qui  est  possible,  nous  ne  le  craignons  pas  si  le  parti  modéré  détermine 
les  termes  dans  lesquels  il  soutiendra  la  lutte,  opposant  l'esprit  libéral  et  non 
pas  l'esprit  démagogique  aux  bravades  de  l'esprit  despotique.  Mais  si,  selon  la 
vieille  et  fatale  routine  des  partis  révolutionnaires,  on  cherche  la  force  dans  l'a- 
gitation, si  on  installe  l'anarchie  dans  les  villes  sous  prétexte  d'installer  la  vic- 
toire dans  les  camps,  si  c'est  enfin  la  démagogie  qui  combat  le  despotisme,  tout 
est  perdu,  et  nous  craindrons  que  la  liberté,  n'ayant  pas  su  se  défendre  contre 
l'anarchie,  ne  sache  pas  non  plus  défendre  l'indépendance  nationale. 


En  Autriche  et  en  Turquie,  les  événemens  marchent  avec  rapidité.  Les  succès 
de  l'armée  magyaro-slave,  sans  être  éclatans,  ont  été  poussés  avec  vigueur  par 
ces  rudes  Polonais  dont  il  faut  bien  reconnaître  l'entrain  militaire.  Assurément, 
le  prince  Windischgraetz  leur  a  fait  la  partie  belle;  il  eût  entrepris  de  relever  de 
sa  propre  main  les  Magyars  abattus;  il  eût  voulu,,  de  propos  délibéré,  compro- 
mettre la  fortune  du  vieil  empire  rajeuni,  ce  semblait,  par  les  jeunes  peuples 
slaves,  qu'il  n'eût  pas  mieux  réussi. 

Au  fait,  il  n'est  point  donné  à  tout  le  monde  d'être  heureux  à  l'âge  du  prince 
Windischgraetz,.  et  peut-être  était-il  moins  facile  de  cueillir  des  lauriers  sur  le 
sol  hongrois  qu'à  Custozza  et  à  Novare,  pour  deux  raisons  :  d'abord,  parce  cnie 


REVUE.   —  CHRONIQUE.  7  H 

Farmée  magyare  a  été  fort  long-temps  tout  imaginaire  et  ensuite  parce  qu'elle 
a  combattu  vivement  le  jour  où  elle  a  été  formée  par  Dimbinski  et  Bem.  Le  chef 
dus  parti  des  vieux  Autrichiens  aura  donc  réduit  la  fière  Autriche  à  cette  extré- 
mité d'un  état  qui  craint  de  ne  pouvoir  plus  se  soutenir  par  lui-même;  il  aura 
donc  condamné  ce  cabinet  de  Vienne,  hier  encore  si  hardi,  à  implorer  le  secours 
d'une  armée  étrangère,  et  tout  cela  quand  un  peu  plus  de  stratégie  et  une  po- 
litique plus  constitutionnelle  eussent  assuré  au  nouvel  empereur  le  concours 
dévoué  des  populatioES  les  plus  belliqueuses  de  Fempire.  Il  semble  qu'il  y  ait  des 
époques  où  les  hommes  soient  pris  fatalement  de  vertige  et  aillent  comme  à  des- 
sein se  heurter  contre  les  obstacles,  lorsque  chacun  pourtant  s'évertue  à  leur 
crier  :  gare!  L'Autriche  vient  de  passer  par  une  de  ces  époques,  et  l'on  ne  sau- 
rait nier  que  le  mal  ne  soit  profond,  quoique  l'on  ne  puisse  dire  encore  que  la 
situation  soit  désespérée.  D'un  côté,  des  populations  hostiles,  dès  à  présent  bien 
armées,  enhardies  par  de  récens  succès,  d'ailleurs  enthousiastes,  exaltées  au-delà 
deftoute  imagination  par  la  victoire,  tant  elles  sont  persuadées  qu'elles  combat- 
tent pour  ie  salut  de  l'Europe  et  la  liberté  du  monde;  de  l'autre,  des  popula- 
tions hier  amies,  dévouées  conditionnellement  au  pouvoir,  aujourd'hui  déçues 
dans  les  espérances  qu'on  leur  avait  données,  quelques-unes  déjà  rangées 
sous  le  drapeau  de  l'insurrection,  les  autres  ébranlées  dans  leur  fidélité  et 
forcées,  de  ne  plus  songer  qu'à  elles-mêmes  en  cessant  de  s'inquiéter  de  la  des- 
tinée de  l'empire:  d'un  côté  la  haine  et  de  l'autre  l'abandon,  tels  sont  les  deux 
éeueils  entre  lesquels  l'Autriche  se  débat  en  ce  moment  avec  une  armée  dont 
Forganisation  a  beaucoup  souffert. 

Si  le  plan  de  conciliation  conçu  et  pratiqué  par  Dimbinski  et  Bem  pouvait  re- 
cevoir tout  son  développement,  si  M.  Kossuth,  profitant  de  sa  qualité  de  Slave 
de  naissance  et  de  nom,  entrait  franchement  et  allait  jusqu'au  bout  dans  cette 
voie  de  transaction  sur  le  pied  d'égalité  entre  les  Magyars  et  les  Slaves,  sans  nul 
doute  le  péril  serait  immense,  car  l'armée  autrichienne  ne  peut  plus  guère  se 
recruter  que  parmi  les  Croates,  les  Illyriens  et  les  Tchèques.  Les  paysans  de  la 
Gallicie  refusent  déjà  l'enrôlement  :  mourir  pour  mourir,  autant  vaut  jouer  la 
partie  sur  le  sol  national  en  résistant  aux  recruteurs  que  d'aller  courir  cette 
chance  sur  de  lointains  champs  de  bataille  dans  les  rangs  des  impériaux.  Les 
paysans  de  la  Gallicie  ont  ainsi,  d'apparence,  fait  beaucoup  de  chemin  depuis 
le  temps  où,  dans  l'excès  d'un  désespoir  envewimé,  ils  avaient  toute  confiance 
en  l'autorité  de  l'empereur.  11  est  juste  de  dire  toutefois  que,  malgré  la  scission 
qui  s'est  faite  entre  le  ministère  autrichien  et  les  Slaves,  ces  peuples,  tout  en  se 
retranchant  dans  leur  politique  nationale,  sont  encore  assez  loin  de  s'entendre 
pleinement  sur  les  conditions  d'une  alliance  avec  les  Magyars.  Les  Polonais  ont 
accepté  l'alliance  sans  autre  condition  que  celle  d'une  politique  conciliatrice; 
mais  les  Polonais  n'ont  pas  à  régler  avec  les  Magyars  des  questions  d'intérêt 
pareilles  à  celles  qui  ont  provoqué  le  soulèvement  de  Jellachich.  Il  ne  suffit  pas 
aux  Magyars,  pour  gagner  les  Croates  à  leur  cause,  il  ne  leur  suffit  pas  de  va- 
gues paroles  de  liberté  et  d' égalité,  il  faut  des  actes,  des  concessions,  des  traités 
qui ,  par  malheur,  entraînent  tous  la  dissolution  de  la  Hongrie  et  aboutissent  à 
Fem>plaeer  ce  royaume  par  une  confédération  transitoire,  en  attendant  l'indé- 
pendance absolue  de  chacune  des  races  de  la  Hongrie.  C'est  là  le  sacrifice  su- 


712  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

prème  sans  lequel  les  Magyars  ne  peuvent  en  aucune  façon  compter  sur  une 
victoire  définitive,  sans  lequel  même  ils  n'ont  peut-être  aucun  moyen  d'échap- 
per, dans  un  prochain  avenir,  à  une  ruine  complète,  inévitable;  c'est  un  sacri- 
fice pourtant  qui  coûte  à  leur  amour-propre  presque  autant  que  la  mort  même, 
qu'ils  promettent  et  ajournent,  qu'ils  font  en  parole  et  retirent  en  fait,  qu'ils 
tiennent  d'ailleurs  pour  une  abdication  de  leur  destinée.  Jetés  comme  en  un 
étroit  campement  entre  les  deux  grandes  races  germanique  et  slave,  sans  issue 
ni  sur  la  mer  ni  sur  un  fleuve  libre,  ils  soutiennent  contre  les  fatalités  histo- 
riques une  lutte  inégale,  qui  les  remplit  d'incertitudes,  les  exalte,  les  aveugle, 
paralyse  leurs  résolutions  dans  le  succès  de  même  que  dans  la  défaite.  C'est 
l'espoir  qui  reste  encore  à  l'Autriche. 

M.  Kossuth  veut-il,  oui  ou  non,  l'indépendance  de  la  Croatie,  de  la  Waïvodie 
serbe  et  de  la  Transylvanie?  Combat-il  pour  le  principe  de  l'égalité  des  races  et 
des  nationalités,  ou  bien  pour  la  prépolence  de  la  race  magyare  sur  les  races 
diverses  de  la  Hongrie?  Veut- il  la  déchéance  de  la  maison  de  Habsbourg,  ou 
bien  ne  veut-il  que  le  rétablissement  du  vieil  empereur  autrichien,  roi  constitu- 
tionnel de  Hongrie  à  la  place  du  jeune  empereur  créé  par  l'influence  slave?  Il 
est  permis  de  conserver  des  doutes  sur  tous  ces  points  et  de  penser  que  M.  Kos- 
suth, arrivé  au  moment  de  prendre  une  résolution  décisive,  hésite  et  s'abîme 
dans  les  perplexités  d'une  situation  périlleuse,  même  au  sein  de  la  victoire. 

Sans  doute,  le  mouvement  libéral  de  la  Bohème  et  de  la  Croatie  prend  cha- 
que jour  plus  de  puissance,  à  mesure  que  s'accroît  l'impopularité  du  minis- 
tère allemand  Stadion-Schwarzemberg.  L'élévation  d'un  Allemand,  le  général 
Welden,  au  commandement  en  chef  de  l'armée  austro-slave  n'était  pas  de  na- 
ture à  diminuer  le  mécontentement  des  Tchèques  et  des  Illyriens.  Les  hommes 
les  plus  avancés  du  slavisme  libéral  ont  repris  l'autorité  qu'ils  avaient  un  mo- 
ment abdiquée  entre  les  mains  de  Jellachich.  C'est  ainsi  que  le  docteur  Gaj 
d'Agram,  le  promoteur  de  l'illyrisme  et  le  principal  auteur  de  la  nomination 
de  Jellachich  aux  fonctions  de  ban,  paraît  aujourd'hui  aller  beaucoup  plus  loin 
que  le  vaillant  chef  des  Croates.  Enfin  le  ban  lui-même,  après  avoir,  avec  une 
persévérance  et  une  abnégation  intelligentes,  essayé  inutilement  d'éclairer 
l'Autriche  sur  les  périls  de  la  politique  du  prince  Windischgraetz,  a  été  à  son 
tour  entraîné  plus  rapidement  qu'il  ne  l'aurait  voulu  à  se  séparer  de  l'armée 
autrichienne  pour  passer  sur  le  territoire  slave  et  ne  plus  consulter  que  l'intérêt 
exclusif  des  Slaves  méridionaux.  Ces  évolutions  politiques  et  militaires  des  chefs 
slaves  affaiblissent  grandement  l'armée  autrichienne.  Cependant  l'intention  des 
Croates  ne  paraît  pas  être  de  s'insurger  directement  contre  l'Autriche,  mais  seu- 
lement de  sauvegarder  leur  indépendance  dans  le  cas  où  l'Autriche  allemande 
serait  définitivement  battue  par  l'armée  hongroise.  S'il  était  vrai  qu'en  pronon- 
çant la  déchéance  de  la  maison  de  Habsbourg  la  diète  magyare  eût  commis  la 
faute  de  lui  faire  un  crime  des  concessions  promises  à  la  Transylvanie  et  à  la 
Croatie,  les  Serbes  et  les  Croates,  même  les  plus  libéraux,  combattraient  jus- 
qu'au dernier  à  côté  des  impériaux  contre  les  prétentions  du  magyarisme. 
Nous  sommes  en  ce  point  de  l'avis  du  journal  de  la  Société  slave  de  Paris,  on 
verrait  recommencer  une  nouvelle  guerre  civile,  plus  désespérée  et  plus  furieuse 
encore  que  celle  d'aujourd'hui;  et  lorsque  nous  étudions  dans  l'historique  de 


REVUE.  —  CHRONIQUE.  713 

cette  guerre  écrit  par  un  diplomate,  M.  Paul  de  Bourgoing,  toutes  les  ressources 
militaires  dont  les  Croates  et  les  Serbes  disposent  à  eux  seuls,  nous  ne  doutons 
nullement  qu'ils  ne  fussent  prêts  à  verser  des  flots  de  sang  pour  repousser  la  do- 
mination magyare.  Telles  sont  les  chances  que  l'Autriche  peut  encore  trouver 
dans  l'inhabileté  des  Magyars  et  dans  la  passion  des  Slaves  méridionaux  pour 
leur  nationalité,  à  la  seule  condition  toutefois  de  revenir  elle-même  aux  prin- 
cipes constitutionnels  et  fédératifs  posés  par  la  diète  de  Kremsier. 

La  Russie,  disions-nous  il  y  a  quinze  jours,  n'est  peut-être  pas  aussi  pressée 
d'intervenir  que  l'opinion  aime  à  le  supposer.  Quoique  la  question  ait  fait  un 
pas,  nous  sommes  encore  aujourd'hui  de  cet  avis.  Quel  est  l'intérêt  de  la  Russie 
en  présence  des  révolutions  européennes?  C'est  d'abord  de  faire  chez  elle  une 
police  vigoureuse  qui  soit  là  pour  étouffer  à  chaque  heure  du  jour  les  germes 
d'insurrection  qui  peuvent  se  développer  sur  son  propre  territoire;  c'est  ensuite 
de  laisser  les  pays  de  sa  frontière  s'épuiser,  s'abîmer  tout  à  leur  aise  dans  les 
luttes  intestines;  c'est  d'établir  chez  elle  une  sorte  de  cordon  sanitaire  contre 
les  idées  révolutionnaires  et  non  point  d'aller  affronter  la  contagion  sur  le  sol 
même  où  elle  règne  dans  toute  sa  fureur  avec  le  caractère  de  question  de  na- 
tionalité, particulièrement  dangereux  pour  l'empire  russe.  Enfin,  et  les  der- 
nières nouvelles  de  Constantinople  nous  en  fournissent  à  propos  la  preuve,  la 
Russie,  très  forte  chez  elle,  n'a  pas  encore,  quant  à  présent,  assez  de  troupes  dis- 
ponibles pour  répondre  avec  certitude  de  succès  aux  éventualités  d'une  inter- 
vention dans  les  affaires  de  l'Occident. 

On  se  rappelle  peut-être  avec  quelle  lenteur  et  après  combien  de  tâtonnemens 
diplomatiques  la  Russie  est  entrée,  l'année  dernière,  dans  les  principautés  du 
Danube.  Ce  ne  fut  qu'après  s'être  bien  assurée  de  l'ignorance  et  de  l'indiffé- 
rence des  cabinets  de  l'Occident  qu'elle  osa  s'établir  peu  à  peu  et  sans  grand 
éclat  en  Moldo-Valachie.  Il  ne  paraît  pas  douteux  qu'elle  était  prise  au  dépourvu 
par  les  événemens  et  qu'une  protestation  énergique  des  cabinets  amis  de  l'em- 
pire ottoman  l'eût  grandement  inquiétée  ou  même  arrêtée.  Au  premier  moment, 
la  Russie,  qui  essayait  de  donner  le  change  à  l'Europe  par  de  grands  mouve- 
mens  de  troupes,  n'avait  pas  cinquante  mille  hommes  à  mettre  hors  de  chez 
elle.  Aujourd'hui,  elle  arrive  à  peine  au  chiffre  de  cent  cinquante  mille.  Or,  une 
portion  importante  de  ce  contingent  disponible  est  aujourd'hui  engagée  dans 
les  deux  principautés  du  Danube,  et  comme  la  Turquie,  sans  être  hostile,  peut 
devenir  inquiétante  le  jour  où  les  principautés  seraient  moins  bien  gardées,  la 
Russie  ne  peut  retirer  de  là  cinquante  mille  hommes  sans  qu'un  arrangement 
en  bonne  forme  l'assure  de  l'amitié  de  la  Porte  Ottomane.  Cet  arrangement,  la 
Russie  l'espérait;  elle  espérait  qu'en  éveillant  des  craintes  dans  l'esprit  du  divan 
sur  les  dangers  de  la  question  des  races,  elle  réussirait,  comme  en  1812,  comme 
en  1831,  à  intéresser  à  ses  plans  la  Turquie,  ou  du  moins  à  la  réduire  à  une 
attitude  de  neutralité;  elle  espérait  qu'en  pesant  de  tout  le  poids  de  sa  diplomatie 
sur  le  ministère  turc,  au  moment  où  arrivaient  à  Constantinople  la  nouvelle  de 
la  bataille  de  Novare  et  le  discours  complaisant  de  lord  Palmerston  sur  l'occu- 
pation des  principautés,  elle  emporterait  d'assaut  quelque  traité  d'alliance  en 
vertu  duquel,  les  détroits  se  trouvant  ouverts  aux  vaisseaux  russes,  l'armée 
russe  pourrait  sans  crainte  passer  des  principautés  en  Transylvanie  et  en  Hon- 


714  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

grie.  Tel  était  le  but  de  la  mission  extraordinaire  donnée  récemment  au  gé- 
néral Grabbe,  aide-de-camp  de  l'empereur.  Le  général  Grabbe  n'a  pas  été 
heureux.  Réchid-Pacha  a  trouvé,  pour  repousser  les  propositions  du  cabinet 
moscovite,  les  accens  d'un  vrai  patriotisme;  le  divan  tout  entier  s'est  associé  à 
ces  sentimens  énergiques.  Cette  honnête  et  loyale  politique  du  sultan,  qui  de- 
puis une  année  marche  modestement  au  milieu  des  écueils,  a  tout  d'un  coup 
pris  feu  et  fait  explosion.  Une  nouvelle  et  décisive  démarche  auprès  des  deux 
cabinets  de  l'Occident  s'en  est  suivie,  et  les  questions  les  plus  précises  leur  ont 
été  posées  :  Que  feriez-vous  dans  le  cas  d'une  guerre  entre  le  sultan  et  le  czar? 
Jusqu'où  irait  votre  action,  le  cas  échéant?  A  quoi  il  paraîtrait  que  la  réponse 
des  deux  ambassadeurs  a  été  tout  aussi  franche  que  la  situation  était  claire;  ils 
auraient  dit,  en  effet,  qu'ils  feraient  respecter  le  traité  protecteur  des  détroits 
aussi  long-temps  que  la  Turquie  le  respecterait,  et  qu'ils  n'abandonneraient  pas 
le  sultan  au  mauvais  vouloir  des  Russes  tant  qu'il  ne  s'y  livrerait  pas  lui-même. 

La  Russie  se  voit  donc  aujourd'hui  jetée  dans  des  conjonctures  assez  embar- 
rassantes en  présence  des  engagemens  chevaleresques  qu'elle  a  pris  avec  le  ca- 
binet de  Vienne  et  de  cette  rupture  d'une  négociation  sur  le  succès  de  laquelle 
elle  comptait  sans  doute  pour  les  remplir.  Il  lui  serait  difficile  de  reculer,  soit 
qu'elle  ait  déjà  le  pied  sur  le  territoire  autrichien,  soit  qu'elle  hésite  encore, 
car  elle  a  promis  trop  haut  pour  ne  pas  tenir.  Il  n'est  peut-être  pas  moins  diffi- 
cile d'avancer  parce  que  les  éventualités  de  la  question  turque  posée  sous  un 
jour  nouveau  ne  lui  permettent  pas  de  tirer  trente  mille  hommes  des  princi- 
pautés sans  s'exposer  à  perdre  le  fruit  de  l'occupation. 

En  somme,  nous  ne  pensons  pas  que  le  cabinet  de  Saint-Pétersbourg  se  fût  si 
fort  pressé  d'engager  sa  parole  à  l'Autriche,  s'il  avait  pu  prévoir  que  les  événe- 
mens  marcheraient  si  vite  sur  les  bords  du  Danube,  et  surtout  que  la  Turquie,  à 
bout  de  patience,  deviendrait  elle-même  un  obstacle.  C'est  là  le  trait  particulier 
qui  nous  frappe  dans  la  politique  actuelle  du  cabinet  russe,  et  c'est  le  point 
grave  sur  lequel  il  nous  semble  que  la  diplomatie  doit  avoir  les  yeux  fixés. 
Veut-on  paralyser  l'action  de  la  Russie  dans  les  affaires  de  l'Europe  ?  Le  vrai 
champ  de  bataille  diplomatique,  c'est  Gonstantinople;  mais,  si  l'on  veut  réussir, 
peut-être  le  moment  est-il  arrivé  de  prendre  à  cet  égard  un  parti.  Supposez  que 
la  Russie  échappe  aux  difficultés  qu'elle  vient  de  se  créer  par  trop  de  précipita- 
tion, sa  force  militaire  s'accroît  peu  à  peu;  dans  six  mois  elle  aura  en  ligne  les 
deux  cent  mille  hommes  qui  lui  sont  nécessaires  pour  combattre  hors  de  chez 
elle,  et  il  ne  sera  pas  aussi  facile  de  l'amener  aux  transactions  que  l'on  est  en 
droit  d'exiger  d'elle.  Alors,  en  effet,  elle  sera  en  mesure  de  faire  face  avec  chance 
de  succès  au  double  danger  de  la  guerre  en  Autriche  et  en  Turquie,  et  de  s'im- 
poser peut-être  aux  populations  slaves  de  l'empire  de  Habsbourg  ainsi  qu'elle 
s'est  imposée  naguère  aux  Valaques,  aux  Hellènes  et  aux  Serbes  de  l'empire 
des  sultans. 

Il  faut  à  l'équilibre  européen  une  Autriche  comme  il  lui  faut  une  Turquie. 
Les  libéraux  de  tous  les  pays  reconnaissent  ce  grand  intérêt  de  conservation  en 
ce  qui  touche  Constantinople,  l'histoire  d'un  siècle  entier  leur  montre  les  czars 
acharnés  à  la  perte  des  sultans.  Cependant  le  parti  démocratique  s'obstine  en- 
core à  fermer  les  yeux  à  l'évidence  en  ce  qui  regarde  Vienne,  tant  la  maison 


REVUE.   —  CHRONIQUE.  71f> 

de  Habsbourg  a  montré  de  complaisance  pour  les  Romanoff  sous  le  poids  de 
ce  malheureux  lien  de  solidarité  créé  par  le  partage  de  la  Pologne,  affermi 
par  les  guerres  de  coalition  et  les  congrès  de  la  sainte-alliance  !  L'agent  de  la 
Hongrie  à  Paris,  M.  Teleki,  dans  un  écrit  récent,  dit  avec  beaucoup  de  raison  : 
«  Si  l'intervention  russe  s'accomplit  et  réussit,  plus  d'Autriche.  »  Il  se  garde 
bien  toutefois  de  nous  indiquer  ce  qu'il  convient  de  mettre  à  la  place,  à  moins 
que  ce  ne  soit  ce  fabuleux  empire  magyare  rêvé  par  M.  Mauguin,  quelque  chose 
comme  cet  empire  arabe  qui  devait  naguère,  on  s'en  souvient,  succéder  à  la 
puissance  des  Ottomans.  Non,  la  vieille  Autriche  ne  peut  être  remplacée  que 
par  une  Autriche  constitutionnelle  et  fédérale,  fondée  sur  le  principe  de  l'égalité 
des  races.  Il  n'y  a  à  choisir  qu'entre  cette  Autriche-là  et  le  chaos,  qui  remettrait 
au  hasard  le  destin  de  l'Orient  tout  entier,  et  qui  pourrait  entraîner  la  Turquie 
elle-même  dans  une  ruine  irréparable.  Que  la  diplomatie  avise.  La  question 
revient  en  définitive  à  ceci  :  Trouver  le  meilleur  moyen  de  concilier  les  inté- 
rêts des  divers  peuples  danubiens  avec  les  intérêts  de  l'équilibre  européen;  d'un 
côté  aider  la  Turquie  à  se  maintenir  dans  la  ligne  où  elle  entre  avec  résolution, 
de  l'autre  mettre  sous  les  yeux  de  l'Autriche,  en  comparaison  avec  la  honte  et 
le  danger  du  protectorat  russe,  la  jeunesse  et  la  force  que  les  Slaves  lui  offraient 
hier  encore;  et,  si  elle  persiste  à  préférer  cette  servitude  à  cette  vie  nouvelle, 
c'est  alors  qu'il  conviendra  de  prendre  sans  retard  les  résolutions  énergiques 
annoncées  par  M.  Drouyn  de  Lhuys. 


Au  milieu  des  préocupations  si  vives  qui  pèsent  en  ce  moment  sur  tous  les 
esprits,  l'élite  de  la  société  parisienne  vient  d'être  douloureusement  frappée 
d'une  perte  qui  laisse  après  elle  un  irréparable  vide.  Mrae  Récamier  a  été  enle- 
vée en  quelques  heures  à  l'affection  de  ses  amis.  Le  nom  que  nous  venons  de 
tracer  dit  tout  :  il  ne  rappelle  pas  seulement  l'idéal  de  la  beauté,  de  la  grâce  ac- 
complie, de  l'amabilité  la  plus  parfaite;  il  rappelle  encore  toutes  les  délicatesses 
du  cœur,  de  l'intelligence  et  de  la  vertu,  et  par-dessus  tout,  la  plus  active,  la 
plus  ingénieuse,  la  plus  angélique  bonté.  Objet  de  l'admiration  respectueuse 
et  passionnée  des  plus  hautes  et  des  plus  poétiques  célébrités  de  ce  siècle,  sur 
lesquelles  elle  a  exercé  (  comme  surtout  ce  qui  a  eu  le  bonheur  de  l'approcher) 
une  si  salutaire  influence  d'inspiration  ou  de  modération,  son  souvenir  reste, 
entre  autres,  inséparablement  lié  à  celui  de  Mme  de  Staël,  de  Chateaubriand,  de 
Ballanche.  Le  nom  de  Mme  Récamier  rayonne,  dès  à  présent,  comme  celui  de 
Béatrice,  sous  la  double  consécration  du  génie  et  de  l'amitié.  Il  y  a  un  beau 
portrait  à  tracer  de  cette  femme  éminente,  douée  d'une  si  grande  puissance  d'at- 
traction et  d'une  sérénité  d'ame  si  harmonieuse  et  si  sympathique.  Une  plume 
bien  experte  à  saisir  ces  nuances  a  déjà  esquissé  dans  la  Revue  plusieurs  traits 
de  cette  noble  figure;  mais,  pour  être  achevée,  cette  œuvre  de  délicate  analyse 
demande  un  temps  plus  calme  et  une  main  moins  émue.  Aujourd'hui  nous 
n'avons  voulu  que  signaler  un  deuil  qui  sera  profondément  senti  partout  où 
Mme  Récamier  était  connue. 


716  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Essai  sur  la  vie  et  les  ouvrages  d'Etienne  Pasquier,  par  M.  Léon  Feugére  (1). 
—  Malgré  l'exiguïté  de  son  format,  cette  publication  renferme  plus  de  faits  et 
d'idées  qu'on  n'a  l'habitude  d'en  trouver  dans  de  longs  et  nombreux  volumes. 
En  retraçant  l'histoire  d'Etienne  Pasquier  d'après  des  documens  certains  et  à 
l'aide  de  laborieuses  recherches,  rendues  accessibles  à  tous  par  une  rédaction 
spirituelle,  élégante  et  facile,  M.  Feugère,  déjà  si  connu  par  son  excellente  édi- 
tion de  Pascal ,  vient  d'acquérir  un  nouveau  titré  à  la  reconnaissance  des  lettres. 
En  effet,  la  vis  d'Etienne  Pasquier  n'est  pas  seulement  la  biographie  d'un 
homme,  c'est  la  personnification  de  toute  une  époque.  Dans  l'élite  des  noms  lit- 
téraires du  xvi?  siècle,  il  n'y  en  a  qu'un  de  plus  original  encore,  celui  de  Mon- 
taigne; mais  à  qui  comparer  Montaigne?  Pasquier  ne  fut  pas  seulement  un  let- 
tré; il  fut  jurisconsulte,  avocat,  historien,  poète,  homme  politique.  Il  donna  l'un 
des  premiers  l'exemple  de  cette  universalité  qui  devint  plus  tard  un  des  attri- 
buts les  plus  saillans  de  l'esprit  français.  Il  fut  l'un  des  créateurs  de  la  prose 
française,  cette  portion  de  notre  gloire  littéraire  la  plus  riche,  la  plus  incon- 
testable, la  plus  universellement  reconnue;  il  contribua  à  faire  passer  notre 
idiome  de  la  naïveté  à  la  clarté  et  à  la  précision,  son  véritable  caractère.  Dans 
le  livre  des  Recherches,  mot  que  Pasquier  avait  inventé,  du  moins  dans  ce  sens, 
il  posa  les  fondemens  de  la  critique  historique,  qui  constitue  encore  un  des  do- 
maines presque  exclusifs  de  notre  temps.  Indépendamment  d'une  forme  à  la 
fois  naturelle  et  piquante,  les  lettres  d'Etienne  Pasquier  renferment  une  foule 
de  renseignemens  et  de  détails  précieux.  On  a  incessamment  puisé  à  cette 
source  sans  parvenir  à  l'épuiser.  Enfin,  tel  que  ses  contemporains  l'ont  admiré 
et  tel  que  les  nôtres,  grâce  à  M.  Feugère,  apprendront  à  le  connaître,  Etienne 
Pasquier  avait  réalisé  une  réunion  bien  rare  de  talens  souvent  opposés.  A  l'ex- 
périence et  à  la  sagesse  de  l'homme  d'état,  Pasquier  joignait  une  imagination 
développée  par  l'étude  des  lettres,  dont  il  était  l'ami  éclaire  et  constant.  Par  un 
privilège  bien  rare  dans  les  familles  les  mieux  douées,  nous  voyons  la  tradition 
qu'il  a  laissée  continuée  et  agrandie  sous  son  nom  dans  la  personne  d'un  de  ses 
descendans,  tradition  heureuse,  dont  il  faut  bien  se  garder  de  rompre  la  chaîne, 
car  les  différentes  classes  de  la  société,  si  pourtant  il  y  en  a  encore  de  séparées 
et  de  distinctes,  y  perdraient  toutes  également. 

(1)  Librairie  de  Firmin  Didot  frères,  rue  Jacob,  56. 


s»<K 


Y.  de  Mars. 


POÈTES 


ET 


ROMANCIERS  MODERNES 

DE   LA   FRANCE. 


lu. 
chênedollé.1 


On  a  dit  de  Nicole  qu'il  excellait  à  discourir  sur  des  sujets  de  morale 
qui  n'auraient  pas  tout-à-fait  fourni  la  matière  d'un  sermon.  J'avoue 
que  la  plus  grande  gloire  que  j'ambitionne  dans  la  plupart  des  por- 
traits que  je  retrace  est  un  peu  de  ce  genre-là  :  je  serais  heureux  qu'on 
trouvât  que  je  réussis  à  des  sujets  qui  ne  sont  pas  tout-à-fait  du  ressort 
de  l'oraison  funèbre.  Ce  que  je  voudrais  avant  tout,  ce  serait  de  don- 
ner simplement  des  chapitres  divers  d'histoire  littéraire,  de  les  donner 

(1)  Ayant  dû  à  la  confiance  de  la  famille  de  M.  de  Ghênedollé  la  libre  communicatioH 
de  tous  les  papiers  du  poète,  il  m'a  été  permis  de  donner  à  cette  étude  une  forme  plus 
développée  que  celle  du  portrait  proprement  dit.  J'ai  tâché,  tout  en  conservant  le  cadre, 
de  l'étendre,  et  de  me  rapprocher  autant  que  possible  de  ce  que  font  si  bien  nos  voisins 
les  Anglais  dans  leurs  abondantes  biographies  littéraires. 

TOME  II.  —  {*'   JUIN    1849.  46 


718  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

vrais,  neufs  s'il  se  peut,  nourris  de  toutes  sortes  d'informations  sur  la 
vie  et  l'esprit  d'un  temps  encore  voisin  de  date  et  déjà  lointain  de  sou- 
venir. Je  viens  d'avoir  (1)  une  ample  occasion  de  parler  une  fois  de  plus 
du  groupe  qui  marqua  si  brillamment  dans  l'inauguration  du  siècle  : 
Chateaubriand,  Fontanes,  Joubert,  m'ont  tour  à  tour  occupé,  et  j'ai 
tâché  d'assigner  définitivement  à  chacun  son  rôle  et  son  caractère  dans 
l'œuvre  commune;  il  me  reste  à  écrire  encore  un  chapitre  sur  l'his- 
toire littéraire  de  ce  groupe,  et  je  mets  en  tête  le  nom  de  Chênedollè, 
l'un  de  leurs  amis  les  plus  chers  et  l'un  des  poètes  distingués  d'alors. 
Quand  on  est  parti  ensemble  pour  un  long  voyage,  pour  une  grande 
entreprise,  quand  le  vaisseau  est  de  retour  triomphant,  il  est  triste  d'a- 
voir laissé  en  chemin  l'un  des  compagnons,  et  qu'il  soit  tombé  dans  le 
vaste  abîme.  Sans  parler  de  Chateaubriand  le  triomphateur,  Fontanes 
et  Joubert  ont  survécu,  et  ils  nous  disent  de  penser  à  Chênedollè,  injus- 
tement resté  en  arrière. 

Le  malheur  de  Chênedollè  (malheur  qui  a  été  compensé  pour  lui  par 
de  bien  douces  jouissances  au  sein  de  la  famille  et  des  champs)  a  été 
de  vivre  trop  long-temps  loin  de  Paris,  seul  lieu  où  se  fassent  et  se  com- 
plètent les  réputations  littéraires.  Les  ouvrages  pris  isolément  ne  sont 
rien  ou  sont  peu  de  chose  pour  établir  un  nom  :  il  faut  encore  que  la 
personne  de  l'auteur  soit  là  qui  les  soutienne,  les  explique,  qui  dispose 
les  indifférens  à  les  lire,  et  quelquefois  les  en  dispense.  L'homme  qu'on 
rencontre  tous  les  soirs,  qui  a  de  l'esprit  argent  comptant,  qui  paie  de 
sa  personne,  à  celui-là  on  ne  lui  demande  pas  ses  titres,  on  les  accepte 
volontiers  sans  les  vérifier.  Il  a  du  crédit;  son  nom  circule,  et  même 
si  plus  tard  la  vogue  tourne,  si  le  goût  public  se  porte  ailleurs,  on  se 
ressouvient  long-temps  de  lui  comme  tenant  à  une  époque  précise,  à 
une  heure  brillante  et  regrettée;  il  a  eu  son  jour. 

Un  autre  inconvénient  dont  la  renommée  de  Chênedollè  s'est  ressen- 
tie, c'est  que  ses  œuvres  elles-mêmes  n'ont  point  paru  à  leur  vrai  mo- 
ment, et  qu'il  y  a  eu  de  l'anachronisme  en  quelque  sorte  dans  la  date 
de  ses  publications.  Les  vers  surtout,  les  vers  devraient  naître  et  fleu- 
rir et  se  recueillir  en  une  seule  saison.  Ceux  de  Chênedollè  (je  parle 
de  ses  vers  lyriques)  sont  nés  près  de  Klopstock,  se  sont  châtiés  ensuite 
à  côté  de  Fontanes,  et  n'ont  paru  que  tard  après  les  débuts  de  Lamar- 
tine et  de  Victor  Hugo.  L'effet  qu'ils  auraient  eu  droit  d'espérer  sous 
leur  première  étoile  a  été  en  partie  manqué  dans  ce  croisement  d'astres 
tant  soit  peu  contraires.  Des  pièces  élevées  ou  touchantes,  qui  avaient 
certes  leur  nouveauté  à  l'heure  de  l'inspiration,  et  qui  auraient  placé 
le  poète  au  premier  rang  des  successeurs  de  Le  Brun  et  parmi  les  ini- 

(1)  Dans  un  cours  public  professé  à  l'université 'de  Liège.  —  Ce  cours,  devenu  un  livre, 
doit  paraître  vers  la  lin  de  l'automne  chez  le  libraire  Hachette,  sous  le  titre  d'Histoire 
de  la  Littérature  de  l'Empire,  dont  il  formera  le  tome  premier. 


POÈTES  ET  ROMANCIERS  MODERNES  DE  LA  FRANCE.  719  " 

tiateurs  de  la  muse  moderne,  n'ont  plus  été  remarquées  que  du  petit 
nombre  de  ceux  qui  vont  rechercher  et  respirer  la  poésie  en  elle-même. 
Chênedollé  n'a  pas  fait  comme  son  illustre  ami  Chateaubriand,  qui, 
entre  tous  ses  génies  familiers,  eut  toujours  celui  de  l'à-propos.  Tant 
de  contre-temps  aujourd  nui  peuvent-ils  se  réparer?  Au  moins  nous 
devons  un  souvenir,  un  hommage  et  une  attention  tardive  à  un  homme 
distingué  par  le  talent  et  par  le  cœur,  qui  eut  en  lui  l'enthousiasme, 
le  culte  du  beau,  la  verve  sincère,  les  qualités  généreuses,  et  jusqu'à 
la  fin  cette  candeur  des  nobles  âmes  qui  devrait  être  le  signe  inalté- 
rable du  poète. 

I. ENFANCE.  —  ÉTUDES.  —  PREMIÈRES   LECTURES. 

Charles-Julien  Pioult  de  Chênedollé  naquit  à  Vire  le  4  novembre 
1769.  Son  père,  membre  de  la  cour  des  comptes  de  Normandie,  por- 
tait, selon  l'usage  de  cette  époque,  le  nom  de  la  terre  seigneuriale  de 
Saint-M.irtindon.  Sa  mère,  Suzanne-Julienne  Des  Landes,  appartenait 
à  une  ancienne  famille  du  Bocage.  «  C'était,  nous  dit  son  fils,  une  per- 
sonne d'imagination,  ingénieuse  à  se  troubler  elle-même,  une  de  ces 
âmes  qui  ne  vivent  que  d'angoisses  et  d'alarmes;  j'ai  beaucoup  hérité 
d'elle.  »  Chênedollé  est  le  nom  d'un  étang  auprès  duquel  l'enfant  allait 
souvent  promener  ses  rêves.  On  se  souvient  dans  la  famille  du  poète 
qu'un  aïeul  paternel  de  Chênedollé,  amateur  de  littérature  et  qui  s'es- 
sayait en  son  temps  à  la  poésie,  avait  été  en  correspondance  avec  Boi- 
leau,  et  avait  reçu  de  lui  des  observations  sur  ses  vers.  Les  lettres  de 
Boileau  s'étaient  conservées  avec  soin  dans  les  papiers  de  famille;  elles 
furent  brûlées  avec  ces  papiers  en  93.  L'enfant  tenait  de  cet  aïeul  la 
veine  secrète.  Né  près  du  berceau  d'Olivier  Basselin,  nourri  dans  cette 
terre  des  Vauquelin,  des  Segrais  et  des  Malherbe,  il  recueillit  en  luij 
l'influence  heureuse.  Bien  jeune,  il  éprouvait  à  un  haut  degré  le  sen- 
timent de  la  nature.  «  Je  me  surprenais  à  neuf  ans,  disait-il,  devant  le 
coteau  de  Burcy  chargé  de  moissons  et  si  riche  de  lumière  en  été.  Sou- 
vent, immobile  sur  le  balcon  de  la  maison,  j'ai  contemplé  ce  spec- 
tacle pendant  des  heures  entières,  quand  la  chaleur  frémissait  ardem-i 
ment  dans  les  airs.  » 

Il  fit  ses  premières  études  au  collège  des  Cordeliers  de  Vire,  et  en 
1781,  âgé  de  douze  ans,  il  futenvoyé  àJuilly(l)chezlesOratoriens,  qui, 

(1)  Parlant,  dans  ses  Souvenirs,  de  ses  condisciples  du  collège  de  Juilly  où  il  avait 
été  élevé,  et  de  ceux  qui  étaient  un  peu  plus  jeunes  que  lui,  Arnault,  après  avoir  loué 
Alexandre  de  Laborde  et  lui'  avoir  appliqué  ces  vers  d'Horace  : 

Dî  tibi  formam, 

Di  tibi  divitias  dederant,  artemque  fruendi, 
ajoute,  d'un  style  moins  élégant:  «  Dans  cette  catégorie  se  trouve  aussi  Chênedollé, 


720  IlEVUE  DES  DEUX  MONDES. 

donnaient  à  leurs  élèves  une  éducation  libre,  variée  et  littéraire.  Il  en 
revint  dans  l'automne  de  i788,  ayant  lu  avec  charme  Virgile,  Homère, 
Delille  (pardon  du  mélange),  Vanière,  Boileau,  Fénelon  et  la  Jéru- 
salem. 

Ce  qui  a  manqué  à  tous  nos  poètes  modernes,  à  nous  tous,  c'est  d'a- 
voir rencontré  au  collège  un  maître  tel  que  celui  dont  parle  Coleridge, 
ce  révérend  James  Bowyer,  si  sensé  et  si  plein  de  goût  dans  sa  sévérité. 
«Il  m'apprit  de  bonne  heure,  dit  son  reconnaissant  élève  (1),  à  préférer 
Démosthèneà  Cicéron,  Homère  et  Théocrite  à  Virgile,  Virgile  lui-même 
à  Ovide;  à  sentir  la  supériorité  de  Térence,  de  Lucrèce  et  de  Catulle 
par  rapport  aux  poètes  romains  des  âges  su i vans,  à  ceux  même  du 
siècle  d'Auguste,  pour  la  vérité  du  moins  et  pour  la  franchise  native 
des  pensées  et  de  la  diction.  Il  m'apprit  que  la  poésie,  même  celle 
des  odes  les  plus  élevées  et  les  plus  désordonnées  en  apparence,  a 
une  logique  propre  aussi  sévère  que  celle  de  la  science ,  mais  plus 
difficile  en  ce  qu'elle  est  plus  subtile,  plus  complexe,  et  qu'elle  tient 
à  bien  plus  de  causes,  et  à  des  causes  plus  fugitives.  Dans  les  vraiment 
grands  poètes,  ce  digne  maître  avait  coutume  de  dire  que  non-seule- 
ment il  y  a  une  raison  a  donner  pour  chaque  mot,  mais  pour  la  posi- 
tion de  chaque  mot;  —  qu'il  n'y  a  pas  un  vrai  synonyme  à  substituer 
dans  Homère.  —  Dans  les  compositions  qu'il  nous  faisait  essayer  en 
notre  langue,  il  était  sans  pitié  pour  toute  phrase,  métaphore,  image, 
qui  n'était  pas  en  plein  accord  avec  le  droit  sens,  ou  qui  le  masquait  là 
où  ce  même  sens  se  pouvait  produire  avec  autant  de  force  et  de  dignité 
en  des  termes  simples.  »  J'abrège;  mais  on  sent  combien  une  telle  pré- 
paration de  goût  reçue  dès  l'enfance  aide  ensuite  à  apprécier  et  à  pra- 
tiquer eh  poésie  un  style  ferme  et  doux,  naturel  et  senti,  dans  lequel 
l'harmonie  et  l'élégance  n'étouffent  pas  le  réel.  Un  tel  maître,  par  mal- 
heur, ne  s'est  jamais  rencontré  dans  nos  écoles,  et  Lancelot  lui-même 
n'était  rien  d'approchant  pour  Racine. 

Le  jeune  élève  de  Juilly  revint  donc,  ses  études  finies,  au  logis  pa- 
ternel avec  l'enthousiasme  de  son  âge  et  dans  la  première  ivresse  de 
son  imagination,  mais  ayant  à  se  tracer  à  lui-même  ses  préceptes  et  à 
faire  son  choix  entre  ses  modèles  II  n'y  songea  point  d'abord  et  il  se 
mit  à  jouir  en  tous  sens  de  la  nature  et  de  la  poésie.  Le  lieu  qu'habitait 
sa  famille  et  qu'il  habita  lui-même  jusqu'à  la  fin  était  charmant  :  «  On 
pourrait  dans  ce  moment,  écrivait-il  bien  des  années  après  (mai  1820), 
appeler  le  jardin  du  Coisel,  le  jardin  d'agréable  fraîcheur.  Il  est  impos- 
sible de  rien  voir  de  plus  riant,  des  gazons  plus  frais  et  plus  touffus,  de 
plus  magnifiques  lilas,  une  plus  grande  abondance  de  fleurs,  des  ver- 
poète  à  qui  le  temps  a  manqué  pour  remplir  toute  sa  destinée ,  mais  à  qui  la  littéra- 
ture doit,  sinon  un  poème  paifait,  du  moins  des  vers  admirables.  » 

(1)  Biographia  littraria,  chap.  I. 


POÈTES  ET  ROMANCIERS  MODERNES  DE  LA  FRANCE.       721 

gers  plus  riches  et  couverts  de  plus  beaux  pommiers  et  cerisiers.  Les 
rossignols  ont  voulu  encore  une  fois  enchanter  la  solitude  du  poète  : 
jamais  les  concerts  des  oiseaux  n'avaient  été  si  doux.  »  Toute  sa  vie 
il  aima  ainsi  à  tenir  registre  des  années  par  les  printemps;  les  plus 
beaux  qu'il  ait  notés  dans  sa  chère  retraite  furent  celui  de  1820,  celui 
de  1804,  qui  fut  beau,  mais  moins  que  ce  dernier,  et  surtout,  entre  les 
printemps  d'avant  la  révolution,  celui  de  1789,  le  premier  renouveau 
qu'il  ait  passé  au  Coisel  en  sortant  du  collège.  Il  errait  dans  les  prés 
avec  délices,  lisant  YHèloïse  de  Jean-Jacques.  Il  n'avait  pas  même  at- 
tendu le  retour  de  mai  pour  chercher  la  poésie  dans  la  nature.  «Je  ne 
me  rappelle  jamais  sans  le  plus  touchant  intérêt,  écrivait-il  à  trente  ans 
de  là,  une  après-midi  de  janvier  4789  que  je  passai  dans  les  champs 
de  Saussai  à  lire  les  Idylles  de  Gessner  par  un  beau  jour  de  gelée  et  de 
soleil  :  la  terre  était  couverte  de  neige  et  il  faisait  très  froid,  mais  le 
soleil  était  superbe;  je  passai  deux  heures  au  pied  d'un  fossé  à  l'abri  du 
vent  à  lire  Gessner.  J'ai  rarement  éprouvé  un  plaisir  aussi  vif,  un  en- 
chantement pareil  à  celui-là...  J'eus  le  sentiment  de  la  poésie  au  plus 
haut  degré.»  La  lecture  de  Buffon  fut  un  événement  pour  lui  :  «C'est 
chez  le  curé  de  Saint-Martindon  (décembre  4788  et  janvier  4789)  que 
je  jeiai  la  première  fois  les  yeux  sur  les  œuvres  de  Buffon.  Je  ne  puis 
dire  à  quel  point  je  fus  frappé,  ravi  de  ces  admirables  descriptions;  je 
ne  connaissais  de  ce  grand  écrivain  que  le  portrait  du  cheval  et  une 
partie  de  celui  du  chien  que  j'avais  vu  citer  dans  les  notes  des  Gèor- 
giques  de  l'abbé  Delille.  Le  portrait  complet  du  chien,  la  peinture  des 
déserts  de  l'Arabie,  la  description  du  paon,  me  jetèrent  dans  l'extase; 
j'y  rêvais  nuit  et  jour.  Je  les  appris  par  cœur,  et  depuis  ce  temps  je 
les  ai  toujours  retenus.  » 

Enfin,  pour  compléter  le  cercle  des  enthousiasmes  du  jeune  homme, 
il  y  faut  joindre  Bernardin  de  Saint-Pierre,  qui  eut  même  le  pas,  dans 
son  esprit,  sur  Buffon  et  sur  la  Nouvelle  Hèloïse  : 

«  Jamais  aucune  lecture  ne  m'a  autant  charmé  que  YArcadie  de  Bernardin  de 
Saint-Pierre.  Ce  fut  ma  première  lecture  à  mon  retour  du  collège;  je  la  fis  en 
toute  liberté,  errant  dans  la  campagne.  Je  fus  ravi,  transporté,  et,  dans  la  naï- 
veté de  mon  enthousiasme  d'écolier,  j'écrivis  à  Bernardin  toute  mon  admiration 
pour  son  talent,  et  le  priai  sans  plus  de  façon,  en  m'appuyant  du  titre  de  com- 
patriote, de  m'envoyer4e  manuscrit  de  la  fin  de  YArcadie.  Toute  ridicule  que 
fût  cette  lettre,  Bernardin  cependant  y  vit  sans  doute  quelque  chose,  car  il  ré- 
pondit, mais  avec  son  ironique  bonhomie  : 

«  Je  sens  tout  le  pouvoir  magique  de  ce  mot  Neustrie,  et  ce  nom  de  compa- 
«  triote  est  bien  doux  à  mon  cœur;  mais,  fussions-nous  nés  sous  le  même  pom- 
«  mier,  je  ne  pourrais  répondre  à  votre  désir  sur  l'article  des  fragmens  de 
«  YArcadie  qui  ne  sont  pas  publiés;  ce  sont  choses  trop  délicates  pour  être  ainsi 
«  confiées  à  la  poste,  et  vous  saurez  peut-être  un  jour  jusqu'à  quel  point  va  la 
«  délicatesse  et  la  susceptibilité  d'un  auteur.  » 


722  |  REVUE  DES  ©EUX  MONDES. 

«  Cette  lettre  me  fit  grand  plaisir,  mais  j'avoue  que  je  fus  un  peu  piq^de, 
son  fussions-nous  néjs  sous  le  mémo  pommier  :  je  le  gardai  long-temps  sur  le 
cœur.  » 

On  a  vu  que  les  premières  amours  littéraires  de  Chênedollé,  si  on 
peut  ainsi  les  appeler,  se  portaient  tout  entières  sur  des  contemporains 
ou  sur  des  auteurs  d'hier.  C'est  aux  contemporains,  en  effet,  qu'il  est 
donné  surtout  de  provoquer  ces  sympathies  ardentes  et  vives,  ces  pré- 
dilections passionnées  que  les  auteurs  plus  anciens  et  révérés  de  plus 
loin  sont  moins  propres  à  exciter.  Toutefois  il  est  remarquable  com- 
bien chez  nous,  en  France,  ces  prédilections  se  confinent  généralement 
à  des  auteurs  trop  voisins  et  se  combinent  le  moins  possible  avec  l'a- 
doration des  hautes  sources.  Cela  tient  à  une  certaine  faiblesse  pre- 
mière des  études,  qui  n'a  point  frayé  de  bonne  heure  aux  jeunes  esprits 
un  accès  suffisant  vers  les  grands  monumens,  toujours  difficiles  à 
aborder  :  il  en  résulte  un  défaut  sensible  pour  la  formation  des  talens 
et  pour  l'agrandissement  du  goût.  Un  critique  qui  n'est  arrivé  que  tard 
au  goût  sévère  a  dit  :  «  Il  importe  assez  peu  par  quelle  porte  on  entre 
dans  le  royaume  du  grand  et  vrai  beau,  pourvu  que  ce  soit  par  une 
porte  élevée  et  qu'il  y  ait  à  gravir  pour  y  atteindre.  C'est  ainsi  qu'Ho- 
mère, Sophocle,  Dante  ou  Shakspeare  y  donnent  entrée  presque  indif- 
féremment. Mais  si  l'on  se  flatte  d'y  arriver  par  une  pente  trop  douce 
et  sans  sortir  de  chez  soi,  comme  par  Racine  ou  tels  autres  auteurs  de 
trop  facile  connaissance,  on  court  risque  de  s'y  croire  toujours  sans  y 
pénétrer  jamais.  »  Ceci  s'applique  à  nous  tous,  sortis  de  cette  éducation 
gallicane  trop  molle  à  la  fois  et  trop  contente  d'elle-même.  Et  que 
n'aurait  pas  gagné  dans  le  cas  présent  le  jeune  talent  qui  nous  occupe, 
si,  pour  fondement  ou  pour  couronnement  à  Bernardin  de  Saint-Pierre 
et  à  Buffon,  il  avait  eu,  lui,  capable  du  grandiose,  sa  mémoire  rem- 
plie des  strophes  de  Pindare  ou  des  chœurs  de  Sophocle,  comme  cela 
est  ordinaire  aux  bons  écoliers  de  Christ's  Hospital  ou  d'Eton,  et  s'il 
avait  pu  s'enchanter,  à  travers  les  prairies,  d'une  franche  idylle  de 
Théocnte,  au  lieu  de  s'aller  prendre  à  une  traduction  de  Gessner! 

Il  était  digne  d'être  ainsi  dirigé  vers  les  antiques  sources  du  naturel 
et  du  vrai ,  celui  qui ,  sincèrement  studieux  de  la  nature,  écrira  sur  son 
calepin  de  poète  des  notes  d'un  pittoresque  puisé  dans  le  rural,  telles 
que  celle-ci  : 

«  1er  mai  au  soir.  —  Il  a  fait  aujourd'hui  un  vrai  temps  de  printemps;  l'air, 
qui  était  aigre  et  froid,  s'est  singulièrement  adouci  et  a  passé  au  chaud.  C'est 
ce  que  les  gens  de  la  campagne  rendent  par  une  expression  pittoresque  :  ils, 
disent  que  le  temps  s'engraisse.  Ils  disent  aussi  que  le  temps  est  maigre  quand 
lèvent  souffle  de  l'est  et  que  le  hàle  est  grand.  Le  jardinier  me  disait  aussi  : 
«  Le  temps  va  changer,  le  soleil  est  bien  plus  gras  qu'hier;  il  est  chaud.  »  — 


POÈTES  ET  ROMANCIERS  MODERNES  DE  LA  FRANCE.       723 

Toutes  ces  expressions  sont  aussi  justes  qu'énergiques,  parce  qu'elles  sont  toutes 
de  sensation  et  créées  par  le  besoin.  » 

Ce  n'est  certes  pas  Delille  qui  se  serait  avisé  de  prendre  de  ces  notes-là 
dans  ses  rapides  excursions  aux  champs,  et  Le  Brun  lui-même,  qui 
médita  si  long-temps  un  poème  de  la  Nature  d'après  Buffbn,  passa 
toute  sa  vie,  comme  on  sait,  de  l'hôtel  Conti  et  des  Quatre-Nations  au 
Louvre,  ce  qui  laisse  peu  de  place  aux  fraîcheurs  des  sensations  de  mai 
traduites  dans  le  langage. 

Chênedollé,  au  reste,  nous  donna  l'exemple  de  ce  qui  est  à  faire 
quand  on  aime  sincèrement  la  nature  et  l'étude.  Dans  la  retraite  de 
ses  dernières  années,  tout  en  observant  de  plus  en  plus  le  doux  spec- 
tacle des  champs,  il  revint  sur  les  lectures  du  passé  et  se  mit  à  abor- 
der directement  ceux  des  grands  modèles  qu'il  n'avait  qu'entrevus 
jusque-là.  Sur  une  même  page  de  son  journal  de  4823,  je  lis  de  lui  ces 
charmantes  ébauches  des  impressions  de  la  journée  : 

«  28  août. — J'ai  revu  aujourd'hui  avec  délices  tous  les  travaux  de  la  moisson  : 
j'ai  vu  scier,  j'ai  vu  lier,  j'ai  vu  charrier.  Rien  ne  me  plaît  comme  de  voir  un 
atelier  de  moissonneurs  dans  un  champ;  j'aime  à  voir  les  jeunes  garçons  se 
hâter  et  défier  les  jeunes  filles  qui  scient  encore  plus  vite  qu'eux;  j'aime  à  en- 
tendre le  joyeux  babil  des  moissonneurs;  j'aime  à  entendre  les  éclats  de  rire  des 
jeunes  filles  si  gaies,  si  folles,  si  fraîches;  j'aime  à  les  voir  se  pencher  avec  leurs 
faucilles,  au  risque  pour  elles  de  montrer  quelquefois  une  jambe  mieux  faite  et 
plus  fine  que  celle  de  nos  plus  belles  dames.  Cette  vue  irrite  les  désirs  dans  le 
cœur  du  jeune  homme;  on  fait  une  plaisanterie,  et  la  gaieté  circule  à  la  ronde  : 

Verbaque  aratoris  rustica  discit  Amor. 

«  J'aime  à  voir  le  métayer  robuste  lier  la  gerbe  et  l'enlever  au  bout  du  rus- 
tique trident;  j'aime  à  voir  le  valet  de  la  ferme  qui  la  reçoit  debout  au  haut  du 
char  des  moissons,  et  le  char  comblé  s'ébranler  pesamment  dans  la  plaine. 

«  J'aime  à  voir  glaner  le  pauvre.  Laissez-lui  quelques  épis  de  plus  : 

Laissez  à  l'indigent  une  part  des  moissons. 

«  J'aime  tous  les  travaux  champêtres;  j'aime  à  voir  labourer,  semer,  mois- 
sonner, planter,  tailler,  émonder  les  arbres,  aménager  les  forêts. 

«  Je  jouis  du  blé  vert,  et  j'en  jouis  en  moisson. 

«  En  mars,  je  ne  connais  rien  de  beau,  de  riant,  de  magnifique,  comme  un 
beau  champ  de  blé  qui  rit  sous  les  premières  haleines  du  printemps. 

«  Depuis  trente  ans,  je  m'occupe  de  l'étude  de  la  nature.  Je  l'observe  sans 
cesse,  je  m'étudie  sans  cesse  à  la  prendre  sur  le  fait.  » 

Puis  tout  à  côté  il  écrivait  [ ce  'qui  concorde  si  bien)  : 

«  Je  suis  presque  bien  aise  d'avoir  appris  le  grec  tard.  Cela  présente  la  pensée 
(Sous  de  nouvelles  couleurs  et  ouvre  à  l'esprit  de  nouveaux  horizons.  L'étude 
i  d'une  langue,  surtout  d'une  langue  très  riche  et  qui  a  de  belles  formes,  re- 
trempe et  rajeunit  l'imagination.  Avant  de  lire  Homère  dans  le  grec,  je  près- 


724  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

sentais  tout  ce  qu'il  y  avait  dans  l'expression  grecque.  J'étais  arrivé  là  par  une 
sorte  de  sagacité,  par  cette  prévision  poétique  qui  devine  sûrement  les  poètes. 
La  langue  grecque  est  la  langue  aux  mille  aspects,  aux  mille  couleurs.  C'est  un 
prisme  continuel.  Chaque  mot  de  cette  poésie  rayonne  et  jette  sur  la  pensée  un 
arc-en-ciel  (1).  » 

Mais  pour  lui  comme  pour  Alfieri,  comme  pour  d'autres,  qu'il  eût 
été  bon  que  ces  sources  excellentes  se  fussent  infiltrées  avec  facilité 
dans  le  talent  dès  l'adolescence! 

Cependant  la  révolution  suivait  son  cours.  Le  jeune  Chênedollé,  trop 
poète  pour  ne  pas  être  prompt  à  la  voix  de  ce  qui  lui  semblait  l'hon- 
neur, partit  pour  l'émigration  en  septembre  91;  il  fit  deux  campagnes 
dans  l'armée  des  princes,  séjourna  en  Hollande  pendant  les  années  93 
et  94.  La  nuit  du  21  janvier  95,  qu'il  passa  sur  la  mer  glacée  en  fuyant 
l'armée  française  victorieuse,  fut  pour  lui  terrible  et  pleine  de  sensa- 
tions extraordinaires.  Il  se  rendit  bientôt  à  Hambourg,  où  il  rencontra 
Rivarol.  Ce  fut  la  grande  aventure  intellectuelle  de  sa  jeunesse. 

II.   —  RELATIONS   AVEC  RIVAROL. 

On  a  beaucoup  écrit  sur  Rivarol  (2),  mais  on  ne  le  connaît  tout-à- 
fait  par  ses  côtés  supérieurs  que  quand  on  a  entendu  Chênedollé.  Ce- 
lui-ci a  fort  contribué  à  la  publication  des  OEuvres  complètes  et  au 
petit  livre  intitulé  Esprit  de  Rivarol,  qui  fut  dicté  en  deux  ou  trois 
soirées  chez  Fayolle.  Je  retrouve  dans  les  papiers  de  Chênedollé  la 
plupart  de  ces  bons  mots  et  de  ces  pensées  déjà  connues,  mais  dans 
leur  vrai  lieu,  dans  leur  courant  et  à  leur  source.  On  en  jugera  tout 
d'abord  par  le  récit  de  ma  première  Visite  à  Rivarol,  que  je  donnerai 
ici,  sans  rien  retrancher  à  la  naïveté  d'admiration  qui  y  respire.  Les 
générations  capables  de  tels  enthousiasmes  littéraires  sont  déjà  loin,  et 
celles  qui  succèdent  s'enflamment  aujourd'hui  pour  de  tout  autres 
choses  :  y  gagnent-elles  beaucoup  en  élévation  morale  et  en  bonheur? 

«  Si  Rivarol  avait  vu  mes  notes,  il  aurait  dit  :  Mais 
il  n'a  pas  été  trop  ingrat!  »  (Chênedollé.) 

«Rivarol  venait  d'arriver  de  Londres  à  Hambourg,  où  je  me  trouvais  alors. 
J'avais  tant  entendu  vanter  son  esprit  et  le  charme  irrésistible  de  sa  conversa- 
tion par  quelques  personnes  avec  lesquelles  je  vivais,  que  je  brûlais  du  désir  de 

(1)  Et  sur  la  même  page  je  trouve  cités ,  deux  lignes  plus  bas,  comme  se  rattachant 
naturellement  aux  idées  d'érudition  et  de  goût,  les  noms  aimés  de  Mablin  et  de  Bois- 
sonade. 

(2)  Je  recommande  à  ceux  qui  se  soucient  encore  de  ces  doux  riens  deux  articles  sur 
Rivarol  insérés  dans  le  Mercure  vers  le  temps  de  sa  mort,  l'un  du  5  floréal  an  x,  de 
Flins,  l'autre  du  28  messidor  an  x ,  de  Gueneau  de  Mussy  :  le  premier  est  spirituel;  dans 
le  second,  plus  approfondi,  l'influence  de  Chênedollé  se  fait  sentir. 


POÈTES  ET  ROMANCIERS  MODERNES  DE  LA  FRANCE.       725 

faire  sa  connaissance.  Je  l'avais  aperçu  deux  ou  trois  fois  dans  les  salons  d'un 
restaurateur  français,  nommé  Gérard,  alors  fort  en  vogue  à  Hambourg,  chez  le- 
quel je  m'étais  trouvé  à  table  assez  près  de  lui,  et  ce  que  j'avais  pu  saisir  au  vol 
de  cette  conversation  prodigieuse,  de  cet  esprit  rapide  et  brillant,  qui  rayonnait 
en  tous  sens  et  s'échappait  en  continuels  éclairs,  m'avait  jeté  dans  une  sorte 
d'enivrement  fiévreux,  dont  je  ne  pouvais  revenir.  Je  ne  voyais  que  Rivarol,  je 
ne  pensais,  je  ne  rêvais  qu'à  Rivarol  :  c'était  une  vraie  frénésie  qui  m'ôtait  jus- 
qu'au sommeil. 

«  Six  semaines  se  passèrent  ainsi.  Après  avoir  fait  bien  des  tentatives  inutiles 
pour  pénétrer  jusqu'à  mon  idole,  un  de  mes  meilleurs  amis  arriva  fort  à  propos 
d'Osnabruck  à  Hambourg,  pour  me  tirer  de  cet  état  violent,  qui,  s'il  eût  duré, 
m'eût  rendu  fou.  C'était  le  marquis  de  La  Tresne,  homme  d'esprit  et  de  talent, 
traducteur  habile  de  Virgile  et  de  Klopstock  (1);  il  était  lié  avec  Rivarol  :  il  vou- 
lut bien  se  charger  de  me  présenter  au  grand  homme,  et  me  servir  d'introduc- 
teur auprès  de  ce  roi  de  la  conversation.  Nous  prenons  jour,  et  nous  nous  met- 
tons en  route  pour  aller  trouver  Rivarol,  qui  alors  habitait  à  Ham,  village  à  une 
demi-lieue  de  Hambourg,  dans  une  maison  de  campagne  fort  agréable.  C'était 
le  5  septembre  1795,  jour  que  je  n'oublierai  jamais.  Il  faisait  un  temps  superbe, 
calme  et  chaud,  et  tout  disposait  i'ame  aux  idées  les  plus  exaltées,  aux  émotions 
les  plus  vives  et  les  plus  passionnées.  Je  ne  puis  dire  quelles  sensations  j'éprouvai 
quand  je  me  trouvai  à  la  porte  de  la  maison  :  j'étais  ému,  tremblant,  palpitant, 
comme  si  j'allais  me  trouver  en  présence  d'une  maîtresse  adorée  et  redoutée. 
Mille  senti  mens  confus  m'oppressaient  à  la  fois  :  le  désir  violent  d'entendre  Ri- 
varol, de  m'enivrer  de  sa  parole,  la  crainte  de  me  trouver  en  butte  à  quelques- 
unes  de  ces  épigrammes  qu'il  lançait  si  bien  et  si  volontiers,  la  peur  de  ne  pas 
répondre  à  la  bonne  opinion  que  quelques  personnes  avaient  cherché  à  lui  don- 
ner de  moi,  tout  m'agitait,  me  bouleversait,  me  jetait  dans  un  trouble  inexpri- 
mable. J'éprouvais  au  plus  haut  degré  cette  fascination  de  la  crainte,  quand 
enfin  la  porte  s'ouvrit.  Ou  nous  introduisit  auprès  de  Rivarol,  qui,  en  ce  mo- 
ment, était  à  table  avec  quelques  amis.  Il  nous  reçut  avec  une  affabilité  cares- 
sante, mêlée  toutefois  d'une  assez  forte  teinte  de  cette  fatuité  de  bon  ton  qui 
distinguait  alors  les  hommes  du  grand  monde  (Rivarol,  comme  on  sait,  avait  la 
prétention  d'être  un  homme  de  qualité).  Toutefois  il  me  mit  bientôt  à  mon  aise 
en  me  disant  un  mot  aimable  sur  mon  ode  à  Klopstock,  que  j'avais  fait  pa- 
raître depuis  peu.  «  J'ai  lu  votre  ode,  me  dit-il ,  elle  est  bien  :  il  y  a  de  la  verve, 
«  du  mouvement,  de  l'élan.  Il  y  a  bien  encore  quelques  juvenilia,  quelques 
«  images  vagues,  quelques  expressions  ternes,  communes  ou  peu  poétiques; 
«  mais  d'un  trait  de  plume  il  est  aisé  de  faire  disparaître  ces  taches-là.  J'espère 
«  que  nous  ferons  quelque  chose  de  vous  :  venez  me  voir,  nous  mettrons  votre 
«  esprit  en  serre  chaude,  et  tout  ira  bien.  Pour  commencer,  nous  allons  faire  au- 
«  jourd'hui  une  débauche  de  poésie.  » 

«  Il  commença  en  effet,  et  se  lança  dans  un  de  ces  monologues  où  il  était 
vraiment  prodigieux.  Le  fond  de  son  thème  était  celui-ci  :  Le  poète  n'est  qu'un 

(1)  On  trouve  des  fragmens  de  la  traduction  en  vers  de  Y  Enéide  par  M.  de  La  Tresne 
dans  le  Mercure  du  16  germinal  an  ix  et  dans  d'autres  numéros  de  ces  années.  Ses  amis 
disaient  de  lui  :  «  Il  explique  Virgile  comme  un  bon  professeur,  et  il  l'entend  comme 
un  homme  de  goût.  » 


726  REVUE  DBS  DEUX  MONDES 

sauvage  très  ingénieux  et  très  animé,  chez  lequel  toutes  les  idées  se<présentent 
en  images.  Le  sauvage  et  le, poète  font  le  cercle;  l'unet  l'autre  ne  parlent  que  ; 
par  hiéroglyphes  (1),  avec  cette  différence  que  le  poète  tourne  dans  une  orbite 
d'idées  beaucoup  plus  étendue.  —  Et  le  voilà  qui  se  met  à  développer  ce  texte  ». 
avee  une  abondance  d'idées,  une  richesse  de  vues  si  fines  ou  si  profondes,  un 
luxe  de  métaphores  si  brillantes  et  si  pittoresques,  que  c'était  merveille  de  l'en^  | 
tendre. 

«  Il  passa  ensuite  à  une  autre  thèse  qu'il  posa  ainsi  :  «  L'art  doit  se  donner 
«  un  but  qui  recule  sans  cesse,  et  mettre  l'infini  entre  lui  et  son  modèle.  »  Cette 
nouvelle  idée  fut  développée  avee  des  prestiges  d'élocution  encore  plu&étonnans: 
c'étaient  vraiment  des  paroles  de  féerie.  —  Nous  hasardâmes  timidement,  M.  de 
LaTresne  et  moi,  quelques  objections  qui  furent  réfutées  avec  le  rapide  dédain 
de  la  supériorité  (Rivarol,  dans  la  discussion,  était  cassant,  emporté,  un  peu 
dur  même). —  «  Point  d'objections  d'enfant,  »  nous  répétait-il,  et  il  continuait  à 
développer  son  thème  avec  une  profusion  d'images  toujours  plus  éblouissantes. 
Il  passait  tour  à  tour  de  l'abstraction  à  la  métaphore,  et  revenait  de  la  métaphore 
à  l'abstraction  avec  une  aisance  et  une  dextérité  inouies.  Je  n'avais  pas  d'idée 
d'une  improvisation  aussi  agile,  aussi  svelte,  aussi  entraînante.  J'étais  tout 
oreille  pour  écouter  ces  paroles  magiques  qui  tombaient  en  reflets  pétillans 
comme  des  pierreries,  et  qui  d'ailleurs  étaient  prononcées  avec  le  son  de  voix  le 
plus  mélodieux  et  le  plus  pénétrant,  l'organe  le  plus  varié,  le  plus  souple  et  le 
plus  enchanteur.  J'étais  vraiment  sous  le  charme,  comme  disait  Diderot. 

«  Au  sortir  de  table,  nous  fûmes  nous  asseoir  dans  le  jardin,  à  l'ombre  d'un 
petit  bosquet  formé  de  pins,  de  tilleuls  et  de  sycomores  panachés,  dont  les 
jeunes  et  hauts  ombrages  flottaient  au-dessus  de  nous.  Rivarol  compara  d'abord, 
en>|>laisantant,  le  lieu  où  nous  étions  aux  jardins  d'Acadème,  où  Platon  se  ren- 
dait avec  ses  disciples  pour  converser  sur  la  philosophie.  Et,  à  vrai  dire,  il  y 
avait  bien  quelques  points  de  ressemblance  entre  les 'deux  scènes,  qui  pouvaient 
favoriser  l'illusion.  Les  arbres  qui.nous  couvraient,  aussi  beaux  que  les  platanes 
d'Athènes,  se  faisaient  remarquer  par  la  vigueur  et  le  luxe  extraordinaire  de 
leur  végétation.  Le  soleil,  qui  s'inclinait  déjà  à  l'occident,  pénétrait  jusqu'à 
nous  malgré  l'opulente  épaisseur  des  ombrages,  et  son  disque  d'or  et  de  feu, 
descendant  comme  un  incendie  derrière  un  vaste  groupe  de  nuages,  leur  prê- 
tait des  teintes  si  chaudes  et  si  animées,  qu'on  eût  pu  se  croire  sous  un  ciel  de  la 
Grèce...  Rivarol,  après  avoir  admiré  quelques  instans  ce  radieux  spectacle  et 
nous  avoir  jeté  à  l'imagination  deux  ou  trois  de  ces  belles  expressions  poétiques 
qu'il  semblait  créer  en  se  jouant,  se  remit  à  causer  littérature. 

«  Il  passa  en  revue  presque  tous  les  principaux  personnages  littéraires  du 
xvme  siècle,  et  les  jugea  d'une  manière  âpre,  tranchante  et  sévère.  Il  parla  d'a- 
bord de  Voltaire,  contre  lequel  il  poussait  fort  loin  la  jalousie;  il  lui  en  voulait 
d'avoir  su  s'attribuer  le  monopole  universel  de  l'esprit.  C'était  pour  lui  une  sorte 
d'ennemi  personnel.  Il  ne  lui  pardonnait  pas  d'être  venu  le  premier  et  d'avoir 
pris  sa  place. 

«  Il  lui  refusait  le  talent  de  la  grande,  de  la  haute  poésie,  même  de  la  poésie 

(1)  Chateaubriand  semble  avoir  voulu  justifier  cette  définition  dans  les  Natchez.  où 
le  poète  et  le  sauvage  ne  font  qu'un.  Il  semblerait  que  Rivarol  eût  vent  de  Chactas, 


POÈTES  ET  ROMANCIERS  MODERNES  DE  LA  FRANCE.       727 

dramatique.  Une  le  trouvait  supérieur  que  dans  la  poésie  fugitive,  et  là  seule- 
'  ment  Voltaire  avait  pu  dompter  l'admiration  de  Rivarol  et  la  rendre  obéissante. 
«  Sa  Henriade,  disait-il,  n'est  qu'un  maigre  croquis,  un  squelette  épique,  où 
«  manquent  les  muscles,  les  chairs  et  les  couleurs  (1).  Ses  tragédies  ne  sont  que 
«  des  thèses  philosophiques  froides  et  brillantes.  Dans  le  style  de  Voltaire,  il  y  a 
«  toujours  une  partie  morte  :  tout  vit  dans  celui  de  Racine  et  de  Virgile.  V Essai 
«  sur  les  mœurs  et  l'esprit  des  nations,  mesquine  parodie  de  l'immortel  Discours 
«  de  Bossuet,  n'est  qu'une  esquisse  assez  élégante,  mais  terne  et  sèche,  et  men- 
«  songère.  C'est  moins  une  histoire  qu'un  pamphlet  en  grand,  un  artificieux 
«plaidoyer  contre  le  christianisme  et  une  longue  moquerie  de  l'espèce  hu- 
«  maine.  Quant  à  son  Dictionnaire  philosophique,  si  fastueusement  intitulé  la 
«  Raison  par  alphabet,  c'est  un  livre  d'une  très  mince  portée  en  philosophie.  Il 
«  faut  être  bien  médiocre  soi-même  pour  s'imaginer  qu'il  n'y  a  rien  au-delà  de 
«  la  pensée  de  Voltaire.  Rien  de  plus  incomplet  que  cette  pensée  :  elle  est  vaine, 
«  superficielle,  moqueuse,  dissolvante,  essentiellement  propre  à  détruire,  et  voilà 
«  tout.  Du  reste,  il  n'y  a  ni  profondeur,  ni  élévation,  ni  unité,  ni  avenir,  rien 
«  de  ce  qui  fonde  et  systématise.  »  Ainsi  disant,  il  faisait  la  revue  des  principaux 
ouvrages  de  Voltaire,  et  les  marquait  en  passant  d'un  de  ces  stigmates  qui  lais- 
sent une  empreinte  ineffaçable,  semblable  à  la  goutte  d'eau-forte  qui  creuse  la 
planche  de  cuivre  en  y  tombant.  Il  finit  par  se  résumer  dans  cette  phrase  que 
j'ai  déjà  citée  ailleurs  (2)  :  «  Voltaire  a  employé  la  mine  de  plomb  pour  l'épo- 
«  pée,  le  crayon  pour  l'histoire,  et  le  pinceau  pour  la  poésie  fugitive  (3).  » 

<(  Enhardi  par  l'accueil  aimable  que  Rivarol  me  faisait,  je  me  hasardai  à  lui 
demander  ce  qu'il  pensait  de  Buffon,  alors  l'écrivain  pour  moi  par  excellence. — 
«  Son  style  a  de  la  pompe  et  de  l'ampleur,  me  répondit-il,  mais  il  est  diffus  et 
«  pâteux  (4).  On  y  voit  toujours  flotter  les  plis  de  la  robe  d'Apollon,  mais  sou- 
te vent  le  dieu  n'y  est  pas.  Ses  descriptions  les  plus  vantées  manquent  souvent 
«  de  nouveauté,  de  création  dans  l'expression.  Le  portrait  du  Cheval  a  du  mou- 
«  vement,  de  l'éclat,  de  la  rapidité,  du  fracas.  Celui  du  Chien  vaut  peut-être 
«  mieux  encore,  mais  il  est  trop  long;  ce  n^est  pas  là  la  splendide  économie  de 
«  style  des  grands  maîtres.  Quant  à  Y  Aigle,  il  est  manqué  :  il  n'est  dessiné  ni 
«  avec  une  vigueur  assez  mâle,  ni  avec  une  assez  sauvage  fierté.  Le  Paon  aussi 
«  est  manqué  :  qu'il  soit  de  Buffon  ou  de  Gueneau,  peu  importe;  c'est  une  des- 
«  cription  à  refaire.  Elle  est  trop  longue,  et  pourtant  ne  dit  pas  tout.  Cela  cha- 
«  toie  plus  encore  que  cela  ne  rayonne.  Cette  peinture  manque  surtout  de  cette 
«  verve  intérieure  qui  anime  tout,  et  de  cette  brièveté  pittoresque  qui  double 
«  l'éclat  des  images  en  les  resserrant.  Pour  peindre  cet  opulent  oiseau,  il  fallait 
«  tremper  ses  pinceaux  dans  le  soleil,  et  jeter  sur  ses  lignes  les  couleurs  aussi 

(1)  Il  disait  de  la  Henriade  encore,  «  qu'il  se  serait  bien  gardé  d'en  corriger  les 
épreuves;  il  connaissait  trop  bien  le  prix  des  fautes  d'impression.  Qui  sait?  le  hasard 
pourra  produire  quelque  beauté.  »  Il  prétendait  que,  dans  une  vente  de  livres,  la  Hen- 
riade était  restée  pour  paiement  à  l'huissier. 

(2)  Au  tome  V,  page  332,  des  OEuvres  de  Rivarol. 

(3)  Cette  conclusion  est  bien  prétentieuse  dans  sa  forme.  Dureté  pour  dureté,  j'aime 
mieux  de  Rivarol  cet  autre  jugement  si  méchamment  spirituel  sur  Voltaire  :  «  Quand  il 
s'observe,  il  n'est  pas  même  exact  ni  vrai;  et  quand  il  s'abandonne,  il  n'étonne  jamais.  » 

(4)  Rivarol  était  un  peu  ingrat  envers  Buffon,  qui  avait  dit  de  sa  traduction  de  Dante 
que  c'était,  en  fait  de  style,  une  suite  de  créations. 


728  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

«  rapidement  que  le  grand  astre  jette  ses  rayons  sur  le  ciel  et  les  montagnes. 
«  J'ai  dans  la  tête  un  paon  bien  autrement  neuf,  bien  autrement  magnifique,  et 
«je  ne  demanderais  pas  une  beure  pour  mieux  faire  (1). 

«  Le  portrait  du  Cygne  est  fort  préférable  :  là  il  y  a  vraiment  du  talent,  d'ha- 
«  biles  artifices  d'élocution,  de  la  limpidité  et  de  la  mollesse  dans  le  style,  et 
«  une  mélancolie  d'expression  qui,  se  mêlant  à  la  splendeur  des  images,  en 
«  tempère  heureusement  l'éclat.  Un  morceau  encore  sans  reproche,  c'est  le  dé- 
te  but  des  Époques  de  la  Nature.  Il  y  règne  de  la  pompe  sans  emphase,  de  la  ri- 
«  chesse  sans  diffusion,  et  une  magnificence  d'expression,  haute  et  calme,  qui 
te  ressemble  à  la  tranquille  élévation  des  cieux.  Buffon  ne  s'est  jamais  montré 
«  plus  artiste  en  fait  de  style.  C'est  la  manière  de  Bossuet  appliquée  à  l'histoire 
te  naturelle. 

«  Mais  un  écrivain  bien  supérieur  à  Buffon,  poursuivait  Rivarol  sans  s'inter- 
«  rompre,  c'est  Montesquieu.  J'avoue  que  je  ne  fais  plus  cas  que  de  celui-là  (et 
ce  de  Pascal  toutefois!)  depuis  que  j'écris  sur  la  politique:  et  sur  quoi  pour- 
«  rait-on  écrire  aujourd'hui?  Quand  une  révolution  inouie  ébranle  les  colonnes 
ec  du  monde,  comment  s'occuper  d'autre  chose?  La  politique  est  tout;  elle  en- 
te vahit  tout,  remplit  tout,  attire  tout  :  il  n'y  a  plus  de  pensée,  d'intérêt  et  de 
ce  passion  que  là.  Si  un  écrivain  a  quelque  conscience  de  son  talent,  s'il  aspire 
<c  à  redresser  ou  à  dominer  son  siècle,  en  un  mot  s'il  veut  saisir  le  sceptre  de  la 
te  pensée,  il  ne  peut  et  ne  doit  écrire  que  sur  la  politique.  Quel  plus  beau  rôle 
ce  que  celui  de  dévoiler  les  mystères  de  l'organisation  sociale,  encore  si  peu 
te  connue!  Quelle  plus  noble  et  plus  éclatante  mission  que  celle  d'arrêter,  d'en- 
«  chaîner,  par  la  puissance  et  l'autorité  du  talent,  ces  idées  envahissantes  qui 
ce  sont  sorties  comme  une  doctrine  armée  des  livres  des  philosophes,  et  qui,  at- 
<e  telées  au  char  du  soleil,  comme  l'a  si  bien  dit  ce  fou  de  Danton,  menacent  de 
ce  faire  le  tour  du  monde!  Pour  en  revenir  à  Montesquieu,  sans  doute  en  poli- 
ce tique  il  n'a  ni  tout  vu,  ni  tout  saisi,  ni  tout  dit,  et  cela  était  impossible  de 
«  son  temps.  11  n'avait  point  passé  au  travers  d'une  immense  révolution  qui  a 
ce  ouvert  les  entrailles  de  la  société,  et  qui  a  tout  éclairé,  parce  qu'elle  a  tout  mis 
«  à  nu.  Il  n'avait  pas  pour  lui  les  résultats  de  cette  vaste  et  terrible  expérience, 
ce  qui  a  tout  vérifié  et  tout  résumé;  mais  ce  qu'il  a  vu ,  il  l'a  supérieurement  vu, 
<(  et  vu  sous  un  angle  immense.  Il  a  admirablement  saisi  les  grandes  phases  de 
ce  l'évolution  sociale.  Son  regard  d'aigle  pénètre  à  fond  les  objets  et  les  traverse 

■a  en  y  jetant  la  lumière.  Son  génie,  qui  touche  à  tout  en  même  temps,  res- 
te semble  à  l'éclair  qui  se  montre  à  la  fois  aux  quatre  points  de  l'horizon.  Voilà 

•  ce  mon  homme!  c'est  vraiment  le  seul  que  je  puisse  lire  aujourd'hui.  Toute  autre 
<e  lecture  languit  auprès  de  celle  d'un  si  ferme  et  si  lumineux  génie,  et  je  n'ouvre 
ce  jamais  l'Esprit  des  Lois  que  je  n'y  puise  ou  de  nouvelles  idées  ou  de  hautes 
te  leçons  de  style.  » 

Chênedollé,  à  qui  l'on  doit  cette  vive  reproduction  du  discours  de 
Rivarol  (discours  qui  n'est  pas  encore  à  sa  fin),  s'arrête  ici  un  moment 
pour  noter  les  sentimens  divers  qui  se  pressaient  en  lui  devant  ces  flots 
et  celte  cascade  toujours  rejaillissante  du  torrent  sonore.  A  propos  de 

(1)  U  n'avait  pas  seulement  le  paon  dans  la  tête,  il  était  le  paon  en  personne  à  ce 
moment-là. 


POÈTES  ET  ROMANCIERS  MODERNES  DE  LA  FRANCE.       729 

ia  tirade  sur  Buffon,  «j'étais,  dit-il,  confondu,  je  l'avoue,  de  la  sévé- 
rité de  ces  jugemens  et  de  ce  ton  d'assurance  et  d'infaillibilité  avec  le- 
quel ils  étaient  débités;  mais  il  me  paraissait  impossible  qu'un  homme 
qui  parlait  si  bien  se  trompât.  »  Et  faisant  comme  les  jeunes  gens  qui, 
dans  leur  curiosité,  n'ont  pas  de  cesse  qu'ils  n'aient  questionné  tour  à 
tour  sur  tous  les  objets  un  peu  inégaux  de  leur  prédilection  secrète,  il 
profita  d'un  moment  où  Rivarol  reprenait  haleine  :  «  Et  Thomas?  » 
demanda-t-il. 

«  Thomas  est  un  homme  manqué,  repartit  d'un  ton  bref  Rivarol;  c'est  un 
«  homme  qui  n'a  que  des  demi-idées.  11  a  une  assez  belle  phrase,  mais  il  n'en 
«  a  qu'une.  Il  n'avait  pas  ce  qu'il  fallait  pour  faire  l'Éloge  de  Descartes:  c'est 
«  un  ouvrage  composé  avec  la  science  acquise  de  la  veille.  Cela  n'est  ni  digéré 
«  ni  fondu.  11  aurait  fallu  à  l'auteur  les  connaissances  positives  de  Fontenelle, 
<c  l'étendue  et  la  pénétration  de  son  coup  d'œil  scientifique.  L'Éloge  de  Marc- 
«  Aurèle  vaut  mieux  :  il  y  a  dans  cet  Éloge  des  intentions  dramatiques  qui  ne 
«  sont  pas  sans  effet.  Le  style  en  est  meilleur  aussi,  bien  que  là  pourtant, 
«  comme  ailleurs,  ce  style  manque  d'originalité.  Ce  n'est  pas  là  un  style  créé. 
«  Et  puis  il  est  trop  coupé,  trop  haché,  ou  par  endroits  démesurément  long. 
«  Thomas  ne  s'entend  pas  à  parcourir  avec  grâce  et  fermeté  les  nombreux  dé- 
«  tours  de  la  période  oratoire.  Il  ne  sait  pas  enchevêtrer  sa  phrase.  Quant  à  son 
«  Essai  sur  les  Éloges,  il  y  a  de  belles  pages  sans  doute;  mais,  quoique  les  dé- 
«  fauts  y  soient  moindres  et  qu'il  ait  détendu  son  style,  il  y  règne  encore  un  ton 
«  d'exagération  qui  gâte  les  meilleurs  morceaux.  Thomas  exagère  ses  sentimens 
«  par  ses  idées,  ses  idées  par  ses  images,  ses  images  par  ses  expressions.  » 

«  —  Et  Rousseau?  monsieur  de  Rivarol. 

«  —  Oh!  pour  celui-là,  c'est  une  autre  affaire.  C'est  un  maître  sophiste  qui 
«  ne  pense  pas  un  mot  de  ce  qu'il  dit  ou  de  ce  qu'il  écrit,  c'est  le  paradoxe  in- 
«  carné,  —  grand  artiste  d'ailleurs  en  fait  de  style,  bien  que,  même  dans  ses 
«  meilleurs  ouvrages,  il  n'ait  pu  se  défaire  entièrement  de  cette  rouille  gene- 
«c  voise  dont  son  talent  reste  entaché.  Il  parle  du  haut  de  ses  livres  comme  du 
«  haut  d'une  tribune;  il  a  des  cris  et  des  gestes  dans  son  style,  et  son  éloquence 
«  épileptique  a  dû  être  irrésistible  sur  les  femmes  et  les  jeunes  gens.  Orateur 
«  ambidextre,  il  écrit  sans  conscience,  ou  plutôt  il  laisse  errer  sa  conscience  au 
«  gré  de  toutes  ses  sensations  et  de  toutes  ses  affections.  Aussi  passionne-t-il 
«  tout  ce  qu'il  touche.  11  y  a  des  pages,  dans  la  Nouvelle  Hèloïse,  qui  ont  été 
xc  touchées  d'un  rayon  du  soleil.  Toutes  les  fois  qu'il  n'écrit  pas  sous  l'influence 
«  despotique  d'un  paradoxe,  et  qu'il  raconte  ses  sensations  ou  peint  ses  propres 
«  passions,  il  est  aussi  éloquent  que  vrai.  Voilà  ce  qui  donne  tant  de  charme  à 
<c  quelques  tableaux  de  ses  Confessions,  et  surtout  à  ce  préambule  qui  sert  d'in- 
«  troduction  à  la  Profession  du  Vicaire  savoyard ,  et  où,  sous  le  voile  d'un  jeune 
«  homme  qu'il  met  en  scène  avec  le  Vicaire,  il  raconte  sa  propre  histoire.  C'est, 
<c  avec  quelques  Lettres  Provinciales  et  les  chapitres  sur  Y  Homme  de  Pascal ,  ce 
«  que  nous  avons  de  mieux  écrit  en  notre  langue.  C'est  fait  à  point  (1).  » 

(1)  Les  papiers  de  Chênedollé  présentent  plus  d'une  version  de  cette  conversation  avec 
Rivarol,  et  dans  chaque  version  il  y  a  quelques  variantes.  J'ai  choisi,  autant  que  possible, 
la  leçon  qui  m'a  paru  la  plus  voisine  de  la  parole  même. 


730  11KVUB   DES   DEUX   MONDES. 

«  Le  reste  de  la  conversation  se  passai  en  un  feu  roulant  d'épigrammes  lan- 
cées avec  une  verve  intarissable  sur  d'autres  renommées  politiques  et  litté- 
raires. Jamais  Rivarol  ne  justifia  mieux  son  surnom  de  Saint-Georges  de  l'épi- 
gramme.  Pas  un  n'échappait  à  l'habileté  désespérante  de  sa  pointe.  Là  passèrent 
tour  à  tour,  transpercés  coup  sur  coup,  et  l'abbé  Delille,  «  qui  n'est  qu'un  ros- 
signol qui  a  reçu  son  cerveau  en  gosier,  »  et  Cerutti ,  «  qui  a  fait  des  phrases 
luisantes  sur  nos  grands  hommes  de  l'année  dernière,  espèce  de  limaçon  dé  la 
littérature  qui  laisse  partout  où  il  passe  une  trace  argentée,  mais  ce  n'est  qu'é- 
cume et  bave;  »  et  Chamfort,  «  qui  en  entrant  à  l'Académie  ne  fut  qu'une 
branche  de  muguet  entée  sur  des  pavots;  »  et  Roucher,  «  qui  est  en  poésie  le 
plus  beau  naufrage  du  siècle;  »  et  Chabanon,  «  qui  a  traduit  Théocrite  et  Pin- 
dare  de  toute  sa  haine  contre  le. grec;  »  et  Fontanes,  «  qui  passe  son  style^au 
brunissoir  et  qui  a  le  pôllsans  l'éclat  (1);  »  et  Le  Brun ,  «  qui  n'a  que  de  la  har- 
diesse combinée  et  jamais  de  la  hardiesse  inspirée  :  ne  le  voyez- vous  pas  d'ici, 
assis  sur  son  séant  dans  son  litavec  des  draps  sales,  une  chemise  sale  de  quinze 
jours  et  des  bouts  de  manche  en  batiste  un  peu  plus  blancs,  entouré  de  Virgile, 
d'Horace,  de  Corneille^  de  Racine,  de  Rousseau,  qui  pêche  à  la  ligne  un  mot 
dans  l'un  et  un  mot  dans  l'autre,  pour  en  composer  ses  vers,  qui  ne  sont  que 
mosaïque  (2)  ?  »  et  Mercier  avec  son  Tableau  de  Paris,  «  ouvrage  pensé  dans  la 
rue  et  écrit  sur  la  borne;  »  et  l'abbé  Millot,  «  qui  n'a  fait  que  des  commissions 
dans  l'histoire;  »  et  Palissot,  «  qui  a  toujours  un  chat  devant  les  yeux  pour  mo- 
dèle :  c'est  pour  lui  le  torse  antique;  »  et  Condorcet,  «  qui  écrit  avec  de  l'opium 
sur  des  feuilles  de  plomb;  »  et  Target,  «  qui  s'est  noyé  dans  son  talent.  »  Chaque 
mot  était  une.  épigramme  condensée  qui  portait  coup  et  perçait  son  homme  (3). 
Mirabeau -obtint  les  honneurs  d'une  épigramme  plus  détaillée  : 

«  La  tête  de  Mirabeau,  disait-il,  n'était  qu'une  grosse  éponge  toujours  gonflée 
ce  des  idées  d'autrui.  11  n'a  eu  quelque  réputation  que  parce  qu'il  a  toujours  écrit 
«  sur  des  matières  palpitantes  de  l'intérêt  du  moment  (4).  Ses  brochures  sont  des 
«  brûlots  ilâchéSiauumilieu  d'une  flotte  :  ils  y  mettent  le  feu,  mais  ils  s'y  con- 

(1)  «"Rivarob  aurait» pu' profiter  du  procédé;  cela  n'aurait  pas  mal  fait  de  délustrer  un 
peu  son*  style  t  il  brillait  trop.  »  (Chênedollé.) 

(2)*  <Voici.  une  bonne-- anecdote  sur  Le  Brun  :  «  Le  Brun  arrive  un  jour  tout  effaré  chez 
Rivarol,  et  s'écrie  en  entrant:  «Chamfort  est  un  barbare;  il  n'entend  pas  mon  vers  sur 
l'Espagne  : 

a\  ^Espagne  a  trop  connu  l'indigence  de  l'or. 

Il  n'y  a  plus  de  poésie,  il  n'y  a  plus  de  littérature  en  France.  C'est  une  création  d'expres- 
sion magnifique.  C'est  le yarvoque  potentem  de  Virgile,  l'orgueilleuse  faiblesse1  de 
Racine...  »  (Chênedollé.) 

(3)  «  Unique  enà-proposy  Rivarol  avait  ainsi  un  trait,  une  épigramme  pour  chaque  évé- 
nement littéraire  ou  politique;  il  attaohait  un  mot  à  la  tragédie  ou  à  la  comédie  nouvelle, 
au  sermon  à  la  mode,  à  l'académicien  Au  jour,  et  ce  mot  restait  :  c'était  un  stigmate 
ineffaçable*  »  (Chênedollé).  —  Et  encore  :  «  Les  malices  lui  sortent  de  tous  les  côtés  : 
Rivarol  fait  des  épigramme*  jusque  dans  son  éloquence.  »  —  Au  reste,  la  plupart  de  ces 
mots  de  Rivarol  étaient  faits  d'avance,  on  le  sent,  et  ils  servaient  dans  l'occasion: 
«  Rivarol  taillait  toutes  se^.  pensées  à  facettes;  il  tenait  une  phrase  quinze  jours  sur  son 
chevalet.  »  Son  improvisation  porte  la  trace  de  cette  préméditation. 

(4)  Ce  palpitantes  d'intérêt  est  déjà  du  style  à  la  Mirabeau. 


POÈTES  ET  ROMANCIERS  MODERNES  DE  LA  FRANCE.       731 

«  sument.  Du  reste,  c'est  un  barbare  effroyable  en  fait  de  style;  c'est  l' Attila  de 
«l'éloquence,  et  s'il  y  a  dans  ses  gros  livres  quelques  phrases  bien  faites,  elles 
«  sont  de  Chamfort,  de  Cerutti  ou  de  moi.  » 

«Trois  heures,  continue  Chènedollé,  s'écoulèrent  dans  ces  curieux  et  pîquans 
entretiens,  et  me  parurent  à  peine  quelques  instans.  Le  soleil  cependant  avait 
disparu  de  l'horizon,  et  la  nuit  qui  tombait  nous  avertit  qu'il  était  temps  de  nous 
retirer. 

«  Nous  prîmes  donc  congé  de  Rivarol  qui,  en  nous  quittant,  nous  dit  quel- 
ques-uns de  ces  mots  aimables  qu'il  savait  si  bien  trouver,  et  nous  fit  promettre 
de»  revenir.  Puis  il  me  remit  sa  traduction  du  Dante,  en  me  disant  :  «Lisez 
«  cela!  il  y  a  là  des  études  de  style  qui  formeront  le  vôtre  et  qui  vous  mettront 
«  des  formes  poétiques  dans  la  tète.  C'est  une  mine  d'expressions  où  les  jeunes 
«  poètes  peuvent  puiser  avec  avantage.  » 

«Nous  reprîmes  la  route  de  Hambourg,  M.  de  La  Tresne  et  moi,  confondus, 
terrassés,  éblouis  par  les  miracles  de  cette  parole  presque  fabuleuse.  Le  jour 
avait  tout- à-fait  disparu;  il  faisait  une  de  ces  belles  nuits  si  communes  en  cette 
saison  dans  les  climats  du  nord,  et  qui  ont  un  éclat  et  une  pureté  qu'on  ne  voit 
point  ailleurs.  Une  lune  d'automne  brillait  dans  un  ciel  d'un  bleu  magnifique, 
et  sa  lumière,  brisée  en  réseaux  de  diamant,  étincelait  dans  les  hautes  cimes 
des  vieux  ormes  qui  bordent  la  route,  en  projetant  devant  nous  de  longues  ombres. 
L'oreille  et  la  tête  encore  pleines  de  la  conversation  de  Rivarol,  nous  marchions 
silencieusement  sous  cette  magique  clarté,  et  le  profond  silence  n'était  inter- 
rompu que  par  ces  exclamations  répétées  vingt  fois  :  «  Il  faut  convenir  que  Ri- 
«  varol  est  un  causeur  bien  extraordinaire!  »  De  tout  ce  soir-là,  il  nous  fut  im- 
possible de  trouver  d'autres  paroles.  » 

Si  j'avais  moins  longuement  cité,  on  n'aurait  pas  une  idée  aussi  com- 
plète, ce  me  semble,  de  ce  que  fut  réellement  Rivarol,  le  grand  impro- 
visateur, le  dieu  de  la  conversation  à  cette  fin  d'un  siècle  où  la  conver- 
sation était  le  suprême  plaisir  et  la  suprême  gloire.  On  n'avait  qu'à  le 
toucher  sur  un  point,  qu'à  lui  donner  la  note,  et  le  merveilleux  clavier 
répondait  à  l'instant  par  toute  une  sonate.  Le  récit  qu'on  vient  de  lire 
nous  a  rendu  comme  présentes  ces  qualités  soudaines,  mais  l'admira- 
tion du  narrateur  n'a  pu  nous  dissimuler  les  défauts.  Lui-même,  lors- 
qu'il est  un  peu  revenu,  il  nous  dit  de  cette  verve  étonnante  de  Rivarol 
qu'elle  ressemble  à  un  feu  d'artifice  tiré  sur  l'eau  (1)  :  —  brillante  et 
froide  !  C'est  une  illumination  d' Armide.  Un  fonds  de  vanité  et  de  fri- 
volité perce  en  effet  jusqu'à  travers  les  couleurs  et  occupe  la  place  du 
foyer  véritable  (2).  Son  talent,  comme  Chènedollé  l'a  très-bien  reconnu, 
manquait  de  probité  (3);  Le  mal  de  Rivarol  est  là.  Ce  sybarite  qui  était 
un  esprit  supérieur,  après  s'être  amolli  dans  les  délices  de  son  temps, 

(1)  Le  mot  est  primitivement  de  M.  de  Lauraguais. 

(2)  C'est  ce  qui  le  rend  inférieur,  par  exemple,  à  Diderot  et  à  Coleridge,  ces  deux 
autres  puissans  improvisateurs,  qui  avaient  dans  leur  entrain  chaleur  et  bonne  foi. 

(3)  Et  encore  :  «  Rivarol  fait  aux  idées  des  caresses  de  courtisane,  et  non  d'honnête 
femme.  »  (Chènedollé.) 


732  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

essaya  trop  tard  de  s'élever  aux  graves  sujets  et  aux  sérieuses  entre- 
prises :  il  en  était  digne  par  l'intelligence,  mais  les  mœurs  et  le  cœur 
faisaient  défaut.  Tandis  qu'il  prodiguait  sa  parole  avec  le  jeu  de  baguette 
d'un  enchanteur  et  d'un  son  de  voix  de  sirène,  son  regard  semblait 
éteint  et  noyé;  l'ame  était  absente.  Ce  peintre  rival  qui  voulait  re- 
prendre Buffon  sur  la  nature  et  refaire  quelques-uns  de  ses  tableaux, 
ne  sortait  plus,  dans  les  derniers  temps,  du  fauteuil  où  il  trônait;  il 
était  devenu  pâle  à  force  de  garder  la  chambre;  il  avait  l'air  d'une 
plante  étiolée.  Aussi  conseillait-il  aux  jeunes  talens  la  serre  chaude  pour 
les  pousser  comme  des  fruits  hâtifs.  C'était  bien  lui  qui  se  vantait  à 
Chênedollé  de  résoudre  un  problème  de  géométrie  jusque  dans  l'éclair 
du  plaisir  :  cette  fatuité  achève  de  le  peindre.  Il  disait  encore  :  «  Le  cri 
de  la  plume  me  fait  mal,  je  déteste  d'écrire.  »  Il  ne  fut  donc  qu'un 
admirable  virtuose  et  ne  put  accomplir  son  œuvre  comme  écrivain; 
sachons  pourtant  ce  qu'on  a  perdu  en  lui. 

Au  moment  où  Rivarol,  près  de  finir,  lançait  ainsi  ses  bouquets  d'ar- 
tifice à  Hambourg  et  à  Berlin,  un  homme  qui  se  piquait  d'insolence  et 
presque  de  fatuité  aussi,  mais  avec  cela  d'une  vie  grave,  d'une  ame 
ferme,  et  nourri  aux  fortes  études,  Joseph  de  Maistre,  commençait  à 
marquer  son  rang;  ce  rôle  final  souverain  que  Rivarol  avait  rêvé,  ce 
plan  hardi  de  réaction  contre  Voltaire  et  de  restauration  des  vraies  doc- 
trines politiques,  de  Maistre  le  prit  en  main  dès  le  premier  jour;  et  s'il 
y  mêla  trop  souvent  ce  que  j'appelle  du  Rivarol,  c'est-à-dire  de  l'homme 
du  monde  et  du  talon  rouge,  tout  cela  en  lui  se  releva,  s'agrandit,  s'ho- 
nora par  des  inspirations  supérieures  :  tellement  que  si,  un  jour,  un 
soir,  aux  bords  de  la  Newa,  dans  un  de  ces  étés  du  nord  qui  sont  si 
beaux,  quelques  amis  se  rassemblent  pour  converser  avec  lui  et  pour 
l'entendre,  on  pourra  alors,  de  bien  loin  sans  doute  quant  à  la  grâce, 
mais  sans  profanation  du  moins  quant  à  la  hauteur  des  idées,  —  on 
pourra  évoquer  le  souvenir  idéal  de  Platon.  Il  n'y  en  avait  qu'un  faux 
air  dans  cette  soirée  de  Ham,  malgré  la  prétention  de  Rivarol  de  re- 
nouveler les  jardins  d'Acadème. 

Rivarol  aurait  pu  être  un  grand  critique  littéraire,  et  il  l'était  en 
causant.  Sous  ses  airs  fats,  il  avait  éminemment  du  bon  sens.  On  a  vu  à 
quel  point  il  analysait  les  contemporains  les  plus  admirés.  Il  savait  le 
défaut  de  la  cuirasse  de  chacun,  et  y  pénétrait  hardiment.  Il  les  jugeait 
d'égal  à  égal  et  les  classait  d'une  vue  sûre.  Quant  aux  petits  grands 
hommes,  il  se  plaisait  à  les  rassembler  «  comme  des  atomes  sous  sa 
lentille  »,  en  disant  :  «  Voyons  si  nous  en  pourrons  tirer  quelque 
chose.  »  Toutes  ses  plaisanteries  (signe  remarquable  de  sa  vocation) 
étaient  littéraires.  Si  on  lui  faisait  entendre  qu'il  était  parfois  cruel,  il 
disait  que  «l'homme  de  goût  a  reçu  vingt  blessures  avant  d'en  faire 
une,  »  et  le  mot  est  charmant.  Chênedollé  a  eu  raison  de  remarquer 


POÈTES  ET  ROMANCIERS  MODERNES  DE  LA  FRANCE.       733 

que  «  Rivarol  avait  déjà  dans  son  talent  quelque  chose  de  ce  qu'on  a 
depuis  appelé  le  romantisme;  il  avait  senti  la  nécessité  de  retremper  la 
langue,  de  lui  donner  plus  de  franchise,  plus  de  mouvement  et  d'aban- 
don, de  créer  en  peignant.  »  Il  avait  dans  la  prose,  mais  dans  la  prose 
seulement  (1),  l'instinct  de  ce  que  l'école  romantique  de  Y  art  a  essayé 
d'introduire  depuis;  il  y  a  un  Hazlitt  français  dans  Rivarol. 

Y  avait-il  également  un  Burke  ou  un  Bonald,  et  mieux  qu'un  Bo- 
nald?  Chênedollé  le  pensait.  Dès  sa  seconde  entrevue,  un  matin,  Riva- 
rol lui  lut  le  début  de  son  ouvrage  sur  la  Théorie  du  Corps  politique  : 
«  Aucun  morceau  de  prose  ne  m'a  jamais  fait  autant  d'effet.  Il  est  évi- 
dent que  Rivarol,  dans  ses  quatre  chapitres  sur  la  nature  et  la  forma- 
tion du  corps  politique,  a  voulu  lutter  contre  les  chapitres  sur  Yhomme, 
de  Pascal.  »  Et  Chênedollé,  poussant  plus  loin  celte  comparaison  que 
j'ose  indiquer  à  peine,  trouvait  que  les  deux  ouvrages  avaient  eu  pa- 
reille destinée.  Celui  de  Rivarol ,  écrit  en  effet  sur  de  petites  feuilles 
volantes,  sur  de  petits  morceaux  de  papier,  les  uns  enfilés  par  liasse, 
les  autres  entassés  confusément  dans  de  petits  sacs,  ne  s'était  retrouvé 
qu'en  fragmens,  —  comme  les  immortelles  Pensées.  Là  se  borne  pour 
nous  la  ressemblance.  Il  serait  plus  exact  de  le  comparer  au  manuscrit 
de  Bergasse  sur  les  mêmes  matières,  qui  fut,  je  crois,  détruit  dans  un 
incendie.  Une  grande  partie  du  manuscrit  de  Rivarol  fut  volée  (à  la 
lettre)  par  l'abbé  Sabatier  de  Castres,  qui  le  pilla  et  le  défigura  à  sa 
manière  dans  l'ouvrage  de  la  Souveraineté,  imprimé  à  Hambourg  en 
1806.  Un  court  chapitre  intitulé  de  la  Souveraineté  du  Peuple,  par  Ri- 
varol, fut  publié  à  Paris  en  1831,  et  Chênedollé  ne  dut  pas  y  être  étran- 
ger. J'ai  sous  les  yeux  de  nombreux  essais  de  mise  en  ordre  et  de  re- 
daction  dans  lesquels  ce  dernier,  en  disciple  fidèle,  tenta  jusqu'à  la  fin 
de  sa  vie  de  recomposer  et  de  restituer  une  œuvre  dont  la  perte  lui 
semblait  un  malheur  irréparable  pour  la  cause  des  justes  doctrines 
politiques  (2).  Nous  ne  saurions  nous  hasarder  ici  dans  une  discussion 

(1)  Quand  il  s'agissait  de  poésie,  Rivarol  ne  sortait  guère  des  habitudes  et  des  con- 
ceptions de  son  temps;  il  disait,  par  exemple  :  «  Le  pauvre  Diable  est  le  chef-d'œuvre 
de  la  satire,  rien  n'est  plus  rapide,  plus  animé,  plus  piquant  à  la  fois  et  plus  pittoresque; 
mais  Voltaire,  en  peignant  le  cordonnier,  a  eu  tort  de  le  nommer.  Au  lieu  de 

Le  cordonnier  qui  vient  de  ma  chaussure 
Prendre  à  genoux  la  forme  et  la  mesure.... 

il  fallait  mettre  :  V humble  artisan  qui  vient,  etc.  La  poésie  doit  toujours  peindre  et  ne 
jamais  nommer.  »  Je  n'examine  pas  si  Rivarol  a  tort  ou  raison;  mais,  pour  être  alors  un 
critique  original  en  matière  de  poésie,  il  aurait  fallu  qu'il  dît  autre  chose.  Renouveler 
le  pittoresque  et  introduire  le  naturel,  c'était  le  double  conseil  à  donner  aux  poètes, 
et  il  n'en  parle  pas. 

(2)  Vers  1833,  Chênedollé  écrivait  au  frère  de  Rivarol ,  possesseur  des  papiers  qu'on 
avait  pu  recouvrer  :  «  De  tous  ces  papiers,  on  pourrait,  je  crois,  extraire  un  petit  volume 
extrêmement  substantiel,  qui  n'excéderait  pas  de  beaucoup  les  dimensions  du  Contrat 

TOME  H.  47 


7.14  REVUE  DES  DEUX   MONDES. 

dont -tas  élément  se  dérobent.  Le  champ  est  trop  vaste  de  ce  qui  n'a 
pas  été  et  qui  aurait  pu  être.  L'ouvrage  de  Rivarol  est  rentré  pour  ja- 
mais dans  les  limbes  d'où  il  n'était  sorti  qu'à  de  rapides  momens  d'é- 
vecation  et  d'improvisation  brillante;  il  y  sommeille  avec  tant  d'autres 
pensées  fécondes ,  auxquelles  pourtant  le  soleil  propice  a  manqué  et 
qui  n'ont  pas  eu  leur  jour.  Ce  qui  demeure  certain,  c'est  que,  comme 
publiciste,  Rivarol,  averti  par  la  révolution,  aspira  de  bonne  heure  à 
uvh  grand  but,  et  qu'il  ne  parut  pas  incapable  de  l'atteindre.  La  mort, 
en  le  saisissant  à  l'âge  de  quarante-sept  ans,  l'arrêta  dès  les  premiers 
pas  de  sa  seconde  carrière.  On  a  eu  depuis  lors  Bonald,  de  Maistre,  les 
oracles  d'un  parti;  mais  le  Montesquieu  véritable,  le  réparateur  intel- 
ligent et  modéré  des  ruines  de  89  n'est  pas  venu.  Le  plus  brillant  et  le 
plus?  spirituel  des  hommes  à  la  mode  aurait-il  jamais  pu  se  dépouiller 
assez  lui-même  pour  s'élever  jusque-là? 

Chênedollé  n'hésite  pas  à  nous  l'assurer  et  à  se  porter  pour  caution  : 
«Il  y  avait,  dit-il,  un  côté  législatif  dans  les  idées  de  Rivarol  qui  ne  se 
trouve  ni  dans  Garât  ni  dans  Lacretelle  (aîné).  »  Je  le  crois  bien;  mais 
on  peut  être  plus  fort  que  ces  deux  philosophes  d'école,  que  le  sophiste 
ci  que  le  crédule,  et  rester  encore  en  chemin,  bien  loin  de  Montes- 
quieu. J'adhérerais  plus  volontiers  au  jugement  général  de  Chêne- 
dollé, qui  se  résume  ainsi  :  «  Les  trois  hommes  de  lettres  les  plus  dis- 
tingués de  la  fin  du  xvme  siècle  sont  Beaumarchais,  Mirabeau  et  Rivarol. 
Beaumarchais,  par  son  Figaro,  donna  le  manifeste  de  la  révolution; 
Mirabeau  la  fit;  Rivarol  la  combattit  et  fit  tout  pour  l'enrayer  :  il  mou- 
rut à  la  peine.  »  Le  disciple  pourtant  retombe  à  demi  sous  l'illusion 
quand  il  ajoute  :  «  Homme  à  la  mode  digne  de  la  gloire,  que  les  salons 
regardèrent  comme  un  prodige,  que  la  politique  européenne  aurait 
pu  compter  comme  un  oracle,  et  que  la  postérité  doit  adopter  aujour- 
d'hui comme  un  de  ces  génies  heureux  et  incomplets  tout  ensemble, 
qui  n'ont  fait  que  montrer  leurs  forces.  »  La  postérité  n'adopte  rien  de 
confiance;  elle  ne  juge  que  sur  les  titres  directs,  et  les  témoignages 
les  plus  enthousiastes  ne  servent  tout  au  plus,  comme  ici,  qu'à  exciter 
les  regrets  et  l'étude  de  quelque  curieux  autour  d'un  nom. 

Quoi  qu'il  en  soit,  pendant  deux  années,  Rivarol  tint  le  jeune 
homme  suspendu  à  sa  conversation  avec  des  chaînes  d'or;  il  le  fasci- 
nait. 


social,  où  tout  serait  pensée  et  résultat,  et  qui  comprendrait  toute  la  doctrine  politique 
de  votre  frère.  Si  vous  êtes  assez  bon  pour  me  communiquer  votre  manuscrit,  je  crois 
être  dans  locas,  avec  ce  que  je  puis  posséder  moi-même  de  fragmens  et  de  souvenirs,  de 
rédiger  ce  volume  comme  aurait  pu  faire  votre  frère  :  tant  je  m'étais  pénétré  de  ses  idées, 
et  .tant  il  a  laissé  en  moi  une  profonde  empreinte  de  son  génie.  »  —  Ce  frère  de  Rivarol, 
à  qui  ..Chênedollé  écrivait  cette  lettre,  est  celui  dont  Rivarol  disait  :  «  Mon  frère  a  de  l'es- 
prit quand  il  me  quitte;  c'est  ma  montre  à  répétition.  » 


POÈTES  ET  ROMANCIERS  MODERNES  DE  LA  FRANCE.       735 

«  Chose  singulière  (écrit  Chènedollé)  !  pendantioes5  deux  années  que  je  pasiai 
avec  lui,  je  ne  fis  presque  rien  : 

Mon  génie  étonné  tremblait  devant  le  sien! 

Il  m'avait  dompté.  J'étais  devenu  l'esclave  de  sa  pensée,  et  je  n'avais  conservé 
de  puissance  que  pour  l'admirer.- —  J'ai  subi  deux  fois  le  joug  et  la  tyrannie 
de  deux  esprits  qui  m'avaient  d'abord  terrassé,  —  de  Rivarol  et  de  Chateau- 
briand. 

«  Cependant  (poursuit-il)  tant  d'idées  nouvelles  ne  pouvaient  tomber  en  moi 
sans  y  fermenter  sourdement.  Semblable  à  ces  terres  fortes  qui,  avant  de  porter 
des  fruits  ou  des  moissons,  gardent  long-temps  les  germes  qui  leur  sont  confiés, 
mon  esprit  se  saturait  en  secret  de  tout  ce  qu'il  devait  s'approprier  un  jour.  Ce 
fut  Rivarol  qui  me  suggéra  l'idée  de  mon  poème  du  Génie  de  V Homme.  Un  soir, 
il  rentrait  chez  lui,  après  avoir  dîné  chez  le  Juif  Cappadoce  (1);  il  était  fort  gai, 
et  son  imagination  était  montée  sur  un  ton  très  élevé.  Nous  parlâmes  poésie,  et, 
dans  un  moment  de  verve,  étant  mécontent  des  vers  de  Voltaire  et  de  Le  Brun 
sur  le  système  du  monde,  il  s'écria  :  Voici  ce  qu'on  aurait  dû  dire  là-dessus. 
Et  tout  à  coup  il  trouva  quelques  belles  paroles  sur  le  mouvement  des  astres  et 
la  grande  économie  des  cieux.  Ces  images  me  frappèrent  tellement  que  deux 
jours  après  je  les  rapportai  en  vers  à  Rivarol,  qui  en  parut  extrêmement  con- 
tent, et  qui  me  dit  qu'il  fallait  entreprendre  le  poème  de  la  Nature,  poème  qui 
avait  été  manqué  deux  fois  dans  notre  langue  par  Le  Brun  et  Fontanes.  Dès  ce 
moment,  l'ouvrage  fut  comme  arrêté  dans  ma  tète,  et  devint  la  principale  occu- 
pation de  ma  pensée.  » 

Ces  vers  de  Chênedollé  doivent  être  ceux  qui  furent  insérés  alors 
dans  le  Spectateur  du  Nord  (2)  :  ils  ont  depuis  trouvé  place  dans  le  chant 
de  l'Astronomie,  presque  au  début  du  Génie  de  l'Homme;  mais,  en  les 
retouchant,  le  poète  les  a  un  peu  gâtés  et  refroidis.  J'aimais  mieux  ce 
premier  jet  : 

Les  orbes  follement  l'un  sur  l'autre  entassés 
Dans  des  cercles  confus  tournaient  entrelacés; 
L'erreur  en  s'écartant  de  la  loi  des  distances,  etc.  (3). 

(1)  David  Cappadoce.  —  On  y  dînait  fort  bien.  Rivarol,  qui  ne  faisait  grâce à  aucun  de 
ses  amis,  disait  de  lui  :  «  Son  existence  se  compose  des  alarmes  de  la  santé  et  des  témé- 
rités de  la  gourmandise;  il  ne  connaît  de  remords  que  ceux  de  son  estomac.  » 

(2)  Troisième  numéro  de  l'année  1797  (mars),  tome  Ier,  page  412.  On  y  donnait  à  côté 
deux  morceaux  sur  le  même  sujet,  l'un  tiré  du  poème  sur  l'Astronomie  par  Fontanes, 
l'autre  tiré  de  la  Henriade,  chant  vne. 

(3)  Et  plus  loin,  quand  Newton  est  venu  : 

Le  silence  renaît  aux  plaines  de  l'espace; 
Vers  un  centre  commun  les  astres  emportés, 
De  ce  centre  commun  sans  relâche  écartés, 
Autour  de  leurs  soleils,  dans  des  bornes  prescrites, 
Majestueusement  décrivent  leurs  orbites. 

Les  corrections  de  1807  ont  un  peu  amorti  les  effets  :  ce  majestueusement  a  disparu. 


736  REVUK  DES  DEUX  MONDES. 

L'idée,  d'ailleurs,  est  belle  :  depuis  Copernic  et  Newton,  l'ordre  et 
la  simplicité  régnent  dans  les  cienx;  l'embarras  et  l'erreur  ont  cessé 
là-haut,  ils  sont  relégués  ici-bas;  ils  n'existent  plus  qu'au  sein  même 
de  l'homme  et  à  la  surface  de  notre  terre  : 

Son  compas  à  la  main,  la  céleste  Uranie, 
Laissant  ces  vils  tyrans  aux  humains  égarés, 
Remonta  pour  toujours  sur  les  dômes  sacrés. 


Le  hasard  fut  pour  nous,  le  calcul  pour  les  cieux; 
Et  l'Être  qui  lisait  dans  le  secret  des  dieux, 
Dès-lors  plus  compliqué  que  l'ensemble  du  monde, 
Demeura  pour  lui  seul  une  énigme  profonde. 

Cette  liaison  avec  Rivarol,  si  vivement  engagée  et  si  fortement  nouée 
en  apparence,  se  brisa  tout  d'un  coup;  l'esprit  y  avait  plus  grande  part 
que  le  cœur  : 

«  Je  vécus  ainsi  deux  ans  avec  Rivarol,  dit  Chênedollé,  dans  un  continuel 
éréthisme  de  la  pensée  et  dans  un  enchantement  littéraire  continuel.  Un  rien 
nous  brouilla.  J'avais  fait  connaissance  avec  une  Mine  Duprat,  de  Lyon,  qui  était 
alors  à  Hambourg,  femme  galante  d'un  haut  ton,  belle  encore,  et  qui  vivait  avec 
le  prince  Zouboff.  J'y  mangeais  très  souvent  avec  d'aimables  roués,  Alexandre 
Tilly,  Armand  Dulau,  et  quelques  autres  émigrés  français.  Nous  faisions  sou- 
vent des  parties  à  la  campagne,  et  nous  revenions  fort  tard.  On  sent  facilement 
que  cette  vie  avait  dû  me  déranger  un  peu,  et  que  souvent  je  n'étais  pas  très 
exact  à  venir  travailler  au  Dictionnaire  (1).  Rivarol,  un  matin,  me  le  fit  sentir 
avec  une  aigreur  marquée  :  de  mon  côté,  je  répondis  avec  humeur.  Cepen- 
dant je  me  remis  au  travail,  mais  le  travail  fut  silencieux,  les  communications 
sèches  et  froides,  et  je  sortis  sans  rien  dire  à  Rivarol,  qui  travaillait  dans  son  ca- 
binet. Piqué  sans  doute  de  ce  ton  fort  déplacé  dans  un  jeune  homme,  il  m'a- 
dressa le  lendemain  matin  un  billet  fort  sec,  dans  lequel  il  me  redemandait  une 
Jérusalem  italienne  que  j'avais  à  lui.  Je  renvoyai  la  Jérusalem  avec  un  billet 
écrit  du  même  style,  et  dès  ce  moment  je  résolus  de  briser  là.  Le  marquis  de 
Mesmons  (2),  avec  qui  j'étais  fort  lié,  et  qui  allait  aussi  chez  Rivarol,  fit  tout  ce 
qu'il  put  pour  me  raccommoder  avec  lui  :  je  tins  bon,  et  je  lui  déclarai  que  je 
n'y  retournerais  point.  Je  finis  en  lui  disant  :  «  J'adore  le  talent  de  Rivarol,  et 
«  j'aime  sa  personne,  mais  je  ne  le  reverrai  plus.  »  —  Depuis  long-temps  j'avais 
envie  de  rentrer  en  France,  et  je  saisis  cette  occasion  pour  rompre  des  engage- 
mens  qui  commençaient  à  me  peser.  Je  partis  pour  la  Suisse.  » 

(1)  Le  Nouveau  Dictionnaire  de  la  Langue  française  qu'avait  entrepris  Rivarol. 

(2)  «  J'ai  beaucoup  connu  à  Hambourg  M.  de  Mesmons  :  c'était  un  homme  du  monde 
qu'une  aventure  malheureuse  avait  forcé  de  se  retirer  de  la  société,  et  qui  était  devenu 
sauvage  et  mélancolique,  mais  d'une  mélancolie  de  bon  goût.  Sa  conversation  avait  beau- 
coup de  charme.  »  (Chênedollé.)  —  Le  Spectateur  du  Nord  contient  plusieurs  articles, 
notamment  Y  Essai  sur  l'Amour  et  sur  l'Amitié,  qui  sont  de  cet  homme  de  sentiment; 
ils  sont  signés  R.  M.  (Romance  de  Mesmons). 


POÈTES  ET  ROMANCIERS  MODERNES  DE  LA  FRANCE.       737 

Le  mot  de  roués  est  échappé  tout  à  l'heure  :  en  effet,  dans  cette  so- 
ciété de  Hambourg,  Chênedoilé  vit  en  abrégé  tout  un  pêle-mêle  des 
derniers  types  du  xvme  siècle;  il  y  prit  une  idée  exacte  du  monde  et 
des  salons  qu'il  n'avait  pu  voir  à  Paris.  La  société  habituelle  de  Rivarol 
à  Hambourg,  durant  ces  années,  était  tout  ce  qui  passait  de  distingué 
dans  cette  ville  et  tout  ce  qui  y  séjournait  un  peu;  je  cite  au  hasard  : 
Mme  de  Fougy,  la  princesse  de  Vaudemont,  Mme  de  Flahaut,  «  qui  fai- 
sait, quand  elle  le  voulait,  des  yeux  de  velours;  »  Alexandre  de  Tilly, 
«  louvoyant  entre  la  bonne  et  la  mauvaise  compagnie,  agréable  dans 
la  bonne,  exquis  dans  la  mauvaise;  »  Armand  Dulau,  «  l'homme  qui 
avait  porté  le  plus  de  grâce  dans  l'ignorance;  »  Baudus,  directeur  du 
Spectateur  du  Nord,  «  qui  avait  le  style  grisâtre;  »  l'abbé  Louis  et  l'abbé 
de  Pradt,  tous  deux  rédacteurs  (1);  le  duc  de  Fleury,  le  duc  de  La 
Force,  le  comte  d'Esternod,  M.  de  Talleyrand,  de  beaux  débris  de  l'an- 
cien monde;  l'abbé  Delille  (2);  l'aimable  philosophe  Jacobi;  l'abbé 
Giraud,  «  qui  disait  à  tout  propos  :  C'est  stupide,  tellement  que  Rivarol 
prétendait  qu'il  laissait  tomber  partout  sa  signature;  »  et  bien  d'autres 
encore.  Le  jeune  émigré  apprit  là  mille  bonnes  histoires  de  l'ancienne 
société,  la  plupart  meilleures  que  je  ne  puis  dire  ici.  Rivarol  faisait 
poser  devant  lui  les  personnages  et  les  jouait  à  ravir.  Par  exemple, 
voulait-il  peindre,  chez  Lally-Tolendal,  le  mélange  singulier  de  la 
sensiblerie  et  de  la  gourmandise,  il  avait  imaginé  un  monologue  de 
Lally  à  souper,  racontant  les  horreurs  de  la  révolution  :  «  —  Oui, 
messieurs,  j'ai  vu  couler  ce  sang!  —  Voulez-vous  me  verser  un  verre 
de  vin  de  Bourgogne?  —  Oui,  messieurs,  j'ai  vu  tomber  cette  tête!  — 
Voulez-vous  me  faire  passer  une  aile  de  poulet?  »  Rien  n'était  plus  gai 
que  ce  jeu  de  scène.  —  Dans  un  tout  autre  genre,  ce  dut  être  aussi  de 
bonne  source,  et  sans  doute  auprès  des  Brazais  et  des  de  Pange,  que 
Chênedoilé  apprit  sur  André  Chénier  et  sur  ses  sentimens  philosophi- 
ques des  détails  intimes  qu'il  a  résumés  dans  une  note  bien  brève,  et 
que  je  livre  comme  je  la  trouve,  sans  rien  qui  l'explique  :  «  André 
Chénier  était  athée  avec  délices.  » 


(1)  Ainsi,  dans  le  Spectateur  du  Nord  de  mars  et  d'avril  1797,  les  Lettres  d'un 
officier  allemand  sur  la  guerre,  signées  D...,  sont  de  l'abbé  de  Pradt,  et  les  Lettres 
sur  la  situation  des  finances  en  Angleterre,  signées  G...,  sont  de  l'abbé  Louis. 

(2)  J'ai  donné  quelques  détails  sur  la  réconciliation  de  Rivarol  et  de  l'abbé  Delille  dans 
un  article  sur  ce  dernier  (Portraits  littéraires,  tome  II,  p.  89,  1844).  —  Chênedoilé, 
d'ailleurs,  ne  rencontra  point  Delille  à  Hambourg;  il  ne  le  vit  pour  la  première  fois  que 
le  28  janvier  1808  à  Paris.  Delille  lui  raconta  avec  beaucoup  de  grâce  son  entrevue  avec 
Rivarol;  il  l'avait  abordé  avec  ce  vers  : 

Je  t'aime,  je  l'avoue,  et  je  ne  te  crains  pas. 

Un  Hambourgeois  présent,  se  croyant  bien  fin,"  lui  avait  dit  :  «  C'est  plutôt  le  contraire.  » 
Delille  ajoutait  de  Rivarol  :  a  C'est  le  plus  aimable  vaurien  que  j'aie  rencontié.  » 


738  REVUE   DES  DEUX  MONDES. 

III.   —  RELATIONS   AVEC   KLOPSTOCK. 

Un  homme  bien  différent  de  Rivarol,  et  que  Chênedollé  connut  d'a- 
bord à  H  imbourg,  était  Klopstock,  qui,  «  dans  sa  Messiade,  avait  ou- 
vert à  l'imagination  des  horizons  nouveaux.  »  La  relation  qu'il  nous  a 
laissée  de  sa  première  visite  au  vieux  maître,  et  de  l'impression  qu'il 
en  reçut,  vient  bien  à  côté  de  ce  qui  précède  et  fait  contraste  par  la 
simplicité, 

«  Caractère  de  Klopstock.  —  Lorsque  je  fus  admis  pour  la  première  fois  en 
sa  présence,  par  La  Tresne,  je  crus  être  admis  en  présence  du  Génie.  Je  vis  un 
petit  homme,  d'une  figure  douce  et  riante.  Je  ne  lui  trouvai  point  du  tout  cet 
air  de  réserve,  cet  air  diplomatique  dont  parle  Goethe.  Je  lui  trouvai,  au  con- 
traire, un  air  ouvert  et  plein  de  franchise.  Je  n'ai  jamais  vu  de  figure  de  vieil- 
lard plus  aimable  et  plus  prévenante.  11  avait  surtout  un  sourire  de  bonté  si 
parfait,  qu'il  vous  mettait  tout  de  suite  à  votre  aise.  Je  lui  lus  une  ode  que  je 
venais  d'esquisser  à  sa  louange.  Cette  ode  le  flatta  beaucoup  et  parut  lui  faire 
le  plus  grand  plaisir.  11  dit  qu'il  attachait  un  grand  prix  à  être  loué  par  un 
Français,  et  surtout  à  être  loué  en  vers.  En  un  mot,  il  fut  ravi.  Dès  ce  moment, 
il  me  prit  dans  la  plus  grande  affection;  il  m'invita  à  aller  dîner  le  lendemain 
ou  le  surlendemain  à  une  maison  de  campagne  qu'il  avait  aux  portes  de  Ham- 
bourg. Je  le  trouvai  se  promenant  dans  son  jardin  avec  sa  femme  et  quelques 
dames  qu'il  avait  invitées.  C'était  dans  les  premiers  jours  de  mai  (1795).  Je  me 
rappelle  qu'il  faisait  un  soleil  superbe  et  que  nous  nous  promenions  sous  des 
pruniers  en  fleurs,  ce  qui  mit  tout  de  suite  la  conversation  sur  le  charme  de  la 
campagne  et  de  la  nature.  11  en  parlait  avec  ravissement.  Dès  cette  seconde  en- 
trevue, il  me  parla  de  son  goût,  de  son  amour  pour  l'exercice  du  patin.  Il  pa- 
raît que  chez  lui  c'était  une  espèce  de  manie,  car  ce  fut  aussi  une  des  premières 
choses  dont  il  s'entretint  avec  Goethe.  Je  lui  trouvai  la  candeur  d'un  enfant  et 
le  génie  d'Homère.  » 

L'ode  intitulée  l'Invention,  dédiée  à  Klopstock,  et  une  autre  ode,  le 
Génie  de  Buffon,  furent  imprimées  à  Hambourg  dans  le  courant  de 
1795.  Le  Spectateur  du  Nord,  publiant  en  février  1797  une  troisième 
ode  de  Chênedollé,  intitulée  Michel-Ange  ou  la  Renaissance  des  Arts, 
appréciait  en  quelques  lignes  la  tentative  du  jeune  poète  :  Chênedollé 
aspirait  à  célébrer  tour  à  tour  les  rois  du  pinceau,  de  la  lyre  et  de  la 
pensée,  et  à  caractériser  leur  génie  par  le  ton  même  des  chants  qu'il 
leur  consacrait.  Il  fallait  dans  cette  œuvre,  pour  y  réussir,  élévation, 
variété  et  souplesse.  Chênedollé  a  surtout  l'élévation  et  le  souffle.  Ces 
odes  et  celles  du  même  genre  qu'il  composa  ne  parurent  en  France 
que  tardivement  recueillies  vers  1820,  c'est-à-dire  vingt-cinq  ans  après 
leur  naissance.  Si  elles  avaient  paru  à  son  retour  de  l'émigration  en 
1802,  elles  auraient  classé  leur  auteur  au  premier  rang  des  héritiers 
et  des  émules  de  Le  Brun. 


POÈTES  ET  ROMANCIERS  MODERNES  DE  LA  FRANCE.       739> 

Il  eût  été  nécessaire  aussi  que  le  Génie  de  l'Homme,  au  lieu  de  retar- 
der jusqu'en  1807,  sortît  quatre  ans  plus  tôt.  On  aurait  pu  dire  vérita- 
blement alors  de  Chênedollé  venu  à  son  heure,  en  le  comparant  avec 
les  principaux  des  poètes  en  vogue  : 

«  Ce  qui  caractérise  l'abbé  Delille,  c'est  la  mobilité  du  style  bien  plus 
que  le  grandiose. 

«  Ce  qui  caractérise  Le  Brun ,  c'est  la  hardiesse  de  l'expression;  mais 
il  manque  d'haleine,  il  est  vite  essoufflé. 

«  Chênedollé  a  de  l'haleine;  il  a  plus  de  grandiose  que  Delille;  il  fait 
ses  vers  avec  le  cœur.  »  —  Voilà,  en  effet,  ce  que  ses  amis  de  1802  lui 
reconnaissaient  assez  unanimement. 

J'ajouterai  pourtant,  en  lui  appliquant  ce  qu'il  disait  de  Le  Brun  : 
«  Il  a  du  souffle,  mais  un  souffle  qui  n'allume  pas  la  flamme.  » 

A  côté  de  la  page  manuscrite  où  Chênedollé  nous  raconte  sa  visite  à 
Klopstock,  je  trouve  une  réflexion  modeste  qui  lui  est  suggérée  par  ce 
grand  nom,  et  que  je  ne  supprimerai  pas,  car  elle  respire  une  sincérité 
bien  touchante;  elle  répond  à  une  objection  qui  pourrait  s'élever  en 
lisant  d'autres  passages  de  ses  mémoires.  Tout  poète  a  et  doit  avoir  un 
haut  sentiment  de  lui-même,  sans  quoi  il  ne  serait  point  véritablement 
poète.  Il  lui  est  interdit  d'être  médiocre,  et  dès-lors,  s'il  persiste,  il  doit 
croire  en  conscience  qu'il  ne  l'est  point. 

Ce  que  Malherbe  dit  dure  éternellement , 

c'est  là,  quoi  qu'en  disent  les  convenances,  la  devise  secrète  ou  avouée 
de  tout  poète.  Musa  vetat  mori  :  quiconque  n'inscrit  pas  cette  pensée, 
cet  acte  de  foi  au  frontispice  ou  au  cœur  de  ses  œuvres,  n'a  pas  reçu 
l'inspiration  sacrée  et  l'étincelle.  Ouvrez  le  scrinium  des  plus  modestes 
comme  des  plus  superbes  :  «  Depuis  Racine,  il  n'y  a  que  Fontanes  et 
moi  qui  ayons  fait  de  bons  vers,  des  vers  raciniens,  »  dira  l'un,  celui 
qui  est  classique.  —  «  Depuis  Shakspeare,  il  n'y  a  que  Schiller  et  moi 
qui  ayons  manié  le  drame  grandiose,  »  dira  l'autre,  celui  qui  aspire  à 
régénérer  la  scène.  Toujours  ce  moi  final  s'ajoute,  quelle  que  soit  ré- 
numération; et  si  celui  qui  est  en  jeu  ne  l'ajoutait  pas,  il  ne  serait  pas 
poète.  Ce  qui  a  fait  dire  à  un  railleur  :  «  Il  y  a  du  Lemierre  dans  tout 
poète.  » 

Chênedollé  avait  de  lui-même  et  de  son  propre  effort  un  sentiment 
noble,  élevé,  consolateur,  comme  quelqu'un  qui  avait  vécu  un  jour 
avec  les  hommes  les  plus  éminens  de  son  temps,  qui  avait  recueilli 
leur  parole  et  leur  louange,  et  qui  s'était  retiré  ensuite  dans  la  solitude; 
mais,  après  avoir  écrit  cette  page  sur  Klopstock,  il  ajoute  au  revers  : 

«  C'est  quand  je  lis  des  hommes  comme  Goethe,  Schiller,  Klopstock,  Byron..., 
que  je  sens  combien  je  suis  mince  et  petit.  Je  le  dis,  dans  la  sincérité  de  mon 
aine  et  avec  la  plus  intime  conviction,  je  n'ai  pas  la  dixième  partie  de  la  pensée, 


740  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

du  talent  et  du  génie  poétique  de  Goethe.  Quelle  étendue,  quelle  fécondité, 
quelle  profondeur,  quelle  variété  d'idées,  d'aperçus  philosophiques,  littéraires, 
politiques!  Quelle  richesse  d'invention  poétique  dans  ses  tragédies,  ses  poèmes 
et  ses  poésies  fugitives  sur  tous  les  sujets!  Quelle  sécheresse,  quelle  stérilité 
d'imagination  chez  moi  à  côté  de  cette  prodigieuse  abondance!  » 

Le  jour  où  vous  avez  fait  cet  humble  aveu ,  ô  poète,  vous  Tétiez  plus 
par  le  cœur,  par  le  sentiment,  par  l'idéal  que  vous  conceviez  dans 
toute  sa  plénitude,  par  les  larmes  d'admiration  que  vous  versiez ,  — 
vous  l'étiez  plus,  poète,  que  dans  ces  heures  où  l'on  s'enivre  trop  aisé- 
ment de  soi-même,  et  vous  méritiez  d'être  reçu  à  votre  rang  dans  le 
groupe  sacré  par  ces  maîtres  sublimes  que  vous  saviez  si  bien  saluer 
et  reconnaître. 

Le  Spectateur  du  Nord  contient,  indépendamment  des  odes  et  mor- 
ceaux en  vers,  quelques  articles  en  prose  de  Chênedollé  :  un  Essai  sur 
les  traductions,  sur  la  manière  de  traduire  les  poètes,  avec  application 
du  système  à  trois  ou  quatre  odes  d'Horace  traduites  en  prose  (1)  (juil- 
let 1797);  une  analyse  et  un  jugement  du  poème  des  Plantes  de  Castel, 
qui  venait  de  paraître  (juin  4797).  Castel  était  de  Vire  comme  Chêne- 
dollé, et  plus  âgé  que  lui  d'une  dizaine  d'années.  Homme  honorable 
en  politique,  il  traversa  la  révolution  avec  courage.  Maire  de  sa  ville 
natale  durant  les  années  difficiles,  il  la  préserva  de  toute  commotion 
violente.  Député  à  l'Assemblée  législative,  il  sut  résister  aux  excès  des 
factions.  Après  la  restauration  des  études,  il  professa  les  belles-lettres 
au  collège  de  Louis-le-Grand.  Mais  il  était  poète,  et  ne  fut  qu'à  demi 
satisfait  des  éloges  mitigés  de  son  compatriote  :  «  Castel,  écrit  Chêne- 
dollé dans  une  note  manuscrite,  Castel  se  met,  je  crois,  au-dessus  de 
Fontanes  et  de  Delille;  il  se  regarde  comme  le  premier  poète  du  jour, 
et  Saint-Ange  comme  le  second.  Il  est  persuadé  que  Delille  n'ira  pas  à 
la  postérité.  C'est  une  chose  bien  étonnante  que  l'amour-propre.  C'est 
d'ailleurs  un  homme  plein  de  mérite  et  un  poète  du  talent  le  plus  ai- 
mable; mais,  parce  qu'on  est  Paul  Potter,  il  ne  faut  pas  se  croire  Ra- 
phaël. »  — Castel  n'est  pas  un  Paul  Potter,  parce  que,  même  dans  ces 

(1)  Rien  de  plus  judicieux  ni  de  mieux  entendu  que  ce  système  de  Chênedollé  :  «  Ce 
qui  caractérise  particulièrement  Horace,  dit-il,  c'est  la  précision  du  style  et  l'audace  des 
images,  deux  qualités  qui  sont  l'ame  de  la  poésie  lyrique...  C'est  donc  à  rendre  ces  deux 
caractères  distinctifs  que  je  me  suis  principalement  attaché.  Pour  y  parvenir,  je  n'ai  le 
plus  souvent  fait  que  rendre  image  pour  image,  et  me  jeter  dans  les  moules  que  m'offrait 
le  poète  romain,  afin  d'y  modeler  mon  expression  sur  la  sienne.  J'ai  cru  que,  pour  ne 
point  défigurer  Horace,  il  fallait  surtout  ne  jamais  délayer  ses  pensées;  qu'il  fallait  être 
toujours  fidèle  à  la  forme  de  ses  images,  du  moins  autant  que  le  permettait  le  génie  de 
notre  langue;  et  quand  celle-ci  résistait  à  l'expression  latine  (ce  qui  m'est  arrivé  beaucoup 
plus  rarement  qu'on  ne  pourrait  croire),  j'ai  cherché  avec  soin  l'image  correspondante.  » 
Et  il  choisit  les  trois  odes  :  Sic  te  Diva  potens,  etc.;  Pastor  cum  traheret,  etc.,  et 
Qualem  ministrum  fulminis,  etc.,  qu'il  traduit  en  prose,  selon  moi,  très  heureusement» 


POÈTES  ET  ROMANCIERS  MODERNES  DE  LA  FRANCE.       741 

cadres  limités,  il  n'a  pas  le  style.  Le  style  fait  d'un  Paul  Potter  un  dia- 
mant. 

IV.   —  SÉJOUR   EN   SUISSE.    —   RELATIONS    AVEC  Mme   DE   STAËL,   —  BENJAMIN 
CONSTANT,   ETC. 

Chênedollé,  en  quittant  Hambourg,  partit  pour  la  Suisse;  nous  l'y 
trouvons  arrivé  vers  la  fin  de  l'été  de  1797  :  «  Il  y  a  aujourd'hui  vingt- 
trois  ans  (écrivait-il  le  12  septembre  1820)  que  nous  partîmes  de  Berne 
pour  le  voyage  des  hautes  Alpes.  Nous  allâmes  coucher  à  Interlaken. 
C'est  là  où  j'eus  pour  la  première  fois  la  sensation  des  hautes  monta- 
gnes. Le  lendemain,  nous  nous  rendîmes  à  Lauterbrunn.  C'est  dans  ce 
voyage  que  j'ai  joui  le  plus  complètement  de  mon  être  et  que  j'ai  été 
enlevé  le  plus  parfaitement  à  toutes  les  misères,  à  tous  les  soins,  à  tous 
les  chagrins  de  la  vie.  »  Son  poème  de  la  Nature  se  dessina  plus  fière- 
ment dans  sa  pensée;  son  talent  semblait  trouver  son  niveau  dans  les 
hautes  régions.  Il  a  consacré  plus  tard  ce  sentiment,  trop  tôt  perdu, 
d'essor  et  de  plénitude  dans  sa  pièce  des  Regrets  (\).  Se  trouvant  en 
Suisse,  il  ne  pouvait  manquer  de  visiter  Mme  de  Staël  à  Coppet,  où  il 
fit  quelque  séjour.  Ses  papiers  fournissent  plus  d'une  note  sur  les  con- 
versations brillantes  auxquelles  il  assista.  N'oublions  pas  qu'il  avait 
l'imagination  encore  toute  remplie  des  feux  d'artifice  de  Rivarol,  au- 
quel il  rapportait  tout,  et  Mrae  de  Staël  dut  être  bien  prodigieuse  pour 
ne  point  pâlir  auprès,  et  pour  lui  paraître  même,  à  quelques  égards, 
supérieure. 

«  Mme  de  Staël  n'avait  pas  une  parole  plus  svelte,  plus  rapide,  plus  splendide, 
plus  variée  que  Rivarol;  mais  elle  l'avait  plus  vive  encore  et  plus  ardente.  En 
un  mot,  elle  était  plus  tourbillon.  Elle  vous  entraînait,  elle  vous  forçait  à  rouler 
dans  son  orbite. 

«  La  parole  de  Mme  de  Staël  était  teinte  de  la  foudre.  Elle  avait  des  dix  mi- 
nutes de  conversation  vraiment  étonnantes. 

«  Tout  l'esprit  de  M'"e  de  Staël  était  dans  ses  yeux,  qui  étaient  superbes.  Au 
contraire,  le  regard  de  Rivarol  était  terne,  mais  tout  son  esprit  se  retrouvait 
dans  son  sourire  le  plus  fin  et  le  plus  spirituel  que  j'aie  vu,  et  dans  les  deux 
coins  de  sa  bouche,  qui  avait  une  expression  unique  de  malice  et  de  grâce. 

«  Mme  de  Staël  coupait,  disséquait  un  cheveu  en  quatre.  Elle  anatomisait  et 
colorait  tout.  —  Rivarol,  au  contraire,  caractérisait  mieux  les  hommes  que  les 
choses.  » 

Chênedollé  disait  encore  :  «  Mme  de  Staël  a  plus  d'esprit  qu'elle  n'en 
peut  mener.  »  Cela  n'était  vrai  qu'à  cette  première  époque.  Au  reste, 
tous  les  témoins  sont  d'accord  sur  un  point  :  rien  ne  saurait  donner 
l'idée  de  cetle  conversation  de  Mme  de  Staël,  rien  que  les  dernières  pages 
de  Y  Allemagne;  on  la  retrouverait  là  seulement  presque  tout  entière. 

(1)  Études  poétiques,  liv.  I,  ode  21. 


742  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

On  causa,  au  premier  dîner,  du  livre  des  Passions,  du  compte-reridu 
qu'en  avait  fait  Rœderer  :  «  Rœderer,  quand  il  juge,  retire  avant  tout 
la  vie  d'un  ouvrage,  pour  le  mettre  en  abstraction.  »  —  Benjamin  Con- 
stant se  moqua  du  philosophe  Lacretelle  aîné,  dont  l'optimisme  spécu- 
latif résistait  à  tout  :  «  Il  attend  la  mise  en  liberté  de  son  frère  du  pro- 
grès des  lumières  (1).  »  —  «  Promenade  dans  le  parc  après  dîner.  Mme  de 
Staël  me  parle  du  dernier  ouvrage  de  Benjamin  Constant  sur  la  révo- 
lution de  1660  (2).  Des  Genevois  arrivent  après  dîner.  On  parle  de  M.  de 
Maistre,  que  Mme  de  Staël  regarde  comme  un  homme  de  génie  (3).  Ma 
promenade  le  soir,  dans  le  parc,  avec  M.  Necker.  »  Les  jours  suivans, 
et  durant  le  séjour  de  Chênedollé,  on  causa  du  livre  de  la  Littérature, 
qui  était  sur  le  métier  :  «  Mme  de  Staël,  nous  dit-il,  s'occupait  alors  de 
son  ouvrage  sur  la  Littérature,  dont  elle  faisait  un  chapitre  tous  les 
matins.  Elle  mettait  sur  le  tapis,  à  dîner,  ou  le  soir  dans  le  salon,  l'ar- 
gument du  chapitre  qu'elle  voulait  traiter,  vous  provoquait  à  causer 
sur  ce  texte-là,  le  parlait  elle-même  dans  une  rapide  improvisation,  et 
le  lendemain  le  chapitre  était  écrit.  C'est  ainsi  que  presque  tout  le 
livre  a  été  fait.  Les  questions  qu'elle  traita  lorsque  j'étais  à  Coppet 
sont  :  de  Y  Influence  du  Christianisme  sur  la  littérature;  de  X  Influence 
d'Ossian  sur  la  poésie  du  Nord;  poésie  rêveuse  au  Nord,  poésie  des  sen- 
sations au  Midi,  etc.  Ses  improvisations  étaient  beaucoup  plus  brillantes 
que  ses  chapitres  écrits...  »  Chênedollé  n'est  peut-être  pas  très  juste 
pour  le  livre;  pourtant  il  y  a  du  vrai  dans  sa  remarque.  Depuis  M,ne  de 
Staël,  qui  en  a  donné  le  signal  et  qui  elle-même  l'avait  reçu  du  xvme  siè- 
cle, il  n'y  a  jamais  eu  plus  d'improvisateurs  que  de  nos  jours,  plus  d'es- 
prits qui  pensent  à  toute  heure  et  devant  tous,  et  parlent  aussitôt  leurs 
pensées;  mais,  quelle  que  soit  la  verve,  ces  pensées,  nées  en  public, 
manquent  le  plus  souvent  de  couleur  dès  qu'on  les  écrit:  elles  ne  con- 
naissent pas  cette  pudeur  qui  fait  qu'on  rougit  en  se  produisant.  Elles 
sont  comme  ces  personnes  qui  passent  leur  vie  dans  les  bals  et  dans  les 
raouts;  elles  n'ont  pas  de  teint.  Tâchez  que  les  pensées,  en  se  produi- 
sant, aient  leur  rougeur  naturelle;  c'est  la  vraie  couleur. 

Chênedollé  jugea  très  bien  Benjamin  Constant.  Si  piquant  que  fût 
celui-ci,  il  ne  pouvait  tenir  tête  à  Mme  de  Staël  que  dans  son  beau  temps. 
Tel  que  nous  l'avons  vu,  il  était  bien  inférieur.  Elle  lui  avait  prêté  bien 
plus  qu'elle  ne  lui  avait  pris.  Et  même  dans  ce  beau  temps  Chênedollé 
disait  de  lui  :  «  Benjamin  Constant  ne  cause  pas,  il  fait  X accompagne- 
ment de  la  conversation.  »  Je  lis  encore  :  «Benjamin  Constant,  c'est 

(1)  C'est  le  même  Lacretelle  aîné  qui  disait-  «  Si  Boileau  vivait  de  notre  temps,  il 
aurait  bien  de  la  philosophie;  »  ce  qui  faisait  pouffer  de  rire  Fontanes. 

(2)  Dus  Suites  de  la  Centre-Révolution  de  1660  en  Angleterre. 

(3)  Joseph  de  Maistre,  à  cette 'date,  n'était  connu  que  par  ses  Considérations  Sur  la 
Révolution  française,  qui  venaient  de  paraître  (1796).  C'est  assez  pour  Mme  de  Staël, 
qui  aussitôt  l'a  jugé  et  classé  à  son  rang. 


POÈTES  ET  ROMANCIERS  MODERNES  DE  LA  FRANCE.       743 

de  l'enthousiasme  allemand  enté  sur  une  base  de  glace  géométrique. 
— B.  C.  est  la  production  d'un  siècle  philosophique  et  du  dernier  terme 
de  la  civilisation.  Il  n'y  a  plus  là  ni  cœur,  ni  enthousiasme,  ni,  etc.  » 
On  voit  le  ton.  J'aime  mieux  noter  ceci  :  «  B.  C.  dit  qu'il  n'y  a  que  deux 
livres  qu'il  ait  lus  avec  plaisir  depuis  la  révolution,  Y  Histoire  de  Flo- 
rence (de  Machiavel),  et  le  cardinal  de  Betz.  » 

Chênedollé  connut  encore  dans  son  séjour  en  Suisse  Mme  de  Monto- 
lieu;  mais  la  seule  inspiration  qu'elle  lui  causa  fut  X ennui:  passons 
vite.  —  Ces  années  de  retraite  (1797-1799)  furent  très  profitables  à 
Chênedollé.  Il  mit  ordre  à  ses  idées;  il  acheva  de  secouer  le  joug  de 
Bivarol  et  d'émanciper  son  esprit  par  la  lecture  et  la  réflexion.  Il  trou- 
vait un  aimable  compagnon  d'études  dans  Adrien  de  Lezai,  noble  et 
délicat  esprit  (mens  pulchra  in  corpore  pulchro),  que  l'administration 
enleva  bientôt  aux  lettres.  M.  de  Lezai,  jeune,  ne  se  plaisait  qu'à  la 
lecture  de  Pascal  et  de  Montesquieu.  Il  aimait  à  pascaliser,  comme  il 
disait  lui-même.  Il  nous  a  volé  ce  mot-là,  à  nous  qui  prétendons  pres- 
que avoir  inventé  Pascal  aujourd'hui. 

Cependant  Mme  de  Staël  s'intéressait  vivement  à  Chênedollé,  comme 
elle  faisait  pour  tout  talent  et  pour  toute  infortune.  Elle  avait  entendu 
de  ses  vers,  et  elle  disait  de  lui  :  «  Ses  vers  sont  hauts  comme  les  cèdres 
du  Liban.»  Elle  travailla  à  sa  radiation  de  la  liste  des  émigrés,  et, 
comme  Fouché  avait  été  professeur  du  jeune  homme  à  Juilly,  les  voies 
étaient  toutes  ménagées.  Rentré  en  France,  Chênedollé  fut  par  elle 
conduit  un  matin  chez  Fouché.  Celui-ci  le  regarda  d'abord  de  son  air 
froid  et  politique;  puis,  tout  d'un  coup,  il  le  reconnut,  et,  lui  tendant  les 
bras,  il  l'accueillit  avec  sa  physionomie  de  Juilly, — d'avant  les  crimes. 

Chênedollé  passa  trois  années  à  Paris  (1799-1802),  et  continua  d'y 
fréquenter  Mme  de  Staël;  mais  déjà  il  avait  connu  Chateaubriand,  et 
cette  chaîne  d'or,  dont  il  se  croyait  affranchi  depuis  sa  rupture  avec 
Riyarol,  était  renouée,  et  par  un  plus  digne. 

Y.  —  LIAISON   AVEC  CHATEAUBRIAND; AVEC   Mme   DE   BEAUMONT. 

Chateaubriand  parle  un  peu  légèrement  de  Chênedollé  dans  ses 
Mémoires,  et  il  ne  lui  accorde  pas  la  justice  qu'il  devait  peut-être  à  son 
dévouement  et  à  son  amitié.  Quand  on  écrit  ainsi  ses  Mémoires  à  si 
longue  dislance,  il  y  a  des  raccourcis  qui  suppriment  ou  qui  faussent 
les  rapports  réels  qu'on  a  eus  avec  les  hommes.  Des  années  d'intimité, 
de  «confiance  et  de  cordialité  se  résument  en  une  phrase  d'une  brièveté 
presque  épigrammatique. 

«  A  trente  ans,  dit  Chênedollé,  nous  nous  sommes  connus  à  Paris, 
Chateaubriand  et  moi.  Il  arrivait  de  Londres,  moi  de  Suisse.  Nous  étions 
tous  deux  émigrés.  Nous  avions  même  âge,  mêmes  goûts,  même  amour 
de  l'étude,  même  désir  de  la  gloire;  nous  méditions  tous  deux  de  grands  \ 


744  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

ouvrages.  Jusque-là  tout  se  ressemble.  Pendant  plus  de  deux  ans,  nous 
ne  fûmes  presque  pas  un  seul  jour  sans  nous  voir;  mais  bientôt  nos 
chemins  se  séparèrent  :  notre  fortune  devint  toute  différente...  »  On 
sait  assez  cette  différence:  mais  il  y  eut  quelques  années  d'une  intimité 
véritable  à  laquelle  il  nous  faut  assister.  Laissons  M.  de  Chateaubriand 
nous  y  introduire  lui-même  avec  une  familiarité  aimable  qu'il  ne  gar- 
dera pas  toujours  à  ce  degré.  Chênedollé  avait  quitté  Paris,  et  était 
rentré  à  Vire  dans  sa  famille,  le  5  août  1802,  après  onze  ans  d'exil. 

A  M.  de  Chênedollé  (1). 

«  11  septembre  1802. 

«  Je  vous  entends  d'ici,  mon  cher  ami,  accuser  l'amitié  et  les  hommes.  Vous 
me  voyez  déjà  oubliant  nos  promenades,  nos  conversations,  et  ces  bons  jours 
où  Ton  est  si  malheureux  et  où  l'on  s'aime  tant.  Tout  cela  est  injuste,  et  vous 
calomniez  votre  meilleur  ami.  Il  ne  se  passe  pas  de  jour  dans  la  petite  société  (2) 
que  nous  ne  disions  :  «  Chênedollé  disoit  ceci,  Chênedollé  disoit  cela.  »  Nous 
vous  associons  à  tous  nos  projets,  et  vous  êtes  un  des  membres  principaux  et 
nécessaires  de  la  colonie  que  nous  voulons  établir  tôt  ou  tard  au  désert. 

«  Mais  celle  colonie,  mon  cher  ami,  quand  l'établirons-nous?  Tous  les  jours 
voient  se  former  et  s'évanouir  nos  espérances;  vous  savez  ma  manière  de  pous- 
ser le  temps,  de  vivre  dans  les  projets  et  les  désirs,  et  puis,  si  je  rentre  en  moi- 
même,  je  suis  Gros-Jean  comme  devant.  Rien  de  déterminé  encore  sur  mes  des- 
tinées futures.  Cependant  j'approche  du  dénoûment,  car  j'achève  la  correction 
de  mes  gros  volumes  (3),  et  je  me  mets  sur-le-champ  à  la  poursuite  des  gran- 
deurs. Si  je  n'obtiens  pas  dans  un  mois  ce  que  je  demanderai,  je  me  désisterai 
de  la  poursuite,  et  Dieu  sait  ce  que  je  deviendrai,  si  je  ne  puis  parvenir  à  plan- 
ter des  choux;  car,  vous  le  savez,  n'en  plante  pas  qui  veut. 

«  Que  faites-vous  là-bas?  Travaillez-vous?  Souvenez-vous  qu'il  nous  faut  les 
quatre  chants  pour  essayer,  et  puis  le  poème  épique,  si  le  public  juge  comme 
vos  amis;  et  si  le  public  ne  juge  pas  comme  cela,  peu  importe;  le  public  est  un 
sot.  Ginguené  vient  de  publier  ses  articles  en  forme  de  brochure.  Fontanes  ne 
m'a  pas  encore  défendu;  il  dit  qu'il  le  fera;  Dieu  le  veuille  (4)  !  Apprêtez-vous, 
mon  cher  enfant,  à  venir  nous  retrouver  bientôt,  car  le  moment  approche  où 
notre  sort  va  être  déterminé  d'une  manière  ou  de  l'autre.  Écrivez-moi,  et  aimez- 
moi  aussi  tendrement  et  aussi  constamment  que  je  vous  aime.  Toute  la  société 
vous  dit  mille  et  mille  choses  excellentes,  et  moi  je  vous  embrasse  du  fond  de 
mon  cœur.  C. 

«  Vous  avez  dû  recevoir  une  lettre  de  Mme  de  Beaumont?  » 

(1)  La  plupart  de  ces  lettres  sont  adressées  :  Au  citoyen  Saint-Martin  fils,  chez  le 
citoyen  Saint-Martin  père,  à  Vire.  Nous  avons  dit  que  Saint-Martindon  était  le 
nom  de  terre  que  portait  le  père  de  Chênedollé;  mais  Saint-Martin  était  plus  commun 
et  plus  commode  en  temps  de  révolution. 

(2)  La  société  de  Mme  de  Beaumont,  qui  se  composait  habituellement  de  Joubert,  Fon- 
tanes, M.  Mole,  Guencau  de  Mussy,  Mme  de  Vintimille  et  M.  Pasquier. 

(3)  Le  Génie  du  Christianisme,  qu'il  corrigeait  pour  la  seconde  édition. 

(4)  Il  le  fit  précisément  à  quelques  jours  de  là,  dans  son  second  extrait  sur  le  Génie 
du  Christianisme,  inséré  au  Mercure.  (Ier  jour  complémentaire  de  Tan  x.) 


POÈTES  ET  ROMANCIERS  MODERNES  DE  LA   FRANCE.  745 

Au  même. 

«Paris,  vendredi,  15  octobre  1802. 

«  Mon  cher  ami,  je  pars  lundi  pour  Avignon,  où  je  vais  saisir,  si  je  puis,  une 
contrefaçon  qui  me  ruine;  je  reviens  par  Bordeaux  et  par  la  Bretagne.  J'irai 
vous  voir  à  Vire  et  je  vous  ramènerai  à  Paris,  où  votre  présence  est  absolument 
nécessaire,  si  vous  voulez  enfin  entrer  dans  la  carrière  diplomatique.  Il  paroît 
certain  que  nous  recevrons  des  ordres  pour  l'Italie  dans  les  derniers  jours  de 
novembre.  J'espère  vous  embrasser  vers  le  15  de  ce  même  mois;  tenez-vous 
donc  prêt  pour  cette  époque;  je  compte  sur  vous.  Dans  tous  les  cas,  si  le  voyage 
d'Italie  venoit  encore  à  manquer,  vous  seriez  placé  à  Paris. 

«Travaillez-vous,  mon  cher  ami?  Voilà  la  saison  favorable.  Vous  voyez  les 
feuilles  tomber,  vous  entendez  le  vent  d'automne  dans  les  bois.  J'envie  votre 
sort.  Dans  tout  autre  temps,  le  voyage  que  je  vais  faire  me  plairoit;  à  présent, 
il  m'afflige.  Ne  manquez  pas  d'écrire  rue  Neuve  du  Luxembourg  (1)  pendant  mon 
absence,  mais  ne  parlez  pas  de  mon  retour  par  la  Bretagne  (2).  Ne  dites  pas  que 
vous  m'attendez  et  que  je  vais  vous  chercher.  Tout  cela  ne  doit  être  su  qu'au 
moment  où  l'on  nous  verra  tous  les  deux.  Jusque-là  je  suis  à  Avignon,  et  je 
reviens  en  droite  ligne  à  Paris. 

«  Je  ne  sais  si  je  pourrai  voir  La  Tresne  en  passant  à  Bordeaux;  cela  me  feroit 
grand  plaisir.  Malheureusement,  la  saison  sera  bien  avancée,  et  le  temps  me 
presse.  Si  je  puis  parvenir  à  tirer  quelque  chose  du  contrefacteur  du  Génie  du 
Christianisme,  alors  je  prendrai  la  poste  et  j'irai  beaucoup  plus  vite  que  par  les 
diligences.  Je  pars  avec  des  lettres  de  Lucien,  qui  me  recommande  vivement  au 
préfet;  j'espère  réussir  avec  de  la  promptitude  et  du  secret. 

«  Adieu  donc,  mon  très  cher  ami.  Si  je  ne  me  casse  pas  le  cou ,  je  vous  em- 
brasserai chez  vous  dans  un  mois.  Encore  une  fois,  tenez-vous  prêt  à  partir  avec 
moi  pour  Paris;  il  seroit  absurde,  à  votre  âge  et  dans  votre  position,  de  renoncer 
à  tout  projet  d'avancement  et  de  fortune.  Je  vous  embrasse  tendrement. 

«  Chateaubriand.  » 

Au  même. 

«  Fougères,  ce  samedi  27  novembre  1802. 

«  Me  voici  au  rendez-vous,  mon  cher  ami ,  un  peu  plus  tard  que  je  ne  l'avois 
dit;  mais  il  est  bien  difficile  de  ne  pas  se  tromper  de  quelques  jours  sur  une  route 
de  six  cents  lieues. 

«  Je  vous  envoie  un  exprès;  je  vous  propose  deux  choses  : 

«  Ou  d'aller  vous  prendre  ou  de  vous  recevoir  ici.  Si  vous  voulez  que  je  passe 
chez  vous,  j'y  serai  vendredi  prochain,  3  décembre  ou  12  frimaire.  Nous  conti- 
nuerons notre  route  par  la  Normandie;  le  chemin  sera  plus  long. 

«  Si  vous  venez  me  chercher,  je  vous  prie  d'être  le  même  vendredi,  3  dé- 
cembre/à Fougères.  Nous  irons  à  Paris  par  Mayenne.  Notre  chemin  sera  plus 
court. 

«  Je  ne  puis  que  vous  répéter  que  votre  présence  est  absolument  nécessaire  à 
Paris,  si  vous  désirez  occuper  une  place;  rester  à  Vire,  c'est  vous  enterrer  tout 

(1)  A  Mme  de  Beaumont. 

(2)  Il  devait  y  rencontrer  Mme  de  Chateaubriand,  qu'il  n'avait  pas  revue  depuis  dix  ans. 


746  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

vif.  Je  vous  embrasse  tendrement,  en  attendant  votre  réponse.  Je  loge  hôtel 

Marigny,  rue  Derrière,  à  Fougères. 

«  Votre  meilleur  ami, 

<c  Chateaubriand.  » 

Un  trait  caractéristique  se  dessine  déjà  :  Chênedollé,  au  lieu  de  se 
lancer,  se  retire.  Chateaubriand,  qui  possède  si  bien  le  génie  de  l'oc- 
casion, et  qui  sait  que  pour  la  renommée  aussi  il  est  vrai  de  dire  :  Carpe 
diem,  le  presse,  le  harcelle;  il  lui  demande  les  quatre  chants  (le  Génie  de 
V Homme),  le  poème  épique  (cette  Jérusalem  détruite  qui  ne  sera  jamais 
achevée).  Chênedollé  écouta  trop  le  démon  de  la  procrastination,  comme 
onTa  appelé.  Il  n'invoqua  pas  assez  la  Muse  de  l'achèvement,  cette  muse 
heureuse,  la  seule  qui  sache  nouer  la  couronne. 

Il  était  poète,  mais  pas  seulement  en  vers;  il  aimait  tout  de  bon 
l'ombre  des  bois,  la  paix  retrouvée  des  prairies  natales,  l'oubli  des 
heures.  Il  était  sensible,  non  pas  seulement  par  crises;  il  souffrait  mor- 
tellement d'une  peine  de  cœur,  de  la  perte  d'une  personne  chérie;  il 
eut  en  ces  années  de  ces  douleurs  qui  ne  laissèrent  pas  à  son  talent 
toute  sa  liberté,  et  qui  en  atteignirent  profondément  peut-être  le  res- 
sort. «  Que  me  fait  la  gloire,  à  moi  (se  disait-il  en  ces  heures  d'abatte- 
ment)? Elle  ne  me  touche  pas  là  où  j'ai  mal,  elle  ne  guérit  pas  la 
plaie  secrète  de  mon  cœur.  »  Tenu ,  à  ce  qu'il  semble,  un  peu  sévère- 
ment par  son  père,  il  désira  un  moment  tenter  la  fortune  sur  les  pas 
de  son  ami;  mais  M.  de  Chateaubriand  n'était  encore  que  secrétaire 
d'ambassade,  et  ne  pouvait  disposer  d'aucune  place  avec  certitude.  Les 
lettres  suivantes  se  rapportent  à  ce  projet,  qui  aurait  rattaché  Chêne- 
dollé à  la  carrière  diplomatique. 

M.  de  Chateaubriand  à  M.  de  Chênedollé  père. 

«  Paris,  25  mai  1803. 
«  Monsieur, 

«  Lorsque  je  passai  par  Vire  il  y  a  six  mois,  j'eus  l'honneur  de  vous  dire  qu'on 
m'avoit  promis  de  m'envoyer  à  Rome  en  qualité  de  secrétaire  de  légation  et  que 
j'espérois  pouvoir  faire  entrer  M.  votre  fils  avec  moi  dans  la  carrière  diploma- 
tique. Je  pars  à  l'instant  pour  ma  destination;  mais  les  affaires  se  sont  arrangées 
de  sorte  que  je  ne  puis  emmener  à  présent  Chênedollé.  Une  personne  doit  venir 
me.rejoindre  dans  six  semaines  ou  deux  mois  en  Italie,  et  si  vous  y  consentez, 
voici  ce  que  je  vous  propose,: 

((Chênedollé  viendra  me  rejoindre  à  Rome  avec  la  personne  que  j'attends.  Il 
nelui  en  coûtera  rien  pour  les  frais  de  route;  mais,  comme  il  faut  qu'il  vive  à 
Rome  en  arrivant  (vu  que  je  ne  puis  pas  avoir  la  certitude  complète  de  le  placer 
dans  l'ambassade  au  moment  même  de  son  arrivée),  il  faudroit  que  vous  lui 
fissiez  en  Italie  une  petite  pension  égale  à  celle  que  vous  lui  feriez  partout,  s'ilï 
ne  vivoit  pas  sous  le  même  toit  avec  vous.  Je  crois  pouvoir  vous  assurer  que 
Chênedollé  ne  sera  pas  six  mois  en  Italie  avant  que  j'aie  trouvé  le  moyen  de  le 
placer  agréablement.. Les  beaux  talens  de. M.  votre  fils,  l'amitié  qui  me  lie  avec 


POÈTES  ET  ROMANCIERS  MODERNES  DE  LA  FRANCE.  747 

lui,  me  font  vivement  désirer  que  vous  consentiez  à  cet  arrangement,  qui  peut 
le  mener  à  la  fortune.  Je  suis  persuadé  que  vous  en  reconnoîtrez  vous-même 
tout  l'avantage. 

«  Je  suis  avec  respect,  Monsieur, 

«  Votre  très  humble  et  très  obéissant  serviteur, 
«  De  Chateaubriand.  » 

A  M.  de  Clicnedftllé  fils. 

«Lyon,  mercredi,  19  prairial,  an  xi  (1803). 

«Je  suis  toujours  à  Lyon,  mon  très  cher  ami,  et  je  présume  que  vous  êtes 
toujours  à  Paris  (1);  c'est  pourquoi  j'envoie  cette  lettre  rue  Neuve  du  Luxem- 
bourg. On  la  mettra  à  la  poste  en  cas  que  vous  soyez  parti  pour  Vire. 

«Je  n'ai  qu'un  seul  désir  et  qu'une  seule  pensée,  c'est  de  vous  revoir.  Vous 
sentez  qu'ici  je  ne  puis  avoir  aucune  donnée  nouvelle;  mais  il  paroît  par  tout  ce 
que  je  vois  et  tout  ce  que  j'entends  que  le  travail  de  la  légation  sera  considérable, 
et  conséquemment  qu'on  aura  besoin  d'une  personne  de  plus.  J'y  perdrai  mon 
crédit,  ou  cette  personne  sera  vous.  Je  crois  donc  que  vous  pouvez  faire  vos  pré- 
paratifs pour  accompagner  nos  amis  (2)  cet  automne.  Votre  père  doit  sentir  l'im- 
portance d'une  position  qui  peut  vous  mettre  à  lieu  (3)  de  réparer  le  mal  que 
la  révolution  a  fait  à  votre  fortune. 

«  Comment  est  toute  la  petite  société?  ou  comment  l'avez-vous  laissée  en  quit- 
tant Paris?  Je  vois  qu'on  ne  s'occupe  plus  que  de  guerre  dans  les  papiers  publics; 
ainsi  je  ne  vous  demande  point  comment  va  la  littérature.  Les  seconds  extraits 
que  M.  Clausel  m'avait  promis  seront  restés  là,  et  cela  est  tout  simple;  ils  ne 
seront  bons  que  pour  la  troisième  édition,  qui  doit  être  au  moment  de  paroitre. 
J'ai  fait  affaire  ici  avec  Ballanche  pour  une  édition  in- 18.  Le  petit  Gueneau  n'a 
pas  apparemment  livré  son  article  (4).  Du  reste,  mon  cher  ami,  les  honneurs 
m'accompagnent,  et  nos  amis  communs  vous  auront  dit  ce  que  je  leur  ai  mandé 
à  cet  égard.  On  ne  se  fait  pas  d'idée  à  quel  point  ma  gloire  est  encore  augmentée 
depuis  l'année  dernière.  On  me  cite  en  chaire  comme  un  père  de  l'église,  et,  si 
cela  continue,  je  serai  canonisé  avant  ma  mort.  — Mon  cher  ami,  je  ne  prends 
pas  ce  voyage  comme  je  devrois  le  prendre;  je  n'y  mets  nulle  ardeur,  nul  plaisir. 
Je  vieillis  ou  peut-être  je  me  désenchante,  et  depuis  que  j'ai  recommencé  les 
jours  de  voyage,  dies  peregrinationis,  je  ne  fais  que  songer  au  bonheur  de  la 
retraite  et  du  repos.  Je  le  sens  jusqu'au  fond  des  entrailles,  une  chaumière  et 
un  coin  de  terre  à  labourer  de  mes  mains,  voilà  après  quoi  je  soupire,  ce  qui 
est  le  vœu  constant  de  mon  cœur  et  la  seule  chose  stable  que  je  trouve  au  fond 
de  mes  souhaits  et  de  mes  songes. 

«  Si  vous  m'avez  écrit  à'Turin  ou  à  Milan,  je  trouverai  vos  lettres  sur  ma 

(1)  Ghênedollé  était  revenu  de  Normandie  à  Paris;  il  y  passa  l'hiver  de  1802-1803,  le 
-s printemps  et  une  partie  de  l'été. 

(2)  Mme  de  Beaumont. 

(3)  Cette  expression,  mettre  à  lieu,  pour  mettre  à  même,  revient  dans  ces  lettresde 
Chateaubriand,  comme  dans  celles  de  sa  sœur  Lucile.  Ce  doit  être  une  locution  de  pays. 

(4)  Un  article  à  propos  des  nouvelles  éditions  du  Génie  du  Christianisme;  il  se  trouve 
«dans  le  Mercure  du  2*  juillet  1803.  —On  voit  qu'à  travers  tout  l'auteur  ne  s'oublie  pas. 

Chênedollé  lui-même  avait  payé  sa  dette  en  répondant'dans  \e  Mercure  du  26  février  1803 
à  une  critique  du  Génie  du  Christianisme,  qu'on  attribuait  à  M.  de  Boufflers. 


748  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

route.  Nous  serons  encore  huit  jours  ici.  Mandez-moi  comment  vous  avez  trouvé 
votre  famille.  Le  voyage  d'Italie  est  très  peu  cher.  Il  y  a  d'ici  à  Florence  une 
diligence  qui  passe  par  Milan  et  qui  vous  rendra  à  Florence  pour  cinq  louis.  On 
se  charge  de  vos  bagages,  et  on  est,  dit-on,  parfaitement  traité.  De  Florence  à 
Rome,  on  trouve  des  cabriolets  qui  vous  mènent  en  deux  ou  trois  jours  à  Rome 
à  un  prix  très  modique.  De  sorte  que  vous  arrivez  au  Capitole  pour  dix  louis  au 
plus.  Les  Lyonnais  vont  maintenant  en  Italie  aussi  facilement  qu'à  Paris.  Ce 
voyage  n'est  plus  rien.  —  Bonjour,  mon  cher  ami,  je  vous  aime  tendrement  et 
pour  la  vie.  Comptez  sur  moi,  aimez-moi,  et  croyez  que  vous  n'avez  pas  au 
monde  d'ami  plus  fidèle  et  plus  dévoué.  Mille  choses  à  tous  nos  amis. — Écrivez- 
moi,  je  vous  écrirai.  » 

Au  même. 

«  Rome,  samedi,  17  messidor  (16  juillet  1803). 

«  Voici,  mon  cher  ami,  l'état  des  choses  et  ce  qui  nous  attend  désormais  pour 
l'avenir. 

«  Je  ne  pourrai  pas  satisfaire  mon  cœur;  je  ne  pourrai  pas  gagner  quelque 
chose  sur  l'homme  (1)  dans  la  position  où  je  me  trouve.  Loin  de  vouloir  rien  en- 
tendre, il  renvoie  quelques  malheureux  qui  étoient  rendus  ici,  et  qui  lui  étoient 
vivement  recommandés.  Mais  mon  parti  est  pris  irrévocablement  :  je  ne  demeu- 
rerai qu'un  an  ici,  jour  pour  jour.  Au  bout  de  cette  année,  si  je  ne  suis  pas 
placé  d'une  manière  indépendante,  je  fais  un  saut  à  Athènes,  puis  je  reviens  au 
mois  d'octobre  (1804)  m'ensevelir  dans  une  chaumière  aux  environs  de  Paris, 
si  je  le  puis,  ou  dans  quelque  province  de  la  France.  Si  vous  voulez  alors  venir 
y  vivre  et  y  mourir  avec  moi,  je  vous  offre  une  durable  hospitalité. 

«  Si,  au  contraire,  on  me  donne  une  place  indépendante  au  bout  de  mon  an- 
née, alors  vous  venez  sur-le-champ  me  rejoindre.  Je  vous  en  fournirai  les 
moyens,  et  nous  demeurerons  ensemble.  Ainsi,  dans  tous  les  cas,  nous  ne  se- 
rons séparés  que  quelques  mois,  et  j'espère  que  vous  aurez  autant  de  plaisir  à 
vous  fixer  auprès  de  votre  meilleur  ami,  qu'il  en  aura  à  vous  retrouver. 

«  La  vie  ici  est  ennuyeuse  et  très  pénible.  Les  honneurs,  mon  cher  ami, 
coûtent  cher!  Heureusement  je  n'en  porterai  pas  long-temps  le  poids.  Au  reste, 
vous  aurez  su  par  notre  bonne  amie,  Mme  de  Beaumont,  que  sous  les  rapports 
littéraires  je  n'ai  pointa  me  plaindre.  On  ne  sauroit  avoir  été  accueilli  comme 
je  l'ai  été.  Mon  ouvrage  est  traduit,  et  le  pape  va,  dit-on,  le  faire  retraduire  et 
réimprimer  au  Vatican.  Mais  qu'est-ce  que  tout  cela,  quand  le  cœur  est  serré, 
triste?  Si  vous  saviez  ce  que  seroit  ce  pays  s'il  n'avoit  pas  ses  ruines?  Le  cœur 
me  saigne;  pauvre  religion! 

«  Notre  amie  doit  être  sur  le  point  de  partir  pour  le  Mont-d'Or;  comment  est- 
elle?  J'espère  que  son  voyage  au  midi  sera  bien  utile  à  sa  chère  santé,  et,  sous 
ce  point  de  vue,  nous  ne  saurions  trop  hâter  son  voyage.  Écrivez-vous  à  Lucile  (2)? 
Retournez-vous  chez  votre  père?  Comment  est-il  pour  vous?  Je  tremble  en  pen- 
sant à  lui.  Écrivez-moi,  mon  très  cher  ami;  j'ai  été  vivement  ému  en  apprenant 
que  vous  aviez  été  malade.  Vous  avez  dû  recevoir  une  lettre  de  moi;  croyez, 

(1)  Le  cardinal  Fesch. 

(2)  Lucile,  ou  Mme  de  Caud,  si  connue  depuis  les  Mémoires  d' Outre-tombe,  la  plus 
jeune  des  sœurs  de  M.  de  Chateaubriand ,  celle  dont  la  figure  lui  a  servi  de  type  pour 
Y  Amélie  de  René. 


POÈTES  ET  ROMANCIERS  MODERNES  DE  LA  FRANCE.       749 

mon  cher  ami,  que  personne  au  monde  ne  vous  aimera  comme  je  vous  aime, 
que  personne  ne  vous  sera  fidèle  comme  moi,  et  que  personne  n'est  plus  af- 
fligé que  moi  de  la  nécessité  qui  nous  sépare  à  présent  pour  quelques  mois.  Con- 
servez-moi votre  amitié  et  votre  estime.  Je  vous  embrasse  les  larmes  aux  yeux. 

—  Vous  savez  que  mon  adresse  est  tout  simplement  à  M.  Ch.,  et  puis  le  titre, 

—  à  Rome,  —  sans  affranchir.  » 

La  lettre  suivante  de  M.  Gueneau  de  Mussy  trouve  ici  sa  place  entre 
celles  de  Chateaubriand,  qu'elle  explique.  Elle  nous  fait  entrer  plus 
avant  encore  dans  la  familiarité  gracieuse  du  salon  de  la  rue  Neuve 
du  Luxembourg.  Ces  messieurs  avaient  tous  de  l'esprit;  celui  de  M.  de 
Mussy,  très  réel,  était  un  peu  étudié,  un  peu  prémédité.  «  La  conver- 
sation de  Gueneau,  disait  M.  Joubert,  est  très  fleurie,  mais  ses  fleurs 
n'ont  pas  l'air  de  naître  spontanément  :  elles  ont  l'air  de  ces  fleurs  de 
papier  peint  qu'on  prend  dans  les  boutiques.  La  nature  n'a  point  fait 
ces  roses.  »  Il  disait  encore,  à  propos  des  mots  de  Gueneau,  qui  étaient 
faits  d'avance  et  ne  sentaient  pas  l'inspiration  :  //  ne  sert  pas  chaud.  — 
La  lettre  qu'on  va  lire  donne  assez  l'idée  de  ce  ton  fleuri  et  de  cet  es- 
prit bien  rédigé  : 

A  M.  de  Ghcnedollé. 

«  Mardi,  2  août  1803. 
«  Croyez,  cher  Corbeau,  que,  sans  de  graves  raisons,  je  n'aurais  pas  laissé  un 
si  long  intervalle  entre  cette  lettre  et  les  promesses  données  à  votre  départ.  Je 
suis  encore  à  Paris  où  me  retiennent  une  fièvre  et  une  jaunisse  que  mon  frère 
a  rapportées  de  la  Bourgogne,  et  j'y  suis  le  seul  débris  de  la  petite  société  (si 
toutefois  je  puis  compter  même  pour  un  débris),  et  j'ai  reçu  les  adieux  de  tous 
ceux  que  je  devais  précéder  à  la  campagne.  Au  milieu  de  tous  ces  contre-temps 
et  de  ces  fâcheuses  distractions,  vous  m'avez  toujours  été  présent,  cher  Corbeau, 
et  j'ai  regretté  souvent  nos  promenades  et  votre  conversation.  Heureusement 
que  mes  privations  ne  sont  point  en  pure  perte,  car  on  dit  que  votre  santé  se 
refait  dans  votre  Normandie  et  que  vous  rajeunissez  sous  le  chêne  paternel.  Il 
est  question  aussi  d'une  négociation  (1)  dont  la  succès  tient  à  cœur  à  vos  amis; 
mais  cette  affaire  en  est  venue  au  point  qu'elle  doit  se  terminer  directement 
entre  Michaud  et  vous,  et  je  l'ai  perdue  de  vue  au  moment  où  les  médiateurs 
l'ont  abandonnée,  c'est-à-dire  que  j'en  suis  à  la  lettre  écrite  par  Fontanes  à  Mi- 
chaud  au  sujet  des  remontrances  et  des  vils  détails.  Cette  lettre  donc  a  été  écrite 
sous  mes  yeux,  et  je  vous  assure  qu'elle  ne  pouvait  être  plus  aimable,  et  que  le 
sanglier  (2)  a  dignement  représenté  votre  délicatesse  avec  tous  ses  scrupules. 
Michaud  a  répondu  le  lendemain  d'une  manière  un  peu  cérémonieuse  et  em- 
barrassée, un  peu  plus  en  libraire  qu'en  homme  de  lettres;  quoi  qu'il  en  soit,  il 
a  dit  qu'il  s'adresserait  à  vous  directement,  et  j'ignore  la  suite;  de  grâce  ne  me 

(1)  Il  s'agissait  pour  Ghênedollé  de  faire  les  notes  qui  devaient  se  joindre  à  la  traduc- 
tion de  Y  Enéide  par  Delille.  Ce  petit  travail  l'aurait  mis  à  même  de  se  suffire  quelque 
temps  à  Paris  sans  recourir  à  son  père. 

(2)  Fontanes  était  ramassé  et  avait  quelque  chose  d'athlétique  dans  sa  petite  taille.  Ses 
amis  le  comparaient  en  plaisantant  au  sanglier  d'Érymanthe. 

TOME  II.  48 


7:>0  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

le  laissez  pas  ignorer.  —  Eh  bien  !  je  me  suis  enfin  hasardé  dans  le  salon  de  la 
rue  du  Luxembourg.  Figurez-vous  un  corbeau,  ou  plutôt  un  butor  qui  aborde 
une  hirondelle  gracieuse  et  aérienne;  mais  j'étais  fort  de  ma  conscience,  j'avais 
l'article  en  poche  (1),  je  me  souciais  fort  peu  d'être  ridicule.  D'ailleurs,  le  chré- 
tien remplit  ses  trésors  de  toutes  les  déconvenues  de  l'amour-propre.  J'ai  donc 
fait  de  fort  bonnes  affaires  chez  Mme  de  Beaumont,  et  cependant,  tout  en  chan- 
geant les  illusions  de  terreur  que  j'apportais  en  sa  présence  en  un  véritable 
sentiment  de  reconnaissance  pour  ses  bontés  et  ses  manières  engageantes,  hé- 
las! je  n'en  ai  joui  qu'avec  de  tristes  pressentimens.  A  mon  avis,  sa  santé  s'al- 
tère de  plus  en  plus.  Je  crois  les  sources  de  la  vie  desséchées;  sa  force  n'est  plus 
qu'irritation,  et  son  esprit  si  plein  de  grâces  ressemble  à  cette  flamme  légère,  à 
cette  vapeur  brillante  qui  s'exhale  d'un  bûcher  prêta  s'éteindre  (2).  Ce  n'est  pas 
sans  une  sorte  d'effroi  que  j'envisage  les  fatigues  du  voyage  qu'elle  projette  d'en- 
treprendre au  Mont-d'Or,  d'où,  je  le  conjecture,  elle  se  rendra  dans  le  départe- 
ment du  Tibre.  Mais,  s'il  faut  s'en  rapporter  aux  dernières  lettres  du  eher  et 
illustre  Corbeau,  croyez-vous  bien  qu'elle  ira  plutôt  consoler  un  exilé,  un  déses- 
péré, que  jouir  de  la  gloire  d'un  poète  célébré  partout  et  du  crédit  d'un  secré- 
taire d'ambassade  plus  puissant  qu'un  prince  de  l'église?  Hélas!  oui.  Dans  les 
premiers  jours  de  son  arrivée,  ce  cher  voypgeur  était  sous  le  poids  de  la  gran- 
deur de  Rome;  il  ne  pouvait  suffire  à  la  force  de  ses  impressions  et  au  tumulte 
de  ses  pensées.  Il  se  passait  dans  son  imagination  comme  un  vent  puissant  qui 
fait  courber  les  hautes  forêts.  Le  pape  l'avait  accueilli  avec  une  distinction  par- 
ticulière, avait  été  à  sa  rencontre,  l'avait  nommé  son  fils,  son  cher  Ch.,  lui  avait 
dit  qu'il  lisait  son  livre,  et  lui  avait  indiqué  le  volume  et  la  page  où  il  en  était,  etc. 
Et  maintenant,  je  ne  sais  quel  vent  de  découragement  a  soufflé,  ou  quel  croco- 
dile s'est  réveillé  au  fond  de  son  cœur;  mais  il  gémit  sur  les  bords  du  Tibre, 
comme  Ovide  jadis  sur  les  bords  de  la  mer  Caspienne;  il  se  croit  abandonné  de 
toute  la  terre  au  milieu  de  la  gloire  dont  il  la  remplit  tout  entière;  il  parle  même 
de  prendre  un  parti,  et,  voyez  comme  le  ridicule  se  mêle  quelquefois  dans  la 
conduite  des  grands  hommes,  parce  qu'un  M.  Guillon  veut  écrire  un  voyage  en 
Italie,  il  ne  veut  pas  écrire  le  sien  :  6  siècle!  6  mémoire!  Je  n'ai  pas  besoin  de 
vous  dire  toutes  les  remontrances  et  tous  les  encouragemens  que  nous  lui  avons 
expédiés  de  Paris.  —  Pour  moi,  cher  Corbeau,  je  compte  toujours  puiser  aux 
sources  modestes  de  mes  montagnes  de  Rourgogne.  Si  je  me  croyais,  j'aurais 
plus  d'images  et  de  rêveries  qu'il  n'en  faut  pour  remplir  mon  petit  volume;  mais 
vous  savez  combien  ces  richesses  d'imagination  s'exagèrent  lorsqu'elles  sont  vues 
de  loin,  et  combien  une  plume  et  de  l'encre  font  disparaître  d'illusions  de  ce 
genre.  Adieu,  adieu;  si  vous  voulez  m'aimer  un  peu,  vous  me  ferez  du  bien. 
Pardon  de  ce  griffonnage,  je  l'écris  sur  mes  genoux  au  milieu  de  toutes  sortes 
de  distractions.  Répondez-moi  à  Semur,  à  l'adresse  convenue,  et  je  vous  répon- 
drai d'une  manière  qui  sentira  mieux  son  solitaire.  Philibert. 

(1)  C'est  cet  article  du  Mercure  (23  juillet  1803)  que  nous  avons  vu  M.  de  Chateau- 
briand réclamer. 

(2)  «  M^e.de  Beaumont  avait  l'air  d'être  composée  d'élémens- qui  tendaient  à  se  dés- 
unir, à  se  fuir  sans  cesse.  —  Fi  de  la  vie!  disait  une  fille  de  roi.  Mme  de  Beaumont 
s'était  prise  à  ce  mot  et  l'avait  trouvé  admirable  quand  son  père  le  lui  cita.  »  (Chène- 
dollé.) 


POÈTES  ET  ROMANCIERS  MODERNES  DE  LA   FRANCE.  751 

«  P.  S.  —  M.  de  Bonald,  à  qui  j'avais  fait  part  de  votre  maladie,  veut  être  rap- 
pelé à  votre  souvenir.  J'étais  hier  chez  Fontanes  au  moment  où  il  reçut  une 
lettre  de  Miehaud,  qui  disait  vous  avoir  écrit  trois  fois  sans  réponse.  » 

Nous  reprenons  la  série  des  lettres  écrites  de  Rome  par  M.  de  Cha- 
teaubriand : 

A  M.  de  Cbeaedollé. 

«Rome,  mercredi,  6  fructidor  (24  août  1803.) 

«  Lucile  vient  de  m'apprendre,  mon  très  cher  ami,  que  vous  vous  plaignez  de 
mon  silence.  Est-ce  à  vous  ou  à  moi  à  se  plaindre  un  peu?  Je  vous  ai  écrit  une 
longue  lettre  de  Lyon;  vous  étiez  malade  quand  vous  l'avez  reçue,  et  vous  ne 
m'avez  pas  répondu  depuis  que  vous  vous  portez  bien.  Je  vous  ai  écrit  une  lon- 
gue lettre  de  Rome,  sous  le  couvert  de  Mine  de  Beaumont.  Il  est  vrai  que  vous 
ne  pouviez  pas  encore  avoir  reçu  cette  lettre  lorsque  Lucile  m'a  écrit;  mais  j'es- 
père que  vous  l'aurez  reçue  depuis.  Voici  donc  ma  troisième  lettre  de  compte 
fait,  et  je  n'ai  pas  encore  reçu  signe  de  vie  de  vous.  Je  ne  vous  en  Pais  point  de 
reproche.  Vous  aurez  eu  sans  doute  mieux  à  faire  qu'à  m' écrire;  et  si  votre  pa- 
resse m'afflige,  je  suis  au  moins  sûr  de  votre  cœur. 

«  Dans  toutes  mes  lettres  à  Mme  de  Beaumont,  il  y  avoit  toujours  un  mot  pour 
vous  et  la  prière  de  vous  instruire  de  nos  projets.  On  m'a  marqué  que  Mkhaud 
étoit  prêt  à  faire  avec  vous  une  affaire  pour  les  notes  du  Virgile  de  l'abbé  De- 
lille.  J'en  serois  charmé;  mais  votre  paresse  ne  sera-t-elle  pas  un  obstacle?  Au 
reste,  mon  cher  ami,  c'est  votre  bonne  étoile  qui  vous  a  empêché  de  venir  ici. 
Figurez-vous  que  ma  vie  est  un  enfer.  J'ai  demandé  mon  rappel  au  moins  pour 
l'année  prochaine,  si  l'on  ne  veut  pas  me  l'accorder  plus  tôt.  Vous  sentez  que  je 
ne  puis  entrer  dans  les  détails;  mais  soyez  sûr  que  vous  n'auriez  pas  tenu  vingt- 
quatre  heures  avec  cet  homme  (1).  Ainsi  donc,  mon  cher  ami,  ou  j'obtiendrai 
une  place  indépendante  l'année  prochaine,  et  alors  vous  serez  avec  moi,  si  cela 
vous  fait  plaisir,  ou  je  serai  avec  vous  à  Paris,  et,  une  fois  rentré,  ensemble, 
nous  nous  arrangerons  pour  cultiver  un  petit  jardin  et  des  choux. 

«  Je  ne  vous  parlerai  point  de  Rome.  Je  suis  si  malheureux  que  je  ne  vo's  rien. 
Comme  littérature,  j'ai  encore  de  ces  succès  qui  ne  consolent  de  rien  et  qui  ne 
servent  à  rien.  11  y  a  en  Italie  trois  traductions  de  mon  ouvrage.  Je  ne  sais  où 
cette  lettre  vous  trouvera.  Je  crois  que  vous  êtes  chez  votre  père,  mais  il  est  pos- 
sible que  vous  fussiez  (sic)  resté  à  Paris  pour  les  notes.  Adieu,  mon  très  cher 
ami,  comptez  toujours  sur  ma  tendre  amitié,  sur  ma  fidélité  à  toute  épreuve. 
Écrivez-moi  si  vous  le  pouvez.  Fontanes  vous  dira  pourquoi  je  souffre  ici,  en 
cas  que  vous  le  voyiez. 

«  Mon  adresse  est  tout  simplement  :  A  M.  Gh.,  secrétaire  de  la  légation  fran- 
çoise,  à  Rome,  Italie.  —  Il  n'est  pas  nécessaire  d'affranchir  les  lettres.  Comment 
est  votre  santé  actuellement?  » 

Au  même. 

Rome,  ce  8-  novembre  1803. 
«  Tout  est  fini  pour  moi ,  mon  cher  ami.  Mme  de  Beaumont  n'est  plus;  je  n'ai 
eu  d'autre  consolation  que  d'avoir  un  peu  honoré  ses  cendres.  Vous  verrez  tous 

(1)  Le  cardinal  Fesch. 


752  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

les  détails  dans  la  copie  de  la  lettre  que  je  vous  ferai  passer  par  le  courrier  pro- 
chain. Je  serai  à  Paris  au  mois  de  janvier,  et  en  Bretagne  peu  de  temps  après; 
je  vous  verrai.  Je  vais  me  retirer  entièrement  du  monde.  Écrivez-moi,  écrivez  à 
Joubert.  Ma  santé  est  bien  mauvaise,  et  je  désire  quelquefois  de  ne  pas  repasser 
les  Alpes.  Je  vous  embrasse  tendrement.  » 

Au  même. 

«Rome,  ce  16  novembre  1803. 

«  Mon  dernier  billet,  mon  cher  ami,  vous  annonçoit  la  mort  de  M,T,C  de  Beau- 
mont,  qui  a  quitté  cette  triste  vie  le  4  du  mois  courant,  à  Rome.  Je  vous  disois 
que  je  vous  ferois  passer  par  le  prochain  courrier  le  récit  de  sa  mort.  J'ai  pensé 
depuis  qu'il  vaudroit  mieux  pour  vous  d'écrire  à  Joubert,  à  Villeneuve-sur- 
Yonne,  ou  à  Mme  de  Vintimille,  à  Paris.  Ils  vous  enverront  copie  de  cette  fatale 
relation ,  et  vous  aurez  moins  de  port  à  payer  que  si  je  vous  la  faisois  passer  de 
Rome. 

«  Mon  cher  ami,  je  suis  vraiment  au  désespoir.  Je  ne  sais  ce  que  (sic)  devenir 
ni  quel  parti  prendre.  Je  suis  bien  déterminé  à  quitter  Rome,  mais  le  cardinal 
s'y  oppose  à  présent;  et  plus  on  m'a  d'abord  persécuté  injustement,  plus  on 
veut  maintenant,  par  des  caresses,  me  retenir  ici.  Quoi  qu'il  en  soit,  je  n'irai 
pas  toujours  plus  loin  que  mon  année,  qui  finit  au  mois  de  mai.  Oui,  mon  cher 
Chènedollé,  mes  déserts  vont  être  maintenant  auprès  des  vôtres.  J'appelle  la  re- 
traite et  l'obscurité  de  toute  la  force  de  mes  désirs.  Il  est  plus  que  temps  de  re- 
noncer à  tant  de  mensonges,  à  tant  de  projets  que  tout  renverse  et  que  rien  ne 
peut  amener  à  une  fin  heureuse.  Écrivez-moi  ici;  j'ai  soif  de  vos  lettres  et  de 
votre  amitié.  —  Adieu ,  adieu.  » 

Mme  de  Vintimille  s'acquittait  de  la  commission  dont  il  vient  d'être 
parlé,  et  elle  écrivait  à  Chènedollé  la  lettre  que  voici  : 

«  A  Paris,  le  1*'  nivôse  (1803). 
«  Vous  me  rendez  bien  peu  de  justice,  monsieur,  en  me  soupçonnant  d'avoir 
pu  vous  oublier.  L'éternel  souvenir  de  la  malheureuse  amie  que  je  pleure  ne 
me  permettra  jamais  de  voir  avec  indifférence  ceux  qui  partageaient  mes  sen- 
timens  pour  elle,  et  croyez  bien  que  ce  mutuel  regret  me  donne  un  lien  avec 
vous  que  rien  ne  rompra  jamais.  —  Voilà  la  relation  que  M.  de  Chateaubriand 
m'a  envoyée;  j'ai  trouvé  plus  court  de  vous  la  faire  passer  que  d'en  faire  prendre 
une  copie.  Quand  vous  l'aurez  gardée  tout  le  temps  que  vous  jugerez  à  propos, 
vous  voudrez  bien  me  la  renvoyer;  je  m'en  rapporte  à  votre  bon  esprit  pour 
juger  qu'elle  doit  rester  dans  l'intimité,  et  qu'il  y  a  des  choses  dont  les  indiffé- 
rons n'ont  que  faire.  Je  ne  vous  fais  donc  aucune  recommandation  à  ce  sujet. 
Quelle  perte  nous  avons  tous  faite  par  la  mort  de  cette  malheureuse  amie!  Je  ne 
puis  dire  le  chagrin  que  j'en  ressens;  c'est  une  plaie  qui  ne  se  fermera  jamais; 
l'idée  de  ne  la  plus  revoir  me  poursuit  sans  cesse,  et  il  m'est  doux  de  parler  de 
cette  peine  à  une  personne  qui,  j'en  suis  bien  sûre,  sait  m'entendre.  —  Je  suis 
affligée  de  ce  que  vous  me  dites  de  vos  malheurs  personnels,  et,  quoique  je  n'aie 
pas  beaucoup  de  droits  à  votre  confiance,  laissez-moi  vous  dire  que  s'ils  sont  de  na- 
ture à  être  un  peu  adoucis  par  l'intérêt  bien  véritable,  je  vous  demande  de  ne  pas 
me  refuser  le  plaisir  de  vous  offrir  quelque  consolation.  —  Vous  savez  que  M.,  de 


POÈTES  ET  ROMANCIERS  MODERNES  DE  LA  FRANCE.        753 

Chateaubriand  est  nommé  dans  le  pays  de  Vaud.  J'avais  pensé  que  peut-être 
vous  iriez  le  retrouver,  et  je  l'avais  espéré  pour  tous  deux.  —  Veuillez,  je  vous 
prie,  m'accuser  tout  de  suite  la  réception  de  mon  paquet,  et,  quand  vous  re- 
viendrez à  Paris,  venez  me  voir  au  plus  tôt  pour  que  je  vous  pardonne  le  soup- 
çon de  vous  avoir  oublié.  -—  Adieu,  monsieur;  recevez,  je  vous  prie,  l'assurance 
bien  vraie  de  tous  les  sentimens  que  vous  m'avez  inspirés. 

(Rue  Cerutti,  n«  19.) 

«  P.  S.  —  M.  Pasquier,  à  qui  j'ai  dit  que  j'avais  reçu  de  vos  nouvelles,  me 
charge  de  le  rappeler  à  votre  souvenir,  et  vous  prie  de  ne  pas  l'oublier.  » 

La  lettre  de  Chênedollé  en  réponse  à  celles  de  Rome  qu'on  vient  de 
lire  sur  la  mort  de  Mme  de  Beau  mont  se  trouve  dans  les  Mémoires  de 
M.  de  Chateaubriand.  —  C'est  ici  le  lieu  de  placer  les  lettres  de  Mme  de 
Beaumont  elle-même  à  Chênedollé,  gracieuses  paroles  de  cette  ame 
détachée  et  fidèle  qu'animait  l'affection  seule  au  bord  de  la  tombe. 
Elles  viennent  bien  s'ajouter  à  tout  ce  que  nous  avait  appris  d'elle  la 
correspondance  de  M.  Joubert  (1). 

Mme  de  Beaumont  à  M.  de  Chênedollé. 

«  Le  7  fructidor  (1802). 

«  Notre  ami  veut  attendre  la  décision  d'une  nouvelle  espérance  (2)  pour  vous 
répondre.  Si  elle  se  réalisait,  il  n'y  aurait  pas  la  moindre  apparence  de  fiction 
dans  la  lettre  déterminante  qu'il  doit  vous  écrire;  mais  ne  nous  flattons  point. 
S'il  était  vrai  qu'espérer,  c'est  jouir,  nous  serions  bien  heureux,  car  nous  espé- 
rons beaucoup.  A  la  vérité,  nous  changeons  souvent  de  vues,  de  projets  et  d'es- 
pérances; ils  ont  le  bon  esprit  de  se  trouver  bien  de  cette  vie,  cependant  bien 
fatigante;  je  les  en  félicite  :  mais  l'hirondelle  (3)  est  toujours  le  plus  noir  des 
corbeaux,  sans  en  excepter  celui  de  Vire.  Cet  aimable  corbeau,  quoique  absent, 
est  toujours  parmi  nous;  nous  en  parlons  sans  cesse,  nous  cherchons  toutes  les 
manières  de  le  rappeler  de  son  exil,  de  ne  plus  le  laisser  s'envoler.  11  entre  dans 
tous  nos  projets  de  voyage,  de  retraite  ou  de  repos. 

«  Si  par  hasard  quelque  journal  arrive  à  Vire,  vous  aurez  vu  la  nouvelle  or- 
ganisation du  gouvernement.  Je  n'en  parle  pas,  car  il  serait  impossible  qu'une 
lettre  en  donnât  idée. 

«  Il  paraît  un  ouvrage  du  grand  homme  de  Necker  :  il  s'appelle  Dernières  Vues 
sur  les  finances  et  le  gouvernement  des  Français.  On  dit  qu'après  une  monarchie 
tempérée,  l'auteur  ne  trouve  rien  de  mieux  à  nous  offrir  qu'une  république 
gouvernée  par  sept  directeurs.  Je  ne  croirai  une  telle  absurdité  qu'après  l'avoir 
lue,  de  mes  yeux  lue.  Ce  qu'il  y  a  de  certain,  c'est  que  le  livre  ne  plaît  ni  ne 
réussit  (4).  On  dit  qu'il  retarde  Y  apparition  du  roman  de  Mme  de  Staël  (5);  c'est 
un  tort  très  grave  pour  mon  impatience. 

(1)  Pensées,  Essais  et  Maximes  de  M.  J.  Joubert,  tome  II,  page  236  et  suiv. 

(2)  Il  s'agissait  de  la  nomination  de  M.  de  Chateaubriand  à  un  poste  diplomatique. 

(3)  C'est  elle-même. 

(4)  Après  y  avoir  jeté  les  yeux,  elle  sera  moins  sévère  dans  la  lettre  suivante. 

(5)  Delphine.        « 


7r>i  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

«M.  de  Lauraguais  vient,  du  fond!  du  plus  horrible  galimatias  {t),  dîessayer 
de  mordre  notre  ami;  mais  ses  dents  sont  tout  usées,  il  aurait  bien  mieux  fait 
do  s'en  tenir  à  la  Constitution,  la  Constitution!  Cette  fois,  le  trop  d'idées  ne  l'a 
pas  empêché  d'achever. 

«  On  a  fait  une  Résurrection  d'Atala  eni  deux  volumes.  Ata>la,  Chactas/  ot  le 
père  Aubry  ressuscitent  aux  ardentes  prières  des  missionnaires.  Ils  partent  pour 
la  France,  un  naufrage  les  sépare  :  Atala  arrive  à  Paris.  On  la  mène  chez  Feydel  (2), 
qui  parie  200  louis  qu'elle  n'est  pas  une  vraie  sauvage;  chez  l'abbé  Morellet,  qui 
trouve  la  plaisanterie  mauvaise;  chez  M.  de  Chateaubriand,  qui  lui  fait  vite  bâtir 
une  hutte  dans  son  jardin,  qui  lui  donne  un  dîner  où  se  trouvent  les  élégantes  de 
Paris;  on  discute  avec  lui  très  poliment  les  prétendus  défauts  d'Atala.  On  va  en- 
suite au  bal  desÉtrangers  où  plusieurs  femmes  du  moment  passent  en  revue,  enfin 
à  l'église  où  l'on  trouve  le  père  Aubry  disant  la  messe  et  Chactas  In  servant.  La 
reconnaissance  se  fait,  et  l'ouvrage  finit  par  une  mauvaise  critique  du  Génie  du 
Christianisme.  Vous  croiriez,  d'après  cet  exposé,  que  l'auteur  est  païen.  Point 
du  tout.  Il  tombe  sur  les  philosophes,  il  assomme  l'abbé  Morellet,  et  il  veut  être 
plus  chrétien  que  M.  de  Chateaubriand.  La  plaisanterie  est  plus  étrange  qu'of- 
fensante; mais  on  cherche  à  imiter  le  style  de  notre  ami,  et  cela  me  blesse.  Le 
bon  esprit  de  M.  Joubert  s'accommode  mieux  de  toutes  ces  petites  attaques  que 
moi  qui  justifie  si  bien  la  première  partie  de  ma  devise  :  Un  souffle  m'agite  (3). 

Le  dernier  Mercure  (4)  est  détestable    M.  Delalot  y  règne  comme  le  roi  de 

Cocagne,  et  s'il  ne  bâille  pas,  du  moins  nous  fait-il  bâiller Ah!  qu'allait-iL  (5) 

faire  dans  cette  galère!  //vous  écrira  incessamment,  Guencau  aussi.  Les  deux 
corbeaux  soupirent  après  le  troisième.  Lucile  s'est  écriée  lorsque  son  frère  nous 
a  lu  votre  lettre  :  Qui  ne  sait  compatir  aux  maux  qu'il  a  soufferts!  Fougères  lui 
a  trop  appris  à  apprécier  Vire;  elle  vous  plaint  de  toute  son  aine  et  me  charge 
de  vous  dire  mille  choses.  La  lettre  de  notre  ami  sera  telle  que  vous  la  pouvez 
désirer  et  très  déterminante.  Puisse -t-elle  pour  vous  deux  n'être  pas  une  fiction! 
Il  est  dans  son  nouveau  logement,  Hôtel  d' Et  ampes,  n°  84.  Ce  logement  est  char- 
mant, mais  il  est  bien  haut.  Toute  la  société  vous  regrette  et  vous  désire;  mais 
M.  Joubert  est  dans  les  grands  abattemens,  M.  de  Chateaubriand;  est  enrhumé, 
Fontanes  tout  honteux,  et  la  plus  aimable  des  sociétésine  bat  que  d'une  aile. 

a  M.  B.  (Montmorin-Beaumont.)  » 

(1)  M.  de  Lauraguais  fit  paraître  plus  d'un  écrit  à  cette  date  de  1802;  on  ne  saurait 
dire  duquel  il  s'agit  ici. 

(2)  L'un  des  rédacteurs  du  Journal  de  Paris  à  cette  époque,  un  personnage  assez 
excentrique,  et  qui  a  fini  deux  ans  après  par  Charenton. 

(3)  C'est  Rulhière  qui  lui  avait  envoyé  autrefois  un  cachet  où  se  voyait  un  chêne  gravé, 
avec  cette  devise  :  Un  souffle  m'ayite,  et  rien  ne  m'abat. 

(4)  Le  numéro  du  3  fructidor  an*  x*. 

(5)  Chateaubriand.  Voilà  la  vérité  vue  de  près.  De  loin  Chateaubriand  et  le  3/wcttr«, 
à  cette  époque,  paraissent  ne  faire  qai'ua.  M'  Delalot  était  tout  à  M.  de  Bonald  :  «  Delatot 
s'est  logé  dans  l'étui  de  M.  de  Bonald,  comme. les  insectes  qui  se  logent  daas  les  trois 
des  autres.  »  (Chênedollé).  —  Delalot,  le  plus  haïssable  des  écrivains,  disait  M.  Jou- 
bert; cela  voulait  dire  le  plus  éloigné  de  toute  grâce.  —  Dans  le  peu  de  goût  que  témoigne 
Mm«  de  Beaumont  pour  Delalot,  expression  du  g*nre*>  Bonald,  on  aperçoit  davance  et 
sous  forme  littéraire  l'indice  de  cette  division  qui  éclatera  bien  plus  tard  dans  la  politique 
entre  la  fraction  aimable  et  brillante  du  parti  et  te  côtéiraide  et  duiv 


POÈTES  ET  ROMANCIERS  MODERNES  DE  LA  FRANCE.  755 

Au  même. 

«  Ce  9  vendémiaire  (t802). 
«  Notre  ami  n'est  sûr  de  rien.  Sa  destinée  est  plus  incertaine  que  jamais,  tout 
est  dans  le  vague  et  tristement  dans  le  vague;  cependant,  à  son  retour  de  la 
campagne,  il  vous  écrira  la  lettre  déterminante  si  nécessaire  pour  vous  tirer  de 
cet  abîme  d'ennui  et  pour  vous  ramener  au  milieu  de  nous.  S'il  eût  été  sûr  que 
vous  voulussiez  la  lettre,  quel  que  fût  l'état  des  choses,  il  l'aurait  écrite  (1); 
vous  l'aurez  incessamment.  La  correction  de  l'ouvrage  (2)  est  entièrement  finie;, 
l'article  de  Fontanes  a  paru  et  surpasse  nos  espérances  (3).  Le  Léviathan  (4) 
est  accablé  de  critiques  injustes  et  grossières;  le  livre  de  Y Éléphant  son  père  est 
estimé  et  peu  lu.  11  y  a,  ce  me  semble,  des  choses  fort  nobles  et  fort  courageuses 
dans  ce  livre  que  j'ai  à  peine  parcouru,  parce  que  M.  Joubert  s'en  est  emparé 
pour  ne  le  pas  lire.  M.  Delalot  et  Fiévée  dominent  toujours  dans  le  Mercure.  Le 
petit  corbeau  (5)  est  parti  pour  la  Bourgogne,  l'autre  corbeau  (6)  est  à  la  cam- 
pagne avec  mauvais  cœur  (7),  et  je  vous  écris  de  Lucienne,  de  chez  la  belle 
Mme  Hocquart.  Mais  Lucienne  n'a  dans  ce  moment  aucun  charme  pour  moi  : 
cette  vue  immense  ne  m'intéresse  point;  la  campagne  est  desséchée,  et  la  so- 
ciété m'ennuie.  11  n'y  a  plus  qu'une  société  pour  moi.  La  pauvre  hirondelle  (8) 
est  dans  une  sorte  d'engourdissement  furt  triste;  elle  vous  plaint  cependant, 
mais  elle  espère  pour  vous,  car  le  mal  vient  du  dehors:  en  changeant  de  posi- 
tion, vous  serez  mieux.  J'attends  pour  vous  ce  mieux  avec  impatience.  Dans 
quelques  jours,  notre  ami  vous  écrira,  et  j'espère  que  sa  lettre  vous  ramènera 
parmi  nous.  Adieu,  je  ne  suis  point  votre  exemple.  Je  finis  sans  le  moindre 
compliment,  en  vous  assurant  du  tendre  intérêt  de  toute  la  société  et  du  mien 
en  particulier.  J'espère  que  nous  rirons  incessamment  des  dames  de  Vire;  pensez 
un  peu  que  vous  nous  en  divertirez  un  jour  :  cela  vous  donnera  du  courage  pour 
les  supporter.  Adieu  encore  une  fuis.  J'ai,  ce  me  semble,  répondu  à  toutes  vos 
questions.  Portez-vous  bien,  songez  à  nous,  et  soyez  sûr  que  la  lettre  de  notre 
ami  suivra  de  près  la  mienne.  » 

An  même  (9). 

«  Ce' dimanche  soir  (t803). 
«  C'est  bien  ridicule  de  ne  pas  profiter  d'un  jour  que  vous  voulez  bien  m'ac- 
corder,  lorsque  vous  vous  rendez  si  rare;  mais  M.  de  Chateaubriand  avait  oublié 

(i)  Il  s'agissait  d'une  lettre  à  écrire  au  père  de  Chênedollé,  pour  le  déterminer  à  faire 
àson  fils  une  petite  pension  qui  le  mît  à  même  de  tenter  une  carrière. 
(2)  La  correction  du  Génie  du  Christianisme  pour  la  seconde  édition. 
,t($)  Le  second  article  de  Fontanes  dans  le  Mercure  sur  le  Génie  du  Christianisme. 

(4)  Mme  de  Staël,  à  cause  de  Delphine,  et  plus  loin  M.  Necker. 

(5)  M.  Gueneau  de  Mussy. 

(6)  Mv  de  Chateaubriand. 

(7)  Une  note  manuscrite  m'indique  Mme  de  Vintimille;  ce  sont  des  sobriquets  de  société. 
J[8)  C'est  toujours  elle.  —  //  n'y  a  plus  qu'une  société  pour  moi!  Heureux  qui  a  pu 

inspirer  à  une  telle  ame  de  tels  sentimens! 

(9)  L'adresse  est  à  M.  de  Chênedollé,  rue  du  Bac,  au  coin  du  Pont-Royal;  il  était 
revenu  passer  quelques  mois  à  Paris. 


756  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

un  engagement  chez  Fontanes,  et  je  ne  voudrais  pas  vous  séparer.  Soyez  donc 
assez  bon  pour  me  donner  mardi  ou  mercredi.  Le  plus  tôt  sera  le  mieux.  Dites 
votre  choix  à  M.  de  Chateaubriand,  et  ne  profitez  pas  de  ce  contre-temps  pour 
redevenir  le  plus  ours  des  ours.  Salut  à  votre  ourserie. 

<(  M.  B.  » 

Au  même. 

«  Ce  dimanche,  8  août  1803  (du  Mont-d'Or)  » 
«  Voici  une  lettre  (1)  qui  n'a  pas  pris  le  plus  court  chemin  pour  vous  arriver, 
puisqu'elle  a  passé  par  le  Mont-d'Or.  De  peur  qu'elle  ne  fasse  encore  un  détour 
inutile,  je  l'adresse  à  Saint-Germain  (2),  qui  passera  chez  vous  à  Paris,  l'y  lais- 
sera si  vous  y  êtes,  ou  l'enverra  à  Vire.  La  paresse  de  notre  ami  l'a  empêché  de 
cacheter  sa  lettre,  afin  que  je  visse  ses  projets  sans  qu'il  eût  la  peine  de  les 
écrire  deux  fois.  J'aurais  bien  pu  être  polie,  mais  non  sans  vous  forcer  de  dé- 
chirer la  lettre  en  mille  morceaux.  Je  laisse  donc  les  choses  telles  qu'elles  sont, 
et  vous  n'aurez  point  de  cachet.  Je  n'ai  pas  le  courage  de  vous  dire  à  quel  point 
je  suis  affligée  de  son  projet  (3),  si  arrêté,  qui  me  semble  si  naturel,  et  qui, 
dans  les  vues  du  monde,  est  si  déraisonnable.  Je  suis  dans  un  état  de  faiblesse 
qui  m'ôte  presque  la  force  de  désirer  et  de  craindre.  Je  prends  les  eaux  depuis 
trois  jours.  Je  tousse  moins;  mais  il  me  semble  que  c'est  pour  mourir  sans 
bruit  (4),  tant  je  souffre  d'ailleurs,  tant  je  suis  anéantie.  Il  vaudrait  autant  être 
morte.  Adieu,  écrivez-moi  au  Mont-d'Or,  par  Clermont  (département  du  Puy- 
de-Dôme),  c'est-à-dire  dans  le  lieu  le  plus  abominable  de  la  terre.  » 

Au  même. 

«  Ce  29  août  1803. 
«  Comme  je  n'ai  point  eu  de  vos  nouvelles  depuis  que  je  suis  ici  (5),  il  m'est 
difficile  de  vous  adresser  cette  lettre  juste.  Je  me  détermine  pour  Vire  sans  trop 
savoir  pourquoi,  car  il  me  semble  que  vous  devriez  être  à  Paris.  Quoi  qu'il  en 
soit,  je  ne  veux  pas  vous  laisser  ignorer  ma  marche,  même  sans  espérer  que 
vous  en  profitiez.  Je  serai  du  10  au  15  septembre  à  Lyon;  j'y  resterai  le  temps 
nécessaire  pour  arranger  mon  voyage;  ce  sera  l'affaire  de  quelques  jours.  L'in- 
certitude du  temps  que  mes  remèdes  dureraient  m'a  empêchée  de  vous  mander 
plus  tôt  une  détermination  qui  n'était  pas  prise.  Je  ne  vous  fais  pas  de  repro- 
ches de  votre  silence;  mais  je  ne  veux  cependant  pas  vous  dissimuler  qu'il  me 
fait  de  la  peine.  Si  vous  aviez  un  mot  à  me  dire,  il  faudrait  que  ce  fût  à  Lyon, 
poste  restante.  » 

Qu'a  donc  Chênedollé?  Tout  le  monde  se  plaint  de  son  silence,  il 

(1)  La  lettre  de  M.  de  Chateaubriand  à  Chênedollé  écrite  de  Rome  le  16  juillet  1803, 
qu'on  a  lue  précédemment. 

(2)  Son  valet  de  chambre. 

(3)  De  quitter  la  carrière  diplomatique  au  bout  d'une  année,  s'il  n'a  pas  une  position 
indépendante. 

(4)  Voilà  de  ces  mots  charmans  dans  leur  tristesse,  comme  en  avait  cette  ame  aérienne. 
M.  Joubert  la  comparait  «  à  ces  figures  d'Herculanum  qui  coulent  sans  bruit  dans  les  airs, 
à  peine  enveloppées  d'un  corps.  » 

(5)  Au  Mont-d'Or. 


POÈTES  ET  ROMANCIERS  MODERNES  DE  LA  FRANCE.       757 

semble  s'oublier  lui-même,  il  s'abandonne  :  cela  se  sent  à  tout  instant 
dans  les  paroles  que  lui  adressent  ses  amis.  Est-ce  la  paresse  qui  l'en- 
chaîne? N'est-ce  pas  plutôt  quelque  douleur?  Tout  à  l'heure  nous  y 
toucherons  discrètement. 

Mais  «  il  était  si  sombre,  si  mélancolique  en  ces  années,  me  dit  un 
des  témoins  survivans,  que,  quand  il  s'approchait  d'une  fenêtre,  ses 
amis  disaient  toujours  :  //  va  s'y  jeter.  » 

Ne  voulant  que  prendre  la  parole  le  moins  possible,  nous  mettrons 
ici,  sans  interruption,  la  suite  restante  des  lettres  de  Chateaubriand  à 
Chênedollé.  On  y  sentira  mieux  que  nous  ne  le  pourrions  dire  cette  im- 
pression triste  qui  résulte  d'une  liaison  étroite  qu'on  voit  se  relâcher 
avec  les  années;  celle-ci  du  moins  ne  se  dénoua  jamais. 

A  M.  de  Cbênedollé,  à  Vire. 

«  Paris,  15  ventôse  (6  mars  1804). 

«  Je  n'ai  pas  voulu,  mon  cher  Chênedollé,  répondre  à  votre  lettre  que  m'a 
transmise  le  petit  Gueneau,  avant  que  mon  sort  fût  entièrement  décidé.  Main- 
tenant que  j'ai  accepté  la  place  de  ministre  dans  le  Valais  et  que  je  suis  au  mo- 
ment de  mon  départ,  je  vous  propose  de  m'y  suivre,  si  cela  peut  vous  être 
agréable.  Peut-être  ne  serez- vous  pas  très  tenté,  vu  la  tristesse  de  la  résidence 
que  je  vais  occuper;  j'espère,  d'ailleurs,  ne  faire  qu'un  très  court  séjour  à  Sion, 
et  je  ferai  solliciter  par  mes  amis  quelque  place  obscure  dans  une  bibliothèque  (i), 
qui  me  fixe  à  Paris  l'hiver  prochain.  —  Si  tout  cela  ne  vous  alarme  pas,  venez 
sur-le-champ  me  rejoindre  à  Paris,  ou  chez  Joubert  à  Villeneuve-sur- Yonne,  en 
cas  que  j'eusse  déjà  quitté  Paris.  Il  ne  vous  faut  que  l'argent  du  voyage  jusque- 
là;  je  me  charge  du  reste.  Venez  ou  répondez-moi  sur-le-champ  au  Singe  violet, 
rue  Saint- Honoré,  près  la  rue  de  l'Échelle,  chez  Joubert  Lafond  (2). 

«  Mon  cher  ami ,  nous  sommes  très  malheureux,  et  je  crois  connoître  les  nou- 
veaux chagrins  dont  vous  voulez  me  parler.  Mon  plus  grand  désir  est  de  finir 
ma  vie  avec  vous,  et,  si  nous  en  avons  la  ferme  volonté,  j'espère  que  nous  nous 
réunirons  un  jour  et  que  nous  achèverons  ensemble  cette  triste  vie  qui  ne  mène 
à  rien  (3)  et  qui  n'est  bonne  à  rien.  Je  vous  embrasse  mille  fois  du  fond  de  mon 
cœur.  Ch.  » 

(1)  Ceci  passe  presque  la  mesure  de  ces  illusions  qu'une  imagination  de  poète  a  le 
droit  de  se  faire  à  elle-même.  Il  en  est  de  ce  coin  de  bibliothèque  comme  de  cette  chau- 
mière qui  revient  sans  cesse,  et  où  il  ne  veut,  dit-il,  que  planter  ses  choux.  Ce  n'est 
qu'une  manière  de  dire.  Il  sait  bien  au  fond  qu'il  n'en  est  rien ,  et  lui-même  en  est 
convenu  à  propos  d'un  pareil  vœu  qui  lui  échappe  dans  Y  Itinéraire  :  «  Je  me  demandois 
si  j'aurois  voulu  de  ce  bonheur;  mais  je  n'étois  déjà  plus  qu'un  vieux  pilote  incapable  de 
répondre  affirmativement  à  cette  question,  et  dont  les  songes  sont  enfans  des  vents  et  des 
tempêtes.»  Ce  vieux  pilote  avait  commencé  de  bonne  heure  en  lui. 

(2)  M.  Joubert  le  cadet,  depuis  conseiller  à  la  cour  de  cassation. 

(3)  Voici  une  de  ces  paroles  qui  sont  comme  une  lueur  sombre.  Ceux  qui  ont  connu 
d'alors  M.  de  Chateaubriand  nous  ont  souvent  dit  comment  il  était  revenu  de  Rome  tout 
repris  d'incrédulité.  Il  confesse  en  ses  Mémoires  qu'il  eut  dans  sa  vi«  plus  d'une  reprise 
de  cette  sorte;  mais  ce  n'est  ni  le  lieu  ni  le  moment  de  démêler  ce  point  délicat. 


738  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Au  même. 

«Mercredi,  23  ventôse  (1804). 

«  Migneret(l),  mon  très  cher  ami,  vient  de  m'envoyer  votre  billet.  Vousdewez 
avoir  à  présent  entre  les  mains  une  lettre  de  moi.  Je  vous  disois  que  je  partois 
pour  le  Valais,  que  j'espérois  n'y  faire  qu'une  courte  résidence,  et  que  j'atten- 
dois  de  la  bonté  du  Consul  la  permission  de  revenir  cet  automne  à  Paris;  que, 
si  pourtant  le  voyage  vous  tentoit,  quoique  vous  connoissiez  déjà  les  monta- 
gnes, vous  pouviez  venir  sur-le-champ  me  rejoindre  à  Paris  ou  à  Villeneuve- 
sur- Yonne,  d'où  je  me  chargeois  ensuite  de  tous  les  frais  de  votre  voyage.  La 
chose  n'est  pas  brillante;  mais  le  diable  ne  peut  offrir  que  son  enfer. 

«Être  avec  vousseroit  un  grand  bonheur  pour  moi;  mon  amitié  pour  vous  est 
inaltérable;  malheureusement  on  ne  me  met  guère  à  lieu  de  vous  le  prouver; 
vous  ne  pouvez  vous  faire  une  idée  de  mes  chagrins. 

«Je  crois  connoitre  tous  les  vôtres.  Notre  chère  Lucile  (2)  est  très  malade!.... 
Mon  ami ,  si  nous  ne  nous  voyons  pas  encore  cet  été  sous  les  montagnes  de 
Sion,  les  landes  de  la  Bretagne  et  de  la  Basse-Normandie  nous  réuniront  cet 
hiver.  Quelle  triste  chose  que  cette  vie!  Je  vous  embrasse  en  pleurant:  c'est 
maintenant  mon  habitude  (3). 

«  P.  S.  —  Adressez  votre  réponse  chez  Joubert,  au  Singe  violet,  rue  Saint- 
Honoré,  près  la  rue  de  l'Échelle.  » 

Au  même. 

(1801.) 
«  Vous  aurez  reçu,  mon  très  cher  ami,  ma  seconde  lettre  où  je  vous  parfois  du 
peu  d'agrément  de  la  chose  que  je  vous  proposois,  et  surtout  de  sa  courte  durée. 
Dupuy,  que  j'avois  appelé  comme  secrétaire,  a  été  épouvanté,  et  il  refuse  de 
venir.  Je  tâcherai  de  prendre  quelque  enfant  de  seize  ans  qui  me  coûte  peu  et 
qui  sache  remplir  les  blancs  d'un  passeport. 

«  Votre  lettre  a  croisé  la  mienne;  je  ne  m'étonne  pas  des  difficultés  que  fait 
votre  père;  Non-seulement  la  place  de  secrétaire  de  légation  ne  dépend  pas  de 
moi,  comme  vous  le  dites,  mais  je  n'ai  point  de  secrétaire  de  légation;  je  suis 
tout  seul,  et  on  ne  me  passe  pas  même  un  secrétaire  particulier.  11  est  vrai  que 
je  vais  dans  un  trou  horrible,  et  que  je  n'y  vais  que  pour  quelques  mois,  du 
onoins  je  l'espère. 

«  Si  tout  cela  ne  vous  décourage  pas,  voilà  la  lettre  pour  M.  votre  père;  re- 
mettez-la-lui et  venez.  J'aurai  un  extrême  bonheur  à  vous  embrasser.  Ma  femme 
est  ici.  Elle  va  me  chercher  un  logement  pour  moi  et  pour  elle.  Je  cherche  une 
cabane  à  acheter  aux  environs  de  Paris;  j'espère  l'avoir  pour  cet  automne;  alors, 
si  vous  ne  venez  pas  à  Sion,  du  moins  promettez-moi  de  venir  vivre  dans  ma 
chaumière.  Lucile  va  venir  dans  une  pension  excellente  que  je  lui  ai  arrêtée  ici. 

(1)  Le  libraire. 

(2)  Ceci  se  rapporte  à  ces  nouveaux  chagrins  dont  il  est  question  dans  la  lettre  pré- 
cédente . 

(3)  C'est  pourtant  le  même  homme  qui  disait  de  lui  avec  vérité  :  «  Je  n'ai  jamais 
pleuré  que  d'admiration.  »  En  effet,  s'il  pleurait  pour  d'autres  choses,  c'étaient  des  larmes 
légères  et  qui  ne  comptaient  pas. 


POÈTES  ET   ROMANCIERS   MODERNES  DE  LA   FRANCE.  759 

Alors  nous  pourrions  tous  nous  réunir,  au  mois  d'octobre,  à  Paris.  Mille  ten- 
dres amitiés,  mille  souvenirs.  A  vous  pour  la  vie,  et  à  toute  épreuve. 

«  J'attends  votre  réponse  :  en  me  répondant  sur-le-champ,  je  pourrai  encore 
recevoir  votre  lettre,  rue  de  Beaune,  hôtel  de  France. 

«  Si  vous  abandonnez  le  projet  de  venir  à  Sion,  vous  jetterez  au  feu  la  lettre 
pour  votre  père. 

«  Je  n'ai  point  encore  vu  le  premier  Consul.  » 


Au 

«  Mantes,  15  août  1804. 
«  Je  m'approche  de  vous  et  je  sors  enfin  du  silence,  mon  cher  Chènedollé.  Je 
n'ai  osé  vous  écrire  de  peur  de  vous  compromettre  pendant  tout  ce  qui  m'est 
arrivé  (l).  Que  j'ai  de  choses  à  vous  dire!  Quel  plaisir  j'aurai  à  vous  embrasser 
si  vous  voulez  ou  si  vous  pouvez  faire  le  petit  voyage  que  je  vous  propose!  Je 
vais  passer  quelques  jours  chez  Mme  de  Custine,  au  château  de  Fervaques,  près 
Lisieux,  et  vous  voyez,  par  la  date  de  ma  lettre,  que  je  suis  déjà  sur  la  route.  J'y 
serai  d'aujourd'hui  en  huit,  c'est-à-dire  le  22  d'août.  La  dame  du  logis  vous  re- 
cevra avec  plaisir,  ou,  si  vous  ne  vouliez  pas  aller  chez  elle,  nous  pourrions  nous 
voir  à  Lisieux.  Écrivez-moi  donc  au  château  de  Fervaques,  par  Lisieux,  départe- 
ment du  Calvados.  Vous  ne  devez  pas  en  être  à  plus  de  quinze  ou  vingt  lieues. 
Tâchons  de  nous  voir  pour  causer  encore  une  fois,  avant  de  mourir,  de  notre 
amitié  et  de  nos  chagrins.  Je  vous  embrasse  les  larmes  aux  yeux.  Joubert  a  été 
bien  malade  et  n'a  pu  répondre  à  une  lettre  que  vous  lui  écriviez.  Tout  ce  qui 
reste  de  la  petite  société  s'occupe  sans  cesse  de  vous.  Mme  de  Caud  est  très 
mal.  » 

An  même. 

«  Villeneuve-sur- Yonne,  10  octobre  1804. 

«  Cher  Corbeau,  votre  lettre  m'a  fait  un  insigne  plaisir.  Joubert  déclare  qu'il 
va  mettre  la  main  à  la  plume,  et  moi  je  me  réjouis  dans  l'espérance  de  vous  em- 
brasser, du  20  au  25  du  mois  d'octobre  courant,  à  Fervaques.  Tâchez  de  vous  y 
rendre;  nous  arrangerons  notre  hiver. 

«  Je  pars  d'ici  le  16  octobre;  je  passerai  deux  ou  trois  jours  à  Paris,  d'où  je 
continuerai  ma  route  pour  Lisieux.  Adieu,  cher  enfant.  J'écris  en  hâte  ce  bil- 
let, parce  que  je  suis  mal  à  mon  aise.  Je  vais  vite  le  cacheter  et  le  mettre  à  la 
poste. 

«  Mille  fois  à  vous.  Mille  respects  à  vos  parens.» 

An  même. 

«  Villeneuve-sur- Yonne,  13  novembre  1804. 
«  Mm?  de  Caud  n'est  plus.  Elle  est  morte  à  Paris  le  9.  Nous  avons  perdu  la 
plus  belle  ame,  le  génie  le  plus  élevé  qui  ait  jamais  existé.  Vous  voyez  que  je 
suis  né  pour  toutes  les  douleurs.  En  combien  peu  de  jours  Lucile  a  été  rejoindre 

(1)  Il  veut  parler  de  sa  démission  donnée  après  le  meurtre  du  duc  d'Enghien  et  de 
l'éclat  qui  s'ensuivit. 


760  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Pauline  (1)!  Venez,  mon  cher  ami,  pleurer  avec  moi  cet  hiver,  au  mois  de  jan- 
vier. Vous  trouverez  un  homme  inconsolable,  mais  qui  est  votre  ami  pour  la 
vie. 
«  Joubert  vous  dit  un  million  de  tendresses.  » 

Au  même. 

«  Paris,  12  janvier  1805. 
«  J'ai  votre  portrait  :  mon  cher  ami,  vous  jugez  s'il  me  fait  plaisir.  Les  gens 
qu'on  aime  étant  presque  toujours  éloignés  de  nous,  au  moins  que  leur  image 
les  fixe  sous  nos  yeux,  comme  ils  le  sont  dans  notre  cœur.  Je  suis  enfin  revenu 
de  Villeneuve  pour  ne  plus  y  retourner  cette  année.  Je  vous  attends;  votre  lit 
est  prêt,  ma  femme  vous  désire.  Nous  irons  nous  ébattre  dans  les  vents,  rêver 
au  passé  et  gémir  sur  l'avenir.  Si  vous  êtes  triste,  je  vous  préviens  que  je  n'ai 
jamais  été  dans  un  moment  plus  noir  :  nous  serons  comme  deux  cerbères  aboyant 
contre  le  genre  humain.  Venez  donc  le  plus  tôt  possible.  Mme  de  C.  doit  vous 
avoir  un  passeport.  Venez;  le  plaisir  que  j'aurai  à  vous  embrasser  me  fera  ou- 
blier toutes  mes  peines.  Mille  tendres  amitiés.  » 

(Rue  de  Miroménil,  n°  1119.) 

Au  même. 

«  Samedi ,  8  février  1806. 
«  Vos  poulardes  sont  bonnes,  mon  cher  ami;  mais  vos  lettres  et  surtout  votre 
présence  vaudroient  encore  mieux.  Quand  arriverez-vous?  Nous  vous  attendons. 
Venez  occuper  le  petit  cabinet  et  jaser  avec  nous  sur  les  maux  de  la  vie.  Je  par- 
tirai dans  le  courant  d'avril  pour  l'Espagne  (2),  où  je  resterai  tout  au  plus  deux 
mois.  J'irai  voir  les  antiquités  mauresques;  jusque-là  je  suis  à  votre  service.  Ve- 
nez débarquer  chez  moi;  vous  ferez  grand  plaisir  à  M'ne  de  Chateaubriand.  Jou- 
bert est  ici.  Tout  le  monde  sera  charmé  de  vous  voir.  Le  poème  est-il  fini?  Quand 
l'imprimons-nous?  Je  parle  tous  les  jours  de  vous  à  Mme  de  Custine.  Venez  donc, 
mon  cher  ami.  Vous  savez  combien  les  premiers  jours  du  printemps  sont  beaux 
à  Paris  et  combien  nous  vous  aimons.  Mille  remerciemens  des  chapons;  nous  en 
mangeons  un  ce  soir  avec  Joubert.  Tout  à  vous.  » 

Au  même. 

«  Paris,  le  7  mai  1816. 
«  Je  dicte  en  courant  quelques  mots  à  mon  secrétaire  (3),  mon  cher  ami.  Je 
ferai  tout  ce  qui  me  sera  possible  de  faire  pour  vous  faire  entrer  à  l'Institut; 
mais  ne  comptez  sur  rien ,  et  voici  pourquoi  :  l'esprit  de  ce  corps  est  resté  le 
même,  malgré  la  réforme  qu'il  vient  d'éprouver.  Dans  les  dernières  nominations, 
nous  n'avons  pu  avoir  que  quatre  voix  pour  M.  De  Sèze.  Jugez  par  là  où  nous 
en  sommes.  Je  sais  que  vos  titres  sont  d'une  nature  différente;  mais  le  talent, 
comme  vous  savez,  n'est  pas  toujours  une  raison  de  succès.  Quant  à  Fontanes, 

(1)  Mme  de  Beaumont. 

(2)  Au  lieu  de  ce  simple  voyage,  il  fit  le  grand  tour  par  la  Grèce  et  par  l'Orient. 

(3)  Cette  lettre  n'est  pas  de  la  main  de  M.  de  Chateaubriand;  il  n'a  fait  que  la  signer. 
Déj\  l'homme  politique  absorbe  l'ami. 


POÈTES  ET  ROMANCIERS  MODERNES  DE  LA  FRANCE.  761 

je  ne  le  vois  plus  (1);  son  opinion  dans  la  chambre  des  pairs  le  range  sous  des 
bannières  différentes  de  la  mienne,  et  j'avoue  qu'après  la  dernière  expérience, 
je  ne  sais  plus  capituler  avec  des  opinions.  Comptez  toujours  sur  moi,  mon  cher 
ami,  et  croyez  que  je  serois  trop  heureux  de  trouver  l'occasion  de  vous  être  bon 
à  quelque  chose. 
«  (2)  Je  vous  embrasse. 

«  De  Chateaubriand.  » 

Au  même. 

«  26  juillet  1820. —  Rue  de  Rivoli,  n°  26. 

«  Votre  écriture,  mon  cher  ami,  m'a  fait  grand  plaisir  à  reconnoître  :  les  an- 
nées ne  font  rien  avec  moi,  et  les  amis  qui  m'ont  oublié  (3)  ne  vivent  pas  moins 
dans  mon  souvenir.  Dix  ans,  à  mon  âge,  c'est  trop  pour  l'histoire;  il  faut  que 
je  la  commence  promptement  ou  que  j'y  renonce.  J'ai  déjà  deux  volumes  à  peu 
près  achevés;  j'espérois  rester  en  France,  Dits  aliter  visum  (4). 

«  On  dit  qu'on  me  rappellera  Tannée  prochaine  :  Dieu  le  veuille!  Le  roi ,  en 
me  nommant  son  représentant,  m'a  trop  honoré  et  trop  récompensé  :  j'atten- 
drai la  suite  de  ses  bontés.  Et  vous,  mon  cher  ami,  que  devenez-vous?  Que  de- 
viendra l'Université?  Je  voudrois  bien  vous  voir  à  Paris.  Votre  muse  doit  avoir 
besoin  de  revoir  les  lieux  qui  ont  inspiré  Racine.  Vous  trouverez  tôt  ou  tard , 
sous  nos  princes  légitimes,  une  place  plus  convenable  à  votre  fortune  et  à  vos 
occupations.  Si  je  restois  en  France,  je  vous  offrirois  tout  mon  crédit,  qui  n'est 
pas  grand.  Mais  enfin,  ceci  n'est  pas  un  adieu;  nous  nous  reverrons;  nous  fini- 
rons nos  jours  ensemble  dans  cette  grande  Babylone  qu'on  aime  toujours  en  la 
maudissant,  et  nous  nous  rappellerons  le  bon  temps  de  nos  misères  où  nous 
prenions  le  détestable  café  de  Mme  Rousseau.  — Bonjour,  mon  cher  ami;  je  vous 
embrasse  tendrement.  Je  ne  partirai  qu'au  mois  de  septembre.  Ainsi,  si  vous 
avez  quelque  chose  à  me  dire,  je  suis  tout  à  vous.  » 

Ce  souvenir  du  bon  temps  de  misère  et  du  détestable  café  de  Mme  Rous- 
seau va  renouer  la  chaîne  au  premier  anneau  d'autrefois  :  depuis  ces 
premiers  mois  du  retour  de  l'émigration  en  4800  jusqu'à  l'ambassade 
de  Berlin,  vingt  longues  années  s'étaient  écoulées.  Chênedollé  était 
resté  fidèle  aux  anciens  jours;  il  n'avait  cessé,  au  sein  de  sa  vie  secrète, 
de  célébrer  en  silence  les  anniversaires  de  ses  premières  jouissances 
d'esprit  ou  de  cœur.  Il  était  de  ceux  qui  s'asseoient  de  bonne  heure  sur 
un  banc  de  pierre  du  chemin  et  qui  aiment  à  se  dire  en  se  retournant  : 
«  Notre  meilleur  ami,  c'est  le  passé.  » 

{1)  Triste  effet  des  passions  politiques!  M.  de  Chateaubriand  y  était  en  proie  à  cette 
heure.     * 

(2)  Ces  derniers  mots  sont  seuls  de  l'écriture  de  M.  de  Chateaubriand. 

(3)  Ce  mot  est  dur  et  n'est  pas  juste.  Il  devait  bien  savoir  qu'il  n'était  pas  de  ceujj 
qu'on  oubliait. 

{*)  Il  venait  d'être  nommé  à  l'ambassade  de  Berlin. 


762  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

VI.  —  OATSON  AtïC  l.iril.K. 

Rien  n'est  plus  délicat  à  sonder  qne  certaines  douleurs;  je  ne  l'es- 
saierai point  pour  celles  de  Chênedollé;  je  crois  entrevoir  qu'il  en  ent 
plus  d'une  en  ces  années  du  retour.  Seulement,  sur  un  point  qui -touche 
de  toutes  parts  à  la  poésie,  qui  est  de  la  poésie  même,  j'ajouterai  quel- 
ques détails  à  ce  que  disent  les  Mémoires  de  son  illustre  ami.  On  ap- 
prendra à  y  connaître  mieux  encore  cette  charmante  Lucile,  et  sa  di- 
vine mémoire,  se  mêlant  au  nom  de  Chênedollé,  y  jettera  un  de  ces 
rayons  paisibles,  pareils  à  ceux  de  cet  astre  d'argent  qu'il  a  si  bien 
chanté  et  qu'elle  a  tant  aimé. 

Il  avait  d'abord  connu  Lucile  à  Paris  en  1802;  il  l'y  avait  retrouvée 
à  son  retour  ^ers  l'entrée  de  l'hiver  (1802-1803).  Il  s'était  pris  insensi- 
blement d'une  adoration  secrète  pour  celte  ame  délicate  et  doulou- 
reuse. Le  lien  qui  s'était  noué  alors  entre  eux,  je  ne  le  saurais  dire  dans 
sa  vraie  nuance;  c'était  quelque  chose  de  vague,  de  tremblant,  d'ina- 
chevé. Il  y  avait  eu.de  la  .part  de  Lucile,  veuve  et  libre  de  sa  main ,  une 
demi-promesse,  —  promesse  sinon  de  l'épouser,  au  moins  de  n'en  ja- 
mais épouser  un  autre.  C'était  tout  pour  elle,  pour  cette  ame  malade 
et  méfiante  du  bonheur;  ce  n'était  point  assez  pour  lui.  Pendant  le  court 
séjour  qu'il  continua  de  faire  à  Paris  lorsqu'elle  fut  retournée  en  Bre- 
tagne, elle  lui  écrivait  (je  livre  ces  timides  lettres  dans  leur  demi-teinte 
d'obscurité  éft  avec  lettr  voile  de  mystère)  : 

A  M.  de  raiOiwrtoHé,  nae  dm  Bac,  no  610,  a  Paris. 

Rennes,  ce  2  avril  1803. 
«  Mes  wioraens.de  solitude  sont  si  rares,  que  je  profite  du  premier  pour  vous 
écrire,  ayant  à  cœur  de  vous  dire  combien  je  suis  aise  que  vous  soyez  plus  calme. 
Que  je  vous  demande  pardon  de  l'inquiétude  vague  et  passagère  que  j'ai  sentie 
au  sujet 'de  ma  dernière  lettre!  Je  veux  encore  vous  dire  que  je  ne  vous  écrirai 
point  le  motif  que  j'ai  cru ,  à  la  réflexion,  qui  vous  avoit  engagé  à  me  demander 
ma  parote  d*e  ne  'point  me  marier.  A  propos  de  cette  parole,  s'il  est  vrai  que 
vous  ayez  Tildée  >Gpue  nows'pourrons  être  un  jour  unis,  perdez  tout-à-fait  cette 
idée  :  croyez  .que  je  ne  suis point  d'un  caractère  à  souffrir  jamais  que  vous,  sa- 
crifiiez votre  destinée  «à  la  mienne.  Si,  lorsqu'il  a  été,  ci^devant,  entre  nous 
question  de  mariage,  mes  réponses  ne  vous  ont  point  paru  ni  fermes  ni  décisives, 
cela  provenoit  seul  (1)  de  ma  timidité  et  de  mon  embarras,  car  ma  volonté  étoit, 
dès  ce  temps-là,  fixe  et  point  incertaine.  Je  ne  pense  pas  vous  peiner  par  un-tel 
aveu,  qui  ne  doit  pas  beaucoup  vous  surprendre,  et  puis,  vous  connoissez mes 
sentimens  pour  vous:  yquê-  ne.  pouvez,  aussi  douter  #ue  je  me  ferois  un  hooneur 

(1)  Lucile  avait  le  génie  de  la  sensibilité  et  de  la  rêverie;  mais,  comme  les  femmes <du 
xvne  siècle,  elle  avait  aussi  ses  inexpériences  et  ses  aimables  gaucheries  en  fait  d'ortho- 
graphe et  de  grammaire.  J'en  ai  dissimulé  le  plus  que  je  l'ai  pu  en  restant  exact. 


POETES  ET  ROMANCIERS  MODERNES  DE  LA  FRANCE.       763 

de  porter  votre  nom;  mais  je  suis  tout  à  la  fois  désintéressée  sur  mon  bonheur, 
et  votre  amie  :  en  voilà  assez  pour  vous  faire  concevoir  ma  conduite  avec  vous. 

«  Je  vous  le  répète,  l'engagement  que  j'ai  pris  avec  vous  de  ne  point  me  ma- 
rier a  pour  moi  du  charme,  parce  que  je  le  regarde  presque  comme  un  lien, 
comme  une  espèce  de  manière  de  vous  appartenir.  Le  plaisir  que  j'ai  éprouvé 
en  contractant  cet  engagement  est  venu  de  ce  qu'au  premier  moment  votre  désir 
à  cet  égard  me  sembla  une  preuve  non  équivoque  que  je  ne  vous  étois  pas  bien 
indifférente.  Vous  voilà  maintenant  bien  clairement  au  fait  de  mes  secrets;  vous 
voyez  que  je  vous  traite  en  véritable  ami. 

«  S'il  ne  vous  faut,  pour  rendre  vos  bonnes  grâces  aux  Muses,  que  l'assurance 
de  la  persévérance  de  mes  sentimens  pour  vous,  vous  pouvez  vous  réconcilier 
pour  toujours  avec  elles.  Si  ces  divinités,  par  erreur,  s'oublient  un  instant  avec 
moi,  vous  le  saurez.  Je  sais  que  je  ne  peux  consulter  sur  mes  productions  un 
goût  plus  éclairé  et  plus  sage  que  le  vôtre;  je  crains  simplement  votre  politesse. 
Quant  à  mes  contes,  c'est  contre  mon  sentiment,  et  sans  que  je  m'en  sois  mêlée, 
qu'on  les  a  imprimés  dans  le  Mercure  (1).  Je  me  rappelle  confusément  que  mon 

(1)  On  trouve  en  effet  dans  le  Mercure  du  21  ventôse  an  xi  (12  mars  1803)  les  deux 
contes  suivans,  qui  diffèrent  un  peu,  par  la  couleur,  des  pièces  de  Lucile  citées  dans  les 
Mémoires  d' Outre-tombe  : 

CONTE   ORIENTAL. 
l'arbre  sensible. 

«  Un  jour  Almanzor,  assis  sur  le  penchant  d'une  colline  et  parcourant  des  yeux  le 
paysage  qui  s'offrait  à  sa  vue,  disait  au  Génie  tutélaire  de  cette  charmante  contrée  :  «  Que 
«  la  nature  est  belle!  Comment  l'homme  peut-il  se  priver  volontairement  du  plaisir  de 
«  voir  les  moissons  ondoyer,  les  prés  se  couvrir  de  fleurs,  les  ruisseaux  fuir  et  l'arbre  se 
«  balancer  dans  les  airs?  Arbre  superbe,  de  quelles  délices  tu  jouirois  si  le  ciel  t'eût  doué 
«r  du  sentiment!  C'est  dans  ton  sein  que  se  réfugient  les  oiseaux  amoureux;  c'est  sur  ton 
«'éeorce  que  les  amans  gravent  leurs  chiffres;  c'est  sous  ton  feuillage  que  le  sage  vient 
«  rêver  au  bonheur.  Tu  prêtes  ton  abri  à  toute  la  nature  sensible.  Que  ne  puis-je  être 
«  toi,  ou  que  n'as-tu  mon  ame!  —  Deviens  arbre,  indiscret  jeune  homme,  dit  à.  l'instant 
«f  le  Génie;  mais  reste  Almanzor  sous  son  écorce.  Sois  arbre  jusqu'à  ce  que  le  repentir 
«  te  rende  ta  première  forme.  »  A  peine  le  Génie  a-t-il  achevé  de  parler,  qu' Almanzor 
s'élève  en  arbre  majestueux  :  il  courbe  ses  superbes  rameaux  en  voûte  de  verdure  im- 
pénétrable aux  rayons  du  soleil.  Bientôt  les  oiseaux,  les  zéphyrs  et  les  pasteurs  recher- 
chèrent l'ombrage  du  nouvel  arbre;  mais  il  ne  le  prêta  jamais  qu'à  regret  à  l'indifférence. 
Cependant  la  belle  et  insensible  Zuleïma  vint  un  soir  se  reposer  sous  son  ombre.  Bientôt 
le  sommeil  ferma  doucement  ses  paupières.  Que  de  graees  s'offrirent  à  l'imprudent  Al- 
manzor! Un  frémissement  insensible  s'empare  de  ses  feuilles.  Il  incline  vers  la  jeune 
fille  ses  rameaux  amoureux.  Tandis  qu'il  fait  des  efforts  jaloux  pour  la  dérober  à  Funi- 
vers,  Nesser,  amant  dédaigné  de  Zuleïma,  porte  ses  pas  vers  ces  lieux;  il  voit  la  fille 
charmante,  et  d'une  main  téméraire  il  veut  écarter  le  branchage  que  l'arbre  cherche  à 
lui  opposer.  Nesser  est  auprès  de  Zuleïma;  il  va  lui  dérober  un  baiser.  L'arbre  pousse 
un  gémissement;  Nesser  fuit,  Zuleïma  s'éveille  :  Almanzor  a  repris  sa  première  forme. 
Il  tombe  aux  pieds  de  la  fière  Zuleïma,  dont  le  cœur  s'attendrit  à  la  vue  de  tant  de  pro- 
diges. Que  de  belles  ont  à  moins  perdu  leur  indifférence! 

«  Par  bne  Femme.  » 

CONTE  GREC. 

l'origine  de  la  rose. 
«  Craignant  de  perdre  Rosélia  dès  son  berceau,  ses  parens  alarmés  la  consacrèrent ,à 


764  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

frère  m'a  parle  à  cet  égard;  mais  je  n'y  fis  aucune  attention,  ni  ne  répondis. 
J\  tois  au  moment  de  quitter  Paris;  j'étois  incapable  de  rien  entendre,  de  réflé- 
chir à  rien  :  une  seule  pensée  m'occupoit,  j'étois  tout  entière  à  cette  pensée.  Mon 
frère  a  interprété  pour  moi  mon  silence  d'une  façon  fâcheuse.  Je  vous  sais  gré 
de  l'espèce  de  reproche  que  vous  me  faites  au  sujet  de  l'impression  de  mes 
contes,  puisqu'il  me  met  à  lieu  (i)  de  connaître  votre  soupçon  et  de  le  détruire. 
Soyez  bien  certain  que  je  n'ai  point  consenti  à  la  publicité  de  ces  contes,  et  que 
je  ne  m'en  doutois  même  pas.  J'espère  que,  quand  vos  affaires  de  famille  seront 
terminées,  vous  vous  fixerez  à  Paris  :  ce  séjour  vous  convient  à  tous  égards,  et 
je  voudrois  toujours  que  votre  position  soit  la  plus  agréable  possible.  Adieu. 
Vous  voudrez  bien,  quand  il  en  sera  temps,  me  mander  votre  départ  de  Paris,  afin 
que  je  ne  vous  y  adresse  pas  mes  lettres.  Je  compte  encore  rester  quinze  jours 
dans  cette  ville -ci.  Après  cette  époque,  adressez-moi  vos  dépêches  à  Fougères, 
à  l'hôtel  Marigny. 

«  Quoique  vos  dépèches  soient  les  plus  aimables  du  monde,  ne  les  rendez  pas 
fréquentes;  j'en  préfère  la  continuité.  Vous  devez  être  paresseux,  et  moi-même 

Diane.  Bientôt  la  jeune  Rosélia,  prêtresse  de  cette  déesse,  lui  présenta  l'encens  et  les 
vœux  des  mortels.  Elle  ne  comptait  que  seize  printemps  quand  sa  mère,  par  une  ten- 
dresse sacrilège,  l'enleva  du  temple  de  Diane  pour  l'unir  au  beau  Cymédore.  «  Quoi! 
«  répétait  sans  cesse  cette  mère  imprudente  en  regardant  sa  iille,  quoi  !  ma  fille  ne  con- 
te naîtra  jamais  les  douceurs  d'un  hymen  fortuné!  Quoi!  les  flammes  du  bûcher  funèbre 
«  consumeraient  tout  entière  cette  beauté  si  charmante,  qui  ne  laissera  pas  après  elle  de 
tt  jeunes  enfans  pour  rappeler  ses  traits  et  pour  bénir  sa  mémoire!  »  Rosélia  est  conduite 
de  l'autel  de  Diane  à  ceux  d'Hyménée.  Là,  sa  bouche  timide  profère  de  coupables  ser- 
mens,  dont  son  cœur  ne  connaît  pas  le  danger.  Cependant  Cymédore,  que  l'idée  de 
Diane  poursuit  d'un  noir  pressentiment,  se  hâte  de  sortir  avec  Rosélia  du  temple  de 
l'Hymen.  Ils  en  franchissaient  les  derniers  degrés,  lorsque  Diane  leva  son  mobile  flam- 
beau sur  la  nature.  La  chaste  déesse  n'a  pas  plus  tôt  aperçu  nos  époux  fugitifs,  qu'un  trait, 
semblable  à  ceux  dont  elle  atteignit  les  enfans  de  Niobé,  part  de  sa  main  immortelle  et 
va  frapper  le  cœur  de  Rosélia.  Un  soupir  qui  vint  expirer  sur  les  lèvres  de  cette  vierge- 
épouse  fut,  dit- on,  le  seul  reproche  qu'elle  adressa  à  la  déesse.  Rosélia  chancelle,  ses 
faibles  genoux  fléchissent  sur  le  gazon  qui  la  reçoit.  Transporté  de  douleur  et  d'amour, 
Cymédore  veut  soutenir  son  épouse  :  mais,  ô  prodige  !  il  n'embrasse  qu'un  arbuste  qui 
blesse  ses  mains  abusées.  Cependant  ce  nouvel  arbuste,  né  du  repentir  de  Diane  et  des 
pleurs  de  l'Amour,  se  couvre  de  roses,  fleur  jusqu'alors  inconnue.  Rosélia,  sous  cette 
forme  nouvelle,  conserve  ses  grâces,  sa  fraîcheur,  et  jusqu'au  doux  parfum  de  son  haleine. 
L'amour  et  la  pudeur  rougissent  encore  son  front,  et  les  épines  que  Diane  fait  croître 
autour  de  sa  tige  protègent  son  sein  embaumé.  Cette  belle  fleur  sera  d'âge  en  âge  éga- 
lement chère  à  la  vierge  craintive  et  à  la  jeune  épouse. 

«  Par  la  Même.  » 

Puis  le  Mercure  ajoute  :  «  Après  ces  deux  morceaux  charmans  d'une  femme  qu'une 
grande  timidité  empêche  de  se  livrer  à  un  talent  réel  pour  les  lettres,  on  lira  avec  plaisir 
ce  fragment  de  Thompson,  traduit  par  une  autre  femme  morte  à  la  fleur  de  son  âge,  et 
que  de  nombreux  amis  regrettent  encore.  »  Suit  une  traduction  libre  de  la  fin  du  pre- 
mier chant  de  Thompson,  qui  est,  je  le  crois  bien,  de  Mme  de  l'arcy,  autre  sœur  de  M.  de 
Chateaubriand. 

(1)  C'est  la  même  locution  que  nous  avons  déjà  notée  chez  son  frère.  —  On  aime  d'ail- 
leurs la  susceptibilité  de  Chênedollé.  Le  véritable  sentiment  a  sa  pudeur  et  souffre  de  toute 
publicité  qui  divuLue  l'objet  aimr. 


POETES  ET  ROMANCIERS  MODERNES  DE  LA  FRANCE.        765 

je  suis  fort  sujette  à  la  paresse.  Je  vous  recommande  surtout  de  me  faire  part  de 
tous  vos  soupçons  à  mon  égard;  cette  preuve  d'intérêt  me  sera  infiniment  pré- 
cieuse. » 

Cette  lettre  était  bien  faite  pour  troubler  un  cœur  tendre  et  pour 
l'enchaîner  encore  davantage.  Au  moment  de  retourner  en  Norman- 
die, Chênedollé  sollicitait  de  son  amie  avec  ardeur  la  faveur  de  l'aller 
revoir,  espérant  la  faire  revenir  sur  son  refus.  Elle  lui  écrivait  : 

«  Ce  1"  juillet  1803. 
«  Je  vais  répondre  de  suite  à  votre  lettre  du  7  messidor,  parce  que  je  pars 
aujourd'hui  pour  la  campagne,  où  il  me  sera  moins  facile  de  vous  écrire.  Je  suis 
bien  touchée  de  l'empressement  que  vous  témoignez  de  me  voir;  mais,  en  vérité, 
cela  n'est  guère  possible.  Si  vous  connoissiez  ma  bizarre  position,  vous  ne  seriez 
pas  étonné  de  ce  que  je  vous  dis.  Si  pourtant  il  est  absolument  essentiel  que 
vous  me  parliez,  venez  donc  me  trouver,  en  dépit  de  tout,  à  Lascardais,  chez 
Mme  de  Chateaubourg,  près  de  Saint-Aubin-du-Cormier,  à  quatre  lieues  de  Fou- 
gères, sur  la  route  de  Rennes. 

«  Je  vous  prie  de  ne  point  me  parler  dans  vos  lettres  de  ce  voyage.  Si  vous 
persistez  à  vouloir  l'exécuter,  marquez-moi  simplement,  quelque  temps  avant, 
que  tel  jour  vous  comptez  accomplir  le  projet  dont  vous  m'avez  fait  part.  Si  j'ai 
le  plaisir  de  vous  voir,  je  vous  dirai  le  pourquoi  de  ces  précautions,  qui  doivent 
vous  paroître  folles  et  qui  pourtant  ne  sont  que  simples.  Tout  ce  que  vous  sau- 
rez pour  le  moment,  c'est  que  j'ai  la  certitude  qu'on  voit  mes  lettres  et  celles 
que  je  reçois.  Je  vais  faire  en  sorte  que  celle-ci  évite  le  sort  des  autres.  Je  vous 
avoue  que  ce  n'est  pas  sans  impatience  que  je  vois  qu'on  cherche  à  me  dérober 
la  connoissance  de  mes  sentimenset  de  mes  pensées  les  plus  intimes,  et  que  je 
m'indigne  que  les  lettres  des  personnes  qui  m'écrivent  tombent  en  d'autres 
mains  que  les  miennes.  Je  suis  surprise  que  mon  frère  ne  vous  ait  point  encore 
écrit;  il  ne  peut  sûrement  pas  vous  avoir  oublié.  Attendez- vous  au  premier  mo- 
ment à  recevoir  de  son  griffonnage.  Je  vous  confie  bonnement  que  la  chose  du 
monde  qui  me  rendroit  la  plus  heureuse,  ce  serait  de  voir  mon  frère  dans  le  cas 
de  pouvoir  vous  être  utile.  Adieu;  je  vous  écris  en  courant,  ayant  beaucoup  de 
petits  arrangemens  à  faire.  Gardez  de  moi  quelque  souvenir,  et  ne  négligez  rien 
pour  le  rétablissement  de  votre  santé. 

«  Adressez-moi  désormais  vos  lettres  chez  Mme  de  Chateaubourg,  à  Lascar- 
dais, à  Saint-Aubin-du-Cormier,  près  Fougères. 

«Mandez-moi  le  plus  tôt  que  vous  pourrez  que  vous  avez  reçu  cette  lettre, 
et  n'oubliez  pas  non  plus  de  me  marquer  un  certain  temps  d'avance  le  mo- 
ment de  votre  arrivée  à  Lascardais,  par  la  raison  que  je  ne  vais  point  être  fixe 
nulle  part  une  partie  de  l'été.  » 

Au  même. 

«  A  Lascardais,  ce  23  juillet  1803. 
«J'ai  reçu  le  19  de  ce  mois  votre  lettre  en  date  du  12,  par  laquelle  vous 
m'annonciez  votre  arrivée.  Je  vous  ai  attendu,  comme  bien  vous  pensez,  avec 
impatience.  Ne  vous  voyant  pas  paroître,  je  me  suis  livrée  à  mille  diverses  in- 
tome  iî.  *  49 


76fî  REVUE   DES  DEUX  MONDES. 

quiétudes.  J'espère  qu'une  cause  toute  simple  est  la  seule  raison  qui  vous  a  em- 
pêché d'accomplir  votre  projet;  je  vous  prie  de  m'écrire  pour  lever  tous  mes 
doutes  à  cet  égard.  Je  vous  préviens  que  je  suis  dans  un  pays  si  perdu,  que  vos 
lettres  mettront  un  temps  infini  à  me  parvenir;  qu'elles  pourront  même  se 
perdre  en  route,  ainsi  que  les  miennes.  Ainsi,  ne  soyez  pas  surpris  du  silence 
que  je  pourrai  paroître  garder  avec  vous.  Tenez-vous  convaincu  pour  jamais 
que  mes  sentimens  pour  vous  sont  inaltérables,  et  que  vous  êtes  et  serez  sans 
cesse  présent  à  ma  pensée. 

«  Je  vous  remercie  de  la  manière  dont  vous  m'avez  écrit  votre  dernière  lettre; 
croiriez -vous  pourtant  qu'on  a  deviné  de  quel  projet  vous  vouliez  me  parler? 
Je  crois  qu'on  seroit  charmé  de  le  détourner;  mais  je  ne  vois  pas  comment,  si 
vous  y  êtes  bien  résolu.  Adieu;  je  n'ajoute  rien  de  plus  à  cette  lettre,  pensant  que 
vous  êtes  à  peu  près  aussi  habile  que  moi  sur  tout  ce  que  mon  amitié  pourroit 
me  dicter  de  plus.  Je  vais  écrire  à  mon  frère  et  lui  faire  les  reproches  qu'il  mé- 
rite à  votre  égard;  soyez  certain  qu'il  n'est  coupable  envers  vous  que  de  négli- 
gence. Persistez  donc  dans  la  bonne  résolution  de  lui  conserver  tout  votre  atta- 
chement. Adieu  encore  une  fois.  » 

Chênedollé  avait  réparé  le  contre-temps  dont  il  vient  d'être  ques- 
tion, et  il  avait  pu  revoir  son  aimable  amie.  Il  lui  écrivait,  quelques 
jours  après  l'avoir  quittée,  une  lettre  qui  prouve  du  moins  que  les 
craintes  delà  mélancolique  Lucile  n'étaient  pas  toutes  imaginaires,  et 
qu'il  y  avait,  de  la  part  de  certaines  personnes,  médiocrement  indul- 
gentes, quelque  peu  de  tracasserie  autour  d'elle  : 

A  Mme  de  Caud,  à  Lascardais,  près  Saint-Auhiu-du- Cormier. 

«Vire,  3  fructidor  1803. 

«  Je  n'ai  point  pu  partir  pour  Paris,  chère  Lucile,  comme  je  vous  le  disais 
dans  ma  lettre.  Ma  sœur  aînée  vient  de  tomber  malade  de  la  petite  vérole,  et 
vous  concevez  qu'il  m'a  été  impossible  de  la  quitter.  L'incertitude  du  moment 
où  je  puis  recevoir  de  vos  lettres  me  détermine  à  vous  envoyer  un  exprès.  D'ail- 
leurs, je  dois  éclaircir  plusieurs  points  avec  vous,  ce  que  je  ne  pourrais  faire 
en  me  servant  de  la  voie  ordinaire  de  la  poste. 

«  Depuis  que  j'ai  quitté  Fougères,  je  n'ai  point  été  un  moment  tranquille. 
Vous  aurez  su  que  j'ai  mangé  et  logé  chez  Mme  de  Chateaubriand.  Voici  com- 
ment cela  s'est  fait.  En  arrivant  à  Fougères,  je  descendis  chez  M.  de  Guébriac  (1) 
avec  l'intention  d'y  coucher,  si  je  ne  pouvais  pas  trouver  de  voiture  dans  la  soi- 
rée. A  six  heures,  je  sortis  pour  aller  faire  une  visite  à  Mme  de  Chateaubriand, 
politesse  dont  je  ne  crus  pas  possible  de  me  dispenser.  Mme  de  Chat...  profita 
de  ce  moment  pour  envoyer  vite  chercher  mon  sac  de  nuit,  resté  chez  M.  de 
Guébriac.  Nous  sortîmes  avec  une  amie  de  Mme  de  Chat...  pour  aller  nous  pro- 
mener dans  la  forêt,  et,  à  mon  retour,  on  me  dit  qu'on  avait  envoyé  chercher 
mon  sac  de  nuit  et  que  ma  chambre  était  préparée.  Je  fus  donc  forcé  de  rester. 
Le  lendemain,  je  voulus  partir  de  grand  matin.  Point  de  chevaux.  On  me  pro- 

(1)  Ou  plutôt  Québriac. 


POÈTES  ET  ROMANCIERS  MODERNES  DE  LA  FRANCE.        767 

metde  m'en  faire  trouver  avant  midi.  Effectivement,  on  envoie  des  domestiques 
courir  dans  la  ville.  Midi  arrive,  point  de  chevaux.  On  avait  l'air  de  s'amuser 
beaucoup  de  mon  malaise  et  de  mon  impatience,  et  Ton  se  jouait  de  moi  avec 
une  grâce  parfaite  et  une  politesse  infinie.  L'après-midi  se  passe  de  même  en 
courses  inutiles  de  la  part  des  domestiques,  et  on  avait  toujours  l'air  de  me 
plaindre  beaucoup  de  ce  que  je  ne  pouvais  partir.  Enfin,  à  huit  heures  du  soir, 
on  vint  m'annoncer,  de  la  part  de  la  maîtresse  de  la  poste  chez  laquelle  j'avais 
été  le  matin,  qu'il  venait  d'arriver  un  homme  en  chaise  de  poste  qui  demandait 
un  compagnon.  J'en  profite,  et  à  neuf  heures  je  monte  en  voiture.  Voilà  exac- 
tement comment  les  choses  se  sont  passées.  Il  paraît  qu'on  avait  formé  le  projet 
de  m'arrèter  pour  m'embarrasser,  et  peut-être  pour  vous  inquiéter  un  peu 
vous-même;  maisje  dois  vous  avouer,  chère  Lucile,  que  l'on  ne  m'a  dit  que  des 
choses  aimables  sur  votre  compte,  et  qu'on  a. affecté  même  de  très  peu  parler 
de  vous.  D'ailleurs,  je  vous  le  répète,  tout  ce  qu'on  pourrait  me  dire  pour  vous 
nuire  serait  absolument  inutile.  Je  ne  veux  jamais  vous  juger,  chère  et  céleste 
amie,  que  d'après  mon  cœur,  et  vous  imaginez  si  le  jugement  doit  vous  être 
défavorable!  Je  désire  que  le  vôtre  soit  aussi  flatteur  pour  moi,  et  que  vous  gar- 
diez toujours  la  parole  que  vous  m'avez  donnée.  Sans  ce  mot  charmant  :  Je  ne 
dis  point  non,  je  serais  reparti  la  mort  dans  le  cœur;  mais  cela  ne  suffit  pas, 
chère  Lucile,  il  faut  que  vous  preniez  des  mesures  pour  que  nous  nous  voyions 
promptement  :  il  faut  que  vous  vous  déterminiez  bientôt,  et  que  vous  soyez  en- 
tièrement à  moi  avant  cet  hiver.  Je  ne  vois  de  bonheur  que  dans  notre  union, 
et  je  sens  que  vous  êtes  la  seule  femme  dont  les  sentimens  soient  en  harmonie 
avec  les  miens,  et  sur  laquelle  je  puisse  me  reposer  dans  la  vie.  Écrivez-moi  par 
l'homme  que  je  vous  envoie.  Vous  pouvez  tout  me  dire  et  m'ouvrir  votre  cœur 
de  tout  point;  c'est  un  homme  parfaitement  sûr.  Je  suis  triste,  et  j'ai  le  cœuT 
flétri.  Cette  existence  isolée  me  pèse  cruellement;  j'ai  besoin  de  quelques  mots 
de  vous  pour  me  redonner  un  peu  le  goût  de  la  vie.  Il  me  semble  qu'il  y  a  plu- 
sieurs mois  que  je  vous  ai  quittée,  et  je  ne  puis  me  faire  à  l'idée  de  ne  point 
recevoir  de  vos  lettres.  Écrivez-moi  donc,  et  dites-moi  que  vous  m'aimez  en- 
core un  peu.  Au  nom  de  Dieu,  envoyez-moi  une  copie  de  cette  chose  si  aimable 
et  si  flatteuse  que  je  lus  dans  le  bois.  L'éternelle  et  chère  erreur  me  fut  une  ex- 
pression bien  douce,  et  elle  est  restée  bien  avant  dans  mon  cœur.  Si  vous  vou- 
lez être  parfaitement  aimable,  joignez-y  quelques-unes  de  vos  pensées.  Vous 
savez  si  je  chéris  tout  ce  qui  vient  de  vous!  — J'ai  enfin  une  lettre  de  votre  frère; 
il  me  dit  qu'il  ne  peut  rien  faire  pour  moi  à  Kome,  et  que  lui-même  est  extrê- 
mement dégoûté  de  sa  place.  Ainsi,  il  ne  faut  plus  songer  à  ce  voyage.  Je  ne 
puis  croire  que  vous  ayez  envie  d'y  aller  vous-même,  comme  me  le  dit  Mme  de 
Chateaubriand.  Vous  n'auriez  sans  doute  pas  voulu  me  cacher  une  semblable 
démarche,  et  cela  s'accorderait  bien  peu  avec  ce  que  vous  m'avez  promis.  Mais, 
je  vous  le  répète,  je  ne  l'ai  point  cru. 

«  Adieu,  douce  et  bonne  Lucile,  aimez-moi  et  écrivez-moi  une  lettre  bien 
amicale.  Oserais-je  vous  supplier  de  présenter  mes  hommages  respectueux  à 
M™  et  à'M11e  de  Châteaubourg,  et  de  dire  mille  choses  honnêtes  à  monsieur?  » 

Cependant  le  mal  de  la  pauvre  Lucile  augmentait,  et  elle  entrait 
dans  un  funeste  silence.  Mme  de  Châteaubourg,  cette  sœur  de  M.  de 


768  REVUE  DBS  DBUX  MONDES. 

Chateaubriand,  avec  qui  demeurait  Lucile,  et  qui  n'avait  cessé  d'être 
bien  pour  elle,  écrivait  à  Chênedollé,  qui  ne  recevait  plus  de  réponse. 

a  A  Lascardais,  25  septembre  1803. 

«Aussitôt  votre  lettre  reçue,  monsieur,  je  me  suis  hâtée  de  faire  passer  à 
ma  sœur  celle  que  vous  m'envoyez  pour  elle  :  elle  Ta  présentement.  Elle  n'est 
plus  à  Lascardais  :  elle  habite  Rennes  depuis  trois  semaines;  elle  y  est  pour  sa 
santé.  Son  adresse  est  chez  M1,e  Jouvelle,  rue  Saint-George,  n°  11.  J'ignore  ab- 
solument d'où  provient  le  silence  de  ma  sœur  à  votre  égard.  Peut-être  ce  qui 
vous  paraît  inexplicable  n'a  qu'une  cause  fort  simple  et  fort  naturelle.  Je  vou- 
drais pouvoir  vous  donner  des  éclaircissemens  que  vous  semblez  vivement  dési- 
rer, et  vous  convaincre  de  la  bonne  volonté  que  j'ai  de  vous  obliger.  C'est  dans 
ces  sentimens  que  je  suis,  monsieur, 

«  Votre  très-humble  servante , 

«  Chateaubriand  de  Chateaubourg.  » 

Chênedollé  revit  un  moment  Lucile  à  Rennes,  et  il  nous  dira  tout- 
à-1'heure  quelque  chose  sur  celte  entrevue  pénible.  Vers  le  printemps 
de  1804,  Lucile  venait  à  Paris  dans  une  pension  que  lui  avait  trouvée 
son  frère;  elle  y  mourait  le  9  novembre  de  cette  année.  Dans  les  pa- 
piers de  Chênedollé,  je  rencontre  un  petit  cahier  à  part  qui  a  pour  titre 
Mme  de  Caud;  j'en  donne  les  pensées  sans  suite  et  qui  peignent,  mieux 
que  ne  sauraient  faire  toutes  nos  paroles,  le  désordre  de  douleur  où  le 
jeta  cette  perte  cruelle.  Quelle  oraison  funèbre  ou  quelle  élégie  vau- 
drait de  tels  sanglots  ! 

«La  mélancolie  est  l'écueil  des  belles  âmes,  des  grands  talens  et  peut-être 
des  grands  caractères.  On  se  dégoûte  de  tout  parce  qu'on  a  senti  tout  trop  vi- 
vement. 

«  Il  est  bien  peu  de  personnes  qui  sachent  respecter  une  grande  douleur,  du 
moins  si  l'on  en  juge  par  l'indifférence  ou  même  la  joie  qu'on  témoigne  devant 
celui  qui  l'éprouve. 

«Il  n'est  pas  bon  que  l'homme  soit  trop  solitaire  et  qu'il  se  livre  trop  à  sa 
pensée  et  à  sa  douleur.  Il  dévore  alors  son  propre  cœur,  et  il  se  tue  ou  devient  fou. 

«11  est  bien  peu  de  personnes  qui  sentent  combien  une  véritable  douleur  doit 
durer  long-temps.  » 


«Je  lui  ai  entendu  réciter  ces  vers  : 

«  Il  faut  brûler  quand  de  ses  flots  mouvans,  etc.  » 

avec  une  expression  parfaite. 

«Auprès  de  cette  femme  céleste,  je  n'ai  jamais  formé  un  désir.  J'étais  pur 
comme  elle.  J'étais  heureux  de  la  voir,  heureux  de  me  sentir  près  d'elle.  C'était 
l'espèce  de  bonheur  que  j'aurais  goûté  auprès  d'un  ange. 

«  11  fallait  peu  de  chose  pour  procurer  du  bonheur  à  ce  cœur  si  triste  et  si 
malade.  Je  me  rappelle  sa  joie  lorsqu'on  lui  procura  à  Fougères  ce  petit  jardin 


P0ÉT2B  ET   ROMANCIERS  MODERNES  DE  LA   FRANCE.  769 

où  elle  pouvait  lire  et  méditer  sans  être  vue.  Ce  fut  pour  elle  le  suprême  bon- 
heur. 

«Dans  la  voiture  qui  nous  conduisait  à  Lascardais  :  «Quand  les  hommes  et 
«les  amis  nous  abandonnent,  il  nous  reste  Dieu  et  la  nature!  »  me  dit-elle  en 
soupirant. 


«  Ce  qu'il  y  a  de  cruel  dans  les  grandes  douleurs  causées  par  de  grandes 
pertes,  c'est  de  voir  la  profonde  indifférence  des  autres. 

«  Los  amis  nous  disent  :  «  On  ne  peut  pas  toujours  s'affliger,  il  faut  chercher 
«  des  distractions.  »  —  Hélas!  quand  on  a  bien  souffert,  quand  on  commence  à 
se  soulever  sous  le  poids  de  ses  maux  et  qu'on  essaie  de  se  rattacher  encore  à 
quelques  illusions,  il  vient  un  nouvel  accident,  une  nouvelle  mort  qui  vous  perce 
le  cœur  encore  tout  saignant  de  sa  première  blessure.  Il  vaut  bien  mieux  se  faire 
une  habitude  de  la  tristesse,  repousser  les  caresses  de  l'espérance  et  bien  se  dire 
qu'il  n'est  plus  de  bonheur.  Mais  alors  qu'est-ce  que  la  vie  ?  car  l'homme  est 
porté  par  un  désir  invincible  vers  le  bonheur.  » 


«  Il  me  semble  la  voir  encore,  belle  de  mélancolie  et  d'amour,  se  troubler, 
pâlir,  se  couvrir  de  sueur  et  me  dire  avec  l'accent  le  plus  tendre  et  le  plus  éîouffé  : 
«Monsieur  Ch ,  ne  me  trompez-vous  point?  M'aimez-vous?»  puis  se  repre- 
nant et  disant  :  «Ne  croyez  pas  au  moins  que  je  veuille  vous  épouser.  Je  ne 
«  ferai  jamais  mon  bonheur  aux  dépens  du  vôtre.  » 

«  La  pitié  attendrit  ce  cœur  jusqu'à  l'amour. 

«  Le  soir,  je  tremblais  d'éteindre  ma  lumière;  l'idée  que  le  moment  où  je  ver- 
rais le  jour  reparaître  était  l'instant  du  départ  me  faisait  frémir. 

«  Je  lui  disais  :  «  Je  serai  heureux  d'avoir  passé  un  instant  à  côté  de  vous  dans 
«  la  vie  :  il  me  semble  avoir  passé  à  côté  d'une  fleur  charmante  dont  j'ai  em 
«  porté  quelques  parfums.  » 


4  frimaire. 
«  Jamais  la  nature  ne  m'a  paru  plus  triste.  Un  silence  universel  règne  dans 
la  campagne.  On  n'entend  que  le  bruit  monotone  des  gouttes  de  pluie  qui  frap- 
pent les  rameaux  des  arbres  dépouillés  et  tombent  sur  les  feuilles  desséchées  : 

Il  ne  peut  faire  un  pas  sans  heurter  son  tombeau. 

«  Que  de  gémissemens  sortent  chaque  jour  de  ce  cœur  si  triste! 

«  L'homme  est  en  quelque  sorte  heureux  de  sa  douleur  et  de  ses  regrets,  tant 
qu'ils  n'ont  point  été  profanés  par  une  pensée  ou  une  action  coupable.  Ainsi 
l'homme  qui  a  perdu  sa  femme  ou  son  amie  trouve  un  charme  dans  sa  tristesse 
tant  qu'il  n'a  point  commis  d'infidélité.  Quand  il  n'a  point  été  fidèle  à  sa  dou- 
leur, il  peut  éprouver  de  nouveaux  regrets,  mais  ils  sont  sans  vertu. 


«  Cette  femme  me  paraissait  si  pure  et  si  céleste,  que  je  ne  puis  me  faire  à 


770  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

l'idée  qu'elle  n'est  pas  morte  vierge.  Il  me  semble  qu'il  n'y  avait  point  d'homme 

digne  de  la  serrer  dans  ses  bras. 

«  C'est  avec  une  réflexion  bien  douloureuse  que  je  m'aperçois  que  j'ai  perdu 
de  ma  sensibilité.  Sans  doute  j'ai  été  profondément  .aiîecté  de  sa  mort,  mais 
cette  femme  adorable  n'est  pas  regrettée  aussi  vivement  et  aussi  dignement 
qu'elle  mérite  de  l'être.  L'année  dernière,  je  n'aurais  pas  survécu  à  un  coup 
aussi  terrible. 

«  Celui  qui  n'a  pas  connu  Lucile  ne  "peut  pas  savoir  ce  qu'il  y  a  d'admirable 
et  de  délicat  dans  le  cœur  d'une  femme.  Elle  respirait  et  pensait  dans  le  ciel.  Il 
n'y  a  jamais  eu  de  sensibilité  égale  à  la  sienne.  ERe  n'a  point  trouvé  d'ame  qui 
fût  en  harmonie  'avec  la  sienne;  ce  cœursi  vivant,  et  qui  avait  tant  de  besoin 
de  se  répandre,  a  d'abord  tué  sa  raison  et  a  fini  par  dévorer  sa  vie. 

■«  11  me  vient  une  pensée  effroyable...  Je  crains  qu'elle  n'ait  attenté  à  ses 
jours.  Grand  Dieu!  faites  que  cela  ne  soit  pas,  et  ne  permettez  pas  qu'une  si 
belle  ame  soit  morte  votre  ennemie.  Ayez  pitié  d'elle,  ô  mon  Dieu,  ayez  pitié 
d'elle! 

«  Lucile  est  un  exemple  bien  terrible  du  pouvoir  des  imaginations  fortes. 
L'alliance  perpétuelle  de  son  imagination  et  de  son  cœur  avait  fini  par  tuer  sa 
raison.  Mais  qu'elle  était  touchante  dans  son  égarement!  On  ne  lui  a  jamais 
surpris  un  mouvement  qui  ne  fût  parfaitement  noble  et  parfaitement  délicat. 

«  Que  de  combats  ce  cœur  si  triste  et  si  passionné  a  eu  à  rendre  contre  lui- 
même,  et  que  les  souffrances  de  l'ame  ont  dû  être  grandes  pour  avoir  détruit 
aussi  vite  un  corps  aussi  robuste  et  aussi  bien  organisé! 


«  Quelle  joie  elle  eut  de  me  revoir  à  Reanes!  et  comme  le  sourire  vint  tout  à 
coup  éclaircir  les  ombres  de  ce  visage  si  doux  et  si  profondément  mélancolique! 
Je  n'oublierai  jamais  l'espèce  de  reconnaissance  qu'elle  me  témoigna  pour  avoir 
détruit,  par  ma  présence  inattendue,  les  impressions  fâcheuses  qu'on  avait 
cherché  à  lui  donner  contre  moi.  On  voyait  qu'elle  me  savait  bon  gré  de  lui 
rendre  encore  la  possibilité  de  m'aimer. 

«  Je  n'essaierai  pas  de  peindre  la  scène  qui  se  passa  entre  elle  et  moi  le  di- 
manche au  soir.  Peut-être  cela  a-t-il  influé  sur  sa  prompte  mort,  et  je  garde 
d'éternels  remords  d'une  violence  qui  pourtant  n'était  qu'un  excès  d'amour.  On 
ne  peut  rendre  le  délire  du  désespoir  auquel  je  me  livrai  quand  elle  me  retira 
sa  parole  en  me  disant  qu'elle  ne  serait  jamais  à  moi.  Je  n'oublierai  jamais 
l'expression  de  douleur,  de  regret,  d'effroi,  qui  était  sur  sa  figure  lorsqu'elle  vint 
m'éclairer  sur  l'escalier.  Les  mots  de  passion  et  de  désespoir  que  je  lui  dis,  et 
ses  réponses  pleines  de  tendresse  et  de  reproches,  sont  des  choses  qui  ne  peu- 
vent se  rendre.  L'idée  que  je  la  voyais  pour  la  dernière  fois  (  présage  qui  s'est 
vérifié)  se  présenta  à  moi  tout  à  coup  et  me  causa  une  angoisse  de  désespoir 
absolument  insupportable.  Quand  je  fus  dans  la  rue  (il  pleuvait  beaucoup),  je 
fus  saisi  encore  par  je  ne  sais  quoi  de  plus  poignant  et  de  plus  déchirant  que  je 
ne  puis  l'exprimer. 

«  Devais-je  imaginer  que,  l'ayant  tant  pleurée  vivante,  je  fusse  destiné  à  la 
pleurer  si  tôt  morte? 


POÈTES  ET  ROMANCIERS  MODERNES  DE  LA  FRANCE.        771 

«  Quelle  pensée  !  Ce  visage  céleste,  si  noble  et  si  beau ,  ces  yeux  admirables 
où  il  ne  se  peignait  que  des  mouvemens  d'amour  épuré,  de  vertu  et  de  génie, 
ces  yeux  les  plus  beaux  que  j'aie  vus,  sont  aujourd'hui  la  proie  des  vers.  Il  est 
impossible  de  penser  à  cette  image  sans  frémir....  Oh!  c'est  bien  alors  qu'il  faut 
s'écrier  avec  Bossuet  :  Oh!  que  nous  ne  sommes  rien!  C'est  alors  qu'on  en  veut  à 
cette  cruelle  espérance  qui  se  réveille  encore  quelquefois  au  fond  de  notre  cœur, 
se  soulève  sous  le  poids  des  maux  et  veut  nous  persuader  que  la  vie  est  quelque 
chose.  C'est  alors  que  tout  projet  de  félicité  s'évanouit  et  que  toute  idée  de  bon- 
heur tombe  en  défaillance.  Écrions-nous  donc  avec  Bossuet  :  Oh!  que  nous  ne 
sommes  rienl  et  demandons  à  Dieu  la  grâce  d'une  bonne  mort. 

«  Hélas!  elle  sera  peut-être  morte  sans  consolation.  Elle  n'aura  point  eu  peut- 
être  devant  son  lit  de  mort  ce  sourire  de  l'amitié  qu'elle  avait  tant  désiré.  Dou- 
loureuse pensée!  Ce  cœur  si  aimant,  si  délicat,  si  sensible,  aura-t-il  été  seul 
vis-à-vis  de  lui-même  dans  ces  derniers  instans,  et  n'aura-t-il  point  trouvé  une 
main  amie  pour  lui  adoucir  la  mort?  Encore  si  son  frère  avait  été  auprès  d'elle! 

«  Peut-être  aurais-je  rendu  un  peu  de  calme  à  cette  imagination  effarouchée, 
peut-être  aurais-je  réconcilié  avec  la  vie  ce  cœur  si  triste  et  si  malade,  et  qui 
ne  demandait  qu'un  roseau  pour  s'appuyer. 

«  Son  imagination  était  effarouchée  des  hommes  et  de  la  vie. 

«  Son  visage  exprimait  toujours  la  plus  profonde  mélancolie,  et  ses  yeux  se 
tournaient  naturellement  vers  le  ciel,  comme  pour  lui  dire  :  Pourquoi  suis-je  si 
malheureuse?  —  Quelquefois  elle  sortait  de  cette  profonde  tristesse  et  se  livrait 
à  des  accès  de  gaieté  et  à  de  grands  éclats  de  rire,  mais  ces  éclats  de  rire  fai- 
saient sur  moi  la  même  impression  que  les  rires  d'un  homme  attaqué  de  folie  : 
ils  conservaient,  par  un  contraste  terrible,  toute  l'amertume  de  la  tristesse,  et, 
sur  ce  visage  si  mélancolique,  la  gaieté  même  semblait  malheureuse.  » 

Tout  commentaire  serait  déplacé  après  de  tels  accens;  mais  qui  de 
nous  ne  connaît  maintenant,  comme  pour  avoir  lu  dans  leur  cœur,  le 
génie-femme  dans  Lucile  et  l'homme  de  sentiment  dans  Chênedollé  (1)! 

Sainte-Beuve. 

(La  fin  au  prochain  n°.) 


(1)  Treize  ans  après  il  écrivait,  l'ayant  toujours  présente,  mais  dans  une  nuance  adou- 
cie :  «  16  septembre,  9  h.  1/2  du  soir  (1817).  —  Il  a  fait  une  journée  aussi  belle,  aussi 
chaude,  aussi  brûlante  qu'hier,  et  voilà  une  soirée  tout  aussi  admirable.  Le  ciel  surtout, 
ce  soir,  après  le  coucher  du  soleil,  était  d'une  beauté%  suprême;  l'œil  se  caressait  à  le 
regarder.  C'était  une  couleur  si  douce,  si  suave!  un  mélange  de  lumière,  de  blancheur, 
d'opale  et  d'azur,  tout  cela  fondu  dans  une  teinte  d'un  charme  inexprimable  :  ce  devait 
être  là,  comme  le  disait  si  bien  Mme  de  Gaud,  la  couleur  de  l'Olympe.  »  —  Je  trouve 
encore  indiquée,  comme  souvenir  d'elle,  une  conversation  ravissante  sur  la  musique, 
qu'elle  sentait  à  la  manière  des  anges;  sur  les  fleurs,  et  les  oiseaux  qu'elle  préférait  aux 
fieurs,  parce  qu'ils  étaient  plus  près  du  ciel. 


UN  MOT 


SUR  LE  24  FEVRIER. 


La  Société  et  les  Gouvernemens  de  l'Europe  depuis  la  chute  de  Louis-Philippe  jusqu'à 
la  présidence  de  Louis-Napoléon  Bonaparte,  par  M.  Capefigde.  ' 


On  s'est  demandé  souvent  :  Faut-il  réfuter  la  calomnie?  faut-il  la 
laisser  parler  et  garder  devant-elle  un  dédaigneux  silence?  N'est-ce  pas 
la  meilleure  réponse  à  lui  faire  ?  Dans  un  temps  où  l'on  ne  voit  pas  deux 
personnes  du  même  avis  sur  un  individu  ou  sur  un  fait;  quand  il  est 
presque  impossible  de  s'entendre  sur  quelque  chose  ou  sur  quelqu'un; 
quand  il  n'y  a  pas  un  homme  ou  une  action  qu'on  ne  juge  de  vingt 
manières  différentes;  lorsqu'enfin  les  imputations  les  plus  odieuses  sont 
répandues  avec  une  facilité,  accueillies  avec  une  indifférence  qui  les 
rend  presque  innocentes,  tant  les  blessures  qu'elles  causent  sont  peu 
profondes,  à  quoi  bon  s'enquérir  de  ce  qui  se  dit  ou  de  ce  qui  s'imprime, 
et  pourquoi  donner  à  l'apologie  une  importance  qu'on  n'accorde  plus 
à  l'attaque?  Encore  si  l'accusation  tombait  de  haut,  si  elle  venait  de 
quelque  adversaire  sérieux,  le  trait  pourrait  porter  et  mériterait  qu'on 
le  parât.  Il  serait  nécessaire,  il  serait  urgent  d'éclairer  à  la  fois  le  pu- 
blic et  l'écrivain  lui-même  dont  l'autorité  aurait  égaré  ses  lecteurs* 

(1)  Paris,  tome  1er,  chez  Amyot,  1849. 


UN   MOT   SUR   LE   24   FÉVRIER.  773 

Abusé  par  des  renseignemens  inexacts,  il  s'empresserait  d'expier  son 
injustice  en  rétractant  son  erreur;  mais  des  ennemis  si  courtois  ont 
toujours  été  assez  rares.  D'ailleurs,  pour  peu  qu'on  se  respecte,  on  met 
de  la  mesure  jusque  dans  le  blâme;  on  ne  se  le  permet  qu'en  l'appuyant 
sur  des  documens,  sinon  irrécusables,  du  moins  spécieux.  Cette  mé- 
thode n'est  point  d'un  usage  général  :  elle  a  été  remplacée  par  une 
autre  beaucoup  plus  commune,  et  surtout  bien  plus  facile.  Défigurer 
l'histoire  sous  prétexte  de  la  réformer,  intervertir  les  opinions  reçues 
et  les  réputations  acquises,  flétrir  les  noms  consacrés  par  la  tradition 
séculaire  ou  par  l'appréciation  contemporaine,  réhabiliter  ceux  qu'at- 
teint un  jugement  sévère  et  mérité,  présenter  des  idées  erronées  ou 
vulgaires  sous  l'appareil  d'une  fausse  érudition  et  d'une  fausse  con- 
science historique;  mêler  ce  que  tout  le  monde  sait  à  ce  que  personne 
ne  croit,  ce  qui  traîne  partout  à  ce  qu'on  n'a  jamais  vu  nulle  part;  faire 
flotter  deux  ou  trois  paradoxes  sur  un  océan  de  lieux  communs;  puis, 
après  avoir  donné  des  banalités  pour  des  découvertes  dans  un  style 
prétentieux  et  vague,  dont  la  pesanteur  n'est  comparable  qu'à  la  légè- 
reté des  informations,  attacher  à  cette  compilation  indigeste  une  longue 
préface  pleine  d'une  sorte  de  forfanterie  gouvernementale  et  de  je  ne 
sais  quel  esprit  gourmé  soi-disant  conservateur;  se  poser  devant  les 
badauds  en  avocat  consultant  de  l'Europe  monarchique,  en  conseiller 
intime  des  souverains  et  des  hommes  d'état  du  midi  et  du  nord,  de  l'est 
et  de  l'ouest:  voilà  le  procédé  appliqué  par  de  prétendus  historiens  à 
tous  les  règnes,  à  toutes  les  époques,  depuis  le  xe  siècle  jusqu'au  xixe, 
depuis  Hugues-Capet  jusqu'à  Louis-Philippe;  recette  uniforme  avec  la- 
quelle on  peut  mettre  toute  l'histoire  de  France  en  pamphlets,  comme 
le  père  Berruyer  avait  mis  jadis  toute  l'histoire  sainte  en  madrigaux. 

Qu'une  personne  digne  des  respects  universels  et  devenue  plus  res- 
pectable encore  par  l'empreinte  sacrée  du  malheur  vienne  à  être  in- 
justement attaquée  dans  de  pareils  ouvrages,  doit-on  s'en  indigner? 
doit-on  même  s'en  apercevoir?  Y  prendre  garde,  n'est-ce  pas  tomber 
dans  un  piège?  En  croyant  faire  une  réclamation,  ne  risque-t-on  pas 
de  venir  en  aide  à  une  réclame?  Enfin,  contre  de  telles  attaques,  y  a-t-il 
d'autres  armes  que  le  dédain  et  l'oubli  ? 

Ces  armes  suffiraient,  sans  doute,  s'il  s'agissait  d'une  défense  per- 
sonnelle. Qu'un  homme  engagé  dans  le  mouvement  journalier  des 
affaires,  en  pleine  possession  de  sa  patrie  et  de  lui-même,  qu'un  mi- 
nistre, par  exemple,  un  fonctionnaire  public,  calomnié  dans  un  jour- 
nal, dans  un  livre,  lève  les  épaules  et  passe,  sa  conduite  est  naturelle 
et  logique  :  il  a  pour  lui  l'occasion  et  le  temps;  il  peut  prendre  sa  re- 
vanche sans  aller  s'engager  dans  une  apologie  fastidieuse  et  inutile. 
Mais  si  l'agression  tombe  sur  une  mère,  sur  une  veuve,  sur  une  prin- 
cesse exilée  et  proscrite;  si  une  accusation  imméritée  la  poursuit  dans 


774  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

le  seul  bien  qui  lui  reste,  dans  l'intégrité  de  son  caractère;  si  elle  nia' 
peut  pas  se  justifier  en  venant  elle-même  raconter  sa  vie,  moyen  le 
plus  simple  et  le  plus  sûr  pour  tout  le  monde,  mais  que  l'exil  lui  inter- 
dit, faut-il  l'abandonner  sansdéfenseou  la  contraindre  à  écrire,  comme 
les  accusés  vulgaires,  des  factums,  des  réfutations,  des  mémoires?  *~ 
Non,  mille  fois  non.  Il  appartient  alors  à  ceux  qui  savent  la  vérité  de 
la  dire  hautement,  d'éclairer  surtout  ce  grand  nombre  de  lecteurs  plus 
faibles  que  méchans,  qui,  entraînés  par  la  curiosité  ou  cédant  à  l'attrait 
du  mystère,  prêtent  une  oreille  favorable  à  toute  accusation.  Il  faut  dé- 
tromper surtout  les  esprits  avides  de  prétendues  révélations  politiques; 
il  faut  leur  montrer  le  poison.  Un  livre  a  été  dirigé  contre  Mme  la  du- 
chesse d'Orléans.  La  conduite  politique  de  cette  princesse  au  24  février 
y  est  complètement  dénaturée.  C'est  à  ce  point  de  vue  que  je  m'occu- 
perai de  la  dernière  révolution.  Le  seul  but  que  je  me  sois  proposé  est 
doter  par  un  récit  exact  tout  crédita  des  allégations  mal  fondées.  On 
a  débattu  ailleurs,  très  inutilement  selon  moi,  le  degré  de  sincérité 
qu'on  doit  supposer  à  l'auteur.  Est-il  ou  n'est-il  pas  de  bonne  foi?  Rien 
déplus  oiseux,  à  mon  gré,  que  cette  investigation  biographique;  je  n'ai 
ni  le  temps  ni  le  désir  de  m'y  livrer;  je  ne  prétends  ni  incriminer  ni 
absoudre  des  intentions  qui,  pour  ma  part,  me  touchent  médiocrement, 
et  qui,  en  vérité,  ne  peuvent  préoccuper  personne.  L'attaque  subsiste; 
qu'importe  le  motif  qui  l'a  dictée?  Reste  cependant  un  fait  pour  lequel 
il  est  impossible  de  professer  la  même  indifférence.  Des  bruits  invrai- 
semblables, répandus  à  dessein,  attribuent  cette  attaque  à  l'influence 
d'un  parti.  C'est  encore  une  nouvelle  manœuvre;  on  ne  peut  s'y  mé- 
prendre, et  on  doit  la  signaler.  A  une  époque  où  l'accord  trop  rare  de 
toutes  les  opinions  avouables  et  sincères  présente  le  seul  moyen  de 
salut,  la  seule  résistance  possible  à  des  doctrines  perverses;  lorsqu'il  n'y 
a  pas  d'autre  digue  contre  le  désordre  que  la  conciliation  sans  artifice, 
sans  subterfuge,  sans  arrière-pensées,  entre  toutes  les  opinions  hon- 
nêtes, on  ne  doit  pas  accueillir  légèrement  des  soupçons  vagues  et  de 
mensongères  rumeurs.  Les  partis  ou  plutôt  les  convictions  honorables 
doivent  se  ménager,  se  respecter  mutuellement.  Je  ne  croirai  jamais 
que  les  amis  d'un  prince  dont  la  jeunesse  s'est  passée  dans  l'exil  veuil- 
lent poursuivre  la  mère  d'un  autre  prince,  comme  lui  exilé  et  pros- 
crit; je  ne  croirai  jamais  surtout  qu'un  tel  malheur  ne  soit  pas  res- 
pecté par  ceux  qui  admirent  de  près  dans  la  fille  de  Louis  XVI  le  plus 
auguste  exemple  d'une  infortune  royale  injustement  subie  et  héroï- 
quement supportée.  Laissons  donc  à  l'auteur  de  cette  incroyable  agres- 
sion sa  responsabilité  tout  entière;  ne  cherchons  pas  à  le  grandir  en  at- 
tribuant son  attaque  aux  suggestions  d'un  parti.  Cette  attaque  n'a  pas, 
elle  ne  peut  avoir  ce  caractère.  Rendons-lui  seulement  de  justes  actions 
de, grâce  pour  avoir  donné  l'occasion  de  révéler  des  faits  qui,  sans  son 


UN   MOT  SUR  LE   24   FÉVRIER.  77f> 

intervention  officieuse,,  n'auraient  pu  être  de  si  tôt  produite  au  grand 
jour.  Si  la  vérité  éclate,  c'est  à  lui  seul  qu'on  le  devra. 

En  4837,  le  gouvernement  issu  de  la  révolution  de  juillet  semblait 
parvenu  à  son  apogée;  il  était  arrivé  à  ce  point  précis  où  le  problème 
d'un  établissement  politique  est  résolu,  moins  encore  par  ses  amis  que 
par  ses  adversaires,  qui  ajournent  en  public  des  desseins  dont  ils  com- 
mencent à  désespérer  en  secret.  Au  dedans  comme  au  dehors,  tout 
avait  réussi  à  la  dynastie  nouvelle.  Les  relations  internationales  ei> 
traient  dans  une  phase  régulière;  la  révolte  comprimée  paraissait  dés- 
armée et  vaincue.  Dans  l'opinion  de  l'Europe,  la  sagesse,  l'habileté  et, 
ce  qui  est  plus  rassurant  que  l'habileté  et  la  sagesse,  le  bonheur,  pré- 
sidaient aux  destinées  de  la  France.  Sans  doute  on  prévoyait  encore  de 
graves  périls  à  conjurer  dans  l'avenir;  mais  on  les  rejetait  au-delà  du 
règne  présent.  Bien  plus,  contre  ce  danger  même,  quelque  redoutable 
qu'il  parût  d'avance,  le  pays  trouvait  de  puissantes  garanties  dans  les 
espérances  fondées  sur  l'héritier  du  trône. 

Tout  le  monde  a  connu  et  approché  M.  le  duc  d'Orléans,  car  jamais 
prince  ne  fut  plus  accessible,  et  on  peut  appliquer  à  sa  mémoire  ce 
qui  a  été  dit  d'un  des  personnages  éminens  du  xvr3  siècle,  de  l'un  des 
Guise,  si  je  ne  me  trompe  :  Pour  le  haïr,  il  fallait  ne  pas  le  voir.  La 
noblesse  de  son  maintien,  la  grâce  de  son  accueil,  l'éclat  de  sa  bra- 
voure, enfin  tout  ce  qu'il  y  avait  de  séduisant  dans  ce  jeune  prince, 
dans  ce  jeune  homme,  est  encore  présent  à  tous  les  esprits  et  pour 
ainsi  dire  à  tous  les  yeux;  mais,  si  des  traits  extérieurs  peuvent  laisser 
une  empreinte  durable,  il  n'en  est  pas  ainsi  de  la  physionomie  intime 
et  morale,  qui  échappe  souvent  aux  contemporains  eux-mêmes,  effacée 
et  perdue  dans  un  débat  contradictoire,  et  qui  disparaît  bien  plus  faci- 
lement encore  sous  les  fausses  couleurs  des  pamphlétaires  rétrospec- 
tifs. A  cet  égard,  les  morts  ne  sont  pas  plus  heureux  que  les  vivans; 
le  prince  royal  n'a  pas  été  plus  épargné  que  sa  noble  compagne.  Que 
dire  de  ces  lignes  tracées  au  hasard  où  M.  le  duc  d'Orléans  n'est 
nommé  que  pour  être  sacrifié  à  un  autre  prince,  qui  certes  souscrira 
moins  que  personne  au  jugement  dont  il  est  l'objet?  En  mettant  de  côté 
un  parallèle  entre  des  qualités  entièrement  différentes,  et  sans  entrer 
dans  des  détails  qui  nous  mèneraient  trop  loin,  nous  récuserons  sur 
ce  point,  comme  sur  tous  les  autres,  la  compétence  du  trop  fécond 
historren. 

M.  le  duc  d'Orléans  représentait,  non  les  idées  vaincues  et  surprises 
dans  la  catastrophe  de  février,  mais  les  idées  qui  seules  auraient  pu  ïa 
prévenir.  Quoiqu'un  peu  dominé  par  une  ardeur  belliqueuse  que  l'âge 
aurait  réglée  sans  l'amortir,  il  ne  s'était  pas  trompé  sur  le  caractère  de 
son  époque:  il  la  voyait  telle  qu'elle  est;  ri  ne  tournait  pas  le  dos  à  un 


776  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

mal  réel  pour  aller  combattre  un  mal  imaginaire.  Le  mot  de  révolution 
sociale,  devenu  aujourd'hui,  pour  notre  malheur,  une  expression  ba- 
nale et  courante,  se  trouvait  alors  dans  l'esprit  de  peu  de  gens,  et  n'était 
dans  la  bouche  de  presque  personne.  On  signalait  beaucoup  d'autres 
périls,  on  oubliait  celui-là.  M.  le  duc  d'Orléans  avait  su  le  voir.  Ceci 
n'est  pas  une  conjecture;  c'est  une  assertion  appuyée  sur  un  document 
irréfragable  que  certes  je  n'aurais  pas  désigné  le  premier  à  la  publicité, 
même  la  plus  restreinte,  mais  qui  déjà  y  a  été  livré.  Une  intuition  pro- 
phétique lui  montrait  la  lutte  dans  un  avenir  que  sa  mort  a  rapproché. 
Certes,  une  telle  prévision  n'est  pas  d'un  homme  ordinaire,  quoi  qu'en 
dise  l'écrivain  qui  parle  du  loyal  duc  d'Orléans  avec  une  légèreté  si 
étrange.  S'il  l'avait  connu,  il  aurait  fait  de  lui  un  portrait  tout  opposé. 
Au  lieu  de  nier  son  intelligence,  il  lui  en  aurait  peut-être  reproché 
l'excès;  il  aurait  dit  que  parfois  la  faculté  de  saisir  vite  toutes  les  ques- 
tions jetait  quelque  incertitude  sur  l'exercice  de  sa  volonté,  qu'à  force 
de  tout  comprendre,  il  hésitait  à  choisir.  Encore  n'était-ce  que  dans 
des  circonstances  secondaires;  les  grandes  lignes  de  conduite  étaient 
d'avance  tracées  dans  son  esprit.  M.  le  duc  d'Orléans  avait  ses  défauts 
comme  les  autres  hommes,  mais  il  n'avait  aucun  de  ceux  qu'on  lui 
impute  ici.  D'ailleurs,  cette  flexibilité  d'appréciation,  cette  abondance 
de  ressources,  auraient  présenté  d'incontestables  avantages  en  amenant 
à  temps  des  transactions  nécessaires  auxquelles  il  se  serait  prêté  d'autant 
mieux  qu'il  y  était  préparé  d'avance.  Il  n'aurait  pas  eu  besoin  de  com- 
battre à  outrance  contre  l'impossible.  Son  caractère  un  peu  défiant, 
surtout  envers  le  sort,  l'aurait  certainement  garanti  des  illusions  de 
l'optimisme,  armure  brillante  et  fragile  qui  couvre  et  soutient  tant 
qu'elle  est  intacte,  mais  qui,  au  moindre  choc,  tombe  tout  entière  et 
se  brise  en  mille  éclats.  M.  le  duc  d'Orléans  était  même  porté  à  une 
disposition  toute  contraire.  Selon  l'expression  consacrée,  il  voyait  assez 
volontiers  en  noir.  Il  avait  l'esprit  gai  et  le  caractère  sérieux,  combi- 
naison qui  mûrit  l'intelligence,  mais  ne  contribue  pas  au  bonheur.  Sur 
le  faîte  d'une  fortune  qu'il  portait  sans  humilité  et  sans  orgueil,  avec 
un  sentiment  vrai  de  sa  valeur  individuelle  et  de  la  grandeur  de  son 
origine,  il  se  sentait  pris  quelquefois  d'une  mélancolie  involontaire; 
mais  cette  vague  tristesse  n'affaiblit  jamais  ni  son  activité  ni  son  cou- 
rage :  on  aurait  dit  plutôt  qu'il  se  hâtait  d'agir  et  de  vivre.  Aucune 
carrière  aussi  courte  n'a  été  mieux  et  plus  complètement  remplie.  Il 
avait  déjà  donné  beaucoup  plus  que  des  espérances.  Brave  et  spiri- 
tuel, généreux  et  magnifique,  supérieurement  désintéressé;  dévoué 
à  ses  amis,  capable  d'en  avoir  et  digne  de  les  conserver;  d'une  dis- 
crétion à  toute  épreuve,  injustement  soupçonnée  de  dissimulation,  il 
était  devenu  le  favori  de  la  France.  Tous  les  jours  elle  apprenait  à  le 
connaître  et  s'attachait  de  plus  en  plus  à  ses  aimables  vertus.  A  l'ex- 


UN   MOT   SUR   LE   24   FÉVRIER.  777 

ception  des  partis  qu'un  principe  inflexible  ou  des  passions  implacables 
rendaient  hostiles  à  sa  dynastie,  on  désirait  généralement  qu'une  al- 
liance complétât  et  fixât  sa  destinée.  On  voulait  voir  M.  le  duc  d'Or- 
léans uni  à  une  compagne  digne  de  lui  par  les  dons  de  l'esprit  et  sur- 
tout par  les  qualités  du  cœur.  Ces  conditions  si  rares  se  trouvèrent 
réunies  dans  MlIU>  la  princesse  Hélène  de  Mecklembourg. 

Les  fêtes  de  Fontainebleau  et  de  Versailles  sont  loin  de  nous.  Qui 
voudrait  parler  aujourd'hui  de  ces  royales  splendeurs?  Trop  souvent 
elles  furent  le  présage  des  révolutions,  le  signal  des  catastrophes.  Le 
souvenir  de  ces  pompes  nuptiales  est  éteint  comme  la  flamme  des  gi- 
randoles et  les  fusées  des  feux  d'artifice.  Ce  qu'on  n'a  pas  oublié,  c'est  la 
grâce,  la  bonté,  la  dignité  parfaite  de  celle  pour  qui  s'ouvraient  alors 
comme  par  enchantement  les  chambres  de  François  Ier  et  de  Louis  XIV, 
les  galeries  peintes  par  le  Primatice  et  par  Lebrun.  A  côté  d'une  vertu 
modeste  et  d'une  bienfaisance  sans  faste,  on  remarqua  l'amour  et  la 
culture  des  lettres,  une  connaissance  familière  de  notre  littérature  an- 
cienne et  moderne.  Alors  on  applaudit  à  des  mérites  si  divers;  on  ne 
s'était  pas  encore  avisé  d'en  faire  un  crime. 

Chercher  à  peindre  les  momens  si  rapides  que  M.  le  duc  et  Mme  la 
duchesse  d'Orléans  passèrent  ensemble,  c'est  essayer  de  reproduire  le 
calme  et  l'uniformité  de  la  vie  commune.  Jamais  dans  Paris  ménage 
bourgeois  n'a  goûté  un  bonheur  plus  facile  et  plus  simple.  La  nais- 
sance de  deux  enfans,  les  phases  journalières  de  l'existence  en  furent 
les  seuls  événemens.  On  sait  combien  le  prince  royal  était  attaché  à  sa 
famille.  Sa  vénération  pour  ses  parens,  son  amitié  pour  ses  sœurs  et  pour 
ses  frères,  restèrent  toujours  inaltérables  non-seulement  dans  leur  du- 
rée, mais  dans  leur  vivacité  passionnée.  C'est  encore  son  testament  qui 
nous  en  transmet  l'expression.  C'est  là  qu'on  trouve  les  témoignages  de 
sa  tendresse  pour  le  prince  qui,  dans  l'ordre  de  la  naissance,  venait  im- 
médiatement après  lui.  «  J'aime  Nemours,  disait-il,  encore  plus  qu'on 
n'aime  un  frère.  »  Mme  la  duchesse  d'Orléans  s'associait  à  ces  sentimens. 
Elle  ne  cessa  jamais,  elle  n'a  jamais  cessé  d'obtenir  un  tendre  et  cor- 
dial retour  de  son  beau-frère  en  particulier  et  de  toute  sa  famille  en 
général.  Le  roi  Louis-Philippe,  la  reine  Marie-Amélie,  l'ont  toujours 
traitée  comme  une  fille  chérie.  Que  dire  de  l'affection  si  vive  de  la  prin- 
cesse Adélaïde,  à  qui  personne,  que  je  sache,  n'a  reproché  d'avoir  su  dis- 
simuler sa  pensée?  Jamais  M,ne  Adélaïde  n'aurait  pardonné  le  moindre 
désaccord  avec  les  sentimens  auxquels  elle  avait  voué  toutes  les  forces 
de  son  ame  impétueuse  et  sincère,  et  cependant  l'union  de  ces  deux 
princesses  ne  se  démentit  pas  un  seul  instant.  La  vie  de  Mme  la  du- 
chesse d'Orléans  se  passait  tout  entière  chez  la  reine,  hors  quelques 
fêtes  données  au  pavillon  Marsan,  auxquelles  le  roi  et  sa  famille  assis- 
taient toujours.  Qu'on  ne  me  prenne  pas  pour  le  Dangeau  de  la  branche 


778  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

cadette.  On  sait  que  je  l'ai  servie  loyalement,  mais  sans  adulation;  le 
titre  de  courtisan  ne  m'appartint  jamais.  J'espère  donc  que  le  purita- 
nisme républicain  daignera  me  pardonner  ces  détails.  Un  portrait  ne 
doit-il  pas  être  placé  dans  son  cadre? 

I  m  grand  voyage  entrepris  dans  l'intérieur  lit  connaître  à  toute 
la  France  des  qualités  renfermées  jusqu'alors  dans  Paris  et  connues 
seulement  du  petit  nombre.  Les  nobles  époux  jouirent  à  cette  épo- 
que d'une  félicité  complète;  ils  se  voyaient  appréciés  par  une  nation 
dont  les  suffrages  varient  souvent,  mais  ne  perdent  jamais  de  leur 
prix  et  de  leur  prestige.  Cependant  le  malheur  les  guettait  de  près. 
Des  pressentimens  funestes,  seul  héritage  que  M.  le  duc  d'Orléans  ait 
recueilli  d'Henri  IV,  poursuivaient  ce  prince,  qui  promettait  d'être 
un  jour  digne  de  son  aïeul,  et  qu'une  même  fatalité  allait  atteindre. 
Lors  de  son  dernier  voyage  en  Afrique,  arrivé  à  Toulon  le  9  avril  18-40, 
il  traça  ses  volontés  suprêmes.  L'idée  d'une  mort  prochaine  est  visible- 
ment empreinte  dans  cet  écrit.  On  la  retrouve  également  dans  les 
lettres  qu'il  adressa,  vers  la  même  époque,  aux  personnes  qu'il  hono- 
rait du  nom  de  ses  amis  et  qui  conserveront  précieusement  sa  mémoire. 
«  Je  ne  puis  quitter  Paris  pour  un  voyage  lointain,  écrivait-il  à  l'une 
d'elles,  sans  vous  dire  un  mot  d'adieu.  Je  ne  sais  à  quel  prix  la  Pro- 
vidence me  fera  acheter  l'acquittement  de  la  dette  d'honneur  que  je 
vais  solder  en  Algérie;  mais,  quelles  que  soient  pour  mon  avenir,  pour 
ma  carrière  et  pour  mon  pays,  les  conséquences  du  devoir  de  conscience 
que  je  vais  accomplir  le  plus  promptement  possible,  je  vais  rechercher 
dans  les  rangs  de  l'armée  la  parole  que  j'y  ai  laissée...  w% 

La  mort  de  M.  le  duc  d'Orléans  fut  sans  contredit  le  coup  le  plus 
ru.de  que  pût  recevoir  la  dynastie  nouvelle.  Non-se  nie  ment  elle  se  vit 
privée  de  l'aîné  de  sa  race,  de  celui  qui  avait  acquis  le  plus  de  titres  à 
l'attention  publique;  elle  perdit  avec  lui  le  prestige  de  son  bonheur. 

Dès  ce  moment,  Mrae  la  duchesse  d'Orléans  se  voua  à  une  retraite  ab- 
solue, trop  absolue  peut-être.  Il  aurait  été  utile  qu'une  existence  faite 
pour  défier  le  grand  jour  n'y  eût  pas  été  si  complètement,  si  obsti- 
nément dérobée;  mais  elle  n'écouta  que  les  inspirations  de  sa  dou- 
leur. La  mort  de  son  mari  l'avait  à  la  fois  séparée  du  monde  et  rap- 
prochée des  siens.  Elle  se  renferma  dans  la  vie  de  famille  et  ne 
s'en  éloigna  plus  un  seul  jour.  Elle  n'eut  pas  d'autres  résidences  que 
celles  de  ses  parens.  Saint-Cloud,  Neuilly,  les  Tuileries,  la  voyaient 
arriver  et  repartir  avec  ses  fils  le  même  jour  et  presque  à  la  même 
heure  que  la  reine.  Toujours  vêtue  de  deuil,  elle  n'assistait  à  aucun 
des  divertissemens  ordinaires  dans  les  cours.  L'éducation  de  ses  erafans 
occupait  tous  ses  momens,  et  si  elle  accordait  quelquefois  la  fav«ur 
d'une  audience,  c'était  avec  toutes  les  formes  consacrées  par  l'usage. 
Sans  doute  un  esprit  aussi  élevé  ne  pouvait  rester  étranger  au  spectacle 


UN   MOT   SUR  LE   24   FÉVRIER.  779 

et  à  l'appréciation  des  événemens,  devenus  depuis  quelque  temps  si 
redoutables  et  toujours  si  graves;  mais  aucun  jugement,  surtout  aucun 
blâme  ne  se  plaçait  sur  ses  lèvres.  Elle  se  bornait  uniquement  à  ses 
devoirs  de  mère.  Si  on  a  osé  l'accuser  de  menées  et  d'intrigues,  c'est 
faute  d'avoir  su  concilier  une  réserve  si  modeste  avec  un  mérite  si 
rare.  De  nos  jours,  on  ne  sait  plus  comprendre  une  vie  à  la  fois  grande 
et  simple;  l'idée  de  la  vérilable  grandeur  est  si  généralement  obscur- 
cie, qu'on  ne  peut  plus  croire  à  une  abnégation  volontaire.  Dès  qu'on 
reconnaît  l'intelligence,  on  suppose  l'agitation.  Mme  la  duchesse  d'Or- 
léans resta  silencieuse  et  immobile  jusqu'aux  jours  néfastes  où  elle 
devint,  non  par  sa  volonté,  mais  par  la  force  inexorable  des  événe- 
mens, le  dernier  espoir,  le  dernier  enjeu  de  la  monarchie.  Elle  n'avait 
jamais  songé  à  briguer  un  rôle,  et  ce  fut  avec  regret,  mais  avec  résolu- 
tion, qu'elle  prit  le  sien  des  mains  de  la  nécessité.  Jusqu'à  l'abdication 
du  roi,  elle  demeura  constamment  auprès  de  la  reine.  Une  commune 
pensée  animait  ces  deux  princesses.  Obtenir  du  roi  de  ne  point  renon- 
cer à  sa  couronne  était  leur  vœu  et  leur  espérance.  Prêter  à  Mme  la  du- 
chesse d'Orléans,  dans  ces  heures  de  trouble  et  d'angoisse,  les  calculs 
et  le  sang-froid  de  l'ambition,  c'est  faire  plus  que  de  méconnaître  son 
cœur  :  c'est  méconnaître  le  cœur  humain. 

Le  roi  Louis- Philippe  avait  passé  sa  dernière  revue;  il  était  rentré 
aux  Tuileries.  Pendant  qu'il  conférait  dans  son  cabinet  avec  quelques 
hommes  politiques,  la  reine  et  les  princesses,  renfermées  dans  une 
pièce  voisine,  attendaient...  avec  quelle  anxiété!  on  peut  le  deviner 
aisément.  Une  des  personnes  de  la  maison  deMme  la  duchesse  d'Orléans, 
s'étant  approchée  d'elle,  lui  demanda  avec  inquiétude  :  «Que  fait-on? 
Que  fait  madame?  »  Elle  répondit:  «  Je  ne  sais  pas  ce  qu'on  fait,  je 
sais  seulement  que  ma  place  est  auprès  du  roi.  Je  ne  dois  pas  le  quitter, 
je  ne  le  quitterai  pas.  »  Tout  à  coup  la  porte  s'ouvrit,  le  roi  parut  et 
s'écria  d'une  voix  forte:  «J'abdique!....»  A  ces  mots,  la  reine,  Mme  la 
dnchesse  d'Orléans,  toutes  les  princesses,  s'élancèrent  au-devant  de  lui 
et  le  conjurèrent,  en  versant  des  larmes,  de  ne  pas  abdiquer;  sa  belle- 
fille  se  jeta  presque  à  ses  pieds,  pressant  sa  main  avec  un  tendre  et 
douloureux  respect.  Le  roi  ne  répondit  rien  et  rentra  dans  son  ca- 
binet. Les  princesses  l'y  suivirent.  Tandis  que  Louis- Philippe,  pressé 
de  toutes  parts,  signait  son  abdication,  non  pas  avec  les  hésitations  mi- 
sérables, les  tergiversations  pusillanimes  que  lui  prête  un  récit  sans 
autorité  et  sans  vraisemblance,  maisavec  une  ferme  et  imperturbable 
lenteur,  la  reine  et  la  princesse  royale  se  tenaient  par  la  main,  en 
silence,  à  TauVre  extrémité  de  la  table.  A  la  vue  de  la  signature  fatale, 
lorsque  tout  fut  irrévocablement  accompli,  elles  se  jetèrent  en  pieu- 
fant,  par  un  mouvement  spontané,  dans  les  bras  l'une  de  l'autre.  Où 
plaeer,  dans  une  ipareille  scène,  un  mot  noalveJllant  et  dur,  une  ex- 


780  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

pression  arrière,  un  reproche  môme  irréfléchi?  Quel  ressentiment  in- 
juste pouvait  se  faire  jour  dans  un  tel  moment?  Quoi  qu'on  en  dise, 
il  n'y  eut  de  paroles  que  pour  la  tendresse  et  pour  la  douleur.  Le  roi 
et  la  reine  embrassèrent  leur  belle-fille.  Quelques  hommes  politiques 
lui  parlèrent  alors  de  la  nécessité  absolue  où  elle  se  trouvait  de  pren- 
dre la  régence.  Elle  s'écria  :  «  C'est  impossible!  Je  ne  puis  porter  un 
tel  fardeau;  il  est  au-dessus  de  mes  forces.  »  Elle  insista  encore  au- 
près du  roi  pour  le  conjurer  de  revenir  sur  son  abdication;  mais  le 
bruit  en  était  déjà  répandu  dans  la  garde  nationale  et  dans  l'armée. 
On  répéta  à  Mme  la  duchesse  d'Orléans  que  la  régence  était  le  moyen 
unique  de  salut  pour  la  dynastie.  Elle  combattit  cette  opinion  en  peu 
de  paroles,  très  rapidement,  comme  tout  ce  qui  se  dit  et  se  fit  alors. 
Les  gens  considérables  dont  elle  était  entourée  la  pressaient  d'accepter. 
Elle  leur  répliqua  par  ces  mots  déjà  cités  ailleurs  :  «  Oter  la  couronne 
au  roi,  ce  n'est  point  la  donner  à  mon  fils.  »  Mais  enfin  il  fallut  se  ré- 
soudre et  céder.  Le  roi,  la  reine,  étaient  partis.  Rentrée  au  pavillon  Mar- 
san, dans  son  appartement,  la  princesse  en  fit  ouvrir  toutes  les  portes. 
Quelques  relations,  très  bienveillantes  d'ailleurs,  ont  prêté  à  cette  scène 
une  pompe  déclamatoire,  une  sorte  d'apprêt  théâtral  qui  n'est  point 
dans  le  caractère  de  Mme  la  duchesse  d'Orléans,  et  qui  surtout  n'était 
pas  dans  sa  pensée  en  ce  moment.  Ce  quelle  fit  alors,  elle  le  fit  no- 
blement, dignement,  simplement  surtout.  L'enthousiasme  n'était  pas 
le  mobile  unique  qui  la  dirigeait;    ce  n'était  pas   même  le  motif 
principal  de  sa  résolution.  Sans  doute  elle  admettait  la  chance  d'un 
grand  sacrifice,  elle  se  sentait  résolue  à  périr,  s'il  le  fallait;  mais  elle 
ne  rejetait  pas  la  possibilité  de  se  faire  entendre  à  une  population 
désabusée  et  calmée  :  elle  croyait  encore  pouvoir  être  utile  à  la  France, 
à  sa  famille,  à  son  fils,  en  traitant  à  des  conditions  honorables.  Debout 
avec  ses  enfans  au  pied  du  portrait  de  leur  père,  entourée  des  per- 
sonnes de  sa  maisQn,  de  quelques  officiers  de  marine,  de  quelques 
membres  de  la  chambre  des  députés,  accompagnée  d'une  de  ses  dames 
restée  inséparable  de  sa  destinée,  elle  était  prête  à  tout,  lorsqu'une 
personne  envoyée  par  M.  le  duc  de  Nemours  vint  l'avertir,  de  la  part 
du  prince,  de  se  rendre  en  toute  hâte,  par  le  pavillon  de  l'Horloge  et 
par  le  jardin,  au  Pont-Tournant,  surtout  de  ne  pas  perdre  un  instant 
pour  quitter  les  Tuileries.  La  princesse  se  mit  aussitôt  en  marche.  A 
l'entrée  du  pavillon  Marsan,  elle  trouva  M.  le  duc  de  Nemours  à  che- 
val. Le  prince  se  plaça  auprès  de  sa  belle-sœur  pour  la  couvrir  de  son 
corps  et  la  garantir  des  coups  de  fusil  qu'on  tirait  de  la  place  du  Car- 
rousel dans  la  cour  des  Tuileries,  qui  n'était  pas  encore  envahie,  mais  au 
moment  de  l'être.  Sous  les  yeux  mêmes  de  M,ne  la  duchesse  d'Orléans, 
les  insurgés  avaient  renversé  et  massacré  un  piqueur  sortant  à  cheval 
des  écuries  du  roi.  Cet  homme  était  tombé  contre  la  grille,  déjà  vio- 


UN   MOT   SUR   LE   24-   FÉVRIER.  781 

lemment  ébranlée  et  près  de  céder  à  l'effort  des  assaillans.  Ceux-ci, 
repliés  sous  le  guichet  du  Carrousel,  marchaient  droit  sur  le  château, 
qu'ils  n'avaient  osé  attaquer  plus  tôt,  dans  la  crainte  d'y  trouver  de 
la  résistance.  Plus  enhardis  maintenant,  ils  allaient  forcer  la  grille, 
même  plusieurs  d'entre  eux  avaient  pénétré  dans  la  cour.  Ce  fut  dans  cet 
intervalle  de  quelques  minutes  seulement  que  Mme  la  duchesse  d'Orléans 
put  gagner  le  jardin  des  Tuileries  par  le  pavillon  de  l'Horloge;  elle  n'y 
réussit  qu'en  pressant  le  pas  le  long  des  murs.  Elle  tenait  M.  le  comte 
de  Paris  par  la  main;  derrière  elle,  on  portait  le  petit  duc  de  Chartres, 
malade,  grelottant  de  la  fièvre  et  enveloppé  de  manteaux.  Ils  traversè- 
rent le  jardin  au  milieu  d'une  foule  tumultueuse,  qui  cependant  n'avait 
rien  d'hostile.  On  criait  vive  la  duchesse  d'Orléans!  vive  le  comte  de  Paris! 
Les  soldats  placés  dans  l'intérieur  présentaient  les  armes;  on  battait 
aux  champs,  derniers  honneurs  rendus  à  la  royauté.  Ce  fut  ainsi  que 
la  princesse  arriva  au  Pont-Tournant;  mais  elle  n'y  trouva  ni  les  per- 
sonnes ni  les  voitures  qu'on  lui  avait  annoncées.  Elle  ne  put  se  con- 
certer avec  M.  le  duc  de  Nemours,  resté  à  l'arrière-garde  pour  donner 
des  ordres.  Ne  se  trouvant  plus  à  la  portée  de  son  beau-frère,  entraî- 
née par  les  conseils  de  quelques-uns  des  hommes  politiques  qui  l'a- 
vaient suivie,  elle  se  dirigea  sur  la  chambre  des  députés. 

Tout  en  rendant  justice  à  son  courage  dans  ce  moment  décisif,  on 
a  quelquefois  blâmé  la  résolution  qu'elle  prit  alors.  Il  fallait,  disait-on, 
tourner  du  côté  opposé,  marcher  droit  sur  les  boulevards,  se  faire  voir 
et  montrer  ses  en  fans  au  peuple.  Ainsi  avait  agi  autrefois  Marie-Thé- 
rèse. Son  fils  dans  les  bras,  elle  avait  entraîné  la  nation  hongroise  tout 
entière.  Vive  le  roi  Marie-Thérèse!  avaient  crié  les  Magyars;  vive  la  ré- 
gente Hélène!  auraient  crié  les  Français...  En  vérité,  c'est  étrangement 
méconnaître  les  lieux  et  les  temps.  Quel  effet  aurait  pu  produire  la  nou- 
velle régente  sur  ce  peuple  en  révolution,  sur  cette  armée  si  profon- 
dément découragée,  qui  avait  reçu  l'ordre  de  mettre  la  crosse  en  l'air? 
La  troupe  lui  aurait  répondu  par  le  silence,  l'émeute  par  des  coups  de 
fusil.  Sans  doute,  elle  n'aurait  point  pâli  devant  la  mort;  mais  à  quoi 
aurait  servi  ce  sacrifice,  si  ce  n'est  à  rendre  la  révolte  plus  indomptable 
et  la  révolution  plus  assurée?  Et  d'ailleurs  aurait-elle  seulement  été 
aperçue  de  tout  ce  peuple?  Le  succès  des  grands  événemens  tient  sou- 
vent à  de  bien  faibles  mobiles.  Le  costume  semble  une  chose  bien 
frivole;  l'éclat  extérieur  est  cependant  nécessaire  dans  ces  occasions  tu- 
multueuses, et  lorsque  le  prestige  en  est  détruit,  comme  il  l'est  désor- 
mais parmi  nous,  c'est  une  arme  de  plus  brisée  dans  les  mains  de  la 
monarchie.  Marie-Thérèse  portait  le  vêtement  national  :  un  blanc  pana- 
che flottait  sur  sa  tête,  la  pourpre  et  l'hermine  couvraient  ses  épaules, 
un  sabre  sonnait  à  sa  ceinture.  Aujourd'hui  tout  cet  attirail  serait  ren- 
TOME  h.  50 


782  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

voyé  sur  les  planches  d'un  théâtre;  il  ne  pourrait  produire  aucun  effet, 
ou  plutôt  il  produirait  un  effet  contraire  à  l'enthousiasme.  Et  pour- 
tant, comment  dominer  la  foule,  comment  s'en  faire  apercevoir  dans 
le  costume  de  tous  les  jours  et  de  tout  le  monde,  sans  marque  distinc- 
tive,  sans  insignes  particuliers,  sans  parier  aux  yeux  par  un  moyen 
quelconque?  En  se  rendant  sur  les  boulevards  et  dans  les  rues,  Mme  la 
duchesse  d'Orléans  ne  pouvait  que  s'y  faire  tuer  pour  rien,  ce  qui 
convenait  à  son  courage,  mais  répugnait  à  sa  raison.  En  allant  droit 
à  la  chambre,  la  princesse  rendait  hommage  au  principe  qui  fai- 
sait l'essence,  l'honneur  de  sa  dynastie  et  de  son  parti.  A  défaut  de  la 
légitimité,  la  royauté  de  juillet  avait  la  légalité;  elle  devait  la  conser- 
ver. Louis-Philippe  ne  s'en  était  jamais  écarté,  et  cette  fidélité  même 
contribua  à  sa  perte.  Il  est  permis  de  ne  point  s'associer  à  tous  les  actes 
de  la  politique  de  ce  prince;  mais,  malgré  l'événement,  ce  n'est  point 
par  ce  côté  qu'elle  est  attaquable.  La  foi  dans  la  légalité  honora  seule 
la  chute  du  trône.  Mme  la  duchesse  d'Orléans  ne  pouvait  pas  répu- 
dier le  principe  qui  l'attachait  solidairement  à  sa  famille  et  à  sa  cause. 
Elle  alla  donc  à  la  chambre  des  députés,  et,  au  risque  de  ce  qui  en 
arriverait,  c'est  là,  c'est  là  seulement  qu'elle  devait  porter  sa  doulou- 
reuse et  rapide  régence.  Poussée  par  un  cri  unanime,  elle  arriva,  à 
travers  les  flots  de  la  foule  émue,  devant  le  péristyle  du  Palais- 
Bourbon.  M.  le  duc  de  Nemours,  la  voyant  de  loin  se  diriger  sur  la 
chambre,  s'était  hâté  de  la  rejoindre,  résolu  à  ne  pas  l'abandonner. 
Homme  du  devoir,  il  se  pinçait  auprès  de  la  nouvelle  régente;  aussi  mi 
des  députés  qui  entouraient  Mmc  la  duchesse  d'Orléans  s' étant  approché 
du  prince  pour  lui  demander  s'il  ne  jugerait  pas  plus  utile  de  rester  en 
dehors  avec  les  troupes  sur  la  place  Louis  XV,  M.  le  duc  de  Nemours 
répondit  :  «  Hélène  court  ici  des  dangers,  je  ne  veux  pas  la  quitter;  ne 
me  conseillez  pas  d'abandonner  la  femme  de  mon  frère.»  Peut-être 
lui  donnait-on  un  avis  salutaire  et  opportun,  je  ne  serais  pas  éloigné  de 
le  croire;  mais  qui  pourrait  blâmer  une  résolution  si  noble?  et  d'ailleurs 
combien  le  blâme  aurait-il  été  plus  assuré  et  plus  général,  si  on  n'avait 
pas  vu  M.  le  duc  de  Nemours  auprès  de  sa  belle-sœur!  Il  ne  la  quitta 
plus  un  seul  instant. 

Le  cortège  traversa  la  salle  des  Pas-Perdus.  Bientôt  une  foule  de 
députés  et  d'individus  étrangers  à  la  chambre  déboucha  de  tous  les 
couloirs  et  entoura  la  princesse,  au  risque  de  la  priver  d'air.  «  Point 
de  princes  !  s'écria  un  homme  investi  depuis  d'un  emploi  diplomatique 
(quelle  préparation  à  la  diplomatie!).  Point  de  princes!  nous  n'en  vou- 
lons pas  ici!  »  Après  avoir  écarté  des  furieux  qui  se  précipitaient  au- 
devant  de  Mrte  la  duchesse  d'Orléans  pour  empêcher  son  entrée  dans 
la  chambre,  on  la  dégagea  de  la  presse  et  on  la  fît  entrer  dans  la  salle 


UN   MOT  SUR  LE  24   FÉVRIER.  783 

des  distributions.  Elle  s'y  assit  quelques  minutes.  Enfin  on  l'annonce 
dans  l'assemblée;  elle  y  pénètre  et  se  place  dans  l'hémicycle.  On  ap- 
porte des  fauteuils  pour  elle  et  pour  ses  fils;  elle  reste  debout  au  pied 
de  la  tribune.  A  sa  vue,  les  cris  de  vive  la  duchesse  d'Orléans!  vive 
le  comte  de  Paris!  s'élèvent  de  tous  les  côtés.  Les  acclamations  de  l'as- 
semblée presque  entière  sont  constatées  par  le  Moniteur,  qu'on  ne 
trouvera  pas  toujours  aussi  exact.  Sans  doute  des  séntimens  hostiles 
avaientdéjà  pénétré  dans  lachambre  :  au  fond  des  tribunes  frémissantes 
on  sentait,  on  devinait  des  ennemis,  le  silence  des  députés  de  l'extrême 
gauche  était  une  menace;  mais  enfin  l'aspect  de  l'assemblée,  loin  de 
révéler  un  parti  pris  contre  le  jeune  prince  et  contre  sa  mère,  sem- 
blait favorable  et  protecteur.  Tout  dépendait  d'un  effort:  M.  Dupin  le 
tenta.  Le  président  ne  crut  pas  devoir  s'y  associer.  Sur  les  réclamations 
des  députés  opposés  à  la  nouvelle  régence,  il  invita  les  personnes  étran- 
gères à  se  retirer,  et,  tout  en  répétant  plusieurs  fois  les  mots  d'auguste 
princesse,  tout  en  prodiguant  les  hommages  les  plus  monarchiques,  il 
engagea  Mme  la  duchesse  d'Orléans  à  quitter  la  chambre  des  députés 
par  respect  pour  le  règlement!  Ce  fut  alors  que,  se  tournant  vers  le  pré- 
sident avec  une  incomparable  dignité,  elle  lui  adressa  cette  parole  que 
conservera  l'histoire  :  «  Monsieur,  ceci  est  une  séance  royale!  » 

Rien  ne  put  la  troubler,  rien  ne  put  l'émouvoir,  et,  si  son  intrépi- 
dité stoïque  avait  pu  s'inoculer  à  toutes  les  âmes,  la  royauté  existe- 
rait encore  en  France.  Et  pourtant  la  pression  matérielle  était  au 
moins  égale  à  la  préoccupation  morale.  L'hémicycle  était  rempli  par 
une  foule  nombreuse,  entrée  avec  la  princesse  dans  l'enceinte  législa- 
tive :  foule  affairée,  tumultueuse,  bruyante,  mêlée  d'amis  et  d'enne- 
mis, de  curieux  qui  étaient  venus  pour  voir,  d'officieux  qui  se  faisaient 
de  fête,  surtout  d'individus  sans  opinion  qui  attendaient  pour  se  dé- 
clarer, prêts  à  acclamer  le  triomphe,  quel  qu'il  fût.  Des  hommes  armés 
escaladaient  les  bancs,  allaient  et  venaient,  poussés  ou  rappelés  par 
leurs  chefs.  Quelques-uns  s'approchèrent  de  la  princesse,  la  touchant 
presque  de  la  main.  «Venez,  venez,  madame,  »  lui  dit  en  passant  un 
jeune  homme  qui  descendait  en  courant  l'escalier  de  la  tribune;  «je 
vous  réponds  de  vos  enfans  et  de  vous;  venez  vous  montrer  au  peuple, 
il  vous  proclamera  tout  d'une  voix.  »  —  «  Ne  bougez  pas!  »  s'écriait  un 
autre;  «  si  vous  fai-tes  un  pas,  vous  et  vos  enfans,  vous  êtes  morts!  »  Au 
milieu  de  cet  effroyable  tumulte,  Mme  la  duchesse  d'Orléans  ne  faisait 
ni  un  mouvement  ni  un  geste;  seulement  elle  était  un  peu  pâle,  et, 
comme  si  elle  assistait  à  un  spectacle  émouvant  et  curieux,  elle  atta- 
chait ses  regards  avec  une  attention  infatigable  sur  la  foule  et  sur 
l'assemblée.  Puis,  lorsque  quelques-uns  des  amis  dévoués  dont  elle 
«tait  accompagnée  s'approchaient  d'elle,  elle  leur  répondait  par  un 


784  REVIS  DES  DEUX  MONDES. 

sourire  triste  et  doux.  Craignant  pour  sa  vie,  ils  la  suppliaient  en  vain 
de  sortir  :  —  «Si  je  sors  d'ici,  dit-elle,  mon  fils  n'y  rentrera  plus.  » 
La  chaleur,  la  presse,  la  course  précipitée  de  gens  qui  montaient,  des- 
cendaient sans  relâche,  finirent  par  ne  plus  lui  permettre  de  demeurer 
au  pied  de  la  tribune.  Elle  passa  sur  les  gradins  supérieurs  de  la  salle, 
s'y  assit  avec  ses  fils  et  M.  le  duc  de  Nemours,  suivis  par  les  officiers 
de  la  maison  de  M.  le  comte  de  Paris,  par  quelques  députés  et  par  des 
gardes  nationaux. 

Rien  n'était  encore  perdu,  lorsque  de  froides  et  cruelles  paroles, 
tombées  goutte  à  goutte  de  la  tribune,  gagnèrent  le jcentre  de  l'assem- 
blée et  glacèrent  les  cœurs  étonnés  et  indécis.  En  face  de  M.  le  duc  de 
Nemours,  dont  la  présence  attestait  un  acquiescement  formel  et  une 
abdication  bien  noblement  volontaire,  M.  Marie  se  fit  le  champion  bé- 
névole de  sa  régence.  Il  rappela  la  loi  qui  l'avait  décernée  à  ce  prince  r 
«  Il  faut,  dit-il,  obéir  à  la  loi...  »  A  la  loi  portée  par  ces  mêmes  pou- 
voirs dont  la  destruction  était  décidée,  accomplie!....  L'orateur  mit  le 
comble  à  sa  gloire  en  prononçant  le  premier  ces  mots  :  Gouvernement 
provisoire;  mots  de  funeste  augure,  destinés  à  servir  d'enseigne  à  une 
anarchie  que  la  France  aurait  dû  dès-lors  étouffer  dans  son  germe, 
mais  qu'à  défaut  de  prévoyance,  elle  a  du  moins  arrêtée  avec  courage 
dans  sa  marche  audacieuse  et  désordonnée.  Puisse-t-elle  persévérer! 
M.  Grémieux  prêta  à  son  honorable  collègue  l'appui  de  son  talent;  mais 
il  crut  devoir  joindre  la  pantomime  à  l'éloquence.  Après  avoir  parlé,  il 
se  glissa  auprès  de  Mme  la  duchesse  d'Orléans,  et  lui  montra  un  petit  pa- 
pier sur  lequel  il  lui  avait  fait  sa  leçon  en  termes  ambigus  qui  pouvaient 
servir  à  deux  fins.  Il  ajouta  à  ce  don  inestimable  beaucoup  de  conseils, 
excellens  sans  doute.  M.  Crémieux  fut  écouté  en  silence,  car  il  assure 
qu'il  fut  écouté  (I).  En  tout  cas,  le  temps  était  trop  précieux  pour  l'em- 
ployer à  proposer  des  énigmes  et  à  deviner  des  logogriphes.  La  princesse 
prit  le  chiffon  que  lui  tendit  son  conseiller  improvisé,  Je  froissa  dans  ses 
doigts,  le  laissa  tomber...  On  le  ramassa,  dit-on.  Ensuite,  Mme  la  duchesse 
d'Orléans  se  leva  une  seconde  fois  et  essaya  de  se  faire  entendre.  Elle 
crut  même  un  instant  y  avoir  réussi;  mais  à  peine  eut-elle  prononcé  avec 
beaucoup  de  calme  et  de  sang-froid  ces  simples  mots  :  «  Mon  fils  et  moi, 
nous  sommes  venus  ici...  »  que  les  hurlemens  de  la  foule  d'en  bas  et  des 
tribunes  étouffèrent  sa  voix.  Les  uns  lui  criaient  :  «  Parlez!  parlez!  » 
d'autres  lui  disaient  :  «  Laissez  parler  Odilon  Barrot!  »  M.  Barrot,  re- 
tenu par  des  obstacles  aussi  fâcheux  qu'inattendus,  était  arrivé  sur  ces 
entrefaites;  le  tumulte  l'ayant  empêché  d'entendre  la  princesse  et  la 
faiblesse  extrême  de  sa  vue  ne  lui  ayant  probablement  pas  permis  d'a- 

(1)  Voir  le  Moniteur  du  mercredi  11  avril  1849. 


UN  MOT  SUR  LE  24  FÉVRIER.  785 

percevoir  qu'elle  était  debout,  essayant  de  se  faire  écouter,  il  prit  lui- 
même  la  parole.  Alors,  dans  l'impossibilité  de  faire  comprendre  qu'elle 
voulait  parler,  Mme  la  duchesse  d'Orléans  fut  contrainte  de  se  rasseoir. 
M.  Ledru-Rollin,  M.  de  Larochejacquelein,  montèrent  tour  à  tour  à  la 
tribune,  lorsqu'une  bande  d'ouvriers  en  blouse,  en  bourgeron,  parmi 
lesquels  on  voyait  des  gens  d'une  classe  toute  différente  qu'on  recon- 
naissait à  l'élégance  de  leurs  vêtemens,  tous  le  fusil  sur  l'épaule,  tam- 
bours battans  et  drapeaux  déployés,  se  précipitèrent  dans  la  salle, 
poussant  des  cris  affreux  et  proférant  d'horribles  menaces.  Un  insurgé 
parut  tout  à  coup  dans  l'hémicycle  envahi  et  brandit  un  drapeau  à  la 
droite  de  la  tribune.  «  Il  n'y  a  plus  de  royauté  !  s'écrie  cet  homme  :  les 
Tuileries  sont  prises,  le  trône  est  jeté  par  la  fenêtre!  »  Un  autre  vexil- 
laire  se  place  à  la  gauche  de  la  tribune.  On  s'y  presse,  on  s'y  pousse, 
on  s'y  heurte  :  tous  veulent  parler  à  la  fois;  l'escalier  est  escaladé,  le 
désordre  est  à  son  comble.  Il  est  inutile  de  chercher  à  le  peindre;  il 
est  présent  à  tous  les  souvenirs,  constaté  par  tous  les  documens,  par 
le  Moniteur  lui-même.  C'est  ici  pourtant  qu'il  faut  relever  une  erreur 
grave  du  journal  officiel.  Après  avoir  rendu  compte  de  cette  scène 
tumultueuse,  il  fait  disparaître  Mme  la  duchesse  d'Orléans;  il  lui  fait 
quitter  la  salle  avant  le  discours  de  M.  de  Lamartine  (1).  Nous  ne  vou- 
lons pas  croire  cette  erreur  volontaire;  quoi  qu'il  en  soit,  elle  est  im- 
portante, elle  est  capitale,  et,  dans  l'intérêt  de  l'histoire  surtout,  elle 
doit  être  soigneusement  relevée.  La  vérité  est  que,  lorsque  M.  de  La- 
martine parut  à  la  tribune,  Mme  la  duchesse  d'Orléans  était  devant  lui. 
«Messieurs,  dit  l'orateur,  j'ai  partagé  aussi  profondément  que  qui  que 
ce  soit  parmi  vous  le  double  sentiment  qui  a  agité  tout  à  l'heure  cette 
enceinte,  en  voyant  un  des  spectacles  les  plus  touchans  que  puissent 
présenter  les  annales  humaines,  celui  d'une  princesse  auguste  se  dé- 
fendant avec  son  fils  innocent,  et  venant  se  jeter  du  milieu  d'un  palais 

désert  au  milieu  de  la  représentation  du  peuple » 

A  ce  langage  harmonieux  et  pacifique,  les  amis  de  l'ordre  crurent 
la  monarchie  sauvée;  ils  respirèrent.  L'un  d'eux,  qui  se  trouvait  alors 
le  plus  rapproché  de  Mme  la  duchesse  d'Orléans,  lui  témoigna  par  ses 
regards  l'espoir  dont  il  se  sentait  pénétré;  mais,  d'un  signe  presque 
imperceptible  de  la  main ,  la  princesse  lui  fit  comprendre  qu'elle  ne 
partageait  pas  ses  illusions.  Tandis  qu'on  la  saluait  de  l'épée,  elle  en 
avait  senti  la  pointe  appuyée  sur  le  cœur.  Bientôt  le  glaive  s'y  enfonça 
tout  entier.  M.  de  Lamartine  continua  :  de  vaines  espérances  tombè- 

(1)  «Les  regards  se  portent  vers  le  sommet  de  l'amphithéâtre,  où  s'étaient  assis  la  du- 
chesse d'Orléans  et  ses  enfans;  mais,  au  moment  de  l'invasion  de  la  salle  par  la  multi- 
tude, la  princesse,  les  princes  et  ceux  qui  les  accompagnaient  sont  sortis  par  la  porte 

qui  fait  face  à  la  tribuie MM.  Crémieux,  Ledru-Rollin  et  de  Lamartine  paraissent 

en  même  temps  à  la  tribune,  etc.,  etc.  »  —  Moniteur  du  vendredi  25  février  1848. 

• 


786  EEYUB  DES  DEUX  MONDES. 

rent  toutes  à  s*  voix  ^  les  clameurs  s'élevèrent  plus  furieuses.  Pendant 
toute  la  durée  du  discours  de  l'auteur  des  Girondins,  un  homme  en 
blouse,  un  sabre  nu  à  la  main,  s'était  posté  au  pied  de  la  tribune,  les 
yeux  obstinément  attachés  sur  le  visage  de  l'orateur;  dès  que  M.  de 
Lamartine  eut  fini  déparier,  cet  homme  remit  son  sabre  dans  le  four- 
reau en  criant  :  A  la  bonne  heure! 

Vers  la  péroraison,  le  bruit  du  dehors  s'était  violemment  accru  :  on 
entendit  des  coups  de  crosse  de  fusil  briser  les  portes  de  la  tribune 
diplomatique,  qui  se  remplit  d'hommes  armés.  La  chambre  était  prise 
d'assaut.  Le  président  disparut  derrière  le  fauteuil.  La  portion  de  la 
chambre  entre  M™  la  duchesse  d'Orléans  et  la  tribune  de  droite  fut  dé- 
garnie en  un  clin  d'œil.  La  princesse  resta  comme  un  point  de  mire  aux 
fusils  braqués  sur  elle.  Elle  consentit  alors  à  se  retirer  devant  la  force. 
Rassemblée  s'était  levée  tout  entière  avec  un  grand  bruit.  Pendant  le 
tumulte,  un  huissier  de  la  chambre,  vêtu  en  garde  national,  prit  M.  le 
comte  de  Paris  dans  ses  bras.  La  princesse  le  suivit,  tenant  M.  le  duc  de 
Chartres.  Elle  monta  dans  le  couloir  circulaire  des  pairs  de  France, 
longea  ainsi  la  salle  et  sortit  par  la  porte  située  au  haut  de  l'extrême 
gauche.  Là  se  passa  une  scène  terrible  dans  un  passage  sombre  et  étroit, 
ouvert  sur  le  palier  d'un  petit  escalier  tournant.  La  princesse  fut  séparée 
de  sa  suite  par  la  foule  effrayée,  qui  descendait  des  tribunes  comme  un 
torrent.  Elle  se  sentit  heurtée  et  rejetée  contre  la  muraille,  tandis  que 
son  faible  cortège,  allongé  dans  ce  défilé  à  peine  assez  large  pour  le  pas- 
sage d'une  seule  personne,  avait  disparu,  rompu  et  brisé  par  la  foule 
Tout  à  coup  un  homme  d'une  figure  effroyable  se  jeta  sur  le  comte  de 
Paris,  l'enleva  de  terre  et  lui  serra  la  tête  dans  ses  mains  comme  dans 
un  éfcau,  appuyant  ses  larges  pouces  sur  les  yeux  de  l'enfant.  La  pauvre 
mère  crut  qu'on  voulait  les  arracher  de  leurs  orbites.  Elle  se  précipita 
sur  l'assassin,  et,  avec  le  secours  d'un  garde  national,  lui  fit  lâcher 
prise.  L'enfant  tomba.  Le  petit  duc  de  Chartres  disparut,  emporté  par 
un  passant.  Nous  verrons  tout  à  l'heure  comment  ils  furent  retrouvés 
tous  les  deux.  M"*5  la  duchesse  d'Orléans  fut  alors  violemment  séparée 
de  ses  fils.  Entraînée,  étouffée,  presque  jetée  au  bas  de  l'escalier,  elle 
y  resta,  appelant  ses  enfans  avec  des  cris  douloureux.  Elle  se  croyait 
arrivée  à  sa  dernière  heure. 

Elle  avait  raison  de  le  croire.  Un  prodige  pouvait  seul  la  sauver,  et 
pourtant  on  vient  nous  dire  après  coup  qu'en  la  traitant  de  la  sorte,  eMe 
et  ses  enfans,  on  agissait  dans  leur  intérêt;  on  se  vante  même  de  l'avoir 
sauvée,  on  semble  presque  compter  sur  sa  reconnaissance.  «Que  fût-il 
arrivé,  dit-on  (t),  si  un  de  ces  hommes  courageux  qui  étaient  à  la  tri- 
bune eût  dit  :  «  Ayez  pitié  de  cette  femme  et  de  cet  enfant!  Ne  vous  cou- 

(1)  Le  Conseiller  du  Peuple,  premier  numéro,  page  11-15. 


UN  MOT   SUR   LE   24   FÉVRIER.  787 

«tentez  pas  de  les  entourer  de  respect  et  de  compassion;  donnez- 
if  leur,  à  l'une  la  régence,  à  l'autre  un  trône!  »  Et  le  peuple,  attendri 
et  flottant,  aurait  peut-être  ramené  avec  acclamations  aux  Tuileries 
cette  femme  et  cet  enfant... 

«  Et  le  lendemain?... 

«  L'esprit  se  perd  dans  l'abîme  de  conjectures,  toutes  plus  sinistres  les 
unes  que  les  autres,  sur  les  catastrophes  qui  se  seraient  succédé,  si  des 
hommes  à  courte  vue  et  à  faible  cœur  avaient  restauré  la  régence  le 
24  février.  Un  instant  de  trêve,  oui;  mais  une  guerre  renaissante  et 
incessante  aussitôt  après,  une  émeute  nouvelle  tous  les  matins  sous  les 
fenêtres  de  cette  femme.  L'anarchie,  si  elle  eût  cédé;  le  sang  à  grands 
flots,  si  elle  eût  résisté.  Aujourd'hui  le  palais  forcé,  comme  au  20  juin 
4791;  demain  la  royauté  captive,  comme  au  iO  août...  » 

En  vérité,  si  ce  n'est  pas  une  ironie  sanglante  (on  le  croirait  au  pre- 
mier aspect,  mais  je  repousse  une  telle  pensée),  si  ce  n'est  pas  une  iro- 
nie, voilà  du  moins  une  singulière  logique  et  une  sollicitude  plus  étrange 
encore!  Comment!  pour  épargner  dans  l'avenir  une  catastrophe  terrible 
à  cette  femme  (ce  n'est  pas  moi  qui  parle,  je  copie),  pour  la  garantir  d'un 
malheur  futur,  on  l'écrase  séance  tenante!  Pour  la  préserver  d'une  pri- 
son problématique,  d'une  fantastique  tour  du  Temple,  on  l'exile,  on  la 
proscrit,  on  la  chasse!  Pour  l'empêcher  d'être  assassinée  le  25,  on  l'ex- 
pose à  être  massacrée  le  24!  D'ailleurs,  pour  Mmela  duchesse  d'Orléans, 
il  ne  s'agissait  plus  de  la  régence,  mais  de  la  vie.  Arrachez  lui  le  pou- 
voir, si  vous  voulez,  mais  veillez  sur  ses  jours.  Lorsqu'elle  est  entourée 
d'assassins,  protégez  au  moins  sa  sortie;  ne  la  laissez  pas  tomber  mou- 
rante au  pied  d'un  escalier.  La  politique  ne  dispense  pas  de  l'humanité. 
Eh  bon  Dieu!  pourquoi  s'étonner?  la  France  n'a-t-elle  pas  été  traitée 
comme  cette  femme? 

Enfin,  quelques  amis  dévoués  parviennent  jusqu'à  la  princesse,  et 
réussissent  à  la  dégager;  ils  l'entraînent  dans  la  salle  des  Pas-Perdus. 
Nouveau  surcroît  de  danger!  La  salle  était  envahie  par  des  bandes  fu- 
rieuses. Ils  gagnent  alors  à  grand'peine  la  seconde  salle  d'attente  du 
côté  de  la  cour,  puis  les  couloirs  qui  mènent  aux  bureaux  de  la  cham- 
bre, où  personne  n'avait  encore  pénétré.  A  travers  les  corridors  des 
bureaux,  ils  la  conduisent  au  petit  hôtel  de  la  présidence;  mais  ce  mo- 
ment, qui  semblait  celui  de  la  délivrance,  fut  incomparablement  le  plus 
douloureux  de  tous.  Pour  la  première  fois,  Mme  la  duchesse  d'Orléans 
perdit  courage  et  fondit  en  larmes.  Elle  ne  savait  pas  ce  qu'étaient  de- 
venus ses  en  fans  !  Elle  ne  savait  pas  s'ils  étaient  vivans  ou  morts!  Calme 
tout  à  l'heure,  presque  tranquille  au  milieu  d'un  péril  partagé,  elle 
demandait  avec  égarement  ses  fils  qu'elle  ne  voyait  pas;  elle  voulait 
courir  les  chercher...  Bie»tôt  M.  le  comte  de  Paris  lui  fui  rendu.  Au 


788  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

moment  où  il  était  tombé,  un  des  officiers  de  sa  maison ,  suivi  de  plu- 
sieurs gardes  nationaux,  le  trouva  gisant  à  terre;  l'ayant  reconnu  à  sa 
voix  enfantine,  il  le  saisit  rapidement  et  l'emporta  dans  ses  bras.  Arrivé 
à  la  salle  des  Pas-Perdus,  l'officier  fit  descendre  le  petit  prince  par 
une  fenêtre  basse  qui  donnait  sur  le  jardin  de  la  présidence.  Quant  à 
M.  le  duc  de  Chartres,  il  avait  été  enlevé,  comme  son  frère,  par  un  in- 
surgé, puis  délivré  par  un  huissier  de  la  chambre.  Ce  brave  homme 
l'avait  caché  chez  lui,  dans  les  combles  du  palais  Bourbon.  Plus  tard, 
l'enfant  fut  aussi  ramené  à  sa  mère. 

On  ne  pouvait  rester  plus  long-temps  à  la  chambre  des  députés  ou 
dans  ses  dépendances.  Par  bonheur,  une  petite  voiture  à  un  cheval  sta- 
tionnait dans  la  cour.  Mme  la  duchesse  d'Orléans  y  monta  avec  M.  le 
comte  de  Paris  et  un  garde  national;  deux  députés  l'escortèrent.  Ce  fut 
ainsi  qu'elle  arriva  aux  Invalides.  M.  le  duc  de  Nemours,  qui  avait 
écbappé  aux  insurgés  en  habit  de  garde  national,  y  rejoignit  sa  belle- 
sœur.  .  .,  •  •  ' 

En  descendant  de  voiture,  Mrae  la  duchesse  d'Orléans  était  entrée 
dans  l'appartement  du  maréchal  Molitor.  Le  vieux  guerrier  n'attendait 
pas  la  princesse.  Il  la  reçut  avec  un  douloureux  respect,  sans  lui  ca- 
cher cependant  les  craintes  que  pouvait  inspirer  pour  ses  enfans  et 
pour  elle  le  choix  d'un  asile  où  aucune  défense  n'était  possible.  «  Mon- 
sieur le  maréchal,  répondit  Mme  la  duchesse  d'Orléans,  quelque  danger 
que  nous  puissions  courir,  je  suis  décidée  à  rester  aux  Invalides.  Dans 
ce  moment,  c'est  le  séjour  le  plus  convenable  pour  mon  fils  et  pour 
moi  :  convenable  pour  en  sortir,  si  un  avenir  nous  reste  encore;  conve- 
nable pour  y  mourir,  si  notre  destinée  est  de  mourir  aujourd'hui.  » 

Toutefois  elle  ne  se  bornait  pas  à  cette  abnégation  héroïque,  elle 
n'invoquait  pas  seulement  le  secours  d'un  beau  désespoir.  Elle  ne  resta 
pas  inactive  un  seul  instant.  Tout  ne  lui  semblait  pas  perdu:  elle  avait 
conservé  l'espoir  d'une  réaction  dans  le  sens  de  l'ordre.  Elle  dit  aux 
personnes  qui  l'entouraient  :  «  Je  tiens  à  la  vie  de  mon  fils  plus  qu'à  sa 
couronne;  cependant,  si  sa  vie  est  nécessaire  à  la  France...  il  a  près  de 
dix  ans,  il  est  déjà  en  âge  de  s'exposer  pour  son  pays...  Tant  qu'il  y 
aura  une  seule  personne  qui  me  conseillera  de  rester  ici,  quel  que  soit 
le  danger,  je  resterai.  »  Si  l'attitude  de  Mme  la  duchesse  d'Orléans  avait 
été  noble  et  grande  dans  l'assemblée  législative  transformée  en  champ 
de  bataille,  elle  ne  fut  pas  moins  admirable  dans  sa  retraite  momen- 
tanée à  l'hôtel  des  Invalides.  Des  négociations  s'y  nouèrent  et  s'y  dé- 
nouèrent sans  relâche;  des  députations  s'y  présentèrent;  les  noms  de 
ceux  qui  jouèrent  un  rôle  dans  cette  circonstance  ne  sont  pas  encore 
acquis  à  la  publicité,  et  quelques-uns  ne  laisseraient  pas  de  causer  un 
peu  d'étonnement.  M™  la  duchesse  d'Orléans  écoutait  tout  le  monde, 


UN  MOT  SDR  LE  24  FÉVRIER.  789 

répondait  à  tous...  Toujours  résolue,  jamais  agitée,  elle  délibérait,  or- 
donnait sans  trouble,  sans  confusion,  avec  une  présence  d'esprit  à  la 
fois  ardente  et  calme.  Elle  ne  fut  régente  que  pendant  ces  six  heures, 
mais  elle  le  fut. 

Tant  d'intrépidité  dut  fléchir  devant  une  nécessité  inexorable.  Des 
rumeurs  menaçantes  se  succédaient  et  se  rapprochaient;  toutes  les 
espérances  des  amis  de  la  dynastie  se  détachaient  une  à  une.  Des 
avis  auxquels  la  princesse  ne  pouvait  opposer  que  la  résignation  lui 
apprirent  que  c'en  était  fait.  «  On  connaissait  déjà  sa  retraite  aux  In- 
valides... Déjà  les  hordes  insurgées  se  préparaient  à  violer  cet  asile... 
Comment  leur  résister  avec  des  piques,  car  on  n'avait  pas  d'autres 
armes?...  Il  n'y  avait  plus  ni  troupes,  ni  gouvernement,  ni  ministres... 
La  régence  était  devenue  im possible. . .  Pour  en  prévenir  l'établissement, 
des  fanatiques  ou  dessicaires  pouvaient  aller  jusqu'à  l'assassinat...  Il  n'y 
avait  plus  de  sûreté,  ni  pour  les  fils  ni  pour  la  mère;  tous  périssaient 
sans  utilité  pour  la  France.  »  Voilà  les  paroles  sinistres  qui  retentissaient 
autour  de  la  princesse  :  elle  résistait  encore;  alors  on  lui  conseilla  de 
se  retirer  secrètement  dans  une  maison  particulière,  en  laissant  croire 
qu'elle  était  restée  aux  Invalides,  afin  d'assurer  sa  fuite,  si  l'hôtel  était 
envahi,  ou  d'y  rentrer  dans  l'hypothèse  d'une  réaction  monarchi- 
que. Mme  la  duchesse  d'Orléans  rejeta  hautement  ce  dernier  parti.  Elle 
déclara  qu'elle  ne  voulait  pas  de  ce  qu'elle  appelait  une  supercherie, 
que  surtout  elle  ne  voulait  pas  exposer  les  invalides  sans  partager  leurs 
dangers.  «Je  reste  tout-à-fait  ou  je  m'en  vais  tout-à-fait,  »  s'écria-t-elle 
avec  une  émotion  généreuse  peu  éloignée  d'une  sorte  d'indignation. 
Elle  se  décida  enfin  à  se  laisser  conduire  par  ses  amis  dans  la  maison 
de  l'un  d'entre  eux,  située  dans  le  voisinage,  et  sortit  par  une  porte 
qui  donne  sur  l'avenue  de  Tourville.  Mme  la  duchesse  d'Orléans  était 
restée  aux  Invalides  depuis  deux  heures  après  midi  jusqu'à  sept  heures- 
du  soir.  Elle  passa  toute  la  matinée  du  25  dans  sa  retraite  hospitalière; 
mais  il  fallut  en  repartir  le  lendemain.  L'esprit  des  campagnes  parais- 
sait inquiétant;  la  république  était  proclamée  à  Paris.  A  l'aide  d'un 
peu  d'argent  ramassé  à  la  hâte  et  d'un  passeport  étranger,  la  princesse 
et  ses  fils,  accompagnés  d'un  ami,  prirent  le  chemin  de  fer  dans  la 
soirée  du  26.  Cette  nuit-là,  ils  couchèrent  à  Amiens;  le  lendemain,  à 
Lille;  puis,  après  avoir  traversé  la  Belgique  sans  s'être  livrée  à  la  joie 
douloureuse  d'aller  embrasser  à  Bruxelles  sa  sœur  chérie,  sa  meil- 
leure, sa  plus  constante  amie,  Mmp  la  duchesse  d'Orléans  passa  la  fron- 
tière et  s'arrêta  àEms.  Quelque  temps  après,  elle  se  retira  à  Eisenach, 
dans  les  états  du  grand-duc  de  Saxe-Weimar,  son  oncle.  Elle  y  réside 
encore  en  ce  moment,  avec  Mme  la  grande-duchesse  douairière  de 
Mecklembourg-Schwerin,  sa  belle-mère  ou  plutôt  sa  mère. 


790  REVCB  DES  DEUX  MONDES. 

C'est  ici  que  je  dois  m'arrêter.  A  des  scènes  terribles,  j'aurais  voulu 
farire  succéder  de  plus  paisibles  images;  mais  M""  la  duchesse  d0rléan9 
est  entrée  dans  la  vie  privée.  A  moins  de  méconnaître  les  lois  d'une 
discrétion  respectueuse,  il  n'est  permis  à  personne  de  raconter  cet  exil, 
soutenu  avec  une  ame  religieuse  et  ferme,  consolé  (si  l'exil  pouvait  l'être) 
par  les  affections  de  famille  et  par  la  satisfaction  du  devoir  accompli.  Nul 
n'a  le  droit  de  soulever  ce  voile.  On  l'a  essayé  pourtant;  on  a  parlé  de 
négociations  commencées  et  restées  imparfaites,  on  a  supposé  des  offres 
etdes  refus.  Vaines  conjectures  de  spéculateurs  oisifs!  A  Eisenach  comme 
aux  Tuileries,  sur  la  terre  d'exil  comme  sur  les  marches  du  trône,  la 
princesse  Hélène  reste  toujours  soumise  aux  décrets  de  la  Providence. 
Bien  plus,  ses  amis  n'auraient  jamais  cherché  à  rétablir  des  vérités 
obscurcies  par  tant  de  passions  diverses,  si  une  audacieuse  attaque  n'a- 
vait rendu  l'apologie  nécessaire.  Qu'on  le  sache  bien,  parce  que  c'est 
la  vérité,  la  politique  n'a  aucune  part  à  cette  défense.  Il  ne  s^'agit  ici 
ni  d'espérances,  ni  de  regrets,  ni  de  royauté,  ni  de  régence.  Et  qui 
pourrait  accueillir  en  ce  moment  toute  autre  pensée  que  le  péril  de 
la  société  menacée?  Sans  doute  la  France  a  fait  justice  d'une  faction 
hypocrite  qui  insinuait  le  désordre  et  l'introduisait  par  ruse  dans  la 
place.  Elle  s'est  débarrassée  aussi  de  cette  politique  nébuleuse  qui  sa- 
crifie le  présent  à  je  ne  sais  quel  avenir  problématique,  oublie  le  jour 
pour  le  lendemain,  les  générations  présentes  pour  les  générations  à 
naître;  politique  à  la  fois  myope  et  presbyte,  voyant  trop  de  loin,  pas 
assez  de  près,  distinguant  au  bout  d'un  télescope  l'écueil  caché  dans 
l'immensité  des  mers,  le  rocher  perdu  dans  la  brume  de  lhorizon, 
n'apercevant  pas  à  ses  pieds  la  chausse-trappe  et  le  piège  à  loups;  sem- 
blable à  l'astrologue  de  La  Fontaine,  qui  se  laissait  choir  dans  tous  les 
puits  en  bayant  à  tous  les  nuages.  L'anarchie  n'a  plus  de  masque;  tous 
ceux  qu'elle  portait  sont  tombés!  Masques  humanitaires,  progressifs, 
machiavéliques,  dithyrambiques,  tout  a  disparu  devant  le  vote  uni- 
versel. On  ne  voit  plus  du  socialisme  que  son  visage,  sa  tête  de  Gor- 
gone coiffée  de  serpens;  mais,  pour  être  à  découvert,  le  monstre  n'en 
est  pas  moins  redoutable.  11  se  pare  de  couronnes  civiques;  ce  n'est 
plus  l'impunité,  c'est  le  triomphe  qu'il  réclame;  il  demande  sa  place 
dans  l'état.  Les  doctrines  les  plus  perverses  s'avouent,  s'affichent  et 
s'imposent.  La  démagogie  parcourt  et  bouleverse  l'Europe.  Dans  un 
péril  général  y  a-t-il  place  pour  des  vœux  particuliers,  pour  des  com- 
binaisons dynastiques?  Celle  qui  en  serait  l'objet  serait  la  première  à 
les  désavouer.  Tous  les  souvenirs,  toutes  les  affections,  tous  les  partis 
enfin  doivent  se  fondre  dans  un  seul  parti  :  celui  de  l'ordre;  c'est  le 
seul  éternellement  légitime.  Risquer  d'y  jeter  la  désunion,  même  par 
un  sentiment  honorable  dans  son  principe,  rompre  une  seule  maille 


UN   MOT   SUR   LE   24   FÉVRIER.  791 

du  réseau  serré,  mais  délicat,  qui  maintient  encore  la  société,  serait  à 
la  fois  insensé  et  criminel.  Mais  cet  intérêt  n'est  pas  le  seul  :  dans  un 
pays  tel  que  le  nôtre,  les  idées  généreuses  doivent  savoir  vivre  à  côté 
des  idées  utiles;  elles  n'ont  jamais  abdiqué,  même  pendant  nos  plus 
mauvais  jours.  Parmi  nous,  la  vertu  méconnue  et  outragée,  la  puis- 
sance désarmée  et  déchue,  ont  toujours  trouvé  des  défenseurs  :  c'est 
une  de  nos  libertés;  nous  ne  devons  en  perdre  aucune.  Ainsi  que  je  l'ai 
dit  en  commençant,  je  n'ai  eu  qu'un  dessein  :  je  n'ai  pas  prétendu 
écrire  l'histoire  du  24  février;  je  n'ai  pas  fait  un  réquisitoire  contre  le 
passé;  je  n'ai  même  nommé  personne,  à  l'exception  de  deux  ou  trois 
hommes  publics  que  j'ai  jugés  uniquement  sur  les  paroles  qu'ils  ont 
prononcées  ou  sur  les  documens  officiels  signés  de  leur  main.  Je  le 
répète,  je  n'ai  eu  qu'une  pensée  :  j'ai  voulu  rétablir  dans  sa  vérité  un 
caractère  historique  présenté  sous  de  fausses  couleurs,  j'ai  voulu  ré- 
futer l'erreur  ou  la  calomnie  non  par  des  phrases,  mais  par  des  faits. 

Alexis  de  Saint-Priest. 


P.  S.  Pendant  l'impression  de  ce  récit,  M.  Capefigue  a  fait  paraître  le 
second  volume  de  son  ouvrage.  J'ai  eu  à  peine  le  temps  de  le  par- 
courir. Les  détails  ne  m'en  ont  pas  paru  plus  fidèles  que  ceux  du  pre- 
mier volume,  notamment  dans  la  scène  de  la  chambre  des  députés,  où, 
entre  autres  inexactitudes,  l'auteur  fait  accompagner  Mme  la  duchesse 
d'Orléans  par  M.  le  duc  de  Montpensier,  tenant  le  jeune  comte  d'Eu 
par  la  main!  Cela  suffit  pour  prouver  l'absence  de  toute  information 
authentique;  néanmoins  la  manière  convenable  dont  il  parle  cette  fois 
de  la  princesse  qu'il  avait  si  injustement  attaquée  semble  absoudre  ses 
intentions,  sinon  ses  renseignemens,  et  je  crois  devoir  lui  rendre  sur 
ce  point  la  justice  qu'il  s'est  tardivement  rendue  lui-même. 

S.-P. 


HISTOIRE 


DU 


PARLEMENT  DE  FRANCFORT 


PREMIÈRE  PARTIE. 

L'ASSEMBLÉE  DES  NOTABLES. 


L'heure  de  la  guerre  civile  a  sonné  en  Allemagne.  Aveuglés  par 
l'esprit  de  système,  les  plus  sérieux  chefs  du  progrès  ont  sacrifié  à  une 
chimère  toutes  les  libertés  de  la  patrie.  Ce  noble  pays,  qui  commen- 
çait à  se  façonner  si  bien  aux  luttes  de  la  discussion  libre,  n'est  plus 
qu'un  champ  de  bataille  où  l'absolutisme  et  la  démagogie  s'apprêtent 
à  mesurer  leurs  forces.  Quelle  cause  fatale  a  arrêté  ainsi  le  développe- 
ment des  peuples  germaniques?  C'est  l'amour,  disons  mieux,  c'est  la 
folie  de  l'unité.  L'Allemagne  a  désiré  l'unité  comme  un  bien  suprême, 
et,  au^lieu  de  chercher  à  l'établir  d'abord  dans  les  idées,  dans  les  sen- 
timens  et  les  mœurs,  elle  a  cru  qu'il  suffirait  d'un  article  de  loi  pour 
refaire  le  travail  des  siècles.  Elle  a  refusé  de  tenir  compte  de  la  réa- 
lité; elle  s'est  obstinée  à  ne  pas  voir  les  élémens  contraires  qu'il  fallait 
rapprocher  et  unir;  elle  a  procédé  brusquement  et  révolutionnai  re- 
ment à  une  œuvre  qui  exigeait  des  précautions  infinies.  Là  où  il  fallait 
préparer  l'avenir  par  des  transformations  successives,  elle  a  voulu  se 


HISTOIRE  DU  PARLEMENT  DE  FRANCFORT.  793 

passer  du  concours  du  temps;  elle  a  prétendu  imposer  une  théorie  à 
des  faits  qui  la  repoussent;  elle  a  décrété  que  l'idéal ,  en  dépit  de  toutes 
les  lois  de  l'histoire,  au  mépris  de  l'expérience  et  du  bon  sens,  devien- 
drait immédiatement  le  réel.  Enfin,  infatuée  de  cette  fausse  métaphy- 
sique, éblouie  par  les  systèmes  de  ses  théoriciens  enthousiastes,  elle  a 
armé  contre  elle-même  des  forces  qu'elle  devait  appeler  à  son  aide. 
Qu'est-il  arrivé?  — Le  contraire  exactement  de  ce  qu'elle  se  promettait 
avec  une  si  orgueilleuse  confiance.  L'Allemagne  est  plus  divisée  que 
jamais,  et,  soutenu  par  la  Russie,  l'absolutisme  rallie  tous  ses  soldats. 
L'ancienne  unité  a  disparu,  et  la  liberté  est  en  péril. 

Le  jour  où  le  parlement  de  Francfort  se  réunissait,  il  y  a  un  an  déjà, 
l'espérance  était  encore  permise.  Sans  doute,  quand  on  voyait  sur  les 
bancs  de  l'église  Saint-Paul  les  plus  fougueux  politiques  d'université, 
les  plus  obstinés  constructeurs  de  systèmes,  l'exaltation  de  ces  docteurs 
devait  inspirer  des  craintes;  cependant,  je  le  répète,  il  y  avait  place 
pour  l'espoir,  et  bien  des  intelligences  droites  comptèrent  sur  les  résul- 
tats heureux  de  cette  grande  convention  nationale.  L'urgence  du  péril, 
pensait-on ,  donnera  aux  théoriciens  de  l'unité  le  sentiment  des  choses 
pratiques.  11  sera  difficile  aux  utopistes  de  continuer  leurs  édifices  ima- 
ginaires, tandis  que  le  pays  est  en  feu  et  que  la  démagogie  fait  irrup- 
tion de  tous  côtés.  Il  ne  s'agit  plus  ici  de  métaphysique  hégélienne  ou 
de  constructions  historiques;  la  tribune  de  Francfort  n'est  pas  la  chaire 
du  professeur  à  Bonn  ou  à  Berlin;  au  lieu  d'une  centaine  d'étudians, 
c'est  l'Allemagne  entière  qui  écoute,  l'Allemagne  bouleversée,  déchaî- 
née, une  Allemagne  toute  nouvelle  où  la  révolution  triomphante  a 
vaincu  M.  de  Metternich ,  a  humilié  Frédéric-Guillaume  IV,  a  pénétré 
de  vive  force  dans  la  diète,  et  n'a  laissé  debout  qu'un  seul  pouvoir 
respecté,  l'assemblée  de  l'église  Saint-Paul.  En  présence  d'une  telle 
situation ,  aux  prises  avec  des  dangers  si  pressans,  les  faux  systèmes, 
disions-nous,  seront  bientôt  évanouis,  et  les  esprits  éminens  qui  s'en- 
thousiasment d'une  chimère  ouvriront  les  yeux  à  la  vérité.  Les  pre- 
miers actes  du  parlement  de  Francfort  confirmaient  ces  espérances; 
pendant  plusieurs  mois,  le  parlement  a  été  investi  d'une  grande  force 
morale  et  l'a  employée  au  service  de  l'ordre  et  du  progrès.  Bientôt 
cependant  les  folles  prétentions  ont  reparu;  en  voulant  imposer  du  pre- 
mier coup  l'unité  qui  répugnait  aux  mœurs  et  aux  intérêts  des  popu- 
lations diverses,  on  a  été  conduit  à  diviser  l'Allemagne  plus  profon- 
dément que  jamais.  Une  fois  ce  premier  sacrifice  consommé,  les 
théoriciens  ne  s'arrêtèrent  plus;  ils  avaient  retranché  l'Autriche  comme 
un  membre  rebelle,  afin  de  mieux  assurer  la  fantastique  unité  qu'ils 
poursuivent;  lorsqu'ils  eurent  besoin  de  l'appui  des  démagogues  pour 
donner  la  couronne  impériale  au  roi  de  Prusse,  ils  subirent  les  condi- 
tions du  radicalisme.  Voilà  où  les  a  menés  l'infatuation  d'une  théoriel 


701  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Patriotes  passionnés,  soldats  dévoués  des  réformes  constitutionnelles, 
ils  ont  sacrifié  et  une  partie  de  l'Allemagne  et  une  partie  du  vrai  pro- 
gramme libéral  à  ce  fantôme  de  l'unité  qui  leur  échappe  toujours! 

Je  voudrais  raconter  nettement  cette  confuse  histoire;  je  voudrais 
mettre  en  scène  les  hommes  et  les  doctrines,  signaler  les  péripéties  de 
la  lutte,  faire  connaître  enfin  les  alternatives  de  bien  et  de  mal  qui  ont 
honoré  tour  à  tour  et  compromis  l'influence  du  parlement  de  Franc- 
fort. L'impartialité,  j'ose  le  dire,  ne  me  sera  pas  un  devoir  pénible.  Si 
l'assemblée  de  Francfort  eût  travaillé  efficacement  à  la  constitution  de 
l'unité  allemande,  il  nous  eût  été  difficile  de  nous  intéresser  à  son  suc- 
cès :  le  jour  où  l'empire  allemand  se  constituera,  la  France  devra 
mettre  la  main  sur  son  épée,  et,  puisqu'on  aura  déchiré  contre  elle  les 
traités  de  1815,  elle  les  déchirera  aussi  pour  redemander  ses  frontières; 
mais,  hélas!  grâce  aux  fautes  sans  nombre  des  politiques  de  Francfort, 
ce  danger  ne  nous  menace  guère  :  j'en  vois  un  autre  bien  plus  sérieux. 
Ce  n'est  pas  l'unité  de  l'Allemagne  qui  peut  nous  effrayer  à  l'heure 
qu'il  est,  c'est  la  victoire  de  l'absolutisme  préparée  par  les  folies  dé- 
magogiques. Si  la  victoire  reste  aux  souverains,  quelle  complication 
pour  toute  l'Europe  et  quel  échec  pour  l'esprit  de  la  France  !  Au  lieu 
de  ces  pays  constitutionnels  qui  grandissaient  sous  nos  yeux  pour  por- 
ter au  loin  le  triomphe  de  nos  idées,  c'est  l'influence  russe  qui  sera 
debout  à  nos  portes.  Je  n'éprouverai  donc  aucune  peine  à  étudier  im- 
partialement les  travaux  de  l'assemblée  de  Francfort;  nos  ennemis  ne 
sont  pas  là.  Ce  qu'elle  a  fait  de  bien  ne  saurait  plus  nous  nuire,  et,  si 
ses  fautes  nous  créent  un  jour  des  périls  sérieux,  l'Allemagne  elle- 
même  en  serait  la  première  victime.  Reprenons  confiance  cependant; 
ni  la  liberté  ni  la  civilisation  ne  doivent  périr.  Éclairée  par  les  événe- 
mens,  pressée  entre  l'ianarchie  et  le  despotisme,  l'Allemagne,  tôt  ou 
tard,  saura  retrouver  ses  voies.  L'histoire  que  je  vais  commencer  serait 
trop  affligeante,  si  je  n'étais  soutenu  en  l'écrivant  par  ce  sympathique 
espoir  dans  les  destinées  d'un  grand  peuple. 

I. 

La  révolution  de  février  Tenait  d'éelater.  Un  orage  de  quelques 
heures  avait  emporté  la  monarchie  constitutionnelle ,  et  le  vieux  roi 
dont  l'habileté  proverbiale  contenait  depuis  dix-huit  ans  tous  les  efforts 
de  la  démagogie  européenne  errait  misérablement  sur  les  chemins  de 
l'exil.  Un  avenir  inconnu,  rempli  à  la  fois  d'espoir  et  de  menaces,  s'ou- 
vrait aux  imaginations.  L'Allemagne  surtout,  travaillée  comme  elle 
l'était  par  une  fermentation  sourde,  devait  ressentir  jusqu'au  plus  pro- 
fond de  son  ame  les  émotions  de  ce  formidable  instant.  La  république 
proclamée  à  Paris  !  A  ces  mois,  éclatant  comme  la  foudre  et  courant 


HISTOIRE  DU   PARLEMENT  DE  FRANCFORT.  795 

de  ville  en  ville  avec  une  rapidité  électrique,  les  plus  graves  pensées 
l'assaillirent  en  foule.  La  république  de  4848  n'allait  elle  passe  trouver 
en  face  d'une  coalition  de  rois,  comme  sa  terrible  sœur  de  92,  et,  pro- 
voquée par  l'ennemi,  ne  menacerait-elle  pas  à  son  tour  l'intégrité  de 
l'Allemagne?  Ce  n'est  pas  tout  :  ne  verrait-on  pas  se  déchaîner  tous  les 
élémens  de  désordre  qui  grondent  depuis  dix  ans  au  sein  des  partis 
extrêmes?  Les  humanistes  de  la  jeune  école  hégélienne,  les  disciples  de 
Feuerbach  et  de  Stirner,  impatiens  de  réclamer  les  droits  de  leur  divinité 
récente,  n'étaient-ils  pas  prêts  à  traduire  dans  la  pratique  la  sauvage 
violence  de  leurs  écrits?  D'un  autre  côté,  enfin,  n'était-ce  pas  un  devoir 
de  mettre  à  profit  les  événemens  de  février  pour  établir  d'une  manière 
sérieuse  les  libertés  constitutionnelles,  pour  fonder  surtout  cette  unité 
allemande  si  ardemment  désirée  par  toutes  les  intelligences  d'élite? 
C'est  ainsi  que  les  dangers  de  la  frontière,  les  inquiétudes  de  l'intérieur, 
les  grands  problèmes  à  résoudre,  mille  craintes,  en  un  mot,  et  mille 
espérances  confuses  remplirent  immédiatement  les  esprits. 

Dès  le  lendemain  du  24  février,  des  assemblées  populaires  se  for- 
maient sur  toute  la  ligne  du  Rhin  et  délibéraient  en  tumulte.  Le  27,  à 
Mannheim,  une  réunion  considérable,  présidée  par  M.  d'Itztein,  avait 
formulé  ses  vœux  dans  une  pétition  hautaine  qui  réclamait  l'arme- 
ment du  peuple,  la  liberté  de  la  presse  sans  conditions,  et  la  formation 
immédiate  d'un  parlement  national  où  l'Allemagne  entière  ferait  con- 
naître ses  volontés.  Quatre  cents  habitans  de  Mannheim,  signataires  de 
cette  pétition,  résolurent  de  la  porter  eux-mêmes  à  Carlsruhe.  En  vain 
le  gouvernement  badois,  dès  le  29,  avait-il  accordé  la  liberté  de  la 
presse,  le  droit  de  réunion  et  le  jugement  par  le  jury;  les  porteurs  de 
la  pétition  partirent  de  Mannheim  le  1er  mars,  et  ce  bruyant  cortège, 
grossi  des  députations  de  Heidelberg  et  de  toutes  les  villes  du  grand- 
duché,  entra  triomphalement  à  Carlsruhe  comme  dans  une  ville  con- 
quise. Les  mêmes  événemens  se  produisaient  dans  les  pays  voisins.  Le 
duc  de  Hesse-Darmstadt  fut  obligé  de  se  soumettre  aussi  promptement 
que  le  grand-duc  de  Bade  aux  exigences  de  la  révolution.  Quatre  dé- 
putés de  la  seconde  chambre,  M.  de  Gagern,  dont  le  rôle  va  singulière- 
ment s'agrandir,  M.  Wernher,  M.  Lehne,  M.  Frank,  adressèrent  au 
gouvernement  une  pétition  assez  conforme  à  celle  des  habitans  de 
Mannheim.  Le  grand-duc  accorda  quelques-uns  des  droits  qu'on  récla- 
mait, et  fit  de  vagues  promesses  pour  les  autres;  la  chambre  ne  se  dé- 
clara pas  satisfaite,  et  le  lendemain ,  5  mars,  le  grand-duc  de  Hesse- 
Darmstadt,  afin  de  conjurer  l'orage,  était  forcé  de  partager  son  pouvoir 
avec  son  fils,  l'archiduc  Louis,  dont  la  générosité  libérale  était  une 
suffisante  garantie  pour  les  vainqueurs.  Le  6  mars,  l'archiduc  Louis 
chargeait  M.  Henri  de  Gagern  de  composer  un  ministère.  Mêmes  évé- 
nemens, et  plus  graves  encore,  dans  la  Hesse-Électorale  :  les  habitans 


796  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

de  Hanau  prirent  les  armes,  et,  si  le  grand-duc  n'avait  cédé,  une  lutte 
sanglante  s'engageait.  Le  Wurtemberg  s'agitait  aussi;  l'assemblée  po- 
pulaire réunie  à  Stuttgart  le  28  avait  exprimé  les  mêmes  vœux  que 
les  pétitionnaires  de  Mannheim  et  de  Darmstadt,  et,  quelques  jours 
après,  les  membres  les  plus  avancés  de  l'opposition  étaient  investis  du 
pouvoir.  Dans  le  duché  de  Nassau,  dans  la  Prusse  rhénane,  à  Wiesbade, 
à  Francfort,  à  Cologne,  partout  enfin  sur  cette  ligne  du  Rhin  où  l'in- 
fluence de  la  France  se  fait  directement  sentir,  le  bruit  seul  de  la  révo- 
lution de  février  avait  conquis  à  l'Allemagne  ces  libertés  qu'elle  récla- 
mait depuis  si  long-temps.  Des  bords  du  Rhin,  le  mouvement  pénétra 
bientôt  dans  l'intérieur  et  jusqu'à  l'extrémité  de  la  confédération.  La 
Saxe  et  la  Prusse,  l'Autriche  et  la  Bavière,  adressèrent  les  mêmes  re- 
montrances à  leurs  gouvernemens,  et  obtinrent  les  mêmes  réformes 
en  attendant  les  révolutions  qui  devaient,  à  la  fin  du  mois  de  mars, 
consacrer  à  Vienne  et  à  Berlin  l'orageux  commencement  d'une  époque 
nouvelle. 

On  comprendrait  mal  ce  qui  se  passait  alors  à  Heidelberg,  on  mé- 
connaîtrait l'origine  vraiment  extraordinaire  du  parlement  de  Franc- 
fort, si  l'on  ne  se  rappelait  ce  rapide  et  universel  soulèvement  de  l'Al- 
lemagne après  notre  révolution  de  février.  La  liberté  était  conquise; 
liberté  précaire,  pensait-on,  tant  que  l'unité  n'existait  pas  :  ex  unitate 
libertas.  Il  y  avait  long-temps  que  les  intelligences  d'élite,  d'accord  en 
cela  avec  le  patriotisme  populaire,  se  proposaient  cette  grande  tâche 
de  l'unité  allemande  avec  toute  l'intrépidité  de  l'inexpérience;  cette 
fois,  le  triomphe  des  idées  libérales  aux  premiers  jours  de  mars,  la 
soumission  des  gouvernemens,  l'enthousiasme  des  populations,  tout 
enfin  semblait  provoquer  les  rêveurs.  Jamais  les  vieux  pouvoirs  n'a- 
vaient été  plus  désarmés,  jamais  une  situation  si  favorable  n'avait  frayé 
le  chemin  des  aventures.  Il  fallait  seulement  se  hâter.  Déjà  la  pétition 
de  Mannheim  avait  exprimé  le  vœu  de  l'opinion  publique  :  une  assem- 
blée nationale  fera  connaître  les  volontés  de  la  patrie.  Tout  à  coup 
quelques  hommes  d'élite,  sans  autre  mandat  que  la  gravité  des  circon- 
stances, sans  autre  droit  que  le  droit  du  plus  hardi,  conçoivent  la  pensée 
de  donner  une  prompte  satisfaction  aux  pétitionnaires  et  de  convoquer 
enfin  le  parlement  des  peuples  allemands.  Le  5  mars,  au  milieu  des 
commotions  qui  ébranlaient  déjà  toute  cette  partie  du  pays,  au  milieu 
des  émeutes  qui  soulevaient  toutes  les  villes,  cinquante  et  un  citoyens 
réunis  à  Heidelberg  prirent  l'initiative  de  cette  révolution  pacifique  : 
c'étaient  presque  tous  des  membres  influens  de  l'opposition  dans  les 
chambres;  les  autres,  connus  par  leurs  écrits  ou  par  leurs  actes,  publi- 
cistes,  professeurs,  avocats,  étaient  naturellement  désignés  pour  l'œuvre 
audacieuse  qui  se  préparait.  L'urgence  du  péril  ne  laissant  pas  le  temps 
de  convoquer  tous  les  hommes  éminens  du  parti  libéral  en  Allemagne, 


HISTOIRE  DU   PARLEMENT   DE   FRANCFORT.  797 

il  avait  fallu  s'adresser  exclusivement  aux  contrées  les  plus  voisines.  A 
cette  assemblée  improvisée,  le  duché  de  Bade  fournit  vingt  membres, 
le  Wurtemberg  neuf,  la  Hesse  six,  la  Bavière  cinq,  la  Prusse  rhénane 
quatre;  Francfort,  le  duché  de  Nassau  et  l'Autriche  envoyèrent  les  six 
derniers.  L'esprit  qui  dominait  la  réunion  était  franchement  et  hardi- 
ment libéral,  le  parti  républicain  y  était  représenté  aussi,  et  même 
dans  une  mesure  beaucoup  trop  considérable  pour  l'expression  sincère 
de  la  pensée  publique;  mais  ce  n'était  pas  là  un  danger  sérieux.  Le 
comité  d'Heidelberg  se  proposait  de  frayer  la  route  à  l'assemblée  de 
l'Allemagne  tout  entière;  les  électeurs,  on  le  pensait  bien,  rectifieraient 
un  jour  ces  inexactitudes  inévitables  et  remettraient  chaque  parti  à  sa 
place  :  c'est  ainsi  que  M.  Hecker  et  M.  de  Struve,  les  chefs  de  la  déma- 
gogie badoise,  siégeaient  à  Heidelberg  à  côté  de  M.  Hansemann  ;  c'est 
ainsi  que  M.  Brentano  et  M.  Wiesner,  les  futurs  membres  de  l'extrême 
gauche  au  parlement  de  Francfort,  étaient  associés  à  l'œuvre  de  M.  Ger- 
vinus.  Parmi  les  membres  les  plus  distingués  de  la  réunion  d'Heidel- 
berg, il  faut  citer,  avec  les  noms  que  je  viens  d'écrire,  l'élite  des  hommes 
politiques  du  duché  de  Bade,  M.  Bassermann,  M.  Welcker,  M.  deSoiron. 
Le  Wurtemberg  était  dignement  représenté  par  M.  Frédéric  Roemer, 
l'ami  d'Uhland  et  de  Paul  Pfizer,  que  nous  retrouverons  bientôt  dans 
le  comité  de  constitution  à  Francfort.  Les  énergiques  députés  de  Hesse- 
Darmstadt,  M.  Wernher,  M.  Lehne,  M.  Frank,  y  tenaient  aussi  parfai- 
tement leur  place.  Quant  au  plus  éminent  de  tous,  M.  Henri  de  Gagern, 
appelé,  le  lendemain,  au  gouvernement  de  son  pays,  il  ne  voulut  pas 
cependant  se  séparer  de  l'œuvre  commencée  cà  Heidelberg;  il  signa  les 
grandes  mesures  de  l'assemblée,  jaloux  d'attacher  son  nom  à  cette 
entreprise  extraordinaire  et  d'accroître  l'autorité  morale  dont  elle  avait 
besoin. 

Dès  la  première  séance  du  5  mars,  les  cinquante  et  un  rédigèrent  le 
programme  de  leur  politique.  «  Les  gouvernemens,  disaient-ils,  n'in- 
terviendront pas  dans  les  affaires  de  la  France.  L'Allemagne  n'inquié- 
tera pas  la  liberté  des  autres  peuples,  décidée  qu'elle  est  à  maintenir 
aussi  contre  l'étranger  sa  pleine  indépendance.  Les  souverains  alle- 
mands, s'il  était  nécessaire  de  tirer  l'épée,  se  confieront  à  la  fidélité  et 
au  courage  de  la  nation,  et  ne  feront  jamais  alliance  avec  la  Russie. 
Une  assemblée  des  représentans  de  toute  l'Allemagne  sera  réunie  dans 
le  plus  bref  délai,  tant  pour  conjurer  les  périls  au  dedans  et  au  dehors 
que  pour  développer  toutes  les  forces  et  tous  les  trésors  de  la  nationalité 
germanique.»  Quand  ce  programme  fut  revêtu  de  toutes  les  signatures, 
les  cinquante  et  un  nommèrent  un  comité  de  sept  membres,  chargé 
de  préparer  la  convocation  de  l'assemblée  nationale.  Les  sept  membres 
étaient  choisis  de  manière  à  représenter  presque  tous  les  états  dont  les 
délégués  avaient  pris  part  aux  délibérations  de  l'assemblée.  Il  fallait, 
tome  u.  51 


798  RBVUE  DES  DEUX  MONDES. 

en  effet ,  que  tous  agissent  ensemble,  et  que  chacun  d'eux  cependant 
eût  une  action  spéciale  sur  son  pays  :  M.  Stedtmann  représentait  la 
Prusse  rhénane,  M.  de  Gagern  la  Hesse-Darmstadt,  M.  Roemer  le  Wur- 
temberg, M.  Willich  la  Bavière,  M.  Winding  la  ville  de  Francfort;  le 
duché  de  Bade,  d'où  le  mouvement  était  parti,  avait  à  lui  seul  deux 
représentai  :  c'étaient  les  deux  chefs  infatigables  de  l'opposition  con- 
stitutionnelle, M.  Welcker  et  M.  d'Itztein,  le  premier  comprenant  déjà 
le  besoin  d'une  résistance  intelligente,  le  second,  au  contraire,  tout 
prêt  à  se  jeter  dans  les  folies  démagogiques. 

Le  comité  des  sept  se  mit  à  l'œuvre,  et  le  12  mars  une  proclamation 
signée  de  ces  noms  chers  au  pays  convoquait  à  Francfort,  pour  le  jeudi 

30  mars,  tous  les  anciens  membres  et  tous  les  membres  présens  des 
chambres  constitutionnelles.  Un  certain  nombre  d'hommes  éminens, 
choisis  en  dehors  des  chambres  et  investis  de  la  confiance  populaire, 
recevraient  bientôt,  disait-on,  des  invitations  spéciales.  Le  vendredi, 

31  mars,  ce  parlement  préparatoire  [Vorparlament)  ou  assemblée  des 
notables  (Notabeln  Versammlung),  chargé  de  faire  la  loi  électorale,  de 
parer  aux  nécessités  du  moment,  et  de  convoquer  définitivement  la  vé- 
ritable assemblée  de  la  nation,  tiendrait  à  Francfort  sa  première  séance. 
Le  rendez-vous  était  donné  d'une  manière  solennelle,  mais  sans  pré- 
tention et  sans  faste.  Il  y  a  presque  toujours  une  beauté  sévère  dans 
ces  premières  transformations  appelées  par  la  conscience  de  tout  un 
peuple.  Ne  sentez- vous  pas  ici  quelque  chose  de  89?  La  révolution  s'a- 
vançait sans  fureur,  sans  violence,  sans  aucune  brutalité  anarchique; 
le  flot  montait  majestueusement. 

11  est  rare  pourtant,  même  en  Allemagne,  que  les  excès  de  la  popu- 
lace ne  troublent  pas  les  révolutions  les  plus  pures.  Pendant  toute  la 
seconde  moitié  du  mois  de  mars,  Francfort  fut  envahi  par  les  clubs. 
Les  démagogues,  suivis  de  leurs  bandes,  y  affluaient  de  tous  côtés,  et 
s'apprêtaient  à  surveiller  le  parlement.  Il  n'était  pas  bien  sûr,  en  un 
mot,  que  cette  assemblée,  convoquée  d'une  façon  révolutionnaire  par 
un  comité  sans  mission,  pût  trouver  grâce  devant  les  agitateurs  et  dé- 
libérer librement.  Le  parti  exalté  parlait  haut  dans  les  clubs  et  les  ta- 
vernes. Les  deux  meneurs,  M.  Hecker  et  M.  de  Struve,  prêchaient  ou- 
vertement la  république  :  le  premier,  sans  théorie  précise,  sans  aucune 
trace  de  doctrine  sérieuse,  n'ayant  à  lui  que  l'éloquence  avinée  d'un 
étudiant  badois  en  belle  humeur;  le  second,  cherchant  une  sorte  de 
système  dans  le  Contrat  social,  mauvais  scribe  nourri  de  Robespierre 
et  de  Saint-Just,  fanatique  au  teint  hâve,  à  l'austérité  pédantesque,  un 
des  moines  mendians  de  la  démagogie;  tous  deux,  enfin,  profondément 
méprisés  des  révolutionnaires  du  nord,  et  incapables,  si  la  république 
triomphait,  de  tenir  une  heure  seulement  devant  les  montagnards  de 
l'école  hégélienne.  Heureusement  pour  la  tranquillité  de  Francfort,  les 


HISTOIRE   DU   PARLEMENT   DE   FRANCFORT.  799 

démagogues  n'étaient  pas  seuls;  chaque  jour,  à  chaque  heure,  du  nord, 
du  centre,  du  sud  de  l'Allemagne,  arrivaient,  accompagnés  d'amis  et 
de  compatriotes,  les  membres  du  parlement  qui  allait  s'ouvrir.  Un 
auditoire  nouveau  remplissait  les  assemblées  populaires,  et  les  orateurs 
furent  plus  d'une  fois  décontenancés,  n'étant  plus  soutenus  par  leurs 
fidèles.  Le  30  mars  pourtant,  la  veille  au  soir  de  l'ouverture  du  parle- 
ment, le  club  du  Weidenbusch,  où  s'agitait  la  rhétorique  furieuse  de 
M.  Hecker,  fut  le  théâtre  d'une  manifestation  républicaine  qui  pouvait 
sembler  de  mauvais  augure  pour  les  délibérations  du  lendemain.  Les 
membres  de  l'assemblée  qui  arrivèrent  ce  soir-là  à  Francfort  purent 
entendre  des  milliers  de  voix  demander  la  république.  La  république 
en  Allemagne!  La  république  imposée  à  quarante  millions  d'hommes 
par  le  peuple  de  M.  Hecker!  C'était  pousser  un  peu  trop  loin  la  naïveté 
du  plagiat.  Nos  démagogues  parisiens  sont  de  vulgaires  et  odieux  imi- 
tateurs d'une  terrible  époque.  M.  Hecker  et  M.  de  Struve  ne  sont-ils 
que  les  copistes  de  nos  copistes?  En  vérité,  est-ce  bien  à  Francfort  que 
nous  sommes?  Où  donc  est  cette  originalité  allemande  qui  craint  si 
fort  de  nous  ressembler?  Les  plagiaires,  par  malheur,  se  retrouveront 
souvent  sur  notre  chemin;  mais  patience!  les  délégués  sont  fidèles  au 
rendez-vous,  le  parlement  préparatoire  commencera  demain  ses  tra- 
vaux; cette  fois-ci  du  moins  le  spectacle  sera  tout-à-fait  allemand. 

Le  31  mars  1848,  à  huit  heures  et  demie  du  matin,  tous  les  députés 
des  chambres  allemandes  et  tous  les  citoyens  libéraux  convoqués  par 
le  comité  des  sept  étaient  réunis  dans  cette  grande  salle  du  Roemer  où 
se  faisait  le  couronnement  des  empereurs.  La  Prusse  seule  avait  envoyé 
141  députés,  le  duché  de  Hesse-Darmstadt  84,  le  grand-duché  de  Bade 
72,  le  Wurtemberg  51,  la  Bavière  44.  Les  autres  pays  de  l'Allemagne 
étaient  représentés  dans  une  mesure  assez  équitable,  exceptons  pour- 
tant l'Autriche,  qui,  n'ayant  pas  de  chambres  et  ne  possédant  que  des 
publicistes  inconnus,  dut  se  résigner  d'abord  à  ne  compter  que  deux 
voix  dans  l'assemblée  des  notables,  M.  le  comte  Vissingen  et  M,  le  doc- 
teur Wiesner.  Six  autres  délégués,  parmi  lesquels  M.  Schuselka  et 
M.  Kuranda,  furent  adjoints  plus  tard  à  ceux  que  je  viens  de  nommer, 
et  prirent  une  part  active  aux  délibérations.  Si  l'Autriche  n'avait  que 
deux  représentans,  le  Schleswig-Holstein  en  avait  neuf,  et  l'orgueil 
allemand,  on  le  pense  bien,  triomphait  de  les  voir  là.  Depuis  plus  de 
deux  ans,  l'Allemagne  et  le  Danemark  se  disputaient  le  Schleswig;  la 
présence  des  députés  de  ce  pays  au  sein  de  l'assemblée  de  Francfort 
semblait  un  défi  jeté  au  Danemark  et  un  gage  solennel  de  la  victoire. 
En  un  mot,  si  arbitraire  qu'elle  fût,  et  malgré  l'absence  de  l'Au- 
triche, la  réunion  du  31  mars  était  une  image  assez  fidèle  de  la  situa- 
tion de  l'Allemagne.  Le  comité  d'Heidelberg  n'avait  pas  seulement 
convoqué  cette  assemblée;  il  lui  avait  indiqué  un  programme  et  pré- 


$00  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

paré  un  règlement.  On  put  donc  procéder  sans  délai  à  la  nomination 
du  bureau.  La  séance  avait  été  ouverte  par  le  président  d'âge,  M.  Schmidt 
(de  Brème);  le  président  élu  fut  M.  Mittermaier,  professeur  à  l'univer- 
sité d'Heidelberg  et  ancien  président  de  la  chambre  des  députés  du 
duché  de  Bade.  L'assemblée  nomma  ensuite  quatre  vice-présidens, 
MM.  Dahlmann,  d'Itztein,  Bobert  Blum  et  Jordan  (de  Marbourg).  Les 
huit  secrétaires  étaient  MM.  Bauer  (de  Bamberg),  Sclrwarzenberg  (de 
Cassel),  Wolfgang  Mùller  (de  Dùsseldorf),  Varrentrapp  (de  Francfort), 
Kierulff  (de  Bostock),  Blankenhorn  (de  Mùlheim),  Briegleb  (de  Cobourg), 
et  enfin  l'un  des  publicistes  célèbres  de  la  Prusse,  M.  Henri  Simon  (de 
Breslau).  Le  bureau  une  fois  constitué,  vers  neuf  heures  et  demie,  de 
nombreuses  salves  d'artillerie  annoncèrent  au  loin  la  nouvelle,  toutes 
les  cloches  de  la  ville  sonnèrent  à  pleine  volée,  et  les  notables,  sortant 
du  Boemer,  se  mirent  en  marche  vers  l'église  Saint-Paul,  escortés  par 
une  double  haie  de  gardes  nationaux  et  salués  des  acclamations  d'une 
foule  immense. 

II. 

Il  serait  difficile  au  premier  coup  d'œil  d'assigner  exactement  la  des- 
tination de  l'église  Saint-Paul.  Si  ce  bâtiment  ressemble  à  quelque 
chose,  c'est  bien  plus  à  un  temple  antique  qu'à  un  édifice  chrétien. 
Figurez-vous  une  large  enceinte  de  forme  circulaire,  dont  la  partie 
centrale  est  entourée  de  colonnes.  Sur  ces  colonnes  repose  un  énorme 
jubé,  ou,  si  vous  l'aimez  mieux,  une  galerie  supérieure  assez  vaste  pour 
contenir  aisément  deux  mille  personnes.  Ce  singulier  temple,  disait 
récemment  un  spirituel  écrivain  de  la  Gazette  d'Augsbourg,  semble 
avoir  été  dédié  par  l'architecte  à  l'un  des  dieux  inconnus  de  l'avenir, 
et  puisse  le  dieu  arriver  bientôt!  En  attendant  la  divinité  nouvelle, 
l'assemblée  des  notables  prit  possession  de  l'église  Saint-Paul,  le  31  mars, 
au  milieu  d'une  affluence  tumultueuse  dont  l'attitude  naïvement  révo- 
lutionnaire donnait  le  plus  étrange  aspect  à  ses  délibérations.  Entrons 
avec  la  foule  dans  la  vaste  galerie  d'en  haut.  Cette  partie  centrale,  que 
je  viens  d'indiquer,  est  occupée  parles  notables.  En  face  d'eux  s'élève 
la  chaire,  devenue  aujourd'hui  une  tribune;  derrière  la  tribune,  on  a 
dressé  l'estrade  du  haut  de  laquelle  le  président  doit  diriger  les  débats. 
A  droite  et  à  gauche  de  la  tribune  et  de  l'estrade  du  président,  d'im- 
menses draperies  rouges  tombent  entre  les  colonnes,  et  cachent  ce  côté 
de  l'enceinte  que  la  forme  même  du  bâtiment  condamne  à  rester  inu- 
tile. Sur  ces  draperies  rouges,  voyez  les  ornemens  noir  et  or  qui  com- 
plètent les  couleurs  de  l'empire.  Enfin,  là-haut,  là-haut,  bien  au-dessus 
de  l'estrade,  à  l'extrémité  des  colonnes,  regardez  cette  personnification 
de  l'Allemagne,  cette  colossale  Germania.  Pourquoi  faut-il,  hélas!  que. 


HISTOIRE  DU  PARLEMENT  DE  FRANCFORT.  801 

malgré  tous  les  efforts  du  peintre,  il  y  ait  sur  cette  noble  figure  beau- 
coup plus  d'intelligence  que  de  netteté,  beaucoup  plus  de  vertus  mys- 
tiques que  de  bon  sens  et  de  résolution?  Fâcheux  symbole,  si  c'en  est 
un;  triste  présage  des  destinées  du  parlement!  Mais  le  bruit,  les  cris, 
le  tumulte  des  spectateurs,  viennent  nous  distraire  de  ces  pensées  cha- 
grines. L'amphithéâtre  où  siègent  les  députés  est  continué  par  de  longues 
rangées  de  bancs,  qui  remplissent  tout  l'espace  compris  derrière  les 
colonnes;  une  foule  bruyante  occupe  ces  sommets,  et,  séparée  du  par- 
lement par  des  balustrades,  semble  dominer  l'assemblée  comme  la 
montagne  domine  la  plaine.  Ce  n'est  pas  tout:  bien  au-dessus  de  ce  se- 
cond amphithéâtre,  au  niveau  de  cette  belle  Germania  trônant  comme 
une  reine  mystique  sur  les  hauteurs,  la  grande  galerie  que  supportent 
les  colonnes  est  envahie  par  une  multitude  formidable.  Deux  mille 
personnes  se  heurtent  dans  ce  forum  tumultueux  soulevé  en  l'air,  on 
le  dirait  vraiment,  pour  mieux  exprimer  la  souveraineté  du  peuple. 
Jamais  les  tribunes  n'ont  pesé  plus  lourdement  sur  une  assemblée.  Que 
vous  semble  de  ces  six  cents  députés  pressés,  dominés,  enveloppés  de 
toutes  parts?  Qu'ils  paraissent  petits  et  faibles  sous  la  rude  main  de  la 
foule!  Le  président  du  moins  saura-t-il  contenir  les  vagues  et  détour- 
ner les  tempêtes?  Cette  affectueuse  bonhomie,  cette  bienveillance  tou- 
jours prête,  ce  sourire  qui  jamais  ne  s'efface,  est  ce  assez  pour  gou- 
verner une  assemblée  révolutionnaire?  Je  crains  bien  que  non.  Qui 
sait  cependant?  Il  y  a  une  indécision  naïve  qui  peut  ressembler  à  une 
tactique  savante;  il  y  a  des  esprits  embarrassés  qui  sont  pris  souvent 
pour  de  profonds  politiques.  S'il  ne  faut  pas,  même  en  Allemagne, 
•heurter  trop  vivement  la  révolution,  s'il  convient  de  la  saluer  et  de 
lui  sourire,  s'il  y  a  de  l'habileté  à  ne  voir  d'adversaires  nulle  part  et  à 
être  enchanté  de  tout  ce  qui  se  passe,  M.  Mittermaier  est  le  plus  habile 
des  hommes;  sa  candeur  désarmerait  une  émeute. 

Le  discours  par  lequel  M.  Mittermaier  ouvrit  la  première  séance  de 
l'église  Saint-Paul  est  tout  rempli  de  cette  complaisance  banale  que 
l'on  n'a  pas  le  courage  de  blâmer  chez  ce  digne  et  illustre  vieillard.  Il 
y  est  question  du  géant  qui  s'éveille,  c'est-à-dire  de  l'esprit  du  peuple, 
du  peuple  qui  gagne  son  pain  à  la  sueur  de  son  front  et  qui  réclame 
enfin  une  meilleure  organisation  de  la  société.  Un  peu  plus  loin,  c'est 
une  espérance  donnée  au  parti  modéré  en  des  termes  bibliques  :  l'es- 
prit de  l'ordre  doit  triompher,  car  il  domine  tout,  le  monde  physique 
et  le  monde  moral;  il  est  ce  spiritus  Dei  qui  était  porté  sur  les  eaux 
primitives,  et  qui  débrouilla  le  chaos.  Tous  les  partis  devaient  être  con- 
tens.  Ajoutez  à  cela  que  le  vénérable  professeur  d'Heidelberg  avait  l'air 
de  présider  une  réunion  de  famille,  et  que,  souriant  aux  plus  farouches 
montagnards,  il  les  appelait  toujours  mes  chers  amis. 

Je  n'omettrai  pas  ici  une  circonstance  qui  caractérise  assez  bien  cette 


£02  REVUE   DES   DEUX  MONDES. 

assemblée  des  notables.  Au  moment  où  M.  Mittermaier  ouvrait  la  dis- 
cussion sur  le  programme  légué  à  l'assemblée  par  le  comité  d'Heidel- 
berg,  un  député  du  duché  de  Bade,  M.  Mez,  monta  à  la  tribuiae  et  s'ex- 
prima ainsi  :  «Mes  frères  d'Allemagne,  Franklin,  le  grand  Franklin, 
l'homme  de  la  raison,  de  la  liberté  et  de  la  vertu,  avait  coutume  de 
dire  qu'il  était  profondément  convaincu  de  la  vérité  de  ce  verset  de  la 
Bible  :  Si  le  Seigneur  ne  bâtit  pas  avec  vous,  vous  bâtirez  en  vain.  Mes 
frères,  je  déclare  du  haut  de  cette  tribune  que,  comme  Franklin,  je 
crois  fermement  à  ces  paroles;  je  déclare  que,  comme  Franklin  l'a  fait 
maintes  fois,  je  prie  le  Seigneur  de  nous  aider  dans  notre  construction, 
pour  qu'elle  s'élève  avec  succès.  C'est  un  grand  édifice  que  nous  vou- 
lons construire;  c'est  d'un  bon  et  puissant  secours  que  nous  avons  be- 
soin. Je  prie  donc  M.  le  président  d'engager  tous  les  citoyens  qui  adop- 
tent comme  moi  cette  vérité  suprême  à  exprimer  leur  adhésion  en  se 
levant.»  A  cette  proposition,  tout  empreinte  qu'elle  fût  d'une  fausse 
bonhomie  déclamatoire,  l'assemblée  entière  se  leva.  L'esprit  de  l'Alle- 
magne du  sud,  on  le  voit  aisément,  dominait  dans  le  parlement  des 
notables.  Les  révolutionnaires  de  Bade,  de  Francfort,  du  Wurtemberg, 
à  ce  moment-là  surtout,  étaient  médiocrement  initiés  à  l'athéisme  des 
radicaux  de  Berlin;  ni  M.  Arnold  Buge,  ni  M.  Charles  Grùn,  ni  M.  Bau- 
werck,  les  dignes  maîtres  de  M.  Proudhon,  ne  siégeaient  à  cette  pre- 
mière assemblée  de  Francfort.  Les  radicaux  que  Berlin  y  avait  envoyés 
étaient  tous,  en  attendant  mieux,  des  agitateurs  modérés;  ils  n'avaient 
pas  porté  la  révolution  dans  le  ciel  et  détrôné  le  Créateur.  Les  huma- 
nistes de  la  jeune  école  hégélienne  voient  dans  la  divinité  un  simple 
reflet  de  nous-mêmes,  et  veulent  bien  avertir  le  genre  humain  qu'il 
est  depuis  six  mille  ans  prosterné  devant  son  ombre  :  l'assemblée  des 
notables  ne  contenait  aucun  des  fidèles  de  cette  nouvelle  église.  Les 
plus  hardis  en  fait  de  révolutions  religieuses,  ce  n'étaient  ni  M.  Bruno 
Bauer  ni  M.  Feuerbach;  c'étaient  un  pasteur  rationaliste,  M.  Wislice- 
nus,  et  l'ancien  chapelain  de  Laurahutte,  le  fondateur  infortuné  du 
catholicisme  allemand,  le  médiocre  et  emphatique  Jean  Bonge.  Voilà 
comment  la  solennelle  proposition  de  M.  Mez  fut  accueillie  avec  un  em- 
pressement unanime.  M.  Vogt  lui-même,  le  seul  athée  qui  pût  repré- 
senter l'école  hégélienne  parmi  les  notables,  tout  surpris  sans  doute 
de  cette  adhésion  spontanée  et  vraiment  dépaysé  au  milieu  de  tant  de 
croyans,  M.  Vogt  ne  protesta  pas. 

Aussitôt  la  discussion  fut  ouverte.  Le  comité  d'Heidelberg  avait  trans- 
mis aux  notables  un  programme  complet  pour  guider  leurs  délibéra- 
tions. C'était  une  manière  de  gagner  du  temps.  L'assemblée  des  nota- 
bles aurait  été  obligée  de  nommer  une  commission  pour  préparer  ce 
travail;  le  comité  des  sept,  siégeant  à  Heidelberg  pendant  tout  le  mois 
de  mars,  avait  épargné  cette  peine  à  l'assemblée,  et  lui  fournissait  le 


HISTOIRE   DU   PARLEMENT   DE   FRANCFORT.  808 

moyen  de  commencer  immédiatement  ses  délibérations.  Ce  programme 
du  comité  des  sept,  fortement  empreint  de  l'esprit  monarchique  et  con- 
stitutionnel, devait  être  attaqué  et  défendu  avec  une  ardeur  opiniâtre; 
ce  fut  la  première  bataille  rangée  que  se  livrèrent  à  Francfort  la  dé- 
magogie et  la  liberté,  l'esprit  de  révolution  et  l'esprit  de  réforme.  A 
peine  M.  Mittermaier  avait-il  achevé  de  lire  le  premier  paragraphe  du 
programme  des  sept,  qu'un  orateur  s'élance  à  la  tribune  :  c'est  M.  de 
Struve,  le  chef  des  républicains  badois.  Sans  se  soucier  du  programme 
d'Heidelberg,  il  fait  une  proposition  qui  est  elle-même  un  programme 
tout  entier,  et  quel  programme,  juste  ciel!  Avec  quels  ménagemens 
habiles  ce  grand  politique  va  préparer  les  transformations  de  son  pays! 
Par  quelles  transitions  inaperçues,  par  quels  chemins  naturellement 
frayés  il  va  conduire  ses  compatriotes  vers  ce  but  si  sérieux  de  l'unité 
allemande!  Comme  il  se  gardera  bien  de  heurter  les  opinions  et  d'ac- 
cumuler les  obstacles  là  où  les  obstacles  sont  déjà  si  nombreux!  Le 
programme  de  M.  de  Struve  se  termine  par  cet  article  qui  me  dispense 
de  citer  les  autres  :  «Les  royautés  sont  abolies.  Elles  sont  remplacées 
par  des  parlemens  issus  du  suffrage  universel,  à  la  tête  desquels  siége- 
ront des  présidens  élus  aussi  par  le  suffrage  du  peuple.  Tous  ces  par- 
lemens seront  unis  par  des  liens  communs,  à  l'exemple  des  États-Unis 
de  l'Amérique  du  Nord.  » 

Puis,  après  une  proclamation  adressée  au  peuple  à  la  suite  de  ce  pro- 
gramme, M.  de  Struve  terminait  ainsi  :  «Nous  siégerons  à  Francfort  jus- 
qu'à ce  qu'une  assemblée  nationale  librement  élue  puisse  prendre  en 
main  les  affaires  du  pays.  Dans  l'intervalle,  nous  élaborerons  les  projets 
de  lois,  et,  par  l'installation  d'une  commission  executive,  nous  prépa- 
rerons la  régénération  de  l'Allemagne.  »  La  question  était  nettement 
posée;  c'était  la  révolution,  une  révolution  complète,  radicale,  que  dé- 
crétait M.  de  Struve.  Cette  netteté  même,  on  le  pense  bien ,  éloignait 
le  péril;  la  proposition  de  M.  de  Struve  était  trop  intelligible  pour  être 
bien  dangereuse.  Un  tacticien  plus  expert  s'empressa  de  venir  à  son 
aide.  Voyez  ce  petit  homme  aux  yeux  clairs  et  perçans,  à  l'attitude 
froide  et  résolue;  c'est  un  avocat  saxon,  M.  Schaffrath.  M.  Schaffrath 
n'a  pas  la  verve  étourdie  de  M.  de  Struve,  il  ne  parle  ni  de  république 
ni  de  gouvernement  provisoire.  Que  vient-il  discuter  à  la  tribune?  — 
Une  simple  question  de  forme.  L'assemblée  nommera  un  comité  chargé 
d'examiner  non-seulement  le  programme  d'Heidelberg,  mais  tous  les 
programmes,  toutes  les  propositions  qui  lui  seront  faites;  c'est  tout  ce 
que  demande  M.  Schaffrath.— Il  professe,  dit-il,  la  plus  sincère  estime 
pour  les  sept  membres  du  comité  d'Heidelberg;  mais  ce  comité  a-t-il 
été  élu  par  l'assemblée  de  Francfort?  est-il  l'expression  de  cette  assem- 
blée nouvelle?  Depuis  le  jour  où  ce  comité  s'est  réuni,  tout  un  mois 
ne  s'est -il  pas  écoulé?  Un  mois,  depuis  le  24  février,  c'est  plus  qu'un 


804  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

siècle.  Que  de  choses  changées  pendant  ce  long  intervalle!  L'ancien 
régime  vaincu  à  Berlin  et  à  Vienne,  M.  de  Metternich  en  fuite,  le 
Schlesvvig  délivré  du  joug  danois,  l'Allemagne  entière  en  possession 
des  libertés  constitutionnelles!  Nommez  donc  un  comité  qui  soit  l'ex- 
pression fidèle  de  l'assemblée  et  qui  ait  l'autorité  nécessaire  pour  pré- 
parer efficacement  vos  travaux. — Encore  une  fois,  l'orateur  semble  ne 
traiter  qu'une  simple  question  de  procédure  :  prenez  garde  cependant; 
à  l'insistance  qu'il  y  met,  à  l'âpreté  de  sa  logique,  vous  devez  sentir 
qu'il  s'agit  d'une  chose  grave.  Si  la  proposition  de  M.  Schaffrath  est 
votée,  la  commission  s'assemble,  les  programmes  se  succèdent  sans 
relâche,  et  ce  parlement  des  notables,  convoqué  surtout  pour  faire  la 
loi  des  élections,  va  devenir  peu  à  peu  une  convention  souveraine  qui 
ajournera  indéfiniment  la  véritable  assemblée  nationale. 

Le  comité  d'Heidelberg  sentit  l'imminence  du  danger.  La  proposition 
de  M.  Schaffrath  menait  par  un  chemin  détourné  au  but  que  procla- 
mait si  maladroitement  M.  de  Struve.  Un  des  membres  éminens  de  ce 
comité,  M.  Welcker,  prend  aussitôt  la  parole  :  «  Messieurs,  dit-il,  toute 
la  question  est  de  savoir  si  vous  entendez  prolonger  la  situation  extra- 
ordinaire de  cette  assemblée.  »Et,  dévoilant  la  tactique  de  M.  Schaffrath, 
il  demande  s'il  est  bien,  si  c'est  un  acte  loyal  de  retarder  la  convoca- 
tion du  vrai  parlement  germanique.  Ces  simples  paroles  que  lui  dicte 
le  bon  sens  sont  prononcées  par  M.  Welcker  avec  une  animation  pro- 
digieuse; une  colère  mal  contenue  éclate  dans  l'émotion  de  sa  voix, 
dans  la  vivacité  de  son  langage.  Il  n'y  aura  pas  de  malentendu,  la  gra- 
vité de  la  discussion  a  été  comprise  par  tous;  il  est  clair  que,  dans  cette 
question  de  règlement,  c'est  la  révolution  régulière  et  la  démagogie 
aventureuse  qui  sont  aux  prises.  M.  Gervinus,  qui  remplace  M.  Welcker 
à  la  tribune,  n'était  pas  membre  du  comité  des  sept;  il  était  de  cette 
réunion  des  cinquante  et  un  d'où  sont  sortis  et  le  comité  des  sept  et  le 
parlement  des  notables.  Le  comité  des  sept,  a  dit  M.  Schaffrath,  ne  re- 
présente plus  rien;  c'est  à  cela  que  répond  M.  Gervinus  en  quelques 
paroles  nettes  et  hautaines.  «  La  proposition  de  M.  Schaffrath,  s'écrie- 
t-il,  aura  cette  conséquence  nécessaire  de  substituer  au  programme  du 
comité  qui  existe  le  programme  d'un  comité  qui  n'existe  pas.  Je  prie 
M.  Je  président  de  demander  à  l'assemblée  si  elle  est  de  cet  avis.  » 
On  ne  pouvait  mieux  poser  la  question  et  provoquer  plus  clairement 
la  réponse;  par  malheur,  l'indécision  de  M.  Mittermaier  faillit  tout 
perdre;  ses  scrupules  lui  défendirent  de  fermer  si  tôt  le  débat,  et  la 
bataille  recommença  de  plus  belle. 

C'est  M.  Robert  Blum  qui  vint  appuyer  la  proposition  de  M.  Schaf- 
frath, et  il  le  fit  avec  une  douceur,  avec  une  tranquillité  singulières. 
Beaucoup  plus  modéré  dans  la  forme  que  ne  l'avait  été  M.  de  Struve, 
M.  Schaffrath  avait  montré  cependant  une  certaine  vivacité  de  légiste; 


HISTOIRE   DU   PARLEMENT   DE  FRANCFORT.  805 

M.  Robert  Blum,  cilé  par  quelques-uns  comme  le  futur  O'Connell  de 
l'Allemagne,  et  qui  devait  mourir  si  misérablement,  victime  à  la  fois 
et  des  entraînemens  de  la  démagogie  et  des  vengeances  de  l'absolu- 
tisme, M.  Robert  Blum  débuta  au  parlement  des  notables  avec  une 
sorte  de  bonhomie  naïve  qui  révélait  chez  lui  un  talent  fort  original, 
le  talent  d'un  diplomate  au  service  des  passions  populaires,  a  Le  comité 
des  sept  a  fait  son  programme,  disait  Robert  Blum,  laissez-nous  faire 
le  nôtre.  »Et  celte  pétition  était  débitée  d'un  ton  si  débonnaire!  il  y  avait 
tant  de  candeur  dans  cette  façon  d'arranger  les  choses!  on  voit  que  de 
M.  de  Struve  à  Robert  Blum,  de  la  menace  à  la  caresse,  on  avait  par- 
couru tonte  la  gamme  de  l'éloquence  démocratique.  Aussi  le  débat, 
si  sérieux  tout  à  l'heure,  prenait  une  physionomie  plaisante,  et  plus 
d'un  esprit  déconcerté  cherchait  vainement  un  point  lumineux  dans 
les  ténèbres  de  cette  discussion.  Ne  demandez  pas  cette  éclaircie  à  l'o- 
rateur qui  remplace  M.  Robert  Blum.  M.  le  docteur  Eisenmann,  l'un 
des  martyrs  de  l'ancien  régime,  l'un  des  hôtes  les  plus  assidus  des  pri- 
sons de  la  Bavière  rhénane,  monte  à  la  tribune  pour  soutenir  le  comité 
des  sept;  mais  M.  Eisenmann  n'aime  pas  à  s'enrôler  sous  une  bannière. 
Son  rôle  de  conspirateur  émérite  et  de  prisonnier  perpétuel,  bien  loin 
d'irriter  son  humeur,  lui  a  donné  le  goût  d'une  originalité  paisible. 
En  le  voyant  monter  à  la  tribune,  tous  ceux  qui  se  rappellent  sa  longue 
captivité  si  noblement  soufferte  s'attendent  à  une  parole  énergique,  à 
une  pensée  résolue  :  vain  espoir!  l'originalité  de  M.  Eisenmann  con- 
siste à  dérouter  ses  amis.  Le  comité  des  sept  propose  un  programme 
que  la  gauche  trouve  trop  timide;  M.  Eisenmann  le  déclare  excessif  et 
engage  l'assemblée  à  ne  rien  faire.  La  discussion  allait  se  traîner  en- 
core au  milieu  de  ces  bizarreries,  si  un  homme  résolu,  s'emparant  du 
débat  et  le  gouvernant  avec  force,  n'eût  rallié  la  majorité  indécise  par 
la  sûreté  de  son  coup  d'œil  et  l'autorité  de  sa  parole.  Voyez-le  monter  à 
la  tribune;  regardez  ce  beau  front,  cet  œil  fier,  ce  geste  superbe;  voilà 
un  chef  de  parti.  Ce  parlement  des  notables  et  celui  qui  en  sortira  un 
jour  ne  produiront  pas  un  homme  d'état  plus  considérable.  Si  quel- 
qu'un doit  régner  sur  cette  assemblée  sans  expérience  qui  fait  son  édu- 
cation en  face  de  l'Europe  et  sous  la  pression  d'un  auditoire  révolution- 
naire, si  quelqu'un  est  digne  de  représenter  le  parlement  de  Francfort, 
de  le  contenir  parfois,  de  le  charmer  toujours,  et  peut-être  de  se  perdre 
follement  avec  lui,  —  regardez  bien,  —  c'est  le  noble  orateur  qui  prend 
en  ce  moment  la  parole,  c'est  M.  le  baron  Henri  de  Gagern. 

Ce  n'est  pas  ici  que  je  veux  peindre  M.  de  Gagern.  Les  occasions  ne 
nous  manqueront  pas  pour  placer  ce  portrait  dans  son  meilleur  jour. 
Attendons  que  le  brillant  orateur  préside  le  parlement  de  Francfort, 
attendons  surtout  qu'il  remplace  M.  de  Schmerling  à  la  tête  du  mi- 
nistère de  l'empire.  C'est  alors  que  le  rôle  de  M.  de  Gagern  acquiert 


xo<;  revue  des  deux  mondes. 

toute  sa  valeur  et  qu'il  convient  d'étudier  en  détail  cette  personnalité 
puissante.  Un  mot  seulement  pour  introduire  M.  de  Gagern  au  milieu 
de  la  lutte  qui  s'agite.  Fils  d'un  homme  qui  a  joué  un  certain  rôle  dans 
la  diplomatie  allemande,  M.  Henri  de  Gagern  fut  de  bonne  heure  en- 
touré d'exemples  et  de  conseils  qui  décidèrent  de  sa  vocation  politique* 
Cette  pratique  des  affaires  qui  fait  si  cruellement  défaut,  dans  les  temps 
de  révolutions,  aux  hommes  d'état  improvisés,  ne  manquait  pas  à 
M.  de  Gagern  quand  les  événemens  de  1848  le  portèrent  tout  à  coup  au 
pouvoir.  Sans  être  complète,  on  le  verra  bien,  son  éducation  avait  été 
sérieuse  et  forte.  Chargé,  bien  jeune  encore,  de  fonctions  importantes 
dans  l'administration  du  grand-duché  de  Hesse-Darmstadt,  il  avait 
trente-trois  ans  quand  les  électeurs  l'envoyèrent  à  la  chambre  des  dé- 
putés. Il  est  entré  dans  cette  chambre  au  mois  de  décembre  1832,  et  il 
n'en  est  plus  sorti  que  pour  siéger  aux  assemblées  de  Francfort.  On  a 
trop  peu  suivi,  en  France,  le  travail  de  l'Allemagne  méridionale  depuis 
1830.  Dans  ces  assemblées  du  duché  de  Bade,  de  la  Hesse-Darmsladt, 
du  Wurtemberg,  de  la  Bavière,  si  restreintes  que  fussent  les  garanties 
constitutionnelles  et  les  libertés  de  la  tribune,  des  esprits  éminens 
maintenaient  avec  habileté  les  droits  conquis  et  luttaient  contre  les  en- 
vahissemens  de  la  diète.  Soutenues  sans  espérance  de  gloire  sur  un 
théâtre  obscur,  ces  nobles  luttes  n'étaient  pas  sans  profit  pour  l'oppo- 
sition libérale.  Des  hommes  d'état  y  grandissaient,  et,  tandis  que  l'Al- 
lemagne du  nord,  avant  la  belle  session  parlementaire  de  Berlin  e» 
484-7,  dépensait  toute  sa  force  dans  les  systèmes  et  les  utopies,  les 
chambres  de  Carlsruhe,  de  Stuttgart,  de  Dannstadt,  préparaient  des 
intelligences  claires  et  des  volontés  droites  pour  les  discussions  de  l'a- 
venir. C'est  là  que  s'est  formé  M.  Henri  de  Gagern.  M.  de  Gagern  n'est 
ni  un  penseur,  ni  un  écrivain,  comme  le  sont  presque  tous  les  hommes 
considérables  de  son  pays;  c'est  avant  tout  un  esprit  politique.  Doué 
d'un  sens  vif  et  net,  dressé  au  maniement  des  affaires,  habile  à  décou- 
vrir le  meilleur  parti  en  toutes  choses,  il  semble  destiné  au  pouvoir. 
Pour  user  sagement  de  ce  pouvoir,  il  lui  reste  encore  sans  doute  bien 
des  qualités  à  acquérir;  nous  le  verrons  commettre  bien  des  imprudences 
au  parlement  de  Francfort.  Tel  qu'il  est  toutefois,  et  en  attendant  tes 
leçons  de  l'expérience,  c'est  bien  un  homme  politique,  c'est  bien  un  chef 
de  parti  qui  va  monter  à  la  tribune  dans  cette  première  séance  du  31  mars 
1848.  Cette  réputation  d'ailleurs  l'y  accompagnait  déjà  et  augmentait  sa 
force.  Nommé  ministre  dans  le  duché  de  Hesse-Darmstadt,  M.  Henri  de 
Gagern  ajoutaità  l'éclat  de  son  talent  l'autorité  d'une  position  éminente; 
un  silence  profond  s'établit  quand  il  se  dirigea  vers  la  tribune. 

L'assemblée  hésitait  entre  la  proposition  de  M.  Schaffrath  et  celle  de 
M.  Eisenmann,  l'une  qui  créait  une  commission  pour  l'examen  de» 
divers  programmes,  l'autre  qui  ne  voulait  qu'une  seule  chose,  la  cou* 


HISTOIRE  DU)  PARLEMENT  DE  FRANCFORT.  807 

vocation  la  plus  prochaine  du  parlement  de  l'Allemagne  tara*  entière, 
lia  première  proposition^  nous  l'avons  dit,  transformait  le  parlement 
préparatoire  en  un  parlement  définitif;  la  seconde,  tout-à-fait  raison- 
nable en  apparence,  tout-à-fait  conforme  aux  vrais  principes  constitu- 
tionnels, renfermait  cependant  un  danger  sérieux,  que  créait  la  gravité 
extraordinaire  des  circonstances,  et  que  l'assemblée  ne  paraissait  pas 
soupçonner.  M.  de  Gagern,  avec  la  sûreté  de  son  regard,  vit  immédia- 
tement le  péril  et  le  signala  saus  hésiter.  «  Bien  qu'elle  ne  représente  pas 
tout  le  pays,  l'assemblée,  pensait-il,  n'a  pas  le  droit  de  s'abstenir  sur 
certaines  questions.  Ne  nous  laissons  pas  enchaîner  par  le  respect  exa- 
géré du  droit  :  Summum  jus,  summa  injuria.  La  révolution  agite  l'Al- 
lemagne; ne  permettons  pas  qu'il  y  ait  le  moindre  doute  dans  les  es- 
prits au  sujet  de  certains  points  fondamentaux.  Repousser  le  programme 
clés-  sept  ou  tout  autre  programme  équivalent,  et  ne  faire  que  la  loi 
électorale,  c'est  laisser  croire  qu'il  y  a  un  interrègne,  que  nous  sommes 
un  gouvernement  provisoire,  et  que  nous  léguons  à  la  future  assem- 
blée ce  grand  problème  :  la  monarchie  ou  la  république.  Non,  nous  ne 
poserons  pas  ce  problème,  nous  ne  laisserons  pas  le  doute  aux  esprits. 
Dans  un  moment  où  le  pouvoir  s'écroule,  nous  ne  nous  tairons  pas  sur 
une  question  si  grave.  Acceptons  le  programme  des  sept,  ou,  si  nous 
ne  l'acceptons  pas,  arrangeons-nous  de  manière  à  déclarer  hautement 
que  l'Allemagne,  en  voulant  l'unité  et  la  liberté,  ne  renonce  pas  au 
principe  monarchique.  »  Tel  est  le  résumé  des  hardies  paroles  de  M.  de 
Gagern;  ki  grande  majorité  de  l'assemblée,  éclairée  d'une  lumière  su- 
bite, éclata  en  bravos.  11  ne  restait  plus  qu'à  ouvrir  le  vote.  L'irrésolu- 
tion de  M.  Mittermaier  prolongea  encore  la  discussion  au  seul  profit  de 
l'intrigue  et  des  passions  turbulentes.  En  vain  M.  Waechter  (de  Stutt- 
gart) reprend-il  avec  force  l'argumentation  de  M.  de  Gagern;  un  député 
de  Brunswick,  M.  Assmann,  comme  pour  embrouiller  tout,  présente 
un  compromis  entre  la  proposition  Schaffrath  et  le  programme  des 
sept.  L'indécision  des  esprits  recommence  déjà,  et,  profitant  de  l'occa- 
sion, M.  Hecker  demande  à  l'assemblée  de  se  déclarer  en  permanence. 
Les  tribunes  applaudissent  avec  fureur;  les  députés  cherchent  vaine- 
ment où  en  est  la  délibération:  le  tumulte  et  la  confusion  sont  au 
comble.  Enfin,  M.  Mittermaier  paraît  se  souvenir  qu'il  est  président; 
il  met  aux  voix  la  question  de  savoir  si  le  programme  des  sept  sera 
soumis  à  une  commission.  C'est  là,  comme  on  voit,  une  partie  seule- 
ment de  la  proposition  Schaffrath;  la  question  n'était  donc  pas  posée 
4e  manière  à  terminer  clairement  le  débat.  Aussi,  quand  l'assemblée, 
à  une  majorité  assez  forte,  se  fut  prononcée  négativement,  ©n  ne  vit  là 
qu'une  victoire  insignifiante;  le  champ  de  bataille  n'appartenait  à  per- 
sonne, et  la  lutte  recommença.  Elle  recommença  avec  une  fureur  et 
confusion  toujours  croissantes.  Voici  M.  Eisenmann  qui  soutient 


808  RBVIIB   DES   DEUX   MONDES. 

sa  proposition  par  des  motifs  ou  des  scrupules  de  droit  constitutionnel; 
si  M.  Wesendonck  l'appuie,  c'est  au  contraire,  et  il  s'en  vante,  parce 
qu'il  y  voit  une  arme  révolutionnaire;  cette  arme  pourtant  ne  suffit 
pas  au  naturaliste  hégélien  de  l'université  de  Giessen,  et  il  faut  voir 
avec  quel  emportement  démagogique  M.  Vogt  maudit  à  la  fois  et  la 
proposition  Eisenmann  et  le  programme  des  sept.  Où  donc  est  M.  de 
Gagern  pour  gouverner  cette  discussion  qui  s'égare?  M.  Bassermann 
prend  sa  place,  et,  dans  une  improvisation  pleine  de  force  et  de  logi- 
que, il  pose  une  seconde  fois  la  question  aussi  clairement  et  aussi  in-* 
trépidement  qu'il  est  possible  :  «  Voulez-vous  la  monarchie  ou  la  répu- 
blique? voulez-vous  la  réforme  ou  le  bouleversement  de  l'Allemagne? 
Soyez  francs.  La  proposition  Eisenmann  crée  une  situation  équivoque. 
Il  n'y  a  que  deux  propositions  en  présence,  le  programme  des  républi- 
cains et  le  programme  des  sept;  j'adjure  l'assemblée  de  faire  son 
choix.  »  Qu'attendait-on  pour  voter  après  une  explication  si  nette? 
Pour  la  deuxième  fois,  le  président  était  mis  en  demeure  de  terminer 
le  débat,  et  pour  la  deuxième  fois  il  s'y  refusait.  Était-ce  indécision 
naturelle?  était-ce  intimidation  causée  par  les  tribunes  et  désir  d'épar- 
gner à  l'assemblée  un  vote  trop  décisif?  Tout  cela  peut-être  en  même 
temps.  Ce  qu'il  y  a  de  sûr,  c'est  que  M.  Mittermaier  penche  pour  la 
proposition  Eisenmann  et  veut  la  mettre  aux  voix,  au  lieu  de  poser  à 
l'assemblée  la  question  si  claire  formulée  par  M.  Bassermann.  La  ma- 
jorité se  révolte;  M.  Welcker  proteste  énergiquement  contre  la  posi- 
tion de  la  question,  et  il  est  remplacé  à  la  tribune  par  M.  Vogt,  qui, 
dès  le  premier  mot,  lui  jette  comme  un  outrage  le  litre  de  plénipoten- 
tiaire à  la  diète.  C'était  lui  dire  insolemment  qu'il  n'était  pas  digne  de 
siéger  à  ce  parlement  populaire.  Aussitôt  la  colère  de  la  majorité 
éclate;  un  seul  cri  sort  de  toutes  les  bouches  :  A  bas  !  à  bas  de  la  tri- 
bune! [Herunter  aus  der  Tribune  !)  Chassé  de  la  tribune  par  l'indigna- 
tion qu'il  a  soulevée,  le  jeune  hégélien  va  peut-être  trouver  quelque 
appui  parmi  les  spectateurs  qui  se  pressent  dans  les  galeries.  Le  pré- 
sident se  couvre,  et  la  séance  est  interrompue  pendant  une  heure. 

Quand  la  séance  fut  rouverte,  M.  Mittermaier  apporta  à  la  tribune 
les  excuses  de  M.  Vogt.  M.  Robert  Blum  aussi,  comme  vice-président, 
fit  entendre  des  paroles  de  conciliation,  des  conseils  pleins  de  dignité 
et  de  calme.  L'assemblée  applaudit;  elle  avait  hâte  de  réparer  elle- 
même  et  cette  confusion  violente  de  sa  première  séance  et  le  triste  in- 
cident qui  l'avait  terminée. 

A  travers  le  tumulte  de  cette  orageuse  matinée,  malgré  l'inex- 
périence des  uns  et  l'entraînement  révolutionnaire  des  autres,  un 
symptôme  rassurant  s'était  produit  à  l'assemblée  des  notables;  le  parti 
démagogique  y  était  bien  inférieur  en  nombre  et  en  talent  au  parti  de 
la  réforme.  Que  le  programme  des  sept  fût  admis,  que  la  proposition 


HISTOIRE  DU   PARLEMENT  DE  FRANCFORT.  809 

Eisenmann  fût  repoussée,  il  n'y  avait  pas  là,  en  apparence,  un  intérêt 
bien  considérable.  L'intérêt  pressant,  c'était  que  le  parti  libéral  mon- 
trât  sa  force,  c'était  que  l'influence  de  ce  grand  parti,  clairement  ma- 
nifestée au  sein  de  l'assemblée,  pût  protéger  et  guider  l'opinion  publi- 
que jusqu'à  la  convocation  de  l'assemblée  nationale.  Ce  résultat,  M.  de 
Gagern,  M.  Welcker,  M.  Bassermann,  l'avaient  préparé  par  leurs  dis- 
cours. L'assemblée  commençait  à  se  faire  connaître;  les  forces  de  cha- 
que parti  se  dessinaient  clairement;  entre  la  réforme,  comme  l'avait 
dit  M.  de  Gagern,  et  le  bouleversement  de  l'Allemagne,  on  pouvait  pré- 
dire à  coup  sûr  de  quel  côté  se  tournerait  l'assemblée. 

On  reprit  donc  la  discussion  sur  la  proposition  Eisenmann  sans  y  at- 
tacher désormais  la  même  importance.  La  première  partie  fut  admise, 
c'est-à-dire  que  l'assemblée  résolut  de  commencer  ses  travaux  par  la 
loi  électorale.  C'était  là  une  grave  et  difficile  entreprise;  c'est  aussi  une 
des  choses  qui  ont  fait  le  plus  d'honneur  à  l'assemblée  des  notables. 
Une  assemblée  formée  par  quelques  hommes,  réunie  avec  éclat  dans 
la  ville  où  l'on  couronnait  les  empereurs,  délibérant  d'une  manière 
solennelle,  faisant  enfin  et  promulguant  la  loi  en  vertu  de  laquelle 
tous  les  peuples  de  l'Allemagne,  depuis  le  Rhin  jusqu'aux  frontières 
russes,  depuis  la  mer  Baltique  jusqu'aux  Alpes  tyroliennes,  choisiront 
leurs  députés  pour  un  grand  parlement  national,  —  tel  est  le  spectacle 
extraordinaire  qui  fut  donné  à  l'Europe  au  mois  d'avril  1848. 

Il  y  avait  plus  d'un  problème  à  résoudre.  —  Quelles  seront  les  parties 
de  la  confédération  germanique  représentées  à  l'assemblée  nationale? 
Quel  rapport  fixer  entre  l'importance  de  la  population  et  le  nombre 
des  députés?  Quel  sera  le  mode  de  l'élection?  où  se  fera-t-elle?  N'y 
aura-t-il  qu'une  assemblée,  ou  bien  les  gouvernemens  seront-ils  aussi 
représentés  dans  un  congrès?  —  Sur  le  premier  point,  l'orgueil  alle- 
mand devait  se  donner  des  libertés  singulières,  et  l'on  va  voir  se  dé- 
clarer avec  candeur  toutes  les  prétentions  du  patriotisme  le  plus  jaloux. 
Qu'est-ce  que  l'Allemagne?  se  demande  l'assemblée.  Où  commence- 
t-elle  et  où  finit-elle?  D'après  les  doctrines  de  Hegel,  l'Allemagne  ne 
finirait  nulle  part;  car,  si  l'Europe  mène  le  monde,  c'est  l'Allemagne 
qui  mène  l'Europe,  et  le  sang  germanique  a  créé  l'humanité  moderne. 
Les  politiques  du  pays  veulent  bien  ne  pas  être  aussi  exigeans  que  les 
philosophes;  ils  se  contentent  de  quelques  bonnes  conquêtes  sur  les 
frontières.  Le  Schleswig  vient  de  se  révolter  contre  le  roi  de  Danemark; 
l'assemblée  décide  que  le  Schleswig  enverra  ses  députés  à  Francfort. 
Ce  sont  deux  délégués  du  Schleswig,  M.  Lempfel  et  M.  Schleiden,  qui 
provoquent  cette  décision  au  milieu  des  frénétiques  applaudissemens 
de  l'assemblée  et  des  tribunes.  La  décision  est  prise  à  l'unanimité.  Un 
seul  député,  M.  Schwetzke,  professeur  à  Halle,  ose  se  lever  à  la  contre- 
épreuve.  C'est  ainsi  qu'une  seule  protestation  s'éleva  contre  le  serment 


g|0  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

du  jeu  de  paume,  attestant  par  là  l'indépendance  des  autres  votes.  Dans 
ces  questions  d'influence  germanique,  l'esprit  allemand  est  aussi  en- 
thousiaste que  nous  l'étions  en  89  pour  les  droits  de  la  révolution.  La 
question  du  Schleswig,  nous  le  verrons  plus  d'une  fois,  a  été  et  est  en- 
core pour  l'Allemagne  une  de  ces  fantaisies  ardentes  avec  lesquelles 
les  démagogues  soulèvent  les  peuples;  c'est  elle  qui  a  fait  couler  le 
sang  de  septembre,  c'est  elle  qui  a  livré  aux  assassins  le  brave  colonel 
Auerswald,  le  brillant  et  intrépide  Lichnowsky. 

Ce  n'était  pas  assez  d'avoir  voté  l'annexion  du  Schleswig  au  futur 
empire  d'Allemagne;  on  réclama  bientôt  une  province  de  l'ancienne 
Pologne.  Personne  n'ignore  que  le  grand-duché  de  Posen,  donné  à  la 
Prusse  lors  du  partage  de  la  Pologne  en  4772,  fait  partie  des  états  prus- 
siens sans  appartenir  à  la  confédération  germanique.  Décider  que  le 
duché  de  Posen  enverrait  ses  députés  à  Francfort,  c'était  donner  à  l'em- 
pire presqu'un  million  de  Polonais.  Une  discussion  confuse  s'éleva 
sur  ce  point;  les  uns,  dans  leur  patriotisme  orgueilleux,  ne  voulaient 
abandonner  aucune  des  prétentions  germaniques;  les  autres,  plus  sou- 
cieux du  droit,  craignaient  de  trop  mettre  à  découvert  l'ardeur  enva- 
hissante de  l'Allemagne  et  réclamaient  en  faveur  de  la  Pologne. 
M.  Leisler  (de  Nassau)  et  M.  Biedermann  (de  Leipzig)  osèrent  même  de- 
mander le  rétablissement  du  royaume  de  Pologne  dans  les  limites  de 
1772.  Ce  vœu,  si  populaire  en  France,  ne  sonne  pas  agréablement  aux 
oreilles  germaniques.  Sans  aller  jusque-là,  M.  Venedey  proposait  seu- 
lement de  laisser  aux  Polonais  du  duché  de  Posen  toute  l'indépendance 
qui  leur  a  été  réservée,  et  de  ne  pas  décréter  leur  annexion  à  l'empire. 
Quelques  autres,  tels  que  M.  de  Gagern  et  M.  de  Struve,  étonnés  cette 
fois  de  se  trouver  d'accord,  songeaient  surtout  aux  Allemands  qui  ha- 
bitent la  province  de  Posen,  et  demandaient  qu'ils  fussent  invités  à  élire 
des  représentans.  L'assemblée  paraissait  fort  embarrassée.  Devait-elle 
voter  magnanimement  le  rétablissement  de  la  Pologne?  Devait-elle 
continuer  le  cours  de  ses  victoires  et  s'emparer  du  duché  de  Posen  avec 
ses  boules  blanches,  comme  elle  avait  conquis  le  Schleswig  sans  coup 
férir?  Il  semble,  en  vérité,  qu'elle  ait  voulu  satisfaire  tout  le  monde. 
Elle  déclara,  sur  une  proposition  de  M.  Robert  Blum,  que  tous  les  pays 
de  langue  allemande  seraient  représentés  à  l'assemblée  nationale  :  c'é- 
tait proclamer  le  principe  fondamental  de  l'orgueil  teulonique  et  flatter 
ses  plus  chimériques  prétentions;  mais  elle  déclara  en  même  temps, 
sur  une  proposition  de  M.  de  Struve,  que  le  devoir  le  plus  saint  du 
peuple  allemand  était  de  rétablir  la  Pologne.  Comprenne  qui  pourra 
ce  singulier  amalgame  !  L'assemblée  elle-même  ne  paraissait  pas  sa- 
voir très  bien  ce  qu'elle  avait  voté  en  acceptant  la  vague  phraséologie 
de  Robert  Blum;  M.  Mittermaier  lui  expliqua  son  vote.  L'assemblée 
avait  déeidé  que  la  Prusse  proprement  dite,  cette  province  dont  Ku>- 


HISTOIRE  DU   PARLEMENT   DE  FRANCFORT.  811 

nigsbergest  la  capitale,  et  qui  ne  fait  pas  partie  de  la  confédération 
germanique,  entrerait  désormais  dans  l'unité  et  enverrait  ses  députés 
à  Francfort;  mais  elle  avait  décidé  aussi  (il  était  permis  de  l'ignorer) 
que  le  duché  de  Posen  ne  serait  pas  incorporé  à  l'empire.  La  justice 
l'avait  emporté  sur  l'esprit  de  conquête.  Le  Schleswig  suffisait  aux 
teulomanes;  on  voulait  bien  réserver  les  droits  de  la  Pologne. 

Après  cette  confuse  délibération,  dans  laquelle,  selon  la  remarque 
très  sensée  de  M.  Wernher  (de  Darmstadt) ,  on  avait  si  longuement  et  si 
inutilement  débattu  une  nouvelle  carte  d'Europe  pour  l'année  1900, 
l'assemblée  passa  à  des  sujets  moins  périlleux  pour  elle.  Quel  rapport 
convenait-il  d'établir  entre  le  nombre  des  représentans  et  l'importance 
de  la  population?  On  décida  qu'il  y  aurait  un  député  par  cinquante 
mille  âmes;  les  états  dont  la  population  n'atteindrait  pas  ce  chiffre  n'en 
auraient  pas  moins  un  représentant  à  élire.  Un  singulier  incident 
troubla  la  fin  de  cette  séance:  tandis  qu'on  délibérait  sur  le  nombre 
des  députés,  M.  Mittermaier  annonça  tout  à  coup  à  l'assemblée  qu'une 
foule  considérable  d'hommes  armés  marchait  sur  l'église  Saint-Paul. 
A  ces  mots  commence  un  tumulte  épouvantable.  Les  tribunes  poussent 
des  cris  de  joie.  «  Voilà  le  peuple  !  crient  des  voix  furieuses,  ce  peuple 
que  vous  ne  voulez  pas  entendre!  Il  vous  montrera  le  chemin!  »  Les 
hommes  de  la  gaucbe,  croyant  déjà  voir  entrer  le  souverain,  joignent 
leurs  acclamations  aux  cris  forcenés  des  tribunes.  La  droite  indignée 
se  lève  et  apostrophe  violemment  MM.  Hecker  et  Struve.  Ce  n'était 
pourtant  pas  une  révolution,  ce  n'était  même  pas  une  émeute;  une 
collision  survenue  entre  la  garde  nationale  de  Francfort  et  une  bande 
de  démocrates  avait  causé  tout  ce  bruit.  Le  calme  se  rétablit  bientôt, 
s'il  peut  être  question  de  calme  à  propos  d'une  assemblée  politique  in- 
quiétée sans  cesse  par  les  tribunes  et  livrée  par  un  président  trop  dé- 
bonnaire à  tous  les  hasards  tumultueux  dune  discussion  sans  frein. 

Ainsi  se  termina  la  première  journée  du  parlement  des  notables. 
Beaucoup  d'inexpérience,  beaucoup  de  discours  emphatiques  et  mé- 
diocres, des  discussions  confuses,  des  incidens  nuisibles  à  la  dignité  de 
tous,  une  déplorable  pression  des  tribunes  sur  l'assemblée,  voilà  la 
part  du  mal;  la  part  du  bien,  ce  fut  l'attitude  du  parti  de  l'ordre,  du 
parti  sérieusement  libéral,  qui,  indécis  d'abord  et  mal  sûr  de  lui- 
même,  se  forma  dès  la  première  séance  à  l'appel  de  M.  de  Gagern. 

La  première  séance  du  second  jour  (Ier  avril)  fut  consacrée  à  la  loi 
électorale.  Tout  citoyen  allemand  parvenu  à  sa  majorité  fut  déclaré 
électeur  et  éligible,  sans  aucune  condition  de  cens,  sans  aucune  exclu- 
sion fondée  sur  les  croyances  religieuses,  décision  grave  qui  racheta 
d'un  seul  mot  tous  les  Juifs  d'Allemagne  et  termina  une  fois  pour  toutes 
cette  contestation  séculaire  sur  laquelle  les  esprits  les  plus  libéraux 
n'avaient  pu  se  mettre  d'accord î  Privés,  la  veille  encore,  de  presque 
tous  les  droits  politiques,  de  toutes  les  fonctions  importantes,  chassés 


812  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

même  d'un  grand  nombre  de  villes,  les  Juifs  furent  élevés  le  1er  avril 
à  la  dignité  de  citoyens.  L'assemblée  s'attacha  surtout  à  poser  les  prin- 
cipes, suffrage  universel,  éligibilité  universelle,  sans  aucune  autre  con- 
dition que  celle  de  l'âge  et  de  la  nationalité.  Quant  à  l'exécution  même 
de  la  loi,  quant  à  la  question  de  savoir  si  le  suffrage  serait  direct  ou 
indirect,  elle  s'en  remit  à  la  sagesse  des  gouvernemens  et  les  laissa 
libres  de  décider  sur  ce  point,  selon  les  convenances  particulières  de 
chaque  pays,  selon  les  nécessités  de  l'ordre  public.  Elle  voulut  cepen- 
dant faire  connaître  sa  pensée  propre  et  déclara  que  le  suffrage  uni- 
versel et  direct  était  le  mieux  approprié  à  la  situation  du  pays.  On  vota 
encore  une  autre  disposition  importante  :  il  fut  décidé  que  les  députés 
pouvaient  être  choisis  dans  tous  les  pays  allemands;  un  Prussien  avait 
le  droit  de  représenter  l'Autriche,  un  Autrichien  pouvait  représenter  la 
Saxe,  ou  plutôt  on  ne  voulait  pas  de  députés  autrichiens  ou  prussiens, 
westphaliens  ou  saxons  :  on  ne  voulait  que  les  députés  de  l'Allemagne. 
Par  malheur,  cette  décision  ressemblait  un  peu  trop  à  la  conquête  du 
Schleswig  et  du  duché  de  Posen;  il  est  plus  facile  de  rédiger  un  article 
de  loi  que  de  le  faire  passer  dans  les  mœurs.  Lorsque  notre  assemblée 
constituante  détruisit  les  vieilles  circonscriptions  provinciales,  elle  ne 
fit,  selon  l'expression  de  M.  Mignet,  que  décréter  une  révolution  déjà 
faite;  l'Allemagne,  nous  le  verrons  trop  par  la  suite  de  cette  histoire, 
décrétait  une  révolu'ion  impossible.  Ce  ne  furent  pas  des  députés  alle- 
mands, ce  furent  des  Autrichiens  et  des  Prussiens,  des  hommes  du 
nord  et  des  hommes  du  midi,  des  catholiques  et  des  protestans,  qui 
vinrent  siéger  à  Francfort. 

Des  questions  plus  graves  et  plus  irritantes  se  présentèrent  à  la 
séance  du  soir.  On  avait  décidé  le  matin  que  le  parlement  de  Franc- 
fort se  réunirait  dans  les  premiers  jours  du  mois  de  mai  :  du  1er  avril 
au  1er  mai,  quel  serait  le  représentant  de  l'Allemagne  nouvelle?  Lais- 
serait-on aux  gouvernemens  le  soin  de  surveiller,  le  soin  d'accomplir 
l'œuvre  révolutionnaire  de  l'assemblée  des  notables?  Ne  fallait-il  pas  se 
déclarer  en  permanence  et  ne  déposer  le  pouvoir  qu'entre  les  mains 
du  parlement  national?  Les  orateurs  qui  ouvrirent  la  discussion  de- 
mandèrent énergiquement  la  permanence,  et  l'assemblée  paraissait 
disposée  à  les  suivre,  lorsque  M.  Welcker  monta  à  la  tribune.  «  Mes- 
sieurs, dit-il,  je  veux  comme  vous  l'exécution  la  plus  prompte  et  la 
plus  complète  de  la  loi  électorale  que  nous  venons  de  voter;  mais  ce 
n'est  pas  sur  une  assemblée  de  six  cents  députés  que  nous  pouvons  nous 
reposer  de  ce  soin.  Voilà  pourquoi  je  repousse  la  permanence.  Nom- 
mons un  comité  exécutif,  un  comité  puissant  et  résolu,  qui  sache  s'en- 
tendre avec  la  diète  pour  obtenir  des  gouvernemens  de  l'Allemagne  le 
respect  de  nos  décisions.  Ne  l'oubliez  pas,  en  effet  :  la  diète  existe;  elle 
existe  épurée,  transformée  déjà,  et  elle  ira  se  transformant  encore 
chaque  jour  sous  l'influence  de  l'esprit  nouveau ,  sous  l'action  des  évé- 


HISTOIRE   DU   PARLEMENT   DE   FRANCFORT.  813 

nemens  dont  nous  sommes  nous-mêmes  le  plus  éclatant  témoignage. 
Cette  diète,  ce  congrès  qui  représente  les  gouvernemens,  c'est  la  der- 
nière force  qui  reste  au  pouvoir  au  milieu  des  agitations  du  pays;  ne 
détruisons  pas  cette  force,  si  c'est  la  réforme  et  non  le  bouleversement 
de  l'Allemagne  que  nous  désirons.  »  Tel  est  le  résumé  des  paroles  de 
M.  Welcker,  et  aussitôt  les  applaudissemens  éclatent.  Ces  conseils 
pleins  à  la  fois  de  hardiesse  et  de  modération ,  ce  grand  sentiment  de 
l'ordre  joint  au  sentiment  non  moins  vif  des  devoirs  de  l'Allemagne 
nouvelle,  avaient  enthousiasmé  une  partie  de  l'assemblée.  Cependant 
la  gauche  proleste,  et  les  tribunes  poussent  des  clameurs  furieuses. 
Alors  les  députés  du  centre  et  de  la  droite,  debout  et  interpellant  les 
spectateurs  :  «Vous  ne  nous  intimiderez  pas!  point  de  terrorisme!  Nous 
voulons  délibérer  librement  !  »  Le  désordre  devient  général,  et  M.  Wel- 
cker a  besoin  de  toute  son  énergie  pour  dominer  le  tumulte.  «  Je  re- 
nouvelle ma  proposition,  s'écrie-t-il  avec  force;  je  demande  que  le 
comité  s'entende  avec  la  diète.  Devant  une  institution  régénérée,  les 
vieilles  attaques  n'ont  plus  de  sens.  Avez-vous  un  autre  intermédiaire 
pour  parler  aux  gouvernemens?  Avez-vous  un  autre  organe  pour  agir 
sur  la  Prusse  et  sur  l'Autriche?  Vous  n'en  avez  aucun  :  sachez  donc 
vous  servir  de  celui-là.  » 

M.  Hecker,  on  le  pense  bien,  n'est  pas  de  cet  avis;  ce  qu'il  veut,  ce 
qu'il  demande  avec  force  déclamations  emphatiques,  c'est  la  perma- 
nence de  l'assemblée  et  la  suppression  de  la  diète.  Chose  étrange!  pres- 
que tous  les  députés  qui  lui  succèdent  à  la  tribune  semblent  d'accord 
avec  les  républicains.  Sur  une  vingtaine  d'orateurs,  à  peine  en  est-il 
trois  qui  s'unissent  à  la  pensée  de  M.  Welcker;  leurs  noms  méritent 
d'être  signalés  :  c'est  M.  Ruder  (d'Oldenbourg),  M.  Venedey,  et  le  futur 
ministre  de  l'empire  pour  les  affaires  étrangères,  un  avocat  d'Ham- 
bourg, M.  Heckscher.  Soit  entraînement  involontaire,  soit  rancune  in- 
vétérée contre  le  nom  seul  de  la  diète,  soit  désir  de  conserver  pendant 
un  mois  une  part  de  souveraineté,  les  plus  modérés  inclinent  du  côté 
de  M.  Hecker.  Ils  savent  bien  cependant  que  la  diète  est  profondément 
modifiée,  ils  savent  que  les  gouvernemens  ont  remplacé  leurs  anciens 
envoyés  par  des  hommes  éminens  du  parti  libéral,  ils  savent  que 
M.  Welcker,  que  le  poète  Uhland,  que  plusieurs  autres  encore  y  ont 
pris  place  et  y  feront  triompher  l'esprit  nouveau;  mais  non,  ils  ne 
veulent  rien  savoir,  la  rancune  l'emporte,  et,  pour  satisfaire  des  haines 
surannées,  l'assemblée  va  se  jeter  follement  dans  une  voie  révolution- 
naire. Le  danger  presse;  il  est  temps  qu'une  voix  puissante  vienne  ral- 
lier les  troupes  dispersées.  M.  Henri  de  Gagern  est  à  la  tribune.  M.  de 
Gagern  reprend,  pour  l'agrandir,  la  proposition  de  M.  Welcker.  Il  veut 
un  comité,  un  comité  qui  sera  plus  fort  que  Tassemb  ée  des  notables, 
parce  qu'il  sera  moins  nombreux;  un  comité  qui  sera  une  plus  î.dèle 
tome  h.  52 


814  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

image  de  la  patrie,  parce  qu'il  devra  contenir  dans  son  sein  des  repré- 
sentans  de  tous  les  pays  allemands;  un  comité  qui  aura  toute  puissance 
et  toute  autorité  pour  négocier  avec  la  diète.  «  La  diète  !  c'est  un  cada- 
vre, s'écrie  M.  de  Struve.  —  Si  c'est  un  cadavre,  reprend  M.  de  Gagern, 
nous  lui  rendrons  la  vie  en  y  introduisant  des  hommes  investis  de  la  con- 
fiance populaire,  comme  il  y  en  a  déjà  depuis  les  derniers  événemens. 
Débarrassez-vous,  pour  une  situation  nouvelle,  de  tous  vos  vieux  pré- 
jugés. Attaquer  aujourd'hui  la  diète,  c'est  un  anachronisme.  Qu'est-ce 
que  la  diète  en  effet?  L'image  de  l'unité.  Que  ses  anciens  membres  ne 
soient  plus  que  des  cadavres,  cela  est  possible;  mais  la  diète  elle-même, 
je  nie  qu'elle  soit  morte,  et  vous  devez  le  nier  avec  moi,  vous  qui  êtes 
rassemblés  dans  l'église  Saint-Paul  pour  préparer  l'unité  de  l'Alle- 
magne. Loin  de  désirer  sa  mort,  souhaitons  que  la  diète  soit  une  vérité; 
et  elle  deviendra  une  vérité  féconde,  quand  nous  y  aurons  installé  les 
hommes  qui  ont  la  confiance  de  la  nation.  Encore  une  fois,  ce  n'est  pas 
pour  détruire,  c'est  pour  édifier  que  nous  siégeons  ici  !  »  Enfin ,  formu- 
lant ses  conclusions,  M.  de  Gagern  propose  qu'un  comité  de  cinquante 
membres  soit  chargé  de  faire  adopter  par  la  diète  toutes  les  mesures 
nécessaires  au  salut  de  l'Allemagne  et  à  la  convocation  du  parlement. 
Si  la  patrie  courait  de  sérieux  dangers,  le  comité  réunirait  aussitôt 
l'assemblée  des  notables  d'où  il  émane.  —  J'ai  résumé  fidèlement  la 
pensée  de  M.  de  Gagern;  mais  comment  rendre  l'émotion  de  sa  parole, 
comment  rendre  cet  accent  de  persuasion  énergique  qui  rétablit  Tordre 
dans  les  esprits  et  emporte  les  décisions  d'une  grande  assemblée?  Dès 
qu'il  eut  parlé,  la  discussion  fut  close.  En  vain  M.  Hecker  voulut-il  la 
prolonger  encore;  en  vain ,  pour  effrayer  quelques  esprits  timides,  de- 
manda-t-il  le  vote  par  appel  nominal  :  cette  mauvaise  tactique  ne 
servit  qu'à  mieux  constater  la  faiblesse  du  parti  républicain.  368  voix 
contre  148  repoussèrent  la  permanence  et  se  décidèrent  pour  un  co- 
mité de  cinquante  membres  chargé  de  préparer  avec  la  diète  la  con- 
vocation de  l'assemblée  nationale. 

Vaincu  le  1er  avril  comme  il  l'avait  été  le  31  mars,  le  parti  démago- 
gique voulut  prendre  le  lendemain  une  éclatante  revanche.  Une  scène 
théâtrale,  sur  laquelle  on  comptait  beaucoup  pour  soulever  le  peuple 
de  Francfort,  fut  préparée  et  répétée  avec  soin.  Il  s'agissait  d'une  pro- 
position tendant  à  expulser  de  la  diè'.e  les  hommes  qui  y  représentaient 
l'absolutisme;  et  comme  les  termes  de  cette  proposition  devaient,  selon 
toute  vraisemblance,  être  repoussés  par  l'assemblée,  la  gauche  indi- 
gnée se  retirerait  en  masse.  La  proposition,  signée  de  MM.  Zitz  (de 
Mayence),  Vogt,  d'itztein,  Strecker,  et  autres  députés  de  la  montagne, 
était  conçue  ainsi  :  «  Avant  de  travailler  à  la  convocation  de  l'assem- 
blée nationale,  la  diète  annulera  les  lois  d'exception  qu'elle  a  faites 
depuis  18*5,  et  elle  expulsera  de  son  sein  les  hommes  qui  ont  contribué 


HISTOIRE  DU  PARLEMENT  DE  FRANCFORT.  815 

au  vote  ou  à  l'exécution  de  ces  lois.  »  Au  premier  coup  d'oeil ,  rien  n'é- 
tait plus  acceptable  que  cette  proposition.  Personne,  assurément,  dans 
l'assemblée  des  notables,  n'hésitait  à  déchirer  les  iniques  décrets  de 
1819,  personne  ne  désirait  retenir  dans  les  conseils  de  la  diète  les  mi- 
nistres d'un  absolutisme  détesté.  Par  malheur,  si  la  pensée  était  nette, 
la  rédaction  ne  l'était  pas.  Il  y  avait  un  danger  sérieux  dans  les  termes 
du  décret  proposé.  Exiger  que  la  diète  se  reconstituât  d'une  manière 
complète  avant  de  s'occuper  de  la  convocation  du  parlement,  c'était 
retarder  de  plusieurs  semaines  peut-être  un  travail  d'une  urgence  ma- 
nifeste; c'était  se  servir  d'une  ruse  hypocrite  pour  assurer  à  l'assem- 
blée cette  permanence  qu'un  vote  solennel  avait  repoussce  la  veille. 
L'assemblée  fut  avertie  de  cette  manœuvre  par  un  très  ferme  et  très 
spirituel  discours  de  M.  Bassermann.  M.  Bassermann  n'eut  pas  de  peine  à 
démontrer  que  la  proposition  de  la  gauche  était  une  manière  détournée 
de  déclarer  la  permanence.  Il  ne  fallait  pas  cependant  que  la  gauche 
pût  accuser  l'assemblée  de  favoriser  les  agens  du  despotisme  et  de  sou- 
haiter le  mainlien  des  lois  d'exception  :  que  fit  l'ingénieux  tacticien? 
Il  changea  un  seul  mot  dans  le  texte  de  la  proposition.  Au  lieu  de  dire  : 
«  Avant  de  travailler  à  la  convocation  de  l'assemblée  nationale,  » 
M.  Bassermann  disait  :  «  En  travaillant  à  la  convocation  de  l'assemblée 
nationale,  etc..  »  Grâce  à  cette  correction  habile,  tous  les  intérêts 
étaient  saufs;  l'assemblée  condamnait  les  actes  de  l'ancienne  diète,  et 
elle  n'entravait  pas  la  tâche  si  importante  dont  la  diète  nouvelle  était 
chargée.  Il  était  impossible  de  déjouer  plus  spirituellement  la  conspi- 
ration de  la  gauche.  La  gauche,  on  le  devine  aisément,  n'accepta  pas 
la  rectification  de  M.  Bassermann;  ce  qu'elle  voulait,  ce  n'était  pas  seu- 
lement la  condamnation  de  l'absolutisme  et  le  rejet  des  lois  d'excep- 
tion :  c'était  surtout  un  prétexte  de  rupture.  Ce  prétexte,  elle  l'avait 
trouvé;  bien  habile  qui  aurait  pu  lui  enlever  une  occasion  de  scandale! 
On  vit  donc  se  succéder  à  la  tribune  tous  les  agitateurs  du  duché  de 
Bade;  M.  Kapp,  professeur  à  Heidelberg,  se  fit  remarquer  entre  tous 
par  l'intempérance  grossière  de  sa  mauvaise  humeur.  Pendant  plus  de 
deux  heures,  l'éloquence  démagogique  s'évertua  sur  un  prétexte;  pen- 
dant plus  de  deux  heures,  il  fallut  subir  toute  cette  indignation  à  froid 
et  toutes  ces  colères  hypocrites.  Enfin  le  vote  est  ouvert,  et  l'amende- 
ment de  M.  Bassermann  est  admis  par  une  majorité  considérable.  Aus- 
sitôt le  mélodrame  préparé  s'exécute  tant  bien  que  mal.  M.  Hecker  et 
M.  de  Struve,  M.  Zitz  et  M.  Vogt  se  retirent  majestueusement,  entourés 
de  leurs  fidèles.  Par  malheur,  tous  les  mécontens  ne  gagnèrent  pas  le 
mont  Aventin.  Il  en  est  qui  trouvèrent  cette  conduite  indigne  de  gens 
sérieux,  et  qui  refusèrent  nettement  de  s'associer  à  une  telle  puérilité. 
M.  Raveaux  (de  Cologne)  donna  ce  bon  exemple;  il  déclara,  au  milieu 
du  tumulte,  qu'il  avait  voté  contre  l'amendement  de  M.  Bassermann, 
mais  qu'il  se  soumettait  à  la  majorité  et  ne  quitterait  pas  son  poste. 


816  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Cette  loyale  conduite  arrêta  beaucoup  d'esprits  indécis.  M.  Robert 
Blum  lui-môme  parut  fort  embarrassé;  il  allait  et  venait,  il  sortait  et 
rentrait  tour  à  tour.  J'ai  déjà  dit  que  M.  Robert  Blum  était  un  diplo-* 
maie  Esprit  plein  de  sens,  cœur  faible,  il  était  trop  engagé  avec  les 
fous  pour  revenir  sur  ses  pas,  et  il  a  employé  long-temps  une  habileté 
prodigieuse  à  se  maintenir  dans  une  position  fausse.  Malheur  à  l'homme 
généreux  que  sa  faiblesse  rend  esclave  de  la  démagogie  !  Suspect  à  son 
parti,  il  sera  poussé  tôt  ou  tard  dans  les  voies  fatales  de  la  violence.  La 
fin  tragique  de  Robert  Blum  l'a  trop  bien  prouvé;  ce  n'est  pas  seule- 
ment la  justice  sommaire  du  prince  Windischgraelz  qui  doit  se  repro- 
cher cette  mort  :  Robert  Blum,  nous  le  verrons  bientôt,  a  été  frappé 
par  les  siens. 

Le  lendemain,  3  avril,  M.  Mittermaier,  en  ouvrant  la  séance,  eut  la 
joie  de  lire  à  l'assemblée  un  message  bien  significatif  de  M.  le  comtfr 
Waldsee-Colloredo,  président  de  la  diète.  M.  le  comte  Colloredo  annon- 
çait que  la  diète,  prévenant  les  désirs  de  l'assemblée  des  notables,  avait 
déjà,  dans  sa  séance  du  10  mars,  annulé  toutes  les  lois  d'exception.  Il 
ajoutait  que,  parmi  ses  collègues,  tous  ceux  dont  les  actes  politiques- 
antérieurs  n'étaient  pas  d'accord  avec  la  situation  présente  avaient  en- 
voyé ou  enverraient  bientôt  leur  démission.  Ainsi  l'ancienne  diète, 
transformée  déjà  par  lintroduction  de  M.  Welcker  et  de  ses  amis,  dis- 
paraissait devant  la  volonté  des  notables,  et  faisait  place  à  un  pouvoir- 
nouveau,  à  un  pouvoir  libéral  et  intelligent,  expression  fidèle  des  exi- 
gences de  la  patrie.  Cette  victoire  rappelait  à  tous  les  esprits  une  coïn- 
cidence extraordinaire.  Quinze  années  auparavant,  et  précisément  à 
pareil  jour,  le  3  avril  1833,  une  troupe  d'insurgés  avait  voulu  s'empa- 
rer de  la  ville  où  siégeaient  les  plénipotentiaires  des  cabinets  alle- 
mands. Cette  folle  tentative  avait  jeté  dans  la  prison  ou  dans  l'exil  un 
grand  nombre  des  hommes  assis  aujourd'hui  sur  les  bancs  de  l'église 
Saint-Paul  et  qui  venaient  de  recevoir  l'abdication  de  la  diète.  Ce  sim- 
ple rapprochement  exprimait  d'une  manière  dramatique  les  conquêtes 
du  parti  libéral.  Le  mouvement  pacifique  de  la  révolution  se  dévelop- 
pait avec  grandeur;  rien  ne  gênait  plus  sa  marche;  les  lois  de  1849 
étaient  déchirées,  et  les  anciens  chefs  de  l'opposition  à  Carlsruhe,  à 
Stuttgart,  à  Berlin,  étaient  les  délégués  des  souverains  dans  les  conseils 
de  la  diète.  Belle  situation,  mais  pleine  d'inquiétudes  !  Responsabilité 
terrible  pour  l'Allemagne  nouvelle  et  pour  l'assemblée  qui  la  repré- 
sentera bientôt!  L'Allemagne  va  montrer  si  elle  était  digne  de  cette 
victoire,  ou  bien  si,  entraînée  par  un  fol  enthousiasme,  elle  doit  ne 
poursuivre  que  des  chimères  et  se  précipiter  dans  les  entreprises  vio- 
lentes qui  la  ramèneront  sous  le  joug. 

Si  ces  inquiétudes  troublèrent  plus  d'un  esprit  clairvoyant  le  3  avril 
1818,  elles  disparurent  bientôt  dans  la  joie  du  triomphe.  Cette  der- 
nière séance  fut  consacrée  à  la  nomination  du  comité  des  cinquante. 


HISTOIRE  DU  PARLEMENT  DE  FRANCFORT.  817 

On  avait  retardé  le  scrutin  de  quelques  heures  pour  laisser  aux  dissi- 
dens  de  la  veille  le  temps  d'écouter  les  conseils  de  la  raison  et  de  re- 
venir à  leur  poste.  Ils  revinrent  en  effet,  ramenés  par  M.  d'Itztein,  et 
dissimulant  tant  bien  que  mal  une  confusion  trop  méritée.  Il  ne  res- 
tait plus  qu'une  seule  question  à  résoudre.  Plusieurs  députés  influens 
voulaient  écrire  à  grands  traits  une  déclaration  de  droits,  une  magna 
charta,  comme  on  disait  à  l'église  Saint-Paul.  Qui  pouvait,  en  effet,  se 
fier  complètement  à  l'avenir?  Un  jour,  si  la  révolution  est  vaincue, 
cette  grande  charte  sera  l'idéal  auquel  se  rattacheront  les  âmes  d'élite. 
Ainsi  pensait  M.  Biedermann  de  Leipzig,  et  il  était  l'organe  d'une  partie 
de  l'assemblée.  D'autres,  au  contraire,  s'associant  aux  scrupules  de 
M.  Eisenmann,  craignaient  d'outre-passer  leurs  pouvoirs.  «  Gardons- 
nous  bien,  s'écriaient-ils,  de  nous  attribuer  une  tâche  qui  n'appartient 
qu'au  vrai  parlement  national!»  Alors  un  des  chefs  de  l'ancienne  opposi- 
tion libérale  à  Carlsruhe,  M.  Alexandre  de  Soiron,  député  de  Mannheim, 
essaie  au  moins  de  faire  consacrer  un  de  ces  droits  fondamentaux,  le 
plus  décisif  de  tous,  le  droit  de  la  souveraineté  du  peuple.  Comme  l'as- 
semblée craint  d'usurper  la  mission  du  futur  parlement,  M.  de  Soiron 
a  recours  à  une  tactique  habile;  il  propose  ce  décret  :  «  La  lâche  de 
reconstituer  l'Allemagne  appartient  seulement  et  uniquement  [allein 
und  einzig)  à  l'assemblée  nationale.  »  C'était  renvoyer  à  l'assemblée 
future  la  discussion  des  droits  fondamentaux,  en  même  temps  que  l'on 
consacrait  d'avance  le  plus  important  de  tous  ces  droits.  Si  ingénieuse 
qu'elle  fût,  cette  manœuvre  ne  réussit  pas  immédiatement,  et  il  fallut 
que  M.  de  Soiron  montât  plusieurs  fois  à  la  tribune  pour  expliquer, 
pour  atténuer  sa  proposition.  M.  de  Soiron,  en  effet,  attaquait  là  une 
question  grave;  il  voulait  que  l'assemblée  toute  seule,  sans  le  concours 
des  souverains,  constituât  l'unité  allemande,  et,  excluant  de  cette  œuvre 
si  difficile  ceux-là  précisément  dont  il  fallait  se  concilier  l'appui,  il  ou- 
vrait à  la  révolution  les  abîmes  où  elle  s'est  perdue.  Des  esprits  sérieux 
pressentirent  le  danger;  un  député  de  Hanovre,  M.  Siemens,  dune  voix 
brève  et  hautaine,  protesta  en  quelques  mots  au  nom  des  pouvoirs  qu'on 
prétendait  exclure.  M.  Welcker  combattit  aussi  M.  de  Soiron,  tandis 
que  M.  Jaup  proposait  tout  simplement  une  déclaration  de  droits  très 
généraux  qui  ne  créait  aucune  difficulté  pour  l'avenir.  Rappelé  à  la 
tribune  par  le  discours  de  M.  Welcker,  M.  de  Soiron  assure  qu'il  n'en- 
tend pas  exclure  les  souverains;  il  veut  seulement  faire  décréter  le  droit 
absolu  de  la  future  constituante;  c'est  elle  qui  décidera  si  elle  doit  agir 
seule  ou  se  concerter  avec  les  gouvernemens.  Ainsi  expliquée,  la  pro- 
position de  M.  de  Soiron  est  admise;  la  souveraineté  du  peuple  est  pro- 
clamée; les  notables  ont  terminé  leur  mission. 

C'est  alors  qu'on  vit  éclater  toute  la  joie  candide,  toutes  les  généreuses 
illusions  de  ce  premier  parlement.  On  avait  oublié  déjà  les  tristes  in- 
cidens  do  ces  discussions  orageuses;  une  même  foi  semblait  réconcilier 


818  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

les  partis.  L'unité  de  l'Allemagne  I  cette  œuvre  si  chère,  si  désirée,  si 
longtemps  attendue,  les  notables  venaient  de  la  commencer  enfin! 
Avec  quelle  cordialité  sincère  on  vota  des  remerciemens  à  la  ville  de 
Francfort,  aux  cinquante  et  un  membres  du  comité  d'Heidelberg,  à  la 
commission  des  sept,  au  président  et  aux  vice-présidens  des  notables! 
Des  bravos  répétés  saluaient  chacun  de  ces  votes;  l'assemblée  était 
fière  de  ses  quatre  journées,  et  le  vénérable  M.  Mittermaier,  dans  un 
discours  d'adieu  où  respirait  sa  confiance  habituelle,  exprima  le  bon- 
heur naïf  et  les  espérances  enthousiastes  qui  enivraient  les  cœurs  L'en- 
thousiasme redoubla  quand  on  vit  les  notables,  marchant  deux  à  deux, 
sortir  solennellement  de  l'église  Saint-Paul  au  milieu  d'une  population 
immense,  au  bruit  prolongé  des  salves  d'artillerie,  au  joyeux  carillon 
de  tous  les  clochers  de  la  ville.  La  vieille  cité  de  Francfort  avait-elle 
jamais  assisté,  même  pour  le  couronnement  des  empereurs,  à  une  so- 
lennité plus  radieuse?  Partout  des  tapisseries  tendues  et  des  bannières 
flottant  aux  fenêtres;  partout  les  couleurs  de  l'empire  allemand,  les 
couleurs  noir,  rouge  et  or,  brillant  sur  des  milliers  de  drapeaux.  Le 
printemps  ajoutait  encore  ses  enchantemens  gracieux  aux  juvéniles 
séductions  de  ces  heures  brûlantes.  L'air  était  parfumé,  la  soirée  était 
tiède,  et  des  processions  aux  torches  prolongèrent  fort  avant  dans  la 
nuit  cette  fête  de  l'enthousiasme  et  de  l'espoir.  Ne  croyait-on  pas,  en 
effet,  que  l'unité  de  la  patrie  serait  bientôt  constituée  sans  peine  d'a- 
près le  plan  idéal  que  traçaient  les  docteurs?  Comment  ne  pas  se  laisser 
gagner  par  cette  confiance  de  tout  un  peuple?  Et  quoi  de  plus  beau 
que  de  tels  songes,  si  l'heure  du  réveil  ne  devait  pas  sonner! 

III. 

L'élection  du  comité  des  cinquante,  commencée  dans  la  séance  du 
3  avril,  ne  fut  terminée  que  le  soir.  Le  résultat  parut  satisfaisant.  Le 
parti  démagogique  n'avait  pu  y  introduire  ses  chefs;  M.  Hecker  et  M.  de 
Struve  étaient  exclus.  D'autres  membres  de  l'assemblée  moins  engagés 
avec  les  factions  violentes,  mais  connus  cependant  pour  la  turbulence 
de  leur  esprit,  M.  Zitz  (de  Mayence),  M.  Schaffrath,  M.  le  comte  Rei- 
chenbach,  M.  d'Ester  (de  Cologne),  n'avaient  pas  été  plus  heureux.  Au 
contraire,  des  hommes  éminens  du  parti  libéral,  M.  Alexandre  de  Soi- 
ron,  M  Heckscher,  M.  Lehne,  M.  Henri  Simon,  figuraient  en  première 
ligne  sur  la  liste.  Si  M.  Robert  Blum  y  avait  aussi  sa  place,  c'est  que 
l'éloquent  député  de  Leipzig,  je  l'ai  déjà  prouvé,  employait  la  plus  ha- 
bile diplomatie  à  se  faire  une  [>osition  mixte  entre  les  constitutionnels 
et  les  agitateurs.  Dès  le  lendemain,  4  avril,  à  dix  heures  du  matin,  le 
comité  des  cinquante,  succédant  à  l'assemblée  des  notables,  se  réunit 
dans  la  salle  impériale  du  Roemer;  il  choisit  M.  de  Soiron  pour  prési- 
dent, MM.  Robert  Blum  et  Abegg  pour  vice-présidens,  et  donna  les 


HISTOIRE   DU   PARLEMENT   DE   FRANCFORT.  819 

fonctions  de  secrétaires  à  MM  Henri  Simon,  Venedey  etBriegleb.  Une 
fois  le  bureau  formé,  le  comité  décida  que  ses  séances  seraient  publi- 
ques, et  qu'elles  auraient  lieu  dans  la  salle  du  conseil  législatif  de 
Francfort.  C'est  là  qu'on  se  rendit  immédiatement,  et  les  délibérations 
commencèrent. 

Je  n'ai  pas  à  raconter  en  détail  tous  les  actes  du  comité  des  cinquante  : 
qu'il  me  suffise  de  les  résumer  brièvement.  Le  comité  était  chargé  par 
l'assemblée  des  notables  de  s'entendre  avec  la  diète  et  de  préparer  la 
convocation  du  parlement  de  Francfort.  On  peut  dire  qu'il  remplit 
fidèlement  cette  tâche.  La  diète,  qui  avait  fait  sa  soumission  le  3  avril 
par  l'organe  de  M.  le  comte  Colloredo,  essaya  bien  de  lutter  dans  plu- 
sieurs circonstances  contre  la  domination  du  comité;  comment  deux 
pouvoirs  si  différens,  siégeant  à  côté  l'un  de  l'autre,  auraient-ils  pu 
éviter  toute  occasion  de  conflits?  Ces  conflits  cependant,  quoique  très 
graves  au  fond  et  de  nature  à  arrêter  des  esprits  plus  calmes,  ces  con- 
flits ne  furent  jamais  un  obstacle  pour  le  comité  des  cinquante.  Au 
moment  où  l'Allemagne  entière  était  soulevée,  quinze  jours  après  les 
révolutions  de  Berlin  et  devienne,  lorsque  M.  de  Metternich  était  en 
fuite,  lorsque  Frédéric-Guillaume  IV  saluait  de  son  balcon  les  cadavres 
des  insurgés  et  se  donnait  le  litre  de  roi  allemand  pour  flatter  les  par- 
tisans de  l'unité  germanique,  la  diète,  en  vérité,  ne  pouvait  être  bien 
redoutable.  Le  comité  des  cinquante  n'eut  pas  besoin  de  beaucoup 
d'efforts  pour  maintenir  le  droit  révolutionnaire  que  lui  avait  transmis 
l'assemblée.  Il  y  avait  d'ailleurs,  entre  le  comité  et  la  diète,  une  autre 
réunion  qui  pouvait  leur  servir  de  lien  et  empêcher  de  périlleux  frot- 
temens.  Dans  la  séance  du  10  mars,  c'est-à-dire  trois  semaines  avant  la 
réunion  des  notables,  la  diète,  voulant  se  maintenir,  s'il  était  possible, 
en  face  de  cette  assemblée  qui  venait  prendre  sa  place,  avait  entrepris 
elle-même  la  réforme  des  lois  qui  régissent  la  confédération  germa- 
nique. C'était  une  révision  légale  avant  l'entreprise  révolutionnaire  des 
notables.  La  loi  constitutive  de  1815  prévoit  la  révision  du  règlement 
de  la  confédération  et  prescrit  certaines  formalités  à  cet  égard;  la  diète 
décida  que  cette  révision  aurait  lieu.  En  même  temps,  elle  engagea  les 
cabinets  à  envoyer  dix-sept  représentans,  choisis  parmi  les  hommes 
les  plus  populaires,  pour  former  une  sorte  de  comité  consultatif  qui 
aiderait  la  diète  dans  ce  travail.  On  sait  qu'il  y  a  dix-sept  votans  aux 
conseils  de  la  diète;  les  gouvernemens  devaient  donc  avoir  un  envoyé 
officiel  et  un  envoyé  libre.  Ce  conseil  se  réunit  en  effet;  M.  de  Gagern, 
M.  Dahlmann,  M.  de  Beckerath,  M.  Gervinus,  en  faisaient  partie.  Ce 
sont  ces  trois  assemblées,  la  diète,  les  dix-sept  et  le  comité  des  cin- 
quante, qui  ont  dirigé  les  affaires  générales  du  pays  et  travaillé  à  la 
convocation  du  parlement  depuis  le  4  avril  jusqu'au  18  mai. 

Cette  tâche  présentait  plus  d'une  complication  périlleuse.  Qu'on 
veuille  bien  songer  au  bouleversement  de  l'Allemagne,  qu'on  se  rap- 


820  REVUE  DES  DEUX  MONDE8. 

pelle  la  guerre  civile  et  la  guerre  étrangère,  les  corps  francs  des  répu- 
blicains faisant  irruption  dans  le  duché  de  Bade,  les  Tchèques  de  Bohême 
décidés  à  faire  triompher  l'élément  slave  en  Autriche  et  protestant 
contre  le  parlement  de  Francfort,  enfin  les  hostilités  ouvertes  entre  le 
Danemark  et  la  Prusse  au  sujet  du  Schleswig.  Tandis  que  les  cinquante 
écrasaient  les  républicains  dans  le  duché  de  Bade  (fin  avril),  en  Prusse 
ils  poussaient  le  général  Wrangel  contre  les  Danois,  afin  de  courtiser 
les  passions  populaires,  et  lui  donnaient  tout  l'appui  dont  il  avait  besoin 
pour  désobéir  aux  ordres  de  Frédéric-Guillaume.  D'un  autre  côté,  si 
les  Allemands  du  Schleswig  voulaient,  malgré  le  Danemark,  faire  partie 
de  la  confédération  germanique  et  siéger  au  parlement  de  Francfort, 
les  Tchèques  de  la  Bohême  et  de  la  Moravie  ne  cachaient  plus  leur  désir 
d'enlever  l'Autriche  à  l'Allemagne  et  de  l'obliger  à  fonder  un  empire 
slave.  Point  d'élections  pour  Francfort!  c'était  le  cri  de  l'insurrection 
en  Moravie  et  en  Bohême.  Le  comité  des  cinquante  rédigeait  procla- 
mations sur  proclamations;  il  fallut  bientôt  envoyer  des  délégués. 
M.  de  Wachter,  M.  Kuranda,  M.  Schilling,  se  rendirent  à  Prague.  Ils 
trouvèrent  la  ville  en  feu;  les  Slaves  étaient  les  maîtres,  et  tout  ce  qui 
s'intéressait  à  la  cause  allemande  était  sous  le  coup  de  la  terreur.  Les 
délégués  essayèrent  de  parler  dans  les  clubs;  vains  efforts!  Au  seul  nom 
du  parlement  germanique,  les  Tchèques  poussaient  des  cris  de  fureur 
et  levaient  leurs  bâtons.  M.  Kuranda  et  M.  de  Wachter  revinrent  à 
Francfort,  abattus  et  désespérés.  Que  faite?  Implorer  le  secours  de 
l'Autriche  en  faveur  des  Allemands  de  Prague?  M.  de  Wachter  le  de- 
mandait expressément  dans  la  séance  du  3  mai,  après  avoir  raconlé  les 
tristes  aventures  de  l'ambassade.  Il  est  trop  évident  que  c'étaitdemander 
l'impossible.  Effrayée  de  la  formation  révolutionnaire  du  parlement, 
effrayée  surtout  des  projets  de  l'assemblée  nationale,  l'Autriche,  même 
après  les  journées  de  mars,  pouvait-elle  se  prêter  cornplaisamment  à 
l'œuvre  de  l'unité  germanique?  M.  de  Metternich,  du  fond  de  son  exil, 
gouvernait  encore  à  Vienne;  l'Autriche,  pendant  tout  le  mois  de  mai, 
se  servit  des  Tchèques  contre  les  prétentions  de  Francfort,  de  même 
qu'elle  exploitait  contre  les  Magyars  les  longues  rancunes  de  la  Croatie. 
Il  fallut  que  l'insurrection  des  Tchèques  devînt  tout-à-fait  terrible  et 
menaçât  même  l'Autriche,  pour  que  le  prince  Windischgraetz  pût 
bombarder  Prague.  Cette  extrémité  ne  devait  se  produire  qu'à  la  fin  de 
juin,  et  l'on  était  alors  au  commencement  de  mai.  On  voit  quels  obsta- 
cles se  dressaient  devant  le  comité  des  cinquante! 

Y  avait-il  au  moins  une  suffisante  harmonie  entre  les  cinquante  et  la 
diète?  La  diète,  nous  l'avons  vu,  s'était  soumise,  et  les  événemens, 
d'ailleurs,  l'avaient  transformée  dans  un  sens  libéral.  Telle  qu'elle 
était  toutefois,  elle  représentait  les  gouvernemens;  on  ne  s'étonnera 
pas  qu'elle  ait  épié  l'occasion  de  revendiquer  les  droits  des  souverains 
et  de  diminuer  l'autorité  dictatoriale  dont  on  avait  investi  d'avance  la 


HISTOIRE  DU   PARLEMENT  DE  FRANCFORT.  821 

future  assemblée  de  Francfort.  Le  comité  des  dix-sept  avait  été  chargé 
de  rédiger  un  plan  de  constitution,  et  il  l'avait  communiqué  à  la  diète 
dans  la  séance  du  27  avril.  Cette  constitution,  à  laquelle  avaient  tra- 
vaillé les  partisans  fougueux  de  l'unité  germanique,  était  comme  l'é- 
bauche de  celle  qui  a  été  votée  par  le  parlement  de  Francfort,  et  qui, 
en  ce  moment  même,  incendie  l'Allemagne  entière.  M.  Dahlman, 
M.  Gervinus,  tous  ces  grands  politiques  d'université  qui  sacrifieraient 
leur  pays  à  un  système,  faisaient  partie  du  comité  des  dix-sept,  comme 
ils  feront  partie  du  comité  de  constitution  dans  le  sein  du  parlement  de 
Francfort.  Toute  renouvelée  qu'elle  fût  par  l'adjonction  des  principaux 
chefs  du  libéralisme,  la  diète  eut  le  sentiment  des  dangers  de  l'avenir, 
et,  quoique  désarmée,  elle  essaya  une  protestation.  En  face  de  la  ré- 
volution qui  grandissait  chaque  jour,  elle  osa  se  préoccuper  des  inté- 
rêts des  gouvernemens,  elle  osa  demander  que  l'assemblée  de  Franc- 
fort ne  fût  pas  chargée  toute  seule  de  faire  la  constitution  de  l'empire, 
et  qu'il  y  eût,  soit  au  sein  du  parlement,  soit  en  dehors,  un  organe 
quelconque  du  droit  des  souverains.  La  diète  n'indiqua  pas  la  voie  qu'il 
fallait  suivre;  seulement,  dans  sa  séance  du  3  mai,  elle  rédigea  une 
adresse  aux  différens  cabinets  pour  les  prévenir  du  danger,  pour  les 
engager  surtout  à  ne  pas  reconnaître  l'omnipotence  absolue  de  l'as- 
semblée nationale.  M.  Welcker,  plénipotentiaire  du  duché  de  Bade  à  la 
diète,  prit  une  part  importante  à  toute  cette^affaire;  mais  que  pouvaient 
les  efforts  de  M.  Welcker?  Les  cinquante  étaient  bien  décidés  à  résister, 
et  ils  avaient  pour  eux  l'opinion  publique,  ils  avaient  cet  enthousiasme 
de  l'unité  allemande  qui  confondait  déjà  républicains  et  réformateurs, 
démagogues  et  libéraux,  et  leur  ouvrait  la  route  des  abîmes.  C'est  pré- 
cisément le  président  des  cinquante,  M.  Alexandre  de  Soiron,  qui  avait 
fait  décider  par  l'assemblée  des  notables  que  le  parlement  de  Franc- 
fort serait  seul  chargé  de  voter  la  constitution.  Et  puis,  les  hommes 
les  plus  modérés,  les  plus  sérieux  chefs  de  parti,  n'étaient-ils  pas  aussi 
infatués  que  les  autres  du  système  de  l'unité?  M.  Henri  de  Gagera, 
M.  de  Soiron,  M.  Heckscher,  les  trois  hommes  que  le  parti  démagogique 
à  Francfort  honora  de  ses  haines  implacables,  se  montrèrent  les  plus 
obstinés  à  empêcher  tout  accommodement  avec  la  diète.  M.  de  Gagera, 
ministre  dans  le  duché  de  Hesse-Darmstadt  et  membre  du  comité  des* 
dix-sept,  désavoua  officiellement  la  part  que  l'envoyé  de  son  cabinet 
avait  prise  à  l'arrêté  du  3  mai.  M.  Heckscher,  le  futur  ministre  de  l'em- 
pire à  Francfort,  prononça,  le  lendemain  4  mai,  un  vigoureux  discours 
où  il  défendait,  avec  toute  l'autorité  de  son  talent,  la  dictature  de  l'as- 
semblée constituante.  Quant  à  M.  de  Soiron,  il  s'agissait  de  son  œuvre, 
il  s'agissait  du  droit  révolutionnaire  qu'il  avait  fait  attribuer  à  l'assem- 
blée; son  énergique  activité  se  multiplia.  Tous  enfin,  sans  se  préoccu- 
per des  difficultés  que  leur  réservait  l'avenir,  sans  se  demander  si  une 


822  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

constitution  débattue  entre  les  souverains  et  les  peuples  n'aurait  pas 
plus  de  chances  de  durée  qu'une  constitution  arbitraire  décrétée  par 
un  sénat  métaphysique,  ils  cédèrent  à  l'entraînement  des  masses  et 
repoussèrent  toute  conciliation  avec  les  gouvernemens. 

Elle  va  donc  se  réunir  avec  toutes  ses  prétentions  aveugles,  avec  tous 
ses  droits  révolutionnaires,  cette  grande  assemblée  nationale,  le  pre- 
mier congrès  des  peuples  allemands.  Il  n'y  a  rien  auprès  d'elle  pour 
lui  faire  contre-poids.  La  passion  de  M.  de  Soiron,  de  M.  Heckscher,  de 
M.  de  Gagern,  l'a  emporté  sur  la  sage  prévoyance  de  M.  Welcker.  Ah! 
sans  doute,  elle  a  de  grandes  choses  à  accomplir.  Si  les  cabinets  de 
l'Allemagne  avaient  quelque  part  leurs  représentai  officiels,  si  la 
question  de  l'unité  s'y  débattait  sérieusement,  en  pleine  connaissance 
de  cause,  avec  toute  la  science  pratique  indispensable  en  de  telles 
conjonctures;  si  l'on  voulait,  en  un  mot,  tenir  compte  de  la  réalité  et 
ne  pas  constituer  par  décret  une  Germanie  imaginaire,  l'assemblée  de 
Francfort,  assurément,  ne  bâtirait  pas  sur  le  sable.  Instruite  de  ce  qui 
est  possible,  elle  n'élèverait  pas  un  édifice  de  fantaisie;  elle  ne  construi- 
rait pas  l'Allemagne  comme  le  rêveur  construit  son  système.  La  con- 
stitution qui  sortirait  de  ce  débat  ne  serait  pas  une  œuvre  impraticable, 
une  œuvre  pédante  et  fausse,  et  il  ne  faudrait  pas  donner  le  signal  des 
guerres  civiles  pour  venger  l'humiliation  de  ceux  qui  l'ont  votée.  Grâce 
à  l'autorité  dont  l'investit  la  confiance  populaire,  elle  obligerait  les 
souverains  à  des  concessions  raisonnables,  et,  d'accord  avec  eux,  d'ac- 
cord avec  l'expérience  et  le  bon  sens,  elle  travaillerait  à  régulariser 
partout  les  libertés,  en  resserrant  peu  à  peu  les  liens  de  la  patrie  com- 
mune. Mais  non;  l'esprit  révolutionnaire  ne  l'a  pas  voulu  ainsi.  L'as- 
semblée des  notables  a  voté  l'omnipotence  du  parlement,  le  comité  des 
cinquante  l'a  maintenue,  et  voici  le  18  mai  qui  s'approche.  Les  élec- 
tions se  sont  faites  avec  calme.  On  a  adopté  presque  partout  le  système 
à  deux  degrés,  comme  plus  approprié  à  la  présente  situation  de  l'Alle- 
magne et  moins  dangereux  pour  la  tranquillité  publique.  Les  électeurs 
de  l'Autriche,  de  la  Prusse,  de  la  Bavière,  du  Wurtemberg,  de  la  Saxe, 
de  tous  les  royaumes,  de  tous  les  duchés,  de  toutes  les  villes,  ont  con- 
couru avec  empressement  à  cette  formation  de  l'assemblée  nationale. 
Du  nord  et  du  midi,  on  arrive  à  Francfort.  Déjà  M.  de  Soiron,  dans  la 
dernière  séance  du  comité  des  cinquante,  a  félicité  ses  collègues  sur 
leur  intrépide  attitude  et  déclaré  leur  mission  terminée.  La  journée  du 
18  mai  se  lève.  En  présence  de  cette  assemblée  dictatoriale,  en  pré- 
sence de  cette  convention  qui  apporte  avec  elle  ou  la  glorieuse  trans- 
formation du  pays  ou  les  horreurs  de  la  guerre  civile  suivies  du  triom- 
phe de  l'absolutisme,  il  ne  reste  plus,  hélas!  qu'à  pousser  en  tremblant 
le  cri  des  révolutions  :  aleajacta  est! 

Saint-René  Taillandier. 


L'ESPAGNE 


DEPUIS  LA  REVOLUTION  DE  FEVRIER. 


I.   —  SITUATION  EXTÉRIEURE. 

Espana  y  el  vizconde  P aimer ston ,  o  sea  defensa  de  la  dignidad  nacional  en  la  cuestion  d* 

lot  pasaportet  a  sir  H.  Lytton  Bulwer,  par  don  Adrian  Garcia  Hernandez. 

docteur  de  l'université  de  Salamanque.  ' 


Supposons  que,  le  23  février  4848,  un  homme  fût  venu  dire  :  a  II  ar- 
rivera un  temps  où  le  pays  extérieurement  le  plus  passif,  intérieure- 
ment le  plus  désorganisé  de  l'Europe,  et  un  autre  pays  qui,  sous  le 
double  rapport  de  la  prospérité  intérieure  et  de  l'ascendant  extérieur, 
n'a  en  quelque  sorte  plus  rien  à  désirer,  échangeront  leurs  rôles.  Le 
premier  tombera  dans  le  chaos  juste  à  l'époque  où  il  croira  avoir  épuisé 
et  surmonté  tous  les  genres  d'épreuves;  le  second,  pour  se  régénérer  et 
s'affermir,  profitera  précisément  de  l'heure  où  tous  les  dangers  seront 
venus  l'assaillir  à  la  fois.  L'un,  qui  ne  compte  politiquement  aujourd'hui 
dans  le  monde  que  par  l'appui  de  deux  grandes  puissances,  ne  paraîtra 
jamais  si  fort  que  le  jour  où  ce  double  appui  lui  fera  défaut,  et,  par  un 
contraste  plus  bizarre  encore,  l'autre  ne  se  sera  jamais  trouvé  plus  isoïé 
que  le  jour  où  dix  peuples  se  soulèveront  à  sa  voix.  La  société  de  celui- 
ci  enfin,  comme  si  Dieu  voulait  punir  en  elle  l'abus  de  la  science  so- 

(1)  Madrid,  1818,  imprimerie  de  Royo  et  compagnie,  calle  de  Silva,  38. 


W 


824  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

ciale,  reculera  d'un  bond  vers  les  luttes  de  l'état  sauvage,  tandis  que 
le  gouvernement  de  celui-là  verra  simultanément  disparaître  jusqu'aux 
factions  politiques  qui  sont  l'inévitable  cortège  des  situations  les  mieux 
organisées...  »  Je  le  demande  :  qu'aurait-on  répondu  à  l'homme  qui 
aurait  tenu  ce  langage?  Qu'il  était  prophète  à  bon  marché.  L'histoire 
de  l'humanité  n'abonde-t-elle  pas  en  retours  aussi  étranges?  Mais  si  cet 
homme  eût  ajouté  soudain  :  «  Ce  déplacement  de  rôles,  qui  semble 
supposer  le  lent  travail  de  plusieurs  siècles,  s'accomplira  avec  la  rapi- 
dité d'un  coup  de  théâtre;  ce  pays  qui  fera  envie,  c'est  l'Espagne;  ce 
pays  qui  fera  pitié,  c'est  la  France,  et  l'été  de  1848  se  lèvera  sur  ces 
horizons  déplacés!...  »  On  n'aurait  vu  dans  cette  prédiction  que  le  rêve 
maladif  d'un  fou.  Le  rêve  se  serait  pourtant  réalisé  mot  pour  mot.  Cette 
extravagante  imagination  qui  nous  eût  fait  sourire,  c'est  toute  l'his- 
toire des  six  premiers  mois  de  1848. 

Ai-je  besoin  de  justifier  un  seul  trait  de  ce  tableau  en  ce  qui  con- 
cerne la  France  telle  qu'elle  s'offrait  à  l'observateur  vers  le  milieu  de 
1848?  L'état  en  déficit,  les  particuliers  en  faillite,  la  progression  des 
charges  égalant  presque  en  rapidité,  pour  les  particuliers  comme  pour 
l'état,  l'effrayante  décroissance  des  revenus,  voilà  pour  notre  situation 
matérielle.  Un  peuple  jusqu'ici  admiré,  même  dans  ses  emportemens 
les  plus  désordonnés,  pour  la  générosité  de  ses  passions,  et  qui  en  vient 
tout  à  coup  à  préméditer  contre  le  reste  de  la  société  une  attaque  de 
grand  chemin;  une  classe  moyenne  qui  assiste,  quatre  mois  durant, 
avec  une  froide  curiosité  à  la  violation  des  principes  les  plus  tutélaires, 
et  ne  retrouve  son  héroïsme  perdu  que  le  jour  où  la  question  de  civi- 
lisation ou  de  barbarie  qui  s'agite  est  devenue,  pour  elle,  une  question 
de  comptoir  et  de  mobilier,  voilà  pour  notre  situation  morale.  Des  rois 
qui  nous  rendaient  responsables  de  la  révolution  européenne,  des  peu- 
ples empressés  à  s'armer  contre  nous  de  l'idée  de  nationalité  que  nous 
!  leur  avions  lancée,  voilà  pour  notre  situation  diplomatique.  Eh  bien  ! 
dans  celte  terrible  période  que  limitent  pour  nous  février  et  juillet, 
l'Espagne  s'est  relevée  presque  autant  que  nous  nous  abaissions.  Brus- 
quement isolé  de  la  France  par  la  chute  de  la  famille  qui  personnifiait 
l'alliance  des  deux  pays,  le  gouvernement  espagnol,  disait-on,  n'avait 
plus  qu'à  se  livrer  à  discrétion  à  l'Angleterre,  qui  ne  manquerait  pas 
de  lui  faire  payer  cher  les  mécomptes  diplomatiques  de  1846.  Qu'a  ga- 
gné cependant  l'Angleterre  à  formuler  ses  prétentions?  L'expulsion  de 
£  on  ambassadeur.  La  faction  radicale  et  la  faction  absolutiste,  qui,  jus- 
que-là, se  relayaient  pour  attaquer  la  monarchie  d'Isabelle,  ont  com- 
biné tout  à  coup  leurs  efforts;  l'Angleterre  les  a  ostensiblement  pa- 
tronés,  et  qu'a  produit  ce  triple  assaut?  Pas  même  l'ébranlement  du 
ministère  Narvaez.  Pour  la  première  fois,  depuis  cinquante  ans,  l'Es- 
pagne s'est  montrée  indépendante  au  dehors,  calme  et  homogène  au 


L'ESPAGNE  depuis  la  révolution  de  FÉVRIER.  82a 

dedans.  L'Angleterre  dévore  son  humiliation  méritée  dans  un  silence 
plus  boudeur  que  menaçant;  les  bandes  républicaines  et  montémoli- 
nistes  ne  semblent  parcourir  encore  la  Péninsule  que  pour  mieux  con- 
stater aux  yeux  de  l'Europe  l'indifférent  dédain  qu'elles  rencontrent 
désormais  dans  les  populations,  et,  au  sein  de  la  plus  formidable 
épreuve  que  l'Espagne  constitutionnelle  ait  traversée,  le  cabinet  Nar- 
vaez  a  su  trouver  la  sécurité  et  la  liberté  d'action  nécessaires  pour  en- 
treprendre des  réformes  devant  lesquelles  avaient  dû  reculer  tous  ses 
prédécesseurs.  D'où  lui  vient  cette  double  force?  comment  a-t-il  dé- 
joué les  intrigues  de  l'extérieur?  quel  a  été  son  point  d'appui  à  l'inté- 
rieur? C'est  ce  que  j'essaierai  successivement  d'expliquer,  en  m'éten- 
dant  pour  cette  fois  de  préférence  sur  la  question  extérieure,  qui,  en 
Espagne,  domine  et  régit  tout,  enraie  ou  précipite  tout. 

L'Espagne  était,  de  tous  les  états  du  continent,  celui  que  menaçait  le 
plus  directement  l'influence  de  notre  révolution.  La  Belgique,  qui  ve- 
nait d'effectuer  sa  réaction  libérale,  l'Allemagne  rhénane  et  l'Italie,  en- 
core dans  le  premier  enthousiasme  de  leur  avènement  constitutionnel, 
marchaient  déjà  plus  ou  moins  dans  le  lit  où  venait  de  se  précipiter 
le  torrent  de  février.  Celte  impulsion  soudaine  allait  tout  au  plus  accé- 
lérer leur  mouvement.  Mais  c'est  dans  le  sens  opposé  que  marchait 
l'Espagne.  Au  moment  même  où  le  juste-milieu  succombait  à  Paris, 
c'est  le  juste-milieu  qui  venait  de  triompher  à  Madrid.  Le  choc  sem- 
blait d'autant  plus  inévitable,  que  le  parti  qui  s'emparait  chez  nous  des 
affaires  s'était  fait,  tout  récemment  encore,  une  machine  de  guerre  de 
l'appui  donné  par  le  gouvernement  de  Louis-Philippe  aux  modérés  es- 
pagnols. Ce  souvenir,  joint  aux  menaces  de  propagande  armée  que 
nos  clubs  lançaient,  dès  le  lendemain  de  février,  aux  monarchies  eu- 
ropéennes, devait  inspirer  au  ministère  espagnol  de  graves  inquiétudes 
sur  sa  sûreté  tant  extérieure  qu'intérieure.  Le  premier  devoir  de  tout 
gouvernement  sérieux,  c'est  de  pourvoir  à  sa  propre  conservation.  Le 
cabinet  Narvaez  sollicita  et  obtint  des  chambres  l'autorisation  de  dé- 
créter tout  à  la  fois  la  suspension  des  garanties  constitutionnelles  et  un 
emprunt  extraordinaire  pour  le  cas  où  les  circonstances  l'exigeraient. 
J'insiste  d'avance  sur  le  caractère  éventuel  de  cette  double  autori- 
sation. 

S'il  prévoyait  l'orage,  le  cabinet  Narvaez  était  loin,  je  crois,  d'en  de- 
viner la  direction.  Ce  n'était  ni  de  France,  ni  d'Espagne,  que  devait 
venir  l'impulsion  insurrectionnelle,  c'était  du  palais  de  Saint-James. 

Quel  intérêt  avait  l'Angleterre  à  fomenter  la  révolution  en  Espagne? 
Au  premier  abord,  aucun.  L'Angleterre  était  elle-même  trop  ébranlée 
au  dedans  pour  songer  à  renverser  les  points  d'appui  monarchiques 
qui  pouvaient  lui  rester  au  dehors.  L'incendie  républicain,  qui  menaçait 
de  la  cerner,  ne  marchait  déjà  que  trop  vite.  Quel  était  d'ailleurs  le 


820  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

grief  du  gouvernement  britannique  contre  les  modérés  espagnols?  Le 
concours  donné  par  ceux-ci  au  renouvellement  du  pacte  de  famille. 
Or,  ce  pacte  venait  d'être  anéanti  par  la  brusque  ruine  de  l'une  des 
parties  contractantes;  ce  grief  avait  disparu  avec  la  monarchie  de 
Louis-Philippe  dans  le  gouffre  de  février.  Disons  plus  :  le  mariage  de 
M.  le  duc  de  Montpensier  n'était  plus  qu'un  accident  heureux  pour 
l'ambition  britannique.  Ce  mariage,  destiné  à  resserrer  les  liens  qui 
unissaient  les  monarchies  française  et  espagnole,  ne  revêtait-il  pas  dé- 
sormais le  caractère  opposé,  et  ne  devenait-il  pas  un  gage  permanent 
de  défiance  et  de  haine  entre  la  France  républicaine  et  l'Espagne  mo- 
narchique? 11  semblait  donc  qu'en  principe  comme  en  fait  l'Angleterre 
ne  pût,  sous  peine  d'inconséquence,  favoriser  les  agitateurs  espagnols. 
Lord  Palmerston  en  jugea  autrement. 

Lord  Palmerston  -se  dit  que  l'Espagne,  avec  les  innombrables  élé- 
mens  de  désordre  qu'elle  renfermait,  avait  peu  de  chances  d'échapper 
au  contre-coup  d'une  révolution  qui  bouleversait,  dans  le  reste  du  con- 
tinent, les  situations  les  mieux  assises.  Or,  si  la  Péninsule  s'embrasait 
au  seul  contact  de  notre  républicanisme,  qu'allait-il  arriver?  L'échec 
subi  en  4846  par  l'influence  anglaise  allait  se  reproduire  sous  une 
forme  plus  définitive  et  plus  dangereuse.  A  la  solidarité  brisée  de  deux 
familles  allait  se  substituer  la  solidarité  plus  intime  encore  de  deux  ré- 
volutions, et  cette  fois  ce  serait  le  parti  exalté  lui-même,  c'est-à-dire 
le  parti  dont  s'étayait  l'influence  anglaise,  qui  se  trouverait  conduit  à 
personnifier  l'alliance  franco-espagnole.  Du  même  coup,  l'influence 
anglaise  pouvait  ainsi  perdre  et  le  bénéfice  de  la  chute  de  Louis-Phi- 
lippe et  son  dernier  point  d'appui  au-delà  des  Pyrénées.  La  peur  est 
mauvaise  conseillère.  De  crainte  d'être  supplanté  par  notre  propa- 
gande révolutionnaire,  lord  Palmerston  imagina  tout  à  coup  de  prendre 
les  devans  sur  elle.  C'est  ce  qui  va  ressortir  des  faits  ultérieurs.  C'est  la 
seule  explication  raisonnable  de  l'étrange  note  du  16  mars,  qui,  s'il  n'y 
fallait  voir  l'expression  du  calcul  que  je  signale,  serait  un  monument 
d'imbécillité  ou  de  folie.  Les  dieux  semblaient  décidément  se  mettre 
du  côté  des  barricades,  et  le  Caton  du  For eign- Office  jugeait  infiniment 
habile  de  se  mettre  du  côté  des  dieux. 

Qui  ne  se  souvient  de  cette  fameuse  note  du  16  mars?  Le  long  cri 
d'indignation  qu'elle  souleva  l'été  dernier  dans  la  Péninsule  trouva  un 
écho  jusqu'au  sein  de  nos  plus  cruelles  préoccupations  intérieures. 
Chaque  phrase  de  ce  document  était  un  acte  de  déloyauté  ou  une  in- 
sulte. Au  mépris  des  droits  les  plus  imprescriptibles  de  l'indépendance 
espagnole,  au  mépris  de  cette  solidarité  qui  doit  unir  de  cœur  ou  de  fait , 
en  face  d'un  danger  commun,  tous  les  gouvernement  réguliers,  et 
que  j'appellerais  la  probité  internationale,  lord  Palmerston  accusait  le 
gouvernement  espagnol  d'être  en  contradiction  avec  les  sentimens  et 


l'espagne  depuis  la  révolution  de  février.  827 

les  opinions  du  pays.  Il  l'engageait  à  «  prendre  conseil  de  la  récente 
chute  du  roi  des  Français  et  de  sa  famille,  ainsi  que  de  l'expulsion  de 
ses  ministres,»  et  lui  prédisait,  «  pour  le  cas  où  il  n'adopterait  pas  une 
conduite  légale  et  constitutionnelle,  »  une  catastrophe  analogue.  Il  lui 
conseillait  enfin,  ou  plutôt  il  le  sommait,  —  car  le  conseil  ne  venait 
qu'après  la  menace, —  «  d'élargir  les  bases  de  l'administration,  en  ap- 
pelant au  sein  du  pouvoir  exécutif  quelques-uns  de  ces  hommes  qui  pos- 
sèdent la  confiance  du  parti  libéral;  »  lisez  :  M.  Salamanca  et  les  autres 
notabilités  du  parti  anglo-contrebandier. 

Certes,  le  gouvernement  qui  offusquait  à  ce  point  les  scrupules  libé- 
raux d'un  ministre  étranger,  et  qui  lui  arrachait  une  protestation  si 
insolite,  devait  être  coupable  du  plus  scandaleux  arbitraire.  Quels 
étaient  donc  les  excès  commis  par  ce  gouvernement  tyrannique? 
Avait-il  suspendu  Yhabeas  corpus,  ou  évoqué  contre  les  étrangers  les 
prescriptions  de  ïalien-bill?  S'était-il  préparé  à  répondre  par  la  mi- 
traille aux  plaintes  affamées  d'une  autre  Irlande?  Avait-il  condamné 
les  journalistes  opposans  à  montrer  à  M.  Mitchell  le  chemin  de  la  dé- 
portation? Méconnaissait-il  tout  au  moins  les  prérogatives  parlemen- 
taires? Comme  ses  deux  prédécesseurs,  les  cabinets  Pacheco  et  Goyena, 
ouvertement  patronés  par  l'Angleterre,  le  cabinet  Narvaez  ne  souf- 
frait-il qu'avec  une  impatience  avouée  le  contrôle  des  cortès,  et  les  fer- 
mait-il, à  l'exemple  du  premier?  Comme  M.  Salamanca,  le  fondé  de 
pouvoirs  de  l'Angleterre  dans  ces  deux  cabinets,  avait-il  profité  de  l'ab- 
sence des  cortès  pour  improviser,  par  voie  de  décrets,  dans  la  législa- 
tion, les  innovations  les  plus  graves?  Rien  de  tout  cela. 

L'avènement  du  ministère  Narvaez  était  une  réaction  modérée  dans 
toute  la  bonne  acception  du  mot.  Le  nouveau  cabinet  personnifiait  un 
retour  complet  et  sincère  à  cette  légalité,  à  ces  formes  parlementaires 
que  lord  Palmerston  l'accusait  de  violer.  Son  premier  soin  avait  été  de 
rouvrir  les  chambres  et  de  suspendre  jusqu'à  l'approbation  de  celles-ci 
l'exécution  des  excentriques  mesures  arbitrairement  décrétées,  sous 
l'influence  de  M.  Bulwer,  par  l'administration  Goyena-Salamanca.  Son 
programme  était  des  plus  larges  :  il  promettait  la  liberté  dans  les  dis- 
cussions, des  réformes  dans  l'administration,  des  économies  dans  le 
budget;  sa  conduite  enfin  était  un  modèle  de  tolérance.  Il  avait,  sinon 
provoqué,  du  moins  accepté  et  exécuté  l'amnistie  la  plus  large;  il  avait 
fait  de  nobles  avances  à  Espartero,  confié  des  postes  importans  à  plu- 
sieurs notabilités  progressistes.  La  majorité  la  plus  forte  et  la  plus  ho- 
mogène qui  eût  jamais  surgi  des  cortès  appuyait  la  nouvelle  combi- 
naison. L'opposition  elle-même  disparaissait  ou  tout  au  moins  se  taisait 
devant  une  politique  qui  ne  lui  laissait  aucune  prise,  et  ce  calme,  dont 
l'Espagne  avait  perdu  depuis  quinze  ans  l'habitude,  se  traduisait  déjà 
par  une  intelligente  sollicitude  pour  des  intérêts  jusque-là  négligés, 


828  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

entre  autres  l'agriculture,  lorsque  la  catastrophe  de  février  était  venue 
brusquement  substituer  une  question  de  salut  à  la  question  de  progrès 
dont  semblait  pouvoir  exclusivement  se  préoccuper  le  ministère  Nar- 
vaez.  Et  à  ce  moment  suprême  quelle  est  encore  son  attitude?  Cède- 
t-il  à  l'entraînement  de  la  peur?  Se  hâte-t-il  de  décréter  ces  mesures 
violentes  que  légitime  l'intérêt  de  l'ordre,  et  que  prévoit  d'ailleurs  la 
constitution?  S'abrite-t-il  derrière  cet  irrécusable  axiome  de  gouver- 
nement, «  qu'il  vaut  mieux  prévenir  que  réprimer?  »  Il  tombe  plutôt 
dans  l'excès  contraire.  Le  langage,  les  mouvemens,  les  menées  signi- 
ficatives de  l'opposition  extrême  font  pressentir  à  Madrid  une  sanglante 
parodie  de  notre  révolution,  et  le  cabinet  Narvaez  est  le  premier  à  vou- 
loir que  les  mesures  de  résistance  soient  ajournées  jusqu'à  l'heure  de 
l'attaque.  Ces  mesures,  il  n'en  veut  pas  même  la  responsabilité,  si 
légère  qu'elle  soit;  il  y  associe  les  chambres,  il  fait  sanctionner  par 
celles-ci  la  suspension  éventuelle  de  la  constitution,  il  s'obstine,  en  un 
mot,  dans  la  légalité  quand  l'illégalité  est  pour  lui  un  droit,  presque  un 
devoir.  Voilà  la  politique  que  lord  Palmerston,  le  16  mars,  alors  que 
rien  encore  ne  l'avait  fait  dévier  de  ces  scrupules  exagérés  de  conci- 
liation, accusait  d'arbitraire  et  de  violence!  Voilà  le  gouvernement  à 
qui  un  ministre  de  l'Angleterre,  l'alliée  officielle,  sinon  l'amie  de  l'Es- 
pagne, osait  tenir  un  langage  à  peine  tolérable  vis-à-vis  d'un  despote 
ennemi  qui  se  serait  rendu  coupable  d'un  attentat  contre  la  civili- 
sation ! 

Lord  Palmerston,  disons-le,  dût  sa  probité  politique  souffrir  de  ce 
qui  justifie  sa  perspicacité,  comprenait  tout  le  premier  l'étrangeté  de 
cette  accusation.  La  note  du  16  mars  n'était  pas  adressée  directement 
au  cabinet  de  Madrid,  mais  bien  à  M.  Bulwer,  avec  recommandation 
d'attendre  une  occasion  pour  la  communiquer.  Il  ne  pouvait  s'agir  ici  de 
l'occasion  matérielle,  qui  existe  chaque  jour  et  à  toute  heure  pour  un 
ambassadeur.  Il  ne  s'agissait  donc  que  de  l'à-propos;  de  l'aveu  de  lord 
Palmerston,  cet  à-propos  n'existait  pas  encore,  puisqu'il  fallait  l'at- 
tendre. M.  Bulwer  complétait  d'ailleurs,  peu  de  jours  après,  la  pensée 
du  Foreign-Office;  il  avouait  après  coup,  au  duc  de  Sotomayor,  que 
les  conseils  comminatoires  contenus  dans  la  note  du  16  mars  avaient 
pour  base,  non  pas  la  conduite  tenue  par  le  gouvernement  espagnol, 
mais  bien  la  prévision  (\)  de  la  conduite  qu'il  serait  amené  à  tenir. 
Voilà  qui  est  significatif,  et  on  commence  à  voir  clair  dans  ces  pro- 
phétiques nuages.  Rapprochez  les  deux  aveux,  et  nous  aurons  le  droit 
de  traduire  ainsi  la  recommandation  faite  à  M.  Bulwer  :  «  L'Espagne, 
je  le  sais,  monsieur  l'ambassadeur,  jouit,  depuis  l'avènement  du  mi- 
nistère Narvaez,  d'un  calme  incontestable;  le  gouvernement  espa- 

{!)  Lettre  de  M.  Bulwer  au  duc  de  Sotomayor  en  date  du  12  avril. 


L' ESPAGNE   DEPUIS   LA   RÉVOLUTION   DE  FÉVRIER.  829 

gnol,  je  le  sais  encore,  fonctionne  régulièrement  et  dans  les  limites 
de  la  plus  stricte  légalité;  mais  il  arrivera  indubitablement  un  mo- 
ment où  l'Espagne,  comme  l'Angleterre,  aura  à  se  défendre  de  la 
contagion  de  février,  et  où  le  gouvernement  espagnol,  aussi  bien  que 
le  gouvernement  britannique,  sera  forcé  d'opposer  des  mesures  excep- 
tionnelles à  des  dangers  exceptionnels.  Quand  ce  moment  sera  venu, 
quand  la  révolte  aura  éclaté,  quand  le  gouvernement  aura  plus  que  ja- 
mais besoin  de  cette  force  morale  sans  laquelle  la  résistance  matérielle 
est  moins  une  sauvegarde  qu'un  danger  de  plus,  prononcez-vous  ou- 
vertement contre  lui  au  nom  de  l'Angleterre.  Cette  brusque  défection 
des  seuls  alliés  officiels  qui  lui  restent  aujourd'hui  en  Europe  le  livrera 
pieds  et  poings  liés  au  parti  qui  représente  notre  influence,  et  qui  nous 
paiera  ce  service  par  un  redoublement  de  docilité.  »  Il  faut  choisir  en- 
re  cette  interprétation  ou  l'absurde,  entre  un  non-sens  ou  un  guet- 
apens,  et  on  va  voir  de  quel  côté  sont  les  présomptions. 

La  note  du  16  mars  arrive  vers  le  21  à  Madrid.  M.  Bulwer  n'en 
souffle  pas  mot  au  gouvernement  espagnol;  mais,  par  un  instinct  de 
divination  bien  singulier,  les  groupes  d'agitateurs  qui  stationnent,  de- 
puis la  nouvelle  des  événemens  de  février,  à  la  Puerta-del-Sol  sont 
déjà  au  fait  des  sentimens  du  Foreign-Office.  La  publication  des  pièces 
de  l'enquête  prouvera  plus  tard  que  les  agitateurs  tenaient  leurs  ren- 
seignernens  de  bonne  source  :  M.  Bulwer  assistait  dès  cette  époque  aux 
réunions  des  sociétés  secrètes  (1).  Des  émissaires  parcourent  les  fau- 
bourgs. L'argent  a  raison  du  flegme  proverbial  des  manolos,  que  la 
promesse  des  sympathies  britanniques  ne  suffit  pas  à  électriser,  et,  le 
26  au  soir,  Madrid  voit  pour  la  première  fois  des  barricades. 

Je  n'ai  pas  à  raconter  les  incidens  de  cette  échauffourrée  (jarana  : 
c'est  ainsi  que  l'a  baptisée  le  dédain  du  peuple  espagnol);  l'avortement 
en  fut  complet.  Au  premier  cri  des  insurgés,  la  population,  que  la 
beauté  du  jour  avait  jetée  tout  entière  sur  les  promenades,  disparut 
comme  par  enchantement.  Le  mouvement  se  trouva  donc,  dès  le  dé- 
but, complètement  isolé.  Ce  n'est  pas  faute  d'accointances  politiques. 
Les  cris  les  plus  disparates  sortaient  des  groupes  d'insurgés;  chaque 
opinion,  depuis  le  montemolinisme  le  plus  foncé  jusqu'à  la  république 
la  plus  écarlate,  pouvait  y  reconnaître  son  mot  d'ordre,  et,  comme  si 
l'émeute  avait  pris  à  tâche  de  symboliser  l'incroyable  tohu-bohu  de 
l'opposition  espagnole,  chacune  de  ces  opinions  s'y  fractionnait  à  Fin- 
fini.  Les  exaltés  proprement  dits  formaient  à  eux  seuls  quatre  écoles 
bien  distinctes  :  celle  qui  se  contentait  de  l'expulsion  de  la  reine -mère 
et  du  général  Narvaez,  celle  qui  redemandait  la  constitution  de  4812, 
celle  qui  voulait  le  suffrage  universel:,  celle  enfin  qui  rêvait  la  fusion 

(1)  Un  rapport  du  chef  politique  de  Madrid  dénonçait,  dès  le  21  mars,  au  gouverne- 
ment ce  fait  grave. 

TOME  h.  53 


830  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

des  deux  royaumes  de  la  Péninsule  avec  un  prince  de  Portugal  sur  le 
trône.  Les  républicains,  divisés  en  unitaires  et  en  fédéralistes,  se  sub- 
divisaient en  terroristes,  en  socialistes  et  en  modérés,  sans  parler  des 
demi-teintes  et  des  quarts  de  teinte.  Le  drapeau  montemoliniste,  ren- 
dons-lui cette  justice,  tranchait  sur  les  deux  autres  par  la  sobriété  de 
ses  couleurs;  il  ne  représentait  (le  croirait-on?)  que  trois  programmes  : 
le  reyneto,  Montemolin  avec  la  constitution  de  1812  etMontemolinavec 
la  constitution  de  1837.  Ces  douze  partis  (n'en  ai-je  compté  que  douze?) 
s'ébranlaient  aux  ordres  d'un  état-major  non  moins  bigarré  et  où  d'an- 
ciens officiers  carlistes  coudoyaient  les  professeurs  de  barricades  expé- 
diés, dit-on,  par  nos  clubs.  L'anarchie  est  presque  aussi  impuissante  à 
détruire  qu'à  fonder;  la  défaite  des  insurgés  était  inévitable.  Peu  s'en 
était  fallu  cependant  qu'une  coalition  sérieuse  ne  sortît  de  ce  ridicule 
fouillis  d'opinions.  La  pensée  première  du  mouvement  était  parfaite- 
ment concertée;  «  mais,  au  dernier  moment,  il  y  eut  division  d'avis 
entre  les  chefs  de  la  conspiration.  Les  personnes  à  qui  obéissait  la  po- 
pulace ne  donnèrent  pas  d'ordres  généraux;  par  conséquent,  il  ne  put 
pas  y  avoir  d'organisation.  »  J'ai  dû  citer  textuellement  ce  témoignage: 
il  porte  un  de  ces  cachets  de  certitude  qu'on  ne  simule  pas.  Qui  en  était 
l'auteur?  quel  était  l'homme  qui,  le  28  mars  (car  c'est  la  date  de  ces 
paroles),  le  28  mars,  c'est-à-dire  deux  jours  après  les  événemens  et 
alors  qu'aucune  des  révélations  de  l'enquête  n'avait  pu  encore  trans- 
pirer, était  si  bien  au  fait  des  détails  les  plus  minutieux  de  la  conspira- 
tion? C'était  M.  Bulwer  écrivant  à  lord  Palmerston! 

La  victoire  de  l'ordre  avait  été  facile,  elle  sut  être  clémente.  Pour  la 
première  fois,  dans  cette  Espagne  si  insoucieuse  du  sang  versé  et  où  il 
semblait  de  règle,  pour  tous  les  partis,  que  le  bourreau  vînt  chaque 
fois  remplir  le  vide  laissé  par  l'interrègne  des  garanties  constitution- 
nelles, l'état  de  siège  se  limita  à  quelques  arrestations  préventives.  Le 
vote  qui  avait  d'avance  légalisé  ce  régime  exceptionnel,  la  longanimité 
imprévue  avec  laquelle  le  gouvernement  espagnol  en  usait,  le  con- 
traste de  cette  modération  avec  la  gravité  des  dangers  courus,  dangers 
que  M.  Bulwer  s'exagérait  à  lui-même  plutôt  qu'il  ne  se  les  dissimu- 
lait, puisque,  de  son  aveu,  l'avortement  de  l'insurrection  provenait  d'un 
simple  malentendu,  tout  semblait  conjuré  pour  donner  un  démenti 
minutieux  aux  scrupules  anticipés  qu'avait  affectés  lord  Palmerston. 
M.  Bulwer  le  comprend  tout  le  premier  :  il  guette  quatorze  jours  en- 
tiers cette  occasion  opportune  qui,  d'après  les  instructions  du  Foreign- 
Office,  doit  servir  de  prétexte  à  la  remise  de  la  note;  il  espère  qu'au 
bruit  croissant  de  la  révolution  européenne  le  gouvernement  espagnol 
cédera  à  un  légitime  effroi,  usera  jusqu'aux  dernières  limites  des  pou- 
voirs extraordinaires  que  lui  ont  conférés  les  cortès.  Attente  vaine  :  le 
ministère  espagnol  continue  à  se  retrancher  dans  une  quiétude  dés- 


l'espagne  depuis  la  révolution  de  février.  831 

espérante;  l'occasion  n'arrive  pas.  Eh  bien!  M.  Bulwer  provoquera 
l'occasion.  La  rumeur  générale  implique  dans  le  complot  du  26  quel- 
ques hommes  marquans  du  parti  exalté  :  M.  Bulwer  affiche  des  rela- 
tions quotidiennes  avec  ces  hommes.  Plusieurs  insurgés  se  sont  réfu- 
giés à  l'ambassade  anglaise  :  M.  Bulwer  se  fait,  au  vu  et  su  de  Madrid, 
l'entremetteur  de  leurs  relations  avec  le  dehors.  Le  gouvernement 
espagnol  affecte  de  ne  pas  voir  ces  manœuvres,  sans  doute  pour  ne  pas 
trop  divulguer  l'isolement  où  le  jette  la  défection  de  son  dernier  allié 
monarchique  en  Europe  :  M.  Bulwer  ne  laissera  pas  l'ombre  d'une 
excuse  à  cette  feinte  sécurité;  par  un  procédé  inoui  dans  les  annales 
diplomatiques,  la  note  comminatoire  de  lord  Palmerston,  dont  le  gou- 
vernement n'a  pas  encore  entendu  parler,  est  livrée  presque  textuelle- 
ment par  M.  Bulwer  à  un  journal,  et  ce  journal,  c'est  le  Clamorpublico, 
l'organe  le  plus  violent  de  l'opposition  révolutionnaire.  La  provocation 
est-elle  assez  claire  cette  fois?  Les  sympathies  de  l'ambassade  anglaise 
pour  les  séditieux  ne  sauraient  plus  être  un  doute  pour  personne.  Le 
cabinet  Narvaez  n'a  plus  aucun  intérêt  à  se  dissimuler  et  à  dissimuler 
à  là  nation  qu'il  a  à  Madrid  deux  adversaires  à  combattre  au  lieu  d'un; 
ce  surcroît  de  dangers  lui  impose  un  surcroît  de  précautions  et  de  me- 
sures rigoureuses  qui  vont  enfin  fournir  un  prétexte  à  la  remise  de  la 
fameuse  note...  Peine  perdue!  le  gouvernement  espagnol  persiste  dans 
son  apparente  impassibilité. 

Il  faut  cependant  en  finir.  Le  temps  presse.  L'insurrection  avortée 
du  26  mars  se  réorganise  à  l'ombre  même  de  l'état  de  siège  pour  tenter 
cette  fois  un  vaste  coup  de  main;  ses  agens,  à  Perpignan  et  à  Bayonne, 
sont  déjà  en  relations  suivies  avec  nos  clubs.  Si  l'Angleterre  se  laisse 
devancer,  si  elle  ne  se  place  pas  à  temps  à  la  tête  du  mouvement  révo- 
lutionnaire par  une  rupture  éclatante  avec  le  gouvernement  espagnol, 
c'en  est  fait  des  calculs  du  Foreign-Office.  La  note  sera  donc  remise, 
et  après  tout  qu'importe  de  sauver  les  apparences?  Moins  cette  étrange 
injonction  sera  motivée,  plus  on  y  verra  de  malveillance  systématique, 
et  plus  elle  sera  méritoire  aux  yeux  de  la  révolution.  Ainsi  raisonne 
évidemment  M.  Bulwer;  car,  non  content  de  transmettre,  le  9  avril  (1), 
au  duc  de  Sotomayor  cette  note,  déjà  si  inconvenante  en  elle-même, 
et  dont  la  signification  se  trouvait  si  profondément  aggravée  par  son 
inopportunité,  par  l'attitude  de  l'ambassade  anglaise,  par  la  commu- 
nication anticipée  faite  au  Clamor  publico,  M.  Bulwer  y  joint  en  son 

(1)  La  date  officielle  est  du  7;  mais  la  dépêche  de  M.  Bulwer  ne  fut  adressée  en  réalité 
au  duc  de  Sotomayor  que  le  9.  Dans  ce  délai  de  quatorze  jours,  qui  s'était  écoulé  depuis 
l'insurrection,  M.  Bulwer  et  lord  Palmerston  avaient  eu  amplement  le  temps  de  se  con- 
certer, ce  qui  suffirait  à  démontrer,  à  défaut  même  d'autres  preuves,  que  M.  Bulwer 
n'avait  pas  agi  ici  à  la  légère  et  de  son  propre  mouvement,  comme  ont  voulu  l'insinuer 
plus  tard  quelques  amis  du  chef  du  Foreign-Office. 


832  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

propre  nom  un  commentaire  encore  plus  impérieux.  Un  roi  d'Honolulu 
convaincu  de  rébellion  envers  le  protectorat  britannique  n'entendrait 
pas  du  résident  anglais  des  injonctions  plus  dures  que  celles  qu'adres- 
sait ici  M.  Bulwer  au  gouvernement  régulier  d'une  nation  forte  et 
libre.  L'agent  de  lord  Palmerston  sommait  arrogamment  le  ministère 
espagnol  «  de  réunir  sans  délai  les  cortès;  »  et  ce  n'est  pas  au  ministère 
seul,  c'est  au  principe  monarchique  même  qu'il  s'en  prenait  :  «  Le  ca- 
binet de  Madrid,  disait-il,  ne  doit  pas  oublier  que  ce  qui  a  spécialement 
distingué  la  cause  d'Isabelle  II  de  celle  de  son  royal  concurrent,  c'est 
la  promesse  de  liberté  constitutionnelle  inscrite  sur  les  bannières  de 
sa  majesté  catholique.  »  Voilà,  certes,  qui  était  catégorique  :  l'admi- 
nistration Narvaez  n'avait  plus  qu'à  choisir  entre  la  levée  de  l'état  de 
siège,  qui  allait  la  livrer  pieds  et  poings  liés  aux  entreprises  démago- 
giques, et  l'adhésion  de  la  Grande-Bretagne  à  la  cause  carliste,  entre 
la  république  rouge  et  le  reyneto.  Le  For eign- Office  trouvait  également 
son  compte  dans  l'une  et  l'autre  solution.  M.  Bulwer  pouvait-il  trahir 
plus  naïvement  le  but  caché  des  scrupules  libéraux  si  bruyamment 
affichés  dans  la  note  du  16  mars? 

Cette  fois,  c'était  trop  de  moitié.  La  dignité  de  la  réponse  allait  dé- 
passer l'audacieuse  inconvenance  de  l'attaque.  Si  je  ne  craignais  de 
m'engager  dans  des  citations  sans  fin,  je  voudrais  traduire  en  entier 
cette  réponse  du  duc  de  Sotomayor.  Le  ministre  des  affaires  étrangères 
dédaignait  de  réfuter  les  accusations  calomnieuses  de  la  note  du 
16  mars,  qui,  dans  tous  les  cas,  disait-il,  n'étaient  pas  de  la  compé- 
tence de  lord  Palmerston,  et  dont  la  reine  et  les  cortès  avaient  seuls 
droit  de  se  saisir.  Puis,  comblant  d'un  mot  la  dislance  que  lord  Pal- 
merston avait  essayé  de  mettre  entre  le  gouvernement  espagnol  et 
le  cabinet  britannique,  il  retournait  contre  le  For  eign- Office  lui-même, 
et  cette  fois  en  touchant  juste,  les  récriminations  vides  et  menson- 
gères de  la  note  :  «  Que  dirait  lord  Palmerston  et  que  dirait  votre 
seigneurie  même,  si  le  gouvernement  espagnol  avait  la  prétention  de 
qualifier  les  actes  administratifs  du  cabinet  britannique  et  de  lui  re- 
commander une  moilification  de  politique  intérieure  ou  l'adoption  de 
mesures  plus  humaines  et  plus  libérales  envers  la  malheureuse  Irlande? 
Que  dirait-il,  si  le  représentant  de  sa  majesté  catholique  à  Londres 
osait  s'exprimer  dans  des  termes  aussi  durs  que  ceux  qu'emploie  votre 
seigneurie  sur  les  mesures  exceptionnelles  de  répression  par  lesquelles 
le  gouvernement  anglais  se  prépare  à  repousser  l'agression  dont  il  se 
voit  menacé  dans  ses  propres  domaines?  Que  dirait-il  si  le  gouverne- 
ment espagnol  réclamait,  au  nom  de  l'humanité,  plus  de  commiséra- 
tion et  de  justice  envers  les  malheureux  Hindous?  Que  dirait-il  enfin, 
si  nous  lui  rappelions  que  les  faits  récemment  survenus  dans  le  conti- 
nent offrent  une  leçon  salutaire  à  tous  les  gouverne  mens,  sans  excepter 


l'espagne  depuis  la  révolution  de  février.  833 

celui  de  la  Grande-Bretagne,  et  qu'il  serait  dès-lors  opportun  d'appeler 
aux  affaires  l'illustre  Robert  Peel,  l'habile  homme  d'état  qui,  après 
avoir  conquis  dans  son  pays  la  faveur  générale  de  l'opinion,  a  su  encore 
se  concilier  les  sympathies  et  l'estime  de  tous  les  gouvernemens  eu- 
ropéens? Il  dirait  ce  que,  par  les  mêmes  motifs  et  non  sans  moinsde 
raison,  dit  aujourd'hui  le  gouvernement  espagnol  :  Qu'il  ne  reconnaît 
à  aucune  puissance  ni  le  droit  ni  le  pouvoir  de  lui  imposer  des  rè- 
gles de  conduite  et  de  se  permettre  des  récriminations  qu'il  repousse 
comme  attentatoires  à  la  dignité  d'une  nation  indépendante  et  libre. 
Animé  donc  de  ces  sentimens,  qui  sont  inséparables  du  point  d'hon- 
neur espagnol  (hidalguia),  inséparables  de  toute  politique  qui  se  res- 
pecte, le  gouvernement  de  sa  majesté  catholique  ne  peut  s'empêcher  de 
protester  de  la  façon  la  plus  énergique  contre  le  contenu  des  dépêches 
de  lord  Palmerston  et  de  votre  seigneurie,  et,  considérant  qu'il  ne  peut 
les  conserver  sans  détriment  pour  sa  dignité,  il  les  renvoie  ci-jointes  à 
votre  seigneurie.  Il  déclare  par  la  même  occasion  que,  s'il  arrivait  une 
autre  fois  que  votre  seigneurie  ne  se  limitât  pas  dans  ses  communica- 
tions officielles  aux  points  de  droit  international  et  prétendît,  outre- 
passant les  bornes  de  sa  haute  mission,  se  mêler  des  affaires  particu- 
lières du  gouvernement  espagnol,  je  me  verrais  dans  la  nécessité  de 
lui  renvoyer  ces  communications  sans  autre  réponse.  » 

La  rupture  était  complète,  et  M.  Bulwer  semble  effrayé  tout  le  pre- 
mier d'avoir  si  bien  réussi.  Jamais  depuis  cinquante  ans,  même  aux 
époques  où  l'Espagne  pouvait  se  retrancher  dans  notre  alliance,  lan- 
gage plus  fièrement  explicite  n'avait  répondu  aux  exigences  anglaises, 
et  c'est  au  moment  où  l'incendie  républicain  lui  coupait  toute  issue  sur 
le  continent  que  le  gouvernement  espagnol  osait  ainsi  brûler  ses  vais- 
seaux. Que  dira-t-on  au  Foreign-Office  de  cette  révolte  inouie?  Lord  Pal- 
merston ne  sera-t-il  pas  tenté  de  croire  que  la  force  pourrait  bien  être 
ici  du  côté  de  l'audace,  et  ne  désavouera-t-il  pas,  pour  atténuer  l'é- 
chec de  sa  politique,  l'agent  qui  l'avait  si  profondément  engagé?  A 
tout  hasard,  M.  Bulwer  juge  prudent  de  pallier  la  crudité  de  sa  dé- 
pêche du  9.  Il  adresse  au  duc  de  Sotomayor  une  série  d'explications 
embarrassées  et  maladroites.  Il  était  trop  tard.  Le  duc  de  Sotomayor 
prend  acte  des  aveux  de  M.  Bulwer,  en  maintenant  ses  propres  décla- 
rations, et,  n'ayant  plus  de  motif  de  persister  dans  l'attitude  du  dédain 
qui  ne  discute  pas  vis-à-vis  d'un  adversaire  qui  descend  lui-même  de 
la  menace  à  la  discussion,  il  saisit  cette  occasion  pour  relever  point  par 
point  l'odieux  des  procédés,  l'étrangeté  des  prétentions  du  Foreign- 
Office. 

En  même  temps  qu'il  essayait,  mais  en  vain,  d'amortir  provisoire- 
ment l'affaire  du  côté  du  gouvernement  espagnol,  M.  Bulwer  affectait, 
vis-à-vis  de  son  gouvernement,  un  langage  qui,  dans  le  cas  d'un  chan- 


834  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

gement  de  tactique  chez  celui-ci,  devait  mettre  à  couvert  la  responsa- 
bilité de  l'ambassadeur.  Fait  significatif  et  qui  réfute  d'avance  l'excuse 
invoquée  après  coup  en  faveur  de  lord  Palmerstôn,  c'est  M.  Bulwer, 
accusé  plus  tard  d'avoir  compromis  le  Foreign-Office  par  sa  légèreté 
et  son  emportement,  qui  donnait  ici  à  son  chef  un  conseil  implicite, 
mais  éloquent,  de  modération.  C'est  lui  qui,  dans  sa  dépêche  du  10  avril, 
discutant  les  résultats  probables  du  triomphe  de  la  révolution  à  Ma- 
drid, écrivait  ces  paroles  :  «  Il  n'est  pas  douteux  que  la  confusion  sera 
grande,  car  ceux  des  personnages  de  quelque  importance  que  la  po- 
lice a  laissés  tranquilles  se  sont  rendus  suspects  à  leur  propre  parti.  Il 
arrivera  donc  ceci,  que  les  hommes  importans  du  parti,  tant  ceux 
qu'on  a  arrêtés  et  éloignés  que  ceux  qui  sont  restés  tranquilles  dans 
leurs  demeures,  seront  impuissans  à  calmer  le  tumulte  et  à  régulariser 
le  désordre  de  la  victoire  populaire.  »  M.  Bulwer  ne  veut,  on  le  voit, 
dissimuler  à  son  chef  ni  l'imminence  d'une  révolution  (ce  qui  était,  par 
parenthèse,  une  nouvelle  apologie  des  précautions  prises  par  le  gou- 
vernement espagnol),  ni  les  terribles  probabilités  qu'amènera  la  victoire 
populaire.  Quoiqu'on  lui  ordonne,  M.  Bulwer  se  lave  d'avance  les  mains 
du  sang  versé.  Scrupules  bien  imprévus  de  la  part  de  M.  Bulwer,  mais 
à  coup  sûr  légitimes!  Si  l'agent,  le  simple  agent,  qui  a  ici  un  affront 
personnel  à  venger,  et  qui,  dans  la  manifestation  de  ses  rancunes,  peut, 
à  la  rigueur,  s'appuyer  sur  la  lettre  des  instructions  antérieures  du 
For eign- Office,  hésite  ainsi,  au  moment  de  frapper  le  dernier  coup, 
devant  les  conséquences  de  sa  complicité  avec  l'émeute  républicaine, 
que  fera  lord  Palmerstôn,  lui,  le  gardien  de  l'honneur  diplomatique  de 
l'Angleterre,  lui,  l'organe  et  le  représentant  direct  du  seul  pays  qui 
ait  su  résister  à  la  fièvre  révolutionnaire  du  jour,  et  que  la  Providence 
semble  avoir  désigné  pour  remplir,  au  sein  de  l'universelle  anarchie, 
le  magnifique  rôle  de  modérateur;  lui,  enfin,  dont  l'amour-propre 
n'est  pas  visiblement  engagé  dans  le  débat,  et  qui  trouve  un  prétexte 
honorable  de  rétractation  dans  les  termes  conditionnels  de  sa  note  du 
16  mars? 

Ce  qu'il  fera?  Il  relèvera  l'audace  défaillante  de  M.  Bulwer,  il  reven- 
diquera une  solidarité  pleine,  entière,  définitive  avec  M.  Bulwer,  avec 
l'homme  qui  a  osé  prêter  à  la  conspiration  républicaine  le  patronage 
officiel  de  l'Angleterre.  Dans  sa  réponse  du  20,  lord  Palmerstôn  ap- 
prouvait sans  réserve  la  conduite  de  l'agent  britannique,  et  il  prenait 
sur  lui,  pour  rendre  cette  approbation  plus  encourageante  et  plus  effi- 
cace, de  la  donner  au  nom  du  cabinet  tout  entier.  Ce  n'est  pas  tout  : 
sans  même  attendre  les  explications  du  gouvernement  espagnol,  comme 
s'il  craignait  de  laisser  à  celui-ci  le  temps  d'enlever  tout  prétexte  d'ir- 
ritation à  l'Angleterre,  comme  s'il  avait  hâte  de  saisir  au  vol  une  oc- 
casion de  rupture  laborieusement  préparée,  il  enjoignait  à  M.  Bulwer 


l'espagne  depuis  la  révolution  de  février.  835 

de  notifier  au  duc  de  Sotomayor  la  teneur  insultante  de  cette  approba- 
tion. 

Faut-il  cependant  l'avouer?  il  me  répugne  tout  le  premier  de  croire 
à  la  triste  préméditation  qui  ressort  de  cette  série  de  faits.  On  a  tant 
abusé  dans  certaine  école  des  vieilles  récriminations  contre  le  machia- 
vélisme de  la  diplomatie  anglaise,  contre  son  inexorable  parti  pris 
d'égoïsme,  contre  son  mépris  du  droit  dès  que  le  profit  cesse  d'être  à 
côté  du  droit;  il  y  a,  dans  ce  thème  déclamatoire,  tant  de  niaise  injustice 
entre  un  petit  nombre  d'assertions  motivées,  que  je  crains,  malgré 
moi,  d'ajouter  ici  une  page  ridicule  de  plus  à  cette  ridicule  histoire  des 
crimes  de  l'Angleterre.  En  vain  je  me  dis  que  la  note  du  16  mars  serait 
absurde,  si  elle  ne  prouvait  pas  chez  lord  Palmerston  le  parti  pris  de 
pactiser  avec  les  révolutionnaires  espagnols;  que  la  dépêche  annexée, 
le  9  avril,  par  M.  Bulwer  à  la  note  du  16  mars  et  la  communication 
anticipée  de  ce  document  au  Clamor  publico  seraient  absurdes,  s'il  n'y 
fallait  pas  voir  une  adhésion  officielle  de  l'ambassadeur  britannique  à 
la  cause  de  l'insurrection;  que  le  langage  tenu,  le  20  avril,  par  lord 
Palmerston  serait  enfin  absurde,  si  on  refusait  de  considérer  ce  langage 
comme  l'aveu  brutal,  définitif,  de  cette  étrange  attitude  politique:  je  ne 
sais,  malgré  tout,  quel  instinct  d'incrédule  équité  se  révolte  au  fond 
de  mon  esprit  contre  cette  accumulation  de  preuves.  Comment  croire 
que  le  Foreign-O/fice,  qui  combattait,  dès  cette  époque,  en  Allemagne, 
en  Italie,  en  Hongrie,  les  écarts  de  l'esprit  révolutionnaire,  et  qui  pa- 
tronait  ouvertement,  en  Portugal,  un  ministère  bien  autrement  mo- 
déré, bien  autrement  hostile  aux  radicaux  que  le  gouvernement  es- 
pagnol, dérogeât  systématiquement  à  cette  ligne  de  conduite  vis-à-vis 
de  celui-ci?  J'aime  mieux  tout  attribuer  au  hasard  ou  plutôt  aux  in- 
volontaires entraînemens  de  cet  esprit  primesautier,  de  cette  irritabi- 
lité excessive,  qui  gâtent  parfois  les  éminentes  qualités  de  lord  Palmer- 
ston. En  écrivant  la  noie  du  16  mars,  le  noble  lord  songeait  sans  doute 
aux  bombardemens,  aux  horribles  exécutions  militaires  ordonnés,  six 
ans  auparavant,  par  son  protégé  Espartero.  Pouvail-il  supposer  que  le 
gouvernement  légitime  et  normal  de  1848  serait  de  meilleure  compo- 
sition pour  la  révolte  que  le  gouvernement  faible  et  contesté  de  1842? 
Un  sentiment  d'humanité  a  donc,  admettons-le,  dicté  seul  cette  note. 
L'incorrigible  légèreté  de  M.  Bulwer  a  fait  le  reste,  et,  si  le  Foreign- 
Office  a  si  vivement  épousé  les  griefs  de  M.  Bulwer,  c'est  que  le  procédé 
un  peu  sommaire  du  duc  de  Sotomayor  n'a,  dès  le  premier  moment, 
apparu  à  lord  Palmerston  que  par  son  côté  blessant.  Que  le  duc  de 
Sotomayor  consente  à  excuser,  à  expliquer,  à  légitimer  ce  procédé, 
qu'il  en  appelle  des  susceptibilités  de  lord  Palmerston  à  sa  loyauté  et  à 
sa  justice,  et  celui-ci,  heureux  qu'on  lui  offre  une  occasion  honorable 
de  rentrer,  vis-à-vis  de  l'Espagne,  dans  la  ligne  de  conduite  qu'impo- 


830  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

sent  au  Foreign-Office  l'intérêt  bien  entendu  et  la  dignité  de  la  politique 
anglaise,  acceptera  à  coup  sûr  ces  avances,  répondra  à  cet  appel  con- 
ciliant. Je  m'arrête.  Il  était  dit  que  lord  Palmerston  prendrait  lui-même 
à  tâche  d'interdire  ici  toute  supposition  bienveillante.  C'était  bien  un 
appel  calculé  à  l'anarchie,  un  froid  guet-apens  qu'avait  prémédité  le 
chef  du  Foreign-Office.  C'est  l'impossible  qui  a  raison. 

Les  avances  du  gouvernement  espagnol  ne  se  font  pas  attendre.  Dès 
le  15  avril,  le  duc  de  Sotomayor  avait  recommandé  à  M.  Isturitz,  am- 
bassadeur à  Londres,  d'exposer  à  lord  Palmerston  la  nécessité  et  la 
convenance  du  remplacement  de  M.  Bulwer,  et  le  ministre  espagnol, 
sans  dévier  de  l'attitude  ferme  et  digne  qu'il  avait  prise  dans  le  débat, 
basait  sa  demande  sur  des  raisons  de  nature  à  désarmer  la  susceptibilité 
la  plus  ombrageuse.  Ce  n'est  pas  au  nom  de  l'honneur  espagnol  outragé, 
ce  n'est  pas  comme  réparation,  c'est  au  nom  des  sympathies  du  cabinet 
de  Madrid  pour  l'Angleterre  et  dans  l'intérêt  des  bonnes  relations  des 
deux  pays  que  le  duc  de  Sotomayor  demandait  le  rappel  de  l'envoyé 
britannique.  Le  gouvernement  espagnol  pouvait  se  faire  justice  à  lui- 
même;  il  la  sollicitait.  Il  pouvait  réclamer  satisfaction  pour  le  passé,  et 
ne  réclamait  que  sécurité  pour  l'avenir.  Il  pouvait  tout  au  moins  exi- 
ger, et  il  priait.  Il  pouvait  en  appeler  au  droit  des  gens,  et  n'en  appelait 
qu'au  bon  vouloir  du  gouvernement  anglais,  laissant  ainsi  d'avance  à 
celui-ci  tout  l'honneur  d'une  loyale  initiative.  Il  pouvait  faire  remonter 
enfin  à  lord  Palmerston  la  responsabilité  entière  du  guet-apens  diplo- 
matique du  9  avril,  et  donner  au  chef  du  Foreign-Office,  devant  la 
Grande-Bretagne  et  l'Europe,  le  rôle  d'accusé  :  il  lui  donnait  sponta- 
nément le  rôle  de  juge,  et  personnifiait  tous  les  griefs  de  l'Espagne  en 
M.  Bulwer  seul...  Vains  efforts!  l'Espagne  se  faisait  ici  l'avocat  de  lord 
Palmerston  contre  lui-même.  Pour  unique  réponse  aux  avances  si  con- 
ciliantes de  MM.  de  Sotomayor  et  Isturitz,  lord  Palmerston  renouvelait 
l'approbation  donnée  à  M.  Bulwer  et  signifiait  que  la  présence  de  celui-ci 
était  nécessaire  en  Espagne. 

Ne  fallait-il  pas  que  l'envoyé  anglais  achevât  son  œuvre  à  Madrid? 
L'encouragement  (1)  si  explicite  donné  à  M.  Bulwer  avait  singulière- 
ment ranimé  son  zèle,  un  instant  indécis;  aussi  l'œuvre  allait  vite  :  le 
7  mai,  une  partie  de  la  garnison  de  Madrid  donnait,  à  l'appel  de  quel- 
ques sous-officiers,  le  signal  d'une  nouvelle  insurrection,  et  cette  fois 
le  triomphe  de  l'ordre  était  chèrement  acheté.  Le  capitaine-général 
de  Madrid  était  au  nombre  des  morts.  D'où  étaient  sortis  les  quelques 
bourgeois  qui  avaient  apparu  l'arme  au  poing  au  milieu  des  soldats 
insurgés?  De  l'ambassade  anglaise,  où  ils  s'étaient  réfugiés  depuis  le 


(1)  Par  une  coïncidence  significative,  bien  qu'on  ait  voulu  la  présenter  plus  tard  comme 
fortuite,  M.  Bulwer  recevait  à  la  même  époque  la  décoration  de  l'ordre  du  Bain. 


l'espagne  depuis  la  révolution  de  février.  837 

mouvement  du  26.  D'où  étaient  sortis  les  encouragemens  donnés  aux 
soldats  insurgés?  De  l'ambassade  anglaise  encore,  comme  l'enquête  l'a 
révélé;  de  l'ambassade  anglaise,  qui  leur  avait  fait  distribuer  de  l'ar- 
gent et  leur  avait  promis  asile  en  cas  d'insuccès. 

Dès  le  lendemain,  sans  menaces,  sans  récriminations  (car  à  quoi  bon 
frapper  qui  n'a  plus  droit  de  se  défendre?),  le  duc  de  Sotomayor,  par 
une  lettre  écrasante  de  froide  courtoisie,  invitait  M.  Bulwer,  dans  l'in- 
térêt de  sa  propre  sûreté,  à  quitter  Madrid  dans  un  délai  de  vingt-quatre 
heures.  Quelqu'un  devait  prendre  la  chose  plus  froidement  encore  que 
M.  de  Sotomayor  :  c'était  M.  Bulwer,  lequel  répondait,  avec  une  ma- 
gnifique indifférence,  qu'en  effet  la  résidence  de  Madrid  commençait  à 
lui  déplaire,  et  qu'il  profiterait  tôt  ou  tard,  mais  à  ses  heures,  des  pas- 
seports que  voulait  bien  lui  envoyer  le  duc  de  Solomayor.  Tant  de  quié- 
tude et  d'audace  dans  le  flagrant  délit  étaient  vraiment  inexplicables. 
Huit  jours  plus  tard,  des  rapports  simultanément  adressés  au  gouverne- 
ment espagnol  par  les  autorités  des  provinces  basques,  de  Valence,  de 
Carthagène,  de  Murcie,  d'Alicante,  deSéville,  donnèrent  le  mot  de  cette 
énigme. 

Dans  les  provinces  basques  venait  de  se  manifester  une  fermenta- 
tion inquiétante,  et  {influence  qui  avait  suscité  les  troubles  de  Madrid 
était  signalée  comme  dirigeant  le  mouvement.  Sur  le  littoral  du  midi 
et  de  l'est,  l'apparition  de  deux  agens  de  M.  Bulwer  avait  coïncidé  avec 
des  préparatifs  non  équivoques  d'insurrection.  Les  instructions  données 
à  ces  agens,  je  ne  parle  que  des  instructions  officielles,  de  celles  qui 
étaient  écrites  au  point  de  vue  d'une  publicité  possible,  étaient  signi- 
ficatives. L'un  d'eux,  le  colonel  Fileh,  recevait,  par  exemple,  de  M.  Bul- 
wer, à  la  date  du  2  mai,  entre  autres  recommandations,  celle-ci  : 
«Vous  parcourrez  la  côte  jusqu'à  Valence,  en  recueillant  tous  les  ren- 
seignemens  propres  à  m'éclairer  sur  les  dispositions  morales  de  ces 
provinces.  »  Quel  intérêt  légitime,  avouable,  pouvait  avoir  l'ambassade 
anglaise  à  faire  la  police  de  l'esprit  public  des  provinces  méridionales? 
Le  voici.  En  même  temps  que  le  colonel  Fitch  se  dirigeait  vers  le  lit- 
toral de  l'est,  un  bateau  à  vapeur  anglais  tournait  sa  proue  vers  le 
même  point  et  jetait  l'ancre  en  vue  de  Torrevieja.  Ce  vapeur  était  chargé 
d'armes,  et  l'on  comprend  que  l'utilité  de  celte  singulière  cargaison 
dépendait  plus  ou  moins  des  «  dispositions  morales  »  de  la  population 
côtière.  Derrière  le  colonel  Fitch  et  le  colonel  Jordan,  son  auxiliaire, 
de  petites  bandes  factieuses  sortaient  de  terre  comme  par  enchante- 
ment. Les  nombreux  contrebandiers  du  campo  de  San-Roque  et  de  la 
Serrania  de  Itondase  livraient  à  des  mouvemens  inaccoutumés,  s'annon- 
çant  l'un  à  l'autre  qu'ils  allaient  recevoir  «  des  armes  et  de  l'argent,  » 
«t  que  Séville  donnerait  dans  deux  jours  le  signal  du  pronunciamento. 


838  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Dans  la  province  d'Alicante,  le  cabecilla  Bas  disait  aux  populationsy 
qu'il  cherchait  à  soulever,  que  «  l'affaire  était  sûre,  puisque  M.  Bulwer 
en  prenait  la  direction.»  Le  cabecilla  Carsi  annonçait,  de  son  côté,  que 
M.  Bulwer  «  aiderait  l'insurrection  par  mer.  »  A  Alicante  même,  des 
hommes  connus  par  leurs  relations  avec  M.  Bulwer  promettaient  à  l'in- 
surrection l'appui  de  la  marine  anglaise.  Dans  la  province  de  Valence-;, 
le  cabecilla  Sendra  allait  annonçant  partout  que  l'Angleterre  le  soute- 
nait, et  qu'un  colonel  anglais  «  devait  lui  faire  un  envoi  d'armes  de  Gi- 
braltar. »  L'apparition  d'une  croisière  espagnole,  disons-le  en  passant, 
vint  déranger  les  calculs  de  Sendra,  qui  aussitôt  disparut.  Les  insur- 
gés n'étaient  pas,  du  reste,  ici  les  plus  impatiens.  Dès  le  10  mai,  un 
navire  anglais,  venant  d'un  port  de  la  Grande-Bretagne  et  passant  en 
vue  de  Carthagène,  hélait  une  barque  espagnole  pour  demander  «  si  la 
reine  Christine  était  encore  à  Madrid,  si  le  général  Narvaez  continuait 
d'être  à  la  tête  du  gouvernement,  et  si  l'insurrection  de  Barcelone  et 
des  autres  provinces  n'avait  pas  encore  éclaté.  »  Étrange  prescience! 
On  savait  donc  d'avance  en  Angleterre  que  la  nouvelle  de  l'insurrection 
de  Madrid  pouvait  arriver  à  Carthagène  le  10  et  que  cette  insurrection 
éclaterait  par  conséquent  le  7?  Le  12  mai  enfin,  un  bataillon  de  la  gar- 
nison de  Séville  faisait  écho,  mais  sans  plus  de  succès,  au  soulèvement 
militaire  de  Madrid,  dont  l'issue  n'était  pas  encore  connue.  Ici  nous 
voyons  décidément  très  clair.  Ce  n'est  plus  seulement  l'influence  de 
M.  Bulwer  qui  va  apparaître  derrière  les  révolutionnaires,  c'est  sa  main, 
son  nom,  sa  propre  signature. 

Qui  commandait  le  bataillon  révolté  de  Séville?  Une  créature  de 
M.  Buiwer,  comment  dirai-je  cela?...  son  beau-frère  parle  cœur  et  l'ali- 
côve.  La  politique  espagnole  serait  inintelligible,  si  l'on  ne  se  résignait 
à  soulever  parfois  un  coin  de  mantille.  Aussi  bien  je  n'ai  commis  cette 
indiscrétion  qu'après  les  dépêches  diplomatiques  et  les  journaux.  Cet 
officier  devait  son  grade  à  la  protection  de  M.  Bulwer.  Il  se  montrait 
reconnaissant.  C'est  au  nom  de  M.  Bulwer,  c'est  en  montrant  les  lettres 
de  M.  Bulwer,  auquel,  avait-il  eu  la  franchise  de  dire  dans  sa  harangue, 
l'unissaient  «  les  plus  intimes  relations;  »  c'est  en  protestant  enfin 
que  l'Angleterre  se  chargeait  de  propager  l'insurrection  dans  le  reste 
de  l'Espagne,  que  le  commandant  Portai,  puisqu'il  faut  le  nommer, 
était  parvenu  à  soulever  le  corps  [daté  sous  ses  ordres.  Comme  pour 
mieux  symboliser  le  but  éminemment,  exclusivement  anglais  du  mou> 
vement,  le  bataillon  de  Portai  avait  dirigé  ses  premières  tentatives 
contre  la  demeure  du  duc  et  de  la  duchesse  de  Montpensier,  qui  ve- 
naient d'arriver  à  Séville.  Les  illustres  proscrits  avaient  déjà  reçu  à 
Londres,  où  ils  s'étaient  réfugiés  après  février,  un  accueil  indigne. 
Lord  Palmerston  leur  avait  brutalement  refusé  les  moyens  de  se  rendre 


l'espagne  depuis  la  révolution  de  février.  839 

directement  en  Espagne.  Les  rancunes  du  Foreign-Office  devaient, 
comme  on  voit,  les  poursuivre  jusqu'au  terme  du  périlleux  pèlerinage 
que  cet  odieux  refus  leur  avait  imposé. 

Voilà  donc  le  secret  de  la  mystérieuse  confiance  de  M.  Bulwer.  Au 
moment  même  où  le  gouvernement  espagnol  se  félicitait  d'avoir  étouffé 
la  révolution  au  centre,  la  révolution,  d'après  les  calculs  de  M.  Bulwer, 
allait  éclater  simultanément  à  toutes  les  extrémités,  et  le  cabinet  Nar- 
vaez,  emprisonné  dans  ce  cercle  menaçant,  devait  le  premier  deman- 
der grâce.  La  déception  fut  cruelle  pour  l'agent  britannique;  l'incendie 
qu'il  avait  mis  deux  mois  à  préparer  n'avait  duré  que  le  temps  néces- 
saire pour  éclairer  la  main  qui  tenait  la  torche.  En  présence  de  cet 
échec  décisif,  M.  Bulwer  ne  se  fit  plus  trop  prier,  et  quitta  enfin  Ma- 
drid. 

M.  Bulwer  n'était  pas  plus  tôt  parti,  que  tout  changeait  de  face  en 
Espagne.  Madrid  renaissait,  pour  ainsi  dire,  à  sa  vie  normale.  La  fié- 
vreuse inquiétude,  les  vagues  terreurs  qui,  depuis  le  26  mars,  sur- 
tout depuis  le  7  mai,  agitaient  les  habitans,  et  qui  se  traduisaient  par 
l'interruption  complète  des  affaires,  avaient  disparu  avec  l'homme 
qui  en  était  la  cause  vivante.  L'état  de  siège,  la  suspension  des  garan- 
ties constitutionnelles,  ne  se  révélaient  plus  que  par  la  sécurité  insolite 
de  la  population  et  par  l'absence  significative  des  principaux  meneurs 
progressistes,  qui  avaient  jugé  prudent  de  prendre  des  passeports  an- 
glais en  même  temps  que  M.  Bulwer  prenait  ses  passeports  espagnols. 
Enfin,  comme  si  tous  les  succès  devaient  couronner  à  la  fois  la  pa- 
tiente, mais  vigoureuse  attitude  du  cabinet  de  Madrid,  les  journaux  de 
Londres  lui  apportaient lapprobation  anticipée  de  l'opinion  et  du  par- 
lement anglais. 

J'avais  hâte  de  sortir  de  ces  tristes  détails.  Non,  l'odieuse  intrigue 
élaborée  au  Foreign-Office  n'avait  pour  complice  ni  l'Angleterre,  ni 
son  gouvernement.  Avant  même  d'en  connaître  l'issue,  sans  vouloir 
prendre  conseil  du  succès  ou  de  la  défaite,  à  la  simple  révélation 
des  premières  dépêches  échangées  entre  M.  Bulwer  et  le  duc  de  Soto- 
mayor,  la  Grande-Bretagne  avait  protesté  par  toutes  ses  voix  contre 
l'étrange  attitude  de  l'ambassade  de  Madrid.  Aux  applaudissemens  pro- 
longés de  la  chambre  haute,  lord  Stanley  et  lord  Aberdeen  désavouaient, 
l'indignation  aux  lèvres,  le  rôle  que  faisaient  jouer  à  l'Angleterre  lord 
PalmerstonetM.  Bulwer;  ils  déclaraient  que  l'Espagne  n'aurait  pu,  sans 
se  déshonorer,  subir  les  prétentions  outrageantes  du  Foreign-Office,  et 
ils  sommaient  celui-ci  de  couvrir  l'honneur  britannique  par  une  rétrac- 
talion  loyale.  Dans  la  chambre  des  communes,  une  enquête  était  im- 
périeusement exigée  et  allait  être  poussée  jusqu'aux  dernières  limites, 
l'empressement  généreux  de  9ir  Robert  Peel  à  étouffer  un  débat 


840  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

qui  n'aurait  écrasé  lord  Palmerston  qu'en  faisant  jaillir  de  compro- 
mettantes révélations  sur  tout  l'ensemble  de  la  politique  anglaise.  Au 
banc  ministériel  enfin,  le  marquis  de  Lansdowne,  démentant  formel- 
lement l'approbation  que  lord  Palmerston  avait  pris  sur  lui  de  donner 
à  M.  Bulwer  «  au  nom  du  gouvernement  tout  entier,  »  exprimait  le 
profond  regret  de  celui-ci  sur  l'usage  que  cet  agent  avait  fait  de  ses 
instructions. 

L'bonneur  de  l'Angleterre  est  à  peu  près  sauf,  mais  non  son  influence, 
du  moins  cette  influence  absorbante  et  tracassière  qui  avait  pour  but 
l'isolement  politique  et  commercial  de  l'Espagne,  pour  prétexte  les 
services  rendus,  pour  moyen  l'alliance  des  progressistes  constitution- 
nels. La  chute  de  Louis-Philippe,  en  plaçant  le  gouvernement  espagnol 
dans  l'alternative  de  subir  le  protectorat  britannique  ou  de  rester  seul 
entre  les  attaques  combinées  de  l'opposition  du  dedans  et  de  la  propa- 
gande républicaine  du  dehors,  semblait  offrir  à  cette  influence,  jus- 
que-là éludée  plutôt  que  contestée,  l'occasion  d'un  triomphe  définitif 
et  sans  partage  :  fait  bizarre!  elle  aura  précisément  péri  par  là.  Lord 
Palmerston  s'est  cru  dispensé  de  tout  ménagement  en  face  de  l'isole- 
ment subit  du  gouvernement  espagnol,  et  c'est  dans  ce  surcroît  de 
dangers  que  l'indépendance  péninsulaire  a  trouvé  son  salut.  Non  con- 
tent de  dominer  le  cabinet  de  Madrid,  lord  Palmerston  a  voulu  l'é- 
craser, et  celui-ci  a  puisé  dans  le  sentiment  d'un  péril  suprême  l'éner- 
gie d'un  suprême  effort.  Non  content  d'exploiter,  comme  en  18 K),  les 
susceptibilités  politiques  de  l'opposition  constitutionnelle,  lord  Pal- 
merston s'est  audacieusement  armé  du  montemolinisme  et  des  idées 
républicaines,  et  a  condamné  par  là  cette  opposition  à  la  neutralité,  en 
lui  enlevant  tout  prétexte  honorable  d'accepter  le  concours  britannique. 
Cette  abstention  forcée  des  progressistes  parlementaires  n'a  pas  peu 
contribué  à  l'insuccès  des  deux  insurrections.  Non  content  d'utiliser  les 
circonstances  qui  asservissaient  de  fait  l'Espagne  à  l'Angleterre,  lord 
Palmerston  a  cru  frapper  un  coup  décisif  en  proclamant  cet  asservis- 
sement en  droit,  et  le  droit  s'est  écroulé  avec  le  fait.  Pour  sauver  l'as- 
cendant moral  de  l'Angleterre  en  Europe,  whigs  et  tories,  parlement 
et  gouvernement,  se  sont  vus  réduits  à  désavouer  les  brutales  préten- 
tions du  Foreign-Of/ice,  à  proclamer  la  gratuité  des  services  rendus,  à 
constater  l'autonomie  pleine  et  entière  de  la  Péninsule.  Chaque  menace 
du  Foreign- Office  se  sera  donc  transformée  en  garantie.  Si  la  secousse 
de  février  n'a  servi  qu'à  équilibrer  l'édifice  chancelant  de  la  monarchie 
espagnole,  si  les  principes  même  qu'invoquait  le  gros  de  l'opposition 
progressiste  pour  excuse  de  son  anglomanie  la  rivent  désormais  à  une 
politique  nationale,  si  l'Espagne  a  conquis  enfin  avec  son  repos  inté- 
rieur sa  liberté  d'action  à  l'extérieur,  si  le  gouvernement  d'Isabelle 


l' ESPAGNE  DEPUIS  LA  RÉVOLUTION   DE   FÉVRIER.  841 

s'est  vu  délivré  du  même  coup  des  inconvéniens  nouveaux  et  des  in- 
convéniens  anciens  de  l'alliance  anglaise,  de  ceux  qu'il  repoussait 
comme  de  ceux  qu'il  était  résigné  à  subir,  de  prétentions  qu'il  ne  pou- 
vait tolérer  et  d'une  reconnaissance  à  laquelle  il  n'aurait  pas  osé  de 
lui-même  se  soustraire,  c'est  aux  audacieuses  manœuvres  de  lord  Pal- 
merston  qu'il  faut  faire  honneur  de  ce  triple  résullat. 

Je  n'ai  plus  besoin  de  justifier  l'étendue  que  j'ai  donnée  ici  à  l'inci- 
dent Bulwer.  Cet  incident,  presque  inaperçu  et  déjà  oublié,  n'est  rien 
moins  que  le  point  de  départ  de  la  régénération  de  la  Péninsule.  Il  clôt 
pour  elle  tout  le  passé  et  domine  tout  l'avenir,  son  avenir  extérieur 
surtout.  Je  m'explique.  Il  n'y  a  pour  tout  pays  que  deux  moyens  d'in- 
fluence extérieure  :  l'épée  ou  le  comptoir,  la  force  qui  impose  ou  l'in- 
térêt qui  lie,  un  puissant  état  militaire  ou  un  large  système  d'alliances 
douanières  qui,  en  appelant  sur  le  marché  national  le  commerce  de 
tous  les  pays  voisins,  provoque  ces  pays  à  se  surveiller  l'un  l'autre,  à 
neutraliser  leurs  visées  individuelles  de  prépondérance,  à  lutter  de  com- 
plaisance et  de  ménagemens  vis-à-vis  de  la  puissance  qui  leur  a  ou- 
vert ce  marché.  Si  l'Espagne  est  si  étrangement  déchue  en  Europe, 
c'est  qu'elle  a  été  privée  à  la  fois  de  ces  deux  moyens  d'action.  Le  dé- 
plorable état  de  ses  finances  lui  interdit  de  relever  son  armée  et  sa 
marine.  L'élévation  de  ses  tarifs  ne  se  prête  à  aucune  extension  de  ses 
rapports  commerciaux.  Par  une  triste  connexité,  ces  deux  causes  de 
déchéance  dérivent  ici  l'une  de  l'autre.  Si  l'Espagne  est  pauvre,  c'est- 
à-dire  militairement  faible,  c'est  qu'elle  est  commercialement  isolée 
par  son  régime  douanier.  Les  tarifs  actuels  ont,  en  effet,  pour  le  trésor 
le  triple  inconvénient  d'anéantir  la  meilleure  partie  de  son  revenu  ex- 
térieur en  offrant  des  encouragemens  énormes  à  la  contrebande,  de 
nécessiter  une  surveillance  très  coûteuse  et  de  stériliser  le  revenu  in- 
térieur en  arrêtant  le  progrès  de  la  production  nationale,  qui,  sous 
l'empire  de  ces  tarifs,  ne  peut  espérer  aucun  débouché  sérieux  au  de- 
hors. Le  mal  engendre  le  mal  :  la  pénurie  du  trésor,  l'impossibilité  où 
se  trouve  le  gouvernement  espagnol  de  rétribuer  le  personnel  admi- 
nistratif, entretiennent,  surexcitent  chez  celui-ci  des  habitudes  de  con- 
cussion, qui,  en  dehors  de  leurs  inconvéniens  moraux,  sont  pour  les 
finances  publiques  une  cause  nouvelle  de  dépérissement.  Le  dévelop- 
pement de  la  contrebande  constitue  d'autre  part  l'état  en  lutte  perma- 
nente avec  une  population  nombreuse  où  se  recrute  le  personnel  de 
toutes  les  guerrillas,  autre  cause  de  sacrifices  pour  le  trésor,  d'abaisse- 
ment pour  le  crédit  public,  de  ralentissement  dans  les  affaires  privées, 
et  par  suite  de  décroissance  de  l'impôt.  L'Espagne  ne  peut  donc  restau- 
rer son  crédit,  avec  son  crédit  sa  force,  avec  sa  force  son  ascendant  ex- 
térieur, que  par  la  réforme  douanière. 


812  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Les  divers  ministères  modérés  qui  se  sont  succédé  en  Espagne  l'ont 
depuis  long-temps  compris;  mais  toute  tentative  dans  ce  sens  avait  con- 
stamment échoué  devant  les  exigences  de  l'Angleterre,  qui  ne  voulait 
de  réforme  douanière  qu'à  son  profit.  C'est  là  le  prix  que  le  Foreign- 
Office  n'avait  cessé  de  mettre,  depuis  1836,  à  son  bon  vouloir.  Je  pour- 
rais, à  cet  égard,  citer  des  dépêches  de  lord  Clarendon  et  de  M.  Aston 
qui  ne  le  cèdent  guère,  sous  le  rapport  de  la  franchise,  à  celles  de  lord 
Palmerston  et  de  M.  Bulwer.  Ce  que  la  politique  anglaise  prétendait  en 
d'autres  termes,  c'est  que  l'Espagne  s'isolât  en  sa  faveur  du  reste  du 
continent,  de  la  France  surtout,  et  cela  sans  compensation  sérieuse; 
car,  en  droit  comme  en  fait,  par  les  traités  existans  comme  par  la  dif- 
férence de  parcours  et  de  frais  de  transport,  les  produits  portugais  se 
seraient  trouvés  privilégiés  de  façon  à  exclure  du  marché  britannique 
la  plupart  des  produits  espagnols.  Ne  voulant  ni  souscrire  à  ces  pré- 
tentions, ni  indisposer  trop  ouvertement  l'Angleterre,  le  gouverne- 
ment de  Madrid  en  était  réduit  à  s'abstenir,  et  restait  en  définitive  dans 
le  statu  quo  démoralisateur  et  ruineux  de  l'ancien  système  douanier. 
L'intérêt  français  aurait  pu  seul  contrebalancer  ici  les  exigences  bri- 
tanniques; mais  la  France  n'avait  pas  d'intérêt  majeur  à  faire  cesser 
ce  statu  quo.  Par  la  nature  de  nos  produits,  par  les  relations  forcées 
qu'une  frontière  commune  d'environ  cent  lieues  établit  entre  les  deux 
pays,  par  les  facilités  qu'offre  à  la  contrebande  cette  immense  ligne 
de  contact,  nous  trouvions,  en  dépit  des  tarifs  espagnols,  un  débouché 
considérable  dans  la  Péninsule.  L'alliance  commerciale  des  deux  na- 
tions ne  pouvait  pas  sensiblement  l'accroître,  et  le  gouvernement  de 
Louis-Philippe,  en  vue  de  ces  résultats  minimes,  n'aurait  pas  voulu 
hasarder  une  lutte,  qui  lui  eût  jeté  sur  les  bras  et  la  diplomatie  an- 
glaise et  les  protectionnistes  français.  Le  cabinet  de  Madrid  lui-même, 
en  face  des  susceptibilités  an ti- françaises  des  progressistes,  n'osait  pas 
réclamer  ouvertement  notre  concours.  Deux  fois  seulement,  en  1836 
et  en  1840,  le  gouvernement  espagnol  avait  essayé  de  briser  la  double 
entrave  que  les  préjugés  du  parti  exalté  et  les  exigences  de  l'Angleterre 
opposaient  à  l'essor  commercial  de  l'Espagne  :  deux  insurrections 
anglo-progressistes  l'en  avaient  puni.  Aujourd'hui,  il  peut  recom- 
mencer l'essai  impunément.  Grâce  à  lord  Palmerston,  le  charme  mal- 
faisantqui  pesaitsur  lesdestinées  péninsulaires  est  rompu;  celte  impasse 
où  l'Espagne  semblait  condamnée  à  consommer  sa  lente  agonie  est 
ouverte.  Le  gouvernement  et  le  parlement  britanniques  ont  trop  solen- 
nellement rétracté  les  exigences  qui  paralysaient  la  réforme  douanière 
pour  qu'elles  se  reproduisent  jamais  à  l'avenir,  et,  le  cas  échéant,  ces 
exigences  ne  trouveraient  plus  dans  la  Péninsule  leur  ancien  point 
d'appui.  La  gauche  espagnole  n'a  plus  désormais  le  droit  de  voir  un 


l'espagne  depuis  la  révolution  de  février.  843 

drapeau  progressiste  dans  le  drapeau  d'une  influence  qui  a  osé  tendre  à 
la  fois  la  main  à  l'absolutisme  et  à  la  démagogie.  Et  d'ailleurs,  plaçons- 
nous  au  point  de  vue  politique  des  progressistes  :  que  pourraient-ils 
aujourd'hui  redouter  d'un  rapprochement  plus  intime  entre  l'Espagne 
et  la  France,  seul  danger  qui  leur  fît  repousser  autrefois  la  réduction 
générale  des  tarifs?  L'extension  du  pacte  de  famille?  L'envahissement 
des  doctrines  de  notre  juste-milieu?  Grâce  au  ciel,  nous  avons  un  peu 
marché  !  C'est  à  nous  maintenant  de  traiter  les  progressistes  de  rétro- 
grades. 

Les  modérés  eux-mêmes  n'ont  pas  plus  de  motifs  que  les  progressistes 
de  redouter,  à  l'heure  qu'il  est,  le  contact  de  la  France.  Étrange  revi- 
rement! la  république  française  était  l'épouvantail  qui  devait  refouler 
l'Espagne  dans  les  bras  de  l'Angleterre,  et  cet  épouvantail  est  devenu 
pour  l'Espagne  un  bouclier.  A  chaque  menace  qui  arrivait  de  Londres 
au  cabinet  espagnol,  la  France  aura  fait  écho  par  un  acte  rassurant  ou 
amical.  Ainsi,  au  moment  même  où  le  cabinet  de  Madrid  expulsait 
M.  Bulwer,  jetait  le  gant  à  l'orgueil  britannique  et  devait  s'attendre,  du 
côté  de  l'Angleterre,  à  un  redoublement  de  dangers,  le  suffrage  uni- 
versel protestait  chez  nous  contre  la  propagande  démagogique  de  l'in- 
térieur et  de  l'extérieur,  proclamait  le  respect  des  nationalités,  et  sur  les 
Pyrénées  comme  sur  le  Quiévrain,  comme  sur  le  Rhin,  comme  sur  les 
Alpes,  cbangeait  en  neutralité  bienveillante  l'attitude  d'abord  hostile 
de  la  révolution.  J'ai  fait  la  part  de  la  loyauté  qui  dirigea  le  parlement 
britannique  au  début  de  l'incident  Bulwer;  mais,  si  notre  propagande 
républicaine  avait  persisté  après  l'expulsion  de  cet  agent,  le  parlement, 
devant  l'humiliation  publique  que  venait  de  subir  la  diplomatie  an- 
glaise, serait-il  resté  inoffensif?  Aurait-il  résisté  à  la  tentation  de  se 
prévaloir  des  dangers  qui  assaillaient  le  gouvernement  espagnol  sur 
les  Pyrénées  pour  obtenir  une  réparation  éclatante?  C'est  douteux.  Je 
ne  voudrais  pour  preuve  de  la  sourde  irritation  du  parlement  que  sa 
complaisance  à  fermer  les  yeux  sur  les  actes  ultérieurs  de  lord  Pal- 
merston;  car  lord  Palmerston,  tout  désavoué  qu'il  est,  n'a  pas  renoncé 
à  son  œuvre.  Au  vu  et  au  su  de  Londres,  il  s'est  fait,  de  concert  avec 
un  banquier  tristement  célèbre,  l'entremetteur  et  le  pourvoyeur  de 
cette  monstrueuse  coalition  qui  a  promené,  pendant  dix  mois,  dans  la 
Péninsule,  le  drapeau  carlo-républicain.  Nouveau  mécompte!  la  cam- 
pagne s'ouvrait  à  peine,  que  la  neutralité  de  notre  révolution  vis-à-vis 
de  l'Espagne  se  transformait  en  concours.  Le  gouvernement  de  juin 
avait  à  faire  oublier  le  gouvernement  de  février,  et  il  a  déployé,  di- 
sons-le, dans  ce  rôle  le  zèle  un  peu  outré  qui  caractérise  toute  réaction. 
Mettant  au  service  du  gouvernement  espagnol  les  procédés  expéditifs 
de  l'état  de  siège,  la  police  du  général  Cavaignac  a  suffi  presque  à  elle 


844  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

seule  à  dévoiler  et  à  désorganiser  la  conspiration  carlo-républicaine. 
Par  un  juste  retour  des  choses d'iei-bas,  les  hommes  du  National  auront 
plus  contribué  peut-être  que  les  hommes  de  M.  Guizot  à  l'affermisse- 
ment du  trône  d'Isabelle  II. 

J'aime  à  rencontrer  dans  le  livre  de  M.  Hernandez  le  témoignage  de 
cette  coopération,  car  la  haute  impartialité  de  l'écrivain  donne  un  grand 
prix  à  l'éloge.  Dans  la  discussion  de  cet  incident  Bulwer,  dont  chaque 
détail  remue  une  fibre  en  tout  cœur  espagnol,  M.  Hernandez  a  con- 
stamment su  rester  maître  de  lui-même,  patriotique  sans  colère,  indi- 
gné sans  préventions,  sincère  sans  aigreur,  polémiste  et  historien  tout 
à  la  fois.  C'est  bien  là  une  habile  et  courageuse  défense  de  la  dignité 
nationale,  de  cetle  dignité  bien  entendue  qui  sait  au  besoin  faire  parler 
avant  la  susceptibilité  le  droit.  Pour  mieux  caractériser  et  les  procédés 
inouis  de  lord  Palmerslon  et  la  légitimité  de  la  détermination  prise  par 
le  cabinet  Narvaez,  l'auteur  est  allé  étudier,  dans  le  dépôt  d'archives  de 
Simancas,  les  précédens  diplomatiques  des  deux  pays  :  son  livre  four- 
mille de  documens  curieux,  et  qui  suffiraient  seuls  à  lui  donner  une 
grande  valeur  historique.  Je  voudrais  [dus  de  précision  et  moins  de 
sous  entendus  dans  la  partie  actuelle  de  cet  ouvrage.  Le  lecteur  espa- 
gnol peut  seul  comprendre  à  demi-mot,  et  le  livre  de  M.  Hernandez 
devrait  être  européen. 

Je  ne  sais  si,  pour  ma  part,  j'ai  bien  fait  saisir  au  lecteur  français  ce 
qui,  dans  l'incident  Bulwer,  doit  influer  sur  les  rapports  à  venir  de  l'Es- 
pagne et  de  la  France.  Pour  résumer,  tout,  dans  cet  incident,  aura 
procédé  par  contradictions  et  par  surprises.  Février  avait  anéanti  l'al- 
liance franco-espagnole,  et,  pour  avoir  voulu  joindre  à  l'effort  des  évé- 
nemens  son  propre  effort,  le  Foreign-Office  a  rendu  cette  alliance  plus 
nécessaire  et  plus  facile  que  jamais.  L'Angleterre  monarchique  a  cru 
habile  de  souffler  le  désordre  en  Espagne,  et  elle  n'a  réussi  qu'à 
fournira  la  France  républicaine  l'occasion  d'y  protéger  l'ordre.  La  ré- 
publique française,  qui  était  le  principal  danger  du  gouvernement  es- 
pagnol, est  devenue  son  principal  point  d'appui.  Le  parti  modéré,  que 
la  chute  de  Louis-Philippe  mettait  à  la  merci  de  l'Angleterre,  a  été 
soustrait  à  la  fois,  et  par  l'Angleterre  elle-même,  aux  engagemens  di- 
plomatiques et  aux  résistances  intérieures  qui  paralysaient  sa  liberté 
d'action.  La  possibilité  de  la  réforme  douanière  enfin,  ce  réveil  de  l'as- 
cendant espagnol  en  Europe,  est  sortie  d'une  situation  qui  semblait  con- 
damner l'Espagne  à  devenir  la  succursale  anglaise  du  Portugal. 

L'Espagne  saura-t-elle  utiliser  l'instrument  de  régénération  qu'une 
succession  providentielle  de  hasards  lui  a  mis  à  la  main?  Tout  le  fait 
espérer.  M.  Mon  vient  de  présenter  un  projet  d'abaissement  des  tarifs, 
qui,  s'il  est  accepté,  détournera  vers  la  Péninsule  une  bonne  partie  du 


L  ESPAGNE   DEPUIS   LA   RÉVOLUTION   DE   FÉVRIER.  845 

mouvement  commercial  du  continent  et  appellera  forcément  sur  la 
production  nationale  le  bénéfice  d'une  large  réciprocité.  L'occasion 
est  unique,  le  champ  plus  vaste  que  jamais.  Au  moment  même  où 
l'alliance  française  et  l'alliance  anglaise  se  dégageaient  pour  l'Espagne, 
l'une  de  ses  obstacles,  l'autre  de  ses  inconvéniens,  l'Europe  absolu- 
tiste rompait  vis-à-vis  du  gouvernement  de  Madrid  sa  réserve  hostile 
de  treize  années.  La  Prusse  et  l'Autriche,  qui  avaient  cru  devoir  jeter 
entre  elles  et  le  libéralisme  espagnol  le  cordon  sanitaire  de  leur  diplo- 
matie, se  voyaient  atteintes  et  cernées  à  leur  tour  par  l'épidémie  révo- 
lutionnaire. Au  bruit  menaçant  des  trônes  qui,  de  toutes  parts,  s'écrou- 
laient, elles  cherchaient  avec  effroi  sur  le  continent  les  derniers  points 
d'appui  du  principe  monarchique,  et  s'étonnaient  de  ne  trouver  la 
vieille  société  intacte,  la  royauté  forte,  qu'en  cette  Espagne  pestiférée 
dont,  jusque-là,  elles  avaient  repoussé  la  main.  Vienne  et  Berlin  s'em- 
pressaient de  faire  de  cordiales  avances  à  Madrid.  Naples  a  définitive- 
ment pactisé  avec  l'Espagne  constitutionnelle,  et,  pour  la  première 
fois  depuis  trois  quarts  de  siècle,  la  bannière  des  Bourbons  groupe  à 
l'heure  qu'il  est  sous  son  ombre  les  soldats  des  deux  pays.  L'hostilité 
du  saint-siége,  qui  maintenait  en  Espagne  un  germe  permanent  d'in- 
surrections, s'est  également  évanouie  devant  les  terribles  nécessités 
du  moment.  L'Espagne  est  redevenue,  de  l'aveu  de  Rome,  la  terre  des 
rois  catholiques,  et,  parmi  ces  pontons  vermoulus  dont  la  railleuse1 
énumération  fait  sourire  à  Londres  les  amis  du  Foreign-Offi.ee,  elle  a 
pu  trouver  quelques  carènes  assez  dociles  pour  porter  à  Gaëte  le  té- 
moignage armé  de  sa  réconciliation.  Tous  ses  malheurs  s'étaient  en- 
chaînés, tous  ses  succès  s'ench  lînent.  Au  sein  de  ce  cataclysme  effrayant 
qui,  depuis  quinze  mois,  broie  ou  démoralise  en  dedans,  isole  ou  fait 
s'entre-choquer  au  dehors  les  nationalités  naguère  les  plus  fortes  et  les 
mieux  équilibrées,  l'Espagne,  la  malheureuse  Espagne,  qui  jouait  de- 
vant l'orgueil  satisfait  des  nations  le  rôle  de  l'ilote  ivre,  a  conquis  tout 
à  la  fois  sa  liberté  extérieure, ..son  équilibre  constitutionnel,  son  repos 
moral. 

Gustave  d'Alaux. 


tome  II.  54 


DE   L'HISTOIRE 


ANCIENNE 


D  E  LA  GRÈCE. 


HISTORY  OF  GREECE, 

By  G.  Grote.  Tomes  V  et  VI. 


Constatons  d'abord  le  succès  remarquable  d'un  livre  dont  nous  avons 
déjà  signalé  le  mérile  scientifique  et  littéraire  (\).  La  première  édition 
est  épuisée;  une  seconde  vient  de  paraître.  Tout  en  félicitant  l'auteur, 
félicitons  aussi  son  heureux  pays,  qui  possède  tant  de  lecteurs  pour  une 
œuvre  grave  et  sérieuse.  Le  temps  n'est  plus  où  de  semblables  ouvrages 
pourraient  espérer  un  pareil  succès  parmi  nous.  Autrefois,  les- révolu- 
tions des  républiques  antiques  ont  intéressé  nos  pères,  mais  ils  vivaient 
sous  la  monarchie  absolue;  nous,  qui  faisons  des  révolutions,  nous  n'a- 
vons plus  le  temps  de  lire  l'histoire  ancienne.  Ses  leçons  nous  profite- 
raient cependant,  surtout  présentées  avec  l'impartialité,  la  sagesse,  la 
saine  raison  qui  caractérisent  le  talent  de  M.  Grote. 

(1)  Voyez  les  livraisons  du  1«  avril  1847  et  du  1er  août  1848. 


DE   L'HISTOIRE   ANCIENNE   DE   LA    GRÈCE.  847 

Nous  voici  arrivés  à  l'époque  la  plus  brillante  des  annales  de  la  Grèce. 
Les  volumes  dont  nous  avons  à  rendre  compte  sont  remplis  par  l'inva- 
sion médique,  le  développement  de  la  puissance  maritime  d'Athènes, 
l'administration  de  Périclès,  enfin  le  commencement  de  la  lutte  ter- 
rible excitée  parmi  tous  les  peuples  helléniques  par  la  rivalité  d'A- 
thènes et  de  Lacétiémone,  guerre  impie  qui,  en  épuisant  les  forces 
d'une  nation  généreuse,  allait  la  livrer  bientôt  sans  défense  aux  rois  de 
Macédoine.  Dans  les  volumes  précédens,  l'auteur  avait  à  coordonner, 
souvent  à  interpréter  des  documens  rares  et  mutilés,  débris  informes 
et  toujours  suspects  :  aujourd'hui,  des  témoignages  plus  nombreux  et 
assurément  beaucoup  plus  respectables  servent  de  base  à  son  travail; 
mais  de  là  aussi  une  difficulté  nouvelle.  L'autorité  d'Hérodote  et  de 
Thucydide  est  si  imposante,  qu'en  présence  de  ces  grands  noms  l'his- 
torien moderne  a  peine  à  conserver  la  liberté  de  ses  appréciations. 
Toutefois  M.  Grote  n'est  point  de  ceux  qui  se  laissent  éblouir  par  la  re- 
nommée même  la  plus  légitime.  Plein  de  respect  pour  ces  maîtres 
immortels,  pénétré  de  toute  la  vénération  qu'il  leur  doit  en  sa  qualité 
d'éruditet  d'historien,  M.  Grote  n'oublie  pas  cependant  ses  devoirs  de 
juge  et  sait  que  tout  témoin  est  sujet  à  faillir.  M.  Grote  m'a  tout  l'air 
de  ne  croire  que  ce  qu'on  lui  prouve. 

Soumise  à  cette  critique  sévère,  l'histoire  prend  une  gravité  qui  ne 
sera  sans  doute  pas  du  goût  de  tout  le  monde.  Aujourd'hui  surtout, 
que  la  méthode  contraire  a  de  brillantes  autorités  en  sa  faveur,  on  re- 
prochera peut-être  à  M.  Grote  de  rejeter  impitoyablement  les  aimables 
fictions  qu'une  école  moderne  recherche  et  se  complaît  à  commenter. 
—  Le  docte  Bœttiger,  dans  une  dissertation  latine,  avait  déjà  prouvé 
par  vives  raisons,  comme  le  docteur  Pancrace,  que  l'histoire  d'Héro- 
dote a  tous  les  caractères  du  poème  épique.  Le  brave  homme,  c'est  du 
Grec  que  je  parle,  n'y  entendait  point  finesse,  car  il  attachait  une  éti- 
quette sur  son  sac,  en  donnant  le  nom  d'une  muse  à  chacun  des  livres  de 
sa  composition.  Le  ciel  nous  préserve  de  faire  le  procès  d'Hérodote  à  cette 
occasion!  nous  ne  le  rendons  même  pas  responsable  de  ses  modernes 
imitateurs.  Seulement  nous  tiendrons,  avec  M.  Grote,  que  le  temps  n'est 
plus  où  la  poésie  et  l'histoire  peuvent  s'unir  et  se  confondre.  A  chacun 
son  métier.  Laissons  à  Hérodote  ses  neuf  muses,  et  ne  nous  étonnons 
pas  si  M.  Grote  nous  enlève  quelques-unes  de  nos  jeunes  illusions. 

Ces  réflexions  s'offrent  d'elles-mêmes  quand  on  lit  dans  l'auteur 
anglais  le  récit  de  la  mort  de  Léonidas  et  de  ses  compagnons.  Hérodote 
nous  montre  Léonidas  célébrant  ses  propres  funérailles  avant  de  quitter 
Sparte,  et  allant  de  sang-froid  se  battre  contre  trois  millions  d'hommes 
avec  ses  trois  cents  compagnons,  uniquement  pour  apprendre  au 
grand  roi  à  quelles  gens  il  allait  avoir  affaire.  Hérodote  dit  expressé- 
ment que  Léonidas  ne  connaissait  pas  le  défilé  des  Thermopvles,  et  que 


848  REVUE  DES  DEUX  MOHDËS. 

ce  fut  seulement  après  s'y  être  établi  qu'il  crut  Un  instant  à  la  possi- 
bilité de  fermer  l'entrée  de  la  Grèce  aux  barbares.  Ce  dévouement  so- 
lennel, ces  jeux  funèbres,  tout  cela  est  bomérique,  c'est-à-dire  sublime. 
Malheureusement  la  réflexion  vient,  et  l'on  se  rappelle  que  la  diète  des 
Amphictyons  siégeait  aux  lieux  mêmes  où  mourut  Léonidas,  et  qu'en 
sa  qualité  de  roi  de  Sparte,  Léonidas  ne  pouvait  pas  ignorer  la  position- 
des  Thermopyles,  s'il  ne  les  avait  pas  visitées  lui-même;  que  de  plus, 
en  sa  qualité  de  petit-fils  d'Hercule,  il  avait  nécessairement  ouï  par- 
ler d'un  lieu  célèbre  dans  les  légendes  héroïques  de  sa  divine  famille; 
enfin  on  voit,  par  le  témoignage  même  d'Hérodote,  que  les  Grecs 
confédérés  appréciaient  toute  l'importance  desThermopyles,  puisqu'ils 
y  avaient  dirigé  un  corps  considérable,  et  que  leur  flotte,  en  venant 
stationner  à  la  pointe  nord  de  l'île  d'OEubée,  avait  en  vue  d'empêcher 
les  Perses  de  tourner  cette  position  par  un  débarquement  opéré  sur  la 
côte  de  la  Locride,  en  arrière  du  défilé. 

J'ai  eu  le  bonheur,  il  y  a  quelques  années,  de  passer  trois  jours  aux 
Thermopyles,  et  j'ai  grimpé,  non  sans  émotion,  tout  prosaïque  que  je 
sois,  le  petit  tertre  où  expirèrent  les  derniers  des  trois  cents.  Là,  au  lieu 
du  lion  de  pierre  élevé  jadis  à  leur  mémoire  par  les  Spartiates,  on  voit 
aujourd'hui  un  corps-de-garde  de  chorophy laques  ou  gendarmes  portant 
des  casques  en  cuir  bouilli.  Bien  que  le  défilé  soit  devenu  une  plaine  très 
large  par  suite  des  atterrissemens  du  Sperchius,  bien  que  cette  plaine 
soit  plantée  de  betteraves  dont  un  de  nos  compatriotes  fait  du  sucre,  il 
ne  faut  pas  un  grand  effort  d'imagination  pour  se  représenter  les  Ther- 
mopyles telles  qu'elles  étaient  cinq  siècles  avant  notre  ère.  A  leur  gau- 
che, les  Grecs  avaient  un  mur  de  rochers  infranchissables;  à  leur 
droite,  une  côte  vaseuse,  inaccessible  aux  embarcations;  enfin,  entre 
eux  et  l'ennemi  s'élevait  un  mur  pélasgique,  c'est-à-dire  construit  en 
blocs  de  pierre  longs  de  deux  ou  trois  mètres  et  épais  à  proportion. 
Ajoutez  à  cela  les  meilleures  armes  alors  en  usage  et  la  connaissance 
approfondie  de  l'école  de  bataillon.  Au  contraire,  les  Perses,  avec  leurs 
bonnets  de  feutre  et  leurs  boucliers  d'osier,  ne  savaient  que  courir 
pêle-mêle  en  avant,  comme  des  moutons  qui  se  pressent  à  la  porte  d'un 
abattoir.  On  m'a  montré  à  Athènes  des  pointes  de  flèches  persanes  trou- 
vées aux  thermopyles,  à  Marathon,  à  Platée;  elles  sont  en  silex.  Pau- 
vres sauvages,  n'ayez  jamais  rien  à  démêler  avec  les  Européens!  S'il 
y  a  lieu  de  s'étonner  de  quelque  chose,  c'est  que  ce  passage  extraordi- 
naire ait  été  forcé.  Léonidas  eut  le  tort  d'occuper  de  sa  personne  un 
poste  imprenable  et  de  s'amuser  à  tuer  des  Persans,  tandis  qu'il  aban- 
donnait à  un  lâche,  la  garde  d'un  autre  défilé  moins  difficile,  qui  vient 
déboucher  à  deux  lieues  en  arrière  desThermopyles.  Il  mourut  en 
héros;  mais  qu'on  se  représente,  si  l'on  peut,  son  retour  à  Sparte,  anr 
nonçant  qu'il  laissait  aux  mains  du  barbare  les  clés  de  la  Grèce? 


DE  L'HISTOIRE  ANCIENNE  DE  LA  GRÈCE.  849 

Voilà  dans  sa  nudité  le  fait  raconté  par  Hérodote  en  poète  et  en  poète 
grec,  c'est-à-dire  qui  recherche  le  beau  et  le  met  en  relief  avec  autant 
de  soin  que  quelques  poètes  aujourd'hui  recherchent  le  laid  et  se  com- 
plaisent à  la  peinture  des  turpitudes  humaines.  La  fiction,  dira-t-on, 
vaut  mieux  que  la  vérité.  Peut-être;  mais  c'est  en  abusant  des  Ther- 
mopyles  et  de  la  prétendue  facilité  qu'ont  trois  cents  hommes  libres  à 
résister  à  trois  millions  d'esclaves,  que  les  orateurs  de  l'Italie  sont  par- 
venus à  laisser  les  Piémontais  se  battre  tout  seuls  contre  les  Autri- 
chiens. 

Ce  n'est  pas  chose  nouvelle  que  de  reprendre  Hérodote,  et  le  bon- 
homme a  été  si  mal  traité  autrefois,  qu'en  faveur  de  la  justice  tardive 
qu'on  lui  rend  aujourd'hui,  il  pardonnera  sans  doute  à  M.  Grote  quel- 
que réserve  à  se  servir  des  admirables  matériaux  qu'il  nous  a  laissés. 
Contredire  Thucydide  est  une  hardiesse  bien  plus  grande,  et  l'idée  seule 
a  de  quoi  faire  trembler  tous  les  érudits.  J'ai  cité  tout  à  l'heure  une 
erreur,  volontaire  ou  non,  d'Hérodote;  en  voici  une  de  Thucydide 
beaucoup  plus  grave,  et  qui  n'a  point  échappé  au  sévère  contrôle  de 
M.  Grote.  Sa  critique  est-elle  juste?  On  peut  le  croire:  pour  convaincre 
Thucydide,  M.  Grote  n'emploiera  d'autres  preuves  que  celles  que  lui 
fournira  Thucydide  lui-même. 

Il  s'agit  du  jugement  célèbre  qu'il  porte  contre  Cléon.  C'est  à  Cléon, 
pour  le  dire  en  passant,  que  nous  devons  «  l'histoire  de  la  guerre  du 
Péloponnèse,  »  car  il  fit  bannir  Thucydide,  qui,  voyant  se  fermer  pour 
lui  la  carrière  politique,  écrivit  l'histoire  de  son  temps.  La  postérité, 
loin  d'en  savoir  gré  à  Cléon,  a  toujours  fait  de  son  nom  un  synonyme 
de  la  bassesse  acharnée  contre  le  talent.  Et,  comme  si  ce  n'était  pas 
assez  de  la  plume  de  fer  de  l'historien,  Aristophane,  avec  ses  railleries 
acérées,  est  venu  donner  le  coup  de  grâce  au  malencontreux  corroyeur. 
La  Guerre  du  Péloponnèse  et  les  Chevaliers,  n'en  est-ce  point  assez  pour 
enterrer  un  homme  dans  la  fange?  Aussi  tout  helléniste  tient  Cléon 
pour  un  tribun  factieux  et  pour  un  concussionnaire.  Suivant  M.  Grote, 
Cléon  n'est  point  encore  jugé,  et  cette  opinion  si  nouvelle  mérite  qu'on 
l'examine  de  près.  Rappelons-nous  que  M.  Grote  n'est  point  un  par- 
tisan à  outrance  de  la  démocratie,  et  qu'il  fuit  le  paradoxe.  Ce  n'est 
pas  parce  que  Cléon  fut  un  corroyeur,  ce  n'est  pas  parce  qu'il  fut  l'idole 
de  la  lie  du  peuple  que  M.  Grote  prend  sa  défense,  le  seul  sentiment 
de  la  justice  l'anime,  et  c'est  pour  avoir  lu  avec  attention  les  pièces  du 
procès  qu'il  en  demande  la  révision. 

Oublions  d'abord,  nous  dit-il,  les  facéties  plus  ou  moins  venimeuses 
d'Aristophane,  qui  n'est  pas  plus  une  autorité  en  matière  d'histoire 
ancienne  que  les  spirituels  auteurs  du  Punch  ou  du  Charivari  n'en  sont 
une  pour  l'histoire  de  notre  temps.  Un  rapprochement  curieux  donne 
la  valeur  du  témoignage  d'Aristophane.  La  représentation  des  Nuées 


850  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

précéda  d'un  an  celle  des  Chevaliers;  on  en  peut  conclure  que  vers  ce 
temps-là,  pour  frapper  ainsi  à  tort  et  à  travers  Socrate  et  Cléon,  Aris- 
tophane notait  pas  toujours  honnêtement  inspiré. 

Quant  à  Thucydide,  M.  Grote  nous  prouve  que  le  grand  historien, 
homme  de  guerre  fort  médiocre,  laissa  prendre  à  sa  harbe,  et  par  une 
impardonnable  négligence,  une  place  très  importante,  qu'il  devait  et 
qu'il  aurait  pu  facilement  détendre.  11  pensait  à  autre  chose  ce  jour-là; 
peut-être  écrivait-il  l'oraison  funèbre  des  Athéniens  morts  à  Samos, 
tandis  que  Brasidas  surprenait  Amphipoiis.  Thucydide  fut  jugé  selon 
les  lois  de  son  pays.  Cléon  exagéra  peut-être  son  manque  de  vigilance; 
quant  aux  conséquences  de  sa  faute,  elles  étaient  déplorables,  et  les 
juges  ne  furent  pas  plus  sévères  alors  que  ne  serait  aujourd'hui  un 
conseil  de  guerre  dans  un  cas  semblable.  Éloigné  des  affaires  par  un 
parti  politique,  Thucydide  a  jugé  ce  parti,  et  surtout  son  chef,  avec 
une  rigueur  où  se  trahit  un  sentiment  d'inimitié  personnelle.  Lui- 
même  en  fournit  des  preuves  par  la  manière  dont  il  apprécie  les  actes 
de  ses  adversaires.  Choisissons  l'exemple  le  plus  notable,  la  prise  de 
Sphactérie  par  Cléon. 

La  guerre  du  Péloponnèse  durait  depuis  plusieurs  années  avec  des 
chances  diverses,  sans  que  la  fortune  se  déclarât  ouvertement  pour 
Athènes  ou  pour  Lacédémone.Bans  le  Pnyx,  on  était  divisé  sur  la  po- 
Mtique  à  suivre.  Les  uns,  on  les  appelait  les  oligarques,  inclinaient  à  la 
paix;  les  autres,  c'étaient  les  démocrates,  voulaient  continuer  la  guerre 
avec  un  redoublement  d'activité.  Les  premiers,  habitués  à  reconnaître 
l'ancienne  suprématie  de  Sparte,  étaient  prêts  à  s'y  soumettre  encore, 
croyant  qu'on  pouvait  faire  bon  marché  d'une  insignifiante  question 
d'amour-propre,  lorsqu'il  s'agissait  d'acheter  par  cette  concession  le  re- 
tour de  la  prospérité  matérielle.  Les  autres,  an  contraire,  s'indignaient 
d'accepter  une  position  secondaire,  et  revendiquaient  pour  leur  patrie  le 
droit  de  ne  traiter  avec  Sparte  que  d'égale  à  égale.  Cléon  fit  prévaloir 
la  politique  belliqueuse,  et,  en  dirigeant  lui-même  les  opérations  mili- 
taires, il  porta  à  la  rivale  d'Athènes  le  coup  le  plus  terrible  qu'elle  eût 
encore  reçu.  Toute  la  flotte  lacédémonienne  fut  capturée  à  Sphactérie, 
et  un  corps  de  troupes,  où  l'on  comptait  cent  vingt  Spartiates,  bloqué 
dans  cette  île,  mit  bas  les  armes  devant  Cléon.  Jusqu'alors  on  avait  ré- 
puté les  Spartiates  invincibles  sur  terre*  Ils  vivaient  sur  leur  vieille 
réputation  des  Thermopyles,  et  l'on  croyait  qu'on  pouvait  peut-être 
les  tuer,  jamais  les  prendre.  Cette  renommée  tomba  avec  Sphactérie. 
Lacédémone  fut  humiliée,  et  demanda  la  paix.  Pour  quelque  temps,  la 
supériorité  d'Athènes  fut  établie  dans  toute  la  Grèce. 

C'est  pourtant  cette  expédition  de  Sphactérie  que  Thucydide  s'est  ef- 
forcé de  rabaisser  comme  la  plus  facile  des  entreprises,  bien  plus, 
comme  une  faute  politique  énorme.  Ceux  qui  voulaient  la  paix  achetée 


DE  L'HISTOIRE  ANCIENNE  DE   LA   GRÈCE.  8S1 

par  des  concessions  sont,  à  ses  yeux,  les  seuls  gens  habiles',  et,  à  l'ap- 
pui de  son  opinion,  Thucydide  rattache  à  l'affaire  de  Sphactérie  les 
désastres  qui  accablèrent  Athènes  quelques  années  plus  tard.  Cette 
manière  d'argumenter  est  aiusi  facile  que  de  faire  des  prédictions  après 
les  événemens;  mais  il  oublie  que  ces  désastres  furent  les  conséquences 
de  fautes  déplorables  qu'on  ne  peut  imputer  a  Gléon.  Athènes,  enivrée 
de  ses  succès,  méprisa  ses  ennemis,  les  irrita,  les  humilia  sans  les 
écraser;  puis,  comme  tous  les  présomptueux,  elle  finit  par  expier 
cruellement  sa  folle  témérité.  Tout  cela  ne  prouve  rien  contre  Cléon. 
Peut-être  après  la  prise  de  Sphackrie  eut-il  le  tort  de  ne  pas  conseiller 
une  paix  glorieuse,  mais  il  ne  s'ensuit  pas  qu'il  ne  l'eût  pas  préparée 
par  la  vigueur  de  ses  dispositions. 

Aux  yeux  de  M.  Grote,  Cléon  est  le  représentant  d'une  classe  de  ci- 
toyens nouvelle  encore  en  Grèce  au  temps  de  Thucydide,  et  formée 
par  les  institutions  populaires  de  Clisthèncs  et  de  Périelès.  La  consti- 
tution athénienne  avait  ouvert  à  tous  les  citoyens  la  carrière  des  em- 
plois politiques,  mais  long-temps  elle  ne  put  détruire  les  vieilles  habi- 
tudes et  le  respect  enraciné  pour  les  familles  illustres.  Un  fait  analogue 
s'est  reproduit  à  Uome.  Lorsque  les  plébéiens  eurent  obtenu,  après  de 
longs  efforts,  le  droit  de  prétendre  au  consulat,  ils  ne  nommèrent  d'a- 
bord que  des  patriciens.  De  même  à  Athènes,  les  familles  illustres  et 
les  grands  propriétaires  territoriaux  furent  long-temps,  malgré  la  con- 
stitution la  plus  démocratique,  en  possession  de  fournir  seuls  à  la  ré- 
publique ses  généraux  et  ses  hommes  d'état.  Périelès,  en  remettant 
la  discussion  de  toutes  les  affaires  à  l'assemblée  du  peuple,  avait 
créé  le  pouvoir  des  orateurs.  Il  était  lui-même  le  plus  éloquent  des 
Grecs,  et  il  offrit  pendant  près  de  quarante  années  le  spectacle  admi- 
rable d'un  talent  merveilleux,  faisant  toujours  prévaloir  la  raison  et  le 
bon  sens.  Après  lui,  l'éloquence  continua  à  régner  dans  les  assem- 
blées; mais  bien  souvent,  dans  les  démocraties,  c'est  la  passion  et  la 
violence  du  langage  qu'on  appelle  de  ce  nom.  Sans  doute,  Cléon  n'eut 
pas  plus  l'éloquence  de  Périelès  que  son  incorruptible  probité,  mais  il 
continua  pourtant  sa  politique,  et  l'on  ne  peut  alléguer  contre  lui  au- 
cune violence,  aucune  mesure  contraire  aux  lois  de  son  pays.  On 
cherche  en  vain  dans  ses  actes  de  quoi  justifier  l'indignation  et  la  haine 
qui  s'attachent  à  sa  mémoire.  Vraisemblablement,  Cléon  demeura  au- 
dessous  de  sa  tâche,  car  ce  n'est  pas  impunément  qu'on  succède  à  Pé- 
rielès; mais  on  peut  croire,  avec  M.  Grote,  que  le  grand  grief  de  ses 
contemporains  fut  qu'homme  nouveau,  pour  parler  comme  les  Ro- 
mains, il  aspira  le  premier  aux  honneurs,  et  qu'il  constata  le  premier 
l'égalité  des  droits  de  tons  les  citoyens. 

Bien  des  gens  aujourd'hui  sauront  un  gré  infini  à  Cléon  d'avoir  été 
corroyeur,  et  se  le  représenteront  comme  un  ouvrier  démocrate  tan- 


852  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

nant  le  cuir  le  matin  et  pérorant  le  soir  dans  les  clubs.  Il  n'en  est 
rien,  et  ce  point  vaut  la  peine  qu'on  s'y  arrête;  je  laisserai  M.  Grote  un 
instant  pour  rechercher  quelles  gens  étaient  les  démocrates  d'Athènes, 
quatre  cents  ans  avant  J.-Ç.  —  Cléon  sans  doute  était  corroyeur,  c'est- 
à-dire  qu'il  possédait,  exploitait  des  esclaves,  lesquels  préparaient  les 
cuirs,  mais  il  n'était  pas  plus  artisan  que  plusieurs  de  nos  candidats  pari- 
siens aux  élections  de  1848n'étaientouvriers,  bien  qu'ils  en  usurpassent 
le  titre.  Un  homme  libre  ne  travaillait  guère  de  ses  mains  à  Athènes,  et 
comment  cela  lui  aurait-il  été  possible?  Tout  citoyen  d'Athènes  était  à  la 
fois  juré,  soldat  et  marin.  Tantôt  il  lui  fallait  siéger  dans  sa  dicastérie, 
et  passer  souvent  plusieurs  journées  à  juger  des  procès,  moyennant 
trois  oboles  par  séance;  tantôt  on  le  plaçait  devant  une  rame  et  on  l'en- 
voyait en  station  pour  plusieurs  mois  dans  l'Archipel;  ou  bien,  cou- 
vert des  armes  qu'il  lui  fallait  acheter  de  ses  deniers,  il  partait  pour 
laThrace  ou  la  côte  d'Asie,  payé,  il  est  vrai,  un  peu  plus  cher  qu'un 
juge,  lorsqu'il  posséd  ut  un  cheval  ou  bien  les  armes  d'uniforme  dans 
l'infanterie  de  ligne.  S'il  eût  été  artisan,  que  seraient  devenues  cepen- 
dant ses  pratiques?  qui  aurait  pris  soin  de  sa  boutique  et  des  instru- 
irons de  son  métier?  L'homme  libre,  le  citoyen  se  battait,  votait  dans 
Yagora,  jugeait  au  tribunal,  mais  il  aurait  cru  s'aviiir  en  faisant  œuvre 
de  ses  dix  doigts.  Pour  travailler,  on  avait  des  esclaves,  et  tel  qui  n'au- 
rait pas  eu  le  moyen  d'avoir  un  bœuf  dans  son  étable  était  le  maître 
de  plusieurs  bipèdes  sans  plumes  ayant  une  aine  immortelle.  Ces  es- 
claves faisaient  les  affaires  domestiques  et  exerçaient  la  plupart  des 
métiers,  concurremment  avec  un  certain  nombre  d'étrangers  qui,  pro- 
tégés par  les  lois  d'Athènes,  faisaient  fleurir  l'industrie  dans  la  ville,  à 
la  condition  de  ne  jamais  se  mêler  de  politique.  On  sait  que  s'immiscer 
des  affaires  de  la  république,  pour  un  étranger  domicilié,  pour  un  me- 
tœque,  c'était  un  cas  pendable. 

On  est  tenté  de  se  demander  si  cette  abominable  institution  de  l'es- 
clavage n'était  pas  intimement  liée  avec  l'existence  des  démocraties 
antiques,  et  si  elle  n'était  pas  au  !ond  la  base  de  l'égalité  politique  entre 
tous  les  citoyens.  Dans  l'antiquité,  nul  homme  libre  ne  devait  son  exis- 
tence à  un  autre  homme  libre.  C'était  de  la  république  seule  qu'il  re- 
cevait un  salaire,  et,  son  esclave  étant  sa  chose,  il  pouvait  se  dire  à  bon 
droit  qu'il  n'avait  besoin  de  personne.  La  différence  de  fortune  mar- 
quait cependant  des  distinctions  inévitables  entre  les  citoyens;  mais 
comment  ne  pas  reconnaître  pour  son  égal  celui  qui  délibère  avec  vous 
dans  le  même  tribunal,  qui  serre  son  bouclier  contre  le  vôtre  dans  la 
même  phalange  ou  sur  le  même  vaisseau?  Ajoutez  que,  débarrassé 
par  ses  esclaves  des  préoccupations  de  la  vie  matérielle,  le  citoyen  d'une 
ville  grecque  demeurait  tout  entier  à  la  vie  politique.  Il  avait  le  temps 
d'apprendre  les  lois  de  sa  patrie,  d'en  étudier  les  institutions  et  de  se 


DE  L'HISTOIRE  ANCIENNE  DE  LA  GRÈCE.  853 

les  rendre  aussi  familières  que  le  peuvent  faire  chez  nous  les  hommes 
qu'on  appelle  par  excellence  \es  représentans  du  peuple.  Enfin,  ce  qui 
est  particulièrement  essentiel  dans  une  démocratie,  la  communauté 
de  pensées  nobles  et  généreuses,  l'amour  de  la  gloire  et  le  respect  de 
soi-même,  tous  ces  sentimens  étaient  entretenus  et  fortifiés  sans  cesse 
parmi  ces  citoyens  qui,  riches  ou  pauvres,  laissaient  à  des  esclaves  tous 
les  travaux  manuels  et  bas. 

Car  il  faut  bien  le  dire,  il  y  a  des  professions  inférieures  les  unes  re- 
lativement aux  autres,  et,  quelque  partisan  de  l'égalité  que  l'on  soit,  il 
est  impossible  de  les  avoir  toutes  en  même  estime.  Interrogez  ces  ou- 
vriers qui  travaillent  ensemble  à  bâtir  un  édifice.  Voyez  la  fierté  de 
celui  qui  vous  dit  qu'il  est  maçon  et  l'air  humilié  ou  colère  de  cet  autre, 
obligé  de  convenir  qu'il  est  garçon.  Le  premier  se  croit  le  bras  droit 
de  l'architecte,  le  second  sait  qu'il  n'est  que  le  bras  droit  du  maçon, 
pour  lequel  il  prépare  les  pierres  et  le  plâtre.  Que  sera-ce  si  l'on  com- 
pare des  professions  encore  moins  rapprochées,  si  l'on  oppose,  par 
exemple,  aux  travailleurs  de  la  pensée  les  travailleurs  de  l'aiguille  ou 
du  hoyau?  Les  premiers,  qui  ont  des  idées  philosophiques,  aujourd'hui 
surtout,  ne  se  croiront  peut-être  pas  plus  utiles  que  les  autres  à  la  chose 
publique  et  fraterniseront  volontiers  avec  les  artisans;  mais  ces  derniers 
se  défendront-ils  toujours  d'un  sentiment  de  jalousie  et  ne  réclameront- 
ils  pas  quelquefois  l'égalité  de  droits  d'une  façon  qui  ne  sera  ni  mo- 
dérée ni  fraternelle?  Dans  nos  sociétés  modernes,  la  position  de  l'ouvrier 
vivant  du  salaire  que  lui  donne  un  de  ses  concitoyenstient  de  celle  de 
l'homme  libre  et  de  celle  de  l'esclave.  Dans  les  sociétés  antiques,  les 
deux  positions  étaient  nettement  tranchées,  et,  à  vrai  dire,  tout  homme 
libre  était  un  être  privilégié,  un  aristocrate. 

Ces  tristes  réflexions  m'ont  entraîné  un  peu  loin  du  livre  de  M.  Grote. 
J'y  reviens  pour  signaler  un  de  ses  chapitres  les  plus  remarquables, 
celui  où  il  raconte  et  explique  l'étonnante  prospérité  d'Athènes,  si  voi- 
sine de  sa  ruine,  complète  en  apparence,  à  la  suite  de  l'invasion  persane; . 
Rien  de  plus  extraordinaire  et  de  plus  intéressant,  en  effet,  que  d'étu- 
dier un  si  prodigieux  changement  de  fortune.  Les  mêmes  hommes 
qui  avaient  vu  deux  fois  l'Acropole  au  pouvoir  du  barbare,  leurs  tem- 
ples détruits,  leurs  maisons  livrées  aux  flammes,  ces  mêmes  hommes, 
pour  qui  le  sol  de  la  patrie  n'avait  été  long-temps  que  le  tillac  de  leurs 
galères,  se  retrouvaient  causant  à  l'ombre  des  portiques  de  marbre  du 
Parthénon,  au  tintement  de  l'or  mesuré  par  boisseaux  dans  le  trésor 
de  Minerve;  devant  eux  s'élevaient  les  statues  d'or  et  d'ivoire,  ouvrages 
de  Phidias,  ou,  s'ils  portaient  la  vue  plus  au  loin,  elle  s'arrêtait  sur  une 
mer  couverte  de  vaisseaux  apportant  au  Pirée  les  productions  de  tout 
le  monde  connu.  Bien  plus,  ces  vieux  marins  que  les  Perses  avaient 
réduits  quelque  temps  à  la  vie  des  pirates,  maintenant  commodément 


854  HEVUK  DES  DEUX  MONDES. 

assis  dans  un  vaste  théâtre,  s'attendrissaient  aux  malheurs  de  ce  grand 
roi  qu'ils  avaient  si  vigoureusement  châtié  huit  ans  auparavant  (I). 
Devenus  juges  compétens  de  la  poésie  la  plus  sublime,  ils  pleuraient 
aux  lamentations  de  Darius  et  d'Atossa  chantées  par  un  des  leurs,  par 
un  soldat  de  Salamine  et  de  Platée. 

La  génération  d'Eschyle  vit  les  plus  grands  malheurs  et  la  [dus 
grande  gloire  d'Athènes.  Cette  gloire,  cette  prospérité,  furent  dues  «à  la 
révélation  de  sa  puissance  maritime.  Xercès  obligea  les  Athéniens  à 
devenir  matelots,  et  ils  régnèrent  sur  la  mer  après  la  bataille  de  Sala- 
mine.  Ardens  à  la  poursuite  du  barbare,  ils  fondèrent  une  ligue  où 
entrèrent  toutes  les  villes  grecques  qui  avaient  des  vaisseaux,  c'est-à-dire 
toutes  les  villes  commerçantes.  Bientôt  leurs  alliés,  moins  belliqueux, 
se  rachetèrent  du  service  militaire  en  payant  des  tri  renies  athéniennes. 
Dès  ce  moment,  ils  cessèrent  d'être  alliés,  ils  devinrent  tributaires; 
mais  cela  se  fit  sans  violence  et  par  une  transition  presque  insensible. 
Les  contributions  que  payaient  les  alliés  devaient  autrefois  être  em- 
ployées à  faire  la  guerre  aux  Perses  et  ta  les  éloigner  des  mers  de  la 
Grèce;  mais  les  Perses  avaient  demandé  la  paix,  et  aucun  pavillon 
étranger  ne  se  hasardait  plus  en  vue  des  côtes  de  la  Grèce,  toujours 
bien  gardées  par  les  vaisseaux  athéniens.  Athènes  cependant  continuait 
de  percevoir  les  contributions  de  guerre  :  elle  les  employait  à  bâtir 
ses  temples,  à  fortifier  ses  ports.  M.  Grote  me  paraît  un  peu  indulgent 
pour  cette  interprétation  des  traités.  «  La  domination  d'Athènes,  dit  il, 
était  douce,  intelligente,  et  ses  alliés,  riches  et  tranquilles  sous  sa  pro- 
tection redoutable,  n'avaient  point  de  plaintes  réelles  à  former.  »  Cela 
n'est  pas  douteux;  mais,  de  quelque  manière  que  l'on  envisage  la 
question,  il  est  impossible  de  ne  pas  voir  dans  ce  protectorat  qui  s'im- 
pose graduellement  tous  les  caractères  d'une  usurpation. 

En  général,  on  surprend  chez  M.  Grote  une  certaine  partialité  pour 
Athènes,  et  aussi  je  ne  sais  quelle  aversion,  qui  se  trahit  comme  à 
son  insu,  contre  sa  rivale,  Lacédémone.  Il  y  a  peut-être  dans  ce  senti- 
ment une  réaction  involontaire  contre  l'esprit  anti -démocratique  qui 
a  dicté  la  plupart  des  histoires  de  la  Grèce  écrites  en  Angleterre. 
M.  Grote  a  protesté  avec  raison  contre  cette  tendance.  D'un  autre  côté, 
à  examiner  de  près  les  institutions  et  le  caractère  des  deux  républiques 
rivales,  comment  se  défendre  de  cette  séduction  exercée  par  un  peu- 
ple si  spirituel,  si  communicatif,  et  qui  a  tant  fait  pour  l'humanité? 
A  cette  démocratie  d'Athènes,  qui  sait  respecter  la  liberté  de  l'individu, 
qui  toujours  répand  autour  d'elle  les  bienfaits  de  ses  arts  et  de  sa  civi- 
lisation perfectionnée,  que  l'on  oppose  le  gouvernement  oligarchique 

(1)  Le  Partfcénon  fut  achevé  en  432  avant  Jésus-Christ.  La  tragédie  des  Perses  fut 
représentée  en  472.  La  bataille  de  Salamine  est  de  480. 


DE   L  HISTOIRE   ANCIENNE   DE   LA   GRECE. 

de  Sparte,  méfiant,  cruel,  souvent  absurde,  ennemi  de  tout  progrès, 
jaloux  de  ses  voisins  et  s'isolant  par  système.  Ici  un  peuple  enthousiaste 
pour  les  grandes  choses,  entraîné  quelquefois  à  des  fautes  par  une  gé- 
néreuse ambition,  plus  souvent  par  pur  amour  de  la  gloire;  là  une  na- 
tion, disons  mieux,  une  caste  brutale,  dominatrice,  ignorante  et  ne  con- 
naissant d'autre  droit  que  la  force,  voulant  tout  rapetisser  au  niveau  de 
son  ignorance,  et  n'ayant  pour  toute  vertu  qu'un  patriotisme  étroit  ou 
plutôt  un  orgueil  exclusif.  Athènes  nous  apparaît  comme  une  école  ou- 
verte où  toutes  les  qualités,  tous  les  instincts  se  développent  et  se  per- 
fectionnent pour  le  bonheur  de  l'humanité;  —  Sparte,  comme  une  ca- 
serne où  l'on  ne  prend  qu'un  esprit  de  corps  arrogant,  où  l'on  façonne 
les  hommes,  pour  ainsi  dire,  dans  le  même  moule,  jusqu'à  les  faire 
penser  et  agir  par  l'inspiration  de  cinq,  inquisiteurs.  Qui  pourrait  hé- 
siter entre  ces  deux  gouvernemens,  qui  pourrait  refuser  ses  sympathies 
à  celui  d'Athènes? 

En  lisant  les  deux  derniers  volumes  de  l'histoire  de  la  Grèce,  je  me 
suis  rappelé  un  aphorisme  célèbre  de  Montesquieu,  et  me  suis  de- 
mandé si,  en  Grèce,  le  principe  de  la  démocratie  a  été  en  effet  la  vertus 
—  L'homme  qui  a  préparé  la  grandeur  d'Athènes  en  lui  ouvrant  la  mer, 
celui  qui  a  repoussé  l'invasion  persane,  Thémistocle,  était,  pour  appe- 
ler les  choses  par  leur  nom,  un  traître  et  un  voleur.  A  Salamine,  il 
obligea  les  Grecs  à  jouer  le  tout  pour  le  tout;  mais  lui,  il  avait  pris  ses 
mesures  pour  être  le  premier  citoyen  de  la  Grèce,  si  la  Grèce  était  vic- 
torieuse, ou  le  premier  vassal  de  Xercès,  si  ses  compatriotes  succom- 
baient dans  la  lutte.  —  Pausanias,  le  vainqueur  de  Platée,,  s'il  ne  trahis- 
sait pas  les  Grecs  dans  cette  bataille  qu'il  semble  avoir  gagnée  malgré 
lui,  Pausanias,  peu  après,  se  vendit  aux  barbares  après  avoir  pillé  et 
rançonné  les  Grecs.  Démarate,  roi  banni  de  Sparte,  devenu  courtisan 
de  Xercès,  ne  lui  demandait  pour  conquérir  la  Grèce  que  quelques  sacs 
d'or.  Il  se  faisait  fort  de  gagner  les  principaux  citoyens  de  chaque  ville, 
et  il  est  probable  que,  si  ses  conseils  eussent  été  suivis,  les  Grecs  d'Eu- 
rope eussent  été  asservis  comme  leurs  frères  de  l'Asie-Mineure.  En 
effet,  la  cupidité  paraît  avoir  été  le  vice  dominant  dans  toutes  ces  pe- 
tites républiques,  et  partout  l'homme  en  place  se  servait  de  son  pou- 
voir pour  faire  des  gains  illicites.  Ces  hommes  même  qui ,  par  leur 
éducation  bizarre,  par  leur  orgueil  immodéré,  semblent  plus  que  les 
autres  Grecs  à  l'abri  de  la  corruption,  —  car  quelles  jouissances  pouvait 
procurer  l'argent  à  ceux  qui  mettaient  toute  leur  vanité  à  se  priver  des 
douceurs  du  luxe? — les  farouches  Spartiates,  une  fois  hors  de  leur  sémi- 
naire, se  livraient  effrontément  aux  exactions  les  plus  odieuses.  Aris- 
tide, Périclès,  célèbres  l'un  et  l'autre  par  leur  désintéressement,  sont 
des  exceptions  au  milieu  de  la  corruption  de  leur  patrie,  et  la  renom- 
mée qu'ils  durent  à  leur  probité  suffirait  à  montrer  combien  était  gé- 


856  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

nérni  le  vice  dont  ils  furent  exempts.  Comment  se  fait-il  que  cette  so- 
ciété si  avide,  que  cette  démocratie  si  facile  à  corrompre,  subsista 
long-temps  et  périt  peut-être  plutôt  par  ses  fautes  que  par  ses  vices?  A 
mon  avis,  le  grand  principe  de  la  démocratie  grecque,  c'est  le  respect 
de  la  loi,  c'est-à-dire  le  respect  de  la  majorité.  C'était  la  première  idée 
qu'un  Grec  recevait  en  naissant  et  qu'il  suçait  pour  ainsi  dire  avec  le 
lait.  Toutes  les  républiques  de  la  Grèce  se  montrent  à  nous  divisées  en 
factions  ennemies;  ces  factions  se  combattent,  en  paroles  s'entend, 
sur  la  place  publique,  et  le  parti  vaincu  se  soumet  paisiblement  à  la 
décision  de  la  majorité.  L'idée  d'en  appeler  à  la  violence  est  presque 
inconnue,  et  cette  discipline  des  partis,  ce  respect  pour  la  chose  jugée 
que  nous  admirons  aujourd'hui  dans  le  parlement  anglais,  paraît  avoir 
été  familière  à  tout  citoyen  grec.  Le  goût  et  le  talent  de  l'éloquence 
étaient  innés  chez  ce  peuple  privilégié.  Persuader  par  la  parole,  telle 
était  l'ambition  de  chacun,  et,  comme  chacun  espérait  persuader  un 
jour,  il  obéissait  avec  empressement  au  vœu  d'un  orateur  aujourd'hui 
bien  inspiré,  assuré  qu'on  lui  obéirait  à  lui-même  une  autre  fois.  Le 
récit  de  la  retraite  des  dix  mille  est,  je  pense,  un  des  exemples  les  plus 
remarquables  de  cette  obéissance  absolue  que  les  Grecs  montraient 
aux  décisions  de  la  majorité.  Les  dix  mille,  jetés  au  cœur  de  l'Asie 
sans  chefs  et  sans  organisation,  se  formaient  en  assemblée  dans  leur 
camp,  discutaient  leurs  marches,  leurs  mouvemensde  retraite,  et  exé- 
cutaient à  la  lettre  les  mesures  prises  à  la  pluralité  des  voix.  Or,  quels 
étaient  ces  soldats?  Des  aventuriers,  rebut  de  républiques  en  guerre 
les  unes  contre  les  autres,  des  gens  perdus  de  dettes  et  de  crimes,  et 
faisant  métier  de  vendre  leur  bravoure  au  plus  offrant.  Si  un  pareil 
ramas  d'hommes  se  disciplinait  si  facilement,  on  peut  juger  de  ce  qu'é- 
taient des  citoyens  pères  de  famille,  attachés  au  sol  de  la  patrie  et 
nourris  dans  le  respect  de  leurs  institutions.  Concluons  que,  si  on  ne 
peut  rendre  les  hommes  plus  vertueux,  il  est  possible  de  les  rendre 
plus  disciplinés,  plus  attentifs  à  leurs  intérêts.  C'est  le  résultat  que  les 
législateurs  grecs  avaient  obtenu,  et,  plus  que  jamais,  nous  devrions 
étudier  leurs  institutions  aujourd'hui. 

P.  Mérimée. 


DES  ÉLECTIOxNS 


ET 


DE  L'ASSEMBLÉE  LEGISLATIVE, 


Le  public  de  Paris  commence  à  se  remettre,  avec  sa  mobilité  habi- 
tuelle, de  la  profonde  consternation  où  il  s'était  laissé  tomber  le  len- 
demain des  élections.  Ce  qui  nous  surprenait,  pour  notre  part,  en 
parcourant  naguère  encore  cette  capitale  stupéfaite,  c'est  qu'après  le 
24  février  et  le  27  juin,  elle  pût  encore  être  surprise  de  quelque 
chose.  Une  ville  qui  avait  vécu  trois  mois  sous  le  régime  du  gouver- 
nement provisoire,  qui  avait  vu  pendant  trois  jours  des  ruisseaux  de 
sang  sillonner  ses  rues,  avait  donné,  nous  le  pensions,  dans  ces 
épreuves,  à  la  fois  la  mesure  de  son  mal  et  la  mesure  de  ses  forces. 
Échappés  d'un  tel  péril  par  un  tel  effort,  il  y  avait  lieu  de  nous  croire 
désormais  à  l'abri  de  l'illusion  comme  de  l'épouvante.  Une  sécurité 
trompeuse  ne  semblait  plus  permise  à  ceux  qui  avaient  senti  un  gou- 
vernement et  une  armée  s'évanouir  une  fois  tout  d'un  coup  entre 
leurs  mains;  mais  la  terreur  ne  devait  plus  pouvoir  atteindre  ceux 
qui,  sans  gouvernement,  sans  armée,  avaient  su,  une  fois  aussi,  se- 
couer l'étreinte  des  factions.  Donnerons-nous  toujours  le  spectacle  de 
ces  alternatives  d'héroïsme  et  de  timidité?  Ne  cesserons-nous  jamais 
de  croire  que  tout  est  sauvé,  ou  que  tout  est  perdu? 

Mais,  disait-on ,  les  partis  ne  sont  pas  découragés;  mais  de  funestes 


8"JS  UEVCE   DES   DEUX  MONDES. 

doctrines,  une  fois  comprimées  dans  leur  expression  violente,  ont  fait 
un  travail  souterrain;  mais  des  parties  saines  du  corps  social  ont  été 
entamées  par  la  contagion;  mais  le  suffrage  universel,  hardi  et  sensé 
aux  deux  épreuves  précédentes,  s'est  montré  en  plus  d'un  lieu  lan- 
guissant dans  l'exercice  de  ses  droits,  crédule  à  de  fausses  promesses, 
accessible  a  des  appétits  brutaux.  Vraiment  en  sommes-nous  là?  c'est 
là  ce  qui  nous  étonne  !  Et  à  quoi  pensions-nous  depuis  quinze  mois,  si 
de  pareils  faits  nous  prennent  au  dépourvu?  Parce  que  le  socialisme 
était  battu  dans  nos  faubourgs  et  réfuté  dans  nos  livres,  pensions-nous 
-  avoir  déraciné,  une  fois  pour  toutes,  ses  véritables  points  d'appui?  Ne 
lui  restait-il  pas  sa  grande  base  d'opérations,  la  crédulité  du  pauvre 
qui  souffre,  l'impatience  du  subordonné  qui  obéit,  le  malaise  des  am- 
bitions mécontentes,  cette  misère,  son  œuvre  et  son  instrument,  qu'il 
produit  et  qu'il  exploite,  en  un  mot  tout  ce  grand  domaine  que  les 
vices,  les  malheurs  et  les  passions  humaines  tiennent  sans  cesse  ouvert 
à  son  infernale  puissance?  Il  semait  dans  ce  vaste  champ  à  ciel  dé- 
couvert; vous  le  saviez,  vous  le  voyiez  faire  :  il  moissonne  aujour- 
d'hui. Ce  n'est  pas  rassurant  sans  doute,  mais  c'est  assez  naturel.  Et 
nos  nouvelles  institutions  politiques,  est-ce  que  nous  ne  savions  pas 
qu'elles  ne  gardaient  que  trop  l'empreinte  de  l'esprit  de  désordre  des 
temps  malheureux  où  elles  ont  pris  naissance?  est-ce  que  tant  d'hommes, 
parmi  leurs  auteurs,  dont  la  main  était  plus  habituée  à  ébranler  la 
société  qu'à  la  combattre,  n'y  avaient  pas  laissé  leur  cachet?  N'étions- 
nous  pas  prévenus,  dès  le  premier  jour,  qu'elles  laissaient  toutes  les 
écluses  ouvertes  au  flot  révolutionnaire,  et  que,  si  l'esprit  de  résistance 
essayait  de  s'appuyer  sur  elles,  le  seul  poids  du  corps  ferait  fléchir  ces 
digues  bâties  sur  le  sable?  Cela  est  arrivé,  voilà  tout.  Naïf  comme  l'en- 
fance, fécond  en  heureuses  inspirations,  éclairé  souvent  par  les  traits 
d'un  bon  sens  naturel,  le  suffrage  universel,  encore  bien  nouveau 
parmi  nous,  a  eu  la  mobilité  et  l'inexpérience  de  sondage.  Il  a  cru  à  la 
parole  du  premier  venu;  il  s'est  joué  parfois  de  lui-même.  Mécontent, 
et  à  bon  droit,  d'un  présent  que  les  révolutions  lui  ont  faits!  dur,  déçu 
dans  plus  d'une  attente,  il  a  ouvert  l'oreille  aux  espérances  fallacieuses 
d'un  avenir  idéal.  Les  médecins  ne  l'ayant  pas  guéri  sur-le-champ,  il 
a  voulu  essayer  des  empiriques.  Tel  qui  adorait  au  10  décembre  le 
grand  nom  de  Napoléon  vient  d'évoquer  les  revenans  de  93,  et  cela 
toujours  par  le  même  motif,  par  l'agitation  que  donne  le  malaise,  par 
cette  confiance  aveugle  qui  pousse  les  masses  dans  les  bras  d'un  homme, 
par  le  puéril  espoir  d'en  finir  d'un  coup  avec  tout  ce  qui  gêne.  L'arti-^ 
ficieux  système  du  scrutin  de  liste,  que  nous  avons  dénoncé  dès  le  pre- 
mier jour  et  qui  se  résume  à  tenir  les  candidats  et  les  électeurs  hors 
de  vue  les  uns  des  autres,  a  aussi  porté  ses  fruits  attendus.  Il  a  donné 
au  scrutin  électoral  tout  le  hasard  d'une  loterie  où  la  société,  j'en  con- 


DES  ÉLECTIONS   ET   DE  L' ASSEMBLÉE   LÉGISLATIVE.  859 

viens,  n'a  pas  gagné  tous  les  lots;  mais  tout  cela  était  prévu,  prédit, 
-écrit,  pour  ainsi  dire,  par  avance  dans  le  texte  même  de  nos  lois.  Vous 
qui  vous  récriez,  vous  aviez  donc  oublié  deux  choses  :  la  révolution  et 
la  constitution  de  i848! 

Hélas!  oui,  nous  l'oubliions,  mais  d'autres  ne  l'oubliaient  pas.  Pen- 
dant que  Paris  déridait  son  front  et  dépouillait  ses  vêtemens  de  deuil, 
pendant  que  nous  allions  admirer  sou  éclat  renaissant  dans  ses  fêtes  et 
ses  promenades  ranimées,  pendant  que  nous  respirions  la  douceur  de 
l'air  et  que  notre  poitrine  soulagée  reprenait  haleine,  d'autres,  à  nos 
côtés,  sous  nos  yeux,  ne  perdaient  pas  une  seule  minute  de  ces  jours 
de  trêve.  Incessamment  mêlés  à  la  foule,  ils  allaient  compter  tout  ce 
que  le  spectacle  de  la  richesse,  même  modeste  et  bienfaisante,  peut 
faire  passer  d'impressions  pénibles  dans  le  cœur  des  moins  heureux. 
Ils  versaient  de  nouveau  le  venin  dans  les  blessures  à  peine  cicatrisées. 
Pendant  que  nous  regardions  défiler  ces  belles  troupes,  symbole  de 
l'ordre  et  défense  de  nos  nuits  tranquilles,  ils  se  souvenaient  qu'à  un 
jour  donné  ces  armes  étaient  tombées  comme  d'elles-mêmes  des  mains 
qui  les  tenaient,  et,  pénétrant  dans  les  rangs,  ils  s'ingéniaient  à  re- 
trouver le  secret  de  ces  étranges  défaillances.  Si  les  orages  de  l'an  passé 
avaient  laissé  entre  eux  quelques  différends,  ils  les  accommodaient  en 
silence.  Coups  de  fusil  échangés  sur  la  place  publique,  coups  de  poing 
assénés  dans  la  salle  des  conférences,  outrages  empruntés  aux  gros- 
siers vocabulaires  des  halles,  calomnies  réciproques,  tout  était  effacé, 
tout  cédait  à  l'entraînement  d'une  haine  commune.  Des  listes  où  se 
trouvaient  côte  à  côte  ceux  qui  avaient  ordonné  la  mitraille  en  juin  et 
ceux  qui  l'avaient  reçue  en  pleine  poitrine  émanaient  de  l'officine  du 
parti,  et  la  consigne,  répétée  tout  bas  de  bouche  en  bouche,  passait  de 
Dunkerque  à  Perpignan.  Pendant  ce  temps,  que  faisaient  les  défenseurs 
de  l'ordre?  Ils  dépensaient  à  plaisir,  en  fantaisies  individuelles,  un  petit 
trésor  de  forces  amassé  au  prix  du  sang.  Chaque  couleur,  chaque 
nuance  avait  son  candidat  de  prédilection.  Beaucoup  ne  trouvaient  pas 
leurs  opinions  suffisamment  bien  représentées,  si  elles  ne  l'étaient  en 
leurs  personnes.  La  plupart  des  départemens  s'isolant,  dans  une  hu- 
meur assez  légitime,  mais  exagérée,  contre  la  capitale,  procédaient  cha- 
cun à  sa  guise,  sans  envoyer  de  lumières  et  sans  accepter  de  conseils. 
S'agissait-il  de  prêcher  l'union?  l'éloquence  ne  tarissait  pas.  S'agissait- 
il  de  la  pratiquer?  tout  le  monde  faisait  ses  réserves.  Le  marchand  de 
Paris  s'inquiétait  de  la  réaction  :  l'excès  du  bien  lui  paraissait ,  disait-il 
avec  complaisance,  redoutable  autant  que  l'excès  du  mal.  Le  paysan 
de  Bretagne  voulait,  en  fait  d'opinion,  des  traditions  et  des  quartiers 
irréprochables;  le  protestant  du  midi  préférait  le  credo  révolutionnaire 
au  symbole  de  la  foi  catholique.  Si  les  hommes  éminens  de  chacun  des 
anciens  partis  politiques  s'essayaient  à  opérer  entre  eux  des  transac- 


860  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

tions  équitables,  il  fallait  voir  à  quelles  récriminations  de  leurs  amis,  à 
quelles  méfiances  de  leurs  anciens  adversaires  celle  tentative  patriotique 
les  laissait  en  butte.  Toute  prétention  de  mettre  au  pas  les  ambitions  et 
les  vanités  était  accueillie  avec  une  humeur  mal  déguisée  et  une  raillerie 
de  bon  goût  dans  cette  société  que  la  moindre  règle  fatigue,  que  la 
moindre  supériorité  offusque,  et  où  tout  ce  qui  reste  de  discipline 
semble,  par  un  piquant  contraste,  s'être  réfugié  dans  le  camp  des  par- 
tis anarchiques.  Et  le  gouvernement,  ce  gouvernement  appelé  de  tant 
de  vœux,  entouré  de  tant  d'écueils,  marchant  sur  un  terrain  mobile, 
en  présence  d'une  hostilité  acharnée  et  sous  le  feu  d'une  conspiration 
permanente,  quel  appui  trouvail-il  dans  ceux  qui  l'avaient  porté  là?  Il 
était  le  gouvernement;  c'est  tout  dire.  N'est-il  pas  convenu,  en  France, 
que  le  gouvernement  est  né  pour  servir  d'exercice  à  la  critique  des 
bons  esprits?  N'est-il  pas  convenu  qu'on  doit  demander  toute  protec- 
tion au  gouvernement  et  ne  lui  prêter  jamais  aucun  appui?  Tout  gou- 
vernement n'est-il  pas,  sous  peine  de  mort,  condamné  à  êlre  infaillible? 
Voilà  à  quels  jeux  nous  nous  livrions  de  nouveau  sur  la  glace  à  peine 
épaissie  qui  nous  séparait  de  l'abîme.  Dieu  merci  !  cette  fois  l'abîme 
n'a  fait  que  s'entr'ouvrir  sous  nos  pas,  juste  assez  pour  nous  effrayer, 
pas  assez  pour  nous  engloutir. 

Nous  voudrions  en  effet,  en  examinant  de  sang-froid  la  situation 
nouvelle  que  les  élections  nous  ont  faite,  conserver  ce  qu'il  y  a  de  sa- 
lutaire dans  cet  effroi  sans  affaiblir  à  nos  propres  yeux  tout  ce  qui  nous 
reste  de  moyens  et  de  garanties  de  salut.  Une  assemblée  dont  les  deux 
tiers  au  moins  sont  sincèrement  dévoués  à  notre  cause,  tel  est  le  pro- 
duit de  ces  élections,  qui  ont  donné  lieu  à  tant  d'espérances  et  à  tant 
de  craintes.  C'est  bien  assez  pour  nous  défendre;  nous  sommes  heureux 
que  ce  ne  soit  pas  assez  pour  nous  rassurer  complètement.  Si  cette  as- 
semblée comprend  son  rôle,  tel  au  moins  qu'il  nous  apparaît,  c'est  à 
nous  maintenir  dans  cet  état,  non  pas  d'alarmes,  mais  de  vigilance, 
qu'elle  doit  travailler  sans  relâche.  Sa  tâche  est  de  nous  convaincre  de 
la  profondeur  de  notre  mai  autant  que  de  nous  en  préserver.  La  perte 
a  été  dans  l'illusion.  Le  salut  est  dans  la  lumière.  Qu'aucune  tranquil- 
lité de  la  surface  ne  lui  fasse  donc  perdre  de  vue  ce  qui  s'agite  à  des 
couches  où  notre  regard  pénètre  difficilement,  ce  qui  se  médite  dans 
ces  retraites  où  la  révolution  a  depuis  long-temps  l'habitude  de  faire  sa 
veillée  d'armes  dans  l'ombre  et  dans  le  silence;  qu'aucune  question  ac- 
cessoire, qu'aucun  intérêt  passager  ne  vienne  distraire  son  attention. 
L'assemblée  doit  faire  en  sorte  qu'entre  le  socialisme  et  la  société  aucun 
nuage  ne  s'interpose. 

Autant  qu'on  en  peut  juger  par  la  simple  liste  des  noms  propres,  la 
nature  de  sa  composition  lui  rend  cette  position  nette  non-seulement 
facile,  mais  obligatoire.  Il  n'est  personne  qui  n'ait  remarqué  quelle 


DES  ÉLECTIONS   ET   DE  L' ASSEMBLÉE   LÉGISLATIVE.  861 

préférence  le  suffrage  universel  avait  manifestée  cette  fois,  dans  l'un 
comme  dans  l'autre  camp,  pour  les  opinions  bien  tranchées  et  les 
caractères  bien  connus.  Là  où  il  s'est  montré  intelligent  des  dangers 
publics,  il  a  été  chercher,  sans  hésiter,  parmi  les  vétérans  de  la  vie 
politique  ceux  dont  la  conduite  passée  avait  fait  preuve  de  décision  et 
d'énergie.  Les  noms  qui  effrayaient  la  timidité  de  certaines  opinions 
moyennes  sont  ail  contraire  ceux  qui,  par  leur  éclat,  ont  agi  le  plus  ef- 
ficacement sur  l'esprit  simple  des  masses.  La  majorité  de  l'assemblée 
comptera  dans  son  sein,  à  quelques  exceptions  près  qui  sont  dans  toutes 
les  bouches  et  que  nous  espérons  ne  pas  regretter  toujours,  les  servi- 
teurs les  plus  éminens  des  deux  monarchies  passées.  En  les  mettant  côte 
à  côte  sur  les  mêmes  bancs  et  le  plus  souvent  sur  les  mêmes  listes,  en 
oubliant  leurs  torts  communs,  le  corps  électoral  a  voulu  sans  doute 
leur  donner  l'exemple  d'oublier  aussi  leurs  griefs  réciproques.  Il  n'a 
vu  qu'une  seule  chose  :  leur  dévouement  aux  principes  sociaux  et  la 
fermeté  qu'à  des  époques  et  sous  des  drapeaux  différens  ils  avaient  dé- 
ployée pour  les  défendre.  En  revanche,  là  où  l'entraînement  révolu- 
tionnaire s'est  emparé  des  populations,  aucun  excès  de  langage,  aucun 
dévergondage  d'imagination  ne  les  a  fait  reculer.  Ni  le  danger  de  dés- 
organiser devant  l'étranger  menaçant  les  rangs  de  notre  belle  armée  et 
d'humilier  la  dignité  du  commandement,  ni  la  crainte  de  dégrader  les 
annales  de  notre  histoire  par  les  monumens  d'une  brutale  ignorance, 
ni  le  cynisme  des  provocations  sanguinaires,  rien  n'a  arrêté  l'expres- 
sion de  leurs  instincts  égarés.  De  ces  deux  mouvemens  en  sens  con- 
traire, impétueux  et  francs  l'un  et  l'autre  comme  tout  ce  qui  est  popu- 
laire, doit  sortir  l'assemblée  la  plus  distinctement  tranchée  en  deux 
partis  dont  les  fastes  parlementaires  aient  jamais  fait  mention.  Tout 
différera,  on  le  voit  déjà,  entre  les  bancs  opposés  de  cette  chambre  nou- 
velle, à  commencer  par  le  langage  et  par  l'aspect  extérieur.  La  société 
comptera  ses  meilleurs  défenseurs  pour  faire  tête  à  ses  plus  farouches 
assaillans.  Nous  aurons,  d'un  côté,  beaucoup  de  renommée,  et  de 
l'autre,  faute  de  mieux,  au  moins  beaucoup  de  bruit.  Nous  nous  en  ap- 
plaudissons pour  notre  part  :  si  la  France  a  quelque  sentiment  et  quelque 
mémoire  d'elle-même,  nous  verrons  bien  dans  lequel  de  ces  deux  mi- 
roirs il  lui  plaît  de  se  regarder  pour  se  reconnaître. 

Mais  cela  même  indique  à  la  majorité  de  l'assemblée  la  seule  ligne 
de  conduite  qui  soit  ouverte  devant  elle.  Dire  que  le  jour  des  transac- 
tions bâtardes  entre  l'ordre  et  le  désordre  est  passé,  c'est  dire  aussi  que 
le  temps  des  partis  énergiques  est  venu.  Le  sort  de  l'assemblée  qui 
vient  de  finir  est  instructif.  Elle  a  eu  deux  phases  bien  différentes.  Dans 
la  première,  elle  a  défendu  l'ordre  compromis,  mais  elle  l'a  toujours 
défendu  à  la  dernière  heure  et  aux  moindres  frais  de  répression  pos- 
sible, se  laissant  pousser,  presser  par  l'opinion  et  les  événemens,  et  ne 

TOME  II.  55 


862  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

faisant  jamais  pour  protéger  la  société  que  juste  ce  qu'elle  ne  pouvait 
négliger  sans  périr.  Plus  d'une  fois,  elle  a  admis  tous  les  principes  du 
désordre,  sauf  à  en  comprimer  violemment  les  conséquences.  Dans  la 
seconde,  une  inquiétude  étrange  s'est  emparée  d'elle  et  a  comme  égaré 
son  esprit.  La  haine  de  certains  hommes,  une  sollicitude  sans  motif 
pour  la  forme  républicaine  que  rien  ne  menaçait,  l'ont  tout  d'un  coup, 
pour  ainsi  dire,  fait  reculer  dans  le  camp  même  de  ceux  qu'elle  venait 
de  vaincre.  Elle  a  risqué,  sur  ses  derniers  jours,  de  faire  renaître  dans 
la -capitale  les  scènes  sanglantes  qui,  à  son  début,  avaient  failli  l'em- 
porter elle-même.  Ces  deux  conduites  contradictoires,  l'une  insuffisante 
et  l'autre  dangereuse,  expliquent  l'impopularité  qui  l'a  frappée  aux 
yeux  du  pays.  Dans  la  retraite  où  la  plupart  d'entre  eux  vont  retour- 
ner, les  hommes  qui  se  sont  intitulés  républicains  purs  et  par  excel- 
lence réfléchiront  sans  doute  sur  les  motifs  de  ce  verdict  populaire.  Ils 
comprendront  qu'ils  ont  ignoré  le  sentiment  public  en  mettant  une 
question,  quelle  qu'elle  fût,  au-dessus  de  la  question  sociale,  qui  seule 
doit  occuper  le  terrain.  Ils  comprendront  que  ce  n'est  pas  la  faute  de 
la  réaction,  si  la  France,  bien  que  rattachée  à  la  république,  est  pour- 
tant trop  inquiète  du  nécessaire,  depuis  le  24  février,  pour  porter 
beaucoup  d'intérêt  à  ces  questions  de  forme  de  gouvernement,  qui  sont 
le  luxe  de  la  politique.  Ils  sentiront  que  c'est  pour  en  avoir  fait  leur 
unique  et  exclusive  affaire  que  des  deux  côtés  on  les  a  remerciés  de 
leurs  services.  Il  leur  restera  ensuite  à  faire  leur  choix  entre  les  deux 
véritables  et  sérieux  partis  qui  nous  divisent.  Du  côté  de  l'ordre,  tous 
les  rangs  leur  restent  ouverts  :  j'ignore  si,  de  l'autre,  on  se  montrera 
aussi  tolérant,  et  si,  avant  de  les  admettre,  on  ne  leur  demandera  pas 
de  régler  certains  comptes.  C'est  leur  affaire.  En  attendant  qu'ils  aient 
décidé  de  quel  côté  ils  vont  porter  leur  concours,  on  peut  toujours  tirer 
parti  de  leur  exemple. 

Ce  qu'ils  n'ont  pas  fait,  c'est  précisément  ce  que  l'assemblée  nouvelle 
a  mission  de  faire.  Marcher  droit  au-devant  de  l'ennemi  de  la  société, 
défier  hardiment  ses  attaques,  se  maintenir  toujours  sans  doute  sur 
le  terrain  de  la  légalité;  mais,  dans  cette  enceinte  encore  assez  vaste, 
ne  pas  l'attendre,  mais  le  chercher,  voilà  ce  que  la  France  se  promet 
de  voir  faire  à  cette  assemblée  dès  le  premier  jour.  Elle  se  dit  que  ce 
ne  doit  pas  être  en  vain  que,  par  deux  batailles  et  deux  scrutins,  qui 
ont  été  aussi  des  batailles,  elle  est  enfin  parvenue  à  remettre  du  même 
côté,  à  diriger  dans  le  même  sens,  le  droit  et  la  force,  l'exécution  et  la 
loi.  Elle  a  accepté  tous  les  défis  que  lui  a  jetés  l'esprit  révolutionnaire  : 
elle  s'est  tirée  de  tous  ses  pièges;  elle  a  pris  patience  avec  tous  ses  sub- 
terfuges et  tous  ses  délais;  elle  a  donné  à  ses  nouvelles  institutions  toutes 
les  consécrations,  tous  les  baptêmes  démocratiques  qu'il  a  pu  rêver; 
elle  espère  avoir  aussi  conquis  le  droit  de  le  regarder  en  face  et  de  faire 


DES  ÉLECTIONS   ET   DE   L'ASSEMBLÉE  LÉGISLATIVE.  863 

hardiment  usage  contre  lui  des  forces- qu'il  lui  a  laissées.  Qui  sera  fort, 
qui  aura  le  droit  de  parler  et  dfagir,  si  ce  n'est  un  président  et  une 
assemblée,  élus  l'un  et  l'autre  par  des  millions  de  suffrages,  marchant 
de  concert  et  s'appuyant  l'un  sur  l'autre?  Où  sera  l'expression  de  la 
volonté  nationale,  où  sera  le  droit  du  commandement,  si  on  ne  les  re- 
connaît pas  à  ces  signes?  Nous  avons  plongé  par  deux  fois  notre  gou- 
vernement nouveau-né,  chélif  et  tremblant,  dans  les  pleines  eaux 
populaires,  au  grand  hasard  de  l'y  submerger;  c'est  bien  le  moins, 
puisqu'il  en  sort  vivant,  qu'il  en  sorte  aussi  invulnérable. 

Un  tel  droit  appuyé  sur  une  telle  force  inquiète,  il  est  aisé  de  le  voir, 
tous  les  chefs  les  plus  avisés  d'une  minorité  chez  qui  l'emportement 
n'exclut  pas  toute  prudence.  Ils  ne  perdent  aucun  artifice  pour  arriver  à 
faire  douter  la  majorité  d'elle-même.  Les  menaces  de  la  rue,  les  cla- 
meurs sur  les  bancs  ne  vont  pas  tarder  à  s'élever.  On  a  à  ce  sujet  de  bons 
précédens  à  suivre.  Les  fervens  disciples  du  nouvel  évangile  vont  cher- 
cher leurs  modèles  et  leurs  encouragemens  dans  les  actes  de  leurs 
apôtres  et  les  vies  de  leurs  premiers  saints.  Ils  rappellent  déjà  avec  com- 
plaisance comment  les  vains  efforts,  les  scrupules  impuissans  des  majo- 
rités honnêtes,  dans  nos  premières  assemblées  révolutionnaires,  ont  été 
comprimés  par  l'audace  des  minorités.  La  majorité,  dit-on,  était  con- 
stitutionnelle aussi  dans  l'assemblée  qui  fit  le  10  août.  La  majorité  de 
la  convention  arriva  pleine  d'horreur  contre  les  massacres  de  l'Abbaye, 
et  ce  fut  elle  qui  créa  les  comités  de  salut  public.  Ge  serait  faire  une 
cruelle  injure  à  l'assemblée  nouvelle  que  de  s'arrêter  un  instant  à  de 
pareilles  comparaisons.  Quand  les  Homs  qui  la  composent  ne  seraient 
pas  si  bien  connus,  il  est  tel  excès  de  menace  qui,  passant  son  but, 
donnerait  du  cœur  aux  plus  timides.  L'histoire  profite1  à  tout  le  monde, 
et  chacun  sait,  de  nos  jours,  que  la  faiblesse  ne  sauve  de  rien,  et  que, 
quand  les  échafauds  sont  dressés,  les  Vergniaud  ne  tardent  pas  à  y 
suivre  les  Malesherbes.  Mais,  si  les  cœurs  sont  fermes,  les  esprits  sou- 
vent sont  atteints  de  débilités  singulières.  Il  y  a  une  fatale  disposi  tion  à 
croire  que  le  mal  qui  dort  est  apaisé,  et  à  taxer  de  provocation  impru- 
dente toute  précaution  un  peu  sévère  prise  pour  l'avenir .  Je  ne  sais 
quelle  mollesse  de  conviction  nous  dispose  aussi  à  croire  que  le  droit  et 
la  vérité  se  trouvent  toujours  entre  deux  parties  contendantes  et  deux 
opinions  opposées,  quelles  qu'elles  soient.  Toutes  ces  faiblesses  de  notre 
temps  vont  être  exploitées  habilement,  il  faut  s'y  attendre.  Aussi  la  tac- 
tique la  plus  dangereuse  à  la  longue,  bien  qu'elle  ait  paru  ridicule  de 
prime  abord,  serait  celle  que  le  grand  apôtre  du  socialisme  lui  conseillait 
l'autre  jour  avec  une  astuce  à  peine  déguisée.  S'établir  tranquillement 
dans  l'enceinte  de  la  constitution,  y  revendiquer  les  droits  que  les  gou~ 
vernemens  libree  accordent  aux  oppositions  régulièreSj  établir  par  con- 
séquent une  discussion  publique,  ouverte,  quotidienne,  dans  le  sein 


864  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

même  de  l'assemblée,  sur  les  principes  éternels  de  la  morale  et  du 
droit  naturel;  traiter  la  propriété  et  la  famille  comme  ces  institutions 
passagères  que  la  loi  a  faites  et  peut  défaire,  et  sur  lesquelles  tout  le 
monde  est  appelé  à  donner  son  avis;  compter  ensuite  pour  le  succès  ou 
la  faveur  qui  s'attache  à  toute  opposition,  en  France,  sur  les  divisions 
naturelles  aux  majorités  parlementaires,  tel  était  le  plan  de  modéra- 
tion subite  proposé  à  la  secte  étonnée  par  le  plus  téméraire  des  nova- 
teurs. Il  serait  par  trop  piquant  de  s'y  laisser  prendre,  et  qu'un  matin 
la  France  apprît  que,  sur  un  scrutin  de  division,  par  une  coalition  im- 
prévue, le  socialisme  a  renversé  la  société,  comme  un  cabinet  d'oppo- 
sition remplaçait  autrefois  un  cabinet  conservateur. 

Le  danger  d'une  pareille  conduite  est  trop  évident;  la  méprise  qui  y 
donnerait  lieu  est  trop  grossière.  11  y  a  sans  doute  des  socialistes  pro- 
tégés par  la  constitution  et  les  lois  dans  leur  qualité  d'électeurs,  d'é- 
crivains, de  représentai;  mais  le  socialisme  lui-même,  Dieu  merci, 
n'est  point  encore  une  opinion  constitutionnelle.  La  constitution  pro- 
tège les  personnes,  mais  condamne  très  expressément  les  doctrines.  Et 
dans  quel  moment  le  socialisme  viendrait-il  prendre,  pour  ainsi  dire, 
droit  de  bourgeoisie  dans  l'enceinte  de  nos  institutions?  Nous  avons 
connu  l'an  dernier,  après  et  surtout  avant  la  révolution  de  février,  un 
socialisme  bénin,  innocent,  qui  prétendait  avoir  une  panacée  certaine 
pour  guérir,  sans  opération  douloureuse,  tous  les  maux  de  la  société. 
Il  se  vantait  de  pouvoir  donner  aux  uns  sans  prendre  aux  autres. 
Reste-t-il  encore  des  socialistes  pareils?  Nous  l'ignorons.  Assurément 
ils  n'ont  plus  le  verbe  haut  ni  le  cœur  à  l'ouvrage.  Nous  avons  connu 
aussi  un  socialisme  raisonneur  et  systématique  qui  avait  tout  un  mé- 
canisme préparé  pour  organiser  une  société  nouvelle,  et  qui  ne  deman- 
dait que  quelques  jours  de  dictature  pour  en  venir  à  bout.  Il  s'habillait 
en  projet  de  loi,  il  s'efforçait  de  prendre  figure  humaine.  Il  s'appelait 
impôt  progressif,  droit  au  travail,  phalanstère,  organisation  du  travail. 
Malheureusement,  comme  sous  ces  formes  différentes  il  avait  une  es- 
pèce de  corps,  il  s'est  aperçu  qu'il  donnait  prise.  Les  divers  systèmes 
se  sont  trouvés  à  la  fois  obligés  de  répondre  aux  raisonnemens  des  ad- 
versaires et  exposés  aux  injures  des  concurrens  Pris  entre  deux  feux,  de 
logique  par  devant  et  de  violence  par  derrière,  ils  ont  jugé  prudent  de 
battre  en  retraite.  Il  n'y  a  plus  maintenant  de  système  socialiste  sur  le 
terrain;  il  n'y  a  plus  que  des  passions  socialistes;  il  n'y  a  plus  de  songes 
dans  l'air,  il  n'y  a  plus  que  des  cupidités  dans  les  cœurs.  Pour  se  plier 
aux  esprits  simples  des  paysans,  il  a  fallu  parler  net  et  vider,  comme  on 
dit,  le  fond  du  sac.  Si  nous  sommes  bien  informés  de  ce  qui  s'est  passé 
aux  élections  dernières,  le  socialisme,  dans  les  campagnes,  a  employé 
juste  autant  de  raisonnement  qu'il  en  faut  pour  démontrer  qu'avec 
cent  arpens  possédés  par  un  propriétaire,  on  peut  faire  cent  proprié- 


DES  ÉLECTIONS  ET   DE  L' ASSEMBLÉE  LÉGISLATIVE.  865 

taires  d'un  arpent.  C'est  à  cela  aujourd'hui  que  se  bornent  ses  démon- 
strations arithmétiques.  A  chaque  pas  qu'il  fait,  le  socialisme  perd  donc 
un  masque  et  découvre  un  trait  nouveau  de  sa  brutalité  native.  Et  c'est 
sous  ce  visage  repoussant,  pendant  que  ses  sectateurs  font  retentir  les 
airs  de  cris  sinistres,  qu'il  viendrait  demander  à  être  toléré  tranquil- 
lement sur  le  terrain  de  la  loi,  et  à  faire  compter  avec  lui  les  majorités 
immenses,  légales  et  régulières  du  pays!  Cela  n'est  pas  donné  comme 
sérieux  et  ne  peut  être  pris  comme  tel.  C'est  le  socialisme  le  premier 
qui  s'est  mis  en  dehors  de  nos  lois,  et  qui  a  fait  contre  elles  et  toute  la 
société  dont  elles  émanent  le  fameux  serment  d'Annibal.  A  chacun 
son  terrain  et  ses  armes.  Au  socialisme  tout  le  fond  de  passions  sau- 
vages, ignorantes,  rebelles,  qui  fermentent  au  fond  des  grandes  masses 
d'hommes.  A  nous  le  terrain  de  la  loi  que  nous  avons  assez  chèrement 
reconquis  pour  avoir  le  droit  de  nous  y  asseoir  et  de  nous  y  fortifier. 

La  majorité  de  l'assemblée  est  donc  parfaitement  libre,  en  respec- 
tant les  personnes  et  les  droits  constitutionnels  de  la  minorité,  de  dé- 
clarerspontanérnent  la  guerre  aux  opinions  et  de  courir  sus  au  socia- 
lisme. Elle  a  le  droit  de  le  considérer,  tel  qu'il  est,  comme  la  gangrène 
de  la  civilisation  dont  elle  doit  se  délivrer  ou  périr.  Bien  entendu  d'ail- 
leurs, et  nous  n'avons  pas  attendu  les  élections  pour  le  dire,  que  le 
remède  ne  consiste  pas  seulement  dans  de  simples  lois  défensives  et 
dans  des  appareils  de  compression  extérieure.  Si  le  socialisme  a  ses 
effets  qu'il  faut  arrêter,  il  a  ses  causes  intérieures  qu'il  faut  faire  dispa- 
raître. Mais  ce  qui  fait  la  position  grande  et  unique  de  cette  majorité, 
c'est  qu'elle  renferme  en  elle-même  toutes  les  faces  du  gouvernement 
du  pays.  D'ordinaire,  dans  les  pays  constitutionnels,  deux  grands  par- 
tis divisent  les  assemblées  :  l'un  sollicitant  le  progrès  dans  les  institu- 
tions, l'autre  défendant  les  traditions  et  opposant  aux  impulsions  de 
l'esprit  novateur  une  salutaire  résistance.  De  leur  lutte,  de  leurs  succès 
alternatifs  doit  naître,  dans  les  pays  ainsi  constitués,  un  progrès  légal 
et  continu.  Ces  deux  partis  n'ont  jamais  existé  bien  nettement  parmi 
nous,  et  ceux  qui  en  prenaient  le  titre  n'en  remplissaient  qu'impar- 
faitement les  devoirs.  De  là  les  tiraillemens  et  la  fin  précoce  du  gouver- 
nement constitutionnel.  Par  l'effet  de  notre  révolution  profonde  et 
subite,  l'assemblée  nouvelle  se  trouve  à  la  fois  investie  de  cette  double 
tâche.  Elle  a  devant  elle  tout  un  état  politique  désorganisé  à  refaire, 
tout  un  état  social  menacé  à  défendre.  Jamais  il  n'y  eut  à  faire  à  la  fois 
une  telle  œuvre  de  conservation  et  une  telle  œuvre  d'initiative  et  de 
progrès.  Détraquée  par  tant  de  vicissitudes  successives  et  violentes,  la 
France  appelle  des  institutions  nouvelles  qui  lui  permettent  de  vivre 
en  paix  quelques  jours.  Menacée  par  un  mal  implacable  qui  ronge  la 
moelle  de  ses  os,  elle  appelle  des  moyens  énergiques  qui  taillent  dans 
le  vif  et  arrêtent  la  contagion.  La  répression  est  nécessaire  et  doit  èlre 


860  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

active;  la  répression  n'est  pas  suffisante.  Il  faut  combattre  avec  l'épée 
d'une  main,  édifier  avec  la  truelle  de  l'autre  :  ii-  est  impossible;  d'une 
part,  de  laisser  l'esprit  révolutionnaire  souffler  de  partout  sa  propa- 
gande insensée;  mais,  s'il  faut  lui  faire  des  barrières  qui.  le  contien- 
nent, il  faut  aussi  qu'il  trouve  quelque  part,  dans  les  institutions  po- 
litiques, administratives,  municipales  du  pays,  des  murailles  qui  ne 
tombent  pas  toujours  devant  lui.  Il  faut  qu'il  ne  trouve  pas  toujours 
toutes  les  portes  ouvertes  par  l'inertie  des  gens  de  bien,  et  un  accès 
facile  dans  des  cœurs  ou  aigris  par  la  misère,  ou  corrompus  par  une 
instruction  superficielle  et  perverse.  Il  est  nécessaire  assurément  d'as- 
sujétir  à  un  peu  de  règle  le  désordre  effronté  des  intelligences;  mais  le 
désordre  de  nos  lois,  où  les  traditions  du  pouvoir  absolu  se  heurtent  avec 
les  conditions  de  la  liberté,  croit-on  qu'il  soit  possible  de  le  laisser  du- 
rer plus  long-temps?  La  majorité  de  l'assemblée  nouvelle  doit  donc  se 
montrer  animée  de  tout  l'esprit  de  résistance  qui  doit  se  trouver  dans 
un  parti  conservateur  énergique  et  de  tout  l'esprit  de  réforme  dont  doit 
faire  preuve  une  opposition  intelligente.  Elle  n'a  rien  à  attendre,  dans 
cette  tâche,  d'une  minorité  chimérique  et  violente,  dont  la  destruction 
est  le  seul  but,  avec  qui  le  progrès  n'a  rien  à  voir.  C'est  en  elle-même, 
dans  la  nature  même  de  son  mandat,  dans  l'inspiration  du  sentiment 
public  dont  elle  est  l'organe,  qu'elle  doit  puiser  sa  résolution  Elle  n'a 
de  conseils  à  prendre  que  de  sa  raison,  et  de  compte  à  rendre  qu'à  la 
France.  Quant  à  ses  adversaires,  elle  doit  discuter  avec  qui  raisonne,  et 
imposer  silence  à  qui  menace. 


CHRONIQUE  DE  LA  QUINZAINE. 


31  mai  18i9. 

Quelques  jours  avant  la  campagne  d'Allemagne,  en  1813,  la  police  avait  ap- 
pris que  le  bruit  de  la  mort  de  l'empereur  avait  couru  dans  les  départemens. 
M.  Real,  directeur  ou  ministre  de  la  police,  venant  travailler  avec  Napoléon, 
ne  crut  pas  devoir  lui  parler  de  ce  bruit,  par  discrétion  sans  doute,  et  pour 
lui  épargner  une  idée  toujours  pénible.  L'empereur,  qui  savait  le  bruit  ré- 
pandu, dit  à  M.  Real  :  —  Eh  bien!  vous  ne  me  parlez  pas  du  bruit  de  ma  mort 
qui  a  couru  dans  les  départemens?  —  Je  n'ai  rien  appris  à  ce  sujet,  sire.  — Eh! 
mon  Dieu!  je  ne  m'étonne  pas  de  ce  bruit,  et  je  sais  bien  ce  que  vous  direz 
tous,  quand  vous  apprendrez  ma  mort.  — Gomment,  sire?  —  Vous  direz  :  Ouf! 
et  ce  sera  là  mon  oraison  funèbre. 

Nous  ne  voulons  pas  comparer  la  mort  de  l'assemblée  nationale  à  la  mort  de 
Napoléon.  L'assemblée  nous  accuserait  de  la  comparer  à  un  despote,  et  la  mé- 
moire de  Napoléon  aurait  peut-être  aussi  quelque  chose  à  redire  à  la  compa- 
raison. Cependant  nous  avons  bien  envie  aussi  de  dire  :  Ouf!  et  de  nous  en  tenir 
là  pour  l'oraison  funèbre  de  l'assemblée  nationale.  Cependant  nous  serons  justes 
pour  l'assemblée  nationale,  et  nous  reconnaîtrons  les  services  qu'elle  a  rendus 
à  la  France;  mais  nous  demandons  quelques  jours  de  répit  pour  être  justes.  Elle 
est  née  moins  mal  qu'on  ne  le  craignait,  eu  égard  aux  parrains  que  M.  Ledru- 
Rollin  avait  voulu  lui  donner;  elle  a  vécu  mieux  qu'on  ne  le  pensait,  mais 
elle  est  mal  morte,  et  de  même  qu'il  y  a  un  proverbe  italien  qui  dit  qu'une 
belle  mort  refait  une  mauvaise  vie,  de  même  on  peut  dire  qu'une  mauvaise 
mort  gâte  une  bonne  vie.  L'assemblée  nationale  n'a  pas  su  mourir.  M.  le  gé- 
néral Cavaignac  avait  su  mourir;  il  avait  su  transmettre  à  son  successeur  le 
pouvoir  intact  et  complet,  défendu  avec  la  même  énergie  dans  les  derniers  jours 
que  dans  les  premiers.  Il  avait  été  digne  et  calme.  L'assemblée  nationale  n'a 
pas  suivi  cet  exemple.  Elle  a  été  violente  et  faible.  Elle  a  semblé  avoir  toutes 
sortes  de  mauvaises  pensées  dont  elle  ne  pouvait  pas  faire  de  mauvaises  actions, 


868  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

et  c'est  là  ce  qui  paraissait  l'irriter.  Quelles  prétendues  conspirations  chaque  jour 
dénoncées  à  la  tribune!  Quelle  manie  de  croire  qu'ils  ne  pouvaient  périr  que 
par  un  coup  d'état  et  disparaître  que  dans  une  tempête!  Un  coup  d'état!  et  pour- 
quoi? Pour  hâter  d'un  jour  ou  deux  la  mort  des  républicains  du  24  février?  Qui 
donc  a  jamais  pensé  à  tuer  des  mourans?  Si  on  eût  dit  qu'il  s'allait  faire  un 
coup  d'état  contre  l'assemblée  législative  qui  a  trois  ans  à  vivre,  nous  ne  l'au- 
rions pas  cru,  mais  nous  l'eussions  compris;  il  y  avait  de  quoi.  On  peut  être 
tenté,  en  effet,  de  se  débarrasser  d'un  adversaire  qui  a  trois  ans  à  durer;  mais 
qui  n'a  pas  la  patience  d'attendre  la  fin  d'un  adversaire  qui  n'a  plus  que  trois 
jours  à  vivre?  Le  coup  d'état  que  les  républicains  craignaient  du  président  n'a- 
vait point  de  cause. 

Si  les  mourans  de  l'assemblée  nationale  avaient  voulu  dire  la  vérité,  ils  au- 
raient dit  qu'ils  ne  pouvaient  pas  prendre  leur  parti  de  n'être  plus  rien  après 
avoir  pensé  qu'ils  étaient  tout,  qu'ils  ne  consentaient  pas  à  croire  qu'il  pût  en- 
core y  avoir  une  république  quand  ils  ne  seraient  plus  là  pour  en  être  les  direc- 
teurs. Est-ce  que  le  soleil  se  lèvera  demain  comme  à  son  ordinaire?  Est-ce  que 
ma  mort  ne  changera  rien  à  l'ordre  éternel  du  monde?  Est-ce  que  les  choses 
se  passeront,  quand  je  n'y  serai  plus,  comme  elles  se  passaient  quand  j'y  étais? 
Oui,  elles  se  passeront  de  vous  après  votre  mort  comme  elles  se  passaient  de 
vous  avant  votre  naissance.  Ce  sont  ces  vieilles  vérités  que  nos  législateurs  ont 
oubliées;  pardonnons-leur  cet  oubli  de  la  fragilité  humaine  et  ne  nous  occupons 
plus  des  agitations  de  l'assemblée  nationale  pendant  ces  quinze  derniers  jours, 
ou  plutôt  n'en  disons  un  mot  que  pour  rendre  hommage  à  la  noble  et  con- 
sciencieuse éloquence  de  M.  Odilon  Barrot.  Quelle  lutte  de  tous  les  instans 
pendant  ces  quinze  derniers  jours!  quelle  généreuse  indignation  contre  les 
outrages  adressés  au  président  de  la  république!  Comme  le  président  est  res- 
ponsable, il  est  par  conséquent  toujours  accusable,  et  par  conséquent  aussi 
toujours  respectable  :  voilà  les  maximes  que  M.  Barrot  a  rappelées  avec  une 
admirable  fermeté  de  caractère  et  de  talent.  Quelle  habileté  en  même  temps  et 
quelle  honnêteté  à  repousser  les  avances  de  mauvais  aloi  qui  lui  étaient  faites! 
Consentez,  lui  disait-on,  à  laisser  croire  qu'on  veut  à  côté  de  vous  détruire 
la  république  :  il  sera  bien  entendu  que  vous  n'aurez  rien  su  ni  rien  vu.  Ainsi, 
d'un  côté  des  momies  de  probité,  et  de  l'autre  côté  des  aigrefins  politiques, 
voilà  comme  on  espérait  couper  en  deux  le  ministère.  C'était  là,  à  travers  toutes 
les  conspirations  qui  se  dénonçaient  à  la  chambre,  une  petite  conspiration 
qui  se  poursuivait  à  la  tribune,  et  qui  a  été  déconcertée  par  la  clairvoyance  et 
la  loyauté  de  M.  Barrot.  M.  de  Falloux,  que  les  affidés  de  la  petite  conspiration 
que  nous  dénonçons  à  notre  tour  ne  mettaient  pas  dans  le  nombre  des  momies 
de  probité,  s'est  irrité  du  rôle  qu'on  lui  faisait,  rôle  contraire  à  l'honneur;  mais 
il  s'en  est  irrité  en  homme  politique  et  en  homme  de  talent.  11  a  fait  un  dis- 
cours excellent,  qui  a  été  du  même  coup  un  acte  habile  de  politique.  11  a  rendu 
au  parti  modéré  l'ofFensive  qu'il  avait  perdue  fort  mal  à  propos  depuis  les 
élections. 

Nous  avons  parlé  d'un  instant  de  faiblesse  et  d'ébranlement  dans  le  parti 
modéré  depuis  les  élections.  Nous  n'hésitons  pas  à  reporter  la  première  date  de 
cette  faiblesse  à  l'abandon  que  le  parti  modéré  a  fait  de  M.  Léon  Faucher. 
C'est  le  soir  même  où  se  fermait  l'urne  électorale  que  l'assemblée  a  blâmé 


REVUE.   —   CHRONIQUE. 

une  dépèche  du  ministre  de  l'intérieur.  M.  Léon  Faucher  n'a  pas  voulu  sup- 
porter ce  blâme  immérité,  et  il  s'est  retiré.  Ce  n'était  pas  la  première  fois  que 
le  ministère  avait  reçu  un  échec  à  la  chambre;  mais  cette  fois  ce  n'était  pas  le 
ministère  tout  entier  qui  était  battu,  c'était  un  seul  ministre,  et  il  était  battu 
non-seulement  par  ses  adversaires,  mais  par  ses  amis.  C'est  là  ce  qui  a  décidé 
M.  Faucher  à  donner  sa  démission.  Le  ministère,  en  effet,  n'était  pas  tenu 
d'avoir  la  majorité  dans  l'assemblée;  il  n'était  pas  tenu  de  plaire  à  des  mou- 
rans,  ce  qui  est  difficile.  Les  échecs  du  ministère  ne  comptaient  donc  pas,  mais 
à  une  condition,  c'est  que  ces  échecs  étaient  communs  à  tout  le  ministère  :  une 
fois  qu'ils  étaient  particuliers  à  un  ministre  seul,  et  que  le  ministère  tout  entier 
et  le  parti  modéré  ne  les  prenaient  pas  à  leur  compte,  une  fois  que  la  commu- 
nauté était  rompue,  le  ministre  délaissé  ne  pouvait  plus  garder  le  pouvoir. 
Nous  regrettons,  pour  notre  part,  que  M.  Léon  Faucher  ait  été  forcé  de  prendre 
le  parti  qu'il  a  pris;  nous  ne  pouvons  pas  oublier  le  courage  et  la  fermeté  qu'il 
a  montrés  pendant  son  ministère.  11  a  renouvelé  l'administration  départemen- 
tale, il  l'a  relevée  de  son  abattement  moral  et  politique,  il  a  lutté  avec  énergie 
contre  les  factions.  Ce  sont  là  des  services.  M.  Léon  Faucher  savait,  il  est  vrai, 
les  services  qu'il  rendait  :  est-ce  un  tort?  Il  mesurait  l'idée  qu'il  avait  de  lui- 
même  aux  difficultés  qu'il  savait  avoir  surmontées,  aux  périls  qu'il  savait  avoir 
vaincus  :  est-ce  un  défaut?  Oui,  car  il  faut  qu'un  ministre  soit  à  la  fois  hardi 
et  modeste,  ferme  et  doux,  décisifs  et  réservé,  parfait  enfin.  J'ai  toujours  vu  les 
majorités  ministérielles  reprendre  par  la  médisance  ce  qu'elles  donnaient  par  la 
confiance. 

Peut-être  sommes-nous  trop  favorables  à  M.  Faucher;  c'est  qu'après  tout,  nous 
serions  tentés  de  croire  que,  dans  cette  occasion,  M.  Faucher  a  péri  parce  qu'il 
fallait  un  holocauste  à  la  divinité  expirante  de  l'assemblée  constituante.  Songez 
aux  orages  qui  grondaient  autour  du  ministre  depuis  la  lettre  du  président 
et  l'ordre  du  jour  du  général  Changarnier.  Certes,  si  le  général  Changarnier 
eût  pu  être  l'holocauste,  cela  eût  accommodé  bien  des  gens;  mais  les  gensd'épée 
n'ont  pas  de  vocation  naturelle  pour  le  martyre.  En  se  détournant  de  la  tète 
du  général  Changarnier,  la  foudre  parlementaire  a  rencontré  celle  de  M.  Léon 
Faucher,  et  il  a  péri  comme  étant  parmi  les  hommes  du  gouvernement  le  plus 
raide  de  ceux  qui  ne  sont  pas  militaires. 

L'abandon  de  M.  Faucher  a  été  la  première  faiblesse  du  parti  modéré.  La  pa- 
nique qui  a  suivi  le  dépouillement  du  scrutin  à  Paris  a  été  la  seconde  faiblesse. 
Avec  la  furie  française  que  nous  mettons  dans  nos  chagrins  comme  dans  nos 
joies,  nous  avons  changé  un  désappointement  en  consternation.  Nous  sommes 
tombés  de  haut,  je  le  sais,  nous  sommes  tombés  du  haut  de  nos  espérances; 
mais,  parce  que  nous  espérions  trop,  est-ce  à  dire  qu'il  ne  nous  reste  pas  encore 
de  quoi  être  contens? 

Nous  avons  partagé,  nous  l'avouons,  les  illusions  du  parti  modéré;  mais  ces 
illusions  ont  eu  des  causes  différentes.  Nous  dirons  franchement  la  cause  des 
nôtres  :  nous  espérions  beaucoup,  parce  que  nous  avons  foi  dans  le  bon  sens 
du  pays,  et  que  nous  pensions  que  l'expérience  du  gouvernement  provisoire 
avait  dû  éclairer  tout  le  monde  sur  le  mérite  des  promesses  de  la  démagogie. 
C'est  sur  ce  point  que  nous  nous  trompions;  nous  avions  oublié  un  mot  profon- 
dément vrai  de  M.  de  Lafayette  :  c'est  que  dans  les  gouvernemens  démocra- 


870  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

tiques  il  faut  plus  de  temps  à  la  vérité  pour  se  faire  reconnaître  que  dans  tous 

les  autres  gouvernemens. 

H  y  a  eu  dans  les  illusions  du  parti  modéré  d'autres  causes  que  celle  que 
nous  venons  d'indiquer.  Ce  pays-ci  a  besoin  de  souffrir  pour  comprendre.  Il 
ne  voit  le  mal  que  lorsqu'il  le  sent;  il  n'a  de  discipline  qu'en  face  du  danger; 
il  ne  conçoit  la  règle  que  sous  la  forme  de  la  nécessité.  Or,  cet  hiver,  il  y  a  eu 
quelques  éclaircies  d'aisance  et  de  sécurité,  et,  voyant  ce  rayon  de  soleil,  les 
bourgeois  de  Paris  se  sont  dit  à  l'envi  :  Voilà  le  bon  temps  revenu  !  La  révolu- 
tion de  février  n'a  été  qu'un  accident  et  une  surprise  :  voilà  tout  réparé  ou  à  peu 
près;  il  y  a  des  bals,  des  concerts,  des  soirées!  Vous  voyezi  bien  que  la  répu- 
blique n'est  pas  si  méchante  qu'elle  en  avait  l'air.  Ceux  qui  n'avaient  pas  le 
cœur  à  la  danse,  ceux-là  se  taisaient,  de  peur  de  s'entendre  dire  qu'ils  étaient 
d'anciens  satisfaits,  aujourd'hui  désespérés.  D'ailleurs,  disaient  les  politiques, 
il  faut  bien  faire  aller  le  commerce.  —  Mauvais  principe,  et  avec  lequel  on  a 
établi  les  ateliers  nationaux.  Créer  du  travail  aux  ouvriers  et  du  commerce  aux 
marchands,  quand  tout  cela  ne  vient  pas  de  soi-même,  c'est  une  duperie  rui- 
neuse; c'est  faire  en  politique  ce  que  font  dans  les  jardins  chinois  ceux  qui 
mettent  des  ponts  où  il  n'y  a  pas  de  rivière. 

Croire  qu'il  n'y  aura  plus  de  tempête  parce  que  le  soleil  a  reparu,  qu'il  n'y 
aura  plus  de  vent  parce  que  l'air  est  calme,  croire  toujours  que  tout  est  fini, 
vieille  maladie  de  notre  pauvre  pays  qui  se  promet  sans  cesse  l'éternité  aux  len- 
demains de  ses  mille  et  une  révolutions!  Voilà  l'illusion  qui  a  égaré  le  parti 
modéré.  Quant  à  nous,  nous  ne  faisons  pas  contre  fortune  bon  cœur;  cependant 
nous  sommes  tentés  de  nous  applaudir  que  les  élections  n'aient  pas  plus  réussi, 
car  nous  aurions  eu  à  lutter  contre  les  divisions  de  notre  parti;  mieux  vaut 
lutter  contre  l'ennemi  commun.  A  mesure  que  l'on  espérait  voir  la  montagne 
s'abaisser,  les  nuances  et  les  distinctions  se  faisaient  dans  le  parti  modéré,  tel- 
lement que  ces  commencemens  de  division  sont,  à  l'heure  qu'il  est,  un  des  em- 
barras de  la  situation. 

Non-seulement  nous  avons  besoin  du  danger  pour  avoir  de  la  discipline;  nous 
en  avons  besoin  aussi  pour  comprendre  ce  que  nous  oublions  sans  cesse,  à  sa- 
voir que  nous  sommes  en  révolution.  Ici  expliquons  bien  notre  pensée.  H  y  a 
une  constitution,  et  beaucoup  de  gens  en  concluent  que  la  révolution  est  finie. 
Pour  eux,  en  effet,  une  révolution  qui  a  fait  sa  constitution  est  une  révolution 
close  et  finie,  Nous  respectons  beaucoup  l'histoire  légale  des  événemens;  mais, 
quand  nous  voulons  savoir  un  peuice  que  sera  l'avenir,  nous  tenons  plus  grand 
compte  de  l'histoire  morale  et  politique  que  de  l'histoire  légale.  Or,  que  nous 
dit  l'histoire  morale  et  politique  de  notre  pays  depuis  le  24  février?  Elle  nous 
dit  que  la  révolution  ne  s'est  pas  faite  au  24  février,  mais  qu'elle  se  fait  tous  les 
jours  depuis  le  24  février.  Le  24  février  est  un  coup  de  main  qui  a  détruit  la 
royauté;  mais,  de  bonne  foi,  est-ce  de  la  ro\auté,  est-ce  de  la  forme  politique 
du  gouvernement  qu'il  s'agit  en  ce  moment?  N'est-ce  pas  du  maintien  de  la  fa- 
mille et  de  la  propriété  ?  Voilà  les  deux  dynasties  que  l'on  veut  détruire.  Où  sont 
ceux  qui  voulaient  se  borner  à  des  changemens  politiques?  Ils  ont  disparu  dans 
les  élections  Pourquoi?  Parce  qu'ils,  procédaient  seulement  du  24  février.  Le 
24  février  n'est  pas  une  révolution.  Il  a  créé  la  république,  mais  la  répur 
blique  elle-même  n'est  pas  une  révolution.  C'est  le  socialisme  qui  est  la  révolu- 


REVUE.   —   CHRONIQUE.  871 

tion,  une  révolution  qui  ne  date  pas  du  24  février,  sachons-le  bien,  mais  qui 
datera  peut-être  des  élections  de  1849. 

La  révolution  du  24  février  a  à  peine  duré  un  an,  et  encore,  pendant  cette 
année,  elle  s'est  presque  toujours  trouvée  en  face  de  son  terrible  remplaçant,  le 
socialisme.  Elle  lui  a  tout-à-fait  cédé  la  place  dans  les  élections  de  1849.  Voilà 
quel  est  d'un  côté  le  sens  de  ces  élections.  Elles  ont  déblayé  le  champ  de  bataille 
de  toutes  les  fictions  politiques  nées  du  24  février;  elles  ont  mis  face  à  face  les 
deux  grands  partis  de  Tordre  et  du  désordre  social. 

L'homme  qui  aujourd'hui  doit  avoir  le  mieux  le  secret  de  cette  situation,  c'est 
M.  Ledru-Rollin.  Il  doit  la  sentir  comme  on  sent  le  danger.  11  est  maintenant 
dans  l'opposition  le  dernier  des  montagnards,  le  dernier  de  ceux  qui  se  soucient 
des  questions  politiques;  les  autres  ne  se  soucient  plus  que  des  questions  so- 
ciales, c'est-à-dire  de  la  satisfaction  des  grossiers  appétits  qu'ils  ont  excités.  Il 
est,  par  son  talent  et  par  son  goût  du  commandement,  le  chef  de  l'opposition; 
mais  dans  le  combat  il  a  changé  d'armée  et  de  drapeau.  Aussi  le  voilà  vraiment 
devenu  chef  de  parti,  c'est-à-dire  l'esclave  de  ceux  qu'il  conduit  et  la  première 
victime  qu'immolera  la  victoire. 

De  même  que  le  parti  modéré  s'est  cru  vaincu  parce  qu'il  n'a  pas  remporté 
la  victoire  qu'il  espérait,  le  parti  socialiste  s'est  cru  vainqueur  parce  qu'il  n'a 
pas  essuyé  la  défaite  qu'il  attendait;  et,  de  même  aussi  que  le  parti  modéré  n'a 
pas  su  retenir  le  cri  de  ses  désappointemens,  le  parti  socialiste  n'a  pas  su  non 
plus  retenir  ses  chants  de  triomphe.  11  s'est  cru  le  maître,  et  il  a  dicté  ses  con- 
ditions : 

1°  l'amnistie  générale.  —  Qu'en  pense  M.  Ledru-Rollin?  Les  prisons  lui  ren- 
draient ses  rivaux  du  16  avril  et  du  15  mai  1848,  des  rivaux  qu'il  vaincrait  à  la 
tribune,  mais  qui  l'attaqueraient  dans  les  clubs. 

2"  Une  politique  révolutionnaire;  et,  par  exemple,  nos  soldats  prendraient 
à  Rome  le  drapeau  de  M.  Mazzini.  Nous  craignons  bien  qu'un  peu  de  cet  ar- 
ticle de  la  capitulation  offerte  par  M.  Proudhon  n'ait  passé  dans  la  transaction 
qu'avait  imaginée  M.  de  Lesseps.  Heureusement  la  fierté  de  M.  Mazzini  nous  a 
sauvés  de  la  clémence  de  M  Proudhon. 

3°  L'annulation  des  élections  partout  où  elles  auront  été  influencées  par  les 
dépèches  de  M.  Léon  Faucher  ou  par  tout  autre  moyen,  c'est-à  dire  partout  où 
des  représentans  du  socialisme  n'ont  pas  été  élus. 

4°  Défense,  sous  peines  sévères,  d'appeler  le  socialisme  autrement  que  l'op- 
position constitutionnelle.  L'abolition  de  la  propriété,  de  la  famille,  de  la  reli- 
gion, de  Dieu,  questions  de  politique  constitutionnelle  en  effet!  Il  est  vrai  que, 
quelques  jours  après,  le  socialisme,  renonçant  à  se  faire  appeler  du  nom  d'op- 
position constitutionnelle,  se  définissait,  avec  cette  sagacité  dialectique  qui  est 
un  des  talens  de  M.  Proudhon,  non  plus  comme  une  doctrine  précise  ayant  son 
programme  et  sa  règle,  mais  comme  un  assemblage  d'idées  vagues  et  confuses. 
«  Il  y  a,  disait  M.  proudhon,  dans  la  tète  de  ce  géant  aux  millions  de  bras  du 
saint  simonisme,  du  fouriérisme,  du  babouvisme,  de  la  dictature,  de  la  triade, 
de  la  réglementation  gouvernementale,  voire  même  de  Téconomisme  anglican 
et  malthusien,  toutes  les  utopies  spéculatives  du  socialisme,  toutes  les  utopies 
rétrospectives  du  capital  et  du  privilège.  Le -socialisme  en  ce  moment  est  tout  à 
la  foisi'hydre  et  le  sphinx  pour  lequel  il  faudrait  un  Œdipe  et  un 'Hercule.  »  Il 


872  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

est  impossible  de  mieux  dire,  et  nous  voyons  une  fois  de  plus  que,  pour  une 
bonne  définition,  M.  Proudhon  est  prêt  à  perdre  vingt  amis.  Mais,  le  socialisme 
étant  une  fois  défini  de  la  sorte,  essayez  donc,  je  vous  en  prie,  de  satisfaire  cette 
opposition  constitutionnelle,  qui  est  à  la  fois  le  sphinx  et  l'hydre! 

La  dialectique  de  M.  Proudhon  rend  ainsi  de  temps  en  temps  quelques  bons 
services  à  la  raison;  mais  il  ne  faut  pas  croire  que,  pour  être  indéfinissable  et 
insatiable,  le  socialisme  en  soit  moins  dangereux.  C'est  un  monstre  qui  n'a  pas 
le  sens  commun;  j'en  veux  bien  croire  son  cornac.  Qu'a-t-il  besoin  d'ailleurs 
d'avoir  le  sens  commun?  C'est  la  tour  de  Babel  que  le  socialisme  :  soit!  mais  c'est 
la  tour  de  Babel  ayant  pour  garnison  les  sept  péchés  capitaux.  C'est  là  ce  qui 
fait  sa  force.  On  chante  aux  soldats  : 

Un  sou  par  jour,  troupier  socialiste, 
N'est  pas  assez  pour  tous  tes  agrémens. 
Pendant  sept  ans,  ton  sort  devient  trop  triste; 
Comme  à  Boichot,  il  te  faut  vingt-cinq  francs! 

Plates  et  sottes  chansons  assurément,  et  dont  nous  aurions  grande  envie  de 
rire  en  d'autres  temps;  mais  de  nos  jours 

Un  sot  trouve  toujours  un  plus  sot  qui  l'égaré. 

On  est  étonné  quand  on  lit  les  publications  soit  en  vers,  soit  en  prose,  de  la 
tour  de  Babel  où  se  sont  cantonnés  nos  ennemis,  on  est  étonné  de  voir  combien 
la  niaiserie  est  pernicieuse  et  méchante.  H  n'y  a  pas  un  bon  sentiment  qui  ne 
soit  sottement  perverti,  pas  une  tradition  qui  ne  soit  bêtement  défigurée,  pas 
une  renommée  qui  ne  soit  absurdement  calomniée.  Et,  puisque  nous  sommes 
en  train  de  citer  des  vers,  ne  lisions-nous  pas  dernièrement  dans  une  mnémo- 
nique de  l'histoire  de  France,  ces  vers  sur  le  roi  Louis-Philippe: 

Il  tombe  enfin  sur  les  victimes 
Qu'à  ses  pieds  entassent  ses  crimes! 

Il  n'est  tombé  que  sur  les  amnistiés  de  sa  clémence.  Comment,  dira-t-on,  se 
trouve-t-il  des  gens  pour  écrire  ces  platitudes  calomnieuses?  Hélas!  c'est  qu'il 
se  trouve  des  gens  pour  les  croire.  On  peut  sonder  l'abîme  de  la  perversité  hu- 
maine, et  on  peut  même  en  trouver  le  fond;  mais  on  ne  pourra  jamais  trouver 
le  fond  de  la  niaiserie  humaine. 

Contre  cette  marée  montante  de  la  sottise  et  de  la  méchanceté,  quelles  digues 
avons-nous?  Nous  avons,  pour  nous  défendre,  toutes  les  armes  qu'on  peut 
avoir.  11  s'agit  seulement  de  savoir  s'en  servir.  Nous  avons  le  pouvoir  législatif 
et  le  pouvoir  exécutif,  et  ces  deux  pouvoirs  représentés  par  une  assemblée  nou- 
velle et  un  ministère  nouveau.  Qu'ont  à  faire  ces  deux  pouvoirs  au  dedans  pour 
maintenir  l'ordre  et  le  repos,  au  dehors  pour  défendre  la  paix  de  l'Europe  et 
l'honneur  de  la  France? 

Au  moment  où  nous  écrivons  ces  lignes,  l'assemblée  législative  n'a  encore 
siégé  que  trois  fois,  et  ce  serait  bien  se  presser  que  d'en  indiquer  dès  aujour- 
d'hui l'esprit  et  le  caractère.  Si  les  élections  avaient  tout-à-fait  répondu  aux 
vœux  du  parti  modéré,  on  aurait  demandé  à  l'assemblée  de  régénérer  le  pays, 
de  mettre  le  bien  où  était  le  mal,  la  stabilité  et  la  durée  où  est  l'instabilité  et  le 


REVUE.   —  CHRONIQUE.  873 

caprice,  les  bonnes  doctrines  où  sont  les  mauvaises;  on  lui  aurait  demandé  l'im- 
possible, car  il  n'y  a  que  l'impossible  qui  soit  beau  dans  ce  monde;  et,  comme 
elle  n'aurait  pas  pu  le  donner,  on  n'aurait  pas  manqué  bientôt  de  lui  jeter  la 
pierre.  Nous  aimons  mieux  le  désappointement  dans  les  élections  que  le  désap- 
pointement à  propos  de  l'assemblée.  Modestes  aujourd'hui  après  l'expérience, 
nous  ne  pouvons  plus  demander  à  l'assemblée  que  de  défendre  la  société.  Nous 
ne  lui  disons  plus  de  faire  le  superflu;  nous  nous  contentons  du  nécessaire. 

Comment  organiser  cette  défense  nécessaire?  Quels  moyens  employer?  Ici 
viennent  les  gens  qui  croient  à  l'efficacité  quotidienne  des  coups  d'état,  comme 
si,  en  face  des  questions  sociales,  les  coups  d'état  pouvaient  quelque  chose.  Les 
coups  d'état  peuvent  parfois  trancher  les  questions  politiques;  mais,  dans  les 
difficultés  sociales,  il  n'y  a  d'autre  remède  que  la  vigilance  et  l'attention  perpé- 
tuelle sur  soi-même  et  sur  les  autres.  Le  lendemain  d'un  coup  d'état,  la  ques- 
tion sociale  serait  la  même  que  la  veille.  C'est  le  malheur  de  notre  temps  d'in- 
crédulité morale  et  religieuse,  de  croire  aveuglément  aux  mots  obscurs  et 
prétentieux.  Le  prolétaire  croit  à  l'organisation  du  travail,  et  le  bourgeois  croit 
aux  coups  d'état. 

Laissons  de  côté  ces  étiquettes  de  charlatans,  et  voyons  ce  que  peuvent  faire 
une  assemblée  et  un  ministère  unis  de  cœur  et  de  tète.  Ils  peuvent  faire  des  lois, 
lois  de  répression  contre  la  méchanceté,  lois  d'assistance  publique  contre  la  mi- 
sère. Comme  chacun  fait  son  rêve  en  ce  moment-ci,  je  voudrais,  si  je  me  faisais 
un  dictateur,  qu'il  fût  à  la  fois  saint  Vincent  de  Paule  et  Richelieu  Voilà  mon 
type,  ou  plutôt  voilà  le  genre  d'esprit  que  nous  souhaitons  à  la  nouvelle  assem- 
blée, non-seulement  la  charité  et  la  force,  mais  l'intelligence  dans  la  charité  et 
la  modération  dans  la  force. 

Nous  avons  indiqué  dans  quel  esprit  l'assemblée  doit  résister  et  assister.  Elle 
a  ce  qu'il  faut  pour  accomplir  cette  double  tâche;  elle  a  de  grandes  intelligences 
et  des  caractères  éprouvés;  elle  a  un  grand  nombre  d'anciens  pairs  et  d'anciens 
députés,  et  nous  aimons  qu'il  y  ait  dans  son  sein  un  noyau  d'hommes  expéri- 
mentés dans  la  conduite  des  affaires  publiques.  11  y  a  aussi  beaucoup  de  repré- 
sentans  nouveaux,  et  nous  ne  nous  en  plaignons  pas.  Ces  hommes,  nouveaux 
dans  la  vie  politique,  ont  l'avantage  d'exprimer  fidèlement  les  sentimens  et  même 
les  préjugés  du  pays.  Ils  se  corrigent  des  préjugés,  et  leur  exemple  fait  de  proche 
en  proche  l'éducation  du  cercle  qui  les  entoure.  Ils  ont  de  plus  une  ardeur  et 
une  fermeté  que  le  long  usage  des  choses  et  des  hommes  diminue  parfois  chez 
les  personnages  politiques.  Loin  donc  de  souhaiter  que,  dans  notre  pays,  la  con- 
duite des  affaires  publiques  se  renferme  dans  un  petit  nombre  de  personnes  et 
qu'il  se  forme  ce  qu'on  appelle  une  classe  d'hommes  politiques,  nous  souhai- 
tons que  beaucoup  d'hommes  nouveaux  arrivent  dans  les  assemblées  nationales. 
Nous  sommes  sûrs,  d'ailleurs,  que  notre  vœu  sera  toujours  accompli  et  au-delà; 
mais  nous  avons  besoin  de  dire  pourquoi  nous  formons  un  pareil  vœu  :  sans  cela 
nous  risquerions  de  passer  pour  des  optimistes  par  nécessité,  c'est-à-dire  pour 
des  gens  battus  et  contens. 

Nous  nous  souvenons  d'un  mot  de  lord  Ponsonby,  autrefois  ambassadeur  à 
Constantinople,  et  que  nous  rapportait  dernièrement  un  de  nos  compatriotes. 
On  causait  de  la  révolution  de  juillet  et  des  hommes  nouveaux  qu'elle  avait 
amenés  sur  la  scène,  a  Ce  que  j'admire  chez  vous,  disait  lord  Ponsonby,  c'est  que 


874  UEVUE  DES  DEUX  MONDES. 

tous  les  quinze  ans  à  peu  près,  vous  changez  entièrement  votre  personnel  poli- 
tique, et  que  la  France  est  en  mesure  de  fournir  ainsi  un  nouveau  personnel 
chaque  fois  qu'il  le  faut.  »  L'admiration  de  lord  Ponsonby  touchait,  je  crois,  de 
bien  près  à  répigramme,  et  nous  concevons  qu'avec  les  habitudes  de  l'Angleterre 
où  une  puissante  aristocratie,  habilement  divisée  en  deux  partis,  garde  le  gou- 
vernement entre  ses  mains  et  parait  changer  sans  jamais  se  détruire,  nous  con- 
cevons que  ces  renouvellemens  intégraux  puissent  étonner;  mais  que  voulez-vous? 
notre  pays  ne  comporte  pas  autre  chose.  Sa  politique  et  son  administration  y 
perdent  peut-être  quelque  chose;  mais  toutes  les  fois  qu'une  administration  a 
voulu  durer,  toutes  les  fois  qu'une  politique  a  essayé  de  se  perpétuer,  nous  y 
avons  perdu  bien  davantage,  car  cela  a  fini  par  une  révolution.  11  faut  donc, 
chez  nous,  que  la  figure  du  monde  politique  change  sans  cesse  :  il  faut  que 
chacun  y  ait  part.  Les  parts  sont  bien  petites;  mais  nous  faisons  notre  politique 
à  l'image  de  notre  propriété.  Nous  n'avons  pas  de  grandes  propriétés,  nous  n'en 
avons  que  de  petites,  et  ce  morcellement  de  la  propriété  est  ce  qui  nous  a  sauvés. 
Chacun  a  eu  son  morceau  de  terre  à  défendre.  S'il  y  avait  eu  beaucoup  de 
grandes  propriétés,  la  majorité,  hélas!  se  lut  peut-être  bien  vite  entendue  pour 
les  partager.  Peut-être  même  est-ce  le  danger  de  l'heure  présente  que  la  guerre 
s'établisse  non  pas  entre  ceux  qui  ont  beaucoup  et  ceux  qui  n'ont  rien,  personne 
chez  nous  n'a  beaucoup,  mais  entre  ceux  qui  ont  peu  et  ceux  qui  n'ont  rien. 
Quoi  qu'il  en  soit,  avec  une  société  ainsi  faite,  de  même  qu'il  y  a  beaucoup  de 
petits  propriétaires,  il  faut  qu'il  y  ait  aussi  beaucoup  d'hommes  qui  prennent 
part  à  la  politique  :  il  faut  que  tout  le  monde  puisse  entrer  dans  le  forum. 
Mais  de  cette  manière,  dira-t  on,  il  arrivera  de  deux  choses  l'une  :  ou  bien  on 
ne  fera  pas  de  bonne  politique  dans  des  assemblées  aussi  mobiles,  —  cela  est 
possible, — ou  bien  la  politique  et  l'administration  s'éloigneront  chaque  jour  da- 
vantage du  sein  des  assemblées  nationales; — cela  est  possible  encore.  Cependant 
comme  le  contraire,  c'est-à-dire  la  concentration  de  la  discussion  et  de  la  déli- 
bération politiques  entre  les  mains  d'une  classe  spéciale,  choisie  dans  la  nation 
est  une  chose  encore  plus  impossible  avec  notre  caractère  national;  comme  la 
tentative  de  créer  une  classe  dece  genre,  soit  avec  l'aristocratie  bourgeoise  sous 
la  restauration,  soit  avec  la  bourgeoisie  aristocratique  sous  la  monarchie  de  juil- 
let; comme  cette  tentative  a  perdu  tous  les  gouvernemensqui  l'ont  faite,  comme 
la  constitution  de  1848  a  voulu  des  assemblées  tantôt  de  neuf  cents  membres  et 
tantôt  de  sept  cent  cinquante  pour  multiplier  et  mobiliser  du  même  coup  les 
membres  de  la  puissance  publique,  nous  sommes  forcés  de  prendre  notre  parti 
de  ces  renouvellemens  plus  ou  moins  intégraux  du  personnel  politique  dans  les 
assemblées  nationales  et  de  chercher  le  remède  au  mal  dans  le  mal  même,  c'est- 
à-dire  de  faire  en  sorte  que  le  pays  s'attache  à  son  gouvernement,  voyant  que 
tout  le  monde  y  prend  part  à  son  tour.  11  faut  nous  dire  que  si,  de  cette  façon, 
nous  ne  sommes  pas  toujours  très  bien  gouvernés,  nous  avons  du  moins  le  plaisir 
de  nous  gouverner  nous-mêmes. 

Nous  n'exprimerions  pas  toute  notre  pensée  sur  le  personnel  de  l'assemblée 
législative,  si  nous  n'exprimions  pas  ;nos  regrets  sur  l'absence  de  quelques 
hommes  qui  faisaient  partie  de  l'assemblée1  constituante,  et  que  le  suffrage  uni- 
versel a  écartés.  Gomme  c'est  le  privilège  du  regret  de  pouvoir  être  impartial 
à  son  aise,  nous  regrettons  du  même  coup  d'anciens  amis  et  d'anciens  adver- 


REVUE.    —>  CHRONIQUE,  875 

saines,  M.  de  Maleville  et  M.  de  Lamartine,  M.  Duvergier  de  Hauranne  et  M.  Ma- 
rie; nous  regrettons  aussi  M.  Marrast,  M.  Garnier-Pagès,  en  souvenir  du  mal 
qu'ils. ont  empêché  et  du  bien  qu'ils  ont  rendu  possible  M.  Vivien  et  M„  Rivet 
sont  au  conseil  d'état;  cela  ne  nous  console  pas  de  ne  point  les  voir  aussi  dans 
rassemblée.  Nous  bornons  nos  regrets  à  ceux  qui  ne  sont  absens  que  depuis 
deux  jours;  quant  à  ceux  qui  sont  absens  depuis  un  an,  nos  regrets  seraient  en- 
core plus  impartiaux  et  plus  étendus. 

Quoique  la  nouvelle  assemblée  ne  siège  que  depuis  trois  jours,  elle  a  déjà  eu 
le  temps  de  montrer  un  des  traits  les  plus  caractéristiques  et  les  plus  prévus  de 
l'esprit  qu'elle  apporte.  Nous  avons  souvent,  en  province,  entendu  traiter  la  quest- 
ion de  savoir  si  le  gouvernement  doit  rester  à  Paris.  Cette  question,  pour  nous; 
n'a  jamais  fait  l'objet  d'un  doute^  à  la  condition  cependant  que  le  gouvernement 
sera,  quoiqu'il  soit  à  Paris,  le  gouvernement  de  la  France  tout  entiène,  et  non 
pas  d'une  seule  ville,  à  la  condition  que  le  pouvoir  législatif  et  le  pouvoir  exé- 
cutif ne  seront  pas  forcés  d'être  toujours  sur  la  brèche,  et  qu'on  ne  sera  pas 
obligé  de  bâtir  en  forme  de  forteresse  la  première  salle  d'assemblée  nationale 
qu'on  voudra  accommoder  aux  nécessités  de  notre  temps  et  de  notre  pays.  Les 
représentai  des  départemens  apportent  dans,  l'assemblée  un  sentiment  qu'ils 
n'abjureront  pas,  quoi  qu'il  arrive  :  c'est  le  sentiment  que  la  révolution  de  1848 
est  la  dernière  révolution  que  Paris  aura  imposée  aux  provinces.  Les  dépar- 
temens se  sont  approprié  la  république  du  24  février  qu'ils  n'avaient  pas  voulue; 
ils  se  la  sont  appropriée  pour  la  corriger  et  la  régler.  Le  10  décembre  dernier, 
ils  ont  conquis  le  pouvoir  exécutif,  et,  par  les  élections  du  13  mai,  ils  ont  con- 
quis le  pouvoir  législatif.  Le  10  décembre,  Paris  a  perdu  la  mauvaise  prépon- 
dérance que  voulaient  lui  donner  les  hommes  de  la  dictature.  L'assemblée 
législative  achèvera  de  le  déposséder  du  privilège  qui  faisait  sa  ruine,  et  qui  le 
rendait,  à  la  fois  dangereux  et  malheureux.  Paris  est,  dit-on,  la  capitale  de  la 
civilisation,  et,  tant  que  Paris  mérite  ce  titre,  le  gouvernement  s'honore  et  s'af- 
fermit en  y  résidantç  mais  si^  au  lieu  d'être  la  capitale  de  la  civilisation,  Paris 
pouvait  jamais  devenir  la  capitale  du  socialisme,  le  gouvernement  s'affaiblirait 
et  se  dégraderait  en  y  résidant.  Ce  qu'il  y  a  de  pis  pour  un  gouvernement,  c'est 
de  résider  dans  un  corps-de-gardo.  Tel  est  cependant  le  sort  nécessaire  des 
gouvernemens  qui  vivent  en  face  des  émeutes. 

Le  sentiment  que  nous,  venons  d'indiquer  a  éclaté  fort  énergiquement  dans 
les  paroles  de  M.  Segun  d'Aguesseau  dès  la  seconde  séance  de  l'assemblée  lé- 
gislative. M.  Ségur  d'Aguesseau  ne  demande  pas  mieux  que  de  crier  vive  la  ré- 
publique! mais  il  y  aune  république  qui  se  crie  à, Paris  par  les  voix  tyranniques 
de  l'émeute;  c'est  cette  république-là  que  M.  Ségur  d'Aguesseau  repousse.  Il  y. a 
une  autre  république,  celle  qu'accepte  la  volonté  libre  et  réfléchie  des  départe- 
mens; c'est  celle-là,  la  république  de  la  liberté,  que  veut  M.  Ségur  d?Aguesseau. 
On  a  crié  au  girondinisme!  Au  moins  ces  girondins-là,  ne  commencent  pas  par 
pactiser  avec  la  montagne.  Cela,  nous  donne  bonne  espérance  pour  leurs  tètes  et 
pour  les  nôtres. 

La  séance  du  29  a  montré  quel  était  le  sentiment  de  la  nouvelle  majorité.  La 
séance  d'hier  a  montré  quel  était  aussi  le  caractère  de  la  nouvelle  minorité. 
Nous  ne  voulons  pas  l'accuser  de  violence  préméditée  :  nous  ne  croyons  pas 
qu'elle  veuille  rendre  les  discussions  impossibles;  mais  nous  croyons  que,  dans 


876  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

la  nouvelle  minorité,  la  nature  l'emporte  sur  la  volonté.  Il  nous  est  permis  de 
supposer  que,  parmi  les  membres  de  la  montagne,  il  n'y  en  a  pas  beaucoup  qui 
se  fussent  préparés  dès  long-temps  à  la  vie  politique.  Ils  s'étaient  fait  peut-être 
une  autre  vocation;  ils  avaient  plus  de  goût  pour  la  vie  à  ci.  1  ouvert  que  pour 
la  vie  de  cabinet  ou  de  chambre.  Il  leur  sera  donc  difficile  de  prendre  prompte- 
ment  les  habitudes  qui  rendent  la  délibération  possible.  Il  y  a  dans  le  monde 
bien  des  moyens  de  soutenir  son  avis,  depuis  les  syllogismes  de  l'école  jus- 
qu'au ceste  et  au  pugilat  de  l'antiquité,  St*ns  oublier  les  coups  de  fusil;  mais  il 
est  évident  que  ces  divers  modes  d'argumentation  ne  sont  pas  tous  de  mise  dans 
le  même  lieu  et  dans  le  même  temps.  Il  a  toujours  semblé  que  les  argumens 
devaient  s  appareiller  selon  leur  nature  et  s'accommoder  aux  diverses  enceintes; 
aussi  les  syllogismes  s'appareillent  ordinairement  aux  syllogismes,  et  se  placent 
mieux  dans  une  école  ou  dans  une  salle  de  délibération  que  dans  une  place 
publique.  Le  pugilat,  au  contraire,  et  le  ceste  convenaient  mieux  aux  cirques 
antiques.  Les  coups  de  fusil,  enfin,  sont  réservés  aux  champs  de  bataille  et  aux 
rues,  helas!  de  nos  villes  désolées  par  la  guerre  civile.  C'est  une  expérience 
nouvelle  que  d'essa^  er  de  mettre  dans  la  même  enceinte  ces  divers  modes  de  rai- 
sonnement, et  nous  craignons  qu'ils  n'aient  de  la  peine  à  vivre  ensemble.  11  y 
a  donc  pour  l'assemblée  législative  une  question  qui  n'avait  pas  encore  été  posée 
àl'ouveiture  des  assemblées  délibérantes  :  c'est  de  savoir  si  elle  a  le  tempéra- 
ment dehbératif ,  si,  en  un  mot,  elle  peut  délibérer. 

Nous  n'avons  pas  parlé  jusqu'ici  des  combinaisons  ministérielles  et  nous  n'en 
parlerons  pas.  iNous  attendons  que  le  Moniteur  se  soit  expliqué.  Jusque-là,  à 
quoi  bon  l'aire  des  conjectures,  exprimer  des  préférences  ou  des  répugnances? 
Tout  cela  sème  la  zizanie,  et  nous  avons  tous  besoin  d'union.  Quant  à  nous,  le 
ministère  que  nous  voulons  est  le  ministère  qui  aimera  assez  la  loi  pour  la  faire 
exécuter,  le  ministère  qui  sera  fort  par  la  loi  et  pour  la  loi,  et  qui  aura  une  épée 
à  mettre  auprès  du  scrutin  de  l'assemblée  législative  pour  la  défendre  coutre  un 
15  mai.  Croire,  en  effet,  que  les  gens  du  15  mai  ne  viendront  pas  un  jour  ou 
l'autre  tàter  le  pouls  à  l'assemblée  législative,  c'est  une  grande  erreur.  Ils  y 
viendront  :  ce  jour-là,  il  ne  faut  pas  qu'il  y  ait  pour  fermer  les  portes  de  l'as- 
semblée un  général  du  peuple,  mais  un  général  de  la  loi. 

Nous  nous  apercevous,  en  linissant,  que  nous  n'avons  rien  dit  de  notre  expé- 
dition d'Italie;  mais  qu'en  dire?  Si  nous  nous  avisons  d'en  approuver  les  pre- 
mières pensées  et  les  premières  opérations,  on  ne  manquera  pas  de  dire  qu'alors 
nous  en  blâmons  la  seconde  pensée;  et  si  nous  approuvons  la  seconde  pensée, 
Dieu  sait  à  quoi  nous  nous  exposons  pour  la  troisième  pensée!  Avec  une  expé- 
dition dont  le  milieu  desavoue  le  commencement  et  dont  la  fin  désavouera  sans 
doute  le  milieu,  que  faire,  sinon  se  taire,  quand  oa  ne  veut  pas  faire  d'opposi- 
tion, et  quand  on  est,  comme  nous,  décidé  à  être  de  l'avis  du  ministère,  pourvu 
qu'il  en  ait  un  et  qu'il  n'en  ait  pas  trois?  Nous  prendrons  donc  le  parti  d'atten- 
dre le  dénoùment  et  le  dernier  avis  du  ministère,  afin  d'être  sûrs  de  ne  l'avoir 
pas,  malgré  nous,  contredit  en  le  suivant. 


REVUE.   —  CHRONIQUE.  877 

—  La  crise  dans  laquelle  se  débat  l'Europe  orientale  vient  d'entrer  dans  une 
phase  nouvelle  où  les  parties  intéressées  ont  dû  formuler,  avec  plus  de  franchise 
et  de  clarté,  leurs  prétentions  et  leurs  desseins.  Une  convention  entre  le  czar  et 
le  sultan,  au  sujet  des  principautés  danubiennes,  donne  à  l'armée  russe  la  li- 
berté d'action  et  la  sécurité  dont  elle  avait  besoin  pour  tenir  parole  à  l'empereur 
d'Autriche.  En  revanche,  les  Magyars  ont  brûlé  leurs  vaisseaux,  ils  ont  rompu 
avec  la  dynastie  de  Habsbourg;  ils  ont  proclamé  leur  indépendance,  sauf  à  être 
dès  maintenant  assez  embarrassés  de  cette  indépendance.  Nous  remercions  les 
Magyars  de  nous  avoir  appris  ce  qu'ils  veulent  dans  leurs  rapports  avec  l'Au- 
triche, après  nous  avoir  tenus  dans  le  doute  depuis  tantôt  une  année  de  guerre. 
Us  voulaient  l'indépendance  qu'ils  ont  naguère  refusée  des  mains  de  la  France 
impériale;  les  voilà  libres  et  armés,  debout  sur  le  sol  magyar.  «  C'est  là,  sui- 
vant le  plus  populaire  de  leurs  poètes,  qu'il  faut  vivre  ou  qu'il  faut  mourir.  » 
Nous  avions  toujours  prié  le  ciel  de  détourner  de  leurs  têtes  cette  grande  alterna- 
tive, dans  la  crainte  d'une  calamité  qui  fût  pour  eux  la  dernière;  mais  le  sort  en 
est  jeté,  et  nous  ne  pouvons  plus  que  contempler  avec  sympathie  les  vicissitudes 
de  leur  fortune. 

Un  grand  intérêt  se  trouve  désormais  engagé  dans  leur  cause,  c'est  celui 
d'une  autre  nation  sur  la  tombe  de  laquelle  la  diplomatie  a  chanté  plus  d'une 
fois  la  prière  des  morts,  et  qui  pourtant  n'a  point  perdu  tout  espoir  ni  tout 
moyen  de  revivre.  Bien  que  le  corps  de  la  nation  polonaise  n'ait  point  en- 
core reçu  le  branle,  et  que  cette  révolution,  venue  trop  vite,  doive  peut-être 
se  voir  étouffée  dans  son  germe,  nous  suivons  l'émigration  polonaise  avec  cu- 
riosité, quelquefois  avec  tristesse,  dans  ses  efforts  souvent  irréfléchis,  toujours 
impétueux,  pour  rallumer  le  foyer  d'une  nouvelle  insurrection  nationale.  Nous  dé- 
plorons vivement  les  défauts  de  cette  race  de  raisonneurs  indisciplinés,  et  cepen- 
dant il  faut  bien  admirer  la  vitalité  qu'elle  a  su  conserver  sous  le  poids  de  tant  de 
longues  catastrophes.  Les  Polonais  donnent  à  l'Europe  un  sentiment  de  ce  que 
peut  pour  le  bien  et  pour  le  mal  l'émigration  polonaise  avec  ses  griefs  si  patrio- 
tiques et  son  cœur  si  justement  ulcéré. 

C'est,  aux  yeux  de  l'Europe  libérale,  la  principale  importance  de  la  question 
hongroise,  de  contenir  aujourd'hui  la  question  de  Pologne.  Les  Magyars,  en 
reconnaissance  des  services  rendus  à  leur  cause  par  Bem  et  Dembinski,  semblent 
avoir  accepté  cette  solidarité  avec  toutes  ses  conséquences.  Un  égoïsme  prudent 
aurait  pu  leur  conseiller  une  transaction,  un  accommodement  avec  l'Autriche; 
ils  ont,  comme  toujours,  agi  d'enthousiasme,  et  si  l'enthousiasme  inspire  par- 
fois des  folies,  il  dicte  aussi  quelquefois  des  résolutions  généreuses.  Dans  toutes 
les  occasions  où  les  Magyars  ne  se  laissent  point  entraîner  par  leur  funeste  ma- 
nie de  dominateurs  et  de  conquérans,  ils  sont  généreux  :  à  défaut  du  sang-froid, 
accordons-leur  du  moins  cette  qualité,  pour  laquelle  ils  n'ont  d'égaux  que  dans 
la  race  espagnole. 

M.  Kossuth  a  donc  franchi  le  Rubicon;  la  diète  de  Debreczin  a  prononcé  la  dé- 
chéance de  la  maison  de  Habsbourg;  elle  a  brisé  tous  les  liens  qui  rattachaient 
la  Hongrie  à  l'empire  d'Autriche;  elle  a  replacé  le  royaume  de  saint  Etienne  dans 
la  famille  des  peuples  indépendans  :  en  face  de  la  Russie  et  de  l'Autriche  coa- 
lisées, la  diète  a  remis  le  destin  tout  entier,  la  vie  ou  la  mort  de  la  race  magyare 

TOME  II.    —   SUPPLÉMENT.  56 


878  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

au  jugement  des  armes.  «  Dieu  cstavec  nods,  »  dit  souvent  M.  Kossuth  aux  pay- 
sans qu'il  passionne  par  sfes  improvisations  dithyrambiques.  «Dieu  est  jjvcc 
nous,  dit  atissi  l'empereur  de  Russie,  notre  but  est  saint.  »  Dans  I  intention  de 
rendre  plus  certaine  cette  protection  divine,  la  diplomatie  russe  redouble  d'ac- 
tivité auprès  des  divers  cabinets  de  l'Europe.  Pendant  qu'elle  reconnaît  la  répu- 
blique française,  elle  tente  à  Constantinople  un  suprême  effort  pour  désinté- 
resser la  Turquie  à  ben  compte  dans  les  affaires  de  l'Autriche. 

On  sait  comment  a  échoué  une  première  proposition  du  général  Grabbe  en 
vertu  de  laquelle  les  détroits  eussent  été  ouverts  à  la  marine  militaire  de  la  Rus- 
sie dans  l'intérêt  d'une  alliance  étroite  entre  le  czar  et  le  sultan.  Cette  proposi- 
tion a  été  repoussée  catégoriquement  et  vivement.  Le  général  Grabbe  cependant, 
à  la  vue  de  l'incertitude  de  la  diplomatie  anglo-française,  ne  s'est  point  tenu  pour 
battu.  Avec  l'aisance  d'un  diplomate  qui  ne  se  déconcerte  point  pour  une  dé- 
faite, il  s'est  Contenté  de  quitter  le  terrain  sur  lequel  il  avait  reçu  cet  échec,  afin 
d'agir  sur  un  autre  point.  Le  divan  ne  demandait  pas  mieux  que  de  repousser 
de  nouveau  toute  convention  qui  engagerait  sa  politique,  à  la  condition  pour- 
tant que  les  cabinets  amis,  la  France  et  l'Angleterre,  feraient  quelque  effort 
pour  sauvegarder  le  principe  de  la  suzeraineté  ottomane  dans  les  principautés 
du  Danube;  mais,  les  deux  cabinets  ayant  fini  par  déclarer  ou  par  laisser  voir 
clairement  qu'ils  regardaient  la  lutte  de  la  suzeraineté  et  du  protectorat  comme 
une  question  de  traités  entre  le  sultan  et  le  czar,  et  non  comme  une  question  de 
droit  des  gens  européen,  le  divan  devait  accueillir  toute  pensée  d'arrangement 
qui  garantirait  l'évacuation  des  principautés  et  éloignerait  ainsi  une  bonne  fois 
les  charges  et  les  périls  d'une  occupation  indéfiniment  prolongée.  Le  général 
Grabbe  faisait  de  ce  principe  de  l'évacuation  la  base  du  nouvel  arrangement  qu'il 
offrait  de  signer.  Sans  doute  ses  propositions  étaient  de  nature  à  inquiéter  dou- 
loureusement les  populations  valaques.  Si,  en  effet,  il  stipulait  en  principe  que 
la  Valacbie  devrait  être  un  jour  évacuée,  ce  terme  n'était  pas  fixé.  Puis  le  pro- 
tectorat dont  le  joug  pesant  avait  été  le  motif  de  la  révolution  allait  toujours 
subsister.  On  promettait  assurément  aux  Valaques  une  réforme  de  leur  consti- 
tution; mais  cette  réforme  devait  s'accomplir  sous  l'influence  de  l'occupation, 
et  c'est  assez  dire  qu'elle  avait  peu  de  chances  d'être  libérale.  La  Turquie  a  cédé. 
Ce  n'est  point  sa  faute;  elle  a  constamment  lutté  pour  obtenir  des  conditions 
plus  équitables  en  faveur  de  ces  principautés  qu'elle  défend  avec  loyauté  contre 
la  terreur  et  l'oppression  des  armées  du  protectorat.  Que  la  responsabilité  en 
revienne  à  qui  de  droit;  dans  l'isolement  où  l'Europe  libérale  s'obstine  à  laisser 
la  Turquie  et  où  lord  Palmerston  semble  prendre  un  malin  plaisir  à  la  conduire,, 
elle  pouvait  difficilement  repousser  une  convention  qui,  à  défaut  d'un  gain  plus 
grand,  sauve  du  m'oins  le  principe  de  la  suzeraineté  ottomane  en  Valachie 

Pour  le  czar,  le  point  important  de  cette  sorte  de  convention,  c'est  qu'elle  lui 
permet,  sans  perdre  beaucoup  de  terrain  dans  les  principautés,  d'en  tirer  im- 
médiatement un  corps  d'armée  capable  d'agir  en  Hongrie,  tandis  qu'un  autre 
corps  de  trente  mille  hommes  reste  en  observation  sur  la  frontière  de  la  Tran- 
sylvanie jusqu'à  la  pacification  de  cette  principauté.  L'influence  russe  eût 
pu  perdre  là  une  grande  bataille  après  son  premier  échec;  elle  a  remporté,  au 
contraire,  un  avantage  dont  l'armée  magyaro-slave  ressent  dès  aujourd'hui  le 


REVUE.    —  CHRONIQUE.  870 

contrecoup.  Les  Valaques  paient  ainsi  les  premiers  frais  de  l'intervention  russe 
en  Autriche,  et  la  Turquie,  dont  les  Hongrois  attendaient  peut-être  la  bienveil- 
lance et  l'appui  moral,  est  réduite  à  se  prêter  aux  combinaisons  qui  leur  sont 
hostiles. 

Après  les  paroles  belliqueuses  de  M.  Drouyn  de  Lhuys  en  faveur  de  la  Hon- 
grie, on  a  pu  s'attendre  à  voir  du  moins  une  résistance  organisée  à  Constan- 
tinople  pour  protéger  le  divan  contre  cette  fatalité  non  pourtant  inexorable  de 
"influence  russe.  L'attente  était  illusoire  :  si  l'on  a  défendu  la  position  que  la 
fortune  offrait  à  la  Turquie  et  à  ses  alliés,  on  ne  l'a  défendue  qu'avec  mollesse, 
et  cette  profonde  et  persévérante  prudence  que  nous  admirons  avec  une  patrio- 
tique douleur,  cette  habileté  moscovite  non  encore  assez  tyen  comprise,  nous  a 
montré  une  fois  de  plus  ce  qu'elle  peut  contre  l'inexpérience  et  la  timidité  de  notre 
diplomatie.  Les  obstacles  ont  donc  été  écartés  par  la  Russie,  et  une  nouvelle  car- 
rière s'ouvre  en  Autriche  à  l'activité  de  son  cabinet.  Nous  sommes  persuadés 
qu'il  compte  pour  vaincre  tout  autant  sur  cette  même  prudence  traditionnelle 
dont  il  est  si  remarquablement-doué  que  sur  la  force  des  armes.  Ses  moyens 
d'aeiion  en  Hongrie  sont  politiques  autant  que  militaires.  Le  principal  est  dans 
cette  terrible  machine  de  guerre  qu'on  est  convenu  d'appeler  le  panslavisme. 
Opprimés  naguère  par  les  Magyars,  trahis  hier  par  le  cabinet  de  Vienne,  in- 
quiets d'un  avenir  qui  se  présentait  à  eux  plein  d'éclat  le  jour  où  «fellachich 
sauvait  l'empire  et  faisait  un  empereur,  les  SJaves  autrichiens,  en  général,  en- 
visagent jusqu'à  nouvel  ordre,  avec  une  égale  défiance,  le  triomphe  des  Magyars 
et  celui  des  Autrichiens.  «  Nous  avpns  prophétisé,  dit  un  journal  de  la  Croatie, 
que  si  la  diète  constituante  de  ftremsier  était  dissoute,  il  n'y  aurait  plus  jamais 
d'autre  diète  autrichienne.  Nous  l'ayons  dit  et  nous  le  répétons,  la  charte  oc- 
troyée sera  mise  comme  épitaphe  sur  le  tombeau  de  la  monarchie....  Celui  qui 
se  noie  s'accroche  môme  à  un  rasoir,  dit  notre  proverbe  croate.  Depuis  les 
triomphes  de  Dembinski,  la  cour  a  vite  changé  de  langage  vis-à-vis  de  nous. 
■Effort  inutile!  car  le  fatal  trop  tard,  avec  Iputes  ses  lugubres  conséquences,  est 
sorti  de  nos  cœurs  désespérés.  »  En  Bphèfne,  les  efforts  de  l'Autriche  sont  les 
mêmes,  pt  le  langage  des  populations  ressemble  aussi  très  fort  à  celui  des 
Croates.  «  Aux  sollicitations  du  cabinet,  dit  une  feuille  de  Prague,  nous  et  les 
nôtres  nous  n'avons  à  répondre  que  par  le  silence  et  l'indignation.  Nous  qui 
seuls  empêchâmes  aux  jours  d'octobre  notre  nation  de  marcher  en  masse  contre 

.  Vienne,  nous  qui  seuls,  jusqu'à  présent,  ppssédions  la  confiance  de  nos  conci- 
toyens, nous  sommes  réduits  à  céder  maintenant  la  place  à  nos  rivaux  politiques, 
sans  pouvoir  leur  qpppser  autre  plmse  qu'un  sombre  silence.  »  Tels  sont  les  sen- 
ti mens,  telle  est  l'attitude  de  ces  mêmes  peuples,  qui  avaient  embrassé  avec 
tant  d'ardeur  et  d'enthousiasme  Ja  cause  de  l'Autriche. 

Si  M.  Kossuth  avait  eu  la  prudence  d'accorder  aux  Slaves  le  principe  de  l'éga- 
lité internationale  qui  tue  les  Magyars  comme  peuple  conquérant  et  domina- 
teur, mais  qui  les  sauve  cqmmp  race,  la  colère  des  Slaves  du  nord  et  du  sud 
contre  l'Autriche  pouvait  tpurner  au  profit  de  l'insurrection  hongrpise;  mais 
}es  Magyars,  très  loyaux  pourtant  envers  les  Polonais,  n'ont  point  encore 
accompli  ce  sacrifice  si  coûteux  à  leur  anipur-propre,  malgré  les  sollicita- 

4\ms  incessantes  des  Polonais  et  de  tous  les  slavis,tes  libéraux,  et,  tant  qu'il  y 


880  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

aura  à  cet  égard  V ombre  d'un  doute,  il  n'est  point  d'alliance  possible  entre  les 
Magyars  et  les  Slaves.  Plutôt  l'appui  des  Russes  que  le  joug  des  Magyars  ou  des 
Allemands!  c'est  le  cri  mille  fois  déplorable  qui  n'est  pas  encore  dans  toutes  les 
bouches,  mais  qui  est  déjà  au  fond  de  toutes  les  consciences.  En  face  de  ces  po- 
pulations irritées,  qui  veulent  à  tout  prix  jouer  désormais  un  rôle,  combien 
l'influence  du  panslavisme  armé  ne  devient-elle  pas  puissante!  Quoi  de  plus 
facile  à  la  Russie,  tout  en  défendant  le  jeune  empereur  autrichien,  que  de  se  pré- 
senter aux  Slaves  sous  cette  apparence  de  protectrice  qui  lui  a  si  grandement 
réussi  depuis  un  siècle  dans  les  affaires  de  l'empire  ottoman  !  Quoi  de  plus  aisé 
pour  le  czar,  à  l'aide  de  cette  vaste  et  hardie  propagande  qui  sait  si  bien  em- 
prunter le  langage  convenable  à  toutes  les  circonstances,  que  d'exploiter  cette 
grande  crise  du  slavisme  chez  les  populations  déroutées  de  la  Hongrie  méridio- 
nale! C'est  pour  l'Europe  le  côté  vraiment  périlleux  de  l'intervention  russe.  La 
langue  illyrienne,  plus  rapprochée  du  russe  que  le  polonais  et  le  tchèque,  est 
parlée  jusqu'aux  portes  de  Venise  et  aux  rochers  du  Tyrol.  Dans  l'état  présent 
des  esprits,  par  suite  de  l'aveugle  orgueil  desMagyars  et  de  la  politique  inintel- 
ligente de  l'Autriche,  l'influence  russe  a  le  champ  ouvert,  et  peut-être  un  jour 
aura-t-elle  le  chemin  libre  jusqu'au  pied  des  Alpes.  Qu'on  le  remarque  donc 
bien,  l'intervention  de  la  Russie  en  Autriche  n'est  point  dangereuse  simplement 
parce  qu'elle  consolide  l'alliance  des  deux  cabinets  long-temps  amis,  parce 
qu'elle  se  montre  plus  ou  moins  menaçante  pour  la  révolution  européenne,  parce 
qu'elle  entraîne  du  même  coup  la  Turquie  et  la  Prusse  dans  le  mouvement  de 
la  politique  moscovite;  elle  est  dangereuse  principalement  parce  qu'elle  fournit  à 
la  Russie  le  moyen  d'être  utile  à  des  peuples  qui  lui  sont  unis  parle  lien  de  race 
si  puissant  dans  l'Europe  orientale,  et  qu'elle  met  le  czar  en  position  de  faire 
acte  d'empereur  slave.  Que  faut-il  pour  lui  arracher  des  mains  ce  grand  instru- 
ment de  conquête?  Une  victoire  décisive  de  l'armée  hongroise  et  une  alliance  des 
Magyars  avec  les  Serbes,  les  Croates  et  les  Tchèques  sous  la  médiation  de  la 
Pologne;  cette  victoire  et  cette  alliance,  on  ne  peut  pas  les  espérer.  Au  reste,  et 
quelle  que  doive  être  l'issue  de  la  guerre  actuelle,  la  question  ne  sera  pas  résolue 
de  si  tôt;  elle  contient  dans  son  sein  le  germe  de  bien  d'autres  guerres. 

Après  tout,  ce  mot  de  guerre  n'a  plus  rien  qui  nous  émeuve,  tant  nous  avons 
pris  l'habitude  de  l'entendre  depuis  un  an  de  loin  et  de  près.  La  paix,  le  calme 
des  esprits,  pourraient  seuls  nous  surprendre;  mais  quel  état  sur  notre  continent 
nous  présente  aujourd'hui  ce  spectacle?  Si  l'Angleterre,  avec  ses  fortes  tradi- 
tions de  liberté  constitutionnelle,  fait  face  avec  bonheur  aux  difficultés  du  temps 
présent,  elle  a  aussi  ses  préoccupations  au  dedans  et  au  dehors,  et  il  n'y  a  peut- 
être  en  ce  moment  dans  le  monde  que  la  jeune  Amérique  du  Nord  qui  ose  en- 
visager l'avenir  avec  une  pleine  sécurité.  Heureux  pays,  qui  ne  trouve  point  de 
plus  grave  sujet  d'émeute  qu'un  engouement  de  théâtre  et  une  rivalité  de  tra- 
gédiens! Que  cette  tranquillité  laborieuse  et  féconde  soit  le  partage  d'une  ré- 
publique démocratique,  c'est  un  fait  dont  nous  aimons  à  nous  réjouir  comme 
d'un  phénomène  rassurant  pour  ceux  qui  ont  la  perspective  de  vivre  sous  le  ré- 
gime de  la  démocratie  républicaine.  Il  est  vrai ,  l'Amérique  du  Nord  est  placée 
physiquement,  par  la  nature  même,  dans  des  conditions  sociales  qui  ne  sont 
point  celles  de  notre  sol  encombré,  et  elle  possède  des  institutions  mieux  appro- 


REVUE.    —  CHRONIQUE.  881 

priées  que  les  nôtres  à  leur  but,  assez  larges  et  assez  fortes  pour  se  prêter  aux 
divers  besoins  du  progrès  et  de  la  conservation.  La  société  américaine  est  de- 
puis long-temps  entrée  dans  la  pratique  de  la  démocratie  constitutionnelle,  tan- 
dis que  nous  autres,  avec  tous  nos  efforts,  nous  ne  parvenons  point  à  sortir  des 
usages  de  la  démocratie  révolutionnaire.  L'exemple  de  l'heureuse  tranquillité 
de  l'Amérique  septentrionale  est  donc  rassurant,  sans  être  décisif.  11  peut,  en 
tout  cas,  nous  profiter  en  nous  éclairant.  Ainsi  les  liens  qui  ont  rattaché  la 
France  à  ce  pays  dès  son  origine  se  resserrent  aujourd'hui  d'eux-mêmes,  par 
cette  circonstance  nouvelle  d'une  conformité  de  constitution  politique. 

En  songeant  à  ces  grands  intérêts  matériels  et  moraux,  nous  nous  deman- 
dons avec  quelque  surprise  pourquoi  l'on  a  si  peu  fait  jusqu'à  présent  pour 
rendre  plus  étroites  les  relations  de  la  France  avec  l'Amérique  du  Nord.  Com- 
ment expliquer,  en  effet,  que,  dans  une  situation  internationale  si  propre  à  de 
nombreux  et  constans  rapports,  la  France  ne  soit  point  encore  reliée  aux  États- 
Unis  par  une  voie  de  communication  directe  et  régulière?  Le  gouvernement 
monarchique,  dans  la  dernière  année  de  son  existence,  s'était  préoccupé  de  la 
création  de  ces  paquebots  transatlantiques  dont  le  projet,  déjà  ancien,  avait  eu 
tant  de  peine  à  aboutir.  Peut-être  n'a-t-on  pas  oublié  que  des  fonds  d'encou- 
ragement avaient  été  votés  par  les  chambres  pour  la  compagnie  qui  se  char- 
geait de  l'entreprise.  Deux  paquebots  ont  accompli  le  voyage;  le  troisième  est 
rentré  au  port  après  avoir  fait  huit  lieues  en  mer,  et  l'entreprise,  soit  inin- 
telligence, soit  mauvais  vouloir,  n'a  pas  eu  d'autres  suites.  Il  nous  semble  qu'il 
appartiendrait  au  gouvernement  nouveau  de  porter  son  attention  sur  un  intérêt 
si  grave.  Le  manque  de  communication  directe,  régulière  et  rapide  entre  le 
Havre  et  New- York  gêne  et  peut  même  paralyser,  sous  de  certains  aspects,  les 
rapports  que  ces  deux  grandes  sociétés  ont  tant  de  raisons  de  multiplier.  Les 
Américains,  pour  leur  compte,  sont  parfaitement  convaincus  des  excellentes 
conséquences  qu'amènerait  l'établissement  d'une  ligne  transatlantique,  et,  en 
date  du  \  avril,  la  législature  de  l'état  de  New- York  a  autorisé  la  constitution 
d'une  compagnie  qui  se  propose  de  tenter  à  son  tour  l'entreprise  si  malheureu- 
sement conduite  par  la  compagnie  française.  Nos  commerçans  se  laisseront-ils 
devancer?  Le  gouvernement  ne  trouvera-t-il  point  quelque  moyen  de  provoquer 
leur  émulation  en  imitant,  au  besoin,  celui  des  États-Unis,  qui  assure  à  la  com- 
pagnie de  New-York  une  allocation  de  375,000  francs  pour  le  transport  régulier 
de  la  malle?  N'aurons-nous  pas  enfin  assez  de  hardiesse  et  de  résolution  pour 
en  finir  avec  cet  état  de  choses  d'aujourd'hui ,  dans  lequel  nous  sommes  à  la 
merci  de  l'Angleterre  pour  toutes  nos  communications  avec  l'Amérique?  Nous 
avons  lieu  de  croire  que  c'est  une  des  préoccupations  constantes  du  ministre 
de  France  à  Washington,  M.  Poussin ,  dont  les  écrits  fort  appréciés  montrent 
une  vive  intelligence  des  avantages  diplomatiques  et  commerciaux  que  la  France 
devrait  tirer  de  relations  plus  suivies  avec  l'Amérique  septentrionale.  L'expé- 
rience qu'il  a  des  intérêts  et  des  hommes  de  cette  république  et  l'activité  qu'il 
porte  dans  l'accomplissement  de  sa  mission  nous  autorisent  à  espérer  que  sa 
présence  aux  États-Unis  ne  restera  point  stérile.  Le  temps  des  ambassades  d'ap- 
parat est  passé,  et  puisque  nous  sommes  représentés  à  Washington  par  un  homme 
de  connaissances  spéciales,  il  serait  malheureux  que  ce  ne  fût  point  pour  y 


882  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

traiter  des  questions  sérieuses  d'utilité  internationale.  Nous  n'ignorons  point  les 
embarras  dont  le  gouvernement  est  assailli  :  ceux  du  ministère  des  affaires 
étrangères  sont  particulièrement  grands;  mais,  à  notre  avis,  il  n'est  point  encore 
chez  nous  de  difficulté  qui  soit  assez  impérieuse  pour  faire  oublier  les  intérêts 
que  nous  signalons  ici  au  département  des  affaires  étrangères.  Pour  mieux  dire, 
en  présence  d^s  agitations  qui  tendent  à  fermer  peut-être  pour  long-temps  les 
débouchés  du  continent  à  notre  commerce,  nous  tenons  pour  plus  pressante  que 
jamais  la  nécessité  de  développer  et  de  faciliter  du  coté  de  l'Amérique  le  mou- 
vement de  nos  exportations;  au  milieu  des  incertitudes  de  nos  alliances  euro- 
péennes et  des  obstacles  que  rencontre  chaque  jour  notre  diplomatie  sur  le  ter- 
rain du  vieux  monde,  nous  regardons  comme  admirablement  opportuns  et 
prévoyans  les  efforts  qui  seront  faits  pour  resserrer  cette  ancienne  et  naturelle 
amitié  de  la  France  avec  le  Nouveau-Monde.  C'est  à  Washington  surtout  que 
la  France  peut  être  républicaine,  et  les  opinions  ne  sauraient  être  partagées  sur 
la  convenance  d'une  amitié  internationale  si  manifestement  justifiée  par  la  com- 
munauté des  intérêts  et  des  principes. 


Parmi  les  plus  tristes  symptômes  de  notre  époque  troublée,  ne  faut-il  pas 
compter  le  silence  des  poètes?  11  y  a  quelques  années,  la  critique  pouvait  à  boa 
droit  signaler  et  regretter  même  une  trop  grande  diffusion  de  l'inspiration  poé- 
tique; aujourd'hui,  il  n'en  est  plus  ainsi.  A  ceux  qui  nous  reprocheraient  de  pu- 
blier trop  peu  de  vers,  nous  pourrions  répondre  que  la  faute  en  est  surtout  aux 
poètes,  qui  nous  refusent  trop  souvent  l'occasion  de  les  accueillir.  En  attendant 
que  le  calme  nous  ramène  les  muses,  voici  d'aimables  stances  qui  nous  arrivent 
sans  signature  du  fond  de  la  province,  et  il  nous  a  paru  qu'il  y  aurait  quelque 
charme  à  respirer,  dans  notre  atmosphère  fiévreuse,  cette  fraîche  boufTée  des 
campagnes  normandes. 


ESQUISSES  NORMANDES.  -  LE  MOULIN. 

Je  connais  un  joyeux  moulin 

Sur  la  colline  verte; 
Sa  porte,  loin  du  grand  chemin, 

Reste  toujours  ouverte. 

On  y  voit  entrer,  à  midi , 

Garçons  et  jeunes  filles, 
Et  les  vieux,  d'un  pas  alourdi, 

Armés  de  leurs  faucilles. 

La  nappe  blanche  étale  aux  yeux 
La  soupe  appétissante, 


REVUE.   —  CHRONIQUE.  883 

Les  brocs  noirs  de  cidre  mousseux, 
La  galette  fumante. 


o"- 


Et  la  meunière,  au  grand  œil  noir, 

Belle  sans  vouloir  l'être, 
Invite  chacun  à  s'asseoir 

A  ce  festin  champêtre. 

Puis,  vers  le  soir,  l'heureux  moineau, 
Niché  dans  le  vieux  lierre, 

Tient  becqueter  le  blé  nouveau 
Aux  doigts  de  la  meunière. 

De  cet  hospitalier  moulin 

Agent  toujours  fidèle, 
Le  vent  accourt  chaque  matin 

Faire  tourner  son  aile. 

A  son  tic-tac  l'oiseau  s'enfuit, 

L'herbe  sèche  frissonne, 
Et  je  ne  sais  quel  léger  bruit 

Dans  la  chambre  résonne. 

C'est  le  moment  où  tous  les  yeux 
S'entr'ouvrent  pour  sourire. 

Pourquoi  chacun  est-il  heureux? 
Ah!  qui  pourrait  le  dire? 

Pour  moi,  si  j'aime  ce  séjour, 

Ce  n'est,  je  vous  le  jure, 
Ni  séduit  par  toi,  fol  Amour, 

Ni  par  vous,  ô  Nature  ! 

C'est  que,  sans  apporter  de  grain 

Et  sans  humble  prière, 
L'indigent  y  reçoit  son  pain 

Des  mains  de  la  meunière. 


Jules  L, 


Il  serait  facile  de  prouver  que  la  crise  où  le  pays  est  en  ce  moment  plongé  est 
intellectuelle  autant  que  politique,  et  peut-être  pourrait-on  démontrer  aussi  fa- 
cilement que,  si  la  crise  politique  a  tant  de  gravité,  c'est  par  la  raison  que  l'in- 
telligence a  trop  vite  abdiqué  ses  privilèges  et  son  rôle.  Ce  fait  est  trop  clair 
pour  n'avoir  pas  été  saisi  par  les  hommes  considérables  de  l'Université  aux- 


884  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

quels  leurs  talens,  plus  encore  que  leurs  fonctions,  ont  donné  charge  d'ames. 
Et  cependant  pourrait-on  affirmer  que  renseignement  réponde  aujourd'hui  aux 
vastes  nécessités  de  sa  mission  morale?  L'enseignement  philosophique  surtout 
manque  à  la  jeunesse  inquiète  de  notre  fiévreuse  époque.  Peut-être  y  a-t-il  plus 
qu'on  ne  suppose  de  cœurs  ouverts  pour  recevoir  les  vérités  substantielles  et 
fortes  que  l'on  venait,  vers  la  fin  de  la  restauration  ou  au  lendemain  de  1830, 
chercher  au  pied  des  chaires  de  la  Sorbonne  et  du  Collège  de  France.  Peut-être 
y  aurait-il  moins  d'indifférence  que  l'on  n'imagine  pour  les  hommes  qui,  dans 
ces  chaires  redevenues  vivantes,  oseraient  parler  de  devoir  et  de  destinée  hu- 
maine avec  l'autorité  de  la  science.  Pourquoi  donc  ce  spectacle  consolant  nous 
est-il  refusé?  Ce  ne  sont  point  les  hommes  qui  manquent.  Non ,  et,  Dieu  merci, 
les  mêmes  professeurs  qui  étaient  en  1830  entourés  d'une  si  grande  et  si  légi- 
time popularité  sont  encore  parmi  nous.  Pour  ne  citer  que  celui  dont  les  leçons 
nous  paraîtraient  le  plus  nécessaires  comme  remède  à  l'anarchie  intellectuel!' 
d'à-présent,  nous  nommerons  M.  Cousin.  Parmi  les  hommes  de  cette  laborieux 
et  vive  génération  qui  arriva  à  la  suite  de  nos  grandes  guerres  européens 
M.  Cousin  est  aussi  l'un  des  esprits  les  plus  jeunes  et  les  plus  capables  de  i. 
trouver,  en  face  des  sophismes  contemporains,  l'ardeur  avec  laquelle  il  corn 
battait  naguère  contre  d'autres  erreurs.  Une  merveilleuse  vivacité  se  rencontr 
unie  en  lui  à  l'étendue  de  l'intelligence,  et  il  possède,  avec  les  dons  précieux  de 
l'écrivain  éminent,  le  charme  et  la  puissance  d'une  parole  éloquente.  C'est  à 
M.  Cousin  qu'il  appartiendrait  plus  qu'à  personne  de  poser  sous  leur  nouvel 
aspect  les  questions  philosophiques  sur  lesquelles  la  société  sent  par  instinct  le 
besoin  d'être  promptement  et  grandement  éclairée. 

Une  semblable  résolution  ne  nous  plairait  pas  seulement  parce  qu'elle  serait 
hardie  et  généreuse,  mais  parce  qu'elle  servirait  encore  d'encouragement  à  ces 
mêmes  professeurs  qui  partagèrent  autrefois  avec  M.  Cousin  les  faveurs  de  l'opi- 
nion, et  que  les  affaires  ont  détournés  de  leur  but  scientifique.  Oui,  il  y  a  parmi 
les  hommes  qui  comptent  encore  comme  titulaires  à  la  Sorbonne  des  noms  na- 
guère applaudis,  que  nous  aimerions  à  retrouver  aux  premiers  rangs  de  l'en- 
seignement. N'est-ce  pas  d'eux,  en  effet,  que  l'on  pourrait  dire  :  Leur  silence  est 
«ne  calamité  publique?  C'est  une  calamité  d'autant  plus  déplorable  que  le  don 
d'attirer  et  de  passionner  la  jeunesse  semble  être  depuis  quelques  années  le  pri- 
vilège des  esprits  faux  et  des  intelligences  apocalyptiques.  On  ne  peut  constater 
qu'un  petit  nombre  d'exceptions  brillantes,  de  voix  courageuses,  qui  ont  con- 
tinué de  se  faire  entendre  au  milieu  du  tumulte  de  nos  passions  politiques. 
Nous  aurons  plus  d'une  fois  l'occasion  de  revenir  sur  ce  sujet.  Nous  n'avons 
voulu  aujourd'hui  qu'indiquer,  parmi  tant  de  questions  d'où  dépend  la  dis- 
cipline de  l'esprit  public,  celle  qui  paraît  à  la  fois  les  comprendre  et  les  domi- 
ner toutes. 


V.  de  Mars. 


LA  TRANSYLVANIE 


DEPUIS  LA  FIN  DU  DIX-SEPTIÈME  SIÈCLE  JUSQU'EN  1849. 


PREMIERE   PARTIE. 

RAPPORTS  DE  LA  TRANSYLVANIE  AVEC  LA  FRANGE. 
—  SA  RÉUNION  A  L'AUTRICHE. 


Au-delà  de  la  Hongrie,  —  entre  l'ancienne  Pologne,  la  Turquie  et  les 
principautés,  au  sein  des  monts  Karpathes,  qui  rejettent  brusquement 
le  Danube  vers  les  plaines  de  la  Valachie, — perdue  dans  ces  régions  in- 
termédiaires où  se  rencontrent  et  se  confondent  la  civilisation  de  l'Oc- 
cident et  celle  de  l'Orient,  la  Transylvanie  occupe  à  ces  limites  indé- 
cises de  deux  mondes  une  place  que  la  politique  a  faite  plus  grande 
que  la  nature.  C'est  la  Suisse  de  l'Orient;  ce  ne  sont  pas  seulement  les 
montagnes  et  l'aspect  général  du  pays,  le  courage  de  ses  habitans,  leurs 
langues  et  leurs  costumes  divers,  qui  amènent  aussitôt  cette  comparai- 
son à  l'esprit  :  c'est  surtout  la  position  qu'occupent  ces  deux  petits  pays 
au  milieu  d'empires  puissans  et  souvent  ennemis.  11  semble  que  la 
mission  de  l'un  et  de  l'autre  ait  été  de  s'interposer  entre  leurs  rivalités, 
d'empêcher  leur  choc  et  de  refouler  leur  ambition  dans  des  directions 
différentes,  comme  au  sommet  des  Alpes  et  des  Karpathes  les  eaux  et 
les  fleuves  se  divisent,  courant  ceux-ci  à  l'orient,  ceux-là  à  l'occident.  La 
tome  h.  —  15  juin  1849.  57 


886  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Transylvanie  est  un  peu  plus  grande  que  la  Suisse,  sa  population  est 
à  peu  près  la  môme;  mais  là  s'arrêtent  les  ressemblances  :  la  politique 
leur  a  fait  des  destinées  différentes.  La  Suisse,  grâce  à  la  neutralité 
que  la  sagesse  des  grandes  puissances  lui  avait  garantie,  a  conservé 
son  indépendance;  la  Transylvanie,  au  contraire,  livrée,  dès  l'origine, 
à  l'ambition  de  tous  ses  voisins,  ne  s'est  reposée  d'une  liberté  pleine  de 
périls  qu'en  abdiquant  son  indépendance  pour  devenir  une  province 
autrichienne. 

I. 

Il  y  a  environ  cent  soixante  ans  qu'un  seigneur  transylvain,  réfugié 
à  la  cour  de  Louis  XIV,  se  plaignait  du  peu  d'attention  qu'on  accordait 
en  France  aux  affaires  de  son  pays.  «  On  aurait  eu  bien  de  la  peine  il 
y  a  dix  ans,  disait-il  (I),  à  fournir  quatre  personnes  qui  eussent  quelque 
connaissance  de  la  Transylvanie.  Bien  des  gens,  à  mon  arrivée,  sem- 
blaient ignorer  jusqu'à  son  nom.  On  ne  le  prononçait  pas  sans  un  peu 
d'étonnement,  comme  si  c'eût  été  le  nom  de  quelque  province  décou- 
verte depuis  peu  au  Nouveau-Monde;  mais,  ajoute  l'émigré  transyl- 
vain pensionné  à  la  cour  de  Versailles,  comme  il  n'y  a  point  de  nation 
si  barbare  et  si  éloignée  que  le  soleil  ne  daigne  éclairer,  on  ne  doit  pas 
s'étonner  si  les  bienfaits  du  roi  Louis-le-Grand,  qui  en  prenait  sa  devise, 
nous  ont  enfin  tirés  de  notre  obscurité.  » 

A  cette  époque,  en  effet,  à  la  fin  du  xvne  siècle,  la  politique  fran- 
çaise cherchait  à  susciter  de  toutes  parts  des  ennemis  à  la  maison 
d'Autriche.  Non  content  des  champs  de  bataille  qui  lui  étaient  ouverts 
en  Flandre,  en  Allemagne,  en  Italie,  Louis  XIV  n'épargnait  aucun  sa- 
crifice pour  susciter  sur  les  derrières  des  armées  impériales,  au  sein 
même  de  l'empire,  de  puissantes  diversions.  Il  donnait  la  main  aux 
mécontens  de  Hongrie,  et,  à  défaut  des  Turcs,  qui,  depuis  la  levée  du 
siège  devienne  (1683),  perdaient  constamment  du  terrain,  il  soulevait 
les  populations  encore  à  demi  barbares  campées  à  l'extrême  frontière 
de  l'Europe  entre  la  chrétienté  et  le  mahométisme.  Tour  à  tour  atta- 
chées aux  rois  de  Hongrie  ou  aux  sultans,  ces  races  belliqueuses  chan- 
geaient sans  cesse  d'intérêts  et  d'alliances;  elles  semblaient  vouées 
par  leur  caractère,  autant  que  par  la  situation  du  pays,  au  rôle  que 
l'ambition  assignait,  dans  l'ouest  de  l'Europe,  à  la  Sardaigne,  entre  la 
maison  d'Autriche  et  la  maison  de  France.  Après  avoir  chassé  les  Turcs 
avec  les  secours  de  l'empereur,  elles  rappelaient  bientôt  les  pachas 
voisins  pour  se  garantir  des  vexations  des  troupes  impériales.  Au  mo- 
ment où  l'action  de  la  Turquie,  désormais  énervée  et  impuissante,  ne 
devait  plus  suffire  à  tenir  la  balance,  les  Transylvains  accueillirent 

(1)  Mémoires  du  comte^Bethlem  Niklos. 


LA  TRANSYLVANIE.  887 

avec  empressement  les  nouveaux  protecteurs  qui  leur  arrivaient  du 
fond  de  l'Occident.  Malgré  l'éloignement  et  la  difficulté  des  communi- 
cations, Louis  XIV  ne  cessa  d'entretenir  avec  la  Transylvanie  des  rela- 
tions de  tout  genre.  Il  y  envoyait,  par  la  Turquie,  par  Venise,  par  la 
Pologne  surtout,  avec  laquelle  les  correspondances  étaient  plus  faciles, 
des  agens,  des  officiers,  des  ambassadeurs  publics;  c'était  par  Dantzick 
qu'on  dirigeait  les  secours  d'hommes  et  d'argent;  de  là,  on  arrivait  à 
Varsovie;  enfin,  à  travers  les  défilés  et  les  précipices  qui  séparent  la 
Transylvanie  de  la  haute  Hongrie  et  de  la  Pologne,  on  pénétrait  dans 
ce  lointain  pays. 

Pendant  plus  d'un  demi-siècle  que  continuèrent  ces  relations,  la 
Transylvanie  s'habitua  à  regarder  la  France  comme  une  protectrice 
naturelle,  à  recevoir  ses  directions  et  ses  secours;  et  quand  la  fortune 
contraignit  Louis  XIV  à  la  paix,  quand  la  Transylvanie,  après  la  longue 
lutte  qu'elle  soutint  avec  la  Hongrie  contre  l'empire,  se  rangea  sous 
la  domination  autrichienne,  la  France  servit  d'asile  aux  proscrits  et 
leur  prodigua  les  bienfaits  de  son  hospitalité.  On  voit  à  chaque  instant, 
dans  les  mémoires  de  cette  époque,  les  noms  des  seigneurs  hongrois 
et  transylvains  mêlés  aux  récits  du  jour,  aux  descriptions  des  fêtes 
de  Paris  ou  de  Versailles;  le  roi  engageait  toujours  quelques-uns  de 
ces  étrangers  à  Marly;  les  princes  les  invitaient  à  leurs  chasses;  le  grand 
Condé  les  régalait  à  Chantilly  et  se  faisait  raconter  par  eux  la  manière 
de  combattre  des  Turcs.  La  mode  avait  pris  sous  son  patronage  la  bra- 
voure et  les  malheurs  de  ces  nobles  rebelles  :  on  portait  des  bottes  à 
la  transylvaine,  et  le  malheureux  comte  Zriny,  décapité  à  Neustadt, 
donnait  son  nom  à  des  vestes  brodées  dont  on  nous  vante  le  bon  goût 
et  la  richesse  (1). 

La  paix  générale  qui  suivit  la  guerre  de  la  succession  d'Espagne,  et 
plus  tard  un  nouveau  système  politique,  l'alliance  de  la  France  avec 
l'Autriche  sous  Marie-Thérèse  (1756),  changèrent  profondément  ces 
rapports.  La  solidarité  qui  existait  depuis  François  Ier  entre  l'orient  et 
l'occident  de  l'Europe  fut  rompue;  elle  avait  perdu  quelque  chose  de 
son  équité  le  jour  où  l'Espagne  était  entrée  dans  la  famille  de  nos  rois 
et  dans  le  système  français.  Quand  la  politique  autrichienne  pouvait 
avoir  une  armée  sur  les  Pyrénées,  il  était  assez  naturel  que  les  Fran- 
çais eussent  des  auxiliaires  au  pied  des  monts  Karpathes.  Des  deux 
côtés,  on  renonçait  à  s'attaquer  par  derrière;  la  Transylvanie  cessa  dès 
ce  moment  de  jouer  un  rôle  particulier  dans  les  mouvemens  de  l'Eu- 
rope. Réduite  à  n'être  qu'une  province  de  l'empire,  elle  retomba  peu 
à  peu  dans  l'isolement  et  l'obscurité.  Les  noms  lointains  et  fameux  de 

(1)  «  Le  comte  de  Guiche  et  M.  de  La  Vallière  (frère  de  la  duchesse)  vouloient  prendre 
un  habit  dont  la  parure  eût  également  de  la  magnificence  et  de  l'invention.  Du  chapeau 
jusqu'à  la  veste,  la  bizarrerie  espagnole  avoit  tout  réglé.  Le  comte  de  Serin  régnoit  à  la 
veste  avec  toutes  sortes  de  broderies.  »  (Lettres  de  Saint-Évremont,  t.  IV.) 


888  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Bethlem  Gabor,  de  Bathory,  de  Tœkély,  de  Hâkôczy,  s'éteignirent  dans 
la  mémoire  de  l'Occident;  ils  ne  retentirent  plus  hors  de  ce  rempart 
de  montagnes  où  s'enferme  la  Transylvanie,  mais  là  ils  restèrent 
comme  les  souvenirs  les  plus  chers  du  courage  et  de  l'indépendance 
nationale. 

L'insurrection  des  Hongrois,  et  tout  récemment  l'intervention  des 
Russes  en  Transylvanie,  ont,  après  plus  d'un  siècle  d'intervalle,  rappelé 
l'attention  sur  cette  contrée;  mais,  plus  encore  qu'au  temps  de  Beth- 
lem  Niklos,  la  Transylvanie  reste  cachée  pour  nous  derrière  ces  vastes 
forêts  des  temps  reculés  qui  lui  valurent  son  nom  [trans  sylvas).  Elle 
n'est  sur  aucune  des  grandes  routes  politiques  ou  commerciales  du 
monde.  Les  lignes  des  opérations  militaires  semblent  s'écarter  d'elle  et 
devoir  en  écarter  aussi  la  guerre  et  ses  fléaux.  Quand  la  Russie  s'avance 
vers  Constantinople,  ce  sont  les  principautés  et  Bucharest  qui  lui  ser- 
vent d'étapes;  de  Vienne  à  Andrinople,  la  route  directe  est  par  Bel- 
grade et  la  Servie.  La  navigation  du  Danube,  qui  a  ouvert  la  Hongrie 
aux  spéculations  du  commerce  et  à  la  curiosité  européenne,  n'a  pas 
eu  pour  la  Transylvanie  les  mêmes  résultats.  A  Orschowa ,  dernière 
forteresse  de  la  Hongrie,  vis-à-vis  la  frontière  turque,  le  fleuve,  qui 
depuis  Belgrade  se  dirigeait  de  l'ouest  à  l'est,  rencontrant  les  derniers 
contre-forts  des  monts  Karpathes,  se  détourne  tout  à  coup  vers  le  sud 
et  emporte  loin  de  la  Transylvanie,  à  travers  les  plaines  basses  et 
noyées  de  la  Valachie,  les  bateaux  à  vapeur,  les  marchandises  et  les 
voyageurs  de  l'Occident. 

Toutefois,  de  ce  que  la  Transylvanie  n'est  sur  le  chemin  de  personne, 
il  faut  se  garder  de  conclure  qu'elle  n'a  pas  tenu  une  place  importante 
dans  les  questions  européennes;  l'histoire  du  passé  prouve  le  contraire. 
De  tout  temps,  on  s'est  disputé  avec  acharnement  la  possession  de  ce 
pays.  Sans  remonter  à  Trajan  et  aux  guerres  contre  les  Daces,  nous 
le  voyons  au  moyen-âge  servir  de  champ  de  bataille  à  tous  les  puissans 
empires  au  milieu  desquels  il  est  placé.  Les  Polonais,  les  Tartares, 
les  Hongrois,  les  Turcs  et  les  impériaux  ont  tour  à  tour  envahi  ce  coin 
de  terre;  partout  restent  les  traces  ou  les  souvenirs  des  luttes  et  des 
combats  des  âges  passés.  Les  Allemands,  en  appelant  la  Transylvanie 
le  pays  des  sept  forteresses  (Siebenbiïrgeri)  (1),  ont  rendu  témoignage  du 
rôle  qu'elle  a  joué  dans  toutes  les  rencontres  des  peuples  de  l'Orient 
et  du  centre  de  l'Europe.  La  nature  même  semble  lui  avoir  assigné  ce 
rôle. 

C'est  une  sorte  de  citadelle  immense,  enceinte  de  montagnes,  qu'au- 
cune armée  ne  peut  laisser  impunément  derrière  elle.  Elle  n'est  point, 
nous  l'avons  dit,  placée  sur  les  grandes  lignes  militaires,  mais  il  faut 

(1)  On  fait  aussi  venir  ce  nom  des  sept  chefs  hongrois  qui  conquirent  le  pays,  ou  des 
sept  villes  fondées  au  pays  des  Saxons  lors  de  la  colonisation  allemande. 


LA  TRANSYLVANIE.  889 

nécessairement  se  détourner  pour  l'assiéger  et  s'en  rendre  maître 
avant  de  passer  plus  avant.  De  là  toute  l'histoire  et  les  malheurs  de 
cette  contrée.  Les  écrivains  hongrois,  frappés  de  cette  situation,  l'ap- 
pellent toujours  la  forteresse  de  la  Hongrie,  arcem  Hungariœ.  Qui  est 
maître  de  la  Transylvanie  en  effet  l'est  bientôt  de  la  Hongrie,  et  peut 
se  jeter  à  volonté  sur  les  principautés  danubiennes.  La  plus  légère 
inspection  du  pays  suffit  à  le  faire  comprendre. 

A  l'extrémité  des  plaines  marécageuses  qui  s'étendent  en  Hongrie 
entre  le  Danube  et  la  Theiss,  le  terrain  se  renfle  peu  à  peu,  monte  par 
degrés,  et  s'élève  au  niveau  des  groupes  irréguliers  que  les  Karpathes 
jettent  çà  et  là  en  dehors  de  leur  chaîne  principale.  Ces  monts  confu- 
sément entassés  et  les  hautes  vallées  qu'ils  renferment  forment  un 
plateau  d'environ  trois  cents  lieues  de  circonférence.  Si  du  haut  d'un 
des  sommets  les  plus  élevés  on  pouvait  considérer  l'ensemble  de  la 
contrée,  "elle  apparaîtrait  comme  une  mer  houleuse  dont  les  vagues, 
tourmentées  par  les  vents,  tantôt  élèvent  leurs  crêtes  blanches  d'é- 
cume, tantôt  se  creusent  en  sillons  d'un  vert  étincelant.  Au  midi,  à 
l'est,  et  en  partie  au  nord,  la  chaîne  des  Karpathes  enveloppe  le  pays 
comme  d'un  rempart  taillé  à  pic.  Quelques  rares  passages  qui  suivent 
le  lit  des  torrens  ouvrent  seuls  des  brèches  à  travers  cette  muraille  (1). 

Cette  région  élevée  donne  naissance  à  un  grand  nombre  de  rivières, 
dont  les  plus  grandes,  la  Marosh,  le  Szâmos  et  l'Aluta,  sont  à  peine 
navigables  dans  l'état  actuel.  La  Marosh  seule  coule  dans  la  direction 
de  la  pente  générale  vers  la  Hongrie,  et  se  jette,  près  d'Esseg,  dans  la 
Theiss.  Les  deux  autres,  au  contraire,  tourmentées  par  les  obstacles 
qu'elles  rencontrent  et  contraintes  de  couler  dans  le  lit  de  vallées  tor- 
tueuses, s'échappent  de  la  Transylvanie,  la  première  par  le  nord, 
l'autre  par  le  midi.  L'Aluta,  après  avoir  roulé  ses  eaux  à  travers  l'étroit 
défilé  de  la  Tour-Rouge  et  les  plaines  de  la  Valachie,  se  jette  dans  le  Da- 
nube. Souvent  aussi,  au  milieu  de  ces  pentes,  heurtées,  contrariées 
l'une  par  l'autre,  les  eaux,  ne  trouvant  nul  écoulement  naturel,  forment 
des  lacs  profonds,  qu'on  rencontre  avec  étonnement  au  sommet  des 
montagnes,  et  qui  donnent  au  paysage  un  aspect  particulier.  Les  anti- 
ques chênes,  les  pins,  les  hêtres,  qui  couvrent  encore  les  montagnes 
de  la  Transylvanie,  baignent  leurs  troncs  dans  ces  eaux  tranquilles. 
D'innombrables  oiseaux  habitent  au  fond  de  ces  retraites.  Quand  le 
voyageur  arrive,  fatigué,  aux  dernières  heures  du  jour,  près  d'un  de 
ces  lacs  perdus  dans  les  forêts,  il  dresse  sa  tente  au  bord  du  rivage;  les 
chevaux  sont  laissés  en  liberté  à  la  lisière  des  bois,  et  la  pêche  ou  la 
chasse  ont  fait  bien  vite  les  frais  du  repas  (2).  Cependant  le  bruit  qui 

(1)  Les  plus  célèbres  de  ces  passages  sont  celui  de  Bistritz  dans  la  Moldavie,  de  Tomôs 
dans  la  Valachie,  vers  Gronstadt,  celui  de  la  Tour-Rouge  entre  Hermanstadt  et  Bucha- 
rest,  et  enfin  la  Porte  de  Fer,  qui  communique  de  la  vallée  de  Hatzeg  à  la  basse  Hongrie. 

(2)  C'est  surtout  dans  le  district  de  Hatzeg,  sur  une  des  routes  qui  conduisent  de  la 


890  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

trouble  alors  le  silence  universel  attire  quelque  famille  nomade  de 
bohémiens  à  demi  nus,  cachée  dans  l'épaisseur  des  bois,  et  alors  les 
sauvages  même  ne  manquent  plus  à  cette  scène,  qui  semble  appar- 
tenir plutôt  au  nouveau  monde  qu'à  l'ancien.  Mais  l'Amérique  n'a  point 
de  passé  :  aucune  image  glorieuse  ou  mélancolique  ne  s'attache  à  ses 
paysages  et  à  ses  rochers;  rien  n'y  parle  au  cœur  ou  à  l'esprit  de 
l'homme  :  ses  forêts  n'ont  vu  que  l'éternelle  cascade,  les  guerres  ou 
les  amours  des  bêtes  sauvages.  Les  souvenirs  de  l'homme  au  contraire 
et  la  trace  sympathique  de  son  passage  sont  partout  empreints  dans 
notre  vieille  Europe  :  c'est  la  maison  paternelle  où  sont  morts  nos 
pères  et  les  frères  qui  nous  ont  précédés  dans  la  vie;  partout  nous  re- 
trouvons leur  mémoire;  les  scènes  de  la  nature  s'animent  pour  nous 
de  leurs  joies  ou  de  leurs  douleurs,  et  le  lien  mystérieux  des  généra- 
tions, comme  la  chaîne  à  travers  laquelle  courent  des  fluides  invi- 
sibles, rattache  le  jour  si  court  de  notre  existence  à  tous  les  siècles  qui 
l'ont  précédé. 

Ainsi ,  au  milieu  même  de  ces  solitudes  transylvaines,  perdu  dans 
les  immenses  forêts  à  travers  lesquelles  il  erre  des  journées  entières, 
enfoncé  dans  ce  labyrinthe  inextricable  de  montagnes  et  de  vallées,  au 
fond  de  ces  précipices  où  il  ne  voit  que  le  lac  à  ses  pieds  et  le  ciel  sur 
sa  tête,  le  voyageur  sent  bien  qu'il  n'a  pas  marché  le  premier  par  ces 
étranges  chemins,  qu'il  est  dans  le  vieux  monde,  où  tant  de  généra- 
tions se  sont  déjà  succédé;  il  retrouve  à  chaque  pas  la  trace  de  l'homme 
et  les  monumens  de  l'histoire.  Voici  les  ruines  du  camp  de  Trajan; 
là-bas,  sous  ces  grands  sapins,  se  dresse  la  pierre  d'un  tombeau  turc, 
surmontée  d'un  croissant  à  demi  brisé  :  c'est  tout  ce  qui  reste  des  cent 
mille  Turcs  défaits  par  le  vaillant  Huniade.  Une  fontaine  à  moitié  en- 
sevelie dans  les  roseaux  des  marécages  marque  la  route  que  suivirent 
les  croisés  du  Nord.  Plus  tard  enfin,  ces  montagnes  ont  vu  les  roma- 
nesques exploits  des  Tœkély  et  des  Râkôczy,  associés  à  la  politique  et 
aux  armes  de  Louis  XIV.  Ces  lieux  sauvages  touchent  par  un  côté  à  la 
cour  du  grand  roi.  Bien  des  hôtes  ont  passé  dans  ces  forêts  qui  s'étaient 
promenés  aussi  dans  les  bosquets  de  Versailles  :  le  cardinal  de  Poli- 
gnac,  le  marquis  de  Béthune;  un  cousin  de  Mme  de  Sévigné,  Rabutin, 
exilé  de  France  après  l'éclat  d'une  aventure  de  galanterie  avec  la  prin- 
cesse de  Condé.  La  cruauté  de  Rabutin  égalait  son  courage.  Ce  nom, 
qui ,  grâce  à  ceux  qui  l'avoisinent  dans  notre  esprit,  ne  nous  rappelle 
que  des  images  gracieuses  et  galantes,  est  resté  comme  un  monument 

Hongrie  en  Transylvanie,  qu'on  trouve,  au  sommet  des  hautes  montagnes  à  travers  les- 
quelles le  chemin  est  frayé,  quantité  de  ces  lacs  creusés  en  forme  d'entonnoirs  :  on  y 
pêche  de  nombreux  poissons,  et  entre  autres  des  saumons  monstrueux.  Quelques-uns 
de  ces  lacs  sont  salés,  et,  au  lieu  d'expliquer  cette  circonstance  par  l'existence  bien  connue 
des  riches  dépôts  salins  qui  se  trouvent  en  Transylvanie,  le  vulgaire  suppose  que  ces 
lacs  sont  en  communication  avec  la  mer. 


LA  TRANSYLVANIE.  891 

d'effroi  dans  les  annales  transylvaines.  Nous  nous  retrouvons  en  pleine 
France,  et,  pendant  un  demi-siècle,  des  noms  français  se  mêlent  à 
toutes  les  aventures  héroïques  des  annales  transylvaines. 

II. 

L'histoire  de  la  Transylvanie  se  divise  en  trois  périodes  très  distinctes 
et  faciles  à  marquer  : 

La  première  dure  cinq  siècles.  De  1000  à  1526,  la  Transylvanie  n'est 
qu'une  province  de  la  Hongrie. 

La  seconde  dure  un  peu  moins  de  deux  siècles,  depuis  la  bataille  de 
Mohâcz  (1526)  jusqu'au  traité  de  Carlowitz  (1699).  La  Transylvanie  est 
devenue,  dans  cette  période,  un  état  indépendant  et  électif;  c'est  l'é- 
poque de  la  liberté  et  de  la  gloire  nationale. 

De  1700  jusqu'à  nos  jours,  la  Transylvanie,  sous  la  domination  au- 
trichienne, entre  dans  la  période  pacifique  et  constitutionnelle.  Elle 
participe,  dans  les  dernières  années,  au  mouvement  libéral  de  la  Hon- 
grie. Enfin,  elle  prend  part  à  l'insurrection  actuelle  des  Magyars. 

Au  début  de  la  première  période,  nous  retrouvons,  comme  en  Hon- 
grie, la  conquête  des  Huns  et  la  tradition  des  sept  chefs  barbares  qui  se 
partagent  le  pays.  Les  institutions  qu'ils  apportent  sont  les  mêmes,  la 
contrée  est  divisée  en  plusieurs  camps,  et  la  société  est  purement  mi- 
litaire. Avec  saint  Etienne,  en  l'an  4000,  la  Transylvanie  se  convertit 
au  christianisme;  elle  ne  se  sépare  plus  alors  de  la  Hongrie  et  suit  les 
diverses  fortunes  du  royaume  apostolique  dans  ses  guerres  contre  les 
Turcs. 

Pendant  cette  première  période,  elle  était  administrée  par  des  vai- 
vodes,  ou  gouverneurs  nommés  par  le  roi.  Le  plus  célèbre  fut  ce  Jean 
Huniade,  le  vainqueur  des  Turcs  et  le  sauveur  de  la  chrétienté,  lors- 
qu'après  la  prise  de  Constantinople,  par  Mahomet  II,  l'Europe  conster- 
née s'attendait  à  revoir  l'invasion  du  ive  siècle. 

En  1526,  Jean  Zapolya  était  vaivode  de  Transylvanie,  lorsque  le  roi 
Louis  II  périt  dans  cette  fatale  journée  de  Mohâcz,  que  nous  avons  ra- 
contée ailleurs  (1).  L'indépendance  de  la  Transylvanie  naquit  de  cette 
sanglante  défaite  où  périssait  la  liberté  de  la  Hongrie.  Pendant  que  le 
royaume,  envahi  par  Soliman  et  l'empereur,  subissait  ce  double  joug, 
et  que  des  pachas  turcs  s'installaient  à  Bude  et  à  Temeswar,  les  mon- 
tagnes de  la  Transylvanie  servaient  de  refuge  aux  vaincus.  Zapolya, 
après  avoir  un  moment  tenté  de  disputer  la  Hongrie  même  à  Soliman 
vainqueur  et  à  l'empereur  Ferdinand,  se  contenta  de  la  souveraineté 
de  la  Transylvanie.  A  sa  mort,  son  fils,  Jean-Sigismond,  sous  la  tutelle 
de  sa  mère  Isabelle,  fut  reconnu  par  le  sultan  prince  de  Transylvanie. 

(1)  Voyez  le  numéro  du  1«  août  1848. 


802  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Alors  commence  la  série  des  souverains  nationaux,  qui  se  termine  par 
l'abdication  de  Michel  Apâfy.  Cette  période  dure  environ  cent  soixante- 
quinze  années.  C'est,  à  vrai  dire,  la  seule  époque  où  la  Transylvanie 
ait  une  histoire  particulière,  encore  cette  histoire  est-elle  incessamment 
mêlée  à  celle  de  la  Hongrie. 

Les  impériaux  et  les  Turcs  se  disputaient  avec  acharnement  la  pos- 
session de  ce  malheureux  royaume.  Après  les  fortunes  diverses  qui 
conduisirent  deux  fois  les  armées  ottomanes  sous  les  murs  de  Vienne 
(1529  et  1683),  la  paix  de  Carlowitz  rejeta  définitivement  les  Turcs 
hors  de  la  Hongrie.  Pendant  cette  longue  lutte,  interrompue  à  peine 
par  de  courtes  trêves,  les  princes  transylvains  furent  réduits  à  se  pla- 
cer, tantôt  sous  la  protection  de  l'empereur,  tantôt  sous  celle  des  Turcs. 
Souvent  deux  compétiteurs,  appuyés  l'un  par  l'Autriche,  l'autre  par 
le  sultan,  ajoutaient  les  horreurs  de  la  guerre  civile  aux  malheurs  de 
cette  guerre  implacable  de  peuples  et  de  religions.  Quand  on  parcourt 
les  historiens  contemporains,  on  ne  voit  que  villes  prises,  reprises  et 
incendiées,  habitans  passés  au  fil  de  l'épée  ou  poussés  en  captivité, 
comme  des  troupeaux,  dans  les  plaines  de  la  Bulgarie.  A  ces  désastres 
périodiques  des  guerres  turques  et  impériales  venaient  se  joindre  les 
invasions  des  Tartares,  qui  pénétraient  par  bandes  à  travers  les  passages 
de  la  Moldavie,  se  jetaient  sur  les  habitations  écartées,  les  pillaient, 
tuaient  les  vieillards,  et  emmenaient  en  captivité  les  femmes  et  les 
jeunes  hommes. 

La  Transylvanie,  avec  le  littoral  de  la  mer  Noire,  avait  alors  le  triste 
privilège  de  remplir  d'esclaves  les  sérails  de  Constantinople.  Ainsi  que 
les  Mamelouks  en  Egypte,  plusieurs  de  ces  captifs  étaient  adoptés  par 
leurs  maîtres,  et  revenaient  souvent  commander,  au  nom  des  Turcs, 
dans  leur  ancienne  patrie.  De  là  ces  mœurs  à  demi  turques  et  ces  habi- 
tudes barbares  qui  contrastaient  étrangement  avec  les  manières,  les 
idées  et  les  sentimens  que  les  insurgés  hongrois  et  transylvains  rappor- 
taient aussi  de  la  France  et  de  Versailles. 

Il  y  avait  chez  un  noble  transylvain  de  ces  temps  une  moitié  de  Turc 
et  une  moitié  de  gentilhomme  français  :  tel  qui  avait  été  esclave  en 
Crimée  ou  dans  quelque  honteux  sérail  de  Constantinople  allait  plus 
tard  solliciter  en  France  les  secours  de  Louis  XIV.  Il  revenait,  se  dé- 
battant le  reste  de  sa  vie  entre  les  deux  natures  que  cette  double  édu- 
cation avait  mises  en  lui  :  tantôt  implacable  à  ses  ennemis,  féroce  et 
grossier  jusque  dans  ses  plaisirs;  tantôt,  sous  l'influence  des  images  de 
politesse  et  de  galanterie  qu'il  avait  entrevues,  arrivant  jusqu'aux  idées 
les  plus  chevaleresques  et  à  des  raffinemens  de  tendresse  que  n'eussent 
point  désavoués  les  héros  de  Mlle  de  Scudéry.  Dans  les  châteaux,  on  avait 
le  goût  de  la  belle  société,  la  vie  et  la  conversation  françaises  y  avaient 
pénétré,  et  à  quelques  pas  de  ces  retraites  il  se  passait  des  scènes  et 
des  aventures  qui  semblent  réservées  exclusivement  à  l'histoire  des 


LA   TRANSYLVANIE.  893 

Caraïbes  ou  des  Iroquois,  exposés  chaque  jour  à  être  égorgés  ou  rôtis 
par  les  sauvages  voisins.  Je  trouve  dans  Fauteur  transylvain  que  j'ai 
déjà  cité  un  récit  qui  peint  si  bien  le  contraste  de  ces  deux  existences  et 
l'état  affreux  du  pays,  que  je  le  rapporterai  ici  tout  entier.  La  simpli- 
cité même  de  la  narration  montre  combien  tout  cela  était  dans  la  vie 
commune  et  de  tous  les  jours. 

Le  comte  Bethlem  Niklos  allait  rejoindre  la  princesse  Bârcsay,  dont 
il  était  épris  depuis  long-temps;  le  prince  venait  d'être  assassiné,  et 
Bethlem  se  hâtait  d'arriver;  il  n'y  avait  pas  de  temps  à  perdre  avec  cette 
veuve.  Déjà  à  un  premier  veuvage,  amené  aussi  par  quelque  mort 
violente,  Bethlem,  qui  avait  mis  trois  mois  pour  revenir  de  France  en 
Transylvanie,  avait  trouvé  sa  belle  remariée  à  Bârcsay.  Cette  fois,  il  ne 
s'agissait  que  d'arriver  du  château  de  Bethlem  à  celui  de  Guergheim, 
distant  de  vingt  lieues  de  France;  la  chance  paraissait  belle. 

«  A  peine  avais-je  appris  le  cruel  assassinat  de  Bârcsay,  dit  le  comte  Bethlem 
Niklos,  que  je  partis  précipitamment  pour  porter  secours  et  consolation  à  l'in- 
fortunée princesse.  J'étais  accompagné  seulement  d'un  gentilhomme  de  nos  voi- 
sins, nommé  Patkô,  et  fort  attaché  à  notre  maison.  Nous  nous  mîmes  en  che- 
min sans  autre  escorte,  en  quoi  j'avoue  qu'il  y  avait  beaucoup  d'imprudence, 
puisque  du  lieu  d'où  nous  partions  pour  nous  rendre  auprès  de  cette  princesse, 
il  y  avait  près  de  huit  lieues  de  Transylvanie,  qui  en  valent  près  de  vingt  de 
France. 

«  Nous  voulions  nous  rendre  à  Bistritz,  d'où  nous  espérions  arriver  de  bonne 
heure  au  château  de  Guergheim,  où  se  trouvait  la  princesse;  mais  ma  mauvaise 
étoile  nous  fit  tomber  dans  un  gros  de  Tartares  qui  commençaient  à  faire  leurs 
courses  de  ce  côté-là.  Nous  nous  en  vîmes  entourés  en  un  instant,  sans  pouvoir 
nous  échapper  d'aucun  côté;  les  barbares,  nous  ayant  liés  et  garrottés  sur  nos 
chevaux,  nous  amenèrent,  vers  le  coucher  du  soleil,  dans  une  profonde  forêt 
qu'ils  avaient  choisie  pour  leur  retraite  pendant  la  nuit;  nous  fûmes  obligés  de 
les  suivre  avec  toute  la  tristesse  qu'il  est  facile  de  concevoir.  Lorsque  nous 
fûmes  arrivés,  ils  nous  lièrent  dos  à  dos,  Patkô  et  moi,  de  doubles  cordes  qu'ils 
portent  ordinairement  pour  s'assurer  de  leurs  captifs,  et,  outre  celles  qui  nous 
serraient  très  fort  les  bras,  ils  nous  en  mirent  d'autres  au-dessus  des  genoux 
qui  ne  nous  serraient  pas  moins,  en  sorte  que  nous  ne  pouvions  nous  remuer 
d'aucune  façon. 

«  ...  Les  Tartares  égorgèrent  un  bœuf  qu'ils  firent  griller  sur  des  charbons, 
et,  après  un  repas  copieux,  ils  s'accroupirent  autour  de  leurs  feux  dans  la  pos- 
ture que  les  enfans  tiennent,  à  ce  qu'on  dit,  dans  le  sein  de  leurs  mères,  et  s'en- 
dormirent d'un  profond  sommeil.  Ce  spectacle,  joint  à  l'horreur  d'une  nuit  très 
obscure,  le  lieu  dans  lequel  il  se  passait  et  notre  malheureuse  situation  nous 
avaient  fait  garder  un  profond  silence  et  mis  hors  d'état  de  pouvoir  penser  à  ce 
que  nous  allions  devenir.  Patkô  cependant,  qui  connaissait  bien  mieux  que  moi 
le  caractère  de  ces  barbares,  puisqu'il  avait  été  pendant  trois  ans  parmi  eux  et 
du  nombre  de  leurs  prisonniers  dans  la  déroute  du  prince  Ràkôczy,  en  Pologne, 
et  conduit  en  Crimée,  rompit  enfin  le  silence  et  me  dit  :  «  Ces  barbares  vont 


81 H  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

«  dormir  pendant  quatre  ou  cinq  heures  sans  s'éveiller;  si  j'avais  un  couteau, 
«  je  vous  mettrais  bientôt  en  liberté.  —  Je  lui  dis  que  je  n'en  avais  pas.  —  J'en 
«  ai  bien  deux,  me  répondit-il,  dans  une  gaine  que  j'ai  mise  dans  une  de  mes 
«  bottines,  mais  je  ne  puis  y  atteindre  garrotté  comme  nous  sommes.  » 

«  ...  Je  parvins  à  porter  ma  main  jusque  dans  sa  bottine,  et  j'en  tirai  cette 
gaine  fortunée  avec  les  couteaux  qui  devaient  nous  procurer  notre  liberté.  Patkô 
prit  bien  vite  un  des  couteaux,  dont  il  coupa  aussitôt  nos  liens.  Cette  opération 
ne  fut  pas  plus  tôt  faite,  que  je  croyais  qu'il  ne  songerait,  aussi  bien  que  moi, 
qu'à  prendre  la  fuite  au  plus  vite;  mais,  ayant  aperçu  une  longue  épée,  et  fort 
raide,  que  nos  Tartares  portent  d'ordinaire  sous  leur  cuisse  lorsqu'ils  sont  à  che- 
val et  dont  ils  se  servent  pour  tuer  par  derrière  leurs  ennemis  quand  ils  les  peu- 
vent joindre,  il  la  prit,  et,  sans  m'en  rien  dire,  il  en  perça  le  dos  du  Tartare  qui 
nous  avait  pris,  et  lui  porta  le  coup  avec  tant  de  violence,  qu'il  le  perça  d'outre 
en  outre  et  le  cloua  contre  terre.  Il  me  dit  que  ces  barbares  dormaient  d'un  si 
profond  sommeil,  que  rien  ne  pouvait  les  éveiller,  et  il  est  sûr  que  celui-là  ne 
se  réveilla  jamais.  Nous  ne  songeâmes  plus  qu'à  sortir.  Un  beau  clair  de  lune 
qui  survint  favorisa  notre  retraite  si  heureusement,  qu'après  deux  heures  de 
marche  nous  nous  trouvâmes  dans  une  plaine  qui  nous  aida  beaucoup  à  nous 
orienter.  Nous  n'avions  pas  marché  encore  dans  cette  plaine  pendant  une  heure, 
que  nous  entendîmes  le  bruit  que  faisaient  les  Tartares  en  sortant  de  la  forêt; 
notre  frayeur  s'augmenta,  et  elle  n'était  que  trop  bien  fondée  par  l'impuissance 
où  nous  étions  de  trouver  un  asile.  Il  fallut  cependant  faire  de  nécessité  vertu, 
et  chercher  notre  salut  dans  un  grand  étang  qui  se  trouva  sur  notre  chemin. 
Nous  nous  déterminâmes  à  y  entrer,  et  nous  nous  enfonçâmes  dans  l'eau  jus- 
qu'au cou,  à  l'abri  des  roseaux  dont  il  était  entouré,  n'ayant  précisément  que  la 
tête  hors  de  l'eau;  encore  Patkô  coupa-t-il  plusieurs  roseaux  pour  nous  la  cou- 
vrir, afin  de  n'être  pas  aperçus.  Cette  précaution  était  d'autant  plus  nécessaire, 
que  les  Tartares  y  vinrent  abreuver  leurs  chevaux,  après  quoi  ils  allèrent  faire 
leurs  courses,  et  nous  donnèrent  le  temps  de  respirer.  Lorsque  nous  les  eûmes 
perdus  de  vue,  nous  sortîmes  de  notre  humide  retraite  si  morfondus,  que  je 
n'aurais  pu  faire  un  pas  sans  la  crainte  que  j'avais  de  retomber  entre  leurs 
mains.  Nous  primes  un  chemin  sans  savoir  où  il  devait  nous  conduire;  mais, 
heureusement,  il  nous  mena  droit  au  château  de  Bethlem,  qui  appartenait  à  un 
de  mes  oncles;  ce  château,  qui  est  assez  commode,  a  quelques  fortifications  ca- 
pables d'empêcher  les  Tartares  d'en  approcher.  A  peine  y  fus-je  rendu,  que  la 
fièvre  m'y  prit  très  violemment...  Patkô,  plus  robuste  que  moi,  en  fut  quitte  à 
meilleur  marché,  car  il  se  mit  à  boire  et  à  manger  copieusement,  et  se  remit  en 
très  peu  de  temps,  par  cet  exercice,  des  suites  de  toutes  nos  fatigues...  » 

Mais  le  comte  Bethlem  avait  un  mal  plus  dangereux  que  la  fièvre; 
l'amour  et  l'inquiétude  mortelle  où  il  était  sur  le  sort  de  la  princesse 
faisaient  sa  plus  grande  peine.  Il  persuada  au  fidèle  Patkô  de  se  rendre 
à  un  autre  château  au-delà  des  frontières  de  Hongrie,  où  il  venait 
d'apprendre  que  la  princesse  s'était  réfugiée.  Patkô  partit  avec  une 
épître  qui  malheureusement  ne  nous  a  pas  été  conservée. 

« La  réponse  que  je  reçus,  continue  le  comte,  me  fit  d'abord  un.  vrai 


LA   TRANSYLVANIE.  895 

plaisir;  mais,  faisant  attention  aux  termes  d'ami  et  d'amitié  dont  la  princesse  se 
servait,  je  ne  les  trouvai  pas  aussi  tendres  que  j'aurais  pu  l'espérer,  et  il  me 
semblait  que  ce  n'était  pas  répondre  aux  termes  d'amant  parfait  et  passionné 
dont  je  m'étais  servi.  En  un  mot,  ma  passion  n'était  pas  satisfaite,  et  je  croyais 
que  la  princesse,  privée  d'un  époux  qu'elle  venait  de  perdre  pour  jamais,  et  par 
conséquent  maîtresse  de  son  cœur,  pouvait  s'expliquer  tout  autrement  et  se 
servir  de  toutes  les  expressions  qu'un  cœur  libre,  et  qui  n'était  retenu  aupara- 
vant que  par  le  devoir,  dictait  naturellement  lorsqu'il  était  touché.  Tout  cela 
me  faisait  craindre  de  ne  pouvoir  jamais  parvenir  à  la  rendre  assez  sensible 

pour  couronner  mon  amour Occupé  de  ces  tristes  réflexions,  ma  maladie 

continuait,  et  je  devenais  de  jour  en  jour  plus  faible;  mais  mon  fidèle  Patkô  ne 
m'avait  point  abandonné,  et  il  n'était  pas  moins  bon  médecin  qu'habile  messa- 
ger. Il  y  avait  heureusement  dans  le  château  quelques  pièces  de  vin  de  Radevot, 
qui  est  le  meilleur  vin  de  toute  la  Transylvanie,  et  comparable  en  toutes  ma- 
nières au  fameux  vin  de  Tokay  :  même  force,  même  agrément,  même  couleur. 
On  m'en  fit  prendre  d'abord  un  petit  verre,  dont  je  sentis  mon  estomac  réchauffé; 
mais  il  me  sembla  que  la  fièvre  en  était  augmentée.  Cependant  je  dormis  quel- 
ques heures  sans  interruption ,  et  mon  médecin ,  m'augmentant  de  jour  en  jour 
la  dose  du  remède,  réussit  si  bien ,  qu'en  moins  de  six  semaines  il  me  remit  sur 
pieds,  très  faible  à  la  vérité,  mais  dans  l'espérance  de  guérir  à  fond  avec  le  se- 
cours d'un  remède  si  agréable.  » 

Bethlem  guérit  en  effet  au  bout  de  six  mois,  pendant  lesquels  il 
n'eut  aucune  nouvelle  de  la  princesse.  Ce  procédé  lui  semblait  dur; 
il  le  trouvait  contraire  à  toutes  les  règles  qu'il  avait  vu  pratiquer  en 
France.  Il  apprit  bientôt  la  vérité.  Cette  belle,  qui  aurait  risqué  plus 
que  lui  encore  à  tomber  entre  les  mains  des  Tartares,  s'était  réfu- 
giée dans  une  forteresse  appartenant  à  un  jeune  seigneur  parent  de 
Bethlem  Gabor.  Celui-ci  en  était  devenu  amoureux,  et  «  comme  il  était 
beau  et  bien  fait,  dit  son  consciencieux  rival,  et  que  la  princesse  n'a- 
vait jamais  aimé  l'état  de  veuve,  ils  s'étaient  mariés  pendant  que  ^e 
restais  à  me  guérir  des  suites  de  mon  accident.  » 

Le  vin  de  Radevot  ne  guérit  point  le  pauvre  Betblem  de  son  amour 
comme  il  l'avait  guéri  de  sa  fièvre;  il  fallait  des  remèdes  plus  héroï- 
ques. Le  comte  entreprit  un  second  voyage  à  Paris,  qui  lui  rendit  sans 
doute  sa  liberté,  car  nous  voyons  qu'au  retour  il  épousa  sa  cousine, 
«  et  voulut,  dit-il,  qu'elle  vécût  selon  les  modes  et  avec  la  liberté  fran- 
çaise. » 

Après  tout,  ces  coutumes  et  ces  modes  n'étaient  que  des  exceptions; 
les  habitudes  turques  prévalaient  par  le  droit  de  la  force  et  du  voisi- 
nage. Quelques  voyages  à  Versailles,  des  intrigues  avec  la  France,  ne 
suffisaient  pas  à  détruire  le  fond  même  de  la  situation;  on  était  en 
contact  de  tous  les  jours  avec  les  Turcs;  ils  étaient  les  maîtres;  c'était 
d'eux  que,  malgré  le  droit  d'élection  des  états,  le  prince  devait  ob- 
tenir sa  confirmation.  Il  devait  envoyer  un  ministre  à  Constantinople 


896  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

pour  solliciter  le  firman  d'investiture.  Ce  firman  ne  s'obtenait  qu'à 
prix  d'argent;  le  pacha  d'Andrinople  ou  de  Bude  venait  remettre  au 
prince  un  manteau  de  pourpre,  une  massue  et  un  étendard;  tout  se 
passait  selon  l'étiquette  des  cérémonies  turques.  On  amenait  au  prince 
un  cheval  richement  harnaché,  sur  lequel  il  faisait  son  entrée  solen- 
nelle à  Carlsbourg  ou  à  Hermanstadt,  précédé  d'une  escorte  de  janis- 
saires, des  seigneurs  de  la  diète  qui  l'avaient  élu,  et  suivi  d'une  centaine 
de  chevaux  de  main  conduits  par  d'habiles  palefreniers.  Les  clairons 
et  les  cymbales  turques  retentissaient;  mais  les  cloches  des  églises 
sonnant  à  toute  volée  et  les  tambours  qui  battaient  à  la  française 
semblaient  protester  contre  cette  intronisation  tout  à  la  turque.  Ce- 
pendant, à  peine  en  possession  de  sa  nouvelle  souveraineté,  le  prince 
devait  recourir  forcément  aux  plus  dures  exactions.  Il  devait  payer  les 
protecteurs  qui  l'avaient  soutenu  à  Constantinople,  récompenser  les 
seigneurs  qui  l'avaient  élu,  acquitter  le  tribut  annuel  que  la  province 
payait  au  sultan.  Ce  tribut  surpassait  de  beaucoup  la  somme  destinée 
au  gouvernement  même  et  à  l'entretien  du  pays;  sous  le  moindre  pré- 
texte, on  l'aggravait  sans  pitié.  Légalement  la  noblesse,  comme  en 
Hongrie,  ne  devait  point  de  contribution.  Elle  avait  toujours  grand 
soin  de  faire  jurer  au  prince  la  confirmation  de  ce  précieux  privilège 
avant  la  cérémonie  du  couronnement;  mais  les  Turcs  ne  s'arrêtaient 
pas  aux  scrupules  constitutionnels,  et  si  les  paysans  ne  pouvaient  suf- 
fire aux  nouvelles  taxes,  on  forçait  les  nobles  à  payer  pour  eux.  Tout 
était  mis  en  œuvre,  les  avanies  de  l'Orient  et  les  expédiens  financiers 
des  pays  de  l'Occident.  En  1671,  la  diète  ordonnait  un  emprunt  forcé 
sur  la  noblesse;  en  cas  de  non-paiement,  les  biens  devaient  être  saisis, 
et,  au  bout  de  l'an,  le  propriétaire  mis  en  prison.  En  1666,  on  paya  six 
fois  le  tribut  ordinaire.  La  taxe  était  de  cinq  écus  d'or  par  maison,  et 
moitié  pour  celles  qui  étaient  brûlées.  Ce  procédé  laisse  loin  derrière 
lui  toutes  les  inventions  modernes;  on  n'imposait  pas  seulement  la  pau- 
vreté et  la  misère,  mais  la  ruine. 

III. 

Rien  ne  s'oublie  plus  vite  que  les  calamités  de  la  guerre  et  les  crimes 
des  révolutions,  quand  quelque  grandeur  et  je  ne  sais  quel  éclat  bar- 
bare s'attachent  à  ces  temps  malheureux.  C'est  par  ce  fatal  oubli  que 
nous  sommes  incessamment  poussés  vers  de  nouvelles  catastrophes, 
que  les  infortunes  et  l'expérience  de  nos  pères  nous  trouvent  sourds 
et  aveugles,  et  que  Ninive  détruite  suffit  à  peine  à  l'instruction  d'une 
génération.  Cette  rude  époque,  que  les  annales  contemporaines  ap- 
pellent le  monde  crucifié  (mundus  cruciatus),  est  la  seule  qui  soit  chère 
aux  Transylvains  et  plaise  à  l'orgueil  national;  c'est  à  elle  que  se  rap- 


LA  TRANSYLVANIE.  897 

portent  toutes  les  traditions,  les  récits  populaires  et  les  légendes  de 
chaque  ruine  :  il  n'est  pas  de  château  où  on  ne  vous  montre  avec  fierté 
quelque  arme,  quelque  sabre  ayant  appartenu  aux  héros  de  ces  temps 
glorieux,  les  Bathory,  les  Bethlem  Gabor,  lesTœkély.  La  célèbre  mé- 
lodie  de  Râkôczy  retentit  jusque  sous  les  dernières  tentes  des  Szeklers  à 
la  frontière  turque,  et  son  image,  grossièrement  enluminée,  se  place 
dans  les  plus  pauvres  maisons  à  côté  de  limage  sainte  du  patron. 

Il  faut  lire  cette  partie  de  l'histoire  de  la  Transylvanie  dans  les  au- 
teurs nationaux  ou  dans  les  mémoires  mêmes  que  nous  ont  laissés  les 
principaux  acteurs  de  ces  luttes.  Là  seulement  ces  temps  peuvent  re- 
vivre avec  les  passions,  les  bizarreries  de  mœurs  et  de  coutumes  qui 
excitaient  si  vivement  l'intérêt  de  l'Europe,  alors  que  les  presses  de  la 
Hollande  multipliaient  incessamment  les  manifestes  et  les  relations  des 
mécontens  hongrois  et  transylvains.  Nous  avons  hâte  d'arriver  à  l'épo- 
que où  la  Transylvanie  passa  définitivement  sous  la  domination  autri- 
chienne. Il  importe  de  s'arrêter  sur  les  faits  qui  amenèrent  l'incorpo- 
ration de  la  principauté  à  l'empire  pour  juger  la  légitimité  de  la  cause 
qui  se  débat  aujourd'hui  sur  les  rives  du  Danube;  d'ailleurs  la  vie  du 
dernier  prince  transylvain,  Apâfy,  à  part  les  qualités  brillantes  qui  lui 
manquaient,  est  une  image  assez  fidèle  du  règne  et  de  la  politique 
de  ses  prédécesseurs.  On  y  voit  le  même  mélange  d'ambition,  d'entre- 
prises hardies,  et  aussi  d'hésitations  et  de  reviremens  soudains  dans 
les  alliances.  C'était  la  conséquence  forcée  de  la  situation  politique  et 
géographique  du  pays  :  selon  l'issue  de  la  lutte  séculaire  engagée 
entre  l'Autriche  et  la  Porte,  la  Transylvanie  devait  devenir  une  pro- 
vince de  l'empire  ou  un  pachalik  turc.  Les  publicistes  qui  attaquent  au 
nom  de  l'indépendance  et  de  la  liberté  nationales  la  domination  autri- 
chienne en  Transylvanie  ne  sont  pas  dans  le  vrai.  La  Transylvanie  n'a 
eu  à  choisir  qu'entre  deux  maîtres;  valait-il  mieux  pour  elle  avoir  des 
gouverneurs  autrichiens  ou  des  pachas  turcs?  Voilà  la  véritable  question. 

On  touchait  à  la  fin  du  xvir3  siècle.  Le  second  Râkôczy  avait  abdiqué 
la  couronne;  mais  ses  partisans  n'avaient  pas  voulu  accepter  la  nou- 
velle élection  faite  par  les  états.  La  guerre  civile  avait  éclaté,  ou  plutôt 
elle  continuait  toujours;  les  impériaux,  Montécuculli  à  leur  tête,  sou- 
tenaient le  nouveau  prince,  Jean  Kémeny.  Les  Turcs  et  les  Tartares 
ravageaient  le  pays  sans  pouvoir  trop  dire  pour  le  compte  de  quel  com- 
pétiteur :  toute  la  contrée  «  était  une  plaie  ou  un  incendie,  »  dit  un  con- 
temporain. Le  pacha  turc  voulut  se  mettre  en  règle  et  avoir  aussi  un 
prétendant.  Il  y  avait  dans  un  château  voisin  un  gentilhomme  nommé 
Michel  Apâfy,  déjà  éprouvé  par  des  fortunes  diverses.  Il  avait  été  em- 
mené captif  de  bonne  heure  par  les  Tartares  en  Crimée;  sa  jeunesse 
et  sa  bonne  mine  avaient  touché  la  fille  de  son  maître,  qui  lui  avait 
fait  rendre  la  liberté  et  l'avait  suivi  en  Transylvanie.  Ce  mariage  l'avait 


REVUE  DE8  DEUX  MONDES. 

rapproché  des  Turcs;  Ali-Pacha,  qui  commandait  l'armée  ottomane  de- 
vant Clausenbourg,  le  fit  appeler  dans  sa  tente.  Apâfy  hésita  quelque 
temps  et  s'y  rendit  avec  défiance,  ne  sachant  trop  si  c'était  la  couronne 
ou  le  cordon  qui  l'attendait.  L'incertitude  ne  fut  pas  longue  :  deux  jours 
après  son  arrivée,  une  diète  convoquée  par  le  pacha  l'élisait  prince  de 
Transylvanie  (1661).  L'élection  eut  lieu  à  l'unanimité;  les  opposans  de- 
vaient avoir  la  tête  tranchée. 

J'ai  dit  que  l'investiture  se  payait;  Apâfy  était  à  peine  élu,  qu'on  lui 
demanda  80,000  écus  d'or.  Le  pays  était  désolé,  il  n'était  pas  une  ville 
qui  n'eût  été  pillée  et  saccagée  également  par  les  impériaux  et  par  les 
Turcs.  On  fondit  les  bijoux  et  les  anneaux  d'or,  les  nobles  et  le  clergé 
furent  mis  à  contribution,  on  pendit  quelques  retardataires,  et  les 
Turcs  eurent  leur  argent.  Dès  que  la  somme  fut  payée,  le  pacha 
abandonna  la  principauté;  deux  cent  mille  hommes,  commandés  par 
Achmet-Pacha,  marchaient  vers  les  frontières  de  l'Autriche;  les  Hon- 
grois s'étaient  joints  aux  Turcs,  qui  voulaient  réunir  toutes  leurs  for- 
ces pour  terminer  la  guerre  par  un  grand  effort  sur  Vienne.  Les  Turcs 
promettaient  à  Apâfy  la  couronne  de  Hongrie  pour  le  décider  à  une 
coopération  franche  et  énergique.  Les  circonstances  rendaient  ces  of- 
res  très  sérieuses  et  étaient  bien  propres  à  entraîner  les  résolutions  du 
prince.  Les  insurgés  avaient  profité  de  l'éloignement  des  impériaux, 
occupés  sur  le  Rhin,  pour  se  fortifier  dans  leurs  châteaux  et  s'établir 
dans  toute  la  partie  nord  du  pays.  C'est  à  cette  époque  que  Louis  XIV, 
qui  jusqu'alors  s'était  borné  à  envoyer  de  l'argent  et  des  armes  aux 
mécontens  de  Hongrie,  se  déterminait  à  entrer  en  négociation  directe 
avec  eux.  Il  ne  fit  pas  moins  pour  la  Transylvanie;  un  ministre  habile, 
M.  Akakia,  ancien  secrétaire  du  comte  d'Avaux  au  congrès  de  Munster, 
fut  envoyé  à  Clausenbourg  (1675).  Il  y  fut  reçu  par  le  prince  transyl- 
vain avec  des  honneurs  extraordinaires.  Cette  ambasssade  à  un  petit 
prince  électif  et  vassal  de  la  Porte  avait  dû  coûter  quelque  chose  à  la 
fierté  du  grand  roi.  On  voit  d'ailleurs  Louis  XIV  continuellement  pré- 
occupé dans  ses  lettres  de  bien  expliquer  à  ses  agens  qu'il  ne  prétend 
point  secourir  des  sujets  révoltés,  mais  se  porter  défenseur  de  l'an- 
cienne constitution  de  leur  pays  vis-à-vis  du  gouvernement  impérial  :  il 
fait  rédiger  des  mémoires  pour  justifier  à  ses  propres  yeux  cette  dis- 
tinction subtile;  il  n'admet  pas  que  les  insurgés  puissent  se  donner  un 
autre  souverain;  enfin,  avant  d'accréditer  des  ministres  publics  auprès 
de  leurs  chefs,  on  le  voit  assembler  un  conseil  de  conscience  et  lui 
soumettre  les  difficultés  et  les  scrupules  de  son  esprit.  Depuis,  on  y  a 
mis  moins  de  façons. 

Le  16  janvier  1677,  le  marquis  de  Béthune,  ambassadeur  à  Varsovie, 
reçut  les  pouvoirs  nécessaires  pour  signer  avec  le  prince  Apâfy  un 
traité  d'alliance  contre  l'empereur.  Le  nombre  des  troupes  à  fournir 


LA   TRANSYLVANIE.  899 

de  part  et  d'autre  y  est  stipulé;  des  corps  auxiliaires,  commandés  parles 
officiers  français,  devaient  être  levés  en  Pologne,  où  se  trouvaient  bon 
nombre  de  gens  de  guerre  à  la  disposition  du  plus  offrant.  Un  subside 
de  100,000  écus  devait  être  payé  par  la  France.  Il  était  stipulé  que  le 
roi  restait  maître  de  publier  ou  de  tenir  secret  le  traité.  Deux  envoyés 
français,  M.  de  Forval  et  l'abbé  Révérend  (1),  eurent  mission  de  presser 
l'exécution  des  clauses  à  la  charge  d'Apâfy.  On  peut  voir,  dans  le  qua- 
trième volume  des  Négociations  relatives  à  la  succession  d'Espagne  (2), 
les  curieux  détails  recueillis  par  M.  Mignet  sur  les  incidens  de  cette  af- 
faire. Ces  témoignages  authentiques  et  jusqu'alors  secrets  infirment 
tout-à-fait  le  sentiment  de  quelques  historiens  transylvains,  qui  vou- 
draient faire  honneur  au  prince  Apâfy  d'avoir  été  de  mauvaise  foi  dans 
la  négociation  et.de  s'être  toujours  entendu  avec  l'empereur  (3).  Ce  qui 
est  certain,  c'est  que  la  diversion  fut  utile.  Bien  que  les  opérations  de  la 
guerre  fussent  conduites  avec  mollesse  par  le  prince  transylvain  et  son 
ministre  Téléky  (4),  le  but  de  l'alliance  avait  été  atteint.  L'empereur 
Léopold  se  décida  à  accepter  les  conditions  proposées  par  Louis  XIV. 
La  paix  de  Nimègue  fut  signée  au  commencement  de  l'année  sui- 
vante (1679). 

La  guerre  continuait  cependant  entre  l'empire  et  la  Porte,  secondée 
par  les  mécontens  hongrois;  mais  Apâfy  n'y  prit  plus  aucune  part,  il 
cherchait  au  contraire  à  rentrer  en  grâce  auprès  de  l'empereur.  Il 
conclut  dès  1686  un  traité  secret  avec  Léopold;  par  ce  traité,  il  se  plaçait 
lui  et  la  Transylvanie  sous  la  protection  de  l'empereur  et  renonçait  à 
tout  jamais  à  la  suzeraineté  de  la  Porte.  Deux  ans  après,  les  états,  ras- 
semblés à  Clausenbourg,  confirmèrent  solennellement  le  traité;  ils  dé- 
claraient vouloir  revenir  à  l'antique  souveraineté  du  roi  de  Hongrie  : 
adregem  Ungariœ  a  quo  fatorum  invidia  segregati  fuerant.  Ils  stipulèrent 
d'ailleurs  les  conditions  de  leur  réunion.  Léopold,  dans  un  diplôme 
célèbre  qui  a  été  jusqu'à  nos  jours  la  charte  de  la  principauté,  leur 
garantit  le  maintien  de  leurs  privilèges  et  des  constitutions  antérieures. 
La  suzeraineté  de  l'Autriche  était  donc  reconnue.  Apâfy,  en  mourant 
(1690),  laissait  la  Transylvanie  occupée  par  les  troupes  impériales:  une 

(1)  L'abbé  Révérend  était  un  homme  d'esprit,  dévoué  tout  entier  aux  intérêts  dont  il 
était  chargé,  et  ne  négligeant  rien  pour  les  faire  prévaloir.  Il  portait  des  modes  de  Paris 
à  la  princesse  Apâfy,  de  la  vaisselle  d'argent  au  ministre,  et  passait  la  nuit  à  table  avec 
les  seigneurs  transylvains.  On  aurait  pu  lui  demander,  aussi  bien  qu'à  cet  ambassadeur 
près  des  ligues  suisses,  combien  de  fois  il  s'était  enivré  pour  le  service  du  roi. 

(2)  Tome  IV,  page  677  et  suivantes. 

(3)  «  Nec  mens  unquam  Apdfio  fuit,  bellum  contra  romanum  imperatorem  gerendi, 
sed  potius  confederationes  cum  eo  fovebat  continuas,  eas  .quidem  occultas,  ne  à  Turcis 
deprensus,  se  ac  Transylvaniam  in  discrimen  vocaret.  »  {Trans.  illustr.,  v.  1er,  307.) 

(4)  Il  ne  faut  pas  confondre  ce  Téléky,  ministre  du  prince  Apâfy,  avec  le  célèbre 
Tœkély. 


900  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

régence  gouvernait  au  nom  de  son  fils;  mais  les  Turcs  se  hâtèrent  de 
l'aire  élire  le  fameux  Émeric  Tœkély,  chef  des  mécontens  hongrois. 
Tœkély  se  jeta  audacieusement  dans  le  pays  en  faisant  franchir  à  son 
armée  les  défilés  de  Torswar,  jusqu'alors  réputés  inaccessibles.  Ce  pas- 
sage merveilleux  des  Karpathes,  à  travers  des  sentiers  à  peine  frayés, 
et  la  bataille  qui  le  suivit  près  de  Zernest,  sont  aussi  célèbres  dans  les 
fastes  transylvains  que  le  sont  dans  les  nôtres  le  passage  du  Saint- 
Bernard  par  l'armée  de  Napoléon  et  nos  victoires  dans  les  plaines  de 
l'Italie.  L'imagination  des  peuples  donne  aux  événemens  une  grandeur 
qui  se  mesure  plus  à  la  force  et  à  la  vivacité  des  impressions  qu'ils  en 
ont  reçues  qu'à  l'importance  des  résultats  politiques.  Tœkély  ne  resta 
pas  long-temps  maître  de  la  Transylvanie.  Le  margrave  Louis  de  Bade 
rentra  bientôt  dans  la  principauté  et  en  chassa  définitivement  les  Turcs 
et  leur  héroïque  allié.  Le  nom  du  jeune  Apâfy  reparaît  encore  dans 
tes  actes  publics;  mais  par  le  fait,  et  de  l'assentiment  formel  des  états, 
le  gouvernement  passa  tout  entier  à  l'empereur.  Les  états  prêtèrent 
serment  de  fidélité  et  d'hommage  à  Léopold  en  4691 ,  et  George  Banfy 
fut  nommé  gouverneur  de  la  principauté.  Apâfy  vint  à  Vienne  à  l'épo- 
que de  sa  majorité;  il  abdiqua  l'ombre  de  souveraineté  qui  lui  restait 
encore  entre  les  mains  de  l'empereur,  et  mourut,  en  1743,  sans  laisser 
de  postérité.  Enfin,  par  le  traité  de  Carlowitz,  la  Porte  renonça  à  son 
droit  de  suzeraineté  sur  la  Transylvanie. 

La  principauté  fut  donc  réunie  à  l'empire,  et  elle  est  restée  depuis 
dans  la  maison  d'Autriche  à  ce  triple  titre  :  1°  la  volonté  des  états,  ex- 
primée solennellement  dans  le  diplôme  d'inauguration  de  Léopold  et 
de  chacun  de  ses  successeurs  comme  princes  de  Transylvanie;  2°  l'ab- 
dication du  dernier  prince  Apâfy;  3°  la  cession  des  droits  delà  Porte 
par  le  traité  de  Carlowitz.  Il  est  peu  de  souverainetés  sans  doute  qui 
puissent  justifier  d'une  origine  aussi  légitime;  ce  n'est  point  sur  ces 
faits  déjà  anciens  d'un  siècle  et  demi  que  l'opposition  des  diètes  et  l'in- 
surrection actuelle  ont  fondé  leurs  griefs  contre  la  maison  d'Autriche. 
On  lui  a  reproché  la  violation  des  privilèges  de  la  principauté,  et  sur- 
tout des  droits  reconnus  à  la  noblesse.  Ces  accusations  avaient  éclaté  dès 
le  lendemain  même  de  la  prise  de  possession  du  pays;  il  n'était  pas 
difficile,  à  vrai  dire,  de  trouver  matière  à  procès  dans  la  constitution 
transylvaine.  On  verra  tout  à  l'heure  qu'elle  n'est  guère  plus  précise 
dans  ses  termes  ni  plus  facile  à  exécuter  que  la  constitution  hongroise. 

A  peine  Léopold  était-il  maître  de  son  nouvel  état,  qu'il  eut  à  ré- 
primer la  dernière  révolte  de  la  Hongrie  et  de  la  Transylvanie,  sous 
le  prince  Râkôczy.  Grâce  aux  secours  puissans  qui  lui  étaient  fournis 
par  la  France,  cet  illustre  chef  se  maintint  dix  années  durant  contre 
l'effort  des  armées  impériales.  Il  fut  élu  en  4707  prince  de  Transylva- 
nie et  reconnu  en  cette  qualité  par  Louis  XIV,  qui  envoya  en  ambas- 


LA   TRANSYLVANIE.  901 

sade  auprès  de  lui  le  marquis  des  Alleurs.  La  Transylvanie  se  trouva 
alors  une  dernière  fois  livrée  à  toutes  les  horreurs  de  la  guerre  civile. 
Les  insurgés  hongrois  appelèrent  de  nouveau  les  Turcs,  et  tout  semblait 
remis  en  question.  Les  victoires  des  alliés  sur  les  armées  françaises 
contraignirent  enfin  les  mécontens  à  conclure  la  convention  de  Szath- 
mar  (I7H).  Cette  convention  termina,  jusqu'à  nos  jours  du  moins,  les 
longues  luttes  des  Hongrois  et  des  Transylvains  avec  la  maison  d'Au- 
triche. Râkôczy,  qui  n'avait  point  voulu  souscrire  à  ce  traité,  se  réfugia 
en  France.  Il  y  fut  traité  avec  toute  sorte  d'honneurs  et  de  distinction 
par  Louis  XIV.  «  Il  étoit,  dit  Saint-Simon,  de  toutes  les  parties,  et  de 
tout,  avec  ce  qu'il  y  avoit  de  meilleur  à  la  cour,  et  sans  mélange. 
Il  avoit  gagné  entièrement  Mme  de  Maintenon,  et  par  elle  M.  du  Maine. 
Le  goût  à  la  mode  de  la  chasse,  avec  quelque  soin,  lui  familiarisa 
M.  le  comte  de  Toulouse  jusqu'à  devenir  peu  à  peu  son  ami  particulier, 
voyant  le  roi  assidûment  et  seul  dans  son  cabinet  dès  qu'il  en  désiroit 
des  audiences.  »  L'esprit  d'aventure  et  d'entreprise  l'emporta  ailleurs  : 
il  quitta  la  France  pour  Constantinople ,  où  il  était  allé  chercher  de 
nouveaux  ennemis  à  la  maison  d'Autriche.  Il  mourut  à  Rodosto  sur  les 
bords  de  la  mer  de  Marmara.  Les  fortunes  si  diverses  de  ce  dernier 
des  princes  transylvains  avaient  vivement  frappé  les  imaginations  du 
dernier  siècle;  les  mémoires  du  temps  le  prennent  souvent  comme  un 
des  exemples  de  la  mobilité  de  la  fortune.  Saint-Simon,  qui  l'avait 
beaucoup  pratiqué,  «  ne  peut  pas  comprendre  comment  un  homme 
qui,  après  tant  de  tempêtes  et  avoir  fait  un  tel  bruit,  trouve  un  tel  port, 
se  rejette  de  nouveau  à  la  merci  des  vagues.  »  Mme  Dunoyer  écrivait  : 
«  Il  n'y  a  pas  de  bonne  société  ici  sans  le  prince  Râkôczy.  On  ne  sait  ce 
que  l'on  doit  le  plus  admirer  en  lui,  de  son  grand  génie  ou  de  ses 
grandes  infortunes.  »  Enfin,  quelques  années  plus  tard,  Voltaire,  qui 
avait  entendu,  dans  sa  jeunesse,  les  récits  de  cette  vie  héroïque  et  aven- 
tureuse, voulant  montrer,  dans  un  roman  célèbre,  ce  que  deviennent 
et  la  beauté  et  la  grandeur,  mettait  en  même  lieu  la  vieille  Cunégonde 
et  l'exilé  Râkôczy  :  «  Candide  retrouvait  sa  chère  Cunégonde  lavant 
les  écnelies  sur  les  bords  de  la  Propontide,  chez  un  prince  qui  avait 
très  peu  d'écuelles;  elle  était  esclave  dans  la  maison  d'un  ancien  sou- 
verain nommé  Râkôczy,  à  qui  le  Grand-Turc,  de  son  côté,  donnait  trois 
écus  par  jour.  » 

IV. 

Léopold  avait  juré  de  maintenir  la  constitution  de  la  Transylvanie. 
Promettre  de  faire  durer  cette  constitution  telle  qu'elle  était  sortie  du 
hasard  et  des  révolutions  de  sa  courte  histoire,  s'engager  à  faire  en- 
trer dans  l'édifice,  chaque  jour  plus  régulier,  de  l'Europe  du  xvme  siè- 

TOME  II.  58 


902  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

cle,  ces  débris  monstrueux  ou  singuliers  de  tant  d'invasions  et  de  bar- 
baries accumulées  l'une  sur  l'autre,  eût  été  un  engagement  téméraire 
pour  une  puissance  autre  que  l'Autriche;  mais  l'Autriche  n'a  jamais  eu 
un  type  idéal  de  gouvernement,  une  forme  politique  à  laquelle  elle  ait 
cru  utile  ou  nécessaire  de  ramener  les  pays  qu'elle  rangeait  sous  son 
empire.  Dans  l'esprit  français,  conquérir  ce  n'est  pas  seulement  occu- 
per le  pays  par  les  armes  et  recevoir  les  tributs  :  nous  portons  partout 
avec  nous  la  passion  de  l'unité;  nous  imposons  nos  lois,  nos  mœurs  et 
notre  langue;  nous  ne  voulons  pas  tant  l'obéissance  que  la  ressem- 
blance, et  nous  ne  nous  croirons  pas  solidement  établis  à  Alger  tant 
qu'on  y  portera  des  turbans  et  qu'on  y  parlera  arabe.  Les  conquêtes 
de  ce  genre  ne  sont  pas  l'œuvre  d'une  génération;  mais,  quand  elles 
s'achèvent,  elles  sont  à  toute  épreuve.  Rien  ne  peut  plus  séparer  ces 
populations,  non  pas  soudées  et  rattachées  l'une  à  l'autre,  mais  fon- 
dues ensemble  comme  une  masse  d'airain  au  fond  du  creuset. 

Jusqu'à  nos  jours  et  à  la  constitution  décrétée  à  Olmutz  le  4  mars 
1849,  rien  de  semblable  dans  l'esprit  de  la  monarchie  autrichienne. 
L'unité  est  seulement  dans  le  souverain,  je  dirai  plutôt  dans  la  per- 
sonne même  du  souverain,  car  son  titre  et  son  autorité  changeaient  d'ail- 
leurs selon  les  divers  pays  :  empereur  élu  à  Francfort,  monarque  hé- 
réditaire et  absolu  à  Vienne,  roi  constitutionnel  en  Hongrie,  il  est  prince 
héréditaire  de  Transylvanie  et  comte  des  Szeklers.  Chaque  peuple  peut 
croire  que  la  succession  de  ses  propres  chefs  n'a  point  été  interrom- 
pue; il  est  laissé  à  sa  propre  nature,  au  libre  développement  de  son 
organisation.  Loin  de  détruire»  ou  de  modifier  les  lois  et  les  coutumes 
d'un  pays,  la  conquête  autrichienne,  en  apportant  le  repos  et  la  sécu- 
rité, les  immobilisait  plutôt.  Les  institutions  du  moyen-âge  duraient 
à  l'ombre  de  sa  protection  bien  au-delà  du  terme  qu'elles  eussent  at- 
teint dans  le  plein  exercice  de  l'indépendance  nationale.  Le  mouve- 
ment même  de  la  vie  et  de  la  liberté  transforme  incessamment  les 
sociétés  :  celles-là  seulement  persistent  dans  leur  antique  forme,  qui 
ont  été  saisies  et  fixées  à  une  certaine  époque  par  une  puissance  supé- 
rieure; on  les  retrouve  avec  étonnement  au  milieu  des  débris  de  l'his- 
toire, comme  les  restes  de  ces  espèces  antédiluviennes  qui  peuplèrent 
le  monde  primitif  et  ont  disparu  de  nos  jours.  La  comparaison  n'est 
pas  trop  forte,  en  vérité,  pour  l'état  social  que  nous  devons  décrire,  et 
qui  subsiste  en  Transylvanie. 

Politiquement,  la  Transylvanie  est  divisée  en  trois  nations  :  les  Hon- 
grois, les  Saxons  et  les  Szeklers.  L'idée  la  plus  naturelle  est  que  les  trois 
nations  que  je  viens  de  nommer  occupent  seules  le  pays  qui  leur  est 
assigné.  Il  n'en  est  rien  cependant;  elles  ne  forment  pas  toutes  trois  en- 
semble la  moitié  de  la  population  de  la  Transylvanie. 

Sous  le  rapport  religieux,  on  peut  pratiquer  divers  régimes  :  Tin- 


LA  TRANSYLVANIE.  903 

quisition  qui  ne  souffre  qu'une  seule  vérité,  la  foi  qui  n'en  connaît 
qu'une,  la  tolérance  qui  les  accepte  toutes;  enfin,  on  a  les  religions  d'é- 
tat, où  la  constitution  affirme  et  proclame  la  vérité  d'une  doctrine,  en 
acceptant  et  tolérant  comme  un  fait  l'existence  des  communions  sépa- 
rées. Ici ,  rien  de  pareil ,  ou  plutôt  on  a  trouvé  le  moyen  de  réunir  les 
inconvéniens  de  tous  les  systèmes.  En  Transylvanie,  il  y  a  quatre  reli- 
gions d'état;  les  autres  sont  seulement  tolérées  :  il  y  en  a  d'interdites. 
Ainsi,  l'état  est  théologien,  mais  sa  foi  a  quatre  credo  différens;  philo- 
sophe, mais  sa  tolérance  distingue  et  choisit;  il  est  aussi  inquisiteur 
dans  certains  cas  et  condamne  telle  religion,  sans  avoir  pour  excuse 
l'ardeur,  la  conviction  et  l'unité  de  la  foi. 

Essayons  de  donner  quelque  idée  de  cette  société.  Pour  cela,  force  est 
de  pénétrer  dans  les  détails,  car  ici  nulle  architecture  régulière,  nulle 
philosophie  dans  la  législation,  nulle  logique  dans  les  institutions. 
Toute  vue  prise  de  trop  haut  est  inexacte,  tout  jugement  d'ensemble 
risque  d'être  incomplet.  Le  tableau  suivant  des  diverses  populations  de 
la  Transylvanie,  dressé  en  partie  d'après  la  carte  ethnographique  offi- 
cielle qui  a  paru  à  Vienne  au  commencement  de  cette  année,  rendra 
plus  sensibles  les  explications  dans  lesquelles  nous  allons  entrer. 

POPULATION  DE  LA  TRANSYLVANIE. 

1°   DIVISION   PAR   RACKS. 

i  Hongrois  ou  Magyars 500,000 
Szeklers 170,000 
Saxons 300,000 

/Valaques 1,250,000 

Bulgares \ 

™onais 100,000 

Moraves 


Nations    sujettes,   1,430, 000...  <(  Rusniaques y 

Bohémiens 50,000 

Grecs 10,000 

Arméniens 10,000 

Juifs 10,000 

2,400,000  (1) 

(1)  I»  Le  pays  des  Hongrois  comprend  environ  les  deux  tiers  du  territoire  au  nord  et  à 
l'ouest.  Il  comprend  les  sept  huitièmes  des  Hongrois,  tous  les  Arméniens,  les  deux  tiers 
des  Valaques,  deux  tiers  des  Juifs,  deux  tiers  des  Bohémiens. 

2»  Le  pays  des  Szeklers  forme  environ  le  sixième  de  la  principauté.  Depuis  la  Marosh, 
sur  la  frontière  est,  touchant  la  Moldavie,  il  comprend  tous  les  Szeklers,  quelques  Hon- 
grois, peu  de  Valaques. 

3°  Le  pays  des  Saxons  s'étend  au  midi  sur  toute  la  frontière  qui  sépare  la  Transyl- 
vanie de  la  Valacbie.  Le  district  de  Bistritz,  au  nord,  lui  appartient  aussi.  Il  comprend 
les  cinq  sixièmes  des  Saxons,  un  tiers  des  Valaques,  quelques  Juifs  et  Bohémiens. 


904  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

2°    DIVISION   PAR   RELIGIONS. 

/  Calvinistes 300,000 

Luthériens 260,000 

J  Catholiques  du  rite  latin 270,000 

-        grec 300,000 

—           —        arménien.  10,000 

Unitaires  ou  sociniens 50,000 

Grecs  non-unis 1 ,140,000 

,  Bohémiens 50,000 

Religions  tolérées,  1,210,000..    Turcs 10|M0 

[  Juifs 10,000 

2,400,000  (1) 

Les  nations  diverses  de  la  Transylvanie  n'habitent  pas  le  pays  au 
même  titre.  11  y  a  entre  elles  toute  la  distance  qui  séparait,  au  moyen- 
âge,  les  diverses  classes  de  la  société,  depuis  le  seigneur  féodal  jusqu'au 
serf;  certaines  nations  sont  souveraines,  d'autres  seulement  sujettes  ou 
tolérées,  et,  chose  étrange,  celles-ci  sont  les  plus  nombreuses. 

Au  milieu  du  xve  siècle,  les  trois  nations  des  Hongrois,  des  Szeklers  et 
des  Saxons,  réunies  à  Tordâ,  petite  ville  sur  la  rivière  de  l'Aranyos,  dé- 
crétèrent l'union  des  trois  nations;  c'était  une  association  pour  la  paix 
et  la  guerre,  mais  qui  laissait  à  chacune  des  parties  ses  lois,  ses  privi- 
lèges et  son  gouvernement  particulier.  Les  Hongrois  et  les  Szeklers  de- 
vaient payer  de  leur  personne  et  prendre  les  armes  en  cas  d'invasion 
des  Turcs  ou  des  Tartares,  les  Saxons  devaient  donner  asile  à  leurs  al- 
liés dans  les  forteresses  de  leur  pays.  Cette  union  fut  confirmée  sous 
Bethlem  Gabor  en  1613,  renouvelée  par  toutes  les  diètes,  et  solennel- 
lement maintenue,  lors  de  l'annexion  de  la  Transylvanie  à  l'empire, 
par  le  diplôme  Léopold;  elle  subsiste  entière  aujourd'hui. 

Le  territoire  fut  partagé  entre  les  trois  nations;  les  deux  tiers  en- 
viron du  pays  furent  assignés  aux  Hongrois,  qui  ne  forment  guère 
que  le  quart  de  la  population;  ils  occupent  toute  la  partie  nord  et 
ouest  contiguë  à  la  Hongrie.  L'ancienne  capitale,  Carlsbourg,  et  Clau- 
senbourg,  où  siège  aujourd'hui  la  diète,  furent  comprises  dans  leur 
lot.  Je  ne  reviendrai  pas  sur  ce  que  j'ai  dit  ailleurs  du  caractère  et  des 
habitudes  des  Hongrois;  les  Hongrois  de  Transylvanie  ne  diffèrent  en 
rien  de  leurs  frères  des  comitats  voisins.  C'est  la  même  nation,  séparée 
uniquement  par  une  limite  conventionnelle.  Dans  l'union,  les  Hongrois 
tiennent  la  première  place;  ce  sont  les  nobles  de  cette  société,  dont, 
d'après  les  anciennes  lois,  les  Szeklers  sont  les  soldats,  et  les  Saxons  les 
citoyens. 

(1)  On  peut  observer  d'une  manière  générale  que  presque  tous  les  calvinistes  sont 
Magyars  ou  Szeklers,  les  luthériens  Saxons,  les  grecs  non-unis  Valaques,  les  catholiques 
du  rite  grec  uni  Valaques,  les  autres  Magyars  et  Saxons. 


LA   TRANSYLVANIE.  905 

Les  Szeklers,  que  nos  anciennes  histoires  appellent  les  Sicules,  oc- 
cupent le  territoire  montagneux  du  pays  qui  s'étend  de  la  Bukovine  à 
la  Valachie,  le  long  de  la  frontière  moldave;  leur  nom  paraît  venir  d'un 
mot  hongrois  qui  signifie  gardien  des  frontières;  la  tradition  les  fait 
descendre  de  quelques  milliers  de  soldats  d'Attila  qui  se  perdirent 
dans  ces  montagnes  lors  de  la  grande  invasion.  Ce  qui  n'est  pas  dou- 
teux, c'est  qu'ils  ont  la  même  origine  que  les  Hongrois,  dont  ils  sont 
tout  au  plus  une  tribu  séparée  :  même  langue,  mêmes  coutumes,  même 
fierté,  même  courage,  et,  dans  les  temps  reculés,  même  férocité.  Ce 
sont  des  Hongrois  primitifs;  ils  sont  encore  à  l'état  patriarcal  des  peu- 
ples pasteurs  et  guerriers.  Cette  race  forte  et  robuste  habite,  dans  les 
gorges  des  montagnes,  de  petits  villages  bâtis  sur  les  pentes  des  tor- 
rens.  La  seule  ville  de  leur  territoire  est  Marosvasârhély,  qui  ne  compte 
guère  que  trois  mille  habitans,  —  digne  d'ailleurs,  par  son  origine, 
d'être  la  capitale  d'un  peuple  de  pasteurs.  C'était  originairement  le  lieu 
où  l'on  conduisait  les  bœufs  que  les  Szeklers  payaient  au  prince  en  trois 
occasions  solennelles,  à  son  couronnement,  à  son  mariage,  à  la  nais- 
sance du  premier  fils;  peu  à  peu  des  foires  se  tinrent  à  cet  endroit,  des 
maisons  s'élevèrent,  et  la  ville  naquit. 

Hors  de  son  enceinte,  le  voyageur  chercherait  en  vain  une  auberge 
dans  tout  le  pays  des  Szeklers;  l'hospitalité  est  pratiquée  là  comme  aux 
premiers  temps  du  monde,  et,  quand  vous  arrivez  sur  la  place  du  vil- 
lage, les  anciens  se  disputent  à  qui  vous  emmènera  dans  sa  maison.  Cette 
maison  est  d'ailleurs  propre  et  bien  tenue,  et,  si  pauvre  que  soit  votre 
hôte,  il  tiendra  à  honneur  de  fêter  l'étranger.  Son  accueil  est  cordial, 
mais  digne,  et  sans  cet  empressement  banal  ou  servile  qui  constitue 
ailleurs  la  politesse.  Il  se  tient  tout  au  moins  pour  votre  égal,  et  il 
pourrait  toujours  prouver  cette  égalité.  Je  ne  connais  pas  de  plus  beaux 
titres  de  noblesse  que  ceux  que  les  Szeklers  ont  reçus  de  l'histoire  et 
des  lois  de  leur  pays. 

«  Tous  les  Szeklers  sont  nobles  et  privilégiés,  disent  les  anciennes 
coutumes;  ils  ne  tiennent  point  leur  noblesse  des  rois,  comme  les  Hon- 
grois :  ils  sont  plus  anciens  que  les  rois  et  le  royaume  de  Hongrie, 
ils  tiennent  la  terre  de  leur  sabre;  toute  la  nation  et  chaque  individu 
ont  les  mêmes  privilèges.  Leur  noblesse  ne  vient  ni  par  donation  ni 
par  concession  souveraine;  il  n'y  a  jamais  eu  lieu  à  anoblir  des  nobles, 
nec  erat  cur  nobiles  nobilitari  amplius  cupivissent.  »  —  «  La  noble  et 
brave  nation  des  Szeklers,  dit  le  diplôme  Léopold,  sera  exempte  comme 
elle  l'a  été  autrefois,  en  récompense  de  sa  valeur  et  de  ses  exploits  mi- 
litaires, des  tributs  et  dîmes  de  tout  genre.  En  retour,  les  Szeklers  de- 
vront être  toujours  prêts  à  prendre  les  armes  pour  la  défense  de  la  patrie 
(article  iA).  »  Dans  cette  aristocratie  de  guerriers,  les  biens  passaient 
naturellement  aux  fils;  si  les  fils  manquaient,  la  fille  héritait,  filia  fiUi 


906  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

instar  erat;  mais  elle  devait  se  marier  dans  l'année  à  quelque  brave 
soldat.  A  son  défaut,  les  collatéraux  étaient  appelés,  et,  à  défaut  de 
ceux-ci,  les  voisins.  La  couronne  n'avait  point,  comme  en  Hongrie,  le 
droit  de  retour  sur  des  fiefs  qui  ne  venaient  point  d'elle  et  que  la  na- 
tion avait  payés  de  son  sang.  —  Malgré  leurs  privilèges,  les  Szeklers 
voulurent  quelquefois  eux-mêmes  contribuer  aux  dépenses  communes. 
En  1692,  ils  payèrent  un  seizième  du  tribut  annuel;  après  la  révolte 
de  Râkôczy,  en  1707,  ils  furent  soumis  à  une  contribution  de  guerre, 
et  un  petit  nombre  d'entre  eux  fut  privé  de  leurs  antiques  droits.  Le  gé- 
nie militaire  ne  s'est  point  affaibli  chez  les  Szeklers.  Sous  Marie-Thérèse, 
ils  fournirent  pour  l'insurrection  jusqu'au  cinquième  de  leur  popula- 
tion; ils  forment  aujourd'hui  les  meilleurs  soldats  des  frontières.  Les 
Szeklers  portent  sur  leurs  drapeaux  des  armes  qui  représentent  assez 
bien  le  courage  et  sans  doute  l'ancienne  férocité  de  la  nation  :  c'est  un 
glaive  qui  traverse  un  cœur  de  part  en  part. 

Le  pays  est  divisé  en  districts  qu'on  appelle  sièges,  parce  que  quatre 
fois  l'an  siège  au  chef-lieu  une  assemblée  des  anciens  de  la  contrée 
pour  juger  les  procès,  délibérer  sur  les  affaires  communes,  élire  les 
députés  à  la  diète  générale,  et  nommer  enfin  à  toutes  les  magistra- 
tures vacantes  dans  le  territoire.  Dans  quelques-uns  des  districts,  il  n'y  a 
point  de  maison  commune  pour  ces  réunions,  qui  se  tiennent  alors  à 
l'ombre  de  quelques  vieux  arbres  ou  sur  la  place  du  village  :  c'est  le 
forum. 

On  quitte  ce  peuple  de  nobles,  ces  laboureurs  et  ces  pâtres  souve- 
rains, on  sort  de  ces  sénats  improvisés  en  plein  air,  pour  entrer  dans 
les  villes  bourgeoises  et  manufacturières  des  Saxons.  Ce  ne  sont  plus 
les  fils  d'Attila  et  des  Huns,  ce  sont  les  pacifiques  corporations  du 
moyen-âge,  les  descendans  des  graves  bourgmestres  allemands,  que 
nous  retrouvons  à  Hermanstadt,  à  Cronstadt,  et  dans  le  riche  territoire 
qui  occupe  la  partie  sud  du  pays.  Les  Saxons  forment  la  troisième  na- 
tion souveraine  de  la  Transylvanie.  Ce  sont  des  colonies  allemandes, 
établies  par  le  roi  Geysa  II  au  commencement  du  xne  siècle.  Un  siècle 
après  (1224),  le  grand  fondateur  des  libertés  hongroises,  André  II,  qui 
venait  de  donner  la  bulle  d'or  à  la  Hongrie,  accordait  aux  Saxons  les 
privilèges  sur  lesquels  repose  encore  aujourd'hui  leur  existence  natio- 
nale. Par  cette  charte,  les  Saxons  formèrent  une  véritable  république 
au  sein  de  l'état.  On  leur  assigna  un  territoire  qu'ils  occupent  non  à 
titre  de  colons  ou  de  sujets,  mais  comme  souverains.  Ce  territoire  s'ap- 
pelle le  Fonds  royal,  parce  que,  contrairement  à  la  coutume  féodale 
qui  proclamait  au  moyen-âge  «nulle  terre  sans  seigneur,  »  la  terre  des 
Saxons  ne  relevait  que  du  roi.  C'est  ainsi  que  se  constituèrent,  sur  la 
lisière  orientale  de  l'Europe,  entre  l'anarchie  féodale  de  la  Hongrie, 
le  despotisme  des  Turcs  et  l'ambition  grandissante  de  la  cour  de  Vienne, 


LA  TRANSYLVANIE.  907 

les  municipalités  saxonnes.  Ces  corporations  de  bourgeois ,  de  labou- 
reurs et  d'artisans  ont  survécu  là  aux  républiques  marchandes  du 
moyen-âge,  leur  modèle  ou  même  leur  mère-patrie ,  les  villes  opu- 
lentes d'Augsbourg  et  de  Nuremberg ,  dont  elles  avaient  transporté 
avec  elles  les  coutumes  et  les  lois.  Bien  que  la  séparation  date  aujour- 
d'hui de  six  siècles,  ces  colonies  lointaines  ont  conservé  la  langue,  les 
habitudes,  le  caractère  et  tous  les  traits  de  leurs  ancêtres.  On  peut  dire 
que  les  Saxons  se  sont  conservés  en  Transylvanie  plus  Allemands,  s'il 
est  possible,  qu'en  Allemagne,  comme  la  province  conserve  les  modes 
et  les  formes  de  société  ou  de  langage  que  la  capitale  a  depuis  long- 
temps renouvelées.  Les  Saxons  transylvains  sont  des  marchands  d'Augs- 
bourg du  xne  siècle,  des  calvinistes  du  xvie  dans  la  première  rigueur 
de  leurs  doctrines,  des  paysans  de  cette  race  vigoureuse  et  massive  de 
la  Souabe,  guidant  ces  robustes  attelages  que  nous  admirons  dans  les 
tableaux  des  premiers  peintres  allemands. 

Les  savans  qui  ont  le  mieux  éclairé  l'histoire  curieuse  et  si  peu  con- 
nue des  villes  libres  allemandes  au  moyen-âge  ont  retrouvé  dans  la 
constitution  actuelle  des  municipalités  saxonnes  les  solutions  que  les 
livres  et  l'archéologie  ne  leur  pouvaient  fournir.  Le  Statut  municipal, 
par  exemple,  actuellement  encore  en  vigueur,  est  une  compilation 
faite  d'après  la  coutume  de  Nuremberg;  c'est  un  code  politique  et  civil 
tout  entier;  il  peut  donner  la  mesure  du  degré  de  liberté  et  de  civili- 
sation où  étaient  parvenus  ces  bourgeois  teutons  (cives  teutonici)  à  l'é- 
poque où  la  France  se  débattait  au  milieu  des  horreurs  de  la  Saint- 
Barthélémy.  Ce  statut,  rédigé  par  cinq  juges  saxons,  fut  approuvé  et 
confirmé,  en  1583,  dans  la  citadelle  de  Cracovie,  par  Bâthôry,  prince 
de  Transylvanie,  qui  venait  d'être  appelé  à  la  couronne  de  Pologne. 
Dans  plusieurs  articles,  la  loi  saxonne  ne  fait  que  répéter  les  plus  sages 
dispositions  de  la  loi  romaine.  C'est  ainsi  que,  malgré  les  progrès  de  la 
réforme  et  sa  doctrine  sur  le  divorce,  on  y  inscrit  cette  définition  cé- 
lèbre du  mariage  et  de  son  indissolubilité  :  Matrimonium,  viri  et  mu- 
lieris  conjunctio,  deportatione,  vel  aquœ  et  ignis  interdictione,  non  sol- 
vitur.  —  La  veuve,  tant  qu'elle  ne  passe  pas  à  un  second  mariage,  con- 
serve la  maison  conjugale.  —  Nous  trouvons  là  déjà  les  idées  d'égalité 
de  notre  code  civil  :  les  enfans  des  deux  sexes  ont  part  égale  dans  la 
succession  de  leurs  parens.  Les  enfans  nés  avant  le  mariage  sont  légi- 
timés par  le  mariage  subséquent.  Nul  privilège  n'est  attaché  à  la  terre, 
et  il  n'y  a  que  des  exemptions  personnelles. 

Voici  des  prescriptions  qui  ont  devancé  la  philosophie  du  xvuie  siècle. 
—  Quand  le  criminel  a  subi  sa  peine,  la  peine  aussi  est  morte  avec  lui; 
la  tache  du  châtiment  ne  s'étend  pas  au  fils  innocent.  Quant  aux  biens 
du  condamné,  ils  ne  devront,  dans  aucun  cas,  être  confisqués;  le  juge 
les  remettra  aux  légitimes  héritiers  :  Non  enim  bona,  sed  bonorum  pos- 


908  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

sessores  delinquunt.  — Il  y  a  cependant  ça  et  là,  on  s'y  attend  bien,  non- 
seulement  la  marque  du  temps,  mais  aussi  celle  du  voisinage.  Ainsi, 
voici  de  la  justice  turque  :  l'adultère  est  puni  de  mort.  La  femme 
adultère  sera  cousue  dans  un  sac  et  jetée  à  l'eau;  mais,  ajoute  le  sage  et 
chrétien  rédacteur,  qui  pressentait  le  système  des  circonstances  atté- 
nuantes, le  juge  fera  bien  d'examiner  si  la  conduite  du  mari  n'a  pas 
été  la  première  cause  du  crime  de  la  femme,  et  encore,  si  l'affection 
subsiste  et  se  réveille  au  dernier  moment,  il  pourra  lui  faire  grâce. 

Voici  des  peines  qui  marquent  l'époque  :  peine  du  feu  pour  les  vols 
d'église,  peine  de  mort  pour  les  maléfices  ou  les  philtres,  peine  de 
mort  pour  les  vols  et  les  assassinats,  même  peine  pour  l'homicide; 
mais  la  loi  admet  les  compositions  à  prix  d'argent,  et  les  mutilations 
ont  leur  tarif  comme  dans  la  loi  salique.  La  torture  est  conservée  pour 
arriver  à  la  découverte  des  crimes,  et,  par  un  mélange  d'humanité 
et  de  cruauté  qui  révolte  et  qui  montre  comment  le  bien  ne  peut  ja- 
mais sortir  du  mal,  «  s'il  y  a  plusieurs  accusés,  dit  la  loi,  c'est  le  plus 
jeune  et  le  moins  endurci  qui  sera  torturé  le  premier,  pour  ne  pas 
tourmenter  les  autres  sans  nécessité.  »  Je  n'ai  pas  besoin  de  dire  que 
ces  dernières  dispositions  ne  sont  plus  appliquées;  on  n'a  point  changé 
les  lois  pénales,  seulement  le  juge  doit  discerner  celles  qui  sont  tombées 
en  désuétude,  et  la  table  suprême,  qui  est  le  dernier  tribunal  d'appel, 
maintient  une  jurisprudence  suffisamment  rigoureuse,  mais  libérale. 

Si  l'on  se  rapporte  à  ce  que  nous  avons  dit  de  l'état  malheureux  de 
la  Transylvanie  à  la  fin  du  xvue  siècle,  on  comprendra  facilement  que, 
de  toutes  les  nations  qui  se  partagent  le  territoire,  les  Saxons  aient  été 
les  premiers  à  se  réjouir  de  la  révolution  qui  les  plaçait  sous  la  domi- 
nation autrichienne.  Les  princes  nationaux  n'avaient  pas,  à  vrai  dire, 
existé  pour  eux ,  puisque  les  princes  élus  ont  toujours  été  Hongrois. 
Les  Saxons  avaient  à  se  défendre  non-seulement  contre  les  invasions 
des  Turcs,  mais  contre  les  avanies  des  seigneurs ,  qui  les  mettaient 
à  contribution.  On  comprend  combien,  à  cette  époque,  l'industrie  et 
les  richesses  de  ces  paisibles  bourgeois  devaient  tenter  la  cupidité  et 
la  misère  de  tous  leurs  voisins.  Pour  se  maintenir  contre  ces  attaques, 
les  Saxons  ne  se  contentaient  pas  des  privilèges  sans  cesse  renouvelés 
qu'ils  obtenaient  à  l'élection  des  princes,  et  de  la  milice  qu'ils  en- 
tretenaient; ils  élevèrent,  dès  les  premiers  temps,  des  villes  où  leur 
nombre  devait  les  protéger  contre  des  excursions  isolées.  Peu  à  peu 
ils  les  entourèrent  de  murailles  et  de  fortifications  à  peu  près  impre- 
nables devant  les  moyens  d'attaque  dont  disposaient  les  armées  de 
cette  époque;  mais  ces  fortifications  même  devenaient  un  danger  pour 
eux  :  les  Hongrois,  poursuivis  en  rase  campagne,  se  réfugiaient  dans 
les  villes.  Alors  aux  dangers  des  sièges  venaient  se  joindre  les  excès 
et  les  usurpations  d'alliés  indisciplinés  et  d'une  noblesse  hautaine, 


LA   TRANSYLVANIE.  909 

assez  disposée  à  trouver  que  cette  liberté  bourgeoise  était  de  l'anar- 
chie, et,  dans  tous  les  cas,  de  mauvais  exemple  pour  ses  sujets.  Aussi 
les  lois  saxonnes  abondent-elles  en  précautions  de  tout  genre  contre  la 
licence  des  gens  de  guerre  ou  les  usurpations  du  seigneur.  «  Nul  Hon- 
grois ne  pourra  acheter  de  maison  dans  l'intérieur  des  villes;  les  Hon- 
grois n'y  seront  reçus  que  comme  hôtes  ou  locataires.  A  la  paix,  ils 
devront  quitter  la  ville  sur  la  première  invitation  des  magistrats.  »  Ils 
ne  jouissaient,  sur  le  territoire  saxon,  que  des  droits  qu'on  accorde  à 
tous  les  étrangers.  Même  aujourd'hui,  si  quelqu'un  d'entre  eux  a  acheté 
des  terres  ou  des  maisons  dans  le  fonds  royal,  on  peut  toujours  le  con- 
traindre, en  remboursant  le  prix  payé,  à  abandonner  cette  propriété  (i). 
Au  contraire,  les  émigrans  allemands  qui  viennent  raviver  cette  Ger- 
manie de  l'Orient  sont  traités  en  fait  et  en  droit  comme  des  frères  :  tout 
Allemand  a  droit  de  bourgeoisie  dès  son  arrivée  au  pays  saxon.  Il  jouit 
aussitôt  des  droits  d'élection  et  de  tous  les  privilèges  reconnus  aux  ci- 
toyens. 

Indépendamment  du  territoire  dont  j'ai  indiqué  la  limite  et  du  dis- 
trict de  Bistritz  au  nord  du  pays,  les  Saxons  ont  formé  des  établisse- 
mens  particuliers,  et  l'on  peut  dire  des  colonies  dans  le  pays  hongrois: 
mais  ces  points,  semés  comme  des  îles  à  travers  le  territoire  étranger, 
ne  participent  en  rien  aux  privilèges  et  aux  immunités  que  je  viens 
d'énumérer.  Les  Saxons  qui  les  habitent  doivent  payer  les  dîmes,  les 
corvées,  et  se  soumettre  à  la  juridiction  des  comitats.  Chez  eux ,  ils 
étaient  souverains;  là,  ils  sont  sujets.  A  leur  tour,  les  Hongrois  pos- 
sèdent quelques  enclaves  dans  le  territoire  saxon;  mais  il  n'y  a  pas 
d'autre  parité.  Ces  enclaves  sont  régies  par  la  loi  hongroise.  Le  prin- 
cipe, s'il  peut  y  en  avoir  dans  toutes  ces  bizarreries  et  ces  anomalies, 
est  que,  le  pays  appartenant  primitivement  aux  Hongrois,  tout  ce  qui 
n'a  pas  été  compris  dans  la  donation  dite  du  fonds  royal  est  propriété 
hongroise. 

Telles  sont,  dans  leurs  traits  principaux,  les  trois  nations  souveraines 
qui  se  partagent  le  sol  et  l'empire  de  la  Transylvanie.  Nous  verrons 
tout  à  l'heure  la  forme  même  du  gouvernement  central  et  les  con- 
ditions de  l'union  qui  a  continué  sous  le  sceptre  de  l'Autriche.  Ce  spec- 
tacle sur  une  scène  plus  vaste  aurait  attiré  l'observation  attentive  du 
philosophe  et  du  législateur.  Il  y  a  dans  cette  constitution  à  peu  près 
toutes  les  formes  connues  de  gouvernement,  tantôt  associées  et  fon- 
dues ensemble,  tantôt  séparées  et  mettant  face  à  face  leurs  contrastes 
les  plus  choquans;  rien  n'y  manque,  pas  même  les  esclaves  de  l'an- 
tiquité destinés  à  assurer  les  loisirs  et  l'égalité  des  citoyens  actifs.  Les 

(1)  La  seule  exception  de  fait  à  cette  loi  est  la  présence  et  le  séjour  dans  un  des  fau- 
bourgs de  Gronstadt  de  quelques  centaines  de  familles  hongroises. 


910  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

nations  souveraines  sont,  à  ce  point  de  vue,  les  Spartiates  de  la  Tran- 
sylvanie. Passons  aux  ilotes  ou  aux  nations  sujettes. 

V. 

On  appelle  nations  sujettes  ou  tolérées  celles  qui  ne  font  point  partie 
de  l'union  de  Tordâ.  Elles  n'ont  aucun  droit  politique,  ni  civil;  elles  ne 
peuvent  ni  élire  leurs  magistrats,  ni  remplir  des  emplois  publics.  Ce 
n'est  pas  assez,  car  telle  était  autrefois  la  loi  commune  pour  les  étran- 
gers :  elles  sont  réduites  à  l'état  de  servage,  cultivent  les  champs  de  leurs 
maîtres,  ou  exercent  les  métiers  infimes  qu'on  laisse  à  leur  industrie. 

La  plus  importante  de  ces  nations  esclaves  est  la  nation  des  Valaques; 
elle  forme  seule  plus  de  la  moitié  de  la  population  de  toute  la  princi- 
pauté. Étrange  dérision  de  la  fortune!  ces  serfs  valaques  (4)  ou  rou- 
mans  descendent  des  légions  romaines  que  Trajan  conduisit  à  la  con- 
quête de  la  Dacie;  c'est  de  leurs  pères  que  le  poète  disait  : 

Tu  regere  imperio  populos,  Romane,  mémento. 

Ils  en  ont  conservé  encore  les  traits,  la  taille  majestueuse;  de  vagues 
souvenirs  de  grandeur  passée  les  laissent  esclaves  sans  abaissement;  leur 
langue  est  un  patois  confus,  où,  au  milieu  de  mots  slaves,  hongrois, 
italiens,  éclatent  tout  à  coup  des  paroles  harmonieuses  dont  l'origine  la- 
tine n'est  pas  équivoque.  C'est  surtout  dans  ces  solennelles  cérémonies, 
qui,  ne  se  renouvelant  qu'une  fois  pour  chaque  génération,  sont  moins 
sujettes  aux  révolutions  du  temps,  la  naissance,  le  mariage,  la  mort, 
que  l'origine  romaine  des  Valaques  se  manifeste  avec  les  caractères  de 
l'évidence.  Quand  passe  une  noce  valaque,  les  instrumens  de  musique 
en  tête  du  cortège;  quand  la  jeune  fille,  Flora  ou  Doina,  conduite  par 
ses  compagnes,  est  reçue  sur  le  seuil  de  sa  nouvelle  maison  par  les 
jeunes  compagnons  de  l'époux  qui  lui  présentent  du  miel  et  un  gâteau 
de  froment,  vous  croyez  voir  un  bas-relief  de  Pompéia,  ou  entendre 
résonner  dans  l'écho  lointain  l'épithalame  de  Catulle. 

Les  Valaques  n'ont  point  de  territoire  particulier;  ils  sont  dispersés  sur 
les  terres  ou  réunis  dans  des  villages  qui  appartiennent  aux  seigneurs. 
La  législation  est  sévère  pour  eux,  et  cette  sévérité  paraît  assez  jus- 
tifiée; les  Valaques  n'ont  pas  seulement  avec  les  anciens  Romains  ces 
ressemblances  poétiques  que  nous  signalions  tout  à  l'heure;  comme  les 
compagnons  de  Romulus,  ils  se  jettent  souvent  sur  les  bestiaux  des 
bourgades  voisines,  ou  dérobent  les  chevaux  qu'on  laisse  paître  devant 
les  maisons.  Les  plus  honnêtes  ne  se  font  pas  scrupule  d'user  au  moins 
de  représailles.  Dans  chaque  troupeau,  il  y  a  une  population  flottante 

(1)  Le  nom  de  Valaques  paraît  venir  du  slave  Wlach,  qui  veut  dire  Italien. 


LA  TRANSYLVANIE.  911 

de  bêtes  perdues  ou  trouvées,  et  souvent  ce  n'est  pas  le  premier  voleur 
qui  gagne  le  plus  à  ces  rapides  mutations  de  propriété.  Les  Valaques 
supportent  d'ailleurs  les  châtimens  avec  une  fermeté  qui  semble  tenir 
autant  de  l'insensibilité  des  organes  que  du  courage.  Ils  couchent  le 
plus  souvent  dehors,  même  en  hiver,  vêtus  de  simple  toile;  sur  cet 
habit,  les  plus  aisés  jettent  une  peau  de  mouton,  et  alors  ils  ne  la  quit- 
tent pas  même  en  été.  De  cette  vie  dure  et  nomade  des  pâtres  vala- 
ques, de  ces  larcins  habituels,  il  n'y  a  pas  loin  au  brigandage  des 
grands  chemins  et  à  la  révolte  contre  leurs  maîtres.  En  1784,  les  Va- 
laques,  conduits  par  un  gardien  de  bœufs  nommé  Horâ,  organisèrent 
une  espèce  de  jacquerie;  ils  incendiaient  les  châteaux,  égorgeaient 
des  familles  entières  de  seigneurs,  et  proclamaient  la  communauté 
universelle.  Les  Transylvains  reprochent  à  Joseph  II  d'avoir  laissé 
long-temps  sans  répression  ces  brigands,  complices,  disent-ils,  de  ses 
projets  de  nivellement  et  d'égalité  révolutionnaire.  Les  nations  unies 
levèrent  des  corps  francs  qui  marchèrent  contre  les  Valaques,  et  en 
firent  un  grand  carnage.  Horâ  périt  par  le  feu,  et  de  cruels  supplices 
mirent  fin  à  cette  guerre  servile. 

Les  Arméniens  et  les  Grecs  sont  en  trop  petit  nombre  pour  que  nous 
entrions  sur  eux  dans  beaucoup  de  détails.  Les  Arméniens  habitent  les 
villes  manufacturières  de  Szamosujvhar  et  d'Ebesfalva,  dans  les  comi- 
tats  hongrois;  ils  ont  fini  par  obtenir  d'envoyer  un  député  à  la  dièt£, 
comme  habitans  du  comitat.  Les  Grecs  font  une  partie  considérable  du 
commerce  de  la  Transylvanie.  Ils  sont  organisés  en  une  corporation 
présidée  par  un  juge  particulier  et  paient  une  contribution  spéciale.  Ils 
résident  en  général  dans  les  villes,  où  ils  trouvent  plus  de  débit  pour 
leurs  marchandises;  ils  portent  la  longue  robe  orientale  ou  la  veste  al- 
banaise. Les  Juifs  sont  à  peine  tolérés  dans  la  principauté;  il  ne  leur  est 
permis  de  résider  que  dans  la  ville  de  Carlsbourg.  Ils  ne  doivent  prati- 
quer qu'à  certains  jours  les  cérémonies  de  leur  culte.  Ils  ne  peuvent 
acquérir  aucune  propriété;  il  leur  est  défendu  de  porter  des  habits  hon- 
grois ou  l'uniforme  militaire,  sous  peine  d'une  forte  amende.  S'ils  tra- 
vaillent le  dimanche,  on  confisque  les  instrumens  de  leur  travail.  Cet 
état  de  demi-tolérance  a  été  précédé  de  dures  et  longues  persécutions. 
Les  Turcs,  les  catholiques  et  les  protestans  ne  s'entendaient  que  sur  un 
point  :  la  haine  commune  des  Juifs.  Aussi  se  sont-ils  moins  multipliés 
qu'en  Pologne  et  même  en  Hongrie. 

Il  me  reste  à  dire  quelques  mots  de  ces  races  mystérieuses  et  avilies 
qui  s'éteignent  peu  à  peu  dans  la  civilisation  européenne,  mais  qui  sont 
restées,  en  Transylvanie,  dans  toute  leur  bizarrerie  primitive  :  je  veux 
parler  des  Zyngares  ou  Bohémiens.  C'est  en  Espagne  et  en  Transylva- 
nie qu'on  les  trouve  aujourd'hui  en  plus  grand  nombre.  Dans  ce 
dernier  pays,  leur  vie  nomade,  leurs  professions  ambulantes,  les  mul- 


912  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

tiplient  aux  yeux  des  voyageurs.  A  l'entrée  des  villages,  vous  rencon- 
trez toujours  quelque  bande  campée  sous  de  misérables  huttes  enfon- 
cées dans  la  terre.  Si  vous  avez  quelque  réparation  à  faire  à  votre  cha- 
riot de  voyage,  c'est  un  Bohémien  qui  apporte  son  enclume  et  ses 
marteaux;  si  vous  dînez  dans  un  cabaret,  une  bande  de  musiciens  zyn- 
gares  arrive  à  l'instant,  et  joue  sur  la  place  des  mélodies  nationales 
dont  le  charme  étrange  disparaît  quand  d'autres  musiciens  veulent  les 
surprendre  et  les  noter.  Si  l'on  ne  consultait  que  ses  impressions,  on 
croirait  donc  la  population  bohémienne  au-dessus  de  son  chiffre  réel. 
Cette  peuplade  se  divise  en  deux  tribus  assez  distinctes  :  ceux  qui  se  sont 
établis  à  l'entrée  des  villes,  où  ils  exercent  les  plus  infimes  métiers, 
écorcheurs  de  bêtes,  portefaix,  forgerons,  et  ceux  qui  sont  livrés  en- 
tièrement à  la  vie  nomade,  vivant,  dans  les  bois  ou  sur  les  grands  che- 
mins, de  je  ne  sais  quelles  industries  suspectes,  depuis  le  braconnage 
jusqu'aux  vols  dans  les  fermes  et  les  étables,  depuis  les  métiers  de  mu- 
siciens et  de  danseurs  jusqu'à  ceux  de  jongleurs  et  de  diseurs  de  bonne 
aventure.  Ce  sont  les  femmes  surtout  qui  exercent  cette  dernière  indus- 
trie. On  se  demande  si  l'impudence  et  la  fourberie  expliquent  suffi- 
samment la  gravité  mélancolique  qu'elles  portent  dans  leur  rôle  de 
pythonisse,  lorsqu'elles  attachent  sur  vous  leurs  grands  yeux  noirs  et 
ce  regard  profond  des  femmes  de  l'Orient,  qui  semble  en  effet  plonger 
dans  un  monde  caché.  D'ailleurs,  dissolue,  querelleuse,  triste  souvent 
au  milieu  des  folles  joies  de  l'orgie,  la  Bohémienne  de  Transylvanie 
n'est  pas  autre  que  celle  de  l'Espagne,  et  aucun  des  lecteurs  de  la  Revue 
n'a  oublié  la  merveilleuse  histoire  de  Carmen  (1). 

L'industrie  la  plus  régulière  qu'exercent  les  Bohémiens  est  encore 
celle  d'orpailleurs  ou  chercheurs  d'or.  La  rivière  de  l'Aranyos  est  la 
Californie  de  cette  partie  plus  honnête  de  la  tribu;  celle-là  forme  une 
corporation  privilégiée  placée  sous  l'inspection  d'un  magistrat  hon- 
grois, auquel  on  paie  une  capitation.  L'extraction  de  l'or  s'opère  par  le 
lavage  des  sables,  qui  contiennent  une  assez  grande  quantité  de  pail- 
lettes. Les  Bohémiens  accomplissent  cette  opération  avec  beaucoup  de 
dextérité;  quelques  jours  leur  suffisent  pour  ramasser  la  quantité  ré- 
servée au  gouvernement;  le  reste  de  leur  temps  et  de  la  récolte  leur 
appartient;  aussi  ne  travaillent-ils  guère  que  les  jours  qui  suivent  les 
grands  orages,  lorsque  les  eaux  qui  filtrent  à  travers  les  montagnes 
aurifères  ont  détaché  une  plus  grande  quantité  de  sables  précieux. 
Marie-Thérèse  et  Joseph  II  essayèrent  d'arracher  les  Bohémiens  à  ces 
habitudes  de  désordre.  On  voulut  les  contraindre  à  résider  dans  les 
villages,  on  leur  donna  le  nom  de  nouveaux  paysans,  on  alla  jusqu'à 
leur  bâtir  des  maisons.  Rien  ne  fit  contre  les  habitudes,  l'instinct  et  la 

(1)  Voyez  la  livraison  du  1er  octobre  1845. 


LA  TRANSYLVANIE.  913 

haine  superstitieuse  qu'ils  portent  à  la  civilisation  de  l'Occident.  Ils 
brûlèrent  leurs  maisons  comme  les  prisonniers  leur  cachot,  et  repri- 
rent leur  vie  nomade.  Les  efforts  tentés  pour  les  convertir  au  christia- 
nisme n'ont  pas  été  plus  heureux.  La  tâche  paraît  d'abord  facile,  car 
il  n'y  a  rien  à  détruire  dans  leur  esprit,  si  ce  n'est  quelques  grossières 
superstitions.  Aussi  acceptent-ils  sans  contradiction  tout  ce  qu'on  leur 
dit  sur  cette  matière,  mais  ils  n'y  attachent  aucune  importance,  et  ils 
professent  successivement  toutes  les  religions  pratiquées  dans  les  lieux 
qu'ils  traversent.  «  Ils  ne  croient  pas  plus  à  l'ame  et  à  la  résurrection,  dit 
un  auteur,  que  les  porcs  qu'ils  engraissent  avec  le  grain  qu'ils  ont  volé.  » 

Les  langues  diverses  parlées  par  toutes  ces  populations  mettent  encore 
entre  elles  d'autres  barrières,  et  ajoutent  à  la  confusion  universelle.  On 
parle  dans  ce  petit  coin  de  terre  toutes  les  langues  du  monde  :  le  latin,  le 
hongrois,  le  rouman,  l'hébreu,  l'arménien,  le  slave,  l'ancien  cophte, 
le  grec,  le  turc,  le  polonais,  l'allemand,  l'italien,  le  français,  le  russe. 
A  une  foire  de  Cronstadt,  vous  entendez  tous  ces  langages  divers  de 
l'Orient  et  de  l'Occident,  de  l'antiquité  et  du  monde  moderne,  qui  se 
mêlent,  se  croisent,  se  confondent,  et  sont  pour  l'oreille  ce  que  le 
kaléidoscope  est  pour  les  yeux  (1). 

Comment  s'étonner  que  les  siècles  n'aient  pas  réussi  à  fondre  en  un 
seul  corps  de  nation  toutes  ces  tribus  étrangères  ou  ennemies,  quand 
elles  n'ont  jamais  pu  agir  l'une  sur  l'autre  par  la  parole,  se  communi- 
quer leurs  impressions,  s'apprendre  leurs  instincts  et  perdre  leurs  pré- 
jugés en  les  exposant  à  l'étonnement  et  à  l'antagonisme  de  leurs  voi- 
sins? C'est  ainsi  que  ces  populations,  renfermées  dans  cet  étroit  espace, 
ont  vécu  côte  à  côte,  s'ignorant  mutuellement,  sans  se  joindre  et  se 
pénétrer  jamais,  sans  ressentir  cette  communauté  rapide  des  senti- 
mens  et  des  idées  qui,  plus  encore  que  le  sol,  fait  la  vraie  patrie.  Il  n'y 
a  pas  de  patrie  commune  pour  le  Hongrois  de  Cronstadt  et  le  magnat 
hongrois  ou  le  paysan  valaque.  Le  véritable  concitoyen  du  premier, 
c'est  le  marchand  allemand  de  Vienne  ou  de  Berlin  chez  lequel  il  a  été 
reçu  dans  ses  voyages;  celui  du  noble  hongrois  ou  szekler,  c'est  le  dé- 
puté de  Pesth  ou  de  Debreczin  avec  lequel  il  travaille  pour  la  propa- 
gation de  l'empire  et  de  la  langue  magyare.  Quant  au  paysan  valaque, 
comment  pourrait-il  être  le  concitoyen  de  ses  maîtres?  Il  n'a  d'affec- 


(1)  Rien  n'est  plus  difficile  que  de  se  retrouver  au  milieu  de  cette  diversité  de  lan- 
gues :  chaque  ville  a  cinq  ou  six  noms,  et  l'on  n'est  jamais  certain,  dans  les  livres  comme 
dans  la  conversation,  de  ne  pas  appliquer  à  l'une  ce  qui  a  été  dit  de  sa  voisine.  Ainsi 
Carlsbourg  s'appelle  Apulum  chez  les  anciens,  ou  Alba  Julia,  Alba  Garolina ,  et  Caro- 
lopolis  dans  la  latinité  moderne;  Karlsbourg  en  allemand,  Karoly  Féjervar  en  hongrois, 
Belgrad  en  valaque,  etc.;  Hermanstadt  est  en  latin  Gibinium,  Nagy  Szében  en  hongrois. 
On  raconte  l'histoire  d'un  voyageur  qui  revint  trois  fois  à  Hermanstadt  :  il  s'imaginait 
avoir  à  visiter  trois  villes  différentes. 


914  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

tion  que  pour  les  serfs  de  sa  race,  distribués  dans  les  principautés  et  dans 
la  Hongrie,  qui  parlent  la  même  langue  et  pratiquent  la  même  religion. 

La  même  religion,  un  culte  commun,  voilà,  en  effet,  un  des  plus 
grands  liens  des  hommes.  Il  suffit  souvent  là  où  tous  les  autres  man- 
quent, et  établit  pour  les  esprits  une  sympathie  supérieure  à  toutes  les 
antipathies  que  les  hasards  humains  avaient  créées.  Ici  rien  de  pareil  à 
espérer.  Ces  peuples,  séparés  sur  la  terre  par  tant  de  divisions  hostiles, 
le  seront  encore  dans  le  ciel.  La  muraille  de  la  Chine  qui  les  isole  ne  s'é- 
lève pas  à  une  moindre  hauteur.  —  Toutes  ces  populations  ont  des  reli- 
gions différentes,  et,  chose  étrange,  ces  religions  sont  constituées  aussi 
en  souveraines  et  en  sujettes.  11  y  a  quatre  religions  d'état;  les  autres 
sont  seulement  tolérées.  Les  quatre  religions  d'état  sont  :  la  religion 
catholique,  la  religion  réformée,  la  religion  évangélique,  la  religion 
unitaire  ou  socinienne.  On  a  vu  comment  la  Transylvanie  s'était  con- 
vertie au  christianisme  sous  saint  Etienne  :  c'est  au  commencement  du 
règne  de  Louis  II,  et  avant  la  bataille  de  Mohâcz,  que  les  doctrines  de 
Luther  commencèrent  à  se  répandre  dans  la  principauté.  En  1550,  la 
nation  saxonne  tout  entière  et  un  grand  nombre  de  Hongrois  avaient 
accepté  le  symbole  de  la  confession  d'Augsbourg;  mais  bientôt  les  nou- 
veaux convertis  se  divisèrent  :  une  partie  resta  fidèle  à  l'église  luthé- 
rienne, l'autre  adopta  les  dogmes  de  Calvin;  enfin  le  socinianisme  ou 
la  religion  anti-trinitaire  se  répandit  par  les  prédications  d'un  ministre, 
François  David,  que  les  protestans  cherchèrent  vainement  à  rattacher 
à  eux.  Rien  n'égalait  l'activité  de  sa  propagande  :  il  allait  à  pied,  de 
village  en  village,  prêchant  contre  la  Trinité,  la  représentant  comme 
un  reste  des  fables  du  paganisme,  outrageante  pour  la  majesté  du  seul 
et  unique  Dieu;  il  répandait  des  images  grossières  où  elle  était  peinte 
sous  la  forme  de  Cerbère,  avec  ses  trois  têtes.  Ces  blasphèmes  contre  la 
foi  chrétienne  ne  soulevèrent  pas  l'indignation  de  gens  qui,  depuis  un 
demi-siècle,  entendaient  chaque  jour  contredire  ou  controverser  tous 
les  principes  de  l'antique  foi.  On  convoqua  une  assemblée  extraordi- 
naire de  ministres  et  de  sociniens  à  Clausenbourg  pour  y  disputer  pu- 
bliquement sur  la  Trinité.  Ces  disputes  durèrent  dix  jours;  chaque  doc- 
teur s'y  rendait  processionnellement,  suivi  de  ses  partisans,  portant  des 
bannières  flottantes,  avec  l'inscription  pour  ou  contre  la  Trinité.  Les 
esprits  étaient  aux  nouveautés,  les  prédicateurs  sociniens  parlaient 
mieux  que  les  ministres  :  la  ville  de  Clausenbourg  tout  entière  passa  à 
la  religion  anti-trinitaire;  on  y  éleva  un  temple,  qui  porte  pour  inscrip- 
tion Uni  Deo. 

Ce  fut  alors  que  se  réunit  la  diète  de  Tordâ  (1562),  qui,  pour  couper 
court  à  ces  funestes  dissensions,  reconnut  et  sanctionna  tout  ce  qui 
avait  été  fait  jusqu'alors,  et  proclama  comme  religions  d'état  les  quatre 
communions  chrétiennes  que  nous  venons  de  rappeler;  on  défendit 


LA   TRANSYLVANIE.  915 

d'ailleurs,  sous  peine  capitale,  toute  autre  innovation  en  matière  de 
foi.  On  admit  à  titre  de  tolérance  les  autres  religions  qui  existaient 
dans  la  principauté.  Les  décrets  de  Tordâ  formèrent  la  charte  reli- 
gieuse de  la  Transylvanie.  Ils  furent  solennellement  confirmés  dans 
l'article  1er  du  diplôme  Léopold  :  «  Il  n'est  rien  changé  à  l'état  actuel 
des  quatre  religions  souveraines;  nous  jurons  de  maintenir  leurs  églises, 
communautés  et  privilèges ,  de  poursuivre  les  hérétiques,  etc.  » 

Les  religions  tolérées  sont  la  religion  grecque  et  le  judaïsme  avec 
certaines  restrictions;  le  mahométisme  a  quelques  rares  sectateurs 
parmi  les  Bulgares.  Je  ne  reviendrai  pas  sur  ce  que  j'ai  dit  des  Juifs; 
quant  à  la  religion  grecque,  elle  a  ici  une  grande  importance  :  elle 
est  professée  par  la  nation  valaque  tout  entière,  et  le  clergé  grec  est 
à  la  tête  du  mouvement  libéral  qui  s'est  manifesté  dans  ces  dernières 
années. 

Les  Grecs  se  divisent  en  Grecs  du  rite  uni  ou  latin  et  Grecs  du  rite 
oriental  ou  schismatique.  Les  premiers  ont  reconnu  la  suprématie  du 
saint -siège  de  Rome  en  1697,  dans  un  concile  national  présidé  par 
l'évêque  Théophile.  Ils  sont  considérés  légalement  comme  appartenant 
à  la  communion  catholique.  Leurs  popes  touchent  la  dîme  attribuée  aux 
curés  et  aux  ministres;  un  évêque,  qui  porte  le  titre  d'évêque  de  Fa- 
garas,  l'ancienne  métropole,  bien  qu'il  réside  à  Balas-Falva,  dans  le 
pays  hongrois,  est  à  la  tête  de  tout  le  clergé  uni.  Les  Grecs  non-unis 
sont  administrés  par  un  vicaire-général,  qui  relève  du  patriarche  grec 
de  Carlowitz,  en  Hongrie.  Le  nombre  des  prêtres  ou  popes  et  des  reli- 
gieux grecs  des  deux  rites  est  hors  de  toute  proportion  avec  la  popu- 
lation qu'ils  administrent.  Les  ordres  sont  conférés  par  les  supérieurs 
sans  aucune  des  épreuves  nécessaires  pour  assurer  la  dignité  du  saint 
ministère.  De  là  des  abus  et  des  désordres  sans  fin,  dont  le  mariage  ne 
les  sauve  pas.  Malgré  ces  scandales,  le  clergé  est  tout-puissant  Chez  les 
Valaques.  Le  pope  du  village  réunit  en  lui  les  pouvoirs  les  plus  divers  : 
il  est  le  prêtre,  l'instituteur,  le  magistrat,  le  juge,  disons  aussi  le  publi- 
cain,  car,  grâce  aux  dîmes,  aux  offrandes,  rachats  et  aumônes,  la  ma- 
jeure partie  de  ce  qui  reste  au  paysan,  après  qu'il  a  satisfait  au  seigneur, 
revient  au  pope. 

Cependant  le  prêtre  grec  n'en  est  pas  moins  à  la  tête  de  toutes  les  idées 
de  progrès  et  d'amélioration;  placé  encore,  comme  le  clergé  catholique 
l'était  au  ve  siècle,  entre  les  conquérans  et  les  vaincus,  il  a  pris  parti 
pour  les  derniers.  Il  existe  à  Balas-Falva,  près  de  l'évêque,  un  sémi- 
naire d'où  sont  sortis  des  Valaques  très  distingués,  éclairés  sur  les  be- 
soins de  leurs  compatriotes,  et  qui  n'ont  rien  négligé  pour  les  relever 
à  leurs  propres  yeux.  Nous  verrons  quel  rôle  ils  ont  joué  dans  ces  der- 
nières années,  quelle  est  leur  situation  actuelle  dans  la  grande  lutte 
entre  les  Hongrois  et  l'empire,  situation  assez  semblable,  on  l'aura  déjà 


916  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

remarqué,  à  celle  des  Croates  en  Hongrie.  Partout  ceux  qui  revendi- 
quent le  plus  haut  les  droits  de  la  liberté  tiennent  à  la  main  quelque 
bout  de  chaîne  qu'ils  se  gardent  bien  de  lâcher.  Les  nations  ont,  moins 
encore  que  les  individus,  la  conscience  de  la  justice,  et  l'égoïsme,  dé- 
coré du  nom  de  patriotisme,  devient  une  vertu. 

Ces  notions  préliminaires  étaient  nécessaires  pour  apprécier  le  sys- 
tème politique  que  le  gouvernement  autrichien  a  suivi  à  l'égard  de  la 
Transylvanie.  Jamais  la  fameuse  maxime  divide  et  impera  ne  s'est 
trouvée  d'une  application  plus  facile.  Le  gouvernement  ne  s'est  point 
refusé  aux  avantages  que  cette  situation  lui  offrait;  mais  il  n'a  usé 
qu'avec  prudence  et  dans  de  bons  desseins  de  son  pouvoir  modéra- 
teur. Les  publicistes  hongrois  n'hésitent  pas  à  reconnaître  que  la  Tran- 
sylvanie n'a  respiré,  n'a  connu  les  bienfaits  de  la  paix  et  de  la  justice 
que  depuis  sa  réunion  à  l'empire.  Il  y  a  des  destinées  plus  hautes  sans 
doute  pour  les  peuples;  mais  les  peuples  doivent  pratiquer  aussi  cette 
"modération  de  désirs  qu'on  prêche  aux  individus,  et  ne  pas  s'imaginer 
qu'il  dépend  d'aucune  réforme,  d'aucune  révolution  ou  constitution, 
fût-elle  même  démocratique  et  sociale,  de  leur  apporter  la  réalisation 
de  souhaits  chimériques  et  quelquefois  contradictoires.  On  a  dit  que  les 
nations  les  plus  heureuses  étaient  celles  dont  l'histoire  ne  parlait  pasr 
c'est  ce  genre  de  félicité  que  le  gouvernement  autrichien  a  toujours  le 
plus  ambitionné  de  donner  à  ses  peuples;  en  Transylvanie  notamment, 
il  n'a  janais  cherché  le  bruit  ou  la  gloire  des  réformes  éclatantes.  A 
l'exception  de  Joseph  II,  qui,  lui,  ne  reculait  devant  aucune  témérité, 
les  nouveaux  souverains  se  sont  bornés  à  la  tâche  déjà  assez  difficile  de 
maintenir  l'ordre  entre  tant  d'élémens  divers,  et  de  défendre  les  droits 
et  les  intérêts  des  plus  faibles  contre  les  forts.  On  n'a  point  songé  à 
changer  radicalement,  et  en  un  jour,  les  conditions  de  L'état  général 
que  nous  venons  de  décrire.  Le  gouvernement  autrichien,  on  le  sait, 
n'a  jamais  été  animé  de  l'esprit  d'aventure.  II  ne  croit  pas  d'une  foi 
aveugle  à  la  logique;  loin  d'avoir  un  ordre  social  de  rechange  pour 
l'humanité  comme  tant  de  réformateurs  de  nos  jours,  il  hésite  sur  les 
plus  simples  questions  de  réformes  politiques.  A  rencontre  de  certains 
peuples,  qui  sont  disposés  à  trouver  une  institution  mauvaise  parce 
qu'elle  est  ancienne,  il  la  croirait  plutôt  bonne  par  cette  seule  raison. 
«Il  y  a  dans  les  choses  qui  durent,  »  disait  un  ministre  autrichien, 
a  une  raison  de  durée  qui  mérite  qu'elle^durent.  »  Je  n'approuve  ni 
ne  blâme,  j'expose  comment  et  sous  l'influence  de  quelles  MJÉÉ^aJgs 
institutions  qui  nous  semblent  si  contraires  aux  règles  ordinairardes 
sociétés  ont  subsisté  jusqu'à  nos  jours;  ce  qu'il  nous  reste  à  raconter 
n'a  pas  moins  besoin  que  ce  qui  précède  de  ces  explications. 

\  E.  DE  Langsdorff. 


à 


il 


POÈTES 


ET 


ROMANCIERS  MODERNES 

^-        DE   LA   FRANCE. 


LU. 
CHÊNEDOLLÉ.1 


VII.  —  LIAISON   AVEC  JOUBERT. 

£m       Je  continuerai  d'exposer  les  relations  de  Ghênedollé  avec  les  princi- 
^j^wrax  membres  de  la  petite  société  de  la  rue  Neuve-du-Luxembourg, 
et  je  le  ferai  de  la*  manière  la  plus  simple  et  la  plus  sûre,  en  donnant 
X>      la  suite  des  lettres  de  chacun.  Il  avait  conpu  M.  Joubert  dès  le  com- 
V^'      mencement  de  1800.  «  Joubert  raconte^uâ<*|u*ndil  vit  mes  premiers 
Wff  f  y^Es  dans  Ie  Mercure,  il  dit  :  «  Quel  est  ^fe  M.  Chênedollé?  Ses  vers  me 
jfWÇlaisent,  ses  vers  sont  d'argent;  ils  font  sur  moi  l'effet  du  disque  ar- 
ec genté  de  %  lune.  — Est-ce  comme  éclat  métallique  seulement?  de- 

à  é 
(1)  Voyez  la  livraison  du  1er  juin. 

I0*  "•  %  Ms$i 


918  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

mandai-je.  —  Non,  ils  ont  aussi  le  son  argentin.  Bref,  ils  me  donnent 
la  sensation  d'un  clair  de  lune  (1).  »  Une  véritable  amitié  s'établit  bien- 
tôt entre  eux.  Que  de  fois  Chênedollé  dut  faire  en  lui-même  la  com- 
paraison de  Joubert  à  Rivaroll  Deux  esprits  supérieurs,  si  élevés  et  si 
fins  en  conversant,  deux  sources  brillantes;  mais  Joubert,  esprit  doux, 
sans  âcreté,  véritablement  inspirateur,  animé  d'un  souffle  clément, 
d'un  foyer  de  bienveillance  qui  rayonnait  alentour,  tandis  que  cbez 
l'autre,  à  travers  tout,  se  sentait  le  fonds  de  persifflage,  comme  une 
bise  froide  se  fait  sentir  jusqu'en  plein  soleil.  Pendant  l'été  de  1803, 
M.  Joubert  écrivait  à  Chênedollé,  dans  un  moment  où  celui-ci  était 
retenu  à  Paris  malade  : 

«  Ce  dimanche,  19  juin  1803. 
«Bonjour,  pauvre. convalescent. 

«  Fontanes  auroit  une  grande  envie  de  vous  consulter  sur  les  vers  de  Saint- 
Cloud,  que  Paesielloya.  mettre  en  musique,  et  qu'on  doit  chanter  incessamment 
à  l'Opéra. 

«  Tenez-vous  pour  bien  averti  que  ces  vers  ne  sont  point  du  tout  ceux  que 
nous  avons  lus  dans  le  Journal  de  Paris,  et  que  nous  avons  été  tentés  de  croire 
siens  : 

Voilà  de  vos  arrêts,  messieurs  les  gens  de  goût  ! 

«  Il  ne  faut  pas  même  lui  avouer  cette  méprise  qu'il  ne  nous  pardonneroit 
jamais.  Il  appelle  cela  des  vers  canaille. 

«  Les  siens  sont  des  vers  fort  honnêtes,  puisqu'ils  commencent  par  l'éloge  de 
Racine  et  de  Louis  XIV. 

(1)  Les  vers  de  Chênedollé  qui  donnaient  cette  sensation  à  M.  Joubert  peuvent  être 
ceux  du  Mercure  du  1er  nivôse  an  ix,  ou  ceux  du  1er  prairial  même  année,  car  dans  les 
deux  morceaux  il  est  question  de  la  lune.  Je  citerai  les  derniers  tirés  d'un  Tableau  du 
lac  de  Genève;  le  soleil  vient  de  se  coucher  : 

Léman  !  d'un  autre  éclat  tes  flots  vont  s'enrichir  : 

La  lune,  dans  le  ciel  qui  commence  à  blanchir, 

Se  lève  et  fait  glisser  sur  ta  superficie 

De  son  frère  éloigné  la  splendeur  adoucie, 

Et  bientôt,  de  la  nuit  argenlant  les  rideaux, 

De  ses  pâles  clartés  peint  tes  tranquilles  eaux  : 

Ainsi  l'illusion,  des  doux  songes  suivie, 

Jette  un  rayon  mourant  sur  le  soir  de  la  vie. 

Voyez  sur  le  gazon  dormir  sans  mouvement 

Ces  feux  qui,  sur  les  eaux,  flottent  si  mollement; 

Phébé  s'y  réfléchit,  et  le  zéphyr  volage 

Caresse  tour  à  tour  et  brise  son  image. 

Oh  !  combien  j'aime  à  voir,  dans  un  beau  soir  d'été, 

Sur  l'onde  reproduit  ce  croissant  argenté, 

Ce  lac  aux  bords  rians,  ces  cimes  élancées 

Qui,  dans  ce  grand  miroir,  se  peignent  renversées, 

Et  l'étoile  au  front  d*or,  et  son  éclat  tremblant, 

Et  l'ombrage  incertain  du  saule  vacillant! 

(Le  Génie  de  l'Homme,  chant  n.) 


POÈTES  ET  ROMANCIERS  MODERNES  DE  LA  FRANCE.  919 

«  Il  m'a  témoigné  un  grand  désir  de  savoir  de  vous  si,  en  homme  du  métier, 
vous  en  trouveriez  la  coupe  assez  lyrique  pour  le  musicien.  Deux  circonstances 
me  paroissent  peu  favorables  à  cette  épreuve.  Il  ne  peut  pas  aller  chez  vous  ce 
matin,  parce  qu'il  est  obligé  d'attendre  chez  lui  de  pied  ferme  si  on  viendra  le 
chercher  pour  aller  à  Saint-Cloud:  auquel  cas,  il  seroit  possible  qu'il  fut  parti  à 
onze  heures,  et  possible  aussi  qu'on  >le  fit  attendre  jusqu'à  quatre.  Votre  santé 
ne  vous  permettra  peut-être  pas  de  vous  rendre  chez  lui,  surtout  avec  l'incer- 
titude de  le  trouver  parti,  et  l'inconvénient  de  prendre  une  peine  inutile;  et,  à 
cet  égard,  c'est  surtout  de  votre  santé  qu'il  faut  que  vous  preniez  conseil.  Gar- 
dez-vous de  la  contrarier.  J'ai  voulu  cependant  vous  instruire  de  tout  ceci,  afin 
que  la  marque  d'estime  et  de  confiance  qu'il  vous  a  donnée  de  lui  à  moi  ne  fût 
pas  entièrement  perdue. 

((  Mme  de  Caud  a  chargé  Mme  Joubert  de  vous  faire  savoir  qu'au  lieu  de  l'a- 
dresse que  nous  vous  avons  donnée  de  sa  part,  il  falloit  faire  usage  de  celle  qui 
suit  :  Varier,  libraire,  rue  Derrière,  à  Fougères. 

a  Elle  vous  invite  aussi,  ainsi  que  M,ne  de  Beaumont,  à  déguiser  un  peu  vos 
écritures. 

«  Quand  vous  voudrez  venir  nous  voir,  vous  savez  que  vous  nous  ferez  tou- 
jours plaisir.  J.  » 

A  M.  de  Chenedollé,  à  Vire. 

«  Ce  lundi,  5  juillet  1803. 

•«Pardonnons  à  Michaud.  Il  m'a  avoué  que  sa  tète  étoit obsédée  et  possédée 
par  Mine  de  Krûdner.  Il  avoit  samedi  un  rendez-vous  avec  elle;  il  s'en  souvint 
tellement  bien,  qu'il  vous  oublia,  m'oublia  et  Oublia  le  monde  entier.  Son  ex- 
cuse est  dans  le  premier  vers  de  l'ancienne  chanson  :  «  Pour  la  baronne!  »  Il  faut, 
en  faveur  de  la  poésie,  agréer  une  excuse  qui  se  peut  chanter  (1). 

«  11  me  quitte  en  ce  moment.  Nous  avons  réglé,  selon  ses  désirs,  que  vous 

{i)  M.  Michaud,  à  la  fin  de  l'année,  fut  un  des  premiers  à  annoncer  le  roman  de  Va- 
lérie dans  te  Mercure  (n°  du  10  décembre  1803).  C'est  sans  doute  aussi  par  lui  que  le 
Mercure  eut  communication  des  Pensées  si  distinguées  de  Mme  de  Krûdner,  insérées 
précédemment  te  10  vendémiaire  an  xi  (1802).  —  Ces  messieurs,  entre  eux,  paraissent 
avoir  jugé  un  peu  sévèrement  M.  Michaud,  que  nous  avons  connu  vieux  et  très  spirituel, 
très  intéressant:  «  Michaud,  disait-on,  a  toujours  l'air  de  n'être  pas  de  son  avis.  Son 
esprit  tombe  en  défaillance.  Jamais  personne  n'a  été  moins  complice  de  ce  qu'il  dit  ou 
pense  que  Michaud.  »  M  Michaud  a  en  besoin  d'être  vieux  et  malingre  pour  paraître 
avoir  tout  son  esprit.  Son  filet  ne  suffisait  pas  dans  sa  jeunesse.  —  Quant  à  Mme  de 
Krûdner,  je  trouve  aussi  qu'on  la  traitait  un  peu  légèrement  :  «  Mme  de  Krûdner  a  de 
la  grâce  et  quelque  chose  d'asiatique  (écrit  Chenedollé);  elle  a  du  naturel  dans  l'exagéra- 
tion. L'extrême  sensibilité  ne  va  pas  sans  un  peu  d'exaltation.  Le  22  au  soir  (22  flo- 
réal 1802),  chez  Mme  de  Beaumont,  elle  critiquait  Werther.  Elle  disait  qu'il  n'y  avait 
point  de  pensée,  et  qu'il  n'y  avait  que  le  mérite  de  la  passion  exprimée.  —  Comment, 
lui  dis-je,  point  de  pensée?  Il  n'y  a  point  de  pensées  détachées,  mais  c'est  une  pensée 
continue.  »  Mme  de  Krûdner,  à  celte  date,  était  loin  encore  d'avoir  rompu  avec  les  légè- 
retés mondaines.  Elle  disait,  par  exemple  :  «  Je  n'aime  point  tes  Genevoises  :  elles  n'ont 
ni  tes  charmes  de  l'innocence  ni  les  grâces  du  péché.  »  Elle  attachait  encore  bien  du 
prix  à  ce  dernier  point. 


020  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

resteriez  chargé  de  ces  notes.  Vous  avez  six  mois  pour  les  achever;  mais  il  fau- 
droit  qu'on  pût,  dans  trois  mois,  en  imprimer  près  de  la  moitié.  On  les  placera 
à  Ja  fin  de  chaque  volume.  Il  vous  écrira  incessamment  pour  vous  expliquer  le 
caractère  et  les  dimensions  qu'il  leur  désire.  Je  crois  qu'il  auroit  mieux  valu 
vous  en  laisser  le  maître;  mais  le  travail  que  l'abbé  Delille  a  déjà  fait  sur  les 
trois  premiers  chants  exige  une  certaine  conformité  dont  on  ne  peut  guère  se 
dispenser.  Vous  pourrez  juger  de  tout  cela  par  les  explications  de  Michaud  et 
par  la  besogne  de  l'abbé  qu'on  vous  enverra.  Quant  à  ses  vers,  ils  vous  sont 
inutiles,  dit  Michaud,  parce  que,  l'abbé  Delille  ayant  fait  des  notes  sur  Virgile  et 
non  sur  lui-même,  son  continuateur  doit  suivre  le  même  procédé.  Cette  raison  est 
de  Michaud  lui-même.  Il  tient  beaucoup  à  ces  notes,  et  y  tient  d'autant  plus, 
qu'il  les  considère  comme  un  ouvrage  qui  pourroit  s'imprimer ,à  part,  et  il  a 
peut-être  l'intention  d'en  faire  ce  surcroît  d'emploi.  En  ce  cas,  il  faudroit  en 
hausser  le  prix. 

«  Michaud  est  convaincu,  ou  du  moins  s'est  laissé  convaincre,  que  vous  pou- 
viez faire  cet  ouvrage  partout;  mais  il  croit  nécessaire  avec  raison,  1°  que  dans 
un  mois,  ou  à  peu  près,  vous  vinssiez  (sic)  prendre  de  Fontanes  les  remarques 
qu'il  a  l'intention  de  mettre  à  votre  disposition;  2°  que  dans  deux  ou  trois  mois 
vous  vinssiez  surveiller  vous-même  l'impression  de  votre  travail.  Je  pense  qua 
vous  devez  accepter  la  première  condition,  parce  que  certainement  vous  n'arra- 
cherez rien  à  Fontanes  que  de  vive  voix,  et  la  deuxième  parce  qu'il  vous  im- 
porte que  l'imprimeur  ne  gâte  pas  votre  style  et  vos  pensées.  Je  sens  que,  pour 
exécuter  ce  plan,  il  est  nécessaire  qu'on  mette  en  votre  pouvoir  ce  que  j'appelle 
la  faculté  d'aller  et  de  venir  en  temps  utile,  et  qu'il  faut  pour  cela  un  petit  sup- 
plément de  conditions  dont  je  parlerai  à  Fontanes,  et  peut-être  même  à  Mi- 
chaud, selon  les  occurrences  et  les  conseils  que  pourra  me  donner  la  réflexion. 
Je  me  hâte  de  vous  faire  part  de  ces  premiers  préliminaires,  afin  surtout  que 
Vous  disposiez  sur-le-champ  votre  esprit  aux  opérations  qu'on  demande  de  lui, 
et  auxquelles  nous  nous  obstinons  tous  à  le  croire  singulièrement  propre. 

«  Je  vous  déclare  que  Michaud  lui-même,  qui  a  pensé  à  toute  la  terre  avant 
de  s'arrêter  à  vous,  ne  voit  personne  dans  le  monde  qui  lui  paroisse  aussi  ca- 
pable et  aussi  prêt  pour  ce  qu'il  désire  de  vous.  Il  faut  absolument  montrer  de 
la  condescendance.  Vous  nous  ferez  plaisir  à  tous,  et  vous  finirez  par  vous  en 
faire  beaucoup  à  vous-même.  Si  votre  réponse  peut  me  parvenir  d'ici  à  diman- 
che, adressez-la  ici.  Nous  pourrions  bien  ne  partir  que  lundi.  Donnez-nous 
avant  tout  des  nouvelles  de  votre  santé.  Il  n'y  a  rien  de  nouveau  depuis  avant- 
hier  clans  notre  petite  société.  Vous  êtes  parti  hier  dimanche;  je  vous  écris  au- 
jourd'hui lundi;  on  ne  peut  pas  aller  plus  vite.  Mais  il  est  tard,  et  j'ai  peur  que 
ma  lettre  ne  puisse  pas  partir  sur-le-champ.  11  fait  tellement  chaud,  que  ma 
plume  en  a  les  jambes  écartées  d'une  manière  épouvantable;  elle  écrit  horrido 
rictu.  Tâchez  de  déchiffrer  ces  caractères  mal  formés,  car  je  n'ai  pas  le  temps  de 
la  tailler,  et  d'ailleurs  ce  seroit  très,  inutile. 

On  voit  les  champs  poudreux  se  sécher  et  se  fendre. 

Les  plumes  se  fendent  aussi,  et  le  style  même  en  est  plus  sec.  Ainsi  donc,  je 
vous  dirai  très  sèchement  :  Portez-vous  mieux,  portez-vous  bien.  J.  » 


POÈTES  ET  ROMANCIERS  MODERNES  DE  LA  FRANCE.       921 

An  même. 

«  Ce  mardi,  12  juillet  1803. 

«  Michaud  vous  a  écrit.  Je  lui  ai  dit  samedi  soir,  à  notre  dernière  entrevue, 
qu'il  se  tint  pour  bien  averti  que  vous  auriez  de  la  répugnance  à  traiter  d'ar- 
gent avec  lui;  que  vous  étiez  à  cet  égard  presque  un  glorieux;  que,  pour  lever 
cette  difficulté,  on  étoit  convenu  que  Fontanes  seul  règleroit  à  l'amiable  cet 
article  avec  lui;  qu'au  surplus  je'le  prévenois  aussi  que  vos  voyages  à  Paris  exi- 
geraient des  dépenses  et  des  avances  que  votre  famille  seroit  certainement  peu 
disposée  à  faire,  etc.  —  Il  me  répondit  qu'on  pourvoiroit  à  tout  avec  plaisir; 
qu'il  verroit  Fontanes  le  lendemain  avant  de  partir  pour  la  campagne  où  il 
alloity  etc.  Il  vit  Fontanes  en  effet,  mais  il  se  contenta  de  lui  dire  qu'il  vous  avoit 
fait  dans  sa  première  lettre  des  propositions  dont  il  espéroit  que  vous  seriez 
content.  —  Fontanes  croit  que  ces  propositions  sont  magnifiques  et  fort  supé- 
rieures à  celles  dont  notre  extrême  modération  auroit  consenti  à  se  contenter. 
C'est  de  quoi  vous  aurez  soin  de  nous  instruire  en  temps  et  lieu. 

«  Malgré  mon  dire  à  Michaud,  s'il  a  traité  l'article  franchement  et  à  cru  avec 
vous,  je  vous  conseille  de  le  traiter  du  même  ton;  sinon,  Fontanes  réglera  tout. 
Adressez-vous  à  lui  sans  réserve;  il  est  charmé  d'avoir  à  mener  cette  petite 
affaire,  et  il  y  met  de  l'affection  pour  vous  et  de  l'affection  pour  l'ouvrage.  Si  je 
vois  Michaud  ce  soir  (ce  qui  est  douteux,  car  je  le  crois  encore  absent),  je  lui 
parlerai  de  votre  réponse  à  moi,  qui  lui  fera  plaisir. 

«  Ce  Michaud  ne  dit  jamais  tout.  Je  trouve  qu'il  ressemble  assez  à  un  bouillon 
froid,  assez  bon,  assez  onctueux,  peut-être  même  assez  substantiel  (en  affaire), 
mais  il  n'a  pas  l'apparence  d'un  solide.  Il  est,  au  surplus,  indubitable  qu'il  en 
aura  la  réalité.  Ainsi,  préparez-vous  et  exécutez  en  plein  repos.  Quant  à  l'ar- 
gent, comme  il  est  presque  honorable  d'en  avoir,  il  ne  faut  pas  avoir  honte  d'en 
gagner,  et,  quand  on  en  est  capable,  il  faut  en  gagner  le  plus  qu'on  peut.  Ainsi, 
ne  négligez  rien  pour  faire  une  bonne  affaire.  Nous  sommes  tous  persuadés  que 
vous  ferez  un  bon  ouvrage. 

«...  Vous  me  faites  des  recommandations  que  les  circonstances  repoussent... 
Le  Mercure  est  livré  au  jeu  du  petit  bonhomme  vit  encore.  Ces  gens-ci  ne  veu- 
lent pas  qu'il  meure  dans  leurs  mains,  mais  ils  ne  se  soucient  point  qu'on  le 
rallume.  Je  suis  piqué  de  laisser  là  mon  but  sans  l'avoir  atteint;  mais  j'ai  fait 
ce  qui  étoit  possible. 

«Nous  partons  demain  mercredi...  Écrivez-moi  à  Villeneuve-sur- Yonne,  rue 
du  Pont.  Je  suis  pressé  comme  un  homme  qui  part.  Ce  mot  a  un  grand  sens 
pour  vous,  dont  l'expérience  est  toute  chaude.  Je  viens  d'écrire  à  Mme  de  Caud; 
mettez-nous  à  ses  pieds,  quand  vous  la  reverrez.  J'aurai  un  grand  plaisir  à  vous 
retrouver  ici  à  mon  retour.  Adieu,  adieu.  J.  » 

An  même. 

«  Villeneuve-sur-Yonne,  2  janvier  1804. 
«  Mon  frère  nous  apprend  que  vous  avez  écrit  à  Mme  de  Vinti mille  «  que  la 
mort  de  Mme  de  Beaumont  s'étoit  fait  sentir  à  vous  au  milieu  des  plus  violens 
chagrins  et  des  plus  grandes  pertes.  »  Que  vous  est-il  donc  arrivé? 


922  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

«  Soyez  sûr  que  personne  au  monde  ne  s'intéressera  jamais  plus  vivement  et 
plus  constamment  que  moi  à  tout  ce  qui  pourra  intéresser  votre  bonheur. 

«  Je  n'ai  reçu  cet  été,  et  à  mon  grand  regret  en  ce  temps-là,  qu'une  seule  de 
vos  lettres.  Ce  Fatal  voyage  de  Rome  (1)  et  le  désir  d'y  mettre  obstacle  absor- 
boient  toutes  mes  pensées  et  occupoient  toutes  mes  forces,  au  moment  où  il 
auroit 'fallu  vous  répondre.  Tous  les  courriers  qui  vinrent  de  ce  pays-là  à  compter 
de  ce  moment  m'apportèrent  d'autres  soucis,  d'autres  occupations.  Vous  savez 
les  événemens,  et  sans  doute  vous  m'excusez.  Les  craintes  ne  m'avoient  pas 
moins  accablé  que  le  malheur. 

«  Je  ne  vous  dirai  rien  de  ma  douleur.  Elle  n'est  point  extravagante,  mais  elle 
sera  éternelle.  Quelle  place  cette  femme  aimable  occupoit  pour  moi  dans  le 
monde!  Chateaubriand  la  regrette  sûrement  autant  que  moi,  mais  elle  lui  man- 
quera moins  ou  moins  long -temps.  Je  n'avois  pas  eu  depuis  neuf  ans  une  pensée 
où  elle  ne  se  trouvât  d'une  manière  ou  d'autre  en  perspective.  Ce  pli  ne  s'effa- 
cera point,  et  je  n'aurai  pas  une  idée  à  laquelle  son  souvenir  et  l'affliction  de 
son  absence  ne  soient  mêlés. 

«  Vous  aurez  la  relation  de  ses  derniers  momens  aussitôt  que  vous  aurez  in- 
diqué à  mon  frère  un  moyen  peu  coûteux  pour  "vous  de  vous  la  faire  parvenir. 
Rien  au  monde  n'est  plus  propre  à  faire  couler  des  larmes  que  ce  récit;  cepen- 
dant il  est  consolant.  On  adore  ce  bon  garçon  (2)  en  le  lisant;  et,  quant  à  elle, 
on  sent,  pour  peu  qu'on  l'ait  connue,  qu'elle  eût  donné  dix  ans  de  vie  pour 
mourir  si  paisiblement  et  pour  être  ainsi  regrettée.  Je  serois  désolé  aujourd'hui 
qu'elle  n'eût  pas  fait  ce  voyage,  qui  m'a  causé  tant  de  tourmens. 

«  La  position  de  notre  ami  m'a  causé  aussi  bien  des  peines  pendant  long- 
temps. Calomnié  de  toutes  parts,  il  a  eu  un  temps  de  disgrâce  presque  effrayant; 
mais  il  n'en  a  rien  su  que  tard,  et  il  ignore  même  en  ce  moment  ce  mal  passé. 
Vous  avez  su  qu'il  est  rentré  presque  en  faveur,  puisqu'on  en  fait  un  presque 
ambassadeur.  Nous  allons  bientôt  le  revoir,  car  il  n'ira  point  à  son  poste  sans 
avoir  pris  des  instructions  qui  le  retiendront  peut-être  a  Paris  plus  long-temps 
que  nous  ne  pensons.  Je  l'attends  dans  le  cours  du  mois. 

«  Je  suis  obligé  d'effacer  des  détails  de  sa  position  qui  viennent  au  bout  de 
ma  plume,  mais  qui  seroient  infinis  et  inutiles,  puisqu'il  vous  les  dira  bientôt. 
Je  me  bornerai  à  vous  apprendre  qu'un  voyageur  est  venu  me  donner  avant- 
hier  de  ses  nouvelles,  et  que,  par  la  tournure  des  esprits  et  des  événemens,  son 
amitié  pour  Mme  de  Beaumont  a  été  aussi  honorable  à  l'un  qu'à  l'autre.  Il  quit- 
tera Rome  ami  du  cardinal  (3)  et  estimé  de  tout  le  monde.  C'est  un  bien  bon 
temps  pour  partir. 

«  Votre  affaire  Michaud  m'a  causé  en  son  temps  quelque  chagrin.  Fontanes 
prétendit  qu'elle  ne  s'étoit  manquée  que  par  malentendu,  et  parce  que  la  ma- 
ladie d'une  de  mesdemoiselles  vos  sœurs  ne  vous  avoit  pas  permis  de  partir  à 
temps  (4).  Je  suis  bien  aise  que  vous  n'y  ayez  pas  eu  de  regret,  mais  très  fâché 

(1)  Le  voyage  de  Mme  de  Beaumont. 

(2)  Chateaubriand.  On  aime  ces  familiarités  qui  font  retrouver  l'homme. 

(3)  Le  cardinal  Fesch. 

(4)  Ces  notes,  m  effet,  pour  lesquelles  il  y  avait  eu  tant  de  négociations,  ne  vinrent 
pas.  Ghênedollé  a  fait  trop  souvent,  en  d'autres  circonstances,  comme  pour  ces  notes  que 
demandait  Michaud.  Il  manquait  l'affaire  à  peu  dechose  près.  Il  arrivait  de  Vire  un  peu 


POÈTES  ET  ROMANCIERS  MODERNES   DE  LA  FRANCE.  023 

que  vous  n'ayez  pas  fait  ce  travail;  la  peine  en  seroit  oubliée  en  ce  moment,  et 
l'ouvrage  subsisteroit;  il  auroit  été  excellent.  Je  ne  m'en  consolerai  point,  àv 
moins  que  vous  ne  fassiez  des  notes  en  contraste  ou  en  parallèle  avec  les  notes 
de  Michaud.  Cela  seroit  bien  bon  dans  un  journal. 

«Vous  me  demandiez  des  nouvelles  de  mes  occupations.  Comptez  que  je  vous 
en  demanderai  des  vôtres.  Je  ne  parle  pas  de  vos  vers;  ce  sont  là  des  choses  sa- 
crées qui  doivent  se  faire  en  silence,  en  leur  temps  et  dans  le  mystère.  Mais  je 
voudrois  que  vous  vous  fissiez  un  délassement  et  une  habitude  fructueuse  de  dé- 
penser votre  savoir,  et  de  livrer  aux  eaux  courantes  cette  portion  de  votre  esprit 
qui  ne  vous  servira  de  rien  si  vous  ne  l'avez  que  pour  vous  (1  ).  Je  me  donne  les 
mêmes  conseils  à  moi-même,  et  je  les  recevrai  toujours  volontiers  de  votre  part. 
Je  vous  remercie  de  ce  que  vous  m'avez  déjà  dit  à  ce  sujet.  Il  me  semble  que  je 
ne  puis  pas  mieux  le  reconnaître  qu'en  vous  assurant  comme  je  fais,  et  comme 
il  est  vrai,  que,  —  de  toutes  les  louanges  que  j'ai  reçues  en  ma  vie,  il  n'en  est 
point  qui  m'aient  fait  autant  de  plaisir  que  les  vôtres.  —  Je  ne  sais  pas  quelle 
en  est  la  raison;  mais  je  vous  dis  le  fait:  il  est  certain,  et  je  vous  en  fais  part 
sans  orgueil  et  sans  modestie. 

«Portez-vous  bien,  traitez-moi  familièrement;  et,  pour  dissiper  vos  chagrins, 
acceptez  sans  façon  ce  que  je  vais  vous  proposer. 

«  Chateaubriand,  qui  est  sans  logement,  occupera  probablement  notre  appar- 
tement à  Paris.  Cela  ne  nous  gênera  aucunement,  car  nous  ne  reviendrons 
qu'au  mois  de  mars.  Ce  seroit  pour  vous  une  grande  commodité,  une  grande 
consolation  de  vous  trouver  auprès  de  lui.  Prenez  la  chambre  de  mon  fils,  cette 
petite  chambre  où  je  vous  ai  fait  boire  du  vin  de  Malaga  avec  de  l'eau.  Le  reste 
pourra  suffire  au  chargé  d'affaires,  et  vous  serez  voisins  depuis  le  matin  jusqu'au 
soir.  C'est  pour  vous  faire  cette  proposition  que  j'ai  voulu  vous  écrire  aujour- 
d'hui, quoique  la,  fatigue  qui  m'en  a  empêché  il  y  a  huit  jours  ne  m'en  laisse 
guère  la  force.  —  Voilà  qui  est,  dit.  C'est  à  vous  à  faire  le  reste.  Écrivez-nous,  uu 
peu  souvent.  Bonjour.  ». 

An  même. 

«  Villeneuve- sur- Yonne,  28  février  1804. 

«  Votre  lettre  nous  fit  le  plus  grand  plaisir. 

«  Comme  j'allois  y  répondre,  Chateaubriand  arriva  (2)  et  me  déclara  qu'il  se 
chargeoit  de  tout. 

«  11  y  a  près  de  quinze  jours  qu'il  est  à  Paris  et  il  ne  nous  a  pas  encore  écrit; 
mais  mon  frère  nous  donne  de  temps  en  temps  de  ses  nouvelles,  et  je  sais  qu'il 
se- porte  bien. 

«  Il  se  propose,  s'il  va  en  Suisse,  de  vous  emmener,  —  quod  utrique  benever-* 
tatï. —  J'avoue,  quant  à  moi,  que  je  vous  regretterai  infiniment. 

«Vous  m'auriez  consolé  de  lui. 


trop  tard.  Mais  nous  qui  sommes  entrés  dans  le  secret  de  ses  peines  à  ce  moment,  nous 
savons  que  penser  de  ces  apparentes  négligences. 

(1)  Quelle  sagesse  aimable,  délicate  et  pratique  à  la  fois! 

(2)  Il  s'arrêta  un  moment  à  Villeneuve-sur- Yonne  en  revenant  de  Rome. 


924  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

<(  Notre  chambre  est  toujours  à  votre  service  et  même  tout  l'appartement, 
car  le  chargé  d'affaires  n'en  a  pas  voulu.  Nous  ne  partirons  d'ici  qu'au  mois 
d'avril. 

«  Nous  ignorons  encore  s'il  partira  et  comment  il  partira.  Nous  ne  prendrons 
nos  dernières  résolutions  que  lorsqu'il  aura  pris  les  siennes. 

«  Peut-être  est-ce  une  chose  faite  et  vous  a-t-il  déjà  mandé,  comme  il  en  avoit 
le  projet. 

«  Quelque  parti  qu'il  prenne  et  en  quelque  lieu  que  vous  soyez,  demeurez 
persuadé  que  je  vous  désirerai  souvent  partout  où  je  serai  moi-même. 

«  L'esprit,  la  raison,  la  réflexion  et  le  talent  sont  des  choses  dont  la  réunion 
est  plus  rare  qu'on  ne  croit.  J'en  sens  le  prix  de  plus  en  plus,  et,  depuis  que  j'ai 
perdu  Mme  de  Beaumont,  je  ne  vois  plus  à  qui  et  avec  qui  je  pourrai  parler 
dans  le  monde.  Je  voudrois  bien  que  vous  eussiez  quelque  grand  intérêt  à  nous 
rester. 

«  La  pauvre  société  dissoute  ne  vous  oublie  point,  malgré  son  éparpillement. 
M.  Pasquier,  entre  autres,  me  parle  de  vous  toutes  les  fois  qu'il  m'écrit.  Portez- 
vous  bien  et  puissé-je  vous  revoir  bientôt!  » 

Au  même. 

«  Villeneuve-sur- Yonne,  mardi  20  mars  1804. 

«  Comme  vous  pourriez  croire  que  nous  avons  eu  de  vos  nouvelles  par  la  lettre 
que  vous  avez  adressée  ici  à  Chateaubriand,  je  vous  avertis  qu'il  n'en  est  rien. 

«  Chateaubriand  est  encore  à  Paris,  et  nous  lui  avons  renvoyé  votre  missive 
à  son  Hôtel  de  France,  rue  de  Beaune.  Nous  n'avons  point  de  ses  nouvelles,  et 
mon  frère  même,  qui  court  après  lui  sans  pouvoir  le  joindre  depuis  dix  jours, 
n'a  pu  rien  savoir  et  rien  nous  apprendre  de  ses  affaires.  11  devoit  partir;  il  n'est 
pas  parti,  et  nous  ne  savons  plus  s'il  partira,  et  comment  et  quand  il  pourra 
partir.  11  nous  paroît  qu'à  cet  égard  lui-même  en  sait  aussi  peu  que  nous. 

Son  dessein  le  plus  arrêté  est  de  vous  appeler  auprès  de  lui  partout  où  il  ira; 
mais,  s'il  n'a  que  sa  Suisse,  je  ne  vois  pas  à  quoi  cela  vous  conduira,  en  mettant 
de  côté  le  plaisir  de  vivre  quelque  temps  ensemble,  qui ,  je  l'avoue,  me  paroît 
pour  l'un  et  pour  l'autre  d'un  tel  prix  que  vous  ne  pouvez  l'un  et  l'autre  l'ache- 
ter trop  cher. 

ce  Si  cependant  quelque  raison  de  prudence  vous  obligeoit  à  consulter  vos  in- 
térêts plus  que  vos  sentimens,  et  à  avoir  d'autres  vues  que  les  satisfactions  de 
votre  cœur  et  de  votre  esprit,  faites -moi  part  de  vos  projets,  si  vous  jugez  qu'il 
me  soit  possible  de  vous  y  servir.  Fontanes,  qui  est  une  puissance,  a  une  vo- 
lonté d'obliger  qui  n'est  pas  suffisante  pour  le  remuer,  mais  qui,  avec  un  peu 
d'aide,  agit  pourtant,  car,  dans  son  inertie,  elle  est  existante  et  constante  (1). 

«  Je  vous  prie  de  me  regarder  comme  un  homme  qui  se  fera  un  plaisir  et  un 
devoir  de  se  remuer  pour  vous  autant  qu'il  le  pourra.  L'opinion  que  j'ai  de 
votre  mérite  et  de  votre  personne  est  une  cause  nécessaire  d'un  pareil  effet. 

«  Je  ne  vous  demande  votre  confiance  qu'autant  que  j'en  aurai  besoin  pour 

(t)  On  pénètre  jusque  dans  les  légers  défauts  de  ces  excellens  hommes,  mais  on  y 
entre  doucement  à  la  suite  de  l'amitié. 


POÈTES  ET  ROMANCIERS  MODERNES  DE  LA  FRANCE.       925 

vous  seconder.  En  pareil  cas,  accordez-la-moi  tout  entière,  et  soyez  sûr  que  du 
moins  vous  ne  sauriez  la  mieux  placer. 

«  J'écris  à  ce  pauvre  garçon  (1)  par  ce  même  courrier,  et  je  lui  témoigne  ma 
surprise  de  recevoir  de  vous  une  lettre  pour  lui ,  et  le  regret  que  j'ai  que  vous 
n'ayez  pas  pu  vous  voir.  Il  faut  qu'il  n'ait  pas  été  sûr  de  passer  vingt-quatre 
heures  à  Paris  paisiblement  pour  ne  vous  avoir  pas  appelé.  Nous  avons  su  qu'en 
effet  il  y  avoit  trouvé  en  arrivant  bien  des  sujets  de  surprise,  et  eu  des  contra- 
dictions qui  dévoient  lui  donner  une  grande  envie  de  repartir. 

«  Avez-vous  quelquefois  des  nouvelles  de  Mme  Lucile?  Il  y  a  un  temps  infini 
qu'elle  ne  nous  a  écrit.  Nous  avons  su  qu'elle  avoit  été  fort  malade  et  au  point 
que  son  frère  en  a  été  fort  inquiet.  Dites-nous  à  ce  sujet  ce  que  vous  savez. 

«  Vous  nous  négligez  et  vous  êtes  plus  paresseux  que  moi  dans  le  commerce 
épistolaire.  C'est  pour  mon  amour-propre  un  triomphe  dont  je  gémis  et  dont 
nous  pâtissons. 

«  Portez-vous  bien,  du  moins,  et  soyez  le  plus  heureux  que  vous  pourrez. 

«  P.  S.  —  Nous  partirons  pour  Paris  de  demain  en  quinze  sans  faute. 

An  même. 

Paris,  ce  10  mai  180 {-. 

«  Votre  dernière  lettre  a  attendu  quelque  temps  mon  arrivée,  et  j'ai  attendu 
le  retour  de  Chateaubriand  pour  répondre  à  la  seconde. 

«  11  se  porte  bien;  il  vous  a  écrit.  Rien  de  fâcheux  ne  lui  est  arrivé.  Mme  de 
Chateaubriand,  lui,  les  bons  Saint-Germain  que  vous  connoissez  (2),  un  por- 
tier, une  portière  et  je  ne  sais  combien  de  petits  portiers  logent  ensemble  rue 
de  Miroménil,  dans  une  jolie  petite  maison.  Enfin  notre  ami  est  le  chef  d'une 
tribu  qui  me  paroît  assez  heureuse.  Son  bon  génie  et  le  ciel  sont  chargés  de 
pourvoir  au  reste. 

<c  II  a  passé  dix  jours  à  la  campagne  avec  la  moitié  de  sa  peuplade.  Je  l'ai  vu 
hier  au  soir;  il  est  content.  Vous  saurez  à  votre  arrivée  tout  ce  qui  pourroit  in- 
téresser d'ailleurs  votre  curiosité. 

«  Mettez-moi  au  nombre  de  ceux  qui  vous  reverront  avec  le  plus  de  plaisir  et 
qui  se  trouveroient  le  plus  heureux  s'ils  pouvoient  vous  servir. 

«  Une  grande  partie  de  notre  maison  est  malade  depuis  quinze  jours;  mais  les 
malades  et  les  sains  me  chargent  avec  le  même  zèle  de  vous  faire  leurs  compli- 
mens. 

«  Mon  frère  Élie  se  donne  de  grands  coups  de  poing  de  ne  vous  avoir  pas  re- 
mercié de  je  ne  sais  quelles  poulardes  et  quelles  carpes  dont  les  plus  dégoûtés 
de  la  famille  parlent  encore  avec  un  souvenir  glouton.  Il  n'y  a  pas  beaucoup  de 
noblesse  à  tout  cela,  mais  il  y  a  de  la  cordialité  et  de  la  reconnoissance. 

Portez-vous  bien,  et  arrangez-vous  de  manière  à  venir  le  plus  tôt  possible. 
J'ai  rencontré  Michaud,  qui  m'a  paru  gras.  Je  lui  ai  rendu  sa  salutation  avec  plus 
de  bonne  grâce  que  je  n'aurois  fait  sans  cet  incident.  Comme  il  est  changé,  ma 
rancune  a  été  surprise,  et  il  ne  lui  a  pas  été  possible  de  rester  la  même. 

«  Vous  êtes  sûr,  à  compter  d'aujourd'hui,  que  vos  lettres  m'arriveront  exac- 

(1)  Toujours  Chateaubriand. 

(2)  C'étaient  des  gens  de  Mme  de  Beaumont  que  M.  de  Chateaubriand  avait  pris  chez  lui. 


*)26  REVUE  DES   DEUX   MONDES. 

tcment,et  que  je  vous  répondrai  sur-le-champ.  Au  revoir,  et,  en  attendant, 
adieu.  » 

La  lettre  suivante  se  rapporte  à  la  grosse  affaire  que  se  fit  M.  de  Cha- 
teaubriand pour  son  article  du  'Mercure  sur  le  Voyage  d'Espagne  de 
M.  de  Laborde  (4  juillet  1807);  il  en  résulta  toute  une  révolution  dans 
Jaipresse  d'alors,  et  M.  Joubert  la  raconte  à  ravir  sans  faire  les  choses 
plus  grosses  qu'elles  ne  le  furent  en  effet. 

A  M.  de  ChenedoHé ,  à  Vire. 

Paris,  1er  septembre  1807. 

«  Je  fis  trembler  votre  portière  par  mes  jurons  tempétueux,  un  beau  jour  que 
j'allois  vous  voir  et  que  j'appris  par  elle  votre  départ  précipité.  Il  n'y  a  pas  moyen 
de  s'habituer  à  garder  son  sang-froid  quand  on  vous  perd  de  cette  manière  im- 
prévue. Une  autre  fois,  faites-nous  signe  au  moins  que  vous  voulez  vous  en 
aller. 

«  Chateaubriand  est  en  colère  d'avoir  été  ainsi  quitté.  Mme  de  Chateaubriand 
prétend  que  vous  n'êtes  que  disparu.  Elle  croit  vous  avoir  vu  à  je  ne  sais  com- 
bien de  messes  dans  l'église  Saint-Roch,  tant  votre  image  la  préoccupe  jusques 
au  pied  des  saints  autels!  M.  de  LaTresne  est  venu  se  plaindre  au  mari  et  à  la 
femme  de  vous  avoir  tellement  absorbé  par  vos  assiduités  chez  eux,  qu'il  ne  vous 
avoit  presque  pas  vu  pendant  votre  séjour  ici.  Grande  rumeur  dans  la  maison 
où  vous  étiez  si  peu  venu;  grandes  enquêtes  pour  découvrir  où  vous  alliez.  Vous 
voyez  de  combien  il  s'en  faut  que  vous  soyez  indifférent  à  vos  anciens  et  à  vos 
nouveaux  amis.  C'est  à  qui  se  plaindra  de  ne  plus  vous  voir  ou  de  vous  avoir 
trop  peu  vu. 

«  Écrivez  à  Chateaubriand,  à  qui  j'avois  annoncé  une  lettre  de  vous,  et  qui  n'en 
a  pas  reçu,  ce  qui  le  fâche  passablement. 

«  Le  pauvre  garçon  a  eu  pour  sa  part  d'assez  grièves  tribulations.  L'article 
qui  m'avoit  tant  mis  en  colère  (1)  a  resté  quelque  temps  suspendu  sur  sa  tête; 
mais  à  la  fin  le  tonnerre  a  grondé,  le  nuage  a  crevé,  et  la  foudre  en  propre 
personne  a  dit  à  Fontanes  que,  si  son  ami  recommençoit,  il  seroit  frappé.  Tout 
cela  a  été  vif  et  même  violent,  mais  court.  Aujourd'hui  tout  est  apaisé;  seule- 
ment on  a  grêlé  sur  le  Mercure,  qui  a  pour  censeur  M.  Legouvé,  et  pour  coopé- 
rateurs  payés,  dit-on,  par  le  gouvernement,  M.  Lacretelle  aîné,  Esménard  et  le 
chevalier  de  Boufflers.  Il  paroît  que  les  anciens  écrivains  de  ce  journal  peuvent 
aussi  y  travailler  si  bon  leur  semble.  Quelque  dégât  a  été  fait  aussi  sur  les  au- 
tres journaux.  M.  Fiévée  a  été  remplacé  aux  Débats  par  un  M.  Etienne  (2),  M.  de 
Lacretelle  au  Publiciste  par  un  M.  Jouy.  M.  Esménard  même  a  eu  un  successeur 

Ct)  L'article  du  Mercure,  où  est  la  brusque  sortie  contre  Néron  :  «  C'est  en  vain  que 
Néron  prospère,  Tacite  est  déjà  né  dans  l'empire,  etc.,  etc.  »  C'était  le  moment  de 
Tilsit. 

(2)  Je  demande  pardon  de  reproduire  la  désignation  irrévérente;  mais  il  faut  remar- 
quer, d'une  part,  que  M.  Joubert  était  un  peu  aristocratique  d'esprit,  et  de  l'autre,  que 
ces  messieurs  n'avaient  point  encore  pris  dans  les  lettres  le  rang  .distingué  qu'ils  eurent 
bientôt. 


POÈTES  ET  ROMANCIERS  MODERNES  DE  LA  FRANCE.       027 

à  la  Gazette  de  France,  mais  je  ne  me  souviens  plus  du  nom  de  ce  dernier,  et 
je  ne  suis  pas  même  bien  sûr  de  l'avoir  jamais  su.  Ce  dont  je  me  souviens  fort 
bien,  c'est  que  tous  ces  messieurs  sont  des  faiseurs  de  vaudevilles..  Ainsi  le 
sceptre  pesant  de  la  critique  est  remis  à  des  mains  accoutumées  à  se  jouer  de  la 
marotte  de  Momus.  Il  faut  donc  espérer  que  les  journaux  seront  plaisans.  Si  les 
nouveaux  censeurs  ont  envie  de  rire,  leurs  devanciers  n'ont  point  envie  de 
pleurer.  Fiévée  a  conservé  dans  ses  attributions  la  plus  haute  correspondance 
où  l'ambition  humaine  puisse  aspirer,  et  on  lui  laisse  18,000  francs  de  pension 
pour  un  travail  qui  mériteroit  d'être  acheté  au  poids  de  l'or,  s'il  étoit  aux  en- 
chères. On  donne  à  Esménard  12,000  francs  pour  le  Mercure,  où  il  ne  fera  rien, 
à  ce  qu'il  dit.  M.  de  Lacreklle  aura  une  bonne  place.  Enfin,  dans  la  tempête, 
l'or  a  plu  sur  les  déplacés,  et  je  ne  vous  conseille  pas  du  tout  de  les  plaindre.  11 
y  a  pour  accompagnement  à  ces  nouvelles  bien  des  menus  détails  qui  sont  in- 
téressans,  mais  vous  ne  pourrez  les  apprendre  qu'ici.  Hàtez-vous  donc  d'y  re- 
venir et  de  les  demander  à  ceux  que  vous  rencontrerez,  car  pour  moi  je  m'en 
vais,  et  je  vous  préviens  honnêtement.  Nous  partons  samedi  prochain;  mais  nous 
reviendrons  cette  année  au  commencement  de  novembre.  Si  d'ici  là  vous  êtes  à 
Paris,  avancez  jusqu'à  Villeneuve.  J'aurois  bien  du  plaisir  à  vous  y  recevoir, 
ainsi  que  toute  la  famille.  Chateaubriand  y  viendra  tard ,  car  il  a  acheté  au-delà 
de  Sceaux  un  enclos  de  quinze  arpens  de  terre  et  une  petite  maison.  Il  va  être 
occupé  à  rendre  la  maison  logeable,  ce  qui  lui  coûtera  un  mois  de  temps  au 
moins  et  sans  doute  aussi  beaucoup  d'argent.  Le  prix  de  cette  acquisition  ,  con- 
trat en  main,  monte  déjà  à  plus  de  30,000  francs.  Préparez-vous  à  passer  quel- 
ques jours  d'hiver  dans  cette  solitude,  qui  porte  un  nom  charmant  pour  la  sau- 
vagerie :  on  l'appelle  dans  le  pays  Maison  de  la  vallée  au  loup.  J'ai  vu  cette 
vallée  au  loup.  Cela  forme  un  creux  de  taillis  assez  breton  et  même  assez  péri- 
gourdin.  Un  poète  normand  pourra  aussi  s'y  plaire.  Le  nouveau  possesseur  en 
paroît  enchanté,  et,  au  fond,  il  n'y  a  point  de  retraite  au  monde  où  l'on  puisse 
mieux  pratiquer  le  précepte  de  Pythagore  :  «  Quand  il  tonne,  adorez  l'écho.  » 
Voilà,  j'espère,  une  gazette  très  complète,  et  qui  ne  vous  permettra  plus  d'igno- 
rer comment  va  la  partie  du  monde  à  laquelle  vous  prenez  le  plus  d'intérêt.  En 
revanche  et  en  récompense,  j'espère  que  vous  terminerez  ce  recueil  sur  Riva-* 
rollet  que  vous  m'avez  tant  promis  (1),  et  pour  lequel  je  vous  promets  en  pot  de 
Yin  un  surcroît  de  bibliothèque.  C'est,  ne  vous  déplaise,  un  a  Recueil  de  poé- 
sies (2),  »  imprimé  chez  Sercy,  5  volumes,  qui  sont  rares  et  curieux.  Je  vous  les 
garde  dans  un  coin. 

«  Vous  sentez  que  les  événemens  dont  je  vous  ai  fait  le  récit  m'ont  assez  oc- 
cupé pour  excuser  mes  lenteurs  à  vous  répondre.  Je  vous  promets  d'être  plus 
diligent  à  l'avenir. 

<c  Je  n'ai  pas  négligé  ce  que  vous  me  recommandez  pour  mes  propres  tra- 
vaux. Vos  approbations  me  sont  chères,  et  je  voudrois  bien  les  justifier.  Je  puis 
vous  assurer  du  fond  du  cœur  et  avec  toute  vérité  que  tous  mes  vœux  seront 
remplis  et  toutes  mes  ambitions  littéraires  satisfaites,  si  trois  ou  quatre  homme» 


(1)  C'est  le  petit  volume  intitulé  :  Esprit  de  Rivarol,  qui  parut  en  1808. 

(2)  Poésies   choisies   de  MM.    Corneille,   Benserade,  de  Scuderi,  Bois-Ro- 
bert, etc.,  etc.,  1660-1666,  5  volumes  in-12,  connus  sous  le  nom  de  Recueil  de  Sercy. 


928  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

dans  le  monde  lisent  ce  que  je  pourrai  faire  avec  une  satisfaction  aussi  vive, 
aussi  pleine  et  aussi  constante  que  celle  que  m'ont  fait  éprouver  vos  vers,  que 
j'emporte  avec  moi  (1),  et  dont  je  me  souviens  toujours  avec  un  plaisir  qui  est 
parfait.  Portez-vous  bien.  Écrivez-moi.  Venez  nous  voir  si  vous  pouvez;  mais 
surtout  arrangez-vous  de  manière  à  nous  voir  à  la  ville  plus  souvent  que  l'hiver 
dernier.  Toute  la  famille  vous  présente  ses  souvenirs. 
«  P.  S.  —  Suppléez  à  ce  que  je  puis  avoir  omis,  car  je  ne  relirai  pas.  » 

La  lettre  suivante  qui  porte  ces  mots  imprimés  en  tête  :  Université 
impériale,  nous  avertit  que  cette  grande  institution  venait  d'être  fon- 
dée. Joubert  était  conseiller,  et  Chênedollé  avait  été  nommé  professeur 
de  littérature  à  Rouen,  place  qu'il  laissa,  en  1812,  pour  celle  d'inspec- 
teur de  l'académie  de  Caen.  Les  trois  lettres  qui  suivent  anticipent  un 
peu  sur  les  temps,  mais  elles  complètent  les  témoignages  intéressans 
de  cette  liaison  avec  M.  Joubert. 

UNIVERSITÉ  IMPÉRIALE. 

A  M.  de  Chênedollé. 

Villeneuve-sur- Yonne,  11  novembre  1809. 

«  J'ai  tort,  grand  tort,  un  tort  inexcusable  de  ne  vous  avoir  pas  écrit,  mon 
cher  Chênedollé;  mais  il  y  a  dans  la  vie  des  omissions  qui  paroissent  tenir  à 
une  inexplicable  fatalité.  Ce  que  je  vous  dis  là  n'est  pas  moral,  et  je  donnerois 
le  fouet  à  mon  fils  s'il  s'avisoit  de  me  le  répéter;  mais  cela  est  poétique,  et  je 
sais  trop  que  vous  voudrez  bien  vous  en  contenter. 

«  Je  vous  aime  toujours,  et  votre  place  est  toujours  assurée,  vous  ne  pouvez  pas 
en  douter;  mais  ce  que  vous  ne  savez  pas,  c'est  combien  cette  place  (2)  est  belle, 
enviée,  recherchée,  etc.  J'ai  vu  le  grand  L...  l'historien  et  le  ministériel  Esmé- 
nard,  heureux  et  flattés  de  porter  en  public  comme  suppléans  et  adjoints  la 
petite  décoration  dont  vous  serez  à  bon  droit  revêtu  comme  possesseur  incom- 
mutable  et  propriétaire  en  titre  et  en  effet. 

«Souvenez-vous  surtout  que  si  la  place  d'inspecteur  est  supérieure  d'un  cran 
dans  l'échelle  de  la  hiérarchie,  celle  de  professeur  d'académie  est  la  première 
dans  l'opinion. 

«  Le  grand-maître  estime  qu'avec  les  grades,  cela  pourra  valoir  4,500  francs, 
il  faut  en  rabattre  sans  doute,  mais  il  est  certain  que  cela  vaudra  plus  de 
3,000  francs. 

«  Je  voudrois  que  vous  en  eussiez  4ix,  et  vous  ne  devez  pas  douter  qu'avec  du 
temps  et  de  la  patience,  vous  ne  parveniez  aux  premiers  degrés.  C'est  un  grand 
avantage  de  pouvoir  dater  de  la  première  formation.  Nous  avions  espéré  mieux; 
mais  il  faut  toujours  se  trouver  heureux  dans  la  vie,  quand  on  a  obtenu  la  moi- 
tié de  ce  qu'on  avoit  mérité. 

(1)  Chênedollé  était  venu  à  Paris  pour  l'impression  de  son  poème  le  Génie  de 
l'Homme,  qui  avait  enfin  paru  (1807). 

(2)  La  place  de  professeur  de  faculté. 


POÈTES  ET  ROMANCIERS  MODERNES  DE  LA  FRANCE.       920 

«Vous  n'avez  pas  reçu  votre  nomination,  quoiqu'on  eût  envoyé  à  l'empereur, 
il  y  a  plus  de  deux  mois,  Y  organisation  des  lycées,  comme  ils  disent  aujourd'hui. 
La  raison  de  ce  retard  fâcheux,  c'est  qu'à  son  grand  étonnement  l'empereur 
n'a  rien  reçu  et  n'avoit  rien  reçu  au  moment  où  il  s'est  expliqué  à  Fontaine- 
bleau avec  le  grand-maître,  qu'il  a  parfaitement  bien  reçu  et  qu'il  traite  mieux 
que  jamais;  vous  sentez  que  c'est  un  événement  pour  Sa  Majesté  qu'une  pareille 
soustraction  de  dépêches.  Si  le  coupable  devient  connu,  à  coup  sûr  il  ne  sera 
pas  admis  à  s'excuser  sur  l'inexplicable  fatalité. 

«Je  suis  à  Villeneuve  et  en  tournée  dans  ce  département.  Je  vous  écris  supinus 
et  resupinus,  c'est-à-dire,  en  langue  vulgaire,  étendu  dans  mon  lit  tout  de  mon 
long.  Je  ne  sais  plus  que  ce  que  je  lis  dans  cette  attitude  les  jours  de  courrier. 
Les  dernières  nouvelles  de  nos  bureaux  m'annonçoient  que  tout  alloit  être  ar- 
rangé définitivement  au  premier  jour. 

«  Chateaubriand,  qui  devoit  nous  venir  voir,  ne  viendra  pas;  il  réimprime 
son  livre  (1)  et  répond  à  toutes  les  critiques.  — J'ai  peur  qu'il  ne  réveille  pour 
long-temps  des  débats  déjà  assoupis. 

«  Ma  femme  et  nous  tous  vous  saluons,  vous  embrassons  et  vous  souhaitons 
une  pleine  et  solide  convalescence.  Guérissez  aussi  vos  tristesses,  mon  très  cher. 
Rien  ne  seroit  meilleur  dans  la  vie  que  de  regarder  les  maux  comme  des  jeux 
et  les  biens  comme  des  choses  sérieuses  sur  lesquelles  il  faut  appuyer  son  at- 
tention, ses  réflexions  et  tout  son  être. 

«  Il  n'y  a  que  les  peines  du  cœur,  c'est-à-dire  la  perte  des  amis,  des  parens 
et  des  gens  de  bien,  et  ses  propres  fautes,  qu'il  ne  soit  pas  permis  de  traiter 
avec  légèreté.  Bonjour  et  tout  à  vous.  J.  » 

«  P.  S.  —  Nous  serons  à  Paris  dans  les  premiers  jours  de  décembre.  » 

An  même. 

«Vendredi,  6  avril  1810. 

«  Si  vous  voulez  être  inspecteur  de  l'académie  de  Caen,  vous  n'avez  qu'à  le 
dire.  On  enverra  ailleurs  celui  qui  occupe  cette  place  pour  vous  la  donner.  C'est 
un  projet  où  le  grand-maître  est  entré  avec  plaisir. 

«Vous  savez  ce  que  je  vous  ai  dit  des  fonctions  que  vous  auriez  à  remplir.  Elles 
sont  morales,  civiles,  politiques,  religieuses,  sublimes,  mais  ennuyeuses  par  les 
détails.  J'avois  mieux  aimé  pour  vous,  c'est-à-dire  pour  vos  goûts,  l'uniformité 
continue  et  l'immobilité  des  fonctions  du  professorat.  Si,  après  vous  être  bien 
consulté,  vous  aimez  mieux  les  autres,  acceptez-les. 

«  Je  vous  préviens  qu'il  y  a  deux  moyens  infaillibles  de  s'y  plaire  :  le  pre- 
mier est  de  les  remplir  parfaitement;  car  on  parvient  toujours  à  faire  volontiers 
ce  qu'on  fait  bien;  le  second  est  de  vous  dire  que  «  tout  ce  qui  devient  devoir  doit 
«  devenir  cher.  »  C'est  une  de  mes  anciennes  maximes,  et  vous  ne  sauriez  croire 
quelle  facilité  étonnante  on  trouve  dans  les  travaux  pour  lesquels  on  se  sentoit 
d'abord  le  plus  de  répugnance,  quand  on  s'est  bien  inculqué  dans  l'esprit  et 
dans  le  cœur  une  pareille  pensée;  il  n'en  est  point  (mon  expérience  vous  en  as- 
sure) de  plus  importante  pour  le  bonheur. 

«  Il  y  a  aussi  une  manière  d'envisager  les  devoirs  dont  il  s'agit,  qui  leur  ôtQ 

{l)  Les  Martyrs. 


030  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

tout  leur  ennui  et  qui  les  rend  même  agréables  et  beaux  aux  imaginations  in- 
telligentes; c'est  de  ne  considérer  dans  les  écoliers  que  de  jeunes  aines,  et  dans 
les  maîtres  que  des  pasteurs  d'enfans  à  qui  on  indique  les  eaux  pures,  les  herbes 
salutaires  et  les  poisons.  On  devient  alors  un  inspecteur  virgilien  qui  peut  dire  : 

Non  insueta  graves  téntabunt  pabulà  fœtas, 
Nec  mala  vicini  pecoris  contagia  lâedent. 

Il  faut  savoir  aussi  qu'en  dépit  du  siècle,  il  n'y  a  rien  de  si  docile  et  de  si  aisé 
à  ramener  au  bien  et  aux  anciens  pâturages  que  ces  troupeaux  et  ces  bergers  (1). 
De  la  fermeté,  du  bon  sens,  de  la  vigilance,  mêlés  d'aménité  et  de  sourires, 
font  fleurir  partout  où  l'on-  passe  les  semences  des  bonnes  mœurs,  de  la  piété, 
de  la  politesse  et  du  bon  goût.  Tout  cela  est  encourageant,  et  en  voilà  peut-être 
plus  qu'il  n'en  faut  pour  décider  un  honnête  homme,  un  philosophe  et  un 
poète. 

«  Il  me  reste  à  vous  dire  que  ces  chaires  académiques  dont  je  vous  ai  vanté  de 
mon  mieux  les  avantages  et  les  agrémens  ont  en  ce  moment  un  inconvénient 
assez  grave.  C'est  de  n'être  pas  établies  et  de  faire  peur  aux  finances.  Il  y  a  long- 
temps que  je  les  juge  inutiles  à  ceux  qui  ne  les  ont  pas,  et  cela  ne  touchoit  per- 
sonne; mais  on  s'est  enfin  aperçu  qu'elles  étoient  très  coûteuses  et  presque  rui- 
neuses dans  leur  ensemble,  et  tout  le  monde  en  a  été  ému.  On  les  mettra  en 
exercice  très  certainement  par  obstination  scientifique,  et  pour  soutenir  un  pre- 
mier avis  et  le  littéral  du  décret;  mais  on  hésite,  on  tâtonne  et  on  attendra. 

«  Voilà-,  mon>  très  cher,  où  nous  en  sommes  et  où  vous  en  êtes.  Consultez- 
vous  donc;  mais  consultez  votre  esprit  et  vos*  forces,  et,  pour  employer  une  rime 
qui  vient  fort  à  propos,  défiez-vous  un  peu  de  certaines  trompeuses  amorces. 

«  S'il  vous  étoit  impossible  de  vaincre  de  certains  dégoûts  et  de  certains  mé- 
pris que  j'ai  vus  quelquefois  en  vous,  refusez  en  homme  de  bien;  sinon,  accep- 
tez franchement  et  de  bonne  grâce.  Aimez  tout  ceci,  attachez-vous  à  cette  affaire 
et  à  nous  tous,  et  nous  vous  verrons  un  des  nôtres.  Ce  titre  et  cette  place  sont 
situés  sur  la  route  ordinaire  du  conseil' où  je  m'ennuie,  mais  où  vous  vous  amu- 
seriez assez  et  où  je  vous  verrois  avec  un  extrême  plaisir.  Vous  n'avez  besoin 
pour  y  arriver  avec  un  peu  de  temps  que  de  le  désirer  et  de  le  vouloir  sincère- 
ment, constamment  et1  cfu  fond  dû  cœur.  Portez-vous  bien  et  répondez-moi  vite, 
mais  cependant  après  y  avoir  bien  pensé.  Bonjour:  J.  » 

Au  même. 

«  Ce  vendredi  -,  1  août  1812. 

«  Nous  partirons  pour  Villeneuve  dans  les  premiers  jowrs  de  septembre.  Si 
donc  vous  vous  proposez  de  faire  un  voyage  à  Paris  et  si  vous  désirez  nous  y 
voir,  il  faudroit  venir  dans  ïa  dernière  quinzaine  de  ce  mois  d'août. 

«  11  me  semble  atf 'tfne  apparition  dans  ce  pays  où  personne,  et  pas  même  moi, 
ne  vous  a  vtrd'epuissi'ïong-temps,  seroit  utile  à  tous  vos  intérêts.  11  est  bon  de  ne 
pas  se  laisser  oublier,  et  aurtou*  d>e  ne  pas  laisser  croire  aux  indifféreras  et  aux 
tièdes  qu'on  se  néglige  trop  soi-mènté.  M  n'y  a  rien  au  mondie  de  si  propre  à 

(1)  Gracieux  optimisme  d'une  imagination  bienveillante  qui  voit  les  choses  comme 
elle  les  aime,  et  qui  surtout  les  présente  comme  elle  veut  les  faire  aimer. 


POETES  ET  ROMANCIERS  MODERNES  DE  LA  FRANCE.       931 

glacer  tout  le  genre  humain.  11  me  prend  fantaisie  de  vous  écorcher  les  oreilles 
à  ce  propos  et  de  vous  dire,  en  retournant  un  ancien  vers  de  l'ancienne  Mme  de 
Staël: 

Si  Ton  ne  s'aide  point,  personne  ne  nous  aide  (1). 

Vous  ne  vous  aidez  point  du  tout,  et  au  contraire.  Ayez  enfin  pitié  de  vous. 

«  Venez  un  peu  que  je  vous  gronde.  Venez  savoir  comment  va  le  inonde;  ve- 
nez annoncer  aux  prétendans  afin  qu'ils  s'écartent,  et  aux  électeurs  afin  qu'ils 
y  pensent,  que  vous  voulez  être  de  l'Institut. 

Il  faut  y  songer  à  cet  Institut.  Ses  portes  mènent  au-delà  de  lui  à  droite  et  à 
gauche.  Vous  êtes  fait  pour  y  être,  et  il  faut  y  entrer. 

«Voilà  enfin  Dussault  qui  vous  trouve  un  plus  grand  poète  qu'Esménard  (%). 
Cela  est  incontestable,  et  cela  est  fort  et«st  décisif  pour  beaucoup  de  gens  qui 
le  croiront  depuis  qu'on  l'a  dit  hautement,  mais  qui  n'auroient  pas  eu  l'esprit 
ou  le  courage  de  le  penser  tout  seuls. 

«  Il  faudroit,  comme  je  l'ai  dit  à  M.  Quatremère,  brocher  quelques-unes  des 
réflexions  dont  vous  avez  semé  votre  cours  de  littérature,  rendre  ce  ramas  sus- 
ceptible d'un  titre,  en  former  un  petit  volume,  publier  cela  à  propos,  et  vous 
présenter  pour  la  première  place  vacante.  Si  vous  n'avez  pas  celle-là,  vous  aurez 
l'autre,  et  les  premiers  pas,  les  pas  importans  seront  faits. 

«  Je  n'ai  pas  lu  votre  seconde  édition;  mais  j'avois  été  et  je  suis  resté  pour 
l'éternité  si  content  de  la  première,  que  vous  ne  perdez  rien  à  cette  négligence 
qui  a  eu  pour  cause  non  pas  certes  mes  occupations  (car  je  ne  fais  rien  du  tout 
depuis  six  mois),  mats  un  certain  nonchaloir  d'ame  et  d'esprit  qwi  m'est  pres- 
crit comme  régime  par  les  médecins  et  imposé  comme  un  besoin  insurmontable 
par  la  nature;  j'en  gémis,  j'en  ai  honte  et  j'en  ai  même  des  remords,  mais  je  ne 
puis  le  désavouer.  Peu  d'hommes  ont  vécu  plus  inutiles  à  eux-mêmes  et  aux 
autres  depuis  le  mois  de  janvier,  et  peu  se  sentiroient  plus  disposés  à  continuer 
si  je  cédois  au  poison  froid  de  l'habitude.  J'éprouve  que  rien  n'augmente  au- 
tant le  découragement  que  l'oisiveté.  Je  sors  un  moment  de  la  mienne  pour 
vous.  Venez,  je  me  ranimerai  pour  vous  échauffer.  Portez-vous  bien.        J.  » 

«P.  S.  —  Vous  terminerez  en  personne  votre  affaire  des  examens.  On  n'est 
bien  servi  que  par  soi;  mais  il  faut  vouloir  se  servir.  » 

M.  Joubert  eut  beau  dire  et  solliciter  cet  ami  peu  ambitieux  qui  ne 
consentait  à  se  pousser  ni  du  côté  de  l'Université,  ni  même  du  côté  de 
l'Académie  :  il  y  perdit  sa  peine  et  ses  insinuations  charmantes.  Chê- 
jiedollé,  à  la  date  du  2  juillet  4823,  écrivait  dans  son  journal,  pendant 
un  court  voyage  à  Paris  :  i  C'est  aujourd'hui  que  j'ai  revu  Joubert.  Il 
y  avait  douze  ans  que  je  ne  l'avais  vu;  je  l'ai  revu  avec  un  extrême 

(1)  Il  fait  allusion  à  un  vers  de  M""!  de  Staël  dans  le  drame  de  Sophie  : 

On  cesse  de  s'aimer,  si  quelqu'un  ne  nous  aime. 

(2)  Chênedollé  venait  de  publier  en  1812  une  seconde  édition  du  Génie  de  l'Homme, 
avec  une  préface  dans  laquelle  il  discutait  les  critiques  qui  lui  avaient  été  faites;  de  là  de 
nouveaux  articles  de  Dussault  {Journal  de  l'Empire  du  27  juillet  et  du  9  Août  4812)  ; 
Dussault  avait  déjà  parlé  de  la  première  édition. 


932  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

plaisir.  Je  l'ai  trouvé  vieilli,  moins  pourtant  que  je  ne  craignais.  Du 
reste,  la  même  conversation,  vive,  piquante,  originale,  la  même  ima- 
gination, la  même  verve,  le  même  enthousiasme.  »  Moins  d'un  an 
après,  le  4  mai  4824,  M.  Joubert  mourait,  et  cette  amitié,  non  pas  re- 
froidie, mais  raréfiée  par  l'absence,  passait,  pour  Chênedollé,  à  l'état 
de  culte  et  de  souvenir. 

VIII.  —  LIAISON  AVEC  FONT  ANES. 

Avec  Fontanes,  la  liaison  commença  moins  vivement,  mais  elle  resta 
très  serrée  jusqu'à  la  fin.  Les  lettres  de  Fontanes  sont  plus  brèves, 
moins  onctueuses  que  celles  de  Joubert.  On  sent  que  c'est  un  homme 
plus  pressé  qui  écrit.  Ainsi ,  à  propos  de  la  négociation  avec  Michaud  : 

A  M.  de  Chênedollé,  à  Vire. 

«  23  juillet  1803. 
«  C'est  Virgile  qui  m'ordonnait  de  vous  désigner,  monsieur,  puisqu'il  faut 
joindre  le  goût  à  l'instruction  pour  le  bien  commenter.  11  est  juste  qu'un  poète 
soit  enfin  chargé  de  ce  travail,  abandonné  tant  de  fois  à  d'obscurs  pédans.  Vous 
n'avez  nul  besoin  de  mes  conseils,  mais  je  lirai  volontiers  Virgile  avec  vous. 
Venez.  Nous  l'admirerons  ensemble.  J'ai  écrit  à  M.  Michaud.  Il  ne  m'a  point 
encore  répondu;  mais  j'espère  qu'il  fera  tout  ce  que  vous  désirez.  Rien  n'est 
plus  juste. 

«  Je  vous  renouvelle  les  assurances  de  mon  attachement, 

«  Fontanes.  » 
(A  Neuilly,  chez  madame  Bacciochi  ({).) 

Au  même. 

a  Jeudi,  5  janvier  1804. 
«  Il  y  a  long-temps,  monsieur,  que  je  vous  dois  une  réponse.  Mille  embarras 
divers  occupent  la  journée  dans  le  maudit  pays  que  j'habite,  et  les  mois  se  pas- 
sent sans  qu'on  ait  rien  fait  de  ce  qu'on  désire  le  plus.  J'envie  quelquefois  votre 
Sort.  Vous  êtes  maître  de  vos  heures  de  loisir  et  de  travail.  Vous  disposez  de  votre 
temps  comme  il  vous  plaît.  La  solitude  remplie  par  votre  imagination  vaut  bien 
mieux  que  Paris.  Cependant  je  fais  des  vœux  contre  votre  repos.  Je  voudrais 
vous  revoir  ici.  J'espère  que  notre  ami  de  Rome  (2)  reviendra  en  France  avant 
de  se  fixer  en  Suisse,  où  le  place  le  gouvernement.  Il  me  serait  doux  de  vous 
retrouver  ensemble.  J'ai  eu  le  plaisir  de  tromper  la  malveillance  qui  poursui- 
vait notre  ami.  Son  nouveau  poste  lui  convient.  Le  voisinage  de  la  France,  la 
vue  des  Alpes  et  un  chalet  avec  12,000  livres  de  rente  peuvent  suffire  au  bon- 
heur d'un  poète  et  d'un  sage.  Ajoutez-y  l'avantage  de  n'avoir  rien  à  faire  et  nul 
objet  de  dépense.  J'espère  que  le  poète  et  le  sage  seront  contens.  J'ai  plaint  vi- 
vement sa  situation,  quand  cette  aimable  et  malheureuse  femme  a  perdu  la  vie. 

(1)  La  sœur  aînée  du  premier  consul,  et  la  grande  liaison  de  Fontanes  à  ce  moment. 

(2)  Chateaubriand. 


POÈTES  ET  ROMANCIERS  MODERNES  DE  LA  FRANCE.  933 

J'ai  regretté  comme  vous  M,ne  de  Beaumont.  Rien  n'est  plus  attendrissant  que 
le  tableau  de  ses  derniers  momens.  Vous  le  connaissez  sans  doute.  Les  émotions 
douloureuses  que  notre  ami  a  dû  éprouver  en  Italie  me  font  encore  souhaiter 
plus  vivement  qu'il  la  quitte  bientôt.  Puisse-t-il  dire  en  Suisse  : 

Saepe  premente  deo,  fert  deus  alter  opem  ! 

Quand  un  dieu  nous  opprime,  un  autre  nous  soulage. 

Il  s'en  faut  bien  que  j'en  puisse  dire  autant.  Je  voudrais  bien  aussi  que  ce  vers 
devînt  votre  devise.  Adieu,  monsieur;  songez  à  nous  revoir,  et  croyez  à  mon 
éternel  attachement.  » 

«  Fontanes.  » 

Mais  c'étaient  surtout  les  conversations  de  Fontanes  qui  avaient  un 
charme  infini  et  toujours  nouveau  pour  Chênedollé.  Il  était  revenu  de 
ce  genre  de  conversation  à  la  Rivarol  qui  est  comme  une  escrime  per- 
pétuelle: «  La  conversation  n'est  point  un  assaut,  disait-il,  c'est  une 
promenade  qui  se  fait  à  droite  et  à  gauche,  en  long  et  en  large,  et 
même  en  serpentant.  »  Je  trouve  dans  ses  papiers  les  souvenirs  notés 
des  promenades,  des  conversations  diverses  qui  l'avaient  frappé  à  de 
certains  jours  :  l'une  qui  remonte  à  4800  avec  Joubert,  avec  MM.  Pas- 
quier  et  Mole  sur  Montesquieu  envisagé  dans  sa  Grandeur  des  Romains, 
dans  le  Dialogue  de  Sylla  et  d'Eucrate,  et  comparé  avec  Bossuet.  J'en 
trouve  une  autre,  du  6  février  1807,  avec  M.  Mole  sur  les  passions;  on 
y  disait  : 

«  Dans  le  vrai,  nous  sommes  entourés  de  beaucoup  de  charmes  sur  la  terre  : 
les  sciences,  les  lettres,  les  arts,  la  nature,  quelles  sources  de  satisfactions  si 
nous  étions  purs,  si  nous  savions  en  jouir  avec  innocence  !  Mais  nous  gâtons  tout 
cela.  —  Hélas!  oui,  ce  sont  les  passions  qui  gâtent  tout.  Si  nous  pouvions  réa- 
liser la  définition  de  M.  Du  Bucq  (1),  si  nous  avions  de  X intérêt  pour  toutes  ces 
belles  choses,  et  si  nous  restions  dans  le  calme,  tout  serait  bien.  Mais  un  objet 
trop  aimable  n'a  qu'à  se  montrer,  adieu  toute  la  philosophie,  et  nous  voilà  rejetés 
dans  l'orage.  —  Ne  croyez-vous  pas  aussi  que  la  retraite  n'a  tant  de  charmes 
qu'en  perspective,  et  comme  contraste  avec  notre  inquiétude  actuelle?  Avec  le 
calme  parfait,  elle  est  beaucoup  moins  belle.  » 

Je  trouve  notée  une  autre  conversation  avec  Joubert  du  2  février  1 807 
sur  le  style,  sur  les  écrivains  du  jour,  sur  Bernardin  de  Saint-Pierre 
comparé  à  Chateaubriand;  je  me  réserve  d'en  dire  ailleurs  quelque 
chose  (2).  Ces  conversations  avec  Joubert  et  Fontanes  avaient  surtout 
pour  Chênedollé  le  grand  intérêt  des  matières  littéraires  sur  lesquelles 
elles  roulaient  plus  habituellement.  Joubert  n'y  ménageait  rien  de  ces 
hardiesses,  de  ces  élévations  de  jugement  qui  n'étaient  qu'à  lui,  et  qui 

(!)  M.  Du  Bucq  définissait  le  bonheur  l'intérêt  dans  le  calme  (voir  les  Nouveaux 
Mélanges  extraits  des  Manuscrits  de  Mme  Necker,  1801,  tome  II,  page  11). 

(2)  Dans  le  cours  sur  la  Littérature  de  l'Empire,  où  ces  divers  jugeraens  sont  dis- 
tribués en  leur  lieu. 

TOME  il.  60 


934  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

faisaient  dire  à  ceux  qui  l'écoutaient  :  c<  Joubert  a  une  tête  haute  et 
calme;  il  a  la  hauteur  et  la  sérénité  de  l'Olympe  dans  sa  tête.  —  i<m- 
toert  a  vêtu  sa  pensée  d'un  arc-en-ciel.  »  Pourtant  on  se  jugeait  l'un 
l'autre.  Quand  on  était  avec  Fontanes  seul,  on  disait  :  «  Joubert  a  le 
besoin  et  le  tourment  de  la  perfection;  mais  ses  idées  sont  tellement 
prises  dans  le  ciel,  qu'il  n'y  a  pas  de  langage  humain  qui  les  rende.  » 
—  «  Joubert,  en  métaphysique,  fait  des  entrechats  sur  la  pointe  d'une 
aiguille.»  —  «11  ne  faut  pas  trop  affiner  le  style.  Le  style  de  Joubert  est 
trop  métallique.  Il  manque  de  mollesse.  »  D'un  autre  côté,  quand  «on 
était  avec  Joubert  seul ,  on  disait  :  «  Fontanes  a  un  style  poli  sans  éclat. 
Il  caresse  bien  la  phrase,  mais  elle  ne  laisse  pas  de  sillon;  elle  ne  s'im- 
prime pas.  »  —  Sur  Chênedollé  même  nous  verrons  bientôt  l'opinion 
de  tous  deux. 

La  littérature  de  la  fin  du  xvnr5  siècle  et  de  l'empire  n'a  jamais  été 
jugée  avec  plus  de  piquant  et  plus  en  connaissance  de  cause  que  par 
«e  petit  groupe  qui  l'observait  de  si  près,  et  qui  se  composait  de  gens 
du  métier,  à  la  fois  gens  du  monde,  et  sans  envie.  Je  ne  puis  que  citer 
•des  propos  saisis  au  passage  et  comme  interrompus.  Par  exemple,  on 
disait  : 

«  Il  y  a  dans  Chénier  (Marie- Joseph)  un  commencement  d'élégance  sur  un 
fonds  d'insipidité. 

«  Les  Grecs  disaient  qu'il  y  avait  un  pays  où  il  n'y  avait  pas  de  printemps, 
mais  un  air  tiède  :  de  même,  dans  Chénier,  il  n'y  a  pas  de  poésie,  mais  une 
•apparence  de  poésie. 

«  Chénier  était  né  pour  la  satire  et  non  pour  la  tragédie.  Souvent  il  a  glissé 
la  satire  jusque  dans  le  drame  :  il  a  manqué  sa  vocation. 

«  Ce  n'est  pas  que  Chénier  manque  de  combinaisons  tragiques.  Il  a  une  tête 
•assez  large.  On  peut  lui  trouver  même  de  l'élégance  et  de  l'harmonie;  ce  qui  lui 
manque,  c'est  le  charme;  il  n'a  point  le  souffle  divin,  mais  c'est  son  frère  qui 
l'avait  bien  éminemment;  c'est  celui-là  qui  était  poète  (1). 

«  Chénier  a  sûrement  du  talent,  mais  c'est  un  talent  fait,  un  talent  artificiel. 
Il  a  fait  son  esprit  avec  celui  des  autres.  » 

—  «  Les  écrivains  du  xvur3  siècle  se  sont  fait  leur  originalité  :  leur  esprit  est 
fait,  il  est  artificiel,  il  est  de  pièces  et  de  morceaux.  Mettons  vite  Voltaire  à  part. 
Exceptons  aussi  Montesquieu,  qui  s'est  bien  fait  son  talent,  mais  avec  ce  qui 
était  à  lui.  Il  en  est  de  même  de  Buffon;  mais  n'exceptons  ni  Rousseau  ni  les 
autres.  Quant  aux  écrivains  du  siècle  de  Louis  XIV,  ils  ont  une  originalité  en 
quelque  sorte  obligée,  une  physionomie  native.  On  sent  qu'ils  ne  pouvaient  pas 
écrire  autrement.  » 

<c  Le  style  de  Montesquieu  est  plutôt  une  merveille  qu'un  modèle.  » 

(1)  Ceci  se  disait  en  1807.  —  Ce  petit  monde  d'élite  avait  été  fort  informé  d'André 
Chénier  par  Mme  de  Beaumont,  qui  l'avait  connu.  ChênedoLé  le  connaissait  également 
par  ce  qu'il  en  avait  appris  à  Hambourg.  Pour  eux  tous,  André  était  bien  resté  Vaine  de 
Marie- Joseph. 


POÈTES  ET  ROMANCIERS  MODERNES  DE  LA  FRANCE.        935 

Sur  Buffon,  il  se  livrait  de  vifs  combats  : 

«  Joubert  prétend  qu'il  n'y  a  que  de  fausses  beautés  dans  Buffon.  Il  prétend 
que  son  style  est  contagieux,  parce  qu'il  cache  l'emphase  sous  un  air  de  sagesse. 
—  Cela  est  injuste  de  tout  point,  s'écriait  Chênedollé.  Buffon  n'est  pas  le  pre- 
mier des  écrivains,  sans  doute  Pascal  et  Bossuet  sont  au-dessus  de  lui;  mais  c'est 
un  très  grand  écrivain.  La  pureté  parfaite  du  style  s'allie  en  lui  à  une  noblesse 
continue.  Il  a  donné  à  la  langue  française  cette  élévation  calme  et  majestueuse 
que  Platon  avait  donnée  à  la  langue  grecque.  —  Arrêtez!  s'écriait  à  son  tour 
Joubert,  n'associez  point  à  Buffon  le  nom  de  Platon,  ce  génie  de  la  grâce.  » 

«  La  Bruyère  est  beaucoup  loué,  il  ne  l'est  pas  assez.  11  y  a  de  plus  grands 
styles  que  le  sien,  il  n'en  est  point  de  plus  parfait;  tous  les  genres  de  beautés  de 
style  sont  dans  son  livre.  » 

«  La  Rochefoucauld  a  connu  à  la  fois  le  style  coupé  et  le  style,  périodique,  et 
dans  ses  Mémoires  il  s'est  approché  de  très  près  des  formes  des  plus  grands  mo- 
dèles. Il  y  a  des  endroits  qui  ne  seraient  au-dessous  ni  de  Pascal  ni  de  Bossuet. 
On  y  trouve  une  beauté  simple  d'expression,  une  extrême  vigueur  de  pensée,  et 
souvent  une  manière  de  relever  la  phrase  qui  est  tout-à-fait  dans  le  goût  des 
grands  maîtres.  » 

«  Les  anciens  peignaient  toujours  dans  les  objets  la  beauté  présente  ou,  ab- 
sente. Ainsi,  dans  la  difformité  ils  peignaient  la  place  de  la  beauté,  et  dans  la 
vieillesse  la  place  de  la  jeunesse.  Les  modernes  n'ont  voulu  peindre  dans  la  dif- 
formité que  la  chose  même  :  il  n'y  a  point  d'enfoncement  et  point  de  recul  dans 
leur  manière  de  sculpter  ou  de  peindre.  » 

«  11  ne  faut  pas  que  les  objets  que  l'on  peint  soient  d'une  vérité  matérielle;  il 
faut  que  les  chairs  ne  soient  pas  les  chairs  de  la  nature  :  en  un  mot,  il  faut 
rendre  les  vérités  par  des  illusions.  » 

«  Dans  la  critique,  on  peut  mêler  les  images  et  les  formes  de  l'éloquence  à  la 
discussion  :  Diderot  l'a  fait  avec  succès.  Fontanes,  suivant  Joubert,  est  souvent 
pris  aux  fausses  beautés,  mais  il  sent  vivement  le  vrai  beau.  Il  a  aussi  cherché  à 
donner  une  forme  animée  et  des  parures  à  la  critique.  » 

«  Il  y  a  de  l'incomplet  dans  le  talent  comme  dans  la  pensée  de  La  Harpe. 
Dans  les  dernières  années  de  sa  vie,  l'indignation  lui  a  donné  du  talent  (I).» 

«  Il  y  a  plus  encore  de  folies  de  style  que  de  folies  d'idées  dans  les  ouvrages 
de  Diderot.  » 

ce  Tout  le  siècle  de  Louis  XV  est  là-dedans,  un  sérieux  qui  n'a  pu  être  effacé 
par  le  frivole.  » 

«  Joubert  dit  que  le  style  de  Rousseau  fait  sur  l'ame  l'impression  que  ferait 
la  chair  d'une  belle  femme  en  nous  touchant.  Il  y  a  de  la  femme  dans  son 
style.  » 

«  Le  poème  descriptif  n'est  qu'une  fantaisie  poétique;  on  peut  se  la  permettre, 
mais  il  faut  qu'elle  soit  courte.  » 

«  Delille  a  l'air  de  tenir  boutique  de  poésie  :  «Voulez-vous  un  cheval?  un  coq?; 
«  une  autruche?  un  colibri?...  » 

(1)  C'est  sans  doute  pour  exprimer  ce  mouvement  d'ardeur  sénile  et  ce  feu  supérieur 
en  lui  à  la  force  réelle  de  son  talent,  qu'on  rappelait  en  plaisantant  le  mot  de  Diderot  : 
«  La  Harpe  est  une  rosse  qui  a  de  beaux  crins.  » 


936  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

«  Voltaire  fait  de  la  poésie  à  la  bougie,  mais  Virgile  en  fait  aux  rayons  du 
soleil.  » 

Ceci  ne  passait  point  sans  contradiction  :  Fontanes  faisait  ses  réserves 
en  faveur  de  Voltaire,  comme  Chênedollé  tout  à  l'heure  avait  fait  pour 
Buffon.  Cependant  tous  s'accordaient  à  peu  près  à  conclure  : 

«  Voltaire  a  fait  des  vers  très  pompeux,  très  éclatans,  mais  il  n'a  pas  de  style 
en  vers;  il  ne  connaît  pas  le  tissu  du  style  poétique.  Il  a  des  vers,  et  point  de 
style.  » 

«  Saint-Lambert  n'a  pas  le  velours  de  la  mélancolie,  il  n'a  que  de  la  tristesse. 
Virgile  a  des  vers  rêvés.  Il  n'y  a  que  les  vers  rêvés  qui  plaisent.  » 

«  En  poésie,  toute  rêverie  doit  être  courte.  » 

«  Fontanes  dit  que  Le  Brun  est  un  poète  de  mots.  —  Et  ce  n'est  pas  peu,  ré- 
pond Joubert.  » 

«  Esménard,  —  un  ébéniste  en  vers.  » 

«  Le  talent  de  Boisjolin  n'était  qu'une  tulipe  inodore;  elle  a  été  noircie  dans 
Tespace  d'un  jour  par  les  feux  du  soleil.  » 

«  Joubert  veut  de  l'avenir  dans  toutes  ses  idées.  Il  veut  que  le  premier  mot 
touche  le  dernier,  y  réponde  moyennant  un  enchaînement  continu.  Il  veut  que 
dès  le  vestibule  tout  s'annonce  : 

Apparet  domus  intus  et  atria  longa  patescunt. 

Il  faut  qu'on  entrevoie  les  longs  portiques  dans  une  idée,  —  et  aussi  qu'arrivé 
à  la  fin,  en  se  retournant,  on  revoie  tout  le  passé  d'une  seule  perspective.  » 

Ce  qui  rejoint  cette  autre  pensée  imprimée  et  la  complète  :  «  Il 
faut  que  la  fin  d'un  ouvrage  fasse  toujours  souvenir  du  commence- 
ment (1).  » 

On  peut  deviner  par  ces  simples  traits  épars  l'ordinaire  des  entre- 
tiens; mais,  quand  il  était  en  tête-à-tête  avec  Fontanes,  Chênedollé 
jouissait  plus  complètement  encore:  il  causait  vers,  procédés  de  l'art, 
secrets  du  métier.  Il  pouvait  parler  uniquement  des  choses  qu'il  ai- 
mait le  plus.  Ici  je  n'ai  qu'à  recueillir,  pour  être  fidèle,  l'expression  si 
vive,  si  naïve,  si  abondamment  épanchée,  de  ses  regrets,  lorsqu'il  ap- 
prit la  mort  de  son  ami  : 

«21  mars  1821. 
«  La  mort  de  M.  de  Fontanes  (2)  a  achevé  de  me  désenchanter  de  tout,  même 
des  lettres  et  de  la  poésie,  aussi  vaines  que  tout  le  reste.  Quand  je  repasse  en 
ma  mémoire  les  momens  ravissans  que  nous  avons  passés  ensemble  en  corri- 
geant les  vers  du  Génie  de  l'Homme  ou  ceux  des  odes  de  Michel-Ange  et  d'/To- 
mère,  quand  je  songe  aux  promenades  délicieuses  que  nous  avons  faites  en  1807 
au  bois  de  Boulogne,  au  bois  de  Vincennes,  et  qui  étaient  pour  moi  une  suite 
d'études  poétiques  où  je  trouvais  tout  ce  qui  pouvait  me  fortifier  et  m'enchan- 
ter,  critique  fine  et  piquante,  instinct  poétique  admirable,  goût  rapide  et  infail- 

(1)  Pensées  de  M.  Joubert,  tome  II,  p.  115. 

(2)  Fontanes  mourut  le  17  mars  1821. 


POÈTES  ET  ROMANCIERS  MODERNES  DE  LA  FRANCE.       937 

lible,  mémoire  imperturbable,  citations  variées  à  l'infini  et  toujours  à  propos, 
abondance  intarissable  d'images,  d'expressions  créées  et  de  vers  improvisés, 
faits  de  verve  et  de  génie;  —  quand  je  me  rappelle  tous  ces  souvenirs  et  que  je 
songe  que  tout  cela  est  perdu  pour  toujours,  et  que  je  ne  retrouverai  plus  rien 
de  tant  de  trésors,  j'ai  le  cœur  tellement  serré  et  angoissé,  que  je  n'ai  plus  de 
force  ni  de  goût  pour  rien. 

«  —  J'ai  tout  perdu  en  perdant  M.  de  Fontanes.  C'était  pour  moi  plus  qu'un 
maître,  c'était  un  ami,  un  frère  littéraire.  Avec  quelle  bonté,  quelle  patience, 
quel  scrupule  poétique  il  m'a  aidé  à  corriger  le  Génie  de  l'Homme  tout  entier  et 
quelques-unes  de  mes  odes!  Il  ne  laissait  pas  passer  un  vers  faible  sans  le  tour- 
ner et  le  retourner  jusqu'à  ce  qu'il  fût  aussi  bien  qu'il  l'eût  désiré  pour  lui- 
même.  Il  en  faisait,  pour  ainsi  dire,  une  affaire  de  conscience.  Il  aurait  cru 
manquer  à  la  délicatesse  en  laissant  subsister  une  tache  dans  les  vers  qu'on  lui 
soumettait.  Je  n'ai  jamais  vu  d'homme  plus  éloigné  de  la  jalousie  littéraire  et  qui 
rendit  une  justice  plus  pleine  et  plus  franche  au  talent.  C'était  pour  lui  un  bon- 
heur, un  besoin.  Fontanes  aimait  la  jeunesse,  il  aimait  l'espérance.  Tout  ce  qui 
annonçait  du  talent  était  sûr  de  trouver  faveur  et  protection  auprès  de  lui.  Voyez 
avec  quelle  bonté  il  m'a  accueilli,  ainsi  que  Chateaubriand,  Victorin  Fabre,  Mil- 
levoye,  Bruguière,  Gueneau,  etc.  — Aussi  je  ne  l'oublierai  jamais.  J'ai  eu  la 
plus  vive  affection  pour  lui  pendant  sa  vie,  je  la  lui  garde  après  sa  mort.  Sa  mé- 
moire me  sera  toujours  chère;  je  ne  manquerai  jamais  une  occasion  de  l'hono- 
rer, de  la  proclamer  comme  je  le  dois.  Je  serais  le  plus  ingrat  des  hommes  si 
j'oubliais  un  homme. si  aimable,  d'un  commerce  poétique  si  attachant,  un 
homme  qui  me  fut  si  cher  et  à  qui  je  dois  tant.  Rivarol,  Chateaubriand  et  Fon- 
tanes sont  les  trois  hommes  de  lettres  que  j'ai  le  plus  aimés.  La  mort  de  Riva- 
rol m'accabla,  m'atterra  plus  fortement  que  celle  de  Fontanes,  parce  qu'elle  était 
plus  imprévue;  mais  elle  ne  me  laissa  pas  au  fond  de  l'ame  un  regret  plus  amer 
et  plus  cuisant. 

«  Chateaubriand  est,  de  tous  les  hommes  de  lettres,  celui  que  j'ai  le  plus  aimé 
d'affection  et  de  cœur.  Rivarol  m'a  charmé  davantage,  mais  je  n'ai  pas  autant 
chéri  sa  personne. 

«  —  Je  n'ai  point  connu  de  conversation  littéraire  plus  abondante,  plus  vive, 
plus  animée,  plus  pittoresque,  plus  fertile  en  heureuses  citations,  et  où  il  y  eût 
plus  de  soudaineté  que  dans  celle  de  M.  de  Fontanes.  Celle  de  Rivarol  était  plus 
éblouissante,  plus  étincelante,  mais  non  pas  plus  pleine,  plus  fertile,  et  bien  in- 
férieure pour  le  goût.  Ce  n'est  pas  que  Fontanes  se  préoccupât  extrêmement  du 
goût  en  causant.  Autant  il  était  sage  et  mesuré  la  plume  à  la  main,  autant  il 
était  animé,  emporté,  hasardeux  dans  la  conversation,  et  d'une  gaieté  qui  allait 
quelquefois  jusqu'à  la  folie.  Fontanes  faisait  des  essais  en  conversation  :  il  tentait 
beaucoup,  afin  de  reconnaître  toute  l'étendue  et  les  ressources  de  son  imagina- 
tion; mais  il  reprenait  toute  sa  mesure,  lorsqu'il  mettait  la  plume  à  la  main,  et 
n'écrivait  jamais  que  sous  l'œil  du  goût  le  plus  pur  et  le  plus  sévère. 

«  La  brusquerie  de  Fontanes  se  corrigeait  par  son  sourire.  Ce  n'est  pas  dans 
les  yeux,  c'est  dans  le  sourire,  c'est  dans  les  deux  coins  de  la  bouche  que  Fon- 
tanes avait  une  expression  céleste.  C'est  par  là  que  s'exprimait  en  lui  l'inspira- 
tion du  poète.  Je  l'ai  vu  une  fois  avec  une  figure  inspirée  et  le  rayon  de  feu  sur 
le  front.  » 


938  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

«  25  mars. 

«  Il  n'y  a  plus  de  haute  littérature  en  France  depuis  la  mort  de  M.  de  Fon- 
tanes.  C'était  le  dernier  des  Grecs.  Lui  seul  soutenait  l'a  poésie  et  la  belle  prose 
sur  le  penchant  de  leur  décadence;  il  en  était  l'arbitre.  Le  goût,  l'élégance,  l'art 
des  beaux  vers,  ont  disparu  avec  lui,  et  personne  ne  se  présente  pour  le  rem- 
placer (1).  L'absence  de  M.  de  Fontanes  est  une  perte  irréparable  pour  les 
lettres;  on  ne  retrouvera  plus  en  France  un  homme  né  avec  un  sentiment  aussi 
exquis  de  l'harmonie,  avec  un  goût  aussi  pur,  aussi  élevé,  avec  une  imagina- 
tion aussi  éminemment  poétique,  et  un  tel  grandiose  dans  la  facture  du  vers. 
Je  ne  connaissais  rien  de  comparable  à  la  conversation  de  Fontanes,  lorsqu'il 
parlait  de  littérature,  de  poésie,  de  vers,  avec  une  personne  qui  était  digne  de 
l'entendre  et  qui  rendait  un  peu.  11  fallait  Tentendre  surtout  lorsqu'on  lui  sou- 
mettait un  ouvrage  où  il  y  avait  du  talent  et  qui  lui  plaisait.  Avec  quelle  verve 
il  corrigeait!  que  d'images,  que  d'expressions  créées!  que  de  vers  entiers  il  vous 
fournissait  sur-le-champ!  Son  imagination  poétique  était  alors  vraiment  iné- 
puisable. Barthe,  en  arrivant  chez  lui,  lui  disait  :  «  Je  viens  vous  demander  de 
«  la  matière  poétique,  »  et  Barthe  avait  bien  raison,  car  il  en  donnait  tant  qu'on 
voulait.  Chose  digne  de  remarque!  il  avait  plus  de  verve,  plus  drabandon,  plus 
d'entraînement,  une  plus  grande  profusion  d'images  et  d'expressions  lorsqu'il 
corrigeait  pour  un  autre  que  lorsqu'il  composait  pour  lui-même.  L'idée  extrê- 
mement délicate  et  exaltée,  extrêmement  sévère,  qu'il  s'était  faite  du  bon  goût, 
le  rendait  un  peu  timide  lorsqu'il  prenait  la  plume  en  son  nom,  et  il  n'osait 
peut-être  pas  assez  lorsqu'il  composait  pour  son  compte.  Il  était  plus  à  l'aise 
lorsque  l'ouvrage  d'un  autre  lui  servait  de  canevas  pour  y  jeter  ses  brillantes 
couleurs  et  y  prodiguer  toutes  les  magnificences  de  sa  poésie. 

«  —  Rappeler  ce  que  me  dit  M.  de  Fontanes  la  dernière  fois  que  je  le  vis 
(24  juin  1820)  sur  Cicéron,  comme  orateur.  11  venait  de  relire  la  Milonienne, 
qu'il  jugeait  le  plus  grand  effort  du  génie  oratoire,  et  il  trouvait  Cicéron  bien 
supérieur  à  Bossuet;  il  est  plus  riche,  plus  abondant,  plus  délié,  plus  adroit 
comme  orateur  que  Bossuet.  Il  avait  été  confondu  de  l'oraison  Pro  Milone. 

«  —  Nous  avions  surnommé  Fontanes,  Chateaubriand  et  moi,  en  riant,  le 
sanglier  d'Èrymanthe,  et  cela  peignait  à  merveille  sa  brusquerie  et  sa  verve.  Que 
de  fois  nous  nous  sommes  arrêtés  dans  le  jardin  des  Tuileries  devant  le  sanglier 
de  Calydon,  en  disant  :  «  Voilà  bien  le  portrait  de  Fontanes!  c'est  lui  lorsqu'il 
«  s'appuie  sur  sa  canne  et  qu'il  en  frappe  la  terre  en  disant  (2)  :  —  Eh!  vous 
«  croyez  ça?  —  Babylone!  Thèbes  aux  cent  portes!  —  Londres  n'est  que  la  ville 
«  des  marchands,  ce  n'est  qu'un  grand  comptoir.  Paris  est  la  ville  des  arts  et 
«  des  rois.  Babylone!  Thèbes  aux  cent  portes!  —  Voyez-vous  Louis  XIV  assis  sur 

(1)  11  serait  trop  aisé  de  rappeler  comment  et  par  qui  M.  de  Fontanes  a  été  dépassé  à 
bien  des  égards,  quoiqu'il  reste  vrai  de  dire  peut-être  qu'il  n'a  pas  été  remplacé.  Ces 
exagérations  d'une  douleur  sincère  m'ont  paru  dignes  d'être  conservées  comme  rendant 
l'idée  vive  des  contemporains  qui  s'éclipse  trop  vite  à  distance.  Chaque  génération  qui 
finit  est  disposée  à  croire  que  tout  finit  avec  elle,  de  même  que  chaque  génération  nou- 
velle se  figure  aisément  qu'avec  elle  tout  commence. 

(2)  Il  ne  faut  prendre  ce  qui  suit  que  comme  une  note  qui  rappelle  un  air  qu'on  ne 
nous  donne  pas.  Cette  note  nous  a  paru  pourtant  assez  singulière  d'accent  pour  devoir 
être  conservée. 


POÈTES  ET  ROMANCIERS  MODERNES  DE  LA  FRANCE.        939 

«  la  plus  haute  des  cheminées  du  palais  de  Versailles?  le  voyez-vous  qui  com- 
«  mande  à  tout  son  siècle?  »  Et  alors  il  faisait  la  description  la  plus  vive,  la  plus 
animée,  des  merveilles  de  ce  règne,  des  arts,  des  talens,  des  génies  qui  y  rivali- 
saient d'éclat  et  de  grandeur.  » 

On  conviendra  qu'il  fallait  toute  l'audace  de  la  conversation  pour 
l'aire  passer  et  faire  admirer  ce  Louis  XIV  assis  sur  une  des  cheminées 
de  Versailles.  Une  telle  image  s'associerait  mieux  à  l'idée  qu'on  se  fait 
de  Diderot  causant  qu'à  la  tradition  toute  classique  et  régulière  qui 
Rattache  au  nom  de  Fontanes.  Oh!  que  les  livres  nous  rendent  peu  les 
hommes!  Nous  ne  connaissons  bien  que  ceux  que  nous  avons  vus  de 
près  et  entendus. 

Les  charmes  de  la  conversation  de  Fontanes  revenaient  habituelle- 
ment à  l'esprit  de  Chênedollé,  et  toutes  les  fois  surtout  qu'il  rencontrait 
quelque  chose  de  contraire,  ce  qui  lui  arrivait  souvent.  Ayant  eu  l'oc- 
casion, quelques  années  après,  de  voir  un  des  successeurs  du  premier 
grand-maître,  M.  Frayssinous,  il  écrivait  sous  l'impression  toute  vive 
du  contraste  : 

«  3  juillet  1823.  —  J'ai  vu  aujourd'hui  l'évêque  d'Hermopolis  :  c'est  un  homme 
fort  en  théologie  et  qui  a  bien  lu  son  Bossuet;  mais  il  est  difficile  d'être  plus 
pauvre  en  littérature,  il  ne  s'en  doute  pas.  Ce  n'est  pas  là  la  conversation  de 
Fontanes!  celle  de  M.  Frayssinous  n'a  ni  grâce,  ni  éclat,  ni  piquant,  ni  nou- 
veauté :  c'est  une  conversation  terne  et  banale,  délayée  dans  un  accent  gascon. 
—  M.  Raynouard,  que  j'ai  vu  aussi  aujourd'hui,  est  un  petit  homme  bien  mar- 
seillais, qui  a  l'accent  provençal  très  prononcé,  avec  une  conversation  sans  élé- 
gance, sans  charme,  et  qui  pourtant  révèle,  à  travers  les  incorrections  du  langage, 
beaucoup  d'esprit  et  d'immenses  connaissances;  mais  ce  n'est  pas  là  l'éducation 
poétique  de  Fontanes,  ce  n'est  pas  là...  » 

Et  il  continuait  l'expression  de  ses  regrets,  comptant  sur  ses  doigts 
le  très  petit  nombre  de  ceux  avec  qui  désormais  il  pouvait  causer  en- 
core littérature  et  poésie.  11  en  nommait  jusqu'à  trois.  Je  laisse  les 
noms  en  blanc.  — En  connaissez-vous  beaucoup  plus  (1)? 

(1)  Puisque  j'ai  cité  quelques-unes  des  conversations  qui  ne  dédommageaient  pas 
Chênedollé,  il  est  juste,  avec  lui,  d'en  citer  une  au  moins  qui  perpétuait  et  renouvelait 
la  tradition  brillante.  Il  écrivait  le  H  juillet  1823  :  «  J'ai  eu  ce  matin  une  conversation 
très  intéressante  avec  Villemain  sur  le  style,  sur  Rivarol,  sur  les  hommes  de  génie,  sur 
ce  qu'on  peut  faire  avec  du  talent  après  les  hommes  de  génie  :  élégance  continue,  audace 
4ans  l'expression,  style  laborieux  qui  aille  solliciter  la  langue  jusque  dans  ses  derniers 
retranchemens.  Villemain  trouve  que  le  style  de  Rivarol  manque  d'originalité,  de  créa- 
tion et  d'audace  :  il  ne  lui  trouve  pas  un  côté  assez  neuf.  11  reconnaît  deux  sortes  d'écri- 
vains :  les  écrivains  de  génie  qui  créent  leur  langue  comme  leurs  idées,  tels  sont  Pascal, 
Bossuet,  Corneille;  —  et  les  écrivains  de  talent  qui,  venant  après  les  écrivains  de  génie, 
renouvellent  la  langue  par  l'emploi  nouveau  et  hardi  qu'ils  font  des  mots.  Tel  a  voulu 
être  Rivarol.  «  Or,  je  trouve,  continue  Villemain,  que  Rivarol  manque  de  création  et 
«  d'audace  :  il  en  manque  même  dans  sa  traduction  de  Dante.  Je  sais  que  Buffon  a  dit 


9-40  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

IX.  —  publication  du  Génie  de  l'Homme. 

Il  nous  faut  revenir  un  peu  en  arrière.  Affligé  par  des  douleurs  de 
cœur  dont  nous  n'avons  fait  que  soulever  le  voile,  Chênedollé  semblait, 
dès  les  premiers  pas,  renoncer  à  la  palme  qu'il  avait  brûlé  d'obtenir. 
Il  trouva  pourtant  en  ces  années  (1805-1806)  quelques  consolations 
dans  la  nature,  et  aussi  dans  la  société  d'une  personne  gracieuse  dont 
il  avait  dû  la  connaissance  à  M.  de  Chateaubriand.  Mme  de  Custine,  qui 
habitait  Fervaques,  était  un  peu  sa  voisine  de  Normandie.  Cette  ado- 
rable femme,  qui  elle-même  connaissait  si  bien  la  tristesse  et  les  pleurs, 
ne  se  laissa  point  décourager  par  les  sauvageries  et  les  silences  de 
l'ami  de  son  ami;  à  force  d'attentions  et  presque  d'obsessions,  comme 
il  est  permis  à  l'amitié  délicate,  elle  redonna  un  peu  d'intérêt  à  cette 
existence  flétrie.  Je  pourrais  m'arrêter  ici  à  tracer  un  portrait  char- 
mant, si  cela  ne  sortait  décidément  un  peu  trop  de  la  littérature.  — 
«  Adieu ,  reine  des  roses  !  »  c'est  ainsi  que  M.  de  Boufflers  appelait 
M,ne  de  Custine. 

Cependant,  à  travers  les  heures  de  tristesse  et  de  deuil,  le  Génie  de 
l'Homme  était  terminé,  et  ce  poème,  qui  aurait  dû  voir  le  jour  en  1802, 
parut  au  printemps  de  1807.  Tout  le  monde  en  connaît  de  beaux  vers, 
et  notre  enfance  a  été  accoutumée  à  en  admirer  plus  d'un  tableau.  Je 
viens  de  le  lire  dans  son  ensemble,  et  je  dirai  avec  franchise  l'impres- 
sion que  j'en  ai  reçue.  Il  y  a,  certes,  bien  de  l'élévation,  de  la  fierté 
native  dans  ce  talent;  la  région  habituelle  est  haute.  Elle  l'est  même 
trop,  ou  elle  ne  l'est  pas  assez.  Je  m'explique  :  les  paysagistes  ont  re- 

«  que  c'était  une  suite  de  créations;  mais  c'est  un  mot  de  courtoisie.  Je  ne  trouve 
«  môme  pas  là  ces  alliances  de  mots,  ces  expressions  créées  dont  Rivarol  parle  tant.  Je 
«  ne  sais  non  plus  si  c'est  une  idée  heureuse  que  d'avoir  voulu  rendre  le  Dante  constamment 
«  noble,  élégant  et  pompeux.  J'aime  mieux  le  vrai  Dante,  simple,  naïf,  énergique  et 
«  grossier  même.  Je  n'aime  pas  que  Rivarol  fasse  des  tours  de  force  et  d'élégance  pour 
«  ennoblir  ce  qui  est  bas  et  franchement  grossier.  Pourquoi  dire  avec  recherche  et  péri- 
«  phrase  :  —  «Versant  à  jamais  des  larmes  qui  n'arrosent  plus  leur  poitrine  (Enfer, 
«  chant  xx);  »  —  et  «  courbant  avec  effort  les  noires  voûtes  de  son  dos,  il  leur  donnait 
«  pour  le  départ  un  signal  immonde  (chant  xxi)?»  Ces  phrases  ingénieuses  et  recherchées 
«  forment  de  véritables  contre-sens  avec  le  fond  de  l'ouvrage;  elles  détonnent  avec  le 
«  caractère  de  l'original.  Je  crois  Chateaubriand  un  artiste  de  style  bien  autrement  heu- 
«  reux,  énergique  et  hardi  que  Rivarol.  —  «  Et  jette  son  manteau  d'argent  sur  le  dos 
«  des  ombres,  »  —  voilà  du  style  pittoresque,  de  la  grande  nouveauté  de  style...  »  —  Tout 
ceci  est  incontestable  et  dit  à  merveille;  mais,  pour  être  tout-à-fait  juste,  il  resterait  à 
savoir  si,  à  la  date  où  parut  la  traduction  de  V Enfer  par  Rivarol  (1783),  d'autres  eussent 
été  plus  hardis  en  traduisant,  ou  môme  aussi  hardis  que  lui.  Le  sentiment  critique  de 
la  poésie  aux  différens  âges,  et  sous  les  formes  les  plus  diverses,  est  une  des  conquêtes 
littéraires  du  xixe  siècle.  Rivarol  y  préludait  à  sa  manière  en  s'attaquant  à  Dante;  il 
mesurait  certes  toute  la  hauteur  de  l'entreprise,  et  quelques  pages  très  belles  de  sa  préface 
où  il  apprécie  le  poème  en  font  foi. 


POÈTES  ET  ROMANCIERS  MODERNES  DE  LA  FRANCE.       941 

marqué  qu'il  y  a  des  montagnes  qui  excèdent  la  hauteur  moyenne 
sans  atteindre  jusqu'à  la  région  sublime;  la  végétation  y  cesse  déjà,  les 
neiges  éternelles  n'y  étincellent  pas  encore.  Leur  cime  reste  dépouillée 
et  nue  à  l'œil,  dans  une  teinte  un  peu  grise.  Je  reçois  quelque  chose 
de  cette  impression  en  lisant  d'une  manière  continue  le  poème.  Je  n'y 
rencontre  ni  la  splendeur  éblouissante  des  Alpes  ni  la  grâce  riante  des 
collines.  Il  y  a  dans  Chênedollé  plus  et  moins  que  dans  Delille  :  c'est 
moins  gentil,  moins  égayé  de  détail,  moins  agréable  à  lire;  c'est  plus 
grave,  plus  élevé,  plus  soutenu ,  aussi  plus  monotone.  L'agrément  y 
manque  un  peu,  et  il  ne  devrait  jamais  manquer,  même  dans  la  haute 
poésie  :  le  grave  n'est  pas  le  triste,  et  aucun  genre  ne  dispense  le  poète 
d'avoir  de  la  fraîcheur,  de  la  joie  dans  le  style.  Mais,  cela  dit,  que  de 
beaux  vers,  que  de  riches  descriptions,  que  de  nobles  essors  de  pensée! 
Dans  le  premier  chant,  le  poète  montre  l'homme  étudiant  les  deux, 
et,  dans  le  second,  étudiant  la  terre,  le  globe  qu'il  habite;  dans  le  troi- 
sième chant,  c'est  l'homme  même  qui  est  enjeu  et  qui  essaie  de  sonder 
sa  propre  nature;  dans  le  quatrième  enfin,  la  société  s'invente,  et  l'être 
social  s'accomplit.  «  L'homme  lève  d'abord  ses  regards  vers  le  ciel,  il 
les  laisse  ensuite  tomber  sur  la  terre,  puis  il  les  reporte  sur  lui-même, 
et  enfin  il  cherche  quelles  sont  les  lois  sous  lesquelles  il  vit.  »  Le  poète 
a  couronné  tout  cet  ensemble  par  un  titre  suffisamment  justifié  :  le 
Génie  de  l'Homme. 

En  voyaut  l'homme  nu,  réduit  à  sa  faiblesse, 
Qu'une  voix  nous  eût  dit  :  «  Accroissons  sa  vitesse, 
«  Qu'en  franchissant  les  mers  il  vole  en  d'autres  lieux; 
«  Qu'il  soumette  la  foudre  et  désarme  les  cieux; 
«  Qu'il  dispose  à  son  gré  de  l'étoile  polaire; 
«  Que  la  foudre  en  ses  mains,  terrible  ou  tutélaire, 
<(  Frappe  ses  ennemis,  ou,  dans  des  jeux  plus  doux, 
«  Perce  l'oiseau  léger  qui  fuit  en  vain  ses  coups; 
«  Que  Saturne,  pour  lui,  soit  captif  sous  le  verre; 
«  Que  sa  pensée  arrive  aux  deux  bouts  de  la  terre, 
<(  Et  qu'il  soit  invisible  et  présent  en  tout  lieu;  » 
On  se  fût  écrié  :  «  Vous  en  faites  un  dieu!  » 
Et  toutefois,  vainqueur  d'innombrables  obstacles, 
Des  arts,  autour  de  lui,  rassemblant  les  miracles, 
Au  sceptre  social  soumettant  l'univers, 
L'homme  a  réalisé  ces  prodiges  divers! 

Dans  l'épisode  du  jeune  Léon  (au  chant  m),  Chênedollé  semble  avoir 
voulu  nous  donner  son  propre  René  et  réaliser  un  idéal  de  lui-même 
dans  la  crise  de  sensibilité  où  nous  l'avons  entrevu ,  sous  l'éclair  de  la 
douleur  et  de  la  passion.  Le  quatrième  chant  offre  des  beautés  de 
l'ordre  le  plus  sérieux;  l'élève  de  Rivarol  et  de  Montesquieu  s'y  dessine 


<H2  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

avec  vigueur.  Il  s'y  prononce  ouvertement  pour  la  forme  monar*- 
chique,  et  caractérise  énergiquement  le  vice  populaire  : 

Toi,  qui  des  grands  états  observant  la  police, 
Veux  sur  leurs  vrais  appuis  en  asseoir  l'édifice, 
Rehausse  la  couronne,  et  sache  que  la  loi 
Ne  peut  de  trop  de  pompe  environner  un  roi. 
La  majesté  des  rois  rend  le  peuple  docile. 


Mais  dans  un  frêle  état,  où,  d'intrigues  suivie, 
La  multitude  hait  les  places  qu'elle  envie, 
Le  rang  des  magistrats  est  sans  cesse  insulté, 
Et  bientôt  dans  leurs  mains  périt  l'autorité.. 


Ce  poème,  si  fait  pour  assurer  à  l'auteur  au  moins  une  très  haute 
estime,  fut  jugé  assez  diversement  à  l'instant  où  il  parut.  Des  trois  otr 
quatre  amis  dont  le  suffrage  avait  du  poids,  Joubert  paraît  avoir  été  le 
plus  favorable.  «  Ce  qui  caractérise  surtout  votre  talent,  me  disait 
Joubert,  c'est  V haleine.  Il  est  impossible  de  voir  dans  votre  poème  les 
points  de  repos,  les  instans  où  vous  vous  êtes  arrêté  et  où  vous  avez 
repris  l'ouvrage.  Tout  le  poème  paraît  fondu  d'un  seul  jet.  »  —  Iï 
n'y  a  pas  de  pause  en  effet,  et  c'est  même  une  raison  de  fatigue  pour 
le  lecteur.  Joubert  lui  disait  encore  :  «  Il  y  a  dans  votre  ouvrage  une- 
circulation  qui  anime  tout.  On  voit  la  vie  et  le  sang  partout.  Il  y  a  de 
l'harmonie  de  pensée  et  de  l'harmonie  pour  l'oreille.  » 

Quant  à  Fontanes,  en  homme  du  métier,  il  entrait  davantage  dans 
le  détail.  Il  goûtait  peu  le  champ  de  l'astronomie,  l'ayant  lui-même 
conçu  autrement;  mais,  à  propos  des  vers  de  la  mémoire  au  chant  m,  il 
disait  :  «  Ce  sont  des  vers  excellens,  tout  cela  est  neuf,  tout  cela  est  à 
vous;  on  ne  fait  pas  mieux.  »  De  tout  le  chant  de  Yhomme  il  disait  en- 
core :  «  C'est  bien  enlacé;  il  y  a  là  de  la  force  et  de  la  puissance,  mais 
c'est  un  peu  raide  et  un  peu  sévère.  On  entend  quelquefois  le  bruit  des 
anneaux  de  fer.  On  pourrait  vous  assouplir  et  vous  détendre,  mais  on 
vous  ôterait  de  votre  force.  »  Enfin  veut-on  savoir  comment  il  s'expri- 
mait dans  l'absence  du  poète  :  «  Voilà  le  secret  de  Fontanes  sur  mon 
talent;  il  disait  à  Joubert:  Chênedollé  a  toutes  les  parties  extérieures 
du  poète,  l'oreille,  l'harmonie,  l'art,  et  quelques-unes  des  intérieures; 
mais  il  ne  se  défie  pas  assez  de  sa  mémoire.  Il  prend  des  idées,  et  quel- 
quefois des  expressions.  Cependant  il  serait  capable  d'avoir  de  très 
belles  choses  par  lui-même  s'il  voulait  s'évertuer  davantage,  descendre 
en  lui,  et  faire  passer  ses  idées  au  travers  de  sa  propre  nature.  Il  est 
d'ailleurs  d'une  docilité  admirable  à  la  critique,  trop  docile  même,  et* 
d'un  honneur  littéraire  imperturbable.  »  Et  revenait  toujours  la  com- 
paraison avec  Esménard,  le  grand  descriptif  du  moment  :  «  Esménard 
lui  est-il  supérieur?  »  Fontanes  ne  tranchait  pas  la  question  sans  ba- 


POÈTES  ET  ROMANCIERS  MODERNES  DE  LA  FRANCE.        943 

lancer;  il  inclinait  toutefois  à  croire  Chênedollé  supérieur,  et  nous  pen- 
sons aisément  comme  lui. 

Quelques  années  après,  Chênedollé  écrivait  sur  un  exemplaire  du 
Génie  de  l'Homme  la  note  suivante  qui  témoigne  de  sa  candeur  : 

«  J'avais  eu,  en  faisant  cet  ouvrage,  une  grande  pensée,  c'était  d'appliquer  la 
poésie  aux  sciences;  mais  je  crois  que  les  sciences  sont  encore  trop  vertes,  trop 
jeunes  pour  recevoir  un  pareil  vêtement.  C'est  une  erreur  de  croire  que  la  poé- 
sie soit  la  compagne  de  l'enfance  des  sociétés.  Pour  qu'elle  peigne  un  certain 
ordre  d'idées  avec  succès,  il  faut  que  la  civilisation  soit  très  avancée,  et  que 
ces  idées  aient  déjà  un  commencement  de  popularité.  Alors  elle  s'en  empare 
avec  fruit,  et  les  fait  entrer,  au  moyen  de  sa  divine  harmonie,  dans  tous  les  es- 
prits et  dans  toutes  les  têtes;  mais,  dans  l'état  des  choses  actuelles ,  la  science 
n'était  pas  encore  nubile  :  il  ne  fallait  pas  songer  au  mariage  —  J'aurai  du 
moins  ouvert  la  route,  et  mon  livre  sera  peut-être  quelque  jour  l'occasion  d'un 
bon  ouvrage.  » 

Est-il  donc  bien  vrai  que  la  maturité  de  la  science  la  prépare  en  effet 
à  un  hymen  suprême  avec  la  poésie?  Non,  la  poésie  de  la  science  est 
bien  à  l'origine;  les  Parménide,  les  Empédocle  et  les  Lucrèce  en  ont 
recueilli  les  premières  et  vastes  moissons.  Arrivée  à  un  certain  âge,  à 
un  certain  degré  de  complication,  la  science  échappe  au  poète;  le 
rhythme  devient  impuissant  à  enserrer  la  formule  et  à  expliquer  les 
lois.  Le  style  des  Laplace,  des  Cuvier  et  des  Humboldt  (  celui  de  Cuvier 
et  de  Laplace  surtout),  est  le  seul  qui  convienne  désormais  à  l'exposi- 
tion du  savant  système. 

Le  poème  du  Génie  de  l'Homme  ne  fut  point  reçu  du  public  de  l'em- 
pire comme  il  le  méritait:  on  aurait  dit,  quand  il  parut,  que  Delille 
et  en  dernier  lieu  Esménard  eussent  épuisé  toute  l'admiration  pour  le 
descriptif,  et  qu'il  n'en  restât  plus  après  eux.  Le  Journal  de  l'Empire, 
qui  donnait  alors  le  signal  des  succès  littéraires,  se  montra  poli,  mais 
réservé,  par  la  iplume  de  M.  de  Féletz  (20  mai  4807).  L'aimable  et  spi- 
rituel vieillard  me  racontait  hier  encore  qu'un  jour,  à  un  dîner  chez 
M.  de  Chateaubriand,  celui-ci  le  pria  de  rendre  compte  du  poème  de 
son  ami.  Deux  jours  après,  Chênedollé,  qui  était  au  dîner,  vint  voir  le 
critique,  et,  d'un  air  tant  soit  peu  effrayé,  lui  dit  :  «  Monsieur,  c'est  de 
la  poésie  sérieuse;  point  de  plaisanterie,  je  vous  en  conjure!  »  Une  telle 
crainte  ainsi  exprimée  est  bien  tentante  pour  le  critique  malin.  M.  de 
Féletz  s'abstint  de  plaisanter,  mais  aussi  il  tempéra  l'éloge.  Cet  arti- 
cle (I),  qui  n'était  que  froid,  parut  amer  à  Chênedollé;  il  lui  attribuait 
les  plus  fâcheuses  conséquences  :  «L'article  de  Féletz  est  indécis,  il  ne 
donne  pas  le  désir  de  lire  l'ouvrage.  J'aurais  mieux  aimé  la  critique 
franche  et  rude  d'un  ennemi  qui  me  dirait  :  Je  vous  prends  corps  à 

(1)  Voir  les  Mélanges  âe  M.  de  Féletz,  tome  H,  page  498. 


944  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

corps,  et  je  veux  vous  prouver  que  votre  ouvrage  est  mauvais.  »  Quel- 
ques mois  après,  le  même  Journal  de  l'Empire  insérait  un  article  de 
Dussault  (25  novembre  4807  (1))  destiné  évidemment  à  panser  la  plaie 
du  poète,  mais  qui  avait  l'inconvénient  de  constater  en  public  le  non 
succès  du  poème.  Cet  appareil,  mis  tout  exprès  sur  la  blessure,  était 
assez  maladroit.  Oh!  qu'Esménard  s'entendait  mieux  à  travailler  ses 
succès  et  à  insinuer  ses  vers  ! 

En  somme,  si  nous  cherchons  la  cause  de  ce  peu  de  succès  du  Génie 
de  l'Homme  dans  des  raisons  plus  intérieures  et  plus  essentielles,  nous 
la  trouverons  sans  trop  de  peine.  Chênedollé  n'appartenait  à  aucune 
école  bien  définie.  Nous  l'avons  vu  se  rattacher  au  groupe  de  1802; 
mais  il  n'en  est  pas  exclusivement  et  purement  comme  Fontanes  et 
Joubert.  Il  y  apportait  d'autre  part  des  impressions  antérieures  déjà 
fortes.  Rivarol  avait  mis  une  première  marque  sur  son  esprit.  Il  avait 
admiré  Klopstock,  il  avait  visité  Mrae  de  Staël;  Delille  l'attirait  aussi.  II 
est  un  trait  d'union  entre  ces  divers  groupes.  Son  dessein  eût  été  de 
combiner  en  lui  des  maîtres  bien  différens  :  «  Il  faut  inventer,  disait- 
il,  avec  l'imagination  de  Rivarol,  et  corriger  avec  celle  de  Fontanes.  » 
Or,  le  public  aime  assez  les  choses  simples  et  les  classemens  bien  nets, 
dût-il  en  résulter  dans  les  productions  quelque  faiblesse.  A  moins  d'un 
de  ces  rares  miracles  qui  l'enlèvent,  il  veut  une  œuvre  qui  rentre  au- 
tant que  possible  dans  un  genre  connu,  et,  à  première  vue,  il  s'ac- 
commode mieux  encore  d'un  poème  de  Campenon  que  de  celui  de 
Chênedollé  (2). 

X.  —  VIE  DE  RETRAITE.  —  UNE  CANDIDATURE  ACADÉMIQUE. 

Les  années  qui  suivirent  cette  publication  furent,  pour  Chênedollé, 
des  années  assez  heureuses.  Nommé  par  M.  de  Fontanes  professeur  de 
littérature  à  Rouen  (1810),  bientôt  ramené  et  fixé  comme  inspecteur  de 
l'académie  de  Caen  dans  son  pays  natal  (1812),  marié  dès  1810  à  une 
digne  compagne,  Mlle  de  Banville,  il  oublia  peu  à  peu  ses  tristesses,  ses 
premiers  orages,  et  put  s'asseoir  avec  calme  au  milieu  de  la  vie.  Tout 
entier  à  ses  devoirs  nouveaux,  à  ses  études  chéries,  à  ses  liens  de  fa- 
mille, il  passait  la  plus  grande  partie  de  l'année  dans  sa  charmante  cam- 
pagne du  Coisel,  et  pratiquait  jour  par  jour  cette  poésie  de  la  nature 

(1)  Annales  littéraires  de  Dussault,  tome  II ,  page  389. 

(2)  Tout  d'ailleurs  ne  fut  pas  mécompte  pour  le  poète  :  il  eut  quelques  chauds  admi- 
rateurs. M.  de  Langeac,  le  traducteur  des  Bucoliques,  ne  parlait  qu'avec  enthousiasme 
de  l'œuvre  nouvelle,  et  s'écriait  :  «c  Esménard  !  il  le  joue  sous  jambe.  »  (Toujours  Esmé- 
nard!)  Le  jour  même  de  l'article  de  M.  de  Féletz,  Chênedollé  entra  chez  Saint- Ange,  qui 
lui  dit  pour  premier  mot  :  Je  vous  ai  lu,  ça  n'est  que  sublime.  Chênedollé  ne  peut 
s'empêcher  de  sourire,  mais  il  avoue  que  cela  le  consola  un  peu. 


POÈTES  ET  ROMANCIERS  MODERNES  DE  LA  FRANCE.       945 

que  d'autres  célèbrent  ou  exploitent  sans  la  goûter.  Il  venait  rarement  à 
Paris,  et,  s'il  y  revoyait  d'abord  toute  personne  et  toute  chose  avec  inté- 
rêt et  fraîcheur,  il  s'en  retournait  toujours  avec  joie,  repassant  ensuite 
lentement  sur  les  souvenirs.  Il  retouchait  ses  anciens  vers,  en  ajoutait 
quelques-uns  selon  l'inspiration,  méditait  son  poème  épique  de  la  Jé- 
rusalem détruite,  et,  dans  ce  doux  mélange  de  soins  et  de  loisirs,  les 
saisons,  les  années  rapides  s'écoulaient.  Sans  empressement  personnel, 
sans  envie,  il  était  attentif  à  ce  qui  se  produisait  de  nouveau  ailleurs, 
et  prêt  à  y  applaudir  de  loin  comme  un  frère  aîné  demeuré  sur  le  ri- 
vage. Les  essais  de  la  lyre  moderne  n'avaient  pas  de  quoi  l'étonner;  il 
était  lui-même  un  des  nobles  ouvriers  de  cette  lyre,  et  il  avait  hâte  de 
la  voir  se  révéler  au  complet  avec  toutes  ses  cordes,  avec  toutes  ses 
ailes.  De  bonne  heure  préoccupé  d'André  Chénier,  il  avait  curieuse- 
ment suivi  les  quelques  fragmens  qu'on  en  avait  publiés  par  inter- 
valles (1),  et,  sachant  qu'après  la  mort  de  Marie-Joseph  M.  Daunou  était 
devenu  dépositaire  de  la  totalité  des  manuscrits  il  s'était  adressé  à  lui 
pour  en  obtenir  communication.  Son  enthousiasme  en  présence  de  ces 
pures  reliques  fut  égal  à  celui  que  nous  éprouvâmes  nous-même  un 
peu  plus  tard  : 

«  En  me  communiquant  les  manuscrits  d'André  Chénier,  écrivait-il  à  M.  Dau- 
nou (le  5  octobre  1814),  vous  m'avez  procuré,  monsieur,  un  des  plaisirs  poéti- 
ques les  plus  vifs  que  j'aie  éprouvés  depuis  long-temps.  Il  y  a,  dans  les  élégies 
surtout,  des  choses  du  plus  grand  talent,  des  choses  vraiment  admirables.  Il  ne 
faut  pas  qu'un  tel  trésor  reste  enfoui  :  je  vous  conjure,  au  nom  de  tous  les  gens 
de  goût,  de  vous  occuper  d'une  édition  des  poésies  de  cet  infortuné  jeune  homme, 
plein  d'un  talent  si  beau  et  si  vrai.  C'est  un  monument  à  élever  à  ses  mânes,  et 
pour  lequel,  comme  j'ai  eu  l'honneur  de  vous  le  dire,  je  vous  offre  tous  mes  soins. 
Ayez  donc  la  bonté  de  m' écrire,  et  nous  nous  concerterons  pour  cela  (2).  » 

Ce  zèle  qu'il  n'eut  pas  toujours  pour  ses  propres  œuvres,  il  le  ressen- 
tait pour  les  poésies  d'un  autre,  et  à  ce  trait  se  décèle  encore  cette 
générosité  non  altérée  d'un  cœur  de  poète. 

(1)  La  Décade  fut  la  première  à  publier  la  jeune  Captive  d'André  Chénier  le  20 
nivôse  an  m,  c'est-à-dire  moins  de  six  mois  après  la  mort  du  poète.  On  y  lisait  dans  une 
note  :  «  11  avait  beaucoup  étudié,  beaucoup  écrit,  et  publié  fort  peu.  Fort  peu  de  gens 
aussi  savent  quelle,  perte  irréparable  ont  faite  en  lui  la  poésie,  la  philosophie  et  l'érudi- 
tion antique.  »  Le  10  thermidor,  même  année,  la  Décade  insérait  l'épître  de  Le  Brun  à 
André  Chénier,  «  massacré  publiquement  à  Paris,  disait-on,  il  y  a  aujourd'hui  un  an  et 
trois  jours.  »  Dans  le  Mercure  du  1er  germinal  an  ix,  on  trouve  la  jeune  Tarentine. 
M.  de  Chateaubriand  consacrait  à  André  Chénier  une  note  du  Génie  du  Christianisme 
(2e  partie,  livre  III,  chap.  vi),  et  il  citait  en  note  quelques  fragmens  retenus  de  mé- 
moire :  Accours,  jeune  Chromis,  et  :  Néère,  ne  va  point Enfin  Millevoye,  dans 

une  note  de  ses  Elégies,  avait  fait  connaître  des  fragmens  de  l'Aveugle  encore  inédit. 
C'était  à  peu  près  tout  ce  qui  avait  paru  avant  1814. 

(2)  Documens  biographiques  sur  M.  Daunou,  par  M.  Taillandier  (seconde  édition, 
page  221). 


946  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Cependant  le  Génie  de  l'Homme,  malgré  le  peu  d'accueil  qu'il  avait 
reçu  du  public,  avait  fait  son  chemin  auprès  des  hommes  de  lettres  et 
des  amis  des  beaux  vers;  l'auteur  était  classé  par  eux  au  rang  le  plus 
distingué.  C'était  assez  sans  doute  pour  qu'il  eût  droit  de  songer  à 
l'Académie.  En  1817,  l'idée  lui  vint  de  s'y  présenter;  mais  il  lui  arriva 
ici  comme  en  plus  d'une  autre  circonstance,  il  se  mit  en  route  trop 
tard.  Sur  la  nouvelle  de  son  dessein,  Parseval-Grandmaison  lui  écrivait 
une  lettre  qui  a  dû  être  récrite  bien  des  fois  presque  dans  les  mêmes 
termes,  et  qui  pourrait  être  stéréotypée  en  réponse  à  toutes  les  candi- 
datures qui  veulent  se  faire  ainsi  à  distance  : 

«  Vous  vous  y  prenez  bien  tard,  mon  cher  ami,  pour  faire  des  démarches,  et 
je  crains  bien  que  votre  voyage  ne  soit  perdu;  il  en  serait  peut-être  autrement, 
si  vous  étiez  parti  à  la  première  nouvelle  de  la  mort  de  M.  de  Choiseul  (1);  les 
deux  nominations  successives  vous  offraient  plus  de  chances,  en  vous  y  prenant 
à  temps;  je  n'en  crois  pas  moins  que  si,  par  la  suite,  vous  prenez  mieux  vos 
mesures,  vous  pouvez  ne  pas  trop  attendre,  car  la  disette  est  bien  grande  de 
ceux  qui  écrivent  aussi  bien  que  vous,  etc.,  etc.  » 

En  1824,  Chênedollé  eut  encore  la  pensée  de  revenir  à  la  charge.  Il 
s'adressa  cette  fois  à  M.  Roger,  qui,  plus  heureux,  plus  habile  et  sur- 
tout très  présent,  avait  ^u  le  pas  sur  l'auteur  du  Génie  de  l'Homme. 
M.  Roger  lui  répondit  en  des  termes  qui  me  paraissent  atteindre  la  per- 
fection du  refus  évasif  et  poli  :  c'est  un  modèle  de  lettre  à  ajouter  à 
toutes  celles  que  donne  Richelet  : 

«  Monsieur  , 
«En  me  parlant  de  l'Académie  et  de  votre  désir  d'y  entrer,  vous  êtes  toujours 
d'accord  avec  les  vœux  que  je  forme  depuis  long-temps;  mais  j'ai  toujours  hé- 
sité à  vous  répondre  sur  cet  article,  parce  que  je  crois  qu'un  homme  de  votre 
talent  et  de  votre  considération  ne  doit  se  présenter  qu'avec  la  presque  certitude 
du  succès.  Or,  cette  certitude,  je  ne  l'ai  point  encore  entrevue  jusqu'ici,  et, 
«nème  aujourd'hui  que  nous  avons  deux  vacances,  je  vous  tromperais  si  je  vous 
donnais  des  espérances  pour  l'une  ou  pour  l'autre.  Je  me  permets  un  conseil 
que  je  prendrais  pour  moi-même  à  votre  place  :  J'attendrais,  et  je  crois  que  je 
n'attendrais  pas  bien  long-temps.  Je  suis  loin  pourtant,  monsieur  et  cher  con- 
frère (1),  de  vous  dissuader  de  venir  à  Paris.  Je  serai,  pour  mon  compte,  charmé 
de  vous  y  voir  et  de  vous  renouveler  de  vive  voix  les  assurances  de,  etc.,  etc.  » 

Ce  conseil  j'attendrais  parut  fort  gai  à  Chênedollé,  qui  attendait,  en 
effet,  depuis  plus  de  dix  ans,  et  dont  le  juste  moment  eût  été  d'entrer 
vers  1812  à  la  place  d'Esménard.  Il  se  contenta  d'écrire  une  petite  note 
énergique  en  marge  de  la  lettre  de  M.  Roger,  en  jurant  qu'on  ne  l'y 

(1)  M.  de  Choiseul-Gouffier. 

(2)  Confrère  :  il  lui  donne  le  titre  au  moment  même  où  il  vient  de  le  lui  refuser.  Il  veut 
dire  sans  doute  confrère  d'université,  ou  de  quelque  académie  de  province  dont  ils  étaient 
membres  tous  les  deux. 


POÈTES  ET  ROMANCIERS  MODERNES  DE  LA  FRANCE.       947 

reprendrait  plus.  Dans  la  vivacité  même  de  son  serment,  je  retrouve 
le  nerf  primitif  du  poète. 

XI.  —  pufucAiiON  des  Études  poétiques. 

La  meilleure  des  consolations,  quand  on  éprouve  une  petite  souf- 
france d'amour-propre,  c'est  de  produire  :  il  y  a  dans  la  production 
poétique  surtout  une  satisfaction  douce  et  intime  qui  guérit  et  qui 
apaise.  Le  succès  des  premières  Méditations  avertit  Chênedollé  que  l'âge 
des  succès  purement  littéraires  n'était  point  clos  à  jamais  par  la  poli- 
tique, comme  il  l'avait  craint  long  temps,  et,  en  4820,  il  se  risqua  à 
publier  son  volume  $  Études  poétiques.  C'était  le  recueil  de  ses  an- 
ciennes odes  d'il  y  avait  vingt-cinq  ans,  sur  Klopstock,  Buffon,  Michel- 
Ange;  mais  il  y  avait  ajouté  bien  des  pièces  nouvelles,  pleines  de  fraî- 
cheur et  de  vérité.  Le  dernier  Jour  de  la  Moisson,  le  Tombeau  du  jeune 
Laboureur,  la  Gelée  d'avril,  étaient  des  inspirations  nées  de  la  vie  des 
champs,  et  qui  gardaient  en  elles  comme  une  douce  senteur  des  prai- 
ries normandes  (i).  On  n'a  jamais  mieux  rendu  l'aspect  de  la  campagne 
et  des  vergers  en  avril  : 

Le  frpment,  jeune  encor,  sans  craindre  la  faucille, 

Se  couronnait  déjà  de  son  épi  mobile, 

Et,  prenant  dans  la  plaine  un  essor  plus  hardi, 

Ondoyait  à  côté  du  trèfle  reverdi. 

La  cerisaie  en  fleurs,  par  avril  ranimée, 

Emplissait  de  parfums  l'atmosphère  embaumée, 

Et  des  dons  du  printemps  les  pommiers  enrichis 

Balançaient  leurs  rameaux  empourprés  ou  blanchis. 

Espérance  trompeuse  !  la  sérénité  même  du  ciel  a  caché  le  danger;  le 
faux  éclat  d'une  nuit  perfide  est  décrit  avec  une  rare  élégance  : 

Mais  du  soir,  tout  à  coup,  les  horizons  rougissent; 
Le  ciel  s'est  coloré,  les  airs  se  refroidissent; 
Et  l'étoile  du  nord,  qu'Un  char  glacé  conduit, 
Étincelle  en  tremblant  sur  le  front  de  la  Nuit. 
Soudain  l'âpre  Gelée,  aux  piquantes  haleines, 
Frappe  à  la  fois  les  prés,  les  vergers  et  les  plaines, 
Et  le  froid  Aquilon,  de  son  souffle  acéré, 
Poursuit,  dans  les  bosquets,  le  Printemps  éploré. 

(1)  Chênedollé  se  plaisait  à  relire  souvent  le  Prœdium  rusticum  de  Vanière,  et  il  en 
disait  :  «  On  respire  dans  le  Prœdium  rusticum  je  ne  sais  quelle  bonne  et  suave  odeur 
de  ferme  et  de  labourage  qui  n'est  pas  au  même  degré  dans  les  Géorgiques  (Redolet 
campos  et  prata  et  rusticationes).  »  Je  lui  laisse  la  responsabilité  de  son  jugement  et 
de  sa  préférence,  mais  le  sentiment  général  est  vrai.  Son  joli  tableau,  la  Gelée  d'avril, 
est  comme  du  Vanière  rajeuni. 


948  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

C'en  est  fait!  d'une  nuit  l'haleine  empoisonnée 
A  séché,  dans  sa  fleur,  tout  l'espoir  de  l'année. 

Mais,  de  toutes  les  pièces  des  Études,  le  Clair  de  lune  de  mai  me 
semble  la  plus  heureusement  touchée,  la  plus  revêtue  de  mollesse  et 
de  rêverie  : 

Au  bout  de  sa  longue  carrière, 
Déjà  le  soleil  moins  ardent 
Plonge,  et  dérobe  sa  lumière 
Dans  la  pourpre  de  l'occident. 

La  terre  n'est  plus  embrasée 
Du  souffle  brûlant  des  chaleurs, 
Et  le  Soir  aux  pieds  de  rosée 
S'avance,  en  ranimant  les  fleurs. 

Sous  l'ombre  par  degrés  naissante, 
Le  coteau  devient  plus  obscur, 
Et  la  lumière  décroissante 
Rembrunit  le  céleste  azur. 

Parais,  ô  Lune  désirée  ! 
Monte  doucement  dans  les  cieux  : 
Guide  la  paisible  soirée 
Sur  ton  trône  silencieux. 

Amène  la  brise  légère 
Qui,  dans  l'air,  précède  tes  pas, 
Douce  haleine,  à  nos  champs  si  chère  ! 
Qu'aux  cités  on  ne  connaît  pas. 

A  travers  la  cime  agitée 
Du  saule  incliné  sur  les  eaux, 
Verse  ta  lueur  argentée, 
Flottante  en  mobiles  réseaux. 

Que  ton  image  réfléchie 
Tombe  sur  le  ruisseau  brillant, 
Et  que  la  vague  au  loin  blanchie 
Roule  ton  disque  vacillant  ! 

Descends,  comme  une  faible  aurore, 
Sur  des  objets  trop  éclatans; 
En  l'adoucissant,  pare  encore 
La  jeune  pompe  du  printemps. 

Aux  fleurs  nouvellement  écloses 
Prête  un  demi-jour  enchanté, 
Et  blanchis  ces  vermeilles  roses 
De  ta  pâle  et  molle  clarté  ! 


POÈTES  ET  ROMANCIERS  MODERNES  DE  LA  FRANCE.       949 

Et  toi ,  Sommeil  !  de  ma  paupière 
Écarte  tes  pesans  pavots  ! 
Phébé  !  j'aime  mieux  ta  lumière 
Que  tous  les  charmes  du  repos. 

Je  veux ,  dans  sa  marche  insensible, 
Ivre  d'un  poétique  amour, 
Contempler  ton  astre  paisible 
Jusqu'au  réveil  brillant  du  jour. 

D'autres  pièces  seraient  à  noter  pour  le  dessin  et  la  vigueur  (i). 
Chênedollé,  dans  ses  odes  de  date  récente,  affectionne  la  stance  de 
quatre  vers;  on  sent  qu'il  viserait  difficilement  à  plus  de  complication 
dans  le  jeu.  Sa  lyre  n'a  que  les  quatre  cordes;  mais  il  en  touche  avec 
justesse  et  sentiment,  avec  fierté  et  quelquefois  avec  grâce.  Ce  volume 
d'Études  forme  véritablement  l'anneau  de  transition  de  l'ancien  genre 
avec  la  manière  des  générations  poétiques  nouvelles  (2).  Le  faire  de 
Chênedollé  rappelle  par  momens  celui  de  Le  Brun.  Par  exemple,  pour 
exprimer  une  pluie  d'orage,  il  dira  :  «  Des  Hyades  l'urne  effrénée....,  » 
et  en  parlant  de  l'océan  : 

L'homme  ne  marche  point  dans  tes  routes  humides; 

Tes  orageux  sentiers  et  tes  plaines  liquides 

Ne  souffrent  pas  long-temps  ses  pas  injurieux... 

Il  serait  volontiers  de  l'école  des  expressions  créées,  si  tant  est  qu'il  y 
ait  une  telle  école;  mais  il  sait  se  garder  de  l'abus  (3).  Un  sentiment 
touchant,  et  qui  revient  sous  plus  d'une  forme  chez  le  poète,  c'est  que 
la  bouillante  énergie  de  ses  jeunes  saisons  s'est  refroidie  avant  le  temps 
dans  son  sein  : 

Oui ,  bien  que  loin  de  la  vieillesse, 
Je  ne  sens  plus  l'ardeur  de  mes  premiers  transports; 
La  Muse  se  retire,  et  l'avare  Permesse 

Me  refuse  ses  doux  trésors. 

(1)  Le  goût  de  chacun  se  décèle  dans  les  préférences.  Népomucène  Lemercier,  à  qui  il 
avait  envoyé  son  livre,  lui  écrivait  :  «  Parmi  la  quantité  de  beaux  morceaux  que  j'ai  re- 
marqués dans  vos  Études  lyriques,  je  ne  saurais  trop  hautement  distinguer  celui  que 
vous  intitulez  le  Gladiateur  mourant  :  verve,  élévation,  originalité,  il  réunit  tout.  » 

(2)  M.  Auguste  Desplaces  l'a  déjà  remarqué  (article  sur  Chênedollé  dans  la  Revue  de 
Paris  de  mai  1840,  tome  xvn,  3e  série). 

(3)  Après  avoir  rappelé  le  jugement  de  Fontanes  et  de  Joubert  sur  Le  Brun,  qui  est  un 
poète  de  mots,  ce  qui  n'est  pas  peu,  il  ajoute  pour  son  propre  compte,  livrant  ainsi 
son  secret  :  «  J'aime  les  mots  sonores;  les  mots  pleins,  pompeux,  harmonieux,  ont  droit 
de  me  plaire,  même  sans  idées.  Ils  me  charment  par  le  seul  effet  du  pouvoir  musical; 
ils  exercent  sur  mon  oreille  un  empire  inconcevable.  Voilà  pourquoi  Thomas,  Buffon, 
J.-J.  Rousseau,  me  plaisent  tant.  Les  mots  dans  leurs  écrits  ont  une  véritable  magie.  » 
Ce  goût  du  pompeux,  dans  Chênedollé,  combattait  et  contrariait  un  peu  celui  de  la  dou- 
ceur et  de  la  simplicité  rurale  qu'il  avait  aussi. 

TOME  II.  (il 


950  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Plus  froid ,  sans  être  encor  débile, 
Je  ne  sens  plus  en  moi  brûler  le  feu  sacré; 
Le  Génie  en  mon  sein ,  trop  souvent  immobile, 

Ne  s'éveille  plus  inspiré. 

A  peine  une  flamme  inégale 
Ranime  dans  mon  sang  un  reste  de  vigueur, 
Et  de  rares  éclairs,  jetés  par  intervalle, 

Vient  encore  échauffer  mon  cœur. 

Ce  -  sentiment  de  desséchant  regret  et  d'attente  stérile,  nous  le  sur- 
prenons encore  au  vif  dans  une  page  manuscrite  où  le  poète  s'épanche  : 

«  1«  septembre  (1823). 
<(  Voici  les  jours  de  l'inspiration  qui  arrivent,  voici  la  saison  de  la  poésie,  de 
la  méditation ,  de  l'enthousiasme.  Produiront- ils  quelque  chose?  Cette  saison  si 
poétique  sera-t-elle  stérile?  Ai-je  passé  le  temps  de  l'inspiration?  N'y  a-t-il  plus 
de  beaux  vers  pour  moi?  Poésie,  belle  comme  l'amour  et  douce  comme  l'espé- 
rance, m'as-tu  fui  sans  retour?  Ne  connaîtrai-je  plus  tes  chastes  ardeurs,  et  tes 
célestes  ravissemens?...  Suis-je  devenu  tout-à-fait  terrestre,  et  mon  ame  dé- 
pouillée de  tes  ailes  ne  doit-elle  plus  que  ramper  sur  la  terre?  —  0  Poésie,  que 
j'ai  tant  aimée,  remets- moi  encore  une  fois  sous  ton  charme!  Frappe-moi  en- 
core une  fois  de  ton  sceptre  d'or;  fais-moi  encore  entendre  une  fois  ta  voix 
pénétrante  et  divine!  Encore  une  de  tes  inspirations,  et  je  meurs  content!  » 

N'avez- vous  jamais  vu  un  arbre  qui ,  touché  de  la  foudre  et  décou- 
ronné avant  le  temps,  ne  produit  plus  assez  de  feuillage  pour  cacher 
les  jeunes  nids  dans  ses  rameaux,  et  qui  ne  sait  plus  que  résonner  d'un 
seul  ton  au  vent  d'automne? 

Chaque  année  il  était  comme  René  :  il  entrait  avec  anxiété  dans  le 
mois  des  tempêtes. 

Enfin,  les  derniers  vers  trouvés  sur  un  album ,  et  intitulés  Amertume, 
nous  redisent  la  même  plainte;  la  grande  tempête  d'automne  était 
venue  et  ne  lui  avait  rien  apporté  : 

•;Eh  quoi!  terrible  hiver,  redoutable  tempête! 
Vainement  vous  avez  éclaté  dans  les  airs! 
Vos  longs  mugissemens  ont  passé  sur  ma  tète, 
Sans  réveiller  en  moi  le  saint  amour  des  vers! 

J'ai  pu  voir  sous  les  coups  de  la  vague  écumante 
Blanchir  le  cap  grondant  et  l'écueil  éloigné, 
Et  je  suis  resté  sourd  au  cri  de  la  tourmente 
Qui  n'a  point  eu  d'écho  dans  mon  sein  indigné! 

Ah  !  oui,  la  poésie  est  morte  dans  mon  ame  ! 
Sur  mon  front  j'ai  senti  s'éteindre  ses  rayons, 
Et  le  génie  ingrat,  en  m'enviant  sa  flamme, 
Dans  mes  débiles  mains  a  brisé  mes  crayons. 


POÈTES  ET  ROMANCIERS  MODERNES  DE  LA  FRANCE.       951 

De  cet  ensemble  de  qualités,  de  nobles  efforts  et  de  tourmens,  nous 
serions  assez  tenté  de  conclure  comme  le  poète  lui-même,  qui  se  ju- 
geait en  disant  :  Chênedollé  est  le  Girodet  de  la  poésie.  «  C'est  en  effet, 
ajoute-t-il,  le  peintre  avec  lequel  je  crois  que  j'ai  le  plus  de  rapports.» 

XII.  —  RELATIONS   AVEC  L'ÉCOLE   MODERNE.  —  ANNÉES  FINALES. 

La  publication  des  Études  avait  mis  Chênedollé  en  communication 
avec  les  poètes  nouveaux,  et  lorsqu'on  fonda  la  Muse  française,  il  fut 
de  ceux  dont  on  réclama  d'abord  la  collaboration  comme  d'un  frère 
aîné  et  d'un  maître.  Il  y  fut  très  sensible,  et  son  esprit  y  éprouva  une 
sorte  de  rajeunissement.  La  Muse  française,  le  groupe  poétique  qu'on 
peut  appeler  de  ce  nom,  est  certainement  l'exemple  de  la  camaraderie 
et  de  la  louange  la  plus  naïve,  mais  en  même  temps  la  moins  ambi- 
tieuse et  la  moins  offensante.  On  ne  songeait  pas  encore,  comme  cela 
peut-être  eut  lieu  plus  tard,  à  accaparer  la  gloire,  à  affecter  l'empire. 
Il  n'y  avait  pas  de  complot  ni  de  conspiration  à  cet  effet.  On  ne  songeait 
qu'à  se  rendre  la  vie  heureuse  et  la  journée  glorieuse,  entre  soi,  pres- 
que à  huis  clos.  Cela  suffisait,  et  on  ne  s'en  faisait  pas  faute.  Emile 
Deschamps  est  resté  le  type  le  plus  fidèle  de  cette  école  de  la  Muse  dans 
sa  gentillesse  et  sa  flatterie  innocente;  mais  Alexandre  Soumet  en  était 
alors  le  type  grandiose  et  un  peu  solennel  : 

«  Mon  cher  maître  et  ami  (écrivait-il  à  Chênedollé  le  20  septembre  1823), 
je  viens  moi-même  du  bureau  de  notre  journal;  je  n'ai  voulu  m'en  rapporter 
qu'à  moi  pour  corriger  les  épreuves  de  vos  beaux  vers.  Nous  avons  hésité  long- 
temps entre  les  stances  du  Troubadour  et  le  morceau  du  Dante,  comme  on  hé- 
site entre  une  statue  d'Hébé  et  celle  d'un  Hercule.  La  force  l'a  emporté  sur  la 
grâce,  et  votre  admirable  imitation  est  déjà  imprimée.  J'ai  sollicité  la  faveur  de 
paraître  dans  le  même  numéro  que  vous,  afin  de  me  mettre  sous  votre  sauve- 
garde, comme  autrefois.  Je  rends  compte  des  Soirées  de  Saint-Pétersbourg;  je 
parle  des  peines  de  l'enfer,  et  le  morceau  du  Dante  viendra  joindre  l'exemple 
au  précepte...  » 

C'est  ainsi  qu'on  se  parlait  tous  les  jours,  à  toutes  les  heures,  dans  ce 
monde-là;  c'étaient  les  plus  grandes  rudesses.  Il  faut  avouer  qu'au 
premier  abord  ce  devait  sembler  singulièrement  agréable  et  doux. 

A  la  distance  où  il  vivait  du  tourbillon,  Chênedollé  n'éprouvait  que 
la  douceur  de'  ces  louanges,  sans  être  rebuté  de  la  fadeur  qui  de  près 
s'y  pouvait  faire  sentir.  En  sympathie  avec  les  talens  modernes,  il  les 
jugeait  sans  chagrin,  dans  un  esprit  de  bienveillance  sérieuse  :  «  Quand 
je  critique,  disait-il,  c'est  toujours  à  mon  grand  regret;  je  ne  demande 
qu'à  trouver  de  beaux  vers,  ce  sont  des  plaisirs  de  plus.  Je  suis  fâché 
de  trouver  des  fautes;  loin  d'en  jouir,  j'en  souffre.»  Comme  Fontanes, 
il  aimait  l'espérance.  Je  lis  dans  ses  papiers  une  foule  de  jugemens,  d'à- 


052  tlÈVUE  DES   DEUX   MONDES. 

necdotes  et  de  remarques  concernant  les  modernes  et  nous  tous;  on  en 
tonnerait  un  petit  livre  d'ana.  Chônedollé  sut  échapper  à  l'un  des  ef- 
fets les  plus  ordinaires  de  la  retraite  et  de  l'isolement.  Jeunes,  nous 
voyons,  nous  admirons  volontiers  les  qualités  des  générations  qui  sont 
nos  contemporaines  bien  avant  de  découvrir  leurs  défauts;  mais,  plus 
vieux  et  hors  de  l'action,  nous  voyons  tout  d'abord  au  contraire  les 
défauts  des  générations  qui  nous  succèdent;  ces  défauts  nous  sautent 
aux  yeux,  et  nous  sommes  lents  à  découvrir  leurs  qualités,  si  elles  en- 
ont.  Chênedollé  ne  fut  pas  du  tout  lent  à  découvrir  les  qualités  de  ses 
successeurs,  et  je  le  trouve  attentif  ou  même  enthousiaste  pour  tous 
les  débuts  brillans  qui  se  sont  produits  depuis  1820  jusqu'à  ceux  d'Al- 
fred de  Musset,  les  derniers  qu'il  ait  pu  applaudir.  Avec  quelle  recon- 
naissante surprise  j'ai  rencontré  de  sa  main  quelques  phrases  indul- 
gentes sur  celui  même  qui  écrit  aujourd'hui  ces  lignes!  Je  n'avais  vu 
Chênedollé  qu'une  seule  fois  :  dans  un  de  ses  voyages  à  Paris,  amené 
par  un  ami  chez  Victor  Hugo,  un  soir  que  celui-ci  nous  lisait  la  préface 
de  Cromwell,  Chênedollé  avait  écouté  en  silence  avec  une  admiration 
qui  m'avait  paru  un  peu  étonnée.  Je  ne  l'avais  jamais  revu  depuis,  et 
j'aurais  pu  même  me  reprocher,  dans  mes  nombreuses  analyses  des 
poètes  modernes,  de  n'avoir  pas  cherché  l'occasion  si  naturelle  de 
placer  son  nom.  L'excellent  homme  n'en  avait  nullement  gardé  ran- 
cune, et  il  nous  accordait  à  tous  une  attention  qui  était  loin  d'être  sé- 
vère. Il  s'intéressait,  comme  à  ses  roses,  aux  vers  nouveaux  éclos  à 
chaque  saison.  Puisque  cette  étude  n'a  d'autre  objet  que  d'offrir  un  ta- 
bleau développé  des  mœurs  et  des  modes  littéraires  déjà  si  évanouies, 
je  mettrai  ici  en  manière  de  preuve  une  lettre  que  lui  adressait  No- 
dier; on  y  reconnaîtra  l'exagération,  mais  aussi  la  grâce  de  cette  plume 
séduisante  : 

«Paris,  16  janvier  1831. 
«  Mon  cher  Chênedollé  , 

«  Il  faut  que  votre  cœur  fasse  encore  bien  illusion  à  votre  imagination  pour 
que  vous  ayez  pu  conserver  un  aussi  agréable  souvenir  de  la  soirée  que  vous 
avez  passée  avec  nous.  Le  peu  de  bonne  conversation  que  je  me  promettois  de 
vous  y  procurer  a  manqué  à  mon  espérance,  et  vous  n'avez  trouvé  que  des 
sentimens  chez  nous,  quand  j'aurois  voulu  vous  y  donner  des  plaisirs.  Grâce  au. 
ciel,  il  n'y  a  rien  d'aussi  indulgent  que  la  supériorité,  et  j'ai  remarqué,  dans 
trois  ou  quatre  hommes  de  mon  temps  qui  m'ont  honoré  de  leur  amitié,  que  le 
génie  est  de  meilleure  composition  que  l'esprit  dans  le  choix  de  ses  jouis- 
sances. 

«  Je  voudrois  bien  pouvoir  répondre  à  vos  bontés  pour  nous  en  vous  adressant 
les  babioles  que  vous  avez  la  complaisance  de  désirer,  mais  ces  recherches  ne 
vont  pas  à  ma  solitude  que  je  circonscris  de  plus  en  plus  entre  mon  grabat  et 
mes  tisons.  J'ai  donc  remis  ce  soin  à  ma  fille,  la  grande  maréchale  de  mon  mo- 
deste palais,  et  comme  les  femmes  ne  vous  oublient  pas  plus  que  les  hommes,. 


•  POÈTES  ET   ROMANCIERS  MODERNES  DE  LA  FRANCE.  953 

vous  aurez  bientôt  de  ses  nouvelles,  si  elle  ne  s'est  pas  saisie,  par  avancement 
d'hoirie,  du  seul  héritage  que  j'aie  à  lui  laisser,  la  paresse  paternelle.  11  m'est 
avis  cependant  qu'elle  commence  à  copier  pour  vous  de  fort  jolis  vers  qu'on 
lui  a  adressés,  et  qui,  sauf  erreur,  ne  sont  pas  d'Alexandre  Dumas,  mais  de 
Fontaney  (1). 

«  Vous  me  demandez  ce  que  je  fais,  mon  cher  ami.  Je  vous  répondrois  vo- 
lontiers à  la  normande  par  une  autre  question  :  Que  diable  voulez-vous  qu'on 
fasse?  —  Je  me  repose  tant  que  je  peux  du  passé  et  du  présent,  en  attendant  le 
repos  infaillible  de  l'avenir,  qu'aucune  puissance  humaine  ne  sauroit  me  dis- 
puter. J'écris  au  coin  de  mon  feu  pendant  le  jour,  pour  me  tenir  éveillé,  les 
eontes  de  fées  que  je  compose  pendant  la  nuit  pour  m'endormir,  et  je  trouve  en 
me  couchant  que  j'ai  vécu  un  jour  de  plus,  ce  qui  est  une  grande  conquête  sur 
le  temps. 

«  Pour  vous  forcer  à  penser  à  moi,  je  voudrois  bien  que  vous  m'envoyassiez 
dans  vos  momens  perdus  quelques-uns  des  vers  que  vous  n'avez  pas  publiés. 
Vous  savez  que  j'ai  un  reste  d'ame  pour  les  sentir,  et  un  cœur  presque  tout  vivant 
encore  pour  aimer  ce  qui  vient  de  vous.  L'entretien  des  Muses  a  d'ailleurs  cela 
d'excellent,  qu'il  fait  oublier  qu'on  existe,  ou  du  moins  qu'il  fait  rêver  qu'on 
existe  autrement  que  par  les  rapports  communs  de  l'homme,  qui  ne  sont  qu'in- 
firmité et  misère.  Voici  une  autre  recommandation  que  je  confie  à  votre  mé- 
moire, pour  le  cas  où  quelque  occasion  imprévue  d'y  avoir  égard  se  rencontre- 
roit  sur  votre  chemin.  Je  sais  bien  que  les  anciennes  éditions  de  Basselin  ne  se 
trouvent  plus  chez  vous,  et  qu'il  ne  faut  pas  compter  sur  le  bonheur  d'en  dé- 
terrer un  exemplaire;  mais  les  poésies  de  Vauquelin  de  La  Fresnaie  ne  sont  pas 
tout-à-fait  si  rares,  et  on  m'a  dit  dans  le  temps  que  M.  de  La  Fresnaie,  de  Fa- 
laise, que  vous  devez  bien  connoitre,  les  avoit  au  moins  en  triple.  Or,  je  ne  re- 
garderois  pas  à  une  bonne  pincée  d'écus  pour  me  les  procurer,  moyennant  que 
l'exemplaire  fût  louable  d'intégrité  et  de  conservation,  notre  manie  de  bouqui- 
nistes étant  inexorable  pour  tous  les  défauts  du  matériel  des  livres  (2). 

«  Je  vous  quitte  à  regret  pour  me  replonger  dans  d'assez  tristes  rêveries.  Le 
mauvais  état  de  ma  santé  s'est  tellement  aggravé  depuis  trois  jours,  qu'il  ne 
m'a  pas  fallu  moins  pour  vous  écrire  ce  petit  nombre  de  lignes.  Puissent-elles 
vous  trouver  mieux  portant,  plus  heureux  que  moi,  et  bien  convaincu  que  per- 
sonne ne  vous  est  plus  sincèrement  attaché  que  votre  inviolable  ami  ! 

«  Charles  Nodier. 

«  Toute  ma  famille  se  rappelle  à  votre  souvenir  et  se  joint  à  moi  pour  vous 
prier  de  faire  agréer  nos  respectueux  sentimens  à  Mme  de  Chênedollé.  » 

Malgré  la  séduction  de  ces  caresses,  nous  l'avons  dit,  Chênedollé  n'était 

(1)  Fontaney,  l'un  des  poètes  de  l'école  moderne,  mort  trop  tôt  (voir  la  Revue  des 
Deux  Mondes,  juin  1837). 

(2)  Voilà  le  bibliophile  passionné  qui  se  trahit  au  naturel  sous  ces  airs  d'indifférence. 
En  effet,  le  Vauquelin  de  La  Fresnaie  est  un  des  plus  rares  et  des  plus  recherchés  entre 
les  poètes  du  xvie  siècle.  L'exemplaire  de  Nodier  (car  il  s'en  était  procuré  un),  qui  avait 
appartenu  à  Pixéricourt  et  qui  s'était  vendu  80  francs  à  la  vente  de  ce  dernier,  ne  s'est 
pas  vendu  moins  de  153  francs  à  la  vente  de  Nodier  lui-même. 


954  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

jamais  «à  Paris  qu'en  courant  et  un  pied  levé.  Jusque  dans  les  boudoirs 
de  la  Muse  française,  il  pensait  à  ses  fleurs  du  Coisel  qu'il  ne  verrait 
pas  :  «  Kn  revenant  au  Coisel  lé  19  juillet,  écrivait-il  (en  1823),  j'ai  en- 
core trouvé  les  roses  très  fraîches  et  très  belles.  Au  moins  j'en  ai  en- 
core joui,  quoique  leur  grand  éclat  fût  passé.  Une  de  mes  douleurs  à 
Paris  a  été  de  n'avoir  pu  jouir  dans  toute  leur  fraîcheur  de  mes  belles 
roses  du  Coisel.  »  Et  quand  il  était  à  Paris  l'hiver,  comme  à  cette  soi- 
rée de  janvier  chez  Nodier,  ce  n'étaient  plus  les  roses,  c'étaient  les  fri- 
mas et  la  neige  même  du  Coisel  qu'il  regrettait  :  «  25  janvier  (en  re- 
venant de  Paris),  je  suis  plus  fatigué  que  jamais  du  monde,  où  je  viens 

de  me  replonger  encore  pendant  quelques  jours Mon  Dieu!  que  je 

suis  aise  de  me  retrouver  un  moment  à  la  campagne!  J'ai  du  plaisir  à 
y  retrouver  même  l'hiver  avec  ses  giboulées,  son  âpreté,  ses  neiges.  » 

Les  événemens  de  juillet  1830  avaient  été  une  douleur  pour  ce  cœur 
ami  du  passé.  Il  avait  demandé  bien  peu  à  là  restauration;  il  la  re- 
gretta beaucoup.  Quand  Charles  X,  dans  son  voyage  de  Paris  à  Cher- 
bourg, passa  par  ce  canton  de  Normandie,  Chênedollé  fut  présent  sur 
son  passage;  mais  laissons  parler  un  historien  :  «  Le  second  Stuart  tra- 
versant l'île  de  Whigt  après  la  perte  d'une  couronne  et  à  la  veille  du 
supplice,  une  jeune  fille  lui  vint  offrir  une  fleur.  Ce  genre  de  consola- 
tion ne  manqua  pas  au  frère  de  Louis  XVI.  Au  val  de  Vire,  des  femmes, 
des  vieillards,  des  enfans,  sortis  de  la  maison  de  Chênedollé,  accouru- 
rent sur  le  chemin ,  tenant  des  branches  de  lis  qu'ils  donnèrent  aux 
fugitifs.  Famille  d'un  poète  saluant  celle  d'un  roi  sur  la  route  de 
l'exil  (1)!  »  —  Ainsi  que  je  l'ai  assez  marqué,  Chênedollé,  dans  le  cours 
de  sa  vie,  en  venant  trop  tard  et  le  lendemain ,  manqua  souvent  l'oc- 
casion; qu'on  n'aille  pas  dire  que  cette  fois  il  la  manqua  encore  :  noble 
poète,  il  l'avait  trouvée  ! 

Je  pourrais,  à  l'aide  des  papiers  qui  sont  sous  mes  yeux*  insister  plus 
long-temps  sur  ces  années  finales;  mais  le  caractère  du  poète  est 
suffisamment  connu,  et  quant  au  cœur  de  l'homme,  —  de  chaque 
homme  en  particulier,  —  à  quoi  bon  chercher  à  en  trop  pénétrer  les 
replis?  Le  cœur,  en  définitive,  est  insondable,  et  le  fond  reste  un  abîme. 
Libre  désormais  des  fonctions  publiques  (2).  rendu  sans  partage  à  ses 
goûts,  entouré  d'une  famille  chérie,  au  milieu  de  tout  ce  qui  devait  lui 
faire  aimer  la  vie  et  lui  adoucir  la  vieillesse,  Chênedollé,  sur  la  fin, 
eut  des  instans  de  découragement  mortel  et  d'amère  angoisse  :  c'est 
alors  qu'il  se  rappelait  le  souvenir  de  sa  mère,  qu'une  imagination  éga- 
lement inquiète  avait  dévorée.  Les  idées  religieuses,  qu'il  avait  tou- 


(1)  Louis  Blanc,  Histoire  de  dix  ans,  tome  l. 

(2)  Il  avait,  en  mars  1832,  pris  sa  retraite  comme  inspecteur-général  de  l'Université  : 
il  avait  été  nommé  à  cette  place  en  avril  1830  par  M.  de  Guernon-Ranville. 


POÈTES  ET   ROMANCIERS  MODERNES  DE  LA   FRANCE.  9ri5 

jours  accueillies,  lui  furent  d'un  grand  secours  et  d'une  consolation 
présente  en  ces  heures  d'agonie  secrète  :  «J'ai  été  prodigieusement  fier 
jusqu'à  quarante-cinq  ans,  écrivait-il;  mais  le  malheur  m'a  bien  cor- 
rigé et  m'a  rendu  aussi  humble  que  j'étais  fier.  Ah!  c'est  une  grande 
école  que  le  malheur!  j'ai  appris  à  me  courber  et  à  m'humilier  sous 
la  main  de  Dieu.  »  Et  encore  :  «  Vieillard,  n'espère  plus  d'exciter  au- 
cune sympathie  dans  le  cœur  d'un  homme!  La  coupe  de  la  bienveil- 
lance est  tarie  pour  toi;  la  tendresse,  l'affection,  la  douce  et  compatis- 
sante amitié,  se  sont  retirées  devant  tes  rides  et  tes  cheveux  blancs. 

Soixante  ans  t'ont  marqué  au  front  d'un  signe  de  dégoût Jette-toi 

donc  dans  le  sein  de  Dieu  !  Lui  seul  peut  combler  ce  grand  vide  laissé 
dans  ton  cœur;  lui  seul  peut  te  rendre  avec  usure  tout  ce  que  tu  as 
perdu!  »  Il  écrivait  cela  en  février  1833;  le  2  décembre  de  la  même 
année,  il  mourait  à  sa  terre  du  Coisel,  âgé  de  soixante-quatre  ans. 

J'ai  tiré  de  ses  papiers  ce  que  j'ai  jugé  de  plus  caractéristique  et  de 
plus  agréable;  mais  je  suis  loin  de  les  avoir  épuisés.  Ses  portefeuilles 
poétiques  n'ont  pas  rendu  tout  ce  qu'on  espérait.  Sa  grande  épopée  de 
Titus  ou  Jérusalem  détruite,  qu'il  méditait  depuis  plus  de  vingt  années, 
et  dont  on  lui  avait  entendu  réciter  des  portions  de  chants,  ne  s'est  re- 
trouvée qu'en  ébauche.  Il  avait  désespéré,  vers  la  fin,  de  l'exécuter  en 
vers  :  «  L'instrument  du  vers,  disait-il,  veut  être  touché  par  une  main 
jeune,  souple  et  légère.  »  Il  songeait  à  en  faire,  au  pis-aller,  un  poème 
en  prose  comme  les  Martyrs.  Au  milieu  de  ces  reviremens,  la  mort  le 
surprit.  Au  reste,  quand  on  en  aurait  arraché  quelques  lambeaux, 
comme  de  la  Grèce  sauvée  de  Fontanes,  qu'y  gagnerait  la  réputation 
de  l'auteur?  En  pareil  cas,  un  peu  plus  ou  un  peu  moins  fait  peu  de 
chose;  la  postérité  ne  tient  compte  que  de  ce  qui  est  accompli,  et  l'in- 
achevé est  pour  elle  comme  non  avenu  :  Nam  si  rationem  posteritatis 
habeas,  quidquid  non  est  peractum,  pro  non  inchoato  est  (1).  Ce  qu'on 
possède  de  Chênedollé  suffit  pour  assurer  à  son  nom  une  place  hono- 
rable dans  l'histoire  de  la  poésie  française.  Il  marque  la  transition,  l'es- 
sai de  transaction  entre  les  divers  genres;  il  a  touché  à  bien  des  écoles, 
à  bien  des  talens  originaux;  il  a  cherché  à  combiner  dans  le  sien  plus 
d'une  manière.  En  même  temps  il  a  su  garder  quelque  chose  d'indé- 
pendant, de  fier,  de  solitaire,  qui  ne  permet  pas  qu'on  le  confonde  avec 
d'autres;  et,  si  nous  ne  nous  abusons  pas  au  terme  de  cette  longue 
étude,  il  a  une  physionomie. 

Sainte-Beuve. 

(1)  Pline  le  jeune,  Lettres,  liv.  v,  8. 


UN 


POÈTE  ÉPIQUE  MODERNE 


EN  ANGLETERRE. 


LES  DERNIERS  OUVRAGES  DE  SIR  E.  BUIAYER. 

The  Lait  of  the  Barons.  —  Harold.  —  King  Arthur.  2  vol.  in-8<>,  London,  H.  Colbarn. 


Voici  un  acte  de  foi  et  de  courage  :  non-seulement  il  s'est  trouvé  un 
écrivain  de  renom  et  de  talent  qui,  au  milieu  des  préoccupations  poli- 
tiques de  l'Europe,  a  osé  publier  un  long  poème,  mais  cet  homme  n'a 
pas  craint  de  laisser  voir  combien  il  prenait  sa  tentative  au  sérieux;  il 
a  virilement  confessé  toute  l'importance  qu'il  attachait  à  la  poésie 
épique;  bien  plus,  lui  qui  avait  une  réputation  à  perdre,  car  il  s'agit  ici 
de  M.  Bulwer,  il  l'a  embarquée  sans  hésiter  à  bord  du  vaisseau  sur  le- 
quel il  s'en  allait  à  la  recherche  de  son  rêve.  «  Ce  poème,  quels  que 
soient  ses  défauts,  dit  -il  dans  sa  préface,  n'a  pas  été  conçu  à  la  hâte  ni 
entrepris  à  la  légère;  depuis  ma  première  jeunesse,  le  sujet  que  j'ai 
choisi  n'a  pas  cessé  de  tenter  mon  ambition  et  de  préoccuper  mon  es- 
prit... Si  mes  facultés  ne  sont  pas  à  la  hauteur  de  la  tâche  que  j'ai  abor- 
dée, au  moins  ai-je  patiemment  attendu,  avant  de  me  mettre  à  l'œuvre, 
que  le  temps  et  la  discipline  leur  eussent  donné  toute  la  maturité  et  la 


UN   POÈTE  ÉPIQUE  MODERNE  EN  ANGLETERRE.  957 

force  dont  elles  étaient  susceptibles...  Mais  chacun  sait  le  proverbe  :  On 
devient  orateur,  on  naît  poète;  et,  bien  que  ce  ne  soit  là  qu'une  demi- 
vérité,  bien  qu'il  suffise  d'un  examen  peu  approfondi  pour  s'apercevoir 
que  les  grands  poètes  se  sont  fort  peu  fiés  eux-mêmes  aux  dons  de  la 
nature,  et  n'ont  pas  travaillé  avec  moins  d'ardeur  que  les  plus  studieux 
orateurs  à  cultiver  leurs  facultés  instinctives,  cependant  il  serait  vain 
de  nier  que  là  où  l'aptitude  fait  défaut,  nulle  étude  ne  peut  y  suppléer. 
Si,  comme  certains  critiques  l'ont  prétendu,  c'est  bien  l'aptitude  qui 
me  manque,  je  dois  me  contenter  de  la  triste  réflexion  que  j'ai  fait  de 
mon  mieux  pour  contre-balancer  l'influence  d'une  organisation  in- 
grate. Je  me  suis  préparé  à  ma  tentative  avec  un  soin  qui,  en  témoi- 
gnant de  mon  propre  respect  pour  le  public,  me  donne  droit  en  retour 
au  respect  d'une  audition  impartiale  et  d'un  examen  sincère.  Si  mon 
œuvre  est  sans  mérite,  elle  est  au  moins  l'œuvre  la  plus  méritante 
qu'il  soit  en  mon  pouvoir  de  réaliser,  et  c'est  sur  ce  fondement,  si  creux 
qu'il  soit,  que  repose,  je  le  sais,  le  monument  le  moins  périssable  de  ces 
pensées  et  de  ces  travaux  qui  ont  été  la  vie  de  ma  vie.  » 

Je  n'appuierai  pas  sur  ce  qu'on  pourrait  découvrir  d'un  peu  maladif 
dans  cette  appréhension  de  l'opinion  publique.  Toujours  est-il  qu'il  y 
a  là  tous  les  indices  d'un  homme  qui  a  réellement  fait  de  son  mieux, 
et  une  telle  bonne  foi  chez  un  écrivain  éminent  demande  en  effet 
que  la  critique  fasse  aussi  de  son  mieux  envers  lui,  qu'elle  cherche 
de  toutes  ses  forces  à  le  bien  comprendre,  et  même  qu'elle  sorte 
quelque  peu  de  ses  voies  légitimes  pour  lui  donner  la  seule  marque  de 
respect  qu'un  homme  puisse  attendre  d'un  autre,  l'expression  sincère 
de  toute  sa  pensée.  Je  m'explique  :  M.  Bulwer  ne  se  présente  pas  seu- 
lement comme  un  poète,  sa  préface  est  une  véritable  théorie  du  poème 
épique,  et  ce  que  je  veux  dire,  c'est  que  devant  un  pareil  défi  la  cri- 
tique ne  peut  plus  guère  se  borner  à  définir  et  à  constater.  A  une 
déclaration  de  principes,  elle  est  presque  forcée  de  répondre  en  exa- 
minant avec  l'auteur  jusqu'à  quel  point  la  poésie,  telle  qu'il  l'a  conçue, 
est  en  effet  celle  qu'attendent  les  esprits,  et  qui  aurait  droit  de  s'ap- 
peler la  poésie  du  siècle.  Aussi  bien,  il  y  a  toujours  profit  à  analyser  de 
près  l'art  et  ses  procédés,  si  ce  n'est  à  cause  de  ses  résultats,  poèmes 
ou  tableaux ,  au  moins  parce  qu'en  l'étudiant,  on  apprend  toujours 
quelque  chose  de  nouveau  sur  l'homme.  La  recherche  du  beau  est  un 
phénomène  aussi  permanent  que  la  recherche  du  vrai,  et  chaque  dé- 
couverte que  l'on  fait  en  cherchant  à  s'expliquer  ce  qui  plaît  profite 
à  toutes  nos  idées  sur  les  facultés  humaines. 

M.  Bulwer  nous  l'a  dit  :  pour  mettre  la  dernière  main  à  l'œuvre  sur 
laquelle  se  concentraient  ses  espérances,  il  a  attendu  que  son  talent 
eût  atteint  sa  maturité.  Déjà  dans  les  Derniers  jours  de  Pompéi  et  dans 
Menxi,  l'auteur  de  Pelham  était  complètement  transformé.  Non-seule- 


058  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

ment  il  avait  passé  avec  ses  dieux  lares  au  roman  historique,  mais, 
comme  artiste,  il  venait  d'entrer  dans  un  nouvel  âge,  une  nouvelle 
manière.  Il  était  facile  de  s'apercevoir  que  l'homme  de  sensations  chez 
lui  avait  à  peu  près  épanché  toutes  les  impressions  que  lui  avait  cau- 
sées la  vie  et  qu'il  pouvait  sentir  le  besoin  d'exprimer.  On  comprenait 
qu'il  en  avait  plus  ou  moins  fini  avec  ces  inspirations  de  jeunesse,  dont 
la  source  est  dans  les  appétences,  les  désirs,  les  espérances,  et  que  l'ac- 
tivité de  sa  nature  s'était  en  quelque  sorte  retirée  dans  son  intelligence. 
Dans  la  préface  du  Dernier  des  Barons,  le  romancier  nous  expose  lui- 
même  «  les  principes  auxquels  il  s'est  efforcé  de  se  conformer  dans 
toutes  ses  dernières  compositions.  »  Entre  les  trois  voies  qui  s'ouvrent 
devant  l'écrivain,  comme  devant  le  peintre,  les  voies  de  l'école  intel- 
lectuelle, de  l'école  pittoresque  et  de  l'école  familière,  c'est  pour  la  pre- 
mière qu'il  se  décide.  L'art  auquel  il  se  voue  est  «  l'art  italien,  qui  se 
propose  d'élever  et  d'émouvoir,  qui  cherche  à  peindre  dans  l'action  le 
jeu  des  grandes  passions  comme  des  mobiles  plus  subtils  de  nos  actes, 
dans  le  repos  le  reflet  de  la  beauté  intellectuelle.  »  Ce  qui  le  préoccupe 
plus  que  jamais,  c'est  donc  l'idéal,  la  grandeur,  et  plus  que  jamais  aussi 
il  aspire  à  toutes  les  qualités  qui  procèdent  de  la  réflexion  et  qui  font 
d'une  œuvre  une  majestueuse  unité  harmonieusement  combinée. 

Le  Dernier  des  Barons,  qui  peut  être  regardé  comme  une  réalisation 
fort  complète  des  théories  de  M.  Bulwer  sur  le  roman  historique,  est 
une  peinture  de  l'Angleterre  durant  la  période  si  obscure  de  la  guerre 
des  deux  roses.  La  principale  figure  du  récit  est  celle  de  Warwick ,  le 
faiseur  de  rois,  qui,  après  avoir  placé  Edouard  d'York  sur  le  trône,  se 
jeta  dans  le  parti  de  Lancastre,  et  finit  par  succomber  à  la  bataille 
de  Barnet.  A  proprement  parler,  le  sujet  du  romancier  est  la  chute  de 
la  grande  féodalité  territoriale,  le  triomphe  de  la  maison  d'York  et  la 
naissance  politique  des  classes  moyennes.  M.  Bulwer  n'est  nullement 
un  continuateur  de  Walter  Scott.  Sa  véritable  ambition  n'est  pas  de 
nous  intéresser  à  un  drame  imaginaire  se  déroulant  à  travers  les  évé- 
nemens  réels  du  passé.  Il  tente  de  ressusciter  les  grands  personnages 
de  l'histoire  en  leur  rendant  les  mobiles  qui  ont  décidé  de  leurs  actes, 
et,  à  côté  d'eux,  il  place  d'autres  figures  symboliques  où  il  incarne  les 
passions  et  les  idées  de  l'époque.  Alwyn  l'orfèvre,  c'est  la  tendance  des 
communes  à  s'affranchir  et  à  prendre  leur  place  au  soleil.  Warner, 
c'est  la  science  qui  s'essaie  à  découvrir  les  lois  de  la  nature,  et  que  les 
masses  accusent  de  sorcellerie,  parce  qu'elle  utilise  déjà  des  forces  que 
l'ignorance  du  temps  n'a  pas  encore  su  voir  dans  la  réalité. 

Dans  la  préface  du  Dernier  des  Barons,  M.  Bulwer  avait  annoncé 
l'intention  de  ne  plus  publier  de  romans.  Serment  d'écrivain!  Cela 
voulait  dire,  sans  doute,  qu'en  ce  moment  le  romancier  songeait  à  se 
faire  poète;  mais  il  avait  compté  sans  l'empire  des  vieilles  habitudes,. 


UN  POÈTE  ÉPIQUE  MODERNE  EN   ANGLETERRE.  959 

et,  après  y  avoir  cédé  une  première  fois  en  écrivant  Lucrezia,  il  a  fait 
paraître  un  nouveau  roman  historique,  qui ,  du  reste,  pourrait  bien 
être  sorti  des  études  où  le  projet  de  son  poème  d'Arthur  l'avait  en- 
traîné. 

Comme  œuvre  d'art,  Harold  ou  le  Dernier  des  Rois  saxons  se  rap- 
proche beaucoup  du  Dernier  des  Barons.  Ce  n'est  donc  un  roman  que 
par  la  forme.  Au  fond,  c'est  plutôt  de  l'histoire  dramatisée.  M.  Bul\v<  r 
s'est  appliqué,  avec  toute  la  gravité  de  l'historien,  à  surprendre,  à  tra- 
vers les  récits  contradictoires  des  chroniques  du  temps,  l'état  réel  de 
l'Angleterre  sur  la  fin  de  la  période  anglo-saxonne,  et  à  donner  une 
idée  nette,  bien  que  générale,  des  êtres  «  humains  dont  le  cerveau  s'a- 
gitait et  dont  le  cœur  battait  dans  ce  royaume  des  ombres  qui  s'étend 
par-delà  la  conquête  normande.  »  La  narration  s'ouvre  à  l'époque  de 
la  visite  que  le  duc  Guillaume  fit  à  son  cousin  Édouard-le-Confesseur, 
c'est-à-dire  durant  l'exil  du  puissant  comte  de  Wessex,  le  bien-aimé 
des  Saxons  et  l'ennemi  des  Normands,  dont  s'entourait  le  roi,  plus  qu'à 
demi  Normand  lui-même.  Le  retour  du  comte,  sa  réintégration  dans 
ses  honneurs  et  sa  mort  soudaine  à  la  table  d'Edouard  forment  comme 
le  préambule  du  drame;  puis  l'intérêt  se  concentre  autour  de  Harold, 
l'héritier  du  pouvoir  de  Godwin  et  le  véritable  héros  du  roman.  Sa 
popularité  et  ses  victoires  contre  les  Gallois  révoltés,  son  funeste 
voyage  en  Normandie  et  son  élection  au  trône,  son  triomphe  sur  les 
Norvégiens  entraînés  par  son  frère  Tostig  à  envahir  l'Angleterre,  et 
enfin  sa  mort  sur  le  champ  de  bataille  de  Hastings,  tous  ces  épisodes 
d'une  vie  si  éminemment  épique  passent  successivement  sous  nos  yeux, 
et  le  romancier  se  borne  à  peu  près  à  demander  à  son  imagination  les 
formules  magiques  qui  font  revivre  les  morts. 

Non-seulement  M.  Bulwer,  dans  Harold,  a  suivi  pas  à  pas  l'histoire, 
mais  on  retrouve  dans  son  récit  les  interprétations  données  par  la 
science  et  les  idées  de  notre  siècle  aux  monumens  de  cette  époque  si 
défigurée  par  les  chroniqueurs  normands;  ses  vues  se  rapprochent 
beaucoup  de  celles  de  sir  Francis  Palsgrave  (sauf  à  l'égard  de  Harold) 
et  beaucoup  aussi  de  celles  de  M.  Augustin  Thierry.  C'est  pour  les  vaincus 
qu'est  toute  sa  sympathie;  c'est  du  côté  du  roi  élu  par  \eswitan  (sages) 
qu'il  place  le  droit.  Cela  ne  saurait  nous  étonner.  Depuis  plusieurs 
années,  la  période  anglo-saxonne  a  été  solennellement  réhabilitée  chez 
nos  voisins.  L'Angleterre,  elle  aussi,  a  subi  l'influence  du  grand  mou- 
vement d'où  sont  sortis  le  panslavisme,  le  pangermanisme  et  le  pan- 
scandinavisme;  et,  soit  dit  en  passant,  ce  n'est  pas  un  symptôme  peu 
significatif  que  cette  tendance  de  tous  les  peuples  de  l'Europe  à  se  re- 
constituer des  nationalités,  basées  non  plus  sur  leurs  croyances  reli- 
gieuses ou  sur  les  droits  héréditaires  de  leurs  princes,  mais  sur  leurs 
origines  et  leurs  traditions  comme  ratfes  distinctes  de  la  grande  fa- 


960  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

mille.  Nul  ne  peut  prévoir  quel  rôle  ces  idées  toutes  nouvelles  sont 
appelées  à  jouer  dans  le  inonde.  Déjà,  en  tout  cas,  elles  ont  complète- 
ment transformé  et  l'art  et  la  science  historique.  Pour  nous  en  tenir 
à  M.  Bulwer,  ce  qu'il  s'est  avant  tout  appliqué  à  nous  retracer,  c'est  la 
physionomie  des  trois  races  en  présence  :  c'est  le  Gallois  turbulent, 
brave,  incapable  d'apprendre,  et  se  faisant  une  gloire  de  l'impré- 
voyance; le  Normand  astucieux,  élégant,  d'un  tempérament  poétique 
et  religieux,  d'une  volonté  infatigable;  le  Saxon  enfin,  plus  lourd  et 
moins  brillant,  estimant  plus  la  richesse  que  la  naissance,  et  remar- 
quable déjà  plutôt  par  la  résignation,  par  le  mâle  sentiment  du  devoir 
que  par  la  chevaleresque  passion  de  l'honneur. 

En  terminant  sa  préface,  l'auteur  de  Harold  s'exprime  ainsi  :  «  Mon 
but  sera  atteint,  et  il  le  sera  seulement,  si,  après  avoir  fermé  mon  livre, 
le  lecteur  se  trouve  avoir  acquis  de  cette  époque  héroïque  une  con- 
naissance plus  intime  et  plus  claire  que  ne  pourraient  lui  en  donner  les 
récits  forcément  succincts  des  historiens.  »  Ce  but,  M.  Bulwer  l'a  cer- 
tainement atteint,  et  il  est  à  désirer  qu'il  continue  (comme  il  s'y  est 
presque  engagé)  à  illustrer  les  premiers  âges  de  l'Angleterre  par  une 
série  de  compositions  romanesques.  Que  l'honneur  en  revienne  quel- 
que peu  à  notre  époque,  il  n'importe  :  ce  qu'il  y  a  de  certain,  c'est  que 
son  tableau  de  la  conquête  normande  révèle  plus  de  véritable  instinct 
historique  que  n'en  ont  montré  la  plupart  des  gros  livres  du  xvme  siè- 
cle. A  l'érudition  et  à  la  patience,  M.  Bulwer  joint  le  talent  de  tirer 
parti  des  moindres  données  fournies  par  les  vieux  auteurs,  de  mettre 
en  action  les  passions  et  les  idées  que  son  esprit  a  pressenties  sous 
les  événemens  qu'il  entreprend  de  nous  retracer.  Un  des  personnages 
de  Harold,  celui  d'Hilda  la  vala  (sorcière),  est  une  conception  qui  n'eût 
guère  pu  être  imaginée  avant  Niebuhr.  Un  romancier  du  dernier  siècle 
n'eût  pas  manqué  de  nous  représenter  dans  Hilda  l'imposture  exploi- 
tant la  superstition.  Il  fût  parti  de  l'idée  que  les  sibylles  saxonnes  de- 
vaient penser  et  raisonner  comme  lui,  et,  pour  s'expliquer  comment 
elles  avaient  pu  agir  autrement  que  lui,  il  n'eût  eu  d'autre  ressource 
que  de  les  accuser  d'une  perpétuelle  jonglerie.  M.  Bulwer,  au  contraire, 
nous  a  peint  dans  la  vata  une  imagination  folle  de  croyance  et  d'exalta- 
tion; peut-être  même  a-t-il  voulu  symboliser  en  elle  ce  don  de  seconde 
vue  que  nous  possédons  tous  par  instans,  quand  toute  notre  science  la- 
tente se  condense  soudain  en  une  intuition  qui  n'est  pas  sortie  de  notre 
raison.  En  tout  cas,  il  a  cru  à  la  sincérité  de  Hilda ,  et  de  la  sorte  il  a 
trouvé  le  secret  d'émouvoir.  Si  le  souffle  fantastique  n'agite  pas  tou- 
jours les  paroles  de  la  prophétesse,  ses  entrées  en  scène  vous  envoient 
généralement  à  la  face  le  vent  de  l'inconnu.  Comme  artiste,  M.  Bulwer 
a  encore  montré  d'autres  qualités  :  l'instinct  du  pittoresque  et  de  la 
grandeur.  La  peinture  des  derniers  momens  de  Godwin  et  tout  le  ca- 


UN  POÈTE  ÉPIQUE  MODERNE  EN  ANGLETERRE.  961 

ractère  de  Githa,  avec  son  respect  à  demi  superstitieux  pour  les  der- 
nières volontés  du  mourant,  ont  surtout  quelque  chose  d'antique  et 
«d'étrangement  saisissant.  La  poésie  des  temps  barbares  est  bien  là. 

Et  cependant,  je  dois  le  dire,  malgré  tous  ces  mérites,  l'œuvre  du 
romancier  ne  satisfait  pas  entièrement.  Quoique  beaucoup  plus  exempte 
d'affectation  que  le  Dernier  des  Barons,  elle  laisse  encore  trop  sentir  le 
talent  du  machiniste.  La  majesté  y  est  quelque  peu  emphatique.  Si 
les  pensées  sont  sérieuses,  elles  sont  trop  disposées  en  vue  de  l'effet. 
Peut-être  aussi  M.  Bulwer  ne  sent-il  pas  le  passé  aussi  bien  qu'il  le 
comprend.  Il  ne  semble  pas  que  ses  personnages  soient  des  êtres  en- 
gendrés tout  d'une  pièce  en  lui  par  les  impressions  de  ses  lectures. 
Plusieurs  de  ses  créations  ont  dans  leurs  élémens  ces  désaccords  la- 
tens  auxquels  on  reconnaît  toujours  les  combinaisons  de  l'esprit.  Le 
romancier  sans  doute  met  en  elles  tout  ce  qu'une  étude  approfondie 
peut  faire  découvrir  dans  les  hommes  du  passé,  il  sait  reconstruire 
une  époque  avec  tous  les  moteurs  que  les  lumières  de  nos  jours  et 
nos  progrès  dans  la  science  psychologique  nous  ont  permis  de  conce- 
voir pour  nous  rendre  compte  des  faits  consignés  dans  les  chroniques  : 
il  restitue  bien  les  actes,  les  intrigues,  les  querelles  de  partis,  et  même 
les  instincts  du  temps;  mais  le  développement  intellectuel  qu'il  donne 
à  ses  acteurs  n'est  pas  toujours  l'état  moral  qui  a  pu  produire  de  tels 
effets.  Pour  exceller  comme  artiste  dans  le  roman  historique,  il  lui 
manque  un  élément  essentiel,  la  conviction  ou  plutôt  le  sentiment  que 
tout  progrès  de  l'humanité  est  le  résultat  d'une  longue  suite  d'efforts, 
que  les  hommes  du  xie  siècle,  par  exemple,  n'avaient  pas  la  même 
puissance  que  ceux  de  notre  époque  pour  formuler  des  abstractions. 
Guillaume  de  Normandie  pouvait  trouver  bon  que  le  clergé  sût  le  latin 
^t  ouvrît  des  écoles;  mais  il  est  fort  douteux,  à  mon  sens,  qu'il  eût  agi 
comme  il  a  agi,  s'il  avait  été  capable  de  concevoir  l'idée  abstraite  des 
avantages  de  l'instruction.  Le  moyen-âge  disparaît  encore  pour  moi 
quand  j'entends  le  même  prince  s'écrier  dans  l'œuvre  de  M.  Bulwer; 
«  L'homme  a  droit  à  son  amour  comme  le  cerf  à  sa  femelle;  celui  qui 
prétend  me  contester  mon  amour  ne  s'attaque  pas  en  moi  au  duc,  mais 
à  l'être  humain.  »  Le  patriotisme  des  Anglo -Saxons  du  romancier  est 
également  bien  empreint  de  l'idéalisme  moderne;  j'en  dirai  .autant 
de  la  philosophie  d'Harold  et  surtout  de  ses  amours  avec  Edith,  qui 
ressemblent  tout-à-fait  aux  passions  platoniques  de  notre  siècle.  Je 
ne  conteste  point  qu'un  homme  ait  pu  aimer  chastement  sous  le  règne 
tl'Édouard-le-Confesseur.  Les  instincts  des  fils  existaient  plus  ou  moins 
chez  les  aïeux,  mais  les  aïeux  évidemment  les  interprétaient  d'una 
autre  manière,  et,  s'ils  respectaient  une  femme  aimée,  leur  respect 
n'était  nullement  un  sacrifice  offert  au  même  idéal  dont  leurs  des- 
cendans  se  sont  fait  un  culte  dans  leurs  amours.  Si  rares  que  soient 


962  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

ces  dissonances  dans  le  roman  de  M.  Bulwer,  elles  suffisent  pour 
que,  sans  qu'on  sache  trop  pourquoi,  les  figures  évoquées  par  l'é- 
crivain apparaissent  par  momens  comme  des  corps  habités  par  des 
âmes  qui  ne  sont  pas  les  leurs.  M.  Buhver  est  possédé  aussi  d'un  besoin 
trop  constant  d'idéaliser  et  de  généraliser.  11  a  peine  à  se  soumettre  aux 
exigences  du  genre  qu'il  a  adopté.  Tout  en  écrivant  un  roman  histori- 
que, c'est-à-dire  tout  en  se  proposant  d'accentuer  dans  ses  personnages 
les  caractères  spéciaux  d'une  race  et  d'une  époque  données,  il  aspire 
sans  cesse  à  peindre  sous  leurs  traits  l'immuable  et  l'universel,  les 
grandes  lois  de  la  nature  humaine  de  tous  les  temps  et  de  tous  les  lieux. 
C'est  là,  on  le  sent,  tenter  de  concilier  l'inconciliable.  Qu'en  résulte- 
t-il?  En  voulant  faire  ressortir  l'idée  abstraite  qu'il  cache  sous  ses 
conceptions,  il  se  laisse  plus  d'une  fois  aller  à  leur  enlever  leur  indivi- 
dualité. Harold  est  tour  à  tour  un  héros  saxon  de  chair  et  d'os  et  la 
personnification  de  cette  vérité  incorporelle  que  l'homme  peut  braver 
la  superstition  tant  que  le  devoir  est  sa  seule  règle,  mais  qu'il  de- 
vient son  esclave  du  moment  où  l'ambition  pénètre  en  lui.  Edith  aussi 
perd  toute  nationalité  pour  ne  plus  représenter  que  l'amour  et  son 
influence  puissante. 

Harold  nous  montre  M.  Bulwer  se  préparant  à  l'épopée  par  l'his- 
toire :  des  tentatives  plus  anciennes  nous  l'avaient  déjà  montré  prélu- 
dant à  sa  dernière  œuvre  par  la  poésie.  Dès  1831,  l'ambition  poétique 
de  M.  Bulwer  se  révélait,  et  depuis  lors,  à  divers  intervalles,  il  nous  a 
donné  sous  son  nom  une  traduction  en  vers  des  poésies  de  Schiller, 
deux  drames  également  en  vers,  la  Duchesse  de  La  Vallière  et  Richelieu, 
plusieurs  petits  poèmes  enfin ,  Milton,  O'Neill  ou  V Insurgé,  et  les  Ju- 
meaux siamois.*  Le  'dernier  comme  le  plus  important  de  ces  essais 
poétiques  est -«ne  agréable  rapsodie  qui  rappelle  assez  le  genre  des 
satires  de  Thomas  Moore,  le  Fudge  Family,  par  exemple.  Ainsi  que  le 
titre  l'indique,  il  y  est  question  des  jumeaux  siamois,  de  leur  voyage 
en  Europe,  de  leurs  amours  et  de  mille  autres  choses.  A  propos  de 
Siam  comme  >à  propos  de  Londres,  le  poète  se  permet  maintes  criti- 
ques, maintes  plaisanteries,  sur  la  politique,  les  sectes  religieuses, 
l'aristocratie,  «que  sais-je?  Souvent  il  a  de  l'esprit,  c'est-à-dire  une 
manière  vive  et  preste- de  tourner  «les  jugemens  assez  superficiels, 
et  à  travers  ses  saillies  de  gaieté  sont  semés  des  élans  poétiques,  des 
rêveries  et  des  épisodes  de  sentiment  où  reparaît  l'auteur  de  Pelham 
avec  son  imagination  et  sa  philosophie  lyrique.  Somme  toute,  le  poème 
a  de  l'entrain  et  plaît.  En  général,  nulle  poésie  peut-être  ne  va  mieux 
à  M.  Bulwer  que  la  poésie  bernesque,  gaie  ou  moqueuse. —  Comme 
il  nous  l'a  dit,  il  est  bien  de  l'école  intellectuelle.  Un  je  ne  sais  quoi 
de  légèrement  dédaigneux  suffirait  pour  nous  désigner  en  lui  iMie  de 
ces  natures  qui  sont  plus  portées  à  juger  qu'à  sentir,  qui  tirent  leur 


UN   POÈTE  ÉPIQUE   MODERNE   EN  ANGLETERRE.  963 

inspiration  du  besoin  de  dire  commentées  choses  de  ce  monde  diffèrent 
de  leur  idéal  plutôt  que  du  besoin  d'exprimer  les  sensations  qu'elles 
leur  causent.  Imaginer  des  types  de  perfection  et  tour  à  tour  les  glori- 
fier, puis  faire  le  procès  de  la  réalité  en  la  comparant  à  ces  beaux  rêves, 
telle  est  la  double  tendance  de  M.  Bulwer.  Ces  deux  faces  de  son  indi- 
vidualité littéraire  se  montrent  surtout  fort  nettement  dans  une  autre 
composition  poétique  qu'il  s'est  plu  d'abord  à  envelopper  du  plus  strict 
incognito;  je  veux  parler  du  Nouveau  Timon  (the  New  Timon,  a  romance 
ofLondori),  qui  parut  sans  nom  d'auteur  et  dont  la  réputation  est  venue 
jusqu'en  France  (1).  Lors  de  la  publication  du  Nouveau  Timon,  plusieurs 
critiques  s'étaient  accordés  à  l'attribuer  à  M.  Bulwer;  M.  Bulwer  ré- 
pondit alors  par  un  démenti.  Maintenant  la  négation  se  change  en 
affirmation.  Sur  le  frontispice  de  son  Roi  Arthur,  il  s'intitule  lui-même 
auteur  du  Nouveau  Timon.  Quant  aux  motifs  de  ses  variations,  il  les 
explique  ainsi  :  en  entrant  dans  une  voie  nouvelle,  il  a  cru  bon  de  se 
placer  en  dehors  des  approbations  et  des  critiques  à  priori,  afin  d'être 
mieux  à  même  de  juger  de  la  réussite  ou  de  l'insuccès  de  sa  tentative. 
Tout  ceci,  à  mon  sens,  signifie  surtout  que  M.  Bulwer  songeait  à  son 
grand  poème  et  qu'il  voulait  sonder  d'avance  le  terrain.  Le  Nouveau 
Timon  était  le  précurseur  du  Roi  Arthur. 

Le  roi  Arthur  dont  il  s'agit  est  le  même  prince  breton  tant  chanté 
par  les  poètes  anglo-normands  et  français,  cet  Arthus  à  demi  fabuleux 
devenu,  du  xie  au  xme  siècle,  le  centre,  j'allais  dire  le  soleil  de  tout  un 
cycle  de  romans  de  geste.  Ce  que  l'histoire  ou  plutôt  la  tradition  nous 
apprend  de  moins  incertain  sur  son  compte,  c'est  qu'il  vécut  au  com- 
mencement du  vie  siècle,  qu'il  combattit  pour  l'indépendance  de  la 
Cambrie  bretonne  et  chrétienne,  et  qu'il  arrêta  pour  quelques  années 
les  envahissemens  des  populations  saxonnes  et  païennes.  Fort  heureu- 
sement nous  n'a\ons  à  entrer  ici  dans  aucune  discussion  historique  sur 
l'authenticité  de  ses  douze  victoires  :  M.  Bulwer  nous  en  dispense  en 
nous  déclarant  que  son  héros  n'est  pas  l'Arthur  de  l'histoire,  mais  celui 
des  poètes.  Le  mètre  qu'il  a  adopté  laisse  assez  deviner,  du  reste,  ses 
intentions  à  cet  égard.  M.  Bulwer  a  écnit  en  stances  symétriques,  à  la 
manière  de  Spencer,  de  l'Arioste  et  du  Tasse;  il  déclare  même  formelle- 
ment qu'il  a  pris  ces  trois  maîtres  pour  modèles.  Ainsi  il  est  bien  entendu 
qu'il  a  voulu  traiter  le  cycle  d'Arthur  comme  Boïardo  et  l'Arioste 
avaient  traité  celui  de  Charlemagne.  Conclure  de  là  qu'il  se  soit  com- 
plètement emprisonné  dans  les  traditions  des  anciens  poètes  chevale- 
resques de  l'Italie,  ce  serait  aller  trop  loin  cependant.  On  n'échappe 
pas  ainsi  à  la  scienee  de  son  temps.  Tout  en  entourant  son  héros  de 
paladins  et  en  donnant  aux  Bretons  les  mœurs  féodales  d'usage,  il  a 

(1)  Voyei ,  sur  h  Nouveau  Timon,  la  Revue  du  1«  juta  1846. 


964  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

cherché,  jusqu'à  un  certain  point,  à  caractériser  la  physionomie  des 
Saxons  en  regard  de  celle  de  leurs  adversaires  cymris.  Sans  puiser  son 
merveilleux  dans  la  mythologie  trop  peu  connue  du  Nord,  il  ne  s'est 
pas  refusé  à  lui  emprunter  plus  d'un  prétexte  de  tableau  comme  plus 
d'une  image;  enfin,  une  de  ses  principales  ambitions  a  été  de  jeter  sur 
lu  fond  de  ses  peintures  «  non  plus  les  couleurs  du  Midi  ou  de  l'Ouest, 
mais  celles  du  Nord,  du  berceau  de  la  chevalerie,  avec  ses  mers  po- 
laires, ses  merveilles  naturelles,  ses  sauvages  légendes  et  ses  restes 
antédiluviens.  »  11  n'est  pas  moins  certain  que  le  monde  où  M.  Bulwer 
entend  nous  conduire  est  situé  fort  loin  de  la  vérité  historique,  fort 
loin  même  de  la  terre  que  nous  habitons.  Qu'on  en  juge. 

Au  début  du  poème,  Arthur,  entouré  de  ses  paladins,  célèbre  le 
printemps  dans  la  vallée  de  Carduel  et  murmure  nonchalamment  ses 
vœux  de  jeune  homme  :  «  Les  sages,  dit-il,  nous  répètent  que  l'homme 

est  inconstant, et  pourtant  il  me  semble  que,  comme  cette  douce 

journée  d'été,  je  laisserais  volontiers  toutes  mes  heures  s'écouler  au 
milieu  des  fleurs  et  des  parfums.  C'est  le  temps  et  non  l'homme  qui 
change.  »  Tout  à  coup  une  forme  surnaturelle  se  dresse  devant  le 
royal  rêveur  (le  poète  nous  apprend  plus  tard  que  c'est  l'image  de  sa 
conscience),  et  elle  l'entraîne  dans  une  forêt  voisine,  au  bord  d'une 
mare  noire  et  stagnante,  sur  laquelle  Arthur  aperçoit  des  hordes 
d'ombres  saxonnes  envahissant  peu  à  peu  les  montagnes  des  Cymris. 
Le  jeune  prince  raconte  sa  vision  au  sage  Merlin,  qui  lui  fait  connaître 
l'arrêt  de  la  destinée  :  il  doit  retourner  au  labeur,  «  le  premier  et  le 
plus  noble  patrimoine  de  l'homme;  »  et  Carduel  ne  sera  sauvé  que  s'il 
parvient  à  conquérir  trois  talismans  :  un  glaive  de  diamant,  gardé  par 
des  génies  au  fond  d'un  lac;  le  bouclier  de  Thor,  sur  lequel  veille  un 
nain  farouche,  habitant  des  entrailles  de  la  terre,  et  enfin  une  enfant 
aux  doux  yeux,  l'épouse  promise,  que  le  jeune  roi  doit  trouver  endor- 
mie devant  les  portes  de  fer  de  la  mort.  Le  sujet  du  poème  est  ainsi 
indiqué.  Les  merveilleux  voyages  d'Arthur  à  travers  toutes  les  pro- 
vinces du  royaume  de  l'impossible  forment  la  principale  partie  du  ré- 
cit. Le  héros  breton  ne  s'arrête  guère  dans  le  domaine  des  réalités  que 
pour  passer  quelques  jours  à  la  cour  de  Ludovick,  roi  des  Vandales 
(lisez  Louis-Philippe,  roi  des  Français,  car,  un  peu  à  la  manière  de 
M.  Disraeli,  M.  Bulwer  nous  retrace  une  sorte  de  tableau  satirique  des 
derniers  événemens  de  notre  histoire);  puis  ses  épreuves  commencent 
dans  une  vallée  fortunée,  ceinte  de  toutes  parts  d'inaccessibles  rochers 
et  habitée  par  un  clan  d'anciens  Étrusques  qui  ne  soupçonnent  pas 
même  l'existence  du  reste  de  l'univers.  Les  périls  qui  l'attendent  dans 
cet  Eldorado  sont  aussi  charmans  que  les  fleurs  de  ses  jardins:  ce  sont 
les  yeux  d'Églé,  la  fille  du  dernier  prince  de  la  colonie  étrusque  et  l'u- 
"toique  rejeton  de  la  race  royale;  d'Églé,  qui  l'aime  bientôt  de  toute  son 


UN   POÈTE  ÉPIQUE  MODERNE  EN   ANGLETERRE.  965 

ame  et  avec  laquelle  il  est  convié  à  passer  sa  vie  dans  la  vallée  fortunée. 
Arthur  est  bien  près  d'oublier  le  monde  et  ses  rudes  devoirs;  toutefois 
l'honneur  l'emporte  à  la  fin,  et  il  se  décide  à  partir. 

Victorieux  dans  cette  première  épreuve,  dont  il  ne  sort  cependant  qu'à 
demi  mort,  le  roi  paladin  accomplit  tour  à  tour  ses  douze  travaux  en 
dépit  de  tous  les  esprits  qui  peuplent  les  eaux  et  les  abîmes  de  la  terre, 
le  vide  du  néant  et  l'empire  de  l'allégorie.  Pour  s'emparer  du  glaive 
de  diamant,  il  faut  qu'il  suive  la  dame  du  lac  au  fond  de  sa  demeure 
humide,  qu'il  résiste  à  la  tentation  de  cueillir  les  fruits  d'or  de  l'ambi- 
tion, et  que,  dans  la  grotte  de  rubis  où  trônent  les  princes  du  temps, 
il  choisisse,  entre  trois  avenirs  déroulés  devant  lui,  le  sort  du  héros  qui 
meurt  pour  tous,  et  qui,  par  sa  mort,  engendre  toute  une  postérité 
héroïque.  Du  sein  des  eaux,  nous  sommes  transportés  au  milieu  des 
glaces  du  pôle.  L'épisode  du  bouclier  de  Thor  est  comme  la  descente 
aux  enfers  du  prince  breton.  Arthur  pénètre  au  fond  du  cratère  d'un 
volcan  tout  peuplé  des  plus  terribles  génies  de  la  mythologie  Scandi- 
nave et  des  cadavres  géans  des  monstres  antédiluviens.  Ce  n'est  plus 
l'ambition  et  l'orgueil  qu'il  a  à  affronter,  c'est  la  terreur  :  le  bouclier 
qu'il  cherche  est  caché  par-delà  les  siècles  morts,  derrière  les  rideaux 
qui  enveloppent  la  couche  du  roi-démon  de  la  guerre.  Comment  le 
jeune  prince  triomphe-t-il  de  tous  les  redoutables  habitans  de  l'abîme, 
de  ses  iguanodons  et  de  ses  mastodontes,  des  Trolls  qui  façonnent  les 
tremblemens  de  terre  et  des  farouches  Valkyries,  pourvoyeuses  de  la 
mort,  de  Thor  enfin  et  de  tous  les  Titans  contemporains  de  Tubal?  Le 
poète  ne  le  dit  pas,  et  nul  ne  doit  jamais  le  savoir.  Au  moment  où  Ar- 
thur porte  la  main  sur  la  couche  du  dieu  de  la  guerre,  un  bruit  for- 
midable se  fait  entendre,  et  près  du  cratère  du  volcan  les  compagnons 
du  héros  retrouvent  son  corps  inanimé  qu'ont  vomi  les  forces  souter- 
raines. 

La  dernière  épreuve  du  jeune  roi  a  pour  théâtre  un  antique  tombeau 
où  il  s'est  endormi.  En  s'éveillant,  il  voit  se  déchirer  le  voile  qui  sépare 
le  présent  de  l'éternel.  Le  temps,  l'espace  et  la  matière  s'anéantissent 
pour  lui;  il  est  en  face  «  de  l'impalpable  partout,  »  de  la  zone  du  vide, 
qui  n'est  qu'un  passage  entre  l'existence  qui  finit  et  la  renaissance.  Un 
instant,  il  a  frissonné  au  souffle  de  la  mort;  mais,  en  levant  les  yeux 
sur  l'image  de  sa  conscience  qui  lui  apparaît  toute  rayonnante,  il  sent 
soudain  se  dissiper  ses  terreurs.  Alors  le  charme  s'évanouit.  Le  mortel 
se  retrouve  sur  la  terre,  et  devant  lui  il  aperçoit  une  vierge  endormie; 
c'est  l'épouse  promise,  qui  n'est  autre  que  Geneviève  (la  Ginèvre  des 
romans  de  geste),  la  fille  du  roi  des  Saxons  Merciens  qui  assiègent  Car- 
duel.  Une  fois  maître  des  trois  talismans,  Arthur  n'a  plus  à  craindre  la 
destinée.  Sur  tous  les  points,  les  Bretons  remportent  la  victoire,  et  le 
tome  h.  62 


966  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

jeune  roi,  pour  prix  de  la  paix  qu'il  offre  au  chef  de  ses  ennemis,  ne 
lui  demande  que  la  main  de  Geneviève. 

Tel  est  le  canevas  du  poème,  telle  est  du  moins  la  substance  des  prin- 
cipaux ineidens  qui  sont  comme  le  grand  courant  de  la  narration,  car  le 
drame  proprement  dit  y  tient  beaucoup  de  place.  Usant  de  son  privilège 
de  poète,  M.  Bulwer  nous  enlève  souvent  à  la  société  des  génies  pour 
nous  déposer  au  milieu  des  chefs  bretons  qui  délibèrent  ou  des  prêtres 
saxons  qui  réclament  pour  Odin  des  victimes  humaines.  Il  nous  peint 
le  désespoir  des  Cymris  réduits  à  la  famine,  les  feux  allumés  sur  les 
montagnes  pour  servir  de  signaux,  le  dévouement  du  barde  qui,  sans 
armes,  se  jette  au  milieu  des  ennemis  en  chantant  que  là  où  il  tombera, 
les  envahisseurs  ne  poseront  jamais  un  pied  vainqueur.  Tous  ces  ta- 
bleaux réels,  sur  lesquels  je  n'ai  pu  m'arrêter,  sont  loin  d'être  la  partie 
la  plus  faible  de  l'œuvre  de  M.  Bulwer;  j'en  dirai  autant  des  aven- 
tures du  pauvre  Gawaine,  auquel  un  malin  corbeau  joue  de  fort  vilains 
tours  assurément,  car,  toujours  victime  des  malices  de  ce  démon  em- 
plumé,  l'infortuné  chevalier  est  condamné  à  épouser  une  redoutable 
virago,  et  finit  par  être  transformé  en  prince  esquimau,  après  avoir 
failli  être  rôti  symboliquement  en  l'honneur  de  Freya.  Cette  joyeuse 
odyssée  forme  la  partie  comique  du  poème,  le  fabliau  que  M.  Bulwer 
a  voulu  placer  à  côté  du  roman  de  geste  pour  représenter  toute  la  poé- 
sie du  moyen -âge. 

Dans  son  ensemble  toutefois,  le  Roi  Arthur  est  avant  tout  une  lé- 
gende merveilleuse,  et,  au  premier  abord,  on  pourrait  même  le  pren- 
dre pour  un  conte  de  fées.  On  le  pense  bien  cependant,  un  homme 
sérieux  ne  saurait  avoir  écrit  deux  volumes  de  vers  uniquement  pour 
rimer  un  caprice  d'imagination.  Les  poètes  demandent  à  être  examinés 
avec  attention.  Les  uns  cachent  de  graves  pensées  sous  le  désordre  ap- 
parent de  leurs  rêves;  les  autres  s'en  vont  à  l'aventure,  à  travers  les 
champs  de  la  fantaisie,  pour  chanter  chemin  faisant,  à  propos  d'un 
nuage  ou  d'une  fleur  imaginaire,  des  refrains  où  ils  jettent  les  sensa- 
tions que  leur  a  causées  la  vie.  C'est  une  douce  chose  certainement 
que  de  reconnaître  dans  leur  voix  l'écho  de  ses  propres  impressions, 
à  une  condition  cependant,  c'est  qu'on  les  retrouve  enveloppées  de 
mélodie.  Cette  condition,  M.  Bulwer  ne  l'a  pas  toujours  remplie.  Comme 
versificateur,  il  blesse  bien  souvent  l'oreille,  et  bien  souvent  aussi  les 
nécessités  du  mètre  l'entraînent  à  délayer  son  style  en  épithètes  et  en 
membres  de  phrases  inutiles.  Nous  n'insisterons  pas  toutefois  sur  ces 
défauts  de  forme,  et  nous  chercherons  à  pénétrer  jusqu'à  l'essence 
même  de  son  œuvre. 

Comme  nous  l'avons  vu,  M.  Bulwer  a  voulu  ériger  son  monument 
poétique  à  un  moment  où  l'intelligence  avait  décidément  pris  le  dessus 


UN   POÈTE  ÉPIQUE   MODERNE   EN   ANGLETERRE.  067 

en  lui  sur  les  facultés  sensitives.  Cela  se  trahit  à  chaque  ligne  tombée 
de  sa  plume.  Pour  tous  ceux  qui  considèrent  surtout  le  poète  comme 
le  chantre  des  inexplicables  frémissemens  que  la  nature  peut  éveiller 
en  nous,  je  doute  fort  que  l'épopée  d'Arthur  soit  bien  sympathique. 
M.  Bulwer  ne  me  semble  pas  être  un  de  ces  trouveurs  qui  révèlent  aux 
hommes  une  nouvelle  manière  de  sentir  et  d'aimer  la  réalité,  qui 
créent  en  quelque  sorte  un  nouveau  sens  en  découvrant  dans  les  choses 
la  puissance  d'ébranler  des  fibres  jusque-là  silencieuses.  Bien  plus,  il 
est  rare  qu'il  exprime  des  impressions,  neuves  ou  déjà  exprimées  par 
d'autres.  D'ordinaire,  il  est  métaphysique.  Bien  que  l'on  rencontre 
chez  lui  plus  d'une  image  qui  prend  la  réalité  sur  le  fait,  le  plus  sou- 
vent ses  métaphores  sont  vagues;  les  traits  saillans  des  objets  aiment 
à  s'y  noyer  dans  une  sorte  de  brume  intellectuelle,  et  les  contours  in- 
certains de  l'empreinte  attestent  clairement  l'écrivain  qui  définit  plutôt 
qu'il  ne  traduit  des  émotions.  Presque  toujours  il  compare  le  réel  à 
l'abstrait.  Il  dira  par  exemple  :  «  A  travers  le  sang  et  la  fumée  brillait 
le  bouclier  d'argent  clair  comme  l'aurore  de  la  liberté  sortant  des  ba- 
tailles. »  Ses  rapprochemens,  il  est  vrai,  sont  généralement  ingénieux, 
ils  supposent  souvent  beaucoup  d'intelligence,  mais  ce  sont  des  jeux 
d'esprit.  Ils  ne  lui  servent  pas  à  peindre  des  rapports  et  des  harmonies 
qui  l'aient  réellement  frappé,  arrêté  au  passage.  La  comparaison  telle 
qu'il  l'a  comprise  n'est  qu'un  ornement  de  parti  pris.  De  même  que 
ses  images,  ses  tableaux  semblent  être  un  moyen  plutôt  qu'un  but;  ils 
ne  sont  pas  ce  que  l'auteur  avait  besoin  de  dire,  ils  sont  seulement  les 
conséquences  d'un  plan  systématique. 

Quel  est  donc  le  but,  quel  est  le  thème  dont  les  peintures  du  poète 
peuvent  être  considérées  comme  les  variations?  Tout  d'abord  il  est  évi- 
dent que  le  héros  au  sabre  de  diamant  a  été,  dans  la  pensée  de  M.  Bulwer, 
l'emblème  de  l'influence  qu'un  passé  héroïque  peut  exercer  sur  l'ave- 
nir. Arthur,  c'est  la  noblesse  des  pères  qui  oblige  leurs  fils  :  c'est  la 
mystérieuse  source  de  ces  souvenirs,  de  ces  instincts  nationaux  et  héré- 
ditaires que  l'on  respire  dans  l'air,  qui  ne  sont  ni  des  calculs  intéressés 
ni  des  idées  réfléchies,  et  qui  font  la  grandeur  des  nations,  comme  la 
croyance  en  l'éternité  de  Rome  a  donné  aux  Romains  l'empire  du 
monde.  En  dehors  de  cette  pensée  générale,  qui  a  probablement  dé- 
terminé M.  Bulwer  à  faire  d'Arthur  le  sujet  d'un  poème,  il  est  facile 
d'entrevoir  d'autres  intentions  philosophiques  sous  chacune  des  parties 
de  son  récit.  La  fête  du  printemps,  la  vallée  heureuse,  la  dame  du  lac, 
-sont  autant  de  phases  de  l'histoire  de  la  vie.  Le  jeune  roi  demandant 
au  ciel  que  ses  heures  puissent  s'écouler  au  milieu  des  fleurs,  c'est  Ja 
sensuelle  indolence  de  la  jeunesse  et  sa  soif  de  bonheur;  mais  la  con- 
science (plus  souvent  peut-être  le  besoin  d'exercer  ses  facultés)  vient 
arracher  l'adolescence  à  ses  premiers  rêves  :  celle-ci  part  pour  se  me- 


968  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

surer  avec  la  vie;  après  avoir  oublié  le  monde  dans  la  vallée  fortunée, 
l'idéal  domaine  de  l'amour,  elle  en  sort  toute  meurtrie  par  le  temple  de 
la  mort.  La  feuille  amère  qu'Arthur  doit  avoir  mâchée  pour  acquérir 
le  don  d'apercevoir  la  dame  du  lac  signifie  sans  doute  qu'il  faut  s'être 
heurté  contre  la  nécessité  pour  apprendre  à  renier  l'hérésie  du  désir 
et  les  exigences  du  cœur.  Au  lendemain  de  l'amour,  de  la  poursuite 
de  l'impossible,  quand  la  volonté  se  réveille  pour  chercher  un  nouveau 
but  à  la  vie,  c'est  l'ambition  qu'elle  rencontre.  Les  épreuves  de  l'homme 
commencent  alors.  S'il  choisit  la  voie  de  l'égoïsme,  le  talisman  des 
forts  ne  lui  appartiendra  jamais.  On  ne  devient  ni  un  génie  ni  un  héros 
en  donnant  pour  unique  but  à  ses  efforts  le  succès  ou  l'admiration  des 
hommes.  Celui-là  seul  qui  estime  l'honneur  plus  que  la  renommée 
fait  de  la  «  renommée  son  esclave,  et  non  sa  dominatrice.  » 

Jusque-là  le  sens  symbolique  est  clair.  L'épisode  du  bouclier  de  Thor, 
quoique  moins  explicite,  laisse  encore  assez  deviner  l'intention  philoso- 
phique du  poète.  Il  ne  s'agit  plus  maintenant  d'idées  générales  sur  la  vie , 
mais  sur  l'humanité.  Arthur  a  conquis  le  glaive  de  diamant,  les  Bretons 
ont  un  chef  à  la  hauteur  de  sa  tâche;  cela  ne  suffit  pas  :  si  l'énergie  indi- 
viduelle, l'épée  d'un  héros  ou  l'intelligence  d'un  législateur,  peuvent 
affranchir  les  nations,  ce  n'est  qu'à  la  condition  de  trouver  en  elles  les 
élémens  de  toute  indépendance.  On  ne  saurait  décréter  ni  improviser 
la  liberté  pour  un  peuple,  pas  plus  qu'on  ne  saurait  décréter  pour  lui 
l'activité  et  la  prévoyance.  La  liberté  ne  peut  être  que  la  conséquence 
des  facultés  déjà  développées  dans  ce  peuple.  Elle  ne  peut  sortir  que 
de  son  passé,  elle  ne  peut  naître  que  de  la  patience,  du  travail ,  de  l'é- 
nergie et  de  la  réflexion,  qui  sont  les  enfans  de  l'hiver.  Le  poète  le  dit 
lui-même  :  «  Telle  est  la  liberté,  ô  esclave  qui  désires  être  libre.  Ses 
efforts  réels  pour  s'enfanter,  l'histoire  ne  les  a  jamais  racontés.  Telle 
qu'elle  a  été  sera  l'apocalypse  des  nations.  C'est  du  fond  des  tombeaux, 
des  os  primordiaux  de  la  terre,  que  la  force  patiente  doit  extraire  le  bou- 
clier protecteur.  A  quoi  les  Bretons  ont-ils  dû  leur  liberté?  Ce  n'est  pas 
à  des  trônes  renversés  ni  à  des  lois  de  parchemin.  La  charte  d'éman- 
cipation date  des  tentes  scythiques  et  de  l'acier  des  lances  normandes. 
Veux-tu  savoir  jusqu'où  elle  remonte?  Compte  les  années  par  mil- 
liers. » 

Quant  à  ce  royaume  du  vide  qui  s'étend  devant  les  portes  de  fer,  je 
dois  avouer  qu'il  est  quelque  peu ,  pour  moi  comme  pour  Arthur,  la 
région  de  l'impalpable.  C'est  sans  doute  un  fort  bel  emblème  que  ce 
nuage  immense  au-dessus  duquel  Arthur  entrevoit  le  vaste  front  im- 
muablement serein  du  Destin-Nature,  «  qui  de  ses  mains  invisibles  fa- 
çonne incessamment  avec  le  néant  de  la  mort  les  multiples  pompes  de 
la  vie,  reprend  la  matière  d'où  l'esprit  a  fui,  soumet  à  des  lois  les  élé- 
mens en  lutte,  et  fait  entrer  chaque  atome  coordonné  dans  des  formes 


UN  POETE  EPIQUE  MODERNE  EN   ANGLETERRE. 

nouvelles.  »  En  nous  représentant  sous  cette  figure  la  nécessité  provi- 
dentielle et  les  lois  naturelles  de  l'univers,  cette  fatalité  qui  est  dans 
l'homme  autant  que  hors  de  lui,  M.  Bulwer  a  ingénieusement  symbo- 
lisé les  plus  hautes  conceptions  de  la  raison  moderne.  Mais  que  signifient 
l'apparition  de  Caradoc,  et  celle  de  la  conscience  du  jeune  roi,  et  cette 
épouse  promise  qu'il  doit  rencontrer  sur  le  seuil  du  néant?  Dans  son 
ensemble,  l'épisode  du  tombeau  voudrait-il  dire  que  c'est  le  mépris  de 
la  mort  qui  fait  le  héros,  l'homme  fort  doué  du  privilège  d'immorta- 
lité; qu'en  tenant  toujours  les  yeux  fixés  sur  sa  conscience,  on  apprend 
à  nier  le  néant,  à  regarder  la  mort  comme  un  vain  mot,  et  qu'armé 
de  cette  conviction  on  conquiert  la  puissance  (  représentée  par  Gene- 
viève) d'engendrer  des  actes  dont  l'influence  s'exercera  jusqu'à  la  fin 
des  temps  sur  le  monde?  Ce  n'est  là  qu'une  hypothèse  que  je  hasarde, 
et  j'en  pourrais  imaginer  plus  d'une  autre  tout  aussi  probable;  cela 
seul  ne  condamne-t-il  pas  le  symbolisme  du  poète?  Bien  plus,  cela 
n'accuse-t-il  pas  quelque  peu  de  puérilité  cet  art  allégorique  qui  se 
donne  pour  but  de  déguiser  des  pensées?  M.  Bulwer  a  voulu  repro- 
duire le  spiritualisme  des  légendes  et  de  la  mythologie  du  Nord.  Je 
crains  bien  qu'il  n'ait  reproduit  que  l'idéalisme  de  ces  longs  poèmes 
allégoriques  qu'on  pourrait  appeler  le  bel  esprit  du  moyen-âge.  Avec 
leur  tempérament  observateur,  les  races  septentrionales  ont  toujours 
été  sous  le  coup  des  forces  mystérieuses  du  grand  tout,  et  naturelle- 
ment leurs  sensations  ont  cherché  à  se  revêtir  de  formes  sensibles;  mais, 
de  même  qu'il  y  a  des  allégories  qui  sont  la  traduction  la  plus  sincère 
d'une  impression,  il  y  en  a  d'autres  qui  sont  seulement  des  paraphrases 
sous  lesquelles  des  idées  jouent  pour  ainsi  dire  au  jeu  de  l'imagination. 
11  suffit,  je  crois,  d'avoir  dégagé  de  ses  voiles  le  sens  caché  du  Roi 
Arthur  pour  montrer  que  c'est  précisément  la  conception  métaphy- 
sique qui  a  été  le  point  de  départ  de  l'écrivain.  L'idée  a  suggéré  les 
incidens,  et  les  détails  n'ont  été  que  des  conséquences  logiquement 
déduites  de  la  pensée  première.  Voilà  donc  où  en  arrive  M.  Bulwer. 
La  poésie  n'est  pour  lui  qu'un  moyen  d'énoncer  des  jugemens,  dédire 
ce  que  la  prose  dit  sans  détours,  mais  de  le  dire  autrement,  d'orner, 
en  un  mot,  des  conceptions.  Ses  derniers  romans  nous  l'avaient  mon- 
tré cédant  de  plus  en  plus  au  besoin  de  généraliser,  de  personnifier 
ses  théories  sur  l'humanité  pour  les  faire  vivre  de  leur  vie  abstraite  au 
milieu  des  figures  plus  réelles  et  plus  caractérisées  où  se  résumaient 
les  traits  aperçus  par  lui  dans  telles  ou  telles  individualités.  Mainte- 
nant il  ne  se  contente  plus  de  quelques  types  symboliques,  il  écrit  tout 
un  long  poème  pour  ne  mettre  en  scène  que  des  abstractions.  C'est  là 
seulement,  si  l'on  veut,  une  exagération  accidentelle  de  ses  tendances; 
mais  l'exagération  même  ne  sert  qu'à  nous  mieux  donner  la  clé  de 
tout  son  talent,  de  tout  son  passé  littéraire.  Que  M.  Bulwer  aime  Pope 


070  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

et  Dryden,  nous  n'avons  plus  à  nous  en  étonner;  qu'il  se  soit  raillé 
de  Keats  et  de  Wordsworth,  rien  de  plus  aisé  à  comprendre.  «  Même 
dans  un  chant  d'amour,  s'écrie  l'auteur  du  Nouveau  Timon,  l'homme 
doit  écrire  pour  des  hommes.  Loin  de  moi  les  notes  empruntées,  les 
roucoulemens  à  la  mode,  plus  puérils  que  Wordsworth ,  plus  bril- 
lantes que  Keats;  loin  de  moi  les  pots-pourris  pastoraux  qui  font  tinter 
aux  oreilles  assoupies  des  airs  tennysonniens  (1).  »  Une  pareille  cri- 
tique est  bien  absolue.  En  la  lançant,  il  est  clair  pour  moi  que  M.  Bul- 
wer  a  été  sincère  :  je  doute  qu'il  ait  été  fort  prudent.  Il  ne  faut  pas 
l'oublier,  le  monde  réel  ne  se  compose  pas  seulement  de  ce  que  l'es- 
prit peut  y  avoir  perçu  et  compris.  Une  femme  aimée  n'est  pas  tout 
entière  dans  ses  contours,  sa  couleur  et  son  poids;  c'est  bien  aussi 
un  élément  authentique,  une  partie  positive  de  son  être,  que  \eje  ne 
sais  quoi  qui  fascine  et  trouble  celui  qui  l'aime.  M.  Bulwer  ne  s'est  pas 
assez  souvenu  de  cette  vérité.  Présentée  sous  une  autre  forme,  sa  bou- 
tade signifie  simplement  qu'il  n'a  pas  éprouvé  ce  que  Wordsworth, 
Keats  et  Tennyson  ont  exprimé;  que,  pour  lui,  n'existent  pas  les  élec- 
tricités et  les  invisibles  agens  capables  de  produire  chez  certaines  or- 
ganisations les  sensations  particulières  dont  se  sont  inspirés  ces  trois 
poètes.  De  la  sorte  il  nous  a  lui-même  fait  toucher  du  doigt  les  limites 
de  son  individualité  poétique.  Nous  savons  pourquoi  sa  manière  de 
sentir  la  nature  est  rarement  neuve  :  c'est  qu'il  est  abstrait  et  systéma- 
tique comme  on  ne  l'est  guère  d'ordinaire  que  dans  le  Midi;  c'est  qu'il 
est  de  ceux  qui  marchent  enveloppés  des  idées  qu'ils  se  font  des  choses 
et  qui  emploient  leur  activité  à  combiner  ces  conceptions  de  mille  ma- 
nières et  à  en  déduire  les  conséquences,  au  lieu  de  l'employer  à  ob- 
server les  choses  elles-mêmes,  à  entrer  en  contact  direct  avec  elles.  Il 
peut  avoir  et  il  a  eu  en  effet  sa  valeur  à  lui,  son  genre  spécial  d'origi- 
nalité; mais  ses  mérites  n'ont  rien  de  commun  avec  ceux  du  poète 
instinctif,  de  ce  naïf  observateur  qui  sans  cesse  déchire  le  voile  des  ap- 
parences sous  lesquelles  sa  raison  est  habituée  à  se  représenter  l'uni- 
vers, et  qui,  en  se  mettant  ainsi  en  rapport  immédiat  avec  la  réalité 
même,  acquiert  parfois  le  don  d'exprimer  ce  que  toute  idée  nouvelle  ne 
fait  jamais  qu'interpréter  :  des  impressions  jusque-là  inobservées  et 
inexpliquées,  des  influences  exercées  par  des  propriétés  naturelles  en- 
core indéfinies  et  indéfinissables  pour  la  science. 

Ce  n'est  pas  à  dire  cependant  que  M.  Bulwer  n'ait  pas,  lui  aussi,  des 
cordes  sonores  qui  envoient  des  vibrations  émues  plutôt  que  des  pen- 
sées. Chose  à  noter,  il  possède  précisément  cette  espèce  d'enthousiasme 
qui  distingue  presque  toujours  les  organisations  où  domine  la  faculté 


(t)  Alfred  Tennyson;  voye*,  sur  ce  poète,  l'article  de  M.  Forgues  dans  la  Revue  du 
1«  raai  iSW. 


UN   POÈTE  ÉPIQUE   MODERNE   EN   ANGLETERRE.  971' 

raisonneuse,  et  qu'avaient  à  un  si  haut  point  tous  nos  radicaux  et  nos 
idéologues  du  xvme  siècle.  Il  a  le  culte  de  l'homme  :  il  croirait  volon- 
tiers que  la  raison  humaine  est  plus  maîtresse  que  Dieu  des  destinées  du 
monde.  Chez  lui  seulement,  ce  n'est  pas  l'humanité  en  général  qui  est 
l'objet  de  cette  admiration  un  peu  présomptueuse.  Ce  qu'il  glorifie  et  ce 
qui  lui  inspire  une  vénération  permanente,  c'est  la  supériorité  indivi- 
duelle, la  grandeur  de  l'espèce  humaine  dans  le  héros,  le  conducteur 
d'hommes.  Chaque  fois  qu'il  évoque  l'idée  de  cette  aristocratie  spiri- 
tuelle, —  chaque  fois  qu'il  parle  de  Merlin  ou  de  Caradoc,  la  pensée  et  la 
poésie  qui  veillent  sur  un  peuple,  —  son  style  prend  une  franchise  et  une 
animation  inaccoutumées.  Plus  de  froides  combinaisons  de  mots,  plus 
de  souci  de  toilette.  Du  fond  de  son  être  jaillit  une  émotion  qui  tire  au 
plus  court  et  veut  s'exprimer  tout  entière.  Le  Nord  et  ses  mers  de  glace 
lui  ont  aussi  inspiré  des  vers  tout  palpitans.  Il  a  été  fier  de  ses  ancêtres, 
les  rois  de  la  mer,  et  il  a  trouvé  spontanément  des  images  vivantes 
pour  nous  peindre  cette  impitoyable  nature  qui  a  enseigné  à  sa  race 
l'indomptable  énergie  d'une  volonté  patiente.  Enfin,  quand  il  aban- 
donne l'allégorie,  il  est  souvent  pittoresque  comme  aux  meilleurs  en- 
droits de  ses  romans;  il  sait  répandre  dans  ses  tableaux  ce  quelque 
chose  d'indéfinissable  qui  fait  qu'un  homme  impose  par  sa  majesté,  ou 
qu'un  site  inspire  un  effroi  superstitieux  avant  qu'on  ait  eu  le  temps  de 
se  demander  pourquoi.  En  général  toutefois,  c'est  dans  l'imagination 
qu'est  sa  force.  Si,  en  sa  qualité  d'idéaliste,  il  songe  beaucoup  plus  à 
décider  comment  devraient  être  coordonnés  les  élémens  qui  figurent 
dans  son  idée  de  l'univers  qu'à  examiner,  suivant  le  mot  de  Shakspeare, 
s'il  n'y  a  pas  plus  de  choses  dans  l'univers  que  ne  le  pensent  les  savans,  au 
moins  a-t-il,  ce  qui  est  la  qualité  de  l'idéalisme,  une  grande  puissance 
d'invention.  C'est  pour  lui  un  jeu  de  rivaliser  [avec  les  rêves,  de  désa- 
gréger la  création  et  de  reconstruire  avec  ses  débris  des  mondes  nou- 
veaux que  nul  n'a  ni  vus  ni  soupçonnés.  Est-il  besoin  de  dire  que  ces 
royaumes  imaginaires  sont  profondément  empreints  de  sa  personna- 
lité? On  y  voit  passer  des  ombres  héroïques,  et  la  nature  y  prend  des 
proportions  colossales.  Par  malheur,  l'effet  est  toujours  un  peu  théâtral. 
Dans  les  rêves  de  M.  Bulwer,  l'instinct  qui  refait  à  son  gré  l'œuvre  de 
Dieu  est  toujours  celui  qui  domine  chez  les  poètes  du  Midi  :  l'amour 
de  la  simplification  grandiose,  de  l'abstraction  qui  résume  à  grands 
traits,  isole  certains  aspects,  certaines  forces  ou  certaines  qualités  de  la 
nature  en  supprimant  toutes  les  autres  propriétés  qui  les  limitent  dans 
la  réalité,  et  de  la  sorte  les  amplifie  sous  le  regard  jusqu'à  remplir 
l'infini.  La  grandeur  est  obtenue  ainsi  par  une  violation  de  la  loi  na- 
turelle qui  veut  que  sur  cette  terre  tout  soit  complexe  et  mélangé. 
A  l'égard  du  monde  moral,  même  système  qu'à  l'égard  du  monde 
physique.  Comme  il  nous  peint  le  type  absolu  de  l'horreur  ou  de  la 


972  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

grâce  dans  ses  paysages,  il  nous  peindra  dans  ses  héros  le  type  ab- 
solu de  la  vertu  ou  de  l'intelligence,  abstraction  faite  des  mille  élé- 
mens  qui,  dans  l'être  le  plus  vertueux  ou  le  plus  intelligent,  se  com- 
binent avec  sa  qualité  principale.  —  Du  même  coup,  il  s'efforcera  de 
caractériser  toute  une  classe  d'hommes,  toute  une  race,  toute  l'huma- 
nité; dans  un  seul  jugement,  il  cherchera  à  condenser  toute  l'histoire  et 
toute  la  philosophie.  Sous  ce  rapport  encore,  il  rappelle  beaucoup  le  ton 
sentencieux  de  nos  écrivains  du  dernier  siècle  et  les  axiomes  ronflans 
des  montagnards  de  tous  les  temps.  Son  style  est  tout-à-fait  en  har- 
monie avec  celle  prédilection  pour  les  grandes  généralisations.  11  évite 
le  mot  propre  et  précis,  tout  ce  qui  accentuerait  trop,  tout  ce  qui  mettrait 
sous  nos  yeux  un  objet  dans  ce  qu'il  a  de  particulier  à  lui  seul,  un  sen- 
timent dans  ce  qui  en  fait  l'impression  d'un  homme  et  non  d'un  autre. 
Avec  lui,  en  un  mot,  on  n'est  plus  sur  la  terre,  on  n'est  plus  entouré 
de  réalités.  Le  spécial  et  l'individuel  sont  anéantis;  il  ne  reste  devant 
l'esprit  que  les  modèles  généraux,  les  prototypes  imaginaires  des  va- 
riétés individuelles. 

De  tout  cela,  que  conclure?  Que  M.  Bulwer  est  un  poète  de  l'école 
classique.  Si  modernes  que  soient  les  matériaux  de  son  poème  et  même 
de  ses  pensées,  sa  manière  de  les  mettre  en  œuvre,  sa  poétique  surtout, 
sont  fort  analogues  au  système  de  composition  des  Latins  dans  l'anti- 
quité, des  Français  et  des  Italiens  depuis  la  renaissance.  L'art  vers  le- 
quel il  incline  n'est  nullement  cet  art  naïf  qui,  de  tout  temps,  a  attiré 
les  races  germaniques,  et  qui  n'est  que  l'expression  sincère  et  forte- 
ment précisée  des  impressions  et  des  conceptions  de  l'homme  indivi- 
duel. Loin  de  là,  sa  pente  l'entraîne  vers  cet  autre  art,  essentiellement 
systématique  et  habile,  qui  consiste  à  embellir  le  vrai  (c'est-à-dire  les 
idées  que  l'esprit  s'en  forme),  à  satisfaire,  sans  le  fatiguer,  le  jugement 
'  en  ne  représentant  que  les  élémens  qu'il  est  habitué  à  percevoir  dans 
les  choses,  mais  à  les  grouper  et  à  les  disposer  suivant  d'autres  lois 
que  celles  de  la  nature.  Lui  aussi,  comme  s'il  avait  du  sang  gallo- 
romain  dans  les  veines,  il  trouve  un  charme  secret  à  protester  contre 
la  réalilé  en  cherchant  à  faire  mieux  qu'elle.  Somme  toute,  il  a  beau- 
coup d'analogie  avec  Chateaubriand.  Pour  lui,  le  beau  est  toujours 
l'idéal,  le  doux  mensonge,  comme  le  grand  style  est  toujours  la  dic- 
tion d'apparat,  le  langage  solennel,  l'expression  qui  n'exprime  pas  seu- 
lement ce  que  Ton  veut  dire,  qui  traduit  en  même  temps  le  désir  de 
bien  dire  et  le  talent  de  dire  autrement  que  tous  ce  que  tous  ont  pu 
penser. 

Cette  poésie  est-elle  bien  celle  de  l'avenir?  Je  ne  le  crois  pas,  et  il 
me  semble  en  tout  cas  que  les  symboles  et  la  fable  que  M.  Bulwer  a 
voulu  donner  pour  parure  à  la  philosophie  de  nos  jours  n'étaient  nul- 
lement faits  pour  lui  servir  de  vêtement.  Son  poème,  nous  dit-il,  a  été 


UN   POÈTE   ÉPIQUE   MODERNE   EN   ANGLETERRE.  973 

conçu  il  y  a  vingt  ans,  c'est-à-dire  à  l'époque  du  mouvement  roman- 
tique. On  était  alors  au  plus  fort  de  la  réhabilitation  du  moyen-âge.  A 
force  de  généraliser,  de  fixer  la  valeur  absolue  des  choses,  de  décréter 
ce  qui  était  le  beau  pour  tous,  le  juste  pour  tous,  le  raisonnable 
pour  tous,  en  un  mot  ce  que  tous  devaient  voir,  penser  et  sentir,  le 
xvme  siècle  avait  si  bien  réduit  les  individus  à  être  uniquement  des 
hommes  en  général,  que  c'était  de  toutes  parts  une  véritable  fureur 
pour  échapper  à  ses  axiomes  et  protester  contre  ses  règles  générales. 
En  Allemagne,  en  Angleterre,  en  France,  toutes  les  voix  s'écriaient: 
Non,  nous  ne  sommes  pas  seulement  des  hommes,  nous  sommes  des 
Allemands,  des  Français,  des  Anglais,  des  chrétiens  et  des  hommes  du 
xixe  siècle.  L'école  historique  de  Savigny,  les  romans  et  les  poèmes  de 
Walter  Scott  et  de  Southey,  les  travaux  de  Niebuhr  et  de  MM.  Guizot 
et  Thierry,  furent  autant  de  symptômes  de  cette  réaction.  Les  histo- 
riens revinrent  aux  sources  originales,  et  s'appliquèrent  à  faire  res- 
sortir dans  les  actes  des  anciennes  générations  les  preuves  et  les  ma- 
nifestations de  tout  un  système  d'idées,  d'instincts  et  de  sentimens  qui 
n'avaient  rien  de  commun  avec  la  raison  de  l'homme-type  décrété  tout 
d'une  pièce.  De  son  côté,  la  poésie  se  plut  à  prendre  pour  héros  des 
Goths  et  des  Vandales,  à  exhumer  la  littérature  sanscrite,  les  Nie- 
beli/ngen,  l'art  du  moyen-âge,  comme  autant  de  pièces  justificatives 
contre  les  systèmes  du  xviue  siècle.  Ce  fut  là  une  révolution  fort  sé- 
rieuse, beaucoup  plus  sérieuse  qu'on  ne  l'a  cru  peut-être.  Pour  ma 
part,  je  serais  tenté  d'y  voir  un  fait  historique  presque  aussi  important 
que  le  protestantisme.  Le  rationalisme  de  l'antiquité  romaine,  remis 
en  honneur  par  la  renaissance,  venait  de  donner  sa  mesure,  et  l'Eu- 
rope le  traînait  sur  la  claie.  C'était  le  monde  moderne  qui,  une  fois 
encore,  changeait  de  voie  et  reniait  ses  systèmes.  Malheureusement, 
s'il  devait  sortir  de  ce  mouvement  des  résultats  sérieux,  il  en  sortit 
aussi  bien  des  enfantillages.  Le  moyen-âge  devint  une  mode;  on  s'en 
fit  des  joujoux,  surtout  en  Allemagne.  Avec  Tieck  et  Owerbeck,  la  lit- 
térature et  la  peinture  rivalisèrent  d'affectation  pour  imiter  la  gaucherie 
des  maîtres  primitifs,  pour  calquer,  dans  les  vieilles  légendes  et  les  vieux 
tableaux,  tout  cejqu'ils  avaient  de  plus  suranné  et  de  plus  contraire  au 
développement  moderne.  Bref,  l'Allemagne  se  laissa  égarer  par  sa  gal- 
lophobie.  Parce  que  l'ascétisme  du  moyen-âge,  c'est-à-dire  le  catholi- 
cisme germanisé  par  les  barbares,  se  rapprochait  plus  de  sa  manière 
de  sentir  que  la  philosophie  et  l'art  classiques  avec  leur  plan  géomé- 
trique de  l'univers,  elle  s'imagina  qu'elle  était  mystique  et  féodale  à  la 
manière  du  xme  siècle,  à  peu  près  comme  les  premiers  écrivains  de  la 
restauration  se  crurent,  en  France,  d'ardens  catholiques  par  haine  pour 
les  doctrines  de  la  révolution. 
Que  le  poème  d'Arthur  ait  été  inspiré  par  ce  qu'il  y  avait  de  moins 


974  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

viable  dans  cette  réaction,  cela  me  paraît  évident.  Si  au  moins  il  avait 
paru  au  moment  de  la  lièvre  générale,  il  aurait  eu,  jusqu'à  un  certain 
point,  sa  raison  d'être,  et  il  y  eût  probablement  beaucoup  gagné,  car 
à  cette  époque  les  enthousiasmes  du  jour  auraient  dominé  plus  com- 
plètement le  poète;  son  esprit  se  fût  fait  naïf  aussi  bien  et  en  môme 
temps  que  son  imagination,  et  de  la  sorte  la  création  de  M.  Bulwer 
aurait  formé  un  tout  homogène.  Depuis  lors,  bien  des  années  se  sont 
écoulées  :  l'intelligence  de  l'écrivain  a  subi  l'empire  des  circonstances; 
elle  s'est  laissé  aller  à  de  nouveaux  sujets  de  réflexion.  De  sa  concep- 
tion première,  M.  Bulwer  n'a  guère  conservé  qu'une  fable  chevale- 
resque, et  il  se  trouve  qu'il  a  enveloppé  les  tristesses  du  xixe  siècle 
dans  les  rêveries  et  les  badinages  du  moyen-âge.  Cet  antagonisme  entre 
sa  philosophie  et  ses  symboles  l'a  forcément  précipité  dans  tous  les 
défauts  du  pastiche.  Son  héros  a  toute  la  raison  de  notre  temps,  et  il  se 
meut  sans  la  moindre  surprise  au  milieu  d'un  monde  fantastique  qui 
ne  représente  nullement  les  idées  qu'un  pareil  homme  eût  pu  se  faire 
de  la  nature.  Merlin  n'est  plus  le  sorcier  du  moyen-âge  en  rapport 
avec  les  esprits  de  ténèbres  :  c'est  le  sage  vieillard,  le  voyant,  l'emblème 
de  la  pensée,  qui  découvre  les  secrets  impénétrables  à  l'œil  du  vul- 
gaire, et  cependant  il  invoque  les  génies  et  donne  aux  paladins  d'Arthur 
des  bagues  et  des  anneaux  enchantés  pour  leur  servir  de  guide.  Chaque 
personnage  du  poème  semble  ainsi  un  assemblage  de  fragmens  em- 
pruntés à  des  êtres  différens;  ses  actes  ne  sont  pas  la  mise  en  œuvre  de 
ses  conceptions;  ses  instincts  ne  sont  pas  l'effet  produit  sur  lui  par  les 
choses  avec  lesquelles  il  a  commerce.  L'écrivain  lui-même,  tel  qu'il  se 
reflète  dans  sa  composition,  ne  semble  pas  être  un  seul  homme.  En  le 
lisant,  on  est  mal  à  l'aise,  comme  devant  une  grave  intelligence  qui 
déroge  ou  devant  une  gaieté  qui  ne  sait  pas  être  gaie.  A  chaque  instant, 
on  serait  tenté  de  lui  dire  :  Vous  avez  des  pensées  qui  méritent  d'être 
écoutées;  prenez  donc  un  langage  sérieux  pour  exprimer  des  réflexions 
que  les  esprits  sérieux  peuvent  seuls  comprendre. 

Étrange  anomalie!  à  l'époque  de  la  révolution  romantique,  comme 
en  1848,  l'Angleterre  seule,  en  Europe,  paraît  avoir  conservé  son  sang- 
froid,  et  c'est  en  Angleterre  qu'un  homme  de  talent  vient  aujourd'hui 
sacrifier  à  des  illusions  dès  long-temps  oubliées,  lorsque  les  esprits 
ont  eu  partout  le  temps  de  se  calmer,  lorsque,  dans  son  pays  surtout, 
ils  sont  plus  que  jamais  entraînés  vers  de  nouvelles  régions.  Dès  le 
principe,  je  le  répète,  la  question  ne  fut  nulle  part  mieux  posée  que 
chez  nos  voisins.  Bien  que  Walpole,  Percy  et  Macpherson  eussent  des 
premiers  tenté  la  réhabilitation  du  passé,  le  romantisme,  sur  le  sol 
britannique,  ne  perdit  jamais  de  vue  son  but  pratique  et  positif.  Tandis 
que  l'Allemagne  ne  s'émancipait  des  règles  classiques  que  pour  s'as- 
servir aux  formes  du  moyen-âge,  tandis  que  la  France  se  passionnait 


UN   POÈTE  ÉPIQUE  MODERNE   EN   ANGLETERRE.  975 

pour  une  croisade  dirigée,  après  tout,  contre  elle,  l'Angleterre  se  borna 
à  réclamer  la  liberté  du  sens  propre  contre  l'absolutisme  de  la  raison 
commune.  Dans  la  lutte  qui  s'engagea  chez  elle,  il  n'y  eut  en  présence 
que  le  passé  et  l'avenir  :— d'un  côté,  le  xvme  siècle  avec  son  radicalisme, 
son  art  classique,  son  culte  des  idées  et  des  principes,  en  un  mot  le  vieil 
idéalisme  qui  prétendait  immobiliser  les  conceptions'de  l'intelligence, 
c'est-à-dire  proscrire  à  la  fois  le  progrès  et  l'originalité  individuelle 
en  définissant  tout  ce  qu'il  voyait  dans  l'univers  et  en  disant  :  C'est  là 
tout;— de  l'autre  côté,  l'esprit  nouveau,  l'esprit  de  découverte  et  d'expé- 
rimentation, l'individualisme  réclamant  pour  chacun  le  droit  de  voir 
par  lui-même,  d'avoir  son  goût  à  lui,  de  tirer  ses  idées  de  ses  percep- 
tions et  d'aimer  ce  qui  lui  plaisait.  Byron  était  alors  dans  sa  gloire.  On 
sait  déjà  qu'on  s'était  laissé  éblouir  par  son  talent.  On  a  cru  qu'il  re- 
présentait l'avenir,  et  il  n'était  qu'un  prolongement  du  passé,  l'agonie 
plutôt  de  l'ancien  rationalisme,  qui  ne  croyait  plus  à  ses  premières 
illusions,  mais  qui  ne  pouvait  encore  les  oublier  ni  se  résigner  à  ac- 
cepter la  réalité  telle  qu'elle  était.  Maintenant  il  n'est  plus  guère  pos- 
sible d'en  douter,  l'avenir,  au  lieu  d'être  avec  lui,  était  avec  Words- 
worth,  avec  les  lakistes  tant  raillés,  avec  Wal ter  Scott  et  le  pauvre 
Keats,  avec  tous  ceux  enfin  qui  combattaient  pour  le  vieux  naturalisme 
germanique,  qui,  durant  le  moyen-âge,  avait  inoculé  le  mysticisme  de 
saint  Augustin  dans  les  croyances  catholiques,  qui  plus  tard  avait  re- 
paru dans  la  théorie  protestante  de  la  grâce,  plus  tard  encore  dans 
Bacon,  Bentham  et  Adam  Smith.  Quelles  que  soient  les  destinées  ré- 
servées à  l'esprit  nouveau,  au  moins  est-il  certain  qu'en  ce  moment 
l'Angleterre  lui  appartient  corps  et  ame.  —  Au  parlement,  le  règne 
des  grands  partis,  l'époque  des  Chatham,  des  Burke  et  des  Sheridan,  a 
fait  place  à  une  politique  toute  pratique  et  toute  dominée  par  les  exi- 
gences des  faits.  L'industrie  et  la  science  vont  à  pleines  voiles  à  la  réa- 
lité; la  littérature  suit  la  même  voie.  L'instinct  qui  a  remporté  la  vic- 
toire, c'est  le  besoin  de  toujours  apprendre,  de  toujours  expérimenter. 
Le  dédain  des  théories  est  à  son  comble.  La  plupart  des  poètes  mar- 
chent sur  les  traces  de  Wordsworth  :  comme  Thackeray  et  Dickens, 
comme  tous  les  peintres,  ils  sont  réalistes  et  naïfs,  spiritualistes  et  po- 
sitifs. Qu'on  ne  s'étonne  pas  de  trouver  ces  mots  accouplés  :  les  artistes 
naïfs  sont-ils  autre  chose  que  des  expérimentateurs  qui  observent  sans 
cesse,  s'approchent  de  tout  ce  qu'ils  rencontrent  et  passent  leur  vie 
à  étudier  l'effet  que  produisent  en  eux  les  moindres  particularités  du 
monde  réel,  au  lieu  de  la  passer  à  se  construire  un  idéal,  en  combi- 
nant de  mille  manières  leurs  conceptions,  c'est-à-dire  les  interpréta- 
tions données  depuis  long-temps  par  la  raison  à  des  perceptions  tra- 
ditionnelles? Tous  les  poètes  anglais  ne  sont  pas  des  lakistes,  je  le  sais; 


976  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

mais  les  plus  spéculatifs  d'entre  eux,  MM.  Browning  (I),  Bailey,  Reade, 
par  exemple,  n'en  sont  pas  plus  portés  vers  l'idéalisme  que  nous  con- 
naissons. Ils  sont  plus  méditatifs  que  systématiques.  Ils  songent  peu  à 
juger,  à  décider  comment  le  monde  devrait  être  fait;  ils  cherchent  plu- 
tôt à  concevoir  comment  il  est  fait.  De  même  que  les  anciens  mystiques, 
ils  sont  portés  à  voir  partout  la  Providence  divine,  à  pressentir  dans  les 
lois  de  la  création  l'action  incessante  d'une  volonté  irrésistible  et  d'une 
intelligence  infaillible  devant  lesquelles  le  sage  ne  peut  que  s'efforcer 
de  comprendre,  admirer  et  se  soumettre.  Leur  philosophie,  pour  tout 
dire  en  un  mot,  n'est  pas  du  rationalisme,  mais  du  supernaturalisme  na- 
turel, suivant  le  mot  de  Carlyle,  qui  est  leur  père  spirituel  à  tous. 

Ainsi ,  en  Angleterre,  un  des  principaux  résultats  de  la  révolution 
romantique  a  été  de  détrôner  la  poésie  intellectuelle,  celle-là  même  à 
laquelle  est  revenu  l'auteur  du  Moi  Arthur,  et  en  écrivant  son  poème 
allégorique,  en  exprimant  des  jugemens  sous  les  emblèmes  d'une  lé- 
gende, M.  Bulwer  me  paraît  s'être  mis  doublement  en  désaccord  avec 
son  époque.  Il  a  emprunté  à  la  nouvelle  école  ce  qui  était  seulement 
un  accident  de  ses  débuts,  une  erreur  de  jeunesse,  et,  dans  des  formes 
déjà  vieilles,  et  qu'elle-même  a  reniées,  il  a  tenté  de  faire  revivre  l'es- 
prit d'un  idéalisme  qu'elle  a  tué,  je  dirai  plus,  qui  se  refusait  à  subir 
un  tel  vêtement.  La  contradiction,  du  reste,  est  partout  chez  l'écrivain; 
elle  est  au  fond  même  de  sa  nature.  En  lui  se  trouvent  réunis  les  idées 
du  Nord  et  le  procédé  intellectuel  du  Midi,  ses  goûts  plutôt.  Il  sait  ce 
qu'on  ne  peut  apprendre  qu'en  regardant  de  près,  en  étudiant  les  réa- 
lités avec  le  culte  instinctif  que  les  Germains  ont  toujours  eu  pour  la 
nature,  et  il  a  l'amour  de  l'absolu  et  de  l'universel,  comme  ceux-là  qui 
se  contentent  de  regarder  de  loin  et  tiennent  en  grand  dédain  le  réel. 
Son  intelligence,  sans  doute,  est  à  la  hauteur  du  siècle  :  bien  plus,  il  a  de 
la  verve,  le  secret  d'émouvoir,  le  respect  de  la  supériorité  individuelle, 
le  sentiment  des  joies  et  des  douleurs  comme  de  toutes  les  influences 
qui  peuvent  faire  frémir  les  fibres  passionnées  de  l'homme  de  nos 
jours;  en  un  mot,  il  possède  une  grande  partie  des  facultés  instinctives 
dont  la  réunion  pourrait  faire  d'un  écrivain  le  poète  de  l'Angleterre 
moderne;  mais  en  même  temps  qu'il  se  rattache  ainsi  par  tant  de  points 
au  développement  des  esprits  les  plus  mûrs,  l'art  qui  le  séduit  est 
toujours  cet  art  épris  de  grossissement  et  d'exagération  qui  ne  fascine 
guère  que  la  jeunesse  :  l'âge  où  l'on  se  plaît  à  jeter  le  gant  à  la  né- 
cessité, et  où  l'on  ne  consulte  que  ses  désirs  sans  s'inquiéter  s'ils  restent 
dans  les  limites  du  possible.  —  Bref,  à  toutes  les  qualités  de  M.  Bul- 
wer se  joignent  une  tendance  à  généraliser  et  une  préoccupation  de 

{!)  Voyez  sur  Browning  la  Revue  du  15  août  1847. 


UN   POÈTE  ÉPIQUE  MODERNE  EN   ANGLETERRE.  977 

l'effet  qui  me  paraissent  l'avoir  complètement  éloigné  des  voies  de 
l'avenir. 

Si  je  ne  me  trompe,  nous  avons  dépassé  l'état  moral  où  la  poésie 
pouvait  être  le  talent  d'orner  la  vérité.  En  littérature  comme  en  tout, 
il  faut  que  le  mensonge  et  l'adresse  fassent  place  à  la  sincérité,  et  cela 
par  la  simple  raison  que  les  hommes  ne  se  laissent  plus  prendre  à  ces 
artifices.  Quand  le  lecteur  est  assez  clairvoyant  pour  reconnaître  le 
vrai  sous  l'idéal,  la  pensée  sous  sa  parure,  le  poète  qui  vise  à  bien  dire 
ou  à  corriger  la  réalité  devient  pour  lui  une  sorte  de  prestidigitateur 
qui  l'insulte  presque  en  croyant  pouvoir  l'éblouir.  L'empire  des  mots 
a  beau  être  immense,  on  finira  par  déchirer  le  prestige  derrière  lequel 
se  cache  la  présomption  qui  se  croit  capable  de  mieux  faire  que  Dieu. 
Un  jour  viendra,  je  l'espère,  où  l'on  emploiera  une  nouvelle  méthode 
critique  pour  apprécier  les  divers  systèmes  poétiques  ou  philosophi- 
ques, et  on  s'apercevra  alors  que  les  uns  comme  les  autres  ne  se  divi- 
sent guère  qu'en  deux  classes  ou  écoles,  l'école  idéaliste  et  l'école  ex- 
périmentale, celle  qui  procède  par  synthèse  et  celle  qui  procède  par 
analyse;  —  la  première,  qui  traite  l'art  comme  le  radicalisme  a  voulu 
traiter  la  société,  qui  commence,  de  prime-saut,  par  concevoir  ce  que 
doit  être  la  poésie  en  général  ou  telle  composition  en  particulier,  et 
qui,  sa  conception  posée,  se  borne  à  en  déduire  les  conséquences;  — 
la  seconde,  qui  suit  une  voie  toute  contraire,  qui,  au  lieu  de  décider  à 
priori  à  quelles  conditions  doivent  satisfaire  une  bonne  philosophie  ou 
une  bonne  épopée,  ne  cesse  d'étudier  ce  que  les  choses  sont  et  peuvent 
être,  d'observer  quel  effet  elles  peuvent  produire  sur  une  ame  d'homme, 
d'amasser  enfin  jour  par  jour  de  nouvelles  impressions  et  de  nouvelles 
perceptions  pour  les  laisser  librement  s'associer,  se  mettre  d'accord  et 
former  ainsi  sa  conception,  poème  ou  système  philosophique.  L'expé- 
rience a  déjà  démontré  où  conduisait  la  première  de  ces  méthodes, 
quand  on  l'appliquait  à  l'organisation  des  sociétés  :  sans  doute  nous 
arriverons  à  reconnaître  qu'appliquée  à  l'organisation  d'une  œuvre 
littéraire,  elle  n'aboutit  qu'à  immobiliser  l'art  et  à  mettre  le  beau 
théorique  en  contradiction  avec  le  beau  pratique,  le  don  de  plaire. 
Les  regrets  sont  superflus;  c'en  est  fait  de  la  poétique  de  l'Arioste,  c'en 
est  fait  même  de  celle  d'Homère.  La  littérature  ne  peut  être  un  badi- 
nage  qu'aux  époques  où  l'instinct  dominant  est  le  besoin  de  badiner. 
Le  beau  ne  peut  consister  dans  les  grandes  généralisations  qu'aux  épo- 
ques où  l'intelligence  a  seulement  commerce  avec  les  grands  traits  des 
choses.  Si  chacun  des  héros  du  vieil  Homère  est  un  type  qui  résume 
toute  une  catégorie  d'êtres  humains,  c'est  que  ses  yeux  voyaient  comme 
il  a  peint.  11  a  mis  dans  ses  portraits  tout  ce  qui  l'avait  frappé;  il  a  été 
sincère  :  que  nos  poètes  le  soient  comme  lui.  De  tout  temps,  pour  que 


978  REVUE  DES  DEUX  MONDES; 

la  poésie  s'empare  des  âmes,  il  faut  qu'elle  fasse  entrer  dans  son  image 
de  l'univers  tout  ce  qui,  dans  l'univers,  a  puissance  d'agir  d'une  ma- 
nière ou  d'une  autre  sur  les  hommes  auxquels  elle  s'adresse.  L'admi- 
ration n'est  que  la  joie  de  l'esprit  qui  s'écrie  :  Oui,  c'est  bien  cela. 

Un  peu  de  réflexion  avait  éloigné  l'art  de  la  naïveté;  beaucoup  de 
réflexion  l'y  ramènera,  je  crois.  Après  les  Grecs,  qui  ont  chanté  d'in- 
stinct, sont  venus  les  Latins,  qui  se  sont  faits  les  législateurs  du  Par- 
nasse, comme  après  l'enfance  spontanée  vient  la  jeunesse  tout  affir- 
mative, qui  croit  que  sa  raison  peut  tout  comprendre,  et  que  hors  de  ce 
qu'elle  comprend,  il  n'y  a  absolument  plus  rien.  Grâce  à  Dieu,  les 
hommes,  les  races  vieillissent;  avec  le  temps,  on  finit  par  voir  que  l'on 
est  impuissant  à  tout  voir,  que  dans  la  poésie,  par  exemple  (c'est-à-dire 
dans  l'art  d'émouvoir),  il  entre  quelque  chose  de  plus  que  tout  ce  que 
l'esprit  peut  percevoir,  concevoir  et  réduire  en  recettes,  quelque  chose 
d'indéfinissable  qui  est  précisément  le  don  d'émouvoir,  et  que  ce  don-là, 
la  nature  seule  en  a  le  secret. 

A  vrai  dire  aussi,  nous  sommes  bien  vieux  pour  nous  amuser  du 
plus  ou  moins  d'adresse  avec  lequel  un  homme  est  capable  d'orner  la 
vérité.  Le  moindre  vers  qui  exprime  sincèrement  une  émotion  sincère 
est  un  renseignement  psychologique  digne  d'intéresser  les  plus  graves 
esprits.  Tout  ce  qui  nous  aide  à  mieux  connaître  les  sensations  que 
nous  pouvons  éprouver  ne  nous  fait-t-il  pas  avancer  dans  l'étude  des 
seules  données  qui  nous  permettent  de  nous  former  une  idée  du  monde 
et  de  nous-mêmes?  Une  ballade  de  Wordsworth,  une  strophe  où  il  nous 
exprime  son  attendrissement  à  la  vue  d'une  fleur,  d'un  idiot,  peuvent 
nous  ouvrir  toute  une  longue  perspective  d'aperçus  nouveaux,  tandis 
qu'un  poème  formé  de  conceptions  idéalisées  ne  nous  apprend  guère 
qu'une  nouvelle  manière  de  combiner  ce  que  notre  esprit  avait  déjà 
classé  et  catalogué  de  longue  date.  La  raison  est  la  science  qui  expli- 
que, coordonne  et  généralise  les  effets  produits  sur  nous  par  les  choses; 
que  la  poésie  soit  l'esprit  d'aventure  et  de  découverte  :  ce  sont  des 
émotions  qu'elle  nous  doit,  et  non  des  raisonnemens. 

J.    MlLSAND. 


L'INDUSTRIE  FRANÇAISE 


DEPUIS  LA  REVOLUTION  DE  FÉVRIER. 


Au  moment  où  l'industrie  française,  à  peine  échappée  à  d'épouvantables 
désastres,  vient  soumettre  ses  produits  à  l'épreuve  d'une  exposition  solennelle, 
il  importe  que  l'on  sache  dans  quel  état  l'a  laissée  l'ébranlement  si  profond  de 
4848.  En  quelle  proportion  les  forces  productives  du  pays  se  sont-elles  amoindries? 
Quels  ont  été  les  moyens  mis  en  oeuvre  pour  suppléer  au  mouvement  régulier 
des  transactions?  Quelles  perspectives  se  déploient  aujourd'hui  devant  la  pro- 
duction nationale?  N'y  a-t-il  pas  enfin  quelques  leçons  fécondes  à  tirer  des  mal- 
heurs mêmes  qui  l'ont  assaillie?  Ce  sont  là  autant  de  questions  qu'on  a  trop  né- 
gligées depuis  le  commencement  de  la  crise  industrielle  et  révolutionnaire,  et 
qui  appellent  cependant  la  plus  sérieuse  attention  des  économistes. 

Le  gouvernement  de  juillet  avait  imprimé  au  développement  industriel  du 
pays  une  impulsion  considérable.  A  travers  toutes  les  péripéties  de  son  histoire, 
sa  politique  intérieure  atteste  la  constante  préoccupation  de  diriger  les  activités 
individuelles  vers  la  vaste  arène  de  l'industrie.  Le  pouvoir  voyait  là  un  moyen 
pour  détourner  les  esprits  des  traditions  révolutionnaires,  toujours  si  vivaces  au 
sein  de  notre  société.  Décorations,  éloges  officiels,  places  honorifiques,  large 
part  à  l'influence  politique  et  aux  avantages  sociaux,  il  ne  négligea  rien  de  ce 
qui  pouvait  susciter  des  désirs,  provoquer  des  efforts  conformes  à  la  pensée  dont 
il  était  animé.  Son  initiative  a-t- elle  donné  naissance  à  un  mouvement  factice 
et  stérile,  ou  bien  a-t-elle  correspondu  à  un  besoin  réel  du  pays?  11  n'est  pas 
possible  de  méconnaître  que  la  France  a  suivi  son  gouvernement  dans  la  car- 
rière industrielle  avec  un  docile  empressement.  Je  n'en  voudrais  pour  preuve 
que  l'attitude  des  manufacturiers  et  du  public  aux  trois  grandes  expositions  ou- 
vertes à  Paris,  à  cinq  ans  d'intervalle,  en  1834,  1839  et  1844.  Les  fabricans  s'y 
disputent  de  plus  en  plus  l'espace  et  rivalisent  pour  accroître  l'éclat  de  ces  fêtes 


980  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

nationales  (1).  Le  public  porte  de  son  côté,  sous  les  galeries  où  sont  étalés  les 
produits  de  nos  fabriques,  une  curiosité  et  un  intérêt  qui  l'associent  étroitement 
aux  destinées  de  l'institution.  Cet  accord  persévérant,  ces  manifestations  spon- 
tanées, cet  élan  des  volontés,  ne  témoignent-ils  pas  assez  haut  que  le  pouvoir 
ne  s'était  pas  trompé  sur  les  dispositions  véritables  des  esprits?  Si  ses  vues  n'a- 
vaient eu  pour  origine  qu'un  calcul  intéressé,  si  un  rapport  intime  ne  les  avait 
pas  rattachées  aux  nécessités  de  l'époque,  la  France  ne  se  serait  point  prêtée 
aussi  complaisamment  à  une  expérience  arbitraire.  Elle  a  répondu  à  l'appel  qui 
la  pressait,  parce  qu'elle  sentait  elle-même  le  besoin  d'élargir  la  sphère  de  sa 
puissance  économique. 

L'excitation  donnée  à  l'industrie  impliquait  de  la  part  du  gouvernement  l'o- 
bligation de  favoriser  de  tout  son  pouvoir  l'écoulement  de  nos  produits  au  de- 
hors; elle  nécessitait  aussi  les  efforts  actifs  du  commerce  français  pour  exploiter 
les  débouchés  existans.  Ces  deux  conditions,  qui  ont  si  puissamment  contribué 
à  la  grandeur  commerciale  de  l'Angleterre,  se  sont-elles  également  rencontrées 
dans  notre  pays?  Le  gouvernement  de  juillet,  on  ne  saurait  le  nier  sans  injus- 
tice, avait  eu  le  sentiment  de  son  devoir  envers  l'industrie  nationale.  Une  série 
d'actes  très  nombreux  révèlent  en  luj  la  préoccupation  d'assurer  à  nos  fabriques 
des  moyens  d'écoulement.  C'était  là  le  but  des  missions  en  Perse  et  en  Chine, 
des  explorations  entreprises  sur  les  côtes  de  l'Australie  et  de  la  Nouvelle-Zélande, 
des  tentatives  un  moment  projetées  sur  un  des  îlots  de  l'archipel  Soulou,  des 
études  approfondies  exécutées  sur  la  côte  occidentale  de  Madagascar,  de  l'oc- 
cupation des  îles  Marquises  et  de  l'archipel  de  la  Société.  Pourquoi  ces  essais 
multipliés  n'ont-ils  pas  produit  les  résultats  qu'on  paraissait  en  attendre?  Le 
gouvernement  fut  gêné,  il  faut  bien  le  dire,  par  des  considérations  inhérentes 
au  système  général  de  sa  politique  extérieure.  En  face  d'un  pays  aussi  ombra- 
geux que  la  Grande-Bretagne,  quand  il  s'agit  de  son  commerce,  il  restreignit 
plus  d'une  fois  le  cercle  de  son  action,  ou  renonça  à  des  projets  déjà  conçus,  dans 
la  crainte  d'ébranler  une  alliance  qui  formait  le  pivot  de  ses  relations  étrangères. 
Tout  en  signalant  ces  mécomptes,  l'histoire  reconnaîtra  en  dernière  analyse  que 
le  gouvernement  de  juillet  a  été  pour  l'industrie  un  instituteur  éclairé  et  un 
patron  vigilant;  mais,  tandis  qu'il  travaillait  avec  une  attentive  sollicitude  à  l'é- 
ducation industrielle  de  la  France,  il  n'accordait  pas  la  même  importance  à  son 
éducation  commerciale. 

C'était  malheureusement  dans  cette  infériorité  de  la  France,  sous  le  point  de 
vue  de  l'éducation  commerciale,  que  résidait  pour  notre  industrie  même  une 
grande  cause  de  faiblesse.  Tandis  que  la  production  industrielle  était  en  voie 
de  progrès,  le  commerce  français  ne  la  secondait  qu'imparfaitement  :  il  ne 
mettait  pas  au  service  de  nos  fabriques  cette  ardeur  persévérante,  tout  à  la  fois 
réfléchie  et  audacieuse,  qui  a  si  bien  réussi  aux  négocians  anglais  et  américains. 
Le  gouvernement  de  1830  n'avait-il  aucun  moyen  d'arracher  notre  commerce  à 
cette  torpeur,  de  le  stimuler,  de  le  diriger,  de  lui  donner  sinon  l'audace,  au 
moins  les  lumières  qui  lui  manquaient?  Sans  attribuer  au  rôle  de  l'état,  en  pa- 
reille matière,  une  influence  exagérée,  nous  croyons  que  l'ignorance  et  la  timi- 

(1)  Le  nombre  des  exposans  à  l'exposition  de  1834  était  de  2,447;  en  1839,  de  3,281; 
en  184i,  de  3,919. 


l'industrie  française  depuis  février.  98i 

dite,  ces  deux  obstacles  que  rencontre  depuis  4830  notre  développement  com- 
mercial ,  pouvaient  être  combattues  plus  efficacement  qu'elles  ne  l'ont  été. 

Ainsi,  prodigieux  essor  de  l'industrie,  tentatives  répétées,  mais  généralement 
peu  fructueuses,  pour  conquérir  à  nos  produits  de  nouveaux  marchés,  langueur 
du  commerce  qui  ne  se  sent  pas  suffisamment  appuyé,  tels  sont  les  trois  aspects 
principaux  de  la  situation  économique  durant  les  dix-sept  années  antérieures  à 
la  dernière  révolution. 

L'état  stationnaire  de  nos  rapports  commerciaux ,  en  face  d'une  production 
croissante,  était  une  source  d'embarras  qui  menaçait  de  s'accroître  chaque  jour 
davantage;  il  y  en  avait  une  autre  plus  inquiétante  peut-être  dans  l'indécision 
trop  fréquente  du  pouvoir  en  face  des  problèmes  qui  naissaient  journellement 
de  l'état  industriel.  Que  cette  inaction  eût  pour  origine  la  crainte  de  heurter  tels 
ou  tels  intérêts,  nous  le  reconnaissons  avec  empressement,  et  nous  n'avons 
garde  de  blâmer  en  principe  un  sentiment  qui  s'accordait  avec  les  idées  de  mo- 
dération auxquelles  la  monarchie  de  juillet  s'efforçait  de  rester  fidèle.  L'es- 
prit d'accommodement  et  de  conciliation  est  indispensable  pour  le  gouverne- 
ment de  sociétés  aussi  complexes  que  nos  grandes  sociétés  modernes.  Un  pouvoir 
trop  entier  et  trop  raide  aurait  bientôt  succombé  devant  les  intérêts  froissés. 
Quand  on  réfléchit  à  la  diversité  des  volontés  humaines,  on  comprend  mieux 
encore  combien  il  serait  impossible,  sans  de  continuelles  transactions,  de  régler 
les  rapports  réciproques  entre  les  hommes.  L'idée  de  sacrifices  mutuels  en  vue 
d'avantages  communs  est  la  raison  même  des  sociétés.  Est-ce  à  dire  néanmoins 
qu'un  gouvernement  doive  sans  cesse  subordonner  ses  déterminations  au  désir 
irréalisable  de  satisfaire  à  toutes  les  exigences  particulières?  Équilibrer  les  grandes 
forces,  tenir  compte  des  faits  importans,  et,  en  respectant  tous  les  droits,  ne  pas 
arrêter  à  chaque  instant  sa  marche  devant  des  considérations  personnelles,  voilà 
son  rôle  et  son  devoir.  La  politique  économique  du  dernier  gouvernement  était- 
elle  d'accord  avec  ces  principes?  JN'a-t-elle  pas,  au  contraire,  offert  à  diverses 
reprises  le  spectacle  de  tàtonnemens  successifs  qui  laissaient  les  débats  s'aigrir 
et  donnaient  aux  difficultés  le  temps  de  s'amonceler?  Trop  souvent  les  moyens 
évasifs  lui  ont  servi  de  refuge.  Il  ne  suffisait  pas  d'ailleurs,  pour  assurer  l'ac- 
complissement du  rôle  social  de  l'industrie,  de  chercher  à  faire  prévaloir  parmi 
nous  le  goût  du  bien-être  sur  nos  vieilles  habitudes  d'agitation.  Comment  di- 
riger à  l'intérieur  tout  le  jeu  du  mécanisme  économique  de  manière  à  éviter  les 
frottemens,  les  chocs  et  les  explosions?  Que  faire  pour  les  intérêts  des  classes  ou- 
vrières, qui  se  soulevaient,  à  chaque  instant,  comme  une  mer  orageuse  mena- 
çant d'envahir  ses  digues  impuissantes?  Questions  capitales  qu'il  ne  fallait  pas 
abandonner  aux  partis  extrêmes.  Le  gouvernement  avait  un  peu,  sous  ce  rap- 
port, vécu  au  jour  le  jour,  sans  porter  suffisamment  ses  regards  au-delà  des  diffi- 
cultés présentes. 

Les  conséquences  de  cette  politique  ne  s'étaient  pas  produites  tout  entières 
avant  1848,  et  l'on  pouvait  croire  qu'on  avait  le  temps  d'en  prévenir  la  plus 
grande  partie.  Comme,  il  y  a  dix-huit  ans,  la  plupart  des  industries  étaient 
loin  de  leur  développement  normal,  on  avait  pu  long-temps  susciter  les  spécu- 
lations et  ajourner  l'examen  des  problèmes  économiques,  sans  rencontrer  de- 
vant soi  les  obstacles  que  recelait  l'avenir.  Durant  les  temps  qui  précèdent 

TOMK   II.  63 


9S2  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

immédiatement  la  révolution  de  février,  des  circonstances  fortuites  avaient 
cependant  compliqué  la  situation.  Certaines  industries  souffraient  par  des  rai- 
sons spéciales  plus  ou  moins  difficiles  à  déterminer  et  à  combattre.  Ainsi,  nos 
fabriques  de  soieries  façonnées  avaient  vu  se  resserrer  leurs  débouchés  au  de- 
hors, en  même  temps  que  la  consommation  intérieure  s'était  portée  de  préfé- 
rence sur  d'autres  articles.  L'industrie  des  laines  ressentait  des  embarras  attri- 
bués, par  les  uns,  aux  excès  de  la  production,  et,  par  les  autres,  à  l'élévation 
des  droits  d'entrée  sur  les  laines  étrangères.  Dans  le  nord  de  la  France,  nos 
filatures  de  lin,  encore  à  leur  début,  se  plaignaient  d'être  étouffées  par  la  con- 
currence extérieure.  Une  nombreuse  classe  de  travailleurs  était  cruellement  at- 
teinte, dans  quinze  ou  vingt  départemens,  par  la  substitution  des  moyens  mé- 
caniques à  l'antique  procédé  de  la  filature  à  la  main.  Appelé,  comme  toutes  les 
conquêtes  de  cette  nature,  à  rendre  d'incontestables  services,  ce  nouveau 
triomphe  de  l'industrie  n'en  causait  pas  moins,  pour  le  moment,  une  pertur- 
bation cruelle.  Dans  le  tissage  du  coton  s'accomplissait  une  épreuve  analogue, 
par  suite  de  l'abandon  forcé  des  vieux  métiers  pour  des  appareils  plus  perfec- 
tionnés. 

La  crise  de  1847,  suite  d'une  mauvaise  récolte,  en  obligeant  la  France  à  vivre 
sur  son  capital,  avait  amené  une  forte  réduction  dans  la  consommation  inté- 
rieure et  notablement  étendu  le  malaise  industriel.  Quand  le  prix  des  objets 
de  première  nécessité  augmente,  chaque  famille  restreint  ses  dépenses  et  s'im- 
pose des  privations.  Si  même  on  observe  attentivement  les  lois  qui  président 
au  mouvement  des  échanges,  on  reconnaît  que  la  diminution  des  dépenses 
individuelles  excède  en  général  l'augmentation  résultant  du  renchérissement 
des  denrées.  On  espérait  bien,  vers  la  fin  de  1847,  que,  grâce  à  une  excellente 
récolte,  la  consommation  reprendrait  son  cours  interrompu.  Plus  on  avait  souf- 
fert et  plus  on  devait  avoir  soif  de  satisfactions  et  de  jouissances.  Une  année 
d'abondance  succédant  à  une  année  de  disette  serait  inévitablement  signalée 
par  une  reprise  des  spéculations  industrielles.  Laissée  à  son  cours  normal,  l'an- 
née 1848  promettait  d'améliorer  l'état  économique  du  pays,  et  la  saison  du  prin- 
temps s'annonçait  sous  des  auspices  favorables,  quand  éclata  la  révolution  de 
février.  Cet  événement  inattendu,  qui  s'explique  mieux  par  les  circonstances 
économiques  que  par  les  raisons  purement  politiques,  surprenait  l'industrie 
française  au  milieu  d'une  gène  et  d'embarras  trop  réels.  Forte  et  prospère,  cette 
industrie  n'aurait  pu  soutenir,  sans  plier,  ce  choc  épouvantable;  affaiblie  déjà, 
minée  sur  quelques  points  par  des  causes  durables  ou  passagères,  occultes  ou 
visibles,  est-il  étonnant  que,  malgré  d'héroïques  efforts,  elle  ait  été  un  moment 
atterrée  par  la  crise? 

Tels  étaient;  les  traits  principaux  de  la  situation  au  moment  où  le  gouverne- 
ment de  juillet  rentrait  dans  le  domaine  de  l'histoire.  L'industrie  allait  donc 
se  trouver  livrée  à  tous  les  hasards  de  l'imprévu,  au  sein  d'une  révolution  où 
la  témérité  des  hommes  devait  le  disputer  à  la  soudaineté  des  événemens;  toutes 
les  causes  de  faiblesse  allaient  être  mises  au  grand  jour.  C'était  une  terrible 
et  solennelle  expérience.  Aujourd'hui,  bien  que  la  crise  dure  encore,  on  peut 
croire  qu'elle  a  traversé  sa  plus  orageuse  période.  Le  moment  est  doue  venu  de 
l'analyser.  Si  l'on  veut  qu'elle  laisse  derrière  elle  autre  chose  que  des  ruines,  il 
faut  interroger,  sans  hésitation  comme  sans  faiblesse,  une  situation  qui,  au> 


l'industrie  française  depuis  février.  983 

milieu  de  conséquences  déplorables,  aura  eia  du  moins  cet  avantage  de  mettre  à 
nu  quelques-uns  des  vices  essentiels  de  notre  situation  économique. 


I. 

La  crise  de  1848  a  débuté  par  un  fait  extraordinaire  qui  la  distingue  de  toutes 
les  crises  antérieures,  soit  au  dedans,  soit  au  dehors.  On  avait  toujours  vu  les 
perturbations  industrielles  éclater  par  le  resserrement  soudain  de  la  circulation, 
par  un  renchérissement  inattendu  du  capital.  Après  la  révolution  de  février,  au 
contraire,  c'est  le  travail  qui  refuse  le  premier  son  concours  à  l'œuvre  de  la  pro- 
duction. Les  ouvriers  se  hâtent  eux-mêmes  de  murer  les  portes  de  leurs  ateliers 
abandonnés.  Singulier  et  triste  commentaire  du  décret  sur  le  droit  au  travail! 
Des  théories  faites  d'avance  se  trouvaient  prêtes  pour  systématiser  ce  désordre. 
Maîtresses  du  pouvoir  sans  être  maîtresses  d'elles-mêmes,  mises  en  contact  avec 
la  réalité  après  avoir  été  conçues  dans  un  monde  purement  imaginaire,  elles 
promettaient  le  bonheur  aux  ouvriers  en  préparant  la  misère  publique.  Par  leurs 
appels  passionnés  à  l'agitation,  les  chefs  influens  du  socialisme  commirent  alors 
l'irréparable  faute  d'arrêter  le  mouvement  industriel  et  de  livrer  la  population 
laborieuse  à  une  grève  immense  dont  ils  devaient  être  impuissans  à  prévenir  les 
suites  fatales.  Quand  même  leurs  doctrines,  telles  qu'ils  les  produisaient  alors, 
n'eussent  point  été  contraires  aux  lois  du  développement  de  l'activité  humaine 
et  du  véritable  progrès  social,  ces  faits  suffisaient  pour  amonceler  devant  leurs 
pas  l'invincible  obstacle  des  répugnances  et  de  l'appauvrissement  du  pays.  A 
mesure  que  les  provocations  remuaient  davantage  l'esprit  des  masses  surexcitées 
déjà  par  la  récente  révolution ,  la  crise  économique  débordait  de  plus  en  plus 
comme  une  lave  brûlante.  Ateliers  industriels,  établissemens  de  crédit,  institu- 
tions de  prévoyance,  tout  était  emporté  par  cet  indomptable  torrent.  Plus  de 
confiance,  plus  de  circulation,  plus  de  mouvement.  Les  usines  avaient  éteint 
leurs  feux,  le  fer  refroidi  languissait  au  pied  de  l'enclume,  les  métiers  chô- 
maient dans  nos  fabriques  désertes,  et  la  misère  élevait  chaque  jour  ses  flots 
envahissans. 

La  tourmente  grossit  jusqu'aux  élections  de  l'assemblée  qui  devait  consacrer 
le  nouveau  régime  social  et  politique.  On  espéra  dès-lors  plus  de  sécurité. 
Quelques  fabriques  tentèrent  de  se  rouvrir,  quelques  opérations  commerciales 
furent  préparées.  La  journée  du  15  mai  arrêta  bientôt  cette  reprise  des  affaires 
et  livra  de  nouveau  l'industrie  à  la  plus  complète  inaction.  C'était  la  troisième 
phase  de  la  crise.  On  parut  d'autant  plus  abattu  qu'on  avait  un  moment  repris 
confiance.  Cependant  la  société  éprouve  des  besoins  si  nombreux  et  si  pres- 
sans,  qu'une  inertie  prolongée  lui  serait  mortelle.  Dès  les  premiers  jours  de 
juin,  malgré  l'état  provisoire  encore  du  pouvoir  exécutif  et  l'incertitude  de  son 
action,  les  affaires  semblaient  déjà  se  relever  un  peu  :  des  commandes  assez 
importantes,  venues  de  l'étranger,  apportèrent  à  certaines  fabriques  un  précieux 
soulagement;  mais  voilà  que  le  sol  tremble  de  nouveau  sous  nos  pas,  voilà  que 
des  nuages  amoncelés  crèvent  au-dessus  de  nos  tètes.  La  misère,  fatiguée  d'at- 
tendre, égarée  par  de  funestes  doctrines,  s'insurge,  dans  son  désespoir,  sans  se 
demander  si,  en  se  supposant  un  instant  victorieuse,  elle  aurait  un  remède  contre 


98£  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

ses  propres  souffrances.  Les  déplorables  événemens  de  juin  renouvelèrent  toutes 
les  défiances  et  renversèrent  toutes  les  spéculations.  Jamais  même  il  n'avait  été 
plus  naturel  de  craindre  que  la  torpeur  ne  se  prolongeât  indéfiniment.  C'est 
l'honneur  de  l'autorité  qui  fut  alors  instituée  d'avoir,  par  sa  modération  et  sa 
droiture,  abrégé  ces  momens  de  perplexité  et  d'engourdissement.  L'industrie 
reprit  assez  vite  une  certaine  activité.  Ce  mouvement  se  développa  dans  le  cours 
«les  mois  d'août  et  de  septembre;  mais  on  se  mit  ensuite  à  calculer  les  chances 
des  prochaines  élections  présidentielles.  Le  mystère  qu'enfermait  l'urne  im- 
mense où  sept  ou  huit  millions  d'électeurs  allaient  déposer  leur  vote  tint  en 
suspens  toutes  les  entreprises.  Avec  la  constitution  définitive  du  pouvoir  exé- 
cutif, avec  un  choix  consacré  par  une  écla  tante  adhésion  de  l'opinion  publique, 
a  commencé  une  période  de  sécurité  qui  a  mis  fin  aux  soubresauts  convulsifs  de 
la  population  industrielle. 

Chacune  de  ces  violentes  secousses  s'était  traduite  par  le  même  fait  :  le  ra- 
lentissement de  la  fabrication;  mais  toutes  les  industries  n'avaient  pas  été  éga- 
lement atteintes.  La  différence  du  mal,  qui  tient  tantôt  à  la  nature  des  produits, 
tantôt  à  certaines  circonstances  locales,  donne  lieu  à  des  réflexions  utiles  sur 
l'état  des  diverses  branches  de  notre  fabrication. 

La  France  manufacturière  peut  se  diviser  en  cinq  grandes  zones.  Dans  la  zone 
septentrionale,  qui  comprend  onze  départemens,  se  trouve  accumulée  la  plus 
grande  partie  de  nos  richesses  industrielles.  Cette  zone  est  avantageusement 
située  pour  le  travail  manufacturier.  Le  voisinage  de  la  mer,  une  grande  voie 
fluviale  qui  la  rattache  à  Paris,  de  nombreux  canaux,  des  facilités  particulières 
pour  se  procurer  l'aliment  aujourd'hui  indispensable  des  fabriques,  la  houille, 
expliquent  suffisamment  sa  destinée  et  son  importance.  Outre  les  grandes  mé- 
tropoles de  Lille  et  de  Rouen,  qui  emploient  chacune  près  de  cent  mille  ouvriers 
dans  le  rayon  de  leur  circonscription,  il  y  a  ici  de  nombreuses  cités  dont  le  nom 
éveille  le  souvenir  de  quelque  production  spéciale  et  figure  avec  éclat  dans  les 
annales  de  l'industrie.  —  La  zone  orientale  présente,  sur  plusieurs  points,  un 
mouvement  qui  rappelle  celui  du  nord  de  la  France.  Mulhouse,  Troyes,  Reims, 
Sainte-Marie-aux-Mines,  Rive-de-Gier,  Saint-Étienne,  Saint-Chamond,  Tarare 
et  la  grande  cité  lyonnaise  rivalisent  avec  les  vastes  fabriques  de  la  Flandre  et 
de  la  Normandie.  Cependant  les  tendances  industrielles  ne  sont  point  là  aussi 
générales  :  l'activité  se  partage  entre  des  applications  plus  diverses;  les  manu- 
facturés ne  germent  déjà  plus  ici  comme  un  produit  naturel  du  sol.  — Moins 
industrielle  que  les  départemens  de  l'est,  la  zone  méridionale  conserve  néan- 
moins quelques  riches  et  belles  fabrications.  Le  Rhône  et  la  Loire  n'absorbent 
pas  toute  Tindustrie  séricicole.  Nîmes. et  les  Cévennes  se  distinguent  par  des 
spécialités  qui  leur  sont  propres;  mais,  sous  cet  heureux  climat  du  midi,  le 
travail  n'a  plus  le  rude  caractère  de  la  région  septentrionale.  —  Baignée  sur 
une  étendue  de  côtes  d'environ  6  degrés  par  l'Océan  Atlantique,  traversée  par 
la  Loire,  la  Gironde  et  par  une  multitude  d'autres  rivières,  la  France  occi- 
dentale s'occupe  beaucoup  moins  d'industrie  que  de  l'exploitation  du  commerce 
maritime.  —  A  la  zone  centrale  se  rattache  tout  le  rayon  de  la  fabrique  pari- 
sienne, qui  la  couronne  magnifiquement  vers  le  nord.  Quand  on  descend  en- 
suite au  sud  pour  entrer  dans  le  centre  proprement  dit  de  la  France,  on  rencontre 
un  pays  de  montagnes  parsemé  de  riches  vallées  et  de  plaines  incultes,  et  où 


l'industrie  française  depuis  février.  985 

les  manufactures  sont  peu  nombreuses.  Les  intérêts  agricoles  ou  parfois  les  inté- 
rêts du  petit  commerce  y  dominent  toute  autre  influence.  Les  départemens  de 
la  Corrèze,  du  Cantal  et  de  la  Haute-Loire  terminent,  du  côté  du  midi,  par  un 
demi-cercle  pauvre  et  déshérité,  cette  zone,  où  resplendissent,  à  l'extrémité 
opposée,  tant  d'industries  somptueuses,  tant  d'arts  délicats,  tant  de  richesses 
amoncelées. 

Pour  se  rendre  compte  des  coups  que  l'industrie  française  a  reçus  en  1848,  il 
faut  se  reporter  au  moment  où  la  crise  sévissait  avec  le  plus  de  rigueur  dans  les 
principales  fabriques  de  chaque  région.  On  peut  alors  toucher  le  mal  du  doigt 
et  asseoir  sur  la  base  solide  des  faits  une  appréciation  générale.  En  commençant 
par  le  département  du  Nord,  qui  mérite  bien  cette  préférence,  quels  ont  été  les 
effets  de  la  tourmente  sur  les  plus  importantes  industries  locales,  la  filature  et 
le  tissage  du  coton,  du  lin  et  de  la  laine?  La  filature  du  coton  compte  à  Lille 
trente-quatre  établissemens  considérables,  dont  le  capital  en  bàtimens  et  ma- 
tériel ne  saurait  être  évalué  à  moins  de  7  ou  8  millions  de  francs.  La  fabrication 
des  tulles  y  occupe  en  outre  deux  cent  quatre-vingt-quinze  métiers,  qui  ont 
coûté  plus  de  1,300,000  francs.  La  production  de  ces  deux  industries  durant  la 
crise  descend  de  plus  de  moitié  au-dessous  du  chiffre  des  années  précédentes. 
La  réduction  se  mesure  encore  sur  une  échelle  plus  large  pour  la  filature  du 
lin,  qui  possède  ici  quarante-neuf  établissemens,  employant  cent  huit  mille 
broches,  dix  mille  ouvriers,  et  roule  sur  un  capital  d'au  moins  20  millions  pour 
le  matériel  seulement.  Les  commandes  militaires  ont  seules  entretenu  quelque 
activité  dans  les  ateliers  d'Armentières  et  d'Halluin.  Récemment  introduite  chez 
nous,  la  filature  du  lin  fléchissait,  il  est  vrai,  avant  même  la  révolution  de  fé- 
vrier, sous  la  concurrence  étrangère. 

Tourcoing  et  Roubaix  sont,  dans  le  nord,  les  sièges  principaux  de  l'industrie 
lainière.  Remarquable  par  ses  ateliers  pour  le  peignage  des  laines  et  la  filature 
des  laines  cardées,  ainsi  que  par  quelques  manufactures  d'étoffes  et  de  tapis,  la 
ville  de  Tourcoing  se  recommande  encore  comme  un  vaste  marché  où  se  pressent 
les  laines  françaises  et  étrangères.  Sur  douze  mille  travailleurs  que  les  fabriques 
y  occupaient,  huit  mille  environ  ont  été  presque  entièrement  privés  d'ouvrage. 
Roubaix  a  vu  ses  magasins  s'encombrer  des  élégans  tissus  de  laine  auxquels  cette 
ville  doit  sa  fortune  et  sa  rapide  renommée  (1).  La  fabrication  s'y  est  ralentie, 
durant  les  mois  de  mars,  avril  et  mai,  d'un  tiers  sur  la  fabrication  de  1847,  et 
la  consommation  a  diminué  des  deux  tiers. 

Les  diverses  industries  du  département  du  Pas-de-Calais,  envisagées  d'un 
point  de  vue  général,  paraissent  un  peu  moins  cruellement  frappées.  La  fabri- 
cation des  huiles,  à  laquelle  concourent  plus  de  cent  quatre-vingts  usines  dans 
les  arrondissemens  d'Arras  et  de  Béthune,  bien  qu'atteinte  par  la  subite  dépré- 
ciation de  la  graine  d'oeillette  et  du  colza  à  un  moment  où  les  approvisionne- 
mens  venaient  d'être  faits  aux  anciens  cours,  a  traversé  le  plus  fort  de  la  crise 
avec  beaucoup  de  fermeté,  et  a  conservé  la  plus  grande  partie  de  ses  ouvriers.  11 
n'en  a  pas  été  de  même  de  douze  ateliers  de  construction  de  machines  et  de 

(1)  La  laine  emploie  à  Roubaix  trente  mille  ouvriers,  et  donne  lieu  à  une  production 
annuelle  de  25  millions  de  francs.  La  filature  et  le  tissage  du  coton  y  ont  aussi  de  l'impor- 
tance et  occupent  seize  mille  ouvriers,  qui  produisent  pour  5  millions  de  marchandises. 


REVUE   DBS  DEUX   MONDES. 

fonderie  qui  existaient  à  Arras  ou  à  Béthune  :  presque  tous  ont  été  contraints  de 
suspendre  leurs  travaux;  mais  le  plus  considérable  était  en  liquidation  avant  la 
chute  du  dernier  gouvernement. 

Atteintes  déjà  par  la  redoutable  rivalité  des  tulles,  la  fabrication  de  la  dentelle 
et  celle  des  toiles  de  batiste  succombent  sous  une  baisse  de  25  pour  100.  Les  ate- 
liers de  bonneterie  de  l'arrondissement  de  Boulogne,  dont  le  siège  principal  esta 
Hesdin,  réduisent  des  deux  tiers  leur  production  accoutumée.  La  superbe  fila- 
ture de  lin  de  Capécure,  fondée  en  1836,  qui  était  à  la  tète  de  huit  mille  broches 
et  occupait  près  de  dix-huit  cents  ouvriers,  vainement  secourue  par  le  conseil 
municipal  de  Boulogne,  par  la  chambre  de  commerce,  par  les  banques  locales, 
cède  enfin  à  la  tempête  après  une  lutte  désespérée.  A  Calais  et  Saint-Pierre- 
lez-Calais,  la  même  industrie,  partagée  entre  trois  établissemens,  livrant  par 
an  au  commerce  pour  2  millions  de  produits,  ne  réalise  pas  une  seule  vente  du 
24  février  au  15  avril  1848,  et  finit  aussi  par  licencier  les  quinze  cents  ouvriers 
qu'elle  faisait  vivre.  Dans  le  département  de  la  Somme,  l'arrondissement  d'Ab- 
beville  excepté,  la  filature  du  coton,  de  la  laine  et  du  lin,  les  velours  de  coton, 
les  tissus  de  laine  pure  et  mélangée,  la  bonneterie  de  laine  et  de  coton  dite  de 
Santerre  et  les  toiles  dites  de  Picardie,  fournissaient  du  travail  à  environ  cent 
quarante-deux  mille  ouvriers.  Celles  de  ces  fabrications  qui  s'adressent  aux 
classes  riches,  telles  que  les  tissus  de  laine,  et  dont  les  dessins  varient  à  chaque 
saison,  ont  été  condamnées  à  une  inertie  complète;  les  autres  ont  restreint  leur 
mouvement  dans  la  proportion  d'un  tiers.  L'état  de  l'arrondissement  d'Abbeville 
se  dessine  sous  des  traits  particuliers  :  là  s'exerce  dans  les  campagnes  une  in- 
dustrie curieuse  et  traditionnelle,  celle  de  la  serrurerie  appelée  serrurerie  de 
Picardie,  dont  les  produits  montent  à  près  de  4  millions  de  francs,  et  qui  trans- 
forme les  cantons  de  Moyenneville,  de  Gamaches,  de  Saint-Valéry  et  d'Ault  en 
une  sorte  de  vaste  atelier.  Il  n'est  pas  une  chaumière  qui  n'ait  ses  feux  et  ses 
étaux.  Les  articles  fabriqués  se  vendent  habituellement  au  fur  et  à  mesure  de 
la  confection;  grossièrement  travaillés,  ils  perdraient  bientôt  en  magasin  une 
forte  partie  de  leur  valeur.  Après  la  révolution  de  février,  plus  de  commandes 
et  par  conséquent  plus  de  travail.  Poussés  hors  de  chez  eux  par  la  misère,  les 
serruriers  des  campagnes  se  répandaient  pour  mendier  dans  les  cantons  voisins, 
et  présentaient  aux  regards  une  image  de  la  malheureuse  Irlande. 

Des  démonstrations  violentes  avaient  éteint  un  moment  dans  la  Seine-Infé- 
rieure les  dernières  lueurs  d'une  activité  industrielle  à  peu  près  égale,  en  temps 
ordinaire,  à  celle  du  département  du  Nord.  A  Rouen  et  aux  environs,  la  fila- 
ture, le  tissage,  l'impression  et  la  teinture  du  coton  fournissent  à  la  consom- 
mation intérieure  et  à  l'exportation  une  masse  de  produits  divers  évalués  à  plus 
de  250  millions  de  francs.  Deux  cent  soixante-dix  filatures,  trente-deux  établis- 
semens de  tissage,  quarante-trois  fabriques  d'indiennes,  soixante-quinze  tein- 
tureries, alimentent  un  nombre  considérable  de  fonderies,  de  tanneries,  decor- 
roieries,  de  fabriques  de  produits  chimiques,  d'ateliers  pour  la  construction  des 
machines,  pour  le  blanchiment  et  l'apprêt  des  étoffes.  La  filature,  le  tissage  et 
la  teinture  de  la  laine  rivalisent  à  Rouen,  à  Darnetal,  et  surtout  à  Elbeuf,  avec 
l'industrie  cotonnière.  Si  l'on  excepte  la  période  heureusement  fort  courte  où  le 
désordre  matériel  avait  anéanti  toute  production,  les  indiennes  ont  été  à  Rouen 
moins  péniblement  affectées  que  les  rouenneries  proprement  dites.  Les  in- 


l'industrie  française  depuis  février.  987 

(tiennes  se  sont  assez  facilement  placées  durant  l'été,  grâce  au  bas  prix  de  cet 
article.  Plus  maltraités  peut-être  encore  que  les  rouenneries,  les  beaux  tissus 
d'Elbeuf  ont  tout-à-fait  manqué  de  demandes.  Des  nombreux  ouvriers  que  cette 
fabrique  entretient,  et  dont  quatorze  mille  au  moins  résident  dans  la  ville,  à 
peine  quelques  centaines  ont  pu  continuer  à  travailler.  Dans  les  autres  dépar- 
temens  de  la  Normandie  q.ui  s'associent  plus  ou  moins  au  mouvement  industriel 
de  la  Seine-Inférieure,  les  mêmes  causes  ont  amené  des  effets  analogues.  ALou- 
viers,  dont  les  magasins  étaient  déjà  encombrés  depuis  plusieurs  années  faute  de 
débouchés  au  dehors,  les  manufactures  ont  fléchi  sous  la  ruine  du  crédit  et  du 
commerce  intérieur.  11  est  impossible  d'évaluer  à  moins  d'un  tiers  le  ralentisse- 
ment de  la  production  dans  le  ressort  de  Bernay,  où  la  fabrication  des  rubans 
de  fil  de  lin  et  de  coton  occupait  neuf  mille  ouvriers,  celle  des  toiles  quatre  mille, 
et  les  filatures  de  lin,  de  coton  et  de  laine,  environ  deux  mille.  Par  un  singulier 
contraste,  à  Pont-Audemer,  les  fabriques  de  coton  et  de  lin,  partout  si  rigou- 
reusement éprouvées,  souffrent  moins  que  l'industrie  traditionnelle  des  cuirs, 
qui  semblait  assise  sur  de  plus  solides  fondemens.  Les  dentelles  de  Caen  em- 
ployaient, en  1847,  plus  de  cinquante  mille  personnes,  c'est-à-dire  plus  d'un 
huitième  de  la  population  de  tout  le  Calvados.  11  faut  avoir  visité  les  faubourgs 
de  Caen  et  les  communes  environnantes  pour  se  faire  une  idée  des  ressources 
que  ce  travail  offre  à  la  classe  laborieuse.  Des  milliers  de  femmes  y  trouvent 
leur  seul  moyen  d'existence.  Après  la  révolution  de  février,  les  facteurs,  ne  rece- 
vant plus  de  demandes  du  commerce  parisien,  suspendirent  aussitôt  leurs  opé- 
rations. L'industrie  de  Caen  et  de  Falaise,  la  bonneterie,  qui  s'écoule  en  très 
grande  partie  dans  le  pays  même,  a  gardé  au  contraire  son  marché  à  peu  près 
intact.  A  Lisieux,  la  fabrique  des  toiles  de  lin  dites  cretonnes,  et  celle  des  serges 
appelées  frocs,  sont,  comme  les  cuirs  à  Pont-Audemer  et  la  bonneterie  à  Caen  et  à 
Falaise,  attachées  au  sol  depuis  des  siècles.  Quarante  à  cinquante  mille  pièces  de 
toile  estimées  9  millions  de  francs,  cent  mille  pièces  de  frocs  d'une  valeur  à  peu 
près  égale,  sortent  annuellement  des  ateliers  de  ce  district.  Souvent  les  bras  ont 
fait  défaut  aux  besoins  de  la  fabrique,  et,  durant  les  années  précédentes,  on  avait 
été  obligé  d'en  demander  à  la  Belgique  et  à  l'Angleterre.  Au  mois  de  mars  1848, 
les  ouvriers  étrangers  sont  presque  tous  partis,  et  ceux  du  pays  ont  à  peine  con- 
servé la  moitié  de  leur  besogne  habituelle.  Dans  les  districts  industriels  de  l'Orne, 
à  Alençon,  à  Condé-sur-Noireau,  à  la  Ferté-Macé,  à  l'Aigle,  à  Tinchebray,  à  Vi- 
moutiers,  à  Fiers,  la  fabrication  des  dentelles,  des  toiles,  des  draps  communs, 
de  la  tréfilerie,  des  épingles,  la  filature  et  le  tissage  du  coton,  etc.,  sont  tombées 
de  plus  de  moitié  au-dessous  du  chiffre  des  années  précédentes.  Le  département 
de  la  Manche,  qui  ferme  vers  l'ouest  la  région  septentrionale  de  la  France, 
n'offre  presque  plus  aucun  vestige  d'activité  manufacturière;  mais  la  chaîne  des 
grands  phénomènes  économiques  engendrés  par  la  crise  se  renoue  dans  les 
trois  derniers  départemens  de  la  même  zone,  l'Aisne,  les  Ardennes  et  l'Oise. 

L'importante  cité  de  Saint-Quentin  se  distinguait  par  les  industries  les  plus 
diverses.  Avant  1848,  douze  filatures  de  coton,  armées  de  quatre-vingt-treize 
mille  broches,  produisaient  chaque  année  cinq  cent  mille  kilogrammes  de  coton 
filé  d'une  valeur  de  3  millions  de  francs.  Long-temps  restreinte  et  stationnaire, 
la  filature  de  la  laine  y  avait  pris  tout  à  coup  un  essor  prodigieux.  La  production 
des  ateliers  de  la  ville  ou  de  ceux  des  villages  voisins,  Guise,  Ribemont,  Saint- 


988  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Michel  et  Fourmies,  était  parvenue  au  chiffre  de  six  cent  mille  kilogrammes, 
estimés  environ  7  millions.  Pas  un  seul  écheveau  ne  sortait  de  l'arrondissement. 
Les  ateliers  de  tissage,  où  s'agitait  incessamment  une  population  de  trente  mille 
individus,  suffisaient  à  la  consommation  des  filatures.  Perdant  du  terrain  depuis 
quelques  années  devant  la  redoutable  concurrence  de  l'Alsace,  le  tissage  du  co- 
ton était  encore  pratiqué,  à  la  veille  de  la  révolution  de  février,  par  quarante 
mille  ouvriers.  Quinze  mille  femmes  de  tout  âge,  divisées  en  d'assez  nombreuses 
catégories,  se  consacraient  à  la  broderie  sur  tulle  et  sur  mousseline.  Ajoutez  à 
ces  industries  principales  les  établissemens  de  grillage,  de  blanchisserie  et  d'ap- 
prêt, qui  donnent  la  dernière  préparation  aux  tissus,  et  d'importans  ateliers  pour 
la  construction  des  machines,  et  vous  aurez  une  idée  des  immenses  intérêts  ac- 
cumulés dans  cette  ville,  naguère  encore  assez  peu  connue.  Nous  citerions  dif- 
ficilement un  autre  district  que  la  crise  ait  plus  rudement  frappé.  Durant  les 
mois  de  mars  et  d'avril,  presque  tous  les  ateliers  ont  cessé  leurs  travaux.  En 
considérant  dans  leur  ensemble  les  dix  derniers  mois  de  1848,  l'activité  habi- 
tuelle s'est  ralentie  environ  des  deux  tiers.  Dans  les  Ardennes,  l'industrie  sedan- 
naise  n'a  pas  interrompu  aussi  complètement  le  cours  de  sa  fabrication.  Les 
manufactures  de  draps,  célèbres  dans  le  monde  entier,  et  les  ateliers  métallur- 
giques de  Sedan  avaient  en  magasin,  au  mois  de  février  1848,  une  masse  de 
matières  premières  qui  ont  alimenté  le  travail  au  milieu  de  la  stagnation  des 
affaires  et  de  la  dépréciation  des  valeurs.  Nous  voyons,  au  contraire,  à  Réthel,  le 
peignage,  la  filature  et  le  tissage  de  la  laine,  privés  d'une  pareille  ressource, 
entrer  en  chômage  presque  dès  le  commencement  de  la  secousse.  Dans  l'Oise, 
l'industrie  de  la  laine  filée,  dont  tous  les  produits  sont  ici  des  articles  de  luxe, 
reçoit  un  coup  terrible  qui  privé  de  toute  ressource  les  ouvriers  des  campagnes 
employés  pour  la  confection  des  mérinos,  des  cachemires,  etc.  Quelques  articles 
plus  communs,  la  poterie,  la  faïencerie,  la  tabletterie,  conservent  seuls  leur  per- 
sonnel presque  complet. 

Dans  l'est  de  la  France,  où  les  grands  centres  industriels  sont  moins  rappro- 
chés les  uns  des  autres,  on  n'a  pas  éprouvé  aussi  continuellement  ce  saisisse- 
ment intérieur  que  provoquait  l'uniforme  désolation  des  départemens  septen- 
trionaux; mais,  si  on  entre  dans  les  villes  de  fabrique,  on  y  retrouve  des 
impressions  également  attristantes.  Ainsi  voilà  la  ville  de  Reims  obligée  de  fer- 
mer pendant  les  mois  de  mars,  avril  et  mai,  les  magnifiques  filatures  de  laine 
dont  elle  était  si  justement  fîère.  Des  ateliers  communaux,  triste  imitation  de 
nos  ateliers  nationaux,  absorbent  en  quelques  semaines  un  emprunt  extraor- 
dinaire de  400,000  francs.  Sans  une  commande  de  1,500,000  francs  de  mérinos 
arrivée  de  New-York  au  moment  où  toutes  les  ressources  étaient  épuisées,  il 
aurait  fallu  désespérer  de  la  situation.  A  Troyes,  qui  renferme  d'assez  impor- 
tantes filatures  de  coton,  dont  les  produits  sont  destinés  à  la  fabrication  locale 
de  la  bonneterie,  de  la  ganterie,  des  tricots  circulaires,  tous  les  tissus  de  coton 
fabriqués  pendant  l'hiver  de  1847-1848  attendaient  les  ventes  du  printemps  et 
de  l'été,  quand  éclata  la  révolution.  Au  lieu  de  se  vider  comme  d'habitude,  les 
fabriques  sont  restées  pleines,  et  les  filatures,  manquant  de  commandes  nou- 
velles, se  sont  mises  aussitôt  en  chômage.  Dans  la  Moselle,  les  établissemens 
métallurgiques,  les  fabriques  de  peluche  de  soie  pour  la  chapellerie,  les  faïen- 
ceries de  Sarreguemines  et  de  Longwy,  les  verreries  de  Saint-Louis,  de  Gœtzen- 


l'industrie  française  depuis  février.  989 

bruck  et  de  Forbach,  les  tanneries  de  Sierek,  n'ont  pas  fléchi  sous  l'encombre- 
ment des  magasins;  mais  les  matières  premières  ont  fait  défaut  à  la  main-d'œuvre, 
et  la  ruine  du  crédit  n'a  permis  aucune  acquisition  nouvelle.  La  broderie  de 
Nancy  a  été  frappée  tout  à  coup  d'une  telle  dépréciation,  que  les  ouvrières 
vouées  à  ce  travail  n'y  trouvaient  pas  toutes  un  misérable  gain  de  25  centimes 
par  jour. 

La  filature  du  coton,  dans  le  département  du  Haut-Rhin,  ne  comptait  pas 
avant  février  moins  de  sept  cent  quarante  mille  broches  et  dix-huit  mille  ou- 
vriers. Centre  de  ce  grand  mouvement  et  capitale  industrielle  des  six  départemens 
groupés  à  l'extrémité  orientale  de  la  France,  Mulhouse  arrête,  pendant  plusieurs 
mois,  le  plus  grand  nombre  de  ses  métiers  et  diminue  de  moitié  la  durée  du  tra- 
vail dans  les  ateliers  qui  restent  encore  ouverts.  Réduits,  en  temps  ordinaire,  à 
des  bénéfices  presque  imperceptibles  sur  chaque  mètre  de  leurs  calicots,  compen- 
sant la  faiblesse  des  profits  par  l'énorme  quantité  des  ventes,  les  manufacturiers 
de  cette  ville  industrieuse  ne  pouvaient  pas  supporter  un  abaissement  soudain  des 
prix  joint  à  un  notable  amoindrissement  des  affaires.  Dans  le  voisinage  de  Mul- 
house, à  Sainte-Marie-aux-Mines,  la  filature  et  le  tissage  du  coton  teint  ont  ré- 
sisté un  peu  mieux  à  l'orage,  et,  comme  les  indiennes  de  Rouen,  les  produits  de 
cette  fabrique  ont  joui  d'une  certaine  vogue  pendant  l'été  dernier.  Les  manufac- 
tures de  draps,  les  ateliers  pour  la  bonneterie  de  laine,  la  filature,  le  tissage  et  la 
teinture  du  coton,  qui  emploient  onze  à  quinze  mille  ouvriers  dans  le  Bas-Rhin; 
les  forges  de  Niederbronn,  les  fabriques  de  grosse  quincaillerie  de  Molsheim  et 
de  ZornhofF,  les  usines  pour  les  constructions  mécaniques  d'IUkirch  et  de  Stras- 
bourg, qui  en  occupent  à  peu  près  six  mille,  perdent,  à  dater  du  mois  de  mars 
1818,  presque  tous  leurs  débouchés  et  restreignent  de  moitié  le  jeu  de  leurs 
forces  productives.  Les  usines  métallurgiques  de  la  Haute- Marne,  frappées  déjà 
par  diverses  circonstances  inhérentes  à  la  fabrication  au  bois,  n'ont  pas  cepen- 
dant supporté  sans  énergie  les  terribles  épreuves  de  l'année  dernière,  et  elles 
en  sortent  moins  épuisées  qu'on  n'aurait  pu  le  craindre.  Les  manufactures  et  les 
ateliers  de  tout  genre  étant  à  peu  près  fermés,  la  construction  des  chemins  de  fer 
suspendue,  il  serait  inutile  de  dire  que  la  production  est  restée  fort  au-dessous 
du  chiffre  habituel  de  16  à  17  millions  de  francs,  qu'elle  atteint  annuellement, 
et  qui  forme  le  dixième  ou  le  douzième  de  toutes  les  fontes  françaises.  Voici  un 
fait  très  significatif  d'après  lequel  on  pourra  juger  de  l'état  de  l'industrie  métal- 
lurgique en  1848  :  à  la  célèbre  foire  de  Besançon,  dite  foire  de  V Ascension,  où 
se  vendent  ordinairement  des  milliers  de  tonnes  de  fer,  il  n'en  a  pas  été  placé 
une  seule. 

Les  autres  industries  de  la  Haute-Marne,  la  ganterie  de  Chaumont,  qui  distri- 
bue chaque  année  7  à  800,000  francs  de  salaire  entre  deux  ou  trois  mille  ou- 
vriers, la  coutellerie  à  bon  marché  de  Langres  et  de  Nogent-le-Roi,  dont  les 
produits  dépassent  5  millions  de  francs,  ont  été  condamnées  à  une  inaction  par- 
tielle équivalant  pour  elles  à  la  perte  de  la  moitié  de  leurs  moyens  d'action. 
Sans  parler  des  cent  cinquante  fromageries,  fabriquant  douze  cent  mille  kilo- 
grammes de  fromage  par  an,  le  Jura  offre  à  nos  regards,  dans  l'arrondissement 
de  Saint-Claude,  les  industries  les  plus  diverses  disséminées  dans  les  campagnes. 
A  part  les  papeteries  de  Saint-Claude  et  de  Lessard,  et  une  filature  de  coton,  on 
ne  rencontre  point  ici  d'ouvriers  agglomérés  en  ateliers.  C'est  au  sein  de  la  fa- 


990  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

mille,  auprès  du  foyer  domestique,  que  travaillent  isolément  des  tabletiers,  des 
lapidaires,  des  monteurs  de  lunettes,  des  horlogers,  des  boisseliers,  dos  fabri- 
cans  de  meubles  communs,  etc.  La  fabrication  de  la  tabletterie  a  été  réduite 
des  deux  tiers,  la  taille  des  pierres  d'un  tiers,  et  toutes  les  autres  industries 
d'environ  moitié.  Si  le  nombre  des  transactions  sur  les  fromages  n'a  presque 
pas  faibli,  les  prix  sont  tombés  de  35  pour  100. 

Par  sa  situation  géographique,  le  département  du  Rhône  se  rattache  natu- 
rellement au  faisceau  des  départemens  de  Test,  mais  sa  principale  industrie 
appartient  à  la  zone  méridionale.  Tout  le  monde  connaît  l'organisation  parti- 
culière de  la  fabrique  lyonnaise;  tout  le  monde  sait  que  les  métiers  y  fonction- 
nent exclusivement  sur  commandes.  Par  conséquent  pas  d'encombrement,  mais 
aussi  pas  de  production  anticipée;  le  travail  y  attend  que  le  commerce  le  solli- 
cite. A  chaque  moment  d'arrêt  dans  les  demandes  correspond  le  chômage  im- 
médiat des  métiers.  Entre  toutes  les  villes  de  France,  Lyon  devait  ressentir  plus 
douloureusement  le  contre-coup  d'une  crise  qui  pesait  de  préférence  sur  les  pro- 
duits de  luxe.  Presque  nulle  à  l'intérieur  en  1848,  la  consommation  des  soieries 
était  contrariée  au  dehors  par  l'état  agité  d'une  grande  partie  de  l'Europe,  Pen- 
dant plusieurs  mois,  la  population  ouvrière  n'a  pas  eu  d'autre  travail  que  les 
écharpes  et  les  drapeaux  commandés  par  le  gouvernement  provisoire.  Suspendue 
entre  la  vie  et  la  mort,  horriblement  gênée  dans  le  présent,  plus  inquiète  que 
jamais  sur  l'écoulement  futur  de  ses  produits,  l'industrie  lyonnaise  a  été  plus 
cruellement  frappée  qu'aucune  autre  par  la  crise  industrielle.  Vouée  comme 
Lyon  à  la  confection  d'articles  de  luxe,  la  petite  ville  de  Tarare  est  renommée 
par  ses  brodés  pour  meubles  et  ses  mousselines  unies  et  façonnées.  Dans  les 
campagnes  environnantes,  plus  de  quarante  mille  personnes  prennent  part  au 
tissage  des  mousselines.  Forte  et  résolue,  cette  fabrique  s'est  efforcée  d'affronter 
la  tempête,  mais  enfin  les  ressources  se  sont  épuisées,  et  il  a  fallu  céder  à  la  loi 
commune.  La  production  ne  parait  pas  toutefois  avoir  décru  de  plus  de  moitié. 
Bien  moins  ancien  dans  l'arène  industrielle,  le  département  de  la  Loire  ne  reste 
point  aujourd'hui  fort  en  arrière  de  celui  du  Rhône.  La  cité  si  prodigieusement 
agrandie  de  Saint-Étienne,  dont  Saint-Chamond  est  comme  le  satellite,  réunit 
le  contraste  de  deux  industries  fort  différentes  :  les  rubans,  le  velours  et  la 
passementerie  figurent  à  côté  du  rude  travail  des  métaux.  110  à  120  millions  de 
produits,  quatre-vingt  à  quatre-vingt-cinq  mille  ouvriers,  tels  sont  les  chiffres 
principaux  de  la  statistique  locale.  Ces  nombres  fléchissent  au  moins  des  deux 
tiers  pendant  la  crise.  La  perturbation  est  à  peu  près  égale  dans  les  usines  de 
Rive-de-Gier.  Pour  ne  citer  que  l'industrie  du  verre,  sur  quarante-quatre  fours, 
trente-sept  étaient  allumés  au  mois  de  janvier  1848:  vingt-sept  se  sont  successi- 
vement éteints,  et  sur  deux  mille  ouvriers  quinze  cents  ont  manqué  de  travail. 

Dans  la  région  méridionale  de  la  France,  la  brillante  industrie  qui  efface  ici 
toutes  les  autres,  l'industrie  séricicole,  a  été  cruellement  affectée  par  la  tour- 
mente dans  les  différentes  opérations  qui  la  constituent.  A  Nîmes,  où  les  ate- 
liers pour  la  fabrication  des  tissus  de  soie  et  de  bourre  de  soie,  réunis  aux  om- 
vraisons,  n'occupent  pas  moins  de  vingt-cinq  à  trente  mille  ouvriers,  les  prix 
des  étoffes  ayant  baissé  de  40  pour  100,  les  travaux  ont  été  complètement  sus- 
pendus. Les  cocons  se  vendaient  avec  peine  à  un  tiers  au-dessous  de  leur  va- 
leur ordinaire.  Plus  forte  peut-être  encore  à  Montpellier  et  à  Ganges,  la  chute 


l'industrie  française  depuis  février.  991 

des  prix  a  ruiné  les  filatures,  les  ouvraisons  et  les  fabriques  de  bas  de  soie.  La 
même  cause  atteint  les  ateliers  de  moulinage  et  de  tissage  de  la  ville  d'Avignon 
et  contraint  plusieurs  maisons  de  commerce  à  suspendre  leurs  paiemens.  A  Va- 
lence, où  le  produit  des  filatures  montait,  dans  les  années  prospères,  à  la  somme 
de  17  millions  de  francs,  les  propriétaires  de  magnaneries,  ne  trouvant  pas  à 
vendre  leurs  cocons,  les  ont  fait  filer  eux-mêmes  à  l'aide  de  petits  appareils  do- 
mestiques imparfaits  et  coûteux.  L'industrie  déclinait  ainsi  du  rang  où  l'avaient 
portée  les  progrès  antérieurs. 

L'importance  des  grands  établissemens  du  Gard  et  de  l'Aveyron,  quelques 
usines  isolées  à  Vienne,  à  Toulon,  etc.,  classent  l'industrie  métallurgique  du 
midi  immédiatement  après  l'industrie  séricicole.  Les  causes  du  ralentissement 
des  travaux  sont  ici  les  mêmes  que  dans  la  Haute-Marne,  et  se  traduisent  en 
bloc  par  une  réduction  de  moitié  de  la  masse  des  produits.  Épars  dans  divers  dé- 
partemens,  quelques  ateliers  pour  la  filature  et  le  tissage  des  laines  ne  sont  pas 
sans  influence  sur  le  caractère  et  la  richesse  des  districts  où  ils  sont  établis.  Les 
principales  fabriques  existent  à  Vienne,  Carcassonne,  Chalabre,  Limoux,  Bayonne, 
Rodez,  Saint-Geniez ,  Castres ,  Mende,  Montpellier,  Clermont-l'Hérault.  Quel- 
ques-unes de  ces  fabriques,  qui  reçoivent  des  commandes  du  gouvernement, 
ont  aisément  traversé  la  crise;  d'autres,  qui  exportent  une  partie  de  leurs  pro- 
duits, n'ont  reçu  presque  aucune  demande  du  commerce  extérieur.  Le  plus  grand 
nombre,  qui  se  consacrent  exclusivement  à  la  consommation  locale,  ont  man- 
qué, par  suite  de  la  gène  générale,  des  débouchés  qu'ils  rencontraient  à  leur 
porte  dans  les  besoins  usuels  de  la  population.  A  cette  inaction  des  métiers  à 
tisser  correspond  une  baisse  effrayante  dans  le  prix  des  laines,  qui  entraîne  im- 
médiatement un  résultat  très  fâcheux  pour  l'avenir,  la  diminution  des  trou- 
peaux. Les  fabriques  de  gants  à  Grenoble  et  à  Milhau,  la  préparation  des  cuirs 
entreprise  dans  cette  dernière  ville  sur  une  échelle  très  étendue,  le  tissage  des 
toiles  de  chanvre  et  de  lin  à  Voiron,  et  surtout  les  savonneries  et  les  huileries  de 
Marseille,  méritent  encore  de  prendre  place  dans  le  relevé  des  forces  manufac- 
turières de  la  zone  méridionale.  Si  on  en  excepte  la  tannerie,  la  chamoiserie,  la 
mégisserie  de  Milhau,  qui  ont  conservé  leur  personnel  presque  intact,  et  les  in- 
dustries propres  à  la  ville  de  Marseille,  dont  les  souffrances  n'ont  pas  aussi  for- 
tement paralysé  le  mouvement  habituel,  le  travail  a  subi  partout  une  réduction 
de  la  moitié  ou  des  deux  tiers. 

Dans  la  région  occidentale,  deux  villes,  Cholet  et  Mayenne,  méritent  à  peu 
près  seules  le  nom  de  villes  de  fabrique.  A  Cholet,  dont  les  métiers  tenaient 
leur  solde  près  de  quatre-vingt  mille  personnes  à  l'époque  où  le  lin  se  filait  ex- 
clusivement au  fuseau,  les  filatures  se  sont  mises  en  chômage  dès  le  commen- 
cement de  la  crise;  le  tissage  a  été  suspendu  pendant  plusieurs  mois,  tandis  que 
l'industrie  du  coton  et  de  la  laine  perdait  seulement  la  moitié  de  son  activité. 
A  Mayenne,  les  filatures  de  coton,  les  fabriques  de  calicots,  de  toiles  grises  en 
fil  de  lin  et  de  quelques  articles  de  fantaisie,  ont  manqué  complètement  la  sai- 
son d'été,  et  l'inertie  des  ateliers  a  duré  plusieurs  mois  à  l'époque  même  où  le 
travail  est  ordinairement  le  plus  actif.  La  fabrication  la  plus  importante  des  dé- 
partemens  de  l'ouest  est  disséminée  sur  la  surface  d'une  partie  des  anciennes 
provinces  de  la  Bretagne  et  du  Maine.  Les  noms  de  Quintin ,  Saint-Brieuc, 
Rennes,  Morlaix,  Laval,  Mamers,  disent  assez  qu'il  s'agit  de  cette  industrie  des 


992  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

toiles  si  profondément  bouleversée  déjà  par  la  révolution  accomplie  dans  son 
sein.  Une  baisse  énorme  et  instantanée  qui  s'est  manifestée  aussitôt  après  notre 
dernière  révolution  a  paralysé  au  moins  la  moitié  des  métiers.  Quelques  indus- 
tries particulières  à  certaines  localités  animent  et  diversifient  un  peu  le  tableau 
monotone  de  l'industrie  des  départemens  occidentaux.  Ainsi  la  papeterie  d'An- 
goulème,  célèbre  depuis  quatre  siècles,  livre  au  commerce  pour  6  millions  de 
papier  par  an;  les  filatures  de  lin  et  de  chanvre  d'Angers  mettent  en  œuvre  les 
superbes  produits  des  vallées  de  la  Loire;  la  ganterie  de  Niort  garde  son  an  « 
cienne  réputation  en  face  de  la  concurrence  des  gants  en  laine  et  en  cachemire. 
Faillite,  liquidation,  ou  tout  au  moins  pertes  considérables  et  inertie  partielle, 
tel  a  été  le  sort  des  maisons  consacrées  à  ces  industries  secondaires. 

Le  centre  proprement  dit  de  la  France,  en  laissant  de  côté  pour  un  moment 
le  brillant  rayon  de  la  capitale,  renferme  des  fabrications  un  peu  plus  nom- 
breuses. L'industrie  textile  y  est  représentée  par  les  étoffes  de  soie,  la  passe- 
menterie, les  tapis  et  les  draps  de  Tours,  la  tapisserie  d'Aubusson  et  de  Felletin, 
les  draps  communs,  mais  solides,  de  Châteauroux,  les  toiles  et  les  tissus  de 
laine  de  Romorantin,  les  flanelles  et  les  droguets  de  Limoges.  L'industrie  mé- 
tallurgique y  figure  par  les  grands  établissemens  de  la  Nièvre,  la  coutellerie 
de  Clermont-Ferrand  et  de  Thiers.  Les  porcelaines  de  Limoges,  la  poterie  de 
Tours,  les  porcelaines  et  faïences  de  l'Allier  et  de  Seine-et-Marne,  occupent  une 
place  plus  ou  moins  importante  dans  le  tableau  de  nos  arts  céramiques.  Durant 
la  crise,  les  soieries  de  Tours,  qui  sont  surtout  destinées  aux  ameublemens  de 
luxe,  conservent  à  peine  quelques  métiers  en  activité.  Les  fabriques  séculaires 
des  tapis  d'Aubusson  sont  contraintes,  par  l'anéantissement  du  crédit  et  des 
ventes,  de  renvoyer  les  trois  mille  ouvriers  qu'elles  renfermaient.  Grâce  à  la 
nature  spéciale  de  ses  produits,  à  la  destination  qu'ils  reçoivent,  Châteauroux 
résiste  un  peu  mieux  au  bouleversement  industriel.  La  ville  de  Romorantin  fa- 
briquait sept  mille  cinq  cents  mètres  de  drap  par  semaine,  elle  en  fabrique  à 
peine  trois  mille.  Les  vastes  usines  de  la  Nièvre,  Imphy,  Fourchambault,  etc., 
qui  roulent  sur  des  capitaux  considérables,  et  dont  les  frais  généraux  ne  dimi- 
nuent presque  pas  quand  le  travail  s'amoindrit,  éprouvent  des  pertes  propor- 
tionnées à  une  baisse  d'environ  moitié  dans  la  masse  de  leurs  transactions.  La 
coutellerie  de  Thiers  et  de  Clermont-Ferrand  ne  fournit  pas  du  travail  à  quatre 
mille  ouvriers  au  lieu  de  vingt  mille.  Les  vingt-quatre  manufactures  de  porce- 
laine existant  à  Limoges,  et  comptant  en  bloc  trente-sept  fours  et  trois  cents 
meules,  avaient,  à  l'exception  de  quatre  fabriques  seulement,  malgré  l'aide  em- 
pressée du  conseil  municipal,  fermé  leurs  fours  au  mois  de  mai  1848.  Sans  res- 
sentir une  aussi  forte  perturbation,  les  autres  établissemens  céramiques  de  la 
région  centrale  ont  resserré  leur  production  au  moins  d'un  tiers. 

Quant  au  cercle  de  Paris,  on  sait  que  la  fabrication  manufacturière  y  a  pris, 
depuis  1815  et  surtout  depuis  1830,  un  prodigieux  essor.  Capitale  des  arts  et 
des  lettres,  Paris  est  devenu  une  grande  métropole  industrielle.  Sa  banlieue  et 
ses  faubourgs  forment  autour  d'elle  comme  une  ceinture  d'usines,  de  manufac- 
tures et  d'ateliers  de  tout  genre.  Ses  plus  riches  quartiers,  comme  ses  environs 
les  plus  délicieux,  n'ont  pas  toujours  résisté  avec  succès  à  ces  envahissemens  de 
la  plus  grande  puissance  de  l'époque.  En  1847,  les  fabriques  possédant  un  mo- 
teur mécanique  ou  ayant  plus  de  vingt  ouvriers  réunis  en  atelier  atteignaient, 


l'industrie  française  depuis  février.  993 

dans  le  département  de  la  Seine,  le  chiffre  do  trois  cent  dix-huit.  Elles  em- 
ployaient environ  trente  mille  ouvriers,  hommes,  femmes  ou  enfans.  Un  per- 
sonnel infiniment  plus  nombreux  est  attaché  aux  établissemens  placés  en  dehors 
de  ces  conditions.  L'industrie  parisienne  proprement  dite,  c'est-à-dire  l'ébénis- 
terie,  les  bronzes,  la  bijouterie  fausse,  la  papeterie,  la  tabletterie,  et  vingt  fabri- 
cations d'articles  de  fantaisie  et  de  goût,  enveloppe  dans  son  immense  réseau 
plus  de  soixante  mille  familles  ouvrières.  Nous  n'avons  pas  besoin  d'insister  ici 
sur  les  effets  de  la  crise  par  rapport  à  la  population  laborieuse  ou  à  la  produc- 
tion industrielle.  Ces  effets  lamentables,  on  ne  les  connaît  que  trop  :  ils  sont 
écrits  dans  l'histoire  de  l'année  1848  en  des  traits  qui  s'effaceront  difficile- 
ment de  notre  mémoire.  Rappelons  seulement  que,  si  toutes  les  industries  ont 
chômé,  si  les  filatures,  les  teintureries,  les  ateliers  pour  la  construction  des 
machines,  etc.,  sont  tombés,  au  moins  un  moment,  dans  une  inaction  ab- 
solue, ce  sont  encore  les  articles  dits  de  Paris  qui  ont  été  le  plus  cruellement 
décimés.  En  l'absence  de  relevés  officiels  qu'il  n'est  pas  possible  de  dresser, 
et  en  attendant  les  résultats  d'une  investigation  à  laquelle  la  chambre  de  com- 
merce se  livre  avec  une  patience  digne  d'encouragement,  nous  avons  interrogé 
les  hommes  qui  connaissent  le  mieux  l'état  économique  de  notre  grande  cité. 
D'après  les  renseignemens  recueillis,  nous  croyons  pouvoir  évaluer  le  ralentis- 
sement de  l'industrie  appelée  parisienne  aux  neuf  dixièmes  pour  les  ventes  et 
aux  sept  dixièmes  pour  la  production.  Les  pertes  des  autres  fabrications,  relati- 
vement à  leur  activité  durant  les  années  précédentes,  ne  seraient  au  contraire 
que  des  deux  tiers  sur  la  vente  et  d'un  peu  plus  de  moitié  sur  le  chiffre  des  pro^ 
duits. 

Si,  reprenant  en  bloc  tous  les  documens  accumulés,  nous  envisageons  main- 
tenant, dans  son  ensemble,  l'état  industriel  du  pays  durant  la  crise,  nous  ne 
croyons  pas  pouvoir  être  taxé  de  pessimisme  en  évaluant  l'amoindrissement 
total  de  la  fabrication  à  la  moitié  du  chiffre  normal.  Or,  la  production  manu- 
facturière est  estimée  à  2  milliards  par  an,  dans  lesquels  les  quatre  indus- 
tries textiles  du  coton,  de  la  laine,  de  la  soie  et  du  lin  entrent  pour  à  peu 
près  1,600  millions.  La  perte  de  notre  grande  industrie  nationale  serait  donc 
d'environ  850  millions  pour  dix  mois.  Quelle  a  été  la  part  des  travailleurs 
dans  cet  immense  désastre?  Les  fabriques  françaises  n'occupent  pas  moins  de 
deux  millions  d'ouvriers.  Les  salaires  peuvent  être  évalués  en  moyenne  à  1  fr, 
25  cent,  par  jour,  en  tenant  compte  des  femmes  et  des  enfans,  ce  qui  donne 
pour  deux  millions  d'ouvriers  et  deux  cent  cinquante  jours  ouvrables,  en  dix 
mois,  une  somme  de  625  millions.  Si  le  travail  a  été  réduit  de  moitié,  les  sa- 
laires ont  éprouvé  une  égale  diminution  :  les  ouvriers  de  l'industrie  ont  donc 
perdu  au  moins  312,500,000  francs. 

Qui  pourrait  remuer  tous  ces  chiffres  d'une  main  froide  et  insensible?  Com- 
ment ne  pas  songer,  hélas!  à  toutes  les  misères,  à  toutes  les  larmes  que  la 
crise  révolutionnaire  a  coûtées,  à  tant  d'existences  grandes  ou  modestes,  fon- 
dées sur  le  travail,  qu'elle  a  subitement  renversées?  Si  pénible  que  soit  l'a- 
moindrissement de  la  richesse  nationale,  on  est  encore  plus  touché  des  souf- 
frances dont  la  classe  la  plus  nombreuse  a  été  la  principale  victime.  En  face  de 
ce  débordement  de  maux,  le  gouvernement  n'est  pas  sans  doute  resté  immobile 
et  inactif,  Qu'a-t-il  fait?  Que  devait-il  faire? 


094  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

IL 

Des  projets  fort  divers  ont  été  présentés  pour  conjurer  les  effets  de  la  crise 
industrielle;  on  les  a  vus  surgir  par  milliers.  Le  mouvement  qui  agitait  tant  d'es- 
prits a-t-il  révélé  quelques  nouvelles  mesures  susceptibles  de  porter  remède 
aux  maux  signalés?  Quand  on  prend  connaissance  de  ces  propositions  innom- 
brables, on  demeure  stupéfait  que  d'une  pareille  fermentation  n'aient  pas  jailli 
plus  d'idées  justes  et  fécondes.  Notre  dessein  n'est  pas  de  suivre,  dans  leurs  mille 
détails,  ces  élucubrations  où  éclate  le  plus  souvent  tant  d'inexpérience.  Quel- 
ques combinaisons  plus  réfléchies  sont  seules  dignes  d'examen;  on  peut  aisé- 
ment les  ramener  à  des  termes  simples  et  clairs.  Pour  relever  l'industrie  de  son 
abattement,  pour  ranimer  les  transactions  évanouies,  on  a  conseillé  au  gouver- 
nement de  prêter  de  l'argent  aux  manufacturiers,  d'ouvrir  des  crédits,  de  faire 
des  commandes  sur  une  grande  échelle,  d'allouer  des  primes  à  la  sortie  des 
produits,  de  créer  des  compagnies  ou  des  comptoirs  d'exportation.  Tous  ces 
moyens  supposent  l'aide  active  du  trésor  public.  Le  défaut  commun  de  ces  me- 
sures, c'est  de  s'adresser  à  l'état,  comme  s'il  avait  des  ressources  inépuisables, 
sans  se  demander  auparavant  ce  qu'il  peut.  Viennent  ensuite  des  avantages  et 
des  inconvéniens  inhérens  à  la  nature  de  chaque  système. 

Les  prêts  directs  permettent  de  donner  au  travail  un  aliment  immédiat;  mais 
voilà  que  l'état  se  transforme  aussitôt  en  banquier  :  il  est  obligé  de  faire  un  choix 
entre  les  emprunteurs  qui  sollicitent  son  appui,  d'entrer  dans  l'examen  des  si- 
tuations individuelles.  C'est  là  une  tâche  difficile  qui  conduit  nécessairement  à 
des  exclusions  arbitraires.  Aussi  les  prêts  ne  profitent-ils  pas  à  l'industrie  en 
général;  ils  ne  servent  qu'à  quelques  industriels,  quand  les  autres  sont  sacrifiés. 
Cet  inconvénient  diminue,  si  les  avances  sont  faites  sur  dépôt  de  marchandises 
à  tous  ceux  qui  ont  des  produits  en  magasin;  mais  alors  les  valeurs  données 
en  garantie  appauvrissent  singulièrement  le  capital  de  l'emprunteur.  Si  le  sys- 
tème des  prêts  peut  s'adapter  utilement  à  certaines  circonstances  particulières, 
il  est  mauvais  comme  mesure  générale. 

Les  établissemens  de  crédit  ont,  sur  les  avances  directes,  cet  important  avan- 
tage, qu'on  peut  combiner  l'aide  de  l'état  avec  des  élémens  tirés  du  sein  même 
du  corps  industriel.  Subventions  du  trésor,  souscriptions  des  fabricans,  peuvent 
ici  se  fortifier  et  s'étendre  pour  le  bien  général.  Contribuant  à  son  propre  relè- 
vement, l'industrie  puise  dans  cet  effort  une  salutaire  confiance  en  elle-même. 
S'il  fallait  compléter  l'action  des  établissemens  de  crédit  par  une  aide  plus  di- 
recte, mieux  vaudrait  encore  le  secours  donné  au  moyen  de  commandes  que 
le  système  des  avances  en  argent.  Les  commandes  permettent  aussi  de  ranimer 
immédiatement  le  travail  dans  telle  ou  telle  fabrication,  sans  que  l'industrie 
s'accoutume  autant  à  se  reposer  sur  le  bras  qui  la  soutient.  L'état  grève,  il  es1 
vrai,  le  présent;  mais,  si  les  dépenses  sont  bien  dirigées,  il  retrouve  plus  tard» 
dans  un  accroissement  de  son  matériel,  la  compensation  de  ses  sacrifices.  Tout 
en  anticipant  ainsi  sur  les  besoins  futurs,  il  est  libre  d'ailleurs  de  propor- 
tionner l'assistance  aux  moyens  dont  il  dispose.  Son  action  est  plus  gênée  et 
plus  incertaine  quand  les  effets  des  mesures  proposées,  au  lieu  de  se  restreindre 
à  l'intérieur  du  pays,  débordent  par-delà  les  frontières  nationales.  Ainsi,  pour 


l'industrie  française  depuis  février.  995 

les  primes  si  souvent  proposées  comme  moyen  d'encourager  les  exportations,  il 
y  a  une  grave  question  préliminaire  à  résoudre  avant  de  prendre  un  parti  :  les 
gouvernemens  étrangers  n'auraient-ils  pas  la  volonté  et  les  moyens  de  rendre 
vaines  les  dispositions  adoptées?  Rien  de  plus  facile  pour  eux;  s'ils  veulent  main- 
tenir les  choses  sur  le  pied  actuel,  il  suffit  d'élever  les  droits  d'entrée  d'une 
somme  équivalente  à  la  prime  de  sortie.  Ce  mode  d'encouragement  tourne  pres- 
que toujours,  comme  l'expérience  l'a  démontré,  au  préjudice  de  la  nation  qui 
l'emploie.  11  est  rare,  en  effet,  quand  la  prime  cesse,  que  l'augmentation  du 
droit  d'entrée  dont  elle  a  été  la  cause  cesse  entièrement  avec  elle.  On  a  vu  des 
cas  où  la  surtaxe  était  intégralement  maintenue.  En  admettant,  au  surplus,  que 
la  prime  suive  librement  son  cours,  elle  appauvrit  le  trésor  national  au  profit 
des  consommateurs  étrangers.  C'est  un  cadeau  qui  diminue  pour  eux  le  prix  des 
produits  en  une  proportion  égale  à  son  chiffre.  Expédient  chanceux,  la  prime 
reste  donc,  en  thèse  générale,  un  mauvais  calcul.  Si,  dans  une  situation  tout-à- 
fait  extraordinaire,  un  gouvernement  est  contraint  d'y  recourir  pour  désen- 
combrer le  marché  et  rendre  un  peu  de  mouvement  au  corps  industriel,  l'ap- 
plication du  système  doit  être  courte,  restreinte  et  calculée  soigneusement  sur 
les  dispositions  présumées  des  autres  peuples. 

Les  primes  reconnues  insuffisantes  pour  réveiller  le  commerce  extérieur  de 
son  engourdissement,  aurait-on  pu  recourir  avec  plus  d'avantages  à  la  création 
de  compagnies  privilégiées  recevant  des  subventions  du  gouvernement  et  qui  se 
seraient  chargées  d'exporter  les  produits  français?  Les  partisans  de  cette  idée  ne 
manquaient  pas  de  représenter  le  triste  état  où  sont  réduites  nos  exportations. 
Tous  ceux  qui  ont  visité  les  grands  marchés  du  mond<e  ont  reconnu  l'infériorité 
de  notre  commerce  :  personne  ne  conteste  ce  mal  ;  mais  à  quelle  cause  faut-il 
l'attribuer?  Ici  commencent  de  profondes  dissidences  qui  réagissent  naturelle- 
ment sur  le  choix  des  remèdes  à  mettre  en  usage. 

Notre  commerce  extérieur  manque  d'organisation;  voilà  le  premier  fait  dont 
l'esprit  est  frappé.  La  France  ne  compte  qu'un  très  petit  nombre  d'exportateurs 
dignes  de  ce  nom,  c'est-à-dire  qui  spéculent  à  l'aide  d'un  capital  assez  considé- 
rable pour  pouvoir  attendre  les  retours.  Les  affaires  se  traitent  généralement  à 
crédit  par  l'intermédiaire  de  pacotilleurs  dont  la  solvabilité  douteuse,  subissant 
la  loi  des  fabricans ,  n'obtient  guère  que  des  marchandises  de  rebut.  Jamais 
notre  industrie  ne  prend  un  intérêt  direct  dans  les  opérations  lointaines.  Com- 
bien ce  système,  où  tout  roule  à  peu  près  sur  le  frêle  pivot  de  la  pacotille,  dif- 
fère de  la  constitution  du  commerce  extérieur  de  la  Grande-Bretagne!  Toujours 
prêts  à  s'intéresser  dans  les  spéculations  commerciales,  les  manufacturiers  an- 
glais sont  à  la  fois  fabricans  et  exportateurs.  Ils  sentent  dès-lors  combien  il  est 
important  pour  eux  de  s'enquérir  du  goût  des  différens  peuples,  et  ils  appro- 
prient leurs  produits  à  des  destinations  qu'ils  connaissent  (1).  Les  armateurs, 
de  leur  côté,  ne  sont  pas  seulement,  comme  chez  nous,  des  voituriers  qui  trans- 
portent une  caisse  de  marchandises  à  un  prix  convenu;  ils  <w*t  encore  un  large 
intérêt  au  succès  de  l'entreprise.  L'armement  et  la  fabrique  se  prêtent  ainsi  un 


(1)  De  nombreux  exemples  que  nous  croyons  inutile  de  citer  établissent  surabondam- 
ment à  quel  point  nos  manufacturiers  négligent  de  se  tenir  au  courant  des  convenances 
étrangères. 


996  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

appui  mutuel,  et  de  cette  alliance  dérive  une  garantie  pour  la  loyauté  des  ex- 
péditions. Entièrement  privé  de  ces  énergiques  ressorts,  est-il  étonnant  que  le 
commerce  français  ait  vu  sa  sphère  se  restreindre  chaque  jour  de  plus  en  plus? 
Il  y  a  des  parages  où  il  ne  pénètre  plus  sous  le  pavillon  national.  Combien 
avons-nous  de  navires  par  an  dans  les  mers  de  la  Chine?  combien  envoyons- 
iious  de  produits  dans  ce  monde  immense  de  l'extrême  Orient  où  s'ouvrent  de 
si  vastes  marchés?  Quand  nous  y  paraissons,  c'est  pour  y  étaler  notre  impuis- 
sance. A  Canton,  par  exemple,  les  affaires  pour  les  laines  seulement  montent  à 
30  millions  de  francs  environ  par  an;  nous  ne  figurons  pas  dans  ce  chiffre 
énorme  pour  1  million  en  dix  années  (1  million  sur  300  millioris!).  Tous  ces 
faits  ont  été,  durant  la  dernière  crise,  habilement  commentés  par  les  partisans 
des  compagnies  d'exportation.  Si  l'industrie  privée,  disaient-ils,  est  aussi  évi- 
demment inhabile  à  s'aider  elle-même,  il  faut  bien  venir  à  son  secours  ou  se 
résigner  au  complet  anéantissement  des  exportations  françaises. 

Quelque  spécieux  que  soit  ce  raisonnement,  il  ne  s'ensuit  pas  que  la  création 
de  compagnies  privilégiées  fût  le  vrai  moyen  d'attirer  l'industrie  vers  les  opé- 
rations du  commerce  extérieur.  D'abord,  au  point  de  vue  des  nécessités  du  mo- 
ment, on  objectait  avec  succès  l'évidente  inefficacité  du  remède.  Quand  l'orga- 
nisation des  compagnies  serait-elle  terminée?  quand  leur  influence  se  ferait-elle 
sentir?  L'industrie  particulière  n'aurait-elle  pas  depuis  long-temps  succombé, 
lorsqu'on  se  trouverait  prêt  à  lui  porter  secours?  On  aurait  seulement  embar- 
rassé les  finances  de  l'état  dans  des  projets  chimériques.  Au  point  de  vue  de 
l'avenir  et  de  l'esprit  de  notre  droit  public  actuel,  l'institution  projetée  prêtait 
également  aux  plus  sérieuses  critiques.  Renversant  immédiatement  les  opéra- 
tions existantes,  elle  aurait  rendu  impossible  tout  effort  individuel.  Quelle  mai- 
son aurait  pu  entrer  en  concurrence  avec  une  société  soutenue  par  les  capitaux 
du  gouvernement,  et  rejetant  en  définitive  sur  le  trésor  public  le  fardeau  des 
pertes  éprouvées?  Que  l'association  dût  être  un  élément  de  force  et  d'activité, 
que  ce  fût  même  le  seul  moyen  de  salut,  pas  de  doute  possible,  à  une  condition 
cependant,  c'est  que  l'association  ne  serait  pas  fondée  sur  le  monopole  et  ne 
s'alimenterait  pas  de  privilèges.  Alliance  entre  le  fabricant  et  l'exportateur,  telle 
sst  la  première  tendance  qu'il  importe  d'encourager,  et  dont  une  société  privi- 
légiée étoufferait  le  germe. 

Si  on  voulait  suivre  jusqu'au  bout  le  raisonnement  des  adversaires  des  com- 
pagnies d'exportation,  on  toucherait  bientôt  à  la  grande  querelle  de  la  protec- 
tion et  du  libre  échange.  On  verrait  que  notre  système  de  douanes  est  accusé 
de  la  décadence  du  commerce  extérieur.  Comment  notre  marine  pourrait-elle 
exporter  nos  marchandises,  s'écrie-t-on,  si  elle  n'a  pas  de  fret  pour  le  retour,  et 
si  elle  est  obligée  de  faire  peser  sur  les  articles  expédiés  de  France  les  dépenses 
du  voyage  tout  entier?  Est-il  possible  que  nos  exportateurs  entreprennent  de 
négocier  avec  tel  ou  tel  peuple  dont  il  leur  est  défendu  de  recevoir  les  produits 
en  échange  des  nôtres?  Voilà  comment  on  se  trouvait  poussé  malgré  soi  sur  le 
brûlant  terrain  d'anciennes  discussions  qu'on  était  convenu  d'ajourner.  Au  mi- 
lieu des  ravages  de  la  crise,  avant  de  songer  à  régler  les  futures  destinées  du 
tommerce,  il  fallait  pourvoir  aux  pressantes  nécessités  du  moment.  A  ce  point 
ûe  vue,  les  compagnies  étaient  aisément  mises  hors  de  cause.  Protectionistes  et 
libres  échangistes  conservaient  intacts  leurs  arguraens  et  leur  position  respective. 


l'industrie  française  depuis  février.  997 

D'une  réalisation  moins  malaisée,  les  comptoirs  d'exportation  étaient  de  vé- 
ritables banques  de  prêts  sur  dépôts  de  marchandises  qui  ne  paraissaient  pas 
non  plus  de  nature  à  renouer  la  chaîne  des  transactions  interrompues.  Je  n'en- 
tends pas  dire  que  nos  armateurs,  même  dans  les  momens  les  plus  favorables, 
trouvent  à  un  prix  modéré  les  capitaux  dont  ils  ont  besoin.  A  5  ou  6  pour  100 
d'intérêt  s'ajoutent  2  et  demi  pour  100  sur  les  valeurs  exportées  que  les  prê- 
teurs ont  pris  l'habitude  de  stipuler  à  leur  profit.  S'il  s'agit  des  rares  opérations 
au-delà  du  cap  de  Bonne-Espérance,  les  lettres  de  crédit  ne  peuvent  se  négo- 
cier qu'à  Londres,  et  toujours  moyennant  de  nouvelles  remises  :  frais  écrasans, 
dont  un  allégement  quelconque  serait  un  bienfait  pour  notre  marine  marchande. 
Pourtant,  en  1848,  la  cherté  des  capitaux  n'était  pas  la  cause  de  la  désolation  des 
ports;  l'inertie  absolue  des  affaires  dérivait  principalement  de  Tétat  du  marché 
intérieur  et  de  la  situation  des  colonies.  Quelle  aurait  été  l'influence  de  quelques 
banques  spéciales  sur  ces  invincibles  obstacles? 

Le  gouvernement  écarta  en  masse  tous  les  plans  relatifs  à  des  compagnies  et 
à  des  comptoirs  d'exportation.  Il  recourut,  au  contraire,  aux  systèmes  des  prêts 
directs,  des  commandes,  des  établissemens  de  crédit  et  des  primes.  Comment 
a-t-il  usé  de  ces  moyens  de  soulagement  et  quels  résultats  en  a-t-ii  obtenus? 

L'aide  de  l'état,  sous  forme  de  prêts,  n'a  été  accordée  qu'à  deux  industries  pa- 
risiennes, celle  des  meubles  et  celle  des  bronzes,  et  aux  associations  formées  soit 
entre  ouvriers,  soit  entre  patrons  et  ouvriers.  Outre  les  inconvéniens  inhérens 
à  ce  mode  d'assistance,  il  y  avait  une  raison  décisive  d'en  écarter  l'emploi,  au 
moins  sur  une  grande  échelle.  Était-il  possible  de  subvenir,  avec  l'argent  du 
trésor,  aux  immenses  besoins  auxquels  la  crise  avait  donné  naissance?  Toutes 
les  ressources  dont  le  gouvernement  pouvait  disposer  n'auraient  pas  suffi  pour 
combler  le  gouffre.  Alléguer  l'exemple  de  1830  et  des  30  millions  avancés  alors 
au  commerce,  c'était  méconnaître  la  profonde  différence  de  deux  crises,  dont  la 
dernière  tient  beaucoup  plus  à  une  perturbation  sociale  qu'à  une  révolution  po- 
litique. Des  deux  industries  particulières  auxquelles  le  décret  du  1er  septembre 
1848  affectait  600,000  francs  (400,000  francs  pour  les  meubles,  200,000  fr.  pour 
les  bronzes),  une  seule,  celle  des  meubles,  a  pu  largement  profiter  du  crédit. 
Les  conditions  dans  lesquelles  elle  s'exerce  répondaient  beaucoup  mieux  que 
celles  de  l'industrie  des  bronzes  aux  intentions  du  décret,  qui  avait  en  vue  les 
petits  fabricans  travaillant  en  chambre  avec  un  ou  deux  compagnons  ou  ap- 
prentis (1).  Le  montant  des  prêts  obtenus  par  les  ébénistes  s'élevait,  au  31  mars 
1849,  à  la  somme  d'environ  160,000  francs,  répartie  entre  deux  cent  soixante 
à  deux  cent  quatre-vingts  déposans,  sur  cinq  cent  vingt-sept  dépôts.  Il  n'avait  été 
alloué  sur  le  crédit  des  bronzes  qu'environ  18,000  francs  à  vingt  déposans,  sur 
vingt  à  vingt-cinq  dépôts. 

On  connaît  les  objections  qu'a  suscitées  le  principe  consacré  par  le  décret  du 
5  juillet  1848  relatif  aux  associations  ouvrières.  En  ménageant  aux  ateliers  ex- 
ploités par  ces  associations  certains  avantages  spéciaux,  on  plaçait  dans  des 
conditions  défavorables  les  établissemens  de  même  nature  appartenant  soit  à 

(i)  La  répartition  des  prêts  a  été  confiée  à  une  commission  de  sept  membres,  et  l'in- 
térêt de  ces  prêts  fixé  à  un  centime  par  jour  (3  fr.  65  cent,  pour  100  par  an),  auquel 
s'ajoute  un  droit  d'emmagasinage  de  2  1/2  pour  100. 

TOME  II.  64 


998  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

un  seul  chef,  soit  à  des  sociétés  commerciales;  on  s'exposait  aussi  à  des  mé- 
comptes par  suite  des  vices  inhérens  à  une  exploitation  en  commun.  Ces  consi- 
dérations ne  manquaient  pas  de  gravité  :  elles  se  rattachaient  toutefois  un  peu 
trop  visiblement  à  la  politique  qui  répugne  à  toute  innovation.  N'étaient-elles 
pas  dominées,  d'ailleurs,  par  une  nécessité  provenait  de  la  disposition  même 
des  esprits?  Reculer  alors  devant  un  essai  eût  été  d'une  souveraine  imprudence. 
Accomplie  avec  intelligence  et  loyauté,  l'expérience  doit  porter,  au  contraire, 
avec  elle  les  plus  utiles  enseignemens.  Au  commencement  du  mois  de  mars  der- 
nier, il  avait  été  statué  sur  près  de  trois  cent  cinquante  demandes  par  le  conseil 
chargé  de  la  répartition  du  crédit  des  3  millions.  Plus  de  quarante  associations 
avaient  obtenu  des  avances,  dont  le  chiffre  variait  de  5,000  à  250,000  francs,  et 
dont  le  total  montait  à  un  peu  plus  de  2  millions. 

Le  gouvernement  provisoire  avait  eu  recours  au  système  des  commandes  pour 
venir  en  aide  à  l'industrie  lyonnaise.  Justement  ému  de  l'état  de  la  ville  de 
Lyon,  il  avait  commandé  à  la  fabrication  des  soieries  quarante-trois  mille  dra- 
peaux et  cent  trente  mille  écharpes.  Cette  opération,  qui  a  motivé  depuis  un 
crédit  de  6,700,000  francs,  aurait  pu  être  combinée  de  manière  à  porter  sur  des 
articles  d'une  utilité  moins  contestable.  Si  les  quarante-trois  mille  drapeaux 
peuvent  être  distribués  aux  gardes  nationales  et  aux  communes,  que  faire  des 
cent  trente  mille  écharpes?  A  quel  usage  peut-on  employer  des  milliers  de 
mètres  d'étoffe  tissée  aux  trois  couleurs?  Coûteuse  et  stérile  au  point  de  vue 
économique,  la  commande  a  du  moins  atteint  son  but  principal  :  elle  a  procuré 
un  soulagement  réel  à  la  population  ouvrière  de  la  seconde  ville  de  France,  et 
évité  peut-être  de  grands  malheurs. 

De  tous  les  moyens  mis  en  œuvre  pour  ranimer  le  travail,  les  établissemens 
de  crédit  ont  pris  la  plus  forte  part  aux  encouragemens  de  l'état.  C'est  par  l'in- 
termédiaire des  comptoirs  d'escompte  que  le  trésor  a  principalement  prêté  son 
appui  aux  intérêts  industriels  et  commerciaux.  Dès  les  premiers  jours  de  la  ré- 
volution de  février,  il  avait  été  décidé  qu'il  serait  établi  dans  toutes  les  places 
où  les  affaires  avaient  de  l'importance  un  comptoir  national  d'escompte  alimenté 
par  le  concours  de  l'état,  des  villes  et  d'associés  souscripteurs,  et  destiné  à 
mettre  le  crédit  à  la  portée  des  différentes  branches  de  la  production.  En  pré- 
sence du  trouble  considérable  survenu  dans  le  crédit  privé,  il  était  naturel  et 
politique  de  chercher  des  moyens  de  soulagement  dans  l'union  de  forces  di- 
verses isolément  insuffisantes.  Un  comptoir  d'escompte  fut  immédiatement  formé 
à  Paris  au  capital  de  20  millions.  L'état  et  la  ville,  qui  avaient  souscrit  chacun 
pour  un  tiers  de  ce  capital,  renonçaient  à  participer  aux  bénéfices  de  l'établis- 
sement, et  garantissaient  jusqu'à  concurrence  de  leur  mise  les  pertes  qui  pour- 
raient résulter  des  opérations.  Le  comptoir  de  Paris  a  reçu,  en  outre,  un  prêt 
de  3  millions.  Il  avait  escompté,  jusqu'au  15  février  dernier,  cent  mille  billets 
montant  à  près  de  79  millions,  et  reçu  à  l'encaissement  sur  place  et  du  dehors 
des  effets  de  commerce  pour  une  somme  trois  fois  plus  forte.  Pour  satisfaire  à 
des  besoins  analogues,  soixante-sept  comptoirs  ont  été  établis  dans  les  départe- 
mens.  Le  capital  total  de  ces  comptoirs  s'élève  à  109,249,500  fr.;  le  tiers  souscrit 
par  l'état  est  conséquemment  de  36,416,500  fr.,  sans  parler  d'une  subvention 
additionnelle  d'environ  7  millions.  Le  chiffre  des  escomptes  directs  était  de 
385  millions  de  francs  au  15  février  1849,  et  les  encaissemens  reçus  sur  place  et 


L  INDUSTRIE   FRANÇAISE  DEPUIS  FEVRIER. 

du  dehors,  d'environ  800  millions.  Les  comptoirs  qui  ont  pris  la  part  la  plus  forte 
à  ce  mouvement  sont  ceux  de  Marseille,  Nantes,  Bordeaux,  Mulhouse,  Lille,  Le 
Havre  et  Rouen.  Une  même  condition  avait  été  partout  imposée  à  l'escompte  : 
pour  être  admises,  les  valeurs  devaient  être  revêtues  de  deux  signatures  au 
moins.  On  s'aperçut  bien  vite  qu'à  Paris  cette  condition  rendait  les  comptoirs 
inabordables  aux  petits  commerçans  et  aux  petits  industriels,  qui  avaient  pour 
tout  moyen  de  crédit  un  actif  immobilisé  entre  leurs  mains.  Quatorze  sous 
comptoirs,  institués  avec  les  ressources  propres  des  industries  qu'ils  concer- 
naient (1),  eurent  pour  mission  d'étendre  les  facilités  du  crédit.  Étrangers  eux 
mêmes  aux  opérations  de  l'escompte,  simples  intermédiaires,  les  sous-comptoirs 
recevaient  des  sûretés  diverses  par  voie  de  nantissement  sur  marchandises,  titres 
et  autres  valeurs,  et  se  portaient  ensuite  garans  auprès  des  comptoirs  nationaux. 

Les  magasins  généraux  complètent  l'ensemble  des  mesures  extraordinaires 
destinées  à  remplacer  le  crédit  éteint  et  la  circulation  paralysée.  Placés  sous  la 
surveillance  de  l'autorité,  ces  établissemens  recevaient  en  dépôt  les  matières 
premières  et  les  objets  fabriqués  dont  la  crise  empêchait  la  vente.  Des  récé- 
pissés extraits  de  registres  à  souche,  transférant  la  propriété  des  dépôts  et 
transmissibles  par  endossement,  étaient  remis  aux  déposans  et  formaient  entre 
leurs  mains  une  véritable  monnaie  de  papier  ayant  sa  représentation  en  na- 
ture (2).  Les  quatre  magasins  généraux  de  Paris  et  ceux  établis  dans  cinquante 
et  une  villes  des  départemens  avaient  reçu,  au  commencement  de  décembre 
dernier,  des  marchandises  expertisées  à  une  valeur  d'environ  70  millions.  Mul- 
house, Le  Havre,  Nantes,  Strasbourg,  méritent  d'être  cités  au  nombre  des  places 
dans  lesquelles  les  magasins  ont  rendu  le  plus  de  services. 

Sans  l'aide  donnée  par  l'état  sous  la  forme  d'un  crédit  artificiel,  l'industrie 
et  le  commerce  seraient  tombés  dans  une  faillite  à  peu  près  générale;  pas  une 
affaire  n'eût  été  possible.  Comptoirs,  sous-comptoirs,  magasins  publics,  voilà 
les  pivots  autour  desquels  ont  roulé  toutes  les  opérations  commerciales.  A  l'in- 
fluence de  ces  établissemens  s'est  joint  le  puissant  concours  de  la  Banque  de 
France.  Si  les  conditions  rigoureuses  de  son  escompte  en  interdisaient  l'accès  à 
l'immense  majorité  des  industriels,  la  Banque  était  du  moins  la  source  où  se 
ravivaient  incessamment  les  forces  des  comptoirs  nationaux.  Cette  grande  insti- 
tution a  ouvert  en  outre  d'importans  crédits  à  des  industries  spéciales  :  les  usines 
métallurgiques  des  départemens,  le  commerce  des  métaux  et  la  fabrication  des 
cuirs  à  Paris  ont  largement  participé  à  ces  avances  (3). 

Tous  ces  moyens  de  soulagement  agissaient  sur  les  intérêts  industriels  et  sur 
le  commerce  à  l'intérieur  de  la  France.  On  y  joignit  des  primes  pour  stimuler 
l'exportation  de  certains  produits  entassés  dans  les  fabriques.  Par  un  arrêté  du 

(1)  Il  faut  excepter  de  cette  règle  le  sous-comptoir  des  entrepreneurs  du  bâtiment, 
qui  avait  reçu  dans  l'origine  une  destination  spéciale,  et  qui  a  obtenu  de  l'état  pour  trois 
années  un  prêt  gratuit  de  500,000  fr.,  indépendamment  d'une  garantie  de  4,500,000  fr. 

(2)  La  Banque  de  France  a  été  autorisée  à  accepter  les  récépissés  en  remplacement 
de  la  troisième  signature,  et  les  comptoirs  nationaux  ont  pu  les  admettre  en  remplace- 
ment de  la  seconde. 

(3)  La  Banque  de  France  n'a  pas  perdu  de  vue  ses  propres  intérêts.  La  fusion  des 
banques  locales,  convoitée  depuis  si  long-temps,  a  été  le  prix  principal  de  son  concours 
après  la  révolution  de  février. 


4000  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

10  juin,  dont  la  légalité  a  été  contestée,  les  drawbacks  (1)  déjà  existans  ont  été 
relevés  de  50  pour  100  jusqu'au  31  décembre  1848;  durant  le  même  espace  de 
temps,  les  tissus  de  soie  et  de  fleuret,  les  tissus  de  lin  et  de  chanvre  de  fabrica- 
tion française  ont  joui,  à  la  sortie,  d'une  prime  de  4  et  demi  pour  100  de  la 
valeur.  En  temps  ordinaire,  les  objections  dont  l'arrêté  de  juin  a  été  assailli 
sous  le  rapport  de  la  légalité  auraient  dû  peut-être  soulever  des  scrupules  sé- 
rieux; mais,  dans  un  moment  où  la  limite  des  attributions  de  chaque  pouvoir 
n'était  pas  encore  fort  nettement  dessinée,  en  présence  de  nécessités  impérieuses, 
nous  ne  pensons  pas  qu'il  y  eût  un  grand  intérêt  à  scruter  trop  sévèrement  les 
articles  de  lois  sur  lesquels  le  gouvernement  avait  basé  sa  décision.  Sagement 
calculé,  l'expédient  était  restreint  d'ailleurs  dans  d'assez  étroites  limites.  Si  on 
envisage  les  résultats  obtenus,  on  doit  reconnaître  qu'il  a  amené  un  mouvement 
sensible  dans  les  exportations.  Les  tissus  de  soie  et  les  fils  et  tissus  de  laine  se 
partagent  à  peu  près  par  moitié  les  sommes  payées  pour  primes  temporaires  et 
drawback  additionnel.  Les  autres  industries  admises  à  jouir  du  même  avantage 
n'y  participent  guère  qu'en  des  proportions  comparativement  insignifiantes.  Les 
primes  temporaires  de  4  et  demi  pour  100  sont  montées  en  bloc  à  2,191,015  fr. 
environ,  ce  qui  suppose  des  exportations  pour  une  somme  de  48,689,222  francs. 
Le  total  de  la  dépense,  en  y  comprenant  le  drawback  additionnel,  arrive  à 
4,578,000  fr.  (2).  Sans  l'élan  donné  au  commerce  par  cet  appât  exceptionnel, 
on  peut  hardiment  affirmer,  en  prenant  pour  base  la  diminution  même  qui  s'est 
manifestée  malgré  la  prime,  que  les  deux  tiers  au  moins  des  exportations  privi- 
légiées auraient  fait  défaut  à  nos  manufactures. 

A  ces  subventions  abondantes  accordées  par  le  trésor  à  l'industrie  et  au  com- 
merce, à  titre  de  prêts  directs,  commandes  extraordinaires,  avances  aux  éta- 
blissemens  de  crédit,  primes  et  drawbacks,  il  faut  ajouter  encore  les  commandes 
faites  sur  le  budget  courant  et  qui  n'ont  pas  exigé  de  fonds  spéciaux  (3);  il  faut 
ajouter  les  efforts  des  départemens  et  des  villes.  Toutes  les  ressources  disponibles 
absorbées,  l'avenir  a  été  grevé  soit  pour  soutenir  certaines  fabrications  locales, 
soit  pour  donner  du  pain  à  la  population  ouvrière.  Les  bureaux  de  bienfaisance 
ont  vu  s'accroître  immensément  le  cercle  de  leur  clientèle  par  les  progrès  de  la 
misère  publique.  L'industrie,  de  son  côté,  a  tiré  de  son  sein  d'énergiques  moyens 
de  résistance.  Dans  un  grand  nombre  de  places  commerciales,  nous  voyons  les 
négocians  former  des  associations  pour  se  prêter  un  secours  mutuel,  pour  favo- 
riser l'écoulement  des  fabriques  ou  pour  soutenir  le  crédit. 

(1)  Le  drawback  est  la  restitution  du  droit  payé  à  l'entrée  des  matières  premières. 

(2)  Les  primes  n'étant  pas  définitivement  liquidées  pour  le  dernier  trimestre  de  1848 
au  moment  où  ces  chiffres  sont  recueillis,  l'évaluation  en  a  été  faite  par  approxima- 
tion. 

H  (3)  Nous  ne  devons  pas  compter  ici  les  20  \o\x  24  millions  dépensés  pour  les  ateliers 
nationaux,  dont  l'organisation  a  été  si  funeste  à  l'industrie.  Nous  omettons  également 
les  50  millions  votés  pour  les  colons  de  l'Algérie,  qui  doivent,  dans  l'avenir,  procurer  au 
pays  une  large  compensation  pour  les  sacrifices  actuels;  ce  secours  profitait  à  la  popu- 
lation laborieuse  et  non  à  l'industrie  proprement  dite.  Il  en  faut  dire  autant  de  certaines 
allocations  à  des  genres  de  travaux  étrangers  à  Tordre  industriel,  par  exemple,  les 
200,000  francs  votés  pour  les  beaux-arts,  100,000  francs  pour  les  lettres,  680,000  franc* 
pour  les  théâtres,  etc.,  etc. 


l'industrie  française  depuis  février.  4001 

Comment  s'expliquer  que  des  efforts  aussi  divers,  des  sacrifices  aussi  consi- 
dérables, n'aient  pas  produit  en  définitive  des  résultats  plus  significatifs?  Con- 
sidérez ce  qu'elle  a  coûté,  et  l'œuvre  paraît  immense;  comparez  au  contraire  les 
effets  obtenus  aux  exigences  de  la  situation,  et  vous  resterez  stupéfait  de  la  pro- 
digieuse insuffisance  des  moyens  mis  en  œuvre.  C'est  que  les  remèdes  employés 
agissaient  seulement  sur  les  conséquences  sans  remonter  à  la  cause  môme  du 
mal.  Faut-il  reprocher  aux  pouvoirs  éphémères  qui  se  sont  succédé  après  le 
24  février  de  n'avoir  pas  exercé  d'action  sur  les  principes  élémentaires  du  dés- 
ordre industriel?  Incertains  eux-mêmes  de  leur  lendemain,  qu'auraient-ils  pu 
opposer  aux  incertitudes  qui  glaçaient  la  confiance?  En  gagnant  du  temps  par 
de  simples  palliatifs,  ils  léguaient  à  leurs  successeurs  la  tâche  plus  haute  de 
substituer  aux  expédiens  d'un  jour  les  mesures  générales  qui  embrassent  l'avenir 
et  replacent  la  société  dans  les  voies  normales  de  son  développement.  Comment 
le  gouvernement  actuel  pourra-t-il  suffire  à  cette  grande  mission?  quels  sont 
les  élémens  qu'il  doit  chercher  à  contenir?  quels  sont  ceux  dont  il  doit  favoriser 
l'influence  au  sein  de  notre  système  économique?  C'est  demander  quelle  est  la 
politique  industrielle  la  plus  propre  à  réparer  les  désastres  d'où  nous  sortons  à 
peine.   . 

III. 

Parmi  les  causes  qui  ont  provoqué  les  cruelles  convulsions  économiques  des 
dix  derniers  mois  de  l'année  4848,  celles  qui  tenaient  à  l'ébranlement  politique 
et  à  l'état  provisoire  de  l'autorité  ont  perdu  de  leur  influence.  Malgré  l'attitude 
violente  des  partis  extrêmes,  le  pays  veut  l'ordre,  non  cet  ordre  trompeur  qui 
aboutit  à  une  périlleuse  immobilité,  mais  l'ordre  qu'engendre  le  jeu  régulier 
des  institutions  et  d'où  naissent  à  la  fois  la  sécurité  et  le  progrès.  Ce  sont  des 
conditions  meilleures  pour  l'industrie  que  celles  de  l'année  dernière.  Nos  ma- 
nufactures en  ont  déjà  profité.  Dès  le  mois  de  janvier,  le  mouvement  s'est  fait 
sentir;  les  travaux  ont  été  repris  à  peu  près  sur  tous  les  points.  Nos  grandes 
fabrications  ont  paru  animées  d'une  vie  nouvelle.  Lyon  a  reçu  d'i  m  portantes- 
commandes  de  l'étranger  et  surtout  de  l'Amérique;  Rouen,  Lille,  Roubaix,  Mul- 
house, Sainte-Marie-aux-Mines,  etc.,  stimulées  par  le  retour  de  la  confiance  et  les 
demandes  du  commerce,  se  sont  activement  préparées  aux  ventes  du  printemps 
et  de  l'été.  Cette  activité  renaissante,  que  de  fatales  circonstances  viennent  de 
ralentir,  avait  été  d'autant  plus  sensible,  que  la  pensée  en  opposait  naturellement 
le  contraste  à  la  désolante  inertie  de  nos  fabriques  il  y  a  un  an.  Elle  s'était  encore 
accrue  par  les  efforts  de  nos  manufacturiers  pour  figurer  dignement  à  l'exposi- 
tion quinquennale,  où  ils  se  sont  empressés  d'accourir  (1).  Par  malheur  il  reste 

(1)  Le  nombre  des  exposans  dépasse,  cette  année,  de  plus  d'un  dixième  celui  de  1 8 ï  t. 
Des  produits  ont  été  envoyés  de  tous  nos  grands  centres  industriels.  Le  département  du 
Nord  compte  cent  dix-neuf  exposans,  celui  de  la  Seine-Inférieure  cent  dix-sept,  le  Rhône 
cent,  la  Loire  trente-huit,  le  Haut-Rhin  trente-cinq  :  dans  la  Seine,  le  nombre  s'en  élèv 
à  environ  trois  mille.  Quatre  départemens,  l'Ariége,  la  Corse,  les  Landes  et  le  Lot,  ne 
figurent  point  à  l'exposition.  L'Algérie,  au  contraire,  y  brille  par  des  produits  qui  prou- 
vent la  fécondité  de  son  sol.  Nous  ne  citons  pas  le  nombre  élevé  des  exposans  en  1849 
comme  un  indice  de  l'état  de  l'industrie  :  impérieusement  obligés  d'jcouler  leurs  pro- 


1002  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

encore  des  raisons  d'inquiétude  et  de  trouble  qui  survivent  au  bouleversement 
politique.  Un  mauvais  germe,  couvé  depuis  long-temps  et  éclos  sous  l'atmo- 
sphère embrasée  de  la  révolution,  agit  comme  un  fâcheux  dissolvant  au  sein 
du  corps  industriel.  C'est  là  un  mal  plus  grand  que  l'immobilité  temporaire  des 
métiers,  et  qui  oblige  à  rappeler  quelques  vérités  fondamentales. 

Considérée  dans  son  essence  même,  l'industrie  est  un  moyen  de  rapproche- 
ment et  d'union.  Plus  elle  étend  ses  triomphes  sur  le  monde  matériel,  et  plus 
les  hommes  sentent  le  besoin  qu'ils  ont  les  uns  des  autres.  Rien  de  plus  juste 
que  de  réprouver,  au  nom  de  ces  idées,  les  institutions  arbitraires  qui  tendent 
à  diviser  les  élémens  de  la  société  industrielle  et  sèment  ainsi  la  défiance  et 
l'hostilité;  mais  partir  de  là  pour  nier  que  l'industrie  ait  besoin  du  concours  de 
forces  différentes  ayant  chacune  ses  conditions  essentielles,  c'est  méconnaître 
les  exigences  complexes  de  la  production.  Les  théories  qui  attaquent  soit  de 
front,  soit  par  des  voies  détournées,  l'existence  même  d'un  élément  aussi  néces- 
saire que  le  capital,  aboutissent  forcément  à  la  ruine  de  l'industrie.  Est-il  d'ail- 
leurs une  preuve  plus  convaincante  de  la  nécessité  de  cet  élément,  sous  une 
forme  ou  sous  une  autre,  que  l'évidente  stérilité  des  combinaisons  inventées 
pour  suppléer  à  son  absence?  Au  sein  de  ces  régimes  imaginaires,  le  travail, 
qu'on  s'imaginait  favoriser,  s'allanguit  bientôt,  faute  d'un  stimulant  énergique. 
Au  lieu  de  chercher  seulement  à  contenir  l'abus  de  l'influence  du  capital,  on 
a,  par  une  synthèse  imprudente,  éteint  un  des  principes  indispensables  à  la  vie 
industrielle. 

On  peut  s'étonner  qu'il  faille  discuter  sérieusement  une  erreur  aussi  palpable, 
qui  attaque  bien  moins  encore  les  existences  établies  que  les  intérêts  de  la  civili- 
sation universelle,  et  qui  anéantit  l'industrie,  c'est-à-dire  un  des  meilleurs  moyens 
d'atteindre  au  but  suprême  de  toute  société,  la  participation  du  plus  grand 
nombre  aux  avantages  sociaux.  On  se  demande  comment  une  telle  erreur  a  pu 
faire  assez  de  progrès' pour  causer  quelque  inquiétude  au  gouvernement  actuel. 
La  réponse  est  facile  :  c'est  que,  fils  du  xvme  siècle  et  de  la  révolution  française, 
nous  sommes  pétris  de  leurs  enseignemens,  qui  peuvent  se  résumer  en  un  mot  : 
l'égalité.  Nous  portons  de  plus  au  dedans  de  nous-mêmes  un  désir  très  naturel 
et  très  légitime,  quand  il  est  contenu  comme  tous  nos  instincts  ont  besoin  de 
l'être  :  le  désir  d'améliorer  notre  sort.  Les  doctrines  qui  ébranlent  l'ordre  social, 
en  cherchant  à  dissoudre  les  élémens  du  corps  industriel,  font  appel  à  ces  deux 
sentimens.  Elles  les  irritent,  elles  les  égarent  et  y  puisent  une  force  incalcu- 
lable. S'adressant  généralement  à  des  hommes  dont  l'intelligence  n'est  pas  assez 
exercée  pour  distinguer  les  fausses  conséquences  d'une  idée  de  ses  corollaires 
légitimes,  elles  réussissent  sans  peine,  en  promettant  le  bonheur,  à  éblouir  les 
yeux  et  à  entraîner  les  esprits.  L'ordre  social  échappera  sans  aucun  doute  aux 
coups  dont  il  est  assailli.  Toutes  les  pages  de  l'histoire  nous  l'enseignent  :  les 
épreuves  successives,  même  les  plus  douloureuses,  que  l'humanité  traverse,  pro- 
fitent en  définitive  au  triomphe  de  la  vérité;  mais  quelle  digue  la  société  peut- 

duits,  les  fabricans  n'ont  pas  voulu  perdre  une  occasion  de  publicité  ou  en  laisser  le  bé- 
néfice à  quelques-uns  d'entre  eux  :  telle  est  la  principale  raison  de  l'empressement  qu'ils 
ont  montré;  mais,  il  faut  le  dire  à  leur  honneur,  ils  ne  sont  pas  restés  au-dessous  de 
leur  renommée. 


l'industrie  française  depuis  février.  1003 

elle  opposer  au  torrent?  Si  les  grands  principes  qui  forment  sa  base  sont  éter- 
nellement vrais,  quelle  en  sera  l'égide  et  la  sauvegarde?  Comment  abréger 
les  temps  difficiles  et  hâter  le  jour  du  triomphe?  Faut-il  heurter  de  front  les 
deux  idées  qui  sont  à  la  racine  des  utopies  contemporaines?  Ce  serait  s'exposer 
soi-même  à  sortir  des  voies  de  la  justice  et  prêter  à  ses  adversaires  de  nouveaux 
moyens  de  séduction.  Le  pouvoir  social  dispose  d'une  arme  plus  infaillible;  sur 
le  terrain  de  ceux  qui  l'attaquent,  il  sera  bien  plus  fort  qu'eux  quand  il  voudra 
résolument  user  de  sa  force.  Ils  y  portent  des  rêves;  il  peut  y  porter  des  réalités. 
Son  action  intelligente  peut  développer  efficacement  les  conditions  du  bien-être, 
soit  dans  Tordre  moral ,  soit  dans  l'ordre  matériel.  C'est  donc  en  dernière  ana- 
lyse dans  les  sentimens  invoqués  pour  la  renverser  que  la  société  trouvera  son 
affermissement,  car  elle  a  seule  les  moyens  de  les  satisfaire  dans  toute  la  limite 
du  juste  et  du  possible. 

L'exemple  du  gouvernement  de  juillet  doit  nous  éclairer  sur  certaines  exi- 
gences qu'il  avait  méconnues  et  nous  prémunir  contre  les  fautes  dans  lesquelles 
il  était  tombé.  Rien  n'avait  été  essayé  pour  ralentir  le  mouvement  qui  poussait 
l'industrie  à  s'agglomérer  dans  les  grands  centres  de  population  où  la  vie  est  si 
incertaine  et  la  misère  si  fréquente.  Des  études  récentes  ont  nettement  mis  en 
saillie  l'urgente  nécessité  de  favoriser  sous  ce  rapport ,  dans  l'intérêt  des  fa- 
milles ouvrières  et  de  la  moralité  publique,  l'éparpillement  des  manufactures  (1). 
Après  les  expériences  que  nous  avons  traversées,  il  serait  en  outre  impardon- 
nable de  s'abandonner  aux  exagérations  du  système  manufacturier.  En  stimulant 
la  production  au-delà  des  justes  bornes,  on  augmente  les  vicissitudes  inhérentes 
à  la  vie  industrielle,  on  grossit  les  mauvaises  chances  de  cette  vaste  loterie  où 
tant  d'existences  sont  intéressées.  Depuis  une  année,  l'excès  a  été  cruellement 
réprimé;  Yover-production,  comme  disent  les  Anglais,  a  disparu  dans  un  abîme. 
Les  établisseniens  créés  dans  des  conditions  défavorables-  qui  vivaient  d'une  vie 
factice,  sont  anéantis.  S'il  était  permis  de  chercher]  une  consolation  aux  cala- 
mités qui  nous  ont  atteints,  nous  la  verrions  dans  un  fait  incontestable,  c'est 
que  la  tempête  a  nettoyé  la  voie  et  laissé  la  place  libre  pour  une  production  ap- 
propriée aux  véritables  besoins.  11  devient  plus  facile  dès-lors  de  modérer  et  de 
guider  le  mouvement  de  l'industrie;  mais  à  cette  mission  correspond  la  tâche  de 
porter  notre  éducation  commerciale,  trop  long-temps  négligée,  au  [niveau  de 
notre  éducation  industrielle. 

Cette  œuvre,  dont  l'importance  est  aujourd'hui  parfaitement  appréciée,  en- 
traîne-t-elle  pour  le  gouvernement  l'obligation  de  se  substituer  aux  entreprises 
individuelles  ou  de  subventionner  des  compagnies?  Assurément  non;  nous  avons 
vu  les  inconvéniens  indissolublement  attachés  à  ces  modes  factices  de  ranimer 
la  vie  commerciale.  Nécessairement  complexe  comme  les  grands  intérêts  qu'elle 
concerne ,  l'action  du  pouvoir  sur  le  commerce  suppose  d'abord  que  tous  les 
services  qui  tendent  à  mettre  le  pays  en  communication  avec  les  autres  peuples 
seront  organisés  en  vue  de  garantir  la  rapidité  et  la  (sécurité  des  relations. 
Ainsi,  en  Angleterre,  les  postes,-  les  grandes  lignes  de  paquebots  transatlanti- 
ques, les  canaux,  les  chemins  de  fer,  etc.,  répondent  visiblement  à  un  mouve- 

(l)  Voyez  le  rapport  sur  les  Classes  ouvrières  \en  France  pendant  l'année  1848 
par  M.  A.  Blanqui,  2  vol.  in-18,  chez  Firmin  Didot. 


1004  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

ment  d'expansion  du  dedans  au  dehors.  Chez  nous,  tout  semble  avoir  été  cal- 
culé, au  contraire,  en  vue  d'une  concentration  perpétuelle.  Avons-nous  essayé, 
par  hasard,  d'échapper  à  cette  tendance,  les  tentatives  ont  été  promptement 
abandonnées.  On  avait  fait  beaucoup  de  bruit,  par  exemple,  au  sujet  d'un  cer- 
tain nombre  de  lignes  de  paquebots  qui  devaient  rattacher  aux  deux  Amériques 
nos  grands  ports  de  commerce;  un  des  services  tant  promis  était  parvenu  à  s'é- 
tablir: nous  n'avons  pas  à  juger  ici  la  constitution  particulière  de  la  compagnie 
qui  l'exploitait;  mais,  au  point  de' vue  de  nos  relations  commerciales,  il  est 
très  fâcheux  d'avoir  échoué  dans  la  réalisation  d'une  pensée  que  l'avenir  pro- 
mettait de  féconder.  Divers  projets  avaient  été  mis  en  avant  pour  relier  aux 
lignes  des  paquebots  anglais  de  l'Inde  Orientale  l'ile  de  la  Réunion  et  nos  pos- 
sessions du  canal  Mozambique;  on  aurait  pu  porter  ainsi  dans  les  parages  de 
Madagascar,  où  les  traités  consacrent  nos  droits,  un  principe  d'activité  commer- 
ciale et  un  élément  de  civilisation  :  tous  les  plans  se  sont  évanouis  par  défaut 
de  résolution  dans  le  gouvernement,  de  hardiesse  dans  le  commerce.  Nous  ne 
pouvons  pas  sans  doute  aspirer,  sous  le  rapport  des  moyens  d'expansion  à  l'exté- 
rieur, à  une  assimilation  complète  avec  la  Grande-Bretagne,  dont  nous  séparent 
de  nombreuses  différences;  il  est  indispensable  cependant  de  nous  inspirer  de 
sa  pensée  autant  que  le  permet  notre  situation  particulière.  Nos  voisins  nous 
présentent  encore  d'autres  exemples  utiles  à  consulter.  Le  commerce  britannique 
tire,  comme  on  sait,  une  force  incalculable  de  son  intime  union  avec  l'industrie 
manufacturière.  Si  le  gouvernement  français  n'est  pas  libre  d'introduire  tout 
d'un  coup  parmi  nos  fabricans  l'habitude  de  s'intéresser  dans  les  exportations, 
il  dispose  néanmoins  d'une  influence  assez  grande  pour  ménager  peu  à  peu  un 
résultat  aussi  désirable.  Dans  ses  relations  quotidiennes  avec  l'industrie,  par 
l'intermédiaire  d'institutions  spéciales,  il  peut  mettre  en  saillie  les  avantages 
d'un  rapprochement  et  d'une  alliance  entre  les  manufacturiers  et  les  armateurs. 
Le  jour  où  les  forces  isolées  se  seront  réunies  en  un  même  faisceau,  le  jour  où 
nos  fabricans  prendront  un  intérêt  direct  dans  les  expéditions  lointaines,  le  com- 
merce extérieur  de  la  France  aura  une  base  solide  sur  laquelle  il  pourra  s'orga- 
niser et  s'étendre. 

Le  gouvernement  doit,  en  outre,  au  commerce,  tous  les  renseignemens  sus- 
ceptibles d'éclairer  sa  marche.  Par  les  agens  qu'il  entretient  au  dehors,  par 
les  missions  confiées  à  notre  marine,  il  reçoit  chaque  jour  de  nombreuses  in- 
formations qui  lui  donnent  le  moyen  de  constater  les  besoins,  les  goûts  des 
différens  peuples,  l'importance  des  divers  marchés,  et  de  mettre  incessamment 
sous  les  yeux  de  nos  négocians  l'état  réel  et  mobile  du  monde  commercial.  De- 
puis plusieurs  années,  divers  documens  de  ce  genre  ont  été  mis  en  lumière; 
mais,  malgré  tout  le  soin  avec  lequel  l'œuvre  a  été  commencée,  il  n'était  pas 
possible  d'atteindre  immédiatement  au  but.  Il  faut  un  temps  plus  long  et  des  ef- 
forts patiens  pour  que  le  commerce  français  sorte  enfin  de  l'ignorance  où  il  a 
été  long-temps  laissé. 

L'actif  concours  de  la  diplomatie  peut  aussi  faciliter  son  développement  et  ai- 
der puissamment  à  ses  progrès.  C'est  dire  qu'en  restant  fidèle  aux  autres  devoirs 
qui  lui  sont  imposés,  la  politique  extérieure  de  la  France  doit  s'inspirer  sans 
cesse  des  besoins  du  commerce  et  s'efforcer,  par  des  traités  spéciaux,  d'élargir 
ses  débouchés.  Trop  de  dispositions  exclusives ,  tristes  débris  d'un  autre  temps, 


l'industrie  française  depuis  février.  1005 

trop  de  mesures  vexatoires  et  onéreuses  existent  encore  dans  les  législations 
étrangères.  C'est  faute  de  les  avoir  bien  connues  que  nous  avons,  dans  des 
conventions  déjà  anciennes,  joué  visiblement  un  rôle  de  dupes.  Chaque  jour, 
d'ailleurs,  quelques  circonstances  particulières  poussent  tel  ou  tel  gouvernement 
étranger  à  adopter  certaine  mesure  qui  nous  ferme  un  marché  et  se  résout  en 
une  perte  immédiate  pour  nos  commerçans  el  pour  nos  manufacturiers;  il  ap- 
partient à  la  diplomatie  de  prévoir  et  de  prévenir  des  coups  aussi  funestes. 
Quand  elle  se  sera  bien  pénétrée  des  grands  intérêts  économiques  confiés  à  sa 
vigilance,  nous  ne  la  verrons  pas,  comme  cela  est  arrivé  plus  d'une  fois,  ignorer 
jusqu'au  dernier  moment  les  dispositions  qui  nous  atteignaient,  et  se  borner 
alors  forcément  à  de  tardives  et  stériles  représentations.  L'histoire  de  nos  traités 
de  commerce  et  de  navigation  et  de  nos  conventions  postales  depuis  trente  an- 
nées établit  clairement  que  nos  envoyés  à  l'extérieur  ont  manqué  trop  souvent 
d'informations  exactes  sur  les  détails  des  législations  étrangères,  de  connais- 
sances pratiques  dans  les  questions  qui  intéressent  le  plus  le  commerce  national, 
et  de  cette  habileté  prévoyante  et  décidée  qui  triomphe  des  difficultés  en  sachant 
tout  d'abord  en  pénétrer  le  caractère  et  en  mesurer  l'étendue.  Faut-il  rappeler, 
par  exemple,  comment,  après  avoir,  sous  la  vaine  promesse  d'une  réciprocité  de 
traitement,  ouvert  nos  portes  aux  vaisseaux  anglais,  notre  marine  marchande  a 
rencontré  des  obstacles  imprévus  et  insurmontables  dans  les  exigences  fiscales 
d'institutions  particulières  ou  dans  des  privilèges  locaux  consacrés  par  des  lois 
vieillies?  Faut-il  dire  qu'en  réglant  les  conditions  du  régime  postal  avec  le  même 
pays,  nous  admettions  les  journaux  anglais  sous  un  droit  analogue  à  celui  de  nos 
feuilles  quotidiennes,  tandis  que  certaines  de  nos  publications  périodiques  res- 
taient assujetties  à  une  taxe  dix  fois  plus  élevée?  Pour  les  colonies  anglaises,  les 
Indes  Orientales  par  exemple,  le  traitement  réservé  à  la  France  est  encore  plus 
sévère;  variant  suivant  les  villes,  le  droit  perçu  équivaut  à  une  prohibition  com- 
plète. Quand  nous  avons  traité  avec  la  Belgique  pour  le  même  objet,  nous  avons 
reçu  les  journaux  belges  moyennant  la  taxe  postale  imposée  aux  journaux 
français,  et  nos  feuilles  périodiques,  en  franchissant  la  frontière,  se  sont  vues 
assujetties  à  un  droit  supplémentaire  de  timbre  qui  double  les  frais  de  poste. 
Combien  de  fois  notre  gouvernement  n'a-t-il  pas  été  assailli  des  plaintes  légi- 
times de  l'imprimerie  et  de  la  librairie  nationales  contre  l'audacieuse  piraterie 
des  contrefacteurs  belges!  Qu'a-t-on  essayé  pour  combattre  ou  pour  atténuer 
une  atteinte  aussi  audacieuse  à  la  propriété  intellectuelle?  Nos  exportations  de 
livres  se  sont  abaissées  de  plus  en  plus;  notre  librairie  a  été  réduite  aux  abois. 
Ce  que  nous  disons  là  d'une  industrie,  nous  pourrions  le  dire  de  beaucoup  d'au- 
tres. La  diplomatie  ne  s'est  point  assez  préoccupée  des  intérêts  économiques  du 
pays.  Elle  a  aujourd'hui  devant  elle  une  œuvre  immense  qu'il  n'est  plus  possible 
d'ajourner.  Pour  l'accomplir,  elle  peut  prendre  exemple  sur  la  diplomatie  bri- 
tannique. Les  agens  anglais  se  font  remarquer  dans  tous  les  pays  par  une  rare 
perspicacité  à  pressentir  les  difficultés  qui  pourraient  nuire  aux  intérêts  com- 
merciaux de  leur  nation  et  par  une  indomptable  ténacité  à  les  combattre.  Ils  ont 
derrière  eux  une  longue  tradition  d'efforts  dont  ils  poursuivent  fidèlement  le 
cours  ininterrompu.  Ils  obéissent  aussi  à  ce  que  nos  voisins  appellent  la  pression 
du  dehors.  L'impérieuse  nécessité  d'ouvrir  des  marchés  aux  produits  nationaux 
est,  de  l'autre  côté  du  détroit,  une  de  ces  vérités  incontestées  qui  se  résument 


4006  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

en  un  sentiment  populaire.  Chacun  comprend  à  merveille  qu'une  fois  que  l'in- 
dustrie suffit  aux  exigences  qu'elle  est  appelée  à  satisfaire  au  dedans,  son  déve- 
loppement et  sa  prospérité  sont  subordonnés  à  l'état  du  commerce  extérieur.  Pro- 
duction et  exportation  sont  alors  deux  idées  essentiellement  corrélatives  l'une  de 
l'autre.  La  masse  des  produits  dépasse-t-elle  les  demandes  de  l'étranger,  les  ca- 
tastrophes économiques  deviennent  aussitôt  imminentes.  Si  le  gouvernement 
anglais  ne  parvient  pas  toujours  à  équilibrer  les  deux  termes,  c'est  là  du  moins 
l'invariable  tendance  de  sa  politique. 

En  France,  nous  marchons  depuis  long-temps  au  hasard,  sans  avoir  un  sys- 
tème déterminé  et  conforme  à  notre  situation  spéciale.  11  faut  remonter  au-delà 
de  1789,  jusqu'à  l'ancienne  monarchie,  pour  retrouver  des  intentions  vraiment 
systématiques;  c'est,  du  reste,  une  tâche  difficile  que  de  tracer  la  ligne  où  nous 
devons  entrer  et  de  marquer  ainsi  le  point  de  départ  d'une  tradition  nouvelle. 
Tant  qu'on  n'aura  pas  résolu  ce  problème,  en  tenant  compte  tout  à  la  fois  de 
l'état  de  nos  fabriques,  de  notre  amoindrissement  colonial  et  des  nécessités  po- 
litiques, il  faut  s'attendre  à  des  oscillations  fréquentes,  et,  en  définitive,  à  dé- 
penser beaucoup  d'argent  et  de  soins,  sans  qu'il  en  résuite  des  facilités  nouvelles 
pour  l'écoulement  de  nos  produits.  L'industrie  ne  serait  qu'un  moyen  de  ri- 
chesse, comme  on  a  long-temps  pu  le  croire,  qu'on  devrait  déjà  se  préoccuper 
de  sa  destinée;  mais  elle  a  un  plus  noble  rôle  à  remplir  dans  la  société  :  elle  est, 
avant  tout,  un  puissant  agent  de  civilisation.  Le  vaste  champ  ouvert  au  travail 
forme  une  arène  où  les  peuples  exercent  leur  génie  divers  pour  le  bien  général 
des  hommes,  et  où  les  conquêtes  réalisées  deviennent  un  fonds  commun,  source 
certaine  de  nouveaux  progrès.  La  France  y  brillera  toujours,  nous  l'espérons, 
par  une  initiative  hardie,  ingénieuse,  que  distinguent  un  goût  délicat  et  un  vif 
sentiment  de  l'harmonie  des  formes.  Affaiblie  par  une  crise  sans  exemple  dans 
l'histoire,  notre  industrie  porte  en  elle  une  force  vitale  qui  l'a  soutenue  durant 
l'épreuve  et  qui  lui  conserve  encore  sa  glorieuse  mission.  11  dépendra  de  la  po- 
litique destinée  à  gouverner  ses  mouvemens  au  dedans  et  au  dehors  d'élargir 
et  de  féconder  ses  efforts  infatigables.  Pour  cela,  c'est  notre  dernier  vœu,  il  faut 
avant  tout  que  les  pouvoirs  publics,  soient  maîtres  enfin  de  consacrer  aux  pro- 
grès pratiques  et  aux  améliorations  sociales  une  attention  et  des  soins  que  les 
violences  des  factions  ont  absorbés  jusqu'à  ce  jour  dans  une  stérile  défensive. 

A.   AUDIGANNE. 


UNE 


EXPÉDITION  AMÉRICAINE 


DANS 


LES  DÉSERTS  DU  NOUVEAU-MEXIQUE. 


Narrative  of  the  Texan  Santa-Fé  Expédition,  by  G.  Wilkins   Kendall. 


Ce  serait  une  curieuse  histoire  à  faire  que  celle  des  conquêtes  paci- 
fiques auxquelles  les  États-Unis  doivent  la  plupart  de  leurs  agrandisse- 
mens.  Les  annales  de  l'ancien  continent  sont  là  pour  constater  que 
l'occupation  de  la  moindre  province  a  coûté  à  chacune  des  puissances 
européennes  plus  de  temps,  plus  d'hommes  et  plus  d'argent  que  les 
États-Unis  n'en  ont  dépensé  pour  s'assimiler  d'immenses  territoires. 
L'action  habilement  dirigée  du  commerce  leur  a  suffi  pour  accomplir 
ce  que  d'autres  pays  ne  savent  faire  qu'à  grand'peine  et  par  la  force 
des  armes.  Il  ne  leur  a  fallu  que  rarement  en  appeler  à  Yultima  ratio 
du  canon  pour  achever  ce  qu'avaient  commencé  leurs  pionniers,  leurs 
défricheurs  et  leurs  marchands.  On  sait  comment  l'indépendance  du 

(1)  2  vol.  in-8°,  London,  Wiley  et  Putnam. 


1008  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Texas,  proclamée  d'abord  par  les  colons  américains,  est  venue  donner 
à  la  métropole  un  état  de  plus.  Quant  à  la  Californie  et  au  Nouveau- 
Mexique,  il  était  difficile  de  réaliser  à  moins  de  frais  deux  plus  impor- 
tantes acquisitions.  C'est  que  partout,  au  Texas,  au  Nouveau-Mexique, 
dans  la  Californie,  les  caravanes  de  l'Union  américaine  avaient  frayé 
la  voie  à  ses  soldats.  Quand  la  conquête  politique  commençait,  la  con- 
quête commerciale  était  déjà  faite,  et  le  succès  de  l'une  assurait  tou- 
jours le  succès  de  l'autre. 

J'ai  sous  les  yeux  le  récit  détaillé  de  l'une  de  ces  expéditions  aventu- 
reuses qui  devait  donner  une  immense  province,  le  Nouveau-Mexique, 
à  la  jeune  république  du  Texas.  A  peine  établie,  celle-ci  aspirait  à  s'a- 
grandir. On  était  en  4841 .  Le  Texas  réclamait  comme  sa  frontière  occi- 
dentale le  Rio-Colorado;  c'est  sur  l'un  de  ses  affluens  que  se  trouve  située 
Santa-Fé,  capitale  du  Nouveau-Mexique  :  le  Nouveau-Mexique  était  ainsi 
dans  les  limites  et  sous  la  juridiction,  géographiquement  parlant,  de 
la  république  texienne.  Le  Texas  faisait  valoir  encore,  à  l'appui  de  sa 
demande,  les  sympathies  des  populations  établies  en-deçà  de  la  Rivière- 
Rouge,  qui  ne  cherchaient  qu'une  occasion  de  secouer  le  joug  mexi- 
cain ,  et  surtout  d'échapper  à  la  tyrannique  domination  du  général 
Armijo.  gouverneur  de  l'état.  Le  moment  était  favorable.  En  Europe, 
on  eût  envoyé  quelques  régimens;  en  Amérique,  on  préféra  envoyer 
une  caravane.  Ce  fut  donc  avec  l'espoir  de  profiter  d'un  soulèvement 
des  Nouveaux-Mexicains,  ou ,  tout  au  moins,  d'assurer  au  commerce 
texiçn  un  nouveau  débouché,  que  le  général  président  du  Texas,  Mira- 
beau Lamar,  organisa  l'expédition  de  Santa-Fé.  Cette  expédition  devait 
ouvrir  entre  le  Texas  et  Santa-Fé  une  route  plus  directe  que  celle  de 
Saint-Louis  et  du  Missouri.  C'était  une  tâche  difficile,  car  les  déserts 
qui  séparent  le  Texas  de  Santa-Fé  étaient  à  cette  époque  complètement 
inexplorés. 

Bien  que  le  but  avoué  de  l'expédition  fût  purement  commercial,  on 
lui  donna  une  escorte  militaire  destinée  à  la  protéger  dans  son  passage 
à  travers  les  terrains  de  chasse  des  Comanches  et  des  Caïguas,  enne- 
mis implacables  des  Mexicains  et  des  Texiens.  Trois  cents  hommes  à 
cheval  furent  désignés  pour  accompagner  la  caravane.  Un  général 
d'une  bravoure  et  d'une  prudence  éprouvées,  le  général  Mac  Leod,  fut 
choisi  par  le  gouvernement  texien  pour  commander  l'expédition.  Ce 
choix  n'était  pas  seulement  justifié  par  l'importance  des  résultats  poli- 
tiques et  commerciaux  qu'on  espérait  obtenir  à  Sanla-Fé  :  c'était  aussi 
un  acte  de  courtoisie  diplomatique  envers  l'état  du  Nouveau-Mexique, 
dont  un  général  était  gouverneur.  Grâce  au  caractère  dont  il  était 
revêtu ,  le  chef  de  la  caravane  texienne  pouvait  au  besoin  se  trans- 
former en  négociateur.  La  prudence  la  plus  vulgaire  légitimait  ces 
précautions;  cependant  la  malveillance  y  trouva  un  ample  prétexte  à 


UNE  EXPÉDITION   AMÉRICAINE.  1009 

commentaires.  On  fit  courir  le  bruit  que  la  caravane  texienne  avait 
pour  mission  de  conquérir  le  Nouveau-Mexique  à  main  armée,  d'y 
porter  peut-être  l'incendie,  le  pillage  et  la  destruction.  Ces  bruits, 
dont  l'exagération  semblait  suffisamment  démontrée  par  le  petit  nom- 
bre des  voyageurs  et  par  leur  incommode  équipement,  ne  laissèrent 
pas  de  trouver  quelque  créance;  ils  se  propagèrent  avec  une  rapidité 
funeste  et  amenèrent  peut-être  les  désastres  au  milieu  desquels  la 
tentative  bardie  des  explorateurs  texiens  vint  échouer.  D'autres  causes 
encore  contribuèrent  à  disperser  la  caravane.  Toutefois,  pour  avoir 
été  malheureuse,  l'expédition  de  Santa-Fé  ne  devait  point  rester  com- 
plètement stérile,  et  le  zèle  des  intrépides  voyageurs  peut  revendiquer 
une  grande  part  dans  les  événemens  dont  le  Nouveau-Mexique  a  plus 
tard  été  le  théâtre. 

C'est  à  M.  Wilkins  Kendall  que  nous  devons  le  récit  de  cette  aven- 
tureuse campagne.  Avant  de  nous  occuper  du  voyageur,  nous  adres- 
serons quelques  reproches  à  l'écrivain.  Malgré  leur  prétention  de  par- 
ler anglais  plus  purement  que  les  Anglais  eux-mêmes,  les  écrivains 
américains  (si  l'on  excepte  Washington  Irving  et  Cooper)  sont  fort  loin 
d'égaler,  pour  la  pureté  comme  pour  l'éclat  du  style,  les  écrivains 
de  la  mère-patrie.  De  nombreux  idiotismes  et  un  je  ne  sais  quoi  de 
raide  dans  la  construction  des  phrases  font  aussitôt  distinguer  les  pre- 
miers des  seconds.  M.  Kendall  est  Américain,  et  il  ne  faut  que  lire 
quelques  pages  de  son  récit  pour  s'en  apercevoir.  La  composition  du 
livre  laisse  à  désirer  comme  le  style.  La  réalité  fournissait  au  narrateur 
de  précieux  élémens  qu'on  regrette  de  ne  pas  voir  mieux  employés. 
M.  Kendall  s'étend  avec  complaisance  sur  des  personnages,  sur  des 
faits  insignifians,  tandis  qu'il  est  avare  de  détails  sur  les  acteurs  prin- 
cipaux de  l'expédition.  Ce  défaut  tient  sans  doute  à  ce  que  l'auteur  a 
noté  ses  impressions  à  mesure  qu'il  les  ressentait;  il  a  oublié  que  des 
notes  quotidiennes  ne  sont  que  les  matériaux  épars  d'une  composition 
et  non  la  composition  même.  M.  Kendall  a  peut-être  cédé  aussi,  dans  le 
cours  de  son  récit,  à  l'attrait  de  certains  détails  personnels.  Quoi  qu'il 
en  soit,  et  malgré  ces  imperfections,  sa  relation  a  obtenu  en  Angle- 
terre et  en  Amérique  un  grand  succès  de  curiosité.  De  tels  récits 
peuvent  être  regardés  comme  des  révélations  précieuses  sur  la  poli- 
tique commerciale  des  États-Unis.  En  effet,  que  les  caravanes  améri- 
caines soient  exclusivement  composées  d'aventuriers  ou  d'émigrans 
réunis  à  la  voix  de  quelque  chasseur  du  désert;  qu'elles  aient  pour  but 
quelque  gigantesque  entreprise  particulière,  comme  celle  d'Astor,  exé- 
cutée au  commencement  de  ce  siècle  (1);  qu'elles  s'organisent  sous  les 

(1)  Washington  Irving  a  décrit  dans  son  Astoria  les  excursions  aux  Montagnes  Ro- 
cheuses entreprises  aux  frais  d'un  négociant  de  New- York,  M.  Astor,  pour  fonder  un 
vaste  établissement  commercial  dans  l'Orégon. 


1010  REVUE  DES  DECX  MONDES. 

auspices  d'une  compagnie  de  négocians,  ou  qu'enfin,  comme  la  cara- 
vane de  Santa-Fé,  elles  doivent  leur  origine  à  la  sollicitude  même  du 
gouvernement,  les  résultats  de  ces  expéditions  ne  sauraient  trouver 
aucun  pays  indifférent.  C'est  toujours  une  étape  plus  éloignée,  un  jalon 
plus  avancé  dans  les  déserts  au  profit  de  la  civilisation.  Si  le  livre  de 
M.  Kendall  a  obtenu  le  succès  que  nous  avons  constaté,  c'est  qu'en  dé- 
pit de  longueurs  et  de  négligences  regrettables,  il  donne  sur  les  cara- 
vanes américaines  d'exacts  et  utiles  renseignement  auxquels  ne  manque 
ni  l'intérêt  politique,  ni  même,  à  certains  égards,  l'intérêt  romanesque. 

Que  l'on  se  figure  des  déserts  immenses,  inconnus,  coupés  de  pré- 
cipices, de  ravins  et  de  forêts  sans  issue,  habités  ou  plutôt  parcourus 
sans  cesse  par  des  guerriers  sauvages,  ennemis  acharnés  de  la  race 
blanche  :  c'est  à  travers  ces  déserts  qu'il  faut  pousser,  en  suivant  le 
cours  du  soleil,  trois  ou  quatre  cents  chariots  lourdement  chargés.  Je 
n'indique  là  pourtant  qu'une  partie  des  obstacles  qui  attendent  une 
caravane  américaine  dans  les  prairies.  Restent  la  soif,  les  maladies, 
de  funestes  erreurs  de  route,  et  parfois  la  trahison.  Combien  d'épisodes 
curieux,  combien  de  dévouemens  obscurs,  de  prouesses  ignorées,  ont 
eu  le  ciel  et  la  savane  pour  seuls  témoins  !  Ces  caravanes  ont  aussi  leurs 
traditions,  leurs  légendes  mystérieuses;  les  vieux  chasseurs  s'entretien- 
nent autour  des  foyers,  pendant  les  haltes,  du  coursier  blanc  des  prairies, 
que  nul  cavalier  ne  peut  joindre,  si  bien  monté  qu'il  soit.  Ils  racontent 
encore  la  tradition  de  l'Indien  Pawnie,  qui,  au  retour  d'une  lointaine 
expédition  de  chasse,  trouve  le  camp  de  sa  tribu  abandonné,  et  sa  jeune 
maîtresse  restée  en  l'attendant  sur  le  seuil  de  sa  hutte,  la  seule  de- 
meurée debout.  Le  visage  de  la  jeune  femme  est  bien  pâle,  mais  c'est 
que  son  cœur  est  bien  triste.  Tous  deux  se  mettent  en  route  pour  re- 
joindre la  tribu,  dont  le  camp  n'est  pas  loin.  Au  bout  d'une  heure  de 
marche  silencieuse,  les  deux  jeunes  amans  aperçoivent  la  fumée  des 
wigwams,  mais  il  n'est  pas  convenable  que  la  vierge  pawnie  rentre  avec 
son  fiancé  dans  son  village.  L'Indien  l'y  précède;  là,  il  apprend  que  sa 
maîtresse  est  morte  depuis  deux  jours.  Le  guerrier  vole  aussitôt  à 
l'endroit  où  il  a  laissé  sa  fiancée;  la  nuit  est  venue,  et,  sur  la  pierre  où 
elle  était  naguère  assise,  le  Pawnie  ne  retrouve  plus  que  le  paquet 
qu'il  avait  confié  à  la  jeune  fille.  La  plainte  lugubre  du  vent  dans  \es 
cotonniers  répond  seule  aux  gémissemens  du  guerrier  indien. 

Tels  sont  les  récits,  les  souvenirs  du  désert.  Cette  vie  nomade  du 
marchand ,  du  pionnier  américain ,  a  un  charme  qui  se  devine  même 
à  travers  les  plus  incomplètes  descriptions.  C'est  ce  charme  que  nous 
voudrions  essayer  de  rendre,  en  suivant  M.  Kendall  à  travers  les  dra- 
matiques incidens  de  son  pèlerinage. 


UNE   EXPÉDITION   AMÉRICAINE.  4014 


I. 


M.  Kendall  commence  par  nous  apprendre  quels  motifs  l'ont  décidé 
à  partager  les  fatigues  et  les  dangers  de  l'expédition  texienne.  Les  prai- 
ries à  l'ouest  de  Saint-Louis,  les  terrains  de  chasse  des  Pawnies  et  des 
Osages,  avaient  été  décrits  par  M.  A.  Murray;  M.  Fields  avait  raconté 
un  voyage  à  Sania-Fé,  et  Washington  Irving  une  excursion  au  fort 
Gibson.  M.  Kendall  cherchait  pour  sa  plume  un  sujet  nouveau  :  il  avait 
par-dessus  tout  un  violent  désir  de  parcourir  les  régions  exclusivement 
habitées  par  les  Indiens  nomades,  de  prendre  sa  part  des  chasses  au 
bison  et  des  sports  grandioses  de  la  vie  des  frontières.  Un  autre  motif 
qui  détermina  M.  Kendall,  et  qu'un  Français  ne  comprendra  guère,  fut 
le  dérangement  de  sa  santé.  En  Amérique,  les  émotions  d'un  voyage 
dans  les  prairies  sont  regardées  comme  un  puissant  moyen  thérapeu- 
tique; chez  nous,  un  malade  qui  affronterait  de  si  rudes  épreuves  nous 
paraîtrait  courir  à  la  mort  plutôt  qu'à  la  guérison. 

M.  Kendall  était  donc  à  la  Nouvelle-Orléans,  attendant  avec  impa- 
tience qu'une  occasion  s'offrît  pour  réaliser  ses  projets  de  voyage,  quand 
il  rencontra  un  des  chefs  de  la  caravane  texienne,  le  major  Howard, 
faisant  des  achats  de  marchandises  pour  l'expédition  de  Santa-Fé.  Le 
plan  de  l'expédition  s'accordait  merveilleusement  avec  les  vues  de 
M.  Kendall.  La  caravane  devait  suivre,  je  l'ai  dit,  pour  se  rendre  du 
Texas  à  Santa-Fé,  une  route  entièrement  nouvelle.  Son  itinéraire  la 
conduisait  sur  les  terrains  de  chasse  des  Comanches  et  des  Caïguas,  où 
devaient  abonder  le  bison,  l'ours,  l'élan  et  le  daim.  On  prévoyait  des 
dangers,  des  privations  de  toute  espèce;  on  redoutait  des  fatigues  qui 
semblaient  devoir  briser  dix  fois  les  santés  les  plus  robustes.  C'était 
autant  qu'il  en  fallait  pour  décider  un  Américain  préoccupé  du  soin 
de  sa  convalescence.  M.  Kendall  eut  bien  vite  pris  son  parti;  il  se  pro- 
mit qu'il  ferait  route  avec  la  caravane  texienne,  et  il  courut  arrêter 
son  passage  à  bord  d'un  navire  en  partance  pour  Galveston. 

A  Galveston,  un  compagnon  se  joint  à  M.  Kendall.  C'est  un  jeune 
homme  affecté  d'une  surdité  passagère,  et  qui,  comme  le  hardi  tou- 
riste, s'est  mis  en  tête  de  recourir  à  la  panacée  américaine,  un  voyage 
dans  le  désert.  Le  lendemain,  les  deux  malades  sont  rendus  à  Houston. 
Quoique  le  rendez-vous  soit  fixé  à  Austin,  les  préparatifs  de  départ 
mettent  déjà  tout  en  mouvement  à  Houston  même.  Une  compagnie  de 
volontaires  a  mis  en  réquisition  forcée  tous  les  selliers,  les  carrossiers  et 
les  forgerons  de  l'endroit.  Ces  trois  corps  de  métiers  sont  occupés  jour 
et  nuit  à  réparer  les  selles,  les  harnais,  les  carabines  et  les  chariots. 
L'expédition  projetée  est  le  sujet  de  toutes  les  conversations.  Des 


4012  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

groupes  nombreux  se  forment  autour  des  chasseurs  et  des  vieux  aven- 
turiers. On  écoute  d'une  oreille  avide  des  relations  de  chasses  aux  bi- 
sons, de  combats  avec  les  tribus  sauvages  des  déserts  de  l'ouest,  de 
rencontres  avec  les  ours  ou  les  serpens  à  sonnettes,  et  mille  autres 
histoires  merveilleuses  que  les  Bas-de-Cuir  des  frontières  ont  toujours 
en  réserve  dans  leur  mémoire. 

En  trois  jours,  M.  Kendall  a  fait  tousses  préparatifs  de  voyage;  il  est 
armé,  monté,  équipé,  puis  il  se  met  en  route  pour  Austin.  A  vingt 
milles  de  cette  bourgade,  il  est  reçu  dans  une  habitation  où  s'offre  à  lui 
un  terrible  exemple  des  mauvais  traitemens  auxquels  un  touriste  im- 
prudent est  exposé  dans  les  prairies.  Un  des  membres  de  la  famille 
qui  l'accueille  porte  sur  son  crâne  le  témoignage  ineffaçable  de  la 
férocité  des  Indiens  nomades.  A  la  suite  d'une  escarmouche  avec  ces 
sauvages,  il  a  été  laissé  pour  mort,  puis  scalpé,  et  sa  chevelure  orne, 
à  l'heure  qu'il  est,  les  mocassins  ou  le  calumet  de  quelque  dandy 
comanche.  Une  telle  rencontre  est  de  mauvais  augure  au  début  de 
l'excursion  que  projette  M.  Kendall.  L'intrépide  voyageur  n'en  pour- 
suit pas  moins  son  chemin  :  l'intérêt  de  sa  santé  ne  lui  permet  sans 
doute  pas  d'hésiter. 

A  Austin,  un  voyageur  anglais,  M.  Falconner,  attire  aussi  l'attention 
du  touriste  américain.  M.  Falconner  a  toutes  les  qualités,  il  n'a  au- 
cun des  défauts  du  caractère  anglais,  et  M.  Kendall  ne  tarde  pas  à  lier 
connaissance  avec  lui.  Le  gentleman  anglais  possède  au  plus  haut 
degré  l'esprit  de  précaution  particulier  à  ses  compatriotes.  Outre  le 
fusil  à  deux  coups  qu'il  porte  en  route  sur  ses  épaules,  il  est  chargé  de 
tout  un  assortiment  d'ustensiles  qui  pendent  en  festons  à  sa  ceinture 
ou  à  la  selle  de  sa  mule.  Il  est  armé,  comme  de  toutes  pièces,  d'un 
jambon,  d'une  théière,  d'une  demi-douzaine  de  tasses,  d'un  sac  de  bis- 
cuit, d'une  gourde,  d'une  paire  de  pistolets,  de  livres  et  d'instrumens 
scientifiques.  Puis,  pour  qu'aucune  préoccupation  fâcheuse  ne  vienne 
troubler  ses  rêveries  de  voyageur,  M.  Falconner  a  pris  à  gages  un 
chasseur  texien,  qui  n'a  d'autre  devoir  à  remplir  auprès  de  lui  que  de 
le  retrouver,  dans  le  cas  où  il  viendrait  à  s'égarer  dans  le  désert.  Tom 
Hancock  (c'est  le  nom  du  garde  du  corps  du  touriste  anglais)  est  lui- 
même  un  type  curieux,  qui  n'a  rien  à  envier  aux  plus  piquautes 
créations  des  romanciers.  C'est  un  homme  de  cinq  pieds  huit  pouces 
environ,  mais  que  sa  taille  voûtée  et  son  allure  nonchalante  font  pa- 
raître plus  petit;  rien  ne  laisse  deviner  chez  lui  la  vigueur  et  la  force 
de  résistance  dont  ses  muscles  sont  réellement  doués.  Ses  membres, 
dépourvus  de  toute  symétrie,  paraissent,  pour  ainsi  dire,  disloqués. 
Son  œil  est  si  enfoncé  sous  les  sourcils,  qu'on  n'en  peut  deviner  la  cou- 
leur. C'est  là  Tom  Hancock  au  repos;  mais  à  l'occasion ,  quand  il  re- 
dresse sa  haute  taille,  quand  la  commotion  électrique  du  danger  vient 


UNE   EXPÉDITION   AMÉRICAINE.  1013 

galvaniser  ses  muscles,  le  Texien  apparaît  sous  son  véritable  jour  : 
son  œil  brille  d'un  éclat  inusité,  et  aucun  objet  ne  sera  trop  petit,  trop 
éloigné  pour  sa  vue  perçante;  aucune  trace  ne  lui  échappera;  l'animal 
qui  l'a  laissée,  la  direction  qu'il  a  suivie,  la  date  enfin  où  l'empreinte  a 
été  tracée,  ce  seront  autant  d'énigmes  que  déchiffrera,  comme  en  se 
jouant,  sa  merveilleuse  sagacité.  Dans  la  stratégie  des  bois,  des  fron- 
tières ou  des  prairies,  Hancock  est  passé  maître  comme  dans  la  tactique 
du  chasseur.  11  peut  circonvenir  et  prendre  un  Indien  dans  ses  pro- 
pres pièges.  Il  peut  se  coller  plus  étroitement  au  sol,  ramper  plus 
loin,  se  rendre  plus  invisible  que  personne  au  gibier  qu'il  poursuit, 
à  l'ennemi  dont  il  veut  surprendre  le  camp;  en  un  mot,  c'est  un  guide 
inappréciable  pour  l'approvisionnement  d'une  caravane,  un  batteur 
d'estrade  sans  égal.  Hancock  ne  peut  plus  compter  ses  rencontres  soit 
avec  les  Mexicains,  soit  avec  les  Indiens,  et  chaque  fois  il  s'est  signalé 
par  quelque  exploit  qui  a  défrayé  pendant  long-temps  les  conversations 
de  ses  camarades;  il  a  été  prisonnier  chez  les  Comanches,  mais  il  leur 
a  échappé  aussitôt.  Jamais  pourtant  Hancock  ne  fait  la  moindre  allu- 
sion à  ces  innombrables  prouesses  :  il  est  aussi  modeste  que  vaillant. 
Tel  est  le  portrait  que  M.  Kendall  trace  de  Tom  Hancock,  un  de  ces 
hardis  aventuriers  nourris  dans  la  solitude  des  bois  et  des  prairies, 
dont  les  jours  s'écoulent  au  milieu  de  dangers  sans  cesse  renaissans,  et 
qui  s'endorment  chaque  soir  bercés  par  les  hurlemens  des  loups  et  les 
plaintes  de  l'oiseau  de  nuit.  M.  Falconner,  on  le  voit ,  avait  eu  la  main 
heureuse. 

Trois  autres  personnages  méritent  encore  de  fixer  notre  attention 
parmi  les  nombreux  compagnons  de  M.  Kendall.  Le  premier  est  un 
Mexicain  du  nom  de  Carlos,  natif  de  Taos,  dans  le  Nouveau-Mexique, 
ancien  trappeur  dans  les  déserts  que  l'expédition  va  traverser,  puis 
courrier  pendant  plusieurs  années  entre  Austin  et  San-Antonio.  Le  se- 
cond est  un  capitaine  des  dragons  texiens  de  l'escorte,  W.  P.  Lewis.  Le 
troisième  enfin  est  M.  Howland  de  New-Bedfort,  état  de  Massachussets. 
C'est  une  de  ces  nobles  natures,  un  de  ces  hommes  d'élite  qui  ne  font 
en  général  que  de  courts  pèlerinages  ici-bas,  comme  si  la  vieillesse 
était  une  peine  expiatoire  que  la  Providence  inflige  à  l'homme.  Brave 
et  fidèle  autant  que  personne,  il  unit  à  ces  grandes  qualités  une  dou- 
ceur de  mœurs  qui  le  fait  chérir  de  tout  le  monde.  Le  Mexicain  Carlos 
par  son  ignorance  présomptueuse,  l'officier  de  dragons  Lewis  par  sa 
pusillanimité,  deviendront  plus  tard  les  mauvais  génies  de  l'expédition 
texienne.  Le  caractère  du  pauvre  Howland  ne  se  démentira  pas,  et  cet 
homme  intrépide,  à  l'heure  du  danger,  saura  pousser  l'abnégation 
jusqu'à  l'héroïsme. 

Un  mois  s'était  écoulé  depuis  que  tous  les  voyageurs  et  leur  escorte 
d'artillerie  et  de  dragons  s'étaient  réunis  à  Austin.  Le  corps  principal 
tome  u.  65 


1014  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

campait,  en  attendant  le  départ,  à  vingt  milles  au-delà  d'Austin.  Enfin, 
le  18  juin  1841,  la  caravane  se  met  en  mouvement.  L'un  des  commis- 
saires texiens,  don  José  Antonio  Navarro,  placé,  comme  M.  Kendall,  dans 
l'impossibilité  de  supporter  les  fatigues  de  la  marche,  monte  avec  lui 
dans  un  char-à-bancs  que  le  président  Lamar  met  à  leur  disposition,  et 
tous  deux  suivent  la  longue  file  de  chariots  qui  commence  à  rouler  len- 
tement à  travers  les  prairies.  Une  avant-garde  de  deux  compagnies  de 
dragons  précède  les  chariots;  après  eux  s'avance  en  mugissant,  sous  la 
surveillance  de  ses  gardiens,  un  troupeau  de  bœufs  destinés  à  la  nour- 
riture des  voyageurs;  trois  compagnies  d'artillerie  et  de  cavalerie  fer- 
ment la  marche  et  traînent  après  elles  une  pièce  de  canon.  Jamais  peut- 
être,  depuis  la  découverte  de  l'Amérique,  pareille  entreprise  n'avait  été 
essayée.  Quand  on  entreprit  le  premier  voyage  de  caravane,  aujour- 
d'hui si  facile,  entre  Saint-Louis  et  Santa-Fé,  chaque  endroit,  chaque 
accident  de  terrain,  chaque  détour  avait  été  depuis  longues  années 
étudié  et  parcouru;  dans  la  nouvelle  expédition  texienne,  c'était  l'au- 
dace qui  s'en  remettait  au  hasard. 

A  quelques  milles  du  premier  campement,  la  caravane  dit  adieu  aux. 
derniers  établissemens  pour  suivre  vers  le  nord-ouest  une  route  qui 
devait  se  prolonger  au-delà  de  toute  prévision.  Nous  ne  suivrons  pas 
sa  marche  lente  à  travers  les  mille  obstacles  des  prairies  sans  fin.  Les 
chasses  aux  bisons  qui  les  parcourent  en  troupeaux  serrés  avec  le 
bruit  de  l'ouragan,  les  ravins  à  franchir,  les  rivières  à  passer  sur  des 
ponts  de  troncs  d'arbres  abattus  et  réunis  à  la  hâte,  sont  l'occupation 
sans  cesse  renaissante  des  jours  qui  suivent  le  départ.  Les  légendes  du 
désert,  les  plaisanteries  grivoises  des  vétérans  des  prairies,  les  travaux 
des  forgerons  et  des  ouvriers  de  toute  sorte  qui  réparent  les  chariots 
endommagés,  sont  les  récréations  des  haltes.  De  longues  journées  de 
fatigue,  de  courtes  nuits  de  sommeil,  se  succèdent.  La  faim,  la  soif  et 
les  dangers  ne  sont  encore  que  des  prévisions;  les  vivres  abondent;  les 
chairs  des  bisons  tombés  sous  la  balle  des  chasseurs  sont,  à  l'exception 
des  morceaux  les  plus  délicats,  abandonnées  aux  vautours  des  prairies, 
et  nulle  trace  d'Indiens  n'a  encore  été  signalée;  en  un  mot,  aucune  ca- 
tastrophe n'est  venue  assombrir  les  esprits,  aucune  privation  n'a  abattu 
les  forces  des  voyageurs.  Les  hôtes  les  plus  dangereux  de  ces  déserts 
n'ont  été  jusqu'alors  que  les  serpens  à  sonnettes,  qui,  par  certains  vents 
glacés  du  nord,  pendant  la  nuit,  viennent  de  temps  à  autre  chercher, 
inoffensifs,  un  abri  sous  la  tente  ou  sous  le  manteau  des  dormeurs. 

Cependant,  parmi  les  scènes  qui  marquent  les  premiers  pas  de  la 
caravane  dans  le  désert,  il  en  est  une  qu'il  convient  de  signaler.  Sou- 
vent, sans  motif  apparent,  les  bêtes  de  somme  ou  de  selle  sont  prises, 
au  milieu  de  ces  solitudes,  d'une  terreur  panique  qui  amène  les  plus 
tristes  désordres.  Parfois,  au  moment  où  le  calme  le  plus  profond. 


UNE  EXPÉDITION   AMÉRICAINE.  1015 

règne  dans  le  camp,  un  arbre  mort  qui  craque  sous  la  brise,  le  croas- 
sement d'un  corbeau,  le  mugissement  lointain  d'un  bison,  suffisent 
à  répandre  une  alarme  folle  qui  se  propage  de  l'animal  à  l'homme 
et  produit  un  mouvement  d'inexprimable  confusion.  Il  est  difficile, 
pour  ne  pas  dire  impossible,  de  se  faire  une  idée  d'une  de  ces  estam- 
pidas  (1).  On  voit  d'abord  les  chevaux  dresser  les  oreilles,  aspirer  par 
leurs  naseaux  dilatés  la  terreur  qui  semble  souffler  d'un  point  de  l'ho- 
rizon à  l'autre,  puis  décrire  en  trottant  de  larges  cercles  autour  du 
camp.  La  peur  se  communique,  comme  l'électricité,  des  chevaux  aux 
bœufs;  les  hennissemens  et  les  mugissemens  se  confondent;  bientôt  le 
sol  tremble  sous  le  pied  des  animaux  effrayés,  qui  n'entendent  plus  la 
voix  de  leurs  maîtres,  et  qui  prennent  avec  fureur  une  course  désor- 
donnée, soit  vers  le  camp,  dont  ils  fouleront  les  tentes,  au  risque  de  se 
briser  eux-mêmes  contre  les  chariots,  soit  vers  l'immensité  des  plaines, 
où  ils  ne  tardent  pas  à  disparaître  au  milieu  d'un  tourbillon  de  pous- 
sière. Malheur  alors  au  cavalier  négligent  qui  n'a  pas  entravé  ou  atta- 
ché sa  monture,  comme  au  conducteur  de  chariots  qui  n'a  pas  forte- 
ment assujetti  ses  bœufs,  car  nulle  puissance  humaine  ne  peut  arrêter 
leur  élan  indomptable  :  le  cavalier  ne  retrouvera  plus  son  cheval,  le 
bouvier  perdra  ses  bœufs  sans  espoir  de  les  rattraper  jamais.  Il  faut  se 
résigner  à  continuer  à  pied  une  route  de  plusieurs  centaines  de  milles, 
à  abandonner  ceux  des  chariots  qui  ont  perdu  leur  attelage.  Une  estam- 
pilla est  certes  un  accident  des  plus  redoutables  dans  le  cours  d'un  long 
voyage  comme  celui  des  prairies. 

Dans  une  de  ces  paniques,  la  philosophie  de  M.  Falconner,  le  voya- 
geur anglais,  est  mise  à  une  rude  épreuve.  Son  cheval,  bien  que  d'une 
égalité  d'humeur  remarquable,  ne  peut  résister  à  la  contagion  de  la 
peur,  et,  pour  comble  de  disgrâce,  au  moment  où  l'alarme  gagne  le 
camp,  il  n'a  pu  être  déchargé  que  de  la  plus  petite  partie  de  son  bagage 
scientifique  et  culinaire.  M.  Falconner  assiste  d'un  œil  effaré  au  nau- 
frage de  sa  cargaison.  Les  octans  et  les  baromètres  jonchent  le  sol,  la 
théière  et  la  casserole  battent  bruyamment  les  flancs  du  cheval,  et  ne 
font  que  redoubler  sa  terreur.  Enfin,  tout  ce  tumulte  s'apaise,  les  bêtes 
de  somme  sont  maîtrisées  après  mille  efforts,  et  M.  Falconner  n'a  plus 
qu'à  recharger  ce  qui  lui  reste  de  son  bagage,  tout  en  constatant  dou- 
loureusement que  son  thermomètre  marque  cent  degrés  au-dessus  de 
zéro,  et  que  son  baromètre  s'est  livré  aux  plus  étranges  écarts. 

Ces  estampidas  avaient  été,  je  l'ai  dit,  les  seuls  incidens  qui  eussent  as- 
sombri les  premières  marches  de  la  caravane.  A  l'exception  d'un  jour  et 
d'une  nuit  où  l'eau  manqua,  et  où  les  voyageurs  purent  pressentir  les 
angoisses  de  la  soif,  tout  s'était  borné  aux  fatigues  inséparables  d'une 

(!)  Mot  espagnol  qui  veut  dire  course  folle. 


i(M6  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

pareille  entreprise,  fatigues  sous  le  poids  desquelles  l'Américain  ne  flé- 
chit jamais.  Le  i4  juillet,  près  d'un  mois  après  le  départ  d'Austin,  la 
caravane  avait  fait  halte  sous  l'ombre  d'une  ceinture  de  chênes  qui 
bordait  une  vallée  dans  laquelle  serpente  un  fleuve  aux  eaux  saumâtresy 
le  Brasos.  Là,  pour  la  première  fois,  les  aventuriers  contemplèrent  un 
terrible  spectacle,  l'incendie  d'une  prairie,  sans  pouvoir  reconnaître  si 
l'accident  était  fortuit  ou  bien  causé  par  la  main  de  l'homme.  Des  nuages 
d'une  fumée  noire  obscurcissaient  le  ciel;  au  milieu  de  ces  spirales 
épaisses,  la  flamme  dardait  des  lueurs  sinistres  qui  s'épandaient  partout 
comme  un  torrent  débordé.  Les  hautes  herbes  desséchées  pétillaient 
en  s'enflammant  avec  la  rapidité  de  la  foudre.  Le  vent  roulait  de  droite 
et  de  gauche  ces  vagues  de  flamme  que  rien  ne  pouvait  arrêter,  et 
qu'on  voyait  envahir  en  un  clin  d'œil  la  crête  des  collines  les  plus  éle- 
vées. De  tous  les  fléaux  des  prairies,  celui  qu'on  nomme  fléau  de  feu 
est  le  plus  redoutable;  autant  vaudrait  essayer  d'entraver  la  marée 
montante;  un  changement  de  vent  peut  pousser  contre  vous  une  mort 
inévitable,  ou  consumer  au  loin,  sur  un  espace  de  plusieurs  milles,  la 
surface  végétale  des  terrains  que  vous  allez  parcourir.  Heureusement 
pour  la  caravane,  l'incendie  suivait  son  cours  vers  la  gauche  et  laissait 
intactes  les  prairies  situées  sur  la  route  qu'on  se  proposait  de  suivre. 
Pendant  toute  la  nuit,  une  traînée  de  flamme  balaya  la  prairie  en  éclai- 
rant l'horizon  de  lueurs  rougeâtres,  et,  le  matin  suivant,  la  colonne 
de  feu  escaladait  encore  la  chaîne  des  collines  qui  séparent  la  prairie 
des  bas-fonds  où  coule  le  Brasos. 

Cet  incendie  semble  être  pour  la  caravane  un  fâcheux  présage.  Dès 
ce  moment,  en  effet,  commence  pour  les  malheureux  voyageurs  une 
série  de  désastres.  L'eau  devient  plus  rare.  Un  vieux  capitaine  de  la 
compagnie  des  batteurs  d'estrade,  M.  Caldwell,  chargé  d'explorer  la 
route  en  avant  des  chariots,  de  choisir  les  endroits  les  plus  favorables 
pour  les  diriger  et  de  rechercher  les  traces  des  Indiens,  se  replie  sur 
le  gros  du  convoi  pour  annoncer  qu'on  vient  de  découvrir  un  campe- 
ment de  sauvages  qui  ne  semble  abandonné  que  depuis  quelques 
heures.  Plus  loin ,  on  a  trouvé  le  crâne  d'un  homme  blanc  tout  ré- 
cemment égorgé.  Enfin,  il  est  évident  que  la  caravane  est  arrivée  au 
centre  des  tribus  hostiles,  et  on  redouble  de  précautions  le  jour  comme 
la  nuit.  Des  ordres  sévères  sont  donnés  pour  prévenir  toute  surprise. 
C'est  ainsi  qu'on  atteint  la  lisière  d'immenses  forêts  bien  connues  des 
trappeurs  et  des  chasseurs  américains  sous  la  dénomination  devenue 
célèbre  de  cross  timbers  (1).  Ces  forêts  s'étendent  du  nord  au  sud  et  de 
l'est  ta  l'ouest,  sur  une  largeur  qui  n'est  guère  moindre  de  quarante  à 
cinquante  milles.  Elles  occupent  un  sol  crevassé  et  montueux  sur  lequel 

(1)  Forêts  transversales. 


UNE  EXPÉDITION   AMÉRICAINE.  4017 

rampe  une  sous-végétation  presque  inextricable  de  bruyères  et  de 
buissons  épineux.  A  peine,  au  milieu  des  profonds  ravins  qui  coupent 
en  tous  sens  le  terrain  aride,  rencontre-t-on  çà  et  là  une  étroite  clai- 
rière. Partout  l'herbe  est  desséchée,  le  feuillage  jauni.  Des  troncs  brûlés 
ou  noircis  par  les  feux  des  chasseurs  indiens  s'élèvent  de  tous  côtés  en 
attristant  les  yeux,  tandis  que  leurs  branches  charbonnées  et  les  buis- 
sons aux  pointes  aiguës  déchirent  les  chairs  des  hommes  et  des  animaux. 

La  traversée  de  ces  immenses  forêts  qui  séparent  les  hautes  prairies 
des  prairies  basses  dure  quinze  jours.  Sur  les  bords  de  la  rivière  de 
Noland,  un  conseil  est  tenu  entre  les  officiers  et  les  chefs  de  l'expédi- 
tion. La  marche  a  été  si  lente,  qu'on  sent  impérieusement  le  besoin  de 
faire  des  journées  plus  longues.  On  est  à  la  veille  d'entrer  dans  une 
contrée  plus  accidentée  ;  il  devient  nécessaire  d'alléger  les  chariots. 
C'est  une  mesure  de  salut  commun.  A  cet  effet,  on  fera  comme  dans 
les  gros  temps  en  mer  :  on  se  débarrassera  de  l'excédant  de  la  cargai- 
son. Des  provisions  considérables  de  bœuf  séché,  dont  une  partie  se  gâ- 
tait faute  de  consommation,  sont  destinées  d'abord  à  être  abandonnées; 
puis  on  se  résout  aussi  à  sacrifier  les  bagages  inutiles,  les  tentes,  par 
exemple,  qui  n'appartiennent  qu'à  un  petit  nombre  de  voyageurs  pri- 
vilégiés, et  auxquelles  les  propriétaires  renoncent  pour  ne  pas  exciter 
le  mécontentement  de  leurs  compagnons.  Officiers,  commissaires,  mar- 
chands et  soldats  se  privent  de  ces  abris  portatifs  si  utiles  dans  le  dé- 
sert. La  tente  de  l'hôpital  est  seule  exceptée  d'un  auto-da-fé  général  qui 
ne  laisse  plus  aux  voyageurs  d'autre  ressource  contre  le  brouillard,  la 
froidure,  la  pluie  ou  l'ardeur  du  soleil,  que  leurs  couvertures  et  leurs 
manteaux.  On  prend  hauteur  pour  la  première  fois  depuis  le  départ 
d'Austin.  Un  mois  de  route  n'a  permis  de  franchir  encore  que  deux 
cents  milles,  et  il  en  reste  encore  environ  cinq  cents  dans  la  direction 
du  nord-ouest  jusqu'à  Santa-Fé. 

Rien  ne  ressemble  à  l'océan  comme  les  immenses  prairies  qui  cou- 
vrent cette  partie  de  l'Amérique.  Comme  sur  l'océan,  l'œil  n'aperçoit 
partout  que  le  même  horizon.  Le  chasseur  des  prairies  a  aussi  quelque 
point  de  ressemblance  avec  le  matelot  :  la  même  erreur  de  route  peut 
perdre  le  bâtiment  qui  navigue  dans  une  mer  inconnue  et  le  chasseur 
qui  parcourt  pour  la  première  fois  des  prairies  inexplorées.  La  cara- 
vane avait  dû  se  préoccuper  vivement  des  malheurs  que  de  pareilles 
déviations  pouvaient  attirer  sur  elle  :  en  suivant  les  bords  de  la  Ri- 
vière-Rouge, elle  ne  courait  aucun  danger  de  s'égarer.  Il  fut  donc  dé- 
cidé qu'aussitôt  qu'on  aurait  atteint  cette  rivière,  on  ne  s'en  écarterait 
plus;  mais  l'impatience  même  où  l'on  était  d'arriver  au  cours  d'eau 
désigné  causa  une  déplorable  méprise.  Quelques  formes  de  collines 
que  de  vieux  chasseurs  croyaient  reconnaître  firent  prendre  pour  la 
Rivière-Rouge  une  rivière  sans  nom.  La  caravane  allait  dès-lors  courir 


1018  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

à  sa  perte,  semblable  au  navire  désemparé  qui  fait  fausse  route,  et  dont 
l'équipage  confond  avec  une  côte  semée  d'écueils  le  port  qui  doit  l'a- 
briter. 

IL 

Les  traces  d'Indiens  se  multipliaient  sur  le  passage  des  Texiens.  Ces 
traces  étaient  fraîches,. et  les  chasseurs  sauvages  qui  les  avaient  lais- 
sées ne  devaient  pas  être  loin.  L'apparition  soudaine  d'une  troupe  de 
chiens  maigres  et  affamés  vint  donner  aux  présomptions  des  batteurs 
d'estrade  un  caractère  de  certitude.  Ces  chiens  appartenaient  sans  nul 
doute  à  quelque  peuplade  sauvage.  Comment  avaient-ils  surmonté  leur 
répugnance  instinctive  pour  venir  chercher  un  asile  parmi  les  blancs? 
C'était  une  question  à  laquelle  l'événement  se  chargea  presque  aussitôt 
de  répondre. 

Un  ruisseau  ayant  été  signalé  par  un  des  batteurs  d'estrade,  la 
confusion  se  met  dans  les  rangs  des  voyageurs.  Les  mieux  montés 
des  cavaliers  prennent  les  devans  au  galop.  Les  conducteurs  de 
chariots  veulent  les  imiter  en  poussant  le  pas  de  leurs  bœufs,  et 
la  longue  caravane  est  bientôt  dispersée  en  corps  isolés,  les  uns  in- 
visibles aux  autres,  sur  toute  l'immense  étendue  des  prairies.  M.  Ken- 
dall,  le  commissaire  Navarro,  un  Irlandais,  M.  Fitzgerald,  s'étaient 
trouvés  tout  à  coup  séparés  de  leurs  compagnons.  Les  rideaux  de 
cuir  du  petit  wagon  qui  les  portait  masquaient  la  vue  à  droite  et  à 
gauche,  et  ne  laissaient  voir,  au  milieu  des  longues  ondulations  des 
prairies,  que  la  toile  blanchâtre  des  chariots  lointains.  Tout  à  coup  un 
bison  emporté  par  une  course  furieuse,  la  langue  pendante,  les  flancs 
haletans,  dépassa  la  voiture  des  trois  voyageurs.  Don  José  Navarro 
écarta  le  rideau,  et,  se  rejetant  précipitamment  dans  l'intérieur  du  wa- 
gon, la  consternation  peinte  sur  le  visage  :  —  Les  Indiens!  les  Indiens! 
cria-t-il,  et  le  commissaire  alarmé  chercha  précipitamment  son  rifle 
au  fond  de  la  voiture.  A  peine  avait-il  prononcé  ces  mots,  qu'un  cava- 
lier indien,  à  son  tour,  dépassa  les  voyageurs.  Le  sauvage  était  monté 
sur  un  bai  de  taille  moyenne,  mais  plein  de  fougue  et  de  vigueur.  Il 
était  armé  d'une  longue  lance  à  laquelle  de  nombreuses  chevelures  se 
balançaient  en  guise  de  banderole.  Un  arc  et  un  carquois  battaient  ses 
épaules;  l'air,  que  fendait  sa  course  impétueuse,  gonflait  son  manteau 
de  peau  de  daim  autour  de  ses  reins,  tandis  que  ses  cheveux  noirs,  que 
ne  pouvait  contenir  une  bandelette  jaune,  flottaient  en  longues  tresses 
sur  ses  épaules.  Les  voyageurs  cherchaient  en  vain  cependant  à  déga- 
ger leurs  carabines  des  bagages  qui  encombraient  la  voiture,  quand  un 
second  cavalier,  penché  sur  l'encolure  de  son  cheval,  les  talons  atta- 
chés aux  flancs  de  sa  monture,  passa  à  son  tour  si  près  du  wagon,  que 


UNE   EXPÉDITION   AMÉRICAINE.  1019 

les  sabots  de  son  coursier  lançaient  jusque  sur  les  rideaux  de  cuir  les 
cailloux  arrachés  au  sol.  Un  troisième  cavalier  succéda  aux  deux  au- 
tres. Par  une  inexplicable  singularité,  chacun  des  trois  Indiens,  dans 
l'impétuosité  de  leur  course,  semblait  dédaigner  de  jeter  un  regard 
sur  la  voiture  des  voyageurs.  Acharnées  après  leur  proie  comme  des 
loups  affamés  à  la  poursuite  d'un  daim,  les  trois  effrayantes  apparitions 
avaient  passé  comme  autant  d'éclairs,  sans  que  les  voyageurs,  restés 
seuls  loin  des  leurs,  eussent  pu  mettre  la  main  sur  leurs  armes.  Le  bi- 
son et  ses  trois  persécuteurs  n'étaient  déjà  plus  que  des  points  à  peine 
visibles  à  l'horizon  de  la  prairie,  quand  M.  Kendall  et  ses  compagnons 
saisirent  leurs  carabines  :  ils  s'applaudirent  de  n'avoir  plus  d'ennemis 
devant  eux,  car  aucune  de  leurs  armes  n'était  chargée.  Quelques  in- 
stans  d'une  course  rapide  permirent  heureusement  au  wagon  d'at- 
teindre le  campement  où  régnait  une  confusion  complète.  Tandis  que 
les  cavaliers  les  mieux  montés  s'étaient  élancés  à  la  poursuite  des  In- 
diens, d'autres  chasseurs  s'étaient  emparés  du  gibier  que  les  sauvages 
poursuivaient  avec  tant  d'ardeur.  A  côté  du  lieu  de  halte  choisi  par 
la  caravane,  près  d'un  cours  d'eau  ombragé  de  grands  arbres,  s'éle- 
vait un  camp  indien  précipitamment  abandonné.  La  famine  l'avait 
visité,  à  en  juger  par  les  os  soigneusement  rongés  d'animaux  immondes, 
tels  que  des  fouines  et  des  serpens,  et  l'aspect  lamentable  d'une  ving- 
taine de  chiens  aux  flancs  caves  et  décharnés  que  la  faiblesse  avait  em- 
pêchés de  suivre  leurs  maîtres;  les  moins  exténués  avaient  seuls  pu 
venir  chercher  asile  auprès  des  Américains.  Les  cavaliers  sauvages 
qui  poursuivaient  le  bison  appartenaient  sans  nul  doute  à  la  tribu  af- 
famée dont  le  camp  était  désert,  et  la  faim  seule  qui  déchirait  leurs  en- 
trailles avait  fait  taire  leur  crainte  ou  leur  curiosité  à  l'aspect  si  nouveau 
pour  ces  barbares  d'une  voiture  ou  d'une  caravane  de  Visages- Pâles. 

La  caravane  ne  fit  halte  en  ce  lieu  que  pour  un  instant.  Les  officiers 
donnèrent  l'ordre  de  se  remettre  en  marche,  et  quelques  détachemens 
reçurent  mission  de  battre  la  campagne  dans  l'espoir  de  capturer  quel- 
que guide  indien,  car  on  n'était  pas  encore  certain  d'être  sur  la  bonne 
route.  Malheureusement  toutes  les  recherches  furent  vaines,  et  l'ex- 
pédition dut  continuer  sa  marche  pour  ainsi  dire  à  l'aventure. 

C'est  au  milieu  de  ces  pénibles  préoccupations  que  le  rôle  du  Mexi- 
cain Carlos,  l'un  des  principaux  personnages  de  cette  relation,  com- 
mence à  se  mieux  dessiner.  Du  haut  d'une  éminence  apparaît  sur  la 
droite  et  dans  la  direction  du  nord  une  ceinture  d'arbres  épais,  paral- 
lèle à  la  route,  et  qu'on  hésite  à  reconnaître  pour  les  bois  qui  bordent 
la  Rivière-Rouge.  Le  Mexicain,  attaché  simplement  jusqu'alors  à  une 
des  compagnies  de  l'escorte,  apprend  aux  officiers  qu'il  a  souvent  dressé 
ses  trappes  en  aval  et  en  amont  de  la  Rivière-Rouge,  qu'il  en  con- 
naît parfaitement  tous  les  traits  distinctifs,  etqwpartou*  aux  alentours 


4020  UEVUK  DES  DEUX  MONDES. 

il  retrouve  ces  traits  conformes  à  ses  souvenirs.  Les  allégations  de  Car- 
los paraissent  si  plausibles,  sa  connaissance  du  pays  si  positive,  qu'il 
passe  immédiatement  de  l'escorte  dans  le  détachement  des  batteurs 
d'estrade.  A  des  doutes  prudens  succède  pour  la  caravane  une  confiance 
aveugle. 

A  la  halte  suivante,  les  batteurs  d'estrade  purent  rapporter  des  nou- 
velles d'une  grande  importance.  Ils  avaient  eu  une  conférence  de  quel- 
ques instans  avec  un  corps  de  guerriers  indiens  en  nombre  égal  au 
leur.  Tous  étaient  bien  armés,  quelques-uns  avaient  des  carabines, 
d'autres  étaient  montés  sur  de  puissans  et  forts  chevaux  américains 
évidemment  volés.  C'étaient  de  vigoureux  et  athlétiques  sauvages  or- 
gueilleusement campés  sur  leurs  montures  éprouvées,  l'air  hostile,  le 
regard  menaçant.  La  maigreur  et  la  détresse  des  chevaux  des  Visages- 
Pâles  n'avaient  pas  échappé  à  ces  pénétrans  observateurs,  et  de  la  con- 
science de  leur  supériorité  naissaient  leur  audace  et  leur  insolence. 
Aucun  d'eux  n'avait  pu  échanger  un  mot  d'anglais  avec  les  batteurs 
d'estrade;  mais  plusieurs  d'entre  ces  Indiens  avaient  ramassé  çà  et  là 
dans  leurs  courses  errantes  quelques  bribes  d'espagnol,  et  Carlos,  à 
l'aide  du  dialecte  comanche,  semblable  au  leur,  avait  pu  converser 
tant  bien  que  mal  avec  les  guerriers  nomades.  Leurs  réponses  avaient 
été  si  arrogantes,  que  le  capitaine  Caldwell,  vieux  Texien  rompu  aux 
ruses  perfides  des  sauvages,  avait  donné  l'ordre  à  ses  hommes  d'apprêter 
leurs  armes,  et  à  cet  ordre  donné  en  anglais  les  Indiens  avaient  répondu 
par  une  manœuvre  de  nature  à  prouver  qu'ils  entendaient  mieux  cette 
langue  qu'ils  ne  désiraient  le  laisser  voir.  Il  y  avait  là,  outre  Tom  Han- 
cock et  le  vieux  capitaine  Caldwell,  dont  les  cheveux  avaient  grisonné 
dans  les  guerres  indiennes,  quelques  batailleurs  des  prairies  qui  se  plai- 
gnaient in  petto  de  ces  conférences,  et  les  trouvaient  à  la  fois  trop  lon- 
gues et  trop  pacifiques;  mais  les  ordres  du  commandant  en  chef  de  l'ex- 
pédition, le  général  Mac-Leod,  étaient  péremptoires.  Le  général  voulait 
gagner  par  la  douceur  l'amitié  des  peuplades  disséminées  sur  son  che- 
min pour  ouvrir  une  route  affranchie  de  dangers  aux  caravanes  de  son 
pays.  Il  fallut  se  conformer  aux  instructions  reçues,  et  le  capitaine  Cald- 
well fit  prier  les  guerriers  indiens  d'attendre  l'arrivée  du  chef  de  l'ex- 
pédition. Quelques  sentencieuses  et  laconiques  paroles  furent  échangées 
entre  les  Indiens  dans  la  langue  de  leur  peuplade;  puis,  après  avoir 
appris  aux  blancs  le  nom  de  la  tribu  à  laquelle  ils  appartenaient  et 
leur  avoir  donné  la  nouvelle  qu'un  parti  de  deux  cents  Comanches  bat- 
tait la  campagne  non  loin  de  là,  ils  promirent  de  revenir  avant  la  nuit, 
et  s'éloignèrent  au  petit  galop  sans  vouloir  attendre  davantage. 

Tom  Hancock  et  un  autre  batteur  d'estrade  éprouvé  furent  envoyés 
sur  leurs  traces;  ils  revinrent  au  bout  d'une  heure  sans  les  avoir  revus; 
seulement  ils  apportaient  la  nouvelle  qu'à  cinq  milles  de  là,  dans  la  di- 


UNE  EXPÉDITION  AMÉRICAINE.  1021 

rection  du  nord,  ils  avaient  trouvé  un  village  considérable  qu'il  serait 
nécessaire  de  traverser  dans  toute  sa  longueur,  car  il  n'y  avait  pas 
d'autre  route  pour  les  chariots.  Après  une  courte  consultation,  les 
officiers  détachèrent  cinquante  cavaliers  des  mieux  montés  avec  un 
drapeau  de  paix  pour  porter  aux  habitans  du  village  indien  des  paroles 
de  conciliation  et  d'amitié  :  M.  Kendall,  que  près  de  trois  mois  de  fa- 
tigues avaient  refait  complètement,  dit  adieu  à  son  wagon,  et  prit  rang 
avec  son  cheval  parmi  les  hommes  de  l'avant-garde;  mais  les  éclaireurs 
indiens  avaient  donné  l'alarme,  et  le  village  était  désert:  la  tribu  tout 
entière  s'était  éloignée,  et  les  ambassadeurs  ne  purent  que  constater 
l'heureux  et  pittoresque  emplacement  de  ce  hameau  indien.  Les  feux 
brûlaient  encore  dans  les  foyers  abandonnés,  ainsi  que  dans  la  loge 
du  conseil  où  la  fuite  avait  été  résolue.  Après  avoir  campé  la  nuit  près 
du  village,  l'expédition  reprend  sa  marche,  toujours  en  longeant  la 
rivière  qu'on  suppose  être  la  Rivière-Rouge. 

Fatigué  d'une  longue  inaction,  M.  Kendall  se  félicitait  de  s'être  joint 
aux  éclaireurs  qui  précédaient  la  colonne.  Sans  s'astreindre  à  la  marche 
lente  et  monotone  des  bœufs  qui  traînent  les  chariots,  les  batteurs  d'es- 
trade ont  toute  liberté  d'allures.  Le  désert  s'ouvre  devant  eux,  et  ils 
sont  les  premiers  à  interroger  l'immensité  des  prairies,  à  sonder  les 
dangers  qu'elles  recèlent.  C'est  la  proue  qui  fend  les  vagues  pour  ou- 
vrir la  route  au  navire.  De  vives  descriptions  se  succèdent  sous  la  plume 
de  M.  Kendall.  Là  c'est  une  halte  à  l'ombre  des  cotonniers,  ou  sur  les 
bords  d'un  ruisseau  dont  les  eaux  limpides  gardent,  sous  la  chaleur  du 
jour,  une  fraîcheur  éternelle,  grâce  à  des  arches  de  verdure  entremê- 
lées d'inextricables  guirlandes  de  vigne  vierge.  Le  héron  blanc,  l'oiseau 
de  la  solitude,  se  tient  immobile  le  long  de  ces  cours  d'eau,  où  le 
daim,  qui  vient  d'échapper  haletant  au  loup  des  prairies,  court  rafraî- 
chir ses  flancs  baignés  de  sueur,  où  le  cheval  sauvage,  l'œil  inquiet, 
les  naseaux  fumans,  vient  étancher  sa  soif.  Plus  loin,  ce  sont  d'im- 
menses solitudes  dont  le  vent  courbe  les  hautes  herbes  et  que  sillon- 
nent les  bisons  effrayés  ou  les  rapides  coursiers  des  éclaireurs  indiens. 

Cependant  la  marche  se  continue  à  travers  mille  obstacles.  Carlos 
le  Mexicain  est  devenu  le  guide  de  la  caravane.  On  arrive  sur  les  bords 
d'une  rivière  où  l'on  cherche  vainement  un  gué.  Carlos  déclare  que 
c'est  la  rivière  Utau,  le  long  de  laquelle  il  a  souvent  tendu  ses  pièges; 
que  ces  parages  lui  sont  connus  comme  les  lieux  où  s'est  écoulée  son 
enfance.  La  confiance  du  guide  se  communique  encore  une  fois  aux 
voyageurs.  On  espère  arriver  bientôt  aux  premiers  établissemens  du 
Nouveau-Mexique.  La  joie  est  bruyante,  car  personne  ne  se  doute  que 
cinq  cents  milles  restent  encore  à  franchir  au  milieu  d'affreux  déserts, 
et  que  la  faim,  la  soif,  les  Indiens  menacent  de  près  l'expédition. 

Un  soir,  la  caravane  a  fait  halte  non  loin  d'un  ruisseau  qu'ombragent 


1022  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

des  cotonniers  et  des  saules.  Des  loi>ps  et  des  chouettes  mêlent  leurs 
hurlemens  lugubres  à  la  plainte  monotone  du  torrent.  Tout  à  coup  un 
signal  d'alarme  retentit,  la  terre  tremble  sous  les  pas  des  animaux. 
Ces  hurlemens  prolongés  ont  provoqué  dans  le  camp  une  de  ces  pa- 
niques dont  j'ai  déjà  décrit  les  redoutables  effets.  Les  bœufs  encore 
accouplés  prennent  la  fuite.  M.  Kendall  n'a  que  le  temps  d'escalader 
un  arbre  pour  éviter  un  choc  qu'aucun  pouvoir  humain  ne  saurait 
prévenir;  en  un  clin  d'œil,  les  bêtes  de  somme  ont  disparu,  et  c'en  eût 
été  fait  de  l'expédition  tout  entière,  si,  le  lendemain  matin,  on  n'eût, 
par  miracle,  retrouvé  les  animaux  encore  groupés  non  loin  du  camp. 
On  se  perd  en  conjectures  sur  les  causes  de  cette  panique  soudaine, 
mais  les  vétérans  de  l'expédition  l'attribuent  à  quelque  ruse  perfide 
des  Indiens  dont  les  voix  ont  imité  les  hurlemens  des  loups  et  les  siffle- 
mens  des  oiseaux  de  nuit. 

Parmi  les  accidens  de  la  vie  du  désert,  il  en  est  un  plus  terrible 
encore  que  Y e&tampida.  Le  voyageur  qui  se  sépare  pour  quelques 
instans  de  ses  compagnons  court  risque  souvent  de  perdre  complète- 
ment leur  trace  :  rien  ne  peut  servir  à  l'orienter  dans  ces  plaines  aux 
ondulations  monotones.  C'est  en  vain  qu'il  se  fatigue  à  courir  dans 
toutes  les  directions  :  l'écho  seul  répond  à  ses  cris  d'alarme;  il  s'arrête 
alors  dans  l'immobilité  du  désespoir.  Mille  visions  surgissent  autour  de 
lui;  un  bloc  de  pierre,  un  tronc  d'arbre,  prennent  des  formes  mena- 
çantes et  semblent  autant  de  mystérieux  ennemis.  Le  malheureux  se 
résigne,  il  s'assied  et  attend  la  mort.  Il  pense  aux  compagnons  qu'il  a 
laissés  et  qu'il  ne  retrouvera  plus.  Le  soleil  semble  descendre  avec  une 
effrayante  rapidité;  la  nuit  paraît,  non  pas  s'épaissir  graduellement, 
mais  tomber  tout  à  coup.  Plus  d'espoir  alors  :  les  ténèbres  ont  envahi 
les  dernières  lignes  de  l'horizon.  Partout  l'obscurité,  partout  la  soli- 
tude :  position  terrible  dans  laquelle  il  faut  s'être  trouvé  une  fois  en  sa 
vie  pour  en  bien  comprendre  toute  l'horreur. 

Égaré  un  jour  à  la  poursuite  d'un  chevreuil,  M.  Kendall  veut  re- 
joindre la  colonne  en  marche;  pour  la  première  fois  depuis  une  heure 
il  cherche  à  s'orienter,  mais  un  horizon  inconnu  l'entoure;  les  ondu- 
lations des  prairies  n'ont  plus  la  forme  qu'il  se  rappelle.  Il  pousse  son 
cheval  vers  la  plus  élevée  de  ces  vagues  de  terrain;  là  comme  tout  à 
l'heure,  aucun  souvenir  ne  peut  l'aider  :  il  est  complètement  égaré.  Le 
soleil  est  au  milieu  du  ciel;  comment  distinguer  le  nord  du  midi?  En 
pareil  cas,  il  n'y  a  pas  à  se  dissimuler  qu'on  est  face  à  face  avec  les 
plus  terribles  chances  du  désert.  Sans  oser  s'écarter  d'un  étroit  rayon , 
de  peur  de  mettre  plus  de  distance  encore  entre  la  caravane  et  lui , 
M.  Kendall  monte  de  nouveau  sur  une  éminence  et  cherche  à  distin- 
guer la  toile  des  chariots  de  la  caravane.  Il  n'aperçoit  que  les  trombes 
de  poussière  que  le  vent  soulève.  Non  loin  de  là,  un  loup  solitaire  re- 


UNE  EXPÉDITION   AMÉRICAINE.  4023 

gagne  sa  tanière,  des  serpens  sifflent  entre  les  jambes  de  son  cheval; 
partout  c'est  la  solitude  dans  sa  morne  tranquillité.  Le  voyageur  met 
un  instant  pied  à  terre  et  reste  immobile;  mais  bientôt,  cédant  à  une 
impatience  fiévreuse,  il  reprend  sa  course  sans  but,  il  pousse  son  che- 
val au  hasard.  Une  heure  s'écoule.  11  est  arrivé  sur  la  pente  d'une 
vallée  profonde.  A  quelques  centaines  de  pieds  au-dessous  de  lui ,  ser- 
pente une  longue  ligne  de  chariots  :  c'est  la  caravane.  Le  naufragé  qui 
sent  ses  forces  s'épuiser  en  luttant  contre  les  vagues  peut  seul,  à  l'as- 
pect d'une  voile,  éprouver  l'inexprimable  joie  qui  s'empare  de  M.  Ken- 
dall; mais  le  talus  est  escarpé,  et  il  cherche  vainement,  à  travers  les 
rochers,  un  sentier  pour  descendre.  Après  mille  efforts,  il  atteint  une 
plate-forme  adossée  à  des  rochers  crevassés.  Au-delà  de  cette  plate- 
forme, la  pente  est  si  rapide,  que  le  cheval  et  le  cavalier  hésitent  à  s'y 
lancer.  Tout  à  coup,  dans  une  des  fissures  du  roc  au-dessus  de  la  tête 
de  M.  Kendall,  un  bruit  confus  se  fait  entendre,  semblable  à  celui  de 
cailloux  froissés  les  uns  contre  les  autres,  ou  bien  encore  à  celui  de 
feuilles  sèches  ou  de  broussailles  foulées  aux  pieds;  une  odeur  nauséa- 
bonde s'échappe  en  même  temps  de  cette  fissure,  et  un  sifflement  aigu 
retentit,  suivi  de  l'apparition  d'un  serpent  à  sonnettes  qui  se  déroule 
comme  une  liane  énorme  le  long  des  flancs  du  rocher.  Le  reptile  n'est 
que  le  précurseur  de  toute  une  tribu  de  serpens  dont  le  faisceau  vis- 
queux se  déroule,  et  qui  tapissent  par  centaines,  horrible  et  vivante 
végétation,  le  talus  rocailleux  au  milieu  duquel  s'ouvre  leur  caverne. 
Le  cheval  et  le  cavalier  n'hésitent  plus,  et  roulent  ensemble  plutôt 
qu'ils  ne  descendent  jusqu'au  niveau  de  la  plaine.  Un  temps  de  galop 
les  porte  tous  deux  jusqu'aux  chariots  de  la  caravane,  que  M.  Kendall 
se  promet  bien  de  ne  plus  jamais  perdre  de  vue. 


III. 

Ce  ne  sont  là  encore  que  de  légères  émotions.  La  faim  n'est  pas  dans 
le  camp,  mais  les  privations  ont  commencé  à  se  faire  sentir  à  des 
hommes  fatigués  d'une  longue  route.  Les  commissaires  de  l'expédition, 
toujours  persuadés,  d'après  les  affirmations  du  guide  mexicain ,  qu'on 
ne  devait  être  qu'à  soixante-dix  ou  quatre-vingts  milles  de  la  ville  de 
San-Miguel,  résolurent  d'envoyer  en  avant  trois  parlementaires  qui 
auraient  à  chercher  des  vivres  frais  et  à  pressentir  en  même  temps 
l'accueil  que  réservaient  les  Mexicains  à  l'expédition  américaine. 
MM.  Howland,  Baker  et  Rosenburry  furent  désignés  pour  cette  mis- 
sion. M.  Howland  avait  déjà  passé  quelques  années  à  Santa -Fé,  où  il 
était  connu  des  principaux  habitans  -.'c'était  un  homme  à  la  fois  intel- 
ligent, prudent  et  brave,  en  un  mot  celui  qu'il  fallait  en  pareil  cas- 


1024  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Les  parlementaires  emportaient  des  vivres  pour  trois  jours,  et,  comme 
on  avait  à  redouter  les  attaques  de  nombreuses  tribus  d'Indiens  hos- 
tiles, ils  devaient  se  cacher  durant  le  jour  et  ne  marcher  que  la  nuit. 
Dans  l'après-midi,  M.  Howland  et  ses  malheureux  compagnons  se 
mirent  en  route;  on  ne  devait  pas  les  revoir. 

Le  lendemain  de  cette  séparation,  la  colonne  reprit  sa  marche,  tou- 
jours sous  la  direction  de  Carlos.  Le  13  du  mois  d'août  fut  pour  elle  un 
de  ces  jours  néfastes  dont  le  souvenir  reste  long-temps  gravé  dans  la 
mémoire.  La  nuit  précédente,  on  avait  campé  dans  un  endroit  où  l'eau 
avait  manqué  aux  bêtes  de  somme  et  aux  bœufs  destinés  à  servir  de 
nourriture.  Le  peu  d'eau  que  les  hommes  avaient  pu  se  procurer,  d'une 
qualité  détestable,  n'avait  servi  qu'à  irriter  la  soif.  On  était  arrivé 
à  un  endroit  des  prairies  d'où  l'on  apercevait  au  loin  les  sommités 
bleuâtres  de  hautes  montagnes.  Carlos  avait  été  le  premier  à  les  décou- 
vrir, et  les  avait  désignés  sous  le  nom  de  los  Cuervos  (les  Corbeaux). 
D'après  son  dire,  la  Kivière-Rouge  s'ouvrait  un  passage  à  travers  ces 
trois  montagnes.  Cette  assertion  trouva  un  seul  contradicteur  :  c'était 
le  vieux  capitaine  des  éclaireurs,  Caldwell,  qui  prétendait  que  le  cours 
d'eau  qu'on  avait  suivi  depuis  le  village  des  Indiens  était  le  Wichita  et 
non  la  Rivière-Rouge.  Chacun  tressaillit  à  cette  affirmation  du  vieux 
batteur  d'estrade;  mais  telle  était  la  confiance  qu'on  plaçait  dans  les 
assertions  de  Carlos,  que  le  capitaine  finit  par  être  seul  de  son  avis. 

On  marchait  toujours.  De  petits  détachemens  avaient  été  envoyés  de 
tous  côtés  à  la  recherche  d'une  source  ou  d'un  ruisseau,  car  les  che- 
vaux, les  mules  et  les  bœufs  n'avançaient  plus  qu'avec  peine,  dévorés 
par  la  soif.  Enfin,  dans  l'après-midi,  la  colonne  atteignit,  après  d'in- 
croyables fatigues,  une  vallée  couverte  de  cèdres  desséchés  et  qui  lon- 
geait un  précipice  immense.  On  s'était  arrêté  pour  creuser  le  sol,  dans 
l'espoir  de  faire  jaillir  quelque  source  d'eau  fraîche,  quand  une  explo- 
sion semblable  à  celle  d'une  pièce  d'artillerie  vint  interrompre  les 
travaux  d'excavation.  La  détonation  avait  été  entendue  dans  la  direc- 
tion du  camp  au-dessus  duquel  s'élevait  un  dais  de  fumée  noire.  — 
Une  attaque  d'Indiens!  —  Tel  fut  aussitôt  le  cri  général.  Ce  n'étaient 
pas  les  Indiens  pourtant  :  c'était  un  incendie  qui  avait  éclaté  sur  les 
hauteurs  voisines  de  la  vallée  et  qui  gagnait  l'épaisse  forêt  de  cèdres 
au  milieu  de  laquelle  on  se  trouvait.  Il  fallait  se  hâter  de  chercher  un 
abri  dans  les  plaines  que  l'incendie  ne  menaçait  pas,  et  où  une  partie 
de  la  caravane  était  déjà  campée.  La  petite  troupe  avec  laquelle  mar- 
chait M.  Kendall  redoubla  d'efforts  pour  sortir  de  la  vallée;  mais  les 
flammes  interceptaient  tous  les  passages.  Partout  l'incendie  dévorait 
les  arbres,  qui  craquaient  sous  le  feu  avec  un  bruit  terrible;  les  troncs 
enflammés  roulaient  de  tous  côtés;  on  était  comme  entouré  d'un 
cercle  infranchissable.  La  nuit  vint,  et  la  terrible  lueur  de  l'incendie 


UNE   EXPÉDITION  AMÉRICAINE.  1025 

remplaça  la  clarté  du  soleil.  Les  cèdres  allumés,  les  tourbillons  de 
flammes  qui  gagnaient  toute  l'étendue  de  la  prairie,  envoyaient  des 
gerbes  éblouissantes  jusqu'aux  extrémités  de  l'horizon.  De  sourds  et 
terribles  retentissemens  sortaient  des  cavernes,  des  gouffres  béans,  illu- 
minés tout  à  coup  jusque  dans  leurs  profondeurs.  Cependant,  vers  neuf 
heures,  M.  Kendall  put  gagner  les  hauteurs  qui  dominent  la  vallée,  et 
le  premier  visage  de  connaissance  qu'il  rencontra  fut  celui  de  M.  Fal- 
conner,  à  peine  vêtu  des  débris  noircis  d'une  couverture.  Il  était  de 
garde  à  l'ouest  du  camp  pour  surveiller  l'incendie  que  les  efforts  des 
hommes,  aidés  par  le  vent,  avaient  pu  arrêter  de  ce  côté.  Il  indiqua  à 
M.  Kendall  l'endroit  où  il  trouverait  ses  chariots.  Un  spectacle  bien 
sombre  attendait  M.  Kendall.  Ses  compagnons,  assis  sur  les  débris 
arrachés  aux  wagons  en  flammes,  étaient  livrés  à  toutes  les  angoisses 
de  la  faim,  de  la  soif  et  du  désespoir.  Personne  ne  parlait,  mais  chacun 
fixait  les  yeux  sur  la  nappe  de  feu  qui  continuait  de  dévorer  la  prairie 
au  nord,  au  sud  et  à  l'est.  Après  une  nuit  d'angoisse,  le  jour  vint 
éclairer  un  désert  de  cendres,  sur  lequel  planaient  d'épais  nuages  de 
fumée.  Deux  wagons  avaient  été  brûlés,  et  dans  l'un  de  ces  chario's 
l'explosion  d'une  quantité  considérable  de  cartouches  avait  produit  le 
bruit  qui  avait  fait  croire  à  une  attaque  des  Indiens. 

La  caravane  reprit  sa  marche,  mais  la  soif  des  voyageurs  n'était 
pas  apaisée,  et  chaque  heure  la  rendait  plus  insupportable.  Pour  com- 
ble de  maux,  les  hauteurs  qu'on  avait  signalées  sous  le  nom  des 
Cuervos,  devenues  plus  visibles,  n'avaient  aucune  ressemblance  avec 
les  montagnes  décrites  par  le  guide  mexicain,  et  cependant  personne 
ne  doutait  encore  de  sa  fidélité.  Un  autre  jour  s'écoule;  puis,  un  soir, 
on  chercha  vainement  Carlos;  il  avait  disparu  et  ne  revint  plus. 

Sans  guide,  sans  vivres,  sans  eau,  la  caravane  reprit  sa  marche  jus- 
qu'au 17  août  1841.  Ce  jour-là,  un  parti  d'explorateurs,  le  capitaine 
Caldwell  en  tête,  fut  détaché  avec  ordre  de  ne  revenir  qu'après  avoir 
trouvé  la  Rivière-Rouge.  Leur  absence  ne  dura  que  quelques  jours,  et 
bientôt  le  capitaine  revint  avec  la  nouvelle  qu'ils  avaient  rencontré 
une  rivière  qu'ils  croyaient  bien  cette  fois  être  la  Rivière-Rouge,  ou 
l'un  de  ses  principaux  affluens.  Pendant  la  nuit  suivante,  les  Indiens 
vinrent  jusque  dans  le  camp  enlever  plusieurs  chevaux  de  choix.  Ce 
n'était  là  qu'un  prélude  à  des  attaques  plus  sérieuses.  Le  lendemain, 
en  effet,  on  fut  averti  qu'une  troupe  d'Indiens  donnait  la  chasse  à  quel- 
ques hommes  de  la  caravane  partis  en  avant  pour  chercher  de  l'eau. 
Le  bruit  lointain  de  la  fusillade  ne  tarda  pas  à  confirmer  cette  fâcheuse 
nouvelle.  Cinquante  cavaliers  s'élancèrent  aussitôt  au  secours  de  leurs 
compagnons  menacés;  mais  ils  arrivèrent  trop  tard,  l'œuvre  de  sang 
s'était  accomplie.  Cinq  cadavres,  parmi  lesquels  se  trouvait  celui  du 
lieutenant  Hull,  étaient  étendus  sur  le  sol  rougi  de  sang,  éventrés% 


1026  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

scalpés  et  horriblement  mutilés.  Cependant,  à  en  juger  par  les  traces 
encore  fraîches  du  combat,  les  Américains  avaient  dû  vendre  chère- 
ment leur  vie.  Le  lieutenant  Hull  n'était  pas  tombé  avant  le  trentième 
coup  de  lance;  et  quant  à  un  homme  vigoureux,  nommé  Mayby,  dont 
le  cadavre  était  près  du  sien,  le  canon  brisé  d'une  carabine  que  sa  main 
serrait  encore  avec  force  disait  assez  qu'après  l'avoir  déchargée,  il 
avait  résisté  jusqu'au  bout.  Le  cœur  de  l'un  des  cinq  autres  avait  été 
arraché  de  ses  entrailles,  et,  si  les  Indiens  n'avaient  pas  été  forcés  de 
fuir,  tous  les  cadavres  auraient  sans  doute  subi  cette  dernière  muti- 
lation. 

Un  détachement  d'hommes  armés  eut  mission  de  procéder  à  l'en- 
sevelissement de  ces  tristes  dépouilles,  tandis  que  le  corps  principal 
reprenait  sa  marche  vers  leQuintufue  qu'on  disait  être  un  des  affluens 
de  la  rivière  de  Palo-Duro  (le  bois  dur).  Là,  les  hommes  purent  enfin 
apaiser  largement  la  soif  qui  les  dévorait  depuis  quelques  jours,  et  le 
soir  un  conseil  solennel  fut  tenu  entre  les  officiers.  Les  circonstances 
étaient  critiques.  La  caravane  était  égarée  sans  guide  dans  un  pays  in- 
connu. Les  provisions,  presque  insuffisantes  jusqu'alors,  étaient  épui- 
sées; déjà  depuis  quelques  jours,  chaque  bœuf  abattu  pour  les  besoins  de 
l'expédition  était  dévoré,  cuir,  entrailles  et  sang.  Des  peuplades  enne- 
mies entouraient  les  Américains,  toujours  prêtes  à  égorger  les  détache- 
mens  qui  s'éloignaient  pour  chasser  du  corps  principal,  et  les  prairies 
devenaient  de  plus  en  plus  impraticables  aux  chariots.  Dans  cette  con- 
joncture, il  fut  décidé  qu'un  parti  de  cent  hommes  s'avancerait  jusqu'au 
Nouveau-Mexique,  soit  près  de  Santa-Fé  ou  du  Rio-Grande,  soit  encore 
près  du  chemin  tracé  par  les  caravanes  de  Saint-Louis.  Une  fois  ar- 
rivés là, ces  hommes  devaient  revenir  sur  leurs  pas  avec  des  vivres  frais 
pour  ceux  de  leurs  compagnons  restés  en  arrière.  M.  Kendall  accom- 
pagna ce  détachement,  placé  sous  les  ordres  du  capitaine  Sutton. 

La  troupe  avait  à  traverser  le  pays  tout  entier  des  Indiens  Caïguas, 
les  meurtriers  du  lieutenant  Hull.  Dans  l'après-midi  du  dernier  jour 
d'août,  elle  se  mit  en  route.  On  marchait  silencieusement  et  en  bon 
ordre.  Sur  tous  ces  visages  amaigris  et  animés  par  la  fièvre,  on  lisait 
la  même  expression  de  souffrance  et  de  résignation  virile.  Les  Texiens 
traversaient  une  plaine  immense  sans  arbres  et  sans  buissons.  Au  bout 
de  quelques  heures  de  marche,  on  aperçut  cependant  une  tache  noirâ- 
tre qui  se  détachait  vivement  sur  la  morne  uniformité  du  désert,  et  les 
yeux  exercés  des  chasseurs  eurent  bientôt  reconnu  un  bison  endormi. 
Pour  ces  hommes  livrés  depuis  plusieurs  jours  aux  angoisses  de  la  fa- 
mine, une  pareille  capture  était  précieuse;  mais,  pour  atteindre  l'ani- 
mal, il  fallait  franchir  une  énorme  distance,  et  cela  sans  donner  l'éveil 
au  bison.  Qui  oserait  se  charger  d'une  aussi  difficile  mission?  Tom 
Hancock  fut  seul  jugé  digne  de  la  mener  à  bien.  Quatre  autres  chas- 


UNE  EXPÉDITION  AMÉRICAINE.  1027 

seurs,  ceux  dont  les  chevaux  étaient  les  plus  agiles,  furent  désignés  pour 
le  seconder.  Les  cavaliers  commencèrent  par  alléger  leurs  chevaux  du 
poids  qui  pouvait  ralentir  leur  course;  puis,  se  débarrassant  de  leurs 
chapeaux,  la  tête  entourée  d'un  mouchoir  pour  la  garantir  de  l'ardeur 
du  soleil,  tous  furent  prêts  pour  cette  chasse  d'un  intérêt  suprême. 

Au-delà  de  l'animal  assoupi,  la  prairie  s'élevait  en  pente  douce.  Tom 
Hancock  commença  de  s'avancer  en  rampant,  après  avoir  pris  l'avan- 
tage du  vent,  du  côté  du  buffle  :  à  peine  apercevait-on  le  corps  du  chas- 
seur au-dessus  des  touffes  d'herbes  ou  des  taupinières  qui  jonchaient 
la  prairie;  mais,  quoiqu'il  fût  familiarisé  avec  toutes  les  ruses  de  chasse 
qui  pouvaient  assurer  son  succès,  Tom  cessa  de  ramper  à  cent  cin- 
quante mètres  environ  de  sa  proie.  Sa  carabine  s'éleva  parallèlement  au 
sol,  puis  il  fit  feu.  Il  était  convenu  que  les  cavaliers  resteraient  inactifs 
jusqu'après  le  second  coup.  Le  buffle  blessé,  mais  légèrement,  se  leva 
en  bondissant,  étira  ses  membres,  roula  sa  queue  à  droite  et  à  gauche, 
et  se  recoucha.  Tom  Hancock,  sans  se  redresser,  rechargea  tranquil- 
lement sa  carabine  et  fit  feu  pour  la  seconde  fois.  L'animal,  plus  griè- 
vement blessé,  bondit  de  nouveau  sur  ses  jarrets,  et ,  à  l'aspect  des 
cavaliers,  fit  volte-face  et  s'éloigna  d'un  pas  pesant.  Alors  la  chasse  com- 
mença plus  sérieusement.  M.  Kendall,  mieux  monté  que  ses  trois  asso- 
ciés, ne  tarda  pas  à  les  devancer,  à  gagner  du  terrain  sur  l'animal 
poursuivi:  mais,  à  l'aspect  effrayant  de  cette  masse  énorme,  dont  les 
yeux  brillaient  comme  deux  globes  de  feu  à  travers  les  touffes  d'une 
épaisse  crinière,  le  cheval,  épouvanté,  se  déroba  sous  le  cavalier,  au  lieu 
d'avancer.  Il  ne  se  décida  qu'après  avoir  senti  l'éperon  labourer  ses 
flancs,  et  s'élança  vers  le  buffle  au  point  d'effleurer  presque  ses  cornes. 
Trois  ou  quatre  fois  le  chasseur  répéta  cette  manœuvre,  et  chaque  fois 
une  blessure  arrachait  un  gémissement  au  bison;  l'animal  cependant 
tenait  toujours  tête  au  chasseur,  et  il  fallut  qu'un  des  compagnons 
de  M.  Kendall  le  remplaçât  pour  mettre  fin  à  la  lutte,  en  couchant  à 
terre  le  bison,  qui  cette  fois  ne  se  releva  plus. 

La  joie  était  au  camp;  malheureusement  dans  tout  le  voisinage  il  n'y 
avait  pas  un  arbre,  pas  une  racine  qui  pût  fournir  le  bois  nécessaire 
pour  cuire  le  bison,  et  les  chasseurs,  affamés  comme  des  loups,  se  virent 
forcés  de  reprendre  leur  marche,  la  chair  saignante  suspendue  aux  ar- 
çons. La  nuit  venait,  et  les  angoisses  de  la  faim  eurent  raison  des  der- 
nières et  naturelles  répugnances  des  voyageurs.  Ils  réunirent  la  fiente 
des  buffles  disséminée  sur  la  prairie;  mais  ce  combustible,  excellent  à 
l'état  de  sécheresse,  est  détestable  quand  la  pluie  l'a  détrempé.  Enfin, 
on  alluma  tant  bien  que  mal  un  feu  languissant;  les  chasseurs  dévo- 
raient à  belles  dents  une  viande  enfumée  et  à  peine  cuite.  Pour  la 
première  fois  depuis  l'arrivée  des  cavaliers  dans  la  grande  prairie, 
les  loups  hurlaient  la  nuit  dans  leur  voisinage.  —  C'est  bon  signe,  dit 


1028  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Hancock,  les  loups  ne  hurlent  que  près  des  établissemens,  et  demain 
nous  rencontrerons  des  blancs,  des  Indiens,  ou  la  limite  de  la  prairie. 

Le  lendemain  matin,  M.  Kendall  et  ses  compagnons  reprennent  au 
point  du  jour  leur  marche  à  travers  les  prairies,  Les  premiers  animaux 
qu'ils  rencontrent,  après  avoir  franchi  péniblement  un  espace  de  plu- 
sieurs milles,  sont  des  chevaux  sauvages,  réunis  en  troupeaux  et  ga- 
lopant avec  une  impétueuse  ardeur  dans  ces  plaines  sans  limites.  Per- 
suadés que  ce  troupeau  s'est  échappé  de  quelque  hacienda  mexicaine, 
ils  arborent  au  bout  d'un  fusil  un  mouchoir  blanc,  signal  de  détresse 
auquel  malheureusement  aucun  autre  signal  ne  répond.  La  troupe 
vagabonde  des  chevaux  indomptés  décrit  curieusement  à  l'entour  des 
voyageurs  égarés  de  larges  cercles  au  galop;  puis  on  les  voit  s'arrêter 
un  moment,  dresser  les  oreilles,  secouer  leurs  crinières  flottantes,  et, 
reprenant  leur  course  folle,  se  perdre  bientôt  dans  l'immensité  des 
savanes  comme  une  troupe  de  dauphins  dans  l'immensité  de  la  mer. 
Et  cependant  ce  troupeau  était  bien,  comme  on  le  sut  plus  tard,  une 
cavallada  privée;  des  Mexicains  se  tenaient  à  quelque  distance,  invisi- 
bles, mais  non  sans  voir  les  voyageurs  en  détresse,  dont  les  mouvemens 
leur  avaient  paru  suspects. 

Plusieurs  jours  de  marche  succèdent  à  celui  qui  a  été  marqué  par 
cet  incident.  La  faim  tourmente  les  entrailles  des  voyageurs,  réduits  à 
serrer  de  plus  en  plus  autour  de  leurs  flancs  leur  ceinture  de  cuir,  ou 
à  chercher  dans  un  sommeil  plein  d'anxiété  l'oubli  des  tortures  du 
jour.  Le  peu  de  gibier  qui  se  montre  disparaît  hors  de  la  portée  des 
carabines;  les  chiens  des  prairies,  race  singulière  qui  se  creuse  des 
terriers  et  vit  en  république,  se  cachent  aussi,  à  l'approche  des  voya- 
geurs, dans  leurs  demeures  souterraines.  Les  eaux  profondes  des  ri- 
vières ne  laissent  apercevoir  aucun  de  leurs  hôtes;  la  terre  et  l'eau  se 
montrent  impitoyables.  Un  jour  pourtant,  au  moment  où  le  désespoir 
va  achever  l'œuvre  de  la  faim,  où  les  voyageurs  affaiblis  ne  marchent 
plus  qu'à  de  longues  distances  les  uns  des  autres,  les  prairies  changent 
d'aspect.  C'est  d'abord  un  horizon  de  montagnes  d'azur,  puis  une 
échappée  de  plaines  aux  bouquets  d'arbres  disséminés,  aux  ruisseaux 
limpides  et  murmurans.  Une  halte  a  lieu  sur  les  bords  de  l'un  de  ces 
ruisseaux,  au  coucher  du  soleil.  L'azur  du  ciel  paraît  plus  beau  ce 
jour-là  que  les  autres  jours,  et  le  couchant  n'a  jamais  éclairé  de  teintes 
plus  douces  la  cime  des  montagnes  lointaines.  Les  saumons  bondissent 
dans  les  eaux  murmurantes  qui  coulent  entre  des  rives  ombragées^ 
les  ramiers  chantent  au  haut  des  arbres  leur  chanson  du  soir;  de  lon- 
gues files  de  dindons  sauvages  font  retentir  l'air  du  bruit  de  leurs 
grandes  ailes.  Un  jour  se  passe  dans  ce  lieu  charmant,  un  jour  de 
chasse  et  de  pêche  abondantes,  et  à  ce  jour  succède  une  nuit  de  som- 
ineil  tranquille;  puis  le  soleil  du  matin  éclaire  au  loin  la  fumée  d'un 


UNE  EXPÉDITION  AMÉRICAINE.  i029 

camp  de  bergers  mexicains,  qui,  avertis  par  les  aboiemens  de  leurs 
chiens,  accourent  au-devant  des  voyageurs. 

Le  premier  moment  de  terreur  passé  (car  les  bergers  n'avaient  pu 
voir  sans  effroi  ces  hommes  pâles,  amaigris,  semblables  à  des  spec- 
tres), ce  fut  de  leur  part  une  suite  de  questions  empressées.  Depuis  des 
mois,  les  bergers  étaient  éloignés  des  établissemens,  et  ils  ne  pouvaient 
donner  aux  Américains  aucun  renseignement  relatif  aux  dispositions 
politiques  du  Nouveau-Mexique.  Ils  avaient  passé  tout  ce  temps  à  faire 
des  échanges  avec  les  Caïguas,  et  le  hasard  avait  voulu  qu'ils  fussent 
dans  leur  village  quand  les  meurtriers  du  lieutenant  Hull  et  de  ses 
compagnons  y  étaient  revenus,  rapportant  les  cadavres  de  onze  de 
leurs  guerriers  frappés  dans  ce  triste  combat.  Les  Américains  appri- 
rent aussi  que  la  ville  de  San-Miguel,  qu'ils  croyaient  si  voisine,  était 
encore  à  quatre-vingts  milles  de  là,  et  qu'il  fallait,  avant  d'y  arriver, 
traverser  un  petit  village  appelé  Anton-Chico. 

Après  avoir  chargé  trois  de  ces  Mexicains  de  porter  de  leurs  nou- 
velles au  général  Mac-Leod,  commandant  de  la  caravane,  resté  en 
arrière  avec  le  gros  de  l'expédition,  les  principaux  officiers  du  déta- 
chement auquel  appartenait  M.  Kendall  résolurent  d'envoyer  aux  au- 
torités de  San-Miguel  le  capitaine  Lewis  et  M.  G.  Van-Ness,  secrétaire 
des  commissaires  de  l'expédition.  Comme  complément  aux  instruc- 
tions verbales  dont  ils  étaient  chargés,  ces  officiers  emportèrent  avec 
eux  des  proclamations  en  anglais  et  en  espagnol,  pour  instruire  les  ha- 
bitans  qu'une  caravane  de  Texiens  approchait  de  leur  pays  avec  les  plus 
pacifiques  intentions.  M.  Kendall  et  deux  autres  voyageurs  se  joignirent 
aux  deux  envoyés,  MM.  Lewis  et  Van-Ness;  ils  se  mirent  en  route  pour 
Anton-Chico  le  14  septembre,  treize  jours  après  s'être  séparés  du  gros 
de  l'expédition  texienne.  La  caravane  se  trouvait  ainsi  partagée  en  plu- 
sieurs troupes.  On  n'a  pas  oublié  que  MM.  Howland,  Baker  et  Rosen- 
burry  avaient  d'abord  été  détachés  en  parlementaires  avec  une  escorte; 
de  son  côté,  M.  Kendall,  après  avoir  fait  partie  du  détachement  de  cent 
hommes  envoyé  pour  reconnaître  la  route,  laissait  ceux-ci  sur  les 
bords  du  Rio-Gallinas  pour  se  rendre  avec  MM.  Lewis  et  Van-Ness  à 
San-Miguel.  Enfin,  le  dernier  corps,  resté  sous  les  ordres  du  général 
Mac-Leod,  était  en  arrière  avec  les  chariots.  C'est  M.  Kendall  que  nous 
allons  suivre,  et  c'est  avec  lui  que  nous  assisterons  aux  derniers  inci- 
dens  de  la  campagn  e. 

IV. 

Une  demi-journée  de  route  suffit  aux  cinq  cavaliers  pour  gagner 
Anton-Chico,  dont  la  population  est  de  deux  cents  habitans  environ. 
A  l'entrée  du  village,  un  Mexicain  à  la  tournure  suspecte,  monté  sur 

TOME  II.  66 


1030  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

un  magnifique  cheval  noir  et  armé  d'un  fusil  à  deux  coups,  d'une 
énorme  rapière  et  d'une  lance,  passa  près  des  envoyés,  et  sembla  sur- 
veiller leurs  mouvemens.  Rejoint  par  un  autre  cavalier  armé  et  monté 
de  même,  il  s'éloigna  brusquement  avec  cet  homme.  Cette  rencontre 
parut  de  triste  augure.  Bientôt  tout  fut  en  mouvement  dans  le  village 
à  l'aspect  des  cinq  étrangers,  qu'on  accueillit  cependant  avec  un  sen- 
timent qui  tenait  le  milieu  entre  la  frayeur  et  la  curiosité.  Surmontant 
leur  défiance,  les  Américains  entrèrent  dans  la  plus  apparente  des  mai- 
sons du  village.  Dans  ces  hameaux  exposés  chaque  jour  aux  invasions 
des  Indiens,  les  habitations  ressemblent  à  des  prisons;  elles  n'ont  pas 
de  fenêtres,  et  des  portes  massives  en  défendent  l'entrée.  Ce  fut  en  proie 
aux  plus  tristes  pressentimens  que  les  voyageurs  prirent  un  maigre  re- 
pas, qu'on  leur  fit  payer  un  prix  exorbitant,  puis  ils  se  disposèrent  à 
quitter  le  village;  mais  les  obstacles  de  la  route  les  décidèrent  à  rétro- 
grader jusqu'à  Anton-Chico  et  à  solliciter  de  nouveau  l'entrée  de  la 
maison  qui  les  avait  déjà  reçus. 

Pour  la  première  fois  depuis  des  mois  entiers,  M.  Kendall  commen- 
çait à  goûter  le  sommeil  à  l'abri  d'un  toit,  quand,  vers  une  heure  du  ma- 
tin, il  fut  réveillé  en  sursaut,  ainsi  que. ses  compagnons,  par  un  grand 
tumulte  qui  se  faisait  entendre  dans  l'enclos  attenant  à  la  maison  où 
étaient  renfermés  leurs  chevaux  et  leurs  mules.  Un  Mexicain  ne  tarda 
pas  à  se  montrer  et  à  demander  qui  était  le  capitaine  de  ce  petit  déta- 
chement. Le  capitaine  Lewis,  s' étant  présenté  aussitôt,  fut  désigné  pour 
recevoir  une  communication  importante  que  le  Mexicain  avait  à  faire. 
La  communication  était  grave  en  effet.  Le  Mexicain  venait  avertir  les 
Américains  qu'une  escouade  de  soldats  les  attendait  à  leur  passage,  près 
d'un  petit  village  nommé  la  Cuesta;  que  ces  soldats  avaient  pour  mis- 
sion de  les  arrêter,  et  qu'enfin  le  moins  qu'eussent  à  redouter  les  Amé- 
ricains était  d'être  fusillés.  Le  Mexicain  conclut  cet  alarmant  rapport  en 
demandant  une  piastre  comme  prix  du  service  qu'il  rendait  aux  voya- 
geurs. Peu  familiarisés  encore  avec  les  mœurs  du  pays,  les  Américains 
s'étonnèrent  de  l'impudence  du  drôle  et  le  renvoyèrent  brusquement 
porter  ses  communications  ailleurs. 

Les  renseignemens  donnés  par  le  Mexicain  n'étaient  cependant  que 
trop  exacts.  Les  Américains  avaient  résolu  de  gagner  San-Miguel  par 
une  route  différente  de  celle  qu'ils  avaient  suivie  la  veille,  et  déjà  ils 
étaient  en  marche,  quand  un  homme  vint  à  leur  rencontre.  Celui-là 
n'était  porteur  d'aucun  triste  message,  il  n'avait  à  la  bouche  que  de 
gracieuses  et  rassurantes  paroles.  Il  indiqua  aux  voyageurs,  avec  le 
plus  aimable  empressement,  le  chemin  qu'ils  devaient  suivre  jusqu'au 
village  de  la  Cuesta.  Les  Américains  le  remercièrent  avec  effusion,  et 
pourtant  ces  charitables  informations  n'étaient  qu'un  piège. 

La  route  leur  avait  été  indiquée  avec  tant  de  précision,  que,  dans 


UNE   EXPÉDITION   AMÉRICAINE.  1031 

l'après-midi,  sans  avoir  un  seul  instant  hésité  sur  la  direction  à  suivre, 
ils  parvinrent  à  la  Cuesta.  Les  environs  étaient  déserts  en  apparence; 
mais  à  peine  les  voyageurs  étaient-ils  parvenus  au  milieu  d'une  petite 
plaine  à  l'entrée  du  village,  qu'un  détachement  de  cavalerie  mexicaine 
les  entoura.  Le  commandant  de  cette  troupe,  don  Dimasio  Salazar, 
s'avança  vers  les  Américains  stupéfaits,  et,  en  leur  donnant  le  titre 
d'amigos,  leur  demanda  si ,  par  hasard ,  ils  ne  venaient  pas  du  Texas. 
Le  capitaine  Lewis  répondit  affirmativement,  et  témoigna  le  plus  vif 
désir  d'être  admis  auprès  du  gouverneur.  Salazar  s'inclina  en  disant 
que  tout  était  pour  le  mieux;  puis,  faisant  déployer  autour  de  lui  un 
cercle  de  chevaux,  d'hommes  et  de  lances,  il  ajouta  courtoisement 
qu'il  n'était  pas  conforme  aux  usages  des  nations  civilisées  d'entrer  sur 
un  territoire  étranger  les  armes  à  la  main ,  et  qu'il  espérait ,  tout  en 
regrettant  de  s'y  voir  contraint  par  des  ordres  sévères,  que  les  voya- 
geurs ne  verraient  nul  inconvénient  à  rendre  leurs  épées  et  leurs  armes 
à  feu.  Il  y  avait  à  cela  mille  inconvéniens;  mais  que  faire  devant  la 
supériorité  du  nombre,  et  comment  ne  pas  se  rendre  à  l'invitation  d'un 
chef  aussi  courtois  que  le  capitaine  Salazar?  Celui-ci ,  qui  paraissait 
accomplir  seulement  une  formalité  banale,  ne  laissa  voir  sur  sa  figure 
que  l'expression  de  la  plus  parfaite  indifférence.  J'avoue  qu'à  la  place 
de  M.  Kendall  cette  froideur  apparente  m'eût  inquiété;  mais  il  n'en  était 
encore  qu'aux  premiers  rudimens  de  cette  science  compliquée  du  cœur 
mexicain,  dont  toute  une  vie  de  voyageur  ne  suffit  pas  toujours  à  épuiser 
les  mystères. 

Pendant  ces  pourparlers,  une  foule  compacte  et  attentive  avait  en- 
touré les  étrangers.  Une  seconde  requête  de  Salazar,  non  moins  cour- 
toise que  la  première,  eut  pour  but  de  demander  aux  Américains  la 
permission  de  visiter  leurs  papiers  et  leurs  poches  :  tels  étaient  les 
ordres  du  gouverneur.  Salazar,  comme  on  le  voit,  portait  jusqu'au 
scrupule  l'obéissance  à  sa  consigne.  Un  homme  qui  a  livré  ses  armes 
n'a  généralement  plus  rien  à  refuser.  Les  papiers,  l'argent  et  les  autres 
objets  que  contenaient  les  poches  des  Américains  furent  donc  enve- 
loppés dans  un  mouchoir  et  mis  en  sûreté;  mais  on  n'en  avait  point 
encore  fini,  à  ce  qu'il  paraît,  avec  les  formalités  prescrites  par  le  gou- 
verneur, car,  sur  un  ordre  du  capitaine,  un  peloton  de  douze  hommes, 
armés  de  carabines  ou  de  vieux  fusils,  vint  se  ranger  devant  les  voya- 
geurs. Il  n'y  avait  plus  à  s'y  méprendre  :  les  Américains  n'étaient  pas 
seulement  prisonniers,  mais  leur  vie  même  était  menacée,  à  en  juger 
par  l'air  consterné,  par  les  sombres  regards  des  soldats  qui  les  entou- 
raient, et  surtout  par  l'effroi  des  curieux,  que  la  manœuvre  commandée 
par  Salazar  mit  en  déroute.  Aux  paroles  prononcées  par  l'officier  mexi- 
cain succédèrent  quelques  instans  de  silence.  Ce  fut  l'Irlandais  Fitz- 
gerald qui  se  chargeajenfin  de  répondre  à  Salazar.  Fitzgerald  était  un 


1032  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

de  ces  aventuriers  que  l'Europe  ne  connaît  que  par  ouï-dire.  Tous  les 
points  du  globe  où  s'écroulent  des  sociétés  anciennes,  où  surgissent  des 
sociétés  nouvelles,  l'Asie,  l'Afrique,  le  Nouveau-Monde,  sont  le  théâtre 
que  ces  hommes  choisissent  d'ordinaire  pour  leur  audace  entrepre- 
nante. Ils  combattent  sous  tous  les  drapeaux,  parlent  toutes  les  langues, 
et  portent  d'un  tropique  à  l'autre  l'énergique  vigueur,  l'activité  puis- 
sante de  la  race  européenne.  Fitzgerald  avait  fait  la  guerre  un  peu  par- 
tout, et  sa  vieille  expérience  avait  lu  le  sort  de  ses  compagnons  comme 
le  sien  dans  la  froide  contenance  de  l'officier  mexicain.  L'aventurier 
serra  les  poings,  et,  avec  le  plus  pur  accent  irlandais,  commença  par 
lancer  un  effroyable  juron;  puis  il  s'écria  :  —  Ils  vont  nous  fusiller, 
mes  enfans;  sus  à  ces  chiens,  et  mourons  pendant  que  notre  sang  est 
chaud!  C'est  bien  plus  facile.  —  Et  l'intrépide  Irlandais,  levant  fière- 
ment devant  la  mort  son  front  qu'avaient  bronzé  les  soleils  du  cap  de 
Bonne-Espérance,  du  Brésil  et  de  l'Orient,  s'avançait  sans  armes  comme 
sans  peur,  quand  un  sauveur  s'interposa  entre  les  victimes  et  le  bour- 
reau. C'était  un  Mexicain  du  nom  de  Vigilio  qui  réclama  pour  le  gou- 
verneur Armijo  le  droit  de  vie  ou  de  mort  sur  les  prisonniers.  Cette 
intervention  ne  leur  assurait  qu'un  court  répit,  on  savait  trop  à  quoi 
s'en  tenir  sur  la  clémence  du  général  Armijo. 

Le  lendemain ,  au  milieu  de  la  foule  qui  assiégeait  les  portes  de  la 
prison  de  San-Miguel,  les  Américains,  étroitement  garrottés,  partirent 
sous  bonne  escorte  pour  aller  à  la  rencontre  du  gouverneur,  qui  devait 
arriver  de  Santa-Fé.  Le  soleil  disparaissait  derrière  la  chaîne  de  monta- 
gnes qui  sépare  la  vallée  du  Pecos  de  celle  du  Rio-Grande,  quand  on 
arriva  auprès  des  ruines  d'une  ancienne  mission  qui  jadis  avait  servi 
d'église  et  de  forteresse.  C'était  là  qu'on  devait  rencontrer  le  général 
Armijo,  et  bientôt  des  fanfares  guerrières  annoncèrent  l'arrivée  du 
gouverneur  mexicain.  Un  moment  après,  Armijo  parut  au  détour  de  la 
route  suivi  d'un  nombreux  cortège.  C'était  un  homme  de  haute  sta- 
ture et  de  tournure  distinguée.  Il  montait  une  mule  de  la  plus  grande 
taille,  aussi  richement  que  pittoresquement  caparaçonnée.  S' avançant 
vers  les  prisonniers,  il  leur  serra  la  main  et  voulut  bien  les  appeler  ses 
amis;  mais  l'amitié  du  Mexicain  était  devenue  plus  que  suspecte  aux 
malheureux  voyageurs.  —  Qui  êtes- vous?  leur  demanda  Armijo.  A 
cette  question  le  capitaine  Lewis  (pour  la  première  fois  un  esprit  de 
ruse  et  de  lâche  faiblesse  semblait  s'emparer  d'un  homme  jusqu'alors 
irréprochable)  répondit  qu'ils  étaient  des  marchands  des  États-Unis; 
mais  Armijo,  saisissant  Lewis  par  le  collet  de  son  uniforme,  et  lui  mon- 
trant du  doigt  les  boutons  où  sous  une  seule  étoile  on  lisait  le  mot  de 
Texas:  —  Que  signifie  ce  mensonge?  reprit-il.  Est-ce  que  je  ne  lis  pas 
ici  Texas?  Et  depuis  quand  les  commerçans  de  l'Union  voyagent-ils 
sous  l'uniforme  texien? 


UNE  EXPÉDITION   AMÉRICAINE.  1033 

Le  capitaine  Lewis  s'aperçut  alors  de  la  faute  qu'il  avait  commise  et 
se  hâta  de  balbutier  quelques  excuses.  Armijo  continua  son  interro- 
gatoire. Il  s'informa  du  nombre  des  hommes  de  l'expédition  et  des  in- 
tentions des  commissaires.  Les  plus  pacifiques  assurances  lui  furent 
données.  Alors  Armijo  exprima  le  désir  d'avoir  auprès  de  lui  un  inter- 
prète. Le  hasard  voulut  que  le  capitaine  Lewis  parlât  mieux  espagnol 
que  ses  compagnons  d'infortune.  Il  se  chargea  donc  de  porter  la  parole 
en  leur  nom;  ce  fut  un  malheur,  car  cet  officier  avait  déjà  donné  une 
première  preuve  de  faiblesse,  et  en  ce  moment  la  crainte  de  la  mort 
lui  ôtait  toute  présence  d'esprit.  Votre  vie,  répondit  Armijo  aux  pro- 
testations du  capitaine  Lewis,  me  répond  de  votre  sincérité.  Malheur  à 
celui  qui  m'aura  trompé!  Et  il  donna  l'ordre  à  l'escorte  ainsi  qu'aux 
prisonniers  de  rebrousser  chemin  vers  San-Miguel;  puis  les  trompettes 
retentirent  de  nouveau,  et  le  corps  de  cavalerie  du  général  défila  de- 
vant les  prisonniers  accablés  de  fatigue.  Parmi  cette  troupe  bigarrée, 
les  Américains  ne  tardèrent  pas  à  distinguer  Carlos,  leur  ancien  guide. 
La  figure  pâle,  le  bras  en  écharpe  et  la  poitrine  ensanglantée,  le  Mexi- 
cain suivait  Armijo  monté  sur  une  mule.  Allait-il  partager  leur  sort 
ou  recevoir  le  prix  d'une  trahison  ?  c'est  ce  que  les  prisonniers  ne  pu- 
rent deviner. 

Le  soleil  avait  cessé  d'éclairer  les  sommités  des  montagnes  lorsque  le 
dernier  cavalier  de  l'escorte  d'Armijo  se  perdit  dans  l'éloignement.  La 
route  entre  Santa-Fé  et  San-Miguel  est  entrecoupée  de  collines  et  de 
ravins,  et  à  minuit  les  prisonniers  étaient  encore  à  six  milles  de  cette 
dernière  bourgade,  quand  le  ciel  devint  si  sombre,  la  campagne  si  obs- 
cure, que  l'escorte  de  cavaliers  qui  les  surveillait  dut  faire  halte.  Au 
moment  où  l'on  s'arrêta,  la  pluie  commençait  à  tomber  par  torrens. 
Prisonniers  et  soldats  durent  chercher,  après  une  marche  de  trente 
milles,  le  sommeil  sur  une  terre  inondée. 

Enfin  les  voyageurs  arrivèrent  à  San-Miguel.  La  place  était  encom- 
brée de  soldats  en  armes,  à  travers  lesquels  ils  furent  conduits  vers  une 
chambre  attenante  à  une  caserne.  Une  étroite  fenêtre  s'ouvrait  sur  la 
place.  A  peine  dix  minutes  s'étaient-elles  écoulées,  qu'un  jeune  prêtre 
pénétra  dans  la  prison  et  vint  apprendre  aux  Américains  qu'un  des 
leurs  allait  être  immédiatement  fusillé.  Un  coup  d'œil  de  morne  rési- 
gnation fut  échangé  entre  les  prisonniers.  Quelle  allait  être  la  victime? 
Le  prêtre  répondit  aux  questions  des  Américains  en  leur  désignant  du 
doigt  la  fenêtre  qui  donnait  sur  la  place  où  l'exécution  devait  s'accom- 
plir. Tous  coururent  aussitôt  à  cette  fenêtre.  Un  homme  traversait  la 
place.  A  son  costume  il  était  facile  de  le  reconnaître  pour  un  Texien; 
mais  un  mouchoir  couvrait  sa  figure  et  empêchait  de  distinguer  ses  traits. 
Tout  ce  que  le  prêtre  put  leur  apprendre,  c'est  que  cet  homme  avait 
été  fait  prisonnier,  qu'il  avait  tenté  de  s'échapper,  et  que  la  mort  pu- 


1 034  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

nissait  sa  tentative  d'évasion.  L'homme  marchait  toujours  quand,  à 
l'angle  de  la  place,  les  soldats  le  mirent  à  genoux  de  force,  la  tête  tour- 
née vers  la  muraille;  puis,  six  d'entre  eux  s'arrêtèrent  et  levèrent  leur 
fusil.  Le  mot  :  feu  !  fut  prononcé,  et  la  malheureuse  victime,  fusillée 
par  derrière,  mais  mal  ajustée  par  des  mains  inhabiles,  se  débattit  dans 
l'angoisse  de  l'agonie.  Le  caporal  s'approcha  du  moribond  et  déchar- 
gea sur  lui  un  pistolet  à  bout  portant.  L'immobilité  de  la  mort  succéda 
aux  convulsions;  mais  les  habits  du  cadavre,  enflammés  par  le  feu  du 
pistolet,  fumaient  encore,  quand  un  fort  détachement  vint  tirer  de  leur 
prison  les  Américains  terrifiés.  Les  prisonniers  suivirent  leurs  gar- 
diens qui  marchaient  en  silence;  après  avoir  traversé  la  place,  ils  re- 
çurent l'ordre  de  se  mettre  en  rang,  à  quelques  pas  du  cadavre,  le  long 
d'une  étroite  et  sombre  maison  percée  d'une  seule  fenêtre,  avec  dé- 
fense expresse,  sous  peine  de  mort,  de  faire  le  moindre  mouvement. 
Bientôt  Armijo  traversa  la  place  et  s'approcha  de  la  fenêtre;  un  prison- 
nier inconnu  se  tenait  derrière  les  barreaux,  et  le  gouverneur  mon- 
trait du  doigt  les  Américains,  l'un  après  l'autre,  à  ce  personnage  invi- 
sible, en  lui  demandant  des  renseignemens  détaillés  sur  chacun  d'eux. 
Les  questions  étaient  faites  à  assez  haute  voix  pour  être  distinctement 
entendues  de  tous;  mais  la  voix  qui  faisait  les  réponses  n'arrivait  qu'aux 
oreilles  du  gouverneur.  Et  cependant  les  prisonniers  écoutaient  avec 
une  curiosité  poignante.  Parfois  il  leur  semblait  distinguer  les  accens 
d'une  voix  aimée  et  connue;  mais  ce  n'était  qu'une  illusion  pénible 
bientôt  dissipée.  Le  seul  fait  certain  était  que  la  justice  homicide  du 
gouverneur  allait  suivre  son  cours,  et  que  chaque  parole  qui  s'échan- 
geait entre  le  général  et  le  prisonnier  invisible  pouvait  être  un  arrêt 
de  mort. 

Quand  ce  douloureux  interrogatoire  fut  terminé,  Armijo  s'avança 
d'un  pas  lent  vers  les  Américains  pour  rendre  un  verdict  qu'on  savait 
sans  appel.  Un  silence  de  mort  s'établit  pendant  que  les  prisonniers 
attendaient  ce  verdict,  le  cœur  serré  et  les  yeux  fixés  sur  le  cadavre 
de  leur  compagnon,  dont  les  habits  fumaient  encore  au  milieu  d'une 
mare  de  sang.  —  Messieurs,  dit  enfin  Armijo  en  s'adressant  aux  Amé- 
ricains, vous  ne  m'avez  pas  trompé  hier.  Don  Samuel  a  confirmé  vos 
déclarations,  ses  paroles  ont  sauvé  votre  vie;  mais  don  Samuel  doit 
mourir,  car  il  a  tenté  de  s'évader.  Dans  cinq  minutes,  don  Samuel  va 
être  fusillé. 

Qui  pouvait  être  ce  don  Samuel  dont  le  témoignage  bienveillant  avait 
sauvé  la  vie  à  ses  compatriotes?  Au  moment  même  où  les  Américains 
s'adressaient  cette  question,  le  prisonnier,  jusqu'alors  invisible,  sortait 
de  la  maison  où  il  était  renfermé.  Bientôt  il  arriva  près  de  ses  compa- 
triotes, qui  poussèrent  un  cri  de  pénible  surprise.  Cet  homme  était  Sa- 
muel Howland,  leur  ancien  guide,  celui  que  mille  qualités  leur  avaient 


UNE  EXPÉDITION   AMÉRICAINE.  1035 

rendu  cher  à  tous.  Un  sourire  d'héroïque  résignation  animait  le  visage 
au  pauvre  jeune  homme.  Pour  la  dernière  fois,  ses  amis  voulurent  le 
f>resser  dans  leurs  bras;  mais  les  soldats,  croisant  la  baïonnette,  leur 
refusèrent  cette  dernière  et  triste  consolation.  Howland  avait  vu  le 
mouvement  de  ses  amis.  Il  les  salua  une  seconde  fois  du  regard ,  et 
d'aune  voix  ferme  :  «  Adieu,  mes  enfans,  dit-il;  j'ai  fini  de  souffrir. 

Quant  à  vous »  Les  soldats  entraînèrent  leur  victime  avant  que 

Howland  eût  pu  en  dire  davantage.  Les  prisonniers  le  suivirent  à 
une  vingtaine  de  pas  de  distance.  La  procession  funèbre  fit  le  tour  de 
la  place  et  s'arrêta  près  du  cadavre,  qu'on  eut  soin  de  laisser  voir  à  celui 
qui  allait  tomber  à  ses  côtés.  Le  condamné  eut  les  yeux  bandés,  et, 
quand  le  mouchoir  eut  caché  en  partie  son  visage,  il  reçut  l'ordre  de 
marcher.  Alors,  d'un  pas  ferme  et  résolu,  Howland  s'avança  vers  la 
place  désignée  pour  l'exécution.  La  face  tournée  vers  la  muraille,  il 
s'agenouilla;  six  soldats  armèrent  leurs  fusils,  l'explosion  retentit,  et 
Howland  tomba  pour  ne  plus  se  relever. 

Quelques  explications  suffisent  à  M.  Kendall  pour  compléter  le  récit 
de  cette  double  exécution  entourée  de  circonstances  à  la  fois  si  tragi- 
ques et  si  mystérieues.  On  se  rappelle  que  la  mission  confiée  à  MM.  How- 
land, Baker  et  Rosenburry  avait  pour  but  d'amener  à  l'expédition  des 
vivres  frais  et  de  pressentir  les  dispositions  des  Mexicains  à  l'égard  du 
Texas.  Les  trois  émissaires  avaient  atteint  les  établissemens  mexi- 
cains depuis  environ  trois  semaines,  quand  Armijo  les  avait  fait  arrê- 
ter. Ils  avaient  pu  s'échapper;  mais,  poursuivis  avec  acharnement,  ils 
avaient  été  bientôt  découverts  dans  les  montagnes  où  ils  se  cachaient. 
Dans  la  lutte,  M.  Rosenburry  avait  été  tué,  M.  Baker  était  celui  qu'on 
avait  fusillé  avant  l'arrivée  des  prisonniers  sur  la  place  de  San-Miguel. 
Quant  à  Howland,  Armijo,  qui  l'avait  connu  déjà  quelques  années  au- 
paravant et  qui  appréciait  son  intelligence  et  sa  bravoure,  lui  avait 
offert  la  vie  sauve,  pourvu  qu'il  consentît  à  lui  révéler  le  but  de  l'expé- 
dition texienne.  Le  refus  de  Howland  avait  été  son  arrêt  de  mort,  mais 
il  avait  sauvé  ses  compagnons. 

Ce  noble  dévouement  permettait-il  à  la  caravane  texienne  de  conti- 
nuer sa  pénible  tâche?  Malheureusement  non.  Le  capitaine  Lewis  avait 
été  moins  discret,  moins  courageux  que  Samuel  Howland,  et  si  Armijo 
laissait  la  vie  aux  voyageurs  texiens,  il  n'entendait  pas  se  relâcher  de 
sa  surveillance  à  leur  égard.  Des  détachemens  mexicains  furent  lancés 
dans  le  désert,  et  la  colonne  texienne  fut  décimée  par  de  nombreux 
guet-apens  avant  d'arriver  sur  le  territoire  du  Nouveau-Mexique.  On 
envoya  prisonniers  à  Mexico  le  petit  nombre  des  Américains  qui  sur- 
vécurent à  tant  de  désastres.  M.  Kendall,  comme  ses  compagnons,  ne 
retrouva  sa  liberté  qu'après  un  assez  long  séjour  dans  les  états  du 
centre.  La  dernière  partie  de  sa  relation  n'a  point  l'intérêt  de  pittoresque 


i036  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

nouveauté  qui  s'attache  aux  scènes  des  prairies  :  ce  sont  des  tableaux 
de  la  vie  mexicaine  observée  dans  les  villes,  et  telle  que  de  nombreux 
voyageurs  ont  pu  l'étudier.  La  mort  de  l'intrépide  Samuel  Howland  clôt 
la  partie  dramatique  et  vraiment  curieuse  du  livre. 

Malgré  ce  triste  dénoûment,  on  ne  saurait,  après  avoir  lu  cette  rela- 
tion, garder  le  moindre  doute  sur  le  résultat  des  efforts  incessans  que 
tente  la  race  anglo-saxonne  pour  imposer  son  influence  et  sa  civilisation 
au  reste  de  l'Amérique.  Même  quand  ils  échouent,  les  Américains  du 
Nord  nous  font  admirer  leur  intrépidité  et  leur  persévérance.  Il  y  a  un 
autre  enseignement  à  tirer  du  récit  de  ces  campagnes  aventureuses, 
par  lesquelles  les  Américains  préludent  souvent  à  des  conquêtes  ar- 
mées. Tandis  que  l'Europe  se  consume  en  luttes  stériles  et  douloureuses, 
l'Union  américaine  lui  donne  un  exemple  dont  il  serait  temps  de  pro- 
fiter: cette  tendance  au  déplacement,  à  l'expansion,  ne  contraste-t-elle 
pas  singulièrement  avec  cet  élan  fiévreux  qui  porte  nos  vieilles  sociétés 
à  se  replier  sur  elles-mêmes,  à  concentrer  toute  leur  attention,  toute  leur 
énergie  dans  le  cercle  étroit  de  leurs  agitations  intestines?  Si  la  démo- 
cratie américaine  a,  comme  nous,  ses  loco-foco,  elle  a  aussi  ses  défri- 
cheurs, ses  commerçans  et  ses  chasseurs;  c'est  l'avant-garde  qui  porte 
sans  cesse  au  loin  le  pavillon  étoile,  qui  fraie  des  routes  et  ouvre  des 
contrées  nouvelles  à  des  populations  impatientes  d'élargir  le  théâtre 
de  leur  activité.  Puisse  la  nation  américaine  être  pour  les  nations  eu- 
ropéennes ce  que  sont  pour  elle-même  ces  hardis  pionniers  dont  j'ai 
raconté  la  marche  à  travers  les  déserts,  c'est-à-dire  un  précurseur  et 
un  guide!  Puisse-t-elle  apprendre  à  ces  ambitions  dévoyées,  si  nom- 
breuses et  si  dangereuses  en  ce  moment  dans  notre  pays,  que  les  vraies 
sources  du  bien-être  sont  dans  le  travail,  dans  l'esprit  d'entreprise  sage- 
ment dirigé,  et  non  dans  les  stériles  agitations  de  la  place  publique  1 

Gabriel  Ferry. 


CHRONIQUE  DE  LA  QUINZAINE. 


14  juin  18*9. 

Quel  état!  quelle  ville!  et  comme  elle  expie  ces  joies  frivoles,  cette  prospé- 
rité insolente,  cette  splendeur  des  arts  et  cette  paix  pleine  de  plaisirs  dont  elle 
avait  fini  par  croire  qu'elle  s'ennuyait  !  La  contagion  et  la  guerre  civile!  car  ce 
n'était  pas  assez  du  fléau  que  nous  envoie  la  Providence;  il  a  fallu  y  joindre  le 
fléau  des  passions  démagogiques!  Chancelant  et  déjà  frappé  parla  maladie,  tout 
ce  peuple  est  poussé  à  la  guerre  civile  par  des  ambitions  de  club  et  d'estaminet; 
on  l'arrache  à  ses  deuils  et  à  ses  souffrances  pour  le  jeter  dans  le  crime.  Qu'im- 
porte à  ces  hommes  long-temps  obscurs  qui  ont  ravi  le  pouvoir  par  un  coup  de 
main,  et  qui  se  sentent  retomber  dans  leur  néant,  que  leur  importe  que  le  sang 
coule,  ou  que  la  misère  vienne  hâter  les  coups  de  l'épidémie?  Ne  faut-il  pas 
qu'ils  fassent  leur  métier  d'orgueil  et  de  cupidité?  Ne  faut-il  pas  qu'ils  se  rachè- 
tent du  mépris  par  la  terreur?  Que  sont-ils,  s'ils  ne  sont  pas  craints?  que  sont- 
ils,  s'ils  ne  sont  pas  nos  maîtres?  Qui  les  voudrait  pour  avocats,  s'il  y  a  parmi 
eux  des  avocats?  pour  médecins,  s'il  y  a  des  médecins?  pour  commandans,  s'il  y 
a  des  officiers?  pour  chefs  d'atelier,  s'il  y  a  des  industriels?  pour  écrivains,  s'il  y 
a  des  lettrés?  pour  ouvriers,  s'il  y  a  des  ouvriers?  Vous  voyez  bien  qu'ils  ne  sont 
bons  qu'à  être  nos  maîtres. 

Comment  s'est  faite  l'insurrection  qu'a  si  énergiquement  et  si  habilement  ré- 
primée le  gouvernement?  Il  y  a  là  une  histoire  qui  ressemble  à  bien  d'autres» 
M.  Ledru-Rollin  aura  beau  être  coupable,  nous  ne  prendrons  point  le  change  sur 
lui  :  il  a  plus  de  vanité  que  d'ambition  ;  mais  la  vanité  donne  l'air  d'avoir  de 
l'ambition  et  de  l'audace,  surtout  dans  un  gouvernement  où  les  actions  com- 
mencent par  des  paroles.  11  a  donc  prononcéjà  la  tribune  des  paroles  audacieuses; 
il  a  appelé  aux  armes,  il  a  joué  avec  la  poudre.  Il  est  vrai  que  le  lendemain  il 
cherchait  à  expliquer  ses  paroles  et  à  leur  donner  un  sens  pacifique;  mais  les 


4038  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

paroles  sont  ailées,  et  une  fois  qu'elles  se  sont  échappées  de  la  prison  des  dents, 
elles  volent  libres  et  hardies  partout  où  il  y  a  des  passions  à  enflammer,  des 
souffrances  à  envenimer;  elles  volent  jusqu'à  ce  qu'elles  aient  rencontré  l'action. 
La  parole  n'est  souvent  qu'une  phrase  théâtrale,  heureuse  de  retentir  dans  les 
airs  et  de  servir  de  trompette  à  la  vanité  des  hommes;  mais  l'action  est  grossière 
et  brutale  :  elle  a  le  geste  impérieux,  elle  a  le  choc  dur  et  destructif.  La  pa- 
role se  dissipe  et  s'évanouit,  l'action  se  ramasse  et  se  grossit  dans  son  cours; 
elle  écrase,  ou  elle  se  fait  écraser.  M.  Ledru-Rollin  avait  crié  aux  armes!  C'é- 
tait une  phrase  peut-être  :  l'émeute  lui  a  répondu.  En  vain  il  a  voulu  donner 
contre-ordre,  en  vain  il  a  voulu  ajourner  la  révolte  jusqu'à  son  prochain  dis- 
cours :  il  n'était  plus  temps,  la  parole  avait  rencontré  l'action;  elle  n'était  plus 
libre.  11  a  fallu,  dit-on,  que  le  tribun  se  fit  le  président  de  la  révolte;  il  a  fallu 
qu'il  assistât  à  la  convention  des  Arts-et-Métiers;  il  a  fallu  qu'il  vît  se  dresser 
devant  lui  les  enfans  anarchiques  et  impuissans  de  sa  parole.  Terrible  entrevue 
que  celle  du  mot  et  du  fait,  quand  ils  se  rencontrent  pour  la  première  fois, 
quand  le  fait  saisit  le  mot  et  lui  enjoint  d'être  autre  chose  qu'un  bruit  et  qu'un 
son  !  Nous  ne  voulons  pas  répéter  tout  ce  qui  se  dit  et  ce  qui  se  raconte;  nous 
attendrons  l'instruction  qui  se  fera  sur  la  journée  du  13  juin  et  qui  en  éclaircira 
tous  les  détails.  11  y  a  eu  des  proclamations  au  peuple  signées,  dit-on,  par  cent 
ou  cent  trente  représentans  :  quels  sont  ces  représentans?  ont-ils  signé?  ont- 
ils  autorisé  de  leur  nom  cet  appel  à  la  force?  Aujourd'hui  à  la  tribune,  ils 
s'empressaient  de  dire  que  non;  nous  verrons  l'instruction.  11  y  a  eu  des  protes- 
tations dans  la  garde  nationale,  et  ces  protestations  ont  été  signées  par  des  offi- 
ciers; il  faut  savoir  ce  que  voulaient  ces  officiers,  qui  se  servaient  de  leur  grade 
contre  la  loi  et  contre  l'ordre.  Il  y  a  eu  une  convention  qui  a  délibéré  aux  Arts- 
et-Métiers  :  qui  l'a  convoquée?  qui  s'y  est  rendu?  Il  y  a  eu  des  décrets  et  des  mises 
hors  la  loi  :  qui  a  rédigé  et  signé  ces  actes?  Il  y  a  eu  un  gouvernement  nommé  : 
quels  en  étaient  les  membres?  La  société  demande  justice»  Elle  a  compris  une 
fois  de  plus  qu'il  y  a  dans  son  sein  une  tribu  vagabonde  et  audacieuse,  une 
Bohème  démagogique  qui  ne  reconnaît  ni  loi  ni  règle,  qui  est  toujours  prête  à 
mettre  à  la  loterie  de  la  révolte,  parce  qu'il  lui  suffit  d'un  seul  gain  pour  tout 
emporter.  Jeu  de  dupes,  en  vérité,  que  le  nôtre,  puisque  nous  sommes  condam- 
nés à  ne  jamais  faire  une  faute,  sous  peine  de  tout  perdre;  jeu  de  dupes,  parce 
que  leur  enjeu  n'est  rien  et  que  le  nôtre  est  tout!  Il  en  est  ainsi,  dira-t-ori,  dans 
toutes  les  guerres.  Oui;  mais,  dans  la  guerre,  on  s'arrange  pour  réduire  à  Itato 
puissance  l'ennemi  qu'on  a  vaincu.  Chez  nous,  quand  l'ennemi  est  vaincu,  il  va 
tranquillement  se  réfugier  dans  les  lois  et  dans  les  institutions,  comme  dams 
une  place  de  sûreté;  il  y  refait  ses  forces,  et  quand  il  est  prêt  et  qu'il  croit  nous 
trouver  en  défaut,  il  recommence  ses  invasions.  Rien  ne  ressemble  à  la  guerre 
que  nous  faisaient  les  Arabes  en  Afrique  comme  la  guerre  que  nous  fait  la  déV 
magogie.  Nous  nous  contentons  de  nous  défendre  dans  nos  villes,  mais  nous  ne 
songeons  pas  encore  à  prendre  l'offensive.  Nous  chassons  Abd-el-Kader  quand 
il  nous  attaque;  nous  ne  songeons  pas  encore  à  l'attaquer  et  à  lui  ôter  les 
moyens  de  nous  nuire.  Est-ce  que  la  démagogie  n'a  pas  ses  places  de  guerre, 
ses  ravitaillemens,  ses  soldats  réguliers,  son  organisation?  Est-ce  que  nous  ne 
savons  pas  ce  qui  fait  sa  puissance  et  nos  dangers?  La  guerre  d'Afrique  a  eu 


REVUE.   —  CHRONIQUE.  4039 

deux  phases,  sa  phase  défensive,  glorieuse  et  inefficace;  sa  phase  offensive,  qui 
a  été  l'œuvre  du  maréchal  Bugeaud  et  qui  a  consolidé  notre  établissement.  Il 
nous  semble  que  dans  la  guerre  que  la  civilisation  soutient  dans  Paris,  et  non 
plus  en  Afrique,  contre  la  barbarie,  il  serait  temps  aussi  de  passer  de  la  phase 
défensive  à  la  phase  offensive.  1 

L'offensive  que  nous  demandons,  ce  n'est  point  un  coup  d'état,  ce  sont  des 
lois  de  sûreté  générale.  Nous  sommes  las  de  voir  qu'il  faille  tous  les  six  mois, 
que  disons-nous?  toutes  les  six  semaines,  sauver  la  société;  nous  sommes  tristes 
de  penser  qu'il  faut  toutes  les  six  semaines  exposer  le  sang  de  nos  soldats,  et, 
comme  le  dit  si  bien  la  proclamation  du  président  de  la  république,  changer  la 
France  en  un  camp  pour  résister  aux  incursions  de  l'ennemi.  Nous  remercions 
l'armée  et  la  garde  nationale,  nous  remercions  le  général  Changarnier  de  l'ha- 
bileté et  de  la  fermeté  qu'il  a  montrées  dans  la  journée  d'nier;  mais,  en  vérité, 
la  vie  sociale  est  trop  chère,  s'il  faut  toujours  la  payer  de  pareil  prix,  si  elle  doit 
toujours  coûter  de  pareils  efforts.  Nous  ne  chicanons  pas  assurément  la  recon- 
naissance que  nous  devons  au  général  Changarnier,  mais  nous  voulons  en  mé- 
nager les  occasions. 

Et  qu'il  nous  soit  permis,  à  ce  sujet,  de  citer  l'éloge  que  faisait  le  maréchal 
Bugeaud  du  général  Changarnier,  le  15  juin  1848,  dans  une  lettre  toute  fami- 
lière que  nous  montrait  ce  matin  un  de  nos  amis  :  «  Je  vois  avec  plaisir  tous 
mes  lieutenans  d'Afrique  avoir  des  commandemens;  j'en  espère  beaucoup.  Le 
général  Changarnier  a  un  grand  parti  dans  la  garde  nationale  de  Paris,  où  on 
lui  tient  compte  de  l'énergie  qu'il  a  montrée  le  16  avril,  lorsque  le  gouverne- 
ment provisoire  était  menacé  par  la  république  rouge.  Ayez  confiance  en  lui. 
Changarnier  est  un  homme  de  résolution  et  de  savoir-faire  militaire;  il  sait  sur- 
tout très  bien  se  débrouiller  dans  les  circonstances  difficiles.  »  Ce  don  de  se  dé- 
brouiller dans  les  circonstances  difficiles,  don  si  précieux  dans  les  généraux  que 
les  événemens  ont  jetés  à  travers  les  complications  de  la  vie  politique,  le  maré- 
chal Bugeaud  aimait,  dès  le  15*  juin  1848,  à  le  signaler  à  ses  amis  dans  le  gé- 
néral Changarnier,  parce  qu'il  le  lui  avait  reconnu  en  Afrique;  mais  aujourd'hui 
que  l'expérience  a  donné  au  général  Changarnier  l'occasion  de  témoigner  aux 
yeux  de  toute  la  France  de  ce  genre  de  talent  militaire  qui  décide  le  plus  les 
journées,  nous  aimons  à  rappeler  le  témoignage  du  maréchal  Bugeaud,  et  nous 
croyons  en  même  temps  acquitter  une  partie  de  notre  dette  envers  le  général 
Changarnier,  en  évoquant  d'une  tombe  si  illustre  et  si  honorée  l'hommage  que 
nous  devons  aux  services  qu'il  a  rendus  hier  à  la  France.  En  associant  ainsi  le 
nom  du  maréchal  Bugeaud  à  celui  du  général  Changarnier,  nous  proclamons 
combien  nous  avons  perdu,  et  nous  disons  aussi  ce  que  nous  avons  conservé. 
Nous  mêlons  une  consolation  à  la  douleur  publique.  La  victoire  que  l'ordre  social 
a  remportée  hier  sous  le  commandement  du  général  Changarnier,  ce  sont  les 
plus  belles  et  les  plus  dignes  funérailles* que  l'armée  pût  faire  au  maréchal 
Bugeaud.  Elle  a  exécuté  son  testament.! 

Les  horreurs  de  la  guerre  civile  et  les  douleurs  de  l'épidémie,  voilà  donc  le 
teiste  entretien  de  ces  derniers  jours.  Hélas!  la  contagion  décimait  et  décime 
encore  Paris.  Chaque  maison,  chaque  famille  est  de  près  ou  de  loin  atteinte  par 
la  mort,  et  cependant  il  y  a  eu  un  jour  où  toutes  les  douleurs  privées  se  sont 


1040  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

tues  devant  une  grande  douleur  publique.  La  mort  du  maréchal  Bugeaud  a  fait 
oublier  à  chacun  de  nous  ses  deuils  privés  pour  ne  plus  songer  qu'au  deuil  pu- 
blic. Chaque  jour,  le  maréchal  Bugeaud  devenait  plus  cher  au  grand  parti  de 
Tordre  social;  chaque  jour,  il  servait  de  lien  plus  étroit  à  tous  les  hommes  qui 
sont  décidés  à  combattre  l'anarchie  et  à  empêcher  l'installation  permanente  de 
la  guerre  civile  dans  nos  murs,  et  voilà  qu'il  nous  est  enlevé  par  le  coup  le  plus 
soudain  et  le  plus  imprévu,  enlevé  dans  sa  force,  enlevé  à  son  avenir,  enlevé  à 
nos  espérances!  Et  dans  quel  moment!  Ah!  ce  n'est  pas  seulement  de  son  épée 
que  nous  avions  besoin,  soit  sur  la  frontière  de  notre  pays,  soit  sur  la  frontière 
non  moins  menacée  de  l'ordre  social;  c'était  de  sa  force  et  de  son  autorité  mo- 
rale, c'était  de  son  ascendant  chaque  jour  plus  étendu  et  plus  accepté.  Nous  ne 
manquons  pas  de  capacités  illustres,  de  courages  éprouvés,  d'habiletés  consom- 
mées; mais  les  hommes  les  plus  précieux  parmi  les  éminens  sont  ceux  qui  réu- 
nissent et  qui  rallient,  ceux  qui  servent  de  centre  et  de  noyau,  les  hommes  enfin 
qui  rencontrent  partout  l'assentiment.  Voilà  dans  notre  société  divisée  et  mor- 
celée par  les  opinions  et  par  les  passions,  voilà  les  hommes  qui  nous  sont  surtout 
nécessaires.  Le  maréchal  Bugeaud  était  l'un  de  ces  hommes  rares,  et  ce  n'est  pas 
seulement  dans  l'armée  que  sa  perte  fait  un  vide  immense,  c'est  dans  la  cité  tout 
entière. 

Nous  avions  besoin  d'exprimer  nos  sentimens  de  profonde  tristesse  avant 
d'arriver  aux  événemens  qui  ont  rempli  cette  quinzaine  si  douloureusement  ter- 
minée. La  mention  rapide  de  ces  événemens  indiquera,  non  pas  la  cause,  mais 
le  prétexte  de  l'insurrection  tentée  hier  par  la  montagne. 

Et  d'abord  les  événemens  de  Rome.  Ces  événemens  sont  le  prétexte  de  l'in- 
surrection de  la  montagne;  mais  ils  n'en  sont  pas  la  cause.  Nous  sommes  à  notre 
aise  pour  parler  aujourd'hui  des  affaires  de  Rome  :  nous  avons  approuvé  la 
première  pensée  de  l'expédition,  et  c'est  à  cette  pensée  que  le  ministère  aujour- 
d'hui est  revenu. 

Si  le  parti  radical  daignait  étudier  quelque  chose,  il  saurait  que  notre  inter- 
vention en  Italie  est  réglée,  pour  ainsi  dire,  d'avance  par  notre  expédition  d'An- 
cône  en  1832.  Il  y  a  entre  les  deux  expéditions,  entre  leurs  buts,  leurs  moyens, 
leurs  effets,  une  analogie  frappante.  La  première  peut  et  doit  servir  d'exemple  à 
l'autre,  car  il  y  a  les  mêmes  choses  à  faire  et  les  mêmes  choses  à  éviter,  en  plus 
grand  cependant,  parce  que  les  circonstances  sont,  soit  en  bien,  soit  en  mal, 
plus  caractérisées  en  1849  qu'en  1832. 

En  1832,  une  révolution  s'était  faite  à  Bologne,  qui  avait  déclaré  le  pape  dé- 
chu de  son  pouvoir  temporel;  mais  cette  révolution  avait  été  promptement  com- 
primée par  les  Autrichiens.  C'est  la  vieille  histoire  de  la  démocratie  s' exagérant 
et  succombant  bientôt  devant  le  despotisme.  Il  s'agissait  de  savoir  si  la  France 
laisserait  les  états  romains  sous  l'influence  de  l'Autriche  et  de  la  contre-révolu- 
tion. 11  y  avait  là  une  question  d'indépendance  et  de  liberté.  L'indépendance  de 
l'Italie  méridionale  était  menacée  par  la  prépondérance  de  l'Autriche;  la  liberté, 
ou  plutôt  les  réformes  que  l'esprit  du  temps  réclamait  dans  l'administration  des 
états  romains,  étaient  compromises  par  la  victoire  de  la  contre-révolution.  Ajou- 
tons que  ces  deux  questions,  celle  de  la  liberté  et  celle  de  l'indépendance,  se 
tenaient  étroitement;  car  si  l'esprit  du  temps  n'obtenait  pas  les  réformes  conve- 


REVUE.  —  CHRONIQUE.  1041 

nables,  il  y  aurait  toujours  des  révoltes  dans  les  états  romains,  et  s'il  y  avait 
toujours  des  révoltes,  l'occupation  autrichienne  deviendrait  permanente.  Il  fallait 
donc,  pour  que  les  états  romains  fussent  indépendans,  que  l'administration  y 
fût  réformée. 

Tel  fut  le  but  des  négociations  engagées  à  Rome,  avec  beaucoup  d'habileté, 
par  M.  Sainte- Aulaire,  et  de  l'expédition  d'Ancône.  Les  négociations  visaient 
aux  réformes  libérales;  l'expédition  d'Ancône  compensait  l'occupation  autri- 
chienne. La  France  enfin,  au  lieu  d'abandonner  l'Italie  à  ses  destinées  malheu- 
reuses, la  France  en  prenait  souci;  elle  voulait  à  Rome  une  administration  libé- 
rale et  un  prince  indépendant.  Elle  négociait  pour  obtenir  l'administration 
libérale;  elle  armait  pour  soutenir  l'indépendance  du  prince.  A  l'influence  au- 
trichienne elle  opposait  l'influence  française,  au  principe  despotique  elle  oppo- 
sait le  principe  libéral  de  la  révolution  de  juillet. 

La  politique  de  la  France  en  1849  n'est-elle  pas  la  même  qu'en  1832?  N'a- 
t-elle  pas  le  même  but?  N'y  a-t-il  pas  encore  aujourd'hui  dans  les  états  romains 
une  question  d'indépendance  et  une  question  de  liberté,  l'Autriche  à  contenir, 
l'administration  romaine  à  libéraliser? 

Les  circonstances  sont  plus  graves  aujourd'hui  qu'en  1832.  Ce  n'est  pas  Bo- 
logne qui  a  déclaré  la  déchéance  temporelle  du  pape;  c'est  Rome  elle-même. 
Rome  a  poussé  la  sécularisation  jusqu'à  la  république,  c'est-à-dire  qu'au  lieu 
d'introduire  l'élément  laïque  dans  le  gouvernement  pontifical,  Rome  a  exclu  le 
pontife  suprême  lui-même  du  gouvernement.  Nous  consentons  à  laisser  de  côté, 
pour  le  moment,  la  question  de  la  souveraineté  temporelle  du  pape  et  de  son 
utilité  politique  dans  l'état  de  l'église  catholique;  nous  ne  cherchons  pas  s'il 
peut  y  avoir  à  la  fois  à  Rome  une  république  et  le  pape;  nous  nous  demandons 
seulement  s'il  peut  y  avoir  à  Rome  une  république,  puisque  Rome  est  en  Italie, 
puisque  l'Autriche  est  encore  aujourd'hui  une  puissance  italienne,  puisque  Na- 
ples  est  une  monarchie.  Or,  nous  n'hésitons  pas  à  croire,  quelle  que  soit  main- 
tenant la  résistance  momentanée  de  la  république  romaine,  que  Rome  ne  peut 
pas  être  républicaine,  parce  qu'elle  est  Italienne.  Or,  si  la  république  doit  être 
écrasée  en  Italie  par  l'Autriche,  ne  faut-il  pas  chercher  à  sauver  la  liberté  des 
ruines  de  la  république?  Ne  sont-ce  pas  deux  choses  séparées?  La  liberté  peut 
exister  sous  une  autre  forme  que  celle  de  la  république.  Et,  d'un  autre  côté, 
parce  que  la  géographie  ne  permet  pas  que  la  république  soit  possible  à  Rome, 
faut-il  que  le  despotisme  seul  y  soit  possible?  Le  monde  tout  entier  semble  en- 
fermé en  ce  moment  dans  ce  terrible  dilemme  que  posent  les  passions  extrêmes  : 
la  république  violente  ou  le  despotisme.  Ce  dilemme  est  affreux.  Il  nous  déplaît 
partout,  et  nous  n'en  voulons  pas  plus  à  Rome  qu'ailleurs.  A  Rome  surtout  et 
en  Italie,  il  y  a  pour  l'influence  de  la  France  ce  danger,  que  le  despotisme  ne  s'y 
appelle  pas  le  pape  ou  le  grand-duc  de  Toscane;  il  s'appelle  l'Autriche. 

Nous  sommes  intervenus  en  Italie,  en  1832,  pour  empêcher  l'extrême  liberté 
et  l'extrême  despotisme.  A  cette  époque,  ces  deux  extrêmes  n'étaient  qu'une 
crainte,  un  danger  qu'il  fallait  prévenir.  Aujourd'hui,  le  danger  est  devenu  un 
mal.  L'extrême  liberté  est  tout  près  de  ramener  l'extrême  despotisme.  Cet  état 
de  crise  était-il  une  raison  pour  s'abstenir  d'agir?  Le  gouvernement  français  ne 
l'a  pas  cru  :  il  a  suivi  en  1849  la  politique  de  1832,  et  avec  raison,  avec  à-propos, 


10*2  REVUE  DES   DEUX  MONDES. 

nous  en  sommes  convaincus.  Les  échecs  et  les  difficultés  n'ont  rien  changé  à 
notre  conviction,  parce  qu'ils  n'ont  rien  changé  non  plus  à  la  situation  de  l'Italie 
et  à  la  nécessité  d'empêcher  l'extrême  liberté  d'être  remplacée  par  l'extrême  des- 
potisme. 

Non  pas  que  nous  craignions  du  pontife  vénéré  qui  s'est  réfugié  à  Gaëte  au- 
cune entreprise  de  despotisme  rétrograde.  Pie  IX  reviendra  à  Rome  avec  les 
mêmes  intentions  libérales  qu'il  a  montrées  pendant  son  pontificat.  Il  a  des 
injures  à  pardonner,  il  n'a  pas  de  revanches  à  prendre;  il  n'a  pas  de  désaveux 
à  faire;  mais,  pour  rester  libre  d'être  bienveillant  et  libéral,  il  faut  que  Pie  IX 
puisse  s'appuyer  sur  une  puissance  libérale  :  il  ne  faut  pas  qu'il  n'ait  été  sou- 
tenu que  par  les  puissances  despotiques.  Notre  intervention  a  pour  but  de  venir 
en  aide  aux  bons  sentimens  du  pape.  C'est  une  médiation  entre  le  despotisme 
et  la  liberté  que  nous  essayons  de  faire  en  1849,  comme  nous  en  avons  déjà 
feit  une  en  1832,  et  dans  cette  médiation,  nous  représentons  à  la  fois  les  prin- 
cipes libéraux  de  la  France  et  les  sentimens  bienveillans  de  Pie  IX. 

Toute  autre  politique  nous  met  à  la  queue  de  l'Autriche  ou  à  la  queue  de 
M.  Mazzini. 

Le  message  du  président  explique,  comme  nous  venons  de  le  faire,  la 
pensée  primitive  de  l'expédition.  D'où  vient  donc  que  nous  nous  en  sommes 
écartés  pendant  un  mois  entier,  et  que  nous  nous  sommes  créé  de  si  graves 
embarras  à  l'extérieur  et  à  l'intérieur?  Tout  tient  au  vote  de  l'assemblée  con- 
stituante du  7  mai  et  au  respect  intempestif,  selon  nous,  que  le  ministère  a  eu 
pour  ce  vote.  Si  nous  gardons  pendant  long-temps  encore  la  constitution  qui 
nous  régit,  il  faudra  ériger  en  maxime  d'étal  que  les  votes  in  extremis  des  as- 
semblées ne  doivent  pas  engager  le  gouvernement.  Ces  votes  sont  viciés  par  la 
mauvaise  humeur  d'une  fin  prochaine.  Le  ministère  a  eu  plus  de  scrupules 
qu'il  ne  devait,  et  il  a  voulu  faire  honneur  au  vote  de  l'assemblée  constituante. 
De  là  l'envoi  de  M.  Lesseps. 
.  Nous  ne  voulons  pas  examiner  la  conduite  de  M.  Lesseps.  Nous  ne  sommes 
pas  du  conseil  d'état,  et  de  plus,  si  nous  examinions  la  conduite  de  M.  Lesseps, 
nous  serions  forcés  de  conclure,  ce  à  quoi  le  conseil  d'état  n'est  pas  tenu,  chose 
fort  commode.  Le  conseil  d'état  de  la  république  jugera  M.  Lesseps  comme  le 
conseil  d'état  de  la  monarchie  jugeait  les  évèques  dans  les  appels  comme  d'abus. 
Il  examinera  beaucoup  et  conclura  peu,  un  peu  moins  même  que  l'ancien  con- 
seil d'état  ne  concluait  contre  les  évèques.  Nous  nous  abstenons  donc  d'appré- 
cier la  conduite  de  M.  Lesseps.  Nous  faisons  seulement  quelques  réflexions  qui, 
au  besoin,  serviraient  à  disculper  M.  Lesseps.  Il  est  parti  après  le  vote  de  l'as- 
semblée qui  enjoignait  au  gouvernement  de  ramener  l'expédition  d'Italie  au  but 
qu'elle  devait  avoir;  il  devait  appliquer  ce  vote.  Il  a  pensé  que  ce  vote  voulait 
dire  :  Négociez,  avec  M.  Mazzini.  Mais  négocier  avec  M.  Mazzini ,  n'est-ce  pas  le 
reconnaître?  La  France  n'avait  pas  voulu  le  reconnaître.  Comment  faire?  Ce 
n'est  pas  tout.  Sur  quoi  fallait-il  négocier  avec  M.  Mazzini?  Sur  le  rétablisse- 
ment du  pape.  Telle  était  la  première  pensée  de  l'expédition.  Cependant  il  était 
vraisemblable  que  M.  Mazzini  n'entendrait  pas  de  cette  oreille-là,  et  qu'il  ne  vou- 
drait pas  donner  sa  démission  en  faveur  du  pape.  C'est  ainsi  que,  perdant  du 
terrain  à  chaque  entretien  avec  les  plénipotentiaires  romains,  M.  Lesseps  est 


REVUE.   —  CBRONIQUE»  1043 

arrivé  à  reconnaître  la  république  romaine  et  M.  Mazzini,  à  faire  alliance  avec 
le  triumvirat  romain,  à  signer  enfin  la  déchéance  du  pape,  c'est-à-dire  à  faire 
le  contraire  de  ce  que  nous  avions  voulu  faire.  M.  le  général  Oudinot  s'était 
trompé,  selon  rassemblée  constituante,  en  faisant  trop  la  guerre.  M.  Lesseps 
se  trompait  mille  fois  plus  en  faisant  trop  la  paix.  Ceci  indique  combien  la  marche 
à  tenir  dans  notre  expédition  était  délicate.  Elle  était  même,  à  vouloir  garder 
tous  ces  ménagemens,  elle  était  si  délicate,  qu'elle  était  impossible.  Quand  on 
met  un  général  d'armée  et  un  négociateur  à  cheval  sur  une  lame  de  rasoir,  il 
n'est  pas  extraordinaire  qu'ils  s'y  blessent  tous  les  deux;  seulement  l'un  se  blesse 
à  droite,  et  l'autre  à  gauche.  Mais  cette  difficulté  des  opérations  militaires  et  des 
négociations  diplomatiques  en  Italie,  à  quoi  tenait-elle?  Ne  l'oublions  pas  :  à 
l'ordre  du  jour  énigmatique  du  7  mai.  Dans  sa  mauvaise  humeur,  l'assemblée 
constituante  avait  donné  pour  instruction  au  ministère  un  logogriphe.  Il  n'était 
pas  tenu  de  le  deviner.  11  n'était  tenu  qu'à  la  première  pensée  :  offrir  aux  Ro- 
mains une  transaction,  et  la  leur  imposer  par  la  force,  s'ils  ne  l'acceptaient  pas. 
C'est  à  ce  parti  que  le  ministère  s'est  fixé;  c'est  le  bon,  et  nous  disons  de  plus, 
avec  le  manifeste  du  président,  que  c'est  le  seul  que  l'honneur  nous  conseille. 

Après  avoir  expliqué  l'intérêt  de  la  France  en  Italie  et  le  but  de  notre  expédi- 
tion à  Rome,  le  message  du  président  indique  la  gravité  des  complications  qui 
s'agitent  en  Allemagne. 

Nous  avons  la  même  politique  au  dehors  qu'au  dedans.  Nous  croyons  hardi- 
ment que  les  affaires  du  monde  ne  peuvent  être  faites  que  par  les  modérés. 
C'est  du  royaume  des  cieux  qu'il  a  été  dit  :  Violenti  rapiunt  illud;  ce  n'est  pas 
du  royaume  de  la  terre.  Les  violens  ici-bas  n'ont  que  des  instans  et  des  minutes 
de  puissance;  les  modérés  seuls  ont  de  longs  règnes.  Avec  cette  conviction,  nous 
cherchons  en  ce  moment  même,  où  la  violence  semble  partout  prévaloir  en 
Europe,  où  les  extrêmes  seuls  semblent  possibles,  nous  cherchons  dans  chaque 
pays  les  chances  qui  restent  à  la  politique  modérée,  les  chances  qui  restent  à  un 
régime  qui  ne  soit  ni  l'extrême  liberté  ni  l'extrême  despotisme;  car  ces  deux 
régimes  extrêmes  nous  semblent  également  éphémères,  également  funestes  à 
la  société,  qu'ils  ébranlent  par  leur  avènement  comme  par  leur  chute.  Voyons 
donc  quelles  chances  restent  en  Allemagne  à  la  politique  modérée,  et  essayons 
de  les  discerner  à  travers  le  tumulte  des  événemens  de  Dresde,  de  Bade  et  de 
Francfort. 

Nous  rattachons  avec  empressement  nos  réflexions  sur  la  politique  intérieure 
et  extérieure  au  message  du  président,  parce  que  ce  document  témoigne  d'un 
sens  ferme  et  droit,  d'un  caractère  calme  et  élevé  qui  raffermit  la  pensée  et  la 
conscience  publique  à  travers  l'incertitude  des  opinions  et  l'instabilité  des  évé- 
nemens, qui  sont  le  grand  mal  de  notre  temps.  Il  nous  rend  ce  que  nous  ris* 
quons  le  plus  de  perdre  de  nos  jours,  l'espérance  et  la  conviction.  Nous  ferons 
même  de  ce  message  cet  éloge  qui  paraîtra  étrange  au  premier  abord ,  c'est 
qu'il  croit  et  fait  croire  que  la  diplomatie  et  la  philanthropie  sont  encore  doux 
choses  possibles  en  France.  Il  faut  expliquer  ce  que  nous  voulons  dire  par  ces 
deux  mots. 

Nous  appelons  diplomatie  l'action  que  la  France  peut  encore  exercer  en  Eu- 
rope. Les  étrangers  ne  comptent  qu'avec  les  pays  auxquels  la  tranquillité  inté- 


1044  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

rieure  laisse  le  libre  usage  de  leur  puissance.  Est-ce  encore  l'état  de  la  France? 
Grave  question  que  doivent  se  faire  tous  nos  hommes  d'état.  Les  grandes  entre- 
prises diplomatiques  de  Louis  XIV  sont-elles  encore  à  notre  taille?  Beaucoup  en 
doutent.  Nous  aimons  que  le  président  de  la  république  ait  plus  de  confiance. 
Il  croit  que  la  France  est  encore  capable  d'avoir  une  grande  diplomatie,  c'est- 
à-dire  une  action  au  dehors;  mais  il  ne  confond  pas  l'action  avec  l'aventure, 
ce  L'état  de  civilisation  en  Europe,  dit-il  avec  beaucoup  de  raison,  ne  permet 
de  livrer  son  pays  aux  hasards  d'une  collision  générale  qu'autant  qu'on  a  pour 
soi  d'une  manière  évidente  le  droit  et  la  nécessité.  Un  intérêt  secondaire,  une 
raison  plus  ou  moins  spécieuse  d'influence  politique,  ne  suffisent  pas;  il  faut 
qu'une  nation  comme  la  nôtre,  si  elle  s'engage  dans  une  lutte  colossale,  puisse 
justifier  à  la  face  du  monde,  ou  la  grandeur  de  ses  succès,  ou  la  grandeur  de 
ses  revers.  » 

De  même  qu'il  croit  que  la  France  est  encore  capable  de  diplomatie  et  qu'il 
détermine  avec  fermeté  le  cercle  et  la  portée  de  la  diplomatie  ou  des  guerres 
que  nous  pouvons  faire,  le  président  croit  aussi  que  nous  sommes  encore  capa- 
bles de  philanthropie;  mais  il  en  détermine  également  le  cercle  et  la  portée.  Ne 
nous  y  trompons  pas  en  effet  :  le  socialisme  a  beaucoup  discrédité  la  philanthro- 
pie. Beaucoup  révoquent  en  doute  l'à-propos  de  la  philanthropie  et  son  effica- 
cité. Croyez-vous,  disent-ils,  qu'en  cherchant  à  faire  le  bien  des  classes  labo- 
rieuses, vous  apaiserez  l'envie  que  leur  ont  soufflée  de  détestables  sophistes? 
Vous  ne  ferez  pas  le  bonheur  des  pauvres,  parce  que  le  bonheur  se  mesure 
sur  le  désir,  et  vous  ne  ferez  pas  non  plus  la  sécurité  des  riches.  Vous  aurez 
beau  donner  beaucoup  au  pauvre;  comme  vous  retiendrez  probablement  quel- 
que chose  pour  vous,  il  pensera  toujours  que  vous  lui  retenez  tout  ce  que  vous 
ne  lui  donnez  pas.  Depuis  le  socialisme,  tout  bienfaiteur  n'est  qu'un  voleur  qui 
restitue  la  moitié  de  son  vol  pour  s'assurer  l'autre.  Doctrines  désespérantes  que 
le  président  de  la  république  réfute  par  la  noble  confiance  qu'il  garde  en  l'effi- 
cacité de  la  philanthropie!  11  ne  fera  pas  de  la  philanthropie  un  prospectus  de 
popularité;  il  n'en  fait  pas  un  moyen  de  gouvernement:  il  en  fait  un  devoi  r,  et 
il  croit  que  quiconque  accomplit  fidèlement  son  devoir  a  chance  de  n'être  pas 
trompé  dans  ses  espérances,  k  Prenons  hardiment,  dit-il,  l'initiative  de  toutes 
les  améliorations,  de  toutes  les  réformes  qui  peuvent  contribuer  au  bien-être 
de  tous,  et,  d'un  autre  côté,  réprimons,  par  la  sévérité  des  lois  devenues  né- 
cessaires, les  tentatives  de  désordre  et  d'anarchie  qui  prolongent  le  malaise 
général.  Nous  ne  bercerons  pas  le  peuple  d'illusions  et  d'utopies  qui  n'exaltent 
les  imaginations  que  pour  aboutir  à  la  déception  et  à  la  misère.  Partout  où 
j'apercevrai  une  idée  féconde  en  résultats  pratiques,  je  la  ferai  étudier,  et  si 
elle  est  applicable,  je  vous  proposerai  de  l'appliquer.  » 

Voilà  la  bonne  philanthropie,  parce  qu'elle  est  libre,  et  parce  qu'elle  n'est 
pas  hypocrite. 

Nous  remercions  le  président  de  la  république  de  croire  que  la  diplomatie  et 
la  philanthropie  sont  encore  possibles  en  France,  et  que  nous  ne  sommes  pas 
voués  à  Tégoïsme  au  dedans  et  au  dehors.  Une  nation  qui  ne  peut  pas  amé- 
liorer le  sort  des  populations  et  qui  ne  peut  pas  exercer  d'influence  au  dehors 
est  une  nation  en  train  de  mourir. 


REVUE.   —  CHRONIQUE.  1045 

L'assemblée  nationale  allemande  quitte  Francfort  et  va  chercher  à  Stuttgard 
un  séjour  qui  lui  soit  plus  favorable  ou  plus  sûr.  Nos  vœux  ne  la  suivent  pas 
dans  cette  expédition,  car  c'en  est  une.  Encore  une  assemblée  qui  ne  sait  pas 
mourir! 

L'assemblée  nationale  allemande  va  à  Stuttgard  ;  parce  que  le  Wurtemberg  a 
reconnu  la  constitution  allemande;  mais  il  y  a  un  motif  plus  puissant  qui  l'ap- 
pelle à  Stuttgard  :  elle  espère  y  trouver  de  plus  près  l'appui  de  l'Allemagne  ré-  0 
volutionnaire.  L'assemblée  a  commencé  par  être  la  diète  populaire  de  l'Alle- 
magne. Elle  a  gardé  pendant  quelque  temps  la  mission  que  lui  donnait  ce  titre. 
Ce  n'est  que  dans  ses  derniers  jours  qu'elle  est  devenue  un  club,  et  elle  mourra 
comme  un  club.  Elle  partagera  le  sort  de  la  démagogie  de  Bade  et  du  Palatinat. 
Nous  lui  souhaitions  une  meilleure  fin. 

Trois  pensées  ou  trois  partis  différens  ont  été  en  face  l'un  de  l'autre  dans  les 
dernières  scènes  du  drame  de  Francfort  :  1°  la  pensée  du  parti  modéré  :  cette 
pensée  a  cherché  encore  à  se  faire  jour;  mais  elle  a  été  vaincue  par  les  événe- 
mens  et  elle  s'est  effacée  chaque  jour  da  vantage  dans  l'assemblée  devant  l'im- 
possibilité d'accomplir  son  œuvre;  2°  la  pensée  du  parti  violent  :  le  parti  violent 
n'a  pas  renoncé  à  l'unité  de  l'Allemagne,  mais  il  ne  comprend  cette  unité  que 
sous  la  forme  républicaine,  et,  pour  l'avènement  de  la  république,  il  ne  compte 
que  sur  la  violence  :  de  là  les  insurrections  de  Dresde,  de  Carlsruhe  et  du  Pala- 
tinat; 3°  enfin,  la  pensée  de  la  Prusse,  qui  rompt  ouvertement  avec  l'assemblée 
de  Francfort  et  ne  veut  tenir  de  cette  assemblée  ni  son  droit  à  la  couronne  im- 
périale, ni  la  constitution  de  l'Allemagne,  mais  qui  ne  rompt  pas  complètement 
avec  le  parti  modéré,  avec  le  libéralisme  allemand.  Aussi  a-t-elle  rédigé  un 
projet  de  constitution  fédérative  pour  l'Allemagne.  Elle  ne  renonce  pas  davan- 
tage à  la  direction  de  la  fédération,  non  plus  sous  le  titre  d'empereur,  mais  sous 
un  titre  plus  modeste,  tirant  au  moins  cet  avantage  de  l'élection  impériale  du 
28  mars,  à  Francfort,  de  pouvoir  se  désigner  comme  la  directrice  de  la  nou- 
velle fédération  germanique.  La  politique  prussienne  peut  servir  de  point  de 
ralliement  au  parti  modéré  en  Allemagne.  Le  parti  modéré  à  Francfort  n'aura 
pas  réussi  dans  ses  plans  chimériques;  mais  le  parti  modéré  de  Francfort  n'est 
qu'une  fraction  du  parti  libéral  allemand ,  et  si ,  dans  les  nouvelles  combinai- 
sons qui  se  préparent  sous  l'influence  de  la  Prusse,  le  parti  libéral  fait  préva- 
loir les  pensées  d'ordre  et  de  liberté  qui  lui  sont  chères,  nous  ne  prendrons  pas 
l'échec  de  Francfort  pour  la  défaite  du  libéralisme  allemand;  nous  ne  croirons 
pas  l'Allemagne  vaincue  et  asservie,  et  nous  nous  en  féliciterons  hautement,  car 
la  France  a  besoin,  pour  son  indépendance,  que  l'Allemagne  soit  libre  et  indé- 
pendante. 

Les  événemens  que  j'ai  à  indiquer  se  rattacheront  aisément  à  ces  trois  pensées 
principales  :  la  pensée  du  parti  modéré  à  Francfort,  la  pensée  du  parti  violent, 
la  pensée  de  la  Prusse. 

L'histoire  du  parti  modéré  dans  les  derniers  jours  de  Francfort  est  courte  et 
terne.  Nous  rendons  volontiers  cette  justice  au  parti  modéré  de  Francfort  qu'il 
a  toujours  voulu  l'unité  de  l'Allemagne  et  qu'il  n'a  voulu  que  cela.  Malheureu- 
sement il  l'a  voulu  sous  la  forme  la  plus  chimérique;  il  l'a  voulu  comme  on  veut 
dans  un  livre,  au  lieu  de  vouloir  comme  on  veut  dans  une  assemblée  politique^ 

TOME   II.  —  SUPPLÉMENT.  67 


1046  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

c'est-à-dire  selon  ce  qui  est  possible  et  praticable.  Les  unitaires  de  Francfort  ont 
toujours  cru  que  l'unité  de  l'Allemagne  était  tout  entière  à  créer,  que  rien  ne 
s'était  fait  avant  eux  et  que  le  nouveau  monde  germanique  les  avait  attendus 
pour  sortir  du  chaos.  Grave  erreur  :  l'unité  morale  de  l'Allemagne  existait;  l'u- 
nité des  douanes  et  des  monnaies  se  faisait  de  plus  en  plus;  l'unité  de  la  législa- 
tion civile  était  possible;  la  difficulté  était  l'unité  politique;  c'est  de  ce  côté  que 
*  les  unitaires  se  sont  précipités  avec  ardeur;  ils  ont  confondu  l'unité  avec  la 
centralisation,  et  ils  ont  voulu  créer  un  empire  germanique.  Or,  pour  créer  un 
empire  allemand,  il  fallait  détruire  l'Autriche,  la  Prusse,  la  Saxe,  la  Bavière,  les 
grands  et  les  petits  états,  tout  ce  que  lhistoire  avait  fondé  et  consacré. 

L'inconvénient  des  buts  chimériques,  c'est  qu'ils  conseillent  Ils  moyens  aven- 
tureux. Telle  a  été  la  conduite  des  unitaires  modérés  à  Francfort.  A  mesure 
qu'ils  ont  vu  leur  utopie  favorite  devenir  plus  impossible,  ils  ont  fait  plus  d'ef- 
forts pour  la  réaliser.  C'est  ainsi  que,  n'étant  pas  d'abord  favorables  à  la  Prusse, 
ils  ont  nommé  le  roi  de  Prusse  empereur;  c'est  ainsi  que,  n'étant  pas  républi- 
cains ni  amis  de  la  république,  ils  ont  fait  dans  la  constitution  de  grandes  con- 
cessions au  parti  républicain,  le  tout  pour  avoir  le  plaisir  de  eréer  un  empire 
germanique.  Vains  efforts!  le  roi  de  Prusse  n'a  pas  voulu  être  empereur  de  nom 
seulement,  et  la  constitution  n'a  pas  été  reconnue  par  les  grands  états  de  l'Alle- 
magne. Point  d'empereur  et  point  de  constitution,  voilà  le  triste  dénoûment  de 
l'œuvre  tentée  par  les  unitaires.  En  même  temps,  le  parti  violent,  s'applaudis- 
sant  des  échecs  du  parti  modéré,  courait  bardiment  à  la  république.  Que  restait-il 
donc  à  faire  au  parti  modéré?  C'est  en  vain  qu'un  des  membres  de  ce  parti, 
M.  Reh,  nommé  président  de  l'assemblée  nationale,  disait  le  12  mai  :  «  Nous 
avons  à  faire  tête  aux  deux  ennemis  qui  se  disputent  l'Allemagne,  la  réaction 
et  l'anarchie...  Nous  ne  devons  pas  faire  une  révolution;  non!  nous  devons  la 
clore.  »  11  exprimait  par  ces  paroles,  d'une  part,  la  situation,  et,  de  l'autre,  les 
intentions  du  parti  modéré;  mais  il  n'indiquait  pas  d'expédient.  11  n'y  en  avait 
plus,  une  fois  que  la  Prusse  avait,  d'une  part,  refusé  la  couronne  impériale  s'il 
fallait  l'accepter  avec  la  constitution,  et  que  l'assemblée  constituante,  d'autre 
part,  déclarait  que  la  constitution  était  définitive  et  immuable.  Aussi,  le  21  mai, 
soixante-cinq  membres  du  parti  modéré  résignèrent  leur  titre  de  représentant 
et  quittèrent  l'assemblée.  Voici  comment  ils  expliquèrent  leur  démission;  il  est 
bon  de  citer  quelques  mots  de  cette  déclaration.  Ils  indiquent  d'abord  le  refus 
que  la  Prusse  et  les  autres  grands  états  de  l'Allemagne  ont  fait  de  reconnaître 
la  constitution,  et,  d'un,  autre  côté,  les  insurrections  républicaines  qui  ont  déjà, 
eu  lieu,.  Dans  cet  étal  <ie  choses,  l'assemblée  nationale  n'a  d'autre  alternative 
que  de  déchirer,  en  écartant  le  pouvoir  central  actuel,  le  dernier  lien  entre  tous* 
tes  gouvernemens  et  les  peuples  de  l'Allemagne,  et  d'amener  une  guerre  civile, 
dont  le  commencement  a  ébranlé  déjà  les  bases.de  l'ordre  social,  ou  de  renoncer 
à  la  mise  en  vigueur  de  la  constitution  de  l'empire...  «  Les  soussignés  ont  consi- 
déré, dans  ces  deux  nécessités,  la  dernière  comme  la  moins  funeste  à  la  patrie; 
ils  ont  acquis  la  conviction  que  l'assemblée  nationale,  maintenant  que  des  pays 
envers  de  l'Allemagne  n'y  sont  plus  représentés,  ne  peut  plus  rendre  d'utiles 
services  à  la  nation...  » 
Après  la  retraite  du,  parti  modéré,  le  pajpti  violent,  et  ce  qui  s'appelait  Fex~ 


REVUE.   —  CHRONIQUE.  1047 

trême  gauche  de  l'assemblée  de  Francfort,  poussa  tout  à  l'extrême.  Cette  assem- 
blée, composée  de  650  membres,  avait  déjà  décidé  qu'elle  pourrait  délibérer 
quand  il  y  aurait  seulement  150  membres.  Comme  la  démission  des  membres 
du  parli  modéré  réduisait  encore  le  personnel  de  l'assemblée,  elle  décida  qu'elle 
pourrait  délibérer  avec  100  membres  seulement.  S'exaltantà  mesure  qu'elle  s'é- 
purait, l'assemblée  rompit  aussi  avec  l'arehiduc  Jean,  et  elle  décréta  qu'elle  se 
transporterait  à  Stuttgard.  Le  parti  violent,  en  effet,  ne  compte  pas  beaucoup  sur 
le  nord  de  l'Allemagne  :  il  compte  sur  le  sud-ouest;  c'est  là  que  règne  l'esprit 
révolutionnaire.  11  avait  tenté  un  coup  dans  le  nord,  la  révolte  de  Dresde  et  de 
Leipzig.  Si  ces  deux  révoltes  avaient  réussi,  c'en  était  fait  de  la  royauté  en  Al- 
lemagne. La  république  était  partout  proclamée. 

Les  événemens  de  Dresde  n'ont  pas  été  jugés  en  France  comme  ils  devaient 
l'être.  On  les  a  considérés  comme  une  insurrection  locale,  tandis  qu'ils  faisaient 
partie  d'un  plan  général  de  révolution  républicaine.  Dresde  et  Leipzig  ont  tou- 
jours été  en  Allemagne,  et  sont  surtout  depuis  la  guerre  de  1813,  les  champs 
de  bataille  des  grandes  luttes.  C'était  donc  là  que  la  république  espérait  gagner 
une  grande  bataille,  et  de  là  marcher  sur  Berlin.  En  Bade  et  dans  le  Palatinat, 
les  victoires  de  la  démagogie  n'ont  rien  de  décisif.  Ce  qui  a  fait  que  les  événe- 
mens de  Dresde  ont  été  mal  compris  en  France,  c'est  que  nous  nous  étions  ha- 
bitués à  croire  que  les  Saxons  étaient  un  peuple  doux  et  éclairé  qui  aimait  son 
roi.  Oui,  les  Saxons  sont  un  peuple  doux  et  modéré;  mais  ce  ne  sont  pas  les 
Saxons  qui  ont  fait  la  révolution  de  Dresde,  pas  plus  que  ce  ne  sont  les  Romains 
qui  ont  fait  la  révolution  de  Rome.  La  démagogie  a  ses  condottieri  en  Allemagne 
comme  en  Italie,  qui  vont  combattre  partout  où  la  démagogie  a  un  combat  à 
livrer,  et  qui  remplacent  le  vrai  peuple  des  villes.  Ces  condottieri  prennent  ha- 
bilement dans  chaque  ville  le  mot  qui  répond  le  plus  aux  passions  populaires. 
Ainsi,  à  Dresde,  l'insurrection  a  commencé  au  nom  de  l'unité  de  l'Allemagne  : 
c'est  le  mot,  en  effet,  qui  plait  à  la  foule;  mais  sur  les  barricades  qu'on  élevait 
en  criant  :  Vive  l'unité  de  l'Allemagne!  le  drapeau  rouge  était  arboré.  L'unité  de 
l'Allemagne  jouait  à  Dresde  le  rôle  que  la  réforme  avait  joué  à  Pans  le  24  fé- 
vrier. Elle  servait  de  prétexte  et  de  drapeau. 

Notre  siècle  a  eu  long-temps  la  prétention  d'être  le  siècle  de  la  discussion  rai- 
sonnable; mais  la  force  brutale  est  bien  en  train  de  prendre  sa  revanche,  et 
nous  retournons  peu  à  peu  au  moyen-âge,  ou  tout  au  moins  au  xvie  siècle,  au 
temps  où  la  politique  commençait  à  mêler  la  controverse  des  paroles  à  la  force 
des  armes  :  nouveau  témoignage  de  la  ressemblance  des  fins  et  des  commence- 
mens.  Ainsi  à  Dresde,  pour  échapper  à  l'armée  que  la  démagogie  pousse  contre 
lui,  le  roi  de  Saxe  se  réfugie  à  Kœnigstein,  une  de  ces  vieilles  forteresses  féodales 
que  les  rois  habitaient  autrefois,  qu'ils  avaient  quittées  pour  les  palais  des 
grandes  villes  ou  pour  les  châteaux  de  plaisance,  et  qui ,  de  nos  jours,  rede- 
viennent un  abri.  En  vérité,  peut-être  nous  avons  trop  fait  fi  des  ressources  et 
des  forces  de  l'ancienne  politique.  L'ancienne  politique  croyait  aux  châteaux 
forts,  aux  places  de  sûreté,  à  la  force  offensive  et  défensive  en  un  mot.  Nous 
avions  changé  tout  cela,  et  nous  croyions  aux  assemblées,  aux  délibérations, 
à  la  loi;  l'expérience  de  deux  ans  doit  nous  corriger  déjà  de  beaucoup  de  nos 
dédains. 

L'assemblée  de  Francfort  désirait-elle  le  succès  de  la  révolte  de  Dresde?  Assu- 


1048  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

rément  la  majorité  ne  la  désirait  pas;  mais,  après  la  défaite  de  cette  insurrec- 
tion ,  la  majorité  de  Francfort  se  laissa  aller  à  chicaner  la  répression  que  la 
Prusse  avait  faite  de  cette  révolte.  Elle  prétendit  que  la  Prusse,  n'ayant  pas  été 
autorisée  par  le  pouvoir  central  à  marcher  sur  Dresde  révoltée,  avait  excédé  ses 
droits,  c'est-à-dire  que  le  parti  qui  avait  allumé  l'incendie  se  plaignait  qu'on 
l'eût  éteint,  et  il  y  avait  une  majorité  pour  trouver  que  cette  réclamation  était 
légitime. 

Ce  qui  n'a  point  réussi  à  Dresde,  la  démagogie  l'essaie  aujourd'hui  dans  le 
grand-duché  de  Bade  et  dans  le  Palatinat  bavarois.  Cette  tentative  échouera 
comme  celle  de  Dresde,  nous  l'espérons,  et  nous  sommes  forcés  de  l'espérer 
quand  nous  voyons  quelles  sont  les  doctrines  de  la  démagogie  allemande,  quand 
nous  lisons  le  manifeste  de  ceux  qui  s'appellent  les  démocrates  allemands.  Ces 
démocrates  sont  les  réfugiés  allemands  de  la  Suisse,  ceux  qui  ont  commencé 
en  Suisse  dès  1846  la  grande  campagne  du  radicalisme  contre  la  liberté,  et 
qui  ont  étendu  peu  à  peu  leurs  opérations  en  Italie,  en  France,  en  Allemagne, 
compromettant  partout  la  liberté  sous  prétexte  de  la  fonder.  «  Notre  parti,  dit 
ce  manifeste,  ne  fait  pas  dater  la  révolution  européenne  de  février  1848,  mais 
de  juin.  La  grande  bataille  de  juin  est  le  jour  de  naissance  de  la  république 
rouge,  c'est-à-dire  de  la  nôtre.  Cette  seconde  révolution,  bien  plus  puissante 
que  sa  devancière,  l'a  frappée  de  mort.  Le  coup  de  main  de  février  n'a  pas 
d'autre  importance  historique  que  d'avoir  rendu  possible  la  révolution  de  juin... 
La  révolution  de  février  devait  réussir,  parce  qu'elle  se  contentait  d'écarter  la 
pierre  d'achoppement  qui  était  sur  la  route;  mais  la  révolution  de  juin  ne  de- 
vait pas  remporter  la  victoire  dès  sa  première  campagne,  parce  qu'elle  avait 
pour  but  de  renverser  les  fondemens  mêmes  sur  lesquels  reposent  l'état,  la  re- 
ligion et  la  société...  Ce  n'est  qu'après  la  destruction  et  la  mise  eh  poussière  de 
tout  l'ordre  social  actuel  que  nous  pouvons  réaliser  les  principes  de  notre  parti. 

«Nous  déclarons  que  l'état  a  un  pouvoir  absolu  dans  toutes  les  relations  éco- 
nomiques et  sociales  de  l'humanité. 

«  La  transformation  de  la  société  doit  être  fondée  sur  la  transformation  de 
l'éducation  et  de  l'instruction.  C'est  par  là  qu'elle  doit  devenir  durable.  L'édu- 
cation et  l'instruction  doivent  se  dépouiller  de  tout  mysticisme  religieux.  Elles 
ne  doivent  tendre  qu'à  préparer  l'homme  à  vivre  avec  ses  semblables.  La  reli- 
gion ,  qui  doit  être  exclue  de  la  société,  doit  aussi  disparaître  de  l'ame  de  l'homme. 
L'art  et  la  poésie  réaliseront  l'idéal  du  vrai,  du  bon  et  du  beau  que  la  religion 
met  dans  le  vague  des  choses  d'au-delà.  La  révolution  anéantit  complètement 
la  religion,  parce  que  la  liberté  et  le  bien-être  qu'elle  procure  aux  hommes  les 
dispense  d'espérer  dans  le  ciel.  » 

Voilà  la  théorie  de  la  révolution  de  juin,  telle  que  la  font,  avec  un  sang-froid 
qui  semble  toucher  à  la  moquerie,  les  métaphysiciens  du  radicalisme  allemand. 
Ici  la  révolution  est  ardente  et  brutale;  là-bas  elle  est  dogmatique.  Les  uns  font, 
les  autres  disent.  Si  j'étais  radical,  après  tout,  j'aimerais  mieux  l'être  de  France 
que  d'Allemagne. 

Nous  avons  vu  quelle  avait  été  l'attitude  du  parti  modéré  et  du  parti  violent 
à  Francfort  dans  les  derniers  jours  de  l'assemblée;  voyons  maintenant  l'atti- 
tude de  la  Prusse. 
Xomme  nous  aimons  sincèrement  l'Allemagne,  partout  où  nous  voyons  pour 


REVUE.  —  CHRONIQUE.  1049 

l'Allemagne  une  chance  de  liberté  et  d'indépendance,  nous  nous  y  tournons 
avec  empressement.  C'est  là  ce  qui,  en  ce  moment,  nous  rend  favorables  à  la 
politique  de  la  Prusse.  Peut-être  est-ce  encore  une  illusion.  Peut-être  la  Prusse 
ne  pourra-t-elle  pas  ce  qu'elle  veut,  ou  peut-être  même  ne  veut-elle  pas  ce 
qu'elle  semble  vouloir.  Si  nous  sommes  dupes  de  nos  espérances,  peu  nous  im- 
porte. Ce  qui  nous  semble  difficile  encore  par  le  temps  qui  court,  ce  n'est  pas  la 
défiance  et  la  misanthropie;  elles  sont,  hélas!  trop  naturelles:  ce  qui  nous  sem- 
ble difficile,  c'est  l'espérance;  nous  estimons  donc  ceux  qui  espèrent. 

On  sait  comment  la  Prusse  a  refusé  la  couronne  impériale  et  n'a  pas  voulu 
reconnaître  la  constitution;  on  sait  comment  elle  a  rompu  ouvertement  avec 
l'assemblée  de  Francfort.  Si  la  Prusse  s'en  était  tenue  à  cette  rupture,  sa  poli- 
tique eût  été  toute  négative.  Elle  aurait  nié  le  libéralisme  allemand,  nié  l'unité 
possible  de  l'Allemagne,  nié  l'esprit  du  temps  dans  ce  qu'il  a  de  légitime;  elle 
se  serait  donnée  corps  et  ame  à  la  réaction  exagérée,  et,  n'ayant  pas  voulu  se 
laisser  médiatiser  par  la  liberté  à  Francfort ,  elle  se  serait  laissé  médiatiser  par 
le  despotisme  septentrional.  Entre  ces  deux  extrêmes,  la  Prusse  a  cherché  sa 
route,  et  elle  en  a  trouvé  une. 

Alors  même  qu'elle  refusait  de  reconnaître  la  constitution ,  la  Prusse  proposait 
à  l'assemblée  de  Francfort  de  s'entendre  sur  les  modifications  qu'il  fallait  faire 
à  la  constitution;  elle  témoignait  ainsi  de  son  adhésion  à  l'unité  de  l'Allemagne; 
elle  gardait  enfin  des  liens  avec  le  libéralisme  allemand.  Seulement  elle  repous- 
sait le  libéralisme  de  Francfort,  parce  que  ce  libéralisme  se  laissait  chaque  jour 
davantage  entraîner  par  la  démagogie.  Ce  sentiment  n'était  point  particulier 
au  gouvernement  prussien;  l'élite  de  la  nation  prussienne  le  partageait.  «  Nous 
aussi ,  disait  la  première  chambre  des  états  de  Berlin  dans  une  circulaire  aux 
électeurs  publiée  après  la  dissolution  de  la  seconde  chambre,  nous  aussi  nous 
voulons  une  Allemagne  unie  et  puissante;  mais  nous  pensons  que  cette  grande 
œuvre  ne  peut  réussir  que  par  l'accord  et  un  développement  régulier,  et  non  par 
le  renversement  violent  de  tous  les  rapports  établis.  » 

Au  fond ,  la  lutte  entre  la  Prusse  et  l'assemblée  de  Francfort  était  la  lutte 
entre  la  monarchie  et  la  république.  Seulement  une  bonne  partie  de  l'assemblée 
ne  le  savait  pas  et  croyait  qu'il  s'agissait  toujours  de  la  cause  de  l'unité  germa- 
nique. C'était  là  le  mot  qui  était  en  jeu;  mais  sur  ce  point  aussi  la  Prusse  avait 
une  doctrine  de  transaction;  elle  ne  répudiait  pas  absolument  l'unité  de  l'Alle- 
magne, seulement  elle  ne  la  concevait  pas  comme  le  faisait  Francfort.  La  Réforme 
allemande,  un  journal  qui ,  à  Berlin ,  avait  pendant  long-temps  défendu  avec  ta- 
lent la  cause  de  l'unité,  et  qui  ne  l'avait  abandonnée  que  lorsqu'il  avait  vu  que 
cette  cause  devenait  celle  de  la  république,  la  Réforme  allemande  opposait  à 
l'état  unitaire  rêvé  à  Francfort  l'état  fédératif,  et  démontrait  que  cet  état  con- 
stituait l'unité  que  souhaitait  l'Allemagne.  Le  libéralisme  allemand  changeait 
donc  peu  à  peu  non  pas  de  pensée,  mais  de  penchant;  il  s'éloignait  des  libéraux 
de  Francfort,  parce  qu'ils  se  laissaient  duper  et  entraîner  par  les  républicains, 
parce  qu'ils  voulaient  une  unité  trop  systématique  et  trop  absolue,  parce  qu'enfin 
ils  déclaraient  que  la  constitution  qu'ils  avaient  faite  était  la  loi  définitive  de 
T Allemagne.  Pour  aider  à  ce  mouvement  qui  se  faisait  dans  l'opinion  des  libé- 
raux allemands,  que  fallait-il?  11  fallait  leur  ouvrir  une  autre  voie,  qui  les  menât 


1050  REVDE  DES  DEUX  MONDES. 

au  but  qu'ils  voulaient  atteindre;  il  fallait  faire  sous  une  forme  plus  praticable 
et  plus  douce,  et  sous  une  forme  monarchique,  ce  que  rassemblée  de  Francfort 
avait  fait  d'une  manière  à  la  fois  hautaine  et  chimérique.  C'est  à  ce  moment  que 
la  Prusse  lit  connaître  son  projet  de  constitution  germanique. 

La  maiche  que  suivait  le  gouvernement  prussien  à  l'égard  de  l'Allemagne,  en 
proposant,  de  concert  avec  la  Saxe  et  le  Hanovre,  son  projet  de  constitution 
germanique,  il  l'avait  déjà  suivie  à  l'égard  de  la  Prusse  elle-même.  Il  avait,  au 
mois  de  novembre  1847,  substitué  une  constitution  octroyée  à  la  constitution 
que  délibérait  l'assemblée  de  Berlin,  et  il  avait  dissous  cette  assemblée.  Cette 
constitution  octroyée  avait  été  peu  à  peu  acceptée  par  le  pays.  L'exemple  ayant 
paru  bon,  l'Autriche  avait  aussi  fait  la  constitution  d'Olmûtz,  qu'elle  avait  sub- 
stituée également  à  la  constitution  que  faisait  l'assemblée  devienne.  Le  système 
des  chartes  octroyées  ayant  réussi  en  Prusse  et  en  Autriche,  la  Prusse  cherche 
à  l'appliquer  à  l'Allemagne,  et  remarquons  qu'elle  l'applique  avec  beaucoup 
d'habileté  et  de  ménagemens.  Ce  n'est  pas  de  la  hauteur  du  droit  divin  que  la 
Prusse  octroie  sa  charte  germanique,  non,  ce  n'est  qu'un  simple  projet  qu'elle 
soumet  à  l'assentiment  des  états  de  l'Allemagne,  et  surtout  ce  projet  ne  fera 
loi  que  lorsqu'il  aura  été  adopté  par  une  assemblée  nationale.  Il  y  a  plus,  le 
projet  a  conservé  toutes  les  dispositions  de  la  constitution  de  Francfort  «  qui 
n'étaient  pas  incompatibles  avec  le  bien  général.  »  C'est  donc  évidemment  une 
transaction  que  la  Prusse  a  proposée.  N'ayant  pas  pu  transiger  avec  l'assemblée 
de  Francfort  comme  elle  a  long-temps  cherché  à  le  faire,  elle  transige  avec  les 
libéraux  de  l'Allemagne.  Elle  essaie  «  d'assurer  à  la  fois  le  maintien  de  tous 
les  états  particuliers  avec  le  développement  unitaire  des  intérêts  communs  et 
des  besoins  nationaux.  »  Comparez  cette  modération  avec  la  violence  démago- 
gique des  débris  de  l'assemblée  de  Francfort,  et  voyez  de  quel  côté  doivent  être 
les  vœux  des  amis  de  l'Allemagne. 

Le  parti  libéral  allemand  semble  vouloir  se  rallier  à  la  transaction  proposée 
par  la  Prusse.  Les  modérés  de  l'assemblée  de  Francfort,  qui  avaient  cru  devoir 
se  retirer  de  l'assemblée  au  nombre  de  soixante -cinq,  comme  nous  l'avons  vu 
plus  haut,  penchent  vers  une  conciliation.  Ils  viennent  de  prendre  un  rendez- 
vous  à  Gotha  pour  s'entendre  sur  la  marche  à  suivre,  et  ils  déclarent  loyale- 
ment «  qu'ils  ont  appris  à  connaître  de  nouveau  l'opinion  publique  dans  beau- 
coup de  contrées  allemandes  »  Ils  ne  désavouent  pas  leurs  actes  politiques, 
mais  ils  avouent  franchement  qu'ils  se  sont  éclairés.  C'est  un  grand  achemine- 
ment à  la  réorganisation  du  parti  libéral  allemand  sous  les  auspices  de  la 
Prusse. 

11  nous  reste  deux  mots  à  dire  sur  les  obstacles  que  peut  rencontrer  la  poli- 
tique prussienne  et  sur  l'attitude  que  la  France  doit  prendre  en  face  de  cette 
politique. 

Nous  ne  parlons  pas  des  obstacles  que  la  démagogie  essaie  de  créer  :  ces  ob- 
stacles-là sont  les  insuraeetions  et  les  émeutes,  et  La  force  décidera;  mais  il  y  a 
au  sein  même  des  gouvernemens  à  quii  la  Prusse  propose  son  projet  des  «répu- 
gnances et  des  dissentimens  qu'il  faut  vaincre.  La  constitution  que  propose  la 
Prusse  paraît  encore  trop  unitaire  à  quelques  états  de  l'Allemagne;  elle  ne  res- 
pecte pas  assez  l'autonomiie  et  l'indépendance  des  états  qui  feront  partie  de 


REVUE.    —   CHRONIQUE.  1051 

l'empire  allemand.  Ainsi,  quelques  états  resteront  en  dehors  de  l'empire,  et  la 
constitution  a  l'air  de  s'en  accommoder.  L'Autriche  ne  peut  pas  faire  partie  de 
l'empire;  la  Bavière  ne  le  veut  pas.  L'Allemagne  se  trouvera  donc  plus  que  jamais 
séparée  .en  deux  parties,  celle  du  nord  et  celle  du  midi;  mais  celle  du  nord  for- 
mera un  tout  compacte  sous  la  domination  de  la  Prusse,  et  le  plan  que  quel- 
ques publieistes  ombrageux  attribuaient  fort  mal  à  propos  à  MM.  de  Gagern  et 
Welker,  quand  ils  offraient  à  la  Prusse  la  couronne  impériale,  celui  de  faire, 
comme  on  le  disait,  une  grande  Prusse  au  lieu  d'une  grande  Allemagne,  ce 
plan  est  en  train  de  s'accomplir;  car,  dans  son  projet  de  constitution,  la  Prusse 
a  la  présidence  d't  collège  de  princes  que  dirige  l'empire.  En  voyant  cette  gran- 
deur prochaine  de  la  Prusse,  le  vieil  esprit  de  l'Autriche  semble  s'être  réveillé 
dans  l'archiduc  Jean.  La  Prusse  semblait  avoir  en  vue  de  substituer  partout  une 
idée  ou  un  pouvoir  prussien  aux  idées  et  aux  pouvoirs  germaniques  de  Francfort. 
Ainsi,  à  la  place  de  la  constitution  de  Francfort,  sa  constitution  datée  de  Berlin; 
elle  voulait  de  même  que  l'archiduc  Jean  résignât  ses  pouvoirs  entre  les  mains 
du  gouvernement  prussien.  L'archiduc  a  résisté;  mais  qu'est-ce  que  le  pouvoir 
central  que  voudrait  encore  représenter  l'archiduc  Jean?  L'assemblée  dont  éma- 
nait ce  pouvoir  central  est  partagée  en  deux  moitiés,  dont  l'une  est  à  Stuttgard 
et  l'autre  à  Gotha,  l'une  au  midi  et  l'autre  au  nord,  avec  une  plus  grande  dis- 
tance encore  entre  les  opinions  qu'entre  les  lieux  La  résistance  de  l'archiduc 
Jean  ne  nous  étonne  pas  de  la  part  d'un  petit-fils  de  Marie-Thérèse;  cependant  ce 
n'est  point  cette  résistance  qui  empêchera  le  succès  de  la  politique  prussienne  : 
l'obstacle  véritable  est  en  Autriche  et  en  Bavière,  et  la  vieille  lutte  entre  l'Alle- 
magne du  nord  et  l'Allemagne  du  midi  est  encore  prête  à  recommencer. 

Dans  cette  lutte,  que  ferons-nous?  Quelle  sera,  quelle  doit  être  la  politique  de 
la  France  à  l'égaid  de  la  Prusse? 

La  Prusse  a  toujours  été  la  puissance  libérale  de  l'Allemagne,  et,  à  ce  titre, 
elle  a  toujours  été  l'alliée  de  la  France.  Nous  savons  bien  que,  selon  les  maximes 
de  l'ancienne  politique  dont  nous  sommes  loin  de  faire  fi,  le  principal  mérite 
de  la  Prusse  aux  yeux  de  la  France,  c'était  de  faire  contre-poids  à  l'Autriche.  De- 
vons-nous encore  avoir  la  même  politique,  si  la  Prusse  dévient  plus  puissante 
et  si  le  contre-poids  arrive  à  la  prépondérance?  Il  y  a  ici  quelques  remarques 
à  faire. 

D'abord  nous  ne  devons  pas  craindre  l'unité  de  l'Allemagne.  Si  cette  unité 
doit  rendre  l'Allemagne  plus  puissante,  félicitons-nous  que  le  mur  qui  nous  sé- 
pare de  la  Russie  s'épaississe  et  s'affermisse.  Mais  cette  unité  ne  peut  être  qu'une 
unité  morale,  civile,  commerciale  et  monétaire;  aussitôt  qu'elle  a  voulu  devenir 
une  unité  politique,  l'œuvre  a  échoué.  Nous  n'avons  donc  rien  à  craindre  de 
toutes  les  sortes  d'unité  qui  sont  possibles  en  Allemagne,  et  quant  à  l'unité  po- 
litique, elle  pourrait  nous  être  dangereuse;  mais  elle  est  impossible.  L'expérience 
de  Francfort  l'a  prouvé. 

Nous  n'avons  donc  aucune  objection  contre  l'empire  et  contre  la  constitution 
germaniques  que  propose  la  Prusse;  mais  nous  ne  souhaitons  pas  que  cela  aille 
plus  loin.  Dans  le  cercle  tracé,  nous  voyons  avec  plaisir  la  Prusse  redevenir  le 
noyau  du  libéralisme  allemand  et  lui  prêter  la  force  matérielle,  en  recevant  de 
lui  la  force  morale.  Au  moment  où  le  libéralisme  allait  succomber  pour  s'être 

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1052  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

trop  prêté  au  contact  de  la  démagogie,  nous  sommes  heureux  de  le  voir  se  relever 
et  recommencer  une  nouvelle  carrière.  Pourtant  notre  prédilection  pour  la  Prusse 
libérale  ne  va  pas  jusqu'à  souhaiter  que  la  Bavière,  Bade  et  le  Wurtemberg  s'ab- 
sorbent et  disparaissent  dans  la  Prusse.  Il  y  a  dans  la  bienveillance  que  l'an- 
cienne France  a  toujours  témoignée. aux  états  secondaires  de  l'Allemagne  une 
tradition  à  conserver  et  à  avouer.  Dans  l'intérêt  de  l'indépendance  européenne, 
nous  souhaitons  que  la  Prusse  soit  grande  et  forte,  et  nous  voyons  avec  plaisir 
que  pour  elle  en  ce  moment  le  meilleur  moyen  d'être  grande  et  forte,  c'est  d'être- 
libérale. 


Nous  avons  dit,  et  nous  ne  saurions  trop  redire,  que  la  Russie  n'intervient 
pas  dans  les  affaires  d'Autriche  avec  l'ardeur  militaire  que  l'on  est  porté  à  lui 
supposer  sur  sa  réputation  de  colosse.  Depuis  plusieurs  mois,  l'intervention  nous 
est  annoncée  chaque  matin  comme  un  fait  accompli.  Si  l'on  en  croyait  les  récits 
de  certaines  feuilles,  deux  cent  mille  hommes  auraient,  de  compte  fait,  débou- 
ché par  les  défilés  les  plus  étroits  et  les  plus  abrupts  des  Karpathes,  suivis  d'on 
ne  sait  quel  nombre  de  bouches  à  feu.  Comme  bien  on  pense,  les  Magyars  n'au- 
raient pas  manqué  de  s'y  trouver  par  des  marches  fabuleuses  et.  des  prodiges 
d'ubiquité;  les  Russes  auraient  été  partout  culbutés,  écrasés,  au  point  qu'il 
n'en  resterait  nulle  trace.  Aussi  a-t-on  toutes  les  peines  du  monde  à  rencontrer 
cà  et  là  le  drapeau  russe  sur  le  territoire  hongrois.  C'est  l'explication  que  les 
Magyars  se  plaisent  à  donner  de  la  lenteur  avec  laquelle  s'avance  l'armée  russe. 
La  vérité  est  que  les  Russes  n'ont  point  encore  livré  d'engagement  sérieux, 
qu'à  peine  se  trouvent-ils  aujourd'hui  en  ligne,  et  qu'ils  n'ont  point  hâte  de 
s'y  mettre.  Ce  n'est  pas  sans  un  effort  laborieux  et  pénible  que  la  Russie  tire  de 
son  sein  les  cent  cinquante  mille  hommes  qui  devraient  depuis  si  long-temps 
camper  sur  les  bords  du  Danube,  et  qui  n'y  arrivent  que  par  petits  corps  et  pour 
assister  les  bras  croisés  à  un  échec  du  nouveau  général  en  chef  autrichien 
Haynau. 

Charles  XII  rejeté  à  Bender  et  Napoléon  repoussé  de  Moscou  montrent  suffi- 
samment, par  ces  catastrophes  de  deux  grandes  fortunes,  combien  la  Russie  est 
solide  sur  la  défensive.  Il  n'y  a  peut-être  que  la  révolution,  sortant  tout  armée 
du  sol,  qui  puisse  avoir  raison  de  la  Russie  chez  elle,  et  la  révolution,  qui  ne  de- 
manderait pas  mieux  sans  doute  que  de  lever  la  tête,  a  été  par  prévoyance  en- 
tièrement désarmée.  La  Russie  n'est  donc  attaquable  que  par  une  guerre  qui 
permettrait  à  la  Pologne  de  s'armer,  de  se  soulever  et  de  briser  le  joug  de  la 
conquête.  Mais  que  la  Russie  franchisse  sa  frontière,  elle  perd  ses  avantages; 
c'est  à  grand'peine  qu'elle  a  triomphé  de  la  Turquie,  en  1828,  au  moment  où 
cet  état,  alors  chancelant,  était  en  proie  aux  insurrections,  et  n'avait  pas  encore 
d'armée  qui  pût  remplacer  ses  janissaires.  En  1830,  lorsque  les  gouvernemens 
absolus  projetèrent  de  former  une  nouvelle  coalition  contre  la  France,  la 
Russie  n'offrait  que  cent  quatre-vingt  mille  hommes,  dont  le  mouvement  fut 
bientôt  paralysé  par  l'insurrection  polonaise.  L'immensité  de  l'empire,  qui  n'est 
point  sans  exiger  quelque  surveillance  depuis  que  les  paysans  russes  entendent 


REVUE.   —  CHRONIQUE.  1053 

chaque  jour  parler  d'abolition  des  corvées,  la  guerre  du  Caucase  conduite  plus 
vigoureusement  aujourd'hui  et  plus  directement  reliée  aux  intérêts  polonais, 
enfin  la  Pologne  elle-même,  qui  n'excita  jamais  plus  d'inquiétudes  malgré  son 
désarmement,  sont  d'assez  graves  sujets  de  préoccupation  pour  que  la  Russie 
ne  vienne  point  déployer  sur  la  scène  européenne  une  de  ces  armées  fabuleuses 
que  l'imagination  magyare  a  aperçues  et  vaincues. 

Oui ,  l'armée  russe  se  sent  gênée  au  dehors,  et  c'est  pourquoi  elle  n'a  nulle 
hâte  de  s'engager  dans  l'entreprise  gigantesque  de  rétablir  la  fortune  des  vieux 
cabinets  ébranlés.  Pourquoi  donc  la  Russie  est-elle  redoutable,  et  pourquoi 
sommes-nous  les  premiers  à  nous  plaindre,  à  nous  alarmer  de  son  intervention 
en  Autriche?  Parce  que,  contrairement  à  l'opinion  reçue,  si  la  force  matérielle 
de  cette  puissance  est  de  beaucoup  au-dessous  de  sa  renommée,  son  influence 
morale  est  l'une  des  plus  grandes  qu'il  y  ait  dans  le  monde,  et  qu'il  y  a  telle 
circonstance  où  le  czar,  avec  un  mot  de  libéralisme  dans  la  bouche,  peut  séduire 
et  entraîner  à  sa  suite  toute  une  race  de  peuples  dont  la  réunion  serait  formi- 
dable. Quand  nous  disons  que  l'empereur  de  Russie  peut  associer  à  ses  intérêts 
des  intérêts  fort  nombreux,  nous  n'entendons  nullement  ceux  d'une  nouvelle 
sainte-alliance  de  rois,  rendue  impossible  par  la  désorganisation  de  l'Autriche 
et  de  la  Prusse  :  nous  avons  en  vue  ceux  des  populations  avec  lesquelles  la 
Russie  a  des  affinités  sous  le  double  aspect  de  l'ethnographie  et  de  la  religion. 
Le  cabinet  russe  connaît  bien  ce  grand  instrument  de  son  ambition  :  les  voya- 
geurs qui  ont  abordé  par  quelque  côté  les  pays  slaves  l'ont  vu  à  l'œuvre,  et,  bien 
que  le  plus  sûr  moyen  de  juger  imparfaitement  la  Russie  soit  de  fréquenter  le 
monde  officiel  de  Saint-Pétersbourg,  la  diplomatie  russe,  dominée  par  la  force 
des  choses,  laisse  bien  par  instans,  malgré  elle,  éclater  son  secret.  On  a  pu  déjà 
remarquer  le  mysticisme  du  manifeste  de  l'empereur,  plein  de  réticences  intelli- 
gibles seulement  pour  les  populations  slaves.  Une  indiscrétion  habilement  calculée 
a  mis  en  circulation  dans  les  salons  diplomatiques  de  l'Allemagne  un  document 
quasi -officiel,  qui  apporte  sur  la  politique  latente  du  czar,  avec  de  nouvelles 
considérations  mystiques,  quelques  lumières  précieuses  et  d'une  couleur  origi- 
nale. C'est  un  écrit  qui  porte  le  titre  de  Mémoire  présenté  à  l'empereur  Nicolas 
depuis  la  révolution  de  février,  par  un  Russe,  employé  supérieur  des  affaires  étran- 
gères. Un  ancien  diplomate,  M.  Paul  de  Bourgoing,  l'a  recueilli  en  Allemagne  et 
lui  a  donné  en  France  la  publicité  d'un  très  petit  nombre  d'exemplaires.  Nous 
y  voyons,  pour  notre  part,  le  manifeste  même  du  panslavisme  moscovite  et  sa 
formule,  sinon  précise  et  nette,  du  moins  esquissée  de  manière  à  être  recon- 
naissable.  «La  Russie,  dit  le  Mémoire,  est  avant  tout  l'empire  chrétien;  le 
peuple  russe  est  chrétien  non-seulement  par  l'orthodoxie  de  ses  croyances,  mais 
par  quelque  chose  de  plus  intime  encore  que  la  croyance  :  il  l'est  par  cette 
faculté  de  renoncement  et  de  sacrifice  qui  est  comme  le  fond  de  sa  nature 
morale.  La  révolution  est  avant  tout  anti-chrétienne.  L'esprit  anti-chrétien  est 
l'ame  de  la  révolution  :  c'est  là  son  caractère  propre,  essentiel.  Les  formes  qu'elle 
a  nécessairement  revêtues,  les  mots  d'ordre  qu'elle  a  tour  à  tour  adoptés,  tout,, 
jusqu'à  ses  violences  et  ses  crimes,  n'a  été  qu'accessoire  et  accidentel;  mais  ce 
qui  ne  l'est  pas,  c'est  le  principe  anti-chrétien  qui  l'anime,  et  c'est  lui  aussi,  il, 
faut  bien  le  dire,  qui  lui  a  valu  sa  terrible  puissance.  Quiconque  ne  comprend 


10&4  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

pas  cela  assiste  en  aveugle  depuis  soixante  ans  au  spectacle  que  le  monde  lui 
offre,  o»  Sans  adopter  dans  tous  ses  points  ce  jugement,  on  ne  le  trouvera  peut- 
être  point  dénué  de  profondeur,  et  n'était  que  M.  de  Maistre  professait  une 
autre  opinion  sur  l'orthodoxie  russe,  il  n'eût  point  autrement  parlé.  Au  reste, 
l'auteur  du  Mémoire  prévient  cette  objection  ,  et  peu  s'en  faut  qu'il  n'ac- 
cuse hautement  l'église  latine  d'impiété  flagrante,  d'apostasie  honteuse,  pour 
avoir,  dans  une  certaine  limite,  pactisé  avec  la  révolution.  Il  n'y  a  qu'un  seul 
gouvernement,  que  dis-je?  il  n'y  a  qu'un  seul  homme  en  Europe  qui  ait  eu 
l'intelligence  de  cette  situation  morale  :  cet  homme,  c'est  le  czar.  «  C'est, s'écrie 
le  diplomate  avec  l'accent  de  la  conviction,  c'est  qu'il  y  avait  heureusement  sur 
le  trône  de  Russie  un  souverain  en  qui  la  pensée  russe  s'est  incarnée,  et  que, 
dans  l'état  actuel  du  monde,  la  pensée  russe  est  la  seule  qui  soit  placée  assez 
en  dehors  du  milieu  révolutionnaire  pour  pouvoir  apprécier  sainement  les  faits 
qui  s'y  produisent.  » 

Après  avoir  mis  la  France  au  ban  des  peuples  civilisés,  c'est  à  l'Allemagne  que 
s'en  prend  l'écrivain  panslaviste.  L'Allemagne  a  non-seulement4e  malheur  d'être 
tombée  dans  une  profonde  anarchie  pour  avoir  embrassé  le  principe  révolution- 
naire; elle  est  coupable,  elle  est  ingrate  envers  la  Russie,  qui  la  sauvée  en  4814. 
L'Allemagne  en  sera  punie,  car  on  reconnaîtra  bientôt  que  la  seule  chance 
d'unité  sérieuse  et  praticable  pour  ce  pays  dépendait  nécessairement  du  système 
politique  qu'il  vient  d'abandonner,  c'est-à-dire  du  système  russe. 

D'ailleurs,  desquestions  plus  graves  vont  surgir,  de  redoutables  complications 
ne  tarderont  pas  à  naître  sur  toute  la  frontière  de  l'Allemagne,  et  c'est  ici  que  le 
Mémoire,  après  avoir  posé  les  principes  que  nous  venons^d'indiquer,. prend  sa  vé- 
ritable importance  pratique,  a  On  avait  oublié,  dit-il,  qu'au  cœur  même  de  cette 
Allemagne  dont  on  rêve  l'unité,  il  y  avait,  dans  le  bassin  de  la  Bohème  et  dans 
les  pays  slaves  qui  l'entourent,  six  à  sept  millions  d'hommes  pour  qui,  de  géné- 
ration en  génération,  depuis  des  siècles,  l'Allemagne  n'a  pas  cessé  d'être  un  seul 
instant  quelque  chose  de  pire  qu'un  pays  étranger  pour  qui  l'Allemand  est  tou- 
jours un  ennemi.  Tout  ce  qui  reste  à  la  Bohème  de  vraie  vie  nationale  est  dans 
ses  croyances  hussites,  dans  cette  protestation  toujours  vivante  de  sa  nationa- 
lité slave  opprimée  contre  l'usurpation  de  l'église  romaine  aussi  bien  que 
contre  la  domination  allemande.  C'est  là  le  lien  qui  l'unit  à  tout  son  passé  de 
lutte  et  de  gloire,  et  c'est  là  aussi  le  chaînon  qui  pourra  rattacher  un  jour  les 
Tchèques  de  la  Bohème  à  leurs  frères  d'Orient.  On  ne  saurait  assez  insister  sur 
ce  point,  car  ce  sont  précisémeut  ces  réminiscences  sympathiques  de  l'église 
d'Orient,  ce  sont  ces  retours  vers  la  vieille  foi  dont  le  hussitisrae,  dans  son 
temps,  n'a  été  qu'une  expression  imparfaite  et  défigurée,  qui  établissent  une 
différence  profonde  entre  la  Pologne  et  la  Bohème,  entre  la  Bohème  ne  subis- 
sant que  malgré  elle  le  joug  de  la  communauté  occidentale  et  cette  Pologne 
factieusement  catholique,  séide  fanatique  de  l'Occident  et  toujours  traître  vis-à- 
vis  des  siens.  »  Telle  est  la  thèse  soutenue  en  effet  par  les  panslavistes  en  ma- 
tière religieuse.  Pour  eux,  l'église  orientale,  l'esprit  oriental,  sont  les  véritables 
traditions  nationales  des  peuples  slaves.  Les  premiers  essais  de  leur  civilisation, 
leur  avenir,  toute  leur  vie  morale,  seraient  dans  le  christianisme  d'Orient,  dont 
la  Russie  est  le  sanctuaire,  et  le  czar  le  pontife. 


REVUE.    —  CHRONIQUE.  iOS5 

lie  grand  reproche  de  la  pro|>agande  russe  aux  Polonais,  aux  Croates,  aux 
Dalmates  et  aux  lllyriens,  c'est  le  christianisme  latin,  c'est  l'esprit  occidental 
auquel  ils  sont  liés  par  leur  histoire  et  par  leurs  goûts.  En  revanche,  avec  quelle 
tendresse  l'écrivain  russe  ne  parle-t-il  pas  des  Slaves  orthodoxes  de  la  frontière 
autrichienne  et  de  la  Turquie!  Nous  ne  résisterons  point  au  plaisir  d'une  der- 
nière citation,  qui  nous  semble  mieux  encore  qu'aucune  autre  donner  le  vrai 
sens  de  l'intervention  russe  en  Autriche  :  a  Sur  toute  cette  frontière  militaire, 
composée  aux  trois  quarts  de  Serbes  orthodoxes,  il  n'y  a  pas  une  cabane  de  co- 
lon, au  dire  même  des  voyageurs  autrichiens,  où,  à  côté  du  portrait  de  l'empe- 
reur d'Autriche,  l'on  ne  découvre  le  portrait  d'un  autre  empereur  que  ces  races 
fidèles  s'obstinent  à  considérer  comme  le  seul  légitime.  D'ailleurs,  pourquoi  le 
dissimuler?  il  est  peu  probable  que  toutes  ces  secousses  de  tremblement  de  terre 
qui  bouleversent  l'Occident  s'arrêtent  au  seuil  des  pays  d'Orient,  et  comment 
pourrait-il  se  faire  que  dans  cette  guerre  à  outrance,  dans  cette  croisade  d'im- 
piété que  la  révolution,  déjà  maltresse  des  trois  quarts  de  l'Eurone  occidentale, 
prépare  à  la  Russie,  comment  pourrait-il  se  faire  que  l'Orient  chrétien,  l'Orient 
slave  et  orthodoxe,  lui  dont  la  vie  est  indissolublement  liée  à  la  nôtre,  ne  se 
trouvât  pas  entraîné  dans  la  lutte  à  notre  suite?  Et  c'est  peut-être  même  par  lui 
que  la  guerre  commencera,  car  il  est  à  prévoir  que  toutes  ces  propagandes  qui 
le  travaillent  déjà,  propagande  catholique,  propagande  révolutionnaire,  toutes 
apposées  entre  elles,  mais  réunies  dans  un  sentiment  de  haine  commune  contre 
la  Russie,  vont  maintenant  se  mettre  à  l'œuvre  avec  plus  d'ardeur  que  jamais. 
On  peut  être  certain  qu'elles  ne  reculeront  devant  rien  pour  arriver  à  leurs  fins. 
Et  quel  serait,  juste  ciel!  le  sort  de  toutes  ces  populations,  chrétiennes  comme 
nous,  si,  en  butte,  comme  elles  le  sont  déjà,  à  toutes  ces  influences  abominables, 
la  seule  autorité  qu'elles  invoquent  dans  leurs  prières  venait  à  leur  faire  défaut 
en  un  pareil  moment!  En  un  mot,  quelle  ne  serait  pas  l'horrible  confusion 
où  tomberaient  ces  pays  d'Orient  aux  prises  avec  la  révolution,  si  le  légitime 
souverain,  si  l'empereur  orthodoxe  d'Orient  tardait  encore  long-temps  à  y  ap- 
paraître!.... »  Quoi  de  plus  clair?  Dans  la  situation  mille  fois  regrettable  que 
l'oppression  magyare  et  l'imprudence  du  cabinet  allemand  de  Vienne  ont  faite 
aux  Slaves  de  Bohème  et  de  Hongrie,  l'empereur  intervient  pour  prêter  aide 
et  secours  à  des  frères  slaves,  à  des  co-religionnaires.  Il  se  présente  à  eux,  non 
point  comme  le  champion  du  pouvoir  absolu,  mais  comme  le  protecteur  na- 
turel du  principe  slave  en  Autriche,  fort  heureux  que  ce  principe  n'ait  pas  pu  se 
constituer  sans  son  concours,  et  fort  attentif,  par  ses  lenteurs  mêmes,  à  faire 
sentir  aux  Serbes,  aux  Croates,  aux  Tchèques,  tout  le  prix  de  l'appui  qu'il  leur 
apporte. 

Voilà  le  péril  que  craignaient  par-dessus  tout  autre  ceux  qui  voulaient  une 
Autriche  constitutionnelle  et  fédérale,  où  les  Slaves,  se  suffisant  à  eux-mêmes, 
loin  de  voir  dans  l'empereur  de. Russie  un  allié  nécessaire,  l'eussent  redouté 
naturellement  comme  un  ennemi.  Voilà  ce  que  les  libéraux  de  France  n'ont 
jamais  su  comprendre,  les  yeux  toujours  offusqués  par  la  question  d'Italie  et  les 
déclamations  des  Magyars.  Le  véritable  intérêt  diplomatique  de  la  France  était 
à  Constantinople  et  à  V^nne,  où  nous  devions,  s'il  eût  été  nécessaire,  sacrifier 
un  peu  de  l'impatience  de  nos  instincts  démocratiques  à  ce  grand  calcul  de 


1056  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

l'équilibre  européen  mis  aujourd'hui  en  danger  par  la  propagande  russe.  Oui,  le 
premier  intérêt  de  la  France,  c'était  beaucoup  moins  de  faire  éclore  des  démo- 
craties et  des  nationalités  en  serre-chaude  que  d'écarter,  de  refouler  loin  de 
l'Occident  l'action  de  la  Russie.  On  le  pouvait  diplomatiquement;  on  ne  l'a  pas 
voulu.  On  a  donc  livré  l'Autriche  et  la  Turquie  aux  Russes;  on  leur  a  jeté  une 
partie  des  populations  slaves  dans  les  bras.  C'est  pourquoi  nous  disons  que  l'on 
a  armé  la  Russie  d'une  grande  force  morale,  et  c'est  pourquoi,  sans  nous  sou- 
cier beaucoup  de  son  armée,  qui  n'est  pas  aussi  redoutable  que  l'on  aime  à  le 
dire,  nous  craignons  l'extension  de  son  influence,  infiniment  plus  active  et  plus 
puissante  qu'on  ne  le  veut  croire. 

L'Angleterre  ne  se  ressent  point  à  l'intérieur  de  l'émotion  produite  en  Europe 
par  l'esprit  révolutionnaire.  Les  doctrines  des  whigs  ont  pu  être  quelquefois  en 
contradiction  avec  celles  des  tories  sur  la  nécessité  de  réformer  telle  ou  telle  partie 
de  la  constitution;  elles  ont  bien  rarement  différé  sur  le  principe  historique  de 
cette  constitution,  et  aujourd'hui  les  whigs,  les  auteurs  de  la  réforme  parlemen- 
taire de  1832,  ne  sont  pas  beaucoup  moins  empressés  que  les  tories  à  repousser 
toute  proposition  qui  aurait  pour  but  de  développer  cette  réforme.  La  chambre 
des  communes  en  a  récemment  donné  la  preuve  à  M.  Hume.  M.  Hume  demandait 
1°  l'extension  de  la  franchise  électorale,  2°  le  secret  du  vote,  3°  la  triennalité  du 
parlement,  4°  une  répartition  plus  équitable  dans  le  nombre  des  représentans 
de  chaque  comté.  Il  s'est  trouvé  82  voix  seulement  contre  268  pour  appuyer 
cette  motion.  Ce  vote  laisse  peu  d'espoir  à  quiconque  voudrait  présentement  se 
faire  le  patron  d'une  réforme  politique.  Non,  les  idées  abstraites,  les  innovations 
d'après  l'idéal  ne  sont  point  la  préoccupation  de  l'Angleterre.  Au  temps  de  sa 
jeunesse,  M.  Guizot  comparait,  avec  beaucoup  de  raison,  l'Angleterre  «  à  l'aigle 
qui,  les  ailes  ployées,  bâtit,  répare,  embellit  son  aire,  et  néglige  de  reprendre 
son  vol  vers  les  régions  du  soleil.  »  Mais  si  l'Angleterre  n'a  point  comme  nous  la 
prétention  de  s'être  élevée  à  la  contemplation  des  vérités  éternelles  et  d'avoir 
renouvelé  la  tentative  de  Prométhée  pour  apporter  à  l'humanité  le  feu ,  la  lu- 
mière, la  vie,  la  vraie  liberté,  ce  grand  pays  possède  en  revanche  un  sentiment 
précieux  qui  nous  manque  depuis  tant  d'années,  le  sentiment  de  la  légalité,  le 
sentiment  politique,  le  dévouement,  l'esprit  de  sacrifice.  C'est  par  ces  vertus, 
au  contact  desquelles  se  forment  les  hommes  d'état,  que  la  constitution  anglaise, 
si  défectueuse,  si  injuste  soit-elle  en  tant  de  points,  peut  suffire  encore  à  tem- 
pérer les  exigences  politiques  du  parti  radical  et  à  bien  gouverner.  Or,  la  meil- 
leure constitution,  dit  lord  John  Russell  combattant  la  motion  de  M.  Hume, 
c'est  celle  qui  peut  assurer  au  pays  le  meilleur  gouvernement. 

En  réalité,  les  préoccupations  du  cabinet  whig  sont  plutôt  administratives 
que  politiques.  Questions  de  marine,  questions  de  chemins  de  fer,  questions 
d'impôts,  question  éternelle  du  paupérisme  :  tel  est  l'objet  principal  des  débats 
du  parlement.  Les  questions  coloniales  ont  aussi  pris,  depuis  quelques  mois, 
une  grande  extension.  Après  des  vicissitudes  militaires  qui  avaient  motivé  le 
rappel  du  vieux  général  en  chef  de  l'armée  des  Indes,  lord  Gough,  au  profit 
de  celui  que  l'on  est  convenu  d'appeler  le  héros  du  Scinde,  sir  Charles  Napier, 
le  protégé  du  duc  de  Wellington,  la  victoire  est  revenue  sous  les  drapeaux  de 
lord  Gough,  et  le  nouveau  général  en  chef  en  a  pu  apprendre  en  chemin  la 


REVUE.    —   CHRONIQUE.  1057 

nouvelle.  Cette  affaire  de  ménage  disparaît  devant  l'importance  de  l'événe- 
ment :  le  royaume  du  Pandjab,  objet  de  tant  de  convoitise,  a  été  mis,  par  la 
défaite  des  Sykhs,  aux  mains  de  l'Angleterre,  et  elle  prétend  bien  le  dominer 
de  fait  et  de  droit,  comme  elle  le  dominait  déjà  par  son  influence.  Le  sou- 
verain du  Pandjab  est  officiellement  exproprié,  et  l'annexion  de  ce  royaume 
aux  possessions  anglaises  est  proclamée.  Les  frontières  de  l'empire  britannique 
en  Asie  sont  donc  portées  à  l'occident  jusqu'à  l'Indus.  Les  Afghans  eux-mêmes, 
frappés  de  découragement  à  la  vue  de  ce  désastre  des  Sykhs,  se  sont  repliés  sur 
le  Caboul,  ayant  eu  pour  toute  fortune  l'avantage  de  trouver  le  chemin  libre 
dans  leur  retraite.  Le  gain  est  donc  immense,  quant  à  présent,  pour  l'Angleterre, 
puisqu'en  lui  donnant  un  vaste  et  riche  territoire,  la  bataille  de  Goudjerat 
semble  lui  assurer  la  paix  du  côté  des  populations  qui  étaient  encore  capables 
de  l'inquiéter. 

Sur  d'autres»  points  de  l'empire,  les  événemens  ont  moins  d'éclat,  sans  man- 
quer pourtant  de  gravité.  Le  mouvement  libéral  a  pris  une  certaine  vigueur 
dans  quelques-unes  des  colonies,  à  la  Guyane  et  dans  l'Australie,  que  l'on  songe 
à  doter  d'une  constitution  locale  et  de  municipalités. 

Au  Canada,  la  rivalité  des  races,  qui  tant  de  fois  a  été  un  sujet  de  discorde, 
s'est  de  nouveau  envenimée  et  a  amené  à  la  fin  d'avril  de  la  part  des  loyalistes, 
ou,  si  l'on  veut,  des  Anglais,  un  soulèvement  que  la  prudence  et  la  fermeté  du 
gouverneur,  lord  Elgin,  n'ont  point  encore  entièrement  paralysé.  Sur  le  premier 
moment,  l'alarme  a  été  grande,  le  pouvoir  législatif  a  dû  subir  une  sorte  de 
15  mai,  le  parlement  a  été  incendié,  les  insurgés  se  sont  vus  quelque  temps 
maîtres  du  terrain.  La  force  publique  a  fini  par  reprendre  le  dessus;  mais,  en 
cessant  d'être  violente,  l'agitation  est  devenue  constitutionnelle,  et  paraît  de- 
voir se  prolonger.  Le  prétexte  de  tout  ce  bruit  du  parti  anglais,  c'est  justement 
le  vote  d'une  indemnité  en  faveur  de  ceux,  pour  la  plupart  Français,  qui  ont 
souffert  de  l'insurrection  de  1839.  Bien  que  la  majorité  du  pouvoir  législatif 
appartienne  au  parti  anglais,  puisque  d'après  les  chiffres  officiels  le  tiers  à 
peine  de  la  population  est  français,  et  que  l'égalité  des  privilèges  donne  ainsi 
la  prépondérance  constitutionnelle  à  la  race  anglaise,  le  bill  voté  avait  reçu  la 
sanction  de  lord  Elgin.  Les  factieux  se  sont  soulevés  au  nom  de  la  métropole, 
comme  si  ses  intérêts  eussent  été  sacrifiés  au  parti  français.  Le  gouverneur 
n'en  a  pas  moins  tenu  bon.  Le  ministère  ne  pouvait  point  le  rappeler  sans 
donner  raison  aux  factieux  contre  les  pouvoirs  constitutionnels  qui  ont  équi- 
tablement  et  légalement  voté  l'indemnité.  Lord  Elgin  demeure  donc  à  son 
poste  pour  faire  respecter  la  loi.  Tout  en  félicitant  le  gouvernement  anglais  de 
l'impartialité  avec  laquelle  il  appuie  une  politique  équitable,  on  doit  recon- 
naître que  la  rivalité  des  races  au  Canada  est  une  vieille  querelle  qui  ne  finira 
pas  de  si  tôt. 

La  Grande-Bretagne  n'est  point  seulement  la  métropole  de  vastes  colonies, 
elle  exerce  aussi  en  d'autres  lieux  cette  sorte  de  suzeraineté  que  l'on  appelle  en 
droit  des  gens  protectorat,  pouvoir  difficile  à  définir  et  susceptible  de  se  prêter 
à  tous  les  abus.  Telle  est  la  situation  faite  à  l'Angleterre,  à  l'égard  des  îles  Io- 
niennes, par  les  traités  de  1815.  La  propension  naturelle  et  fatale  du  protectorat 
est  de  se  transformer  en  domination  réelle,  en  pleine  souveraineté,  de  telle  fa- 


1058  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

çon  que  protéger  équivaut  la  plupart  du  temps  à  humilier,  à  tenir  Votât  pro- 
tégé dans  une  condition  d'impuissance  absolue  Vainement  les  truites  auront 
stipulé  de  belles  garanties,  vainement  le  suzerain  aura  joint  les  promisses  aux 
conventions  écrites  :  tout  droit  qui  n'est  point  appuyé  sur  la  force  risque  bien 
<Tètre  un  droit  illusoire,  et  dans  cette  circonstance  plus  qu'en  toute  autre  Lear 
îles  Ioniennes,  en  passant  sous  le  protectorat  de  l'Angleterre,  avaient  semblé  & 
ia  hauteur  du  gouvernement  constitutionnel.  La  vie  municipale  ancienne  et  en 
quelque  sorte  innée  dans  cette  race  hellénique,  les  rapports  directs  et  suivis  des 
îles  avec  la  civilisation  de  l'Occident,  les  préparaient  à  l'exercice  des  libertés- 
constitutionnelles.  En  leur  imposant  son  protectorat,  l'Angleterre  leur  octroya 
donc  une  législation  politique;  mais  c'était  une  de  ces  constitutions  habilement 
combinées  qui,  de  la  liberté,  ne  donnent  que  l'ombre.  Point  de  liberté  de  la 
presse,  point  de  liberté  électorale.  Le  sentiment  démocratique,  excité  par  le  voi- 
sinage de  la  Grèce  émancipée,  le  sentiment  national  développé  peu  à  peu  au 
contact  de  toutes  les  idées  qui  tendent  depuis  plusieurs  années  à  l'exalter,  ont 
fini  par  arracher  aux  Ioniens  des  paroles  de  mécontentement.  Ils  demandaient 
non  point  à  secouer  le  poids  gênant  du  protectorat,  mais  à  participer  du  moins 
aux  avantages  constitutionnels  de  la  puissance  protectrice.  Une  supplique  très 
sensée  et  très  vive,  écrite  par  un  jeune  avocat  de  Corfou,  M  Zambelli,  et  adres- 
sée au  comte  Grey,  avait  formulé,  dès  l'année  dernière,  les  griefs  et  les  Vteux 
de  la  population  ionienne.  Le  gouvernement  a  fini  par  accorder  la  liberté  de  la 
presse.  Le  pays  n'a  point  tardé  à  en  user  :  sous  le  titre  significatif  de  Patris, 
Corfou  a  vu  naître  un  journal  d'opposition  nationale  en  grec  et  en  français, 
dont  le  principal  but  est  aujourd'hui  la  liberté  électorale.  Cette  dernière  liberté 
ne  saurait  maintenant  se  faire  long-temps  attendre.  Il  ne  faut  pas  se  dissimu- 
ler toutefois  qu'en  accordant  de  nouvelles  franchises  aux  îles  Ioniennes,  on  leur 
donne  des  moyens  de  développement  dont,  avec  l'ardeur  propre  à  leur  race  et 
leur  patriotisme  hellénique,  elles  ne  manqueront  pas  de  profiter.  Elles  voudront 
à  bon  droit  s'associer  de  plus  près  à  la  civilisation  naissante  et  aux  destinées 
politiques  du  royaume  de  Grèce,  et,  si  la  Grèce  prenait  plus  de  force,  cela 
pourrait  un  jour  devenir  une  grosse  question  pour  l'Angleterre.  En  attendant, 
eette  grande  puissance,  tranquille  au  dedans,  malgré  la  misère  des  peuples,  par 
la  force  merveilleuse  de  ses  traditions  et  de  son  esprit  public,  forte  au  dehors  et 
influente  par  l'activité,  le  bon  sens,  la- résolution  de  sa  diplomatie,  assiste,  sinon, 
avec  beaucoup  de  franchise,  au  moins  sans  faiblesse,  au  spectacle  de  l'univer- 
selle agitation  de  l'Europe. 


V.  de  Mars. 


TABLE  DES  MATIERES  DU  DEUXIEME  VOLUME. 


JIOUVELLE  PÉRIODE.  —  AVRIL.  —  MAI.  —  JUIW  1849. 


LES  SQUATTERS,  Souvenirs  d'un  Émigrant.  —  Première  partie,  par  M.  Ga- 

briel  Ferry.     . 5 

DU  PEUPLE  ET  DE  LA  POÉSIE.  —  La  Semaine  d'un  Fils,  de  Jasmin,  par 

M.  Charles  de  Mazade 43 

HISTOIRE  DU  CONSULAT  ET  DE  L'EMPIRE,  de  M.  Thiers,  par  M.  Loève- 

Veimars 59 

DU  DEVELOPPEMENT  HISTORIQUE  DE  LA  LOGIQUE,  par  M.  É.  Littré.  7ft 
LES  RÉCITS  DE  LA  MUSE  POPULAIRE.  —  La  Fileuse.  par  M.  E.  Souvestre.  102 
LITTÉRATURE  AMÉRICAINE.  —  Évangeline,  histoire  acadienne  de  R.  W.  Long- 

fellow,  par  M.  Philarète  Chasles i&fe 

SIX  MOIS  D'AGITATION  RÉVOLUTIONNAIRE  EN  ITALIE.  —  Les  Chefs  du 

PARTI    RÉPUBLICAIN  ET    LES    PUBLICISTES    DU    PARTI    MODÉRÉ   A  ROME ,   FLORENCE" 

et  Turin,  par  M.  L.  Geofroy 14$ 

REVUE  LITTÉRAIRE.  —  Les  Livres  et  les  Théâtres,  par  M.  A.  de  Pont- 

MARTIN NHJ 

HISTOIRE  POLITIQUE.  —  CHRONIQUE  DE  LA  QUINZAINE 13ft> 

LES  ÉTATS  D'ORLÉANS.  —  Première  partie,  par  M.  L.  Vitet 189 

LES  SQUATTERS.  —  Souvenirs  d'un  Émigrant.  —  Dernière  partie,  par  M.  Ga- 
briel Ferry 252 

THOMAS  CARLYLE,  SA  VIE  ET  SES  ÉCRITS,  par  M  É.  Montégut.  ...  278 
DES  DEVOIRS  ET  DE  LA  DÉFENSE  DE  LA  SOCIÉTÉ  FRANÇAISE  DEPUIS 

FÉVRIER ,  par  M.  Eugène  Forcade 315 

POÉSIES.  —  Variations  sur  le  Carnaval  de  Venise,  par  M.  Th.  Gautier.     .  339 

HISTOIRE  POLITIQUE.  —  CHRONIQUE  DE  LA  QUINZAINE 343- 

LA  MÉDIATION  ANGLO-FRANÇAISE  A  PALERME,  LETTRES  DE  SICILE.   .  353 

DE  L'ÉPOPÉE  CHRÉTIENNE  JUSQU'A  KLOPSTOCK.  —  De  l'Usage  du  mer- 
veilleux chrétien,  par  M.  Saint-Marc  Girardin 365 

LES  ÉTATS  D'ORLÉANS.  —  Deuxième  partie,  par  M.  L.  Vitet 382 

DE  LA  POLITIQUE  EXTÉRIEURE  DE  LA  FRANCE  DEPU'.S  1830.  —  Af- 
faires d'Italie  jusqu'en  février  184S,  par  M.  0.  D'Haussonville.     ...      451 

PEINTURE  MONUMENTALE.  —  Les  Travaux  de  M.  H.  Flandrin  a  l'église 

Saint-Paul  de  Nîmes  ,  par  M.  Saint-Rene  Taillandier 490 


1060  TABLE  DES  MATIÈRES. 

ADRIENNE  LECOUVREUR ,  drame  de  MM.  E.  Scribe  et  Lcgouvé ,  par  M.  Gus- 
tave Planche 500 

LE  PROPHÈTE,  de  M.  Meyerbeer,  par  M.  P.  Scudo. 512 

HISTOIRE  POLITIQUE.  —  CHRONIQUE  DE  LA  QUINZAINE 525 

LITTÉRATURE   ANGLO-AMÉRICAINE.    —   Voyages   réels  et  fantastiques 

d'Hermann  Melville,  par  M.  Philarète  Chasles 541 

DE  LA  CRITIQUE  ET  DE  LA  DESTINÉE  DES  OUVRAGES  CONTEMPORAINS. 
—  Cours  de  Littérature  dramatique,  de  M.  Saint-Marc  Girardin,  par 

M.  D.  Nisard 571 

LES  ÉTATS  D'ORLÉANS.  —  Dernière  partie,  par  M.  L.  Vitet 585 

DE  L'HISTOIRE  PAR  LA  CARICATURE  (England  under  the  house  of  Ha- 
nover,  illustrated  from  the  caricatures  and  satires  ofthe  day).  —  Pre- 
mière partie,  par  M.  John  Lemoinne 648 

LA  CAMPAGNE  DU  PIÉMONT  EN  1849,  par  M.  de  Dino 663 

AFFAIRES  DU  DANEMARK.  —  La  Question  de  Droit  et  la  Guerre.    ...      687 
HISTOIRE  POLITIQUE.  —  CHRONIQUE  DE  LA  QUINZAINE 698 

POÈTES  ET  ROMANCIERS  MODERNES  DE  LA  FRANCE.  —  LU.  —  Chêne- 

dollé.  —  Première  partie,  par  M.  Sainte-Beuve 717 

UN  MOT  SUR  LE  24  FÉVRIER,  à  propos  du  livre  la  Société  et  les  Gouver- 
nemens  de  l'Europe  depuis  la  chute  de  Louis-Philippe ,  par  M.  Alexis 
de  Saint-Priest 774 

HISTOIRE  DU  PARLEMENT  DE  FRANCFORT.  —  Première  partie,  par  M.  Saint- 
René  Taillandier 792 

L'ESPAGNE  DEPUIS  LA  RÉVOLUTION  DE  FÉVRIER.   —  I.  —  Situation 

extérieure,  par  M.  Gustave  d'Alaux 823 

DE  L'HISTOIRE  ANCIENNE  DE  LA  GRÈCE  (History  of  Greece,  by  G.  Grote), 

par  M.  Prosper  Mérimée 846 

DES  ÉLECTIONS  ET  DE  L'ASSEMBLÉE  LÉGISLATIVE. 857 

HISTOIRE  POLITIQUE.  —  CHRONIQUE  DE  LA  QUINZAINE 867 

ESQUISSES  NORMANDES.  —  LE  MOULIN 882 

LA  TRANSYLVANIE  DEPUIS  LA  FIN  D%U  XVII*  SIÈCLE  JUSQU'EN  1849.  — 
I.  —  Rapports  de  la  Transylvanie  avec  la  France  et  sa  réunion  a  l'Au- 
triche, par  M.  E.  de  Langsdorff 885 

POÈTES  ET  ROMANCIERS  MODERNES  DE  LA  FRANCE.  —  LU.  —  Chêne- 

dollé.  —  Dernière  partie,  par  M.  SAINTE-BEUVE 917 

UN  POÈTE  ÉPIQUE  MODERNE  ANGLAIS.  —  Le  Roi  Arthur  et  les  derniers 

ouvrages  de  sir  E.  Bulwer  ,  par  M.  MlLSAND 956 

L'INDUSTRIE    FRANÇAISE    DEPUIS   LA   RÉVOLUTION   DE   FÉVRIER,   par 

M.    AUDIGANNE »...         979 

UNE  EXPÉDITION  AMÉRICAINE  DANS  LES  DÉSERTS  DU  NOUVEAU- 
MEXIQUE ,  par  M.  G.  Ferry 1007 

HISTOIRE  POLITIQUE.  —  CHRONIQUE  DE  LA  QUINZAINE 1037 

FIN  DE  LA  TABLE. 


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