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REVUE
DES
DEUX MONDES
XIXe ANNÉE. — NOUVELLE PÉRIODE
TOME II. — 1« AYRIL 434^
f
PARIS. — IMPRIMERIE DE GERDES,
Rue Saint-Germain-des-Prés, 10.
REVUE
DES
DEUX MONDES
TOME DEUXIEME
DIX-NEUVIÈME ANNÉE. — NOUVELLE PÉRIODE
PARIS
AU3 BUREAU DE LA REVUE DES DEUX MONDES
RUE SAINT-BENOÎT, 18
1849
1,2.1
S
AT
Vt.b:
Jtt*.
LES SQUATTERS
SOUVENIRS D'UN EMIGRANT.
PREMIÈRE PARTIE.
J'ai sous les yeux des lettres écrites des points les plus opposés 'de
l'Amérique du Nord , par un jeune émigrant dont la révolution de fé-
vrier a brusquement déplacé l'existence. Dernier rejeton d'une famille
historique, George de L... n'était pas un de ces esprits inquiets que l'in-
fluence d'une étoile errante pousse de contrée en contrée à la poursuite
de quelque chimère. D'un caractère tranquille et rêveur, ennemi de
tout changement, il était de ces hommes qui regardent la vie couler
comme un fleuve, sans s'inquiéter d'où viennent ses eaux, sans se de-
mander où elles iront se perdre. C'est à la nécessité qu'il avait obéi
en quittant la France après avoir recueilli à la hâte les débris de son
patrimoine. Il avait disparu sans que personne eût été informé de son
départ; quand, les premiers jours de trouble passés, la société, un peu
remise de son émoi, avait pu compter ses morts et ses blessés, alors
seulement les amis de George de L... avaient remarqué son absence.
Bientôt cependant j'avais eu de ses nouvelles, et les premières lettres
qu'il m'écrivit ne furent qu'une sorte de prélude à une* assez volumi-
neuse correspondance où il y avait à la fois l'abandon d'un journal de
G REVUE DES DEUX MONDES.
voyage et l'intérêt d'un roman. Ce qui me frappa surtout dans les
longues confidences de George de L..., ce fut le contraste de deux pays,
de deux civilisations, qui s'y reflétaient parfaitement. En quelques
mois, le jeune émigrant avait fait l'essai de deux existences, celle du
colon cultivateur dans les solitudes de la Virginie et celle du chercheur
d'or sur les grèves de la Californie; il avait pu les comparer, en ap-
précier mûrement les inconvéniens, ainsi que les avantages. On ne
s'étonnera pas que je me sois plu à recueillir ces impressions, qui
étaient pour moi autant de souvenirs : j'avais vu moi-même les lieux
que George décrivait complaisamment, j'avais vécu au milieu des rudes
populations qu'il visitait. Un autre motif me rendait cette correspon-
dance intéressante : j'y trouvais de vifs aperçus sur les profondes révo-
lutions qui menacent le Nouveau-Monde comme l'Europe. Je compa-
rais le présent de l'Amérique à son avenir, et les villes mêmes qu'avait
traversées le voyageur me facilitaient cette comparaison; la Nouvelle-
Orléans, New-York et San-Francisco, par exemple, me semblaient re-
présenter les faces les plus curieuses de ce monde naissant, ses gran-
deurs passées et ses grandeurs nouvelles : d'une part, la richesse ac-
quise péniblement et courageusement par la culture; de l'autre, les
faciles et merveilleuses conquêtes du chercheur d'or. C'était, en un
mot, l'Amérique d'hier et l'Amérique d'aujourd'hui qui se trouvaient
opposées l'une à l'autre dans leurs plus pittoresques aspects.
Par une singularité digne de remarque, ces deux points extrêmes du
même continent, New- York et San-Francisco, semblent rapprochés
par l'identité des conditions géographiques. La première de ces villes,
à l'est et sur l'Atlantique, regarde l'Europe; la seconde, à l'ouest, sur
l'Océan Pacifique, est en face de l'Asie. Les fondateurs de New- York,
comme ceux de San-Francisco, durent être frappés par l'aspect d'une
immense baie, abritée contre les Vents du large par une ceinture de
collines verdoyantes, et au fond de laquelle venaient se déverser deux
larges fleuves. Des deux côtés, d'ailleurs, on retrouve les mêmes avan-
tages naturels. Le Rio-San-Joaquin et le Rio-Sacramento sont pour San-
Francisco ce que l'Hudson et la Rivière de l'Est sont pour New- York :
il n'y a que les noms à changer. Aujourd'hui encore la race anglo-
saxonne remplace à San-Francisco la race espagnole, comme elle rem-
plaçait à New- York, il y a deux siècles à peu près, les colons hollan-
dais. Ici toutefois il y a un premier contraste à noter. A New-York, la
race anglo-saxonne n'a plus qu'à maintenir une prospérité acquise et
développée par de longs efforts; à San-Francisco, elle voit cette pros-
périté naître et grandir déjà avec une rapidité merveilleuse. En d'au-
tres termes, la capitale commerciale de l'Union américaine ne fait au-
jourd'hui que raconter l'histoire future de San-Francisco. Cette vaste
baie de New -York, jadis déserte, est trop resserrée maintenant pour
LES SQUATTERS. 7
les navires qui s'y pressent de tous les points du monde. Sur les hau-
teurs, autrefois inhabitées, qui dominent l'entrée de la baie, au milieu
des bois et des jardins, toute une ville de maisons de plaisance s'élève,
oisive et silencieuse, au-dessus de la ville affairée, qui fait sans cesse
monter vers le ciel, avec la vapeur de ses usines, le bruit joyeux de
son activité commerciale. Entre les rives escarpées de l'Hudson , entre
les bords plus adoucis de la Rivière de l'Est, les bateaux à vapeur se
croisent en tous sens et annoncent leur passage par des colonnes de
fumée auxquelles répond de loin , dans la campagne, la traînée blan-
châtre des locomotives, car New- York est le centre des chemins de fer
de l'Union. Puis la nuit, quand les feux de la ville sont éteints, quand
les falots des navires ne brillent plus dans la baie, le phare de Sandy-
Jffook, les signaux des montagnes de Neversink, éclairent encore de
leurs feux tournans ou fixes la marche des navires qui cherchent à
franchir la passe des Narrows.
La baie de San-Francisco est loin de présenter un aspect aussi animé;
mais la race anglo-américaine a signalé sa présence en Californie par
une activité qui ne peut manquer d'amener une transformation pro-
chaine. En attendant, je ne puis m'empêcher de préférer aux brillans
aspects de New- York les paysages solitaires de San-Francisco. Le long
des deux bras de terre qui s'avancent pour protéger l'enceinte de la
ville mexicaine, la mer brise en gerbes écumantes jusqu'au pied
des cèdres qui la bordent. Au milieu de la baie, qui ressemble à un
lac tranquille, quelques navires, perdus dans l'immensité, dessinent
leurs mâts isolés sur l'éternel azur du ciel mexicain. Ici c'est un
bâtiment américain peint en blanc, indolemment balancé par la houle,
comme un albatros gigantesque; plus loin, un baleinier, aux flancs
souillés de sang et de graisse comme le tablier d'un boucher, se ré-
pare entre deux campagnes, et la mer disparaît autour du bâtiment
sous un essaim blanchâtre de goélands affamés. Au loin, des îles nom-
breuses s'élèvent comme des obélisques ou s'allongent comme des
corbeilles de verdure au-dessus des eaux. Enfin, au pied de hautes col-
lines et à l'extrémité du promontoire qui ferme la rade du côté du
nord, quelques maisons en pisé, aux murs blanchis, se groupent au
bord de la mer comme une troupe de mouettes prêtes à prendre leur
essor. C'est la ville mexicaine de San-Francisco, telle du moins que
je l'ai vue il y a peu d'années. Si, de la hauteur où elle est située,
on étend ses regards, par-delà l'enceinte de la baie et l'embouchure
des deux fleuves, le Sacramento et le San-Joaquin, jusqu'à la ligne
orientale de l'horizon, on aperçoit une longue chaîne de montagnes
que couronnent d'épaisses forêts de cèdres centenaires, et derrière les-
quelles se dresse le sommet escarpé du pic du Diable. C'est un splen-
dide paysage, mais où il ne faut chercher aucune de ces traces d'acti-
8 REVUE DES DEUX MONDES.
vite industrielle qui donnent un caractère particulier aux rives de
l'Hudson. A peine de temps à autre un canot ou une pirogue remonte
les deux lleuves solitaires, où les élans et les chevaux sauvages viennent
se désaltérer en paix. Si, du milieu de la plaine inhabitée qui attend une
ville, derrière une colline ou derrière un bouquet d'arbres s'élève
quelque fumée vagabonde, cette colonne bleuâtre, doucement balancée
par la brise, n'annonce point une locomotive, mais le foyer d'une troupe
d'Indiens chasseurs ou de trappeurs américains qui font halte dans les
solitudes. Là, plus de phares la nuit pour guider les navires à travers
les écueils de l'Océan, mais parfois un rayon furtif de la lune qui verse
ses lueurs bleuâtres sur l'un des pics neigeux de la Sierra-Nevada.
Comme moi-même, le jeune exilé avait pu comparer ces divers as-
pects du monde américain , la vie méridionale dans son insouciance
sauvage, l'ardeur fiévreuse des émigrans de toute race et de tout pays,
la civilisation anglo-saxonne dans sa puissante activité. De quel côté
sont les conquêtes durables et les plus glorieux triomphes? De quel
côté aussi est l'avenir de la société américaine? Toutes ces questions se
pressaient en moi quand je me rappelais le contraste si éloquent de San-
Francisco et de New-York. Le récit que j'emprunte aux lettres de George
de L... y répondra peut-être.
I.
Après une traversée de trente-cinq jours, notre bâtiment, parti du
Havre, arrivait à l'endroit où le Mississipi, encore invisible, pousse au
milieu de l'Océan ses flots jaunis, et où l'Océan s'écarte respectueu-
sement devant l'impétuosité du père des fleuves. C'est à ce moment que
je m'interrogeai une dernière fois avant de débarquer dans ma nouvelle
patrie. Quelles ressources apportais-je dans ce monde inconnu? quelles
chances de fortune m'offrait cet exil dont je ne pouvais fixer le terme?
Au temps de ma prospérité, j'avais acheté, pour la somme de 5,000
francs, une concession de terrain aux États-Unis d'Amérique. Le prix
de ces terrains, médiocre d'abord, avait successivement augmenté en
passant de main en main. Mon but alors n'avait été que de rendre
-service à un ami dans l'embarras, qui me sut un gré infini de lui payer
5,000 francs la possession de cinq cents acres (deux cent cinquante
hectares) de terres vierges au-delà de l'Atlantique, dans l'état de Vir-
ginie. L'acte de cession était parfaitement authentique, dûment enre-
gistré à la cour du comté où était située la concession. Le défrichement
de ces terres incultes devenait, avec le quart d'une année de mes re-
venus, c'est-à-dire 6,000 francs, ma seule ressource au lendemain de
la révolution de février. Mon parti avait bientôt été pris. J'étais allé dé-
jeuner une dernière fois au Café de Paris, et le soir j'étais au Havre.
LES SQUATTERS. 9
Un navire, le Queen Victoria, partait le lendemain pour la Nouvelle-
Orléans. J'avais pris passage à son bord, et, quelques momens après,
la terre de France n'était plus à mes yeux que comme une fumée
bleuâtre confondue avec les brumes lointaines de l'horizon.
J'étais encore sous l'impression de mes tristes pensées, quand on
signala l'embouchure du Mississipi. Mon cœur se serra, je l'avoue, à
l'aspect de ces deux rives basses, inondées, fangeuses, entre lesquelles
des eaux limoneuses écument et bouillonnent en roulant une avalanche
d'arbres déracinés et d'amas de terre arrachés aux berges du fleuve
géant. Ces nuées d'oiseaux tourbillonnant au milieu des vapeurs que
dégage la masse des eaux, ces arbres charriés comme des brins de paille,
montrant alternativement leurs puissantes racines ou leurs feuillages
souillés, ces îlots entraînés par la force irrésistible du courant, tout
m'offrait l'image de la désolation et du chaos. Le navire entra dans le
fleuve aux rives toujours noyées et large comme une mer intérieure.
A partir du petit village de la Balise, composé de quelques huttes de
pêcheurs, il s'avança plus rapidement, traîné par un remorqueur.
Nous approchions du terme de cette longue navigation. Déjà des traces
de culture se laissaient voir : nous aperçûmes des rizières d'abord,
puis des champs de cannes à sucre; enfin, nous vîmes surgir au loin
une forêt de mâts et de cordages, qui désignait l'emplacement où,
protégée par sa levée contre les invasions du fleuve, s'élève et grandit
chaque jour la reine du Meschacébé, la Nouvelle-Orléans.
Ceux qui ont visité la Nouvelle-Orléans savent quel aspect étrange
présente à un Européen la population noire et blanche qui afflue dans
ses rues; ils savent aussi combien est singulière, à l'époque des crues
du fleuve à peine contenu par la levée, la perspective de ces mille ou
douze cents navires qui semblent flotter au-dessus de la ville. C'était
sur cette levée que je me plaisais surtout à me promener, et, tout en
pensant à la patrie absente, je passais de longues heures à contempler
le cours impétueux du Mississipi. J'avais pris des renseignemens sur la
direction que je devais suivre pour me rendre dans mon domaine, et
je me disais que ces eaux écumantes avaient baigné peut-être les terres
qui attendaient mon exploitation. En effet, ma propriété était située
près d'un affluent de l'Ohio, qui lui-même verse ses eaux dans le Mis-
sissipi. On m'avait tracé d'avance mon itinéraire. Il s'agissait de re-
monter le Mississipi jusqu'à son embranchement avec l'Ohio, de re-
monter encore ce second fleuve jusqu'au village de Guyandot, puis,
laissant là le bateau à vapeur, de m'enfoncer à vingt-cinq lieues dans
les terres, sur la rive droite de l'Ohio. Là, entre la rivière de Guyandot,
qui se jette dans le fleuve près du village du même nom, et une autre
rivière nommée le Sandy-Creek, s'étendaient les deux cent cinquante
hectares de forêt dont j'étais seigneur suzerain. En quel endroit pré-
10 REVUE DES DEUX MONDES.
cisément? comment reconnaître les terrains qui m'appartenaient? C'e9t
ce que j'ignorais; mais l'essentiel était d'avoir ces données premières,
sauf à les compléter en arrivant sur les lieux. Je résolus donc de me
mettre sans plus tarder en quête de ma propriété, et, secouant la tor-
peur qui commençait à m'envahir sous un ciel torride, je m'arrachai
aux délices énervantes de la Capoue américaine pour aller me retrem-
per au milieu des brises du désert.
Près de cinq cents bateaux à vapeur de toutes dimensions et plu-
sieurs milliers de bateaux plats (flat boats) sillonnent en toute saison
l'Ohio et le Mississipi. J'avais pris passage sur un de ces énormes
steamers américains que je comparerais volontiers à nos établisse-
mens de bains chauds sur la Seine. Je fus frappé du singulier con-
traste que présente le spectacle animé du fleuve avec l'aspect désolé des
deux rives. Des champs, des landes incultes , des marécages où les
alligators fuient la présence de l'homme, se succèdent tristement du-
rant une navigation d'une centaine de lieues. Je ne trouvai une diver-
sion à la fatigante monotonie de ce paysage que dans l'étrange réunion
de passagers au milieu de laquelle je me voyais jeté. Les principaux
états de l'Union y étaient représentés. A l'étage inférieur du bateau,
quelques centaines de mariniers des flat boats, devenus simples passa-
gers sur le steamer, faisaient leur cuisine, chantaient, buvaient, en-
tassés dans un étroit espace. Des Canadiens, de retour des prairies du
Missouri, du Nouveau-Mexique ou des Montagnes Rocheuses, rega-
gnaient les froides contrées du nord et se racontaient leurs périlleux
voyages ou leurs luttes avec les hordes indiennes. Le pionnier de
l'ouest, la carabine sur l'épaule, se croisait sur le pont du bâtiment
avec le marchand d'esclaves de la Virginie. Les quakers et les qua-
keresses, reconnaissables, les uns aux larges basques de leurs habits,
les autres à leurs chapeaux de soie grise, gardaient au milieu de ces
hommes bruyans et affairés leur modeste allure et leur démarche
compassée. Un gentleman raide et taciturne était assis près d'une jeune
fille, qui, sous la garde de son fiancé et sous l'égide des mœurs amé-
ricaines, entreprenait un voyage de plaisir. A côté d'un groupe de dé-
fricheurs du Kentucky, on voyait une famille de la Louisiane qui al-
lait passer l'été dans ses possessions de la Virginie, et les femmes
créoles, fleurs françaises épanouies dans toute leur beauté sous le ciel
américain, formaient un contraste plein de charme avec les rudes Ken-
tuckiens aux formes herculéennes. Mon regard errait de l'un à l'autre
de ces types d'une société si nouvelle; mais, s'il s'arrêtait çà et là avec
complaisance, c'était surtout quand il croyait reconnaître, parmi tant
de figures étrangères, quelque pâle voyageur de l'ancien monde, exilé
comme moi peut-être dans le nouveau par les révolutions du pays
natal.
LES SQUATTERS. 14
Parfois un mouvement inusité régnait à bord : c'était quand les ma-
riniers passagers interrompaient leurs chants ou leur cuisine pour
aller charger à terre les bois empilés sur la rive, ou quand notre bâ-
timent rencontrait des trains de bateaux redescendant le cours du
fleuve. Alors les bateliers échangeaient entre eux des hourras qui al-
laient réveiller au fond des forêts voisines des échos formidables. Quel-
quefois aussi la foule des passagers se précipitait sur les lisses du ba-
teau pour assister à la lutte de deux steamers rivaux. Les chaudières,
gorgées de vapeur, nous assourdissaient de leurs sifflemens; les palettes
des roues battaient convulsivement le fleuve, dont les vagues bouil-
lonnantes allaient au loin blanchir la rive et courber les roseaux, jus-
qu'au moment où du vapeur distancé partaient des cris de colère cou-
verts par le cri de triomphe du capitaine victorieux. Les chefs des deux
équipages jouaient leur vie et la nôtre dans ces téméraires parties avec
une audace tout américaine.
C'était le soir surtout, à l'heure où le pont redevenait calme et so-
litaire, que la nature du Nouveau-Monde se révélait à moi dans sa sé-
vère majesté. La plupart des passagers dormaient dans leurs cabines;
quelques voyageurs plus intrépides s'étendaient, enveloppés de leurs
manteaux , sur les bancs restés vides. J'étais presque toujours de ces
derniers, et j'ai passé ainsi quelques-unes des plus douces heures de
mon voyage. Au tumulte du jour avait succédé un silence complet,
que troublaient seuls le sourd retentissement de la machine, la voix
du timonier et le craquement des arbres submergés que broyait sous
l'eau la quille du navire. Les falots de poupe répandaient sur le fleuve
assombri d'incertaines lueurs. Sur la nappe noire des eaux paisibles
glissaient silencieusement de longs trains de ces mêmes bateaux plats
si bruyans le jour. Un steamer passait auprès de nous comme un tour-
billon et se perdait bientôt dans l'ombre, couronné d'un panache de
fumée pailleté d'étincelles. Des feux brillaient sur les rives, comme
des phares lointains, et signalaient la hutte ou le bivouac d'un squatter.
Il y avait un charme indicible dans ces aspects nocturnes; mais à ce
charme se mêlait parfois une tristesse que j'essayais vainement de
combattre. Qu'étais-je, moi rêveur inutile, parmi ces hommes habitués
dès l'enfance à lutter contre la nature et à porter en tous lieux leur
énergique activité? Qu'allais-je faire au milieu de ces solitudes, et dans
quel monde inconnu ma vie devait-elle s'achever? Les chênes gigan-
tesques qui se dressaient sur la rive me semblaient alors prêts à me
barrer le passage, comme autant de sombres fantômes, et dans la
plainte monotone que le vent de la nuit arrachait aux forêts primi-
tives, je croyais surprendre de lugubres prédictions.
Un seul des passagers paraissait partager mon goût décidé pour les
rêveries nocturnes; jamais il ne lui arrivait de quitter le pont, même
42 REVUE DES DEUX MONDES.
dans les nuits froides, où je ne restais que peu dinstans hors de la
cabine. Un matin, je résolus de l'interroger, et j'appris que, Français
comme moi, il avait comme moi quitté son pays après la révolution
de février. Je lui rendis confidence pour confidence. — Vous avez pris
le bon parti, me dit-il, le seul qui restait à prendre. —Et il commença
le récit assez curieux d'une de ces existences agitées qui, en Amérique
comme en Europe, cherchent à se fixer sans jamais y réussir. Mon
compagnon de voyage était un de ces mille jeunes gens qui, attirés à
Paris par une fausse vocation littéraire, ne tardent pas à expier leur er-
reur dans une lutte pénible contre la misère. Il était arrivé à la Nou-
velle-Orléans avec un capital d'une trentaine de francs, son passage
une fois payé, et comptait moins sur d'aussi faibles ressources que sur
un roman qu'il apportait en portefeuille. Un ami, à qui il avait caché sa
détresse pour ne pas décourager son zèle, lui avait heureusement
trouvé un éditeur, et c'était avec le produit de la vente de son manu-
scrit que le romancier voyageait sur le Mississipi , à la recherche ,
comme moi, d'une propriété territoriale. Son livre n'ayant eu aucun
succès, il avait renoncé aux aventures littéraires, et s'était résigné à
acheter pour cent francs dix acres de forêts vierges; il avait payé ses
dettes d'auberge, fait emplette d'une carabine du Kentucky, d'une ha-
che de l'Illinois, et obtenu du capitaine de notre steamer qu'on le trans-
portât à prix réduit, sauf à ne lui accorder que la place au feu et non
au couvert. Moyennant cet arrangement, chaque lieue que le roman-
cier devenu planteur faisait vers son domaine lui coûtait à peine dix
centimes de France (1).
La philosophique insouciance de mon compatriote me rendit du cou-
rage, et j'enviai presque sa joyeuse témérité. L'émigrant m'énuméra
ses moyens d'exploitation. — Vingt-cinq piastres, ou cent vingt-cinq
francs, comme il vous plaira, voilà tout mon capital, me dit-il.
Vingt-cinq francs me suffisent à acheter en patates et en bœuf salé
la provision d'une année. J'aurai bien du malheur, si à cet ordinaire
de matelot je ne puis ajouter de temps à autre un quartier de cerf
ou de chevreuil. Il me restera donc encore une réserve de cent
francs. J'en dépenserai la moitié pour la construction d'un log-house,
le reste me servira pour ensemencer les terres que ma hache défri-
chera. Un grain de maïs me rapportera un épi; avec le produit d'un
acre de terre, j'en achèterai dix autres, et je continuerai d'étendre
ainsi les limites de mes champs jusqu'au moment où, dans mon or-
gueil satisfait de propriétaire, il me plaira de déposer ma hache et de
dire : C'est assez. De tels projets ne sont pas des rêves dans le pays où
(1) Le centime d'Amérique est la centième partie du dollar, ou un peu plus dc»cinq
centimes de France.
LES SQUATTERS. 13
nous sommes. Nous approchons d'une ville dont l'accroissement pro-
digieux est un des faits les plus remarquables de l'histoire d'Amérique.
Cincinnati....
Le narrateur s'interrompit. Un vieillard, vêtu d'un habit noir râpé
et boutonné jusqu'à la cravate, avait fait quelques pas vers nous en
entendant prononcer le nom de Cincinnati. Les rides profondes de son
visage, en dépit d'une taille que l'âge n'avait que légèrement courbée,
accusaient un homme plus que septuagénaire. Il y avait dans la phy-
sionomie de ce vieillard ce cachet étrange et sombre auquel on recon-
naît les existences cruellement éprouvées.
— Chut! me dit mon interlocuteur, et, me tirant à l'écart, il ajouta
d'un ton plus bas : Vous verrez demain ou après la ville de Cincinnati.
Fondée il y a cinquante ans, cette ville occupe sur le bord de l'Ohio
un terrain immense; elle compte à présent plus de quatre-vingt mille
habitans. Ce vieillard , aujourd'hui presque pauvre et connu de tout
l'équipage, a vendu, il y a cinquante ans, pour 48 dollars (240 francs)
un emplacement qui vaut maintenant plus de 100 millions.
J'examinai curieusement alors l'ancien possesseur du terrain où
s'élève Cincinnati , et j'admirai la dignité avec laquelle il portait sa
misère. Ces brusques déceptions de la fortune sont communes en Amé-
rique. Le génie entreprenant de la population y renouvelle sans cesse
les conditions au milieu desquelles- s'exerce l'activité des spéculateurs,
et l'insouciance avec laquelle la plupart des voyageurs regardaient
passer au milieu d'eux le vieillard ruiné de Cincinnati disait assez
combien ils étaient blasés sur des péripéties dont leur propre existence
offrait peut-être de nombreux exemples.
Je venais de perdre de vue ce vieillard, quand le steamer ralentit sa
marche. La vapeur s'échappait en bouillonnant de la soupape. — C'est
à mon intention qu'on s'arrête, reprit l'émigrant français. Me voici
arrivé à l'endroit où je vais dire adieu pour long-temps à la vie civilisée.
— Nous avions devant nous un des sites les plus sauvages des bords de
l'Ohio. Une habitation isolée s'élevait là, à demi cachée par les sapins.
Une barque s'approcha, montée par un pêcheur, qui devinait à l'immo-
bilité du navire que des passagers voulaient descendre à terre. Le ba-
gage de l'émigrant, qui se composait d'une valise, d'un caban africain,
d'une hache et d'une carabine, fut bientôt transporté dans la pirogue.
Mon aventureux ami me serra la main sans mot dire, et s'élança dans
l'embarcation. Le steamer reprit sa course, mais j'eus encore le temps
de voir le colon mettre pied à terre, passer ses bras dans les bretelles
de sa valise, jeter sa hache et son fusil sur l'épaule, puis disparaître
derrière un rideau d'arbres gigantesques.
Les derniers incidens de cette navigation n'offrirent que peu d'inté-
rêt. Le lendemain du jour où le romancier nous avait quittés, nous
I i REVUE DBS DEUX MONDES.
passâmes devant Cincinnati. Je contemplai avec curiosité cette ville
qui, en un demi-siècle, avait couvert de ses maisons de brique ou de
pierre admirablement alignées un immense plateau, jadis désert. Je
cherchai vainement des yeux l'ancien propriétaire du territoire de
Cincinnati. Cet homme me rappelait ces chefs indiens dépossédés aux-
quels de leurs vastes domaines il ne reste que l'espace nécessaire pour
creuser une tombe. Le vieillard s'était hâté de descendre furtivement
à terre. Bientôt nous arrivâmes à la petite ville de Guyandot. C'était
là que je devais quitter le bateau à vapeur à mon tour. Je ne me sé-
parai pas sans quelque émotion de cette population flottante dont j'avais,
pendant quelques jours, partagé les fatigues et épousé les habitudes. La
terre où je débarquais était celle où devait commencer ma vie de colon.
Heureusement une pensée me soutint dans ce moment pénible. Je me
rappelai avec quelle insouciance l'émigrant français parti de la Nou-
velle-Orléans, sans autres ressources qu'une vingtaine de piastres,
s'était élancé dans le désert qu'il allait défricher. Je me sentis, moi
aussi, accessible à cet orgueil qui pousse le squatter toujours en avant
au milieu des périls et des obstacles d'une nature inexplorée; moi aussi
j'allai bravement jeter sur mon épaule la carabine du chasseur et la
hache du pionnier, et commencer la lutte que j'étais venu chercher,
sans songer désormais à jeter un regard en arrière,
I.
;
Guyandot, qui prend son nom d'un des affluens de l'Ohio, est une
petite ville de peu d'importance. Je ne comptais y séjourner que le
temps nécessaire pour recueillir des renseignemens précis sur la situa-
tion de ma propriété. J'avais appris, dans une causerie avec un passager
du steamer, que ma concession était une subdivision de ces grands lots
de terrains répartis en vente publique, et qu'on appelle sections. La
mesure uniforme de ces subdivisions est de 640 acres ou 259 hectares.
Il me restait à compléter ces notions, évidemment insuffisantes, et c'est
au bar-room de l'auberge où j'étais descendu que je pouvais espérer
d'obtenir des informations plus détaillées. On appelle bar-room une
pièce du rez-de-chaussée des auberges où, derrière une balustrade (1),
les propriétaires établissent un débit de liqueurs. C'est comme le café
particulier de chaque hôtellerie; c'est aussi une espèce de bourse où
l'on échange les nouvelles, où l'on traite des affaires de tout genre.
Je trouvai dans le bar-room une demi-douzaine de buveurs causant ,
debout et le verre à la main , de leurs affaires. Je me sentis presque
humilié en comparant ma taille, qui n'est pas cependant des moyennes,
? (i) C'est l'origine de cette dénomination : bar-room, chambre de la barre.
LES SQUATTERS. 45
à la stature de ces géans américains. Mon arrivée, du reste, n'excita
la curiosité de personne, et les buveurs continuèrent à s'entretenir
du prix de vente des bois de construction à Cincinnati , des prix cou-
rans des salaisons et des denrées du pays, sans paraître s'apercevoir
de la présence d'un étranger. Je profitai de cette inattention générale
pour m'approcher de l'hôte et lui adresser quelques questions sur la
section de terrain qui m'appartenait. Je dus nécessairement donner à
l'homme que je consultais des indications sur la date de la vente pu-
blique, sur la mesure de superficie de la section , la désignation du ter-
ritoire, etc. Pendant que je m'expliquais en assez mauvais anglais, je
m'aperçus que les hommes réunis dans le bar-room avaient fait silence
pour m'écouter. Je remarquai aussi que le landlord, assez embarrassé,
hésitait à me fournir les renseignemens dont j'avais besoin. Tout à
coup une lourde main s'appesantit sur mon épaule; mes jarrets fléchi-
rent, et je faillis perdre l'équilibre. Je crus un instant à quelque acte
d'agression de la part d'un des athlètes qui m'entouraient, et je me
retournai vivement, prêt à me défendre; mais le sourire presque bien-
veillant que je lus sur la large figure du Virginien me détrompa. Le
géant n'avait voulu qu'entrer en conversation , et l'effort de sa main
gauche, qu'il avait placée sur mon épaule, était si imperceptible pour
lui, que le whiskey n'avait pas perdu son niveau dans le verre que
tenait la main droite.
— Je dirai à ce gentleman, s'écria le colosse en se tournant vers le
landlord, que la section dont il parle est celle du Red-Maple (abrévia-
tion de red flowering maple, l'érable à fleurs rouges).
— Ah! dit l'hôte d'un air étonné.
— Étes-vous certain de ce que vous dites? demandai-je à mon tour.
— To be sure, reprit le Virginien en jetant autour de lui un regard
où je crus lire une certaine ironie; puis il répondit d'un ton plus grave
aux nouvelles questions que je lui adressai. Enfin, comme je ne lui
cachais pas mon désir de m'installes au plus tôt dans ma propriété :
— Soyez tranquille, me dit-il, vous y arriverez toujours assez vite.
Et sans plus s'occuper de moi, il se versa un grand verre de whiskey
qu'il avala d'un trait. Comme j'allais sortir, un nouvel arrivant parut
dans le bar-room. C'était un homme qui ne le cédait ni en stature ni en
vigueur herculéenne aux autres assistans. De larges guêtres de cuir
bouclées et montant jusqu'à la cuisse, des éperons attachés par des
courroies à ses pieds chaussés de forts souliers de chasse, un habit
court et un chapeau à grandes ailes, tel était le costume du nouveau
venu. Un fouet d'une main, une lourde carabine sur l'épaule droite,
le cavalier s'avança vers la barre et échangea quelques mots en guise
de salut avec les buveurs réunis dans la salle. Le landlord remplit un
verre à son intention.
46 REVUE DES DEUX MONDES.
— Quelles nouvelles de là-bas? demanda le cavalier en prenant le
verre. (Ce mot, pour les Virginiens, désigne Cincinnati, l'entrepôt d'une
grande partie des denrées de l'Ohio.) J'accompagne le plus beau train
de bois de peuplier et de chêne qui ait jamais flotté sur la rivière.
— Nous avons de bonnes nouvelles de là-bas : le stock (marchandises
en magasin) s'épuise, et les prix vont être fermes, reprit le Virginien qui
m'avait parlé le premier; mais ici nous avons des nouvelles.... d'un
autre genre. Voici, ajouta-t-il en me désignant, le maître de Red-Maple.
Le cavalier tressaillit. Il me sembla voir son visage pâlir sous l'é-
paisse couche de hâle qui le couvrait. Sa main , par un brusque mou-
vement, fit jaillir presque tout le contenu du verre de whiskey. Ce-
pendant il se remit promptement.
— Ah! dit-il d'une voix sourde, en me toisant avec une expression
de dépit concentré; puis il étendit avec complaisance ses mains mus-
culeuses et velues. — Des mains de gentleman blanches et frêles font
une mauvaise besogne avec la hache et la carabine, reprit-il. — J'avoue
qu'en ce moment je ne me comparai pas sans confusion à ces rudes
dompteurs des bois. Aussi gardai-je le silence, ne sachant que répondre
à la brusque apostrophe du cavalier aux guêtres de cuir. Celui-ci se
jeta sur une chaise qui craqua sous le poids de son corps, et allongea à
la manière américaine une de ses jambes sur une table voisine.
— Vous penserez, continu a-t-il , que je me mêle de ce qui ne me
regarde pas, et cependant, si vous m'en croyez, vous vous en retour-
nerez d'où vous venez... à New-York, je suppose, plutôt que de pousser
jusqu'au Red-Maple:
— Et pourquoi cela, s'il vous plaît?
— Pour des motifs qu'il est inutile de vous dire, reprit-il; et il se
mit à siffler l'air de Yankee dooddle, brisant là toute conversation avec
l'urbanité américaine.
Ces paroles ambiguës, ces réticences, commençaient à me sembler
étranges. Le mystérieux avertissement surtout que l'inconnu venait de
me donner me préoccupait fort péniblement. Pendant que je cher-
chais à pénétrer le sens de ces paroles menaçantes, un jeune garçon se
présenta à la porte du bar-room en disant :
— Township, il y a là quelqu'un qui vous demande.
Le cavalier, car c'était lui qui se nommait Township, se leva sans
hésiter et suivit l'enfant. Peu à peu les buveurs se dispersèrent, et je
restai seul avec le landlord.
— Savez-vous quelque chose de particulier à l'égard de ma conces-
sion? lui demandai-je.
Un non laconique fut la seule réponse que j'obtins, et, jugeant in-
utile de pousser plus loin cet interrogatoire, je sortis à mon tour.
L'impression désagréable que les paroles des buveurs yankees m'avaient
LES SQUATTERS. 17
laissée ne tarda pas à se dissiper. Je finis par trouver tout naturel l'é-
tonnement de ces hommes à la vue d'un Européen qui venait seul
défricher un lot de terrain considérable. Sans doute, ils jugeaient celte
entreprise au-dessus de mes forces, et leurs avis bienveillans n'avaient
d'autre but que de me détourner d'une tâche périlleuse; mais je m'é-
tais promis de ne plus reculer. Je connaissais maintenant l'emplace-
ment qui m'appartenait, et, sans me résoudre encore à le défricher
moi-même, j'avais hâte d'aller voir par mes yeux le parti qu'on en
pourrait tirer. Ce qui manque le moins aux États-Unis, ce sont les voies
de communication; ce qui manque souvent, ce sont les moyens régu-
liers de transport. De là la nécessité de faire parfois de longues traites
à cheval. Ma concession était située à vingt-cinq lieues de Guyandot :
je pouvais faire le trajet en deux jours. J'allais me mettre en quête d'un
cheval, quand je fus accosté par le jeune garçon qui était venu cher-
cher le cavalier nommé Township.
— Si vous désirez vous rendre au lied-Maple, me dit le petit drôle
d'un air déluré, je puis vous procurer ou une embarcation de choix
pour remonter le Guyandot jusqu'à ce domaine, ou un bon cheval pour
y aller par terre.
— Et qui vous a dit que je voulais aller au Red-Maple?
— C'est Township.
Entre les deux moyens de transport qu'on m'offrait, je choisis le
cheval. 11 fut convenu qu'au point du jour, le lendemain, un guide
viendrait me prendre à l'auberge où j'étais logé. En effet, les premières
clartés de l'aube blanchissaient à peine le ciel, quand j'entendis le pié-
tinement de deux chevaux sous les fenêtres de ma chambre. Je jetai de
la croisée un coup d'œil dans la cour de l'auberge, et j'aperçus le jeune
garçon de la veille déjà en selle et tenant en bride l'autre cheval qui
m'était destiné. Je ne me fis pas attendre, et nous nous mîmes en route.
— Vous connaissez le chemin qui conduit au Red-Maple? demandai-je
à mon jeune guide.
— J'y suis allé vingt fois pour affaires, reprit-il, et je vous y condui-
rais les yeux fermés.
Je ne désirais pas en savoir davantage. Comme je ne parle anglais
que quand j'y suis forcé, je préférai garder le silence pour examiner à
mon aise le pays que nous traversions. Les traces de cultures et de
défrichemens y devenaient de plus en plus rares, et le paysage prenait
à chaque pas un caractère plus sauvage. Notre route côtoyait la rivière
du Guyandot. Aux talus adoucis qui la bordent près du village avaient
succédé de nombreux escarpemens. Les eaux, grossies par la fonte des
dernières neiges, jaunies par les éboulemens de terrains, assombries
par les bois épais qui interceptaient le soleil, grondaient avec un bruit
lugubre entre deux berges à pic, sillonnées de veines de houille. Après
TOME II. 2
48 REVUE DES DEUX MONDES.
avoir perdu de vue le cours de la rivière, nous l'entendions encore
mugir au loin. Dans les plaines sablonneuses comme dans les sombres
sapinières, rien ne trahissait la présence de l'homme. Quelquefois seu-
lement nous rencontrions les débris d'une hutte ou les souches noircies
d'arbres consumés. Ce ne fut que vers le coucher du soleil que des
champs de maïs et quelques troupeaux disséminés dans les savanes
nous annoncèrent une habitation. Bientôt, derrière un rideau d'arbres
que la cognée avait laissés pour abri aux terres défrichées, se montra
une farm (ferme : c'est ainsi qu'on appelle les habitations perdues dans
ces déserts) avec ses murs en troncs d'arbres superposés horizontale-
ment, et sa longue et svelte cheminée de briques rouges, qui semblait
servir de contrefort au bâtiment de bois. Une enceinte de barrières
soigneusement peintes en vert, des vitres nettes et transparentes
comme du cristal de roche, tout indiquait l'aisance et nous promettait
une comfortable hospitalité pour la nuit. Au moment où je faisais signe
à mon guide de se diriger de ce côté, le galop d'un cheval retentit sous
les voûtes sonores de la forêt. Je tournai brusquement la tête, et je vis
arriver derrière nous, monté sur un magnifique coursier frison, mon
mystérieux donneur d'avis du bar-room de Guyandot. Cette apparition
inattendue réveilla en moi le vague sentiment d'inquiétude auquel
venaient de faire diversion les douces et sereines impressions de ma
course à travers les bois. La figure de Township exprimait une contra-
riété très vive, et le regard qu'il me lança en s'approchant de nous était
presque menaçant. Après quelques mots échangés à voix basse avec
mon guide, il piqua des deux et continua sa route au galop, sans même
se retourner vers moi. Peu d'instans après cet incident, nous mettions
pied à terre devant la ferme. Avant d'y entrer, je crus devoir interroger
James (c'était le nom de mon guide) au sujet de ce Township, qui pa-
raissait animé à mon égard de dispositions si peu bienveillantes.
— Quel est cet homme? lui demandai-je.
— C'est Township.
— Ah! Et vous ne savez rien de plus sur lui?
— Rien.
— Mais a-t-il par hasard quelque raison de m'en vouloir?
— Pas encore.
— - N'avait-il pas l'intention de s'arrêter dans cette habitation?
— Oui.
— Et pourquoi passe-t-il outre?
— Pour ne pas* dormir sous le même toit que vous.
— Ne pouvez-vous me dire au moins quels sont les motifs d'une si
étrange conduite?
James secoua la tête d'un air mystérieux.
— Écoutez, me dit-il : s'il y a des gens qui veulent se mettre en con-
LES SQUATTERS. d9
travention avec la loi, je l'ignore. Je ne sais qu'une chose : c'est que
je vous conduis au Red-Maple. Vous plaît-il de passer la nuit ici? Cela
coûtera trois shellings (1) pour nous et nos chevaux.
Désespérant de rien tirer de James, je frappai à la porte de la ferme.
Nous fûmes reçus avec l'hospitalité courtoise qui distingue le Virgi-
nien du reste des Américains. L'intérieur de ce chalet répondait par-
faitement à l'extérieur : la vie domestique se montrait là parée de ces
grâces primitives qu'elle perd chaque jour dans l'ancien monde. Le
fermier m'introduisit avec empressement dans la pièce principale de
son habitation. Une jeune femme y filait sa quenouille, assise dans
l'embrasure d'une croisée dont la baie, comme un cadre gothique,
était festonnée de houblon, de clématites grimpantes et de jasmin d'A-
mérique aux cornets de pourpre. Cette fenêtre s'ouvrait sur un petit
jardin plein de fleurs odorantes, et la brise fraîche, qui nous apportait
les vives senteurs des acacias, faisait frissonner sur les joues rosées de
la jeune fileuse les boucles blondes de sa chevelure. Trois petits enfans,
roses et blonds comme leur mère, jouaient à ses pieds dans un dernier
rayon de soleil. Au-dessus du foyer, tapissé de mousse sauvage, était
suspendue la longue carabine du maître. Au dehors, les derniers bruits
du jour commençaient à se faire entendre, et les tintemens de la clo-
chette des bestiaux dispersés se mêlaient aux chants bizarres des oiseaux
des bois, aux notes mélancoliques du weep-poor-will (2).
Après le repas du soir, qui réunit autour de la même table les maî-
tres et les serviteurs, je me retirai dans la petite chambre destinée aux
voyageurs, et là, demeuré seul pour la première fois depuis le matin,
je pus réfléchir aux incidens de la journée. Par quelle fatalité bizarre
avais-je pu encourir l'animosité d'un homme que j'avais vu la veille
pour la première fois? Qui pouvait être ce géant bourru qui refusait
de coucher sous le même toit que moi? Pendant que je m'adressais
ces questions en jetant un dernier regard sur la campagne, je crus
apercevoir deux ombres, deux formes humaines, qui se dessinaient, à
quelques pas de la maison , entre les arbres blanchis par la lune. La
plus grande de ces ombres me parut ressembler à Township; la plus
petite, à James. Je ne pus toutefois vérifier cette conjecture, car, à peine
avais-je paru à la fenêtre, que les deux hommes s'éloignèrent et se per-
dirent dans les broussailles. J'attendis vainement qu'ils reparussent, et
je me jetai sur mon lit, épuisé de fatigue.
Le lendemain, un joyeux rayon de soleil m'éveilla, et je ne pus m'em-
pêcher de sourire des pensées sombres qui m'avaient attristé la veille.
La vie réelle s'était en quelque sorte substituée autour de moi à la vie
(i) Le- shelling d'Amérique ou douze sous et demi de France.
(2) Espèce d'oiseau moqueur.
20 REVUE DES DEUX MONDES.
fantastique. Le vent frais du matin faisait onduler sur ma fenêtre les
tiges encore tendres des maïs et se jouait dans les fleurs des cotonniers.
Les garçons de ferme se rendaient en chantant à leurs travaux. Je des-
cendis. Fraîche comme l'aurore, la jeune maîtresse du logis allait et
venait dans son domaine : l'idylle avait remplacé le drame. James, prêt
à partir, m'attendait près des chevaux sellés. Rien sur sa physionomie
ne dénotait la perfidie ou l'astuce. Nous partîmes, et, en saluant du re-
gard la riante habitation que je laissais derrière moi, je me plus à
rêver une chartreuse semblable pour y finir ma vie, entre un jardin
et une forêt. Déjà même j'entrevoyais, à travers le brouillard azuré de
mes songes, une jeune fileuse aux yeux bleus et aux cheveux blonds,
attendant mon retour près d'un rustique foyer. Ces visions égayèrent
ma route, et j'arrivai ainsi, sans m'apercevoir de la fatigue, à une se-
conde ferme où nous nous arrêtâmes pour prendre un substantiel repas,
composé d'un quartier de chevreuil et de gâteaux de maïs semblables
aux galettes de blé noir de la Bretagne. Le jour était avancé quand nous
quittâmes cette ferme; une traite de deux heures nous mena jusqu'au
sommet d'une rangée de collines où mon guide s'arrêta brusque-
ment.
— Vous voyez , me dit-il , ce ruisseau qui coule à vos pieds; là-bas,
devant vous, ce monticule bleuâtre; à droite, ce vaste étang aux bords
marécageux; à gauche, ce rideau d'érables à fleurs rouges...
— Eh bien?
— Eh bien! vous voyez Bed-Maple; ces érables, ces collines, cet
étang, sont les limites du domaine.
— Quoi ! c'est là ma propriété! m'écriai-je ravi à l'aspect de ces im-
posantes futaies et de ces prairies magnifiques. Mon exclamation arra-
cha à James un sourire ironique.
— C'est ici que je dois vous laisser, reprit-il; quant à vous, il en est
temps encore, vous pouvez retourner sur vos pas.
— Retourner sûr mes pas! vous plaisantez sans doute?
— Je parle sérieusement. A quoi sert donc d'avoir des yeux et des
oreilles? N'avez-vous rien vu, rien entendu? Faites d'ailleurs ce qu'il
vous plaira. Pour moi, je ne veux pas avoir maille à partir avec le pro-
priétaire de Bed-Maple.
— Le propriétaire de Bed-Maple? 11 y en a donc deux?
— Oh, non !... il n'y en a qu'un seul.
— A la bonne heure.
— Il n'y en a qu'un... c'est-à-dire que vous... vous ne comptez pas.
Je regardai James d'un air ébahi. Mon guide avait parlé trop claire-
ment pour hésiter désormais à compléter ses réticences. 11 reprit :
— De quoi vous étonnez-vous? Rappelez-vous donc les réponses qu'on
vous a faites au bar-room de Guyandot; rappelez -vous les avertissemens
LES SQUATTERS. 21
de Township; rappelez-vous qu'hier encore vous avez rencontré un
homme qui n'a pas voulu coucher sous le même toit que vous.
— J'ai remarqué tout cela, et je cherche encore à m'expliquer....
— Tout cela est bien simple : Township sera peut-être dans l'obli-
gation de vous tuer, et il a fait ses réserves.
— Me tuer! Et que lui ai-je fait?
— Township est un squatter, reprit gravement l'enfant, et un squatter
n'en appelle jamais aux arpenteurs ni au shérif : il n'en appelle qu'à
sa carabine et à son bon droit. Possession vaut mieux que titre , et
Township possède Bed-Maple. Voyez maintenant si vous voulez aller en
avant ou retourner sur vos pas.
— J'irai en avant, et rien ne me fera reculer. J'ai été riche jadis :
Red-Maple est aujourd'hui le seul débris qui me reste de ma richesse.
J'aime mieux mourir pour la défense de mes droits que sous les coups
de la misère. Avant ce soir, je ne serai plus de ce monde, ou j'aurai re-
conquis mon bien.
Je payai généreusement mon jeune guide. James fit un mouvement
pour s'éloigner, puis il revint sur ses pas.
— En tout cas, me dit-il, si le squatter demande à voir votre titre,
dites que vous l'avez laissé chez votre notaire; c'est plus prudent.
Et après m'avoir donné cet avis presque à voix basse, comme si quel-
qu'un nous eût épiés, James éperonna son cheval, qui l'eut bientôt
emporté hors de ma vue.
III.
Resté seul, je tins conseil avec moi-même. Je m'affermis dans ma
résolution de vaincre ou de mourir; mais, avant d'affronter le danger
qui me menaçait, je résolus d'étudier le terrain. Caché derrière un chêne
dont les rameaux noueux touchaient presque le sol, je tirai ma longue-
vue et je la dirigeai sur la plaine qui s'étendait à mes pieds. La Vallée
des Érables, éclairée par le soleil couchant, m'apparut dans toute sa
splendeur. C'était comme un lac de verdure auquel la brume dorée du
soir prêtait des tons magiques. Une folle brise courait de la cime hou-
leuse des catalpas et des tulipiers aux grandes herbes de la savane. Çà
et là voltigeaient les cardinaux, les choucas empourprés, les piverts aux
ailes d'or. Des oiseaux aquatiques se jouaient avec indolence dans les
eaux de l'étang caressées par les derniers rayons du soleil. Le pluvier
criard, l'huîtrier, le moqueur, saluaient l'approche de la nuit chacun
dans son langage. C'était un mélange d'harmonies et d'aspects merveil-
leux, comme la nature américaine peut seule en offrir. On eût dit une
vision de l'Éden.
Je m'oubliais dans une sorte d'extase en contemplant ce ravissant
22 REVUE DES DEUX MONDES.
paysage, mais je fus bientôt rappelé au sentiment de la réalité. Une
colonne de fumée qui s'élevait derrière le rideau des érables m'indi-
quait clairement où était située l'habitation de Township. En tournant
ma longue-vue vers une prairie jonchée d'arbres abattus et voisine du
petit bois qui cachait la ferme, je remarquai deux robustes enfans, pro-
bablement les fils de l'usurpateur, qui luttaient ensemble comme deux
jeunes buffles essayant leurs cornes naissantes. Un peu plus loin , je
distinguai une vision plus gracieuse. Mes rêves du matin semblaient
être devenus des réalités. Une jeune fille, vêtue de blanc, errait dans la
prairie, et se détachait, comme une fleur de magnolia, sur les masses
verdoyantes de la forêt. Sa taille svelte, sa blonde chevelure, étaient en
harmonie parfaite avec un profil d'une angélique pureté. Au milieu de
cette splendide nature, la jeune fille marchait rêveuse, le front tantôt
penché vers la terre, tantôt levé vers le ciel; on eût dit que la chaude brise
de la solitude murmurait pour la première fois à son oreille des notes
enivrantes. Arrivée au bout de la prairie, près d'un bosquet de tulipiers,
la jeune Virginienne se pencha sur l'herbe qu'elle ne semblait qu'ef-
fleurer, cueillit quelques fleurs sauvages et en orna ses cheveux, comme
si elle se fût parée pour un amant invisible; puis, avec un chaste et
mystérieux plaisir, elle laissa le vent tiède du soir enlever une à une
les fleurs de cette virginale couronne. Un souffle plus chaud me sem-
bla courber à ce moment les herbes de la vallée, et un murmure
plaintif s'éleva du milieu des arbres agités; pareille à un léger fan-
tôme, la jeune fille disparut derrière le mobile rideau des tulipiers.
Le soleil quitta enfin l'horizon, et toutes les riches nuances du cou-
chant s'effacèrent dans une teinte uniforme. Le moment était venu
d'agir. Les deux jeunes gens que j'avais vus s'ébattre dans la prairie, la
stature herculéenne du squatter, rendaient la lutte que j'allais soutenir
passablement inégale; mais le sort en était jeté, et je descendis à grands
pas la colline, recommandant ma bonne cause à Dieu. Arrivé dans la
plaine, je cherchai à m'orienter, et je pris le parti de marcher vers l'en-
droit où une colonne de fumée m'avait signalé l'habitation du squat-
ter. Ma carabine était en bon état, j'entrai dans une allée sombre qui
devait me conduire à la ferme. Tout était silence autour de moi, et je
m'avançai avec précaution, à pas comptés, vers ce terrain qui m'ap-
partenait et que je foulais pour la première fois, moins comme un
propriétaire qui vient s'installer dans son domaine que comme un
braconnier qui craint d'être surpris. Plusieurs fois, sous les arches as-
sombries des hautes futaies, je m'arrêtai, croyant distinguer le squatter
qui m'attendait; je m'avançais et je ne trouvais que le tronc d'un chêne
ébranché. Tout à coup je ne doutai plus que je n'eusse rencontré
l'homme que je cherchais. Immobile contre le tronc d'un arbre, Town-
ship se tenait à l'entrée d'un carrefour du bois, appuyé sur le long
LES SQUATTERS. 23
canon de sa carabine. D'un geste, il me fit signe de m 'arrêter. J'étais à
trente pas de lui.
— Je vous attendais, me cria-t-il d'une voix tonnante, que me vou-
lez-vous?
— Si vous m'attendiez, vous savez qui je suis et ce que je veux. On
m'a dit que vous vous étiez établi sur ce terrain qui n'appartient qu'à
moi. Je vous somme, au nom de la loi, de m'en laisser la libre jouis-
sance.
Et, sans me rappeler les avis de James, je tirai de ma poche les pa-
piers qui constataient mon droit exclusif.
— Red-Maple n'aura qu'un propriétaire tant que je vivrai, répliqua
Township. Depuis une heure que vous marchez dans cette vallée, j'au-
rais pu vous tuer comme un daim, mais je désire éviter qu'il y ait du
sang entre nous. Retirez-vous donc, il en est encore temps; mes droits
sont ceux du premier occupant, et vos titres ne sont rien à mes yeux.
Soit pour m'effrayer, soit avec l'intention réelle de faire feu sur moi,
Township épaula sa carabine et m'ajusta. Je restai immobile.
— Le shérif le plus prochain est à vingt-cinq lieues d'ici, reprit le
squatter. Le bruit de mon rifle n'arrivera jamais à ses oreilles; votre
cadavre aura été dévoré par les oiseaux de proie, vos titres auront été
dispersés par le vent comme les feuilles sèches, avant qu'on ait songé
à s'enquérir de vous. Une, deux....
Je l'entendis armer sa carabine; mais une force irrésistible me pous-
sait en avant, et, mon arme jetée pacifiquement sur l'épaule, je mar-
chai vers le squatter en me faisant comme un bouclier de l'acte no-
tarié que je tenais en main. J'aimais mieux encore mourir que reculer.
— Trois, cria Township. Ce qui se passa ensuite, comment le dire?
A peine le squatter eut-il prononcé le mot trois, qu'un homme s'é-
lança d'une haie voisine; je sentisjnes mains prises par deux bras ner-
veux. C'était un des fils de Township qui m'arracha violemment le
papier que je portais. J'entendis une explosion, et une balle siffla entre
nos deux têtes, qui s'étaient rapprochées dans l'ardeur de la lutte. Nous
tombâmes tous deux, chacun pensant]) que la balle venait de briser le
crâne de son adversaire. Township poussa un cri d'horreur; mais le
genou vigoureux de son fils, qui pressaitj^ma poitrine, ne me prouva
que trop que j'avais affaire à un vivant. Pâle encore et les yeux hagards,
Township était accouru près de nous. Quand il vit son fils sain et sauf,
un éclair de joie illumina ses traits affreusement contractés. Pour moi,
je m'étais relevé furieux de ce guet-apens et encore tout meurtri de
la rude étreinte de mon antagoniste. Jejme retournai vers Township,
et lui reprochai sa lâcheté.
— Ma lâcheté ! répondit-il avec un éclat de rire sauvage. Et qui
24 REVUE DES DEUX MONDES.
m'empêcherait de vous briser le crâne ici même? Le shérif peut-être,
ou ces papiers dont je me soucie comme d'une feuille de maïs?
En même temps Township arracha des mains de son fils les papiers
qu'il m'avait enlevés, et, ramassant aussi ma carabine, il jeta l'arme
et le titre à mes pieds; puis, lançant un regard sévère à son fils comme
pour lui reprocher son intervention imprévue, il ajouta :
— Eh bien! non, je n'abuserai pas de l'avantage du nombre; mais,
comme il ne peut y avoir qu'un propriétaire à Med-Maple, c'est la ca-
rabine à la main, à armes égales, que nous déciderons de la possession
de la vallée, et, quoi qu'il arrive, le vainqueur ne sera pas inquiété;
mais ce sera une lutte à mort, entendez-vous, une lutte sans pitié ni
merci, et le lâche sera celui qui se dédira.
Tout en parlant, le squatter rechargeait son arme; je croyais que la
querelle allait se vider à l'instant même, quand les halliers craquèrent
autour de nous, et je vis arriver, attirés par le cri de leur père, les deux
jeunes lutteurs que j'avais aperçus dans la clairière une heure aupara-
vant. Une courte explication mit bien vite au fait de ce qui s'était passé
les deux jeunes fils de Township, qui ne purent s'empêcher de me con-
sidérer d'un air de pitié, comme un homme dont la vie va finir. Ce-
pendant la nuit s'épaississait de plus en plus. Un des deux jeunes gens
hasarda une observation sur l'heure avancée qui ne permettait plus
de distinguer le tronc d'un tulipier de celui d'un érable, et proposa de
remettre la partie au lendemain.
— Eh bien ! soit, dit Township, demain au soleil levant. En atten-
dant, si l'étranger veut passer la nuit dans ma hutte, il en est le maître.
Je ne savais que répondre, et peut-être allais-je accepter, quand l'aîné
des fils du squatter, celui qui m'avait terrassé, s'approcha de moi et
murmura à mes oreilles ces mots : — Restez ici; puis, devançant ma
réponse : L'étranger, dit-il à son père, passera la nuit à la belle étoile;
j'irai lui chercher quelques provisions, et je dormirai ici sur la mousse
à ses côtés.
J'acceptai cet arrangement que l'air ouvert et franc du jeune homme
me faisait une loi de ne pas refuser. Après avoir promis de ne pas me
faire attendre, le fils de Township me quitta en compagnie de ses frères
et du squatter. Je passai seul, au milieu des ténèbres, une heure qui me
parut un siècle. Enfin je vis revenir mon compagnon de veillée un falot
et un panier au bras. Il était fort agité, et m'expliqua les causes de son
retard avec une vivacité qui me surprit chez un Américain. En revenant
à la ferme, ils y avaient trouvé un farmer, leur voisin, qui leur avait
apporté de bien étranges descriptions d'une terre lointaine où l'or était
aussi commun que les pierres. Des caravanes d'émigrans se dirigeaient
vers ce pays de tous les points de l'Amérique, et en ce moment même
LES SQUATTERS. 25
mon terrible ennemi Township était plongé dans la lecture des jour-
naux qui contenaient ces merveilleux récits. J'écoutai tout cela d'une
oreille fort distraite, et le jeune Américain, voyant que je gardais le
silence, jugea à propos d'étaler sous mes yeux les provisions qu'il ap-
portait; quelques galettes de maïs, un énorme morceau de bœuf salé
et une cruche de bière composaient un substantiel repas, auquel je fis
honneur par orgueil plutôt que par besoin.
— Vous avez été étonné , reprit le jeune squatter, de l'avis que je
vous ai donné tantôt: vous auriez préféré dormir à la ferme; mais deux
hommes dont l'un doit tuer l'autre au soleil levant ne peuvent guère
passer la nuit sous le même toit. Le père est d'un caractère à ne pas
oublier l'injure que vous lui avez faite, et ce soir, après avoir bu
quelques verres de brandy S'il doit vous tuer, mieux vaut pour lui
que ce soit demain, sous la voûte des arbres, que dans sa propre mai-
son; n'êtes-vous pas de cet avis ?
Je trouvais, je l'avoue, ces deux alternatives fort tristes, et je ne ré-
pondis que par une inclination de tête.
— La nuit est tiède, continua le squatter, et à trois heures du matin
il fera jour. Quelques heures seront bientôt passées. Si pourtant, outre
ce lit de mousse, vous désirez du feu, je puis vous allumer un bon bra-
sier. Quant à moi , je ne dormirai pas de la nuit, mais je vous engage
à vous reposer quelques instans.
— Vous allez donc passer la nuit ici? lui demandai-je.
— Sans doute; je réponds de vous devant Dieu et devant mon père.
Je m'aperçus que j'avais dans ce singulier compagnon à la fois un
protecteur et un gardien. Pour couper court à une causerie impor-
tune, je feignis de dormir; mais le sommeil était bien loin de mes
yeux. Cependant il y a dans le calme de la nuit, dans le murmure du
vent parmi les branches, quelque chose de ce charme consolateur
qu'exhalent les douces paroles d'une mère qui berce les chagrins de
son enfant. Le brouillard qui s'élevait du ruisseau et de l'étang com-
mençait à se condenser en vapeurs épaisses à la cime des arbres; tout
s'endormait autour de moi. La torpeur de la nature me gagna, et je
tombai peu à peu dans un demi-assoupissement. Je fus tiré de cet état
par un sursaut. Il m'avait semblé entendre quelques paroles murmu-
rées d'une voix douce, et, en ouvrant les yeux, je vis distinctement
s'enfuir à travers les buissons une forme svelte et blanche. — Qu'est-ce?
demandai-je au jeune squatter. — Moins que rien, dit-il; une fantaisie
de jeune fille. C'est ma sœur qui venait me voir sous je ne sais quel
prétexte. Au fond, c'est la curiosité qui l'amenait ici; et, dois-je vous
le dire? en vous regardant à la clarté de ce falot, elle vous a trouvé
bien jeune pour mourir.
Toute cette famille comptait donc bien aveuglément sur l'adresse du
26 REVUE DES DEUX MONDES.
squatter pour ne s'apitoyer que sur moi. L'idée que cette nuit pouvait
être la dernière de ma vie me donna dès-lors la force de résister au
sommeil. Les dernières heures de cette veillée solennelle s'écoulèreat
rapidement. Je vis les étoiles scintiller et mourir au milieu du brouil-
lard, j'entendis les oiseaux s'éveiller, le vent courir dans les feuilles.
L'obscurité fit place graduellement au crépuscule, et les premiers
rayons du soleil éclairèrent enfin la vallée. Le moment fatal était venu.
J'éveillai le jeune squatter, qui s'était assoupi sous un arbre.
Nous attendîmes silencieusement l'arrivée de Township. Le jeune
homme paraissait moins confiant que la veille dans l'issue du combat
Il allait et venait, secouant d'un air préoccupé les branches chargées
de rosée; parfois il jetait un regard inquiet sur la courte carabine dont
j'étais armé et dont je lui avais expliqué la portée. Pour moi, jamais la
nature ne m'avait paru plus belle, et l'idée de m'endormir du dernier
sommeil au milieu de ces prairies embaumées, sous ce ciel magni-
fique, commençait presque à me paraître supportable, quand je vis ap-
paraître mon adversaire, suivi de ses deux fils et d'un homme qu'à son
costume on reconnaissait pour un riche f armer : c'était probablement
le visiteur dont le fils de Township m'avait parlé la veille. J'étais fort
loin de m'attendre à la proposition qu'on allait me faire.
— Je sais ce dont il s'agit, me dit le farmer en me tendant la main,
et tout peut s'arranger encore, à de certaines conditions toutefois.
— Je ne vois guère d'arrangement possible entre l'usurpateur de
Red-Maple et moi. Ce que je demande, c'est qu'on me restitue ma pro-
priété.
— D'abord, il s'agirait de rétracter certaines paroles que mon voisin
Township ne peut oublier Vous savez ce que je veux dire.
— Eh bien?
— Eh bien ! après cela, on pourrait s'entendre sur la cession de Red-
Maple, moyennant certaines transactions qui vous laisseront possesseur
d'un bien auquel personne n'attache plus grand prix maintenant.
J'avoue que la péripétie me parut des plus surprenantes. Quelles
considérations avaient donc été assez puissantes pour changer subite-
ment les dispositions de Township et faire fléchir en lui l'orgueil du
premier occupant, le ressentiment de l'Américain outragé? Ce n'était
pas le moment de faire ces questions, et il fallait avant tout s'entendre
sur les conditions de l'arrangement proposé. La hutte de Red-Maple,
les travaux de défrichement commencés, furent taxés à un prix rai-
sonnable que je m'engageai à acquitter sur-le-champ. Quant au mot
de lâche qui m'avait échappé la veille, je ne fis aucune difficulté de le
retirer. Le débat ainsi terminé, je suivis les deux squatters à la ferme,
où m'attendait une hospitalité des plus gracieuses. Il me semblait
vraiment sortir d'un mauvais rêve. Le squatter, si farouche la veille,
LES SQUATTERS. 27
montrait une gaieté bruyante. Je renonçai à contenir plus long-temps
ma curiosité, et je le questionnai sur le motif de ce brusque change-
ment d'humeur. Township me répondit en me montrant par la fenêtre
des charriots qu'on chargeait, et sur sa table un livre entr'ouvert : c'é-
tait le Manuel de Vémigrant en Californie. Je me rappelai aussitôt les
quelques mots que son fils m'avait dits la veille. Ce dénoûment paci-
fique de notre querelle s'expliquait par un accès de cette fièvre d'aven-
tures qui, chez un vrai squatter, peut sommeiller, mais non s'éteindre.
Cette fois, la fièvre avait un nom devenu proverbial dans l'Amérique
du Nord depuis la découverte de l'or de la Californie : c'était la minerai
yellow fever (la fièvre jaune métallique).
Quiconque connaît à fond le caractère américain ne s'étonnera pas
de l'action puissante que peut exercer sur des natures froides et calmes
en apparence l'idée d'aventures à courir et d'obstacles à vaincre dans la
poursuite d'un gain merveilleux. L'esprit entreprenant de l'Américain
trouve dans les hasards d'une émigration lointaine des charmes incon-
nus à un enfant de la vieille Europe. Je remarquai pourtant que les avis
de la famille de Township étaient partagés sur l'opportunité de ce
voyage improvisé. La mère et la fille, assises l'une près de l'autre et les
mains entrelacées, semblaient plongées dans une rêverie douloureuse,
et formaient un groupe charmant au milieu de ces rudes défricheurs
qui veillaient aux apprêts du départ avec une fiévreuse impatience.
Quelques heures plus tard, j'étais seul dans cette maison, que la
veille encore une famille nombreuse remplissait de son activité. Mes
regards erraient tristement sur le vaste et magnifique domaine dont
j'étais désormais l'unique possesseur. Arrivé au terme d'un long et
pénible voyage, je m'étonnais de l'indifférence où me laissait la con-
quête de ma propriété, et je n'osais m'avouer que mes préoccupations
avaient changé de but. En passant près de moi, la jeune fille de Town-
ship m'avait dit quelques mots d'adieu qui avaient douloureusement
résonné dans mon cœur. Puis, au moment où elle allait disparaître à
mes yeux, du charriot où elle était assise, elle avait cueilli une branche
d'érable chargée de fleurs. Une de ces fleurs avait glissé de sa main
sur le sable. Était-ce un adieu, un souvenir? Voilà ce que je me de-
mandais en errant de la hutte déserte au bois d'érable, de l'étang à la
clairière, sans pouvoir échapper aux impressions confuses que me lais-
saient cette nuit et cette matinée si agitées. Les fleurs dont la blonde
fille du squatter avait la veille orné ses cheveux jonchaient encore la
prairie; je les ramassai avec un empressement dont je me pris ensuite à
sourire. Enfin la nuit vint, et je rentrai dans la cabane. Les journaux
dont les merveilleuses relations m'avaient peut-être sauvé la vie, en
tournant la tête au brave Township, étaient encore déployés sur la table;
je les lus avec avidité, mais je n'y trouvai pas la distraction que je cher-
Q$ REVUE DES DEUX MONDES.
chais, et l'idée de ceux qui, entraînés par cette lecture, avaient quitté
ma paisible vallée, n'en revint que plus vivement obséder mon esprit.
Quelques jours se passèrent, après lesquels la solitude commença à
me peser comme un intolérable fardeau. Je me souvins alors que le
voisin de Township m'avait invité à venir le voir, et qu'il m'avait of-
fert, si quelque motif nécessitait jamais mon absence, de protéger le
Red-Mapie contre un nouvel envahisseur. La ferme de cet homme était
à quelques heures de la mienne. Je me mis en route pour l'aller trou-
ver; mais, en quittant la Vallée des Érables pour cette excursion d'un
jour ou deux seulement, je ne pus m'em pêcher de me retourner tris-
tement vers mon habitation solitaire, comme si je lui disais un éternel
adieu.
IV.
En me rendant à la ferme de l'ami de Township, je sentis la vague
tristesse qui s'était emparée de moi depuis quelques jours se dissiper
peu à peu, et je me surpris à envier le sort de la famille errante que
j'avais vue s'élancer si courageusement, sous les ordres du squatter, à
travers les hasards et les dangers d'un long voyage. — Pourquoi, me
disais-je, avant de venir me fixer dans cette vallée solitaire, pourquoi
ne goûterais-je pas aussi les âpres jouissances de la vie nomade? A
peine arrivé dans un monde qui offre des chances si variées à l'activité
humaine, n'ai-je donc plus à concentrer mes efforts que sur le défri-
chement de quelques terres incultes? Le moment est-il si tôt venu de
limiter mes espérances et de borner mon horizon? — Le désir de revoir
la famille du squatter entrait bien pour quelque chose dans le besoin
d'activité aventureuse qui s'emparait de moi; mais les projets que je for-
mais chemin faisant avaient aussi leur côté sérieux, et les bonnes rai-
sons ne me manquaient pas pour me prouver la nécessité d'un voyage
en Californie.
Le séjour que je fis chez l'ami de Township contribua encore à m'af-
fermir dans ces dispositions. Le fermier me conseilla de me soustraire
par tous les moyens à ce malaise moral que l'oisiveté dans la solitude
ne manque jamais de provoquer. J'avais le choix entre deux partis : ou
m'entourer de quelques travailleurs pour commencer sans retard le
défrichement du Red-Maple, ou partir pour la Californie, d'où je re-
viendrais cultiver mon domaine avec la richesse et l'expérience de
plus. Dans tous les cas, en quittant mon voisin, j'avais à prendre la
route de Guyandot. C'était là seulement que je pouvais me procurer
les bras et les instrumens nécessaires à l'exploitation de la Vallée des
Érables; c'était là aussi que je comptais m'informer des moyens de
LES SQUATTERS. 29
transport les plus prompts et les plus sûrs pour me rendre en Cali-
fornie.
Je partis donc pour Guyandot; mais j'étais à peine dans cette ville,
que mes dernières hésitations avaient cessé. Je compris qu'il fallait re-
noncer à s'y procurer des bras pour l'humble besogne du défricheur;
les nouvelles de Californie avaient là, comme dans toute l'Amérique,
exalté la population jusqu'au délire. Sur tous les murs, des affiches gi-
gantesques portaient en grosses lettres les mots de : Califomia and
Goldfinders, et des milliers de curieux se pressaient pour les lire. Je fis
comme tout le monde, je me mêlai aux groupes qui lisaient ou com-
mentaient ces affiches avec enthousiasme. Le spectacle de cette foule
agitée et bruyante n'était pas sans charme pour un étranger. Je re-
trouvais là cette population bigarrée d'émigrans et d'aventuriers de
tous les pays que je m'étais déjà plu à observer sur le pont du steamer
en remontant le Mississipi. J'écoutais curieusement les conversations
des divers groupes, lorsqu'une main s'appesantit vigoureusement sur
mon épaule. Je me retournai, et, à ma grande surprise, je reconnus le
romancier français avec qui j'avais lié connaissance en faisant route
pour Guyandot. On se souvient que j'avais vu ce singulier personnage
quitter le steamer et s'enfoncer au milieu des forêts vierges avec une
insouciance qui avait été pour moi-même, dans un moment de tris-
tesse et de doute, une sorte d'encouragement; était-il dit que je devais
le rencontrer chaque fois que mon esprit timide aurait besoin de pui-
ser quelque résolution dans les exemples d'autrui? Quoi qu'il en soit,
je répondis par un cordial serrement de main à la familière accolade
de mon compatriote.
— J'ai joué de malheur dans ce maudit pays, me dit-il en devançant
mes questions; il s'est trouvé qu'au lieu de dix acres de bonne terre,
je n'avais acheté au bord de l'Ohio qu'une magnifique tourbière en-
cadrée par des forêts impénétrables. J'ai renoncé à planter ma tente
en si triste lieu, et puisque le Pactole coule décidément en Californie,
c'est laque je vais de nouveau tenter la fortune avec les débris de mon
modeste pécule.
Je lui racontai mon histoire, et l'aventureux émigrant y vit le sujet
d'un roman qu'il me promit d'écrire un jour. — 11 n'y manque qu'un
dénoûment, ajouta-t-il, et nous le trouverons en Californie. — On ne
pouvait traduire plus nettement ma secrète pensée, et je ne sus ré-
pondre à mon nouvel ami qu'en lui donnant rendez-vous pour le len-
demain sur le pont du steamer qui devait nous conduire à Saint-Louis,
point de départ obligé de toutes les expéditions dirigées vers le Far-
West.
La route qui mène à Saint-Louis est aussi celle des grands fleuves.
On commence par redescendre l'Ohio jusqu'à son confluent avec le Mis-
30 REVUE DES DEUX MONDES.
sissipi, puis on remonte ce dernier fleuve jusqu'à Saint-Louis. Notre
navigation n'offrit rien d'intéressant. J'avais appris chez l'ami de Towns-
hip que le squatter s'était embarqué avec sa famille sur un de ces ba-
teaux plats qui se laissent aller au courant des grands fleuves améri-
cains. Arrivé au confluent de l'Ohio et du Mississipi, il avait dû, selon
toute apparence, prendre terre pour remonter à pied les rives de ce
dernier fleuve jusqu'au rendez-vous commun des caravanes du Far»
West. C'était donc à Saint-Louis seulement que j'avais chance de re-
trouver la famille du squatter, et la marche rapide de notre steamer
me permettait de croire que nous arriverions encore à temps pour nous
joindre à la caravane dont elle faisait partie.
Situé au centre des fertiles vallées qu'arrosent le Missouri, l'Illinois
et le Mississipi, Saint-Louis, ville d'origine française, a bien perdu de
l'originalité pittoresque de son ancien aspect. Le mouvement qui anime
ses rues est, comme celui de toutes les grandes cités américaines, pure-
ment industriel; mais, à l'époque de notre passage, ce mouvement même
avait cessé. La moitié de la. population se préparante émigrer, le com-
merce languissait, les boutiques étaient fermées pour la plupart, et les
ateliers vides. Les ouvriers du port et des chantiers avaient abandonné
leurs travaux; les bras manquaient pour exploiter les mines de houille
ou de plomb, et le négociant lui-même ne rêvait plus qu'expéditions
lointaines en dehors du cercle habituel de ses opérations. Il semblait
que Saint-Louis expiât en ce moment, par la désertion d'une partie de
ses habitans, une prospérité non interrompue d'un demi-siècle.
Le mouvement qui s'était retiré de la ville s'était, il est vrai, porté
au dehors, dans l'enceinte des nombreux campemens qui s'étaient
formés de tous côtés aux abords de la route que devait suivre la cara-
vane. Il y avait là autant de petits corps d'armée qui allaient se fondre
en une seule et gigantesque colonne. Des troupes peu nombreuses ne
peuvent pas, en effet, traverser sans danger les immenses déserts qui
séparent Saint-Louis du Nouveau-Mexique. La caravane à laquelle nous
comptions nous joindre était loin de ressemblera celles qui font pério-
diquement les voyages du Missouri à la frontière mexicaine. Elle offrait
dans sa composition les plus étranges disparates : chaque profession,
chaque métier, chaque condition sociale y avait envoyé, pour ainsi dire,
un représentant. Le romancier, qui semblait être devenu mon com-
pagnon inséparable, s'était déjà lié avec la plupart de ces chercheurs
d'aventures dont j'allais, pendant quelques mois, partager la vie. Il pré-
sida aux préparatifs de notre voyage avec une activité vraiment mer-
veilleuse. Grâce à lui, nous eûmes bientôt en notre possession un petit
chariot couvert, deux vigoureuses mules de trait, deux excellens che-
vaux de selle, une tente portative, quelques salaisons, deux peaux d'ours
et deux couvertures. De plus, mon ingénieux ami m'avait procuré un
LES SQUATTERS. 31
domestique aussi intelligent que fidèle. Il ne nous restait qu'à partir.
Malheureusement le gros de la caravane était beaucoup moins avancé
que nous dans ses préparatifs, et huit jours se passèrent avant que le
signal du départ fût donné. Je les employai en recherches inutiles pour
découvrir le squatter et sa famille; nul ne les connaissait, nul n'avait
entendu parler d'eux. Tout ce que je pus apprendre, c'est que deux ou
trois wagons étaient partis en éclaireurs dans la direction du sud-ouest,
c'est-à-dire vers Santa-Fé, et qu'ils devaient avoir trois jours d'avance
sur nous. Le hardi squatter avait-il accepté pour lui et pour ses enfans
une mission qui ne convenait que trop à son caractère intrépide ? Je
tremblais que cette conjecture ne fût fondée, et je me promis de ne
rien négliger pour compléter les renseignemens que j'avais recueillis.
Enfin le jour si impatiemment attendu se leva : une longue file de
wagons se déploya lentement au milieu de la confusion inévitable des
premières manœuvres. Des bœufs qui n'avaient jamais connu le joug
mugissaient en renversant les chariots qu'ils traînaient; des cavaliers
s'arrêtaient à chaque instant pour mettre pied à terre et rajuster leur
équipement. Les piétons seuls, la hache et la carabine sur l'épaule,
marchaient de ce pas élastique et ferme dont rien ne devait les faire
dévier pendant des mois entiers. Des signaux d'appel, des cris, des ju-
rons, retentissaient dans toutes les langues depuis la tête de l'immense
colonne jusqu'à l'arrière-garde. Par momens, les fanfares éclatantes des
riflemenk cheval de l'escorte couvraient tout ce tumulte, et nos chevaux,
excités par le bruit des clairons, hennissaient en frappant du pied la
terre. Peu à peu nous perdîmes de vue les clochers de Saint-Louis, et
quand le soleil se coucha devant nous, nous ne voyions déjà plus, aux
quatre coins de l'horizon, que les immenses ondulations des prairies.
Je n'oublierai jamais le tableau pittoresque qu'offrait notre premier
campement lorsqu'à la tombée de la nuit la caravane eut fait halte. La
lueur des feux allumés dans l'enceinte formée par les chariots éclairait
un pêle-mêle d'hommes et de chevaux, de costumes bizarres, d'armes
en faisceaux, de longues guirlandes de poires à poudre et de gibecières
suspendues aux buissons. Des colonnes de fumée s'élevaient de toutes
parts des brasiers qui pétillaient, et dont la flamme faisait siffler les
viandes embrochées. Parmi les tentes de toutes couleurs, sous les toiles
des wagons, des silhouettes étranges paraissaient et disparaissaient tour
à tour aux reflets des foyers ou dans l'ombre épaisse des abris dressés
pour la nuit. Des groupes de chasseurs, les uns assis ou couchés, d'au-
tres debout, tous vivement éclairés par les lueurs rougeâtres, attiraient
ensuite mon attention. Des refrains joyeux, des chansons françaises ou
canadiennes, résonnaient çà et là, mêlés à la psalmodie lugubre de
quelque chanteur méthodiste qui s'élevait tristement dans le silence
de la halte. Plus loin , des cercles d'auditeurs attentifs entouraient de
32 REVUE DES DEUX MONDES.
vieux vétérans des prairies qui, leur inséparable rifle entre les jam-
bes, contaient leurs histoires de chasse ou de guerre. A mesure que
la nuit avançait, les feux mouraient, les voix devenaient plus rares,
et bientôt il n'y avait plus d'éveillées dans tout le camp que les senti-
nelles qui allaient et venaient, l'arme au bras, l'œil aux aguets et l'o-
reille ouverte à toutes les confuses rumeurs de la solitude.
Une lueur grisâtre ne faisait encore qu'éclairer à peine le camp en-
dormi, quand les fanfares du clairon sonnaient le réveil. Les patrouilles
rentraient de leurs excursions nocturnes, un mouvement soudain se
faisait sous les tentes et les toiles humides de rosée; les entraves tom-
baient des jambes des chevaux, dont l'haleine se condensait en épaisses
vapeurs sous la fraîcheur matinale. Les tisons à demi consumés se ral-
lumaient de tous côtés dans l'herbe humide; puis, les tentes repliées,
les chariots rechargés et le repas pris à la hâte, le cor sonnait le boute-
selle; c'était un cliquetis générai de fer et d'armes qui heurtaient les
arçons, de selles qui criaient sous le poids des cavaliers, et l'immense
colonne reprenait sa marche tortueuse à travers les prairies. Au milieu
des hautes herbes, des buissons entrelacés, la caravane formait une
ligne capricieusement ondulée, serpentant sur les hauteurs, à travers
les fourrés ou les clairières. De la tête aux extrémités de cette ligne
cent fois brisée, le clairon envoyait parfois, comme un signal de ral-
liement, ses notes sonores, que répétaient les échos. Alors les traînards
se hâtaient en jetant un regard de regret sur les daims que le son du
cor venait réveiller au fond de leurs pâturages, et qui bondissaient
effrayés hors de la portée des plus longues carabines.
De longs jours se succédèrent ainsi, pendant lesquels, au milieu de
tous les retards, de tous les accidens inséparables d'un voyage sans
routes tracées, la caravane parcourait tour à tour des plaines arides,
sans autre verdure que les herbes desséchées par un soleil ardent, ou
des savanes dont la végétation vigoureuse était alimentée par de nom-
breux ruisseaux. Tantôt une rivière encaissée dans des berges profon-
des arrêtait la marche des chariots, tantôt c'était le lit desséché d'un
torrent qu'il fallait péniblement franchir à travers des sables mou-
vans, où les bêtes de somme s'enfonçaient jusqu'au poitrail, les wagons
jusqu'aux essieux. Des journées entières s'écoulaient sans que nous
vissions un seul arbre, un seul buisson; d'autres fois on marchait, depuis
le lever jusqu'au coucher du soleil, à travers des forêts ombreuses dont
les sombres labyrinthes étaient obstrués de vignes vierges. Notre route
côtoyait souvent des lacs dont les eaux dormantes étaient à demi ca-
chées sous un manteau de nénuphars*. Les traces de l'homme se mon-
traient partout dans ces bois à côté de celles des animaux sauvages.
Les sentiers, péniblement ouverts par les chariots des caravanes dans
ces taillis épais, se croisaient avec ceux que se frayaient les daims et les
LES SQUATTERS. 33
sangliers; sur le tronc noueux d'un chêne où la hache du pionnier
avait ébauché de profondes entailles, l'écorce portait l'empreinte de la
griffe des ours, alléchés par les guirlandes de glands savoureux. Puis
à ces forêts succédaient de nouveau des plaines sans fin, sans animation,
étendant tristement à perte de vue leur surface d'un roux lugubre,
océan silencieux, aux vagues immobiles au-dessus duquel le pélican
et le vautour planent sans un cri, où le vent même n'a pas de mur-
mures.
Nous approchions du pays des Indiens Comanches; les précautions
nocturnes redoublaient pendant les haltes, et des éclaireurs précédaient
la colonne en marche. Le romancier et moi prenions souvent plaisir à
nous mêler à ces batteurs d'estrade. Il y avait un de ces hommes har-
dis, Canadien d'origine, dont nous recherchions la compagnie de pré-
férence. Ever-quiet (toujours tranquille) était son nom de guerre, qu'il
devait à sa prétention, fort légitime du reste, de ne jamais s'émouvoir
en face même des plus grands dangers. Tranquille (c'était ainsi que
nous l'appelions par abréviation) était un homme de grande taille,
maigre et souple comme une lanière de cuir, et dont les jambes ner-
veuses le disputaient en finesse à celles du cerf. C'était toujours sans
efforts qu'il maintenait son pas à l'égal du pas de nos chevaux. Une es-
pèce de blouse d'un brun verdâtre en peau de daim, des guêtres de
cuir qu'il ne débouclait ni jour ni nuit, un bonnet de police, compo-
saient son invariable costume. Malgré ses cinquante ans et ses che-
veux gris, les yeux noirs du chasseur avaient conservé tout le feu de la
jeunesse. La vie de Tranquille se passait à aller et à revenir de Saint-
Louis à Santa-Fé, et de Santa-Fé à Saint-Louis. C'était l'homme par
excellence des histoires de chasse à l'ours et des contes superstitieux.
A l'aide de récits d'autant plus intéressans qu'il en était presque tou-
jours le héros, il abrégeait pour nous la longueur des marches, et nous
prenions un Vif plaisir à l'entendre raconter les épisodes de sa vie d'a-
ventures. J'écoutais Tranquille avec d'autant plus de complaisance, que
je me promettais de l'enrôler à mon service pour nous accompagner
à la recherche de l'or en Californie. Sa connaissance parfaite de la
langue espagnole, sa sagacité presque infaillible, sa bravoure et son
adresse me le rendaient précieux à plus d'un titre.
Nous cheminions un matin, comme de coutume, à ses côtés, quand,
avant de faire halte dans un des endroits qu'il était chargé de choisir,
je le vis examiner attentivement des empreintes sur la route. Je lui de-
mandai quel intérêt il attachait à ces traces à peine marquées.
— Un intérêt de curiosité, me répondit Tranquille. Déjà, depuis plu-
sieurs jours, je distingue sur l'herbe ou le sable la trace des roues de
deux chariots qui doivent précéder les nôtres de quelques jours, et je
TOME h. * 3
34 REVUE DES DEUX MONDES.
cherche à me rendre compte du nombre de ces gens assez hardis pour
■ s'avenl n rer ainsi seuls sur les terrains de chasse des Comanches, et à
une si grande distance. J'estime les gens braves, et je serais fâché qu'il
arrivât malheur à ceux-là. Jusqu'à présent du moins, ils ont voyagé
sans accident, et, à la première pluie, leurs traces plus distinctes m'en
apprendront davantage.
— Les croyez-vous donc bien exposés? demandai-je à Tranquille.
— C'est selon. Si c'était moi, je ne m'en inquiéterais pas; mais, pour ,
ceux-là, je ne suis pas sans appréhension. Nous sommes ici sur un ter-
rain où il n'est pas rare que les maraudeurs blancs s'associent aux ma-
raudeurs indiens, et, parmi les pirates des prairies, les premiers sont
peut-être plus à redouter que les seconds.
Cette réponse du chasseur n'était pas rassurante, et je dus faire effort
sur moi-même pour me persuader que ces chariots mystérieux n'é-
taient pas ceux de Township. Bientôt cependant la caravane nous re-
joignit, le campement fut installé, et les fatigues de la journée l'em-
portèrent sur mes inquiétudes et sur mes rêves de toute nature : je ne
me réveillai le lendemain qu'aux premiers sons du cor. Une pluie fine
et pénétrante commençait à couvrir les prairies d'un voile épais; le
soleil, en se levant, ne put la dissiper; pendant toute une journée de
marche sur un terrain détrempé, le ciel, bas et sombre, sembla peser
sur les prairies, dont l'horizon se confondait avec les nuages. Des cor-
beaux croassaient tristement en fendant ce rideau de vapeurs plu-
vieuses qui se déchirait parfois pour laisser voir dans le lointain un
bison secouant sa crinière mouillée, ou un cerf qui se perdait aussitôt
dans la brume.
— Tenez, disait le Canadien enveloppé jusqu'aux yeux dans un sur-
tout de cuir fauve, c'est ainsi que le daim blanc des prairies, dont je
vous ai raconté l'histoire, se montrait toujours à notre caravane jus-
qu'au moment où Joë le Kentuckien le tua d'une balle marquée d'une
croix. Seulement, comme je vous l'ai dit, après l'avoir vu tomber, il
ne trouva à la place du daim qu'une pierre blanche tachée de sang, et
cependant Joë avait des yeux de lynx, et il avait vu le daim blanc res-
ter à l'endroit où sa balle l'avait abattu : c'est une mystérieuse his-
toire qu'il ne put jamais éclaircir.
Au grand regret de mon compagnon, j'interrompis le chasseur pour
lui demander s'il pourrait reconnaître plus distinctement la trace des
voyageurs qui nous précédaient.
— Sans doute, dit-il; mais, comme la pluie qui nous fouette au vi-
sage en ce moment a dû les surprendre assez loin d'ici, je ne pourrai
vous dire cela qu'au troisième jour de marche à dater d'aujourd'hui,
car je suppose, d'après leurs empreintes, qu'ils ont trois journées d'à-
LES SQUATTERS. 35
varice sur nous. Puis, s'adressant au romancier, le chasseur continua:
— Vous voyez ce ruisseau. Eh bien! c'est sur ses bords que le jeune
Osage trouva l'ame de sa maîtresse qui l'attendait en pleurant; elle était
assise là, sur cette pierre plate.
La caravane ne put faire ce jour-là que la moitié d'une étape; mais,
le lendemain et les jours suivans, le soleil, qui avait reparu brillant
comme depuis notre départ, ayant séché la terre, l'expédition put avec
quelques efforts regagner le temps qu'elle avait perdu. Ainsi que l'avait
pressenti le chasseur, le soir du troisième jour, nous retrouvâmes les
traces du campement des éclaireurs parfaitement conservées sur le sol,
de nouveau durci par le soleil.
— A la bonne heure, dit le chasseur en les examinant avec atten-
tion, voilà qui est aussi clair qu'un changement de domicile annoncé
dans les journaux. Les voyageurs ont campé ici comme nous allons le
faire. Comme je vous le disais, ils ont trois jours d'avance sur nous,
puisque c'est aujourd'hui la troisième halte après la pluie. Ici ce n'est
pas comme sur la route, où les pas du dernier effacent ceux du pre-
mier; dans un campement, chacun va et vient de côté et d'autre; eh
bien! ces voyageurs n'appartiennent pas aux états de l'ouest. Voyons,
combien sont-ils ?
Le Canadien examina soigneusement les traces.
— Cinq, six, sept, huit, reprit-il; ils sont huit, c'est-à-dire qu'il n'y a
que quatre hommes en état de porter les armes : le père et trois fils
sans doute, puis il y a trois enfans et la mère.
Ce signalement ne se rapportait pas très exactement à celui du squat-
ter et de sa famille, puisque Township n'avait que deux enfans en bas
âge au lieu de trois. Je renonçai donc à l'idée que j'avais nourrie jus-
qu'alors, et j'y renonçai avec joie en pensant aux dangers auxquels
s'exposaient si témérairement ces voyageurs, quand d'un mot le chas-
seur me replongea dans ma première incertitude.
— J'achèterai des lunettes à la première ville où nous passerons, Dieu
me pardonne! s'écria-t-il en se frappant le front. Est-ce bien moi qui
ai pu confondre un instant les pieds d'une jeune fille avec ceux d'un
enfant de dix ans? D'autres, au fait, s'y seraient trompés aussi, car ja-
mais de plus jolis petits pieds n'ont marqué leur empreinte sur les prai-
ries.
En disant ces mots, le chasseur s'approchait d'un érable dont les bou-
quets pourpres pendaient à quelques pieds au-dessus du sol. Des touffes
de, fleurs, comme on en trouve souvent dans les savanes, croissaient à
distance de l'érable : c'étaient des pavots sauvages et des marguerites
des plaines.
— Tenez, reprit Tranquille, la jeune fille a couru vers cet érable.
Les belles grappes rouges l'auront attirée; elle S'est haussée sur la pointe
36 REVUE DES DEUX MONDES.
des pieds pour en cueillir. Elle a aussi coupé quelques-unes de ces
marguerites; mais les pas s'éloignent du camp : ces empreintes où le
talon est plus marqué, et toutes si près les unes des autres, prouvent
que la jeune fille marchait en rêvant, en effeuillant sans doute les mar-
guerites pour leur demander un présage d'amour. Ah! c'est que dans
le désert, comme dans les villes, de jeunes et belles créatures n'ont
rien de mieux à faire que ces doux songes. Heureuses les jeunes filles
qui rêvent, plus heureux encore ceux qui les font rêver!
Le chasseur, dont la sagacité merveilleuse semblait démêler sur la
terre comme dans un livre les plus secrètes pensées des personnes ab-
sentes, avait prononcé ces mots avec une gaieté mélancolique et douce
qui me rendit rêveur à mon tour. Je me rappelai cette blanche ap-
parition de la vallée, le sourire de la jeune Virginienne et la branche
d'érable tombée sur le chemin. C'était elle, sans doute, dont je voyais
les empreintes sur la terre, car le jugement de Tranquille me parais-
sait sans appel. Je choisis alors, pour y faire dresser notre tente,
l'ombre de cet érable dont peut-être elle avait cueilli les fleurs en
souvenir de Bed-Maple. C'était, à mes yeux, comme un terrain consacré.
Tous les jours suivans, je recevais chaque soir, par l'entremise du Ca-
nadien, des nouvelles du squatter et de sa famille, qui ne se doutaient
pas que le propriétaire de leur vallée les suivît de si près. Je craignais à
chaque instant que quelque indice ne révélât à Tranquille une de ces
catastrophes si fréquentes dans le désert, et je blâmais sévèrement l'im-
prudence d'un homme qui exposait à des dangers sans cesse renais-
sans sa vie et celle de tous les siens. L'événement ne tarda pas à con-
firmer mes craintes en partie. Il y avait un mois que nous avions
quitté Saint-Louis, et nous n'étions plus qu'à deux jours de marche de
l'Arkansas, c'est-à-dire à la moitié du trajet seulement de Santa-Fé.
Montés comme nous l'étions, mon compagnon de route et moi, nous
aurions pu facilement franchir cet espace en moitié moins de temps,
et nous songions sérieusement à prendre les devans, une fois arrivés à
la capitale du Nouveau-Mexique, lorsque le chasseur canadien, en exa-
minant, comme il avait coutume de le faire à ma prière, les traces du
dernier campement du squatter, secoua la tête d'un air chagrin. Il
s'éloigna des traces laissées par les chariots pour aller en examiner
d'autres à quelque distance; quand il revint, ses traits dénotaient encore
plus clairement le doute et l'inquiétude.
— La nuit a dû être une de celles qu'on n'oublie guère, dit le chas-
seur, et je crains bien que demain nous n'apprenions par d'autres in-
dices qu'il ne faut pas trop tenter le diable.
— Que voulez-vous dire? m'écriai-je; quelque danger sérieux a-t-il
menacé les voyageurs?
-— Certainement, et des dangers de toute nature. Les Indiens sont
LES SQUATTERS. 37
venus la nuit reconnaître le campement, et il y a là en outre des traces
d'hommes blancs, de bandits mexicains aussi redoutables que les In-
diens, car on ne se défie pas. d'eux, et on peut accueillir comme des
frères des gens qui, le lendemain, vous égorgeront.
Le chasseur s'arrêta un moment, puis il reprit : — Il ne manque
rien, ma foi, à la collection des traces les plus dangereuses, pas même
celles de l'ours gris des prairies.
Je frémis à l'idée des périls qui menaçaient le squatter. M'adressant
alors au romancier, comme s'il eût porté le même intérêt que moi à la
famille de Township :
— Laisserons-nous ces malheureux, lui dis-je, sans essayer de leur
porter secours? Deux combattans de plus ne sont pas à dédaigner, et
peut-être notre renfort pourra-t-il les sauver.
Le brave jeune homme n'hésita pas à accepter ma proposition; le
chasseur passait sa main dans ses cheveux d'un air de perplexité.
— 11 y a bien, dit-il enfin, cet ours gris qui me tente un peu, et si
ce n'était le devoir de ma charge de batteur d'estrade.... mais bah ! on
ne rencontre pas tous les jours un gibier aussi séduisant, et puis, sans
moi, vous ne seriez d'aucun secours pour les voyageurs.
Je saisis la main de Tranquille et le suppliai de n'être pas sourd à la
voix de la pitié; le rude Canadien sembla s'attendrir.
— Diables d'ours gris! dit-il, il sera dit qu'ils me feront toujours faire
des folies.
Il fut arrêté que nous nous reposerions quelques heures pour laisser
au chasseur, qui marchait toujours à pied, le temps de se remettre d'une
longue traite et d'obtenir la permission de s'éloigner du camp pendant
deux ou trois jours, après quoi nous emploierions la nuit à franchir
les quinze lieues qui devaient nous séparer du squatter. Ces quelques
heures d'attente me semblèrent un siècle. Enfin, Tranquille vint nous
chercher, monté sur un excellent cheval d'emprunt qu'il maniait en
cavalier consommé. Nous partîmes au grand trot. Tranquille marchait
à notre tête en sifflant un air de chasse, et nous le suivions du plus près
possible pour éviter les nombreux obstacles que les prairies cachent à
chaque pas sous leur apparente uniformité. La lune brillait au ciel et
jetait sur ces immenses plaines sans ombre une clarté qui les faisait res-
sembler à une nappe d'eau sans fin.
— Sommes-nous sur la bonne voie? demandai-je au chasseur, qui,
depuis long-temps déjà, trottait silencieusement devant nous.
■ — Parbleu ! l'Arkansas n'est pas loin; les bisons vont y boire par
troupes ou deux à deux, et l'ours gris est si friand de leur chair !
Le Canadien ne pensait qu'à l'ours gris, puis de temps en temps il
s'arrêtait pour écouter; nous nous arrêtions aussi, et le bruit de la respi-
38 REVUE DES DEUX MONDES.
ration des cavaliers et des chevaux se faisait seul entendre. A peine, de
temps à autre, un hibou laissait-il tomber une note lugubre, ou un loup
poussait-il un vagissement en nous regardant passer assis sur son train
de derrière. — Tout va bien, disait le chasseur, et nous reprenions notre
marche un instant interrompue. Cet homme m'inspirait une confiance
aveugle; mais je craignais que son intervention n'eût pas pour le squat-
ter le résultat qu'on en pouvait attendre. Cette expédition, qu'avaient
commandée chez moi un entraînement irrésistible et chez le romancier
un sentiment généreux et désintéressé d'humanité, n'était presque aux
yeux du Canadien que le prétexte d'une chasse. Pour lui, chasser l'In-
dien ou l'ours gris était le principal but, et peu lui importait d'arriver
plus ou moins tard, pourvu qu'il pût satisfaire sa passion dominante. J'ai-
guillonnais donc de mon mieux l'insouciance du chasseur. Plus d'une
fois j'avais cru entendre le son lointain et affaibli de coups de feu, et
autant de fois j'en avais averti le Canadien, qui me répondait :
— Ce sont les rapides de l'Arkansas qui grondent, ou un troupeau
de buffles dont l'écho renvoie les pas retentissans.
Nous ne tardâmes pas d'arriver près de l'Arkansas, dont le vent nous
apportait depuis quelques instans les humides et fraîches émanations.
Bientôt nous pûmes voir le fleuve briller dans son lit à la clarté de la
lune. Le volume de ses eaux coulait impétueusement, malgré la sé-
cheresse, entre des berges à pic sillonnées de veines crayeuses. Dans
d'autres endroits, un lit épais de roseaux élevés encaissait le cours de
l'eau.
— On tire par là-bas, criai-je de nouveau à Tranquille.
Le Canadien prêta l'oreille. — Eh! qu'est cela? s'écria-t-il tout à
coup avec joie : ce sont eux, by god.
— Les voyageurs? s'écria le romancier.
— Eh! non. L'ours et le buffle dont je suivais déjà les traces sans
vous le dire; eh bien! si je ne me trompe, vous allez avoir sous les yeux
un spectacle qu'un millionnaire ou un roi paierait bien cher. Voyez de
tous vos yeux, écoutez de toutes vos oreilles, et surtout laissez-moi
faire.
Le chasseur, joignant Faction aux paroles, se hâta de mettre pied à
terre, sa carabine à la main. Quant à nous, pressentant à peu près le
spectacle qu'il nous promettait, nous attendions, le cœur palpitant et
l'œil aux aguets. Un monticule nous dérobait les sinuosités de l'Ar-
kansas. Nous ne pûmes bientôt nous méprendre à un retentissement
sourd qui devenait de plus en plus distinct, et auquel ne tarda pas à
succéder le bruit de cailloux froissés qui tombaient de la berge dans le
fleuve. Au même instant, deux énormes masses noires vinrent cou-
ronner le sommet de l'éminence à une demi-portée de carabine de
LES SQUATTERS. 39
l'endroit où nous étions. C'étaient l'ours et le buffle annoncés par le
Canadien. Comme si notre aspect eût fait comprendre au buffle la honte
de fuir plus long-temps, il se retourna brusquement contre son en-
nemi, et la tête basse, son épaisse crinière balayant la terre, il attendit
en poussant un mugissement de défi. L'ours s'arrêta aussi avec un
grognement furieux, puis étendit sur les cornes de la victime ses deux
puissantes pattes; nous vîmes le pauvre bison ployer graduellement
sur ses jarrets et s'affaisser; un mugissement de détresse signalait sa dé-
faite, quand le chasseur s'élança vers lui avec de grands cris et fit feu
sur le groupe. L'ours, blessé, lâcha prise, et le buffle, profitant de ce
court répit, s'élança vers le fleuve, dont il descendit la berge hors de
la portée de nos yeux.
— Ah ! s'écria le chasseur, voilà un pauvre diable d'ours qui apprend
à ses dépens qu'il y a loin des pattes aux lèvres; au reste, c'est une
expérience dont il n'aura pas le temps de profiter. A vous maintenant,
pendant que je recharge ma carabine; mais ne tirez pas, s'il est possi-
ble, car c'est une honte de se mettre trois contre un.
Je mis à mon tour pied à terre en jetant la bride de nos deux chevaux
à notre compagnon; puis, tout en maudissant l'ardeur intempestive du
chasseur, je m'efforçai de faire la meilleure contenance possible. A la
vue de trois ennemis, l'animal parut hésiter, et cependant le sourd
grincement de ses longues dents blanches était effrayant, et le roman-
cier ne contenait qu'à grand' peine son cheval et les nôtres. Bien que
l'ours n'avançât pas, il ne reculait pas non plus; il semblait aspirer une
odeur lointaine, et le balancement de sa tête indiquait son indécision.
Tout à coup il parut prendre le parti de la retraite, et nous le vîmes
disparaître dans la direction qu'avait suivie le buffle. Le chasseur ache-
vait de recharger sa carabine. Cette fuite ne faisait pas son compte, et
il s'élança à la poursuite de l'ours en m'invitant à le suivre; mais, ar-
rivés sur le sommet de la colline que l'animal venait de quitter, nous
ne le vîmes plus. Ce ne fut qu'au bout de quelque temps que le chas-
seur l'aperçut de nouveau. Il avait longé la colline pour gagner au
grand trot les bords sablonneux du fleuve, dont il remontait le cours.
Évidemment, il semblait encore plutôt chasser que fuir.
— J'ai cependant besoin d'une peau , dit le chasseur, et la sienne
fait magnifiquement mon affaire. Il y a dans sa manœuvre quelque
chose que je ne comprends pas.
En vain j'alléguai que nous perdions un temps précieux; le chasseur,
emporté par son ardeur, ne voulut rien entendre, et je m'élançai sur
ses pas. Nous descendîmes vers les bords du fleuve. La nappe d'eau de
TArkansas brillait comme de l'argent, et, en suivant des yeux l'ours
qui trottait, nous pûmes le voir s'arrêter devant un tronc d'arbre que
40 REVUE DES DEUX MONDES.
le courant chassait, puis revenir sur ses pas en accompagnant l'arbre
entraîné par le fleuve. Tantôt, s'allongeant le plus possible au-dessus de
l'eau qu'il semblait craindre, il étendait la patte comme pour saisir
une des branches restées au tronc; tantôt, recommençant à trotter pa-
rallèlement à l'arbre, il semblait en surveiller la navigation avec la
plus tendre sollicitude. Il y avait là-dessous un mystère de chasse in-
explicable. Tranquille saisit brusquement mon bras.
— Il y a un homme sur l'arbre! s'écria-t-il; mais du diable si je
devine quelque chose à tout ceci.
J'aperçus en effet distinctement un homme attaché sur le tronc
flottant et ballotté par les eaux furieuses de l'Arkansas, qui semblaient
à chaque instant devoir engloutir cette frêle proie dans leurs innom-
brables tourbillons. Je croyais rêver, et je me demandais quelle haine
implacable avait pu imaginer une si atroce contre-partie du supplice de
Mazeppa. Les hurlemens joyeux de l'ours me rendirent bientôt au sen-
timent de la réalité. Le monstrueux animal était parvenu à saisir entre
ses pattes une des branches de l'arbre, et il s'efforçait d'attirer sur la
grève cet étrange radeau. L'hésitation n'était plus permise, et, au mo-
ment même où l'arbre, cédant à une force plus puissante encore que
celle du courant, venait chavirer sur la rive, nous fîmes feu sur l'ours,
qui, atteint par nos deux balles, roula dans le fleuve et disparut au mi-
lieu des vagues écumantes. Nous n'avions plus qu'à donner nos soins
au malheureux que la Providence semblait avoir envoyé sur notre
route pour déjouer de ténébreux desseins. Malheureusement ces soins
furent inutiles; nous pûmes couper les liens qui enchaînaient le corps
du noyé, mais non lui rendre la vie absente. Après avoir déposé le
corps dans une des anfractuosités de la berge, nous dûmes reprendre
à la hâte notre course d'exploration, car la chasse à l'ours nous avait
fait perdre un temps précieux , et le moindre retard pouvait être fatal
à ceux que nous cherchions.
Le jour était venu quand nous atteignîmes le seul gué de l'Arkansas
qu'eussent pu franchir les chariots du squatter. Là nous retrouvâmes
des traces nombreuses d'hommes et de chevaux mêlées à celles des
voyageurs que nous venions secourir. Après avoir examiné les em-
preintes laissées sur le sable, le chasseur canadien m'assura que la fa-
mille à laquelle je m'intéressais était désormais en sûreté. Il avait
reconnu , mêlées aux sillons des chariots , les traces du passage d'un
corps de riflemen à cheval qui, selon toute apparence, s'était joint à
la petite troupe pour l'escorter jusqu'au-delà des territoires menacés
par les Indiens. J'accueillis avec joie cette assurance. Notre but était
atteint, et nous revînmes sur nos pas , afin de regagner le camp de la
caravane, dont quelques heures de marche seulement nous séparaient.
LES SQUATTERS. 41
Nous trouvâmes les tentes de la colonne dressées à l'endroit même où
la nuit précédente nous avions si vaillamment tenu tête à l'ours gris
des prairies. Les émigrans se pressaient autour d'un homme pâle et
grelottant qui ne semblait réchauffer qu'avec peine aux feux du bi-
vouac ses membres engourdis. Nous reconnûmes, à notre grande
surprise, le malheureux que nous avions laissé pour mort sur les bords
de l'Arkansas. La physionomie de cet homme ne prévenait nullement
en sa faveur. On lisait sur ses traits ce mélange de ruse et de violence
qui caractérise essentiellement les classes dégradées de la population
mexicaine. Son costume était celui de ces hardis vaqueros qui s'aven-
turent souvent à la recherche des chevaux sauvages dans les parties
les plus reculées, les moins connues de l'Amérique. Toutefois ses ma-
nières à la fois humbles et effrontées indiquaient plutôt un de ces
écumeurs du désert dont les rapines audacieuses défient trop souvent
l'activité infatigable des riflemen. Nous le questionnâmes avec empres-
sement sur les motifs de la bizarre vengeance dont il avait failli être
victime. Il nous répondit que c'était un parti d'Indiens qui, le prenant
pour l'éclaireur d'un des nombreux détachemens chargés de la police
du désert, avait voulu punir en lui l'auxiliaire des ennemis acharnés
de leur race. Nous nous contentâmes de cette explication, bien que
l'histoire du Mexicain , débitée rapidement et avec un certain embar-
ras, eût tout l'air d'être arrangée à plaisir. La satisfaction que j'éprou-
vais d'avoir pu enfin obtenir des indications rassurantes sur la famille
du squatter me rendait indifférent à tous les autres incidens de la
journée.
Le lendemain, les marches silencieuses recommencèrent à travers
le désert. Notre voyage ne devait plus offrir d'épisode remarquable jus-
qu'au moment de notre arrivée sur le sol de la Californie, où j'allais
voir de près les effrayans ravages de ce bizarre fléau que les Yankees
nomment la fièvre jaune métallique.
Gabriel Ferry.
DE
LA POÉSIE ET DU PEUPLE.
LA SEMAINE D'UN FILS,
Poème de Jasmin.
Ce que j'aime , ce que j'admire dans ces heures de crise si fatales à
la vertu des âmes, à la trempe des caractères, à la distinction des es-
prits, dans ces momens suprêmes qui sont comme le naufrage de ce
qu'il y a de plus pur et de meilleur en nous, c'est un homme, — phi-
losophe ou poète, politique ou artiste, — si généreusement doué, si na-
turellement supérieur dans sa force ou dans sa grâce, qu'il résiste sans
effort aux entraînemens vulgaires, qu'il sache rester lui-même au mi-
lieu des excitations les plus vives, s' obstinant en quelque sorte dans l'in-
dépendance de son génie et ouvrant dans son cœur un refuge au calme
et à la liberté perdus. Les révolutions, en effet, sont une redoutable
épreuve non-seulement pour cet être collectif qu'on nomme un pays,
l'humanité, mais encore pour chaque être individuel, en qui elles ont
leur retentissement secret, qu'elles enveloppent, qu'elles oppriment,
qu'elles avilissent parfois. Elles ouvrent l'ère des provocations ar-
DE LA POÉSIE ET DU PEUPLE. 43
dentés , des tentations périlleuses, qui exercent sur l'ame humaine le
charme terrible de l'abîme. De toutes parts, il s'élève un souffle singu-
lier qui suscite les instincts orageux, enflamme les convoitises, remue
toutes les passions et fait vaciller dans l'homme cette lumière naturelle
du juste et du vrai, à laquelle il est tenu de régler ses actions et sa vie.
Les révolutions, même les plus pures et les plus légitimes, ont cela de
triste, qu'elles sont inévitablement l'issue par où se précipite tout ce
qu'il y a de désirs effrénés, d'ambitions inassouvies, de rêves irréali-
sables , d'exaltations fébriles , — qu'elles entraînent et couvrent mille
évolutions imprévues et intéressées de la conscience, qu'elles suspen-
dent le cours de la loi morale ordinaire en créant une mêlée indes-
criptible où tout est possible, où le hasard et la force trop souvent
dominent, où nul n'est à sa place, où chacun marche comme en un
tourbillon, à la merci des incidens , complice de ce qu'on nomme la
fatalité des choses. Que de nains qui cherchent à se hausser à la taille
des géans ! que de violences faites à la fortune et au succès ! que d'im-
puissances dissimulées sous le masque de l'audace ! que de transfor-
mations soudaines un seul jour peut éclairer ! Pour peindre ce monde
incandescent et mobile, faible et violent, versatile et orgueilleux du
lendemain des révolutions, ce n'est pas la critique ordinaire qui pour-
rait suffire. A défaut du burin d'un Tacite, il faudrait la verve libre et
directe d'un Aristophane, la profondeur comique d'un Molière, la hau-
teur méprisante d'un Machiavel, — quelque chose, enfin, qui semble,
hélas! ne point exister parmi nous, et dont l'absence fait qu'on va battre
des mains à quelque grotesque et inférieure parodie des folies con-
temporaines.
Dans le domaine plus spécialement littéraire, ce qu'on voit, c'est
cette universelle commotion se traduisant par la déviation des esprits,
par l'excès des imaginations faussées, par l'inconsistance passionnée
des vocations intellectuelles, par l'asservissement de l'inspiration aux
accidens et aux surprises de chaque jour, d'où il résulte un infaillible
amoindrissement du talent. La notion pure de l'art se corrompt dans
cette atmosphère, la pensée s'altère et s'égare, le langage se surcharge
des vapeurs grossières qui se dégagent du sol embrasé; les qualités les
plus excellentes, les plus fines, les plus délicates, semblent perdre de
leur prix; le sentiment littéraire fait place à mille autres calculs , sans
compter encore les étranges caprices de la fortune, qui se plaît parfois,
sans doute pour ajouter à la confusion , à transformer les faiseurs de
mélodrames en législateurs, les faiseurs d'almanachs en docteurs poli-
tiques, les feuilletonistes sur le retour en prophètes de quelque foi
nouvelle. Si donc, sous l'empire de ces influences contagieuses, il
reste encore parmi nous des esprits élevés et vigoureux qui sachent se
retrancher dans le culte d'un art supérieur et garder dans leur soli-*
44 REVUE DES DEUX MONDES.
tude féconde le trésor des traditions pures, ce sont ceux qu'il faut aimer
et admirer comme donnant la plus réelle marque de puissance intel-
lectuelle. Il leur faut porter le secours de ses sympathies comme à des
amis connus ou inconnus, qui de loin répondent à vos vœux les plus
intimes, à vos plus exquis besoins d'un idéal épuré et immortel. Il en
est sans doute aujourd'hui dans plus d'un genre qui peuvent justifier
ces sympathies; mais n'y a-t-il pas un intérêt particulier dans un exem-
ple exceptionnel et charmant, celui de ce gracieux et inépuisable in-
venteur méridional qui a rajeuni une langue et s'efforce de lui donner
chaque jour un lustre nouveau, à mesure que les circonstances sem-
blent amonceler des ruines nouvelles autour de ce fragment d'une
civilisation évanouie? Tel est Jasmin. Autrefois, il y a plusieurs siècles,
— je veux dire plusieurs années, — c'était l'Aveugle, Marthe, les Deux
Jumeaux, que Jasmin écrivait sans céder plus qu'aujourd'hui aux sug-
gestions extérieures, sans se laisser asservir aux caprices régnans; main-
tenant, c'est la Semaine d'un Fils qu'il achève aux derniers bruits d'un
trône écroulé. Poète de la vraie race des poètes, il y rassemble tous les
traits de sa poésie spirituelle et touchante; homme du peuple, du vrai
peuple, il peint encore dans ces pages nouvelles ce qu'il sait de cette
vie populaire qu'on travestit, et, comme autrefois, pas un vers, pas
un mot, dans ce simple et dramatique récit, n'est né au souffle des pas-
sions contemporaines. Homme rare! homme heureux qui ne laisse point
la sérénité de son esprit, la vérité de ses inventions dépendre d'une révo-
lution, et qui d'un œil sûr, au sein de nos jours pleins d'orages, sait
retrouver la pure inspiration comme un diamant inestimable au sein
des mers troublées ! D'ailleurs, n'y a-t-il simplement que l'impulsion
du goût littéraire dans ce détachement des choses qui s'accomplissent?
Il y a, il me semble, quelque chose de mieux : c'est un remarquable
esprit de conduite, un tact exquis devenu le complice du juste instinct
du poète.
Observer un homme dans le cours des circonstances ordinaires, lors-
qu'il n'a qu'à laisser se dérouler invariablement sa destinée, quand nulle
crise inattendue, nulle péripétie soudaine ne vient provoquer quelque
résolution virile, mettre à l'épreuve l'infaillibilité de son sentiment et
de son choix, ce n'est point le connaître, ce n'est point avoir sondé le
mystère de sa nature morale. Il faut l'avoir vu dans une de ces heures
où un souffle de révolution traverse l'atmosphère, où chaque illusion
cache un piège, où un sacrifice de plus fait à l'obsession de quelqu'une
de ces chimères qui flottent dans l'air peut altérer la dignité et la droi-
ture de toute une vie. Au premier éclat de février, s'il est un homme
qui eût pu se laisser entraîner à tenter quelque rôle nouveau et actif,
n'était-ce pas Jasmin? Le peuple triomphait, disait-on : Jasmin n'était-
il pas le plus pur, le plus brillant fils du peuple? L'acclamation pu-
DE LA POÉSIE ET DU PEUPLE. 45
blique allait rechercher tous les mérites, la France allait se parer aux
yeux du monde de tout ce qu'elle avait d'illustre : la gloire, déjà depuis
long-temps, n'illuminait-elle pas cette humble boutique où l'auteur
de l'Aveugle avait été pauvre, où il avait rêvé si souvent, où il avait
souffert, n'ayant sans doute, pour le consoler, que la muse invisible
qui l'accompagne? A l'heure même où ce nouvel horizon semblait
s'ouvrir, le rapsode populaire n'achevait-il pas de ramasser des trophées
dans ces contrées du Midi qui le fêtent, laissant partout des souvenirs
gracieux de son génie et des bienfaits pour les pauvres qu'il n'oublie
jamais? Ouvrier et poète, — la belle auréole en ce temps pour dé-
corer une ambition! Jasmin, mieux inspiré, a su résolument mettre le
pied sur l'embûche cachée et dire non à ces provocations enivrantes.
Heureuse sagesse ! Et en effet, en certains momens, n'est-ce pas bien
assez de voir et d'entendre sans se jeter dans la mêlée, sans joindre sa
voix à toutes les voix qui s'élèvent? Heureuse sagesse, dis-je, à qui il
ne manque que des sectateurs! Il y a malheureusement en France
une passion nationale, et qui ne fermente pas seulement au cœur des
poètes et des avocats, ainsi qu'on le dit : c'est la passion d'agir, de se
produire, d'envahir la scène publique, de se proclamer l'unique et es-
sentiel sauveur du pays, de s'attribuer l'universelle intelligence des
choses. Ce que la France compte de sauveurs des Pyrénées au Rhin,
des Alpes à l'Océan, ne se pourrait bien dire. Qui ne s'est fait, au moins
une fois dans la vie, cette discrète et modeste confidence, qu'il était
vraiment l'homme le plus propre à exprimer une situation? Quel est
celui qui, doué par la Providence de quelque don heureux, ne s'est
point cru investi de la puissance de tout faire, d'une aptitude égale à
toutes les missions ? Hélas ! et quel est aussi celui qui ne se lasse point
de ce qu'il est, même des qualités qui peuvent faire sa gloire, et ne
tourne pas un œil d'envie vers un autre théâtre, vers d'autres succès
où il rencontrera d'autres mécomptes? Vieille et éternelle histoire du
désir humain ! « Comment se fait-il, disait Horace il y a dix-huit siècles,
que nul n'est satisfait de sa condition? » N'est-ce point dès-lors une
bonne fortune de trouver un homme qui vit content de son sort sans
cette amertume secrète de l'ambition déçue, quia su résister aux péril-
leuses tentations de la vie publique et a senti que chacun dans sa sphère,
chacun dans la voie qui lui est tracée, pouvait servir au bien commun
sans s'aller perdre follement dans ce grand et souverain amalgame de
toutes les passions, de toutes les haines, de toutes les impuissances, de
tous les ressentimens qu'on nomme la politique? Poète éminent, Jasmin
s'est senti monter au cœur la fierté, l'orgueil de la poésie, et il s'est de-
mandé pourquoi il chercherait à être autre chose qu'un grand poète,
à quoi bon il irait échanger les dons charmans qu'il possède contre la
médiocrité peut-être dans une autre sphère, et ce contentement où il
16 REVUE DES DEUX MONDES.
vit contre les soucis cuisans d'une autre ambition à satisfaire. « Ma
muse, en politique, s'est faite muette, » dit-il; et par une singularité
dont il ne s'est pas peut-être expliqué tout l'à-propos, c'est dans une
dédicace de son nouveau poème à M. de Lamartine que Jasmin parle
ainsi. Enveloppé dans l'admiration la plus vive, le mot n'en reste pas
moins, non sans doute comme une leçon, mais comme un secret et
urgent appel à cette muse d'autrefois, la muse des Méditations, qui fut
la première de toutes parmi nous, qui a pu se laisser corrompre par la
perspective d'une double gloire et a livré sa pure et sereine inviolabi-
lité aux profanations vulgaires. La fidélité de Jasmin à la poésie dans
sa modeste situation n'est-elle pas un exemple vivant? Quant à ce titre
d'ouvrier qui fut presque un moment un titre de noblesse, l'auteur de
Marthe a compris que, s'il devait à son génie de n'être pas moins poète
qu'avant, il devait aussi à sa dignité d'homme de ne pas faire un plus
bruyant appel le lendemain que la veille aux souvenirs de son origine,
de son caractère populaire.
Ce qui a guidé Jasmin, ce n'est point un instinct ordinaire assurément;
c'est son génie familier, — ce génie intérieur qui l'a fait résister, en
d'autres temps, à d'autres séductions, et qui lui faisait dire dans son
épître à un agriculteur de Toulouse : « Je reste ici; tout ici me convient.
— Terre, ciel, air, tout cela m'est nécessaire pour vivre.... » Là, en
effet, est la vraie place de l'auteur de l'Aveugle, en dehors des que-
relles, des luttes intéressées des partis; là, tout le ramène au sentiment
de lui-même comme au sentiment des choses qu'il chanté. Cette lan-
gue qu'il fait reluire selon son expression, qu'il travaille, qu'il refond
comme en un creuset d'or, elle est là sur les lèvres de la jeune fille qui
passe, dans la bouche du mendiant qui connaît son seuil et ne lui tend
pas vainement une main tremblante. Ces mœurs qu'il dépeint, il les a
sous les yeux dans leur simplicité naïve; ces refrains dont il s'empare,
il les entend chaque jour retentir dans les campagnes autour de lui.
Ces souvenirs personnels, ces impressions intimes dont il aime la
douce mélancolie, dont il se plaît à parsemer ses vers, la réalité qui
l'environne les éveille naturellement en lui. L'aspect des lieux le ra-
mène au passé et lui en renvoie le pénétrant parfum. Tout est charme
et inspiration pour Jasmin. « A l'heure où je suis seul, dit-il, mes
souvenirs fidèles — me tiennent compagnie, et les plus vieux — se re-
font jeunes pour me plaire. — Aujourd'hui il m'en vient un parfum.
— Je vois la prairie où je gambadais; — je vois Yillot où j'allais ramas-
ser des branches, — où j'ai pleuré, où j'ai ri. — Je vois plus loin le
bois feuillu, — où, près d'une fontaine, je me faisais songeur... » C'est
ainsi que parle Jasmin dans une pièce sur sa vigne, — sur cette vigne
long-temps désirée et devenue son lieu de délices, Tibur modeste, re-
traite heureuse où le bruit des tempêtes publiques n'arrive qu'en se
DE LA POÉSIE ET DU PEUPLE. 47
perdant dans le bruit vague qui monle des champs environnans et du
fleuve qui serpente au détour du vallon! Quelle tribune aux harangues,
quels rostres tumultueux égaleraient pour Jasmin ce petit coin de terre
où, en homme libre et sage, il a su enfermer ses désirs ! Peu sensible
aux faux enthousiasmes, aux exaltations calculées, aux creuses décla-
mations, c'est là que l'auteur de Marthe court se réfugier au premier
éclair de soleil. Et que faut-il pour qu'il oublie aussitôt le monde au-
quel il vient d'échapper? Il lui suffit sans doute de jeter les yeux, du
haut du coteau où il a bâti sa petite maison, sur le paysage qui se dé-
ploie, sur cette combe profonde qui se déroule à ses pieds, pleine de
verdure et de fleurs, de voir au loin le fleuve qui suit son cours pai-
sible, — image trompeuse de la vie présente, — d'assister en un mot
à un de ces spectacles de la nature qui élèvent l'ame, la tranquillisent,
lui rendent son ressort, lui conseillent de mettre un peu moins de fu-
reur aux œuvres humaines, et la détournent surtout des tentations vul-
gaires. Là, Jasmin est vraiment à l'aise; nulle contrainte ne pèse sur
lui et ne vient comprimer le libre essor de son esprit. Cette vigne de
quelques arpens est comme le théâtre naturel où se doit plaire sa
muse. Là, l'inspiration fidèle l'attend, tandis que le soleil qui dore le
penchant de la colline mûrit des fruits dont il sait le nombre, fait
germer les grains qu'il a semés, échauffe et féconde cette terre qu'il
peut embrasser d'un regard. C'est là son domaine, son empire; une
haie vive le borne à peine; si mal close que soit la porte, elle n'a pas
cependant laissé passer l'ambition et l'envie. Avoir compris ce qui
convenait à sa position et à la nature de ses facultés, ce qui convenait
à son art, ce n'est pas une des moindres gloires de Jasmin. On peut
bien, du reste, insister sans danger sur ce phénomène moral : le pro-
sélytisme de la solitude, de l'indépendance, du détachement volontaire
des luttes publiques, ne menace point encore, il me semble, d'envahir
le monde, de dépeupler la scène populaire, d'appeler au désert les am-
bitions pacifiées; la France n'est pas près de rester sans grands politi-
ques. Il est un peu plus à craindre qu'elle ne reste sans grands poètes.
Et qu'on ne s'y trompe pas d'ailleurs : dans son rare et aimable bon
sens, par ce tact supérieur et pur qu'il met dans sa conduite, sans y
songer peut-être, Jasmin trace instinctivement le rôle de la poésie elle-
même, — de la vraie poésie. Il résume avec un gracieux éclat dans sa
personne ce qu'elle doit être; il lui assigne cette vie libre et indépen-
dante qu'elle doit avoir. Méconnaître cette indépendance élevée de la
poésie, c'est méconnaître son essence même. Qui ne comprend que, —
pour la poésie, — s'appuyer sur ces émotions artificielles et passagères
que la politique suscite et entretient, c'est bâtir sur un de ces sables
mouvans de la Loire qu'un caprice du fleuve fait disparaître en une
nuit, — se jeter dans le tourbillon des partis, c'estse faire l'instrument
18 BEVUE DES DEUX MONDES.
de leurs passions étroites, de leurs colères factices, de leurs préjugés,
de leurs injustices, au lieu de rester un art supérieur ayant son but,
ses lois, ses conditions propres d'existence? C'est s'amoindrir dans les
mille fluctuations, les mille morcellements des opinions qui se dispu-
tent l'empire; c'est s'asservir à l'expression de quelques entraînemens
accidentels et inférieurs, au lieu de réfléchir ce qu'il y a de plus pur, de
plus permanent, de plus élevé dans l'ame humaine; c'est s'exposera
ne reproduire qu'une image étroite, systématique, tronquée, de notre
nature, au lieu d'en révéler tous les côtés, tous les aspects, toutes les
tendances par une libre et magique évocation. Que reste-t-il, peu
après, de ces Némésis irritées qui secouaient leurs torches, lançaient
les foudres et les éclairs? Un peu de cendre froide qu'on remue indiffé-
remment en s'étonnant qu'il en ait pu un jour jaillir des flammes. Les
circonstances sont passées, la flamme s'est évanouie, le trait émoussé
est retombé dans le vide; l'allusion a perdu son à-propos et sa fraî-
cheur; l'intérêt actuel de la moquerie ou de la colère s'est effacé. Il
faut l'œil d'un érudit pour recomposer toute cette vie tombée en pous-
sière et oubliée : œuvre ingrate où l'esprit se lasse à la poursuite d'un
présent qui se dérobe déjà, et contracte une certaine tristesse à mesure
que les faits et les régimes qui se succèdent lui offrent le spectacle de
leur fatigante mobilité.
Une chose me frappe : voilà un grand poète, le plus grand poète po-
litique peut-être sous une forme légère, — Béranger, qui depuis long-
temps s'est tu. Vainement l'auteur ôuBoi d' Yvetot disait à sa chanson de
reprendre sa couronne; ce n'était qu'un éclair qui ne laissait pas de té-
moigner quelque amertume, et il semble se répéter à lui-même ces
vers d'une mélancolie charmante :
Ma gaîté s'en est allée;
Sage ou fou, qui la rendra
A ma pauvre ame isolée,
Dieu l'en récompensera!
Cette tristesse, elle n'est pas cependant dans la nature du génie de Bé-
ranger. Ce silence, ce n'est pas jusqu'ici l'insuccès qui l'a pu motiver.
N'est-ce pas plutôt aux déceptions de la muse politique qu'on peut l'at-
tribuer? Et pourtant quel stimulant nouveau ne devrait-il pas y avoir
pour un esprit d'une telle élévation et d'une telle finesse dans le spec-
tacle de tant de folies qui prétendent à la direction de l'humanité ! Quels
fruits n'aurait-on pu attendre d'une verve libre et vive retrouvant son
feu et ramenant au sentiment du juste et du vrai les âmes incertaines
ou égarées! — Voici, d'un autre côté, un poète qui chante la nature et le
ciel, la douleur et la joie, «les ruisseaux, les pauvres, l'amour, » comme
il le dit avec une bonhomie un peu ironique : — c'est Jasmin; sa gaieté
DE LA POÉSIE ET DU PEUPLE. 49
ne s'est point envolée, les ans n'ont point tari ses illusions , et tandis
que l'inspiration poétique semble, parmi nous, fléchir sous une sorte
de compression , Jasmin travaille encore; il chante sans décourage-
ment; il laisse aller au sein de la tourmente contemporaine ces vers de
la Semaine d'un Fils, qui n'ont pas moins de grâce, d'éclat et de valeur
morale que les précédens. Ce serait donc une erreur singulière de
croire que la meilleure condition pour la poésie, c'est d'intervenir dans
le domaine orageux de la politique. Sa source, ses élémens sont ailleurs;
son intérêt, non d'un jour, mais de tous les instans, consiste dans la
reproduction idéale des sentimens immuables et spontanés de notre
nature, de ses instincts profonds, de la réalité émouvante et diverse de
la vie. Il arrive parfois, au surplus, que cette libre et sincère repro-
duction de la vérité humaine sous toutes ses faces peut puiser d'une
façon inattendue dans les circonstances cet attrait d'actualité si re-
cherché, auquel les esprits secondaires sacrifient souvent toutes les
autres conditions d'art. Ce double intérêt ne se rencontre-t-il pas dans
quelques-uns des poèmes de Jasmin? En peignant, comme il l'a fait
dans ses œuvres, la vie populaire avec ses mœurs, ses habitudes, ses
traditions, ses plaisirs naïfs et ses déchiremens inconnus, l'auteur de
Marthe, outre les résultats poétiques qu'il a obtenus, ne se trouve-t-il
pas avoir substitué d'avance à cette image grossière d'un peuple factice
qu'on retrace — l'image d'un autre peuple simple, droit et sérieux, qui
est le vrai peuple vivant hors du cercle où s'enferme l'idéal des sec-
taires?
Le peuple en effet, — celui qui est l'objet des peintures de Jasmin ,
— a ses coutumes qui lui sont chères, ses mœurs au-dessus desquelles
les révolutions passent sans les altérer sensiblement, ses goûts et ses
idées, qui sont inoins empreints de vulgarité que d'une ingénuité vi-
goureuse et simple. Toute cette existence a mille accidens dramatiques
et originaux à qui il ne manque que d'être mieux connus. Il y a dans
toute cette nature des mystères de force et de résignation qui ont un
charme secret pour ceux qui les pénètrent; et entre tous ces mystères,
ne faut-il pas placer cet attachement singulier de l'homme de travail
dans les campagnes pour la terre qu'il cultive? Il lutte avec elle et il
l'aime comme on aime tout ce qui coûte de la peine et des sueurs. Les
saisons se succèdent et éveillent toujours en lui de nouvelles espé-
rances, de nouvelles anxiétés. Chaque rosée féconde le réjouit comme
pour la première fois, chaque gelée tardive est un souci et une décep-
tion. Il met sa vie et celle de sa famille, de ses enfans, dans ce coin de
terre. Toute son ambition est d'y faire germer des moissons prospères,
de l'agrandir, s'il peut. La moralité, la dignité de cette existence mo-
deste dans laquelle passent ignorées des générations entières, c'est le tra-
TOME n. 4
50 REVUE DES DEUX MONDES.
vail même qui élève l'homme, qui est pour lui un instrument de liberté
et lui procure le moyen de satisfaire ce sentiment intime, impérieux,
de solidarité qui fait qu'il vieillit et se retire content du monde en
voyant ses enfans recueillir l'héritage de ses sueurs. Que d'autres cher-
chent une issue dans ces masses profondes pour y faire arriver l'envie
et la haine! Jasmin n'y hasarde son regard que pour relever justement
cette condition laborieuse en montrant tout ce qu'il y a d'animé, tout
ce qu'on y peut découvrir d'élémens vigoureux en faisant assister à
tout ce qui se développe, là comme ailleurs, de sentimens, de passions,
de drames obscurs ou d'épisodes heureux. De la vie du peuple méri-
dional il n'oublie rien, — ni ses rigoureux labeurs, ni ses délassemens
enivrans, ni ses jours de deuil, ni ses fêtes charmantes. Tout se reflète
dans ses vers où la plus singulière exactitude technique s'allie à la ri-
chesse de l'imagination, dans la description du travail de tous les jours,
des noces joyeuses et pittoresques, de ces veillées du soir où les anciens
content pour la centième fois les vieilles histoires, tandis que les plus
jeunes se parlent tout bas « au bruit amer et doux du dévidoir. » Est-
ce la faute du poète, si la politique tient peu de place dans les préoc-
cupations de ce monde rustique et laborieux? Hélas! le nom même des
dieux nouveaux est inconnu de la plupart de ceux qu'ils veulent conver-
tir à leur religion et à leurs systèmes, qu'ils croient peut-être déjà avoir
convertis. La politique populaire, la seule qui existe, — qu'elle soit une
vue profonde ou un préjugé, — c'est celle que révélait Jasmin dans
un morceau sur Latour d'Auvergne, lorsqu'il montrait, en finissant,
l'image de l'empereur descendant dans les masses et les enivrant de son
prestige familier. « Quand tout devient petit, disait-il, lui seul semble
grandir. C'est que, pour lui, le peuple a toute sa mémoire; c'est que,
malgré tant de livres payés, de l'empereur, de ses soldats, le peuple
hardiment désobscurcit l'histoire, et seul, il en fait luire les mille soleils;
car le peuple est ici, jusqu'au dernier des siècles, le grand poème de
Dieu , qui fait tout retentir quand pour la gloire il chante et qui a
trente millions de voix et de feuillets! » — Les poètes ne sont-ils pas
quelque peu prophètes?
Nous parlons du peuple et de ses mœurs, qui sont la manifestation
extérieure de son génie. Ne croyez pas que Jasmin commette l'infidé-
lité de travestir le caractère populaire au point d'effacer Dieu de ces
consciences naïves. Cette fleur toujours vivante du sentiment religieux,
il peut la recueillir de toutes parts autour de lui, dans les habitudes,
dans les âmes, dans les usages pieux, dans les traditions consacrées
par la foi publique. La croyance n'a point perdu son empire sur les
cœurs, et ce n'est pas sans émotion, ce n'est pas sans se découvrir et
s'agenouiller qu'on voit encore dans les campagnes le prêtre bénir au
DE LA POÉSIE ET DU PEUPLE. 51
printemps les moissons. Dites, je vous prie, à celui qui assiste chaque
jour à tous les miracles de la nature, qui, plus que tout autre, connaît
les bienfaits des saisons, dont la vie tout entière se passe à la clarté du
ciel, qui, sans en raisonner doctement peut-être, dans cette admirable
harmonie des choses, sent la main d'un ordonnateur suprême, — dites-
lui qu'il vous plaît un instant de casser aux gages cette providence in-
fidèle qui a le tort de ne pas entrer dans vos vues ! il rira de vous, et le-
quel sera l'ignorant? lequel sera l'insensé? Jasmin n'est que l'écho de la
voix populaire lorsqu'il sème ses récits d'incidens où perce le sentiment
religieux. C'est cet accord de l'instinct public et de l'instinct du poète qui
donne un accent de naturel et de vérité au portrait qu'il fait du prêtre de
campagne. « J'aime le prêtre de campagne, dit-il; comme celui de la
ville, lui n'a pas besoin, pour faire croire au bon Dieu, pour faire croire
au démon, de dresser son esprit sur la sainte montagne.. . Autour de lui
tout croit, tout prie : aussi bien, ils pèchent souvent, comme nous le fai-
sons tous; mais le prêtre des champs n'a qu'à élever la croix, et le mal
devant elle plie, et le péché déjà né en herbe s'arrache. Oh! le prêtre
des champs, je l'aime, je le trouve beau : de son siège de bois, rien
n'échappe à son œil; sa cloche chasse au loin la grêle et le tonnerre. Il
a les yeux toujours ouverts sur son troupeau; un pécheur le fuit, il le
sait, il le va chercher. Pour les fautes il a des pardons, pour les cha-
grins un baume bien doux. Son nom court béni; les vallées en sont
pleines. Chacun l'appelle dans son cœur le grand médecin des pei-
nes » On veut chasser Dieu de la conscience des hommes. Si cela se
pouvait pour quelques esprits superbes qui vivent de fictions et des men-
songes de leur orgueil, le sentiment religieux ne conserverait-il pas un
refuge assuré dans le cœur de ceux qui souffrent et qui ont quelque
chose à espérer?
Dans cette vie populaire, en effet, dont les œuvres du poète méridio-
nal sont en quelque sorte le miroir, il y a de vives et poignantes mi-
sères « qui se cachent partout entre deux murailles; » il y a des indi-
gences cruelles, des pauvretés sans nom. Nul mieux que Jasmin n'a
peint ces réduits obscurs où la faim et le froid se disputent un être
humain, ces « maisonnettes encombrées de famille où le manœuvre
au visage rêveur dit à ses enfans : — Ah ! pauvrets, que le temps est
dur! » mais aucune de ces misères ne lui apparaît qu'il ne la montre
éclairée et calmée par la lumière divine de la bienfaisance, qui désarme
les irritations secrètes et empêche la douleur de s'aigrir. Cet intervalle
qui sépare les heureux de ce monde de ceux qui souffrent, et que d'au-
tres s'efforcent d'élargir en y faisant germer la haine, — une haine
inextinguible, — il le comble par la charité qui rapproche et unit.
Dans la pauvreté telle que la peint le poète, il n'y a ni fiel ni envie; il y
52 REVUE DES DEUX MONDES.
a de la résignation, de la force, du bon sens, souvent un héroïsme ob-
scur qui s'ignore, et c'est ce qui la rend plus touchante que les mi-
sères envenimées par l'orgueil et défigurées par l'esprit de révolution.
Il n'y a pas bien long-temps encore, dans une saison rigoureuse d'une
de ces dernières années de détresse, il s'élevait déjà des présages si-
nistres de cette guerre sociale inaugurée depuis dans le sang. La fa-
mine et le froid, disait-on, allaient enflammer la fureur populaire
contre les riches et les châteaux. Jasmin écartait ces prédictions dan s
une pièce qui a pour titre : Les Prophètes menteurs. Il les démentait
éloquemment pour le peuple, pour le vrai peuple laborieux et sain , et
il mêlait dans ses vers des conseils austères dignes d'être entendus. Il
s'exprimait ainsi dans un passage :
Lou puple may fort, âro que n'en sat may,
Gardo, fôro del mal, sa bèlo pajo blanco,
Et n'es pas nègre al co coumo nou Tan pintrat.
Bol èstre agnèl, pourbu qu'atge un bri d'hèrbo al prat....
Et se l'an bis lioun, es quan l'hèrbo li manquo.
Riches, bouta-ne doun en rezèrbo per el
Pes grans frets, quan n'a plus ni manno, ni sourel,
Et sarés benezitz; et touto la semmâno
Recoultares d'amou d'oustalet en cabâno,
Demandas an aques apôtros de nostre atge
Que sen Bincen de Pol caouzis, et que s'en ban
Gari chel bièl et chel maynatge
Las plàgos que lou fret et la mizèro fan.
Es que bezon tout, bous diran :
Qu'à peno la plàgo se barro,
La may apîlo sous pichous
Et dit : « Paourots, à ginouillous î
« Cal prega Diou pes riches, âro,
« Car lous riches se fan millous. »
Bous diran que lous pays, à la rigou de l'ayre
Bachon un bras de fer aoutres cots menaçayre,
Et se dizon entr'es —- « Nostres bièls, malhurous,
« Faouto d'un baoume counsoulayre,
« Toumbâbon lous castèls, nous aous escourren lous
« Car lous riches se fan millous! ! »
Riches, nou cambiés plus et que tout bous daoureje,
Sur des moufles tapis coulas beziadomen
Bostro bito de sedo, et de mèl, et d'encen;
Mais -perqué res aciou per bous aou n'amaréje,
DE LA POÉSIE ET DU PEUPLE. 53
N'oublides pas un soûl moumen
Que des paoures la grando cloûco
Se rebèillo toutjour dambé lou rire en boûco,
Quan s'endron sans abé talen ! !
« Le peuple, plus fort maintenant qu'il sait davantage, — garde à l'abri
du mal sa belle page blanche. — Il n'a pas le cœur noir comme on nous l'avait
peint; — il veut rester agneau, pourvu qu'il ait un brin d'herbe au pré, — et si
on l'a vu lion, c'est quand l'herbe lui manquait. — Riches, mettez-en donc en
réserve pour lui, — pour les grands froids, quand il n'a plus ni manne, ni so-
leil, — et vous serez bénis, et toute la semaine — vous amasserez une moisson
d'amour de chaumière en cabane. — Interrogez les apôtres de notre âge
— que saint Vincent de Paul choisit et qui s'en vont — guérir chez le vieillard
et chez l'enfant — les plaies que font le froid et la misère : — eux qui voient
tout, ils vous diront — qu'à peine la blessure fermée, — la mère rassemble au-
tour d'elle ses petits — et dit : « Pauvrets à genoux! — il faut prier Dieu pour
« les riches maintenant, — car les riches se font meilleurs. » — Ils vous diront
que les pères, dans la rigueur de la saison, — abaissent un bras de fer autre-
fois menaçant, — et se disent entre eux : « Nos anciens malheureux, — faute
« d'un baume consolateur, — renversaient les châteaux; nous autres étayons-
« les, — car les riches se font meilleurs'. » — Riches , ne changez plus et que
tout vous prospère. — Sur de moelleux tapis coulez heureusement — des jours
de soie et de miel et d'encens; — mais, pour que rien ici pour vous ne soit
amer, — n'oubliez pas un seul moment — que du pauvre la grande couvée —
se réveille toujours avec le rire sur les lèvres, — quand elle s'endort sans avoir
faim! »
Malheureusement cette plaie terrible de la pauvreté, il n'est peut-
être au pouvoir de personne de la guérir, de la supprimer entièrement.
Toutes les recettes économiques, toutes les combinaisons rêvées peu-
vent-elles arriver à autre chose qu'à la déplacer? N'est-ce point une des
faces de la douleur humaine qui tient à l'essence même de notre na-
ture? Mais si c'est un problème insoluble de chercher à extirper le prin-
cipe même de cette plaie, il est du moins donné à tous, au poète comme
à l'homme d'état, de l'adoucir, d'en tempérer l'amertume, en pacifiant,
en élevant les cœurs au lieu de leur souffler la haine et la guerre, en
développant ces germes de sympathie mutuelle que Dieu a placés en
nous comme un des signes les plus manifestes de notre grandeur mo-
rale. L'auteur des Souvenirs ne l'oublie pas plus dans ses vers que dans
ses actions. Nul n'a eu de plus éloquentes inspirations pour chanter la
charité, — non celle qui se fait avec faste, qui aime à se laisser voir et
humilie la fierté humaine, mais cette charité active, qui va sans bruit,
dans l'ombre, chercher ceux qui gémissent, soulager tous les dénue-
mens, qui laisse à la misère sa dignité, et est la réalisation de ce mot
sacré : Qui donne aux pauvres prête à Dieu.
51 REVUE DES DEUX MONDES.
C'est avec cet instinct sûr, c'est avec cette connaissance exacte du
monde des pauvres, comme il le dit, de ses mœurs, de ses croyances, de
ses habitudes familières, de ses besoins, de ses résignations et de ses
joies, c'est en rassemblant tous ces traits, toutes ces nuances d'une nature
fidèlement observée, que Jasmin est parvenu à donner un intérêt de vé-
rité, en même temps que l'intérêt de l'invention, à ses poèmes, à ces pe-
tits drames qui ne sont que la mise en action de la vie populaire et se
déroulent sur un théâtre qui est partout, dans les vallées, dans les ca-
banes couvertes de chaume, au seuil d'une église ou sur le penchant
des coteaux, au coin d'un chemin ou dans la chambre étroite et nue
visitée par le deuil. L'Aveugle, Franconnete, Marthe, les Deux Jumeaux,
dans leur variété de détails et de richesse poétique, portent la même
empreinte, sont nés de la même pensée, de la même inspiration, et
c'est pour cela que, tout en mettant dans ses peintures un art savant et
raffiné, Jasmin reste vraiment un poète populaire. Ce qu'il faut sur-
tout aussi remarquer dans ces compositions, c'est le parfum moral qui
s'en exhale. Le drame des passions et des sentimens y sert à manifester
la pureté du cœur, la puissance du devoir. Quel tableau plus poignant,
plus profond et plus innocent tout ensemble de l'amour que l'Aveugle,
que Marthe, — Marthe, la pauvre jeune fille, courageuse et douce dans
sa passion, qui rassemble ses épargnes, use sa vie dans le travail pour
arriver à pouvoir racheter du sort son fiancé Jacques, qui ne la paie
que par l'abandon et l'oubli, et lui rapporte la folie en échange de son
amour! C'est dans Marthe que se trouve cet hymne — d'une grâce poé-
tique exquise — aux hirondelles : « Les hirondelles sont revenues, —
je vois mes deux au nid là-haut... — On ne les a pas séparées, — elles,
comme nous autres deux! Restez, ma chambre est au soleil; —
je ferai tout pour que vous vous attachiez à moi; — restez, oiseaux ai-
més de Jacques! etc., etc. » Ce n'est pas le sacrifice innocent, l'ab-
négation de l'amour qui fait le mérite des Deux Jumeaux; c'est un
sentiment aussi pur qui éclate dans ce récit, — le dévouement frater-
nel. Ai-je besoin d'ajouter que la Semaine d'un Fils a le même ca-
ractère? Simple épisode de cette épopée populaire de Jasmin, — et
non le plus considérable, — la Semaine d'un Fils est une bien humble
histoire, sans faste, sans recherche, sans effets savans et sonores; peut-
être même l'action serait-elle trop peu liée, trop peu consistante, si
l'intérêt n'était relevé par le sentiment intime qui circule dans le récit,
par le charme des détails et ces traits soudains de sensibilité qui révè-
lent toujours le poète. Le poème s'ouvre par une de ces scènes naïves,
empreintes de je ne sais quelle grâce touchante, je ne sais quel mys-
tère émouvant, et qu'il faut lire, si je puis ainsi parler, avec le
cœur.
DE LA POÉSIE ET DU PEUPLE. $5
L'hiroundelo fugio nostre ayre bengut fret;
Nostre tan bel sourel se fazio soureillet,
La campagno toumabo mudo
Al nègre béni de Toutsan;
Et de la cabeillo mièy nudo
La feillo jaouno et fregeludo
Toumbâbo morto en biroulan.
Un tantos, al sourti d'une bilo bezino,
A Thouro oun lou ciel s'illumino
Dus pichous, fray et so, paresquêron tout soûls;
Tout dus à l'un cot gemisqueron ;
Apey daban la crouts del cami s'en angueron
Et s'y bouteron à ginouls.
Abel, Jano, al cla de la luno
Restèron lounten sans poulsa;
Apèy coumo l'orgo à l'aouta
Las dios boues fasqueron tinda
Dios prieros que n'en fan q'uno
Et qu'ai ciel semblabo mounta :
« May de Diou, bierges pietadouzo
« Mando toun angel che nous aou
« Et garis nostre pay malaou;
« Nostro may tournara jouyouzo
<c Et nous-aou dus, biergeto-may,
« T'aymaren se pouden, enquero, enquero, may ! »
« L'hirondelle fuyait notre air devenu froid; — notre si beau soleil se faisait
soleillet; — la campagne redevenait muette — - à la noire approche de la Tous-
saint,— et de la cime moitié nue (de l'arbre) — la feuille jaune et frileuse **-
tombait morte en tournoyant. — Un soir, à la sortie d'une ville voisine, — à
l'heure où le ciel s'illumine, — deux enfans, frère et sœur, parurent tout seuls.
— Tous deux à la fois soupirèrent; — puis, devant la croix ils s'en allèrent, — et
s'y mirent à genoux. — Abel, Jeanne, au clair de la lune, — restèrent long-
temps sans parler; — ensuite, comme l'orgue à l'autel, — les deux voix tirent
tinter — deux prières qui n'en faisaient qu'une, — et qui au ciel semblaient
monter : — «Mère de Dieu, Vierge compatissante, — envoie ton ange dans notre
maison — et guéris notre père malade; — notre mère redeviendra joyeuse, —
et nous autres, Viergette-mère, — nous t'aimerons, si nous pouvons, encore, en-
core mieux!... »
Il est difficile sans doute de rendre complètement le charme gracieux
et poétique de ces vers consacrés à la prière commune de deux enfans;
il est plus aisé, il me semble, d'en saisir le sentiment dans sa pureté.
56 REVUE DES DEUX MONDES.
C'est ce sentiment religieux dont je parlais, qui est partout, qui se ra-
vive à chaque épreuve, qui s'alimente aux plus intimes sources du
cœur, et que les enfans puisent avec le lait de leur mère; c'est cet in-
stinct mystérieux et naturel des choses invisibles, d'un être puissant et
protecteur auquel il faut recourir dans les momens d'abandon. Ce sen-
timent, cet instinct est un besoin pour la nature humaine; c'est son
penchant invincible, indestructible. Ces deux enfans que le poète amène
au pied d'une croix, à la clarté sereine de la lune, pour demander la
vie de leur père, ne sont-ils pas le symbole naïf de cet élan religieux de
l'ame humaine? — De quoi s'agit-il donc dans le poème de Jasmin?
C'est un pauvre maçon, ancien militaire, — Alari, — déjà près de suc-
comber au mal qui le ronge. S'il meurt, il emporte avec lui le pain de
sa femme, de ses enfans, qui est dans son travail. Il ne laissera après
lui que la ruine, le dénûment et toutes les tristesses de la misère jointes
aux tristesses de la mort. La prière des enfans a-t-elle été écoutée? Il
le faut croire : en rentrant, Abel et Jeanne trouvent leur père déjà
mieux et délivré de la fièvre qui brûlait son sang. La mère attendrie et
joyeuse les serre sur son sein avec passion, et tous trois ils prient Dieu
encore, « à genoux, dit le poète, entre quatre colonnes d'un vieux lit
en serge où maintenant dormait d'un sommeil plus doux le bon
père.... »
Un peu d'espérance rentre donc dans la maison attristée; la confiance
et la joie y reviennent. Alari retrouve peu à peu la santé, après avoir
lutté fièrement avec le mal; mais les forces ne reviennent que lente-
ment, et il ne peut encore recommencer sa vie de travail. Dans l'at-
tente où chaque jour se passe, il se préoccupe de sa famille; il voit son
fils Abel grandir, et s'inquiète de ce qu'il deviendra. « Nous sommes
pauvres, — dit-il à son fils un matin où Abel vient assister à son ré-
veil, — et nous n'avons que mon travail pour vivre. — Le ciel, en me
guérissant, a voulu nous sauver. — Toi, mon fils, tu as quinze ans
déjà; — tu sais lire, tu sais écrire, — au travail il faut songer. — Je
sais que tu es chétif; tu as des heures de langueur, — tu es plus joli
que fort. Tes petits bras plieraient, — quand sur la pierre ils frappe-
raient. — Mais notre percepteur, qui aime ta bonne mine, — te trouve
l'air monsieur, — et veut de toi faire quelque chose. — Va-t-en chez
lui, et fais tout pour lui plaire. — Surtout pas de gloriole, Abel, comme
j'en ai vu. — Écrivain, ouvrier, chacun a son travail. — Plume, mar-
teau, ce sont des outils; — l'esprit comme le corps fatigue notre vie....»
Le bon Alari rêve déjà un avenir brillant pour son fils; il se réjouit
d'avoir trouvé pour cette nature fine et délicate un travail plus doux,
une condition plus heureuse, tandis que lui il poursuivra sa tâche rude
et grossière. Voici pourtant qu'un coup de foudre inattendu vient fié-
DE LA POÉSIE ET DU PEUPLE. 57
trir ces espérances, renverser ce bonheur modeste. « Le plaisir chez le
pauvre est de courte durée. » Alari n'a point encore regagné ses forces,
et il reçoit l'ordre de reprendre aussitôt son travail, s'il ne veut pas
qu'il lui soit enlevé. « Je suis guéri ! s'écrie-t-il en se relevant par un
mouvement spontané; » mais, trop faible, il retombe pâle, abattu, sous
le poids de la menace qui lui est faite, accablé par le sentiment de son
impuissance. Il lui faudrait encore à peine quelques jours de repos, —
une semaine! Le spectre de la misère se relève déjà au sein de la pauvre
famille désespérée et muette, quand tout à coup Abel, l'œil en feu, s'é-
chappe; le courage illumine sa figure et la fait rayonner; « la force
bout dans ses petits bras, » selon l'expression du poète, et lorsqu'il
rentre, il s'approche de son père, le rassure d'un regard souriant, et
lui dit que cette semaine de repos dont il a besoin encore, il l'aura, —
qu'un ami s'est chargé de son travail et tiendra sa place. « Sauvé par
un ami!.v II y a donc encore des amis! s'écrie amèrement l'auteur.
Hélas! il y a. de bons fils,... des amis peut-être plus! » C'est Abel qui,
malgré sa jeunesse, est allé s'offrir à la place de son père, et chaque
jour il va au travail, pétrit le mortier, escalade les échafaudages, re-
mue hardiment la pierre, tandis qu' Alari le croit occupé aux écritures
du percepteur. Abel ne néglige rien d'ailleurs pour cacher à son père
sa pieuse ruse; sa mère seule la sait, et « d'un clin d'œil il répond au
clin d'œil de sa mère. » La ruse ne se décèle, le voile ne se déchire
aux yeux du père que par un coup terrible, par la mort d'Abel, qui
tombe du haut de la maison à laquelle il travaille, et une triste fata-
lité amène Alari sur le lieu même où son fils s'éteint dans l'agonie.
Abel a à peine le temps de le reconnaître, « II penche sa tête vers lui;
pendant un demi-quart d'heure il tient sa main dans ses mains, et il
lui sourit en mourant! » Il n'a pu jusqu'au bout achever sa semaine,
interrompue par la mort. — Ce sourire, qui clôt le poème, n'appa-
raît-il pas comme une pure révélation de la volupté secrète que laisse
dans l'ame d'Abel le sentiment d'un devoir accompli sans regret et
sans faste? C'est le rayon calme et doux qui décore un dévouement
naïf poussé sans effort jusqu'à la plus extrême limite. Ici, comme ail-
leurs, dans ce dernier élan de mansuétude charmante, éclate l'éléva-
tion de la pensée de l'auteur, la pureté de son inspiration. Et pourtant,
on le conçoit, la tentation était facile pour un esprit vulgaire. Le poète
pouvait aisément céder à l'attrait de l'actualité en remuant des pas-
sions contemporaines, en éclairant de quelque sinistre flamme de haine
la dernière heure de la jeune victime du travail. Jasmin a préféré ne
songer qu'à la transfiguration même du dévouement dans un ineffable
sourire; il a mieux aimé être simple, émouvant et vrai dans ce petit
drame dont je n'ai pu donner que le squelette sans vie et sans couleur.
58 REVUE DES DEUX MONDES.
C'est ainsi qu'à l'heure même où la poésie semble s'éteindre dans
les esprits lassés ou détournés par l'ardent attrait des luttes présentes,
elle jaillit de nouveau aussi fraîche, aussi vivante que jamais d'une
imagination libre et énergique. Au milieu des mille transformations,
des mille changemens, des mille fluctuations qui altèrent l'ame hu-
maine, qui étonnent et fatiguent le regard, il n'est pas sans une austère
douceur de s'arrêter un instant à observer un homme qui consent à
être ce qu'il fut toujours, — un homme heureux dans son indépen^
dance, un grand poète dans son antique et populaire langage. Il y a
dans la simplicité, dans le naturel et le vrai, qu'ils se manifestent dans
une existence, qu'ils éclatent dans une œuvre poétique, un charme
secret toujours nouveau et dont on se sent d'autant mieux disposé à
goûter le prix, qu'il semble plus inattendu peut-être dans nos heures
de hâte, de transition et d'épreuve. La simplicité nous venge de tant
de vanités théâtrales, de tant de boursoufflures de l'orgueil en révolte,
de tant de violentes profanations d'Érostrates désespérés! Le naturel et
le vrai nous consolent de tant d'hyperboliques chimères, de tant de
falsifications de notre pauvre être moral! Ces conditions élevées et
pures de toute poésie, je n'ai pas besoin de les indiquer à Jasmin; il les
connaît, il s'y rattache invariablement, sans nul effort, comme à une
loi qu'il est doux de suivre, et de là l'intérêt soutenu de ses aimables
productions, de là cette rectitude, cette sérénité qu'on remarque dans
son inspiration. — Heureux homme, disais-je, qui a su régler sa vie
sans y laisser place aux calculs vulgaires, sans tenir toujours sa porte
entr' ouverte aux bruits du dehors, aux appels des passions corruptrices,
et qui, de cette vie paisible, a su faire un foyer actif d'où jaillit par
momens la plus belle des poésies, celle qui repose le cœur sans l'énerver
et le conduit d'émotion en émotion au sentiment généreux et libre du
devoir humain!
Ch. de Mazade.
HISTOIRE DE L'EMPIRE
PAR M. THIERS. *
J'ai vu, il y a quelques années, chez un écrivain légitimiste, qui passe
avec raison pour avoir beaucoup d'esprit, et qui a plus de sens encore
que d'esprit, un portrait de Napoléon en costume de premier consul,
avec cette inscription tracée sur le cadre : « Après Marengo et avant le
meurtre du duc d'Enghien.» Cet hommage, concis et sincère, à la gloire
de Napoléon dans la plus belle période de sa vie m'est souvent revenu
à la mémoire en lisant le beau travail où M. Thiers vient de consigner
les faits d'une autre époque à la fois glorieuse et fatale pour l'empe-
reur : — après Iéna et avant la guerre d'Espagne.
M. Thiers n'avait pas, comme l'admirateur de Napoléon qui lui a
consacré, pour toute appréciation, les deux lignes que je viens de citer,
le droit de circonscrire ainsi sa pensée. L'inflexible tâche de l'historien
était à remplir. Il lui fallait abaisser celui qu'il avait élevé si haut, et
auquel il avait rendu exacte justice en l'élevant aux cimes de l'his-
toire, briser pour ainsi dire celui qu'il avait légitimement adoré, de-
voir pénible, accompli à regret, avec une douleur qui s'exprime sans
affectation à chaque ligne du nouveau livre de M. Thiers, où apparaît,
non sans charme, une sévérité mélancolique qui ne refuse pas quel-
ques larmes à celui qu'elle immole aux exigences de la vérité. Un an-
cien, Sénèque, je crois, a dit que le plus beau spectacle qui puisse s'of-
{!) Huitième volume, chez Paulin, rue Richelieu, 60.
60 REVUE DES DEUX MONDES.
frir est celui d'un homme de bien luttant avec l'adversité. Le spectacle
que donne un historien épris d'un héros qu'il a suivi avec orgueil
dans toutes les phases d'une radieuse vie, et qui se voit forcé de son-
der les égaremens de ce grand cœur, offre un aspect non moins tou-
chant.
Ce huitième volume renferme toutes les péripéties du drame déplo-
rable qui commença à Madrid, à Aranjuez, au Buen-Retiro, et se dé-
noua au château de Valençay, ou, pour mieux dire, au revers septen-
trional des Pyrénées, abaissées en 1814 par les fausses combinaisons
de Napoléon, et dans un sens inverse à celui que Louis XIV attacha
aux paroles qu'il adressait, dit-on, à son fils allant régner en Espagne;
drame plein de sinistres présages, où l'on voit se détacher les pre-
miers fragmens d'un vaste empire, s'affaisser les premières assises du
gigantesque établissement de 1809, et s'enfuir déjà avec la fortune la
grandeur que nous avaient conquise quinze années de batailles livrées
à l'Europe entière.
L'écrivain, l'homme d'état n'a pas failli dans cette œuvre, l'écueil
a été traversé avec talent, avec intrépidité; sans nous livrer au décou-
ragement qui suit souvent l'enthousiasme déçu, sans se laisser en-
traîner lui-même d'un seul pas aux ménagemens qui pouvaient pa-
raître dus à certaines circonstances, écartant d'une main patiente, mais
ferme, les voiles qui cachaient encore une dernière part des fautes et
des erreurs de Napoléon, M. Thiers nous a livré l'analyse sérieuse, pro-
fonde, complète/trop sévère peut-être, de cette déplorable affaire.
Quant à l'agencement, à la conduite historique de ce dernier travail de
M. Thiers, la pensée en appartient aux meilleures traditions de l'anti-
quité et des temps modernes; large manière, exposé des détails admi-
nistratifs, autant qu'ils servent à préparer dans notre esprit et à expli-
quer les événemens ultérieurs, mise en scène successive des personnages
habilement amenés près du personnage principal, tout rappelle, dans
ce magnifique tableau, les bonnes pages de Polybe, les meilleures par-
ties de Guicciardini.
Avant que de passer à l'œuvre, qu'il me soit permis de m' arrêter
quelques momens devant l'historien lui-même.
L'Histoire de la Révolution française, commencée il y a vingt-cinq
ans par M. Thiers, fut, avec le trop bref récit de M. Mignet, la première
révélation sentie et profonde qui nous fut faite sur cette grande crise
sociale, quelquefois peu comprise par ceux-là même qui y avaient pris
le plus de part. C'était (en ce qui est des premiers volumes du moins)
l'œuvre d'un jeune homme nouveau venu, sinon dans le monde des
grandes idées, du moins dans les hautes sphères où elles reçoivent
leur consécration; souvent, j'ose le dire et sans embarras, séduit par
le succès qu'obtiennent des esprits qui ne sont que téméraires, gagné
HISTOIRE DE L'EMPIRE. 61
par sa propre ardeur à leur audace, devinant les grands caractères qui
s'étaient évanouis comme des rêves, et dont il ne pouvait trouver de
traces que dans le reflet d'événemens aussi rapidement effacés. C'est
ainsi que M. Thiers pénétrait alors, par la force de son esprit, dans une
région en quelque sorte close. Bientôt , lorsqu'il aborde les approches
du consulat, M. Thiers se présente comme un écrivain déjà admis à
participer aux plus importantes affaires, et l'on reconnaît un homme
qui passera bientôt des conseils à l'action. L'autorité de sa parole,
l'avantage moral de ses relations, se manifestent à chacune de ses
pages; à la sûreté des traits, à la certitude des opinions, il est clair que
les personnages sont familiers à l'historien, qu'il les a étudiés de près
et à son aise, et qu'il puise dans le fond même de leur conscience les
lumières qu'il répand sur leurs actes. Plus tard, M. Thiers revient
prendre sa place sur le siège de l'histoire, au sortir des plus hautes
transactions de ce monde, éclairé par la pratique, ayant tenu lui-même
les rênes du gouvernement de la France, maître dans la connais-
sance des hommes illustres ou marquans qui se maintiennent sur le
théâtre de la politique, et ne les jugeant plus sur des actes tout publics
ou sur des entretiens intimes, mais les ayant éprouvés à la pierre de
touche, dans la double situation où l'homme livre tout le mystère de
sa personnalité, dans l'accomplissement des devoirs de l'obéissance ou
dans l'exercice du commandement. Plus la marche de son travail le
rapproche des temps modernes, plus les hommes lui sont connus,
moins les derniers restés de l'époque révolutionnaire ont de secrets
à lui révéler, et plus il entend distinctement les vibrations de cet em-
pire, qu'il s'apprête à faire revivre, sous toutes ses faces, dans notre
esprit. Enfin, voilà que M. Thiers reprend sa plume, après qu'une
nouvelle révolution a fait explosion sous les pas de ses anciens collè-
gues du pouvoir, non plus 1830, commotion politique sous laquelle
la terre de France n'a tremblé qu'un instant pour se raffermir encore
pendant dix-huit ans, mais un mouvement qui se ramifie jusqu'aux
extrémités du monde, soulève tout de ses bases, entraîne les trônes,
laisse à demi renversés ceux qu'il n'engloutit pas, et nous découvre un
abîme béant qu'il faut à la fois sonder et combler, ou périr. Quels
motifs de méditation pour un écrivain placé, comme le furent tous les
grands historiens, au sommet ou au centre des affaires! quel thème de
retours sur les événemens et sur les hommes pour qui est armé de
tous les genres d'expérience, et quel sujet que l'étude de la forte orga-
nisation dont Napoléon dota la France, au milieu des douleurs d'une
telle énigme!
Les négociations et les intrigues qui précédèrent la guerre nationale
de l'Espagne contre Napoléon ont été l'objet des études et des contro-
verses d'un grand nombre d'historiens. L'un des plus anciens, le comte
62 REVUE DES DEUX MONDES.
de Toréno, eut peut-être le tort d'écrire son histoire du soulèvement
de l'Espagne avec trop de livres, lorsqu'il pouvait avoir plus ample-
ment recours aux personnages marquans des deux pays, qu'il avait tous
fréquentés et dont l'estime lui était acquise. M. de Toréno était un
homme d'état, on ne peut lui refuser ce titre. Il réunissait à l'éléva-
tion des vues, à la générosité du cœur, des senti mens de patriotisme
un peu calmes, il est vrai, mais réels; c'est ce patriotisme même qui
nous rend suspects les jugemens qu'il a portés. Espagnol d'antique
roche, de bon vieux sang chrétien, comme on dit en Espagne, l'un des
membres les plus élevés de cette aristocratie castillanne qui subsiste en-
core au milieu des révolutions si diverses dont l'Europe a été le théâtre,
parce qu'elle a su en tout temps conserver une certaine communauté avec
Le peuple, et s'identifier avec ses penchans comme avec ses croyances,
M. de Toréno était trop préoccupé des infortunes de son pays pour se
placer avec impartialité sur le terrain neutre de l'histoire; mais son
livre a du prix en ce qu'il représente assez fidèlement les opinions es-
pagnoles. C'est, pour qui sait y lire, un bon recueil de documens sur
l'héroïque soulèvement de l'Espagne, et, bien que l'auteur ait pris soin
de nous avertir que son ouvrage est non pas seulement espagnol, mais
européen, ce n'est que sous le point de vue, honorablement exclusif,
de la défense de la patrie que son livre a quelque valeur.
Un homme d'état, désigné à cet effet par Napoléon lui-même, muni
d'un mandat impérial posthume pour écrire l'histoire de notre diplo-
matie moderne (4), et admis à consulter les documens amoncelés dans
le précieux dépôt des archives du ministère des affaires étrangères,
M. Bignon, a longuement exposé, dans son Histoire de France sous Na-
poléon, les différentes phases des négociations qui précédèrent la chute
des Bourbons d'Espagne en d808; mais, dès le début de son récit, cet
historien éminent se jette dans une série de considérations complexes
qui semblent dénoter, dans mon humble opinion , le besoin qu'il
éprouve involontairement d'épancher son blâme plutôt sur le système
politique que Napoléon avait conçu à l'égard de l'Espagne que sur le
tribut que l'homme de génie paya, en cette circonstance difficile, aux
passions humaines; en un mot , pour parler plus net que M. Bignon,
sur la duplicité et la perfidie qui présidèrent aux opérations militaires
et aux actes politiques de Napoléon à cette époque. En effet, M. Bignon,
dont le coup d'œil étendu et l'esprit sûr méritent assurément tout notre
respect, et qui avoue d'ailleurs, avec l'austère probité qui le distingue,
tout ce qu'il y avait de repréhensible dans le parti pris par Napoléon de
démembrer l'Espagne et de détrôner en même temps son souverain,
(i) « Je l'engage à écrire l'histoire de la diplomatie française de 1792 à 1815. »
(Testament de Napoléon.)
HISTOIRE DE L'EMPIRE. 63
s'interdit, par un reste de vénération peut-être excessive pour le héros
qu'il a admiré de si près, un examen trop détaillé de sa conduite. Le
plus grand tort de Napoléon en cette circonstance fut un tort politi-
que, selon M. Bignon; il devait choisir entre les deux plans qu'il avait
conçus simultanément. La politique impériale devait être et rester na-
tionale, et non devenir une ambition de famille, tandis que Napoléon
voulait concilier et satisfaire en même temps ces deux besoins de son
ame. Abattre les Pyrénées au profit de la France, se donner une bar-
rière contre l'Espagne en lui enlevant les provinces de l'Èbre, comme
il avait dû, pour sa sûreté, tenir les clés de l'Italie et de l'Allemagne en
restant maître du Piémont et des forteresses du Rhin, telle était, au
dire de M. Bignon, la véritable politique à suivre en 1808. M. Bignon
avait le droit, sans doute, de se maintenir dans ces hautes régions spé-
culatives et de n'abaisser pas trop ses regards sur des faits qui pou-
vaient lui paraître secondaires près de ces grandes questions; mais, de
son côté, le lecteur est en droit de désirer quelque chose de plus, et de
s'attendre à ce qu'on l'introduise plus complaisamment dans le foyer
secret des affaires.
Un autre historien, le comte Thibaudeau, homme non moins émi-
ment, qui siégea nombre d'années dans le conseil d'état près de Napo-
léon, a écrit également l'histoire diplomatique de l'empire; mais le la-
beur ne supplée pas à l'initiation, et M. Thibaudeau a été plus souvent
à même de recourir aux pièces officielles, aux dépêches pour ainsi dire
publiques et aux souvenirs, d'ailleurs pleins d'intérêt, que lui fournit
sa longue et honorable carrière politique, qu'aux dépôts secrets. La sé-
vérité des opinions républicaines de M. Thibaudeau se fait sentir dans
tout son ouvrage, et il se peut qu'il ait trop chargé de l'inflexible poids
de ses arrêts le côté de la balance que M. Bignon allège avec trop de
sympathie peut-être.
Les Mémoires de Savary offrent des documens que les historiens ont
dû consulter avec précaution. Ses dépêches relatives à l'affaire d'Es-
pagne ont plus d'importance. Nous verrons tout à l'heure qu'il n'a pas
été permis à tout le monde de les connaître.
L'abbé de Pradt, qui a écrit sur toutes les affaires temporelles de ce
monde, était, on le sait, le plus passionné de tous les prélats qui se
sont mêlés de politique. J'ai souvent entendu l'archevêque de Malines
discourir, avec la fougue brillante qui l'animait toujours, sur la con-
duite de Napoléon à l'égard des Bourbons d'Espagne, et, dans sa con-
versation comme dans son livre, l'homme d'église et l'historien me
semblent avoir complètement disparu derrière l'homme d'esprit. D'ail-
leurs, M. de Pradt n'aimait pas Napoléon. Il ne pouvait pardonner à
l'empereur de n'avoir pas découvert, dans la personne de son ambas-
sadeur à Varsovie, l'étoffe d'un cardinal de Richelieu, ou tout au moins
64 REVUE DES DEUX MONDES.
d'un Mazarin. Aussi son livre, qui a gardé le parfum de ses rancunes,
a-t-il été consulté par tous les écrivains étrangers , tandis qu'il a été
négligé, ajuste titre, par nos historiens nationaux. L'homme éclairé
qui a prédit l'indépendance, aujourd'hui accomplie, des colonies d'A-
mérique, était cependant bien propre à jeter de vives lumières sur les
questions que fit naître la décadence de l'Espagne, au moment où Na-
poléon décida que le temps était venu de l'envahir; mais on ne juge
sainement des passions d'autrui qu'en se dépouillant préalablement des
siennes, et l'abbé de Pradt ne s'était jamais assez sérieusement occupé
des préceptes de l'Évangile pour se souvenir de celui-là.
Le comte de Las-Cases n'a, dans ses mémoires, d'autre pensée que
celle de reproduire les opinions de l'empereur sur lui-même. 11 a ac-
compli en serviteur loyal ce pieux devoir que s'était imposé sa fidélité.
Parlerai-je de Southey, de Harding, de Londonderry, de sir Walter
Scott, de Gevallos? Leurs écrits sur la guerre d'Espagne et ses antécé-
dens ne sont, en quelque sorte, qu'une continuation de cette guerre
même , une prolongation des guérillas dont nous eûmes à souffrir
dans la Péninsule. Ils ne sont bons aujourd'hui qu'à constater la ter-
reur profonde que les entreprises audacieuses de Napoléon avaient
laissée, même long-temps après sa chute, parmi les nations étrangères.
L'Histoire de l'Europe, publication tory de Archibald Alison, œuvre
plus calme et plus équitable, n'est à mentionner et à lire que pour
compléter l'impression qu'on peut recueillir de tous les jugemens con-
çus au point de vue étranger sur cette mémorable époque. Alison a
mis son travail sous la protection de cette phrase de Tite-Live : Quod,
Hannibale duce, Carthaginienses cura populo romano gessere; ce que je
traduirais : « Une histoire de Rome au point de vue carthaginois î »
M. Armand Lefebvre, auteur d'une Histoire des Cabinets de l'Europe
pendant le Consulat et l'Empire, a écrit dans des conditions plus favo-
rables, et son talent a pu se développer à l'aise dans l'indépendance et
l'acquit que lui donnaient à la fois une jeunesse passée loin des inté-
rêts qu'il avait à débattre et ses études au sein même des affaires étran-
gères dont il fut long-temps un des plus laborieux employés. C'est au
milieu même des archives de ce ministère que M. Armand Lefebvre
conçut l'idée d'écrire, avec le secours des documens laissés à sa dispo-
sition, les actes des cabinets de l'Europe pendant les quinze premières
années de ce demi-siècle déjà si pesant dans l'histoire. Les lecteurs de
ce recueil ont pu juger, par quelques fragmens pleins d'intérêt, de l'ex-
cellence de ce travail semé de vues solides, de détails précieux, où
s'enchâssent habilement quelques-uns de ces portraits finement tracés,
tels que nos anciens agens diplomatiques se plaisaient à les crayonner
dans leurs dépêches, pour instruire et récréer le roi leur maître. Plu-
sieurs points historiques importans ont été éclaircis par M. Lefebvre,
HISTOIRE DE L EMPIRE. 65
des questions délicates ont été traitées avec succès dans son livre; en un
mot, il a fait un digne usage des trésors historiques que la confiance
de ses chefs lui avait ouverts. Toutefois M. Lefebvre ne pouvait tirer de
ces précieuses archives que ce qui s'y trouvait. Peut-être ignorait-il
l'existence cachée de la partie la plus importante des pièces diploma-
tiques relatives à l'affaire d'Espagne, de la correspondance de Napo-
léon avec Murât, Savary et ses autres agens, enfouie dans le dépôt
particulier du Louvre, lieu plus secret, plus inaccessible, et qui est aux
archives du ministère ce qu'est aux Studj de Naples le musée réservé
où l'on dérobe aux curieux maintes vérités trop nues et certaines scènes
qui ont besoin d'un voile. Une note de M. Thiers, placée à la fin de son
livre, et qui pourrait lui servir d'introduction, si les livres si lucides
de M. Thiers avaient besoin de préface, note pleine d'égards pour le
talent de M. Lefebvre, nous fait connaître toute la valeur des documens
qui se trouvent dans ce dépôt du Louvre.
Les rois aiment à traiter par eux-mêmes les affaires étrangères, où,
dans les états despotiques comme dans les pays constitutionnels, la per-
sonnalité du souverain est plus enjeu qu'ailleurs. Les souverains mé-
diocres échappent seuls à ce besoin. Le roi de Prusse Frédéric 11 était
encore plus grand diplomate que grand homme de guerre; Philippe II,
Louis XIV, étaient des négociateurs consommés. A un degré au-dessous,
Louis XV, Joseph II, l'empereur Alexandre, rédigeaient eux-mêmes
une partie des dépêches que signaient leurs ministres. Que le destin
donne un jour à l'Angleterre, où les formes constitutionnelles sont si
affermies et si respectées, un souverain d'un esprit actif et supérieur,
que le successeur futur de cette ligne de rois gentlemen, agronomes
ou matelots, de ces princesses vouées par leurs vertus et leur grâce
même aux plaisirs du monde et au culte des devoirs domestiques, soit
doué d'un vaste entendement politique, constitué comme l'étaient Eli-
sabeth et Henri VIII, c'en sera fait de la fiction représentative, et la
barrière qu'elle oppose à l'activité royale sera bientôt abaissée. Un
despote de génie tel que Napoléon pouvait moins que tout autre aban-
donner à ses ministres la direction de ses relations extérieures, qui
n'étaient, après tout, que le résultat de ses propres conceptions. Le
choix de M. de Champagny comme successeur de M. de Talleyrand, qui
venait de céder à la puérile idée de faire figurer le descendant des Bo-
zons parmi les grands dignitaires de l'empire, indique assez que Napo-
léon ne demandait que la capacité d'un bon commis à son nouveau
ministre. Disons, contrairement à l'opinion de M. Armand Lefebvre,
que M. de Talleyrand lui-même n'exerça pas près de Napoléon, et dans
la direction des affaires étrangères, tout l'ascendant qu'on lui a béné-
volement prêté. Ce ne fut qu'après la chute de Napoléon que le négo-
ciateur au congrès de Vienne prit la haute main en Europe, et exerça
TOME II. , 5
06 REVUE DES DEUX MONDES.
dans les cabinets étrangers cette influence suprême qu'il conserva jus-
qu'à sa mort. Quoi qu'en dise M. Lefebvre, les admirateurs, les parti-
sans de Napoléon et tous ceux dont la fortune dépendait de la stabilité
de l'empire, ne furent ni surpris, ni inquiets le jour où M. de Talley-
rand se retira ostensiblement des affaires, car depuis quelque temps
il n'y figurait que pour mémoire. Napoléon et M. de Talleyrand n'é-
prouvaient pas une confiance très sérieuse l'un pour l'autre, et ce sont
là de fâcheuses conditions entre souverain et ministre pour faire mar-
cher de grandes choses. Napoléon, qui ne disait guère tous ses projets,
les communiquait rarement à M. de Talleyrand, et le ministre usait
encore plus souvent de sa perspicacité pour deviner son maître que
pour pénétrer les desseins des cabinets avec lesquels on avait à traiter.
M. de Talleyrand, et M. Lefebvre l'a très bien remarqué, n'a empêché
aucune faute, n'a fait prévaloir aucune idée durable et féconde; il n'a
pas laissé la moindre trace d'un effort courageux et sincère pour maî-
triser l'ambition impériale et fonder en Europe un état de choses ré-
gulier sur les bases du respect des droits anciens et de l'équité. M. Le-
febvre pouvait ajouter que M. de Talleyrand était trop sous le joug de
son ambition personnelle, ambition bien vulgaire près de celle de Na-
poléon, pour concevoir de telles pensées. Se bornant à flatter l'empe-
reur lorsque celui-ci jugeait à propos de s'ouvrir ou éprouvait le besoin
de consulter, à le deviner, comme j'ai dit, pour faire précéder ta pen-
sée impériale de son approbation anticipée, fonction plus digne du
chambellan que du ministre, il se réservait de contrecarrer sourde-
ment ces desseins, s'ils lui semblaient de nature à compromettre son
avenir ou troubler sa quiétude. C'est ainsi qu'à Tilsitt, l'empereur
Alexandre recueillait par un de ces intermédiaires féminins, toujours
semés sur la route de la politique russe, et en réalité de M. de Talley-
rand, quelques-unes des idées politiques que Napoléon discutait le ma-
tin, dans le cabinet, avec son ministre des affaires étrangères. A Dieu
ne plaise que j'admette, sur la foi de quelques ennemis de la mé-
moire de M. de Talleyrand, que de semblables révélations eurent lieu
de sa part, lorsque l'allié chaleureux eut fait place à l'adversaire dé-
claré : je n'entends nullement faire le triste office d'accusateur; mais
je tenais à dire, en passant, qu'en acceptant M. de Champagny au lieu
de M. de Talleyrand, Napoléon n'avait rien ou peu perdu, et qu'il n'a-
vait pas changé, en réalité, de ministre des affaires étrangères; car le
ministre, c'était lui, Napoléon.
M. de Talleyrand jouait, dans son ministère même, le rôle d'un am-
bassadeur à Paris, gagnant, épiant, flattant, conciliant les hommes
opposés, cherchant à plaire au maître, usant au profit des affaires,
mais dans certaines limites, de sa parfaite connaissance du monde et
du personnel diplomatique, de la considération qui s'attachait à lui-
HISTOIRE DE LEMPIRE. 67
même comme descendant d'une illustre et antique lignée, comme ré-
gulateur émérite des formes de la cour disparate qu'on tâchait de con-
struire. Aux quartiers-généraux, où le mandait quelquefois Napoléon,
M. de Talleyrand jouait un rôle moins brillant. Les coups de canon,
qui se faisaient souvent entendre de près au quartier impérial, n'étaient
pas du goût de M. de Talleyrand, et là, l'empereur, plus rapproché de
ses agens militaires, se sentait encore moins confiant en son ministre,
dont les travaux roulaient sur des questions générales, sur des faits ac-
complis ou près de s'accomplir. Quant aux faits ultérieurs, il eût été
difficile de les surprendre à Napoléon, qui les cachait à Duroc, à Savary
et même à Caulaincourt, son agent de prédilection.
A l'époque dont traite ce huitième volume de M. Thiers, la pensée
impériale n'était d'ailleurs connue de personne. Les agens de Napoléon
à Madrid, militaires ou diplomates, marchaient, guidés pas à pas par
la main de Napoléon, sans distinguer le but vers lequel ils s'achemi-
naient. Il y a plus : Napoléon n'avait pas complété sa propre pensée et
flottait entre plusieurs projets sans se résoudre. Ce qu'il y avait de
grand et de généreux en son cœur se révoltait à l'idée d'être désap-
prouvé parles honnêtes gens, de choquer la conscience humaine, d'ou-
vrir une page sombre de plus dans ses comptes avec l'histoire. Il s'ar-
rêtait indécis après chacune de ses démarches. Sa correspondance,
compulsée par M. Thiers, fournit la preuve de cet état de son esprit.
La correspondance officielle des affaires étrangères, qui consiste en
quelques dépêches de M. de Champagny aux agens à Madrid, et en dé-
pêches très nombreuses et très prolixes de M. de Beauharnais, ambas-
sadeur de France en Espagne, ne répand que peu de lumières sur cette
ténébreuse négociation. Le fait est bien simple. Les véritables agens
de Napoléon étaient ses généraux, ses envoyés militaires : c'était Murât,
et, plus tard, Duroc et Savary. Les ordres du ministre de la guerre,
relatifs à l'envahissement du nord de l'Espagne, au passage de troupes
destinées en apparence à l'expédition du Portugal, qui ne fut qu'un
prétexte pour l'affaire subséquente, les ordres financiers pour l'appro-
visionnement des corps, pour fixer le contingent de fonds et de muni-
tions nécessaires aux besoins matériels du soldat et à sa sécurité pen-
dant la durée probable de l'occupation, sont les véritables indices des
desseins successifs de Napoléon. Quant à l'ambassadeur, il ne pouvait,
il ne devait rien savoir. M. de Beauharnais était un homme médiocre et
plein de probité. On sait que, dès le début de sa mission, il avait conçu,
lui aussi, son idée personnelle. Il s'était rapproché du prince des As-
turies, depuis Ferdinand VII, dans l'espoir de l'amener à épouser une
de ses parentes, Mlle de Tascher, nièce de l'impératrice Joséphine, et
son faible esprit, uniquement concentré dans cette pensée, s'épuisait à
la suggérer à Napoléon sous mille ambages que l'empereur s'obstinait
C8 REVUE DES DEUX MONDES.
à ne pas comprendre, comme à présenter au prince royal d'Espagne et
à Joséphine de mesquines combinaisons pour réaliser cette fin. Napo-
léon , qui ne trompait M. de Beauharnais que pour faire tromper la
cour d'Espagne par le pauvre ambassadeur à son propre insu, écrivait
à Murât, qui occupait déjà militairement les provinces espagnoles et la
capitale : « Ne dites rien à Beauharnais, que Beauharnais l'ignore; » et
Murât se hâtait de clore toutes ses lettres par ces mots : « Je n'ai rien dit à
Beauharnais. » Cependant Mnrat, qui ne disait rien, ne savait rien. Na-
poléon avait bientôt compris que Murât, se voyant à la tête d'une armée
française, rêverait la couronne d'Espagne pour lui-même, et, comme
il avait décidé que son général passerait roi ailleurs, il se bornait à lui
commander de marcher en divisions serrées, de ne pas froisser, par
l'indiscipline des troupes, le sentiment national espagnol, de couvrir,
d'occuper tel ou tel point. Pour sa conduite politique, il le laissait à la
merci de l'ambassade, laquelle recevait régulièrement de M. de Cham-
pagny, ou plutôt de M. d'Hauterive, des dépêches rédigées avec talent,
mais longues, flasques, équivoques, où la pensée de l'empereur était
délayée et affaiblie, car Napoléon écrivait en marge de ces minutes
qu'on lui soumettait : « Dites telle chose à Beauharnais. » Lorsque Mu-
rat, fatigué de cette longue et incomplète phraséologie, demandait di-
rectement des instructions à Napoléon, Napoléon répondait : « Je vous
ai ordonné de marcher à distance de combat, de suivre telle direaion
stratégique; ce sont des ordres militaires. Quand je voudrai vous don-
ner des instructions, vous en recevrez. » Et Murât, ainsi que Beauhar-
nais, continuait à s'agiter et à parader dans le vide.
Quelle intrigue ! Napoléon travaillait à rendre tout gouvernement
impossible en Espagne , sans se laisser pénétrer; Beauharnais travail-
lait à marier Ferdinand avec une personne de sa famille; Murât, à se
faire roi; Ferdinand, à conserver la couronne arrachée par surprise à
son père; la reine et Godoï, à la replacer sur la tête de Charles IV,
c'est-à-dire à la retenir dans leurs mains. Tous se trompaient, Napo-
léon les trompait tous, et l'inexorable destin réservait à Napoléon la plus
cruelle, la plus amère de toutes les déceptions, la ruine de ses projets
en Espagne, ruine qui devait entraîner celle de son trône. — « C'est
cette malheureuse guerre d'Espagne qui m'a ruiné! » disait Napoléon
sur son rocher de Sainte-Hélène.
Or, comme tout drame humain a son côté comique, M. de Beauhar-
nais, lancé un bandeau sur les yeux dans ce dédale, et qui savait
aussi peu ce qui se passait à Madrid que ce qui se tramait à Paris, trem-
blait d'écrire au ministère et n'envoyait que des bribes d'informations,
sous prétexte qu'il était dangereux de déposer le secret de sesnégociations
dans les bureaux du ministère des affaires étrangères. M. de Champagny,
tout naturellement très surpris de cette réserve de M. de Beauharnais,
HISTOIRE DE i/EMPIRE. 69
lui écrivit que les bureaux méritaient toute sa confiance, qu'ils avaient
été en tous temps gardiens des plus grands intérêts du gouvernement
et dépositaires de ses secrets les plus importans; que le devoir d'un agent
près d'une cour étrangère est de faire connaître à son gouvernement,
sans restriction, sans réserve, tout ce qu'il voit, tout ce qu'il entend, tout
ce qui parvient à sa connaissance; que, placé pour voir et pour entendre,
pourvu de tous les moyens d'être instruit, ce qu'il apprend n'est pas
chose qui lui appartienne et qu'elle est la propriété de celui dont il est
le mandataire : leçon cruelle que l'ambassadeur avait méritée. M.Thiers
n'eût pas donné avec autant de goût que d'esprit la mesure de l'inca-
pacité relative de M. de Beauharnais, que cette admonition seule la
décèlerait. Eh quoi! un homme initié ou censé l'être aux plus hautes
affaires, un ambassadeur envoyé au poste le plus délicat et le plus im-
portant était parti avant d'avoir apprécié l'admirable organisation des
bureaux avec lesquels il devait correspondre; il ignorait quel profond
sentiment du devoir a toujours régné, et comme par tradition, dans
cette partie si honorable et si modestement laborieuse de la diplomatie
française !
Si j'ai mentionné cet épisode, ce n'est nullement, on peut m'en croire,
dans la pensée de louer ou de justifier les bureaux du ministère des af-
faires étrangères, qui n'ont, certes, besoin d'éloges ni de justifications, et
qui ont bien le droit de se croire au-dessus de tous les blâmes et de tous
les panégyriques; j'ai voulu seulement montrer combien était grande
la pénurie de documens sur l'affaire d'Espagne et quelle persévérance
il a fallu à l'historien, puisque M. de Beauharnais lui-même se croyait
obligé de voiler ses pensées vis-à-vis du ministère et en droit de se per-
mettre des réticences.
En présence même de la correspondance de Napoléon, déposée au
Louvre, de ses lettres à M. de Talleyrand, à ses agens à Madrid, Savary,
Bessières, Lobau, M. de Tournon, M. de Grouchy, M. de Monthyon, l'his-
torien demeure en doute sur les intentions de Napoléon, ce qui est tout
simple, puisque ces intentions ne se formaient qu'en raison des évé-
nemens, qui s'accumulaient avec une rapidité inconcevable. En outre,
chacun de ces agens n'était que partiellement informé. 11 fallait donc
reconstruire l'ensemble des pensées de Napoléon avec l'ensemble de
ses ordres. M. Thiers l'a fait avec un rare bonheur.
M. Thiers ne conteste pas que Napoléon n'ait conçu de bonne heure
l'idée systématique de renverser les Bourbons d'Espagne; mais par
quels moyens? Le plus simple de ces moyens, il semble que c'était la
guerre comme savait la faire Napoléon; mais à qui la faire, cette
guerre? La fameuse proclamation que fit le prince de la Paix, la veille
de la bataille d'Iéna, donnait un motif légitime d'attaquer l'Espagne;
mais Napoléon était alors occupé avec le Nord, et, quand ses embarras
70 REVUE DES DEUX MONDES.
cessèrent de ce côté, le prince de la Paix et le roi d'Espagne étaient à
ses pieds. Napoléon ne trouvait, parmi ceux qui régnaient ou qui gou-
vernaient en Espagne, personne qui eût du sang aux ongles, pour me
servir de l'expression espagnole; et bien que ses dernières victoires lui
eussent laissé les mains libres du côté de la Prusse et de la Russie, il
avait à compter avec une troisième puissance plus redoutable, l'opi-
nion publique. Long-temps avant cette époque, l'empereur disait à
Monge : « Nous avons été en Egypte; en Orient, je pouvais traverser
l'Inde, monté sur un éléphant, mon drapeau dans une main, mon épée
dans l'autre : c'était faisable et magnifique, mais ici il faut que nous
fassions tout à la pointe de nos mathématiques. » Or, frapper cruelle-
ment, anéantir un ennemi presque déclaré, mais à terre et vaincu d'a-
vance, c'était un mauvais calcul qui pouvait donner des mécomptes en
Europe. Il devenait nécessaire de chercher une autre voie.
Il résulte des appréciations de M. Thiers que Napoléon passa par les
trois phases suivantes :
Donner une princesse française à Ferdinand en n'exigeant aucun
sacrifice de la part de l'Espagne;
Donner une princesse française, mais exiger les provinces de l'Èbre
et l'ouverture des colonies espagnoles, que désirait tant le commerce
français;
Enfin, détrôner la dernière branche des Bourbons.
Le premier projet fut bientôt abandonné. Il est clair que ce n'est pas
en vue d'un si mince résultat que Napoléon se décida à donner à la
Russie la Finlande et à prêter l'oreille au projet du partage de l'empire
turc, projet tout en faveur de la puissance russe. Le second plan, plus
rationnel parce qu'il offrait des avantages à la France , tandis que le
premier n'en offrait aucun , succomba devant la rapidité des événe-
mens, qui abaissèrent les Bourbons d'Espagne au point qu'il devenait
impossible de contracter avec l'un d'eux une alliance de famille. Le
troisième plan restait, il fut adopté.
Napoléon exposa long-temps ses motifs avant que de s'arrêter défi-
nitivement à cette détermination extrême, la plus conforme à son ca-
ractère et à ses idées comme fondateur d'une dynastie. Que disait sans
cesse Napoléon, hésitant et arrêté au seuil de ces grandes résolutions
où il entrevoyait prophétiquement les désastres qui s'ensuivirent? «Mes
institutions, ma dynastie, dépendent de l'état où je laisserai l'Europe.
Les Bourbons de Naples et d'Espagne sont les ennemis naturels de ma
couronne. Aujourd'hui, c'en est fait des Bourbons de Naples, et les
Bourbons d'Espagne sont, par leur nullité, incapables de me nuire;
mais ils sont, par cette nullité, à la merci de mes ennemis. » Il disait
encore, avec le laisser-aller qui lui était bien permis en se jugeant lui-
même : « Aujourd'hui, l'homme de génie est à Paris, le sot est à Ma-
HISTOIRE DE L'EMPIRE. 71
drid; mais il peut arriver qu'un jour le sot soit à Paris, et si ce jour-là
l'homme de génie était sur le trône à Madrid, qu'adviendrait-il de ma
dynastie? » Cette inquiétude pour sa descendance, qui était une des
grandes préoccupations de Napoléon, l'amena peu à peu à chasser Fer-
dinand et son père.
Cette inquiétude n'était pas la seule qui préoccupât Napoléon. Il se
voyait pressé de prendre un parti en Espagne et d'en finir; car il sen-
tait que les amitiés qu'il avait contractées au nord ne présentaient pas
des conditions de durée. L'empereur Alexandre s'était, il est vrai, payé
d'embrassades à Tilsitt; mais il avait payé Napoléon en même mon-
naie, et rien n'était moins solide que l'alliance qui fut alors plutôt
ébauchée que conclue entre les deux empires. Alexandre goûtait fort
les manières réservées de Savary, envoyé de Napoléon en Russie, et le
protégeait, par ses prévenances, contre les froideurs polies, mais hau-
taines, de la société de Saint-Pétersbourg. Dans son désir sincère de
plaire à Napoléon, sans abandonner des prétentions qu'il était difficile
de faire agréer à son nouvel allié, il avait fait choix de M. de Tolstoy
pour son ambassadeur à Paris, et lui avait recommandé de se confor-
mer aux goûts de l'empereur, de le suivre à la chasse, à la guerre, de
le rassurer sur les accusations de versatilité qui pouvaient être adres-
sées au cabinet russe. Il demandait à Napoléon l'autorisation de faire
élever en France les cadets destinés à servir dans la marine russe,
qu'on envoyait avant en Angleterre, où ils contractaient ce que l'em-
pereur Alexandre nommait avec adresse un fâcheux esprit; il deman-
dait des armes françaises pour ses troupes armées de fusils de mau-
vaise qualité, disant, avec non moins de finesse, que les deux armées,
étant destinées à servir les mêmes desseins, pouvaient avoir des armes
communes; il envoyait à Napoléon les plus belles zibelines de la Sibé-
rie, et lui écrivait familièrement qu'il voulait être désormais son mar-
chand de fourrures : Napoléon n'en distinguait pas moins la pointe
d'un aiguillon sous les courtois procédés et les flatteuses paroles de
l'empereur Alexandre. Napoléon, de son côté, avait beau employer ses
plus séduisantes, ses plus irrésistibles manières; offrir, en retour des
présens russes, les somptueux produits de Sèvres; envoyer M. de Cau-
laincourt comme ambassadeur en Russie, en échange de M. de Tolstoy:
l'empereur Alexandre se sentait les mains vides dans ce marché; il in-
sistait sans cesse près de Caulaincourt, comme il avait fait près de Sa-
vary, pour la réalisation de ce qu'il appelait les engagemens de Tilsitt,
c'est-à-dire pour le démembrement de l'empire turc à son profit, et
Napoléon ne pouvait se dissimuler qu'il n'obtiendrait le concours réel
de la Russie, dans sa querelle avec l'Angleterre, qu'en abandonnant les
provinces du Danube.
. L'alliance russe n'était donc étayée que sur des sentimens person-
72 REVUE DES DEUX MONDES.
nels, faibles bases que le moindre souffle pouvait détruire. M. de Tal-
leyrand, qui avait retrouvé à Fontainebleau, où résidait Napoléon,
quelques lueurs de la confiance de l'empereur, était chargé d'entre-
tenir M. de Tolstoy dans des dispositions favorables, et la tâche n'était
pas toujours facile, car M. de Tolstoy se sentait perdu, s'il n'obtenait le
démembrement de la Turquie. Il était venu à Paris dans cette pensée;
il croyait qu'elle avait été adoptée franchement à Tilsitt par Napoléon,
et son langage, sa correspondance, ainsi que ses manières, commen-
çaient à se ressentir de l'amertume de ses déceptions. Ajoutons, avec
M. Thiers, que le caractère vif et les manières pressantes de M. de Tolstoy
avaient déjà plus d'une fois importuné l'empereur, et Ton comprendra
combien la situation était tendue. D'un autre côté, M. de Caulaincourt
réussissait mal en opposant le calme et la gravité à l'impatience de
l'empereur Alexandre, qu'il voyait chaque jour en société d'une dame
que l'affection d'Alexandre a rendue célèbre. La société de Saint-Pé-
tersbourg n'avait pas mieux accueilli M. de Caulaincourt que son pré-
décesseur, et la bienveillance impériale tenait lieu de tout à l'am-
bassadeur de France en Russie. J'ai entendu l'envoyé d'une grande
puissance qui se trouva plus tard dans le même lieu en situation sem-
blable, et je me hâte de nommer lord Durham pour éviter toute mé-
prise, je l'ai entendu, dis-je, poser à ce sujet une théorie ingénieuse.
Lord Durham assurait que, dans un état représentatif, un agent doit
compter avec tout le monde et s'assurer l'opinion publique, mais que,
dans les états despotiques, il est de luxe, pour un ambassadeur, de se
plier aux exigences de la société et de prendre le soin et la fatigue de
gagner les bonnes grâces des salons. Là, disait-il , où tout dépend d'une
seule volonté, pourquoi se préoccuper des accessoires? La faveur du
maître y suffit à tout. — Ce système serait excellent, si le chef absolu
d'un état n'était pas souvent livré lui-même à l'influence de son entou-
rage. Pour ne parler que du temps où M. de Caulaincourt représentait la
France à Saint-Pétersbourg, l'empereur Alexandre fut souvent ébranlé
par l'influence des adversaires de la politique de Tilsitt, tels que les
Czartoryski, les Strogonoff et d'autres, qui prédisaient avec raison que
Napoléon ne mettrait jamais la Moldavie et la Valachie dans les mains
de la Russie.
Sans doute, Napoléon pouvait s'étendre au midi, s'emparer du trône
espagnol pour un de ses frères, s'y asseoir lui-même, du gré de la
Russie, ou du moins du consentement de l'empereur Alexandre; mais
jouer à la fois l'Espagne et la Russie, mettre la main sur la Péninsule
et arrêter le bras russe déjà levé sur les principautés du Danube, c'é-
tait une entreprise féconde en embarras et en périls. Les projets, les
plans de distribution de l'Europe se succédaient, il est vrai, chaque
soir entre l'empereur Alexandre, son ministre, et M. de Caulaincourt,
HISTOIRE DE L'EMPIRE. 73
chez Mme de Narischkine; mais, quand il était question de soumettre
ces plans à Napoléon, il était rare que M. de Caulaincourt lui-même
n'en fût pas effrayé ou ne les trouvât chimériques. Pendant ce temps
Napoléon se trouvait entraîné en Espagne, et comme poussé jusqu'au
terme extrême de ses vues par l'état de plus en plus critique des af-
faires.
Les pensées successives de Napoléon au sujet de l'Espagne se tra-
duisent par des faits. D'abord, il exige de M. de Lima l'expulsion des
Anglais du Portugal. Il ne veut ensuite que faire intervenir l'Espagne
en Portugal, pour forcer cette dernière à accomplir l'expulsion. Puis,
il prépare une armée pour forcer la main à l'Espagne dans cette ques-
tion et intimider le prince de la Paix. Sa brouille avec le saint-siége,
ses affaires avec la Prusse et la Russie, suspendent quelque temps l'ac-
complissement de ses intentions; mais, au mois de juillet 1807, Napo-
léon, laissé libre par la paix de Tilsitt, et plus que jamais préoccupé
de la mer, veut que l' Espagne prenne part à son système. L'inertie
volontaire de Godoy et l'état déplorable de la Péninsule l'irritent en-
core; sa colère, son ambition, se colorent, à ses yeux, de l'apparence
d'une nécessité politique; l'état prospère de ses finances, parfaitement
exposé par M. Thiers, achève de lui débarrasser les mains, ses projets
grandissent. Il envoie Murât à Madrid.
Il n'a pas échappé à M. Thiers que, dès son retour d'Italie où il
avait vainement tenté de se rapprocher de son frère Lucien, Napoléon
avait demandé au sénat une levée de quatre-vingt mille conscrits sur
le contingent de 1809, levée votée avec un enthousiasme complaisant,
bien que la paix de Tilsitt eût rendu en apparence superflue cette aug-
mentation de nos forces militaires. C'est qu'en effet notre armée s'était
diminuée par l'écoulement de troupes, secret et presque insensible, qui
se faisait en Espagne, mesure qui semble attester que Napoléon avait
déjà conçu de vastes desseins ou s'attendait à de grands événemens de
ce côté. Le corps expéditionnaire du Portugal, composé de quarante
mille hommes, et qui avait été formé à Bayonne, mais qui, selon le
traité de Fontainebleau, ne devait entrer en Espagne que sur la de-
mande formelle du gouvernement espagnol, porté à l'insu de celui-ci
à soixante mille hommes, avait passé la frontière, et prenait, non pas
la route de Lisbonne, mais celle de Madrid. Nous voyons dans l'écrit du
général Foy que quatre mille hommes d'infanterie et quatre mille
hommes de cavalerie, avec un parc de quarante pièces d'artillerie, com-
mandés par Dupont, avaient franchi la Bidassoa, prenant la route de
Valladolid, où se trouvait leur quartier-général. Un second corps, com-
mandé par Moncey, comptait vingt-cinq mille hommes d'infanterie,
trois mille chevaux et une artillerie nombreuse; il avait promptement
71 REVUE DES DEUX MONDES.
suivi le premier en se dirigeant vers l'Èbre, et, pour hâter sa marche,
on avait transporté les troupes en poste à travers les départemens de
la France, tandis qu'à l'autre extrémité des Pyrénées, Duhesme, avec
douze mille hommes d'infanterie, deux mille hommes de cavalerie
et vingt canons , pénétrait en Catalogne et gagnait la route de Bar-
celone.
Pendant ce temps, le prince des Asturies, accusé d'entretenir des in-
telligences secrètes avec Napoléon, était arrêté dans le palais de l'Escu-
rial, et comparaissait devant le conseil privé sous le poids du crime de
haute trahison. Une proclamation royale et une dépêche de Charles IV,
adressée à Napoléon, le présentaient comme un fils dénaturé qui avait
tenté de détrôner et de faire assassiner son père. Napoléon, qui avait
en ses mains les lettres que le prince des Asturies lui avait adressées et
qui renfermaient des propositions plus insensées que coupables, se borna
à répondre qu'il ne voulait avoir rien à démêler dans les affaires do-
mestiques de la famille royale d'Espagne, et qu'il entendait s'en tenir
aux termes du traité de Fontainebleau, traité déjà violé par l'entrée
des troupes françaises en Espagne et la prise de possession des pro-
vinces du nord de l'Èbre, comprenant la Navarre et la Catalogne, des
différens passages des Pyrénées et de la ligne des places fortifiées, telles
que Pampelune, Barcelone, Saint-Sébastien et Figuières, au-delà des-
quelles rien ne pouvait s'opposer à la marche de l'armée jusqu'à Ma-
drid. Enfin les projets de Napoléon ne devaient-ils pas avoir mûri quand
le prince de la Paix, vaincu à son tour par le prince des Asturies, fut
précipité du pouvoir, traqué par la populace de Madrid et plongé dans
une prison; quand Ferdinand, proclamé roi à la suite de l'abdication
forcée de son père, lui demanda son appui et la confirmation de sa
couronne usurpée, tandis que le vieux souverain dépouillé accusait Fer-
dinand près de l'empereur? Les indices des derniers projets de Napo-
léon se signalent de plus en plus; Murât, son lieutenant, s'avance rapi-
dement sur Madrid. Le corps de Moncey, la garde impériale et l'artillerie
concentrée à Burgos prennent la route de Somo-Sierra; Dupont, avec
deux divisions de son corps et sa cavalerie, entre dans les défilés de
Guadarrama, et la troisième division de ce corps est placée en obser-
vation à Valladolid pour surveiller les troupes espagnoles qui occupent
la Galice. En même temps , tous les points abandonnés par ces diffé-
rens corps sont occupés par la réserve sous les ordres de Bessières.
Tous ces faits ne sont-ils pas parlans, et d'ailleurs, à la nouvelle des
événemens d'Aranjuez reçue par Napoléon à Paris dans la nuit du
26 mars, Napoléon n'avait-il pas immédiatement offert la couronne
d'Espagne à son frère Louis, qui eut le courage et l'esprit d'opposer un
refus au désir de l'empereur? La lettre de l'empereur à Louis-Napo-
HISTOIRE DE L' EMPIRE. 75
léon est du 27 mars 1808. M. Thiers cite en entier cette lettre, où se
trouvent ces mots : « J'ai résolu de placer un prince français sur le
trône d'Espagne, et j'ai jeté les yeux sur vous. » Voilà une date précise
pour fixer le terme des résolutions diverses entre lesquelles avait flotté
Napoléon; il n'était plus indécis que sur le choix du souverain qu'il des-
tinait à l'Espagne, et, comme il avait décidé que le trône serait occupé
par un prince de sa famille, Lucien se renfermant dans ses opinions,
qui ressemblaient à des rancunes, et Louis, déjà fatigué de sa royauté
en Hollande, détournant sa tête du poids d'une plus lourde couronne,
c'était sur Joseph que le choix impérial devait se porter.
Sur ce terrain solide, débarrassé du travail ingénieux des conjec-
tures, M. Thiers trace à grands traits les événemens; son dernier livre,
intitulé Bayonne, a tout l'intérêt du drame, sans rien perdre de la ma-
jesté et du calme de l'histoire. Il est inutile de parler des événemens de
Madrid. Ces événemens ont pris, sous la plume de M. Thiers, de nou-
velles proportions, un plus haut intérêt, une vivacité charmante, s'il
est permis d'appliquer un tel mot au hideux amas de frayeurs, de fan-
faronnades, de haines de famille, de turpitudes et de bassesses qui dés-
honorèrent la royauté espagnole à cette époque, flot impur qui sub-
mergea Napoléon.
Napoléon avait sans doute un autre rôle à jouer que celui-là. Les
trahisons espagnoles, les intrigues de l'Angleterre, la honte de l'expé-
dition de Copenhague, dont une main habile et hardie a tracé dans ce
recueil même l'émouvant tableau, ne sauraient motiver sa conduite.
On pourra dire que tant d'actes d'immoralité publique, qui excitèrent
l'indignation de l'Europe, ont, par la funeste autorité de l'exemple,
contribué à relâcher la morale politique de l'empereur, et l'ont amené
à s'écarter, à son tour, de la ligne du devoir qui devait être plus étroite
pour un grand homme couronné que pour tout autre souverain. N'é-
tait-il pas plus sage, plus expédient même de combattre l'Angleterre
avec d'autres armes que celles qu'elle employait? N'était-ce pas peut-
être un moyen de s'assurer le concours fidèle du continent ému, trou-
blé par cette politique perverse? Je dis peut-être, car il est téméraire de
juger de questions si hautes et si ardentes du modeste point de vue
où nous sommes, et de tracer rétrospectivement à l'homme de génie
engagé dans de telles luttes en face d'une coalition secrète et d'ennemis
abattus, mais non réconciliés, sa ligne de conduite, sans tenir compte
de ce qu'il pouvait avoir dans ses mains. La Russie, par exemple, ne
tenait à Napoléon que par l'espoir de posséder les provinces danu-
biennes, et Napoléon, qui reculait à la seule pensée de les promettre,
pouvait -il les accorder? Les rigueurs de Napoléon à l'égard de la
Prusse n'irritaient-elies pas la Russie, déjà mécontente de n'avoir ob-
76 REVUE DES DEUX MONDES.
tenu dans ses arrangemens que la Finlande, don précieux qu'elle paya
seulement de quelques flatteries stériles et de quelques blocs de pierre,
accordés quarante ans plus tard à la tombe du héros?
Quoi qu'il en soit, nous voyons Napoléon accomplir rapidement sa
destinée. Philippe II disait quelquefois au début de ses grandes entre-
prises : « Le temps et moi, nous en valons bien deux autres. » Napo-
léon eut le malheur de dédaigner trop souvent ce puissant allié de Phi-
lippe II, surtout dans cette affaire. Nous voyons dans un beau travail de
M. Mignet comment Louis XIV prépara l'affaire de la succession espa-
gnole, avec quel soin il ménagea l'Espagne, quelles recommandations il
adressait à ses ambassadeurs, auxquels il enjoignait sans cesse de plaire
aux Espagnols, de s'adapter à leurs goûts et jusqu'à leurs préjugés, et
cependant, malgré tant de précautions et de lenteurs, Louis XIV se mit
à deux doigts de sa perte. M. Thiers estime que la politique de Louis XIV
était celle qui convenait à la France, et qu'elle n'avait rien de trop grand
pour Napoléon. Rien n'était trop grand pour Napoléon, sans doute; mais
Louis XIV lui-même a-t-il agi selon les besoins de son temps et de son
peuple? Juger des actes d'un souverain et d'un gouvernement par le
plus ou moins de succès de leurs combinaisons est une mauvaise mé-
thode; mais, tout résultat à part, les deux systèmes politiques de LouisXIV
et de Napoléon à l'égard de l'Espagne étaient-ils bons? Pouvaient-ils de-
venir profitables, même s'ils avaient été exempts de fautes? Qu'il nous
soit permis d'en douter. Je pense, pour ma part, qu'en méditant davan-
tage sur la conduite de Louis XIV, Napoléon se serait arrêté sur la pente
qui l'entraîna. M. Mignet l'a bien dit : « Louis XIV avait à choisir entre
sa famille et la France.» Napoléon se trouvait dans une alternative
semblable. Dans le conseil qui précéda l'acceptation du testament de
Charles II, l'homme le moins éminent du cabinet, le duc de Beauvii-
liers, se livrant à la seule inspiration de son bon sens, se prononça contre
l'envoi de Philippe V, et osant combattre Torcy, peut-être même Mme de
Maintenon dans la personne de Torcy, prononça ce mot qui ne fut que
trop vérifié : « Ce sera la ruine de la France. » La prédiction du duc de
Beauvilliers a été accomplie deux fois, je pourrais dire trois fois même,
car la dernière alliance espagnole que contracta la France, et ses éven-
tualités, comptent, à mes yeux, parmi les causes qui ont amené les ré-
xens malheurs de notre pays.
Je me hâte de quitter ce terrain. Il est inutile de rappeler aux lec-
teurs de ce recueil les événemens de 1809. Ils sont encore présens à
leur pensée, et le livre de M. Thiers les fera revivre plus complètement
à leurs yeux : récit attachant où l'on suit avec une douleur mêlée d'ad-
miration cet homme si grand, si merveilleux dans le mal comme dans
le bien. Quelles ressources dans ce génie! quelle profondeur dans la
HISTOIRE DE L'EMPIRE. 77
duplicité quand il se décide à y descendre! Napoléon marche toujours
en géant dans les champs de la gloire comme dans les abîmes.
La principale scène de ce drame, celle qui s'ouvre au château de
Marac, près de Bayonne, quand les principaux personnages y sont as-
semblés, a surtout été admirablement tracée par M. Thiers. Charles IV,
la reine, le prince de la Paix, Ferdinand et ses conseillers sont enfin
en présence de Napoléon, amenés, Ferdinand par d'indignes ruses, les
vieux souverains par leurs ressentimens contre le fils qui a usurpé leur
couronne, et auquel Charles IV tenta d'infliger dans ï'Escurial le ter-
rible châtiment dont Philippe II frappa son fils dans l'Alcazar de Ma-
drid. La scène se passe d'abord en observation de la part de l'empereur,
occupé à démêler sur ces visages la médiocrité, l'abattement et l'astuce;
mais bientôt Napoléon, qui avait aperçu à quelle sorte de gens il avait
.affaire, les congédie tous, et ne retient que le chanoine Escoïquiz, le
précepteur, le conseiller de Ferdinand, bel esprit de séminaire, ambi-
tieux naïf et inexpérimenté, qui avait contribué, pour la plus grande
part, à déterminer le prince des Asturies à détrôner son père. Napoléon
éprouvait le besoin de décharger son cœur du mystère d'iniquité qu'il
y renfermait, et, après quelques mots de flatterie moqueuse, auxquels
le chanoine se montre très sensible, il lui déclare, sans préambule,
qu'il n'a fait venir les princes d'Espagne que pour leur ôter à tous, père
et fils, la couronne de leurs aïeux, et il développe, en se promenant
dans le salon, au malheureux chanoine, foudroyé par cette déclaration
subite, tous les motifs qu'il a d'en finir avec Charles IV, son fils, Godoy
et toutes leurs créatures. Les trahisons de la cour de Madrid pendant
qu'il était occupé au nord, la nécessité de rendre à l'Espagne son im-
portance passée et sa grandeur pour l'employer contre l'Angleterre,
l'impossibilité de la laisser croupir plus long-temps sous une dynastie
dégénérée, l'imbécillité du roi, la médiocrité et la fourberie de son fils,
l'illusion d'une alliance de famille avec de tels princes, la difficulté de
trouver une princesse supérieure pour dominer et guider un tel époux,
l'obligation qu'il a contractée comme conquérant, comme fondateur
d'un empire, de fouler aux pieds les considérations secondaires : rien
n'est oublié par Napoléon dans cette effroyable nomenclature, durant
laquelle, s' approchant de temps en temps du chanoine, qui était long
de taille (el grande de cuerpo nez may nombre, dit un proverbe espagnol
emprunté aux Arabes), Napoléon lui tirait l'oreille pour le rassurer, et
entremêlait ses récriminations de quelques assurances amicales pour
l'interlocuteur et les princes, auxquels il le chargeait d'offrir, à l'un le
repos et le plaisir royal de la chasse dans un beau domaine en France,
à l'autre la souveraineté de l'Étrurie, état qui, par son exiguité, conve-
nait aux étroites ressources intellectuelles du prince des Asturies.
78 REVUE DES DEUX MONDES.
C'est à cette scène et ce qui s'ensuivit (qui l'ignore?) que se ter-
mine le huitième volume de l'Histoire du Consulat et de l'Empire, où
l'historien laisse sur le trône d'Espagne Joseph-Napoléon, assis là par
ordre de son frère, qui créait un danger pour dissiper une crainte, selon
la belle expression de M. Mignet (1). Résumons-nous : il résulte du
livre de M. Thiers que rien ne justifie Napoléon des moyens qu'il a em-
ployés, ni les nécessités de sa dynastie, ni l'état de l'Espagne, ni le be-
soin de combattre l'Angleterre, ni la bassesse et les trahisons de Godoy,
ni la médiocrité et la faiblesse de Charles IV, ni l'avilissement de la
reine. L'historien de Napoléon n'a pas dissimulé l'inutilité des procé-
dés odieux de son héros, la vanité de ses calculs; il a rempli en hon-
nête homme un devoir pénible. En terminant le dernier chapitre,
qu'il a intitulé Bayonne, du lieu où se dénoua le grand drame qu'il
retrace, M. Thiers dut éprouver ce que Napoléon éprouva après avoir
laissé apparaître toute sa pensée devant Escoïquiz, se sentir le cœur sou-
lagé d'un lourd fardeau; mais Napoléon n'eut pas le bonheur de son
historien, il ne venait pas de remplir douloureusement, il est vrai, une
louable et honorable tâche.
L. DE Veimars.
(1) Négociation* relatives à la succession d'Espagne sous Louis XIV. Intro-
duction.
' . : ■
•:
•
DU DEVELOPPEMENT
HISTORIQUE
DE LA LOGIQUE.
I. — Logique d'Aristote, traduite en français pour la première fois par J. Barthélémy Saikt-Hilaire,
de l'Académie des Sciences morales et politiques. 4 vol. in-8<>.
IL — A System of Logic ratiocinative and inductive, by John Stuart Mill, 2 vol. in-8o.
I. — IDÉE D'UNE SUCCESSION DANS LA LOGIQUE.
C'est avec intention que j'ai rapproché ces deux ouvrages, l'un le
premier traité qui ait été composé sur la logique, l'autre le dernier ou
l'un des derniers. Il a été, de tout temps, curieux et instructif de re-
chercher les données de l'histoire dans chacun des départemens de la
culture humaine; mais à aucune époque cela n'a été plus important
qu'à la nôtre. Pour quelques esprits (et je suis du nombre), l'histoire
apparaît non plus comme une collection de faits que l'érudition enre-
gistre sans en saisir l'enchaînement, mais comme une science dont la
loi fondamentale est trouvée : à savoir, que toutes nos conceptions sont
d'abord théologiques, nuis métaphysiques, enfin positives. J'ajoute sans
hésitation que, quand cette notion capitale aura été sanctionnée par
l'assentiment général, notre révolution, qui a tantôt soixante ans de
durée, sera virtuellement terminée; car il en résultera d'un côté, pour
80 REVUE DES DEUX MONDES.
ceux qui sont sincèrement épouvantés de la chute des vieilles institu-
tions, que la ruine du passé ne coupe pas le chemin vers l'avenir et ne
met point un abîme devant nos pieds, d'un autre côté, pour ceux qui
cherchent à priori cet avenir, qu'il a des conditions essentielles, indé-
pendantes de tout arbitraire, soustraites à toute volonté, quelque puis-
sante qu'on la suppose, conditions qui sont pour le développement des
sociétés ce que sont les conditions correspondantes pour tout autre
phénomène naturel. Ici, dans la logique, dont il est seulement ques-
tion, mais qui tient au reste (car, à vrai dire, il n'y a qu'une seule
science dont les autres ne sont que des chaînons, et dont l'enseigne-
ment systématique, parfaitement possible, transformera la philosophie
et fera faire un pas considérable à la raison contemporaine), dans la
logique, dis-je, nous tenons sinon la première élaboration, du moins le
premier texte officiel , celui d' Aristote; et, pour une élaboration scien-
tifique aussi circonscrite, il sera facile de signaler au lecteur, en lui
montrant le point de départ et le terme actuel, la direction véritable
de l'intelligence, excluant toutes les idées de cercle et d'orbite imagi-
nées au sujet de la civilisation.
En contradiction à ce qui vient d'être dit s'élève tout d'abord une
assertion singulière des métaphysiciens : ils déclarent d'une manière
assez concordante que, depuis Aristote, la logique n'a pas fait un seul
progrès. Kant a dit : « On voit que la logique possède le caractère d'une
science exacte depuis fort long-temps, puisqu'elle ne s'est pas trouvée
dans la nécessité de reculer d'un pas depuis Aristote. Ce qu'il y a en-
core de remarquable, c'est qu'elle n'a pu faire jusqu'ici un seul pas de
plus, et qu'elle semble, suivant toute apparence, avoir été complète-
ment achevée et perfectionnée dès sa naissance. » M. Barthélémy Saint-
Hilaire, qui est métaphysicien, n'a pas un autre avis. La longue et éru-
dite Introduction qu'il a mise devant YOrganon d' Aristote a pour but
d'enseigner que les efforts tentés à l'effet de développer la logique aris-
totélicienne ont avorté, et elle se .termine en souhaitant que la nou-
velle école, c'est-à-dire l'école éclectique, ait l'honneur de perfection-
ner l'œuvre antique. Cette espérance est vaine; ce souhait est de ceux
qui, suivant l'image du poète latin, se perdent dans les airs et servent
de jouet aux vents [ludibria ventis). Il y a vingt-deux siècles que l'on
travaille en vain à faire un pas dans cette impasse; vingt-deux siècles
pourraient encore s'écouler sans que les futurs commentateurs d' Aris-
tote eussent à signaler rien qui dût être compté comme une acquisi-
tion nouvelle, comme un prolongement scientifique de vérité en vé-
rité.
Cependant il est vrai que la logique s'est perfectionnée, et cela s'est
fait non-seulement en dehors des métaphysiciens, mais, ce qui est plus
curieux, à leur insu. Ils ne se doutent pas de la voie qui a été tra-
DU DÉVELOPPEMENT HISTORIQUE DE LA LOGIQUE. 81
cée dans une autre direction, et ils s'obstinent à frappera une porte
qui ne peut s'ouvrir. Je vais donc indiquer d'abord comment la méta-
physique est demeurée impuissante à développer la logique aristotéli-
tique, ensuite par quels progrès a passé le pouvoir de démonstration.
Le pouvoir de démonstration, c'est la logique. Il n'y en a pas, à mon
sens, de meilleure définition. Reconnaître ou démontrer (ce qui est
identique ) à quel titre une chose est vraie, c'est-à-dire comment des
données fournies par la conscience et par l'intuition on s'élève à des
vérités de plus en plus étendues, tel est le domaine qui appartient à la
science fondée par Aristote. Ce pouvoir de démonstration a-t-il grandi?
et, s'il a grandi, dans quel sens? Les faits répondent : il a fait d'im-
menses progrès dans la voie des sciences positives; il n'en a fait aucun
dans la voie de la métaphysique. La métaphysique est aujourd'hui aussi
impuissante qu'à l'origine pour établir les notions qu'elle débat éter-
nellement sur les causes premières et finales; au contraire, les sciences
ont renouvelé et renouvellent sans cesse la série des idées humaines.
Là est la cause de l'immobilité métaphysique de la logique, là est la
cause de son développement scientifique.
Notre intelligence possède une propriété primordiale qui lui fait re-
connaître qu'un objet, un fait, une chose, une idée, sont semblables
ou dissemblables à un autre objet, fait, chose ou idée. Si C est la marque
de B, et que B soit la marque de A, nous en concluons spontanément
que C est aussi la marque de A. En cela gît la base entière de la lo-
gique. Tout travail de raisonnement est une opération par laquelle on
ramène, de similitude en similitude, l'objet inconnu à l'objet connu.
Il n'y a, au point de vue qui nous occupe, que cela d'inné dans l'in-
telligence; elle ne peut jamais refuser son assentiment à cette propo-
sition-ci : A égale A. Une faculté aussi simple, aussi bornée, n'est ca-
pable de saisir, on le comprend sans peine, les objets scientifiques
qu'à l'aide de méthodes subsidiaires qui permettent à ces objets de
tomber sous l'application de la faculté. Une analogie fera concevoir
nettement ma pensée : on sait que le plus puissant instrument pour dé-
velopper les théories physiques est le calcul; mais, pour que le calcul
fût applicable, il a été nécessaire qu'il créât des formules de plus en
plus efficaces et pénétrantes. Peu de questions physiques sont solubles
pour la nue, faculté de calcul innée à l'esprit humain; mais le nombre
et la complication des questions solubles croît à mesure que se consti-
tuent de nouvelles fonctions distinctes, élémens fondamentaux de nos
combinaisons analytiques. De même ici, dans la logique, peu de ques-
tions, et des questions très simples, sont accessibles à la faculté men-
tale que j'ai indiquée. Pour avancer dans le déchiffrement des hiéro-
glyphes naturels, il faut qu'elle s'arme de méthodes puissantes, jouant
dans la logique le rôle des fonctions dans l'analyse.
TOMK II. 6
H-2 REVUE DES DEUX MONDES.
H. — ÉTABLISSEMENT ET CARACTÈRE DU STLLOGISME.
Cette faculté primordiale dans l'esprit humain, et dont tous les
hommes font spontanément usage , a constitué la logique primitive et
tous les premiers essais de démonstration. Les Grecs, dont l'esprit
scientifique s'éveilla de bonne heure, ne tardèrent pas à porter leur
attention sur ce fait psychologique, et, long-temps avant Aristote, les
sophistes rendirent plus subtiles et plus acérées les armes de la dialec-
tique commune. Ce mouvement dialectique coïncidait avec un ébran-
lement profond des croyances générales; les sophistes touchèrent à
tout : religion, morale et politique; et, sans pouvoir rien substituer à
ce qu'ils mettaient en doute, ils répandirent les semences d'une philo-
sophie négative, semences qui ne cessèrent de fructifier que quand une
doctrine alors positive, à savoir le christianisme, se fut emparée des
intelligences et eut renouvelé tout l'ordre ancien. Je dis alors positive,
car, depuis, les choses ont changé; l'humanité a fait un nouveau pas;
le christianisme a été, comme le polythéisme , miné par une philoso-
phie négative , plus puissante et plus générale; et le caractère positif,
en opposition aussi bien avec la théologie qu'avec la métaphysique, est
définitivement échu à la science. A cette époque reculée, dans la Grèce
antique, outre l'effet général dont je viens de parler, la dialectique so-
phistique eut l'effet partiel de favoriser le développement de la logi-
que, et aussi vit-on apparaître, dans toute sa rigueur, dans toute sa
netteté , dans toute son étendue , grâce au génie d'Aristote , le syllo-
gisme, destiné à un grand empire dans le moyen-âge et dans la sco-
lastique.
Le syllogisme est un véritable progrès logique, malgré ce qu'en ont
dit certains philosophes, malgré l'incontestable pétition de principe
que renferme tout syllogisme. En effet, dans ce raisonnement : Tout
homme est mortel; or, Socrate est un homme , donc il est mortel , il est
incontestable que la proposition Socrate est mortel est présupposée dans
la majeure : Tout homme est mortel; il est incontestable que nous ne
sommes assurés de la mortalité de tous les hommes qu'à la condition
d'être préalablement certains de la mortalité de chaque homme indivi-
duellement; il est incontestable qu'il n'y a, du principe général, à inférer
que les faits particuliers admis par ce principe même comme connus
d'avance. L'argument n'est pas réfutable; aussi est-ce d'un autre côté
qu'il faut chercher la théorie du syllogisme. M. Mill l'a donnée avec
beaucoup de sagacité; j'adhère complètement à ses explications et je les
cite : « La valeur de la forme syllogistique et les règles pour s'en servir
correctement consistent non en ce qu'elles sont la forme et les règles
suivant lesquelles nos raisonnemens se font nécessairement ou même
DU DÉVELOPPEMENT HISTORIQUE DE LA LOGIQUE. 83
habituellement, mais en ce qu'elles nous fournissent un mode dans
lequel ces raisonnemens peuvent toujours être représentés et qui est
admirablement calculé pour en mettre, s'ils ne sont pas concluans, en
lumière le défaut. Une induction du particulier au général, suivie d'une
déduction syllogistique de ce général à d'autres particularités, est une
forme dans laquelle nous pouvons toujours exposer notre raisonnement,
si cela nous convient; ce n'est pas une forme dans laquelle nous raison-
nions nécessairement, c'en est une dans laquelle il nous est loisible de
raisonner, et qui devient indispensable toutes les fois que nous avons
quelque doute sur la validité de notre argumentation. Tel est l'usage
du syllogisme en tant que moyen de vérifier un argument donné.
Quant à l'usage ultérieur touchant la marche générale de nos opéra-
tions intellectuelles , le syllogisme équivaut à ceci : c'est une induc-
tion une fois faite. Il suffira d'une seule interrogation à l'expérience,
et le résultat pourra être enregistré sous la forme d'une proposition
générale qui est confiée à la mémoire et dont il n'y a plus qu'à syllo-
giser. Les particularités de nos expérimentations sont alors abandon-
nées par la mémoire, où il serait impossible de retenir une telle multi-
tude de détails, tandis que la connaissance que ces détails procuraient,
et qui autrement serait perdue dès que les observations auraient été
oubliées, est retenue, à l'aide du langage général, sous une forme com-
mode et immédiatement applicable. L'emploi du syllogisme n'est, dans
le fait, pas autre chose que l'usage de propositions générales dans le
raisonnement. »
Cet éclaircissement montre comment le syllogisme, tout en contenant
une pétition de principe dans la majeure, n'en est pas moins infini-
ment utile à la logique. Sans proposition générale, le raisonnement
serait confiné à une extrême simplicité. Sans doute, l'enfant qui s'est
brûlé le doigt n'a pas besoin, pour ne plus s'y exposer, de la proposi-
tion générale : le feu brûle; il conclut du particulier au particulier et
s'abstient de toucher de nouveau à la chandelle : c'est ce que nous fai-
sons dans les cas les moins complexes, c'est ce que font aussi les ani-
maux; mais, sans le secours des propositions générales, il serait impos-
sible de conduire avec aucune sûreté un raisonnement étendu, et toute
expérience un peu compréhensive serait, à chaque fois, perdue pour
l'intelligence humaine. La proposition générale s'est introduite de plus
en plus à mesure que les hommes ont accumulé davantage de l'expé-
rience et de la réflexion, et un homme de génie, dans cette Grèce si
ingénieuse, a montré, en créant le syllogisme, comment il fallait user
de ces propositions générales pour en user correctement.
On le voit, le syllogisme n'est pas déductif, car il contient implicite-
ment une pétition de principe; par là il lui est interdit de faire un pas
hors de lui-même, et, à quelque torture qu'on le mette, avec quelque
84 REVUE DES DEUX MONDES.
sagacité qu'on le manie, on ne peut en tirer aucun développement ulté-
rieur qui profite à la science. Le syllogisme n'est pas non plus inductif;
les propositions générales dont il se sert pour poser sa majeure sont,
il est vrai, dues à une induction, mais cette induction s'opère en dehors
du syllogisme, et ce n'est que lorsqu'elle s'est formulée par un procédé
quelconque, dont il ne se fait pas juge, qu'elle entre dans son domaine.
Que reste-t-il donc au syllogisme? Il lui reste d'être le régulateur de
l'emploi de la proposition générale. C'est de cette façon qu'il a contri-
bué au lent perfectionnement de l'intelligence, qui est la condition du
changement social, et qui consiste essentiellement en ceci : rendre in-
croyable ce qui était croyable, et croyable ce qui était incroyable.
Qu'on réfléchisse à cette bien brève formule, et l'on sentira que, si
quelque mutation de ce genre s'opère dans les esprits, une mutation
correspondante dans les choses n'est pas loin.
Pendant que le syllogisme régnait en souverain dans l'école, la lo-
gique, qui appartient aux sciences, cheminait à petit bruit et n'avait
qu'une part restreinte du domaine philosophique; mais, quand cette
part se fut notablement accrue, le syllogisme, par une réaction dont
on voit de continuels exemples, tomba dans la désuétude, et l'on pour-
rait dire dans le mépris. Cependant cette désuétude n'est pas réelle et
ce mépris n'est pas fondé. Le syllogisme reste aussi utile qu'il le fut
jamais; seulement il occupe une place plus humble. Au lieu d'être,
comme jadis, le point culminant de la science, il n'en est plus qu'une
des assises inférieures. De même que les opérations fondamentales de
l'arithmétique conservent toute leur valeur malgré les plus hautes
spéculations de l'analyse, de même le syllogisme est toujours le guide
de l'emploi des propositions générales et toujours un élément indis-
pensable du raisonnement pour l'homme sorti des langes de la civi-
lisation.
III- — RÔLE HISTORIQUE DU SYLLOGISME. — IL RUINE LE RÉALISME DANS LE
MOYEN-AGE.
A quoi, dans le progrès des idées, a servi ce syllogisme inventé par
Aristoteet quelle en a été la fonction pour le développement de notre
intelligence et, par suite, pour la mutation de nos sociétés? Dans le
cours de l'histoire ou, ce qui est la même chose, de la civilisation, il ar-
riva un temps où, le polythéisme s'étant condensé en monothéisme, le
maître ayant fait place au seigneur féodal, et l'esclave au serf, toutes
les idées religieuses se trouvèrent soumises au contrôle d'une série de
livres, les Écritures, qu'il fallut interpréter et concilier. Pour cette dis-
cussion, dont dépendait l'équilibre de l'orthodoxie, équilibre qui, à son
tour, maintenait celui de la société, comme on le vit bien quand plus
DU DÉVELOPPEMENT HISTORIQUE DE LA LOGIQUE. 85
tard, l'orthodoxie ayant été vaincue, s'ouvrit l'ère des révolutions,
pour cette discussion, dis-je, l'antiquité offrait un ouvrage admirable,
à savoir ['Organon avec le syllogisme. Aristote vint donc prendre place
dans la grande élaboration intellectuelle qui s'entamait, et deux livres,
l'Écriture et les œuvres du philosophe grec, dominèrent toute la sco-
lastique.
J'ai mis sur le même niveau la condensation du polythéisme gréco-
romain en monothéisme et l'établissement de l'ordre féodal en place de
l'ordre antique. En effet, ce n'est pas par une simple coïncidence que
ces deux phénomènes se trouvent juxtaposés dans l'histoire. Sembla-
blement ce n'est pas non plus par une simple coïncidence qu'avec la
révolution mentale constatée par la réformation du xvi# siècle est sur-
venue la révolution dans les choses. Enfin, ce n'est pas par une simple
coïncidence que, sous nos yeux mêmes, à mesure que les vieilles no-
tions s'enfoncent dans le passé, la société prend une face nouvelle, les
aristocraties s'abaissent, les clergés perdent la direction de l'enseigne-
ment, les rois s'en vont et le peuple monte. L'histoire ainsi considérée
excite un profond intérêt : sans doute, le cœur palpite de joie ou de dou-
leur au milieu des événemens contemporains, sans doute il éprouve de
vives et sincères sympathies pour les nobles actions, pour les grands
services, pour les héroïques souffrances des générations qui nous ont
précédés; mais, sous ce tissu vivant de sentimens et de passions, on dé-
couvre, maintenant qu'on sait la voir, une loi long-temps reculée
loin de nos yeux, une loi qui détermine la pente de la civilisation. Et
certes, arrivée à ce point, la contemplation scientifique éprouve une
satisfaction plus intime qu'au spectacle même des mondes roulant dans
leurs orbites éternelles. Au ciel, c'est la régularité dans le silence infini
qui charme et transporte l'esprit; mais pour l'histoire, c'est la régula-
rité dans le tumulte et l'agitation qui frappe et attire. A l'aspect de la
civilisation humaine qui s'avance dans le temps, comme les mondes
s'avancent dans l'espace, il semble voir un vaisseau qui, s'inclinant sans
cesse tantôt sur un bord et tantôt sur un autre, se relève sans cesse et
gouverne sous l'impulsion du vent qui le pousse et des flots qui le por-
tent.
Le syllogisme a eu sa part dans cette élaboration. Dante place dans
son paradis un certain Siger, qui, dit-il,
Sillogizô invidiosi veri,
vers qui a été ainsi rendu par un vieux traducteur français d'une ma-
nière non trop indigne du modèle :
Syllogisa discours dont on lui porte envie.
Un de nos érudits les plus versés dans l'histoire littéraire du moyen-
X<; REVUE DES DEUX MONDES.
&P ;l reconnu dans ce Siger, que tous les commentateurs de l'Homère
italien avaient abandonné, un docteur scolastique qui professa à Paris
dans la rue du Fouarre et que Dante avait sans doute entendu; mais, tout
en jetant un jour nouveau sur ce personnage placé par un contem-
porain à côté d'Albert de Cologne et de saint Thomas d'Aquin, il n'a
pu nous apprendre quels étaient ces invidiosi veri, ces discours dont on
Importe envie. En tout cas, ce qui est dit de Siger peut être pris dans un
sens plus général et appliqué au syllogisme lui-même, tel que l'enten-
dit et le pratiqua la scolastique. Le syllogisme ruina définitivement le
réalisme: or, quiconque a étudié, soit le développement de l'esprit hu-
main, soit l'histoire de la métaphysique, sait que le réalisme est un
de ces fantômes qui gardaient les avenues de la science positive comme
les fantômes du Tasse gardaient le chemin de la forêt.
Avec deux livres pour point de départ de l'argumentation, avec le
fond reçu de la société gréco-romaine, avec l'esprit d'entreprise et de
recherche qui créait l'alchimie, introduisait la boussole, la poudre à ca-
non, le papier, les acides puissans, l'alcool, avec ces écoles ardentes
où toute l'Europe se donnait rendez- vous, le moyen-âge ouvrit une dis-
cussion philosophique dont il n'y a pas l'équivalent dans l'antiquité,
soit pour l'importance, soit pour la rigueur. La question du réalisme
et du nominalisme n'avait jamais été systématiquement traitée dans la
métaphysique grecque; alors elle fut abordée dans une de ses plus im-
portantes parties, et c'est, à proprement parler, de nos jours seulement
qu'elle touche à son terme. Elle consiste en ceci : les conceptions aux-
quelles les hommes primitifs, nécessairement et d'après les conditions
fondamentales de notre esprit, ont donné une existence réelle et, pour
me servir du langage de l'école, une réalité objective, ont-elles vérita-
blement cette existence, cette réalité? ou plutôt ne sont-elles pas pure-
ment subjectives, de simples manières de voir, des imaginations pour
lesquelles il n'est jamais permis de conclure de leur présence dans
notre tête à leur présence effective dans le monde extérieur?
On comprendra sans peine l'importance du débat. C'est à l'infini que
les hommes ont imaginé, et long-temps tout contrôle leur a manqué
pour distinguer si ce qu'ils se figuraient ainsi avait, comme ils le pen-
saient, un être à soi. Le progrès de la civilisation est un empiétement
continuel du nominalisme sur ce réalisme primordial , et c'est ainsi
que l'on doit concevoir, par exemple, le triomphe du monothéisme
chrétien sur le polythéisme. Qu'étaient-ce que Jupiter, Minerve et les
autres, sinon des imaginations prises pour des réalités et réduites par un
progrès de la raison humaine à n'être plus que des mots et, comme on
disait dans la scolastique, flatus vocis? Après la chute du polythéisme
religieux restait un polythéisme métaphysique, c'est-à-dire toutes ces
entités connues sous le nom d'universaux et de genres qui, après avoir
DU DÉVELOPPEMENT HISTORIQUE DE LA LOGIQUE. 87
été d'abord un progrès, puis un exercice pour l'esprit, lui devenaient
de plus en plus inacceptables et de plus en plus oppressives. C'est sur
ce terrain que s'engagea la grande guerre intellectuelle du moyen-âge.
Elle fut longue et acharnée : longue, car il fallait lutter contre des ha-
bitudes mentales qui dataient de loin et s'étaient enracinées; acharnée,
car l'esprit conservateur sentait instinctivement que la chute de ces en-
tités ébranlait des croyances que l'esprit critique compromettait sans
le savoir et sans le vouloir; mais enfin le résultat fut décisif, et, quand
il fut obtenu ( ce qui coïncide presque avec la fin du moyen-âge ), le
nominalisme avait pris un empire incontestable et créé d'autres ha-
bitudes mentales particulièrement favorables au développement des
sciences modernes qui commençaient à poindre.
Là s'arrête le rôle social du syllogisme. Je ne crains pas de rappro-
cher ces deux mots, et plus on y réfléchira, plus on sentira que cette
forme, aujourd'hui jugée si stérile, a été, à son temps, pleine de vie,
de force et d'activité. Ce ne fut pas une vaine occupation que celle qui
captiva pendant des siècles les esprits les plus éclairés; ce ne fut pas
une vaine ardeur que celle qui emportait la jeunesse occidentale aux
bruyantes leçons des écoles parisiennes. Sans doute on dira que les
questions agitées étaient imaginaires, et qu'il importait peu de savoir
de quelle façon les universaux et les genres se comportaient par rap-
port aux individus et aux espèces. Une saine théorie de l'histoire ne
permet pas d'accepter un jugement aussi superficiel, car, en appré-
ciant ainsi les opinions et les doctrines, on ne tient compte que de l'a-
venir sans tenir compte du passé; toute opinion, toute doctrine qui a
figuré dans l'histoire est, par rapport à ce qui la précède, une avance;
par rapport à ce qui la suit, un retard. Certes, quand l'esprit humain
en vint à poser comme des conceptions, imaginaires sans doute, mais
distinctes et nettes, les universaux et les genres, il avait fait un grand
pas hors de la simplicité primitive qui s'était figuré tant et de si gros-
sières entités; et, quand il fallut savoir si ces créations spontanées, qui
avaient eu leur vérité transitoire, étaient quelque chose d'objectif, il
y eut rude et long labeur à renvoyer dans le pays des chimères ces
fées métaphysiques qui hantaient les écoles et ne les voulaient pas
quitter. Et d'ailleurs est-il besoin de remonter jusqu'au moyen-âge
pour trouver un exemple de ces quiddités qui paraissent désormais si
futiles? N'avons-nous pas à côté de nous, dans des sciences déjà fort
avancées, des quiddités qui ne valent pas mieux, et qui, signalées ici,
montreront tout à la fois comment de pareilles conceptions sont un
moment utiles, puis, le moment d'après, ne font plus qu'embarrasser
la voie et jeter un nuage sur lafvéritable conception des choses?
Qu'est-ce que le fluide électrique, sinon un fluide imaginaire? Qu'est-ce
que l'éther lumineux ou les particules lumineuses, sinon un éther ou
88 REVUE DES DEUX MONDES.
des particules imaginaires? Qu'est-ce que le fluide nerveux, sinon un
fluide imaginaire? Je conviendrai sans peine que des esprits accoutu-
més à ne pouvoir spéculer sur les données scientifiques sans le se-
cours de fluides matériels ont dû recourir nécessairement à de telles
inventions qui ont servi pendant quelque temps à fixer et rallier les
idées; mais, aujourd'hui, à quoi bon ces chimères? Et n'est-il pas grand
temps qu'un sage nominalisme nous délivre de ce réalisme parasite et
arriéré? Au moyen-âge, on fit justice d'un autre réalisme; l'argu-
mentation fut poussée à outrance, et les intelligences en sortirent plus
lucides.
IV. — EXTENSION DU NOMINALISME DANS i/ÉRE MODERNE.
Et de fait, après ce notable déblai, on vit plus clair autour de soi. Au
bout d'un certain temps de tâtonnemens et d'expansion, où la nouvelle
disposition mentale manifesta ses tendances propres, le courant, sur
lequel des gens exercés par une analyse alors impossible auraient pu
seuls discerner une pente insensible, recommença décidément à s'ac-
célérer. Il est curieux de remarquer ici l'enchaînement des choses. On
donne souvent, dans le langage, au mot logique l'acception de raisonner
avec conséquence. En ce sens, je ne connais rien de plus logique que
l'histoire; tout y marche avec la conséquence propre à ces phéno-
mènes-là où la filiation est le caractère essentiel : pour peu qu'on
prenne un intervalle suffisant, la déduction apparaît manifeste; mais
ici, comme dans le reste, pour voir, il faut savoir, c'est-à-dire posséder
la théorie. A défaut de cette lumière, tout est confusion, obscurité,
chaos. Les conservateurs, qui défendirent le réalisme, et les novateurs,
qui l'attaquèrent, obéirent les uns et les autres à la situation; la ques-
tion avait été posée à ce moment par le développement philosophique :
ils la débattirent et la jugèrent; mais ce jugement, une fois acquis à
la raison commune, vint inévitablement poser la même question sur
un autre terrain et en déterminer par là une solution plus décisive.
Ainsi arriva-t-il. Le dernier et le plus redoutable des nominalistes, Des-
cartes, fit, comme on sait, table rase, effaçant provisoirement ce que
la scolastique avait toujours laissé en dehors de la discussion, Dieu et
l'ame, et étendant à toutes les conceptions théologiques ou philoso-
phiques le même doute que l'école du moyen-âge avait jeté sur les en-
tités des réalistes. On a dit que M. le docteur Strauss n'avait fait, dans
la Vie de Jésus, que généraliser à toute la légende chrétienne le travail
que la critique avait d'abord exécuté sur des points isolés. Cela est
vrai, et il en est de même pour Descartes; il généralisa l'objection éle-
vée par le nominalisme, traita de la même façon une notion qui lui
paraissait avoir besoin d'être reprise en sous-œuvre, et qui, en effet,
DU DÉVELOPPEMENT HISTORIQUE DE LA LOGIQUE. 89
demeurait, pour ainsi dire, en l'air depuis que le moyen-âge en avait
enlevé les étais réalistes. Pour cette entreprise, il se confiait en la
loyauté de ses intentions et en sa force de reconstruction; mais il obéis-
sait, lui aussi, sans le savoir, à la condition de son temps, car n'est-il
pas évident que si Descartes a fait la tentative, c'est que le nomina-
lisme scolastique avait fait son œuvre? Et si , par impossible, un esprit
eût conçu, avant le temps voulu, la table rase de Descartes, cette opé-
ration critique n'aurait pas réussi, et aurait dû être reprise à une époque
mieux préparée, vu qu'elle aurait trouvé toutes les intelligences héris-
sées d'entités préjudicielles et obstruées de toutes parts.
De la célèbre formule : Je pense, donc je suis, Descartes tira tout ce
monde de notions qu'il avait frappé d'une suspicion générale et d'une dé-
chéance dubitative; mais cela même qu'il produisit, que fut-ce, sinon un
monde désormais manifestement subjectif? Au lieu de ce monde réel
et palpable que supposaient les croyances primitives, que donna-t-il,
sinon des conceptions idéales qui, en définitive, ne reposaient que sur
une argumentation plus ou moins concluante? Nul n'a marqué mieux
que Descartes, involontairement sans doute, mais d'autant plus efficace-
ment, la limite où vient expirer le réalisme antique. Il n'y aura plus
de méprise possible. Toutes les intelligences modernes sauront doré-
navant que ce n'est pas au dehors d'elles, comme l'avaient cru les in-
telligences nos aïeules, qu'il faut demander la preuve des existences
cherchées, mais que c'est au dedans, et dès-lors aussi elles sauront
qu'entre la négation et l'affirmation il n'y a qu'un argument. Cet argu-
ment parut tellement décisif à Descartes, qu'il le crut l'équivalent de
la foi spontanée des époques antérieures. Cependant voici venir (et cela
tarde peu), voici venir un penseur qui, placé en dehors des préoccupa-
tions de Descartes, soupèse l'argument et le trouve léger. Kant n'a pas
de peine à établir que la démonstration de Descartes n'en est pas une.
A son tour, le philosophe allemand veut s'arrêter sur cette pente, et, ne
pouvant plus invoquer la raison, il invoque l'utilité; mais les temps
s'accomplissaient, et toute la métaphysique vint définitivement cha-
virer dans le panthéisme moderne de l'Allemagne.
En cette revue rapide de la métaphysique ou philosophie préparatoire,
deux points sont à signaler : c'est que ni la logique n'a pu avancer en
rien la métaphysique, ni celle-ci celle-là; toutes deux n'ont jamais eu
qu'une action négative; dans la voie positive, elles se sont constamment
tenues en échec.
Si Pergame, dit le héros troyen, avait pu être sauvé, il l'eût été par
ce bras; si la logique avait eu aucun moyen de développer la métaphy-
sique, c'est dans le moyen-âge qu'elle aurait obtenu ce succès. Alors
l'argumentation syllogistique n'eut pas de bornes; des intelligences
subtiles et opiniâtres tendirent de toutes parts leurs rets scolastiques
pour saisir l'invisible vérité, mais elles ne l'atteignirent pas, et, disons-le
90 KEVUE DES DEUX MONDES.
à leur décharge, le développement historique nous apprend rétrospec-
tivement que leur effort ne pouvait avoir d'autre issue que l'issue effec-
tive, à savoir l'exécution du réalisme. Tout vint aboutir nécessairement
à une action destructive, à une critique victorieuse. La métaphysique,
loin de se trouver plus riche et plus féconde après cette opération, se
trouva réduite et affaiblie; elle se débarrassa, il est vrai, de certaines
erreurs, mais elle ne les remplaça par aucunes vérités. Son ancien do-
maine n'avait pas été conservé intact, et ce qu'elle en gardait était de-
meuré stérile à rien produire de nouveau; tel fut le bilan de la méta-
physique après la longue liquidation du moyen-âge. Les derniers
déchets infligés par Descartes et Kant ne sont que le prolongement de
cette banqueroute de plus en plus irrémédiable.
De son côté, en quoi la métaphysique s'est-elle montrée habile à
promouvoir la logique? En rien, et sur ce point nous avons l'aveu des
métaphysiciens eux-mêmes. La logique, entre leurs mains, n'a pas dé-
passé le syllogisme, et jamais elle ne le dépasserait. Sedet œternumque
sedebit infelix Theseus. Indépendamment du fait qui est là pour en té-
moigner, il y a une raison profonde qui dépend de la nature même des
choses. La métaphysique, n'ayant rien à démontrer, ou, ce qui est équi-
valent, travaillant sur des questions qui ne sont susceptibles d'aucune
démonstration, a toujours manqué de la réaction essentielle de l'objet
sur le sujet et dès-lors n'a pu jamais créer aucune méthode scientifi-
que au-delà de ce qu'il y a de plus élémentaire dans le raisonnement.
Pour mieux déterminer ma pensée, je prends un exemple auquel j'ai
déjà fait allusion. Le prétendu fluide électrique des physiciens n'existe
point, et, en tout cas, ne comporte aucune démonstration: aussi a-t-on
beau spéculer sur ses propriétés, on n'en tire jamais que ce qu'on y a
mis, et elles ne fournissent rien au-delà de ce que les phénomènes et
les expériences fournissent d'ailleurs; mais, si le fluide électrique était
réel, et si l'on en prouvait la réalité, cette preuve serait certainement
accompagnée de notions nouvelles qui appartiendraient à cet agent. De
même pour les notions agitées par la métaphysique. N'ayant rien de
réel, elles ne donnent jamais que ce qu'on y a mis d'avance; assez sem-
blables à ces alchimistes du temps jadis qui , aux croyans en la trans-
mutation , ne faisaient voir l'or tant convoité que quand le creuset
contenait déjà le précieux métal. C'est à cette cause qu'il faut attribuer
la stérilité de la métaphysique, à part l'exercice élémentaire qu'elle a
donné à la raison et l'office critique qu'elle a rempli, exercice et office
sans lesquels on ne pourrait en aucune façon concevoir le développe-
ment historique. Pour tout le reste, elle n'a jamais tenu qu'un seul
des deux agens nécessaires à l'élaboration scientifique, à savoir l'intelli-
gence; l'autre lui a été toujours étranger, à savoir le monde extérieur.
Or, il n'y a de fécond que le conflit du monde extérieur et de l'intelli-
gence humaine.
DU DÉVELOPPEMENT HISTORIQUE DE LA LOGIQUE. 91
Les métaphysiciens ont quelquefois représenté la logique comme
une sorte de mathématique universelle, antérieure à toutes les autres
sciences, supérieure à toutes, faite pour les gouverner, parce que,
seule, elle serait digne de cette domination souveraine. En cette asser-
tion gît une erreur fondamentale qu'il n'est pas inutile de signaler.
L'esprit humain ne renferme rien de plus que l'aptitude logique; tout
ce qui est au-delà lui provient de l'application de cette faculté à l'étude
des phénomènes objectifs. S'il y avait dans l'esprit autre chose, toutes
les sciences seraient purement et simplement déductives, sans l'inter-
médiaire d'une base expérimentale; or, aucune science n'est déductive
de cette façon , pas même les mathématiques, qui le sont le plus de
toutes, mais qui cependant reposent sur un petit nombre de données
fournies par l'expérience. Les métaphysiciens ne se sont jamais rendu
un compte bien exact de ce qu'ils entendent par cette mathématique
universelle. Toutefois, en soumettant leur idée, toute vague qu'elle est,
au contrôle que fournit la comparaison des sciences positives, on re-
connaît que cette mathématique universelle, si elle existait, ne serait
rien autre chose qu'un ou plusieurs principes résidant dans l'intelli-
gence, et qui donneraient une déduction indéfinie pour toutes les scien-
ces, comme les rares axiomes, fruit de l'expérience, la donnent à la
géométrie. Cette mathématique universelle n'est, on le voit, qu'une
dernière transformation des archétypes platoniciens; c'est toujours une
spéculation qui prétend, non faire jaillir la science du contact de l'in-
telligence avec l'expérience, mais la faire remonter à des sources ima-
ginaires, à des réminiscences, à des principes innés. La stérilité crois-
sante d'une telle manière de philosopher, au fur et à mesure que l'esprit
humain s'éloigne des antiques conditions de son développement, est la
meilleure preuve que cette voie est devenue mauvaise, comme aussi
la fécondité croissante de l'autre manière de philosopher est la meil-
leure preuve de sa supériorité. Chercher dans l'intelligence un ou plu-
sieurs principes qui seront la logique et qui constitueront le point de
départ de toute science, telle est la chimère poursuivie par la méta-
physique, car ces principes n'y sont pas. Prendre l'aptitude logique
dans l'opération par laquelle elle s'applique aux phénomènes, telle est
la réalité qu'étudie la philosophie positive; car, ainsi que nous allons le
voir, de ce conflit résultent des méthodes dont l'ensemble compose,
suivant l'heureuse expression de M. Auguste Comte, le pouvoir de dé-
monstration de l'esprit humain.
V. — ÉVOLUTION HISTORIQUE DES SCIENCES POSITIVES.
Ce n'est point au hasard et dans un ordre arbitraire que les sciences
se sont formées. Elles se suivent l'une l'autre, quant à leur naissance,
d'après une loi qu'on peut ainsi exprimer : une science est d'autant
92 REVUE DES DEUX MONDES.
plus ancienne qu'elle est plus simple, et d'autant plus récente qu'elle
s'adresse à des phénomènes plus compliqués. Cette proposition, pré-
sentée sous cette forme commode et pour ainsi dire incontestable,
n'en est pas moins le fruit d'une profonde et difficile élaboration: elle
n'a pu être inspirée que par une saine conception de la série historique,
et il était absolument impossible qu'on l'eût avant d'avoir la théorie de
l'histoire. Cela posé, on tient la clé de tout l'enfantement et de toute la
progression des sciences. La plus ancienne est la mathématique. En
effet, de quoi a-t-elle besoin pour surgir? De quelques observations em-
piriques d'une simplicité extrême et qui suggèrent immédiatement,
par une véritable intuition, les axiomes fondamentaux. Aussi se perd-
elle dans la nuit des temps. Elle fut cultivée avec le plus beau succès
par les Grecs; elle chemina avec les Arabes et dans le moyen-âge, et les
modernes ont continué et agrandi immensément l'œuvre transmise par
nos pères en civilisation.
Dans l'ordre des dates vient l'astronomie. L'objet dont elle s'occupe
est déjà bien plus compliqué que celui qui est étudié par la mathéma-
tique. Les planètes, la terre, le soleil, la lune, les étoiles, tout cela
forme un système de corps dont il faut reconnaître les lois. Ce sont des
mouvemens à tracer, des distances à évaluer, des volumes à mesurer,
des vitesses à déterminer. Tant de difficultés en plus du côté de l'astro-
nomie en expliquent la postériorité par rapport à la géométrie; mais
elle aussi jeta un vif éclat dans l'antiquité : elle excita dès-lors (senti-
ment du reste qu'elle a toujours fait naître chez les hommes) une pro-
fonde admiration pour la force de l'esprit humain, en vertu de la pré-
vision si exacte qu'elle comporte. C'est, en effet, le côté qui a frappé
Pline quand il dit : « Thaïes de Milet prédit une éclipse de lune qui ar-
riva sous le roi Alyatte. Plus tard, Hipparque dressa, pour six cents
ans, la table des révolutions du soleil et de la lune. Le cours des ans ne
lui a donné aucun démenti, et il semble avoir été admis aux conseils
de la nature. Génies puissans et élevés au-dessus de l'humanité, ils ont
découvert la loi qui régit ces grandes divinités et délivré de ses craintes
l'esprit misérable des hommes qui, dans les éclipses, tantôt croyaient
voir une influence malfaisante ou une espèce de mort des astres, et
tantôt attribuaient l'obscurcissement de la lune à des maléfices et lui
venaient en aide par un bruit dissonant. » Et ailleurs : « Hipparque,
qu'on ne louera jamais assez, car personne plus que lui n'a fait sentir
que l'homme a des affinités avec les astres et que nos âmes sont une
partie du ciel, a observé une étoile nouvelle différente des comètes et
née de son temps. Le jour où il la vit briller, le mouvement qu'il y
aperçut excita des doutes dans son esprit; il se demanda si cela n'arri-
vait pas souvent et si les étoiles que nous croyons fixes n'étaient pas
mobiles elles-mêmes. Alors il osa, chose audacieuse même pour un
dieu, dresser pour la postérité un catalogue d'étoiles et en faire pour
DU DÉVELOPPEMENT HISTORIQUE DE LA LOGIQUE. 93
ainsi dire l'appel nominal. A cet effet, il inventa des instrumens pour
déterminer avec précision la position et la grandeur de chacune; il
donna ainsi les moyens de reconnaître, non-seulement si elles mou-
raient ou naissaient, mais encore si quelques-unes traversaient le ciel
ou s'y mouvaient, et, semblablement , si elles croissaient ou dimi-
nuaient, laissant à tous le ciel en héritage, s'il se trouvait quelqu'un
capable de recueillir la succession. » A proprement parler, la mathé-
matique et l'astronomie sont les seules sciences qu'aient possédées les
anciens; des autres, ils n'ont eu que des matériaux, sans aucun lien
véritablement scientifique.
Il faut maintenant franchir un vaste intervalle de temps pour ren-
contrer la création d'une science nouvelle. La physique, malgré de
très belles recherches dues à Archimède, ne commence qu'à Galilée.
Les phases de ce développement initial, on le voit, sont très longues,
et l'on remarquera quelle stabilité ont simultanément les états sociaux
correspondans : l'immense durée du polythéisme, l'âge considérable
accordé au christianisme, tout cela est d'accord avec la lente mutation
des intelligences, laquelle dépendait du lent accroissement des sciences.
Un intervalle long encore, mais pourtant bien plus court, fut exigé
pour la production d'une autre science. C'est à la fin du xvme siècle
que naquit la chimie. Quelques hommes du premier ordre firent sou-
dainement éclore cette grande œuvre, préparée par ces labeurs obsti-
nés de l'alchimie, par ces creusets allumés pendant tout le moyen-âge
au profit de la pierre philosophale. Comme les créations scientifiques
marchaient infiniment plus vite que jadis, comme elles embrassaient
une part de plus en plus considérable des phénomènes de la nature, on
ne s'étonnera pas que la naissance de la chimie se trouve dans le siècle
révolutionnaire et coïncide presque avec l'immense ébranlement so-
cial qui dure encore sous nos yeux.
La biologie suivit de près la chimie. Quoique l'antiquité eût eu des
connaissances biologiques, quoique, après la renaissance, d'admirables
découvertes eussent été faites, et que de moment en moment on ap-
prochât davantage du but, cependant je n'hésite pas à dire (et je ne
suis pas seul de cette opinion ) que la biologie n'a été définitivement
installée comme science que par Bichat. Ce n'est qu'après que ce grand
homme eut reconnu des propriétés spéciales aux corps organisés et
eut fait une première ébauche de ces propriétés et des tissus qui en sont
le siège, que la biologie prit une assiette indépendante et se dégagea
complètement de l'étude des corps inorganiques. Il n'est pas besoin de
rappeler combien cette nouvelle science a jeté d'élémens dans la réno-
vation sociale.
Enfin, pour couronner l'œuvre, pour achever la série, pour em-
brasser tout l'ensemble des phénomènes, il restait à transformer en
94 REVUE DES DEUX MONDES.
science les connaissances historiques, qui jusqu'alors étaient éparses et
sans lien. Cette dernière opération a été exécutée d'une manière, à mon
sens, complètement satisfaisante par M. Auguste Comte, et c'est elle
qui, en ce moment même, me fournit la lumière pour juger la logi-
que, exposer le rôle de la métaphysique, et retrouver avec sûreté l'en-
chaînement des choses.
Voilà le fait empirique de la succession des sciences, tel que l'histoire
nous le donne. C'est une génération manifeste. Maintenant est-il difficile
de concevoir d'où vient qu'il y ait ainsi génération? Non sans doute. La
mathématique est la seule science qui n'ait besoin du secours d'aucune
autre : aussi elle se développe la première; mais déjà l'astronomie ne
peut cheminer sans la mathématique, de là son rang historique. A son
tour, la physique s'appuie sur l'astronomie et la mathématique, la chi-
mie sur la physique, la biologie sur la chimie, et la science sociale sur
la biologie. Ce simple énoncé explique tout, sans qu'il soit besoin de
rien ajouter. On aura compris que les six sciences que je viens d'énu-
mérer embrassent sans exception les choses qu'il nous est donné de
connaître, et qu'il n'est plus de nouvelle science abstraite à créer. La
géométrie ouvre et la science sociale clôt cette série, qui commence aux
propriétés des lignes et des nombres et qui finit aux phénomènes si
compliqués des sociétés. Le labeur des générations à venir sera de dé-
velopper ces six sciences, ou, pour mieux dire, cette philosophie, car
la philosophie désormais n'est plus autre chose que le système ainsi
disposé des six sciences abstraites.
VI. — MÉTHODES DES SCIENCES POSITIVES. — LES SCIENCES SYSTÉMATISÉES
CONSTITUENT LA PHILOSOPHIE.
En possession d'une étude qui commence aux âges les plus reculés,
marche avec le temps et comprend tout ce qui est accessible à l'intel-
ligence de l'homme, il est possible de rechercher ce que cette étude a
fait pour la logique, ou bien ce que la logique a fait pour cette étude.
Les deux expressions sont identiques. La première science qui nous
apparaît dans l'histoire est la mathématique. Celle-ci nous offre le mo-
dèle le plus beau et le plus étendu de la méthode déductive. Sans
doute la déduction a été pratiquée spontanément par tous les hommes
et en tout temps; mais ce n'est que dans la plus ancienne et la plus
simple des sciences qu'elle trouve une immense application. Là tout
part d'un très petit nombre d'axiomes suggérés par la plus vulgaire
expérience; tout est soumis au plus étroit enchaînement; tout marche
à des développemens de plus en plus amples, de plus en plus féconds.
La seconde science, l'astronomie, dépend d'une autre méthode, de la
méthode d'observation. Les phénomènes qu'elle étudie ne lui sont ac-
DU DÉVELOPPEMENT HISTORIQUE DE LA LOGIQUE. 95
cessibles que par un seul sens, celui de la vue : elle n'a aucun moyen
de les modifier, ils échappent à tout contrôle de l'homme, qui ne peut
que les contempler. Aussi la méthode d'observation est-elle, là, d'une
rigueur merveilleuse; l'histoire de l'astronomie fournit le thème le plus
instructif pour qui veut savoir comment les faits s'observent. L'astrono-
mie est la seule science jusqu'à présent qui, d'inductive qu'elle était, soit
devenue déductive. C'est Newton et la découverte de la loi de gravita-
tion qui ont produit cette révolution. A la troisième et à la quatrième
science appartient la méthode expérimentale dans sa perfection. Les
corps inorganiques sont tels qu'on peut y porter une modification sans
qu'il arrive ce qui arrive aux corps organisés, à savoir, une participa-
tion du tout à la modification faite dans une partie. Aussi la physique et
la chimie ont-elles dû à l'expérimentation les magnifiques résultats qui
les glorifient. Là la méthode expérimentale est dans toute sa pureté.
Outre sa part dans l'expérimentation, la chimie offre une méthode qui
lui est propre, à savoir, celle des nomenclatures. A peine eut-elle été
créée par Lavoisier et ses illustres contemporains, qu'on créa pour elle
un langage. Elle est la seule où l'on trouve l'application véritable de
cette proposition métaphysique de Condillac: qu'une science n'estqu'une
langue bien faite. A la cinquième science appartient la méthode com-
parative. La biologie, qui emploie sans doute subsidiairement les mé-
thodes des sciences précédentes, a en propre la comparaison; c'est la
comparaison qui seule a pu donner l'idée suprême de la biologie, l'idée
de la hiérarchie organique. A cela ne se bornent pas ses services logi-
ques; elle a fourni la méthode de classification. Pour apprécier ce
qu'ont valu en ceci à l'esprit moderne la chimie et la biologie, il suf-
fit de se représenter combien toute classification et toute nomenclature
ont été étrangères aux anciens. Us avaient des nomenclateurs pour rap-
peler à leur mémoire les noms des cliens et des salutateurs; mais ils
n'avaient ni nomenclature ni classification. Enfin, la sixième science, ou
l'histoire, complète les pouvoirs de l'esprit humain en lui offrant la
méthode de filiation. Là, les faits dont il s'agit de trouver la loi n'ap-
partiennent pas au champ de l'observation pure, ne sont pas accessi-
bles à l'expérimentation, la comparaison même n'en donne pas une
idée réelle; mais ils s'engendrent les uns les autres, et c'est dans cette
condition que gît et le caractère spécial qui les distingue et la méthode
qui leur est propre.
Déjà j'entends s'élever l'objection : Mais tout ceci n'est pas de la lo-
gique. Comment! ce sont des méthodes, et ces méthodes, la logique
les laisserait en dehors d'elle ! Évidemment cela ne se peut. Et voyez
de quelle façon elles s'échelonnent. L'observation, qui est le propre de
l'astronomie, n'intervient plus que d'une façon accessoire dans les
sciences subséquentes. L'expérimentation, dont le rôle est prépondé-
96 REVUE DES DEUX MONDES.
rant dans la chimie et la physique, n'a qu'un rôle secondaire dans la
biologie et dans l'histoire : je dis dans l'histoire, bien qu'on ne puisse
pas y expérimenter à son gré; mais les perturbations dans l'évolution
sociale sont, de même que la maladie pour la biologie, une sorte d'ex-
périmentation spontanée. A son tour, la comparaison, si décisive dans
la biologie, s'applique imparfaitement à l'histoire.
Ces méthodes sont comme les mains de la logique etlesinstrumens à
l'aide desquels elle saisit les objets, sans quoi il ne lui serait pas donné
de pénétrer profondément dans la nature. L'aptitude logique qui est
innée à l'esprit humain se manifeste d'abord par deux opérations es-
sentielles, la déduction et l'induction. Ces deux méthodes sont, à l'ori-
gine, suffisamment alimentées par les données simples et communes
que tout suggère. Plus tard , pour déduire, il faut des principes; pour
induire, il faut des faits. Alors elles sont frappées d'impuissance et
tournent sur elles-mêmes sans rien produire, si des méthodes subsi-
diaires qui sont telles que je les ai décrites ne viennent pas concourir
à l'élaboration générale.
Il y a, dans le fait, deux logiques séparées, non par le fond, qui
est identique, mais par le temps. Au commencement, déduire et in-
duire appartient à tous. Ce domaine est commun à ce qu'il y a de phi-
losophie et à ce qu'il y a de science. La métaphysique s'en empare, et,
n'ayant à manier que des idées réfractaires à toute démonstration, elle
s'y cantonne sans faire un pas de plus; mais il n'en est pas de même de
la science. D'abord les mathématiques donnent à la déduction une ex-
tension tout-à-fait inespérée; puis, peu à peu, les autres sciences font,
à l'aide des méthodes qui leur sont propres , de larges et profondes
trouées dans les terres inconnues. Ces méthodes ne sont donc vérita-
blement que des agrandissemens, que des rameaux détachés de la lo-
gique primordiale, demeurée stationnaire entre les mains de la méta-
physique.
Ces méthodes, on l'a vu, sont échelonnées, et, à fur et mesure du
temps et du progrès, elles naissent respectivement avec les sciences,
qui ne peuvent se développer sans elles. En regard de cet échelonne-
ment et comme contre-répreuve décisive, on n'a qu'à chercher ce qu'a
été l'action de la métaphysique. Il est telle de ces sciences, la bio-
logie par exemple, qui est restée à l'état rudimentaire pendant une
longue suite de siècles pleinement historiques. Depuis Hippocra te jus-
qu'à Bichat, on a tout le temps de suivre cette histoire toute prépara-
toire, où la biologie ne s'appartient ni ne se connaît. Dans ce long
intervalle, les doctrines auxquelles on essaie successivement de la
soumettre sont de pures chimères qui n'auraient aucune raison d'être,
si elles n'étaient constamment empruntées aux notions concomitantes,
soit de la métaphysique, soit d'une physique ou d'une chimie plus ou
DU DÉVELOPPEMENT HISTORIQUE DE LA LOGIQUE. 97
moins grossière. Pour être bien comprise, il faudrait que l'histoire
de ces périodes préparatoires fût traitée à ce point de vue; ce n'est pas
la chimie seule qui a été précédée par l'alchimie, toutes les sciences
compliquées ont eu leur période alchimique. Au reste, M. Barthélémy
Saint-Hilaire décline, au nom de la logique métaphysique, toute suze-
raineté sur les sciences; mais, au nom de la logique positive, nous
devons réclamer cette suzeraineté, car aujourd'hui, au point où en
sont les choses, une philosophie qui se déclare incapable d'englober
les sciences devient, par cela seul, incapable et indigne de demeurer
une philosophie.
Le savoir humain tout entier est compris dans les six sciences énu-
mérées. Comment pourrait-il se faire que toute la logique n'y fût pas
aussi comprise? Et, en effet, il en est ainsi; mais, pour arriver à cette
nouvelle vue, il n'a fallu rien moins qu'une transformation philoso-
phique qui ôtât le pouvoir à la métaphysique et qui aux sciences sub-
stituât la science.
Il se produit ici, et cela doit être, pour la logique en particulier ce
qui se produit pour la philosophie en général. Long-temps la méta-
physique a tenu la place, mais, au fond, elle ne valait que par la gé-
néralité; du reste, elle était essentiellement transitoire. Au contraire,
la science, à qui l'avenir était réservé, ne valait que par la spécialité;
mais cette spécialité même en masquait complètement le caractère
philosophique, et nul ne pouvait s'apercevoir que chaque science par-
ticulière était une partie intégrante de la philosophie future. Enfin la
force des choses a prévalu; les phénomènes sociaux ont été assujettis,
et les sciences, étant, grâce à ce complément, susceptibles d'être sys-
tématisées, sont, par là, devenues la philosophie. Qu'est-ce, en effet,
que la philosophie, sinon une conception générale de l'ensemble des
choses? La théologie et la métaphysique ont eu la leur, la science a
désormais la sienne. De même la logique : la logique métaphysique,
pendant toute la préparation de l'humanité , a rempli le théâtre; de
son côté, la logique positive a cheminé, mais isolée en chacun de ses
compartimens et n'apercevant en aucune façon les rapports qui liaient
les parties; c'est arrivée au bout qu'elle s'est reconnue, et, prenant
alors la généralité, elle n'a plus rien laissé à sa rivale.
Il me paraît qu'indépendamment des accessoires une logique po-
sitive peut être composée des chapitres suivans, ainsi disposés : l'apti-
tude logique innée à l'esprit humain, la déduction, l'induction, le
syllogisme, l'observation, l'expérimentation, la nomenclature, la clas-
sification, la comparaison, la filiation. C'est à beaucoup d'égards cette
idée qui a guidé M. Mill dans son ouvrage; c'est aussi, par un effet
naturel de la position respective des deux esprits, l'idée à laquelle
M. Barthélémy Saint-Hilaire serait le plus opposé, et quand il dit :
TOME H. 7
98 REVUE DES DEUX MONDES.
« L'Angleterre a presque complètement déserté le terrain de la philo-
sophie, et, dans ses plus grands efforts, elle arrive tout au plus à quel-
ques systématisations baconiennes des sciences naturelles, » il est permis
de penser qu'il fait même allusion au présent ouvrage de M. Mill; mais
ici il y a une grave méprise. La philosophie positive, dont le livre de
M. Mill relève bien plus que des idées de Bacon, n'a rien de commun
avec les conceptions du célèbre chancelier. Elle n'est point une simple
systématisation des sciences : si elle n'était que cela, elle ne serait pas
une philosophie; mais elle exige pour préliminaire indispensable la
création de la science historique ou sociale. Tant que cela n'est pas
fait, rien n'est fait, et la philosophie théologique ou métaphysique
garde toujours pour elle, si elle renonce depuis Descartes à la direc-
tion des sciences, un domaine qui, en réalité, est le plus considérable
et le plus important de tous. La scène change quand la science histo-
rique est créée; alors la philosophie positive devient possible, car elle
embrasse désormais toutes les spéculations humaines, à savoir, la na-
ture inorganique et la nature organique, et elle devient possible à
deux conditions, savoir : qu'elle distinguera parmi les sciences celles
qui sont pures et abstraites (je les ai énumérées plus haut), et qu'elle
les rangera dans l'ordre de leur subordination réciproque. On voit
qu'une telle opération ne peut être, à aucun titre, qualifiée de baco-
nienne.
"VIL — VARIATIONS SÉCULAIRES DES TENDANCES LOGIQUES. — CONCLUSION.
La logique positive offre une suite de développemens qui s'enchaî-
nent, de méthodes qui se supposent, tellement que quiconque saura
en donner un aperçu clair et succinct donnera en même temps un
aperçu général de l'histoire des sciences et de leur évolution l'une à
la suite de l'autre. C'est le propre de toute spéculation réelle sur l'his-
toire et la société de se présenter ainsi. 11 doit y apparaître clairement
que l'ordre de succession est nécessaire, et que ceci ne peut jamais
être mis à la place de cela. Chaque phase de civilisation (et aucune
phase essentielle ne peut être sautée) implique un état mental éga-
lement incompatible avec le passé qui a été rejeté et avec l'avenir
prématuré, si l'avenir, ce qui arrive quand un peuple civilisé entre en
contact avec des populations arriérées, est offert ou imposé. Aucun
principe n'a une application plus ample. Il condamne ces condamna-
tions successivement portées par le christianisme contre le polythéisme,
par la philosophie critique du xvur3 siècle contre le christianisme; il
fait toucher du doigt l'impossibilité de passer, avant le temps, d'une
science à une science, d'une idée à une idée, d'un ordre social à un
ordre social, et il explique l'inutilité des efforts qui ont pour but de
DU DEVELOPPEMENT HISTORIQUE DE LA LOGIQUE. 89
civiliser du jour au lendemain les peuples ou sauvages, ou demi-sau^
vages, ou demeurés stationnaires par une raison quelconque. A la lo-
gique positive d'aujourd'hui, les intelligences des populations primi-
tives dont nous tirons notre civilisation auraient été aussi closes que le
seraient celles des Cafresou des Caraïbes contemporains.
En ceci, M. Mill n'a pas manqué à son habituelle sagacité, et ce qui,
étant inconcevable à une époque, cesse de l'être à une époque subsé-
quente lui a fourni des considérations intéressantes. « Il lut long-
temps admis, dit-il, que les antipodes étaient impossibles à cause de la
difficulté de concevoir des hommes ayant la tête dans la même direc-
tion que nos pieds. Et un des argumens courans contre le système de
Copernic fut que nous ne pouvons concevoir un espace vide aussi
grand que celui qui est supposé par ce système dans les régions cé-
lestes. L'imagination des hommes ayant été constamment habituée à
considérer les étoiles comme attachées solidement à des sphères maté-
rielles, il lui fut naturellement très difficile de se les figurer dans une
situation différente et, à ce qu'il semblait sans doute, .peu rassurante;
mais les hommes n'avaient pas le droit de prendre la limite actuelle
de leurs facultés pour une limite définitive des modes de l'existence
dans l'univers. » Il n'est personne qui ne se rappelle, pour peu qu'il
ait gardé des souvenirs de son enfance, le temps où il lui était absolu-
ment impossible de concevoir la rondeur de la terre et les antipodes.
Ce qui est vrai de l'enfance des individus est vrai de l'enfance des
peuples.
L'exemple suivant est d'autant plus décisif qu'il offre, dans Newton
lui-même, cette impossibilité de se figurer une chose qu'aujourd'hui
chacun se figure sans peine. « Il n'y a pas plus d'un siècle et demi, dit
M. Mill, c'était une maxime philosophique, admise sans conteste, et
dont personne ne songeait à demander la preuve : Qu'une chose ne peut
pas agir là où elle n'est pas. Avec cette arme, les Cartésiens firent une
rude guerre à la théorie de la gravitation, laquelle, suivant eux, im-
pliquant une aussi palpable absurdité, devait être rejetée sans examen :
le soleil ne pouvait agir sur la terre, puisqu'il n'y était pas. Il n'était
pas surprenant que les adhérens des anciens systèmes d'astronomie
soulevassent celte objection contre le nouveau; mais la fausse notion
imposait aussi à Newton lui-même, qui, pour émousser l'argument,
imagina un subtil éther emplissant l'espace entre le soleil et la terre,
et étant, par un mécanisme intermédiaire, la cause prochaine des phé-
nomènes de la gravitation. // est inconcevable, dit Newton dans une de
ses lettres au docteur Bentley, qu'une matière brute et inanimée puisse,
sans l'intermédiaire de quelque autre chose qui ne soit pas matérielle, agir
«ur de la matière hors le cas d'un contact mutuel. Admettre que la gravité
soit innée, inhérente, essentielle à la matière, de sorte qu'un corps agisse
sur un autre à distance, à travers un vide, sans l'intermédiaire de quel-
100 REVUE DES DEUX MONDES.
que chose qui transmette l'action et la force de l'un à l'autre, est pour moi
une si grande absurdité, qu'aucun homme, je pense, compétent dans les
matières philosophiques ne s'y laissera prendre. Un tel passage devrait
être suspendu dans le cabinet de tout homme de science qui serait ja-
mais tenté de déclarer un fait impossible, parce qu'il le juge inconce-
vable. Aujourd'hui personne n'éprouve de difficulté à concevoir, comme
toute autre propriété, la gravité innée, inhérente et essentielle à la ma-
tière; personne ne trouve que cette conception soit aucunement ren-
due plus facile par la supposition d'un éther; personne ne regarde
comme incroyable que les corps célestes puissent agir et agissent là
où ils ne sont pas. Pour nous, l'action des corps l'un sur l'autre, hors
du cas de contact mutuel, ne semble pas plus merveilleuse que cette
-action au contact : nous sommes familiers avec les deux faits; nous les
trouvons également inexplicables, mais nous les croyons tous deux
avec une égale facilité. A Newton, l'un, parce que son imagination y
était familiarisée, paraissait naturel et allant de soi, tandis que l'autre,
par la raison contraire, paraissait trop absurde pour être admis. Si un
Newton pouvait se tromper aussi grossièrement dans l'emploi d'un tel
argument, qui osera s'y confier? »
Nous touchons là à un point par où la science sociale s'unit profon-
dément avec la biologie, à savoir le développement des aptitudes hu-
maines par voie d'hérédité. Maintenant que la série historique est suffi-
samment prolongée, il est devenu de plus en plus manifeste que les
populations sauvages, quoique fondamentalement organisées, quant à
l'intelligence, comme les populations civilisées, ne présentent pas tou-
tefois la même facilité à saisir et à comprendre; qu'une indocilité sin-
gulière les caractérise, et que le temps seul, qui a fait notre civilisation,
peut aussi faire la leur. Or, il est su, par le moyen de la biologie, que
les aptitudes acquises se transmettent des parens aux enfans. De là cette
ascension lente et graduelle qu'on nomme civilisation; de là cette pré-
pondérance croissante des idées et des sentimens généraux sur les idées
et les sentimens particuliers; de là cette impossibilité de franchir aucun
degré essentiel dans l'évolution sociale, car cette évolution a une con-
dition organique. L'hérédité physiologique, ainsi conçue, est une des
causes de l'histoire.
Les aptitudes mentales se modifiant d'âge en âge, on comprend les
succès qu'a obtenus la critique métaphysique sur les croyances suc-
cessives des sociétés. A chaque phase, ce que les aïeux avaient trouvé
palpable et naturel devenait inacceptable à la raison des descendans,
et, par compensation, ce que les aïeux avaient trouvé inconcevable
devenait pour les descendans naturel et palpable. Ainsi s'explique la
grande facilité des démolitions à un moment donné; ainsi tomba l'or-
ganisation polythéistique de l'antiquité; ainsi s'écroule depuis trois cents
ans l'organisation théocratique et féodale.
DU DÉVELOPPEMENT HISTORIQUE DE LA LOGIQUE. 101
Toutes résumées et succinctes que sont ces pages, quiconque les aura
parcourues sentira que les spéculations de la logique et de la science
ne sont pas renfermées dans l'enceinte de l'école et qu'elles exercent
une influence, médiate il est vrai, mais irrésistible, sur les destinées
sociales. 11 reconnaîtra que la philosophie gréco-romaine a préparé par-
tout dans l'Occident l'avènement du catholicisme; il verra que Dante,
en mettant dans son Paradis V éternelle lumière de Siger (je me sers de
son expression) et le syllogisme, n'a pas eu tort; car le syllogisme a vail-
lamment rempli sa tâche. Il comprendra que, si un homme démontre
le mouvement de la terre, si celui-là crée la chimie, si un autre systé-
matise la biologie, cela n'est indifférent ni aux autels ni aux trônes. L'ex-
périence le fait voir; mais la théorie historique le prouve en prouvant
comme quoi l'état révolutionnaire est, à certains momens, inévitable,
légitime, héroïque, et d'ailleurs le seul compatible avec la condition
mentale de la société. L'établissement du christianisme, que fut-ce au-
tre chose qu'une longue révolution de plusieurs siècles? et qui main-
tenant, si ce n'est quelques admirateurs rétrogrades de Julien, n'y ap-
plaudit et ne s'y associe? Qui aussi, dans un avenir qui n'est plus très
éloigné, n'applaudira et ne s'associera aux révolutions qui nous empor-
tent à notre tour? L'anarchie est la compagne menaçante et le danger
de pareils états. L'anarchie, lors de la chute du paganisme, se montra
sous forme d'hérésies religieuses; aujourd'hui elle se montre sous forme
d'hérésies sociales. Concilier l'ordre et le progrès est l'obligation de la
doctrine rénovatrice qui doit prévaloir. J'ai fait suffisamment entendre
quelle est, dans mon opinion, celle qui satisfaite cette condition. En
attendant, il est un point qu'on perd trop de vue : à chaque menace de
l'anarchie, on se rejette, pour la conjurer, vers les institutions qui,
dans le passé, étaient la garantie de l'ordre, de sorte qu'on demande à
des choses qui, à l'époque de leur force et de leur splendeur, n'ont pu
se soutenir, de nous soutenir et de nous défendre à l'époque de leur
décadence et de leur faiblesse. C'est l'utopie de Sisyphe voulant porter
en haut une pierre qui est destinée à rouler en bas.
Le mérite de M. Barthélémy Saint-Hilaire est d'avoir fait présent au
public d'une excellente traduction de l'ouvrage d'Aristote. Le mérite
de M. Mill est d'avoir tracé le premier les linéamens de la logique po-
sitive. Pour moi, s'il m'est permis de caractériser la tâche beaucoup
plus humble et moins laborieuse que je me suis donnée dans cette
Revue, j'ai essayé de faire saisir la filiation entre la logique du ive siècle
avant l'ère chrétienne et la logique du xixe.
É. Littré,
de l'Institut.
■"■
LES RÉCITS
LA MUSE POPULAIRE.
LA FILEUSE.
I. — LE GOUBELINO.
Notre diligence venait de s'arrêter devant la maison de relais, et le
postillon frappait avec le manche de son fouet à la porte de l'écurie, où
tout semblait dormir.
— Eh bien ! c'est comme ça que le Normand nous attend? criait-il;
hé! grand saint lâche, comptes-tu nous laisser geler ici?
La demande était d'autant plus permise, qu'à noire départ de Paris
le thermomètre marquait sept degrés au-dessous de zéro, et qu'il avait
dû baisser encore depuis. La terre était couverte de neige; un vent
mêlé de verglas fouettait notre voiture, où le froid se faisait sentir d'au-
tant plus cruellement que nous n'étions que deux voyageurs. Arraché
à ma somnolence par les cris du postillon, j'abaissai avec précaution
une des glaces rendue opaque par les cristallisations de la neige, et je
hasardai ma tête hors de la portière.
(i) Voyez la livraison du 15 février dernier.
LES RÉCITS DE LA MUSE POPULAIRE. 403
— Où sommes-nous, postillon? demandai-je.
— A Troissereux, monsieur, répondit-il.
— Combien de lieues encore jusqu'à Boulogne?
Une espèce de grognement, qui partit du fond de la diligence, m'em-
pêcha d'entendre la réponse. C'était mon compagnon de route, que l'air
piquant du dehors venait de réveiller en sursaut.
— Eh bien! s'écria-t-il tout à coup avec un accent provençal des
mieux timbrés, qui donc ouvre là? Dieu me damne! monsieur, avez-
vous l'intention de vous chauffer au clair de lune?
Je relevai la vitre en mexcusant; le Provençal frissonna de tout son
corps.
— Quel temps! reprit-il; autant vaudrait une campagne de Russie!
et penser que dans mon pays ils se promènent maintenant en veste de
nankin avec une rose à la boutonnière ! Vous croyez avoir ici un so-
leil, vous autres, ce n'est pas même une lanterne. Pour connaître la
vie, il faut habiter le midi; il faut voir ses vignes, sa chasse aux orto-
lans, ses fabriques de savon, ses femmes. Ah! quelle contrée des dieux,
monsieur! Aussi nous avons à Marseille un antiquaire qui a prouvé
que le pommier du paradis terrestre devait être planté entre la Ca-
margue et Tarascon.
Je fis observer que l'on pouvait s'étonner, dans ce cas, qu'il n'y eût
laissé aucune repousse. — Eh ! que voulez-vous? dit plaisamment mon
compagnon, Adam n'aura point su qu'il fallait garder les pépins.
Je ne pus m'empêcher de sourire. La prétention de l'antiquaire mar-
seillais n'avait rien, du reste, qui dût surprendre. Un ami de Latour
d'Auvergne, Le Brigand, n'avait-il pas réclamé le même honneur pour
sa province, en concluant, des noms mêmes de nos premiers parens,
que dans le paradis terrestre on parlait bas-breton (1)! Un autre savant
cellomane avait placé l'Éden dans le département de l'Yonne, en se
fondant sur le nom d'une des villes, Avallon, qui, en celto-gomerite,
signifie pomme (2)! Plaisantes imaginations que nous pouvons railler,
mais qui semblent l'expression naïve de nos plus intimes instincts. Qui
de nous, en effet, ne trouve aux lieux où il est né un charme mystérieux
qui les distingue de tous les autres? En y respirant ces restes de par-
fums qui ne s'exhalent point ailleurs, comment ne pas croire que là
était autrefois le séjour particulier de la paix, de l'innocence et de la
joie? Chacun de nous, hélas! a derrière lui un paradis terrestre d'où
il a été chassé, comme notre premier père, par ce triste archange au-
quel les hommes ont donné le nom d'expérience.
(1) D'après sa version, le premier homme s'était écrié, en sentant qu'une partie du
fruit défendu lui restait à la gorge : A tam (le morceau), et la première femme lui avait
répondu : Eve (bois), d'où étaient venus pour tous les deux les noms d'Adam et d'Eve.
(2) Le mot celtique n'est point avallon, mais avalon.
dOi REVUE DES DEUX MONDES.
Ces réflexions, qui traversaient lentement mon cerveau engourdi,
m'avaient fait oublier mon compagnon de route, qui continuait son di-
thyrambe provençal. Il y mettait naturellement ce beau désordre que
Boileau signale comme un effet de l'art, car l'improvisation méridio-
nale a de continuels changemens de niveau; ce n'est pas un fleuve, ce
sont des cascades. Ajoutez que les idées semblent avoir de l'accent
comme la voix : elles vous rappellent toujours l'histoire du perruquier
de Sterne, qui, pour affirmer qu'une boucle de cheveux ne se défrise-
rait point, s'écriait qu'on pouvait la tremper dans le grand Océan; mais,
sous cette enflure bruyante, il y a quelquefois l'original ou le gran-
diose, presque toujours la couleur et le mouvement.
J'appris bientôt (sans avoir eu l'embarras de faire une seule ques-
tion) que mon compagnon de voyage était un de ces missionnaires du
commerce qui ont réalisé le symbole du Mercure volant, et courent,
une trousse d'échantillons à la main, à la conquête du monde. Pour le
moment, le Provençal se bornait à la conquête de la France septen-
trionale, où il s'occupait, selon son expression, d'écouler des vins et des
huiles. Je sus, par sa conversation, qu'il avait parcouru, pendant dix
ans, les moindres villages de la Provence, du Languedoc, du Dau-
phiné et des pays basques. Mon voyageur était un de ces esprits ouverts
et actifs, jamais à court d'expédiens, et qui, sachant le fond de la vie
comme Figaro savait le fond de la langue anglaise, se tirent toujours
d'embarras à force de bonne volonté. Ses incessantes pérégrinations
l'avaient parfois rapproché d'hommes de savoir ou d'expérience, et il
en avait retenu quelque chose; on sentait par instans que le morceau
d'argile avait habité avec des roses !
Après m 'avoir parlé de son commerce, des troubadours, de la Gan-
nebière, il fit un de ces soubresauts, qu'il prenait pour des transitions,
et se mit à me raconter ce qui lui était arrivé la veille à Beaumont. Il
y avait rencontré une douzaine de ces comédiens ambulans, qui ex-
ploitent nos bourgades, sans cesse arrêtés par la faim et chassés par
les dettes; derniers bohémiens de la civilisation, qui continuent au
xixe siècle le Roman comique de Scarron, traitant la vie comme Scapin
traitait son maître, avec force lazzis et coups de bâton. La troupe fo-
raine avait annoncé Robert-le- Diable. Le public était réuni, les cinq
musiciens amateurs attendaient à leurs pupitres, et la duègne, prépo-
sée au bureau de location, venait de rejoindre ses camarades pour se
transformer en nonne de Sainte-Rosalie, lorsque deux huissiers étaient
arrivés d'Allonne avec un jugement de saisie et de prise de corps. Le
directeur, subitement averti, avait quitté le trou du souffleur en s'é-
criant, comme un héros trop célèbre : Sauvons la caisse! Il avait vive-
ment attelé le fourgon, et s'était enfui avec toute la troupe en costume
moyen-âge, oubliant derrière lui le mémoire de l'aubergiste, mais em-
LES RÉCITS DE LA MUSE POPULAIRE. i05
portant la recette. Ce départ précipité avait empêché mon compagnon
de se lier plus intimement avec la jeune Dugazon, qu'il avait reconnue
pour une de ses compatriotes. Le récit du voyageur, émaillé de loin
en loin de quelques-unes de ces exagérations provençales, qui sont à
la gasconnade ce que le poème épique est au fabliau, m'avait d'abord
amusé; mais insensiblement la fatigue et le froid reprirent le dessus,
et je cessai d'écouter. Bientôt le méridional, vaincu lui-même, s'enve-
loppa la tête dans son manteau, cacha ses pieds sous les coussins de la
banquette, et s'assoupit en grelottant.
L'heure ordinaire du repos était également venue pour moi, et les
habitudes sont des créanciers qu'on ne peut ajourner impunément.
Endormi par la fatigue et réveillé par le froid, je restais flottant entre
deux influences contraires. La diligence avançait lentement avec des
intermittences de haltes et d'efforts qui exaspéraient ma gêne jusqu'à
la souffrance. J'apercevais vaguement, à travers le vitrage glacé, des
buissons chargés de neige bordant la route comme des fantômes ac-
croupis, des arbres qui dressaient à chaque carrefour leurs rameaux
noirs semblables à des bras de gibets, de grandes friches auxquelles
laneige, entrecoupée de bruyères encore vertes, donnait l'aspect d'un
cimetière à l'heure où les morts viennent étendre leurs linceuls sur
les tombes. Le tintement des clochettes de l'attelage, le bourdonnement
de la voiture vide et ébranlée par les cahots, les grincemens des essieux
fatigués, formaient je ne sais quelle harmonie pénible et monotone qui
ajoutait à l'effet de ces lugubres images. Tout à coup la voix du pos-
tillon s'éleva dans la nuit. Le chant de cet homme, que je ne voyais
pas et qui semblait venir d'en haut, complétait, pour ainsi dire, mon
hallucination. Il psalmodiait d'un accent plaintif et prolongé une de
nos traditions villageoises, espèces de sagas inédites dont chaque jour
emporte un lambeau avec les vieilles mœurs et les vieilles crédulités.
C'était l'histoire d'une de ces filles-fées condamnées à subir, pendant
certaines heures, une métamorphose qui la laissait sans défense et sans
pouvoir. La fable et l'air avaient bercé ma première enfance; tous deux
m'arrivaient à travers mon demi-sommeil sans l'interrompre : c'était
comme un lointain écho du passé, et ma mémoire achevait d'elle-même
les mots et les modulations commencés.
Celles qui vont au bois, c'est la fille et la mère;
L'une s'en va chantant, l'autre se désespère :
— Qu'avez-vous à pleurer, Marguerite, ma chère?
— J'ai un grand ire au cœur qui me fait pâle et triste;
Je suis fille sur jour et la nuit blanche biche,
La chasse est après moi par haziers et par friches.
Et de tous les chasseurs le pir', ma mèr', ma mie,
106 REVUE DES DEUX MONDES.
C'est mon frère Lyon; vite, allez, qu'on lui die
Qu'il arrête ses chiens jusqu'à demain ressie.
— Arrête-les, Lyon, arrête, je t'en prie!
Trois fois les a cornés sans que pas un l'ait otite;
La quatrième fois, la blanche biche est prie.
— Mandons le dépouilleur, qu'il dépouille la bête.
Le dépouilleur a dit : — Y a chose méfaite!
Elle a sein d'une fille et blonds cheveux sur tète.
Quand ce fut pour souper : — Que tout l'mond' vienne vite,
Et surtout, dit Lyon, faut ma sœur Marguerite;
Quand je la vois venir, ma vue est réjouite.
— "Vous n'avez qu'à manger, tueur de pauvres filles,
Ma tête est dans le plat et mon cœur aux chevilles,
Le reste de mon corps devant les landiers grille.
Le bras du dépouilleur est rouge jusqu'à l'aisène;
Dans le sang que ma mère avait mis dans nos veines,
Tai laissé boir' mes chiens comme à l'eau des fontaines.
Pour un malheur si fier, je ferai pénitence,
Serai pendant sept ans sans mettr' chemise blanche,
Et j'aurai sous l'épin', pour toit, rien qu'une branche (1).
Cette étrange poésie , en me reportant à mes souvenirs d'enfance,
m'en rendait peu à peu toutes les sensations. A mesure que le malaise
et le sommeil obscurcissaient mes perceptions, le monde fantastique au
milieu duquel mes premières années s'étaient écoulées, et que l'expé-
rience avait plus tard effacé , reparaissait comme ces milliers d'étoiles
qui émergent dans l'espace à mesure que la nuit s'épaissit. Le chant du
postillon avait cessé : chaque fois que je rouvrais les yeux, il me sem-
blait entrevoir, dans la campagne, des formes singulières, entendre
d'inexplicables rumeurs. Toutes les visions dont l'imagination popu-
laire peuple la nuit de Noël flottaient autour de moi sans se dessiner
nettement; je me trouvais dans un état intermédiaire entre le sommeil
et la veille, ne pouvant distinguer au juste le fait de la pensée.
Tout à coup une ombre intercepta la lueur qui filtrait à travers le
vitrage de la portière; une silhouette bizarre s'y dessina un instant,
puis disparut avec un rire frêle et strident. J'avais redressé la tête,
cherchant à me rendre compte de la réalité de cette apparition, quand
elle se montra à l'autre portière et fit entendre le même éclat de rire.
Mon compagnon, réveillé en sursaut, demanda ce qu'il y avait. La
diligence venait de s'arrêter; je baissai vivement la glace et j'avançai
(1) Ce chant a été publié, mais défiguré, dans un ouvrage de M. Vaugeois : Antiquités
de la ville de l'Aigle et de ses environs.
LES RÉCITS DE LA MUSE POPULAIRE. d07
la tête au dehors. Le postillon était debout sur son marchepied, retenu
de la main gauche à la courroie, le bras droit levé et tout le corps
penché en avant, comme s'il eût suivi du regard quelque chose qui
venait de disparaître dans la nuit. Je l'appelai.
— L'avez-vous vu? s'écria-t-il en se retournant vers moi avec une
expression de surprise et de terreur.
— Qui cela?
— Le Goubelino !
Je dis ce que j'avais aperçu.
— C'était lui ! répliqua le postillon. J'avais toujours cru que les vieux
se gaussaient de nous; mais, à cette heure, je l'ai vu : il montait son
cheval blanc, et, quand il a passé, j'ai senti le frisson sous ma peau de
brebis. Ceux qui craignent la froidure n'ont qu'à se cacher cette nuit,
car l'haleine gèlera entre la barbe et les lèvres..
Je demandai des détails sur le Goubelino, et j'appris que ce nom était
donné à un fè dont l'apparition servait d'avertissement. On le voyait
changer de forme selon ce qu'il avait à prédire. Il parcourait les cam-
pagnes, à cheval sur une loutre de rivière, pour annoncer des inonda-
tions; dans un chariot mortuaire, si quelque maladie menaçait le pays;
à pied et la besace sur l'épaule, lorsqu'il prévoyait quelque grande fa-
mine. On l'avait même vu apparaître pour prévenir des particuliers du
sort qui les attendait. Un médecin d'Achy le trouva un jour à l'em-
branchement du chemin, vêtu de noir et une bêche sur l'épaule.
— Que fais-tu là, Goubelino? lui demande-t-il.
— J'ai voulu te voir encore une fois, répondit le fè,
— Me reste-t-il donc si peu de temps à vivre?
— Seulement ce qu'il m'en faudra pour te creuser une fosse.
Le médecin se mit à rire, et, au lieu de profiter de l'avertissement
pour faire sa paix avec Dieu, il poussa son cheval en avant; mais à une
demi-lieue de là, comme il voulait passer le gué d'Herbouval, sa mon-
ture perdit pied et se noya avec le cavalier.
Le postillon ajouta que nous allions arriver à un pont où le Goubelino
tenait, disait-on, ses grandes soirées avec les fades et les lutins du pays.
J'avais déjà trouvé sur la Dive la fée du pont Angot , étendant les lin-
ceuls qu'elle lavait chaque nuit; à Bayeux, la dame d'Aprigny, dansant
devant la planchette destinée à traverser le ruisseau; sur toutes les ri-
vières du Maine, de l'Anjou, de la Saintonge, de l'Orléanais et du Berry,
les Milloraines, les Blanches Mains, les Fadettes ou les Demoiselles, gar-
dant les moindres passages; car une croyance commune à toutes nos
provinces semble avoir mis sous la garde d'êtres merveilleux ces
étroits défilés. Dans la croyance villageoise, les ponts, bâtis par la
prière des saints ou par la puissance du démon, se rattachent toujours
à quelque miraculeuse origine. On les retrouve, comme moyen d'é-
108 REVUE DES DEUX MONDES.
preuve, dans le conte populaire, comme symbole dans la légende. C'est
sur un pont de beurre que le bon Jacques traverse la rivière de feu
quand il va chercher, pour sa mère, Y herbe de tous remèdes, et les âmes
doivent passer sept ponts, plus étroits que le tranchant d'une faux fraî-
chement émoulue, avant d'arriver au paradis. Il y a en effet, dans ces
routes jetées sur les eaux, je ne sais quoi de hardi qui saisit l'imagi-
nation de ceux qui ignorent; c'est comme une victoire sur la création.
En reliant l'un à l'autre des bords opposés, l'homme a l'air de défier
le vide et l'espace, ces éternels ennemis de sa puissance bornée; il ac-
complit une première conquête qui semble en faire espérer une autre
plus importante, et promettre ce grand pont dont, au dire de la tradi-
tion , l' arc-en-ciel n'est que l'ombre ! car les cieux et la terre sont aussi
deux rives entre lesquelles coule le fleuve de nos misères, et que tous
les efforts de notre imagination tendent à réunir. Puis, quels lieux plus
favorables aux vertiges Jque ces arches dressées au fond des vallées,
parmi les saules que la lune revêt chaque nuit de suaires, et auxquels
la brise donne le mouvement! Comment passer sans émotion sur ces
chemins suspendus et sonores sous lesquels glapissent les remous,
tandis que les algues enroulent aux éperons de pierre leurs replis,
semblables à des dragons aquatiques, et que l'on voit briller au loin
les larges fleurs du nénuphar, qui s'ouvrent sur les eaux comme des
yeux de fantôme?
Cependant la route'devenait de plus en plus difficile : un vent froid,
qui s'était élevé, semblait justifier l'apparition du Goubelino. Bien que
ferré à glace, notre attelage glissait sur le verglas, et le voile blanc qui
enveloppait tout ne permettait point ;de distinguer la route. Deux ou
trois fois déjà nos roues avaient rencontré les dépôts de cailloux amon-
celés sur les accotemens du chemin. La neige qui commençait à tom-
ber, en aveuglant nos chevaux , rendit notre marche encore plus in-
certaine. Le postillon s'arrêta plusieurs fois, cherchant à reconnaître,
dans la nuit, le pont jeté sur le Thérain; mais la neige, toujours plus
épaisse, ne laissait voir ni les poteaux par lesquels il était annoncé, ni
les arbres qui dessinaient le cours de la petite rivière. Les eaux, en-
chaînées par la glace, ne pouvaient non plus nous guider par leur ru-
meur. Nous avancions lentement et avec une sorte]d'incertitude crain-
tive. Enfin notre postillon aperçut, à travers la nuée de neige, la double
oalustrade du pont. Il cessa de retenir les rênes, fouetta ses chevaux
avec un sifflement d'encouragement, et la lourde diligence s'élança
plus rapide; mais, presque au même instant, un choc terrible nous
enleva des banquettes : le postillon poussa un cri, et la voiture, fléchis-
sant à gauche, versa sur le parapet. Une des grandes roues venait de
se briser contre la seconde borne.
Les premiers momens furent employés, comme d'habitude, en ma-
LES RÉCITS DE LA MUSE POPULAIRE. i09
lédictions et en reproches : les voyageurs criaient après le conducteur,
le conducteur jurait contre le postillon, et le postillon battait ses che-
vaux; mais, la première colère passée, chacun prit son parti. On nous
retira de notre prison roulante, désormais condamnée à l'immobilité.
Examen fait, il se trouva que la roue était assez gravement endomma-
gée pour exiger la présence d'un charron. Nous étions à environ une
lieue de Saint-Omer-en-Chaussée et de Troissereux; nous ne pouvions
attendre sur la route que l'ouvrier fût venu, et on décida que le con-
ducteur irait chercher le charron sur l'un des chevaux, tandis que le
postillon gagnerait l'abri le plus voisin, avec les voyageurs et le reste
de l'attelage. Nous vîmes, en effet, le premier enfourcher le porteur et
disparaître au galop dans la nuit, tandis que le second tournait à droite,
précédé des trois chevaux qui lui restaient, et nous faisait prendre un
chemin de traverse au milieu des friches.
Mon compagnon et moi, nous le suivions en frissonnant sous un vent
glacé. Tout avait autour de nous un aspect funèbre. Nous marchions
sans entendre le bruit de nos pas, enveloppés dans un linceul de neige
qui se déroulait silencieusement à nos pieds. Par instans, nous traver-
sions des taillis dont les repousses, blanchies par le givre, se dressaient
comme de gigantesques ossemens et s'entre-choquaient avec un cli-
quetis lugubre. Mon excitation nerveuse, augmentée par le malaise,
avait rendu mes sens plus subtils ou moins rebelles à l'hallucination.
Deux ou trois fois j'entendis distinctement, dans l'atmosphère opaque
qui nous entourait, le rire bizarre qui m'avait déjà frappé au passage
du Goubelino. Le postillon le reconnut sans doute également, car il s'ar-
rêta, pencha la tête, puis reprit sa route en sifflant comme un homme
qui cherche à se distraire ou à se rassurer. Ce que j'éprouvais n'était
point de la crainte, mais une sorte de trouble composé de surprise,
d'impatience et d'attente. Les impressions de l'enfance luttaient chez
moi avec les opinions de l'âge mûr, et celles-ci semblaient céder à
demi, moins par faiblesse que par curiosité.
Nous arrivâmes à une clairière où le gazon, dépouillé de neige, for-
mait une sorte de cercle dont le vert jaune se dessinait sur la blan-
cheur des frimas. Notre guide nous montra ce cercle avec un sourire
qui tenait le milieu entre la bravade et la peur.
— C'est le rond des fades, nous dit-il en évitant de le traverser; ceux
des environs assurent qu'elles viennent danser, à la nouvelle lune,
avec les farfadets et le Goubelino. Il y en a qui les ont vues de loin;
mais il ne faut pas les déranger, vu que ce sont des mauvaises qui vous
tordent un homme comme une hart de fagot. On dit aussi qu'elles enlè-
vent des enfans à la manière de celles de mon pays, où nous avons la
bête ffavette, qui se cache au creux des fontaines, et la mère Nique, ar-
mée d'un bâton j$our corriger les marmots.
HO REVUE DES DEUX MONDES.
— Sans parler des fées qui habitent les environs de Dieppe, re-
pris-je.
— Au haut de la grande côte, près du village de Puys, interrompit
le postillon. C'est là que se tient la foire de la cité de Limes, où les dames
blanches mettent en vente des herbes magiques, des rayons de soleil
montés en bague et des lueurs de lune roulées comme de la toile de
Laval. Elles vous invitent à acheter avec autant de mignonneries que
les dentelières de Caen, et, si vous approchez, elles vous lancent dans
la mer. J'ai eu un cousin qu'on a trouvé mort ainsi au bas de la falaise.
Je fis remarquer à mon compagnon de voyage comment les mytho-
logies norses, païennes et celtiques se trouvaient mêlées dans nos tra-
ditions populaires. Qu'étaient, en effet, toutes ces fées ravissant les
nouveau-nés à leurs mères, et attirant les imprudens dans leurs pièges,
sinon les sœurs des nymphes que Théocrite appelle déesses redoutables
aux habitans des campagnes, parce qu'elles enlèvent les enfans près des
sources et qu'elles entraînent les jeunes bergers au fond de leurs
grottes humides? Comment ne pas reconnaître, dans ces rondes de
nuit auxquelles préside un génie, les danses dès Alfes Scandinaves con-
duites par le stram-man ou homme du fleuve? Enfin, ces dangereuses
marchandes de talismans et de trésors ne rappelaient-elles point les
Barrigènes gauloises vendant aux matelots la richesse , la santé et les
beaux jours?
■»— Tous pouvez ajouter, me dit le Provençal, que, dans nos con-
trées , cette triple origine est encore plus visible. Chez nous, les Blan-
quettes changent de forme à volonté et apaisent ou excitent les tempêtes,
ainsi que le faisaient les prêtresses celtiques; elles dansent au clair de
lune comme les vierges de l'Edda, en faisant croître à chaque pas une
touffe de fenouil, et président au sort de chaque homme à la manière
des destinées antiques. Toutes les maisons reçoivent leur visite dans la
nuit qui précède le nouvel an. Avant de se coucher, chaque ménagère
dresse une table dans une pièce écartée , elle la couvre de sa nappe la
plus fine et la plus blanche , elle y dépose un pain de trois livres , un
couteau à manche blanc, un peu de vin, un verre et une bougie bénie
qu'elle allume avec une branche de lavande empruntée au brandon de
la Saint-Jean, puis elle ferme la porte et se retire, comme on dit, à pas
de renard. Le dernier coup de minuit sonné, les Blanquettes arri-
vent brillantes et légères comme des rayons de soleil; chacune d'elles
porte deux énfans; l'un, qu'elle tient sur le bras droit, est couronné de
roses et chante comme l'orgue : c'est le bonheur; l'autre, assis sur le
bras gauche, est couronné de joubarbe arrachée des toits avant la flo-
raison (1) et pleure des larmes plus grosses que des perles : c'est le
(1) La joubarbe (semper vivum tectorum) est regardée, dans le Midi, comme une
plante protectrice. L'arracher de dessus les toits porte malheur.
LES RÉCITS DE LA MUSE POPULAIRE. lit
malheur. Selon que les Blanquettes sont contentes ou chagrines des pré-
paratifs faits pour les recevoir, elles déposent un instant sur la table
l'un ou l'autre enfant, et décident ainsi du sort de la maison pendant
toute l'année. Le lendemain, la famille vient vérifier le couvert des
Blanquettes. Si tout est en ordre, on en conclut qu'elles sont parties
satisfaites; le plus vieux prend le pain, le rompt, et, après l'avoir
trempé dans le vin, le distribue aux assistans pour partager entre eux
U bonheur ! C'est alors seulement que l'on se souhaite bon an et joyeux
paradis.
Ainsi, à toutes les époques, dans toutes les croyances et chez toutes
les races, l'homme a eu besoin de croire à des divinités qui décidaient
de sa destinée. L'universelle protection du grand Être n'a jamais pu
suffire à sa faiblesse; il lui a fallu des dieux secondaires qui fussent ses
fondés de pouvoir spéciaux ou ses ennemis particuliers dans le monde
invisible, et auxquels il pût reporter ses échecs et ses réussites. Le
christianisme lui-même, qui agrandit et qui éleva si haut l'idée de la
divinité, ne put échapper à cet éparpillement de la puissance surnatu-
relle. Aux héros divinisés il substitua ses bienheureux, aux génies do-
mestiques ses anges gardiens, aux déesses ses vierges saintes et surtout
la mère du Christ. Le point de transition entre les deux théogonies resta
même visible dans l'histoire, car il y a un moment où toutes deux co-
existèrent et où le monde païen et le monde chrétien, personnifiés par
leurs vivans symboles, luttèrent dans la tradition comme dans le poème
de Chateaubriand. Ainsi, pour n'en citer qu'un exemple, la légende
rapporte qu'au temps de saint Grégoire, Rome était encore habitée par
beaucoup de gentils qui conservaient chez eux les images de leurs
faux dieux. Grégoire ordonna de transporter toutes ces idoles au Co-
lisée, où l'on s'exerçait aux jeux de la palestre. Un jeune chrétien, qui
se préparait à y prendre part, craignit de perdre son anneau, et, ne
sachant où le déposer, il le passa au doigt d'une statue de la Vénus
Aphrodite, où il l'oublia. Le soir même, le simulacre impudique vint
prendre place dans le lit nuptial entre lui et sa jeune épouse j et se
représenta de même toutes les nuits. Le chrétien s'adressa à la Vierge
pour être délivré de cette obsession, et fit sculpter une statue de la Mère
douloureuse, qui fut placée sur le dôme de Notre-Dame de la Rotonde;
mais la statue disparut le jour même de son érection, et tout le peuple
cherchait la cause de cette disparition, lorsqu'on la vit revenir tenant
à la main l'anneau du jeune chrétien, qui fut dès-lors délivré de sa
fiancée de marbre.
Plus tard, lorsque les fables celtiques et Scandinaves vinrent se mêler
à la tradition, la trace antique se montra moins clairement. La Vénus
Aphrodite fut transformée en une de ces fées, sœurs aînées d'Armide,
qui s'éprenaient des chevaliers les plus braves et les tenaient endormis
112 REVUE DES DEUX MONDES.
à l'ombre d'une aubépine enchantée, ou qui, sous la forme de femmes
merveilleusement belles, se présentaient aux seigneurs égarés dans les
clairières et s'en faisaient aimer. Ce fut ainsi qu'un duc d'Aquitaine
épousa une fade et donna naissance à la lignée maudite d'où sortit cette
Éléonore qui noya la France dans le sang. Le seigneur d'Argouges
près Bayeux, étant un jour à la chasse, rencontra également vingt
belles jeunes filles montées sur des chevaux couleur de lune et ayant à
leur tête une femme encore plus belle, qui paraissait leur reine. Il
tomba si éperdument amoureux de cette femme, qu'il l'emmena à son
château et l'épousa. Ils jouirent long-temps d'un bonheur qui eût fait
envie aux habitans du paradis; mais l'inconnue était la fée qui préside
à la vie, et un jour, son mari ayant prononcé devant elle le mot de
mort, elle poussa un cri et disparut après avoir laissé sur la porte du
château l'empreinte de sa main : triste et poétique symbole de toutes
les joies terrestres qu'un mot peut faire évanouir, et qui ne laissent le
plus souvent pour souvenir qu'un stigmate douloureux imprimé à
l'entrée du cœur.
L'histoire de la fée d'Argouges parut réjouir singulièrement mon
compagnon.
— Tête-dieu ! me dit-il , voilà un pays excellent pour le mariage!
Trouver un miracle de douceur et de beauté au coin d'un bois, vivre
avec elle pendant toute la lune de miel et n'avoir qu'un mot à pro-
noncer pour s'en défaire avant le changement de quartier! Je dois
avouer que, sur ce point, notre pays est moins favorisé. Il n'y a, dans
le midi, chance d'union surnaturelle qu'avec le Saurimonde. C'est un
malin génie qui prend la forme d'une petite fille et se fait adopter par
quelque famille à qui saint Stapin a procuré plus d'oliviers et de vignes
que de bon sens. La prétendue orpheline grandit en beauté. On en fait
d'abord une mayos pour la fête du printemps, puis elle devient la bou-
quetière de toutes les danses dans les grands roumeirages (1). Enfin le
fils de la maison demande sa main, et, quand il s'est agenouillé sur
son tablier, il croit avoir épousé les sept vertus cardinales; mais voilà
que, dès le lendemain, la jeune mariée coupe, comme on dit, toutes les
fleurs du jardin (2); elle devient seule maîtresse dans la maison et s'ar-
range si bien, que rien ne réussit. Le pain qu'elle fait cuire pendant la
semaine des Rogations est moisi toute l'année; elle approche du feu
les lacets à gibier, qui ne peuvent plus prendre que des crapauds; elle
brûle du bois de sureau pour empêcher les poules de pondre, et attire
(1) Les roumeirages sont les fêtes patronales du Midi. On appelle bouquetière la jeune
fille qui conduit les danses.
(2) Lorsque le chef de la famille meurt, dans les campagnes du Midi, on coupe toutes
les fleurs du jardin. De là cette expression pour dire que l'on prend possession d'une
maison comme si les maîtres étaient morts et qu'on en eût hérité.
LES RÉCITS DE LA MUSE POPULAIRE. 113
la malédiction sur le logis en détruisant les nids d'hirondelles. Le mari
a beau appeler \epary (1) pour faire aux quatre angles de la maison les
conjurations qui éloignent le renard, son poulailler est dévasté chaque
nuit; il suspend en vain dans ses étables des peyros dé picoto (pierres
de petite vérole), ses moutons meurent l'un après l'autre; enfin la ruine
arrive et avec elle les hommes de loi. Alors la belle mariée, qui a su
se faire écrire un contrat par lequel on lui reconnaît une grosse dot,
réclame ses droits, laisse vendre le reste et part en recommandant son
mari à saint Plouradou (2).
Je reconnus dans le Saurimonde le Prownie des Écossais, génie non
moins séduisant au besoin et tout aussi dangereux, dont on n'est à l'a-
bri que la veille de la Toussaint, à cette fête de Hallowen, pendant la-
quelle les esprits intermédiaires ne peuvent nuire aux hommes. Mon
compagnon m'apprit que les méridionaux n'avaient jamais cette trêve
de Dieu, mais que, la veille des Rois, on sortait des maisons avec des
clochettes et des vases d'airain pour que le bruit chassât les fantômes
nocturnes. C'était encore ici un souvenir de la fête romaine des Lé-
mur ie s.
Tout en causant, nous avions continué à suivre l'espèce de route fo-
raine par laquelle avait pris notre guide; celui-ci marchait devant nous
en sifflant l'air de la Biche blanche qu'accompagnaient les grelots de
l'attelage; tout à coup il se tut, et nous le vîmes s'arrêter. Lorsque nous
l'eûmes rejoint, le Provençal lui demanda ce qu'il y avait.
— N'entendez-vous pas? dit-il en indiquant avec son fouet le côté
droit du coteau que nous longions. Nous prêtâmes l'oreille; des aboie-
mens éloignés arrivèrent jusqu'à nous avec les rafales de neige.
— On dirait une meute! s'écria le Provençal; quel est le veneur
damné qui pourrait battre l'estrade par un pareil temps et à une pa-
reille heure?
— Je ne vois que le chasseur blanc, répliqua le postillon avec un peu
d'inquiétude; ils disent dans le pays qu'il choisit toujours la neige pour
giboyer. J'avais bien cru l'entendre déjà; mais jamais ses chiens n'a-
vaient donné autant de voix qu'aujourd'hui.
Je demandai des explications sur le chasseur blanc, et j'appris alors
que c'était le meneur de meute fantastique appelé en Allemagne le
Wildgrave de Falkemburg; en Ecosse , la Mesgnie Hallequin; en An-
gleterre , le piqueur noir; en Bretagne , le prince Artus; en Touraine,
le roi Huron; à Fontainebleau , le grand-chasseur; dans la Franche-
(1) Sorcier campagnard que l'on consulte dans le Midi pour éloigner les renards.
(2) Saint Plouradou est un de ces saints inventés par l'imagination populaire, comme
saint Lâche, sainte Adresse, etc.fcTous les détails qui précèdent expriment des supers-
titions ou des usages du Midi. Les pierres de petite vérole sont ces instrumens connus
des antiquaires sous le nom de haches celtiques.
tome h. 8
Ht REVUE DES DEUX MONDES.
Comté, l'homme sauvage; dans le reste de la France , saint Hubert ou
le veneur Gain.
— Parbleu I m'écriai-je en riant, je serais curieux de voir une foi»
par moi-môme la cbasse des fantômes; malheureusement je n'entends
ni son de cor, ni tayauts.
— Écoutez 1 interrompit le postillon à demi-voix.
Les aboiemens des chiens étaient devenus plus distincts; il s'y mêlait
un battement sourd et régulier que je ne pus définir au premier in-
stant, mais que je reconnus ensuite pour le galop d'un cheval sur la
neige durcie. Nous nous trouvions alors dans un lieu bas et maréca-
geux, au pied d'une colline dont la croupe arrondie se dessinait à peine
dans la nuit. L'attelage, qui marchait librement devant nous, s'était
arrêté et reniflait l'air avec inquiétude; bientôt nous le vîmes s'effa-
roucher et retourner en arrière. Au même instant, une vague forme
de cavalier poursuivi par deux chiens parut à mi-hauteur du coteau,
passa comme emportée sur les flocons de neige et disparut presque
aussitôt.
Le Provençal et moi, nous nous regardâmes avec surprise. Quant à
notre guide, il était collé contre le cou de l'un de ses chevaux qu'il ve-
nait de ressaisir, les mains crispées sur les guides, la figure effarée et
les jambes vacillantes.
— Quelle diable de vision est-ce là? demanda mon compagnon; avez-
vous reconnu le cavalier, postillon?
— C'est toujours lui ! balbutia notre guide, c'est le Goubelino! mais,
cette fois, il est en chasse.
— Pardieu 1 j'aurais dû alors lui demander de son gibier, dit le Pro-
vençal en riant.
Le postillon secoua la tête.
— Peut-être bien qu'il vous en eût donné, répliqua-t-il en débrouil-
lant d'une main mal assurée les traits de son attelage; les gens du pays
disent qu'on n'a qu'à crier : Part à la venaison! pour voir tomber un
quartier de chair humaine, et une fois que le chasseur vous l'a en-
voyé, il n'y a plus à s'en débarrasser! Qu'on aille le cacher sous la terre,
dans un puits ou au fond de la mer, il retourne toujours de lui-même
se suspendre à votre croc jusqu'au neuvième jour, où le veneur vient
le reprendre.
Je reconnus la croyance recueillie par les frères Grimm en Alle-
magne, et par Walter Scott dans le royaume-uni. Aucune supersti-
tion n'avait peut-être, en Europe, le même caractère de généralité,
parce qu'aucune n'avait eu la même raison d'être. C'était comme une
protestation de la conscience populaire contre un des droits les plus
oppressifs des siècles de servage. Si le patricien de Rome jetait au-
trefois les esclaves vivans aux lamproies des viviers, le seigneur du
LES RÉCITS DE LA MUSE POPULAIRE. H 5
moyen-âge avait livré aux daims et aux sangliers des forêts la sub-
sistance même de ses paysans. Pendant dix siècles, le laboureur avait
vu ses moissons ravagées et ses troupeaux détruits sans pouvoir les dé-
fendre. La subsistance de la bête fauve paraissait plus sacrée que celle
de l'homme, sa vie plus précieuse. Cette vie était le plaisir du maître,
auquel nul ne pouvait toucher sous peine des galères ou de la corde.
S'il était permis parfois au manant de se mêler à la chasse du noble,
ce n'était que comme supplément de meute; on l'appelait, à défaut de
chiens, pour rabattre le gibier. Aussi, lorsqu'appuyé sur la charrue
que traînaient sa femme et sa fille à défaut de l'attelage dévoré par
les loups du seigneur, le serf entendait la trompe de chasse retentir
dans les ravines, il ne manquait jamais de fuir vers les fourrés pour
éviter la réquisition des piqueurs. Là, tapi comme une bête fauve der-
rière quelque souche mousseuse, il voyait passer à cheval le suzerain
implacable et taciturne, qui allait chercher au fond des bois une image
de guerre, s'entretenir la main à la destruction et cultiver son goût de
meurtre. Inquiet, il entendait tout le jour, et souvent jusqu'au milieu
de la nuit, ces flottantes rumeurs de la chasse, tantôt lointaines, tantôt
rapprochées, et il pouvait calculer quelle était la vigne brisée par les
meutes ou la terre sous semence piétinée par les chevaux. Enfin, Y hal-
lali sonné, il voyait revenir le seigneur sur un coursier noyé d'écume,
suivi de chiens aux museaux encore rougis par le sang de la curée et
entouré de piqueurs portant sur des ramées les cadavres des bêtes
fauves couronnées de branches de genévrier. Combien de fois alors de
muettes malédictions durent-elles s'élever dans les cœurs ulcérés et
craintifs ! Impuissans à la vengeance, les serfs la confiaient tout bas
au dieu des affligés; ils se disaient que sa justice infligerait quelque
jour, pour châtiment, à ce maître impitoyable, le plaisir même au-
quel tout était maintenant sacrifié; ils demandaient, dans leurs secrètes
prières, que le veneur maudit fût condamné, après sa mort, à chasser
éternellement en compagnie du démon; ils lui donnaient un coursier
dont la selle était armée de pointes d'acier, des piqueurs soufflant une
haleine de flamme, — pour meute, des chiens acharnés à sa poursuite et
le déchirant comme une proie. De ce souhait au rêve, la transition était
facile, et, pour le peuple, le rêve est bien vite une réalité. Il crut à la
punition, parce qu'il l'avait espérée; il en eut la preuve, parce qu'il y
croyait. Tout lui devint témoignage, les murmures inexpliqués de la
forêt, les cris des oiseaux de passage, les aboiemens des chiens égarés,
le galop des chevaux échappés de leur pâture. Grossis par la peur et
multipliés par la muse villageoise, ces traditions ne permirent même
plus le doute, et l'existence des chasses fantastiques fut prouvée.
116 REVUE DES DEUX MONDES.
II. — LES LUTINS.
Tout en communiquant mes réflexions au Provençal, qui semblait
plus pressé d'arriver à un gîte que de me répondre, je m'étais remis en
marche avec lui. Nous ne tardâmes pas à apercevoir une maison précé-
dée d'une cour, et qui donnait sur une route qu'il nous fallut traverser.
Je reconnus, au premier coup d'œil, une de ces hôtelleries campagnardes
où s'arrêtent les maquignons et les rouliers. Le postillon qui , depuis
le moment où nous l'avions aperçue, faisait claquer son fouet pour an-
noncer notre arrivée, parut surpris de ne voir personne sortir à sa ren-
contre. La porte d'entrée était ouverte à deux battans, la cour déserte.
Une grande carriole, trop haute pour s'abriter sous le hangar, avait
été appuyée le long du mur de clôture. Notre guide regarda autour
de lui.
— Eh bien! pas de maîtres et pas de chiens? dit-il; on entre donc
ici comme au champ de foire?
Je fis observer que tout le monde était sans doute endormi.
— Non , non , reprit-il , les gens ne se couchent qu'à la mi-nuit; faut
que Guiraud soit absent avec son gendre. La belle-fille est accouchée
d'avant-hier, et la mère-grand est sourde comme un pavé; mais que
fait donc la petite Toinette?
— Voici quelqu'un, dit mon compagnon.
Une lumière venait, en effet, de paraître sur le seuil de l'auberge,
et nous la vîmes s'avancer en sautillant au milieu de l'obscurité. Une
voix se fit entendre avant que l'on pût distinguer personne.
— Est-ce vous, nos gens ! cria-t-elle de loin.
— Allons donc, moisson d'Arbanie (1), dit le postillon, j'ai cru qu'il
n'y avait personne dans votre logane (2).
— Tiens, Jean-Marie ! reprit la voix, il m'avait semblé que c'étaient
ceux de la maison qui sont allés à Beauvais. Comment donc que vous
êtes par ici avec vos chevaux?
— Perjou (3)! tu n'as qu'à le demander au petit pont qui a voulu
manger un morceau de ma roue, répliqua Jean-Marie; un peu plus
nous allions choir au beau mitan du Thérain.
— Ahl Jésus! ainsi vous avez versé?
— Et ça te fait rire, pas vrai, grecque (4-) que tu es, vu que ça t'a-
mène des voyageurs.
— Ah bien ! comme si on en manquait au Lion-Rouge, dit Toinette
(1) Moisson d'Arbanie, le moineau friquet, en patois normand.
(2) Logane, case.
(3) Per jou! jurement en usage en Normandie et dans le Bocage. C'est évidemment
le per Jovem des Latins.
(4) Grecque, avare.
LES RÉCITS DE LA MUSE POPULAIRE. 117
d'un ton de fierté un peu dédaigneuse; il y en a déjà dix dans les deux
chambres; leur carriole est là près du hangar.
Et, relevant la lanterne de corne qu'elle avait posée sur la neige, elle
nous montra le chemin.
La lumière qu'elle tenait à la hauteur de son épaule l'enveloppait
d'un rayonnement qui me la fit remarquer. C'était une fillette à la poi-
trine étroite et aux mouvemens saccadés, dont le visage avait cette
expression de hardiesse naïve qui marque, pour ainsi dire, la transition
entre l'enfant et la jeune fille. Elle nous fit entrer dans une grande
pièce éclairée par une de ces chandelles rugueuses et fluettes que l'au-
teur des Contes d'Espagne appelle poétiquement de maigres suifs. Une
vieille femme filait assise dans l'étroite auréole de lumière. Dès l'en-
trée, son aspect me frappa. L'âge avait fait disparaître de son visage
toute la mobilité de la vie. Le regard était fixe, les lèvres fermées, le
front sillonné de plis rigides et encadré d'une toile rousse qui semblait
jaunie par les siècles. On eût dit quelque momie égyptienne à demi
sortie de ses bandelettes funèbres. Le corps raidi, elle tournait d'une
main le rouet, tandis que l'autre tirait le lin de la quenouille. Ce double
mouvement toujours pareil avait quelque chose de plus saisissant que
l'immobilité même; il semblait voir la mort forcée de se mouvoir pour
imiter la vie.
La fileuse ne parut point s'apercevoir de notre arrivée, et nous effleu-
râmes son rouet sans qu'elle y prît garde. Toinette nous avertit qu'elle
avait cessé d'entendre et de voir. Pour lui rendre le passage suprême
moins difficile, Dieu la faisait mourir à plusieurs fois; il l'habituait au
sépulcre en l'enveloppant d'une nuit et d'un silence éternels.
Je contemplais avec curiosité les restes de cette enveloppe charnelle,
maison démeublée dont la céleste habitante allait partir; je cherchais
quelque trace de ce qui avait été jeune, vivant et beau, sur cette tombe
d'un passé qui n'avait même point laissé d'épitaphe. Tout à coup les
lèvres qui semblaient scellées s' entr 'ouvrirent; une, voix confuse et
inégale appela notre conductrice.
— Tona!
Tona courut à la vieille femme, appuya la bouche contre sa joue et
répondit :
— Me voici, mère-grand.
— Les autres ne viennent-ils pas d'entrer? demanda la fileuse.
— Non, grand'mère, ce sont des voyageurs.
— J'ai senti leur air passer sur moi; dis-leur que Dieu les protège,
Tona!
— Ils sont là et ils vous écoutent, mère-grand.
— Ah ! tu as raison; il n'y a que moi qui ai les oreilles fermées ! mur-
mura la fileuse en soupirant.
M S REVUE DES DEUX MONDES.
|É regardai Toinette avec surprise.
— Mais elle entend ! m'écriai-je.
— Quand je lui parle, répondit l'enfant; aucune autre voix ne peut
lui arriver; c'est un don que Dieu m'a fait comme à sa filleule 1
Je souris de cette croyance naïve. Le don, ainsi que l'appelait Toinette,
avait, en effet, une origine immortelle, car il lui venait de sa pieuse
tendresse. Cette tendresse seule avait pu lui apprendre à approcher ses
lèvres de la joue de l'aïeule, en ralentissant les modulations de la voix,
afin que le souffle pût en quelque sorte y écrire les paroles pronon-
cées (1); le miracle ne venait que du cœur.
Dans ce moment, le postillon rentra. Il venait de conduire ses che-
vaux à l'écurie et se plaignit de n'y avoir trouvé personne.
— Rougeot n'y est-il pas? demanda Toinette étonnée.
— Ah! bien oui, répliqua Jean-Marie, le galapianfô) est encore de
ripaille ! En voila un chrétien qui ne mourra pas de mal labeur ! Les
jours de grande fatigue, il a neuf doigts qui se reposent.
— Et pourtant sa besogne est faite, dit la jeune fille.
— Si c'est possible ! reprit le postillon émerveillé; il a donc toujours
à son service le farfadet?
— Ce n'est point pour Rougeot que vient le farfadet, dit Toinette avec
une sorte de vivacité; demandez plutôt à la mère-grand.
Et, Rapprochant de la fileuse :
— Pas vrai, grand' mère, que dans la famille il y a toujours eu le
lutin?
— Guillaumet, répéta la vieille femme, sur les traits de laquelle passa
comme un souffle de vie; oui, oui, c'est un vieux serviteur : il faut
avoir soin de lui, Tona.
— Soyez tranquille, mère-grand, toutes les nuits je laisse la petite
porte ouverte et la clé au garde-manger; aussi Guillaumet ne manque
jamais de venir.
— Vous l'avez aperçu? demanda mon compagnon.
— Oh! non, dit la fillette; grand'mère nous a avertis que, si on cher-
chait à le regarder, il s'enfuyait, et que sa vue pouvait faire mourir;
maison l'entend balayer, cirer les tables ou tirer l'eau du puits.
— Et il vient garnir les râteliers, tandis que cejodane (3) de Rougeot
dort dans la soupente à foin, ajouta le postillon; il paraît même que
Guillaumet monte sur la Pécharde au milieu de la nuit pour la con-
duire à la pâture et qu'il s'amuse à lui tresser la crinière. De fait, j'ai
(1) J'ai été témoin d'un phénomène du même genre aux Quinze-Vingts, où j'ai vu
converser avee un aveugle en traçant du doigt, entre ses deux épaules, les mots qu'on
voulait lui communiquer.
(2) Galapian, vagabond.
(3) Jodane, nigaud.
LES RÉCITS DE LA MUSE POPULAIRE. 119
tu le harin (1) amignonné de sa main comme les chevaux de foire du
Dessin.
— Faut pas mettre Guillaumet en colère I reprit la fileuse qui n'avait
rien entendu de ce qu'on venait de dire et qui continuait sa pensée; les
lutins ne sont pas chrétiens, vois-tu, fioulle, et ils n'ont pas appris à
pardonner.
— La grand'mère en aurait-elle fait l'épreuve? demandai-je, curieux
de provoquer la confidence de la vieille femme.
Toinette lui transmit ma question.
— Pas moi, pas moi, répondit-elle; quand Guillaumet était de mé-
chante humeur, qu'il semait les cendres sur le plancher ou jetait des
pailles dans le lait, je ne disais mot, et il reprenait son bon caractère.
Ah! ah! ah! avec les farfadets c'est comme avec les maris, il faut laisser
passer le nuage. L'ondée finie, ils sont pris de honte, et, pour racheter
chaque goutte de pluie, ils vous envoient trois rayons de soleil.
Je demandai s'il n'y avait aucun moyen de chasser le lutin quand on
en était las.
— Aucun, répondit la vieille en secouant la tête; ce sont des servi-
teurs qui restent par malice quand ce n'est plus par amitié. Demandez
plutôt au meunier du vieux moulin.
J'interrogeai du regard Toinette, qui dit à la fileuse de raconter l'his-
toire du meunier.
— Il n'y a pas d'histoire, reprit la vieille; la chose a été connue dans
le temps de toutes les paroisses qui font moudre sur Hérouval. L'homme
du vieux moulin s'était mis en guerre avec son farfadet, de sorte que
celui-ci le tourmentait à lui seul autant que trois huissiers. Quand le
soleil mettait les mares à sec et que la rivière, comme on dit, montrait
toutes ses dents, le lutin profitait de la nuit pour ouvrir les vannes et
laisser couler les réserves d'eau. Si le meunier levait ses meules, vite il
prenait les marteaux pour les repiquer à rebours. Souvent il attachait
des pierres à la grande roue, qui ne pouvait plus tourner; d'autres fois
il mêlait dans la trémie le seigle avec le froment; enfin, l'homme du
vieux moulin arriva si bien au bout de sa patience, qu'il voulut se dé-
livrer à tout prix. Le farfadet dormait d'habitude au fond des sacs de
blé de mars, couché sous la farine blutée comme dans la mousseline.
Une nuit donc, le meunier se leva sans rien dire, chargea tous les sacs
sur son âne et alla les vider à la rivière. Quand la dernière poche de
mouture fut à l'eau, il poussa un soupir de soulagement en pensant
que, s'il avait perdu pour cent écus de farine, il avait du moins noyé son
ennemi; mais, au même instant, une petite voix cria à ses côtés : « Voilà
(t) Harin, petit cheval.
120 REVUE DES DEUX MONDES.
qui est fait, mon homme, retournons dormir! Et, comme il relevait
la tète tout saisi, il aperçut le farfadet assis sur l'arçon du baudet.
La vieille fileuse ajouta beaucoup de choses sur le danger qu'il y
avait à irriter le lutin familier. Son inimitié ne se traduisait point seu-
lement en taquineries, en pertes ou en mauvais traitemens; elle pesait
sur vous comme une malédiction. La servante qui avait offensé le far-
fadet sentait sa main se dédoubler; tout lui échappait et se brisait à ses
pieds; le coq ne la réveillait plus au point du jour, le bois le plus sec
refusait de s'allumer et se tordait en pleurant; elle avait à subir sans
cesse les réprimandes du maître, jusqu'à ce qu'elle eût été chassée du
logis. Je retrouvais là tous les caractères du Kelpie écossais et du Hûtchen
(petit chapeau) de nos voisins d'outre-Rhin. Mon compagnon m'apprit
que la France méridionale avait également ses lutins appelés Fassilières,
de nature non moins maligne, mais plus facétieuse. Leur roi Tambou-
rinet avait toujours à sa suite, comme les princes du moyen-âge, un
bouffon qu'on nommait Drak, dont il fallait particulièrement se défier.
Malheur au voyageur qui avait oublié de lui offrir quelques miettes de
son goûter sur l'herbe ou de faire pour lui une libation avant de boire
aux fontaines! Drak débouclait les sangles de son cheval pour le faire
tomber dans la première mare et continuait à le persécuter, pendant
tout le trajet, de ces mille contrariétés qui, sans être des douleurs, em-
pêchent de savourer la joie.
On voit que, dans la légende du Drak, la muse populaire avait imité
la mythologie païenne en symbolisant des faits ou des instincts. Pour
certaines gens, en effet, le hasard semble toujours malencontreux,
tandis que, pour d'autres, il semble avoir toujours de l'esprit : c'est ce
que le peuple, dans son langage pratique, a exprimé par deux mots, la
chance et le guignon. La chance n'est autre chose que l'adresse in-
stinctive à connaître d'où va souffler le vent, à prendre le flot au mo-
ment où il part, à avoir soin d'arriver la veille des tempêtes. On lui a
donné, selon les lieux, les noms de bon génie, d'ange gardien, de fée
protectrice. Le guignon, au contraire, est la gaucherie naturelle qui
nous fait prendre toujours les choses par le côté où il n'y a point d'anses,
cueillir les fruits hors de saison, et croire que les couchers de soleil
sont des aurores. On l'a personnifié tour à tour dans le mauvais destin,
dans le démon ou dans le Drak méridional. Les espiègleries de ce der-
nier, racontées par mon compagnon de voyage avec l'accent timbré et
les gestes pittoresques de la Provence, nous divertirent singulièrement.
Au fond, c'était toujours la même fable; mais la version méridionale
avait quelque chose de particulièrement svelte et spontané. La Muse
révélait son origine par l'élégance de son allure : Incessu patuit dea.
Ici, du reste, comme toujours, l'invention n'avait fait que traduire
LES RÉCITS DE LA MUSE POPULAIRE. 121
l'esprit d'une race, car là est surtout le côté sérieux et pour ainsi dire
historique des superstitions populaires. Outre l'instinct général et hu-
main, elles expriment, dans leurs variantes infinies, le caractère par-
ticulier des différentes populations. Le monde fantastique de chaque
contrée lui appartient aussi réellement que son ciel, sa végétation , ses
fleuves ou ses montagnes. C'est la traduction symbolisée de son ame,
la forme que prennent chez elle le rêve et le désir. Écoutez les récits de
l'Arabe pauvre, avide et sensuel, sous la tente de poil de chameau qu'il
dresse parmi les sirtes du désert! Vous n'entendrez parler que d'om-
brages charmans, de palais merveilleux, de belles princesses, de tré-
sors et de couronnes! L'homme du Nord vous racontera les apparitions
du nain mystérieux qui remplit la lampe du mineur d'une huile inta-
rissable, et lui montre, dans les flancs de la terre, les filons d'or et
d'argent entrelacés comme des veines. Le sauvage de l'Amérique du
Nord vous dira comment l' herbe-manitou fait reconnaître les pistes de
l'élan jusque sur la surface des eaux, et ce qui arriva au jeune guerrier
mingwé, qui avait appris la langue des castors. Dans notre Europe
contemporaine elle-même, les traditions populaires prennent le carac-
tère, l'accent du pays où elles naissent : capricieuses et brillantes en
Espagne, gracieuses en Irlande, dramatiques en Ecosse, fines et mo-
queuses dans notre France , plus poétiques en Allemagne , et affectant
aisément la prophétie et le symbole. Je me rappelle à ce sujet que, ve-
nant de Badewiller, et traversant les clairières de la Forêt Noire dans
lesquelles les distillateurs d'eau de cerise ont établi leurs chalets, je
m'arrêtai à l'une des cabanes où l'on vendait à boire. J'y trouvai un
vieux paysan badois qui me souhaita la bienvenue en français. Il avait
servi sous nos drapeaux et assisté aux désastres de la campagne de
Moscou. Lorsque nous quittâmes ensemble la distillerie, il m'accom-
pagna quelque temps à travers la montagne : en traversant une sorte
de carrefour dont j'ai oublié le nom, il me montra un vieux cerisier
desséché, qui portait le nom de cerisier de la promesse. Dans les anciens
temps, me dit-il, deux armées s'étaient livré là une grande bataille.
La lutte avait été si acharnée, que tous les cavaliers furent démontés,
et que le sang entrait par-dessus leurs bottes fortes et coulait jusqu'à
leurs talons. Enfin, ceux qui défendaient la bonne cause furent vain-
cus. Leur chef vint mourir sous le cerisier, qui alors déjà était tel
qu'on le voit aujourd'hui; il y imprima sa main sanglante dont on voit
encore la trace, en déclarant qu'un jour cet arbre reverdirait, et qu'a-
lors la bonne cause remporterait à son tour une victoire décisive. De-
puis, on avait coupé l'arbre bien des fois; mais, bien que mort en ap-
parence, le cerisier repoussait toujours. Le paysan badois, qui habi-
tait la frontière républicaine du canton de Bâle-cam pagne, ajouta d'un
air que je n'oublierai jamais :
42$ REVUE DES DEUX MONDES.
— Les pères ont expliqué que ce cerisier était la liberté des Alle-
mands. Nous n'avons encore qu'un tronc desséché, mais j'espère bien
ne pas mourir sans le voir pousser des feuilles et sans assister à la
grande bataille d'expiation.
En France, où l'esprit d'insurrection est certes plus prononcé que de
l'autre côté du Rhin, on chercherait vainement une pareille tradition.
Chez nous, le peuple ne confie au conte que ses rêveries; quant aux
espérances possibles, au lieu d'en faire des fables, il les traduit résolût
ment en actions. La fantaisie allemande côtoie toujours la vie pra-
tique; elle se donne, par la précision des détails, un air d'authenticité.
Le conte de nourrice ressemble à un document historique; vous y
trouvez souvent les noms exacts des nobles familles, le souvenir des
grands événemens, une connaissance des mœurs, des fonctions, des
lois, la date du fait et ses moindres circonstances. Le fantastique a enfin
pris corps dans le réel. Chez nous, rien de pareil. Nulle observation des
temps, des personnes ni des lieux. La scène de nos Mille et une Nuits
se passe presque toujours au milieu d'une contrée sans nom, entre des
personnages qui n'ont point vécu. On n'y trouve jamais ce charme que
donne l'apparence de la vérité, et nous ne croyons pas assez à nos jar-
dins féeriques pour y faire éclore la fleur de naïveté qui embaume les
traditions germaniques. Aussi nos superstitions, qui sentent le badi-
nage, se sont-elles bien vite effacées dans nos villes et jusque dans nos
bourgades: à peine ont-elles survécu dans les campagnes : là aussi le
temps les emportera. Plein d'un respect religieux pour la marche pro-
videntielle des sociétés, nous n'accuserons pas le siècle, qui a fait son
devoir en passant le soc sur ces ruines et y semant le sel comme les con-
quérons antiques; nous savons que les arbres doivent laisser tomber
leur couronne de fleurs quand vient la saison des fruits; mais, tout en
acceptant ce qui s'accomplit comme bon et juste, nous ne pouvons
nous empêcher de demander tout bas quel sera le sort réservé à cer-
tains instincts qui trouvaient naturellement à se satisfaire dans ce
monde détruit. Quand on aura ôté aux hommes leurs rêves pour les
soumettre au seul régime de la raison positive, est-il sûr que beaucoup
d'entre eux ne trouveront point le pain dont on les nourrit un peu fade
et bien dur? N'est-il pas à craindre même qu'ils ne s'y accommodent
qu'à la condition de quelque appauvrissement de leur nature? Certes,
nous ne demandons pas qu'on leur conserve la croyance aux revenans,
aux magiciens, aux lutins et aux fées; mais devront-ils perdre en même
temps les aspirations immortelles, le besoin de protection en dehors du
monde sensible, le sentiment que la création entière est liée à nous par
d'invisibles influences? Si vous leur ôtez la superstition, apprenez-leur
la vraie foi, car, ne vous y trompez point, les croyances populaires n'é-
taient que les symboles obscurcis d'aspirations et d'espérances inhé-
LES RÉCITS DE LA MUSE POPULAIRE. 123
rentes à notre destinée. Brisez les grossières statues, il le faut; mais, pour
Dieu! respectez ce qu'elles traduisaient imparfaitement.
III. — LA FÉE DU LION -ROUGE.
La grand'mère n'avait rien entendu de l'histoire du Drak racontée par
le Provençal, et elle était retombée dans son silence automatique. Ce
qu'elle avait dit des lutins me prouvait que l'âge n'avait point effacé de
son souvenir les traditions du pays, et qu'en l'interrogeant, je pourrais
beaucoup apprendre. Déjà, plusieurs fois, j'avais fouillé avec fruit dans
ces mémoires à demi éteintes, comme dans de vieilles éditions lacérées
par le temps; mais je ne pouvais lui adresser de questions que par l'en-
tremise de sa petite-fille, et celle-ci venait de nous quitter, attirée par
les cris du nouveau-né, qui occupait avec sa mère une chambre dont
nous n'étions séparés que par une petite cour. Je la vis bientôt revenir
avec des langes qu'elle suspendit au foyer. La fileuse lui demanda des
nouvelles de l'accouchée.
— Mère va bien, dit Toinette; mais elle donnerait une année de sa
vie pour une heure de dormir, et le petit frère crie comme un aigle.
— Apporte-le, dit la vieille femme, je l'accâlinerai dans mon giron.
— C'est inutile pour l'heure, mère-grand, dit la fillette; il a pris h
somme.
Et se tournant vers nous :
— Je ne dis pas que j'ai porté le berceau dans la chambre jaune,
ajouta-t-elle en souriant; grand'mère aurait peur des méchantes fades
qui viennent tourmenter les nouveau-nés*
Ceci me servit naturellement de transition pour prier Toinette d'in-
terroger la fileuse sur les superstitions populaires du canton. La jeune
fille transmit fidèlement mes questions; mais les réponses de la vieille
femme impatientée furent courtes. Mon compagnon, qui vit mon dé-
sappointement, haussa les épaules.
— Que Dieu vous bénisse! dit-il ironiquement; vous voulez tirer de
l'huile d'un olivier mort.
— Ah! vous croyez cela? dit Toinette; eh bien! vous allez voir si la
mère-grand ne se rappelle pas quand elle veut!
Et s'approchant de la fileuse comme elle l'avait déjà fait :
— Pas vrai que le monde n'est plus comme quand vous étiez jeune,
mère-grand? dit-elle d'une voix caressante.
La vieille hocha la tête et répondit par une exclamation plaintive.
Le Provençal se retourna.
— Sur mon honneur, la momie a soupiré! s'écria-t-il.
— Ah! c'était alors la bonne époque, reprit la jeune fille du même
J24 REVUE DES DEUX MONDES.
ton insinuant; vos amoureux plantaient des mais garnis de rubans de-
vant vos portes; on faisait danser des rondes d'épreuve aux nouveaux
venus pour savoir s'ils étaient braves; vous aviez de belles veillées
où les anciens apprenaient le moyen d'échapper aux sorciers et de se
faire bien venir des bonnes filandières.
Le rouet de la vieille femme s'était arrêté; elle écoutait la voix de
l'enfant comme si elle eût entendu la voix même de sa jeunesse. Les
rides de son visage s'agitaient et semblaient sourire, ses paupières s'en-
tr'ouvraient, l'œil éteint cherchait la lumière. Nous regardions avec
une curiosité étonnée cette espèce de résurrection que venait d'accom-
plir la parole de Toinette. La vieille femme porta la main à son front
comme pour se rappeler, et ses doigts se mirent à jouer avec une mèche
de cheveux blancs que ses coiffes laissaient échapper. Il y avait dans
ce geste rêveur je ne sais quelle réminiscence déjeune fille dont je fus
ému.
— Oui, oui, murmura la fileuse, qui semblait parler tout haut, à la
manière des enfans ou des vieillards; comme le pays était beau alors!
et quelles gens affables 1 Toujours un sourire quand on passait, et : —
Bonjour la grande Cyrille! bonjour la jolie fille! Ah! ah! ils savaient
vivre dans ce temps-là! Et pourtant Gertrude et moi nous étions les
plus recherchées. Pauvre Gertrude, qui devait finir si tristement! Mais
aussi son frère avait déniché sous le toit la poule de Dieu (l'hirondelle),
et elle avait écrasé le cri-cri (grillon) de la cheminée. Quand on fait
du mal aux petites créatures qui vivent sous notre protection, les bons
anges pleurent et quittent le logis.
Ici, la voix de la grand'mère devint plus basse, elle continua quel-
que temps, en mots inintelligibles, sa divagation rétrospective; puis
nous l'entendîmes qui parlait du rêve Saint-Benoît.
— N'est-ce pas lui, grand'mère, qui fait voir en songe l'homme qu'on
épousera? demanda Toinette.
— Je l'ai vu, moi, reprit la vieille en souriant d'un air de triomphe;
mais j'avais suivi toutes les prescriptions. La chandelle éteinte, j'avais
mis mon pied nu sur le bord du lit en prononçant les quatre vers d'ap-
pel, et je m'étais couchée sans penser à rien autre chose qu'à celui qui
devait dormir sur mon oreiller. Aussi, vers le milieu de la nuit, j'ai vu
clairement en songe Jérôme, le postillon d'Achy.
— Et quand faut-il faire l'épreuve, grand'mère? demanda Toinette
avec un intérêt attentif qui trahissait déjà de vagues souhaits.
— La veille de Noël, répliqua la fileuse; mais, pour réussir, il faut
n'avoir contre soi ni fée, ni esprit, sans quoi ils rompent l'appel. Voilà
ce qu'ils oublient tous maintenant, vois-tu, fioule; ils ne savent pas que
les esprits sont partout, sous toutes les figures, pour éprouver notre
bon cœur ou notre méchanceté. Si on veut être sûr de ne pas les mé-
LES RÉCITS DE LA MUSE POPULAIRE. J25
contenter, il faut se conduire en chrétien avec toutes les choses du bon
Dieu.
Je fus frappé de ces dernières paroles qui commentaient, pour ainsi
dire, mes propres pensées, en faisant du monde fantastique l'invisible
gardien de la morale dans le monde réel. Je demandai à la grand'mère
si les traditions ne parlaient point de gens punis, par certains esprits,
de leurs bons procédés.
— Jamais, répondit-elle; les plus mauvais s'en vont en grondant
quand ils trouvent un brave cœur, et ils ont coutume de dire qu'ils sont
trop bien gardés pour eux. Il y en a même qui ont de bons mouvemens.
Un jour, le Goubelino, qui était déguisé en mendiant, demanda une
poignée de sel à un saulnier, et, comme celui-ci lui en donna trois au
nom de la Trinité, le Goubelino toucha les clochettes de la maîtresse-
mule, qui se changèrent aussitôt en clochettes d'or. Puis il y a les
bonnes filandières, qui font des dons de richesse et prennent les enfans
sous leur protection. De mon temps, elles ont enrichi plus d'une fa-
mille; aussi les pauvres gens les attendaient toujours, et ça rendait
leur pain noir moins dur.
— Hélas ! pourquoi donc, grand'mère, ne les voit-on plus? dit Toi-
nette d'un accent plaintif.
— Les fades ont l'ame fière, répondit la fileuse; elles ne se montrent
qu'à ceux qui les appellent avec confiance de cœur. Et comme on ne
croyait plus en elles, la plupart ont quitté le pays avec leurs maris, les
farfadets.
— Et cependant il nous en reste un, fit observer Toinette.
La vieille étendit la main avec une sorte de solennité.
— Tant que mère-grand habitera le Lion-Rouge, dit-elle, les esprits
viendront la voir; mais, quand ils auront entendu le marteau clouer
son dernier lit, tous partiront avec leur vieille amie.
A ces mots, elle redressa sa quenouille, et le rouet recommença à
faire entendre son ronflement monotone. Je regardai mon compagnon.
— Elle ne dit que trop vrai , repris-je; les vieilles générations em-
portent, en disparaissant, toutes les naïves croyances du passé, sans
qu'il nous soit permis d'y substituer les rêves de l'avenir. Je viens de
traverser les campagnes, et partout on m'a montré des grottes qu'ha-
bitaient autrefois les lutins ou les fées, en m'affirmant que leurs entrées
se rétrécissaient chaque année, et que bientôt elles seraient closes pour
jamais. N'est-ce point une symbolique prophétie, et la tradition popu-
laire elle-même ne semble-t-elle pas annoncer que la porte des illu-
sions, ouverte jusqu'ici sur le monde, se referme lentement? Hélas! que
vont devenir nos générations d'essai entre cet antique soleil qui se
couche et ce jeune soleil qui n'est pas encore levé?
— Elles feront comme nous, reprit le Provençal, elles attendront
426 REVUE DES DEUX MONDES.
qu'on ait remis une roue neuve à leur diligence; seulement elles ne
feront pas la sottise d'attendre à jeun, et je propose de les imiter en
soupant.
Jean-Marie déclara que nous n'en aurions point le temps, et com-
mençait à prouver son assertion par un syllogisme invincible, quand
mon compagnon cria de mettre pour lui un troisième couvert , ce qui
dérouta subitement la logique du postillon et amena une conclusion
contraire aux prémisses. Toinette se hâta de dresser la table devant le
foyer, où flambait une de ces bourrées de traînes ramassées à la lisière
des taillis. Elle déploya une nappe de grosse toile à franges et apporta
des assiettes ornées de figures et de légendes rimées. Celle qui m'échut
en partage reproduisait l'histoire d'Henriette et Damon, cette odyssée
de X amour parfait, c'est-à-dire malheureux et fidèle. Le Berquin popu-
laire qui avait rimé l'amoureuse légende y racontait, avec une simpli-
cité enfantine, le premier aveu des deux amans et la visite de Damon
au père d'Henriette.
Damon, plein de tendresse,
Un dimanche matin,
Ayant ouï la messe
D'un père capucin,
S'en fut chez le baron;
D'un air civil et tendre :
— Je m'appelle Damon,
Que je sois votre gendre.
Le père refuse, en déclarant que sa fille doit entrer au couvent, afin de
laisser tout l'héritage à son frère, et Damon part désespéré. Il est ab-
sent depuis plusieurs mois, lorsque le baron reçoit une lettre qui lui
annonce la mort de son fils. Il court aussitôt en faire part à Henriette,
qu'il veut retirer de son monastère; mais celle-ci a appris que Damon
avait péri près de Castella, en Italie, et elle s'écrie à son tour qu'elle
veut prendre le voile :
— Coupez mes blonds cheveux,
Dont j'ai un soin extrême;
Arrachez-en les nœuds,
J'ai perdu ce que j'aime!
Elle va prononcer ses vœux, lorsqu'on annonce
Qu'un captif racheté,
Revenant de Turquie,
Jeune et de qualité,
En tous lieux se publie.
Les nonnes veulent le voir, et Henriette reconnaît Damon, qui lui ra-
LES RÉCITS DE LA MUSE POPULAIRE. J27
conte ses aventures chez les infidèles et sa délivrance par les religieux
mathurins. Le père, qui est enfin touché, consente unir les deux amans;
mais, au bout de sept mois de bonheur, Damon meurt de mort subite,
et la complainte finit par cette naïve réflexion, qui pourrait servir
d'épigraphe à la vie humaine elle-même :
Hélas! comme on regrette
Le court contentement!
Je relisais avec un demi-sourire cette ballade, où la puérilité de la
forme n'avait pu détruire complètement la grâce touchante du fond,
et, songeant à tant de générations dont les voix l'avaient chantée, je
me demandais quelle inspiration du génie pouvait se vanter d'avoir
éveillé autant de rêves et troublé autant de cœurs que ce romancero
de village transmis de la mère à la fille comme un évangile d'amour.
Les cris du nouveau-né m'arrachèrent à ma rêverie. Depuis long-
temps déjà, ils se faisaient entendre; mais Toinette, tout en se hâtant,
voulait achever de mettre le couvert avant d'aller à l'enfant.
— Un instant, cri-cri, un instant, murmura-t-elle; quand on est
destiné à recevoir les gens, faut s'habituer à être servi le dernier.
— En voilà un huard qui n'aime pas qu'on landoreî fit observer le
postillon en riant; prends-y garde, Tona, car, comme dit le proverbe :
Ce qui s'apprend au ber
Ne s'oublie qu'au ver.
— Soyez tranquille, reprit-elle, les pauvres gens n'ont qu'à vivre
pour prendre des leçons de patience.
Mais l'enfant n'avait point encore eu le temps de faire cet apprentis-
sage; aussi ses cris devinrent-ils plus perçans. La grand'mère sembla
prêter l'oreille. Soit que la voix frêle et claire du nouveau-né pénétrât
plus facilement la sourde muraille qui semblait l'envelopper, soit qu'il
y ait dans les femmes qui ont été mères un sens caché que l'âge ni
l'infirmité ne peuvent émousser, elle se redressa en criant :
— L'enfant appelle!
— J'y vais, grand'mère, dit Toinette en achevant précipitamment
les derniers apprêts.
— L'enfant est seul! répéta la fileuse d'un accent inquiet; sur votre
salut, Tona, prenez garde qu'il ne soit mal doué par votre faute!
La jeune fille, effrayée du ton de la grand'mère, saisit une lumière,
ouvrit la porte et traversa rapidement la petite cour. Je la suivis du
regard au milieu de l'obscurité, et je la vis entrer dans une pièce du
rez-de-chaussée, dont les fenêtres s'éclairèrent; mais, presque au même
instant, un grand cri se fit entendre, et elle reparut sur le seuil, les
J2R REVUE DES DEUX MONDES.
traits bouleversés, les bras étendus et semblant reculer devant une
vision.
Nous nous levâmes tous trois d'un même mouvement, et nous cou-
rûmes à la porte en demandant ce qu'il y avait.
— Elle est là, dans la chambre jaune! bégaya Toinette.
— L'accouchée? demandai-je.
— Non, non, la fade!
Et, comme nous faisions un pas pour y courir, Toinette nous arrêta
du geste et fit signe de se taire. Un chant de berceuse venait de s'élever
au milieu de la nuit. Ce n'était pas une mélodie précise, mais plutôt
quelques-unes de ces modulations caressantes que les femmes impro-
visent pour leurs divagations maternelles. Il me sembla distinguer des
mots d'une langue étrangère :
Te la bejas bera hillo,
Te la bejas bera nobio (1)!
Mon compagnon tressaillit comme s'il eût reconnu ces paroles; mais
Toinette lui saisit le bras :
— Regardez, regardez! murmura-t-elle d'une voix étouffée.
Sa main nous désignait la fenêtre éclairée; nous fîmes un mouve-
ment : derrière le vitrage, une femme venait d'apparaître tenant dans
ses bras le nouveau-né qu'elle berçait en chantant. Ses longs cheveux
noirs tombaient sur ses épaules; elle avait les bras nus, et portait une
sorte de basquine brillante de paillettes et de broderies. D'abord noyée
dans la pénombre, la vision s'approcha bientôt de la fenêtre, où sa sil-
houette se détacha nettement encadrée dans la baie lumineuse. Le Pro-
vençal poussa une exclamation :
— Eh! Dieu me damne, c'est elle! s'écria-t-il.
— Qui cela? demandai-je.
— Ma Dugazon languedocienne de Beaumont.
— Que dites-vous? Sous ce costume?
— Ne vous ai-je pas raconté qu'ils étaient tous partis hier soir sans
avoir le temps de changer d'habits? La petite est encore en princesse
de Sicile.
— Alors toute la troupe est donc ici? m'écriai-je.
— Ce sont les voyageurs arrivés avant nous, fit observer Jean-
Marie.
— Et qui étaient tous empaquetés dans des châles et des manteaux,
ajouta Toinette frappée d'un trait de lumière; justement leurs chambres
sont là derrière.
— Pardieu! voilà le mystère, reprit le Provençal en riant; la prin-
(i) Puisses-tu la voir belle enfant, puisses-tu la voir belle épousée!
LES RÉCITS DE LA MUSE POPULAIRE. 129
cesse aura entendu les cris du marmot, et, en créature compatissante,
sera venue pour les apaiser. Attendez-moi là, je vais vous amener
la fée.
Il courut à la chambre jaune, et nous le vîmes reparaître un instant
après avec la jeune femme, qui riait aux éclats de la méprise. Le reste
de la troupe, attiré par le bruit, vint bientôt nous rejoindre. Mon com-
pagnon, ravi du hasard qui lui ramenait inopinément la jolie Langue-
docienne, déclara que nous souperions tous ensemble, et ordonna à
Toinette de mettre l'auberge au pillage. La vue d'un menu des plus
modestes, mais sur lequel ils n'avaient point sans doute compté, mit nos
invités de belle humeur, et l'entretien prit un ton de gaieté bohé-
mienne tout-à-fait divertissant.
C'était la première fois que je me trouvais en contact avec une de
ces bandes errantes, pauvres hirondelles de l'art qui, moins heureuses
que leurs sœurs du ciel, volent sans cesse après un printemps qui leur
échappe et cherchent vainement un toit pour suspendre leurs nids. En
voyant ces derniers vestiges de mœurs oubliées, je me figurais les
comédiens de campagne avec lesquels Molière avait autrefois parcouru
nos provinces, dressant, comme Thespis, des théâtres improvisés et res-
suscitant un art perdu. Animés par le souper et par la vue d'un punch
auquel le Provençal venait de mettre le feu, nos convives parlèrent de
leurs excursions vagabondes, de leurs courtes prospérités, de leurs
misères renaissantes. La Languedocienne surtout, que les soins galans
de mon compagnon disposaient à la confiance, se laissa aller à raconter
une partie de son histoire. C'était un de ces romans mille fois refaits et
toujours à refaire qu'écrivent tour à tour l'insouciance, la jeunesse et
la pauvreté. Elle nous le confiait avec des bouffées de folie et d'atten-
drissement dont les reflets passaient sur son visage comme passent sur
un ciel changeant les rayons de soleil et les nuées. Elle avait autrefois
habité chez un oncle, près de Céret, et parlait avec de naïfs ravissemens
de ses plaisirs de jeune fille : courses dans la montagne, contrapas
dansées sur la place des villages, promenades de noces conduites par
les joncglas au son du galoubet et du tambourin.
Mon compagnon, qui avait passé plusieurs années dans le Roussillon •
lui donnait la réplique et s'associait à tous ses enthousiasmes. Elle
arriva à parler de la reine des danses méridionales, le bail, et il s'écria
qu'il l'avait autrefois dansée en veste et en bonnet catalans; elle en
marqua les mesures sur son verre, et il se leva en indiquant les poses;
enfin, cédant tous deux à cet entraînement qui fait de la danse, dans
les pays du soleil, une sorte d'irrésistible contagion, ils se saisirent par
la main, et commencèrent les passes gracieuses de la baillas des Pyré-
nées. Ces passes consistent principalement en voltes, en retraites et en
poursuites cadencées, qu'entrecoupent les fameux pas de la camada
TOMl II. 0
130 UEVUE DES DEUX MONDES.
rodona et de /' espardanyeta (\). La danseuse place ensuite sa main
gauche dans la main droite du danseur, la balance trois fois, s'élance
d'un bond et va s'asseoir sur l'autre main.
Cette danse hardie était entremêlée de cliquetis de doigts, de frap-
pemens de talons, de cris élancés, qui lui donnaient quelque chose d'é-
légant et de rustique tout à la fois; on se sentait emporter malgré soi
par ces mouvemens d'une spontanéité agreste; on s'associait d'instinct
à cette joie en action. En contemplant, au centre de l'aube lumineuse
que répandaient les chandelles et le foyer, ce couple dansant de vieilles
baillas presque oubliées, et, au fond, plongée dans l'ombre, la grand'-
mère qui continuait de filer, étrangère à tout ce qui se passait, il me
semblait voir les images de la tradition riante du Midi et de la tradition
mélancolique du Nord s'éteignant toutes deux, l'une dans la lumière
et le bruit, l'autre dans les ténèbres et le silence.
Le bruit d'un cheval qui arrivait au galop interrompit le bail. Jean-
Marie, persuadé que c'était le conducteur qui venait nous chercher,,
courut à sa rencontre, dans la cour d'entrée, et je le suivis; mais, à
notre grand étonnement, nous n'y trouvâmes qu'une jument blanche
haletante et couverte de sueur; un jeune paysan était occupé à la dé-
brider.
— Comment, c'est toi, Rougeot? dit le postillon en reconnaissant le
garçon d'écurie du Lion-Rouge.
Rougeot ne parut point avoir entendu et continua son travail.
— D'où diable peut-il arriver à cette heure? demanda Jean-Marie à
Toinette, qui venait de nous rejoindre.
— Il n'y a que lui pour le dire, répliqua la fillette. Eh! Rougeot!
répondrez-vous à la fin?
Le paysan, qui avait ôté la bride, prit la jument par le licou pour la
conduire à l'écurie. Je m'avançai vers lui, il s'arrêta en me trouvant
sur son passage, mais sans avoir l'air de me voir. Je m'aperçus alors
que ses traits étaient contractés, et que ses yeux entr'ouverts laissaient
voir des prunelles immobiles. Un soupçon traversa brusquement ma
pensée. Je saisis Rougeot par les deux bras, et je le secouai brusque-
ment. Il me laissa faire sans résistance. Tous les spectateurs nous en-
touraient et l'appelaient par son nom. Je pris une poignée de neige dont
je lui frottai le visage; il tressaillit enfin; ses yeux se fermèrent, puis
s'ouvrirent, et il regarda autour de lui comme un homme qui s'éveille.
— Quoi? que voulez-vous? demanda-t-il, surpris de se trouver là à
pareille heure et ainsi entouré.
— Il est ensorcelé ! crièrent Jean-Marie et Toinette effrayés.
(1) La camada rodona consiste à passer le pied droit par-dessus la tête de sa dan-
seuse; V espardanyeta, à battre rapidement le talon contre le cou-de-pied.
LES RÉCITS DE LA MUSE POPULAIRE. 431
— Eh! non! dit le Provençal; il est somnambule!
Je compris alors la double apparition du Goubelino près de la dili-
gence et la chasse fantastique dont nous avions été témoins. Le passage
du cavalier somnambule près des fermes isolées avait sans doute
éveillé les chiens, qui l'avaient poursuivi. Ceci expliquait également le
farfadet du Lion-Rouge. On fit entrer dans l'écurie Rougeot et sa mon-
ture; tous deux paraissaient mourans de fatigue. La jument, que le
jeune paysan avait précipitée au hasard à travers les ravins et les hal-
liers, était de plus marbrée de traces sanglantes. Toinette avait pris
une poignée de paille pour essuyer la sueur et poussait une exclama-
tion à chaque nouvelle plaie.
— Jésus! regardez, s'écriait-elle, du sang à la bouche, du sang au
poitrail, du sang partout!
— Ce n'est rien, répondait Jean-Marie, qui, par esprit de corps,
cherchait à excuser le garçon d'écurie.
— Oui, mais les genoux, remarqua le Provençal; ne voyez-vous
pas que la bête s'est couronnée.
— On la mènera au mire, reprit le postillon; il la pansera et lui
mettra une genouillère.
— C'est inutile, s'écria la Languedocienne, qui nous avait suivis, je
sais comment cela se guérit dans mon pays.
— Vous avez un remède? demandai-je.
— Infaillible, reprit-elle : il suffit de négliger la plaie jusqu'à ce que
les vers s'y mettent; alors on va dans la campagne, on cherche un plant
d'yeule, on en tord quelques feuilles et on lui dit : Adiou, sies, mousu
laoussier; se me trases pas lous bers de main berbenier, vos coupi la
cambo mai lou pey. (Bonjour, monsieur l'yeule; si vous ne tirez pas les
vers de l'endroit où ils sont, je vous coupe la jambe et le pied). L'yeule,
qui est magicien, prend peur, et il se hâte de guérir la plaie.
Comme la princesse de Sicile achevait de nous donner cette recette
méridionale, la grand'mère, qui avait rejoint Toinette dans l'écurie
et à qui la jeune fille avait tout expliqué, reparut avec elle.
— Faut pas malmener Rougeot, disait-elle avec calme; la faute n'est
pas à lui, mais à ceux qui ont voulu le faire vivre.
— Pourquoi cela, mère-grand? demanda Toinette.
— Parce qu'il est bâtard, reprit la fileuse, et qu'à toutes les pleines
lunes ceux qui ne sont pas nés du mariage sortent malgré eux de leur
lit pour courir par les campagnes. Dieu sait mieux se revenger que les
hommes, vois-tu; il punit les mères dans les enfans.
Presque aussitôt le conducteur de notre diligence arriva, et nous
avertit que la voiture était remise sur ses roues; il fallut songer à re-
partir. Cette séparation parut coûter beaucoup à mon compagnon. Un
432 REVUE DES DEUX MONDES.
instant, il sembla hésiter; mais il était appelé à Abbeville par des re-
couvremcns à échéance. Il épuisa, pour se dédommager, tout son vo-
cabulaire de malédictions marseillaises, aux grands éclats de rire de la
Languedocienne, qui, soit discrétion, soit indifférence, ne fit rien pour
le retenir. Cependant, lorsqu'il la prit à part et qu'il se mit à lui parler
vivement à demi-voix, elle devint tout à coup sérieuse. Quelques mots
qui arrivèrent jusqu'à moi me firent supposer que le Provençal, ne
pouvant adopter l'itinéraire de la jeune fille, lui proposait de suivre le
sien; mais elle secoua la tête, et, lui montrant avec une subite mélan-
colie le fourgon que ses camarades se préparaient à atteler, elle lui
répondit par les paroles solennelles que prononcent ses compatriotes
lorsqu'ils viennent recevoir sur le seuil la jeune épouse de leur fils :
— Ad pé d'aquet, ma hillo, quet caou biouré et mouri! (c'est à ce foyer,
mon enfant, que tu dois vivre et mourir!)
Le Provençal lui serra la main sans insister, et nous rentrâmes à
l'auberge pour prendre nos manteaux. La mère-grand, à qui j'adressai
un adieu transmis par Toinette, nous accompagna jusqu'à la porte de
souhaits d'heureux voyage, dans lesquels se mêlaient naïvement les
superstitions antiques et les superstitions chrétiennes.
— Que Dieu leur fasse rencontrer une croix de bon présage ou une
pie qui vole à droite! dit-elle en ayant l'air de se parler à elle-même;
dans ma jeunesse, un voyageur ne quittait pas le Lion-Rouge sans
prendre au vaisselier une feuille de laurier bénit. Aussi le père en avait
planté toute une haie dans le verger; mais nos gens l'ont arrachée
pour agrandir le champ de luzerne, car maintenant on fait tous les
jours la part plus petite au bon Dieu.
Je cherchai à détourner la vieille femme de cette pente chagrine en
la remerciant de ses récits des anciens temps et en exprimant l'espé-
rance de pouvoir les entendre plus longuement au retour. Elle fit de
la main un geste mélancolique.
— Tous les jours que je vis encore sont des délais accordés par la
Trinité, me dit-elle gravement; l'aubépine qu'on avait plantée le jour de
ma naissance à la porte du jardin est morte l'automne dernier; il n'y
a plus ici de fleurs de mon temps; les gens et moi nous ne regardons
plus du même côté! Tout ce que je demande, c'est que l'on ait le temps
de tisser le fil de mes dernières quenouillées pour m'en faire un drap
mortuaire.
— Elle a raison, dis-je en sortant au Provençal; sa présence semble
un anachronisme vivant; au foyer villageois, de même qu'au foyer des
villes, tout est changé; c'est un théâtre dont le temps a fait tomber les
décorations et a fermé toutes les fausses trappes. Le drame domestique
s'y joue désormais, comme les proverbes, entre deux paravens. La
LES RÉCITS DE LA MUSE POPULAIRE. 133
muse de la famille, à laquelle nous devons les contes de nos veillées, est
devenue sourde et aveugle comme la grand'mère, et, comme elle,
on la voit filer son linceul.
Nous avions repris le sentier qui conduisait à la grande route. Le vent
avait cessé de souffler, le froid était devenu moins vif. Les pâles lueurs
d'une aurore d'hiver s'épanouissaient lentement à l'horizon. On com-
mençait à revoir les ondulations de la campagne, les bouquets d'arbres
et les hameaux épars, dessinant dans le crépuscule leurs formes con-
fuses.Quelques chants de coqs perçaient la brume matinale, et de loin
en loin des gémissemens d'oiseaux engourdis se faisaient entendre au
creux des fossés presque enfouis sous la neige. Avant de tourner le
chemin qui conduisait à la grande route, nous jetâmes un regard der-
rière nous, et, à travers la demi-obscurité, nous aperçûmes les comé-
diens groupés dans la cour du Lion-Rouge et achevant leurs prépa-
ratifs de départ; mon compagnon soupira.
— Ne saviez-vous pas que cela devait finir ainsi? lui dis-je en sou-
riant; nous avions commencé par les illusions, il fallait bien finir par
les regrets. Regardez là-bas la grand'mère debout sur le seuil près de
la princesse de Sicile. Ce sont là deux poésies que nous laissons derrière
nous : notre nuit s'est écoulée, pour moi au milieu des féeries du vieil
âge, pour vous au milieu de celles de la jeunesse; nous avons le même
sort : après le rêve vient la réalité.
C'est un juste retour des choses d'ici-bas.
Et si vous vous en plaigniez à votre Languedocienne, elle vous ré-
pondrait parla phrase proverbiale de son pays : Cos coumte Ramoun (1).
Emile Souvestre.
(1) Cos coumte Ramoun, cela est comte Raymond, c'est-à-dire cela est juste. Ce
proverbe s'est établi par suite des souvenirs de droiture et d'équité qu'a laissés dans le
Languedoc Raymond V, comte de Toulouse, qui vécut au xnc siècle.
ÉVANGELINE
HISTOIRE AGADIENNE.
Evangeline, a taie of Acadie, by Henry Wadsworth Longfellow.
«Voici la forêt primitive; le sapin murmure doucement, et les vieux
lichens verdâtres se balancent suspendus aux troncs moussus; des sons
prophétiques sortent des profondeurs de la solitude, comme si ces
chênes séculaires, druides immobiles et à la barbe blanchissante, se
plaignaient éternellement sur leurs harpes sonores. L'océan n'est pas
loin; j'entends sa voix mugissante, qui, sortant des cavernes rocheuses,
répond sans fin aux longues plaintes de la forêt. »
Ainsi commence Evangeline, poème singulier dont la septième édi-
tion vient d'être imprimée à Boston, et dont l'auteur est M. H.-W.
Longfellow, le plus original et selon nous le plus remarquable des
poètes anglo-américains. La scène et les acteurs de son drame appar-
tiennent, comme l'indique le début, aux solitudes primitives de la Nou-
velle-Ecosse et de la Louisiane. Evangeline est un roman écrit en
rhythme Scandinave et en langue anglaise sur un sujet français et
historique, orné de couleurs métaphysiques et romanesques par un
Américain des États-Unis. Voilà bien des étrangetés ensemble. On
(1) 1 vol. in-18, à Boston.
ÉVANGELINE. 435
aperçoit la fin et le commencement de deux littératures, le berceau et
le déclin de deux poésies, des ruines en poussière et une aube à peine
naissante sur ces ruines. Les choses humaines ne se font qu'ainsi, par
destruction et renaissance, par complication, alliance et connexité.
C'est un spectacle curieux que celui d'une race qui veut renouveler
son patrimoine intellectuel, et qui, sans répudier les débris de l'héritage
antique, cherche à se créer une littérature et une poésie personnelles.
Irrégularité, bizarrerie, affectation, imitation, peu de simplicité dans
les moyens, des effets cherchés et manques, il faut s'attendre à tous
ces malheurs et les excuser. L'œuvre de M. Longfellow, aussi incom-
plète dans son ordre que nos romans chevaleresques du moyen-âge
avec leur rhythme irrégulier et monotone et le défaut de proportions
qui les prive d'une partie de leur valeur, n'en est pas moins digne
d'examen et d'attention sérieuse. Nous avons reconnu dans ce poème,
plus que dans toute autre création américaine, l'expression de ce culte
du pays natal, de cet amour passionné pour le ciel et la terre d'Amé-
rique, de cette énergie morale et de cet esprit d'entreprise indomp-
table qui caractérisent les républicains des États-Unis. Le sentiment de
moralité, de pureté, l'amour du devoir, la sainteté des affections et de
la famille, très profondément empreints dans le poème, en sont l'ame
profonde et comme l'inspiration secrète. Tous les tableaux de paysage
sont exacts; non-seulement la fantaisie n'y a point de part, mais le sen-
timent qu'ils font naître est distinct, puissant, plein de fraîcheur, de
nouveauté, de vie; seulement le poète a rendu les contours de son des-
sin moelleux et élégans : l'énergie y a perdu.
En général, ce que l'on peut critiquer chez lui vient du vieux monde.
Les marques de vitalité et de force appartiennent au monde nouveau.
Il emploie trop de druides, de muses et de bacchantes; la défroque
de l'Europe ancienne et les atours mythologiques flottent gauche-
ment sur les fraîches beautés de la fille des bois. Il a aussi trop de
solennité et de mélancolie majestueuse. Un accent plus rustique et plus
passionné eût mieux convenu aux mœurs ingénues de ces Normands
transplantés sur les bords de l'Atlantique, dont il voulait retracer le
souvenir. Évangeline, le nom de la jeune Française, son héroïne, est
un premier contre-sens; je parie que la Normande acadienne s'appe-
lait Jeannette ou Marianne; fille d'un brave et joyeux fermier de la
colonie, elle ne rêvait guère aux beautés du clair de lune et n'en ai-
mait pas moins son fiancé. Le vrai secret de l'artiste aurait été de
trouver la grandeur de la passion dans les délicatesses naïves d'une
ame rustique et de les accorder avec la grandeur de la nature; il faut
convenir que M. Longfellow n'a pas été jusque-là. La paysanne nor-
mande et catholique a disparu dans l'héroïne calviniste et romantique
de sa création. Grâce à cette transformation savante, empruntée aux
436 REVUE DES DEUX MONDES.
poètes modernes de second ordre, — défaut qui se fait sentir dans tout
l'ouvrage, — il est question des dieux domestiques [ail its household
gods), quand il s'agit du vieux crucifix et du vieux bahut. Ici, comme
en bien des choses, la simplicité était l'art suprême.
Mais il est temps de parler de l'héroïne, puisque héroïne il y a. Quant
au sujet, il est charmant et bien préférable à celui de la Louise de
Voss et d'ffermann et Dorothée de Goethe.
Tout au bout du monde, près de Saint-Pierre-de-Miquelon, entre le
43e et le 54° degré de latitude , le 63e et le 68e degré de longitude,
existe encore maintenant une petite colonie française, ou plutôt le der-
nier fragment d'une colonie franco-normande du xvne siècle. Non-
seulement, comme dans le Haut-Canada, les mœurs et la langue de
cette colonie appartiennent à l'époque de Louis XIV, mais on y parle
le langage d'Olivier Basselin, et les grands bonnets cauchois, ces ca-
rènes renversées à voiles flottantes, y apparaissent dans leur orgueil
primitif. Le type originel de la race s'est conservé intact. « Les femmes
sont grandes et belles, dit M. Halliburton d'Halifax (1), juge anglais,
observateur sagace qui a donné à l'Europe quelques tableaux excel-
lens de ces régions ignorées; le profil normand se montre encore dans
sa vigueur et dans sa finesse héréditaire; les hommes sont gais, actifs,
vigoureux, ingénieux et braves; ils ne savent pas lire et soutiennent
entre eux de nombreux procès, moins par avidité ou violence que
pour exercer leur activité; le caractère scandinave-normand, avec son
élasticité énergique, semble reparaître en eux. Ils se mettent en mer
avec joie; ce sont des pêcheurs de morue infatigables et adroits. »
Marc Lescarbot, Diéreville et De Chevrier ont célébré en méchans
vers les mœurs patriarcales et les antiques vertus de ces fermiers,
pêcheurs et pâtres, dont il ne reste guère que dix mille dans la Nou-
velle-Ecosse, — gens étrangers aux lumières et aux sciences de la
civilisation, possédant peu de capitaux, — d'ailleurs fort heureux dans
leurs cabanes. Aujourd'hui même ce noyau résiste à la pression an-
glaise et aux populations diverses qui ont envahi la contrée. Souvent
chassés par les soldats anglais, ils sont revenus, dès qu'ils l'ont pu, faire
la pêche sur la côte. En vain les Anglais ont voulu se les assimiler, en
vain ils ont imposé au bourg normand de Port-Royal le nom de leur
triste reine Anne, si médiocre de caractère et d'esprit: Annapolis n'existe
que sur les cartes.
On pense bien que nos pêcheurs normands, bons catholiques, n'a-
vaient pas grande amitié pour les Anglais, et que leurs voisins les co-
lons puritains de la Pensylvanie et du Massachussetts ne voyaient pas
de bon œil ces Français papistes. Aussi, lorsque vers le commencement
(t) Voyez la Revue des Deux Mondes du 15 avril 18i5.
ÉVANGELINE. J 37
du xviiie siècle l'Acadie ou la Nouvelle-Ecosse fut cédée par nous aux
Anglais, ces derniers eurent-ils beaucoup de peine à soumettre les
pauvres Normands que le traité d'Utrecht leur livrait.
Le fait de la cession de l'Acadie, en apparence peu important dans
nos annales, est grave dans l'histoire du monde. Il signale le premier
moment de notre décadence monarchique et européenne, et celui de
l'ascendant pris par la société britannique, représentant les forces sep-
tentrionales et le protestantisme du Nord. En 1713, après les impru-
dentes guerres de Louis XIV, le traité d'Utrecht commence l'affaiblis-
sement de notre pouvoir. Nous perdons au sud Pignerol et les passages
des Alpes; au nord, les clés des Pays-Bas et la ligne de forteresses éle-
vées par Vauban nous restent. Pendant le cours du xviir3 siècle, nous
nous débattons contre la décadence. En 1735, la Lorraine et le pays
de Bar sont réunis à la France; en 1739, nous occupons militairement
la Corse; Minorque est reprise en 1745; enfin, en 1748, nous parvenons
à reconquérir un peu d'influence sur une portion de l'Italie; mais ce
ne sont là que des tentatives partielles, des efforts pour ressaisir un
pouvoir qui s'en va. En 1713, nous cédons Terre-Neuve aux Anglais
et cette petite et fertile Acadie dont il est question; il est vrai que nous
gardons encore à cette époque presque toutes les Antilles, le Canada,
la Louisiane, c'est-à-dire l'Amérique du Nord tout entière, depuis
l'embouchure du golfe Saint-Laurent jusqu'au Mexique. L'Angleterre
de 1740 ne possède que la mince ligne de côtes qui va de Frederic's-
Town à la Floride; cela équivaut à peu près à la vingtième partie de
nos possessions canadiennes. Toutes les côtes de î'Hindoustan sont
encore à nous; à cette même époque, les rajahs sont nos vassaux, et
l'Angleterre n'est maîtresse dans l'Inde que de deux comptoirs imper-
ceptibles. Madagascar, Gorée, le Sénégal, les îles de France, de Bourbon,
Sainte-Marie, Rodrigue nous appartiennent.
Telle est encore la puissance de la France sur le monde au milieu
du xvme siècle. Cent années s'écoulent, tout s'écroule; nos institutions
changent; aux drames extraordinaires de la révolution succède le ré-
gime phénoménal de Napoléon. Jetez les yeux sur la carte du monde
en 1830; toutes nos possessions ont disparu, l'Amérique du Nord de-
puis le pays des Esquimaux jusqu'à Terre-Neuve; — Î'Hindoustan, en
exceptant quelques lieues carrées de territoire. Nous avons perdu en
Europe la ligne de forteresses qui nous protégeaient au nord, et au sud
Minorque, position importante; nous n'avons gagné que deux villes,
Mulhouse et Avignon, — et un coin de l'Afrique, l'Algérie. Toutes nos
forces se sont repliées en nous-mêmes pour suffire aux gigantesques
luttes de nos guerres intérieures, à nos combats de tribune, à nos
changemens de ministères et à nos tentatives de régénération sociale.
Cependant l'Angleterre a maintenu la paix intérieure de son territoire
138 REVUE DES DEUX MONDES.
avec un soin vigilant; elle a jeté au loin les rayons actifs de son pou-
voir, comme l'araignée jette et attache ses fils : elle a travaillé sans
relâche à ce tissu colossal, à cet accroissement démesuré. C'est quelque
chose de profondément douloureux pour un Français que l'examen
parallèle de ces deux conduites, si fécondes en enseignemens redou-
tables: — ici la puissance souveraine de la loi et de la discipline; — là
les fautes innombrables auxquelles nous devons notre décadence, et
dont la première est notre asservissement niais devant les rhéteurs, la
seconde notre incapacité à subir la discipline qui fait les grands peu-
ples, la dernière notre impuissance animer la loi, qui est le symbole
actif de la justice, l'ordre divin dans les choses de ce monde. L'amour
de la loi et de la tradition s'est conservé en Angleterre, et, grâce à cet
amour, la race anglo-saxonne a jeté ses colonies sur le globe. La cein-
ture que ces colonies tracent autour de notre planète commence à la
presqu'île de Banks, passe par ^Australie , l'Hindoustan, le cap de
Bonne-Espérance, Sainte-Hélène, Sierra-Leone, Gibraltar; puis, tra-
versant l'Atlantique, par la Trinité, la Jamaïque, les Bermudes, atteint
l'Amérique du Nord et touche au pôle par l'île Melville : tel est le der-
nier résultat de cette paix intérieure et de ce travail gigantesque porté
à l'extérieur par la race anglo-saxonne.
Les Normands d'Acadie, qui ne-voyaient pas si loin et qui n'étaient
pas de grands politiques, étaient de très bons Français, ce qui vaut en-
core mieux; ils résistèrent vigoureusement. On ne put jamais les faire
marcher avec les armées calvinistes ni les contraindre à se battre
contre leurs frères, les Français du Canada : résistance sublime tout
simplement; notre histoire n'en parle pas. D'abord on fit venir un
grand nombre de colons^anglais, qui s'établirent en 4749 à Chibouc-
tou, dont ils firent Halifax. Ensuite on attira par des primes et des
concessions de terres tous les aventuriers que l'on put séduire, dans
l'espoir d'étouffer ou d'amortir l'esprit de cette race opiniâtre. Les plus
cruels ennemis des Acadiens étaient les puritains de Boston, et à leur
tête le philanthrope Benjamin Franklin, qui écrivait à l'un de ses cor-
respondans de Londres : Jamais nous ne prospérerons, si l'on ne nous
débarrasse du voisinage des Français. Chatham, alors ministre, homme
d'un génie ambitieux et violent, comprit qu'il serait populaire à Lon-
dres, s'il frappait des Français catholiques et cédait aux obsessions
de Franklin. 11 donna Fordreje plus odieux peut-être dont l'histoire
politique fasse mention.
Le 5 septembre 1755, le son de la cloche convoqua de très bonne
heure tous les habitans deala commune dans l'église de Port-Boyal, qui
fut bientôt remplie d'hommes sansjarmes. Les femmes attendirent au
dehors, dans le cimetière. Un régiment anglais, baïonnette au bout du
fusil, précédé de ses tambours, entra dans le lieu saint. Après un rou-
ÉVANGELINE. 139
lement^ le gouverneur Lawrence monta sur les marches de l'autel ,
tenant en main la commission royale contre -signée de Chatham :
« Vous êtes convoqués, dit-il en anglais aux colons acadiens, par l'or-
dre de sa majesté. Sa clémence envers vous a été grande. Vous savez
comment vous y avez répondu. La tâche que je dois accomplir est pé-
nible, elle répugne à mon caractère; mais elle est inévitable, et je dois
accomplir la volonté suprême de sa majesté. Tous vos biens, domaines,
troupeaux, propriétés, pêcheries, pâturages, maisons, bestiaux, sont et
demeurent confisqués au profit de la couronne. Vous êtes condamnés à
la transportation dans d'autres provinces, selon le bon plaisir du mo-
narque. Je vous déclare prisonniers. » Les Acadiens étaient venus sans
défiance et non armés. S'ils avaient pu prévoir une résolution si bar-
bare et si inouie, ils auraient appelé à leur aide huit tribus indigènes
qui leur étaient dévouées, et qui les auraient aidés à se défendre les
armes à la main ou à trouver asile dans les forêts séculaires. Cinq
jours seulement leur furent accordés. Les soldats chargés de les gar-
der incendièrent maisons, granges, église; à peine laissa-t-on quelques
vêtemens et quelques meubles à ce peuple agricole et pêcheur qui
n'avait pas de numéraire. Comme on trouvait dans toutes les cabanes
des signes d'idolâtrie, c'est-à-dire la croix du Sauveur et l'image de la
sainte Vierge, le fanatisme anglican, animé par le voisinage des pu-
ritains de Pensylvanie, poussa la barbarie jusqu'à l'atrocité. On ne
permit pas aux jeunes enfans de s'embarquer avec leurs mères, aux
maris d'accompagner leurs femmes. Le désespoir des vieillards, la ré-
sistance des hommes, les cris et les larmes des femmes furent impuis-
sans. « C'était, dit M. Halliburton, un spectacle plus horrible que celui
du sac de Parga, un acte dont toute cette partie de l'Amérique a con-
servé le profond souvenir, et qui n'a pas peu contribué à exciter la
haine républicaine contre les partisans de la royauté britannique. » —
Cependant les moteurs de cette exécrable persécution étaient le patriote
Franklin et le patriote Chatham; les instrumens de cette vengeance
contre des catholiques étaient des soldats presbytériens et anglicans.
Le préjugé populaire ne raisonne jamais.
Ils partirent donc. Leurs beaux vergers, leurs habitations françaises,
leurs enclos parsemés de pommiers normands, leurs abondans pâtu-
rages, ces chaussées construites par eux pour défendre leurs champs
contre les inondations, il fallut tout abandonner. Au moment même
où les frégates qui emportaient ces quinze mille pauvres Français fai-
saient voile vers Frederic's-Town, l'incendie de leurs fermes se proje-
tait sur eux et rougissait les eaux de la mer. On mit le dernier sceau à
cette barbarie en débarquant les exilés sur divers points de la plage,
comme des animaux immondes que l'on voudrait égarer, le père loin
du fils, la mère loin de l'enfant. Ils se réunirent et se retrouvèrent
140 REVUE DES DEUX MONDES.
comme ils purent; tout était assez bon pour des catholiques et des
Français. Le charmant Franklin n'éleva pas la voix; la philanthropie
des quakers ne s'indigna pas; M. de Voltaire ne s'en inquiéta guère; les
gentilshommes de Versailles avaient bien d'autres sujets d'occupation
et d'intérêt. Les pauvres héros normands, protégés par leur courage
rustique et leur industrie, formèrent çà et là de petits groupes qui
prospérèrent, grâce à Dieu; l'énergie morale et la persévérance reli-
gieuse sont des ressorts si puissans ! On trouve encore les débris de la
colonie acadienne à Saint-Domingue, dans la Guyane française et à la
Louisiane; leurs townships sont très florissantes dans ce dernier pays.
A Port-Royal même, quelques obstinés sont revenus s'établir malgré
les Anglais et reconquérir les métairies de leurs ancêtres. Une ving-
taine s'embarquèrent pour la France et vinrent défricher ces bruyères
grises et roses dont l'aspect sauvage cache un terrain fertile, à peu de
distance de Chatellerault. En 1820, cinq chefs de ces familles normandes
acadiennes réclamèrent et reçurent de la chambre des députés une
faible pension que l'assemblée nationale leur avait octroyée, et qui ne
leur était plus servie, tant nous sommes bons patriotes! tant notre
nationalité se montre reconnaissante envers les grandes actions, sur-
tout depuis que les parleurs nous gouvernent, depuis que les philan-
thropes nous enrichissent, depuis que les avocats nous reconstituent
tous les dix ans !
On s'étonne sans doute que le grand Chatham ait ordonné cette in-
famie et que le bonhomme Franklin l'ait approuvée. Il faut bien que
les incrédules se rendent aux preuves de l'histoire, preuves irréfra-
gables. A quoi servirait l'art d'écrire et de penser, si justice ne se fai-
sait pas de temps à autre? M. Macaulay prouvait récemment dans son
Histoire d'Angleterre depuis V avènement de Jacques Ier, ouvrage qui a fait
sensation en Angleterre, que le philanthrope William Penn trempait
dans les corruptions et les intrigues de la cour vénale de Charles II.
Penn s'excusait sans doute par l'intention; l'espèce humaine est ainsi
faite. L'abbé Raynal, qui a montré William Penn comme un dieu vi-
vant, aurait trouvé M. Macaulay bien hardi de déranger son admiration.
Qu'importe? l'abbé Raynal est peu de chose; la vérité est sacrée.
Des événemens qui laissent dans la vie des peuples des traces si brû-
lantes se transforment toujours en traditions et en légendes. Les Aca-
riens en ont une fort touchante sur leur exil, probablement vraie au
fond comme toutes les légendes; c'est cette tradition que M. Longfel-
low a traitée avec talent, trop de talent peut-être, dans le sens artificiel
du mot. Il a trop curieusement orné ce souvenir rustique et ingénu,
et ce qui arriva naguère à Mme Cottin pourrait bien le menacer. On sait
qu'elle avait chargé d'ornemens agréables et convenus une tradition
russe fort intéressante. M. Xavier de Maistre détruisit ces ornemens,
ÉVANGELINE. 441
reprit le sujet en sous-œuvre et raconta l'histoire toute nue des exilés
de Sibérie; il la raconta si bien et si simplement, que sa narration est
un des chefs-d'œuvre de notre langue. Le livre de Mme Cottin n'existe
plus.
Les Acadiens rapportent donc qu'une jeune fille de Port-Royal,
fiancée la veille à son amoureux et embarquée par l'ordre tyrannique
de Chatham à bord d'une autre frégate que sa famille et son fiancé, fut
déposée loin de ses parens et de ses amis sur les côtes de Pensylvanie;
qu'un vieux prêtre catholique débarqué avec elle l'aida de ses con-
seils et de ses soins; qu'ils traversèrent ensemble le Delaware, le Mas-
sachussets et le Maine à pied, dans l'espérance de retrouver le père ou
le fiancé; que de bonnes âmes catholiques vinrent à leur secours, et
qu'enfin ils rencontrèrent, vers l'embouchure du Wabash qui se jette
dans le Mississipi, un fragment de leur colonie acadienne.
Ils montèrent sur la barque qui portait ces débris de leur nation et
descendirent ensemble le grand fleuve. C'était le mois de mai. Le ba-
teau conduit par les rameurs acadiens suivit le courant d'or aux flots
larges et rapides, emportant sa troupe d'exilés, pauvres naufragés qui
avaient perdu leur patrie, leurs frères, leurs sœurs, leurs belles prairies
d'Opelousas et leurs toits bien-aimés. Us cherchaient à retrouver leurs
familles dispersées, et depuis bien des jours, entraînés par les eaux re-
doutables du fleuve, ils traversaient les forêts profondes de ces soli-
tudes. La nuit, ils allumaient des feux et campaient sur la rive. Tantôt
ils rencontraient un rapide, et leur barque était lancée comme une
flèche; tantôt ils glissaient sur la lagune, au milieu d'îles vertes semées
de cotonniers au panache aérien, et les pélicans blancs marchaient
gravement auprès d'eux. Bientôt un vaste horizon se découvrit à leurs
regards; le paysage s'aplanit; voici les maisons blanches des planteurs,
les cabines des noirs et les petites tourelles des pigeons domestiques.
La courbe majestueuse du fleuve s'arrondit vers l'orient; le bateau des
exilés entre dans le bayou (1) de Plaquemine. Ici tout change d'aspect;
les eaux errantes se répandent sur le sol argileux comme un vaste tissu
aux mailles d'acier. Les cyprès du rivage tombent et s'inclinent en ar-
ches lugubres sur la tête des voyageurs; leurs ogives ténébreuses sont
chargées de mousses éternelles, bannières et draperies noires de ces
cathédrales naturelles. Aucun bruit. De temps en temps, le héron, qui
va regagner son nid sous les cèdres, fait entendre son pas mesuré; on
entend l'éclat de rire du chat-huant qui crie à la lune. Les colonnades
de cèdres et de cyprès blanchissent sous le rayon nocturne qui glisse
au loin sur les eaux et brille par intervalles irréguliers. Tout est vague
(1) Étendue d'eaux courantes et peu profondes répandues sur un grand espace; ce mot
est spécial à la Louisiane.
112 REVUE DES DEUX MONDES.
et indécis, étrange et doux, merveilleux comme un rêve. « Évange-
line est triste, dit le poète. Un pressentiment lugubre naît dans son
cœur. Quand le pas lointain des chevaux bat le gazon des prairies, bien
long-temps avant qu'ils arrivent, la sensitive replie et ferme ses feuilles
agitées; ainsi notre cœur s'épouvante et se replie sur lui-même long-
temps avant que le coup du destin nous ait frappés (1). »
Toute la navigation de la jeune fille jusqu'à la Louisiane est décrite
avec une vérité et un sentiment de la nature vraiment admirables.
Néanmoins je me suis bien gardé de traduire ce morceau, gâté par de
nombreuses affectations et par ces teintes de mélancolie affadie que
nous avons déjà signalées. Un artiste plus consommé eût évité les
grands mots, les touches de mélancolie triviale, les épines de l'existence
et le désert de la vie, surtout les rêveries au clair de lune; mais le sen-
timent, l'invention, le mouvement, sont vrais, puissanset neufs. C'est
un délicieux tableau que celui de la jeune fille endormie, la tête sur
les genoux du vieux prêtre, pendant que les rameurs chantent une
vieille chanson française et frappent en cadence les flots du Mississipi.
«Le retrouverai-je , lui demande-t-elle, mon fiancé? Mon père, mon
amour est perdu.— Aucun amour n'est perdu, lui répond-il. Si le cœur
aimé n'en profite pas, l'amour soutient le cœur qui aime. Cette eau
vivifiante remonte à sa source et lui rend la force et la vie. » — Cela
est bien raffiné sans doute pour un vieux prêtre normand; mais la pen-
sée est belle et l'expression est juste.
La pauvre enfant, escortée de son guide, cherche partout des traces
de la famille et du fiancé. Elle visite les bayous fertiles de la Nouvelle-
Orléans, les prairies verdoyantes de la Delaware, les plaines stériles et
pierreuses qui s'étendent au pied des monts Ozarks. De temps à autre,
quelques lueurs d'espoir lui apparaissent; elle apprend que Benoît
(Benedict, comme l'appelle M. Longfellow) est devenu trappeur ou
coureur des bois. Elle sait même que, porté sur sa barque, il a passé à
peu de distance d'elle un certain soir d'automne; mais les jours, les
mois, les années s'écoulent. Dans cette recherche inutile, la jeunesse a
fui, l'âge mûr d'Évangeline incline vers la vieillesse; devenue sœur de
charité, elle consacre sa vie à soigner les malades. Un jour enfin elle
reconnaît sur un lit d'hôpital le vieux Benoît frappé de la peste et qui
(1) As at the tramp of a horse's hoof on the turf of the prairies
Far in advance are closed the leaves of the shrinking mimosa;
So, at the hoof-beats of fate, with sad forebodings of evil
Shrinks and closes the heart, ère the stroke of doom has attained it.
Le rhythme de ces vers, rhylhme qui n'est pas anglais, exige un repos à la césure :
Far in advance are closed the leaves —
— Of the shrinking mimosa.
ÉVANGELINE. 443
va rendre le dernier soupir; il rouvre les yeux, la voit, meurt consolé,
et elle le suit de près dans le tombeau.
« Telle est l'histoire qu'on répète auprès de la forêt primitive, non
loin de l'Atlantique aux flots lugubres, qui murmurent toujours. Ceux
qui la redisent sont les enfans des exilés, les hommes qui sont revenus
mourir sur le sol de leurs pères. Le rouet tourne encore dans la ca-
bane, le grand bonnet normand flotte encore agité par les vents de la
côte. Quand vient le soir, le meilleur raconteur dit cette histoire aux
femmes pendant qu'elles filent, et la voix douloureuse de l'océan ré-
pond par sa plainte qui ne finit pas à ce triste récit des iniquités hu-
maines et de l'affection d'une femme. »
On voit qu'il y a dans ce poème un mélange singulier du factice et
du naturel, — deux élémens en contraste, le réel et le convenu, —
l'un qui émeut le cœur par la vérité, — - l'autre qui blesse l'esprit par
l'affectation. Toute la portion vraiment américaine mérite des éloges.
On est porté sur les grandes eaux du Meschacebé, et le chant de
l'oiseau moqueur frappe l'oreille. Ce monde nouveau et grandiose
n'est pas seulement décrit et analysé par le poète; il le reproduit et
surtout il en communique au lecteur le génie particulier, la sève vi-
vante, l'émotion intime. C'est le champ de maïs aux grains dorés et
écarlates, qui font rougir les jeunes filles pendant la moisson; car
chaque grain couleur de pourpre annonce un amoureux qui va pa-
raître. Ce sont les vêpres de la mission, chantées au milieu des prairies;
le crucifix est attaché aux branches d'un vieux chêne, seul habitant de
la solitude; toutes les têtes sont découvertes; le Christ les regarde d'un
œil de divine pitié pendant que le chant des vêpres se mêle au frisson-
nement léger des rameaux dans l'air et que la vigne retombe en
grappes sur le front du Sauveur crucifié. C'est le campement des chas-
seurs dans les mêmes prairies, au sein des océans de verdure et des baies
profondes de végétation qui, mêlées de roses sauvages et d'amorphes
pourprés, flottent comme des vagues dans l'ombre et dans la lumière.
On y voit se précipiter par bandes les buffles, les loups et les daims
sauvages, et des armées entières de chevaux qui n'ont pas de maîtres.
Çà et là, près des rivières, sous des bouquets d'yeuses, la fumée qui
s'élève annonce le camp des maraudeurs, qui teignent de sang les
solitudes de Dieu; sur leurs têtes, s'élevant et redescendant par cercles
rapides, le vautour plane et attend sa proie. C'est la vie du fermier aca-
dien, roi comme le bon Évandre; quand revient le crépuscule, finissant
la période du labeur et de la souffrance, ramenant l'étoile au ciel et les
bestiaux à l'étable, — on voit les taureaux et les brebis, narines ou-
vertes pour savourer la fraîcheur du soir, le cou appuyé sur la crinière
du voisin, s'avancer à pas majestueux; le chien les suit, patient, plein
d'importance, marchant de droite et de gauche, dans l'orgueil de son
i44 REVUE DES DEUX MONDES.
instinct, superbe et fier de régenter tout ce monde, heurenx de le pro-
téger la nuit quand les loups hurlent et quand les brebis tremblent.
Enfin la lune se lève, les vastes charrettes arrivent les dernières, re-
venant des marécages et chargées du foin qui verse une odeur eni-
vrante. Les chevaux, dont la rosée humecte la crinière, hennissent
dans leur joie, et font tressaillir sur leurs robustes épaules les harnais
splendides et les belles franges rouges qui sont leur orgueil. On trait
les vaches patientes, dont le lait tombe avec bruit et en cadence dans
les grands vases de cuivre. Les rires des garçons dans la ferme et les
chants des jeunes filles se joignent aux longs mugissemens des tau-
reaux; puis le silence renaît. On entend le bruit criard des barreaux
qui se ferment, et tout se tait, tout repose.
Comme idylle américaine , le poème de M. Longfellow est admi-
rable. Ce qui manque surtout à son œuvre, c'est la passion. La peinture
de l'amour des fiancés, la naissance et le progrès de cette affection mu-
tuelle ne sont point indiqués. 11 semble que toute l'ardeur d'inspiration
dont l'écrivain dispose ne puisse s'épancher que sur le pays même, et
n'ait d'élan sincère que vers cette nature sublime et vierge qui l'envi-
ronne.
On peut reconnaître chez le poète anglo-américain deux retours as-
sez étranges : l'un, religieux, vers les croyances catholiques, vers une
compréhension plus vaste et plus libérale des idées chrétiennes; l'autre,
tout littéraire, vers les formes rhythmiques du teutonisme Scandinave.
Le vers employé par M. Longfellow n'est pas anglais; il se compose
de deux portions de vers réunies, à l'instar de quelques vers alle-
mands modernes, en une seule ligne de treize, quatorze et quinze
pieds, sans rime, mêlée d'allitérations nombreuses et irrégulières qui
se déroulent avec une lenteur solennelle et triste.
Le premier effet produit par cette mélopée bizarre sur les oreilles
habituées au rhythme ïambique anglais, fort rapide en général, est
étrange et même désagréable; on s'y accoutume cependant. L'écho de
la même consonne au milieu et au commencement des mots, forme
étrangère aux habitudes poétiques du Midi, bien qu'on en trouve des
exemples dans les vieux poètes latins et grecs, n'avait pas été essayée
par les poètes anglais modernes. Il fallait un grand art pour faire ac-
cepter à des oreilles délicates cette rime intérieure par les consonnes,
que le ridicule Guillaume Crétin voulut naturaliser chez nous et
qui, par parenthèse, nous venait d'Allemagne et des meistersœnger du
xve siècle : fait curieux qui ne se trouve consigné dans aucune histoire
littéraire. M. Longfellow sait très bien l'islandais et le danois: il a fait
un assez long séjour dans la péninsule Scandinave, et il a usé habile-
ment de ce rhythme difficile à mettre en oeuvre, qui a conservé une in-
fluence populaire dans les régions de l'extrême Nord. Le poète danois
ÉVANGELINE. 145
contemporain QEhlenschlœger a écrit en vers allitérés un chant (i) de
son beau poème sur les dieux du Nord; il nous suffira de citer quatre
de ces vers allitérés :
Tilgiv tvimgne
Trael af EJskov!
At han dig after
Jsfsael findet... etc.
C'est exactement le procédé de M. Longfellow :
Fuller of /ragrance, th&n they
And as heavy with shadows and nighWews,
Hung the fteart of the maiden.
The calm and roagicaJ moonJight
Seemed to inundate her soûl...
Cet effort de la poésie anglaise vers la source primitive des cavernes
Scandinaves est un fait trop curieux pour être passé sous silence.
Ainsi, pendant que l'Europe se débrouille comme elle peut, les na-
tions jeunes et moins troublées font de nouvelles tentatives dans le
monde des arts et de la poésie. Il y a loin d'Évangeline à un chef-
d'œuvre; mais les beautés que renferme ce poème ont le don de vie et
d'avenir. On y trouve les élémens qui empêchent les sociétés et les
littératures de mourir, — la notion la plus nette du juste et de la mo-
ralité, — - l'amour le plus ardent et le plus réfléchi du pays natal.
Philarète Chasles.
(1) Le chant XI.
TOME H. 10
SIX MOIS
D'AGITATION RÉVOLUTIONNAIRE
EN ITALIE.
LES CHEFS DU PARTI RÉPUBLICAIN ET LES PUBLICISTES DU PARTI MODÉRÉ
A ROME, FLORENCE ET TURIN.
Ij Timori e Sperànze, diMassirao Azeglio. Torino, 1848. — II. Ai Giovani, ricordi di Ginseppe
Mazzini. Italia, 1848. — III. Ai suoi Elettori, Massimo Azeglio. Torino, 1849. —IV. Due Lettere
di Terenzio Mamiani. Roma, 1849. — V. Il Saggiatore, discorso proemiale per Vincenzo Gioberti.
Torino, 1849. — VI. Sulla proposizione délia costiluenle delli ttati romani, discorso del
deputato Pantaleoni. Roma, 1849.— VII. FrammenH sull V Italia nel 1822 e progetto di confede-
razione. Firenze , 1848.
Une seconde fois l'Italie est vaincue; mais ce n'est pas seulement sous les
armes de Radetzky qu'elle succombe. L'année dernière, ses divisions intérieures
l'avaient empêchée de triompher, aujourd'hui elles l'ont positivement livrée au
glaive. Ce qui s'est passé dans la péninsule pendant les six mois qui viennent
de s'écouler depuis l'armistice Salasco avait rendu infaillible la catastrophe que
nous venons d'apprendre. Le vieux maréchal, avec toute son activité et sa science
militaire, n'a pas mieux conduit les affaires de l'empereur que ne l'ont fait les
juntes démagogiques de Milan, de Florence et de Rome. Payées par la cour de
Vienne, celles-ci eussent-elles mieux agi ? Grâce à M. Mazzini et à la jeune Italie^
la péninsule sait peut-être enfin à qui s'en prendre et qui accuser de ses mal-
heurs.
SIX MOIS D'AGITATION RÉVOLUTIONNAIRE EN ITALIE. 147
Mais à chacun sa part. Si les républicains achèvent en ce moment la ruine de
leur pays, il est juste de reconnaître qu'ils n'ont pas été seuls à la préparer. S'ils
sont parvenus à réaliser des desseins traités naguère d'utopies, ils ont dû une
notable part de leur succès à leurs propres adversaires. En ceci , nous devons
constater leur habileté. La république, se présentant à visage découvert, avait
peu de crédit en Italie. Elle a donc usé de ruse, elle a pratiqué des intelligences
dans le camp opposé, et a réussi à faire faire ses affaires par ceux-là même qui
attaquaient son drapeau. « Je n'en veux pas, disait un jour à ce sujet l'infortuné
M. Rossi, je n'en veux pas aux gens qui font leur métier; mais je m'irrite et je
m'indigne contre ceux qui ne savent pas faire le leur. » Ce mot peint toute la
situation. Sous l'influence non avouée des révolutionnaires mazziniens, il s'est
opéré en très peu de temps une confusion étrange entre les partis politiques net-
tement délimités jusqu'alors en Italie; des compromis déplorables de noms et
de doctrines, des coalitions imprévues, ont porté aux affaires les hommes les
moins faits pour s'entendre, et en définitive ont remis le pouvoir aux mains de
ceux qui n'avaient d'autre mission que de le renverser. Comme toujours, il
était trop tard lorsque l'imminence du danger a ouvert les yeux à ceux qui
avaient servi d'instrumens à l'intrigue. C'est l'éternelle histoire des partis; en
l'esquissant pour Rome, pour Florence et pour Turin, nous courons risque de
retracer nos propres erreurs.
I. — ÉTAT DES PARTIS APRÈS LA GUERRE.
Il y a dix-huit mois (on pourrait croire dix-huit années, tant les événemens
se sont pressés dans cet intervalle), il n'y avait, à proprement parler, en Italie
que deux partis : le parti rétrograde, qu'on nommait la faction austro-jésuiti-
que, peu nombreux, composé d'individualités médiocres, mais puissant par
la protection de l'Autriche et occupant toutes les avenues du pouvoir; en face
de lui, l'école libérale, qui ralliait autour de M. Gioberti tout ce que l'Italie renfer-
mait d'esprits d'élite, tout ce qui voulait le renversement de la suprématie
exercée directement ou indirectement par l'Autriche sur les divers états de la
péninsule. Quant au parti républicain, il formait une imperceptible minorité;
il était presque tout entier dans l'émigration. Le souvenir de ses fautes et des
maux qu'il avait tant de fois attirés sur l'Italie ne contribuait pas à grossir le
nombre de ses adhérens et servait merveilleusement l'intelligente propagande
organisée par MM. Balbo et d'Azeglio au profit des idées modérées. M. Mazzini
était le chef et la seule expression remarquable de cette opinion. Plus d'un nom
illustré plus tard par maint exploit démagogique comptait alors dans les rangs
de l'école libérale. M. Sterbini était constitutionnel, M. Montanelli se glorifiait
du titre de disciple de Gioberti. Le triumvir actuel de Florence , partisan déclaré
de l'indépendance et de la guerre, comme tous les libéraux , n'avait pas, à
beaucoup près, une opinion aussi arrêtée sur les questions de liberté intérieure.
Il s'arrêtait à la réforme et à ce qu'on appelait les institutions consultatives; il
combattit même, dans le temps, les novateurs qui réclamaient des formes par-
lementaires et une constitution. Ce dernier mot lui semblait pour le moins im-
prudent et entaché d'une origine française révolutionnaire qui effarouchait son
ultramoatanisme. Quantum mutatus ab illol
148 REVUE DES DEUX MONDES.
Dans le grand parti libéral cependant, une fraction, impatiente de la résis-
tance des souverains et de leur lenteur à accorder les réformes unanimement
sollicitées, tenta de sortir de cette agitation pacifique et légale que M. Gioberti
prêchait du fond de l'exil à ses compatriotes, et que M. d'Azeglio mettait en pra-
tique à Rome avec un remarquable succès. Ces dissidens cherchèrent un point
d'appui sur la multitude et créèrent les dimostrazioni in piazza. Il fallait, di-
saient-ils, exercer à la fois une pression sur les gouvernemens et hausser le dia-
pason de l'opinion publique. L'allanguissement séculaire d'une race oisive né-
cessitait l'emploi de stimulans énergiques, si l'on voulait la lancer contre
l'Autriche et lui donner la passion de l'indépendance nationale. Enfin, ils s'ap-
puyaient, mais à tort, sur l'exemple de l'Angleterre; car si les meetings mons-
tres et les processions publiques sont déjà considérés comme dangereux au sein
de cette société anglo-saxonne si vigoureusement organisée, si instinctivement
dévouée à l'ordre, à bien plus forte raison était- il imprudent de les favoriser
chez des populations aux allures extrêmes, et capables de passer d'une torpeur
complète à des écarts dont il est impossible de mesurer la portée. Pour arracher
leurs libertés à des pouvoirs débiles, bien qu'entourés de formes despotiques, le
droit de pétition suffisait aux Italiens, sans qu ils eussent besoin d'y ajouter
celui de réunion , périlleux même chez des nations rompues aux mœurs politi-
ques. C'est ce que soutinrent fortement plusieurs écrivains respectés et popu-
laires, M. le comte Balbo entre autres, dans ses Lettres politiques, où il s' effor-
çait de maintenir sur le terrain de la légalité et de la modération, le seul qui
eût été jusqu'alors favorable à la cause italienne, l'effort que certains patriotes
imprudens tendaient à précipiter dans des voies excentriques. Pour prix de leurs
sages conseils, ces écrivains devinrent suspects : c'est l'habitude. On n'osait pas
encore les traiter de rétrogrades, mais on les taxa de timidité et de modéran-
tisme.
Dès cette époque, on put donc distinguer deux nuances dans le parti libéral :
l'une d'exaltés, jeunes gens pour la plupart, disposés à accélérer le mouvement et
à courir les aventures; l'autre, formée par la grande majorité, qui, pressentant
le péril, dut tenter la double et difficile entreprise de réagir contre une trop
grande précipitation, tout en poursuivant avec fermeté la conquête des libertés
constitutionnelles. Toutefois la division n'était pas bien profonde, et la querelle
n'était pas encore envenimée, lorsque éclatèrent le soulèvement de Milan et la
guerre de la Lombardie. Il fut aisé de voir alors combien était sage la politique
de l'auteur du Primato et de ses amis, qui, au rebours de leurs devanciers, avaient
constamment voulu subordonner les questions de liberté et d'organisation inté-
rieure, sources de discorde, à la question d'indépendance, pour laquelle ce n'était
pas trop de l'union des princes et des peuples et de la concentration de toutes
les forces vives du pays. Le premier mouvement fut admirable; l'Europe crut
un instant à une transformation réelle de l'esprit italien sous les dures leçons
de l'expérience : courte illusion. L'éducation de ces populations, courbées sous
un joug séculaire et systématiquement énervées par leurs oppresseurs, aurait eu
besoin d'un plus long temps encore pour devenir complète. Pie IX l'avait dit lui-
même : Il faut dix ans au moins pour que les idées politiques pénètrent chez ce
peuple. Les promoteurs du mouvement libéral le sentaient bien aussi, et il n'a-
vait pas dépendu d'eux que la guerre ne fût retardée; mais les circonstances ne
SIX MOIS D AGITATION RÉVOLUTIONNAIRE EN ITALIE. 149
les laissèrent pas maîtres de leurs mouvemens. La révolution de février, venue
trop tôt chez nous, au dire même des républicains de la veille, a été encore plus
prématurée pour l'Italie, qu'elle a jetée de plein saut dans une lutte dispropor-
tionnée, avant qu'elle eût eu le temps de s'aguerrir, de recueillir et de dévelop-
per ses forces. Deux ans auparavant, l'auteur des Speranze d'Italia, mettant cou-
rageusement à nu la plaie de son pays, avait insisté sur la nécessité de moraliser
avant tout les masses pour les rendre dignes de la liberté. Il était entré sur l'é-
ducation de ses compatriotes dans des détails pratiques qui parurent puérils à
certains métaphysiciens, alors absens de leur pays, tout-à-fait étrangers à ce
qui s'y passait, et qui ont toujours pensé que pour délivrer l'Italie il suffisait de
lancer des harangues apocalyptiques du haut du Capitole. L'avenir décidera
entre leur système et celui du publiciste piémontais, qui demandait que, sans
tant de rhétorique, on enseignât à la jeunesse italienne le maniement des armes
et la charge en douze temps. Ces grands citoyens sont à Rome aujourd'hui. Ils
y débitent, depuis trois mois, leurs prophéties tout à leur aise, et nous n'avons
pas vu les légions qui devaient sortir de terre sous les pas de ces nouveaux
Pompées!
Les deux chefs du parti constitutionnel et du parti républicain se trouvaient
à Paris au commencement de la guerre. M. Mazzini, peu de temps après la ré-
volution de février, y avait fondé un club, qui, à l'instar des diverses réunions
du même genre, avait la prétention de représenter la nation italienne, faisait
des visites à l'Hôtel-de-Ville, drapeau en tète, et des allocutions au gouverne-
ment provisoire, qui le haranguait avec le même sérieux qu'il eût pu employer
vis-à-vis d'ambassadeurs accrédités. A un discours assez nébuleux de M. Maz-
zini, M. de Lamartine, on s'en souvient, répondit en félicitant hautement ces
citoyens de l'Italie du généreux élan qui les poussait vers les Alpes et à la con-
quête de leur indépendance; mais, en même temps que notre ministre des af-
faires étrangères donnait de si bonnes paroles et des passeports aux révolution-
naires italiens, il faisait tous ses efforts, c'est lui qui nous l'a dit, pour retenir
le roi de Sardaigne. M. de Lamartine, lui aussi, croyait-il que la parole et l'idée
seraient plus fortes contre les Autrichiens que les soldats piémontais?
Ceux-ci étaient déjà devant Vérone, lorsque M. Mazzini transporta son club
à Milan et commença à intriguer sur les derrières de l'armée italienne. Nous
savons qu'avant de quitter Paris, M. Mazzini avait reçu des communications
au nom du parti libéral et des constitutionnels : on l'invitait à ajourner jus-
qu'après la lin de la guerre toute discussion de principes qui ne pouvait être
que dangereuse, et à user de son influence sur ses adhérens dans l'intérêt
commun. M. Mazzini l'avait promis : il le déclara même en tète du journal
qu'il fit paraître à son arrivée à Milan; mais le naturel ne tarda pas à reve-
nir au galop. M. Mazzini est un sectaire mystique et fanatique, une manière
d'Arnauld de Brescia, esclave de Vidée, et qui, pour obéir à l'illumination in-
térieure, ne craint pas de mettre pieusement le feu aux quatre coins de l'Ita-
lie. Il le prouve bien en ce moment. A Milan, il se mit tout d'abord à saper, lui
l'unitaire pur, la réunion de la Lombardie avec le Piémont. Les communes lom-
bardes, consultées par voie de scrutin, avaient déclaré leur adhésion avec une
admirable unanimité : c'était un grand acte de sagesse politique; mais le suf-
frage universel ne fait pas toujours les affaires des rhéteurs. M. Mazzini et ses
150 REVUE DES DEUX MONDES.
adhérens contestèrent la légalité de ce vote : suivant eux, l'union ne pouvait
être décrétée que par une assemblée constituante; des députés de la Lombardie
et du Piémont réunis à Milan. Sur ce thème, l'Italia del Popolo fonda une longue
et artificieuse polémique, qui n'eut malheureusement que trop d'influence sur
les désastres du mois d'août. Au lieu de s'organiser et d'aller au feu, la jeunesse
milanaise passa son temps à écouter les bavardages des coryphées républicains,
à disserter sur l'excellence du système unitaire comparé au système fédératif,
et à tonner contre l'ambition du roi Charles-Albert. Grâce à ces controverses
dignes du Bas-Empire, il n'y eut bientôt plus à discuter ni à statuer sur l'an-
nexion. Nous n'avons pas à raconter ici la malheureuse fin de la campagne de
1847; notre intention est seulement d'indiquer le rôle que jouaient alors ceux
qui ont soulevé l'Italie contre ses princes, sous prétexte que ceux-ci n'étaient
pas assez bons patriotes. Quand M. Mazzini vit la déroute de l'armée piémon-
taise, croyant apparemment, suivant son expression, que la guerre des rois était
finie et que celle du peuple allait commencer, il jeta sa plume et son journal,
et saisit le mousquet. Un aventurier qui avait guerroyé à Montevideo, et qu'on
renommait en Italie pour sa capacité militaire, venait d'arriver à Gènes et for-
mait, depuis quelque temps, une légion qui, par parenthèse, n'a jamais paru
en ligne nulle part : c'est probablement la raison qui poussa M. Mazzini à s'y
enrôler. M. Mazzini se proclama bruyamment milite di Garibaldi; puis, comme
Radetzky s'approchait, le grand- prêtre de Vidée vint à penser que, s'il lui
arrivait malheur, le peuple et la postérité pourraient bien lui demander un
compte sévère de son imprudence. 11 crut que son premier devoir était de se
réserver pour des jours meilleurs : sans prendre congé de son capitaine, il se
sauva à Lugano et s'enfonça ensuite dans les montagnes de la Suisse, d'où il
envoya, quelque temps après, un souvenir à ses amis, sous la forme d'une
petite brochure intitulée : Ai Giovani, Ricordi, di Giuseppe Mazzini.
Quels pouvaient être ces souvenirs que l'intrépide soldat de Garibaldi adres-
sait à la jeunesse italienne du fond de sa retraite? Ce n'étaient pas sans doute
les récits des périls partagés avec elle. Aussi se gardait-il bien de toute allusion
trop directe aux derniers événemens. Son livre, aux trois quarts rempli, sui-
vant son habitude, de pompeuses dissertations sur les principes éternels qui
président à la vie et à la mort des peuples, et d'autres thèses métaphysiques
aussi ht>rs de propos, n'avait d'autre but que de prouver aux Italiens que s'ils
avaient été battus par les Autrichiens, c'était uniquement pour n'avoir pas
su, avant de marcher à l'ennemi, se débarrasser de leurs princes, pour avoir
entrepris une guerre royale au lieu d'une guerre du peuple, leur prédisant une
semblable déroute tant qu'ils persisteraient à se livrer aux modérés, réformateurs
pratiques, sages, qui n'étaient que les hommes d'un temps de turpitude ! La
conclusion était une attaque violente contre ces traîtres modérés qui avaient
eu la malveillance de discréditer et de combattre la politique de la jeune Italie,
et dont tous les efforts tendaient, depuis plusieurs années, à corrompre, affaiblir
et démoraliser le peuple. Grâce à leurs intrigues, les glorieuses traditions de
1820 et 1831 étaient reléguées dans l'oubli, l'ame de la nation était énervée, et
le lion populaire se trouvait muselé au profit des rois et des aristocraties. Le
lion populaire est une image dont abuse fort l'éloquence démagogique par tous
pays, et qui fait toujours son effet. Elle ne pouvait manquer en cette circon-
SIX MOIS D'AGITATION RÉVOLUTIONNAIRE EN ITALIE. 451
stance d'être agréable aux Italiens empressés de rejeter sur tout autre que sur
eux-mêmes la responsabilité de leurs désastres. M. Mazzini, comme tous ceux
de son école, se montrait prodigue des plus fades adulations à la foule, et, pour
justifier ses flagorneries révolutionnaires, ne craignait pas de démentir et de
dénaturer des faits accomplis à la face de l'Italie entière; il osait insulter avec
une audace peu commune des hommes qui, après avoir soutenu des luttes pour
la liberté, étaient allés verser leur sang en Lombardie et pansaient de glorieuses
blessures alors que M. Mazzini les traitait de Machiavels d'antichambre.
L'un d'eux, M. d'Azeglio, lui avait répondu d'avance dans une brochure qui
parut au même moment que celle de M. Mazzini (1). Ce fut une heureuse coïn-
cidence que celle qui mit en regard des emphatiques déclamations et des phi-
lippiques outrées de l'écrivain radical le langage simple et pratique, la droite et
saine raison de l'un des plus illustres défenseurs du principe constitutionnel.
Homme d'action en même temps que publiciste distingué, M. le marquis d'A-
zeglio s'est constamment montré sur la brèche depuis l'origine; en toutes cir-
constances, il a soutenu les vraies doctrines libérales contre les excès en sens
contraire de la réaction et de la démagogie. On l'a vu tour à tour, et avec un
zèle infatigable, plaider la cause des réformes auprès du pape Pie IX et du roi
Charles-Albert, puis lutter de toute la force de sa popularité et de son bon sens
contre les exaltés de Florence et de Rome, alors qu'un grand nombre de ses
propres amis ne voyaient encore dans l'agitation populaire qu'un moyen plus
prompt de mettre l'Italie en possession de ses libertés constitutionnelles. Son es-
prit sagement progressif, impartial, précis et tout français, l'a préservé à la fois
des découragemens auxquels s'est abandonnée l'ame noble et élevée de M. le
comte Balbo, comme aussi des écarts de l'impétueux auteur du Primato. En un
mot, M. d'Azeglio est resté la personnification la plus exacte de l'école libérale
modérée, et son opinion a, en Italie, toute la valeur d'un programme politique.
La brochure Craintes et Espérances était donc un manifeste opposé à un ma-
nifeste.
Comme si tout se fût réuni pour établir un piquant et complet contraste entre
les deux ouvrages et les deux hommes, jamais peut-être la verve et la logique
incisive qui caractérisent M. d'Azeglio ne s'étaient fait jour en une phrase plus
mordante, plus correcte, plus concise (qualité rare chez les Italiens). Sa prose
limpide et spirituelle , d'un tour qui rappelle Paul-Louis Courier, devait avoir
facilement raison des périodes amphigouriques de M. Mazzini. Enfin, pour der-
nier trait, les circonstances dans lesquelles se trouvait chacun des deux écrivains
donnaient lieu à des rapprochemens fort peu avantageux pour l'honneur de la
république dans la personne de son chef. La retraite de M. Mazzini à Lugano
avait scandalisé les Italiens, peu difficiles néanmoins en fait de courage; per-
sonne n'ignorait au contraire que M. d'Azeglio avait fait la campagne en Vénétie
avec le général Durando , qu'il avait eu la jambe fracassée par une balle à Vi-
cence en défendant le Monte Berico avec deux mille hommes seulement contre
douze mille Autrichiens, et qu'il n'était point encore guéri de cette grave bles-
sure au moment où il écrivait. Aussi M. d'Azeglio avait-il qualité pour demander
compte aux républicains de la conduite tenue par eux durant la guerre , et des
(1) Tiïnori e Speranze, di Massimo Azeglio.
152 REVUE DES DEUX MONDES.
exploits qu'ils avaient accomplis pour la cause nationale. Exploits de clubs et de
cafés, lâches intrigues contre des gens placés sous la mitraille, tout le bilan de
la campagne des mazziniens était tracé d'une plume vigoureuse; puis, animé
d'une patriotique indignation contre les sophistes qui, pour capter la popularité,
abusaient grossièrement l'Italie sur ses véritable forces, M. d'Azeglio s'écriait:
« Après que l'armée piémontaise, plus ou moins soutenue par les contingens
de Rome et de la Toscane, munie d'artillerie et régulièrement organisée, a dû
céder le terrain, les organes de la république viennent nous dire: La guerre
des rois est finie, la guerre des peuples commence! Que répondre à des hommes
qui osent tenir un semblable langage, à des hommes qui, après tout ce qui vient
de se passer, comprennent de la sorte la question italienne et connaissent si peu
le malheureux peuple qu'ils prétendent conduire? Certes, c'est une dure et amère
chose pour moi, comme pour tout Italien, que d'avoir à dévoiler aux yeux du
monde entier les plaies de ma nation, d'autant plus que je suis persuadé que ce
n'est point à elle, mais aux anciens systèmes de gouvernement, que l'Italie en
est redevable; mais comme il est utile, indispensable de connaître la vérité, de
se rendre compte du pratique et du possible, j'aurai la force de rechercher des
preuves désolantes, et, à ceux qui ont prononcé cette phrase, je demanderai :
Croyez-vous vraiment, sincèrement, que notre peuple se lèvera en masse pour
vaincre l'armée autrichienne? »
Dans un post-scriptum ajouté à sa brochure, M. Mazzini n'hésita pas à répon-
dre à cette question : « Oui, je crois vraiment, sincèrement, que notre peuple
se lèvera en masse. » Le croit-il encore aujourd'hui? Les Piémontais ont été
écrasés à Novare, et non-seulement pas un homme n'a bougé à Rome et à Flo-
rence, mais les Lombards eux-mêmes sont restés immobiles dans leurs villes
évacuées par les garnisons autrichiennes! Qui connaît mieux les Italiens, de Ra-
detzky , de M. d'Azeglio, ou de M. Mazzini?
M. d'Azeglio ajoutait : « Le peuple italien, que les gouvernemens passés ont
systématiquement tenu éloigné de toute idée politique , n'a pas conscience de
ses droits, encore moins de ses devoirs. L'instruction politique du peuple, je
veux dire de la masse, de 90 pour 100 de la population, se bornait, hier encore,
à savoir qu'il y avait d'un côté un pape et des princes, de l'autre une Autriche,
sorte de pouvoir mystérieux dont la main , partout cachée, se faisait partout
sentir, une sorte de Deus ex machina. En face du pape et de l'Autriche, jaco-
bins, francs-maçons, carbonari, se présentaient aux imaginations effarées en-
tourés de toute l'épouvante qu'inspire aux enfans l'approche de l'ours ou de la
sorcière. Le vulgaire voyait les deux partis continuellement en lutte. Pour lui,
les francs-maçons n'avaient d'autre but que d'égorger les prêtres et le pape en
l'honneur du diable leur chef. Le pape ne songeait qu'à envoyer en enfer les
francs-maçons pour la plus grande gloire et le profit de la sainte église, et, sur
l'arrière-plan, l'Autriche apparaissait pour décider la question en faveur du pape
et mettre le diable en fuite quand la victoire menaçait de se déclarer pour ce-
lui-ci. Voilà à quoi se réduisait la politique du vulgaire. D'Italie, de nationalité,
d'indépendance, il n'était nullement question.
« Nous avions voulu faire l'éducation de ce peuple avant de le lancer dans les
grandes entreprises. La jeune Italie, au contraire, prétend le jeter de plein saut
dans la république. Pour moi , ajoutait l'auteur avec une raison parfaite, ce
SIX MOIS D'AGITATION RÉVOLUTIONNAIRE EN ITALIE. 153
n'est pas la république en elle-même que je redoute, je ne la crois pas possible
ou au moins durable en Italie, mais c'est le despotisme et peut-être les Croates
qui sont au bout. »
En plus d'une circonstance, M. d'Azeglio s'est montré bon prophète. Cette
fois encore l'événement ne lui a que trop donné raison. L'entreprise de M. Maz-
zini a eu pour premier résultat d'amener les Croates à Turin; demain peut-être
les verrons-nous à Rome. Dieu veuille que les craintes de M. d'Azeglio ne se
réalisent pas dans toute leur étendue ! Portant son regard au-delà de l'Italie et
sur l'état général de l'Europe, M. d'Azeglio voit dans la situation actuelle le
germe de graves périls pour l'avenir. La question , selon lui , est nettement
posée entre l'Orient uni , compact , discipliné, et l'Occident divisé, affaibli par
la discorde. L'issue de la lutte ne saurait être douteuse. Tout ce qui abhorre le
désordre et la licence sera pour les Cosaques, et au milieu du conflit périra la
vraie liberté. « Il me semble, dit-il, que la république travaille aujourd'hui de
toutes ses forces au rétablissement de la monarchie, je ne dis pas seulement de
la monarchie constitutionnelle, mais de la monarchie pure, voire du despotisme !
La terreur et l'échafaud de 93 effrayèrent- ils l'Europe autant que le parti qui a
été vaincu sur les barricades de juin? J'en doute fort. En 93, il n'était question
que de la tête; en 1848, c'est du foyer, du toit héréditaire qu'il s'agit de dé-
clarer illégal, de la famille qu'on veut proclamer un abus, une tyrannie. Cette
république travaille pour quiconque saura rassurer la propriété et la famille;
elle travaille pour les rois absolus. »
C'est parce qu'il est sincère partisan de la liberté, que M. d'Azeglio se pronon-
çait si nettement contre la république. Néanmoins, tout en la combattant avec
vigueur, il montrait , il faut en convenir, un peu trop de sécurité à l'endroit
de son établissement. Il ne croyait pas le danger si prochain qu'il Tétait en
réalité. Sans doute la république n'avait pas de raison d'être en Italie, sans
doute elle était antipathique à l'immense majorité de la nation; mais tout
n'est-il pas possible à une poignée d'hommes audacieux au milieu d'un pays qui
s'abandonne, et n'est-il pas à craindre que la même torpeur inerte qui se l'est
laissé imposer ne s'oppose de long-temps à ce qu'on la renverse? Il y avait à
Rome, en Toscane, en Piémont, une majorité immense qui pensait comme
M. d'Azeglio, qui trouvait ses paroles les plus raisonnables du monde et n'avait
pas le moindre penchant pour M. Mazzini. Cette majorité cependant a subi
M. Mazzini à Rome et en Toscane; peu s'en est fallu qu'elle ne fût débordée en
Piémont. Cette majorité était au pouvoir, elle était maîtresse des assemblées :
la force semblait être entre ses mains, et pourtant on l'a vue se fondre en quel-
que sorte instantanément et disparaître presque sans combat. Où donc était alors
cette phalange d'écrivains et de publicistes qui jusqu'à cette époque avaient
dirigé et soutenu l'opinion publique avec un si parfait accord? Qu'étaient de-
venus les chefs naguère encore si écoutés de l'école libérale? Par quelle fatalité
s'étaient opérées cette décomposition soudaine des partis, cette espèce de confu-
sion des langues dans toute l'Italie après l'armistice Salasco? Nous venons de
montrer M. d'Azeglio aux prises avec la jeune Italie; il combattait à peu près seul.
Parmi ses anciens amis politiques, les uns avaient passé par les affaires, et, sortis
du pouvoir, s'enveloppaient de cette espèce de dignité et d'inaction qui suit la
remise d'un portefeuille. D'autres, mécontens de voir la guerre suspendue et la
J54 REVUE DES DEUX MONDES.
conquête de l'indépendance ajournée, inclinaient vers la portion exaltée du parti,
laquelle se montrait alors très ardente à dénoncer la mollesse des gouvernements
et à demander qu'on tentât de nouveau le sort des armes. Pour le malheur de la
cause, M. Gioberli se trouvait avec eux.
M. Giobcrti a commis à cette époque une grave erreur, nous ne craignons pas
de le dire, malgré l'admiration que nous professons pour lui, et précisément
surtout à cause de l'estime, s'il se peut plus grande, que nous a inspirée la cou-
rageuse fermeté avec laquelle il est revenu sur ses pas. Parti de Paris peu après
M. Mazzini, M. Gioberti fut reçu avec acclamations par l'Italie enthousiasmée;
le voyage qu'il fit à Milan, Gènes, Florence, Rome et Bologne, fut un véri-
table triomphe. Sa popularité était immense alors, et s'il eût voulu faire la
résistance qu'il a tentée plus tard, il est probable qu'il eût dominé la situation.
Pour cela, il lui eût fallu, ce nous semble, nonobstant de légères dissidences,
s'unir étroitement à ses anciens amis, aux conservateurs du parti libéral. 11 se
fût aidé de leur dévouement et de leurs conseils, qui ne pouvaient certes lui être
suspects, et, de son côté, il les eût soutenus de son influence, encore intacte. Au
lieu de suivre cette voie, M. Gioberti fit alliance avec les exaltés, avec le parti de
la guerre immédiate. Était-ce pour ménager sa popularité? On eût pu le croire
alors; mais la suite a montré que M. Gioberti en savait faire bon marché et
avait l'esprit assez haut pour la sacrifier sans regrets à ses convictions. Esprit
ardent et absolu en toutes choses, l'auteur du Primato pensait alors que la guerre
devait être poussée à outrance, et, mécontent de voir les modérés opposer des
délais à la reprise des hostilités, il s'éloigna d'eux sans se demander si l'ardeur
intraitable que montraient ses nouveaux amis pour la guerre prenait sa source
dans un vrai et sincère patriotisme, ou si ce n'était qu'une simple poursuite de
portefeuilles.
Quoi qu'il en soit, la question de la guerre immédiate fut dès-lors posée entre
les partis. Ceux qui repoussaient la guerre, au moins momentanément, passèrent
pour mauvais patriotes, quels que fussent les gages antérieurs qu'ils avaient don-
nés; ces réactionnaires reçurent le surnom de codini (porte-queue, perruques),
lequel a eu une aussi grande vogue en Italie que l'épithète infiniment moins pit-
toresque inventée en France. Par contre, les libéraux avancés s'intitulèrent démo-
crates', ils demandèrent la création de ministères démocratiques, et ils entrèrent
de plus en plus dans cette voie dangereuse dont il semble que l'exemple de ce qui
s'était passé chez nous eût dû les écarter. Là, comme ici, c'est une gauche impré-
voyante qui a amené la république. Comme pour compléter la parodie, en Italie
aussi, le tour s'est fait à l'aide d'un mot sacramentel . nous avions crié : Vive
la réforme! ils ont crié : Vive la constituante! sans y voir plus clair que la garde
nationale du 23 février.
En Italie, on a constamment et essentiellement besoin de crier quelque chose.
Après avoir depuis deux ans successivement acclamé la réforme, la ligue, la consti*
tution, Pie IX (hélas !) et tous les souverains, même le roi de Naples un instant, la
mode était venue de crier vive la constituante! La constituante de quoi ? A coup
sûr, les clubistes en plein vent de Gènes et de Livourne, pas plus que les fortes
tètes du Circolo romano, n'auraient su le dire. Était-ce une convention unitaire,
une diète fédérale, ou simplement une assemblée élue dans chaque état pour éla-
borer une constitution particulière? C'était un peu de tout cela. Jamais exprès-
SIX MOIS D'AGITATION RÉVOLUTIONNAIRE EN ITALIE. 155
sion plus ambiguë ne se prêta à des interprétations plus diverses. Elle avait été
habilement choisie et exploitée à Milan par M. Mazzini. La constituante ne s'ap-
pliquait, disait-il alors, qu'aux seules provinces lombardes et vénitiennes et à
la question de l'annexion. Nous avons vu comment cette proposition intempes-
tive, en divisant les esprits et en préparant en partie la défaite des Piémontais,
avait obtenu le résultat souhaité par les républicains, celui de rendre impossible
la formation du royaume de la Haute-Italie. De Milan le mot circula à Gênes, à
Livourne, à Florence, comme tant d'autres qui avaient successivement servi à
agiter la foule inintelligente. Les reduci le rapportèrent à Rome, où ils venaient
faire le coup de fusil contre les cardinaux et les monsignori, ce qui était plus
sûr et non moins glorieux que contre les Croates. Les Génois, les Pisans pen-
sèrent que, s'ils n'avaient pas chassé les barbares, la faute en était aux soldats
piémontais et surtout à l'absence d'une constituante. Chacun alors de deman-
der une constituante.
Ce qui est vraiment curieux, c'est l'incroyable quiproquo qui s'introduisit à
l'aide de ce mot. Nous ne savons s'il en faut faire honneur au hasard ou à
M. Mazzini. Si c'est à ce dernier, il témoigne d'un génie très inventif et d'une
fourbe peu commune. Il eût été difficile de mieux brouiller les cartes. En effet,
on se mit d'abord, pour suivre la mode probablement, à appeler constituante
l'ancienne ligue proposée dans le Primato et les Speranze, le projet de confédé-
ration d'états poursuivi depuis long-temps par les libéraux, et sur lequel, à un
grand nombre d'ouvrages remarquables, M. Vieusseux de Florence vient d'a-
jouter une brochure fort intéressante intitulée : Frammenti sull' Italia net 1822.
Cette constituante était celle de M. Gioberti, le promoteur de la fédération.
Pourquoi ne lui avait-il pas conservé son nom primitif, beaucoup plus clair, et
qui en exprimait mieux la nature? Il y avait ensuite la constituante de M. Ma-
miani, sorte de parlement destiné à donner une constitution à l'état romain,
puis celle de M. Montanelli, qui voulait, de son côté, réorganiser la Toscane,
non sans quelque arrière-pensée d'unitarisme. Quant à M. Mazzini, il gardait
encore dans sa poche sa constituante à lui, le rêve de toute sa vie, la con-
Tention italienne au Capitole, dont il avait essayé, ainsi que nous l'avons dit,
d'établir une première succursale à Milan. Pour le moment, Léopold et Pie IX
étant sur le trône et M. Rossi ministre, il n'y avait pas trop moyen , pour le chef
de la jeune Italie, d'approcher du Capitole. Il lui fallait des noms moins com-
promis que le sien pour lui frayer la voie. « Ne craignons pas, écrivait-il à ses
disciples, ne craignons pas d'employer à l'œuvre sainte de profanes initiateurs.
Quand l'instrument a fait son service, on le rejette. L^ur tâche accomplie, rem-
placez-les par d'autres jusqu'à l'heure venue. » C'est de la haute politique,
comme on voit. Dans le désarroi où se trouvait le parti constitutionnel , la jeune
Italie sut recruter ses initiateurs. A Rome, elle donna ce rôle à M. Mamiani; à
Florence, à M. Montanelli; en Piémont enfin, au ministère démocratique que
M. Gioberti fit éclore sous son aile.
456 REVUE DES DEUX MONDES.
H. — RÉVOLUTIONS DE FLORENCE ET DE ROME.
C'est par la Toscane qu'on commença. Les radicaux avaient jeté leur dévolu
sur cette portion de l'Italie. Ils avaient décidé d'en faire leur base d'opérations
pour républicaniser le reste de la péninsule. Ils avaient bien raison. Bien que la
Toscane soit le pays le moins propre au régime républicain et qu'une tentative
de réforme des institutions fondamentales y fût un non-sens, puisque, depuis
plus de quatre-vingts ans, le principe démocratique y a été introduit et appli-
qué dans toute sa largeur, la jeune Italie y devait avoir beau jeu. Dans cette douce
contrée, où chacun laisse faire et ne songe qu'à éviter la lutte, l'avantage de-
vait rester à la première volonté obstinée qui se rencontrerait. 11 s'en trouva
une dans la personne de M. Guerrazzi. M. Guerrazzi est un avocat qui, depuis
une année, n'avait d'autre occupation que d'ameuter la populace de Livourne
et de terrifier à tout propos le gouvernement du grand-duc par des manifesta-
tions soi-disant nationales dont nous pouvons apprécier la force, nous qui savons
comment s'organisent les manifestations; mais à Florence on n'osait guère re-
garder en face cet épouvantail. Livourne était considéré comme un vrai volcan,
et M. Guerrazzi comme un homme indomptable. Une seule fois cependant l'avocat
exalté trouva son maître. Un des ministres du grand-duc, le comte Serristori,
ancien soldat de l'empire, pensa que le monstre n'était peut-être pas si terrible
de près que de loin. Il alla droit à lui avec quelques compagnies de soldats,
balaya les rues de Livourne, saisit M. Guerrazzi avec quelques autres boute-feux
et les envoya immédiatement dans les casemates de Porto-Ferrajo. Par malheur,
tous les ministres toscans n'avaient pas la même décision que M. Serristori, et
quand le gouvernement du grand-duc s'est retrouvé en face de M. Guerrazzi, il
n'a pas su imiter ce salutaire exemple.
Il est douteux cependant que M. Guerrazzi, assisté de ses Livournais, eût
réussi, ainsi qu'il est arrivé, à se faire accepter pour ministre par le faible Léo-
pold. Il eut le bonheur de trouver un auxiliaire précieux dans M. Montanelli.
Nous avons eu souvent occasion de parler de M. Montanelli. Ce jeune professeur
de l'université de Pise, catholique et patriote ardent, eût mieux fait, pour sa
gloire, de rester sur le champ de bataille de Curtatone, où il s'était conduit en
héros et tomba grièvement blessé aux mains des Autrichiens. Il eût emporté avec
lui une renommée sans tache et les regrets unanimes de tous ses compatriotes,
qui l'aimaient pour ses qualités personnelles autant qu'ils l'estimaient pour son
talent. M. Montanelli, pour s'en convaincre, n'a qu'à relire les oraisons funèbres
qui parurent dans tous les journaux, après que le bruit de sa mort se fut accré-
dité. Malheureusement pour lui il en réchappa, et, rendu à la liberté, après une
courte captivité à l'hôpital militaire de Mantoue, il revint en Toscane, où la cou-
rageuse conduite qu'il avait tenue accrut encore le prestige dont l'entourait au-
paravant son éloquence. Flatté des ovations dont il était l'objet, M. Montanelli
fit des harangues sur la grande place de Livourne; il eut un grand succès de
rhétorique, de jeunesse et d'enthousiasme, et en considération de sa popularité
le gouvernement ne crut pouvoir mieux faire que de le nommer gouverneur de
cette cité embarrassante. On espérait que ce choix serait agréable aux Livour-
nais, et l'on se confiait en même temps à l'honnêteté de M. Montanelli. Nous
SIX MOIS D'AGITATION RÉVOLUTIONNAIRE EN ITALIE. 157
ne voudrions pas dire que celle-ci fit défaut; nous aimons mieux croire qu'il
éprouva cette déplorable hallucination qui fait voir aux Barbes de tous les pays
le peuple souverain sous la figure de quelques centaines d'émeutiers. M. Mon-
tanelli eût cru forfaire à ses devoirs de patriote, s'il eût méconnu la volonté du
peuple exprimée par les comparses habituels de M. Guerrazzi: il aima mieux
manquer complètement à ses devoirs d'administrateur et, à la première émeute,
tandis que le peuple s'emparait tranquillement de la ville au cri de vive la con-
stituante! M. Montanelli prenait le chemin de fer et allait à Florence présenter les
vœux de ses administrés. Le grand-duc, toujours d'après le même système, ren-
voya son ministère, et, après quelques jours d'hésitation, finit par se livrer aux
exaltés, espérant peut-être qu'après qu'il leur aurait tout donné, ceux-ci ne de-
manderaient plus rien. En cette circonstance, le grand-duc ne fut pas soutenu
comme il aurait dû l'être par le parti libéral, qui se trouvait parfaitement en
mesure de composer un nouveau cabinet. Le centre yauche de l'assemblée tos-
cane eût pu, avec un peu de résolution, prendre en main les affaires que lui
abandonnait le ministère Capponi. Ce n'est qu'en désespoir de cause, et après
s'être adressé à MM. Salvagnoli, Ricasoli et leurs amis, que le grand-duc se
détermina à accepter le ministère démocratique. Les modérés, pour expliquer
leur manque de cœur, ont allégué qu'il valait mieux user aux affaires le parti
exalté; mais ils comptaient sans la jeune Italie, dont les exaltés n'étaient que
les initiateurs.
M. Guerrazzi. qui dans toute cette affaire avait joué le rôle de souffleur, prit
sa part du butin. En homme habile, il laissa à son collègue Montanelli les affaires
extérieures et la présidence du conseil, et, visant au solide, il s'adjugea le mi-
nistère de l'intérieur. Une fois au pouvoir, il n'a plus songé qu'à s'y maintenir,
et, comme il arrive en pareil cas, il a mis à le défendre la même ténacité qu'il
avait employée à l'attaquer. Sa première pensée a été pour ses amis les Livour-
nais. De peur qu'ils ne s'avisassent de recommencer contre lui les manœuvres
auxquelles il les avait si bien dressés, le nouveau ministre, peu de temps après
son installation, sur l'annonce d'un commencement de rumeur populaire, leur
adressa une proclamation laconique et du tour le plus original, dans laquelle il
les engageait à se bien conduire et à se rappeler que qui casse les verres les paie.
Les Liyournais se le sont tenu pour dit. Si le gouvernement provisoire qui a
succédé au grand-duc s'est soutenu jusqu'à présent, il est certain qu'il le doit à
l'énergie de M. Guerrazzi. Récemment, celui-ci est parvenu à se débarrasser
d'un circolo nazionale, club de démagogues qui, à l'instar de celui de Rome,
gouvernait tyranniquement et imposait ses volontés au gouvernement. M. Guer-
razzi, plus fourbe qu'eux tous, les a divisés; puis, quand il a cru le moment
propice, il s'est tout à coup tourné du côté de la garde nationale, a fait ap-
pel aux bons citoyens et les a expulsés. Petit à petit il s'est débarrassé de ses
anciens complices en leur donnant des missions à l'extérieur. Évidemment, ce
Cromwell au petit pied a un remarquable instinct politique et une valeur bien
supérieure à son mystique associé, Montanelli. Celui-ci, homme à principes et
fanatique, pousse une idée jusqu'à ses dernières conséquences. Après s'être mon-
tré partisan et admirateur de Pie IX jusqu'à l'exaltation, il a fait alliance avec
Técole anti-catholique de Mazzini, dès qu'il s'est avisé que la papauté était un
obstacle à Tunitarisme. Il est impossible que M. Montanelli, avec de pareilles ten-
458 . REVUE DES DEUX MONDES.
dances, bien qu'elles ne fussent pas encore très prononcées, ait pu accepter loya-
lement le portefeuille que lui donnait le grand-duc. Nous ne répondrions pas,
au contraire, que M. Guerrazzi ne se fût déterminé à rester un bon et fidèle mi-
nistre de Léopold, car il ne peut se dissimuler que l'absorption de la Toscane
par Rome, et, plus tard, dans une grande république italienne, ne soit de nature
à amoindrir singulièrement sa position personnelle. Or, avant tout, pour lui, il
s'agit de gouverner. Aussi ne se montre-t-il pas très pressé aujourd'hui d'ab-
diquer sa dictature pour aller rejoindre M. Mazzini à Rome.
Le programme politique imposé par M. Montanelli au grand-duc se résumait
en deux mots : la guerre et la constituante. Le ministère démocratique n'était
point encore bien fixé sur la portée du second article. En effet, en même temps
qu'il organisait des élections nouvelles sur la base du suffrage universel et pré-
parait une constituante pour la Toscane, il était encore question à Florence
d'un projet de diète fédérale rédigé par l'abbé Rosmini à Rome, d'après les
principes de M. Gioberti, et qui devait réunir dans une ligue offensive et dé-
fensive le pape, le roi de Sardaigne et le grand-duc. Ce projet avait même été
accepté par le gouvernement toscan au commencement du mois de novembre,
quoi qu'en ait pu dire M. Montanelli dans son discours du 22 janvier, et il est
certain que des propositions simultanées, faites peu après cette époque par les
ministères Rossi et Pinelli, avaient été prises en considération. Ce n'est que trois
mois après que M. Montanelli a présenté son projet de constituante unitaire.
Dans cet intervalle, la révolution s'était accomplie à Rome.
A Rome, les plans de la jeune Italie rencontraient un plus solide obstacle que
ne pouvait l'être le ministère Capponi, qu'elle venait de renverser. Un homme
d'une vaste intelligence et d'une fermeté à toute épreuve couvrait à lui seul la
papauté. On l'attaqua à l'italienne. Les mazziniens montrèrent qu'ils n'avaient
pas dépouillé toutes les vieilles traditions M. Rossi tombé, et c'est la plus belle
oraison funèbre qu'on pût lui faire, tout s'écroula après lui. En vain M. Mamiani
espéra-t-il contenir le flot qu'il avait, pour sa part, contribué à grossir. Nous
avons sous les yeux deux lettres (1) que M. Mamiani a fait imprimer, et dans
lesquelles il s'efforce de justifier la conduite qu'il a tenue et les événemens ac-
complis pendant son passage au ministère. L'une est adressée à ses électeurs,
l'autre au saint-père. 11 ressort clairement de cette brochure que M. Mamiani
n'a jamais eu la pensée de détrôner Pie IX, mais qu'il a laissé les événemens
prendre une tournure telle que la chute du pape en devait être la conséquence iné-
vitable. Qu'importent, dans ce cas, les regrets et les apologies? M. Mamiani est,
dit-il, toujours resté constitutionnel et partisan de l'union fédérale des états
italiens. 11 a quitté le pouvoir quand il a vu apparaître la constituante unitaire,
c'est-à-dire la république. 11 n'en est pas moins vrai que lorsqu'il est arrivé
de Gènes à Rome, après les attentats du 15 et du 16 novembre, et qu'il s'est
assis à la place teinte du sang de M. Rossi, quand il a accepté le ministère
contre le vœu formellement exprimé par Pie IX, quand il l'a gardé malgré la
protestation de Gaëte du 27 novembre, laquelle invalidait formellement tout ce
qui s'était passé à Rome depuis le 16, M. Mamiani faisait acte de révolution-
naire. S'il voulait sauver son souverain, comme il le dit, que n'imitait-il l'abbé
^ (1) Due Lettere di Terenzio Mamiani, Roma, 1849.
SIX MOIS d'agitation RÉVOLUTIONNAIRE EN- ITALIE. 159
Rosmini , qui a refusé de tremper dans toute cette affaire? Que n'allait-il à
Gaète, avec ses amis, faire contre-poids à l'influence des rétrogrades qui entou-
raient Pie IX, et qui Font si détestablement conseillé? Gomment ne voyait-il pas
qu'en restant à Rome, il donnait gain de cause à l'insurrection, et que son mi-
nistère démocratique n'était qu'une transition ménagée par les mazziniens, qui
ne pouvaient se montrer tout d'un coup, et qui comptaient bien ne laisser à
cet autre initiateur que tout juste le temps nécessaire pour préparer la popu-
lation à leur avènement? Ainsi ont-ils fait. Six semaines après, M. Mamiani était
démonétisé, et le bruit des ovations qui l'avaient accueilli à son arrivée n'était
pas encore éteint qu'il pouvait déjà lire dans un journal italien son épitaphe
ainsi conçue : « Le comte Mamiani est tombé, et, par bonheur pour l'Italie, il a
perdu tout prestige avec l'éclat de cette réputation usurpée qui avait ébloui le
peuple romain dans un moment solennel. Nous avions prévu ce résultat, lorsque
nous avons appris son élévation et celle de Sterbini. Mamiani et Sterbini viennent
de passer dans la classe des libéraux renégats. Nous ne connaissons pas de fléau
plus grand pour notre Italie renaissante; mais la révolution est comme le vent
qui sépare le bon grain de la paille. C'est donc un bonheur pour le peuple romain
et pour l'Italie que le naufrage politique de ces deux doctrinaires ambitieux,
Pietro Sterbini et Terenzio Mamiani. Espérons que du milieu du peuple un Gé-
déon se lèvera, un tribun qui du haut du Capitole fera appel à l'Italie, une
voix qui fera reconnaître les antiques merveilles et laissera le monde dans la
stupeur. »
Des deux renégats anathématisés dans les périodes bibliques que nous ve-
nons de citer, il en était un pourtant qui trouva grâce devant les clubs de
Rome, ce fut M. Sterbini. On le jugea encore assez pur pour faire partie du
ministère de la junte suprême. Quant au Gédéon annoncé, il ne paraissait pas
encore; les temps n'étaient point venus apparemment; mais il lançait ses lieute-
nans dans toutes les directions pour achever de lui préparer les voies. Ils étaient
une cohorte de deux ou trois cents agitateurs qui se portaient d'une ville à
l'autre, et, comme une troupe ambulante, jouaient successivement dans cha-
cune la même parade démagogique, fondaient un circolo ou club central, puis
allaient chercher fortune ailleurs. C'est ainsi que nous retrouvons à Rome, à
Florence, les mêmes noms qui ont figuré à Gènes, à Milan, quelques mois au-
paravant : un de Boni, un Cernuschi, un la Cecilia, et d'autres aussi obscurs,
car la jeune Italie n'a encore rien produit, si l'on excepte son chef. Le prode
Garibaldi suivait avec sa bande de condottieri pour prêter main-forte à ces nou-
veaux apôtres qui allaient semant la parole et se mettant en rapport avec
les frères des divers pays. Pendant ce temps, la majorité immobile, disons
mieux, les neuf dixièmes de la population regardaient avec stupeur passer
ces saturnales. On peut s'indigner contre une pareille apathie; mais que dire de
l'ignorance ou de la mauvaise foi de prétendus hommes d'état qui osent bien de-
mander à la France de protéger de tels excès sous le pompeux prétexte de la vo-
lonté du peuple? Le suffrage universel, appliqué à Rome et en Toscane, leur a
fourni un argument spécieux; mais qui ignore qu'en Toscane le suffrage universel
est une chose illusoire? Qui donc s'y dérangerait pour aller voter à moins que
le curé du lieu ne lui en fasse une obligation? De même dans l'état romain. Là
iGO REVUE DES DEUX MONDES.
d'ailleurs un empêchement véritable y a été apporté par l'excommunication
papale, mesure absurde, à quelque point de vue qu'on se place pour la juger.
Il n'est personne qui n'ait été frappé de la marche impolitique qu'a suivie
Pie IX depuis le jour où il a perdu M. Rossi. Ce crime, accompli presque sous
ses yeux, frappant tout d'un coup d'horreur l'ame de ce saint pontife, semble
avoir fait naître dans sa conscience des remords sur l'initiative prise par lui
d'une liberté qui devait aboutir à de tels excès. Toujours est-il qu'à partir du
16 novembre, il a cru devoir suivre des conseils qui ne pouvaient être plus fu-
nestes. Sa fuite à Gaëte, première faute, ses protestations tardives, cette bulle
d'excommunication, véritable non-sens dans la circonstance et à notre époque,
enfin la demande récente qu'il vient de faire d'une intervention combinée entre
la France, l'Autriche, l'Espagne et Naples, tout nous le montre obéissant à une
influence désastreuse pour ses intérêts et pour ceux de la papauté. Le cardinal
Antonelli, son ministre actuel, est un homme de talent, mais sans autre prin-
cipe politique que l'intérêt de son ambition. Quand le vent était aux réformes et
que le pape en prenait l'initiative, monsignor Antonelli faisait du libéralisme;
dès qu'il a eu le chapeau, il s'est montré plus réservé. Aujourd'hui le voilà bien
près des traditions de l'époque de Grégoire XVI. Serait-ce parce qu'il sent reve-
nir l'ascendant de l'Autriche?
La seule, la vraie politique du pape dans la situation où l'avait placé l'atten-
tat du 16 novembre, c'était, tout en quittant Rome pour mettre à couvert sa
personne et la majesté de sa couronne, de ne point abandonner ses états, afin
de marquer un point de ralliement à ceux qui lui restaient fidèles, et de ne pas
fournir de prétexte aux esprits irrésolus et aux dévouemens douteux qui, avec
M. Mamiani, sont restés à Rome, par devoir, disaient-ils, et pour veiller au salut
public. Établi à Civita-Vecchia ou à Ancône, sous la protection d'une escadre
française que le gouvernement du général Gavaignac était tout disposé à lui ac-
corder, du moment qu'il ne s'agissait que de pourvoir à sa sûreté personnelle,
à Bologne même, où un commencement de réaction s'était manifesté en sa fa-
veur à la voix de trois députés courageux, MM. Minghetti, Bevilacqua, Banzi,
Pie IX eût appelé à lui le sacré collège, tous les hauts fonctionnaires et les mem-
bres du gouvernement, enfin transporté le siège de l'assemblée hors de Rome. S'il
fallait en venir à de nouvelles élections, au lieu d'anathématiser, comme il l'a
fait, ceux qui pouvaient lui apporter un vote favorable, il eût dû plutôt leur en
faire une obligation et un devoir de conscience, et, puisqu'on l'y forçait, retour-
ner contre ses ennemis l'arme du suffrage universel. Le suffrage universel est
le seul élément de conservation qui reste aujourd'hui dans l'ordre politique, et
l'on ne peut douter qu'il ne lui eût été favorable.
Loin de là, Pie IX n'a pas soutenu ses partisans, il a laissé s'évanouir les es-
sais de résistance, et le champ est resté libre à la jeune Italie. Ce n'était pas le
gouvernement révolutionnaire de MM. Mamiani, Sterbini, Muzzarelli, qui pouvait
l'arrêter. Quelle fortune inespérée pour M. Mazzini de voir la papauté battre en
retraite! Aussi mit-il bien vite à profit l'absence de Pie IX de sa capitale, pour
pousser vigoureusement à la proclamation de sa constituante unitaire. Tandis
que M. Mamiani songeait à sa diète fédérative, les cercles populaires reçurent le
mot d'ordre, et se mirent à réclamer la constituante italienne. Ce fut le signal
SIX MOIS D'AGITATION* RÉVOLUTIONNAIRE EN ITALIE. 161
de la chute de la commission executive et du ministère qui s'était installé
après le 16 novembre. La junte suprême s'empressa d'adhérer au vœu des clubs
en proclamant la constituante; mais ce ne fut pas sans rencontrer une coura-
geuse opposition dans la chambre des députés de Rome. La chambre ne voulait
pas de constituante pour l'état romain. La junte en prononça la dissolution.
Plusieurs députés protestèrent courageusement, entre autres M. Pantaleoni, re-
présentant de Macerata, qui imprima sur-le-champ un discours qu'il avait été
chargé de prononcer comme rapporteur de la commission de la constituante, et
dans lequel il concluait nettement au rejet de la proposition (1). Ce morceau était
d'une grande vigueur, et attira sur la tète de M. Pantaleoni plus d'un grave dan-
ger. Il faut rendre cette justice à la chambre des députés de Rome, que, lors-
qu'elle vit clairement où on la menait, elle fit des efforts de courage malheureu-
sement stériles, car elle n'était pas soutenue du côté de Gaëte. Le parti modéré
avait la majorité dans la chambre, et il montra plus de résolution qu'on ne le
croit généralement. En Toscane, tout se passe en paroles, mais à Rome il y avait
péril de la vie à faire de l'opposition, et Tépithète de codini, donnée à M. Pan-
taleoni et à ses amis, les désignait journellement aux huées des tribunes et aux
poignard des bravi du Corso. Leurs efforts furent vains, et la constituante fut
proclamée. C'était la république. A quelques jours de là, un mouvement ana-
logue et inspiré par la même influence eut lieu à Florence, où la constituante
unitaire, avec mandat illimité, fut imposée à l'assemblée par le ministre Monta-
uelli. Là devaient forcément s'arrêter les concessions du grand-duc. Léopold
n'avait, en effet, plus rien à céder. Accepter une assemblée avec mandat illimité,
c'était signer sa propre déchéance : il prit la fuite. La république proclamée à
Rome et à Florence, M. Mazzini pouvait désormais sortir de sa retraite et monter
au Capitole pour y rendre grâce aux dieux.
III. — CRISE MINISTÉRIELLE A TURIN. — CHUTE DE M. GIOBERTI.
Ce double déneûment devait nécessairement provoquer une crise en Piémont.
Le Piémont, lui aussi, avait son ministère démocratique, et, bien que les chances
n'y fussent pas, à beaucoup près, aussi favorables à la jeune Italie, celle-ci avait
étendu jusqu'à Turin le réseau de ses intrigues. Elle rencontrait, il est vrai, dans
ce pays une royauté fortement assise, de solides traditions monarchiques, et
surtout une armée très peu disposée à fraterniser avec elle; mais, d'un autre
côté, elle trouvait un point d'appui dans le parti des avocats. Le parti des avocats
représente en Piémont ce qu'était chez nous le tiers-état en 1789. Long-temps
opprimée et assujettie à la noblesse, qui seule arrivait, par droit de naissance,
aux emplois, aux dignités et aux grades militaires, la bourgeoisie piémontaise
n'avait pas, jusqu'à présent, dans l'état la situation que lui assignaient ses ri-
chesses, son savoir et les progrès chaque jour croissans de la culture dans toutes
les classes. Récemment émancipée par la constitution de Charles-Albert, elle se
trouve donc depuis un an dans cette phase d'expansion et d'envahissement qui
suit une tutelle trop prolongée; elle est surtout préoccupée de défendre avec une
jalouse susceptibilité ses nouvelles prérogatives, de résister aux tentatives rétro-
{1) Sullaproposixione délia costitumteitalianatrapporto deputato D.Pnntaleoni.
TOME II. — SUPPLÉMENT. 11
462 REVUE DES DEUX MONDES.
spectives que pourrait faire la noblesse, et même, par droit de représailles, d'em-
piéter un peu aussi sur son terrain. C'est pourquoi ce titre de ministère démo-
cratique, qui n'avait aucun sens en Toscane et à Rome, était très significatif en
Piémont. Nous ne voulons pas dire que la bourgeoisie piémontaise en masse soit
républicaine; il nous semble seulement qu'avant tout elle jalouse la noblesse,
craint le clergé, redoute un retour d'influence des deux classes autrefois privi-
légiées, et se trouve dans des dispositions telles qu'il ne faudrait peut-être pas
de grands efforts pour ébranler sa foi constitutionnelle.
Dans la première chambre des députés, élue l'été dernier, les avocats étaient
en minorité. Le centre et la droite étaient occupés par la noblesse et les cam-
pagnards, tous conservateurs. Les avocats suppléèrent au nombre par l'audace
et l'activité, et s'agitèrent tellement qu'ils parvinrent à dépopulariser le minis-
tère Pinelli. L'accusation capitale qu'ils lui jetaient, c'était d'avoir accepté l'ar-
mistice Salasco et de ne pas vouloir faire la guerre : c'était une manœuvre ana-
logue à celle des exaltés de Florence et de Rome. Réduits à eux-mêmes, les
avocats n'avaient pas parmi eux de notabilité assez considérable à porter à la
tête d'une administration; ils ne seraient donc pas parvenus à renverser le
ministère Pinelli, s'ils n'avaient eu l'adresse de se placer sous l'égide du grand
nom de M. Gioberti. M. Gioberti, depuis son arrivée en Italie, était circonvenu
par eux, flatté, loué, caressé et trompé sur la véritable situation des hommes
et des choses. 11 existe à Turin un de ces hommes dangereux qui, avec un es-'
prit, un savoir, un talent médiocres, possèdent un véritable génie pour l'intrigue:
cet homme est M. Valerio, gérant de la Concordia. 11 s'attacha à M. Gioberti,
et, exploitant les susceptibilités de cet esprit altier et passionné, il le poussa aux
démarches extrêmes qui ont amené la retraite du ministère Pinelli. Comment
M. Gioberti n'aurait-il pas cru que le parti qui venait de se ranger sous ses
ordres représentait véritablement le pays, lorsqu'à la suite de la dissolution de
la chambre, les collèges électoraux, en lui donnant huit nominations, lui ont en-
voyé une chambre toute démocratique? M. Gioberti ne savait pas, comme il l'a
appris plus tard, de quelle façon s'étaient faites ces élections; que c'était en
se réclamant de lui plutôt que par leur propre influence que les candidats l'em-
portaient dans les collèges; qu'il suffisait d'une recommandation vraie ou sup-
posée du grau filosofo pour réunir tous les suffrages. C'est à peine si les noms
chers à l'Italie de MM. Balbo et Azeglio purent passer; encore est-ce à titre de
codini que ces messieurs furent reçus à l'assemblée, où ils siégeaint à droite.
« Me voici devenu codino, mes amis, disait M. d'Azeglio dans sa circulaire à
ses électeurs de Strambino. Votre député, ce Massimo Azeglio qu'on pourchas-
sait autrefois comme libéral exalté, vous revient aujourd'hui rétrograde, obscu-
rantiste. Signez-vous, étonnez-vous, la nouvelle est peu réjouissante, mais la
chose est telle, et savez-vous pourquoi? Parce que je n'ai pas cru à la consti-
tuante, aux ministères démocratiques, aux frères de Livourne, au sacro pugnale
et à tant d'autres nouveautés. »
Il y a de cela deux mois à peine, et aujourd'hui c'est M. Gioberti lui-même
qui est devenu codino. On sait comment s'est fait ce brusque changement.
Avec la chambre nouvelle, créée par lui et toute à sa dévotion, M. Gioberti se
trouvait mis en demeure de réaliser son programme : à l'extérieur, la guerre
immédiate; à l'intérieur, la mise en pratique du gouvernement constitutionnel
SIX MOIS d'agitation RÉVOLUTIONNAIRE EN ITALIE. 163
dans son expression la plus démocratique. M. Gioberti avait développé cette
politique, au mois de novembre, dans une déclaration politique dirigée contre
le ministère Pinelli, et que signèrent avec lui les députés de l'opposition, au
nombre de 57, puis dans son manifeste ministériel; mais la proclamation de la
constituante et de la république à Rome et à Florence était de nature à modifier
ses plans, fondés sur l'hypothèse d'une union étroite du Piémont avec l'Italie
centrale. Les succès de la jeune Italie l'obligeaient à se placer sur la défensive,
et, dès la fin de décembre, on le voit se replier. Mécontent des récits et des ju-
gemens de la presse parisienne à son égard, le président du conseil écrivait en
France à cette époque : « Je ne suis ni républicain, ni révolutionnaire, ni anar-
chiste, et je ne comprends rien aux belles choses que vos journaux débitent sur
mon compte. Ma foi politique est telle qu'elle a toujours été par le passé : c'est
celle d'un homme franchement attaché à la monarchie constitutionnelle et à la
nationalité de l'Italie. La constituante que j'ai proclamée est une assemblée
purement fédérative, qui laisse intacte l'autonomie de chaque état italien; elle
n'a rien à faire avec la constituante politique telle que les mazziniens et les
cercles de Rome l'entendent Bref, je n'aurais jamais cru que des publicistes
français qui ont quelque connaissance de mon pays et de ma personne pussent
mêler ensemble des choses si différentes. »
Certes, personne ne songeait à dire que M. Gioberti fût un mazzinien; mais
c'était déjà beaucoup que l'auteur du Primato, le promoteur de l'union des
princes et des peuples, pût être accusé de complicité involontaire avec les révo-
lutionnaires, et qu'une malheureuse équivoque fit confondre sa constituante et
celle de M. Mamiani avec celle de MM. Montanelli, Sterbini et Canino.
Une fois éclairé sur la situation, M. Gioberti prit son parti résolument. Jus-
qu'alors il s'était montré grand écrivain et publiciste distingué. Son fameux
discours dans la discussion de l'adresse au mois de janvier et sa conduite depuis
lors ont révélé un véritable homme d'état. Les désastres de ces derniers jours
l'ont grandi, s'il se peut, et lui ont donné raison de la manière la plus écla-
tante. Pour vaincre l'Autriche, il fallait écraser d'abord la république, son pre-
mier auxiliaire. En revenant à ses antécédens et à ses propres traditions,
M. Gioberti se retrouvait dans le vrai. Il reconnaissait que l'Italie, avant de
recommencer la lutte contre l'Autriche, avait besoin de s'unir et de se for-
tifier au dedans; il faisait en même temps preuve d'une grande adresse, car,
après avoir si souvent et si solennellement promis la reprise des hostilités, il ne
pouvait sortir plus heureusement de l'impasse où il s'était aventuré. Le projet
d'intervention qu'il avait conçu n'était donc pas seulement une mesure vrai-
ment libérale, c'était l'ajournement honorablement motivé d'une guerre dont
l'issue n'était que trop évidente.
Pour le malheur de l'Italie, M. Gioberti est venu se heurter à deux obstacles,
le roi et la chambre. Moins que jamais ce serait l'heure de se montrer sévère
pour cette royale infortune engendrée par un sentiment chevaleresque que notre
siècle, hélas ! comprend moins de jour en jour; mais, il faut bien le dire, Charles-
Albert, en n'appuyant pas son ministre, a fait preuve d'une inintelligence
complète. Lorsque l'assemblée s'est tournée contre M. Gioberti , et, par ce fait,
a manifesté indirectement pour les gouvernemens révolutionnaires de Rome et
de Florence des sympathies qui étaient un grave péril pour la royauté piémon-
KM REVUE DES DEUX MONDES.
taise, Charles-Albert pouvait-il avoir un instant de doute et se demander de
quel côté étaient ses véritables amis? Devait-il copier la conduite du grand-duc
de Toscane? Le roi de Piémont, s'est trouvé alors dans une situation exactement
semblable à celle du roi de Prusse au mois de novembre dernier. La chambre
actuelle, produit d'une erreur et d'une intrigue, n'était point la véritable ex-
pression du pays. Appuyé sur l'opinion , qui s'exprima en vingt-quatre heures
par vingt-six mille signatures à Turin , sûr de l'armée, que les avocats avaient
depuis quelque temps mécontentée, Charles-Albert devait risquer le coup d'état
qui a réussi à Frédéric-Guillaume. Un nouveau cabinet eût été formé, dans le-
quel M. Gioberti se fût adjoint des hommes tels que MM. Balbo, Pareto, d'Aze-
glio, qui ont donné des gages à la cause libérale, et sont, par leurs opinions
bien connues, le trait d'union entre l'ancien régime et la bourgeoisie; ce cabi-
net modéré aurait fait à son tour ses élections, et cela probablement sans qu'on
fût obligé, pour balancer le tiers-état, de recourir au suffrage universel , un peu
trop conservateur en Piémont. Charles-Albert ne l'a point osé. Ce prince s'est
toujours montré timide, partout ailleurs qu'en face des canons autrichiens. Si
l'on en croit son entourage, il avait en outre le défaut commun à beaucoup de
têtes couronnées, celui d'aimer à mystifier les gens, à leur faire tordre le museau,
disait-il. Il gardait une vieille dent à M. Gioberti; cela datait de loin. Enfin l'ex-
pédition de Toscane, en éloignant la guerre contre l'Autriche, l'avait indisposé.
Charles-Albert était toujours avec ceux qui lui promettaient la guerre immé-
diate et lui faisaient voir la couronne de fer au bout. Pour pouvoir entrer en
campagne, il eût fait alliance avec M. Mazzini; on comprend qu'à bien plus forte
raison il se soit entendu avec MM. Sineo, Ratazzi, voire avec MM. Valerio et Brof-
ferio, le tribun radical qui veut la république, mais la république fédéraliste, ce
qui ajoute une nouvelle nuance aux partis qui divisent cette malheureuse Italie.
M. Gioberti est tombé glorieusement. Sa chute ne peut qu'accroître son influence
et l'autorité de sa parole. Autour de lui se rangeront comme avant tous ceux qui
espèrent et ont foi en l'avenir de l'Italie, quelles que soient les tristesses du pré-
sent. «Nous avons voulu aller trop vite, disait naguère l'infatigable M. d'Azeglio,
l'expérience nous servira : du courage, et recommençons. » Lui du moins n'a pas
de reproches à se faire. Quant à M. Gioberti, à peine avait-il quitté les affaires,
qu'il s'est mis à fonder un journal, le Saggiatore (l'Essayeur), et en a lancé le
prospectus, dans lequel il explique et justifie par des raisons très concluantes le
système d'intervention au moyen duquel il prétendait faire faire au Piémont la
police de la péninsule, et, la débarrassant de cette lèpre mazzinienne qui la ronge,
préparer par une solide union son indépendance future (1). Puis, s'en prenant
à la jeune Italie, l'ardent écrivain fait contre elle et contre son chef une sortie
furieuse qui résume avec une verve, un feu, un entrain incroyables toutes les
accusations que nous venons d'énumérer. « 11 faut pourtant, dit-il, que tout le
monde sache que Joseph Mazzini est le plus grand ennemi de l'Italie
De quel mérite peut-il se vanter si ce n'est d'une obstination incroyable dans ses
folies, qui ont mené droit à sa ruine notre malheureuse patrie? Quels sont ses
titres? Une ignorance profonde des hommes et des choses, une impéritie com-
plète, une politique puérile, un mysticisme ridicule. L'expédition de Savoie et les
<t) Il Saggiatore, discorso proemiale per Vincenzo Gioberti. Torino, 1849.
SIX MOIS D'AGITATION RÉVOLUTIONNAIRE EN ITALIE. d65
derniers événemens de Toscane montrent ce dont il est capable, quand il quitte
son rôle de songeur et de grand-prètre pour entrer dans la pratique. Comme si
sa seule parole avait une vertu corrosive et dissolvante, il ne peut aller nulle part
qu'il n'apporte avec lui la discorde, le désordre et la licence. Incapable de rien
faire, il n'a de force que pour diviser et détruire; rien dans son caractère qui com-
pense l'étroitesse et l'impuissance de son esprit. Aussi lâche qu'inepte, il fut tou-
jours le dernier au péril, le premier à la fuite. Il serait à souhaiter que lamé-
moire d'un homme aussi vulgaire pérît avec lui; mais le mal qu'il a fait lui
garantit une triste renommée, et son nom arrivera à la postérité chargé d'exé-
cration Tel maître telle école, » ajoute-t-il. Et M. Gioberti fait des disciples
un portrait qui n'est pas plus flatté. Entre eux et lui, c'est désormais une guerre
à mort... Mais, que parlons-nous encore de luttes de partis? Les Croates se sont
chargés de la besogne. Que reste-t-il aujourd'hui à faire à M. Gioberti et à ses
amis? Où en est le Piémont? où en est l'Italie? Hélas! que reste-t-il à dire? quelles
conjectures hasarder?
Avant que nous eussions terminé cette histoire lamentable dans laquelle nous
avons cherché à signaler les fausses manœuvres commises et les écueils à éviter
désormais, le dénoûment s'est précipité avec la rapidité de la foudre. A la vue de
ce grand naufrage, une douleur d'autant plus profonde nous saisit, que nous
avions persisté plus long-temps à espérer. Malgré tant de fautes, le mouvement
libéral italien, commencé sous de si heureux auspices, méritait une meilleure fin.
En écrivant ce mot, ce n'est pas que nous croyons la partie à jamais perdue, à
Dieu ne plaise! Nous nous attristons seulement à l'idée des nouveaux et doulou-
reux sacrifices que l'Italie devra faire pour ressaisir la victoire qu'elle s'est vue si
près d'obtenir, et, reportant nos pensées en arrière, vers les jours heureux où
l'avenir s'ouvrait souriant et prospère, il nous semble encore une fois entendre
le refrain désespéré de son poète :
Nessun' maggior' dolore, che ricordarsi del tempo felice
Nella miseria.
Louis Geofroy.
REVUE LITTERAIRE.
LES LIVRES. - LES THEATRES.
C'est un des privilèges de l'esprit que son luxe puisse survivre aux catastrophes
qui compromettent ou amoindrissent la richesse publique. S'il est sujet à des
éclipses passagères, si le bruit de l'orage et le cri de la rue le condamnent un
moment au silence, une fois ce moment passé et le calme revenu à la surface,
on est tout surpris de voir renaître ce qu'on croyait éteint. Même, par une gé-
néreuse condition de sa nature, l'esprit peut trouver alors jusque dans ses bles-
sures un élément de force et de vie. Comme dans la fable antique, chaque
goutte de sang peut s'animer, devenir à son tour un combattant nouveau, prêt
à se mêler à la lutte. Tout ce qui attaque le bon sens du pays, offrant matière à
discussion, inspirant les sages non moins que les fous, révèle des ressources in-
connues, met au jour des idées inexplorées, fait découvrir l'objection à côté du
mensonge, l'antidote à côté du poison, et concourt ainsi au déploiement des
forces intellectuelles, à l'instant même où ces forces semblent près de succom-
ber à un double péril, aux révolutions qui multiplient les sophismes, et aux so-
phismes qui éternisent les révolutions.
Nous avons été frappé dans ces derniers temps d'une analogie assez piquante.
Dans le monde, dans les salons qui se rouvraient, le haut bout était occupé,
après tout, par les mêmes distinctions, les mêmes supériorités sociales que nous
étions accoutumés à voir figurer au premier rang. Les visages et les noms, le
langage et les manières avaient peu changé. Seulement, auprès de ces anciens
élémens de civilisation mondaine apparaissait l'élément nouveau, le nom ou
l'homme qui faisait date, qui ne se serait pas trouvé là sans les derniers événe-
mens, et dont la présence insolite nous avertissait qu'il s'était passé récemment
quelque chose d'extraordinaire. Un fait du même genre se produit dans la lit-
térature après une secousse révolutionnaire. Les premières places, celles où le
REVUE UTTÉRAIRE. d67
•regard se reporte avec une prédilection sympathique et studieuse, sont à peu
près remplies par les mêmes hommes, les mêmes idées, les mêmes images • la
recherche du beau et du vrai, de l'art sérieux et sincère, parlent la même lan-
gue, tournent vers les mêmes hauteurs les mêmes esprits d'élite; mais, tout au-
près, se rencontre le livre qu'on pourrait appeler le parvenu de la révolution
nouvelle, celui qui a puisé sa raison d'être dans le mouvement de la pensée pu-
blique, entraînée vers certains points par les illusions, les exigences, les besoins
ou les passions du moment. Pamphlet, réfutation ou paradoxe, ce genre de livre
ne saurait manquer dans ces jours critiques où l'intelligence est amenée, par
le vertige de l'imprévu, à ne plus rien regarder, ni comme inadmissible, ni
comme incontestable; et, si nous osions nous permettre une épigramme contre
notre temps, nous ajouterions qu'on peut prendre une idée plus ou moins favo-
rable du bon sens et du bonheur d'un pays ou d'une époque, suivant l'impor-
tance qu'on y donne aux écrits de cet ordre, aux questions qui s'y traitent, aux
dangers qui s'y révèlent, aux intérêts qui s'y agitent.
Le socialisme est au premier rang de ces questions dont on ne saurait mécon-
naître l'inquiétante actualité. A en croire M. Considérant, le socialisme serait
même plus qu'actuel : il aurait seul le privilège de vivre, au milieu de gens sem-
blables à ce personnage d'un roman de chevalerie, qui, dans le feu de l'action,
ne s'apercevait pas qu'il était mort. Voilà où nous en sommes, nous tous, grands
et petits, qui essayons de juger les théories du phalanstère et les traditions de
Fourier. Dans son livre intitulé le Socialisme devant le vieux Monde ou le Vivant
devant les Morts, M. Considérant veut prouver aux adversaires de son système
qu'ils sont des fantômes, des spectres, et que la phalange seule est vivante au
milieu de toutes ces catacombes. On pourrait peut-être répondre à M. Considé-
rant :
Les gens que vous tuez se portent à merveille!
Convenons au moins que c'est là une manière d'argumenter aussi concluante
que facile. Démontrer à son contradicteur qu'il a tort, quelle misère! c'était bon
pour ce vieux monde qui inspire à M. Considérant tant de dédain. Les rai-
sonneurs de l'autre monde s'y prennent autrement; ils délivrent un acte mor-
tuaire en bonne et due forme à quiconque n'apprécie pas aussi bien qu'eux
l'excellence de Yattraction passionnelle et de Yharmonie hongrée. Voilà donc qui
est convenu. Tous les hommes dont nous avions l'habitude de compter pour
quelque chose le jugement et les lumières ne vivent plus que d'intention; ce
sont des ombres de discoureurs qui nous font entendre une ombre de raisonne-
ment. Je comprendrais, je l'avoue, ce mépris superbe pour les coryphées de
la sagesse humaine sous la plume d'un Bossuet, d'un Pascal, préoccupés du
contraste de la petitesse et du néant des conseils humains avec la grandeur, la
toute-puissance divine révélée par la mystérieuse immensité des événemens;
mais lorsqu'on a borné jusqu'ici l'efficacité magistrale de son enseignement à
proposer aux néophytes de l'assemblée nationale de leur infuser, au moyen de
trois séances de nuit, les beautés de la doctrine fouriériste, il semble qu'on de-
vrait aller un peu moins vite dans cette vaste hécatombe, et accorder un sursis
à des hommes qui pourraient bien montrer qu'il leur reste encore quelque souffle
de vie, ne fût-ce qu'en nous apprenant à nous moquer des phalanstériens.
168 REVUE DES DEUX MONDES.
Quoi qu'il en soit, les folies socialistes et communistes ont trouvé un critique
aussi judicieux qu'érudit dans la personne de M. Sudre, auteur d'une Histoire
du Communisme. M. Sudre ne prouve pas à ses antagonistes qu'ils sont morts;
mais, ce qui vaut mieux, il leur prouve qu'ils vivaient en d'autres temps, sous
d'autres noms, cachant sous d'autres formules les mêmes absurdités , et qu'au
lieu d'être une phase nouvelle dans le développement progressif et continu de
l'humanité, le communisme est tout simplement un nouvel accès d'une maladie
déjà connue. On a dit souvent qu'il n'y avait qu'une manière d'avoir raison,
qu'il y en avait plusieurs de se tromper; cela est vrai sans doute, et pourtant,
même dans l'erreur, que de rapprochemens et d'analogies! Que de fois l'esprit
humain, en se croyant novateur, n'a fait que retrouver un ancien sillon, souvent
repris, souvent abandonné! Voilà ce qui ressort très nettement du livre de
M. Sudre. Ses recherches ont un autre avantage : en nous montrant le germe
et l'origine du communisme dans certaines législations , certaines philosophies
antiques qui ne nous apparaissent qu'à travers l'idéal de nos enthousiasmes de
collège, et que nous sommes parfois tentés de glorifier pour l'amour du grec et
du latin, elles nous apprennent à nous rendre un compte plus précis et plus sé-
vère des notions du vrai et du faux, du bien et du mal, que l'histoire fait passer
sous nos yeux, et à nous laisser moins séduire par ces prestiges que le lointain,
les noms illustres, les œuvres de génie, les souvenirs de la Grèce ou de Rome
exercent sur les esprits les plus solides.
C'est encore bien près des régions où s'agitent les problèmes du socialisme
que nous rencontrons le nouvel écrit de M. Veuillot : L'Esclave Vindex. Sous la
forme piquante d'un dialogue entre cet esclave, dont la statue en bronze est
dans le jardin des Tuileries, et le marbre du Spartacus placé à quelques pas,
M. Veuillot résume à sa façon la lutte des satisfaits et des mécontens dans cette
longue et ardente guerre de ceux qui n'ont pas et qui veulent avoir contre ceux
qui ont et qui voudraient garder. Le champ est large, et l'auteur y a mois-
sonné une foule de bonnes vérités, de rudes épi grammes. Jamais peut-être il
n'avait été si bien servi par son style incisif et mordant dont nous avons sou-
vent reconnu la saveur âpre et saine. Tout en constatant les qualités de cet écrit,
tout en avouant que les argumens de M. Veuillot sont de bonne guerre et ses
armes de bonne trempe, doit-on conclure que ses conclusions rigoureuses soient
sans danger dans un temps comme le nôtre? Nous ne le croyons pas. Aux yeux
de M. Veuillot comme des autres écrivains catholiques, il n'existe pas d'autre
frein, pour les passions du pauvre comme pour celles du riche, que la loi reli-
gieuse, et le riche qui ne l'observe pas n'a pas le droit d'exiger du pauvre qu'il
d'observé; l'homme du monde qui ne demande à la vie que les jouissances d'un
matérialisme pratique n'a pas le droit de s'étonner ni de se plaindre si le prolé-
taire, poussé par le même mobile, s'efforce de lui arracher ces jouissances ou de
les partager avec lui, fût-ce au prix de mille combats et de mille morts. Rien de
plus juste assurément que cette donnée; mais est-il opportun d'en faire le caté-
chisme d'une époque révolutionnaire, alors que tant de haine, d'envie et de co-
lère s'acharne contre les distinctions de rang et de fortune? Aujourd'hui, selon
nous, l'écrivain religieux a mieux à faire : au lieu d'envenimer les plaies, il faut
qu'il les adoucisse et qu'il les apaise; il faut qu'il se dise qu'en signalant ainsi
l'impuissance des riches d'esprit ou d'argent à arrêter l'élan imprimé aux ;
REVUE LITTÉRAIRE. 160
par les doctrines démagogiques, il légalise, pour ainsi dire, et consacre les con-
voitises de l'ignorance et de la pauvreté au nom des vices de la richesse et de
Fintelligence; il faut qu'il reconnaisse qu'on peut tout aussi bien mettre le feu
avec un cierge qu'avec une torche, et que l'incendie qui en résulte n'est ni moins
dévorant ni moins funeste.
Dans quelle catégorie rangerons-nous les Esquisses morales et politiques de
Daniel Stem? Faut-il les compter parmi ces productions orageuses où se reflètent
les époques agitées? L'auteur se l'imagine peut-être; mais nous, nous ne pou-
vons voir dans ce livre que le prétentieux effort d'un esprit frivole qui pense,
comme dit Sganarelle, que tout soit perdu, s'il ne-fait un peu parler de lui. Le
rôle d'Égérie révolutionnaire, de sectaire philosophique et social, n'est pas donné
à tout le monde. Il est des âmes puissantes dans le sophisme et vigoureuses
dans le mal, à qui conviennent les atmosphères chargées d'éclairs et de tem-
pêtes. Portant en elles je ne sais quelle prédestination douloureuse et fatale, les
idées subversives ou coupables qu'elles propagent senlblent un tribut payé à leur
propre nature. Elles couvrent des séductions de leur talent la route dangereuse
où se fourvoient, sur leurs pas, les imaginations inquiètes. Loin de nous l'envie
de les absoudre; mais enfin, dans ce mélange de grandeur et de misère, d'erreur
évidente et de mystérieux attrait , dans ces œuvres d'une poésie factice et mal-
saine, servant de commentaires et de pièces justificatives à une vie désordonnée,
il y a un type, un idéal où la vanité peut se complaire. L'important, pour y at-
teindre, est de ne copier personne, de ne pas mettre du plagiat dans son paradoxe,
de ne pas arranger son désordre d'après certains modèles auxquels on se garde
bien d'emprunter ce qu'ils ont d'original et de naturel. C'est, hélas! l'histoire de
ces âmes que j'appellerai secondaires, satellites incessamment tourmentés du
désir de devenir planètes, et dont la lueur blafarde n'est que le reflet d'autres
flammes et d'autres lumières. Celles-là ont beau s'évertuer à ne ressembler ni
aux autres, ni à elles-mêmes, à respirer un air insolite, à écrire des choses étran-
ges, à épaissir autour de soi les ombres de la philosophie allemande, du socia-
lisme ancien et moderne, d'une sorte de poésie mystique, de culte indéfini dont
elles se feraient volontiers les prêtresses : rien ne leur réussit; leur médiocrité
primitive perce à travers les voiles d'or et les bandelettes sacrées; leurs sophismes
n'émeuvent personne; les coups de lance qu'elles portent aux vieilles doctrines,
protectrices de la société, de l'ordre et de la famille, s'amortissent et sonnent
creux, comme si ce fer étincelant n'était qu'un frêle roseau. Ces pauvres Clo-
rindesdela révolution, du socialisme et de la révolte n'ont pas mesuré leur tâche
à leurs forces : sans cesse leur cheval les désarçonne, et leur armure les écrase.
Malgré nous , ces réflexions nous reviennent à l'esprit chaque fois que nous
ouvrons une production nouvelle de Daniel Stern. Ses Esquisses morales et po-
litiques sont à la hauteur de son Essai sur la Liberté. Nous ignorons ce qu'il
y a là de politique et de moral; ce que nous savons, c'est qu'on chercherait en
vain dans ces pages une idée neuve, et que les citations empruntées à Kant ou
à Hegel ne rendent le livre ni plus profond ni plus sérieux. L'allemand est pour
les Philamintes contemporaines ce qu'était le grec pour celles de Molière; pas-
sons-leur cette prédilection innocente : elles ne touchent pas d'assez près à l'es-
prit français pour qu'on craigne de les voir l'entacher de germanisme! Nous
retrouvons dans ces Esquisses morales d'éternelles redites sur le rôle des femmes
170 REVUE DES DEUX MONDES.
dans la société moderne, sur les vices de l'éducation, sur les relations des dewr
sexes, sur la prétendue infériorité des intelligences féminines. Toutes ces que»*
tions, rantnir les a déjà soulevées dans d'autres ouvrages; il y rattache des ta-
bleaux et des images qui paraissent aussi lui être très familières, une surtout,
celle de la gestation et de l'accouchement, qu'il n'aborde jamais sans une so-
lennité quasi-sacerdotale, et comme s'il s'agissait, à chaque petite fille qui vient
au monde, d'en faire une Valentia ou une Nélida. Ce souci de Péducation ab ovoy
cette préoccupation didactique de l'enfant avant sa naissance est un des traits
dblinctifs des écrits de Daniel Stern. Dirons-nous qu'il serait de meilleur go&t
de renoncer à cette littérature de sage-femme, et que Lucine n'a jamais, que'
nous sachions, figuré parmi les muses? Nous aimons mieux reconnaître qu'à
côté de -ces images hasardées, de ces sophismes vieillis, de ces lambeaux de pé-
dantismie philosophique et révolutionnaire, on rencontre, en quelques passages,
la délicatesse et la distinction de la femme du monde, que n'ont pu encore en-
tièrement effacer les prétentions au rôle de prédicateur et de pythonisse. Lors-
qu'il consent à rester dans le domaine de l'observation ingénieuse et mondaine,
Daniel Stern rencontre parfois d'heureux détails qui n'ont plus rien de com-
mun avec sa science et ses doctrines d'emprunt. Contraste digne de remarque !
c'est en pensant et en écrivant comme il eût pensé et écrit avant d'être un
écrivain et un penseur, que Daniel Stern mérite d'être lu : n'y a-t-il pas là
toute une leçon ?
Après ces lectures, qui nous ramènent aux tristes conditions de notre époque,
aux dispositions maladives d'un grand nombre d'esprits modernes, c'est un
bonheur de revenir à Fart pur, à la littérature sérieuse. M. Nisard vient de pu-
blier le troisième volume de son Histoire de la littérature française. Ce volume
comprend le siècle de Louis XIV. Aucun sujet ne pouvait mieux convenir à ce
talent sage, un peu austère, qui, dans les lignes de son style comme dans les
allures de son enseignement, conserve quelque chose de la rectitude et de la
grandeur des traditions qu'il recueille. M. Nisard a groupé les principaux écri-
vains de ce siècle immortel dans une sorte de tableau collectif où les figures ont
entre elles un air de famille, et qui nous donne l'idée la plus juste et la plus
nette de ce glorieux moment où l'esprit français, arrivé à son apogée, sut réa-
liser l'inestimable alliance de l'extrême bon sens avec l'extrême génie. Les
études de M. Nisard sur Racine, sur Molière, sur La Fontaine, ses appréciations
de Bossuet et de Fénelon , sont des modèles de cette critique pénétrante qui,
sans se laisser dérouter par des préoccupations de système ou d'école, va droit
à l'homme et au livre, les interprète l'un par l'autre, trouve dans ces textes iné-
puisables le sujet de remarques nouvelles sur le cœur humain, sur les replis
cachés de l'âme, sur les fibres mystérieuses que sollicite ou interroge la main des
poètes, sur tout ce qui compose cette harmonie, cette beauté, cette justesse, ti-
tres impérissables des hommes du xvir3 siècle. Quel siècle en effet, quels hommes
et quelles œuvres, pour qu'après deux cents ans d'études et de commentaires
un esprit judicieux puisse encore agrandir et rehausser son rôle littéraire rien
qu'en nous montrant pourquoi ces écrivains dont il parle sont si hauts et si
grands! Ah! ne nous y arrêtons pas trop! Nous ressemblerions à ces gens ruinés
qui se dédommagent en énumérant les richesses de leurs ancêtres!
Cette critique ingénieuse, qui procède par une analyse délicate et attentive,
REVUE LITTÉRAIRE. i'1
n'est pas la seule qui se soit révélée dans notre temps. 11 en est une autre, plus
brillante et plus animée : c'est celle qui, pour arriver à la parfaite intelligence
des grands hommes qu'elle admire ou interprète, parcourt, leurs livres à la
main, les contrées qu'ils ont parcourues et chantées. On comprend tout ce que
cette méthode doit avoir de vivifiant et de fécond; ce n'est plus la lettre morte à
laquelle on s'attache dans des pages plus ou moins pâlissantes à travers l'éloi-
gnement des âges : c'est le poète lui-même, c'est sa vie, c'est sa figure que l'on
retrouve, que l'on encadre dans les sites qui servirent d'horizon à son regard
et à sa pensée. Il semble que l'on regarde avec ses yeux, que l'on respire avec
son souffle, que l'on sente avec son génie, que les beaux lieux qui l'inspirèrent
nous rendent la trace de ses émotions, l'empreinte de ses pas, l'écho de sa voix.
Ainsi comprise, la critique n'a plus rien à envier à la poésie. C'est ce pèlerinage
à la suite des poètes aimés qui donne un singulier charme au livre de M. Am-
père intitulé : la Grèce, Rome et Dante. Plus qu'un autre, M. Ampère devait
être séduit par cette façon de comprendre et d'interpréter Homère, Virgile ou
Dante. C'est en effet un de ces heureux esprits qui n'arrivent pas aux beautés
poétiques en commentateurs, par voie indirecte, lente ou détournée, mais qui
réfléchissent eux-mêmes ces beautés comme un pur cristal, qui se trouvent en
communication permanente avec tout ce qui élève et ennoblit l'ame, et qui,
penchés sur les sources limpides, au lieu d'en discuter la saveur et la transpa-
rence, aiment mieux s'y abreuver à longs traits. Dans la Poésie grecque en Grèce,
dans les Portraits de Rome à différens âges, dans le Voyage dantesque, M. Ampère
s'est fait tout à la fois notre cicérone à travers les paysages qui nous parlent
encore de ces œuvres immortelles et à travers les œuvres où ces paysages ont
laissé quelque chose de leurs lignes et de leurs teintes; il nous a donné la géo-
graphie pittoresque de la poésie antique et de la poésie du moyen-âge. On le
voit, cette critique-là n'a plus rien de commun avec les vieilles routines; elle ne
cherche pas, à l'aide d'un glossaire ou d'une scholie, le sens d'un passage ou
d'un vers : elle se fait compagne de voyage de ces hommes divins dont les
accens l'ont fait tressaillir; elle s'assied à leur foyer, elle s'abrite sous leur toit.
Au lieu d'alourdir leurs chants de ses formes didactiques et pédantesques, c'est
elle qui s'assimile à leurs impressions, qui participe à leur enthousiasme. Tel
est, selon nous, le genre d'émotion exquise que fait éprouver l'ouvrage de
M. Ampère; ce n'est pas une appréciation, une étude d'Homère, de Virgile ou
de Dante : c'est un coin de leur ciel, un parfum de leur patrie, un souffle de
leur inspiration primitive, que le critique, nous allions dire le poète, a recueillis
sur leurs pas, et dont il baigne leurs sublimes poèmes comme d'une lumineuse
auréole.
Lorsqu'après avoir lu l'ouvrage de M. Ampère, on ouvre les Souvenirs de
France et d'Italie de M. le comte Joseph d'Estourmel, on sent que l'on passe
d'une œuvre d'art à la causerie d'un homme du monde. A Dieu ne plaise que
nous soyons tenté d'en médire, nous qui nous plaignons souvent de la scission
de la littérature et de la société polie, nous qui regrettons sans cesse l'influence
qu'exerçaient autrefois ces spirituels intermédiaires , peu soucieux du rôle offi-
ciel d'écrivains, mais fort capables d'indiquer le ton et la mesure! On reconnaît,
dans le livre de M. d'Estourmel, une vieillesse enjouée, souriante, se trompant
quelquefois sur la valeur des idées et des souvenirs, mêlant à des traits ingé-
172 REVUE DES DEUX MONDES.
nieux et à de jolies pages une foule de concetti dignes de grossir les anay
mais composant de tout cela un ensemble agréable, une lecture attrayante, qui,
sans être précisément ni un souvenir de France ni un souvenir d'Italie, est
plutôt l'aimable babil d'un homme également spirituel en Italie et en France.
Si nous sommes indulgent pour ces productions légères, sans conséquence,
où la cause de l'art ne saurait être compromise ni effleurée, la même indul-
gence est-elle possible, lorsque, touchant à des questions plus graves, à des
points plus délicats, nous ne trouvons que faiblesse et stérilité? C'est au théâtre
que nous aurions voulu voir se ranimer le plus complètement et le plus vite ces
signes de vie intellectuelle dont nous parlions tout à l'heure. C'est là que toute
force, que tout succès se multiplie et s'accroît par ces communications rapides
où l'écrivain, le critique et le public puisent sans cesse un élément nouveau de
mouvement, d'animation et d'éclat. Mais à quoi bon insister sur des vérités qui,
en face de la situation actuelle du théâtre, ressemblent à des épigrammes? Au
lieu de s'élever au niveau des exigences d'une époque agitée, au lieu de cher-
cher dans les difficultés, les émotions et les périls du moment un sujet d'agran-
dir sa tâche, de se retremper dans quelque bonne veine cornélienne ou co-
mique, le théâtre s'atténue et s'amoindrit de plus en plus. Encore un peu , et
Marivaux semblera un prodige de complication et de vigueur en comparaison de
ce qu'on nous donne. Parlerons-nous de la Paix à tout -prix, vaudeville versifié,
à qui il ne manque que d'être écrit en prose et mêlé de couplets pour avoir sa
place au Gymnase? Le Moineau de Lesbie affichait des prétentions plus hautes.
C'était, disait-on, une étude antique, qui devait faire revivre sur notre scène
les types gracieux de l'élégie latine, la courtisane et le poète. Hélas! est-ce bien
Catulle, est-ce bien Lesbie que nous avons revus dans ce pastel tout moderne?
Sur des pensers nouveaux faisons des vers antiques,
a dit André Chénier; les pensers de l'auteur du Moineau sont fort peu nouveaux,
mais ses vers sont encore moins antiques. Sait-il le rôle que jouaient les cour-
tisanes dans la société romaine? Sait-il que leur influence, leurs joies, leurs
amours, n'avaient rien à démêler avec la femme mariée et le foyer domestique,
que ces deux élémens ne pouvaient jamais ni se confondre, ni se toucher, ni
se nuire, et que ce n'était pas alors comme aujourd'hui, où l'épouse et la maî-
tresse, respirant le même air, partageant les mêmes émotions et les mêmes
idées, peuvent se disputer à armes égales la possession d'un même cœur? Nous
avons tort, vraiment, d'aborder ces graves sujets à propos d'un badinage dont
Fauteur n'a voulu que ménager à Mlle Rachel un succès de nouveauté et d'a-
justement. On parlait beaucoup autrefois de la pruderie littéraire et dramatique
de Mlle Rachel; on assurait qu'elle hésitait à sortir de Corneille et de Racine,
que les muses modernes, même les plus glorieuses, ne lui semblaient pas assez
«proches parentes de Melpomène, et que rien de ce que pouvaient écrire nos
ipoètes n'était assez pur, assez sérieux, assez tragique pour elle. M,le Rachel, évi-
•demment, est bien revenue de ces rigueurs. Pourvu qu'on lui offre une occasion
d'essayer une nouvelle coiffure et de minauder agréablement pendant quelques
scènes, elle n'en demande pas davantage : Sophocle et Euripide, Corneille et
Racine, s'arrangent comme ils peuvent. De bonne foi, était-ce bien la peine de
REVUE LITTÉRAIRE. 173
proclamer une restauration classique, pour arriver à émietter la tragédie en
menues causeries néo-romaines? La grande actrice ne pourrait-elle pas exercer
sur notre théâtre une plus salutaire influence? Les écrivains qui occupaient la
première place lors de son avènement, et qu'elle n'a su ni attirer ni retenir, ne
pouvaient-ils pas, avec un peu de bonne volonté réciproque, lui donner mieux
que ce Moineau de Lesbie? Gomment expliquer cette complaisance pour les faibles;
et ce dédain pour les forts? Est-ce pour être seule à triompher? Faut-il croire
que Mlle Rachel, qui partage ordinairement avec Corneille et Racine, n'a voulu
cette fois partager avec personne? Le calcul serait plus subtil que classique; il
s'accorderait mieux avec une vanité puérile qu'avec les vrais intérêts de l'art.
Quoi qu'il en soit, de semblables pièces maintiennent le théâtre dans une voie
funeste, et il est triste de voir les jeunes gens s'adonner à cette espèce d'éner-
vement dramatique. Parce que le drame moderne avait abusé des grands
moyens pour obtenir les grands effets, parce qu'on y signalait trop de compli-
cations et de surprises, voilà l'école dont je parle ne trouvant plus rien d'assez
uni, d'assez léger et d'assez mince. Point de tissu, si impalpable qu'il soit, qui
ne lui paraisse encore trop solide pour y dessiner ses broderies. Point d'ivoire»
si pâle qu'il puisse être, qui ne lui semble d'un ton trop vigoureux pour la débile
pâleur de ses figures. Les héros du drame criaient un peu trop fort; nos auteurs
chuchotent. Ce n'étaient alors que grands coups d'épée et gigantesques aven-
tures; maintenant l'on ne voit que petites péripéties de salon, murmurées à
voix basse entre deux tasses de thé. Enfin , le poison y coulait à pleins bords;
aujourd'hui ce ne sont que flacons d'essence s'exhalant à travers de frêles et
délicats hémistiches. La réaction, si c'en est une, est vraiment excessive.
Pendant que le Théâtre-Français, à qui on saurait tant de gré d'un généreux
effort, d'une tentative originale, fait si peu pour retenir le public d'élite qui ne
demanderait qu'à lui apporter son concours et ses bravos, nous avons vu un
autre théâtre, dans des conditions bien plus défavorables et des circonstances
bien plus difficiles, lutter jusqu'à la fin, et arriver au port sans trop d'encombre*
Les dernières représentations des Italiens ont été fort belles et fort suivies, mal-
gré la défection de Mlle Alboni. Don Pasquale nous a rendu Lablache, dont la co-
lossale figure est admirablement encadrée dans cette bouffonnerie charmante»
où Donizetti a su si bien unir la gaieté et la mélodie. Dans le troisième acte de
Maria di Rohan, Ronconi s'est élevé aux plus grands effets tragiques sans que
l'expression musicale y perdit rien de sa beauté et de sa justesse. Enfin, Moriani
a joué deux fois Gennaro de Lucrezia Borgia. Nous avions entendu Moriani il y a
trois ans; alors, comme aujourd'hui, c'était un virtuose consommé, que nul ne
saurait surpasser dans l'art de ménager sa voix, d'en déguiser les inégalités par
l'heureux emploi des demi-teintes, et de fondre en un harmonieux ensemble le
chant et le drame, la mélodie et le sentiment. Ce qui manque à Moriani, c'est
une voix fraîche et juvénile, c'est ce timbre d'or de Mario, dont rien ne remplace
les intonations caressantes; mais, si la voix s'effeuille, si les années en altèrent
le velouté et la jeunesse, le style et l'art lui survivent, et Moriani est encore ui*
des plus glorieux représentans de cette grande école italienne qui s'est brisée
contre les gros cuivres de Verdi.
Ce soir même, pendant que Lucrezia Borgia terminait glorieusement les re~
présentations des Italiens, l'Opéra-Comique, toujours en bonne veine, obtenait
174 REVUE DES DEUX MONDES.
un succès qui pourrait bien continuer les belles soirées du Val d'Andorre et du
Caïd. Le poème des Monténégrins n'est pas précisément un chef-d'œuvre de
vraisemblance et de netteté : on dirait qu'une main de dramaturge s'y est em-
parée d'une idée d'artiste et a gâté, par des combinaisons de boulevard et un
dialogue de Cirque-Olympique, un sujet où se révèlent des intentions de couleur
locale et de poésie fantastique; mais la musique de M. Limnander nous a paru
très remarquable. On a fait répéter plusieurs morceaux, entre autres une prière
d'un grand style et un duo accompagné en sourdine par un chœur lointain qui
ressemble plus à un murmure qu'à un chant. Cet effet, dont s'était emparé
M. Auber et dont il est juste de laisser à M. Limnander l'initiative, n'a pas moins
réussi dans les Monténégrins que dans Haydée. Ajoutons que Mme Ugalde a
chanté avec une verve et un éclat qui suffiraient à assurer la vogue de la pièce
nouvelle.
Ces courageux efforts des théâtres lyriques méritent d'être signalés au mo-
ment où les théâtres littéraires semblent frappés de torpeur. Cette prospérité se
soutiendra-t-elle? Entendrons-nous encore les mélodieux artistes dont nous ai-
mons chaque année à saluer le retour? Verrons-nous se rouvrir les portes du
Théâtre-Italien? Y aura-t-il dans l'avenir une place pour ces plaisirs élégans
dont la cause est la même que celle de la civilisation et de l'art? Nous voulons
l'espérer; nous voulons croire aussi qu'au milieu de ces agitations qui donnent
à l'esprit un ressort douloureux et inconnu , la comédie et le drame contempo-
rains finiront par sortir des sentiers de traverse où ils s'attardent, et par trou-
ver la route de la popularité et du succès. Quelle que soit la destinée des peu-
ples, à quelques hasards que les réserve leur initiation orageuse aux mystères
de la liberté moderne, il n'est pas bon qu'ils soient privés, pendant leur marche
périlleuse et pénible, de tout ce qui enchante l'imagination et de tout ce qui
redresse l'intelligence. La mélodie et l'idée, la voix qui instruit et celle qui
charme, Fart qui cache sous ses formes piquantes une leçon contre nos folies et
l'art dont les suaves accens renferment un baume contre nos malheurs, ne sau-
raient être, nous le croyons, aussi aisément remplacés qu'une constitution ou
un gouvernement; les utopistes, les agitateurs et les démagogues auront fort à
faire pour nous donner mieux qu'une comédie de Molière, qui nous apprend à
nous méfier des sots, ou un opéra de Meyerbeer, qui nous aide à les oublier.
Armand de Pontmartin.
CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.
31 mars 1819.
Nous vivons dans des temps où toutes les contradictions pèsent à la fois sur
les consciences et les déchirent, où des devoirs également chers se présentent
tous ensemble, si bien qu'on ne sait presque auquel obéir de préférence, — où
des intérêts opposés se heurtent à chaque pas, si bien qu'il faut toujours en sa-
crifier quelqu'un. Nous croyons indispensable de préserver contre de nouvelles
épreuves ce que la société retrouve ou garde encore de forces; nous ne sommes
pas d'humeur à nous risquer hors de chez nous au service des passions que nous
avons chez nous tant de peine à contenir; nous nous réjouirions volontiers d'ap-
prendre que ces orages extérieurs, allumés au foyer des nôtres, sont mainte-
nant étouffés et dispersés. Nous ne pouvons cependant pas nous dérober aux
atteintes d'un juste chagrin, lorsque nous sentons ce qu'il nous en coûte pour
nous renfermer ainsi derrière nos frontières, pendant que les folies démago-
giques appellent et nécessitent partout le progrès des influences et des armes de
l'étranger. Nous sommes les champions décidés des règles éternelles de l'ordre
social, nous avons le besoin de les relever, de les défendre à tout prix; mais ce
grand besoin n'étouffe pas l'ancien retentissement de la fierté nationale, et nous
gémissons de voir le nom de la France pâlir au dehors à mesure qu'elle se con-
sume dans ses luttes intérieures. (
Ces réflexions nous viennent, on le comprend, au sujet des derniers événe-
mens du Piémont : de quoi parler aujourd'hui , si ce n'est d'abord de cette la-
mentable infortune? Et comment pouvait-on , après tout , augurer mieux de l'a-
venir, quand il n'y avait en présence que des forces si disproportionnées, non
par le nombre peut-être, mais par l'énergie morale, qui abondait dans l'armée
disciplinée de l'Autriche, qui manquait à la tête et dans le corps de l'armée pié-
montaise? Loin de nous la seule pensée de reprocher maintenant leur défaite à
ces derniers soldats de l'Italie, à ce roi qui a voulu jouer sa couronne sur un
champ de bataille, à ces princes que les balles ont respectés malgré leur mépris
pour les balles; mais est-ce que ces braves troupes n'étaient pas inquiétées par
les fausses rumeurs dont les démagogues de Gènes et de Turin les poursuivaient?
tome h. 12
176 REVUE DES DEUX MONDES.
Est-ce que ces chefs n'étaient pas en quelque sorte désespérés d'avance et con-
damnés à succomber presque sans coup férir? Regardez au contraire à Milan,
dans le camp de Radetzky : la nouvelle de la dénonciation de l'armistice arrive,
c'est une joie universelle; les soldats, les officiers, remplissent de leurs démons-
trations triomphantes les rues et les théâtres de la malheureuse capitale lom-
barde; ils vont crier vive notre père Radetzky ! sous les balcons du vieux maré-
chal , et ce sont eux sans doute qui lui dictent la précision éloquente de son ordre
du jour : Marchons sur Turin!
Ils y ont marché : les généraux de Charles-Albert ont encore une fois perdu
la partie à la suite des mêmes fautes; leur ligne d'opérations a été coupée avec
la même audace et le même bonheur. Après une campagne de deux jours, le roi
abdique, et il faut un nouvel armistice pour arrêter l'ennemi victorieux à di-
stance de Turin. Il ne s'agit plus désormais que d'obtenir la paix à des conditions
qui soient tolérables. La France et l'Angleterre ont là une tout autre négo-
ciation que celle qu'elles avaient entreprise à Bruxelles. Ce n'est plus un allié
à grandir, c'est un allié à sauver. Que la Franco s'y prenne donc de son mieux,
qu'elle combine ses meilleures chances; il y va pour elle d'un intérêt particulier.
La diminution de cet utile voisin qu'elle a de l'autre côté des Alpes ne serait
pas moins qu'une diminution de sa propre liberté. L'Autriche, on doit le dire,
a d'avance donné les promesses les plus rassurantes; certaine du succès, elle a
prévenu qu'elle n'en abuserait pas; elle n'entend rester en Piémont que jusqu'à
la paix. Aussi vienne la paix au plus vite! car cette occupation, même restreinte
et provisoire, si ce ne peut être précisément un affront pour nous, ce n'en est
pas moins un ombrage. Hâtons-nous, en notre propre nom, d'effectuer la paix
par les moyens les plus actifs.
Telle était l'intention de l'ordre du jour proposé par le comité des affaires
étrangères pour fixer l'opinion de l'assemblée nationale dans cette grave occur-
rence. Le ministère accueillait cet ordre du jour, qui l'autorisait à s'appuyer au
besoin, dans son action diplomatique, d'une action armée sur un point quel-
conque de l'Italie. Le ministère acceptait ce concours de l'assemblée , mais ne
le sollicitait pas encore. M. Billault, M. Ledru-Rollin, se sont dépêchés hier de le
lui disputer en annonçant qu'ils lui refusaient leur confiance. M. Flocon deman-
dait qu'en dépit du changement des circonstances, l'assemblée renouvelât son
ordre du jour du 24 mai , et persistât à voter « l'affranchissement de l'Italie. »
Aujourd'hui, M. Thiers, dans un discours étincelant de vérités, a montré que
l'on n'avait point à faire la guerre, la guerre européenne, pour une simple
question d'influence, et que ce n'était pas la faute des hommes modérés qui
gouvernent à présent, si les exagérations de l'année dernière leur léguaient
une situation pénible pour nos susceptibilités. Il a prouvé que la voie des né-
gociations était encore la meilleure dans l'intérêt du Piémont. L'assemblée a voté
l'ordre du jour du comité des affaires étrangères.
Pendant que ces terribles événemens s'accomplissent à nos portes et les ébran-
lent de leur contre-coup,' nous-mêmes, hélas! que faisons-nous ici? Nous le di-
sions tout à l'heure, telle est l'étrange fatalité de notre situation par rapport au
dehors, qu'on n'en tire même point de quoi passionner les esprits. Vainement
M. Ledru-Rollin se remuait hier de toute sa force pour réussir à s'échauffer lui-
même; la question n'en devenait pas plus brûlante, et elle est restée bel et bien
REVUE. — CHRONIQUE. 177
dans le domaine naturel des avocats de profession jusqu'à ce que la haute raison
de M. Thiers l'eût dégagée de leurs dossiers. L'assemblée, dont M. Thiers a su
commander enfin l'attention, était, la veille encore, beaucoup moins émue que
froide et embarrassée. Que ce soit tout-à-fait sa faute et qu'il y ait là contre
elle un grief de plus, nous ne voudrions pas le prétendre : il est de ces positions
fausses dans lesquelles tous les sentimens sont gênés; mais où, par malheur,
les sentimens d'une bonne partie de l'assemblée se donnent-ils carrière? à quoi
s'applique-t-elle et s'anime-t-elle de prédilection? Il faut le confesser, c'est tou-
jours à cette sourde guerre de défiance qu'elle livre maintenant sans relâche au
parlement qui doit la remplacer. On oublie que le parlement sera, lui aussi,
l'élu de la nation, qu'en le tenant d'avance pour suspect, on frappe d'une égale
suspicion la souveraine autorité du vœu populaire, qu'on en appelle de la sorte
des suffrages du lendemain aux suffrages de la veille, tandis que le sens de la con-
stitution et le but même du vote universel seraient de subordonner les suffrages
de la veille aux suffrages du lendemain. On oublie tout cela, et l'on se consume
en précautions vis-à-vis des futurs représentans du pays, on ne pense qu'à se
fortifier contre eux en cherchant à tout prix une popularité plus ou moins équi-
voque, ou bien à les affaiblir en leur léguant des embarras. Ceux qui s'avisent
ainsi de tracasser l'avenir calculent évidemment comme s'ils étaient déjà sûrs
qu'ils n'auront rien à y voir, et vraiment ils ne se trompent guère. Ce n'en est
pas moins un fâcheux spectacle que celui-là, et l'assemblée, qui a mis tant de
mauvaise grâce à marquer le jour de sa retraite, aurait gagné à n'avoir pas ce
temps de répit qu'elle s'est ménagé pour l'employer si médiocrement.
On conçoit que des hommes même modérés soient arrivés de leurs provinces,
au milieu de cette fumée des révolutions de 1848, avec des illusions assez vives
sur la valeur et la portée des réformes qu'ils se croyaient destinés à introduire
dans le gouvernement de la France; mais quand, au su de tout le monde, ces
illusions doivent être dissipées, quand il n'est plus permis d'ignorer, par exemple,
qu'on ne gouverne pas sans argent, et qu'il n'y a pas d'ordre possible au sein
du désordre, comprend-on que l'on s'acharne encore à ruiner, sous prétexte
d'économie, les services essentiels du budget, à sauvegarder, sous prétexte de
liberté, les plus détestables instrumens de la licence et de l'anarchie? C'a été
là pourtant le principal travail d'une notable portion de l'assemblée durant tous
ces derniers jours, qu'elle a consacrés à discuter le budget des dépenses et la loi
sur les clubs. Non, nous ne nous figurons pas que parmi les honorables mem-
bres de l'opposition qui ont attaqué le budget ou protégé les clubs, il y en ait
beaucoup qui croient par principe au budget des républicains rouges, comme l'ap-
pelle M. Mathieu (de la Drôme), encore moins tiennent-ils à l'indépendance ab-
solue du droit de réunion; c'est une chose remarquable, que les défenseurs les
plus graves des clubs aient trouvé si peu de bien à dire en leur faveur; ils ont
plaidé leur cause comme des avocats d'office qui n'auraient pas tout l'amour du
monde pour leur client.
Au fond, voici ce qu'il en est : à moins de céder à la témérité d'un beau
désespoir, comme les héros clair-semés de la montagne, il n'est plus possible
de s'affubler du bagage trop révolutionnaire des doctrines radicales. Certains
politiques se persuadent cependant qu'on en peut encore tirer quelque grain
d'un libéralisme supérieur au libéralisme vulgaire, et ne doutent pas qu'il ne
178 REVUE DES DEUX MONDES.
leur soit séant d'en faire montre. Ils veulent par là se distinguer de la réac-
tion; hommes de paix et d'accommodement, ils proclament à peu près avec elle
qu'ils n'entendent plus qu'on désorganise et qu'on agite; ils ont la même hor-
reur qu'elle pour les perturbations administratives et pour les scandales de la
rue, mais ils ne sauraient se décider à rejeter complètement les systèmes qui
rognent au hasard dans le budget, afin de le rendre plus démocratique, ou ceux
qui fondent la démocratie sur la licence populaire. Cette contradiction a quel-
que chose qui sent encore les premiers temps de notre république, les premiers
gouvernans qui l'ont conduite; c'est toujours cette même naïveté d'amasser
beaucoup de folies pour en extraire de la sagesse : on reconnaît là une éduca-
tion de la veille. Ceux qui l'ont reçue devraient seulement se garder aujourd'hui
d'en être trop fiers. Il n'y a pas de quoi les servir beaucoup auprès du corps élec-
toral, et lorsque la question est posée aussi nettement qu'elle va l'être entre la
conservation et la destruction , ce n'est pas un bon moyen de succès d'avouer
des intentions conservatrices sans désavouer les procédés destructeurs. Qu'im-
porte? on contrarie le ministère, et l'on s'imagine annuler ou discréditer dès l'a-
bord la prochaine assemblée : agréable dédommagement pour des gens qui,
après avoir perdu le pouvoir, ont encore à craindre de perdre leur mandat !
De ce point de vue, les débats parlementaires présentent cette quinzaine un
intérêt spécial. Le budget a été l'occasion d'une petite guerre qu'il n'est pas
mauvais d'étudier, pour se pénétrer davantage de l'esprit des hommes dont l'ini-
tiative a caractérisé la révolution de 1848. D'abord il est facile de voir, à la hâte
avec laquelle on s'attaque au budget, que c'est un parti pris dans l'assemblée de
1848 de régler les vivres de l'assemblée de 1849. Ce premier budget de la répu-
blique n'a pas même de rapporteur qui nous en déroule l'ensemble, et les bud-
gets particuliers de chaque ministère sont loin d'être tous en état. On a discuté
celui des travaux publics et celui de l'agriculture et du commerce; combien y
en a-t-il encore de prêts? Il ne faudrait pourtant pas, à force de zèle, sabrer la
besogne publique pour ne point la laisser à d'autres, et les rapporteurs des budgets
en cours d'exécution devront se hâter beaucoup, s'ils veulent arriver avant le
terme fatal. Autre remarque : on a saisi l'occasion pour renouveler encore le
fameux parallèle entre l'administration financière de la république naissante et
celle dont elle héritait. Nous croyions que M. Vitet avait ici même tranché la
question, et qu'il n'y avait plus tant à se flatter d'avoir sauvé la patrie de la ban-
queroute, depuis qu'on savait à qui s'en prendre de cette extrémité. M. Garnier-
Pagès et M. Goudchaux ont jugé à propos de rentrer en lice pour essayer encore
une fois d'en sortir en montant au Capitole; ils n'ont pas été à moitié de l'esca-
lier. Nous ne doutons point de leur bon vouloir et de leur sincérité, mais ils ne
comptaient pas assez à eux seuls pour l'emporter sur les nombreux collègues qui
vidaient leurs caisses avec un si merveilleux ensemble, et les circonstances que
leur faisait la politique de ces habiles collègues n'étaient pas de nature à com-
bler les vides. M. Jules de Lasteyrie a touché du doigt le rapport intime qu'il y
eut jadis entre le chiffre fatal de 45 centimes et la date émouvante du 12 mars,
jour auquel M. Ledru-Rollin annonça dans ses circulaires l'intention de républi-
caniser la France. On alla par une pente irrésistible de la circulaire où la révo-
lution s'étalait avec ses amplifications désastreuses jusqu'à l'impôt extraordinaire
dont le taux, commandé par la situation, prouvait seulement combien les ies-
REVUE. — CHRONIQUE. 179
sources de la France s'étaient vite resserrées sous la menace d'une république
violente. Les éphémérides républicaines de M. de Lasteyrie étaient fort instruc-
tives; on l'a pour la peine appelé royaliste, et il le méritait bien, car il avait
ainsi endommagé les gloires rétrospectives dont les financiers de la veille cher-
chaient encore à parer leur déclin , dans l'espoir peut-être de se présenter avec
quelques rayons devant leurs électeurs : les auréoles sont à si bon marché avec
le suffrage universel!
Quoi qu'il en soit de ces réminiscences d'autrefois, nous n'avons aucun plai-
sir à nous y bercer, et ce ne sont pas d'agréables rêves; nous aimons mieux
vivre des consolations que nous fournit le présent, selon les assurances formelles
de M. Passy. M. Passy a voulu probablement aller à rencontre des économies
exagérées qui prétendraient le rendre plus riche qu'il n'a besoin de l'être. Il a
signalé un retour des affaires qui s'annoncerait à des signes incontestables, une
augmentation certaine dans la rentrée des impôts indirects, augmentation qui
serait de près de 2 millions, rien que pour la première quinzaine de mars. Ce
progrès naturel des choses, cette meilleure situation découlant tout de suite dans
l'ordre matériel des améliorations introduites dans l'ordre moral de la société,
ne peuvent manquer de fortifier encore davantage la confiance publique en lui
donnant la preuve du bon effet des mesures qui l'ont provoquée. M. Mathieu (de
la Drôme) demanderait beaucoup plus pour opérer le soulagement du pays; il
ne lui faudrait pas moins que trois conditions d'absolue nécessité : supprimer
tout impôt sur le sel, tout impôt sur les boissons, et restituer les 45 centimes.
Sous le bénéfice de ces trois clauses, et en ôtant seulement cent mille hommes à
l'armée (ceci n'est pas qu'accessoire), M. Mathieu (de la Drôme) nous garanti-
rait une prospérité sans pareille, un vrai commencement des bonheurs de la ré-
publique sociale : tel est le budget de la montagne, c'est à prendre ou à laisser.
Laissons-le! Remercions aussi M. Pierre Leroux de ses excellentes intentions. Il
est d'avis de rembourser en papier le sixième des rentes; ce serait toujours un
petit acheminement aux assignats. Mieux vaut attendre plus long-temps la re-
naissance spontanée du crédit que de le forcer ainsi par ces moyens artificiels
qui n'aboutissent qu'à le ruiner tout-à-fait. Si tout le monde était sûr que la
philosophie de M. Pierre Leroux ne peut pas devenir un jour, par quelque coup
de main, la politique de l'état, M. Pierre Leroux n'aurait plus même à proposer
ses remèdes : son malade se porterait bien, la vraie souffrance qu'il éprouve
étant l'appréhension d'être traité par lui.
Le budget des travaux publics a passé le premier au laminoir : c'est un hom-
mage à rendre à M. Stourm, que ce budget est sorti bien réduit de ses mains.
L'hommage lui sera-t-il très favorable dans l'opinion du pays? Nous ne le croyons
guère. La source la plus féconde dont l'état dispose pour alimenter la popula-
tion ouvrière, c'est toujours la distribution des travaux publics. Nous n'avons
donc pas été médiocrement étonnés de voir les plus ardens défenseurs du droit
au travail retrancher avec la même ardeur les millions qui devaient procurer à
tant d'indigens un pain honorable. Il est à penser qu'ils se seront beaucoup
moins souciés d'être conséquens que de chagriner l'administration, en jetant le
trouble dans les services. Ils se sont rangés en bataillon serré derrière le zèle
économe et l'habileté pressante de M. Stourm. Les rares défenseurs du budget
normal, et en particulier M. Napoléon Daru, qui a servi cette cause avec beau-
coup de talent, n'ont rien ou presque rien gagné sur*le système général de ré-
4 gO REVUE DES DEUX MONDES.
ductions. Le budget de l'agriculture et du commerce, soutenu avec fermeté par
M. Buffet, a été plus épargne. Encore M. Marcel Barthe et M. Alcan auraient-ils
voulu mettre des teinturiers et des potiers à la place de nos artistes des Gobe-
lins et de Sèvres. L'assemblée nationale n'a pas osé suivre ces sévères démo-
crates dans leur antipathie pour les traditions et les monumens de la royauté;
aile n'a pas jugé que le noble luxe de pareils établissemens fût une superféta-
tion parasite dans la France républicaine. Ce jugement honore l'austérité de
M. Barthe et de M. Alcan, mais rien que leur austérité.
Où il faut voir encore le singulier esprit qui anime la majorité de l'assem-
blée, c'est dans la discussion de la loi sur les clubs. Le ministre de l'intérieur
proposait de les interdire franchement et d'un seul mot; la commission formu-
lait un contre-projet, qui, sans prononcer l'interdiction absolue, embarrassait
encore davantage l'exercice du droit. 11 était évident que la commission tenait
plus à ne pas ressembler au ministère qu'à le combattre: elle ne voulait pas dire
comme lui que les clubs étaient proscrits, parce que c'était un langage de ré-
actionnaire; mais elle se passait presque à elle-même la chose, moins le mot. Là-
dessus, grands écarts des excentriques : M. P. Leroux, par exemple, annonçant
au ministère qu'on attire la colère céleste sur la France pour n'avoir pas sauvé
les précieuses tètes des assassins du général Bréa; puis, pour noyer ces épi-
sodes, les interminables discours des avocats, de M. Favre, de M. Crémieux.
M. Favre doit y prendre garde : il ne lui faut encore que quelques discours pour
que l'élégance de sa faconde soit complètement discréditée par la monotonie de
sa récitation, par l'uniformité de ses tremblemens nerveux, par la divulgation
de ses procédés oratoires, qui ne cachent déjà plus assez le vide de son talent.
Ce talent n'a presque plus de mystères, et il ne reste de mystérieux chez M. Favre
que le mobile secret des erremens politiques qui le jettent successivement à la
tète de tous les partis. Nous lui devons bien nous-mêmes quelques actions de
grâces pour le zèle avec lequel il s'unissait hier à M. Bixio dans l'intérêt du
gouvernement. Quant à M. Crémieux, Dieu merci, nous ne lui devons rien : ce
n'est pas sa faute s'il n'est point sorti quelque tempête de toute celte avocasserie
dans laquelle il s'est complu à propos des clubs. Une majorité assez faible, il est
vrai, avait adopté l'article 1er de la loi : « Les clubs sont interdits; » restaient
encore à débattre toutes les précautions par lesquelles la minorité de la com-
mission, substituant un nouveau projet au projet moins conciliant de sa majo-
rité, s'appliquait à sauvegarder l'exercice légal du droit de réunion. M. Crémieux,
rapporteur de la majorité de cette commission qui avait ainsi échoué devant le
scrutin, s'est avisé de jouer au Jupiter tonnant; il a pris au bond le vote de la
veille pour déclarer que l'interdiction des clubs violait la constitution de la ré-
publique, et, avec ses fidèles de la commission (les fidèles de M. Crémieux!), il
s'est retiré sur l'Aventin. Il a été plus loin : il a imaginé d'inviter à le suivre,
non plus seulement la majorité de la commission, mais la minorité de l'assem-
blée, et peu s'en est fallu que la retraite momentanée d'une partie des repré-
sentans ne rendit toute délibération impossible. M. Crémieux s'est encore un
instant peut-être retrouvé dans ses émotions et dans ses jouissances du lende-
main de février. Le pauvre type que tant d'impuissance vaniteuse réunie à cette
turbulence puérile! Quel « caractère de ce temps, » si nous avions un La
Bruyère! L'audace de M. Crémieux lui a semblé bientôt excessive à lui-même;
il est rentré dans son naturel. En même temps le bon sens général prévalait
REVUE. — CHRONIQUE. 181
dans la minorité dissidente sur les tentations révolutionnaires; elle est rentrée
en séance, et la loi des clubs s'est achevée sans autre encombre, mais après six
jours de débats, et fort amoindrie par les restrictions et les distinctions. Les dis-
tinctions y tiennent tant de place, qu'à force de distinguer entre la réunion et
le club, on est arrivé à faire peut-être pire que les clubs, tout en commençant
par les interdire. Encore le soin de juger les délits, immanquables avec tant de
subtilités, a-t-il été donné au jury et non pas aux magistrats, ce qui empêchera
rétablissement de toute jurisprudence. M. Faucher a inutilement demandé qu'on
mît à l'ordre du jour de lundi la troisième lecture de cette loi malencontreuse.
L'ordre public a cependant grand besoin d'être raffermi; ce n'est pas le spec-
tacle des tristes procès de Bourges et de Poitiers qui peut permettre de croire
cet ordre bien énergiquement défendu : la justice, convenons-en, dans cette so-
lennelle affaire du 15 mai, n'a pas toujours semblé pénétrée de la supériorité
que son mandat lui donnait sur les accusés. Nous attendons le verdict du haut
jury. Le jury parisien vient de prouver, par la condamnation du journal le
Peuple et de son principal rédacteur, qu'il y avait des limites dans l'attaque,
au-delà desquelles toute mollesse devait cesser dans la répression; mais, contre
cette propagande des mauvaises doctrines, il n'est guère que la propagande
énergique des bonnes qui doive se promettre quelque succès. Aussi le comité de
la rue de Poitiers va-t-il engager une campagne à laquelle nous croyons au
moins autant d'utilité qu'à son manifeste. Soutenu par une souscription qui
s'annonce sous de très favorables augures, il ne se bornera plus à l'action élec-
torale; il entreprend la réfutation systématique et quotidienne des théories
pernicieuses qui corrompent les masses .
Au moment où nous terminons cette esquisse de notre situation intérieure
telle qu'elle ressort après la secousse que viennent de lui imprimer les événe-
mens d'Italie, voici d'autres complications qui se produisent, plus loin de nous
sans doute, plus en dehors de nos intérêts, mais avec une portée que nous n'es-
saierons pas aujourd'hui d'apprécier. Les nouvelles qui nous arrivent à l'in-
stant de Francfort nous annoncent que le roi de Prusse a été proclamé mercredi
dernier empereur des Allemands par la constituante germanique. Sur 538 mem-
bres présens, 248 se sont abstenus, 290 ont réuni leurs votes en faveur de Fré-
déric-Guillaume. La diète a salué son choix d'un triple hourra qui s'est répété
par toute la vieille cité impériale. Les cloches ont été mises en branle, les rues
pavoisées aux trois couleurs germaniques, et une députation est partie pour aller
inviter sa majesté prussienne à répondre aux vœux de Francfort. Il faut re-
prendre les choses de plus haut, si l'on veut se rendre quelque compte de cette
soudaine péripétie. Point n'est besoin d'ailleurs de remonter bien loin : l'histoire
se fait si vite qu'on va maintenant en fort peu de jours d'une révolution à une
autre.
La charte autrichienne, octroyée le 7 de ce mois et promulguée en même
temps que la dissolution de la diète de Kremsier, jeta dans celle de Francfort
une agitation extraordinaire. On se rappelle l'échange de notes officielles éma-
nées soit de la Prusse, soit de l'Autriche, durant les deux premiers mois de cette
année, au sujet du plus ou moins d'étendue que pourrait avoir la fédéra-
tion nouvelle proposée par la constituante de Francfort. L'œuvre de Francfort
s'était arrêtée aussitôt qu'elle avait heurté des intérêts sérieux. La patrie alle-
mande absorberait-elle l'Autriche? L'Autriche montrait ses territoires partagés
182 REVUE DES DEUX MONDES.
entre tant de peuples de race différente, et repoussait le lien unitaire dans le-
quel on voulait l'enserrer trop étroitement. La patrie allemande se rétrécirait-
elle assez pour laisser l'Autriche hors du cercle intime où elle se renfermerait,
et pour se renfermer là sous la tutelle de la Prusse? L'Autriche intervenait en-
core et s'opposait à la fondation de ce pouvoir central qui, réunissant toute
l'Allemagne dans une même main, rompait à son détriment l'ancien équilibre.
La plupart des états secondaires ne se sentaient pas mieux disposés pour ia
Prusse, et la Prusse elle-même, avec l'incertitude de langage qui lui est propre,
avec ses réserves et ses détours habituels, parlait beaucoup d'unité allemande
sans témoigner une grande envie d'en être l'instrument et le bénéficiaire.
Francfort s'épuisait au milieu de ces incertitudes prolongées avec toutes les
ressources de la diplomatie; la diète centrale se consumait dans son impuissance.
La charte d'Olmûtz l'a comme galvanisée. Tout l'empire autrichien se trouvait
en effet constitué par cet acte solennel sans qu'il y eût entre lui et l'Allemagne le
moindre rapport nécessaire; l'Autriche se réservait ainsi de peser sur r Alle-
magne sans y entrer plus avant que ne l'y forçait le pacte primitif, auquel elle
revenait toujours. En même temps, les bruits les plus alarmans circulaient à
Francfort. On attribuait aux inspirations russes la direction que la Prusse et
l'Autriche donnaient à leur politique. On parlait d'une note arrivée de Péters-
bourg à Berlin dans laquelle la Russie menaçait directement l'Allemagne en cas
d'hostilités ouvertes contre le Danemark, ou d'acceptation de la couronne impé-
riale par la Prusse. Si le Danemark était attaqué, la Russie, disait- on, débar-
quait vingt-cinq mille hommes à Alsen et assurait aux Danois 6 millions de
roubles; le roi Frédéric- Guillaume se laissait-il porter à l'empire, une escadre
russe bloquait aussitôt ses ports de la Baltique, et deux cent mille hommes fran-
chissaient la frontière polonaise. 11 semblait que l'Autriche, forte de ces périls
accumulés sur l'Allemagne, choisît ainsi son moment pour prouver qu'elle n'en-
tendait pas accepter un état politique sorti de la révolution. Il semblait que la
main de la Russie s'étendit jusque sur l'organisation intérieure des pays germa-
niques.
11 n'y a que cette excitation générale qui puisse expliquer la proposition for-
mulée, le 12 mars, par M. Welcker. M. Welcker était encore la veille un partisan
de l'Autriche contre la Prusse; il demandait un directoire fédéral et non pas
un empire. Plénipotentiaire de Bade auprès du pouvoir central, il redoutait,
comme tous les libéraux du sud, l'ascendant trop absolu de la Prusse, et ce-
pendant, le 12 mars, il venait proposer à l'assemblée de décider d'urgence,
avant le vote définitif de la constitution, que la dignité d'empereur héréditaire
fût conférée au roi Frédéric-Guillaume, qu'on lui envoyât une députation pour
lui annoncer son avènement, qu'on invitât l'empereur d'Autriche à rentrer
avec ses états allemands dans le sein de la constitution et de la patrie alle-
mande, enfin qu'on protestât contre l'isolement dans lequel ces états seraient
maintenus. Lorsque M. Welcker parut à l'assemblée pour y soutenir l'urgence du
décret dont il apportait le projet, ce fut une émotion indicible et une surprise
universelle; il ne cacha pas le motif du revirement qui s'était accompli dans ses
idées. — Quand il votait, dit-il, contre l'impérialisme prussien, ce n'était ni par
aversion pour la Prusse ni par préférence pour l'Autriche : il voulait seulement
empêcher l'Autriche d'être exclue de l'union allemande; il voulait épuiser tous
les moyens pour sauver l'intégrité de l'Allemagne. Ces moyens ayant décidément
REVUE. — CHROMQUE. 183
tous échoué, il est temps que le reste de l'Allemagne sache renoncer à FAutricheT
qu'elle ne peut plus embrasser, pour faire, ainsi réduite, un corps solide et
compacte. Ceux qui ont prophétisé dès l'abord la séparation d'avec l'Autriche*
peuvent s'en vanter aujourd'hui; mais il n'est pas non plus défendu de se vanter
de n'avoir pas dès l'abord désespéré de l'unité allemande. Les amis de l'impé-
rialisme prussien ont du moins ainsi le droit de se féliciter que la rupture ne
soit pas venue d'une décision trop hâtive de l'assemblée, et la couronne de
Prusse évite une tache dont elle ne se serait point lavée. Le temps presse, les cir-
constances exigent une décision rapide et énergique, les intrigues des cabinets
amoncellent sur nous les plus grands périls. La patrie est en danger, sauvons la
patrie.
Ce fut sur ce texte et dans cette émotion que s'ouvrit à Francfort un débat qui
n'a été clos que le 21 mars. De nouvelles notes autrichiennes avaient inutilement
proposé la création d'un directoire de sept princes au lieu et place d'un empe-
reur unique. Inutilement aussi, une note prussienne avait assez publiquement
adopté cette base de transaction. L'assemblée de Francfort poursuivit avec viva-
cité l'idée de M. Welcker, et le ministère l'accepta par l'organe de M. de Gagern,
comme l'expression fidèle de sa propre politique. M. de Gagern développa,
dans son discours, la triste situation de l'empire factice dont il a guidé les desti-
nées si précaires avec un talent et un patriotisme dignes d'une meilleure for-
tune. C'était pour lui, disait-il, une tâche bien douloureuse de montrer les plaies
de ce jeune état dont il avait pris le soin avec tant d'espoir; mais il le fallait,
s'il voulait prouver combien il était nécessaire de finir au plus tôt la constitution
en nommant tout de suite un chef définitif. Il n'entendait pas rompre absolument
avec l'Autriche, il lui souhaitait une force réelle pour l'intérêt même de l'Alle-
magne; mais il sentait que, d'ici à long-temps, l'Allemagne ne pouvait plus
être intimement unie à l'Autriche. Restait la Prusse, qui, par ses variétés de
races, d'intérêts et de confessions, était déjà, à elle seule, une petite Allemagne.
Ce n'était pas à la Prusse de se fondre dans le corps allemand, la Prusse étant,
au contraire, par elle-même un fort noyau, une solide citadelle autour de la-
quelle l'Allemagne pouvait se grouper. L'Allemagne irait donc tenir à Berlin ses
états-généraux. — Ce discours, fait à l'adresse du parti prussien dont M. de Gagern
a été le chef et l'initiateur, rompait droit au nom du gouvernement central avec
tout le parti autrichien. Les députés nommés par les état allemands de l'Au-
triche au début du parlement de Francfort n'ont pas quitté leurs sièges, malgré
les événemens qui ont de plus en plus séparé Francfort de l'Autriche. La récente
constitution n'admet aucune relation intime entre l'Autriche et le reste de l'Al-
lemagne; elle régit dès à présent tous les sujets autrichiens, et néanmoins elle
n'a pas même eu pour effet de rappeler les députés qui délibèrent à Francfort
sur la future constitution germanique. 11 ne déplaît pas sans doute au cabinet
<TOlmùtz d'entraver ainsi les projets d'unité allemande par les votes de ses na-
tionaux, tout en se déclarant d'avance en dehors de cette unité. Aussi ce cabinet
n'a-t-il pas consenti à recevoir la démission que lui offrait son plénipotentiaire
à Francfort, M. de Schmerling, et il le maintient malgré lui dans une position
anormale auprès d'un pouvoir dont il affecte de contester la prolongation. De
leur côté, les députés des états allemands d'Autriche, considérant les progrès
des Slaves dans leur propre patrie et craignant l'abaissement dont ils sont me-
184 REVUE DES DEUX MONDES.
nacés chez eux, n'entendent pas se laisser rejeter du sein de l'Allemagne; ils
persistent à représenter leur pays particulier dans cette grande diète nationale,
comme pour se rattacher davantage à la souche commune et s'y appuyer contre
leurs ennemis intérieurs. On peut croire qu'ils sont loin d'être favorables à
tous les systèmes exclusifs inventés par les doctrinaires prussiens, pour n'avoir
qu'une Allemagne où l'on ne mettrait pas l'Autriche, afin que l'Allemagne ap-
partint plus sûrement à la Prusse.
Les députés autrichiens sont à Francfort au nombre de 121; la proposition
de M. Welcker n'a été repoussée que par 31 voix; 6 Autrichiens seulement se
sont abstenus; si les 115 autres avaient suivi leur exemple, il ne restait que
420 votans, et la proposition passait à 251 voix contre 169; elle n'avait plus con-
tre elle que le fédéralisme républicain et les jalousies du séparatisme provin-
cial. Dans une situation ainsi tendue et comme pour en aggraver encore la
.difficulté afin d'en précipiter la solution, M. de Gagern a cru devoir se retirer
avec tous les membres de son cabinet. 11 n'y avait là, en apparence, qu'un débat
de constitution qui ne pouvait aboutir à une question de portefeuille; mais ce
débat entrait au plus vif dans les intérêts auxquels le ministère avait dévoué
toute sa politique; le résultat la renversait de fond en comble. Cette politique
était à bout; elle ne pouvait plus remplir les obligations matérielles qui lui
étaient imposées par le rôle qu'elle ambitionnait. Comment être véritablement
un empire d'Allemagne sans guerroyer en Danemark au nom de l'Empire? et
comment faire la guerre, quand la Prusse ne voulait pas s'y prêter? et comment
enfin y contraindre la Prusse sans l'investir elle-même de cette toute-puissance
centrale dont il faudrait bien alors qu'elle acquittât les charges, puisqu'elle en
porterait le titre? L'échec de M. Welcker obligeait la politique de M. de Gagern à
se déclarer en faillite : placé entre les délégués allemands du Schleswig, qui le
priaient d'entamer la campagne, et les gouvernemens de Prusse et de Hanovre,
qui se refusaient à ses injonctions, il ne savait plus probablement où donner de
la tête, lorsque la démolition de tout le système d'impérialisme prussien, par le
vote du 21 mars, lui a fourni un prétexte honorable de quitter le pouvoir.
Le dernier vote du 28, qui a remis les choses en l'état où les souhaitait
M. Welcker, est-il une reconstruction définitive du plan de M. de Gagern, et
peut-il l'autoriser à reprendre avec quelque chance le portefeuille qu'il a dé-
posé? Tout ce que nous avons à dire, c'est que c'est ici ou une vaine parade qui
terminera une comédie politique infiniment trop prolongée, ou le commence-
ment d'une des dissidences les plus profondes et les plus funestes pour la paix
générale de l'Europe. Les impérialistes prussiens n'avaient pas perdu courage
comme M. de Gagern. Le second débat sur la constitution allait s'ouvrir; on
devait, dans peu de jours, voter définitivement la grande charte nationale, voter
l'article relatif au titre d'empereur, l'article relatif à l'hérédité de l'empire,
voter enfin le nom même d'un élu impérial. M. Welcker avait espéré précipiter
le dénoûment; le cours naturel des discussions parlementaires ramenait main-
tenant l'occasion qu'il avait tâché de devancer. On pouvait, d'ici là peut-être,
obliger les Autrichiens et leurs adhérens à s'abstenir : c'est en effet ce qui est
arrivé au moment décisif. Le 27 mars, 267 voix contre 263 décrétèrent l'hérédité
du titre impérial; le lendemain, grâce aux nombreuses abstentions, 290 voix
ont suffi pour porter ce titre dans la maison de Brandebourg. Le vote a eu lieu
REVUE. — CHRONIQUE. 185
au milieu d'une grande anxiété; quelquefois seulement les saillies des dissidens
Tenaient à la traverse : « Je ne nomme pas d' anti-César, » s'écriait l'un; « je
ne suis pas un prince électeur (Kurfurst), » interrompait l'autre.
Qu'est-ce que va résoudre la Prusse? Voilà, dès à présent, une affaire de plus
engagée dans l'Europe, déjà si émue. La Prusse acceptera- t-elle? L'état unitaire
est alors enfin établi; mais, il ne faut pas non plus se le dissimuler, c'est aussitôt
une rupture de la Prusse avec l'Autriche, une alliance offensive et défensive de
l'Autriche avec la Russie, un surcroît de difficultés du côté du Danemark et de
la Suède, encouragés par les grandes puissances : c'est la Bavière qui reprend
sa vieille politique; ce sont les petits états, Bade, Wurtemberg, Saxe, Hanovre,
qui luttent comme ils peuvent contre l'hégémonie prussienne. Ce n'est pas nous
qui disons tout cela, mais bien un judicieux journal qui paraît depuis quelque
temps à Berlin sous le patronage des libéraux de 1847, la Gazette constitution-
nelle. Et, d'autre part, le gouvernement prussien repousse-t-il d'une façon dé-
cisive l'offre dangereuse qu'on va lui faire dans des circonstances si anormales
et vis-à-vis de dispositions si peu engageantes? Ou bien alors l'assemblée na-
tionale de Francfort n'est rien qu'un fantôme qui doit du coup s'évanouir, ou
bien la révolution est dans toute l'Allemagne, et c'est l'assemblée qui l'y jette.
Elle a en effet voté, dans sa séance suprême du 28, ce paragraphe significa-
tif, immédiatement après celui qui détermine le mode de l'élection et de la pro-
clamation de l'empereur : « L'asse mblée nationale exprime la ferme confiance
que les princes et les populations de l'Allemagne, s'unissant à elle par un ac-
cord patriotique et magnanime, poursuivront de toutes leurs forces l'accomplis-
sement des décrets qu'elle aura promulgués. » C'est là qu'en est à présent la diète
de Francfort; elle ne peut plus vivre qu'à la condition d'en appeler aux peuples
eux-mêmes du soin de rendre obligatoires les arrêts par lesquels elle veut en-
chaîner les gouvernemens et les faire solidaires de ses desseins, en leur im-
posant les grandeurs qu'elle fabrique. L'entêtement doctrinal des théoriciens
allemands les a poussés, en dernier recours, à solliciter l'intervention des mul-
titudes. La constituante de Francfort semble oublier que sa gloire a été d'avoir
maintenu quelque temps l'apparence de l'ordre en Allemagne, et, pour mieux
assurer ses projets, elle déclare qu'elle ne remettra ses pouvoirs qu'à la pro-
chaine diète sortie du plein exercice de la constitution qu'elle a votée. Si cette
constitution ne réussit pas à fonctionner avec son chef en tête, la constituante
prolongera-t-elle indéfiniment son existence? Encore un problème!
Le roi Frédéric-Guillaume a déjà beaucoup d'affaires chez lui sans avoir be-
soin de s'en créer ailleurs : un ministère mal assis et où M. d'Arnim est entré
pour qu'il y eût au moins un personnage politique, une seconde chambre très
douteuse, une capitale toujours inquiète et frémissante. L'anniversaire de la
révolution du 18 mars a été l'occasion de regrettables désordres. Les soldats
tiennent toute la ville, et Berlin, sous le commandement du général Wrangel,
ressemble fort à Vienne sous celui du général Welden. Il y a d'ailleurs pour ces
deux pays une préoccupation plus triste que le spectacle de leur existence inté-
rieure ainsi gênée par leurs propres soldats : c'est la pensée de la pression qui
pèse sur eux du dehors. 11 est une calamité qui plus encore que l'état de siège
doit leur montrer cruellement la déplorable conséquence des exploits de la dé-
magogie : c'est la prépondérance que chaque jour passé sous ce régime violent
iW REVUE DES DEUX MONDES.
assure de plus en plus à la Russie, prépondérance politique dans les conseils de
leurs cabinets, prépondérance militaire sur le seuil de leurs territoires. En ce
péril extrême qui menaçait l'année dernière les sociétés et les gouvernemens, la
Russie seule s'est trouvée forte par son immobilité; maintenant que le péril se
dissipe, on s'aperçoit du profit qu'elle en a su tirer sans bruit, on la rencontre
partout sur son chemin. Elle sera demain en Danemark, si le Danemark est
menacé; elle est dès à présent en Gallicie et en Transylvanie, et la prise récente
d'Hermanstadt par le général Bem ne suffira pas à la décourager; de nouveaux
renforts s'avancent sur les principautés; la vallée du Danube leur est tout en-
tière ouverte. C'est encore la Pologne que la Russie combat en Hongrie, et ce
combat vaut pour elle tous les sacrifices. Qu'aperçoit-on ainsi au bout de cette
lutte désastreuse? Ce n'est pas tant, il faut le dire, la restauration régulière
d'un ordre général en Europe, la défaite des prétentions exagérées de l'esprit na-
tional ou de l'esprit de parti; c'est aussi l'élévation croissante d'une influence
naturellement hostile aux idées et aux libertés de l'Occident, c'est le progrès de
l'ambition conquérante qui, d'année en année, s'approche davantage de Con-
stantinople. L'occupation prolongée des pays moldo-valaques est un fait sur
lequel nous ne pouvons assez revenir.
Ces pays commandent le cours du Danube jusqu'à Galatz; ils sont une des
voies de communication les plus importantes de l'Europe; la Russie les a tou-
jours convoités. C'est pour en écarter les Russes que Marie-Thérèse et son mi-
nistre Kaunitz consentirent en 1772 au partage de la Pologne. C'était pour s'y
maintenir, comme il y réussit de 1806 à 1812, que l'empereur Alexandre con-
sentit à laisser tomber sans objections les Bourbons d'Espagne. Vint enfin le
traité d'Ackerman qui, en 1826, consacra le protectorat moscovite sur toute
l'étendue des principautés danubiennes. Ce traité stipulait que les hospodars
moldo-valaques seraient nommés pour sept ans, et révocables à la volonté des
hautes puissances. Trois ans après, le traité d'Andrinoplë leur assurait une in-
vestiture viagère. La Russie demande aujourd'hui à la Porte d'en revenir aux
termes du traité d'Andrinoplë; il n'est pas difficile de voir dans quelles inten-
tions. Nous comprenons bien que la Turquie ne se rende pas aisément à ces
sollicitations dangereuses. Nous comprenons qu'elle préfère lutter encore plu-
tôt que de céder; elle n'est pas d'ailleurs un ennemi qu'on puisse impuné-
ment dédaigner. La Turquie n'en est plus à l'époque de Navarin; elle pour-
rait mettre en mer aujourd'hui jusqu'à quarante vaisseaux dont huit ou dix à
trois ponts; elle a environ trois cent mille hommes disponibles, dont la moitié
de soldats irréguliers qui ont déjà quitté les pachaliks d'Asie pour revenir sur
Constantinople. Les finances ottomanes se sont considérablement améliorées de-
puis l'abolition des monopoles en 1838, et l'on a toute raison de supposer que
Abbas-Pacha, reconnu comme gouverneur héréditaire de l'Egypte, apporterait
toutes ses ressources à la disposition du sultan , auquel il vient de rendre hom-
mage. L'Angleterre et la France ont déjà travaillé beaucoup en commun pour
tâcher d'améliorer la condition de l'Italie et de sauvegarder dans cette contrée
les intérêts généraux de l'Europe, qui les touchent si particulièrement. Lord
Lansdowne s'en exprimait l'autre jour avec une loyauté dont nous remer-
cions ce noble représentant des anciens whigs; mais la France et l'Angleterre
ont à l'autre bout de la Méditerranée des intérêts encore plus graves, et sur-
REVUE. — CHRONIQUE. 187
tout des alliés plus dignes d'émouvoir leurs sympathies. Que le misérable fracas
des contradictions qui restent encore à débrouiller en Toscane, à Rome et en
Sicile, ne les empêche pas d'avoir l'œil ouvert sur les affaires du Danube et sur
les périls de la Turquie; il y a là du moins des hommes contre des hommes.
Nous ne nous chargeons pas de prévoir l'attitude que vont prendre les répu-
blicains de Rome et de Florence à présent que l'épée de l'Italie est brisée dans
les seules mains capables de la tenir. Il n'est pas impossible que beaucoup des
plus fameux imitent l'exemple de M. Brofferio, et sauvent la république en l'em-
portant avec eux loin des balles autrichiennes; toujours est-il qu'il n'y a rien
d'encourageant à négocier pour des patriotes qui, menacés par l'invasion immi-
nente de l'étranger, ne savent encore que faire des emprunts forcés aux riches,
afin d'avoir de quoi payer des condottieri et ménager leur peau. Voyez seule-
ment à quoi nous mène la médiation sicilienne. L* ultimatum royal, débattu par
les représentais de la France et de l'Angleterre, était d'un aveu unanime aussi
raisonnable qu'on avait droit de l'attendre d'une si haute intervention; on avait
même obtenu que Palerme ne fût pas occupée par les troupes royales et restât
exclusivement confiée à la garde de sa milice civique. On pouvait espérer que
les Siciliens écouteraient les amiraux des puissances médiatrices, partis eux-
mêmes, le 4 mars, pour appuyer cet ultimatum de leur présence et de leurs re-
commandations. Les nouvelles de Sicile ne paraissent pas jusqu'ici confirmer
cet espoir, à moins que le triomphe de l'Autriche ne donne à réfléchir aux Pa-
lermitains.
C'est toujours la Hollande qu'il faut considérer quand on veut voir les vicis-
situdes politiques se dérouler avec le calme pacifique du bon sens. La mort du
roi Guillaume II, qui n'avait encore que cinquante-six ans, a surpris tout le
monde. Son successeur n'ayant pas jusqu'à présent une grande popularité, l'on
aurait pu craindre quelque agitation. Il n'en a pas même été bruit, et le pays,
confiant dans la bonté de son système constitutionnel, a tranquillement attendu
la proclamation du 21 mars dernier, par laquelle le nouveau roi Guillaume III
Ta tout de suite rassuré sur ses intentions ultérieures.
Manuel d'histoire de la philosophie, par D. Tomas Garcia Luna, professeur
à l'Athénée de Madrid (1). — Les études philosophiques ont été fort négligées
en Espagne. En pouvait-il être autrement dans un pays où les formules les plus
stériles de la logique et le droit canon étaient encore, il y a quinze ans, le com-
plément officiel de la science? L'esprit espagnol a tenté cependant plus d'une
fois d'échapper au cercle de fer où l'emprisonnaient et les traditions d'une scho-
lastique étroite et les ombrageuses susceptibilités de l'inquisition. Sans parler
des écrivains ascétiques, tels que saint Jean de la Croix, sainte Thérèse, Ri-
vadeneyra, Malon de Chaide, Granada et Léon, chez qui le mysticisme sert sou-
vent d'enveloppe aux plus audacieuses déductions du raisonnement, l'Espagne
a fourni à la philosophie proprement dite un contingent assez nombreux. A des
titres divers, Luis Vives, Simon Abril, Sanchez de las Brozas, Paton, Juan Huarte
et Quevedo ont leur place marquée dans la filiation de la pensée humaine.
S'ils sont restés obscurs pour nous, c'est qu'aucun d'eux n'a osé présenter un
(1) Madrid, imprenta de la publicidad, a cargo de M. Rivadeneyra.
188 REVUE DES DEUX MONDES.
corps complet de doctrines. L'inquisition, toujours enquête de propositions mal
sonnantes, brûlait, à la vérité, plus volontiers le livre que l'auteur; mais ce pre-
mier avertissement avait bien son éloquence, et nul ne s'avisait d'y résister. Ainsi
surveillé, l'esprit d'investigation philosophique se bornait à quelques aperçus
isolés et sans corrélation apparente; jamais le dernier mot au bout. 11 y aurait
une intéressante étude à faire : c'est celle qui irait chercher dans les innom-
brables sentiers de la littérature péninsulaire les élémens épars de cette philo-
sophie à l'état latent, pour relier ces élémens entre eux et déduire de ce rap-
prochement le but commun que poursuivait en sens divers la pensée espagnole.
Je ne crois pas m' abuser en disant qu'un pareil travail aboutirait à cette con-
clusion tout imprévue, que l'Espagne, à son insu comme à l'insu de l'Europe,
a marché plutôt en avant qu'en arrière du mouvement général des idées. Quel
est aujourd'hui le dernier mot de la philosophie? L'abandon de toute théorie
trop systématique, la conciliation des doctrines les plus absolues, en tant que
cette conciliation est possible, l'éclectisme, puisqu'il faut l'appeler par son nom.
Or, l'éclectisme n'est-il pas le cachet universel de l'esprit péninsulaire? L'hor-
reur des extrêmes, la recherche des demi-jours, le juste milieu en tout (tem-
planza), voilà bien, en effet, le trait caractéristique du génie de nos voisins.
Ces incessantes transactions entre l'idéal et le fini, entre l'absolu et la raison
humaine, entre l'idée préconçue et l'idée déduite, peuvent avoir leurs écueils;
mais les avantages pratiques l'emportent ici sur les dangers. Toutes les écoles
philosophiques qui ont fait leur temps n'ont péri que par l'exagération de leur
principe : or, la tendance dont je parle est un préservatif souverain contre toute
espèce d'exagérations. Que manque-t-il donc à l'esprit espagnol pour prendre le
rang qui lui appartient dans la grande armée philosophique? un drapeau. Ce dra-
peau existe, mais en lambeaux éparpillés, dans toutes les écoles. Pour retrouver
ces lambeaux, il fallait à l'Espagne un guide, une histoire de la philosophie, et
voilà le côté éminemment utile du livre de M. Garcia Luna. Ce livre, le pre-
mier de ce genre qui paraisse chez nos voisins, leur permettra de classer les no-
tions philosophiques accumulées dans leur littérature, en assignant à chacune
son type et sa filiation. Il est à regretter que l'auteur se soit borné à fournir les
élémens du travail de comparaison qui manque à l'Espagne pour coordonner ses
tentatives philosophiques, au lieu d'aborder ce travail lui-même. Nul, j'en ai la
conviction, n'y aurait mieux réussi. M. Garcia Luna excelle, en effet, à saisir en
quelques mots l'idée propre de chaque philosophe et de chaque école, les oppo-
sitions qui divisent entre eux ces philosophes et ces écoles, les points communs
par où ils se* touchent. Cette clarté concise qui fait le mérite de l'œuvre de
M. Luna était d'ailleurs ici une nécessité. Il y avait une certaine audace à vou-
loir resserrer dans les limites d'un seul volume cette chose immense qu'on ap-
pelle l'histoire de la philosophie. Le succès pouvait seul justifier une pareille
tentative, et cette justification est complète pour M. Luna.
G. n'A.
V. de Mars.
LES
ÉTATS D'ORLÉANS.
(1560.)
La roine mère, Italienne, Florentine, et de la race de Médicis,
et , -qui plus est , ayant depuis vingt-deux ans eu tout loisir
de considérer les humeurs et façons de toutes ces gens, regar-
doit ce jeu, et sceut si bien empoigner l'occasion, qu'elle
gaigna finalement la partie, par les moyens que je diray.
(Régnier de la Planche.)
PERSONNAGES.
LE ROI (François II).
LA REINE (Marie Stuart).
LA REINE-MÈRE (Catherine de Médicis).
ANTOINE DE ROURBON, roi de Navarre.
LOUIS DE BOURBON, prince de Condé, son
frère.
Le cardinal de BOURBON, frère des précédens.
Le connétable de MONTMORENCY.
D'ANDELOT, son neveu.
Le doc FRANÇOIS DE GUISE.
Le cardinal de LORRAINE, son frère.
La duchesse db MONTPENSIER, dame de la
reine, amie de la reine-mère.
capitaines des gardes.
MARIE SEYTON, demoiselle de la reine.
Le chancelier de L'HOSPITAL.
M. de CYPIERRE , gouverneur de Monsieur.
M. de CHAVIGNY,
M. de BRÉZÉ,
DARDOIS , secrétaire du connétable.
BOUCHARD , chancelier du roi de Navarre.
ROBERT STEWART, valet de chambre du roi.
AMBR01SE PARÉ , médecin du roi.
SAINTE-FOY, j valets de chambre du prince de
NOBLESSE, | Condé.
JOUVENEL, j
\ ministres protestons.
PERRAULT, S
ARGUMENT.
Le jour où Henri II fut blessé à mort , François, son fils aîné, avait seize ans
et quelques mois; il était majeur selon les lois du royaume, ne manquait pas
TOME II.— 15 avril 1849. 13
190 REVUE DES DEUX MONDES.
d'esprit et parlait couramment à la façon des princes; mais, faible de santé, in-
capable d'application, hors d'état, en un mot, de gouverner par lui-même, il lui
fallait une tutelle, sinon de droit, du moins de fait.
Sa mère n'avait encore pris aucune part aux affaires; le roi et sa vieille maî-
tresse l'en avaient constamment écartée. Le roi mprt, tous les regards se tour-
nèrent vers elle : on pensait qu'elle allait régner.
Trois grands partis, les Guise, les Montmorency, les princes du sang, se dis-
putaient le pouvoir. Catherine aurait voulu les tenir tous à distance, mais ils se
seraient ligués contre elle; il fallait faire un choix. Tous ils l'avaient négligée,
humiliée du vivant du feu roi; les Guise, comme le connétable, lui avaient fait
l'injure de s'allier à la favorite. Elle avait cependant contre le connétable de
plus vives rancunes que contre ses rivaux, et, quant aux princes du sang, quoi-
que puissans dans le pays, leur éloignement de la cour, leur penchant à l'hé-
résie, ne permettaient pas de s'allier à eux : les Guise furent donc préférés. A
vrai dire, le choix n'était pas libre. La jeune reine, Marie Stuart, exerçait sur
son mari un souverain empire, et MM. de Guise étaient ses oncles.
Ceux-ci, en gens habiles, avaient promis à la reine-mère toute espèce de
services et de soumissions. Dans les premiers momens, ils tinrent parole, et tout
marcha d'accord entre Catherine et eux; mais, quand une fois leurs principaux
ennemis furent abattus, chassés, dépossédés de leurs emplois, quand le cardinal
de Lorraine se fut bien assuré de la surintendance des finances, et le duc de
Guise du commandement suprême de l'armée, ils commencèrent à changer de
ton. Bientôt la reine-mère ne fut plus admise au conseil qu'à certains jours et
pour certaines affaires. On gardait encore avec elle les apparences du respect;
mais plus de confidences, plus d'intimité : MM. de Guise avaient accaparé tout le
gouvernement du royaume.
De ce moment, Catherine n'eut plus d'autre pensée que de reconquérir cette
part de pouvoir dont à peine elle avait fait l'essai, mais sans laquelle elle ne
pouvait plus vivre Elle renoua commerce avec le connétable, réveilla les espé-
rances des princes de Bourbon. Trouver une occasion , un prétexte de faire sortir
le connétable de Chantilly, de le ramener en cour, lui, ses fils et ses neveux,
rappeler en même temps du fond de leur Béarn le roi de Navarre et le prince
de Condé, tel fut désormais son espoir, le but constant de ses combinaisons.
Les finances étaient en désordre, les idées de réforme agitaient les esprits,
tous les rangs de la société étaient atteints d'une inquiétude et d'un malaise qui
demandaient un prompt remède. On proposa de consulter une assemblée de
notables, vieil usage long-temps oublié, mais dont le feu roi avait tiré bon parti
deux ans auparavant. Catherine s'empara de cette idée, et fit si bien que MM. de
Guise furent à leur tour contraints de l'adopter.
L'assemblée des notables se tint à Fontainebleau. Le connétable y vint en
compagnie de tous les siens et suivi d'une nombreuse escorte; mais, au grand
dépit de la reine-mère, le roi de Navarre et le prince de Condé manquèrent au
rendez-vous. MM. de Guise, d'abord un peu troublés de la contenance du con-
nétable et des discours de ses neveux d'Andelot et Coligny, reprirent confiance
en voyant que les princes n'arrivaient pas. Us rendirent compte en gros de leur
administration, puis l'assemblée fut congédiée; mais, avant de se séparer, on
prononça le mot d'états-généraux, et la reine-mère appuya chaudement le re-
LES ÉTATS D' ORLÉANS. *91
tour à cet ancien moyen de gouvernement. Son avis allait soulever de vives con-
troverses, lorsque le cardinal de Lorraine, contre l'attente de tout le monde, prit
la parole pour demander, lui aussi , les états-généraux. Dès-lors il fut décidé,
séance tenante, que les états seraient convoqués à Meaux dans un assez bref dé-
lai, et le roi signa sur-le-champ des lettres qui sommaient le roi de Navarre et
le prince son frère de venir y siéger.
Pour la reine-mère, la nouvelle assemblée n'était qu'un moyen de poursuivre
ses desseins contre MM. de Guise : elle espérait trouver à Meaux ce que Fon-
tainebleau ne lui avait pas donné. Mais quel était le but du cardinal? On se per-
dait en conjectures. Les habiles supposaient qu'il méditait quelque grand coup.
Après féchauffourée d'Arnboise, faute de preuves suffisantes, et surtout faute
de résolution, les Guise avaient laissé le prince de Condé protester de son inno-
cence et quitter la cour en liberté. Le cardinal, disait-on, ne pouvait se consoler
de cette occasion perdue. Songeait-il à la ressaisir? pensait -il qu'appelé à prendre
séance aux états, le prince n'oserait faire défaut? était-ce un piège qu'il lui ten-
dait, une revanche qu'il se ménageait? Le bruit s'en répandit parmi les amis du
prince, et des avis secrets lui en furent adressés.
Toutefois, en recevant l'ordre d'assister aux états, le roi de Navarre et son
frère annoncèrent hautement l'intention d'obéir, et, peu de jours après, ils se
mirent en marche; mais ils faisaient si peu de route, cheminaient à si petites
journées, qu'on pouvait presque augurer que jamais ils n'arriveraient. Les émis-
saires dont le cardinal les avait entourés lui donnaient d'alarmantes nouvelles.
De tous côtés, disaient-ils, on venait offrir aux princes des secours en hommes
et en argent; leur parti grossissait à vue d'œil; rien ne les empêchait de mettre
la main, s'il leur plaisait, sur quelques bonnes villes ou chàteaux-forts. D'un
autre côté, il était bruit de troubles dans les Cévennes et en Provence; Grenoble
et Lyon paraissaient menacées d'attaques à main armée. Le maréchal de Saint-
André fut envoyé en toute hâte dans le Lyonnais, et le maréchal de Termes en
Poitou, pour avoir l'œil ouvert sur les rébellions et pour les châtier au besoin.
Pendant ce temps, tous les bailliages du royaume se préparaient à l'élection
des députés. Dans plus d'une province, les dispositions des esprits semblaient
peu favorables à MM. de Guise; mais ceux-ci n'en concevaient point d'alarme :
toute leur attention était tournée sur le \oyage des princes et sur les agitations
du midi.
La cour était alors à Fontainebleau. Un jour, on vint avertir le cardinal qu'un
Basque, nommé Lassalgue, serviteur de M. de Condé et porteur d'un grand
nombre de lettres adressées à son maître, venait d'être arrêté à la porte d'É-
tampes. Il était tombé dans les filets d'un de ses amis, un certain Bonval, agent
secret de MM. de Guise. Bonval, en feignant de se laisser embaucher pour le
service des princes, avait gagné sa confiance et avait appris de lui où il allait et
ce qu'il portait. Aussitôt Lassalgue fut conduit en grand mystère devant le car-
dinal.
Au moment où la scène s'ouvre, le cardinal s'est renfermé dans son ap-
partement, afin d'interroger lui-même le serviteur du prince de Condé.
192 REVUE DES DEUX MONDES.
PROLOGUE.
La scène est dans le château de Fontainebleau.
Le cabinet du cardinal de Lorraine.
Deux portes, l'une à droite, l'autre à gauche. La porte à droite est cachée par une
épaisse tapisserie.
Le cardinal, debout, soulève la tapisserie et paraît prêter l'oreille à ce qui se passe dans
la chambre voisine.
La porte de gauche s'ouvre. Le duc de Guise entre et referme la porte avec précaution.
LE CARDINAL DE LORRAINE, allant au-devant de son frère.
Est-elle enfin partie?
LE DUC DE GUISE.
Oui, grâce à Dieu! Le roi et Marie l'ont accompagnée jusqu'au pied
du perron, lui répétant à tout propos : Adieu, bonne mère! heureux
voyage! grand plaisir! Us l'ont accablée de respects, abreuvée d'ami-
tiés! Pour cette fois, j'espère, elle ne se plaindra pas!
LE CARDINAL DE LORRAINE.
Ne pas se plaindre ! Elle dira qu'on n'a d'amour pour elle que quand
on lui voit les talons.
LE DUC DE GUISE.
N'importe ce qu'elle dira ! Elle est partie, sa litière chemine; la voilà
pour quinze jours à Chenonceaux avec ses peintres et ses tailleurs de
pierre. Que Dieu l'accompagne ! Nous aurons le champ libre et l'esprit
en repos.
LE CARDINAL DE LORRAINE.
On n'a pas remarqué mon absence?
LE DUC DE GUISE.
J'ai dit que vous étiez en oraison.
LE CARDINAL DE LORRAINE.
Mes oraisons, jusqu'à présent, ne font pas grand miracle.
LE DUC DE GUISE.
Votre homme est donc muet?
LE CARDINAL DE LORRAINE.
Il n'ouvre pas la bouche.
LE DUC DE GUISE.
Et vous pensiez en tirer quelque chose?
LES ÉTATS D'ORLÉANS. 193
LE CARDINAL DE LORRAINE.
Assurément! Avez-vous lu ces lettres?...
LE DUC DE GUISE.
Oui, je les ai lues.
LE CARDINAL DE LORRAINE.
Eh bien?
LE DUC DE GUISE.
Elles ne disent rien.
LE CARDINAL DE LORRAINE.
Des complimens, des politesses. Jamais je ne croirai qu'il soit venu
de si loin pour si peu. Le connétable n'a pas pris la plume pour dire à
son neveu : bonne santé, et Mme de Roye pour apprendre à son gendre
qu'elle est sa meilleure servante. Le drôle en sait plus long!
LE DUC DE GUISE.
Faites-le parler.
LE CARDINAL DE LORRAINE.
J'essaie.
LE DUC DE GUISE.
Eh! mort-Dieu! prenez les bons moyens!
LE CARDINAL DE LORRAINE.
Comme vous y allez !
LE DUC DE GUISE.
Est-ce votre robe qui vous fait scrupule? N'en donnez pas l'ordre.
Cypierre, Brézé, ou quelque autre vous rendra cet office. Où est-il,
votre homme?
LE CARDINAL DE LORRAINE , montrant la porte à droite.
Il est là.
LE DUC D*E GUISE.
Avec qui?
LE CARDINAL DE LORRAINE.
Avec gens moins bavards que Cypierre et Brézé.
UNE VOIX, derrière la tapisserie.
Monseigneur!
LE CARDINAL DE LORRAINE.
Que voulez-vous, Noël?
NOËL , derrière la tapisserie.
Monseigneur, il ne dit rien... Faut-il cheviller les escarpins?
LE CARDINAL DE LORRAINE.
Chevillez, Noël, chevillez.
LE DUC DE GUISE, riant.
Ah* vous m'en direz tant!... (il s'incline.) Pardon, mon maître!
194 REVUE DES DEUX MONDES.
LI CARDINAL DE LORRAINE.
Il n'y a pas dix minutes qu'il est au chevalet.
LE DUC DE GUISE.
A la bonne heure! Vous m'étonniez...
LE CARDINAL DE LORRAINE.
Ce sera bientôt fait, je pense; il n*a pas l'air d'un cœur de roche.
NOËL, derrière la tapisserie.
Monseigneur...
LE CARDINAL DE LORRAINE.
Eh bien?...
NOËL.
Veuillez venir, il va parler.
LE CARDINAL DE LORRAINE , à son frère.
Vous voyez, ce n'est pas long. Moucliy dirait qu'il n'y a pas de
plaisir. (Il lève la tapisserie et sort.)
LE DUC DE GUISE, seul.
Ma foi! je le laisse aller. Je n'ai pas de goût à ces comédies-là. J'ai
pourtant vu dans ma vie bien des membres taillés, hachés, meurtris,
bien des pauvres diables perdant leur sang ou leur cervelle, mais je
ne sais pourquoi, sur les champs de bataille, ce n'est pas ia même
chose... Fi!... Ces gens qu'on disloque pour leur délier la langue!...
Après tout, c'est leur faute; pourquoi cachent-ils la vérité?... (Au car-
dinal de Lorraine qui rentre.) Ah! VOUS voilà... Eh bien?
LE CARDINAL DE LORRAINE , avec vivacité.
Eh bien!... versez-moi, s'il vous plaît, de l'eau dans ce bassin.
LE DUC DE GUISE.
De l'eau? Lui faites-vous des ablutions?
LE CARDINAL DE LORRAINE.
Versez, je VOUS prie, François... (Le duc prend une aiguière sur une table
et verse l'eau dans le bassin.) Maintenant, ces lettres que je vous ai données,
lesavez-vouslà?...
LE DUC DE GUISE, mettant la main à son pourpoint.
Les voici.
LE CARDINAL DE LORRAINE.
Ah! vive Dieu! vous avez conservé l'enveloppe; je tremblais de peur
que VOUS ne l'eussiez jetée... (Il détache l'enveloppe et l'examine à l'endroit et à
l'envers.) Pas la moindre trace d'écriture... (Il la trempe dans le bassin.)
LE DUC DE GUISE.
Quelle cérémonie faites-vous ia? Est-il alchimiste votre homme?
LE CARDINAL DE LORRAINE.
S'il ne s'est pas moqué de moi, nous allons voir ce que nous cher-
chons.
LES ÉTATS D'ORLÉANS. 195
LE DUC DE GUISE.
Voyez-vous quelque chose?
LE CARDINAL DE LORRAINE.
Non.
LE DUC DE GUISE.
Mon pauvre Charles, vous ne faites que de l'eau claire!
LE CARDINAL DE LORRAINE.
Patience, patience... Ehl mais, voyez... voilà des lettres; elles noir-
cissent, nous allons très bien lire... Seigneur Dieu! c'est admirable!...
l'avais bien ouï parler de ces encres invisibles, mais je n'y croyais pas.
LE DUC DE GUISE.
Voyons, lisez.
LE CARDINAL DE LORRAINE, après avoir parcouru les premières lignes.
François, nous les tenons!
LE DUC DE GUISE.
Comment?
LE CARDINAL DE LORRAINE.
Nous les tenons, vous dis-je... Écoutez, c'est d'Ardois qui écrit.
LE DUC DE GUISE.
Le secrétaire du connétable... Voyons ce qu'il dit, ce petit garne-
ment!
LE CARDINAL DE LORRAINE.
Il s'adresse à Condé...
LE DUC DE GUISE.
C'est bien, mais lisez donc.
LE CARDINAL DE LORRAINE, Usant.
« Monseigneur, les Maligny vont bien; tous leurs fils sont tendus. Le
jour où voire altesse donnera le signal, ils seront maîtres de Lyon... »
LE DUC DE GUISE.
C'était donc vrai! ce vieux limier de Saint- André les avait éventés!
Avons-nous fait sagement de lui donner ces trois cornettes! Il aura
paré le coup... Mais continuez.
LE CARDINAL DE LORRAINE, lisant.
« Envoyez du monde à Montbrun, il est serré de près dans Valence.
Tout le reste est en bonne voie. L'amiral, sans faire semblant, met la
main sur la Normandie... »
LE DUC DE GUISE.
C'est ce qu'il faudra voir!
LE CARDINAL DE LORRAINE, continuant.
« Senarpont tient son gouvernement de Picardie à votre dévotion,
et d'Estampes vous répond de sa Bretagne... »
496 REVUE DES DEUX MONDES.
LE DUC DE GUISE.
Les pendardsî
LE CARDINAL DE LORRAINE.
Attendez, vous n'êtes pas au bout. « Genlis, Sansac et Chaunis sont
maîtres de leurs compagnies; M. de Damville tâte la sienne. N'attendez
rien de Montluc... »
LE DUC DE GUISE.
C'est bien heureux!
LE CARDINAL DE LORRAINE, continuant.
« En venant aux états, tâchez, chemin faisant, de vous saisir de
quelques bonnes villes sur Loire. On vous recommande Orléans. Gros-
lot, s'il ne nous aide, n'y fera pas obstacle; il est homme de bien... »
LE DUC DE GUISE.
Ayez donc des baillis de cette farine! Par le sang-Dieu!
LE CARDINAL DE LORRAINE, continuant.
« Quant à Meaux, c'est encore mieux : on se demande par quel coup
de la Providence un tel lieu a été choisi pour y tenir les états... »
LE DUC DE GUISE.
Quand je le disais!
LE CARDINAL DE LORRAINE, continuant.
« Vous y comptez, monseigneur, autant de serviteurs que d'habitans.
Que votre altesse et le roi de Navarre y viennent bien accompagnés.
M. le connétable amènera tout son monde. Ne craignez pas qu'il vous
fasse défaut; il n'a pas moins à cœur que vous de rétablir un peu
d'ordre dans ce royaume et de délivrer le roi et ses pauvres sujets
d'une détestable tyrannie. »
LE DUC DE GUISE.
L'impudent!
LE CARDINAL DE LORRAINE.
Eh bien! François, qu'en dites-vous?
LE DUC DE GUISE.
Je dis comme vous, nous les tenons!
LE CARDINAL DE LORRAINE.
Quelle trouvaille!
LE DUC DE GUISE.
Pas de temps à perdre ! A l'ouvrage, mon frère, à l'ouvrage !
LE CARDINAL DE LORRAINE.
Qu'il soit d'abord bien convenu que nous aurons bouche close.
LE DUC DE GUISE.
VOUS êtes SÛr de VOS valets? (Il lui montre du geste la chambre voisine.)
LES ÉTATS D' ORLÉANS. 197
LE CARDINAL DE LORRAINE.
Ils n'ont rien entendu.
LE DUC DE GUISE.
Je vous promets de n'en souffler mot. Nous ne dirons rien au roi, sa
mère n'aurait qu'à le confesser! N'en parlons même pas à Marie....
LE CARDINAL DE LORRAINE.
Non pas même à Marie; elle nous ferait cent questions! La petite,
entre nous, se gâte bien ! il faut qu'elle sache le pourquoi de toutes
choses.
LE DUC DE GUISE.
A qui la faute? Ne vous disais-je pas, quand elle était à l'archevêché,
de ne pas la laisser ainsi feuilleter vos livres? Vous lui avez fait prendre
un tel goût des choses d'esprit, qu'elle ne peut plus se passer de ces fai-
seurs de vers, grammairiens, musiciens, qu'on trouve chez elle à
toute heure. Ces gens-là lui mettent clans la tête beaucoup de fumée.
Vous l'avez vue à Amboise : si nous l'eussions écoutée, pas un de ces
bandits n'aurait été pendu.
LE CARDINAL DE LORRAINE.
Oui, vous avez raison. Les femmes de ce temps-ci ne gagnent pas à
devenir savantes. Pour Marie, ça n'ira pas loin, j'en réponds.... mais si
sa pauvre mère et moi ne l'eussions faite catholique jusqu'à la moelle,
je ne voudrais pas jurer, par l'air qui court, qu'elle ne nous échappât!
LE DUC DE GUISE.
Nous perdons notre temps, mon cher Charles. Prenez la plume, de
peur d'oublier quelque chose, et arrêtons notre plan.
LE CARDINAL DE LORRAINE , s'asseyant devant une table et
prenant une plume.
Voyons, dites.
LE DUC DE GUISE.
D'abord renoncer à Meaux pour la tenue des états; cela ne fait pas
question, je pense?
LE CARDINAL DE LORRAINE.
Soit. Le choix n'était pas heureux, j'en conviens.
LE DUC DE GUISE.
Je vous propose Orléans. C'est le moyen de faire d'une pierre deux
coups. Ils veulent s'en saisir, nous nous en assurons. La place est forte,
merveilleusement située; c'est, comme dit Tavannes, le nombril du
royaume. De là nous tiendrons tout en bride, et, sous prétexte de faire
honneur au roi et à l'assemblée, nous amasserons force troupes sans
avoir l'air de mettre une armée en campagne.
LE CARDINAL DE LORRAINE, écrivant.
Orléans, c'est convenu. Sachez pourtant qu'en fait d'habitans, vous
ne serez guère mieux servi qu'à Meaux.
i98 REVUE DES DEUX MONDES.
LE DUC DE GUISE.
Je les connais, ces gros chapeaux bleus; mais je ferai balayerla ville
avant d'y conduire le roi. Quand les huguenots n'y seront plus, Groslot
et ses vignerons se tiendront tranquilles. Sinon, gare à eux! lenrs
maisons et leurs échalas s'en sentiront!
LE CARDINAL DE LORRAINE.
Laissons-nous La Roche-su r-Yon gouverneur?
LE DUC DE GUISE.
J'aimerais mieux qu'il n'y fût pas; mais l'ôter de là, c'est bien gros.
Tout prince qu'il est, je ne m'en défie guère.
LE CARDINAL DE LORRAINE.
Prenez garde, il est si sot que ses cousins le joueront sous jambe.
LE DUC DE GUISE.
Donnons-lui Cypierre pour lieutenant avec autorité de n'agir qu'à sa
tête. Cypierre n'ira pas de main morte, et fera notre affaire galamment.
LE CARDINAL DE LORRAINE, écrivant.
Va pour Cypierre.
LE DUC DE GUISE.
Quant à d'Estampes, puisqu'il offre sa Bretagne, je me permets de la
lui prendre. 11 faut le rappeler, et Sénarpont aussi.
LE CARDINAL DE LORRAINE.
Un instant! si vous les rappelez, tâchez au moins qu'ils n'aient soup-
çon de rien. Faites-leur bon visage.
LE DUC DE GUISE.
Je puis leur dire à l'oreille qu'ils iront commander en Ecosse.
LE CARDINAL DE LORRAINE.
A la bonne heure !
LE DUC DE GUISE.
Quant aux Genlis, aux Lansac.
;LE CARDINAL DE LORRAINE.
Contentez- vous de les dépayser.
LE DUC DE GUISE.
Prendre des gants avec pareille canaille!..
LE CARDINAL DE LORRAINE.
Plus tard nous réglerons leur compte. En les frappant aujourd'hui,
vous sonneriez l'alarme. Faites passer Genlis dans le gouvernement de
notre ami Brissac, par exemple, et ainsi des autres.
LE DUC DE GUISE.
Eh bien! soit; mais, pour entrelacer ainsi les compagnies, il y a de
la peine à prendre. Il ne faut pas aller au hasard; il est besoin d'écrire
partout, à tout ce qui nous est fidèle, donner le mot discrètement,
LES ÉTATS D'ORLÉANS. 199
commander d'avoir l'œil ouvert. Que de lettres, bon Dieu! j'en aurai
pour toute ma nuit!
LE CARDINAL DE LORRAINE.
Plaignez-vous donc! Vous ne verserez jamais en toute votre vie au-
tant d'eucre que j'en répands depuis vingt jours! Voyez ces montagnes
de papiers! Tout cela pour peupler les états selon votre cœur, pour
faire éclore de bons députés! pas un bailliage qui ne reçoive chaque
jour deux ou trois lettres de moi. Les têtes sont si dures, et ce métier-
là est oubliédepuis si long-temps! Il faut tant promettre! tant mena-
cer!...
LE DUC DE GUISE.
Ètes-vous toujours content?
LE CARDINAL DE LORRAINE.
Toujours. Autant que j'en puis juger, nous serons bien servis. Sauf
dans quelques mauvais trous infectés d'hérésie, nous aurons les gens
qu'il nous faut.
LE DUC DE GUISE.
Dieu vous entende! N'est-ce pas demain que tout sera fini?
LE CARDINAL DE LORRAINE.
Oui, demain.
LE DUC DE GUISE.
Le cœur doit vous battre. Moi qui n'ai pas comme vous patronné cette
belle nouveauté, peu m'importe ce qui en sortira. Si vos bailliages nous
envoient des députés rétifs, je sais le bon moyen de les apprivoiser.
( Il fait un geste avec la houssine qu'il tient à la main.)
LE CARDINAL DE LORRAINE.
A nos moutons, mon cher François! hâtons-nous. Voilà qui est ar-
rêté : Envoyer Cypierre à Orléans; rappeler d'Estampes et Sénarpont
en les comblant de caresses; loger en bonne compagnie tous les mau-
vais compères comme Genlis et Lansac. Maintenant, parlons-nous de
l'amiral ?
LE DUC DE GUISE.
Le rappeler de Normandie, ce serait....
LE CARDINAL DE LORRAINE.
N'y pensez pas.
LE DUC DE GUISE.
Il faut au moins l'épier de plus près.
LE CARDINAL DE LORRAINE.
Je m'en charge; j'ai mon homme tout trouvé. Et le connétable?...
LE DUC DE GUISE.
S'il continue à faire le mort, ne le réveillons pas.
200 REVUE DES DEUX MONDES.
LE CARDINAL DE LORRAINE.
Soit; il n'y a d'utile, il n'y a d'urgent, à cette heure, que de nous
bien fortifier dans Orléans.
LE DUC DE GUISE.
J'appellerai le régiment de lansquenets, les deux mille pistoliers du
comte de Rhingrave; je ferai descendre par la Loire nos vieilles bandes
revenues de Piémont; nous aurons nos quatre mille Suisses, les nou-
velles gardes du roi; d'Aumale nous amènera ses gens d'armes, Ne-
vers ses trois mille lances, Nemours huit ou dix enseignes....
LE CARDINAL DE LORRAINE.
Assez, assez, je n'écris plus.... A quoi bon tant de monde? pourquoi
tant de fracas? Contentons-nous du nécessaire, et surtout pas de bruit,
sans quoi le but est manqué; nos oiseaux s'envoleront, Navarre et
Condé ne viendront pas.
LE DUC DE GUISE.
Eh bien ! s'ils ne viennent pas, nous irons les chercher.
LE CARDINAL DE LORRAINE.
Vous y voilà! je vous voyais venir. Mais entendons-nous, s'il vous
plaît. Aller les chercher, c'est la guerre.
LE DUC DE GUISE.
Et les laisser venir, c'est... voyons un peu?... c'est quelque chose
qu'il ne faut pas nommer. Eh bien ! j'aime mieux me battre avec les
gens que de les prendre au trébuchet.
LE CARDINAL DE LORRAINE.
Dites que vous voulez guerroyer; c'est tout simple, à chacun son
métier. Vous êtes de l'avis du prophète : Necesse est adveniant bella.
Triste nécessité! pauvre remède! La guerre ne termine rien. Quand
on s'est bien battu , bien égorgé, le vainqueur n'est guère moins épuisé
que le vaincu; on se repose, on reprend haleine, et tout est à recom-
mencer. Moi je préfère, quand le ciel nous les offre, des moyens plus
prompts et plus actifs, plus sûrs et moins coûteux. Que faut- il pour
tout pacifier en ce royaume, pour guérir les plaies de la religion, pour
^affermir notre autorité? Quelques hommes de moins, voilà tout, et en
tête de ces hommes le roi des brouillons, cette peste de Condé. Eh
bien! je vous en prie, répondez à ma question : pourquoi Dieu a-t-il
mis en nos mains ce papier merveilleux, preuve accablante, témoi-
gnage irrécusable qui tue son criminel comme un couteau tranchant?
Apparemment pour que nous nous en servions. Or, je soutiens que le
yrai, le seul moyen de s'en servir, ce n'est pas une guerre, c'est un
procès.
LES ÉTATS D'ORLÉANS. 201
LE DUC DE GUISE.
Mais Condé sera-t-il assez simple pour nous prier de lui donner des
juges?
LE CARDINAL DE LORRAINE.
Tout ce que je vous demande, c'est de me laisser faire. Je suis en si
beau chemin ! Songez qu'ils sont à Poitiers. Que de soins, que de peines
pour les amener là ! Mais, je vous en réponds , ils iront jusqu'au bout!
Comptez sur les langues dorées des bons amis que j'ai près d'eux....
LE DUC DE GUISE.
Des gaillards qui vous volent votre argent.
LE CARDINAL DE LORRAINE.
Des serviteurs incomparables! Navarre ne voit que par leurs yeux.
Pour Dieu! ne manquons pas cette occasion des états! nous ne la re-
trouverions de notre vie. Ce n'est pas à autre fin, vous le savez, que je
les ai concédés à la reine, au risque de votre colère. Je vous en prie,
mon cher François, ne détruisez pas mon ouvrage ! Prenez des pré-
cautions, mais n'en faites pas parade. Tendez vos filets, mais n'effarou-
chez pas mon gibier.
LE DUC DE GUISE.
Mon pauvre Charles! que vous êtes facile à vous bâtir des chimères!
Moi, je vois les choses comme elles sont. Fussions-nous délivrés de
Condé, n'y eût-il plus au monde ni princes du sang, ni connétable, ni
Châtillons, la guerre n'en serait pas moins inévitable. Quelques gouttes
de sang n'éteindront pas le feu qui nous menace; il faudra frapper fort
et long-temps, sachez-le bien !
LE CARDINAL DE LORRAINE.
Mais encore une fois que coûte-t-il d'essayer? Je me tiens pour sûr
de mon fait. Le menu peuple hérétique n'est pas ce que vous pensez;
je le connais. Quand il ne se croira plus protégé de si haut, sa muti-
nerie tombera. Vous savez mon grand plan de confession? nous le
mettrons en pratique dès que Condé sera par terre. Ce sera le vrai
moment. Cette confession vous purgera le royaume comme par en-
chantement; au bout de quelques semaines, vous m'en direz des nou-
velles.... Mais laissez-moi venir mes voyageurs, ne leur donnez pas
l'éveil, ne faites pas gronder votre tonnerre....
LE DUC DE GUISE.
Eh bien! voyons, nous supprimerons quelques enseignes.
LE CARDINAL DE LORRAINE.
Belle grâce î
LE DUC DE GUISE.
Encore faut-il que nous soyons gardés, bien gardés. Risquer d'être
202 REVUE DES DEUX MONDES.
pris quand on croit prendre, connaissez-vous plus sot métier? Rappe-
lons-nous quelle figure nous faisions, il y a deux mois, quand, du haut
de ce perron, nous vîmes débusquer le connétable à la tête de cette
longue file de gentilshommes suivis d'un millier de chevaux! Où en
serions-nous à cette heure, si, au lieu de s'arrêter en route, nos deux
princes s'en fussent venus comme le connétable et accompagnés comme
lui? La leçon a été bonne, mon frère.
LE CARDINAL DE LORRAINE.
Parce que nous avions fait une faute, est-il besoin d'en faire une
autre? Emmenez à Orléans quelques milliers d'hommes bien dévoués,
et disposez le reste de façon qu'au moindre signe vous l'ayez dans la
main, n'est-ce pas tout ce qu'il vous faut?.... Voyons, François, puis-je
y compter? Est-ce convenu?
LE DUC DE GUISE.
Soit; nous vous verrons à l'œuvre. Mais, si je vous aide, c'est à une
condition.
LE CARDINAL DE LORRAINE.
Laquelle?
LE DUC DE GUISE.
Je ne veux pas d'un procès pour rire.
LE CARDINAL DE LORRAINE.
Ni moi non plus, je vous jure.
LE DUC DE GUISE.
Pas de comédie comme à Amboise.
LE CARDINAL DE LORRAINE.
A Amboise, avions-nous cette arme dans la main?
(Il désigne le papier encore humide.)
LE DUC DE GUISE.
Songez-y bien, mon cher Charles, l'affaire où nous nous engageons,
guerre ou procès, n'importe, c'est la plus rude partie qui se puisse
jouer. Ou n'y entrons pas, ou, pour Dieu ! ne bronchons pas en route.
LE CARDINAL DE LORRAINE.
Douteriez-vous de moi? Parlez- vous sérieusement?
LE DUC DE GUISE.
Je parle en homme qui plus d'une fois, cher frère, vous a vu re-
noncer lestement aux projets que nous devions défendre, soutenir ceux
que nous voulions repousser...
LE CARDINAL DE LORRAINE.
Toujours ces maudits états qui vous reviennent sur le cœur!
LE DUC DE GUISE.
Non, non, ne parlons plus des états; mais l'amiral en Normandie, les
LES ÉTATS D'ORLÉANS. 203
sceaux dans la main de L'Hospital, l'éditde Romorantin, si vous m'eus-
siez soutenu, subirions-nous tous ces fléaux? Je sais que, pour changer
ainsi, les bonnes raisons ne vous ont pas manqué; mais enfin, cette
fois, je veux être certain, quoiqu'il arrive, que vous irez jusqu'au bout.
LE CARDINAL DE LORRAINE.
Je serais tenté de vous chercher querelle; mais j'aime mieux vous
rassurer. Soyez tranquille, quoi qu'il arrive, nous ferons route en-
semble.
LE DUC DE GUISE.
Ce mot de sang royal sonne très haut à bien des oreilles. Il s'élè-
vera des cris de haro, il faut vous y attendre.
LE CARDINAL DE LORRAINE.
Je suis sourd à ces cris-là! mon cher François, j'ai tout prévu. Je
sais tout ce qu'on dira; mais mon parti est pris, irrévocablement pris.
Que Dieu nous fasse la grâce d'amener Condé dans nos mains, et je
vous promets de l'envoyer promptement dans les siennes.
LE DUC DE GUISE.
Quant à Navarre, faut-il lui faire l'honneur de le croire dangereux?
LE CARDINAL DE LORRAINE.
Qui sait? quand l'autre ne sera plus....
LE DUC DE GUISE.
C'est possible!... Alors comme alors... (On frappe à la porte.)
Oui va là?
M. DE RRÉZÉ, derrière la porte.
Monseigneur...
LE DUC DE GUISE , ouvrant la porte.
C'est vous, Brézé? Que voulez-vous?
Ht. DE BRÉZÉ, entrant.
Un homme qui arrive de Lyon, un olficier du maréchal, vous ap-
porte cette lettre, monseigneur.
LE DUC DE GUISE.
Donnez... C'est bien, Brézé. (M. de Brézé sort. Le duc de Guise ouvre la lettre.)
LE CARDINAL DE LORRAINE.
Que dit-il, Saint- André?
LE DUC DE GUISE.
Les Maligny sont pris! partie gagnée! Lyon nous reste fidèle!
LE CARDINAL DE LORRAINE.
Vive Dieu !
LE DUC DE GUISE.
J'en avais bon sentiment !
204 REVUE DES DEUX MONDES.
LE CARDINAL DE LORRAINE.
Vous voyez! ces pauvres princes, rien ne leur réussit. Leur plus
beau rêve, c'était Lyon. Vis-à-vis de gens si malades, avouez qu'il
y aurait pitié de prendre des airs menaçans.
LE DUC DE GUISE.
Adieu. J'en vais donner la nouvelle au roi.
LE CARDINAL DE LORRAINE.
C'est trop juste. Dites-lui par la même occasion qu'il nous faut toute
sa soirée. Ce n'est guère à son goût de signer tant de lettres; mais
n'attendons pas à demain, croyez-moi.
LE DUC DE GUISE.
Je vais être un trouble-fête.
LE CARDINAL DE LORRAINE.
Que fait-il donc?
LE DUC DE GUISE.
11 est près de Marie, qui chante et joue du luth; ouvrez votre fenêtre,
vous entendrez cette douce voix.
LE CARDINAL DE LORRAINE.
Pauvres enfansî... il est heureux qu'on se donne la peine de régner
à leur place !
LE DUC DE GUISE.
C'est un service que bien des gens seraient prêts à leur rendre.
LE CARDINAL DE LORRAINE , prenant la plume et s'asseyant.
Travaillons à y mettre bon ordre.
LE DUC DE GUISE.
Adieu. (il sort.)
FIN DU PROLOGUE.
LES ÉTATS DORLÉANS. 205
ACTE PREMIER.
La scène est à Orléans.
La maison de la chancelière d'Alençon (veuve Groslot), située place de l'Étape.
Cette maison est disposée pour recevoir le roi et sa cour pendant la tenue des états-gé-
néraux.
Une grande salle au premier étage. Plusieurs portes conduisant à divers appartemens.
L'appartement de la reine-mère est à gauche, celui du roi et de la reine à droite. La
porte qui conduit chez MM. de Guise est également à droite.
Dans le fond de la salle, une porte qui s'ouvre sur un large vestibule dans lequel est
l'escalier.
■
SCÈNE PREMIÈRE.
LA REINE-MÈRE, Mme DE MONTPENSIER.
LA REINE-MÈRE.
Comment! duchesse, vous êtes ici depuis deux heures, et vous ne
savez rien? Que se passe-t-il donc? je n'en puis croire mes yeux! Ces
remparts d'Orléans que j'ai laissés si calmes et si déserts il y a huit
jours, quand j'allais à Chenonceaux, les voilà couverts de soldats, hé-
rissés de canons! Je vois des hommes d'armes dans toutes les rues, la
stupeur sur tous les visages... et personne ne peut me dire ce que cela
signifie!
Mme DE MONTPENSIER.
J'ai voulu voir M. de Morvilliers, madame, il était à son chapitre. Je
suis allée de là chez Groslot, on le menait en prison...
LA REINE-MÈRE.
Mme DE MONTPENSIER,
LA REINE-MÈRE.
Groslot! le bailli?
Lui-même.
En prison?...
Mme DE MONTPENSIER.
Il marchait entre six hallebardiers.
LA REINE-MÈRE.
Ce bon Groslot! notre hôte, car c'est lui qui nous héberge... Cette
maison...
Mme DE MONTPENSIER.
Est à sa mère, oui, madame.
LA REINE-MÈRE.
Et vous n'avez pas demandé...?
TOME II, 14
206 REVUE DES DEUX MONDES.
Mme DE MONTPENSIER.
Il y avait foule, on chuchotait, personne n'osait parler. Tout ce que
j'ai pu comprendre, c'est que, ces jours derniers, à la nuit tombante,
M. de Cypierre est entré en ville avec trois mille chevaux, qu'il s'est
établi dans la maison commune, a désarmé tous les bourgeois et logé
force soldats dans les maisons qui lui semblaient suspectes.
LA REINE-MÈRE.
Mais qu'ont-ils fait, ces bourgeois? Quel est le crime de Groslot?
Mme DE MONTPENSIER.
On parle de complot... d'un projet de livrer la ville aux princes.
LA REINE-MÈRE.
Quelque invention du cardinal ! Ce n'est pas que le cher bailli m'a
bien l'air, entre nous, d'aimer fort peu la messe.
Mme DE MONTPENSIER.
Croyez-vous, madame?
LA REINE-MÈRE.
Vos amis de Genève ne vous l'ont jamais dit?
Mme DE MONTPENSIER.
Mes amis de Genève! Votre majesté n'en veut donc pas démordre?...
LA REINE-MÈRE, riant.
Si vous n'êtes huguenote, ma belle, vous ne valez guère mieux
Je ris, mais au fond de l'ame je suis bien triste, et n'en ai que trop
sujet! Quand je pense que, sans la lettre de Morvilliers, je m'en allais
tout droit à Meaux! Des gens que j'ai faits ce qu'ils sont, se jouer si les-
tement de moi! qu'en dites-vous, duchesse? c'est un sans-façon mer-
veilleux! On change l'édifc de convocation, on décide, je ne sais pour-
quoi, que les états se tiendront ici; prend-on la peine de m'en donner
avis? En arrivant, tout à l'heure, je trouve des lettres... de qui? des
princes, de Montpesat, de tout le monde, sauf de mon fils ou de mes-
sieurs ses oncles. S'il est vrai qu'ils aient découvert quelque trame, ne
pouvaient-ils m'en toucher un mot? Le chancelier, du moins, aurait dû
m'en écrire. Il est bien négligent, ma chère, votre ami L'Hospital! Je
l'ai pris sur votre foi, il me doit tout... mais il a si peur de ses maîtres,
qu'à peine ose-t-il me parler. Ah! j'ai hâte de dire à tout ce monde ce
que j'ai sur le cœur. A quelle heure attend-on le roi?
Mme DE MONTPENSIER.
Je ne sais, madame.
LA REINE-MÈRE.
Est-ce encore un mystère? N'y a-t-il dans cette maison personne qui
puisse nous le dire? J'entends aller, venir; qui sont tous ces gens-là?
Mme DE MONTPENSIER.
Ce sont des ouvriers qui disposent les logemens du roi.
LES ÉTATS D' ORLÉANS. 207
LA REINE- MERE.
Allez leur demander...
Mme DE MONTPENSIER.
Mais j'y pense, un valet de chambre du roi les surveille : il doit savoir
bien des choses... La reine veut-elle l'interroger?
LA REINE-MÈRE.
Quel est cet homme?
Mme DE MONTPENSIER.
Robert Stewart, ce gentilhomme écossais, le père nourricier de
Mme la dauphine.
LA REINE-MÈRE.
Dites la reine, s'il vous plaît.
Mme DE MONTPENSIER.
On perd malaisément ses bonnes habitudes.
LA REINE-MÈRE.
Eh! mon Dieu! je le lui cède bien volontiers son titre! Que ne me
laisse-t-elle ma part dans le cœur de mon fils! — Vous dites donc que
Stewart est là?
Mme DE MONTPENSIER.
Oui, madame.
LA REINE-MÈRE.
Ce vieux rustre, ce hibou taciturne, s'il daigne ouvrir les lèvres,
nous en tirerons quelque chose. Faites-le venir.
(Mme de Montpensier sort.)
SCÈNE II.
LA REINE-MÈRE, SEULE. (Elle s'approche d'une table, s'assied, et prend dans
sa gibecière des lettres et des papiers.)
Voyons ces lettres, je ne les ai lues qu'en courant. (Elle ouvre une lettre.)
C'est celle de Condé. (Pendant qu'elle parcourt la lettre des yeux, elle dit : ) Du.
respect, de la soumission; en paroles, cela ne coûte guère; mais il ne
viendra pas, voilà le plus certain. Quant à Navarre (Elle ouvre une
seconde lettre et la lit.) même chanson C'est étrange : ils ont fait cette
longue route, ils sont à deux pas d'ici, Montpesat m'écrit qu'ils cou-
cheront à Montargis ce soir, et les voilà qui rebroussent chemin ! Peu-
vent-ils ignorer ce qui s'est fait dans les bailliages, les succès de leurs
amis, les déboires du cardinal? Dans dix provinces, quoi qu'on dise, les
cahiers sont foudroyans. La moitié du tiers au moins, la noblesse pres-
que tout entière, se soulèvent contre la dilapidation des finances. Ils au-
ront de rudes comptes à rendre, nos beaux seigneurs ! Et c'est une telle
occasion que les princes laissent échapper ! Les insensés ! ils donnent
dans un piège. Cet appareil de guerre les met en défiance, c'est un
208 REVUE DES DEUX MONDES.
épouvantail à leur adresse. Je reconnais là mon cardinal.... Je m'étais
d'abord figuré qu'il s'agissait d'un danger sérieux, que ce valet qu'on
a saisi, dit-on, ce Lassalgue, avait trahi quelque mystère; mais Mor-
villiers m'assure qu'il n'a rien révélé.... Non, non, c'est uniquement
pour éloigner les princes qu'on entasse ici ces soldats; mais patience,
on peut déjouer de si beaux plans. Nous aurons raison de vous, mes-
sieurs de Guise î Vous avez beau secouer la bride, je vous ferai bien voir
que je ne l'ai pas lâchée.
SCÈNE III.
LA REINE-MÈRE, Mme DE MONTPENSIER, ROBERT STEWART.
Mme DE MONTPENSIER.
Voici M. Stewart, madame.
LA REINE-MÈRE, bas à Mme de Montpensier.
Écoutez, chère duchesse, je veux, pendant que j'y pense, vous re-
commander quelque chose. Vous direz à Bourdeille et à de Brosse
d'aller voir par les hôtelleries si ces messieurs des états commencent à
arriver. Ils leur feraient entendre que j'aurais grand plaisir à les con-
naître, eux et leurs cahiers. Qu'ils viennent le matin avant la messe.
(Haut à stewart.) Bonjour, monsieur Stewart; à quelle heure attendez-
vous le roi?
STEWART.
Au plus tard vers midi, madame. Les guetteurs de la ville sont sur
le beffroi : d'aussi loin qu'ils verront reluire le cortège, ils mettront en
branle la cloche d'argent, et le canon des remparts répondra.
LA REINE-MÈRE, à demi-voix.
Ainsi , j'aurai bientôt le mot de cette énigme. (Haut à stewart.) Depuis
quel jour êtes-vous ici?
STEWART.
Depuis mercredi, madame.
LA REINE-MÈRE.
Vous avez donc fait route avec M. de Cy pierre?
STEWART.
Non, madame. A chacun ses affaires. M. de Cypierre est venu donner
la chasse aux bourgeois; moi, je viens pour une autre chasse. J'amène
les faucons du roi.
LA REINE-MÈRE.
Ah! mes enfans se disposent à chasser pendant les états?
STEWART.
Je ne vois pas, sauf votre respect, madame, ce qu'ils pourraient faire
LES ÉTATS D 'ORLÉANS. 209
de mieux. Que ne sont-ils dans leur royaume d'Ecosse ! Nous leur
donnerions moins de souci et de plus beau gibier.
Mme DE MONTPENSIER.
Comprenez-vous, madame, qu'après douze ans passés en France, on
ait encore le mal du pays? Et de quel pays! Une terre de sauvages où
l'on dit qu'il ne fait pas jour en plein midi !
LA REINE-MÈRE.
Heureusement votre fille de lait a meilleur goût que vous, mon cher
Stewart.
Mme DE MONTPENSIER, à Stewart.
Faites-lui vos adieux , ou renoncez à votre Ecosse, car ce n'est pas
elle qui ira vous y chercher.
STEWART.
Qui sait?
LA REINE-MÈRE, se retournant vers Mme de Montpensier.
L'idée est bonne (A stewart.) En attendant, vous dites donc qu'elle
vient chasser en Sologne?... Je n'aime pas pour le roi ces violens exer-
cices... Était-il bien portant quand vous l'avez quitté?
STEWART.
Comme ça; messieurs ses oncles avaient toujours des papiers à la
main, on lui rompait la tête de mille affaires...
LA REINE-MÈRE.
Le pauvre enfant!... Et quelles affaires?
STEWART.
Je ne sais; mais à tout moment des lettres à signer, des hommes à
cheval envoyés à droite, à gauche... Cela dure depuis le départ de
votre majesté.
LA REINE-MÈRE.
Ah! depuis mon départ Et vous n'avez rien su.... Que disait-on
là-bas?
STEWART.
Que voulez-vous qu'on sache, madame? M. le cardinal parle si bas
et si vite, qu'on n'entend rien de ce qu'il dit.
LA REINE-MÈRE.
Mais, depuis que vous êtes ici, n'avez-vous rien appris? Qui avez-
vous vu?
STEWART.
Personne, sauf M. le bailli pour préparer l'entrée du roi.
LA REINE-MÈRE.
Le bailli! Vous savez ce qui lui arrive?
STEWART.
Oui, madame, et m'en étonne peu.
210 REVUE DES DEUX MONDES.
LA REINE-MÈRE.
Pourquoi?
STEWART.
Il était trop homme de bien et le laissait trop voir.
LA REINE-MÈRE.
Dit-on qu'il coure gros risque ?
STEWART.
Je le crains ! Il a contre lui de bien mauvais témoins.
LA REINE-MÈRE.
Comment! Quels témoins?
STEWART.
D'abord six mille écus de rente sur l'Hôtel-des-Monnaies, puis deux
belles maisons en ville et une troisième aux champs. Demandez à
M. de Cypierre, il en sait bien le compte. Les gouverneurs de ville font
un si bon métier depuis qu'il est de mode de leur donner les biens de
ceux qu'ils ont fait pendre !
LA REINE-MÈRE.
Quelle idée ! M. de Cypierre est un galant homme ! Les biens du
bailli n'ont que faire ici. Mais si, comme on l'en accuse, il voulait li-
vrer la ville aux ennemis du roi...
STEWART.
Aux ennemis du roi! Je demanderais lesquels? Il y en a de tant de
sortes...
LA REINE-MÈRE , bas à Mme de Montpensier.
Concevez-vous, Jacqueline, que le cardinal laisse auprès de mon fils
un homme comme celui-là? Un huguenot ne parlerait pas mieux.
Est-il des vôtres, par hasard? Je donnerais gros pour que cela fût. Ce
pauvre cardinal! Vous figurez-vous?... Que j'en rirais de bon cœur!
(A stewart.) Quels sont donc, selon vous, les vrais ennemis du roi?
STEWART.
Il ne m'appartient pas, madame, de prononcer sur de telles choses :
je ne suis qu'un pauvre étranger mal instruit des affaires de France;
mais, si j'en crois ceux qui les connaissent, c'est un royaume bien ma-
lade. Le cœur m'en saigne pour ma bien-aimée maîtresse, sur qui je
voudrais voir descendre les bénédictions de Dieu, (il prête l'oreille.) Voici,
je crois, les premiers sons de la cloche d'argent. Que votre majesté me
permette de courir au-devant de la reine.
LA REINE-MÈRE.
Allez, mon ami.
STEWART.
J'ai peu de goût aux fêtes et spectacles; mais ne pas voir par ce so-
leil d'automne ma jeune souveraine faire son entrée en ville, j'en se-
LES ÉTATS D' ORLÉANS. 211
rais bien chagrin. Je lui ai fait conduire ce matin hors du faubourg sa
belle haquenée blanche et ce manteau de drap d'argent que lui broda
sa pauvre mère...
LA REINE-MÈRE.
Vous voulez donc qu'elle fasse tourner toutes les têtes? Messieurs des
états n'ont qu'à se bien tenir.
Mme DE MONTPENSIER.
Allez, monsieur Stewart, la reine vous permet...
LA REINE-MÈRE.
Dites à mon fils que je l'attends ici. (Robert stewart sort.)
SCÈNE IV.
LA REINE-MÈRE, Mme DE MONTPENSIER.
Mme DE MONTPENSIER.
Comme il court! Le voilà bien content! Son visage ne s'épanouit que
quand il parle de la reine. Pour tout le reste, il est à moitié fou.
LA REINE-MÈRE.
Oui, fou, et mauvais fou ! Il y a dans sa voix, dans son regard, je ne
sais quoi d'étrange et de sinistre. Par moment, ses paroles me trou-
blaient. Je riais tout à l'heure du cardinal, j'avais tort. On est coupable
de laisser un tel homme si près de ces enfans... Ces têtes-là sont ca-
pables de tout.
Mme DE MONTPENSIER.
Mais non, madame, c'est le meilleur homme du monde, aussi doux
qu'il est pieux.
LA REINE-MÈRE.
Vous le connaissez donc? Je vous y prends... Ces piétés-là ne sont
pas de bon aloi, duchesse. J'avertirai mon fils... Mais non, sa chère
Marie dirait encore que je la persécute. Après tout, que ses oncles s'en
chargent!
Mme DE MONTPENSIER.
Ils voudraient bien le congédier, je le tiens de M. de Nevers; mais la
reine...
LA REINE-MÈRE.
Elle ose donc leur résister ?
Mine DE MONTPENSIER.
Plus souvent qu'on ne pense, madame.
LA REINE-MÈRE.
Vraiment? j'aurais cru que tout était pour moi.
(On entend les cloches de toutes les paroisses. Mtae de Montpensier s'ap-
proche de la fenêtre. La reine reste assise près de la table.)
212 REVUE DES DEUX MONDES.
Mme DE MONTPENSIER , devant la fenêtre.
A la bonne heure! elles commencent à se peupler, ces rues plus
tristes et plus désertes que si la peste y avait passé ! On se porte au-de-
vant du roi. Pauvre garde bourgeoise! elle n'a pas d'armes On di-
rait une troupe d'écoliers en pénitence... Le canon gronde; le roi n'est
pas loin du faubourg.
LA REINE-MÈRE , la tête appuyée sur la main.
Savez-vous, mon amie, à quelles pensées ces cloches, ces fanfares
m'ont amenée peu à peu? Je rêve, en vérité; je me sens transportée à
trente ans en arrière: je me vois disant adieu à mon oncle, à Florence,
puis glissant sur la mer du haut de cette galère toute de pourpre et
d'or. Moi aussi, en descendant sur ces quais de Marseille, en passant
dans ces rues jonchées de fleurs, j'ai entendu des milliers de voix s'éle-
ver dans les airs, et les cloches sonner, et le canon mugir ! Quelle jour-
née ! quel triomphe ! Mais, bon Dieu ! où me conduisait-on? et quelle
vie allait être la mienne !
Mme DE MONTPENSIER.
N'y pensez plus, madame; l'avenir vaudra mieux!
LA REINE-MÈRE.
A quatorze ans tomber dans cette cour ! Seule, sans une amie, sans
un guide ! ma place honteusement occupée ! ma jeunesse, ma beauté,
car j'étais belle, Jacqueline, sacrifiées aux vieux appas d'une merce-
naire! Et que faire? me révolter? Pour qu'au malheur de n'avoir pas
d'enfans vînt s'ajouter la honte d'être chassée!
Mme DE MONTPENSIER.
Mais pourquoi la reine revient-elle sans cesse à ces tristes souve-
nirs?
LA REINE-MÈRE.
Ah! ma bonne duchesse, vous ne m'avez pas connue alors; vous ne
savez pas tout ce que j'ai souffert! J'étais trop faible pour lutter, j'eus
la force de mendier l'appui de cette odieuse femme! Et pendant vingt-
cinq ans j'ai vécu sa servante, affectant de n'aimer qu'à danser, de ne
travailler qu'à l'aiguille, de ne savoir donner des ordres qu'à mes
femmes. Je lui laissais mon mari et le royaume à gouverner. Puis,
quand la mort à jamais douloureuse de mon seigneur et maître est
venue m'enlever mon apparence de couronne, ai-je au moins pu me
venger? ai-je eu cette douceur de lui rendre le mal qu'elle m'avait
fait? L'ai-je dépouillée de ses rapines? l'ai-je écrasée sous mes pieds?
Non, ma tendresse pour mes enfans, mon amour du repos public, m'ont
donné le triste courage de lui accorder merci. Mais voyez, ma chère
bonne, si ce n'est pas un astre malfaisant qui préside à ma vie? A peine
affranchie d'un joug, il me faut en subir un autre, moins honteux, il
LES ÉTATS D'ORLÉANS. 213
est vrai, mais presque aussi dur. Quand nous mariâmes le dauphin, je
savais bien qu'il aimerait, qu'il idolâtrerait cette belle Marie; mais com-
ment prévoir que lui, mon premier-né, mon fils chéri, perdrait si tôt
cette confiante affection qu'il m'avait toujours témoignée?
«Mme DE MONTPENSIER.
Hélas ! madame, toutes les mères en sont là, et, pour ma part, je
m'accoutume d'avance à m'y bien résigner.
LA REINE-MÈRE.
Non, croyez-moi, les astres s'en mêlent; il est écrit que j'aurai tou-
jours affaire à des magiciennes. L'une avait la sorcellerie de se faire
adorer malgré sa soixantaine, et celle-ci possède un philtre encore
meilleur, ses dix-huit ans, ma chère duchesse, et cette grâce incom-
parable plus charmante encore, s'il est possible, que son charmant vi-
sage. J'ai beau lui en vouloir, et Dieu sait que j'en ai sujet, je ne puis
me défendre d'en être fière. Je la déteste au fond de l'ame, quand je
pense à ce qu'elle m'a fait de mon fils; mais, si je la regarde, je ne
peux plus que l'admirer. Tout à l'heure, j'en suis sûre, elle va nous pa-
raître adorable.
Mme DE MONTPENSIER.
Ce deuil blanc lui va si bien !
LA REINE-MÈRE.
Si j'étais homme, je ferais comme ils font tous, j'en serais affolée.
Que dis-je,les hommes! Mon petit Charles, ma chère, ne fait-il pas des
vers pour elle? A onze ans ! si vous voyiez comme il la dévore des yeux!
Et ce pauvre Damville, et son ami Chastelard, et tant d'autres! Je ne
parle pas du roi de Navarre par égard pour vous, duchesse; ce n'est pas
qu'il en a chanté tant d'autres ! vous devez y être aguerrie.
Mme DE MONTPENSIER.
J'avoue qu'il en tenait bien pour cette belle dauphine, et le laissait
bien voir pendant les noces de Mme de Lorraine; mais il n'était pas le
seul, et son cher frère....
LA REINE-MÈRE.
Condé; vous croyez ?
Mme DE MONTPENSIER.
Si je le crois ! Ne portait-il pas ses couleurs à ce malheureux tour-
noi?
LA REINE-MÈRE.
Belle merveille ! je l'avais nommé son servant.
Mme DE MONTPENSIER.
Mais à Amboise, madame, au milieu de ce sanglant tumulte, quand
il y allait pour lui de la liberté, de la vie peut-être, songeait-il à son
péril? Non, croyez-moi; sa pensée comme ses yeux ne quittaient pas
Mme la dauphine.
214 REVUE DES DEUX MONDES.
LA REINE-MÈRE.
Je ne vois pourtant pas qu'il ait grand'soif de la revoir! il m'écrit
qu'il ne viendra pas. Ces amours-là, voyez-vous, ne sont que feux de
paille. Il n'y a pas à glaner dans le champ du roi. La petite est trop oc-
cupée de latin, de grec et de son mari, pour avoir autre chose en tête.
J'avoue pourtant que depuis cet été elle est moins gaie et plus souvent
rêveuse....
Mme DE MONTPENS1ER.
Cette mort de la reine d'Ecosse....
LA REINE- MÈRE.
Non, même avant la mort de sa mère, et dès Amboise j'en avais fai*
la remarque.... Mais, triste ou gaie, elle ne quitte pas mon fils. J'ai beau
chercher l'heure de le rencontrer seul, dès que j'arrive, elle accourt.
Toujours ce témoin entre nous! et quel témoin! Non-seulement elle
écoute ce qu'on dit, mais elle devine ce qu'on ne dit pas; et ce pauvre
François, quand je ne suis plus là, accepte tout, croit tout, lui obéit
comme à un oracle. Étonnez-vous donc que MM. de Guise lèvent si haut
la tête!.... Ce n'est pas, ma chère duchesse, que je sois possédée du
besoin de gouverner. S'il ne s'agissait que de moi, je ferais comme il
y a trente ans, je me tairais; mais c'est du bien de mes enfans qu'il s'a-
git. Qui défendra leur héritage, si ce n'est moi? Je ne les ai pas mis au
monde pour les voir dépouiller. Hélas! dites-le bien à vos amis de
Bourbon, Jacqueline, c'est leur cause aussi que je défends ! S'ils m'a-
bandonnent, tout est perdu pour eux comme pour nous. A eux seuls
ils ne peuvent rien. Unis, nous pouvons tout. Qu'ils viennent aux états,
qu'ils se lèvent hardiment de leurs sièges pour réclamer leur part
dans le gouvernement du royaume, et nous l'emporterons. Vous le
voyez, c'est en toute sincérité que j'ai dessein de m'allier aux princes.
(Mme de Montpensier tourne la tête du côté de la fenêtre.) Écoutez-moi, duchesse...
Mme DE MONTPENSIER.
Pardon, madame, je croyais entendre le cortège... (Elle se lève, regarde
à la fenêtre, puis vient se rasseoir à côté de la reine.) Mais non, le bruit est en-
core lointain.
LA REINE-MÈRE, continuant.
Le roi de Navarre a toute confiance en vous, il sait que vous lui parlez
à cœur ouvert, écrivez-lui, et dès ce soir. Vous pouvez, sans qu'il en
coûte à votre franchise, lui donner le conseil, le prier de venir aux
états. Dites-lui que je n'accepte pas ses excuses, que j'ai besoin de lui,
que je l'attends; que les dangers dont on fait semblant de le menacer
n'existent pas; que, s'il en survenait, j'en ferais mon affaire. Pour le
contenter lui et les siens, je suis résolue à tout : je fais ma paix avec le
connétable, j'accorde aux Châtillon tout ce qu'ils convoitent, et Dieu
LES ÉTATS D'ORLÉANS. 215
sait si c'est peu de chose! Quant à la religion , ne m'engagez pas trop,
Jacqueline, mais dites, car c'est la pure vérité, que chaque jour je me
sens plus de penchant à l'indulgence, plus d eloignement pour ces fa-
çons de convertir les gens qui plaisent tant au cardinal. Quand je con-
sidère ces hommes et ces femmes qui se laissent si cruellement meur-
trir, tourmenter, brûler, non par amour du vol ou du brigandage,
mais simplement pour maintenir leur opinion, quand je les vois aller
à la mort aussi tranquillement que d'autres vont à la noce, je suis
tentée de croire que quelque force divine les soutient. Ont-ils tort? ont-
ils raison? Est-ce Dieu qui nous envoie cette fièvre de réforme? est-ce
au contraire l'esprit malin? Nos gens d'église sont bien relâchés, les
ministres vaudront-ils mieux? Je ne sais; et comme dans le doute le
plus sûr est de ne pas changer, je fais mes pâques. C'est le- bon
parti, duchesse, croyez-moi. Cependant, et vous pouvez noter ce point
dans votre lettre, si les gens de la religion persistent à réclamer une
controverse publique, un colloque, comme ils disent, je suis d'avis
qu'on le leur accorde. Aussi bien notre saint-père se hâtera davantage
d'ouvrir le concile que toute la chrétienté lui demande. Pourquoi re-
fuser aux gens le moyen de s'expliquer, de prouver publiquement
qu'ils ne sont pas hérétiques? S'ils le sont, on le fera bien voir, et leur
mensonge sera démasqué. Après tout, ils ne sont idolâtres ni païens.
Ils se disent chrétiens de la primitive église : s'il était vrai, par hasard,
leur lot ne serait pas si mauvais, car il m'est avis que des chrétiens à
la façon de saint Grégoire ou de saint Augustin peuvent être aussi
agréables à Dieu que M. de Lorraine ou M. de Tournon.
Mme DE MONTPENSIER , prêtant l'oreille.
Pour le coup, madame, le roi n'est pas loin... (Elle s'approche de la fenêtre.)
J'aperçois les archers de la nouvelle garde, les hallebardiers suisses,
les arquebusiers de la reine Voilà leurs majestés sous le dais d'or
aux armes de la ville....
LA REINE-MÈRE.
Ma chère Jacqueline, n'oubliez pas qu'il faut écrire; que votre lettre
parte ce soir; que demain de bonne heure elle soit à Montargis.
Mme DE MONTPENSIER.
Elle y sera, madame, et nous aurons raison de ce bon roi de Na-
varre, j'ose presque vous en répondre; quant à M. de Condé, c'est autre
chose; il a vu de trop près l'amitié de ses cousins de Guise, et s'il s'est
mis en tête de ne point venir, je doute que personne....
LA REINE-MÈRE. ,
Nous verrons; je lui écrirai... ou plutôt... j'ai repoussé bien fort tout
à l'heure ce que vous disiez à son sujet; mais, depuis un moment, il
me revient à l'esprit certaines choses.... vous pourriez bien avoir rai-
216 REVUE DES DEUX MONDES.
son. Je ne tarderai pas à être éclaircie, et nous aviserons. On monte les
degrés \ c'est le roi.
SCÈNE V.
Les mêmes, LE ROI, LA REINE, officiers de la maison du roi, dames
de la suite de la reine, ROBERT STEWART, AMBROISE PARÉ,
ÉCHEVINS ET CONSEILLERS DE LA VILLE.
LE ROI , allant au-devant de sa mère, qui s'avance à sa rencontre.
Ma bonne mère, laissez-moi vous baiser la main.
LA REINE-MÈRE.
VOUS êtes les bien-venus, mes enfans. (Elle embrasse la reine sur le front.)
LE ROI , se retournant vers les échevins qui sont restés dans le vestibule, devant
la porte d'entrée.
Messieurs du corps de ville, la reine vous sait gré de la bonne affec-
tion que vous avez mise à la recevoir. Nous admirons qu'en un si court
délai vous ayez pu dresser tant de belles guirlandes et de riches tapis-
series. Demain, la reine et moi, nous irons, en même cérémonie, à
l'église Sainte-Croix. M. de Morvilliers nous dira la sainte messe, afin
d'appeler sur nous et sur le royaume la bénédiction de Dieu , dont nous
avons tant besoin.
LA REINE , aux échevins.
Remerciez, en mon nom, vos daines et damoiselles qui m'ont fait ce
gracieux cortège.
LE ROI , après que sa mère lui a dit un mot à l'oreille.
Je vous charge également de dire aux gens de votre milice et à tous
vos corps d'état que je suis content d'eux. Il me reste encore, Dieu
merci, de fidèles sujets dans ma bonne ville d'Orléans. (Les échevins font
de profonds saluts et se retirent. Après qu'ils sont partis, le roi dit à sa mère :) Ce n'est
pas leur faute, après tout, si, pour ma joyeuse entrée, j'ai failli me
rompre le cou.
LA REINE-MÈRE.
Comment, mon fils!
LE ROI.
Mon Dieu, oui; au moment où nous passions devant cette grande ba-
raque en planches qu'on élève là vis-à-vis, sur la place, pour loger,
nïa-t-on dit, l'assemblée des états, mon cheval a trébuché.
LA REINE-MÈRE.
Trébuché!...
LE ROI, riant.
Les rues de ma bonne ville ne sont pas pavées comme vos cours de
LES ÉTATS D' ORLÉANS. 217
Saint-Germain, ma mère. La secousse a été rude, et, si cette chère Marie
ne m'eût tendu la main, je crois en vérité que je me laissais choir.
LA REINE-MÈRE, bas.
Maudit présage ! (Haut.) Vous ne teniez donc pas votre cheval?
LE ROI.
Pardonnez-moi, et son pied est si sûr, que jamais il ne bronche. Il
aura rencontré quelque mauvais regard.... Cypierre a beau dire, il n'a
pas mis en cage tous les huguenots d'Orléans; il y en avait bien quel-
ques-uns dans cette foule.
LA REINE-MÈRE.
M. de Cypierre a été bien vite, mon fils I — vous aurez remarqué
l'absence du bailli....
LE ROI.
Ah ! oui; c'a toujours été une harangue de moins. Ce n'est pas que
je lui en veuille à celui-là. Vous savez, ma mère, c'est ce M. Groslot
qui vient toujours nous saluer quand nous chassons à Chambord. Un
bon vivant, ma foi, et que j'estimais fort pour sa manière de remiser
les faucons.
LA REINE-MÈRE.
Ces pauvres échevins n'ont rien osé vous dire, mais ils sont tout
tremblans; leur bailli prisonnier, tous ces soldats dans leurs maisons!
Est-ce donc vous, mon fils, qui faites faire ces belles choses! traiter
ainsi cette bonne ville, au moment d'ouvrir vos états!...
LE ROI.
Valait-il mieux nous laisser prendre?
LA REINE-MÈRE.
Et qui songe à vous attaquer?
LE ROI.
Qui, bonne mère? vous le saurez par le menu. Quand mes oncles
seront là, demandez-leur, ils en ont à vous dire.
LA REINE-MÈRE.
Où sont-ils donc, messieurs vos oncles?
LE ROI.
Ils nous suivent de près.
LA REINE-MÈRE.
Pourquoi n'être pas entrés avec vous?
LA REINE, en souriant.
Pour couper court aux mauvais propos et montrer que le roi sait
marcher sans lisières.
LA REINE-MÈRE.
On n'est pas plus généreux! (A part.) Quelle comédie! (Se rapprochant du
roi et baissant un peu la voix.) François, mon cher fils, il y a trop de monde
218 REVUE DES DEUX MONDES.
ici, je ne puis m'expliquer, mais voyez où on vous mène faute de pru-
dence I N'aviez-vous pas désir que vos cousins de Bourbon vinssent aux
états?
LE ROI.
Assurément.
LA REINE-MÈRE.
Celait l'avis de vos conseillers....
LE ROI.
Mon oncle de Lorraine m'en parlait encore hier. Il faudra bien qu'ils
viennent, ces chers cousins.
LA REINE-MÈRE.
Eh bien ! ils ne viendront pas. Le roi de Navarre me prie de vous le
dire. (Baissant encore plus la voix.) Ce qui se passe ici lui semble trop sus-
pect. Quant à son frère... (A haute voix et les yeux fixés sur la reine, qui, tout
en paraissant causer avec une de ses dames, cherche depuis un instant à entendre ce que
dit la reine-mère.) Quant à M. de Condé, je vous le dénonce, mesdames; lui
aussi nous fausse compagnie. Serait-ce par hasard que vous lui semblez
trop cruelles? Prenez-y garde, ce grand vainqueur est facile à consoler;
il est de douces chaînes ailleurs qu'à celte cour... Vous m'avez l'air, ma
chère Marie, de me trouver peu charitable pour votre cousin de Condé?
LA REINE.
Moi, madame? Je n'ai rien dit; je m'entretenais avec MUe de Piennes,
et ne savais même pas... Vous parliez donc de M. de Condé?
LA REINE-MÈRE.
Pur badinage... Mes enfans, vous devez vous ressentir du long che-
min que vous avez fait? Je vous engage, ma fille, à déposer ce fardeau
de perles et de broderies. Une autre que vous les quitterait à regret;
mais que vous sert la parure? que peut-elle vous donner? C'est vous
qui la rendez belle.
LE ROI.
Voilà qui est galamment dit : Maisonfleur ou Ronsard ne rimerait
pas mieux.
LA REINE-MÈRE, donnant un baiser à la reine sur le front.
A tantôt, ma belle.
LA REINE, se tournant vers Stewart.
Robert, montrez-nous l'appartement qu'on nous a préparé.
LE ROI, à Stewart.
La reine y trouvera ses instrumens, son luth, ses livres?...
STEWART.
Oui, sire.
LE ROI.
Du Bellay est-il arrivé?
LES ÉTATS D'ORLÉANS. 219
STEWART.
Sire, on l'attend ce soir.
LE ROI.
Je l'ai mandé, Marie, pour qu'il vous aide à tenir aussi vos états,...
vos états de poésie. Ronsard et tous les autres l'accompagnent.
LA REINE.
Puisque vous pensez si bien à ce qui fait mon plaisir, n'oubliez pas,
mon cher seigneur, que je ne veux pas vous attendre long-temps.
LE ROI.
Je serai près de vous dans un instant, le temps seulement de quitter
Cet équipage de' gala. (Il lui baise la main.)
LA REINE, à part, en s'en allant.
Quels étranges regards la reine m'a lancés!
(Elle sort suivie de ses dames et des officiers de sa maison.)
SCÈNE VI.
Les mêmes, sauf LA REINE et sa suite.
LE ROI, à la reine-mère.
Adieu, ma mère.
LA REINE-MÈRE.
Vous me quittez déjà? François, vous le savez, il faut que je vous
parle. Où vous trouverai-je?
LE ROI.
Mais... ma mère, où vous voudrez... Je serai chez la reine, (il sort)
LA REINE-MÈRE, à part.
Il est ensorcelé î
(Elle aperçoit Ambroise Paré, qui sort un des derniers parmi les
gentilshommes à la suite du roi; elle lui fait signe de rester.)
SCÈNE VII.
LA REINE-MÈRE, AMBROISE PARÉ,- M- DE MONTPENSIER.
LA REINE-MÈRE.
Paré, deux mots. Le roi est pâle; il n'avait pas ce visage-là quand je
l'ai quitté à Fontainebleau.
PARÉ.
Peut-être un peu d'émotion, madame. Ce petit accident a pu trou-
bler le roi; mais, du reste, rien de nouveau. La reine sait ce que je lui
ai toujours dit : à force de soins....
LA REINE-MÈRE, à demi-voix.
Observez bien, Paré, regardez de très près. Ce cher enfant a de si
fâcheuses étoiles, et ses pronostics sont toujours si mauvais !
220 REVUE DES DEUX MONDES.
PARÉ, souriant.
Ah! si la reine consulte ses astrologues...
LA REINE-MÈRE.
Cela ne vous regarde point, Paré; ne parlez que de ce que vous savez.
Soignez le roi, et, si vous apercevez le moindre sujet d'alarmes, point
de ménagement, parlez franc, parlez tôt. — Allez. (paré sort.)
SCÈNE VIII.
LA REINE-MÈRE, Mme DE MONTPENSIER.
LA REINE-MÈRE.
Ma chère duchesse, je vais suivre mon fils; je ne renonce pas à le
trouver seul un moment... Allez écrire, mon amie; soyez pressante.
(Baissant la voix.) Vous pouvez hardiment promettre toute assurance,
complète sécurité : je crois m'être aperçue que nos princes ont un
sauf-conduit dont MM. de Guise ne se doutent guère. Ceci pour vous
seule. Je ne puis m'expliquer encore, mais vous saurez tout. (Elle sort.)
SCÈNE IX.
Mme DE MONTPENSIER, seule.
Que veut-elle dire?... Toujours des énigmes!... Croit-elle donc que
la reine...? Oh! quelle folie!... Mais lui, qu'il en ait la tête perdue, c'est
aussi clair, aussi certain...
SCÈNE X.
Mme DE MONTPENSIER, LE DUC DE GUISE, LE CARDINAL
DE LORRAINE, M. DE CYPIERRE.
LE CARDINAL DE LORRAINE , entrant le premier, et sans être aperçu
de Mme de Montpensier.
Madame la duchesse...
Mme DE MONTPENSIER , se retournant brusquement à la voix du cardinal.
Qui est là?.. (Apercevant le cardinal.) Ah! c'est' vous, monseigneur?
LE CARDINAL DE LORRAINE.
Oserait-on vous demander si la reine peut nous recevoir?
LE DUC DE GUISE.
Ses gens nous avaient dit qu'elle était dans cette salle.
Mme DE MONTPENSIER.
Elle en sort à l'instant. Elle a suivi le roi...
LES ÉTATS D' ORLÉANS. 221
LE CARDINAL DE LORRAINE.
( Notre premier devoir, en arrivant en ville, est pour sa majesté.
Mme DE MONTPENSIER.
La reine reviendra bientôt, je pense j désirez-vous qu'on la fasse
avertir?
LE DUC DE GUISE.
Non, madame, nous attendrons.
(Mme de Montpensier fait une révérence et entre dans l'appartement de la reine- mère.)
SCÈNE XI.
LE DUC DE GUISE, LE CARDINAL, M. DE CYPIERRE.
LE DUC DE GUISE, se jetant dans un fauteuil.
Eh bien! Cypierre, votre illustre gouverneur est-il content de nous?
Le chancelier et Morvilliers ont-ils égayé leurs figures? Tous ces fidèles
par excellence ne gémiront plus, j'espère, de nous voir faire les rois.
Nous arrivons à l'arrière-garde, avec la valetaille et les gens d'écurie!
— Mais, dites-moi, tout s'est-il bien passé? Il m'a paru que nos bour-
geois s'étaient mis en frais. Sont-ils revenus de leur frayeur? Qu'ont-ils
dit?
M. DE CYPIERRE.
Je ne vous cache pas, monseigneur, que l'entrée de leurs majestés
n'a guère été joyeuse que de nom. Les spectateurs avaient trop fraîche
mémoire du réveil-matin que nous leur avons donné. Cependant je
leur rends justice, quand ils ont vu la reine, leurs visages se sont épa-
nouis...
LE DUC DE GUISE.
Vraiment! ils lui ont fait l'honneur de la trouver belle! c'est fort
heureux, ma foi !
LE CARDINAL DE LORRAINE.
Ne nous amusons pas : parlons de nos affaires. — Quelles nouvelles
avez-vous des princes, Cypierre?
M. DE CYPIERRE.
Monseigneur, ils vont lentement, mais ils vont...
LE CARDINAL DE LORRAINE.
A Chantilly, c'est possible; à Orléans, je n'en crois rien.
M. DE CYPIERRE.
La reine-mère doit le savoir. Tantôt, à son arrivée en ville, on lui a
remis deux lettres scellées aux armes des princes.
LE DUC DE GUISE.
Voyez un peu! c'est à elle qu'ils écrivent! on ne répond plus aux
TOME II. 15
222 REVUE DES DEUX MONDES.
lettres du roi ! Ces grands observateurs des lois du royaume en pren-
nent à leur aise avec la royauté!
LE CARDINAL DE LORRAINE.
Pour moi, je saisie contenu de ces deux lettres comme si je les avais
écrites. Il y est dit, avec ou sans détour : Nous ne viendrons pas. Et
franchement, s'ils conservaient l'idée de mettre un pied en ville, je les
croirais atteints d'une incurable folie. Mettons-nous à leur place : de-
main, au premier bruit de la prison du bailli, nous prendrions le large,
et promptement !
M. DE CYP1ERRE.
Comme a déjà fait M. d'Andelot.
LE DUC DE GUISE.
D'Andelot! n'est-il donc plus ici?
M. DE CYP1ERRE.
Chavigny ne vous l'a-t-il pas dit, monseigneur? Tout à l'heure, au
moment où le roi faisait son entrée, M. d'Andelot a pris un bateau
comme pour se promener en Loire: les mariniers avaient le mot et ont
ramé si fort qu'on l'a bientôt perdu de vue.
LE DUC DE GUISE.
Il venait pour les états?
M. DE CYPIERRE.
Oui, monseigneur, il avait précédé ses frères. On attendait M. de
Châtillon demain et l'amiral dans quelques jours; mais, quand ils vont
apprendre que leur ami Groslot...
LE CARDINAL DE LORRAINE.
Vous le voyez, François, nous nous sommes bien hâtés.
LE DUC DE GUISE.
Bien hâtés! demandez à Cypierre : n'était-il pas grand temps de sou-
haiter la bien-venue à tous ces beaux messieurs que nous envoient vos
bailliages? Vous nous aviez promis des députés dociles : on vous a, ma
foi, bien servi! des hobereaux qui voulaient tout pourfendre, des avo-
cats bavards et insolens! Mais ils vont baisser de ton...
M. DE CYPIERRE.
C'est déjà fait, monseigneur; ils ont mis leurs cahiers dans leurs
poches : plus de harangues dans les cabarets de l'Étape. J'ai fait com-
prendre à ces discoureurs que l'air d'Orléans n'était pas sain, qu'ils
feraient mieux de regagner leurs gîtes. Je ne dis pas qu'ils soient tous
partis, on trouve des entêtés partout; mais j'aurai soin qu'il en reste
assez peu pour ne pas vous donner grand souci.
LE DUC DE GUISE, au cardinal.
Vous voyez ce qu'on gagne à frapper un bon coup. Continuez,
Cypierre, tenez la main ferme et serrez de près Groslot.
LES ÉTATS D'ORLÉANS. 923
M. DE CYPIERRE.
Monseigneur peut se reposer sur moi. (il se dirige vers la porte.)
LE CARDINAL DE LORRAINE , le rappelant.
Mon cher monsieur de Cypierre, veuillez placer quelqu'un à cette
porte pour nous prévenir quand la reine approchera.
M. DE CYPIERRE.
Oui, monseigneur. (il sort.)
SCÈNE XII.
LE DUC DE GUISE, LE CARDINAL DE LORRAINE.
LE DUC DE GUISE.
Pourquoi tant de précautions, et que cherchez-vous donc?
LE CARDINAL DE LORRAINE , examinant l'une après l'autre les portes conduisant
aux divers appartemens.
Je cherche des nouvelles de ce cher roi de Navarre.
LE DUC DE GUISE.
Vous plaisantez?
LE CARDINAL DE LORRAINE.
Et de plus sûres que celles qui nous seront données céans.
LE DUC DE GUISE.
Que voulez-vous dire?
LE CARDINAL DE LORRAINE , cherchant toujours.
Il faut seulement ne pas se tromper de porte. — Oui, c'est bien
celle-là que m'a désignée Péricaud.
LE DUC DE GUISE.
Elle doit conduire à l'aile que nous occuperons.
LE CARDINAL DE LORRAINE.
Tout juste. Eh bien! j'ai là un ami intime de ce bon Navarrais qui
m'attend depuis midi, et à qui le temps doit sembler long. (Le cardinal
entr'ouvre la porte et dit à un homme placé derrière : ) C'est bien , Péricaud ,
faites-le venir.
LE DUC DE GUISE.
Quel est son nom?
LE CARDINAL DE LORRAINE.
Bouchard.
LE DUC DE GUISE.
Le chancelier Bouchard?
LE CARDINAL DE LORRAINE.
Lui-même! le L'Hospital du Béarn. Il est, comme vous voyez, de
mœurs plus commodes que le nôtre.
224 REVUE DES DEUX MONDES.
LE DUC DE GUISE.
Encore un Gascon de plus à votre solde!
LE CARDINAL DE LORRAINE.
Depuis trois mois seulement.
LE DUC DE GUISE.
Ce n'est pas assez de Jarnac et de sa bande? Ils ne vous coûtent pas
assez cher pour les pauvretés qu'ils vous envoient?
LE CARDINAL DE LORRAINE.
Celui-ci vient en personne, ce qui vaut mieux, et je le paie en espé-
rances.
LE DUC DE GUISE.
Vous lui promettez donc beaucoup?
LE CARDINAL DE LORRAINE.
Une misère; les sceaux de France !
LE DUC DE GUISE.
Et il vous croit? C'est donc un sot. Pauvre chose qu'un espion cré-
dule!
LE CARDINAL DE LORRAINE.
Chut! Vous allez voir qu'il sait son métier.
scène xnr.
Les mêmes, BOUCHARD.
LE CARDINAL DE LORRAINE , à Bouchard , qui entre avec précaution.
Entrez, monsieur le chancelier; nous sommes seuls, et vous ne pou-
vez être surpris.
ROUCHARD.
Je ne crains rien, messeigneurs.... Si pourtant il était possible que
la duchesse ne me vît pas avec vous.... Autant vaudrait que le roi me
vît lui-même.
LE DUC DE GUISE, regardant son frère.
Ils sont donc toujours très bien ?
ROUCHARD.
Pas assez pour s'aimer, monseigneur, mais assez pour s'écrire.
LE CARDINAL DE LORRAINE, s'asseyant.
Soyez tranquille, personne ne peut venir sans que nous soyons aver-
tis. Mais parlez, et d'abord, monsieur Bouchard, dites-nous ce que
contiennent ces deux lettres qu'on a remises ce matin à la reine.
ROUCHARD, debout.
Hélas! monseigneur, le contraire de ce que j'espérais. Tout marchait
LES ÉTATS D ORLEANS. 225
à souhait : non-seulement nous poursuivions notre voyage, mais, grâce
à mes bons avis, notre escorte était devenue de plus en plus modeste.
A tous les gentilshommes, huguenots et autres, qui se présentaient
pour nous accompagner, les princes répondaient : Il ne faut donner
ombrage ni au roi ni aux états ; nous ne voulons être forts que de
notre innocence, ne compter que sur notre droit. Tant en Poitou qu'en
Périgord, ils auraient pu ramasser ainsi quatre à cinq mille lances
pour le moins, mais ils avaient tout refusé. C'était merveilleux, quand
tout à coup sont survenus d'abord une maudite lettre du connétable,
puis un message de Mme de Koye, des avertissemens de l'amiral, des
larmes et des prières de Mme de Condé. Enfin Lassalgue n'est pas re-
venu. M. le prince a eu beau dire à son frère que les papiers dont il
était porteur lie contenaient rien (le cardinal et le duc se regardent en souriant,
mais sans mot dire), ce pauvre roi n'en est pas moins tombé dans ses pre-
mières perplexités. Et, pour comble de disgrâce, ce même M. de Condé,
qui, dans les premiers temps, ne trouvait jamais qu'on allât assez vite,
s'est mis depuis quelques jours à rêver trahisons, guet-apens, et à re-
fuser tout net de faire un pas de plus. Maintenant, messeigneurs, vous
comprenez ce qu'ils écrivent à la reine.
LE CARDINAL DE LORRAINE.
J'en étais sûr !
RODCHARD.
Sachez aussi que M. le connétable ne se contente pas de leur avoir
écrit; il veut de sa personne conférer avec eux, et, comme il dit, leur
barrer le chemin.
LE CARDINAL DE LORRAINE.
Le connétable !
ROUCHARD.
C'est demain qu'on se rencontrera, probablement à Montargis. Les
princes ont fait ce détour pour lui épargner du chemin. Maintenant,
messeigneurs, vous voilà bien instruits. Venez à mon secours, ou je ne
réponds de rien.
( Le cardinal se lève et s'approche de Bouchard. Le duc reste assis;
il semble réfléchir sans prêter attention à ce qui va suivre.)
LE CARDINAL DE LORRAINE.
Et que faire?... Si le roi leur envoyait leur frère le cardinal?
ROUCHARD.
M. de Bourbon? envoyez-le si vous voulez. 11 n'y fera ni froid ni
chaud; ce n'est pas là ce qu'il faut pour jouter avec le connétable.
LE CARDINAL DE LORRAINE.
Et que vous faut-il donc?
ROUCHARD.
Si la reine Catherine.... Mais voudrait-elle aujourd'hui?....
226 REVUE DES DEUX MONDES.
LE CARDINAL DE LORRAINE.
Dites toujours.
ROUCHARD.
Si la reine écrivait ces mots : «Je réponds de tout; » si la duchesse se
faisait sa caution et disait : « Vous pouvez venir, » peut-être alors....
LE CARDINAL DE LORRAINE.
Vous obtiendriez d'eux....
ROUCHARD.
Je parle du roi mon maître, monseigneur! Quant à M. de Condé,
celui-là ne se laisse pas mener par ses vieilles maîtresses.
LE CARDINAL DE LORRAINE.
Non; mais par les jeunes? Ne pourrions-nous?....
ROUCHARD.
Vous allez rire, monseigneur; à l'heure qu'il est, nous ne lui en con-
naissons pas.
LE DUC DE GUISE , toujours assis, et faisant un signe d'impatience à son frère.
Charles....
LE CARDINAL DE LORRAINE , se retournant.
Plaît-il?
LE DUC DE GUISE, bas à son frère qui s'est approché.
Faites-le finir, mon ami, il vous a vidé son sac. La reine peut venir,
prenez garde.
LE CARDINAL DE LORRAINE.
Plus qu'un mot Seulement. (A Bouchard, près duquel il est retourné.) VOUS
dites donc qu'il se range, c'est merveilleux. La pauvre princesse de
Condé, il est bien juste que ce soit enfin son tour I
ROUCHARD.
Tant s'en faut, monseigneur. Son tour ne viendra jamais 1 Ce que
je crois, et je le tiens de Noblesse, son valet de chambre, c'est que, pour
cette fois, ce cher prince s'est mis en tète quelque amour moins facile
que de coutume....
LE CARDINAL DE LORRAINE.
Et pour qui ?
ROUCHARD.
Quelque amour en haut lieu,... par exemple...; mais je n'oserais
vraiment....
LE CARDINAL DE LORRAINE.
Parlez donc.
ROUCHARD.
Par exemple, pour très jeune, très belle, et plus que très grande
dame.
LES ÉTATS D' ORLÉANS. 227
LE CARDINAL DE LORRAINE.
Oh ! vous me faites rire ! la reine?
ROUCHARD. |
Ne riez pas.... Je crois en être sûr.
LE CARDINAL DE LORRAINE.
Il est bien assez fou.... mais non.... la place est imprenable; ce n'est
pas son affaire; il lui faut autre chose que des rêves.
LE DUC DE GUISE, se levant et faisant signe au cardinal de congédier Bouchard.
Voyons, mon frère ... .
LE CARDINAL DE LORRAINE, à Bouchard.
Je vous remercie, monsieur le chancelier. Continuez de nous bien
servir, nous continuerons de penser à vous. Allez; bientôt, j'espère,
VOUS aurez de mes nouvelles. (Il enivre la porte. Bouchard fait de profonds sa-
luts et sort. Le cardinal, élevant un peu la voix et parlant à quelqu'un qu'on ne voit pas.)
Péricaud, reconduisez monsieur; vous savez....
SCENE XIV.
LE CARDINAL DE LORRAINE, LE DUC DE GUISE.
LE CARDINAL DE LORRAINE, après avoir fermé la porte et s'être rapproché de son frère.
Eh bien! mon cher François, que vous en semble? Nos projets sont
bien malades. Quand même on nous ramènerait Navarre, il n'y a rien
à tenter sur Condé, et c'est lui qu'il faudrait tenir!.... Ainsi, partie re-
mise ! Encore une fois, vous l'avez bien voulu.
LE DUC DE GUISE.
Partie remise! et pourquoi? Vous oubliez à qui vous avez affaire.
Les étourdis se gouvernent au rebours des autres hommes. Par la
même raison qu'ils ont sottement failli de venir à Fontainebleau, il y a
gros à parier qu'ils viendront à Orléans.
LE CARDINAL DE LORRAINE.
Dieu vous entende !
LE DUC DE GUISE.
Ils n'ont pas dit leur dernier mot.
LE CARDINAL DE LORRAINE.
Cependant ces deux lettres....
LE DUC DE GUISE.
Ces deux lettres ne signifient rien; si la douairière s'en donnait la
peine, soyez sûr qu'ils changeraient de ton. Tout le secret est là, mon
cher Charles; que la reine en fasse son affaire et vous les verrez venir.
228 REVUE DES DEUX MONDES.
LE CARDINAL DE LORRAINE.
Le Navarrais peut-être, mais Condé....
LE DUC DE GUISE.
Condé aussi.
LE CARDINAL DE LORRAINE.
Bouchard ne le croit pas.
LE DUC DE GUISE.
Laissez donc là votre Bouchard. Moi, je connais Condé : que son frère
vienne, il viendra. Le voyage est périlleux, raison de plus. Jamais il
ne souffrira qu'un autre ait l'air d'avoir plus de cœur que lui. Ainsi
attachez-vous au Navarrais. Il faut le rassurer, l'amadouer, lui persua-
der que le roi sera charmé de le voir, furieux s'il ne vient pas. En un
mot, quelques menaces, beaucoup de cajoleries, la reine nous fera cela
par excellence.
LE CARDINAL DE LORRAINE.
Soit, mais pas pour nos beaux yeux !
LE DUC DE GUISE.
Bien entendu.
LE CARDINAL DE LORRAINE.
Vous n'avez pas envie, je pense, de lui demander un service?
LE DUC DE GUISE,
Dieu nous en garde ! tout serait perdu.
LE CARDINAL DE LORRAINE.
Vous voulez qu'elle nous serve en croyant travailler pour elle ?
LE DUC DE GUISE.
Tout juste.
LE CARDINAL DE LORRAINE.
Et le moyen, s'il vous plaît?
LE DUC DE GUISE.
Dame! il faut du savoir-faire! vous n'en manquez pas, seigneur;
escrimez-vous.
LE CARDINAL DE LORRAINE.
Pour prendre si fine mouche, ce n'est pas trop d'être deux. Vous
m'aiderez, j'espère?
LE DUC DE GUISE.
J'y ferai mon possible. Tâchez surtout qu'elle ne soupçonne pas quel
accueil vous réservez à ses chers voyageurs.
LE CARDINAL DE LORRAINE.
Il y a mieux : je voudrais l'amener à croire que leur présence aux
états nous serait un gros ennui.
LE DUC DE GUISE.
Ceci me plaît assez.
LES ÉTATS D ORLEANS. 229
LE CARDINAL DE LORRAINE.
Plus elle s'imaginera que nous les redoutons, plus elle mettra de furie
à les avoir. Elle ira, s'il le faut, les chercher elle-même.
LE DUC DE GUISE.
Vous m'avez l'air de viser juste.
LE CARDINAL DE LORRAINE.
Il me tarde qu'elle soit là !
LE DUC DE GUISE.
Prenez patience! elle est auprès du roi; vous l'attendrez long-temps.
LE CARDINAL DE LORRAINE.
Si nous allions la chercher?
LE DUC DE GUISE.
Je le veux bien, entrons : délivrons notre petit maître.
UN HUISSIER , ouvrant la porte des appartemens du roi et annonçant :
La reine I
( Le duc et le cardinal s'inclinent profondément, pensant que c'est la reine-mère
que l'huissier vient d'annoncer. )
SCÈNE XV.
Les mêmes, LA REINE.
LA REINE.
Quels saluts ! ils ne sont pas pour moi, je pense.
LE DUC DE GUISE, se relevant.
La méprise est heureuse !
LE CARDINAL DE LORRAINE.
Je pensais, en levant les yeux, rencontrer un visage...
LA REINE.
Moins ami, peut-être?
LE CARDINAL DE LORRAINE.
J'allais dire moins charmant, mais ce sont de ces choses que les on-
cles ne disent pas.
LA REINE.
Eh bien! messieurs mes oncles, puisque vous attendez la reine, la
reine qui n'est pas votre nièce, tenez- vous sur vos gardes. Le temps est
à l'orage !
LE DUC DE GUISE.
Elle est chez le roi?
LA REINE.
Oui.
230 REVUE DES DEUX MONDES.
LE CARDINAL DE LORRAINE.
A-t-elle éclaté contre nous?
LA REINE.
Non, j'étais là; mais qu'elle avait de peine à se contenir I Enfin, les
larmes sont venues...
LE CARDINAL DE LORRAINE.
Tendre mère I
LA REINE.
Après les larmes, les complaintes accoutumées: que vous dirai -je?
On lui dérobe l'affection de son fils; il ne la compte plus pour rien; elle
n'est plus bonne à rien en ce monde; elle souhaiterait mourir! Vous
savez comme ce pauvre François se plaît à ce genre d'entretien! il n'en
est jamais quitte sans d'affreux maux de tête. Et moi ! de quelle pa-
tience il faut m'armer ! Si le cardinal de Bourbon ne fût survenu, ce
qui m'a donné ma liberté, François avait beau me supplier par signes
de ne pas l'abandonner, j'étais à bout de mes forces; et j'allais faire la
partie belle à cette pauvre reine, en la laissant tonner contre vous tant
que le cœur lui en eût dit.
LE CARDINAL DE LORRAINE.
Quelle charité, chère nièce !
LA REINE , à part.
Elle avait un bon moyen de me faire quitter la place... Cette façon
de toujours me parler de M. de Condé... c'est insensé, mais j'étouf-
fais!....
LE DUC DE GUISE.
Vous auriez très grand tort, Marie, de laisser ainsi le roi en tête-à-
tête avec sa mère; cela ne lui vaut rien... et vous savez ce que je vous
ai dit.
LA REINE.
Pour cette fois, rassurez-vous, le cardinal l'aura bientôt mise en
fuite. Il a de telles vertus soporifiques, ce cher cousin!... Allons, mon
oncle, ne me grondez pas, moi qui viens vous souhaiter la bien-venue.
Vous voilà donc arrivés! N'allez pas prendre l'habitude de nous quitter
ainsi : ni le roi ni moi, je vous jure, ne trouvons qu'une journée passe
vite quand vous êtes loin de nous.
LE DUC DE GUISE.
Et nous, chère nièce, quel sacrifice nous avons fait! avoir manqué
la pompe de votre entrée!
LE CARDINAL DE LORRAINE.'
Savez-vous ce que j'entendais dire tout à l'heure dans la foule? « Ce
n'est pas une reine, c'est une déesse. »
LES ÉTATS D'ORLÉANS. 231
LA REINE.
Vous avez mal entendu, mon oncle; ces braves gens d'Orléans peu-
vent être assez mauvais chrétiens; mais idolâtres! ils n'en sont pas en-
core là... J'ai bien une autre querelle à vous faire! Que veut dire ce
bastion qu'on bâtit devant mes fenêtres? Pourquoi tous ces canons?
tous ces gens de guerre? Allons-nous donc soutenir un siège? et quelle
vie voulez- vous que nous menions ici?
i LE CARDINAL DE LORRAINE.
Rassurez-vous, ce n'est qu'un temps à passer, le temps des états; les
beaux jours reviendront ensuite, et plus sereins que jamais, (il s'aperçoit
que la reine-mère vient d'entrer sans être annoncée et dit à demi voix : ) C'est la reine.
SCENE XVI.
Les mêmes, LA REINE-MÈRE.
LA REINE-MÈRE.
Je vous interromps, monsieur le cardinal... Pardon, ma fille, je com-
prends que messieurs vos oncles aient bien des choses à vous dire, et
je vais... (Elle se dirige vers la porte de son appartement.)
LÉ DUC DE GUISE.
Nous ne sommes ici que pour rendre nos devoirs à votre majesté.
LA REINE-MÈRE.
Je supposais que vous parliez... que sais-je? de vos affaires d'Ecosse.
LA REINE.
Non, ma mère; l'unique affaire que j'aurais à cœur serait de rendre,
s'il était possible, notre cour d'Orléans moins triste que les lieux où il
faut la tenir; et je faisais la guerre à messieurs mes oncles pour nous
avoir conduits dans un pareil tombeau. Le roi me promet de belles
chasses : c'est une consolation. Mais que vont faire ici toutes nos jeunes
filles? elles qui brillaient à Fontainebleau comme étoiles dans un ciel
d'été, elles commencent à pâlir de tristesse; et nos joyeux esprits? ils
vont s'éteindre, ils sont à demi morts. Votre Bourdeille, ma mère, et
son ami Lansac sont là sur les bahuts, bâillant et poussant des hélas!
à vous arracher l'ame.
LA REINE-MÈRE.
Ma fille , messieurs vos oncles n'agissent pas à la légère. Ils n'au-
raient pas, je me le persuade, condamné leur chère nièce à une si
triste vie sans de graves motifs et si le salut du royaume ne l'eût pas
exigé.
LA REINE , bas au cardinal.
Comme elle est radoucie ! ♦
232 REVUE DES DEUX MONDES.
LE CARDINAL DE LORRAINE , à part.
Tant pis, elle jouera plus serré.
LA REINE, haut.
Ma mère, avez-vous donc laissé le roi seul avec son cousin?
LA REINE-MÈRE.
Oui, ma fille, et soupirant après vous plus que jamais, je pense.
LA REINE.
Je comprends et vais à son secours.
LA REINE-MÈRE, riant.
C'est un beau dévouement ! Que Dieu vous aide, ma fille !
(La reine sort.)
SCÈNE XVII.
LA REINE-MÈRE, LE DUC DE GUISE, LE CARDINAL
DE LORRAINE.
LA REINE-MÈRE, assise.
Vous ne vous asseyez pas, monsieur le duc?... Et vous, monsieur le
cardinal?... (Après qu'ils sont assis.) Eh bien! messieurs, pendant ce peu
de jours que j'ai passés loin du roi, l'état de ses affaires a donc bien
changé , qu'il ait fallu changer ainsi la façon de les conduire? Je ne
sais rien et ne veux rien savoir. Le roi m'a parlé d'avertissemens ve-
nus je ne sais d'où, d'un coup de main sur Lyon, d'une révolte en
Dauphiné, de prises d'armes en d'autres lieux... qu'il ne m'a pas nom-
més...
LE CARDINAL DE LORRAINE.
Nous dirons tout à la reine... pour peu quelle le désire.
LA REINE-MÈRE.
Merci, monsieur le cardinal; il faudrait remonter trop haut, et j'au-
rais trop de questions à faire, si je voulais apprendre tout ce que, de-
puis un an, on trouve bon de me cacher. Laissez-moi dans mon igno-
rance. Je veux croire, comme vous, que le gouvernement du royaume
en ira mieux, qu'il prendra quelque chose de plus grand, de plus viril,
si des pensées de femme ne s'y viennent plus mêler.
LE CARDINAL DE LORRAINE.
Quoi! madame, vous supposez!...
LA REINE-MÈRE.
Dieu m'est témoin que les secrets d'état n'ont pas grand prix pour
moi; je ne gémirais pas des mystères qu'on me fait, si je n'avais la folie
de croire que le cœur d'une mère voit plus clair aux choses qui regar-
dent son enfant que l'esprit du plus docte conseiller. Mais n'en parlons
LES ÉTATS D'ORLÉANS. 233
plus, et allons au fait. Vous avez reçu des avertissemens , je le veux
bien; vous vous êtes mis sur vos gardes, c'est à merveille. Était-ce une
raison pour manquer, comme vous le faites, à tout ce qui a été résolu
et promis à Fontainebleau?
LE DUC DE GUISE.
Comment l'entendez-vous, madame?
LA REINE-MÈRE.
J'entends, monsieur le duc, qu'en assemblant les états, en ressusci-
tant ce vieil usage si long-temps aboli, on s'était proposé quelque cbose
apparemment. N'avait-on pas voulu ramener le calme dans les es-
prits, fermer la bouche aux mécontens? Ne pensait-on pas que pour
MM. de Bourbon ce serait une occasion de dissiper certains soupçons
dont je suis émue, je vous jure , autant que qui que ce soit; qu'après
s'être lavés et justifiés, ils pourraient obtenir quelque satisfaction légi-
time; que leur soumission couperait court aux factions, et que ce
pauvre royaume commencerait à respirer? N'est-ce pas là ce qu'on
avait entendu? N'est-ce pas dans cette pensée que furent dictées les
deux lettres du roi à ses cousins?
LE DUC DE GUISE.
Je le reconnais, madame.
LA REINE-MÈRE.
Eh bien! messieurs, vous avez changé tout cela. Au lieu du calme,
vous semez l'épouvante. Au lieu d'attirer les princes au pied du trône,
vous faites ce qu'il faut pour les en éloigner. Comment voulez-vous
qu'ils viennent maintenant? Vous tendront-ils la main? Vous leur
montrez des griffes.
LE CARDINAL DE LORRAINE, riant.
Sommes-nous donc si diables?
LA REINE-MÈRE.
Je parle de vos lansquenets, monsieur le cardinal.
LE DUC DE GUISE.
En vérité, madame, si MM. de Bourbon ne viennent pas aux états,
s'ils perdent cette occasion de se blanchir, je les plains; ils sont mal
conseillés. D'où viendraient leurs alarmes? Parce qu'il y aura sûreté
pour le roi dans cette ville, n'y en aura-t-il plus pour eux? Est-ce
contre eux que nos précautions sont prises? Qu'y a-t-il de commun
entre eux et les brouillons qui agitent ce royaume? Ce n'est pas,
■croyez-moi, pour le plaisir de leur faire peur que nous nous sommes
armés; c'est contre des dangers trop réels. La reine a beau dire qu'elle
ne veut rien savoir, il faut lui dire quels genres d'avertissemens nous
ont fait ouvrir les yeux. Pour ne parler que des deux frères Maligny,
234 REVUE DES DEUX MONDES.
savez-vous que, sans un vrai miracle, Lyon tombait entre leurs mains?
Le faubourg de Vaise était à eux; ils pénétraient jusqu'aux Terreaux,
lorsque par imprudence ils réveillèrent M. Dalhon. En Dauphiné,
Montbrun fait encore des ravages, et Grenoble a failli être surpris.
Est-ce à dire que tout cela nous vienne de MM. de Bourbon? Ce Mont-
brun , ces Maligny, ne sont-ils pas assez perdus de dettes et de calvi-
nisme pour avoir d'eux-mêmes inventé leurs complots? Dieu me garde
d'en douter! Mais que les coups partent d'en bas ou qu'ils viennent d'en
haut, en sont-ils moins mortels? Quelle faute, madame, quelle impru-
dence, si , pour laisser les princes achever paisiblement leur voyage,
et de peur d'exciter leurs soupçons, nous nous fussions croisé les brasr
muets et immobiles! Était-ce notre devoir? Nous ne l'avons pas cru;
et, au risque de faire un peu de bruit, nous avons mis sur un bon pied
les places et villes fortes, doublé les garnisons, changé les gouverneurs,
si bien que, grâce à Dieu , nous sommes prêts à tout événement. Mais
nous ne voulons courir sus à personne, et si MM. de Bourbon se ren-
dent, en bons serviteurs, à l'invitation du roi, soyez assurée, madame,
qu'ils seront les bien reçus.
LA REINE-MÈRE.
Écoutez-moi, monsieur le duc; il est possible qu'à votre place j'eusse
cru, comme vous, qu'il y avait des précautions à prendre, mais je les
aurais prises autrement. Ainsi nous savons tous, n'est-il pas vrai? que
M. de Condé ne va plus à la messe. Était-il donc nécessaire de chasser
si rudement quelques pauvres ministres qui se trouvaient en ville?
LE CARDINAL DE LORRAINE.
Deux ou trois tout au plus, madame, et si mauvais sujets!
LE DUC DE GUISE.
N'était-il pas séant de nettoyer la ville avant que le roi y mît les
pieds?
LA REINE-MÈRE.
Mais vous oubliez, messieurs, qu'à Fontainebleau nous avons tous
promis, vous comme nous, qu'en attendant le concile nous fermerions
les yeux sur ces prêcheurs de nouveautés. Croyez-vous que M. de
Coudé, en apprenant de quelle manière on vient de fermer les yeux
sur ces pauvres diables, ne verra pas là quelque chose à son adresse?
Et ce Groslot, son crime était donc bien grand? Ne pouviez- vows dif-
férer quelques jours...?
LE DUC DE GUISE.
Les gens de justice l'ont ainsi voulu, madame... Après les révéla-
tions que nous avions reçues, attendre un jour de plus, c'eût été...
LA RE1NE-MÈRŒ.
De quelles révélations parlez-vous, monsieur le duc?
LES ÉTATS D'ORLÉANS. 235
LE DUC DE GUISE.
Ai-je dit des révélations?... Mais, en effet, il s'est ouvert comme un
sot à un drôle qui a tout raconté.
LA REINE-MÈRE, à part.
Que se passe-t-il donc dans les yeux du cardinal?... (Haut.) Je n'in-
siste pas sur Groslot; mais ce Lassalgue, cet homme de la maison du
prince, vous l'avez arrêté, dit-on...
LE CARDINAL DE LORRAINE.
Par erreur!
LA REINE-MÈRE.
Je comprends ces erreurs-là... Mais quand les lettres sont lues, à
quoi bon les garder? Que sert surtout de garder l'homme?... Voilà
pourtant plus de huit jours...
LE CARDINAL DE LORRAINE.
Y a-t-il huit jours, mon frère?
LE DUC DE GUISE.
Je ne sais... mais nous n'avons que faire de le retenir.
LA REINE-MÈRE.
Les lettres ne disaient rien?
LE CARDINAL DE LORRAINE.
Absolument rien. s
LA REINE-MÈRE.
Et lui?
LE CARDINAL DE LORRAINE.
Pas davantage.
LA REINE-MÈRE.
Dès-lors, à quoi bon?... à moins que vous n'ayez dessein...
LE CARDINAL DE LORRAINE.
Comment, madame?...
LA REINE-MÈRE.
De lui apprendre à parler.
LE CARDINAL DE LORRAINE.
Fi donc! de tels moyens...
LA REINE-MÈRE.
Vous êtes donc bien sûr qu'il n'a rien à vous dire?
LE CARDINAL DE LORRAINE.
C'est la vérité.
LA REINE-MÈRE, à part.
On jurerait qu'il ment. (Haut.) Eh bien! je vous le demande, si vous
étiez M. de Condé, n'auriez-vous pas, malgré vous, l'idée qu'on ne
retient votre serviteur que pour le torturer? N'en seriez-vous pas
blessé cruellement? Voilà pourtant comme les haines s'enveniment!
236 REVUE DES DEUX MONDES.
Sans qu'on y prenne garde, il se creuse un fossé, et bientôt on ne le
peut plus franchir! Si du moins cet homme vous avait appris quoi que
ce fût... mais en pure perte, vous en convenez...
LE CARDINAL DE LORRAINE, à part.
Elle flaire quelque chose, dépistons-la. (Haut.) Votre majesté a mille
fois raison, il est certains ménagemens qu'on pouvait garder envers
MM. les princes, sans dommage pour la sûreté du roi. C'est un soin
qui nous est échappé, je le confesse. Je vais plus loin : je reconnais que
les mesures prises par nous doivent éveiller leur défiance et les dé-
tourneront sans doute de venir aux états; mais alors, qu'on nous fasse
la grâce d'en convenir, nous n'avons pas les intentions que leurs amis
nous prêtent. Autrement, que signifierait notre façon d'agir? Nous au-
rions résolu de les perdre, et nous les inviterions à se sauver? nous leur
tendrions des pièges, et nous empêcherions qu'ils ne vinssent s'y pren-
dre? La loyauté de nos desseins ne se voit-elle pas au travers même de
ces précautions dont on veut prendre ombrage? Votre majesté paraît
le reconnaître. Elle sait que nous ne sommes plus des enfans, et, Dieu
merci! pas encore des sots : si nous avions les projets qu'on suppose,
ne jouerions-nous pas un autre jeu?
LA REINE-MÈRE.
Soit, monsieur le cardinal; mais savez-vous ce que je m'imagine?
LE CARDINAL DE LORRAINE.
Quoi donc, madame?
LA REINE-MÈRE.
Qu'il entre dans vos desseins que les princes ne viennent pas.
LE CARDINAL DE LORRAINE.
C'est trop dire : si leur présence nous semblait dangereuse, nous
irions droit au but, le roi leur donnerait ordre de s'éloigner. Nous ne
l'avons point voulu. Vous dirai-je maintenant qu'il n'existe aucun in-
convénient à les laisser venir? Si je vous le disais, je ne serais pas sin-
cère, et, comme avec votre majesté on ne gagne à cacher la vérité que
le regret de la voir découvrir, il vaut mieux l'avouer franchement,
nous ne savons pas s'il est bien désirable que les princes prennent séance
aux états. Mon frère surtout, depuis qu'il a vu certains bailliages nous
envoyer de tels hommes et de tels cahiers...
LA REINE-MÈRE.
Ahl que vous m'affligez ! Je n'aurais jamais cru...
LE CARDINAL DE LORRAINE.
Des cahiers insensés, madame; toutes les folies du monde sur les
finances, sur la gabelle, sur le clergé, sur la religion même ! C'est à se
demander si , lorsque ces gens-là verront à leurs côtés deux princes du
LES ETATS D ORLEANS. 237
sang qu'ils supposeront portés pour eux , leurs cerveaux ne s'échauf-
feront pas, et si...
LA REINE-MÈRE.
Mais que voulez-vous qu'ils fassent, monsieur le cardinal? Ils par-
leront, voilà tout. Les princes seront là sans suite, sans escorte; vous
savez qu'ils viennent avec leur maison seulement. Le roi ne sera-t-il
pas toujours maître d'arrêter les choses quand il lui plaira?
LE CARDINAL DE LORRAINE.
C'est bien ce que je dis à mon frère; mais le duc a de telles préven-
tions en matière d'états, que je ne puis le convertir. 11 ne m'a pas en-
core pardonné ce que nous avons fait à Fontainebleau. Je dis nous,
parce que, si j'ai péché ce jour-là, la reine sait d'où m'est venue la ten-
tation.
LA REINE- MÈRE.
Je m'en souviens, et n'en ai pas le plus léger remords. C'était le bon
parti, croyez-moi. On endort bien des douleurs avec des paroles. Quand
le peuple souffre, il faut le laisser parler et lui faire croire qu'on l'é-
coute. Il souffre moins et paie mieux.
LE DUC DE GUISE. '
Oui, mais il apprend à crier plus fort, et mes oreilles en ont assez
comme cela. Je voudrais que la reine entendît à ce sujet notre vieil
ami, M. de Tournon.
LA REINE-MÈRE.
Est-il donc de retour, le cardinal?
LE DUC DE GUISE.
D'hier, madame, et il vous dira comme on s'ébahit à Rome de cette
résurrection des états; comme on nous trouve avisés d'avoir greffé à
neuf ce vieil arbre que nos pères avaient eu si grand soin de laisser
sécher. A quoi sert cette manière de mettre face à face le roi avec ses
sujets, sinon à enfler l'orgueil des sujets et à rabaisser le trône? Toutes
ces assemblées ont-elles jamais fait autre chose que blâmer ceux qui
gouvernent, sans changer un fétu au sort des gouvernés? Si ce sont là
des remèdes, le mal vaut mieux.
LA REINE-MÈRE.
Je ne dis pas qu'il fallût en user tous les jours.
LE DUC DE GUISE.
Il nous faut, pour guérir nos plaies, d'autres recettes que de laisser
parler les gens. Celle-là n'est bonne qu'aux dresseurs de harangues et
à quelques beaux esprits, pour le malheur qu'ils ont de trop bien dire.
Entre nous, madame, s'il n'allait aux états que des sourds, je sais quel-
qu'un qui ne vous eût pas si bien prêté l'épaule. On se dit ses vérités
en famille....
TOME II. 16
238 REVUE DES DEUX MONDES.
LE CARDINAL DE LORRAINE.
Venez à mon secours, madame.
LA REINE-MÈRE.
Vous voilà bien malheureux; il vous dit que vous parlez d'or.
LE DUC DE GUISE.
Sans doute, et, dès qu'il ouvre la bouche, j'y suis le premier pris.
Mais le plaisir n'est pas tout, il faut voir ce qu'il en coûte. Quand vous
aurez parlé, cher frère, d'autres parleront : et pensez-vous que quel-
ques phrases bien sèches et bien acres, comme celles de l'amiral à
Fontainebleau , ne font pas plus de mal que le plus excellent discours
ne peut faire de bien ? Mais passe encore pour les états : si vous vous en
tenez là , il n'y aura que demi-mal.
LE CARDINAL DE LORRAINE.
Je prie la reine d'être juge entre nous : ai-je l'air d'un homme qui
ne vit que pour parler? On m'assassine, et je ne dis mot!
LE DUC DE GUISE.
Vous verrez, lorsqu'il sera question de ce concile national qu'on veut
nous arracher, vous verrez si les raisons vous manqueront pour trou-
ver utile, convenable et nécessaire, d'entrer en lice avec quelques mé-
dians cuistres expédiés de Genève?
LA REINE-MÈRE.
Mais s'il les réduit au silence?
LE DUC DE GUISE.
Chimère! on disputera sans s'entendre, et chacun sortira plus entêté
que devant. Je sais bien, quant à moi, que tous les conciles du monde
auraient beau dire et ordonner, jamais ils ne me feraient démordre de
ma vieille façon de recevoir le très saint sacrement ni changer un seul
mot dans mes prières.
LA REINE-MÈRE.
Juste Dieu! monsieur le duc, notre saint-père n'a qu'à se bien tenir!
Pour peu qu'il n'allât pas à votre mode, vous chargeriez Mouchy de
lui faire son affaire! — Mais revenons à nos princes. Est-ii donc vrai,
parlons sérieusement, qu'il y ait l'ombre d'un risque à les laisser
venir?
LE DUC DE GUISE.
Votre majesté l'a dit avec raison , de vrais dangers, il n'y en a point;
seulement il arrive ici assez de gens incommodes pour que nous n'en
souhaitions pas passionnément deux de plus. Mais, après tout, le roi est
bien gardé : si , comme il n'est pas impossible, ses cousins se compor-
taient modestement, ce serait un bon exemple, qui pourrait ramener
chacun au droit chemin.
LES ÉTATS D' ORLÉANS. 239
LE CARDINAL DE LORRAINE.
Au chemin de la paix, de la concorde !... Que ces gens-là pourraient
faire de bien pour le service du roi !...
LA REINE-MÈRE.
Je ne me sens pas d'aise, cardinal, de vous voir dans ces sentimens.
LE CARDINAL DE LORRAINE.
Par malheur, je n'y puis rien.
LA REINE-MÈRE.
Vous pouvez, ce me semble....
LE CARDINAL DE LORRAINE.
Faire des vœux; mais les faire venir!....
LA REINE-MÈRE.
Croyez- vous donc...
LE CARDINAL DE LORRAINE.
Je crois qu'ils ne viendront ni pour Dieu, ni pour diable !
LA REINE-MÈRE.
Qui sait? on peut essayer....
LE DUC DE GUISE.
La reine comprend que ni mon frère, ni moi, nous ne saurions....
LA REINE-MÈRE.
Non, mais le roi.
LE DUC DE GUISE.
Le roi a écrit à ses cousins, ont-ils seulement répondu?
LA REINE-MÈRE.
C'est à moi, entre nous, qu'ils ont adressé leurs excuses. S'ils eussent
osé écrire au roi, j'en augurerais plus mal. Il leur reste une porte ou-
verte, et nous pouvons encore... .
LE CARDINAL DE LORRAINE.
Que la reine y mette le bout du doigt, et je retire mes paroles; rien
n'est plus impossible; d'un coup de sa baguette....
LA REINE-MÈRE.
Non, non, ce n'est qu'avec vous, messieurs, ce n'est que par
vous.... c'est-à-dire par le roi, que quelque chose peut être tenté.
LE CARDINAL DE LORRAINE.
Encore un coup, madame, il n'est que votre majesté pour faire de
tels miracles! L'honneur n'en doit être qu'à vous.
LA REINE-MÈRE.
Non, messieurs, au roi seul! Ce n'est pas moi qui déroberai jamais,
pour m'en parer, un seul rayon de cette couronne que je ne porte pins.
Ma seule ambition, c'est de travailler obscurément au bonheur et à la
240 REVUB DES DEUX MONDES.
grandeur de mon fils. Voyons, messieurs, voulez-vous jouer franc
jeu? Mon cœur va se rouvrir aux vôtres. Il ne tient qu'à vous de fer-
mer ses blessures; prouvez-moi seulement que vous êtes les vrais, les
bons amis du roi. Et, certes, vous m'en donnerez un sincère témoi-
gnage, si je vous vois m'aider à ramener les princes au devoir, au lieu
de les pousser à de coupables extrémités.
LE CARDINAL DE LORRAINE.
Si les bonnes grâces de votre majesté sont à ce prix, je puis dire
qu'elles nous sont rendues.
LE DUC DE GUISE.
Parlez, madame, que faut-il faire?
LA REINE-MÈRE.
Quittez le ton de la menace, et faites voir à ces princes que, s'ils
sont fidèles sujets, ils auront affaire à un bon maître et bon parent ; don-
nez-leur l'assurance qu'ils seront reçus selon leur état et dignité; qu'ils
s'en retourneront quand bon leur semblera; que, pour le fait même de
la religion, ils n'auront à souffrir ni trouble ni reproche. Voilà ce qu'il
faut leur dire, mais tout de bon, messieurs, sans quoi je ne me mêle de
rien, je vous en avertis.
LE CARDINAL DE LORRAINE.
La reine peut écrire en notre nom comme au sien, nous souscrivons
à tout; n'est-il pas vrai, mon frère?
LE DUC DE GUISE.
A tout.
LA REINE-MÈRE.
Ce n'est pas assez d'écrire, je voudrais leur envoyer quelqu'un qui
possédât leur créance et qui pût leur dire : J'ai vu le roi, il m'a donné
sa parole de roi; MM. de Guise m'ont engagé leur foi de gentilshommes....
Cela les toucherait plus qu'une lettre.
LE CARDINAL DE LORRAINE.
La reine a raison.
LA REINE-MÈRE.
Tout à l'heure, chez le roi, ce bon cardinal offrait d'aller à leur
rencontre. Il gémissait de voir ses frères un pied dans la rébellion, et
se faisait fort de nous les amener. Il m'est avis qu'on pourrait accepter;
qu'en pensez-vous?
LE CARDINAL DE LORRAINE.
Tout ce qu'ordonnera la reine sera bien fait.
LA REINE-MÈRE.
S'il est ainsi, cardinal, obligez- moi d'appeler quelqu'un. (Le cardinal
se lève et fait signe à un huissier placé dans le vestibule. L'huissier entre. La reine-mère
^'adressant à lui :) Mon ami, entrez chez le roi; si M. le cardinal de Bour-
LES ÉTATS D'ORLÉANS. « 241
bon y est encore, vous le prierez de nous attendre, et vous demanderez
au roi s'il lui plaît de nous recevoir, MM. de Guise et moi. (L'huissier sort.)
— Le cardinal n'amuse pas nos jeunes filles, et cette chère Marie est
pour lui sans pitié. Mais c'est un homme de sens qui rapportera bien
ce que nous allons lui dire.
LE CARDINAL DE LORRAINE.
Si la reine, de sa propre main, daignait leur adresser quelques lignes,
ne serait-ce pas encore plus sûr? J'en attendrais mieux que de tous les
messages.
LA REINE-MÈRE.
L'un n'empêche pas l'autre, et, si vous le souhaitez.... (Elle s'approche
de la table et prend la plume.) peu de mots suffiront.. ..
LE DUC DE GUISE , debout et bas au cardinal.
Elle meurt d'envie de les voir! Cela ne vous refroidit point?
LE CARDINAL DE LORRAINE, bas.
Non, non, qu'ils viennent; c'est la seule grâce que je demande à
Dieu!
L'HUISSIER, rentrant et s'adressant à la reine.
M. le cardinal n'est plus chez le roi, madame, et voici le roi lui-
même qui vient au-devant de messieurs ses oncles.
LA REINE-MÈRE, se levant et avec impatience.
Le roi.... au devant de.... (Elle s'interrompt et dit à l'huissier :) Le cardinal
ne peut être loin; qu'on le fasse chercher.
SCÈNE XVIII.
Les mêmes, LE ROI, LA REINE.
LE ROI , qui a entendu les derniers mots prononcés par sa mère.
Le cardinal! Ah! ma bonne mère, laissez-nous respirer : j'en ai joui
près d'une heure.
LA REINE-MÈRE.
Non, mon fils, il faut qu'il vienne.
(Elle fait signe à l'huissier d'aller chercher le cardinal. — L'huissier sort.)
LE ROI.
Alors vous voulez nous chasser?
(Le roi s'approche de ses oncles et leur donne affectueusement la main.)
LA REINE-MÈRE.
Non, certes, mes chers enfans, restez : nous avons besoin de vous.
LE ROI , à sa mère.
Mais qu'en ferez- vous, de ce cardinal !... Quel fléau que les cousins,
bon Dieu !
242 REVUE DES DEUX MONDES.
LA REINE, prenant la main du roi.
Allons, mon cher seigneur, celui-ci, soyons justes, n'est pas l'ennemi
de voter repos : il sait si bien vous endormir !
LA REINE-MÈRE.
Tout cela n'est qu'enfantillage. N'ayez pas peur, nous le renverrons
promptement. Mais il faut que vous le supportiez; il faut même que
vous lui parliez, François; que vous le chargiez d'inviter ses frères à
venir sans délai. Surtout n'allez pas les habiller devant lui, comme il
vous arrive quelquefois.
LE CARDINAL DE LORRAINE.
C'est un avis bien sage que vous lui donnez là, madame.
LA REINE-MÈRE.
N'oubliez pas qu'il ne peut vous advenir plus grand bien que de voir
vos cousins prendre séance aux états. Nous en sommes d'accord, mes-
sieurs vos oncles et moi.
LE ROI, prenant le bras de la reine et lui parlant à demi-voix.
Ma foi! s'ils sont d'accord, venez-vous-en, Marie; asseyons-nous sur
ces coussins et parlons de nos affaires... Vous trouvez donc que ces
milans de notre sœur d'Espagne ne valent pas ceux que Stewart nous
faisait venir de Dunbarton?
(Pendant que le roi et la reine font cet aparté, la reine-mère est retournée
s'asseoir devant la table et s'est remise à écrire. Le duc de Guise et son frère
s'entretiennent à voix basse. Au bout de très peu d'instans, l'huissier rentre
et annonce : Monseigneur le cardinal de Bourbon. — La reine-mère se lève
et va au-devant du cardinal.)
SCÈNE XIX.
Les mêmes, LE CARDINAL DE BOURBON.
LA REINE-MÈRE.
Cher cardinal , nous parlions de messieurs vos frères. MM. de Guise
gémissent comme vous, comme moi, des tristes nécessités où le roi
serait conduit, si ses cousins persistaient dans leur refus. Il faut les
empêcher de se perdre. Allez vers eux, monsieur le cardinal, nous
vous y convions tous.
LE CARDINAL DE ROURRON.
J'y veux aller, madame, et dès ce soir.
LA REINE-MÈRE.
Dites-leur tout ce que vous inspirera votre cœur de frère et de bon
serviteur du roi.
LE CARDINAL DE ROURRON.
îe leur dirai... je leur dirai... Si la reine me le permet, voici ce que
je leur dirai...
LES ÉTATS DORLÉANS. 243
LE ROI , l'interrompant.
Non, non, mon cher cousin, nous nous en fions à vous; mais faites-
leur bien savoir que je les attends à bras ouverts, qu'il me tarde de
les voir. Quant aux mauvais desseins qu'on leur prête, je n'y croirai
que s'ils ne viennent pas. (Bas au cardinal de Lorraine.) N'est-ce pas cela,
mon oncle ?
LE CARDINAL DE LORRAINE , bas.
A merveille; mais encore quelques mots.
LE ROI.
J'aurai plaisir à leur faire bonne chère, s'ils se hâtent de venir; mais,
s'ils me forcent à leur courir sus et à leur faire sentir que je suis roi...
LE CARDINAL DE LORRAINE, à l'oreille du roi.
Tout doux !
LE ROI.
Je suis tout délibéré d'en finir et de ne plus vivre en peine et en per-
plexité, comme nous vivons depuis six mois.
LA REINE-MÈRE.
Vous le voyez, cardinal, il n'y a de danger pour eux que s'ils ne
viennent pas. Dites-leur bien que leur sûreté n'est qu'ici; partout ail-
leurs ils se perdent.
LE CARDINAL DE LORRAINE.
Faites-leur voir qu'on calomnie le roi, qu'on nous prête des noir-
ceurs indignes de nous.
LE CARDINAL DE ROURRON.
Oui, je vous promets, je promets à la reine, au roi, de les arracher
aux conseils de ces damnés d'hérétiques. Il le faut pour l'honneur de
notre maison... Ils m' écouteront , ils viendront avec moi; sinon, je les
renie pour mes frères et les abandonne à la colère du roi.
LA REINE-MÈRE.
Très bien, très bien, cardinal.
LE ROI.
Ne perdez pas de temps, mon cousin.
LE CARDINAL DE ROURRON.
Je l'ai dit au roi, dès ce soir je partirai.
LE ROI.
Que Dieu vous accompagne î
LE CARDINAL DE ROURRON , saluant et se préparant à sortir.
S'il exauce mes vœux, le roi sera satisfait.
LA REINE-MÈRE , bas au cardinal de Bourbon.
Veuillez, avant de partir, passer chez Mme de Montpensier.
LE CARDINAL DE BOURDON, bas.
Je n'y manquerai pas, madame.
244 REVUE DES DEUX MONDES.
LE CARDINAL DE LORRAINE, bas au duc de Guise.
Que se disent-ils donc? J'ai toujours peur qu'elle ne se ravise Si
elle lui défendait de partir?...
LE DUC DE GUISE, bas.
Non, non, soyez sans crainte ; vous l'avez dit : elle irait plutôt elle-
même.
LA REINE-MÈRE, haut.
Adieu, monsieur le cardinal; prompt retour et bon succès.
(Le cardinal sort.)
SCÈNE XX.
LA REINE-MÈRE, LE ROI, LA REINE, LE DUC DE GUISE,
LE CARDINAL DE LORRAINE.
LE CARDINAL DE LORRAINE.
Eh bien! madame, n'êtes-vous pas contente? Voilà, j'espère, des pa-
roles, des engagemens, des promesses, auxquels il ne manque rien.
LE ROI.
Pardon, mon oncle, il y manque un autre messager. C'est pour les
faire fuir apparemment que vous leur envoyez celui-là! Si vous avez
tant à cœur de les voir, ces beaux cousins, je conseille à ma mère de
s'en donner elle-même le souci.
LE CARDINAL DE LORRAINE.
C'était bien notre désir!
LE ROI.
Écrivez-leur, bonne mère, comme vous savez écrire, et faites-leur
tenir promptement votre lettre. Ils vous comprendront mieux et se
fieront plus à vous.
LE CARDINAL DE LORRAINE.
Vous le voyez, madame, le roi, sans le savoir, répète notre prière.
Votre majesté n'avait-elle pas commencé?...
LA REINE-MÈRE.
Mon Dieu, oui! quelques lignes... Je veux bien achever, mais à la
condition qu'on me prête secours.
LE CARDINAL DE LORRAINE.
Comment, madame?
LA REINE-MÈRE.
Oui, si l'on veut m'aider, nous devons réussir. Le moyen est cer-
tain...
LE CARDINAL DE LORRAINE.
Quel moyen?
LA REINE-MÈRE.
Venez, qu'on vous le dise, monsieur le cardinal.
( Elle lui parle à voix basse.)
LES ÉTATS D'ORLÉANS. 245
LA REINE, assise auprès du roi, à demi-voix.
François, vous expliquez-vous la paix qui règne ici?
LE ROI, à demi-voix.
Non, vraiment. Et je ne sais d'où vient que ma mère est si friande
de ce Navarre et de ce Gondé. Quant à nos oncles, ils ne me l'ont pas
dit; mais je gage qu'ils ont la même idée que moi.
LA REINE.
Quelle idée?
LE ROI.
Que si nous les attrapons, ma mie, il ne faudra pas les lâcher.
LA REINE.
Ah! bon Dieul c'est donc un piège?
LE ROI.
Le grand mal ! La cousine d' Albret a son Bèze pour la consoler et la
Limeuil se passera bien de Condé pour faire ses couches.
LA REINE.
Fi donc! qui vous apprend ces vilains propos-là?
LE ROI, riant.
C'est l'oncle de Lorraine.
LA REINE.
Ah! je ne vous crois pas.
(îLe roi lui répond à voix basse, et ils continuent leur a-parte.)
LA REINE-MÈRE , achevant de causer avec le cardinal, mais élevant un peu la voix.
Oui, monsieur le cardinal, tous les deux, je vous l'assure, tous les
deux.
LE CARDINAL DE LORRAINE.
On m'avait dit Condé... et je le comprenais; mais l'autre...
LA REINE-MÈRE, riant.
A qui mieux mieux!
LE CARDINAL DE LORRAINE.
Quels fous!
LA REINE-MÈRE.
C'est de famille; le vieux Vendôme leur a donné sa complexion amou-
reuse.
LE CARDINAL DE LORRAINE.
Et ça veut gouverner l'état!
LE DUC DE GUISE , s'approchant de son frère.
De qui parlez-vous donc?
LA REINE-MÈRE , toujours à demi-voix.
De nos princes, monsieur le duc, et d'un merveilleux talisman pour
les ramener au devoir. Voulez- vous qu'on vous l'enseigne? (Montrant
246 REVUE DES DEUX MONDES.
du doigt la reine qui continue à s'entretenir avec le roi.) Détachez-moi IM de Ces
rubans tressés à ces blonds cheveux, ou bien donnez-moi deux lignes
écrites de cette main si mignonne, et dès demain, je vous en réponds,
ils seront ici... Eh! mais, quels yeux vous faites!
LE DUC DE GUISE.
Comment, ils oseraient !
LA REINE-MÈRE.
Pourquoi vous fâcher si rouge? Vous n'êtes pas le roi, seigneur duc.
(A part.) En tiendrait-il aussi pour elle ?
LE DUC DE GUISE.
Je ne suis pas le roi, non, madame, mais l'honneur de ma nièce
LA REINE-MÈRE.
Que parlez-vous d'honneur, bon Dieu ! Perd-on l'honneur pour être
aimée?
(Le cardinal s'approchant de son frère, la reine-mère se détourne et se remet
à écrire.)
LE CARDINAL DE LORRAINE , bas au duc de Guise.
C'est vous qui perdez tout, François, si vous ne la laissez faire. Elle
est sur la voie, croyez-moi. Bouchard me l'avait dit...
LE DUC DE GUISE, bas.
Encore votre Bouchard!
LE CARDINAL DE LORRAINE.
Ecoutez-moi... (Il lui parle très bas et avec vivacité.)
LE DUC DE GUISE , à demi-voix.
Non, c'est un mauvais jeu.
LE CARDINAL DE LORRAINE, bas.
Eh bien ! ne vous en mêlez pas... mais laissez-nous faire!
(Le duc de Guise va s'asseoir à l'écart.)
LA REINE, bas au roi. Depuis un moment elle tourne souvent les
yeux vers la reine-mère et MM. de Guise.
Que se disent-ils donc?
LE ROI.
Laissons-les se débattre; je ne suis pas curieux.
LA REINE.
Pourquoi regardent-ils ainsi de notre côté?
LE ROI , élevant la voix et s'adressant au cardinal de Lorraine.
Vous ne savez pas, mon oncle, Marie croit que vous parlez d'elle.
LE CARDINAL DE LORRAINE.
Elle ne se trompe guère. La reine, votre bonne mère, ne veut pas
écrire seule à MM. vos cousins; il faut que nous l'aidions tous... Marie
LES ÉTATS D'ORLÉANS. 247
comme les autres Quelques mots de sa main à la fin de cette
lettre...
LA REINE.
Moi, mon oncle 1 Y pensez-vous? Qu'ai-je à dire à MM. de Bourbon?
LE CARDINAL DE LORRAINE.
Que leur dites-vous quand ils sont à la cour? Des riens; il n'en faut
pas davantage. C'est seulement pour qu'ils sachent que tout le monde
ici veut les bien recevoir.
LA REINE.
Je n'ai pas envie de leur donner si bonne opinion d'eux-mêmes
Que ne croiraient-ils pas?
LE ROI.
Qu'importe ce qu'ils croiront, Marie? Quand ils seront venus, on les
détrompera.
LE CARDINAL DE LORRAINE.*
Est-ce M. de Condé qui vous fait peur? Ne dites rien pour lui. Mais
ce bon roi de Navarre, qui serait votre père, n'est-il pas d'âge à vous
rassurer?
LA REINE.
Non, je ne veux écrire à personne, pas plus au roi de Navarre qu'à...
tout autre.
LA REINE-MÈRE , bas au cardinal.
Si ce sont vos leçons qui la rendent si farouche, je vous en fais com-
pliment, cardinal. (Haut.) Vraiment, ma fille, vous m'étonnez. De notre
temps, nous étions fort en garde, votre tante, Mino Marguerite et moi,
pour ne pas donner prise aux mauvaises langues; mais nous parlions
librement à tout le monde, et nous aurions écrit à nos cousins, voire à
tous les honnêtes gens qui suivaient la cour, sans que personne y trou-
vât à redire.
LA REINE.
De votre temps, ma mère, le monde était moins méchant qu'au-
jourd'hui.
LA REINE-MÈRE.
Plus on est sûre de ne pas faillir, moins il faut avoir peur de se
donner d'innocentes libertés.
LE CARDINAL DE LORRAINE.
Encore s'il s'agissait d'écrire en cachette et la porte fermée....
LA REINE-MÈRE.
Vous ayez raison, cardinal... C'est devant nous... c'est avec nous.
LE ROI.
Allons, Marie, ne faites pas votre petite grimace.
248 REVUE DES DEUX MONDES.
LA REINE.
Vous êtes bien peu charitable, François!
LE ROI.
Et vous bien peu docile. Voyons, écrivez
LA REINE.
Non, je n'écrirai pas.
LE ROI.
Eh bien! pour la punir, écrivez, vous, ma mère, ce que je vais vous
dire.
LA REINE.
Pas en mon nom, j'espère?
LE ROI.
Et pourquoi pas?
LA REINE.
Jamais en vérité on ne vit telle chose! (Se tournant vers M. de Guise.)
Qu'en dites-vous, mon oncle?
LE DUC DE GUISE , assis et jouant avec ses gants.
Vous le prenez trop vivement... On ne veut que badiner.
LA REINE, à part.
Quel badinage!... un guet-apens!
LE ROI, à la reine-mère.
Avez- vous terminé votre lettre, ma mère?
LA REINE-MÈRE.
Oui... (Lisant ce qu'elle achève d'écrire.) « Je prie Dieu, mes frère et cher
cousin, qu'il vous ait en sa sainte miséricorde... »
LE ROI.
Ma foi! si Dieu vous exauce, c'est qu'il n'y regarde pas de près.
N'importe, voulez-vous ajouter en post-scriptum : « La reine, notre
chère fille... »
LA REINE.
François! je vous en supplie!....
LE ROI.
Non, laissez, cela m'amuse ( ^adressant au cardinal.) Voyons, mon
oncle, que faut-il dire? Je sais bien, moi, ce qui ferait venir Condédu
bout du monde....
LE CARDINAL DE LORRAINE.
Eh bien! dites...
LE ROI.
S'il devait la revoir, comme ce certain jour à Saint-Germain, dans
son habillement de sauvage....
LA REINE-MÈRE, riant.
De sauvage?...
LES ÉTATS D'ORLÉANS. 249
LE ROI.
Eh ! oui, à la mode de nos sujets d'Ecosse. Quand les gens vont nu-
jambes, ne sont-ce pas des sauvages? (Se tournant vers la reine.) Comme il
vous regardait ce jour-là, le petit cousin !
LA REINE.
Vous l'avez rêvé, François.
LE ROI.
Allons, allons, ne faites pas l'ignorante Moi, cela me plaisait
peu; aussi mon bon ami Condé....
LA REINE-MÈRE, l'interrompant.
Mais vous n'avez à son endroit que de bons desseins, j'espère?
LE CARDINAL DE LORRAINE.
Cela n'est pas douteux.
LA REINE-MÈRE.
Laissez-le dire, cardinal. (Le cardinal fait un signe au roi.)
LE ROI.
Assurément, bonne mère, de bons desseins.
LA REINE-MÈRE, reprenant sa plume.
Eh bien! voyons, que voulez-vous que j'écrive? «La reine, notre
chère fille.... »
LE CARDINAL DE LORRAINE, au roi.
Si vous disiez ceci : « La chasse est belle à Chambord.... »
LE ROI.
Ah! oui....
LÀ REINE-MÈRE.
Très bien.
LE CARDINAL DE LORRAINE, continuant.
a La reine, notre chère fille, ne veut l'ouvrir qu'en compagnie de
messieurs ses cousins.... »
LE ROI.
C'est cela !
LA REINE, à part.
Quel supplice !
LE ROI, à sa mère.
Encore un mot : «Manqueront-ils au rendez- vous?» N'est-ce pas,
mon oncle?
LE CARDINAL DE LORRAINE.
A merveille. (Se penchant vers la reine-mère et à demi-voix :) Il met les points
sur les i.
LE ROI, à la reine qui laisse voir un grand dépit.
Que vous êtes étrange, Marie ! il faut bien rire quelquefois !
250 REVUE DES DEUX MONDES.
LA REINE, s'efforçant de rire.
Vous vous serez mis trois pour faire ce beau chef-d'œuvre!... et vous
allez l'envoyer, votre lettre?
LE ROI.
Assurément.
LA REINE.
Par qui?
LE ROI.
Allons, je veux VOUS Complaire. (Il appelle.) Holàî (A l'huissier qui entre.)
Faites venir Stewart. (L'huissier sort.)
LE CARDINAL DE LORRAINE, vivement.
Pourquoi cet homme?
LE ROI.
Quel mal y voyez-vous ? >
LE CARDINAL DE LORRAINE.
Il n'est pas assez leste, assez jeune....
LE ROI.
Je souhaiterais à bien des jouvenceaux d'enfourcher un cheval comme
lui.
LE CARDINAL DE LORRAINE.
Mais un de vos gentilshommes ferait encore mieux l'affaire....
LA REINE.
Non, non, je suis pour Stewart.... puisque le roi l'a choisi.
LE CARDINAL DE LORRAINE, bas à son frère.
Aidez-moi donc, François.... ce drôle nous fera quelque tour.
LE DUC DE GUISE, bas.
Ce sont vos affaires.... mais croyez-moi, ne contrariez pas trop
Marie. (Entre Stewart.)
SCENE XXI.
Les mêmes, STEWART.
LE ROI.
Stewart, montez à cheval et courez à où sont-ils, ma mère?
LA REINE-MÈRE.
A Montargis. Ils y seront ce soir ou demain matin.
LE ROI, à Stewart.
Il s'agit de messieurs de Bourbon : vous leur donnerez cette lettre.
LA REINE-MÈRE, à Stewart. — Elle tient la lettre à la main.
Venez chez moi, j'y vais mettre mon sceau.
LE ROI, à Stewart.
Allez, suivez ma mère, et partez sur-le-champ. (Stewart s'incline.)
LES ÉTATS D'ORLÉANS. 251
LA REINE-MÈRE.
Adieu, mes enfans.
LA REINE.
Dieu VOUS garde, ma mère! (En s'avançant vers la reine-mère pour l'embras-
ser, elle passe devant Stewart et lui dit à voix basse : ) Ne partez qu'après avoir
pris mes ordres, je le veux; vous m'entendez, Stewart.
(La reine-mère sort; Stewart la suit, après avoir fait signe à la reine qu'il lui obéira.)
SCÈNE XXII.
LE ROI, LA REINE, LE DUC DE GUISE, LE CARDINAL
DE LORRAINE.
LE CARDINAL DE LORRAINE, bas au duc de Guise.
Vite, deux bons chevaux et deux hardis compères pour le gagner de
vitesse et porter le mot à Bouchard. Trouvez-moi cela, mon frère.
LE DUC DE GUISE, bas.
Et que craignez-vous?
LE CARDINAL DE LORRAINE, bas.
Que sais-je? La reine Marie elle-même! C'est nécessaire,
croyez-moi.
LE DUC DE GUISE.
Allons, je le veux bien.
LE CARDINAL DE LORRAINE.
HâtonS-nOUS. (Ils sortent.)
SCÈNE XXIII.
LE ROI, LA REINE.
LA REINE.
C'est bien mal, ce que vous avez fait là, François! Si vous m'aimiez,
vous m'auriez écoutée... Cela pourra prêter à médire de moi.
LE ROI.
Que vous êtes enfant! Voyons, venez, ma belle.
LA REINE, à part, en suivant le roi qui se dirige vers son appartement.
Et moi qui ai la bonté de demander pardon à Dieu quand il nïad-
vient de rêver à ces soirées d'Am boise! (ils sortent.)
FIN DU PREMIER ACTE.
L. VlTET.
(La suite au prochain n°.)
LES SQUATTERS
SOUVENIRS D'UN EMIGRANT.
DERNIÈRE PARTIE.1
I.
Quand on a dépassé Santa-Fé, capitale du Nouveau-Mexique, il reste
aux voyageurs environ trente lieues à faire vers l'ouest et la Sierra-
Madré à franchir, pour atteindre la Haute-Californie. Une plaine im-
mense , au milieu de laquelle coule en diagonale la Rivière Rouge,
s'étend au .pied de la Sierra-Madre; elle sépare la partie orientale de
la Californie des territoires aurifères, des Dorados ou districts d'or.
Cette plaine va en s'élevant insensiblement dans la direction du nord-
ouest, et finit par former un plateau carré, nommé le Grand-Bassin,
d'un diamètre d'environ cinq cents milles, à un niveau de cinq mille
pieds au-dessus de celui de la mer. Un sol inégal, ici renflé en col-
lines, là creusé en vallées, des sables arides entrecoupés par des terres
fertiles, des lacs encadrés dans une végétation sauvage, donnent au
plateau l'aspect sévère et accidenté des pays de montagnes. Les lacs du
Grand-Bassin, et entre autres celui de la Pyramide à l'ouest, le Grand-
Lac Salé à l'est, forment les réservoirs de plusieurs fleuves dont, par
(1) Voyez la livraison du 1er avril.
t LES SQUATTERS. 253
une singularité remarquable, aucun ne franchit l'enceinte des mon-
tagnes pour se déverser dans l'océan. A la limite occidentale du pla-
teau, du côté de la Mer Pacifique, la chaîne des Monts-Neigeux, la
Sierra-Nevada, dresse vers le ciel ses blanches arêtes. A la base de la
sierra s'ouvre un défilé qui mène les voyageurs, à travers mille détours,
au pied des pics chenus dont le sommet atteint la région des neiges
éternelles. Ce défilé est le Pas des Émigrans; c'est la voie de commu-
nication naturelle entre le Grand-Bassin et les riches plaines baignées
par le San-Joaquin et le Sacramento. Traversez ce défilé, franchissez les
âpres versans de la Sierra-Nevada, et vous foulez enfin cette vallée dont
les trésors sont aujourd'hui célèbres dans le monde entier, vous êtes au
centre de la contrée aurifère vers laquelle tant de regards inquiets,
tant d'espérances avides se tournent depuis quelques mois comme vers
une terre promise.
Nous avions suivi la route que je viens de décrire, nous avions laissé
derrière nous les plaines de Santa-Fé, les défilés sauvages de la Sierra-
Madré, les solitudes arides ou fertiles du Grand-Bassin; mais, arrivés
svjr les plateaux élevés de la Sierra-Nevada, nous avions fait halte. Nous
étions les premiers à prendre la Californie à revers; tandis que les émi-
grans venus par mer exploitaient les vallées du San-Joaquin et du Sa-
cramento, et s'avançaient peu à peu du littoral vers la base occiden-
tale de la sierra, nous jugeâmes préférable d'en exploiter les plateaux
et les versans encore inexplorés.
Ce fut d'abord une halte tumultueuse. Près de trois cents aventuriers
prenaient tout d'un coup possession d'une terre où il leur semblait déjà
fouler l'or qu'ils étaient venus chercher de si loin et à travers tant de
périls. On fit les apprêts du dernier campement avec une joie fiévreuse.
En quelques minutes, les tentes furent dressées et les feux du bivouac
brillèrent, comme des signaux de fête, sur les cimes désertes qu'enve-
loppaient les premières ombres de la nuit. Le romancier, le chasseur
canadien et moi nous tînmes conseil autour de l'un de ces brasiers,
comme les guerriers indiens à la veille d'entrer en campagne. Je com-
mençai par décider Tranquille à rester avec nous en qualité de guide
et de chasseur. C'était facile: quels besoins avait-il à satisfaire? N'avait-
il pas, sur les sommets de la sierra comme sur les bords des grands
lleuves ou au milieu des prairies de l'ouest, l'air pur, le ciel bleu et
des terrains de chasse illimités? Il fut ensuite décidé que nous cher-
cherions, dès le lendemain, les traces du squatter et de sa famille, et
que nous essaierions de former tous ensemble une association à la
fois imposante et fructueuse. Le squatter avait dû suivre infailliblement
le même chemin que la caravane; restait à savoir s'il avait gagné la
plaine, ou s'il avait, comme nous, préféré se fixer sur les hauteurs.
C'était un point à éclaircir dès le lendemain. Pendant que nous délibr-
TOME h. » m
254 REVUE DES DEUX MONDES. #
rions tous trois, le camp entier délibérait aussi par groupes séparés.
Les sympathies qui s'étaient formées pendant un long voyage donnaient
naissance à de nombreuses associations, à de petites communautés, qui
se distribuaient déjà, comme un pays conquis, les endroits à exploiter,
et sur lesquels elles projetaient d'élever leurs habitations respectives.
Puis le camp ne tarda pas à être plongé, à la suite de ces délibérations
et de ces préparatifs tumultueux, dans le calme d'un sommeil que les
émotions de la journée rendaient nécessaire.
Ce sommeil fut bientôt troublé. Vers deux heures de la nuit, une des
sentinelles mises de faction à quelque distance du camp donna l'a-
larme en déchargeant sa carabine. Les échos nombreux qui répétaient
l'explosion nous firent croire à une fusillade, et en un clin d'oeil tout
le monde fut sur pied. Tranquille, l'un des premiers, s'élança du côté
où l'explosion avait retenti. Un quart d'heure après, il était de retour,
et nous comprîmes par son récit que les dangers que nous avions courus
jusqu'alors n'étaient rien en comparaison de ceux qu'il nous restait à
braver. Un dogue, qui veillait avec la sentinelle sur l'un des rochers
voisins du camp, avait éventé avec l'instinct de sa race l'odeur des In-
diens, et poussé des hurlemens qui avaient alarmé le factionnaire. Ce-
lui-ci avait regardé autour de lui avec inquiétude et fini par découvrir,
dans la campagne éclairée par la lune, des cavaliers qui semblaient se
diriger vers le camp, et qu'à leurs manteaux de peaux de bête il avait
reconnus pour des Indiens. Il avait suivi avec attention tous leurs mou-
vemens. Les Indiens avaient fait halte à quelque distance du camp. A
peine s'étaient-ils arrêtés, qu'un homme portant le costume mexicain
avait passé près de la sentinelle, sans répondre à son qui vive, et s'était
mis à courir vers les Indiens. La sentinelle avait fait feu; elle avait vu
les Indiens se disperser aussitôt, mais n'avait pu s'assurer si le Mexicain
suspect avait été atteint. — Tranquille s'était décidé, avec son audace
ordinaire, à pousser seul une reconnaissance dans la plaine; il avait
remarqué les traces des cavaliers indiens; quant à l'homme signalé
par la sentinelle, il ne l'avait pas rencontré. A l'entrée du camp seu-
lement, il avait été rejoint par ce vaquero mexicain que nous avions
sauvé sur les bords de l'Arkansas. Tranquille avait questionné le va-
quero sur les motifs qui le faisaient vejjler à pareille heure, et n'avait
obtenu de cet homme que d'assez vagues explications. — Tout cela, dit
le chasseur en secouant la tête, est d'un triste augure au commence-
ment d'une campagne. — Ces paroles du chasseur ne laissèrent pas de
nous causer quelque inquiétude, car nous savions par expérience que
Tranquille se trompait rarement.
Tels furent les incidens qui signalèrent notre première nuit dans la
Sierra-Nevada. Le jour brillait à peine, que, laissant le romancier et
notre domestique commun à la garde de nos bagages, je sortis, accom-
LES SQUATTEHS. 253
pagné de Tranquille, pour commencer mes recherches. Nous nous di-
rigeâmes du côté du lac que nous avions aperçu la veille de l'une des
hauteurs près desquelles la caravane avait fait halte.
— Tenez, me dit le Canadien, voici des traces de roues qui divergent
de deux côtés; suivez l'une de ces deux empreintes, je suivrai l'autre,
et probablement l'un de nous deux arrivera à l'endroit où les chariots
se sont arrêtés.
Nous nous séparâmes : la ligne d'exploration du Canadien devait le
conduire aux bords du lac par une pente unie; celle que je suivais ser-
pentait au milieu de rochers à pic, aboutissant à la rive opposée. Je
marchais les yeux baissés sur le sol pierreux où les chariots n'avaient
laissé leurs traces que de distance en distance. Je fus détourné de ma
rêverie par le bruit d'une pierre qui rebondit à mes pieds; je levai la
tête, et j'aperçus le vaquero mexicain, qui, depuis l'alerte de la dernière
nuit, m'était singulièrement suspect. Les jambes pendantes, une cara-
bine, que je voyais pour la première fois entre ses mains, posée en tra-
vers sur ses genoux, il était assis sur le bord d'un rocher qui surplom-
bait à une cinquantaine de pieds au-dessus de moi. Le vaquero me fit
signe de venir le rejoindre, et je me rendis à son appel avec l'espoir
que peut-être du haut de cette éminence j'embrasserais d'un coup
d'œil le lac et ses alentours. Ce ne fut pas sans peine que j'arrivai jus-
qu'à lui.
— La solitude a bien ses dangers, me dit-il quand je fus à ses côtés.
Supposez qu'au lieu d'être arrivé d'hier dans ce pays, votre ceinture
fût gonflée de poudre d'or après un long séjour. N'auriez-vous pas tort
de vous exposer ainsi dans ces gorges désertes?
— Je l'avoue, répondis-je; mais je marchais sans défiance comme
un homme que sa pauvreté protège, et puis j'avais tout à l'heure un
compagnon qui n'est pas encore bien loin.
— Oui, le chasseur canadien, un homme rompu à la vie du désert.
Celui-là du moins ne cherche ici que du gibier; il ne ressemble pas à
ces Américains avides qui s'abattent sur notre beau pays de Californie
comme une nuée de vautours.
Le Mexicain, tout en parlant, me montrait du doigt le camp, où ré-
gnait une agitation inusitée.
— Que de déceptions parmi tout ce monde, continua-t-il , et com-
bien peut-être de ces gens-là regretteront ce qu'ils ont quitté!
— - Comment l'entendez-vous? demandai-je; l'or n'est-il pas si abon-
dant qu'on le prétend, ou bien est-il si difficile à trouver?
— Le métier de chercheur d'or a des périls qu'on ignore, reprit
le Mexicain avec un sourire équivoque. Et puis, l'excitation de l'es-
prit, la fatigue du corps, les exhalaisons de ces cours d'eau qu'on va
détourner, les vapeurs de cette terre qu'on va fouiller, la faim et la
256 REVUE DES DEUX MONDES.
soif, comptez-vous tout cela pour rien? Laissez, croyez-moi, ces insen-
sés se précipiter sur cette terre comme si chaque caillou, chaque grain
de sable dût cacher un morceau d'or. Avant quelques jours, la curée
sera belle ici pour les vautours.
— Mais au moins, m'écriai-je, ce qu'on a dit des richesses cachées
dans ces sables n'est pas un mensonge?
— Écoutez, répondit le vaquero; je vous dois, ainsi qu'au chasseur
et à votre ami, quelque reconnaissance. Pour vous prouver que je ne
suis pas un ingrat , je vais vous révéler ce qu'un vrai gambusino ne
saurait ignorer sans honte. Il y a mille manières de chercher de l'or,
sans parler de celle qui est la mienne; mais ce n'est pas de moi qu'il
s'agit en ce moment. Ce que je vais vous dire , c'est ce que tout Cali-
fornien connaissait à merveille bien avant l'arrivée de ces chercheurs
d'or étrangers. Ma jeunesse s'est passée à chercher de l'or dans ce pays,
et je puis parler de ce qu'il produit en connaissance de cause. Évitez
les cours d'eau, car, depuis des siècles qu'ils coulent dans le même
sens, ils ont déjà charrié tout l'or qu'ils ont pu arracher aux filons;
les grenailles qu'ils roulent ne valent pas les fièvres, les rhumatismes
que leurs eaux engendreront. Suivez de préférence le lit desséché des
torrens. Là, c'est autre chose. Les torrens n'ont pas de sources; quoi-
qu'aboutissant presque toujours au lit qu'ils se sont une fois creusé,
ils ont pris naissance à des endroits différens sur la crête des monta-
gnes. Dans l'impétuosité de leurs cours capricieux, ils arrachent plus
d'or en une saison aux filons saillans des rochers qu'un ruisseau pen-
dant tout un siècle. L'inclinaison des terrains vous mettra sur la trace
de la route qu'ils suivent d'ordinaire. Exploitez-en le lit, mais en le
remontant, car les plus gros morceaux d'or ont dû moins s'éloigner
du filon qui les a engendrés. Examinez soigneusement les pepitas que
vous rencontrerez. A mesure que les arêtes de ces pepitas seront plus
aiguës, ce sera signe qu'elles auront roulé moins long-temps, qu'elles
seront plus près du rocher qui les a fournies. Puis , si vous arrivez à
trouver les grains d'or adhérens encore à leur enveloppe de pierre,
alors creusez, fouillez partout, brisez le roc que vous rencontrerez,
détournez les cours d'eau qui vous feront obstacle, car vous serez près
du filon générateur; alors au moins vous pourrez braver le froid des
rivières et les exhalaisons fiévreuses d'un sol bouleversé.
Ces raisonnemens me semblaient d'une justesse incontestable. —
Pourquoi donc, dis -je au Mexicain, renoncez-vous à un métier dont
vous possédez si bien les secrets?
— Je vous ai dit qu'il y avait plusieurs manières de chercher l'or.
En voilà assez sur ce sujet. Adieu, seigneur cavalier. Si vous m'en
croyez, vous éviterez de vous hasarder ainsi loin du camp, seul et sans
armes. Maintenant que je vous ai donné de bons conseils et de sages
LES SQUATTËllS. 257
avis, je suis quitte envers vous, et je vais à mes affaires. C'est à vous de
profiter de mon expérience, à moins que vous n'aimiez mieux faire
comme la plupart de vos compatriotes et braver les dangers au lieu de
les éviter : vous en êtes le maître.
Le vaquero s'était levé tout en me parlant; il me lança un regard
moqueur, puis il descendit à grands pas la colline où nous étions assis,
et je l'eus bientôt perdu de vue. Je me levai à mon tour, et je repris
mon chemin, guidé par les traces de chariots qui se montraient de loin
en loin. Enfin, je sortis du défilé où je m'étais engagé, et j'arrivai dans
la plaine, au milieu de laquelle le lac Bompland étend ses eaux lim-
pides. Ce lac, situé au centre des plus hauts sommets de la Sierra-Ne-
vada, forme un parallélogramme de cinq lieues de long sur deux
de large. Ses rives, qui n'allaient pas tarder à se couvrir d'émi-
grans, étaient encore désertes. Deux chariots arrêtés près du lac an-
nonçaient cependant que quelques colons s'étaient déjà fixés sur ses
bords. La forme de ces wagons, la toile blanche qui les recouvrait,
attirèrent tout d'abord mon attention. Il me sembla reconnaître les
chariots de Township. Je pressai le pas, et j'acquis bientôt la certitude
que je ne m'étais pas trompé. Trois des fils de Township étaient occupés
à trier des sables aurifères à quelque distance des wagons, et leur pré-
occupation était telle qu'ils ne m'avaient pas aperçu. J'avais devant
moi un curieux exemple de cette âpreté d'exploitation qui révoltait si
étrangement le vaquero mexicain. L'un des jeunes émigrans tamisait,
à l'aide d'une large pelle et d'une claie d'osier inclinée au-dessus du
sol, les parties les plus grossières du sable; deux de ses frères les blu-
taient ensuite dans une peau de buffle criblée de petits trous comme les
vans de nos campagnes. Des amas de sable tamisé s'élevaient en assez
grand nombre auprès des jeunes gens, attendant la dernière et décisive
opération du lavage. C'était l'art du chercheur d'or dans sa première
enfance. J'interrompis leurs occupations en me faisant reconnaître de
l'aîné de ces jeunes travailleurs nommé Térence ou Terry (diminutif
familier de Térence). Je n'avais pas oublié la cordiale sollicitude qu'il
m'avait témoignée au moment de ma rencontre avec son père. Le pre-
mier moment de surprise une fois passé, Terry me conduisit au cam-
pement du squatter.
Township avait choisi, pour y installer sa famille, un petit vallon
creusé parmi les hauteurs qui encadrent le lac. Sa tente et ses chariots,
abrités derrière un monticule, formaient, avec des troncs d'arbres, une
sorte de retranchement qui mettait son habitation à l'abri d'un coup de
main. Terry m'introduisit dans la tente commune. Le squatter et sa
femme m'accueillirent comme une vieille connaissance. Quant à la
jeune fille de Township, elle répondit à mon salut par un de ces gra-
cieux sourires auxquels pendant mon long pèlerinage je n'avais jamais
pensé sans émotion.
528 REVUE DES DEUX MONDES.
— Il est donc dit, s'écria Township, que nous nous rencontrerons
toujours dans l'exploitation du même terrain; mais celui-ci produit
assez pour qu'on ne craigne pas de partager. Ce n'est pas ici comme
à Jied-Maple. Soyez donc le bien-venu.
La brusque cordialité de cet accueil me prouvait que le squatter ne
gardait contre moi aucune arrière-pensée hostile, aucun souvenir dés-
agréable de nos premières relations. Je fis connaître alors à Township
une partie des motifs qui m'avaient fait entreprendre ce long voyage;
je lui racontai mes tentatives inutiles pour le rejoindre depuis Guyan-
dot, et notre excursion à sa recherche sur les bords de l'Arkansas. Je
parlai à ce propos de l'homme que nous avions sauvé au milieu de cir-
constances si singulières, et que nous avions amené avec nous. Je fus
frappé de l'air d'inquiétude avec lequel le squatter écouta cette der-
nière partie de mon récit. Toute la famille semblait partager ce sen-
timent pénible, et l'embarras de Township était visible. Toutefois le
squatter ne tarda pas à se remettre, et il affecta même quelque gaieté en
me racontant qu'après avoir failli être victime d'un guet-apens tendu
par des maraudeurs, il avait fort à propos été secouru par un détache-
ment de ri/ïemen, et que cette rencontre avait été le seul incident de
son voyage. Je dus me contenter de cette explication, après quoi j'ar-
rivai à la proposition d'association que je m'étais chargé de lui trans-
mettre. L'offre de trois associés armés, parmi lesquels se trouvait un
chasseur du mérite de Tranquille, fut acceptée avec empressement,
comme je m'y étais attendu. Satisfait du résultat de ce premier entre-
tien, je me retirai pour rejoindre mes compagnons, que j'espérais
rencontrer au camp.
II.
A mon arrivée au bivouac général , ni Tranquille ni le romancier
n'étaient de retour. Quant à notre domestique, il avait jugé à propos
de s'éloigner aussi de son côté, laissant notre tente à la merci du pre-
mier occupant. Fort heureusement personne ne s'était soucié de pro-
fiter de notre absence, et je retrouvai nos bagages intacts. Le domes-
tique s'était contenté d'emporter son modeste équipement, monté sur
le cheval que nous avions acheté pour son usage. Il n'était que trop
probable que le drôle avait trouvé commode, après avoir fait le voyage
à nos dépens, d'essayer le métier de gambusino pour son propre compte.
Je reconnus là un premier symptôme de la maladie régnante, et je
pensai avec effroi au bouleversement que les progrès de cette fièvre
d'exploitation allaient apporter dans les relations sociales de la colonie
naissante. Je parcourus le camp, et je retrouvai partout le même dé-
sarroi que sous notre tente. Les bœufs, encore accouplés aux jougs,
ruminaient tristement près des chariots abandonnés par leurs maîtres,
LES SQUATTERS. 259
les tentes étaient désertes; en un mot, il semblait que la passion de l'or
eût dispersé tous les aventuriers comme un fléau contagieux. Personne
n'avait pu modérer l'impatience que trois mois de route avaient excitée,
et tous s'étaient élancés de différens côtés à la recherche des placeres,
sans s'inquiéter de ce qu'ils laissaient derrière eux de précieux ou d'u-
tile. Le romancier avait fait comme tout le monde. Les terrains auri-
fères de la Californie allaient le dédommager des déceptions qu'il avait
éprouvées dans les marécages de la Virginie. Il fut un des derniers à
revenir au camp.
" — A la bonne heure, me dit-il en m'abordant; on ferait ici bien des
milles sans trouver un seul marécage, même quand on les cherche-
rait. Le pays abonde en plaines sablonneuses, voilà qui est bien constaté.
— Est-ce là tout ce que vous avez découvert? lui demandai-je en
riant.
— C'est déjà quelque chose, car j'ai les marais en horreur. l£t puis
le sable indique la présence de l'or, et j'ai acquis la conviction que cet
indice n'est pas trompeur : acquis est le mot, car, ajouta-t-il tout bas,
je viens d'acheter un placer à beaux écus comptant.
— Acheter un placer ici, en Californie! m'écriai-je, vous voulez rire.
— Pourquoi pas? reprit le romancier; quand on peut se procurer
pour quelques écus des milliers de dollars, c'est toujours une excel-
lente affaire. Nous allons quitter le camp, et ce soir nous bivouaquons
sur l'or, voilà qui est arrêté.
Tranquille revenait au moment où le romancier allait entrer dans
quelques détails sur son acquisition. Le chasseur rapportait un daim
magnifique, et de plus il avait découvert la piste d'un ours brun, ce
qui lui avait fait oublier la recherche du squatter. J'appris alors à mes
compagnons la fuite du domestique, je leur fis part aussi de l'acquies-
cement de Township, et la seconde de ces nouvelles eut bien vite effacé
l'impression désagréable causée par la première. Cependant il devenait
impossible de réaliser notre plan, si l'on voulait avant tout exploiter le
terrain acheté par le romancier.
— Bah! s'écria-t-il, nous aurons toujours le temps d'aller rejoindre
Township. D'ailleurs, l'or que nous allons trouver sera notre mise de
fonds.
Tranquille attela le chariot commun, et nous nous dirigeâmes vers
le terrain dont le romancier avait acheté la libre disposition. Chemin
faisant, ce dernier me mit au courant des circonstances qui l'avaient
déterminé à ce marché. Comme il errait en quête de quelque gîte
d'or dans les plaines voisines du camp, il avait aperçu, assis au milieu
des sables, deux hommes dont le costume bizarre ne pouvait apparte-
nir qu'à des Californiens. L'un de ces hommes avait la tenue sévère et
l'air respectable d'un alcade; l'autre, vêtu d'nn manteau déchiré, sur
260 REVUE DES DEUX MONDES.
lequel pendait une chevelure en désordre, avait la mine d'un mendiant
ou plutôt d'un bandit. Tous deux étaient munis de larges sébiles en
bois qu'ils remplissaient de sable et qu'ils plongeaient avec mille pré-
cautions dans l'eau d'un ruisseau voisin, tamisant ensuite à travers
leurs doigts le sable imbibé d'eau. Selon toute apparence, le plus écla-
tant succès couronnait les recherches du travailleur au manteau dé-
chiré, car à chaque instant des exclamations joyeuses entremêlées d'ac-
tions de grâces ferventes à tous les saints du paradis s'échappaient de
ses lèvres. Le romancier le contemplait avec admiration; mais le cher-
cheur d'or, sans paraître le remarquer, continuait ses travaux, et de
temps en temps adressait la parole à son compagnon en mauvais an-
glais. 11 lui exprimait son chagrin d'être forcé de quitter le soir même
un terrain si riche sans trouver un homme qui voulût l'acheter, et,
tout en parlant, il faisait chatoyer entre ses doigts un grain d'or de la
grosseur d'une amande. L'alcade paraissait ébahi; quant au romancier,
son enthousiasme ne connaissait plus de bornes, car le morceau d'or
venait d'être extrait du sable sous ses yeux mêmes. «Et si je vous ache-
tais ce terrain! » s'était-il écrié en s'approchant des deux gambusinos;
puis à tout hasard il avait offert dix dollars : c'était tout ce qui lui res-
tait. Le chercheur d'or avait long-temps hésité à conclure le marché;
mais, appelé, disait-il, par des affaires pressantes et le soin de son hon-
neur à San-Francisco et contraint d'abandonner son placer, il avait enfin
iini par consentir, en soupirant et en maugréant, à ce qu'il appelait le
troc d'un million contre quelques piastres. Le romancier ne s'était pas
senti d'aise à ce résultat inattendu, et il avait voulu nous installer sans
retard dans l'Eldorado qu'il venait d'acquérir à si peu de frais.
Nous étions arrivés au placer en question. Nous déballâmes aussitôt
la cargaison de pelles, de pioches et de tamis, qu'apportait notre cha-
riot, et nous nous mîmes au travail avec ardeur, pendant que le Cana-
dien dépouillait et dépeçait son gibier pour le repas du soir. A notre
grande surprise, une heure, deux heures se passèrent sans que le
moindre grain d'or eût brillé parmi les amas de sables soulevés par
nos pioches, puis blutés et lavés avec un soin minutieux. La nuit était
venue, et nous n'avions pas découvert encore la moindre parcelle pré-
cieuse. « Nous n'avons pas su nous y prendre, dit le romancier, dont
rien ne déconcertait la bonne humeur; demain, tout ira mieux. » Ce-
pendant la journée du lendemain s'écoula sans amener de meilleurs
résultats; le sol, fouillé en tous sens, ne nous offrit, comme la veille,
que du sable et des cailloux. Quand l'heure du repas arriva, nous étions
brisés de fatigue. De vagues soupçons que j'avais conçus sur la probité
du vendeur de ce terrain se changèrent alors pour moi en certitude.
Évidemment le romancier avait été dupe de quelque effronté fripon
qui avait habilement exploité sa crédulité. Je fis part de mon opinion
LES SQUATTERS. 264
au romancier, qui lui-même ne pouvait plus douter de sa déconvenue.
Nous décidâmes que le lendemain, sans plus perdre de temps à remuer
un sol ingrat, nous irions nous fixer sur les bords du lac, près de
Township, et commencer nos travaux sur quelque placer véritable en
mettant à profit les instructions que m'avait données le vaquero mexi-
cain.
Nous nous mîmes en route avec notre chariot dès le lever du soleil,
et, en peu d'instans, nous fûmes sur les bords du lac. Tout y avait
changé d'aspect. Les associations partielles qui s'étaient formées parmi
la caravane semblaient s'être donné rendez-vous sur ses rives. Déjà des
cabanes étaient construites au milieu des bruyères, sur les rochers, à
l'ombre des pins et des cèdres. Les diverses communautés occupaient
un emplacement et des habitations distincts. Une foule de travailleurs
circulant sans cesse au milieu des cabanes animait cette ville impro-
visée. Les cris de joie des chercheurs d'or, leur activité bruyante, con-
trastaient avec la morne tranquillité qui régnait sur les âpres sommets
de la Sierra-Nevada, et il me semblait, en comparant le calme de ces
hautes cimes au mouvement de la vallée, voir la nature même opposer
sa grandeur sereine à l'inquiète activité de l'homme.
Je retrouvai là, pour la plupart , les visages connus de nos compa-
gnons de route, mais, parmi eux, je cherchai vainement le Mexicain
de l'Arkansas; depuis l'alerte de la nuit, personne ne l'avait revu au
camp. Notre association fut bien vite conclue avec le squatter; nous
étendîmes un peu le cercle de ses retranchemens pour donner place à
notre tente et à notre chariot; Tranquille couchait sous la toile du cha-
riot; le romancier et moi, nous dormions sous la tente. Cependant notre
mise de fonds, comme disait le romancier, n'était encore qu'en espoir,
et il fut résolu que, pour la former, nous travaillerions séparément,
après nous être initiés, en observant les chercheurs d'or répandus sur
les bords du lac, aux divers procédés de l'art du gambusino.
Les mines d'or doivent abonder en Californie comme dans plu-
sieurs états du Mexique; mais il faudrait, pour les découvrir, une ex-
périence pratique qui nous manquait à tous. Il était urgent dès-lors
de s'en tenir au lavage des sables aurifères, souvent fort éloignés des
filons à fleur de terre. Les grains d'or, mêlés à ces sables après avoir
été arrachés aux filons par l'eau des pluies, sont couverts, comme les
galets au milieu desquels ils se trouvent, d'une couche d'argile qui les
rend méconnaissables; ils ne reprennent leur brillant et leur poli qu'au
contact d'une eau pure. Les machines qui peuvent laver en moins de
temps les cailloux et les sables sont donc les plus parfaites et les plus
lucratives. Le génie américain a pu se donner amplement carrière
dans la construction de ces machines, et il a obtenu, dans des terrains
aurifères souvent assez pauvres, des résultats fort supérieurs à ceux
Ml HEVUE DES DEUX MONDES.
qui émerveillaient autrefois, dans des terrains plus favorisés, le yam-
busino mexicain muni de sa sébile. Sur les bords du lac Bompland,
nous vîmes fonctionner quelques-unes de ces puissantes machines, ad-
mirables créations de l'industrie américaine. Là, des auges gigantes-
ques, sans cesse remplies, arrosées et vidées, balançaient, à l'aide
d'une bascule manœuvrée par un seul bras, une charge de sable que
plusieurs hommes eussent eu peine à soulever. De larges corbeilles aux
inailles serrées étaient, au moyen de longues perches dont deux tra-
vailleurs tenaient l'extrémité, continuellement plongées dans le lac et
tirées hors de l'eau. D'autres chercheurs d'or travaillaient à la con-
fection de chapelets hydrauliques dont les seaux cerclés de fer de-
vaient à la fois draguer le sable et le laver. En un mot, cette mer-
veilleuse activité américaine, qui a déjà changé la face d'un monde,
s'exerçait là dans toute sa fougueuse ardeur. Les visages étaient ra-
dieux, car ce travail infatigable commençait à porter ses fruits. Partout
c'étaient de bruyans éclats de joie, des actions de grâces frénétiques.
On se montrait en triomphe des grains d'or, souvent presque impal-
pables, extraits d'une montagne de sable. D'autres, plus heureux, trou-
vaient parfois de petites pepitas qui, grossies par la renommée, ont dû
prendre en Europe des proportions gigantesques. Puis, le soir venu,
aux lueurs du foyer où rôtissaient les viandes apportées par les chas-
seurs de chaque communauté, on comptait ses gains, on s'en promet-
tait de plus beaux pour le jour suivant, et chacun s'endormait dans des
rêves dorés.
Cependant de vagues rumeurs ne lardèrent pas à circuler. Quelques
travailleurs en s'écartant pour couper les bois nécessaires à la construc-
tion des machines, les chasseurs au retour de leurs chasses, avaient
signalé des traces suspectes; des figures inconnues avaient été vues rô-
dant parmi les rochers voisins du lac. La masse des terres déplacées,
le soleil ardent, avaient d'ailleurs disséminé dans l'atmosphère des ger-
mes de maladies qu'allaient développer le travail excessif et une nour-
riture souvent insuffisante. On pressentait le danger sans le voir. L'in-
quiétude était dans l'air et planait pour ainsi dire au-dessus du camp,
comme ces nuées des tropiques imperceptibles d'abord, et qui, gros-
sissant tout à coup, laissent éclater de terribles orages. Au milieu de
cette inquiétude générale, l'intérieur de la famille du squatter m'offrait
des distractions précieuses que je recherchais avidement. Là aussi pour-
tant régnait une vague tristesse, et l'anxiété qu'on lisait sur les traits
du chef de famille semblait s'être communiquée à tous ses enfans. C'est
à force d'activité seulement qu'on parvenait à écarter de tristes préoc-
cupations. Aussi la petite communauté travaillait-elle avec ardeur, les
hommes au-dehors, les femmes au-dedans. Le spectacle de ces communs
efforts avait pour moi un charme sévère. Il me semblait vivre au mi-
LES SQUATTERS. 263
lieu d'une de ces familles primitives qui, même dans le désert, sont par-
tout dans leur patrie. Cette sainte énergie du lien de famille, que rien
encore n'est venu affaiblir chez les Américains, explique peut-être la
facilité avec laquelle ils émigrent et s'acclimatent en tous lieux. Quelle
patrie peut-il regretter, celui qui voit tous ceux qu'il aime assis avec lui
au même foyer? Pendant que les femmes filaient, que les enfans four-
bissaient leurs carabines ou se livraient à quelque mâle travail, Town-
sbip jetait un regard d'orgueil sur ses robustes fils, sur sa fille douce et
grave, et il se, plaisait à raconter l'histoire de cette famille dont il avait
conduit les destinées à travers tant de hasards. Cette histoire n'avait rien
de bizarre aux États-Unis, où la ville tend incessamment à s'épancher
dans le désert, contrairement à cette tendance qui pousse en France la
population des campagnes vers les villes. J'écoutais cependant Township
avec intérêt, car ses souvenirs domestiques m'offraient plus d'une ré-
vélation curieuse sur la vie de ces squatters, qui forment une des classes
les plus nombreuses de la population américaine.
Trente ans environ avant le jour où le squatter me faisait ce récit, le
père de Township était établi sur les côtes de l'Atlantique dans un assez
chétif domaine; comme, à mesure que sa famille s'accroissait, ses terres
s'appauvrissaient, il avait résolu de se mettre en quête d'un terrain
plus fertile. Il avait réalisé de sa propriété tout ce qui était réalisable,
à l'exception de quelques instrumens de labour qui devaient lui servir
plus tard , d'une paire de chevaux pour traîner le chariot destiné à
transporter les meubles et la famille, et d'une partie de bétail. Un
matin, il s'était mis en route : des jours, des semaines, xles mois, s'é-
taient écoulés jusqu'au moment où toute la famille, après avoir tra-
versé les états de New-York, de Pensylvanie et la chaîne des Alleghanys,
était arrivée sur les bords de l'Ohio. A cette époque, des bois épais,
impénétrables aux chariots, couvraient encore l'espace où s'élèvent des
villes aujourd'hui, et il avait fallu toute l'énergie de rémigrant, aidé de
ses robustes enfans, pour atteindre les rives du fleuve. Par un prodige
d'audace et de ténacité, le fleuve avait été à son tour franchi, et la fa-
mille s'était installée sur le bord opposé de l'Ohio. L'endroit où le père
de Township s'arrêta était alors désert, le feu et la cognée déblayèrent
un espace de terrain suffisant pour y construire une cabane temporaire,
et, tandis que les femmes filaient pour remplacer les vêtemens usés par
le voyage, les hommes et les jeunes garçons empilaient du bois sur
la rive de l'Ohio. Un feu, allumé la nuit à cet endroit, indiquait aux
bateaux qui descendaient ou remontaient le fleuve qu'il y avait du bois
à vendre. Ces ventes répétées furent le premier bénéfice des colons.
Bientôt les squatters avaient organisé de vastes trains de bois de con-
struction sur lesquels ils se laissaient dériver jusqu'à la Nouvelle-Or-
léans. Une année s'était écoulée pendant laquelle, de spéculation en
spéculation, la famille avait successivement augmenté son bien-être
>«;» REVUE DES DEUX MONDES.
jusqu'à posséder une réserve de quelques centaines de dollars. Grâce
à l'esprit commercial de l'Américain, les piastres se changèrent bientôt
en quadruples, et, au bout de deux ans, le chef de la famille se trou-
vait presque riche. C'est sous la garde de cet homme à la fois hardi et
patient que Township avait grandi; il s'était promis de prendre exemple
sur son père, et il avait tenu parole. Lui aussi avait eu hâte d'échanger
les loisirs d'une vie sédentaire contre les périls d'une vie d'aventures.
Il avait formé une nouvelle famille, une nouvelle colonie errante, et,
au moment même où il me retraçait ainsi les événemens de sa vie la-
borieuse, il ne se croyait pas encore au bout de ses pèlerinages. C'était
là parler en vrai squatter, et je me surprenais presque à admirer dans
Township l'idéal de ces défricheurs infatigables qu'un instinct provi-
dentiel semble pousser à promener partout la hache et la charrue.
Ces entretiens avec Township, ces soirées passées au milieu de sa
famille, étaient ma meilleure ressource contre le découragement. Je
ne travaillais jamais avec plus d'ardeur qu'après m'être retrempé dans
ces causeries familières. Notre travail, il est vrai, commençait enfin à
porter ses fruits; le romancier et moi nous exploitions le lit d'un tor-
rent où chaque jour se révélaient à nous de nombreux dépôts de sables
aurifères. Nous avions remonté pas à pas le cours du torrent, et, avec
des instrumens bien inférieurs à ceux de la plupart des gambusinos,
nous n'avions pas été moins heureux que les chercheurs d'or les plus
expérimentés. Déjà cependant les travailleurs désertaient les bords du
lac, fouillés et exploités en tous sens; des détachemens partiels s'avan-
çaient vers des terrains moins fatigués par la pioche. Le campement,
désert le jour, finit par n'être plus habité que vers le soir, où tous les
associés regagnaient, après de rudes journées de labeur, leurs cabanes
ou leurs tentes.
Tranquille nous accompagnait toujours dans nos excursions loin-
taines, car les symptômes alarmans qui depuis quelques jours inquié-
taient la colonie se prononçaient de plus en plus. La désunion s'était
introduite parmi les associés, les maladies commençaient à décimer
cette population épuisée par un travail incessant. A mesure qu'on ré-
coltait plus d'or, on se montrait plus avide. En même temps, les guet-
apens, les crimes se multipliaient. En sondant les rivières, en fouillant
les ravins, on avait retrouvé bien des cadavres. Les solitudes ne ren-
daient pas toujours les malheureux qui s'aventuraient seuls à quelque
distance du camp. Chaque nuit avait son alerte, et des bandits insai-
sissables réussissaient souvent à piller une tente, un chariot isolé, en
dépit de la surveillance de nos sentinelles. Un fait remarquable, c'est
que parmi les victimes de ces attaques, de ces assassinats, on ne comp-
tait jusqu'à ce jour que des Américains. Des hommes de race espagnole
qui se trouvaient avec nous, aucun n'avait été frappé. Était-ce donc
une guerre à mort déclarée dans l'ombre par la race conquise à la
LES SQUATTERS. 265
race conquérante? Voilà ce que nous nous demandions , le romancier
et moi, un jour qu'accablés de fatigue nous nous reposions dans le lit
d'un torrent où nous venions de faire une brillante récolte.
— Quel sombre roman! disait mon compagnon; au train dont vont
les choses, qui de nous peut se vanter de voir le soleil se lever demain?
— Personne , en vérité , dit une voix grave qui me fit tressaillir et
retint la parole sur mes lèvres au moment où j'allais répondre au ro-
mancier. Le vaquero mexicain de l'Arkansas était devant nous. Il mon-
tait un cheval de prix et venait de tourner brusquement une colline
qui dominait le torrent. Nous fûmes bientôt remis de la surprise que
nous avait causée cette apparition imprévue, et nous contemplâmes
quelques instans en silence l'homme qui venait de se mêler par de si
tristes paroles à notre conversation. Le vaquero n'avait plus cet air à la
fois humble et moqueur qui nous avait choqués en lui. Ses traits amai-
gris trahissaient la fatigue et les soucis; son costume était plus soigné
que d'habitude , et tout dans sa contenance révélait un subit change-
ment de fortune.
— Depuis que je vous ai vu, me dit-il en prévenant mes questions,
j'ai parcouru une partie de ce pays, et, depuis le Lac-Salé jusqu'à San-
Francisco, je l'ai vu partout envahi par des nuées de corbeaux amé-
ricains. Leurs bandes arrivent par terre et par mer, et dans un an la
Californie mexicaine n'existera plus. Depuis le fort Suter jusqu'à la
colonie des Mormons, le désert sera peuplé de ces émigrans que Dieu
confonde!
— Est-ce au fort Suter ou à la colonie des Mormons que vous avez
acheté cette veste brodée et ce magnifique cheval? demanda le roman-
cier avec quelque ironie.
— Si vous avez assez d'or pour payer un achat semblable, répondit
le Mexicain, je vous dirai où j'ai fait celui-ci. Je vois, au reste, que le
cavalier français, votre ami, a suivi mes conseils. Vous exploitez les tor-
rens, et vous faites bien. Seulement il ne faudrait pas trop vous éloi-
gner du camp. C'est ce que je disais, il n'y a qu'un instant, à Lewis de
llilinois.
Ce Lewis de l'Illmois était un des plus robustes pionniers de la cara-
vane. Dans une de nos haltes, à la suite d'une querelle avec le Mexi-
cain, il l'avait renversé d'un coup de poing, et depuis ce temps le va-
quero affectait de le traiter avec un respect hypocrite qui semblait
cacher de sinistres desseins. Le romancier ne put entendre prononcer
le nom de Lewis sans céder à sa verve railleuse et sans faire quelques
allusions peu charitables au combat qui s'était si tristement terminé
pour le vaquero. Celui-ci devint pâle de colère, mais réussit à se conte-
nir, et répondit avec sang-froid :
— Oh! à présent, Lewis et moi, nous sommes bons amis, nous
266 REVUE DES DEUX MONDES.
sommes quittes, et je n'ai plus rien à lui reprocher; mais, croyez-moi,
pendant qu'il en est temps encore, suivez mes conseils, et gagnez San-
Francisco. Les gorges de la sierra ne sont pas sûres. Je n'ai pas le
temps de vous en dire davantage. Adieu, seigneurs cavaliers. A la nuit,
je dois être loin d'ici.
Le Mexicain éperonna son cheval et disparut. Tranquille nous re-
joignit bientôt après cette rencontre, et, la nuit Rapprochant, nous
regagnâmes nos tentes. Le soir même, je confiai à Township les soup-
çons que j'avais conçus au sujet du mystérieux vaquero. Le squatter
m'écouta avec cet embarras étrange qu'il avait déjà manifesté en ap-
prenant l'aventure des bords de l'Arkansas. Il garda long-temps le
silence, comme partagé entre le désir de parler et la crainte de révé-
ler un pénible secret. Enfin il parut se décider, me fit signe de sortir,
et en se dirigeant avec moi vers ma tente :
— Vous vous rappelez la nuit de l'Arkansas? me demanda-t-il brus-
quement. Vous m'avez parlé d'un homme que vous avez trouvé atta-
ché au tronc d'un arbre flottant sur la rivière : savez-vous qui l'y avait
attaché ?
— Non.
— C'était moi; et si jusqu'à présent je vous l'ai caché, c'est qu'il y
avait là un souvenir, un secret que mon honneur me faisait un devoir
de taire. Je vous ai dit que, la nuit où nous avions été attaqués par des
maraudeurs, j'avais fort à propos été secouru par un détachement de
riflemen; ce n'est qu'après avoir passé le gué de l'Arkansas que je les
rencontrai, mais déjà leur secours nous était inutile : nous avions fait...
justice de nos ennemis. Une bande d'Indiens des prairies, comman-
dée par un homme de notre couleur, attaquait nos retranchemens.
Nous fîmes une vigoureuse défense, et le chef des rôdeurs, le cavalier
au visage pâle, après avoir essuyé plusieurs fois notre feu, roula enfin
sous son cheval qu'une de nos balles avait frappé. Les autres brigands
se dispersèrent. Mon fils Terry courut au chef terrassé, qui n'avait au-
cune blessure, et qu'il ramena prisonnier. Je m'engageai sur l'honneur
à laisser la vie sauve à cet homme, si les Indiens ne venaient pas
nous attaquer. Les Indiens ne revinrent pas, et moi....
Ici le squatter s'arrêta; c'est à voix basse qu'il acheva son récit.
Je devinai le dénoûment de cette sombre histoire. Dans une de ces
heures d'ivresse où la colère du squatter échauffé par le brandy était
implacable, Township avait commis un crime. Après avoir juré de lais-
ser le maraudeur sortir du camp la vie sauve, il avait, par une cruelle
dérision , attaché son prisonnier vivant à un tronc d'arbre, puis lancé
le malheureux sur les flots de l'Arkansas. Le serment n'était-il pas
tenu? Le prisonnier ne sortait-il pas du camp la vie sauve? — Dieu me
punira, dit Township, qui tremblait en évoquant ce terrible souvenir;
LES SQUATTERS. 267
oui, il me punira pour ce manque de foi. L'homme que vous avez ren-
contré sera l'instrument de sa vengeance. Pourvu que cette vengeance
ne s'étende pas sur tous les miens ! En attendant que la haine de ce
misérable se satisfasse sur moi, n'agite-t-elle pas* déjà les Indiens, dont
elle anime les passions aveugles contre les émigrans américains? Ne
voyez-vous pas que les Américains seuls sont frappés, et n'avez-vous
point deviné ce que cela veut dire?
Une troupe d'hommes, qui apportaient sur un brancard une nouvelle
victime de ces attaques quotidiennes, passa devant nous en ce moment.
Nous nous rangeâmes devant le funèbre cortège. A la lueur des torches,
nous avions reconnu le malheureux qui venait d'être frappé : c'était
Lewis de l'illinois. Je ne pus m'empêcher de frémir en songeant à ces
paroles du vaquero : « Lewis et moi, nous sommes quittes; je n'ai
plus rien à lui reprocher. » Je serrai silencieusement la main du
squatter, qui, à la vue de ce cadavre, sentit se réveiller sa fureur contre
le meurtrier présumé de Lewis, et poussa un de ces blasphèmes gros-
siers par lesquels l'Américain soulage trop souvent sa colère; puis
nous nous dîmes adieu, et je rentrai dans ma cabane en rêvant aux
moyens de quitter le plus tôt possible cette terre maudite.
III.
Un mois s'était écoulé depuis notre arrivée en Californie, et d'impla-
cables passions s'étaient déchaînées parmi ces hommes placés tour à
tour sous les influences contraires de la convoitise, du découragement
et de la peur. Le caractère américain s'était, pour ainsi dire, trans-
formé; une population mixte avait pris naissance sous mes yeux; l'aus-
térité, la rudesse virile de la race anglo-saxonne, avaient fait place à
une sorte de corruption brutale, où l'on retrouvait tous les vices des
Mexicains dépouillés de leur native élégance. Sous le ciel de la Californie,
au milieu de ces rochers sillonnés de veines d'or, les hommes venus des
bords de l'Ohio et de l'Hudson oubliaient chaque jour les vertus mo-
destes qui avaient fait la gloire de leurs ancêtres; ils apprenaient l'or-
gueil, la dissimulation, la débauche, et, en s'initiant à l'art du cher-
cheur d'or, ils adoptaient ses mœurs : en un mot, ce n'étaient plus des
squatters que je voyais autour de moi, c'étaient déjà presque des gam-
businos.
Les attaques des rôdeurs indiens, qui se renouvelaient presque cha-
que nuit, ne contribuaient que trop à entretenir cette démoralisation.
On vivait au milieu d'inquiétudes et d'émotions continuelles qui, à la
longue, auraient suffi pour abattre les plus fermes caractères. Chaque
association d'émigrans devait se partager en deux groupes, l'un chargé
de garder les tentes pendant que l'autre travaillait dans la campagne.
2(iS REVUE DES DEUX MONDES.
Les fatigues, les périls de la vie militaire s'unissaient ainsi aux pénibles
travaux de la vie du colon. Pour moi, je préférais le métier de soldat à
celui de chercheur d'or, et pendant que le squatter, avec ses fils, pas-
sait des journées entières à explorer les ruisseaux, à creuser les sables,
pendant que le romancier et Tranquille chassaient de compagnie dans
les forêts voisines, je passais volontiers de longues heures h errer, en
sentinelle dévouée, le fusil sur l'épaule, autour de nos tentes et de nos
chariots. Je me surprenais souvent à désirer qu'une occasion s'offrît de
défendre notre campement contre une de ces tentatives d'agression si
fréquentes depuis quelques jours. J'aurais voulu décider mes compa-
gnons au départ, et j'espérais qu'en présence d'un danger sérieux
Township renoncerait à exposer plus long-temps l'existence de sa fa-
mille aux vengeances des Indiens. L'occasion que je désirais s'offrit
enfin, non pas telle assurément que je l'avais souhaitée : je ne pouvais
prévoir, en vérité, les tristes événemens qui, après un mois de pénible
attente, allaient rompre notre association à peine formée.
C'était deux jours après l'entretien où Township m'avait raconté
l'histoire du vaquero de l'Arkansas. Je gardais, comme d'habitude, les
abords de nos tentes; Township et ses fils étaient au travail, Tranquille
et le romancier à la chasse. Le soleil déclinait, et les chasseurs, comme
les chercheurs d'or, ne pouvaient tarder à revenir. Déjà les Monts-
Neigeux projetaient de grandes ombres dans les vallées de la sierra,
d'où s'élevaient des vapeurs bleuâtres. Le pic double des Deux-Sœurs,
le Mont-Linne, et, au nord, le sommet neigeux du Pic de Shastl, qui
domine la vallée du Sacramento, étincelaient encore sous les rayons du
soleil. Je m'étais placé sur une petite émhience d'où je découvrais toute
la vallée du lac. Au centre de cette vallée, j'apercevais les tentes bario-
lées, les wigwams coniques en peaux de buffles, habités par les diverses
associations de chercheurs d'or. Des hommes de toutes les races et de
toutes les couleurs veillaient l'arme au bras à la porte de ces abris sau-
vages. Pour moi, la carabine à la main, je me laissais aller à ces rêveries
douces qui terminent souvent une journée de fatigues. La chute du jour
dans le désert est un moment solennel. J'allais et venais de la colline
qui me servait de poste d'observation à la hutte du squatter, où j'entre-
voyais de temps en temps les blonds cheveux et le tranquille sourire de
la jeune Virginienne. Des troupes d'émigrans, qui revenaient du tra-
vail, passaient devant moi. J'échangeais un salut amical, tantôt avec le
chercheur d'or subitement enrichi, qui marchait vers le camp le front
radieux et d'un pas léger, tantôt avec le malheureux qui ne rapportait
d'une lointaine et pénible excursion que la tristesse du désappointe-
ment et les frissons de la fièvre. Je m'étonnais de ne voir revenir ni le
squatter, ni mes deux autres associés. Enfin, je vis paraître le fils aîné
du squatter, ce brave et loyal jeune homme avec qui j<> m'étais lié étroi-
LES SQUATTERS. 269
tement dès la première nuit passée à Hed-Maple. Térence recherchait
depuis quelque temps ma société d'autant plus volontiers qu'il avait à
combattre, chez son père, une froideur et une sévérité poussées jusqu'à
l'injustice. C'était sur lui que le squatter soulageait d'habitude son ame
oppressée par le chagrin ou la colère. Térence n'opposait aux reproches
de ïownship qu'un respectueux silence; mais, au fond, il sentait que le
lien de famille était près de se briser, et il appelait avec impatience le
jour où il pourrait, lui aussi, quitter le toit paternel pour commencer
la vie aventureuse et nomade du squatter. Je remarquai que, pour la
première fois, Térence revenait du travail les mains vides; je l'appelai,
et le jeune homme vint s'asseoir près de moi, mais sans répondre à
mes questions sur le résultat de sa journée autrement que par des
exclamations et des monosyllabes qui trahissaient une impatience dif-
ficilement contenue. Térence n'avait rencontré ni le chasseur, ni le
romancier. Enfin, son ame s'épancha en plaintes naïves sur les ennuis
d'un travail monotone et sédentaire, tel que celui du chercheur d'or.
Je m'efforçai de le consoler, bien que je partageasse intérieurement
toutes les tristesses du jeune Yankee. —Vous avez beau dire, dit-il, c'est
un affreux métier que nous faisons là; il ne faut pas enlever le squatter
à ses habitudes; les longs voyages, les déserts à défricher, voilà ce qui
lui convient. J'ai vingt-trois ans, et à dix-huit mon père avait déjà pris
son essor loin de sa famille; mais, patience, mon tour viendra.— Je
reconnaissais là le caractère amérieain dans toute son audace, et je ne
pus que répondre au jeune squatter par un signe d'approbation.
Térence, qui paraissait peu disposé à continuer la conversation,
m'offrit de prendre ma place, et j'acceptai, heureux de pouvoir aller
au-devant de mes compagnons, dont l'absence prolongée commençait
à m'inquiéter. Je me dirigeai, en quittant le jeune fils de Township,
vers une espèce de taverne où Tranquille et le romancier avaient cou-
tume de s'arrêter au retour de la chasse. Pour y arriver, il me fallait
traverser une partie du camp. La nuit était venue, et j'eus soin de me
faire reconnaître des sentinelles, qui ne se seraient pas fait faute de tirer
sur toute figure suspecte. La plupart des travailleurs étaient de retour,
des feux s'allumaient partout, et devant chaque hutte des blutoirs de
forme grotesque, des tamis, des machines sans nom dans la statique,
sassaient et ressassaient les sables aurifères. Accroupis devant ces foyers,
éclairés de feux rougeâtres et la figure crispée par les plus mauvaises
passions, les chercheurs d'or ressemblaient plutôt à des démons qu'à des
hommes. Cependant la fièvre de l'or ne régnait pas sans partage dans ce
vaste pandeemonium; de plus douces émotions n'y avaient pas perdu
toute influence. J'ai dit que la caravane était composée d'émigrans de
tous les pays. Parmi ces aventuriers, il en était qui n'avaient pas oublié
les chants de la terre natale, et qui aimaient à les redire au milieu du si-
TOME 11. 1S
-J70 REVUE DES DEUX MONDES.
lence de la nuit. C'était parfois un air des montagnes de la Suisse que
le cor d'un chasseur révélait aux échos surpris de la Sierra-Nevada;
c'étaient parfois aussi les voix harmonieuses de quelques enfans de la
blonde Allemagne qui répétaient avec une émotion pénétrante, sous
lé ciel brûlant du Mexique, les chants mélancoliques de la Souabe ou
du Tyrol.
J'étais arrivé près de la taverne où j'espérais rencontrer mes deux
compagnons. Cette taverne était une tente un peu plus spacieuse que
les autres, où l'eau-de-vie du pays, le pisco, se vendait à un dollar
chaque goutte, où le refino, eau-de-vie raffinée de Catalogne, se payait
au poids de l'or. J'aimais à y surprendre pour ainsi dire le chercheur
d'or en déshabillé, racontant ses souvenirs ou ses projets d'une langue
déliée par l'alcool. Quand j'entrai sous la tente, les tables de bois étaient
garnies, comme d'habitude, de buveurs dont les visages m'étaient va-
guement connus; je ne vis nulle part mes deux amis, et j'allais me
retirer quand un groupe de trois convives arrêta mon attention. L'un
de ces buveurs portait la veste ronde à broderies de soie, le large cha-
peau et les culottes flottantes des Mexicains de Californie; mais les deux
autres étaient revêtus d'un costume tout-à-fait excentrique : coiffés
d'un chapeau à galons d'argent, ils drapaient dans une couverture en
lambeaux leur corps nu, dont la peau rouge était couturée de cica-
trices. De longs cheveux incultes tombaient en mèches emmêlées sur les
plus sinistres figures qu'il fût possible de voir. L'un de ces vagabonds
portait souvent ses mains ornées d'ongles aigus à une ceinture gonflée
d'or, qui entourait ses reins. Il appela bruyamment le tavernier.
— Que faut-il servir à leurs seigneuries, demanda celui-ci, du pisco,
du refino?
— Du pisco! allons donc! reprit le vagabond d'un air de dignité co-
mique; nous prenez-vous pour des buveurs de pisco ? C'est de l'eau-
de-vie de Barcelone qu'il nous faut, c'est le seigneur alcade qui régale.
Allons, demonio! compère l'alcade, en avant les pepitas.
Cette désignation d'alcade me rappela l'aventure du romancier, et
j'observai dès-lors plus attentivement les trois buveurs. Celui qu'on ap-
pelait l'alcade tira humblement d'une ceinture pareille à celle du drôle
aux long cheveux une poignée de poudre d'or que le tavernier sou-
pesa de la main, après quoi il apporta une bouteille de la liqueur qu'on
lui payait au prix du baril. Le métis allongea hors des plis de sa cou-
verture un de ses bras bronzés, et, remplissant à ras la calebasse de
son compagnon et la sienne, il omit complètement d'en verser dans
celle de l'alcade.
— C'est une économie que vous faites, grâce à moi, dit-il; si vous
en buviez, vous seriez tenu d'en payer une autre bouteille.
tEt tandis que l'alcade souriait d'assez mauvaise grâce, les deux va-
LES SQUATTERS. 271
gabonds s'inclinèrent courtoisement l'un devant l'autre, et vidèrent, à
la barbe du magistrat, le contenu de leurs deux calebasses sans dai-
gner même porter sa santé. J'avais sous les yeux un fait qui passe-
rait pour étrange partout ailleurs qu'au Mexique, la dignité de la ma-
gistrature avilie devant l'impudence de deux malfaiteurs. Je suivais
avec attention cette scène curieuse, quand j'entendis prononcer à côté
de moi le nom du chasseur canadien Éverquiet. Je me retournai brus-
quement et j'aperçus le plus jeune des enfans de Township. — Everquiet
est-il là? me demanda-t-il.
— Il n'est pas encore de retour, mais que lui veut-on?
— Oh! dit l'enfant, il va arriver malheur dans la tente. Mon frère,
mon frère Terry.... Venez, venez.
J'accompagnai l'enfant, que la terreur empêchait de s'expliquer;
chemin faisant, le bruit d'une détonation freppa.mes oreilles.
— - Il l'a tué! s'écria l'enfant, qui se mit à courir éperdu vers nos
tentes. Je le suivis en toute hâte. En approchant de l'habitation du
squatter, je vis Terry en sortir et s'éloigner précipitamment, se diri-
geant, à ma grande surprise, vers les montagnes plutôt que vers les
bords du lac. A cette heure avancée de la nuit, c'était courir à sa perte.
J'appelai inutilement le jeune homme, qui ne m'entendit pas. Je sou-
levai d'une main tremblante le rideau qui fermait la tente du squatter.
Pâle et les traits bouleversés par la terreur, les yeux humides de
larmes, la fille de Township tenait et embrassait ses genoux; la mère
gisait affaissée dans un coin de la tente, et les frères de Terry, les traits
contractés par une sourde colère, se tenaient à côté de leur père. Ce-
lui-ci, le visage allumé par le whiskey, sa carabine encore fumante
en main, était plongé dans une morne stupeur. Township, dans un
de ces momens où il déchargeait sur son fils le poids de sa mauvaise
humeur, avait été exaspéré par un reproche respectueux du jeune
homme : il avait sauté furieux sur sa carabine et fait feu sur Terry.
C'était la fille du squatter qui avait détourné le coup. Terry avait, à la
suite de cette horrible scène, dit à son père un adieu solennel. Je trou-
vais la malheureuse famille encore sous l'impression de cet orage do-
mestique. Un silence de mort planait sur nous tous, et, à l'exception
des sanglots convulsifs de la sœur de Terry, aucun bruit ne retentissait
sous la tente. Un des jeunes fils du squatter m'avait raconté à voix basse
et en quelques mots le débatfterrible auquel il venait d'assister. Quant
à Township, il ne paraissait pas me voir; debout et immobile, les yeux
fixes, il ne semblait prendre aucune part à l'émotion commune. Un
incident imprévu vint le tirer de cette espèce de léthargie. Un des
hommes chargés de veiller à la sûreté du camp entra brusquement; il
venait nous avertir qu'on avait de grandes inquiétudes pour la nuit;
plusieurs des chasseurs et des chercheurs d'or sortis le matin n'étaient
272 REVUE DES DEUX MONDES.
pas rentrés, et les sentinelles avaient vu rôder aux alentours du camp
«les figures suspectes, qui, au premier coup de feu, s'étaient sauvées
vers les montagnes. Il était évident que les Indiens préparaient une
attaque et qu'il fallait se tenir sur ses gardes. L'homme qui nous don-
nait ces détails nous engagea à ne pas quitter nos chariots. Township
ne lui répondit pas, et je me bornai à faire un signe de tête affirmatif;
mais, dès que cet homme fut parti, le squatter me prit la main avec
une exaltation convulsive qui attestait que, chez lui, l'amour paternel
avait tout à coup repris le dessus. — Partons, me dit-il, partons : dans
quelques minutes peut-être il ne sera plus temps. — Et sans se tourner
vers sa famille, le rude défricheur se précipita hors de la tente. Je le
suivis après m'être muni d'une carabine prise au hasard dans l'arsenal
du squatter. Je n'étais pas seulement inquiet pour Terry, mais pour
Tranquille et le romancier. Nous courûmes plutôt que nous ne mar-
châmes jusqu'à l'entrée des montagnes vers lesquelles j'avais vu se
diriger le fils de rémigrant. Là, nous nous arrêtâmes un moment.
Avant de pénétrer au milieu de la nuit dans ces défilés sauvages, il
était urgent de tenir conseil.
Les ténèbres qui nous environnaient ne nous permettaient pas de
distinguer les traces de Terry ni de rien conjecturer sur la direction
qu'il avait dû suivre une fois dans les montagnes. Avait-il tourné ses
pas vers un de ces sentiers qui conduisent à la vallée du Sacramento,
ou avait-il continué sa route vers les plaines opposées? En tout cas, il
ne pouvait être bien éloigné encore, et peut-être le hasard lui avait-il
fait rencontrer le chasseur et le romancier. Nous résolûmes, à tout ha-
sard, de pousser notre cri de ralliement. Les chasseurs des prairies ont,
comme nos anciens chevaliers, leurs signaux de guerre, qui les aident
à se reconnaître dans les heures de péril. La plupart de ces signaux
imitent un des bruits qu'on entend le plus fréquemment dans le dé-
sert. Nous avions adopté le cri de notre ami le Canadien : c'était un
hurlement de loup. Trois de ces hurlemens, à égale distance et assez
rapprochés l'un de l'autre, indiquaient la présence de l'un de nous. Le
romancier et moi nous laissions beaucoup à désirer, je dois l'avouer,
dans ces essais de musique imitative; quant au squatter et à Tranquille,
ils hurlaient à faire envie aux loups véritables. Le squatter fit donc
entendre le signal convenu , mais une minute se passa, et aucune voix
ne répondit à la sienne. Un second signal fut tout aussi infructueux, et
les notes plaintives moururent répétées lentement par l'écho de la
sierra. Une troisième tentative fut enfin plus heureuse; trois hurlemens
lugubres répondirent à ceux de Township. Nous nous dirigeâmes rapi-
pidement du côté d'où partait la réplique si désirée. Malheureusement
les défilés de la montagne formaient une sorte de dédale où il était impos-
sible de marcher en ligne droite, et nous perdîmes beaucoup de temps à
LES SQUATTERS. 273
tourner les obstacles de tout genre accumulés sur notre route. Tantôt
c'était un bloc de rocher à franchir, tantôt une fondrière à éviter. Nous
marchâmes ainsi, haletans et muets, jusqu'à l'entrée d'une gorge de-
vant laquelle nous nous arrêtâmes, craignant de nous être écartés
plutôt que rapprochés de notre but. En effet , un nouvel appel retentit
tout à coup sur un point opposé à celui où le premier s'était fait en-
tendre; cette fois, les hurlemens étaient si plaintifs, que nous ne pûmes
nous empêcher de tressaillir. Nous avions donc fait fausse route; il
fallait revenir sur nos pas. Toutefois j'arrêtai auparavant le squatter, et
je lui fis remarquer que ces hurlemens, partis de directions contraires,
n'avaient pu être poussés par le même individu. Le premier signal avait
dû être donné par le chasseur canadien, le second par Terry. Au mo-
ment où nous allions de nouveau nous engager au hasard dans un des
mille défilés de la montagne, trois hurlemens retentirent à nos oreilles
dans une direction qui n'était plus celle des premiers signaux. Le ro-
mancier était-il donc séparé du chasseur, et était-ce lui que nous en-
tendions cette fois?
— C'est singulier, dit Township en essuyant son front humide d'une
sueur froide, votre compagnon le Français hurle d'habitude comme
un mouton qui bêle, et voilà que, de trois côtés différons, j'entends des
cris que je croirais ceux d'un loup hurlant à la lune si....
Une explosion soudaine interrompit le squatter, un nouvel appel
suivit l'explosion, deux hurlemens de loup seulement se firent enten-
dre. Dans une angoisse profonde, nous attendîmes le troisième, mais
le silence ne fut plus troublé. Cette horrible solitude, ces pics aigus,
ces gouffres béans de la sierra, présentaient un aspect si menaçant la
nuit, que je sentis un instant mon courage m'abandonner, à l'idée que
peut-être, derrière ces amas de rochers, des ennemis invisibles allaient
nous frapper à notre tour, comme le malheureux compagnon dont la
mort avait sans doute étouffé la voix. Qui, du chasseur, de Térence
ou du romancier, venait de succomber? Nous marchâmes sans nous
communiquer nos pensées; l'haleine du squatter, saccadée et sifflante,
indiquait les angoisses de son ame. Nous errâmes au hasard ainsi une
partie de la nuit, poursuivant sans trêve des voix qui semblaient fuir
sans cesse devant nous, quand enfin , à un dernier signal du squatter,
les hurlemens se rapprochèrent, et deux hommes sortirent d'un che-
min creux. C'étaient le chasseur et son compagnon. Us regagnaient le
camp sans avoir vu le fils de Township, après avoir comme nous perdu
beaucoup de temps en d'inutiles recherches. Nous les engageâmes à
se joindre à nous, et nous continuâmes, aidés de ce renfort, notre pé-
rilleuse exploration, en nous dirigeant vers l'endroit où le coup de feu
avait retenti. Le chasseur canadien, une torche de résine à la main,
guidait notre petite troupe; il s'arrêtait souvent pour examiner le sol.
274 REVUE DES DEUX MONDES.
Enfin il poussa un cri. — Tenez, dit-il, ne voyez-vous pas ces em-
preintes? Je reconnais les chevaux ferrés des maraudeurs blancs et les
sabots sans fers des maraudeurs indiens. Tout cela est de mauvais au-
gure, car c'est le meurtre qui s'associe au pillage.
Le chasseur s'interrompit tout à coup : un chant plaintif, qui res-
semblait à celui du weep-poor-will, s'élevait dans le silence de la nuit.
— Les sons parlent de cette vallée, tout près de nous, reprit le chas-
seur. C'est singulier, jamais cet oiseau n'a crié ainsi.
Je montrai alors au Canadien le squatter, qui, dès les premières notes
de ce chant étrange, avait laissé tomber sa tète dans ses mains, et sem-
blait s'affaisser sous la douleur. Cet état de prostration ne dura qu'un
instant. Le squatter releva la tête et répondit au chant mélancolique
de l'oiseau mystérieux par la même plainte bizarrement cadencée; puis
il écouta avec angoisse, comme si sa mort ou sa vie dépendait de ce
qu'il allait entendre.
— C'est quelque signal de famille, me dit le chasseur. Le squatter
aura reconnu la voix de son fils.
Une réplique, mais si faible qu'elle dominait à peine le murmure de
la brise dans les bas-fonds, confirma l'opinion de Tranquille.
— C'est lui, c'est Terry ! s'écria le squatter, et il s'élança vers l'en-
droit signalé par le chant du weep-poor-will. Quelques minutes ne s'é-
taient pas écoulées, qu'en effet nous avions rejoint le pauvre jeune
homme. La malédiction paternelle semblait avoir porté prématuré-
ment ses tristes fruits; Térence était étendu, immobile, évanoui, sur
le sol pierreux. La colère de Township s'était dissipée; le rude Améri-
cain , redevenu père, se pencha sur le corps de son fils, dont la lune
éclairait faiblement le pâle visage. Township, par suite de celte ar-
rière-pensée de vengeance qui se mêle toujours à la douleur de
l'homme à demi sauvage, épiait sur la physionomie de Térence une
lueur de vie passagère; il avait hâte d'interroger le mourant et de con-
naître les auteurs du meurtre. Au bout de quelques instans, le jeune
homme put donner à son père à voix basse une courte explication dont
je n'entendis que ces mots : « La nuit de l'Arkansas. » Ce dernier effort
avait épuisé le jeune homme, et, quelques secondes après, Township
ne serrait plus entre ses bras qu'un cadavre.
Le squatter n'était pas homme à verser long-temps d'inutiles larmes
sur la victime dont il connaissait maintenant le meurtrier. A la vue du
corps inanimé de son fils, le désir de la vengeance se réveilla terrible
chez lui. Avant tout, cependant, il fallait soustraire le cadavre aux
profanations indiennes. Nous lui fîmes un brancard avec nos fusils, et
nous reprîmes le chemin du lac. L'intrépide chasseur, préoccupé de
quelques traces suspectes, se sépara de nous malgré nos instances, en
promettant de ne pas larder à nous rejoindre. Township, le roman-
LES SQUATTERS. 275
cier et moi, nous revînmes seuls au camp. Une demi-heure d'une
marche rapide et pénible nous y ramena. La plus grande confusion
régnait sur les bords du lac. Ce n'étaient partout qu'allées et venues
tumultueuses. Des torches qui couraient en tout sens jetaient d'étranges
lueurs sur les figures consternées des chercheurs d'or. Après avoir
déposé non loin de la tente du squatter le corps de Térence, nous lais-
sâmes Township rejoindre seul sa famille, dont nous crûmes devoir
respecter la douleur. Un coup d'œil jeté à notre chariot nous prouva
qu'aucune tentative de pillage n'avait été faite de ce côté. Une fois ras-
surés par cette courte inspection, nous allâmes nous mêler aux groupes
qui stationnaient près du lac et les questionner sur l'alerte de la nuit.
Les uns prétendaient que cette alerte avait été causée par le bruit d'une
fusillade entendue dans les montagnes; d'autres assuraient que plu-
sieurs chercheurs d'or, absens depuis le matin, avaient été victimes
d'un guet-apens tendu par les rôdeurs indiens. Pendant que nous cher-
chions à démêler la vérité au milieu de ces récits confus, un mouve-
ment inusité se fit dans la foule. Deux hommes étaient ramenés par
un groupe irrité et salués par les imprécations de tous les chercheurs
d'or. Je reconnus l'alcade et son impudent acolyte. On les accusait de
connivence avec les bandits qui venaient de tenter un coup de main
sur le camp, et qu'on avait repoussés dans les montagnes.
— Eh ! messieurs, hurlait l'alcade, c'est déjà bien assez qu'un ma-
gistrat se soit mis à la solde d'un drôle qu'il a trois fois condamné à
mort, sans qu'on l'accuse encore de vol à main armée. Je cherche de
l'or pour le compte de celui qui me paie, et je suis innocent du reste.
— De quoi suis-je coupable? criait à son tour le vagabond aux longs
cheveux. J'ai la fantaisie de me faire servir par un alcade, c'est cher,
mais c'est permis. Je cautionne ce magistrat, moi. Un homme trois fois
condamné à mort n'est pas suspect, ce me semble.
lit le drôle jetait au magistrat un regard de protection. Malgré leur
feinte assurance, les deux malheureux n'auraient pas échappé en ce
moment à la justice sommaire des chercheurs d'or, si une troisième
capture n'avait attiré l'attention générale. Tranquille revenait de son
expédition, rapportant sur son cheval mexicain le vaquero lié en tra-
vers avec son propre lazo. Profitant de la distraction causée par cet
incident, l'alcade et son patron gagnèrent le large avec une prestesse,
une dextérité toutes mexicaines. Le chasseur, en m'apercevant, poussa
son cheval vers moi. — J'amène à Township, me cria-t-il, un homme
qu'il est bon de confronter avec lui. C'est une ancienne connaissance à
nous, c'est l'homme de la nuit de l'Arkansas.
Le vaquero fit un soubresaut.
— Tenez, reprit Tranquille en écartant le mouchoir qui couvrait la
ligure du prisonnier, presque méconnaissable sous une couche épaisse
de sang et de poussière.
276 REVUE DES DEUX MONDES.
— Carambal s'écria le bandit d'une voix affaiblie; depuis ma navi-
gation sur l'Arkansas, jamais je ne fus si gêné.
— Vous ne seriez guère en état d'égarer maintenant de braves gens
en imitant leurs signaux, répliqua le chasseur. Que voulez-vous! le
métier de chercheur d'or a mille inconvéniens; mais patience! vous
touchez à la fin de vos maux.
— Chercheur d'or! reprit fièrement le Mexicain, pour qui me pre-
nez-vous? Un vil gambusino, allons donc! Je ne fouille pas le sable,
moi : au lieu d'exploiter un placer, j'exploite le chercheur d'or lui-
même. C'est un système comme un autre.
Le chasseur ne répondit à cette saillie qu'en piquant des deux son
cheval. Je suivis le Canadien et son prisonnier vers la tente de Town-
ship. Le vaillant Canadien me raconta, chemin faisant, qu'il avait tenu
tête non-seulement au vaquero, mais à trois autres bandits, et que son
rifle avait mis hors de combat, en un moment, tous ces lâches enne-
mis. — Étes-vous curieux, ajouta-t-il, de voir pratiquer, une fois dans
votre vie, le code de Lynch (-1)?
— Que voulez-vous dire? demandai-je. Croyez-vous que le squatter...
— Le squatter est dans son droit, répondit Tranquille. L'homme que
je lui amène est le meurtrier de son fils. ïownship jugera et exécutera...
Vous comprenez.
* J'avais compris en effet, et je me promis de ne pas assister à la ter-
rible scène qui allait se passer entre Township et le meurtrier de son
fils. Au moment où nous arrivions devant l'habitation du squatter, je
me séparai du chasseur et du romancier pour rentrer sous ma tente.
Je succombais sous la fatigue causée par les émotions multipliées de
la nuit. J'avais hâte d'échapper à ces sombres tableaux où la convoi-
tise, la brutalité, l'effronterie, les vices de la civilisation et ceux de la
barbarie se heurtaient dans je ne sais quel affreux contraste. Je ne pus
m'endormir assez tôt cependant pour ne pas entendre un cri de détresse
répété douloureusement par tous les échos de la vallée. J'appris par
Tranquille et le romancier, qui rentrèrent quelques instans après, qu'on
venait de précipiter le vaquero dans les eaux du lac sous les yeux du
squatter inflexible. La justice de Lynch était satisfaite.
Le lendemain, je me sentis pris de ce dégoût, de cette inquiétude,
auxquels l'émigrant n'échappe qu'en prenant le bâton du pèlerin et
en pliant sa tente. Tranquille était seul à comprendre mon malaise et
à le partager. Le romancier n'avait pas encore perdu toute confiance
dans son étoile, et se serait reproché de quitter brusquement une terre
qui pouvait le rendre millionnaire. Township, plongé dans une morne
(1) On sait que ce nom désigne, dans certaines parties de l'Amérique, l'usage qui
donne au plaignant le droit, s'il est le plus fort, d'être le juge et l'exécuteur dans sa
propre cause.
LES SQUATTERS. 277
tristesse, ne pensait pas non plus encore à s'éloigner (!es lieux où repo-
sait le malheureux Térence. Je dis adieu à cette famille au sein de la-
quelle j'avais cru un moment fixer mon existence; je serrai la main au
courageux Français qui, dans cette triste vallée de Californie, gardait
la même sérénité que sur les bords verdoyans de l'Ohio. Peu d'heures
après, je me dirigeai avec Tranquille vers la plaine du Sacramento, et,
quelques jours plus tard, je m'embarquai, à San-Francisco, pour New-
York.
J'arrivai aux bords de l'Hudson comme une providence pour une
pauvre famille alsacienne, qui venait en Amérique mettre au service
de quelque propriétaire défricheur sa docile et patiente activité. Re-
venu dans mon domaine avec cette petite colonie intelligente et labo-
rieuse, je ne tardai pas à comparer sans regret la vie du défricheur
à celle du chercheur d'or, et aujourd'hui je commence à aimer des tra-
vaux qui ont leur grandeur aussi bien que leur utilité. La lutte avec
une nature vierge, la culture d'un sol conquis sur le désert par d après
et incessans efforts, tel est après tout le but qui long-temps encore doit
rapprocher dans de communs labeurs les races diverses attirées vers
les solitudes du Nouveau-Monde. Il y a, je le sais, en Amérique même,
des natures indomptées auxquelles la vie du planteur ne saurait suf-
fire. Le chasseur canadien Tranquille a résisté à toutes les instances que
je lui ai faites pour l'engager à me suivre dans mon domaine; il lui
faut à lui les longues courses, les chasses périlleuses, la marche sans
lin et sans but à travers les prairies. Le romancier français m'a écrit
qu'enrichi par l'exploitation d'une veine heureuse, il songe à revenir
dans sa patrie. Cette résolution m'étonne et m'afflige. Je perds en lui
un ami que l'énergie de son caractère et l'enjouement de son humeur
me rendaient précieux; je crains aussi qu'au milieu des tristes et mes-
quines préoccupations de nos cités, il ne regrette souvent, mais trop
tard, cette existence large et tranquille de seigneur campagnard que
l'Amérique ne refuse jamais à l'émigrant assez heureux pour appuyer
ses travaux sur un faible capital. Quant à Township, à en croire son
ami le farmer, il se lasserait de remuer les sables de Californie, et se-
rait tenté de venir défricher quelques-unes de ces bruyères de la Vir-
ginie qui ont à ses yeux l'incomparable prestige du pays natal. Le jour
n'est pas loin peut-être, qui commencera pour lui cette seconde pé-
riode de la destinée du squatter, où l'usurpateur enrichi voit succéder
aux chances d'une vie d'aventures et d'illégales conquêtes les douceurs
de la possession légitime, la stabilité du foyer, et parfois même les
honneurs du congrès.
Gabriel Ferry.
THOMAS CARLYLE
SA VIE ET SES ÉCRITS.
Depuis que le nom de Thomas Carlyle a été prononcé en France
pour la première fois, depuis que la valeur littéraire de ses écrits a
trouvé ici même un brillant appréciateur (1), d'étranges événemens
sont venus confirmer les théories de l'humoriste anglais et donner gain
de cause à ses pensées. La plupart des choses qu'il a prédites sont ar-
rivées, et son explication de la révolution française est la seule que
nous puissions adopter maintenant, car c'est la seule que les événe-
mens survenus depuis un an aient justifiée. Pas un de ces événemens
n'a démenti ses horoscopes. Puisque nous avons tant de prophètes so-
cialistes et d'astrologues prédisant des choses qui toujours reculent et
ne se réalisent jamais, nous devons nous estimer heureux d'avoir pour
ainsi dire un astronome qui a su préciser le jour et l'heure des éclipses,
des tremblemens de terre et des orages. Si les écrits de Carlyle étaient
traduits, ils pourraient avoir, en dehors de leur valeur intrinsèque et
réelle, une valeur superficielle et toute d'actualité.
Thomas Carlyle est un des hommes les plus remarquables de notre
temps, un des esprits les plus fortement trempés de l'Europe. Depuis
que la philosophie allemande, vieillissante avec Schelling, est tom-
bée entre les mains de ces grands docteurs de l'athéisme qui dirigent
au-delà du Rhin les clubs de Francfort, de Vienne et de Berlin, depuis
que l'école doctrinaire en France est allée se dissolvant dans la politique
et les bruits du jour, il n'a point paru un homme qui lui soit supérieur.
(1) Voyez dans la livraison du 1er octobre 1840 l'article de M. Philarète Chaslcs.
THOMAS CARLYLE. 279
Je préfère son Histoire de la Révolution française à toutes celles que
nous avons faites nous-mêmes : je la trouve aussi dramatique et j'oserai
dire plus profonde. Je préfère son petit livre intitulé Chartisme à toutes
les descriptions de maladies sociales et à toutes les statistiques dont on
nous a dotés dans ces derniers temps. Le Sartor resartus me paraît être
l'aperçu le plus profond et le plus brillant à la fois qui ait été jeté sur
notre siècle, sur ses tendances et sur ses désirs. En Angleterre, il a mis
fin à beaucoup de choses : à l'école satanique, à l'école utilitaire, au
sensualisme anglais, au semi-sensualisme écossais. Carlyle a essayé de
renouveler les sources de la pensée, il a cherché à ramener l'idéalisme
chez un peuple essentiellement pratique; pensant peu, calculant beau-
coup, il a laissé de côté, pour mieux arriver à son but, l'abstraction,
la logique, les méthodes et tous les instrumens philosophiques; il a
pour ainsi dire rendu l'idéal pratique, afin de le faire voir et toucher
plus aisément à ses concitoyens. Son mysticisme n'a jamais perdu terre,
il a consenti à marcher alors qu'il aurait pu planer.
Je viens de prononcer le mot de mysticisme; effectivement, M. Car-
lyle est un mystique. Nous craignons fort que ce ne soit là un défaut
aux yeux de beaucoup de nos compatriotes. Il règne en France, au
sujet du mysticisme, des idées si bien passées à l'état de règles criti-
ques et de lois pénales, des erreurs si singulières, qu'il importe de les
combattre, si l'on veut assurer aux écrits de Carlyle l'attention qui leur
est due. Si nous parvenons à dissiper quelques-unes de ces accusations
banales , à montrer le fonds de vérité que ce mysticisme cache sous
son costume bizarre, à montrer surtout sa fécondité, nous n'aurons
pas parlé en vain. Nous sommes prêt à reconnaître d'ailleurs qu'il y a
chez les mystiques beaucoup d'éblouissemens; mais qui dit mysticisme
dit aussi croyance, amour, enthousiasme, et il peut être utile de rétablir
cette signification dans un temps de scepticisme et de ruines, dans un
temps où les doctrines du xvme siècle livrent leur dernier combat, et
où l'on a pu voir monter à la tribune le spectre de Thomas Paine dans
la personne de M. Proudhon.
Pendant que Coleridge voyageait en Italie, il vit, un jour qu'il con-
sidérait le Moïse de Michel-Ange, deux officiers français s'approcher de
la statue. « Je parie, dit-il à un Allemand qui se trouvait avec lui, que
leurs premiers mots seront des railleries sur la barbe et les deux
rayons de lumière (je paraphrase, le texte porte goat and cuckold). »
Les plaisanteries ne se firent pas attendre, et Coleridge s'écria : « C'est
singulier que le Français soit le seul être à forme humaine qui n'ait
jamais rien pu comprendre à l'art et à la religion ! » Cette parole in-
jurieuse de l'éloquent métaphysicien, fausse si elle est appliquée d'une
manière absolue au pays de Calvin, de Pascal et de Bossuet, est vraie
si l'on envisage la masse de la nation. Le même esprit qui dictait aux
280 REVUE DES DEUX MONDES.
deux officiers français leurs misérables railleries sur le Moïse de Mi-
chel-Ange nous fait rejeter avec dédain toutes les pensées et tous les
livres qui sont réputés mystiques. Puisse la France, qui repousse avec
tant d'énergie les doctrines subversives, repousser enfin les vieux dé-
bris usés de ces doctrines négatives qui l'ont si long-temps infectée, et
comprendre que les unes enfantent les autres, et que la négation, lors-
qu'elle se réalise et sort des demeures de l'esprit, s'appelle destruction!
Puisse-t-elle se tourner vers des sources plus fraîches et ne plus con-
damner sans examen les doctrines qui tendent à remplacer la néga-
tion par l'affirmation , la destruction par la croyance, et la sécheresse
par la vie !
Il est probable que long-temps encore nous entendrons parler d'a-
bîmes du mysticisme, de folies du mysticisme; mais certainement, s'il
y a un mysticisme qui est absurde, il y en a un autre qui ne l'est pas.
Oui, le mysticisme est une folie lorsqu'il ne porte pas le cachet de la
réalité, de la vie humaine, et qu'il erre dans le monde décousu des
songes, au milieu des chimériques apparences. Oui, le mysticisme est
un abîme lorsqu'il cherche dans un monde fantastique ce qui est tout
près de nous et dans notre univers. Seulement, ceci, il faut le dire,
n'est plus du mysticisme, c'est simplement de l'hallucination. Toute-
fois, s'il se rencontre un philosophe qui, transfigurant les choses de ce
monde, nous les montre brillantes d'une clarté divine; si, dans les
choses politiques, sociales, religieuses, il ne se contente pas de vivre au
jour le jour et de se laisser emporter, habile nageur, au courant des évé-
nemens, au flux et au reflux des opinions; s'il a placé son idéal au-delà
du temps qui passe; si, dans l'art, il sait s'élever jusqu'à la contempla-
tion du beau, et si, dans l'attitude et dans le rayon, au lieu d'admirer
la grâce de la pose et le jeu de la lumière, il sait retrouver la lumière
infinie, le moule universel; si, dans ses écrits et dans ses livres, voyant
autre chose que le succès , il se condamne à paraître étrange; si l'ori-
ginalité de son esprit sait découvrir des routes nouvelles et faire jaillir
des sources inconnues et cachées; si son être est plein d'élans; si, en un
mot, il aime et admire les choses naturelles, parce qu'il les considère
comme un reflet des choses supérieures et mystérieuses, ce philosophe
peut s'appeler mystique , et n'est point fou ni absurde, mais profond
et sage au contraire. C'est là le véritable mysticisme, et, quelle que
soit l'étrangeté de ce qu'il raconte et de ce qu'il affirme, il a droit à la
sympathie, à l'admiration et à la reconnaissance des hommes.
Mysticisme, pour la plupart, signifie hallucination, extase, vision,
état hors nature. Le mysticisme est au contraire une chose très natu-
relle. Il conviendrait d'abord de séparer le mysticisme religieux du
mysticisme philosophique. Le mysticisme religieux procède entière-
ment par l'élan, parla prière; le mysticisme philosophique procède
THOMAS CARLYLE. 281
entièrement par intuition et par affirmation. S'il nous fallait donner
une définition du mysticisme, nous dirions : Peut être qualifiée de
mystique toute doctrine qui s'appuie sur l'invisible, sur le mystère, et
affirme que le mystère est la seule chose vraiment vivante, la réalité la
plus forte de toutes. Peut encore être appelée mystique toute doctrine qui
ne part ni d'un fait extérieur ni d'un point donné, mais qui, sans méthode
et sans parcourir la longue chaîne des déductions et des raisonnemens,
va droit à son but par la seule impulsion de l'élan intérieur et va saisir
immédiatement la vérité. Deux choses constituent donc le mysticisme :
la foi dans les choses invisibles comme principe et source des choses
visibles, et l'absence de méthode et de déduction, l'intuition directe.
D'où il suit que le mysticisme est simplement le spiritualisme retourné,
mais ennobli; car, au lieu de remonter de l'effet à la cause par de longs
labeurs qui peuvent finir par le scepticisme, si le penseur s'arrête à un
certain anneau de la chaîne des déductions, ou par la négation absolue,
s'il ne peut arriver à une conclusion, le mysticisme va droit saisir la
cause et de là suit ses conséquences, ses rayonnemens, ses reflets dans
les choses visibles.
Ce sont les violens qui enlèvent le royaume des cieux. On pourrait
en dire autant des mystiques. Ils montent vers la vérité, comme avec
des ailes de feu, et poussés par un irrésistible élan. Le mysticisme a
cela de particulier et de propre à nous faire réfléchir, qu'il n'est pas le
produit de la méditation et de l'étude. On ne naît jamais avec un sys-
tème inné : on devient stoïcien, déiste, sceptique; mais, à coup sûr, on
naît mystique. Ceux qui voudront railler auront beau jeu, et pourront
dire que cette doctrine est une affaire de tempérament; car on peut af-
firmer que le mysticisme réside dans l'ame et se répand dans l'orga-
nisme de certains philosophes. Pour se déclarer, cette doctrine n'attend
qu'une occasion, absolument comme l'aptitude poétique. C'est une
chose à faire réfléchir, qu'il y ait des hommes naissant avec une ame
entièrement tournée vers l'idéal, et qui sur toutes les affaires de ce
monde répandent un sentiment religieux.
Deux choses composent un mystique : l'instinct et la faculté d'ob-
servation. Presque tous les mystiques sont instinctifs et s'élancent d'un
bond vers ces choses qui s'appellent idéal et vérité; mais l'instinct,
chose irréfléchie et jaillissante, sort, se répand comme une lave ardente
ou comme une source souterraine. C'est un feu concentré qui doit faire
explosion, une eau qui, long-temps accrue, doit sortir et inonder; c'est
véritablement comme une révolte intérieure : l'instinct est donc en-
tièrement aveugle, capable de se tromper, de prendre l'absurde pour
la vérité, et ce qui est occulte pour ce qui est évident et certain. Heu-
reusement, chez presque tous les philosophes dignes du nom de mys-
tiques, la faculté de l'observation vient au secours de l'instinct. Près-
2N2 REVUE DES DEUX MONDES.
que tous sont de très grands observateurs, pleins de perspicacité et
de (inesse. Il n'y a pas de moralistes, de psychologues, de romanciers
qui sachent débrouiller les passions humaines mieux que les mystiques,
alors môme qu'ils ont eu peu de rapports avec les hommes; il n'y en
a pas qui sachent mieux montrer la signification réelle des choses de
ce monde. Comment cette faculté analytique de l'observation peut-elle
s'allier à cette puissance spontanée de l'instinct? C'est une bizarrerie
qui s'explique difficilement; mais la nature évite de créer des monstres,
et, en donnant une faculté très développée, elle nous donne la faculté
opposée, afin que les deux forces se neutralisent et maintiennent l'équi-
libre de la pensée et de la vie. L'instinct et la faculté d'observation
doivent donc se rencontrer chez le même individu, sinon sa nature se-
rait anormale et mauvaise, comme celle d'un homme fort sans être
doux, ou d'une grande volonté qui ne serait pas unie à la patience. Pre-
nez un homme qui n'ait que des instincts, et il sera alternativement
dans le vrai et dans le faux; prenez un homme qui n'ait pas d'autre fa-
culté que la faculté d'observation, et il ne sortira pas des choses de ce
monde, il ne s'élèvera jamais vers des sphères supérieures, tout occupé
qu'il sera d'analyser, de séparer, de distinguer les nuances. Mais si ces
deux facultés constituent le mystique, pourquoi donc ce mot serait-il
synonyme d'étrange et de fou?
Le mysticisme de Thomas Carlyle est entièrement fondé sur les réa-
lités premières : la conscience, la vie, la force. Nous n'essaierons pas
de l'analyser et de le disséquer. Comment analyser, par exemple, le
profond sentiment de la vie que révèlent ses écrits? Il vaut mieux en
ressentir les salutaires influences et en respirer la saine atmosphère.
Ne pourrait-on pas d'ailleurs en dire autant de tout livre mystique? Or,
dans les choses purement idéales, Thomas Carlyle raconte, voit, décrit,
mais n'explique et ne définit pas exactement. Son esprit est une sorte
de lumière boréale ou de météore rapide et éclatant, illuminant subi-
tement les objets et les replaçant aussitôt dans les ténèbres, ou bien les
éclairant tranquillement et obscurément comme dans un lumineux
crépuscule. On peut appeler Carlyle mystique, puritain, snpernatura-
liste, peu importe, car tous ces noms désigneront également les ten-
dances de son esprit. Aussi n'est-ce pas sur la tournure mystique de son
intelligence et sur la nuance particulière de ce mysticisme que nous
nous arrêterons. Nous pouvons donner en deux mots notre méthode
philosophique, celle que nous voudrions employer avec Carlyle. Nous
ne nous attachons jamais à combattre un livre philosophique, mais à
le comprendre. L'auteur peut être à son aise mystique, sceptique, ra-
tionaliste, panthéiste, peu nous importe. Ce ne sont là que les mots, les
titres, les étiquettes, ce ne sont pas les choses. Ce sont les termes gé-
néraux et qui trompent, car le scepticisme de Montaigne n'est pas celui
t
THOMAS CARLYLE. 583
de Voltaire, qui n'est pas celui de Hume. Il est très commode de diviser
tous les écrits philosophiques en quatre ou cinq classes, de les ranger
sous quatre ou cinq chefs principaux (l'idéalisme, le scepticisme, ou le
mysticisme), et puis de se demander à quelle école appartient tel ou tel
homme, à quel système se rattache tel ou tel livre. Cette histoire natu-
relle ou cette arithmétique de la pensée, comme on voudra l'appeler,
nous a toujours beaucoup répugné. La pensée est une chose morale qui
ne peut s'enfermer dans une formule générale; elle est toujours jeune
et originale, alors même qu'elle se présente revêtue d'une vieille forme.
S'il ne s'agissait que de trouver et d'établir la ressemblance et la diffé-
rence qui existe entre les diverses philosophies, inutile serait l'étude
de l'histoire. Or, nous croyons, au contraire, que la critique a une
tâche historique à remplir aussi bien qu'une tâche scientifique. Il y a
chez un écrivain, chez un penseur, non-seulement la doctrine, mais
l'homme à faire connaître. Nous appliquerons cette double méthode
à Thomas Carlyle; nous l'examinerons d'abord au point de vue histo-
rique, puis dans sa doctrine particulière. Quel est son esprit en dehors
des idées particulières qu'il peut avoir? sous quelle forme a-t-il vu notre
temps? quel rôle y joue-t-il et quelle place occupe-t-il parmi les pen-
seurs de son siècle? Voici la première question et la plus importante.
Quelles idées philosophiques a-t-il exprimées? Ce n'est que la seconde.
1. — ESPRIT DE THOMAS CARLYLE.
Quiconque veut bien connaître Thomas Carlyle doit étudier avec
soin son livre intitulé Sartor resartus. Ce livre, à coup sûr, n'est pas
son Chef-d'œuvre (le chef-d'œuvre de Carlyle est Y Histoire de la Révo-
lution française); ce n'est pas non plus le livre où il a répandu le plus
d'éloquence véritable et de talent de style : certains de ses essais et le
petit livre intitulé Chartisme sont bien supérieurs comme style et pen-
sée nettement exprimée; mais ce livre du Sartor resartus contient en
germe tout ce que Carlyle a écrit depuis. Tout le talent dramatique
qu'il montrera plus tard dans Y Histoire de la Révolution française se
trouve là par fragmens, toutes les idées qu'il développera dans le Culte
des héros, le Chartisme, le Passé et le Présent, sont ici exposées dogma-
tiquement, d'une façon plus abstraite et plus obscure. C'est le véritable
point de départ de sa pensée : là il hasarde, il risque ses idées; on sent
qu'il ne leur a pas encore donné une forme complète; tout s'y heurte
et s'y mêle. De longues phrases colorées s'étendent, comme de vertes
idylles, au-dessus des sables de l'abstraction; çà et là des mirages et des
perspectives ouvrent leurs espaces lointains et déroulent leurs splen-
deurs. Les épisodes de la vie du professeur Teufelsdrôck , entremêlés
28<4 REVUE DES DEUX MONDES.
aux idées philosophiques et historiques, illustrent le livre et se dessi-
nent de loin en loin comme de petites oasis. De singulières figures, le
docteur Teufelsdrock, le bon ami Hofrath Henschrecke, la vieille ser-
vante Leischen, Blumine, la première maîtresse du professeur, se pro-
mènent à travers le livre. C'est le monde de Jean-Paul en miniature,
mais un peu maladroitement imité. Ces oasis et ces idylles sont Là pla-
cées assez artificiellement, comme un rocher ou une source au milieu
d'un jardin anglais; mais ce ne sont pas, à proprement parler, l'artiste
et l'écrivain qui nous préoccupent ici : le livre est précieux pour nous
en ce qu'il est une autobiographie de M. Carlyle; non-seulement nous
pouvons y surprendre la source de ses idées, mais encore le nom de
Thomas Carlyle est caché sous le nom allemand de Teufelsdrock. Les
épisodes de la vie du professeur Teufelsdrock sont des épisodes de la vie
de Carlyle. Nous pourrons donc surprendre ses premières pensées, voir
comment et par quels incidens ses idées se sont formées peu à peu.
Un doute funeste s'empare aujourd'hui de tout homme qui ouvre un
livre nouveau. On se demande machinalement, et comme sous la pres-
sion d'une longue habitude : Est-il socialiste, celui-là encore? Non ,
M. Carlyle n'a aucun rapport avec ces bizarres philosophes, il a même
été, en plus d'une occasion, leur adversaire décidé. Il est né sur les
frontières de l'Ecosse, de braves fermiers fort honorés dans leur pays.
L'exemple du travail lui a été donné de bonne heure. Il a pu réfléchir,
dès ses premières années, à ce que contient de saint et d'utile l'uni-
verselle obligation du travail. Il a vu de près les efforts pratiques de
la vie, et, de bonne heure, il a pu se mettre en garde contre les théo-
ries du travail attrayant et les rêves de bonheur. La vie lui est apparue
d'abord sous son aspect austère et moral. « Dans tous les jeux de l'en-
fant, dit-il, vous distinguez un instinct créateur; l'enfant sent qu'il est
né homme et que sa vocation est de travailler. » — « Une importance
infinie, écrit-il ailleurs, se cache dans le travail. Les broussailles sont
éclaircies par lui, et à leur place se découvrent les riches campagnes
et s'élèvent les belles cités, et intérieurement l'ame de l'homme qui
travaille cesse aussi d'être un désert malsain couvert de broussailles.
Voyez comme l'ame de cet homme se fond en une sorte d'harmonie
réelle aussitôt qu'il se met à l'ouvrage! Le doute, le désir, le chagrin,
le remords, l'indignation, le désespoir, tous les chiens de l'enfer ru-
gissent dans l'ame du pauvre travailleur comme dans celle de tout
homme; mais, lorsqu'il se met à sa tâche avec un libre courage, tous
à l'instant se taisent et rentrent murmurans dans leurs cavernes.
L'homme alors est véritablement un homme. » Carlyle sait les durs
travaux auxquels il faut se livrer pour rendre « un peu plus vert
quelque petit coin de cette terre; » il sait aussi que ce dur travail nous
THOMAS CARLYLE. 285
attache à la terre où nous sommes nés et qui nous fait vivre. Très vif
chez lui est le sentiment de la patrie, très profonde sa conviction de la
nécessité du travail. Nous surprenons dans le Sartor resartus les pre-
miers germes de ces idées que l'éducation a déposées chez Carlyle, que
la réflexion mûrira, et qui se manifesteront jusque dans la composition
de ses écrits; car il n'aborde pas ses sujets de l'air d'un dilettante, et il
ne les traite pas avec le sans-façon du littérateur. On sent en lui la con-
science, le courage, la volonté, même l'effort du travail. « La littéra-
ture, dit-il quelque part, n'est pas aisée lorsqu'elle est noble, mais
seulement lorsqu'elle est ignoble; la littérature, elle aussi, est une lutle,
un duel acharné avec le monde des ténèbres, qui s'étend intérieure-
ment dans chacun de nous et au dehors de nous. »
M. Carlyle croit aussi à la patrie; il est Écossais, et il aime sa rude
mère, la patrie de John Knox, de David Hume, de Robert Burns et de
Walter Scott. « Nous croyons, dit-il, qu'il existe un patriotisme fondé
sur quelque chose de meilleur que le préjugé; que, sans que ce senti-
ment fasse injure à notre philosophie, notre contrée doit nous être
chère, et que, tout en aimant et en appréciant justement toutes les au-
tres contrées, nous devons aussi apprécier justement et aimer avant
toutes les autres notre rude mère et le vénérable édifice de la vie sociale
et morale qu'à travers de longs siècles l'esprit a construit pour nous. Il
y a dans le patriotisme, je l'assure, aliment pour la meilleure partie
du cœur de l'homme, et assurément les racines qu'il a implantées dans
l'être du citoyen peuvent, étant arrosées, produire dans le champ de
la vie, non des fleurs sauvages, mais des roses. » Dans son Histoire de
la Révolution française, parlant de Paul Jones, dont l'assemblée con-
stituante décréta les funérailles, il s'écrie : « Ah! pauvre Paul Jones!
à quoi bon tout cela? Est-ce qu'il n'aurait pas mieux valu pour tes
funérailles la cloche de la petite église presbytérienne (kirk) et six pieds
de terre écossaise parmi la cendre de ceux que tu aimais? » J'ai cité
tout cela pour montrer que, bien que mystique, Thomas Carlyle n'est
certes pas fou, ou, s'il l'est, ce l'est à coup sûr beaucoup moins que cer-
tains de nos théoriciens qui ne sont pas mystiques du tout, et font pro-
fession de ne pas croire aux choses qu'il respecte.
Ainsi donc, c'est au milieu d'une éducation toute rustique que Carlyle
a grandi. Dans une telle éducation, les observations sont rares et les
impressions lentes; mais elles sont justes et fortes, car elles suivent le
progrès de la nature. Voyez, par exemple, comment le premier senti-
ment de la vie se découvre en lui : ce sentiment de la vie et de ses
différentes modifications est très vif chez Thomas Carlyle et joue un
grand rôle dans sa philosophie. Laissons-le exprimer ses premières ré-
flexions sur le mystère de l'existence; c'est le professeur Teufelsdrôck
qui parle et raconte les événemens de son enfance :
TOME u. i9
5fiO REVUE DES DEUX MONDES.
« Alors je commençais à découvrir avec étonnement qu'Entepfuhl (1) était
placé au milieu d'une contrée, d'un monde; qu'il y avait telles choses qui se
nommaient histoire, biographie, auxquelles je pourrais contribuer un jour par
la main et par la parole.
« La diligence qui, roulant lentement sous la masse des voyageurs et des ba-
gages, traversait notre village, apparaissant vers le nord au point du jour, vers
le sud à la tombée de la nuit, me fit faire des reflexions analogues. Jusqu'à ma
huitième année, j'avais toujours pensé que cette diligence était quelque lune
terrestre dont le lever et le coucher étaient, ainsi que ceux de la lune céleste,
réglés par une loi de la nature; que, venue de cités lointaines, elle se dirigeait
à travers les grands chemins vers des cités lointaines, les réunissant et, comme
une grande navette, les resserrant entre elles. Alors je fis cette réflexion (si
vraie aussi dans les choses spirituelles) : « Quelque route que tu « prennes,
fût-ce cette simple route d'Entepfuhl, elle te conduira jusqu'à l'extrémité du
monde. »
« C'était surtout à la foire aux bestiaux d'Entepfuhl qu'amenés par tous les
vents et venus de toutes les directions, se rassemblaient les élémens d'un in-
croyable tohu-bohu. Là, hommes et femmes au teint bruni, tous bien lavés, bien
attifés, enrubannés, au rire bruyant, se rassemblaient pour danser, traiter leurs
affaires, et, s'il était possible, pour trouver le bonheur. Les éleveurs à bottes à re-
vers venus du nord, les brocanteurs suisses, les Italiens conducteurs de bestiaux
venus du sud, accompagnés de leurs subalternes en jaquettes de cuir, en cas-
quettes de cuir, leur aiguillon à la main, parlaient et criaient dans un langage
à demi articulé parmi les aboiemens et les tintemens inarticulés. A part se te-
naient les potiers venus de Saxe avec leur faïence rangée en belles lignes, les
colporteurs de Nuremberg assis dans des baraques qui me semblaient plus
riches que les bazars d'Ormuz, etc., etc. »
Voilà les premières communications avec la nature, les premières
impressions de la vie, la première application des puissances actives de
l'ame. Tout cela est à remarquer. Telle idée qui s'empare de nous à un
âge avancé est due à une circonstance oubliée de notre éducation, à tel
côté des choses humaines que nous avons eu occasion de voir mieux
qu'un autre. Voilà ce qui constitue notre originalité. Un vif sentiment
de la vie et de ses différentes manifestations, les modifications que l'es-
prit reçoit de l'éducation, le peiit coin de cet univers que chacun de
nous peut observer, qu'aucun autre n'observera et qui suffit pour nous
amener jusqu'à l'infini, la sympathie qu'inspirent les visages humains,,
l'observation qui dislingue les traits particuliers, ce qui constitue l'être
véritable de chaque chose, — ce sont là quelques-uns des caractères de
l'originalité de Thomas Carlyle dans la critique, dans la biographie,
dans l'histoire.
Quant à son éducation de collège, M. Carlyle semble avoir eu de
(l) Entepfuhl, nom de village inventé par M. Carlyle à l'instar des principautés de
Jean-Paul.
I
THOMAS CARLYLE. 287
bonne heure l'horreur de la science toute faite, de l'éducation scholas-
tique, de cette instruction mécanique qui se compose de lettres mortes:
il a eu tout au contraire l'amour de ce qui s'appelle pensée, origina-
lité, science véritable. Carlyle ne croit guère qu'à l'inspiration, à la
pensée sponlanée. Ici nous pouvons encore surprendre les germes de
ce qu'il appelle la science dynamique par opposition à la scienre méca-
nique. Il existe, en effet, une chose qui s'appelle originalité, en vertu de
laquelle le plusjiumble d'entre nous possède une faculté spéciale, une
force particulière qui est toujours active, bien que nous l'ignorions
souvent, une force seule régulatrice de nos pensées, seule promo-
trice qui puisse les répandre. Cette force réside au fond même de
notre nature, et tôt ou tard fera explosion. Elle se trahit chez l'enfant
avec vivacité et naïveté. La plupart de nos systèmes d'éducation sont
admirablement propres à développer l'intelligence ou, pour me ser-
vir d'un mot plus expressif, l'entendement (under standing), c'est-à-
dire une faculté passive, capable de recevoir beaucoup de choses, d'en
comprendre beaucoup, d'en retenir et d'en utiliser encore davantage
par de simples moyens mécaniques, incapable de créer et d'inventer;
mais la force active qui réside dans le fond intime de notre être, cette
force qui constitue l'individualité, une pareille éducation ne peut la dé-
velopper. Voulez -vous savoir ce que pense à ce sujet Thomas Carlyle?
« J'apprenais, dit-il, ce que les autres apprenaient; je le logeais dans un coin
de ma tète, ne voyant pas de quelle façon je pourrais m'en servir; en attendant,
quelque chose imprimée qui me tombât sous la main, je la lisais. Par ce moyen,
ma tète fut remplie d'un considérable mélange de choses et d'ombres de choses;
l'histoire avec ses fragmens authentiques s'y trouvait à côté des chimères fabu-
leuses, où la réalité était aussi cachée, et le tout était en moi non comme une
chose morte, mais comme une nourriture vivante, suffisamment fortifiante pour
un esprit à digestion facile.... Nos précepteurs étaient d'insupportables pédans
sans aucune connaissance de la nature de l'homme ou de celle de l'enfant, sans
connaissance d'aucune chose en un mot, excepté de celles de leurs lexiques et
de leurs livres de comptes trimestriels. Us nous accablaient sous le poids d'innom-
brables paroles mortes, et ils appelaient cela développer l'esprit de la jeunesse.
Comment un moulin à gérondifs, inanimé, mécanique, dont le pareil pourra,
dans le siècle prochain, être fabriqué à Nuremberg avec du bois et du cuir, pour-
rait-il aider au développement de quelque chose, encore moins de l'esprit, qui ne
croit pas comme un végétal, mais qui croit par le mystérieux contact de l'esprit?
Comment donnera-t-il la lumière et la flamme, celui-là dont Pâme est un foyer
éteint rempli de cendres froides? Les professeurs d'Hinterschlag connaissaient
assez bien leur syntaxe, et, quant à l'ame humaine, ils savaient une seule chose,
c'est qu'en elle était une faculté nommée mémoire, que l'on pouvait développer
en fustigeant de verges les tissus musculaires et Tépiderme. »
te. Nous passerons par-dessus les premières années de sa jeunesse, son
premier amour, raconté d'une manière charmante, la mort de son
père, qui lui montra pour la première fois, dit-il, la terrible significa-
288 REVUE DES DEUX MONDES.
tion de ce mot jamais plus, never, son premier séjour à Londres, où il
vécut seul, dans le silence de ses pensées. Un des momens les plus graves
de la vie de Carlyle est celui où il rompt avec le scepticisme de son
temps, avec l'école satanique, avec les lamentations werthériennes de
notre époque, le moment enfin où il se sent homme, où il comprend
qu'il a en lui une force particulière et que c'est sur cette force que dé-
sormais il doit appuyer sa vie.
« Plein de cette triste humeur, et peut-être l'homme le plus misérable qui fût
dans la capitale française et dans ses faubourgs, un jour, après de longues pro-
menades, je passais dans la petite et sale rue de Saint-Thomas-d'Enfer, parmi
les ordures entassées sous une chaude atmosphère et sur des pavés brûlans
comme la fournaise de Nabuchodonosor. Dans tout cela, il n'y avait rien qui pût
égayer et réveiller mes esprits, lorsque tout à coup s'éleva en moi une pensée,
et je me demandai : Que crains-tu? Pourquoi, comme un lâche, vas-tu toujours
pleurnichant, gémissant, tremblant et ^affaissant toujours davantage? Mépri-
sable animal ! quelle est la somme totale des pires maux qui t'attendent? La mort?
Eh bien! la mort et aussi les souffrances de l'abîme, et tout ce que le diable et
l'homme ont pu, peuvent et pourront faire contre toi, que sont-ils? N'as-tu pas
un cœur, ne peux-tu donc pas souffrir les maux qui t'assaillent, et, quoique
enfant proscrit, n'as-tu pas ta liberté et ne peux-tu pas fouler sous ton pied
l'enfer lui-même pendant qu'il cherche à te dévorer? Eh bien! qu'il vienne,
j'irai à sa rencontre et je le défierai. Et comme je pensais ainsi, un torrent de
feu courut dans mon ame; je chassai la crainte de moi et pour toujours. Je me
sentais fort, fort d'une force inconnue; j'étais un esprit, presque un dieu. Depuis
cette époque, le caractère de mes misères changea; ce ne fut plus la crainte, ce
ne fut plus le chagrin gémissant, mais ce furent l'indignation et la défiance aux
yeux enflammés qui s'emparèrent de moi.
<c Et ainsi ce scepticisme, ce non infini qui m'avait si long-temps courbé sous
son joug, fut chassé des retraites de mon être, de mon moi, et alors ce moi se
tint debout dans sa majesté native et divine, et avec enthousiasme conserva le
souvenir de sa protestation. L'indignation et la défiance, prises à un point de
vue psychologique, peuvent être appelées à juste titre protestation, et former
ainsi le passage, l'incident, l'événement le plus important de la vie. Le non
infini avait dit : « Regarde, tu es proscrit, sans parens, et l'univers est à toi. »
Mon moi, au contraire, se redressa et répondit : « Je ne t'appartiens pas, je suis
libre, et pour toujours je te déteste. »
« C'est de cette heure que date ma nouvelle naissance, ma naissance spiri-
tuelle, mon baptême de feu; c'est à partir de cette heure que je commençai à
être un homme. »
Voilà donc l'homme, avec ses douleurs et ses joies, son éducation
rustique, ses doutes, ses tortures morales, ses protestations. Carlyle a
reçu maintenant son second baptême, son baptême de feu, le baptême
de la souffrance et de la douleur. Laissons-le donc, purifié désormais
de scepticisme, de lâchetés morales, de velléités de désespoir et de pas-
tiches de l'école satanique : c'est le penseur qu'il faut aborder mainte-
nant.
THOMAS CARLYLE. 289
L'esprit le plus clairvoyant de notre temps est peut-être Thomas Car-
lyle. C'est une chose assez étrange à dire, car, au premier abord, il
apparaît plutôt comme un esprit imaginatif. Oui, Carlyle, le néo-pu-
ritain, le moderne adorateur de héros, l'historien de la révolution fran-
çaise, l'homme qui a élevé l'art du tailleur à la hauteur d'une philo-
sophie, cet homme plein d'excentricités, d'étrangetés, de bizarrerie, de
confusions, est un des hommes qui ont le mieux vu notre époque, ses
misères et les seules routes par lesquelles elle peut en sortir. Dans la
politique, la littérature, la science, la religion, il a émis, hasardé des
idées et des solutions singulières et profondes. Il a vu et jugé son temps,
non avec son intelligence, sa finesse, mais au moyen d'une force qui
lui était particulière. Il n'a jamais pesé le pour et le contre, dit le
mérite de ceci ou le mérite de cela; mais il a donné ses avertisse-
mens avec franchise et non pas avec cette prétendue modération qui
n'est qu'une feinte, et ce système de circonstances atténuantes qui ne
sont que des demi-mensonges et n'ont même pas le mérite d'être des
mensonges tout-à-fait. Il a noté tous les caractères des maux qui nous
rongent; il les a nommés science des apparences, mécanique, for-
mules, absence de réalité, d'organisme et de foi. Sa voix, depuis quinze
ans, n'a cessé de se faire entendre pour dénoncer les vices fondamen-
taux de notre époque. C'est, dis-je, un homme clairvoyant, les yeux
bien ouverts, plein de vigilance, qui sait ce qui manque à notre temps
et qui l'a dit, non dans des volumes de statistique, mais dans des écrits
où la réalité a laissé son empreinte. Seulement, si l'homme clairvoyant
doit prévoir, disons tout de suite que Carlyle ne prévoit pas du tout: il
pressent. Bien des idées, bien des réponses aux questions qui nous tour-
mentent sont là indiquées, jetées vaguement. Mystère de la vie plus
profondément expliqué, idéal réalisé de nouveau, religion revenant
enchaîner le monde naturel au monde surnaturel, Carlyle pressent
tout cela. En somme, c'est un esprit qui observe les directions du vent;
c'est un astronome politique, philosophique; c'est un demi-prophète.
Peu d'hommes ont la pensée plus claire et l'expression plus embar-
rassée. Chez lui, la pensée est très forte et l'exécution pèche. Ce n'est
pas que son style soit sans originalité, il est au contraire d'une sin-
gulière nouveauté, il a surtout ce que les artistes appellent le rendu;
il abonde aussi en expressions trouvées, mais ses écrits manquent de
composition et d'ensemble. Tous ses tableaux, toutes ses pensées, tous
ses récits manquent d'enchaînement, les faits et les idées manquent de
génération, non de succession. Il a des instincts d'artiste, il n'a pas d'art;
toutes ses pensées sortent de son esprit comme lancées par un feu inté-
rieur. Il résulte de cette éruption toute sorte d'admirables métaux en
fusion, mais qui ne formeront pas une oeuvre d'art, toute sorte d'é-
clats et de fragmens très solides, pleins de beauté, rien de complet.
On se figure volontiers l'esprit de Thomas Carlyle toujours en ébulli-
200 REVUE DES DEUX MONDES.
tion, et nous oserions presque dire que le phénomène littéraire de ses
œuvres répond à la substance de sa pensée, à sa nature. Ses idées sont
comme autant de pressentimens, comme autant d'instincts; la nature
de Carlylc nous paraît surtout une nature instinctive. Quoi de plus
réel que l'instinct, quoi de plus obscur et de moins compréhensible?
Tourmenté par l'idée générale de la croyance, Carlyle lutte sans cesse
pour en exprimer une; tourmenté par l'idée de la vie, il lutte pour en
expliquer le mystère, et, lorsqu'il a. bien cherché, il ne trouve rien que
de vagues éternités, de larges infinitudes au-dessus, au-dessous et tout
alentour de lui. Chez lui, les idées se manifestent toujours sous leur
type général, universel, dans leur plus grande extension, jamais dans
leur compréhension. Avec lui, on est toujours dans les espèces, jamais
dans les différences. Carlyle n'analyse pas, il observe le fait et le désigne
du doigt. Ceci explique ce que j'entends par la forte réalité de ses idées
et le vague de l'expression qui les traduit. Quoi de plus réel que l'idée
générale? est-ce qu'elle n'est pas beaucoup plus réelle que sa manifes-
tation extérieure? Il n'y a aucune chose à laquelle on croie aussi forte-
ment, il n'y en a pas dont on se rende compte aussi difficilement. Et
cependant j'ai dit que Carlyle avait beaucoup de clairvoyance, qu'il
voyait et établissait bien clairement la nature et l'essence des maux de
notre siècle et en indiquait les seuls remèdes. Oui, et cela est très con-
ciliable avec tout ce que nous venons de dire. Habitué à voir les choses
dans leur essence, il dédaigne l'apparence et va droit au fait. C'est là,
à notre avis, la suprême habileté pratique. Il risque fort de se tromper,
celui qui veut toujours raisonner sur l'évidence et contester ce qu'il a
vu, afin d'être plus fortement et plus intimement persuadé. Ajoutez
qu'il est plus facile de se tromper à force de vouloir analyser et péné-
trer qu'en raisonnant d'une manière générale. L'homme qui a l'habi-
tude de trop analyser finit par imaginer toujours quelque trappe sous
ses pieds; l'hésitation et l'incertitude finissent par devenir l'état de son
esprit.
Cette habitude de voir les choses dans leur généralité et de les
prendre dans leur essence, sans analyser, sans discuter, communique
à la pensée de Thomas Carlyle un caractère très spontané, mais qui a
quelque chose de fatal. C'est cette spontanéité fatale qui fait le fonds de
l'originalité de Carlyle. On dirait qu'une idée s'abat sur lui et le tient
enlacé, qu'il lutte pour s'en débarrasser et ne peut. Ses idées le saisis-
sent, c'est le seul mot qui puisse rendre notre impression. On éprouve
aussi je ne sais quelle émotion pénible à cette lecture. On assiste aux ef-
forts d'un vigoureux esprit assailli par les pensées les plus accablantes et
les plus terribles. Le mystère infini de l'univers, pour nous servir de ses
propres expressions, pèse sur son cœur et en comprime les élans. Son
intelligence est un véritable sphinx, elle ne parle que par figures et
par symboles. Les pensées flottent dans son esprit comme dans un
THOMAS GARLYLE. * 291
chaos; elles sont comme les élémens primordiaux, comme les rudi-
mens d'un système qui cherchent à s'assembler, à s'harmoniser, mais
qui n'y peuvent parvenir, et qui, par leur union déréglée, forment les
plus étranges contrastes. Le doux Emerson, comme un Orphée plus
musical, comme un Apollon plus serein et plus calme, a environné de
lumière et de couleurs, de reflets et d'ombres, ces pensées disjointes. Il
a répandu sur elles l'harmonie, il les a taillées et ciselées, et par là il
les a souvent amoindries, mais il n'est pas parvenu à les unir; il n'a pas
cherché à les rapprocher autrement qu'en comblant par des arcs-en-
ciel, des mirages et des nuages, les espaces qui les séparent les unes des
autres. Cari vie, beaucoup trop imité déjà en Angleterre, attend encore
un disciple qui, des matériaux, des élémens, des fragmens jetés par
lui, fasse sortir un système complet, coordonné, et qui renouvelle ses
tendances en les dégageant de tout ce qui les gêne et les obstrue.
Le style répond à la pensée; tel penseur, tel écrivain. Thomas Car-
lyle est un humoriste. Il a été beaucoup parlé du caractère fantasque
et capricieux de ses écrits; il faut s'entendre là-dessus. Il est plus
étrange que capricieux, et plus irrégulier que fantasque. Ne cherchez
pas chez lui les bois d'Emerson, ces bois remplis de soleil et murmu-
rans du bruit des insectes, n'y cherchez pas non plus la lumière chan-
geante et les crépuscules embaumés d'Henri Heine. Nous citons Henri
Heine simplement à cause des qualités de son style et du caractère fan-
tasque de ses œuvres, et non pour autre chose, car il va sans dire que
Cari y le répudierait toute comparaison qui tendrait à établir une ana-
logie quelconque entre sa pensée et celle de ce Voltaire au clair de
lune. Deux hommes ont évidemment influé sur lui, Goethe et Jean-
Paul; mais Goethe a plus influé sur son esprit que sur son style, et Car-
lyle n'a pas, comme Jean-Paul, l'art de grimper de planète en planète,
et cette merveilleuse imagination qui, sans secousses et pourtant sans
aucunes transitions, vous transporte de ce monde sublunaire dans le
monde idéal. Malgré toutes les influences germaniques que son esprit
a subies, il est très Anglais de style. Cela est rude, vigoureux, plein de
solidité, de consistance et de concentration. L'influence de. son pays et
de la nature qu'il a eue sous les yeux se révèle chez lui en dépit des pé-
régrinations intellectuelles de son esprit et des influences étrangères
qu'il a reçues. Disciple de la philosophie transcendantale allemande, aus-
sitôt qu'il vient à exprimer ses doctrines, il devient presbytérien, pro-
testant. Ses images sont hébraïques, ses couleurs sombres, sa lumière
presque éteinte. C'est, comme nous l'avons déjà dit, une sorte de lumi-
neux crépuscule éclairant obscurément les objets, ou une espèce d'au-
rore boréale. Aucun tintement de cloches catholiques, aucunes douces
paroles évangéliques ne se font entendre dans ses écrits; mais on y sur-
prend les échos de la terrible religion puritaine, et le seul bruit que
292 REVUE DES DEUX MONDES.
Ion perçoive distinctement, c'est le bruit des flots du temps venant
battre lourdement les rivages de « la petite île de l'existence, » le bruit
des cataractes de l'éternité et des cercueils qui se referment successive-
ment sur les générations. Lorsque Carlyle ne raconte pas, lorsqu'il parle
en sou nom, lorsqu'il exprime ses pensées particulières et ses idées phi-
losophiques, alors son style prend l'aspect austère que nous venons de
décrire; mais, aussitôt que sa plume brillante s'emploie à raconter les vi-
cissitudes et les variétés de l'existence humaine et jette la lumière sur
les passions des hommes, en un mot lorsqu'elle écrit l'histoire, alors les
tons les plus divers, les couleurs les plus différentes et les accens les
plus contrastés éclatent et se déroulent. Rien, par exemple, n'est plus
étrange que la révolution française racontée par Thomas Carlyle. L'une
après l'autre se déroulent ces scènes dignes des dieux ou dignes des
démons, tantôt dans une lumière rosée, tantôt dans des ténèbres sulfu-
reuses, dans un Tartare et dans un Elysée. Par momens, on descend
les cercles de Dante; par momens, on se promène dans les rues et les
allées de la Jérusalem céleste de Swedenborg. Le fond est noir, téné-
breux comme un horizon qui porte les orages; il laisse percer des
éclairs et des jets de flamme, et aussi, mais vaguement et à de lointaines
distances, d'idéales étoiles et la lumière bienfaisante qui viendra luire
un jour sur les générations qui auront oublié les souffrances de leurs
pères. Tous les personnages passent rapidement chacun avec son tic,
sa grimace caractéristique; tous les événemens se succèdent, chacun
avec son trait principal, comme des personnages et des scènes peints
sur un fond d'éternité; et, de fait, quand on enlève dans Carlyle les
couleurs, les paysages, les attitudes grotesques et singulières des per-
sonnages, les caprices de lumière, on remarque que cette idée de l'in-
fini du temps, que l'éternité, en un mot, est le fond sur lequel sont
peints le pays dans lequel se passent et se meuvent les scènes de la vie
humaine et les acteurs de cette tragi-comédie. Faut-il s'étonner alors
de cette indifférence profonde avec laquelle Carlyle raconte les scènes
de la révolution, que ce soient fêtes, meurtres, combats ou supplices?
Qu'est-ce que la révolution française après tout? Un point du temps, un
nuage noir qui passe sur l'éternité, un phénomène; ce phénomène pas-
sera, le nuage se dissoudra, et l'infinie lumière, cachée pour un mo-
ment, brillera comme auparavant. La belle et étrange pièce de Victor
Hugo, la Pente de la rêverie, pourrait servir de préface à tous les livres
de Carlyle, et surtout à la Révolution française, et plus d'une fois pen-
dant cette lecture nous nous sommes rappelé les vers du poète dont
l'esprit, plongeant sous la double mer du temps et de l'espace,
... Soudain s'en revint avec un cri terrible,
Ébloui, haletant, stupide, épouvanté,
Car il avait au fond trouvé l'éternité.
THOMAS CARLYLE. 293
Un effet analogue, mais plus doux, et où l'éternité n'apparaît plus
comme une borne fatale, mais comme un lit de repos, se reproduit
dans les admirables biographies que Carlyle a écrites. La vie du person-
nage qu'il raconte sort mystérieusement de l'oubli et du néant comme
une rivière dont la source est inconnue, puis s'accroît et s'étend en nappe
limpide au cours tranquille, réfléchit sur ses bords d'étranges scènes,
des animaux et des êtres bizarres, des paysages tantôt sombres, tantôt
gracieux, et enfin s'en va sans bruit tomber dans l'éternité et mêler ses
petites et faibles eaux à cet océan.
M. Carlyle est, en matière religieuse, ce qu'on pourrait appeler un
teacher, instructeur religieux. Le mot teacher a une signification pro-
testante très marquée; le teacher est le prophète véritable du protes-
tantisme. Ce n'est pas l'homme inspiré, c'est l'homme pénétré de reli-
gion; ce n'est pas l'homme enthousiasmé par la religion, mais celui
qui en connaît et peut en détailler l'excellence, la nécessité et les salu-
taires effets. C'est celui que l'on peut appeler le sage entre les hommes
religieux; il est à la fois religieux et humain. Il n'a pa's besoin, comme
le prêtre, d'être toujours dans l'atmosphère du temple, mais il peut se
mêler à la vie sociale et à tous les détails de la vie domestique; il peut
prêcher, ou enseigner, ou écrire des livres, ou exercer une profession
quelconque. Il peut causer avec toute espèce d'hommes; il peut même
plaisanter et rire avec vous.
M. Chastes, parlant de Carlyle dans cette Revue même, a cité une
phrase d'un journal anglais qui lui demandait, à propos du livre inti-
tulé Passé et Présent, s'il était un puritain pour traiter son époque
avec tant d'amertume. Il l'est, en effet, mais il est ce qu'on pourrait
appeler un néo-puritain; il l'est, je crois, beaucoup par colère et par
système. L'aspect général de notre temps, les dégoûts que ce spectacle
excite en lui, le culte exclusif des intérêts matériels, l'absence totale
de foi religieuse, font de lui un non conformiste dans notre xrxe siècle.
C'est ce spectacle et l'indignation qu'il lui a causée qui explique les sin-
guliers et fulminans commentaires dont il a entremêlé les lettres de
Cromwell, lesquelles lettres, entremêlées de ces commentaires, font un
peu l'effet de l'histoire du chat Murr entremêlée de la biographie de
Jean Kreisler. Ce livre, qu'on lui a reproché et en termes très amers,
est le produit de cette indignation causée par ce qu'il appelle l'athéisme
de ce siècle. « Que savez-vous faire aujourd'hui? dit-il amèrement à l'An-
gleterre; vous avez oublié vos pères, votre foi religieuse, votre Olivier
Cromweîl et le cri de ralliement avec lequel s'accomplit cette révolu-
tion que vous appelez encore glorieuse révolution. Vos voies et moyens
de gouvernement sont empreints d'athéisme. Dans cette terre du pu-
ritanisme, aucun reflet de la foi religieuse de vos ancêtres ne se répand
maintenant sur les affaires humaines. Et aussi voyez, que se passe-t-ir?
294- REVUE DES DEUX MONDES.
Si vous aviez la moindre foi religieuse, le drapeau du chartisme avec
ses cinq points absurdes ne se promènerait pas à travers les rues de
Londres; vous n'auriez point les associations secrètes de l'Irlande et le
tribunal populaire de Glascow, rendant mystérieusement ses arrêts, ni
les insurrections de Manchester, ni le cri du rappel , ni les piques
d'O'Brien prêtes à défendre la politique de la force physique. Que sa-
vez-vous faire? Filer du coton et construire des railroads. Mais ce
chaos vivant de l'ignorance et de la faim qui est là roulant sous vos
pieds, vous inquiétez-vous de le rendre un peu moins confus, un peu
plus humain? Pendant qu'il hurle, grogne, prépare ses torches et ses
piques, que faites-vous? Des maiden speeches; et puis encore? Vous con-
servez vos droits de chasse. » Tout cela est vrai, trop vrai, et le discours
qu'il tient à l'Angleterre, il pourrait le tenir tout aussi bien à l'Europe
entière. Pourtant, lorsqu'on lui demande à son tour ce qu'il y a à faire
et qu'il répond, comme dans ses commentaires des lettres de Cromwell:
revenir au puritanisme, nous ne pouvons voir dans cette recomman-
dation que le caprice d'un esprit éminent qui s'est enthousiasmé pour
les dernières études qu'il a faites. Il y a plus d'un esprit distingué de
notre temps, d'ailleurs, qui suit, a suivi ou suivra la même méthode et
prêchera aujourd'hui pour le moyen-âge et demain pour la révolu-
tion. Nous aimons mieux Carlyle, lorsqu'il reste dans la croyance à
l'idée religieuse pure et simple que lorsqu'il se lance dans l'esprit d'une
secte. Je l'aime mieux, parce qu'alors il est plus de son temps, hélas!
en n'ayant aucune doctrine déterminée, mais simplement un profond
sentiment religieux et une grande sympathie.
Carlyle a beaucoup étudié la métaphysique allemande, mais d'une
façon originale et non comme un vulgaire faiseur d'analyses. Il se l'est
appropriée, il l'a faite sienne; il n'est ni le disciple, à proprement par-
ler, ni le plagiaire des Allemands. Le premier, il me semble avoir bien
tu ce que signifiaient les doctrines allemandes, lorsqu'il a dit : « Ces
doctrines ne sont pas les meilleures choses, mais le commencement de
meilleures choses. » Il ne regarde pas cela comme définitif; il ne se pros-
terne pas devant ces doctrines, il n'a pas pour elles un enthousiasme
imbécile; mais il a su en comprendre, dis-je, la signification. Ne lui
demandez pas s'il est rationaliste, ou supernaturaliste, ou panthéiste,
il vous rirait au nez; car il a, comme il le dit lui-même, l'horreur la
plus profonde de tous ces ismes qui riment si richement avec sophisme :
il n'est ni kantiste, ni fichtéen, ni hégélien, mais il embrasse toutes les
écoles d'un point de vue supérieur. Il a laissé de côté l'enveloppe, le
système; les idées elle-mêmes, il les a jetées dans un immense alambic
et en a tiré l'essence primitive, c'est-à-dire qu'il en a pris l'esprit, rien
de plus. Si vous lui demandez ce que signifient les doctrines allemandes,
voici ce qu'il vous répondra : «Nous sommes très heureux (ceci était écrit
THOMAS CARLYLE. 295
à peu près en 1831; depuis, tout cela a bien changé pour l'Allemagne),
puisqu'au milieu de ce tocsin et de ce tumulte d'émancipation catho-
lique, de bourgs-pourris, de révoltes de Paris qui fatiguent les oreilles
françaises et anglaises, l'Allemand peut se tenir debout, paisible, au
haut de sa tour d'observation scientifique et annoncer, par intervalles,
à l'univers, qui si souvent oublie le fait, quelle heure il est réelle-
ment. » Ces lignes nous frappèrent comme une révélation subite, la
première fois que nous les lûmes, et les doctrines allemandes nous ap-
parurent ce qu'elles sont véritablement, une observation scientifique de
notre temps.
Les philosophes allemands ne sont pas, à proprement parler, des
métaphysiciens. Que sont-ils donc ? Notre siècle a trouvé leur nom : ils
sont des penseurs. Ce mot est le seul qui leur convienne comme à tous
les philosophes de notre temps; aussi le mot est-il contemporain et
tout nouveau; je n'en trouve pas trace dans les siècles précédens. Et
ici, admirez comme chaque siècle , sans qu'il en ait conscience, ren-
contre admirablement le mot qui convient à ceux qui sont ses guides,
ainsi que dirait Carlyle. Le mot penseur est le seul qui convienne aux
écrivains de ce temps-ci, comme le mot philosophe aux écrivains du
xvnr siècle, comme le mot prolestant aux réformateurs du xvie siècle.
Cherchez bien, il n'y en a pas d'autres. Que signifie le mot philosophe
au xvme siècle? Homme qui s'appuie sur la sagesse humaine purement
et simplement, par conséquent adversaire direct et déclaré de la foi.
Et le mot protestantisme? Mieux que le mot de réforme ou tout autre,
il exprime l'esprit du xvie siècle, époque où la volonté humaine fit sa
première protestation générale contre les doctrines dans le sein des-
quelles le moyen-âge avait vécu. Or, le mot de penseur exprime aussi
admirablement l'esprit de notre siècle : nous pensons, nous rêvons,
nous hasardons des doctrines, nous ne faisons et nous ne pouvons faire
que cela. Avons-nous foi en une doctrine quelconque? Non. Expli-
quons-nous les doctrines sur lesquelles repose la société? Cela nous se-
rait difficile par le temps qui court, attendu que la société ne repose à
peu près sur rien. A proprement parler, nous ne pouvons avoir ni
théologiens, ni métaphysiciens, ni docteurs, mais simplement des pen-
seurs, et puis quelques prophètes sous un étrange habit. Nous n'avons
ni foi solide, ni doctrines établies, mais seulement des vues, des pen-
sées, des pressentimens. Or, tout cela est séparé par un abîme de ce qui
s'appelle métaphysique. Métaphysique, pour la plupart, signifie disser-
tation sur les choses spirituelles. C'est là la plus profonde erreur dans
laquelle on puisse tomber. La métaphysique repose sur l'immuable,
sur l'éternel, sur l'essentiel; elle ne cherche pas, à proprement parler,
les lois du monde, elle les explique; elle ne cherche pas l'unité, elle la
maintient. Et maintenant, les doctrines allemandes, que sont-elles?
290 REVUE DES DEUX MONDES.
Nullement de la métaphysique, mais bien des pronostics et des horos-
copes. Les doctrines allemandes sont une recherche des lois éternelles
que le monde a maintenant oubliées, nullement une explication. Elles
vont à la découverte de la future unité du monde; elles ne savent nul-
lement quelle est cette unité. Elles ont cherché à orienter notre siècle,
— aussi les questions de méthodes sont-elles prédominantes chez Kant
par exemple; — elles indiquent les différentes routes, elles ne précisent
pas la vraie. Ce sont, dis-je, des horoscopes, des pronostics, des signes.
Ce qu'il faut considérer en elles, c'est leur esprit. Ce sont des phi-
losophies de transition , pas davantage , mais c'est tout ce que notre
temps peut avoir. Beaucoup de gens rejettent avec dédain les doc-
trines allemandes, parce qu'ils n'y ont trouvé qu'un échafaudage d'ab-
stractions et une suite de formules ne reposant sur aucune donnée
scientifique et réelle; ils ont lu ces doctrines, mais ils n'ont pas su en
évoquer l'esprit. Le moi égale moi de Fichte, la loi des antinomies de
Kant, la méthode d'association des contraires de Hegel, ne sont en effet
que des abstractions et des formules, ne reposant pas sur des données
réelles , évidentes , scientifiques, comme les formules de Descartes et
de Leibnitz , et elles ne peuvent pas reposer sur de telles données. Ces
formules ne sont que des abstractions sans réalité, mais inventées pour
appeler les réalités et les faire descendre parmi nous. Voilà ce que ne
comprennent pas les contempteurs des doctrines allemandes, qui ne
sont que des instrumens pour ainsi dire inventés pour ressaisir la vé-
rité perdue. Ces doctrines ne portent pas leur fin en elles-mêmes, mais
elles sont des moyens pour une fin plus excellente qu'elles.
Si nous insistons sur ce caractère particulier des doctrines alle-
mandes, c'est que les théories de Carlyle ont la même signification. Sa
philosophie est aussi une philosophie faite pour notre temps. Carlyle a
essayé de faire comprendre à ses contemporains ce que signifient ces
convulsions et ces révolutions qui font de notre siècle une énigme in-
déchiffrable. Pourquoi l'Europe a-t-elle brisé son vieux moule? Par
quelles phases les sociétés passeront-elles avant d'en avoir formé un
nouveau? Combien de temps les débris et les ruines joncheront-ils le
sol et meurtriront-ils les pieds des nouvelles générations? Jusqu'à quel
temps les hommes seront-ils privés de foi religieuse et vivront-ils au
jour le jour? Toutes ces questions, il les a agitées, résolues d'une ma-
nière sinon toujours satisfaisante, au moins par des raisons élevées et
dans des aperçus pénétrans, singuliers, émouvans. J'appellerais volon-
tiers Thomas Carlyle le véritable penseur du xixe siècle; il ne s'inquiète
que de notre temps, il ne remonte pas avant 89 dans les recherches
historiques, et son point de départ philosophique est Kant. Aristote et
Platon sont pour lui des noms vénérés, mais qui ne contiennent pas la
pensée qu'il cherche; la révolution française est pour lui le fait prin-
THOMAS CARLYLE. 297
cipal, le seul fait qui doive occuper aujourd'hui une tête pensante. La
seule différence qu'il y ait entre lui et les Allemands, c'est qu'il a con-
science de ce qu'il fait; il sait qu'il écrit seulement pour son temps, tandis
que les Allemands, cherchant à se mettre en rapport direct de filiation
avec Platon, Spinoza ou Leibnitz, ne s'apercevaient pas qu'ils étaient
loin de la tradition philosophique, brisée, elle aussi, comme toutes les
autres traditions, et qu'ils écrivaient à leur insu pour dénoncer les ten-
dances de leur temps. Il s'est donné la mission de dénoncer chaque
fait qui passe, d'interroger chaque singularité qui se produit. Avec lui,
rien de ce qui compose l'existence des hommes d'aujourd'hui ne reste
inaperçu. Tous ces phénomènes qui passent, il les arrête, les interroge
en souriant, mais toujours avec une sympathie profonde; c'est un homme
qui s'est demandé ce qu'il y a à faire dans notre siècle, et qui ne s'est
pas inquiété de créer un système. Qu'y a-t-il à faire? Ramener le sen-
timent religieux, prêcher le respect de ce qui est meilleur que nous,
rappeler aux hommes qu'il y a un idéal, et les faire souvenir, dans un
temps où l'on parle tant des droits de l'homme, qu'il existe une doc-
trine du devoir; leur montrer la religion qui s'est appelée le culte de
la douleur dans un temps où ils proclament qu'ils doivent être heu-
reux; leur faire sentir la nécessité et l'obligation du travail, puisque
tous cherchent le moyen de s'en affranchir et d'esquiver le fardeau
commun; détruire ce qui est mauvais, les restes de cette école satani-
que dans laquelle chaque adepte ne trouve aucun meilleur moyen
d'employer son temps que de dénoncer à l'univers ses misères et ses
vices, les restes de ce scepticisme qui de ce monde fait un monde de
fantômes et de masques « chuchotant à l'oreille les uns des autres; »
rappeler aux hommes de son temps que partout et toujours l'homme
est toujours l'homme, jamais une bête ou un dieu; les ramener à la
fois à l'idéal qu'ils ont oublié et à la réalité qu'ils méconnaissent, et,
par-dessus tout, leur apprendre qu'ils sont à une époque de transition
et leur recommander de ne pas s'endormir sur l'oreiller de la con-
fiance : voilà ce qu'il y a à faire et ce qu'a fait Carlyle.
Carlyle n'a pas de système; ce n'est pas un homme d'arrangement et
de méthode : il a la plus profonde horreur de la science toute faite, de
la logique et des formules. Ces toiles d'araignée intellectuelles qui se
nomment formules, qui enchevêtrent la pensée, la saisissent au pas-
sage et l'empêchent de voir plus loin que cette toile elle-même, ces
toiles d'araignée, si abondantes dans notre temps, qui encombrent les
plafonds des académies et des assemblées, ces lunettes de la logique au
moyen desquelles on voit toujours ou trop loin ou trop près, ne sont
nullement de son goût. Il n'aime pas à creuser les sillons infertiles de
l'abstraction, il n'adore pas non plus beaucoup les dogmatiques, les
esprits qui se posent en divinités incarnées, et vont prêchant partout
REVUE DES DEUX MONDES.
qu'ils ne sont pas compris, que leur royaume n'est pas de ce monde. Je
le crois bien! leur répond à tous M. Carlyle, car votre royaume n'est
d'aucun monde, et votre système pourrait bien se prêcher parmi les
non entités, jamais parmi les réalités. Il n'aime pas les esprits systéma-
tiques, ceux qui ont toujours dans leur poche une philosophie préparée
d'avance, qu'ils allongent ou raccourcissent selon les circonstances,
ceux qui craignent de toujours trop dire ou de ne pas dire assez, qui
mesurent la pensée avec un compas, comptent les battemens de leur
cœur comme un chirurgien qui sonde une poitrine affectée, et pèsent
leurs inspirations comme avec des balances; ces gens-là lui font l'effet
d'ingénieurs des mines intellectuels. Il déteste tous ceux qui, à l'exemple
de Bentham , font de lame un casier à catégories d'utilité., mesurent
l'homme, le divisent, en prennent un fragment et disent: Le reste n'est
pas d'ici-bas, et par conséquent d'aucune valeur pour nous. Pour lui,
les faiseurs de systèmes sont des pharisiens, les utilitaires des publi-
cains, les constructeurs de formules des moulins à vent qui tournent
dans le vide. Ce que j'aime, dit-il aux utilitaires, c'est l'idéal; ce que
j'aime, dit-il aux systématiques, c'est la réalité, c'est la vérité. La vé-
rité est dans ces deux choses, idéal et réalité, elle n'est pas ailleurs.
Aussi il y a une réflexion qui revient souvent quand on lit les écrits
de Carlyle, c'est qu'en réalité il n'y a de bon et de vrai que ce qui est
inspiré; car cela est à la fois idéal et réel. Ce n'est pas le principe ni
l'idée froidement exprimés qui le touchent, c'est la parole inspirée,
c'est l'expression véridique (utterance) sortie vivante du cœur de
l'homme, et qui va, par cela même, atteindre ses dernières profon-
deurs, car elle parle clairement à son esprit et va saisir directement
l'ame de son ame.
Thomas Carlyle n'appartient à aucun parti. Plus d'un radical pourra
se demander avec un sourire dédaigneux, après avoir lu Carlyle : «Eh
quoi ! cet homme n'est-il pas un aristocrate? Sa doctrine ne pourrait-
elle pas être appelée système du torysme transcendant ail Quoi ! est-ce
un homme avancé, celui qui traite les chartistes de blockheads (étour-
neaux, je traduis poliment), le chartisme de folie, les repealers d'insen-
sés, les socialistes de sacs à vents (windy men). — Mes amis les radi-
caux, répondra Thomas Carlyle, je ne suis pas un sans-culotte de
l'école de Jean-Jacques, je ne suis pas de l'école adamitique en matière
de gouvernement. Que des hommes se promènent dans les rues de
Londres portant le drapeau du chartisme et demandant la charte en
cinq points, croyant par là se délivrer de tous leurs maux, c'est un
triste spectacle. Quant à vous, messieurs les socialistes, je vous pré-
viens simplement que vous n'avez pas d'ame. » Le même homme, il
est vrai , qui traite ainsi les socialistes et les radicaux, ne ménage point
les classes industrielles. «Vous n'avez pas d'autre évangile que l'évan-
THOMAS CARLYLE. 299
gile de Mammon, leur dit-il. Je vous estime cependant, car au moins
vous travaillez, tandis que les autres classes gouvernantes se croisent
les bras: mais votre travail est celui du boucanier, pas encore celui du
chevalier. » Quant à l'aristocratie, au dire de Cari y le, elle n'a d'autre
évangile que l'évangile du dilettantisme. Sa seule occupation est de
tuer les perdrix de l'Angleterre et de se présenter avec ou sans grâce
sur les sport turfs. Je ne sais en vérité à quel parti l'auteur du Sartor
resartus n'a pas déclaré la guerre. Chartisme, puséyisme, socialisme,
aristocratie, utilitairisme, industrialisme, statistique, tout cela a été
par lui bafoué, raillé, persiflé. « Taisez-vous tous, fous que vous êtes,
s'écrie-t-il , taisez-vous, novateurs insensés. Si, malgré toutes ses mi-
sères, j'aime ma patrie, c'est que mon cher John Bull est né conser-
vateur, lent à croire aux nouveautés; je l'estime à cause de cela
Grand est le mérite de l'homme qui dans des jours de changement
marche sagement, honnêtement. J'écris pour des hommes, je n'écris
pas pour des adorateurs d'idoles, pour des hommes diminués d'autant
de leur valeur individuelle qu'ils en sacrifient à un parti. Je m'inquiète
peu de ce que pensent de mes écrits les tories, les whigs, les prêtres
ou les philosophes. » Et ainsi cet homme passe au milieu des partis
sans se faire l'adepte, le disciple, l'écrivain et l'orateur d'aucun d'eux,
sûr de trouver son public à la fois chez les chartistes et les utilitaires,
chez les radicaux et les tories.
11. — IDÉES DE THOMAS CARLYLE.
Thomas Carlyle croit à la puissance des symboles. Toutes les choses
de ce monde, les institutions, les lois, le culte, le gouvernement, sont
des symboles. Toutes ces choses, selon lui, ne sont pas des réalités;
elles en sont l'enveloppe, l'habit. Toutes les idées, toutes les affections
du cœur de l'homme ont besoin d'être réalisées , de devenir visibles.
Heureux, selon lui, les peuples qui ont des symboles de tout ce qui
intéresse l'homme, de tout ce qui touche à l'hommeî Ces peuples ont
un habit pour se vêtir, une maison pour s'abriter; car, à proprement
parler, les lois, les gouvernemens et les institutions ne sont pas notre
vie, dit-il, mais seulement la maison que se construit le principe de
vie qui est en nous. Jamais ce symbole n'est fort; jamais notre vie
n'est à couvert, tant que la vie et le symbole qu'elle s'est créé ne sont
pas confondus ensemble, unis comme l'ame et le corps, mêlés si indis-
solublement que l'on ne puisse distinguer où commence l'un et où finit
l'autre. Lorsque ce mélange s'est opéré, la vie d'un peuple a pris véri-
tablement forme; la vie idéale s'est réalisée, et le symbole qui la repré-
sente s'est imprégné de sa substance. La réalité et l'idéal sont unis, et
c'est cette alliance, et celle-là seule (entendez-vous, faiseurs de consti-
300 REVUE DES DEUX MONDES.
tutions!), qui constitue la vie des peuples. Tant que l'idée n'est pas re-
vêtue, n'a pas un habit, elle n'est qu'une abstraction sans corps, une
chose incapable d'action. Tant que les sociétés vivent au sein d'une gros-
sière réalité, d'une enveloppe sans vie intérieure, elles sont sans ame
et sans mouvement. Retenez bien cela, ô vous, utopistes et sacs à vent!
Cette croyance aux symboles, aux formes extérieures, pourra sur-
prendre plus d'un esprit de notre temps. Bien que notre époque regorge
de philosophies symboliques, de drames allégoriques et de poésies phi-
losophiques, nous n'avons plus l'amour et le respect des symboles, ou,
pour mieux dire, nous n'en comprenons plus le sens. On peut vérita-
blement bien introduire le papier-monnaie ou telle autre invention
semblable, ce ne serait certes pas plus singulier que telle ou telle autre
chose que nous avons vue s'introniser, se discuter et se voter sous nos
yeux. Dans un temps où tout est abstrait, pourquoi la valeur ne serait-
elle pas abstraite, et, comme le veut M. Proudhon, pourquoi ne serait-
elle pas métaphysique? Pourquoi aurions-nous un signe représentatif,
un symbole de la valeur, puisque nous n'avons plus aucun symbole
d'aucune espèce, si ce n'est pourtant cette monnaie d'or et d'argent?
Ce dernier symbole subsiste encore, tandis que les institutions, royauté,
clergé, aristocratie, sont dispersées par les quatre vents dans les ré-
gions du passé : il a ses raisons pour cela; mais pourquoi le papier-
monnaie ne circulerait-il pas? Parce qu'il ne serait qu'un morceau de
papier? Mais est-ce que dans notre temps tout n'est pas papier? La loi
et la justice ne sont-elles pas sur le papier et non ailleurs? Est-ce que,
du haut de la tribune nationale, nous n'avons pas traité de hochets les
symboles, quels qu'ils soient? Notre temps a certainement la plus
étrange croyance qu'il soit possible d'avoir, la croyance à l'idée abstraite
en dehors de toutes les formes extérieures. Nos représentans, nos gou-
vernans, nos journalistes vont plus loin que Jean-Jacques, mais sont
plus conséquens que lui. Ils ont pris du Contrat social tout ce qu'il est
véritablement possible de prendre : le principe de l'élection, l'Être su-
prême, la croyance à un pacte social, à un contrat comme base du gou-
vernement et de la société. Seulement, par la plus étrange des incon-
séquences, Jean-Jacques, qui donnait le modèle de la société la plus
abstraite qu'il soit possible de former, reconnaît dans Y Emile la puis-
sance et la force des signes. Nous sommes allés plus loin que lui, comme
il arrive toujours aux imitateurs. Le droit abstrait, la loi abstraite, la
liberté abstraite, la constitution abstraite, la religion abstraite, gou-
vernent et régnent parmi nous, à la fois visibles et invisibles , visibles
comme un spectre, invisibles comme une abstraction. Et ce qui est plus
étrange encore, c'est que nous avons une société abstraite et une souve-
raineté abstraite; nous avons une société fondée sur des chiffres, c'est-
à-dire sur l'abstraction des abstractions. C'est ce qui explique pourquoi,
THOMAS CARLYLE. 301
parmi nos plus célèbres radicaux, nous comptons tant de mathémati-
ciens et de savans. En vérité, si, comme le prétend Charles Lamb, le
plus grand supplice qu'on puisse imaginer, c'est d'être poursuivi par
un esprit sans corps, nous sommes fort à plaindre, car ce supplice,
nous l'éprouvons, il est de tous les instans. Lorsque Moïse dictait ses
lois et recommandait ses pratiques aux Hébreux , il leur répétait sans
cesse : Que ceci soit comme un signe dans votre main et comme un monu-
ment devant vos yeux, c'est-à-dire comme une chose réelle, concrète,
perpétuellement visible. C'est une sage parole que, comme tant d'au-
tres, nous avons oubliée. Si donc le reflet de cette parole est visible
dans les idées de Carlyle, si ses écrits nous rappellent à cetie réalité
oubliée et nous débarrassent pour quelques instans de ce fardeau fatal
de l'abstraction , ne lui devons-nous pas de la reconnaissance, et ne de-
vons-nous pas souhaiter avec lui que les réalités arrivent vite pour nous
en débarrasser tout-à-fait? Pour notre part, nous souhaitons à ces idées
santé , prospérité et bonne chance dans le monde philosophique, et
nous désirons ardemment qu'elles y fassent leur chemin.
Une autre croyance de notre temps, une croyance corrélative de
celle-là, c'est que non-seulement l'idée n'a pas besoin d'être réalisée,
grâce à des symboles, à des signes qui la fassent aisément reconnaître,
mais encore qu'elle n'a pas besoin d'être représentée, que l'idée est
indépendante de l'homme, et, pour parler comme les journaux, que
le principe est tout et l'homme rien. Nous appelons cette conviction
spiritualisme, appelons-la plutôt, avec Carlyle, un grossier athéisme.
D'autres, parlant beaucoup du rôle moderne des masses, de leur pré-
pondérance actuelle et de leur avenir, appellent cela sentiment démo-
cratique. Quant à nous, nous l'appellerons sentiment ochlocratique ,
haine des supériorités naturelles et des dons divins. Nous soutiendrons,
au risque de passer pour matérialiste aux yeux des uns, pour aristo-
crate aux yeux des autres, que tant vaut l'homme tant vaut l'idée,
tant vaut l'homme tant valent les circonstances; et, pour tout dire,
dans cette parole du vieux sophiste Protagoras : V homme est mesure
de toute chose, nous trouvons quelque lueur de vérité. Quoi! de la
vérité dans cette maxime réduite en poussière par Socrate et Platon?
Quoi! l'homme est la mesure de la vérité, de la justice, de la beauté
et du bien? Non, sans doute; mais nous pouvons affirmer, avec
quelque apparence de raison, qu'une idée, quelque belle qu'elle soit,
mise entre les mains d'un homme médiocre, produira des résultats en-
core plus médiocres. Nous ne croyons ni à la puissance absolue des
masses, ni aux idées abstraites, ni à la puissance des circonstances
seules; nous conservons notre admiration pour les choses qui portent
la marque incontestable de la supériorité; nous n'avons foi qu'en ce
qui est meilleur que nous. Nous adhérons donc complètement à cette
TOME II. 20
302 REVUE DES DEUX MONDES.
doctrine qui veut que l'idée soit non-seulement réalisée, mais repré-
sentée. De cette haine de l'abstraction naissent, dans Garlyle, les deux
idées fondamentales de sa doctrine : Y idéal réalisé et le culte des héros.
Notre société abstraite, qui n'a ni symboles ni héros, Carlyle l'ap-
pelle société mécanique; la société qui possède l'une et l'autre chose, il
l'appelle société dynamique. La société où régnent la logique, les ab-
stractions, les formules, n'exerce que les puissances négatives, méca-
niques de l'ame; celle où régnent la religion, la justice, la sainteté,
l'héroïsme, exerce les puissances dynamiques. La première ne peut
être régie que par des esprits sceptiques et athées et fonder des institu-
tions sans ame; la seconde, lentement et à travers les siècles, fait de la
société un organisme vivant. Maintenant, dans laquelle de ces deux
sociétés vivons-nous? Dans une société mécanique. Quand cessera son
règne? Quand de nouveaux symboles se seront formés, quand le temps
et les longues générations d'hommes auront tissé pour elle un nouveau
vêtement. La société, dit humoristiquement Carlyle, est fondée sur la
notion du vêtement. Lorsqu'une société n'a plus de vêtement (c'est-
à-dire, de symboles, d'institutions), elle est juste aussi avancée que
les sauvages et qu'Adam dans le paradis terrestre, plus la chute de
l'homme: sans cette chute, cette nudité serait pleine d'innocence; mais
enfin, puisqu'elle a eu lieu, il n'en est plus de même, et les sociétés se
voient alors avec terreur dans un état sans-culot tique. Alors les hommes,
avec de grands cris et de terribles trépignemens, demandent des vête-
mens afin de cacher leur nudité. De là le socialisme, le chartisme, la
révolution française. Pour nous couvrir, en effet, qu'avons-nous depuis
cinquante ans? Des vêtemens de gaze très légère, nommés abstractions
dans la langue philosophique, qui se déchirent facilement et ont besoin
d'être fréquemment rapiécés. Nous en savons quelque chose.
Ces vêtemens, ces symboles prennent, dans Carlyle, le nom d'idéal
réalisé. Écoutons-le lui-même expliquer ce qu'il entend par là : « C'est
par les symboles, dit-il, que l'imagination et sa mystique région des
merveilles passent dans le petit et prosaïque domaine des sens, s'y en-
féodent, s'y incorporent. Dans ce que nous appelons symbole, il y a tou-
jours plus ou moins, distinctement et directement, quelque réalisation,
quelque révélation de l'infini. L'infini s'unit au fini, devient visible et
peut, pour ainsi dire, être atteint. L'homme est guidé et gouverné par
des symboles; ce sont ces symboles qui le rendent heureux ou malheu-
reux. Qu'il les reconnaisse ou non, il les rencontre partout sur sa
route, ils sont partout autour de lui. L'univers et l'homme lui-même
ne sont que les symboles de Dieu. Tout ce que fait l'homme est sym-
bolique, tous ses actes sont une révélation sensible de la force mystique
qui est en lui... Est-ce que la nation hongroise ne se souleva pas comme
un tumultueux océan, lorsque l'empereur Joseph mit dans sa poche sa
THOMAS CARLYLE. 303
couronne de fer, un objet qui, ainsi qu'on l'a remarqué avec sagacité,
différait peu, par sa grandeur et sa valeur commerciale, d'un fer à che-
val? Qu'il le sache, c'est dans un élément symbolique que l'homme vit,
travaille et existe. Et c'est pourquoi les siècles qui reconnaissent la va-
leur des symboles et les estiment les choses les plus hautes de toutes
sont regardés comme les plus nobles. »
Mais, diront les politiques et les hommes pratiques, comment former
les symboles, comment réaliser cet idéal"? C'est un grand malheur,
répond Carlyle, que de vivre dans un temps où cet idéal n'est pas réa-
lisé, car il n'existe pas de méthode pour le réaliser, il n'y a pas d'ha-
biletés et de ruses qui puissent remplir cette tâche, il n'y a pas de
révolutions qui puissent hâter cette réalisation. Il n'y a que le temps
et le silence. Cet idéal existe au fond de l'ame de tous les hommes; il
est une portion de leur ame elle-même; ils le portent dans leurs con-
sciences, et, par momens, dans leurs muettes actions le laissent aperce-
voir. Celui qui, dans un moment d'adoration, tomba à genoux, avait-il
inventé la prière? Non; mais subitement il trouva la forme extérieure,
le symbole qui convenait à la prière. Des hommes armés élèvent leur
capitaine sur un bouclier, et là, au milieu des acclamations, ils lui
disent : « Tu es notre meilleur, va et commande-nous. » Ont-ils in-
venté la royauté? Non; mais cet acte indique que l'idéal du roi, du
plus capable (king, can-ing), est en eux. Voilà la première semence jetée,
le temps la fera mûrir. Ils ont proclamé bruyamment leur chef et ses
compagnons d'armes; mais silencieusement et lentement la royauté et
l'aristocratie prendront forme. Combien de temps s'écoulera depuis
cette élévation sur le pavois jusqu'à la royauté de saint Louis? combien
depuis ce choix des meilleurs jusqu'à la complète organisation de la
hiérarchie féodale, jusqu'à la chevalerie? combien de temps depuis le
jour où 1 evêque de Rome fut proclamé successeur de saint Pierre et
représentant de Dieu sur la terre jusqu'à la papauté de Grégoire VII et
d'Innocent III? Cet idéal est jeté dans le champ du temps; il croît dans
le silence, étend toujours plus profondément ses racines, sort lente-
ment, grandit sans bruit, et apparaît un beau jour orné des plus belles
fleurs et du plus vert feuillage. Le mystérieux principe de vie qui est
en lui se développe mystérieusement et croît toujours. Toutes les in-
stitutions ne sont ainsi que la forme extérieure qui répond à l'idéal que
chacun porte en soi; mais, lorsque l'ame de ces institutions s'est éva-
nouie, lorsqu'il n'en reste plus que l'enveloppe, celle-ci se putréfie
comme le cadavre humain. Quand l'ame est séparée du corps, lors-
que, au lieu d'une royauté de saint Louis ou même de Louis XIV, il
n'existe plus qu'une royauté de Louis XV; lorsque, au lieu du clergé
de saint Bernard et d'Anselme de Cantorbéry, il n'existe plus qu'un
clergé d'abbés Dubois et^de cardinaux de Rohan; lorsque, au lieu d'une
304 REVUE DES DEUX MONDES.
aristocratie des croisades, il n'existe plus qu'une aristocratie de ruelles
et de petites-maisons, qif arrive-t-il? Que les hommes, ne trouvant plus
dans les formes extérieures l'expression de leur idéal, brisent violem-
ment les enveloppes qui les emprisonnent. Lorsqu'un peuple en est là,
il est dans la plus triste condition du monde, dit Carlyle, car il n'existe
pas. Il a à recommencer son existence, à prendre une forme nouvelle,
et «comme le phénix » à se brûler sur le bûcher de ses institutions et
de son passé. Sous quelle forme? Il est impossible de le savoir; les gé-
nérations travaillent de longs siècles à cette œuvre sans pressentir le
dernier résultat de leurs efforts.
On a pu reconnaître dans cette doctrine bien des idées et des théo-
ries fondues ensemble : la théorie du corso et du ricorso de Vico, la
théorie du devenir de Hegel, celle des cercles telle qu'on la trouve çà
et là répandue dans Goethe; les idées palingénésiques, desquelles elle se
rapproche beaucoup. Nous n'avons qu'une seule chose à reprocher à
la théorie de Carlyle, c'est le fatalisme. M. Philarète Chasles a déjà très
bien dit quelque part que la morale fataliste de Carlyle n'avait rien pu
satisfaire pleinement. Carlyle effectivement croit à la fatalité, à la pré-
destination. «Toutes les choses, dit-il souvent, arrivent juste en leur
temps (in their due time). » Volontiers il dirait comme les musulmans :
« Cela est écrit. » Un homme illustre a prononcé un jour à la tribune
française ces paroles : « Une doctrine en faveur dans notre temps,
c'est que les institutions se forment et croissent comme les plantes,
comme les pierres, et par les mêmes lois. Non, c'est une erreur; il faut,
pour les former, l'adhésion des esprits, la libre disposition des cœurs.»
Je ne sais, en vérité, à quelle école s'adressaient ces paroles. Ce n'était
pas à l'école constitutionnelle, dont l'orateur faisait partie. Peut-être
était-ce à l'école radicale, qui sait parfaitement se passer d'adhésions.
Quoi qu'il en soit, elles s'appliquent merveilleusement à la doctrine de
Carlyle. La liberté humaine est par trop étouffée dans cette théorie; elle
ne se montre qtte lorsqu'elle se lève pour briser et démolir; elle ne se
manifeste pas dans l'œuvre de réédification; tout y est laissé au cours
fatal des choses et à certains pouvoirs mystérieux mal définis.
Si cette doctrine devait être prêchée et répandue en France, elle au-
rait à prendre une autre forme, et l'idée même de la fatalité, dégagée
de certaines exagérations, se prêterait à plus d'une application féconde.
Oui, dans un temps où l'on parle si lestement de révolutions et si hau-
tement des droits de l'homme, il faut que l'homme sache que sur cha-
cun de ses actes pèse une responsabilité fatale; que, lorsqu'en courant,
et comme au hasard, il agit, parle et écrit, rien de tout cela ne se
perdra; que tel choix fait au hasard produira des résultats infaillibles;
que le caprice d'une minute, sous une forme ou sous une autre, du-
rera autant que le temps lui-même; qu'il ne tenait qu'à lui de ne pas
THOMAS CARLYLE. 305
faire ce choix, de ne pas satisfaire cette ambition, de penser autrement,
d'agir autrement, et en un mot que, si son être est libre, les effets de
cette liberté ne le sont pas; qu'une fois existant, ils échappent à sa puis-
sance et appartiennent à la fatalité; qu'il doit se répéter souvent ces
deux vers de Goethe : « Choisis bien ; ton choix est bref et pourtant
éternel. » Il faut qu'il sache que cette révolution française, par exem-
ple, dont nous ne pouvons pas nous débarrasser, qui, après cinquante
ans, est encore la comme une énigme qui dévore les générations les
unes après les autres, a son origine dans les temps les plus éloignés,
qu'elle date du jour où « un homme du temps de Charlemagne, et
même avant lui, se mit à mentir et à faire mentir les institutions qu'il
était chargé de conserver fidèlement, » que ce mensonge est allé s' ac-
croissant, germant, portant des fruits empoisonnés, produisant d'au-
tres semences de mensonge jusqu'à ce que, « le champ de la vie en étant
couvert, » il ait été nécessaire de le retourner; qu'il sache aussi qu'en
revanche le bien suit la même méthode, croît et s'étend de la même
manière, et que, s'il est sage, l'homme doit faire de sa vie l'application
de cette maxime : « Combien mon héritage est large et beau! Je suis
l'héritier du temps. » Ainsi cette doctrine, vraie en elle-même comme
doctrine métaphysique malgré son exagération, vraie comme doctrine
historique, vraie aussi au point de vue moral, peut servir comme re-
mède hygiénique à plus d'une erreur contemporaine, à plus d'une
théorie justifiant les moyens par la fin et où le bien et le mal sont re-
présentés comme deux fleurs nées sur la même tige et du même bouton.
Carlyle a fait une belle application de cette théorie dans son Histoire
de la Révolution française. C'est une histoire fondée sur de singulières
données et qui renverse toutes les idées que nous nous sommes formées
de ce terrible phénomène. Maudire est facile; Carlyle ne maudit per-
sonne; bénir est plus facile encore, il ne bénit personne. Il regarde,
observe et reste indifférent. Il se met en dehors des théories et des
systèmes, des passions et des réminiscences archaïques, et se demande
la signification de l'événement révolutionnaire. Il ne croit pas que la
révolution française soit venue dans le monde pour continuer le chris-
tianisme, comme l'assurent MM. Bûchez et Roux, il ne parle pas comme
eux de verbe nouveau et d'ère du progrès; il ne croit pas non plus,
comme l'école constitutionnelle , que la révolution soit venue simple-
ment pour réformer quelques abus et introduire la liberté dans nos
institutions. Il la prend en bloc, il n'a de préférence pour aucun fait,
pour aucune période: il ne se réjouit pas au 10 août, il ne verse pas
des larmes au 21 janvier, il ne chante pas la Marseillaise, il n'entame
pas d'hymnes apologétiques et ne débite pas de tirades pour ou contre
tel ou tel personnage; il garde son silence, sa sûreté de coup d'œil et la
fermeté de son esprit au milieu de tout ce tapage : c'est le signe d'un
300 REVUE DES DEUX MONDES.
esprit puissant, car personne encore n'a pu contempler cette étrange
scène et la décrire sans en revenir l'ame brisée ou à moitié fou; il est
impartial, indifférent, rarement enthousiaste, souvent sarcastique. Et
maintenant que signifie, à ses yeux, cette révolution française? 0 vous,
radicaux, archaïques, détournez la tête; dans cette révolution française,
il n'y a ni Christ, ni Verbe, ni progrès; la révolution française, c'est
l'anarchie, et le fait principal de cette anarchie, ce n'est pas la consti-
tution de 91 ou de 93, ce n'est pas la république, ni le gouvernement
de Robespierre, ni la terreur, ni aucune des choses que vous vantez
tant. Le seul fait, la seule réalité, le phénomène important de cette
anarchie, c'est..... le sans-culottisme. Écoutons Cari vie lui-même :
« Quant à nous, nous répondrons que cette révolution française signifie la ré-
bellion violente et ouverte et la victoire de l'anarchie déchaînée contre une au-
torité corrompue et usée. Comment l'anarchie brise sa prison, se précipite dans
le gouffre infini, éclate et fait rage, enveloppe le monde de son pouvoir sans
contrôle et sans mesure, et comment, phase après phase de délire, cette frénésie
se consume; comment les élémens d'ordre qu'elle contenait (car toute force con-
tient ses élémens d'ordre) se développent et dirigent les folles forces de cette
anarchie fatiguée, sinon enchaînée, vers son but véritable, comme de sages pou-
voirs bien réglés : voilà ce que cette histoire nous apprendra, car, de même que
les hiérarchies, dynasties de tout genre, aristocraties, théocraties, autocraties,
courtisanocraties (strumpetocracies) ont gouverné le monde, ainsi il était marqué
dans les décrets de la Providence que cette anarchie victorieuse, jacobinisme,
sans-culottisme , révolution française, horreurs de la révolution française, quel
que soit le nom que les hommes lui donnent, régnerait et aurait son tour. La
« colère destructive » du sans-culottisme, voilà ce dont nous allons parler, n'ayant
malheureusement pas de voix harmonieuse pour la chanter.
« Assurément c'est un grand phénomène, un phénomène transcendantal, dé-
passant toute règle et toute expérience, c'est le phénomène dominant des temps
modernes; car une fois encore, et de la manière la plus inattendue, a reparu
l'antique fanatisme sous le vêtement le plus nouveau, miraculeux comme l'est
tout fanatisme. Appelons-le fanatisme destiné à humer les formules (î). Le
monde des formules, le monde formé et réglé, comme l'est tout monde habita-
ble, doit nécessairement haïr comme la mort un tel fanatisme et entrer en
guerre mortelle avec lui. Le monde des formules doit le vaincre ou sinon mourir
en le maudissant, en l'anathématisant. Il ne peut néanmoins prévenir sa nais-
sance et empêcher son existence. Nous allons voir venir les anathèmes et aussi
le miraculeux événement; ils sont là.
« D'où vient cet événement? où va-t-il? Voilà les questions! Lorsque l'âge
des miracles était effacé dans la distance et n'était plus qu'une incroyable tra-
dition; lorsque l'âge des conventions lui-même était devenu vieux, et que l'exis-
tence de l'homme, pendant de longues générations, n'avait eu d'autre base que
de creuses formules que le temps avait minées; lorsqu'il semblait qu'aucune
réalité n'existât, mais seulement des ombres et des fantômes de réalité; dans
(1) Expression de Mirabeau, l'ami des hommes.
THOMAS CARLYLE. 307
ce siècle où l'univers n'était plus considéré que comme l'œuvre d'un tailleur et
d'un tapissier, et où les hommes n'étaient plus que des masques grimaçant et
se faisant des signes les uns aux autres, — soudain voilà que la terre s'en-
tr'ouvre, et qu'au milieu de l'éclat d'une lueur terrible et des fumées du Tartare,
le sans-culottisme aux tètes multiples, respirant le feu, sort et demande : « Que
« pensez-vous de moi? » Alors les masques peuvent bien tressaillir et s'assem-
bler, frappés de terreur, et se concerter et se former en groupes. Amis, c'est là,
en vérité, une chose fatale et singulière. Que celui qui n'est qu'un fantôme re-
garde ce fait; mal lui en adviendra; ici-bas il ne pourra rester davantage, il
nous semble. Malheur aussi à celui qui n'est pas entièrement un fantôme, mais
qui est en partie un homme et une réalité! L'âge des miracles est revenu, con-
templez! Un monde pareil au phénix, qui meurt pour renaître, qui meurt dans
une mort de flammes, qui renaîtra dans une naissance de flammes! Ses ailes
qui battent aux souffrances de l'agonie s'étendent dans toute leur largeur; son
chant de mort, c'est le bruit des villes qui croulent et des canons des champs de
bataille; la flamme du bûcher funèbre s'élève jusqu'au ciel, enveloppant toutes
choses : cette révolution française, c'est le berceau et la tombe d'un monde. »
Ainsi donc la révolution française, c'est l'anarchie, et rien de plus.
Écoutez encore ces quelques lignes qui ouvrent le récit des orages de
la convention : « Les vieux ornemens et les vieux vêtemens sociaux,
devenus presque des haillons, sont maintenant dépouillés et sont foulés
sous les pieds de la danse nationale. Et maintenant où sont les nouveaux
habits, les nouvelles mœurs et les nouvelles règles? Liberté, égalité,
fraternité, ce ne sont pas des vêtemens, mais le souhait qui les ap-
pelle. Pour parler par figures, la nation est maintenant toute nue; c'est
une sans -culot tique nation, elle n'a ni habit, ni règle.» Ne criez pas, ne
souriez pas, et si par hasard vous ouvrez ce livre remarquable, n'y
cherchez pas seulement un plaisir littéraire, et ne le posez pas en di-
sant : Oui, c'est un livre original. Il y a autre chose en question que
l'originalité de l'écrivain. Pour nous, nous affirmons que ce livre con-
tient la seule explication véritable de la révolution française que nous
ayons encore rencontrée; cette explication est la plus générale et la plus
impartiale; elle est la seule qui renferme ces six terribles années qui
s'étendent du 4 mai 89 au 13 vendémiaire, la seule qui ne s'arrête pas
à telle ou telle période, à telle ou telle figure historique. Est-ce que
vous n'êtes pas fatigués, comme nous, des théories sur la révolution
française? Est-ce que vous ne distinguez pas maintenant que c'est un
phénomène transcendant al, comme dit Carlyle, dépassant toute règle
et toute expérience? Vous qui, dans votre conviction, fermiez notre
histoire révolutionnaire à la constitution de 91, et acceptiez tout le
reste simplement comme une fatalité, que reste-t-il aujourd'hui de votre
croyance? Et vous qui alliez plus loin, et qui la fermiez au 10 août, les
événemens que nous avons eus depuis un an sous les yeux vous ont
peut-être guéris? Cela est, hélas! l'histoire de tous les partis, qui sein-
308 KEVUE DES DEUX MONDES.
dent tous l'explication de la révolution française, et qui, une fois au
pouvoir, répètent tous qu'après eux il n'y a rien. Les événemens se
chargent de les démentir, et l'histoire de la révolution française reste
là comme une énigme que chacun explique à sa guise, et dont per-
sonne ne peut avoir le dernier mot. Eh hien ! acceptons l'explication
de Carlyle, disons avec lui que ce fait, c'est l'anarchie, c'est le sans-cu-
lottisme; que le résultat n'est pas le gouvernement constitutionnel, le
triomphe du radicalisme, l'avènement des classes moyennes, ou l'éman-
cipation des classes populaires, mais qu'il est plus que tout cela; que
ce résultat nous est entièrement inconnu, et se fera attendre long-temps
encore; qu'en voyant la crise terrible dans laquelle l'Europe est entrée,
nous pouvons appeler ce fait, avec Carlyle, une crise dans l'humanité,
une destruction et une renaissance, « un tombeau qui est en même
temps un berceau; » que le monde tout entier depuis quelque cin-
quante ans se consume pour renaître de ses cendres, comme le phé-
nix; seulement sous quelle forme et avec quel plumage? cela est in-
connu. La France et l'Europe ne sont-elles pas, comme le dit Carlyle
dans son étrange langage, des pays sans-culottiques? Quels vêtemens ont-
elles aujourd'hui? quelles mœurs établies dans lesquelles elles soient
enveloppées? quel gouvernement et quelle foi? Aucune foi, mais des
souhaits; aucun vêtement original, mais des habits d'emprunt qu'il
nous faut rendre à certaines échéances et qui nous sont arrachés d'une
manière assez brutale. Nous en avons emprunté à l'Angleterre, ils nous
ont été arrachés; nous en empruntons à l'Amérique, serons-nous plus
heureux? Il faut en désespérer, car nous avons encore tout prêt un
parti qui propose d'en emprunter au vice-roi d'Egypte. Prenons donc
la révolution française comme une destruction, la démocratie « comme
la triste et inévitable fin de beaucoup de choses, comme le commen-
cement de beaucoup d'autres, » notre siècle comme un temps de tran-
sition; mais ne pensons pas follement que toutes ces choses soient dé-
finitives. Oui, comme Carlyle le laisse penser, un nouvel organisme
sortira un jour de toute cette poussière et de tout ce détritus; mais quel
sera-t-il? Carlyle ne le dit pas, et a raison de ne pas prophétiser. D'a-
près les inductions qu'on peut tirer des faits, cet organisme sera-t-il
une nouvelle édition de l'ancienne société féodale? Non. Sera-ce la dé-
mocratie? Non. Carlyle. la prend, nous l'avons déjà dit, pour la triste et
inévitable fin de beaucoup de choses, pour le commencement de beau-
coup d'autres. « La démocratie, dit-il dans son livre intitulé Chartisme,
excepté les pays où, comme les États-Unis, le pouvoir de la commune
est suffisant, arrive à un résultat net comme zéro. » Quant à son côté
moral, philosophique, il dit assez brusquement: «La démocratie signifie
l'absence de héros pour nous conduire. » Les gouvernemens constitu-
tionnels, il les appelle gouvernemens de transition, et, quant à leur
THOMAS CABLYLE. 309
valeur métaphysique, il les appelle cobwebs, toiles d'araignée. En ré-
sumé, il croit à un monde nouveau, où l'individu redeviendra puis-
sant; où, sous l'antique forme du héros, la force morale gouvernera de
nouveau le monde; où l'admiration et l'enthousiasme lui conquerront
les populations; où la chaîne servile de l'esclave féodal sera remplacée
par une chaîne plus morale; où, comme le dit Fichte, celui qui porte
sur son visage le signe de l'intelligence, quelque grossièrement qu'il y
soit gravé, sera entraîné dans la sphère d'action des mieux doués et des
lus puissans, et enchaîné à eux par des liens sympathiques; où la foi
ligieuse reparaîtra; où la vie humaine redeviendra fixe et stable,
comme une île bien ferme au milieu du vague univers sans rivages,»
grâce à la croyance.
Mais, direz-vous, et nos droits de l'homme, nos droits naturels, im-
prescriptibles? Malheureusement Carlyle n'y;'croit pas; pour lui, il n'y
a que deux choses : d'abord le devoir et son importance infinie, et puis
à la place de droits les pouvoirs de l'homme. Ici se présente une théorie
fort obscure, et qui malheureusement est indiquée plutôt qu'expliquée.
Carlyle, s'emparant de l'ancienne distinction philosophique entre la
puissance et l'acte, entre la puissance virtuelle et la puissance effective,
qui, à proprement parler, constitue le droit, a fait passer cette distinc-
tion à travers la métaphysique allemande, et en a fait sortir cette idée :
Il n'y a pas, à proprement parler, de droits innés; il y a des puissances
innées (mights) qui se découvrent peu à peu et se révèlent à l'homme
à travers le temps. Ces pouvoirs deviennent des droits lorsqu'ils ont
pris forme, <c Les droits, dit-il, je me permettrai de les appeler des
pouvoirs correctement articulés. C'est une terrible affaire que de les
exprimer correctement. Cependant ils doivent l'être; le temps vient
pour eux, la nécessité presse, et, avec d'énormes difficultés et nombre
d'expériences, ils doivent enfin s'établir... Le pouvoir et le droit diffè-
rent terriblement d'heure en heure; seulement donnez-leur le temps,
et vous trouverez qu'ils sont identiques. » Ainsi donc, avec lui, nous
n'avons pas de droit imprescriptible, mais des pouvoirs innés; le pas-
sage de ce pouvoir latent et virtuel au pouvoir actif, au droit en un
mot, c'est le temps. Cette théorie très remarquable est malheureuse-
ment jetée en courant, sans développemens. Si elle était expliquée,
développée, il y aurait de quoi battre en brèche bien des systèmes.
Quant à la doctrine de Carlyle sur le devoir, elle n'est autre que la
vieille et forte doctrine stoïque, retrempée par le puritanisme. C'est
cette théorie, où l'homme est représenté comme un être, sinon misé-
rable et entièrement déchu, au moins malheureux et entouré par la
nécessité, contre laquelle sa libre volonté doit lutter. Là il n'y a plus
nulle trace de philosophie allemande : c'est, nous le répétons, la doc-
trine puritaine dans toute sa rudesse. « Sache, répète-t-il souvent, qu'il
310 REVUE DES DEUX MONDES.
y a un ciel au-dessus de toi, un enfer au-dessous de toi. Marche avec
rectitude, de peur des faux pas; car, si le ciel est haut, l'abîme est pro-
fond. La vie est une lutte, et rien de plus. L'homme, quel qu'il soit, a
reçu une mission qu'il doit remplir. » Il ne pense pas que l'homme soit
né pour le bonheur; il se raille des doctrines sentimentales, des plaisirs
de la vertu, de la bienveillance universelle. Toutes les sentimentalités
sont pour lui hypocrisies : « La sentimentalité, dit-il, est la sœur jumelle
de l'hypocrisie; l'une et l'autre sont un mensonge distillé doublement, un
mensonge élevé à sa seconde puissance. » Rien n'est doux et affectueux
dans sa doctrine du devoir. Il a écrit sur le bonheur des pages amères
et vigoureuses. L'école satanique est surtout l'objet de son indignation
la plus vive : « Qu'un Byron merveilleusement doué, dit-il, ne trouve
rien de mieux à faire que d'avertir tout l'univers qu'il ne se trouve pas
heureux, c'est le plus triste spectacle que présente notre siècle; car il est
triste que les poètes n'aient pas de message plus noble et de choses plus
sacrées à accomplir. » Quant aux obligations de l'homme, la plus sainte
lui paraît celle du travail. Carlyle ne sort pas de la vieille doctrine de
la nécessité du travail, et cette doctrine, qui a besoin d'être prêchée
dans notre temps sous une nouvelle forme, lui inspire de très belles pa-
roles : « Admirable, dit-il, était la devise des anciens moines: Laborare
est orare; tout travail est sacré. Dans toute œuvre véridique, dans le tra-
vail manuel même, s'il est sincère, il y a quelque chose de divin. Le tra-
vail, large comme la terre, a son sommet dans le ciel. La sueur du front
et, au-dessus de celle-là, la sueur du cerveau et la sueur du cœur n'ex-
priment-elles pas tous les calculs de Kepler, toutes les méditations de
Newton, toutes les sciences, toutes les épopées écrites, tous les actes hé-
roïques, tous les martyres, jusqu'à cette agonie de sueur sanglante que
les hommes ont appelée divine? 0 amis, si cela n'est pas le culte, alors il
faut prendre en pitié le culte, car le travail est la plus noble chose qui ait
été encore découverte sous le ciel. Tu te plains de ta vie laborieuse, ne
te plains pas. Hegarde en haut, pauvre frère fatigué; vois tes compagnons
de travail qui survivent dans l'éternité, qui survivent seuls, bande sa-
crée d'immortels, céleste garde du corps du genre humain! Même dans
la faible mémoire humaine, ils survivent long-temps sous le nom de
saints, de héros, de dieux; ils survivent et peuplent seuls les solitudes
infinies du temps. Pour toi, le ciel, quoique sévère, n'est pas sans ten-
dresse; il est tendre comme une noble mère, comme cette mère Spar-
tiate qui disait à son fils, en lui remettant son bouclier : « Reviens avec
« lui, mon fils, ou sur lui. » Tu reviendras avec honneur à ta dernière
demeure, n'en doute pas; si, dans la bataille, tu as su garder ton bou-
clier. Dans l'éternité et dans ses profonds royaumes, tu n'es pas ua
étranger, tu es partout un citoyen. » Cette doctrine de la nécessité du
travail est chrétienne, mais enveloppée dans le puritanisme. Ce n'est
THOMAS CARLYLE. 311
pas l'obligation du travail telle que la prêche le catholicisme, c'est la
nécessité absolue, la fatalité inévitable du travail. « Le travail, dit-il,
est la seule méthode que la nature puisse employer pour nous perfec-
tionner; il n'y en a pas d'autre. » C'est la seule réhabilitation de l'homme.
Dans le catholicisme, l'homme peut se relever par la prière, par les
œuvres; ici, il ne peut se relever que par le travail, par une lutte de
tous les instans avec ta fatalité. La prédestination prend l'homme au ber-
ceau et le conduit vers des routes inconnues. Pendant tout ce voyage,
sa libre volonté doit lutter contre les obstacles qui arrêtent ses pieds,
et, pour ne pas s'égarer dans cette marche haletante et fatale, il lui faut
deux choses : la foi qui éclaire et le travail qui sanctifie. Grâce à ces deux
choses, cette fatalité qui pèse sur lui ne sera plus qu'une épreuve ter-
rible, mais en somme bienfaisante. Sans la foi, sans le travail, cette
prédestination l'entraînerait dans les abîmes. Telle est pour Carlyle la
loi du devoir et la règle de la vie. Cette loi est entièrement protestante,
rude, austère, et sans aucune clarté miséricordieuse et adoucissante.
Il n'y a pas trace dans tout cela, on le voit, de certaines théories de
perfectibilité qui aboutissent à la divinisation de l'espèce humaine.
L'homme, aux yeux de Carlyle, n'est ni bon ni mauvais, ni ange ni
bête, comme dit Pascal. Il est bon et mauvais tout ensemble. Il est né
avec une double tendance; il est capable du bien, il est capable du mal.
« Il y a en lui des profondeurs pareilles à celles de l'enfer et des hau-
teurs qui atteignent le ciel. » Il a un vif appétit « pour la douce nour-
riture, » et une admiration sans bornes pour ce qui est héroïque et
beau. C'est une nature amphibie. En voulez-vous un exemple : con-
templez le mois de septembre 1792. Deux faits remarquables s'y pas-
sent à la fois. Voyez septembre à Paris; on dirait que l'enfer s'est ou-
vert, l'homme est arrivé à ce moment terrible où il brise toutes les
barrières et toutes les règles, et où il montre quelles profondeurs et
quelles cavernes ténébreuses il y a en lui. Le meurtre, la férocité, la
rage, l'entourent et l'entraînent. Voyez maintenant septembre dans
l'Argonne. Une armée d'hommes à peine vêtus, sans souliers et sans
pain, aux cris de vive la république! délivrent les frontières de la France.
L'homme est-il bon ou mauvais? Il est l'un et l'autre. Qu'y a-t-il donc
à faire? Il faut développer en lui ce qui est bon, et avec cette portion
de lui-même combattre l'autre moitié, le gouverner grâce à cette por-
tion de bonté, l'élever toujours plus haut dans le bien, l'empêcher de
descendre trop bas dans le mal. Voilà la mission que doit se proposer
sans cesse tout gouvernement et toute classe dirigeante.
Parmi les idées de Carlyle, il en est deux encore qu'il faut signaler
comme spécialement tournées contre les idées de notre temps : ces idées
sont le culte des héros et ce que nous appellerons la notion du silence.
D'après Carlyle, rien n'est bon que ce qui est silencieux, a L'efflca-
312 REVUE DES DEUX MONDES.
cité bienfaisante de la solitude, dit-il, qui la chantera, qui même en
parlera convenablement? Des autels devraient être élevés encore au-
jourd'hui au silence et à la solitude, et un culte universel devrait être
institué pour leur rendre hommage. Le silence est l'élément dans lequel
les grandes choses se forment et s'assemblent, afin qu'ensuite elles puis-
sent sortir pleinement formées et majestueuses et brillantes de la lu-
mière de la vie qu'elles sont destinées à régler. Ce n'est pas seulement
Guillaume-le-Taciturne, mais tous les hommes considérables que j'ai
rencontrés, les moins diplomatiques, les moins rusés, qui redoutaient
de parler de leurs projets et de leurs créations. Même dans tes petites
perplexités, suspends ta langue pour un jour. Combien, le matin sui-
vant, ton but et ton devoir t'apparaissent plus clairement! Quelles mi-
sères et quelles tristesses le silence, ce muet travailleur, a chassées de
ton esprit lorsque le bruit a été une fois dissipé! L'inscription suisse
dit : Le silence est d'or, la parole d'argent; et nous, nous pouvons dire :
La parole est du temps, le silence est de l'éternité. Les abeilles ne tra-
vaillent que dans les ténèbres , la pensée ne travaille que dans le si-
lence, la vertu ne travaille que dans la solitude. Que ta main droite ne
sache pas ce que fait ta main gauche; ne bavarde pas avec ton cœur. »
Cette idée du silence passe à travers tous les écrits de Carlyle, et s'étend
sur ses récits comme pour amortir et éteindre le bruit des trépigne-
mens, des cris et des chants, le tapage des batailles et des révolutions.
Cette idée nous apparaît comme la satire métaphysique des révolutions.
Rien n'est bon que ce qui est latent, que ce qui naît, grandit et mûrit
dans le silence. Le chêne, dit-il, est planté dans le silence et dans la
solitude : qui donc a remarqué sa croissance, son développement? Per-
sonne ne l'a vu lorsqu'il a été semé, personne ne l'a vu grandir et n'est
resté attentif pour observer son développement, et cependant un jour
on a entendu un grand bruit dans la forêt : c'était le bûcheron qui le
couchait à terre et le frappait de sa cognée. Tout ce qui interrompt le
cours naturel des choses, même quand ce seraient des événemens
joyeux, peut s'appeler solution de continuité. L'histoire ne garde que le
récit des faits bruyans, des révolutions, des maladies et des épidémies
sociales. Et cependant, laquelle de ces deux choses est préférable, de
cette croissance lente, silencieuse, mais vitale et naturelle, ou de ces
convulsions et de ces révolutions qui détruisent, mais ne fondent rien?
Indubitablement c'est la première. Heureux les peuples silencieux, heu-
reuses les nations qui vivent sur le passé, sur les coutumes établies!
Lorsqu'elles sortent de cette tranquillité, qu'elles consentent à briser
les institutions dans lesquelles elles avaient vécu, elles peuvent bien
obéir à une nécessité impérieuse, être poussées par une fatalité terrible;
mais elles tentent une expérience qui peut leur être funeste et doivent
s'attendre, pendant de longs siècles, à ne plus avoir de repos moral.
THOMAS CARLYLE. 313
Quant au culte des héros, c'est une protestation contre le joug et le
despotisme des multitudes, c'est une revendication des droits de l'indi-
vidu, une approbation formelle de la force individuelle, un applaudis-
sement et une admiration sans bornes pour elle, une sanction de la lé-
gitimité de son initiative. Le héros est le guide, le conducteur, le chef
nécessaire des multitudes; c'est dans le foyer de son ame ardente que
se concentrent les rayons épars dans la foule. Un Mahomet, un Knox,
un Luther, un Cromwell, un Napoléon, sont les chefs naturels, légi-
times des peuples. Ceux-là sont les véritables rois, si nous consultons l'an-
tique étymologie des mots rex, king. On peut dire d'eux, sans craindre
aucunement de se tromper, qu'ils ont en eux un droit divin. Les popula-
tions doivent non-seulement respect aux héros, mais elles leur doivent
une loyale obéissance. «On peut bien dire, dit-il, que le héros a un droit
divin, car chacun de nous a en lui un droit divin ou diabolique (1), l'un
ou l'autre des deux... Il n'y a pas d'acte plus moral parmi les hommes
que celui de la règle et de l'obéissance. Malheur à celui qui réclame
l'obéissance lorsqu'elle ne lui est pas due ! Malheur à celui qui refuse
l'obéissance lorsqu'il la doit! » Nous sommes loin , comme on voit, du
droit sacré d'insurrection et des doctrines du xvme siècle. Cette théorie
est entièrement dirigée contre les théories du siècle dernier. Voltaire,
et l'Encyclopédie , et tous les philosophes de cette époque regardaient
le héros comme le pire de tous les hommes, comme un menteur, un
charlatan, un ambitieux ou un hypocrite. Quelles railleries n'ont pas
été lancées contre les fondateurs de religion, contre les prêtres, contre
les rois, contre un Mahomet et même contre un Cromwell ! — Ambitieux,
hypocrite, charlatan! non, le héros n'est rien de tout cela, dit Carlyle;
le héros est sincère, toujours sincère; il ne ment jamais; il obéit à une
mission divine. — Et alors, prenant tour à tour les fondateurs de reli-
gion, les chefs d'armée, les législateurs des sociétés, les réformateurs,
Carlyle montre tour à tour le héros comme prophète, comme poète,
comme écrivain, comme roi, car le penseur anglais croit à l'éternité, à
la durée indéfinie de la puissance et de la force morale de l'individu; il
ne croit pas à la rénovation des sociétés par les moyens matériels, in-
dustriels, économiques, révolutionnaires. C'en est fait de l'ancienne so-
ciété, dit-il; mais il est un mot des anciennes sociétés qui ne passera pas,
c'est le mot de roi; toujours il faudra en revenir, pour nous gouverner,
au plus capable, au meilleur. Si nous connaissions nos meilleurs, l'ère
des révolutions serait fermée. Malheureusement il n'y a pas, pour les
découvrir, de méthodes certaines.
Celte réhabilitation du héros est, de toutes les idées de Carlyle, la
(1) La phrase anglaise est intraduisible en français. A divine right or diaboîic
wrong. Mot à mot : Ou un tort diabolique.
.1 t REVUE DES DEUX MONDES.
plus répandue aujourd'hui et celle qui a fait le plus rapidement son
chemin. Aujourd'hui on la rencontre partout en Angleterre. On ne
peut plus ouvrir un livre traitant de matières philosophique*, on ne
peut plus lire un simple article de revue, sans la retrouver, tantôt com-
battue, tantôt célébrée avec enthousiasme. C'est cette idée qui fait le
fonds de la philosophie d'Emerson, c'est elle qui lui a inspiré tous ses
essais sur la confiance en soi et la puissance de l'individu. On la ren-
contre aussi çà et là dans quelques écrits de notre époque, seulement
enveloppée d'intentions et flanquée de doctrines qui ne sont pas celles
de Carlyle. Ainsi, on peut dire qu'il y a dans les romans de M. Benjamin
d'Israëli et dans les écrits de M,ne Bettina d'Arnim une assez forte dose
de hero-worship. Le premier tend à glorifier par ce moyen l'aristocratie
féodale, la seconde enveloppe cette idée dans un langage démocra-
tique. Thomas Carlyle ne fait ni l'un ni l'autre. Le héros, pour lui,
n'est ni le baron féodal, ni le révolutionnaire moderne. Le héros n'est,
par sa nature, assujetti à aucune forme de civilisation; son essence
n'est ni aristocratique, ni démocratique; il est au-dessus des formes de
civilisation , des institutions et des gouvernement: sa nature n'est pas
plus républicaine que féodale. Le héros, c'est l'homme véritable,
l'homme au-dessus des autres hommes, né pour les commander n'im-
porte à quelle époque, dans quel lieu.
On connaît maintenant les principales idées de Carlyle : notre con-
clusion sera courte. Les livres, les doctrines, les tendances de ce hardi
penseur, son indifférence à l'égard des doctrines de notre temps, nous
paraissent contenir une signification singulière et pour nous pleine de
présages heureux. Après avoir lu Carlyle, on reste convaincu que, si
nous sommes dans un temps de transition, la première période de cette
longue transition peut être regardée comme accomplie. Les anciennes
doctrines tombent en poussière, les vieux partis s'en vont, et des germes
de nouvelles doctrines se laissent déjà apercevoir; les élémens de nou-
veaux partis existent déjà. Nous accueillons ces signes avec transport,
et nous espérons qu'il se trouvera enfin un esprit, une main vigou-
reuse, pour rassembler ces élémens, mûrir ces germes épars, et les
opposer, comme la plus sûre des réfutations, aux lieux communs usés,
aux facéties ennuyeuses, aux principes en haillons qui forment depuis
trop long-temps déjà notre bagage politique et philosophique.
Emile Montégut.
DE
r r
LA SOCIETE FRANÇAISE
DEPUIS FEVRIER.
i.
Si Dieu sourit aux pressentimens de la France, ou plutôt si nous sa-
vons mettre à profit le temps et les moyens de salut qui nous sont ac-
cordés, il semble que de meilleurs jours vont se lever pour nous. La
première année de la république est finie : l'année où l'anarchie a pro-
mené dans nos villes ses foules houleuses, l'année où des doctrines
dont l'esprit humain avait rougi jusqu'alors, ont étalé leurs effrayantes
turpitudes, l'année où la plus cruelle bataille civile que la France ait
jamais vue a ensanglanté Paris, l'année qui a fait trembler la société
dans toutes ses institutions fondamentales et qui l'a fait souffrir dans
tous ses membres, l'année qui a menacé le propriétaire de la spolia-
tion, qui a écrasé le négociant sous la faillite, qui a étouffé l'inspiration
dans la tête de l'artiste, qui a condamné l'ouvrier au chômage, et qui
a envoyé le prolétaire affamé aux barricades. Avec cette ère, dont le
caractère honteux et sinistre grandira dans la mémoire et l'indigna-
tion du pays à mesure qu'elle s'éloignera dans le passé, avec cette ère
finit aussi la mission de la première assemblée nationale. Une assem-
blée nouvelle va inaugurer une nouvelle époque. De l'élection de cette
assemblée dépend le salut de la France. Avant d'accomplir le grand
acte par lequel il engagera pour trois ans ses destinées, il faut que le
316 REVUE DES DEUX MONDES.
pays considère tous les périls auxquels il est exposé, tous les moyens de
salut qui s'offrent à lui. La France va prononcer elle-même son arrêt.
Il ne s'agit pas seulement pour elle d'envoyer à la prochaine chambre
des hommes, il faut qu'elle y envoie des idées.
La mission de l'assemblée législative est en effet de reconstruire, de
créer et de fonder. La tâche remplie par l'assemblée constituante a
été analogue aux circonstances que nous avons traversées depuis un
an : la constituante n'a avisé qu'au plus pressé; elle lègue à la législa-
tive une tâche bien plus vaste et bien plus difficile. La constituante a
protégé la société contre les agressions armées; il faut que la législative
protège la société contre ses propres faiblesses et ses propres vices; il
faut qu'elle l'entoure d'institutions permanentes d'où elle puisse défier
tous les coups, comme derrière des fortifications imprenables. La con-
stituante a proclamé l'avènement de la république et de la démocratie;
il faut que la législative organise la démocratie dans toutes les fonctions
de la vie politique et sociale, et règle le développement de toutes les
libertés que la forme républicaine promet ou exige. La constituante a
arrêté le travail de destruction qui, en quelques mois, avait ruiné les
finances publiques, enrayé l'industrie, tué le commerce; il faut que la
législative rende tout son essor à la vie matérielle du pays, imprime
une impulsion féconde aux affaires, ramène l'ardeur et l'émulation
dans le travail, la confiance et le bien-être au sein des classes labo-
rieuses, et fasse cesser le chômage mortel dans lequel la France s'en-
gourdit et s'appauvrit depuis un an. Ces travaux ne sont point, pour
l'assemblée de 1849, de belles études politiques qui se puissent élaborer
à loisir et résoudre lentement à la convenance du législateur. Non, ce
sont des nécessités impérieuses, des questions de vie ou de mort qui
attendent, qui prescrivent des solutions décisives, immédiates. Les
essais, les tâtonnemens, les ajournemens, qui, en d'autres temps,
eussent paru peut-être* conseillés parla prudence, seraient aujourd'hui
des fautes irréparables; je ne dis pas assez, ce seraient des crimes.
Voyez comme la lutte est engagée en ce moment. Sous la restau-
ration et sous le gouvernement de juillet, la France avait simple-
ment devant elle la perspective d'une révolution politique. Le libéra-
lisme se levait devant la royauté du droit divin, la république devant
la royauté élue; mais ces éventualités révolutionnaires ne mettaient
pas en question l'existence même de la société. Février 1848 a placé
la France non plus en face d'une révolution politique comme avaient
fait 1815 et 1830, mais en face d'une révolution sociale. La révolution
sociale ou le socialisme, c'est la dissolution des élémens constitutifs de
la société. Camille Desmoulins disait de Marat qu'il avait posé les co-
lonnes d'Hercule de la révolution, qu'au-delà il fallait écrire, comme
les géographes sur leurs cartes aux limites des terres habitées : « Ici
LA SOCIÉTÉ FRANÇAISE DEPUIS FÉVRIER. 317
il n'y a plus de villes! » On peut dire la même chose du socialisme;
au-delà, il n'y a plus rien : c'est ainsi que les peuples finissent.
Deux erreurs vulgaires aveuglent encore un trop grand nombre de
personnes sur l'imminence du danger. L'optimisme berce sa paresse
ou sa lâcheté de deux illusions : il se trompe sur l'origine du mal; il
prend la moindre amélioration passagère et de surface pour le salut
définitif. 11 faut enlever à la torpeur ces derniers prétextes.
Il y a des gens qui croient que le danger de la société n'existe que
dans les efforts des partis et des hommes qui se déclarent ses ennemis,
qui lui lancent Tanathème, et, à un moment donné, peuvent se ruer
contre elle les armes à la main : ceux-là personnifient le mal dans
quelques hommes ou dans un parti. Le jour où le parti est découragé
par une défaite violente et où ses chefs, réduits à l'impuissance, ex-
pient l'audace de leurs attentats, ceux-là croient que tout va bien, et
qu'il n'y a plus rien à faire qu'à attendre que l'ennemi terrassé se re-
lève. Insensés qui ne regardent que l'effet et ne voient jamais la cause,
qui portent la main à la blessure et ne parent jamais le coup! Non,
les périls de la société ne sont pas enfermés sous des noms propres; ils
ne s'appellent pas Proudhon, Louis Blanc ou Barbes; ils ne naissent
pas du caprice d'un sophiste, du vertige d'un enthousiaste, du com-
plot d'un pervers. Pour vaincre ses ennemis, il faut que la société ait
les yeux fixés sur elle-même, car ce sont ses propres vices qui engen-
drent ses ennemis. Toutes les fois qu'une utopie monstrueuse se dresse
devant elle escortée de sectaires enivrés, il faut que la société sonde
ses reins, et elle trouvera qu'à chaque menace redoutable qui lui vient
du dehors correspond dans son propre sein un mal profond. Elle n'a
qu'un moyen de dompter et de dissiper ses agresseurs : c'est de se ré-
former et de se guérir; autrement elle vaincrait en vain une fois, dix
fois les factions en bataille rangée, elle bâillonnerait dix ou cent dé-
magogues; ses victoires seraient, comme celles de Pyrrhus, des vic-
toires qui finissent par tuer le vainqueur. Le socialisme et les socialistes
sont le symptôme et l'effet du mal, ils n'en sont point la cause. Que
l'optimisme en prenne donc son parti; s'il est nécessaire de propor-
tionner le remède aux symptômes et aux effets de la maladie, pour
sauver la société, il faut opérer sur elle, dans le sens réparateur et con-
servateur, un travail aussi rapide, aussi énergique et aussi profond que
celui que le socialisme exigerait pour lui faire subir l'épreuve de ses
théories.
Il y a un autre aveuglement plus grossier, plus funeste, et qui, par
malheur, est propre aux temps révolutionnaires. Dans ces époques où
la société passe par des transes affreuses, on est trop porté à s'accoutu-
mer au mal et à regarder les moindres améliorations comme le bien
suprême. Il semble que l'on ait obtenu tout le bonheur que l'on ait le
TOME II. 21
:ïI8 revue des deux mondes.
droit d'envier le jour où l'on commence à respirer. Cette sécurité fra-
gile et passagère est un trésor que l'on craint de compromettre par le
moindre mouvement. On s'accoutume au malaise, à l'abaissement, à
la consomption, comme à un sort supportable. On s'eslime heureux de
n'avoir pas à souffrir tout ce qu'on avait appréhendé. On vit au jour
le jour, on s'abrite dans son égoïsme, on se fait petit, on baisse la
voix. On espère, chétif, surnager inaperçu au grand naufrage. Vous
montrez le port à ces systématiques dormeurs et vous voulez les y
pousser d'une main virile, prenez garde! on va crier haro sur vousf
vous allez être un ennemi du repos public. Dans tous les temps ré-
volutionnaires et dans tous les pays, il en a été ainsi. Cette versatile
apathie était un des découragemens les plus amers de Cîcéron au mo-
ment où finissait la république romaine. Avant que César eût passé le
Rubicon, ce n'était parmi les hommes d'ordre, les honnêtes gens, les
bons bourgeois des villes, boni, optimates, municipales homines, qu'un
concert de malédictions contre les révolutionnaires. Ils n'attendirent
pas la fin de la révolution pour s'accommoder au nouveau régime, pour
retourner au soin de leurs petits écus et de leurs petites bastides, et
pour faire des vœux contre ceux qui voulaient sauver la patrie : Nihil
aliud curant nisi agros , nisi villulas, nisi nummulos suos. Et vide
quam conversa res est. Illum quo antea confxdebant, metuunt; hune
amant quem timebant. C'était la même chose aux plus mauvais jours
de la tyrannie de Robespierre. Tandis que le «rasoir national, » comme
disait l'infâme Père Duchêne, fonctionnait sur la place de la Révolu-
tion, quelques pas plus loin, aux Champs-Elysées, les bonnes d'en-
fans s'amusaient à voir pendre Polichinelle, et la société faisait comme
les bonnes d'enfans : elle croyait vivre assez dans les entr'actes de la
guillotine. « Durant la ferveur du terrorisme, écrivait en 1795 M. de
Maistre, les étrangers remarquaient que toutes les lettres de France
qui racontaient les scènes affreuses de cette cruelle époque finissaient
par ces mots : A présent on est tranquille! c'est-à-dire, les bourreaux
se reposent; ils reprennent des forces; en attendant, tout va bien. Ce
sentiment a survécu au régime infernal qui l'a produit. Le Fran-
çais, pétrifié par la terreur, s'est enfermé dans un égoïsme qui ne lui
permet plus de voir que lui-même, le lieu et le moment où il existe:
on assassine en cent endroits de la France, n'importe! car ce n'est pas
lui qu'on a pillé ou massacré; si c'est dans sa rue, à côté de chez lui,
qu'on ait commis quelqu'un de ces attentats, qu'importe encore? Le
moment est passé, maintenant tout est tranquille. Il doublera ses ver-
rous et n'y pensera plus. En un mot, tout Français est suffisamment
heureux le jour où on ne le tue pas. »
Pourquoi le taire? il y a aujourd'hui des gens qui raisonnent de la
sorte, qui, pour apprécier la situation présente et s'y reposer, se con~
LA SOCIÉTÉ FRANÇAISE DEPUIS FÉVRIER. 319
tentent de rappeler en regard les angoisses qui ont torturé la France
depuis le 24 février. Parce que la force publique organisée nous déli-
vre maintenant de la crainte du pillage, parce que les tribunaux punis-
sent les empoisonneurs de l'intelligence et de l'ame du peuple, parce
que les affaires sont à la veille de se relever, parce que les factions n'o-
sent pas remuer les pavés de nos villes, il y a des gens qui disent aussi :
Le moment est passé, tout s'arrange, le flot nous porte, laissons faire
le temps. — Rien ne doit inspirer plus d'indignation et de mépris,
plus de douleur et de crainte, que cette insouciance pusillanime.
Aux hommes qui se contentent de l'apparence de l'ordre matériel ou
plutôt d'une trêve dans le désordre, il n'y a qu'un mot à dire. Supposez
que le pouvoir actuel parvienne à ramener la société dans la situation
où elle se trouvait avant la révolution de février, et je fais une hypo-
thèse chimérique : si elle ne trouve pas dans son sein des forces nou-
velles, jamais la société ne pourra se replacer dans des conditions aussi
faciles. Eh bien ! que gagnerait-on, je le demande, à conduire de nou-
veau la France à la veille d'un pareil lendemain? Donc, point de fausse
sécurité, point de lâche paresse. La France ne peut songer à se reposer
tant qu'il n'y aura entre elle et la menace d'une révolution anti-so-
ciale d'autre garantie que la loyauté et la fermeté d'un ministre, la
fidélité et l'énergie d'un général, le bon esprit des troupes et le zèle
de la garde nationale; car les ministres les plus vigilans ont leurs mo-
mens d'imprévoyance, car le général le plus vigoureux peut se décon-
certer une fois, car nous avons vu la garde nationale démoralisée et
mystifiée par les factions, et des régimens désarmés. La situation ac-
tuelle n'a sur celle qui précédait le 24 février qu'un seul avantage.
La France, alors aveuglée sur l'avenir, est maintenant prévenue. La
veille, elle se fiait, pour sa défense, à ses institutions, à ses partis, à ses
hommes d'état. Elle sait, depuis le lendemain, que le vieux mécanisme
de ses institutions, les vieilles préoccupations de ses partis, les an-
ciennes idées de ses hommes d'état, sont impuissans à conjurer les
désastres suspendus sur elle. Encore une fois, elle ne peut être sauvée
que par une héroïque initiative et une régénération immédiate et com-
plète. Les événemens ont arraché à l'optimisme sa dernière excuse
avec sa dernière illusion. Il n'y a pas de milieu : les prétendus hommes
d'ordre qui voudraient déguiser le mal, les prétendus honnêtes gens
qui ne seraient pas prêts à tous les efforts et à tous les sacrifices com-
mandés par le salut commun, seraient des idiots ou des traîtres.
, II.
Pour connaître la situation actuelle de la France, il faut nécessaire-
ment se reporter au moment de la révolution de février. Le coup de
320 REVUE DES DEUX MONDES.
tonnerre qui entr'ouvrit. la société française en illumina les profon-
deurs d'une sinistre clarté. Ayons toujours devant nos yeux ce tableau,
sombre comme une plaie d'Egypte de Martin , car rien n'est changé
aux réalités terribles qui nous furent alors montrées. La bouche du
volcan s'est refermée un instant, voilà tout.
La veille de la révolution de février, il y avait au-dessus de la société
des institutions qui fonctionnaient, des partis qui luttaient, des hommes
d'état qui parlaient et agissaient.
La veille, dis-je, il y avait des hommes d'état et des partis : des lé-
gitimistes et des républicains qui ne croyaient détruire que la forme
d'un gouvernement, une opposition constitutionnelle qui ne croyait
renverser qu'un ministère, des conservateurs qui croyaient, en défen-
dant le ministère, assurer la sécurité de la société et l'existence du
gouvernement. Le lendemain, il fut prouvé qu'ils s'étaient tous trom-
pés. Ce que l'Écriture dit de la mort se vérifia pour la révolution : elle
vint comme un voleur les surprendre tous dans leur sommeil et dans
leurs songes. A leur réveil, ils se trouvèrent tous en face d'un ennemi
inconnu, enfant de leur propre imprévoyance, et dont leurs agitations
factices leur avaient dérobé le formidable accroissement.
La veille, il y avait des institutions qui semblaient couvrir la société
depuis le sommet jusqu'à la base, se coller à toutes ses ondulations, se
plier à tous ses mouvemens, recueillir et organiser toutes ses forces. Il
y avait une royauté, une chambre des pairs, une chambre des députés;
il y avait des ministres, des préfets, une magistrature, une armée. Le
lendemain, une partie de ces institutions tombaient comme si elles n'a-
vaient jamais fait corps avec la société, comme si elles n'avaient été que
posées à sa surface et non plantées dans son sein. Le lendemain, ce qui
survivait de ces institutions ne résistait pas plus que le télégraphe, et
devenait la proie inerte, l'instrument machinal de l'anarchie triom-
phante.
La veille, il y avait des classes artificielles qui se croyaient divisées
par des intérêts ou des idées, qui s'isolaient les unes des autres, se ver-
rouillaient dans leur égoïsme, se combattaient avec acharnement, et
ne voulaient pas apercevoir la solidarité qui les unissait entre elles et
toutes ensemble à l'existence de la société. Il y avait des propriétaires
et des industriels, des négocians et des agriculteurs, des professeurs et
des prêtres, des hommes d'indépendance et des fonctionnaires, despro-
tectionistes et des libres échangistes, des universitaires et des catho-
liques. Le lendemain montra le néant de ces distinctions, la folie et le
crime de ces rivalités. Le lendemain, on vit qu'il n'y a que deux classes
dans la société française : ceux qui veulent le maintien de la société,
ceux qui veulent en changer les conditions morales et matérielles.
Il n'y a pas un autre exemple dans l'histoire d'un revirement aussi
LA SOCIÉTÉ FRANÇAISE DEPUIS FÉVRIER. 321
soudain, aussi imprévu, aussi profond. Jamais il n'y eut une aussi
grande distance de la veille au lendemain. Jamais pareille surprise ne
fut faite à des hommes d'état, à des partis, à un peuple tout entier.
Cette surprise universelle est le caractère le plus frappant de la révo-
lution de février; c'est celui qui démontre avec le plus de force qu'elle
était inévitable. La révolution nous a appris, en effet, que dans le ré-
gime de d830 les partis ne comprenaient pas les institutions; les insti-
tutions ne mordaient pas sur la société, et la société s'ignorait elle-
même. Dans une pareille incohérence , non-seulement la révolution
était inévitable, mais j'oserai dire qu'elle était salutaire; car, si le ré-
gime de 1830 eût duré plus long- temps, il serait arrivé ces deux
choses : premièrement, des partis intéressés à la conservation de la so-
ciété auraient cependant continué à la saper par l'opposition qu'ils fai-
saient au gouvernement; deuxièmement, la société aurait continué à
ignorer ses périls. Or, si un pareil état de choses se fût prolongé , au
jour de l'explosion il ne fût plus resté pour la société frappée à mort
ni un moyen de défense, ni un espoir de salut.
Aussi la première œuvre de tous les hommes qui ont l'intelligence
de l'avenir doit être de combattre et d'étouffer dans ce qu'elles ont
d'exclusif les idées des partis de la veille. Autant les fauteurs de troubles
mettent de soin à maintenir les anciennes dénominations des partis,
autant nous en devons mettre à les effacer. Il y avait avant le 24 février
un parti républicain. Imperceptible minorité, il a voulu continuer à
rester un parti isolé le jour où la France a reçu d'une révolution la
forme républicaine. C'est sa tactique de prétendre que les anciens partis
royalistes, c'est-à-dire l'immense majorité du pays, ont fait comme
lui, n'ont rien appris ni rien oublié, se sont pétrifiés dans leurs préju-
gés et dans leurs rancunes, et nourrissent contre la république une
hostilité invincible. On a beaucoup ri des ultras de 4815 établissant des
divisions si sévères entre les purs et les indignes. A Coblentz, en 1790,
les émigrés qui étaient arrivés le lundi se rassemblaient à l'auberge
des Tr ois-Couronnes pour siffler ceux qui arrivaient le mardi, lesquels
à leur tour sifflaient ceux qui n'arrivaient que le jour suivant. Le parti
républicain s'est couvert, sous nos yeux, du même ridicule. Il a sifflé
la France parce qu'elle n'est arrivée que le lendemain. Nous avons eu
les républicains de la veille, de l' avant-veille et de naissance, comme
nous avions eu les royalistes de la première et de la deuxième émigra-
tion. On eût dit que ces citoyens craignaient d'être trop nombreux, tant
ils étaient exclusifs. Ils le craignaient, en effet, dans l'intérêt de leur
égoïsme. Ils voulaient que le nom qu'ils écrivaient sur leur chapeau
leur donnât le privilège d'exploiter la France, tant que la France por-
terait le même nom au frontispice de ses lois. Voilà pourquoi ils cher-
c hent encore à faire croire qu'il y a toujours des partis qui travaillent
.722 REVUE DES DEUX MONDES.
à relever la royauté. C'est un stupide mensonge. Dans les partis que
les révolutionnaires appellent monarchiens, il n'y a pas un homme
sensé on honnête qui voulût aujourd'hui changer la forme du gouver-
nement et renverser la république. En disant cela, je n'entends pas
rendre le moindre hommage «à la faction qui croit avoir imposé la ré-
publique à la France; personne ne méprise plus que moi son incapa-
cité, son ignorance, son immoralité, son hypocrisie. Je n'entends pas
davantage attribuer à la forme républicaine une souveraine vertu. Je
veux dire seulement qu'aucun homme politique, quelles qu'aient été
ses opinions avant le 24 février, ne peut croire qu'il suffise d'appeler la
France monarchie au lieu de l'appeler république, de mettre un mot
à la place d'un mot, pour sauver la société. Je repousse les anciennes
préoccupations des partis, parce qu'elles n'auraient d'autre effet que de
distraire la France de l'œuvre quelle doit accomplir sur elle-même et
d'égarer encore son activité à la poursuite de vains fantômes. Il ne
peut pas être question aujourd'hui de royauté ou d'empire, de légiti-
mistes, d'orléanistes ou de bonapartistes. Tous les partis successive-
ment se sont essayés depuis soixante ans à commencer la construc-
tion de l'édifice politique par les combles; qu'ils se réunissent enfin
une fois pour la commencer par les fondemens. Il s'agit aujourd'hui
de faire sortir nos institutions des entrailles mêmes de la société. Le
jour seulement où nous aurons élevé sur une base puissante le mo-
nument dont nous ignorons encore les proportions, nous saurons par
quel couronnement harmonieux et solide il faut l'achever. Si alors
les institutions issues de la France régénérée appellent la forme répu-
blicaine, qui oserait s'en plaindre et qui pourrait l'empêcher? En atten-
dant, tous les honnêtes gens doivent se serrer autour du gouvernement
actuel, de peur, comme l'écrivait à Gicéron son gendre Dolabella,
qu'en nous perdant à la poursuite des vieilles formes politiques, nous
ne finissions par tomber dans le néant : Reliquum est, ubi nunc et
respublica, ibi simus potius quam, dam illam veterem sequamur, simus
in nulla.
III.
Je vais rapidement examiner la situation économique, morale et po-
litique de la société française.
La constitution économique d'un peuple comprend l'organisation de
ses moyens d'existence matérielle; elle est identique à sa constitution
sociale. Si l'on se représente une nation comme un atelier gigantesque,
sa constitution sociale indique la manière dont le travail, les profits du
travail et les moyens d'existence y sont divisés, distribués, assurés
entre les citoyens. Prenons un exemple : l'Angleterre. La constitution
LA SOCIÉTÉ FRANÇAISE DEPUIS FÉVRIER. 323
sociale de l'Angleterre est aristocratique. 11 y a en Angleterre trois
classes de citoyens : l'aristocratie, les classes moyennes, le peuple. Au
point de vue économique, voici comment elles fonctionnent : l'aris-
tocratie concentre, entretient, perpétue au sommet de la société un
immense réservoir de richesses qui devient, par l'industrie des classes
moyennes et le travail du peuple, le plus puissant levier de production
qui soit connu dans le monde. Quels que soient les vices que l'on veuille
reprocher à la constitution sociale et économique de l'Angleterre, on
est forcé de reconnaître qu'elle forme un système complet, un méca-
nisme dont toutes les parties se correspondent et marchent d'un mou-
vement régulier. Le travail social se divise entre l'aristocratie, qui
gouverne, c'est-à-dire qui applique la culture intellectuelle qu'elle ac-
quiert dans les loisirs de la fortune à la direction des intérêts généraux
de la communauté et qui seconde par les moyens politiques l'expan-
sion de l'activité nationale; les classes moyennes, qui alimentent la pro-
duction par le génie, le courage, l'élan de la spéculation industrielle
et commerciale; le peuple, qui donne au travail la main-d'œuvre.
L'Angleterre réunit donc les deux conditions fondamentales d'une
constitution économique régulière et saine : la solidarité et le con-
cours des diverses classes de citoyens par la division du travail; la sa-
tisfaction de cet instinct, de ce besoin d'expansion qui, dans le monde
matériel comme dans le monde moral, sont la loi de la nature hu-
maine.
En France, comment la société est-elle partagée et distribuée au
point de vue des moyens de production? Quelle garantie de développe-
ment a-t-elle au point de vue des moyens d'existence?
La France, avant la révolution de 1789, avait des classes solidaires
qui auraient pu se combiner dans une constitution économique ana-
logue à celle de l'Angleterre : elle avait la noblesse, la bourgeoisie,
les corporations ouvrières. La révolulion française s'est accomplie en
dehors des considérations économiques. Aujourd'hui il n'y a pas parmi
nous des classes homogènes et solidaires. Il reste bien des nobles de
race ou de titre: il y a bien, comme disent les socialistes, des bourgeois
et des prolétaires; mais ces classes, qui se continuent dans les mœurs,
ne correspondent pas à des fonctions économiques spéciales. La société
française se divise non en deux classes constituées, mais en deux caté-
gories : ceux qui ont un capital et ceux qui n'en ont point; ceux qui
possèdent l'instrument du travail et les moyens de production, et ceux
qui ne les possèdent point; ceux qui ont l'existence matérielle assurée,
ceux qui n'ont qu'une existence précaire conquise par un travail quo-
tidien. Or, dans la seconde catégorie, il y a des nobles et des bourgeois
en grand nombre.
Au point de vue économique, le travail, l'existence, le développe-
32 i REVUE DES DEUX MONDES.
ment de la seconde de ces catégories, dépendent de la première. Ce
sont les propriétaires du capital qui alimentent la production, qui im-
priment l'impulsion au travail, qui attachent au succès de leurs entre-
prises les destinées matérielles de la société. Leur situation particulière,
les caractères économiques, les nécessités sociales qui leur sont propres
ont donc une influence décisive sur le sort du pays. Or, la constitution
sociale de la France ne permet pas à cette classe de donner à la vie
matérielle de notre nation l'élan, l'activité, la grandeur que les classes
riches d'Angleterre communiquent à la société britannique. 11 faut ap-
pliquer à l'agriculture et à l'industrie de grands capitaux pour féconder
les ressources matérielles d'un pays. Il faut avoir la hardiesse qu'in-
spirent les fortunes immenses pour réaliser les vastes spéculations. Il
faut que l'émulation des individus et des classes exalte toujours davan-
tage l'ambition de chacun, pour que l'esprit d'entreprise s'allume et
grandisse chez un peuple. Notre constitution sociale refuse ces conditions
aux hommes entre lesquels la richesse est répartie. Au lieu de favoriser
la formation et l'accumulation des grands capitaux, notre loi des succes-
sions travaille sans cesse à les diviser. Les fortunes, ramenées à la médio-
crité par un nivellement impitoyable, demeurent timides et craignent
de tenter les grandes aventures du commerce et de l'industrie. C'est la
région où réside la puissance politique qui détermine le niveau d'une
société; la démocratie place cette puissance en bas, au lieu de la mettre
en haut. En France donc, au lieu de monter par l'émulation à la hau-
teur d'un idéal élevé, les individus et les classes descendent par l'envie
à l'étiage d'une égalité vulgaire, et l'esprit d'entreprise a perdu son
plus puissant aiguillon. Deux autres causes tendent à enlever au ca-
yjital son courage et sa force d'action. La première est la périodicité
de nos révolutions, qui viennent à chaque instant détourner ou arrêter
le courant des affaires, qui empêchent le capital de se livrer avec suite
et avec sécurité à des applications fructueuses, et qui arriérent con-
stamment notre industrie. La seconde est la négligence que les intérêts
matériels ont toujours rencontrée parmi nous dans le gouvernement.
La France n'a jamais eu, comme l'Angleterre, des hommes d'état
économistes; elle n'a jamais eu une politique commerciale fortement
conçue, soigneusement pratiquée, et, même dans un pays comme l'An-
gleterre, les capitaux ont eu besoin de trouver au pouvoir une atten-
tion vigilante et une direction habile pour commanditer avec succès
l'agriculture, l'industrie et le commerce. Ainsi, la classe qui possède la
richesse, qui doit alimenter le travail national, et donner au pays sa
vie matérielle, est placée en France dans des conditions de faiblesse,
de langueur, de découragement, d'indécision, d'inertie. En face de
cette paralysie de la première catégorie se tordent le malaise et l'im-
patience de la seconde.
LA SOCIÉTÉ FRANÇAISE DEPUIS FÉVRIER. 325
Un sentiment formé de toutes les douleurs et de tous les désirs, le
sentiment le plus violent qui puissse enflammer le cœur des hommes,
s'est emparé de la portion la plus considérable de la société française.
Ceux qui vivent au jour le jour, ceux qui n'ont pas l'assurance du pain
quotidien, ceux qui ne peuvent regarder l'avenir sans un âpre souci,
se sont révoltés dans leur intelligence et dans leur cœur contre cette
cruelle incertitude de l'existence. Ils se sont dit qu'il fallait que cette
anxiété cessât, qu'il fallait enfin que chaque homme pût terminer sa
journée sans que la pensée du lendemain vînt torturer son sommeil.
Il semble que les classes qui n'ont pas de capital aient perdu la force
d'endurer plus long-temps les vicissitudes et les angoisses d'une vie aléa-
toire. C'est de ce sentiment que le socialisme est né; c'est ce sentiment
qui a ébranlé les bases économiques de la société et menace la France
d'une révolution nouvelle. Considéré en lui-même, il n'en est point, je
le répète, de plus intense et de plus impérieux, car les transes les plus
navrantes de la souffrance s'y mêlent aux plus brûlantes convoitises
du désir; mais, pour en comprendre toute la force, il faut voir dans
quelles régions de la société il se développe et agit.
Les classes soumises aux chances aléatoires de la vie sont la classe
ouvrière et la portion la plus nombreuse de la bourgeoisie.
Je ne dirai rien ici des ouvriers. Il n'est que trop évident que leur
existence est attachée à tous les hasards du travail. Endoctrinés, orga-
nisés, disciplinés en corps politique par les démagogues et les socia-
listes, ils forment l'armée obéissante de la révolution sociale. Ils n'en
sont point pourtant l'élément le plus redoutable. Chez eux ; cette souf-
france et cette aspiration qui se révoltent contre les conditions écono-
miques de la société sont des sentimens plus sourds, moins irritans,
moins impatiens qu'on ne croit. Habitués aux privations, absorbés par
les travaux corporels, moins exposés aux tentations que l'éducation et
l'exercice de l'esprit ouvrent à nos appétits, les ouvriers accepteraient
avec résignation les dures lois de la vie, qui n'accordent aux maux de
l'humanité que des adoucissemens graduels, si l'industrie pouvait les
dérober toujours à l'oisiveté du chômage et au désespoir de la misère.
Mais c'est dans la portion la plus considérable de la bourgeoisie qu'est
l'élément le plus réellement et le plus dangereusement révolution-
naire. Au point de vue des moyens d'existence, la bourgeoisie peut se
décomposer de la manière suivante : il y a un très petit nombre de
grands propriétaires ou de grands capitalistes pouvant vivre de leurs
revenus; un très grand nombre de petits propriétaires, de petits capi-
talistes, qui ont besoin, pour vivre, d'ajouter à leurs revenus le produit
de leur travail; un plus grand nombre enfin, qui ne sont ni proprié-
taires ni capitalistes, qui ont à chercher dans les labeurs et les hasards
d'une profession tous leurs moyens d'existence. Allons plus loin , et
320 REVUE DES DEUX MONDES.
voyons les carrières où se répartit la bourgeoisie française. Ces carrières
sont de trois sortes : il y a l'industrie et le commerce, les fonctions
publiques, les professions libérales.
Pour les motifs que j'ai déjà indiqués, l'industrie et le commerce n'of-
frent pas à la bourgeoisie française le large développement, les perspec-
tives infinies qu'y devrait trouver une nation bien constituée. Il en résulte
que la bourgeoisie, détournée des carrières vraiment actives, saines et
fécondes, va encombrer les fonctions publiques et les professions libé-
rales. La multiplicité insensée des fonctions publiques, l'entraînement
qui y porte et y éteint dans des services inféconds et une quasi-oisi-
veté la portion la plus éclairée de la bourgeoisie, sont un des plus
tristes symptômes des vices de notre situation économique. Les Fran-
çais se précipitent vers les fonctions, parce que c'est la seule carrière
qui garantisse l'existence même médiocre, et qui promette la sécurité
du lendemain. Dans l'espoir d'assurer à leurs enfans un émargement
au budget, nous voyons chaque jour de petits capitalistes consacrer
aux frais de leur éducation une partie ou la totalité de leur mince
héritage. Les fonctions publiques sont considérées comme une assu-
rance sur la vie ou un placement à fonds perdus. Une place exerce
sur l'esprit des familles la même fascination que faisait autrefois une
prébende ou un canonicat. L'organisation actuelle de notre adminis-
tration, avec ses fonctionnaires pullulant par centaines de mille, est
comme un milieu entre l'abus des couvens de l'ancien régime et la folie
du phalanstère; c'est une pierre d'attente du socialisme. Mme de Staël
disait autrefois : « Les Français ne seront satisfaits que lorsqu'on aura
promulgué une constitution ainsi conçue : article unique : « Tous les
« Français sont fonctionnaires. » Le socialisme ne fait que généraliser,
sous une autre forme, la passion des Français pour les places, et que
réaliser sous un autre nom le mot de Mme de Staël. La charte du droit
au travail peut, en effet, s'énoncer en une seule phrase : Tous les ci-
toyens sont salariés par l'état.
En face de cette communauté administrative organisée autour du
budget, en face de ce socialisme fonctionnaire, se dressent et s'agitent
les membres moins favorisés de la bourgeoisie indigente qui se sont
jetés dans les professions libérales et n'y apportent qu'un capital intel-
lectuel, c'est-à-dire leurs aptitudes naturelles et leur instruction spé-
ciale. Là sont les avocats, les médecins, les artistes, les journalistes, les
hommes de lettres; c'est la région de la société française dont la con-
dition matérielle est la plus vicieuse, et c'est celle aussi qui exerce sur
le sort du pays l'influence morale la plus puissante. Tout y est con-
traste, déchirement et fièvre. Suivez les jeunes gens qui entrent sans
patrimoine dans ces carrières savantes : leur vie est un affreux combat.
La culture de l'intelligence, la surexcitation de l'esprit , les rêves de
LA SOCIÉTÉ FRANÇAISE DEPUIS FÉVRIER. 327
l'imagination , les transportent sans cesse aux sommets de la société,
leur montrent les félicités et les grandeurs de la terre, et de ce vertige
qui les enivre ils se réveillent sans cesse au milieu des angoisses de la
gêne, des anxiétés d'un travail incertain, des humiliations de la mi-
sère. Ils vivent en contact avec des hommes riches et puissans, dont
ils sont les égadx par l'éducation et souvent les supérieurs par le cœur
et par l'esprit, et ces comparaisons leur rendent intolérable l'inégalité
des fortunes. Il faut une issue à leur ambition, de toutes parts excitée
et refoulée de toutes parts : si le mouvement naturel de la société
n'offre pas une pâture suffisante à ces Tantales, ils font éclater la société
comme une chaudière. Il faut que la société les fasse vivre matérielle-
ment comme le veulent les besoins de leur intelligence, il faut que la
société entretienne des perspectives où puissent s'élancer leurs aspira*-
tions et se reposer leurs espérances, sinon ils se retournent contre elle
et la détruisent. Ce sont des Samsons qui, ne pouvant vivre, se suicident
sous les ruines de la civilisation. De leurs rangs sortent tous les chefs
révolutionnaires et tous les sectaires socialistes, ceux qui veulent re-
manier la société et ceux qui la veulent reconstruire de fond en comble.
Parmi les hommes de cette condition , il en est, je le sais, qui défendent
la société et ne laissent point leurs idées et leurs œuvres s'inspirer du
ressentiment de leurs souffrances. On aurait tort pourtant de compter
sur ces exceptions héroïques. Les idées d'une classe conspirent toujours
dans le sens de ses intérêts. Là même où les convictions restent conser-
vatrices chez ceux qui n'ont rien à conserver, fatalement il arrive que
les instincts et les mœurs deviennent révolutionnaires. Celui qui a la
révolution dans ses propres affaires ne la redoute jamais beaucoup dans
les affaires publiques. Le malaise des particuliers produit les perturba-
teurs des états. On l'a vu dans tous les temps et chez tous les peuples.
« Les gens propres à ce mestier, dit Charron , sont les endebtés et mal
accomodés de tout... Tous ces gens ne peuvent durer en paix, la paix
leur est guerre. » — a Ils veulent, disait Salluste en parlant des révo-
lutionnaires de son temps, cacher leurs plaies sous les maux de la ré^
publique, et ils aiment mieux s'ensevelir sous les débris de l'état que
de tomber seuls écrasés sous leur propre ruine. »
Telle était la répartition économique de la société française le 24 fé-
vrier. Depuis lors, rien n'a pu être changé qu'en mal, puisque, pen-
dant un an, la France entière a fait grève.
IV.
La prétention de notre pauvre France est, depuis le xvme siècle,
d'être gouvernée par les Idées, ou, comme disent les démocrates du
jour, par l'idée. Cela signifie que la première application des hommes
328 REVUE DES DEUX MONDES.
et des écoles qui aspirent à organiser la révolution est de chercher
dans un système de philosophie la légitimité de leur politique; cela
signifie qu'aux incertitudes, aux obscurités, aux luttes qui troublent
naturellement la politique proprement dite, sont venus s'ajouter pour
nous l'entêtement, la confusion inextricable, la guerre éternelle des
controverses métaphysiques. Ce que, depuis le xviir3 siècle, on appelle
en France philosophie a été et demeure le dissolvant moral le plus
actif de la société.
Cette assertion n'est point sous ma plume le cri de haine et de colère
d'un ennemi de la philosophie, c'est la conclusion d'un observateur
attristé qui considère la situation intellectuelle et morale de la France.
La philosophie, les idées, l'idée, n'ont fait que diviser, n'ont jamais
rapproché ni réuni. La philosophie dit aux hommes qu'ils sont tous
égaux devant elle et qu'ils ont tous le même droit à avoir chacun leur
philosophie. La souveraineté de la raison individuelle ainsi proclamée
détruit dans les âmes le principe d'autorité, qui est la cohésion morale
des associations humaines. Pas un système n'a posé un principe sans
qu'un aulre système n'ait érigé à côté le principe contraire. Quand
l'intelligence d'un pays se déchire de la sorte, écartelée par toutes les
contradictions, il ne peut plus y avoir pour lui d'unité morale. On ne
peut expliquer que par cette multiplicité des sectes l'obscurité dans
laquelle elles étaient restées pour la masse du public et le peu d'at-
tention qu'elles se prêtaient entre elles. Je voudrais pouvoir décrire
l'anarchie intellectuelle dans laquelle la révolution a trouvé la France :
chez les défenseurs de la société, une école catholique et une école
universitaire; dans le camp des révolutionnaires, l'illuminisme poéti-
que, philosophique et politique de MM. Quinet et Michelet, le rationa-
lisme de M. de Lamennais, le socialisme jacobin et chrétien de M. Bû-
chez, le socialisme alexandrin de M. Pierre Leroux, la scholastique
mathématique et révolutionnaire de M. Jean Reynaud, le socialisme
industriel, polytechnicien et païen des saint-simoniens et des fourié-
ristes, le socialisme hégélien de M. Proudhon, le communisme de
M. Cabet. Toutes ces écoles avaient deux caractères communs : chacune
^passait son temps à détester et à combattre celle qui lui était la plus
voisine, et aucune ne s'informait ou ne parlait des idées et des progrès
des autres. On ne comprend pas que ces systèmes destructeurs, qui
en vingt-quatre heures sont devenus l'épouvante d'une nation civilisée,
aient été si peu connus, si peu surveillés, si peu combattus jusqu'au
moment où ils ont failli triompher. Au lieu d'avertir la France, ce
travail de décomposition philosophique lui cachait la dissolution qui
s'accomplissait dans son sein; les idées tombaient en poussière, et de
cette poussière soulevée il ne sortait que des nuages.
Mais l'aveuglement universel devait aller plus loin. Au milieu de
LA SOCIÉTÉ FRANÇAISE DEPUIS FÉVRIER. 329
cette dissolution philosophique qui préparait la dissolution matérielle
de la société, une seule force de conservation restait debout : c'était la
foi religieuse et sa vivante expression, l'église. Par une coïncidence pro-
videntielle, au moment où l'esprit révolutionnaire s'apprêtait à livrer
à la société de nouvelles batailles, l'église de France puisait dans les
premières épreuves de notre liberté un redoublement de vigueur, de
zèle et de prosélytisme. Elle connaissait bien le mal qui envahissait la
France, car elle embrassait et pénétrait la société par tous les points.
Ah! on lui disait depuis un siècle et d'impertinens déclamateurs lui
répétaient tous les jours qu'elle était morte, et il s'est trouvé que, dans
cette civilisation où tout s'écroule ou tremble , elle seule survivait ,
partout présente et agissante. Elle seule possédait et distribuait à la
société tout ce qui élève l'ame, tout ce qui apaise la douleur, tout ce
qui soulage la misère, tout ce qui efface la faute dans le repentir, tout
ce qui épure la vie et réconcilie avec la mort. Tutrice du pauvre , —
enfant, elle l'instruisait dans ses écoles; — ouvrier, elle le moralisait
dans ses confréries; — indigent, malade, vieux, elle le secourait par
ses associations charitables; — coupable et retranché de la société ter-
restre, elle l'accompagnait, l'embrassait et le bénissait, un crucifix à
la main, jusque sur le tombereau des suppliciés. Eh bien! à cette so-
ciété si malade, l'église, pour la guérir, ne demandait que le libre
usage des deux moyens les plus puissans du prosélytisme : la liberté
d'enseignement et la liberté d'association. Aussitôt un orage se forma
contre elle. Cet égarement qui, au 24 février, poussa dans les rangs
des démolisseurs, avec un mot : Vive la réforme! tant d'hommes inté-
ressés à la défense de la société, en avait tourné un plus grand nombre
encore contre l'église avec ce cri brutal : A bas les jésuites !
Ce n'est encore là qu'une des faces de l'état de division, d'épar-
pillement, d'ignorance où vit la société française. On retrouve les
mêmes caractères dans l'instruction et dans les mœurs. Il serait su-
perflu d'insister sur les vices de l'instruction secondaire tant de fois
signalés par les esprits pratiques; mais je ne peux m'empêcher d'ac-
cuser cette fausse éducation littéraire de laisser tomber le niveau in-
tellectuel du pays, de contribuer à la décadence de la littérature , de
livrer des esprits énervés par l'ennui et le vide des études classiques à
ces absurdes systèmes qui les corrompent si facilement. L'instruction
littéraire, lorsqu'elle n'est point poussée dans ses profondeurs, est un
piège pour l'esprit : elle lui inspire la présomption sans lui communi-
quer la vigueur, elle le remplit de généralités vagues qui lui donnent
le mépris des faits et l'exposent à la séduction des plus grossières uto-
pies. Placez des esprits aussi leurrés et aussi peu armés dans une so-
ciété comme la nôtre, où la philosophie leur dit qu'ils sont capables
de se faire à eux-mêmes une religion et une morale, où l'égalité po-
330 REVUE DES DEUX MONDES.
litique leur dit qu'ils sont appelés à gouverner l'état et à construire la
société, où, en un mol, toutes les libertés provoquent toutes les témé-
rités, où toutes les ambitions tentent tous les orgueils, et vous com-
prendrez le rapide succès des théories socialistes dans la jeunesse et
dans la bourgeoisie besogneuse et lettrée. C'est cet excès ou cette in-
suffisance d'instruction littéraire qui a ravi à notre génie national une
qualité dont nous étions fiers à si bon droit : la netteté de l'esprit et la
justesse du jugement. C'est le même vice qui diminue chaque jour
parmi nous le nombre des hommes qui conservent sans fêlure le cris-
tal de leur intelligence.
Aux effets de cette fausse instruction ajoutez l'influence de notre
fractionnement social : vous vous expliquerez une des lacunes les plus
funestes de notre siluation morale, l'absence d'éducation politique. La
science politique est la connaissance des rapports vrais qui existent
entre les intérêts, les caractères, les passions, les idées, les mœurs dont
se compose la vie d'un peuple. Avoir l'esprit politique et gouverne-r
mental, c'est avoir ce coup-d'œil d'ensemble qui saisit dans leur juste
mesure, *dans leurs proportions exactes, au milieu du tout, les élémens
divers qu'il s'agit de coordonner , les nombreuses affaires qu'il faut
mener de front. Chez nous, toutes les intelligences se figent dans le
moule des carrières spéciales. Avant d'être homme politique, on est
négociant, manufacturier, fonctionnaire, avocat, notaire, médecin, on
ne connaît qu'un horizon étroit, on est habitué à tout juger d'un point
de vue particulier, on n'aperçoit jamais l'ensemble, on manque de ces
connaissances générales sans lesquelles on ne peut apprécier les inté-
rêts généraux. Avocat, médecin, artiste, on ignore la théorie et la
pratique des questions économiques, on se laisse facilement duper par
l'apparente symétrie logique des utopies. Industriel, on méconnaît
l'importance des intérêts intellectuels et moraux. Chacun ne voit que
son affaire, personne ne voit l'affaire de tous. On est dans le faux,
parce qu'on est dans l'incomplet. On est partial, exclusif, injuste, parce
qu'on est ignorant, et qu'en politique, comme en tout, l'ignorance di-
vise et la science seule concilie. Ainsi s'explique la facilité avec la-
quelle se propagent tant d'idées fausses. De là le crédit qu'obtiennent
les plus absurdes et les plus iniques accusations des partis contre les
gouvernemens. La démocratie accorde l'influence politique à tous et
ne donne l'éducation politique à personne. Cette contradiction a dé-
chiré les démocraties dans tous les temps. Ii y a plus de deux mille
ans que Socrate disait au pius brillant des Athéniens : « Tu t'es jeté
dans la politique avant de l'avoir apprise. Et tu n'es pas le seul, Alci-
biade, qui soit dans cet état, il t'est commun avec la plupart de ceux
qui se mêlent des affaires de la république; je n'en excepte qu'un petit
nombre, et peut-être le seul Périclès, ton tuteur. »
LA SOCIÉTÉ FRANÇAISE DEPUIS FÉVRIER. 331
Les mœurs de la société française ne présentent pas de meilleures
conditions de stabilité et d'unité. Nous sommes divisés par les mœurs
comme par les idées; nous sommes révolutionnaires dans nos mœurs
comme dans notre situation économique; nous n'avons pas plus de
mœurs publiques que d'éducation politique.
Il n'y a pas d'étude plus attachante que celle des mœurs. Il n'y a pas
de spectacle plus attrayant et plus instructif que la vie d'un peuple ob-
servée à tous les étages de la société, dans ses manifestations indivi-
duelles. Pour connaître son pays, pour le comprendre et l'aimer, pour
s'assimiler son génie et incarner en soi ses sentimens, il faut avoir tra-
versé avec sympathie toutes ses couches vivantes. C'est la poésie de la
politique. La connaissance des mœurs est un des élémens fondamen-
taux de l'éducation politique, et pourrait, jusqu'à un certain point,
suppléer aux autres; mais une des choses qui me frappent le plus en
observant les diverses classes de la société, c'est combien elles se con-
naissent peu entre elles, combien peu de retentissement il y a des unes
aux autres, combien peu elles se comprennent. Encore si, parmi les
hommes qui se jettent dans la politique, il en était beaucoup qui eus-
sent exploré la société française, s'il en était beaucoup qui l'eussent
parcourue depuis l'atelier du travailleur jusqu'à l'hôtel du financier,
depuis le bouge du chiffonnier jusqu'au cabinet du ministre, depuis
l'égout du vice jusqu'au sanctuaire de la ferveur religieuse; s'il en
était beaucoup qui connussent à la fois l'esprit du paysan et de l'ou-
vrier et l'esprit de l'homme du monde, les préjugés des foules igno-
rantes et le raffinement des cercles les plus élégans, les préoccupations
du boutiquier et la vie fantasque de l'artiste, le foyer clos et doux de la
famille et le roman comique ou les tragiques catastrophes des exis-
tences débraillées! Pour gouverner la France aujourd'hui, il faudrait
avoir remonté cette longue échelle, car la démocratie est le pêle-mêle
du bien et du mal, de toutes les vertus et de tous les vices, de tous les
intérêts, de toutes les forces, de toutes les vicissitudes, de tous les en-
traînemens, et il est impossible de connaître et de conduire la démo-
cratie, si l'on n'a passé par tous ses accidens, si l'on ne s'est familiarisé
avec tous ses caractères, si l'on ne s'est assoupli à toutes ses fortunes.
Les hommes qui sont dans une pareille condition sont bien rares; la
plupart ne sont pas partis d'assez bas ou ne sont pas arrivés assez haut
pour avoir parcouru entièrement l'échelle sociale. Non-seulement ces
hommes sont rares, mais il semble qu'ils ne puissent guère sortir des
classes régulières de la société. Ce n'est pas dans le château du grand
propriétaire, ce n'est pas dans l'hôtel opulent du grand capitaliste que
naîtront les héros et les chefs de la démocratie. Ceux auxquels la vie
ouvre dans les hautes régions une route droite et facile ne sauront
rien de cette société inquiète, mouvante, tourmentée, qui emporte dé-
332 REVUK DES DEUX MONDES.
sonnais les destinées de la France. Il n'y a qu'une catégorie d'hommes
qui puisse aujourd'hui vraiment connaître notre nation : ce sont ceux
qui, nés le plus bas, sont obligés de prendre le plus d'élan pour arri-
ver, ceux que les vicissitudes du sort promènent successivement par
toutes les conditions, ceux qui prennent l'existence comme un jeu, ceux
dont la vie est une révolution perpétuelle, ceux qui courent sous l'é-
peron de la pauvreté : Quos paupertas impulit audax. Ce sont les aven-
turiers, les bohémiens.
V.
Telle est, en un rapide aperçu, l'anarchie sociale qui, après soixante
années de révolution, s'étendait sous la surface du gouvernement ré-
gulier que 1848 a englouti, et en face de laquelle nous nous trouvons
encore. Quelles institutions politiques se dressent sur ce fond miné
d'une part, mouvant de l'autre? Par quels procédés se gouverne cette
société pauvre et concupiscente, ignorante et présomptueuse, pares-
seuse et inquiète, vieille et révolutionnaire?
Dans un pays libre, les élémens de gouvernement, quelque nom
qu'on leur donne, quelque forme qu'ils prennent, se réduisent à trois :
le pouvoir, l'administration, l'action de la pensée et de la volonté pu-
blique sur le pouvoir et l'administration. C'est dans la manière dent
l'action de l'esprit public sur l'administration et le pouvoir est orga-
nisée que résident pour un peuple la réalité de sa liberté et la sécurité de
son existence. Il y a eu des états populaires, comme Home sous les
empereurs, comme la France sous le comité de salut public, où, bien
que le pouvoir fût émané de la souveraineté du peuple, la société était
livrée à la tyrannie et aux vicissitudes révolutionnaires, parce qu'elle
n'était intervenue qu'à l'origine du pouvoir, parce que ses institutions
organiques ne lui permettaient pas d'influer sur la pensée et les actes
du pouvoir à tous les degrés de l'administration. Je suppose qu'il
existe dans un pays un système d'administration vaste, minutieux,
embrassant tous les détails de la vie sociale, recevant d'un seul moteur
son impulsion, ramenant à un centre unique tous ses mouvemens, se
suffisant ainsi à lui-même. Je suppose que, dans ce pays, l'action laissée
au peuple se borne à influer sur le moteur central; il arrivera ces deux
choses : le peuple sera passif vis-à-vis de l'administration , agressif
vis-à-vis du pouvoir. D'un côté, n'ayant aucune influence sur les
rouages de l'administration, il sera gouverné despotiquement; de
l'autre, ne pouvant faire peser sa volonté que sur le moteur central, il
assaillira sans cesse le pouvoir. Avec un pareil état de choses, avec une
administration qui fonctionne sans résistance et un pouvoir toujours
menacé, avec une administration qui ne change pas et un pouvoir
LA SOCIÉTÉ FRANÇAISE DEPUIS FÉVRIER. 333
disputé sans cesse, il n'y aura ni liberté réelle ni sécurité permanente.
Or, telle est la situation de la France depuis soixante ans, que le pou-
voir s'appelle roi légitime ou roi constitutionnel , empereur ou pré-
sident. Tant que ce vice restera dans nos institutions, la société ne sera
pas protégée : à chaque instant, un coup de main pourra la livrer à ses
ennemis.
L'administration française est une machine d'une force terrible,
d'une grandeur immense, et qui touche à tout. Celui qui prend le pou-
voir d'assaut se trouve d'un coup maître absolu de tous les fonction-
naires sur toute l'étendue de ce vaste empire. Par ces agens, il est
investi d'un pouvoir presque illimité sur chacun de ses concitoyens.
Il est à la tête de la police, de la justice, de l'armée, des finances,
de l'instruction non-seulement à Paris, mais jusque dans le coin le
plus reculé et le plus obscur du pays. Un simple accident de position
fait de lui un despote, un autocrate. La veille, il s'appelait Ledru-
Rollin; le lendemain, il est dictateur, et son autocratie lui est en quel-
que sorte imposée par les choses^lles-mêmes. Les fonctionnaires, sen-
tant qu'ils ne sont que des rouages de la grande machine, accoutumés
à tout rapporter au chef qui est à Paris, provoquent ses ordres, et il
est contraint de commander. Tout parti, quel qu'il soit, qui s'empare
du gouvernement se trouve donc, par le fait même, investi d'une puis-
sance irrésistible; il faut qu'il s'en serve, — tout le monde s'y résigne,
l'y convie, l'y force, — sans quoi la machine de l'administration, c'est-
à-dire la vie du pays, s'arrêterait.
La conséquence nécessaire de cette constitution administrative est de
détruire chez les Français l'idée, l'instinct et les mœurs de la liberté.
La liberté est une conquête qu'un peuple est obligé de faire, chaque
jour, pied à pied, dans tous les détails de l'administration, pour que
ses affaires soient gouvernées conformément à ses intérêts, à ses idées,
à sa volonté. Ce gouvernement libre auquel aspirent les sociétés mo-
dernes, le gouvernement du pays parle pays, exige l'intervention uni-
verselle et continuelle du pays dans la gestion de ses affaires. Lorsque,
grâce à la manière dont ses institutions organisent son action sur le
pouvoir, un peuple pénètre ainsi dans tous les rouages de la machine,
lorsqu'il voit que l'administration s'inspire du sentiment de ses besoins
et obéit à sa pression, lorsqu'il sent qu'il est l'arbitre constant de ses
propres affaires, qu'il est solidaire de son gouvernement à tous les de-
grés de l'échelle administrative, qu'il a une part de responsabilité dans
tous les actes du pouvoir, — ce peuple vraiment libre cherche des
améliorations dans des réformes progressives et non dans des révolu-
tions. Ce n'est point là ce qui a lieu chez nous. L'administration est si
éloignée de l'action immédiate et directe du pays, nous sommes si ha-
bitués à lui laisser tout faire sous l'impulsion du principe centralisa-
TOME II. 22
334 REVUE DES DEUX MONDES.
teur, nous portons si enracinée en nous l'idée que le gouvernement a
le pouvoir et le droit de tout décider, nous nous sentons si peu maîtres
de la direction de notre propre activité et si peu responsables de la con-
duite de nos affaires, que, lorsque nous souffrons d'un malaise dont
nous ne voyons ni auprès de nous ni en nous la cause et le remède,
nous renversons le gouvernement. Nous n'avons pas de moyen plus
court, plus simple, plus facile de conquérir ce chimérique bien-être
que nous appelons toujours liberté, que de nous emparer du pouvoir.
Sauf un petit nombre d'esprits éclairés et libéraux, mais indignement
calomniés et tristement méconnus, les partis, chez nous, n'ont jamais
combattu pour la liberté; ils n'ont lutté que pour saisir le gigantesque
instrument de la tyrannie.
Un pareil état de choses, c'est la révolution en permanence. Tant
qu'il durera, le gouvernement sera toujours l'appât et la proie des mi-
norités; rien ne nous garantira contre le retour des actes odieux dont
nous avons eu le spectacle après février. On rougit, lorsqu'on songe à
la rapidité avec laquelle un peuple qui se croit fier s'est soumis au per-
sonnel du gouvernement provisoire; on rougit, lorsqu'on se rappelle
que, sans attendre les premières mesures de ces chefs de factieux qui
s'étaient attribué le pouvoir souverain, la France est tombée à leurs
pieds, que tous les corps publics, tous les fonctionnaires, magistrats, gé-
néraux, amiraux, préfets, par la poste, par le télégraphe, en personne,
se sont empressés d'adhérer à une autorité sans nom. Ceux mêmes
que cette honteuse prostration indignait le plus demeuraient anéantis
dans le sentiment de leur impuissance. Nous tous, qui protestions dans
nos cœurs, nous nous sentions divisés, isolés; aucune institution ne nous
fournissait le moyen de nous rapprocher, de nous réunir, pour venger
la liberté et la dignité de la France; hommes d'ordre, accoutumés au
respect de la loi, nous n'avions pas la ressource des factieux, enrôlés,
organisés, disciplinés par les conspirations; le jour où le pouvoir avec
lequel nous avions voulu protéger la société nous était ravi, toute sa
force retombait sur nous et nous écrasait. On accuse les Français de
manquer de courage civil; pour avoir le courage civil, il faut qu'un
peuple ait dans ses institutions des retranchemens d'où il puisse dé-
fendre ses libertés civiles. Ce sont les armes et non le courage qui nous
font défaut; mais cette lacune qui abandonne le pouvoir au hasard
d'une émeute est un encouragement toujours offert aux minorités les
plus audacieuses et les plus désespérées. Les fous, les exaltés, les ruinés,
les joueurs, les aventuriers, attaquent sans se compter. M. Ledru -Roi-
lin a confessé devant la cour de Bourges la cynique hypocrisie avec
laquelle les factions exploitent les mécontentemens publics, mettent
dedans tout un peuple, et emportent le pouvoir par une sédition dont
le prétexte et le moment sont habilement choisis. La société désarmée
LA SOCIÉTÉ FRANÇAISE DEPUIS FÉVRIER. 335
subit leur domination jusqu'à ce qu'il se rencontre encore un parti as-
sez désespéré pour se soulever sans calculer les chances de la révolte.
Cette situation amène donc deux résultats : elle décourage, paralyse,
désarme les classes conservatrices et les hommes de bien; elle excite,
au contraire, l'ambition des factieux, entretient leurs espérances, pro-
voque leurs attentats. Elle en a encore un troisième : elle dégrade,
corrompt et énerve le pouvoir. La fin du pouvoir et de toutes les in-
stitutions politiques, c'est le bon gouvernement. Les peuples les plus
égarés ne demandent pourtant, à travers les convulsions qui les dé-
chirent, qu'à être bien gouvernés, c'est-à-dire à être conduits avec pré-
voyance, avec intelligence, avec suite, à la satisfaction de leurs inté-
rêts. Mais lorsque le pouvoir n'est plus qu'une position que l'on attaque
ou que l'on défend, que l'on envahit ou que l'on perd violemment, le
pouvoir cesse d'être une région assez sereine et assez haute pour qu'on
y puisse embrasser les intérêts de la société tout entière et leur impri-
mer avec sûreté et persévérance une direction vivifiante. Les grandes
vues y manquent de lumière, les vastes desseins y manquent d'espace,
et le gouvernement, à la merci de la passion du moment, s'use stéri-
lement entre la routine et l'utopie.
VI.
Telle est la France qu'il faut refaire. Mettre le doigt sur ses maux,
c'est indiquer à quelle source on trouvera la guérison, et montrer
l'imminence du péril, c'est prouver qu'il faut appliquer le remède avec
un parti pris immuable et une vigoureuse promptitude.
Ainsi, au point de vue politique, il est démontré que la centralisa-
tion bureaucratique est pour les partis un stimulant de révolution, pour
l'initiative du pouvoir une cause de faiblesse et d'inertie, pour la so-
ciété une forteresse formidable d'où ses ennemis peuvent l'accabler
sans combat. 11 est donc prouvé qu'il faut, par des institutions décen-
tralisatrices, établir entre la société et le pouvoir une série de retran-
chemens et de fortifications derrière lesquels la société pourrait en-
core se défendre, même si le pouvoir tombait, par accident, aux mains
de ses ennemis. Il est prouvé que, pour donner au pays des mœurs pu-
bliques régulières et fortes, il faut, par les libertés locales et munici-
pales, engager son initiative et sa responsabilité dans tous les degrés de
l'administration. Il est prouvé que, jusqu'à ce que ce but soit atteint,
il faut attaquer la centralisation systématiquement, sans relâche, par
tous les moyens. Ne craignons pas les excès d'une pareille guerre; à
ceux qui les redouteraient nous pourrions répéter, nous aussi, le mot
d'un violent révolutionnaire : « Vous n'y entendez rien. Eh! mon
Dieu ! laissez-nous dire, on n'en rabattra que trop ! »
336 REVUE DES DEUX MONDES.
Il est certain qu'en France les idées sont croupissantes dans une classe,
fiévreusement agitées dans une autre, que l'instruction est distribuée
de manière à inspirer le dégoût à la paresse ou la présomption à
l'ignorance, et à courber les intelligences sous un niveau médiocre;
que les mœurs sont ainsi faites qu'elles laissent les classes conserva-
trices s'engourdir dans l'isolement, l'apathie et l'indifférence, tandis
que les classes révolutionnaires s'exaltent et se concertent avec une
effervescence maladive. Stagnation et fermentation, voilà en deux
mots l'état intellectuel et moral de la France. Pour lui rendre la santé
et la vie, il faut ouvrir et lancer sur cette société de vastes courans
d'idées saines, d'instruction forte et d'enseignemens moraux. Il faut
régénérer et fortifier l'instruction par le libre mouvement de la con-
currence. Il faut provoquer à la fois l'esprit d'initiative individuelle et
l'esprit d'association. Il faut laisser les doctrines religieuses se répandre
sur cette société décomposée avec toute la ferveur de la foi et toute la
fougue du prosélytisme.
Enfin, quand on examine notre situation matérielle, on demeure
convaincu que la France ne trouve pas un aliment suffisant pour son
activité industrielle et commerciale, ne donne pas à ses enfans une sé-
curité d'existence satisfaisante, et que telle est l'origine de notre gan-
grène économique, le socialisme. Ce mal a deux causes: la médiocrité
des capitaux dans le pays, le défaut de politique commerciale dans le
pouvoir. Il n'y a donc que deux moyens de salut : il faut que le gou-
vernement conduise les affaires économiques de la France dans un
système largement conçu et fermement arrêté; il faut que l'agglomé-
ration des capitaux dans les associations soit encouragée résolument
par l'état. Si la France avait enfin une politique économique coordon-
née, si elle organisait enfin suivant un plan logique ses finances, ses
travaux publics, ses tarifs de douanes, ses colonies, — l'agriculture,
l'industrie et le commerce français s'élanceraient dans la route droite
et sûre qui leur serait ouverte, les capitaux auraient une direction, la
spéculation des espérances certaines, le travail une perspective assurée.
Alors, l'activité saine du pays étant occupée, le socialisme cesserait
d'être menaçant. La meilleure manière de prouver le mouvement,
c'est de marcher. Si la France travaillait et s'enrichissait beaucoup,
on y disserterait peu sur les lois philosophiques du travail.
Voilà les trois conditions de la restauration sociale, voilà le triple
ouvrage que l'assemblée législative doit réaliser immédiatement et
simultanément par les lois qu'elle votera et les ministères qu'elle sou-
tiendra; mais, pour qu'elle accomplisse cette œuvre et termine, si c'est
possible, la révolution, il faut que les classes conservatrices ne laissent
plus dormir un instant leur action politique. Décentralisation, réveil
de l'esprit municipal et provincial, liberté de pensée, liberté d'ensei-
LA SOCIÉTÉ FRANÇAISE DEPUIS FÉVRIER. 337
gnement, liberté religieuse, esprit d'association , politique commer-
ciale, amélioration du sort du peuple, il faut que tous ces intérêts et
toutes ces questions remplissent sans cesse la pensée des classes con-
servatrices, et soient fortement agitées devant l'opinion publique. La
direction de l'opinion publique, voilà le moyen pratique auquel nous
devons appliquer tous nos efforts.
C'est en effet dans l'opinion publique, aujourd'hui plus que jamais,
que les batailles politiques se perdent ou se gagnent. La révolution de
février vient de nous le rappeler encore. Une des choses qui ont le plus
contribué à ruiner le régime déchu, c'est le peu de soin qu'il a donné
au gouvernement de l'opinion publique. Enfermé dans la sphère par-
lementaire, il a laissé l'opinion s'éloigner de lui sous l'influence d'une
presse hostile. Beaucoup de gens ne peuvent s'expliquer la soudaineté
de la révolution de février et ce gouvernement s'affaissant en un jour
malgré l'appui incontestable de tous les pouvoirs légaux. Cette catas-
trophe paraît moins brusque qu'on ne pense au premier abord, lors-
qu'on observe qu'au moment où la monarchie de 1830 est tombée, la
presse conservatrice n'avait que vingt mille abonnés, et la presse
de l'opposition cent cinquante mille. Or, tous ceux qui connaissent le
mécanisme de la presse savent que, si le parti conservateur s'est laissé
réduire à cette infériorité vis-à-vis de l'opinion publique, il n'en peut
accuser que sa négligence, son apathie ou sa maladresse. Le journal,
une expérience quotidienne nous l'a enseigné, a par lui-même, indépen-
damment des idées ou du parti qu'il représente, une force d'action que
l'on peut évaluer matériellement en quelque sorte comme on estime
la portée d'une bouche à feu. Le journalisme a des tactiques et des
manœuvres dont l'effet sur l'opinion est d'une certitude mathématique,
quelle que soit encore la cause au profit de laquelle on les exécute. On
connaît avec la précision d'une formule la combinaison et le degré
d'audace, de ruse, de verve, d'invectives et de persévérance, avec les-
quels on peut lancer une idée, tuer une réputation, dépopulariser ses
ennemis, donner du cœur et de l'entrain à ses amis. Toutes ces choses
ont, dans l'argot du métier, des noms d'une expressive brutalité. Nous
ne l'avons que trop éprouvé : la justice et la vérité ne protègent pas
plus un parti contre cette machine de guerre que le bon droit ne tient
lieujd'artillerie à une armée en campagne. Dans nos temps de régime
représentatif, de presse libre et de suffrage universel, la raison du plus
fort parleur est toujours la meilleure. La victoire, en définitive, appar-
tient non à l'idée la plus juste, mais aux plus gros mots.
Si j'insiste sur ces fautes du passé, c'est pour préserver l'avenir des
mêmes erreurs. Les partis conservateurs sentent aujourd'hui la force
de la presse et la nécessité d'agir avec concert et continuité sur l'opi-
nion. L'œuvre que la réunion de la rue de Poitiers vient d'entrepren-
338 * REVUE DES DEUX MONDES.
dre aura, je l'espère, sous ce rapport, des suites fécondes. En Angle-
terre, en Amérique, dans ces grands pays libres où les partis savent si
bien agir sur l'opinion publique, des réunions semblables nous ont
donné des exemples dont nous saurons profiter. Les trois grands agens
de la vie politique sont, dans un pays libre, l'opinion publique, la re-
présentation nationale, le pouvoir. L'action de l'opinion publique 6ur
la représentation nationale et sur le pouvoir porte, chez nos voisins, le
nom significatif de pression du dehors. Avec le suffrage universel, la
presse populaire, l'émancipation provinciale et les chemins de fer,
la pression du dehors deviendra un rouage de jour en jour plus puis-
sant dans notre gouvernement. Il faut donc organiser la pression du
dehors au profit des principes conservateurs de la société; il faut que
l'œuvre de la rue de Poitiers soit le point de départ d'une action
permanente. En fondant ainsi la propagande par l'association et par
la presse, nous substituerons chez nous la centralisation morale, qui
est celle des peuples libres, à la centralisation administrative et méca-
nique, qui est celle des gouvernemens despotiques. Le jour où les dé-
partemens les plus éloignés ne seront plus qu'à une journée de Paris,
le jour où la distance trop grande qui sépare encore, dans la vie poli-
tique, la capitale de la province sera effacée, — ce jour-là, la capitale
sera partout où des intérêts prépondérans se concerteront pour agir,
partout où les hommes politiques qui sauront incarner en eux la pensée
du pays et du moment feront entendre leur voix, partout où éclatera
la force et l'idée du temps. Alors, la société, toujours avertie du mal ,
sera toujours éclairée sur le remède, et ne sera plus exposée aux sur-
prises des révolutions. Alors aussi s'accomplira plus étroitement, et
avec une réciprocité d'action plus directe et plus suivie, l'équilibre de
la pression du dehors, de la représentation nationale et du pouvoir.
Alors, à mesure que les forces saines et actives du pays pèseront da-
vantage sur le gouvernement, on verra s'accroître dans nos assemblées
le nombre des hommes capables de concentrer dans leurs têtes tout
l'ensemble de la politique du pays, d'embrasser les affaires dans leur
corrélation, de connaître et de manier les ressorts qui donnent l'élan à
l'industrie d'un peuple, de se rendre compte de l'influence quotidienne
du pouvoir sur toutes les affaires, et non-seulement de s'en rendre
compte pour eux-mêmes, mais de l'exposer journellement aux as-
semblées et au pays; — des hommes qui feront ainsi pénétrer la pensée
du pays dans tous les plans du gouvernement, qui associeront réelle-
ment le pays à tous les actes du pouvoir, en sorte que le pays sente
que, non-seulement il est gouverné, mais qu'il se gouverne véritable-
ment lui-même; des hommes, en un mot, vraiment dignes d'être chefs
d'empire et ministres d'une république florissante. Alors la France nou-
velle aura un nouveau Golbert, et nous oublierons Proudhon.
Eugène Forcade.
VARIATIONS
SUR LE
CARNAVAL DE VENISE.
I.
DANS LA RUE.
Il est un vieil air populaire
Par tous les violons raclé,
Aux abois des chiens en colère,
Par tous les orgues nasillé.
Les tabatières à musique
L'ont sur leur répertoire inscrit;
Pour les serins il est classique,
Et ma grand' mère, enfant, l'apprit.
Sur cet air, pistons, clarinettes,
Dans les bals aux poudreux berceaux,
Font sauter commis et grisettes
Et de leurs nids fuir les oiseaux.
La guinguette, sous sa tonnelle
De houblon et de chèvrefeuil,
Fête, en braillant la ritournelle,
Le gai dimanche et l'Argenteuil.
L'aveugle, au basson qui pleurniche
L'écorche en se trompant de doigts;
La sébile aux dents, son caniche
Près de lui le grogne à mi-voix.
Et les petites guitaristes,
Maigres sous leurs minces tartans,
340 REVUE DES DEUX MONDES.
Le glapissent de leurs voix tristes
Aux tables des cafés chantans.
Paganini, le fantastique,
Un soir, comme avec un crochet,
A ramassé le thème antique
Du bout de son divin archet,
Et, brodant la gaze fanée
Que l'oripeau rougit encor,
Fait sur la phrase dédaignée
Courir ses arabesques d'or.
II.
SUR LES LAGUNES.
Tra la, tra la, la, la, la laire!
Qui ne connaît pas ce motif?
A nos mamans il a su plaire,
Tendre et gai, moqueur et plaintif:
L'air du carnaval de Venise,
Sur les canaux jadis chanté,
Et qu'un soupir de folle brise
Dans le ballet a transporté!
Il me semble, quand on le joue,
Voir glisser dans son bleu sillon
Une gondole avec sa proue,
Faite en manche de violon.
Sur une gamme chromatique,
Le sein de perles ruisselant,
La Vénus de l'Adriatique
Sort de l'eau son corps rose et blanc.
Les dômes sur l'azur des ondes,
Suivant la phrase au pur contour,
S'enflent comme des gorges rondes
Que soulève un soupir d'amour.
L'esquif aborde et me dépose,
Jetant son amarre au pilier,
Devant une façade rose,
Sur le marbre d'un escalier.
Avec ses palais, ses gondoles,
Ses mascarades sur la mer,
VARIATIONS SUR LE CARNAVAL DE YENISE. 341
Ses doux chagrins, ses gaietés folles,
Tout Venise vit dans cet air.
Une frêle corde qui vibre
Pour l'oeil de l'ame a rebâti,
Comme autrefois joyeuse et libre,
La ville de Canaletti !
III.
CARNAVAL.
Venise pour le bal s'habille.
De paillettes tout étoile
Scintille, fourmille et babille
Le carnaval bariolé.
Arlequin, nègre par son masque,
Serpent par ses mille couleurs,
Rosse d'une note fantasque
Cassandre, son souffre-douleurs.
Battant de l'aile avec sa manche,
Comme un pingouin sur un écueil,
Le blanc Pierrot, par une blanche,
Passe la tête et cligne l'œil.
Le Docteur bolonais rabâche
Avec la basse aux sons traînés;
Polichinelle, qui se fâche,
Se trouve une croche pour nez.
Heurtant Trivelin, qui se mouche
Avec un trille extravagant,
A Colombine Scaramouche
Rend son éventail ou son gant.
Sur une cadence se glisse
Un domino ne laissant voir
Qu'un malin regard en coulisse
Aux paupières de satin noir.
Ah î fine barbe de dentelle,
Que fait voler un souffle pur,
Cet arpège m'a dit : C'est elle !
Malgré tes réseaux, j'en suis sûr.
Et j'ai reconnu, rose et fraîche,
Sous l'affreux profil de carton,
342 REVUE DES DEUX MONDES.
Sa lèvre au fin duvet de pêche,
Et la mouche de son menlon.
IV.
CLAIR DE LUNE SENTIMENTAL.
A travers la folle risée
Que Saint-Marc renvoie au Lido,
Une gamme monte en fusée,
Comme au clair de lune un jet d'eau.
A l'air qui jase d'un ton bouffe
Et secoue au vent ses grelots,
Un regret, ramier qu'on étouffe,
Par instans mêle ses sanglots.
Au loin uans la brume sonore,
Comme un rêve presque eflîicé,
J'ai revu, pâle et triste encore,
Mon vieil amour de l'an passé.
Mon ame en pleurs s'est souvenue
De l'avril où, guettant au bois
La violette à sa venue,
Sous l'herbe nous mêlions nos doigts.
Cette note de chanterelle,
Vibrant comme l'harmonica,
C'est la voix enfantine et grêle,
Flèche d'argent, qui me piqua.
Le son en est si faux, si tendre,
Si moqueur, si doux, si cruel,
Si froid, si brûlant qu'à l'entendre
On ressent un plaisir mortel,
Et que mon cœur, comme la voûte
Dont l'eau pleure dans un bassin,
Laisse tomber goutte par goutte
Ses larmes rouges dans mon sein.
Jovial et mélancolique,
Ah ! vieux thème du carnaval
Où le rire aux larmes réplique,
Que ton charme m'a fait de mal!
Théophile Gautier,
CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.
li avril 18i9.
« (Test le jour des confessions, » disait avant-hier M. Ledru-Rollin du haut de
la tribune, et il épanchait le fond de son cœur révolutionnaire pour la plus
grande joie de la république démocratique et sociale, pour la plus grande in-
struction de la France, qui ne savait pas encore assez officiellement par qui elle
eut Thonneur d'être un temps gouvernée. Patience cependant : elle l'apprendra.
Voici que les révélations lui arrivent de toutes parts, et s'il lui plaît maintenant
de recommencer l'expérience, ce ne sera pas faute d'être suflisamment informée.
II semble qu'une sorte de fatalité pousse nos hommes d'état de l'année dernière
à nous raconter aujourd'hui les nudités de leur histoire intime. Ce qu'on en sur-
prenait jadis par-dessous leur enveloppe de pourpre n'était pas déjà de très bon
augure; ils ne gagnent absolument rien à se déshabiller eux-mêmes. Ils ont
surtout bien choisi leur moment, et nous les encourageons fort à continuer jus-
qu'au bout cet examen de conscience dont ils régalent si bénévolement le public.
À la veille des élections, la meilleure propagande que nous puissions opposer
aux doctrines radicales, ce sont les indiscrétions trop complaisantes des apôtres
du radicalisme. Ainsi l'assemblée nationale n'aura mis tant d'obstination à pro-
longer son mandat que pour préparer au pays le spectacle de cette lessive géné-
rale d'où tout le monde ne sortira pas très blanchi, et dont les éclaboussures ne
laisseront pas de rejaillir sur elle; évidemment il y a compensation à tout. L'as-
semblée n'a pas été, d'ailleurs, le seul théâtre de ces confessions traîtresses;
tomme ce n'est pas l'humilité, comme c'est encore moins la charité qui les in-
spire, elles se sont produites partout où elles ont trouvé l'occasion de s'étaler en
se vengeant. Les fondateurs et les sauveurs de la patrie républicaine n'ont pas
tous couru les mêmes chances depuis février. Ceux qui sont venus échouer sur
les bancs de la justice tiennent à parler aussi bien que ceux qui ont jeté l'ancre
sur les bancs de la constituante. Les procès de Bourges et de Poitiers n'ont pas
été moins féconds en découvertes que les incidens parlementaires, et les hauts
jpersonnages du jour, appelés là en qualité de témoins, ont dit des choses qui
n'étaient pas beaucoup moins curieuses que les allégations des accusés. A Bourges,
à Poitiers, à Paris, la révolution a, de ses propres mains, ôté son masque, dé-
344 REVUE DES DEUX MONDES.
noué ses cothurnes, et l'on a vu quelle figure c'était, une fois tout cela mis à bas,
la figure de M. Crémieux par exemple. Franchement, ce n'est pas à donner le
goût d'y revenir.
M. Crémieux! ce nom nous poursuit, cette gloire nous importune; cette gloire,
nous la pensions éteinte; il est clair à présent qu'elle ressuscite. Elle était une
de ces inventions drolatiques qui égayèrent la sombre aurore de février. Avec
toutes ses alarmes, avec ses noirs horizons, février nous amena cependant sur
la scène publique quelques bons divertissemens, comme on appelait dans l'an-
cienne comédie les entrées de matassins, de scaramouches et de satyres. M. Cré-
mieux avait un rôle à lui dans cette reprise de ballet. M. Caussidière était le
géant débonnaire et fracasse; M. Crémieux jouait le gnome philanthropique et
pleurard, comme qui dirait aujourd'hui un clown sensible et majestueux; puis
un jour, il coula sous terre en plein parlement; il avait été pris en flagrant délit
d'erreur, balbutiant par hasard un oui pour un non. Ce n'était pas sa faute, il se
croyait encore au palais; mais il avait affaire à M. Jules Favre, un intrépide
amateur de vérités désagréables : on ne lui pardonna guère. Le voilà cependant
plus ragaillardi, plus tribun que jamais; il a failli, le mois dernier, nous remettre
en combustion, et il s'est figuré, durant quelques minutes, qu'il ne tenait qu'à
lui de recommencer un provisoire quelconque. Heureusement il a vite réfléchi
qu'en pareil cas il était toujours plus sûr d'ajouter son nom sur les listes que de
les écrire soi-même, et l'émeute en est restée là. Ce n'est pas une émeute cette
fois que M. Crémieux nous a servie, c'est une épopée, l'épopée de ses vertus et
de sa grandeur, le récit mémorable de son 24 février.
On discutait l'amendement par lequel M. de Montalembert a si justement
maintenu le principe sacré de l'inamovibilité des magistrats, en assurant l'in-
vestiture républicaine à tous les titulaires actuels. M. Crémieux ne peut pas se
persuader qu'il y eût de la vertu dans la magistrature avant qu'il fût garde-des-
sceaux, et s'il est devenu républicain , c'est parce que la peur l'avait pris de se
salir « dans la boue sur laquelle bâtissait la monarchie. » La peur ne raisonne
pas. M. Crémieux en était là de sa harangue, quand un jaloux insinua que, le
24 février, il côtoyait encore la régence de beaucoup plus près que la république,
allusion transparente à certain épisode que tout le monde savait du temps que
M. Crémieux était ministre. Il y eut, à ce qu'il paraît, un instant, dans la
grande journée révolutionnaire, où M. Crémieux, qui ne perdait pas la tête,
avisa que Mme la duchesse d'Orléans, égarée dans la chambre envahie, pourrait
bien cependant former un ministère sur place, et, par complaisance pure, il
lui rédigea tout de suite un petit discours du trône au ton des circonstances.
M. Dupin, consulté, ne trouva pas le discours mauvais, ce qui flatta sans doute
beaucoup M. Crémieux, puisqu'en reconnaissance de cette approbation, chargé
plus tard d'un portefeuille républicain , il maintint le serviteur intime du roi
Louis-Philippe à son poste éminent. M. Crémieux voulait probablement dé-
mentir cette anecdote en l'expliquant; il a si bien réussi, que l'anecdote est à
présent de l'histoire : la vérité toute seule a parlé par sa bouche. Des révolu-
tionnaires si décidés ne font- ils pas honneur au sérieux de la révolution?
Autre confession maintenant pour nous apprendre ce qu'il y a de naturel et
de sincère dans ces prétendus vouloirs du peuple souverain. M. Ledru-Rollin
est à Bourges, il dépose devant la haute cour, non pas contre, non pas pour,
REVUE. — CHRONIQUE. 345
mais sur le citoyen Blanqui. A parler net, M. Ledru-Rollin ne semble pas fort
à Taise en face de M. Blanqui; ce n'est pas qu'il l'aime, mais dans le temps où
il le détestait publiquement, M. Ledru-Rollin était encore de la démocratique
tout court, et maintenant, pour rattraper un peu de popularité quelque part, il
lui a fallu s'atteler à la sociale. Or, M. Blanqui étant proclamé l'un des saints
martyrs de cette république-là, c'est à M. Ledru-Rollin de baiser ses plaies et
d'obtenir sa bénédiction, ce qui n'est pas petite besogne, vu que le martyr est
d'humeur acariâtre. « Il y a aujourd'hui un nouveau Ledru, lui disent les amis
de Blanqui avec une fierté qui n'exclut pas l'indulgence, le Ledru qui revient
des illusions du gouvernementalisme et qui n'hésite pas à porter au sein des
agapes populaires son adhésion ouverte à la lettre du socialisme. Quant à nous,
nous consentons bien volontiers à passer l'éponge sur le Ledru qui commence
en février et qui finit aux journées de juin. » Recevoir pareille absolution des
siens quand on pose en chef de parti, c'est de quoi troubler le plus beau sang-
froid. Il est vraisemblable que M. Ledru-Rollin, trop ému par la majesté des ac-
cusés, ne prenait plus assez garde à ses paroles, lorsqu'au milieu de l'audience
il a livré naïvement le fond de sa politique et le secret de sa révolution. « Pour
faire une révolution, racontait-il très bonnement, on a soin de s'emparer
d'une idée sympathique à la foule : on ne lui dit pas où l'on veut aller; mais
quand le mouvement est produit, quand le gouvernement est renversé, par un
tour non moins habile, on y substitue un autre gouvernement. » Est-ce de la
fermentation d'avril, est-ce de l'attentat du 15 mai que parlait ainsi l'ancien
membre du gouvernement provisoire? Pas du tout: c'était l'ancien député de
la Sarthe qui se remémorait involontairement comment il avait escamoté la
monarchie en criant : Vive la réforme! Soyez donc la foule, même en ce temps
de souveraineté populaire; soyez la foule souveraine tant que vous voudrez,
pour qu'à peine arrivés où vous jugiez être allés tout seuls, sur vos propres
pieds, par votre unique impulsion, les héros que vous avez institués vous-
mêmes dans cette occasion-là viennent ensuite à votre barbe exposer scientifi-
quement comment ils vous ont conduits par le bout du nez!
Et conduits, malheureux que vous êtes! où vous ont-ils conduits? Troisième
confession de février! encore M. Ledru-Rollin. Catéchumène récent dans l'é-
glise socialiste, M. Ledru-Rollin a juré de réparer le temps perdu, et, pour
gagner la confiance de ses aînés, il s'acharne à leur montrer que ses inspira-
tions politiques étaient d'avance conformes aux lois de l'école. — « Faites re-
monter nos idées jusqu'aux tribunes officielles, » lui criaient-ils dans leurs jour-
naux au moment où il était interpellé par Blanqui devant la haute cour, « et nous
oublierons tout. Vive la république démocratique et sociale! n'est-ce pas, citoyen
Ledru, que cela vaut mieux que d'avoir à déposer à Bourges? » L'honorable
adepte aura bientôt mérité son pardon; il ne faudrait pas beaucoup de séances
comme celle du 42 avril pour l'élever presque au niveau du sublime Barbes,
de M. Louis Blanc. Un milliard sur les riches! Telle était la sentence prononcée
par M. Barbes dans la folle journée de mai. Nous avions pensé, jusqu'à présent,
que cette façon de répartir l'impôt ne pouvait se concevoir qu'avec une intelli-
gence très échauffée. M. Ledru-Rollin nous a prouvé, en en appelant à ses sou-
venirs, qu'une formule si enthousiaste n'avait rien, néanmoins, qui lui parût
incompatible avec le sang-froid gouvernemental. Quel gouvernement!
346 REVUE DES DEUX MONDES.
It s'agissait de cet impôt des 45 centimes que les royalistes ont malicieuse-
ment force lis républicains à établir pour leur gâter la république au berceau.
C'est chose connue. Cet impôt est l'œuvre de M. Gamier -Pages; M. Garnier-
Pages prétend qu'il n'y avait rien d'autre à faire pour avoir de l'argent, et que
ce n'est pas sa faute si l'argent manquait. En fidèle ami, M. Duclerc va beau-
coup plus loin, et, pour un républicain de la veille, il y a de quoi réfléchir, il dit
que c'est la faute de M. Ledru-Rollin : toujours la circulaire du 12 mars, cette
fameuse affiche qui a resserré les fonds et tué le crédit. Aussitôt des 45 centimes
eux-mêmes, de la question de savoir s'ils seront ou non remboursés aux contri-
buables, de M. Chavoix qui avait inventé d'apporter cette motion à ses électeurs
comme un don de joyeux avènement, de ces misères, enfin, personne n'est plus
occupé. Une immense majorité va voter tout à l'heure que les 45 centimes sont
meilleurs à garder qu'à rendre; en attendant, le champ clos est ouvert, et le banc
de M. Garnier-Pagès y provoque M. Ledru-Rollin : c'est un banc provocateur.
Ils sont là quelques honnêtes gens qui ont payé pour les autres et qui ne se ré-
signent point à s'en consoler. Quoiqu'ils aient l'ame bonne et soient doux à
vivre, ils ont été frappés si fort dans le vif par les événemens, ils ont été si
cruellement atteints par une responsabilité qui pouvait bien ne pas remonter si
droit contre eux, qu'à la fin l'amertume leur est venue du cœur aux lèvres.
Leur acrimonie est un peu comme leurs idées : elle a quelquefois le tort de ne
pas toucher juste; mais ici ce n'était pas le cas. M. Duclerc accusait donc M Le-
dru Rollin pour couvrir M. Garnier-Pagès. Dans la chaleur du réquisitoire, il
lui échappa que la banqueroute avait été proposée comme une ressource au
sein du gouvernement de l'Hôtel-de-Ville. Quel pouvait être l'audacieux pa-
triote qui avait risqué cette proposition, plus étrange assurément au point de
vue de ce temps-ci qu'au point de vue de ce temps-là? Ce temps-ci recommence
à mettre de la pruderie dans les finances publiques; il ne faut pas le heurter :
c'était à qui se défendrait d'avoir eu l'idée de cet expédient énergique. Ce n'est
pas M. Ledru-Rollin, ce n'est pas M. Flocon, ce n'est pas M. Crémieux; M. Cré-
mieux l'a dit, nous devons l'en croire. M. Dupont de l'Eure assure même que
personne n'a fait pareille suggestion dans les conseils du provisoire. Ce que
nous comprenons au langage de M. Duclerc, c'est qu'elle s'est faite toute seule,
nous le voulons bien. Ne dit-on pas quelquefois qu'en présence de l'ennemi les
canons partiraient sans canon niers? L'hyperbole n'est pas toujours déplacée
dans la rhétorique des affaires.
De ce débat, qui n'était pas lui-même médiocrement instructif, est sortie comme
une explosion magnanime la nouvelle confession, la confession financière de
M. Ledru-Rollin. M. Ledru-Rollin n'a pas voulu la banqueroute; non! mais il a
voulu l'impôt sur les riches, 1 fr. 50 au lieu des 45 centimes de M. Garnier-
Pagès; 1 fr. 50, cela du moins vaut la peine et n'est pas mesquin; 1 fr. 50, il
est vrai, sur les riches seulement, constatons bien l'idée, puisque l'auteur s'en
vante encore. 11 n'a pas voulu la banqueroute, il a voulu l'impôt proportionnel et
progressif sur tous les biens, c'est-à-dire la destruction du capital par coupes
réglées. 11 n'a pas voulu la banqueroute, il a voulu créer un papier-monnaie
hypothéqué sur les domaines nationaux, c'est-à-dire au plus court refaire la
planche des assignats: l'état possède 1,300 millions de biens, M. Ledru-Rollin,
en les hypothéquant, les comptait pour 4 milliards; mais encore une fois il ne
REVUE. — CHRONIQUE. 347
voulait pas la banqueroute. C'étaient donc là les destinées que nous réservait
cet âge d'or révolutionnaire dont M. Ledru-Rollin regrette si vivement de n'a-
voir pas rouvert la porte! Nous aurions été retomber dans cette barbarie écono-
mique dont la première expérience a coûté si cher il y a déjà plus de cinquante
ans. Les plagiaires de 93 ne nous auraient rien épargné des merveilleux arti-
fices de leurs devanciers, et, par amour de l'art, ils auraient copié volontaire-
ment les inventions désastreuses qui, en original, étaient du moins excusées
par des nécessités terribles. Et M. Ledru-Rollin bétonne d'avoir rencontré des
résistances au lendemain de la république! Il trouve très simple d'avoir écrit
ses circulaires pour comprimer la réaction! Qu'était-ce alors que la réaction,
sinon le bon sens instinctif du pays, qui appréhendait chez de tels gouvernans
la mise en œuvre de ces principes dont la révélation posthume inquiète peut-
être encore et trouble plus d'un esprit, comme la dernière menace d'un ennemi
qui ronge son frein?
Ce n'était pas seulement la fortune publique et le trésor national qui étaient
exposés à ces dévastations dont M. Ledru-Rollin nous esquisse le projet comme
un des beaux ornemens de sa carrière. L'ordre entier de la France, l'adminis-
tration civile d'un bout à l'autre du territoire, subissaient les mêmes chances de
confusion et de ruine. Interrogez les souvenirs des bizarres potentats de cette
époque dont on ne saurait trop graver la mémoire dans l'ame du pays, pour
qu'il n'oublie jamais où l'ont mené les républicains de la première couvée. Par
une rencontre propice, les souvenirs abondent depuis quelques jours. Quatrième
confession, qui en vaut bien une autre! C'est M. Ulysse Trélat, l'ancien conspira-
teur, l'ancien médecin des aliénés, l'ancien ministre des travaux publics, M. Trélat,
déposant devant les jurés qui prononceront sur l'affaire de Limoges et narrant
en personne ses tribulations de commissaire- général. Le texte mérite vraiment
de devenir sacramental et pour le fond et pour la forme, car M. Trélat est,
comme on sait, un médecin qui a de la littérature. Ce texte est resté perdu jus-
qu'ici dans les journaux de province; nous l'en retirons avec le respect qu'on
doit aux reliques. Nous pouvons ainsi rapprocher des aveux que M. Ledru-Rollin
nous communiquait tout à l'heure sur lui-même, ces aveux que d'anciens aco-
lytes se permettent sur son compte.
« Avez-vous envoyé des rapporls à Paris? » demande le président. — Ré-
ponse : «J'ai écrit de toutes les villes soumises à mon autorité (l'autorité de
M. Trélat couvrait les quatre départemens de la Creuse, de l'Allier, du Puy-de-
Dôme et de la Haute-Vienne); je n'ai reçu nulle réponse du ministre, et le se-
crétaire-général Jules Favre ne me donnait aucune instruction, se contentant
de me dire : Nous avons pleine confiance en vous; vous êtes sur les lieux, vous
avez pleins pouvoirs, voyez, agissez, faites comme vous le voudrez. — Tenez, mes-
sieurs les jurés, c'a été une douleur poignante pour moi, ainsi que pour tous
mes collègues, que cette inexactitude à répondre, que cette insouciance du mi-
nistre de l'intérieur. On ne saurait se figurer comment se traitaient les affaires
les plus importantes. Nous demandions des réponses, on nous envoyait des
commissaires; j'en avais trouvé trois à la fois à Guéret. Non content de ces trois
commissaires en pied, on en avait envoyé un quatrième, revêtu seulement d'un
caractère semi- officiel, dont la besogne consistait à inspecter les trois autres, à
décacheter leurs dépèches, à contrarier leurs ordres. Pour vous donner une idée
348 REVUE DES DEUX MONDES.
de ce quatrième commissaire, il vint médire sérieusement: « Les ouvriers man-
aqucntdcpain, il faut prendre l'argenterie des gens riches pour leur en fournir.»
J'eus toutes les peines du monde à obtenir sa destitution, n'ayant pu parvenir à
lui faire abandonner cette aimable théorie. Ajoutez à cela les délégués des clubs
qui venaient prêcher le communisme, le socialisme et autres rêveries aux ha-
bitans des villes et des campagnes. »
Voilà parler en homme raisonnable, et M. Trélat nous produit d'ici l'effet
d'un bien excellent commissaire; mais, hélas! écoutons l'un de ses prédécesseurs
à Limoges, M. Coralli, qui siégeait dans la commission provisoire de la préfec-
ture : ce n'était pas une place agréable, a Chaque jour, dit M. Coralli, chaque
nuit, j'étais assiégé de gens de tous partis, qui venaient se faire rassurer : on
allait piller, on allait égorger, que sais-je? Je leur répondais : Dormez tran-
quilles; à la première maison qu'on pille, je me ferai tuer sur le seuil de la
porte. » Pour ne pas dormir après cela d'un profond somme, il fallait, en vérité,
n'être qu'un réactionnaire. M. Coralli écrivait aussi à M. Ledru-Rollin, à M. Fa-
vre : pas plus de réponse pour lui que plus tard pour M. Trélat; mais enfin
M. Trélat arrive : c'était la réponse en chair et en os. « Nous lui expliquâmes la
situation; il resta muet et nous congédia, prétextant une extrême fatigue. Le
lendemain, nous l'attendîmes jusqu'à deux heures dans son cabinet, sans qu'il
nous donnât signe de vie. Il parut enfin; mais la seule réponse que nous en ob-
tînmes, quand nous lui demandions s'il approuvait ou blâmait nos actes, fut :
« Je n'ai rien à répondre, je suis ici votre prisonnier. » J'avoue que je fus gran-
dement étonné, et que, rentré chez moi) mon premier soin fut de lui envoyer
ma démission. » A l'histoire si intéressante de ses sous-commissaires, M. Trélat
aurait bien dû ajouter le rare portrait du commissaire-général qui se croit pri-
sonnier sans l'être.
Le procès de Poitiers, le procès de Bourges, nous ont ainsi, à chaque instant,
fourni de ces traits qui caractérisent une époque. Le procès de Bourges surtout
marquera dans la nôtre, et pour plus d'une raison qu'il n'est pas mauvais de
dire. La plus forte preuve qu'une société s'en va, c'est lorsque le sentiment du
tort commis par un crime public et le besoin d'une peine qui l'expie diminuent
et s'effacent dans les consciences. Par ce côté-là comme par tant d'autres, pre-
nons garde à nous. Il s'est introduit dans nos mœurs politiques je ne sais quelle
sensiblerie mensongère qui s'attendrit infailliblement d'avance sur les accusés,
ou qui s'amourache dévotement des condamnés. Accusés et condamnés sont
sous la protection d'une sorte de révérence hypocrite qui défend de dire ce
qu'on en pense, à moins qu'on n'en pense beaucoup de bien. Tandis que chaque
citoyen devrait considérer le juge comme son substitut et s'identifier à lui en
prononçant avec lui que c'est bien fait d'avoir appliqué la peine, il semble au-
jourd'hui plus séant de se retirer prudemment en soi-même et de laisser le juge
dans l'isolement de sa besogne. Cette prudence ne nous plaît pas. On connaît
la sentence qui a frappé les auteurs du 15 mai^: la déportation pour Barbes et
pour Albert; dix, sept, six et cinq années de détention pour leurs plus notables
co-accusés. Nous n'avons donc pas à revenir sur les faits du procès, mais nous
ne voulons pas nous empêcher de dire l'impression que nous a laissée la physio-
nomie de ces tristes audiences. Qu'est-ce que sont les témoignages des hommes
que nous citions en commençant, à côté du témoignage que rendaient chaque
REVUE. — CHRONIQUE. 349
mot et chaque geste dans l'enceinte de Bourges? Qu'est-ce que valent, pour
éclairer la révolution de février de sa vraie lumière, qu'est-ce que valent les
confessions plus ou moins équivoques des orateurs parlementaires, auprès de
cette confession naturelle et sans fard qui sortait là du seul aspect des per-
sonnes, du son même de leur voix, du bruit de leur entourage? Là compa-
raissaient devant la France ces nouveaux apôtres qui promettaient de donner à
la révolution de février sa portée véritable, et qui soutenaient qu'elle n'était
rien, si elle n'était pas l'avènement de leurs rêves, en quoi, pour tout dire, ils
n'avaient pas si tort. Là nous attendions le symbole de ces hardis régénérateurs,
qui traitaient d'intrigans stériles les républicains de la forme, leurs vainqueurs
et les nôtres, pour proclamer plus à l'aise la république de la fraternité. Pré-
curseurs quasi mystiques de la fraternité sociale, vous avez confessé dans le
prétoire de Bourges que votre dogme n'était pour vous-mêmes qu'un mot vide
de sens, puisque, par vos humeurs, vous démentiez si violemment votre religion.
Les pauvres pêcheurs juifs, que vous travestissez parfois à votre usage, avec
une si niaise indignité, n'en savaient pas assurément si long que vous; mais,
lorsqu'ils se présentaient à l'interrogatoire des magistrats romains, un peu plus
farouches, vous en conviendrez, que M. Bérenger ou M. Baroche, ils parlaient
et mouraient en frères. Vous, leurs prétendus successeurs, il a fallu vous mettre
entre des gendarmes; il a fallu que la main des gendarmes s'appesantît sur
votre épaule pour vous empêcher de vous dévorer.
Personne n'ignorait que, parmi toutes ces factions souterraines poussées au
pinacle par le coup de vent de février, chacune n'avait pas de plus cruelle en-
nemie que sa voisine. Nous avions vu l'amour que M. Ledru-Rollin portait à
M. Marrast; hier encore nous assistions aux amères représailles que M. Duclerc
tirait de M. Ledru-Rollin; le public s'est amusé de bon cœur des gourmades
échangées entre M. Pyat et M. Proudhon. Tout cela, cependant, restait dans le
cercle parlementaire, quelquefois, il est vrai, passablement élargi par les ha-
bitudes montagnardes. Une idée ne périt point parce que ses défenseurs l'ado-
rent et la servent jusqu'au coup de poing inclusivement; mais une idée est bien
malade ou bien vaine, — une foi, pour parler comme M. Louis Blanc, est bien
compromise et souillée quand elle a trois ou quatre messies qui se renvoient,
avec une entière conviction, le sale reproche d'espionnage. Mouchard! crie
Barbes à Blanqui; mouchard! répond Raspail à Huber. Huber, désespéré d'avoir
manqué son entrée à la barre de Bourges, nous avertit aujourd'hui qu'il en dira
long, puisqu'on a cherché du scandale : ainsi soit-il! On croirait que la moitié
de la république démocratique et sociale passait son temps à surveiller l'autre
pour le compte de ces égoïstes bourgeois qui ne savent pas faire ces choses-là
eux-mêmes. Et après que le bruit de ces ignobles querelles s'est propagé d'échos
en échos, vous n'imaginez pas comme osent encore s'en exprimer les panégy-
ristes officiels de ces dieux d'en bas, des dieux qui ne dédaignaient point pour-
tant de se familiariser avec la police de M. Delessert. Écoutez un peu : « Que
faites-vous, amis? où vous laissez-vous entraîner? Est-ce bien de vos poitrines
que sont parties ces paroles de récrimination et d'amertume? Quoi! vous qui
êtes faits pour dominer les passions humaines, pour diriger leurs instincts vers
l'œuvre de cette rénovation sociale que nous cherchons tous, vous pourriez
céder à vos inspirations intimes, sans songer à ces millions de frères et de tra^
TOME II. 2&
350 REVUE DES DEUX MONDES.
vaillcurs qui souffrent derrière vous et comptent sur votre union pour leur
émancipation prochaine! »
Inspirations intimes est joli; c'est la traduction libre du mot de Flotte à Barbes :
« Je t'arrangerai, va; en v'ià assez! » Nous ne citons pas cette prose pour son mé-
rite intrinsèque, nous la citons comme un spécimen entre tant d'autres, comme
un faible échantillon du ton déclamatoire sur lequel on se monte en permanence
dans toute cette bande de héros à laquelle appartiennent les victimes de Bourges.
Oui, c'est encore là ce qu'ils ont confessé à Bourges plus qu'ailleurs, c'est là ce qui
ressort de leurs plaidoiries étudiées comme de toutes les œuvres écrites ou parlées
du radicalisme; c'est qu'ils sont de faux grands hommes; c'est qu'ils n'ont pas seu-
lement de fausses idées, mais aussi de faux sentimens et de faux caractères; c'est
que tout est faux et sonne faux dans leur éloquence comme dans leur conduite;
il leur manque cette force primesautière du naturel et du vrai, sans laquelle il
n'y a ni révolutionnaires ni révolutions. Le rôle était pourtant facile; les pouvoirs
publics n'étaient point représentés vis-à^vis d'eux avec une telle vigueur, qu'un
peu d'énergie sans apprêt ne dût point tout de suite les rehausser beaucoup»
Les témoins à décharge se mettaient presque à genoux pour les adorer, les té-
moins à charge leur demandaient la permission de les assurer d'une estime in-
comparable. M. Arago se défendait avec l'indignation la plus humble d'avoir
jamais commis Yatroce plaisanterie d'inquiéter M. Sobrier sur la conservation de
ses jours. Rendons justice au brave colonel de Goyon : il n'y a guère que ce sol-
dat qui ait été un libre citoyen devant la justice; il ne s'est pas gêné pour avouer
et revendiquer l'office militaire qu'il attendait au besoin des deux dragons dont
il avait procuré la compagnie à M. Sobrier : sur quoi celui-ci a déclaré qu'il lui
pardonnait comme Jésus-Christ à ses bourreaux. En revanche, M. Marrast était
enrhumé, M. Ledru-Rollin protestait que sa main eût séché avant de signer
l'ordre de tirer sur le peuple (toujours ce même peuple de théâtre), et M. Ras-
pail disait agréablement à M. Bûchez, qui s'en allait après avoir fait sa petite
déposition : « Vous avez bien un remords, un petit remords. » M. Bûchez, en
effet, sur son tranquille fauteuil de témoin, avait tout l'air de se croire encore
sur son terrible fauteuil du 45 mai, c'est-à-dire fort contrarié. Enfin, M. Bérenger
est un criminaliste humanitaire, et l'on peut être bien sûr que M. Baroche ne
sera jamais un Laubardemont.
Tout cela n'était donc pas assez formidable en soi pour gêner ou diminuer
quiconque eût été grand par lui-même au banc des accusés. La grandeur, telle
qu'on l'entend dan s cette école qui veut être populaire, c'était M. Barbes qui était
appelé à la représenter. Raspail et Blanqui se défendaient chacun à sa manière:
Blanqui en habile homme qui a du métier; quant à Raspail, c'est, à s'y mépren-
dre, un vertueux patriarche de feu Ducray-Duminil. Barbes ne se défendaitpas,
et, prenant à chaque instant la parole, ne cessait pas de le dire. Lorsqu'à la
fin il a parlé d'une seule haleine, on a pu voir une fois de plus ce que c'était
que les exagérations banales et la pompe vulgaire sous laquelle les- dramaturges
de ce temps-ci cachent le néant de leurs drames. La déclamation ne nous émeut
pas : il faut d'autres mérites que ceux de M. Barbes pour s?arroger le droit de
demander pardon à la France et à l'humanité de ne les avoir pas mieux servies.
La France et l'humanité n'exigent de chacun que ce qu'il peut donner dans la
mesure de son intelligence, et non pas dans la mesure de son orgueil. Le tort
REVUE. — CHRONIQUE. 351
de ces sauveurs de la patrie et du genre humain, qui abondent chez nous, c'est
de prendre toujours Tune de ces deux mesures pour l'autre. De là cette tension
perpétuelle qui finit par leur rompre le jugement et les marquer de quelque trait
où l'on pressent la folie; de là cet effort infructueux, cette aspiration essoufflée
vers le sublime; de là ce pastiche incessant de toutes les grandes histoires avec
lequel ils s'en font eux-mêmes une si petite.
Sérieusement, n'est-ce pas étrange de voir ces écoliers plagiaires régner sur
de certaines foules et nous pousser dans un nouveau Bas-Empire où les rhé-
teurs pourront être des tribuns? Ce langage convenu, cette imitation fasti-
dieuse, ce faux continuel est en effet à l'ordre du jour dans tout le parti; écoutez
un correspondant de la Vraie République vous raconter la ruine d'un condamné
de juin, un marchand de bois de la rue Ménilmontant; les voisins remplissent
son chantier désert: «Malheureux Derteract! s'écriait une femme du peuple,
quelle récompense est la tienne! Toi si dévoué, si grand d'ame, toi l'exemple
vivant du travailleur-peuple! — Un vieillard était là également qui pleurait; il
laissa échapper lentement ces paroles : Mon Dieu! qu'elle est à plaindre, la jus-
tice qui s'égare à ce point d'infliger un châtiment au citoyen qui a mérité la
couronne civique! » Ce sont bien là les vieillards et les femmes des sombres rôles
de l'Ambigu et de la Gaieté; ce sont des figures de cire qui ne respirent ni ne
marchent tout de bon : c'est le faux à froid. Lisez les envois d'argent des sous-
cripteurs qui paient les amendes du Peuple et jettent à l'envi leur obole « dans
la gueule du fisc! » le faux, toujours le faux! Lisez les feuilletons dans lesquels
on représente Maximilien Robespierre montrant ses images à sa sœur quand il
était petit, nourrissant avec amour des pigeons ou des moineaux, et pleurant
la mort « de ses pensionnaires emplumés. » Faux style, faux esprit! la guillotine
mignarde! tout cela faux comme la fantasmagorie financière de M. Proudhon,
qui vient, à ce qu'il paraît, de mettre la clé de sa banque sous la porte pour
prendre celle des champs.
Comment toutes ces faussetés peuvent-elles cependant exercer tant d'empire
sur la multitude? C'est qu'elles vont à l'adresse des appétits matériels qui as-
siègent aujourd'hui l'ordre social; elles les déguisent et les parent; elles semblent
couvrir ou relever le but grossier qu'ils se proposent. Ces appétits demeurent
au fond de l'homme avec leurs exigences et leur tyrannie; la société est faite
pour les contenir : lorsque la société branle sur sa base ou se dissout, ils repa-
raissent à la surface et réclament leur part de butin. Nous en sommes là, sauf
réserve, et les vendeurs d'éloquence ne chômeront pas de clientèle tant que
la société ne sera pas rassise et raffermie. Resserrons donc au plus vite les liens
des institutions, défendons tous les ressorts de l'organisation publique contre des
attaques inconsidérées ou perfides. Un pouvoir fort sera toujours le plus sûr
rempart contre les doctrines anti-socialistes, parce qu'il leur opposera, pour
ainsi dire, une objection de fait. Les propagandistes nieront qu'il puisse résister :
il résistera.
L'assemblée nationale n'est pas assez généralement pénétrée de cette persua-
sion; née dans l'accès révolutionnaire, elle ne sent pas aussi bien que le pays,
maintenant refroidi, cet absolu besoin d'une force publique. Elle se figure trop
qu'elle est encore elle-même cette force si désirable, et elle ne s'aperçoit pas as-
sez que la lente approche de sa fin a usé son crédit, que les violences de ses dé-
352 REVUE DES DEUX MONDES.
bats n'ont point ajouté à sa considération , que les pugilats de ses montagnards
achèveront de la ruiner. Sa majorité s'abandonne trop volontiers à des ran-
cunes ou à des préventions qui lui font sacrifier les intérêts durables du pays
au plaisir stérile de contrarier un gouvernement qu'elle ne soutient qu'en le
chicanant. M. Faucher surtout a l'honneur de cette bizarre inimitié : il la mé-
rite par son active énergie, qui ne se lasse ni ne se rebute au milieu de tant
d'épines. Nous lui reprocherions de ne pas se faire plus gracieux, s'il n'avait
rencontré dès l'abord une opposition décidée à lui être désagréable. La lutte
ainsi ouverte, M. Faucher était homme à tenir la gageure. En attendant, ce qui
souffre de ces mauvais vouloirs, c'est la chose publique. M. Faucher a prié d'an-
ciens préfets de reprendre leurs fonctions après qu'ils avaient sollicité et obtenu
leur retraite. Grande rumeur dans toute la gauche : les préfets réintégrés sont
traités de faussaires. M. Faucher leur délivre dans le Moniteur un juste brevet
d'honorabilité; torrent de colères et d'injures sur la tête de M. Faucher, qui, par
nature peut-être, aime assez à riager contre le courant. Les préfets ont été
mandés par-devant la commission du budget, qui a fonctionné comme un petit
saint-office et requis des médecins-jurés, sans autre délicatesse. On a dû recon-
naître alors que ces anciens serviteurs de l'état avaient du mérite à le servir
encore avec leur santé compromise, et la commission en a été pour sa courte
honte. Mais tous les préfets retraités posséderont-ils réellement des infirmités si
favorables? Il serait très possible qu'on ne gagnât pas beaucoup à pousser la
question plus loin. Les plus vifs accusateurs de M. Faucher ne sont pas bien sûrs
de n'avoir pas eu jadis la même humanité que lui par rapport au même chapitre.
Pour peu que la prudence revienne à temps, on s'abstiendra de jeter plus d'a-
larme dans l'administration.
Est-ce encore une belle victoire d'avoir supprimé le traitement du général
Changarnier, pour lui retirer le double commandement qui a fait depuis trois
mois la sécurité de Paris? Une assemblée à la veille de sa dissolution a-t-elle pu
raisonnablement priver le pouvoir exécutif, qui ne s'en va point avec elle, du
fidèle appui de ce bras énergique? On invoque plus ou moins à propos la loi
de 1831; l'assemblée sera mise à même de voter la suspension temporaire d'une
loi qui ne saurait régler notre état présent. Nous verrons si la majorité de
l'autre jour était la bonne. Serait-ce enfin une œuvre patriotique de finir la
discussion des budgets en mutilant ceux des finances et de la guerre? On prête
ce complot à toute une partie de l'assemblée. Si la pitoyable campagne de
M. Lherbette contre certains pensionnaires du trésor devait être le signal de
cette attaque, nous nous réjouirions du mauvais augure sous lequel les conjurés
débutent. Nous nous réjouissons moins du scrutin qui vient de reformer le con-
seil d'état. Le mécanisme qu'il introduit dans ce grand établissement politique
ne nous semblait guère propre à fortifier l'institution : nous souhaitons que l'in-
stitution ne pèche pas en outre par les personnes. Pour un homme de talent
qui se rencontre dans le conseil parmi les nouveaux venus, il en est beaucoup
dont la science et la sagesse administrative ne nous sont guère démontrées, et
il y manque des membres anciens dont l'absence nous afflige , M. Baude no-
tamment, qui méritait à coup sûr, dans la liste de la rue de Poitiers, la place
•que M. Lasnier s'y est faite. Sait-on et comment et pourquoi?
Yoilà donc comme vont les affaires chez nous, assez incertaines en somme,
REVUE. — CHRONIQUE. 353
si ce grand parti de Tordre dont M. Guizot sollicite ardemment la formation
dans sa circulaire ne se hâte pas de prendre en main les rênes de l'opinion pu-
blique, et d'agir comme un seul homme en oubliant les divisions d'autrefois.
Nous ne voulons pas dire que cet oubli soit facile, nous voulons croire que cha-
cun l'obtiendra de son patriotisme. Autrement où seraient les soldats, si les
chefs s'éclipsaient et s'annulaient dans l'ombre de leurs vieux ressentimens? Il y
a bon nombre de cœurs énergiques et de citoyens honnêtes qui ne demandent
qu'à servir la cause trop malade d'une société en péril; mais ils ne veulent plus
voir à leur tête les secrètes passions, les sourdes rivalités, les mesquines jalou-
sies qui ont déjà failli tout perdre : ils se décourageraient vite, s'ils ne sentaient
au-dessus d'eux que des talens et point encore des caractères.
Au dehors, la guerre en Danemark et en Hongrie, la Sicile et Gênes en feu,
Gênes réduite par le canon piémontais, et derrière les gouvernemens de Naples
et de Piémont, l'Autriche; derrière l'Autriche, la Russie. Cette perspective n'a
rien qui puisse nous dédommager beaucoup de nos soucis intérieurs.
LA MÉDIATION ANGLO-FRANÇAISE A PALERME.
Palerme, 9 mars 1849 (1).
Les derniers efforts de la médiation à Naples ont été pénibles. Après avoir
longuement débattu les conditions de l'arrangement à intervenir entre Naples
et la Sicile, et avoir obtenu à grand'peine des termes avantageux et convenables
au point de vue de la liberté civile et politique de la Sicile, il fallait spécifier des
mesures qui donnassent des garanties à ces concessions libérales, et qui, en ras-
surant les personnes sur les conséquences de leur conduite passée, pussent pré-
parer les esprits à accepter l'accommodement.
Il n'y avait aucune chance de pouvoir s'entendre, si on conservait la préten-
tion de faire entrer des troupes napolitaines à Palerme : toutes les opinions sont
unanimes à cet égard. Il était évident, d'un autre côté, qu'une des bases de la
réconciliation devait être un complet oubli du passé, et par conséquent une en-
tière amnistie pour tout acte politique. La concession de ces conditions, regar-
dées comme indispensables, n'avait pu être obtenue du général Filangieri, qui
s'y refusait absolument, et qui avait déclaré n'avoir plus rien à accorder au-delà
de ce qui était déjà stipulé avec les plénipotentiaires. Il fallut que les ministres
de France et d'Angleterre, auxquels se joignirent les deux amiraux, se rendis-
sent à Gaëte, auprès du roi , pour lui exposer eux-mêmes la situation et l'ame-
ner aux concessions nécessaires. Le roi reçut avec beaucoup de bienveillance les
quatre hauts personnages, et leur accorda ce qu'ils étaient venus lui demander.
( 1) Ces lettres sur la Sicile nous sont adressées, du théâtre même des événemens, par
une personne qui a pu suivre de près la marche des négociations entamées par la médiation
anglo-française à Naples comme à Palerme.
354 REVUE DES DEUX MONDES.
Il lut convenu que les troupes napolitaines n'entreraient point à Palerme,etque
la ville et les forts resteraient confies à la garde nationale. 11 fut question aussi
de l'oubli dans lequel devaient être mis les événemens passés, et le roi dit que
son intention n'était pas de punir, et qu'on se bornerait à faire sortir de la Si-
cile quelques personnes qui en compromettaient la tranquillité.
On regarda dès-lors les négociations comme terminées à Naples, et les ami-
raux qui s'étaient chargés de proposer ces conditions aux Siciliens se préparè-
rent à partir pour Palerme. On n'attendait plus que les proclamations, qui s'im-
primaient, et l'on devait mettre sous voiles le 3 mars, quand, le 2 au soir,
l'amiral Parker fit savoir au ministre de France qu'il avait eu connaissance, dans
la journée, d'une liste de quarante-cinq noms de Siciliens qui étaient désignés
comme ne devant pas profiter du bénéfice de l'amnistie; qu'il ne pouvait con-
sentir à une pareille mesure, et qu'il ne partirait pas, si elle n'était révoquée;
qu'en conséquence il se proposait de se rendre dès le lendemain à Gaëte auprès
du roi pour lui parler dans ce sens, et qu'il demandait à l'amiral Baudin de se
joindre à lui. L'amiral Baudin témoigna à l'amiral Parker qu'il partageait ses
sentimens. Le 3 mars, les deux amiraux se rendirent à Gaëte sur la frégate à
vapeur le Vauban. Admis auprès du roi, ils déclarèrent qu'ils ne se chargeraient
point de porter aux Siciliens les conditions proposées, s'ils n'étaient point en
mesure d'annoncer un complet oubli du passé; que cet acte de clémence et d'hu-
manité pouvait seul faire réussir leur démarche, en assurant à l'arrangement
stipulé le caractère de réconciliation que la médiation cherchait à lui donner.
Le roi répondit qu'il ne connaissait aucun des noms portés sur la liste dont les
amiraux venaient de lui parler; qu'il s'était borné à vouloir éloigner quelques
hommes dangereux, mais qu'il était tout disposé à oublier le passé, et que, puis-
que les amiraux jugeaient que l'on devait faire plus encore, il s'en remettait
entièrement à eux. Il montra enfin une très grande modération et beaucoup de
facilité. Tout étant dès-lors définitivement réglé, les amiraux partirent pour
Palerme le 4 mars au soir. Le 6 au matin , les deux divisions étaient mouillées
devant la ville. Dès le même jour, les amiraux allèrent rendre visite au ministre
des affaires étrangères, prince Butera, et au président, Ruggiero Settimo; le
lendemain, ils portèrent au conseil des ministres les conditions de l'arrangement
proposé.
Les amiraux purent reconnaître tout d'abord, dans cette région officielle, une
grande inquiétude, de l'agitation, une exaltation mal contenue. Les discours
du prince Butera et du président tendaient à prouver que, malgréle désir que
le gouvernement pouvait avoir de ne plus recourir aux armes, il ne lui serait
pas possible de prendre sous sa responsabilité la proposition au parlement d'un
arrangement qui n'aurait pas pour base la complète indépendance de la Sicile,
et qui replacerait cette île sous la domination du roi de Naples. Ce ne furent là
d'abord que des paroles officieuses, et le conseil , en recevant officiellement la
communication des amiraux, ne fit point de démonstration d'opinion. Il se borna
à dire que le gouvernement ne pouvait prendre aucune résolution , et que le
parlement seul avait caractère pour donner un avis. L'audience ne fut pas
longue. Les pièces remises par les amiraux entre les mains du ministre des af-
faires étrangères ne furent pas même ouvertes en leur présence.
C'est aujourd'hui, 9 mars, que le gouvernement doit porter aux chambres le
REVUE. — CHRONIQUE. 355
décret du roi de Naples qui renferme les conditions accordées à la Sicile. Que!
accueil fera-t-on à ces conditions? Les dispositions des Palermitains ne font
guère espérer une solution favorable. Bien que la noblesse et la dasse moyenne,
en s'organisant en garde nationale, aient constitué une force qui leur assure le
pouvoir et qui a réussi à maintenir Tordre, néanmoins elles ne sont pas com-
plètement maîtresses de la situation. Les opinions exaltées , les clubs où elles
s'élaborent et d'où elles sortent, rencontrent un puissant auxiliaire dans l'ani-
madversion générale qui poursuit le roi de Naples et dans ce désir d'indépen-
dance, désir plus passionné que raisonnable, qui anime tous les Siciliens. Le
parti extrême dit que les conditions que l'on propose et que l'on connaît déjà
par ouï-dire sont inacceptables. — Plutôt que de subir le joug du roi de Naples,
crient les meneurs, il faut périr et s'ensevelir sous les ruines de Palerme. 11 n'est
point nécessaire de lire le décret de Ferdinand jusqu'au bout; il suffit de savoir
qu'il est signé Ferdinand. La Sicile a juré la déchéance des Bourbons et l'indé-
pendance; elle doit être fidèle à son serment. Elle peut perdre encore sa liberté
et succomber les armes à la main; elle ne veut pas, par une transaction, aban-
donner ses droits à l'indépendance. Ces droits, elle les revendique au nom de
ses anciennes institutions et de la constitution de 1812, qui les a formellement
stipulés. Elle est en état de vivre d'une existence séparée, et les Siciliens sont un
peuple distinct de celui qui habite le reste de l'Italie . On peut lui refuser aujour-
d'hui un appui pour l'aider à établir cette indépendance; mais la force ne pré-
vaudra pas toujours sur la justice, et le jour viendra où le principe de sa na-
tionalité, de son autonomie, triomphera. La Sicile ne doit rien sacrifier de ce
droit; depuis long-temps, elle souffre plutôt que de l'abandonner, elle saura souf-
frir encore .
En vain essaierait-on de ramener ces exaltés sur le terrain de la réalité en
leur disant que ce droit à l'indépendance qu'ils prétendent avoir, jamais per-
sonne ne le leur a reconnu, et que cette indépendance n'est dans les intérêts
d'aucune des puissances de l'Europe; que, pour la leur assurer, il faudrait porter
dans les relations des autres peuples un trouble dangereux; que les intérêts ou
les désirs d'un seul ne peuvent prévaloir contre les intérêts de tous dans une com-
munauté; que le fait de la réunion de la Sicile à la couronne de Naples est passé
avec force de chose jugée dans le droit politique de l'Europe depuis 1815; que
tout ce que l'Europe leur doit, c'est de leur faire obtenir des conditions d'exis-
tence meilleures que celles qui ont été le partage de la Sicile depuis trente ans;
qu'aujourd'hui il s'agit pour eux de choisir, ou des conditions honorables garan-
ties par la France et l'Angleterre, ou les hasards d'une guerre dont les chances
sont contre la Sicile, et dans laquelle ils ont débuté par une défaite qui a donné
pied à l'ennemi sur leur territoire. Quand la question «st posée aussi catégori-
quement, les exaltés de Sicile la déplacent, parlent de leur histoire du temps
des Grecs et des Normands, du triomphe probable des nationalités, de l'impos-
sibilité d'un abandon de la part de l'Angleterre et de la France, liées à la cause
sicilienne, l'une par intérêt, l'autre par principes; ils font valoir les forces que
la Sicile a acquises depuis huit mois et celles qu'elle peut acquérir encore, enfin
le courage sicilien et l'enthousiasme général qui anime le pays.
Le gouvernement, c'est-à-dire le ministère et le parlement, ne paraît pas as-
356 REVUE DES DEUX MONDES.
sez fort pour contenir ce parti exalté et le dominer. Il en subit évidemment la
pression, et c'est là qu'est le danger. 11 n'osera peut-être pas faire connaître la
vérité et combattre pour la raison en éclairant l'opinion sur les vrais intérêts de
la Sicile. Ici, comme dans toute l'Italie, ce seront les clubs et la rue, cette néga-
tion de tout gouvernement, qui feront la loi. Il y a bien un parti modéré. On
suppose qu'une grande portion de la garde nationale, les bourgeois et les mar-
chands, dont les intérêts souffrent beaucoup de la situation actuelle, désirent
vivement en sortir, et qu'ils se soumettraient sans trop de difficultés aux con-
ditions proposées. Le clergé, surtout celui qui est riche , aspire certainement à
voir les affaires s'arranger pacifiquement, les grands propriétaires et la plupart
des nobles sont dans les mêmes dispositions; mais quelle est la force de ce parti?
Comment pourra- t-il se manifester dans un moment de fièvre comme celui-ci?
A-t-il assez de courage pour parler, assez d'union pour agir? Prendra-t-il une
initiative? Comment fera-t-il pour cela? Saura- t-il vaincre la peur que lui in-
spire la populace et secouer l'influence que font peser sur lui les clubs et le
gouvernement?
14 mars.
Les affaires n'ont pas beaucoup marché. Le gouvernement, très incertain de
la conduite qu'il doit tenir, cherche à gagner du temps et invente toutes sortes-
d'objections dilatoires. Voici une des premières qui aient été imaginées. Le
parlement a juré la constitution; il a décrété la déchéance et a déclaré l'indé-
pendance : il ne peut donc se prononcer sur les propositions du roi de Naples.
En conséquence, il doit se dissoudre. On recourra à de nouvelles élections géné-
rales, faites dans l'intention spéciale et connue à l'avance d'interroger l'opinion
du pays sur la question posée à la Sicile par les puissances médiatrices. Cette
combinaison a la logique pour elle, et, comme elle aura une perspective d'ar-
rangement, quelque incertaine qu'elle soit, les amiraux l'auraient sans doute
admise, si elle avait été manifestée par le parlement; mais il paraît que cette
mesure avait des chances de réussite qui n'auraient fait le compte ni des me-
neurs ni du parlement lui-même : ils auraient craint, en interrogeant le pays,
de le voir leur échapper. Il y a des exemples ailleurs de pareilles déceptions.
L'idée a donc été abandonnée.
On a eu recours alors à des chicanes et à des arguties. Le ministre des affaires
étrangères a accusé réception du décret du roi, ou, comme il l'appelle, de Y acte
de Ga'ëte; il a demandé en même temps comment le gouvernement sicilien de-
vait considérer la venue des amiraux, et si les deux nations agissaient seulement
avec le caractère de médiateurs officieux. C'était là une question singulière, à
laquelle répondent assez explicitement les lettres des ministres de France et
d'Angleterre aux amiraux et les lettres des amiraux eux-mêmes. Ces documens
établissent bien clairement qu'il s'agit d'une médiation bienveillante et offi-
cieuse, et que les puissances n'ont l'intention d'employer aucun moyen de coer-
cition; qu'au mois de septembre dernier, elles ont dû menacer le roi de Naples
de, la force pour arrêter des hostilités auxquelles il était humain et rationnel de
chercher à substituer des négociations, mais que, si désormais les négociations
ne pouvaient réussir, et si la Sicile n'acceptait pas les conditions proposées et
REVUE. — CHRONIQUE. 357
qui sont un ultimatum, les puissances se retireraient et laisseraient la guerre
avoir son cours.
Cette première objection repoussée, le ministère sicilien en a imaginé une
autre non moins bizarre. 11 est dit dans l'acte de Gaëte que tout ce qui a été
fait depuis le 12 janvier 1848 en Sicile est regardé par le roi de Naples comme
non avenu : le ministère en conclut que ni le parlement sicilien ni le gouver-
nement qui en est l'expression n'existent pour le roi, et que par conséquent ils
n'ont pas caractère pour traiter avec lui. La réponse à cette misérable chicane
a été assez sévère; les amiraux commencent à se lasser de ces subterfuges.
Il devient en effet de plus en plus évident que le seul but est de gagner du
temps. Dans la séance du 9, où l'on pensait que les ministres soumettraient au
parlement l'acte de Gaëte, il n'en a pas même été question. On a voté d'urgence
un projet de levée en masse de tous les hommes valides de dix-huit à trente ans.
Les préparatifs apparens de guerre se sont multipliés. Des troupes se sont diri-
gées vers Catane, où l'on suppose que les hostilités recommenceront. Les jour-
naux deviennent de plus en plus violens et ont commencé à injurier la média-
tion. Les reproches les plus amers sont jusqu'ici pour les Anglais, sur lesquels
on avait plus compté que sur nous pour la défense de prétentions exagérées qui
pouvaient tourner à leur profit; mais on a a,ussi des paroles de colère contre la
France, à laquelle on dit qu'il n'est pas digne d'un gouvernement libre et répu-
blicain de prendre parti, comme nous le faisons, pour Yinfame bombardatore.
On voudrait bien jeter la mésintelligence entre les deux amiraux médiateurs;
mais cela n'a pas été possible, et ils ont agi jusqu'ici avec l'entente la plus par-
faite. Une conformité complète d'opinions sur la question actuelle, les relations
d'amitié qui les lient depuis long-temps, ont déjoué toutes les suggestions et
toutes les tentatives. Quelques légères dissidences sur les moyens d'exécution ne
les empêchent pas de tendre du même pas vers le but.
Il n'en est pas tout-à-fait de même des Anglais et des Français, officiers et
résidens. Les Français sont au fond assez indifférens, bien que quelques-uns
d'entre eux aient certainement du penchant pour une cause dont le principe
est après tout respectable. Quant aux Anglais, ils ne cachent pas leur sympathie
pour la Sicile ni les espérances qu'ils entretiennent. C'est là, je crois, un senti-
ment général chez les Anglais, et le revirement de politique de lord Palmerston
n'est pas une concession à l'opinion publique. Il faut plutôt l'attribuer à son
désir de compromettre la France avec l'Angleterre dans la prévision d'une action
prochaine à exercer sur la Russie.
18 mars.
Les Siciliens paraissent décidément ne plus vouloir rien entendre. Le parti
modéré s'efface de plus en plus. Une modification vient d'avoir lieu dans le mi-
nistère, où elle ramène M. Stabile, l'un des hommes les plus ardens et les plus
intelligens que la révolution ait conduits à la direction des affaires, et qui, après
avoir été renversé du ministère il y a trois mois, a continué d'exercer une grande
influence comme président de la chambre des communes. On assure, à tort ou
à raison, qu'il est sous l'influence anglaise, et qu'il représente le parti qui est
plus disposé à choisir le protectorat anglais qu'à subir la domination napolitaine.
338 REVUE DES DEUX MONDES.
Un certain M. G.ilvi ■ aussi été appelé à faire partie de ce nouveau ministère. Ge
nom est significatif. M. Calvi est le représentant de l'opinion républicaine. Jus-
qu'ici, cette opinion n'a qu'un petit nombre d'adhérens à Païenne et dans la
Sicile. Les traditions, les coutumes, l'état actuel du pays, où la classe moyenne
ne fait que de naître, la repoussent. L'opinion républicaine se fait sa place pour-
tant, et il a fallu, par esprit de conciliation, la laisser entrer dans le gouverne-
ment. Cette nomination excite quelques défiances.
La signification de ces changemens ministériels est certainement contraire
aux chances d'accommodement. Aussi la violence des discours augmente-t-elle,
et l'agitation commence à se montrer dans la rue. Il s'est formé d'abord desat-
troupemens où l'on a parlé d'aller faire des> démonstrations devant les consu-
lats de France et d'Angleterre et d'en arracher les écussons; il a fallu que la
garde nationale prit les armes. Le gouvernement, poussant et poussé, a crié aux
armes et à la guerre. Avant-hier des placards avaient engagé les habitans à se
rendre dans un lieu désigné pour y travailler à des ouvrages de défense. Hier,
le peuple s'y est porté en foule immense, hommes jeunes et vieux, gardes natio-
naux, prêtres même; des enfans, des femmes, et parmi celles-ci les sommités de
l'aristocratie, s'étaient joints au cortège. Certains récits portent le nombre des
travailleurs à quarante mille. J'en ai vu de douze à quinze mille, revenant armés
de pelles et de pioches ou portant des paniers. Ils marchaient eu rang avec assez
d'ordre. De nombreuses bannières, quelques drapeaux siciliens, des lambeaux
de toute espèce, ornés de fleurs et de feuillages, étaient arborés sur des branches
d'arbre ou sur des gaules. Des tambours battaient à assourdir, et tout ce peuple
poussait des cris de Viua la Sicilia, guerra, guerra, morte al Borbonel Ils ont défilé
ainsi pendant des heures sur la route de la Bagaria, par la Marine et la rue de
Tolède, se répandant ensuite dans tous les quartiers de la ville. Si l'on n'avait
pas le souvenir de ce qui s'est passé à Messine, et si l'expérience n'avait pas
montré, en maintes circonstances, le peu de fond qu'il faut faire de ces exagé-
rations italiennes, on pourrait, à la vue de manifestations qui ont un tel carac-
tère d'enthousiasme et d'unanimité, regarder la partie des Napolitains comme
perdue; mais les Siciliens, passez-moi la comparaison, sont un peu comme une
bulle de savon : plus elle s'enfle, plus elle s'habille de riches couleurs, et plus elle
est près de crever.
En s'adressant ainsi aux passions de la foule, en les remuant pour en faire
sortir le patriotisme et l'élan d'une résistance énergique, le gouvernement de la
Sicile, le parlement, la garde nationale, toute la classe noble et moyenne, qui,
jusqu'ici, a dominé la situation et dont l'œuvre laborieuse et louable a été d'as-
surer l'ordre et de maintenir la tranquillité d'une société si fortement ébranlée,
cette classe joue un jeu bien dangereux. La foule, le peuple, quand il s'agglomère
ainsi, reconnaît sa force, s'anime, s'enivre. A son premier mouvement d'enthou-
siasme, mouvement honorable, mais passionné et irréfléchi, en succèdent bientôt
de coupables. L'envie, la cupidité comprimées, quand ce peuple était parqué
dans ses quartiers et qu'il ne pouvait agir faute d'organisation, se réveillent et
prennent une nouvelle ardeur. Au milieu de cette foule presque entièrement
composée des basses classes de la population et où quelques centaines de gardes
nationaux étaient comme noyés et se distinguaient à peine, je voyais apparaître
REVUE. — CHRONIQUE. 359
le spectre de 1820, et je me rappelais les désordres, les excès que, dans une autre
révolution , avait commis la populace, maîtresse de Palerme. Dieu veuille que la
Sicile ne revoie pas ces mauvais jours !
Pendant que la situation se dessine ainsi dans les rues , le gouvernement,
entraîné, suit le flot qu'il a soulevé. Le ministre des affaires étrangères a déclaré
que décidément il était obligé de faire savoir aux amiraux que le gouvernement
ne pouvait pas proposer au parlement les conditions de redit de Gaëte dans la
forme où elles étaient apportées. Cette déclaration, noyée dans de longues péri-
phrases, a aigri les amiraux, convaincus que désormais tout arrangement est
impossible. Ils ont répondu qu'ils avaient, de leur côté, le regret de penser que
si cette résolution était définitive, il ne restait plus aux deux puissances qu'à
dénoncer l'armistice, à se retirer, et à laisser les hostilités avoir leur cours. On
a peine, de part et d'autre, à se dire le dernier mot, et Ton cherche les moyens
de suspendre un dénoûment que tout le monde redoute. L'amiral Baudin a vu
le prince Butera, et a insisté sur tout ce que présentait de peu sérieux l'argu-
mentation chicanière par laquelle le gouvernement sicilien refuse de porter aux
chambres l'acte de Gaëte et les pièces qui l'accompagnent. 11 lui a dit que le
devoir de ce gouvernement, dans une circonstance aussi grave pour la Sicile,
était de négliger les formes pour aller au fond de la question, et de poser nette-
ment au parlement ce grand dilemme, ou de la soumission aux conditions
proposées, ou de la guerre. 11 a ajouté que d'ailleurs, s'il y avait réellement
quelque point par où l'acte de Gaëte dût être commenté et qui soulevât des objec-
tions, le gouvernement sicilien n'avait qu'à le faire connaître aux amiraux, qui
examineraient et répondraient. Le prince avait promis d'abord de s'expliquer à
cet égard et d'en écrire; mais il s'est ravisé et a persisté dans ses premières ob-
jections. L'amiral Parker, de son côté, n'est pas resté inactif, et il a fait de-
mander au ministre des explications sur cette déclaration « que le gouvernement
sicilien ne pouvait présenter aux chambres les conditions de l'acte de Gaëte dans
leur forme actuelle. » On a obtenu, pour réponse, qu'il était entendu par là que
le gouvernement ne pouvait recevoir les conditions de l'acte de Gaëte comme
une communication directe du roi de Naples, mais que, si ces conditions étaient
proposées par les amiraux comme représentans des puissances médiatrices, on
les porterait aussitôt au parlement.
Les amiraux, pour montrer leur désir de ne négliger aucune chance d'accom-
modement, se sont décidés à consulter sur cette prétention du gouvernement
sicilien leurs ministres respectifs, et à leur demander si la communication des
conditions de l'acte de Gaëte pouvait être faite directement par les puissances
médiatrices. Tout en donnant aux Siciliens cette dernière marque de leurs dis-
positions conciliantes, les amiraux ont cependant dénoncé l'armistice à compter
du 19, pour le cas où les ministres de France et d'Angleterre à Naples répon-
draient qu'on ne peut rien faire de plus que ce qui a été fait. Les deux parties
auraient alors le droit de reprendre les hostilités le 29 mars. Le vapeur anglais
l'Ardent part ce soir pour Naples avec ce dernier espoir de la médiation.
On peut, à ce qu'il semble, considérer dès à présent la partie comme perdue
et la médiation comme ayant échoué. Triste conclusion d'efforts généreux et
raisonnables! On est pris de grande pitié, quand on pense à tous les maux qui
360 REVUE DES DEUX MONDES.
vont fondre sur ce malheureux pays, et qu'il aurait évités peut-être, s'il avait eu
un gouvernement plus sage, plus énergique, plus intelligent, qui comprît mieux
les nécessités du moment, et qui, au lieu de suivre la passion populaire et de la
surexciter, se fût attaché à éclairer l'esprit public et à le guider dans la voie de
la raison. Ces reproches s'adressent aussi à la noblesse, qui, n'ayant plus aujour-
d'hui de motifs sérieux pour repousser un arrangement, ne montre tant d'ardeur
que par crainte de la populace et des clubs. Pourtant le blâme le plus sévère doit
retomber sur la classe moyenne, qui avait la situation dans ses mains, et qui, au
lieu d'envisager sérieusement ses véritables intérêts et la réalité des faits, se
laisse aller à une passion puérile et vaniteuse. Elle compromet aujourd'hui le
pays en soulevant une populace qu'on peut comparer à une bête sauvage qu'à
force de soins un maître patient et ferme a pu apprivoiser, mais qui reprend sa
nature, si elle est excitée imprudemment et si on lui fait respirer l'odeur du
sang.
Hier encore, cette dangereuse populace, en se rendant en foule sur le lieu du
travail national, montrait ces dispositions de plus en plus exagérées qui an-
noncent la tempête. Les cris redoublaient, et avec eux l'enivrement. Des groupes
passaient des cris aux vociférations, proféraient des menaces de mort aux Bour-
bons et aux royalistes, et, par une pantomime hideuse, décapitaient en effigie
leurs ennemis à coups de hache. Des femmes les excitaient, car ce sont toujours
les plus passionnées. Les officiers des escadres qui parcouraient les rues étaient
arrêtés par ces démonstrations sauvages. On commençait à hurler contre les
belles voitures, et la foule se plaignait que les chevaux de maître ne fussent pas
attelés aux charrettes. On lit sur certaines affiches les mots suivans : Viva la
guardia nazionale, ma senza armi, perché siamo tutti fratelli. 11 y a quelques
jours, cette garde nationale aurait réprimé; aujourd'hui elle laisse faire : de-
main elle sera victime. Puissent mes prévisions être démenties!
21 mars.
Le vapeur français le Caton est arrivé hier matin, venant de Naples. On savait
déjà à Naples de quelle manière les premières ouvertures faites ici par les ami-
raux avaient été reçues, et le gouvernement napolitain réclamait avec instance
la faculté de reprendre les hostilités. Le général Filangieri a écrit à cet égard
aux ambassadeurs une lettre où il fait valoir le décret du parlement sicilien
pour la levée en masse de la population. 11 fait remarquer en outre que les Si-
ciliens attendent d'Angleterre des frégates à vapeur, que ce moyen de guerre
peut l'embarrasser beaucoup, et que, par conséquent, tout temps perdu en né-
gociations rend sa tâche plus difficile à remplir. Ces réclamations sont fondées,
il faut le reconnaître.
Le roi de Naples s'est résolu à dissoudre les chambres napolitaines, qui con-
tinuaient à se montrer très hostiles au ministère dont elles ont demandé itéra-
tivement le renvoi en menaçant de refuser l'impôt. Le ministère, en proposant
au roi le renvoi du parlement, lui a adressé un rapport dans lequel il énumère
les raisons qui rendent cette mesure indispensable. Une des principales, c'est
que la chambre des députés n'est pas la représentation sincère du corps électo-
ral; des manœuvres de partis ont contrarié l'exercice du droit d'élection , de
REVUE. — CHRONIQUE. 361
telle sorte qu'un quart à peine des électeurs a voté. Cet acte du roi Ferdinand
donnerait une nouvelle ardeur à la résistance des Siciliens, s'il pouvait encore
être besoin d'exciter la passion populaire. « Quelle confiance, disent les Sici-
liens, pouvons-nous avoir aux promesses du roi Ferdinand, quand nous le
voyons abolir de fait la constitution dans son royaume de Naples? » A cela il est
difficile de répondre d'une manière bien satisfaisante, et l'argument puisé dans
la garantie des puissances médiatrices ne suffit pas à convaincre.
L'Ariel est arrivé ce matin de sa tournée sur les côtes de Sicile. Il était allé
remettre à tous les agens consulaires de France et d'Angleterre les documens
relatifs à l'arrangement. Parti de Palerme à l'improviste, il a été reçu assez pai-
siblement dans les premières localités où il a paru. A partir de Sciacca, les po-
pulations, que les meneurs du parti exalté avaient eu le temps d'avertir et de
préparer, ont montré une grande effervescence. Des cris de guerra! et morte
al Borbone! ont retenti aussi bruyamment qu'à Palerme. A Girgenti, la mani-
festation a pris un caractère tout-à-fait inquiétant, et la position du capitaine
de l'Ariel se rendant chez les consuls est devenue critique. Il a fallu toute sa
prudence et sa fermeté pour le tirer sans encombre de ce mauvais pas.
La disposition à la résistance paraît donc aujourd'hui générale dans toute la
Sicile. Le mot d'ordre est donné par les clubs; les exaltés dominent, le gouver-
nement encourage, les modérés effrayés crient comme les autres, plus fort que
les autres. Il est devenu impossible d'apprécier la force relative de l'opinion mo-
dérée et de l'opinion exagérée , de celle qui accepterait volontiers la paix et de
celle qui se jette dans la guerre comme dans un dernier refuge. L'apparente
unanimité des démonstrations, l'ardeur des cris, l'exagération des discours,
l'attitude belliqueuse, tout cela ne prouve pas grand'chose à ceux qui connais-
sent l'Italie, et il n'en faut rien conclure quant au résultat définitif, lorsqu'on
en viendra au fait et qu'il faudra se battre sérieusement. Il y a là présent le
souvenir de Messine. Les cris, les sermens, la jactance, n'ont pas manqué; au
moment décisif, quinze cents hommes ont combattu, et le reste s'est débandé.
Des milliers sont venus chercher refuge sur nos vaisseaux, où ils arrivaient avec
leurs armes et leurs gibernes pleines de cartouches, ce qui ne les empêchait
pas de proférer toutes sortes d'injures contre les Napolitains, devant lesquels ils
fuyaient, et de les appeler des lâches. On m'a raconté que, pendant qu'ils étaient
réfugiés sur le vaisseau l'Hercule et sur de nombreux bateaux qui l'entouraient,
garantis par le pavillon français, une division de canots napolitains chargés de
troupes venant à passer, les Siciliens se mirent presque tous à crier : Vive le roi!
et cela parut si étrange à nos officiers, qu'ils ne pouvaient en croire leurs oreilles.
Ces souvenirs d'un passé récent rendent incrédule, et l'on doit se borner à at-
tendre l'événement dans un esprit de doute ironique qui ne s'étonnera de rien.
23 mars.
Il n'est vraiment pas facile de se rendre compte des causes qui font échouer
la médiation. Ce n'est pas évidemment par réflexion que les Siciliens se mon-
trent intraitables. Les raisons que mettent en avant ceux avec qui l'on discute
la question ne sont, en vérité, pas valables, et ne suffisent pas à expliquer la
résistance. Les Siciliens se plaignent amèrement des conditions qui sont ap-
portées aujourd'hui, et disent qu'elles sont plus dures que celles qui leur ont été
362 RBVUB DBS DEUX MONDES.
offertes déjà; elles ne diffèrent pourtant de celles de la constitution de 1812 que
par deux points importans, il est vrai, mais sur lesquels toute discussion serait
inutile : l'union sous la môme couronne, une armée commune.
En ce qui concerne l'union sous une même couronne, le principe est si com-
plètement admis par toutes les puissances, et l'établissement de l'indépendance
sicilienne présenterait, dans les circonstances actuelles, de telles difficultés,
qu'il est évident qu'il n'y avait rien à tenter dans ce sens par voie de négocia-
tions, et que la force, cette raison suprême, pourrait seule prononcer. Quant à
l'armée, si elle eût été sicilienne, le roi de Naples eût possédé la Sicile à peu
près comme il possède Jérusalem, dont il porte aussi la couronne, nominale-
ment. Il est remarquable d'ailleurs qu'un des griefs de la Sicile contre le roi a
été qu'on ait tenté d'établir la conscription en Sicile et d'exiger un service mi-
litaire pour lequel jusqu'ici les Siciliens ont montré une grande répugnance. On
doit observer aussi que quelques places seulement de l'île seront occupées par
des troupes : Messine, Syracuse, Catane et Trapani, et que les médiateurs ont
obtenu que Palerme, centre du gouvernement, restât sous la garde de la milice
civique. Pour tout le reste, les conditions de l'édit de Gaëte sont aussi avanta-
geuses que celles de la constitution de 1812, dont elles reproduisent les plus
importantes dispositions. Cela est si évident, que, quand on pousse les Siciliens
sur ce sujet, on reconnaît que c'est plutôt la forme du décret que le fond qui le
leur rend inacceptable.
Ce qui fera comprendre le tour d'esprit de ce peuple, dont les idées sont si
différentes des nôtres, c'est l'opinion suivante qui s'est accréditée et répandue :
— 11 faudrait, a-t-on dit, tout accepter, si les puissances médiatrices voulaient
faire une simple démonstration pour imposer les conditions offertes. — Il sem-
blerait qu'une pareille prétention de la part des grandes puissances dût révolter
l'amour- propre national; la raison indique qu'il est plus honorable pour la Si-
cile d'examiner librement l'arrangement proposé et de traiter avec Naples sur
une sorte de pied d'égalité. Ce n'est point ainsi que raisonnent les Siciliens, et'les
faiblesses siciliennes trouveraient leur compte à cette solution irrégulière et dé-
raisonnable. Ainsi seraient satisfaits, et ce désir de ne point en venir aux mains
qui existe certainement sous une apparence si guerrière, et la vanité nationale
qui ne serait point blessée de se rendre aux menaces de deux grandes puis-
sances comme la France et l'Angleterre, mais qui ne peut souffrir de paraître
céder aux Napolitains, et enfin la passion de l'indépendance, qui, en subissant
la force, conserverait intacte la prétention du droit. Ce dernier point a beau-
coup d'importance dans l'esprit des Siciliens, et il faut reconnaître que c'est là
certainement un des principaux mobiles de leur conduite. Ils assurent, malgré
tous les démentis de l'histoire, qu'ilsont toujours formé un peuple à part, libre,
jouissant d'institutions spéciales. Pour moi, il me semble que ce qu'ils appellent
un droit est seulement une prétention que personne n'a jamais reconnue. En
1812, il est vrai, l'Angleterre a contribué à faire donner à la Sicile une consti-
tution qui la séparait du royaume de Naples, alors possédé par les Français;
mais cette constitution n'a été, en quelque sorte, qu'un acte provisoire, dicté à
l'Angleterre par des vues intéressées, et qu'elle n'a point cherché à soutenir
à la paix de 1815. Aujourd'hui on ne peut plus se targuer de cette constitution
qu'en ce qui concerne des dispositions politiques et administratives dont la date
REVUE. CHRONIQUE. 363
est ancienne, et qui, par l'effet du temps, sont devenues pour la Sicile de vérita-
bles droits. Quant à l'indépendance, je ne l'aperçois nulle part dans l'histoire de
la Sicile, que je vois toujours l'apanage de quelque couronne, Aragon, Espagne,
Empire, Sardaigne ou Naples; — pour trouver autre chose, il faut aller cher-
cher des temps où l'Europe avait une organisation politique aujourd'hui oubliée
et dont on ne peut tenir compte.
Comme on le voit, ce n'est pas la raison , ou au moins notre raison, qui guide
les Siciliens dans leur conduite. Ce sont plutôt des sentimens, des passions.
Quand on veut connaître l'opinion à ce point de vue, il ne faut pas négliger
d'interroger les femmes. Elles sentent avec tant de vivacité de cœur, parlent
avec une telle liberté de langage, reflètent si naïvement les impressions qu'elles
reçoivent, que leur conversation représente fidèlement ce que j'appellerai la
passion publique. Toutes les Siciliennes que j'ai entendues parler sur la situa-
tion politique (et, pour le moment, il n'y a pas à Palerme d'autre sujet de con-
versation) trouvent que l'on fait très bien de repousser les conditions qui sont
apportées par les amiraux. La seule raison qu'elles en donnent, sans entrer en
rien dans l'examen de ces conditions, c'est qu'on ne peut avoir nulle confiance
à quoi que ce soit qui vienne de Ferdinand. Il a toujours manqué à ses enga-
gerons, il y manquera encore. Tout raisonnement qu'on voudrait établir sur
la valeur morale de l'intervention des deux puissances vient se briser contre
cette défiance, qui , il faut le reconnaître, est devenue universelle. La vivacité
et l'accent de conviction avec lesquels les femmes expriment cette défiance ré-
vèlent l'influence d'un sentiment populaire et passionné que l'on ne peut songer
à détruire avec des mots. Quant à l'efficacité de la garantie des puissances mé-
diatrices, il faut bien convenir qu'on n'en peut répondre, et que l'action de ces
puissances aurait bien de la peine à s'exercer contre Naples, si le roi manquait
à ses engagemens, ou, ce qui est plus probable, s'il les éludait. Le sentiment
de doute et de suspicion qui se manifeste à cet égard n'a point de peine à se dé-
fendre contre les raisonnemens un peu spécieux avec lesquels on cherche à le
combattre. On reconnaît aussi, dans les discours des femmes siciliennes, qu'une
des causes principales de la résistance, c'est que les conditions offertes aient
été réglées sans consulter la Sicile. La vanité sicilienne, qui est extrême, et par-
raison de sang, et par raison de faiblesse, a été profondément blessée. Ce peuple
a ressenti une humiliation dans la tutelle des deux puissances.
Tels sont donc, vus au miroir des esprits féminins, les deux sentimens po-
pulaires qui ont amené l'insuccès de l'intervention : vanité blessée par la tutelle
de la médiation, et défiance haineuse du roi Ferdinand. Faites agir sur ces bases
les intérêts particuliers qui vivent de la révolution, l'ambition des exaltés et la
timidité des modérés; tenez compte du caractère sicilien, vaniteur et puéril,
ayant plus d'imagination que de raison, plus de jactance que de courage, sans
être pourtant complètement dépourvu d'aucune des qualités qui sont les oon-r
traires de ces défauts, et vous aurez à peu près la clé de la situation.
24 mars.
Le vapeur anglais le Bull-Dog a mouillé sur rade hier; il amène de Naples les
deux ministres de France et d'Angleterre. La médiation ne veut pas qu'il soit
dit qu'aucun moyen de conciliation ait été négligé, et les négociateurs viennent
364 REVUE DES DEUX MONDES.
offrir eux-mêmes les conditions déjà proposées en les prenant sous leur propre
nom.
Cette nouvelle démarche a-t-elle quelque chance de succès? Le peuple sicilien
est changeant sans doute, et une satisfaction aussi éclatante donnée à sa vanité
pourrait peut-être l'ébranler; mais, d'un autre côté, le char est lancé sur une
pente bien rapide. Comment s'arrêtera-t-il?
25 mars.
Les nouvelles propositions ont été envoyées dans la matinée au gouvernement;
le ministère les a portées aussitôt au parlement. Dès qu'on a commencé à les lire,
quelques voix ont crié : Guerra! Personne n'a voulu être en reste, et on n'a pas
laissé achever la lecture. On les a déclarées inadmissibles par acclamation, sans
qu'il y ait eu d'opposant et sans qu'une voix raisonnable ait dit : Voyons au
moins ce qu'on nous veut?
Le char a donc versé. Ce résultat est bien affligeant, mais n'a rien qui doive
surprendre. L'Italie, d'un bout à l'autre, est en proie à un vertige qui lui voile
complètement la vérité. Toutes ses imaginations, tous ses rêves lui paraissent
réalisables; elle ne tient compte ni des faits, ni de la possibilité; elle croit que,
parce qu'elle a raison au fond dans ses prétentions à l'indépendance et à la
liberté, cela suffit pour les obtenir l'une et l'autre; elle oublie qu'en politique
l'indépendance n'est un droit que quand on a la force de la conquérir et de la
maintenir, et qu'on ne mérite la liberté que quand on sait en faire un usage
raisonnable pour soi-même et pour les autres. Or, est-ce que l'Italie a su jus-
qu'ici combattre sérieusement pour son indépendance et user raisonnablement
de sa liberté? Depuis un an, par ses divisions et ses exagérations, a-t-elle fait
autre chose que de perdre une des plus belles parties qu'il ait été donné à un
peuple de jouer? La Sicile n'encourt pas tous ces reproches. Sa cause est meil-
leure. Si elle n'a pas su combattre à Messine ni organiser sa défense, elle s'est
efforcée de mettre de l'ordre à Palerme, et sa révolution a été exempte d'ex-
cès populaires; mais aujourd'hui elle se perd par la même exagération de pré-
tentions, la même vanité de paroles, le même défaut de vues raisonnables et
pratiques.
L'intervention se retire avec le regret de n'avoir pu achever son œuvre. Elle
sera poursuivie, comme elle pouvait s'y attendre, par les reproches des deux
parties. Elle n'en a pas moins accompli un devoir, car c'était le devoir de la
France et de l'Angleterre de chercher à faire prévaloir la voix de l'humanité et
de la raison dans une querelle qui prenait un caractère si odieux. 11 faut espérer
d'ailleurs que le répit donné pendant six mois aux passions les aura apaisées, et
que la désapprobation éclatante des tristes excès de Messine, dont cette interven-
tion a été l'expression, ne permettra pas qu'ils se renouvellent. N'aurait-on ob-
tenu que ce résultat, ce serait beaucoup, et tant de soins ne seraient pas perdus.
•
V. de Mars.
LA MARINE FRANÇAISE
EN 1849.
Il n'est pas rare d'entendre le même censeur
demander simultanément la réduction des crédits
de la marine et l'accroissement de ses opéra-
tions.
Bodrsaint, Écrite divers, page 64.
De tous les labeurs imposés à l'homme pour vivre et dominer sur
notre globe, il n'en est point qui coûtent autant à son génie et lui fassent
plus d'honneur que la lutte contre la mer. Il semble que la navigation
soit un effort contre nature. Panurge, dont la verve rieuse couvre le
plus souvent un sens si profond, s'écrie, au plus fort de la tempête :
« 0 que trois et quatre fois heureux sont ceux qui plantent choux!...
car ils ont tousiours en terre ung pied , l'autre n'en est pas loin (1)...
Ceux qui sur mer nauigent, tant sont près du continuel danger de mort
qu'ils viuent mourans et meurent viuans (2). » Aussi les peuples qui ha-
bitent des contrées spacieuses et fécondes, sous un climat tempéré, ne
(1) Rabelais, Pantagruel, liv. IV, chap. xvn.
(2) Ibid., chap. xxiv.
LIVRAISON SUPPLÉMENTAIRE DU 15 AVRIL.
2 REVUE DES DEUX MONDES.
franchissent qu'à regret les mers qui baignent leurs rivages. Les Romains
avaient pour la marine une répugnance instinctive, a Portius Cato, sui-
vant notre Rabelais, disoit de trois choses soy repentir, sçauoir est, s'il
auoit jamais son secret à femme reuelé : si en oisiueté jamais auoit un
jour passé : et si par mer il auoit péregriné en lieu autrement accessible
par terre (1). «Mais les maîtres de l'Italie étaient enserrés par la mer. Leur
ambition croissait avec le développement et le besoin d'expansion de leur
population. Plus d'une fois ils avaient eu à souffrir dans leur orgueil des
insultes d'une poignée de marchands réfugiés sur la plage africaine.
Carthage, dans son essor maritime, affrontait audacieusement la pre-
mière puissance territoriale du monde antique. Rome arma des vais-
seaux; elle y pressa ses laboureurs. Vaincue d'abord, elle apprit par ses
défaites à vaincre sur la mer. Carthage disparut sous les eaux avec ses
flottes, comme devaient plus tard disparaître les Vénitiens, les Génois,
les Portugais, les Barbaresques, tous ces peuples hardis que le besoin
d'une meilleure patrie ou l'aspiration vers l'espace sollicitait à la mer,
qui s'en sont rendus maîtres pour un jour, et dont la barque, après s'être
jouée des tempêtes, s'est tristement échouée, si même elle n'a sombré
sans retour.
Dans les temps modernes, deux peuples ont été puissans entre tous
par la marine et en vivent encore : les Hollandais, les Anglais. Les pre-
miers ont dicté sur la mer leurs lois aux seconds. Déchus d'une préémi-
nence qui n'avait pas dans leur situation territoriale un fondement assez
solide, ils ont su, par leur sagesse et par une énergie que rien ne lasse,
conserver encore une place honorable parmi les nations. Fortement re-
tranchée dans sa situation insulaire, riche de son sol, la main étendue
sur les affaires du monde entier, le pied posé sur les colonies les plus
florissantes, que le génie de ses navigateurs a choisies et disposées
comme des étapes autour du monde, l'Angleterre, aujourd'hui prépon-
dérante sur l'Océan, y maintient son empire par le double effort de son
activité commerciale et de sa flotte militaire.
Et cependant, que font les nations qui ont un nom dans l'histoire de
la civilisation? Les unes, plus anciennes et jadis florissantes, la Suède,
la Norvège, le Danemark, les états sardes héritiers des Génois, gardent
encore la tradition bien affaiblie de leur force navale. Nous voudrions
omettre l'Espagne. Cette grande nation, dont la décadence inspire encore
le respect, a été long-temps, elle aussi, la reine de la mer. Pauvre d'abord,
c'est de la mer qu'elle avait tiré ses richesses. « Chacun sait, écrivait, en
1626 (2), un marin dont nous invoquerons plus d'une fois le témoignage,
(1) Rabelais, Pantagruel, liv. IV.
(2) Isaac de Razilly, chevalier de Malte. Nous devons à l'obligeance d'un de nos
amis, M. Pierre Margry, la communication du curieux Mémoire dont nous extrayons
ce passage. C'est un manuscrit appartenant à la Bibliothèque Sainte-Geneviève. Il
LA MARINE FRANÇAISE EN 1849. 3
chacun sait qu'il n'y a que six vingts ans que le plus grand revenu du
roy d'Espagne étoit en oranges et citrons, et, depuis les avis reçus de
Christophle Collon et qu'il arme par mer, il a tant conquis de royaumes
que jamais le soleil ne se couche dans ses terres. » Toute cette prospé-
rité, devenue insolente, semble s'être engloutie avec l' invincible armada
de Philippe II. L'Espagne de 1849 ne pourrait plus défendre, avec ce qui
lui reste de ses vaisseaux, ce qui lui a été laissé, comme par miracle, de
ses anciennes colonies.
D'autres nations, nées d'hier pour l'histoire, mais dont le progrès
dépasse tout ce que l'imagination aurait pu rêver, et qui couvrent déjà
de leur ombre colossale l'horizon de l'avenir, la Russie, l'Union améri-
caine, jettent toutes deux les fondemens d'une grande marine. Celle-là,
puissance continentale par la loi de la nature, veut une armée navale
comme Rome l'a voulue : elle prend ses paysans et les pasteurs de ses
steppes, et les transforme en matelots pour le service d'une flotte qui
n'a pas de commerce maritime à protéger. Celle-ci, maîtresse également
d'un immense continent où ses premiers législateurs se sont efforcés de
la contenir, voit grandir dans des proportions inouies l'activité de sa
navigation commerciale, et semble ne se décider qu'à contre-cœur à en-
tretenir une armée navale.
Si l'on va chercher l'origine de cette flotte qui se forme à peine,
on est étonné de reconnaître combien le nouvel état, issu de la pre-
mière puissance maritime du monde, répugne à prévoir, lui aussi, les
chances de la guerre sur l'Océan. En 1794, une discussion approfondie
détermine le congrès à voter la dépense de six frégates, quatre de 44
et deux de 36 canons. Il s'agissait de protéger les navires américains
contre la piraterie des Rarbaresques, et le congrès (1) discutait gravement
si, plutôt que d'avoir une marine militaire, mieux ne vaudrait pas, soit
est adressé au cardinal de Richelieu et daté de Pontoise, le 26 novembre 1626. Ce
document inédit contient le germe de la plupart des institutions de la marine telles
que Richelieu les a inaugurées et tellesque Colbert devait les consacrer dans les grandes
ordonnances de Louis XIV : il fera partie des pièces inédites concernant les anciennes
colonies françaises de l'Amérique du Nord dont M. Margry prépare en ce moment la
publication pour la collection des documens relatifs à l'histoire de France.
(1) On ne lira pas sans intérêt les considérations développées à l'occasion de cette
discussion par un historien de la vie de George Washington, M. John Marshall, prési-
dent de la cour suprême de justice des États-Unis. « La mesure proposée fut considé-
rée comme le commencement d'une marine permanente. En la consacrant on serait
obligé de renoncer à éteindre la dette publique. L'histoire n'offrait pas l'exemple d'une
Seule nation qui eût continué à augmenter sa marine, et qui n'eût pas en même temps
tugmenté sa dette. On attribua aux dépenses qu'en traînait la marine l'oppression sous
laquelle le peuple anglais gémissait, les dangers qui menaçaient la Grande-Bretagne
«t la chute de la monarchie en France. »
(Vie de George Washington, t. V, p. 326.)
4 REVUE DES DEUX MONDES.
acheter la paix des Algériens, soit obtenir à prix d'argent le secours
d'une puissance maritime. Le sentiment de la dignité nationale l'em-
porta, et, plus tard, ce ne fut plus contre les pirates d'Alger, mais
contre la flotte anglaise, qu'il fallut lutter à la mer. L'Union américaine
brava courageusement ces périls; elle en sortit avec honneur. La marine
des États-Unis, graduellement accrue, comptait, en 1843, 77 bâtimens,
dont 7 vaisseaux et 12 frégates (1). Plus récemment encore, la guerre du
Mexique a provoqué l'extension de cette flotte naissante que la conquête
de nouveaux rivages sur les deux océans conduira nécessairement à dé-
velopper.
Quels sont les enseignemens à tirer de ce tableau de fortunes si di-
verses édifiées sur la mer?
Les voici : c'est que les puissances exclusivement maritimes peuvent
devenir prépondérantes, mais ne le sont que pour un jour : Carthage,
Venise.
C'est que les puissances territoriales agrandies par la marine, qui ne
savent pas soutenir leur effort à la mer, sont abandonnées de leur pros-
périté à l'heure môme où leur activité navale a cessé : le Portugal, l'Es-
pagne.
C'est, enfin, que la puissance continentale, la plus haute et la mieux
fondée, ne dispense jamais de tenir l'épée sur les mers : Rome, la Russie,
les États-Unis d'Amérique.
Et la France?
D'Ossat écrivait en 1596 :
« Je me suis plusieurs fois émerveillé de ce que nos anciens roys ont
tenu si peu de compte de la marine, aïant si beau et si grand roïaume
flanqué de deux mers quasi tout de son long : là où je vois que ces petits
princes d'Italie, encore que la plus part d'eulx n'aient qu'un poulce de
mer chacun, ont néantmoins chacun des galères en son arcenal naval. »
(1) Extrait du rapport d'une commission spéciale présenté au congrès de 1844 :
FORCES NAVALES DES ÉTATS-UNIS D'AMÉRIQUE A LA FIN DE 1843.
EN
ESPÈCE.
A FLOT.
CHANTIER.
TOTAL.
OBSERVATIONS.
Vaisseaux.
7
4
11
Parmi les vaisseaux à flot il
y en a 1 de 1 20 canons, les au-
tres sont de 74.
Frégates.
12
3
15
7 de 44 canons.
Corvettes.
19
4
23
18 de 16 à 20 canons.
Bricks.
11
»
11
Goëlelies.
8
»
8
Trai^porls.
3
»
3
Vapeurs.
6
»
6
66
11
77
.
LA MARINE FRANÇAISE EN 1849. 5
La France vivait alors sous Henri IV, et l'un des ministres les plus
sages et les plus appliqués au, bien qu'ait eus notre pays donnait à l'agri-
culture et aux industries agricoles tout l'appui de son [patriotisme et
tout l'effort de son génie : il ne voyait pas la mer.
Sully était destiné à éprouver dans sa personne combien grave était
cet oubli. Envoyé comme ambassadeur auprès de la reine Elisabeth, il
passe le détroit sur un bâtiment de guerre anglais offert et accepté par
une double courtoisie. Cependant un navire du roi de France l'accom-
pagne et, au moment où l'ambassadeur va poser le pied sur le sol de
l'Angleterre, le capitaine français arbore le pavillon national et l'assure
d'un coup de canon. L'Anglais voit dans cet honneur rendu au roi de
France une atteinte à la suprématie maritime de la Grande-Bretagne,
et le premier ministre de Henri IV doit ordonner qu'on amène le pa-
villon de son souverain pour éviter qu'il soit abattu par un bras anglais.
Cette leçon était trop dure pour être perdue : Richelieu devait la met-
tre à profit. Ce n'est pas que l'opinion se fût, dès ce moment, por-
tée d'enthousiasme pour la marine; Richelieu lui-même avait vu les
pirates rochelois s'attaquer aux revenus du roi en même temps qu'ils
ruinaient le commerce du royaume sur l'Océan. Il avait été contraint,
pour châtier ces rebelles, de recourir aux Anglais et aux Hollandais, et
sa résolution d'affranchir désormais la France d'un tribut honteux se
manifestait déjà par une impulsion plus vive donnée à la marine. Mais
les projets du ministre trouvaient très peu d'appui dans l'esprit du temps,
à en juger par le début du mémoire de Razilly :
« Plusieurs personnes de qualité, même du conseil, m'ont dit et sou-
tenu que la navigation n'étoit point nécessaire en France, d'autant que
les habitans d'ycelle avoient toutes choses pour vivre et s'habiller sans
rien emprunter des voisins; partant, que c'étoit pure erreur de s'arrêter
à faire naviguer, et que l'exemple est que l'on a toujours méprisé au
passé les affaires de la mer comme étant du tout inutiles. »
Richelieu s'affranchit de ces fausses maximes, qui n'étaient qu'un aveu
d'impuissance. Cette politique porta ses fruits. La première flotte digne
de la France lui donnait en 16i2, sous la conduite d'Escoubleau de
Sourdis, une province nouvelle, le Roussillon. Mais il ne suffit pas de
fonder en marine, il faut entretenir. Dix ans après, faute d'une flotte
pour défendre notre seul port sur la mer du Nord, Dunkerque est en-
levé au pays.
Bientôt viendra Colbert. Louis XIV, qui n'avait en 1661 que 18 bâti—
mens de guerre de 30 à 70 canons, k flûtes et 8 brûlots, aura, avant la
mort de ce grand ministre, plus de 120 vaisseaux de ligne au service de
son ambition immodérée peut-être, mais à coup sûr nationale. A ces
grandes escadres conduites par Duquesne, ïourville, Jean Bart et tant
0 «EVUE DES PEUX MONDES.
d'autres illustres marins, il devra des provinces en môme temps que des
victoires.
Mais, après Colbert et son fils, viendront les Ponchartrain et, malgré
lenrs efforts, les revers glorieux encore à la Hougue, désastreux pendant
les dernières années de la guerre de la succession. La France y perd
50 vaisseaux.
Au témoignage d'un ingénieux commentateur, « loin d'être à cette
époque en état de faire des constructions et des arméniens, il fallait
vendre pièce à pièce la plupart des effets des arsenaux pour faire sub-
sister des officiers, des soldats, des journaliers. On compte en 1709, dans
le seul port de Rochefort, plus de 600 hommes, employés dans la ma-
rine, morts réellement de faim et de misère (1). »
La régence, le long ministère de Fieury, verront la marine s'éteindre
comme une flamme qui n'a plus d'aliment, non sans jeter encore d'hé-
roïques éclats. La France éprouvera cette douleur d'avoir 45 vaisseaux,
en 1756, et de ne pouvoir les armer faute d'agrès, de matières et d'ap-
paraux; et comme si ces imposans débris que le temps aura épargnés
pesaient aux ministres qui auront charge de la marine, ils vendront,
après la prise de Manon, jusqu'au dernier vaisseau. Voltaire démontrera
que la France ne peut avoir une marine.
Mais, suivant la spirituelle remarque de M. Thiers (2), Voltaire mou-
rut en 1778, au moment même où Louis XVI, par un effort qui attache
un rayon de gloire à sa mémoire infortunée, relevait résolument cette
marine de ses ruines et allait lui faire produire non-seulement des ac-
tions d'éclat et des amiraux illustres, mais encore un grand résultat po-
litique, l'indépendance de l'Amérique du Nord.
Malgré les embarras de finances qui précipitèrent la révolution fran-
çaise, cette œuvre aurait eu des conséquences bien plus importantes pour
la grandeur de la France si, par un décret mystérieux de la Providence,
la décadence de cette marine, si récente et déjà plus forte que celle de
Louis XIV, n'avait dû être aussi rapide que l'avaient été ses accroisse-
mens. Matériel puissant, personnel aguerri, officiers braves et expérimen-
tés, rien ne manquait. Le souffle de la grande révolution passa. Tout ce
qui avait combattu dans la guerre de l'indépendance fut emporté. 11 resta
de braves gens, mais ni la science du commandement, ni la discipline; des
vaisseaux bons et nombreux, mais vieillis et mal entretenus; des appro-»
visionnemens en partie épuisés et mal assortis, mal administrés. Trafai-
(1) Principes sur la marine, tirés des dépêches et des ordres du roi donnés sous le
ministère de M. de Ponchartrain, depuis chancelier de France, 1769. (Archives de la
marine.)
(2) Discussion de la loi des 93 millions en 1846.
LA MARINE FRANÇAISE EN 1849. 7
gar montra combien la flotte avait perdu depuis la guerre d'Amérique.
Tout le génie de Napoléon ne put rien pour conjurer le désastre et rien
pour en écarter les conséquences. Flottille de Boulogne, construction
improvisée d'une flotte de 100 vaisseaux, ne rendirent jamais la victoire
à son pavillon. Il succomba dans sa lutte contre l'Angleterre, non pour
avoir négligé la marine, mais pour n'avoir pu rendre docile à sa volonté
cette force si énergique, mais si mobile , si longue à créer, mais si vite
évanouie.
Enseignemens : La France a constamment éprouvé qu'elle ne pouvait
se passer d'une marine; elle l'a voulue après l'avoir dédaignée; mais il
ne suffit pas de vouloir, il faut vouloir patiemment, avec ordre, modé-
ration et persévérance. Hors de ces maximes point de marine durable.
Les événemens l'ont démontré.
La volonté n'a fait défaut ni à Napoléon, ni à Richelieu; mais le temps
a manqué à l'empereur, la persistance au grand ministre.
Seignelay voulut aussi la gloire de la marine; mais il n'apporta dans
son œuvre ni l'ordre dont son père lui avait légué l'exemple, ni la modé-
ration qui pouvait la rendre durable. C'est avec Seignelay que Louis XIV
prétendit imposer son omnipotence à la mer.
Colbert et Louis XVI ont seuls compris la marine telle qu'elle con-
vient au génie de la France, telle qu'il faudrait un jour la lui rendre.
Après les épreuves qu'il a subies, après les agitations intérieures qui
l'ont ébranlé jusque dans ses fondemens , les guerres qui l'ont épuisé
d'émotions, de sang, de sacrifices de tous genres, notre pays, que trente
années de paix n'ont pas suffi à rendre pleinement maître de lui-
même, trouvera-t-il enfin, daus les nouvelles institutions politiques qu'il
s'est données, la faculté de gouverner ses affaires du dehors? Dieu qui
protège la France, selon la vieille légende de nos pères, permettra, nous
l'espérons, que ce résultat soit obtenu.
Toutefois il n'en faut pas moins compter avec les faits accomplis; il
n'en faut pas moins compter avec cette puissance nouvelle qui domine
notre époque et qu'on appelle l'opinion publique. Voltaire n'a pas em-
porté dans la tombe cette doctrine que Razilly combattait en 1626 et qui
se dressera plus d'une fois encore devant nous : qu'il n'est pas dans les
destinées de la France d'être une puissance maritime. Cette doctrine,
dont le temps démontrera l'erreur, a trouvé dans le temps même, il faut
le reconnaître, un puissant auxiliaire. En effet, notre navigation com-
merciale a décru. De nos établissemens coloniaux, objet de la sollicitude
ai attentive de Colbert, il ne reste que des parcelles; et, comme ces pos-
sessions ne constituent guère pour nous aujourd'hui que des charges,
le temps n'est pas éloigné peut-être où nous entendrons proposer de con-
sommer, en les abandonnant, un dernier sacrifice. Ce serait nous écarter
du plan de cette étude que de nous arrêter à combattre cet entrai-
8 REVUE DES DEUX MONDES.
nement qui serait si funeste. Qu'il nous suffise actuellement de le con-
stater et d'appeler l'attention la plus sérieuse de tous ceux qui aiment
la grandeur et, avant tout, l'indépendance de la patrie, sur le danger de
ces oscillations de l'opinion, qui tant de fois, dans le passé, a compromis
notre marine : l'opinion, mobile comme la mer, capricieuse comme elle,
terrible dans ses colères et dangereuse encore lorsqu'elle flatte. L'onde,
pour être aplanie, n'en recèle pas moins des abîmes.
N'oublions pas 1815. La France était à bout de ressources; son trésor
à vide commandait impérieusement des économies. La marine fut tout
d'abord sacrifiée. On lui reprochait les dépenses qu'elle coûte, et, en
effet, la marine, cette grande victoire de l'homme sur la nature, la ma-
rine est coûteuse comme une bataille gagnée. Ce n'est pas seulement en
France qu'on se plaint des dépenses excessives de la flotte, c'est partout
où il y a une flotte. En Angleterre, où la marine est la raison d'être de
la puissance nationale, il ne se passe pas d'année où la discussion du
budget n'amène de vives réclamations contre l'accroissement des charges
qu'elle impose. Passez l'Océan. En Amérique, le congrès entend les
mêmes doléances. Jefferson, l'un des sages de l'Union, l'un de ses grands
citoyens, vous dira (1) : et Dans la dernière guerre (avec l'Angleterre
en 1814), notre marine nous a relevés aux yeux des autres nations; ce-
pendant c'est un instrument bien dispendieux. Il est reconnu qu'une
nation qui pourrait compter sur douze ou quinze années de paix gagne-
rait à brûler ses vaisseaux pour en construire de neufs après ce terme.
Les dépenses qu'on y consacre doivent donc dépendre des circon-
stances. »
L'Union américaine a-t-elle pour cela brûlé ses vaisseaux? Ces circon-
stances que Jefferson admet comme règle dominante n'ont-elles pas, au
contraire, impérieusement exigé que la flotte fût accrue? Si, néanmoins,
cette considération a pu se produire, avec l'autorité d'un tel homme,
dans l'assemblée des représentans d'un peuple dont la navigation fait
en partie la richesse, qu'on juge de l'impression qu'elle devait exercer
sur une nation ruinée et dégoûtée des entreprises de la mer! Aussi, pour
citer le témoignage d'un bon juge (2) : « Dans les premiers temps de la
restauration, les ministres de la marine se présentaient devant les cham-
bres sans plans, sans combinaisons; ils demandaient des crédits calculés
bien moins sur les nécessités de la marine que sur les facultés embarras-
sées du trésor. » Et pas une voix dans les chambres ne protestait contre
cet entraînement sur une pente funeste. Heureusement un ministre,
dont ce sera l'honneur dans l'histoire d'avoir compris l'intérêt d'avenir,
de dignité, qui s'attache pour la France à la marine, eut l'énergie de dé-
fi) Correspondance de Jefferson, t. II, p. 242.
(2) M. Boursaint, Écrits divers (1832), p. 163.
LA HARINE FRANÇAISE EN 1849. 9
fendre une institution que délaissaient ceux qui ne l'attaquaient point.
Dans un rapport au roi, dont le langage est animé par le patriotisme en
même temps que dicté par la raison, M. le baron Portai disait : « Je
l'affirme sans hésiter, notre puissance navale est en péril ; les progrès de
la destruction s'étendent avec une telle rapidité, que, si l'on persévérait
dans le même système, la marine, après avoir consommé 500 millions
de plus, aurait totalement cessé d'exister en 1830. C'est dire assez que,
sans perdre dans une attitude passive des momens qui nous coûtent si
cher, il faut abandonner l'institution pour épargner la dépense, ou élever
la dépense pour maintenir l'institution (1). »
Cette parole si ferme fut entendue; une cause devait la rendre per-
suasive. Si la France n'a jamais beaucoup été dirigée à développer sa
puissance navale par les intérêts de sa navigation, souvent elle y a été
conduite par ses nécessités politiques. Depuis trente ans, notre politique
extérieure a oscillé entre ces deux pôles : alliance avec l'Angleterre et
menace de guerre contre le continent, alliance avec la Russie et prépa-
ratifs à la guerre maritime. Le pôle de la Russie sollicitait davantage le
gouvernement de la restauration. 1830 devait détourner l'aiguille vers
l'Angleterre. Conséquence : la marine relevée avec volonté, développée
avec mesure, mais sans interruption, suivit jusqu'en 1830 une marche
ascendante. La flotte pouvait devenir une arme nécessaire; on la prépa-
rait. A partir de juillet 1830, c'est du côté de la frontière de terre que le
danger paraît imminent. L'Angleterre n'a pour nous que des sympathies.
Tous les regards se détournent de la flotte, qui ne cesse pourtant de ren-
dre des services. L'opinion des chambres se préoccupe une fois encore
de ce que coûte la marine. Les crédits lui sont mesurés d'une main ja-
louse et défiante, et il en sera ainsi jusqu'à ce que, 1840 faisant éclater
sur l'Europe la menace d'une guerre où l'Angleterre est liguée contre
nous avec le continent, cette opinion, dont la mobilité nous effraie, sur-
prise par le péril et comprenant tout à coup combien la flotte est néces-
saire pour y faire face, s'étonne de la trouver affaiblie après l'avoir faite
telle par un long oubli.
Au surplus, c'est là l'histoire d'hier, et ce que notre plume écrit sans
réticence, le compte présenté en 1845 par M. l'amiral de Mackau l'a
constaté, avec plus de réserve peut-être, mais enfin l'a constaté par des
faits. Alors il s'est produit un beau jour pour la marine. Les chambres
législatives, s'associant au gouvernement dans une pensée commune de
réparation, ont voulu que le matériel, mieux doté, fondât enfin sérieu-
sement les bases de la force navale. Nous assistons encore par le sou-
venir à cette grande discussion où les maîtres de la tribune, disciplinant
sous leur parole cette langue de la marine que nos législateurs étaient
(1) Note préliminaire du budget de la marine pour 1820,
|0 REVUE DES DEUX MONDES.
depuis longtemps si peu U«l)itués à entendre, ont jeté vers l'avenir delà
ilollc <l<>s vœux qui s'inspiraient des glorieuses traditions de son passé.
Ce n'étaient plus les 40 vaisseaux de 1820 qu'on voulait pour la France,
c'étaient les escadres de Louis XVI; ce n'était plus le matériel appauvri
par les prodigalités obligées des années postérieures à 1830, c'étaient
les approvisionnemens comme les avait conçus Colbert et comme il les
avait réalisés. Les partis se confondaient pour que la volonté nationale
fût plus énergique dans sa manifestation. MM. Berryer, Thiers et Jan-
vier proposaient collectivement d'augmenter de 13 millions la valeur de
l'approvisionnement de prévoyance pour lequel le ministre avait déjà
demandé 23 millions de francs. Dans les deux chambres un vote unanime
consacrait cette munificence véritablement nationale.
Faut- il l'avouer? tant de faveur nous avait fait songer à un revire-
ment possible. Il paraissait bien difficile que cette opinion, qu'un souffle
de guerre du côté de la Manche avait si vivement emportée vers la ma-
rine, ne se demandât pas tôt ou tard si elle n'avait pas cédé trop vite à
un entraînement irréfléchi. Les faits sont venus bientôt justifier des
pressentimens autorisés par les enseignemens de l'histoire. 1848 a vu
demander à la marine 30 millions de sacrifices. En 1849, on exige du
ministre un surcroît de réduction, et, par la force des choses, les retran-
chemens pèsent en partie sur le matériel naval, sur cet approvisionne-
ment que les chambres unanimes avaient craint de voir trop pauvre, lors-
que le ministre demandait à l'enrichir de 23 millions. Plusieurs chapitres
du budget portent en marge cette note, qui veut être méditée : Réduc-
tion imposée par les exigences de la situation financière.
Verrons-nous donc revenir si tôt ces jours qui ont précédé 1820, et
dans lesquels, selon l'expression de M. Boursaint, a. les crédits étaient
calculés bien moins sur les nécessités de la marine que sur les facultés
embarrassées du trésor? »
Nous savons combien il en a coûté au ministre pour consentir à un
abandon qui n'est, dans sa pensée, sans doute qu'un ajournement d'une
année; mais l'expérience du passé est là pour témoigner combien il faut
craindre l'exemple de cette première atteinte. N'y a-t-il donc pas un
avertissement suffisant dans ce fait que le budget de 1848, proposé sur la
base de 139 millions, s'est trouvé porté, après rectification par l'assemblée
nationale, à 151 millions? Les quinze dernières années ne sont-elles pas
sous nos yeux avec ce résultat constant pour chacune d'elles : les ar-
méniens dépassant toujours les prévisions, et par conséquent augmen-
tant les dépenses du matériel dont les ressources, dès-lors, avaient été
évaluées trop bas?
Assurément l',horizon politique n'est pas assez dégagé de nuages pour
qu'il soit possible de croire qu'en 1849 les prévisions d'armement ne
LA MARINE FRANÇAISE EN 4849. H
seront pas, comme les années précédentes, outre-passées, et alors, il faut
te proclamer bien haut, ce n'est pas le moment de rien enlever à nos
approvisionnemens, rien, pas môme un mètre cube de bois.
La discussion du budget va s'ouvrir devant une assemblée qui ne
compte dans son sein que deux amiraux, tous deux absens pour le ser-
vice de l'état; où siègent encore sans doute trois officiers de corps spé-
ciaux à la marine, officiers auxquels ne manqueront, pour la défendre,
ni la science, ni le talent, ni le dévouement; assemblée où l'on retrouve,
il est vrai, les grands orateurs qui ont pris si noblement à cœur l'avenir
de la flotte dans la discussion de 1846, mais où ces hommes d'état, pré-
occupés des complications du moment, ne sentant plus d'ailleurs l'ai-
guillon dune rupture probable avec l'Angleterre, ne rencontreront au-
tour d'eux que bien peu d'intérêts sympathiques à la marine. Nous
croyons fermement qu'il n'est pas de voix, si faible qu'elle soit, qui, dans
une conjoncture aussi grave, ne doive réclamer les principes et rappeler
le passé comme avertissement pour l'avenir.
Nous remplirons ce devoir pour notre part, sans nous laisser arrêter
par le sentiment de notre insuffisance. Ce qui nous soutient, c'est la
conviction que la vérité seule est notre but, et qu'il ne se mêle à nos re-
cherches aucune préoccupation de personnes.
S'il est admis que la France ne peut se passer d'une marine, il faut
savoir quels services elle doit attendre de sa force navale, ce qUe doit
être cette force, et, enfin, comment elle peut être le mieux administrée.
I.
POURQUOI LA FRANCE A-T-ELLE UNE MARINE MILITAIRE?
Défense du territoire.
La France a six cent douze lieues de côtes contre cinq cent soixante-
cinq lieues de frontières continentales; elle a de grands fleuves naviga-
bles, des villes importantes assises sur ces fleuves : c'est dire assez que,
riche de son sol, jouissant d'un climat tempéré, rendue attrayante par
tous les dons de la nature, elle aurait grandement à craindre les atteintes
de ces peuples moins favorisés que le besoin d'une meilleure patrie in-
vite à courir les hasards de la mer, si elle ne pensait à défendre son lit-
toral comme elle protège ses frontières du côté du continent, si elle
n'avait des vaisseaux comme elle a des places de guerre. Sans remonter
J9 REVUE DES DEUX MONDES.
jusqu'à Charlemagne, insulté dans la cité de Paris par les aventuriers du
Nord et impuissant à les combattre, n'est-ce pas bien assez d'avoir à citer
dans notre histoire Calais, Dunkerque, Rouen, Bordeaux, tant de fois
et si long-temps aux mains des Anglais; les côtes de Provence infestées
par les Algériens; celles de Guyenne, d'Aunis, de Saintonge et jusqu'à
la Bretagne, livrées à la merci, tantôt des pirates du golfe de Biscaye,
tantôt des gens de La Rochelle? Nous avons déjà parlé de ces hardis cor-
saires rochelois qui « établissoient un impôt à l'entrée des rivières de
Bordeaux et de la Loyre, » et que Richelieu ne parvenait à réduire qu'à
l'aide des Hollandais. « Et si de malheur pour eux, ajoute un écrivain du
temps (1), ils n'eussent brûlé de navire de Hollande à Lesguillon, jamais
les Hollandais n'eussent combattu contre eux; partant, toute la dépense
qu'avoit faite sa majesté étoit perdue. Cela fait voir clairement qu'il faut
qu'un roy se confie à ses propres forces et non à celles de ses voisins. »
Que pourrait-on dire de plus pour justifier le premier objet de l'entretien
d'une marine militaire, qui est la défense du territoire?
Mais le territoire, ce n'est pas seulement le sol métropolitain. Com-
bien s'est-il accompli d'émigrations françaises vers des terres lointaines
que la navigation a comme réunies à la France! De ces anciennes pos-
sessions, le plus grand nombre a été perdu pour nous, faute d'une flotte
pour les défendre. Le Canada, l'Ile de France, dont les populations ont
à regret subi la nationalité britannique, témoignent contre l'indifférence
coupable de la mère-patrie. Ce qui nous reste est bien réduit; mais enfin,
dans l'Atlantique et dans le Grand-Océan, vivent encore des milliers
de Français sur un sol que couvre le pavillon national. Au-delà de la
Méditerranée, sur cet immense continent qui regarde Toulon à moins
de deux cents lieues, nous avons un littoral de près de deux cent cin-
quante lieues de développement. Vingt ans ne se sont pas écoulés de-
puis que cette terre, imbibée de tant de sang français, nous appartient.
Que de travaux entrepris pour nous l'assimiler! Des villes transfor-
mées, d'autres créées, des ports creusés, des rivières réglées dans leur
cours, des routes pratiquées, des régions entières assainies, ce n'est
pas encore assez au gré de notre impatience, qui ne mesure pas les
obstacles; mais combien ce labeur, accompli au prix de centaines de mil-
lions, ne doit-il pas nous attacher à la possession de cette France nou-
velle! Dans les premières années qui ont suivi la conquête il a pu s'élever
des voix pour en conseiller l'abandon. Il ne s'en trouvera plus désor-
mais. La seule parole, courageuse et convaincue, qui ait persisté à pro-
tester contre l'occupation, où elle signalait la ruinedu trésor, a cessé de se
faire entendre dans nos assemblées. Aujourd'hui, ce ne sont plus seule-
ment des soldats qui vont discipliner cette terre rebelle à toute domina-
it) Razilly, Mémoire sur la marine. ,
LA MARINE FRANÇAISE EN 4849. 13
tion; un peuple de laboureurs veut y suivre les vingt mille colons que
1848 y a vu débarquer. Quelles sollicitudes ne doit donc pas exciter la
nécessité de maintenir constante et sûre la communication entre ces deux
portions de la France qu'une mer sépare ! Si nous devions voir s'inter-
poser entre, Toulon et Alger une flotte ennemie sans qu'une escadre
française fût prête à la combattre, mieux vaudrait renoncer immédiate*
ment à l'Algérie. Ce serait économie de sacrifices et d'humiliation.
Mais pourquoi supposer l'éventualité de malheurs qu'il serait si facile
de prévenir? L'instrument est déjà dans nos mains. La flotte qui, en 1830,
a débarqué sur le littoral africain l'armée de la conquête, la flotte sans
le concours incessant de laquelle cette armée, vingt fois renouvelée,
n'aurait ni combattu ni vécu, suffira, sans qu'il soit besoin de l'accroître
outre mesure, à maintenir ce qu'elle a donné. Seulement il faudra mé-
nager avec une sage économie les moyens d'action de l'armée navale, et,
tout en assurant à d'autres intérêts , dont la prospérité importe à la vie
du pays, la protection du pavillon militaire qui leur est indispensable, ne
pas excéder pour cette protection la limite du nécessaire; ne pas oublier
surtout que garantir la liberté, la perpétuité des relations entre la France
et l'Algérie, ce sera servir puissamment ces intérêts dont la navigation
est le principe. Nous voulons parler du commerce maritime.
Protection du commerce.
Le marin , en mettant le pied sur son navire, ne croit pas quitter la
patrie : elle s'avance avec lui sur les mers. La planche qu'il monte est
comme la prolongation du territoire national. Cette noble fiction, que
tous les peuples ont consacrée par leurs lois écrites, est nécessaire, il
n'en faut pas douter, pour déterminer l'homme à courir les chances de
la navigation. Comment irait-il porter au loin soit les produits naturels
du sol, soit les œuvres de l'industrie de ses concitoyens, s'il ne se sen-
tait pas sous l'égide d'un pavillon respecté? La mer est ouverte à qui la
veut parcourir : elle est libre. Plusieurs peuples modernes ont, il est vrai,
prétendu la dominer. Espagnols, Hollandais, Anglais, Français, y ont
successivement échoué. Chacun d'eux a éprouvé tour à tour, à ses dé-
pens, combien le joug de cette prétention serait lourd s'il devait être subi.
Ce n'est qu'en arborant dans tous les parages fréquentés leur pavillon de
guerre que les nations maritimes ont obtenu ce grand résultat delà liberté
de la navigation , et qu'à la liberté s'est jointe, d'année en année, la sécu-
rité. Il s'est fondé, sous la sanction de ces forces d'origines diverses et
sans cesse en présence, un droit international , et, par suite, une police
propres à la mer. Aussi, tandis qu'il y a un siècle à peine, nos ports ex-
pédiaient des corsaires qui allaient guerroyer pour le compte de leurs
armateurs; tandis que l'on a vu se former l'empire de ce§ flibustiers dont
\k REVUE DES DEUX MONDES.
l'héroïsme absout l'origine; tandis qu'il y a quelques années Alger, ce
nid séculaire de la piraterie, inquiétait encore les navires des plus grandes
nations, aujourd'hui les faits d'agression à la mer pendant la paix sont
extrêmement rares. La navigation commerciale a pris un plus complet
essor. C'est maintenant par l'habileté, par l'ingénieuse et infatigable re-
rhei che des moyens d'abaisser le prix du transport, et, par suite, celui de
la vente, que luttent les navigateurs. L'emploi de la force armée est ré-
servé aux nations qui sont elles-mêmes plus centralisées, plus maîtresses
des élémens, autrefois disséminés, de leur puissance.
La création et l'emploi permanent des flottes de guerre ont fait faire
à la civilisation ce progrès décisif. Jefferson, qui avait si vivement re-
douté pour les États-Unis d'Amérique la nécessité d'entretenir une force
navale, fut conduit, vers la fin de sa vie, à en reconnaître le bienfait.
Mais aujourd'hui que ce bienfait est acquis au monde, n'est-on pas en
droit de penser que les armemens ayant pour objet la protection du com-
merce maritime peuvent être ramenés, en temps de paix, à des proportions
moins étendues et, par conséquent, moins onéreuses? Nous aurons à
revenir sur cette question (qui est capitale au point de vue de l'économie),
lorsque nous examinerons ce que doit être la force navale de la France;
mais nous constatons ici que les armemens militaires, une fois la paix et
la sécurité de la mer garanties, ne peuvent presque rien au-delà pour la
navigation commerciale. L'Union américaine le sait bien; aussi ses ar-
memens n'ont-ils jamais dépassé le nombre de 35 bûtimens, atteint pour
la première fois en 1843. En 1831, elle n'avait que 16 bâtimens armés (1).
Et cependant est-il besoin de dire que le pavillon de commerce américain
sillonne toutes les mers? Les courtiers, les messagers du monde, comme
on a si justement appelé ces infatigables navigateurs qui déjà disputent à
F Angleterre la prééminence commerciale dont elle est si jalouse, n'ont-ils
pas obtenu ce résultat, récemment constaté (2), que, dans la navigation de
concurrence, le mouvement de leur tonnage dans les ports de la Grande-
Bretagne a dépassé celui des navires anglais? Et tandis qu'avec une si faible
protection le mouvement de cette navigation va toujours grandissant,
ç»e voyons-nous en France? L'activité des échanges maritimes s'ac-
croît, et en même temps l'activité de notre pavillon marchand diminue.
Il faut lire les écrits si lumineux d'un officier de marine (3), témoin de
ia décadence progressive de la navigation du port de Bordeaux, pour se
faire une juste idée de l'état de cette industrie, objet de la sollicitude
(1) Voyez, aux annexes (élat B), le tableau des armemens des États-Unis d'Amérique.
(2) Discussion, dans le parlement anglais, pour la modification de l'acte de naviga-
tion.
(3) M. de Fontmartin de L'Espinasse, lieutenant de vaisseau, directeur du port à
Bordeaux. Appel au gouvernement et aux chambres sur la situation du la marine
marchande, 1847.
LA MARINE FRANÇAISE EN 1849. 15
prévoyante de Colbert, qui Ta en quelque sorte suscitée et qui l'avait
jugée inséparable de la marine militaire. M. deMontalembert, dans la dis-
cussion de la loi des 93 millions, en 1846, offrait au pays, en regard de cet
effort inespéré qu'il paraissait faire pour relever sa flotte de guerre, le
spectacle douloureux de nos ports de commerce, naguère encore si flo-
rissans, aujourd'hui en pleine voie d'appauvrissement et poussés à la ruine
par le négoce français qui les dédaigne. Il montrait ces bassins où le pavil-
lon étranger domine et s'agite dans une activité incessante, tandis que
le navire national pourrit oublié et que les chantiers de construction de-
meurent vides. 11 signalait la disparition rapide des navires de grande di-
mension, et il évoquait devant la France, que de tels malheurs laissent
indifférente, l'image du Portugal, autrefois puissance maritime du pre-
mier ordre, autrefois puissance commerciale, aujourd'hui tombé de son
rang parmi les nations pour avoir abandonné son commerce à la merci
du pavillon étranger.
Ne nous arrêtons pas à ce tableau. Nous n'ajouterions rien à l'impres-
sion produite par l'éloquent orateur, et c'est à ses paroles que nous ren-
verrons ceux qui s'obstineraient à douter de l'étendue du mal et de
l'urgence du remède (1). Est-ce dans l'accroissement de nos arméniens
militaires que ce remède doit consister? Si on pouvait le croire encore,
c'est que l'expérience du passé nous aurait bien mal éclairés.
En 1820, les armemens étaient calculés sur le pied de 76 bâtimens
portant 8,000 hommes embarqués. En 1825, ils s'élevaient au nombre
de 105, montés par 15,000 hommes. De 1840 à 1842, les armemens con-
stituaient une véritable flotte. 227 bâtimens nécessitaient, en 1841, l'en-
tretien de 44,000 hommes, et de 1838 à 1846, l'effectif des équipages
n'est jamais descendu au-dessous de 30,000 hommes. Sans doute, des
éventualités de guerre ont gravement influé, à partir de 1838, sur le
développement de cette force navale; mais, indépendamment de cette
influence, le désir des ministres de la marine de venir en aide à la navi-
gation commerciale a conduit graduellement au développement des sta-
tions entretenues sur tous les points du globe. Quel a été pour notre
navigation commerciale le prix des charges que la France s'est ainsi im-
posées? Nos ports, dans la navigation de concurrence, ont vu se dévelop-
per à leur détriment et le tonnage sous pavillon des puissances rivales et
(1) « En 1830, d'après les procès-verbaux du conseil de commerce, il y avait 14,80$
bâtimens appartenant aux ports français; en 1835, 15,506; en 1841, il n'y en a plusque
13,679, et sur ce nombre, 8,900 ont moins de 60 tonneaux, c'est-à-dire de vrais ba-
teaux. D'après un autre calcul, en 1836 il y avait 861 bâtimens de 200 à 800 toa-
neaux; en 1814, il n'y en a plus que 652 de 200 à 600 : c'est 209 navires retirés du
commerce en moins de neuf ans. En 1827, il y avait des navires de 800 tonneaux en
France; maintenant, il n'y en a plus un seul; il y avait 13 navires de 500 à 600 ton-
neaux, il n'y en a plus que 6.»
(Discussion de la loi des 93 millions pour la marine, en 1846.)
]6 REVUE DES DEUX MONDES.
le tonnage sous tiers-pavillon (1). Les Américains ont su se faire la plus
large part dans cette navigation du tiers-pavillon, véritable affaire de
messagerie. Ont-ils eu besoin, pendant cette période qui leur a été si fa-
vorable, que leur gouvernement manifestât son intervention armée?
Non, et ils ont réalisé dans nos ports, par leur propre activité, ce que,
malgré tout l'appui du pavillon de guerre français, nos navires natio-
naux n'ont pas su obtenir ailleurs.
Avons-nous du moins ouvert à la navigation française des voies nou-
velles? On l'a tenté sans succès. Sur un point seulement, la côte occi-
dentale d'Afrique, l'initiative d'un de nos officiers les plus distingués a
créé des débouchés dont notre industrie manufacturière a su tirer parti
en même temps que notre pavillon de commerce. Mais l'expédition de
Chine, dirigée par un officier-général aussi éclairé qu'appliqué au bien
de la marine, qu'a-t-elle produit? Les échantillons rapportés par une
commission spéciale, et communiqués aux chambres de commerce par
les soins du gouvernement, ont pu déterminer des échanges entre la
France et le Céleste-Empire; mais on ne citerait pas un navire français
expédié de nos ports pour ces transactions nouvelles. Depuis le retour de
la division de M. l'amiral Cécile, on n'a vu dans les mers de Chine d'autre
navire français qu'une corvette de guerre. Et cependant, en ordonnant
l'expédition de Chine, en cherchant à procurer au commerce et à la na-
vigation de nouveaux débouchés dans le Grand-Océan, le gouvernement
a cédé aux vœux des chambres de commerce, en même temps qu'à l'en-
traînement de ses propres espérances. L'épreuve est décisive, et si l'on
veut, en effet, relever notre navigation, c'est à des combinaisons d'un
autre ordre qu'il faut désormais recourir (2).
(t)
amies.
MOUVEMENT DU TONNAGE PAR
SATIRES 7RAKÇAIS.
X A VIRES DE LA PUISSANCE.
TIKRS-PATIU.OIT.
1825
1830
1835
1840
1843
1844
474,000 tonneaux.
390,000 »
570,000 »
908,000 »
»
770,000 »
610,000 tonneaux.
780,000 »
1,003.000 »
1,320,000 »
0
1,596 000 »
213,000 tonneaux.
259,000 »
247,000 »
363,000 i»
»
435,000 »
(2) Dans l'intérêt du commerce français, il est temps d'aviser à rendre la vie à la
«avigation marchande. La marine militaire, qui tire de cette navigation son person-
ael de matelots, y est elle-même directement intéressée. Pénétré de la nécessité
d'agir, nous aurions voulu traiter à fond cette question si délicate et si complexe,
liais le plan de ce travail ne comportait pas les développemens que nous ne pourrions
aous dispenser de consacrer à cet intérêt vital. Une question aussi grave mérite d'être
l'objet d'une étude spéciale.
LA MARINE FRANÇAISE EN 4849. 47
Est-ce à dire que, dans notre pensée, l'état doive enlever à cette in-
dustrie si profondément ébranlée l'appui de ses vaisseaux? Nous mécon-
naîtrions, s'il en était ainsi, les mœurs de notre .commerce et les besoins
qu'il s'est créés. Tenu en lisière par l'insuffisance du capital dont il dis-
pose, timide dans ses opérations dont il veut assurer la réussite à bref
délai, redoutant, de la part des populations avec lesquelles il traite, des
supercheries dont il a trop souvent, il faut le dire, donné le déplorable
exemple, notre commerce s'est habitué à compter sur l'influence de
la force militaire. Il semble qu'il ne puisse trafiquer que sous le canon
français. C'est là un véritable malheur; c'est une voie funeste aussi bien
pour le commerce, qui y perd son ressort, que pour la marine militaire,
qui peut y compromettre sa dignité. Dans notre conviction, il faut en
sortir, non pas brusquement, mais progressivement et en ménageant
cette inquiète timidité de nos armateurs qui contraste si fort avec la
confiance américaine. La substitution au mode actuel de stations na-
vales d'un système de croisières mobiles et très actives satisferait aux
besoins réels de la protection du commerce; un moindre nombre de bâ-
timens y concourraient; mais le nombre pourrait être compensé par la
valeur militaire des navires employés. L'effet moral, loin d'être affaibli,
n'en serait que plus efficace, et en même temps qu'il y aurait économie
d'argent réalisée, il en résulterait, pour notre politique extérieure, plus
de liberté d'action et la disposition de ressources plus étendues.
La flotte instrument politique.
Ici nous touchons au vif de la question maritime. Si la France était,
eomme la Russie, reléguée à l'extrémité du continent européen, inac-
cessible aux impressions du dehors et maîtresse de mesurer ses relations
avec les autres puissances; si elle était, comme l'Union américaine, placée
en dehors de la sphère d'activité où se meuvent ces puissances, assise
sur un monde nouveau, n'ayant autour d'elle que des peuples débiles et
des empires naissans ou en décadence, on pourrait se demander : Une
marine militaire est-elle une condition essentielle de l'existence politique
d'un tel état? — Et encore faudrait-il reconnaître que la Russie n'a pris
rang en Europe que du jour où Pierre-le-Grand la violemment dotée
d'une flotte; que les États-Unis, dès qu'ils se sont laissé attirer par les
nécessités de développement de leur commerce dans la sphère d'activité
européenne, ont dû se résoudre à construire des vaisseaux de guerre ^
nous l'avons constaté au début.
Mais c'est au centre même de cette sphère que notre France est fixée.
Comme le cœur dans le corps humain ressent nécessairement les moin-
dres impressions communiquées à tous les membres, elle n'est indiffé-
rente à aucun des mouvemens qui s'accomplissent autour d'elle. Il a été
dans sa destinée d'ébranler Rome au berceau, d'édifier sur les ruines de
2
1 s REVUE DES DEUX MONDES.
la domination romaine l'empire de Chariemagne, d'affermir dans la ville
éternelle et de glorifier par son hommage la papauté chancelante, d'ar-
rêter par la victoire l'expansion de l'islamisme, de donner les Normands
pour maîtres à l'île anglo-saxonne, d'entraîner derrière elle l'Europe
chrétienne aux croisades. Monarchie, elle a ébranlé de ses luttes le monde
moderne; elle l'a ébloui de ses gloires. Les armes, les beaux-arts, les
sciences, les lettres lui ont ceint le front d'une resplendissante auréole.
Démocratie, elle a, de son souffle ardent, allumé l'incendie des révolu-
tions et de la guerre. Abattue pour avoir abusé de sa force, foulée aux
pieds de ses ennemis coalisés, elle avait dû demander à la paix la cicatri-
sation de ses blessures et le rétablissement de ses forces. Quelques an-
nées ont passé; tout d'un coup, la terre tremble, la révolution en jaillit
bouillonnante, irrésistible; la commotion, propagée avec une rapidité
inouie, soulève les empires les mieux affermis. Nul ne sait, à l'heure pré-
sente, où s'arrêtera cette immense convulsion.
Une nation qui a joué ce rôle capital dans l'histoire, dont l'influence,
bienfaisante ou funeste, a été dans tous les temps comme électrique,
une telle nation ne saurait s'abstraire des affaires du monde, pas plus
dans l'avenir que dans le passé. Elle inspire trop d'inquiétudes ou de
sympathies, trop de craintes ou d'espérances, pour ne pas donner aux
événemens du dehors une attention mesurée sur l'active surveillance dont
elle ne cessera pas elle-même d'être l'objet.
Quel sera désormais le caractère de sa politique extérieure? Si nous
avions personnellement à exprimer un vœu, ce serait que, puisant dans
le sentiment même de sa force d'initiative un conseil de modération et
de prudence, notre pays s'appliquât à écarter de ses relations extérieures
toute pensée systématique d'agression. Au commencement du xvne siè-
cle, après les guerres de religion qui avaient décimé le continent euro-
péen et mis la France aux bords de l'abîme, la paix devint l'objet de tous
les vœux. Ceux-là même qui, voyant au-delà du temps présent, médi-
taient sur les moyens d'accroître dans l'avenir l'influence et la prospérité
de la patrie, subordonnaient ces nobles desseins à la satisfaction des be-
soins impérieux du moment, la pacification des esprits et le repos des
peuples. Pourquoi résisterions-nous au désir de citer une fois encore le
chevalier de Razilly? Dans le mémoire au cardinal de Richelieu, où il
déposait la pensée première de l'organisation d'une marine pour la
France, le spirituel marin disait, faisant allusion aux circonstances poli-
tiques : ce Je sais très bien l'état en quoi tout est à présent, et le princi-
pal remède de remettre en splendeur la France, et de conserver le tout,
est d'éviter toutes guerres étrangères et civiles, et, par le moyen d'une
tranquille paix de dix années, remettant la nauigation et un gouuernail
au pauure nauire errant, suivant les avis ci-après déclarés, l'on pourra
rendre le roy maître de la mer et redoutable par tout l'univers à toutes
LA MARINE FRANÇAISE EN 4849. lH
nations. » Richelieu, continuateur de l'œuvre de Henri IV, rétablissait
l'ordre dans l'état, et, par une politique extérieure aussi ferme que mo-
dérée, préparait les destinées de Louis XIV. Nous ne pousserons pas
plus loin ce rapprochement entre des époques à tous égards si diverses.
Ce n'est point la splendeur ruineuse du grand siècle que nous souhaitons
à notre pays, et d'ailleurs c'est exclusivement au point de vue de la force
navale que nous nous sommes proposé de sonder l'avenir politique. Le
passé nous guidera sûrement.
Depuis 1815, la Méditerranée a été le théâtre des événemens impor-
tais accomplis en Europe. L'Espagne, terrain où sont depuis long-temps
en présence les influences rivales de la France et de l'Angleterre, a vu,
en 1823, notre premier armement maritime depuis la chute de l'empire.
Il y a deux ans, la question des mariages ravivait des difficultés qui ne
sont qu'assoupies.
En 1828, l'insurrection de la Grèce contre la Turquie a provoqué le
concours de trois puissances : la France, l'Angleterre, la Russie; les deux
premières abandonnant la tradition de leur ancienne alliance avec la Porte
Ottomane; la Russie préparant ses vues d'avenir, aidée par la France et
surveillée par la Grande-Bretagne. — La flotte russe a franchi les détroits.
En 1830, il s'agissait de châtier une folle insolence du dey d'Alger.
Un mobile religieux arme en outre le bras de la France. Elle veut dé*
truire à tout jamais la piraterie algérienne. Malgré l'inquiétude jalouse
du gouvernement anglais, la prise d'Alger s'accomplit. Nul doute que des
complications internationales ne fussent à la veille de s'élever, lorsque
la révolution de juillet éclata. Le gouvernement issu de juillet avait les
sympathies de l'Angleterre. Il ne pouvait, sans se dépopulariser, aban-
donner le prix de la victoire de nos soldats et de nos marins. La prise de
possession de l'Algérie a été consommée. La Grande-Bretagne ne l'a pas
empêchée; mais elle ne l'a pas reconnue.
En 4832, Ancône, occupée de vive force par une division française,
arrête l'Autriche prête à envahir la Romagne. C'est la question d'Italie
qni se dessine.
L'entrée du Tage forcée en 1831, la prise de Saint-Jean-d'Ulloa et de
la Vera -Cruz en 1837, le traité imposé à Buenos-Ayres en 1840, ont
ajouté à l'histoire de notre marine des pages brillantes; mais ces faits de
guerre ne touchent pas à l'un de ces intérêts vivaces qui font et entre-
tiennent les questions d'influence.
1840 a vu se produire la question d'Orient, ou plutôt la deuxième
phase de cette question; la première date de Navarin. Se fonderait-il en
Egypte un empire ami de la France, héritier des traditions de l'armée de
Bonaparte? La France, déjà maîtresse de l'Algérie, acquerrait-elle ce
nouveau point d'appui dans la Méditerranée? L'empire ottoman, atteint
au cœur, serait-il démembré? La France voulait que les germes d'in-
20 REVUE DES DEUX MONDES.
fluence, depuis long-temps déposés par elle en Egypte, ne fussent pas
étouffés. L'Angleterre voulait l'intégrité de l'empire ottoman, c'est-à-dire
l'affaiblissement de la France en Egypte, la clôture des détroits contre la
Russie. Le gouvernement russe pesait aussi du poids de son épée pour
le maintien de l'empire turc. S'il faisait faire ainsi un progrès à l'Angle-
terre du côté de l'Egypte, il en obtenait un lui-même du côté de Cons-
tantinople. Du reste, protecteur de la Turquie, il n'en était pas moins
redoutable pour elle. Il franchissait les Dardanelles, et montrait une fois
de plus dans la Méditerranée sa flotte de la mer Noire. Qui croira que
le traité de 1841 ait sérieusement dénoué ce réseau de complications?
La guerre du Maroc, si*énergiquement conduite à Tanger et à Mo-
gador comme à Isly, si habilement terminée en 1844, n'est qu'un épi-
sode de la question algérienne.
Nous voici venus à 1848. La guerre de l'indépendance italienne met le
feu à la mine des révolutions. La république est proclamée en France.
La Prusse et l'Autriche deviennent des états constitutionnels. L'Alle-
magne vise à l'unité. Cependant la Sicile se sépare de l'état napolitain.
Deux escadres, l'une française, l'autre anglaise, sont intervenues; elles
ont eu mission de concilier le différend. C'est la politique de la France,
même républicaine; ce ne peut être celle de l'Angleterre. La médiation
a échoué et les armes en décideront. Dans le même temps, Rome a re-
jeté de son sein le chef vénéré de l'Église : elle s'est érigée en république.
Le monde catholique s'émeut d'une révolution qui enlève à la papauté
son indépendance, au catholicisme sa ville sainte. Le moment n'est pas
loin peut-être où plusieurs marines coalisées conduiront à Rome une
nouvelle croisade.
Ce qui ressort de l'esquisse que nous venons de tracer à grands traits,
c'est que question d'Espagne, question d'Alger, question d'Orient,
question de Sicile et d'Italie, ne sont que les phases multiples d'une
seule et grande affaire : la prééminence politique dans la Méditerranée.
Trois états se la disputent : la France, pour garder son indépendance et
maintenir une influence séculaire; l'Angleterre et la Russie, pour conso-
lider et développer les bases de leur puissance. La Russie a besoin d'at-
teindre Constantinople, but indiqué par Pierre-le-Grand. Arrivée là, elle
enceindrait l'Europe, et par son immense frontière de terre et par ses
escadres de la Rai tique et de la mer Noire. L'Angleterre a besoin d'oc-
cuper la route de l'Inde. L'isthme de Suez ouvert à ses flottes mettrait
en communication constante les deux parties de l'empire britannique,
entre lesquelles le continent africain s'interpose aujourd'hui comme un
retard. L'Egypte, dans ses mains, deviendrait l'entrepôt du monde.
Aussi que d'efforts, que de luttes, que d'habiles manœuvres pour ja-
lonner cette route et s'en assurer l'usage privilégié ! Gibraltar lui donne
la clé de la Méditerranée; de Malte, elle surveille les deux grands bassins
LA MAKINE FRANÇAISE EN 4849. • 21
de cette mer. A Corfou, elle commande l'Adriatique. Obligée de quitter
l'Egypte après en avoir elle-même rejeté les Français, elle n'a jamais
perdu de vue cette conquête réservée à son avenir. Aden, occupée à
l'entrée de la mer Rouge, la rend déjà maîtresse de l'une des issues du
long défilé dont l'ouverture de l'isthme lui livrerait la seconde clé. L'ob-
stacle opposé à la réalisation de ces desseins a disparu avec Méhémet-Ali
et Ibrahim. Le fils a précédé dans la tombe son père, affligé lui-même
d'un mal plus cruel que la mort. La Porte Ottomane, aujourd'hui rentrée
dans la plénitude de sa suzeraineté, n'aura qu'un instrument docile dans
le petit-fils du vieux pacha. Et qui voudrait affirmer que le sultan, cé-
dant aux inspirations de l'Angleterre, ne donnera pas quelque jour les
mains à l'occupation de l'Egypte par sa fidèle alliée, dont elle attendrait
en échange un ferme appui contre les envahissemens de la Russie, appui
d'autant plus sûr, qu'il serait intéressé? Pour nous qui avons vu les lieux,
qui avons pratiqué les hommes et les choses, cette solution est claire-
ment écrite derrière les nuages qui couvrent l'avenir. Pour nous, tout ce
qui se prépare ou s'accomplit dans la Méditerranée a trait directement à
cet avenir. Lorsqu'une escadre anglaise s'approche de la Sicile, nous
nous souvenons de la reine Caroline et de Nelson. La constitution de
1812 signifie à nos yeux le protectorat de l'Angleterre.
Et quand l'histoire enseigne que, pour la possession de Malte, le ca-
binet anglais a rompu la paix d'Amiens et précipité l'Europe dans une
guerre de dix ans, comment pourrions-nous croire que la possession de
l'Algérie par la France soit un fait définitivement accepté par sa fière rivale?
Ce n'est plus d'un rocher qu'il s'agit aujourd'hui; c'est d'un littoral de
deux cent trente lieues, d'un territoire fécond, le grenier de Rome pen-
dant des siècles. Dès qu'une flotte française pourrait s'appuyer à la fois
sur Toulon et sur Alger, la route de l'Inde ne serait plus libre. Eh bien!
ne fermons pas les yeux à l'évidence : notre présence en Afrique est im-
patiemment supportée. Une politique aussi habile qu'énergique voit dans
cette conquête l'instrument de la ruine de nos finances; elle nous laisse
à dessein nous épuiser en sacrifices, espérant bien, le jour de la mois-
son venu, que la moisson ne sera pas pour celui qui a semé.
Si, perdant de vue le péril, sourds aux leçons de l'expérience, nous
n'étions pas en mesure de surveiller et de prévenir, nous apprendrions
quelque jour que Mahon, enlevé de gré ou de force à l'Espagne, aurait
mis aux mains anglaises la clé du bassin occidental de la Méditerranée et
fermé à nos escadres la route de l'Algérie. Ce jour-là, Toulon verrait
ses quais baignés par une mer anglaise.
Mais, nous l'avons dit et nous le croyons fermement, il n'est personne
en France qui veuille préparer un tel avenir. Tous les partis politiques
ont une part à réclamer dans l'œuvre accomplie au nord de l'Afrique. La
2& REVUE DES DEUX MONDES.
restauration l'a noblement inaugurée; le gouvernement de juillet l'a pour-
suivie avec une patriotique fermeté; la jeune république a mis le dernier
sceau à la conquête, en déclarant l'Algérie territoire français, en y don-
nant l'essor h la colonisation. Tous les partis voudront maintenir leur œu-
vre commune; mais, qu'ils le sachent bien, cette œuvre est, après l'appui
prêté à l'émancipation des États-Unis d'Amérique, le plus grand travail
politique entrepris contre la prépondérance maritime de la Grande-Breta-
gne; et alors, qu'ils préparent les moyens de soutenir ce qu'ils ont corn*
mencé. C'est la marine qui a produit l'indépendance américaine : la ma-
rine, en conservant l'Algérie à la France, affranchira la Méditerranée.
La liberté des mers, c'est là ce que nous devons désormais vouloir ab-
solument; rien au-delà. Ne parlons plus de lac français; nous n'arrive-
rions qu'à créer un lac anglais ou un lac russe. Louis XIV, vainqueur
successivement de la Hollande, de l'Angleterre, de l'Espagne, de Gênes,
des Barbaresques, de tout ce qui avait flotte au vent, a laissé l'Angle-
terre maîtresse de la mer. Napoléon, vainqueur de toute l'Europe, moins
r Angleterre, a eu jusqu'à 64 vaisseaux, 44 frégates, 80,000 hommes
embarqués. Napoléon n'a réussi qu'à livrer plus étroitement aux armes
de son implacable ennemie cette mer méditerranée qu'il avait appelée le
lac français.
La France pèse d'un trop grand poids dans les destinées du monde
comme puissance continentale pour qu'il lui soit permis d'être en même
temps prépondérante à la mer. Elle aurait alors l'empire universel, et le
monde a montré deux fois qu'il n'accepterait pas le joug.
La Grande-Bretagne, il est vrai, s'est maintenue en possession de la
suprématie maritime ; mais elle est isolée du continent, et sa supériorité
même, impatiemment supportée, a sa fin marquée dans son origine : la
mer efface en un jour les flottes les plus orgueilleuses comme les plus
humbles. D'ailleurs, l'Angleterre n'a pas les charges d'une armée déterre
à supporter, et le fardeau des dépenses qu'elle consacre à son armée na-
vale est ainsi relativement allégé. La France, au contraire, garde con-
stamment sa frontière continentale; c'est sa première nécessité. Elle ne
peut donner à sa flotte que le superflu. Cette difficulté ne date pas
d'hier; les plus brillantes années du règne de Louis XIV sont remplies
par les querelles de Colbert et de Louvois. Les deux ministres démon-
trent, l'un qu'il faut désarmer sur le continent pour donner une impul-
sion décisive à la guerre maritime, l'autre que la frontière du Rhin im-
porte d'abord à la sécurité de l'état et à la gloire du souverain. Tout le
génie de Colbert ne prévaut pas contre la loi de la nature, et, Colbert
mort, la marine, alimentée par des ressources insuffisantes, s'épuise par
ses victoires avant de succomber à ses défaites.
Napoléon voulut faire un suprême effort contre l'Angleterre. Il pro-
LA MARINE FRANÇAISE EN 1849. 23
jeta une flotte plus nombreuse que celle de son ennemie. Nous avons
sous les yeux la dépêche (1) où il dicte ses ordres à son ministre :
« 10 mars 1811.
« Il faut construire, mettre à l'eau et avoir prêts à prendre la mer,
avec hommes et vivres, autant de vaisseaux que j'en puis construire...
Faites-moi un projet de budget de 1812 et 1813 dans ce sens. »
L'amiral De Grès présente aussitôt ce projet. Il propose un armement
formidable : 104 vaisseaux de ligne, 85 frégates, 30 corvettes, 50 bricks,
33 flûtes, 5 gabares, 30 gabares-écuries, 11 transports, 484 bâtimens de
flottille, en tout 832 bâtimens montés par 136,000 hommes.
Le budget de 1812 élevait les dépenses à 223 millions, celui de 1813 à
255,800,000 fr. La dépense d'armement de cette grande flotte en 1814
(indépendamment de ce que devaient coûter les autres services) était éva*
luée à 146 millions. Qu'arriva-t-il de ce projet? Ce qui était advenu des
grands projets de Louis XIV pour la marine. Les campagnes d'Espagne
et de Russie exigèrent d'immenses dépenses. Toute la volonté de l'em-
pereur de doter la flotte ne put prévaloir contre la nécessité.
Napoléon, dans les longues guerres qu'il a si glorieusement fournies,
était seul contre tous comme Louis X!V. Tous deux ont succombé sur
le continent et à la mer; tous deux ont épuisé la patrie; tous deux l'ont
laissée affaiblie pour long-temps. Ces expériences si coûteuses ne seront
pas perdues pour notre avenir politique. Si nous recommencions les
rêves gigantesques des deux derniers siècles, nous nous réveillerions
seuls une fois encore et dans l'abîme. Ne parlons donc plus de lac fran-
çais ; parlons de la liberté des mers , et alors nous ne serons pas seuls.
Le peuple anglais est un grand peuple, honnête, religieux, ardent à faire
marcher la civilisation; mais il porte le faix d'un empire démesuré.
L'instinct de la conservation plus que le calcul l'obligera tôt ou tard à
porter atteinte à quelqu'un de ces droits des nations qu'elles ne se lais-
sent jamais impunément ravir. La guerre de l'opium en Chine est un de
ces attentats, qu'on croit impossibles avant qu'ils aient été commis, et
qui se renouvellent infailliblement dès qu'ils ont pu se produire un jour.
Déjà les Anglais sont dépassés dans l'industrie de la navigation par les
Américains et par les Norvégiens. Dans les industries de fabrication,
l'Allemagne, devancée par la France, élève contre les ateliers anglais des
concurrences redoutables. L'Angleterre résistera-t-elle aux tentations
que donne trop souvent le sentiment dune force supérieure? saura-t-elle
en triompher avec cette virile sagesse qui préside à ses conseils? ou bien,
dans un jour d'enivrement et de colère, se laissera-t-elle entraîner sur
la pente des violences?
(1) Archives de la marine.
24 REVUE DES DEUX MONDES.
Nous ne sommes pas de ceux qui poussent à la haine de l'Angleterre.
Dans ce pays comme ici, il y a un grand nombre d'hommes qui veulent
le règne du droit et qui ont horreur de la force, nous le savons. Notre
pensée va plus loin. Pour nous, tant que la prééminence maritime de la
Grande-Bretagne sera exclusivement fondée sur l'industrie, sur la
science, sur le labeur de son peuple, tant qu'elle respectera le droit,
nous dirons à nos concitoyens : « Imitez, faites mieux si vous pouvez,
mais n'attaquez point; respectez le droit. Ne provoquez pas sans raison
une nation qui n'est pas votre ennemie pour être voire rivale. » Mais
le jour où l'Angleterre frapperait le droit de son épée, oh! ce jour-là,
notre pays aurait un devoir à remplir, et il ne serait pas seul. Nous en
avons pour garant le sage Jefferson.
« Je me réjouis sincèrement avec vous, écrivait-il à John Adams en
1813 (1), des succès de notre petite marine; ils doivent vous être d'au-
tant plus agréables, que vous avez été de bonne heure et constamment
partisan des murailles de bois. Si j'ai différé avec vous sur ce point, ce n'é-
tait pas quant au principe, mais quant au temps; il me semblait que nous
ne pouvions construire ni entretenir une marine assez puissante, pour
ne pas tomber immédiatement dans le gouffre qui a englouti non-seu-
lement les marines les moins importantes, mais celles des peuples qui
tenaient le second rang sur la mer. Quand ces dernières pourront sortir
de leurs ruines et s'approcher assez du point où elles balanceraient le
pouvoir de l'Angleterre pour qu'en y ajoutant le nôtre nous assurions
le succès, c'est l'époque où je crois qu'il nous conviendra de songer à en
avoir une. »
Le temps est venu pour la France comme pour les États-Unis d'Amé-
rique.
II.
QUELLE DOIT ÊTRE LA FORCE NAVALE DE LA FRANCE?
Les principes ont été posés : ce qui suivra n'en est que la conséquence.
Il n'est pas besoin de dire que, n'ayant pas l'honneur d'être officier de
marine, nous n'aborderions pas des questions exclusivement techniques,
*i nous n'étions dirigé par des hommes de la profession. Nous avons
recueilli bien des opinions, nous les avons comparées et débattues. Le
seul rôle qui convienne en telle occurrence, est celui de rapporteur im-
partial.
Ci) Mélanges politiques et philosophiques de Jefferson, t. II, p. 242.
LA MARINE FRANÇAISE EN 1849. 25
La force navale a deux termes extrêmes qu'il est indispensable de
fixer : le minimum des armemens en temps de paix, cest-à -dire le point
de départ; le maximum des armemens en temps de guerre, c'est-à-dire
le point d'arrivée. Mais, suivant le vieil adage romain, se préparer à la
guerre est le plus sur moyen de maintenir la paix. Le premier terme ne
saurait donc être nettement déterminé sans la connaissance préalable du
dernier; c'est du grand armement pour la guerre qu'il faut d'abord s'oc-
cuper.
Armement maximum en temps de guerre.
Disons-le nettement : les bases en ont été posées dans la loi du 3 juil-
let 1846.
1° FORCE ACTIVE.
226 bâtimens à voiles :
40 vaisseaux de ligne.
50 frégates.
136 bâtimens inférieurs de tous rangs.
102 bâtimens à vapeur :
50 de 600 à 2i>0 chevaux propres à la guerre.
50 avisos et transports de 120 à 200 chevaux.
2 batteries flottantes.
Total. . . 328 bâtimens à voiles et à vapeur.
2° RÉSERVE.
Nombre indéterminé de vaisseaux et de frégates
en chantier aux 14/24 d'avancement.
Ces bases ont été discutées par les hommes politiques les plus consi-
dérables et par les hommes du métier les plus autorisés. Les termes ex-
trêmes proposés ont été : 60 vaisseaux par ceux-là qui, le regard dé-
tourné vers le passé, ne tenaient pas assez de compte de la force nouvelle
apportée à la marine par la vapeur; 36 vaisseaux par ceux qui, penchés
vers l'avenir, ne voyaient déjà plus dans les vaisseaux de ligne que de»
masses inertes livrées en proie à ce navire intelligent et maître de lui-
même dont la vapeur est l'âme. La balance a été sagement tenue par le
ministre, et la loi, en créant une réserve à côté de la force active, en do-
tant les magasins de larges approvisionnemens, a ménagé l'avenir tout
en assurant le présent. Pour cette attitude que nous voudrions voira la
France, attitude non agressive, mais ferme et appuyée sur le droit, cette
force est bien pondérée. Elle n'offre pas de ressources à des calculs d'am-
bition; elle donne à la défense tout ce qui est nécessaire.
Qu'on ne s'y méprenne pas : la défense comme ligne de conduite po-
litique n'implique pas une guerre purement défensive. C'est dans la Mé-
diterranée que nous sommes le plus menacés. Ce n'est pas dans la Médi-
26 REVUE DES DEUX MONDES.
terranée que doivent être concentrés tous nos moyens de résistance. "S'il
en était ainsi, l'ennemi, maître du détroit, expédierait à son gré et con-
centrerait, pour nous réduire, les forces supérieures dont il dispose. Sûr
de n'être pas inquiété ailleurs, il nous anéantirait ou nous contrain-
drait à l'immobilité. C'est en opérant à Brest, à Cherbourg, que nous
pourrons agir à Toulon. A Brest, la France a devant elle tout ce qui est
vulnérable dans l'Atlantique et au-delà. De Cherbourg, elle regarde l'An-
gleterre. Dès lors l'ennemi est obligé de couvrir tout ce qui peut être
attaqué, ou si, confiant dans l'étendue de ses forces, il veut nous blo-
quer, alors il faut qu'il enserre dans sa ligne de blocus, non-seulement
nos six cent douze lieues de côtes continentales, mais l'Espagne tout en-
tière, mais les deux cent cinquante lieues du littoral algérien et les points
de vigie dans la Méditerranée. D'ailleurs, en présence de bâtimens à va-
peur, le blocus serait très difficile à tenir, et il est permis de douter que
l'Angleterre ne pense pas d'abord à protéger son territoire et à sauve-
garder ses colonies. Rappelons-nous l'émotion produite de l'autre côté
de la Manche par la flottille de Boulogne.
Maintenant, comment les forces seront-elles disposées? Ce serait ici
le cas de discuter les systèmes de guerre d'escadre et de guerre de course;
nous ne le ferons point. La loi de 1840 a tranché la question en conser-
vant les vaisseaux comme noyau de la force navale, et en plaçant à côté
des vaisseaux un grand nombre de frégates et de bâtimens à vapeur.
D'ailleurs, chacun des deux systèmes a été éprouvé par des succès et des
revers. Jean Bart, Duguay-Trouin , Cassart, ont montré ce que peuvent
faire de hardis corsaires. Duperré sous l'empire, et les Américains en
1814, ont fait avec bonheur la guerre de frégates; mais Raynal a démon-
tré combien une telle ressource est débile. On ne saurait lire avec trop
d'attention les pages consacrées à ce grave sujet par M. de Lapeyrouse-
Bonfils dans son Histoire de la Marine (1). Cet officier, qui porte digne-
ment un nom illustre, a établi avec autorité que la guerre de course n'est
possible qu'appuyée par des escadres.
Nous ne discuterons pas non plus la valeur relative à donner aux bâ*-
timens à voiles et aux vapeurs comme instrumens militaires. Chacun a
ses propriétés, et vaut par elles. C'est à en tirer parti qu'il faut s'appli-
quer. Ce qui paraît certain, c'est que l'un et l'autre sont désormais dfes
é^émens essentiels de toute flotte de guerre. Le vaisseau mixte, qui con-
serve sa force comme machine de combat et qui est doué de la faculté
de se mouvoir comme le vapeur sans en avoir complètement la vitesse,
offre peut-être à l'heure actuelle la combinaison la plus heureuse des
deux élémens. Le vaisseau-vapeur ferait-il encore un pas utile? L'avertir
efn décidera. Toutes ces questions sont à l'étude. C'est pourquoi la loi de
(1) Tome !«', page 451 et suivantes.
LA MARINE FRANÇAISE EN 4849. $7
1846 a voulu que le ministre de la marine, sous les yeux duquel la science
des constructions navales donne chaque jour ses enseigneraens pratiques;,
fût maître de modifier, suivant les circonstances, la proportion des forces
dont elle n'a fait que poser les bases. Elle a laissé au ministre une autre
œuvre à accomplir, c'est la répartition de ces forces entre les ports qui
auront soit à les produire, soit à les employer. C'est Jà un point capital,
et nous n'avons aucun embarras à constater qu'on s'en était activement
occupé avant la révolution de 1848. Nous n'en avons pas davantage à
présenter un plan tout-à-fait indépendant des études dont nous avons
pris notre part à cette époque. Ces études avaient trait principalement à la
question administrative : c'est au point de vue militaire que nous devons
nous placer aujourd'hui.
L'opinion d'officiers expérimentés est que la France pourrait sou-
tenir une guerre maritime avec un ensemble de forces combinées ainsi
qu'il suit :
1° FORCE ACTIVE.
A Brest, deux escadres : 49 bâtimens.
1° Escadre pour opérer au loin:
12 vaisseaux à voiles de 90 canons en majorité.
12 frégates de 50 canons.
6 frégates-vapeurs à roues de 400. chevaux.
Coque du type Infernal, machine du type Pluton.
Balanciers en fer forgé. Tout ce qui peut garantir
une marche sûre et rendre le plus rares possible
les besoins de réparation. Charbon pour 20 jours.
3 avisos-vapeurs à grande vitesse. Machine de 400
chevaux sur une coque du type anglais BulUdog.
6 bricks à voiles de 20 canons.
10 grands bâtimens de charge.
49 bâtimens, neufs autant que possible, surtout les
vaisseaux.
6,000 hommes de troupes de débarquement, six
à huit mois de vivres.
Une telle escadre, sur la rade de Brest, a la mer ouverte. Elle est con-
stituée d'élémens assez énergiques pour menacer sérieusement tout
point qui ne serait pas fortement défendu.
2° Escadre de défense :
6 vaisseaux de 1 00 canons mixtes.
6 frégates de 60 canons mixtes.
4 avisos-vapeurs de 100 à 300 chevaux.
16 bâtimens.
Cette force aurait à opérer sur le littoral. Il faudrait qu'elle pûtt être
28 REVUE DES DEUX MONDES.
agile en même temps que puissante. L'emploi de bâtimens mixtes et de
vapeurs est une condition essentielle pour que ce but puisse être atteint.
À Cherbourg, une escadre : 27 bâtimens.
6 vaisseaux de 100 canons mixtes.
6 frégates de 60 canons mixtes.
3 frégates à voiles.
12 avisos-vapeurs de 100 à 200 chevaux.
27 bâtimens.
A Cherbourg, il faut pouvoir attaquer et se défendre. Les bâtimens
mixtes peuvent frapper fort et vite.
Les avisos-vapeurs et les frégates éclaireraient la mer ou porteraient
des troupes suivant le besoin.
A Lorient, une division légère : 6 bâtimens.
3 frégates à voiles.
3 vapeurs de 220 chevaux.
6 bâtimens.
A Rochefort, une division légère : 9 bâtimens.
6 frégates à voiles.
3 corvettes- vapeurs.
9 bâtimens.
A Toulon, escadre de la Méditerranée : 66 bâtimens.
12 vaisseaux à voiles, les vieux vaisseaux de 1** et
de 3e rang encore propres au combat.
6 frégates à voiles.
18 frégates- va peurs de 4 à 600 chevaux. Ce que la
marine a de plus puissant en navires à vapeur.
20 avisos-vapeurs ou transports.
10 bricks à voiles de 20 canons.
66 bâtimens, 6,000 hommes de troupes de débar-
quement.
Dans la Méditerranée, les distances sont promptement franchies. Le
retour au port est facile et rapide. Cette mer appartient à la marine à
vapeur. Toutefois les vaisseaux y sont encore nécessaires. On indique
les plus puissans par l'artillerie et les plus anciens, parce qu'ils n'auront
pas de longues campagnes à fournir, et que, s'ils doivent frapper, il faut
que le coup soit énergiqucment porté. Les 6,000 hommes de troupes ne
sont qu'un noyau. La flotte a vu passer sur ses vaisseaux toute l'armée
LA HARINE FRANÇAISE EN 1849. 29
allant en Afrique ou revenant en France. L'armée de terre fournirait
bien vite les troupes de débarquement nécessaires. Quarante vapeurs
porteraient une armée.
Aux Antilles et à la Réunion le noyau de deux croisières :
6 frégates à voiles.
6 vapeurs de 300 chevaux.
12 bâtimens.
Voilà un plan d'organisation de la force active en vue d'une guerr©
maritime.
Pour qu'il fût réalisé, il faudrait avoir disponibles, six mois après la
déclaration de guerre :
36 vaisseaux
48 frétâtes \ x .,
, . , > a voiles mixtes.
16 bricks
10 transports
24 frégates ) .
_. ? à vapeur.
51 avisos ) r
En tout 185 bâtimens.
Cette force permettrait d'opposer escadre à escadre à un ennemi obligé
de diviser extrêmement ses moyens d'action pour se prémunir lui-même
contre des attaques dont il ne pourrait connaître le but; elle donnerait
en outre carrière à la guerre de course. Les divisions de frégates dispo-
sées à Cherbourg, Lorient et Rochefort, aux Antilles, à la Réunion, aux-
quelles on pourrait joindre des bricks de guerre ou des corvettes, par-
viendraient, comme dans les guerres précédentes, à franchir les lignes
ennemies. Il ne faut pas méconnaître toutefois que deux difficultés se
présenteront aujourd'hui : l'emploi des vapeurs par l'ennemi pour sur-
veiller la sortie des ports, l'absence de moyens de ravitaillement et de
réparation pour nos croisières dans les mers lointaines; mais la marine
française se rappelle avec fierté la campagne de la Bellone dans les mers
de llnde. Nos croiseurs vivront aux dépens de l'ennemi, ou périront en
combattant.
Cet ensemble d'armement demanderait de 68 à 70,000 hommes d'é-
quipage et 1,500 officiers de marine.
2° RÉSERVE.
Ce serait beaucoup qu'un tel armement pût être réalisé; ce ne serait
pas assez toutefois pour affronter les chances d'une grande guerre mari-
time. Toute force active suppose une réserve qu'il faut préparer.
$> REVUE DES DEUX MONDES.
La réserve serait convenablement composée de :
12 vaisseaux
30 frégates
10 frégates
20 corvettes
à voiles,
à vapeur.
Ensemble 72 bâtimens qui porteraient 28,000 hommes d'équi-
page et 600 officiers.
Cette réserve serait suffisante, pourvu qu'elle pût être rendue promp-
tement disponible. Elle devrait être répartie par portions égales entre
Toulon et les ports de l'Océan. Six vaisseaux en chantier à Toulon offri-
raient une ressource indispensable pour le remplacement des bâtimens
qui' auraient souffert dans le combat.
Des 40 vaisseaux adoptés comme base par la loi de 1846, 36 seulement,
dans le système qui vient d'être exposé, seraient nécessaires au début de
la guerre, ou du moins dans l'année qui suivrait la déclaration. Voici
donc déjà 4 vaisseaux pour la réserve. De plus, la loi de 1846 a auto-
risé le ministre à mettre sur les chantiers, pour cette destination, un
nombre indéterminé de vaisseaux à porter aux 14/2468 d'avancement. La
même faculté s'étend évidemment aux frégates et aux vapeurs. Pour ces
derniers surtout, il est important de n'être pas pris au dépourvu. Une
guerre avec l'Angleterre nous trouverait, quant à la flotte à vapeur lé-
gère, c'est-à-dire quant au moyen de passer la Manche, dans un état
d'infériorité dont on ne se rend pas suffisamment compte de ce côté du
détroit. Indépendamment de ses vapeurs de guerre, le gouvernement an-
glais pourrait disposer, aussitôt les hostilités engagées, d'un nombre
considérable de steamers du commerce. Il en trouverait facilement au-
delà de mille. Notre industrie est bien loin de pouvoir donner un tel se-
cours, et les ressources qu'elle tiendrait en réserve pour une guerre doi-
vent à peine être comptées. Il faut donc être prêt à pouvoir produire
rapidement un large complément à la force active en vapeurs.
Au surplus, tout ce qui précède est matière à discussion. Un plan de
guerre maritime ne s'improvise point. Il ne se fixe pas du premier coup
sous la plume, et s'il était, en effet, donné aux hommes qui ne sont pas
du métier d'indiquer un système précis, ils devraient le réserver pour les
conseils du gouvernement et ne pas le livrer aux hasards de la publicité.
Nous sommes certain de n'avoir rien à nous reprocher de ce côté. Nous
avons visé uniquement à établir deux principes qui pourraient être mé-
connus par les personnes étrangères à la marine : le premier, c'est que
l'action de la flotte ne saurait, sans de graves périls, être concentrée ex-
clusivement dans la Méditerranée, et que la France ne sera libre d'agir
dans la Méditerranée qu'autant qu'elle sera en mesure d'opérer sur
l'Océan; le deuxième, c'est que le gouvernement ne saurait trop tôt dé-
LA MARINE FRANÇAISE EN 4849. 31
terminer l'organisation de ses forces navales pour le cas d'une guerre.
Le but des dépenses consacrées à l'entretien de ces forces est ou de faire
la guerre ou de la prévenir. C'est vers ce but que doivent converger et
les efforts de l'administration de la marine et les sacrifices à consentir
par l'assemblée nationale au nom du pays.
Le plan une fois tracé, tous les intérêts essentiels de la marine y trou-
veront naturellement leur place. Les questions les plus complexes se
simplifieront. Pour ne parler que du matériel, combien de difficultés
administratives disparaîtraient le jour où chaque port aurait sa part net-
tement assignée dans la mission commune d'approvisionnement, de
construction et d'armement î Les élémens ne manquent pas; ils sont tout
prêts.
Nous avons à flot 27 vaisseaux : 14 sont excellens, 8 plus anciens
peuvent cependant encore naviguer et combattre ; 5 seraient à con-
damner, s'ils n'étaient jugés en état de subir un nouveau rajeunissement
par la refonte. Le système qui vient d'être exposé comprend 12 vaisseaux
mixtes. Les vieux vaisseaux sont évidemment les plus propres à cette
transformation, qui compte encore trop de chances inconnues pour être
appliquée sans imprudence à des vaisseaux neufs. Le Nestor va recevoir
un moteur auxiliaire. Si les expériences sont aussi favorables que celles
de/« Pomone, il sera nécessaire d'entrer résolument dans cette voie. En
1847, l'Angleterre avait déjà 9 vaisseaux mixtes. Les vaisseaux de 100 ca-
nons et les frégates de 60 ont été indiqués comme devant être préférés
pour l'application des hélices. Les vaisseaux de 100 ont gagné beaucoup
à être expérimentés : leur marche est maintenant trouvée; mais ils coû-
tent presque aussi cher à construire que les 120, à cause de la grande
longueur de leur quille; ils coûtent à entretenir armés beaucoup plus
cher que les 90, qu'ils ne valent pas par les qualités nautiques, et qu'ils
surpassent de bien peu pour la force militaire. Il est, de même, reconnu
que les frégates de 60 canons, inférieures en tout point aux vaisseaux de
74, coûtent presque aussi cher, et n'ont pas à beaucoup près les qualités
nautiques des frégates [de 50 et de 40. Les vaisseaux de deuxième rang
et les frégates de premier rang seraient donc sans inconvénient appli-
qués à la destination de bâtimens mixtes; leurs grandes dimensions se
prêteraient d'ailleurs au logement des machines, et il y aurait à cet
égard avantage sur les navires des autres rangs.
20 vaisseaux sont en chantier : 10 conduits au-delà des 3/4 d'arme-
ment; 4 à plus de moitié; 5 du quart à la moitié. On trouve dans le
nombre le vaisseau-vapeur le 24 Février. On regrette de n'y voir que
2 vaisseaux de premier rang et aucun du quatrième. Des anciens vais-
seaux de 120 canons, il ne reste que le Frieclland qui soit dans toute sa
force. Le Souverain, le Monlebellq, VOcéan, commencent à fléchir sous
le faix de l'âge. Le Yalmy, construit sur de nouveaux plans, a besoin
32 REVUE DES DEUX MONDES.
d'être mis à l'épreuve de la navigation en escadre. C'est un admirable
vaisseau. S'il est aussi puissant que majestueux, il offrira un type à re-
produire.
Des kO frégates actuellement à dot, 30 sont propres au service le plus
actif; 16 frégates en chantier pourvoiront facilement aux nécessités de
remplacement.
Quant aux vapeurs, 18 frégates, 80 corvettes et avisos sont à flot;
2 grandes frégates et un certain nombre de vapeurs inférieurs sont soit
à flot, soit en chantier.
La réalisation de la force active, telle que nous la concevons, ne ren-
contrerait donc aucune entrave. L'effort à faire consisterait à conduire à
un état voisin de l'achèvement ceux des vaisseaux qui ne devraient pas
être mis immédiatement à flot, à donner une impulsion active à la trans-
formation en vaisseaux et frégates mixtes d'un certain nombre de bâti-
mens des deux espèces à flot; enfin, à ajouter k frégates-vapeurs aux 20
qui existent déjà, soit à flot, soit en chantier.
Ce sont là, sans doute, de grands travaux; mais, dirigés avec mesure
et persévérance, ils ne grèveraient pas le trésor décharges excessives;
d'ailleurs ce sont des dépenses que doit savoir faire un état qui veut avoir
une marine. Ces dépenses, en concourant à constituer le capital naval,
donneront du pain aux ouvriers des arsenaux. C'est sur d'autres parties
du service, sur celles qui consomment sans produire, qu'il faut cher, her
des économies. On les trouvera dans la réduction du nombre des bâti-
mens armés pendant la paix.
Toutefois, de même que la guerre a ses besoins qu'il faut prévoir long-
temps à l'avance pour ne pas être pris au dépourvu, de môme la paix a
ses exigences qu'il faut satisfaire. D'ailleurs il est un principe à poser,
c'est que les armemens, même le plus restreints, sur pied de paix, doi-
vent être calculés de manière à rendre toujours possible le passage au
pied de guerre. Il est nécessaire d'avoir sans cesse les deux termes pré-
sens à la pensée. S'il y a un maximum qu'il faut pouvoir atteindre, il y a
un minimum au-dessous duquel on ne doit jamais descendre.
Armement minimum en temps de paix.
Les nécessités qui déterminent à armer en temps de paix comportent,
de même que pour l'armement de guerre, une force active et une ré-
serve.
1° Force active.
La force active se divise en six catégories très distinctes, ayant pour
objet chacune un service nécessaire.
La France a cinq ports de guerre, un grand nombre de ports secon-
daires principalement utilisés pour le commerce. Sur son littoral de»
LA MARINE FRANÇAISE EN 4849. 33
deux mers se pratique la pêche côtière. Il faut pourvoir au bon ordre
des ports, au service des rades et à la police de la pêche. Première caté-
gorie, désignée sous le titre de service local en France : 22 bâtimens de
flottille, 10 à voiles, 12 à vapeur, suffisent à ce service. Parmi les va-
peurs cependant, il faut comprendre 2 corvettes pour la rade de Brest.
Les colonies ont des nécessités analogues. De plus, il faut qu'elles
puissent être mises en relation, soit entre elles, soit avec les états cir-
con voisins. On n'a employé jusqu'à présent, pour cette deuxième caté-
gorie, service local des colonies, que des navires de flottille à voiles et
quelques vapeurs légers. On peut augmenter le nombre des vapeurs.
Dans notre pensée, 2 grandes corvettes doivent y être jointes, laux An-
tilles, 1 à la Réunion. La révolution sociale accomplie dans ces colonies
exige la présence constante d'une force respectable. Cette force doit être
indépendante du système des stations navales, qui appelle lui-même des
modifications profondes : 21 bâtimens, dont 13 voiles et 8 vapeurs, pour-
voiront au service local des colonies.
L'Algérie impose à la marine des armemens spéciaux et constans, in-
dépendamment du concours qu'elle lui demande fréquemment pour
le transport des troupes. Il y a nécessité que Toulon et Alger soient
mis en communication régulière. Il n'est pas moins indispensable que
des relations non interrompues soient entretenues entre les divers points
du littoral de cette grande possession française : 10 vapeurs, parmi les-
quels 4 corvettes, doivent être affectés au service de cette troisième ca-
tégorie.
La quatrième s'applique à la protection du commerce maritime et des
pêches de long cours. Nous l'avons établi dans le cours de cet écrit, des
stations navales, entretenues sur les points les plus fréquentés du globe,
immobilisent actuellement sans utilité réelle pour le commerce un grand
nombre de bâtimens. L'opinion de plusieurs officiers distingués qui ont
commandé des stations est que ce système doit tendre à se transformer
et faire place graduellement à des croisières. Ils reprochent aux stations,
indépendamment de ce qu'elles coûtent, d'être une mauvaise école pour
les officiers et les équipages. Le propre des stations est de ramener sou-
vent, et quelquefois de maintenir, les bâtimens dans les ports étrangers.
Le propre des croisières est au contraire d'entretenir une navigation
active et presque constante. Ce dernier mode exigera de nos marins plus
de dévouement, en leur imposant plus de fatigues. Ils ne les recherche-
raient peut-être pas; ils les accepteront volontiers si elles leur sont de-
mandées. La disposition à rester dans les ports ne date pas d'hier dans
notre marine. La correspondance des ministres de Louis XIV en offre de
curieux exemples. Seignelay recommandait fréquemment à Duquesne,
Pontchartrain recommandait à Tourville de tenir la mer et de résister à
cet attrait qu'ont toujours exercé les ports étrangers sur les marins fran-
3
34 REVUE DES DEUX MONDES.
çais. Tourville se conformait plus facilement à ces instructions que son
illustre devancier. On cite une année où il tint la mer pendant douze
mois sans rentrer au port. Il se ravitaillait au large.
L'obligation de naviguer beaucoup entraîne l'emploi de navires plus
marins que les bâtimens de flottille. Des frégates, des corvettes, sur-
tout des bricks, des vapeurs, se prêteront à ce genre de service. On y
trouvera d'ailleurs l'avantage d'avoir un noyau de croisières propres à
opérer militairement en cas de guerre. Six divisions de trois à sept bâ-
timens, dans chacune desquelles se trouveraient au moins une frégate et
un vapeur, pourvoiraient, suivant des juges compétens, à toutes les né-
cessités de ce service, parmi lesquelles il ne faut pas omettre la protec-
tion à donner à nos pêcheries de Terre-Neuve, d'Islande et d'Ecosse, ces
précieuses pépinières de matelots. 28 bâtimens, dont 17 voiles et 11 va-
peurs, portant ensemble moins de 5,000 hommes, en formeraient l'effectif.
Ces divisions seraient échelonnées et divisées de telle sorte qu'elles pus-
sent correspondre, et qu'au premier bruit de guerre elles fussent en
mesure de se grouper soit autour des Antilles, soit autour de la Réunion
et de Mayotte.
Disons tout de suite un mot d'une cinquième catégorie, classée sous
le titre services divers, bien qu'elle occupe le dernier rang sur notre ta-
bleau de la force active. Parmi ces services, nous avons placé la frégate-
école de canonniers-marins, une des meilleures institutions dont la ma-
rine ait été dotée. La dépense qu'elle coûte sera amplement compensée
par la supériorité qu'elle assure à notre artillerie navale, et dont les ef-
fets se manifesteront au premier combat. En tout autre temps, nous
proposerions d'affecter à cette école un vaisseau de quatrième rang au
lieu d'une frégate; mais l'essentiel est assuré. Il faut tenir corn pte des
nécessités d'économie. 9 autres bâtimens sont classés sous le même titre :
ce sont les gabares destinées au transport des garnisons coloniales. Ce
chiffre ne comporte pas la disponibilité de bâtimens pour les transports
de matériel. Dans notre pensée, ils doivent être le plus souvent opérés
par les navires du commerce, qui y trouveront un peu de fret. D'ailleurs,
les transports opérés par cette voie coûteront moins cher à l'état. Les
envois d'argent qui, remis au commerce, nécessiteraient le paiement de
primes d'assurances très élevées, seront facilement confiés ou aux ga-
bares qui porteront les garnisons ou aux navires expédiés pour le service
des croisières.
Parmi les 2,250 hommes qu'il faudrait embarquer pour les services
divers, on a compris les équipages des bâtimens-écoles et des navires de
servitude.
Reste la catégorie des divisions d'évolutions. Elle a une relation di-
recte et avec les croisières de protection du commerce et avec cette se-
conde partie des armemens que nous appelons la réserve.
LA MARINE FRANÇAISE EN 1849. 35
Depuis plusieurs années, la France a dans la Méditerranée une force
disponible qu'on appelle escadre d'évolutions. Cette pratique n'est pas,
au reste, d'invention récente; Colbert la recommandait. Il voulait que
deux division» navales fussent exercées à la mer. l'une dans la Méditer-
ranée, l'autre dans l'Océan , et pour cette dernière il recommandait la na-
vigation dans la Manche comme la plus instructive et aussi comme la
plus politique. M. Portai, lorsqu'il présentait son budget systématique
de 1820, exprimait le regret que cette tradition ne pût être observée avec
les 65 millions qu'il déclarait indispensables à la marine. Cependant il des-
tinait un vaisseau et quelques bâtimens inférieurs à former le noyau,
pour mieux dire le simulacre, de cette escadre d'évolutions, la meilleure
de toutes les écoles nautiques. Depuis lors les événemens politiques ont
exigé l'entretien permanent , dans la Méditerranée, d'un certain nombre
de vaisseaux. On en a compté jusqu'à 21 en 1840. Le nombre a varié
suivant les circonstances. Il semble s'être fixé, depuis quelques années,
à 6. Le projet de budget de 1849 le porte à 8, en y ajoutant quelques
frégates-vapeurs. Si nos finances avaient recouvré la situation prospère
qu'il est si nécessaire de leur rendre, ce ne serait pas 8 vaisseaux dont
il faudrait demander l'armement, mais 12; ce n'est pas une escadre d'é-
volutions, mais deux escadres : une pour l'Océan, l'autre pour la Médi-
terranée. Ne pouvant armer deux escadres, on peut du moins avoir deux
divisions navales : une de k vaisseaux à Toulon , une de 3 vaisseaux à
Brest. A la division de Toulon nous ajoutons 1 frégate mixte; à toutes
les deux , 3 vapeurs, dont 1 frégate, 1 corvette et 1 aviso.
2° Réserve.
Pour compléter, en prévision de nécessités politiques, un armement
respectable, nous formons une forte réserve établie à deux degrés, dis-
ponibilité et commission. Ici nous devons entrer dans des explications
techniques.
D'après les règles actuelles du service, les bâtimens à flot sont divisés
en cinq classes distinctes : le premier état, c'est-à-dire celui qui rap-
proche le plus le navire de l'immobilité du chantier, c'est l'état de dé-
sarmement; le deuxième, qui est un progrès vers la mobilité, est l'état
de commission de port; le troisième, qui délivre le bâtiment des entraves
du port, est la commission de rade; le quatrième, qui le rapproche le
plus de la faculté de prendre son /ol sur les eaux, est la disponibilité de
rade; le cinquième et dernier est l'état & armement. Le bâtiment n'est
armé que lorsqu'il doit tenir la mer. On ne place guère dans les situa-
tions intermédiaires de commission de port , commission de rade et dis-
ponibilité, que les vaisseaux, les frégates à voiles et les vapeurs. Encore
ces derniers n'occupent- ils jamais, depuis deux ou trois années, d'autre
36 REVUE DES DEUX MONDES.
position de réserve que celle de la commission de port. Tous les antres
bâtimens sont ou armés ou désarmés.
La commission de rade est d'institution assez récente. Elle a été con-
çue en vue d'alléger les dépenses d'armement, tout en donnant aux bk-
timens des garanties de prompte disponibilité. Appliqué avec soin sur-
tout à des navires appelés à être prochainement armés, ce système aurait
produit des résultats excellens. 11 n'a jamais été complètement pratiqué.
Plus que tout autre, ce mode de disponibilité, qui ne laisse à bord que
le personnel strictement nécessaire à la sûreté du navire sur les rades,
impose à des états-majors très réduits des obligations de vigilance et
d'assiduité bien difficiles à remplir si près du port, et lorsque la naviga-
tion ne charme pas les ennuis de l'embarquement. Le commandement'
n'y est exercé qu'à titre provisoire. Enfin, lorsque l'état de commission
de rade se prolonge, il y a nécessité, à moins de soins très attentifs qui
n'ont jamais pu être obtenus, que le bâtiment entre au bassin pour le
nettoyage de la carène; c'est-à-dire que l'armement partiel qu'il a déjà
reçu peut, dans ce cas, être en pure perte, puisque, pour entrer au bas-
sin, il doit être désarmé.
Ce reproche, fondé dans une certaine mesure, s'applique également,
il faut le reconnaître, à la disponibilité telle qu'elle est constituée et à
toutes les situations analogues que l'on pourrait créer. Un long séjour
en rade, nous entendons un séjour de plusieurs années, amènera tou-
jours, au moment d'expédier le bâtiment pour une campagne de long
cours, la nécessité de nettoyer la carène et, par conséquent, d'entrer au
bassin; mais cet inconvénient, commun aux deux situations de commis-
sion et de disponibilité sur rade, est compensé en faveur de la dernière,
précisément par la possibilité d'en disposer plus vite. En effet , le vais-
seau de premier rang disponible a son commandant définitif, une partie
de son état-major, une partie des maîtres, une partie des gabiers et des
chefs de pièce embarqués; il porte 330 hommes; il peut, au besoin, na-
viguer; et, l'ordre de compléter l'armement et de prendre la mer étant
donné, il doit être en mesure de mettre sous voiles et de combattre dans
un bref délai, après avoir reçu son complément d'équipage et ses vivres.
C'est évidemment parce qu'on attend du vaisseau dit en disponibilité
cette active transformation en bâtiment puissant pour la navigation et le
combat, qu'on se résigne à faire la dépense d'un entretien qui , le plus
souvent, paraît n'avoir pas eu d'objet utile; mais on serait bien plus fondé
à regretter cette dépense, si cette prompte disponibilité qui la motive
n'était pas en effet réalisable. Or, il a été prouvé plusieurs fois que le
vaisseau disponible, ne comportant pas, d'après les termes réglemen-
taires, la présence à bord et à son poste de chacun des hommes essen-
tiels, en un mot, la formation complète des cadres, demande beaucoup
de temps pour être transformé en un bâtiment armé ayant toute sa va-
LA MARINE FRANÇAISE EN 1849. 37
leur. Plusieurs officiers nous ont dit qu'un délai de quatre à six mois
serait, la plupart du temps, nécessaire pour que ce vaisseau fût prêt à
combattre. Il y a évidemment là un perfectionnement à introduire; car,
si le vaisseau en disponibilité ne peut pas acquérir très promptement la
valeur d'un vaisseau armé, la considération d'économie doit évidemment
prévaloir. Voici un petit nombre de mesures que nous présentons sous,
la garantie de gens du métier, et qui paraissent de nature à simplifier
les difficultés, sinon à les résoudre complètement.
La réserve comprendrait, ainsi qu'il a été dit plus haut, deux degrés :;
la disponibilité, sur rade; la commission, dans le port. La réserve serait
placée, quant à l'accomplissement des conditions partielles d'armement,
sous l'inspection et sous la responsabilité directe d'un officier-général
ayant son pavillon sur la rade à Brest et à Toulon. Aujourd'hui le préfet
maritime est seul chargé de veiller à l'organisation de cette partie de la
force navale. Elle se confond nécessairement pour lui dans l'immensité
des détails du service administratif le plus varié qui puisse être imposé à
l'activité humaine. Il est donc arrivé fréquemment que des bâtimens ré-
putés officiellement à l'état de commission n'étaient véritablement assi-
milables qu'à des navires désarmés, et que des vaisseaux réputés dispo-
nibles comportaient dans leur organisation des causes de retard qu'aucune
volonté humaine ne pouvait faire disparaître au moment du besoin. Cette
mesure, qui est fondamentale, produirait, nous n'en doutons pas, les
plus heureux résultats. Des inconvénienspourraientyêtreattachésquant
aux conflits de deux responsabilités différentes, celle du préfet et celle
de l'officier-général en rade. Ils peuvent être évités. C'est une question
à examiner mûrement et qui mérite d'appeler l'attention du conseil
d'amirauté.
Quant au premier degré de réserve, la disponibilité sur rade, nous
n'avons rien à ajouter à ce qui a été dit ci-dessus. Les cadres doivent être
complétés à bord. Il ne doit rester à y introduire que les hommes qui ne
valent que par le nombreet qui, dès l'arrivée à bord, trouveront et le ser-
vice organisé, et leur place assignée, et des exemplesà suivre. 375 hommes
suffisent pour que ce résultat soit obtenu (1). Le vaisseau, dans cette
(1) Effectif proposé pour un vaisseau de 1er rang en disponibilité.
i capitaine de vaisseau. 31 Report.
1 capitaine de frégate. 2 maîtres de charpentage.
4 lieutenans de vaisseau. 2 — calfatage.
1 officier d'administration. 2 — de voilerie.
1 chirurgien major. 16 quartiers-maîtres de manœuvre.
5 volontaires. 16 — de canonnage.
8 maîtres chargés. 4 — de timonerie.
4 maîtres de manœuvre. 2 fourriers.
4 — de canonnage. 4 chefs de hune.
2 — de timonerie. 48 gabiers.
— — •
31 à reporter. 127 à reporter.
38 REVUE DES DEUX MONDES.
situation de disponibilité, serait prêt à prendre la mer avec ses vivres
faits, quinze jours après l'ordre notifié au port; prêt à combattre un mois
après avoir reçu le complément de son équipage.
Une frégate-vapeur serait plus disponible encore moyennant un noyau
d'équipage de 43 hommes (1); il faut ajouter que ce sont les hommes
essentiels et en tête le commandant définitif. Les maîtres, les mécani-
ciens et chauffeurs forment ce noyau. La frégate- vapeur ayant son com-
plet de charbon dans les soutes serait prête à partir le lendemain de
l'ordre reçu, à combattre quinze jours après. Quanta la commission de
port, deuxième degré de réserve, avec la garantie de l'inspection d'un
officier-général spécialement responsable, elle constituera un commen-
cement réel de disponibilité. Les vaisseaux et frégates à voiles ayant à
bord le lest, l'artillerie, la mâture, les cha nés et ancres, les emménage-
mens faits, sans le mobilier, l'arrimage de la grande cale fait, et enfin
ayant le gréement disposé en magasin, pourront être en état d'entrer en
rade six semaines après l'ordre d'armement reçu. Si on avait à opérer
sur un grand nombre de bâtimens en commission, ce délai serait insuf-
fisant sans doute; mais, en six mois, on serait sûr d'avoir prêts à tous
services tous les bâtimens placés dans cette catégorie.
Pour les vapeurs, l'entretien est plus simple et la disponibilité plus
facile à obtenir. Il suffit de les ranger le long des quais. Ils conserveraient
le matériel embarqué; ils seraient placés sous l'autorité d'un seul com-
mandant ayant sous ses ordres un demi-équipage de frégate-vapeur. Le
mécanicien à bord de chacun d'eux est tout ce qu'il faut pour surveiller
la machine et prévenir l'oxidation. On nous pardonnera un détail sans
aucun prix pour les personnes étrangères à la marine, mais qui offrira
quelque intérêt aux hommes du métier. Une précaution indispensable à
prendre serait de faire tourner les roues une fois tous les huit jours. Il
ne serait pas moins essentiel de faire chauffer six fois Tan, pendant trois
heures chaque fois. Ce sont des précautions employées avec' succès par
127 Report. 245 Report.
8 timoniers sondeurs. 60 matelots.
60 chargeurs. 60 appre itis marins.
50 chefs de pièces. 10 surnuméraires.
245 à reporter. 375 hommes.
(1) Effectif proposé pour une frégate-vapeur en disponibilité.
1 capitaine de vaisseau. 16 Report.
1 lieutenant de vaisseau. 1 quartier-maître de calfatage.
9 maîires chargés. 10 timoniers sondeurs.
2 seconds maîtres de manœuvre. 7 mécaniciens et chauffeurs.
2 — de timonerie. 3 surnuméraires.
1 quartier-maître de charpenlage. 6 malelois soutiers.
16 à reporter. 43 hommes.
LA MARINE FRANÇAISE EN 4819. 39
quelques officiers et dont l'application généralisée serait d'un très utile
effet pour la conservation des machines et de leurs chaudières.
C'est sur ces bases que nous avons préparé un état d'armement mini-
mum pendant la paix (1). Nous voulons dire que, quelle que soit la situa-
tion de ses finances, la France, si elle veut mettre sa marine en état de
pourvoir aux nécessités les plus pressantes du service public, doit entre-
tenir ce minimum d'armement. Tant que ces nécessités ne seront pas
réduites, l'armement ne saurait être lui-même réduit. Tel qu'il est calculé,
il exigerait l'emploi de 186 bâtimens» dont 105 armés et 81 en réserve.
22,000 hommes seraient nécessaires à la formation des équipages. Tel
qu'il est, il pourvoit à tous les services ordinaires. De plus, il donne à la
France la disposition immédiate de 12 vaisseaux pour les éventualités de
sa politique. Il permet de rendre un peu de vie au port de Brest que la
force des choses a conduit à négliger trop long-temps. Par là même, il
prépare les voies à l'armement sur le pied de guerre. 10 vaisseaux et
10 frégates à voiles, 15 frégates -vapeurs, entretenus en commission et
distribués systématiquement entre les ports qui auraient à en faire em-
ploi pour la guerre, porteraient avant six mois nos forces à un effectif déjà
imposant.
Une bonne direction doublerait cette valeur. En temps de paix, il est
bon que nos marins passent fréquemment le détroit de Gibraltar : leurs
devanciers l'ont franchi plus d'une fois sous le canon anglais. 11 serait
d'un effet salutaire de conduire dans la Méditerranée les vaisseaux armés
à Brest, de faire évoluer de concert les divisions des deux mers et d'ex-
citer entre elles une puissante émulation. De plus, au lieu de laisser
dépérir sur rade les vaisseaux en disponibilité, pourquoi ne les ferait-on
pas passer à tour de rôle à l'état d'armement? Il suffirait pour cela que
le vaisseau armé versât au disponible le complément d'équipage dont la
valeur est principalement dans le nombre. On aurait ainsi le moyen d'in-
struire, de former par la pratique d'excellens cadres de maistrance en
même temps que de bons états-majors. L'activité qui en serait la consé-
quence donnerait à nos ports cette vie si nécessaire au moment où il
faudrait faire la guerre et qu'on aurait grand'peine à réveiller si on la
laissait trop long-temps s'assoupir.
En 1840, notre escadre de 20 vaisseaux, admirablement commandée,
formée à la discipline et aux manœuvres par une navigation constante,
a conquis un résultat qui doit être un encouragement. L'amiral anglais
Napier a déclaré dans la chambre des communes que plus d'une fois il
avait eu le chagrin de constater la supériorité d'organisation des vais-
seaux français que conduisait le regrettable amiral Lalande.
(1) Voir aux annexes l'état A.
40 REVUE DES DEUX MONDES.
Le môme succès a été récemment obtenu par l'escadre de la Méditer-
ranée. Deux de nos vaisseaux ont lutté d'agilité avec l'escadre anglaise
et l'ont complètement distancée. L'amiral Parker a eu la loyauté de re-
connaître, dans une lettre écrite à M. l'amiral Baudin, les qualités nau-
tiques de nos vaisseaux et la prestesse de manœuvre de nos marins.
Personnel.
A quelles causes attribuer ces résultats , sinon à la composition du
corps des officiers de marine et au passage d'un grand nombre d'entre
eux sur l'escadre d'évolutions? A quelles institutions en rapporter l'hon-
neur, sinon au régime de l'inscription fondé par Colbert et perfectionné
dans une tradition de deux siècles ?
Voilà des avantages qu'il serait bien imprudent de compromettre, et
cependant nous entendons tous les jours discuter l'inscription maritime;
tous les jours nous entendons répéter : Les cadres d'officiers sont trop
nombreux, il faut les réduire; il y a trop d'officiers-généraux, trop d'of-
ficiers supérieurs , trop d'officiers de tous grades.
En 184-6, M. Thiers, avec sa merveilleuse facilité de tout retenir et de
tout dire, évoquant à la tribune les enseignemens de l'histoire maritime,
s'écriait : Prenez garde ! vous accroissez le matériel de votre flotte et
vous ne pensez pas à augmenter le nombre de vos officiers. La guerre
vous surprendra n'ayant pour armer vos vaisseaux que des cadres insuf-
fisans. — M. Thiers, qui a dirigé les affaires, qui sait jusqu'aux infinis
détails tout ce qu'exige la guerre pour être faite avec honneur, portait
son regard vers l'éventualité d'une guerre maritime. Ceux qui attaquent
comme exagérée la composition des cadres ne regardent que les besoins
de la paix. Est-ce agir sagement? N'est-ce pas, au contraire, aller à ren-
contre de tous les principes qui président à la conduite des affaires mili-
taires? Voyez l'armée de terre; n'est-il pas universellement reconnu que
ce qu'il importe surtout de lui conserver pendant la paix, ce sont les ca-
dres? Un projet de loi est soumis à l'assemblée nationale pour régler sur
des bases nouvelles l'organisation de l'armée : le principe du maintien
des cadres y est déclaré essentiel. Pourquoi? Parce que le but final de
l'entretien de l'armée, c'est la guerre. Comment n'en serait-il pas de
même pour la marine? Il ne s'agit pas seulement là de rompre les
hommes à la discipline, à la manœuvre, à la marche, et de les guider au
combat. Le simple enseigne de vaisseau, dès qu'il met le pied sur un na-
vire, assume immédiatement sa part de responsabilité de la vie de tous
ceux qui l'entourent et du salut du bâtiment. La paix des hommes n'im-
pose pas aux élémens. A la mer, il faut lutter sans cesse ; tout peut être
ennemi , les vents, la mer, la terre elle-même. Aussi des règles pré-
voyantes ont-elles voulu que le commandement et les postes qui en ap-
LA MARINE FRANÇAISE EN 4 849. U
prochent le plus fussent exclusivement attribués à des officiers arrivés à
un certain grade, c'est-à-dire éprouvés par une certaine durée de ser-
vice. Et si cette garantie a été jugée nécessaire pour la sécurité des bâ-
tiraens de l'état naviguant en pleine paix, à combien plus forte raison ne
doit-elle pas être recherchée en prévision de la guerre? Quiconque se figu-
rera par la pensée les conditions d'un combat à la mer, le savoir, la bra-
voure, l'initiative qu'il y faut déployer à peine de compromettre un instru-
ment de guerre dispendieux et dont la conservation importe à la puissance
du pays, de compromettre surtout la vie de plusieurs centaines d'hommes
dont le salut du navire peut seul assurer le salut; quiconque aura ré-
fléchi à l'étendue de ces obligations qui n'ont d'égales dans aucune des
carrières humaines, comprendra que le personnel des officiers de marine
a besoin plus que tout autre d'être formé avec soin et préparé de longue
main à la responsabilité de devoirs si difficiles. Le cadre actuel comprend
1,572 officiers ; on rapproche ce cadre de celui qui a existé à d'autres
époques, et l'on conclut à des réductions. Eh bien ! en cas de guerre, ce
cadre donnerait à peine le nécessaire. Dans les documens officiels pré-
sentés à la chambre des députés lors de la discussion de la loi des 93 mil-
lions, le ministre de la marine établissait que 2,080 officiers seraient né-
cessaires pour l'armement de toute la flotte sur le pied de guerre. Dans
le plan que nous avons indiqué, la force active réclamerait 1,500 offi-
ciers; la réserve en exigerait en outre 600. Et il faut remarquer que, ni
dans le système général d'armement développé à la tribune en 1846, ni
dans nos indications, il n'est tenu compte des nécessités du service des
ports et aussi du besoin de repos qui ramène, chaque année, dans leurs
familles un certain nombre d'officiers épuisés par les fatigues de la na-
vigation.
Nous comprenons le désir d'alléger les charges de l'état; mais il est, à
nos yeux, une économie plus redoutable que la prodigalité même, c'est
l'économie qui tue l'avenir pour ménager le présent. La marine de la répu-
blique et celle de l'empire ont dû leurs revers à l'absence d'états-majors
fortement constitués. Gardons-nous de renouveler volontairement des
malheurs que la grande révolution a subis plus encore qu'elle ne les a
voulus. N'oublions jamais que Napoléon, dans sa toute-puissance, a su
refaire les vaisseaux de Louis XVI, mais qu'il n'a pu leur rendre cette
ame que la révolution en avait chassée. Il n'a pas eu le temps de pro-
duire en nombre suffisant des officiers, surtout des officiers-généraux,
expérimentés, instruits, dominant les équipages par l'autorité du savoir
et par la confiance au succès que le savoir peut seul donner.
Dans un pays où les questions d'économie sont comptées pour beau-
coup, aux États-Unis d'Amérique, on avait également signalé un accrois-
sement excessif du nombre des officiers de vaisseaux. C'est tout près du
temps actuel, en 1843. Le congrès nomma une commission pour remé-
42 REVUE DES DEUX MONDES.
dier à l'abus, s'il y avait lieu. Dans cette démocratie positive, on n'a ja-
mais tenu en grand honneur la guerre, ni par conséquent la flotte et
l'armée. La commission examina, débattit, déclara qu'en effet il y avait
eu excès et qu'il fallait en prévenir le retour; mais fut-il un moment
question de décimer le personnel des officiers? Non. L'extrait suivant
du rapport de cette commission en fera juger. Il ne sera pas lu sans in-
térêt à cette heure où, dit-on, l'on discute non plus s'il y aura lieu de
réformer un certain nombre d'officiers de tous les corps de la marine,
mais dans quelles proportions la réforme adoptée en principe devra être
appliquée.
« La commission (dit le rapport), tout en réclamant du congrès une
mesure légitime qui prévienne l'accroissement du nombre des officiers,
n'est pas disposée à solliciter le renvoi de ceux actuellement employés.
Une réduction opérée par la réforme d'une partie des officiers serait in-
juste et inégale. Un officier qu'une promotion récente aurait fait passer
d'un grade inférieur à un grade plus élevé se trouverait nécessairement
à la queue de la liste et serait mis de côté, tandis qu'un autre, d'un mé-
rite moindre peut-être, mais placé à la tête des officiers du grade im-
médiatement inférieur, serait maintenu. Il faut, en outre, tenir compte
de la durée des services, de leur rigueur et de l'incapacité pour les
services civils qui peut résulter d'un long séjour à la mer. La sagesse
d'une pareille politique ne peut être révoquée en doute, si l'on réfléchit
aux besoins futurs du pays (1). »
Ces sentimens, dignement exprimés, ont porté fruit pour la démocratie
américaine. La guerre du Mexique a démontré, au moment le plus ino-
piné, combien aurait été malheureuse la réduction conseillée. Et cepen-
dant il convient d'ajouter que la commission avait calculé les effectifs
nécessaires, non pas d'après les exigences du service en temps de paix,
mais en vue de l'armement de la flotte portée au grand complet de
guerre (2). La guerre est venue, et, à cette heure même, les États-
Unis dépassent, en constructions navales, les prévisions qu'ils avaient pu
croire jusque-là suffisantes pour leurs besoins d'avenir.
A ceux qui, séduits par des théories plus généreuses que vraies, se-
raient tentés de porter la main sur l'inscription maritime, nous dirons :
Allez consulter les étrangersl allez consulter vos rivaux, ceux que vous
prenez si souvent pour modèles en marine! Ils envient à la France une
institution dont l'absence a failli vous livrer en 1840 leur escadre de la
Méditerranée insuffisamment recrutée. Lisez cet écrit si sensé, si patrio-
tique du capitaine Plunkett, où il appelle la plus sérieuse attention de
l'amirauté sur les périls qu'un mauvais principe de recrutement fait pla-
if
(1) Traduction insérée aux Annales Maritimes, t. 90 (1845), page 96.
(2) Voir aux annexes l'état C.
LA MARINE FRANÇAISE EN 4849. 43
ner sur l'avenir de la marine anglaise (1); et alors vous voudrez conserver
précieusement une institution dont le temps a adouci les rigueurs et qui
donne à votre flotte, en échange des bienfaits de la caisse des invalides*
un savoir professionnel dont rien n'offrirait l'équivalent.
A ceux qui craindraient de voir puiser outre mesure à cette source
féconde, nous dirons : Vous vous trompez de temps. Les gens de mer,
à l'heure présente, ne fuient pas le service des vaisseaux; ils y trouvent
le pain que leur refuse le commerce maritime frappé de langueur. En
d'autres temps, il était sage de recourir à la voie du recrutement pour
former le tiers des équipages. Demandez à l'inscription maritime la to-
talité. Cette exigence ne sera que bienfaisante. Surtout évitez de faire
subir aux armemens des oscillations trop brusques. Si vous élevez les
armemens, que ce soit, autant que possible, à la condition de les main-
tenir; autrement vous aurez tendu un piège à la misère; vos ports ver-
ront errer sur leurs quais les meilleurs de vos maîtres, ceux qui vous ont
servis avec le plus de dévouement, ceux dont la présence fait la force de
vos escadres; vos ports les verront errer, accusant la dure ingratitude du
pays et mendiant. M. l'amiral de Mackau s'est honoré en établissant le
principe de demi-soldes de congé en faveur de ces braves gens. Utilisez-
les, vous ferez mieux encore, et le meilleur moyen, c'est de créer des
cadres complets de maistrance sur vos vaisseaux en disponibilité.
A ceux enfin qui craindraient que cette source ne fût déjà tarie, nous
dirons : C'est une erreur. Elle est aussi abondante qu'elle l'a jamais été;
seulement de mauvais jours peuvent venir. Nous avons sous les yeux ces
petits livres si admirablement manuscrits (2), que le ministre mettait au-
trefois sous la main du roi et qui résumaient toute la marine. Dans l'an-
nuaire de 1689, nous voyons qu'en 1687 il y avait sur tout le littoral de
la France 50,479 matelots; l'annuaire y ajoute 7,388 officiers mariniers,
pilotes, etc., exempts des classes. En 1709, l'annuaire constate le clas-
sement de 89,019 inscrits. Dans le nombre, il compte 52,000 marins.
En 1846, la France, d'après les résultats officiels produits dans la dis-
cussion de la loi des 93 millions pour la marine, avait 123,000 gens de
mer inscrits parmi lesquels 65,000 matelots. Cette population suffirait-
elle à donner le contingent nécessaire pour l'armement de guerre que
nous avons prévu? Un simple rapprochement de chiffres lèvera tous les
doutes à cet égard.
(1) Le Passé et le Présent de la marine anglaise, Londres, 1847.
(2) Archives de la marine. Nous insérons aux annexes (F) la copie textuelle d'une
page de l'état des vaisseaux en 1685. On y remarquera que la dernière colonne indi-
que la dépense d'armement de chaque bâtiment pour un mois. Colbert avait adopté
celte méthode pour obliger le roi à penser à la question financière toutes les fois
qu'il s'occupait d'armement.
44 BEVUE DBS DEUX MONDES.
L'armement de la force active réclamerait 68,000 hommes.
Celui de la réserve 28,000
Ensemble 96,000
Mais il ne faudrait pas entendre qu'il s'agisse de 96,000 matelots. Ce
chiffre comprend les états-majors, les officiers-mariniers, les novices,
les mousses, catégories dont les bases de recrutement sont assurées. Il
resterait, toutes ces déductions faites , environ 71,000 matelots dont
le recrutement fournirait un tiers; ce sont les deux tiers seulement, c'est-
à-dire moins de 50,000 marins, qu'il faudrait prélever sur les 65,000 ma-
telots de l'inscription maritime dont l'inspection générale de 18^6 a con-
staté l'existence. On ne doit pas perdre de vue d'ailleurs que la réserve
et la force active ne seront, dans aucun cas, simultanément armées. Il
n'y a pas dans notre histoire, exemple de la présence simultanée de 96,000
hommes sur les vaisseaux. Les plus grands arméniens de Louis XIV n'ont
jamais employé à la mer 40,000 hommes. On est habitué à se faire de
fausses idées sur la force navale à cette époque. Nous donnons aux an-
nexes (D) le tableau des afmemens maritimes de la France de 1673 à 1743.
Nous en avons relevé les chiffres avec grand soin sur les annuaires de la
marine (1). C'est donc un document positif. On y verra qu'en 1690,
année iie la bataille de Sainte-Hélène, l'effectif des équipages embarqués
sur 25 vaisseaux des premier et deuxième rangs, qui peuvent être assi-
milés de loin à nos vaisseaux, et sur 66 vaisseaux des troisième, qua-
trième et cinquième rangs, qui ne représentent pas la valeur militaire de
nos frégates, a été de 33,715 hommes. En 1706, l'effectif est de 39,975
hommes (2). On est étonné de trouver qu'en 1676, année delà guerre de
Messine et de la mort de Ruyter, tué en combattant, il n'y a pas eu plus
de 15,933 hommes embarqués. 1685, qui a vu pourtant la guerre contre
Gênes, ne porte les équipages qu'à 4,118 hommes montés sur 27 bâti—
mens. Deux ans après la mort de Louis XIV, en 1717, tout l'armement
maritime de la France se réduit à 4 bûtimens portant 460 hommes.
Nous regrettons de n'avoir pu recueillir des données précises sur les
armemens maritimes de Louis XVI; mais nous avons pu relever avec
exactitude les armemens de l'empire (3) : nous les insérons aux an-
nexes (E). Le moindre armement, sous Napoléon, a employé 44,000
(1) Archives de la marine.
(2) De 1675 à 1743 la moyenne des équipages a été, pour les vaisseaux des 2 pre-
miers rangs, de 544 hommes; pour les vaisseaux des 3 autres rangs, de 233 hommes;
pour les bàtimens légers, y compris les frégates (qui sont de véritables bricks), de
69 hommes.
(3) Relevé établi d'après les documens conservés aux archives de la secrélairerie
d'état La moyenne des équipages était, sous l'empire, à peu près le même qu'aujour-
d'hui, sauf pour les frégates où elle ne dépassait pas 300 hommes, tandis qu'elle s'élèv»
actuellement à 425 hommes.
LA MARINE FRANÇAISE EN 4849. 45
hommes en 1807 : le plus considérable a eu lieu en 1813. Celui-là, nous
l'avons déjà dit, portait 81,000 hommes; il comprenait 64 vaisseaux et
49 frégates.
Il est bon de regarder quelquefois en arrière. Il ne faut pas nous exa-
gérer notre valeur; mais il ne faudrait pas non plus la trop déprécier.
Notre flotte à voiles et à vapeur, bien préparée, bien conduite, armée
pour une juste cause, doit nous inspirer une ferme confiance. Hormis
l'Angleterre, aucun état en Europe ne peut nous inquiéter à la mer. La
Russie a 43 vaisseaux et 48 frégates; mais cette flotte à voiles n'a pas en-
core été sérieusement éprouvée. D'ailleurs, elle est divisée en deux parties
dont la plus faible est internée dans la mer Noire. Il est vrai que ce ne
saurait être pour long-temps désormais. La flotte à vapeur russe passe
pour faible et disproportionnée avec la flotte à voiles.
La Hollande a 7 vaisseaux, 17 frégates, 24 vapeurs.
La Suède 10 vaisseaux, 8 frégates, 2 vapeurs.
Le Danemark 7 vaisseaux, 8 frégates.
L'Espagne 3 vaisseaux, 6 frégates, 14 vapeurs.
Les États Sardes, 5 grandes frégates, 3 vapeurs.
Les Deux Siciles, 1 vaisseau, 3 frégates.
De plus, tous ces états ont de nombreux bâtimens de flottille. Ce n'est
rien contre nous; c'est beaucoup si notre cause devait être un jour
celle de tous, la cause du droit. N'oublions pas la marine des États-Unis
d'Amérique. Elle compte aujourd'hui plus de 80 bâtimens à voiles et à
vapeur, et dans le nombre, 11 vaisseaux et 15 frégates.
Maintenant, il est vrai, l'Angleterre a une force au moins double de la
nôtre; mais elle a le monde entier à couvrir. Nous ne l'attaquerons pas,
mais nous nous ferons respecter. Nous le ferons, si nous savons ménager
et entretenir nos ressources, si nous savons les administrer.
Administration.
Appliqué à la marine, le mot administrer doit être entendu dans son
acception la plus haute. Il n'est aucun intérêt qui exige plus de pré-
voyance, plus de suite, plus d'esprit de progrès et en même temps plus
de respect pour les traditions établies. Il n'en est aucun qui offre plus de
difficultés, qui mette plus souvent l'esprit de l'homme aux prises arec
l'imprévu. Il n'y a que les plantations de bois qui demandent autant de
patience. Pour obtenir de hautes futaies, pour avoir un établissement
naval bien assis, il faudra toujours le concours de nombreuses années et
un emploi méthodique du temps.
Ces conditions seront difficilement remplies sous un régime politique
dont le propre est de renouveler périodiquement les assemblées dans les-
46 REVUE DES DEUX MONDES.
quelles la souveraineté réside, et le pouvoir chargé d'appliquer à la con-
duite des affaires les actes émanés de cette souveraineté mouvante. La
marine a surtout besoin d'avenir, et ce qui domine, par la force des choses,
dans les assemblées législatives, c'est l'intérêt ou la passion du moment.
La difficulté est grave; elle n'est pas insoluble. La solution s'en trou-
vera dans une organisation systématique, fondée sur la connaissance de
ces deux termes : le maximum d'armement en temps de guerre, le mi-
nimum d'armement en temps de paix. Ce sera la mission de l'assemblée
législative prochaine de poser ces bases fondamentales et d'édifier sur
elles des règles en petit nombre, lesquelles auront d'autant plus de
chances d'être efficaces et durables qu'elles seront plus simples. Si l'As-
semblée législative ne devait se préoccuper de la marine qu'aux heures
où le concours de la flotte sera indispensable à des mesures politiques, il
arriverait ce qui est arrivé fréquemment dans le passé, c'est que la ma-
rine s'administrerait comme font les prodigues, c'est-à-dire qu'elle vivrait
au jour le jour. Si, au contraire, l'assemblée nationale témoignait du
souci de l'avenir, on ne demanderait plus à la marine d'accroître ses
opérations au moment même où l'on parle de réduire ses ressources.
C'est en vue des besoins d' armement maximum pour la guerre que les
approvisionnemens à réunir et les travaux à exécuter dans les arsenaux
doivent être calculés. Le calcul doit évidemment prévoir aussi le rempla-
cement de celles des consommations qui ont lieu pour les armemens en
temps de paix. Fréquemment des circonstances imprévues modifieront
ces prévisions. Une division navale à envoyer en Italie, une opération dans
la Plata, une mission dans les eaux de la Californie, exigeront tout d'un
coup un surcroît d'armemens. Mais alors il sera ajouté aux ressources en
raison des opérations. La dépense sera modifiée, les proportions géné-
rales ne seront pas altérées.
Un plan systématique une fois adopté et mis en pratique, les officiers,
les agens des divers services verront clair devant eux. Us donneront leur
concours à la tâche commune avec d'autant plus de dévouement, qu'ils
sauront que ce concours a un but déterminé.
Les procédés administratifs valent suivant qu'on les applique. Dans
chaque pays, on critique volontiers ce qui est en vigueur dans le pays,
et Ton prend pour objet de comparaison laudative le système analogue
appliqué dans le pays voisin. En France, on envie à l'Angleterre son ami-
rauté et son système sommaire d'administration. De l'autre côté du dé-
troit, on admire l'organisatioa de nos préfectures maritimes, notre con-
trôle indépendant, la régularité de notre mode de marchés. Bien plus,
on préfère notre conseil d'amirauté, qui survit aux mouvemens des cabi-
nets, on le préfère à l'amirauté anglaise, « renouvelée sans cesse, fé-
conde, par cela même, en maux de tous les genres, et n'offrant qu'une
mauvaise administration qui se perpétue par ses changemens succès-
LA MARINE FRANÇAISE EN 1849. 47
sifs (1). » Si l'on veut se faire une idée des inconvéniens du mode som-
maire d'administration porté à l'excès, il faut lire le rapport présenté au
parlement (2) par la commission d'enquête sur les ports à marée de la
Grande-Bretagne. On trouve groupés, comme à l'envi, dans cette affaire,
les abus les plus préjudiciables au bon ordre, à l'intérêt public, et les
plus contraires à la moralité.
En Amérique, les affaires de la marine sont l'objet en 1844 d'une
sorte d'enquête du congrès. La commission fait un rapport où se trou-
vent des appréciations comme celle-ci : « La faveur populaire dont jouit
la marine ne durera qu'autant qu'on corrigera les erreurs qui se sont
introduites dans le maniement de ses affaires. Trop d'indulgence lui se-
rait funeste. La commission ne saurait mieux montrer la sincérité de ses
sentimens pour la marine qu'en signalant la prodigalité de ses dépen-
ses (3)... » La même commission demande que les garde-magasins soient
rendus réellement responsables des matières dont ils sont chargés.
Pendant ce temps-là, nous appliquons ici la loi sur la comptabilité des
matières, et des hommes éminens par leur savoir et par la position qu'ils
occupent signalent ce régime comme funeste à l'avenir de la marine où
il sacrifie le fond à la forme, l'action à la constatation.
La conclusion que nous tirerions volontiers de toutes ces contradic-
tions que se renvoient l'un à l'autre les trois pays, c'est que tout est dif-
ficile en marine, et que le meilleur système y est, par la force des choses,
imparfait. Nous ajouterons que le pire système, appliqué dans un pays
dont la marine est la vie, a des chances d'y réussir, pourvu qu'il marche;
ce qui ne veut pas dire que nous acceptions un tel système pour ce
pays-ci.
A l'occasion de la comptabilité-matières, un officier-général, dont l'o-
pinion fait toujours autorité, nous écrivait récemment un mot trop spi-
rituel pour que nous ne le répétions pas au risque d'être indiscret :
« Sanctorius, disait l'amiral, passant sa vie dans sa balance, uniquement
occupé à se peser lui-même, était incapable de se mouvoir et de mouvoir
quoi que ce fût. » Assurément il ne faudrait pour rien au monde que la
marine se modelât sur l'inventeur de la médecine statique; mais il ne
faudrait pas non plus, et pas un de nos officiers ne le voudrait, que, re-
venant à des temps qui sont bien loin de nous, la marine ne se crût en
mesure d'agir qu'à la condition de ne pas compter.
Il faut le dire tout haut, la marine, plus qu'aucun des autres services
de l'état, a besoin de compter avec les défiances publiques, défiances qui
sont d'autant plus vives, qu'elles ne peuvent s'appuyer sur aucun fonde-
(1) Nautical Standard, juin, juillet et août 1847, passim.
(2) En 184T
(3) Traduction insérée aux Annales maritimes, t. 90 (1845), p. 100.
4
48 REVUE DES DEUX MONDES.
alMt solide. On connaît peu la marine; on s'irrite de ne pas connaître
et de ne pas comprendre. On condamne ce qu'on ne comprend pas. De
là ces fluctuations de faveur et de mécontentement dont les effets sont si
fâcheux pour les affaires maritimes. Le seul moyen de les prévenir, et
c'est une question de salut, doit évidemment consister à désarmer les
défiances par la constatation des faits administratifs décrits fidèlement
au moyen de la comptabilité. Toute lacune dans le système donnerait
place à des doutes. Pour que la confiance soit acquise, il faut qu'elle soit
forcée par des preuves complètes. C'est ce qu'on a cherché à réaliser par
un mode de comptabilité du matériel basé, comme la comptabilité finan-
cière, sur la contradiction perpétuelle de responsabilités distinctes. Le
ministère de la marine pouvait-il éviter d'entrer dans cette voie? Dès
1828, il y était poussé par les commissions de finances des chambres.
M. Daru, rapporteur de la commission des comptes de 1826, signalait
l'urgente nécessité de soustraire l'administration à la tentation trop facile
de compenser, par des emprunts au matériel approvisionné en magasin,
l'insuffisance des crédits votés pour l'année courante, c'est-à-dire d'en-
tamer, pour les besoins du moment, les ressources indispensables à l'a-
venir. « Nouvelle preuve, disait le rapporteur, de la nécessité d'exiger
les comptes en matières avant de faire les budgets. Si les ministres s'ac-
coutumaient à considérer le matériel de leur département comme un sup-
plément à leur crédit, il n'y aurait plus moyen de compter avec eux. »
Dès cette époque, on déclarait que les comptes du matériel ne seraient
sérieux qu'autant qu'ils seraient soumis au contrôle de la cour des
comptes.
Le nouveau système a soulevé bien des critiques. Il modifiait radica-
lement les habitudes administratives de nos ports. Les tâtonnemens in-
séparables d'un début, nous ne voudrions pas dire quelques résistances,
ont dû occasionner à l'origine des lenteurs préjudiciables à l'action. L'of-
ficier-général dont une vive saillie posait tout à l'heure la marine dans
la balance de Sanctorius nous donnait, il y a deux ans, l'appréciation la
plus ingénieuse de l'effet produit par le nouveau système, «; C'était, di-
sait-il, une action analogue à celle de la digitale. Elle régularise la cir-
culation du sang, mais elle peut l'engourdir jusqu'à la léthargie. » C'est
là précisément que gisait la difficulté. Il fallait régler sans paralyser. De-
puis lors la machine a fonctionné; elle a été débarrassée des rouages para-
sites. Employée avec persévérance, elle se simplifierait encore, nous n'en
doutons pas, et, loin d'être funeste, la régularité qu'elle comporte se-
rait un gage essentiel et pour réconcilier l'opinion publique et pour don-
ner aux relations entre tous les services une précision qui se traduirait
en célérité. Sans doute, aujourd'hui la comptabilité-matières remue trop
de papiers; mais est-ce bien au nouveau système qu'il faut s'en prendre?
N'est-ce pas plutôt à l'organisation administrative des magasins? De tout
LA MARINE FRANÇAISE EN 4810. 49
tenaf>s, les mêmes plaintes se sont fait entendre. Il y a vingt ans qu'on
raconte les pérégrinations forcées du fer de gaffe. En simplifiant les
moyens d'action administrative, on simplifierait nécessairement la des-
cription des faits qui est l'unique mission de la comptabilité.
Quoi qu'il en soit, la bonne reddition des comptes de la marine est une
des conditions essentielles de son avenir. Plus les comptes seront simples,
mieux ils vaudront; ils ne seront jamais plus simples que s'ils persuadent
l'opinion toujours soupçonneuse dans ce pays, où le doute domine tous
les esprits, et sous notre forme de gouvernement, où chaque assemblée
nouvelle apportera des préventions qu'il faudra chaque fois pouvoir dis-
siper. A ce point de vue, les comptes de 4845 et de 1846, établis d'après
le nouveau système, produiront d'heureux effets. Ils constatent que les
approvisionnemens se sont accrus, en 1845, d'une valeur de 7 millions
de francs; en 1846, de 21 millions; que les prévisions ont été dépassées,
en 1845, pour l'exécution des constructions navales et que les travaux
prévus pour 1846 ont été exactement accomplis. Les bois de construc-
tion ont pris une forte part dans l'augmentation des approvisionnemens.
Ils ont été accrus de 7,000 stères en 1845, de 21,500 stères en 1846; et il
est à noter que la loi des 93 millions votée en 1846 pour être appliquée
à compter de 1847 n'a pu influer sur les résultats obtenus pendant les
deux années précédentes. Ces résultats très honorables pour l'adminis-
tration, qui a su pourvoir à tous les besoins imprévus sans cesser, pour
cela, de remplir les obligations qu'elle s'était tracées, constatent un pro-
grès qu'il est bien important de maintenir désormais. Ce doit être pour
tous ceux qui aiment la marine une vive satisfaction de pouvoir opposer
à des critiques passionnées une réponse basée sur des faits dont l'authen-
ticité est inattaquable.
Quelques mots encore, avant de quitter le terrain administratif, sur
l'organisation centrale. Il faut qu'elle soit simple pour être bonne. Le
projet de loi sur le conseil d'amirauté ne compliquera-t-il pas au lieu de
simplifier? N'arrivera- t-on pas, sans le vouloir, à créer deux ministères
au lieu d'un seul? Sans nous arrêter trop long-temps sur ce terrain,
nous dirons que l'administration centrale serait pour nous complète-
ment organisée, si elle formait, par la réunion des directeurs autour du
ministre, ce que la réunion des chefs de service dans les ports forme au-
tour du préfet, un conseil d'administration. Le ministre, présidant ce
conseil et gardant toute sa liberté de décision, y verrait les affaires par
l'ensemble au lieu de les voir par le détail. Les affaires faites en commun
marcheraient plus vite. Chacun des directeurs serait chargé, sous sa res-
ponsabilité, de donner cours aux affaires secondaires après examen som-
maire en conseil. Le ministre, dégagé de la surcharge des détails, pour-
rait consacrer son temps aux grandes affaires et, plus libre dans le présent,
s'occuper des questions d'avenir. Une belle part appartiendrait encore
50 . REVUE DES DEUX MONDES.
dans ce système au secrétaire-général qui, chargé de veiller à Tordre,
serait surtout l'homme de la tradition. La conférence des directeurs,
formée sous le ministère de M. l'amiral de Mackau et maintenue depuis
lors, est un acheminement à la mesure proposée.
Ce n'est pas tout. Le conseil d'administration représente l'exécution
dont il a l'initiative; il prépare l'expédition des affaires, et chacun de
ses membres l'assure. Mais l'exécution présuppose la pensée; celle-ci
existe aux côtés du ministre, personnifiée dans les inspecteurs-généraux
des divers services de la marine, organes des besoins de leurs corps et
bons juges des questions théoriques de leurs services. Si au premier rang
de ces inspections générales on constituait un comité d'amiraux pour le
corps des officiers de vaisseau; si on instituait, en outre, des inspecteurs-
généraux des corps administratifs, si on rapprochait des divers comités
d'inspection le conseil des travaux, on aurait la base d'un véritable conseil
théorique de la marine, le conseil d'amirauté. Les questions relatives au
personnel de chaque corps seraient exclusivement du domaine des co-
mités spéciaux. Les questions d'organisation et de service général, étu-
diées au premier degré dans le comité compétent, seraient soumises en-
suite au conseil d'amirauté présidé par le ministre. C'est en conseil que
seraient arrêtées les instructions d'inspection pour tous les corps et que
seraient examinés les rapports des inspecteurs-généraux, quant aux ques-
tions organiques. Le système serait complet si le président, au moins,
des commissions supérieures instituées à titre temporaire par le ministre
était pris dans le sein du conseil d'amirauté, et si les rapports de ces
commissions étaient soumis, soit au comité compétent, soit même à
l'assemblée générale. Ce serait assurément un moyen de donner aux
divers projets élaborés pour être présentés au ministre cette unité de
vues qui fait si souvent défaut et qui serait si nécessaire en marine.
Un tel système ne saurait fonctionner sans porter atteinte à l'unité da
pouvoir administratif qu'il faut avant tout maintenir, si les membres du
conseil, nommés pour plus de deux ans, pouvaient en outre, par l'exer-
cice d'un droit d'initiative, entamer le principe de liberté de décision du
ministre constitutionnellement responsable, et encore bien plus si ce
droit devait avoir pour sanction une publicité officielle qui serait évidem-
ment contraire à la bonne discipline.
Nous le répéterons en terminant, les procédés administratifs ne seront
rien tant qu'une organisation systématique de la flotte n'aura pas d'abord
assigné à l'activité de l'administration un but à poursuivre. C'est là ce qui
est le plus urgent, c'est là ce que nous réclamons avant tout; mais, nous
l'avons dit aussi, une telle organisation ne peut pas s'improviser. L'as-
semblée constituante, à la veille d'achever son œuvre, ne saurait, sans
courir le risque de s'égarer, entreprendre une étude qui demande la
méditation de bien des mois. Nous n'hésitons pas à le dire, elle ne sau-
LA MARINE FRANÇAISE EN 1849. 51
rait dès-lors, sans imprudence, porter atteinte à la constitution actuelle
des services et aux bases financières posées dans le budget. C'est là tout
ce que nous dirons de ce budget, qui consacre lui-même les réductions
les plus regrettables. Dans notre conviction, les seules économies qui
pussent être réalisées en 1849, sans que l'avenir de la marine fût engagé,
seraient obtenues au moyen de réductions dans les arméniens. Eh bien!
ces réductions mêmes ne sont plus possibles aujourd'hui. Les service*
sont montés, les bâtimens entretenus à la mer sont pour la plupart hors
de portée, et, s'il fallait leur envoyer des ordres de retour, la dépense,
loin de diminuer, s'augmenterait des frais d'estafettes à la mer, c'est-à-
dire de nouveaux armemens. Toucher au matériel serait une faute;
atteindre le personnel serait une faute encore. Pour une économie rela-
tivement minime, l'assemblée nationale ne voudra pas jeter le découra-
gement dans ces corps d'officiers qui ont rendu tant de services nonobs-
tant les vices d'une organisation incomplète, et qui seraient si heureux
de concourir à une œuvre systématique, quelque modeste que le pays
voulût la faire, pourvu qu'il voulût la poursuivre.
C'est à tous les partis politiques et aux hommes éminens qui les diri-
gent que s'adresse notre appel. M. de Lamartine, qui défendait si fière-
ment la marine en 1846 et qui, le bras étendu vers la tribune diploma-
tique, s'écriait : « Votons, l'Angleterre nous regardel » M. Thiers, qui a
montré dans cette grande discussion tant de savoir, tant de patriotisme,
tant d'admiration pour les gloires de la marine et tant de sympathie
pour les hommes qui la servent; M. de Montalembert, qui a su rendre si
éloquente l'indignation que lui inspirait le délaissement de la marine
marchande; le savant M. Charles Dupin, M. Berryer, M. Beugnot, tous
ces orateurs dont la parole retentit encore dans notre cœur, se lèveront,
nous n'en doutons pas, pour défendre, dans cette crise nouvelle, la cause
que naguère ils ont fait triompher. Cette cause, c'est celle de tous ceux
qui veulent la patrie indépendante et forte. Quelles que soient vos vues
politiques, quels que soient vos rêves, il n'est aucun de vous qui ne
compte sur la flotte pour les réaliser. Vous qui voudriez porter les armes
françaises au nord de l'Italie, et vous aussi qui voulez rétablir le pape
dans la chaire de saint Pierre, vous enfin qui avez émancipé les colonies
et qui les voulez françaises, vous avez compté sur la flotte : veillez sur
son avenir! Il faut bien des jours et bien des années pour faire une ma-
rine. Voyez le Danemark : il endormait ses vaisseaux dans la sécurité
de la paix ; il les a réveillés pour la guerre; un terrible revers a puni son
imprudence. Ce n'est pas toujours le patriotisme qui manque aux nations
qui s'éteignent; c'est la prévoyance, c'est souvent le sentiment du vrai.
Voyez l'Espagne : il y a là un noble peuple, plein d'amour pour sa terre
aride, plein de fierté dans sa misère; il n'a plus que la vie du souvenir,
la puissance du rêve. A Séville, il regarde la tour de l'Or, où venait
52 REVUE DES DEUX MONDES.
aborder autrefois le galion; à Carthagène, à Cadix, sur les rades désertes
il voit l'invincible Armada de Philippe IL II lit, l'orgueil au front, la lé-
gende qui constate sa grandeur maritime. Nous avons vu nous-méme à
Cadix cette inscription sculptée sur les murs de la Caraque :
Tu regere imperio fluctus Hispane mémento.
Dieu nous garde jamais d'aimer ainsi la France!
14 avril 1849.
GlRETTE.
V. de Mars.
ANNEXES.
ÉQUIPAGES
EMBARQUES.
hommes.
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630
685
380
1,287
1,120
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ETAT B.
ARMEMENS MARITIMES DES ÉTATS-UNIS D'AMÉRIQUE
de 1826 a 1843.
(Extrait du rapport présenté au congrès en 1844 par une commission spéciale.)
ANNÉES.
BATIMENS
existans.
BATIMENS
ARMÉS.
ÉQUIPAGES.
DÉPENSE
annuelle.
Vaisseaux.
Frégates.
Divers.
Total.
1826
32
1
4
13
18
hommes.
3,778
22,782,073
1831
39
»
4
14
*6
4,450
20,823,389
1836
52
1
4
12
17
3,804
33,761,584
1837
55
1
5
13
19
5,201
42,613,367
1838
55
1
5
16
22
5,051
36,935,283
1839
58
2
3
26
31
6,732
36,652,837
1840
68
1
S
23
29
7,072
33,015,043
1841
67
1
5
22
28
7,419
32,405,817
1842
70
1
7
27
35
9,784
45,345,112
1843
(6 premiers
mois.)
■ - -
68
2
6
27
35
10,321
17,832,676
(6 mois)
ETAT C.
COMPOSITION (de 1826 à 1843) DU CADRE
DES OFFICIERS DE VAISSEAU AUX ÉTATS-UNIS D'AMÉRIQUE,
mise en regard du cadre normal proposé au congrès en 1844.
ANNÉES.
B
ta
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1
i
i
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SB
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K
H
H
P
M
3
TOTAL
des
OFFICIERS.
H
1
s
m
S
1826
32
27
209
268
381
1831
37
33
255
325
431
1836
38
40
257
335
450
1837
40
41
258
339
450
1838
50
49
276
375
428
1839
52
55
285
392
445
1840
55
55
290
400
422
1841
55
55
288
398
457
1842
68
96
328
492
563
1843
67
94
324
485
543
Cadre proposé au con-
grès en 1844, comme né— |
cessaire pour l'armement
de toute la flotte sur le pied
de guerre.
1
62
32
400
494
800
ETAT D.
Arméniens maritimes de la France de 1675 à 1743.
VAISSEAUX
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ANNÉES
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ÉVÉNEMENS POLITIQUES
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12
FAITS DE GUERRE.
hommes
1675
4
31
38
73
11,782
Guerre de Sicile.— La Hollande et l'Angleterre
liguées.
Continuation. — Victoires navales de Stromboli
1676
11
46
32
89
15,933
et de Mont-Gibel. Monde Ruyter. Incendie de
la flotte ennemie. — Campagne de d'Estrées
en Amérique.
1677
14
30
30
74
14,755
Incendie de la flotte anglaise à Tabago.
1678
14
37
36
87
17,778
Paix avec la Hollande.
1685
»
15
12
27
4,118
Affaire de Gênes.
1686
9
33
19
61
13,813
Ligue d'Augsbourg.
1688
2
19
26
47
6,139
Expulsion des Stuarts d'Angleterre. — Guerre
déclarée à la Hollande.
1689
14
58
47
119
23,270
Guillaume d'Orange proclamé roi d'Angleterre.
—Descente de Jacques II en Irlande.
1690
25
66
40
131
33,715
Victoire navale de Sainte-Hélène sur les Anglais
et les Hollandais réunis.
1692
»
»
»
»
»
Défaite de la Hougue.
1693
»
»
»
»
»
Destruction des flottes anglaise et hollandaise
près du cap Saint-Vincent.
1694
»
»
»
»
* 1
Guerre avec l'Angleterre, la Hollande et l'Es-
1695
»
»
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»
»
pagne.— Les côtes de France bombardées.
1696
33
53
59
145
33,365
Continuation de la guerre.
1697
»
»
»
»
»
Prise de Barcelone.— Paix de Ryswick.
1702
21
63
25
109
29,685 )
1706
43
40
50
133
34,975
1707
7
43
30
80
17,270 1
Guerre de la succession d'Espagne contre l'An-
1708
10
51
57
118
22,230 1
gleterre, la Hollande, l'Autriche, la Prusse et
1709
4
42
33
79
14,955 j
le Hanovre, terminée, en 1743, par la paix
d'Utrecht.
1710
2
30
25
57
10,978
1711
5
30
29
64
12,655 !
1712
3
18
25
46
8,030 /
1716
»
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5
14
1,980 i
1717
»
4
»
4
460 |
1718
»
6
2
8
1,251 \
Régence, ministère de Dubois.
1719
5
8
13
26
4,985
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1729
»
2
10
12
1,570
1734
5
24
9
38
12,435
1736
»
1
4
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1738
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5
7
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2,860
■
1739
1
6
5
12
3,455
1741
1742
8
8
16
20
15
16
39
44
12,395
13,939
Les Anglais attaquent la Jamaïque et sont re-
pousses.
1743
9
17
6
32
12,240
Les chiffres insérés dans ce tableau ont été extraits des Annuaires de la marine,
dressés pour l'usage du roi et conservés aux archives de la marine. Ces documens sont
éminemment curieux. Malheureusement il existe dans la collection des lacunes qu'il sera
très difficile de réparer. Ces annuaires manuscrits, indépendamment de l'intérêt qu'ils
offrent à l'histoire, sont de curieux spécimens de l'art calligraphique.
ETAT E.
ARMEMENS MARITIMES SOUS VEMPIRE.
ANNÉES.
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127
54
36
hommes.
58,124
1804
50
31
26
13
120
70
37
58,030
1805
46
31
11
25
113
73
47
55,049
1806
36
32
10
33
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DE
L'ÉPOPÉE CHRÉTIENNE
DEPUIS
LES PREMIERS TEMPS JUSQU'A KLOPSTOCK.
PREMIERE PARTIE.
DE L'USAGE DU MERVEILLEUX CHRÉTIEN.
I.
Il n'y a pas dans l'histoire de plus curieuse rencontre que celle de la
civilisation grecque et de la civilisation judaïque, toutes deux également
intolérantes, l'une qui traite de barbares tous ceux qui ne la connais-
sent pas, l'autre qui traite d'infidèles tous ceux que son Dieu ne s'est pas
choisis pour peuple et pour élus. La civilisation grecque est conqué-
rante : elle s'approprie les traditions et les souvenirs des peuples étran-
gers; elle leur prend leurs dieux et leurs héros, et elle en fait des dieux
et des héros de la Grèce; elle a l'art de se substituer partout aux civili-
sations qui l'ont précédée, et, grâce à cet esprit de conquête et d'usur-
pation, le inonde entier peu à peu devient grec. La civilisation grecque
avance ainsi, toujours triomphante, jusque dans un coin de la Syrie,
tome h. — 1er mai 1849. 24
3GG REVUE DES DEUX MONDES.
où vivait une petite nation soumise, depuis sa captivité dans Babylone,
à tous les maîtres de l'Asie. Arrivée là, la civilisation grecque s'y in-
stalle, comme elle a fait partout, sans prévoir d'obstacles. Elle consacre
à Pan et aux nymphes l'antre d'où sort le Jourdain; elle construit un
théâtre à Jérusalem, à Tibériade un palais orné de peintures qui,
malgré la défense de la loi de Moïse, représentent des figures d'ani-
maux; elle place à Joppé, au bord de la mer, la délivrance d'Andro-
mède par Persée, un de ces héros d'Orient que la Grèce s'était appro-
priés; elle fonde des villes au sein de la Palestine, Scythopolis entre
autres, qui ne manque pas de rapporter son origine à Bacchus; elle fail
adopter sa langue par les Juifs: c'est en grec que les apôtres annoncent
l'Évangile au monde; c'est en grec que Philon et Josèphe défendent la
loi judaïque. La civilisation grecque semble avoir vaincu là comme ail-
leurs, et c'est là pourtant qu'elle vient échouer.
La lutte fut vive entre les deux civilisations. La civilisation juive n'a
point la force qui attire, mais elle a la force qui repousse; elle n'est pas
faite pour conquérir, mais pour résister. L'esprit grec s'approprie les
élémens qui lui sont étrangers; l'esprit juif rejette obstinément tout ce
qui n'est pas juif. L'esprit grec est souple et facile, il est fait pour s'é-
tendre; l'esprit juif est raide et inflexible. Chez les Juifs, rien ne change :
la loi ne suit pas les caprices du peuple; elle est écrite dans le livre que
Dieu même a donné à son peuple; elle est immuable et sacrée; elle est
confiée à la garde d'une tribu, qui elle-même est la tribu sacrée, et
qui est séparée de tout le peuple. Les lévites ne prennent de femmes
que parmi les filles des lévites (1). Cette loi, transmise ainsi de généra-
tions en générations, contient toute la religion, toute la philosophie,
toute la politique et toute l'histoire primitive du peuple juif. Il n'est
pas permis d'y rien ajouter, ni d'en rien retrancher. Les enfans l'ap-
prennent dès leurs premières années, en apprenant à lire; les hommes
et les vieillards la lisent et l'étudient sans cesse. « Les autres peuples,
dit Josèphe (2), mettent leur gloire à< changer de lois et de coutumes;
nous mettons la nôtre à garder inviolablement les institutions de nos
pères, et nous mourons avec joie, s'il en est besoin, pour les mainte-
nir. » — « Que la Grèce s'enorgueillisse de ses poètes, de ses orateurs'
et de leur beau langage, le Juif est fier de posséder la vérité; il la tient
(1;) « Ceux qui exercent le sacerdoce ne peuvent se marier qu'à des femmes de la même
tribu.... Il faut avoir une preuve constante par nombre de témoins qu'elles sont descen-
dues de l'une de ces anciennes familles de la tribu de Lévi.... Que s'il survient quelque
guerre, les sacrificateurs dressent sur les anciens registres de nouveaux registres de toutes
les femmes de race sacerdotale qui restent encore, et ils n'en épousent point qui aient
été captives, de peur qu'elles n'aient eu quelque commerce avec des étrangers. »
(Josèphe contre Apion*, liv. Ie*-, chap. n.)
(2) Josèphe contre Apion, liv. II, chap. vi. •
de l'épopée chrétienne. 307
des mains mêmes de Dieu, et c'est là ce qui fait sa force (1). » Les Juifs
cèdent volontiers aux Grecs la gloire littéraire; mais ils se réservent la
vérité, comme les Romains se réservaient la victoire.
Ce qui fait que la civilisation judaïque est la seule en Orient qui ait
résisté à la civilisation grecque, c'est que la civilisation judaïque était
une religion. C'est là ce qui a soutenu les Juifs dans leurs luttes contre
les rois de Syrie. Ils ont continué d'iêtre un peuple, parce qu'ils avaient
un Dieu, un temple et un livre sacré. C'est une chose d'autant plus re-
marquable, qu'après Alexandre, en Orient, il n'y a plus de peuple; les
royaumes de Syrie et d'Egypte ne sont passes nations, ce sont des réu-
nions d'hommes d'un même climat sous une même loi. Les Juifs seuls
sont un peuple, parce qu'ils ont un culte distinct, un gouvernement
à part, une poésie née de leur religion et de leur gouvernement, qui
ne ressemble pas plus à la poésie grecque que le culte et le gouver-
nement juifs ne ressemblent aux cultes et aux gouvernemens de la
Grèce.
Ce fut surtout la politique qui poussa les rois de Syrie à persécuter
la religion des Juifs. Jéhovah n'était pas seulement le dieu des Juifs, il
était leur roi, et il empêchait l'unité de l'empire syrien. De là la haine
que les rois de Syrie conçurent contre le culte des Juifs; ils entrepri-
rent de le détruire, non pour gagner à Jupiter des adorateurs, mais
pour avoir eux-mêmes des sujets plus soumis.
Ils furent aidés dans leur projet par un parti qui se forma chez les
Juifs. Ce parti, qui fut le parti helléniste ou grec, préférait aux insti-
tutions et aux mœurs sévères de sa patrie les institutions et les mœurs
faciles de la Grèce. Peut-être aussi trouvait-il la Grèce plus savante et
plus ingénieuse que la Judée, et cédait-il à la séduction des lettres et
des arts que le culte juif semblait proscrire ou consacrer si exclusive-
ment à Dieu, que les jouissances en étaient interdites aux hommes.
«En ce temps-là (sous Antiochus Épiphanes, 176 avant Jésus-Christ),
dit le livre des Machabées (2), il y eut dans Israël des enfans d'iniquité
qui dirent : Allons et faisons alliance avec les nations qui nous envi-
ronnent, parce que, depuis que nous nous sommes retirés d'avec elles,
nous sommes tombés dans beaucoup de maux. » Ainsi, le parti hellé-
niste préférait l'humanité à la patrie, et il abjurait cette haine farouche
de l'étranger qui faisait la vertu des Juifs. Selon la sagesse humaine, le
parti helléniste avait raison; car supprimez le mystérieux dessein de
Dieu sur le peuple qui doit enfanter le Sauveur, la séparation des Juifs
^d'avec tous les peuples de la terre est une faute et un malheur. Les
hellénistes se mirent donc à vivre selon les coutumes des gentils (3);
(1) Josèphe contre Apion, liv. I", chap. ier.
(2) Liv. I", chap. i«, v. 12. m
(3) Machab., liv. 1er, chap. i", v. 14.
368 REVUE DES DEUX MONDES.
ils établirent à Jérusalem un gymnase où les jeunes gens s'exerçaient
aux jeux et aux sciences de la Grèce. Bientôt le roi Antiochus, préoc-
cupé de l'idée d'établir dans son empire l'unité de lois et d'administra-
tion (la manie de la régularité administrative est un genre d'intolé-
rance propre à la civilisation), ordonna que chaque peuple abandonnât
sa loi particulière, et, pour mieux soumettre les Juifs à cet ordre, il
vint lui-même à Jérusalem, entra dans le temple, pénétra dans le lieu
saint (d), brisa les ornemens sacrés, et détruisit enfin tous les symboles
du culte et de la nation judaïques. Alors beaucoup de Juifs sacrifièrent
aux idoles et violèrent le sabbat; la statue de Jupiter olympien fut placée
dans le temple sur l'autel du Très-Haut, et le temple des dix tribus
Séparées de Juda, qui était bâti sur le mont Garezim, fut appelé du nom
de Jupiter hospitalier. Les mœurs de la Grèce triomphaient à Jérusa-
lem jusque dans leurs ordures; car l'amour grec avait déjà ses parti-
sans parmi les Juifs (2); les lévites eux-mêmes, méprisant le temple et
négligeant les sacrifices, couraient aux jeux de la lutte, aux spectacles
et aux exercices du disque, comme s'il n'y avait eu de beau que les
arts de la Grèce et que la gloire fût d'y exceller (3). Personne, enfin, n'o-
sait plus avouer simplement qu'il était Juif (4).
C'est à ce moment que quelques hommes, qui avaient gardé l'amour
(1) Voici à ce sujet un conte singulier. rapporté par Apion : « Quand le roi Antiochus
pénétra dans le temple des Juifs, il trouva, derrière le voile qui cachait le sanctuaire, un
homme dans un lit, avec une table auprès de lui couverte de viandes exquises tant en
chair qu'en poisson. Cet homme, voyant le roi, se jeta à ses genoux, et le conjura de le
délivrer. Antiochus le releva et lui demanda qui il était, qui l'avait amené dans ce temple,
et pourquoi on l'y traitait avec tant de somptuosité et de délicatesse. Alors cet homme,
fondant en pleurs, lui répondit qu'il était Grec, et que, passant par la Judée, il avait été
pris, amené et enfermé dans le temple, et traité de la sorte sans être vu de qui que ce
soit. Au commencement, il avait eu de la joie de se voir si bien traité; mais bientôt il
avait eu des soupçons, et, ayant interrogé ceux qui le servaient , il avait appris qu'on se
nourrissait ainsi pour observer une loi inviolable parmi les Juifs ; que cette loi était de
prendre tous les ans un Grec, et, après l'avoir engraissé durant un an, de le mener danl
une forêt, le tuer, offrir son corps en sacrifice avec certaines cérémonies, manger de sa
chair, jeter le reste dans une fosre, et jurer une haine immortelle aux Grecs. Quant à
lui, il y avait déjà près d'un an qu'il était dans le temple; il n'avait plus que quelques
jours à vivre, et il conjurait le roi, par son respect pour les dieux de la Grèce, de le
délivrer du péril où le mettait la cruauté des Juifs. » Ce récit rappelle les traditions ré-
pandues dans le moyen-âge sur la cruauté des Juifs. Au moyen-âge, on croyait aussi que
les Juifs enlevaient tous les ans un enfant chrétien, qu'ils crucifiaient et dont ils man-
geaient la chair. C'était une superstition partout répandue. De nos jours même, cette
superstition existe encore en Orient, témoin, il y a quelques années, le procès des Juifs de
Damas, accusés tout récemment d'avoir tué un religieux et d'avoir bu son sang. Ils ont
été suppliciés, et ce n'est qu'après leur mort que la justice turque les a reconnus
innocens.
(2) Machab.f liv. II, chap. iv, v. 12.
(3) Ibid., v. H et 15.
(4) Ibid., chap. vi, v. 6.
DE i/ÉPOPÉE CHRÉTIENNE. 369
de l'ancienne loi, se retirèrent dans le désert (1). Bientôt leur nombre
s'accrut. Judas Machabée se mit à leur tête après Matathias son père.
Ils vainquirent les armées de Syrie, et ce fut de cette fuite au désert
que sortit le salut de la Judée. Les Juifs, grâce au courage des Maeha-
bées, continuèrent à être un peuple, un royaume et une église, jusqu'à
ce que parût parmi eux le prophète fidèle (2).
Ce prophète fidèle, ce messie tel que l'attendaient les Juifs, ne devait
pas communiquer aux étrangers la loi de Moïse, qui était le secret et le
privilège du peuple élu; mais il devait soumettre les gentils à l'empire
des Juifs. L'idée, que Mahomet accomplit plus tard en Orient, d'avoir
un peuple saint dominateur des peuples infidèles, est l'idée que les Juifs
se faisaient de leur messie, avec cette différence que Mahomet aime à
faire des prosélytes, tandis que le messie juif doit repousser les prosé-
lytes avec le double fanatisme de l'esprit de secte et de l'esprit natio-
nal. Au lieu d'accomplir la mission que lui auraient donnée les préjugés
jaloux des Juifs, le messie chrétien appela les gentils à une loi nouvelle,
qui n'était ni la loi juive, ni la loi païenne. La vocation des gentils a
eu cela de remarquable, qu'elle rompit la barrière qui séparait les Juifs
du reste du monde; mais elle n'abaissa pas cette barrière devant la
civilisation grecque, comme avait fait le parti helléniste à Jérusalem
sous la domination des rois de Syrie; elle l'abaissa devant une civilisa-
tion supérieure à la civilisation grecque et à la civilisation juive, et née
de cette dernière. Les Juifs hellénistes voulaient être des Grecs; les Ma-
chabées voulaient n'être que des Juifs. Des uns et des autres, Jésus fit
des chrétiens, c'est-à-dire un peuple; je me trompe, une église nouvelle.
Les Actes des Apôtres sont le récit de cette grande conciliation que
fit le christianisme entre la civilisation grecque et la civilisation juive.
Parmi les apôtres, ceux qui avaient encore l'esprit du judaïsme résis-
taient à cette vocation des gentils. Ils ne comprenaient pas que le Saint
Esprit se répandît dans les nations étrangères, et ils blâmaient saint
Pierre d'avoir baptisé le centenier Corneille; mais saint Pierre leur ré-
pondait : Si Dieu a donné la grâce aux gentils comme à nous, qui
croyons en Jésus-Christ, qui suis-je pour m'opposer à la volonté de
Dieu (3)?
J'admire la ténacité du judaïsme, et cependant je suis persuadé, quand
je lis Philon et Josèphe, et que je vois ces deux grands lettrés juifs s'ap-
procher comme ils le font de la civilisation et de la littérature grecques,
je suis persuadé que le judaïsme aurait fini par être vaincu par la ci-
(1) Machab., liv. Ie', chap. h, v. 29.
(2) Judœi et sacerdotes eorum consenserunt hune (Simon Machabée) esse ducera suv.fS^/
et summum sacerdotem in aeternum, donec surgat propheta fidelis.
{Machab. t liv. Ier, chap. iv, v. 41.)
(3) Actes des Apôtres, chap. h, v. 17.
370 REVUE DES DEUX MONDES,
vilisation grecque, si le christianisme n'était pas venu le renouveler et
lui rendre la ferveur et la fermeté religieuses qui l'avaient soutenu
autrefois. Philon et Josèphe ont beau vanter les institutions de Moïse
et les défendre -contre l'orgueil des Grecs, ils les altèrent en les com-
parant avec les institutions grecques. Ils n'y trouvent pas seulement
. des différences dont ils s'enorgueillissent , ils y trouvent aussi des res-
semblances et des supériorités dont ils tirent vanité. Ils finissent par
être des philosophes déistes au lieu d'être des docteurs de la synagogue;
l'unité de la divinité, que la philosophie grecque et romaine avait su
retrouver dans la confusion du vieil Olympe païen, est la seule idée
que Philon et Josèphe semblent garder de la religion de Moïse et qu'ils
n'ont pas de peine à faire accepter par la société grecque et romaine;
mais, comme cette idée est devenue une idée commune au monde an-
cien, par cela même elle n'est plus juive. Le judaïsme avait besoin,
pour vivre, que le polythéisme continuât à lui faire contraste. Quand le
polythéisme tournait au déisme, le judaïsme avait une raison d'être de
moins. Le christianisme vint relever par sa foi nouvelle la barrière
qui s'abaissait entre le judaïsme et le polythéisme. Cette foi nouvelle,
par ses dogmes merveilleux, rétablissait entre le monde païen et le
peuple élu la différence que le judaïsme avait établie par ses rites sin-
guliers. La civilisation grecque trouva là un nouvel obstacle qu'elle ne
put ni renverser ni tourner. Aussi recula-t-elle devant cet adversaire
qui venait remplacer le vieil adversaire, au moment où celui-ci com-
mençait à languir dans la lutte; et une fois qu'elle eut cessé de vaincre,
la civilisation grecque elle-même commença à être vaincue : sa sou-
mission date de la fin de ses conquêtes.
Ne croyons pas cependant que la victoire de la civilisation chrétienne
ait été facile, prompte et complète. Comme le christianisme empruntait
au monde ancien sa langue et ses arts; comme, de plus, il appelait
dans son sein, pour les convertir, les gentils, c'est-à-dire les fils du
monde ancien, le monde ancien faisait effort pour donner au monde
nouveau non-seulement la forme, mais aussi le fond, non-seulement
la phrase, mais la pensée et les mœurs. Au xve siècle, en Italie, au
moment de la renaissance, cet effort sembla un instant victorieux. La
renaissance des lettres grecques et latines devint presque une résurrec-
tion du paganisme.
Je voudrais rechercher comment la poésie chrétienne a pu résister
au voisinage et au commerce des lettres et des arts du monde antique.
Je ne prendrai pas pour objet de cette recherche la poésie dramatique,
ou même la poésie élégiaque; ces deux sortes de poésies empruntent
trop au monde et à la vie civile pour que la pensée chrétienne puisse
s'y développer librement. Je prendrai la poésie épique, parce que ce
genre de poésie a besoin de merveilleux, et que le merveilleux vient
de l'épopée chrétienne. 371
toujours de la religion. Dans la poésie épique même, je prendrai par-
ticulièrement ce que j'appelle l'épopée chrétienne, je veux dire lie mys-
tère de la rédemption humaine.
Résumons brièvement ce que nous venons de dire. La civilisation
Juive résiste à la civilisation grecque; elle y résiste parce qu'elle s'ap-
puie sur la foi religieuse. Vaincus comme nation, les Juifs se relèvent
comme église. Le temple soutient l'état. Le judaïsme, cependant, eût
swccombé et la civilisation grecque l'eût emporté, détruisant les tradi-
tions religieuses et poétiques de la Judée, comme elle avait détruit les
traditions religieuses et poétiques de l'Asie Mineure, quand le christia-
nisme, en transformant le j udaïsme, releva devant la civilisation grecque
la digue qui s'écroulait. Chez les chrétiens comme chez les Juifs, la re-
ligion soutint la littérature et l'empêcha d'aller se confondre avec la
littérature grecque et latine, non pas que cette littérature grecque et
latine n'ait exercé une grande influence sur la littérature chrétienne;
mais la littérature chrétienne garda son caractère original et per-
pétua, en se l'appropriant, l'indépendance de la poésie biblique. Le
genre de poésie où cette indépendance éclate le mieux est la poésie
épique, parce que c'est aussi dans ce genre de poésie que le merveil-
leux, c'est-à-dire la foi, est le plus de mise. 11 y a surtout un genre d'é-
popée où le merveilleux chrétien touche au dogme: je parle de l'épopée
qui a pour sujet la rédemption chrétienne. C'est cette épopée toute
chrétienne dont je veux rechercher les éléiroens depuis les premiers
siècles de l'ère moderne jusqu'à la Messiade de Klopstock, parce que,
nulle part, le développement spontané de la pensée chrétienne, à tra-
vers l'influence de la littérature grecque et romaine, n'est plus visible,
parce que nulle part la poésie ne tient de si près au dogme et n'y puise
plus de force pour résister aux traditions étrangères.
IL
Chose curieuse! la tradition grecque et romaine a tant d'ascendant
encore dans la société moderne, qu'il s'est trouvé des grands hommes
qui refusaient à l'épopée chrétienne le droit de naître et d'exister. Ils la
déclarèrent impossible. Selon eux, la littérature, et surtout la poésie,
ne devaient relever que du monde ancien. Le génie poétique n'avait rien
à emprunter au christianisme. La foi chrétienne devait régler la con-
science; elle ne pouvait pas, sans s'abaisser et sans se corrompre, in-
spirer les poètes, et surtout les poètes épiques. Telle est, au xvir3 siècle,
l'opinion de Boileau et de la plupart des grands hommes de ce temps.
Boileau ne conçoit pas qu'il y ait un merveilleux chrétien. Comme le
merveilleux chrétien touche au dogme, il refuse, par respect, d'en
372 REVUE DES DEUX MONDES.
faire un ressort poétique (i). Il ne comprend pas qu'il y ait un autre
merveilleux que celui de la mythologie; aussi veut-il du même coup
exclure de l'épopée tous les sujets modernes. Ainsi, selon Boileau,
point de merveilleux chrétien, point de héros modernes. La littérature
prend l'œuvre où l'avaient laissée les Grecs et les Romains; elle ôte le
sinet. Les poètes épiques, s'il est des poètes qui soient tentés de ce genre
de poésie, se serviront de l'ancien merveilleux; ils imiteront Homère
et Virgile. Ce système a prévalu au xvne siècle, et, quand Fénelon fit
son Télémaque, il pratiqua les maximes de Boileau, c'est-à-dire qu'il fit
un poème épique sans y rien mêler ni de la religion, ni de l'histoire
modernes. Le christianisme, comme l'a remarqué M. de Chateaubriand,
est pour beaucoup dans les pensées et dans les mœurs du Télémaque;
il n'est pour rien dans le sujet et dans les ressorts poétiques employés
par Fénelon : la scène est toute païenne, les caractères seulement, et
comme malgré eux, sont chrétiens, parce qu'ils sont meilleurs que les
caractères d'Homère. Il y a dans Télémaque une grande supériorité d'in-
spiration morale à côté d'une singulière docilité d'imitation poétique.
Il ne faut pas croire cependant que le système de Boileau ait triom-
phé sans obstacles. Le merveilleux chrétien qu'il attaquait fut vive-
ment défendu, et la querelle entre les partisans et les adversaires de ce
merveilleux, renouvelée au commencement du xixe siècle par M. de
Chateaubriand, date du xvnc siècle. Malheureusement le merveilleux
chrétien était défendu par les mauvais poètes et attaqué par les bons :
Desmarets, auteur du Clovis; Coras, auteur du David et du Jonas; Boi-
val, auteur à'Esther, et tant d'autres faiseurs de poèmes épiques, dé-
fendaient ardemment l'usage du merveilleux chrétien. Avant eux, dans
la préface de ses odes chrétiennes, Godeau, évêque de Vence, avait déjà
espéré que désormais le Parnasse, comme il le disait, ne serait plus si
éloigné du Calvaire. Il croyait qu'il y avait dans le christianisme une
source féconde d'inspiration poétique (2). La cause était bonne, mais
(1) De la foi d'un chrétien les mystères terribles
D'ornemens égayés ne sont point susceptibles;
L'Évangile à l'esprit n'offre de tous côtés
Que pénitence à faire et tourmens mérités;
Et de vos fictions le mélange coupable
Même à ses vérités donne l'air de la fable.
Et quel objet enfin à présenter aux yeux
Que le diable toujours hurlant contre les cieux,
Qui de votre héros veut rabaisser la gloire,
Et souvent avec Dieu balance la victoire !
^2) «Je confesse que je me suis laissé autrefois emporter à l'opinion de ceux qui croient
que les muses cessent d'être civiles aussitôt qu'elles deviennent dévotes; qu'il faut qu'elles
soient fardées pour être agréables, et qu'il est impossible d'assortir les lauriers profanes
du Parnasse avec les palmes sacrées du Liban; mais je me suis détrompé; et, maintenant
de l'épopée chrétienne. 373
les avocats la gâtaient. « J'en veux, disait le grand Condé, j'en veux
aux règles d'Aristote d'avoir fait faire une si mauvaise tragédie à l'abbé
d'Aubignac. » Le public en voulait aussi au merveilleux chrétien d'a-
voir inspiré de si mauvais poèmes.
Examinons rapidement les pièces de ce vieux procès entre Boileau
et les poètes épiques de Louis XIV. Il est curieux de retrouver les ar-
gumens et les idées de M. de Chateaubriand sous la plume de Desma-
rets et de Boival.
Desmarets se moquait fort de la tentative faite par Boileau dans le
genre épique, à propos du passage du Rhin, et il censurait impitoya-
blement l'invention de ce dieu du Rhin qui s'oppose au passage de
Louis XIV. Cette allégorie païenne, dans un sujet tout moderne, cho-
quait à la fois dans Desmarets le littérateur, le chrétien et le courtisan :
le littérateur.trouvait l'allégorie insipide, le chrétien la trouvait païenne
et impie, et le courtisan surtout la trouvait injurieuse à la gloire du
roi. C'était, disait-il, diminuer la gloire des actions de Louis que d'y
mêler la fable :
Et quand du dieu du Rhin l'on feint la fière image
Supposant en fureur à ton fameux passage,
On ternit par le faux la pure vérité
De l'effort qui dompta ce grand fleuve indompté.
A ta haute valeur c'est être injurieux
Que de mêler la fable à tes faits glorieux (1).
C'est peu pour Desmarets d'accuser Boileau d'être quelque peu fac-
tieux, il l'accuse aussi d'être hérétique. Il dénonce au roi la fureur des
ennemis de l'église, et il le conjure de sauver la sainte poésie :
Toi qui de tant de forts as chassé l'hérésie.
C'est hérésie, en effet, ou plutôt c'est impiété, selon Desmarets, que de
qu'un âge plus mûr m'a donné de meilleures pensées, je reconnois par expérience que
l'Hélicon n'est point ennemi du Calvaire.» {Discours de la Poésie chrétienne, p. 9.)
(1) Clovis, épître au roi. — Boileau, qui a eu raison de ne pas corriger le passage du
Rhin censuré par Desmarets, profitait pourtant quelquefois des critiques de son adver-
saire. Ainsi, dans ces quatre vers de l'Art poétique :
Laissons-les s'applaudir de leur pieuse erreur,
Mais pour nous bannissons une vaine terreur,
Et, fabuleux chrétiens, n'allons point dans nos songes
Du Dieu de vérité faire un Dieu de mensonges;
le troisième vers dans les premières éditions se lisait ainsi :
Et n'allons point parmi nos ridicules songes.
Desmarets, dans sa critique, se moqua de cette césure : Et n'allons point parmi, ajou-
tant qu'un tel poète ne devait point s'ériger en docteur de la poésie. Boileau obéit à la
critique et corrigea son vers tel que nous le lisons aujourd'hui.
374 REVU* »ES DEUX MONDES.
soutenir le merveilleux de la mythologie. La liberté de conscience ne
doit pas être permise môme en poésie, et il faut décréter par ordon-
nance du roi l'emploi du merveilleux chrétien. On voit que, quand Boi-
leau disait :
Qui méprise Cotin n'estime point son roi
Et n'a, selon Cotin, ni Dieu, ni fui, ni loi,
il n'y avait dans cette épigramme aucune hyperbole.
Voilà les malices et les injures de la controverse. Venons mainte-
nant aux raisonnemens. Quand Desmarets rappelle la grandeur des
traditions hébraïques, ce qu'il y a de merveilleux dans les aventures
du peuple juif; quand il montre la beauté de l'Évangile, même pour
la poésie; quand il déroule l'enchaînement des miracles de Jésus-Christ,
alors, comme le sujet le soutient, la faiblesse du poète paraît moins.
Cest là, en effet, le beau côté du merveilleux chrétien; c'est par là qu'il
peut lutter avec avantage contre le merveilleux païen; le merveilleux
chrétien, surtout dans les sujets empruntés à l'Évangile, est aussi gra-
cieux que le merveilleux païen, et il est toujours plus tendre et plus
profond; en même temps que, dans les sujets empruntés aux Juifs, il
est aussi grand que l'a jamais été le merveilleux homérique. Aussi
Desmarets et Boival ont de quoi le défendre; mais ils le défendent avec
leurs vers, ce qui gâte tout. Voici, par exemple, quelques vers de Boi-
val, dont les argumens, qui sont bons, gagneraient beaucoup à être
exprimés en prose :
Qui des deux est plus grand, si quelqu'un les compare,
On le dieu de Moïse, ou le grand Jupiter?
Ou le charme d'Hélène, ou le charme d'Esther?
Ou le sage Nestor, ou le puissant Élie?
Ou Vénus, ou Judith, honneur de Béthulie?
Ou le pieux Énée, ou le chef sans pareil
Qui par une parole arrêta le soleil?
Pallas ou Debora .
Et si l'on veut encor comparer les fureurs,
Qui des deux dans l'esprit causera plus d'horreurs,
Ou d'Alecton la rage allumant les provinces,
Ou celle d'Athalie, ivre du sang des princes?
Pour te convaincre, impie, aux vérités rebelle,
Fable pour fable, au moins, qui crois-tu la plus belle?....
Aux grands effets de Dieu rien ne peut s'égaler,
Et la feinte si haut n'a jamais pu voler (1).
Desmarets expose avec détail son système sur l'emploi du merveil-
leux dans deux de ses ouvrages en prose, la préface .de son Clovis et
(1) Boival, Les Plaintes de la poésie.
de l'épopée chrétienne. 375
son Traité sur les Poèmes anciens. Ce qui rend curieuse l'argumenta-
tion de Desmarets, c'est l'idée qu'il développe que, le christianisme
ayant sur le paganisme une grande supériorité morale, cette supério-
rité doit profiter aux poètes chrétiens, et qu'à ce titre il doit être lui-
même supérieur à Homère et à Virgile. Singulier argument, qui con-
clut de la fausseté de la religion à la fausseté des mœurs et des caractères
poétiques, et qui croit que là où le culte repose sur l'erreur, l'homme
ne peut pas retrouver la vérité dans les peintures qu'il fait de l'homme
lui-même! Les païens, dit encore Desmarets, n'ont pas la perfection, car
la perfection n'appartient qu'au christianisme (1). Comment donc leurs
poèmes pourraient-ils être supérieurs aux poèmes modernes? — Du reste,
Desmarets y met de la modestie et consent à ne pas s'enorgueillir lui-
même s'il est supérieur à Homère et à Virgile, étant venu après eux;
c'est à Dieu qu'il en rapporte la gloire. ■ On a dit aussi que ce n'est pas
être humble que de se comparer à Virgile; mais l'humilité chrétienne
ne nous oblige pas à nous estimer au-dessous des païens en esprit et
en jugement. Au contraire, nous devons faire voir que nous avons bien
plus de pitié de leurs défauts que d'envie de leur gloire, et qu'un chré-
tien qui connoît la grandeur, la beauté, la droiture et les merveilles
de sa religion , et qui attribue à Dieu seul toutes ses lumières, a mille
fois plus d'esprit et de jugement que n'en eurent jamais les plus grands
génies des gentils, et ne tombera jamais dans les fautes où ils sont
tombés, parce qu'il a une lumière au-dessus de toute lumière humaine
qui le conduit, qui l'éclairé et qui lui fait voir les défauts grossiers des
aveugles païens (2). »
Je ne veux pas analyser plus long-temps cette singulière argumen-
tation Hont l'erreur saute aux yeux de tout le monde. Non , le génie
littéraire ne dépend pas de la foi, et ceux que Dieu éclaire de ses lu-
mières, ceux dont il fait ses saints et ses élus, ne sont pas nécessaire-
ment de grands orateurs et de grands poètes. C'est à la vie éternelle
que Dieu les a prédestinés, et non à l'immortalité littéraire. Bizarre
idée, après tout, que de croire que Jésus-Christ est venu au monde pour
donner aux hommes le génie poétique ! La religion chrétienne n'en
sera ni moins grande ni moins belle, parce que le païen Homère aura
plus d'esprit que le chrétien Desmarets.
Le tort du merveilleux chrétien, selon ses adversaires, c'est de n'être
point assez humain, c'est-à-dire assez passionné et assez dramatique.
Le Dieu des chrétiens n'a pas les passions du Jupiter antique; il est
souverainement bon, souverainement juste, souverainement puissant;
ce qu'il veut, il le peut; ce qu'il dit, il le fait. Or, sans passions, sans
(1) « Ainsi, faute d'idée de perfection pour leurs dieux et pour leurs héros, et faute du
vraisemblable que la seule véritable religion peut donner, ils n'ont pu approcher de la
perfection de la haute poésie.» (Clovis, du ours préliminaire.)
(2) Traité des Poèmes, p. 53.
376 REVUE DES DEUX MONDES.
changement de sentimens et de volonté, où est le drame? où est l'ac-
tion? où est l'intérêt? La poésie s'accommodait mieux d'un Dieu moins
juste et moins inflexible dans ses décrets.
Il est vrai que le Dieu des chrétiens ne change pas de volonté , et
qu'il n'a au-dessus de lui aucune puissance; il n'est pas soumis aux ar-
rêts de cette mystérieuse et aveugle divinité que les anciens appelaient
le Destin, et à qui Jupiter lui-même obéissait. Il y a pourtant une force
qui fait reculer sa puissance et qui fléchit sa colère. Cette force, c'est
la prière et les larmes des mortels. Jéhovah est inflexible contre
l'homme qui le brave; il se laisse émouvoir par l'homme qui le prie.
« La miséricorde éternelle, dit M. de Chateaubriand, marche
avec l'éternelle justice. Ce sont là les inconcevables mystères de la
grâce, les profondeurs impénétrables de la charité divine; Dieu per-
met que les prières des hommes ébranlent ses immuables décrets. Ma-
gnifique privilège des larmes de l'homme, que pourrait-on vous pré-
férer dans cette odieuse idolâtrie, où les pleurs coulaient vainement
sur des autels d'airain, où des divinités inexorables contemplaient avec
joie les inutiles malheurs dont elles accablaient les mortels? Ne re-
nonçons point à nos droits sur les décrets de la Providence; ces droits
sont nos pleurs (1). » Ainsi, le Dieu des chrétiens se prête à l'épopée
par sa miséricorde. Il est dramatique, parce qu'il menace au nom d'une
justice souveraine et qu'il pardonne au nom d'une bonté également
souveraine.
Dans le merveilleux chrétien il y a d'autres personnages qui se prê-
tent encore mieux à la passion, et M. de Chateaubriand ne manque pas
de citer les démons, car l'enfer a été de tout temps la ressource des
poètes chrétiens; mais la critique ne laissa pas M. de Chateaubriand en
possession incontestée même de l'enfer : elle lui chicana jusqu'au dia-
ble, qu'elle prétendit, avec quelque raison, imité du titan Encelade
caché dans les entrailles brûlantes de l'Etna, et du titan Prométhée
qui, lui aussi, donna à l'homme le don de la science, et que Jupiter
enchaîna sur le Caucase; Prométhée, aussi grand dans Eschyle que Sa-
tan dans Milton, puni comme Satan, mais inflexible et indomptable
comme lui; Prométhée, enfin, qui dans le paganisme est la personni-
fication de cette révolte contre Dieu , toujours vaincue et toujours in-
domptée, qui est le caractère même de Satan.
On disputait le diable à M. de Chateaubriand. Il essaya de prendre sa
revanche à l'aide des anges; les anges, gracieux intermédiaires entre
l'homme et la divinité. Ici viennent d'autres critiques. M. de Chateau-
briand énumère les anges qui sont à la disposition du poète chrétien,
brillante armée descendue du ciel, et qui en garde encore l'éclat (2).
(1) Examen des Martyrs.
(2) Videbitis cœlum apertum et angelos cœli ascendentes et descendentes.
(Saint Jean, 1, 51.)
de l'épopée chrétienne. 377
Mais ces anges qu'énumère M. de Chateaubriand ne ressemblent guère,
je l'avoue, aux anges que Bossuet loue dans son sermon des anges
gardiens. « Sous l'ombrage des forêts on parcourt l'empire de
l'ange de la solitude; on retrouve dans la clarté de la lune le génie des
rêveries du cœur. Les roses de l'aurore ne sont que la chevelure de
lange du matin. L'ange de la nuit repose au milieu des deux, où il res-
semble à la lune endormie sur un nuage; lange du silence le précède
et celui du mystère le suit. Ne faisons pas l'injure aux poètes de penser
qu'ils regardent lange des mers, lange des tempêtes, lange des temps,
lange de la mort, comme des génies désagréables aux muses. C'est
lange des saintes amours qui donne aux vierges un regard céleste, et
c'est lange des harmonies qui leur fait présent des grâces. L'honnête
homme doit son cœur à lange de la vertu et ses lèvres à celui de la
persuasion (1). »
J'ai deux reproches à faire à ces anges de M. de Chateaubriand : le
premier, c'est qu'ils sont tellement allégoriques qu'ils sont à peine
visibles. Je ne me représente l'ange de la solitude et l'ange des rêve-
ries du cœur qu'à l'aide des figures de rhétorique; ils ressemblent à ces
personnifications des passions humaines, à ces déités poétiques, comme
l'Amour, la Haine, l'Envie, la Discorde, à l'aide desquelles Voltaire a
cru animer sa Henriade. Que font ces abstractions fantastiques? quelle
est leur mission? quelle est l'assistance qu'elles prêtent aux hommes?
Sont-ce là nos bons anges gardiens? J'entends Bossuet inviter les saints
anges à quitter le ciel, où ils ne voient que des bienheureux, à venir
sur la terre « afin de rencontrer des affligés. » « Tous les hommes sont
des prisonniers chargés des liens de ce corps mortel : esprits purs, es-
prits dégagés, aidez-les à porter ce pesant fardeau, et soutenez l'ame,
qui doit tendre au ciel, contre le poids de la chair qui l'entraîne en
terre. Tous les hommes sont des ignorans qui marchent dans les ténè-
bres : esprits qui voyez la lumière pure, dissipez les nuages qui nous
environnent. Tous les hommes sont attirés par les biens sensibles : vous
qui buvez à la source même des voluptés chastes et intellectuelles, ra-
fraîchissez notre sécheresse par quelques gouttes de cette céleste rosée.
Tous les hommes ont au fond de leurs âmes un malheureux germe
d'envie, toujours fécond en procès, en querelles, en murmures, en
médisances, en divisions : esprits charitables, esprits pacifiques, calmez
la tempête de nos colères, adoucissez l'aigreur de nos haines, soyez des
médiateurs invisibles pour réconcilier nos cœurs ulcérés (2). » Je ne sais
si je me trompe; mais ces assistances appropriées à nos misères me
représentent la mission des anges d'une manière vive et touchante.
Les anges de Bossuet ont la réalité de nos douleurs qu'ils consolent;
(1) Génie du Christianisme, liv. IV, chap. tiiï.
(2) Sermons, t. II, p. 289.
378 REVUB DES DEUX MONDES.
ceux de M. de Chateaubriand onf l'indécision et la mollesse de nos fan-
taisies de joie ou de chagrin. Ils ne sont môme pas des fictions; ils res-
tent à l'état d'ombres et de rêveries.
Autre reproche : où mettra-t-on ces anges , capricieux enfans du
génie de M, de Chateaubriand? Dans les forêts? dans le désert? au milieu
des lueurs du matin ou des ombres du soir? Mais alors, voilà la nature
repeuplée comme au temps du paganisme. M. de Chateaubriand fait
un mérite au christianisme d'avoir chassé de la nature cette foule de
sylvains, de faunes, de dryades, qui étaient à la campagne sa beauté et
sa grandeur naturelles, qui l'encombraient plutôt qu'ils ne l'animaient.
11 préfère aux chants des faunes et des dryades le murmure des vieilles
forêts de l'Amérique; il préfère, en un mot, la nature à la mythologie.
11 a raison. Heureux les poètes qui savent entendre et répéter cette voix
de la nature qui retentit dans les bruits de la forêt et dans le murmure
des eaux! Heureux ceux à qui Dieu a donné une ouïe merveilleuse
et une bouche sonore pour redire les chants divins qu'ils entendent ï
Mais il n'est pas permis à tout le monde d'interpréter ainsi les voix de
la nature; il n'est pas permis à tout le monde de faire de sa mélan-
colie une religion qui remplace les enchantemens du paganisme. Der-
rière cette mélancolie d'élite, que de mélancolies d'imitation! que de
roucoulemens insipides entendus dans les forêts par je ne sais com-
bien d'oreilles prétentieuses et redits par je ne sais combien de bou-
ches monotones! Je dois, de plus, faire remarquer que, dans les forêts
américaines, dont M. de Chateaubriand a si bien entendu le silence, je
n'aperçois ni Y ange de la solitude ni Y ange des rêveries, et je ne m'en
plains pas : je crains que tous ces anges ne soient que les pieux rem-
plaçons des faunes et des sylvains. M. de Chateaubriand a baptisé ces
demi-dieux; mais les baptiser, c'est les conserver, c'est montrer qu'ils
n'étaient point inutiles et que la poésie aimait à les rencontrer au sein
des bois et au bord des ruisseaux.
Il y a une autre réponse à faire à M. de Chateaubriand : les anciens
ne mettaient pas des faunes et des sylvains dans toutes leurs forêts; il
y avait des bois, et c'étaient les plus révérés, auxquels ils laissaient la
terreur de leur mystérieuse solitude : ceux-là avaient un dieu, mais
un dieu inconnu et d'autant plus sacré.
Jara tum relligio pavidos terrebat agrestes
Dha locî...
disait Virgile, quand il faisait parcourir à Énée les collines et les bois
du Capitole et de la roche Tarpéienne.
... Jam tum silvam saxumque tremebarrt,
Hoc nemus, hune, inquit, frondoso vertiee collem
Quis deus, incertum est, habitat deus...
de l'épopée chrétienne. 379
Entre les beautés poétiques du paganisme et celles du christianisme,
entre le merveilleux d'Homère et le merveilleux chrétien, quel est
celui que je préfère? Je préfère, dirai-je très simplement, celui qui est
le mieux employé. Le merveilleux ne vaut que ce que valent les poètes
qui l'emploient. Qu'importe d'où vient l'inspiration! qu'importe d'où
Vient le souffle qui fait retentir les cordes de la lyre! C'est le son qu'il
faut écouter, et, si le son est pur et beau, s'il retentit long-temps dans
les cœurs, s'il émeut vivement les âmes, s'il est poétique enfin, ne
cherchez plus d'où il vient : qu'il descende des sommets de l'Olympe
ou des hauteurs du Sinaï, il est sacré. Dieu, qui a donné la poésie au
monde comme plaisir ou comme consolation, n'a pas ordonné qu'elle
marcherait toujours avec la vérité.
Dans la recherche que je veux faire de la formation de l'épopée
chrétienne depuis les premiers siècles de l'ère chrétienne jusqu'à
Klopstock, j'écarte donc tout ce qui a rapport à l'origine du merveil-
leux; je ne m'inquiète pas de savoir si le merveilleux païen se prête
mieux à la poésie que le merveilleux chrétien. J'étudie seulement
l'usage que les poètes ont fait de ce merveilleux, qui était le fond
même du sujet qu'ils traitaient, c'est-à-dire du mystère de la rédemp-
tion. Cette étude doit aussi, si je ne me trompe, faire comprendre
comment et à quelles conditions se forme l'épopée.
Il y a deux sortes d'épopée : l'épopée que j'appelle naturelle et l'é-
popée littéraire. Il est difficile de saisir le secret du travail de l'épopée
naturelle; elle s'élabore lentement dans l'imagination des peuples,
comme les métaux au sein de la terre. Lorsque de grandes guerres
ont agité une nation, lorsqu'un grand homme a paru dans le monde,
l'imagination populaire reste long-temps encore ébranlée. Cette émo*
tion est la source de l'épopée : elle enfante des fables, des récits, des
légendes, d'abord confuses, bizarres, n'ayant ni suite ni enchaînement;
mais bientôt tous ces récits divers se coordonnent et se combinent, ils
forment un ensemble. Si maintenant naît un poète qui sache réunir et
animer tous ces fragmens épars, alors il y aura quelque grande épo-
pée telle que l'Iliade, née à la fois de l'imagination de tous et du génie
d'un seul.
Il n'y a point, à proprement parler, d'épopée naturelle; nulle part
un poème épique n'a existé sans qu'un poète l'ait fait. L'épopée natu-
relle est donc seulement la cause de l'épopée littéraire; sans l'épopée
naturelle, point d'épopée littéraire. Le poète ne peut pas créer seul
une fable et un héros; il les reçoit de la main du peuple, et il né faut
rien moins que l'imagination de tout le monde pour enfanter une pa-^
reille œuvre; mais, sans le poète, cet enfantement confus et désordonné
expire bientôt. •
380 REVUE DES DEUX MONDES.
Comme l'épopée naturelle n'est, pour ainsi dire, que le récit qu'un
peuple se fait à lui-même des événemens de son histoire, de ses mœurs
et de ses croyances, le caractère de cette épopée est très varié et très
divers; il dépend des temps et des pays. Dans les siècles où la foi do-
mine, l'épopée est religieuse : c'est l'époque des théogonies. Plus tard,
quand les guerriers succèdent aux prêtres, l'épopée est guerrière et
chevaleresque : c'est l'époque de l'Iliade chez les Grecs, de YEdda hé-
roïque et des Nibelungen chez les peuples modernes. Les romans de
chevalerie sont le dernier écho de cette épopée guerrière. Quand le
pouvoir militaire tombe à son tour, quand les corporations théocra-
tiques ou féodales perdent leur pouvoir, quand l'homme commence à
ne plus relever que de lui-même, et que l'individu, avec ses droits et
son orgueil, remplace le fidèle et le citoyen, que devient alors l'épopée?
L'époque que j'appellerais volontiers l'époque domestique a-t-elle son
épopée comme l'époque théocratique et guerrière? Il n'y a plus d'épo-
pée alors, mais il y a encore des récits : car l'homme ne renonce ja-
mais au plaisir de se raconter à lui-même ses actions, ses senti mens
et ses pensées; l'épopée de cette époque est le roman.
Le roman a une grande cause d'infériorité à l'égard de l'épopée :
c'est qu'il est fait par des individus, tandis que l'épopée est faite par
tout le monde. Pour faire une épopée, une légende, une tradition, cha-
cun semble se cotiser, chacun apporte son obole au trésor commun;
celui-ci un trait d'imagination, celui-là une circonstance touchante;
chacun prête au héros de l'épopée, chacun le grandit et l'exhausse.
Au moyen-âge, dit-on, quand on fondait une cloche, les fidèles appor-
taient une pièce d'argenterie qu'ils jetaient avec empressement dans
la fonte, et c'est ainsi que le métal devenait plus pur et plus sonore.
Dans l'épopée ou dans la légende, les héros ou les saints se font, pour
ainsi dire, de cette manière : chacun contribue à l'œuvre, chacun y
met du sien, et il n'est pas étonnant que l'ouvrage de tous vaille mieux
que l'ouvrage d'un seul. Ajoutez que le roman a encore un autre dé-
savantage : il est imprimé. La légende passe'de bouche en bouche, de
génération en génération, et se corrige à mesure qu'elle vieillit. J'em-
bellis et je perfectionne le récit que m'a transmis mon père, sans
craindre de gâter l'exemplaire. Le roman, au contraire, une fois qu'il
sort du cerveau de l'auteur, tombe entre les mains de l'imprimeur,
qui l'attache et qui le cloue, pour ainsi dire, sur un papier immobile,
qui ne changera plus jusqu'à la fin des temps. Il est facile de faire une
rature dans la légende, car la rature fait disparaître la ligne même
qu'elle remplace. Cela ne se peut pas avec le roman imprimé. C'est
ainsi que la légende s'enrichit et s'augmente, pour ainsi dire, à chaque
génération; c'est ainsi qu'elle est toujours neuve et toujours jeune,
parce que chaque siècle l'arrange à son gré, sans s'inquiéter de l'édi-
de l'épopée chrétienne. 381
tion précédente, tandis que le roman s'oublie et perd son mérite, parce
qu'il ne peut pas changer, et que la vieillesse s'empreint bien vite sur
ses traits. Le roman, quand il est bon, dure à peine la vie d'une géné-
ration; la légende suffit à plusieurs siècles.
Nous avons cherché à définir ce que c'était que l'épopée naturelle :
voyons l'épopée littéraire. Le mérite de l'épopée littéraire, c'est de
suivre en quelque sorte l'épopée naturelle. L'épopée littéraire travaille
sur l'épopée naturelle; elle la coordonne et la rédige. Plus l'épopée lit-
téraire se rapproche de l'épopée naturelle, plus elle est vraie. Pour cela
il faut plusieurs conditions : ainsi, il faut qu'il y ait une analogie quel-
conque entre l'épopée que chante le poète et l'époque à laquelle il ap-
partient lui-même. Une époque ne peut faire l'épopée que d'une époque
analogue. Ainsi, un siècle industriel ne peut pas faire l'épopée cheva-
leresque, ni un siècle incrédule l'épopée religieuse. C'est par là que
pèchent ordinairement les épopées littéraires.
La Messiade (et ici je ne parle pas seulement de celle de Klopstock,
je parle de toutes celles qui, sous des noms différens, ont précédé le
poème allemand , et qui toutes ont essayé de chanter la rédemption
chrétienne) est une épopée littéraire; mais elle a été précédée par une
épopée naturelle qui l'inspire et qui la soutient. Cette épopée naturelle,
l'histoire du Sauveur, a deux faces : dans l'Évangile, sa face de vé-
rité, et dans les apocryphes, dans les légendes, sa face de superstition
ou d'imagination. La légende a toujours vécu à côté de l'Évangile, l'é-
popée naturelle à côté de l'épopée littéraire; car, à toutes les époques
de l'histoire de l'église, il y a eu des poètes lettrés qui essayaient de
chanter Jésus-Christ et la rédemption de l'humanité et en même temps
des légendaires qui faisaient le même récit à leur manière. Tantôt ces
deux épopées parallèles se touchaient, et les poètes lettrés emprun-
taient aux poètes populaires; tantôt elles se séparaient, sans pourtant
jamais se contredire, surtout de la part de la légende. La légende, en
effet, n'a jamais contredit l'Évangile; elle s'est contentée d'y ajouter;
elle a complété pour le peuple la religion par la superstition. J'aurai
soin, d'une part, dans l'étude que je veux faire de l'épopée chrétienne,
de noter la marche parallèle de ces deux récits et le commerce qui s'é-
tablit entre les deux épopées. Nous verrons aussi, d'autre part, quand
nous arriverons à Klopstock, que son mérite est d'avoir réuni dans son
poème ces deux épopées , l'épopée naturelle et l'épopée littéraire , et
d'avoir donné par là à la Messiade sa dernière forme et sa plus belle
expression.
Saint-Marc Girardin.
tome II. 25
irwi"H"rnmg
LES
ÉTATS D'ORLÉANS
(1560.)
ACTE DEUXIÈME.'
La scène est dans le château de Montargis.
Il est huit heures du matin.
Un grand vestibule éclairé dans le fond par une galerie vitrée d'où la vue s'étend sur
la cour d'honneur.
A gauche, la porte de la chambre à coucher du roi de Navarre; un hallebardier fait
sentinelle devant la porte.
SCÈNE PREMIÈRE.
BOUCHARD, entrant par la galerie, suivi d'un valet.
BOUCHARD, à voix basse.
Qui t'a remis ce papier?
LE VALET.
Deux hommes que je ne connais pas, monsieur le chancelier.
BOUCHARD.
Où sont-ils?
LE VALET.
Sur le chemin d'Orléans, et déjà loin d'ici; ils courent à bride avalée.
BOUCHARD.
C'est bien. Voyons. (Le valet se retire dans la galerie.) Point d' adresse,
(1) Voyez la livraison du 15 avril.
IIS ÉTATS »' ORLÉANS. 383
point de signature, rien que des chiffres... Mais c'est la main du car-
dinal! Alors j'y suis. Avec un peu d'attention, ce sera bientôt lu. (Après
une assez longue pause, il ut:) « Un valet du roi, porteur de lettres pour les
princes,, part ce soir d'Orléans. » Oui, c'est bien cela : « ... Part ce soir
d'Orléans. Ne souffrez qu'il parle à personne. Emparez-vous des dé-
pêches et remettez-les vous-même. Un mot de cet homme peut tout
perdre. » Peste 1 encore de la besogne! Des dépêches, uh valet.... Tout
cela est fort commode. M. de Lorraine ne doute de rien. Veut-il donc
que je me mette à l'affût pour attendre son homme? N'ai-je pas mieux
•à employer mon temps que de faire ici le pied de grue? (il va prêter l'o-
reiiie à la porte de la chambre du roi.) Notre ambassadeur est encore là. Ce
bon M. de Bourbon , il doit avoir besoin que je lui donne un coup d'é-
paule. Heureusement d'Armagnac est avec lui. (Après avoir relu le papier
qu'il tient encore à la main et l'avoir déchiré.) Prenons toujours nos précau-
tions, (il fait signe au valet de s'approcher.) Écoute. Tu vas aller chercher La
Flèche et Gautier. Si vous voyez rôder par là une figure inconnue,
vite, un bâillon sur la bouche, deux bonnes cordes aux deux poignets,
et droit dans le caveau du donjon; puis vous viendrez m' avertir. Tu as
bien entendu?
LE VALET.
Oui, monsieur le chancelier. (iisort.)
SCÈNE II.
BOUCHARD, seul, puis STEWART.
BOUCHARD.
Maintenant, je vais au secours de notre cardinal. Voilà demî-beure
qu'ils sont en conférence. Ce n'est pas mauvais signe. J'aurais cru
que M. le prince lui donnerait son congé dès les premières paroles.
Entrons. (Il se dirige vers la porte de la chambre à coucher, mais, en portant les yeux
du côté de la galerie, il aperçoit un homme enveloppé d'un manteau qui s'introduit avec
précaution.) Eh! mais, serait-ce déjà le camarade? Parbleu! je connais
ce masque-là! Le vieil Écossais du roi? (Élevant la voix.) Bonjour, mon-
sieur Robert. Par quel hasard dans ces lieux? et pourquoi ces airs de
mystère?
STEWART.
A chacun son tour. îTai-je pas vu hier un chancelier de Navarre s'é-
chapper à pas de loup du logis de M. de Lorraine?
BOUCHARD.
Que dites-vous là, s'il vous plaît?
STEWART.
J'ai détourné les yeux; qu'il me rende la pareille.
BOUCHARD.
Ah çà! vous radotez, mon ami. Moi, hier à Orléans!...
384 REVUE DES DEUX MONDES.
STEWART.
Je vous ai vu, de ces yeux vu.
BOUCHARD.
Vos yeux étaient troubles. Mais brisons là. Vous avez des lettres à
me remettre?
STEWART.
Des lettres?
BOUCHARD.
Oui, des lettres. Ne faites pas l'étonné.
STEWART.
Je n'ai pas de lettres pour vous.
BOUCHARD.
Donnez-les-moi toujours.
STEWART.
Je n'en ai point.
BOUCHARD.
Donnez-les-moi, vous dis-je.
STEWART.
Non.
BOUCHARD.
Allons, bonhomme, comme tu voudras, (il appelle.) Holàî (Les trois va-
lets entrent et se jettent sur Stewart.) Tenez ferme. (A la sentinelle.) Mon ami,
prêtez-leur main-forte. C'est un traître, un espion. (Stewart est bâillonné
et garrotté. On l'emmène. La sentinelle revient à son poste. Bouchard s'adressât aux
trois valets :) Attendez ! Ouvrez son pourpoint. Ne trouvez-vous point des
lettres?
UN DES VALETS.
Oui, monsieur le chancelier; en voici.
BOUCHARD, prenant une lettre.
Est-ce tout ?
SECOND VALET.
Encore celle-ci, et puis quelque autre chose... un bijou, ma foi!
BOUCHARD.
Un bijou? Voyons. (Bas.) Un cachet aux armes d'Ecosse! Vertudieu!
quel butin ! — Allez, mes amis, allez, ne le lâchez pas.
(Stewart cherche à se débattre, il est emporté par les valets.)
SCÈNE III.
BOUCHARD, seul.
Voilà une affaire lestement faite. Maintenant, voyons ces dépêches.
Ah! ah! l'écriture de la Montpensier. C'est bien. Les armes de la reine-
LES ÉTATS D'ORLÉANS. 385
mère, encore mieux! — A mes cousins de Bourbon. Voilà, j'espère, du
renfort pour ce cher cardinal. Allons, portons vite tout cela, (il fait quel-
ques pas vers la chambre à coucher.) Mais n'est-il pas prudent de s'assurer
d'abord du contenu? (il regarde les lettres.) Ces sceaux-là se lèveront ai-
sément. Sachons de quoi il s'agit, c'est plus SÛr. Et Ce Colifichet (Mon-
trant le cachet aux armes d'Ecosse.), quel usage en ferons -nous? Tout cela
vaut bien la peine de se recueillir quelques instans.
(Il se dirige rers la galerie.)
SCÈNE IV.
LE ROI DE NAVARRE , sortant de sa chambre à coucher, suivi
du PRINCE DE CONDÉ.
LE ROI DE NAVARRE.
Holà î Bouchard, où allez-vous?
BOUCHARD , revenant sur ses pas.
Sire?...
LE ROI DE NAVARRE.
Écoutez, vous allez descendre aux écuries; vous y verrez mon frère
le cardinal et M. d'Armagnac qui font brider leurs mules. Je ne veux
pas qu'ils partent sans m'avoir dit encore quelques paroles. Allez, Bou-
chard, ne tardez pas. (Bouchard sort.)
SCÈNE V.
LE ROI DE NAVARRE, LE PRINCE DE CONDÉ.
LE PRINCE DE CONDÉ.
Vive Dieu! mon frère, quel courage! Vous n'en avez donc pas assez
de leurs sermons? Vous voulez recommencer?
LE ROI DE NAVARRE.
Quelques mots seulement.
LE PRINCE DE CONDÉ.
Pour moi, tout est dit, je n'irai point.
LE ROI DE NAVARRE.
Vous en êtes le maître.
LE PRINCE DE CONDÉ.
Me jeter, en plein jour, dans une chausse-trappe! Il n'y a que les fous
qui se donnent ces plaisirs-là.
LE ROI DE NAVARRE.
Les fous, les fous... Vous croyez-vous bien sage , d'avoir rudoyé de
la sorte notre frère et M. d'Armagnac? Ils s'en vont tout marris. Je
veux me séparer d'eux en meilleurs termes.
386 REVUE DES DEUX MONDES.
EB PRINCE DE CONDÉ.
À cela ne tienne. Donnez-leur aussi mes baise-mains, mais, pour
Dieu! ne leur promettez rien.
LE ROI DE NAVARRE.
Ni promettre, ni refuser.
LE PRINCE DE CONDÉ.
La chose est claire, pourtant : mettez les pieds à la cour, vous n'en
reviendrez pas.
LE RDI DE NAVARRE.
N'y point aller, c'est jouer bien gros jeu.
LE PRINCE DE CONDÉ.
Y aller, c'est perdre à coup sûr; les dés sont pipés.
LE ROI DE NAVARRE.
Moi, premier prince du sang, laisser ma place vide aux états... —
Après tout , si MM. de Guise attentaient à ma personne, pensez-vous
que les états le souffriraient?
LI PRINCE DE CONDÉ.
Eh! bon Dieu! les états, c'est une comédie! Quand ils seraient pour
nous, ce dont je doute encore, oseraient-ils élever la voix au milieu des
hallebardes et des mousquets?
LE ROI DE NAVARRE.
Mais la reine Catherine... nous avons son appui; le cardinal ne vous
l'a-t-il pas dit?
LE PRINCE DE CONDÉ.
Bel appui? Est-ce elle qui commande aux cornettes de Cypierre?
Est-ce la reine Catherine qui fait marcher cette forêt de lances dont
Orléans est enveloppé? Et puis, fiez- vous donc aux femmes, et aux
femmes de cette cour-là! Vous savez bien ce qu'elles valent.
LE* ROI DE NAVARRE.
En vérité, mon cher Louis , vous faites mon étonnement ! Vous qui
toujours gourmandez ma prudence, vous voulez aujourd'hui que j'aie
peur de mon ombre !
LE PRINCE DE CONDÉ.
Non, non, je ne veux rien. Allez, mon frère, faites- vous mettre en
cage.
LE ROI DE NAVARRE*
Mon parti n'est pas encore pris.
LE PRINCE DE CONDÉ.
Allez... qu' attendez-vous?
LE ROI DE NAVARRE.
J'attends le connétable. Nous lui avons promis...
LES ÉTATS D'ORLÉANS. 387
LE PRINCE DE CONDÉ.
Pensez-vous donc qu'il vienne?
LE ROI DE NAVARRE.
Il n'est pas homme à manquer au rendez- vous... Ce n'est pas qu'au-
jourd'hui tout le monde se fait attendre. (Tournant la tête du côté de la
galerie.) Comprenez-vous ce Bouchard qui ne revient pas?... Le cardinal
serait-il déjà parti?
LE PRINCE DE CONDÉ.
Vous voilà bien en peine. Que n'allez-vous y voir vous-même?
LE ROI DE NAVARRE.
Parbleu î vous avez raison. (il sort.)
SCÈNE VI.
LE PRINCE DE CONDÉ, seul. (11 suit des yeux le roi de Navarre.)
Je voudrais bien qu'on m'expliquât ce qui se passe chez cet excellent
frère! D'où lui vient aujourd'hui cet amour du danger? Lui si sage, lui
qui jamais ne s'embarque que par le ciel le mieux étoile, se lancer tête
baissée dans un tel traquenard ! Il a donc bien peur de rompre avec le
roi? Je parie qu'il s'en va donner parole au cardinal... — p Après tout, si
j'étais à sa place, je n'hésilerais pas; dès ce soir je serais à Orléans.
Dieu sait ce qu'il m'en coûte de reculer devant ces deux cadets de Lor-
raine! J'aurais tant de plaisir à les mesurer de l'œil 1... Pour en avoir
raison, il ne faut qu'un peu de cœur. — Mais paraître devant cette dédai-
gneuse qui me rendrait tout au plus mon salut ! Risquer ma tête pour
qu'elle en soit moins émue que si son singe était malade! Non, mille
fois non; je n'ai pas ce courage-là. Des dangers tant qu'on voudra, mais
des dédains, des mépris de femme, je ne suis pas de taille à les braver.
— Seigneur Dieu ! à quelle folie me voilà-t-il donc réduit? quel rêve ex-
travagant ai-je poursuivi depuis six mois? Parce qu'un jour il m'a
semblé... Non, je me fais pitié!... et j'ai quitté Nérac joyeux comme
un enfant à la pensée que je me rapprochais d'elle! Et pendant ce long
voyage le cœur me battait à fendre mon pourpoint chaque fois qu'un
message arrivait de la cour! . . . Mais elle songeait bien à moi! Pas un mot,
pas un signe, pas le moindre souvenir!... Tout à l'heure encore j'es-
pérais que ce cardinal... Il venait de la voir, de lui parler... Mais non,
j'ai eu beau l'interroger, rien, toujours rien. — Suis-je assez bafoué!...
Je ne l'ai pas rêvé, pourtant, c'était bien elle, à Ambois^, qui, pour
mieux me convertir, me provoquait sans cesse à m' asseoir à ses côtés;
c'était bien elle qui, chaque soir, m'enivrait, comme à plaisir, de ses
chansons, de ses douces poésies; et quand , par hasard , en accordant
son luth, ma main rencontrait la sienne, je ne vois pas qu'elle en fût
388 REVUE DES DEUX MONDES.
offensée! Et tout cela n'était que moquerie! et tout cela n'est plus que
fumée ! et je suis assez lâche pour en être amèrement chagrin ! Ah !
ma pauvre Limeuil, et vous toutes qui m'avez aimé, vraiment aimé,
vous ririez bien de moi! Croiriez-vous que je n'aspire pas même à par-
tager le bonheur de mon royal cousin? La plus modeste place dans un
cœur, voilà tout ce que je demande, moi, Condé! N'est-ce pas de la
sorcellerie? Un regard, un seul regard, me rendrait plus triomphant
qu'une victoire en bataille rangée. Et dire que je ne l'aurai jamais, ce
regard! Morbleu! du moins je ne le mendierai pas! 11 est temps de
briser cette ridicule chaîne. J'ai beau garder mon secret, il finirait par
m'échapper. Sainte-Foy a déjà des soupçons, Noblesse fait le mysté-
rieux, vous verrez que Bouchard lui-même finira par s'en douter. Je
deviendrais bientôt la fable de l'univers. Il faut trancher dans le vif.
Ce n'est pas à Orléans, c'est chez moi, c'est à La Fère que je veux aller.
Puisque j'y suis résolu, bien résolu , pourquoi tarder? A quoi bon at-
tendre le connétable? Avertissons mes gens, et que dans une heure
nous soyons tous délogés. Holà! Sainte-Foy, Noblesse...
SCÈNE VIF.
Le même, NOBLESSE, entrant par la galerie.
NOBLESSE.
Monseigneur, voici M. Dardois qui monte les degrés.
LE PRINCE DE CONDÉ.
Noblesse, entendez-vous avec Sainte-Foy pour que dans une heure
tous nos gens soient prêts à partir et tous mes chevaux bridés. Allez,
faites diligence.
NOBLESSE.
Oui, monseigneur. (il sort.)
SCENE VIII.
LE PRINCE DE CONDÉ, DARDOIS.
LE PRINCE DE CONDÉ.
Bonjour, Dardois. Viendriez-vous sans le connétable?
DARDOIS.
Non, monseigneur. J'ai pris les devans au sortir de la forêt. Vous le
verrez bientôt.
LE PRINCE DE CONDÉ.
Je tremblais que par ces brouillards d'automne sa goutte ne lui eût
joué quelque tour.
LES ÉTATS D'ORLÉANS. 389
DARDOIS.
Nous avons la goutte, monseigneur, pour ne pas aller aux états; mais
cette goutte-là ne rend pas bien malade. Si nous sommes en retard, la
faute en est aux six cents lances qui marchent avec nous; il a fallu faire
tant de haltes d'Écouen jusqu'ici I sans compter de longs détours pour
éviter les bandes de Picardie qui se rendent à Orléans.
LE PRINCE DE CONDÉ.
Encore des gens de guerre pour Orléans ! Voilà des états qui seront
bien gardés !
DARDOIS.
Oui, monseigneur, et qui n'en seront pas plus sûrs. Ces pauvres dé-
putés ne s'y trompent guère; à voir avec quelles figures ils quittent
leurs provinces, on dirait qu'ils vont ramer pour le service du roi.
LE PRINCE DE CONDÉ.
Bien fou qui se laisse prendre à monter sur cette galère !
DARDOIS.
Ah ! monseigneur, quelle joie pour M. le connétable quand vous lui
tiendrez ce langage! 11 vous suit avec tant de souci depuis que vous
avez quitté Nérac ! Il appréhendait si fort que votre dessein ne fût d'al-
ler plus avant !
LE PRINCE DE CONDÉ.
Non pas, s'il vous plaît.
DARDOIS.
Et moi, monseigneur, j'avais tant de hâte de vous confier des choses
que je n'osais vous écrire !... J'ai passé de si mauvaises nuits depuis que
ce malheureux Lassalgue. .
LE PRINCE DE CONDÉ.
Lassalgue?
DARDOIS.
Doutez-vous qu'il soit au pouvoir de MM. de Lorraine? et savons-nous
ce qu'il leur aura dit?
LE PRINCE DE CONDÉ.
Oh! pour cela, soyez tranquille. Il est fidèle comme tous nos Basques.
Qu'il soit pris, qu'il soit mort, à la bonne heure; mais qu'il ait parlé,
je n'en crois rien, Dardois.
DARDOIS.
Alors MM. de Lorraine sont de bien grands sorciers.
LE PRINCE DE CONDÉ.
Comment?
DARDOIS.
Avoir déjoué tout juste et point pour point tout ce que nous vous
mandions.
390 REVUE DES DEUX MONDES.
LE PRINCE DE GONDÉ.
Vous m'aviez donc écrit?
DARDOIS.
Hélas! oui, monseigneur, avec l'encre que vous savez....
LE PRINCE DE CONDÉ.
Et vous en aviez instruit Lassalgue ?
DARDOIS.
Il le fallait bien, monseigneur, pour qu'il vous avertît.
LE PRINCE DE CONDÉ.
Ah! vous m'en direz tant!
DARDOIS.
Soyez-en sûr, ils ont tout lu. Vous comprenez maintenant quels dan-
gers vous attendraient à Orléans!
LE PRINCE DE CONDÉ.
Ce n'est pas à moi, Dardois, c'est à mon frère qu'il faudra conter cela.
DARDOIS.
Quoi ! le roi de Navarre veut aller aux états?
LE PRINCE DE CONDE.
Bel et bien.
DARDOIS.
Est-il possible l
SCÈNE IX.
Les mêmes, BOUCHARD, entrant rapidement par la galerie.
LE PRINCE DE CONDÉ, se retournant.
Qui va là?
BOUCHARD.
Pardon, monseigneur, pardon. —Monsieur Dardois voudrait-il me
laisser dire un mot à M. le prince?
LE PRINCE DE CONDÉ. un
Une autre fois, Bouchard.
BOUCHARD.
Mais, monseigneur, c'est chose de conséquence,, je vous jure.
LE PRINCE DE CONDÉ.
Attendez... tout à l'heure.
BOUCHARD.
Monseigneur, il seca trop tard. Je manquerais à mes dévotes si je
n'insistais pas.
LES ÉTATS D'ORLÉANS. 391
LE PRINCE DE G0NDÉ.
Eh bien! voyons, parlez. — Dardois, veuillez descendre; vous m'an-
noncerez au connétable. Je veux aller le recevoir aux portes du châ-
teau. (Dardois sort.)
ROUCHARD, à part.
Maintenant jouons serré. C'est notre dernière carte!
LE PRINCE DE «ONDE.
Allons, Bouchard, parlez donc.
ROUCHARD.
Monseigneur, vous me voyez dans un grand embarras. Je donnerais
le peu que je possède, et ma vie par-dessus le marché, pour que le roi,
mon bien-aimé maître, n'allât pas à Orléans. Depuis qu'il s'est mis en
tête un dessein que vous blâmez si justement, j'en perds le sommeil et
l'appétit; et pourtant, si vous ne venez à mon secours, je vais peut-
être le pousser, malgré moi, à se faire prendre à cette glu.
LE PRINCE DE CONDÉ.
Qu'est-ce que cela veut dire?
ROUCHARD.
Pardon , «monseigneur, vous m'allez comprendre. Toute l'heure,
pendant que le roi donnait les baisers d'adieu à M. le cardinal...
LE PRINCE DE CONDÉ.
"Comment! pas encore parti?
ROUCHARD.
Dans un instant il sera hors du château; mais, pendant qu'on dispo-
sait sa litière, le roi nous tournant le dos et tout entier à M. son frère,
j'ai reçu certaines lettres qu'à leur forme et aux armes dont elles sont
scellées, j'ai reconnues lettres royales et venant tout droit d'Orléans.
LE PRINCE DE CONDÉ, avec impatience.
Eh bien!
ROUCHARD.
Je me suis senfi fort empêché, car mon devoir me commandait de
porter ces lettres à mon maître; et cependant je me disais : Si ce sont
invitations pressantes, promesses, sauf-conduits, que sais-je? c'en est
fait, nous ne pourrons jamais retenir le roi. Alors j'ai pensé que M. le
prince de Condé pouvait seul prendre sur lui ce qu'il convient de faire,
le suis venu bien vite m'en remettre à sa prudence. Maintenant mon-
seigneur doit comprendre, et j'espère qu'il pardonne mon insistance eft
mon importunité.
LE PRINCE )DE CONDÉ.
Très bien. Mais le messager, où est-il?
392 REVUE DES DEUX MONDES.
BOUCHARD.
Il ne s'est pas soucié de rester avec nous. J'ai pris les lettres, il m'a
dit deux paroles, et je ne l'ai plus revu.
LE PRINCE DE CONDÉ.
Mais les lettres?
BOUCHARD.
Les voici, monseigneur.
LE PRINCE DE CONDÉ.
Donnez Vite. (Il jette les yeux sur la première lettre.) Ah! c'est de la du-
chesse. Il en a tant reçu de ces lettres-là, qu'une de plus... Vous pouvez
la remettre, (il prend la seconde lettre.) Quant à celle-ci, voyons : A mes
cousins MM. de Bourbon. C'est la main de la reine-mère. Je l'ouvre,
celle-ci. (Pendant qu'il lit des yeux.) Toujours la même antienne : la pa-
role du roi, la sienne; ces mêmes phrases que le cardinal et d'Arma-
gnac nous récitaient tout à l'heure... rien de plus.
BOUCHARD, à part.
Voyons si le post-scriptum produira plus d'effet L'y voici. Male-
peste! comme il change de figure! Je ne me trompais pas. (u tire de sa
poche le cachet aux armes d'Ecosse.) Puisqu'il en est ainsi, nous vous tenons,
beau prince!
LE PRINCE DE CONDÉ , à part, relisant le post-scriptum.
« La reine, notre chère fille, ne veut l'ouvrir qu'en compagnie de
MM. ses cousins... » Enfin ! elle se souvient que je suis au monde! Mais
ce n'est pas elle qui me le dit ! Elle aurait pu choisir un autre secré-
taire. Tout ce qui vient de cette Florentine me semble louche et me
met sur mes gardes. (Haut.) Bouchard, ne vous a-t-on remis que ces
deux lettres?
BOUCHARD.
Pas d'autres, monseigneur.
LE PRINCE DE CONDÉ.
Mais, que vous a-t-on dit?
BOUCHARD.
Seulement ces mots : deux lettres pour le roi et ceci pour M. le
prince, pour lui seul.
LE PRINCE DE CONDÉ.
Pour moi! mais vous ne m'avez rien donné.
BOUCHARD.
Ah! pardon, monseigneur, (il porte la main à son pourpoint.) Je ne sais
pas trop ce que c'est : un bijou, un cachet, je crois.
LE PRINCE DE CONDÉ.
Voyons. (A part.) Bénédiction! son cachet, son propre cachet! (Haut.)
Et c'est à moi, vous en êtes sûr, que ceci est destiné?
LES ÉTATS d' ORLÉANS. 393
BOUCHARD.
Oui, monseigneur.
LE PRINCE DE CONDÉ.
Vous en êtes bien certain?
BOUCHARD.
Assurément, monseigneur; à vous, et même à vous seul.
LE PRINCE DE CONDÉ.
Vous avez bien entendu?
BOUCHARD.
Parfaitement, monseigneur, et de mes deux oreilles.
LE PRINCE DE CONDÉ , avec feu.
Voyez-vous, maître Bouchard, si vous aviez le malheur de me dire
un mot de plus que la vérité, je vous les ferais couper, vos oreilles, pour
vous apprendre à mieux écouter.
BOUCHARD.
Ah ! bon Dieu ! monseigneur, que vous ai-je donc fait pour m'attirer
de telles paroles? Vous étiez si calme tout à l'heure, et maintenant...
LE PRINCE DE CONDÉ.
Maintenant je suis très calme encore, mon cher Bouchard.
BOUCHARD, regardant le cachet que le prince tient à sa main et dont il ne détache pas
ses yeux.
Je me doutais bien que c'était là quelque chose d'importance. Il y a
des armes, je crois : ne sont-ce pas les armes du roi?
LE PRINCE DE CONDÉ.
Oui, c'est le cachet du roi.
BOUCHARD.
Il paraît bien ciselé et d'un précieux travail : je conçois que monsei-
gneur le regarde avec tant d'admiration. (A part.) Il ne m'écoute pas.
LE PRINCE DE CONDÉ, sans l'écouter et contemplant toujours le cachet.
Ah! ceci vaut mieux qu'une lettre. Son bijou favori! qui jamais ne
quitte sa ceinture! que ses charmantes mains ont caressé tant de fois !
Oui, ses mains!... Quel délire! Je crois les sentir dans les miennes.
BOUCHARD, à part.
Vive Dieu! il me semble qu'on vous oublie, monsieur le connétable!
C'est bien, c'est bien!...
LE PRINCE DE CONDÉ, contemplant toujours le cachet.
AChambord! Oui, j'irai, j'irai, quoi qu'on dise, quoi qu'on fasse,
quoi qu'il advienne. — Mais, prenons garde, Bouchard me regarde....
Et le connétable qui m'attend....
BOUCHARD.
Pardon, monseigneur, voudriez-vous me dire ce que je dois faire?
Remettre cette lettre, c'est convenu; mais l'autre....
394 REVUE ©ES DEUX MONDES.
LE PRINCE DE <O0NDÉ.
L'autre?.... Comme vous voudrez; il importe assez peu "maintenant.
ROUCHARD.
Maintenant? pourquoi donc, monseigneur?....
LE PRINCE DE CONDÉ.
Eh bien! tenez, (il lui donne la lettre ouverte.) la voici : vous direz au roi
que je l'ai lue; qu'elle me semble digne de sérieuses réflexions. Ces
paroles de la reine-mère ont bien leur poids; ce sont des paroles écrites.
Dites- lui de ne point les perdre : s'il persistait dans son dessein, elles
seraient d'un grand secours pour lui, et, qui sait? pour moi-même.
ROUCHARD.
Pour vous, monseigneur?
LE PRINCE DE CONDÉ,
Oui, pour moi. Croyez-vous donc, Bouchard, que je pourrais jamais
laisser mon frère s' exposer seul à un tel danger?
BOUCHARD, repliant la lettre qu'il a parcourue.
Ah! monseigneur, je vous reconnais bien là! Mais, au nom du ciel!
gardez-la cette lettre; j>e vous en prie, .gardez-la.
«LE PRINCE DE CONDÉ.
Et pourquoi?
BOUCHARD.
Je viens d'en lire assez : si je la montre au roi, tout est dit.
LE PRINCE DE CONDÉ.
Qu'est-ce donc?
ROUCHARD,
Le nom seul de la reine Marie, il y a de quoi nous faire partir sur
l'heure,
LE PRINCE DE CONDÉ.
Vous voulez rire. Comment, mon frère?.,..
BOUCHARD.
Serait-il possible que monseigneur ne s'en fût jamais aperçu ?
LE PRINCE DE CONDÉ.
Non, vraiment.
BOUCHARD.
Eh bien! monseigneur peut m'en croire.
LE PRINCE DE CONDÉ.
Mais sa barbe grisonne.
BOUCHARD.
Est-ce un Caton pour cela?
LE PRIN€E DE CONDÉ.
Non, mais ce n'est point un fou, et jamais pareille démence.... (A-patt. )
LES ÉTATS D'ORLÉANS. 395,
Ah! M. mon frère, voilà donc qui m'explique.... Eh bien! nous y se-
rons ensemble. Je me permets d'en avoir peu d'alarmes.... qui sait
pourtant? les femmes sont si bizarres.... (Haut.) Bouchard, rendez-moi
cette lettre; je serai de retour dans un instant; U vaut mieux que je la
donne moi-même au roi.
BOUCHARD, rendant la lettre.
J'en suis ravi, monseigneur. Il me coûtait, en vérité, de faire à mon
cher maître un si mauvais cadeau*
LE PRINCE DE CONDÉ.
Bouchard, écoutez-moi. Quelles qi*e soient vos terreurs, n'insistez pas
plus qu'il ne convient pour amener mon frère à votre avis. Le sien
est-il si mauvais?... Je n'en sais rien. Les gens de cœur doivent toujours
y regarder de très près avant de se donner des airs de poltrons. —
Avertissez-le que le connétable s'approche, et que je suis allé hors du
château lui souhaiter la bien-venue.
BOUCHARD.
Oui, monseigneur. (Le prince de Gondé sort.)
SCÈNE X.
BOUCHARD, seul.
Ouf! Tai-je ramené de loin ce beau galant! lui ai-je administré sa-
vamment mon narcotique amoureux! Parlez-moi d'avoir affaire à ces
cœurs enflammés! — Pour le coup, M. de Lorraine sera content, j'espère;
et son grand dédaigneux de frère, fera-t-il encore le dégoûté? Jamais
ils ne sauront ce qu'ils te doivent, mon pauvre Bouchard! — J'avoue
pourtant que, si la cure est belle, on m'a fourni un bon onguent. Je
m'étais bien douté, à voir la rage du vieux hibou, que ce brimborion
d'or valait plus que son poids. Comme les yeux lui sortaient de la tête
pendant qu'on l'arrachait de son pourpoint! Que devait-il en faire, lui?
Je n'en sais rien; mais, moi, je n'en ai pas mal usé. — Maintenant,
monsieur le connétable, vous pouvez parler aussi haut qu'il vous plaira,
ïWMJS sommes cuirasséet à l'abri de votre langue... Eh! mais, quel est ce
bruit de Chevaux?... (Il regarde aux fenêtres de la galewfl.) Le Connétable!..,
Laissons-les se fêter, s'embrasser tout à leur aise, et veillons à notre
prisonnier. S'il s'échappait, quel remue-ménage ! ... Voyons si les portes
sottibieo closes et mes gardiens bien éveillés.
396 REVUE DES DEUX MONDES.
SCÈNE XI.
LE CONNÉTABLE DE MONTMORENCY, LE ROI DE NAVARRE, LE
PRINCE DE CONDÉ, DARDOIS, NOBLESSE, gentilshommes de
LA SUITE DU CONNÉTABLE, DEUX VALETS DU ROI DE NAVARRE PORTANT
DES BOUTEILLES ET DES GOBELETS.
LE CONNÉTABLE , s'entretenant avec le roi de Navarre.
Non, sire, en vérité, pas la moindre fatigue. C'est une promenade
qui nous a mis en santé, hommes et chevaux; et nous avions encore
assez d'haleine s'il eût fallu pousser plus loin pour l'amour de vous et
de M. notre neveu.
LE ROI DE NAVARRE.
Cher connétable, c'est votre vieille amitié qui vous fait oublier la
longueur du voyage.
LE CONNÉTABLE.
Ajoutez-y que feu mon père m'a taillé des reins comme on n'en fait
guère aujourd'hui. Moi, je ne suis bien que sur ma selle, et j'y mourrai,
si Dieu le permet.
LE PRINCE DE CONDÉ.
En attendant, mon cher oncle, il n'est pas nécessaire de vous tenir
debout. (Il fait signe aux valets de déposer sur la table les bouteilles et les gobelets.)
Asseyons-nous, s'il vous plaît, à cette table.
LE CONNÉTABLE.
Pour boire un coup de votre vin? Je ne demande pas mieux, car j'ai
grand chaud. (Se tournant vers ses gentilshommes : ) Laissez-nOUS, VOUS autres.
(Il s'assied; le roi de Navarre lui verse à boire. Les gentilshommes s'éloignent.)
LE PRINCE DE CONDÉ, bas à Noblesse.
Tous mes gens sont-ils prêts?
NOBLESSE, bas.
Oui, monseigneur, et les chevaux aussi.
LE PRINCE DE CONDÉ.
C'est bien. ( Noblesse et Dardois se promènent dans la galerie.)
LE CONNÉTABLE, resté seul avec le roi et le prince.
Voilà plus d'un an, savez-vous, que nous n'avons passé une heure
ensemble! Que de choses depuis un an î Dans quel état sont tombées
nos affaires! Ne parlons pas de mes injures personnelles, j'ai coutume
d'en faire bon marché; mais le* royaume, ce pauvre royaume, aban-
donné à ces harpies! N'y a-t-il pas de quoi vous faire saigner le cœur?
LE PRINCE DE CONDÉ.
Dites plutôt, connétable, nous mettre la dague au poing. C'est la
guerre, voyez-vous, la guerre seule qui nous fera justice.
LES ÉTATS d'orléans. 397
LE CONNÉTABLE.
Je le crois comme vous, mais il faut prendre son temps.
LE PRINCE DE CONDÉ.
Le plus tôt sera le mieux! Je mettrai bas ces maudits étrangers ou
j'y laisserai ma vie! et si je meurs, connétable, comptez sur mes amis
pour me venger et vous servir.
LE CONNÉTABLE.
Vos amis! cher neveu, vous n'oubliez qu'une chose : sont-ils du bois
dont je fais les miens? Appelez-moi, si vous voulez, diseur de pate-
nôtres, riez de mes vieilles idées, mais j'aimerais mieux toute ma vie
garder au fourreau ma vieille épée que de prendre à mon service vos
faiseurs de religions.
LE PRINCE DE CONDÉ.
Ne peut-on suivre chacun sa foi et marcher de concert contre l'en-
nemi commun?
LE CONNÉTABLE.
Oh! que nenni! je suis trop vieux routier! On ne vit pas avec les
charbonniers sans qu'il en reste aux doigts quelque chose... Ne vous
fâchez pas, Condé; écoutez-moi : nous ne sommes pas ici pour nous
complimenter; je vous ai déjà écrit brutalement votre fait, je vous le
dirai de même. Vous avez été un peu bien prompt de rompre ainsi
tout haut avec la messe?
LE PRINCE DE CONDÉ.
J'avais rompu tout bas. Ce que je fais, je le dis.
LE CONNÉTARLE.
Pas toujours, s'il vous plaît, monsieur mon neveu. Je sais plus d'un
mari par le monde à qui vous ne dites pas tout ce que vous faites. La
franchise est une belle chose; mais, quand on a l'honneur d'être fils
de France, on doit y regarder à deux fois avant de faire divorce avec
notre sainte mère l'église. — Allons, je ne suis pas venu pour vous ser-
monner. Laissons là votre profession et la belle colère où vous m'avez
mis. C'est ma chère nièce, votre femme, qui vous a fait faire le saut :
je comprends, vous avez racheté par là bien des péchés envers elle...
Allons, allons... voudriez-vous m'en faire accroire? Moi, grâce à Dieu,
j'ai les cheveux trop blancs pour donner des soucis à ma femme; aussi,
fût-elle huguenote encore plus obstinée que votre Éléonore, jamais
elle ne me ferait changer. Mes neveux de Châtillon en savent quelque
chose : ils y ont perdu leur latin. Mais, corbieu! je n'en suis que plus
résolu de ne donner ni paix ni trêve à cette insatiable famille qui s'en
va ruinant notre France. Ils voudraient bien nous traquer tous dans
leur baraque d'Orléans; mais vous n'êtes pas en humeur, je suppose,
TOME II. 26
398 REVUE DES DEUX MONDES.
de leur faire cette galanterie : vous vous gardez pour des temps meil-
leurs. Cela dit, voyons un peu comment disposer nos affaires.
LE ROI DE NAVARRE.
Vous allez trop grand train, connétable. Parlons des états, s'il vous
plaît. Vous pensez qu'il nous est loisible d'y faire défaut? Moi, je le
confesse, je n'en crois rien.
LE CONNÉTADLE.
Quoi ! vous avez envie d'aller à Orléans?
LE ROI DE NAVARRE.
Envie, non; mais il est des choses qu'il faut faire, sans en avoir
envie.
LE CONNÉTADLE.
Vous voulez, sans défense, vous livrer à ces gens-là!
LE ROI DE NAVARRE.
Serai-je sans défense au milieu des députés des trois ordres? Cette
noblesse n'aura-t-elle pas ses épées? Les gens du tiers ne seront-ils pas
pour moi?
LE CONNÉTADLE .
Et les soldats dont la ville est pleine, pour qui seront-ils? — En vérité,
je ne sais ce qui l'emporte en moi de l'affliction ou de la surprise! On
me l'avait dit, je n'en voulais rien croire. — Ainsi, vous vous faites
scrupule d'obéir aux invitations du roi! vous vous croyez protégé par
sa parole ! Mais vous oubliez donc dans quelle servitude est tombé cet
enfant? Ses ordres! est-ce lui qui les donne? Ses promesses! est-ce lui
qui les tient? Vous fiez- vous, par hasard, à sa mëre? Triste caution!
D'abord elle ne peut rien, et, pût-elle quelque chose, croyez-moi, ce ne
serait pas pour vous servir.
LE ROI DE NAVARRE.
J'aurai ma sauvegarde dans mon bon droit. De quoi voulez-vous
qu'ils m'accusent?
LE CONNÉTADLE.
On est toujours coupable quand on est sous la main de ses ennemis;
au temps où nous vivons, l'imprudence est le plus mortel de tous les
crimes. (Se tournant -vers lé prince de Condé.) N'est-ce pas votre avi£, mon-
sieur mon neveu ? Aidez-moi donc si, comme je le suppose, les desseins
de votre frère vous affligent autant que moi.
LE PRINCE DE CONDÉ.
Demandez-lui, mon cher oncle, quelle rude guerre je lui ai faite
depuis un mois que nous cheminons de'compagnie. Que ne lui ai-je
pas dit! Je lui ai fait toucher au doigt tous les dangers de son entre-
prise.
LES ÉTATS D'ORLÉANS. 39&
LE CONNÉTABLE.
Eh bien! continuez; allons! courage!
LE PRINCE DE CONDÉ.
Par malheur, mes discours ne l'ont pas plus touché que s'il était
de pierre, et je ne sais, en vérité, si la contagion m'a gagné, ou si sa
constance m'a vaincu, mais, plus nous approchons d'Orléans, moins je
me persuade que nous puissions ni lui, ni moi, faire au roi et aux états
si grave injure que leur tourner le dos.
LE CONNÉTABLE.
Comment! vous aussi! (A part.) et ce Dardois, qui tout à l'heure....
LE ROI DE NAVARRE.
Il veut rire, connétable; je ne me flatte pas de l'avoir converti.
LE CONNÉTABLE, d'un ton sévère.
Ah çà ! messieurs, disons-nous des sornettes pour amuser les femmes?
LE PRINCE DE CONDÉ.
Non, nous parlons sérieusement, très sérieusement; au point où en
sont les choses, il n'est plus temps de reculer.
LE ROI DE NAVARRE, à part.
Que veut- il dire?... Je crois rêver!
LE PRINCE DE CONDÉ.
J'aimerais mieux qu'il en fût autrement. Je voudrais être encore à
Poitiers ou à Tours. Là, je persisterais dans mon premier avis; mais
ici, je dois le reconnaître, il n'est plus de saison.
LE CONNÉTABLE.
Comment! morbleu! parce que le piège est sous vos yeux, c'est une
raison pour y tomber?
LE PRINCE DE CONDÉ.
Ecoutez-moi, connétable; tout se réduit à cette simple question:
Sommes-nous en état de tenir la campagne? A Poitiers, à Châtellerault,
on venait s'offrir à nous de tous côtés. Nous pouvions en huit jours
réunir trois mille lances, cinq à six mille fantassins de Périgord, et
force gentilshommes bien montés, bien équipés. C'était une armée. Il
est vrai qu'il fallait prendre un gros parti, planter hardiment la reli-
gion et mettre bas la messe.
LE CONNÉTABLE.
Tout beau !
LE PRINCE DE CONDÉ.
Nous avons refusé.
LE CONNÉTABLE.
Et vous avez bien fait!
400 REVUE DES DEUX MONDES.
LE PRINCE DE CONDÉ.
C'est à savoir. Les occasions perdues ne se retrouvent pas. Cherchez
des hommes qui se fassent tuer de bon cœur seulement pour savoir
par qui le roi sera servi de MM. de Lorraine ou de nous; moi, je n'en
connais guère. Les gens ne laissent là leurs châteaux, leurs femmes et
leurs biens, ils ne s'en vont coucher en plein champ, au risque de la
vie, que si l'on se bat pour leurs croyances ou pour leurs propres affaires.
Mais, n'en parlons plus, nous avons refusé. Tout le monde a été con-
gédié. Nous n'avons plus que quelques serviteurs, et vous voulez que
nous n'allions pas à Orléans!
LE CONNÉTABLE.
Oui, morbleu! je le veux.
LE PRINCE DE CONDÉ.
Mais dès ce soir de Termes va se mettre à nos trousses. Voilà huit
jours qu'il rôde autour de nous. Si, par miracle, nous lui échappons,
notre plus bel exploit sera de nous sauver, mon frère en Béarn, moi
en Picardie. Si, au contraire, nous tombons dans ses mains, où irons-
nous? A Orléans; mais non plus en princes qui vont prendre leur place
sur les marches du trône; on nous y conduira comme rebelles et va-
gabonds. Voilà les réflexions qui m'ont ramené à votre avis, mon frère.
Vous voyez que je parle sérieusement.
LE ROI DE NAVARRE.
En vérité, mon cher Louis, vous me faites encore mieux sentir com-
bien j'avais raison.
LE CONNÉTABLE.
Et moi, vous me faites damner tous les deux ! Où diable avez-vous
pris que vous ne soyez pas libres d'aller ou de ne pas aller aux états?
Je n'y vais pas, moi; croyez-vous donc que de Termes va me donner la
chasse? Je voudrais bien l'y voir! Avec mes six cents lances, je Lui
passerais sur le ventre. Venez avec moi, je me charge de vous conduire
partout où bon vous semblera. Que n'allez- vous en Normandie, à
Dieppe, par exemple? L'amiral se chargera bien de vous y faire res-
pecter, et vous ne serez forcés de prendre les armes qu'à bon escient,
quand et comment vous l'entendrez. Allons, est-ce convenu? Laissez-
vous là vos rêveries? Venez, croyez-moi, ne perdons pas de temps....
LE ROI DE NAVARRE.
Mon cher connétable, vous m'auriez ébranlé peut-être, si mon frère
n'était venu me secourir. Mais, je me sens tellement affermi dans mon
dessein, que pour rien au monde je n'y voudrais renoncer.
LE CONNÉTABLE.
A merveille. Et vous, monsieur de Condé?
LES ÉTATS D'ORLÉANS. 401
LE PRINCE DE CONDÉ.
Vous sentez, mon cher oncle, que je n'ai pas changé d'avis et de
conduite sans avoir mûrement réfléchi. Je n'ai pas pour habitude de
tourner à tous les vents.
LE CONNÉTARLE.
Eh bien ! que la volonté de Dieu soit faite! Ce n'est pas d'aujourd'hui,
après tout, qu'il vous frappe d'aveuglement. Vous pouvez vous vanter
l'un et l'autre de n'avoir jamais manqué d'agir au rebours de la raison,
et je ne vous sais habiles qu'à perdre vos affaires et à ruiner vos amis.
Puisque vous avez si grande hâte d'aller en cour, que n'y veniez-vous
il y a deux mois, à Fontainebleau? La partie était belle alors. En en-
trant avec mon escorte, je les ai fait pâlir. Ils se sont abaissés devant
moi jusqu'à confesser du désordre dans leur gestion des affaires; ils
nous ont concédé les états. En un mot, moi seul, je les traitais en petits
garçons. Vous présens, nous les aurions chassés. Mais non, vous vous
trouviez bien àNérac. J'ai eu beau pester contre vous, ni lettres, ni
messages ne vous en ont fait sortir. Et aujourd'hui, quand il est mani-
feste que vous ne pouvez rien à Orléans, rien que vous faire prendre
comme de pauvres souriceaux, il faut, parce que c'est une folie, que
vous vous y entêtiez ! Il y a du sortilège là-dessous ! Croyez-moi, vous
êtes endiablés, mes amis; ou plutôt vous avez affaire à des sorciers
que je connais un peu, et que le trésorier de MM. de Lorraine doit con-
naître encore mieux que moi.
LE ROI DE NAVARRE.
Toujours vos soupçons, connétable?
LE CONNÉTARLE.
Oui, je le soutiens, et bientôt j'en aurai les preuves; vous êtes trahis,
vous êtes vendus à beaux deniers.
LE ROI DE NAVARRE.
Mais par qui?
LE CONNÉTARLE.
Par tout ce qui vous approche. Cherchez qui vous prêchait de rester
à Nérac il y a deux mois, voyez qui vous pousse à partir pour Orléans
aujourd'hui, et vous saurez de qui je veux parler.
LE ROI DE NAVARRE. '
Non , vraiment. Descars et Jarnac , qui vous déplaisent tant, ne nous
ont pas suivis.
LE CONNÉTARLE.
Et leur ami, ce fin matois de chancelier...
LE ROI DE NAVARRE.
Qui? Bouchard! je ne sache pas qu'il m'ait excité à me rendre aux
états.
402 REVUE DES DEUX MONDES.
LE PRINCE DE COWOÉ..
Je dirai môme qu'il paraît d'un avis tout contraire.
LE CONNÉTABLE.
Ne parlez pas. monsieur mon neveu; votre Sainte-Foy, ce mielleux
Sainte-Foy, ne vaut guère mieux; Jarnac l'a pratiqué.
LE PRINCE DE CONDÉ.
Il faut donc soupçonner le genre humain tout entier.
LE CONNÉTABLE.
Et ce Basque que vous m'avez envoyé, n'est-ce pas encore un vail-
lant serviteur? Il a eu peur des lanières... (Se tournant vers Dardois qui s'ap-
proche.) Mais qui s'avise?... Ah! c'est vous, Dardois.
DARDOIS.
Je ne me permettrais pas d'interrompre monseigneur, mais...
LE CONNÉTABLE.
Mais quoi?... Voyons, parlez.
DARDOIS.
Je viens de voir entrer dans la cour du château M. d' Andelot , votre
neveu.
LE CONNÉTABLE.
D'Andelot!
LE ROI DE NAVARRE.
D'Andelot î je le croyais à Orléans.
LE CONNÉTABLE.
Sans doute il y était, et depuis huit jours.
LE ROI DE NAVARRE.
Que veut dire ceci?
S€ÈNE XII.
Les mêmes, D'ANDELOT.
LE CONNÉTABLE.
Vous ici, d'Andelotî Vous ont-ils donc chassé d'Orléans?
D'ANDELOT.
Non, je m'en suis chassé moi-même. Je m'y trouvais trop bien
gardé.
LE CONNÉTABLE , se tournant vers le roi et le prince:
Eh bien! sire, vous l'entendez, et vous, monsieur de Condé? Vous
savez s'il a le cœur vaillant, celui-là! (A d'Andeiot.) Vous avez bien fait,
mon neveu. Mais M. votre cousin et le roi son frère veulent en user
autrement. Vous vous êtes échappé d'Orléans, ils se disposent à y en-
trer.
LES ÉTATS D' ORLÉANS. 403
D'ANDELOT, avec vivacité.
Serait-il vrai, Condé? Et vous, sire? vous ne savez donc pas ce qui s'y
passe?
LE CONNÉTABLE.
Voilà deux heures que je le leur dis.
d'andelot.
Nos ministres chassés, Groslot sous les verrous...
LE ROI DE NAVARRE.
Comment! Groslot le bailli?
d'andelot.
Lui-même.
le connétable.
Eh bien! voilà du nouveau. Un tel homme de bien !
LE PRINCE DE CONDÉ, vivement.
Oui; mais un tel bavard! 11 aura fait quelque sottise, il la paie. Qu'y
a-t-il là qui m'étonne? — D'Andelot a cru devoir quitter la ville : peut-
être qu'à sa place j'en aurais fait autant : peut-être qu'à la mienne il
ferait comme moi. Chacun est juge de sa façon d'agir.
d'andelot.
Si vous le prenez ainsi, Condé, je me tais.
LE PRINCE DE CONDÉ, lui tendant la main.
Mais non, cher d'Àndelot, parlez.
d'andelot.
Eh bien ! à votre place j'aurais eu cent bonnes raisons de plus d'évi-
ter ce coupe-gorge. Moi pris, quel grand malheur! un soldat de moins,
voilà tout. Tandis que le roi de Navarre et vous, mon cousin, sur qui
tous les gens de bien placent leurs espérances, vous, nos chefs, nos
drapeaux... Mais si vous vous livrez, autant vaut dire que vous voulez
tout perdre et tout abandonner!
LE PRINCE DE CONDÉ.
Au contraire, mon ami; c'est parce que notre naissance nous pose
au premier rang, que nous devons payer de nos personnes. Songez
que depuis six mois nous proclamons qu'il faut convoquer les états,
qu'eux seuls peuvent rétablir les finances, Testaurer la justice, assurer
à chacun l'exercice de sa religion. Ces états, on nous les donne, les voilà
qui vont s'assembler, et nous n'y serions pas! Mais c'est pour le coup
qu'on aurait droit de dire : Vous voulez donc tout abandonner? — Vous
aviez grand'raison tout à l'heure, cher connétable; oui, nous avons
failli, gravement failli de n'être point venus à Fontainebleau. Je le
disais à mon frère, il s'en souvient : quitter la partie, c'est la perdre.
Nous semblons nous avouer coupables; nous renonçons à notre droit;
nous décourageons nos amis. — Et vous voulez que deux fois nous com-
404 REVUE DES DEUX MONDES.
mettions même faute? MM. de Guise ne demanderaient pas mieux! Ils
se soucient bien moins de nous tenir, qu'ils ne redoutent de nous voir.
Croyez-moi, s'ils nous tendaient un piège, ils s'y prendaient autrement.
Ils ne feraient pas tout ce fracas d'armes et de soldats. Morbleu! c'est
parce qu'ils veulent nous effrayer qu'il faut aller leur tenir tête! Ne
sommes-nous pas attendus par les députés de cette noblesse de Sain-
tonge, d'Anjou, de Provence, d'Auvergne, qui nous prend pour ses
défenseurs? N'est-ce pas à nous de faire entendre ses doléances, de sou-
tenir ses privilèges? N'est-ce pas à nous aussi de plaider un peu pour ce
pauvre peuple couchant sur la dure, mourant de faim, rongé d'impôts?
Et je manquerais à ces devoirs sacrés par peur de quelques hallebardes!
Mais que fais-je donc en ce monde? Sans biens, sans dignités, sans
renom , je ne possède qu'un peu d'honneur; laissez-moi demander à
Dieu de le conserver tout entier.
D'ANDELOT, bas au connétable.
Quelle véhémence, mon cher oncle!
LE CONNÉTABLE, à d'Andelot.
Dites plutôt quel délire ! (Il continue de causer à voix basse avec d'Andelot.)
SCÈNE XIII.
Les mêmes, SAINTE-FOY.
LE PRINCE DE CONDÉ.
4}ue voulez-vous, Sainte-Foy?
SAINTE-FOY.
Monseigneur, il y a là de pauvres diables qui se disent ministres du
saint Évangile...
LE PRINCE DE CONDÉ.
Que puis-je faire pour eux?
SAINTE-FOY.
Ils demandent la faveur d'être admis devant vous.
LE PRINCE DE CONDÉ.
€e n'est pas lef moment...
LE ROI DE NAVARRE, à Sainte-Foy.
D'où viennent-ils, ces ministres?
SAINTE-FOY.
D'Orléans, sire.
LE PRINCE DE CONDÉ, à demi-voix.
D'Orléans? Tout le monde en vient donc?
SAINTE-FOY.
M. de Cypierre les a chassés. Depuis deux jours ils courent la cam^
pagne en mendiant; ils paraissent à demi morts de fatigue.
les états d'orléans. 405
d'andelot.
Et de faim, peut-être? Pourquoi leur refuser la consolation qu'ils
demandent, mon cousin?
LE PRINCE DE CONDÉ.
Qu'on les mène à l'office, cela ne suffit-il pas?
d'andelot.
Non; laissez-les monter.
LE CONNÉTABLE, d'un air un peu moqueur.
Vos frères en religion!... C'est trop juste. Ne vous gênez pas pour
moi, monsieur mon neveu.
LE PRINCE DE CONDÉ , avec impatience.
Eh bien! qu'ils montent. Allez, Sainte- Foy.... Mais, qu'y a-t-il en-
core? (Un valet remet une lettre à Sainte-Foy et lui dit quelques mots.)
SAINTE-FOY.
Monseigneur, ce valet me donne une lettre que De Vaux, l'écuyer
de Mme la princesse, vient d'apporter.
LE PRINCE DE CONDÉ, prenant la lettre et l'ouvrant.
Ma femme!... que veut-elle? (U lit à demi-voix, mais assez haut pour que le
connétable, qui est près de lui, entende ce qu'il Ht.) « Mon bien-aimé prince et
mari, avant-hier, en passant par Paris, le cardinal s'est oublié à dire
devant Mme Duzès que, si vous alliez à Orléans, l'air y serait malsain
pour vous. J'espère bien que vous n'y pensez pas (il baisse la voix); mais,
s'il vous en venait la malheureuse idée, que cet avertissement vous
profite (il baisse encore plus la voix.) Au nom du ciel! n'allez pas »
(Il finit par ne plus lire que des yeux.)
LE CONNÉTARLE.
Eh bien! mon neveu, que vous dit-elle, cette bonne Éléonore?
LE PRINCE DE CONDÉ.
Pas grand' chose... un propos du cardinal...
LE CONNÉTABLE.
Mais ce propos, si j'ai bien entendu...
LE PRINCE DE CONDÉ, l'interrompant.
Me permettez-VOUS d'achever?... (Il continue à lire et dit en riant :) Elle
aussi, elle veut que Cypierre soit un ogre, un cannibale... (il arrive aux
derniers mots de la lettre.) Comment! quelle folie!... Elle sera ici demain!
(Il plie la lettre avec impatience.) A quoi bon?...
LE CONNÉTABLE.
La pauvre enfant! c'est la force de son amour qui la pousse à
venir !
LE PBINCE DE CONDÉ.
Se mettre en route... malade comme elle est!...
iOt) REVUE DES DEUX MONDES.
LE CONNÉTABLE.
Elle serait déjà morte, si votre dessein lui était eonnul IUui souvient
d'Amboise. Mon neveu, vous l'attendrez, je pense?
LE PRINCE DE CONDÉ.
L'attendre, je le voudrais... mais...
d'ANDELOT, bas au connétable.
S'il s'entête à se perdre, il l'aura bien voulu !
LE PRINCE DE CONDÉ, à Sainte-Foy.
Dites à De Vaux de s'en retourner. Je répondrai plus tard à la prin-
cesse. Écoutez, Sainte-Foy. (n baisse la voix.) Que tous mes gens montent
à cheval et sortent du château. Ils m'attendront sur le chemin d'Or-
léans. Vous m'avez compris?
SAINTE-FOY.
Oui, monseigneur. (n sort.)
LE PRINCE DE CONDÉ, bas au roi de Navarre.
Êtes-vous prêt à partir, Antoine?
LE ROI DE NAVARRE, bas.
Assurément.
LE PRINCE DE CONDE.
Vos gens sont avertis, vos mulets charges?
LE ROI DE NAVARRE.
Oui; mais qui nous presse?
LE PRINCE DE CONDÉ.
Si nous ne brusquons les choses, nous ne partirons pas.
LE ROI DE NAVARRE.
Mais expliquez-moi...
LE PRINCE DE CONDÉ , baissant encore plus la voix.
Vous voyez bien qu'on nous coupe le passage. Cela me fatigue, il
faut en finir.
LE ROI DE NAVARRE.
Mieux vaudrait, selon moi, n'y point aller ensemble.
LE PRINCE DE CONDÉ.
En vérité, cela vous conviendrait?
LE ROI DE NAVARRE.
Pourquoi nous exposer tous les deux?
LE PRINCE DE CONDÉ.
Je comprends...
LE ROI DE NAVARRE.
C'est à vous surtout qu'on en veut!
LE PRINCE DE CONDÉ.
Très bien.
LES ÉTATS D 'ORLÉANS. 407
LE ROI DE NAVARRE.
Laissez-moi partir seul.
LE PRINCE DE CONDÉ , brusquement, mais toujours à voix basse.
J'en suis fâché; vous n'avez qu'un moyen de m'éviter à Orléans, c'est
de n'y point venir.
LE ROI DE NAVARRE.
Vous ne m'entendez pas... mon ami...
LE PRINCE DE CONDÉ.
Quand je dis une chose, elle est faite. J'irai avec ou sans vous.
LE ROI DE NAVARRE.
Mais ne vous fâchez pas!... Partons, partons... (A part.) Que veut-il
dire? je m'y perds! (Il fait signe à Bouchard, qui, depuis un instant, est rentré en
scène. Bouchard va lui parler.)
LE CONNÉTABLE, à d'Andelot, en lui montrant le prince de Gondé et
le roi de Navarre.
Qu'ont-ils donc à se parler si bas?
d'andelot.
J'espère qu'ils hésitent!
LE CONNÉTABLE.
Vous leur faites trop d'honneur, mon neveu !
(Il continue de s'entretenir avec d'Andelot.)
LE PRINCE DE CONDÉ, après un instant de réflexion, s'approchant de son frère.
Que vous disait Bouchard?
LE ROI DE NAVARRE.
Rien; c'est moi qui lui donnais des ordres.
LE PRINCE DE CONDÉ, baissant la voix.
Vous êtes bien sûr de lui, mon frère?
XE ROI DE NAVARRE.
Comment?
LE PRINCE DE CONDÉ.
Il ne vous a jamais trompe?
LE ROI DE NAVARRE.
Qui? Bouchard? Jamais, bon Dieu ! D'où vous vient cette idée?
LE PRINCE DE CONDÉ.
Je ne sais... les paroles du connétable...
LE ROI DE NAVARRE.
Pur radotage!... Mais voici vos ministres.
LE PRINCE DE CONDÉ, sans écouter son frère, et se parlant à lui-même.
Non, j'irai, tout est dit... j'en aurai le cœur net.
408 REVUE DES DEUX MONDES.
SCÈNE XIV.
Les mêmes, M. JOUVENEL, M. PERRAULT, suivis de
PLUSIEURS MINISTRES PROTESTANS.
D'ANDELOT, allant au-devant des ministres.
Eh quoi! c'est vous, monsieur Jouvenel! vous, Perrault I...
JOUVENEL.
Ah! monseigneur, que Dieu soit loué! vous êtes donc sorti de ce
repaire!
d'andelot.
Dans quel état vous voilà!
JOUVENEL.
Ne parlons pas de nos maux! Sans pain, sans abri depuis deux jours,
notre unique souffrance était que nos princes bien-aimés cheminaient
dans l'ignorance de cette trahison, et s'en venaient se prendre au piège
en croyant aller aux états. Mais, par bonheur, nous les voyons, et nous
oublions nos misères. (S'adressant au prince de Gondé.) Ah! monseigneur,
Dieu veut sauver son église, puisqu'il vous a conservé! Vous vivant, le
temple est debout !
D'ANDELOT, bas à Gondé.
Comment leur dire que vous voulez partir, mon cousin? Je n'en ai
pas le courage.
LE PRINCE DE CONDÉ, s'adressant aux ministres.
Messieurs, les perfidies dont vous êtes victimes ne doivent pas rester
impunies. Il ne me suffit pas de vous plaindre, mon devoir est de vous
venger. Nous allons, mon frère et moi, vous faire rendre justice, de-
vant le roi, dans l'assemblée des états.
JOUVENEL.
Dieu vous en garde! monseigneur. Vous, aller à Orléans! Autant de
f>as vous faites vers la cour, autant vous approchez-vous de la mort!
LE PRINCE DE CONDÉ.
Vaines terreurs, croyez-moi! Je me sens assisté de Dieu, je descen-
drais sans peur dans la fosse aux lions.
JOUVENEL.
Mais c'est Dieu qui nous envoie, monseigneur! nous sommes ses mes-
sagers !
LE PRINCE DE CONDÉ.
Ils ne me toucheront pas un cheveu.
JOUVENEL.
Vous ne les connaissez pas, monseigneur !
LE PRINCE DE CONDÉ.
Et quand ils oseraient!... savons-nous les desseins de notre souve-
LES ÉTATS D'ORLÉANS. 409
rain maître? Mon sang n'est-il pas à lui? Sans doute il me serait doux,
et je lui en fais la prière, de ne jamais le répandre que sur les champs
<le bataille; mais si, pour l'honneur de son saint nom, il m'appelle à
une autre mort, nedois-je pas l'accepter? Songez-y, mes amis : le sang
de notre Du Bourg, d'un simple conseiller, a fait sortir de terre des
milliers de fidèles; que ne ferait pas celui d'un fils de France?
JOUVENEL.
Non, monseigneur, daignez nous croire : ce qu'il nous faut, ce n'est
pas la mort, c'est la vie d'un protecteur tel que vous. Le martyre ne
convient qu'aux humbles serviteurs de Dieu. Si vous avez à cœur le
salut de vos frères, n'allez pas à la cour, nous vous en prions à genoux.
(Jouvenel et la plupart des ministres s'inclinent en mettant un genou en terre.)
PERRAULT, resté debout et parlant à d'Andelot assez haut pour être entendu.
Monseigneur oublie donc qu'on ne joue pas ainsi d'un coup de dés le
sort de toutes nos églises et la fortune de ce royaume !
(Le prince de Gondé réprime une légère émotion et garde le silence.)
LE CONNÉTABLE, brusquement et se tournant vers les ministres.
Allons, messieurs, c'est assez. Levez- vous, ne perdez pas plus long-
temps votre peine. Vous aurez beau leur montrer l'abîme, ils s'entête-
ront à ne le point voir. Ni vous, ni moi n'y pouvons rien. Je suis un
vieux fou d'avoir fait, à mon âge, si long voyage pour si pauvre be-
sogne. Tout ce que j'y gagne, c'est d'avoir appris en quelle estime on
tient ici ma vieille et sincère amitié.
LE ROI DE NAVARRE.
Connétable, voilà de rudes paroles.
LE PRINCE DE CONDÉ , au roi de Navarre.
N'y répondons, mon frère, que par un respectueux silence. (Au con-
nétable.) Vous trouverez bon, mon cher oncle, que nous prenions congé
de vous : nous voulons vous quitter bons amis.
LE CONNÉTABLE.
Adieu donc.
LE PRINCE DE CONDÉ.
L'événement dira qui s'est trompé; mais ce qui sera vrai, quoi qu'il
arrive, c'est notre profonde reconnaissance pour votre paternelle affec-
tion. (Aux ministres.) Croyez, messieurs, qu'il m'en coûte de vous quitter
et que vos paroles me restent au fond du cœur. (Se tournant vers d'Andelot.)
Adieu, mon cher d'Andelot.
D'ANDELOT, s'approchant du prince de Gondé et à demi-voix.
Puisque vous partez, mon ami, partez dû moins bien accompagné.
Attendez à demain; nous vous aurons quelques centaines de chevaux.
Le connétable, j'en suis sûr, vous donnerait son escorte.
4i0 REVUE DES DEUX MONDES.
LE PRINCE DE CONDÉ.
Non, je ne fais rien à demi. Ou dix mille hommes bien armés, ou
dix valets sans armes. Je n'ai pas les dix mille hommes, je prends les
dix valets. Merci, mon ami, gardez vos gens ; ils ne pourraient que nous
compromettre.
LE ROI DE NAVARRE, s'approchant des ministres.
Allons, messieurs, modérez ce chagrin. Dans quelques jours vous
serez rappelés, vous aurez votre grâce.
PERRAULT.
Notre grâce, sire! demandez d'abord la vôtre; demandez-la bien
humblement, et Dieu veuille que vous l'obteniez!
LE PRINCE DE CONDÉ, bas à son frère.
Qu'avez-vous donc, Antoine?
LE ROI DE NAVARRE.
Rien.... ce n'est rien.
LE PRINCE DE CONDÉ.
Allons, partons.
LE ROI DE NAVARRE, avec hésitation.
Je vous suis.
LE PRINCE DE CONDÉ, à part.
D'où vient que je me sens si combattu?... (Haut.) Adieu, mon cher
oncle.... Adieu, messieurs.
LE CONNÉTABLE, sans se détourner.
Adieu.
(D'Andelot suit les princes jusqu'à la galerie et revient auprès du connétable. Ils se
serrent la main en silence. — Les ministres restent au fond de la salle dans un grand
abattement. Dardois est auprès d'eux. — Sainte-Foy sort avec les princes. — Bouchard,
après avoir accompagné le roi de Navarre jusqu'à la galerie, rentre dans la salle.)
SCÈNE XV.
Les mêmes, moins LES PRINCES et SAINTE-FOY.
BOUCHARD, à part.
Enfin, les voilà partis!... Il était temps, la girouette commençait à
virer...
LE CONNÉTABLE , se retournant.
Approchez, Dardois. Vous rêviez donc tantôt?...
dardois.
Je vous jure, monseigneur, que M. le prince me l'avait dit de sa
propre bouche...
LE CONNÉTABLE,
Les oreilles vous cornaient.
LES ÉTATS DORLÉANS. Mi
DARDOIS.
Demandez à Bouchard, monseigneur, je l'ai laissé avec le prince.
LI CONNÉTABLE.
Ah! M. Bouchard!... Une suit donc pas son maître?
BOUCHARD , Rapprochant.
Non, monseigneur, le roi m'a laissé ses ordres pour le Béarn.
DARDOIS , à Bouchard.
Voyons, n'est-il pas vrai que tantôt M. de Condé tenait un autre lan-
gage?
BOUCHARD.
Comment, tantôt?
DARDOIS.
Parbleu ! quand vous êtes venu lui parler. Qu'aviez- vous à lui dire?
BOUCHARD.
J'avais... je le suppliais de ne pas entraîner mon maître dans cette
folle entreprise.
DARDOIS.
A d'autres, monsieur le chancelier. Vous seriez-vous si bien caché
de moi pour lui conter de telles choses?
BOUCHARD.
Qu'est-ce à dire? (Dardois prend à part le connétable et d'Andelot et leur parle
bas. Bouchard cherche à deviner ce qu'il leur communique et se dit :) Le jeu Semble
se brouiller; je ferais bien de n'y pas laisser mon épingle.
(En se retournant pour sortir, il aperçoit un valet qui vient à lui avec précaution.)
LE VALET, à voix basse.
Monsieur le chancelier, l'homme s'est échappé !
BOUCHARD, à part.
Malédiction ! (Au valet.) Vous l'avez donc lâché, imbéciles ?
LE VALET.
Non, monsieur le chancelier, il a disparu.
BOUCHARD.
Où est-il?
LE VALET.
Nous n'en savons rien.
BOUCHARD.
Va-t'en, butor. (Le valet sort.) Me cacher? Non. Rejoignons les princes.
Je prierai M. de Lorraine de me faire arrêter. Ce n'est que dans ses pri-
sons qu'il y aura sûreté pour moi. (il sort.)
412 REVUE DES DEUX MONDES.
SCÈNE XVI.
Les mêmes, moins BOUCHARD.
LE CONNÉTABLE , à Dardois et à d'Andelot.
Oui, c'est un drôle, je le sais, je le leur ai dit; mais ce qui est fait est
fait. Dardois, avertissez nos gens que nous allons partir. (Dardois sort.)
— Mon cher d'Andelot, je vivrais encore soixante-douze années que je
ne m'en consolerais pas. Les insensés! se perdre à plaisir! ne rien
écouter ! Savez- vous ce que je m'imagine? Il doit y avoir encore quelque
femme là-dessous.
d'andelot.
Vous croyez?
LE CONNÉTABLE.
Avec ces galans, voyez-vous, c'est toujours là qu'il faut viser...
Faites donc des projets, liez-vous, pour une partie sérieuse, à de tels
sansonnets! Non, non. La leçon sera bonne, et, s'ils s'en tirent cette
fois, nous ne ferons pas long-temps ménage ensemble. — Allons,
mon neveu, quittons ce château... Mais que nous veut cet homme? •
SCÈNE XVII.
Les mêmes, STEWART.
STEWART, dans une extrême agitation.
Parti!... est-il vrai? M. le prince est parti!... parti pour Orléans?...
d'andelot.
Oui, mon ami; qu'avez-vous donc?
STEWART.
Ils m'ont garrotté, monseigneur... Comment, parti!... Ahl ma pauvre
maîtresse!...
LE CONNÉTABLE.
Encore un fou ! Morbleu ! quelle journée !
STEWART.
Parti!... que va-t-elle dire!... Qu'on me donne un cheval, vite un
cheval, au nom du ciel !
d'andelot.
C'est à n'y rien comprendre.
JOUVENEL, Rapprochant de d'Andelot.
Je connais cet homme, monseigneur; il est au service du jeune roi,
(baissant la voix) et secrètement au nôtre; presbytérien d'Ecosse.
STEWART, reconnaissant Jouvenel.
Ah! monsieur Jouvenel, un cheval, je vous en conjure, que je coure
après le prince. Je suis sûr qu'on l'a trompé! Cet indigne Bouchard !...
les états d'orléans. 413
d'andelot.
Comment, Bouchard?
STEWART.
Oui, c'est lui... Un cheval, je vous en supplie.
D'ANDELOT, à un gentilhomme de la suite du connétable.
Eh bien ! qu'on le mène aux écuries.
LE GENTILHOMME.
Monseigneur, les écuries sont vides. Les princes n'avaient laissé qu'un
cheval, M. Bouchard vient de le prendre.
d'andelot.
Bouchard? il a quitté le château?
LE GENTILHOMME.
Oui, monseigneur.
LE CONNÉTABLE.
Conduisez cet homme au faubourg, et qu'on lui donne un de nos
chevaux.
STEWART.
Grâce à Dieu! je vais partir!...
(Il sort précipitamment suivi de deux gentilshommes du connétable.)
JOUVENEL , s'adressant à Stewart, bien qu'il soit déjà dans la galerie et ne puisse
plus l'entendre.
Que le Seigneur vous conduise! qu'il se serve de vous pour éclairer
l'esprit de ce malheureux prince. (Se tournant vers les ministres : ) Nous, mes-
sieurs, élevons nos voix à Dieu, et invoquons son secours. Nous enton-
nerons le psaume trente-deuxième.
D'ANDELOT, au connétable.
Bouchard en fuite! Dardois avait raison!... mais cet homme, quelle
énigme....
LE CONNÉTABLE.
Je VOUS en ai dit le mot, croyez-moi. (Les protestans commencent à chanter.)
Ah ! ah! voilà une musique qui ne va pas à mes oreilles. J'aime mieux
la voix de nos clairons. (A un de ses gentilshommes :) Allez dire qu'on sonne
le boute-selle. (A d'Andeiot.) Vous, mon neveu, restez avec eux, si vous
voulez. Je vous laisse faire vos momeries et m'en retourne à Écouen.
d'andelot.
Permettez-moi de ne pas vous quitter.
(Ils sortent. — Les ministres continuent à chanter.)
FIN DU DEUXIEME ACTE.
TOME II. 27
414 REVUE DES DEUX MONDES.
ACTE TROISIÈME.
La scène est à Orléans.
La salle où s'est passé le premier acte.
Quelques instrumens de musique sont déposés dans le fond de la salle.
SCÈNE PREMIÈRE.
LA REINE, miss MARIE SEYTON.
LA REINE, sortant de son appartement et se parlant à elle-même.
Pas encore revenu!... Il est déjà deux heures... — Dis-moi, Marie,
tu es sûre de l'avoir vu partir, ce bon Stewart?
MISS SEYTON.
Si j'en suis sûre, madame!.... Hier soir à neuf heures.... Ne l'ai-je
point dit à votre majesté?
LA REINE.
C'est vrai, tu me l'as dit, et plus d'une fois... Je ne sais à quoi je
pense... — Garde-toi bien surtout de laisser soupçonner qu'il soit venu
prendre mes ordres...
MISS SEYTON.
N'ayez point de crainte, madame, je serai aussi muette que vous êtes
bonne pour moi.
LA REINE.
Va, ma mie, rentre chez la reine; tu reviendras me dire si je peux
la voir. — Mais que font là ces violes, ces cornets, ces hautbois.... Le
sais-tu, Marie?
MISS SEYTON.
C'est un secret, je pense. Le roi veut, après souper, vous donner le
plaisir du bal.
LA REINE.
Est-ce donc pour cela que tout à l'heure , à dîner, il ne me disait
mot, parlant toujours tout bas à mes oncles et à Cypierre?
MISS SEYTON.
Mesdames de Guise et d'Aumale sont arrivées ce matin. On attend
toutes vos plus grandes et belles dames, Mme de Brézé, Mme de Cerizay,
Mlle de Cominges et tant d'autres. Tout le monde dit que la cour va
changer de figure. Bourdeille a l'air radieux, Saint-Gelais vous pré-
pare quelque galanterie; enfin, nous allons danser ! Savez-vous, ma-
dame, qu'il en est grand temps!... Demain, dans la forêt, chasse avec
toutes ces dames... Mais votre majesté paraît triste...
LES ÉTATS D'ORLÉANS. 415
LA REINE.
Non, je souffre un peu ce matin. J'ai voulu lire, je n'ai pu; chanter,
ma voix ne pouvait sortir...
MISS SEYTON.
Ah î ma bien-aimée reine, qu'avez-vous donc?
LA REINE.
Je ne sais... Je voudrais qu'il ne fût plus question des états : je ne
serai tranquille que lorsque... Mais va donc, chère Marie, passe chez
la reine; elle doit avoir achevé son dîner.
MISS SEYTON.
J'y vais, madame. (Elle sort.)
SCÈNE II.
LA REINE, seule.
Qui m'eût dit que jamais j'aurais cette impatience de voir la reine,
de lui parler? Hélas! je meurs d'envie de savoir ce qui se passe. M'a-
dresser à François, à mes oncles... je n'ose plus! La reine, il faut l'es-
pérer, m'apprendra quelque chose. — Si du moins j'étais assurée que
Stewart aura suivi mes ordres!... Cette lettre, cette infâme lettre!... Et
les paroles de François!... Ah! ce serait affreux : j'en ai rêvé toute la
nuit. Il me semblait qu'il venait, ce pauvre prince, qu'il me repro-
chait... Plutôt mille morts qu'un tel reproche venant de lui! Et pour-
quoi? D'où vient donc qu'il m'est si cher? C'est leur lettre... Oui, ce
sont eux!... Hier encore, ce me semble, je ne pensais point à lui; je
l'aurais revu sans trouble... Mais une telle perfidie!... Pouvoir être soup-
çonnée par lui... Ah ! ma tête se trouble. Bon Dieu ! que se passe-t-il en
moi? J'étais si heureuse jusqu'ici! J'avais tant de joie d'être reine, tant de
bonheur qu'une autre ne le fût plus! J'aimais tant à le lui faire sentir!
à déjouer ses projets, à protéger ceux de mes oncles ! Mes oncles, leur
grandeur, celle de notre maison, tout cela me remplissait tant le cœur!
Eh bien! tout cela ne m'est plus rien... — Ah! Seigneur! serait-il pos-
sible!... Mais non, mon amour pour François ne doit pas en souffrir.
Quand mes oncles ne le tourmenteront plus comme ils font, il rede-
viendra pour moi ce qu'il était. Oui, je l'aimerai toujours... je le veux...
Mon Dieu ! prenez pitié de moi.
scène ni.
LA REINE, miss SEYTON, LA REINE-MÈRE.
MISS SEYTON.
Madame, la reine se disposait à passer chez le roi. La voici elle-même.
416 REVUE DES DEUX MONDES.
LA REINE , allant au-devant de la reine-mère;
Vous me prévenez, ma mère.
LA REINE-MÈRE.
Bonjour, ma belle. (Elle la baise au front.) Eh ! mon Dieu ! comme vous
voilà pâle !
LA REINE.
Ce n'est rien,... rien, ma mère.
LA REINE-MÈRE.
Le roi fait bien de vous donner le bal. Il faut danser, vous divertir.
On vous a fait mener cet été une trop triste vie, mon enfant. Je sais
que votre malheureux deuil y est pour quelque chose, mais il touche
à sa fin, et c'est le devoir d'une reine de ne pas laisser l'ennui prendre
pied dans sa cour. — Ne faudra-t-il pas aussi faire honneur à votre nou-
vel hôte?
LA REINE.
De qui parlez-vous?
LA REINE-MÈRE.
Quoi! vous ne savez pas... Le cardinal est de retour, son frère le
suit de près.
LA REINE.
Son frère?...
LA REINE-MÈRE.
Oui, le roi de Navarre.
LA REINE.
Ah!... le roi de Navarre.
LA REINE-MÈRE.
C'est toujours cela. Condé s'entête à ne point venir.
LA REINE , à part.
Dieu soit loué !
LA REINE-MÈRE.
Mais on dirait vraiment que vous n'en êtes point fâchée? Voilà vos
jolies couleurs qui commencent à reparaître!... Il serait peu flatté, le
galant cousin, s'il savait...
LA REINE.
Croyez, madame, que MM. de Bourbon peuvent aller, venir, rester
chez eux, s'il leur convient; c'est le dernier de mes soucis.
LA REINE-MÈRE.
Vous avez tort, ma fille; il importerait au service du roi que les
princes fussent venus tous les deux. Mais, enfin, c'est chose faite.... II
faut au moins que celui qui vient soit dignement reçu. J'ai hâte de sa-
voir si les mesures sont prises... ou bien s'il serait vrai, comme on vient
de me le dire, que mon fils n'ait envoyé personne à sa rencontre, pas
LES ÉTATS D 'ORLÉANS. 417
un chevalier d'honneur, pas un laquais Il faut m'en expliquer
Voulez-vous que nous entrions chez le roi ?
LA REINE.
Le roi, ma mère ? le voici.
SCÈNE IV.
Les mêmes, LE ROI.
LE ROI.
Grâce à Dieu! je vous trouve enfin, Marie.
LA REINE.
Me cherchiez-vous, par hasard?
LE ROI.
Oui, je vous cherchais.... Vous nous avez quittés si vite!
LA REINE.
Vous aviez tant d'affaires avec ces messieurs et si peu de choses à
me 'dire! Mais je ne vous fuyais pas, j'étais venue embrasser la reine.
LE ROI.
Vous ne pouviez mieux faire. — Bonjour, ma mère, (iiiui baise la main.)
J'espère que vous voilà contente ! Avant une heure, nos cousins se-
ront ici.
LA REINE-MÈRE.
Vos cousins? vous voulez dire le roi de Navarre.
LE ROI.
Non pas, s'il vous plaît; tous les deux.
LA REINE , à part.
Juste ciel!...
LA REINE-MÈRE.
Mais le cardinal de Bourbon ne vous a-t-il pas dit?...
LE ROI.
Le cardinal radote, ou Condé s'est ravisé. Qu'importe !
LA REINE-MÈRE.
Et d'où vous vient ce bruit?
LE ROI.
Ce bruit? c'est le roi de Navarre lui-même qui nous a dépêché son
chancelier, M. Bouchard; un homme avisé, ma foi !
LA REINE, à part.
Et ce malheureux Stewart! qu' a-t-il donc fait!
LA REINE-MÈRE.
Ainsi, la nouvelle est certaine?
ilK REVUE DES DEUX MONDES.
DE ROI.
N'en êtes- vous pas bien aise?
LA REINE-MÈRE.
Je m'en félicite pour vous, mon fils, et pour le royaume. Cela peut
étouffer bien des intrigues et rabattre bien des orgueils. — Mais, dites-
moi, vous vous proposez de les recevoir comme il convient à leur rang,
à leur naissance?
LE ROI.
Assurément, c'est mon désir.
LA REINE-MÈRE.
Vous les traiterez....
LE ROI.
Comme ils le méritent; n'ayez pas peur, ma mère.
LA REINE, à part.
Je tremble d'avoir compris !...
LA REINE-MÈRE.
Qui.avez-vous désigné pour les complimenter aux portes de la ville?
LE ROL
Je ne sais; ce soin regarde mes oncles.
LA REINE-MÈRE.
•Quelles gens de votre maison chargez-vous de leur servir d'escorte?
LE ROI.
Mes oncles ont dû les choisir.
LA REINE-MÈRE, avec vivacité.
Mais Font-ils fait? Assurez-vous-en du moins!
LE ROI.
Bon Dieu ! ma mère, si vous n'avez fait venir ces malheureux cou-
sins que pour m'en rompre la tête, j'avais cent fois raison de ne les pas
vouloir 1 Vous me demandez des choses qui ne me regardent point.
Encore une fois, c'est à mes oncles qu'il appartient de s'en mêler. C'est
leur affaire, et non la mienne.
LA REINE-MÈRE.
Mon cher François, regardez-moi. Vous ne me dites pas tout. Je vous
connais: je vous défie de me rien cacher. Eh bien! prenez-y garde!
c'est une faute insigne qu'on veut vous faire commettre ! Il ne fallait
pas mander les princes, si vous leur ménagiez un affront. Vous vous
faites injure à vous-même, car ils sont votre sang; vous me manquez
à moi, votre mère ! N'avez- vous pas, hier encore, pris avec moi des en-
gagemens sacrés?
LE ROI.
Mes oncles s'en expliqueront avec vous, ma mère. Ils vous diront des
choses!...
LES ÉTATS D'ORLÉANS. 419
LA REINE-MÈRE.
Mais où sont-ils vos oncles? Faites que je leur parle. Il faut que j'en
aie satisfaction; il le faut sur l'heure....
LE ROI.
Bonne mère, ne prenez pas feu si vite!
LA REINE-MÈRE.
Je ne prends feu» mon cher enfant, que par l'ardeur de vous bien
servir.
LE ROI.
Je vais charger Robertet de découvrir où sont mes oncles : il vous
les enverra; vous vous entendrez avec eux, et, s'il manque quelque
chose à la réception des princes, on y pourvoira, je vous le promets.
(11 se dirige vers son appartement.)
LA REINE-MÈRE.
Vous me quittez, François?... Je vous suis...
U ROI.
Restez, ma mère... Mes oncles vont venir...
LA REINE-MÈRE.
J'aime mieux les attendre dans votre cabinet.
LE ROI.
Non, s'il vous plaît, ma mère; ce sont eux qui viendront.
LA REINE-MÈRE.
Pourquoi?
Cela vaut mieux.
Mais pourquoi?
LE ROI.
Parce que je désire que vous restiez ici... et Marie avec vous... Nos
cousins n'ont qu'à venir, ne faut-il pas leur faire honneur? — A bien-
tôt, Marie. — Adieu, ma mère. (il sort. )
SCÈNE V.
Les mêmes, moins LE ROI.
LA REINE-MÈRE, après un momeut de silence et à demi-voix.
Que veut-il dire? L'ai-je bien entendu? Me défendre de le suivre!
moi!... Ses oncles sont là, j'en suisjsûre... Que font-ils? — Si j'entre,
ils se tairont... Je ne saurai rien... Mieux vaut...
LE ROI.
LA REINE-MÈRE.
420 REVUE DES DEUX MONDES.
SCÈNE VI.
Les mêmes, Mne DE MONTPENSIER.
LA REINE-MÈRE.
Ah! vous voilà, duchesse? Que nous apprenez-vous?
Mme DE MONTPENSIER.
Madame, le roi ne vient pas seul; le prince est avec lui.
LA REINE-MERE.
Nous le savons.
■
Mme DE MONTPENSIER, à voix basse, et s'approchant de la reine-mère après
avoir salué la reine qu'elle n'avait pas d'abord aperçue.
Votre majesté renia rque-t-elle comme la reine paraît émue? Comme
elle s'appuie sur la petite Se y ton !
LA REINE-MÈRE, bas.
Je le vois : n'y prenons pas garde. (Haut.) Est-il vrai que personne
n'ait encore mission d'aller saluer les princes?
Mme DE MONTPENSIER.
On le dit, madame, et ce bon cardinal de Bourbon en est tout mor-
tifié : il parle de s'aller plaindre au roi.
LA REINE-MÈRE.
J'espère au moins que ses amis, que les miens, vont se porter au-de-
vant d'eux.
Mme DE MONTPENSIER.
Madame, (baissant la voix) je doute que personne ose s'y hasarder.
LA REINE-MÈRE.
Où en sommes-nous donc? Que veut dire cet effroi?... Duchesse, allez
chercher le chancelier, amenez-moi d'Avanson, dites à Bourdeille de
faire venir Sancerre, Morvilliers, Vieilleville... Ils se disent tous mes
amis : je veux leur faire honte. Oseront-ils me refuser? Quel effort de
courage! ne pas faire avanie à deux princes du sang royal!... Allez,
duchesse, je vous prie, allez. (La duchesse sort.)
SCÈNE VIL
LA REINE-MÈRE, LA REINE, miss SEYTON.
LA REINE-MÈRE, à part.
Tout cela prend un air de mystère... Voyons si cette petite ne pour-
rait pas m'aider. (Haut, à la reine.) Ma fille-, je n'hésite pas à vous ouvrir
mon cœur. Croyez-moi, il se prépare ici des choses contre l'honneur,
contre les intérêts du roi. Dieu me garde de rien soupçonner d'odieux!
LES ÉTATS D'ORLÉANS. 421
mais refuser à ces princes leurs honneurs et préséances, c'est déjà
trop. C'est leur mettre la rage au cœur, c'est les pousser peut-être à de
coupables excès... MM. vos oncles ont l'ame trop haute pour si plate
vengeance. Allez, ma fille, entrez chez le roi, osez parler, on vous
écoutera.
LA REINE.
Ah! madame, de grâce!... C'est bien assez qu'hier... Je vous en prie,
ne me mêlez plus à tout cela.
LA REINE-MÈRE.
Tout cela vous regarde, ma fille, et beaucoup plus que moi! (A part.)
Il suffit que je l'en prie... Je suis bien sotte! N'est-ce pas toujours de
même?...
SCÈNE VIII.
Les mêmes, Mme DE MONTPENSIER.
LA REINE-MÈRE.
Quoi! c'est vous, duchesse? vous déjà!
Mme DE MONTPENSIER.
Madame, en descendant les degrés j'ai rencontré M. d'Avanson, M. de
Sancerre, puis le chancelier. Ils étaient mandés chez le roi.
LA REINE-MÈRE.
En conseil?
Mme DE MONTPENSIER.
Conseil extraordinaire, tous les membres convoqués.
LA REINE -MÈRE, à part.
Je savais bien que ces Guises étaient là ! (Haut et se tournant vers la reine.)
Ceci devient plus grave, ma fille; vous avez trop de sagesse et d'en-
tendement pour ne le pas comprendre. Vous seule pouvez encore
quelque chose. Allez, mon enfant... faites effort... Tout ce que je vous
demande, c'est de rappeler au roi qu'il m'a promis de m'envoyer vos
oncles, que je les attends ici.
LA REINE.
Ma mère...
LA REINE-MÈRE.
Vous hésitez?... Prenez garde... les princes vont venir!
LA REINE, avec entraînement.
Ah! vous avez raison; il faut tout faire pour les sauver!
LA REINE-MÈRE.
Les sauver? que soupçonnez-vous donc?
LA REINE. #
Rien... je ne sais... une vaine terreur que j'ai tort d'écouter.
422 REVUE DES DEUX MONDES.
LA REINE-MÈRE.
Écoutez-la, ma fille.... Allez, ne tardez pas.
LA REINE, à part.
Oserai-je jamais?... (A miss Seyton :) Viens avec moi, Marie.
LA REINE-MÈRE.
Que Dieu vous aide, mon enfant!
SCÈNE IX.
LA REINE-MÈRE, Mme DE MONTPENS1ER.
LA REINE-MÈRE.
Les sauver!.... vous l'avez entendue Jacqueline? Elle sait quelque
chose... — Serait-il possible! ils oseraient!...
Mme DE MONTPENSIER.
Ah! madame, qu'avons-nous fait en appelant ces pauvres princes!
S'il doit leur arriver malheur, je ne m'en consolerai jamais.
LA REINE-MÈRE.
Eh ! ma chère, que voulez-vous qu'il arrive à votre Navarrais? Soyez
sans peur, on ne lui fera rien. Pour Condé, c'est autre chose.... On
peut réveiller les souvenirs d'Amboise, on peut mettre à son compte
ces derniers troubles du midi. Oui, j'aurais dû m' attendre et c«est
moi qui l'aurai conduit dans leurs filets!... M'être donné tant de soins
pour qu'ils aient le plaisir de perdre leur ennemi en .se gaussant de
moi ! J'étouffe de colère.
Mme DE MONTPENSIER.
Ont-ils donc partie gagnée, madame? le conseil souffrira-t-il?...
LA REINE-MÈRE.
Le conseil! vous voulez rire?...
Mme DE MONTPENSIER.
M. de L'Hospital tiendra bon, je vous le promets, madame.
LA REINE-MÈRE , se promenant avec agitation.
M. de L'Hospital est homme de loi, on le prendra avec des mots....
Je compterais plus sur Marie; mais, devant ce conseil, que pourra-
t-elle?... C'est le tête-à-tête qu'il lui aurait fallu !... Le temps marche, en
attendant... JN'hésitons pas... Oui, c'est le bon parti, c'est le seul... Ma
chère duchesse, courez jusqu'au rempart : La Roche-sur- Yon et le
cardinal y sont déjà sans doute. Pour Dieu ! qu'ils empêchent leurs
cousins d'entrer. Dites-leur que je prends tout sur moi. S'ils craignent
d'être poursuivis, qu'ils se jettent sur la Loire; ils descendront où ils
pourront, partout plutôt qu'ici. Vous m'entendez, duchesse?
LES ÉTATS D'ORLÉANS. 423
BP6 DE MONTPENSIBR.
Oui, madame.
LA REINE-MÈRE.
Prenez, ma chaise et allez vite; il doit être encore temps.
( Mme de Mantpenââr sort.)
SCÈNE X.
LA REINE-MÈRE, seule.
Ah! vous délibérez à quelle potence il faut les pendre! Je me per-
mets de couper la corde, messieurs les conseillers.... — Mais ne suis-je
pas allée bien vite? le péril est-il si grand? Si ces Guises étaient résolus,
à un tel coup d'audace, appelleraient-ils tous ces donneurs d'avis? —
Pourquoi pas? Il leur faut une couverture; ils les consultent à main
armée, comme dit Bourdeille. D'Avanson ne se fera pas tuer pour
moi; Dumortier ne vaut guère mieux; Brissac et tous les siens sont
à eux corps et ame; que pourra Sancerre, s'il est seul..... tout au plus
avec le chancelier? C'est un conseil pour rire, mais il aura bon dos. —
Allons, décidément, j'ai pris le vrai parti.
SCENE XI.
LA REINE-MÈRE, LA REINE.
LA REINE-MERE.
Eh bien! ma fille, MM. vos oncles vont-ils venir?
LA REINE.
Je ne sais, ma mère. La salle du conseil était pleine... Le roi m'a fait
passer dans sa chambre. Il m'a priée de ne point m' alarmer, de vous
dire en son nom que tout se passerait comme le veut la justice et le
droit de chacun. Pendant ce temps, j'entendais derrière la tapisserie
un grand bruit : M. de Brissac parlait très haut en répondant au chan-
celier. Il m'a semblé que celui-ci finissait par se rendre.
LA REINE-MÈRE.
De quoi parlait-on?
LA REINE.
De papiers, d'écritures Je ne pouvais tout entendre; seulement
j'ai compris qu'il s'agissait de MM. de Bourbon.
LA REINE-MÈRE.
Et vos oncles?
LA REINE. «
Ils se taisaient.
424 REVUE DES DEUX MONDES.
LA REINE-MÈRE, à demi-voix.
Très bien. Ils regardaient le jeu, Brissac tenait les cartes.
LA REINE.
Après quelques instans, le roi m'a priée de retourner vers vous et
de bien recevoir nos cousins.
LA REINE-MÈRE.
Si Dieu le permet, ma fille, nous n'aurons personne à recevoir.
LA REINE.
Pensez-vous qu'ils ne viendront pas?
LA REINE-MÈRE.
Je l'espère, et je vois que vous le désirez. — Vous saviez donc ce qu'on
leur réservait?
LA REINE.
Non, ma mère... mais... je voyais vos craintes, et...
LA REINE-MÈRE.
Ah! monsieur de Brissac, ce n'est pas assez d'avoir volé àCondé son
gouvernement de Picardie, il vous faudrait encore Vous comptez
sans votre hôte.
SCÈNE XII.
Les mêmes, Mme DE MONTPENS1ER.
Mme DE MONTPENSIER , entrant précipitamment.
Madame, il était trop tard.... les princes sont en ville.
LA REINE-MÈRE.
Que dites-vous, duchesse !
LA REINE , à part et la voix étouffée.
Les princes î
Mme DE MONTPENSIER.
Ils s'approchent, madame; dans un instant ils seront ici. Je les ai
reconnus de loin, à l'autre bout de l'Étape. Le cardinal et son cousin
sont seuls avec eux.
LA REINE-MERE.
Seuls!
Mme DE MONTPENSIER.
Oui, seuls. La place est couverte de soldats; les princes la traversent
entre deux haies de hallebardiers.
LA REINE-MÈRE.
Quelles ridicules précautions !
Mme DE MONTPENSIER.
Les grandes portes de l'hôtel sont fermées et barricadées comme s'il
fallait soutenir un siège.
LES ÉTATS D'ORLÉANS. 425
LA REINE-MÈRE.
J'espère pourtant qu'elles s'ouvriront pour laisser entrer le roi de
Navarre...
Mme DE MONTPENSIER.
Je n'en crois rien, madame.
LA REINE-MÈRE.
Pousserait-on l'insulte jusque-là 1
Mme DE MONTPENSIER , dans le fond de la salle, regardant à une fenêtre.
Eh ! mon Dieu I je ne me trompe pas... voilà le roi... Les portes res-
tent fermées. Il faut, s'il veut entrer, qu'il descende de cheval et passe
par la poterne.
LA REINE-MÈRE.
Quelle vilenie ! Un prince portant titre de roi I
LA REINE , à part.
Plaise à Dieu qu'on s'en tienne aux affronts!
LA REINE-MÈRE , se tournant vers la reine.
Ma fille, surveillons nos visages; gardons-nous de laisser voir des
craintes qui, Dieu merci, peuvent être imaginaires. Pour l'honneur du
roi, pour notre propre honneur, soyons calmes, soyons confiantes.
LA REINE.
Je tâcherai, ma mère... (A part.) Mon Dieu, je me soutiens à peine I
SCÈNE XIII.
Les mêmes, LE ROI DE NAVARRE, LE PRINCE DE CONDÉ,
LE CARDINAL DE ROURBON.
LE PRINCE DE CONDÉ, dans le vestibule et sans être vu.
Eh quoi! pas un huissier!
LE CARDINAL DE BOURRON , dans le vestibule et sans être vu.
Personne ici pour annoncer le roi mon frère !
LA REINE-MÈRE , à Mme de Montpensier.
Ma chère duchesse, levez la tapisserie, s'il vous plaît, et servez-leur
d'huissier.
LE CARDINAL DE BOURBON , à Mme de Montpensier, après qu'elle a soulevé
la portière.
Ah! madame, que vous êtes charitable! Nous n'osions...
Mme DE MONTPENSIER.
Entrez, messieurs, le roi n'est pas là; mais (lui montrant ies;deux reines)
vous pourrez prendre aisément patience.
(Les trois princes s'avancent et saluent les deux reines.)
REVUE DES DEUX MONDES.
LA REINE-MÈRE.
Vous êtes les bien- venus, messieurs nos cousins; je voudrais dire les
bien reçus, mais je n'ose, si j'en juge par ce qui se passe ici.
LE PRINCE DE CONDÉ.
Madame, il ne faut qu'un rayon d'espérance pour dissiper les plus
sombres chagrins; la présence de vos majestés est pour nous ce rayon
bienfaisant. En recevant si doux accueil, en contemplant tant de
charmes, je perds jusqu'au souvenir des amertumes dont, il faut bien
le. dire, nous venons d'être abreuvés.
LA REINE-MÈRE.
Eh quoi! messieurs, se serait-on permis?...
LE ROI DE NAVARRE , à ses frères.
Ne fatiguons pas la reine de nos trop justes plaintes.
LE PRINCE DE CONDÉ, les yeux tournés vers la reine.
Nous avons mieux à faire...
LE CARDINAL DE ROURRON.
Ce n'est pas mon avis : rien de mieux à faire, s'il vous plaît, que de
dire à la reine toute la vérité.
LA REINE-MÈRE.
Assurément, cardinal...
LE PRINCE DE CONDÉ.
Non, mon frère; c'est ailleurs qu'il en faudra parler.
LE CARDINAL DE ROURRON.
C'est ici, c'est à la reine...
LA REINE-MERE, au cardinal.
Parlez, je vous en prie; expliquez-moi...
LE CARDINAL DE ROURBON, avec émotion.
Eh bien! madame, aurais-je pu m'attendre qu'en vous conduisant
mes frères sur la foi de vos paroles...
LA REINE, l'interrompant.
Dites des paroles du roi, cardinal.
LE PRINCE DE CONDÉ.
Que la reine me pardonne d'oser la contredire : le cardinal a raison.
Les ordres du roi, je les respecte, mais c'est aux dames que j'obéis; et
sans cette lettre que votre majesté a daigné nous écrire hier, je le dis
franchement, je ne serais pas ici.
LA REINE , à part.
Maudite lettre! il l'a reçue... Et ce Stewart?...
LA REINE-MÈRE.
Je vous reconnais, mon cousin; toujours galant.
LES ÉTATS D'ORLÉANS. 427
LE PRINCE DE CONDÉ.
Il ne faut rendre à César que ce qui lui appartient.
LE CARDINAL DE EOURHON.
Condé, laissez-moi donc dire à la reine ce que j'ai sur le cœur.
LE PRINCE DE CONDÉ, l'interrompant.
Il suffit de trois mots, mesdames : imaginez deux cadets de famille ve-
nant à noce sans y être invités, ou, mieux encore, deux vauriens con-
duits à la geôle entre deux files d'estafiers, voilà comme sont traités
depuis une heure les plus proches parens du roi de France, venant
s'asseoir sur les degrés du trône en rassemblée des états.
LA REINE-MÈRE.
Vous voulez rire, monsieur de Condé?
LE CARDINAL DE ROURBON.
Hélas! madame, il n'en dit pas assez. C'est pitié qu'on viole ainsi les
plus saintes promesses ! Jugez de mon étonnement, lorsqu'en arrivant
au rempart je me trouve en profonde solitude; pas une ame de la
cour, personne; on eût dit que nous menions en terre deux pauvres
pestiférés. A peine entrés en ville , les portes se ferment , les ponts se
lèvent avec grand bruit de chaînes et verrous , comme si huit ou dix
valets -sur leurs mules allaient prendre Orléans d'assaut !...
LE ROI DE NAVARRE.
Ici c'est autre chose, les portes n'ont pas voulu s'ouvrir. Il m'a fallu
mettre pied à terre dans la rue...
LE PRINCE DE CONDÉ, riant.
Moi, passe encore, un pauvre diable! Mais, mon frère, un roi, en-
trant par un guichet ! . . .
LE CARDINAL DE BOURRON.
Et cette promenade entre ces hallebardiers qui semblaient nous gar-
der à vue...
LE ROI DE NAVARRE.
Et les brocards de cette soldatesque !
LA REINE-MÈRE.
Assez, messieurs, assez, vous me désespérez ! Votre plaie m'est cui-
sante plus qu'à vous-mêmes, croyez-moi! Ces insultes, c'est à moi
qu'elles s'adressent, à moi qu'on a chargée de vous appeler en cour.
Faites-moi l'honneur de penser que je n'en ai pas reçu confidence. Il
faudra bien qu'on le confesse devant nous. Je ne suis rien ici, vous le
savez peut-être, mais j'ai le droit de me plaindre, et je veux en user...
(Se tournant vers Mme de Montpensier.) Duchesse , faites-moi la grâce d'aller
voir si le roi veut recevoir ses cousins chez lui, ou si nous devons l'at-
tendre ici. (Mme de Montpensier sort. La reine-mère, se* tournant vers le roi de Na-
428 REVUE DES DEUX MONDES.
varre.) Hélas! oui, mon frère, c'est ainsi qu'on me traite! Nous avons
grand besoin...
(Elle continue à s'entretenir avec le roi de Navarre et le cardinal de Bourbon.)
LE PRINCE DE CONDÉ , Rapprochant de la reine.
Je voulais épargner à votre majesté le récit de nos mésaventures.
LA REINE.
Et pourquoi, mon cousin?
LE PRINCE DE CONDÉ.
Triste musique que de telles complaintes... bien triste au prix de celle
dont les échos d'Amboise parlent sans cesse à mon cœur.
LA REINE, avec émotion.
Que dites-vous, mon cousin? Comment... il vous souvient I...
LE PRINCE DE CONDÉ , à part.
Quel trouble!... Si ses yeux pouvaient au moins me dire... Mais ils ne
quittent pas la terre !
LA REINE-MÈRE , toujours causant avec le roi de Navarre,
mais élevant la voix.
Vous le voyez, mon frère, nous aurons rude besogne avec eux.
LE ROI DE NAVARRE, bas.
Comptez sur nous, madame.
LA REINE-MÈRE.
Avec l'aide de Dieu et des états nous en viendrons à bout.
LE PRINCE DE CONDÉ , à part, le regard toujours tourné vers la reine.
Qu'elle est belle, mon Dieu!... Ses yeux ne se lèveront donc ja-
mais!
SCENE XIV.
Les mêmes, un Officier des gardes, entrant par la porte du vestibule.
L'OFFICIER DES GARDES, à haute voix, après avoir écarté la tapisserie.
Le roi !
LA REINE, à part.
Jésus ! Marie ! soutenez-moi !
LES ÉTATS D'ORLÉANS. 429
SCENE XV,
Les mêmes, LE ROI, CHAVIGNY, BRÉZÉ, CYPIERRE, Gentils-
hommes DE LA MAISON DU ROI, OFFICIERS DES GARDES.
(Le vestibule se remplit d'archers des gardes suisse et écossaise. Le roi, à peine
entré, s'arrête au fond de la salle. Le roi de Navarre et le prince de Gondé
vont au-devant de lui en s'inclinant profondément.)
LE ROI y au roi de Navarre .
Vous voilà donc, mon oncle. C'est bien fait de m'avoir amené votre
frère selon mon commandement.
LE ROI DE NAVARRE.
Sire, je n'ai point amené mon frère; nous venons, aussi bien lui que
moi, conduits par notre obéissance à votre majesté.
LE PRINCE DE CONDÉ.
Et par le devoir d'assister, comme les premiers de vos sujets, à l'as-
semblée des trois ordres du royaume.
LA REINE-MÈRE , s'avançant vers le roi.
Mon fils, avant de répondre à messieurs vos cousins, veuillez me dire
comment et par ordre de qui deux princes de votre maison , tout à
l'heure, en cette ville, ont reçu des insultes comme on n'en ferait pas à
des gens sans aveu ?
LE ROI.
C'est bien, ma mère, c'est bien... je m'en informerai; mais nous
avons d'abord à régler d'autres comptes.
LA REINE-MÈRE, à part.
Quelle est donc cette leçon qu'il va nous réciter?
LE ROI.
Mon cousin de Condé, le devoir de siéger aux états n'est pas le seul
qui vous attende ici.
LE PRINCE DE CONDÉ.
Que dois-je faire encore pour le service de votre majesté?
LE ROI.
Vous justifier. Les accusations qui s'élèvent contre vous sont de telle
nature qu'il vous importe d'en être absous comme à moi d'en être
éclairci. Pour l'honneur du sang dont vous êtes, pour l'amour que je
porte aux miens, je ne puis vous laisser sous le poids de telles charges.
Quelles sont ces menées, ces complots, que vous entreprenez, me dit-
on, contre ma personne et mon état? Je suis résolu à le savoir, et c'est
pour l'entendre de votre bouche que je vous ai mandé.
tome n. 28
430 REVUE DES DEUX MONDES.
LE PRINCE DE CONDÉ.
Sire, je ne supposais pas que ces accusations dussent être repoussées,
sinon par le mépris. L'amour que vous portez à ceux de votre sang
vous fait souhaiter que la lumière se fasse même sur des fables ridi-
cules; elle se fera, sire. Quand mes accusateurs voudront bien se mon-
trer, ils seront confondus : je les forcerai de confesser leur honte et
leurs calomnies. Jusque-là, pour établir ma parfaite innocence, je n'ai
qu'un mot à dire au roi : Si je me sentais coupable, je ne serais pas ici.
Je quitte une province d'où je pouvais en sûreté dé$er tous mes en-
nemis. Je viens au milieu de gens que je sais conjurés à ma perte; j'y
viens sans autre défense que mon droit et votre justice! est-ce là, je le
demande, agir en criminel d'état?
LE ROI.
Vous prenez légèrement mes paroles. Tout cela est plus sérieux que
vous ne pensez, mon cousin. Les faits sont connus, j'ai les preuves sous
les yeux... prenez-y garde !
LE PRINCE DE CONDÉ.
Des faits, des preuves !... dites d'odieux mensonges, d'infernales faus-
setés. Ah! sire, c'est moi maintenant qui vous demande, qui vous sup-
plie de me faire voir face à face ces inventeurs de preuves, ces fabri-
cans de complots. Je suis prêt à répondre à tout, soit qu'il leur plaise
de fouiller encore à ces affaires d'Amboise dont je me suis pourtant
assez bien lavé pour qu'on n'ose plus y revenir, soit qu'il s'agisse de
désordres plus récens dont je suppose qu'ils m'auront fait honneur! Je
sais comme ils s'y prennent pour nous perdre dans votre esprit, nous,
vos plus proches et meilleurs parens. Que ne sont-ils donc là, sire, à
vos côtés, où j'espérais les voir! Que ne puis-je arracher Jeur masque
et vous les montrer tels qu'ils sont, aussi dangereux à votre couronne
que funestes à la paix publique.
LE ROI.
Mon cousin, défendez- vous, n'attaquez pas les autres.
LE PRINCE DE CONDÉ.
S'ils ont un peu de cœur, c'est à la pointe de nos épées que nous vi-
derons cette querelle; mais, s'ils ne se battent point, qu'ils se fassent au
moins mes parties d'égal à égal, devant tels arbitres qu'il vous plaira
de nous donner : pourvu que le juge soit libre, la sentence sera pour moi.
Non-seulement je n'ai jamais eu le malheur, pas plus en pensée qu'en
action, d'entreprendre quoi que ce soit contre votre personne et l'état
de votre royaume, mais je soutiens qu'après les princes vos frères, vous
n'avez pas deux serviteurs plus intéressés que mon frère et que moi à
la grandeur, à la perpétuité de votre couronne; que mon bras, ma vie,
mon sang, n'appartiennent qu'à vous et à l'état : voilà ce que j'affirme,
LES ÉTATS D'ORLÉANS. 434
sire, et quiconque en cette cour, qu'il se montre ou bien qu'il se cache,
osera m' accuser encore, je tiens qu'il en a menti comme un traître et
comme un laquais!
LE ROI -DE NAVARRE , bas au prince de Gondé.
Calmez- vous, mon frère, calmez-vous!...
LE PRINCE DE CONDÉ, bas.
Je n'en dis pas assez... Vous voyez qu'on ne répond rien.
LA REINE-MÈRE, s'approchant du roi.
Mon fils, croyez-vous qu'un coupable vous parlerait ainsi?
LE ROI, bas à sa mère.
Il est des choses que vous ne savez point , ma mère; on vous les dira
bientôt. Laissez-lui faire ses bravades. A quoi bon nous parler d'épées?
il ne s'agit pas de se battre... (Élevant la voix.) Ce n'est pas en champ clos,
mais en cour de justice, qu'on prouve son innocence, et puisque mon
cousin est si sûr de la sienne, eh bien! nous verrons.
LA REINE.
François!...
LA REINE-MÈRE, à demi-voix.
Mon fils, mon fils, vous me remplissez d'étonnement et de larmes!
Où veut-on vous entraîner? Prenez garde, mon enfant!
LE ROI, bas.
Laissez-nous faire, nous savons où nous allons...
LA REINE, avec émotion.
Mon ami...
LE ROI, à demi-voix.
Et vous aussi, Marie?... Mais vraiment, ce M. de Condé...
LA REINE.
Que dites- vous?...
LE ROI, à demi-voix.
Je dis que je n'aime pas les sermons... c'est bien assez de ceux de
ma mère. (Il se retourne et se dirige vers son appartement.)
LA REINE, avec force.
Il faut que vous m'écoutiez... Je vous suis.
LE ROI.
Non, restez... les femmes n'ont que faire à ces choses-là.
LA REINE, à part.
Mes forces sont à bout.
LE ROI, au moment de franchir la porte.
Dieu vous garde, mon oncle!... Brézé, ne sortez pas. — Suivez-moi,
Chavigny. (Il sort. Les archers restent dans le vestibule; Brézé et grand nombre de
gentilshommes dans le fond de la salle.)
432 REVUE DES DEUX MONDES.
SCÈNE XVI.
Les mêmes, moins le ROI et CHAVIGNY.
LA REINE-MÈRE, à part.
Il s'en va!
LE CARDINAL DE BOURDON, bas à la reine.
Ahl madame, nous touchons à quelque tragédie!
LA REINE-MÈRE.
Ne m'en parlez pas, cardinal ! (A part.) Que se passe-t-il là-dedans?
LE PRINCE DE CONDÉ, haut au roi de Navarre.
Eh bien! mon frère, que vous en semble? Nous ne verrons donc pas
les maîtres de céans?
LE ROI DE NAVARRE, bas.
Mon cher Louis, ne parlez pas si haut!...
LE PRINCE DE CONDÉ, élevant un peu plus la voix.
Ce sont trop grands seigneurs! ils nous envoient leur page...
LE ROI DE NAVARRE.
Mon frère...
LE PRINCE DE^CONDÉ.
Bien choisi, j'en conviens, et de bonne maison!
LE CARDINAL DE BOURBON, s'approchant rapidement du prince de Condé.
Tout ce monde vous entend, Louis! De grâce, parlez plus bas!
LE PRINCE DE CONDÉ.
Que ne m'entendent-ils eux-mêmes! J'aurais voulu que ma voix
portât plus haut tout à l'heure, assez haut pour atteindre à leurs
oreilles; mais, par bonheur, en ce moment ils doivent en avoir
l'écho!... (Le roi de Navarre et le cardinal entourent le prince, et paraissent l'engager à
la prudence.)
LA REINE-MÈRE, s'approchant de la reine.
Ma fille, que fait donc là Brézé? Le roi ne vous a rien dit?...
la'reine.
Rien, ma mère.
LA REINE-MÈRE.
Remarquez-vous comme on fait silence dans le fond de cette salle?...
Ils ont l'air d'attendre quelque chose.
LA REINE.
C'est vrai!
LA REINE-MÈRE, bas au roi de Navarre.
Croyez-moi, passez dans ma chambre... et hâtez-vous!
LE PRINCE DE CONDÉ, à part, les regards tournés vers la reine. j |
£ Ses yeux s'obstinent à ne me point voir!
LES ÉTATS D'ORLÉANS. 433
LE ROI DE NAVARRE, haut.
Mon frère, si la reine le permet, nous allons prendre congé d'elle.
LE PRINCE DE CONDÉ.
Non, non, je suis trop bien ici!
LE ROI DE NAVARRE, bas, prenant son frère par le bras.
Venez, Louis, venez...
LA REINE-MÈRE, à la reine.
Ma fille, entrez avez nous, vous m'aiderez à fêter vos cousins...
(Baissant la voix ) en moins nombreuse et meilleure compagnie... (Haut.)
Venez, messieurs... (Elle aperçoit Chavigny sortant de l'appartement du roi.) Que
vois-je?
SCÈNE XVII.
Les mêmes, CHAVIGNY.
CHA VIGNY, au prince de Gondé.
Messire Louis de Bourbon, prince de Coudé, vous êtes mon prison-
nier.
LA REINE-MÈRE, avec vivacité.
Un moment! je prends le prince sous ma garde. Retirez-vous, s'il
vous plaît.
CHAVIGNY/
Qui donc commande ici, madame?
LA REINE-MÈRE.
Le roi, je pense, et non pas d'autres.
CHAVIGNY, lui présentant un papier.
Eh bien ! lisez.
LE PRINCE DE CONDÉ, prenant le papier.
Ceci ne regarde que moi.... (Faisant geste à la reine-mère de ne point s'a-
vancer.) Permettez, madame.... Votre majesté se donne trop de soins.
(Au cardinal de Bourbon qui lui saisit les' mains en pleurant.) Eh bien ! mon frère,
qu'avez- vous?
LE CARDINAL DE ROURHON.
Ah I mon cher Louis, c'est moi qui vous ai porté ces menteuses pro-
messes !
LE PRINCE DE CONDÉ.
Ne pleurez pas, mon frère; il vaut mieux remercier madame (mon-
trant la reine-mère) qui a fait de vous son prévôt des maréchaux pour
conduire votre frère à la mort.
LA REINE-MÈRE.
Monsieur de Condé, pouvez- VOUS!.... (Elle porte son mouchoir à ses yeux.)
43 4 RJEVUE DES DEUX MONDES.
LE PRINCE DE CONDÉ.
J'ai bien le droit, au terme où me voici, de parler clair à tout le
monde! Vos larmes, madame, ne changeront rien à ce que vous avez
fait. C'est vous qui nous avez conduits ici. Il fallait moins écrire, vous
auriez moins à pleurer.
CHAVIGNY, au prince de Condé.
Votre altesse veut-elle me donner son épée?
LE PRINCE DE CONDÉ.
Tout-à-1'heure, s'il vous plaît. Sachons d'abord qui la demande, (il
ouvre le papier qu'il tient à la main.) Le roi.... ( Il s'incline ) ...et plus bas Oflt
Signé : Brissac. C'est tout simple! D'Avanson... (Il regarde la reine-mère.)
Dumortier,... le chancelier!... Quels amis vous avez là, madame! que
je vous plains d'être si mal servie!
LA REINE-MÈRE, à part.
Le chancelier !
LE PRINCE DE CONDE.
Et vous voulez qu'on s'abuse à cette comédie quand vous n'en cachez
pas mieux les ficelles! Vous trompée, vous, par nos ennemis! Aih!
madame, vous leur faites trop d'honneur! Ils ne viennent pas du pays
dont vous êtes et n'ont pas appris leur métier dans les comptoirs de
Florence.
LA REINE-MÈRE, à part.
L'insolent !
LE ROI DE NAVARRE, à demi-voix.
Excusez-le, madame....
LE' PRINCE DE CONDÉ, regardant de nouveau le papier.
Mais j'oubliais le plus beau!... Oui, voici qui vaut mieux... (il tourne
et retourne le papier.) J'ai beau chercher.... niM. de Guise... ni M. de Lor-
raine... impossible de trouver leurs noms1!... Les saintes gens! cela s'est
fait sans eux!... Ils m'ont défendu peut-être.... Ah! que je rirais, bon
Dieu ! (A demi-voix) si toutle monde ici ne m'avait pas trahi! Mais com-
ment en douter!... (il tire de son pourpoint une lettre.) Monsieur de Chavt-
gny, en échange de votre décret, je veux vous donner une lettre... elle
est de main royale, je vous prie de la lire.... C'est la demande, vous
m'avez apporté la réponse ! (il s'approche de la reine.) Madame, elle sera
donc bien belle cette chasse où je suis convié?...
LA REINE.
Au nom du ciel! mon cousin, ce n'est pas moi, je vous jure....
LE PRINCE DE CONDÉ.
Ce n'est pas vous!... Non, vous n'avez pas signé ce décret, mais il
vous plairait peut-être de le sceller de vos armes ! (il lui présente le cachet
aux armes d'Ecosse.)
LES ÉTATS D'ORLÉANS. 4<3&
LA REINE.
Grand Dieu! que faites- vous.... on vous voit.... parlez plus bas!
LE PRINCE DE CONDÉ, à voix basse.
Cruelle femme ! je croyais qu'une autre ame habitait ce corps divin!
et c'est la mort pour moi, la seule, la véritable mort, d'avoir été trompé
par vous!
LA REINE, à voix basse.
Par moi! mais non, non, encore une fois non. Quelle horrible tor-
ture!
LUT PRINCE DE CONDÉ, lui présentant de nouveau le cachet.
Prenez, madame, il peut encore servir à faire mourir quelqu'un.
LA REINE, avec énergie, mais à voix basse.
Assez, monsieur, c'est trop de cruauté. Cessez, ou je me perds de-
vant toute cette cour.... Est-ce là ce que vous voulez?
LE PRINCE DE CONDÉ.
Que dites-vous?
LA REINE, d'une voix étouffée.
Quand ils entendront de ma bouche que cette lettre, c'est malgré moi
qu'elle vous fut adressée ! quand j'aurai dit tout haut que seule, à l'insu
de tous, j'ai voulu vous sauver; oui, moi! Me croirez-vous alors?...
LE PRINCE DE CONDÉ.
Qu'entends-je ?
LA REINE.
Vous n'êtes ici, sachez-le, que par une infernale méprise dont je n'ai
pas le secret. Ce bijou que vous voulez me rendre, il devait vous dire :
Ne venez pas.... ne venez pas, si... vous m'aimez.
LE PRINCE DE CONDÉ.
Dieu!
LA REINE.
Le garderez-vous maintenant?
LE PRINCE DE CONDÉ, à demi-voix.
Ah ! n'ajoutez rien.... Ne m'enlevez pas un bonheur auquel je ne puis
croire.... Est-ce un rêve? Faut-il douter encore?... Non, non! voilà un
regard qui m'a ouvert le ciel !
LA REINE, à part. .
Dieu! qu'ai-jefait!...
LE PRINCE DE CONDÉ , se retournant vers Chavigny»
Monsieur de Chavigny, voici mon épée. — Je m'en remets de -tout à
Dieu. C'est de lui que je recevrai assistance et secours. (A demi -voix.) Il
vient de m' apprendre trop bien qu'il ne m'abandonnait pas. (Haut.) Mar-
chez, monsieur, je vous suis.
136 REVUE DES DEUX MONDES.
LE ROI DE NAVARRE, saisissant la main du prince.
Mon frère....
LE CARDINAL DE BOURBON, serrant aussi la main de son frère.
Quel désespoir !
LE ROI DE NAVARRE.
J'aurai raison de cette indignité!... Le roi m'écoutera....
LE PRINCE DE CONDÉ, à demi-voix.
Songez à vous, mon frère.... Si votre royauté vous sauve des ver-
rous, ne vous en croyez pas plus libre pour cela.... Voilà M. de Brézé
qui doit en savoir quelque chose : il m'a l'air de ne pas vous perdre de
l'œil à quatre pas. Surveillez-vous et parlez peu. Adieu.
LE ROI DE NAVARRE, avec émotion.
Adieu 1
(Le prince de Gondé jette un dernier regard vers la reine et sort. Il est précédé
par Ghavigny et suivi par les archers écossais.)
SCENE XVIII.
Les mêmes, moins LE PRINCE DE CONDÉ et CHAVIGNY.
LA REINE-MÈRE , au roi de Navarre après un moment de silence.
Allons! mon frère, c'est à nous de le tirer de là! J'oublie ses injures,
ses soupçons. C'est en le sauvant que je me vengerai.... Venez, entrons
chez le roi....
M. DE BRÉZÉ.
Le roi, madame, est en conseil.
LA REINE-MÈRE.
Et qu'importe?
M. DE BRÉZÉ.
Vous ne pouvez lui parler, madame.
(Sur un signe de M. de Brézé, les deux hallebardiers placés devant la porte
croisent leurs hallebardes.)
LA REINE-MÈRE.
Avez-vous donc aussi un décret contre moi?
LA REINE, qui jusque-là est restée comme étrangère à tout ce qui s'est passé, se
retourne et s'avance vers la porte.
Faites lever ces hallebardes, monsieur, je veux passer. (M. de Brézé
fait un pas en arrière; les hallebardes se lèvent. La reine s'avance vers la porte et dit eu
se retournant : ) Venez, ma mère ! . . .
(Au moment où M. de Brézé semble vouloir empêcher la reine-mère et le roi
de Navarre de suivre la reine, le duc de Guise paraît à la porte.)
LES ÉTATS D' ORLÉANS. 437
SCENE XIX.
■
Les mêmes, LE DUC DE GUISE.
LA REINE, au duc de Guise.
Ah ! mon oncle, qu'avez-vous laissé faire au roi ! et que dira-t-on de
nous?
LE DUC DE GUISE.
Le roi ne rend compte à personne, et ce qu'il a fait est bien fait.
LA REINE.
N'importe, c'est une trahison ! Ce que j'en dis, c'est pour notre hon-
neur et le vôtre, mon cher oncle.... Vous savez si je vous suis amie!
(Elle sort.)
SCÈNE XX.
LA REINE-MÈRE, LE ROI DE NAVARRE, LE DUC DE GUISE, LE
CARDINAL DE ROURBON, M. DE BRÉZÉ, CYPIERRE, gentils-
hommes, ARCHERS SUISSES DANS LE VESTIRULE.
LE ROI DE NAVARRE, au duc de Guise.
Monsieur le duc, on me défend cette porte. M'est-il donc interdit de
voir le roi?
LE DUC DE GUISE.
Mais le roi, ce me semble, est venu tout à l'heure parler lui-même
à votre majesté. Est-il besoin que de nouveau?...
LE ROI DE NAVARRE.
Depuis que le roi nous a fait cet honneur, ne s'est-il rien passé, mon-
sieur le duc?
LE DUC DE GUISE.
Je comprends votre affliction, sire; mais, si le prince n'est pas cou-
pable, rassurez-vous, justice sera bientôt rendue.
LE ROI DE NAVARRE.
Qu'on nous épargne au moins l'infamie d'une prison ! Que mon frère
soit remis à ma garde!... J'en veux supplier le roi pour l'honneur de
son sang.
LE DUC DE GUISE.
Le roi? qu'y pourra-t-il?
LE ROI DE NAVARRE.
Mais vous, monsieur le duc?
LE DUC DE GUISE.
Moi, sire? Je vous promets d'exposer au conseil le vœu de votre ma-
438 REVUE DES DEUX MONDES.
jesté. Vous saurez ce qui sera prescrit. Mais, croyez-moi, ne vous
agitez pas... M. de Brézé va vous faire les honneurs de l'appartement
qui vous est réservé.
LE ROI DE NAVARRE.
Je comprends.... (A M. de Brézé.) Eh bien! monsieur, montrez-moi le
chemin. (A part.) Mon frère avait raison; aux barreaux près, me voilà
logé comme lu4 !
LE CARDINAL DE ROURRON, saisissant la main du roi de Navarre.
Eh quoi! vous aussi, mon frère.... Ah ! monsieur de Guise, pouvais-je
m'attendre, hier, quand vous m'avez envoyé....
LE DUC DE GUISE.
Et moi, monsieur, pouvais-je deviner que MM. vos frères donneraient
au roi de tels chagrins?
LE CARDINAL DE ROURRON.
Ce sera le malheur de ma vie ! Tant que Dieu me laissera dans ce
monde, je me reprocherai ce que vous m'avez fait faire!... — M'est-il
permis au moins de suivre mon frère et de lui tenir fidèle compa-
gnie?
LE DUC DE GUISE.
Vous m' étonnez, monsieur le cardinal! Le roi de Navarre n'est-il
pas libre? Il peut voir qui bon lui semble. (Bas à Brézé.) Prenez les noms
de tous ceux qui viendront; notez tout ce qu'il fera. Veillez-y, Brézé,
les yeux bien ouverts; le jeu est sérieux pour vous. (Le roi de Navarre,
après avoir salué la reine-mère, sort en donnant la main au cardinal, et accompagné de
Brézé. Le duc de Guise à haute voix : ) Cypierre ! (Gypierre s'approche, le duc lui dit
à l'oreille:) Courez voir ce qu'a fait Ghavigny, et venez me dire si tout va
bien de son côté.
(Cypierre sort, les archers et les gentilshommes se dispersent et s'éloignent peu
à peu. La reine<-mère et le duc de Guise restent seuls sur la scène.)
SCÈNE XXI.
LA REINE-MÈRE, LE DUC DE GUISE.
LA REINE-MÈRE.
Maintenant, monsieur le duc, me parlerez-vous enfin?
LE DUC DE GUISE.
Madame, c'est pour parler à votre majesté que le roi m'a fait sortir
du conseil.
LA REINE-MÈRE.
Il est bien temps!... Après un pareil coup, qu'avez-vous à me dire?
Ai-je besoin qu'on m'explique ce que je viens de voir? Deux mots seu-
lement : quel est ce grand mystère dont m'a parlé le roi? Qu'avez-vous
découvert, s'il vous plaît, et à quel moment?
LES ÉTATS D'ORLÉANS. 439
LE DUC DE GUISE.
Seulement... ce matin, madame...
LA REINE -MÈRE.
Ce matin?... Tous croyez donc parler encore à ce bon cardinal? Il
serait homme à vous croire; mais moi... Ce qu'aujourd'hui vous savez,
monsieur, vous le saviez hier. Ne le niez pas... Je le vois... Oui, dès
hier,... et vous avez eu le cœur de me laisser écrire cette lettre, de
m'associer à votre guet-apens, moi la veuve de votre maître, la mère
de votre roi î Quel beau triomphe pour un victorieux comme vous !
LE DUC DE GUISE.
Madame, on ne peut qu'être fier de suivre les exemples de [votre
majesté.
LA REÏNË-MÈRE.
Ou' est-ce à dire?
LE DUC DE GUISfiv
Que vos plus intimes serviteurs ne cessent depuis hier d'ameuter
contre nous cette plèbe des états. Est-ce à votre insu, madame? Nous
faites- vous confidence des ordres que vous leur donnez?
LA REINE-MÈRE.
Ce n'est pas là répondre... ou plutôt la réponse est claire :*vous con-
fessez que vous m'avez trompée! fil à quoi bon? qu'y gagnez- vous?
Si vous étiez venu me dire franchement : « Voilà ce qu'on nous révèle, »
ne vous aurais-je pas répondu : « Que justice soit faite! » Croyez-vous
que je me soucie de ce brouillon de Condé et de son endormi dfejfrère?
Ne sais-je pas l'amitié qu'ils me portent? Ne donnerais-je pas de bon
cœur tous les princes du monde, pour peu qu'il en advînt quelque bien
à mon fils ! Oui, monsieur le duc, si nous nous étions entendus, nous
aurions fait les choses de meilleure façon, sans cette perfidie qui va
révolter tant de gens!... Mais ce n'était pas votre compte! mieux valait
se cacher de moi. Vous vous croiriez perdus, si vous me laissiez jun seul
jour une occasion de bien servir mon fils. (Elle porte son mouchoir ses yeux.)
Allez, messieurs, vos ennemis ont raison, vous n'êtes pas de loyaux
serviteurs ! Si vous aimiez le roi, vous né feriez pas à sa pauvre mère
cette guerre acharnée !
L» DUC DE GUISE.
Tout peut se réparer, madame. 11 n'est jamais trop* tard pour bien
servir le roi* Prêtez-lui votre assistance, comme s'il l'eût implorée
plus tôt. La faute vient de nous, ne l'en punissez pas.
LA REINE-MÈRE,
Voilà, monsieur le duc, des paroles dorées!.... Je devrais ne pas
m'y laisser prendre... Mais je suis si faible, hélas! (Elle pousse un soupir.)
Voyons, où en êtes-vous? Le prince est arrêté, qu'allez-vous faire?
440 REVUE DES DEUX MONDES.
LE DUC DE GUISE.
Son procès.
LA REINE-MÈRE.
Devant ses pairs? en plein parlement? Prenez garde !
LE DUC DE GUISE.
Non, non, point de parlement; Dubourg y a semé sa graine, et ces
bonnets carrés n'en finissent jamais. Des juges d'épée mènent mieux
les affaires.
LA REINE-MÈRE.
Y pensez-vous? Pour un prince du sang...
LE DUC DE GUISE.
Les chevaliers de l'ordre sont d'étoffe , il me semble , à juger ce
petit galant, tout prince qu'il est. Laissez faire, madame, ils lui appren-
dront à respecter un peu mieux son souverain seigneur.
LA REINE-MÈRE.
Les chevaliers de Tordre !
LE DUC DE GUISE,
Ils vont être convoqués.
LA REINE-MÈRE.
Il les récusera.
LE DUC DE GUISE.
Qu'importe?
LA REINE-MÈRE.
Et s'il proteste, que faites-vous?
LE DUC DE GUISE.
Quand le crime est manifeste, on n'est pas embarrassé. Dieu nous
a-t-il donné les preuves que nous avons pour qu'on s'amuse à y re-
garder de si près?
LA REINE-MÈRE.
Vous avez donc des lettres de lui?...
LE DUC DE GUISE.
Mieux encore. Un vrai flagrant délit. Les pièces sont là, madame...
(Montrant l'appartement du roi.) Daignez venir en juger par vous-même
LA REINE-MÈRE.
Moi! suis-je un homme de loi?... Je n'y verrais que du feu.
LE DUC DE GUISE.
Le chancelier y a regardé de près, et c'est lui qui Fa dit : il y a crime
d'état.
LA REINE-MÈRE.
N'importe! croyez-moi, point de tribunal d'épée. Ne mettez pas les
gens de justice contre vous. J'aimerais mieux, à votre place, allonger
la prison que raccourcir le procès.
LES ÉTATS D' ORLÉANS. 441
LE DUC DE GUISE, a part.
Maudite femme 1 je te vois venir.
LA REINE-MÈRE.
Que craignez-vous, tant qu'il est dans vos mains?
LE DUC DE GUISE.
Ce que nous craignons, madame!... Mais nous mériterions d'être
jugés, d'être punis nous-mêmes, si nous avions le malheur de différer
d'un jour un acte de justice dont le royaume attend son salut et sa
tranquillité. Voulons-nous respirer en paix? Il faut bien en finir avec
cette infernale race de mutins et de sectaires. .
LA REINE-MÈRE.
Il faut surtout ne pas allumer le feu en croyant souffler pour l'é-
teindre. Ne l'oubliez, monsieur le duc, il y a une noblesse et un peuple
en France.
LE DUC DE GUISE.
Oui, madame, un peuple qu'on empoisonne tous les jours, une no-
blesse à moitié rebelle : c'est pour cela qu'il est grand temps d'agir.
Que restera-t-il debout dans ce royaume si nous souffrons qu'on s'at-
taque impunément à toutes choses? Vous m'étonnez, madame, je
m'ébahis de vos ménagemens ! N'est-ce donc pas à vous, n'est-ce pas à
vos enfans qu'on déclare la guerre? Laissez choir notre sainte reli-
gion, laissez-nous dépouiller de ce reste d'autorité que le roi nous
confie, et vous verrez qui soutiendra le trône de votre fils î Au lieu de
gémir sur ce grand acte que vient de faire le roi, vous devriez remer-
cier le ciel et nous encourager, car nous allons du même coup
abattre vos deux plus grand ennemis, l'hérésie et la rébellion.
LA REINE-MÈRE.
Et si vous les faites pousser avec plus de furie? Voilà ma crainte,
monsieur le duc. Vous coupez, vous ne déracinez pas. Mais brisons là.
N'essayons pas de nous convertir, nous risquerions de nous mal quitter.
Aussi bien, je vois revenir M. de Cypierre... Vous me saurez gré de lui
céder la place. (M. de Cypierre reste dans le vestibule.)
LE DUC DE GUISE.
Cypierre attendra, madame.
LA REINE-MÈRE.
Vous avez mieux à faire avec lui qu'avec moi... Adieu, monsieur le
duc... Vous dites donc que ces pièces sont là... chez le roi?
LE DUC DE GUISE.
Votre majesté se ravise?...
LA REINE-MÈRE.
Puisque vous le souhaitez... je les veux voir.
Ul REVUE DES DEUX MONDES.
LE DUC DE GUISE.
Elles sont aux mains de Robertet; il les communiquera à votre ma-
jesté.
LA REINE-MÈRE.
Très bien! Approchez, monsieur de Cypierre. (Le duc de Guise et Cy-
pierre lui font un profond salut. Elle sort par la porte de l'appartement du roi après
avoir dit à part :) Mon fils sera seul peut-être... Si Marie voulait m 'aider...
On peut essayer encore.
SCÈNE XXII.
LE DUC DE GUISE, M. DE CYPIERRE.
LE DUC DE GUISE.
Parlez, Cypierre.
CYPIERRE.
Monseigneur, il est en lieu sûr. Chavigny nous fait une vraie bas-
tille de cette maison des Jacobins. Dans une heure toutes les fenêtres
seront murées; devant la porte un petit ouvrage en briques qui sera
terminé ce soir; on l'arme de trois fauconneaux qui battront les trois
rfles. Je vous promets que personne ne viendra s'y frotter.
LE DUC DE GUISE.
Sait-on déjà par la ville?...
CYPIERRE.
Oui, monseigneur; mais on entend voler les mouches; pas un de ces
marchands de cotignac n'ose seulement lever les yeux.
LE DUC DE GUISE.
EMui, que dit-il, ee beau sire?
CYPIERRE.
L&i, monseigneur? Aussi tranquille que vous et moi, et d'une hu-
meur presqae rieuse...
LE DUC DE GUISE.
Nous verrons s'il rira long-temps. — Cypierre, entrez là. (Montrant
l'appartement du roi.) Dites à mon frère que je l'attends.
CYPIERRE.
M- le cardinal? Il n'est plus chez le roi; je viens de le laisser au pied
du degré, devisant avec Brissac.
LE DUC DE GUISE.
A quoi diable s'amuse-t-il? Les minutes sont des heures...
CYPIERRE.
Monseigneur n'attendra pas long-temps; le voici.
LES ÉTATS D' OR LÉ ANS. 443
SCENE XXIII.
Les mêmes, LE CARDINAL DE LORRAINE.
LE DUC DE GUISE.
Eh bien! Charles, qu'avez-vous fait? Tout est-il convenu? L'ordre
est-il convoqué?
LE CARDINAL DE LORRAINE.
Mon cher François, cette idée d'assembler l'ordre, il faut y renoncer.
LE DUC DE GUISE.
Et pourquoi? Encore un bâton dans nos roues! C'est le chancelier,
je gage... Cypierre, allez-moi chercher ce M. de L'Hospital...
LE CARDINAL DE LORRAINE.
Mais non...
LE DUC DE GUISE, sans l'écouter.
Amenez-le-moi, s'il vous plaît... Je veux lui apprendre son état, et
d'une verte façon... Allez.
LE CARDINAL DE LORRAINE.
Maisàquoijbon?...
LE DUC DE GUISE, à Cypierre.
Allez , VOUS dis-je. (Cypierre, après avoir hésité un moment, sort.)
SCÈNE XXIV.
LE DUC DE GUISE, LE CARDINAL DE LORRAINE.
LE CARDINAL DE LORRAINE.
Mais encore un coup, François, le chancelier n'y est pour rien; c'est
Brissac et moi qui , avant de rien ordonner, avons voulu faire notre
compte, la liste en main.
LE DUC DE GUISE.
Eh bien?
LE CARDINAL DE LORRAINE.
Eh bien! ce serait très douteux; il n'y en a pas moitié parfaitement
à nous.
LE DUC DE GUISE.
Il faut en créer.
LE CARDINAL DE LORRAINE.
Tout exprès?
LE DUC DE GUISE.
Pourquoi pas?
LE CARDINAL DE LORRAINE.
Nous sortons d'en faire. Dix-huit d'un coup, n'est-ce pas assez? Dieu
sait quels cris' on a poussés!
444 REVUE DES DEUX MONDES.
LE DUC DE GUISE.
Eh bien ! n'en faites pas, mais n'appelez que les bons.
LE CARDINAL DE LORRAINE.
Choisir? ce ne sera plus Tordre : autant vaudrait prendre les pre-
miers venus.
LE DUC DE GUISE.
Prenez qui vous voudrez, pour Dieu! mais allons vite. Si ce mal-
heureux procès languit, il n'aboutira pas. Est-ce là votre compte? Le
fossé est franchi; coûte que coûte, il faut aller au but. Arrangez- vous
comme vous l'entendrez, choisissez la forme qui vous plaira, dissertez
avec le chancelier sur tous les procès des princes du sang depuis le
commencement du monde, je ne m'en mêle plus, pourvu que dans
huit jours, ne l'oubliez pas, dans huit jours au plus tard, vous me
donniez ce qu'il nous faut.
LE CARDINAL DE LORRAINE.
Eh bien! voici mon plan, le chancelier l'accepte.
LE DUC DE GUISE.
Peste ! ce doit être beau !
LE CARDINAL DE LORRAINE.
Une commission du parlement viendra faire ici l'instruction. Cinq
membres, c'est assez. Nous pouvons les avoir sous trois jours. J'ai fait
mon choix. Je prends Viole, Bourdin, Faye, Dutillet et, comme il faut
un nom qui sonne bien, le président de Thou.
LE DUC DE GUISE.
Mais êtes- vous sûr?...
LE CARDINAL DE LORRAINE.
J'en fais mon affaire. Je sais comment le prendre. — Jusque-là nous
sommes d'accord avec le chancelier. Mais il s'imagine qu'une fois l'ar-
rêt dressé nous irons le soumettre au parlement toutes chambres réu-
nies. Dieu nous garde d'un tel enfantillage...
LE DUC DE GUISE.
A la bonne heure.
LE CARDINAL DE LORRAINE.
Ces cascades judiciaires ne servent qu'à perdre le temps. Si l'arrêt
nous semble bon, et il le sera, nous le porterons purement et simple-
ment en conseil du roi, qui le confirmera, omisso medio. Vous compre-
nez?
LE DUC DE GUISE.
A peu près... Continuez toujours.
LE CARDINAL DE LORRAINE.
La procédure ayant été conduite par les gens de parlement, on ne
pourra pas dire que nous jugeons sans forme de procès, et cependant,
LES ETATS D ORLEANS. . 445
sur simple signature des membres du conseil, il sera passé outre à
l'exécution, avec bonne et suffisante apparence de justice. Que vous en
semble?
LE DUC DE GUISE.
Cela me paraît très savant... Tâchez surtout que ce soit p*ompt.
LE CARDINAL DE LORRAINE.
Robertet prépare déjà les lettres aux commissaires; j'ajouterai seu-
lement deux mots pour M. de Thou, et, dans une heure, tout sera
parti. Que voulez-vous de mieux?
LE DUC DE GUISE.
Et vos témoins?
LE CARDINAL DE LORRAINE.
Ils sont en route. Nous aurons demain ceux de Lyon, les autres sui-
vront de près.
LE DUC DE GUISE.
Saint- André vous répond d'eux?
LE CARDINAL DE LORRAINE.
J'y veillerai moi-même, soyez tranquille.
LE DUC DE GUISE.
Carrouge est parti, j'espère?
LE CARDINAL DE LORRAINE.
Depuis deux heures.
LE DUC DE GUISE.
Il faut qu'il enlève tout ce monde-là d'un tour de main.
LE CARDINAL DE LORRAINE.
Il tombera d'abord chez la vieille papesse, lui dira comme quoi son
bien-aimé gendre ne peut plus aller au prêche, la conduira prisonnière
à Saint-Germain, et fera main-basse sur tous ses papiers.
LE DUC DE GUISE.
Qu'il cherche bien î
LE CARDINAL DE LORRAINE.
On nous apportera jusqu'au moindre chiffon écrit ou non écrit :
nous savons trop ce que vaut le papier blanc. — Ensuite il fera même
cérémonie chez Delahaye, l'intendant du cher cousin. Ce serait jouer
de malheur si dans de si bons coins on ne dénichait pas quelques œufs
de_Navarre !
LE DUC DE GUISE.
C'est là maintenant qu'il faut viser. Rien de fait, ne l'oublions pas,
si le Navarrais nous reste sur les bras.
LE CARDINAL DE LORRAINE.
L'instruction sera dirigée dans ce sens.
TOME II. 29
446 * REVUE DES DEUX MONDES.
LE DUC DE GUISE.
Robertet a le mot?
LE CARDINAL DE LORRAINE.
Oui.
LE DUC DE GUISE.
Poussez*y le chancelier... Parlez-lui ferme, et ne badinez pas avec
ce cafard-là.
LE CARDINAL DE LORRAINE.
Vous allez, s'il vous plaît, lui faire la leçon vous-même. Le voici.
C'est sans doute Cypierre qui nous l'envoie.
SCÈNE XXV.
Les mêmes, LE CHANCELIER.
LE CHANCELIER , au duc de Guise.
Monseigneur, vous me faites appeler?
LE DUC DE GUISE.
Oui, monsieur. J'ai peu de mots à vous dire. Le roi vous tient pour
fidèle serviteur; mais il veut, vous m'entendez, que ce procès marche
grand train.
LE CHANCELIER.
Monseigneur, il faut y mettre les formes de justice.
LE DUC DE GUISE.
Il faut surtout faire diligence. Il s'agit du salut du roi , et le crime
est prouvé.
LE CHANCELIER.
Prouvé, monseigneur? Vous voulez dire qu'il y a présomption, et
c'est pourquoi j'ai dû signer le décret de prise de corps; mais, de la
présomption, il faut passer aux preuves.
LE DUC DE GUISE.
Ce sera vite fait, pourvu qu'on le veuille bien.
LE CHANCELIER.
Remarquez, monseigneur, que nous n'avons ni lettres ni aveu de
M. le prince; s'il s'obstinait à nier ou seulement à se taire, nous ne
pourrions le déclarer atteint et convaincu qu'après enquête, contre-
enquête, audition de témoins...
LE DUC DE GUISE.
En voilà pour six mois, monsieur.
LE CHANCELIER.
Non, monseigneur, deux ou trois tout au plus.
LE DUC DE GUISE.
Comme vous y allez! Je ne vous donne seulement pas huit jours;
prenez-y garde !
LES ÉTATS DORLÉANS. 447
LE CHANCELIER.
Mais je Croyais... (Se tournant vers le cardinal.) VOUS m'aviCZ dit, lïJOn-
seigneur, qu'on renonçait aux chevaliers de l'ordre...
LE DUC DE GUISE, l'interrompant.
Les chevaliers de l'ordre, c'était le vrai moyen, je le soutiens en-
core. Mais, puisqu'on veut qu'il y ait des privilèges pour MM. les princes
du sang, comme notre intention est de tout respecter, de ne pas soule-
ver le plus léger murmure, nous permettons que le parlement s'en
mêle, par commission bien entendu. Mon frère m'a dit que c'était
votre avis.
LE CHANCELIER , regardant le cardinal.
Seulement pour abréger la première instruction?....
LE CARDINAL DE LORRAINE.
Oui, chancelier.
LE DUC DE GUISE.
Vous l'aurez votre commission; mais si vous la laissez battre les
broussailles, s'amuser à la chicane, noircir du papier pour son plaisir,
si vous ne la menez droit son chemin et droit au but, c'est à vous que
le roi s'en prendra, je vous en avertis. Aux moindres lenteurs inutiles,
nous cesserons de fermer l'oreille à bien des charités qu'on vous prête,
monsieur le chancelier.
LE CHANCELIER.
Je me tais, monseigneur. Je méprise la calomnie et n'ai pas peur de
la menace. Tout ce que je peux vous promettre, c'est de ne perdre une
heure ni de jour ni de nuit pour instruire le procès.
LE CARDINAL DE LORRAINE.
Très bien, chancelier.
LE DUC DE GUISE.
Encore un mot. Ne vous croyez pas tenu d'instruire seulement contre
M. de Condé. Si, sur votre chemin, vous rencontrez son frère, vous
n'avez rien à ménager. Le roi l'estime ainsi. Ceci pour vous seul, mon-
sieur: que, par malheur, l'éveil soit donné de ce côté, (il indique l'appar-
tement de la reine-mère) le roi pourrait penser à vous, et nous aurions
grand' peine à vous défendre.
LE CHANCELIER.
Qu'entendez-vous par là, monseigneur? Si vous me croyez capable
d'oublier mes devoirs, il faudrait le dire franchement.
LE DUC DE GUISE.
Je parle d'indiscrétions qui se pourraient commettre, si vous n'étiez,
srar vos gardes.
LE CARDINAL DE LORRAINE.
Mon cher chancelier, je vais vous envoyer Robertet. Nous voulons
qu'il vous aide à préparer votre instruction. Je le mets à vos ordres.
44g REVUE DES DEUX MONDES.
LE CHANCELIER.
A mes ordres, monseigneur? (Bas.) C'est moi qu'on pense mettre aux
siens.
LE CARDINAL DE LORRAINE , bas au duc de Guise.
Venez, mon frère, le roi doit, être avec sa mère; il ne faut pas que
cela dure trop long-temps. (Haut.) Bonjour, chancelier!
(Le chancelier s'incline, ils sortent.)
SCÈNE XXVI.
LE CHANCELIER, seul.
Quelle violence! quel mépris de tout conseil, de toute raison ! Pauvre
royaume, par quelles gens te voilà conduit! sous quelle justice allons-
nous vivre!... Si l'arrêt leur déplaît, ils le briseront... Tout doit mar-
cher à leur caprice, même l'instruction d'un procès! — Ce Robertet!...
mon surveillant!... C'est ce qu'il faudra voir! Je lutterai pied à pied
tant qu'ils me laisseront debout. (Il aperçoit la reine-mère qui s'avance à pas
lents, d'un air très préoccupé.) La reine!... Quel coup ce doit être pour elle!
Que deviennent ses desseins et tout ce grand espoir en l'assemblée des
états!...
SCÈNE XXVII.
LA REINE-MÈRE, LE CHANCELIER.
LA REINE-MÈRE, sans voir le chancelier.
Ils me font fuir.... Tant d'insolence en si peu de mots ! Ils veulent
me rebuter, m'effrayer.... Je crois vraiment qu'ils en viennent à bout.
(Apercevant le chancelier.) Ah! vous voilà, monsieur de L'Hospital;vous aussi
vous m'abandonnez donc !
LE CHANCELIER.
Moi, madame?
LA REINE-MÈRE.
Avoir autorisé de votre nom l'iniquité qu'on fait faire à mon fils !
LE CHANCELIER.
Madame, on ne se gouverne pas comme on veut en compagnie de
gens si audacieux et si puissans ! Je n'avais de choix qu'entre deux con-
duites : déposer les sceaux entre les mains du roi, ou signer le décret
qu'il avait signé lui-même. Le premier parti n'était bon qu'à moi seul,
il me donnait ma liberté. Empêchait-il l'arrestation du prince? Hélas!
non. Ses ennemis n'en triomphaient pas moins et, de plus, ils avaient
la joie de mon départ. Mieux valait donc garder un poste où, si Dieu le
permet, je puis maintenir le procès qui se prépare dans les voies de
justice et de modération.
LES ÉTATS DORLÉANS. 449
LA REINE-MÈRE.
Quel procès, chancelier? Ils se soucient bien d'un procès! Ne disent-
ils pas qu'ils châtieront, quoi qu'il arrive?
LE CHANCELIER.
En gagnant du temps, madame, on rend vaines bien des prophéties.
LA REINE-MÈRE.
Mais comment gagner du temps avec des juges d'épée?
LE CHANCELIER.
Madame, ils y renoncent.... C'est une commission du parlement
qu'on appelle.
LA REINE-MÈRE.
Ah! vous me rendez une lueur d'espoir....
LE CHANCELIER.
Par malheur, le prince a laissé commettre de bien graves impru-
dences....
LA REINE-MÈRE.
A qui le dites-vous?
• LE CHANCELIER. :
Si Dieu voulait du moins qu'il fût bien conseillé.
LA REINE-MÈRE.
Lui sera-t-il permis d'appeler ses conseils?
LE CHANCELIER.
J'en doute; mais, madame, s'il a de bons amis et si leur voix, ce que
j'ignore, peut pénétrer dans sa prison, ils lui commanderont de s'en-
fermer dans un silence absolu....
LA REINE-MÈRE.
Bien.
LE CHANCELIER.
De ne reconnaître la compétence que du seul parlement en corps,
les pairs siégeant ou appelés. Je n'en puis dire davantage.
LA REINE-MÈRE.
Cela suffit. — Ah! mon cher chancelier, que j'avais besoin de vos
paroles! Mon courage était à bas. Si vous les aviez vus, tout à l'heure,
entrer chez mon fils, l'arrogance à la bouche... Savez-vous quelle idée
m'est venue dans l'esprit? Que, dans cette prison, Chavigny ou quel-
que archer venait de leur rendre un odieux service... Pourvu qu'il n'en
soit rien!., pourvu que ce pauvre Navarre soit lui-même en sûreté!...
Rien ne m'étonnerait, chancelier; qui peut les arrêter? Ce malheureux
François, ils le mènent en laisse! ils lui soufflent au cœur je ne sais
quelle rage contre Condé... Tout ce qu'il faudra faire pour le perdre, il
le fera... Et quand les princes seront à terre, nous y serons aussi,
450 REVUE DES DEUX MONDES.
croyez-moi. Vous le verrez, je m'y attends, ils me renverront à Flo-
rence-
LE CHANCBLIER.
Quelle idée, madame! jamais le roi
LA REINE-MÈRE.
Mon salut, c'est le salut des princes. Il faut que je les sauve, il le
faut; et je ne vois qu'un moyen de les sauver à coup sûr, c'est de les
faire évader.
LE CHANCELIER.
Impossible, madame...
LA REINE-MÈRE.
Oh! si j'étais aidée...
LE CHANCELIER.
Vous tenteriez en vain... J'ose vous en prier, n'essayez pas.
LA REINE-MÈRE.
Vous croyez?
LE CHANCELIER.
C'est leur mort! leur mort certaine !
LA REINE-MÈRE.
Mais au moins, chancelier, gouvernez si bien ce procès...
LE CHANCELIER.
Madame, le prince fût-il coupable, ce qui n'est pas, j'espère, il a pour
sauvegarde cette raison d'état qui défend qu'il succombe devant de
tels ennemis. N'est-ce pas vous dire ce que doit faire un serviteur de
la- couronne....
LA REINE-MÈRE.
Ah! monsieur de L'Hospital, je l'ai souvent pensé, il n'y a que vous,
et moi qui aimions d'amour vrai le roi et ce pauvre royaume! Adieu.
Ne m'abandonnez pas... je compte sur vous!
LE CHANCELIER.
Comptons sur Dieu, madame!
(Il s'incline. La reine-mère entre dans son appartement.)
UN HUISSIER, sortant du vestibule.
Le secrétaire du conseil, envoyé par monseigneur de Lorraine, de-
mande à voir monsieur le chancelier.
LE CHANCELIER.
DRes à M. Robertet qu'il passe demain chez moi. A cette heure, je
n'ai que faire de ses services. (H sort.)
FIN DU TROISIÈME ACTE.
L. VrrEî.
(La fin au prochain n°.)
DE LA
POLITIQUE EXTÉRIEURE
LA FRANCE DEPUIS 1850.
QUATRIEME PARTIE.1
AFFAIRES D'ITALIE JUSQU'EN FÉVRIER 18&8.
Grégoire XVI mourut le 1er juin 1846. Son règne avait été long et
laborieux. Au lendemain de son élection, 3 février 1831 ; avait éclaté
la révolution de Modène. Quelques jours après , la Romagne entière
était en feu. Bologne, Ancône, Pérouse, ouvraient leurs portes à l'in-
surrection victorieuse, et des hauteurs d'Otricoli les révolutionnaires
italiens avaient pu menacer le patrimoine même de saint Pierre et jeter
à la Rome des papes un premier défi. Les Autrichiens, il est vrai,
(1) Voyez la troisième partie dans la livraison du 15 décembre 1848. — L'intérêt qui
s'attache en ce moment aux affaires d'Italie nous décide à interrompre l'ordre de ces études
sur la politique extérieure du gouvernement de juillet pour donner la partie de ce tra-
vail consacrée aux relations de la France avec l'Italie depuis 1830, qui emprunte aux
circonstances présentes un caractère articulier d'opportunité.
452 REVUE DES DEUX MONDES.
avaient eu facilement raison des troubles de 1831 : en i833, l'occupa-
tion de Bologne par les troupes impériales et l'envoi d'une garnison
française à Ancône avaient suffi à maintenir l'autorité du saint-siége;
mais contre l'envahissement des idés libérales, contre le vœu des ha-
bitans des légations, revendiquant, à bon droit, les réformes promises,
que pouvaient ces secours étrangers? Pour conjurer les périls chaque
jour croissant, d'autres armes auraient été nécessaires. Heureux les
Romains, si, avec les vertus du prêtre et la science du théologien, ils
avaient pu, dans le chef que l'église venait de se donner, trouver aussi
les dons de l'homme d'état et les lumières du prince temporel! Gré-
goire XVI, gardien vigilant des intérêts, de la catholicité, et dans des
temps difficiles continuateur prudent des traditions du saint-siége, fut
moins heureux dans le gouvernement de ses propres états. Pontife
humain, il avait été obligé, au début de son règne, d'accepter pour
vengeurs de ses droits les implacables volontaires de Ravenne et de
Forli. Monarque éclairé, il n'avait pas osé porter la main sur les abus
de l'administration romaine. De son vivant, tout espoir avait été in-
terdit à ses sujets d'obtenir jamais aucune de ces sages réformes alors
si vivement désirées, et déjà mûries ou concédées sur d'autres points
de la péninsule par des souverains plus prévoyans. Que d'embarras sa
mort n'allait-elle pas léguer à son successeur! que de vieux ressenti-
mens long-temps comprimés prêts à éclater! que d'espérances inces-
samment ajournées, promptes à renaître! et peut-être aussi de coupables
projets, n'attendant, pour troubler de nouveau les états de l'église,
que le signal d'un changement de maître!
Le moment était grave pour Rome, pour l'Italie, pour le monde en-
tier. Ainsi le comprit la foule recueillie qui, le dimanche 14 juin au
soir, vit clore et murer devant elle les portes du conclave. Ce n'était
cette fois ni des intérêts des divers cardinaux, ni des rivalités ordinaires
des cours de France et d'Autriche que s'entretenaient curieusement
les groupes nombreux qui sillonnaient les vastes solitudes de la ville
éternelle. La préoccupation était générale; l'anxiété se lisait sur tous
les visages. Les membres du sacré collège, la plupart étrangers aux
affaires, nommés presque tous par le dernier pape, voudraient-ils cé-
der aux nécessités nouvelles? sauraient-ils découvrir et choisir entre
eux tous celui que les temps appelaient? L'attente ne fut pas longue.
Le 17 au matin, les clôtures du conclave tombaient, et, solennellement
proclamé du haut des balcons du Quirinal, le nom du cardinal Mastai
enivrait tous les cœurs de joie et d'espérance. L'élection du nouveau
pape fut suivie de son intronisation. Revêtu de ses habits pontificaux,
assis sur un fauteuil au bout d'une des longues galeries du Quirinal,
Pie IX voulut recevoir les premiers hommages du public et donner sa
bénédiction à ses sujets. Cependant, au sein de cette foule avide de
1
DE LA POLITIQUE EXTÉRIEURE DE LA FRANCE DEPUIS i830. 453
contempler ses traits, s'avançait, mêlé à tous et précédé par plusieurs
personnes, l'ambassadeur de France, M. Rossi. Le pape le reconnut,
l'appela, et, lui prenant affectueusement les mains, lui adressa les plus
bienveillantes et les plus flatteuses paroles.
Témoin plus tard d'une sinistre scène, Rome a vu M. Rossi tomber
sanglant sur les marches de ce trône qu'en vain il a voulu couvrir de
son corps. Le gouvernement représenté alors par M. Rossi a-t-il lui-
même, jusqu'au jour de sa chute, fait un instant défaut à la cause ita-
lienne libérale et modérée qu'au lendemain de son élection l'auguste
pontife plaçait ainsi sous le patronage de la France? On va en juger.
Ce serait se faire une très incomplète et très fausse idée du mouve-
ment qui, à Rome et dans le reste de l'Italie, agitait les esprits à l'avéne-
ment de Pie IX, que de le confondre, soit avec l'effervescence révolu-
tionnaire excitée par la première invasion de nos armées républicaines,
soit avec les agitations constitutionnelles de 1820, soit enfin avec les
tentatives insurrectionnelles de 1831 et 1833. Il y aurait dans ce juge-
ment autant d'injustice que de légèreté. Il est vrai, les anciennes fautes
ne furent pas jusqu'au bout évitées; mais, si les dernières scènes qu'il va
nous falloir raconter, si le dénoûment fatal ne rappellent que trop un
désastreux passé, hâtons-nous de le dire, l'origine et les débuts furent
différens et plus heureux. En 1796, les idées politiques et philosophi-
ques du xvme siècle, franchissant pour la première fois les cimes des
Alpes avec les soldats de Montenotte et d'Arcole, n'apparurent guère
aux populations que comme autant de machines de guerre dirigées
contre les souverains du pays, contre la noblesse et contre le clergé.
Comprises à peine par les rares lecteurs de Voltaire et de Rousseau, et
par les adeptes peu nombreux des économistes italiens du dernier siècle,
ces modernes théories ne pénétrèrent jamais bien avant. Enseignées
par de sceptiques vainqueurs, elles blessaient à la fois la conscience
religieuse et la fierté nationale des vaincus. Si les classes moyennes se
sont plus tard réconciliées avec ces mêmes institutions, c'est que, rele-
vées par elles de leur condition inférieure, placées sous l'administration
régulière de Murât à Naples, d'Eugène à Milan , mises directement , à
Rome et à Turin, sous la tutelle éclairée des préfets de l'empire, elles
comprirent à la longue le surcroît de bien-être et de considération
qu'elles en pouvaient tirer. Moins sensibles à ces avantages, ou mécon-
tentes de les devoir à la domination étrangère, les classes inférieures
demeurèrent toujours ou profondément indifférentes ou sourdement
hostiles au régime venu de l'étranger. Les importations constitution-
nelles essayées en 1820 et 1821 ne furent pas mieux goûtées de la popu-
lation, et les mouvemens insurrectionnels tentés à Bologne et à Ancône
n'eurent pas, pour la même cause, plus de succès auprès du peuple des
campagnes. Parleur inertie, les masses italiennes déjouèrent successi-
451 REVUE DES DEUX MONDES.
vement les efforts de ceux qui tantôt cherchèrent à leur imposer la
civilisation par la conquête, tantôt voulurent proposer à leur imitation
la constitution radicale de l'Espagne ou la charte libérale de la France.
Chose singulière, précisément au moment où, abattus par tant de dés-
appointemens et de revers, réduits à s'exiler au loin et à refouler au
fond de leur cœur les sentimens de toute leur vie, les vétérans de la
cause libérale renonçaient enfin à leurs tentatives impuissantes et dés-
espéraient entre eux de l'avenir de leur pays, une secousse inattendue
vint secouer l'universelle apathie. Ce ne fut point du sein des conci-
liabules tenus au dehors par les réfugiés italiens, ni des profondeurs
des sociétés secrètes que partit l'appel auquel, pour la première fois,
l'Italie entière devait répondre. Des hommes qui n'avaient jamais con-
spiré, qui faisaient profession d'obéir aux lois de leur pays, de respecter
les souverains légitimes, des écrivains qu'aucune gloire n'entourait
encore, simples gentilshommes tenus à l'écart des affaires publiques,
prêtres modestes relégués dans les coins obscurs du sacerdoce, surent
trouver tout à coup les accens qui allaient réveiller enfin tout un peuple
endormi.
Il faut avoir vécu en Italie de 1840 à 1846 pour savoir l'effet prodi-
gieux produit par les publications de M. le comte de Balbo, de M. le
marquis d'Azeglio, de M. l'abbé Gioberti. Qu'y avait-il donc de si nou-
veau dans leurs écrits qui pût si fort frapper et émouvoir les esprits?
Une seule chose, mais une chose éternellement nouvelle et saisissante;
nouvelle et saisissante surtout pour qui a désappris de l'entendre : la
vérité. Dans un langage vrai, précis, non dépourvu d'une certaine
émotion contenue, MM. de Balbo et d'Azeglio, M. l'abbé Gioberti, fai-
saient entendre aux Italiens la vérité sur la nécessité d'une prompte
transformation politique, la vérité sur les difficultés d'une pareille en-
treprise, la vérité sur les seuls moyens qu'il y eût selon eux de la con-
duire à bonne fin. En conviant leurs concitoyens à cette œuvre toute
patriotique, les publicistes que je viens de nommer ne leur proposaient
pas d'y procéder par la précipitation et par la violence. Non-seulement
leur point de départ était tout autre que celui de leurs devanciers,
mais ils ne craignaient pas de rompre ostensiblement avec eux, et de
marquer, dès le début, la différence des doctrines. Au long cri de
guerre poussé par la vieille école révolutionnaire, ils substituaient un
incessant appel à la concorde. Bien loin de prêcher la révolte contre
les princes, la haine contre le clergé,' à mille lieues de vouloir semer
l'ombrage entre les classes de la société et l'antagonisme entre les cités
italiennes, sources anciennes de divisions et de ruines, ils conseillaient
aux souverains la confiance dans leurs sujets, aux sujets l'affection pour
leurs dynasties nationales, à chacun le respect des antiques croyances,
l'oubli des étroites rivalités locales; ramenant tous leurs efforts à un
DE LA POLITIQUE EXTÉRIEURE DE LA FRANCE DEPUIS 1830. 4&5
seul but : l'union en un grand parti des forces de tous les états indé-
pendans de la péninsule. Il est triste aujourd'hui, utile cependant
de rappeler ces sages avis trop oubliés de ceux qui les avaient reçus
avec tant d'enthousiasme, et quelquefois de ceux-là] même qui les
avaient donnés avec le plus de talent et d'autorité. « Que l'on ne me
dise pas, écrivait M. le comte César de Balbo en 1843, que les rebelles
heureux fondent des droits nouveaux, de nouvelles légalités. Gela est
vrai, mais à la condition d'être heureux. S'ils ne le sont pas, et jusqu'à
ce qu'ils le soient, ce sont des rebelles; ils ont contre eux tous les gens
de bien, nationaux et étrangers. Au contraire, ceux qui, dans une en-
treprise bonne en soi, suivent le droit actuel, la légalité, la légitimité
(tous mots synonymes), unissent la bonté de la fin à la bonté des moyens.
Ils ont pour eux leur conscience libre de tous remords, ce qui est une
première force; ils ontaussi pour eux les gens de bien et l'opinion pu-
blique, ce qui est aussi une grande force; ils ne dépendent pas du ha-
sard, ils peuvent attendre l'occasion, ce qui de toutes les forces est la
plus grande dans une entreprise ardue et de longue haleine.... La
France et l'Espagne nous ont fourni de terribles exemples, sans comp-
ter quelques petits exemples italiens. La première vertu nécessaire aux
gouvernemens représentatifs, c'est la fermeté; la seconde, la tolérance
mutuelle. Ces vertus sont-elles les nôtres? Mais, dira-t-on, si nous ne
les avons pas, nous les acquerrons. C'est fort bien; mais n'est-il pas
fâcheux que cette éducation doive se faire durant l'entreprise d'indé-
pendance (1)?» Dans un petit écrit qui causa la plus grande sensation en
Italie, M. le marquis d'Azeglio posait ces mêmes questions, et les déci-
dait avec une raison égale. La position de cet écrivain était plus déli-
cate encore, car son livre publié en 4846 avait pour but de faire con-
naître et d'apprécier les circonstances de l'insurrection récente de
Rimini, insurrection d'origine assez singulière, mais qui, dans ses pro-
clamations, avait arboré le drapeau modéré. « C'est une œuvre grave,
disait M. d'Azeglio, voire même la plus grave qu'un homme puisse
entreprendre, que de précipiter son pays dans la voie sanglante des
révolutions; car, une fois lancé , il devient difficile , sinon impossible,
de fixer précisément la limite entre le juste et l'injuste, entre ce qui
est utile ou funeste. On peut être conduit aux actions les plus géné-
reuses, les plus grandes, ou bien entraîné vers les plus fatales erreurs.
On peut devenir l'occasion de biens ou de maux immenses, rencon-
trer la gloire ou l'infamie, devenir la cause du salut ou de la ruine
d'un peuple entier.
«Se jeter de sa propre autorité dans une telle entreprise, y mettre la
main et lui donner le branle, peut être le comble du courage, ou de
(1) Délie Speranze d'Italie, cap. VI. (Gapo di Lago, 1843.)
456 REVUE DES DEUX MONDES.
la témérité, ou de la folie, mais c'est toujours un acte redoutablefpour
quiconque a souci de la justice, du bien de la patrie, du sort des autres
hommes, de sa propre renommée et de celle de son pays. Tenter une
révolution, c'est se constituer souverain arbitre de la volonté, de la
propriété, de la vie d'un nombre indéfini de ses semblables. Le plus
souvent ceux qui décident d'employer à l'exécution de leurs propres
fins les biens les plus précieux, les droits les plus sacrés de leurs con-
citoyens, le font sans leur consentement, sans droit aucun, sans avoir
été autorisés ni choisis. Qu'ils soient plusieurs au lieu d'un, cela ne
change rien à la question, la responsabilité devient commune au lieu
de rester individuelle. Maintenant, celui ou ceux qui disposent de la
propriété d'autrui sans l'aveu des vrais et légaux possesseurs sont bé-
nis s'ils l'améliorent; s'ils la détériorent, ils seront maudits et avec rai-
son; car l'incapacité sert d'excuse à ceux que d'autres ont choisis,
mais nullement à qui s'est choisi lui-même.... Dans les affaires d'état,
il faut éviter les brusques transitions. Il est facile de proclamer des
monarchies, des républiques, des constitutions; mais il n'est donné à
personne de rendre des populations monarchiques, constitutionnelles
ou républicaines, si elles ne le sont ni par leurs mœurs ni par leurs
opinions. Toutes les férocités de la terreur n'ont point fait des répu-
blicains des Français qui ne l'étaient point. Les imitations des consti-
titutions étrangères importées en Italie en 1821 n'ont pas rendu con-
stitutionnels les Italiens, qui eux non plus ne l'étaient pas alors.... L'art
de mûrir ses desseins et d'en préparer la réussite, l'art de construire
l'édifice pierre par pierre, en commençant par où il faut commencer,
c'est-à-dire par la fondation, est un art que nous ignorons nous autres
Italiens, et sans lui cependant on ne fait rien, nous l'avons appris à nos
dépens. Nous avons jusqu'à présent ressemblé à ce maître inexpéri-
menté de fiers et impétueux coursiers qui, sans prendre le temps de les
atteler, sans se soucier d'ajuster ni les traits ni les rênes, fouette comme
un fou, et, à peine lancé, se précipite et se rompt le cou.... Protester
contre l'injustice, contre toutes les injustices ouvertement, publique-
ment, de toutes les manières, et dans toutes les occasions possibles, est,
à mon avis, le procédé le plus nécessaire à l'époque où nous nous trou-
vons, et, quant à présent, le mode d'action le plus utile et le plus puis-
sant. Point de protestation à main armée, comme à Rimini. Pour pro-
tester ainsi, il faudrait en Italie une bonne position militaire, deux
cent mille hommes et deux cents canons en ligne de bataille. A réunir
quelques rares baïonnettes, on s'attire la risée de l'Europe. Des armées
faibles et peu nombreuses ne suffisent pas à donner l'autorité de la
force; elles ôtent, ou du moins elles diminuent celle de la raison. La
plus grande force d'une protestation, c'est d'être rigoureusement juste
et de s'interdire rigoureusement la violence. Quand, chez une nation,
DE LA POLITIQUE EXTÉRIEURE DE LA FRANCE DEPUIS 1830. 457
tout le monde reconnaît la justice d'une chose et la veut, cette chose
est faite. En Italie, la grande œuvre de notre régénération se peut con-
duire les mains dans les poches (1). »
Ces invitations, si modérées, si fermes cependant, n'étaient pas les
seules adressées aux peuples italiens. Avant les ouvrages de MM. de
Balbo et d'Azeglio avait paru le livre de M. l'abbé Gioberti, intitulé :
del Primato civile et morale d'Italia. Si, dans quelques parties de cet
ouvrage, l'auteur avait critiqué sévèrement l'administration tempo-
relle de Grégoire, il avait du moins montré pour le pouvoir du saint-
siége la plus respectueuse déférence; il avait comme mis à l'avance
sous l'égide du père commun des fidèles les libertés et l'indépendance
futures de l'Italie. Tous ces écrits, moitié défendus, moitié tolérés par
les polices italiennes, étaient recherchés avec avidité; ils avaient inondé
toutes les villes, et, de proche en proche, ils étaient passés jusqu'aux
mains des plus pauvres citoyens. Les membres du clergé n'étaient pas
eux-mêmes les agens les moins actifs de cette propagande nouvelle.
Les Ventura, les Mazzani, les Galuzzi, prédicateurs célèbres et popu-
laires, avaient levé du haut de la chaire l'espèce d'interdit religieux qui
avait jusqu'alors frappé les idées libérales. Si le bruit un instant ré-
pandu de l'élévation du cardinal Gizzi au pontificat avait été accueilli
avec faveur, si les Romains applaudirent plus tard à son installation au
poste de secrétaire d'état, c'est qu'il avait été nommé avec éloge dans
le livre de M. d'Azeglio, c'est qu'il passait, à bon droit, pour un des
membres du sacré collège les plus éclairés et les plus décidés à travailler
efficacement à la grande alliance du catholicisme et de la liberté. Ces
faits suffisent sans doute à expliquer et les transports de la multitude
et les espérances des hommes plus réfléchis qui assistaient à l' avène-
ment de Pie IX. Qui ne se serait figuré l'avenir paisible, en voyant
chez le souverain tant de bonne volonté, chez les sujets tant d'affec-
tion et de si faibles exigences! Se penchant à l'oreille du représentant
de la France, le cardinal Ferretti, ami et parent du nouveau pape,
avait pu lui dire, avec une confiance trop naturelle en un pareil in-
stant : « Soyez tranquille, monsieur l'ambassadeur, nous aurons les
chemins de fer et l'amnistie, et tout ira bien. »
L'amnistie fut l'œuvre personnelle du pape. Publiée un mois après
son élection , elle donnait la mesure de la clémence infinie du nou-
veau pontife. Les portes de la patrie étaient rouvertes à plus de quinze
cents exilés. Il n'était pas immédiatement prononcé sur le sort d'un
petit nombre de coupables, mais tout espoir était loin de leur être
interdit. Le préambule du décret, écrit en entier, disait -on, de la
main de Pie IX, était d'un esprit large et généreux. La veille, l'am-
(i) Degli ultimi Casi di Romagna, di Massimo d'Azeglio. (Gapo di Lago, 1846.)
458 REVUE DES DEUX MONDES.
foassade de France avait été avertie de l'usage que le saint père allait
faire de son omnipotence; le 16 au matin, elle reçut copie du décret
lui-même; l'après-midi, il était affiché sur tous les murs. Quelle
explosion de joie, quel épanchement de reconnaissance suivirent cette
lecture, cela est impossible à raconter. En un clin d'œil, l'heureuse
nouvelle fut répandue dans la ville : toutes les maisons vidèrent
leurs habitans dans les rues et sur les places publiques; puis tout à
coup, avant qu'aucun mot d'ordre n'eût été donné, par un mouve*-
ment irréfléchi, partirent des différens quartiers de Rome d'intermi-
nables processions d'hommes, de femmes, de vieillards et d'enfans,
nationaux, étrangers, gens de toutes classes et de toutes professions, qui,
sans chefs, mais avec un ordre admirable, vinrent apporter au saint
père le témoignage spontané de la gratitude publique. Deux fois en
peu d'heures, la vaste place du Quirinal avait été envahie, et à cette
foule charmée, deux fois déjà, avant la fin du jour, Pie IX avait donné
sa bénédiction. Cependant les habitans les plus éloignés n'avaient pu
arriver encore. Une dernière bande, la plus nombreuse de toutes, ne
déboucha sur la place qu'après la tombée de la nuit. Le pape était
rentré dans ses appartemens : toutes les fenêtres du palais étaient déjà
fermées. Contrairement à l'étiquette, qui ne veut point que les papes
se laissent voir après le coucher du soleil, Pie IX consentirait-il à pa-
raître une fois encore au balcon et à recevoir ce dernier hommage de
ses sujets? L'anxiété était grande dans la foule. Cependant, si le pape
n'eût point paru, nul doute, écrivait M. Rossi, que cette multitude ne
se fût écoulée en silence. Mais laissons-le raconter lui-même la scène
dont il fut témoin.
* « Rome, 18 juillet.
« ... Tout à coup les applaudissemens redoublent; je n'en comprenais pas la
raison, lorsque quelqu'un me fit remarquer la lumière qui perçait à travers les
persiennes, à l'extrémité de la façade du palais pontifical. Le peuple avait com-
pris que le saint père traversait l'appartement pour se rendre au balcon.
« Bientôt, en effet, le balcon s'entr'ouvrit, et le saint père, en robe blanche
et mantelet rouge, apparut au milieu des flambeaux. Que votre excellence se re-
présente une place magnifique, une nuit d'été, le ciel de Rome, un peuple im-
mense, ému de reconnaissance, pleurant de joie, et recevant avec amour et
respect la bénédiction de son pasteur et de son prince, et elle ne sera pas
étonnée si j'ajoute que nous avons partagé l'émotion générale et placé ce spec-
tacle au-dessus de tout ce que Rome nous avait offert jusqu'ici. Ainsi que je
l'avais prévu, aussitôt que la fenêtre s'est fermée, la foule s'est écoulée paisi-
blement dans un parfait, silence. On aurait dit un peuple de muets, c'était un
peuple satisfait. »
Appréciant ensuite dans la même dépêche la valeur de l'acte dont il
venait de raconter les merveilleux effets, l'ambassadeur de France
ajoutait :
DE LA POLITIQUE EXTÉRIEURE DE LA FRANCE DEPUIS 1830. 45& -V
« L'amnistie n'est pas tout, mais c'est un grand pas de fait. J'espère que le
nouveau sillon est ouvert, et que le saint père saura le continuer, malgré tous
les obstacles qu'on ne manquera pas de lui opposer. »
Les obstacles que prévoyait M. Rossi ne tardèrent pas à apparaître.
Ces obstacles ne vinrent pas seulement de l'inexpérience des hommes
chargés de présider à la refonte totale d'une antique et détestable ad-
ministration, ils naquirent surtout de la mauvaise volonté des agens
inférieurs, fonctionnaires de tous les rangs, employés de tous les de-
grés, tous également intéressés au maintien des abus qu'il s'agissait
de détruire. Pour triompher de tant de sourdes résistances, il aurait
fallu renouveler la plus grande portion du personnel, ou tout au
moins, par quelques éclatans exemples faits avec discernement, témoi-
gner de la ferme intention où était le gouvernement de ne point se
laisser détourner de la route qu'il s'était tracée. Malheureusement la
même bonté d'ame qui avait rendu si facile au pape l'octroi d'une large
amnistie lui rendait pénible l'emploi des mesures de rigueur. Il lui
semblait dur de congédier sans pension une foule de salariés dont la
coopération était inutile, sinon contraire, à l'accomplissement des ré-
formes projetées; en les pensionnant aux frais de l'état, Pie IX craignait
d'imposer une charge trop lourde à ses finances. Chacun de ceux qu'il
aurait fallu sacrifier ne manquait pas d'ailleurs de puissans protecteurs.
Parmi les membres du sacré collège, beaucoup, qui n'osaient s'oppo-
ser de front à des mesures jouissant alors de la faveur générale, arri-
vaient au même résultat en appuyant de leur crédit des personnages
dont la présence aux affaires leur garantissait suffisamment le main-
tien de l'ancien état des choses. Fort de ses bonnes intentions qui n'a-
vaient point changé, assuré de l'affection enthousiaste de ses sujets,
Pie IX ajourna la solution de difficultés qu'il lui coûtait de trancher. Ces
retards eurent non-seulement pour résultat de faire perdre un temps
précieux, mais de compliquer les embarras mêmes qu'il souhaitait
éviter. En effet, tandis que les partisans du régime ancien se flattaient
d'arriver ainsi à leurs fins par des voies détournées, les esprits ardens
s'aigrissaient, les hommes rassis commençaient eux-mêmes à s'inquié-
ter, et la popularité de Pie IX recevait une première atteinte. Le 7 no-
vembre, le saint père, s'étant rendu à l'église de Saint-Charles-Borro-
mée, .fut accueilli par la multitude avec une froideur marquée qui
l'attrista visiblement. Dans la même journée, survint la nouvelle de
quelques troubles fâcheux dans les provinces. Pie IX et le cardinal se-
crétaire d'état Gizzi furent très émus. Le lendemain, 8 novembre,
parurent plusieurs décrets instituant trois commissions, composées de
prélats et de laïques, et chargées de donner leur avis : la première, sur
la réforme de la procédure criminelle et civile; la deuxième, sur l'a-
mélioration du système municipal, et la troisième, sur la répression du
460 REVUE DES DEUX MONDES.
vagabondage. La publication des nouveaux décrets suffit à réchauffer
pour quelque temps l'enthousiasme attiédi.
Notre représentant à Rome avait trop de sagacité pour n'être point
effrayé, dès le début, de la tournure que prenaient les relations du sou-
verain et de ses sujets. Faire attendre des réformes sages et désirées
assez long-temps pour provoquer l'impatience des masses, puis, au
premier symptôme de mécontentement, à la première émotion popu-
laire, les concéder précipitamment, paraissait à M. Rossi la plus détes-
table des combinaisons. Autorisé par les instructions du ministère fran-
çais, il crut devoir apporter au gouvernement romain le secours de sa
précieuse expérience. Que n'a-t-on pas dit sur les conseils rétrogrades
que le cabinet du 29 octobre avait voulu faire accepter à la cour de
Rome, sur l'opposition incessante de l'ambassade de France aux des-
seins libéraux du saint père! On va voir combien cette assertion était
loin de la vérité. C'est un spectacle curieux et instructif que celui que
donnait notre ambassadeur à Rome, ne perdant pas une occasion
de signaler à l'avance les dangers contre lesquels , à peu de jours de
distance, l'administration du pape ne manquait jamais de venir se heur-
ter; indiquant précisément, au moment où elles étaient opportunes, où
elles auraient été reçues avec reconnaissance, des concessions que, plus
tard, il fallait accorder sans bonne grâce et sans profit. Depuis les der-
niers mois de 1846 jusqu'à la veille de la révolution de février, M. Rossi
ne se lassa pas, chaque fois que son assistance fut réclamée, de faire
entendre de si sages paroles qu'elles n'ont depuis, hélas! que trop
ressemblé à des prophéties.
Voici qe qu'il écrivait, le 18 décembre 1846, en rendant compte
d'une première conversation avec le saint père :
« Votre sainteté, lui dis-je en terminant, a commencé un grand pontifi-
cat. Elle ne laissera pas, j'en suis certain, avorter une si belle œuvre Elle sait
que nul n'y porte un intérêt plus vif que le roi, mon auguste souverain, et que
son gouvernement. Notre politique est connue. Nous applaudissons hautement
à tout ce qui consolide l'indépendance des états, la prospérité des nations, la
paix du monde »
Puis il disait quelques lignes plus loin :
...... Qu'on ajoute atout cela qu'après tout il n'y a rien de fait encore; qu'il
n'y a eu jusqu'ici que des promesses, des projets et des commissions qui ne tra-
vaillent guère, et on ne sera pas surpris d'apprendre que le pays commence à
se méfier et à s'irriter. Il n'accuse pas le pape de duplicité, mais il le suspecte
de faiblesse Ce qu'il faut conclure de cet ensemble de faits, c'est qu'il im-
porte plus que jamais de tranquilliser l'opinion, en lui montrant, par de sages
mesures, que les promesses de sa sainteté n'ont pas été illusoires et que
rien ne s'oppose à leur accomplissement. Aussi, j'ai, dans une nouvelle au-
dience, répondu avec une entière franchise au saint père que tout retard dans
DE LA POLITIQUE EXTÉRIEURE DE LA FRANCE DEPUIS 1830. 461
l'accomplissement des améliorations promises serait désormais une cause à peu
près certaine de troubles; que si, au contraire, un commencement d'exécution
venait rassurer les esprits, je ne doutais pas qu'on ne laissât au saint père
tout le temps nécessaire pour procéder avec la lenteur et la maturité conve-
nables. J'ajoutai que la création d'un gouvernement central et d'un cabinet
me paraissait la mesure à la fois la plus urgente et la plus rassurante pour
l'opinion (1). »
Au moment où M. Rossi traçait ce plan de conduite , aucune ques-
tion dangereuse n'avait encore été soulevée à Rome. Les meneurs de
l'opinion, préoccupés de réformes intérieures, administratives et finan-
cières, n'avaient point mis en avant des prétentions exagérées. Exé-
cuté en temps opportun, un système de réformes partielles et suc-
cessives aurait à peu près satisfait tout le monde. Il n'en fut pas
long-temps ainsi. Vers la fin de l'année 1846, affluèrent à la fois les
anciens condamnés politiques, amnistiés par le décret du 16 juillet,
bon nombre d'Italiens que leurs opinions avaient jusqu'alors retenus
hors de leur pays, et cette foule de visiteurs que l'hiver ne manque ja-
mais d'attirer à Rome. L'influence des nouveaux arrivés ne tarda pas à
se faire sentir. L'impulsion donnée aux esprits en fut non-seulement
accélérée, mais profondément modifiée. Jusqu'alors, le mouvement
réformateur, sorti, comme nous l'avons vu, des entrailles mêmes de
l'Italie, était resté national, sans mélange d'élémens exotiques. Les
étrangers, par leur manière quelque peu méprisante de parler des
demi-concessions du pape; les réfugiés, par les habitudes d'opposition
qu'ils avaient contractées dans la société des radicaux de France et d'An-
gleterre, par leurs tendances révolutionnaires, tournèrent peu à peu
les yeux des Romains vers de nouvelles perspectives. Les exilés rentrés,
tout en prodiguant à la personne même du saint pontife les témoignages
d'une reconnaissance sans bornes, faisaient efforts pour lui imposer une
politique qui ne pouvait être la sienne. Ils se montraient constamment
hostiles aux opinions modérées. Avec cet instinct merveilleux qu'ont
toujours les partis pour reconnaître leurs vrais et dangereux adver-
saires, ils s'altachèrent d'abord à ruiner, dans l'opinion publique, l'in-
fluence tutélaire que nous cherchions à exercer à Rome et à tourner
vers l'Angleterre les regards des libéraux italiens. Un de leurs artifices
ordinaires était de traduire et de répandre à profusion des articles du
Times, dont les éloges exagérés contrastaient avec le ton moins bien-
veillant de quelques journaux français qui, à tort ou à raison, avaient
eu le malheur de blesser profondément les susceptibilités italiennes.
On ne parlait pas encore d'institutions constitutionnelles, dont nulle
part, en Italie, le nom n'était alors ostensiblement prononcé; mais on
(1) Dépêche de M. Rossi à M. Guizot, 18 décembre 1846.
TOME II. 30
462 REVUE DES DEUX MONDES.
soufflait à l'oreille du peuple les mots de liberté de la presse, de garde
civique, de représentation provinciale. Une fois en possession de ces
puissans moyens d'action , on se sentait sûr d'obtenir promptement le
reste. Mais comment arracher au pape des concessions si décisives? Pour
gagner un point si important, rien ne coûta aux nouveaux meneurs.
Ils employèrent tout à la fois l'extrême adulation ou une intimidation
à peine déguisée.
Les manifestations populaires changèrent soudain de nature; elles
cessèrent d'être l'expression instantanée, vive et naturelle de l'opinion
publique. Concertées entre un petit nombre de personnes qui s'étaient
donné pour mission de conduire le gouvernement de sa sainteté à un
but dont elles ne disaient le secret à personne, ces dimostrazioni in
piazza (c'était leur nom reçu à Rome) étaient tantôt enthousiastes et
bruyantes quand on avait tiré du saint père l'octroi de quelques me-
sures populaires; froides et presque menaçantes quand on le soupçon-
nait de vouloir céder à l'influence des rétrogrades, parmi lesquels ne
manquait jamais de figurer en première ligne le représentant du gou-
vernement français, car le gouvernement français s'opposait seul aux
velléités libérales de Pie IX ! Tel était le mot d'ordre donné par les ha-
biles du parti révolutionnaire, mot d'ordre trop fidèlement reçu , non-
seulement par la population égarée des états romains, non-seulement
par toute l'opposition française, mais par une portion trop considérable
des hauts dignitaires et des membres les plus respectables du clergé
et du parti catholique de France.
Que faisait alors celui que tant de correspondances erronées repré-
sentaient comme s'efforçant d'entraver, par ses objections, la marche
libérale du gouvernement romain? Dans une conférence avec le pape
et le cardinal Gizzi, il exposait de nouveau avec insistance le danger
des attermoiemens et l'état d'inquiétude fâcheuse où on laissait les es-
prits. Il indiquait avec une précision nouvelle les remèdes applicables
à la situation.
« 1° Donner dans les états pontificaux une satisfaction large et loyale au parti
réformateur;
2° Éclairer et contenir le parti national, en lui faisant comprendre que l'im-
patience pourrait le perdre.
Ce double travail me paraissait facile au pape, dont on n'attendait que des
réformes modérées, et désormais pratiquées dans presque tous les états euro-
péens, constitutionnels ou non; au pape qui peut s'adresser, avec autorité même,
aux consciences dans ses états, et hors de ses états par des voies dont ne dis-
pose pas un prince laïque; conforme à notre politique qui désire les réformes, sans
troubles néanmoins pour la paix du monde et tout en laissant au temps ses
droits; honnête et utile en soi à l'Italie, qui, plus développée sans doute qu'elle ne
Tétait il y a vingt ans, n'est pas en état cependant de tenter de grandes et puis-
DE LA POLITIQUE EXTÉRIEURE DE LA FRANCE DEPUIS 4830. 4G3
santés aventures. Elle a devant elle deux voies, dont Tune, couverte de pièges
et d'écueils, borde un abîme; dont l'autre, longue, il est vrai, mais facile, paraît
conduire infailliblement au but. Qu'importe, s'il n'est pas atteint de notre vi-
vant!... On a gaspillé une situation unique. Jamais prince ne s'est trouvé plus
maître de toutes choses que Pie IX dans les premiers mois de son pontificat.
Tout ce qu'il aurait fait aurait été accueilli avec enthousiasme. C'est pour cela
que je disais : Fixez donc les remises que vous voulez; mais, au nom de Dieu!
fixez-les, et exécutez sans retard votre pensée (1). »
Le gouvernement du saint père était loin de dédaigner ces utiles
avertissemens; il remerciait avec effusion l'ambassadeur, mais il n'o-
sait pratiquer une politique si hardie. Les scrupules du chef de la reli-
gion ne contribuaient pas peu à contenir dans Pie IX les tendances du
prince libéral. Effrayé des pas déjà faits, de ceux qu'on lui demandait
de faire encore, le saint père fit paraître le motu proprio du d2 juin,
bientôt suivi de la notification du 22. Ces deux pièces témoignaient des
doutes dont sa conscience était agitée. Dans la notification, après avoir
rappelé ce que le pape avait fait, commencé ou promis pour la réforme
du gouvernement temporel de ses états, après avoir répété que le saint
père était fermement décidé à s'occuper de l'amélioration successive de
toutes les branches de l'administration, le cardinal secrétaire d'état
ajoutait que sa sainteté était également résolue à ne pas sortir des li-
mites que lui prescrivaient les conditions essentielles à la souveraineté
temporelle du chef de l'église, et à conserver intact le dépôt qui lui
avait été confié. « Le saint père, ajoutait-il , n'a pu en conséquence re-
marquer sans douleur les doctrines et les menées de quelques esprits
agités, qui voudraient faire prévaloir auprès du pouvoir des maximes
trop contraires au caractère élevé et pacifique du vicaire de Jésus-
Christ, et faire renaître dans les populations des désirs et des espé-
rances incompatibles avec l'établissement pontifical.»
Par ces proclamations inattendues, le gouvernement pontifical s'ex-
posait de gaieté de cœur au danger que M. Rossi lui avait tant de fois
signalé. Les paroles sévères et d'ailleurs bien méritées adressées aux
exaltés excitaient leur colère, mais c'était mal prendre son temps, de
leur jeter cette sorte de défi avant d'avoir, par aucune réforme accom-
plie ou en voie sérieuse d'exécution, rallié autour de soi les forces du
parti modéré, laissé ainsi dans l'ignorance sur les intentions réelles du
saint père. Pareille faute fut habilement mise à profit par les malinten-
tionnés. Le pape fut représenté comme ayant passé entièrement sous
le joug des partisans de l'ancien régime. Une consigne merveilleuse-
ment suivie interdit de se porter sur le passage de ce souverain , na-
guère salué de tant d'acclamations. Les têtes s'inclinaient encore res-
pectueusement, mais froidement. Il n'y avait plus que tristesse et
(1) Dépêche de M. Rossi à M. Guizot, 28 juillet.
464 REVUE DES DEUX MONDES.
reproches sur tous les visages. A ces symptômes, dont le cœur du saint
père souffrit cruellement, le gouvernement du saint-siége comprit son
erreur; il lui fallut la racheter. Pour regagner sa popularité perdue, il
annonça que l'on allait procéder à l'organisation de la garde civique et
à l'installation d'une municipalité romaine. Quelques jours plus tôt,
une seule de ces mesures eût complètement contenté l'opinion publi- .
que; à elles deux, elles suffirent à peine à ramener un peu de calme
dans les esprits.
Cependant une journée s'approchait que tous les bons citoyens re-
doutaient. Il avait été convenu de donner une grande fête au pape le
16 juillet, jour anniversaire de l'amnistie, et chacun savait que les
fauteurs ordinaires de troubles comptaient tirer grand parti de cette
manifestation, qui, par le nombre des personnes, devait dépasser
toutes celles qui l'avaient précédée. En effet, la veille, quand tout était à
peu près disposé pour la solennité, des bruits étranges, précurseurs
ordinaires des grandes commotions populaires, coururent la ville. Des
écrits à la main, placardés sur les murs, annonçaient au peuple que
la faction dite rétrograde avait choisi le jour de la fête pour provoquer
une rixe sanglante entre le peuple et les troupes pontificales. On allait
jusqu'à désigner le nom des prétendus conspirateurs, parmi lesquels
on citait le cardinal Lambruschini, le colonel et le lieutenant-colonel
des carabiniers, et jusqu'au gouverneur même de la ville de Home,
monseigneur Grassellini. L'animation était excessive dans tous les es-
prits, la terreur vive chez tous les honnêtes gens; il n'y avait pas de
temps à perdre. Heureusement le parti modéré sut se mettre hardi-
ment et habilement en avant. La garde nationale non encore orga-
nisée se constitua elle-même immédiatement. Les hommes les plus
considérables de Rome, les membres principaux de la noblesse, se
mirent à la tête du mouvement. Les Rospigliosi, Rignano, Borghese,
Aidobrandini, Piombino, ouvrirent les vastes rez-de-chaussée de leurs
palais aux bataillons de cette milice improvisée, et en acceptèrent le
commandement. Leduc de Rignano (le même qui joua depuis un rôle
important dans le cabinet romain qui précéda M. Rossi) rédigea et per-
suada, non sans peine, aux meneurs populaires de signer une pétition
qui demandait au saint père la remise de la fête. Une fois les premiers
noms apposés, la pétition fut à l'instant couverte de milliers de signa-
tures. En même temps, parmi les personnes accusées de complot, les
unes prenaient la fuite, les autres venaient se constituer elles-mêmes
prisonnières aux mains de la garde civique, plusieurs étaient arrêtées
et gardées à vue dans les corps de garde établis à chaque coin de rue.
C'était peut-être le seul moyen de leur sauver la vie. Ainsi furent
évités les désordres que l'on avait tant appréhendés; mais, il faut le
dire, si la journée avait été bonne pour le parti des gens d'ordre,
DE LA POLITIQUE EXTÉRIEURE DE LA FRANCE DEPUIS 1830. 465
qui, cette fois, sut se produire avec à-propos et énergie, elle n'avait pas
été mauvaise non plus pour les révolutionnaires. La police de la ville
avait été violemment retirée des mains de l'administration, la force
armée mise en suspicion , les pouvoirs de l'autorité transportés aux
mains des chefs de la garde civique et partout exercés sans contrôle,
suivant les inspirations de la multitude. Depuis la démission du car-
dinal Gizzi, donnée le 16, jusqu'à l'arrivée du cardinal Ferretti (26 juil-
let), Rome avait été à la lettre dix jours sans gouvernement.
Dans ce peu de temps, la situation était devenue révolutionnaire.
Aux yeux de M. Rossi, le péril était extrême; il n'attendit pas l'arri-
vée du nouveau secrétaire d'élat pour ouvrir les yeux des conseillers
du saint père. Voici dans quels termes s'exprima l'organe de ce gouver-
nement que les partis exaltés accusaient de favoriser les vœux des ré-
trogrades :
« Je me rendis hier à la chancellerie d'état; je trouvai monseigneur Corboli
assez ému. Je lui dis snns détour que je ne voulais pas revenir sur le passé, que
je ne voulais pas rechercher s'il n'eût pas été facile de prévenir ce qui arrive,
qu'alors on avait devant soi des mois, qu'on n'avait plus aujourd'hui que des
jours, des heures peut-être; que la révolution était Commencée, qu'il ne s'agis-
sait plus aujourd'hui de la prévenir, mais de la gouverner, de*la circonscrire,
de l'arrêter; que, si on y apportait les mêmes lenteurs, de bénigne qu'elle était,
elle s'envenimerait bientôt; qu'il devait se persuader qu'en fait de révolution,
nous en savions plus qu'eux, et qu'ils devaient croire à des experts qui sont en
même temps leurs amis sincères et désintéressés; qu'il fallait absolument faire,
sans le moindre délai, deux choses : réaliser les promesses faites et fonder un
gouvernement solide; en d'autres termes, apaiser l'opinion qui n'est pas encore
pervertie, et réprimer toute tentative de désordre. Le parti conservateur, dis-je,
existe; il s'est montré actif, intelligent, dévoué; il faut à la fois le satisfaire et le
gouverner.
« Il convint pleinement de ces idées, et il m'indiqua comme la mesure la plus
urgente et la plus décisive l'appel des délégués des provinces. Soit, lui dis-je; je
crois, en effet, la mesure fort bonne, si elle est bien conduite, s'il y a en même
temps un gouvernement actif et qui sache rallier autour de lui les forces du
pays; mais, encore une fois, la perte d'un jour peut être un mal irréparable.
« Quelques minutes après cette conversation, le nouveau secrétaire d'état, le
cardinal Ferretti, s'installait au Quirinal, les délégués étaient appelés à Rome;
le directeur de la police, monseigneur Grassellini, se retirait; il était remplacé
par monseigneur Morandi (i). »
Mais M. Rossi n'était pas seul à porter ce jugement et à adresser des
conseils aussi avisés.
« Il faut, écrivait M. Guizot à notre ambassadeur à Rome, il faut que le pape
se décide nettement à faire toutes les réformes indispensables, à les faire com-
(1) Dépêche du 18 juillet. M. Rossi à M. Guizot.
466 REVUE DES DEUX MONDES.
plèttïs, et à rentrer ensuite dans son office de gouvernement, qui consiste à
faire, suivant les lois établies, les affaires quotidiennes et permanentes de la so-
ciété (1).... »
Dans une autre dépêche, le ministre des affaires étrangères entrait
dans plus de détails :
« .... M. Rossi était prié de donner son avis personnel et précis sur ce qu'il y a
à conserver ou à modifier dans les plans de 1831. 11 doit garder soigneusement
notre position et porter hautement notre drapeau, ne pas éviter cependant d'a-
gir occasionnellement avec ses collègues du corps diplomatique. Les puissances
étrangères, même l'Autriche, sont raisonnables. La nécessité leur déplaît; elles
la reconnaissent le plus tard possible, mais enfin elles l'acceptent. Proclamons
les nécessités quand elles se présentent; soyons-en les interprètes en Europe.
C'est notre rôle. Personne n'est plus que M. Rossi en état de le remplir et d'en
tirer parti....
« Ne nous faisons pas autres que nous ne sommes, mais ne nous isolons pas.
Dans l'action concertée, c'est nous qui prévaudrons....
« En cas de danger matériel et d'appel à un secours étranger, que rien ne se
fasse sans nous. Qu'on ne demande rien à personne sans nous le demander à
nous, au moins en même temps; nous ne manquerons pas à nos amis (2). »
Le gouvernement français ne s'en tint pas à ces seules assurances.
Par son empressement à mettre à la disposition du pape les armes de-
mandées pour la garde civique de Rome, il mettait son honneur à prou-
ver que, de sa part, un prompt et cordial appui ne manquerait jamais
aux desseins libéraux du saint-siége. En annonçant un premier envoi
de fusils , M. Guizot laissait voir de nouveau quelques inquiétudes au
sujet de la marche hésitante du gouvernement pontifical. Il priait
M. Rossi de faire tout ce qui dépendrait de lui par ses conversations,
par ses conseils, pour aider à la formation d'un parti modéré. Il ex-
primait l'opinion que M. de Metternich n'interviendrait que s'il y était
sollicité. Le cabinet de Vienne fera, ajoutait-il, des préparatifs de dé-
fense secrètement ou patemment, suivant le besoin ou le caprice dumo-
ment,mais il ne veut rien compromettre (3).
La nomination du nouveau secrétaire d'état avait été bien accueillie
par la population. Esprit droit et ferme, le cardinal Ferre tti était plus
qu'un autre capable de parer aux dangers de la situation. Il s'y appli-
quait avec un degré de résolution et de prudence qui déjà relevait les
espérances du parti modéré, lorsqu'un nouveau ferment de désordres,
inconsidérément ajouté à tant d'autres, vint redoubler tout à coup l'é-
motion publique , tout compliquer à la fois et tout aigrir. En vertu
d'une clause des traités de 4815, l'Autriche avait droit de garnison dans
(1) Dépêche du 21 juillet. M. Guizot à M. Rossi.
(2) Instructions particulières à M. Rossi, juillet 1847.
(3) Lettre particulière de M. Guizot à M. Rossi, 28 juillet 1846.
DE LA POLITIQUE EXTÉRIEURE DE LA FRANCE DEPUIS 1830. 467
la place de Ferrare. L'exercice de ce droit avait dès le début donné lieu
à quelques contestations de chancellerie entre le saint-siége et la cour
de Vienne. Par le mot place, fallait-il entendre le château situé à peu
près au centre de la ville, ou bien la ville elle-même? On s'était bien-
tôt mis d'accord quant à la pratique. Les Autrichiens n'occupaient ex-
clusivement que le château proprement dit , construction sans valeur,
et possédaient dans l'intérieur de la ville plusieurs casernes qui lo-
geaient l'excédant de troupes que le château ne pouvait contenir. La
garde des barrières et des autres postes était restée aux troupes pon-
tificales. Il était difficile que dans les circonstances présentes, depuis
surtout la formation de la garde civique, un pareil état de choses n'a-
menât pas quelques occasions de conflit. Trop de gens se croyaient
d'ailleurs intéressés à les faire naître. Des provocations ne tardèrent
pas à être échangées entre les patrouilles autrichiennes et la garde ci-
vique de Ferrare. Quelques rixes individuelles troublèrent aussi de nuit
la paix des rues. Il n'en fallut pas davantage au commandant des
forces militaires de l'Autriche pour agir comme si la sûreté de la gar-
nison autrichienne était compromise. Le 10 août, une division de
troupes assez considérable passa le Pô, vint renforcer les bataillons qui
occupaient la citadelle, prit position dans la ville, occupa les barrières
et tous les postes qui jusqu'alors avaient été laissés sous le commande-
ment des autorités. Après avoir protesté vivement, le cardinal légat de
Ferrare avait dû céder et se soumettre. En aucun temps cette prise de
possession, accomplie sans ménagement, avec grand fracas et une
morgue insultante pour la susceptibilité italienne, ne serait passée
inaperçue; mais, si l'on songe au milieu de quelles préoccupations la
première nouvelle de l'occupation de la ville de Ferrare vint tomber
à Rome, on pourra aisément se figurer quel surcroît de trouble elle y
jeta. Toutes les imaginations y étaient encore échauffées par la décou-
verte de la grande conspiration du 16 juillet. Aux yeux de la multi-
tude, la coïncidence était frappante. Comment douter que l'invasion
des états romains par les troupes impériales n'eût été combinée avec
ce même parti qui avait inspiré le motu proprio de juin, et préparé l'af-
freux guet-apens si heureusement déjoué par l'héroïsme de la garde
civique de Rome? Toutefois était-il possible, insinuaient perfidement les
chefs du parti, que tant de trames eussent été entièrement dérobées à
la connaissance du gouvernement? Combien n'y avait-il pas au sein
même du gouvernement, dans le sacré collège, et tout autour du pape,
d'agens avérés de l'Autriche! Mille rumeurs circulaient, l'animation
était à son comble. Qu'allait faire le pape?
La brusque occupation sans concert préalable d'une ville importante
de ses états avait froissé le saint père dans sa dignité de pontife, ayant
to)it à plus d'égards de la part d'une puissance catholique, et dans sa
468 REVUE DES DEUX MONDES.
juste susceptibilité de souverain temporel. En laissant même de côté la
question résultant de l'interprétation des traités, il avait tout motif de
protester contre le procédé employé. Le saint-siége protesta en effet en
termes énergiques au double point de vue du droit et de la forme, et
une soudaine et retentissante publicité fut donnée à celte protestation.
En donnant ainsi carrière à leur sincère indignation, en cherchant à
grandir plutôt qu'à diminuer les proportions du conflit survenu avec
l'Autriche, les conseillers du pape ont-ils suivi les inspirations de la
raison : ont-ils servi habilement les intérêts de leur souverain? Il est
permis d'en douter aujourd'hui. S'ils s'étaient figuré donner le change
àl'opinion publique, détourner l'attention des mesures administratives
intérieures, et changer utilement pour Pie IX le rôle de pape réforma-
teur contre celui de chef de la nationalité italienne, les événemens ne
se sont que trop chargés de montrer la vanité de ces calculs En réa-
lité, et quoi qu'il en soit des intentions, la direction des affaires passa
à cette époque aux mains des exaltés. Forts de l'appui inattendu qu'ils
trouvaient dans le gouvernement pontifical, exploitant l'exaltation cau-
sée, dans les populations des légations, par les préparatifs de défense
militaire, ils poussèrent résolument à la guerre contre l'Autriche. Le
nouveau mot d'ordre partout répandu fut partout reçu avec enthou-
siasme. Au cri de vivent les réformes! poussé dans toutes les démonstra-
tions populaires, vint s'ajouter cet autre cri plus populaire encore de
vive l'indépendance italienne! De particulier aux états romains, le mou-
vement devint général; il gagna tous les autres états de la péninsule.
Chaque jour se posait davantage ce que, dans la discussion de l'adresse
de 1848, M. Cousin appelait la redoutable question du remaniement des
territoires. Les populations entraînaient leurs gouvernemens à la re-
morque dans une voie fatale.
A Florence, une émotion assez grande était entretenue par le voi-
sinage des troupes pontificales réunies à Forli. A Livourne, les es-
prits étaient plus montés encore; mais nulle part dans la Toscane des
hommes pervers n'étaient encore parvenus à troubler le sens d'une po-
pulation ordinairement paisible et confiante dans son souverain. En
rendant plus douce la censure, qui n'avait jamais été bien sévère, en
apportant quelque changement dans le personnel d'une administration
dont la douceur était proverbiale, Léopold avait donné à l'opinion de
ses peuples toute la satisfaction qu'ils réclamaient alors. D'ailleurs,
quand surgissait la question de l'indépendance, ce n'était pas vers la
Toscane, mais vers le Piémont et surje roi Charles-Albert que se tour-
naient naturellement tous les regards.
Ceux-là même qui caressaient le plus'étourdiment la chimère d'une
croisade universelle contre la domination des Autrichiens en Italie, sa-
vaient parfaitement que toute tentative était insensée, toute réussite
DE LA POLITIQUE EXTÉRIEURE DE LA FRANCE DEPUIS 1830. 469
impossible, si l'on ne pouvait compter sur le concours énergique de la
petite, mais brave armée piémontaise. Que ferait Charles- Albert? Pour-
rait-on, à l'occasion, compter sur lui? Rien ne trahissait la détermi-
nation qu'il entendait prendre. L'envie de la pénétrer était si grande,
qu'à défaut de plus sûrs indices on s'était attaché à des circonstances
qui n'avaient peut-être pas toute la portée qu'on leur attribuait, mais
qui n'en étaient pas moins soigneusement observées et commentées.
MM.d'AzeglioetdeBalboétaienttousdeuxPiémontais.Onavaitremarqué
avec joie que leurs livres étaient, sinon vendus publiquement à Turin,
du moins à peu près tolérés par la police; on se les procurait assez aisé-
ment, con cautela. MM. de Balbo et d' Azeglio ne paraissaient pas être vus
de trop mauvais œil à la cou r; le fils de M. le comte de Balbo était premier
aide-de-camp du roi. On disait avoir vu le livre de M. l'abbé Gioberti
aux mains du souverain; il en avait, disait-on, parlé avec éloge. C'étaient
d'heureux symptômes. L'attention publique se portait en même temps
sur de plus graves sujets. Quelques difficultés commerciales s'étaient
élevées entre les cabinets de Vienne et de Turin à propos des droits
sur les vins et des approvisionnemens de sel que le Piémont allait
chercher dans le Tésin. Les chancelleries de Vienne et de Turin s'étaient
fait une guerre de tarif assez aigre; les gazettes officielles et censurées
de Milan et de Turin avaient échangé l'une contre l'autre des récrimi-
nations assez vives. Tous les épisodes de cette controverse, dans laquelle
l'administration sarde avait vigoureusement pris la défense du com-
merce national, avaient été suivis par les populations avec un vif intérêt.
Au plus chaud de la querelle, le roi Charles-Albert, chose inusitée à
Turin, avait été à plusieurs reprises salué par les acclamations de la
multitude; mais ces manifestations avaient paru ne lui plaire qu'as-
sez médiocrement, et le public s'en était bientôt abstenu. 11 était rentré
dans ses habitudes de circonspection et de silence, sans avoir oublié
toutefois la cause qui l'en avait fait momentanément sortir. La con-
fiance des Piémontais dans leur souverain s'était visiblement aug-
mentée.
A Turin, le mouvement libéral dont Pie IX avait pris l'heureuse ini-
tiation n'avait pas eu le même retentissement que dans les autres cours
d'Italie. Tant que la cause des réformes fut seule à l'ordre du jour, le
public de cette ville, sinon l'élite de la société, demeura assez froid. On
savait le gouvernement sérieusement engagé dans une lente refonte des
parties défectueuses de l'administration; il ne se fit point d'effort pour
hâter un travail qui demandait beaucoup d'études et dont on avait
d'ailleurs déjà recueilli de premiers fruits; mais, sitôt qu'il fut question
de nationalité, d'indépendance, de fédération italienne, d'un grand
royaume à fonder dans le nord de l'Italie, ce fut autre chose. Il n'y
avait pas un seul de ces mots qui ne trouvât son écho dans le cœur du
470 REVUE DES DEUX MONDES.
prince, aussi bien que dans celui du dernier de ses sujets. Ils y réveil-
laient cette profonde ambition nationale, fond même du caractère pié-
montais, qui est son honneur dans le présent, qui fera sa gloire peut-
être dans l'avenir. Personne n'ignorait que monseigneur Corboli, arrivé
de Rome à Turin depuis la nomination du cardinal Ferretti, négociait
avec le gouvernement sarde une union douanière à laquelle tous les
souverains d'Italie devaient être plus tard invités à prendre part. On
se racontait avec satisfaction, à Turin, le bon accueil que l'administra-
tion avait fait à cette proposition du saint-siége. La joie publique fut
plus vive et moins contenue quand on sut, après l'occupation de la ville
de Ferrare, que le roi s'était exprimé, à ce sujet, en termes assez vifs
sur le compte de l'Autriche. On citait, avec des commentaires infinis,
les termes de deux billets qu'il aurait adressés à M. de Proni et à son
secrétaire particulier, M. de Castagnette, et dans lesquels il parlait, di-
sait-on, de tirer l'épée pour la sainte cause de l'Italie. Ces expressions
furent vite répétées en Piémont, bientôt répandues dans l'Italie en-
tière. Les esprits s'exaltaient de plus en plus.
C'est au plus fort de cette effervescence que le gouvernement fran-
çais eut à prendre une décision sur l'incident de Ferrare. Il lui fallait
parer à de nombreux dangers. Il avait à protéger l'Italie contre les co-
lères de l'Autriche et ses velléités d'intimidation, à préserver les gou-
vernemens italiens contre leurs propres entraînemens, à empêcher que
les conseils inconsidérés de l'Angleterre ne les fissent se méprendre
sur le véritable état de l'Europe; c'est-à-dire qu'il devait agir à la fois
en Autriche, en Italie et à Londres. C'est ce que fit aussitôt le ministre
des affaires étrangères de France.
Il fallait avant tout obtenir de l'Autriche qu'elle fît cesser un état
de choses qui n'avait aucun avantage pour elle et qui entretenait une
si funeste agitation. Une lettre officielle, qui avait été adressée par le
prince de Metternich à M. Appony, et qui avait été communiquée par
cet ambassadeur à notre gouvernement, ne permettait pas à notre mi-
nistre de prêter au gouvernement autrichien tout le mauvais vouloir
dont on le croyait généralement animé vis-à-vis du pape. Dans cette
pièce, datée d'août 1847, le prince, après avoir parlé de sa vieille ex-
périence, après avoir établi les conditions qui faisaient, selon lui, la
prospérité des états, portait un jugement détaillé sur la situation du
pape et des états romains. « Je ne doute pas, disait-il, des bonnes inten-
tions du saint père; mais pourra-t-il ce qu'il veut? Les révolutionnaires,
les malintentionnés sont là pour tirer un parti funeste des réformes
bonnes en elles-mêmes, et que l'Autriche est d'ailleurs disposée à ap-
prouver, puisqu'elle les a conseillées elle-même en 1831. Ne voudra-
t-on pas mener le pape plus loin? doit-il s'y laisser mener? le peut-il?
La position de chef de la communion chrétienne lui laisse-t-elle ,
DE LA POLITIQUE EXTÉRIEURE DE LA FRANCE DEPUIS d830. 471
comme à tout autre chef d'état, le droit de tout faire dans le temporel?
Cela est plus que douteux. Qu'il ne se laisse pas séduire par les doc-
trines des Gioberti et Lamennais, qui lui prêchent de s'appuyer sur le
parti démocratique des idées catholiques, c'est là une fausse et funeste
force. Si le pape voulait y avoir recours, il exposerait l'Europe aux plus
grands dangers qu'elle ait courus depuis la chute du trône de France.»
Cette appréciation ne manquait ni de vérité ni de raison; elle n'indi-
quait pas non plus des dispositions d'esprit intraitables. Dans la négo-
ciation qu'il entama de concert avec le saint-siége pour obtenir que les
choses fussent remises à Ferrare sur un pied peu différent de l'état an-
térieur, le gouvernement français n'eut qu'à se louer de l'esprit du ca-
binet de Vienne. Il réussit à concilier sans éclat les prétentions con-
traires. Ainsi fut peu à peu atténué, puis enfin terminé à la satisfaction
des deux partis, un conflit qui avait failli ouvrir, un an plus tôt pour
la malheureuse Italie, les abîmes où de plus imprudens amis l'ont de-
puis précipitée.
Le moins pressé n'était pas de calmer la juste irritation du saint-siége.
M. Guizot se hâta d'approuver et le fond et la forme de la protestation
du pape; il exprimait seulement, vu l'état des esprits , quelques doutes
sur la convenance de la publicité donnée à cette pièce.
« Ou T Autriche veut intervenir, et alors il ne faut pas lui en fournir le
prétexte, ou elle ne le veut pas, et alors il faut lui laisser les moyens d'arranger
les affaires à l'amiable. Le pape est maître d'arranger cette affaire purement
avec l'Autriche ou de demander la médiation d'une puissance, la France, ou de
deux puissances, la France et l'Angleterre, ou des puissances signataires des
traités de Vienne. Tous ces moyens nous conviennent. Que pense M. Rossi du
point de droit? Il fait doute pour beaucoup de bons esprits...
a 11 faut se garder, en Italie, de fonder des espérances sur une conflagration
européenne. Cette illusion a déjà perdu et peut perdre encore la cause italienne.
Que chacun fasse ses affaires à part, les Romains à Rome, les Toscans en Tos-
cane, les Napolitains à Napies, et le succès alors est possible. En dehors du res-
pect des traités existans, il n'y a pas de succès possible. Le triomphe des ré-
formes partielles dans chaque état amènera plus tard le triomphe de la cause
nationale italienne. Y viser aujourd'hui, c'est viser à une révolution en Italie
et risquer une conflagration générale La flotte française reste à portée de la
Méditerranée (1). »
Turin était le lieu où il était le plus urgent de garantir les esprits
contre de dangereuses illusions. M. Guizot écrivait à notre chargé d'af-
faires :
« Les populations italiennes rêvent, pour leur patrie, des changemens qui ne
pourraient s'accomplir que par le remaniement territorial et le bouleversement
de l'ordre européen, c'est-à-dire par la guerre et les révolutions. Des hommes,
(1) Lettre particulière de M. Guizot à M. Rossi.
472 REVUE DES DEUX MONDES.
même modérés, n'osent pas combattre ces idées, tout en les regardant comme
impraticables, et peut-être les caressent eux-mêmes au fond de leur cœur avec
une complaisance que leur raison désavoue, mais ne supprime pas. Plus d'une
fois, déjà, l'Italie a compromis ses plus importans intérêts, même ses intérêts
de progrès et de liberté, en plaçant ainsi ses espérances dans une conflagration
européenne. Elle les compromeltrait encore gravement en rentrant dans cette
voie. Le gouvernement du roi se croirait coupable si, par ses démarches ou par
ses paroles, il poussait l'Italie sur une telle pente, et il se fait un devoir de dire
clairement, aux peuples comme aux gouvernemens italiens, ce qu'il regarde,
pour eux, comme utile ou dangereux, possible ou chimérique. C'est là ce qui
détermine et la réserve de son langage et le silence qu'il garde quelquefois. Ap-
pliquez-vous, monsieur, à éclairer, sur ces vrais motifs de notre conduite, tous
ceux qui peuvent les méconnaître, et si vous ne réussissez pas à dissiper com-
plètement une humeur qui prend sa source dans des illusions que nous ne
voulons pas avoir le tort de flatter, puisque nous ne saurions nous y associer,
ne leur laissez du moins aucun doute sur la sincérité et l'activité de notre poli-
tique dans la cause de l'indépendance des états italiens et des réformes régu-
lières qui doivent assurer leurs progrès intérieurs sans compromettre leur sé-
curité (1). »
Enfin, la sollicitude éclairée du gouvernement français pour les
gouvernemens et les peuples italiens avait dû se porter aussi d'un autre
côté. Depuis que nous patronions en Italie la cause des réformes mo-
dérées, là, comme ailleurs, l'Angleterre s'était portée la tutrice des
opinions ardentes. Exploitait! la mauvaise humeur que causait à quel-
ques patriotes inconsidérés notre refus de nous associer au projet ex-
travagant d'une levée de boucliers contre l'Autriche, la plupart des
agens consulaires et une foule d'agens obscurs plus ou moins avoués
par lord Palmerston s'appliquaient à montrer l'Angleterre comme
prête à saisir le rôle que la France, protectrice infidèle et liée, disaient-
ils, par d'autres engagemens, n'osait jouer en Italie. Il était nécessaire
que le cabinet anglais ne pût se méprendre sur la ligne de conduite
vraiment libérale que nous entendions y suivre, et fût averti des maux
qu'il risquait d'attirer sur un pays pour lequel ceux qui parlaient en son
nom affichaient tant de sympathie.
Voici, sur ce sujet, un entretien dont l'ambassadeur de France à
Londres crut devoir rendre compte à son gouvernement :
« Londres, 16 septembre, n» 78.
« .... Quelques momens de silence ont suivi cette première partie de notre
conversation.
« Je l'ai rompu le premier.
« — Avez-vous, ai-je dit à lord Russell, quelques nouvelles d'Italie?
« — Non, mais je pense en avoir bientôt; lord Minto est parti pour Rome; il
passera par Berne, et nous rendra compte de tout ce qu'il aura vu.
(1) M. Guizot à M. de Bourgoing, chargé d'affaires à Turin, 18 septembre 1847.
DE LA POLITIQUE EXTÉRIEURE DE LA FRANCE DEPUIS 1830. 473
« — Je suis charmé que vous ayez fait choix pour cette exploration d'un
homme aussi excellent, d'un homme d'un cœur aussi droit et d'un esprit aussi
net. Il trouvera la question de la guerre civile ajournée à Berne, mais seulement
ajournée....
« — Et Rome?
« — Au moment où j'ai quitté Paris, tout allait bien à Rome. Le pape, le parti
modéré et le peuple marchaient en bonne intelligence. La garde civique était
bien organisée et bien commandée. On paraissait d'accord sur les bases de la
réforme du gouvernement pontifical, telles qu'elles sont posées dans le mémo-
randum de 1831.
« — On nous écrit, en effet, que le pape, s'étant fait représenter ce mémo-
randum, a trouvé qu'il répondait parfaitement à sa pensée.
« — Rien n'empêche le pape de procéder immédiatement à l'exécution, car, du
côté des Autrichiens, il n'y a point d'opposition à attendre. Le mémorandum a été
signé par le gouvernement autrichien lui-même; d'ailleurs, M. de Metternich est
trop sensé pour vouloir faire violence au pape et prendre à son égard le rôle de
l'empereur Napoléon.... Mon inquiétude, ai-je dit à lord Russell, ne porte ni
sur Rome, qui va bien, ni sur la Sardaigne, qui est contente, ni même sur
Naples, dont le roi est fort en état de se défendre, témoin la facilité avec laquelle
les tentatives de Reggio et de Messine ont été réprimées. Il n'arrivera là rien
d'alarmant, et cependant il est certain que le mouvement général s'y fera sentir,
et que les changemens qui se font à Rome pacifiquement et de gré à gré se
feront partout. Nos inquiétudes portent précisément sur Lucques et sur la Tos-
cane, et elles sont de deux sortes : d'une part, il ne paraît pas que le parti mo-
déré se soit montré, qu'il se soit placé à la tète du mouvement; nous ne voyons
là qu'une multitude qui crie, qui inonde la rue, et un gouvernement qui cède,
qui s'humilie; d'une autre part, le gouvernement autrichien est à la porte, on
l'insulte, on le provoque, on le menace. Il a, d'ailleurs, sur les princes qui gou-
vernent ces petits états, des droits de famille et des intérêts de réversion qui
peuvent lui servir de prétextes. Là est le vrai danger.
« — Sans doute, m'a dit lord John; Neri Corsini est bien vieux, Gino Capponi
est aveugle.
« — Là est le danger, je vous le répète; car que faire? Je ne puis que vous
dire ce que j'ai déjà dit à lord Palmerston : tout souverain qui serait entravé
par une puissance étrangère dans les réformes qu il médite pour le bien de son
peuple, tout peuple qui marchera dans cette voie d'accord avec son souverain,
s'il invoque notre appui, est sûr de l'obtenir; mais, s'il s'agit d'exciter ou de sou-
tenir des populations insensées en révolte contre des princes faciles et bienveil-
lans, s'il s'agit de les soutenir dans l'entreprise plus insensée encore d'attaquer
le gouvernement autrichien sur son propre territoire et de fonder un royaume
d'Italie ou une république d'Italie, il ne faut pas compter sur nous.
« — Eh! d'accord! cela n'aurait pas le sens commun!
« — Par conséquent, dans l'état présent des choses, ce qui est pressant et
nécessaire, ce n'est pas d'exciter, mais de calmer les esprits. Pour faire en poli-
tique des réformes durables, pour fonder par une révolution quelque chose qui
subsiste, il faut deux conditions : du bon sens et de l'énergie, de la prudence
et de la persistance. Sous ce double rapport, le passé des populations italiennes
474 REVUE DES DEUX MONDES.
ne nous est pas encore garant de l'avenir. Si elles savent profiter du bon mo-
ment, du vent qui souffle et de la bonne volonté de leur souverain, elles peu-
vent faire un grand pas, un pas immense et inespéré; mais, croyez-moi, ne
leur conseillez pas autre chose, ne les excitez pas outre mesure. Si elles allaient
trop loin, vous ne pourriez rien du tout pour les assister, et nons-mèmes, quand
nous le voudrions, nous n'arriverions pas à temps.
« — oh! assurément.
« Ici encore la conversation a été interrompue par quelques instans de
silence (1)... »
L'ambassadeur de France, ayant eu occasion de traiter la même
question avec un autre membre du cabinet, écrivait quelques jours
après :
« Londres, 13 octobre, n° 82.
« J'ai insisté alors sur ces deux points, qu'il fallait calmer les populations et
donner de l'activité aux gouvernemens, et sur le danger d'agir précisément
dans le sens contraire, donnant à entendre clairement par là que l'Angleterre,
jusqu'à présent, n'avait guère satisfait à cette double condition. Les peuples
d'Italie, ai-je dit, n'ont pas besoin qu'on les enivre d'éloges et qu'on les pousse
sur la place publique; ils ne sont que trop disposés à bien penser d'eux-mêmes
et à prendre de vaines démonstrations, des chants, des danses et des cris de joie,
pour des actes d'héroïsme patriotique. Ils ne sont que trop disposés à nous dire :
« Faites nos affaires, et faites-nous des complimens. » Les gouvernemens ita-
liens n'ont pas besoin qu'on les rassure; ils ne sont que trop disposés à se croiser
les bras et à attendre leur salut des événemens. Rien ne réussit en ce monde
qu'à la condition de marcher au but et de saisir l'occasion. Celle-ci est admi-
rable; mais toutes les réformes qu'on veut faire devraient être faites depuis trois
mois. On ne peut tenir, comme on le fait, des populations en effervescence
pendant un temps indéfini, sans qu'il en résulte de graves désordres. Ce que
je demande à lord Minto, c'est de presser le pape et de tranquilliser les exaltés.
« — Pourquoi M. Rossi n'agit-il pas dans ce sens?
« — 11 ne fait pas autre chose, mais il est seul sur la brèche. Si vous voulez
l'aider, ce sera très bon, bien entendu néanmoins que c'est en ce sens qu'il faut
agir, et en ce sens seulement.
« Nous avons alors discuté les réformes de l'état pontifical; nous sommes
tombés d'accord que le mémorandum de 1831 posait des bases raisonnables, et
que les gouvernemens de Toscane feraient à peu près ce que ferait le pape. »
Cependant le gouvernement français ne crut pas avoir comblé la
mesure de ses devoirs parce qu'il avait cherché à calmer la juste irri-
tation de la cour de Rome, à s'interposer entre elle et l'Autriche, à
éclairer et à contenir le cabinet anglais. Il fallait prévoir le cas où d'au-
tres inspirations viendraient à prévaloir. Le saint-siège resterait-il suf-
fisamment maître de ses déterminations, résisterait-il toujours effica-
cement aux mouvemens irréfléchis de ses populations? Les comman-
(1) Dûpêche de M. de Broglie à M. Guizot, 16 septembre 1S47.
DE LA POLITIQUE EXTÉRIEURE DE LA FRANCE DEPUIS 1830. 475
dans des forces militaires autrichiennes en Italie se laisseraient-ils
long-temps provoquer sans répondre par quelque acte de représaille
qui, bon gré mal gré, engagerait la politique de leur gouvernement?
Enfin, que ne pas craindre des menées de tant d'agens anglais dont la
déplorable influence se faisait sourdement sentir sur tout le littoral ita-
lien? Préoccupés des mêmes pensées, le ministre des affaires étran-
gères à Paris et notre ambassadeur à Rome méditaient sérieusement
les mesures qu'un prochain avenir allait peut-être rendre bientôt né-
cessaires.
Le 7 septembre, M. Rossi écrivait à M. Guizot :
« Ce que les masses veulent aujourd'hui sont : les réformes et le respect de
l'indépendance. Sans doute, ce second sentiment, qui est aujourd'hui profond,
général et développé, n'est pas favorable à l'Autriche; sans doute, il est à pré-
voir que les réformes contribueront peu à peu, successivement, à le développer
davantage encore. Qu'y faire? A moins qu'on ne prétende exterminer l'Italie et
en faire une terre d'ilotes. Il faut bien se résigner à ce qu'un avenir plus ou moins
lointain révèle ce qui est dans son sein.
« Seulement on peut s'y préparer peu à peu et garder en attendant les béné-
fices du présent. On ne doit surtout pas exciter des crises prématurées qui,
quelle qu'en soit l'issue, seraient funestes ou dangereuses à tout le monde. Or,
c'est là ce que paraît faire l'Autriche en se mettant en évidence, en provoquant
le sentiment national par des mesures qui irritent sans effrayer, et surtout en
s'attaquant, sans aucun motif plausible, au chef de l'église (1). »
Le même jour, M. Guizot écrivait à M. Rossi une lettre particulière,
dans laquelle, allant au-devant de la pensée de son agent, il passait en
revue les différentes hypothèses où il y aurait lieu de prendre au sujet
de l'Italie des mesures de précaution graves. Il les énumérait ainsi :
« 1° Si les Autrichiens rentrent à Ferrare dans le statu quo qui avait précédé
l'occupation de la ville, alors point de difficulté;
« 2° Demande de médiation du pape. Cette hypothèse a déjà été prévue et
résolue;
« 3° Si lés Autrichiens entrent dans les états romains sans le gré du pape,
nous sommes prêts à entrer de notre côté, sauf à voir par quel point. Il serait es-
sentiel que le pape provoquât de lui-même cette intervention, qui serait une ga-
rantie pour lui;
« 4° Ailleurs que dans les états romains, à Florence, à Modène, Parme ou
Lucques, les Autrichiens entreraient à la suite de quelque insurrection ou au-
trement, sur la demande des gouvernemens légitimes, ou sans leur consente-
ment : c'est le cas le plus embarrassant. Si les puissances secondaires de l'Italie
chez lesquelles les Autrichiens interviendraient nous demandaient d'intervenir
à notre tour, et ce serait leur intérêt, nous aurions un motif et un droit, mais
cela serait grave. Que pense M* Rossi des solutions à donner à ces différentes
(1) Dépêche de M. Rossi à M. Guizot, 7 septembre 1847.
476 REVUE DES DEUX MONDES.
hypothèses, surtout aux deux dernières? que pense-t-il sur les moyens d'exécu-
tion (i)?»
A cette communication si précise succéda la lettre non moins for-
melle du 27 septembre (2). Produite à la tribune de la chambre des
pairs lors de la discussion de l'adresse, cette pièce, on s'en souvient,
rencontra une adhésion unanime et coupa court à toute controverse.
Pressé par ses adversaires, M. le ministre des affaires étrangères venait
de soulever une portion du voile qui couvrait sa politique extérieure,
politique que nous mettons aujourd'hui tout entière sous les yeux du
public, dont le malheur, en Italie, le tort peut-être, fut de ne s'être pas
fait assez tôt et assez complètement connaître. Le gouvernement fran-
çais appuya ses paroles d'actes plus significatifs encore. Par ses ordres,
un corps expéditionnaire fut réuni aux environs de Toulon et de Mar-
seille. Ces mesures étaient prises sans apparat, mais aussi sans mystère.
(1) Lettre particulière de M. Guizot à M. Rossi, 7 septembre 1847.
(2) M. Guizot à M. le comte Rossi. — (Particulière.)
« Paris, le 27 septembre 1847.
« Notre politique envers Rome et l'Italie, quelques efforts que fassent nos ennemis de
tout genre et de tout lieu pour la représenter faussement, est si simple, si nette, qu'il est
impossible qu'on la méconnaisse long-temps. Que veut le pape? faire dans ses états les
réformes qu'il juge nécessaires. Il le veut pour bien vivre avec ses sujets en faisant cesser,
par des satisfactions légitimes, la fermentation qui les travaille, et pour faire reprendre
à l'église, à la religion, dans nos sociétés modernes, dans le monde actuel, la place, l'im-
portance, l'influence qui leur conviennent. Nous approuvons l'un et l'autre dessein. Nous
les croyons bons l'un et l'autre pour la France comme pour l'Italie, pour le roi à Paris
comme pour le pape à Rome. Nous voulons soutenir et seconder le pape dans leur ac-
complissement. Quels sont les obstacles, les dangers qu'il rencontre? Le danger station-
naire et le danger révolutionnaire. Il y a, chez lui et en Europe, des gens qui veulent
qu'il ne fasse rien, qu'il laisse toutes choses absolument comme elles sont. Il y a, chez
lui et en Europe, des gens qui veulent qu'il bouleverse tout, qu'il remette toutes choses
en question, au risque de se remettre en question lui-même, comme le souhaitent au
fond ceux qui le poussent dans ce sens. Nous voulons, nous, aider le pape à se défendre,
et, au besoin, le défendre nous-même de ce double danger. Nous ne sommes pas du tout
stationnaires et pas du tout révolutionnaires, pas plus pour Rome que pour la France.
Nous savons, par notre propre expérience, qu'il y a des besoins sociaux qu'il faut satis-
faire, des progrès qu'il faut accomplir, et que le premier intérêt des gouvernemens, c'est
de vivre en harmonie et en bonne intelligence avec leur peuple et leur temps. Nous
savons, par notre propre expérience, que l'esprit révolutionnaire est ennemi de tous
les gouvernemens, des modérés comme des absolus, de ceux qui font des progrès comme
de ceux qui les repoussent tous, et que le premier intérêt d'un gouvernement sensé et
qui veut vivre, c'est de résister à l'esprit révolutionnaire. C'est là la politique du juste-
milieu, la politique du bon sens, que nous pratiquons pour notre propre compte et que
nous conseillons au pape, qui en a tout autant besoin que nous. Et non-seulement nous
la lui conseillons, mais nous sommes décidés et prêts à l'y aider, sans hésitation aussi bien
que sans bruit, comme il convient à lui et à nous, c'est-à-dire à des gouvernemens régu-
liers qui veulent marcher à leur but, et non pas courir les aventures.
« Voilà pour le fait général; je viens aux faits particuliers et aux noms propres. On
DE LA POLITIQUE EXTÉRIEURE DE LA FRANCE DEPUIS 1830. 477
C'est cette môme division qui, augmentée à mesure que les circon-
stances sont devenues plus graves, deux fois embarquée et deux fois dé-
barquée en six mois sans sortir du port, vient de quitter nos rivages pour
aller réparer après coup le grand désastre qu'alors il s'agissait de préve-
nir. Le gouvernement français avait sujet de se prémunir contre toutes
les éventualités, car les choses prenaient en Italie une allure préci-
pitée. Les manifestations populaires se multipliaient non-seulement à
Rome, mais dans toute l'Italie. A Livourne, à Pise, à Florence, le peuple
avait réclamé l'institution d'une garde civique. A Gênes, il avait été
question d'adresser une pétition au roi de Piémont. A Turin même,
une portion de la population, réunie pour chanter des hymnes en
l'honneur de Pie IX, était entrée en collision avec les agens de la force
publique. Les syndics de la ville avaient, nouveauté singulière pour le
pays, fait parvenir jusqu'au trône des remontrances sur la manière
dont la police avait sévi contre les attroupemens. Il était difficile de ne
pas reconnaître dans ces agitations, si générales et si souvent renou-
dit que nous nous entendons avec l'Autriche, que le pape ne peut pas compter sur nous
dans ses rapports avec l'Autriche. Mensonge que tout cela, mensonge intéressé et calculé
du parti stationnaire, qui veut nous décrier parce que nous ne lui appartenons nullement,
et du parti révolutionnaire, qui nous attaque partout parce que nous lui résistons effi-
cacement.
« Nous sommes en paix et en bonnes relations avec l'Autriche, et nous désirons y
rester, parce que les mauvaises relations et la guerre avec l'Autriche, c'est la guerre gé-
nérale et la révolution en Europe.
« Nous croyons que le pape aussi a un grand intérêt à vivre en paix et en bonnes rela-
tions avec l'Autriche, parce que c'est une grande puissance catholique en Europe et une
grande puissance en Italie. La guerre avec l'Autriche, c'est l'affaiblissement du catholi-
cisme et le bouleversement de l'Italie. Le pape ne peut pas en vouloir.
« Nous savons que probablement ce que le pape veut et a besoin d'accomplir, les ré-
formes dans ses états, les réformes analogues dans les autres états italiens, tout cela ne
plaît guère à l'Autriche, pas plus que ne lui a plu notre révolution de juillet, quelque
légitime qu'elle fût, et que ne lui plaît notre gouvernement constitutionnel, quelque con-
servateur qu'il soit; mais nous savons aussi que les gouvernemens sensés ne règlent pas
leur conduite selon leurs goûts ou leurs déplaisirs. Nous avons reconnu par nous-mêmes
que le gouvernement autrichien est un gouvernement sensé, capable de se conduire avec
modération et d'accepter la nécessité. Nous croyons qu'il peut respecter l'indépendance
des souverains italiens, même quand ils font chez eux des réformes qui ne lui plaisent
pas, et écarter toute idée d'intervention dans leurs états. C'est en ce sens que nous agissons
à Vienne. Si nous réussissons, cela doit convenir au pape aussi bien qu'à nous. Si nous
ne réussissions pas, si la folie du parti stationnaire ou celle du parti révolutionnaire, ou
toutes les deux ensemble, amenaient une intervention étrangère, voici ce que, dès au-
jourd'hui, je puis vous dire : Ne laissez au pape aucun doute qu'en pareil cas nous le
soutiendrons efficacement, lui, son gouvernement et sa souveraineté, son indépendance
sa dignité.
« On ne règle pas d'avance, on ne proclame pas d'avance tout ce qu'on ferait dans des
hypothèses qu'on ne saurait connaître d'avance complètement et avec précision; mais que
le pape soit parfaitement certain que , s'il s'adressait à nous , notre plus ferme et plus
actif appui ne lui manquerait pas. » {Moniteur, n° 13, du jeudi 13 janvier.)
tome ir. 3i
478 REVUE DES DEUX MONDES.
velées, les signes d'une grande effervescence des esprits, obstinément
entretenue par des meneurs dont les projets ultérieurs se laissaient
confusément entrevoir. Ce fut sur ces entrefaites que M. Bresson, se
rendant à son poste de Naples, où il avait été récemment nommé am-
bassadeur, traversa tous les états de l'Italie. Il avait ordre de ne perdre
aucune occasion de s'expliquer avec les souverains italiens et avec
leurs ministres sur la vraie politique de la France. Le rôle considérable
que M. Bresson avait joué dans les transactions diplomatiques les plus
importantes et sa valeur personnelle donnaient à ses paroles le plus
grand poids. Il s'appliqua à ne laisser nulle part aucun doute sur la
pensée du cabinet français. Ses conversations avec les souverains pou-
vaient se résumer ainsi : « Hâtez-vous de donner des institutions à vos
populations; ne provoquez point l'Autriche; si elle vient vous chercher
chez vous, nous vous défendrons. »
Malheureusement une impression toute différente de celle que
M. Bresson s'appliquait à produire naissait dans tous les lieux que l'en-
voyé anglais, lord Minto, venait à traverser. Ce n'est point que le lan-
gage tenu par le noble voyageur fût bien différent de celui de notre
ambassadeur; mais le ton des personnes moins expérimentées qui l'en-
touraient n'était pas aussi circonspect. Les Italiens qui les fréquentaient
puisaient dans leurs discours des motifs de se confirmer de plus en plus
dans leurs fausses espérances, et jamais leurs dangereux desseins ne
rencontraient parmi elles d'incommodes contradicteurs. Le public était
flatté de voir un membre du cabinet de la reine Victoria quitter Londres
pour venir s'occuper des affaires de la péninsule; il y voyait une preuve
de la sympathie britannique pour la cause italienne. L'influence de l'An-
gleterre en était accrue. Malheureusement, plus cette influence se déve-
loppait en Italie, plus la fièvre révolutionnaire redoublait d'intensité. La
mission anglaise causait une émotion extraordinaire, dont les exaltés ne
manquaient pas de s'emparer pour la traduire en mouvemens tumul-
tueux. Ni les instructions de lord Minto, ni son langage officiel, ni ses
entretiens particuliers n'avaient pour but de provoquer de semblables
manifestations. Elles naissaient naturellement autour de lui et malgré
lui; elles le précédaient ou le suivaient partout. Turin, Gênes, Florence,
Rome, Naples, la Sicile, ne l'avaient pas plutôt reçu, qu'elles étaient
visitées par l'émeute. On eût dit que le sol de l'Italie tremblait et s'en-
flammait de lui-même sous les pas de l'envoyé britannique.
A Turin, l'agitation populaire amena un changement de cabinet.
M. de Villamarina, ministre de la guerre, chef de la portion libérale
du cabinet sarde, avait demandé à être déchargé de la direction de la
police, dont l'intervention un peu rude dans les derniers troubles avait
soulevé quelques mécontentemens. Il avait accompagné sa réclama-*
tion de l'offre de sa démission. Le roi accepta la démission de son mi-
DE LA POLITIQUE EXTÉRIEURE DE LA FRANCE DEPUIS 4830. 479
nistre de la guerre; mais il lui donna pour compagnon de disgrâce son
rival M. de la Marguerite, ministre des affaires étrangères, chef avoué
du parti absolutiste. Cette décision était conforme à la politique ordi-
naire et au goût personnel du monarque. Il ne lui déplaisait pas de
déjouer les calculs des personnes qui se disputaient l'honneur de ses
bonnes grâces, et de leur faire, selon une expression qui lui était fami-
lière, tordre le museau. Le roi manifestait assez clairement, par cet acte
de sa volonté, qu'il entendait désormais être le maître et le bien faire
paraître. Le choix de deux hommes honorables, mais qui n'avaient pas
eu occasion de prendre couleur dans la politique, indiquait également
combien il était éloigné de vouloir donner des gages exclusifs à aucun
parti. L'opinion publique restait donc un peu désorientée et indécise
sur ce qu'elle devait penser de la dernière modification ministérielle.
Le 30 octobre, parut, dans la gazette officielle de Turin, un programme
détaillé des réformes que le gouvernement se proposait d'introduire
dans la législation et dans l'administration du royaume. Ces réformes
solennellement annoncées étaient depuis long-temps attendues; mais
ce qui excita la surprise et la joie générales, ce fut l'esprit vraiment
libéral qui paraissait avoir présidé à cette concession. Les mesures prin-
cipales étaient : la publication d'une procédure criminelle, avec publi-
cité des débats; l'établissement d'un système nouveau d'administration
communale et provinciale par des conseillers électifs et les syndics
(maires) pris parmi eux; la convocation, au moins une fois par an, des
conseillers extraordinaires; la création d'un registre d'état civil remis aux
mains des autorités civiles, indépendamment de celui qui continuerait à
être tenu parles curés; enfin, un règlement sur la presse, adoucissant les
rigueurs de la censure. Il n'y avait pas une seule de ces mesures qui ne
répondît, dans une juste proportion, à des besoins depuis long-temps
ressentis plutôt qu'exprimés. La reconnaissance des populations fut pro-
fonde, vive, universelle; elle se fit jour de mille manières. La ville fut
illuminée. Pendant plusieurs jours, le roi Charles-Albert ne put sortir
sans être environné par une foule enthousiaste qui, laissant de côté ses
anciennes habitudes de réserve, le poursuivait de ses acclamations.
Quand vint le moment du départ de la cour pour Gênes, où elle passe
habituellement l'automne, Turin et ses faubourgs furent sur pied pour
voir passer le roi et lui faire cortège. Sur toute la route même curio-
sité, même empressement; point de cité qui n'eût dressé un arc de
triomphe; les villages éloignés accoururent, musique en tête, jetant des
fleurs sur le passage du souverain ou chantant quelque hymne com-
posé en son honneur. A Gênes, ville méridionale, où les têtes sont plus
ardentes, le transport fut à son comble : c'étaient des explosions de
joie, des épanchemens d'admiration qu'il faut renoncer à rendre. Au
retour du roi dans la capitale de ses états, l'émotion n'était pas encore
480 REVUE DES DEUX MONDES.
calmée. Les habitans de Turin se portèrent au-devant de lui. Charles-
Albert , fatigué de la route ou contrarié de la répétition des mêmes
scènes, sauta brusquement à cheval, et, par la rapidité de son allure,
déconcerta un peu l'attente de la foule, qui ne l'accompagna pas moins
jusqu'à son palais. D'où venait cette indifférence au sein d'un pareil
triomphe? Quelle pensée pouvait absorber l'ame de ce souverain tra-
versant, au milieu d'unanimes acclamations, des provinces entières
ravies de le contempler? N'en doutons pas, une seule pensée, la pensée
de toute sa vie, pensée ambitieuse que les Piémontais entrevoyaient
avec fierté sur son front soucieux. Charles-Albert et l'indépendance
italienne! ce cri, si vain partout ailleurs, poussé non loin des garnisons
autrichiennes, sur les rives même du Pô, si près des champs qui virent
les désastres de Novare, était sérieux et donnait à réfléchir. Peut-être
le prince dont il frappait les oreilles pressentait-il que, pour le sou-
tenir avec honneur, il lui faudrait sacrifier un jour sa couronne et la
vie d'un grand nombre de ses sujets.
Au milieu de l'effervescence causée par les scènes que je viens de
décrire, lord Minto arriva à Rome. C'était à lui que les révolution-
naires italiens attribuaient le changement survenu dans la politique
sarde. Plus que jamais, il entrait dans leurs vues de représenter l'en-
voyé anglais comme le promoteur ardent de l'indépendance italienne;
il fallait persuader à la multitude que, si une lutte venait à s'enga-
ger contre l'Autriche, on trouverait à Londres l'appui qui manquerait
à Paris. Il fut donc résolu qu'on ferait une ovation à lord Minto. Ce
n'était pas difficile pour des gens qui avaient du jour au lendemain ar-
rangé tant de magnifiques dimostrazioni inpiazza d'en improviser une
de plus. Bientôt, en effet, une foule de Romains, débouchant du Corso
sur la place d'Espagne, envahit la cour intérieure de l'hôtel Melga, où
logeait lord Minto, et fit retentir l'air de mille cris de vive lord Minto!
vive l'indépendance d'Italie! En réponse à ces cris, des mouchoirs fu-
rent agités des fenêtres de l'hôtel. Était-ce lord Minto lui-même, quel-
ques personnes de sa famille ou de sa suite? La foule ne prit pas souci
de s'en informer. Les cris reprirent avec une ardeur plus grande. Tout
cela dura un quart d'heure. Quand ceux qui avaient pris part à la dé-
monstration se dispersèrent dans les rues, ils publièrent que lord Minto
avait décidément pris l'indépendance de l'Italie sous sa protection. Le
soir, dans les cafés et dans tous les groupes rassemblés sur le Corso, il
était avéré que lord Palmerston allait avant peu faire la guerre à l'Au-
triche pour détruire en Italie les traités de 1815. Les radicaux de Paris
écrivaient bien cela dans leurs journaux sans le croire, et pour faire
pièce au ministère français; leurs amis les révolutionnaires de Rome
le croyaient comme ils le disaient , et leur audace s'en augmentait
d'autant.
DE LA POLITIQUE EXTÉRIEURE DE LA FRANCE DEPUIS 1830. 481
Les affaires intérieures du saint-siége n'étaient pas non plus, à ce
moment, sans difficulté. Les membres de la consulte d'état venaient
d'être convoqués à Rome pour la lin de novembre. Qu'allait-il sortir
de cette première réunion de citoyens envoyés par le pays pour s'oc-
cuper de ses affaires? La consulte d'état tenait, par son organisation,
le milieu entre une représentation nationale et un conseil de gou-
vernement. Cette institution dépassait ce qu'on aurait d'abord osé de-
mander, ce qui aurait été reçu avec reconnaissance; mais à peine les
esprits, travaillés par d'autres désirs, excités par des émissaires étran-
gers, s'en contentaient-ils maintenant. Dans son allocution d'ouver-
ture, le pape prit soin d'établir en termes très nets que les décisions
de la consulte ne pouvaient être que des avis donnés au souverain,
lesquels avis devaient être soumis aux ministres et aux membres du
sacré collège. Il prononça aussi quelques paroles sévères et fit en-
tendre des reproches généraux d'ingratitude adressés, il est vrai, aux
habitans de quelques provinces qui avaient cru devoir accompagner
leurs députés plutôt qu'aux députés eux-mêmes. Toutefois il en résulta
une froideur assez marquée vis-à-vis de Pie IX. Il y eut au retour du
cortège très peu de cris sur le passage du saint père. La consulte,
assaillie à la fois par les deux partis extrêmes qui voulaient la diri-
ger selon leurs fins, se tira assez bien de cette première épreuve. Son
adresse ferme et respectueuse déjoua les espérances des rétrogrades et
des exaltés, et donna à penser qu'elle ne se laisserait mener ni par les
uns ni par les autres. Le cardinal Antonelli fut nommé président de
la consulte : c'était un bon choix. La municipalité romaine fut instal-
lée, et le prince Corsini désigné comme sénateur même de Rome. Ces
nominations préoccupèrent beaucoup les esprits àRome. Il y eut comme
un moment de répit.
Les premières difficultés commencèrent dans le sein de la consulte
à l'occasion de son règlement intérieur, dont la discussion souleva des
questions épineuses. Les délibérations seraient-elles secrètes ou publi-
ques? Les procès-verbaux au moins seraient-ils publiés? On comprend
quel intérêt les partis devaient attacher à ces débats préliminaires.
M. Rossi s'inquiétait de plus en plus en voyant le gouvernement inex-
périmenté du pape prêt à en venir aux prises avec ce pouvoir terrible
et nouveau pour lui d'une assemblée délibérante. Reprenant, sans se
lasser, le double travail que nous avons déjà indiqué, il cherchait à
agir des deux côtés à la fois; il conseillait aux uns la patience et la mo-
dération , il insistait auprès des autres pour qu'ils se dépêchassent de
faire à temps les concessions indispensables; il tâchait de calmer les
susceptibilités des délégués en leur faisant sentir qu'ils ne devaient pas
être pointilleux sur les formes et entrer en lutte avec un pape qui avait
482 REVUE DES DEUX MONDES.
pris l'initiative de tant de mesures libérales, qu'ils se donneraient ainsi
des torts gratuits vis-à-vis de l'opinion publique. Il faisait ensuite sentir
aux conseillers du pape quel danger il y avait à n'avoir résolu à l'avance
aucune question , à ne les avoir pas seulement étudiées. Tout était à
refaire : administration, finances, législation, on n'avait songé à rien. Il
était surtout frappé des conflits qui pouvaient naître entre ces délégués
laïques et les autorités pontificales.
« Ce qui m'effraie toujours et de plus en plus, c'est la question du laïcisme.
Elle est au fond de tout; je l'ai dit et répété au pape et au cardinal. Quelque
grande que soit l'autorité morale du pape, les castes cléricales ne peuvent pas
tenir tète aux radicaux, si le parti laïque modéré, mais mécontent, je ne dis pas
se joint à eux, mais seulement les laisse faire : ce danger est réel. J'entends des
paroles aigres, très aigres, sortir de bouches qui ne sont pas, certes, celles de
radicaux. A leur point de vue, les laïques redoutent peu même une catastrophe,
car ils se rappellent que déjà, en 1831, les puissances conseillaient la séculari-
sation partielle du gouvernement temporel, à plus forte raison l'exigeront-elles
en 1848.
« J'ai insisté vivement pour que, dans le prochain motu proprio qui doit
étendre et perfectionner le conseil des ministres, on fasse une part aux laïques.
C'est à mes yeux le nœud de la question. En ralliant ainsi les modérés autour
du gouvernement, on gagnerait la garde civique, on aurait un moyen d'action
agréable et accepté sur la consulte, et l'on isolerait les radicaux (1).
Ces conseils n'étaient pas donnés en pure perte; ils agissaient lente-
ment, mais enfin ils agissaient sur l'esprit du pape qui avait pris con-
fiance dans les lumières supérieures de notre ambassadeur. Peu de temps
après la conversation du 18 décembre, ayant effectivement admis dans
son conseil quelques ministres laïques, il s'adressa à M. Rossi, et, plaisan-
tant avec un enjouement plein d'amabilité et de bonne grâce sur les
expressions un peu françaises que M. Rossi employait quelquefois en
parlant italien, il lui dit en souriant : Ebbene, signor ambasciatore, Va-
vete dunque, vostro elemento laico.
Du côté des impatiens de la consulte, et du public romain en géné-
ral, la besogne de M. Rossi était plus difficile et son succès moins
grand. Ce n'est point qu'il manquât à Rome de modérés, mais les mo-
dérés n'avaient point le courage de leur opinion. Ne se sentant pas ap-
puyés par le pouvoir qui ne faisait rien pour eux, ils s'alliaient aux
radicaux. Par faiblesse ils abandonnaient la cause des réformes pour
la cause de l'indépendance. C'était s'épargner des embarras et se mé-
nager à peu de frais les avantages d'une facile popularité; mais, pour
obtenir un brevet de bon citoyen, cela ne suffisait pas : il fallait traiter
(!) M. Rossi à M. Guizot, 18 décembre.
DE LA POLITIQUE EXTÉRIEURE DE LA FRANCE DEPUIS 4830. 483
la France de puissance rétrograde, l'accuser de trahison, rompre
avec notre ambassade, et pousser à la guerre avec l'Autriche. Com-
bien de nobles et de personnes bien placées dans le monde ne s'en fai-
saient faute qui sentaient cependant combien M. Rossi pensait juste, qui
maudissaient tout bas les concessions déjà accordées, qui au fond du
cœur souhaitaient peut-être la venue des Autrichiens pour mettre à la
raison ceux avec lesquels ils n'osaient pas ne point frayer! Rien n'impa-
tientait plus M. Rossi que de voir le parti modéré faire aussi fausse route.
«Mais enfin, leur disait-il avec sa parole froide et mordante, que voulez-
vous avec ces incessantes provocations contre l'Autriche? Elle ne vous
menace point; elle reste dans les limites que les traités lui ont tracées.
C'est donc une guerre d'indépendance que vous voulez? Eh bien!
voyons, calculons vos forces : vous avez soixante mille hommes en
Piémont, et pas un homme de plus en fait de troupes réglées. Vous
parlez de l'enthousiasme de vos populations. Je les connais, ces popula-
tions. Parcourez vos campagnes, voyez si un homme bouge, si un cœur
bat, si un bras est prêt à prendre les armes. Les Piémon tais battus, les
Autrichiens peuvent aller tout droit jusqu'à Reggio en Calabre sans ren-
contrer un Italien. Je vous entends : vous viendrez alors à la France.
Le beau résultat d'une guerre d'indépendance que d'amener une fois
de plus deux armées étrangères sur votre sol ! Des Autrichiens et des
Français se battant sur les champs de bataille de l'Italie, n'est-ce pas là
votre éternelle, votre lamentable histoire? Et puis, vous voulez être
indépendans, n'est-ce pas? Nous, nous le sommes. La France n'est point
un caporal aux ordres de l'Italie. La France fait la guerre quand et
pour qui il lui convient de la faire. Elle ne met ses bataillons et ses
drapeaux à la discrétion de personne. »
Hélas! le temps n'était plus où ces vives apostrophes pouvaient ser-
vir. Le pouvoir était déplacé; il était passé aux mains des masses con-
duites par des chefs aussi violens que dépourvus d'intelligence. Des
scènes déplorables ne prouvaient que trop chaque jour quel ascendant
ce petit nombre de meneurs avait conquis sur ce peuple de Rome na-
turellement si doux, naguère encore si plein d'affection et de respect
pour son souverain. Il avait été question de donner une fête pour le
1er janvier 1848. Le pape avait décidé que la fête n'aurait pas lieu.
Grande rumeur à ce sujet. Pie IX céda comme à son ordinaire; il con-
sentit même à sortir pour se montrer auf peuple. Aussitôt la foule envi-
ronne sa voiture en hurlant autour des portières toutes sortes de cris
incohérens. Des enfans déguenillés grimpent sur les marchepieds. Un
tribun sans valeur, auquel nos gazettes ont donné une sorte de célé-
brité, Cicerovacchio , monte derrière la voiture du pape et agite au-
dessus de sa tête un énorme drapeau^tricolore.* Qu'il était amer, pour
484 REVUE DES DEUX MONDES.
ceux qui assistaient à ce triomphe presque dérisoire, de se rappeler
que, sur cette même place du Quirinal, dix-huit mois auparavant, le
saint pontife avait été presque adoré par la foule agenouillée! Combien
peu de temps avait suffi à ce peuple égaré pour méconnaître ainsi la
plus grande autorité qui soit dans le monde ! Que fallait-il augurer
de l'avenir? « Ce n'est encore qu'une tempête dans un verre d'eau,
disait M. Rossi; Turin et Naples sont les parois du verre : si ces parois
viennent à rompre, tout est à craindre. »
Ce fut de Naples, en effet, que partit l'impulsion qui vint, dans ce
moment de crise, si fort accélérer la marche du mouvement révolu-
tionnaire en Italie. Jusqu'alors le gouvernement napolitain avait paru
assister avec indifférence et presque avec humeur au grand œuvre de
la régénération italienne inauguré par Pie IX au lendemain de son
avènement, et sinon accomplie partout avec succès, du moins tentée
dans tous les états de la péninsule. Il n'y a personne sachant un peu en
détail ce qu'était, à cette époque, le régime intérieur du royaume des
Deux-Siciles,qui ne comprenne quelles devaient être les appréhensions
du roi de Naples et combien elles étaient naturelles. 11 ne pouvait douter
que la même agitation libérale qui avait mis en émoi tous les esprits
italiens pénétrât bientôt dans les provinces voisines des légations et
jusqu'au sein de sa capitale, et n'y réveillât de nombreuses et vives
sympathies. Quelle satisfaction donner aux exigences qui s'allaient pro-
duire? Ces réformes que partout ailleurs les populations italiennes sol-
licitaient avec ardeur de leurs souverains, qu'elles se montraient si
heureuses de recevoir, ces institutions législatives et administratives,
objet de leur ambition, tout cela était depuis long-temps en plein exer-
cice dans la portion des états de sa majesté sicilienne située de ce côté
du Phare; car, il faut l'avouer, si la constitution politique du royaume
de Naples était défectueuse, la constitution législative et administrative
des provinces de la terre ferme laissait en elle-même peu de chose à
désirer. Nous avons nous-inême exposé autrefois dans ce recueil (4)
comment toutes les traditions françaises avaient, dans cette portion de
l'Italie, survécu à l'occupation. La plupart de nos institutions, légère-
ment modifiées, quelquefois améliorées, notamment en ce qui regarde
le code pénal et de procédure criminelle, régissaient Naples depuis
1815. Les abus (ils étaient nombreux) dont les populations avaient à se
plaindre tenaient aux habitudes fâcheuses des hommes chargés d'ap-
pliquer ces institutions, plutôt qu'aux institutions elles-mêmes. En
matière de gouvernement à Naples, la lettre était bonne, si l'on peut
s'exprimer ainsi; l'esprit seul était mauvais. Malheureusement on ne
(1) Voyez la livraison du 1^ décembre 1841.
DE LA POLITIQUE EXTÉRIEURE DE LA FRANCE DEPUIS 4830. 485
pouvait espérer agir sur l'imagination des populations en leur disant
que dorénavant elles seraient gouvernées comme toujours elles au-
raient dû l'être, et qu'elles ne verraient plus désormais à la tête de
leurs affaires que des hommes dignes de leur confiance. Le roi, moins
que personne, ne se faisait illusion. Il le sentait bien, une seule conces-
sion lui restait à faire qui pût calmer l'impatience de ses peuples :
l'octroi d'une constitution. C'était du premier pas dépasser tout ce que
les autres princes avaient osé. Entre une inaction complète ou cet acte
de résolution, point de milieu possible. Cela valait la peine de réfléchir
et peut-être d'attendre un peu; mais, ainsi qu'il est toujours arrivé au
gouvernement napolitain dans toutes les crises qu'il lui a fallu tra-
verser, ses plus fâcheux embarras surgirent du côlé de la Sicile. Il est
impossible d'étendre à l'organisation intérieure de la Sicile les éloges
que nous donnions tout à l'heure à l'administration des provinces napo-
litaines. Le régime habituel de cette île, c'était le règne incontesté du
chaos et de l'anarchie. Une fois de plus encore, le gouvernement na-
politain devait chèrement expier sa coupable négligence des intérêts
siciliens, l'oubli complet de ses devoirs envers la plus belle portion des
états de sa majesté le roi des Deux-Siciles. Dès le milieu de 1847. le
retentissement des premières réformes introduites par Pie IX surexcita
dans toute l'étendue de la Sicile le désir d'une prompte répression des
abus dont on souffrait depuis si long-temps. Les symptômes évidens
du mécontentement populaire ne permettaient pas de se faire illusion.
Si l'on s'obstinait à refuser les légitimes satisfactions, il était trop à
craindre qu'au lieu d'une juste demande de réforme on n'eût à repous-
ser bientôt des prétentions de séparation ou d'indépendance. Le roi Fer-
dinand ouvrit les yeux; il comprit la nécessité d'envoyer dans la Sicile
des hommes publics autres que ceux qui en avaient jusqu'alors dirigé
les affaires. Dans les premiers jours de décembre 1847, le duc deSerra-
Capriola, homme de bien et capable, ambassadeur du roi de Naples à
Paris, reçut de son souverain l'avis de sa nomination comme lieutenant-
général en Sicile et l'invitation pressante de retourner à Naples pour
se rendre immédiatement à son poste. En même temps, le roi promit
formellement que, pour le 12 janvier 1848, il aurait envoyé, avec le
nouveau lieutenant-général, les réformes qu'il croyait nécessaires dans
l'état présent de la Sicile. Le choix du duc de Serra-Capriola ne pou-
vait pas ne pas être agréable aux Siciliens, et les engagemens pris au
sujet des réformes avaient calmé leurs esprits. Des accidens insignifians
en eux-mêmes, comme il n'en survient que trop dans les affaires pu-
bliques, déconcertèrent cette combinaison. Le duc de Serra-Capriola,
retardé dans ses préparatifs de départ, détourné de sa route par des
circonstances de famille, n'arriva à Naples qu'un mois après la récep-
tion des ordres du roi. Ce retard mit le roi dans l'impossibilité de tenir
486 REVUE DES DEUX MONDES.
la promesse faite aux Siciliens. Frustrés dans leurs espérances, aigri»
par l'idée qu'on avait voulu se jouer de leur bonne foi, ceux qui avaient
reçu avec le plus de reconnaissance les assurances du souverain et
prêché le plus haut la confiance dans sa parole, furent les plus ardens
à se plaindre, les plus enclins à accepter, comme moyen d'en finir avec
des ministres sans sincérité, l'idée de secouer définitivement le joug
napolitain. Depuis quelque temps, à Palerme comme dans presque
toutes les villes populeuses, il y avait un espèce de club sous le nom de
Casino. Là se réunissaient des personnes de tout rang et de toutes con-
ditions, nobles, négocians, gens d'affaires si nombreux en Sicile, et des
soi-disant gens de lettres connus par leur opposition au gouvernement
napolitain. Les. émissaires étrangers ne manquaient point non plus;
ils échauffaient de leur mieux des ressentimens qui ne demandaient
qu'à éclater. Le 12 janvier trouva le peuple de Palerme mécontent et
prêt à s'insurger. L'émeute qui troubla cette ville pendant les journées
du 12 et du 13 janvier pouvait être aisément apaisée, si le ministère
napolitain eût envoyé sur les lieux une personne digne de sa confiance
et agréable aux Siciliens. Il eut le tort de conseiller les mesures de
rigueur, enchanté de trouver cette occasion de châtier sévèrement les
habitans de la Sicile. Le général Désauget fut chargé de conduire une
expédition militaire de l'autre côté du Phare; mais, soit par l'effet d'in-
structions particulières du monarque qui répugnait à verser le sang de
ses sujets, soit par suite des principes du général contraires a^ but de
sa mission, l'expédition échoua. Les Siciliens, après avoir repoussé les
troupes napolitaines, sans calculer les suites de leur levée de boucliers,
se révoltèrent contre leur souverain légitime, et se jetèrent ouvertement
dans l'insurrection.
Des circonstances aussi graves triomphèrent des hésitations du roi
Ferdinand. Déjà il avait éloigné de ses conseils deux ministres qui pas-
saient pour les plus hostiles aux idées libérales. Le 18 janvier, parut un
décret qui donnait des attributions nouvelles et presque représentatives
aux consultes déjà existantes de Naples et de Sicile. Le comte d'Àquila
était nommé lieutenant-général en Sicile. Des ministres particulier»
étaient désignés pour cette portion des domaines de la couronne. Le
49 janvier, un édit sur la censure annonçait de grands adoucissement
dans le régime de la presse. Une large amnistie était publiée. Le 23 jan-
vier, le roi annonçait à ses sujets l'octroi d'une constitution. Le 27, il
composait un cabinet où figuraient comme président du conseil le duc
de Serra-Capriola, le prince Dentice, le prince Torrella, hommes dis-
tingués, jouissant de la confiance publique; le prince de Cassaro, an-
cien ministre disgracié, était nommé président de la consulte. Le 29, Mi
constitution promise était définitivement concédée.
Qu'on se figure l'effet de ces nouvelles arrivant coup sur coup dans*
DE LA POLITIQUE EXTÉRIEURE DE LA FRANCE DEPUIS 1830. 487
toutes les villes de la péninsule. Le roi qui passait pour le moins libé-
ral de l'Italie avait en quelques instans laissé loin derrière lui, par ces
concessions inattendues, tous les autres princes. Il ouvrait une ère nou-
velle. L'inauguration à Naples du système constitutionnel, cette forme
la plus populaire de la liberté romaine, ravit de joie tous les patriotes
italiens; les gouvernemens de Rome, de Florence et de Turin en fu-
rent singulièrement effrayés. Ils avaient chez eux quelque chose de
plus dangereux qu'une constitution, si libérale qu'elle fût; ils avaient
des presses clandestines, des clubs en permanence, des émeutes triom-
phantes; il leur répugnait de franchir ce pas nouveau. Il fallut cepen-
dant s'exécuter de bonne grâce et concéder par avance ce qu'il était
impossible de refuser long-temps. A Florence, à Livourne, des consti-
tutions furent publiées sur le modèle de celle de Naples. A Rome, l'hé-
sitation fut plus grande. Les formes d'un gouvernement constitutionnel
étaient-elles compatibles avec l'existence du pouvoir du chef de l'église?
Une commission fut nouynée pour examiner cette question; elle se mit
en rapport avec M. Rossi. Le courrier qui portait à Paris un mémoire de
l'ambassade de France sur cet important sujet se croisa avec celui qui
venait annoncer à Rome la nouvelle de la révolution de février. 11 fau-
drait, on le voit, méconnaître les faits et les dates pour prétendre,
comme l'ont fait depuis un an plusieurs orateurs et publicistes, que le
mouvement révolutionnaire de Paris arracha aux souverains d'Italie
l'octroi des chartes constitutionnelles. Elles étaient déjà concédées
à Naples, à Turin et à Florence; à Rome même, on s'engageait dans
cette voie. Quel fut à Naples l'effet des événemens de Paris, nous allons
le dire en terminant.
Au plus fort des troubles de la Sicile, lord Napier, chargé d'affaires
d'Angleterre, que l'opinion publique, à Naples, disait fort mêlé aux
scènes qui se passaient de l'autre côté du Phare, vint trouver le duc de
Serra-Capriola et lui offrit ses bons services pour le gouvernement na-
politain, lui déclarant qu'il comptait se rendre en Sicile dans l'espoir
de ramener à la raison les sujets de sa majesté sicilienne. Le duc de
Serra-Capriola ne fit pas d'objection à ce voyage. M. le comte de Mon-
tessuy, chargé d'affaires de France depuis la mort de M. Rresson , in-
quiet de l'influence que son collègue d'Angleterre pourrait exercer en
pareille occurrence, témoigna au ministre des affaires étrangères de
Naples le désir de se rendre aussi en Sicile. Le duc de Serra loua sa
détermination et l'en remercia. Comme M. de Montessuy annonçait à
lord Napier le projet de l'accompagner dans son excursion à Palerme,
celui-ci, évidemment contrarié, lui répondit : « Si c'est pour arranger
les affaires de Sicile, croyez-moi, mon cher collègue, ne vous en mêlez
pas. En Chine ou partout ailleurs, la France et l'Angleterre pourraient
438 REVUE DES DEUX MONDES.
s'entendre; mais, en Sicile, l'Angleterre a des intérêts particuliers qui ne
doivent pas regarder la France. » Peu de jours après cette conversa-
tion, ce n'était plus lord Napier qui devait passer en Sicile, c'était lord
Minto. M. de Bussières, notre nouvel ambassadeur à Naples, qui venait
d'arriver, voulut accompagner lord Minto, comme M. de Montessuy
avait voulu accompagner lord Napier. Survint la nouvelle de l'instal-
lation de la république. Lord Minto partit seul. On sait ce qui est ad-
venu.
Nous n'avons rien à ajouter à ce simple récit. Le gouvernement
tombé en février 1848 a-t-il gêné en rien le mouvement réformateur
italien, ou bien l'a-t-il, autant que cela dépendait de lui, favorisé et
développé? Nous tenons cette question pour vidée par les faits, par les
dates, par les pièces que nous avons citées. M. GuizotetM. Rossi ont-ils
eu tort de recommander aux princes et aux peuples italiens de ne pas
déserler la cause des réformes pour la cause de l'indépendance, de ne
pas aller follement attaquer l'Autriche chez elle? Après les déroutes de
Milan et de Novare, il n'y a pas deux réponses possibles. « Parmi les
sentimens qui animent les populations italiennes, disait M. Guizot en
janvier 1848 (1), et qui leur font désirer des événemens que je regarde
comme chimériques; il en est de très généreux, de très nobles, de très
bons, qu'il est douloureux d'affliger; mais il vaut mieux les affliger que
de les tromper. » — Si jamais la liberté périt en Italie, disait M. de Mon-
talembert dans la même discussion, si jamais l'Autriche y reprend
l'ascendant qu'elle semble destinée à y perdre, ce sera grâce aux révo-
lutionnaires italiens, à eux seulement. Ils sont les véritables complices,
les seuls et les plus dangereux complices de l'influence et de la prépo-
tence autrichienne. — M. Guizot et M. de Montalembert étaient-ils alors
les vrais amis de l'Italie et de bons prophètes? ou bien était-ce M. de La-
martine, prêchant du haut de la tribune française à cette nation abusée
la rupture des traités et la croisade contre l'Autriche? M. de Lamartine
et les révolutionnaires qui couvraient sa parole de leurs frénétiques ap-
plaudissemens se sont trouvés au pouvoir quand a éclaté la lutte ter-
rible qu'ils avaient eux-mêmes provoquée. Comment ont- ils tenu leurs
engagemens? Quel rôle ont-ils fait jouer à la France? Hélas! nous
avons eu tous à en rougir, et par honneur il faut s'en taire. Aujour-
d'hui, si notre pays reprend le rôle qu'il lui convient de jouer en Ita-
lie, c'est qu'enfin il a abandonné les erremens de leur détestable poli-
tique. Contre qui s'avance en ce moment l'expédition française? N'est-ce
pas précisément contre les exaltés qui accusaient si fort jadis les ten-
(1) Discussion de la chambre des pairs. (Moniteur du 15 janvier.)
DE LA POLITIQUE EXTÉRIEURE DE LA FRANCE DEPUIS 4830. 489
dances rétrogrades de l'ancien gouvernement français, contre ces entre-
preneurs d'émeutes qui, sur la foi de leurs amis de Paris, ont effronté-
ment promené par toute l'Italie leur soi-disant souveraineté populaire,
proclamant l'indépendance de la Sicile, chassant Léopold de Florence,
Pie IX du Vatican, toujours prêts à se révolter, jamais prêts à com-
battre, et qui se sauvent maintenant à Rome devant les soldats de la
république française, comme en Lombardie ils se sont enfuis devant les
soldats de Radetzky?
Tant et de si douloureuses catastrophes sont pleines d'enseignemens;
personne n'a le droit de les dédaigner. Puissent ses malheurs profiter
au moins à l'Italie et lui éviter de nouvelles et fatales erreurs! A l'avé-
nement de Pie IX, l'Italie souhaitait des réformes modérées; plus tard.,
elle a violemment aspiré à l'indépendance. La cause de l'indépendance
n'a pas triomphé, mais la cause des réformes n'est pas perdue. Que l'Ita-
lie attende, qu'elle prenne patience, qu'elle se souvienne des conseils
de M. Guizot et de M. Rossi. Ne lui resle-t-il pas la liberté? Par la liberté,
elle pourra peut-être un jour, Dieu aidant, reconquérir l'indépendance.
0. d'Haussonville.
PEINTURE MONUMENTALE
TRAVAUX DE M. H. FLWDRIA A L'EGLISE SAINT-PAUL DE NIMES.
N'est-ce pas un bonheur et un devoir, aii milieu des inquiétudes qui nous
pressent, de maintenir les droits de l'art, d'en garder pieusement le culte, et de
poursuivre le beau avec un nouvel amour, lorsque tant de sombres images en-
veloppent et menacent la civilisation effrayée? Remercions les talens supérieurs
restés fidèles à l'inspiration , et qui , sans refuser de prendre part aux émotions
et aux dangers de la patrie , n'en accomplissent pas moins leur noble tâche à
travers les tristesses de l'heure présente. Ne jeter ni sa plume ni son pinceau,
continuer de chercher en silence les strophes ailées ou les créations idéales qui
élèvent les âmes vers l'éternelle beauté, c'est là un office tout aussi sérieux, c'est
un devoir tout aussi utile en ces temps de désordre que bien d'autres fonctions
plus bruyantes. A quelle époque avons-nous eu plus besoin de tout ce qui sou-
tient l'ame au-dessus de la matière, de tout ce qui apaise les cœurs et ennoblit
l'intelligence? Au moment où l'austérité de nos tribuns voudrait supprimer les
merveilles de l'art, il est bien que les artistes ne se lassent pas de charmer et de
moraliser le peuple; on verra mieux de quel côté est le véritable esprit démo-
cratique. Je faisais ces réflexions en visitant à Nîmes cette charmante église
Saint-Paul, où un artiste éminent vient d'achever, je ne crains pas de le dire,
une des grandes pages de la peinture contemporaine. Quel calme bienfaisant on
éprouvera étudier cette belle œuvre! Quelle sérénité parfaite! Comme l'esprit
se purifie et s'élève! Gomme on déteste plus franchement, dans cette atmosphère
de paix, toutes les mauvaises passions qui nous assiègent!
Le maître habile à qui nous devons les peintures de Saint-Germain-des-Prés,
PEINTURE MONUMENTALE. 491
M. Hippolyte Flandrin, vient en effet d'ajouter un précieux titre à ceux qui
avaient commencé la célébrité de son nom. Chargé de décorer le chœur de l'é-
glise Saint-Paul de Nîmes, il a prouvé une fois de plus combien les grandes
épreuves de la peinture monumentale profitent à un talent bien doué, et quelle
vigueur, quelle maturité, quelles ressources nouvelles, en un mot, doit y dé-
ployer une imagination fortement préparée par l'étude. Il y a plusieurs années
déjà que des juges éclairés indiquaient cette voie comme la plus féconde. Ils dé-
siraient que les artistes sérieux pussent donner l'essor à toutes leurs facultés
dans la méditation d'une œuvre de longue haleine, au lieu de passer trop vite
d'une étude à l'autre dans une série de compositions diverses. Ils montraient
quel avantage il y a pour le peintre à s'enfermer long-temps au sein d'une
œuvre unique, à en chercher le vrai style, et, une fois maître de la forme, à la
réaliser sans peine, sans effort, avec le calme sentiment de la puissance, sur
toute l'étendue d'un vaste poème. C'est M. Gustave Planche qui, le premier, si
je ne me trompe, à l'occasion des travaux de M. Delacroix à l'ancienne chambre
des députés, proclamait, il y a douze ans, cette importance de la peinture mo-
numentale, et demandait que l'école française pût y trouver de nouveaux et
glorieux développemens(l). Des voix bien autorisées sont venues se joindre à la
sienne; en appréciant ici même avec une distinction parfaite le brillant hémi-
cycle de M. Delaroche à l'École des Beaux-Arts, M. Vitet ajoutait aux raisons dog-
matiques l'enseignement de l'histoire; il citait les exemples de Pérugin à Pé-
rouse, de Raphaël au Vatican, d'André del Sarto à YAnnunziata de Florence, de
Léonard de Vinci à Milan, et il concluait ainsi : « Puissent donc tous ceux qui,
aux divers degrés du pouvoir, ont mission de protéger les arts, comprendre
combien il serait utile que tous ces encouragemens qu'on éparpille en petites
sommes fussent concentrés sur un certain nombre de monumens dont on con-
fierait la décoration tantôt à nos maîtres les plus habiles, tantôt aux jeunes gens
de plus haute espérance ! Et ce n'est pas seulement à Paris, c'est par tout le
royaume qu'il faudrait en faire l'essai. N'y a-t-il pas en province des églises, des
hôtels-de-ville, des tribunaux, dont les murailles pourraient se couvrir soit des
scènes sacrées de la religion, soit des hauts faits de notre histoire? Et ne se-
rait-ce rien , pour enflammer une ame d'artiste, que l'honneur d'une telle mis-
sion , et l'espoir de faire une œuvre qui devienne un jour pour toute une ville
un sujet d'orgueil et d'illustration (2)? » Je n'ai pu résister au plaisir de citer
ces paroles qui, tracées il y a huit ans, nous servent à marquer nos progrès.
Depuis le jour où M. Vitet exprimait ce vœu, les travaux de M. Delacroix au
Luxembourg, de M. Ingres à Dampierre, de M. Hippolyte Flandrin à Saint-Ger-
main-des-Prés, ont justifié les espérances que faisait concevoir cette éducation
du talent par la peinture murale. Quant aux villes de province, il y en a une qui
a dignement répondu à l'appel que je viens de transcrire, c'est celle qui a confié
au peintre de Saint-Germain-des-Prés le chœur de l'église Saint-Paul. Célèbre
déjà par tant de précieux monumens, la ville de Nîmes ne regrettera pas l'in-
telligente sollicitude de ses administrateurs; les peintures de M. Flandrin lui se-
ront bientôt une illustration nouvelle et le plus légitime sujet d'orgueil.
(1) Voyez la Revue des Deux Mondes du 15 juin 1837.
(2) Revue des Deux Mondes du 15 décembre 1841.
492 REVUE DES DEUX MONDES.
L'église Saint-Paul offrait un large champ à l'imagination du peintre. Les
deux nefs latérales, en se prolongeant vers l'extrémité de l'édifice, donnent au
chœur un développement plein de variété et de richesse; elles forment, aux deux
cotés du chœur et de l'abside principale, deux galeries élégantes terminées par
de petites absides. Le chœur apparaît donc comme divisé en trois parties, et ces
parties sont liées entre elles par des arceaux bien ouverts qui permettent d'em-
brasser presque toute la décoration réservée au peintre par l'architecte. Malheu-
reusement il n'y a pas là une seule muraille dont les dimensions aient fourni
à M. Flandrin l'occasion d'une grande scène dramatique, comme à Saint-Ger-
main-des-Prés le Portement de Croix et V Entrée du Christ à Jérusalem. Les ou-
vertures des arceaux et les divisions de l'architecture ne laissaient guère que la
grande abside entièrement libre; dans toutes les autres parties du bâtiment li-
vrées à son pinceau, l'artiste était obligé de placer des figures isolées. 11 a sauvé
cet inconvénient par la hardiesse d'une composition à la fois simple et savante,
qui fait concourir toutes ces figures distinctes à l'expression d'une même pen-
sée, à l'harmonie d'un sujet unique.
Plaçons-nous en face de l'autel. La première chose qui frappe la vue, c'est la
grande abside du milieu. C'est aussi là que le peintre a tracé la partie la plus
importante et comme la pensée même de son œuvre. Un Christ colossal est as-
sis sur son trône, dans une attitude pleine de grandeur et de calme. La majesté
divine éclate dans la sérénité de son front, dans la tendre profondeur de son
regard, dans ce mélange de bienveillance et de force qu'exprime si harmonieu-
sement cette belle figure. Ses bras, ouverts sans efFort, semblent appeler à lui
les humains. Est-ce l'ordre donné par la puissance suprême? est-ce une invita-
tion de l'amour infini? C'est l'un et l'autre, c'est la puissance de la bonté. Qui
ne se prosternerait devant la bonté? qui ne serait vaincu par elle? Regardez : à
droite, un roi est comme abîmé aux pieds du Christ; à gauche, c'est un esclave
qui frappe aussi de son front les marches du trône divin. Celui-ci offre ses
chaînes, celui-là son sceptre et sa couronne. Le premier et le dernier des mor-
tels, le plus puissant parmi les maîtres du monde et le plus misérable parmi les
êtres déshérités, l'un avec ses vètemens de pourpre, l'autre nu et bruni par le
soleil, ils sont là tous deux dans la même poussière; un même niveau courbe
leurs fronts. Avec ces trois figures, avec ce Christ si fort, si doux, et ces deux
personnages prosternés, M. Hippolyte Flandrin a écrit sur l'abside de Saint-Paul
une composition du premier ordre. Soyez simple, a dit un maître, et vous serez
fort. M. Flandrin a prouvé la justesse de cette parole féconde; il a atteint à la
grandeur par la simplicité, et cette grandeur est la seule vraie. L'égalité des
hommes devant Dieu ne pouvait être exprimée par des moyens plus simples et
produire une impression plus religieuse. Aucun effort, aucune prétention; en
opposant le roi et l'esclave, le peintre ne cherche pas une vaine antithèse, et il
évite sans peine, par la sincérité du sentiment, cette emphase déclamatoire qui
est l'écueil de la peinture monumentale. Ici, l'on ne songe même pas à ce dan-
ger, tant il y a de naturel et de noblesse dans ces savantes lignes, tant on est
pénétré par la profonde tendresse de l'expression! A droite et à gauche de ce
groupe sur lequel tout l'intérêt se concentre, le peintre a placé debout, dans
une attitude méditative et calme, les deux grands apôtres du Christ, ceux qui,
par des mérites opposés, ont jeté les premiers fondemens de son église. Ces deux
PEINTURE MONUMENTALE. 493
figures ne servent pas seulement à encadrer avec art la scène que je viens de
décrire, elles en complètent naturellement la pensée. De tous les dogmes mo-
raux du christianisme, le plus neuf, le plus original, si je puis ainsi parler,
celui qui établit la plus profonde distance entre renseignement de Jésus et les
trésors de l'antique sagesse, c'est la fraternité de tous les hommes et leurs mêmes
devoirs, leur même néant devant le Dieu unique. Cette grande vérité étant ex-
primée dans la scène qui remplit le milieu de l'abside, il convenait de faire ap-
paraître aux deux extrémités les fondateurs et les gardiens du dogme, saint
Pierre avec saint Paul. La gravité de leur maintien imprime encore atout le ta-
bleau un singulier caractère de force; austères, immobiles, solidement posés sur
leurs pieds comme un rocher sur sa base, tout exprime en eux la puissance et
présage l'éternelle durée du dogme qui met de niveau tous les humains. Je re-
commande particulièrement le saint Paul; la beauté sévère de son visage, la
fermeté de son regard, la majestueuse draperie qui enveloppe son corps sans
nuire à la liberté de ses mouvemens, en font une des meilleures créations du
peintre.
Ces cinq figures sont peintes sur un fond d'or; mais, on le croira sans peine,
il n'y a que cela de byzantin dans le chœur de l'église Saint-Paul. M.Flandrin ne
pense pas que la peinture religieuse -doîvè reproduire les formes du moyen-âge
et renoncer à tous les progrès de l'art moderne. Ce fond d'or qu'il emprunte à
la tradition byzantine convient d'ailleurs admirablement à certains sujets reli-
gieux exécutés par la peinture murale; il détache les lignes avec plus de fierté,
donne aux figures un caractère de grandeur approprié au monument, et, s'il
s'agit surtout d'un symbole abstrait, d'une peinture philosophique et religieuse
où la réalité ait moins de part, il est impossible de blâmer ce ciel de conven-
tion qui semble transporteries personnages au sein d'une sphère idéale. C'est là
tout ce que l'auteur a emprunté aux procédés pittoresques du moyen-âge, et
aucun juge éclairé ne s'en plaindra. Quant aux formes du dessin, quant à cette
peinture enfantine, si gracieuse au xme siècle et si déplaisante au xix«, M. Flan-
drin se garde bien de l'imiter. Il ne veut pas, comme une certaine école en
France et comme plusieurs peintres de Munich, confondre l'archaïsme avec fart.
Il sait que l'inexpérience candide dont nous sommes charmés dans les Paradis
de Fra Angelico ne serait qu'un mensonge ridicule chez des hommes à qui les
maîtres de la renaissance ont légué tant d'exemples de vérité et de perfection
savante. S'il s'efforce, sans doute, de dérober aux artistes des primitives écoles
cette tendresse profonde, cet incomparable amour qui nous enchante sous les
bizarreries et les imperfections du dessin, il veut toujours que ce sentiment se
traduise par des formes belles et vivantes. Marier la grâce naïve du moyen-âge
à la beauté souveraine des maîtres modernes, unir l'inspiration du dominicain
de Fiesole aux conseils du peintre d'Urbin, telle est l'ambition qui l'anime; cette
tâche mérite bien qu'on y applique une volonté forte et des facultés éminentes.
Il y a cependant un détail par lequel M. Flandrin se rattache encore à la tra-
dition des anciennes écoles d'Italie, c'est lorsqu'il a donné à son Christ des
dimensions colossales dans une scène où les autres personnages ne sont pas plus
grands que nature. Si le Christ de Saint-Paul de Nîmes se levait de son trône, il
aurait dix-sept pieds de haut. Je ne déciderai pas dogmatiquement si un tel sys-
tome h. 32
494 REVUE DES DEUX MONDES.
tème, à le juger d'une manière absolue, doit être accepté ou blàmê; c'est l'exé-
cution seule, en pareille matière, qui absout ou condamne la hardiesse du peintre.
Certes, quand on voit sur les absides des vieilles basiliques italiennes ces grandes
figures de Christ souvent si imposantes et si saintes, on ne se demande pas s'il
y a là une règle observée ou violée, on est ému et l'on admire; c'est aussi ce
qui arrive à Saint-Paul de Nîmes : l'audace de la pensée exigeait une rare in-
telligence dans l'exécution, et M. Flandrin y a trouvé l'occasion d'un triomphe.
Son Christ est assis, et, quoique trois fois plus grand que les personnages pla-
cés près de lui, il ne s'élève pas au-dessus d'eux de manière à détruire l'accord
de la composition. Assez grand pour que sa noble tête domine toute la scène et
porte majestueusement l'empreinte divine que lui a donnée le peintre, il ne
l'est pas assez pour distraire le regard étonné. On est frappé de la grandeur
morale et de la sublimité de l'expression avant d'avoir réfléchi à ce qu'il y a
d'extraordinaire dans les dimensions du corps. Rien ne trouble, en un mot,
l'harmonie parfaite de cette belle œuvre. Et puis tout ne se tient-il pas dans un
travail sérieusement conçu? En plaçant ses personnages dans un ciel d'or, en
leur ouvrant une sphère surnaturelle, M. Flandrin se donnait aussi plus de
liberté pour les proportions de la figure principale, en sorte que ces deux choses,
le fond d'or et la colossale grandeur du Christ, bien loin de n'être qu'une fan-
taisie du pinceau, relèvent d'une combinaison savante et se justifient mutuelle^
ment.
Sur les deux murailles qui enferment cette partie du chœur et conduisent à
l'abside , M. Flandrin avait, pour ainsi dire, trois étages différens à peindre. A
l'endroit le plus rapproché du sol, aux deux côtés des arceaux ouverts sur les
galeries latérales, il a placé les quatre évangélistes. A gauche, voici saint Luc
et saint Mathieu; à droite, saint Jean et saint Marc. Ces quatre figures, sans
donner lieu à des remarques spéciales, sont empreintes de cette beauté calme
que M. Flandrin interprète avec tant de bonheur. Le saint Jean est plein de
grâce. Les attributs des évangélistes forment comme un sujet à part qui remplit
un vide, et pourtant se marie très bien aux figures dont ils dépendent. Je re-
commande surtout l'ange de saint Mathieu; agenouillé, les mains jointes, il
adore le livre saint qui retrace l'enseignement de Jésus, et certes, à la douceur
inaltérable de son visage, à l'expression de bonheur qui illumine son regard, il
est facile de reconnaître le messager de la bonne nouvelle.
Au second étage, et immédiatement au-dessus des grands arceaux, M. Flan-
drin a voulu exprimer l'adoration du saint des saints; au-dessus des évangé-
listes, l'adoration de celui que la bonne nouvelle vient d'annoncer au monde.
De chaque côté, à droite et à gauche de l'autel, deux des blancs messagers de
l'infini, deux archanges, volent l'un vers l'autre, hardiment et gracieusement
lancés dans l'espace comme de mystiques encensoirs. Au-dessous d'eux, le
peintre a tracé ces mots : Sanctus, sanctus, sanctus; mais c'est surtout dans leurs
regards, dans l'empressement de leur attitude, dans l'admirable élan de leurs
corps, qu'il a exprimé l'adoration. Entendez-vous comme ils chantent, comme
ils lancent au plus haut des cieux l'éternel hosanna!
Enfin, si vous levez les yeux, vous apercevez, à gauche, tout en haut de l'édi-
fice, les quatre grands théologiens de l'église grecque. Ils sont assis deux à deux,
PEINTURE MONUMENTALE. 495
car l'arceau qui laisse pénétrer la vue dans la galerie latérale du chœur coupe
cette partie de la muraille et divise par groupes la vénérable assemblée. Saint
Grégoire de Nazianze est auprès de saint Basile, et l'artiste ne pouvait mieux
faire que de les associer l'un à l'autre; n'est-ce pas par l'éclat de la pensée, par
l'élégance et la sérénité de l'imagination qu'ils se distinguent tous deux au mi-
lieu des théologiens de leur temps? On souhaiterait peut-être sur la figure de
saint Basile un peu plus de cette grâce poétique qui brille dans YHeptaméron;
le peintre ne s'est pas assez souvenu que l'évêque de Césarée est, avant tout, lé
plus suave et le plus harmonieux écrivain du ive siècle. Au contraire, c'est
l'action, c'est l'autorité, c'est l'indomptable énergie du commandement qui
triomphe dans l'éloquence de Chrysostôme et d'Athanase; on aime avoir réunis
ces deux grands chefs dont les luttes et les malheurs rappellent la période hé-
roïque de l'église d'Orient. Le type de saint Chrysostôme reproduit parfaitement
le caractère de sa vie et de ses travaux ; sa large tête, son abondante chevelure,
la flamme de son regard, tout concourt à exprimer la puissance. Ce n'est pas
seulement l'orateur à la bouche d'or que nous avons devant les yeux, c'est le
patriarche, le souverain de l'église de Constantinople. J'en dirai autant de saint
Athanase; à cette belle barbe blanche, à cet austère visage creusé par la mé-
ditation bien plus encore que par les fatigues d'une vie errante, je reconnais
l'invincible athlète qui, du fond de son désert, luttait presque seul contre l'é-
glise révoltée, et triomphait des ariens. Ces quatre figures font le plus grand
honneur à l'intelligence et à l'habileté du peintre; le dessin est large, la couleur
harmonieuse, et les draperies pleines de souplesse et de majesté ajoutent encore
à l'effet de ces beaux types.
A droite, et parallèlement aux pères grecs, voici les quatre principaux doc-
teurs de l'église latine. Saint Augustin et saint Ambroise regardent saint Atha-
nase et saint Jean-Chrysostôme;. saint Jérôme et saint Léon-le-Grand font face
à saint Basile et à saint Grégoire de Nazianze. Ces figures me paraissent mé-
riter les mêmes éloges que celles des pères grecs. D'éminens critiques, je le
disais tout à l'heure, ont eu bien raison de remarquer combien la peinture mo-
numentale donne de force et d'assurance au pinceau. Une fois maître du style
qui convient au sujet, l'artiste n'a plus à recommencer de nouvelles études,
comme celui qui passe d'un tableau à un tableau d'un genre tout différent; il
n'a qu'à persévérer dans la même voie, à appliquer sans hésitation le résultat
de ses précédens travaux, et, à mesure qu'il avance dans la vaste composition
qui l'occupe tout entier, il affermit, il agrandit sa manière. Les pères de l'église
latine sont peints avec une largeur et une aisance qui attestent la fécondité de
la peinture murale, en même temps qu'elles révèlent la sérieuse préparation de
l'artiste. Il était difficile d'éviter la monotonie en représentant ces huit docteurs
assis; M. Flandrin a évité cet écueil, et il semble qu'il l'ait évité sans effort, tant
la beauté des traits et la variété des expressions corrigent, sans qu'on y pense,
l'uniformité des attitudes! Ces deux belles galeries couronnent merveilleusement
les riches murailles que je viens de décrire; les docteurs siègent au plus haut
de l'empyrée, et, graves, loin du bruit de la foule, ils méditent, comme dit Bos-
suet, sur l'incompréhensibilité des mystères. Au-dessus de la prédication évan-
gélique, au-dessus de l'adoration des anges, il y a le plus beau spectacle qui
196 REVUE DES DEUX B10NDES.
puisse réjouir la divinité, je veux dire l'effort respectueux et hardi de la pensée
de l'homme, lorsqu'elle interprète les paroles saintes et développe de siècle eu
siècle la philosophie des choses révélées.
Telle est cette première partie de l'œuvre de M. Hippolyte Flandrin : dans le
fond, une grande composition, où la plus haute idée morale est rendue avec
une simplicité hardie; à droite et à gauche, une série de figures qui retracent à
l'esprit l'enseignement du Christ et l'interprétation des pères, c'est-à-dire la
tradition primitive, le fondement vénéré de cette loi dont le plus sublime dogme
est inscrit sur l'abside en éclatans caractères.
Entrez maintenant dans la galerie à droite, vous verrez en face de vous un
des meilleurs épisodes de ce beau poème. M. Flandrin avait à peindre, au-des-
sous d'une fenêtre, la partie inférieure de la muraille qui conduit à l'abside la-
térale; il a pensé qu'il devait associer par une même conception le sujet de cette
muraille et celui de l'abside, car deux compositions trop distinctes dans cette
galerie étroite se seraient nui l'une à l'autre, tandis que, réunies par la volonté
du peintre, elles donnent à cette partie de l'édifice un développement et une
richesse inattendue. Il a donc figuré sur la muraille une procession de martyrs
qui se dirigent vers l'abside, et, sur cette abside, il a peint le ravissement de
saint Paul. La procession des martyrs est d'un grand caractère; douze ou treize
personnages, revêtus de la victorieuse auréole, s'avancent avec u ne gravité douce,
avec une joie mâle et contenue. Ils tiennent de longues palmes dans leurs
mains. Le bonheur du triomphe éclate dans leurs yeux; bonheur austère, triom-
phe pacifique et sans faste, comme celui d'une grande ame après le devoir ac-
compli. Je ne saurais me défendre d'une sympathie profonde pour cette pein-
ture idéale, pour cet art vraiment philosophique, si habile à traduire par de
belles formes les intimes sentimens de la conscience. Ce pur accord de la vérité
intérieure et de la beauté qui ravit les yeux n'est-il pas le but suprême de l'art?
Ce n'était pas assez pour M. Hippolyte Flandrin d'avoir si bien interprété les
secrètes émotions de ses héros; il a placé au-dessus de cette procession deux
anges qui éclairent plus nettement encore la pensée de la scène. L'un d'eux
exprime la victoire de l'homme sur ses passions; de sa main gauche il tient avec
force et serre sur sa poitrine le joug dont il a débarrassé son front, tandis que
sa droite, résolument tendue, agite la glorieuse palme qu'il vient de conquérir.
Le mouvement de ce bras droit est admirable; on sent, sous le calme du succès,
le frémissement de la lutte, et la belle inscription tracée sur le mur semble s'é-
chapper des lèvres de l'ange : Seigneur! tu as brisé mes liens, dirupisti vincula
mea. L'autre, animé peut-être d'une énergie plus radieuse encore, est vraiment
l'ange du martyre : appuyé de sa main gauche sur sa longue épée, il saisit de
sa main droite et, d'un geste superbe, il élève triomphalement vers le ciel son
immortelle couronne. Ce n'est plus l'ange du combat, c'est l'ange de la victoire.
La gradation des deux idées est rendue avec un dramatique intérêt qui satisfait
complètement l'esprit, en même temps que la pureté des lignes, la souplesse
des ajustemens, la grâce enfin de ces beaux corps blancs détachés sur un fond
bleu, attirent et enchantent le regard. Le ravissement de saint Paul, représenté
sur l'abside, est la conclusion naturelle des peintures qui décorent cette galerie.
Sur les ailes de la méditation et de l'amour, l'homme du troisième ciel, comme
PEINTURE MONUMENTALE. 497
dit Bossuet, monte magnifiquement dans l'espace infini. Le mouvement de ses
bras levés à la hauteur de la tête, ses pieds rapprochés sans raideur, la souplesse
harmonieuse de tous ses membres, expriment avec une clarté parfaite le mys-
tique élan qui l'emporte et le soutient sans effort. Ses regards plongent vrai-
ment dans les profondeurs éthérées; voilà bien l'extase de l'ame dans les royaumes
de l'idéal. Deux anges complètent la scène; agenouillés, les mains jointes, les
ailes étendues, on dirait de vigilans gardiens chargés d'intercepter les rumeurs
d'en bas -et de protéger la contemplation de l'apôtre.
La galerie correspondante offre une disposition analogue. En face de la pro-
cession des martyrs se déploie, avec une grâce charmante, la procession des
vierges sages. Elles tiennent dans leurs mains les mystiques lampes dont elles
n'ont pas renversé l'huile. Les unes s'avancent les yeux baissés, les autres diri-
gent leurs regards vers l'hémicycle où l'artiste a peint le couronnement de la
Vierge. Dans ses travaux de Saint-Germain-des-Prés, en dessinant les cartons
des vitraux, en peignant cette jeune reine qui porte dans ses mains le modèle de
l'église, M. Flandrin avait montré déjà une aptitude particulière pour ces créa-
tions élégantes; la grâce exquise, la poétique sérénité des vierges de l'église
Saint-Paul, ne surprendront pas ceux qui ont suivi les progrès de son talent. Un
peu plus haut, le peintre a placé, comme dans la galerie des martyrs, deux anges,
ou, si l'on veut, deux vertus, qui semblent les guides naturels de ce groupe si
harmonieux et si pur. La première est la Chasteté et la seconde l'Amour divin.
L'ange de la chasteté est un type d'une candeur céleste, et celui qui représente
l'amour divin exprime à merveille le calme de la possession suprême, la béati-
tude que rien ne vient plus troubler. La beauté recueillie de ces deux figures
forme un contraste heureux avec la virile énergie des deux anges qui dominent le
groupe des martyrs. Enfin le couronnement de la Vierge, qui termine cette ga-
lerie comme le ravissement de saint Paul termine la galerie de droite, est une
scène d'une suavité adorable. Comment ne pas être touché du recueillement
naïf de la Vierge, de la douceur infinie qui règne sur la physionomie de Jésus?
En couronnant celle qui fut sa mère ici-bas, le Christ est pénétré d'attendris-
sement, et il serait impossible d'offrir la couronne avec une délicatesse plus
tendre, de la donner, j'ose le dire, avec plus de timidité et d'amour. Les maî-
tres italiens ont conçu de deux manières ce gracieux sujet. Les uns illuminent
les profondeurs du ciel pour couronner plus glorieusement la mère du Christ,
et c'est au milieu des anges et des rayons d'or qu'elle reçoit le diadème; les au-
tres, ne représentant que Jésus et la Vierge, donnent à la scène un aspect plus
familier et semblent préférer les nuances de l'expression moitié divine et moitié
humaine à toutes les splendeurs mystiques du paradis. C'est ce dernier parti
qu'a adopté M. Hippolyte Flandrin. Il n'y a point de légions d'anges agenouillés
autour du groupe sacré, point de ciel éblouissant, point de trônes et d'ornemens
symboliques. N'ayant à sa disposition qu'un espace assez restreint, le peintre
n'a voulu ni amoindrir ses personnages, ni distraire l'attention du spectateur;
tout l'intérêt se concentre sur la Vierge agenouillée et sur le Christ qui s'incline
vers elle. Fidèle ici comme dans le reste de son œuvre à cette sobriété de lignes
qui est le vrai style de la peinture monumentale, il semble pourtant s'être at-
taché d'une façon plus particulière à l'idéale candeur de l'expression. M. Flan-
498 REVUB DES DEUX MONDES.
drin a été plus énergique ni plus grand dans maintes parties de la composition;
il n'a jamais été plus tendre et plus doucement inspiré.
Par ses travaux de Saint-Paul de Nîmes, M. Hippolyte Flandrin a indiqué
d'une manière lumineuse le grand problème qu'il s'est posé et la généreuse
ambition qui le possède. Unir la science consommée de l'art moderne à la pro-
fonde tendresse des primitives écoles, associer la beauté hardie de la renais-
sance à l'expression ingénue du moyen-âge, ce doit être le but invariable de la
peinture religieuse. Ces deux conditions sont difficiles à remplir; mais celui qui
néglige l'une ou l'autre n'accomplira jamais une œuvre digne de représenter les
grandes scènes ou les dogmes sublimes du christianisme. Si vous obéissez à de
puériles fantaisies archaïques, si, méprisant la beauté que vous ne pouvez at-
teindre, vous reproduisez avec prétention les fautes naïves des maîtres du
xme siècle, vous ressemblerez à un homme qui s'étudierait à bégayer le langage
de ses premières années; mais, si vous ne conservez pas, malgré toute l'expé-
rience de l'âge mûr, quelque chose de l'enfance du cœur, si l'émotion, la grâce,
la candeur, tous les purs sentimens des vieilles écoles, ne brillent pas sous les
formes magistrales de vos créations, vous pourrez être un grand peintre, vous
ne serez pas le peintre de la pensée religieuse. C'est l'originalité de M. Hippolyte
Flandrin d'avoir poursuivi ce but avec une persévérance infatigable. 11 ne s'est
laissé distraire ni par les fantaisies de la mode ni par des essais qui convien-
draient mal à son talent. L'archaïsme prétentieux des néo-catholiques ne l'a pas
séduit, pas plus que les dramatiques succès de plusieurs peintres contemporains
n'ont tenté son intelligence, destinée à des triomphes d'une autre nature. Il â
sagement consulté la vocation de son pinceau, et il a agrandi de jour en jour le
domaine où il s'enfermait. La peinture murale, avec l'idéale grandeur et la
calme dignité qu'elle exige, lui promet à l'avenir les plus légitimes triomphes :
tous ses progrès passés nous sont un sûr garant des œuvres qu'il nous doit.
Dans ses travaux de l'église Saint-Séverin, quoique maître déjà d'une forme très
habile, M. Hippolyte Flandrin se cherchait encore lui-même; ses peintures de
Saint-Germain-des-Prés ont révélé un talent désormais sûr de ses forces; à
Saint-Paul de Nîmes, il a fait un pas de plus, et la belle scène de l'abside, les
pères grecs et latins, les processions des vierges et des martyrs, le ravissement
de saint Paul et le couronnement de la Vierge doivent compter parmi les meil-
leures productions de ce temps-ci. En ce qui concerne surtout le grand art de la
composition, M. Flandrin n'a rien fait qui égale ses travaux de l'église de Nîmes;
il a joint la simplicité à la richesse, et, ne pouvant arrêter l'esprit du spectateur
sur un petit nombre de pages, il a obligé toutes les parties de son œuvre à
s'unir harmonieusement dans une même pensée, dans un poème d'une majes-
tueuse ordonnance.
On voit que cette grave épreuve de la peinture murale réalise les espérances
qu'elle faisait concevoir pour le développement de l'école française. Les travaux
de M. Ingres à Dampierre, de M. Delacroix au Luxembourg, de M. Delaroche aux
Beaux- Arts, avaient déjà, par des mérites très différens, mis en pleine lumière
cette bienfaisante influence; dans le genre tout spécial de la peinture religieuse,
le chœur de l'église Saint-Paul confirmera la démonstration. Espérons que ces
heureux exemples ne seront pas perdus. Espérons qu'il sera donné à nos artistes,
PEINTURE MONUMENTALE. 499
aux maîtres déjà éprouvés et aux jeunes talens qui promettent le plus, d'assurer
et d'agrandir leurs facultés dans ces nobles luttes de la grande peinture. L'Al-
lemagne nous avait devancés dans cette voie. Cette éducation que nous récla-
mons pour nos peintres n'a pas manqué depuis trente ans aux écoles allemandes,
et beaucoup de talens habiles y ont acquis une élévation inattendue. Quel que
soit cependant le mérite de M. Cornélius, de M. Schnorr, de M. Kaulbach, quel-
que sympathie qu'on éprouve pour les larges fresques de M. Philippe Veit à
Francfort, pour les suaves compositions de M. Steinlé à la cathédrale de Cologne,
l'école française est assez forte pour maintenir sa supériorité, même dans ce nou-
veau domaine, si les circonstances lui permettent d'y déployer toutes ses res-
sources. La France républicaine, souhaitons-le pour sa gloire, continuera ce
qu'avait commencé la monarchie; elle imprimera à l'art une impulsion nouvelle
en lui ouvrant les grands travaux destinés aux jouissances et à l'éducation du
peuple. La ville de Nimes a donné un bel exemple. Au milieu des désastres de
l'année dernière, elle n'a pas retranché de son budget les sommes nécessaires à
la décoration de l'église Saint- Paul. Cette bonne pensée a obtenu sa récompense.
Les peintures de M. Hippolyte Flandrin vont être livrées au public, et elles hono-
reront l'intelligence de la cité autant que le pinceau de l'artiste. Quoi de plus
sage, en effet, que l'encouragement du beau? Sans aucune prétention dogma-
tique, l'art vraiment digne de ce nom exerce une influence profonde; les idéales
conceptions de la peinture et de la poésie sont aussi une propagande contre les
passions mauvaises, propagande secrète dont on se défie moins et par laquelle
bien des cœurs sont insensiblement transformés. Ne négligeons rien de ce qui
élève les âmes; en face des barbares qui nous menacent, n'abandonnons aucune
des ressources de la civilisation; accomplissons par tous les moyens, par le dessin
et par la parole, par la science et par la poésie, cette prédication morale dont
notre société bouleversée a besoin, et que l'art, au lieu d'être l'égoïste plaisir
des raffinés, émeuve et charme la multitude par la grandeur et la simplicité de
ses travaux !
Saint-René Taillandier.
ADRIENNE LECOUVREUR
DRAME DE MM. EUGENE SCRIBE ET LEGOUVE.
Adrienne Lecouvreur est assurément une des figures les plus poé-
tiques de l'histoire du théâtre; et je comprends très bien que MM. Scribe
et Legouvé, voulant nous montrer sous un aspect nouveau le talent de
Mlle Rachel, aient choisi cette gracieuse comédienne. La vie d'Adrienne
Lecouvreur, réduite à ses élémens positifs, telle que nous l'ont trans-
mise les biographes, offre, en effet, tout ce qui peut séduire l'imagina-
tion. A quinze ans, Adrienne s'ignorait elle-même et n'entrevoyait
pas même d'une façon confuse la destinée glorieuse qui lui était ré-
servée; le hasard seul décida de sa vocation. Son père, pauvre chape-
lier, était logé près du Théâtre-Français, dans la rue qui s'appelle au-
jourd'hui rue de l'Ancienne Comédie. Adrienne, en écoutant le récit
des succès obtenus par les comédiennes du jour, conçut le projet d'abor-
der elle-même la carrière dramatique. A l'âge de quinze ans, elle était
applaudie sur les théâtres de société. Née dans les dernières années du
xvne siècle, en 1690, pendant douze ans, c'est-à-dire de 1705 à 1717,
elle éprouva son talent dans tous les rôles, ou du moins dans les rôles
les plus difficiles de Corneille, de Racine et de Molière. Parvenue à l'âge
de vingt-sept ans, elle venait de signer un engagement avec le théâtre
de Strasbourg quand elle reçut pour la Comédie-Française un ordre de
début. Sa première soirée fut une soirée de triomphe. Elle était, nous
disent les contemporains, d'une taille peu élevée; mais il y avait dans
sa marche tant de noblesse et de majesté; son regard, ses attitudes
exprimaient si bien la grandeur, la passion ou la sérénité du person-
nage qu'elle s'était chargée de représenter; sa voix, dont le timbre était
ADRIENNE LECOUVREUR. 501
un peu voilé, trouvait pour toutes les nuances de l'émotion ou de la
pensée des inflexions si variées; il y avait dans toute sa personne tant
de jeunesse et de mobilité, tant de grâce imprévue et de hardiesse sou-
veraine, que les spectateurs, fascinés par le charme de sa diction, par
l'expression de son visage, oubliaient complètement la comédienne et
ne voyaient plus que l'héroïne. A cet égard, les témoignages les plus
imposans se présentent en foule : il nous suffira d'en citer un seul, celui
de Voltaire.
Adrienne Lecouvreur fit au théâtre une véritable révolution. A l'é-
poque de ses débuts, la déclamation tragique et parfois même la décla-
mation comique n'étaient guère qu'une sorte de cantilène; cette canti-
lène, pour n'être pas notée, n'en était pas moins soumise à des lois
inexorables; il n'était permis à personne, sous peine d'encourir le dé-
dain ou la colère de l'auditoire, de violer les traditions musicales d'un
rôle établi par le chef d'emploi. MIle Duclos, née en 1664, c'est-à-dire
vingt-six ans avant Adrienne Lecouvreur, était alors en possession de
la faveur publique; déclamer autrement qu'elle, parler au lieu de
chanter, substituer la familiarité à l'emphase, le ton simple et naturel
aux grands effets de voix, régler ses inflexions d'après le mouvement
même de la passion, semblait une témérité. C'était rompre en visière
à tous les préjugés de la foule, c'était lui déclarer nettement qu'elle
était depuis longues années engagée dans une ornière ridicule. Pour-
tant Adrienne n'hésita pas un instant. Comme elle avait eu le bonheur
de ne pas recevoir les leçons d'un maître applaudi, comme elle s'était
nourrie surtout de lecture et de réflexion, comme elle avait comparé
librement l'idéal de Monime, de Roxane, de Pauline, de Cornélie, aux
étranges personnifications que la foule admirait, comme elle avait
consulté sa conscience, interrogé son cœur, sans tenir compte des
maximes consacrées, la vérité même, la vérité simple et austère, était
pour elle une plaine unie; pour se montrer naturelle, pour traduire
fidèlement la pensée du poète, Adrienne n'avait qu'à s'écouter, et son
cœur se peupla bientôt de souvenirs. Voltaire, si nous en croyons une
lettre adressée par lui à Thiriot un an après la mort d' Adrienne, fut
son admirateur, son ami et son amant. D'Argental fut moins heureux;
nous avons deux lettres charmantes d' Adrienne, où se montre à nu
toute la loyauté de son ame : la première est adressée à Mme de Fer-
riol, mère du comte d'Argental; la seconde à M. d'Argental lui-même.
Mme de Ferriol voulait exiler son fils pour le guérir de sa passion
pour Adrienne; Mlle Lecouvreur supplie Mme de Ferriol de garder son
fils près d'elle et lui demande conseil sur la conduite qu'elle doit tenir
envers lui. Elle offre, elle promet de lui écrire dans les termes qui pa-
raîtront à Mme de Ferriol les plus sages, les plus décisifs. Adrienne
avait dix ans de plus que M. d'Argental, et, pour le guérir, elle prend
avec lui un accent maternel. Il est impossible de lire ces deux lettres
QUI REVUE DES DEUX MONDES.
sans un véritable attendrissement, tant il y a d'éloquence et de persua-
sion dans la vérité qui éclate à chaque ligne. L'art ne joue aucun rôle
dans ces naïfs épanchemens; c'est un cœur droit qui dit simplement ce
qu'il sent, et l'absence même de l'art donne à ces deux lettres une va-
leur, un attrait que l'art nous offre bien rarement.
Adrienne se piquait-elle de fidélité? D'après le témoignage de ses
contemporains, elle prenait toutes ses affections au sérieux; elle ne
changeait pas pour le plaisir seul de changer; elle ne cherchait pas
dans l'inconstance un sujet de triomphe. Pour qu'elle se décidât à re-
prendre son cœur, à disposer d'elle-même comme d'un bien libre de
tout engagement, il fallait qu'elle fût pleinement convaincue de l'in-
fidélité de son amant. Aussi ceux mêmes qui l'avaient quittée se ratta-
chaient à elle par un tendre souvenir. Au milieu même des plaisirs
nouveaux qu'ils poursuivaient, ils gardaient au fond du cœur la tou-
chante image d'Adrienne. Parmi les hommes qu'elle aima, Maurice de
Saxe est peut-être celui à qui elle dut ses plus grandes joies et ses plus
grandes douleurs. Son attachement pour Maurice présente tons les ca-
ractères de la passion la plus exaltée. Tendresse, dévouement, abné-
gation, tout se trouve réuni dans l'amour d'Adrienne pour le jeune
guerrier qui devait, quinze ans après la mort de sa maîtresse, gagner
la bataille de Fontenoy. On sait qu' Adrienne mit en gage ses bijoux et
sa vaisselle plate pour envoyer 40,000 livres à son amant élu duc de
Courlande. Chose triste à dire, et qui malheureusement se vérifie cha-
que jour sous nos yeux, la passion d'Adrienne pour Maurice était d'au-
tant plus vive, d'autant plus profonde, qu'elle s'adressait à un homme
incapable de la récompenser dignement, pour qui l'amour n'était qu'un
plaisir, un passe-temps de quelques heures. Plus d'une fois Adrienne
vit Maurice la quitter pour des femmes qui n'avaient ni l'éclat de sa
beauté, ni la noblesse de son cœur; mais, comme il est dans notre des-
tinée de nous attacher aux créatures que nous aimons bien plus encore
par les bienfaits qu'elles nous doivent que par les bienfaits que nous en
avons reçus, elle dévorait sa douleur et lui pardonnait généreusement.
On a dit que les nombreuses infidélités de Maurice avaient abrégé la
vie d'Adrienne, et qu'elle était morte de chagrin. Cette assertion ne
repose sur aucun témoignage de quelque valeur. On a dit aussi qu'elle
avait été empoisonnée par une de ses rivales; or, il est avéré que son
corps, ouvert après sa mort, ne présentait aucune trace de poison.
Adrienne est morte après douze ans de triomphes éclatans; si elle a
souffert pour avoir trop aimé, si plus d'une fois elle a gémi sur l'in-
constance de l'homme qu'elle chérissait de toutes les forces de son
ame, la gloire l'a consolée plus d'une fois; l'énergie même, la sincérité
qu'elle apportait dans tous ses rôles, suffisaient pour abréger sa vie.
Elle avait senti trop vivement toutes les grandes passions pour at-
teindre à la vieillesse. Quand elle mourut, elle n'avait pas quarante ans.
ADRIENNE LECOUVREUR. 503
Quoique Adrienne remplît à la fois les premiers rôles tragiques et les
premiers rôles comiques, et qu'elle n'ait jamais échoué dans aucune
de ses tentatives, il paraît cependant qu'elle excellait surtout dans les
rôles tragiques; Pauline, Roxane et Cornélie lui allaient mieux que
Célimène. Il est permis de croire que le commerce familier de Molière
n'a pas été inutile au talent d' Adrienne. Le souvenir de Célimène devait
donner à Pauline, à Cornélie, à Roxane un accent plus naturel, plus pé-
nétrant. Talma, comme Adrienne, étudiait Molière assidûment. Quoiqu'il
n'ait jamais osé aborder publiquement les rôles d'Alceste etd'Arnolphe,
on sait qu'il s'était occupé de la composition de ces deux personnages.
Faut-il s'étonner qu'une femme habituée à vivre parmi les grands
hommes de l'antiquité se soit sentie entraînée, par une passion toute-
puissante, vers l'émule de Charles XII, vers le jeune capitaine qui re-
nouvelait à Mittau, comme en se jouant, l'héroïque défense de Bender?
Ces deux âmes familiarisées avec les grandes choses, l'une par la
pensée, l'autre par l'action, ne devaient-elles pas se rencontrer dans
une mutuelle admiration? Rien, à coup sûr, n'est plus naturel, plus
facile à comprendre que les amours de Maurice et d'Adrienne. Toute-
fois, si le comte de Saxe, par le nombre et la variété de ses exploits,
par la précocité de sa valeur, semble appartenir au roman plus qu'à
la vie réelle, la manière dont il entendait, dont il gouvernait l'amour
n'a rien de poétique. Il n'a jamais eu la peine de résister à ses passions,
ou plutôt il n'en a jamais connu, écouté qu'une seule, la passion de la
gloire. La guerre, avec ses dangers, ses enivremens, a rempli toute sa
vie. Les femmes les plus belles, les plus jeunes, les plus dignes d'a-
mour, ne l'ont pas distrait un seul jour de sa passion pour les batailles.
Depuis Adrienne Lecouvreur jusqu'à la duchesse de Courlande, qui
plus tard fut impératrice, depuis les filles d'honneur de la duchesse
jusqu'aux plus grandes dames de Versailles, il n'a jamais vu dans la
beauté, dans la jeunesse, dans la pleine possession de ces dons précieux,
qu'une distraction de quelques instans. Aussi ne s'est-il jamais montré
bien scrupuleux dans le choix de ses plaisirs. Non-seulement il s'a-
bandonnait à l'inconstance, sans jamais se reprocher la douleur qu'il
laissait derrière lui; mais il ne rougissait pas de feindre pour une
femme qui pouvait le servir un amour qu'il ne ressentait pas, et d'of-
frir à celle qu'il chérissait pour quelques jours les caresses qu'il avait
flélries par le mensonge. Pour caractériser nettement toute la sou-
plesse de ses principes à cet égard, il suffit de rappeler l'aventure ridi-
cule qui le brouilla sans retour avec la duchesse de Courlande. Arrêté
au milieu de la nuit par une duègne armée d'une lanterne, au moment
où il portait sur ses épaules une des filles d'honneur de la duchesse, il
voulut, sans quitter son fardeau, renverser du pied la lumière acciir-
satrice, perdit l'équilibre, et tomba sur la duègne avec sa maîtresse.
Or, la veille même de cette ridicule aventure, il avait joué près de
M)i REVUE DES DEUX MONDES.
la duchesse de Courlande le rôle d'amant passionné. La duchesse,
justement irritée, le congédia sans vouloir l'entendre, et fit bien. Un
homme capable de se partager ainsi entre deux femmes est-il vrai-
ment capable d'aimer? Que les cœurs sincères se chargent d'écrire la
réponse. Dans ce partage de sa personne, Maurice ne pouvait invo-
quer l'entraînement des sens, car la jeune et belle fille qu'il prenait
chaque nuit à sa fenêtre et qu'il rapportait avant l'aube s'était donnée
à lui. Pourquoi donc prodiguait-il à une femme qu'il n'aimait pas les
sermens et les caresses que la jeune fille avait seule le droit de reven-
diquer? Pourquoi? C'est qu'il n'aimait pas d'un amour sincère celle
qu'il croyait aimer, c'est qu'il n'y avait pas place dans son cœur pour une
passion exclusive, pour une passion souveraine. L'infidélité était pour
lui sans remords, parce qu'il se trompait lui-même, parce qu'il s'abusait
sur la nature de ses sentimens; il trahissait sa maîtresse sans trouble,
sans honte, parce qu'il ne la préférait pas au monde entier. Si le plaisir
était plus vif dans les bras de la jeune fille, la duchesse abusée servait
l'ambition de Maurice, et cette seule pensée imposait silence au repentir.
Adrienne Lecouvreur a tenu dans la vie du comte de Saxe moins de
place peut-être que la fille d'honneur de la duchesse de Courlande;
peut-être ne l'a-t-il pas aimée d'un amour plus vrai, plus sincère; mais
comme elle était entourée d'hommages, comme les seigneurs de la
cour s'empressaient autour d'elle, comme les plus grands esprits
louaient à l'envi sa grâce, sa beauté, la finesse de ses reparties, la
sagacité de ses jugemens, la vanité le ramenait près d'elle, et sa cré-
dule maîtresse inventait, pour lui pardonner, un repentir qu'il ne
connaissait pas. Il ne paraît pas d'ailleurs que la mort d' Adrienne ait
été pour Maurice une douleur bien profonde. Les femmes de la cour,
à cette époque, n'étaient pas d'une vertu farouche, et le comte de Saxe
trouva sans peine, à Versailles, des consolations.
Le mariage et le divorce de Maurice figurent comme un épisode in-
signifiant parmi ses aventures galantes. Avait-il à se plaindre de sa
femme? Aucun témoignage n'autorise à le croire. Elle l'aimait et ne
pouvait cacher sa jalousie; car Maurice, malgré la beauté et la jeunesse
de sa femme, n'avait pas tardé à la tromper. Après avoir vécu loin
d'elle pendant plusieurs années, il profita d'un voyage entrepris pour
recueillir la succession de sa mère et se dégagea d'un lien qu'il n'a-
vait jamais pris au sérieux.
Un tel personnage convient-il au théâtre? Un cœur ainsi fait, pour
qui l'amour n'est qu'une distraction, peut-il prendre part à une action
dramatique? Il est permis d'en douter, car le poète se trouve placé
entre deux écueils. S'il respecte fidèlement les données de l'histoire, il
ne peut engager Maurice de Saxe que dans une action politique, et
l'homme court le danger de s'amoindrir dans la grandeur des événe-
mens; s'il veut au contraire l'engager dans une action passionnée, il
ADRIENNE LECOUVREUR. 505
est forcé de le dénaturer, de lui prêter des sentimens qu'il n'a jamais
connus, et nous avons le droit de lui demander pourquoi il baptise d'un
tel nom un homme que l'histoire désavoue. Entre ces deux écueils,
quelle route choisira le poète? Il me semble difficile de répondre à
cette question de manière à lever tous les scrupules, car si Maurice de
Saxe a gagné des batailles, si Fontenoy et Raucoux ont placé son nom
au premier rang dans l'histoire militaire de notre pays, ce n'est pas
une raison pour voir en lui un personnage politique. Par son courage
héroïque, et plus encore par l'habileté consommée de ses combinai-
sons stratégiques, il a décidé du sort de l'Europe, il a relevé le drapeau
de la France, humilié l'orgueil de l'Angleterre, mais les grands évé-
nemens accomplis par son bras n'ont été ni prévus ni préparés dans sa
pensée. Acteur sur le champ de bataille, il n'était, dans l'ordre poli-
tique, aux yeux du penseur, qu'un pur agent. Il conduisait à mer-
veille ses bataillons comme les pièces d'un échiquier, mais, la bataille
une fois gagnée, ce n'était pas lui qui remaniait la carte de l'Europe.
Derrière le grand capitaine on ne trouve pas l'homme d'état. C'est
pourquoi Maurice de Saxe, tel que nous le montre l'histoire, ne me
semble pas offrir l'étoffe d'un personnage dramatique. Le poète veut-il
laisser dans l'ombre le tacticien éprouvé qui excitait l'admiration du
chevalier Folard vingt ans avant de gagner la bataille de Fontenoy,
qui rendait compte au grand Frédéric de ses opérations militaires, qui
soumettait à son jugement les plans qu'il venait de réaliser? S'il sup-
prime le guerrier pour nous montrer l'homme aux prises avec la pas-
sion, que devient l'histoire, que devient la vérité? Pour trancher cette
difficulté, pour imposer silence à toutes les objections, il faut plus que
de l'adresse, plus que de l'habileté, plus que du savoir faire, il faut un
rare bonheur. Pour inventer la passion dont l'histoire ne parle pas,
pour trouver dans le grand capitaine l'étoffe d'un Hamlet ou d'un Ro-
méo, pour toucher à l'histoire, pour l'assouplir sans la dénaturer, il
ne suffit pas d'avoir l'œil pénétrant, la main légère. Arrivons à l'œuvre
de MM. Scribe et Legouvé.
Au premier acte, nous sommes chez la duchesse de Bouillon. Nous
assistons à la toilette de la duchesse qui s'entretient familièrement avec
un abbé de cour. L'abbé, cela va sans dire, est amoureux de la duchesse
et soupire discrètement. Dans l'espérance de réussir auprès de la femme
qu'il aime et qui n'a pas encore reçu l'aveu de sa passion, il imagine
de lui révéler l'infidélité de son mari. Aux premiers mots qu'il prononce,
croyant l'étonner par son récit, la duchesse l'arrête bravement et
achève sans embarras ce qu'il racontait en hésitant, partagé entre la
crainte de l'affliger et le désir d'exciter sa colère. « N'est-ce que cela,
vraiment? Le duc aime laDuclos. Je le savais. La Duclos m'a prise pour
confidente et ne fait rien sans me consulter. Vraiment, l'abbé, vous
êtes d'une pauvreté désolante. Vous ne savez rien; votre unique occu-
•><<; REVUE DES DEUX MONDES.
pation est de recueillir les nouvelles, et vous arrivez toujours chez moi
les mains vides. Mais à quoi donc pensez-vous? » L'abbé s'excuse de son
mieux et parle de son amour. La duchesse l'écoute sans dépit, sans étonne-
menuet veut bien lui promettre une récompense s'il réussit à découd
nom de la nouvelle maîtresse du comte de Saxe. Malgré la vivacité de
son langage, malgré la curiosité jalouse qui éclate dans ses yeux, l'abbé
ne devine pas que le comte est son rival, son rival heureux. Plein d'es-
poir et de joie, il promet de se mettre en campagne et de revenir bien-
tôt avec le secret qui inquiète si fort la duchesse. Le duc arrive tenant
à la main une cassette qui lui a été confiée par l'Académie des sciences.
Lié d'amitié avec les hommes les plus illustres de son temps, il s'est
appliqué à l'étude de la chimie et doit analyser la poudre contenue
dans cette cassette, poudre terrible qui a déjà servi à consommer bien
des crimes, et nommée dans le monde poudre de succession. Après
quelques propos insignifians où il trouve moyen de placer les compli-
mens à double sens que Voltaire lui a plus d'une fois adressés, le duc
se retire avec l'abbé, auditeur résigné de toutes les œuvres de mon-
seigneur. Enfin le comte de Saxe arrive chez la duchesse, qui lui de-
mande avidement l'emploi de son temps depuis l'heure de son retour.
Maurice se tire d'affaire assez adroitement. Mais la duchesse aperçoit à
sa boutonnière un bouquet noué d'un ruban. De qui tient-il ce bouquet?
D'une jeune fille qu'il a rencontrée à la porte de l'hôtel? En vérité? L'é-
trange bouquetière qui noue ses fleurs avec un ruban vert et or! La
jaiousie de la duchesse, déjà éveillée par des rumeurs confuses, s'attache
à ce bouquet comme s'il devait lui révéler le nom de sa rivale. Il lui
faut à tout prix une explication franche et complète. La duchesse donne
rendez-vous à Maurice le soir même dans la petite maison que le duc
a louée pour la Duclos. J'oubliais de dire qu'Adrienne Lecouvreur doit
venir le lendemain réciter des vers dans le salon de Mme de Bouillon,
car la duchesse a pris Adrienne sous son patronage. Ainsi, dès le pre-
mier acte, nous avons sous les yeux les principaux personnages de la
pièce. Si Adrienne ne paraît pas, la duchesse lit à Mme d'Aumont une
lettre signée d' Adrienne, qu'Adrienne n'a jamais écrite, mais empreinte
d'une vivacité ingénieuse, d'une touchante modestie. Tous les élémens
du drame qui va se dérouler devant nous sont contenus dans les scènes
que nous venons de raconter. Il n'y a pas un mot, pas un incident qui
ne doive, dans quelques instans, servir au développement de l'action.
Au second acte, nous sommes dans le foyer de la Comédie-Française;
les comédiens arrivent et s'entretiennent des querelles de coulisses. On
joue Bajazet. Adrienne Lecouvreur doit remplir le rôle de Koxane, au
grand déplaisir de la Duclos. Acomat fait une partie d'échecs avec son
confident. Michonnet, régisseur du théâtre, chante sur tous les tons
l'éloge d' Adrienne, qui arrive enfin, son rôle à la main. L'entrevue
qu'elle a eue le matin même avec Maurice trouble singulièrement la
ADRIENNE LECOUVREUR. 507
sérénité habituelle de sa pensée. Michonnet s'aperçoit qu'Adrienne
n'est pas livrée tout entière au soin de sa gloire dramatique et la sup-
plie d'être belle. «Sois tranquille, mon ami, répond Adrienne, je serai
belle, j'en suis sûre, car il m'aime, car je l'ai vu ce matin, et ce soir
H sera là , il me l'a promis, je le verrai , je serai belle, je serai su-
blime; » et Adrienne se remet à étudier son rôle. Maurice, en entrant
au foyer de la Comédie-Française, invoque les ombres glorieuses dont
le souvenir remplit sa pensée, sans qu'il soit possible de deviner s'il
veut parler des grands poètes qui ont fondé le théâtre ou des comé-
diens habiles qui ont interprété leurs ouvrages. Il aperçoit Adrienne
et la serre dans ses bras. Quelle joie, quel bonheur de se revoir après
une si longue absence ! Ici commence un dialogue où la passion n'est
pas toujours exempte d'emphase et de puérilité. Si Adrienne aime
vraiment Maurice, elle n'a pas besoin, pour lui inspirer de nobles
sentimens, d'héroïques projets, de demander conseil aux tragédies de
Corneille. Pauline, Emilie, Camille, n'ont rien à lui apprendre. Son
cœur, comme tous les cœurs vraiment épris, nourrit en lui-même une
flamme généreuse, et le souvenir de Pauline et de Camille, loin de
prêter aux paroles d' Adrienne un accent plus poétique, leur donne
volontiers quelque chose de factice. Quant à la fable des Deux Pigeons,
je ne vois pas trop ce qu'elle vient faire dans cet entretien passionné.
J'admire profondément la fable des Deux Pigeons, mais je ne com-
prends pas comment ce récit , d'une simplicité si touchante, se trouve
mêlé aux amours d' Adrienne et de Maurice. Maurice avait emporté, en
quittant Paris, Corneille, Racine et La Fontaine. Le lendemain d'une
bataille, il relisait avec délices les beaux vers qu'il avait entendus de
la bouche d'Adrienne. En écoutant Pauline et Camille, il croyait l'é-
couter elle-même. A la bonne heure ! Mais La Fontaine, il n'a guère
songé à l'ouvrir, quoiqu'il l'eût reçu des mains d'Adrienne. Il ne con-
naît pas même la fable des Deux Pigeons, et, pour ma part, je ne m'en
étonne pas. Je serais bien surpris, au contraire, si Maurice parlait de
La Fontaine comme de sa lecture familière. Le duc de Bouillon, qui
se croit trompé par la Duclos et qui se réjouit de sa trahison , invite à
souper toute la Comédie-Française. Adrienne consent à se montrer
dans cette fête, et reçoit du duc lui-même la clé de sa petite maison.
Au troisième acte, comme chacun l'a déjà deviné, Adrienne, Mau-
rice et la duchesse de Bouillon se trouvent réunis. Cependant Maurice
n'est pas un seul instant placé entre ces deux femmes. La duchesse ar-
rive la première au rendez-vous, et ne cache pas son dépit. Au mo-
ment où l'impatience va devenir de la haine, Maurice paraît et se jus-
tifie. S'il a tardé si long-temps, c'est qu'il a été suivi. La duchesse
l'écoute en souriant, et accepte comme vraies toutes ses excuses. Alors,
mais alors seulement, Maurice comprend toute la misère de son double
508 REVUE DES DEUX MONDES.
rôle. Il ne veut pas mentir plus long-temps, et avoue à la duchesse
qu'il ne l'aime plus, qu'il aime une autre femme. Son nom? Il ne con-
sent pas à le dire. Je me vengerai, dit la duchesse. Je saurai son nom,
aucune puissance humaine ne pourra la dérober à ma colère. Au bruit
des voix joyeuses qui éclatent dans la chambre voisine, la duchesse se
croit surprise par son mari, et s'écrie : Si le duc me voit, je suis per-
due. Cette crainte paraîtra sans doute exagérée à tous ceux qui se sou-
viendront de l'entretien de la duchesse avec l'abbé au premier acte.
Une femme qui sait toute la vie de son mari, qui connaît jour par jour
ses moindres aventures, qui met de moitié dans ses amours la maîtresse
de son mari, qui emprunte sa main et sa petite maison pour donner
rendez-vous à son amant, ne doit pas trembler à si bon marché. Ne
peut-elle pas d'un mot imposer silence à la colère? Vous me demandez
comment je me trouve ici? J'y suis venue pour vous épier, pour vous
confondre. Pourtant la duchesse s'enfuit et se cache. Le duc croit que
Maurice a donné rendez-vous à la Duclos, et doute encore, malgré les
dénégations réitérées de Maurice. Adrienne, à son tour, en voyant Mau-
rice, en écoutant les railleries et les complimens que le duc et l'abbé
adressent au comte, s'étonne et s'alarme; mais un mot de Maurice suffit
pour la rassurer : Je t'aime, je n'aime que toi; la femme cachée ici n'est
rien pour moi; mais il faut la sauver, et tu la sauveras, j'ai compté sur
toi. Adrienne, heureuse et confiante, promet de la sauver. Les deux
femmes échangent dans l'ombre quelques paroles inquiètes; sans se
deviner mutuellement, elles pressentent d'une façon confuse qu'il y a
entre elles un secret terrible. Cependant Adrienne, fidèle à sa promesse,
livre à la duchesse la clé que le duc lui a remise, et la duchesse peut
enfin s'échapper par le jardin; mais, en quittant Adrienne, elle pro-
nonce quelques mots menaça ns auxquels Adrienne répond avec un ac-
cent de bienveillance écrasant : Vous me haïssez, je vous protège.
Au quatrième acte, nous retournons chez la duchesse. Tous ses amis
sont réunis pour entendre Adrienne. Cette fête est, pour Mme de Bouil-
lon, une double joie. Non-seulement elle reçoit chez elle une comé-
dienne adorée de la fouie, adorée de la cour; mais ce soir mêmeMme de
Noailles donne une fête où elle voulait inviter Adrienne; Mme de Bouil-
lon a été assez heureuse pour deviner, pour préveuir le projet de Mme de
Noailles. Les soupçons de la duchesse, qui d'abord s'étaient portés sur
Mmc d'Aumont, prennent nne direction nouvelle dès qu'Adrienne a
parlé. A l'embarras de Maurice placé près de la duchesse, Adrienne de-
vine sa rivale, sa rivale qu'elle a sauvée la veille. Au timbre voilé de
cette voix qu'elle n'a entendue qu'un instant, la duchesse reconnaît la
rivale qui lui a ravi le cœur de Maurice et jure de se venger. Adrienne,
qui pressent le danger et ne veut pas succomber sans défense, récite
en se tournant vers la duchesse les vers adressés par Phèdre à OEnone.
ADRIENNE LECOUVREUR. 509
Elle accable sa rivale en lui lançant comme autant de traits empoison-
nés chacune des paroles de cet admirable morceau. Elle n'est pas une
de ces femmes hardies
Qui, goûtant dans le crime une tranquille paix,
Ont su se faire un front qui ne rougit jamais.
La duchesse, comme pour justifier l'application, sourit gracieusement
et joint ses complimens à ceux de l'assemblée : Adrienne est perdue.
Au cinquième acte, nous sommes chez Adrienne. Michonnet, témoin
de l'humiliation de la duchesse, comprend que la vie d' Adrienne est
menacée. Un valet apporte une cassette de la part de Maurice. Adrienne
l'ouvre d'une main tremblante et reconnaît le bouquet qu'elle a donné
à Maurice; elle voit dans ces fleurs ainsi renvoyées un signe d'abandon,
et les couvre de baisers et de larmes. Avant de les jeter au feu, elle
leur adresse quelques paroles empreintes d'un sentiment vrai, mais
dont la forme gagnerait beaucoup à devenir plus simple, et les res-
pire une dernière fois. Ce dernier baiser est son arrêt de mort. Ce bou-
quet empoisonné a vengé la duchesse. Maurice arrive pour recevoir le
dernier soupir d'Adrienne. Vainement il essaie de la sauver, de rani-
mer ses forces en lui rendant le bonheur qu'elle croyait perdu sans
retour. Toutes ses paroles de tendresse sont impuissantes; le poison
circule dans les veines d'Adrienne, qui meurt en récitant d'une voix
égarée quelques lambeaux du rôle d'Hermione.
Il y a certainement une grande habileté dans la construction de ce
drame; mais cette habileté est de telle nature qu'elle se passe de la
poésie, et même réussit à la rendre parfaitement inutile. Les ressorts
employés par MM. Scribe et Legouvé suffiraient au développement
d'une douzaine d'actions; et ces ressorts sont mis en œuvre avec tant
d'adresse, les incidens s'engendrent si rapidement, que la foule, livrée
tout entière à la curiosité, ne songe pas à se demander la valeur réelle
des personnages. Plusieurs scènes sont écrites avec un soin que nous
ne sommes pas habitué à rencontrer dans les ouvrages de M. Scribe.
Mais le caractère dominant de toute cette composition, c'est l'habileté
extérieure poussée à ses dernières limites. Dans ce drame, où la poésie
joue un si petit rôle, où les grandes pensées, les sentimens passionnés
ne se montrent guère que sous la forme de souvenirs, et se placent sous
le patronage de Corneille et de Racine, il n'y a pas une phrase, pas un
mot inutile. Le dénoûment est préparé dès le premier acte, et si bien
préparé, que les esprits exercés n'ont plus rien à deviner quand le ri-
deau tombe sur la cassette mystérieuse. La clé donnée au second acte
par le duc est, à proprement parler, tout le troisième acte; car, sans
cette clé, le troisième acte serait impossible. Les paroles échangées dans
l'ombre entre Adrienne et la duchesse contiennent le germe du qua-
TOME H. 33
510 REVUE DES DEUX MONDES.
trième acte; car, si la duchesse ne reconnaissait pas dans la voix d'A-
drienne la voix de celle qui l'a sauvée la veille, elle ne l'insulterait
pas du regard, et Adrienne ne l'accablerait pas de son mépris. Enfin,
le bouquet donné à Maurice par Adrienne n'est pas moins utile au dé-
noûment que la cassette mystérieuse. Dans ce drame si habilement
construit, personne ne parle, personne ne marche au hasard : tout est
compté, tout est prévu, tout est préparé. Mais à qui s'intéresser? Quel
rôle joue Maurice placé entre ces deux femmes? 11 n'aime pas Adrienne
assez résolument pour braver la haine de la duchesse; il hésite entre la
femme qui peut servir son ambition et le cœur passionné qui s'est donné
à lui tout entier. Il n'est ni assez ambitieux pour renoncer à l'amour,
ni assez amoureux pour renoncer à l'ambition. Il ne trouve d'accens
vrais qu'en face de la mort. Quand les lèvres d' Adrienne pâlissent,
quand son regard s'éteint, quand ses veines se glacent, alors, alors seu-
lement, il commence à comprendre tout le prix de la femme qui l'ai-
mait et qu'il va perdre sans retour. Adrienne, plus vraie, plus tendre
que Maurice, n'a cependant pas toute la vérité, toute la tendresse qu'elle
devrait avoir. Il semble que, pour aimer Maurice d'un amour infini, elle
ait besoûi de sentir les élans de son cœur sanctionnés par le génie de
Corneille. Au lieu de s'abandonner librement aux inspirations de son
amour, elle demande conseil à ses souvenirs. Si parfois son cœur trouve
des paroles ardentes, plus souvent encore sa mémoire évoque des ima-
ges consacrées par l'admiration de la foule. Quant à la duchesse de Bouil-
lon, il est impossible de s'intéresser à son amour pour Maurice. Tout
son amour n'est que vanité. Si Maurice n'était pas le héros du jour,
fût-il cent fois plus beau, plus jeune, plus aimant, elle ne l'aimerait
pas. Sa jalousie même n'est que vanité. Si Maurice, au lieu de lui pré-
férer une comédienne, lui préférait Mme de Noaillesou Mmed'Aumont,
elle souffrirait moins et ne souhaiterait pas si avidement la vengeance.
Le duc n'est qu'un personnage ridicule et parfaitement insignifiant.
Michonnet, malgré sa tendresse contenue pour Adrienne, rappelle trop
clairement le père de la débutante. L'abbé n'offre rien de nouveau.
Si bien que toute cette pièce, conçue avec une infaillible prévoyance,
conduite avec une vigilance assidue, achevée avec un soin scrupuleux,
n'ajoute pas une page à l'histoire de l'art dramatique.
Toute la pièce a été faite pour Mlle Rachel. En nous plaçant à ce
point de vue qui n'a rien de littéraire, nous est-il permis de nous mon-
trer satisfait? Si toute la pièce est dans un rôle, ce rôle est-il complet?
L'actrice chargée de ce rôle ne laisse- t-el le rien à souhaiter? La pre-
mière question est déjà résolue. Quant à la seconde, la réponse n'est
pas difficile. Si le drame qui s'appelle Adrienne Lecouvreur n'ajoute
pas une page à l'histoire de l'art dramatique, le rôle d' Adrienne Le-
couvreur n'ajoute pas une ligne à l'histoire du talent de Mllc Rachel.
ADRIENNE LECOUVREUR. 511
Parlerai-je de la manière dont elle récite la fable des Deux Pigeons?
Malgré le charme qu'elle a su mettre dans quelques vers de cette fable,
La Fontaine, je crois, s'étonnerait fort, en l'écoutant, de l'accent pa-
thétique prêté au plus tendre des deux pigeons. Mlle Rachel , sous les
traits d'Adrienne, s'estrelle montrée plus tendre, plus naïve, que sous
les traits de Monime ou d'jEsther ? Il y a dix ans, à l'époque de ses dé-
buts, l'accent de la tendresse semblait refusé à ses lèvres; a-t-elle
trouvé aujourd'hui l'accent qu'elle ignorait il y a dix ans? Au troisième
acte elle n'a qu'un mot à dire, et le dit très bien; mais ce mot si bien
dit serait-il d'aventure tout un monde nouveau? Le triomphe de
Mlle Rachel n'est-il pas tout entier dans le quatrième acte? Et ce qua-
trième acte si vanté, si applaudi, que nous apprend-il d'imprévu, d'in-
attendu? Le sens prêté aux paroles de Phèdre par Adrienne Lecouvreur
peut-il d'ailleurs être avoué par le goût? Est-il permis de détourner
ainsi au profit d'une application personnelle le sens légitime d'un
morceau gravé dans toutes les mémoires? Est-ce le cinquième acte
qu'on voudrait nous donner pour une révélation? Peut-être Mlle Rachel
eût-elle trouvé pour l'expression du désespoir des accens d'une puis-
sance, d'une vérité toute nouvelle, si les paroles placées dans sa bouche
eussent été elles-mêmes empreintes de puissance et de nouveauté; mais
la confusion d'Oreste <?t de Maurice, d'Adrienne et d'Hermione, ne per-
mettait pas à Mlle Rachel de se renouveler. Elle s'est souvenue d'elle-
même et ne pouvait faire autre chose.
Mlle Rachel dit-elle la prose aussi bien que les vers? Sa voix a-t-elle
toute la souplesse, toute la simplicité, toute la naïveté dont les vers se
passent quelquefois et dont la prose ne peut jamais se passer? Il nous
faudrait, pour résoudre ces questions, une pièce autrement faite, au-
trement écrite qu' Adrienne Lecouvreur. Dans la prose que nous avons
entendue il y a quinze jours, comme dans les vers que nous entendons
depuis dix ans , nous avons trouvé toutes les fautes de prosodie aux-
quelles Mlle Rachel se laisse aller habituellement, et que personne ne
songe à relever, comme si la vérité ne pouvait arriver jusqu'à elle.
Mon d'sir, mon cœur, mon honneur, hêlas! n'en déplaise à Mlle Rachel,
sont des mots qui n'ont jamais fait partie de notre langue. Les petites
bourgeoises se résignent à dire : mon désir, mon cœur, mon honneur,
hélas! — et la langue ne s'en trouve pas plus mal. Après Adrienne Le-
couvreur, MUe Rachel reste pour moi ce qu'elle était. Elle dit très habi-
lement toutes les paroles qui expriment les passions violentes , la co-
lère, la jalousie, la haine. Jusqu'ici, la tendresse ne semble pas faite
pour ses lèvres, et je persisterai dans ma conviction jusqu'à preuve du
contraire. Quant aux fautes de prosodie que j'ai signalées et qui blessent
toutes les oreilles délicates, j'espère qu'elle voudra bien y renoncer,
Gustave Planche.
LE PROPHETE
DE I. MEYERBEER.
L'auteur de Robert-le-Diable et des Huguenots vient de remporter
une nouvelle et brillante victoire. Le Prophète a été représenté sur le
Théâtre de la Nation. Chose singulière! les obstacles sans nombre qui,
contre la volonté du compositeur, ont retardé jusqu'à ce jour l'exécu-
tion d'une œuvre qui est terminée depuis 1843, semblent avoir été
suscités par une volonté intelligente et propice qui aurait voulu prépa-
rer à M. Meyerbeer un cadre digne de son génie éminemment drama-
tique, car le sujet du Prophète a une bien grande analogie, hélas ! avec
les tristes événemens qui se sont accomplis en Europe depuis un an.
A la suite de la réforme religieuse opérée par Luther au commen-
cement du xvie siècle, il y eut, en Allemagne, un grand mouvement
populaire qui en fut la conséquence extrême et faillit bouleverser de
fond en comble toute la société civile. Il se rencontra alors, comme de
nos jours, des esprits ignorans et sauvages qui , peu satisfaits de la li-
berté de conscience qu'on venait à peine de conquérir sur le catholi-
cisme tout-puissant, voulurent tirer de ce débat dogmatique des con-
clusions sociales qui effrayèrent les chefs mêmes de la réforme. C'est
aussi au nom de Y égalité et de la fraternité évangéliques que ces éner-
gumènes, disons le mot, que les socialistes du xvie siècle soulevèrent
les classes pauvres, particulièrement les paysans, contre les seigneurs
et les châteaux, qu'ils pillaient et brûlaient avec fureur. Ces sectaires
redoutables qui ont épouvanté l'Allemagne de leurs monstrueuses fo-
lies s'appelaient anabaptistes, parce que , voulant rompre avec la tra-
dition et répudier l'héritage du passé, ils imposaient à leurs néophytes
un nouveau baptême, symbole de la vie nouvelle qu'ils apportaient
aux nations. Parmi les nombreux illuminés qu'on vit surgir de toutes
LE PROPHÈTE. 813
parts, se disant envoyés de Dieu pour annoncer le règne futur de l'éga-
lité des conditions, le plus original de tous fut un nommé Bokold,
connu sous le nom de Jean de Leyde, parce qu'il avait été élevé dans
cette ville, où il avait exercé tour à tour l'humble profession de tailleur
et de cabaretier. Fils d'un bailli de La Haye, il avait perdu ses parens
de très bonne heure. Sans famille, sans lien fixe qui le rattachât à
l'ordre établi, abandonné à toutes les vicissitudes de la fortune et à
tous les courans d'idées de ce siècle tumultueux, Jean voyagea beau-
coup. Il alla en Angleterre, en Portugal, et, après quatre années de va-
gabondage, il retourna à Leyde où, ayant épousé la veuve d'un batelier,
il ouvrit une petite auberge. Jeune et rempli de cette vague ambition
qui ne sait où se fixer, Jean de Leyde s'occupait de littérature, de poésie
et surtout de théologie, la science favorite du temps. Il savait presque
toute la Bible par cœur, et il aimait à prêcher sur ce texte fécond en
commentaires de toutes sortes. Telles étaient les dispositions de son es-
prit, lorsque, quittant son auberge aussi pauvre qu'il y était entré, il
alla se fixer, en 1533, dans la ville de Munster.
La capitale de la Westphalie était alors le centre où aboutissaient
toutes les intrigues des anabaptistes. Jean devint bientôt le défenseur le
plus énergique de leurs misérables doctrines. L'évêque de Munster
ayant été obligé de quitter la ville, les anabaptistes s'emparèrent du
gouvernement et proclamèrent Jean Bokold roi et prophète de la Jé-
rusalem nouvelle. Il fut couronné dans la cathédrale de Munster avec
une pompe extraordinaire. Il entoura sa personne d'un luxe oriental
et d'un sérail de jolies femmes, afin de mieux ressembler au type vé-
néré de la royauté hébraïque, le sage Salomon. Il marchait dans les
rues la tête ornée d'une couronne d'or, et sur sa poitrine on voyait un
collier magnifique supportant un globe traversé par deux épées avec
cette inscription : Roi de la justice sur le monde! Sur la ceinture qui
fixait sa robe flottante on lisait : La puissance de Dieu est ma force ! Au
milieu de ces étranges folies qui servaient à éblouir les yeux du peuple,
au milieu des voluptés qu'il aimait à savourer, Jean de Leyde n'ou-
bliait pas le côté sérieux et difficile de sa position. Il se montrait vigi-
lant, capable, réprimant les esprits téméraires, encourageant les fai-
bles par ses prédications, envoyant des émissaires de tous côtés pour
tâcher de soulever les populations en sa faveur. Après un siège de six
mois, soutenu avec une grande vigueur, les troupes de l'évêque de
Munster pénétrèrent dans la ville par une nuit orageuse de l'année
1535. Jean fut pris dans une tour avec deux de ses complices et mis à
mort quelques mois après avec des circonstances horribles. Le supplice
de Jean de Leyde arrêta les progrès des anabaptistes, l'une des sectes
les plus redoutables qu'ait suscitées le protestantisme. Tels sont les prin-
cipaux faits historiques qui ont fourni à M. Scribe la donnée de son li-
514 REVUE DES DEUX MONDES.
bretlo. Il nous reste, avant d'examiner la partition de M. Meyerbeer, à
indiquer rapidement la marche du drame qui a inspiré le musicien.
Au lever du rideau , l'œil se repose sur un frais paysage hollandais
qui représente les environs de la ville de Dordrecht. Au milieu d'une
troupe de paysans et d'ouvriers qui prennent leur repas du matin, on
voit apparaître la jeune Berthe, toute joyeuse de son prochain mariage.
Elle court au-devant de Fidès, qu'elle aperçoit sur le sommet d'une
petite colline. C'est la mère de son fiancé qui vient la prendre pour la
conduire auprès de son fils Jean, établi très honorablement dans un
faubourg de la ville de Leyde. Pauvre orpheline et humble vassale du
comte d'Oberthal, Berthe ne peut quitter le village qui l'a vue naître
sans la permission de son seigneur. Berthe et Fidès se disposent donc
toutes deux à aller trouver le comte d'Oberthal, dont on voit le châ-
teau crénelé, lorsqu'elles sont arrêtées par l'apparition de trois sombres
personnages qui se dressent tout à coup sur le sommet de la petite col-
line qui forme le fond du paysage : ce sont les trois anabaptistes Za-
charie, Jonas et Mathisen, qui viennent essayer sur ces pauvres gens
l'effet de leurs prédications fallacieuses. Vous pensez si on les écoute
avec curiosité et si on les applaudit avec transport. Le comte d'Oberthal
arrive sur ces entrefaites. Apercevant dans un coin les trois anabap-
tistes , il reconnaît Jonas , un sommelier ivrogne qu'il a chassé de sa
maison. Sur un ordre du comte, les trois anabaptistes disparaissent de
la scène, avec injonction de quitter le pays sous peine de la vie. C'est
alors que Berthe, encouragée par Fidès, s'approche du comte d'Ober-
thal pour lui demander la permission d'épouser son fiancé qu'elle aime
de toute son ame. Le comte ne répond que par un brusque refus qui,
dévoilant des intentions coupables, soulève l'indignation du peuple,
déjà exalté par les prédications des anabaptistes. Berthe et Fidès sont
enlevées avec violence par les soldats du comte d'Oberthal, 'qui tra-
verse la foule frémissante, mais respectueuse. Ainsi finit le premier acte.
Le second acte nous introduit dans la petite auberge de Jean de
Leyde, toute remplie de bons compagnons qui dansent, chantent et
boivent en l'honneur de son mariage. Tout en servant de la bière à
ceux qui lui en demandent, Jean paraît inquiet. Le jour baisse, Berthe
et Fidès n'arrivent pas. Pendant qu'il est ainsi préoccupé, les trois ana-
baptistes, qui sont attablés dans un coin de l'auberge, l'observent at-
tentivement. Ils remarquent avec surprise qu'il ressemble à un portrait
du roi David, qui est en grande vénération dans la ville de Munster.
Cette circonstance, jointe aux renseignemens qu'ils prennent sur le ca-
ractère de Jean, les décide, et ils se promettent de faire de ce jeune
enthousiaste un instrument de leur ambition. Ils l'abordent aussitôt en
lui demandant avec intérêt d'où provient la tristesse qui obscurcit son
front. Jean leur répond que le retard de sa mère et de sa fiancée ac-
é LE PROPHÈTE. 515
croît le trouble que lui inspire un rêve qu'il a fait depuis quelques
jours. Sous les arceaux d'un temple magnifique et le front orné du
bandeau royal, il a cru voir à ses pieds les peuples prosternés qui l'a-
doraient comme un nouveau Messie. Plongé dans cette bizarre extase,
il a lu sur une table de marbre ces mots terribles : Malheur à toi! et
un fleuve de sang est venu bientôt submerger son trône éphémère.
« Calme-toi , répondent les trois anabaptistes, le songe qui trouble ta
raison est la révélation prophétique de ta grandeur future : tu régneras.»
Les trois anabaptistes ont à peine quitté la scène, que Berthe se pré-
cipite dans la maison de son fiancé, pâle et échevelée. Derrière elle
accourt un sergent d'armes du comte d'Oberthal, suivi de soldats, qui
vient réclamer impérieusement la captive de son maître. Jean , dés-
espéré, livre sa fiancée pour sauver les jours de sa mère, que les sol-
dats du comte menacent de frapper sous ses yeux. Fidès se retire après
avoir béni son fils, et Jean, resté seul en proie à sa douleur, entend
retentir au dehors la voix lugubre des trois anabaptistes, qu'il fait en-
trer dans son auberge. « Ne m'avez-vous pas dit : Suis-nous, et tu ré-
gneras?— Oui, et nous t'offrons une couronne. — Pourrai-je alors
frapper mes ennemis? pourrai-je immoler le comte d'Oberthal? —
Ce soir même. — Eh bien! marchons, » dit-il, après avoir hésité long-
temps entre le regret d'abandonner sa vieille mère et le désir de ven-
ger sa fiancée.
Le troisième acte est une suite d'épisodes dont l'analyse est intime-
ment liée à l'analyse de la partition même : l'action se résume, pour
ainsi dire, tout entière dans le finale de cet acte. A la tête d'une armée
d'anabaptistes, Jean assiège et prend la ville de Munster, après avoir
fait prisonnier le comte d'Oberthal, qui lui apprend que Berthe a sauvé
son honneur par la fuite. Le quatrième acte nous fait assister au cou-
ronnement du prophète proclamé fils de Dieu dans la cathédrale de
Munster, où il retrouve sa mère, qu'il est forcé de méconnaître pour
se sauver encore une fois des poignards des trois anabaptistes. Cette
scène, très longue et très compliquée, est incontestablement la plus
belle et la plus dramatique de l'ouvrage. Au cinquième acte enfin,
Jean revoit sa mère et sa fiancée. Fidès lui pardonne ses fautes en lui
faisant espérer la clémence du Seigneur; mais Berthe, en apprenant
que le faux prophète dont elle exècre les crimes et l'impiété est ce
Jean qu'elle a tant aimé, se tue de désespoir. Jean, qui se voit trahi et
abandonné de tout le monde, fait miner le château de Munster et s'en-
sevelit sous ses ruines le verre à la main et le sourire sur les lèvres.
Le libretto de M. Scribe ne reproduit pas, on le voit, très scrupuleu-
sement la donnée de l'histoire. C'est le droit du poète dramatique de
modifier, de grouper à son gré les faits qu'il emprunte à la réalité,
pourvu que sa fable soit vraisemblable, intéressante et appropriée au
516 REVUE DES DEUX MONDES.
but indiqué. Le défaut que nous reprocherons surtout à la conception
de M. Scribe, c'est que l'amour, qui doit toujours être la passion domi-
nante dans un drame lyrique, n'y joue qu'un rôle secondaire. Berthe,
la fiancée du héros, est un personnage insignifiant, le sentiment qu'elle
inspire et qu'elle partage n'est point une cause déterminante dans la
destinée de son amant. Jean de Leyde lui-même ne montre pas la vi-
gueur et l'individualité puissante qu'il a dans l'histoire. Il est le jouet
des événemens au lieu d'en être le mobile, il est plutôt l'instrument
de trois fourbes qui spéculent sur sa crédulité qu'un fanatique profond
qui marche où le pousse la force intérieure de sa propre énergie.
M. Scribe commet souvent la faute de prêter à ces grands personnages
qui ont agité le monde la politique raffinée de nos diplomates modernes.
Quoi qu'il en soit de nos observations, il est un caractère qui relève
la fable du Prophète et lui donne une physionomie toute particulière;
nous voulons parler de Fidès, la mère de Jean de Leyde. C'est une vé-
ritable création que cette figure de femme pieuse, forte et tendre, qui,
agenouillée dans la cathédrale de Munster, où elle vient implorer le
Dieu de ses pères pour un fils qu'elle croit perdu , maudit au fond de
son ame l'imposteur qui ose se proclamer l'envoyé de Dieu. Rien de
plus pathétique que la scène du quatrième acte où Fidès reconnaît,
sous les traits du faux prophète, celui qu'elle a nourri de son lait et
de sa foi. Rappellerai-je aussi celle du cinquième acte où Fidès, rayon-
nant de sa double majesté de mère et de chrétienne, fait tomber à ses
pieds l'enfant égaré par de pernicieuses doctrines? Il y a un sens profond
dans cette scène vraiment biblique, qui achève de révéler l'admirable
caractère de cette femme en qui se résume tout l'intérêt du drame, et
qui est certainement l'une des créations les plus saisissantes du génie
de M. Meyerbeer.
C'est M. Meyerbeer, c'est le musicien maintenant qui, seul, doit nous
occuper. Il n'est pas inutile peut-être de rappeler quelles créations di-
versement éclatantes et sérieuses expliquent et préparent, dans la vie
musicale de M. Meyerbeer, la conception du Prophète. Né à Berlin en
4794, d'une famille dont l'opulence aurait étouffé une volonté moins
énergique, M. Giacomo Meyerbeer révéla, dès sa plus tendre enfance,
sa vocation pour l'art musical. Comme tous les grands compositeurs
dramatiques de l'Allemagne, M. Meyerbeer commença d'abord par être
un virtuose remarquable sur le piano, dont il apprit les principes d'un
élève de Clementi. Après avoir étudié l'harmonie et les élémens de
Fart d'écrire sous la direction du chef d'orchestre de l'Opéra de Berlin,
Bernard-Anselme Weber, il quitta sa ville natale pour aller à Darm-
stadt prendre des leçons de contrepoint de l'abbé Vogler, qui passait
pour le plus grand théoricien de l'Allemagne. C'est dans cette paisible
et charmante résidence, et sous la discipline sévère de l'abbé Vogler,
LE PROPHÈTE. 517
que M. Meyerbeer fit la connaissance de Charles-Marie de Weber, l'im-
mortel auteur du Freischûtz, qui a plus d'un rapport avec celui de Ro~
bert-le-Diable.
M. Meyerbeer débuta dans la carrière dramatique par un opéra en
trois actes, la Fille de Jephté, qui fut représenté à Munich sans succès :
il avait alors dix-huit ans. Attristé, mais non découragé, par ce pre-
mier échec, il se rendit à Vienne, où il se fit une brillante réputation
comme pianiste. Peu s'en fallut même que les succès du virtuose ne
devinssent un écueil pour la gloire du compositeur; mais, après un
nouvel échec au théâtre de Vienne, où il fit représenter un opéra-
comique allemand intitulé Alcimeleck ou les Deux Califes, M. Meyer-
beer, suivant le conseil que lui donnait Salieri, se décida à faire un
voyage en Italie. Il arriva à Venise à peu près à l'époque où Rossini
faisait représenter son premier chef-d'œuvre, Tancredi. On assure que
cette musique enchanteresse fit une telle impression sur l'auteur de
Robert-le- Diable, qu'elle modifia entièrement ses idées et transforma
l'aversion qu'il avait conçue pour l'école italienne en une vive admira-
tion, sentiment plus équitable qui ne fut pas inutile au développement
de son propre talent. Il en fit bientôt l'expérience à Padoue, où il eut
le bonheur de composer pour Mme Pisaroni un opéra semi-seria, Ro-
milda e Costanza, qui fut accueilli avec enthousiasme. Le grand
chanteur Pachiarotti , qui vivait encore, âgé de plus de quatre-vingts
ans, voulut bien donner à M. Meyerbeer quelques conseils sur la ma-
nière d'écrire pour la voix humaine. Élève de l'abbé Vogler, qui
l'avait été du père Valotti, maître de chapelle de l'église de Saint-
Antoine, le jeune Tedesco n'eut pas de peine à conquérir les sympathies
des habitans de Padoue, qui croyaient que l'auteur de Romilda e Cos-
tanza leur appartenait par les liens d'une parenté intellectuelle.
Emma di Resburgo, Marguerita d'Anjou et il Crocciato, qui fut repré-
senté à Venise le 26 décembre 1825, répandirent le nom de M. Meyer-
beer dans toute l'Italie et fixèrent sur lui les regards de l'Europe. C'est
alors qu'il reçut de M. Sosthènes de La Rochefoucauld l'invitation de
venir à Paris pour diriger les répétitions de son opéra il Crocciato,
qu'on allait représenter au Théâtre-Italien. Ce fut une circonstance
décisive dans la destinée de M. Meyerbeer que son arrivée dans la ca-
pitale de la France, ce grand centre de la civilisation moderne, où
Gluck était venu aussi, à la fin du xvme siècle, opérer une révolution
mémorable dans la musique dramatique.
Mise en contact avec l'esprit net et positif de la France après l'avoir
été avec le génie facile et mélodique de l'Italie, l'intelligence médita-
tive et profonde de M. Meyerbeer en reçut un choc salutaire, qui fit
jaillir la source vive de sa propre inspiration. En effet, c'est de Robert-
le-Diable et des Huguenots que date, pour ainsi dire, l'avènement de
M. Meyerbeer; car ses meilleurs ouvrages italiens, tels que Marguerita
5J8 REVUE DES DEUX MONDES.
d'Anjou et il Crocciato, sont bien moins, selon nous, les manifestations
d'une manière parfaitement caractérisée que les préludes d'un grand
artiste qui cherche sa voie. Toutefois les morceaux remarquables qu'on
trouve dans les opéras allemands et italiens de M. Meyerbeer contien-
nent déjà le germe de ce style vigoureux , savant et compliqué, dont
Robert-le~Diable et les Huguenots sont les monumens immortels.
Comme son condisciple Charles-Marie de Weber, M. Meyerbeer est
arrivé tard et après de longs détours à la conscience de sa personnalité.
Esprit pénétrant, plein de sagacité et de profondeur, M. Meyerbeer ne
participe ni aux avantages ni aux infirmités de ces natures spontanée»
qui rayonnent comme la lumière, prodiguant, sans mesure et sans
souci du lendemain, le parfum de la jeunesse et l'héritage paternel.
Philosophe et penseur, l'idée ne s'élabore en lui que lentement et sous
l'œil de la raison, et, lorsqu'il consent à lui ouvrir les portes de la vie,
c'est qu'il est à peu près sûr qu'elle y fera glorieusement son chemin.
M. Meyerbeer ne livre rien au hasard, il prévoit tout ce qu'il lui est pos-
sible de prévoir, il combine savamment tous ses effets, dont il fixe les
moindres nuances. Ses partitions sont remplies de notes explicatives,
de remarques ingénieuses, qui accusent la préoccupation de son esprit
vigilant et sa profonde connaissance de la stratégie dramatique. Homme
du Nord , nourri dès sa plus tendre enfance de la forte harmonie des
Bach , dont il reproduit parfois l'âpreté sauvage, l'oreille habituée aux
sonorités complexes de l'instrumentation allemande, M. Meyerbeer est
un esprit positif qui excelle à peindre les éclats de la passion humaine
dans un milieu bien défini. Les plaintes de l'amour dans sa divine
innocence, les extases de la rêverie, les sanglots de la mélancolie, les
élans de la prière sans un culte arrêté, toutes ces manifestations spon-
tanées et lyriques de notre ame ne trouveraient peut-être pas dans
l'auteur de Robert-le-Diable un interprète suffisamment fidèle; mais
que ces mêmes sentimens éclatent et soient encadrés dans un ordre
social qui les froisse et en comprime l'essor, M. Meyerbeer écrira le
quatrième acte des Huguenots, l'une des grandes pages de musique
dramatique qui existent. Cette vive intelligence du jeu des passions
dans la réalité de la vie, cet art merveilleux d'en combiner les effets
par des masses chorales et instrumentales, ces sentimens vrais et pro-
fonds qui jaillissent du choc des péripéties comme jaillit l'étincelle du
frottement des corps, enfin cette faculté suprême de créer des types
qui vivent dans l'histoire comme des créatures de Dieu , telles sont les
qualités éminentes qui distinguent l'illustre auteur de Robert-le-Diable
et des Huguenots. Retrouve-t-on dans la nouvelle partition qu'il vient
de produire la même individualité puissante que nous connaissons
déjà, ou bien nous a-t-il révélé un côté encore inaperçu de son talent
sévère et complexe?
M. Meyerbeer a traité le Prophète avec la même rigueur que les Hu~
LE PROPHÈTE. 519
guenots et Robert : il n'y a pas mis d'ouverture. On peut s'étonner qu'un
compositeur qui manie l'orchestre avec une si grande habileté n'ait
pas jugé à propos de reproduire dans une préface symphonique la
physionomie générale du drame auquel il convie la foule. Nous serions
presque tenté de croire que M. Meyerbeer éprouve quelque difficulté
à développer longuement un morceau purement instrumental: son
génie positif, qui saisit avec tant de vigueur et de vérité le cri de la
passion dans une situation bien posée, possède-t-il la sève lyrique né-
cessaire pour traiter des idées musicales dans le cadre presque idéal de
la symphonie? C'est là une question qu'il n'appartient qu'à M. Meyer-
beer de résoudre un jour.
Dès les premières scènes du drame, on trouve à signaler la jolie ca-
vatine à deux voix que Berthe et Fidès chantent ensemble lorsqu'elles
demandent au comte d'Oberthal la permission de quitter ses do-
maines. La mélodie en est élégante et facile. Le psaume que les trois
anabaptistes entonnent à pleine voix est d'une grande beauté : c'est une
mélopée d'un caractère sombre et sauvage qui revient sans cesse
comme la pensée fondamentale de ce drame révolutionnaire. Le chœur
de la révolte des paysans, qui termine cette courte, mais brillante expo-
sition, est vigoureux et bien rhythmé.
Le chœur sur un mouvement de valse qui ouvre le second acte est
agréable, et le récitatif mesuré par lequel Jean de Leyde raconte aux
trois anabaptistes le rêve sinistre qui a frappé son esprit est certaine-
ment un morceau fort remarquable; pourtant ce récitatif, qui débute
par une allure imposante et solennelle, tombe parfois dans la recher-
che, et des modulations plus piquantes qu'il ne faudrait en tourmen-
tent la conclusion. Ce défaut se retrouve aussi dans l'accompagnement,
qui nous paraît être plutôt une curiosité musicale d'une élégance
extrême que la traduction sévère de la situation dramatique. Ainsi, ce
trémolo, que les violons font pétiller dans la partie sur-aiguë de leur
échelle, attire et fixe l'attention de l'oreille, qui cherche à saisir les
broderies exquises et les combinaisons ingénieuses qui se déroulent
au-dessous de ce papillotement de la sonorité, et cette distraction de
l'oreille repousse au fond du cœur l'émotion qui allait en jaillir. « Il
faut, dit Aristote, assaisonner le discours d'images riantes, mais il ne
faut pas s'en nourrir. » Ce précepte excellent est également applicable
à la modulation, qui doit varier le discours musical sans en être le
fondement. La romance de ténor que chante Jean de Leyde lorsqu'il
se refuse de croire à sa grandeur future est ravissante, ainsi que l'ac-
compagnement, qui l'encadre sans la froisser. Le quatuor entre les
trois anabaptistes et Jean de Leyde prêt à quitter sa vieille mère est le
morceau capital du second acte. Il commence par de longs récitatifs
qui préparent laborieusement l'éclosion de l'idée principale; mais le
fragment de trio que chantent les trois anabaptistes pour vaincre Thé-
520 REVUE DES DEUX MONDES.
sitation de Jean est d'une belle couleur mélodique, ainsi que le passage
suivant :
Et la couronne
Que le ciel donne
A ses élus, à ses vengeurs!
Quant à l'ensemble qui forme la conclusion du quatuor, il est plein de
vigueur. Ce beau quatuor produirait peut-être un effet plus saisissant
si les parties vives qui le composent étaient plus rapprochées les unes
des autres, et si des récitatifs qui ne sont pas absolument nécessaires à
l'éclaircissement de la situation ne venaient de temps à autre refroidir
l'intérêt.
Le troisième acte présente le tableau le plus riant de la pièce. Il
commence pourtant par un chœur vigoureux que chantent les soldats
anabaptistes, traînant après eux de pauvres prisonniers qu'ils immole-
raient à leur fureur, si Zacharie, leur chef, ne survenait à propos.
L'air qu'il dit pour célébrer la victoire de son parti est tout-à-fait dans
la manière de Haendel, c'est-à-dire d'une mélodie flottante et sonore.
Quant à la musique du ballet, elle est ravissante d'un bout à l'autre,
ainsi que le joli chœur que chantent encore les anabaptistes pendant
qu'on voit filer à l'horizon les patineurs agiles. C'est aussi dans le troi-
sième acte que se trouve un trio pour ténor et deux voix de basse qui
est un chef-d'œuvre d'invention et de facture, et, selon nous, le mor-
ceau le plus complet de la partition. La situation qui donne lieu à ce
trio est des plus piquantes : le comte d'Oberthal, qui a été surpris rô-
dant autour du camp, est conduit sous la tente des chefs anabaptistes,
où se trouvent Zacharie et Jonas. Il fait nuit, ce qui engage Oberthal,
pour sauver sa vie, à se faire passer pour un néophyte qui vient em-
brasser la cause de l'insurrection. C'est alors que Jonas et Zacharie,
assis autour d'une table couverte de brocs remplis de vin, se mettent
à expliquer au comte d'Oberthal le catéchisme de la nouvelle reli-
gion. A chacune de ces étranges maximes, le comte d'Oberthal ré-
pond en frémissant : Je le jure. Cette morale, que nos socialistes mo-
dernes n'auraient pas désavouée, est traitée par le compositeur avec
une habileté et un bonheur incroyables. L'ensemble qui suit est ad-
mirable de vérité et de rondeur soldatesque. Lorsque Jonas, ennuyé
de boire ainsi dans l'obscurité, tire un briquet de sa poche qu'il se met
à battre en chantant :
La flamme pétille,
l'orchestre reproduit l'effet du pétillement par de charmantes imita-
tions où l'on reconnaît l'esprit et la science de M. Meyerbeer. A ce
morceau, digne des plus grands éloges, succède le finale du troisième
acte, qui renferme également des choses remarquables. Le récitatif
dans lequel le faux prophète, reprochant à ses soldats leur insubordi-
LE PROPHÈTE. 521
nation , les force à se mettre à genoux pour implorer la miséricorde
de Dieu est de la plus grande beauté, ainsi que la prière en chœur qui
vient après. Quant à l'hymne de triomphe que Jean de Leyde entonne
d'une voix émue et puissante, c'est une phrase d'une couleur vrai-
ment biblique, que Marcello et Haendel seraient heureux d'avoir trou-
vée.
C'est au quatrième acte que commence réellement l'intérêt drama-
tique. Au lever du rideau , la scène représente une place publique de
la ville de Munster, où se promène une foule de bourgeois qui s'en-
tretiennent du grand événement du jour, de la prise de leur ville par
les anabaptistes et du couronnement de leur chef comme roi-prophète.
L'un d'entre eux aperçoit une pauvre femme assise sur une borne, qui
demande l'aumône aux passans. Elle voudrait faire dire une messe
pour le repos de l'ame de son fils unique, qu'elle croit avoir été im-
molé par l'ordre du faux prophète. Cette pauvre femme, c'est Fidès, la
mère de Jean de Leyde, qui exprime sa douleur par une romance dont
la mélodie est touchante, bien qu'un peu tourmentée. Un jeune pèle-
rin , qui paraît accablé de fatigue, arrive lentement sur la scène où
Fidès est restée seule, en proie à sa douleur. Ce pèlerin n'est autre que
Berthe, la fiancée de Jean, qu'on a eu le temps d'oublier depuis le se-
cond acte, où elle a complètement disparu. Dans le duo qu'amène la
reconnaissance de ces deux femmes, nous voudrions n'avoir pas à signa-
ler un style trop fleuri et des vocalises souvent trop compliquées. C'est
à des hommes tels que M. Meyerbeer qu'il appartient de résister aux
caprices des virtuoses et d'imposer une volonté au goût équivoque des
cantatrices.
Après cette scène où Berthe et Fidès se sont communiqué l'horreur
que leur inspire le faux prophète dont on prépare l'exaltation, un in-
cident, qu'il est difficile d'expliquer, vient encore séparer ces deux
femmes qui ont eu tant de peine à se retrouver. Un changement à vue
introduit le spectateur dans la cathédrale de Munster. Une grande ma-
gnificence éclate de toutes parts : au fond de la nef, on voit s'avancer
le prophète tête nue, habillé de blanc et précédé des hauts dignitaires
de l'empire. Une marche symphonique de la plus grande beauté accom-
pagne le cortège qui pénètre dans le chœur jusqu'au maître-autel in-
visible au public. C'est alors que Fidès entre dans l'église et vient s'age-
nouiller sur le devant de la scène. Plongée dans la prière, elle se relève
tout à coup au bruit de l'orgue, des clairons et des trompettes. En en-
tendant les voix des chœurs chanter le Domine salvum fac regem nos-
trum prophetam! son ame chrétienne s'indigne de tant de profanation,
et elle maudit l'imposteur par une phrase de récitatif du style le plus
élevé :
Grand Dieu, exaucez ma prière !
Qu'errant, misérable et proscrit,
r;22 REVUE DES DEUX «ONDES.
Il soit châtié sur la terre !
Que dans le ciel il soit maudit !
Ce dernier mot répété plusieurs fois avec une énergie toujours crois-
sante produit un effet extraordinaire. Un chœur de jeunes enfans re-
vêtus d'aubes blanches s'avancent sur le devant de la scène en chantant
une mélodie limpide et pleine de grâce.
L'orgue se tait, la cérémonie est terminée, et Jean paraît sur le haut
du grand escalier qui conduit au chœur. Couvert des habits impériaux,
la couronne sur la tête, Jean, qui voit une foule immense de peuple
prosternée à ses pieds, commence à croire que son rêve est accompli.
Il dit avec émotion : « Oui, je suis l'élu... le fils de Dieu !» A ce mot,
Fidès se retourne, contemple le prophète qu'elle n'avait pas encore vu,
et s'écrie avec transport : « Mon fils ! » Les trois anabaptistes, un poi-
gnard à la main, s'approchent aussitôt de Jean et lui disent tout bas :
«Si tu parles, elle est morte. » La situation. devient pathétique. Jean
veut sauver les jours de sa mère, et il est obligé de la méconnaître.
«Quelle est cette femme? dit-il d'un ton indifférent. — Qui je suis? ré-
pond-elle avec indignation.
Je suis la pauvre femme
Qui fa nourri, fa porté dans ses bras !
La phrase musicale qui traduit ces paroles est pleine de tendresse,
et nous voudrions pouvoir en dire autant de celle qui se trouve sous le
vers suivant :
L'ingrat ne me reconnaît pas !
Ce qui est vraiment beau, c'est le récitatif dans lequel Jean provoque
Fidès à le désavouer en lui demandant avec anxiété : « Suis-je ton fils?»
La réponse du chœur : « Parlez ! parlez ! » est énergique et pressante,
tandis que celle de la mère tremblante et indignée : « Non, tu n'es pas
mon fils ! » semble contenir une double signification. Ce dialogue ter-
miné, les masses chorales et instrumentales s'emparent du thème et
achèvent avec puissance cette grande scène dramatique. Mais pourquoi
donc le finale que nous venons d'analyser et qui renferme des parties si
remarquables ne produit-il pas tout l'effet qu'on pourrait désirer? C'est
qu'il y manque une idée fondamentale, un motif générateur auquel or*
puisse rattacher les nombreux épisodes qui se succèdent. Il faut, ce
nous semble, qu'un vaste tableau musical soit conçu de manière qu'en
fermant les yeux l'oreille puisse suivre la passion à travers les trans-
formations que le poète lui fait subir; c'est ce qu'on appelle la loi d'u-
nité, si nécessaire aux œuvres de l'esprit humain. Nous aurions aussi
à reprocher à l'orchestration de ce finale, d'ailleurs si remarquable,
d'être parfois un peu recherchée. Est-il bien certain, par exemple, que
le tintement de clochette qui se fait entendre dans le chœur des enfans,
ainsi que l'accompagnement continu de la clarinette-basse employé
LE PROPHÈTE. 523
pendant l'invocation de Jean , soient d'un effet sérieux et dramatique?
M. Meyerbeer comprendra nos doutes; il en sait là<lessus bien plus que
tous les critiques du monde.
Nous voilà arrivés au cinquième acte, où se dénoue la catastrophe de
ce drame lugubre. Le théâtre représente un caveau dans le palais de
Munster. C'est là que Fidès a été renfermée par ordre du prophète,
qui, par cette mesure prudente, a voulu sauver sa mère de la ven-
geance des trois anabaptistes. Seule dans ce caveau, Fidès chante une
cavatine d'un caractère religieux et tendre. Le duo qui suit cette cava-
tine entre le fils repentant et sa mère indignée est plein de vigueur,
surtout dans le passage suivant :
Va-t'en, va-t'en, tu n'es plus rien pour moi.
Cette scène, qui est la contre-partie de celle du quatrième acte, est
du plus vif intérêt, et a été admirablement rendue par le compositeur.
Le trio chanté par Jean , Fidès et Berthe est un délicieux nocturne qui
a le tort d'être trop joli pour la situation. Enfin l'air bachique que
chante le prophète avant d'expirer sous les ruines de son palais, est
mélodieux et bien rhythmé. La pièce se termine par un magnifique
incendie qui étouffe tous les communistes de Munster.
La physionomie générale de la nouvelle partition de M. Meyerbeer,
c 'est le recueillement et la grandeur. On y sent partout le souffle d'une
ame vigoureuse, l'empreinte d'une intelligence élevée. Toutes les si-
tuations dramatiques indiquées par le libretto ont été saisies et rendues
avec un grand bonheur par M. Meyerbeer; et s'il y a de temps en temps
des lacunes et même des longueurs dans ce drame théologique où
l'amour est sacrifié à des préoccupations plus sévères, c'est que le
génie positif du compositeur ne retrouve la vigueur qui lui est propre
que lorsqu'il a à peindre des caractères fortement accusés, en lutte
avec les réalités de la vie. Voyez, par exemple, l'admirable physiono-
mie qu'il a su donner à Fidès, la mère de Jean. C'est là un type véri-
table de femme chrétienne, à la fois chaste et passionnée, qui n'a pu
être créé, évidemment, qu'avec des souvenirs intimes et des émotions
personnelles pieusement recueillis au fond du cœur. On pourrait dé^
sirer sans doute un peu plus de variété et d'abandon dans la musique
du Prophète, dont le sujet constamment sombre fatigue parfois l'atten*
fton. L'orchestration, nous l'avons déjà remarqué, est travaillée avec un
soin extrême. On y trouve des combinaisons piquantes et ingénieuses,
des accouplemens de timbres dont l'effet nous semble plus curieux que
dramatique. C'est une pente dangereuse que celle qui conduit à la re-
cherche des sonorités étranges et des modulations multipliées. Claudien
et Sénèque sont infiniment plus riches en épithètes et en images com-
pliquées que Cicéron et Virgile; et quand on ne possède pas la science et
la profondeur de M. Meyerbeer, le système d'instrumentation qu'il au-
524 REVUE DES DEUX MONDES.
torise de son exemple produit la musique de M. Verdi et pis encore.
En résumé, l'opéra du Prophète continue dignement la manière de
M. Meyerbeer : cette conception est digne du maître illustre qui, entre
Weber et Rossini, avait su créer déjà Robert-le- Diable et les Huguenots.
L'exécution du Prophète laisse beaucoup à désirer. Mmc Castellan, qui
représente la personne de Berthe, la fiancée de Jean, est tout-à-fait in-
suffisante. Sa voix pointue de sopranos fogato, sa vocalisation aigrelette,
ses intonations constamment douteuses gâtent l'effet de tous les mor-
ceaux qui lui sont confiés. M. Roger joue et chante le rôle du prophète
d'une manière convenable. Il dit fort bien sa romance du second acte
ainsi que le beau récitatif mesuré, encadré dans le finale du quatrième;
mais il succombe au troisième acte, en chantant l'hymne de triomphe
que Duprez seul aurait pu dire autrefois, tel que le compositeur l'a
conçu. La création du rôle de Fidès, la mère de Jean, fait le plus grand
honneur à Mme Viardot : elle y est noble et touchante. Malheureu-
sement sa voix de mezzo-soprano, un peu fatiguée et brisée en plu-
sieurs registres, trahit quelquefois son courage. Son goût d'ailleurs
n'est pas toujours irréprochable, et elle ferait bien de garder pour une
meilleure occasion ces points d'orgue de clarinette qu'elle place à la
fin de plusieurs morceaux. MM. Levasseur, Gueymard et Euzet sont
fort bien dans le rôle des trois anabaptistes; la voix stridente de M. Guey-
mard produit un effet excellent dans les morceaux d'ensemble et par-
ticulièrement dans le trio bouffe du troisième acte. Les chœurs ont fait
de grands progrès. La mise en scène et les décors sont magnifiques. Le
divertissement du troisième acte est un tableau ravissant, qui suffirait
pour faire courir à Paris tous les dilettanti de l'Europe.
Au milieu de la fièvre politique qui nous tourmente, il est consolant
de voir un grand artiste consacrer une vie de loisirs et de nobles facul-
tés à étendre les plaisirs de l'intelligence. Une nature moins forte et
moins sérieuse que celle de M. Meyerbeer aurait pu s'endormir dans
sa gloire acquise ou bien ne livrer à la curiosité du public que des
œuvres légères, qui ne seraient point le fruit de cette méditation pro-
fonde et passionnée dont les dernières œuvres de M. Meyerbeer portent
l'empreinte; mais l'auteur des Huguenots croit à la vérité de l'art, il la
poursuit avec ardeur, et, pourvu qu'il la saisisse et l'étreigne, peu
lui importent le temps et les soupirs qu'elle lui a coûtés. Comme
M. Ingres, comme tous les artistes éminens qui ont foi dans la durée
des choses vraiment belles, M. Meyerbeer se hâte lentement; il pense
avec raison qu'on fait toujours assez vite quand on fait bien , et l'opéra
du Prophète est un nouveau témoignage de cette ténacité puissante qui
fait aujourd'hui de M. Meyerbeer le plus digne représentant de la mu-
sique dramatique en Europe.
P. SCUDO.
CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.
30 avril 1849.
La quinzaine a commencé par une petite pièce parlementaire, nous voulons
parler de la proposition de M. Considérant, qui demandait à l'assemblée de lui
donner mille ou douze cents hectares de la forêt de Saint-Germain, un crédit
qu'il laissait en blanc, plus des bâtimens d'exploitation de grandeur suffisante,
le tout pour y faire l'essai d'un phalanstère. Et pourquoi faire l'essai d'un pha-
lanstère? Afin, disait M. Considérant, qu'il fût bien entendu que la société n'a
pas rejeté les plans des socialistes sans en avoir fait l'expérience. Il est vrai que
M. Considérant voulait aussi loyalement que le trésor public fit l'expérience de
la banque du peuple de M. Proudhon. Pauvre trésor public, que remplissent
sans cesse les contribuables avec grand'peine et grand travail , et que videraient
sans cesse les alchimistes du socialisme ! Faciamus experimentum in anima vili.
Ces alchimistes ont tous la pierre philosophale, ils ont tous une recette pour
faire de l'or; mais il faut d'abord leur en donner. C'est une vieille histoire que
l'assemblée a grandement raison de ne pas vouloir recommencer.
Si M. Considérant ne réussit pas, s'il a dépensé sans fruit l'argent du trésor,
il offre au trésor public et à la France une garantie et un dédommagement. On
pourra mettre M. Considérant à Charenton, du consentement même de M. Con-
sidérant. Il y a des personnes que ce plaisir peut toucher. Nous sommes per-
suadés que M. Passy y serait tout-à-fait insensible, et qu'il n'entend pas le payer
au prix que M. Considérant l'estime.
Parlons sérieusement, car nous sommes de ceux qui croient qu'il faut traiter
sérieusement le socialisme, non pas seulement parce qu'il est un danger, mais
parce qu'il a l'air d'être une doctrine. M. Considérant reproche à la société de
rejeter le socialisme sans l'avoir éprouvé. M. Considérant oublie deux choses, la
manière dont procède le bon sens public et la manière dont se font les expé-
riences dans ce monde. Il oublie que le bon sens public n'a pas besoin , pour
juger les doctrines, de les voir à l'essai. Il les juge par la raison , et ce jugement
a toujours suffi dans le triage que le monde fait des bonnes et des mauvaise»
théories. 11 y a du matérialisme à croire que l'expérience matérielle peut seule
TOME II. — SUPPLÉMENT. 34
526 REVUE DES DEUX MONDES.
nous révéler le bien ou le mal des doctrines sociales. Oui, dans le monde ma-
tériel, l'expérience seule est souveraine; elle dit seule de quelle manière certains
corps s'accordent, se combinent ensemble et font certains composés; mais, dans
le monde moral, la raison décide, sans avoir besoin d'attendre les lents et dou-
loureux effets de l'expérience. Où en serions-nous, si chaque idée fausse avait
dû être éprouvée par l'humanité au prix du sang et du malheur, et si, pour
reconnaître les fous, il avait toujours fallu attendre les sinistres résultats de
leurs égaremens? L'humanité a payé le prix de beaucoup de folles croyances
qu'elle a eues, mais il y a eu encore plus de folles idées que de folles croyances.
Tous les prophètes n'ont pas été crus sur parole; toutes les fausses religions
n'ont pas été mises à l'essai, et le bon sens public a dispensé le monde de faire
les frais de beaucoup de chimères.
A prendre rigoureusement l'idée de M. Considérant, la discussion deviendrait
chose inutile; l'expérience la remplacerait en tout et pour tout. On propose une
mauvaise loi : ne la discutez pas, ne l'examinez pas; faites mieux : essayez-la.
La seconde chose que M. Considérant oublie, c'est que les doctrines qui sont
bonnes font toutes seules leur chemin dans ce monde et n'ont pas besoin qu'on
leur tende la main. Elles grandissent par la force et par la vie qui sont en elles,
sans qu'il faille les mettre en serre chaude. Et voyez l'étrange conduite de nos
réformateurs! Ils méprisent fort la société moderne; ils font fi de ses lois, de
ses formes, de ses institutions, et ils promettent de changer et de renouveler
tout cela; mais ils empruntent je ne sais combien de choses à cette société im-
parfaite : ils lui empruntent d'abord son argent; ils ne peuvent pas se passer du
budget et de son appui. Tout est mal dans la société et dans l'administration;
mais, sans l'appui de ce mal, ils ne peuvent pas faire le bien. 11 faut que la société
leur fournisse tout ce qu'il faut pour la détruire. Ils ne peuvent la tuer que si
elle commence elle-même par se suicider, ils le lui demandent donc d'un air
naïf et convaincu qui touche beaucoup de braves gens.
En faisant sa proposition ces jours derniers, M. Considérant s'est trompé de
temps. Il fallait la faire quand l'assemblée était encore jeune et ardente, quand
elle croyait encore que le monde pouvait être régénéré en un tour de main; il
fallait la faire surtout quand il semblait convenu qu'il fallait chercher le gou-
vernement en dehors des conditions ordinaires des gouvernemens. Alors le
phalanstère, quoiqu'un peu vieux déjà et quoiqu'un peu trop connu, eût pu
réussir : il se serait trouvé des gens pour le laisser passer à titre d'essai, à l'aide
du pourquoi pas? qui semblait devenu la devise des hommes d'état et des légis-
lateurs du temps. Mais, aujourd'hui que le bon sens public a repris son empire,
aujourd'hui que nous sommes tous décidés à reprendre la vieille habitude de
marcher la tête en haut et les pieds en bas, chose dont nous avions paru dou-
ter pendant quelque temps comme d'un préjugé, que venait faire la proposi-
tion de M. Considérant? C'était un anachronisme.
La ferme décision de s'en tenir aux conditions ordinaires des gouvernemens
humains, voilà ce qui fait la force des ministres et du président. Point d'illu-
sions, point de vaines théories; le goût de l'ordre et, comme le dit fort bien la
lettre adressée par le président de la république à son cousin Napoléon Bona-
parte, « à chaque jour sa tâche : la sécurité d'abord, ensuite les améliorations. »
Cette lettre, quoiqu'elle soit toute privée, est un acte de gouvernement, et elle
REVUE. — CHRONIQUE. 527
doit devenir le programme du parti modéré dans les élections prochaines. Elle
répond de la manière la plus heureuse à toutes les espérances de l'élection du
10 décembre 1848; elle les réalise et confirme l'idée salutaire et efficace que la
politique suivie depuis cette élection par le gouvernement était la politique
commune du président de la république et du ministère. On sait qu'avant Je
29 janvier, il s'était inopinément formé dans l'assemblée je ne sais quel parti de
courtisans du lendemain qui essayaient de gagner le président aux charmes de
la république quasi-rouge. Ils espéraient le tenter à l'aide de cette politique qui
a souvent séduit de bons esprits, et qui consiste à arriver par un parti et à gou-
verner par un autre. Le président a loyalement repoussé ces avances falla-
cieuses. Arrivé au pouvoir avec le parti modéré, ayant beaucoup donné à ce
parti, c'est-à-dire lui ayant donné la popularité d'un grand nom; ayant beau-
coup reçu de ce parti, c'est-à-dire en ayant reçu la signification réparatrice
qu'a eue l'élection du 40 décembre, il n'a pas voulu et il ne veut pas rompre
l'alliance qu'il a faite entre le bonapartisme et l'ordre. Tout au contraire, il con-
firme chaque jour cette alliance, et sa lettre en est un éclatant témoignage.
Depuis le 29 janvier, les diverses nuances du parti républicain ont renoncé à
séduire le président, et elles s'en consolent en suscitant tous les obstacles possi-
bles aux ministres que le président soutient avec tant de fermeté; mais un autre
travail alors a commencé pour rompre l'union du parti bonapartiste et du parti
modéré. On veut faire croire que le président a une arrière-politique, et qu'il
attend les élections pour la mettre au jour. Cette politique serait contraire à
celle qu'il a suivie jusqu'ici, et les habiles, ceux qui voudraient être dans la
confidence du président, devraient commencer par répudier dans les élections
tout ce qu'a fait jusqu'ici le président pour mieux approuver ce qu'on prétend
qu'il veut faire plus tard. Ge sont ces finesses sans habileté que le président dé-
concerte par sa lettre du 10 avril.
Cette lettre fait plus : elle donne au parti bonapartiste la signification et la
mission qu'il doit avoir. « Rapprocher tous les anciens partis, les réunir, les
réconcilier, tel doit être le but de nos efforts. C'est la mission attachée au grand
nom que nous portons, dit-il à son cousin; elle échouerait, s'il servait à diviser
et. non à rallier les soutiens du gouvernement. » Ces paroles expriment aussi
nettement que loyalement la vocation du parti bonapartiste en France. C'est le
parti d'un grand nom; mais ce grand nom est un nom d'ordre et d'organisation
régulière. Si on veut faire un bonapartisme égoïste et personnel au lieu du bo-
napartisme conciliant et réparateur qu'a inauguré l'élection du 10 décembre; si
on veut s'approprier ce grand nom et s'en faire un moyen d'intrigue et d'am-
bition au lieu d'en faire la devise d'un gouvernement ferme et modéré; si on
veut faire du parti bonapartiste une caste avide et prétentieuse au lieu d'en
faire chaque jour davantage le noyau d'un grand parti de gouvernement; si on
veut enfin opposer les prétentions d'une dynastie au pouvoir national de la pré-
sidence, le président laisse à qui voudra s'en charger la responsabilité d'une po-
litique aussi peu loyale que peu intelligente : il la répudie hautement, et il
déclare qu'il la combattra résolument; et il a raison, car cette politique ne va
à rien moins qu'à ruiner le bonapartisme, sous prétexte de le servir. Elle lui
donne une base étroite et personnelle au lieu de lui laisser la base large et na-
tionale que lui a donnée l'élection du 10 décembre. Le président a répudié la
528 REVUE DES DEUX MONDES.
petite politique républicaine qu'on lui offrait avant le 29 janvier; il répudie de
môme la petite politique bonapartiste qu'on lui offre. 11 aime mieux la grande;
il « veut, comme il le dit lui-même, gouverner dans l'intérêt des masses et non
dans l'intérêt d'un parti. »
Nous ne savons pas et nous ne voulons pas rechercher quels liens existent
entre la lettre du président et le retour de M. Napoléon Bonaparte en France et
sa révocation des fonctions d'ambassadeur à Madrid. Nous ne prenons de ces
faits que le côté politique, et, sans vouloir juger prématurément la conduite de
M. Napoléon Bonaparte, nous demandons à faire une simple remarque. Parmi
les journaux de la démagogie, les uns approuvent et encouragent la conduite
que semble vouloir tenir M. Napoléon Bonaparte; ils poussent à la guerre,
c'est tout simple. Ils sont heureux de la querelle qui va diviser le parti bona-
partiste et affaiblir ce parti , qui est devenu un des élémens du grand parti de
l'ordre social. Cette tactique de quelques journaux de la démagogie n'a rien qui
puisse nous étonner. D'autres sont plus sincères et peut-être plus habiles. Ils
disent au public : Vous voyez! vous avez voulu constituer une dynastie ou une
quasi-dynastie, et voilà que vous en êtes déjà aux escapades ambitieuses des
princes du sang; voilà déjà les Condé qui jalousent les Bourbons. C'est parce qu'il
était Bonaparte que M. Napoléon Bonaparte a été envoyé ambassadeur en Es-
pagne, et c'est parce qu'il est Bonaparte qu'il se permet de revenir sans congé.
— A quoi nous répondons : Oui, et, quoiqu'il soit Bonaparte, le gouvernement le
destitue comme le premier venu des agens diplomatiques. C'a été le grand art de
Louis XIV d'avoir réduit définitivement les princes du sang à la condition de su-
jets; ce sera, nous l'espérons bien, la force de la république de ramener aussi
tout le monde à la condition de citoyen. Sous la monarchie absolue depuis
Louis XIV, il y avait entre le roi et les princes du sang l'épaisseur du trône; sous
la république, il y a entre le président et ses parens l'épaisseur de six millions
de suffrages : la séparation n'est pas moindre. Veut-on faire aujourd'hui l'ex-
périence de la force du nom, indépendamment des circonstances gui ont ajouté
il y a quatre mois à la force de la popularité la force !de l'à-propos? Veut-on
savoir s'il y a toujours six millions de votes à la suite de ce nom magique,
même quand il se divise, même quand il se combat, même quand il se tourne
contre la société, même quand il quitte sa grande et belle signification d'ordre
et d'organisation pour prendre une signification contraire? L'expérience est dan-
gereuse à faire. Le nom' de Bonaparte ne peut servir qu'à sauver la France. Il
ne vaut plus s'il sert à la diviser. Voilà ce que le président a admirablement
compris et pratiqué, voilà ce qui fait sa force aujourd'hui. C'était un nom il y a
quatre mois, c'est un homme aujourd'hui.
Sous les auspices du nom de Bonaparte, tels que les comprend et les pratique
le président, nous ne doutons pas du succès des élections. Le goût de l'ordre
et le bon sens l'emporteront sur le goût de l'orgie et de la chimère politiques;
mais il ne faut pas que le parti modéré croie la France sauvée s'il y a de bonnes
élections, et qu'il aille se rendormir de ce sommeil dont il s'éveille en sursaut
les jours de révolution. Avec de bonnes élections, la société ne sera pas perdue :
rien de plus. 11 faut que le parti modéré s'organise, il faut qu'il prenne l'habi-
tude d'être toujours sur ses gardes et comme en faction, il faut qu'il comprenne
bien qu'il est toujours sur la brèche. Avant février, les remparts étaient minés,
REVUE. — CHRONIQUE. 529
et nous y dansions, sans nous douter, les uns du moindre danger, les autres
de retendue et de la profondeur du mal. La mine a éclaté, et aujourd'hui la
brèche est ouverte : nous nous en félicitons, si cette brèche, toujours béante
et toujours menaçante, avertit la société de ses périls et de ses devoirs.
Si nous pouvions oublier un instant ces périls et ces devoirs, la publication
de documens parlementaires comme le rapport de M. Ducos sur les comptes du
gouvernement provisoire, par exemple, suffirait pour nous enseigner par qui
nous avons failli être tout-à-fait gouvernés il y a un an, et par qui nous le se-
rions maintenant, si le parti modéré ne savait pas user de sa victoire, non pour
se venger, mais pour s'affermir. Nous avions souvent entendu dire par ceux qui
avaient pu voir de près le gouvernement de l'Hôtel-de- Ville « qu'on n'en inven-
terait et qu'on n'en croirait jamais autant qu'il y en a eu. » Nous commençons
à trouver le mot vrai après avoir lu le rapport de M. Ducos. Quelle comédie, si
le fond n'était pas si sérieux! Quelle profonde pitié, si les détails n'étaient pas
si comiques!
Le rapport vient à propos. Nous allons avoir des élections : il est bon qu'on
sache le cas que les hommes de la dictature et leurs commissaires faisaient de là
vérité et de la sincérité des élections. Ici, ce sont les élections générales qui sont
prises à l'entreprise : il s'agissait surtout « de désigner aux soldats les chefs sus-
pects dont l'influence était redoutée pour les élections. » (Déposition de M. Longe-
pied.) Cette désorganisation de l'armée par la zizanie entre les soldats et les of-
ficiers et cette torsion générale des élections n'ont pas réussi, grâce à Dieu; mais
l'essai en a coûté 123,000 francs. Ailleurs le commissaire désigne les candidats
aux électeurs, se met en tête de la liste, fait imprimer les bulletins, répand des
écrits, etc. Que ne votait-il tout seul pour tout le département? C'eût été plus
simple et surtout plus économique. Et les tournées électorales des commissaires!
et le transport de leurs personnes par des convois spéciaux en chemin de fer! et
la plantation des arbres de la liberté ! 11 y en a un qui a coûté 2,000 francs et plus
de plantation. Avec cette somme, je sais des gens qui auraient défriché et boisé
dix hectares de friches sur nos montagnes. Et 4,000 francs de brassards achetés
dans le but dç provoquer l'enthousiasme des ouvriers en faveur de la république! et
les repas extraordinaires, et les frais de table des préfets ou commissaires; et les
voitures, et la musique! que sais-je? Avez- vous jamais vu dans nos anciennes
comédies quelques-unes de ces scènes où un père de famille, parfois un oncle,
examine les comptes de son fils ou de son neveu dont il veut payer les dettes.
Quels détails! quelles explications! quelles réticences! comme l'enfant prodigue
s'est amusé! L'oncle paie, mais il gronde. Ici la commission, qui joue le rôle de
l'oncle, gronde bien quelquefois; mais, scène plaisante et qu'il faut ajouter aux
anciennes comédies, elle est souvent grondée. — Et par qui, direz-vous? — Par
les commissaires embarrassés de rendre leurs comptes, par les neveux. Il en est
qui prennent la chose de haut. Leur demander ce qu'ils ont fait de l'argent de
l'état? Fi donc! ils l'ont employé au service de la république, « Ils croiraient
manquer à tous leurs devoirs » s'ils disaient à quoi et comment. « Forts de leurs
consciences, ils ne se croient pas obligés de justifier de l'emploi de la somme
reçue. » En vain la commission prétend qu'elle tient ses pouvoirs de l'assemblée
nationale qui est souveraine; les commissaires déclinent la compétence de l'as-
semblée elle-même : ce qui veut dire, si nous ne nous trompons, que les repu-
530 REVUE DES DEUX MONDES.
blicains sont supérieurs à la république. Il y a long-temps, à voir agir et parler
les gens de la dictature, que nous soupçonnions que c'était là la maxime secrète
des républicains; mais, en matière de comptes, nous trouvons que la maxime est
d'une application scabreuse.
Nous allions oublier, parmi les scènes qui relèvent de l'ancienne comédie,
celle de l'inspecteur-général de la république dans les douze départemens de
la Lorraine. Voici les comptes de sa mission : « Frais de voyages de l'inspecteur-
général de la république, accompagné de son secrétaire et de son domestique,
8,786 francs; location de la chaise de poste, 300 francs; cinq jours de séjour à
Paris, 86 francs; frais d'équipement pour la tournée de l'inspecteur-général et
de sa suite, 350 francs; appointemens du secrétaire et de l'inspecteur-général,
500 francs; gages du domestique, 100 francs; indemnité de l'inspecteur-général
à raison de 40 francs par jour, 2,120 francs : total, 12,242 francs. Voilà, dit
M. Ducos, une mission qui a duré cinquante-trois jours seulement, et qui coûte
à la France 12,242 francs. » Mais, dans ce train magnifique dont s'entoure
M. l'inspecteur-général de la république, il y a quelqu'un de sa suite qu'il a ou-
blié de porter dans ses comptes, c'est un huissier, un inexorable huissier, comme
le dit M. Ducos, qui suit partout l'inspecteur-général de la république, et dé-
pose, dans les villes que traverse triomphalement l'inspecteur-général, des sai-
sies et des oppositions pour obtenir le paiement des dettes de l'inspecteur.
Comme l'esclave insulteur qui suivait le char du triomphateur romain, l'huis-
sier suit l'inspecteur-général jusqu'au ministère de l'intérieur, « pour arrêter
l'ordonnancement des sommes dues pour la mission; mais il est arrivé trop tard;
l'ordonnancement était fait et le paiement effectué, dit M. Ducos. » Pauvre
huissier! nous nous intéressions à cette course au clocher entre l'inspecteur-
général de la république et l'huissier. Mais nous ne sommes pas étonnés que
l'inspecteur-général ait fini par distancer l'huissier : l'inspecteur voyageait dans
la chaise de poste que lui payait l'état, l'huissier allait en diligence sans doute.
Nous sommes sûrs, cependant, qu'il y a eu des momens où l'inspecteur a trem-
blé, et, par exemple, dans la dernière manche, quand il s'agissait de savoir qui
arriverait le premier au ministère de l'intérieur. Ce jour-là, l'inspecteur se ven-
geait de la peur qu'il avait, en s'imaginant que l'huissier représentait la réaction.
Parfois les scènes du rapport de M. Ducos rappellent les temps de la vie féo-
dale. Ainsi il y a souvent plusieurs commissaires pour un département; l'un
s'installe dans une ville, l'autre dans une autre, et de là ils s'excommunient et
se mettent mutuellement hors la loi; mais ces guerres seigneuriales reviennent
vite au caractère des choses de notre temps, c'est-à-dire au chiffre. Chaque
commissaire se fait payer son indemnité, et tout finit par un ordonnancement
-aux dépens du trésor public. Il aurait été juste que l'état, qui payait souvent
plusieurs commissaires pour un seul département, ne payât qu'un seul commis-
saire pour plusieurs départemens, quand un seul commissaire était chargé de
plusieurs départemens. Il n'en a pas toujours été ainsi; il y a tel commissaire
chargé de deux départemens qui s'est fait payer une indemnité de 40 francs
dans chaque département; il avait pour émarger un don d'ubiquité qu'il ne pou-
vait pas évidemment avoir au même degré pour les autres fonctions de sa vie
publique et privée.
A travers ces scènes bizarres, il y en a de terribles : qu'est-ce que ces vingt-
REVUE. — CHRONIQUE. 531
huit barils de poudre qu'on a découverts à l'Hôtel-de-Ville, et la dalle enlevée
qui donnait accès à une mèche extérieure? M. Pagnerre a vu les barils, la dalle
enlevée et la mèche extérieure. On voulait, disait-on, faire sauter le gouverne-
ment provisoire. Comment un pareil fait n'a-t-il pas donné lieu à une instruc-
tion judiciaire? comment n'y donne-t-il pas lieu aujourd'hui même? Sommes-
nous dans un temps et dans un pays où l'on puisse dire : On a voulu faire sauter
le gouvernement provisoire et un édifice public; on a vu la poudre et la mèche.
— Eh bien? — Eh bien ! ils n'ont pas sauté, et voilà tout.
L'histoire du gouvernement provisoire est tout entière dans l'examen des
comptes du département de la Seine, tels que les présente M. Ducos. Quel cu-
rieux récit! quels portraits vivans des personnages principaux! Quelle peinture
du temps! Chacun fait sa police personnelle, c'est-à-dire que chacun pourvoit à
sa sûreté, comme au temps de la féodalité. Chacun a sa garde et sa forteresse.
Mais de ces châtelains du 24 février, le plus redoutable, parce qu'il a la forteresse
la plus inexpugnable et la mieux gardée en apparence, c'est le préfet de police.
Adossée de trois côtés aux bâtimens du palais, la préfecture de police n'est abor-
dable qu'au midi. C'est donc le préfet de police qu'il s'agit surtout de surveiller
à l'aide d'une contre-police. Quant à sa garnison, on séduit un des corps les plus
affidés. Avec de l'argent aussi, « on a des rapports très circonstanciés de ce qui
se passait dans les clubs, dans les sociétés secrètes, à la préfecture de police, au
ministère de l'intérieur. Ces rapports d'hommes considérables, qui étaient à l'abri
de tous soupçons, avaient une grande valeur et se payaient cher. » Des hommes
considérables! à l'abri de tous soupçons! On sait à l'aide de quels mérites et de
quelles vertus on était sous les clubs et dans les sociétés secrètes des hommes
considérables et à l'abri du soupçon.
Comme le ministère de l'intérieur était surveillé par la mairie de la Seine, il
surveillait aussi de son côté la mairie; l'état payait les deux polices. « Avons-
nous besoin , dit M. Ducos , de nous étendre sur ces pénibles révélations? Le
simple exposé des faits n'en dit-il pas assez? Voilà des hommes qui reçoivent
la mission en quelque sorte providentielle de conduire les destinées de la révo-
lution et de fonder un nouveau gouvernement, et qui en sont réduits à se sur-
veiller les uns les autres! Quand l'anarchie règne à ce point dans les régions
élevées du pouvoir, doit-on s'étonner du désordre et du déchirement de la
société tout entière? » Nous serions tentés de croire que la mission providen-
tielle est de trop dans la phrase de M. Ducos, et, comme nous nous intéressons
beaucoup au bon Dieu, nous n'aimons pas qu'on lui fasse prendre les dictateurs
du 24 février pour les ministres de sa providence : il les a pris tout au plus pour
les ministres de sa justice. Ce scrupule mis à part, nous approuvons vivement
le rapport de M. Ducos; nous le regardons comme une des pages d'histoire les
plus instructives qui aient été écrites depuis dix-huit mois, et nous espérons
que la société actuelle y prendra de justes motifs de crainte et de prévoyance.
Les hommes dont M. Ducos examine les comptes sont encore debout, prêts à en-
vahir la société, et, s'ils réussissaient dans leur invasion, nous n'aurions même
plus la ressource que nous avons trouvée dans les trois ou quatre Oromaze du
gouvernement provisoire; nous n'aurions plus affaire qu'aux Arimane du parti.
L'armée, voilà ce qui doit attirer sans cesse l'attentiqn du gouvernement et
de la nouvelle assemblée, car l'armée est le grand boulevard de la société me-
532 REVUE DES DEUX MONDES.
nacée. Les anarchistes le savent bien; aussi c'est vers l'armée qu'ils dirigent
leurs calomnies ou leurs flatteries, selon qu'ils espèrent l'intimider ou la sé-
duire. Que ne font-ils pas pour ébranler ce dernier rempart de l'ordre social?"
Tantôt ils annoncent une réunion des électeurs de l'armée; ils auront plus de
deux mille sous-officiers et soldats; ils en ont quarante à peine. Ne pouvant pas
pervertir l'armée dans sa base, ils essaient de la démanteler par, en haut. De
là les attaques dirigées contre le général Changarnier. On ne veut pas qu'il
puisse commander à la fois l'armée de Paris et la garde nationale; on veut di-
viser le faisceau dont le général Changarnier tient le lien dans sa main ferme
et résolue; on ne veut rien céder des pointilleries de la loi à la nécessité des
temps; on ne veut rien accorder non plus au libéralisme éclairé des chefs de
notre armée. Nous devrions, en effet, nous féliciter mille fois de la bonne for-
tune que nous avons d'avoir des chefs militaires qui ont le goût et l'habitude
de l'ordre légal. Ce goût ne se prend pas ordinairement dans les camps; mais
c'est le privilège de cette armée formée sous la monarchie constitutionnelle
qu'elle a les mœurs libérales et éclairées de cette monarchie. Elle n'aime dans
la force que l'aide que la force peut donner à l'ordre. Cela est visible, surtout
dans ses principaux chefs, dans le maréchal Bugeaud, dans le général Changar-
nier, dans le général Cavaignac, dans le général Bedeau, dans le général de
Lamoricière. C'est une bonne fortune que des généraux qui aiment et qui res-
pectent la tribune. Nous devrions donc tempérer quelque peu les formalités de
la loi en face de pareils défenseurs de la loi; nous devrions préférer l'esprit à la
lettre; mais ne voilà-t-il pas que nous prêchons naïvement les formalistes de la
montagne, comme si , pour eux, les chicanes constitutionnelles n'étaient pa$,
comme tout le reste, une arme de guerre?
Nous sommes persuadés d'ailleurs que l'armée ne leur déplaît pas seulement
à cause de ses chefs et à cause de son bon esprit, elle leur déplaît comme insti-
tution. L'armée, en effet, est comme le dernier abri de la hiérarchie. C'est là
seulement que l'on sait encore obéir et commander; c'est là seulement que l'o-
béissance se relève par l'honneur militaire, et que le commandement n'a rien
de personnel et d'égoïste, parce qu'il s'exerce aussi au nom de l'honneur. 11 est
dur et absolu, mais il est respectable, parce qu'il procède d'un grand devoir pa-
triotique que les généraux et les soldats ont à accomplir en commun. Voilà le
principe moral de l'armée, voilà les dogmes de la religion du drapeau. Com-
ment cette religion pourrait-elle plaire aux anarchistes? Au lieu d'exciter l'envie
et la colère, ces éternelles ressources de l'anarchie, la religion du drapeau les
soumet au joug de l'honneur et de la discipline. Nulle part ailleurs on ne com-
prend aussi bien que dans l'armée la nécessité de l'ordre, et comment, pour s'ap-
puyer les uns sur les autres, c'est-à-dire pour faire une société, il faut une règle
et un chef. Un régiment est un phalanstère où chacun a son emploi et son office.
Seulement, au lieu d'être fondé sur le principe de la jouissance, le régiment est
fondé sur l'obéissance au nom du devoir, et c'est pour cela que le régiment vit
et agit, tandis que le phalanstère ne pourra jamais vWre un jour, à moins qu'il
ne plaise au bon Dieu de changer la nature humaine et de révoquer la loi du
travail qu'il lui a imposée.
Pendant que l'armée à Paris résiste loyalement aux suggestions de l'anarchie,
à Lyon, l'armée qui est placée sous le commandement du maréchal Bugeaud
REVUE. — CHRONIQUE. 533
remplit son double rôle de surveillante de l'Autriche et d'observatrice des fac-
tions parisiennes. Au sud, elle est une avant-garde contre l'Autriche, si l'Autriche
se laissait aller en Piémont à l'esprit de conquête; au nord, elle est l'arrière-
garde de l'armée qui veille au repos de Paris. Pendant qu'il inspecte les divers
corps de son armée, le maréchal Bugeaud se fait dans les contrées qu'il parcourt
le missionnaire de l'ordre, et il faut voir quel est le succès de ces missions que
le maréchal s'est données, et qu'il remplit avec cette verve et ce bon sens qui le
font aimer du soldat et du peuple. Quand nous parlons du peuple, nous par-
lons du vrai peuple, de celui que le maréchal aime et qui aime le maréchal, de
celui qui laboure et qui défriche, de celui qui a le bon sens commun et qui ap-
plaudit de si grand cœur le maréchal Bugeaud, parce qu'il retrouve dans ses
paroles ce bon sens commun. Partout où va le maréchal, sa maison ne désem-
plit pas depuis sept heures du matin jusqu'à six heures du soir, et toujours par-
ler à ces braves visiteurs, les encourager, aider leurs bons sentimens par l'espé-
rance du succès, voilà le métier que le maréchal Bugeaud fait depuis trois mois.
Tout autre y succomberait; il ne s'en porte que mieux. Le but qu'il veut atteindre
lui donne de la force pour supporter les banquets, les bals, les harangues. Quel-
qu'un nous écrivait dernièrement, après la visite du maréchal dans les dépar-
temens de l'Isère et de la Drôme, qu'à voir l'empressement et la joie des popu-
lations, c'était comme si le maréchal les avait délivrées de l'occupation des
Cosaques, et notre correspondant ajoutait « qu'il ne craignait pas moins les Co-
saques du faubourg Saint-Antoine que les Cosaques du Don. » Nous ajou-
tons nous-mêmes que le mal, c'est que les uns finiraient par amener les autres.
En attendant que les Cosaques des faubourgs parisiens aient repris la force ou
la présomption des jours de juin, l'assemblée nationale leur a rendu la parole:
elle a permis l'affichage des placards, et le premier placard affiché a semblé
vouloir enseigner quels étaient les hommes dont l'assemblée a voulu ranimer les
espérances. Sont-ce là, bon Dieu ! les orateurs funèbres que l'assemblée prépare
pour ses funérailles? Le citoyen Rasetti, président du comité des communistes
révolutionnaires, commence par déclarer « qu'il est un droit antérieur, préexi-
stant même à toute société, celui de vivre! » Oui, mais point de vivre aux dé-
pens d'autrui, aux dépens de la société. Ne dirait-on pas qu'on entre en société
pour n'avoir rien à faire et pour être nourri gratis? Aussi bien, vivre ne suffit
pas, et le placard explique ce qu'il faut entendre par vivre. <c Nous entendons
par vivre le développement complet de toutes nos facultés et la satisfaction en-
tière de tous nos besoins. » Voilà la périphrase du mot de M. Considérant :
l'humanité veut jouir. Le peut-elle? L'idée de supprimer le mal ici-bas et de
réaliser dès ce monde le royaume de Dieu est une idée qui n'est pas neuve; mais
les prophètes de nos jours, quoiqu'ils badigeonnent de temps en temps leurs
systèmes d'un vernis sacrilège de christianisme, me semblent, en vérité, pro-
céder du Coran plutôt que de l'Évangile; car c'est le paradis matériel de Maho-
met qu'ils promettent ici-bas. Mahomet, plus habile, le faisait croire et espérer
pour l'autre monde. Nos Mahomets veulent le donner dès aujourd'hui : aussi en
prennent- ils les moyens dans le budget. Il n'y a que le trésor public, en effet,
qui puisse réaliser le paradis de Mahomet. Et pendant combien de temps, hélas?
Pendant le temps de le vider, ce qui n'est pas long. \ *
Aussi bien, quand nous parlons de Mahomet à propos des socialistes, nous
534 REVUE DES DEUX MONDES.
ne nous trompons guère de langage. Tous les docteurs du socialisme et du
communisme parlent en prophètes et en révélateurs. Ils se font dieux et ils
proclament leurs lois supérieures à toute conscience et à toute liberté. « Nous
reconnaissons les principes du communisme au-dessus des majorités factieuses
et oppressives. » Ailleurs, dans un manifeste du parti socialiste, nous lisons :
« La république est au-dessus du droit des majorités. » Pauvre suffrage universel
et pauvre souveraineté du peuple! c'était bien la peine d'être proclamés avec
tant d'éclat pour être niés bientôt avec tant de hardiesse par ceux mêmes qui
répétaient d'un air mystique et dévot les mots de suffrage universel et de sou-
veraineté du peuple! On disait que si les gouvernemens s'ébranlaient et tom-
baient si vite dans notre pays, cela tenait à ce qu'ils n'étaient pas fondés sur le
suffrage universel et sur la souveraineté du peuple. Eh bien! aujourd'hui, la
société n'a pas d'autre fondement que le suffrage universel et la souveraineté
du peuple. Mais voici des sectaires qui déclarent que leur système est supérieur
à tout. Le peuple est souverain, mais il doit se soumettre aux principes du so-
cialisme et du communisme; les Moïses de la démagogie l'ont décidé, et, du
fond des estaminets qui leur servent de Sinaï, ils sortent radieux et hautains, et
croient que tout genou doit plier devant eux. Comme il serait possible que le
peuple s'étonnât et murmurât d'une souveraineté si esclave, les communistes
ont à leurs ordres aussi un ange exterminateur prêt à châtier les impies. « Il
faut, dit le placard, qu'une main vigoureuse, un homme convaincu, déterminé
et capable précipite la société dans les voies véritables et ne dépose ses pouvoirs
que lorsqu'on aura établi l'égalité absolue entre tous les hommes. »
Nous ne voulons pas clore la revue que nous faisons des affaires intérieures
sans parler de l'installation du conseil d'état. C'est une grande expérience qui
commence. Jamais, de l'avis unanime, loi ne fut plus mal faite que la loi du
conseil d'état. Organisation confuse et mobile, attributions inexactes et indé-
cises; pouvoir politique qui dépend de la gracieuseté qu'aura l'assemblée légis-
lative de lui renvoyer l'examen des lois, pouvoir qui, par conséquent, n'a rien
qui soit propre et indépendant; pouvoir administratif qui ne peut servir qu'à.
gêner l'administration, parce qu'il n'émane pas de l'administration elle-même
et n'est pas un degré supérieur d'examen et d'instruction pour les affaires, comme
l'était l'ancien conseil d'état; intervention maladroite de la politique dans les
affaires et surtout d'une politique condamnée à être toujours posthume et ar-
riérée, puisque la moitié du conseil d'état représentera toujours l'esprit de l'as-
semblée qui vient de finir et le représentera d'une façon imparfaite et, par con-
séquent, tracassière : nous n'en finirions pas si nous voulions énumérer tous les
inconvéniens de l'organisation du nouveau conseil d'état. Quoi qu'il en soit, le
voilà installé, et, comme il y a dans son sein des gens d'esprit, nous pensons qu'ils
feront leurs efforts pour corriger dans la pratique les vices de l'institution. Ils y
sont d'autant plus obligés que, comme ils ont un peu oublié de surveiller la
création du nouveau corps, ils doivent donner plus de soins à son éducation.
Nous arrivons aux affaires étrangères. Quel spectacle! quelle confusion! L'Italie
d'abord, l'Italie surtout; nous nous occuperons prochainement de l'Allemagne. Ah!
si quelque chose peut augmenter la détestation publique qu'a partout encourue,
en Europe, le parti démagogique, c'est le tableau de l'Italie telle qu'il l'a trouvée
et telle qu'il la laisse. Il y a dix-huit mois, l'esprit libéral modéré animait partout
REVUE. — CHRONIQUE. 535
l'Italie. A Rome, un pontife éclairé et bon prenait l'initiative d'une administration
aussi laïque que le permet la nature du gouvernement romain; à Florence, Léo-
pold continuait la pratique de ce gouvernement libéral et sage dont la Toscane
a su, dès le xvur3 siècle, donner l'exemple et la leçon à l'Europe. La liberté poli-
tique venait s'appuyer sur la bonne administration et la fortifiait. Le Piémont
devenait une monarchie constitutionnelle sans cesser d'être une monarchie mi-
litaire. L'Autriche était tenue en échec par le libéralisme et par l'armée du Pié-
mont. Où sont maintenant tous ces biens, les uns déjà accomplis, les autres es-
pérés? L'esprit démagogique s'est abattu sur l'Italie; il a partout chassé le
libéralisme, et comme l'esprit démagogique n'est pas capable de créer une force
quelconque, parce qu'il est incapable d'ordre et d'organisation, il a livré sans
résistance à la tyrannie de l'esprit despotique les peuples qu'il a, du même coup,
agités et affaiblis. Telle est l'histoire de la lutte d'Italie. Le libéralisme n'a pas
résisté à la démagogie, et la démagogie n'a pas résisté aux Autrichiens.
L'année 1848 a été une année d'effervescence populaire. L'année 1849 sera-
t-elle une année de répression despotique? Quant à nous, disciples persévérans
de la liberté constitutionnelle, quelles que soient les formes de cette liberté, ré-
publique ou monarchie, ce que nous regrettons surtout dans les orgies de l'es-
prit démagogique , c'est le tort irréparable que ces orgies font à la liberté con-
stitutionnelle. Croyez-vous que le culte de cette liberté ait aujourd'hui en
France autant de fidèles qu'il en avait il y a deux ou trois ans? Croyez-vous que
ce genre de gouvernement à la fois libre et régulier, dont nous avons joui en
France pendant trente ans sous les deux dynasties des Bourbons, qui se répan-
dait peu à peu dans toute l'Europe, qui s'accréditait en Allemagne et qui com-
mençait à s'établir en Italie, qui créait partout à la France des points d'appui,
qui cachait et effaçait insensiblement les différences nationales sous l'analogie
des institutions, qui libéralisait le monde occidental, et, en le libéralisant, le
séparait chaque jour davantage de la Russie et fortifiait l'indépendance par la
liberté, croyez-vous que la chute de ce gouvernement en France n'ait pas eu un
contre-coup funeste en Europe? La république s'y est-elle fait autant d'adhé-
rens et d'imitateurs que l'avait fait la monarchie constitutionnelle ? Nous n'at-
tachons pas aux mots et aux formes une importance exagérée, et nous sommes
persuadés que la république française, si elle reste aux mains du parti modéré,
finira par reconquérir en Europe les sympathies qu'avait inspirées la monar-
chie constitutionnelle. Mais nous n'en sommes pas là, et partout, en attendant ,
la cause libérale recule , parce que la démagogie l'a compromise.
En Italie, la défaite de Novarre a affaibli le Piémont, mais elle ne Ta ni abattu
ni déshonoré; il s'est soutenu par la dignité morale qu'a montrée Charles-Al-
bert en abdiquant la couronne; il s'est soutenu par la sagesse et la fermeté que
montre le nouveau roi. Les Piémontais auront toujours sur l'Italie une grande
supériorité morale : ils se sont battus; il y a eu là des hommes qui ont su mou-
rir même pour une cause qu'ils croyaient perdue. L'épée que la démagogie avait
mise dans les mains du roi Charles-Albert, et qu'il a acceptée, parce qu'un offi-
cier ne refuse jamais de se battre, devait se briser; il le savait; cela ne l'a pas
empêché de la tirer courageusement hors du fourreau, et, quand elle s'est brisée,
il a brisé en même temps sa couronne, non pour se punir des illusions qu'il
n'avait pas eues, mais pour en finir avec la fatigue de régner, n'ayant pu dans
536 REVUE DES DEUX MONDES.
le combat en finir avec la fatigue de vivre. Il y a eu de la grandeur dans cette
abdication, et cette grandeur a rejailli sur le Piémont. La bataille de Novarre n'a
plus été que la défaite de la démagogie italienne qui avait envoyé au combat,
sans les y accompagner, une armée et un roi qui valaient mieux que le rôle
qu'ils acceptaient.
Après cette défaite de la démagogie, que reste-t-il en Piémont devant l'Au-
triche? 11 reste encore, grâce à Dieu, le Piémont tout entier, moins la démagogie
qui le minait, le Piémont ayant bonne cause et bon droit, et que nous devons
soutenir. Si donc l'Autriche croit avoir battu à Novarre autre chose que la dé-
magogie italienne, si elle veut avoir battu du même coup la monarchie natio-
nale et constitutionnelle du Piémont, si elle veut abuser contre le libéralisme
des succès qu'elle a eus contre le radicalisme, c'est une autre question qui com-
mence en Italie.
Ce que nous devons souhaiter à l'Italie, c'est qu'elle puisse partout secouer les
chaînes de la démagogie, afin de rentrer dans le cercle des institutions natio-
nales; ce que nous devons souhaiter à l'Italie, c'est une restauration libérale et
nationale, comme celle qui vient d'avoir lieu à Florence, comme celle qui va
bientôt se faire à Rome, et que déterminera infailliblement la présence de notre
expédition.
L'intervention de la France dans les états romains est la conséquence natu-
relle de notre politique immémoriale en Italie. Intervenir libéralement, afin
d'empêcher que l'Autriche n'intervienne despotiquement, telle a été la pensée
de l'expédition d'Ancône, telle est encore la pensée de l'expédition de Civita-
Vecchia. Le gouvernement du général Cavaignac a eu l'occasion de faire cette
intervention libérale au moment où le pape a quitté Rome; l'occasion était
d'autant plus belle alors, qu'elle eût empêché tout le mal qui s'est fait depuis.
Mais, pour être approuvés,
De semblables desseins veulent être achevés.
Il faut les faire et ne point en parler. C'a été le contraire : on en a parlé, et on
ne les a pas faits. A Dieu ne plaise que nous ayons jamais cru que c'était là, de
la part du général Cavaignac, une manœuvre électorale! nous croyons, au con-
traire, que la pensée de l'intervention était sérieuse et sincère, mais le général
Cavaignac a craint de blesser les préjugés démagogiques. 11 a cédé à son en-
tourage et à son origine; il a cru que la démagogie romaine était la liberté et
qu'il fallait la respecter; il n'a pas compris que toute révolution qui commence
par un assassinat est une révolution illibérale et odieuse. Dans le monde, nous
avons souvent vu réussir les causes dont les défenseurs savent mourir, jamais
celles dont les défenseurs ne savent qu'assassiner.
Ce que le général Cavaignac n'a pas cru pouvoir faire, nous aimons que le
ministère actuel le tente hardiment. Oui, nous allons aider à la restauration du
pape, c'est-à-dire nous allons aider à la restauration du libéralisme contre la
démagogie; nous allons pratiquer au dehors, dans les limites d'une sage politi-
que, ce que nous pratiquons au dedans. Ouest le mal? Quoi! cela se fera au
mois de floréal de 57 de la république, comme date le Peuple souverain, journal
de Lyon, qui consent cependant, par condescendance pour le public, à traduire
ce floréal en avril et fel an 57 en l'an 1849 de l'ère chrétienne! Oui, cela se fera
REVUE. — CHRONIQUE. 537
en Tan 57; et, chose étrange que nous renonçons à faire comprendre au Peuple
souverain, c'est peut-être précisément parce que la république française fera
cela en Tan 57, qu'elle aura une année 58 et 59. L'avenir nous démontrera chaque
jour davantage que la république ne vit que parce qu'elle n'est républicaine ni
au dedans ni au dehors. Que la république redevienne républicaine comme
l'entendent certaines gens, elle vivra ce qu'ont vécu les républiques de Florence
et de Rome.
L'Autriche est aux prises de nouveau avec de graves complications sur son
propre territoire. Après plusieurs mois d'escarmouches, la guerre de Hongrie
devient sérieuse. Triste situation, dont la Russie n'a point à se plaindre, mais
dont l'Occident a droit de se préoccuper d'autant plus! En janvier l'insurrection
magyare, qui s'était vue dans l'impuissance de porter secours à celle de Vienne,
après de fabuleuses promesses, semblait à la veille d'être entièrement compri-
mée sur le sol hongrois même. Pourchassés de Presbourg à Comorn, de Co-
morn à Pesth et de Pesth à Debreczin , par-delà les marécages de la Theiss, les
Magyars, malgré tant de défaites, ont repris récemment l'offensive.
Le remplacement du prince Windischgraetz par le maréchal Welden à la tête
de l'armée autrichienne ne révèle qu'en partie le secret de ce brusque revirement
des chances de la guerre. Les fautes qui l'ont compromise ne sont point seule-
ment les fautes du général en chef, beaucoup plus fort , à ce qu'il paraîtrait, sur
les détails de la loi martiale que sur la stratégie. Le cabinet commence à s'a-
percevoir qu'il aurait bien aussi quelques graves reproches à se faire pour avoir
manqué à la gratitude qu'il avait promise aux Slaves victorieux dans les murs
de Vienne. A peine la Hongrie semblait-elle en voie de pacification que, redou-
tant toutes ces jeunes ambitions de peuples et d'hommes dont il avait tiré si bon
parti, le gouvernement autrichien modifiait sensiblement sa politique à leur
égard. Les Serbes, maîtres de la Syrmie et du Banat, et ainsi des deux rives de
la Theiss, alliés des Valaques, qui sont la population dominante en Transylvanie,
les Serbes, qui avaient depuis le 12 juin soutenu, sans perdre un pouce de
terrain, tout le poids de l'armée magyare, répondaient de protéger cette princi-
pauté à la seule condition que le budget autrichien leur prêtât un concours
effectif. Le cabinet refusa, dans la crainte de l'influence qu'ils avaient déjà
su prendre dans cette guerre et de leur patriotisme slave, beaucoup plus âpre
que celui des Croates. Les Croates eux-mêmes devenaient suspects. Gênés dans
leurs libertés locales, trompés dans l'espérance de voir leur ban au premier rang
de l'armée, suivant la promesse qu'on lui en avait faite dans l'effusion de la re-
connaissance, ils osèrent se plaindre, et les feuilles ministérielles de Vienne en-
venimèrent ces griefs en déclarant fort clairement que l'on pourrait bien quel-
que jour bombarder Agram tout comme on avait fait Prague. Enfin cette poli-
tique, que les Slaves qualifiaient d'allemande, fut imprudemment couronnée par
la dissolution de la diète de Kremsier, diète impuissante assurément, mais ani-
mée de cet esprit de confédération qui est le fond du programme des Slaves-
Autrichiens.
La constitution octroyée accordait sans nul doute une grande somme de liberté
civile et politique, mais elle repoussait cette idée d'une autonomie nationale à
;;;{tf REVUE DES DEUX MONDES.
laquelle prétendait chacun des peuples de l'empire. Un cri s'éleva donc detou-
|BH les provinces; cette charte était un oukase. Le mot est resté. Les fautes stra-
tégiques du prince Windischgraetz, ce refus de fortifier la Theiss et la Transyl-
vanie en s'appuyant sur les Serbes et les Yalaques, ce retrait de la parole donnée
à Jellachich, ces menaces d'un bombardement d'Agram, cette charte-oukase
qui centralisait au lieu de confédérer, ce complet changement d'attitude et de
langage de la part de l'Autriche, présentaient aux Magyars une merveilleuse oc-
casion de relever leur fortune si follement jouée jusqu'alors.
Auraient-ils assez de prudence pour en profiter? En un mot, seraient-ils assez
avisés, même après la rude leçon des événemens, pour consentir au partage de
la Hongrie en autant d'états libres qu'elle contient de races, pour prendre leur
parti de cette dissolution du royaume hâtée par la politique de M. Kossuth? Ceux
qui connaissent M. Kossuth et les traditions magyares n'osaient répondre affir-
mativement. Toutefois de nouveaux personnages étaient entrés en scène et al-
laient saisir avec vigueur le rôle qui s'offrait au dictateur de Debreczin. Au
moment où M. Kossuth se trouvait rejeté par-delà la Theiss, Bem et Dembinski
voulurent, si difficile que fût la tâche, profiter des fautes du cabinet de Vienne
et de son général en chef pour tenter avec des élémens nouveaux la réorganisa-
tion de l'armée hongroise. La Theiss était difficile à franchir en hiver pour l'in-
fanterie et l'artillerie autrichienne, tandis que la cavalerie des Magyars et leur
infanterie à cheval, admirablement propres aux surprises, pouvaient se main-
tenir encore long-temps par un système de guérillas. Bem se chargea d'essayer
ce système dans les montagnes de la Transylvanie pendant que Dembinski
défendait le passage de la Theiss. Ils comptaient principalement, pour recon-
stituer une armée, sur l'effet de ces idées de conciliation qu'ils étaient venus
prêcher aux diverses populations de la Hongrie. Bem la pratiquait avec une heu-
reuse énergie à l'égard des Valaques dont l'immense majorité, mal défendue par
les troupes autrichiennes, l'accueillait avec faveur et dont un bon nombre se
rangeait sous son drapeau. Dembinski avait quitté Paris à la condition sti-
pulée avec l'agent de la Hongrie que les Magyars se résigneraient à conclure
avec les Slaves un traité qui garantirait à ceux-ci leurs libertés locales et leur
nationalité. Enfin, les deux généraux slaves obtinrent que l'armée magyare prît
le nom d'armée magyaro-slave. Ainsi, pendant que M. de Windischgraetz s'ab-
sorbait dans l'application grammaticale et pédantesque de sa loi martiale et que
le cabinet s'étudiait à réprimer le rapide élan de l'influence slave, les deux chefs
polonais, appuyés d'ailleurs sur le concours de dix mille compatriotes accourus
de Galicie et de Russie, exploitaient avec une infatigable ardeur les mécontente-
mens causés, en pays slave, par la dernière évolution de la politique autrichienne.
De là les succès de Bem en Transylvanie contre la faible division de Pùchner;
de là la facilité avec laquelle Dembinski a pu se remuer et se reconstituer sur la
rive gauche de la Theiss; de là ce revirement d'opinion qui a entraîné tant de
Slaves dans la cause magyare, et singulièrement refroidi le dévouement des
autres pour l'Autriche; de là enfin ces brillantes excursions de cavalerie qui
viennent de ramener en ligne l'armée hongroise, et de réduire l'armée autri-
chienne à la défensive.
La Russie attend l'arme au bras le résultat de cette campagne; peut-être
n'cst-elle point aussi* pressée d'intervenir que l'opinion est portée à le supposer.
REVUE. — CHRONIQUE. 539
Comme on sait, le vœu des villes saxonnes de la Transylvanie et un intérêt
d'humanité l'avaient appelée à Hermanstadt, ce qui a procuré au général Bem
l'occasion de l'en repousser avec une certaine rudesse. Depuis lors elle est rentrée
dans l'expectative, sans doute moins affligée qu'on ne pense de contempler de
sa frontière fortement gardée l'anarchie dans laquelle se débattent et s'épuisent
les peuples de l'Autriche. Ce serait une histoire bien riche en enseignemens que
celle des avantages retirés par le cabinet russe dans les révolutions qui, depuis
le premier partage de la Pologne, ont affaibli l'Europe. On ne saurait dire que
la Russie ait depuis lors illustré son nom par beaucoup de victoires, et cepen-
dant quelle est la crise européenne d'où elle ne soit sortie avec un agrandisse-
ment notable, avec un lambeau de quelque pays voisin? La Russie d'à présent
n'est pas autre chose qu'une conquête permanente et progressive sur les révo-
lutions de l'Europe conduites à tort et à travers par l'irréflexion des révolution-
naires.
S'il est un pays à l'égard duquel la Russie ait pratiqué avec succès ce système
d'envahissement continu à la faveur des insurrections politiques ou religieuses,
c'est la Turquie. Une révolution nouvelle, conséquence de la nôtre, est venue
l'année dernière fournir au cabinet de Saint-Pétersbourg l'occasion d'occuper
les deux principautés de la rive gauche du Danube. Il fallait, suivant M. de Nes-
selrode, il fallait pour le bien de la Turquie et de la civilisation étouffer les
germes du socialisme importé de l'Occident; et, couverte sous ce beau prétexte,
la Russie a trouvé le moyen d'établir dans cette merveilleuse position militaire
qui domine l'empire de Turquie et celui d'Autriche un campement de quatre-
vingt-dix-sept mille hommes. Tant de baïonnettes pour mettre à la raison le
socialisme valaque! En conscience, le chiffre est fort, et c'est bien de la géné-
rosité. Il est vrai que l'entretien de cette armée coûte peu au budget du czar; ce
sont les Moldo-Valaques qui paient, non point de l'argent qu'ils ont, étant rui^
nés par les premiers mois de l'occupation, mais de l'argent que la Russie leur
avance bénévolement, ce qui formera, pour peu que l'occupation se prolonge,
nn capital honnête dont les principautés auront peut-être quelque peine à se
libérer dans l'avenir. Qu'importe ! elles n'en devront que plus de reconnaissance
à la cour protectrice, en attendant qu'il lui plaise exiger la liquidation de la na-
tionalité moldo-valaque.
Quel langage tient la Turquie en présence d'un pareil abus dans l'interpré-
tation des traités? Comment envisage-t-elle cette funeste occupation qui est à
la fois une lésion de ses droits et une menace perpétuellement suspendue sur
Constantinople? La Turquie est animée des intentions les plus sensées et les
plus droites; elle proteste, elle occupe à son tour le territoire moldo-valaque,
elle y maintient aussi haut qu'elle peut le drapeau de la suzeraineté; elle paie
au comptant toutes les dépenses de son armée, elle se concilie par la modération
de sa politique la confiance et la sympathie des Moldo-Valaques; elle s'étudie
avec une activité nouvelle dans son administration à mettre les populations
slaves des provinces de la rive droite en garde contre les provocations du pan-
slavisme moscovite plus ardent que jamais; elle continue ses armemens, elle les
élève à cent quinze mille hommes de troupes régulières, et elle appelle ses
quatre-vingt mille hommes de vieux soldats de réserve. Enfin elle se prépare à
faire face à tout événement. Cependant, lorsque, dans l'éventualité d'une rup-
540 REVUE DES DEUX MONDES.
ture, elle en vient à demander aux cabinets de l'Occident, à la France et à l'An-
gleterre, comment ils entendraient faire honneur à la convention des détroits
protectrice de Constantinople, alors naissent les incertitudes et les irrésolutions.
La France répond : Nous reconnaissons vos droits, nous vous souhaitons du bien;
mais nous traînons notre boulet; vous avez pourtant un espoir; gagnez l'Angle-
terre, et nous verrons. Sur quoi le divan insiste à Londres. L'occasion est belle,
pense-t-il, puisque lord Palmerston est au pouvoir. Par malheur, il se pourrait
que lord Palmerston n'eût point tout-à-fait pour la Russie la répulsion que l'on
se plaît d'ordinaire à lui attribuer; le noble lord semble sans doute par instans
prendre vivement à cœur l'intégrité de l'empire ottoman; cela ne tire guère à
conséquence; la Russie a pu se convaincre par une longue expérience qu'il con-
vient de distinguer en ce qui la touche entre les paroles et les actes du ministre
whig; la Russie ne s'alarme point de ces boutades. Lord Palmerston promet
sans agir, et pour la Turquie force est d'attendre tout en se fortifiant sur le
pied de paix armée.
Il est difficile de prévoir quelle sera la fin de cette occupation des princi-
pautés moldo-valaques, à laquelle les cabinets de l'Occident assistent depuis
tout à l'heure dix mois. Plus les affaires de l'Europe seront compliquées, plus
aussi la Russie sentira l'importance de la position stratégique qu'on a bien
voulu lui laisser prendre dans la vallée du Danube. Elle y est assise tout à
son aise; il paraît même qu'elle considère déjà le sol des deux principautés
comme une dépendance immédiate de la couronne russe; car autrement le res-
pect du principe de neutralité l'eût sans doute arrêtée dans cette expédition peu
glorieuse, conduite de la Petite- Valachie sous les murs d'Hermanstadt. L'Au-
triche, en des temps plus heureux pour elle, aurait peut-être, comme en 1827
et 4829, pris en considération cet état de choses, si peu favorable dès à pré-
sent et de si mauvais augure pour la liberté du Danube; mais, pendant qu'un
général autrichien, rejeté par Bem en Valachie, viole lui-même la neutralité
du territoire turc, en s'y reconstituant à loisir pour rentrer en Transylvanie,
l'internonce d'Autriche à Constantinople marche dans des rapports étroits et
intimes avec l'ambassade russe. Occupation de la Turquie, humble dévouement
de l'Autriche, voilà donc les avantages respectables que le cabinet de Saint-Pé-
tersbourg a retirés de la révolution de 1848; et telles sont les circonstances au
milieu desquelles on annonce que M. Seniavin, dont les doctrines panslavistes
sont bien connues, est appelé à remplacer M. de Titow. Qu'on nous permette
à cet égard de hasarder une conclusion qui, sous couleur de science, est essen-
tiellement politique et pratique : ou le slavisme fortifiera et sauvera la Turquie
et l'Autriche, ou le panslavisme les détruira. Tant pis pour elles si elles ne le
comprennent pas, et tant pis pour la civilisation si nous ne réussissons pas à
les en convaincre.
V. de Mars.
LITTÉRATURE
ANGLO-AMÉRICAINE.
VOYAGES RÉELS ET FANTASTIQUES D'HERMANN MELVILLE.
TYPEE. « — OMOO. 2 — MARDI. 5
Voici une nouveauté curieuse, un Rabelais américain. Imaginez ce
que serait le prodigieux Pantagruel, si notre curé de Meudon avait jeté
des teintes élégiaques, transparentes et nacrées sur le canevas de sa
vigoureuse ironie, et rehaussé de métaphysique panthéiste l'invention
de ses arabesques. Imaginez Daphnis et Chloé ou Paul et Virginie
dansant au sein des nuages, avec Aristote et Spinoza escortés de Gar-
gantua et Gargamelle, je ne sais quelle gavotte fantastique. OEuvre
inouïe, digne d'un Rabelais sans gaieté, d'un Cervantes sans grâce,
d'un Voltaire sans^goût, — Mardi ou le Voyage là-bas n'en est pas moins
un des plus singuliers livres qui aient paru depuis long-temps sur la
face du globe. On pourrait accumuler à ce propos toutes les épithètes
que Mme de Sévigné affectionnait : — livre extraordinaire et vulgaire,
(1) Boston, 3 vol. — (2) Ibid., id. — (3) London, Bentley, 3 vol.
TOME h. — 15 mai 1849. 35
;,i2 REVUE DES DEUX MONDES.
original et incohérent, sensé et insensé, mal écrit et mêlé de pages
éclatantes, farci de faits intéressans et de rabâchage, d'enseignemens
profonds et d'épigrammes médiocres. Vous diriez le rêve d'un mousse
qui a mal fait ses études, qui s'est enivré de haschich, et que le vent
balance au sommet d'un mât pendant une nuit chaude des tropiques.
Ce bizarre ouvrage qui débute comme un conte, qui tourne ensuite
à la féerie et se rabat sur l'aUégorie pour arriver à la satire en tra-
versant l'élégie, le drame et te roman burlesque, piqua vivement ma
curiosité de critique; je ne le comprenais pas après l'avoir lu, je le com-
prenais encore moins après l'avoir relu; une clé était nécessaire non-
seulement aux faits, aux noms propres et aux doctrines que l'auteur
mettait en œuvre, mais surtout à la création d'un tel livre, qui semblait
n'avoir au monde aucune raison d'être. Avec cet amour du vrai et ce
besoin d'aller au fond des choses que je ne peux ni ne veux éteindre,
je me mis à chercher la solution d'un problème d'autant plus intéres-
sant qu'il se rapporte à une littérature toute neuve et qui est encore
pour ainsi dire dans son œuf. Je consultai les critiques anglais; ils m'ap-
prirent ce que je savais; d'abord que l'œuvre est extravagante, et en-
suite qu'ils n'y voyaient pas plus clair que moi. Ils m'avertirent aussi
que M. Hermann Melville n'était qu'un pseudonyme, auteur de romans-
voyages apocryphes, Typee et Omoo, qui attestent une vigoureuse puis-
sance d'imagination et une grande hardiesse à mentir.
Je voulus donc lire Typee ou, comme nous prononcerions ce mot,.
Taïpie, ainsi que la suite, intitulée Omoo (Omoû), et je ne fus pas de
l'avis des critiques anglais. Sans doute, il y était question de mille aven-
tures étranges; il s'agissait de nymphes erotiques et sauvages, de can-
nibales idylliques et philosophes, de temples enfouis dans les bois et
perchés sur les rocs de Noukahiva, de beaux moraïs dans les vallées,
de scènes innocentes d'anthropophagie mêlées de danses sentimentales;
— t mais toutes ces choses se retrouvent à peu près chez Bougainville,
Ongas, Ellis et Earle. Il y avait là un cachet de vérité, une saveur de nar
ture inconnue et primitive, une vivacité d'impressions qui me frap?-
paient. Les nuances me paraissaient réelles, bien qu'un peu chaudes et
à l'effet; les aventures romanesques de l'auteur se déroulaient avec
une vraisemblance suffisante. Notre héros, après avoir été, disait-il,
mangé <te caresses par ses hôtes polynésiens, avait failli être mangé pair
eux en chair et en os; on lui avait prodigué les douceurs de cette hos-
pitalité gastronomique et perfide dont les animaux de nos basses-cours
sont les objets. Nourri et, amusé aux frais de l'état, il avait eu pour se
distraire l'opéra, la poésie indigène, le bal et la conversation des bayap
dères les plus distinguées. On avait soigné sa vie, son bien-être, sa
bonne humeur, sa santé physique et morale avec un amour et une sur-
voyages d'hermann melville. 543
veillance à faire frémir. Il se hâta de fuir des gens si soigneux de leurs
hôtes. Une longue odyssée pleine de péripéties redoutables l'arracha
au festin des barbares. Seulement il avait laissé en route son valet de
chambre, une espèce de Sancho Pança matelot nommé Toby, person-
nage divertissant. Le maître, qui ne doutait pas que les Taïpies n'eus-
sent servi Toby à la broche ou frit dans des feuilles de palmier, lui
donna quelques larmes et revint à Boston où il publia cette histoire.
On la prit pour un hoax du plus beau calibre; le style, sans être pur
ou élégant, avait de la vivacité et de l'entrain; on s'étonna de voir un
Américain si imaginatif et si gascon, mais on l'admira. Les Américains
comprennent la plaisanterie, excepté dans ce qui touche l'honneur
national; ils l'aiment assez, et, quand elle est de haut goût, elle ne leur
répugne pas. On se dit des choses fort singulières dans les chambres
législatives; certains journaux sérieux et estimés annoncent toujours
}a célébration des mariages dans une colonne surmontée d'une petite
vignette qui représente une grande souricière, avec cette légende en
caractères énormes : Souricière matrimoniale. C'était d'ailleurs une
vieille coutume anglaise et puritaine, cultivée avec une dextérité re-
marquable par Daniel de Foë, d'attraper ainsi le public par des fictions
ornées de tous les détails de la vraisemblance. On se souvenait encore
de la Révélation de Mme Leveau faite au lit de la mort, feuille que l'on
criait dans les rues de Londres vers 1688, et qui déçut beaucoup de
bonnes âmes calvinistes dans l'intérêt de leur salut. La plaisanterie ne
déplut donc à personne, et M. Hermann Melville passa pour un conteur
de bourdes très amusant et très original.
Cependant une revue austère, V Èvangèliste de New-York, manifesta
quelques scrupules, fit ressortir les romanesques inventions de M. Mel-
ville, le traita de mauvais plaisant et lui reprocha d'avoir parlé légè-
rement et calomnieusement des missionnaires de Taïti et des Mar-
quises. Ce n'était point l'affaire du narrateur de se trouver ainsi réfuté.
Il ne répondit rien: mais tout à coup, en janvier 1846, on vit paraître
dans l'un des journaux d'une province très éloignée [Buffalo commer-
cial Advertiser) une lettre du valet de chambre matelot Toby, escortée
d'une note de l'éditeur qui, dit-il, a vu Toby en personne. « Son père est
un bon fermier de la ville de Darien , dans le comté de Genesée. Toby
habite notre ville, où il exerce la profession de peintre en bâtimens; il
affirme que les aventures racontées par Hermann Melville sont vraies
dans leur ensemble et dans tout ce qui est essentiel. On n'a pas de mo-
tifs pour révoquer en doute l'assertion de Toby, qui est un fort honnête
homme. » Ensuite vient la lettre de Toby lui-même « qui, dit-il, s'ap-
pelle Richard Green de json vrai nom. La marque du coup que lui a
porté un des chefs sauvages de Noukahiva est encore gravée sur son
ifront. Il désire beaucoup retrouver son maître et son compagnon
544 REVUE DES DEUX MONDES.
d'infortune Melville, et il prie M. l'éditeur d'insérer sa lettre; il espère
qu'elle sera répétée par les feuilles d'Albany, de Boston et de New-
York, et qu'elle parviendra à la connaissance de Melville. »
La lettre de Toby ne persuada personne; on ne douta pas que tout
ne fût arrangé d'avance : comment en effet aller aux preuves et vé-
rifier les noms, les dates et les faits? Toby se porte caution de Mel-
ville qui se porte caution de Toby, et tous deux ont pour garant le
brave éditeur de Buffalo, qui reçoit d'eux à son tour son brevet de vé-
racité. Mascarille répond de Jodelet et Jodelet de Mascarille. L'affaire se
compliquait et la galerie s'en amusait fort; il y avait là pour les spécu-
lateurs américains de quoi deviner, spéculer, conjecturer et calculer
(guessing, speculating and calculating). Bref, c'était une assez piquante
introduction des chances des paris et des hasards du jeu dans le do-
maine de la littérature. M. Hermann Melville poussa sa pointe en véri-
table enfant des États-Unis : going ahead (aller de l'avant) y est le mot
d'ordre universel. Lego-ahead system, l'entreprise, Yen-avant, emportent
aujourd'hui la plus allante, la plus active nation du globe, the smartest
nation in ail création. « Nos mères, dit à ce propos un Américain de
beaucoup d'esprit, se dépêchent de nous mettre au monde; nous nous
dépêchons de vivre; on se dépêche de nous élever. Nous faisons notre
fortune en un tour de main; nous la perdons de même, pour la rebâtir
et la reperdre encore en un clin d'oeil. Notre corps fait dix lieues à
l'heure; notre esprit est à haute pression; notre vie file comme une
étoile; notre mort est un coup de foudre. » M. Hermann Melville se
dépêcha donc de mettre à profit son premier succès; il donna vite une
suite à Typee [Taïpie), raconta les aventures de sort pauvre Toby et
intitula cette suite Omoo (Omoû). Les mêmes qualités ou à peu près se
retrouvaient dans le second ouvrage qui eut moins de succès; ce sont
des fragmens du journal de voyage qui a dû servir à composer Typee.
La réputation du conteur était faite. Chacun convenait que M. Her-
mann Melville avait infiniment d'imagination, qu'il inventait les plus
curieuses extravagances du monde, et qu'il excellait, comme Cyrano de
Bergerac, dans la mystification du genre sérieux.
Après avoir lu Typee et Omou, il me restait , comme je l'ai dit, bien
des doutes sur la justesse de cette opinion qui avait prévalu en Amé-
rique et en Angleterre, et que l'on trouve consignée dans la plupart
des journaux et des revues où les « romans » de M. Melville sont ana-
lysés. La fraîcheur et la profondeur des impressions reproduites dans
ces livres m'étonnaient; j'y voyais un écrivain moins habile à s'amuser
d'un rêve et à jouer avec un nuage que gêné d'un souvenir puissant
qui l'obsède. Type du caractère anglo-américain, vivant pour la sen-
sation et par elle, curieux comme un enfant, aventureux comme un
sauvage, se jetant la tête la première dans des entreprises inouies et
voyages d'hermann melville. 545
les menant à fin avec un héroïsme acharné, je trouvais que M. Hermann
Melville s'était peint lui-même très fidèlement. Cependant qui aurait
osé affirmer l'authenticité de M. Melville et sa véracité? Attaquer de
front la critique du nouveau monde et celle du vieux monde eût été
fort immodeste. Je me contentais de douter, lorsque le hasard me
rapprocha de l'un des plus honorables citoyens des États-Unis, homme
lettré et spirituel , au courant des choses intellectuelles de sa race : —
Voulez-vous, lui demandai-je, m'apprendre le vrai nom de ce singulier
écrivain qui s'intitule Hermann Melville et qui a publié aux États-Unis
de si curieux contes, Mardi et Typee?
— Vous êtes, me répondit-il, des gens trop subtils, qui cherchez ma-
lice à tout. M. Hermann Melville se nomme Hermann Melville; il est fils
de l'ancien secrétaire de légation de notre république près la cour de
Saint-James. D'un tempérament fougueux et ardent, il s'embarqua de
bonne heure, et, comme nous le disons, il suivit la mer. Fit-il partie
du regularnavy, ou monta-t-il à bord d'un privateer? Quelles aventures
marquèrent le cours de ses orageuses et peu classiques études? Lui seul
pourrait vous instruire là-dessus, et, si jamais vous visitez le Massa-
chussets où il est établi et où il s'est marié, je vous conseille d'aller lui
demander des renseignemens. C'est un homme athlétique, jeune en-
core, hardi et entreprenant de sa nature, un de ces hommes tout nerfs
et tout muscles, qui se plaisent à lutter contre les flots et les orages,
contre les hommes et les saisons. Il a épousé la fille du juge Shaw, l'un
des magistrats les plus distingués de la Nouvelle-Angleterre, et il vit
maintenant dans le calme de la vie de famille , entouré d'une juste et
singulière célébrité dont il accepte le côté un peu équivoque; car
on le regarde généralement comme un conteur de fables bien faites,
mais de fables à dormir debout. Sa famille , qui sait que les aventures
racontées par lui sont genuine, n'est point flattée de la part d'éloges ac-
cordée à M. Hermann Melville en faveur de son imagination aux dépens
de sa moralité. Son cousin, chez lequel j'ai passé l'été dernier, se ré-
criait beaucoup contre cette obstination des lecteurs qui ne voulaient
voir dans Typee et Omoo que des scènes fantastiques. — Mon cousin,
disait-il, écrit fort bien, surtout quand il reproduit exactement ce qu'il
a senti; n'ayant pas fait d'études dans le sens ordinaire et accepté de ce
mot, il a conservé la fraîcheur de ses impressions. C'est précisément à
sa vie de jeune homme passée au milieu des sauvages qu'il a dû cette
sincérité, cette vigueur, ce parfum de réalité bizarre qui lui donnent
un coloris extraordinaire; jamais il n'aurait inventé les étranges scènes
qu'il a décrites. Le plaisant de l'aventure, c'est que, charmé de sa
réputation improvisée, il n'a pas contredit ceux qui attribuent à l'é-
clat et à la fécondité créatrice de son imagination le mérite qui n'ap-
partient qu'à la fidélité de sa mémoire. Il serait fâché, je crois, que l'on
546 RKVUK DES DEUX MONDES.
reconnût la vérité essentielle de ce curieux épisode de la vie d'un jeune
marin. La réapparition de son compagnon Toby ou Richard Green,
personnage très réel et qui a partagé tous ses périls, l'a contrarié jus-
qu'à un certain point; elle le faisait descendre de son piédestal de ro-
mancier jusqu'au rôle ordinaire de narrateur. -—Pour moi qui connais
la mauvaise tête de M. Melville et l'emploi fait par lui de ses premières
années, pour moi qui ai lu son journal, ses Rough-Notes, actuellement
entre les mains de son beau-père, et causé avec Richard Green , son
fidèle Àchate, je ris de la préoccupation du public. Vous voyez le men-
songe où est la vérité et la vérité où est le mensonge. Relisez Typee, je
vous le demande; je ne parle pas d'Omoo, qui en est une pâle contre-
épreuve; relisez ce livre, non plus comme un roman, mais comme por-
tant l'empreinte la plus naïve des idées et des mœurs communes à ce
grand archipel polynésien si mal connu. Le nouveau voyageur est plus
vrai que Bougainville, qui a changé les bosquets de Tahiti en boudoirs
à la Pompadour; — que Diderot, qui met en œuvre, pour embellir et
colorer son matérialisme sensuel, les récits voluptueux de Bougain-
ville; — il est plus croyable que les Anglais Ellis et Earle, tout oc-
cupés de justifier la conduite des missionnaires anglicans au milieu de
ces populations; gens qui manquaient à la fois du sens poétique et pit-
toresque et de la verve de style nécessaire à de telles peintures. Sans
doute, M. Melville emploie des couleurs trop violentes, et cela n'est pas
étonnant. A l'âge où il était, à cette époque où la première sève et la
fraîcheur de la vie qui se développe donnent aux idées et aux impres-
sions une force passionnée, il devait ressentir une émotion vive, exa-
gérée si l'on veut, de la nouveauté des aspects et de la singularité des
périls. Son style exubérant est trop orné; ses teintes à la Rubens, ses
couleurs chaudes et violentes, sa prédilection pour les effets drama-
tiques, ses descriptions efflorescentes blessent le goût. Cependant il n'y
a guère moins de détails romanesques chez le vieux docteur espagnol
Saaverde de Figueroa, qui a décrit le premier ces voluptueux parages,
et il serait ridicule d'attendre une grande sobriété de coloris d'un jeune
mousse américain qui a eu l'honneur de passer quatre mois avec
MM. les sauvages, qui a partagé les plaisirs de leur existence primitive
et qui a été sur le point d'être mangé par eux. Comme tous ses prédé-
cesseurs, comme don Christoval Saaverde de Figueroa, le capitaine
Gook et Bougainville, il a écrit sous le charme d'un enivrement causé
par le prestige de la nature et letrangeté des coutumes. Seulement
l'Américain, moins séduit par les voluptés de la nouvelle Cythère que
charmé de courir après les aventures, se montre hardi, brusque et
véhément; c'est un caractère à part, qui rend ce singulier ouvrage
encore plus digne de votre étude.
VOYAGES DHERMANN MELYILLE. 54r7
Ces renseignement authentiques ne m 'étonnaient pas; ils ne fair-
aaient que confirmer mon opinion (1). C'est donc comme un récit de
voyages et non comme un rêve, comme un coup d'œil jeté sur la vie
(1) Mon opinion relativement au voyage de M. Hermann Melville et à l'authenticité des
détails qu'il a donnés est consignée dans le Journal des Débats de 1846 (numéros des
ÎO et 22 juin). Un journal anglais se moqua beaucoup de ma crédulité; je crus m'être
trompé et je ne répondis rien. Un autre journal anglais, l'Athenœutn (numéro 1121,
samedi 21 avril 1840), ayant présenté récemment mes opinions sur le poème du poète
auglo -américain Longfellow, Évangeline (voyez Revue des Deux Mondes du 1er avril)
comme fondées sur deux erreurs philologiques et matérielles, je crois devoir réfuter sa
critique en peu de mots. Le correspondant anglais de VAthenœum me reproche d'avoir
dit que V Évangeline de Longfellow est un poème allitératif. On peut trouver, dit-il,
des allitérations partout : Cela est vrai. On peut aussi trouver des rimes partout. Le vieil
Homère ne rimait-il pas? Voyez plutôt le premier vers de Y Iliade :
Mênin-a-
eide the-a
Pelei-a—
deoû-.4~
cjbileôs, etc.
Il serait puéril de soutenir que Tityre tu patulne offre des allitérations parce qu'o» y
trouve deux t, deux u, deux b, deux a. A ce compte-là, comment vous pQrtez^vous?
est allitéré; on y trouve quatre o. Chez les hommes du Nord , la répétition de la même
consonne frappant sur la racine accentuée des mots constituait une mnémonique dure et
puissante dont la civilisation poétique moderne s'est éloignée^ mais dont l'instinct popu-
laire des races septentrionales se rapproche volontiers. Byron lui-même, disant :
The prow spurns the spray,
allitère; mais c'est fort rare : aujourd'hui les poètes élégans du Nord écartent volontai-
rement ce choc désagréable de sons durs et similaires. Que l'on examine les quinze pre-
mières lignes du premier poème venu, par Wordsworth, Byron ou Shelley, on n'y trouvera
pas trois assonnances rapprochées de la même consonne. Or, dans le nouveau poème de
Longfellow, que j'ai dit être allitératif, ce mode septentrional est partout mis en usage
avec une obstination extraordinaire. Page 25, par exemple, "
vers 1er Crowiug Cocks
2 FFhir of fTmgs
3 Low as Xove
4 Xooked with £ove
5 Aftiïayed with jRobes of Musset
6 .Reign of ftest
7 ZJay Descending Departed.
Et ainsi de suite à travers tout le poème. Prétendre que ce rapprochement perpétuel ou
écho, frappant sur les initiales des mots, est accidentel et de hasard, serait absurde : voilà
pourtant ce que le critique anglais soutient contre moi. Il me reproche aussi très vive-
ment de n'avoir pas reconnu l'hexamètre anglais chez M. Longfellow. Je suis parfaite-
ment de l'avis de Walter Scott, de Disraeli père, de Gifford, du professeur Latham, du
savant Guest (English rhythms), qui tous s'accordent à renvoyer l'hexamètre anglais
parmi les mythes. En effet, l'hexamètre de M. Longfellow serait une chose fort singulière:
Who on his birth-day iscrowned by children and children's children, etc.
Vous trouvez là le mot children comme spondée à la fin, après l'avoir rencontré comme
548 REVUE DES DEUX MONDES.
polynésienne, « a peep at polynesian life (1) » , et non comme une inven-
tion agréable, que je l'ai relu. Avant de revenir à son dernier ouvrage,
Mardi, suivons un peu le jeune mousse dans cette vallée inconnue
des îles Marquises, au milieu d'une tribu de l'intérieur à peine visitée
par les missionnaires, étrangère à la demi-civilisation que le contact,
européen a imposée aux indigènes des côtes, devenus des échantillons
de barbarie prétentieuse et d'ignorance coquette. — M. Melville ne dit
pas explicitement à quel titre il se trouvait si jeune à bord du balei-
nier américain la Dolly, qui fit relâche à Noukahiva en 1842. Il ne
nous apprend pas non plus à quelles circonstances tenait le peu de
faveur dont il jouissait auprès du capitaine Vangs, ni les motifs qui le
déterminèrent à faire, aussitôt qu'il le put, l'école buissonnière, —
c'est-à-dire à déserter.
« Quand notre barque, dit-il , entra dans la baie de Tior, le soleil était à son
zénith. Les grandes lames de l'Océan nous avaient mollement portés sous une
chaleur accablante, et, comme nous n'avions pas d'eau avec nous, la soif nous
dévorait. J'étais si impatient d'aborder qu'en approchant de la terre je me tins
debout sur l'avant pour m' élancer sur la rive. Nous n'avions pas encore touché
la plage que je sautai et me trouvai entouré d'une petite armée d'enfans nus,
qui criaient comme des démons et qui se mirent à mes trousses. Je traversai en
deux brèves dans les deux pieds précédens. Il est vrai que Southey a donné de la vigueur
à cette imitation impuissante et grossière du rhythme classique, et que les Allemands,
les Danois et les Suédois, dont la prosodie est bien plus marquée et plus nette que celle
des Anglais, ont quelquefois fait un usage heureux de cette forme étrangère :
Mùtterchen hatte mit Sorg ihr freundliches Stùbchen gezieret
Reine Gardinen gehaengt um Fenster und luftigen Alkov, etc.
(Voss.)
Le dactyle, élément indispensable de l'hexamètre, est fréquent en allemand et manque
presque complètement à la langue anglaise, comme le dit très bien le grammairien La-
tham; cette langue est remplie d'iambes et de trochées. Même ce qu'on peut nommer le
dactyle de l'accent, c'est-à-dire une syllabe accentuée suivie de deux syllabes qui ne le
sont pas, telles que merrily, steadily, se présente rarement. Dans la poésie allemande,
au contraire, luftigen, eichenen, maschigen, sont d'excellens dactyles. Le faux-
hexamètre anglais n'est supportable que si un bon lecteur le transforme au moyen d'une
accentuation particulière ; quant au prétendu hexamètre de quinze , vingt ou seize syl-
labes de M. Longfellow, il serait tellement arbitraire que, pour l'admettre dans le cadre
des vers virgiliens et homériques, il faudrait poser en principe que tout peut se scander
en hexamètres, jusqu'à je suis \ votre très | humble et \ très obé \ issant ser \ viteur:
ce qui, toute plaisanterie à part, est exactement le système hexamétral du critique an-
glais. Je le renvoie à ce sujet aux autorités anglaises que j'ai citées, et surtout à l'ouvrage
excellent de Guest; et je maintiens ce que j'ai avancé et ce que j'ai prouvé, — à savoir,
que le poème de M. Longfellow, écrit dans un mètre qui n'est pas anglais, et semé d'al-
litérations perpétuelles qui sont Scandinaves, constitue une tentative d'importation étran-
gère et un essai de retour au vieux mode gothique de versification.
(1) Narrative of a four months's résidence among the natives ofa valley ofthe
Marquesas Islands, or a Peep at Polynesian life; by H. Melville.
voyages d'hermann melville. 549
courant tout l'espace qui me séparait d'un bosquet touffu dans lequel je me jetai
tête baissée, comme un plongeur dans la mer. Quelle sensation délicieuse j'é-
prouvai! 11 me semblait être enveloppé d'un élément de vie nouvelle, rempli
de fraîcheur, de murmures, de bruits liquides et de saveurs enivrantes. Que l'on
parle tant qu'on voudra de l'action rafraîchissante et tonique des bains de mer :
un bain dans les feuillages ombreux de Tior, sous les cocotiers ou les palmiers,
au milieu de cette atmosphère digne de l'Éden, est chose plus délicieuse encore.
Comment décrire le paysage qui s'offrit à moi quand je sortis de cette ver-
doyante retraite? La vallée étroite, avec ses parois escarpées et drapées de vignes-
vierges, formant d'une cime à l'autre une arcade sculpturale de rameaux et de
festons transparens, semblait m'ouvrir une longue baie de verdure qui , à me-
sure que j'avançais, s'élargissait pour former la plus magnifique vallée que j'aie
jamais vue. »
C'est précisément ce style descriptif, ce talent de coloriste un peu
exagéré peut-être et choisissant de préférence les touches vives et
brillantes, qui a valu à M. Melville sa réputation d'écrivain fantastique.
Toute cette féerie du paysage polynésien séduit le mousse, qui, ac-
compagné de son camarade le matelot Richard Green, déserte un beau
jour. Une ondée les force à prendre asile au fond de quelques canots
de guerre amarrés sur la rive, après quoi ils se dirigent ensemble vers
une colline assez élevée, couronnée d'une épaisse forêt.
« Quand nous approchâmes du pied de la colline, dit-il , nous nous trouvâmes
arrêtés par une masse de grands joncs de couleur jaune, extrêmement serrés,
colonnade compacte formée de baguettes aiguës, souples et dures comme au-
tant de barres d'acier. Nous cherchâmes en vain une route plus praticable, et
nous reconnûmes avec douleur que la forêt de joncs s'élevait jusqu'au milieu de
la colline. Point de percée, aucun sentier. Il fallait se frayer un passage de vive
force au milieu de ces baïonnettes. Nous changeâmes notre ordre de marche.
Étant le plus vigoureux des deux, je passai devant et laissai Toby à l'arrière-
garde. Ce que ma force et mon adresse pouvaient accomplir dans cette occur-
rence, je le tentai , abattant et maintenant à droite et à gauche les dents serrées
de ce peigne naturel et gigantesque au milieu desquelles nous nous trouvions
pris comme deux souris dans un énorme engrenage. Bientôt je désespérai de
réussir. Les tiges flexibles et dures se repliaient sans cesse malgré tous mes ef-
forts. Furieux de rencontrer un obstacle si peu attendu et si redoutable, je me
jetai de tout le poids de mon corps sur ces longues épines pour les briser; les
éclats m'ensanglantaient et je me relevais pour recommencer. A force de ré-
péter cet exercice, nous avançâmes de quelques pas, et je tombai vaincu par la
fatigue, couvert de sueur. Toby, petit homme mince et maigre, ayant pendant
vingt minutes recueilli le bénéfice de mes efforts, voulut me relayer et se mit
à l'avant-garde avec très peu de succès. Les joncs avaient le dessus; il fallut
que je reprisse mon poste. Le corps ruisselant de sang et de sueur, et tout lardés
des éclats des joncs brisés, nous atteignîmes à peu près la moitié du taillis; la
pluie qui avait recommencé cessa, et l'atmosphère devint brûlante au-delà de
toute expression. L'élasticité des joncs les relevait de tous côtés; ils arrêtaient
.,;,<> REVUE DES DEUX MONDES.
la circulation du peu d'air qui aurait pu arriver jusqu'à nous, et, nous tenant
prisonniers comme dans un ressort qui se replie, iisnous empêchaient mèrne de
voir où nous étions et de nous orienter parmi ces tiges de huit à dix pieds dt
haut. Épuisé par mes efforts et tout haletant, je me sentis incapable d'aller
pius loin. Ma chemise était trempée de l'eau de pluie; je tordis ma manche
pour étancher ma soif; le peu de gouttes d'eau que je pus me procurer ainsi
ne me soulageant pas, je tombai comme mort et dans une apathie stupide. Ce-
pendant Toby avait inventé un moyen de nous tirer du piège. Armé de son
couteau de chasse, il s'était mis à faucher à droite et à gauche les joncs réfrac-
taires; la clairière se faisait. En m'éveillant, je suivis son exemple, qui me
rendait le courage, et je fis un abattis considérable tout autour de nous. Mais
hélas! plus l'œuvre de destruction s'élargissait, plus l'élévation et l'épaisseur
des joncs augmentaient. Je commençai à croire que tout était fini à jamais
et que sans l'addition d'une bonne paire d'ailes il nous serait impossible de
sortir du traquenard, lorsque tout à coup une éclaircie apparut à ma droite et
laissa pénétrer jusqu'à moi un joyeux rayon de soleil. Je communiquai celte
bonne nouvelle à Toby; nous nous remîmes à l'œuvre avec plus de force et de
courage qu'auparavant. Nous travaillâmes si bien que nous finîmes par nous
trouver en pleine liberté, à peu de distance du sommet. Après quelques secondes
de repos, nous gravîmes jusqu'à la crête, et nous eûmes bien soin de ne pas
nous montrer debout; les habitans des vallées nous auraient aperçus et auraient
intercepté notre passage; mais en avançant prudemment d'un côté, rampant
sur les pieds et les mains, à genoux , et nous glissant à travers le gazon comme
deux serpens, nous finîmes par arriver. Une heure avait été consacrée à ce mode
peu facile de locomotion.
« Nous nous relevâmes hardiment, nous croyant protégés contre les observa-
tions indiscrètes par un rideau d'arbres. Cette crête, formant éperon sur la mer
et se détachant des autres rochers qui faisaient amphithéâtre autour de la baie,
s'élevait à angle aigu du rivage même, et, à l'exception d'un petit nombre de
plans inclinés, offrait une pente douce et continue qui s'élevait obliquement
vers les montagnes centrales de file. Nous étions arrivés à peu près au point de
ce plateau qui dominait la mer, et nous avions à notre gauche la route qui de-
vait nous conduire aux montagnes, route couverte d'un gazon fin et velouté,
souvent large de quelques pieds seulement. Tout joyeux du succès de notre en-
treprise et respirant un air frais et aromatique qui rendait la vigueur à nos
membres, nous nous mîmes à marcher rapidement sur cette surface élastique et
douce; mais nos silhouettes qui se dessinaient nettement sur le fond du ciel
s'étaient déjà fait remarquer. Du creux des vallons les plus solitaires et des gorges
les plus cachées nous entendîmes retentir de grands cris, et, en abaissant nos
regards vers la plaine, nous aperçûmes les habitans sauvages de l'île courant en
désordre, quittant leurs petites cabanes éparses çà et là comme autant de points
blancs. Nous étions trop haut perchés pour ne pas nous sentir à l'abri des pour-
suites, et nous savions d'une part que les sauvages ne nous suivraient pas dans
les solitudes des montagnes, d'une autre, que nous avions tout le temps né-
cessaire pour leur échapper. Cependant, à cet aspect et à ces cris, nous nous
mîmes à courir plus fort qu'auparavant, et nous nous trouvâmes enfin arrêtés
par une muraille perpendiculaire, barrière qui semblait inexpugnable. A force
VOYAGES DHERMANN MELVILLE. 351
de persévérance et d'audace, nous servant de racines d'arbres et d'arbustes
comme de marches et d'échelons pour gravir cette élévation nouvelle, nous finîmes
par vaincre l'obstacle au risque de nous rompre cent fois le cou; puis nous re-
prîmes notre course avec une célérité extrême. Nous avions abordé le matin de
très bonne heure; nous n'avions pas cessé de monter, sans jamais nous retourner
du côté de la mer. 11 pouvait être six heures du soir. Enfin nous nous trou-
vâmes assis sur le pic central le plus élevé de l'île, un immense pic basaltique
enveloppé de toutes parts de fleurs et de végétations parasites, s'élevant à près
de trois mille pieds au-dessus du niveau de la mer comme une grande corbeille
de pierre. Le point de vue était magnifique. »
Toute cette peinture a le mérite de reproduire vivement la réalité.
Nos déserteurs, qui avaient peu de provisions et dont le pain et le tabac
s'étaient confondus dans leurs poches, finissent par arriver à une -es-
pèce de ravine ou de trou profond dont la description est fort curieuse :
« La scène naturelle qui nous accueillit se grava vivement dans mon souvenir.
Cinq torrens, ou plutôt cinq avalanches écumeuses tombant de cinq ouvertures
ou gorges, et enflées des eaux de la pluie, s'unissaient en un seul tourbillon
furieux qui s'élançait de quatre-vingts pieds de haut et se déchargeait avec un
effroyable bruit au fond d'un entonnoir creusé dans les rocs entassés autour de
nous; de là le courant tempestueux, engagé dans un étroit passage, semblait
aller se perdre dans les profondeurs mêmes et les entrailles de la terre. Une
voûte formée de racines gigantesques et des branches séculaires des arbres voi-
sins tremblait sous le choc perpétuel des cascades grondantes, et faisait pleu-
voir de sa longue chevelure une incessante pluie. Les lueurs enflammées du
jour qui mourait pénétraient avec un tremblement mélancolique à travers cette
arcade humide, de manière à en rendre l'aspect plus affreux et plus bizarre, et
à nous rappeler que bientôt les ténèbres viendraient nous envelopper. Quand
j'eus examiné notre nouvel asile, je me demandai comment il se pouvait faire
que j'eusse pris pour un sentier le sillon qui nous avait conduits à un tel en-
droit, et je commençai à croire que les sauvages n'avaient certainement pas
frayé cette route tout-à-fait inutile. Toutefois il y avait quelque chose de rasspr-
rant dans l'idée qui diminuait pour nous les chanees de rencontrer à l'inv-
proviste ceux que nous redoutions, et ma conclusion fut que nous n'avions rien
de mieux à faire que de profiter d'une cachette précieuse pour notre sécurité^
Toby pensa de même; immédiatement nous nous mîmes à bâtir une hutte
temporaire avec des branchages et des débris d'arbres. Force nous fut de la
construire presque au pied de la cataracte; les eaux occupaient le reste de
l'espace. Pendant le peu de temps que nous avions encore à employer avant
que la nuit tombât, nous couvrîmes le toit avec des touffes de gazon humide
qui poussaient dans les fissures des rocs. Notre hutte, etee nom même était fort
prétentieux, consistait en une demi-douzaine de branches placées obliquement
contre la paroi du roc, un des bouts touchant au lit du torrent; nous rampâmes
pour nous abriter sous cette espèce d'auvent et pour y reposer de notre mieux
nos membres épuisés. Ce fut une nuit horrible, et jamais je ne l'oublierai. Toby,
dont la voix m'aurait consolé, était devenu incapable de prononcer un iQ0t;.]e
552 REVUE DES DEUX MONDES.
dos appuyé contre la muraille, le long de laquelle coulaient des gouttes éternelles
et glacées, la tète entre ses genoux et les membres en proie à un tremblement
convulsif, il n'avait plus ni souffle, ni pensée, ni parole. Rien ne manquait à
notre supplice. La pluie tombait par torrens, et faisait de notre abri une ironie
misérable. En vain tentai-je de m'établir de manière à éviter la pluie : en y
échappant d'un côté, je me découvrais d'un autre. Les épouvantes et les dou-
leurs accumulées de la faim, du froid, de notre situation désespérée, et les
ténèbres qui nous entouraient, me firent perdre un moment courage. »
La nuit se passe, et les fugitifs ne s'en trouvent guère mieux; réduits
à se traîner dans les halliers, l'un blessé à la jambe par un éclat de
jonc, l'autre tremblant de fièvre, ils descendent sur leur droite, attei-
gnent une vallée sans nom qui leur fournit comme déjeuner quelques
restes de fruits dédaignés par les oiseaux, et n'aperçoivent aucune
route.
a Ne sachant comment nous orienter et n'apercevant devant nous qu'un ho-
rizon sans chemin frayé, nous résolûmes de pénétrer dans le bosquet le plus
voisin. Nous en étions à quelques pas, lorsque je heurtai du pied un fragment
du fruit de l'arbre à pain , parfaitement vert, encore humide, et qui venait évi-
demment d'être dépouillé de son écorce. Je le passai à Toby, qui ne put s'em-
' pêcher de tressaillir à cette preuve incontestable du voisinage des sauvages
Taïpies ou Happars, deux tribus ennemies et irréconciliables. Un peu plus loin
nous trouvâmes un certain nombre de branches du même arbre formant un
petit fagot rattaché par un lien d'écorce. 11 semblait probable qu'un habitant,
•prenant l'alarme à notre approche, s'était débarrassé de ce fardeau avant de
fuir pour aller avertir ses camarades. Dans quelles mains allions-nous tom-
ber? Taïpies ou Happars? Il n'était plus temps de revenir sur nos pas; nous
avançâmes très lentement, Toby regardant à droite et à gauche sous les ar-
bres. Tout à coup je le vis s'arrêter comme si une vipère l'eût piqué, s'agenouil-
4er, écarter d'une main les feuillages épais, de l'autre me faire signe de ne
pas avancer, pendant que son regard , fixé sur un objet lointain , semblait ne
pas vouloir s'en détacher. Je ne tins aucun compte de son injonction muette.
J'approchai, et deux personnages m' apparurent , debout, serrés l'un contre
l'autre, parfaitement immobiles. Il est plus que probable qu'en nous aper-
cevant ils s'étaient enfuis dans les profondeurs des halliers. J'eus bientôt pris
ma résolution. Laissant tomber mon bâton, je tirai du paquet que j'avais em-
porté un morceau de cotonnade et je l'attachai comme un drapeau à l'extrémité
d'une branche que je cassai. Je dis à Toby d'en faire autant, et tous deux, por-
tant en main le caducée de paix, nous pénétrâmes dans le fourré en marchant
yers les deux êtres tremblans qui s'y étaient blottis. C'étaient un jeune garçon
et une jeune fille, l'un de seize ou dix-sept ans, l'autre de quatorze ou quinze,
d'une beauté et d'une régularité de formes exquises, et dont la nature avait
seule soigné les atours. Leurs deux tètes penchées et attentives, la main de la
jeune fille serrée dans celle du jeune homme, le bras de ce dernier appuyé sur
le coude de sa compagne et à demi caché sous les longues tresses des cheveux de
cette dernière, l'élégante délicatesse de leur taille et le mouvement de crainte
voyages d'hermann melville. 553
simultanée qui les penchait en avant et comme balancés ensemble vers le bruit
qui se faisait entendre, cet accord d'attitudes gracieuses, reposées et légères, for-
maient un groupe sculptural de l'effet le plus charmant et le plus naïf. Le jeune
homme était absolument nu; la jeune fille avait pour tout costume une petite
ceinture d'écorce, d'où pendaient devant et derrière deux feuilles roussâtres de
l'arbre à pain. A notre approche, leur effroi fut extrême; comme j'avais peur
qu'ils ne prissent la fuite, je m'arrêtai , leur montrant la pièce d'étoffe que je
tenais à la main , et les priant par mes gestes de venir recevoir le présent que
nous voulions leur faire. Ils ne bougeaient pas. Je prononçai quelques mots de
leur langue; ils parurent un peu rassurés; je m'avançai, ils reculèrent douce-
ment et pas à pas; nous finîmes par nous trouver assez près d'eux pour jeter
sur leurs épaules le châle que nous leur destinions. Nous continuions nos gestes
de politesse; le couple reculait toujours Enfin ils pressèrent le pas, et tout à
coup ils se mirent à pousser un long cri d'une intonation singulière, auquel,
du sein des bocages voisins, un cri semblable répondit. Quelques minutes après
nous entrions dans un espace découvert , et devant nous, à quelques toisés de
distance, nous aperçûmes une grande hutte basse et longue, devant laquelle
plusieurs jeunes filles étaient assises. Dès qu'elles nous virent, elles s'élancèrent
toutes et disparurent dans les halliers comme autant de biches timides. Bientôt
le village retentit de cris sauvages, et de toutes les directions les indigènes ac-
coururent vers nous; la foule bruyante des femmes, des enfans et des jeunes
garçons ne tarda pas à nous environner avec de grandes exclamations, de ma-
nière à nous empêcher d'avancer. Vous eussiez dit que leur territoire était en-
vahi par une armée. Ce que leur racontaient nos deux jeunes introducteurs
semblait redoubler la surprise des insulaires, qui nous regardaient de tous leurs
yeux. Enfin nous parvînmes à un grand bâtiment soutenu par des bambous, et
les indigènes, formant une haie pour nous laisser passer, nous firent signe d'y
entrer. Nous leur obéîmes, et nous nous jetâmes sans cérémonie sur les nattes
dont le sol était tapissé. En peu d'instans la chambre fut pleine de monde; ceux
qui ne pouvaient plus entrer cherchaient à nous apercevoir à travers les clai-
rières des joncs et des bambous.
« Le jour tombant nous montrait tous ces visages attentifs et sauvages, rayon-
nans de curiosité et de surprise; ici les guerriers bronzés et tatoués, là les jeunes
filles aux membres délicats, tous livrés à une conversation orageuse dont nous
étions évidemment le texte et dont nos guides fournissaient les détails. Ceux-ci
avaient fort à faire pour répondre aux questions qui leur étaient adressées.
Rien de plus violent que les gesticulations de ces indigènes dès que leur con-
versation s'anime; leurs gestes et leurs mouvemens, mêlés de hurlemens et de
danses, avaient même fini par nous sembler passablement effrayans. Près de
nous se tenaient accroupis une douzaine de chefs à l'air fort noble, et qui,
plus réservés que les autres, nous regardaient avec une attention sombre et
persévérante, de nature à nous troubler beaucoup. Un des hommes du groupe,
presque nu, qui semblait avoir quelque autorité, vint se planter droit et debout
devant nous; l'immobilité de son visage correspondait à celle de son geste :
on eût dit une statue de bronze. Jamais il ne m'était arrivé de subir l'inquisition
d'un regard aussi étrangement fixe; la pensée du sauvage ne s'y révélait pas ;
c'était lui qui scrutait la mienne. Après avoir soutenu assez long-temps cet
:>;;t revue des deux mondes.
insupportable examen, jo perdis palienee et je tâchai de m'y soustraire ou
du moins d'o'pérer une diversion en donnant du tabac au chef sauvage, que j'es-
pérais me concilier ainsi. Je déboutonnai ma veste et je tirai de ma poche
de coté un paquet de tabac que j'allai lui offrir. ïl répoussa d'un geste calmé
le présent que je voulais lui faire, et, sans prononcer une parole, il me fit
signe de retourner à ihâ place. Dans mes rapports antérieurs avec les indigèttek
de Noukahiva et de Tior, jamais l'offre d'un peu de tabac n'avait manqué serti
coup. Devais-je considérer le refus du chef comme une déclaration de guerre?
Était-il Happàr ou Taïpie? Enfin ses lèvres long-temps muettes et fermées s'ou-
vrirent, et 'ce hit précisément cette question que le sauvage m'adressa :
« — Taïpie Ou ttappaf?
« Je me tournai du côté de Tob'y, sûr la figure duquel une torche indigène
projetait sa lueur rouge, et que je vis pâlir et trembler à cette fatale question.
Après une pause de quelques secondes, je répondis au hasard et cédant à je ife
sais quelle impulsion secrète :
« Taïpie'!...
« Là ààfàë de bronze baissa ïâ têfte :en signe d'approbation et reprit du même
ton interrogatif :
« _ MorïàMiïe?
« Je répétai : Tdïpie mortarkie! Un long cri de joie salua cette réponse; une
foule de bruns et nus personnages se mirent à danser autour de moi; on battit
des mains, e't ïâ fôrét retentit mille fois de ces mots magiques : Taïpie, Mor-
tarkie! qui avaient 'tout arrangé. »
Le mouvement et l'intérêt dramatiques, la rapidité colorée et ani-
mée, 'distinguent éminemment ces pages, d'ailleurs pleines de vie,
qualité fondamentale sans laquelle toute production littéraire est non
avenue. €'ést cette qualité dé vie dont l'absence relègue certaines
œuvres, telles que l'es tragédies italiennes et anglaises de nos jours,
érudï:teslrïyâi,llle\iilS,ét'èxcelilëhtes, dans le cabinet des antiques. C'est ce
don magique? reconnaissable à des signes certains chez des écrivains
irrégùliérs tels que Montaigne, ou même incomplets et bizarres tels
que websfer, Marlovye et les dramaturges contemporains de Shak-
speare, qui perpétue la fraîcheur et la force de leurs œuvres. M. Mel-
ville, qui (possède ce don^et auquel il est difficile de ne pas s'intéresser,
eon Initie à nous raconter son odyssée :
« Etendus sur nos nattes, nous tînmes ensuite une espèce de réception so-
lennelle, et "nous donnâmes audience à des groupes successifs d'indigènes qui
venaient l'un après l'autre nous décliner leurs noms; nous leur disions les nôtres
et ils se retiraient de très bonne humeur. Comme on riait beaucoup pendant la
cérémonie et que les éclats de gaieté recommençaient à chaque nouvelle dési-
gnation que les nouveaux venus s'attribuaient, je ne puis m'empecher de croire
qu'il s'agissait d'une petite comédie jouée à nos dépens, et que chacun des pré-
sentés amusait la' compagnie en s'affublarit de titres baroques et de qualifica-
tions extraordinaires qui causaient l'hilarité des auditeurs et dont le sens nous
était inconnu, tout ceci dura près d'une heure. La foule ayant un )peu diminué
voyages d'hermann melvule. 555
je fis signe au chef principal, qui se nommait $éhévi, et il comprit que nous
avions besoin de manger et de dormir. Aussitôt, sur un ordre du chef, un
des assistans nous apporta deux noix de coco, dégagées de leur écorce et à
demi brisées, et de plus une calebasse pleine de «poïe-poïe, » espèce de bouillie
ou de pâte faite avec la moelle de l'arbre à pain, et qui sert de base à la cuisine
indigène; de couleur jaune très adhérente, elle est fort semblable à de la colle
à bouche à l'état liquide. Après avoir porté à nos lèvres les noix de coco et avalé
d'un trait la liqueur rafraîchissante dont elles étaient remplies, nous fûmes
fort embarrassés de la manière dont nous devions nous y prendre pour manger
le « poïe-poïe, » que je contemplais d'un long regard de convoitise. Enfin j'y
plongeai ma main que je retirai chargée de cette glu visqueuse dont mes doigts
étaient couverts; la calebasse elle-même fut soulevée dans le mouvement, tant
la pâte était lourde et consistante : Toby avait fait comme moi ; cette double
preuve de notre gaucherie et notre ignorance des beaux usages fit éclater parmi
nos hôtes un long et violent accès d'hilarité. Dès qu'il s'apaisa un peu, Méhévi
nous fit signe d'être bien attentifs , et je vis qu'il allait nous donner une leçon.
Plongeant l'index de sa main droite dans la calebasse et le tournant d'une
manière scientifique, il le retira enduit de bouillie, lui fit décrire un second
cercle dans l'air pour empêcher la pâte de se détacher, et plaçant le doigt dans
sa bouche, l'en retira ensuite tout-à-fait libre et complètement net. J'essayai de
l'imiter et j'y réussis assez mal. Un homme affamé n'a guère le temps d'étudier
les façons du grand monde, surtout quand il se trouve dans une île de la mer du
Sud; Toby et moi nous continuâmes à égayer les insulaires dé nos maladroits
efforts, qui avaient fini par enduire notre figure d'une espèce de masque et qui
avaient laissé des traces nombreuses sur nos Vêtemens. Ce mets, si difficile à
manger selon la mode indigène et dont la saveur est un peu amère, n'a cepen-
dant rien de désagréable pour un Européen. Je m'y accoutumai en peu de jours
et je finis par le trouver excellent. A ce premier service succédèrent plusieurs
autres plats vraiment délicieux; notre repas se termina en buvant la liqueur
de deux noix de coco d'une fraîcheur admirable. On nous passa ensuite une pipe
curieusement sculptée que nous nous mîmes à fumer. Pendant le repas, les in-
digènes n'avaient pas cessé de nous examiner avec l'attention la plus soutenue;
les 'moindres détails de nos gestes et de nos mouvemens devenaient pour eux une
source intarissable de commentaires. Leur étonnement fut au cotnble lorsque
nous nous dépouillâmes de nos vêtemens saturés de pluie et par conséquent
devenus très incommodes. Ils ne se rendaient pas compte de la teinte noire que
six mois de navigation sous le tropique avaient imprimée à nos visages et qui
contrastait avec la blancheur de nos corps. Ils en palpaient toutes les parties,
à peu près comme un marchand de soieries palpe une étoffe qui lui semble
belle; leurs vives exclamations causées par une peau blanche, des chairs euro-
péennes, des muscles élastiques et d'un tissu moins dur et moins coriace que
l'est ordinairement l'épiderme polynésien, ne laissaient pas que de nous
étonner. »
M. Melville apprit plus tard que ces insulaires, au milieu de leur
primitive et charmante innocence, ont de singuliers goûts, et que la
touchante simplicité de leurs pénchans admet en général, malgré
556 REVUE DES DEUX MONDES.
les hypotlièses de Jean-Jacques, un certain mélange de gastronomie
cannibale.
Néanmoins les choses s'annonçaient bien pour nos aventuriers; on
les laissa dormir; à leur réveil, les beautés de l'endroit se montrèrent
agaçantes et peu sévères; évidemment on traitait les étrangers comme
des curiosités précieuses. Le roi Méhévi, qui les avait pris sous sa pro-
tection particulière, revint bientôt les honorer d'un visite d'étiquette;
il était en grand costume.
a Je le vis abaisser sous la porte cintrée et peu élevée de l'habitation le su-
perbe diadème de plumes qui flottait sur sa tête. Il s'avançait au milieu des
sujets de l'endroit qui se retiraient avec respect et lui faisaient place. Je restai
comme ébloui de sa splendeur barbare. Un demi-cercle déplumes de coq, entre-
mêlées des plumes éclatantes de l'oiseau des tropiques, se dressait sur son front
et venait rejoindre, en forme de croissant, un bandeau de graines écarlates qui
brillaient sur son front verdâtre. Plusieurs énormes colliers, faits de défenses de
sanglier, polies comme l'ivoire, étaient étages sur sa vaste poitrine; les plus
gros se balançaient majestueusement sur son abdomen. En guise de boucles
d'oreilles, il portait deux dents de baleine dont la pointe aiguë tournait der-
rière l'oreille et dont la cavité placée en avant était remplie de feuilles
fraîches et de fleurs variées qui s'en échappaient comme de deux cornes d'a-
bondance. L'autre bout, sculpté avec beaucoup de recherche et taillé à jour,
présentait mille dessins et des bas-reliefs fantastiques. Sur les reins du guerrier
et retombant des deux côtés en plis élégans et massifs se nouait un morceau
d'étoffe brune et moelleuse faite de l'écorce nommée tappa, que terminaient des
torsades et des festons tresses avec art. Les bracelets de cheveux humains, qui
ornaient ses bras et ses pieds, complétaient ce costume unique. Il brandissait
dans sa main droite une arme de près de quinze pieds, admirablement sculptée,
faite du bois brillant et rouge que les indigènes nomment kaure et destinée à
servir à la fois de lance et de pagaïe, très affilée d'un bout et de l'autre aplatie.
Une pipe richement décorée était rattachée obliquement à sa ceinture par un
nœud d'écorce; le tuyau en était rouge et très mince, et de petites banderoles
de tappa y étaient suspendues ainsi qu'à la cheminée de la pipe. Il y avait as-
surément de la majesté et de la grâce dans l'ensemble de ce costume original. »
Le jeune matelot américain se laisse séduire par le premier éclat
de cette royauté barbare; nous le verrons tout-à-1' heure céder aussi
facilement aux voluptés du harem. Méhévi, bonhomme de roi et can-
nibale agréable, fait venir teDupuytren du pays, un vieux chirurgien
qui commence à masser, frotter et pétrir la jambe malade de Melville
jusqu'à ce que le blessé demande grâce. Cependant il va mieux, et le
roi lui donne pour domestique un sauvage assez intelligent, nommé
Kori-Kori; puis on confie le soin de sa personne au propriétaire d'une
jolie maison, nommé Marheyo, dont la femme, appelée Tinor, était la
seule personne laborieuse de tout le village. Ce couple avait trois fils,
dandies sauvages, qui passaient leur vie à fumer, à boire et à faire la
voyages d'hermann melville. 557
cour aux belles. Celles-ci visitaient par essaims la demeure assignée à
Melville et à Toby, qui apprirent bientôt que le code moral de la po-
pulation n'ordonne pas la chasteté.
Les femmes taïpies ont deviné sans doute que c'est chose peu favo-
rable à la grâce de se peindre et de se piquer le corps; elles sont peu
tatouées et en général elles justifient l'admiration de Bougainville et
de Cook. « Je remarquai spécialement, dit Melville, une Armide de
seize ans et demi , dont le nom était Fayaway, qui dansait comme une
fée et qui avait les plus beaux yeux noirs et les traits du monde les
plus réguliers. Trois petits points rouges, gros comme une tête d'é-
pingle, au-dessus des lèvres, et une « épaulette de petite tenue » sur
chaque épaule, voilà les seuls crimes de tatouage que l'on pût lui re-
procher. Elle chantait bien, sa voix était douce, son humeur égale, et
je me rappellerai toujours avec délices les soirées passées sur le lac
avec elle pendant qu'elle donnait à notre canot, de sa brune main
merveilleusement fine et déliée, une impulsion légère. »
L'existence sauvage faite à nos aventuriers était douce, comme on
le voit. Le logement que le roi Méhévi leur avait assigné offrait même
une disposition architecturale singulièrement gracieuse.
« Sur le flanc d'une colline assez abrupte, recouverte d'une végétation luxu-
riante, des dalles blanches superposées par étages, à la hauteur d'environ huit
pieds, formaient une espèce de piédestal sur lequel la maison était perchée, et
qui était absolument semblable, en hauteur et en longueur, à la maison elle-
même. Ce parquet régulier et oblong avait douze toises de long sur douze pieds
de large. Une espèce de balcon avait été ménagé sur la face antérieure du bâti-
ment; un treillis en cannes de bambou l'entourait. La charpente était faite de
grosses tiges de bambous plantées verticalement et maintenues par des traverses
horizontales, faites du bois léger de l'hibiscus et rattachées par des écorces. Au
fond de l'habitation, un treillage serré, fait de rameaux et de feuilles de coco-
tier artistement tissues, ne laissant passage ni à l'air ni au jour, et formant un
angle très ouvert, s'inclinait doucement pour atteindre le sommet de l'habita-
tion; de ce point, le toit formait un angle aigu qui s'arrêtait à cinq pieds du sol;
les extrémités des fleurs pendaient comme des guirlandes au front de l'habita-
tion. Les trois autres côtés du bâtiment, formés de joncs entrelacés et comme
brodés d' écorces rouges et bleues, laissaient pénétrer librement la lumière, la
brise et le parfum des fleurs. Rien de plus pittoresque et de plus commode. En
dehors de l'habitation, on avait ménagé un espace libre où se trouvait une pe-
tite cabane servant de garde-manger et de cellier. A quelques toises des dalles,
s'élevait un grand hangar, où l'on préparait le poïe-poïe et les autres alimens.
11 fallait se baisser un peu pour entrer dans la maison; alors on voyait devant
soi, parallèles à la palissade ou muraille dont j'ai parlé, deux poutres ou troncs
de cocotiers ronds, admirablement polis et à deux toises environ l'un de l'autre.
L'espace qui les séparait se trouvait occupé par plusieurs nattes de couleurs
vives et de dessins variés, servant de lit aux indigènes. C'est leur divan oriental;
tome u. 36
558 REVUE DES DEUX MONDES.
c'est là qu'ils font la sieste pendant la chaleur du jour et qu'ils reposent pen-
dant la nuit, à l'abri de la pluie comme de la chaleur, protégés contre les exha-
laisons et l'humidité du sol, et rafraîchis par l'air qu'admettent les interstices
du treillage. A la poutre centrale se trouvaient suspendues plusieurs enveloppes
de tappa ordinaire, que l'on faisait descendre au moyen d'une corde, et qui
renfermaient des vètemens et des ustensiles. Sur le mur, des javelines, des
piques, des boucliers sauvages étaient disposés de manière à former des figures
régulières. Je doute que l'on puisse rêver une architecture dont l'appropriation
fût plus convenable au climat et plus heureusement inventée. »
Une fois maîtres de leur jolie volière, il faut avouer que ces mes-
sieurs jouirent paisiblement de tous les biens matériels que la civilisa-
tion de Tior peut offrir à de jeunes matelots. Miss Fayaway chantait
comme un ange, Marheyo était un fort bon diable, Kori-Kori un excel-
lent domestique, plus complaisant que les helps des États-Unis; à la
fois aide-de-camp, intendant, valet de chambre, groom, précepteur,
maître de langue et poète, il servait même, dans l'occasion, de ca-
briolet et de cheval. Melville, selon sa coutume, enfourcha cette mon-
ture un soir que le roi lui fit la grâce de le conduire aux célèbres
tabous de la vallée, lieux consacrés par le paganisme de ces îles :
« Au sommet de la colline nous trouvâmes les bosquets sacrés qui avaient
servi de théâtre à tant de rites horribles et de fêtes nocturnes. Un crépuscule
solennel, semblable à l'ombre des cathédrales, régnait sous les épais feuillages
des arbres à pain consacrés. Tout semblait rempli de l'horreur profonde et du
génie funèbre de ce paganisme sauvage. Çà et là, dans les profondeurs de ces
bois solitaires, à demi cachés par des masses de feuillage, s'élevaient sous la
forme d'énormes blocs de pierre noire et polie les autels du sacrifice, construits
sans ciment, d'une hauteur de douze à quinze pieds, et couronnés par un temple
rustique ouvert de tous côtés, entouré d'une palissade de bambous, et dans l'in-
térieur duquel on apercevait les débris des offrandes religieuses, des fruits d'ar-
bres à pain et des noix de coco, dans un état de putréfaction plus ou moins
avancé. Au centre même du bois, un espace oblong et assez considérable, re-
couvert de dalles polies, était réservé pour la célébration des rites les plus se-
crets, et se terminait, aux deux extrémités, par deux terrasses ou autels ornés
de deux rangées d'idoles en bois, épouvantables à voir. Les deux autres côtés
du quadrangle étaient garnis de petites huttes de bambous, dont la porte s'ou-
vrait à l'intérieur de l'espace consacré. Tout au milieu, des arbres énormes, dans
le tronc desquels on avait pratiqué des espèces de tribunes destinées aux prê-
tres qui haranguaient le peuple, versaient une ombre mystérieuse. Telle était
la sainteté du lieu que toute femme convaincue d'y avoir pénétré était à l'in-
stant mise à mort. Près de l'arbre central était un toit de bambous, consacré
comme tout le reste. Ce fut là que nous conduisit le roi, suivi d'une foule nom-
breuse; les femmes s'arrêtèrent à distance et les hommes vinrent jusqu'à la
porte de l'édifice. En y entrant, je vis avec surprise six mousquets rangés contre
la muraille, chacun avec une poire à poudre suspendue à côté, et, en face, un
grand nombre d'armes diverses: épées, lances, javelots, massues, a Ce doit
VOYAGES D'HERMANN MËLVllLE. 559
être, dis-je à Toby, l'arsenal des sauvages. » En m'avaneant, j'aperçus quatre
ou cinq vieillards accroupis , difformes, et dont la décrépitude et le tatouage
avaient fait des objets tellement hideux, qu'ils semblaient n'avoir plus rien d'hu-
main. Leurs corps étaient verts comme du bronze florentin, cette couleur étant
celle que le tatouage prend toujours dans l'extrême vieillesse des individus, et
ceux-ci étant couverts des pieds à la tête d'incisions et de gravures de toutes les
espèces, dont les lignes innombrables avaient fini par se confondre. Rien n'é-
tait plus laid que ces personnages qui, ensevelis dans une profonde torpeur,
ne faisaient pas la moindre attention à nous. Méhévi prit place sur une des
nattes; Kori-Kori prononça une espèce de prière inintelligible pour moi, et uh
serviteur apporta le poïe-poïe. Notre hôte, de la façon la plus courtoise, nous
engagea à nous servir sans cérémonie et nous donna l'exemple d'un excellent
appétit. Après un repas de plusieurs services qui par parenthèse fut délicieux,
les enivrantes vapeurs du tabac nous causèrent une agréable et soporifique
langueur, augmentée encore par la tranquillité du lieu et par les ombres crois-
santes de la nuit qui allait tomber. Mes yeux se fermèrent; tout disparut pour
moi jusqu'au moment où je sortis de l'espèce de transe somnambulique où
j'avais été plongé. Il pouvait être minuit. Toby dormait toujours; les ténèbres
étaient profondes, et nos convives s'étaient éclipsés. Le seul bruit qui interrom-
pît le silence de notre asile était la respiration asthmatique des vieillards en-
dormis à peu de distance de nous, apparemment les seuls habitans du logis.
J'eus peur et j'éveillai mon camarade. Nous nous consultions sur la disparition
subite de nos hôtes, lorsque des ombres de la forêt sortirent tout à coup des
jets de lumière intermittens, illuminant pour quelques secondes le tronc des
arbres et le dessous des feuillages, de manière à faire paraître plus terrible l'ob-
scurité qui nous entourait. Comme nous regardions ce spectacle, des ombres
passèrent et repassèrent devant la flamme, et bientôt après la silhouette d'au-
tres personnages , dansant et bondissant comme des démons , nous apparut à
son tour. Je contemplais ce nouveau phénomène avec un sentiment d'effroi as-
sez vif, et je dis à mon compagnon : « toby, qu'est-ce que cela peut être? ■*-
Pas grand' chose, répondit-il; ils allument le feu. *— Et quel feu, s'il vous plaît?
le feu pour nous rôtir! Il n'y a que ce beau motif qui puisse faire ainsi cabrioler
les cannibales. » En disant ces mots, le sang frappait à mon cœur comme un
marteau bondit sur l'enclume. »
En effet, la situation était peu rassurante; il faut convenir d'ailleurs
qu'elle nous a valu une narration qui peut passer pour un modèle dans
l'art de communiquer au lecteur les sensations vivement éprouvées,
et surtout cette émotion nerveuse qui se rapporte à l'instinct physique
plutôt qu'aux sentimens. Au bout de quelques minutes, la voix du roi
Méhévi se fit entendre; il apportait à ses hôtes un beau quartier de
porc grillé qui prouvait évidemment qu'il n'avait pas encore l'inten-
tion de les manger. Il leur resta quelques doutes sur les véritables
desseins de ces êtres mystérieux. Melville, dont la jambe n'était pas
complètement guérie, était trop faible pour s' enfuir; mais l'alerte Toby,
saisissant la première occasion qui s'offrit, déserta les voluptés prodi-
560 REVUE DES DEUX MONDES.
guées aux voyageurs par l'hospitalité sauvage, et laissa son camarade
se tirer d'affaire comme il pourrait. Melville resté seul s'ennuyait fort.
Les chants poétiques de miss Fayaway et les beautés du paysage poly-
nésien ne lui suffisaient plus. On le fit assister, pour le distraire, à la
grande fête des Calebasses.
« J'étais, dit-il, tout-à-fait curieux de savoir ce que pouvait signifier un pas
de ballet exécuté par six vieilles femmes aux bras pendans, ballet dansé à
Pombre des grands arbres sans que personne y fît attention. Ces danseuses,
parvenues à un âge fort avancé, ne portaient aucun vêtement; tenant leurs bras
collés des deux côtés de leurs corps comme des statues égyptiennes, elles sau-
taient en l'air à des intervalles assez rapprochés , parfaitement raides et sem-
blables à des bâtons que Ton veut faire entrer dans l'eau et qui en ressortent.
D'ailleurs, elles restaient graves, solennelles et silencieuses. Les soubresauts pé-
riodiques de ces six bâtons noirs qui se soulevaient comme par ressort me furent
expliqués par le savant Kori-Kori. Les vieilles danseuses étaient des veuves;
n'ayant plus d'appui sur la terre depuis que leurs maris avaient été tués dans le
combat, elles se trouvaient légères, privées de solidité, choses flottantes et dan-
santes; triste conviction qu'elles exprimaient symboliquement par le ballet au-
quel j'avais l'honneur d'assister. »
Il y a une idée juste au fond de ces récits amusans qui semblent hu-
moristiques et de fantaisie; c'est le germe de civilisation que contien-
nent les coutumes les plus barbares et que M. Melville en dégage avec
un mélange d'ironie et de sentiment pittoresque qui fait le charme de
son livre.
« J'avais baptisé du nom de miss Fayaway, dit-il, un petit lac délicieux sur
lequel nous naviguions ensemble. Un jour elle me conduisit au mausolée d'un
chef célèbre, construit au fond d'une petite baie dans une situation très isolée.
Les longues colonnes des palmiers de la rive se balançaient avec majesté,
jetant dans le temple funèbre leurs ombres portées qui vacillaient tristement.
Pas un murmure, seulement le doux bruissement du flot sur le gazon et la
plainte lente des feuillages qui tremblaient. Comme tous les monumens de
quelque importance, le mausolée reposait sur des dalles formant une espèce
de cube. C'était un petit pavillon carré dont la toiture en feuilles de palmier
s'appuyait sur quatre bambous si minces qu'on avait peine à les distinguer. Un
pavé de quelques toises, fait des mêmes dalles oblongues, entourait l'édifice.
Aux quatre angles se trouvaient quatre énormes troncs de cocotiers. C'était un
lieu sacré. Au centre du monument, élevé sur une petite plate-forme, on voyait,
comme amarré et immobile, un canot d'environ sept pieds de long, entouré d'une
petite balustrade , et dans lequel , assise à la proue , apparaissait l'effigie d'un
guerrier enveloppé d'une longue robe brune; cette robe ne laissait passer que ses
mains et sa tète, sculptées en bois avec beaucoup de soin et même de talent na-
turel. Un diadème de plumes qui flottaient sur son front, perpétuellement agité
par la brise qui pénétrait dans cette solitude, donnait, par son mouvement, une
apparence de vie à l'immobilité de la statue. Le canot était d'un bois de couleur
sombre , admirablement poli , orné de coquilles de toutes couleurs et entouré
voyages d'hermann melville. 561
d'une guirlande de ces coquillages. A travers les longues feuilles de palmier on
apercevait le guerrier courbé sur la pagaïe qu'il tenait à deux mains pour faire
avancer le canot immobile; en face du guerrier, un crâne de mort poli et luisant,
planté sur la proue de l'embarcation, arrêtait sur lui son éternel regard et son
éternel sourire. Ce chef sauvage était mort dans son canot au moment où, vain-
queur, il se dirigeait impatiemment vers le rivage; une flèche ennemie l'avait
frappé. Je me rappellerai toujours ces deux têtes en conversation éternelle : l'ac-
tivité et le repos, et l'ironie de la mort en face de l'orgueil de la vie. Au milieu
de cette calme solitude, les douces ombres des palmiers, — je crois les voir en-
core,— se penchaient avec une grâce infinie et éternelle sur le petit temple fu-
nèbre qu'elles protégeaient contre l'ardeur du jour. »
Telles sont les peintures vivantes de ce monde primitif, peintures
qui se fondent avec les souvenirs éloignés de l'existence civilisée par
une demi-teinte de sarcasme habile et d'un effet vraiment neuf. Une
fois en état de marcher, Melville, persuadé que ses hôtes estiment qu'il
est à point pour être mangé, choisit son moment et s'enfuit muni de
quelques provisions. Une nouvelle traversée le ramène aux rives de l'At-
lantique, où il débarque sain et sauf, tout-à-fait guéri de la passion
des aventures.
La valeur réelle de ces deux ouvrages consiste, on le voit, dans la
vivacité des impressions et dans la légèreté du pinceau. Séduit par son
premier succès, l'auteur essaya ensuite d'écrire un nouveau livre hu-
moristique [Mardi ou le Voyage là-bas)-, gêné par la fausse réputation
d'inventeur qu'on lui avait faite, il se mit en frais pour la mériter; il
essaya de déployer les trésors d'imagination qu'on lui prêtait; nous al-
lons dire comment il a réussi.
D'abord, en bon commerçant, ne voulant pas perdre le crédit que
sa première affaire avec l'île de Tior lui avait rapporté, il ne quitta pas
la Polynésie, ce qui était une première faute. Ensuite il prétendit se
montrer absolument original; seconde erreur. On n'est guère original
à volonté. La critique est absurde quand elle reproche aux Américains
de manquer d'originalité dans les arts; l'originalité est une chose qui
ne se commande pas et qui vient tard; peuples et hommes commen-
cent nécessairement par l'imitation. L'originalité n'appartient qu'aux
esprits mûrs, qui ont parfaite conscience de leur profondeur et de leur
étendue; l'enfance n'est jamais originale. Cette prétention d'excessive
nouveauté n'a fini par aboutir ici qu'à un gauche et singulier mélange
de comédie grotesque et de grandeur fantastique qui ne se retrouve
dans aucun livre. Rien de fatigant comme ce mélange du pompeux
et du vulgaire, du lieu-commun et de l'inintelligible, d'une rapidité
violente dans l'accumulation des catastrophes et d'une lenteur em-
phatique dans la description des paysages. Ces divagations, ces or-
nemens, ces grâces, ce style fleuri, festonné, tout en astragales, res-
562 REVUE DES DEUX MONDES.
semblent aux arabesques de certains maîtres d'écriture; on ne peut plus
lire le texte.
Un livre humoristique est le plus rare produit de l'art. Voyage sans
boussole sur un océan sans limites, Sterne, Jean-Paul et Cervantes,
navigateurs de génie, ont seuls pu l'accomplir; assurément M. Melville
n'y est point parvenu. Bien qu'il débute par la féerie pour continuer
par la fiction romanesque et essayer ensuite de l'ironie et du symbole,
les élémens disparates se brisent en criant sous sa main novice. Que
d'études, de réflexions et de travaux, quelle science du style, quelle
puissance de combinaison et quel progrès de civilisation ne faut-il pas
pour créer Rabelais, Swift ou Cervantes I Ne nous étonnons pas que
Mardi ait tous les défauts de la littérature anglo-américaine naissante,
et cherchons ce qu'il contient de remarquable et de nouveau. Observons
le développement curieux d'une nationalité de seconde création, et sou-
venons-nous qu'il y a des maladies de croissance et que les hommes
comme les races ne se développent pas seulement par leurs vertus.
Un Américain , M. Melville lui-même, est engagé comme matelot
sur un vaisseau baleinier en partance pour les îles de la Sonde. Cet
engagement, qui ne doit durer qu'un espace de temps limité, est va-
lable seulement pour certains parages; mais les vents et la mer sont
changeans. Un long calme enchaîne le navire; le capitaine privé de ses
bénéfices change le plan de son expédition, et il annonce à l'équipage
que son intention est de se diriger vers le Spitzberg pour y chercher
les cachalots et les baleines. « Vous manquez à votre engagement, lui
dit Melville; j'ai passé traité avec vous pour vous accompagner sous
d'autres latitudes. Je ne veux pas vous suivre. — Partez si vous pou-
vez, lui répond le capitaine qui rentre dans sa cabine après avoir jeté
à son subordonné cet étrange défi. » L'Américain l'accepte tacitement,
grimpe sur les haubans, et là confère avec le vieux Jarl, son ami
d'enfance, sur les moyens de s'emparer d'une des chaloupes balei-
nières suspendues au flanc du navire et toutes bien outillées. Jarl est
un loup de mer, athlétique comme un Scandinave des temps païens,
bronzé et silencieux comme une statue, dévoué à son ami, incapable de
trembler devant aucun péril, prudent néanmoins et redoutable, un
véritable Viking, un de ces rois de la mer que la Norvège et le Dane-
mark jetaient au Ve siècle sur les côtes d'Angleterre, d'Ecosse et d'Ir-
lande. Jarl n'est pas trop de l'avis de son compagnon; mais Melville le
désire, et Jarl obéit. Pendant une nuit obscure, le vaisseau filant peu
de nœuds à l'heure et le timonier sommeillant à demi sur la roue
du gouvernail, la chaloupe est lentement abaissée; les deux fugitifs,
munis de provisions qu'ils ont préalablement dérobées, se lancent sut
l'immense Océan Pacifique, et leur entreprise est accomplie. L'enlè-
vement nocturne de la chaloupe, les péripéties des dix-huit jours passés
voyages d'hermann melville. 563
en mer, l'ouragan qui succède au calme sur ces eaux transparentes et
sans fond, l'observation des tribus bizarres (à peine étudiées par les
naturalistes) qui habitent cet Océan, seraient d'un intérêt vif si l'auteur
n'en avait étouffé la vie et la réalité sous le luxe des circonlocutions,
des exclamations, des divagations et des hyperboles.
Il semble aux Américains, comme à tous les peuples qui n'ont pas
encore de littérature personnelle, que la simplicité soit vulgaire et la
vérité du détail méprisable. L'hyperbole, entassant Ossa sur Pelion et
Pelion sur Ossa, s'enveloppant de nuages qui détruisent la finesse et la
sévérité des contours, est un des vices les plus communs des littératures
qui commencent et de celles qui finissent. A ce premier défaut se
joint l'incorrection née de la rapidité du travail. M. Hermann Melville
n'use pas de la langue anglaise comme Wadsworth Longfellow, avec
une habileté savante, ni comme Bryant, autre poète remarquable, avec
une grâce un peu timide. Il brise les vocables, renverse les périodes,
crée des adjectifs inconnus, invente des ellipses absurdes, et compose
des mots insolites contre toutes les lois de l'antique analogie anglo-
germanique, « unshadow, — tireless, — fadeless, » et beaucoup de mons-
tres de cette espèce (1). Néanmoins et en dépit d'un style inoui, les
émotions de la mer sont admirablement rendues. Tantôt, sur le pont
du navire, le matelot voit en elle le coursier rebelle et puissant que
l'industrie, la patience et la science domptent à leur gré; tantôt, sur la
chaloupe fragile, c'est une force herculéenne qui se joue de l'homme
comme le vent promène la plume dans les airs. Melville et Jarl ont cal-
culé qu'en se dirigeant vers le sud ils ne pouvaient manquer d'atteindre
une de ces îles fortunées, tout embaumées de parfums, qui émaillent
l'Océan Pacifique. Dix-huit jours s'écoulent. L'eau va leur manquer,
leur courage faiblit, quand une voile apparaît à l'horizon; ils se dirigent
vers le navire quel qu'il puisse être. C'est la nuit. Aucun bruit, aucun
mouvement sur le pont; point de lumière. Les voiles frappent les mâts
de leurs lambeaux déchirés, que rattachent des agrès en débris. Jarl et
Melville montent à l'abordage. Personne encore; c'est un brigantin ma-
lais, de forme étrange, abandonné de son équipage, du moins à ce que
l'on peut croire. Les deux aventuriers, lanterne en main, visitent l'en-
trepont et la sainte-barbe, y trouvent de vieux débris et des fragmens de
costumes, des alimens et de la poudre, et, après avoir fait flotter leur
(1) Un-, qui exprime la négation comme l'a privatif des Grecs, ne peut précéder que
les adjectifs, les adverbes et les verbes : un-earthly, un-willinyly, un-lie. Less, ad-
verbe exprimant la privation [los en allemand, le laus gothique), ne doit se placer qu'a-
près les substantifs : father-less, penny-less. Ces principes qui émanent du génie spécial
et sont adhérens à la logique du langage, règlent dans tous les idiomes de souche Scan-
dinave et germanique la formation puissante et large des vocables composés. Être infidèle
à ces lois essentielles, c'est détruire l'idiome et en saper les racines.
564 KEVUE DES DEUX MONDES.
chaloupe à la remorque du brigantin, soupent paisiblement sur le pont.
Cependant au-dessus de leur tête, dans les haubans, un bruit se fait
entendre. Un homme et une femme, tous deux indigènes des îles de la
Polynésie, se sont réfugiés dans les agrès à l'approche des étrangers.
L'un est Sancoah, l'autre sa femme, terrible amazone; après un com-
bat où l'équipage entier a péri, ces sauvages ont lancé le brigantin à
la mer pour échapper au carnage, et, jetant les cadavres dans l'Océan,
ils sont restés maîtres du brigantin. Sancoah le Polynésien a perdu un
bras dans la mêlée. On s'entend. Melville, secondé par cet équipage d'é-
trange fabrique, prend le commandement de l'embarcation, et le bri-
gantin finit par entrer dans ces archipels verdoyans et ces lagunes
transparentes, pour lesquels, depuis son dernier séjour parmi les Taï-
pies, M. Melville semble avoir une prédilection marquée.
Toute cette première partie du livre, sauf le besoin sans cesse ma-
nifesté par l'auteur d'être éloquent, ingénieux et original, est char-
mante et pleine de vie. 11 y a beaucoup d'intérêt et de vigueur dans les
scènes maritimes, telles que la peinture du calme et de l'orage et sur-
tout la prise du brigantin abandonné. Vous croyez commencer un récit
d'aventures vraisemblables ou vraies... Nullement. A peine l'auteur
est-il entré avec son brigantin dans ces lagunes délicieuses où le prin-
temps est éternel et la nuit lumineuse comme le jour, il renonce à la
réalité; la féerie et le somnambulisme commencent.
Voici une barque double, portant à l'une de ses deux proues un dais
chargé de fleurs et d'étoffes précieuses, et conduite par douze Polyné-
siens qui semblent obéir à un vieillard à barbe blanche, chargé d'or-
nemens. Jarl, Melville et les deux indigènes s'embarquent sur leur
chaloupe pour aller à la rencontre des étrangers. Un combat suit cette
rencontre; le prêtre qui attaque avec fureur Melville et ses amis est
frappé à mort; ses acolytes fuient, et une jeune fille, qui était restée
cachée sous le dais, blanche comme une Européenne, transparente
comme la nacre, aux yeux bleus comme la fleur de l'iris, devient la
conquête des ravisseurs. C'est une tulla ou fille blanche, comme ces
régions en voient naître quelques-unes; elle se nomme Aylla; le prêtre
la conduisait en grande cérémonie dans l'île sacrée où elle devait être
sacrifiée au dieu du mal. Melville, bien entendu , devient fort épris
d'Aylla, qui n'a pour elle que sa beauté; on ne peut imaginer d'héroïne
plus insignifiante et de divinité plus fastidieuse.
Autant que le somnambulisme éveillé de cette partie du livre per-
met de deviner les intentions de l'auteur américain, Aylla doit repré-
senter le « bonheur humain » sacrifié par les prêtres. M. Melville garde
une vieille dent au sacerdoce, et, depuis que les missionnaires du New-
York Evangelist lui ont reproché son irrévérence, ce mécontentement
paraît s'être envenimé.
VOYAGES d'hermann melville. 565
Ici commence une odyssée symbolique de la plus étrange nature
très gauchement imitée de Rabelais, — odyssée qui va nous plonger
dans un monde de fantômes extravagans et d'ombres allégoriques.
Tour à tour les aventuriers rendent visite aux chefs des petites îles
de l'archipel, qui tous ont une signification symbolique. Borabolla le
gastronome représente évidemment l'épicuréisme; Maramma , c'est le
monde religieux, la superstition; Donjalolo, c'est le monde poétique;
l'antiquaire Oh-oh est le symbole de l'érudition. Un chapitre semble
consacré à l'étiquette des Espagnols, un autre au génie artiste des Ita-
liens, un troisième à la mobilité française. Je pense que l'île de Pim-
minie doit être le beau monde, la société exquise dont M. Melville fait
une satire assez piquante. C'est en deux mots la jeune Amérique se mo-
quant de la vieille Europe. Nous ne serions point fâchés de recevoir
quelques leçons de cette jeune enfant précoce et robuste; notre dé-
crépitude en a besoin, et nous jouons des comédies fort tristes; mais
M. Melville s'y est mal pris pour nous endoctriner ou nous parodier.
Que nous importent les interminables excursions de Melville, de San-
coah et de Jarl? Qu'avons-nous à faire du roi Prello et du roi Xipho
qui symbolisent la féodalité et la gloire militaire? Ce ne sont plus là nos
terreurs présentes; — notre xixe siècle a d'autres ennemis à combattre.
Enfin une reine, la reine Hautia, qui s'est éprise du voyageur, s'avise
d'enlever la jeune captive. De temps à autre Hautia qui doit être
quelque chose comme la Volupté envoie à Melville trois de ses femmes
de chambre, armées de fleurs symboliques que le héros ne manque pas
de lui renvoyer. Au milieu de ce chaos , les vieilles théories de d'Hol-
bach, les dogmes déjà surannés de Hegel, l'algèbre panthéistique de
Spinoza se mêlent et se heurtent avec une confusion inextricable. Les
lieux communs philosophiques des écoles incrédules se voilent sous
mille replis symboliques, et l'auteur paraît croire que ce sont là de bien
grandes audaces; — qu'il sache que nous sommes tout-à-fait blasés
sur les blasphèmes.
Le second volume est consacré à cette satire obscure des croyances
européennes et aux vagues doctrines d'un panthéisme sceptique. Aucun
des voyageurs n'a pu retrouver le Bonheur humain (Aylla); ils n'ac-
ceptent pas la Volupté (Hautia) comme compensation suffisante. Alors
on fait voile pour Mardi, une espèce de monde dans les nuages; — du
symbolisme métaphysique nous passons à l'allégorie transparente.
Mardi, c'est le monde politique moderne. Cette partie offre l'intérêt
le plus piquant de l'ouvrage; on est curieux de savoir comment un
républicain des États-Unis juge la civilisation du présent et celle de
l'avenir, et résout l'obscur problème des humaines destinées. Passons
rapidement sur les inventions de noms étranges dont l'Europe, la
France, l'Amérique, sont baptisées par l'auteur : c'est Dominora (l'An-
gleterre), Franko (la France), Ibiria (l'Espagne), Romara (Rome), Aps-
566 REVUE DES DEUX MONDES.
burga (l'Allemagne), Kannîda (le Canada). Cette arlequinade rappelle
trop notre Rabelais, si fécond en appellations dont le son grotesque
suffit à provoquer la titillation pantagruélique. M. Mel ville n'est pas un
magicien de cette espèce. Il a du bon sens et de la sagacité; il voudrait
en faire de l'humour, ce qui n'est pas la même chose.
Le vaisseau fantastique sur lequel se trouvent un poète, un philo-
sophe, M. Melville et je ne sais quels personnages fabuleux d'une inven-
tion médiocre, touche tour à tour aux rivages d'Europe ou Porphyro
(l'étoile du matin), et de l'Amérique ou de la Terre de vie (Vivenza).
On visite l'Allemagne, l'Angleterre, l'Espagne, l'Italie, la France. Il y
a dans la manière dont l'auteur parle de la Grande-Bretagne un res-
pect filial et un profond amour qu'il faut noter, et dans la pitié qu'il
accorde à l'Irlande une sévérité tout-à-fait anglo-saxonne; enfin on
aperçoit la France; l'année 4848 vient de commencer :
« Glorieuse Europe, chante le poète pendant que le soleil se couche, éclai-
rant les crêtes blanches et crayeuses de l'Angleterre et les côtes verdoyantes de
l'Irlande; tu es le séjour magique des demi-dieux; tu nourris des peuples en-
tiers de philosophes, de savans, de sages et de bardes qui chantent en chœur;
tes rois paisibles portent sans peine des sceptres longs comme le mât d'un na-
vire! Des perspectives de clochers, des multitudes de dômes, de coupoles et de
minarets, des avenues de colonnes, des armées de statues, des horizons tout
entiers de splendides peintures, font ta gloire et ton bonheur, ô pays des délices!
Surtout, je voudrais aborder en France, dans la région favorisée, et toucher la
main de son vieux roi!
« La brillante langueur de la nuit semblait redoubler de beauté et de calme,
quand tout à coup la mer se troubla, le ciel devint noir, et un jet de flamme
qui retomba en pluie étincelante jaillit de ce Vésuve que la France porte toujours
dans son sein : le monde trembla, le palais et le trône du vieux monarque s'en-
foncèrent tout à coup dans le cratère.
« — C'est l'ancien volcan! s'écria l'un des voyageurs. — Toujours le même
foyer, répondit le philosophe, seulement il a trouvé une nouvelle issue. — Celle-ci,
reprit le troisième, est plus redoutable que l'éruption que j'ai vue dans ma jeu^-
nesse; ne serait-ce pas la fin de la France? La lave coule sur toute l'Europe;
l'Angleterre elle-même pâlit. Ce feu lugubre menace toute la civilisation. Ici
bientôt nous ne trouverons qu'un désert. — Mes amis, reprit le philosophe, le
feu qui dévore les gazons purifie et fertilise la prairie. L'agriculteur le plus habile
ne parvient jamais à rendre long-temps fertile le même sol. Si l'Europe est épui-
sée, il faut qu'elle se ravive. Si elle doit sa renaissance à cette commotion re-
doutable, elle aura payé bon marché sa résurrection inespérée. »
On voit que l'auteur garde un très beau sang-froid en contemplant
nos misères. Dès qu'il aperçoit la terre américaine, ce calme philoso-
phique fait place à une exaltation très vive :
« Salut, mon Amérique libre, terre du printemps! Le printemps! le printemps!
chante le poète. Il vaut mieux que l'automne; il a toute l'année devant lui.
« Vive la terre nouvelle ! la terre du printemps! Voici la race qui ne connaît
voyages d'hermann melville. 567
point de passé, qui ne connaît pas de ruines, qui ne marche pas en triomphe
lugubre sous les vieilles arcades qui tombent et s'écroulent. L'églantier sauvage
et le sapin odorant sont pour elle l'arche triomphale. Elle aime le creux des
fraîches vallées; elle ne s'enferme pas sous la voûte sombre de l'ermite. Vive
la race du printemps !
« C'est une terre nouvelle et au berceau; c'est un géant à peine né qui sourit
dans sa force. Monde nouveau, monde de joie : l'Océan le berce; la rosée du ma-
tin couvre son front, la verdure qui caresse ses jeunes tempes est embaumée.
Tout est pour lui fraîcheur, espérance, avenir, joie, entreprise et nouveauté!
Le jeune faon bondit près de lui, les jeunes fleurs sont en bouton, le rouge-gorge
essaie ses ailes et ses chansons dès l'aube. Le géant déploie ses bras, il essaie ses
forces! Vive le jeune et hardi géant! vive la race du printemps et de l'avenir! »
Il y a peu de chants lyriques plus réellement beaux que celui-là; le
poète y est vrai quant à son émotion propre , vrai quant à ce qu'il
exprime. Que deviendra en effet cette vaste Amérique où chaque
année des flots de populations diverses viennent s'agréger au vieux
noyau puritain et calviniste de la colonie anglo-saxonne? Quel sera le
génie de ce nouveau monde à peine ébauché? C'est un des plus curieux
sujets de spéculation et de conjecture qui puissent s'offrir au philosophe.
Ce que l'on doit affirmer avec certitude, c'est, d'une part, que l'Amé-
rique est très loin de son développement nécessaire; d'un autre, c'est
qu'elle atteindra des proportions qui repousseront l'Europe dans l'om-
bre. Les Européens sont trop portés à croire que la civilisation euro-
péenne renferme l'avenir et le passé du monde. Les zones de lumière
changent; la marche de la civilisation, celle de la science, la découverte
successive et constante de la vérité non-seulement ne peuvent plus être
l'objet d'un doute, mais cette vaste progression ascendante est seule
conforme à la loi divine et à l'amour divin.
M. Melville a donc les yeux très ouverts sur le magnifique avenir de
sa patrie; il prédit ce qui arrivera certainement, la transformation de
tout ce continent en une Europe immense et renouvelée. « Il est im-
possible, dit-il, que le Canada ne devienne pas indépendant comme les
États-Unis. C'est un événement que je ne désire pas, mais que je pré-
vois; la chose doit arriver. Il est impossible que l'Angleterre prétende
conserver son pouvoir sur toutes les nations qu'elle a protégées ou cou-
vées; les vicissitudes éternelles des choses ne le veulent pas. L'Orient a
peuplé l'Occident, qui à son tour repeuplera l'Orient : c'est le flux et le
reflux éternels. Qui sait si des rivages de l'Amérique, aujourd'hui à
peine habitée et qui débordera dans quelques siècles, des flots de jeunes
gens et de vieillards n'iront pas régénérer l'Europe devenue déserte,
ses villes ruinées et ses champs stérilisés?» Malgré cette ardeur patrio-
tique et cette confiance sans bornes, M. Melville adresse à ses conci-
toyens, sous le voile du symbole, il est vrai, des vérités dures et bonnes
568 REVUE DES DEUX MONDES.
à entendre. Son sermon est trop remarquable pour que nous ne le tra-
duisions pas littéralement :
« 0 citoyens des États-Unis, rois souverains, vous qui jamais n'écoutez que
votre propre sagesse, je veux garder l'anonyme; car, en votre qualité d'hommes
libres, vous tuez ceux qui ne sont pas de votre avis. Vous estimez que le passé
n'a pas de valeur, tandis que le passé est le grand apôtre de l'avenir. Vous ima-
ginez que le grand diable (qui est le mal) va mourir, tandis que le grand diable
vivra autant que l'homme et le monde. 0 souverains rois, vous êtes des fous,
quand vous pensez assister au dernier acte du drame humain , ayant pour dé-
noûment la république universelle et permanente; — rien n'est permanent.
« Quel est le siècle qui ne s'est pas regardé lui-même comme la consomma-
tion des siècles? Quelle est la monarchie qui n'a pas prétendu donner le dernier
mot de toutes les monarchies? Quelle est la république qui n'a pas eu foi dans
son éternité? Les hommes vont de vieilleries en vieilleries, croyant marcher de
nouveautés en nouveautés.
« Haine aux républiques ! criait la Rome de Romulus; et les courtisans de
répéter ces mots. Haine aux monarchies! criait l'autre Rome de Brutus; et tous
les petits orateurs répétaient en chœur : Un roi est une bête féroce! Ensuite vin-
rent les empereurs, majestés plus royales que les rois; on les adora.
« Vous êtes libres, dites-vous? Cela est vrai. 0 souverains rois, vous avez de
l'espace devant vous, vous pouvez vous livrer à vos ébats les plus violens. Le
jeune cheval sauvage des pampas galope en liberté dans les hautes herbes, cri-
nière flottante, naseaux ouverts; rien ne l'arrête; chaque muscle est chargé
d'électricité, chaque mouvement est triomphal. Et vous aussi, vous n'avez ni
bride ni mors; mais à qui le devez-vous? Avez-vous de quoi vous vanter? Si vos
populations étaient pressées et serrées dans un espace étroit comme celui de la
vieille Angleterre, si vous n'aviez pas eu vos immenses prairies et le gigantesque
Océan pour vous défendre, ô souverains rois, vous qui n'êtes ni des stoïques,
ni des contemplatifs, mais ardens, actifs, braves et avides comme vos ancêtres,
vous auriez crié : God save the king! ou vous vous seriez dévorés les uns les au-
tres. Rendez grâce à Dieu. Vous avez de l'espace pour être libres. — Vous serez vieux
un jour et vous aurez grandi. Tous les membres de votre communauté se cou-
doieront. Vous deviendrez oppresseurs, car vous aimez la victoire et le gain; —
et vous serez opprimés !
« O souverains rois, vous êtes déjà des oppresseurs et des tyrans sans le sa-
voir. Ne venez-vous pas, à votre insu , de vous précipiter sur une race voi-
sine (1)?
« Vos épées ruisselaient du sang mexicain , avant que vous eussiez la con-
science de les avoir tirées. Vos lois ne défendent-elles pas aux chefs de votre
république de déclarer la guerre? Cependant votre chef a osé quelque chose de
plus impérial; — il a fait la guerre sans la déclarer.
« O citoyens rois et souverains aveugles, apprenez que les républiques tom-
bent comme les monarchies, que la dépendance de l'homme envers l'homme ne
cessera que sur les ruines du monde, que les monarchies ne sont pas en elles-
mêmes essentiellement mauvaises, que pour certains peuples elles valent mieux
(1) Le Mexique.
voyages d'hermann melville. 569
que les républiques; que la paix armée du sceptre vaut mieux que le tribun
farouche armé de la corde et du glaive. Le beau sort que celui d'un homme
libre en France, n'osant pas tourner un coin de rue de peur d'y voir un écha-
faud qui s'élève (1)!
« Cela est vrai, les États-Unis prospèrent et grandissent : la bannière aux
étoiles confédérées est l'arc-en-ciel des nations; mais nous sommes bien jeunes,
nous n'avons point passé par les épreuves de notre foi. Pour une nation, mes
amis, cinquante ans sont peu de chose; il n'y a pas deux règnes de monarques
que ce pays appartenait à un roi. Nous n'avons pas revêtu la robe virile, nous ne
sommes pas même adolescens, et déjà nous avons des ambitions de czar et de
furieuses aspirations vers le pouvoir. Mes amis, ne jugeons pas trop vite; les
années ont beaucoup de leçons en réserve.
« La liberté politique est-elle donc le but suprême? Non, elle doit être un moyen
de bonheur, non un but définitif. Est-ce que l'homme ne reste pas esclave des
suprêmes lois, alors même qu'il s'est déclaré maître? Êtes-vous bien sûrs, ô sou-
verains rois ! d'être en possession de la liberté véritable, c'est-à-dire de la su-
prême sagesse? N'ajoutez-vous pas foi à d'incroyables folies? Quand vous vous
dites une grande nation, vous dites vrai, assurément; mais votre race et la
géographie n'y sont-elles pas pour beaucoup? Vos pères ne se sont-ils pas battus
pour vous? Avant de vous être déclarés libres, ne l'étiez- vous pas en réalité?
Les pèlerins calvinistes avaient semé le germe de votre indépendance; elle a
grandi dans vos solitudes. Souvenez-vous donc, ô souverains rois! que votre
force et votre grandeur vous viennent de ces mêmes institutions monarchiques
que vous affectez de mépriser et de ces Anglais dont le sang coule dans vos veines
avec leur imperturbable obstination !
« Remplis de préjugés et de superstitions, vous croyez voir la servitude là où
vous voyez des chambellans, des couronnes d'or, des manteaux d'hermine, des
colonnes de marbre et des palais de rois. La servitude est chez vous; car le
riche y marche sur le pauvre; elle est dans tout l'univers, d'où la souffrance et
le malheur ne seront jamais bannis. Tâchez de les neutraliser ou de les modérer
par la vertu; c'est ce que vous avez à faire de plus excellent. Pour moi, j'aime-
rais mieux être tranquille sous un roi que soumis à l'oppression de vingt mil-
lions de monarques, quand même je serais un de ces monarques.
«Fanatiques et superstitieux que vous êtes, ne croyez-vous pas qu'une béa-
titude et une sérénité ineffables vont couronner la vieillesse du monde, et que
tous les maux vont disparaître de la face du globe! Apprenez donc, enfans, que
tous les maux peuvent être allégés, que le mal en lui-même ne peut se détruire.
Partout de grandes réformes sont nécessaires; nulle part les révolutions san-
glantes ne le sont. Certes, la mort est le remède souverain , mais quel malade
insensé s'ouvrirait les veines et appellerait la mort pour se guérir?
« Quant à vous, enfans des États-Unis, voici quelques conseils qui vous re-
gardent : Toutes les démocraties hurlent contre les monarchies, et celles-ci
contre les républiques; ne joignez point vos clameurs à ces cris ridicules, ne
vous compromettez pas avec la vieille Europe que le Dieu suprême a séparée de
(1) Cet excès d'exagération appartient tout entier, bien entendu, à M. Hermann
Melville.
570 REVUE DES DEUX MONDES.
tous par l'Atlantique. Chez vous-mêmes, gardez-vous bien de la cupidité. Voler,
ce n'est pas être libre. N'agrandissez pas votre puissance, croyez-moi; avez-vous
besoin de prosélytes? Le temps nous sert quand nous respectons le temps. »
— A bas le monarchiste! A la lanterne le radoteur tory! cria une foula
enragée. On chercha vainement à connaître l'auteur du sermon, tout le monda
se défendit de l'avoir écrit; jamais les vingt millions de monarques ne purent
trouver le coupable. »
Quand M. Mel ville a visité et critiqué l'Europe et l'Amérique, il se
dirige de nouveau vers les régions métaphysiques, où il admire, sans
pouvoir les habiter, les royaumes d'Alma et les domaines de Serenia.
Aima représente Jésus-Christ , Serenia est son domaine; Aylla ou le
Bonheur terrestre est perdu à jamais, et M. Melville se résigne à s'en
passer.
Telle est la colossale machine inventée par M. Melville. Vous diriez ce
panorama gigantesque et américain , aujourd'hui affiché sur les murs
de Londres en ces termes : a Panorama gigantesque, original et améri-
cain. Dans la grande salle américaine on peut voir le prodigieux pano-
rama mobile du golfe du Mexique, des cataractes de Saint- Antoine et du
Mississipi, peint par J.-R. Smith, l'illustre artiste des Etats-Unis, cou-
vrant une étendue de toile de quatre milles de longueur et représentant
près de quatre mille milles de paysage américain. » — Au milieu de ce
fracas puéril et fatigant, parmi tant de fautes de goût et d'incohérences
qui blessent, le talent et la raison ne manquent pas, nous l'avons vu, à
ce singulier écrivain. Les paroles qu'il adresse aux Français méritent
d'être méditées : — « Votre race française voudrait être libre, et elle
emploie pour cela les longues cavalcades, les superbes processions, les
bannières qui s'agitent avec frénésie, les harmonies mystiques, la
marche des soldats et les éternels discours ! De tout cela la vraie li-
berté ne veut pas. La France qui renie et détruit le passé ne cesse de
refaire son passé; elle jette des torches furieuses dans le palais de son
vieux roi , et, criant à bas les siècles anciens ! elle reconstruit ce qu'il y
avait de pire dans son passé même. France, France! la liberté ne veut
ni cris, ni fureurs, ni violences, ni désordre. Quand on lui offre pour
sacrifice l'anarchie des lois, la rapine et le sang des victimes, la liberté
se détourne avec horreur. »
PniLARÈTE CHASLES.
DE LA CRITIQUE
ET DE LA DESTINEE
DES OUVRAGES CONTEMPORAINS.
Cours de littérature dramatique, qu> de V Usage des Passions dans le drame,
deuxième volume, par M. Saint-Marc Girardin1.
Une plume très spirituelle, que je louerais plus à mon aise si je m
lui étais personnellement obligé, a résumé ici même (2) en quelques
lignes tout ce qu'on peut dire de plus vrai de ce nouveau volume.
On a eu raison de louer ce livre pour le bien que font de telles lec^
tures au temps où nous vivons : elles reposent les esprits; c'est trop
peu dire, elles les relèvent. Écrit avant février, on dirait que ce vo-
lume a été composé pour adoucir quelques-unes des douleurs qu'il a
causées et pour raffermir certaines choses qu'il a ébranlées. Le sujet
est l'usage des passions dans le drame : or, le drame, c'est la vie; la
vérité du drame, c'est sa ressemblance avec la vie. En réalité, M. Saint-
Marc Girardin a traité de l'usage des passions dans la vie, c'est-à-dire
du bien et du mal qu'elles font, selon qu'on les règle ou qu'on s'y laisse
emporter. Dans un temps où les esprits les plus fermes doutent, où les
(1) Librairie de Charpentier, rue de Lilte, 17.
(2) Voyex la livraison du 1« mars, Revue littéraire*.
572 REVUE DES DEUX MONDES.
cœurs les plus droits se troublent, voici des pages qui nous rendent le
service de nous dire que le bien n'est pas le mal ni le mal le bien , et
(fie, quelles que soient les épreuves de la vérité dans ce monde, le
meilleur de tous les calculs est encore de lui resler fidèle.
En plus d'un endroit d'ailleurs, F à-propos de ces pages semble être un
à-propos d'allusions, tant les remarques de l'auteur vont à nos préoc-
cupations actuelles. Parmi les passions qu'examine M. Saint-Marc Gi-
rardin, il en est qui naissent de l'institution même de la famille : ce
sont la piété filiale, l'amour fraternel, la piété envers les morts, et
aussi les passions contraires, les haines des frères, les rivalités des
sœurs. Soit qu'il ait à montrer combien les bonnes passions mettent de
force et d'honneur au foyer de la famille, ou combien les mauvaises y
font de ravages, ce qui ressort de toutes ses réflexions, c'est une image
de la seule condition où l'homme ait tout son prix et réalise tout le
bonheur dont il est capable, c'est à savoir la famille. M. Saint-Marc
Girardin eût-il prévu la guerre impie qu'on lui fait, il n'eût pu mieux
lui venir en aide qu'en en traçant des peintures si aimables; et cette
apologie est d'autant plus persuasive, qu'elle n'était point préparée et
que les argumens ne sentent pas le plaidoyer. 11 est certaines vérités
qui perdent plus qu'elles ne gagnent à être discutées par la polémique,
car la vivacité de la défense fait croire au danger de la cause. Je
m'épouvante si quelque écrit supérieur. veut me prouver que j'ai le
droit d'aimer mon enfant et de lui laisser le fruit de mon travail; je
me rassure quand je lis un livre qui se contente de reconnaître au fond
de mon cœur l'impossibilité éternelle qu'il en soit autrement.
Avant de donner à l'impression ces pages écrites pour un autre
temps, M. Saint-Marc Girardin aurait pu être tenté d'y insérer quelque
digression contre le socialisme. Il a une plume qui n'est guère plus
timide que sa parole à la Sorbonne; c'est cette plume qui écrivait, il y
a dix-huit ans, le mot prophétique de barbares. Mais aucune critique
directe, aucune allusion volontaire ne donne à son livre la date du
jour. Sa foi à la famille n'est pas agressive, parce qu'elle n'est pas in-
quiète; il n'a pas voulu faire aux insensés qui veulent la détruire l'hon-
neur d'ouvrir une parenthèse à leur adresse dans un livre composé
avant qu'ils fissent parler d'eux.
Un autre à-propos de ce livre, c'est cet éternel à-propos des bons
livres en tout temps, dans notre pays. Les révolutions, qui n'y peuvent
rien contre la famille, n'y peuvent pas davantage contre le plus noble
des goûts de notre nation, son honneur, son auréole parmi les nations
civilisées, cet amour pour l'art, pour les lettres, pour les ouvrages
d'esprit. On lisait même sous la terreur. Condorcet, fuyant les sbires
de Fouquier-Tainville, n'avait pas d'argent sur lui, mais il avait un
Horace. Il y a toujours en France des lecteurs, même dans les temps
DE LA CRITIQUE ET DES OUVRAGES CONTEMPORAINS. 573
les moins littéraires : ce sont ces obstinés d'aujourd'hui qui s'entêtent
encore à cultiver leur esprit, même alors que des sauvages les mena-
cent de leur faire expier le savoir comme une inégalité. On se passe
plutôt de pain dans notre pays que de livres. Malgré la politique, mal-
gré ce régime inoui d'une assemblée délibérante en permanence tous
les jours de l'année, malgré la presse devenue si nécessaire depuis que
nous avons à y chercher chaque matin si la société est encore debout,
ou plutôt à cause de tout cela, on continue à lire. Le plaisir est même
plus vif, parce qu'il est plus disputé. Plus l'incertitude et l'obscurité
s'accroissent autour de nous, plus on sent le besoin d'élever son esprit
et de se tenir prêt pour l'inconnu. Les meilleures parties de plaisir
des honnêtes gens, ce sont quelques heures de bonne lecture, c'est un
livre qui leur parle des choses d'un intérêt éternel.
A quel genre de critique appartient le Cours de Littérature drama-
tique? Quel homme, quel esprit s'y fait voir?
Si je ne suis pas dupe d'un vain désir de distinguer, il y a, de notre
temps, quatre sortes de critiques. J'essaierai de les caractériser briè-
vement et par leurs traits essentiels.
La première est une forme nouvelle de l'histoire générale. Les ré-
volutions de l'esprit, les changemens du goût, les chefs-d'œuvre en
sont les événemens; les écrivains en sont les héros. On y montre l'in-
fluence des sociétés sur les auteurs, des auteurs sur les sociétés. Cette
critique raconte, peint à grands traits, plutôt qu'elle n'analyse. Les dé-
tails n'y figurent que pour la«lumière qu'ils jettent sur les faits géné-
raux. Les hommes y sont montrés par leurs grands côtés. On y peut
d'ailleurs admirer les mêmes beautés que dans l'histoire ; et c'est pro-
prement l'histoire des affaires de l'esprit. L'honneur d'en avoir donné
le premier modèle appartient à M. Villemain. Le premier, il a mis la
critique de pair avec l'histoire et la philosophie. Ses leçons, devenues
d'excellens livres, après avoir été d'admirables improvisations, ont
prouvé que le talent de peindre, d'exposer, de tirer des enseignemens
du passé, n'appartient pas moins au critique qu'à l'historien , et que
l'étude des esprits dans les lettres n'est que la plus relevée des psy-
chologies. Nous lui devons en grande partie ce goût des jugemens
sur les ouvrages et cette sensibilité vive pour les choses de l'esprit qui
nous ont fait passer de si bonnes heures dans les vingt-cinq dernières
années, et qui nous ont préparé de si précieuses distractions pour celles
que nous avons à traverser.
La seconde sorte de critique est à la première ce que les mémoires
sont à l'histoire. De même que les mémoires recherchent dans les évé-
nemens la partie anecdotique, et dans les personnages publics l'homme,
la vie secrète, de même cette critique s'occupe plus de la chronique
TOMK II. 37
Ti74 REVUE DES DEUX MONDES.
des lettres que de leur histoire, et elle fait plus de portraits que de
tableaux. Elle est plus curieuse de ce que les écrivains ont en propre
que de ce qui leur vient du dehors, et des différences que des ressem-
blances. Le portrait, dans la diversité infinie de ses nuances, voilà où
elle excelle. Pour elle tout auteur est un type, et aucun type n'est mé-
prisable. Aussi ne donne-t-elle pas de rangs; elle se plaît à ces talens
aussi divers que les visages. Elle est plus poétique que philosophique;
car la philosophie s'attache aux ressemblances, aux lois générales de
l'esprit; la poésie, c'est le sentiment des variétés de la vie individuelle.
Pour le fond comme pour la méthode, cette critique est celle qui s'é-
loigne le plus de la forme de l'enseignement, et qui a l'allure la plus
libre. La pénétration qui ne craint pas d'être subtile, la sensibilité, la
raison, pourvu qu'elle ne sente pas l'école, le caprice même à l'occa-
sion, le style d'un auteur qui sent tout ce qu'il juge, le fini du détail,
l'image transportée de la poésie dans la prose, telles en sont les qua-
lités éminentes. Je mettrais un nom au bas de cette théorie, si j'étais
plus sûr de n'y avoir rien omis.
J'éprouve quelque embarras à définir la troisième sorte de critique.
Si les deux autres rappellent l'histoire sous ses deux formes, celle-ci
se rapproche plus d'un traité. Elle a la prétention de régler les plaisirs
de l'esprit, de soustraire les ouvrages à la tyrannie du chacun son goût*
et d'être une science exacte, plus jalouse de conduire l'esprit que de
lui plaire. Elle s'est fait un idéal de l'esprit humain dans les livres; elle
s'en est fait un du génie particulier de sa nation, un autre de la langue
française. Elle met chaque auteur et chaque livre en regard de ce triple
idéal; elle note ce qui s'y rapporte, voilà le bon; ce qui en diffère, voilà
le mauvais. Si son objet est élevé, si l'on ne peut pas l'accuser de faire
tort ni à l'esprit humain qu'elle veut contempler dans son unité, ni au
génie de la France qu'elle veut montrer toujours semblable à lui-
même, ni à notre langue qu'elle défend contre les caprices du goût, il
faut avouer qu'elle se prive des grâces que donnent aux deux pre-
mières sortes de critiques la diversité, la liberté, l'historique mêlé aux
jugemens, la beauté des tableaux, le piquant des portraits. J'ai peut-
être des raisons personnelles pour ne pas mépriser ce genre; j'en ai
plus encore pour le trouver difficile et périlleux.
La quatrième sorte de critique n'épuise ni une époque, ni un auteur,
ni une théorie. Elle n'est ni une histoire, ni une biographie, ni un
traité. Elle choisit un sujet qu'elle circonscrit à dessein, aimant mieux
se tracer un cercle restreint d'où elle pourra sortir, si la vérité ou l'a-
grément le demandent, que de s'ouvrir un cadre trop vaste qu'elle ris-
querait de ne pas remplir. Le sujet choisi, s'il s'agit, par exemple, de
l'usage des passions dans le drame, elle recueille dans les auteurs dra-
matiques les plus divers et les plus inégaux les traits vrais ou spécieux
DE LA CRITIQUE ET DES OUVRAGES CONTEMPORAINS. 575
dont ils ont peint une passion; elle compare les passages, non pour
donner des rangs, mais pour éclairer par ces rapproche mens l'objet
de son étude; elle y ajoute ses propres pensées, et de ce travail de com-
paraison et de critique elle fait ressortir, comme conclusion, quelque
vérité de l'ordre moral; car tel est le dessein qu'elle se propose : tirer
des lettres un enseignement pratique; songer moins à conduire l'esprit
que le cœur; prendre plus de souci de la morale que du goût. C'est de
la littérature comparée qui conclut par de la morale.
Mais pourquoi me fatiguer à la définir? Quatre pages du livre de
M. Saint-Marc Girardin, prises au hasard, la font comprendre et aimer
sans la définir. Elle est son œuvre; c'est le fruit de son caractère et de
son tour d'esprit. Si pourtant on voulait lui chercher un premier mo-
dèle, on le trouverait dans certains traités de Plutarque, et, chez nous,
dans les charmans opuscules de Fénelon, quand il n'y dit pas de mal
des vers de Molière et qu'il ne s'y plaint pas de la pauvreté de notre
langue.
Esprit honnête, cœur droit, capable de tous les bons sentimens dont
il étudie les expressions dans le drame, M. Saint-Marc Girardin n'écrit
rien que d'expérience, et il ne donne pour vrai que ce qu'il s'approuve
de sentir, ou que ce qu'il se ferait honneur d'avoir senti. Il n'a pas une
morale pour lui et une pour les autres. L'écrivain ne déguise pas
l'homme, et l'estime dont on est touché pour l'un fait qu'on s'aban-
donne aux doctrines de l'autre. La simplicité toujours égale de son lan-
gage ajoute à la confiance. L'homme qui veut paraître meilleur qu'il
n'est n'a pas ce ton-là; il procède soit par professions de foi, soit par
anathèmes contre tous ceux qui ne sont pas tels qu'il veut paraître. Les
instincts de M. Saint-Marc Girardin, sa raison, sa conduite, sont les seuls
principes de sa critique; c'est à la double lumière de sa conscience et
de sa vie qu'il regarde les images que les auteurs dramatiques nous ont
données du cœur humain.
Bon nombre d'écrivains reçoivent leur sujet des circonstances, du
tour d'esprit du moment, du succès de certaines idées, de la mode, et
ils écrivent à côté et en dehors d'eux-mêmes. D'autres ne font leurs
livres qu'avec leur intelligence, laquelle semble distincte du principe
qui les fait agir. On dirait un sanctuaire où ils entrent de temps en
temps pour s'y recueillir et s'y épurer; l'homme reste sur le seuil. Aux
écrits des uns et des autres, malgré la séduction du talent, il manque
le plus grand charme: ils n'y sont pas de toute leur personne. Je ne dis
pas qu'il faille étaler sa vie dans ses livres; car ceux qui paraissent si ja-
loux qu'on les voie cachent plus de leur vie qu'ils n'en montrent, et far-
dent tout ce qu'ils en laissent voir; mais le meilleur livre est celui où il a
transpiré de la vie de l'homme dans les pages de l'écrivain, non parce
576 REVUE DES DEUX MONDES.
que l'un a pensé à y montrer l'autre, mais parce qu'ils n'ont pas été
deux en l'écrivant. Or, cela n'arrive qu'aux très honnêtes gens. On ad-
mire justement le mot de Pascal : « On cherchait un auteur, on est
charmé de trouver un homme. » Pour que la découverte soit agréable,
il faut que cet homme soit un homme de bien.
M. Saint-Marc Girardin est un de ces auteurs-là. 11 n'a reçu de per-
sonne la pensée de son livre. On n'est pas si à l'aise dans un thème sug-
géré, ni si original en exécutant un programme. La mode n'y a pas la
moindre part. Où il y a tant de raison, soyez sûr que la mode n'en a pas
fourni l'idée. De même, le livre n'est pas un rôle que veut jouer l'homme,
ni l'image de ce qui, dans sa vie, serait pour la montre; ce n'est pas
un habit splendide qu'il revêt quand il sort. Son esprit n'est que son
talent de voir au fond de ses sentimens et la conscience claire de ce
qui détermine sa conduite. On ne trouve dans ces pages ni ces choses
d'emprunt qui remplissent les écrits dont l'inspiration n'appartient pas
à l'auteur, ni ce faux de certains ouvrages, même distingués, dont on
dirait que l'auteur a passé un costume pour les écrire. Quand les en-
fans de M. Saint-Marc Girardin seront en âge d'admirer ce qu'il a écrit
de si profond sur les bons instincts du cœur humain et de si tendre sur
la famille, combien ne seront-ils pas fiers d'une gloire qui s'est faite
au foyer domestique, d'un livre qui n'est le plus souvent qu'une étude
dont ils étaient le sujet, et une action dont ils ont été les témoins!
Que, dans un ouvrage où les beautés sont plus souvent des finesses
de sentiment que des délicatesses de goût, la critique soit bienveillante,
je ne m'en étonne pas. La bienveillance est une des grâces du Cours
de Littérature. Dans telle pièce peu lue, ou même oubliée, M. Saint-
Marc Girardin trouve des choses à admirer. Au lieu d'accabler tout
d'abord un ouvrage en le rapprochant d'un idéal jaloux, ou en lui ap-
pliquant quelque doctrine superbe, il s'y engage avec la prévention
de l'estime; ce qu'il n'en aime pas, ou il l'excuse, ou il le taît; il note
les fautes sans en triompher, et fait valoir le bien sans le surfaire,
aussi loin d'imaginer des beautés où il n'y en a pas que d'exagérer
celles qu'il découvre pour relever le mérite de la découverte. Il pou-
vait en être tenté pourtant, à propos de deux sortes d'auteurs : les in-
connus, qu'on paraît mettre au monde; les oubliés, qu'on réhabilite.
Il n'a été que juste pour les uns et pour les autres. On est d'accord avec
lui sur ceux-ci, parce qu'il ne nous force pas à les adorer après les avoir
dédaignés, et sur ceux-là, parce qu'il sait les découvrir sans avoir l'air
de les créer, et qu'il ne nous humilie pas de son rare savoir.
J'admire surtout avec quelle douce autorité il nous fait apercevoir et
confesser des beautés où nous n'en avions pas vu. C'est l'art des con-
naisseurs en tableaux. Ils excellent à retrouver le jour qui éclairait une
toile au moment où l'artiste y mettait ses couleurs , et à placer le eu-
DE LA CRITIQUE ET DES OUVRAGES CONTEMPORAINS. 577
rieux au vrai point d'où elle doit être vue. Il ne faut pas abuser de cet art,
ni faire comme tels de ces connaisseurs qui ne souffrent pas qu'une fois
placé on fasse un mouvement, et qui vous donneraient des contorsions
pour vous mettre au point. M. Saint-Marc Girardin ne tombe pas dans
cet excès. Il n'y a même pas à se prêter beaucoup à ce qu'il veut; il a si
raison et si doucement, qu'on vient à son avis sans croire lui faire une
concession, et que le préjugé est parti sans qu'il ait eu besoin de l'at-
taquer. Sur ce point, je suis plus qu'un lecteur charmé : je suis, qu'il
me permette de l'en remercier, un converti. Il est tel auteur, tel ou-
vrage, contre lesquels j'avais des préventions. Ils étaient en dehors
d'une catégorie, d'un genre; ils contrariaient une doctrine. Je les avais
exclus, comme certain ministre qui ne donnait audience aux gens que
sur le vu de leur brevet; on ne lui faisait pas passer sa carte ni son
nom, mais son diplôme. Ainsi je faisais pour certains auteurs. M. Saint-
Marc Girardin m'a pour ainsi dire amené par la main devant eux; il
m'a montré, à côté du vrai que je poursuivais, un vrai que je ne voyais
pas, parce que j'en cherchais un autre. Il m'a fait la leçon, en ajoutant
à mes plaisirs. Attaché à un idéal sévère, j'ai toujours peur d'être exclu-
sif, moins par le vain désir de passer pour un esprit étendu qu'à cause
du ridicule d'être injuste contre mon propre intérêt. Je dois au Cours
de Littérature dramatique des connaissances de plus et des préventions
de moins. En louant sur ce point M. Saint-Marc Girardin, je ne fais que
m'acquitter.
Ces jugemens bienveillans sur des ouvrages ou sur des auteurs se-
condaires sont d'ailleurs sans préjudice des principes du grand goût
français. M. Saint-Marc Girardin ne sacrifie pas l'intégrité de la foi à la
douceur des petites pratiques. Il est, lâchons le mot, classique; mais,
dans l'église commune, il est du parti de la tolérance. 11 aime la diver-
sité et la liberté des talens. Seulement, ne touchez pas aux bons senti-
mens de l'homme, ne cherchez pas le succès dans quelque violation
des lois éternelles de la morale. Là-dessus, il n'est pas endurant, non
par une fidélité de méthode à la pensée principale de son livre, mais
parce qu'on s'attaque aux croyances et aux convictions de sa vie. L'hon-
nête homme est moins coulant que le critique. Je le comprends. La
tolérance du critique peut venir de justice ou de modestie; il s'agit
d'écrivains comme lui, d'ouvriers dans le même art. Notre goût nous
appartenant plus que notre conscience, nous pouvons, par défiance de
nous-mêmes, ou le sacrifier, ou du moins en obtenir des concessions.
Mais il n'y a pas d'accommodemens à demander à la conscience :
une main d'en haut l'a mise en nous, non pour recevoir nos lumières,
mais pour nous imposer les siennes. On peut transiger sur le bon et
le mauvais dans les lettres; on doit être intraitable sur le bien et le mal
dans l'ordre moral. La sévérité de M. Saint-Marc Girardin est d'ailleurs
578 REVUE DES DEUX MONDES.
sans aigreur. Il ne foudroie ni ne prêche personne, il critique, et le
passage critiqué ne l'empêche pas, sitôt après, de goûter un passage
meilleur du même écrit; ou, si c'est tout l'ouvrage qui a mérité le
blâme, il ne le rend pas injuste pour les autres écrits de l'auteur.
M. Saint-Marc Girardin est le libérai par excellence en littérature.
On n'est pas libéral sans être conservateur; aussi est-il fidèle, comme
je l'ai dit, au goût français, à la tradition classique. On n'est pas libéral,
si l'on se laisse prévenir contre toutes nouveautés; aussi ne les craint-il
pas. Le Cours de Littérature dramatique n'interdit pas à l'art de tenter
de nouvelles voies, et, si quelque beauté se présente, il ne lui demande
pas si elle vient die la liberté ou de la règle. Sauvez le fond, respectez la
nature humaine; ne logez pas dans un cœur bas une vertu sublime; ne
nous donnez pas des pères et des mères qui ne soient ni les nôtres ni
nous; entre les bons et les mauvais instincts du cœur humain, tirez vos
effets dramatiques des bons; tenez votre drame le plus près de la vie;
faites qu'on en sorte, sinon purgé, comme le voulait le grand Corneille,
qui n'est pourtant pas un si mauvais guide, mais fortifié dans ses bons
sentimens, et un peu plus en garde contre ses défauts : et, quant aux
moyens, soyez libre. Pour une beauté de sentiment ou de passion, je
vous passe volontiers une règle; je vous les passerais toutes pour une
pièce d'où je reviendrais touché et plus fort pour le bien. Fidélité au
caractère moral du drame, liberté dans l'invention, voilà toute la poé-
tique du Cours de Littérature dramatique. L'auteur sait d'ailleurs que
le talent qui trouve les beautés n'a pas besoin des mauvais moyens, et
que tout ce qui est beau dans le drame, s'il n'est pas selon les règles,
ne doit pas en être bien loin.
M. Saint-Marc Girardin n'est si agréable que parce qu'il est libéral.
Vous connaissez l'impression douce que fait l'indulgence chez une per-
sonne du monde : il y a quelque chose de plus charmant, c'est le res-
pect d'un écrivain supérieur pour la diversité des esprits. M. Saint-Marc
Girardin n'est pas étonné de ne pas se trouver dans un autre; il paraît
même charmé d'y trouver quelqu'un qui n'est pas lui. 11 aime le tour
d'esprit qu'il n'a pas, le genre qui n'est pas le sien. Un mélodrame a du
bon pour lui, et voyez combien est méritoire la charité, ou délicate la
justice, qui fait goûter à cet esprit si naturel les effets de nerfs et la
phraséologie du mélodrame ! Je suis bien sûr que le succès d'autrui ne
lui a jamais paru une diminution du sien. Et pourtant a-Ul lui-même
tout le succès qu'il mérite? Ce manque de charlatanisme le cache à
certains yeux qui ne regardent que du côté où l'on ouït les fanfares.
Un si rare esprit échappe à beaucoup de gens, parce qu'il ne s'impose à
personne. Il ne se recommande pas, comme certains auteurs distingués,
par les défauts de ses qualités; il est profond sans que sa profondeur
soit annoncée par de la contention d'esprit; élevé, sans qu'on voie l'ef-
DE LA CRITIQUE ET DES OUVRAGES CONTEMPORAINS. 579
fort pour paraître supérieur à ce qu'il fait. Il l'est où le vrai l'y amène;
il l'est souvent où il ne croit être que persuadé et de bon sens, et en ne
voulant être que cela.
Je m'explique que M. Saint-Marc Girardin aime beaucoup Fénelon et
Voltaire. On dirait qu'il a appris du premier le secret de l'aimable. Si
les écrits procèdent les uns des autres, le Cours de Littérature drama-
tique procéderait de la Lettre sur les occupations de l'Académie française.
M. Saint-Marc Girardin semble imiter de Fénelon sa douce morale;
n'imite-t-il pas aussi la petite faiblesse du précepteur du duc de Bour-
gogne, son penchant à moraliser? Il a retenu de Voltaire le secret de
l'agréable. Vagréable, c'est autre chose que l'aimable. Il s'y mêle un
peu de cette raillerie si chère à notre pays, et si charmante quand elle
est tempérée d'indulgence, si charmante même sans l'indulgence;
témoin Voltaire, qui certes fut toute sa vie plus complaisant qu'in-
dulgent.
S'il est un style dans ce temps-ci qui rappelle celui de ces deux
maîtres, c'est le style du Cours de Littérature. Voilà cette netteté, ce
naturel, cette fermeté élégante, ce mérite de correction irréprochable
qui se cache sous la facilité et l'abandon. C'est le même tour, la courte
phrase, qui n'exclut pourtant pas la phrase abondante, quand le sujet
le veut. Toutefois l'allure du soldat armé à la légère y domine, comme
chez les deux maîtres. La plume qui a écrit le Cours de Littérature
dramatique a fait long-temps la guerre, au premier rang, dans le
Journal des Débats.
Sa langue n'a pas l'air d'être de ce temps-ci; car ce qui date les lan-
gues, ce sont les défauts. Or, notre temps en a deux caractéristiques :
la prétention à l'imagination de style, et l'abus de ces mots excessifs qui
sont à tout le monde et ne sont à personne, et que l'usage a fatigués,
non en les employant bien, mais à force d'en user au hasard et hors de
propos. La langue de M. Saint-Marc Girardin est pure de ce double vice;
elle lui appartient en propre. C'est le vêtement de l'honnête homme,
comme le veut son modèle Fénelon. On ne décrira pas ce style; il est
bien heureux, il échappe à une définition. Les mots n'y avertissent pas
des pensées; ce sont les pensées qui font revenir aux mots, et l'on ne
songe au bien dit qu'après avoir senti le bien pensé. Les figures n'y man-
quent pas; car quel bon style est sans figures? Seulement elles ne sont
pas là pour faire briller ce qui est pâle, mais pour égaler la pensée qui
s'élève; c'est encore ce même vêtement de l'honnête homme, mais un
jour de fête.
Je n'ai pas tout dit, tant s'en faut, ni de cet esprit charmant qu'on
envie, qu'on dit heureux, qui sait l'être, ayant un goût si sain et un
cœur si droit, ni de ce livre où il sait si bien faire les affaires du vrai
sans paraître faire celles d'un auteur. Je veux pourtant prédire la for-
580 REVUE DES DEUX MONDES.
tune de ces petits volumes; mais de quel droit la prédire? J'aurais l'air
d'être le seul. Mieux vaut tout simplement affirmer, avec tous les lec-
teurs de goût, que le Cours de Littérature dramatique comptera parmi
les ouvrages de notre temps qui resteront. Voici pourquoi :
A toutes les époques des sociétés civilisées, il y a deux sources d'in-
spirations pour les auteurs : l'esprit humain, et le tour d'esprit du temps.
Mais ce tour d'esprit n'est-il pas l'esprit humain lui-même modifié
d'une certaine façon? Peut-être. Il n'en est pas moins vrai qu'on attache
à ces deux expressions des idées fort différentes.
Quand on parle de l'esprit humain, on entend quelque chose qui ne
change pas et qui acquiert incessamment, le foyer actif de toutes les
vérités découvertes et exprimées sur l'homme et sur ses rapports avec
Dieu et le monde. On a le sentiment d'une ame, d'une émanation im-
mortelle de l'humanité. On parle de la grandeur de l'esprit humain,
quand on le considère dans ces vérités immuables par lesquelles il fait
partie de Dieu même; on ne se plaint de sa faiblesse que par rapport
-aux bornes que Dieu lui a données.
Par le tour d'esprit du temps, on entend singulièrement quelque
-chose qui varie sans cesse, des opinions passagères plutôt que des vé-
rités, le convenu plutôt que le vrai, des mouvemens capricieux, des
admirations d'un jour, des travers, des modes; ce qui fait que Fonte-
nelle écrivait des églogues; que Mascaron citait dans ses sermons
M,le de Scudéry; que, dans une comédie de Voltaire, la servante Na-
nine est philosophe et se plaint de trop penser. Le tour d'esprit s'ap-
pelle encore l'imagination, de même que l'esprit humain peut s'appe-
ler le cœur humain, la raison. Les appellations sont vagues, mais les
choses sont distinctes et certaines. Chacun de nous a en lui, dans le
même temps, un abrégé de l'esprit humain et un peu du tour d'esprit
de son époque. Ne le voyons-nous pas dans le compte que nous nous
rendons de nous-mêmes? Il est telles pensées, tels sentimens où nous
persévérons, auxquels nous revenons après des écarts : c'est la part de
l'esprit humain. Il en est d'autres que nous désavouons après y avoir
cru avec idolâtrie, souvent après leur avoir immolé notre vraie nature :
c'est la part du tour d'esprit; ce sont les ruines de notre imagination.
Parmi les écrivains, — je ne parle que des éminens, — les uns s'in-
spirent de l'esprit humain, les autres du tour d'esprit du temps. Les
premiers ont bien du mérite, car l'esprit humain n'est jamais à la
mode; c'est le tour d'esprit qui règne et qui, dans sa jalousie, essaie
de nous le faire confondre avec des préjugés, des habitudes de col-
lège, des traditions bourgeoises, des servitudes qui n'ont que le mé-
rite d'être anciennes. Cependant ces écrivains, soit force, soit sagesse,
s'attachent à ce qui est acquis, au connu, pour chercher plus sûre-
DE LA CRITIQUE ET DES OUVRAGES CONTEMPORAINS. 581
ment ce qui reste à connaître. Ils se rangent aux méthodes éprouvées,
ils adoptent le drapeau sous lequel on a fait les conquêtes passées, ils
inventent sur le plan des inventions antérieures. Plus même l'esprit
humain est caché ou calomnié par le tour d'esprit du temps, plus ils
font d'efforts pour le retrouver et pour en rétablir l'image. Isolés pour
ainsi dire au milieu de leur temps, mais affranchis des illusions et de
la tyrannie du tour d'esprit dominant, ils travaillent sans cesse à dé-
gager ce qui ne change pas de ce qui change, les passions éternelles
du cœur de ses désordres passagers, le fond de l'homme des mœurs
de l'année. Qu'est-ce que l'histoire, la philosophie? qu'est-ce que toute
spéculation sévère, sinon une réclamation, une revendication de l'es-
prit humain sur le tour d'esprit d'une époque?
Les autres écrivains travaillent au plus épais de la foule, au plus
fort du bruit. Ils en sont, ils s'en disent les échos. Leur faculté prin-
cipale, c'est l'imagination. Prenons-les au mot : ne se qualifient-ils pas
exclusivement d'écrivains d'imagination? Or, imagination, tour d'es-
prit, c'est tout un. Je ne m'étonne donc pas qu'ils soient surtout sen-
sibles à ce qui est apparent, à ce qui varie, qu'ils prennent les modes
pour les mœurs, les mœurs pour le fond d'une nation- qu'ils soient
plus frappés du costume que de l'homme, du masque que du héros.
Ils sont d'ailleurs les premiers du jour et les plus en vue, mais ils ne
dominent pas le mouvement qui vient d'eux. Ils sont comme certains
meneurs politiques; qui les voit de loin marcher en avant de la foule
croit qu'ils la conduisent; c'est la foule qui les pousse. Mais, comme ils
ont de grands talens, tout en se faisant les serviteurs du tour d'esprit
du temps, il leur arrive de laisser échapper sur l'homme, sur ses pas-
sions, sur le cœur, des vérités qui vont grossir le trésor de l'esprit hu-
main. C'est la plus petite part dans leurs livres, et il faut l'y chercher
sous ce relatif, cet éphémère, ce convenu du tour d'esprit, où elle est
comme étouffée.
De ces deux sortes d'écrivains, laquelle a le plus de chances de durer?
Il ne s'agit pas de durer matériellement; grâce à l'imprimerie, rien ne
périt; mais pour un livre, durer, c'est être lu. Lesquels seront les plus
lus?
Par les choses qui nous attirent aux livres du passé, nous savons
d'avance celles qui attireront les lecteurs futurs aux nôtres. Est-ce
la part de l'esprit humain, ou celle du tour d'esprit du temps? Au
xvne siècle, par exemple, est-ce l'hôtel de Rambouillet ou Molière?
sont-ce les romans de Mlle de Scudéry ou les Lettres de Mme de Sévi-
gné? Nous sommes appelés, invités, souvent en dépit du tour d'esprit
de notre temps, par toutes les pensées, par tous les sentimens où nous
nous reconnaissons, et, pour abréger, par la raison; non pas la raison
du syllogisme et des sentences, d'Euclide ou de Publius Syrus, ai-je
582 ItEVUK DES DEUX MONDES.
besoin de le dire? mais cette science qui voit dans nos ténèbres et qui
nous apprend à nous-mêmes qui nous sommes.
Les écrivains qu'on lira le plus sont ceux qui auront le plus fait pour
la raison. Il faut en prendre son parti. On brille plus, mais on dure
moins, quand on écrit pour le tour d'esprit du temps; on brille moins,
mais on dure toujours quand on a mis un beau talent au service de
l'esprit humain. Et il est bien juste qu'à l'éblouissement du succès pas-
sager il se mêle un peu d'inquiétude, de même qu'à l'obscurité mxv-
mentanée des travaux durables il se mêle quelque espérance.
De notre temps, et surtout depuis les trente dernières années, les
tendances de l'esprit humain en France et, par l'exemple de la France,
dans l'Europe civilisée, sont vers la philosophie, l'histoire et la critique,
vers la critique surtout. Les plus belles pages philosophiques que nous
ayons lues de nos jours sont des jugemens; sous les plus beaux récits
d'histoire, il y a un examen sérieux et laborieux des documens; sous
les tableaux les plus brillans, il y a des témoignages comparés et dé-
battus. On cherche le vrai, on hait la rhétorique. Je ne sache pas que
jamais l'exactitude ait été plus en honneur; les travaux de seconde
main sont dédaignés. Les meilleures plumes sont presque plus jalouses
du mérite de l'érudition que de la gloire de bien écrire; c'est un tra-
vers, mais ce travers ne prouve que mieux combien la tendance est
forte. 11 y a, à cet égard, émulation entre les sciences et les lettres. Les
lettres entendent bien ne pas laisser aux sciences toute l'autorité; elles
se piquent de devenir aussi rigoureuses en gardant le privilège de
plaire, et elles ne veulent pas du vain rôle de distraire les esprits,
tandis que la science serait seule en possession de les instruire.
C'est plus qu'une tendance, c'est la nécessité de notre temps. Des
deux disciplines sous lesquelles l'esprit humain en France a marché
pendant tant de siècles, la foi chrétienne et la royauté, la foi n'est plus
qu'un don individuel, la royauté qu'une forme de gouvernement trois
fois vaincue en soixante ans. Il ne reste pour toute base à la société
que la raison. Aussi tout le monde se porte à son secours. C'est à qui
éclaircira, fortifiera, rendra agréables et populaires, par l'art de les
présenter, les vérités conservatrices. On étudie plus sévèrement le passé
dans ses systèmes, dans ses sentimens, dans ses arts, pour arriver à une
connaissance plus parfaite de la nature humaine et assurer de plus en
plus la raison, notre dernier guide. Les talens même que des ouvrages
d'imagination ont rendus célèbres recherchent les succès du savoir et
de l'utile. Ils pensent qu'ils ont fait assez pour l'imagination, et qu'après
nous avoir amusés, émus, troublés peut-être par des peintures com-
plaisantes de nos passions, il est temps qu'ils mettent leur popularité au
service de l'ordre, du devoir, de la raison. L'utile dans le relevé, voilà
par où veulent finir les écrivains éminens.
DE LA CRITIQUE ET DES OUVRAGES CONTEMPORAINS. 583
Il se voit plus d'auteurs de romans ou de poésies qui se font histo-
riens ou critiques, que de critiques ou d'historiens qui se font poètes
ou romanciers. M. de Lamartine en est l'exemple le plus illustre; il
écrit de l'histoire et il édite ses poésies. Encore devons-nous à d'hono-
rables nécessités l'intérêt qu'il prend à ces chers objets de nos pre-
mières admirations : peu s'en est fallu qu'il n'y vît des péchés de jeu-
nesse en les comparan t aux splendeurs de ses récits et de ses harangues.
L'auteur d'un roman plein d'imagination et de poèmes où brillent des
vers charmans sur un fond un peu (romanesque, M. Sainte-Beuve,
achève l'histoire de la plus austère des sociétés chrétiennes, Port-
Royal, et tire des profondeurs de l'érudition la plus curieuse un des
livres les plus propres à donner du cœur aux honnêtes gens et à faire
honte aux âmes faibles. Il n'est éloges qu'on n'ait faits, dans ces der-
nières années, d'un Abailard de M. de Rémusat, confidence de salon
dont beaucoup de gens sont restés très vains; M. de Rémusat a gardé
dans son portefeuille l'Abailard du drame, et ne nous a fait voir que
celui de l'histoire. M. Mérimée est de l'Académie des belles-lettres pour
de profondes études d'histoire romaine, et la plume qui a écrit le Vase
étrusque et Colomba rédige des mémoires d'archéologie. Nous verrons
peut-être d'autres désertions du camp de l'imagination dans celui de
l'utile; mais je ne sache pas que ceux qui sont les premiers dans les
travaux d'histoire ou de critique, MM. Thiers, Cousin, Thierry, Mignet,
Villemain, Guizot, pensent à faire des poésies ou des romans. Il est vrai
qu'un autre esprit d'élite, M. Vitet, qui s'entend si bien aux choses les
plus diverses, et qui ne parle pas moins pertinemment des finances du
gouvernement provisoire que des beautés d'Eustache Lesueur, nous
fait un pendant aux États deBlois; mais qu'on ne s'y trompe point: son
dessein est de nous donner de la plus fine et de la plus secrète sorte
d'histoire politique, surprise au cœur et recueillie sur les lèvres des
personnages. C'est du drame pour intéresser l'imagination aux ensei-
gnemens de l'histoire.
Telle paraît être la direction de l'esprit humain dans notre pays. A
côté de cela, tracez l'histoire du tour d'esprit du temps : vous en comp-
terez autant qu'il y a eu de révolutions politiques. Le calcul même est
modéré. De plus sévères trouveraient que les goûts ont changé encore
plus souvent que les gouvernemens. Le tour d'esprit de chaque époque
était-il du moins l'expression de ses mœurs? Nullement; pas plus que
les bergeries de Fontenelle ne représentaient les mœurs de la fin du
xviie siècle; pas plus que les pastorales de Florian et de Gessner n'ont
été l'image de la fin du xvme siècle. Ainsi le tour d'esprit du temps
n'est pas toujours l'expression des mœurs; c'est un caprice, une dispo-
sition, des vapeurs comme en ont les vieilles sociétés, sans plus de
causes appréciables que celles des changemens dans la coupe des ha-
584 REVUE DES DEUX MONDES.
bits. Et pourtant que d'esprit, d'imagination, de style, se dépense pour
bercer par des pages éphémères un vieux peuple qui demande, comme
les enfans, des contes de fée I
Mettons à part, et bien haut, quelques ouvrages d'imagination qui
ont eu à la fois les plus douces faveurs du tour d'esprit du temps et
l'approbation sévère de l'esprit humain, la popularité et la gloire, poé-
sies ou suaves ou splendides, méditations, odes, pièces de théâtre, ro-
mans d'observation ou de passion, et en tête Atala, René, types du-
rables, parce que la mélancolie qu'ils expriment n'est qu'une des
misères éternelles de l'homme. — De quel côté sont les noms qui sur-
vivront? Du côté où l'on a travaillé pour l'esprit humain. Les com-
plaisans du tour d'esprit, après un premier oubli inévitable, n'auront
guère que la chance de ces modes nouvelles qui ne sont que de vieilles
modes renouvelées; un tour d'esprit les ressuscitera, un autre tour
d'esprit les fera derechef oublier.
Le nom de M. Saint-Marc Girardin sera sur la liste des noms qui doi-
vent durer, car, à moins que nos enfans ne soient d'une autre nature
que nous, j'imagine qu'ils chercheront dans nos livres ce que nous
cherchons dans ceux de nos pères : le cœur humain, l'esprit français,
la langue. Le cœur humain? Il se reconnaîtra toujours, dans ces char-
mantes pages, aux mille traits qu'il y a fournis. L'esprit français? Au-
cun ouvrage de ce temps-ci n'en a plus la netteté, le sens pratique, le
naturel, le tour vif et élégant; c'est tout l'auteur. La langue? Elle res-
semble à celle du meilleur temps, avec la physionomie de l'écrivain et
quelques nouveautés solides qui font que cette ressemblance n'est pas
une imitation.
Nisard.
LES
ÉTATS D'ORLÉANS
(1560.)
ACTE QUATRIEME.'
La scène est à Orléans.
La chambre de la reine.
Dans le fond une porte conduit à la chambre du roi.
A gauche, une tapisserie cache la porte de l'oratoire de la reine.
A droite, une autre porte conduisant à un vestibule.
SCÈXE PREMIÈRE.
Miss SEYTON, ROBERT STEWART.
MISS SEYTON, un livre à la main.
Ne vous chagrinez pas, mon bon Stewart. La reine sait comme tout
s'est passé, elle ne peut vous en vouloir. Et puis ce vilain procès tour-
nera mieux qu'on ne le pensait. Voilà près de quinze jours que les
juges se creusent la cervelle pour trouver M. le prince en défaut, ils
n'en viennent pas à bout. Patience et bon espoir. Qui a temps a vie,
comme dit M. de Bourdeille... Mais ne prenez plus cet air triste, ha-
gard; à quoi pensez-vous donc? Le roi s'apercevra que vous n'êtes pas
comme de coutume, il se doutera de quelque chose. Observez- vous,
Stewart, la reine vous en prie.
{i) Voyez les livraisons du 15 avril et du 1er mai. x
586 REVUE DES DEUX MONDES.
STEWART.
Ce qui m'attriste, c'est de la voir pleurer, cette bonne maîtresse!
N'a-t-elle pas à chaque instant des larmes dans les yeux?
MISS SEYTON.
Non; depuis quelques jours, elle est mieux... plus gaie, moins rê-
veuse... — (Elle prête l'oreille.) Écoutez : n'est-ce pas la sainte messe qui
sonne? Je m'oublie!... La reine attend ses Heures; elle est déjà dans la
chapelle avec le roi. — N'y venez-vous pas, Stewart?... Ce ne serait
pas mal : vous savez ce qu'on dit de vous?
STEWART.
Le roi m'a commandé de préparer sa toilette de chasse et de faire
habiller ses faucons.
MISS SEYTON.
Eh bien ! adieu ; mais faites-moi donc la grâce de vous dérider un
peu... A la bonne heure, je vous ai vu sourire. (Elle sort.)
SCÈNE II.
STEWART, seul.
Leur messe! c'est bien assez d'y perdre mon ame les jours de fête,
quand la parade est obligée... Va, mon pauvre Robert, tu fais un
triste commerce! Garrotté dans ta conscience, garrotté sur ton corps...
(il regarde ses poignets.) J'en porte encore les marques!... Ah! maître
Bouchard, je la conserve ta corde... pour te la tordre autour du cou.
Tu as beau te cacher dans ta prison,* tu as beau rire de ceux qui savent
tes iniquités : ils se vengeront, fourbe d'enfer! On peut t'atteindre en
visant plus haut que toi... Allons, voilà que j'étouffe... la rage me
monte au cœur... Cette petite fille a raison, ayons l'œil sur nous...
(Il prend à la main des vêtemens et des ustensiles de chasse déposés sur un meuble.) Ai-je
bien tout mon bagage?... Le bonnet, la ceinture de buffle, les coutelas,
les cornets, en voilà plus qu'il n'en peut porter sur ses chétives épaules...
Est-ce étonnant qu'il ait si pauvre mine, on ne le nourrit que de fiel !
La méchanceté le tuerait, si Dieu le laissait en ce monde!... Le beau
mari pour une princesse comme celle-là!...
(11 entre dans la chambre du roi. La porte reste entr'ourerte.)
SCÈNE III.
Mme DE MONTPENSIER, entrant par la porte de gauche; STEWART,
encore dans la chambre du roi.
Mme DE MONTPENSIER.
Personne?... pas une de ces dames?... (Elle aperçoit Stewart qui rentre,
LES ETATS D ORLEANS. 587
après avoir déposé l'attirail de chasse dans la chambre du roi.) Ah! c'est VOUS,
Stewart; la reine n'est pas chez elle?
STEWART.
Non, madame, tout le monde est à la messe. On se sanctifie, puis on
ira chasser.
Mme DE MONTPENSIER.
Ainsi la reine va revenir...
STEWART.
Dans un moment.
Mme DE MONTPENSIER, s'asseyant.
Je l'attendrai. — Eh bien! Stewart, toujours votre front soucieux?
STEWART.
N'avons-nous pas sujet de rire? C'est ce soir que Groslot sera pendu,
notre ami Groslot, madame la duchesse, en attendant d'autres plus
grands que lui.
Mme DE MONTPENSIER.
Où prenez-vous donc vos nouvelles? Rien n'est terminé pour Groslot;
et quant aux autres...
STEWART.
Vous les croyez sauvés peut-être?
Mme DE MONTPENSIER.
Je pense au moins qu'on ne peut mordre sur le roi de Navarre; les
commissaires l'ont déclaré tout net. Aussi le voilà presque libre; il
peut aller, venir, sans tous ces officieux qui ne le perdaient pas de vue.
STEWART.
Et c'est là ce qui vous rassure?
Mme DE MONTPENSIER.
Auriez-vous mieux aimé qu'il fût mis en prison?
STEWART.
Si la justice l'absout, raison de plus de trembler.
Mme DE MONTPENSIER.
Quand on est soupçonneux par plaisir.
STEWART.
Croyez-moi, par l'amitié que vous lui portez, conseillez-lui de bien
regarder à ce qu'il mange, et, s'il pouvait même ne pas manger du
tout, il n'en serait que plus assuré de vivre; c'est au rebours des autres
hommes.
Mmo DE MONTPENSIER.
Mon pauvre Stewart, tous avez l'esprit malade.
STEWART.
Madame, vous êtes une sainte et digne femme; je sais par M. Knox
588 REVUE DES DEUX MONDES.
et |>ar nos amis d'Ecosse que, dans cette cour de damnation, vous con-
servez, comme moi, la crainte du Seigneur; vous souvient-il de l'aver-
tissement que je vous donnai il y a bientôt un mois?
Mme DE MONTPENSIER.
Assurément, vous me parlâtes d'une confession de foi que M. de
Lorraine faisait dresser par ses sorbonnistes, de tel style qu'aucun vrai
chrétien ne voudrait l'accepter.
STEWART.
Et j'ajoutais, je crois, que le roi la signerait le premier, puis qu'il
enjoindrait à tous ses sujets, grands et petits, maîtres et serviteurs, y
compris dames et damoiselles, de la signer sur bons registres devant
greffiers et notaires, sous peine d'être dépouillés de leurs biens et de
leur vie.
Mme DE MONTPENSIER.
Oui, je m'en souviens.
STEWART.
Et cela vous parut chimères et visions.
Mme DE MONTPENSIER.
Comment croire à pareille frénésie?
STEWART.
Eh bien! savez-vous ce que, ce matin, j'ai trouvé sur la table du roi?
Cette confession, madame, signée François, et ces mots à la marge :
Expédier à tous les parlemens et bailliages aussitôt a près bonne issue du
procès.
Mm0 DE MONTPENSIER, vivement.
Ces mots, vous les avez vus?..
STEWART.
Oui, madame, de la main du cardinal. Vous voyez que je ne rêve pas
toujours. — Que vont faire nos frères? Que ferez-vous, madame? Quant
à moi, je ne me soumettrai pas. J'en mourrai peut-être de chagrin. Ne
plus voir ma bien-aimée maîtresse! mais mon parti est pris. — Je se-
rais déjà loin, si je n'avais une tâche à remplir.
Mme DE MONTPENSIER.
Que dites-vous?
STEWART.
Une faute à réparer!
Mme DE MONTPENSIER.
Une faute? vous, Stewarl?
STEWART.
Il est quelqu'un que je dois sauver, madame.
Mme DE MONTPENSIER.
Et qui donc?
LES ÉTATS D' ORLÉANS. 589
STEWART.
Un vaillant, qui porte haut le nom du Seigneur, qui brave nos en-
nemis du fond de sa prison!... à lui ma vie!..
Mme DE MONTPENSIER.
M. deCondé!..
STEWART.
Il faut que je le sauve, madame.
Mme DE MONTPENSIER.
Ses juges le sauveront, j'espère; eux seuls y peuvent quelque chose,
mon cher Stewart! Gardez-vous, croyez-moi...
STEWART.
Je le sauverai, vous dis-je! Comment? Je n'en sais rien encore; Dieu
me le dira.
Mme DE MONTPENSIER , à part.
Quel fou !
STEWART , avec feu.
Ces malheureux athéistes, ils croient déjà tenir sa tête entre leurs
mains, sa tête sanglante comme celles de Dubourg et de nos saints
martyrs. Mais, païens que vous êtes, la mesure d'iniquité est comble;
sachez que l'heure va sonner, où moi, pauvre ver de terre, je vous
ferai descendre si bas que vous nous rendrez vos comptes à genoux !
Mme DE MONTPENSIER.
Calmez- vous, Stewart, on peut vous entendre...
STEWART.
Je me tais, madame, je me tais... mais un mot seulement : la reine-
mère, la connaissez- vous bien?
Mme DE MONTPENSIER.
Quelle question !
STEWART.
Si son autorité venait à lui être rendue, quel usage en ferait-elle?...
dites, je vous prie.
Mme DE MONTPENSIER.
Et que puis-je vous dire?
STEWART.
C'est celle qui les a faits rois, ces orgueilleux; les traiterait-elle sans
pitié?
Mme DE MONTPENSIER.
Elle voudrait... elle saurait être reine.
STEWART.
Point de nouveau pacte avec eux, vous croyez?. .
Mme DE MONTPENSIER.
Mais à quoi bon?.. (A part.) Quelle voix! quels yeux! il me fait peur...
TOME II. 38
$90 REVUE DES DEUX MONDES.
STEWART.
Vous m'en donnez parole!..
Mme DE MONTPENSIER.
Silence!., on vient.
STEWART, prêtant l'oreille.
C'est le roi !... je reconnais son pas.
Mme DE MONTPENSIER.
Sortez... je ne veux pas qu'on me trouve avec vous... dans l'état où
vous êtes... ne dirait-on pas que c'est moi... Eh bien!...
STEWART, se dirigeant vers la porte de droite.
Mais on vient aussi de ce côté...
M*6 DE MONTPENSIER.
Passez de celui-ci... Entrez là! entrez vite.
\ STEWART.
Dans l'oratoire?... Je n'en pourrai sortir.
Mme DE MONTPENSIER.
Entrez, vousdis-je!
(Elle soulève la tapisserie qui couvre la porte du petit oratoire de la reine, à
gauche de la scène. Stewart pousse la porte et disparaît.)
SCÈNE IV.
Mme DE MONTPENSIER, LE ROI, LA REINE, miss SEYTON,
DAMES DE LA SUITE DE LA REINE.
LE ROI, entrant par la porte du fond et apercevant Mme de Montpensier.
Vous ici , madame?
Mme DE MONTPENSIER , un peu troublée.
Sire, j'attendais la reine... Je suis chargée...
LE ROI.
VOUS la Verrez bientôt; elle me suit. ( Il s'assied et prend un livre.)
LA REINE , entrant par la porte de droite, suivie de ses dames, et apercevan t Mmc de
Montpensier.
Bonjour, ma chère duchesse; comment va la reine aujourd'hui?
Mme DE MONTPENSIER.
La reine est bien, madame, et se propose de venir chez votre ma-
jesté.
LA REINE.
C'est grand honneur et plaisir qu'elle me fera.
M!"10 DE MONTPENSIER.
N'est-il pas trop matin, madame?
LES ÉTATS D' ORLÉANS. 591
LA REINE.
Jamais trop tôt, duchesse.
LE ROI , fermant son livre.
Vous oubliez donc , Marie, qu'il vous faut essayer cet habit de chasse,
cet habit de Burgos?... (A M^ de Montpensier : ) Veuillez dire à ma mère
que, par la rosée qu'il fait, nous ne chasserons qu'après midi; elle a
grand temps de venir trouver la reine.
Mme DE MONTPENSIER, faisant une révérence.
Il sera dit comme vous l'ordonnez , sire.
LA REINE.
Adieu, duchesse; c'est l'affaire d'un instant cette toilette...
(Mme de Montpensier sort.)
SCÈNE V.
Les mêmes, moins Mme DE MONTPENSIER.
LE ROI.
Savez-vous bien , Marie, que vous êtes au mieux avec ma mère?
LA REINE.
Quand la reine me fait bonne grâce, faudrait-il donc la rudoyer ?
LE ROI.
Non, non, c'est à merveille! De petites visites le matin, de petits
mots à l'oreille... Voilà quinze jours que vous ne vous quittez plus.
LA REINE.
En êtes-vous jaloux, par hasard?
LE ROI.
Jaloux? moi! oh non!... de personne. Rassurez-vous! — Allons, mes-
dames, et cet habit? mettez- vous donc à l'œuvre... Ne prenez pas garde
a moi. (IL reprend son livre et se met à lire.)
LA REINE, à miss Seyton.
Vous entendez, Marie? et vous, mesdames?
MISS SEYTON.
Votre majesté veut-elle s'asseoir, nous lui poserons le chapeau.
(La reine s'assied; ses dames l'entourent et travaillent à sa toilette.)
LE ROI , fermant son livre et regardant la reine.
Voilà qui va bien.... très bien.... mais, Dieu merci! nous y mettons
moins de temps, nous autres. Vous verrez, j'aurai bientôt fait tout à
l'heure... Mon équipage est là... Pour cette fois, Stewart m'a compris;
ce n'est pas coutume. — Savez-vous, Marie, qu'il est bien maussade,
votre père nourricier?... S'il ne sifflait pas si bien les faucons à sa façon
d'Ecosse, il y a long-temps qu'il ne m'ennuierait plus, ce vieux loup-
garou.
592 REVUE DES DEUX MONDES.
LA REINE.
Mon ami, vous savez comme il m'est attaché!
LE ROI se levant et regardant la toilette de la reine, qui est presque terminée.
Ma foi, mesdames, voilà qui est ajusté joliment! Un galant costume,
en vérité ! — Dites un peu , Marie, était-ce pour la grande chasse de
Chambord que vous aviez préparé tout cela?
LA REINE, à demi-voix.
François. .. pouvez- vous ! . . .
LE ROI.
Allons, ne grondez pas.... (Aux dames :) N'est-ce pas fait?... Encore
une agrafe.... C'est tout, je crois? Voyons, Marie, venez, que je vous
parle. ( Il s'assied.)
LA REINE , bas à miss Seyton .
Va, je te prie, dire à la duchesse que la reine peut venir. (Haut.) Que
voulez-vous, mon cher seigneur?
(Elle s'assied à côté du roi. — Miss Seyton et toutes les dames sortent.)
SCÈNE VI.
LE ROI, LA REINE.
LE ROI.
Vous dire d'abord que jamais vous ne m'avez paru si charmante.
LA REINE.
Est-ce à mes nouveaux habits que je dois cette fortune?
LE ROI.
Méchante, vous savez bien qu'on vous trouve plus belle à chaque
fois qu'on vous voit. Mais aujourd'hui quelque chose vous embellit en-
core. Ce n'est point cet habit, c'est un peu moins de tristesse que tous
ces jours passés. Vous n'avez plus ces airs distraits, cette pâleur...
LA REINE.
Ni vous ces façons brusques, ces colères... A la bonne heure, on vous
reconnaît. Mais d'où vient, je vous prie, que vous étiez ainsi?...
LE ROI.
Il ne faut pas m'en vouloir... Si vous saviez, Marie... mais non...
LA REINE.
Parlez, François.
LE ROI.
Si vous saviez ce qui me passait par la tête?
LA REINE.
Quoi donc?
LE ROI.
Que ce procès vous tenait au cœur, et même un peu le prisonnier.
LES ÉTATS D'ORLÉANS. 593
LA REINE.
Est-il possible !
LE ROI.
Vous m'accordez au moins qu'il en tient, lui, et de belle façon I
LA REINE.
Quelle idée !
LE ROI.
Lui, comme tant d'autres!... Vous le savez très bien, ma belle.
LA REINE.
Je sais que vous êtes un fou.
LE ROI.
Soit; mais, voyez-vous, notre oncle de Lorraine a là-dessus des
idées... qui font peur.
LA REINE.
Mon oncle!... Que dit-il donc?
LE ROI.
Dame ! s'il faut l'en croire, les femmes qui donnent de l'amour à tous
ceux qui les voient se dispensent rarement d'en prendre.
LA REINE.
Eh ! qu'en sait-il notre oncle, un cardinal !
LE ROI.
Il a l'air de s'y connaître.... et, s'il dit vrai, ce mécréant de Condé
n'est pas trop malheureux, ma foi!.... toutes les femmes en raffolent.
LA REINE.
Il vous tient là de beaux propos !
LE ROI.
Allons, faisons la paix. Je veux bien être un fou... Mais, Dieu merci !
avant deux jours je n'aurai plus raison de l'être.
LA REINE.
Que voulez-vous dire?
LE ROI.
Que ce maudit procès va marcher enfin, et d'un bon pas.
LA REINE.
Comment, marcher?... On semblait croire qu'il faudrait tout re-
prendre à nouveau.
LE ROI.
Ah! je voudrais bien voir! Mes oncles sont las d'attendre, et vont
sonner au chancelier un beau réveil-matin. Ils lui signifieront que ma
patience est à bout. C'est une peste, ce chancelier! Sans lui tout serait
fini, et nous serions tranquilles !
LA REINE.
Qu'a-t-il donc fait?
594 BEVUB DES DEUX MONDES.
il lioi.
Il laisse introduire à chaque instant un nouvel appel, un incident
nouveau; nous avons beau casser tout ce grimoire en conseil, le sac
est inépuisable. Croyez-vous que Condé, à lui seul, serait si habile
procureur? On le siffle évidemment; on le siffle dans sa cage, et mes
oncles disent que c'est le chancelier; mais, laissez faire, notre oncle de
Lorraine lui prépare un tour de son métier qui ne sera point sot. Quoi
que vous en disiez, ma belle, l'oncle de Lorraine se connaît encore
à autre chose qu'à son bréviaire... M' écoutez-vous?
LA REINE, cachant son trouble.
Oui... je vous écoute.
LE ROI.
Eh bien ! rappelez-vous que, de ce jour, le procès ne languira plus.
Demain soir, grâce à Dieu ! il n'en sera plus parlé.
LA REINE.
Demain soir?... Et qu'allez-vous donc faire?
LE ROI.
Rien que par justice; mais ce ne sera pas long. Il faut cela, Marie,
pour remettre nos oncles en belle humeur. C'est notre grosse épine;
une fois hors du pied, je veux m'en tenir là; je ne crois pas, moi, que
Navarre...
LA REINE.
Le roi de Navarre!... Quoi! lui aussi!... Je n'ose rien vous dire de...
son frère, il faut me taire, puisque vous avez pu croire... Mais, au nom
du ciel! mon cher François... n'allez pas...
LE ROI.
Je vous l'ai dit, ce n'est pas mon avis. Je ne crois pas, comme vos
oncles, que Navarre soit dangereux. D'abord il ne sera jamais rusé, je
l'en défie, et puis il n'a pas cette insolence que je déteste dans Condé.
Les gens de justice ne découvrent rien contre lui; pourquoi faudrait-il
que j'allasse moi-même...
LA REINE.
Comment, vous-même?...
LE ROI.
Eh! oui, c'est ce compère de Chavigny qui avait soufflé un beau
projet à l'oncle de Lorraine.
LA REINE.
Et que voulait M. de Chavigny?
LE ROI.
Qu'un de ces matins je fisse appeler le Navarrais dans ma chambre,
et qu'en jouant avec lui, sans faire semblant de rien, je lui plantasse
ma dague dans le ventre.
LES ÉTATS D'ORLÉANS. 595
LA REINE.
Quelle horreur ! Et mes oncles ont pu...
LE ROI.
Non, mon oncle François m'a dit que cela me serait reproché, et moi
j'ai répondu : Que Chavigny s'en charge !
LA REINE.
Dieu!... il va peut-être...
LE ROI.
Lui, Chavigny ! Non, non; il aurait peur du chancelier; tandis qu'a-
vec moi la justice n'y pouvait rien voir. Voilà ce qu'on me disait.
LA REINE.
Mais , François , avez-vous bien renoncé à cet affreux dessein, me le
promettez-vous ?
LE ROI.
Je ne me mêlerai de rien.
LA REINE.
Laisserez-vous donc faire?
LE ROI.
Il en sera comme Dieu voudra.
LA REINE.
Vous me faites frémir !
LE ROI.
Vous êtes bien bonne, en vérité ! Est-il donc tant à plaindre, ce cher
cousin? Il va venir à la chasse avec nous.
LA REINE.
Aujourd'hui?
LE ROI.
Oui.
LA REINE.
Vous l'avez invité?
LE ROI.
Sans doute. Il faut lui faire honneur...
LA REINE , à part.
Le mener à la chasse quand son malheureux frère!...
LE ROI.
Maintenant, si par aventure quelque sanglier mal appris s'en venait
jouer avec sa majesté...
LA REINE.
Ah ! François !
LE ROI.
Cela me regarderait-il? Ils sont de belle taille, les sangliers de la
vieille garenne !
596 REVUE DES DEUX MONDES.
LA REINE.
Quoil vous pourriez?... Mais c'est affreux!
LE ROI.
Et qui peut empêcher un accident en chasse ? N'avez- vous jamais vu
de piqueurs éventrés? Qu'y faire?
LA REINE.
Un prince de votre sang!...
LE ROI.
Le sang ne parle guère quand il vient de si loin. Avez-vous des en-
trailles pour tous les pendards de ce monde? Ils sont vos cousins,
pourtant; ils sont du sang d'Eve et d'Adam.
LA REINE.
François, mon cher François! en ma présence... un crime aussi fa-
rouche...
LE ROI.
Un crime! Et qui vous parle d'un crime? Vous ne voyez donc pas
que j'ai voulu rire?...
LA REINE.
Vous pouvez rire de telles choses?
LE ROI , élevant la voix.
Oui, j'en ris, et n'aime pas que vous en pleuriez, entendez- vous ,
Marie? Vous aviez le cœur plus aguerri à Amboise, quand on lardait
sous nos fenêtres ces coquins de huguenots. Mais la crainte d'un dan-
ger pour ce cher cousin... de Navarre... car c'est Navarre tout seul
qui vous fait compassion, j'en suis bien convaincu!...
LA REINE.
François... mon ami!...
LE ROI.
Me voilà satisfait; je sais d'où venait votre peine. Moi, c'est pour mon
ami Gondé que mon cœur saigne. Aussi je vais m'occuper de lui. J'au-
rai fait bientôt son affaire. Si mes oncles s'endorment, je les réveil-
lerai. A tout à l'heure, Marie, tenez-vous prête; dès que j'aurai fini,
nous monterons à cheval. (il sort.)
SCÈNE VII.
LA REINE, puis STEWART.
LA REINE, se précipitant à genoux sur son prie-Dieu.
Ah ! mon Dieu ! (Elle reste à genoux , la tête cachée dans ses mains. — Au bout
d'un moment, Stewart entr'ouvre la porte de l'oratoire et jette un regard dans la chambre.
La reine l'entend, tourne la tête et s'écrie :) Stewart ! VOUS étiez là... VOUS avez
entendu !
LES ÉTATS D 'ORLÉANS. 597
STEWART.
Dieu seul le saura, madame! c'est lui qui m'a conduit ici. Il était
dans ses desseins que j'entendisse... Mais il ne veut pas que je parle. Je
sais ce qu'il veut, je lui obéirai.
LA REINE.
Stewart, si vous n'étiez pas si fidèle serviteur de ma maison, et pour
moi presque un père, je mourrais de terreur. . . Prenez garde au moindre
mot, Stewart.
STEWART.
Ne craignez rien, madame, dans une heure je serai loin d'ici.
LA REINE.
Pourquoi partir? Le roi n'est pas las de vos services... 11 voulait rire
tout à l'heure... croyez-moi!
STEWART.
Ce ne sont pas les paroles du roi qui me chassent; j'avais résolu de
partir, (il se jette à genoux devant la reine.) Ah ! ma chère et bonne maî-
tresse, donnez votre bénédiction à votre vieux Stewart; pardonnez-lui
ce qu'il est forcé de faire. Il lui en coûte, croyez-moi, de vous laisser
aux mains de ces cruelles gens !
LA REINE.
Stewart, Stewart!... faites attention à vos paroles!
STEWART.
Un ange comme vous dans cet antre de perdition !... Dieu vous déli-
vrera, j'espère.
LA REINE.
Au nom du ciel, taisez-vous !
STEWART, toujours à genoux.
Pardonnez-moi, ma bonne souveraine.
LA REINE.
Levez-vous, Stewart, et encore une lois silence....
STEWART.
Pardonnez-moi !
LA REINE, avec impatience.
Eh bien! oui, je vous pardonne... allez.
STEWART, à part.
Qu'il en soit fait, mon Dieu, comme vous l'ordonnez.
(Il sort.)
SCÈNE VIII.
LA REINE, seule.
Pauvre homme! qu'a-t-il donc? comme il est agité!... J'espère au
598 REVUE DES DEUX MONDES.
moins qu'il sera discret ! (Elle s'assied.) Dans quel abîme me voilà ! Que
faire? La reine va venir... Lui parler, me livrer à elle!... je lui en ai
déjà trop dit. Elle a beau me sourire, je sens toujours ce œeur de glace...
Si du moins ce n'était que le roi de Navarre, j'oserais lui tout dire; mais
ce procès... la voix me manquera.... Et pourtant le temps presse! de-
main!... demain tout peut être fini... Ah! que faire! malheureuse! (Aper-
cevant la reine-mère qui ouvre la porte.) La voici ! ... je n'oserai jamais !
SCÈNE IX.
LA REINE, LA REINE-MÈRE.
LA REINE-MÈRJE.
Bonjour, belle chasseresse! (Elle l'embrasse.) Laissez-moi voir... C'est
l'habit que votre sœur vous envoie de Madrid... il vous sied à ravir!...
Je viens de rencontrer votre cousin de Navarre, tout radieux de vous
faire compagnie. Il en augure bien pour son frère, et, entre nous, il a
raison. Je sais de bonne source qu'enfin les commissaires suivent l'avis
du chancelier. On renvoie tout au parlement. A la bonne heure, c'est
obéir aux lois du royaume, ce sera de la justice. Si le prince est cou-
pable, ni vous ni moi ne voulons le sauver; il faut qu'il soit puni; seu-
lement il le sera.... Mais qu'avez- vous?
LA REINE.
Rien, ma mère... je pense comme vous, il faut faire justice.
LA REINE-MÈRE.
Non, vous me cachez quelque chose.
LA REINE.
Ne me faites pas parler... je vous en prie.
LA REINE-MÈRE.
Quel mystère?...
LA REINE.
Le roi....
LA REINE-MÈRE.
Vous a-t-il défendu de vous ouvrir à moi?
LA REINE.
Non, mais....
LA REINE-MÈRE.
Eh bien, dites... ma fille! dites donc!
LA REINE.
Le chancelier s'abuse, ma mère; ce n'est pas au parlement qu'on
veut envoyer... le prince, c'est....
LA REINE-MÈRE.
Parlez !
LES ÉTATS D 'ORLÉANS. 599
LA REINE.
À l'échafaud... ce soir peut-être, à coup sûr demain I
LA REINE-MÈRE.
Ma pauvre enfant, la peur que vous en avez vous a fait mal entendre!
LA REINE.
La peur que j'en ail... Ahî madame, n'aurais-je pas mieux fait de
me taire?
LA REINE-MÈRE.
Marie 1 qu'avez-vous donc compris? Marie!...
LA REINE.
Et si je vous disais que c'est notre cousin de Navarre qui tombera le
premier!
LA REINE-MÈRE.
Navarre?
LA REINE.
Faites qu'il n'aille pas à cette chasse si vous voulez qu'il vive.
LA HEINE-MÈRE-
Voyons, Marie, ma fille, ne parlons pas par énigmes. Vous avez vu
le roi, il vous a dit....
LA REINE.
Que le procès du prince allait marcher enfin.... que demain au plus
tard....
LA REINE-MÈRE, l'interrompant.
Laissons là le procès... parlez-moi de Navarre... il est libre, on peut
l'avertir.... Pour Dieu ! sauvons au moins celui-là !
LA REINE.
Mais... son frère... madame!...
LA REINE-MÈRE.
Nous y viendrons plus tard. Voyons, rappelez-vous... que vous a dit
mon fils?
LA REINE.
Ce qu'il m'a dit?... Vous savez, par momens, on ne juge pas bien
s'il veut rire ou s'il est sérieux. Il me parlait du roi son oncle, de la
faveur qu'il lui faisait de le conduire à la forêt, de criminels conseils
qu'il avait repoussés, que sais-je encore? puis tout à coup il ajouta : «Si
malheur lui arrive en chasse, je m'en lave les mains; les sangliers
sont de méchantes bêtes qui s'en prennent aux rois aussi bien qu'aux
piqueurs... » et comme je m'écriais : Quel détestable crime! il me dit
que j'étais bien sotte et qu'il s'amusait de moi.
LA REINE-MÈRE.
Mais vous avez dû voir....
LA REINE.
Oui, ma mère, oui, j'ai vu... que j'avais deviné !
600 REVUE DES DEUX MONDES.
LA REINE-MÈRE.
Mon Dieu! j'y vois clair aussi. Oui, c'est un coup monté. Le malheu-
reux! Voilà midi.... dans un instant vous partirez.... que faut-il faire?
— Par bonheur, la duchesse est chez moi; elle peut tout lui dire...
Non, non, il n'ira pas : la prison de son frère lui servira d'excuse....
— Adieu, ma fille! je vais, je cours et je reviens... Rassurez-vous, tout
à l'heure nous parlerons du procès. (Elle sort.)
SCÈNE X.
LA REINE, seule.
Sera-t-il temps, mon Dieu! sera-t-il temps encore?... Mais qu'im-
porte à la reine? pourvu qu'elle sauve son Navarre, que lui faut-il de
plus?... — Hélas! elle a raison de ne penser qu'à lui; il peut encore
être sauvé... tandis que cette prison!... quel est le pouvoir humain qui
en briserait les portes? — Mon Dieu! de qui réclamer secours? à qui
demander seulement un conseil?... Personne autour de moi! per-
sonne!... Si du moins je pouvais prier!... Mais je n'ose... je rougis
d'avouer à Dieu la peine que je ressens !... je ne peux qu'attendre et me
taire! attendre que l'heure ait sonné!... et je ne saurai même pas,
jamais je ne saurai si, en mourant, il m'aura pardonnée!... (Elle s'assied
comme abattue par l'émotion et ne s'aperçoit pas que le duc de Guise vient d'entrer.)
SCÈNE XI.
LA REINE, LE DUC DE GUISE.
LE DUC DE GUISE, s'avançant sans être vu de la reine.
Eh bien! ma chère Marie, qu'avez-vous donc?
LA REINE, sortant de sa rêverie.
Moi, rien... Ah! mon oncle, c'est vous?
LE DUC DE GUISE.
Je viens, pendant que le roi s'habille, vous dire un mot de bonne
amitié. Prenez-y garde, Marie, vous vous préparez des ennuis, de vrais
chagrins peut-être.
LA REINE.
Moi, mon oncle?
LE DUC DE GUISE.
Le roi vous a quittée tout à l'heure plein de trouble et de colère.
Pourquoi cela? Les querelles, si légères qu'elles soient, ne ravivent
point l'amour, et l'éteignent bien souvent. Vous savez comme ce pauvre
François a été gâté dans son jeune âge, comme il est faible de santé; il
faut lui passer bien des choses, ma chère enfant.
LES ÉTATS D' ORLÉANS. 601
LA REINE.
Et que faire pour le contenter, mon oncle?
LE DUC DE GUISE.
D'abord ne pas avoir sa mère toujours auprès de vous : cela l'in-
quiète.
LA REINE.
La reine!... Elle me fuit un peu moins que de coutume, voilà tout.
Du reste, nous nous aimons comme par le passé.
LE DUC DE GUISE.
Mais êtes- vous bien sur vos gardes?
LA REINE.
Je la connais, mon oncle.
LE DUC DE GUISE.
Elle est si perfide, cette femme! C'est elle, soyez sûre, qui a semé
dans l'esprit de son fils ces ridicules soupçons dont il est possédé!
LA REINE.
Hélas ! mon oncle, je veux bien que la reine y soit pour quelque
chose; mais, par malheur, d'autres l'ont bien aidée!
LE DUC DE GUISE.
De qui parlez- vous?
LA REINE.
J'ai le cœur trop serré pour en dire davantage... Mais cherchez près
de vous, mon oncle, bien près de vous, vous trouverez.
LE DUC DE GUISE.
Marie!...
LA REINE.
C'est le roi qui m'en a fait l'aveu.
LE DUC DE GUISE.
Le roi s'est moqué de vous!... Votre oncle de Lorraine vous aime
comme un père.
LA REINE.
Oui; mais il aime tant à mal parler des femmes, que parfois il oublie
de quel sexe je suis.
LE DUC DE GUISE.
Vous avez là des idées folles. Souvenez-vous, ma chère Marie, que
nous sommes, votre oncle et moi, vos véritables et seuls amis. Il n'y a
que venin chez cette couleuvre italienne. Sans elle, qui jamais, je vous
le demande, se serait imaginé que la fille de notre sœur, nourrie par
nous dans notre sainte religion, vertueuse et sage comme vous êtes,
irait se prendre de pitié... pour qui? pour un libertin qui se joue de
toutes les femmes et qui vient de renier la messe aussi effrontément
qu'il trahit ses amours!
602 REVUE DES DEUX MONDES.
LA REINE.
Oh! c'est bien mal assurément!...
LE DUC DE GUISE.
Comment, bien mail c'est le plus grand des crimes! N'eût-il commis
que celui-là, n'eût-il pas mis le royaume en feu, le plus dur châtiment
serait trop doux pour lui. — Voyons, Marie, ne pleurez pas. Encore un
coup, ce n'est qu'enfantillage. Il faut être faible d'esprit et amoureux
comme ce cher François pour croire à de tels contes bleus; mais, si ri-
dicules qu'ils soient, ses soupçons le désespèrent; tout à l'heure il vous
eût fait peine. Il faut que cela finisse, il le faut aujourd'hui même.
LA REINE.
Je le voudrais, mon oncle; mais le moyen?...
LE DUC DE GUISE.
Pendant cette chasse, faites naître l'occasion de dire bien haut que
le roi doit se faire respecter, qu'il est temps d'en finir, que toutes ces
lenteurs de justice ne sont que trahisons mal couvertes.
LA REINE.
Quoi! le roi de Navarre sera là, et vous voulez...
LE DUC DE GUISE.
N'est-ce pas assez qu'on l'épargne? Faut-il encore se gêner devant
lui? Parlez, ma nièce, parlez! Ce soir, sans plus tarder, il faut prendre
un grand parti. Le roi est résolu; mais, au dernier moment, ïl se peut
qu'il hésite. Je veux que vous ayez l'honneur de l'avoir décidé...
LA REINE.
Moi! mon oncle... Que dites- vous!...
LE DUC DE GUISE.
C'est le moyen de le guérir, de lui rendre toute sa confiance en
vous... Eh bien! cela vous fait peur?...
LA REINE , apercevant la reine-mère qui vient d'entrer.
Mon oncle!... mon oncle, prenez garde... Voici la reine.
LE DUC DE GUISE.
Vous voyez bien, Marie, que cette femme ne vous quitte plus.
LA REINE, à part.
Bon Dieu! qu'allais-je dire! ma raison s'égarait!
SCENE XII.
Les mêmes, LA REINE-MÈRE, miss SEYTON.
LA REINE-MERE.
Je viens trop tard, ma fille, vous êtes attendue.
LES ÉTATS D'ORLÉANS. 603
MISS SEYTON, en costume de chasse.
Oui, madame; le roi est à cheval, il vous prie de descendre.
LA REINE.
J'y vais. Pardon, ma mère.
LA REINE- MÈRE.
Allez, ma belle... (Après un coup d'œil jeté sur la toilette delà reine.) LaiSSeZ-
moi seulement réparer cet oubli... (Elle s'approche d'elle, et, tout en lui rat-
tachant une agrafe, elle lui dit à voix basse :) Il n'ira pas, la duchesse en ré-
pond. — Au procès, maintenant... Je vais sonder votre oncle. (Haut.)
Là, voilà qui est bien. Allez, et bonne chance.
LA REINE, saluant la reine-mère et le duc.
Ma mère, et VOUS, mon oncle, adieu! (Elle sort, suivie de miss Seyton.)
SCÈNE XIII.
LA REINE-MÈRE, LE DUC DE GUISE.
LA REINE-MÈRE.
Vous n'êtes donc point de cette chasse, monsieur le duc?
LE DUC DE GUISE.
Non , madame; je laisse au roi de Navarre un plaisir sans mélange.
LA REINE-MÈRE.
Le roi de Navarre? Il ira, vous croyez?... Je m'en étonne.
LE DUC DE GUISE.
Et moi aussi; mais le roi est si bon !
LA REINE-MÈRE.
Ce qui m'étonne, ce n'est pas qu'on le prie, c'est qu'il accepte. Si
vous aviez votre frère en tel danger, prendriez-vous de tels plaisirs?
Mais je vois ce que c'est, il compte sur le parlement...
LE DUC DE GUISE.
Libre à lui d'espérer.
LA REINE-MÈRE.
Que vous avez sagement agi, monsieur le duc, et que la réflexion
vous a bien conseillé! Continuez, croyez-moi; laissez faire les magis-
trats. Quand la cour aura prononcé, tout le monde s'inclinera sans mot
dire.
LE DUC DE GUISE.
Vous me félicitez, madame; eh bien! moi, je m'accuse d'avoir été si
patient. Vos gens de justice en ont pris à leur aise. Savez-vous ce qu'ils
ont fait? De tous les côtés on s'agite; en voici les nouvelles, (il lui montre
des papiers qu'il tire de son pourpoint.) D'Andelot et l'amiral remuent la Nor-
mandie; M. le connétable n'est plus à Écouen, on le dit en marche
604 REVUE DES DEUX MONDES.
vers la Loire. L'arrestation du prince avait tout abattu ; le châtiment
s'est fait attendre, et déjà les mutins se redressent! Ouvrez les yeux,
madame. Quant à nous, notre parti est pris. Nous ne laisserons pas le
roi plus long-temps dans cette voie funeste.
LA REINE-MÈRE.
Mais que voulez-vous faire?
LE DUC DE GUISE.
NOUS voulons... (Il aperçoit le cardinal de Lorraine, qui vient d'entrer.) Ah!
vous voilà, mon frère.
SCÈNE XIV.
Les mêmes, LE CARDINAL DE LORRAINE.
LE CARDINAL DE LORRAINE.
Oui, c'est moi. Tout le monde est parti !
LA REINE-MÈRE.
Tout le monde?...
LE CARDINAL DE LORRAINE.
Tout le monde, madame.
LA REINE-MÈRE.
Mais le roi de Navarre?...
LE CARDINAL DE LORRAINE.
Le roi de Navarre aussi.
LA REINE-MÈRE, à part.
L'insensé!...
LE CARDINAL DE LORRAINE.
Il s'est fait attendre un instant. Le roi , dans son indulgence, n'a pas
voulu partir sans lui... Enfin, la caravane a pris sa course et s'en est
allée grand train. (Bas à son frère.) Ne perdez pas ici votre temps. Nos
commissaires sont à l'œuvre...
LE DUC DE GUISE, bas à son frère.
Ont-ils pris leur parti?
LE CARDINAL DE LORRAINE, bas.
De Thou s'est fait tirer l'oreille, mais il ira comme les autres. Venez;
quand vous serez là, ils ne broncheront plus... Allons...
LA REINE-MÈRE.
Pardon, monsieur le duc, achevez-moi, je vous prie, ce que vous
aviez commencé.
LE DUC DE GUISE.
Deux mots suffiront, madame. Nous en avons assez des fins de non-
recevoir. Nous balayons tout ce fatras de palais. Le silence obstiné du
LES ÉTATS D'ORLÉANS. 605
prince ne peut pas enchaîner plus long-temps la justice. S'il ne recon-
naît pas les commissaires pour juges, les commissaires le reconnaissent
coupable, c'est tout ce qu'il faut. Le crime de lèse-majesté divine et
humaine est flagrant. Avant une heure l'arrêt sera dressé. Le roi, à son
retour de la chasse, le signera...
LA REINE-MÈRE.
Le roi I
LE DUC DE GUISE.
En conseil, madame. Le conseil est aussi bon pour confirmer un ar-
rêt que la grand'chambre ou le parlement tout entier. Voilà ce que
nous voulons faire. Vous ne direz pas qu'on se cache de vous. Pas le
moindre mystère. Si le roi est bien servi , demain , au point du jour,
oui, demain, pas plus tard, le temps perdu sera réparé...
LA REINE-MÈRE.
Dieu vous frappe de vertige, messieurs... Qu'il ait au moins pitié de
mon malheureux fils !
LE DUC DE GUISE.
Il en aura pitié en abattant ses ennemis.
LE CARDINAL DE LORRAINE, riant.
Allons, mon frère, le vertige est un mal qui se gagne; n'exposons pas
la reine à la contagion. Venez...
LA REINE-MÈRE.
Le rire est de saison ! Allez, messieurs; pour si belle œuvre peut-on
trop se hâter ! (MM. de Guise s'inclinent et sortent.)
SCÈNE XV.
LA REINE-MÈRE, seule.
Marie disait vrai ! c'est l'échafaud qu'ils dressent ! Ces bruits de par-
lement sont des sornettes... Rien à faire, rien... Condé me paraît perdu.
Si du moins l'autre avait eu l'esprit... Mais c'est le sort qui s'en mêle?
(Elle aperçoit Mme de Montpensier.)
SCÈNE XVI.
LA REINE-MÈRE, Mmc DE MONTPENSIER.
LA REINE-MÈRE.
Eh bien î duchesse, qu'avez-vous laissé faire ?
Mme DE MONTPENSIER.
Hélas! madame, rien n'a pu le retenir.
LA REINE-MÈRE.
Vous lui avez répété mes paroles?
TOME II. 39
006 REVUE DES DEUX MONDES.
Mme DE MONTPENSIER.
Mot pour mot.
LA REINE-MÈRE.
Et il n'a pas compris!
Mme DE MONTPENSIER.
Dieu voulait pourtant l'éclairer! Quand j'entrai dans sa chambre,
Ranty était là, ce brave Ranty, qui seul de cette cour ose paraître chez
lui; il l'invitait à faire le malade et à se mettre au lit, lui citant de si-
nistres propos échappés à un valet du cardinal. D'autres, moins cou-
rageux, n'osant venir eux-mêmes, lui avaient fait passer un billet por-
tant ces mots : Sire, vous allez vous perdre!
LA REINE-MÈRE.
Il est donc sourd, votre ami, duchesse? Ah ! la pauvre cervelle!
Mme DE MONTPENSIER.
Hélas! madame, la crainte de déplaire au roi, l'espoir d'être utile à
son frère, et que sais-je? peut-être le bonheur d'accompagner la
reine!...
LA REINE-MÈRE.
Quand je vous dis que ces yeux-là perdront le genre humain !
Mme DE MONTPENSIER.
Je n'ai rien négligé, ni larmes, ni prières... « Merci de vos avis,
m'a-t-il dit, je serai sur mes gardes. S'il plaît à Dieu, il me sauvera;
mais, si je meurs, ajouta-t-il en se tournant vers Ranty, prenez la che-
mise que j'ai sur moi, capitaine, et portez-la percée et sanglante à mon
fils, en lui commandant qu'il la garde jusqu'au jour où il sera d'âge à
me venger. » A ce moment, Un page vint lui dire que le roi l'atten-
dait. Mes mains étaient dans les siennes; il s'en dégagea, ferma la porte
et descendit tranquillement. Ah! madame, c'est un noble cœur!
LA REINE-MÈRE.
Eh! que me fait ce sot courage! Le moindre soldat ne sait-il pas
mourir? Est-ce là vertu de prince? S'exposer sans raison quand la
mort est certaine, et trembler comme un enfant s'il s'agit seulement
de dire ce qu'on pense ou de faire ce qu'on doit, cela s'appelle être
brave. Mais non, pour Dieu ! C'est à oser déplaire, c'est à savoir dire
non qu'il y a courage. Quand votre Navarre aura reçu dans le flanc
quelque bon coup d'épieu, ce sera pour lui grand honneur! Il passera
pour être mort par maladresse sous le bois d'un cerf ou la dent d'un
sanglier. Relie fin pour un roi ! Ne valait-il pas mieux faire tête hardi-
ment à ces sangliers de Lorraine et dire au roi : Je n'irai pas, parce
que vous avez des conseillers capables de me faire égorger. Lui aurait-
on rien fait de pis que ce qu'on va lui faire, et serions-nous dans ces
angoisses où nous voilà?
LES ÉTATS D'ORLÉANS. 607
Mme DE MOMPENSIER.
J'en sujs à demi morte, madame.
LA REINE- MÈRE,
S'il fût resté, nous pouvions le faire évader ce soir; il nous donnait
une chance de sauver Condé! Lui mort, au contraire, Condé n'en a pas
pour deux heures... C'est à se pendre, en vérité, d'avoir sa partie liée
à un tel étourneau !
Mme DE MONTPENSJER.
Ah! madame, vous m'épouvantez! ... je n'en respire plus.... Il me
semble à chaque instant que nous allons apprendre.... Mon Dieu! la
porte s/ouvre,... Non, c'est le chancelier!
SCÈNE XVI.
Les mêmes, LE CHANCELIER.
LE CHANCELIER, entrant avec précaution, sans être ajinopçé.
Que votre majesté me pardonne....
LA REINE-MÈRE.
Entrez, chancelier, entrez. Vous nous voyez sur des charbons...
LE CHANCELIER.
Et moi, madame, le cœur navré, je viens vous faire un triste récit!
LA REINE-MÈRE.
Ah! votre parlement!
LE CHANCELIER.
Quoi! la reine sait déjà?...
LA REINE-MÈRE.
Je sais qu'on se joue de nous; mais ce n'est pas tout!.... chancelier,
vous en ignorez la moitié.
LE CHANCELIER.
Eh quoi! madame?...
LA REINE-MÈRE.
Ces forcenés, j'ai ai la certitude, ne s'en tiennent pas à Condé.
LE CHANCELIER.
Qu'avez-vous donc appris?
LA REINE-ipÈRE.
On peut tout vous dire, chancelier? Cette chasse me donne d'affreux
soupçons.
LE CHANCELIER.
Hélas! madame, rien ne m'étonne plus, après ce qu'ils font de la
justice! La sentence qu'ils vont exécuter... c'est un assassinat! je n'en
veux pas être complice. Votre majesté trouvera bon, j'espère, que je
dépose aujourd'hui les sceaux entre les mains du roi !
608 REVUE DES DEUX MONDES.
LA REINE-MÈRE.
Miséricorde! n'en faites rien; s'il me reste un espoir, c'est vous, c'est
vous seul, chancelier. Tenez bon, tenez ferme!...
LE CHANCELIER.
Et que faire, madame? je suis seul!...
LA REINE-MÈRE.
Ces misérables commissaires ! C'est donc la peur qui les pousse à
cette indignité?
LE CHANCELIER.
J'en suis tout ébahi, madame. Hier au soir ils parlaient tous du ren-
voi à la cour. Nous avions passé deux heures dans la prison. Le prince,
comme de coutume, était resté muet à nos questions, et nous avait
ensuite expliqué son silence par de si bonnes et solides raisons qu'il n'y
avait rien à répondre. Vous savez combien , depuis son malheur, il est
maître de lui-même. On dirait qu'il est soutenu par quelque force sur-
naturelle. Autant j'aimais peu ses légèretés et ses bravades, autant je me
sens pris d'admiration pour cet air de calme et de sérénité. En sortant de
là, Bourdin lui-même, le procureur-général, qui toujours nous pous-
sait à passer outre au jugement, Bourdin disait à Faye : « Il n'y faut
pas songer, on ne peut renverser les règles de justice. » Que s'est-il
passé depuis? je l'ignore. Mais ce matin, quand j'entrai dans la salle,
De Thou me parut interdit. Il m'avoua que, par ordre du cardinal,
l'arrêt était dressé, qu'il passerait quoi qu'il fît. Je veux croire qu'il es-
saiera pourtant... Mais, au moment où je quittais la salle, M. de Guise
entrait. A l'heure qu'il est, ne nous y trompons pas, tous les scrupules
sont levés. Quelle honte ! madame.
LA REINE-MÈRE.
Si nous cherchions à gagner du temps! Songez que dans trois jours
les états seront en séance !
LE CHANCELIER.
Les états! Ils les ajourneront encore!
LA REINE-MÈRE.
Ah! vous avez raison! Il est bien question des états!... si leur coup
réussit
Mme DE MONTPENSIER, l'interrompant.
Madame, madame, j'entends des cris!
LA REINE-MÈRE, prêtant l'oreille.
N'est-ce pas la voix de la petite Écossaise?... Écoutez!
LES ÉTATS D'ORLÉANS. 609
SCÈNE XVII.
Les mêmes, miss SEYTON.
MISS SEYTON , encore dans la chambre voisine.
Paré!... qu'on appelle Paré! Courez, courez bien vite!
LA REINE-MÈRE.
Paré!...
Mme DE MONTPENSIER.
Plus de doute!... Pauvre prince!...
MISS SEYTON, entrant.
Ah! madame... quel malheur !... Faites venir Paré, qu'il aille au-de-
vant du roi.
LA REINE.
Que lui ont-ils donc fait?... (A m™ de Montpensier.) Duchesse, allez cher-
cher Paré... (A miss Seyton.) Que lui ont-ils fait à ce malheureux Na-
varre?
MISS SEYTON.
Navarre? mais non, madame, ce n'est pas lui... c'est le roi!
LE CHANCELIER ET Mme DE MONTPENSIER, ensemble.
Le roi !
LA REINE-MÈRE.
Mon fils!... (A Mme de Montpensier.) Eh bien! duchesse, vous n'êtes pas
partie ! . . . (Mme de Montpensier sort.)
SCÈNE XXIII.
Les mêmes, moins Mme DE MONTPENSIER.
LA REINE-MÈRE.
Mon fiïs! dites-vous... il est blessé...
MISS SEYTON.
Non, madame...
LA REINE-MÈRE.
Qu'a-t-il donc?
MISS SEYTON.
Je ne sais, mais le roi me paraît bien malade...
LA REINE-MÈRE.
Comment est-ce possible?...
MISS SEYTON.
Je ne vous dirai pas, madame; la reine m'a fait partir si vite!
<$!() REVUE DES DEUX MONDES.
[LA REINE-MÈRE.
Où étiez-vous?
MISS SEYTON.
A l'entrée de la forêtç le cerf était lancé, nous commencions à cou-
rir. La reine galopait à côté du roi, quand tout à coup elle jette un
grand cri. Nous arrêtons brusquement nos chevaux : le roi semblait
évanoui, et la> reine faisait effort pour le soutenir: Par bonheur, Mi de
Cypierre et le roi de Navarre sont arrivés à temps, ils ont reçu le roi
dans leurs bras.
LA REINE-MÈRE.
Mon pauvre enfant !
MISS SEYTON.
Aussitôt M. de Cypierre a dépêché un officier à Mu de Guise, et* moi,
sur un signe que m'a fait la reine, j'ai pris le galop pour venin cto&r^
cher Paré.
SCÈflE XIX.
Les mêmes, M™ DE MONTPENSIER.
Mme DE MONTPENSIER, qui a entendu, les derniers mots.
On l'a trouvé, madame. Ce brave Paré court comme s'il avait vingt
ans! il sera bientôt près du roL
EA REINE -MÈRE, au chancelier.
Cet évanouissement est bien extraordinaire, chancelier.
LE CHANCELIER.
Le roi n'a-t-il pas eu des malaises de ce genre?
LA REINE-MÈRE.
Oh! c'était peu de chose... Ceci paraît plus grave... J'y veux aller
moi-même; qu'on fasse avancer ma chaise.
MISS SEYTON*
Le roi, madame, sera bientôt ici. Au moment où je partais, les pages
disposaient une litière avec des piques et des manteaux. La reine les
aura fait marcher bon pas...
LA REINE-MÈRE.
N'importe, demandez ma chaise.
MISS SEYTON.
J!y vais, madame, et retourne auprès de la reine... Elle aussi a be-
soin de secours. (EUe sert.)
LES ÉTATS D'ORLÉANS. $1*1
SCÈNE XX.
Les mêmes, moins miss SEYTON.
Mme DE MONTPENSIER, prenant à part le chancelier.
Monsieur le chancelier, si ce mal est passager, je serais bien tentée de
m'en réjouir. C'est un répit pour ces malheureux princes.
LE CHANCELIER.
Le doigt de Dieu se montre à nous, madame!
LA REINE-MÈRE.
Duchesse, allez donc voir... On vient...
Mme DE MONTPENSIER.
C'est la reine... madame.
SCENE XXI.
Les mêmes, LA REINE, dames de sa suite.
LA REINE, entrant précipitamment.
Ma mère! on vous a dit!...
LA REINE-MÈRE.
Ce cher François! Miséricorde, ma fille! mais va-t-il mieux?...
LA REINE.
Ses yeux se sont rouverts, il a repris ses sens. Paré est près de lui; me
voilà plus tranquille... Dans un instant, vous le verrez.
LA REINE- MÈRE.
Quelle frayeur vous avez eue là, mon enfant!
LA REINE.
Mon Dieu ! j'ai cru qu'il ne respirait plus ! Ses joues étaient livides,
ses mains glacées !
LA REINE-MERE.
Mais ce mal si subit, comment l'expliquez-vous?
LA REINE.
Je ne sais. A peine avions-nous fait quelques pas, je le vis porter plu-
sieurs fois la main à sa tête comme si son bonnet de chasse l'eût in-
commodé. Au sortir de la ville, il se plaignit qu'il voyait trouble, que
la tête lui tournait. J'aurais dû rebrousser chemin et le ramener ici;
mais je pensai que le grand air, que la chasse, allaient lui faire du bien.
Quand nous fûmes en forêt, il parut chanceler; je crus d'abord que
son cheval trébuchait comme à notre entrée en ville le mois passé...
LA REINE-MÈRE.
Il m'en souvient!
612 REVUE DES DEUX MONDES.
LA REINE.
Mais tout à coup il me tendit la main; je me jetai sur lui, et Dieu me
fit la grâce d'avoir assez de force pour l'empêcher de choir. Nos soins
l'ont fait revenir; il est moins pâle, ses membres sont moins froids; mais .
il se plaint encore d'une grande douleur de tête.
LA REINE-MÈRE.
Qu'il me tarde de savoir ce qu'en pense Paré !
LA REINE.
Ce n'est point quelque breuvage, quoi qu'en disent Cypierre et mes
oncles, que je viens de rencontrer : François n'a rien bu, rien pris...
Nous devions dîner en chasse.
LA REINE-MÈRE.
Oui, vos oncles se trompent... je l'espère... Mais, ma chère fille, qui
nous eût dit ce matin, quand nous redoutions... Ce n'est jamais le
malheur qu'on attend qui frappe le premier!
LA REINE.
Dieu nous préserve d'un malheur, ma mère ! Je vous en prie, quand
François sera là, n'ayez pas l'air trop effrayée.
LA REINE-MÈRE.
Non, non, ne craignez rien.
LE CHANCELIER.
On s'approche... C'est le roi sans doute.
Mme DE MONTPENSIER, près de la porte.
Oui, C'est lui. (La porte s'ouvre.)
SCÈNE XXII.
Les mêmes, LE ROI, LE DUC DE GUISE, LE CARDINAL DE LOR-
RAINE, LE CARDINAL DE BOURBON, LE ROI DE NAVARRE,
AMBROISE PARÉ, M. DE CYPIERRE, M. DE BRÉZÉ, M. DE
CHA VIGNY, gentilshommes de la suite du roi.
(Les gentilshommes qui soutiennent le roi le font asseoir sur un fauteuil.
Paré est auprès de lui.)
LA REINE-MÈRE.
Eh bien ! mon cher fils, mon François, comment vous trouvez-vous?
LE ROI, d'une voix faible.
Je me suis senti bien mal , ma bonne mère.
LA REINE-MÈRE.
Mais à présent?
LE ROI.
Je suis mieux, grand merci.
LES ÉTATS D'ORLÉANS. 613
LA REINE- MÈRE, lui prenant les mains.
Mon cher enfant!...
LE ROI , d'un ton affectueux.
Approchez- vous, ma mère... Votre tendresse me fait bien.
LA REINE-MÈRE, embrassant le roi sur le front.
Mon bon fils!... Oh! ce ne Sera rien... (Se retournant vers Paré et l'interro-
geant de l'œil.) Paré?...
PARÉ.
Ce n'est qu'une syncope, madame.
LA REINE-MÈRE.
N'est-ce pas?
PARÉ.
Il faudra quelques soins; mais, croyez-moi, soyez sans craintes.
LE ROI , tendant la main à la reine.
Ma chère Marie, il fait bon vous avoir pour compagne. Sans vous je
tombais encore cette fois. Oh! j'ai vu comme vous m'aimez.
LA REINE, embrassant la main du roi.
Mon ami ! mon cher seigneur !
LE ROI.
Et mon oncle de Navarre, est-il là?
PARÉ.
Oui, sire, le voici devant vous.
LE ROI.
Il est bien? (Le roi de Navarre s'incline.) Bonjour, mon oncle.
CYP1ERRE , bas à Brézé.
Dites donc, Brézé, qu'en pensez-vous? Le roi n'est-il pas bien ma-
lade?
BRÉZÉ, bas.
Pourquoi?
CYPIERRE.
C'est qu'il a l'humeur bien changée !
BRÉZÉ.
Je n'en crois pas mes oreilles. Voyons, que va-t-il dire au cardinal?
LE ROI , au cardinal de Lorraine qui s'approche.
Ah! mon oncle, pas d'affaires... Je vous en prie, pas d'affaires.
LE CARDINAL DE LORRAINE.
Quelle idée, sire ! je ne m'approchais que pour exprimer au roi mon
espoir de le voir promptement rétabli.
LE ROI.
Pas sitôt que vous croyez... Nous n'aurons pas conseil demain, mon
oncle !
(jj|4 REVUE DES DEUX MONDES.
GYI'IKRRE, bas à Bnézé.
Malepeste ! quel compliment !
BRÉZÉ, bas.
M. de Guise s'en- est mordu la lèvre.
PARÉ , bas à la reine-mère.
Le pouls est encore faible, madame... (Élevant la voix) Il faut qu'on
porte le roi sur son lit.
LA REINE-MÈRE.
Tout est-il préparé?
LA REINE , appelant.
Stewartî... Où donc est-il? (A miss Seyton.) Fais-le chercher, Marie.
(Miss Seyton sort.)
SCÈNE XXIII.
Les mêmes, moins miss SEYTON.
BRÉZÉ.
Il était avec nous dans la forêt.
CYPIERRE,
Je l'ai vu mettre son cheval au galop, sans doute pour rentrer en
ville.
LA REINE.
A coup sûr il doit être là.
SCÈNE XXIV.
Les mêmes, miss SEYTON.
MISS SEYTON, rentrant.
On n'a pas vu Stewart, madame, on ne peut le retrouver.
Mme DE MONTPENSIER , à part.
Ah! mon Dieu! quel soupçon!
PARÉ, s'adressant aux gentilshommes.
Eh bien ! monsieur de Brézé, monsieur de Cypierre, et vous, mes-
sieurs, aidez-moi à soutenir le roi.
LE ROI, pendant qu'on le soulève.
Otez-moi ce bonnet, Paré.
LA REINE.
Mais oui, ce bonnet le fatigue... (Paré ôte le bonnet.)
LA REINE-MÈRE , suivant des yeux le roi qu'on soutient pour le
conduire à sa chambre.
Qu'il est pâle, bon Dieu !
LES ÉTATS D' ORLÉANS. 815
M1*6 DE MONTPENSIER , bas à la reine-mère.
Madame...
LA REINE-MÈRE , à Mm« de Montpensier.
Que VOUlez-VOUS? (A la reine qui accompagne le roi.) Je VOUS SUÎS, ma fille;
ne le quittez pas.
(Le roi, la reine, Paré, Brézé, Cypierre et le? autres gentilshommes qui sou-
tiennent le roi sortent par la porte du fond.)
SCÈNE XXV.
LA REINE-MÈRE, M* DE MONTPENSIER, LE DUC DE GUISE,
LE CARDINAL DE LORRAINE, LE ROI DE NAVARRE, LE CAR-
DINAL DE ROURBON, LE CHANCELIER, CHAVIGNY.
Mme DE MONTPENSIER, bas à la reine-mère.
Madame, écoutez-moi... MM. de Guise ont deviné ) j'en meurs de
peur!
LA REINE-MÈRE.
Comment! du poison?... D'où vous en vient l'idée?...
Mme DE MONTPENSIER.
Ce Stewart, madame, qu'on ne retrouve pas !
LA REINE-MÈRE.
Ah! vous me faites trembler!... Ce fou, ce possédé!...
Mme DE MONTPENSIER.
Tantôt, madame, ici même, il m'a dit des paroles que je n'ai pas
comprises, mais dont le souvenir m'épouvante.
LA REINE-MÈRE.
Faites-le chercher, duchesse. Allez, qu'on s'en assure. Puis, ame-
nez-moi Paré... Je veux lui parler ici.
(Mme de Montpensier sort. La reine-mère fait signe au chancelier de
s'approcher d'elle.)
SCÈNE XXVI.
Les mêmes, moins Mme DE MONTPENSIER.
LE CARDINAL DE LORRAINE , au duc de Guise.
Entrons, mon frère, et confessons Paré. Il faut savoir à quoi s'en
tenir !
LE DUC DE GUISE , bas à son frère.
S'il y a poison, qu'il le dise, ou bien, mort Dieu ! qu'il prenne garde
à lui. Entrez, Charles, je vous suis. (Bas à M. deChavigny:) Écoutez,
Chavigny, ce n'est pas le moment de quitter votre prisonnier; dans ce
désordre, on peut endormir vos gardiens. Dites aussi à Brézé et à Cy-
616 REVUE DES DEUX MONDES.
pierre de ne pas rester là dans cette chambre à faire les gardes-ma-
lade; qu'ils veillent sur le Navarrais.
( Le duc de Guise entre dans lu chambre du roi , où le cardinal de Lorraine
est déjà entré. Chavigny les suit.)
SCÈNE XXVII.
Les mêmes, moins MM. DE GUISE ET CHAVIGNY.
LA REINE-MÈRE, bas au chancelier, pendant que le roi de Navarre s'entretient dans
le fond de la chambre avec le cardinal de Bourbon.
Vous m'entendez, chancelier, emmenez ce roi de Navarre, qu'il ne
reste pas là; qu'il se tienne à l'écart , chez lui , prêt à tout. Nous essaie-
rons, ce soir, de lui faire prendre l'air hors de la ville. — Demain, si
le roi va mieux, il ne serait plus temps. — Pas un mot de tout cela à
son frère le cardinal , vous le feriez mourir de peur.
LE CHANCELIER, bas.
Vous serez obéie, madame.
( Il va rejoindre le roi de Navarre et le cardinal de Bourbon.)
SCÈNE XXVIII.
Les mêmes, Mme DE MONTPENSIER, rentrant.
LA REINE-MÈRE, à Mme de Montpensier.
Eh bien ! l'a-t-on trouvé, cet homme?
Mme DE MONTPENSIER.
Non, madame.... personne ne l'a vu....
LA REINE-MÈRE.
Ceci devient sérieux... Paré va-t-il venir?
Mme DE MONTPENSIER.
Je l'ai laissé parlant sous la cheminée avec MM. de Guise, qui le
pressaient de questions; mais il m'a vue, je lui ai fait signe, il ne
tardera pas...
LA REINE-MÈRE.
Le voici.
SCÈNE XXIX.
Les mêmes, PARÉ.
LA REINE-MÈRE , à Paré.
Paré, vous avez beau dire, ce mal n'est pas naturel; voyons, qu'en
pensez-vous? *
PARÉ.
Madame, il n'y a pas apparence de poison; l'état de l'estomac semble
LES ÉTATS D'ORLÉANS. 617
excellent; pas le moindre indice. Je l'ai dit à MM. de Guise, je le répète
à votre majesté.
LA REINE-MÈRE.
Mais cette douleur de tête?
PARÉ.
La reine se rappelle l'incision que nous avons dû faire ces jours pas-
sés; la cicatrice n'est pas encore complète : peut-être le frottement du
bonnet a-t-il causé cette douleur.
LA REINE-MÈRE.
Regardez-y de près, mon cher Paré, de bien près. Vous savez ce que
je vous ai toujours dit. ...
UN HUISSIER , sortant de la chambre du roi.
Madame, le roi serait heureux que votre majesté voulût bien le venir
voir.
LA REINE-MÈRE.
Le cher enfant! C'est moi qui suis heureuse de sa bonne affection.
(Elle entre dans la chambre du roi. Au même moment, MM. de Guise en sortent.
Ils saluent la reine-mère au jpassage. Quelques momens après, Gypierre et
Brézé sortent aussi de la chambre et s'entretiennent à voix basse.)
SCÈNE XXX.
MM. DE GUISE, CYPIERRE, BRÉZÉ.
LE DUC DE GUISE , à son frère.
Par le sang Dieu ! quel pauvre roi nous avons là !
LE CARDINAL DE LORRAINE.
Comprenez-vous ce retour de tendresse?
LE DUC DE GUISE.
Et ce dédain? — M'a-t-il dit un seul mot?
LE CARDINAL DE LORRAINE.
Il m'a tourné le dos sur son lit chaque fois que je m'en approchais.
Caprice de malade!
LE DUC DE GUISE.
Tout cela m'importe peu, puisqu'il n'y a ni poison ni danger.
LE CARDINAL DE LORRAINE.
Son mal passera et son caprice aussi.
LE DUC DE GUISE.
Vous avez votre arrêt ?
LE CARDINAL DE LORRAINE.
Je l'ai là, bien dressé, signé de tous nos commissaires; il n'y manque
plus qu'un mot, le grand mot...
lilS REVUE DES DEUX MONDES.
LE fllTC DE GUISE.
C'est une occasion à saisir; demain peut-être...
LE CARÛfNAL DÉ LORRAINE.
Heureusement Marie m'a l'air de revenir en grâce; nous essaierons
par elle...
LE DUC DE GUISE.
Faites toujours signer" d'avanee les membres du conseil.
LE CARDINAL DE LORRAÏNE.
Oui, vous avez raison... que tout soit prêt au bon moment. Allons,
l'espoir me revient. L& partie n'est pas perdue.
LE DUC DE GUISE.
Non, mais elle est remise : c'est déjà trop! (ils sortent.)
SCÈNE XXXI.
CYPIERRE, resté seul avec BRÉZÉ.
Le cardinal me semble ragaillardi.
I5RÉZÉ.
11 en atvâit besoin. Tout à l'heure, l'avez-vous vu? il était plus pâle
que le roi.
CYPIERRE.
Dame! c'est que, si le roi était vraiment malade, MM. ses oncles ne
seraient guère bien portans!
ERÉZÉ.
Le roi, mon cher Cypierre, il va mourir...
CYPIERRE.
Allons donc!
DRÉZÉ.
Je ne plaisante pas, il va mourir... d'amour pour sa mère!
CYPIERRE.
Vilaine maladie!... Pour la reine, à la bonne heure! L'avez-vous
regardée^'là, tout à l'heure, penchée sur ce lit, les yeux brillans de
larmes! Quels yeux, Brézé! quels yeux!
BRÉZÉ»
Allorïs, éftuil monsieur, c'est du fruit défendu; n'y touchez pas,
même en paroles... (il regarda autour dehu\) Eh! mais qu'est devenu mon
roi de Navarre? Il était' là...
CYPIERRE.
Alerte! mon ami , mettez-vous à sa piste; moi je vais dire bonjour à
nos bourgeois et leur conter doucement à l'oreille que MM. de Lor-
raine ne sont pas encore moïHs. (ils sortent.)
FIN DU QUATRIÈME ACTE.
LES ÉTATS D'ORLÉANS. 619
ACTE CINQUIÈME.
La scène est à Orléans. — Le cabinet de la reine-mère.
SCÈNE PREMIÈRE.
LA REINE-MÈRE, AMBROISE PARÉ.
LA REINE-MÈRE.
Faites-moi grâce, mon cher Paré, de tous vos mots latins. Mon fils
guérira-t-il? Dites-moi en français oui ou non.
PARÉ.
Si le roi guérirai en doutez-vous, madame!..
LA REINE-MÈRE.
Voilà huit jours que vous me dites tantôt blanc, tantôt noir. Je trouve,
moi, qu'il s'affaiblit à vue d'œil.
PARÉ.
C'est cette maudite fièvre... sans elle nous serions en pleine conva-
lescence.
LA REINE-MÈRE.
Encore une fois, Paré, ce n'est pas Dieu tout seul qui lui a envoyé
ce mal-là!..
PARÉ.j .
Madame, s'il y a poison, celui qui l'a donné est un grand maladroit.
LA REINE-MÈRE.
Ah! vous n'affirmez plus que ce soit impossible!..
PARÉ.
Non, je n'affirme rien; une si étrange maladie, des symptômes si bi-
zarres.... et puis, vous l'avouerai-je, l'idée m'est venue d'examiner ce
bonnet qu'il portait à la chasse. Dans la coiffe, du côté de l'oreille
gauche, j'ai trouvé je ne sais quelle poudre blanchâtre...
LA REINE-MÈRE.
Voyez- vous!
PARÉ.
Substance inconnue, peu active, je crois, mais qui peut bien avoir
pénétré par cette petite plaie...
LA REINE-MÈRE.
Vous êtes sur la voie, Paré! vous voyez combien c'est grave!
PARÉ.
Non, madame, la fièvre seule me cause quelque ennui... Quant à ce
620 REVUE DES DEUX MONDES.
bonnet, si j'en parle, c'est que je veux tout dire à votre majesté; pour
rien au monde, je n'en soufflerais mot à M. de Guise; il est déjà bien
assez furieux et pousse d'assez beaux cris! Ne pourriez-vous l'inviter,
madame, à me dire moins d'injures?
LA REINE-MÈRE.
Ah! mon pauvre Paré, je ne protège personne ici.
PARÉ.
Je l'ai prié d'appeler ses médecins. Nicole et Servais sont venus de
Paris. Ils approuvent tout ce que j'ordonne. N'importe, M. le duc s'en
va criant tout haut que, si nous le voulions bien, le roi serait hors d'af-
faire; que, s'il ne guérit pas, c'est notre faute, que nous sommes des
ânes et qu'il nous fera pendre!
LA REINE-MÈRE.
Que voulez-vous? M. de Guise tempête, le cardinal fait brûler des
cierges; à chacun son métier, mon cher Paré... Laissez-les dire, et soi-
gnez bien le roi. Surtout faites-moi savoir d'heure en heure tout ce que
vous aurez vu, tout ce que vous craindrez. Allez, Paré; voici le chan-
celier, laissez-nOUS. (Paré salue la reine et sort.)
SCÈNE II.
LA REINE-MÈRE, LE CHANCELIER.
LA REINE-MÈRE.
Mon cher chancelier, j'ai grand besoin de vous. Nos Lorrains met-
tent bas les armes; ils me demandent un entretien.
LE CHANCELIER.
Je m'y attendais.
LA REINE-MÈRE.
Leur confiance est à bout. Ils voient bien que cet enfant se meurt.
LE CHANCELIER.
Que dit Paré, madame?
LA REINE-MÈRE.
Il est plus sombre. Il admet le poison.
LE CHANCELIER.
Ce misérable Écossais a décidément disparu.
LA REINE- MÈRE.
Il a manqué son coup, je le veux bien; mais la secousse est assez
forte pour briser cette faible santé.
LE CHANCELIER.
Je commence à le craindre.
LES ÉTATS DORLÉANS. 621
LA REINE-MÈRE.
Vous savez mes pressentimens, chancelier; mon pauvre fils n'ira
pas loin. — Pensons à son frère. Il n'a que onze ans, ce petit Charles.
J'espère au moins qu'on m'en laissera maîtresse! — Du côté de MM. de
Guise, point de lutte possible, quant à présent du moins... mais, de
l'autre côté, vous savez les folies qui commencent à poindre.
LE CHANCELIER.
En vérité, madame, je ne saurais y croire... des idées de régence
chez ce bon roi de Navarre!
LA REINE-MÈRE.
Si ce n'est pas de lui qu'elles viennent, on les lui met en tête.
LE CHANCELIER.
Il est vrai qu'il a maintenant beaucoup d'amis...
LA REINE-MÈRE.
On fait antichambre à son lever.
LE CHANCELIER.
Tel qui passait raide et couvert devant lui, lui tire sa révérence d'aussi
loin qu'il le voit. Quels Protées que ces gens de cour, madame! La
crainte de MM. de Guise ne retient plus personne; chacun en prend à
son aise. Il y a je ne sais quoi dans l'air qui dit que leur règne est
passé. Cypierre, le croiriez-vous? ne s'est pas permis depuis trois jours
de maltraiter qui que ce soit dans la ville, et Chavigny lui-même m'a
fait dire ce matin qu'il n'était pas geôlier du prince malgré Dieu et
justice; que s'il plaisait à votre majesté...
LA REINE-MÈRE.
Pas encore... il faut d'abord que le frère ait réglé son compte avec
moi. — Chancelier, je vous demande d'aller le voir, ce roi de Navarre;
la duchesse vous aidera, elle est femme de sens. Je n'entends pas que
MM. les princes se fassent Guise à leur tour. Je ne veux pas qu'on me
joue une seconde fois. Point de sottes prétentions, ou je serai sans
pitié. Dites-le-lui, chancelier, et vertement.
LE CHANCELIER.
Soyez persuadée, madame, qu'au fond de l'ame il n'a pas la pensée
de faire valoir ses droits.
LA REINE-MÈRE.
Ses droits! voilà un mot que je ne puis souffrir. C'est un rêve que
ces droits des princes du sang! Je comprends qu'on exclue les femmes
de la couronne, mais de la régence, à quoi bon? Ce n'est pas là l'esprit
de vos lois, chancelier. N'a-t-on pas fait pour la mère du saint roi
Louis IX ce que j'entends qu'on fasse aujourd'hui pour moi? S'en est-on
mal trouvé? Et, sans remonter si haut, le roi Charles VIII n'a-t-il pas
TOME II. 40
622 REVUE DES DEUX MONDES.
remis à sa sœur les rênes de l'état? Ainsi, point de vains prétextes. Les
droits du roi de Navarre! cela n'est pas sérieux. Est-il de taille à gou-
verner? voilà toute la question. Un pauvre homme qui se laisse pétrir
par le premier qui le prend dans sa main ! Si nous avions le malheur
de lui laisser les affaires, qu'en ferait-il, chancelier?
LE CHANCELIER.
Il se résignera, madame, soyez-en convaincue.
LA REINE-MÈRE.
Tant mieux!... sinon c'est guerre ouverte... Qu'il le sache bien, je le
prends de très haut.
LE CHANCELIER.
Je n'aurai pas besoin de...
LA REINE-MÈRE.
Surtout qu'il se lie les mains; qu'il s'engage à refuser, même devant
les états, tout ce qui ne serait pas convenu entre nous. Je ne veux point
d'équivoque : un abandon bien net et par écrit. Si le malheur advient
que nous perdions mon cher enfant, il faut que tout soit réglé d'a-
vance. Je donnerai la lieutenance générale, c'est trop juste; mais le
gouvernement de mon fils et du royaume, je prétends le garder pour
moi seule. Vous entendez, chancelier. Qu'il n'y mette point de finesse,
ou je suis femme à l'abandonner tout à plat. Si je disais un mot, même
à l'heure où nous sommes, les Guise n'en feraient qu'une bouchée!...
LE CHANCELIER, vivement.
La reine a bien trop de prudence!...
LA REINE-MÈRE.
Assurément, c'est une façon de dire...
LE CHANCELIER.
Donner cette joie à MM. de Guise, ce serait vous préparer la pire des
conditions...
LA REINE-MÈRE.
Je le sais, chancelier. Ne lui répétez pas moins, mot pour mot, tout
ce que je viens de dire. Il en sera quitte pour la peur, je vous le pro-
mets. Jamais, de mon aveu, MM. de Guise ne le toucheront du bout du
doigt, pas plus que lui ni les siens n'attenteront à MM. de Guise.
LE CHANCELIER.
Que Dieu seconde votre majesté! Vous vous préparez là une vie dif-
ficile; mais, au temps où.nous sommes, il n'y a pour vous ni liberté ni
puissance que sous l'abri de leurs rivalités.
LA REINE-MÈRE.
Vous serez content de moi... Allez, le temps presse; il faut, songez-y
bien, que tout soit fait ce matin. Arrangez-vous pour qu'il vienne me
LES ETATS D ORLEANS.
parler dès que MM. de Guise sortiront de chez moi. Allez... Encore un
mot pourtant : ces Guise ont vbeau courber la tête, s'ils ne sont bien
bridés, ils la relèveront... Avez-vous écrit au connétable?
LE CHANCELIER.
Oui, madame.
LA REINE-MÈRE»
Est-il prêt à reprendre sa charge?
LE CHANCELIER.
Pour complaire à votre majesté, il a quitté Étampes hier matin et
doit avoir couché très près d'ici. A notre premier signal, il sera dans
la ville.
LA REINE-MERE.
Bien accompagné?
LE CHANCELIER.
Deux mille lances au moins. Déjà bon nombre de ses hommes se
sont glissés dans nos murs, et se cachent chez les bourgeois.
LA REINE-MÈRE.
C'est bien. — Et nos états, qu'en faites-vous? Ces députés s'en-
nuient; ne les négligez pas. Si Dieu persiste à vouloir que nous per-
dions ce cher François, il faut ouvrir dès le lendemain. Ètes-vous
prêt?
LE CHANCELIER.
Moi, madame, depuis long-temps.
LA REINE-MÈRE.
Et l'avocat de Bordeaux qui parle pour le tiers?
LE CHANCELIER.
L'Ange? Il achève sa harangue; elle est très bonne, on en sera fu-
rieux en Lorraine. Le baron de Rochefort m'a montré la sienne; il fait
tonner la noblesse contre les deux frères. Quant au clergé, savez-vous
ce qu'il ose faire? Il prend pour orateur Quintin. Le cardinal croyait
être choisi. Jugez quelle colère ! .
LA REINE-MÈRE.
C'est très bien de tourner le dos aux Lorrains; mais prenez garde
qu'on ne se précipite de l'autre côté et à bras trop ouverts. Quand les gen s
sont lancés, on ne les contient plus. Veillez-y, chancelier. (Un huissier
s'approche de la reine-mère et lui dit quelques mots à voix basse. Elle lui fait signe de
se retirer, en ajoutant :) Qu'ils entrent. (L'huissier sort.) — (Au chancelier :) Voici
MM. de Guise. Je vous quitte, la duchesse m'attend; je ne lui dis qu'un
mot et l'envoie vous rejoindre. — Obligez-moi de dire à ces mes-
sieurs que je reviens dans un instant; mais ne perdez pas votre temps
avec eux. (Elle sort.)
624 REVUE DES DEUX MONDES.
SCÈNE III.
LE CHANCELIER, seul.
Comme la reine est animée! Quel besoin de commander! Quelle
jeunesse, quelle vie nouvelle, semblent sortir pour elle de cette pro-
chaine mort!
SCÈNE IV.
LE CHANCELIER, LE DUC DE GUISE, LE CARDINAL
DE LORRAINE, un huissier.
L'HUISSIER, à MM. de Guise.
Veuillez entrer, messeigneurs. La reine va venir.
LE CARDINAL DE LORRAINE , entrant le premier.
Ah! c'est vous, chancelier? Eh bien! vous savez, le roi va mieux.
LE CHANCELIER.
Le ciel en soit béni, monseigneur! Il est donc advenu...
LE CARDINAL DE LORRAINE.
Non, rien de nouveau; mais nous sortons de le voir, il nous semble
très bien.
LE DUC DE GUISE.
Ce sont ces bélîtres de médecins qui le disent si malade pour se
donner l'honneur de le guérir et nous voler notre argent!
LE CHANCELIER.
Dieu vous entende !
LE CARDINAL DE LORRAINE.
Où allez-vous donc si vite? Vous nous quittez, chancelier?
LE CHANCELIER.
A regret, monseigneur; mais les affaires m'attendent...
LE DUC DE GUISE.
Est-ce au moins le procès Groslot? >
LE CARDINAL DE LORRAINE.
Il ne marche pas, ce procès, chancelier. t
LE DUC DE GUISE.
Rien ne marche, mort Dieu !
LE CHANCELIER.
Condamne-t-on les gens sans les entendre?
LE DUC DE GUISE.
Mais ceux qui sont condamnés? Dès que le roi pourra prendre une
plume, on soldera les vieux comptes.
LES ÉTATS D'ORLÉANS. 625
LE CARDINAL DE LORRAINE.
On en ouvrira de nouveaux.
LE DUC DE GUISE.
Tenez-vous prêt, chancelier...
LE CARDINAL DE LORRAINE.
Nous vous taillons de la besogne.
LE CHANCELIER.
Permettez-moi, messeigneurs, de prendre congé de vous.
(Il les salue et sort.)
SCÈNE V.
LE DUC DE GUISE, LE CARDINAL DE LORRAINE.
LE DUC DE GUISE.
Le vieux renard ! il sait à quoi s'en tenir!
LE CARDINAL DE LORRAINE.
Vous trouvez donc que nous allons bien mal?
LE DUC DE GUISE.
Vous avez des yeux comme moi.
LE CARDINAL DE LORRAINE.
Il m'a semblé plus pâle encore qu'hier au soir.
LE DUC DE GUISE.
C'est un vrai moribond; je m'attends d'heure en heure à lui fermer
les yeux.
LE CARDINAL DE LORRAINE.
Et Marie ne veut rien tenter?
LE DUC DE GUISE.
Rien...
LE CARDINAL DE LORRAINE.
Lui avez-vous bien dit que cette signature n'aurait point son effet,
que nous ne la souhaitions que pour mieux ménager notre accommo-
dement avec la reine?
LE DUC DE GUISE.
Je lui ai tout dit, mais rien ne l'ébranlé. Quand on la presse, elle se
prend à pleurer : c'est si commode !
LE CARDINAL DE LORRAINE.
La petite sotte! s'être ainsi affolée de ce garnement!
LE DUC DE GUISE.
Elle jure de ne le revoir jamais... Elle l'a promis à Dieu !...
LE CARDINAL DE LORRAINE.
C'est très beau; mais pas de signature... voilà le plus clair.
f>26 REVUE DES DEUX MONDES.
LE DUC DE GUISE.
On peut s'en passer, morbleu ! Si la reine n'entend pas raison, si elle
nous pousse à bout, j'ai bien encore assez d'autorité pour me faire obéir.
LE CARDINAL DE LORRAINE.
A la bonne heure I voilà parler!
LE DUC DE GUISE.
S'il faut rendre la place, soyez tranquille, ce ne sera pas sans coup
férir.
LE CARDINAL DE LORRAINE.
Pour moi, j'ai pris mes précautions. Il reste 62,000 écus dans l'é-
pargne, je les fais transporter à Reims. A quoi bon laisser des vivres à
l'ennemi?
LE DUC DE GUISE.
Belle misère, votre argent! C'est autre chose qu'il faudrait em-
porter!
LE CARDINAL DE LORRAINE.
Silence ! voici la reine»
SCÈ1VE VI.
Les mêmes, LA REINE-MÈRE.
LA REINE-MÈRE.
Ah! messieurs, dans quelle douleur vous me voyez! Mon pauvre
fils!
LE CARDINAL DE LORRAINE.
Mais pourquoi désespérer, madame? Le roi n'a-t-il pas sa jeunesse,
ce médecin qui guérit tant de maux !
LA REINE-MÈRE.
Quoi! vrai, vous conservez un peu d'espoir? Eh bien! j'aurais juré
qu'il ne vous en restait plus.
LE CARDINAL DE LORRAINE.
Pourquoi, madame?
LA REINE-MÈRE.
Ne le prenez pas à mal, je vous prie.... parce que vous me venez
voir.
LE CARDINAL DE LORRAINE.
Ah! madame, quelle pensée!...
LA REINE-MÈRE.
Vous me gâtiez si peu quand il était en santé, ce cher enfant.
LE CARDINAL DE LORRAINE.
La reine nous connaît bien mal ! Nous ne venons pas lui parler de
nous. Le salut de l'état, le vôtre, madame, celui de vos enfans, voilà
LES ÉTATS D'ORLÉANS. 627
ce qui nous tient au cœur. Permettez-moi de le dire, votre majesté
nous est aussi peu charitable que nous lui sommes dévoués.
la reine-mère;.
Allons, messieurs, point de vaines paroles! Passons au fait. Vous
venez me dire que le roi de Navarre a retrouvé de nombreux amis,
qu'il a de folles prétentions, qu'on lui prête de sots propos. N'est-ce pas
cela?
LE DUC DE GUISE.
Nous venons vous dire, madame, que d'heure en heure la ville se
remplit d'inconnus, de gens suspects; que M. le connétable s'approche
du faubourg enseignes déployées. Si vous ne prenez votre parti, on
va vous donner un maître, à vous, madame, aussi bien qu'à nous.
LA REINE-MÈRE.
Vous oubliez donc, monsieur, de qui j'attends secours?
LE DUC DE GUISE.
De qui, madame?
LA REINE-MÈRE.
De vous, monsieur le duc; de vous, monsieur le cardinal! Me ferez-
vous défaut? Ne serez-vous pas, demain comme aujourd'hui, les ser-
viteurs du roi, les défenseurs de notre sainte église? Croyez-vous que,
par une misérable rancune, j'irai me priver de vos services? Dieu m'en
préserve ! Je vous chargerai de me défendre, et je sais que vous n'y
manquerez pas.
LE DUC DE GUISE.
Eh bien! madame, que ce soit dès aujourd'hui, pendant qu'il en est
temps encore. Le roi ne peut signer; mais un mot de votre main, et je
me charge de tout.
LA REINE-MÈRE.
Comme vous y allez, monsieur le duc! Entendons-nous, s'il vous
plaît. Je neveux pas vous tromper. Si, sous prétexte de me servir, vous
comptez vous délivrer de M. de Condé, et, qui sait? de son frère aussi
peut-être, n'en parlons plus. J'entends, je veux que personne ne se
venge, ni eux, ni vous.
LE DUC DE GUISE.
Mais le prince est coupable, madame; en pouvez-vous douter?
LA REINE-MÈRE.
Coupable, c'est un mot! Il s'ennuie de n'être rien. Les gens sont-ils
coupables parce qu'ils sont ambitieux? La justice aurait trop affaire,
soit dit sans offenser personne.
LE DUC DE GUISE.
Avec cette indulgence, vous irez loin, madame î
628 REVUE DES DEUX MONDES.
LE CARDINAL DE LORRAINE.
Je comprends qu'on ait l'audace de disputer la régence à votre ma-
jesté !
LA REINE-MÈRE.
Nous verrons si on l'osera.
LE CARDINAL DE LORRAINE.
N'en courez pas la chance, madame. Ne gardez près de vous que
des hommes à qui ces insolentes pensées ne tombent pas dans l'esprit;
des hommes qui se prévalent de leur amour du bien public, non des
prétendus droits de leur naissance, et qui, n'aspirant pas à s'élever par
eux-mêmes, seront heureux et fiers de tout devoir à vos bontés.
LA REINE-MÈRE.
Eh! messieurs, c'est tout juste le langage que vous me teniez l'an
passé, quand la mort me porta ce rude coup dont fut atteint mon bien-
aimé seigneur! C'est ainsi que vous me fîtes congédier, non-seulement
les princes, mais le connétable et tous les siens! Qu'en est-il advenu?
Qu'ai-je recueilli de ces belles paroles? Écartons-en le souvenir, c'est
le plus sûr moyen de maintenir dans mon cœur les sentimens que je
veux avoir pour vous. Encore une fois, oubliez qu'il y ait au monde un
prince de Condé, c'est ma première condition. Les autres ne sont pas
dures. Vous, monsieur le duc, vous conserverez vos dignités, vos char-
ges, vos commandemens; je ne disposerai que de la lieutenance-géné-
rale. Et vous, monsieur le cardinal, si la surintendance des finances ne
vous fatigue pas, il me plaira que vous la gardiez. Les états auront la
fantaisie de vous demander vos comptes, mais je vous permettrai de
ne les rendre qu'à moi. (Le cardinal s'incline.) Il y a des gens, vous le sa-
vez, assez mal appris pour prétendre que 42 millions de dettes ont été
contractées depuis votre gestion. Si nous avons le bonheur de sauver
mon cher fils, vous leur ferez telle réponse que bon vous semblera. Si
Dieu en ordonne autrement, si je suis quelque chose, c'est moi qui ré-
pondrai, et j'obtiendrai qu'on s'en rapporte à moi. Eh bien! messieurs,
est-ce entendu? Puis-je compter sur vous?
LE CARDINAL DE LORRAINE.
Comme sur vos plus fidèles sujets, madame.
LA REINE-MÈRE.
Ce n'est pas tout. Je prétends qu'entre vous et les princes il y ait ré-
conciliation publique, solennelle et, je dis plus, sincère.
LE DUC DE GUISE.
Cela dépend-il de nous, madame?
LA REINE-MÈRE.
Vous n'avez pas signé le décret de prise de corps, et vous avez bien
LES ETATS D ORLEANS. 629
fait. Je pourrai affirmer à M. de Condé que vous n'avez été ni les au-
teurs, ni les instigateurs de sa prison.
LE CARDINAL DE LORRAINE.
Ce sera plus vrai que vous ne pensez, madame. Le roi nous eût forcé
la main, si nous n'avions laissé faire le conseil.
LA REINE-MÈRE.
Tant mieux, vous en serez plus à l'aise pour donner un serment...
Vous le jurerez, monsieur le duc?
LE DUC DE GUISE.
Il le faudra, si votre majesté l'ordonne.
LA REINE-MÈRE.
Et vous vous embrasserez ?
LE CARDINAL DE LORRAINE.
Pourquoi pas?
LA REINE-MÈRE.
Enfin, mais ceci n'est qu'un conseil, je crois qu'il serait bon que la
reine votre nièce n'oubliât pas trop long-temps qu'elle a des sujets qui
l'attendent et une couronne à conserver.
LE DUC DE GUISE.
Triste séjour que son Ecosse !
LA REINE-MÈRE.
Si je n'écoutais que mon cœur, nous la garderions en France, mais
ce ne serait pas séant.
LE CARDINAL DE LORRAINE.
Aussi bien elle paraît d'humeur à vouloir se gouverner soi-même.
LA REINE-MÈRE.
Dieu nous fasse la grâce qu'elle n'en ait pas si triste occasion!
SCÈNE VII.
Les mêmes, Mme DE MONTPENSIER, entrant brusquement et s'arrêtant
quand elle aperçoit MM. de Guise.
LA REINE-MÈRE , se retournant au bruit de la porte qui s'ouvre.
Qui est là?.. Ah! c'est vous, duchesse; entrez... Je vous demande
pardon, messieurs. (BasàM"edeMontpensier.) Est-ce fait?
Mme DE MONTPENSIER, bas.
Il hésite, madame.
LA REINE-MÈRE , bas, mais vivement.
Il hésite? Le chancelier ne lui a donc pas dit...
Mme DE MONTPENSIER, bas.
A peine avons-nous pu lui parler. La chambre était pleine de monde.
630 REVUE DES DEUX MONDES.
Chacun venait raconter que le roi n'en pouvait revenir. (Élevant un *©»
la voix.) Et, de fait, Paré se désole, il n'ose vous faire savoir la vérité,
madame; mais elle est bien triste... La voix s'affaiblit, la respiration
s'arrête : tout annonce une prochaine fin.
LA REINE-MÈRE.
Vous entendez, messieursl
LE DUC DE GUISE.
Hélas! oui... Venez, mon frère.
LA REINE-MÈRE.
Je vous suis... Ce pauvre enfant 1 je veux lui donner mon dernier
baiser !.. Allez, messieurs, allez.
LE CARDINAL DE LORRAINE , se dirigeant vers la porte.
Nous déposons entre vos mains l'hommage que votre majesté a dai-
gné recevoir.
LA REINE-MÈRE.
C'est bien, messieurs, allez... je ne me ferai pas attendre.
(Le duc de Guise et le cardinal sortent.)
SCENE VIII.
LA REINE-MÈRE, M™ DE MONTPENSIER.
LA REINE-MÈRE.
Va-t-il venir, au moins?
Mme DE MONTPENSIER.
Oui, madame, il me suit.
LA REINE-MÈRE.
Alors rien n'est perdu. Il verra, je l'espère, sortir MM. de Guise...
Duchesse, obligez-moi de vous placer entre ces deux portes. Vous l'en-
tendrez venir, et, quand il passera, vous lui direz ces deux mots à l'o-
reille : « Gardez-vous de refuser, sinon votre frère est mort. » Eh bien!
n'avez-vous pas peur'? Ce n'est pas difficile à dire. Allez donc, ma chère
Jacqueline.|
Mme DE MONTPENSIER.
J'y vais, madame.
LA REINE-MÈRE.
C'est pour son bien, vous le savez.
Mme DE MONTPENSIER , ouvrant la porte et la tirant après elle sans la fermer
Complètement,
Me voici en sentinelle.
LA HEINE-MÈRE, seule.
Être prise de si court! Ce malheureux Paré qui devait m' avertir et
LES ÉTATS D'ORLÉANS. G3t)
qui s'en va perdre la tête! On doit déjà remarquer mon absence... que
n'en dira-t-on pas?.. Mais puis-je être partout à la fois? 11 faut que je
l'attende, ce Navarrais, il faut en finir avec lui... Si je le manque, Dieu
sait ensuite... Mais je l'entends, ce me semble... oui, c'est lui; la du-
chesse lui parle... Asseyons-nous et calmons-nous.
SCENE IX.
hk REINE-MÈRE, LE ROI DE NAVARRE.
LE ROI DE NAVARRE.
Je n'osais espérer, madame, de vous trouver ici; on répand' de si
tristes nouvelles! le roise meurt, dit-on.
LA REINE -MÈRE.
Sïlë roi se mourait, mon frère, me verriez-vous tranquille à cette
place? Son mal est grave, mais la bonté de Dieu est infinie! Asseyez-
vous, je vous prie. Au moment où vous êtes entré, j'étais encore tput
émue... je venais d'avoir la visite...
LE ROI DE NAVARRE.
DeMM.de Guise?
LA REINE-MÈRE.
Précisément, les avez-vous rencontrés?... Ils semblaient triomphans.
Se crains en vérité qu'ils n'en soient venus à leurs fins.
LE ROI DE NAVARRE.
Comment, madame?
LA REINE-MÈRE.
Ce malheureux arrêt qu'Us ont toujours en poche, je crains qu'ils
ne l'aient fait signer!
LE ROI DE NAVARRE,
Serait-il possible?
LA REINE-MÈRE.
Je les en crois capables.
LE ROI DE NAVARRE.
Mais le roi est si faible !
LA REINBt-MÈRE.
Ils lui auront conduit la main. Notez, mon frère* que je ne veux pas
vous effrayer. Ce n'est de ma part qu'une conjecture. Mais ce qui est
plus certain, car ils me l'ont dit eux-mêmes, ce qui nie cause uaae sé-
rieuse appréhension, c'est qu'ils tiennent enfin les pièces qu'ils cher-
chaient contre vous.
UE ROL DE NAVARRE.
Quelles pièces, madame ?
632 REVUE DES DEUX MONDES.
LA REINE-MÈRE.
Ils me les ont montrées, mon frère, et s'ils s'obstinent à en faire usage,
vos amis auront grand'peine à vous tirer de là.
LE ROI DE NAVARRE.
Fourberie que ces pièces, madame, pure fourberie.
LA REINE-MÈRE.
Telles qu'elles sont, croyez-moi, ne les dédaignez pas. Mon fils est
bien malade, mais ses oncles sont puissans. Ils useront de leur pouvoir
jusqu'au bout. Je les crois gens à tout faire pour se délivrer de vous et
de votre frère. Ils jouent à quitte ou double; et savez- vous pourquoi?
Parce qu'on leur dit que le gouvernement du royaume va passer entre
vos mains, que vous serez leur maître. De là cette colère, ces violences.
Sans les propos de quelques imprudens, nous n'en serions pas là. Vous
avez des amis malavisés, mon frère! vous le savez, ils vous décernent
la régence.
LE ROI DE NAVARRE.
Eh! madame, est-ce ma faute si le parent le plus proche....
LA REINE-MÈRE.
Pour ma part, je n'aurais rien à dire, n'était qu'il y a péril pour
vous et pour l'état. Franchement, mon frère, si j'écoutais mon incli-
nation et l'amour de mon repos, je vous prierais de prendre cette charge,
non qu'à mon avis elle vous appartienne plutôt qu'à moi, une mère a
toujours droit à la tutelle de son enfant, il n'y a pas de loi contre ce
vœu de nature, mais parce que personne ne m'agréerait autant que
vous pour la conduite des affaires. Aussi je ne saurais vous dire quel
est mon regret de ne pouvoir me décharger sur vous de ce fardeau !
Que n'êtes-vous resté dans le sein de l'église notre mère ! Vous y voilà
revenu, Dieu merci, mais d'hier seulement : le peuple en a la mémoire
trop fraîche, vos ennemis auraient trop beau jeu contre vous, nous
serions exposés à trop de défiance et de soulèvemens; il faut par force
que je me dévoue. Ce qui m'y décide aussi, c'est que moi seule je puis
conserver à vous et aux vôtres une juste part dans le maniement des
affaires. On vous disputera la lieutenance générale, mais dussé-je y
perdre la vie, je vous la donnerai. Votre frère prendra place au conseil
et dans les armées du roi. Je ferai plus. Vous regrettez, je pense, vos
possessions d'Espagne....
LE ROI DE NAVARRE.
Assurément, madame.
LA REINE-MÈRE.
J'obtiendrai du roi mon gendre qu'il vous les rende en tout ou en
partie. Mais, de votre côté, vous mettrez bas toute rancune contre
MM. de Guise....
LES ÉTATS D'ORLÉANS. 633
LE ROI DE NAVARRE.
La paix avec ces gens-là !
LA REINE-MÈRE.
Oui, la paix. Ils ont en main les finances, les gens d'église sont à
leur dévotion, une partie de la noblesse et du peuple leur obéit : guer-
royer avec eux, quelle folie ! Je veux que vos dissentimens s'effacent, et,
pour commencer, il faut dès à présent supprimer le prétexte à leurs
clameurs. Qu'il ne soit plus question de ces bruits de régence. Le moyen
est bien simple. Dites tout haut que vous ne l'acceptez pas; que les états
eux-mêmes, s'ils s'avisaient de vous la déférer, ne vous feraient pas
changer, et, afin de confondre les incrédules, donnez-en votre signa-
ture. Voici justement quelques lignes que j'ai préparées ce matin....
(Elle lui présente un papier.)
LE ROI DE NAVARRE.
Madame, je m'engage volontiers à ne point briguer un honneur qui
vous convient mieux qu'à moi. Je suis d'un naturel trop amateur du
repos pour me jeter dans de tels hasards. Mais ce papier, cette signa-
ture... renoncer par écrit à un droit de ma maison... que pensera- t-on
de moi? que me dira mon frère?
LA REINE-MÈRE.
Faites comme il vous plaira. Je ne vous ai pas donné des raisons pour
rire. Vous êtes averti I Si l'arrêt est signé, comme je le crains, il peut
être exécuté ce soir...
LE ROI DE NAVARRE.
Mais le sera-t-il moins si je signe?
LA REINE-MÈRE.
Si vous signez, MM. de Guise renoncent à leurs desseins contre vous,
et votre frère est libre.
LE ROI DE NAVARRE.
Mon frère en liberté ! Votre majesté m'en donne l'assurance!
LA REINE-MÈRE.
Je Sais Ce que je dis. (Elle s'approche d'une table, prend une plume et écrit quel-
ques lignes.) Voici deux mots de moi. Qu'ils soient remis au chancelier,
il saura ce qu'il en doit faire. C'est la clé de la prison. Maintenant, à
VOUS de voir Si l'échange VOUS convient. (Elle dépose sur la table le papier
qu'elle lui a proposé de signer.) Mais hâtez-vous. Je veux aller voir mon fils;
il me tarde de l'embrasser... Êtes-vous résolu?
LE ROI DE NAVARRE , Rapprochant de la table et prenant la plume.
Je dois sauver mon frère. (il signe.)
LA REINE-MÈRE.
Et vous-même, croyez-moi.
Q34» RKVUB DBS DEUX M0NDB6.
LE ROI DE NAVARRE, lui remettant le papier qu'il vient de signer.
Je vous abandonne de grand cœur une tâche qui rçi'effrayaiU Que
les affaires soient conduites comme vous l'entendrez, madame, mais
qu'elles le soient par vous et non par des gens qui vous ont bien
trompée, et que vous semblez encore disposée à ménager plus qu'Us,
ne valent!
LA REINE-MÈRE , prenant le papier.
Je tiendrai chacun à sa place. Allez, mon frère, allez trouver le
Chancelier. (Elle lui donne le papier signé par elle.)
LE ROI DE NAVARRE , la saluant.
Dieu vous garde, madame, et le royaume aussi! (il sort.)
SCÈNE X.
LA REINE-MÈRE , seule.
Voilà un homme comme il en faut pour faire un lieutenant-général
du royaume. Ce sera obéissant comme un sergent aux gardes. On peut
m'en donner à la douzaine de cette façon-là, je n'en serai pas gênée!
Ainsi l'affaire est faite ! Allons maintenant à ce lit de mort... Le chanr
celier sera prudent, j'espère; il n'ouvrira cette prison que si mon fils...
Après tout, arrive que pourra!. .
(Elle veut sortir, mais la porte s'ouvre et laisse entrer la reine.)
SCÈNE XI.
LA REINE-MÈRE, LA REINE.
LA REINE.
Je viens vous chercher, ma mèref II vous demande, il veut vous
voir.
LA REINE-MÈRE.
Ce cb^er François! J'y vais, ma fille.
LA REINE.
C'est lui qui m'envoie vers vous... Nous respirons, Dieu merci! il va
mieux.
LA REINE-MÈRE, s'arrêtant.
Il va mieux, dites-vous?
LA REINE.
Cette crise est passée; Nicole assure qu'il pourra le sauver; Servais
aussi conserve de l'espoir. Paré seul ne dit rien, mais c'est la peur que
lui font mes oncles.
LA REINE-MÈRE , élevant la voix.
Huissier, appelez Mme de Montpensier... Mais non, non, j'y vais moi-
même... Un instant seulement, ma fille. ffiita eort.)
LES ÉTATS DORLÉANS. 635
SCÈNE XII.
LA REINE, seule.
Qu'a-t-elle donc la reine?... On dirait que mes paroles... Oh ! ce se-
rait trop mal!... D'où me vient cette idée? Mon Dieu ! je n'ose lire dans
le fond de mon cœur. Tout à l'heure, quand j'étais sans espoir, sauver
le roi me semblait mon unique désir; c'est pour lui seul que je priais...
Maintenant, depuis cette lueur d'espérance, ma joie n'est pas com-
plète... Je sens se réveiller mes anciennes angoisses. J'entends donner
des ordres impitoyables! Mes oncles!... rien ne les fléchira. Je ne puis
échapper au coup qui me frappait que pour subir une douleur mortellel
Quelle destinée est donc la mienne?... Mon Dieu! pardônnez-moi...
SCÈNE XIII.
LA REINE, LA REINE-MÈRE.
LA REINE-MÈRE.
Me voici, ma fille... (Avant de refermer la porte Qu'elle tiettt eritr'otfverte, elle dit
à Mme de Montpensier qu'on ne voit pas :) VOUS m'entendez, duchesse, allez vite,
arrêtez tout... Allez.
LA REINE.
Ma mère, ne tardons pas... il vous attend. Ne le laissons pas seul.
LA REINE-MÈRE , tout en se dirigeant vers la porte.
Mais vos oncles sont avec lui.
LA REINE.
Mes oncles? il ne veut plus les voir; c'est comme le premier jour.
LA REINE -MÈRE.
Ce cher enfant!... Allons, ma fille.
(Au moment où elle va sortir, le roi de Navarre se présente à la porte.)
SCÈNE XIV.
Les mêmes, LE ROI DE NAVARRE.
LE ROI DE NAVARRE.
Madame....
LA REINE-MÈRE.
Pardon, mon frère, je vais....
LE ROI DE NAVARRE.
Le chancelier m'a dit.... &
feA «EtNfe-MÊttE.
C'est bie»^ mais je ne puis.... Mon fils m'appelle.
636 REVUE DES DEUX MONDES.
LE ROI DE NAVARRE.
Seulement un mot....
LA REINE-MÈRE.
Je reviendrai.... veuillez rester ici.... la duchesse vous dira.... Al-
lons, ma fille. (La reine-mère et la reine sortent.)
SCÈNE XV.
LE ROI DE NAVARRE, seul.
Me voilà bien traité î Beau marché que j'ai fait là ! Encore un guet-
apens! Ce chancelier est son compère. Il me dit qu'il lui faut un mot
pour Chavigny, que la reine me le donnera, je viens le demander, et,
avant que j'ouvre la bouche, elle me tourne le dos. Si Condé le savait,
se moquerait -il de moi! Que faire maintenant? Retourner vers ce
chancelier? Attendre ici? Elle me l'a dit.... attendons, (il s'assied.) Si,
comme le prétend Ranty, les médecins se ravisent et reprennent es-
poir, elle en sera pour ses frais, cette pauvre reine. Le cadeau qu'elle
tient de moi ne l'aura pas réjouie long-temps ! Quoi qu'il arrive, je la
lui abandonne, cette régence. La ramasse qui voudra.
SCÈNE XVI.
LE ROI DE NAVARRE, Mme DE MONTPENSIER.
LE ROI DE NAVARRE , se levant.
Ah! vous voilà, chère duchesse! Venez donc, ma mie; la reine m'a
promis que vous m'expliqueriez....
Mrae DE MONTPENSIER.
Sire, un moment, je vous prie; je suis si troublée....
(Elle s'approche d'une fenêtre et regarde avec attention en levant la tête.)
LE ROI DE NAVARRE.
Eh ! qu'avez-vous à regarder en l'air ?
Mme DE MONTPENSIER.
Nous venons de prendre un gros parti , le chancelier et moi.
LE ROI DE NAVARRE.
Faites-vous relâcher mon frère?
Mme DE MONTPENSIER.
Nous n'en sommes pas là, bon Dieu !
LE ROI DE NAVARRE.
Mais que voulez-vous dire?
Mmc DE MONTPENSIER.
Au moment où vous quittiez le chancelier, je venais lui parler de la
LES ÉTATS D'ORLÉANS. 637
part de la reine. Il attendait votre retour pour sonder Chavigny, quand
tout à coup M. de Guise, l'œil animé et la parole haute, comme si l'es-
poir de la guérison du roi l'eût mis hors de lui-même, aborda rude-
ment le chancelier, lui rappelant que, de tous les membres du con-
seil , lui seul et le comte de Sancerre n'avaient pas encore signé l'arrêt;
que si, dans deux heures, leurs réflexions n'étaient pas faites, ils au-
raient de ses nouvelles; que la volonté du roi lui était assez connue
pour n'avoir pas besoin d'ordre écrit, et qu'il prendrait bien sur lui de
faire marcher le grand-prévôt. Le chancelier était demeuré impas-
sible; mais, quand M. de Guise se fut éloigné : «Madame, s'écria-t-il en
me prenant la main, il le fera comme il le dit! Je ne connais qu'un
moyen d'arrêter le coup, c'est d'appeler le connétable. En moins d'une
heure il peut être ici et tenir tout en respect. Nous n'avons pas le temps
de consulter la reine, c'est le cas de prendre sur nous. » Et sans m'en
dire davantage il me laissa toute tremblante et entra chez M. de Mor-
villiers, pour le prier de faire donner le signal.
LE ROI DE NAVARRE.
Quel signal?
Mme DE MONTPENSIER.
La bannière de Sainte-Croix hissée sur le clocher. Voyez, la voilà
qui flotte; c'est ce que je regardais.
LE ROI DE NAVARRE.
Mais comment le connétable force ra-t-il la porte?
Mme DE MONTPENSIER.
Lansac et de Brosse ont le mot, la porte doit être ouverte.
LE ROI DE NAVARRE.
A merveille. — Je ferai bien, je crois, d'aller endosser ma cuirasse,
nous ne tarderons guère à en venir aux coups.
Mme DE MONTPENSIER.
Au dire du chancelier, personne ne bougera; la surprise sera si
grande !
LE ROI DE NAVARRE.
Ne vous y fiez pas, duchesse : un compagnon comme M. de Guise ne
laisse pas sa dague dormir dans son fourreau...
Mme DE MONTPENSIER.
Pour moi, ce n'est pas là ma crainte; mais si la reine avait d'autres
desseins, si nous avions été trop vite, si le connétable arrivait trop tôt.. .
LE ROI DE NAVARRE.
Trop tôt pour sauver mon frère? Y pensez-vous, ma mie?
Mme DE MONTPENSIER.
Si nous avions tout compromis en voulant tout sauver... Je ne serai
TOME II. 41
638 REVUE DES DEUX MONDES.
tranquille qu'après avoir vu la reine... et je n'ose aller lui dire... On
vient... Si c'était elle! le cœur me bat...
LB ROI DE NAVARRE.
Non, c'est Bourbon!... Que vient-il faire?
SCENE XVII.
Les mêmes, LE CARDINAL DE BOURBON.
LE CARDINAL DE BOURDON.
La reine est-elle ici?
LE ROI DE NAVARRE.
Nous l'attendons, mon frère.
LE CARDINAL DE BOURBON.
Attendre ! ce n'est pas le cas; il faut l'aller chercher, et bien vite.
Mme DE MONTPENSIEB.
Que se passe-t-il donc?
LE CARDINAL DE BOUBBON.
Quelque chose de sinistre, madame. Dutillet et le grand-prévôt sont
enfermés avec M. de Guise. On dit, mais c'est impossible... on dit qu'ils
veulent exécuter ce soi-disant arrêt.
LE ROI DE NAVARRE.
Tout est possible avec de pareilles gens.
LE CARDINAL DE BOURBON.
Pauvre Condé ! Mais c'est abominable! la reine ne doit pas souffrir...
Mme DE MONTPENSIER.
La reine, monseigneur! Que voulez-vous qu'elle fasse?
LE ROI DE NAVARRE.
N'êtes- vous pas l'ami de MM. de Guise ! Empêchez-les d'assassiner
notre frère !
LE CARDINAL DE BOUBBON.
Mais, mon Dieu ! il n'y a donc plus de justice!
LE ROI DE NAVARRE.
Vous pouvez parler, je ne puis.
LE CARDINAL DE BOUBBON.
Pauvre Condé!
Mme DE MONTPENSIER.
Au lieu de vous lamenter, monseigneur, montrez les dents, parlez...
LE CARDINAL DE BOUBBON.
Oui, oui, je leur parlerai Mais voici le chancelier; consultons-le
d'abord.
LES ÉTATS D'ORLÉANS. 639
SCÈNE XVIII.
Les mêmes, LE CHANCELIER.
LE CARDINAL DE BOURBON, allant au-devant du chancelier.
Eh bien! monsieur, vous savez... mon pauvre frère.
LE CHANCELIER , bas au roi de Navarre avant de répondre au cardinal.
Tenez-le pour sauvé, le connétable est dans la ville. (Bas à Mm° de
Montpensier :) La reine est avertie, elle approuve.
Mme DE MONTPENSIER, bas.
Je respire.
LE CHANCELIER , se tournant vers le cardinal.
Pardon, monseigneur, vous me disiez....
LE CARDINAL DE BOURBON.
Qu'il est question d'horribles choses; que vous devez les empêcher...
LE CHANCELIER.
Moi, monseigneur? Adressons-nous à Dieu, lui seul...
LE ROI DE NAVARRE, l'interrompant.
Écoutez... quel est ce bruit?
Mme DE MONTPENSIER.
La voix de M. de Guise.
LE CHANCELIER.
Et bien d'autres ! Quelle confusion !
Mme DE MONTPENSIER , écoutant près de la porte.
On crie, on menace, on blasphème... Cypierre se justifie... J'entends
les mots : surprise, trahison... Ils s'éloignent, mais le duc vient ici.
LE DUC DE GUISE , derrière la porte, parlant à haute voix aux huissiers.
Allez dire à la reine... allez, canailles, allez donc!
UN HUISSIER, derrière la porte.
Entrez, monseigneur. (La porte s'ouvre. M. de Guise entre.)
SCÈNE XIX.
Les mêmes, LE DUC DE GUISE.
LE DUC DE GUISE , jetant un regard sur les personnes qui sont dans le cabinet.
On me dira peut-être ici ce que je veux savoir! Qui donc envoie ces
hommes d'armes dont la ville est bientôt remplie? Des drôles qui se
masquent aux couleurs de Montmorency ! Quel est ce faux connétable?
LE CHANCELIER.
Le véritable a bien le droit, me semble, de se rendre aux états?
LE DUC DE GUISE.
Entrerait-il par trahison? La porte a été livrée à l'insu de Cypierre...
640 REVUE DES DEUX MONDES.
mais nous sommes en forces, Dieu merci! nous allons châtier ce ramas
de bandits.
LE CHANCELIER.
Avant de châtier, ne faut-il point savoir?.,.
LE DUC DE GUISE.
Gardez vos sceaux, monsieur, et laissez-nous garder la ville.
LE CARDINAL DE BOURDON, au duc de Guise.
Mon cousin, calmez-vous!...
LE DUC DE GUISE.
Je trouve étrange qu'on me fasse la leçon. Je ne vous apprends pas à
lire dans vos codes, ne m'enseignez pas mon métier. L'ordre|jest donné;
Cypierre, dans un instant, aura tout balayé, et rétabli l'autorité du
roi. ( La porte s'ouvre. La reine-mère, qui s'avance lentement, s'arrête sur le seuil.)
SCÈNE XX.
Les mêmes, LA REINE-MÈRE.
LA REINE-MÈRE.
Le roi!... messieurs, faites silence!... le roi n'est plus.
LE DUC DE GUISE.
Le roi... mort... Est-ce possible!
(On voit entrer peu à peu un grand nombre de dames et de gentilshommes qui se
rangent en silence dans le fond du cabinet.)
LA REINE-MÈRE.
Dieu l'a rappelé à lui au moment où l'espoir renaissait dans nos
cœurs. Le souffle de la vie semblait se ranimer, ses yeux reprenaient
leur éclat; mais c'était une lueur trompeuse! Il s'est éteint dans mes
bras, ce Cher enfant!... (Elle porte son mouchoir à sesjyeux.)
LE DUC DE GUISE.
Mort!...
LA REINE-MÈRE, d'une voix grave.
Oui, messieurs, le roi est mort!
LE CHANCELIER.
Vive le roi !
TOUS.
Vive le roi Charles neuvième, notre souverain seigneur!
LA REINE-MÈRE.
Monsieur le chancelier, vous allez par lettre missive avertir le parle-
ment que, n'étant pas en âge d'administrer et de manier lui-même les
affaires du royaume, le roi nous a suppliée, nous sa mère bien-aimée,
de suppléer à ce que ses jeunes ans ne peuvent entreprendre. Nous
LES ÉTATS D'ORLÉANS. 641
n'accepterions pas cette pesante charge, si nous n'avions confiance en
la bonté de Dieu qui conduit l'esprit et le cœur des princes, et si nous
ne connaissions la prudence et la loyauté de notre très cher frère le
roi de Navarre, lequel nous a priée de céder au vœu du roi mon fils,
nous déclarant que pour rien au monde il ne prendrait lui-même un
tel fardeau. (Rumeurs et chuchotemens.) En conséquence, monsieur le chan-
celier, c'est à moi désormais que vous soumettrez vos affaires de jus-
tice. C'est par moi et sur mon ordre seulement que le conseil sera con-
voqué. — Messieurs les secrétaires d'état, vous vous tiendrez dorénavant
près de moi, vous me suivrez pour recevoir mes commandemens, et
vous aurez soin de ne faire expédition que de ce qui vous sera par moi-
même ordonné. — Chancelier, vous préviendrez les intendans des
finances que je veux avoir leurs comptes dans un bref délai. — MM. les
capitaines des gardes et MM. les commandans des gardes suisse et
écossaise sont avertis que c'est à moi qu'ils doivent obéissance. Vous
entendez, monsieur de Brézé; faites-en part à Chavigny. (Se tournant vers
tous les gentilshommes dont la chambre est remplie.) Messieurs, le roi sait les bons
et loyaux services que vous avez rendus au feu roi son frère; il vous
en remercie et vous prie de les lui continuer, soit dans son conseil
pour ceux d'entre vous, messieurs, qui ont l'insigne honneur d'y sié-
ger, soit dans tous les emplois dont vous êtes possesseurs. — Ce soir,
vous serez admis à complimenter le roi. — Demain , à dix heures, les
chevaliers de l'ordre lui prêteront serment, et mardi, sans plus tarder,
nous ouvrirons l'assemblée des états.
(La reine-mère fait un signe au chancelier et s'entretient avec lui à voix basse.)
UN GENTILHOMME. (M. de Lansac.)
Voilà qui commence assez bien. La reine n'a pas l'air novice.
SECOND GENTILHOMME. (M. de Maugiron.)
A la bonne heure ! nous aurons un roi.
M. DE LANSAC.
Un roi sans oncles !
TROISIÈME GENTILHOMME. (M. de Suze.)
Oui, mais gare aux cousins !
M. DE MAUGIRON.
Laissez faire, les oncles aussi ressusciteront! Vous imaginez-vous
qu'ils vont planter leurs choux?
M. DE LANSAC.
S'ils ne mangent plus les nôtres, je me tiendrai pour content!
M. DE SUZE.
Que de feux de joie vont allumer ces funérailles I que de gens'vont
respirer!
642 REVUE DES DEUX MONDES.
&E CARDINAL DE DOURBON, bas au roi de Navarre.
Ma foi, mon frère, je vous fais mon compliment. Vous avez sagement
agi de laisser cette charge à la reine.
1E ROI DE NAVARRE.
Oui, si j'avais voulu...
LE CARDINAL DE BOURBON.
"Vous auriez eu grand tort... Que la reine s'en tire, cela regarde ses
enfans.
SCÈNE XXI.
Les mêmes, CYPIERRE.
CYPIERRE, s'approchant de M. de Guise, qui est resté confondu parmi les
gentilshommes, et lui parlant très bas.
Monseigneur, il n'était plus temps.
LE DUC DE GUISE, brusquement.
C'est bien... c'est entendu U.
CYPIERRE.
Le connétable y était en personne... Le voici, monseigneur.
SCÈNE XXII.
Les mêmes, LE CONNÉTABLE, D'ANDELOT, Gentilshommes
DE LA SUITE DO CONNÉTABLE.
LA REINE-MÈRE, interrompant sa conversation avec le chancelier
pour aller au-devant du connétable.
Ah! connétable, mon cher compère, quelle consolation pour moi
dans ces tristes momensî Que vous êtes le bien- venu !
LE CONNÉTABLE.
Je viens trop tard, madame, puisque le roi n'est plus! Je lui appor-
tais l'hommage de son vieux serviteur.
LA REINE-MÈRE.
Vous avez encore un roi qui compte sur vous pour le servir et le
défendre! Votre tête et votre bras, mon compère, voilà ce qu'il faut à
mon fils pour régner glorieusement.
LE CONNÉTABLE.
Ma tête a beau blanchir, mon bras est encore vert, et mon cœur
toujours jeune df affection et d'obéissance pour le roi mon maître et
pour votre majesté.
•LA REINE-MÈRE.
Mon cher connétable, vous allez reprendre votre charge, le roi
LES ÉTATS DORLÉANS. 64$
vous en prie. Désormais, nous vous le promettons, chacun fera son
office sans que les uns se permettent d'entreprendre sur les autres.
LE CONNÉTABLE.
J'ai déjà commencé mon devoir de connétable. En entrant en ville,
i'ai délogé tous ces soldats qui faisaient le pied de grue devant chaque
maison. Convient-il qu'un roi tienne sa cour au milieu d'un corps-de*-
garde? Tous ces compagnons s'en iront prendre gîte dans leurs quar-
tiers et garnisons; la ville n'en sera plus étouffée. Ne sommes-nous pas
bons pour garantir la sûreté du roi? IL n'y a de bonnes gardes pour
les princes que l'amour et le contentement de leurs sujets.
LA REINE-MÈRE.
Vous avez bien fait, connétable.
LE CONNÉTABLE.
Ce n'est pas tout. En passant devant les Jacobins, j'ai vu comme
une façon de bastille armée d'artillerie : je lui ai dit un bonjour, et
Voilà le moine que j'en ai tiré. (Il montre le prince de Gondé, qui s'avance.)
SCÈNE XXIIL
Les mêmes, LE PRINCE DE CONDÉ.
LE CONNÉTABLE, continuant.
Ne faut-il pas le défroquer, madame?
LA REINE-MÈRE.
Assurément.
LE CONNÉTABLE.
C'est un malentendu , j e pense . . .
LA REINE-MÈRE, soupirant.
Une erreur de mon pauvre fils!...
LE PRINCE DE CONDÉ.
Pourquoi mal parler des morts, quand les vivans sont là pour ré-
pondre?
LA REINE-MÈRE.
Monsieur de Condé, vous êtes libre, le roi ne veut pas inaugurer son
règne par des rigueurs contre son propre sang, mais il vous demande
d'être juste.
LE PRINCE DE CONDÉ.
Madame, c'est pour être juste envers le feu roi mon seigneur que je
ne veux pas qu'on lui impute une faute qui n'est pas sienne.
LA REINE-MÈRE.
Et qu'en savez-vous? Moi j'entends qu'on s'abstienne de réveiller de
vieilles haines et de perpétuer la vengeance. Voici vos nobles consins...
(Élevant la teix.) MM. de Lorraine sonkils là?
644 REVUE DES DEUX MONDES.
LE CHANCELIER, lui indiquant le duc de Guise confondu dans un groupe.
J'aperçois M. de Guise, madame.
LA REINE-MÈRE, au duc de Guise.
Monsieur le duc, approchez, je vous prie. Ne nïavez-vous pas dit, et
je donne toute créance aux paroles d'un gentilhomme tel que vous,
ne nïavez-vous pas dit que vous n'aviez rien fait ni voulu faire contre
l'honneur de M. de Condé, et que vous n'aviez été ni l'auteur ni l'in-
stigateur de sa prison?
LE DUC DE GUISE.
Madame, puisqu'il vous plaît que j'éclaircisse M. le prince, je vous
réponds que je l'ai dit et que c'est vérité.
LE PRINCE DE CONDÉ.
Et moi je tiens pour méchant, traître et vil menteur celui ou ceux
qui ont été cause de cette prison.
LE DUC DE GUISE.
Vous pouvez le penser ainsi, cela ne me touche en rien.
LA REINE-MÈRE.
Voilà qui est bien; qu'il n'en soit plus parlé, messieurs, et vivez s'il
vous plaît, l'un et l'autre, comme bons parens et fidèles sujets du roi.
LE CARDINAL DE DOURRON, au chancelier.
Quel bonheur ! ils vont être en paix, et nous aussi î
LE CHANCELIER.
Paix fourrée, monseigneur, ne nous y fions pas î
RRÉZÉ , bas à Cypierre.
Si j'étais duc de Guise, je me serais plutôt coupé la langue que de
me parjurer ainsi.
CYPIERRE , bas à Brézé.
Bah! une parole est vite avalée ! On met la reine en joyeuse humeur;
plus tard on avisera.
LA REINE-MÈRE , se tournant vers d'Andelot qui se trouve placé
derrière le connétable.
Bonjour, monsieur d'Andelot, je ne vous voyais pas. Le roi sera ravi
de vous avoir près de lui. Et l'amiral, ne va-t-il point venir?
D'ANDELOT.
Demain, madame, l'amiral et notre frère de Châtillon mettront à vos
pieds leur respect.
LA REINE-MÈRE.
Tant mieux, je leur sais gré de cet empressement. C'est le vœu de
mon cœur que tout ce qu'il y a de grand et d'illustre dans ce royaume
se hâte d'accourir. Il y aura place pour tout le monde. Oubliez vos di-
visions passées, vous tous, messieurs les serviteurs du roi, et formez-
LES ÉTATS D' ORLÉANS. 645
vous en faisceau pour lui assurer la splendeur de son règne et le con-
tentement de ses sujets.
LE PRINCE DE CONDÉ.
Madame, quelle que soit mon ardeur à vous servir dans ce grand
œuvre, je suis contraint de m' abstenir. Pour rien au monde je ne
prendrai ma place au conseil tant que pèsera sur moi une charge
odieuse...
LA REINE-MÈRE.
Que dites-vous, mon cousin? Vous n'êtes plus accusé. Encore une
fois, qu'il n'en soit plus question.
LE PRINCE DE CONDÉ.
Pardon , madame, je veux qu'il en soit question devant et par qui de
droit. Si j'ai quitté ma prison , c'était pour porter mon hommage à
votre majesté, et mes derniers devoirs au feu roi votre fils. Je retourne
sous les verrous. Je prétends en sortir, non par la grâce de qui que ce
soit, mais par la justice de mes pairs, seul pouvoir en ce monde de qui
relève mon honneur.
LE CONNÉTABLE, bas à d'Andelot.
Je le reconnais bien là ! Toujours même cervelle.
LE PRINCE DE CONDÉ, continuant.
J'ose donc supplier votre majesté de vouloir bien, brisant un mé-
chant arrêt dressé par je ne sais quelle commission sans pouvoir ni
qualité, mander à la cour de parlement qu'elle ait à me recevoir dans
mes poursuites à fin d'obtenir ample déclaration et témoignage écla-
tant de ma parfaite innocence.
LE CONNÉTABLE , bas au roi de Navarre.
C'est bon pour le discours; mais pas de prison, s'il vous plaît. Dieu se
pourrait lasser de l'en faire sortir !
LE ROI DE NAVARRE.
Nous l'enverrons dans un de ses châteaux.
LE CONNÉTABLE.
A la bonne heure.... Pour la maison du grand-prévôt, c'est assez
d'une fois.
LA REINE-MÈRE , au prince de Gondé, après lui avoir dit quelques mots à voix basse.
Puisque vous l'exigez, mon cousin, il faut bien vous satisfaire. Chan-
celier, vous prendrez soin que cette procédure soit menée prompte-
ment.
LE CHANCELIER.
Les ordres seront donnés, madame. —Votre majesté veut-elle per-
mettre que monseigneur le cardinal de Lorraine lui rapporte le cachet
du feu roi?
(\Aï> REVUfi DES DEUX MONDES.
LA REINE-MERE, prenunt le cachet des mains du cardinal, qui s'incline profondément.
Donnez, monsieur le cardinal. — Chancelier, qu'il soit brisé à l'in-
stant devant vous (elle lui remet le cachet) et qu'il en soit fait un autre au
nom du roi régnant. Puisse Dieu nous accorder la grâce que celui-là
dure plus long-temps et ne scelle que de bons éditsî îl demeurera entre
mes mains, et la garde n'en sera commise à nul autre qu'à moi.
LE PRINCE DE CONDÉ.
Madame, avant de prendre congé de vous, n'ai-je pas un pieux de-
«roir à remplir? Je ne vois pas ici la noble reine qui tout à l'heure en-
core était notre souveraine. Nous sera-t-il permis?...
LA REINE-MÈRE.
Ne cherchez pas notre jeune douairière, elle est en prière aux pieds
du roi son bien-aimé. Elle ne verra personne. Moi-même je respecte sa
douleur et sa solitude. Demain elle partira pour Reims, où M. son
tmcle demande à la conduire. N'est-il pas vrai, cardinal? (Le cardinal de
Lorraine s'incline; la reine-mère lui dit à voix basse : ) Reims n'est qu'une étape;
vous savez qu'on l'attend en Ecosse.... Et vous, cardinal, à la surin-
tendance. (Le cardinal s'incline de nouveau.)
LE PRINCE DE CONDÉ, après un moment de silence et faisant effort pour
cacher son dépit.
Allons, monsieur de Chavigny, montrez-moi le chemin; je suis votre
(prisonnier.
CHAVIGNY.
Je veux bien suivre votre altesse, puisqu'elle le commande. Je n'ai
pas charge de la garder, mais bien de la servir et de l'accompagner.
Mroe DE MONTPENSIER, bas à la reine-mère.
Que les rôles sont changés, madame! Vous souvient-il?..
LA REINE-MÈRE.
Chavigny était moins plat, mais Condé plus heureux. (Le prince de Condé,
avant de sortir, fait un salut à la reine-mère. Celle-ci lui dit :) A bientôt , mon COU-
sin; que Dieu vous garde et vienne en aide à votre ennui !
(Le prince de Condé sort, suivi de Chavigny.)
SCÈNE XXIV.
Les mêmes, moins LE PRINCE DE CONDÉ et CHAVIGNY.
LA REINE-MÈRE , à Mme de Montpensier et à demi-voix.
Ce pauvre Condé, je l'envoie dormir sans souper! Il espérait... mais
c'est bien fait; toujours ces airs de fanfaron... Duchesse, si le roi se
mettait en tête de voir sa belle-sœur, on lui dirait qu'elle a voulu par-
tir. Je vais hâter ce départ. Ses oncles n'auraient qu'à la garder près
d'eux, ils auraient bientôt mis cette cour sens dessus dessous. Qui sait?
LES ÉTATS D'ORLÉANS. 647
Condé pourrait finir par s'entendre avec eux. Ce n'est pas le ciel de France
qui convient à si parfaite beauté; les cœurs y sont trop chauds. Elle
sera plus en paix sous un plus dur climat. (S'adressant au connétable.) Mon
cher connétable, je vous donne votre liberté. Je vais trouver mon fils,
le préparer à ses nouveaux devoirs. — Messieurs, à ce soir, chez le roi.
— (Au roi de Navarre.) Mon frère, vous voudrez bien prendre place à son
côté, comme lieutenant- général du royaume. — Chancelier, n'oubliez
pas de prévenir MM. des états, et écrivez au parlement.
(Elle sort; les dames l'accompagnent; le connétable et le roi de Navarre
sortent d'un autre côté; la foule s'écoule peu à peu.)
SCÈNE XXV.
LE CHANCELIER, M™ DE MONTPENSIER, quelques dames
ET QUELQUES GENTILSHOMMES.
Mme DE MONTPENSIER , au chancelier.
Lieutenant-général!.. Ce pauvre M. de Guise, le voilà donc devenu
peuple! #
LE CHANCELIER.
Avec le bâton de grand-maître, la clé de grand-chambellan, tous ses
gouvernemens, honneurs et dignités! plaignez-le, je vous conseille!
Mme DE MONTPENSIER.
N'importe! ils tombent de bien haut, le cardinal et lui.
LE CHANCELIER,
Ils avaient compté sans la mort !
Mme DE MONTPENSIER.
Ils s'étaient faits trop grands!
LE CHANCELIER.
Qui frappe sera frappé . (n sort avec la duchesse.)
SCÈNE XXVI.
DEUX GENTILSHOMMES (M. DE LANSAC ET M. DE BROSSE).
M. DE LANSAC.
Mon cher de Brosse, ils pensent tous à eux... Ils s'en vont tous..,, et
ce pauvre petit roi, qui donc l'enterrera?
M. DE BROSSE.
Vous avez raison, cher Lansac; si nous n'y prenions garde, il serait
porté en terre à la huguenote, sans cierge, ni prière! (Us sortent.)
FIN DU CINQUIÈME ET DERNIER ACTE.
L. VlTET.
L'HISTOIRE
PAR
LA CARICATURE
PREMIÈRE PARTIE.
England under the house of Hanover, illustrated from the caricature» and satires of the
day. (L'Angleterre sous la maison de Hanovre, illustrée par les caricatures et les satires du
temps), par M. Thomas Wright, membre correspondant de l'Institut. J
Cet ouvrage est une des tentatives les plus curieuses et les plus heu-
reuses qui aient été faites depuis long-temps dans le domaine de l'his-
toire. Il serait difficile de dire, mais on peut imaginer, ce qu'il a fallu
de patience, de science et d'intelligence à M. Wright pour la mener à
bonne fin. La caricature, c'est le journalisme au crayon; c'est le sens
fugitif des événemens saisi au passage, fixé pour un jour, pour une
heure, puis effacé et remplacé par une autre image. Cette philosophie
éphémère d' événemens éphémères aussi, ce commentaire passager des
mille accidens de la vie quotidienne des peuples et des individus, la
caricature et la satire, qui saura, dans un demi-siècle, en retrouver
le véritable sens? Lorsque ceux qui entreprendront d'écrire l'histoire
(1) Londres, chez Bentley.
l'histoire par la caricature. 64&
de notre temps avec ses élémens comiques comme avec ses élémens
sérieux, chercheront à déchiffrer les vaudevilles, les caricatures et les
pamphlets dont nous sommes chaque jour inondés, il est probable
qu'ils jetteront plus d'une fois leur langue aux chiens. C'est avec des
difficultés de cette nature que M. Wright s'est trouvé aux prises; dif-
ficultés plus grandes encore que celles qui attendent nos futurs histo-
riens, car ceux-ci auront le secours des nombreuses collections qui se
forment tous les jours. Nous pourrions signaler, par exemple, parmi
les matériaux de ce genre les plus intéressans et les plus précieux, les
Souvenirs numismatiques que publie en ce moment le savant et spirituel
directeur du musée d'artillerie, M. de Saulcy, et qui seront d'une très
grande utilité pour les historiens futurs de la révolution de 1848. Mais
pour l'ouvrage de M. Wright , ces matériaux manquaient ou n'exis-
taient que d'une manière très incomplète. L'auteur de l'Angleterre sous
la maison de Hanovre a fait plus que d'illustrer l'histoire par la carica-
ture; il serait aussi juste de dire qu'il a illustré la caricature par l'his-
toire.
L'ouvrage embrasse le règne des trois Georges , et principalement
deux périodes : la première qui se rapporte à l'établissement définitif
de la dynastie de Brunswick, la seconde à la lutte de l'Angleterre avec
la révolution française et avec l'empire.
Jamais peut-être deux époques historiques n'offrirent autant de points
de ressemblance que la période qui suivit en Angleterre la révolution
de 1688 et celle qui suivit en France la révolution de 1830. Le carac-
tère commun, souvent méconnu et mal compris, de ces deux révolu-
tions fut à la fois libéral et aristocratique. Il faut naturellement tenir
compte des différences aussi bien que des ressemblances; ainsi l'élé-
ment aristocratique ne pouvait être en France le même qu'en Angle-
terre. En 1688, c'était le parti protestant et les grandes familles whigs
qui étaient à la tête du mouvement; en 1830, c'était le parti philoso-
phique et doctrinaire; mais, de part et d'autre, c'était l'aristocratie pen-
sante et agissante, c'était l'élite de la nation.
Aussi voyons-nous dans l'histoire des deux pays, et immédiatement
après les deux révolutions, le parti tombé, c'est-à-dire le parti de la
suprématie royale et de la haute église, chercher les mêmes points
d'appui et de résistance, réclamer le suffrage universel, et faire appel
aux classes inférieures dont la grande généralité était restée étrangère
à la révolution. Nous croyons que plus la lumière se fera dans l'his-
toire de 1688 et celle de 1830, plus ce double caractère de libéralisme
et d'aristocratie deviendra incontestable. Toutefois, le point sur lequel les
deux révolutions et les deux régimes nouveaux qui en sortirent cessent
de se ressembler, c'est qu'en Angleterre il y avait une aristocratie ap-
puyée sur l'hérédité, sur la primogéniture et sur la grande propriété,
650 REVUE DES DEUX MONDES.
assez forte pour résister aux envahissemens d'en haut comme à ceux
d'en bas, et qui s'est perpétuée jusqu'ici dans les mêmes institutions et
presque dans les mêmes familles; tandis qu'en France la classe gou~
cernante après 1830, manquant absolument de ces élémens de résis-
tance et de cohésion, fut prise et pour ainsi dire étouffée entre deux
pressions contraires, entre la couronne et les pavés.
Les similitudes qui se présentent dans les événemens généraux des
deux époques se retrouvent aussi dans les accidens et dans les épisodes,
dans la petite histoire comme dans la grande. Les troubles populaires
qui inaugurèrent l'avènement de George 1er en sont un frappant
exemple. Il y avait d'un côté les whigs avec les dissidens et une partie
du moyen clergé qui soutenaient la nouvelle dynastie; de l'autre les
tories et le haut clergé qui étaient restés les partisans de la famille
exilée, et qui formaient le parti des jacobites et des non- assermentés.
Les tories avaient eu quelques années de triomphe sous la reine Anne.
Robert Harley et Henri Saint-John, élevés à la pairie sous les noms de
lord Oxford et lord Bolingbroke, étaient ministres au moment de la
mort de la reine. Ils ne purent cependant empêcher l'aristocratie whïg
de faire proclamer le roi George, et naturellement le nouveau sou-
verain se jeta dans les bras du parti qui l'avait mis sur le trône. Dès-
lors les tories lui firent une guerre active, non-seulement dans les
chambres, mais aussi dans la chaire, dans la presse et dans la rue.
Un des hommes dont le nom est resté des plus marquans dans cette
guerre de faction fut un ministre de l'église appelé le docteur Sache-
verell. Il avait attaqué ^n chaire la révolution et s'était fait mettre en
accusation; c'était précisément ce qu'il cherchait. Son procès fit grand
scandale; nous n'en parlons* toutefois que parce qu'il fut le sujet de
la première caricature politique du xvme siècle. Le docteur y est re-
présenté écrivant somstermonj et soufflé d'un côté par, le diable, de
l'autre par le pape. La. caricature esi intitulée : Les trois faux frères.
Le parti légitimiste ou jacobite était alors dénoncé par les whigs comme
le parti du papisme et de l'étranger; le prétendant et sa mère étaient
représentés accompagnés dîun jésuite français quêtant pour la veuve
et l'orphelin. Les tories, de leur côté, dénonçaient' les, whigs comme
des impies, des niveleurs et des têtes rondes; ils travaillaient beaucoup
la basse classe, inondaient les villes de caricatures et de chansons; leur
cri populaire était : « A bas les têtes de veau ! à bas les tueurs de
rois! » Ils en vinrent bientôt à l'émeute, et le jour du couronnement
de George 1er, le 20 octobre 4714, « la canaille de la haute église,»
comme l'appelaient les whigs, se souleva dans Bristol aux cris de :
A bas les têtes rondes l Vive Sacheverell! Dans plusieurs autres villes,
on porta publiquement la santé du prétendant. Néanmoins les élec-
tions de 1714 donnèrent aux whigs une très forte majorité. A cette oc-
l'histoire par la caricature. 651
casion un de leurs journaux publia un mémoire des dépenses d'une
élection tory, dans lequel nous voyons entre autres choses : « Pour
rassembler une foule, 20 livres (500 francs); pour faire crier hurrah,
40 livres; pour faire crier vive l'église, 40 livres; pour faire crier à
bas les têtes rondes, 40 livres; pour démolir deux maisons, 200 livres;
pour faire deux émeutes, 200 livres; pour une douzaine de faux témoins,
400 livres; pour casser les vitres, 20 livres; pour de la bière, 400 livres;
pour les frais de justice, 300 livres. »
Il paraît qu'en ce temps-là, et nous ne sachions pas que cet usage se
soit conservé, les laquais des membres des communes, à l'imitation
de leurs maîtres, se choisissaient un speaker, ou président. L'élection
se faisait dehors. Un journal du temps raconte comment une bataille
s'engagea entre les laquais des tories et ceux des whigs, dans laquelle,
après une vigoureuse résistance, les tories finirent par triompher et
porter leur speaker trois fois tout autour de la chambre, extra muros;
après quoi, selon l'usage antique, ils allèrent tous se réconcilier à la
taverne.
Les maîtres, dans le parlement, ne suivirent pas la fortune de leurs
valets. Les tories y étaient en grande minorité; les derniers ministres
de la reine Anne furent mis en accusation , et Oxford et Bolingbroke
se sauvèrent en France. La guerre des pamphlets et des caricatures
redoubla; le prétendant, comme il arrive pour tous les prétendans, fut
accusé d'être un enfant substitué. Les whigs le disaient fils d'un meu-
nier, et prétendaient qu'il avait été introduit dans le lit de sa mère au
moyen d'une bassinoire; c'est pourquoi on voit figurer cet ustensile
dans un grand nombre de caricatures du jour. Dans une de ces cari-
catures, qui est intitulée Une Famille catholique, nous voyons la reine
Marie de Modène assise près d'un berceau, et auprès d'elle un jésuite
qui paraît avoir des façons assez familières. L'enfant, dans le berceau,
tient un petit moulin, qui indique la condition de ses vrais parens.
La lutte était plus active encore dans les rues. La plèbe jacobite pre-
nait généralement l'offensive, et attaquait et saccageait les chapelles
des dissidens aux cris de : Vive l'église! Ce fut à cette époque que fut
votée la loi fameuse connue sous le nom de riot ad, qui est encore
aujourd'hui en vigueur. Cette loi équivaut à peu près à nos lois sur les
rassemblemens; les magistrats en Angleterre donnent lecture du riot
act, comme ici les commissaires de police font les sommations. A Lon-
dres, chaque parti avait ses lieux de réunion , qui étaient en général
des tavernes et des cabarets. Les agressions des jacobites avaient forcé
les whigs, autrement dits les loyalistes, à organiser des moyens de dé-
fense en dehors du gouvernement et de la police; ils avaient fini par
former une espèce de garde nationale ou de corps de volontaires, qui
se portait partout où la populace cassait les vitres et quelquefois les
652 REVUE DES DEUX MONDES.
lèlcs. Du reste, ils ne se faisaient pas faute de faire eux-mêmes des
contre-manifestations. Les journaux de 1715 racontent une procession
qu'ils organisèrent avec les effigies du pape, du prétendant et de Bo-
Jinj-broke; le prétendant était précédé de deux nourrices, l'une portant
un biberon et l'autre une bassinoire. Les mannequins, le carcan au cou,
furent promenés dans la Cité et brûlés dans un grand feu de joie. Ces
batailles des rues se continuèrent pendant long-temps, jusqu'au jour
où , après un assaut livré par les jacobites à un cabaret loyaliste, et
dans lequel il y eut plusieurs hommes tués, un certain nombre des
émeutiers furent mis en jugement et pendus. Après cet exemple, la
tranquillité se rétablit peu à peu, l'issue malheureuse de la rébellion
de 1715 ayant d'ailleurs porté un coup funeste aux jacobites.
L'agitation publique prit bientôt une autre direction; elle se jeta
dans les spéculations, et le pamphlet et la caricature l'y suivirent.
L'Écossais Law, forcé de quitter son pays après un duel, venait d'éta-
blir à Paris, en 1717, la compagnie du Mississipi. Pendant deux ans, la
compagnie ne fit que des opérations insignifiantes; mais, en 1719, elle
s'incorpora la compagnie des Indes et celle de la Chine, et ses actions
haussèrent rapidement; elles atteignirent bientôt le chiffre de 1,200
pour 100. Law fut le maître de la France, le régent le fit contrôleur-
général des finances; Paris avait tant d'argent qu'il ne savait qu'en
faire. L'Angleterre, à son tour, se jeta à corps perdu dans la voie ou-
verte par Law; le parlement passa un acte avec la compagnie de la
mer du Sud , qui se chargeait de payer la dette nationale, et Walpole
fut presque le seul à protester contre l'enivrement général. Tories,
whigs, jacobites, loyalistes, épiscopaux, dissidens, tous oublièrent leurs
vieilles querelles et ne s'arrachèrent plus que les actions, qui montè-
rent en peu de temps à 1,000 pour 100. Le parlement tenta en vain de
refréner la fureur du jeu, en interdisant la formation de compagnies
sans autorisation. Il s'en faisait de tous les côtés; elles remplissaient
les journaux de leurs annonces; les simples promesses d'actions se
vendaient avec des primes énormes. Il arrivait quelquefois qu'un in-
dividu louait une chambre pour un jour dans la Cité, ouvrait le matin
une liste de souscription, recevait un dépôt pour les actions, et décam-
pait le soir avec les livres et l'argent. On ne s'informait pas même de
la réalité de l'objet qui était mis en actions; il y eut, entre autres, une
compagnie qui s'annonça dans les journaux avec ce titre : « Pour une
entreprise qui sera expliquée en temps opportun. » Ces folies ne cau-
seront aucune surprise à quiconque a été témoin du jeu terrible auquel
ont donné lieu les chemins de fer en Angleterre il y a deux ans, et
-des catastrophes financières qui en ont été la suite. N'avons-nous pas
aussi devant les yeux la fièvre californienne? Le xixe siècle n'a rien à
envier, sous ce rapport, à son prédécesseur.
l'histoire par la caricature. 653
La réaction devait venir, et ce furent les chansons qui en donnèrent
le signal. La plus populaire entre toutes fut la célèbre Ballade de la
Mer du Sud, qui fut long-temps chantée dans les rues, mais qui n'of-
frirait que peu d'intérêt dans une traduction. Les théâtres s'emparèrent
aussi de la fièvre du Mississipi; et les directeurs de compagnies, na-
guère si adulés, tombèrent dans un tel discrédit, que les dames, en
jouant aux cartes, disaient, toutes les fois qu'elles tournaient le valet :
« Voilà un directeur; » jeu de mots qui ne peut, du reste, avoir de prix
que dans la langue anglaise, où le valet s'appelle knave, c'est-à-dire
fripon. Parmi les caricatures, il y en a une qui représente une jeune
fille jetée dans les bras d'un vieux joueur, avec ces vers en français :
Quand on est jeune et belle, et qu'on a le malheur
D'avoir perdu son bien dans un jeu si funeste,
Gare qu'un billet au porteur
Ne fasse encor perdre le reste.
La fin du papier-monnaie et du règne des agioteurs fut marquée par
une médaille où figurent les spéculateurs, dont un se pend, un autre
se noie, un autre s'arrache les cheveux, et le dernier décampe.
La littérature du commencement du xvme siècle en Angleterre de-
vait naturellement se ressentir de la démoralisation du temps, et ce fut
à cette époque que l'opéra italien fit à Londres sa première apparition.
Il éclipsa bientôt le théâtre national, et mit le comble à sa vogue par
l'introduction des bals masqués. Ce fut en vain que les évêques et
même le parlement voulurent arrêter les mascarades et les redoutes;
la cour et la ville les protégeaient. Le directeur de l'opéra était alors
un Suisse appelé Heidegger; on lui donnait le surnom français de « su-
rintendant des plaisirs de l'Angleterre. » Heidegger était l'homme le
plus laid de son temps, et devint un sujet inépuisable de caricatures
et de mauvais tours. Un jour, le duc de Montagu lui donna à dîner et
le fit beaucoup boire. Heidegger s'endormit; pendant son sommeil, on
prit son moule, à l'aide duquel on fit ensuite son masque d'une extrême
ressemblance. A la représentation suivante de l'opéra, à laquelle assis-
tait la cour, Heidegger, quand le roi entra, s'avança sur la scène et dit
à l'orchestre de jouer : God save the king. Mais aussitôt qu'il fut rentré
dans la coulisse, un sosie, avec son masque et son costume, s'avança
et ordonna à l'orchestre de jouer l'air jacobite : « Chariot de l'autre
côté de l'eau. » Entendant l'air, Heidegger rentre en scène, jure, tem-
pête, et commande de nouveau le God save the king; à peine est-il
sorti, que le sosie rentre et redemande Charley. L'orchestre n'y com-
prenait plus rien et croyait le directeur ivre; toute la salle criait : A
bas ! et des officiers des gardes allaient envahir la scène, si le roi, qui
était dans le secret, ne les eût retenus. Heidegger reparut alors et offrit
TOME II. 42
J(J54 REVUE DES DEUX MONDES.
de renvoyer son orchestre; mais son masque, s'avançant aussi, s'écria
d'un ton lamentable : « Sire, c'est la faute de ce diable qui m'a pris
mon visage. » Sur quoi le malheureux directeur pâlit et faillit s'éva-
nouir. Il ne revint à lui que lorsque sa doublure se fut démasquée;
mais il entra dans une telle colère, qu'il se jeta dans un fauteuil, or-
donna d'éteindre la scène, et jura qu'il ne rouvrirait pas l'opéra à moins
que le masque et le moule ne fussent brisés sous ses yeux. Cet Hei-
degger eut l'honneur de servir de sujet aux premières caricatures de
Hogarth, vers 1723. Il ne manqua pas même à cette époque son abbé
Chatel. Celui de 1726 s'appelait Henley; il joua aussi la comédie d'une
église qu'il appela primitive, dans laquelle il officiait en habits sacer-
dotaux. Les journaux ont conservé dans leurs annonces quelques-uns
des titres de ses sermons. Henley prenait pour textes, par exemple :
« Lequel, de l'homme ou de la femme, est la plus belle créature? » Ou
bien encore : De osculis et virginibus.
Mais ce fut surtout sur Walpole que s'exercèrent et les caricatures et
les pamphlets. Robert Walpole fut ministre pendant vingt-deux ans;
pendant long-temps il avait eu pour allié William Pulteney; mais Pul-
teney, ne se trouvant pas assez bien partagé, rompit avec lui, fit une
scission dans le parti de la nouvelle dynastie, et, s'unissant à Boling-
broke et aux anciens légitimistes, fonda un parti qui prit le nom de
« patriote. » L'Angleterre, sous le long ministère de Walpole, jouissait
de la paix à l'extérieur et de la tranquillité et de la prospérité à l'inté-
rieur. Naturellement le ministère fut accusé au-dedans de corruption,
au dehors de trahison. Les patriotes avaient compté sur de nouvelles
élections, mais celles-ci renvoyèrent à la chambre une majorité minis-
térielle considérable; dès-lors ce fut, et dans leurs journaux et dans leurs
caricatures, une majorité vénale et vendue au ministère, comme le
ministère était vendu lui-même à l'étranger, c'est-à-dire à la France.
L'auteur du livre dont nous parlons ici, M. Wright, fait à ce sujet
quelques réflexions que nous ne pouvons nous empêcher de citer :
a L'opposition, dit-il, s'élevait surtout contre la politique étrangère du
ministère, qu'elle accusait d'engager le pays dans des querelles conti-
nuelles, et de sacrifier les intérêts anglais au dehors pour l'intérêt par-
ticulier du roi et de ses possessions hanovriennes. Avec un parfait mé-
pris pour la vérité et l'honnêteté (qui, il faut bien le dire, ne semblent
pas avoir été très respectées par aucun parti dans ce temps corrompu)
et pour satisfaire uniquement à des ressentimens et à des intérêts per-
sonnels, aussitôt que le gouvernement prenait une attitude menaçante,
l'opposition criait très haut pour la paix, et, dès qu'il s'attachait à main-
tenir la paix, elle demandait à grands cris la guerre. La paix fut néan-
moins conservée par la modération et la persévérance des cours de
France et d'Angleterre. » Nous rappelons qu'il s'agit de l'histoire de 1727.
L'HISTOIRE PAR LA CARICATURE. 655
Les chansons, les satires, les pamphlets pleuvaient sur Walpole. On
lui reprochait jusqu'à sa prédilection pour la cuisine française. Il y
a une caricature intitulée Y Équilibre du pouvoir, où figurent Walpole
et le cardinal Fleury, assis tous deux devant une balance. Le ministre
français met une épée et un trident dans le plateau qui penche, et le
ministre anglais jette vainement dans l'autre plateau des liasses de-
traités. Dans un coin, le coq gaulois est perché fièrement sur la tête
du lion britannique endormi. Une autre caricature représente le lion
et l'unicorne de l'Angleterre la tête basse et marchant péniblement
avec des chaussures françaises.
Pour subvenir aux dépenses d'une armée permanente, Walpole vou-
lut établir l'impôt de l'accise. Ce fut le sujet d'une opposition formi-
dable, qui éclata dans les caricatures et dans les chansons commç dans
le parlement. On faisait alors beaucoup de politique sur les éventails;
il y en a un qui représente le ministre traîné dans sa voiture par un
monstre fabuleux à plusieurs têtes appelé Y accise. Le monstre, par ses
nombreuses gueules, engloutit des morceaux de mouton ou de jambon,
des tasses, des verres, etc.; et une de ces têtes, retournée vers la voi-
ture, y verse une pluie d'or. Il y a une chanson qui paraît servir de
commentaire à ce dessin : « De l'argent pour de la cavalerie, pour l'in-
fanterie, pour des dragons, des bataillons, des plantons; les taxes aug-
mentent et le commerce est ruiné. Voyez ce dragon, l'accise! Il a dix
mille yeux et cinq mille bouches, des dents aiguës, de larges mâchoi-
res, et un ventre grand comme un magasin. H commence par prendre
du vin et des liqueurs; mais donnez-lui cela, et le glouton va rugir
pour du mouton; il vous prendra votre bœuf, votre pain, votre lard,
votre oie, votre cochon, et il avalera tout, pendant que le travailleur
mâchera des racines. »
Le mécontentement populaire se manifesta d'une manière si mena-
çante, que Walpole fut obligé de retirer son projet; mais ce qu'on ap-
pela « l'agitation de l'accise » se prolongea long-temps encore. Il y eut
aussi à cette époque une croisade populaire contre les péages, sem-
blable à celle que nous avons vu faire dans le pays de Galles, il y a
quatre ou cinq ans, par « Rébecca et ses filles, » c'est-à-dire que les
insurgés s'habillaient en femmes et se noircissaient la figure.
Vint ensuite « l'agitation du gin, » qui s'éleva lorsque le parlement,
pour arrêter les progrès croissans de l'ivrognerie, frappa le genièvre
d'un droit considérable et en interdit le débit dans les rues. Les pa-
triotes dans la chambre, et les liquoristes au dehors, firent au bill une
opposition des plus vives. C'était naturellement un des sujets les mieux
choisis et les plus heureux pour faire du bruit dans la rue. Il y eut un
déluge de chansons et de complaintes sur « la mère Genièvre. » On
célébra publiquement ses funérailles, qui furent suivies par un grand
656 REVUE DES DEUX MONDES.
concours de peuple et accompagnées de nombreuses libations. Tous
les cabarets avaient arboré des insignes de deuil. Du reste, on trouva
mille moyens d'éluder la loi; on colportait le gin dans les rues sous de
faux noms, comme « eau de colique, » ou bien « délices des dames, »
ou bien « consolation des cocus. » Les pharmaciens s'étaient mis aussi à
vendre le gin, et leurs boutiques ne désemplissaient pas. Cette agita-
tion dura deux ans.
La fin du long règne de Walpole approchait. En 1737, il avait perdu
son plus fidèle soutien par la mort de la reine Caroline. L'héritier
présomptif, prince de Galles, s'était mis à la tête de l'opposition en
s'alliant avec le parti des patriotes. Walpole sut encore se maintenir
pendant près de quatre ans, mais au milieu d'orages incessans. Ce fut
surtout la politique étrangère qui devint le sujet des attaques; c'était le
moment où l'impératrice Marie-Thérèse, reine de Hongrie, avait à se
défendre contre presque toute l'Europe, alors que les Hongrois criaient:
Moriamur pro rege nostro Maria-Theresa. La reine était très populaire
en Angleterre; aussi, quand le roi George, pour sauver son apanage
particulier du Hanovre, déclara sa neutralité, il fut accablé de chan-
sons et de pamphlets. La meilleure caricature à laquelle aient donné
lieu les affaires de Marie-Thérèse est celle qui est appelée : « La reine
de Hongrie déshabillée. » La reine est dans un état de nudité complète,
et les différentes puissances continentales emportent chacune une des
parties de son vêtement portant les noms des provinces de son empire.
Le cardinal Fleury, moins délicat encore, cherche à lever le dernier
voile qui reste à la reine, celui de sa main. Il y en a une autre dans
laquelle, pendant que l'Angleterre aide la reine à franchir une haie, la
France profite du moment pour prendre avec elle d'extrêmes libertés.
Walpole tomba, mais moins sous les coups des tories que sous ceux
des whigs mécontens. Comme il arrive généralement, la coalition
tomba en pièces aussitôt après sa victoire; le roi, qui détestait les to-
ries comme des ennemis de sa personne et de sa dynastie, leur ferma
les portes du conseil, et n'y appela que les anciens whigs qui s'étaient
séparés de Walpole. Il consultait même secrètement son ancien mi-
nistre, et l'opinion générale était qu'il n'avait accepté le nouveau ca-
binet qu'à la condition qu'il suivrait la même politique; en d'autres
termes, qu'il jouerait le même air. Aussi, quand les tories, et ceux des
patriotes qui n'avaient eu aucune pari dans la curée des places, voulu-
rent mettre en accusation Walpole, surtout pour embarrasser ses suc-
cesseurs, ceux-ci prirent sa défense. C'était, du reste, sur la personne
même du roi que portaient presque toutes les caricatures. Il y en a une
de cette époque qui le représente en cheval hanovrien chevauchant le
lion britannique, qui meurt de faim et ronge son frein. Le roi crie au
commandant de sa cavalerie : « La victoire est gagnée, où vous êtes-
l'histoire par la caricature. 657
tous fourrés? » Et le commandant hanovrien répond : « N'importe, j'ai
conservé nos gens. »
Ce fut dans ces circonstances qu'éclata l'insurrection jacobite, con-
nue sous le nom de rébellion de 1745, dans laquelle le prétendant
Charles-Edouard fit une campagne si heureuse au début, si fatale dans
son issue. Ce ne fut certainement pas l'amour personnel de ses sujets
qui sauva le roi George et sa dynastie; mais le nom du jeune prétendant
était associé à l'idée du papisme et de l'influence étrangère, de Rome
d'un côté et de la France de l'autre. Ce fut la force de la dynastie pro-
testante et hanovrienne. Le sentiment populaire du temps est fidèle-
ment traduit dans une caricature appelée « l'Invasion, ou le triomphe
de Perkins. » Le prétendant y est représenté dans son carrosse royal,
traîné par six chevaux appelés : Superstition, Obéissance passive, Ré-
bellion, Droit divin, Pouvoir arbitraire et Soumission; la voiture passe
par-dessus le corps de la Liberté, et, ce qui est assez anglais, sur les
fonds publics. Le roi de France sert de cocher, le pape de postillon;
deux singes et le diable servent de valets de pied. Une autre est intitu-
lée : Importation de bulls; ce qui n'a de sens qu'en anglais, où le mot
veut dire à la fois taureau et bulles. Au milieu est la rivière Tweed qui
sépare l'Angleterre de l'Ecosse. Le prétendant cherche à faire passer
la rivière à un troupeau de taureaux dont les naseaux jettent des fou-
dres, accompagnés de décré taies avec les mots de : « Massacre; le fouet
et la verge; malédiction éternelle; feux du purgatoire. » Les animaux
sont chargés en outre d'une collection d'indulgences, de chapelets,
d'eau bénite, etc. Dans le fond, on voit des Highlanders, c'est-à-dire les
Vendéens de Charles-Edouard, qui paraissent marcher un peu à contre-
cœur, parce qu'on les fait sortir de chez eux. Il y en a qui disent : « Je
m'en retourne chez moi; » d'autres : « Je ne veux pas sortir de ma
paroisse. » Rien ne prouve mieux que ces caricatures que le chan-
gement de dynastie en Angleterre fut surtout une question de protes-
tantisme.
Vers la première moitié du xvme siècle, nous voyons apparaître en
Angleterre un genre de littérature qui prit depuis de si grands déve-
loppemens, celui des revues. Le Gentleman' s Magazine date de 1731; il
eut dès l'origine pour objet des articles de critique et des extraits des
ouvrages en vogue. En 1750, il y avait déjà huit recueils de ce genre;
ce fut l'avènement du règne des critiques. Toutefois les revues ou ma-
gazines ne furent d'abord que des instrumens de scandale et très sou-
vent de diffamation, et durent surtout leur succès aux chroniques de
la vie réelle. Le plus fameux des « gazetiers » de ce temps fut un mé-
decin appelé Hill, qui s'occupait beaucoup plus de scandale que de mé-
decine; bon pour tout faire, du reste, car il fut successivement docteur,
acteur et auteur. Garrick avait fait sur lui cette épigramme :
6gg REVUE DES DEUX MONDES.
Pour la médecine et les farces, il nry a pas son égal;
Ses farces sont de la médecine, et sa médecine est de la farce.
Hill fit fortune; [il avait pris voiture, avait sa loge aux théâtres, et se
vantait des faveurs des femmes de qualité. Il était un type, non-seu-
lement du charlatanisme littéraire, mais aussi du charlatanisme scien-
tifique. Les escamoteurs et les marchands de drogues eurent à cette
époque un moment de vogue dont il est resté des traditions assez diver-
tissantes. La satire et la caricature se jetèrent principalement sur les in-
venteurs de poudres et de pilules. Un journal ridiculisait ainsi une des
médecines les plus répandues, les pilules du docteur Rock : « Ceci ,
disait le docteur dans son prospectus, est ma célèbre pilule sympathique
des familles. Qu'un père ou une mère de famille en prenne une en
se couchant et une autre en se levant, et non-seulement ils se pur-
geront eux-mêmes, mais en même temps ils purgeront toute la fa-
mille, hommes, femmes, enfans, etc. » Vient ensuite l'énumération
des autres avantages de cette fameuse pilule; par exemple : « Quand
une belle dame veut aller au bal ou à la redoute, que fait son affreux
mari? il avale quelques pilules sans rien dire, et alors la pauvre créa-
ture ne peut pas mettre le nez dehors; » 11 y a aussi les « pilules pur-
gatives intentionnelles, » à l'aide desquelles il suffit de se dire : « En
prenant ces pilules, mon intention est qu'elles purgent ma femme
autant que moi, mon petit garçon la moitié, ma petite fille le quart;
cette coquine de Françoise, qui mange tous mes fruits, dix fois autant
que moi; ce drôle de Tom qui est toujours au cabaret, vingt fois, et pen-
dant cinq jours consécutifs. »
Mais la plus célèbre farce de l'époque, et qui est restée proverbiale,
c'est le tour à la bouteille. Un journal du 16 janvier 1749 contenait une
annonce ainsi conçue : « Au théâtre de Haymarket, ce soir, on verra
un personnage qui exécute les choses surnaturelles que voici : d'abord
il prend à un des spectateurs une canne ordinaire, sur laquelle il se
met à jouer de tous les instrumens connus. Ensuite il se présente
avec une bouteille de dimension ordinaire, que chacun des spectateurs
est libre d'examiner; il place la bouteille sur une table au milieu de
la scène, et alors, sans aucune hésitation, il entre dans la bouteille sous
les yeux de tous les spectateurs, et se met à chanter dedans. Pendant
son séjour dans la bouteille, chacun peut se la passer de main en main
et s'assurer qu'elle n'est pas plus grande qu'une bouteille ordinaire. — -
Les personnes qui viendront sur la scène ou dans les loges pourront
venir masquées, si bon leur semble, et le magicien leur dira, si elles
le désirent, qui elles sont. »
L'affiche ajoutait que le tour avait été exécuté en présence de la
plupart des têtes couronnées de l'Europe, de l'Asie et de l'Afrique. Cette,
l'histoire par la caricature. 659
annonce extraordinaire, qui n'était égalée que par celle du signor
Jumpedo, lequel s'engageait à s'avaler lui-même, attira une foule in-
nombrable; la nobility et la gentry, comme on dit aujourd'hui, se
pressèrent dans la salle de Haymarket. La scène était occupée par une
simple table recouverte d'un tapis vert, et au milieu de laquelle appa-
raissait la mystérieuse bouteille. Au bout d'une heure, l'opérateur ne
se présentant pas, le parterre commença le concert anglais de miaule-
mens et de grognemens. Une voix s'éleva pour dire que, si l'on voulait
doubler la recette, l'homme entrerait dans une demi-bouteille. Ce fut
le signal d'une insurrection générale dans laquelle la salle fut mise à
sac, et tout le mobilier porté dans la rue et brûlé.
Le tour à la bouteille fut le sujet d'un nombre infini de plaisanteries.
Le journal YAdvertiser publia, entre autres, une annonce ainsi faite :
« Dernièrement arrivé d'Ethiopie, le très extraordinaire docteur
Zammampouango, oculiste et chirurgien de l'empereur de Monœ-
mungi, exécutera dimanche prochain, au théâtre de Haymarket, les
surprenantes opérations que voici :
« 1° Il prie un des spectateurs de vouloir bien s'arracher ses propres
yeux; après quoi le docteur les montrera aux assistans pour leur prou-
ver qu'il n'y a pas de supercherie, et alors il les remettra dans les
orbites aussi intacts qu'auparavant.
« 2° Il prie une personne présente, un officier par exemple, de vou-
loir bien s'ouvrir le ventre; après quoi (sans aucune hésitation), il lui
prendra ses boyaux , les lavera et les remettra en place sans que le
sujet en éprouve la moindre douleur.
« 3° Il ouvre le crâne d'un commissaire de police, en retire la cer-
velle et y substitue celle d'un veau; à celle d'un beau celle d'un âne;
à celle d'un fanfaron celle d'un mouton; opérations qui ont l'avantage
de rendre ces personnes plus sociables et plus raisonnables qu'elles ne
l'ont jamais été.
Et afin de convaincre le public de sa bonne foi, il ne prend d'argent
qu'après l'opération terminée. Les dames peuvent venir masquées. La
faculté et le clergé entrent gratis. »
Après le tour à la bouteille, vint la panique du tremblement de terre.
Une légère secousse avait réellement eu lieu à Londres au mois de fé-
vrier (1750). La superstition s'en mêla; des prophètes parcoururent les
rues en annonçant la ruine prochaine de Ninive. Toute la ville alla
voir un œuf qui, disait-on, avait été pondu avec cette inscription :
« Prenez garde à la prochaine secousse! » Pendant la semaine qui sui-
vit, un grand nombre de gens riches s'en allèrent à la campagne, et,
au jour annoncé, une partie de la population ferma ses maisons, et
alla camper hors la ville, en plein champ, jusqu'à la nuit; après quoi,
la panique s'éteignit dans un immense éclat de rire.
CGO REVUE DES DEUX MONDES.
Nous voyons aussi alors, comme de tout temps, la caricature s'exer-
cer sur les toilettes. 11 paraît qu'il régnait, vers 1750 et les années sui-
vantes, une assez grande liberté de manières dans la société anglaise,
ce dont on accusait, comme de juste, le voisinage des mœurs françai-
ses. Ainsi on voit un journal satirique annoncer pour les bals masqués
«des costumes nus, en imitation de la peau. » La chronique ajoute
que ce genre de costume avait été réellement porté dans un bal mas-
qué par Elisabeth Ghudleigh, une des filles d'honneur de la princesse
de Galles, qui fut ensuite la maîtresse du roi, et duchesse de Kingston.
Elle était, dit-on, habillée en Iphigénie, avec un simple maillot à peine
couvert d'une robe grecque; si bien que la princesse ^e Galles, en la
voyant, lui jeta silencieusement son voile sur les épaules.
La mode extravagante des paniers fut naturellement un texte iné-
puisable de caricatures; il y en a une qui représente un expédient in-
venté pour introduire les femmes dans les voitures et les en retirer.
C'est un carrosse qui s'ouvre par le haut, et duquel trois laquais, avec
une grue et des poulies, enlèvent leur maîtresse et tout son attirail.
Les coiffures étaient, si cela est possible, plus extravagantes encore; on
venait d'inventer la mode des cabriolets, qui était devenue une telle
fureur qu'on portait tout en forme de cabriolet, même les coiffures.
Les femmes se faisaient construire sur la tête un véritable édifice bourré
de filasse, de laine et d'étoupe, le tout cimenté avec des livres de pom-
made; et il paraît que cela se gardait plusieurs semaines sans répa-
rations intérieures, et avec de simples replâtrages de l'enceinte exté-
rieure! L'abus des plumes, dont on couronnait ces échafaudages,
donna lieu aussi à beaucoup de plaisanteries. On représentait les mal-
heureux oiseaux errant à pieds par les rues, dépouillés de leur vête-
ment naturel, et considérant mélancoliquement les animaux à deux
pieds, avec plumes, qui se paraient de leurs dépouilles.
Quant aux hommes, ceux qui donnaient le ton s'appelaient alors des
macaronis. C'était en 1772. Le nom venait de ce que les jeunes gens
qui avaient fait leur tour en Italie, revenus à Londres, y avaient formé
un club où l'on mangeait habituellement du macaroni. Les carica-
tures les représentent avec un habit, un gilet et des culottes très ser-
rées, un petit chapeau, puis un énorme chignon artificiel suspendu à
la nuque, et dont le poids balance presque celui du reste de l'individu.
La caricature politique s'était alors emparée de lord Bute , le pre-
mier ministre , comme elle avait fait de Walpole. La figure la plus
communément adoptée pour lui était celle d'une botte, le mot anglais
boot se prononçant à peu près comme son nom. C'est ainsi qu'aujour-
d'hui lord Brougham est généralement désigné par un balai (broom).
Lord Bute passait pour avoir été l'amant de la princesse de Galles; une
caricature représente la princesse admonestant miss Chudleigh , une
l'histoire par la caricature. 661
de ses femmes, sur la légèreté de sa conduite, et celle-ci lui répond
en français : « Madame, chacun a son but. » Ce qui indisposait pro-
fondément les Anglais contre lord Bute, c'était son extrême partialité
pour les Écossais, ses compatriotes, auxquels il distribuait toutes les
places. Les caricatures représentent les grandes routes du nord encom-
brées d'Écossais déguenillés qui émigrent pour la terre promise du
sud. Il y en a une où l'on voit un Écossais expédié par la poste sous
enveloppe, et affranchi par privilège parlementaire.
Dans la satire et dans le journalisme, l'homme qui porta les coups
les plus rudes au ministère de lord Bute fut John Wilkes, dont le nom
est resté attaché à un des plus célèbres procès de presse du xviue siè-
cle. A l'occasion d'un article publié le 23 avril 1763 dans le North
Briton, Wilkes fut arrêté et mis à la Tour. Comme il était membre du
parlement, le mandat d'arrêt fut attaqué comme illégal, et la cour du
banc du roi prononça la misé en liberté du prisonnier. Le parlement
s'empara de l'affaire, mais le ministère et la cour y avaient encore une
forte majorité; les deux chambres déclarèrent l'article saisi «un libelle
calomniateur et séditieux, » et décidèrent qu'il serait brûlé par la main
du bourreau. Au dehors, l'opinion se prononça tout autrement. Quand
le shériff, avec le bourreau , voulut brûler publiquement dans la Cité
le numéro condamné du North Briton, la populace se souleva, força
le shériff à une prompte retraite, arracha des mains du bourreau le
papier à moitié brûlé, et l'emporta en triomphe jusqu'à Temple-Bar,
où elle alluma un feu de joie avec l'effigie de Bute. L'agitation se pro-
longea pendant plusieurs mois; Wilkes, exclu de la chambre et con-
damné au pilori, s'était réfugié en France. Un libraire, qui avait publié
une collection de son journal, fut également condamné au pilori. Il y
fut conduit dans un fiacre, au milieu des acclamations d'une foule
immense; et après avoir subi sa peine, avec une branche de laurier
dans la main , il salua les assistans. Le peuple avait, de son côté, dressé
en face du pilori une potence à laquelle il avait suspendu une effigie
de Bute et une toque écossaise, dont il fit ensuite un feu de joie. Une
quête faite sur place réunit 200 guinées, plus de 5,000 francs, et fut
remise au condamné, qui fut reconduit en prison aussi triomphale-
ment qu'il en était venu. On voit qu'il n'y a rien de nouveau sous le
soleil.
Wilkes rentra en Angleterre cinq ou six ans après, et se porta can-
didat à l'élection du Middlesex. Le scrutin se faisait à Brentford, près
de Londres. Le jour du vote, toutes les routes conduisant à Brentford
furent occupées dès le point du jour par la populace, qui arrêtait toutes
les voitures et ne laissait passer que celles qui avaient arboré les cou-
leurs de -Wilkes. Depuis la panique du tremblement de terre, Londres
n'avait pas vu pareille émigration. Le numéro du journal de Wilkes
REVUE DES DEUX MONDES.
qui avait soulevé cette célèbre querelle portait le chiffre 45, etcechiffre*
était resté un mot d'ordre. Ainsi le fiacre qui avait conduit le libraire*
au pilori avait été décoré d'un grand 45; les marchands adoptaient,
autant que possible, le chiffre 45, et on raconte qu'un jour le jeune
prince de Galles, malmené par le roi son père, ne trouva rien de:
mieux pour se venger que de crier : Vive le numéro 45 ! A l'élection
de Brentford, le 45 reparut donc dans toute sa gloire, et le peuple, qui
arrêtait les voitures, y traçait à la craie le chiffre sacramentel.
Après une lutte électorale d'une violence sans exemple, Wilkes fut
nommé représentant du Middlesex. Le ministère reprit contre lui les1
poursuites avant la réunion du parlement. Le jour de l'ouverture, le
peuple, qui croyait qu'il serait conduit à la chambre, se rassembla en
masse devant la prison. Des pierres et de la boue furent jetées aux sol-
dats; les magistrats donnèrent lecture du riot act; la troupe fit feu, et
plusieurs hommes tombèrent. Le peuple ramassa un des cadavres et
le porta à travers les rues; l'agitation devint formidable. Des actes
d'accusation furent portés contre les officiers qui avaient ordonné le
feu; les tribunaux autorisèrent les poursuites, mais le gouvernement
approuva publiquement les officiers et les soldats. En même temps, la
cour du banc du roi condamnait Wilkes à 4,000 livres d'amende
(25,000 francs) et à un an de prison, et la chambre des communes l'ex-
pulsait une seconde fois. Une nouvelle élection eut lieu à Brentford;
Wilkes fut présenté et réélu sans opposition. La chambre le déclara
inéligible, et l'élection fut recommencée; Wilkes fut encore nommé,
mais la chambre vota que les voix données à celui qui venait après lui
étaient seules valables. Ainsi finit la guerre des « deux rois de Brent-
ford, » comme on appelait le roi George et Wilkes.
Que devint ensuite cet homme qui avait joué un si grand rôle popu-
laire? Wilkes fit son année de prison, reparut plus tard à la chambre
des communes, se réconcilia avec la cour, et devint à son tour un sujet
de caricatures : ce qui prouve encore qu'il n'y a jamais rien de nou-
veau.
Nous entrons maintenant dans la grande période de la guerre d'A-
mérique et celle des guerres de la révolution. C'est dans l'histoire de la
caricature un nouveau chapitre, qu'il convient de traiter à part.
John Lemoinne.
LA
CAMPAGNE DU PIÉMONT
EN 1849.
I. — BUFFALORA.
Si l'on tient compte d'une disproportion trop évidente entre les forces
et les intérêts mis en présence, on ne peut méconnaître une singu-
lière analogie entre les malheureux événemens militaires de 1815, en
France, et ceux qui viennent de s'accomplir en Piémont. L'un de ces
pays, comme l'autre, se vit une première fois repoussé dans ses limi-
tes pour n'avoir pas su s'arrêter dans la victoire. Après les premières
(1) Les événemens de la campagne qui a mis fin si promptement , cette année, à la
guerre de l'indépendance italienne ne sont encore connus que par les bulletins des der-
niers ministres de Charles-Albert ou par les amplifications de la chancellerie autri-
chienne. On ne lira pas sans intérêt peut-être un récit vraiment piémontais, c'est-à-dire
écrit à un point de vue sérieux et sincère, sans emphase comme sans dénigrement, sans
arrière-pensée démagogique, sans partialité tudesque. L'auteur de cette relation était
d'ailleurs dans une position éminemment favorable» pour juger les événemens et les
hommes. Soldat de fortune avec un grand nom, étranger au Piémont, sans lien avec les
/partis, c'est la noble cause de l'indépendance qu'il était venu servir. Il a fait la guerre;
il n'a pas voulu se mêler à la politique. Ses jugemens, si discrets qu'ils soient, ont donc
pour l'histoire une certaine valeur, celle qui résulte d'une observation personnelle, intel-
ligente et désintéressée. C'est à ce titre que nous publions son récit, comme un témoi-
gnage digne d'être recueilli, et aussi, nous le croyons, comme l'exposé le plus complet,
jusqu'à ce jour, des faits de guerre qui ont signalé la fin glorieuse du roi Charles- Albert.
664 REVUE DES DEUX MONDES.
hostilités, tous deux pouvaient conserver un léger agrandissement de
territoire; mais, lancés une seconde fois dans l'arène des batailles,
tous deux succombèrent dans la nouvelle lutle après un combat de
deux jours, dont le premier semblait leur présager la victoire. Bien
que cette lutte ait été courte et malheureuse pour le Piémont, il pa-
raîtra certainement intéressant aux militaires de connaître quelles fu-
rent les dispositions prises par le général de l'armée piémontaise, et
comment, malgré ses efforts, il fut vaincu ; je chercherai donc à expo-
ser d'une façon précise ses opérations et les divers incidens qui le
forcèrent à les modifier, afin que l'opinion des juges compétens puisse
se former en connaissance de cause. Les impressions, les souvenirs
d'un témoin, d'un acteur même de la dernière guerre du Piémont,
voilà, je dois le dire avant tout, quels seront les élémens de ce récit.
Pour précipiter l'ouverture des hostilités, la consulte et l'émigration
lombardes remplissaient Turin de l'annonce d'une insurrection géné-
rale de la Lombardie qui devait éclater dès que l'armée franchirait le
Tessin. Malgré ces assurances, ceux qui avaient fait la dernière cam-
pagne comptaient faiblement sur ces promesses. Brescia et Bergame
étaient les seules villes dont le patriotisme inspirât une confiance réelle.
Rien cependant n'autorisait à douter complètement des assurances de
l'émigration lombarde : si une victoire venait couronner dès le début
les efforts des Piémontais, il semblait naturel que les populations de
la Lombardie se soulevassent. La menace d'une insurrection générale
devait d'ailleurs exercer une puissante influence sur les plans du ma-
réchal Radetzky. Il était à supposer que le maréchal entreprendrait de
défendre la Lombardie. Pour cela, il avait deux choses à faire : ou
se tenir prêt à recevoir la bataille, ou franchir lui-même le Tessin et
porter la guerre en Piémont.
Dans la première hypothèse, l'armée autrichienne n'avait guère
qu'une seule position à choisir, en arrière du Naviglio, qui, coulant
parallèlement au Tessin à très petite distance de ce fleuve, est com-
mandé par une série de fortes positions naturelles, d'où on domine
les assaillans, et d'où il est facile de s'élancer à son tour pour profiter
de ses avantages et poursuivre la victoire. La route de Novara à Milan
traverse en quelque sorte le centre de cette ligne de bataille, passant
sur le Tessin au pont de Buffalora, et rencontrant, après une forte mon-
tée, l'établissement de la douane milanaise, puis le gros bourg de Ma-
genta. Dans la seconde hypothèse, plusieurs débouchés s'offraient aux
Autrichiens : l'un par Oleggio, ce qui supposait toujours des forces con-
sidérables à Magenta; l'autre par la rive droite du Pô sur Alexandrie,
le troisième par Pavie sur Mortara, le quatrième par le pont de Buffa-
lora sur Novara. Il était peu probable que les Autrichiens choisiraient
LA CAMPAGNE DD PIÉMONT EN 1849. 665
la marche par Oleggio ou celle par la rive droite du Pô : l'une et l'autre
offraient de trop graves dangers sans présenter la perspective d'assez
prompts avantages. On devait donc supposer qu'en cas d'offensive de
leur part ils se décideraient pour une pointe, soit par Pavie, soit par le
pont de Buffalora. L'attaque par Pavie était fort audacieuse, militaire-
ment parlant, car l'armée autrichienne devait livrer bataille avec un
fleuve en arrière d'elle à courte distance, un autre fleuve à sa droite,
forcer en outre le passage du Gravellone, sans avoir d'autre issue, en
cas de retraite, que le pont de Pavie et ceux qu'elle aurait jetés, dans
un espace fort limité, sur le Tessin et sur le Gravellone. En cas de re-
vers, elle courait donc risque d'être entièrement détruite. 11 est assez
probable que le général autrichien eût choisi une meilleure ligne d'at-
taque, s'il n'eût été préoccupé de pensées d'un autre ordre. Les préoccu-
pations qui le décidèrent me semblent avoir été : d'abord, la crainte de
l'insurrection qui , tourbillonnant autour de son armée, aurait pu dé-
moraliser le soldat, tandis que, tenant son armée flanquée de deux
fleuves, il l'isolait en partie du danger d'être harcelée pendant la lutte
par des bandes d'insurgés; ensuite, la nature de la contrée lombarde
qui, sillonnée de canaux, de lignes d'arbres, de rivières, rend très dif-
ficile un mouvement de retraite; enfin, l'espoir qu'en cas de succès, il
coupait l'armée piémontaise de sa base d'opérations, la refoulait sur
le lac Majeur, et s'ouvrait d'un seul coup la route de Turin et celle
d'Alexandrie. On doit ajouter aussi que, maître des deux rives du Tessin
à Pavie, il s'épargnait une difficulté, car il n'avait plus à forcer le pas-
sage de ce fleuve. Quant à l'entrée en Piémont par le pont de Buffa-
lora, elle était, au point de vue militaire, moins périlleuse que l'entrée
par Pavie. Il fallait, il est vrai, vaincre de front l'armée piémontaise;
mais, en cas de non succès, on trouvait dans les positions qui dominent
le Naviglio la possibilité d'arrêter la poursuite du vainqueur, et con-
séquemment d'assurer sa retraite.
Il est à présumer que le général Chrzanowski pesa toutes ces pro-
babilités et l'avantage de ces différentes positions, car les troupes pié-
montaises, le 20 mars, semblent avoir été distribuées de façon à parer
à ces deux hypothèses d'attaque de l'ennemi, aussi bien que pour faci-
liter au besoin l'offensive et la marche vers Milan. L'armée piémontaise,
de son côté, pouvait choisir entre trois plans de campagne : le premier
consistait à marcher par les duchés, le second à attendre l'ennemi, le
troisième à pousser droit en Lombardie. Marcher par les duchés, c'était
découvrir le Piémont sans arracher la Lombardie à ses angoisses, re-
culer l'heure de la bataille et rapprocher l'ennemi de ses points d'ap-
pui et de retraite. Attendre l'ennemi, cela ne pouvait cadrer avec la
mission d'une armée libératrice; on pouvait attendre long-temps;
,"666 REVUE DES DEUX MONDES.
l'heure de la délivrance s'éloignant, le découragement pouvait para-
lyser l'insurrection. On dut donc se décider pour l'offensive, et l'offen-
sive libératrice de Milan. La marche par Buffalora était désignée dès
lors comme la manœuvre la plus favorable pour l'accomplissement
de ce projet, d'autant plus qu'elle permettait en même temps de tenir
une attitude déferisive. D'ailleurs, de grandes forces, assurait-on, étaient
concentrées à Magenta et à Sadriano, et on apprenait que les Autri-
chiens avaient rappelé toutes les garnisons de la Lombardie et dix
mille hommes du duché de Parme, ne laissant que deux à trois mille
hommes dans le château de Milan et de très faibles détachemens dans
Jes autres villes. L'armée autrichienne devait présenter en ligne de
soixante à soixante-dix mille hommes. Il importait donc de faciliter
l'insurrection lombarde, et la marche de l'armée piémontaise pouvait
en hâter l'explosion.
Concentrée sur le Tessin, le 20 mars, l'armée piémontaise devait
présenter un effectif de six divisions, d'une force réelle de neuf mille
combattans l'une dans l'autre, plus la brigade commandée par le gé-
néral Solaroli, plus encore huit quatrièmes bataillons (1) et deux ba-
taillons de bersaglieri (-2). La brigade Solaroli comptait près de 4,000
hommes, les huit quatrièmes bataillons 4,800 combattans, les deux
bataillons de bersaglieri environ 1,200, ce qui donnait une force totale
de 60 à 65,000 hommes, dont environ 4,000 hommes de cavalerie, et
disposant de 132 pièces d'artillerie. Les forces combattantes qui de-
vaient se rencontrer dans une première bataille étaient donc égales
ou presque égales dans les deux camps.
L'armistice ayant été rompu par les ministres piémontais, sans avis
préalable et malgré l'opposition du général Chrzanowski, on n'avait
pas eu le temps de rappeler la division du général La Marmora, can-
tonnée à Sarzana. Cette division dut se porter sur Parme et Plaisance,
prête à secourir la brigade d'avant-garde laissée à Castel-San-Giovanni
pour contenir la garnison autrichienne; ces deux derniers corps for-
maient un effectif de 12,000 hommes, dont 300 cavaliers, et disposant
de 24 bouches à feu. On voit que le total de l'armée piémontaise ne
dépassait pas 78,000 combattans. Les 120,000 hommes dont a parlé
le ministère n'ont jamais existé que sur le papier; pour arriver à ce
chiffre, on comptait la partie de la garde nationale qui devait être mo-
bilisée, et les dix mille malades militaires renfermés dans Jes hôpitaux
au jour de la dénonciation de l'armistice, ainsi que les garnisons
(1) Les quatrièmes bataillons étaient les bataillons hors-cadre.
(2) Le corps des bersaglieri correspond exactement à ce que nous appelons dans notre
armée les chasseurs de Vincennes.
LA CAMPAGNE DU PIÉMONT EN 4849. 667
d'Alexandrie, Gênes, Turin, Chambéry, etc., composées de bataillons
de réserve et des dépôts des difïérens corps.
Ces faits bien établis, voici quelles étaient les positions des troupes
piémontaises le 20 mars à dix heures du matin. La deuxième division,
général Bés, occupait Castelnovo et Cerano; — la quatrième division,
sous les ordres du duc de Gênes, le pays en avant de Trecate, avec
une avant-garde près du pont de Buffalora: — la troisième division ,
général Perrone, se tenait à Romentino et Galliate; — la première, gé-
néral Durando (le même qui commandait les troupes romaines à Vi-
cence), autour de Vespolate; — la division de réserve, avec le duc de
Savoie, près de Novara, sur la route de Mortara. — Sur la gauche de
ce bloc de cinq divisions, Ja brigade Solaroli, placée entre Oleggio et
Belinzano, pour éclairer ce flanc de l'armée, se trouvait reliée par
quatre quatrièmes bataillons placés entre elle et l'armée comme éche-
lon intermédiaire. Sur la droite, la cinquième division, composée des
Lombards et commandée par le général Ramorino, remplissait le
même office pour le flanc droit et avait ordre de se placer à la Cava,
très bonne position en face de Pavie, derrière le Gravellone. Un éche-
lon intermédiaire de quatre quatrièmes bataillons, placés sous Vige-
vano, reliait cette division au reste de l'armée.
La mission du général Ramorino était d'observer le débouché de
Pavie, de retarder l'ennemi par une résistance plus ou moins longue,
selon les forces qui viendraient l'attaquer, et surtout d'avertir, par sa
canonnade, de la marche de l'ennemi sur la droite de l'armée. Ce
général avait l'ordre de se replier sur Mortara ou sur San-Nazzaro, s'il
venait à être attaqué par des forces supérieures. On lui enjoignit en
outre de bien s'éclairer sur sa gauche et de rendre impraticable le
pont de Mezzana-Corte, sur le Pô. La nomination du général Ramorino
était due en grande partie à la consulte lombarde. Il était, aux yeux
de quelques personnes, un héros victime des pouvoirs despotiques; mais
bien d'autres ne voyaient en lui qu'une médiocrité vaniteuse, un homme
sans valeur personnelle, et dont le caractère n'offrait aucune garantie.
Il est fort regrettable que le général Chrzanowski, s' étant laissé forcer
la main, ait consenti à ce qu'une division lui fût donnée. Le roi lui-
même avait la conscience que l'on devait peu se fier à ce personnage;
mais Charles-Albert s'appliquait à rester strictement dans son rôle de
roi constitutionnel, et subissait en cela la volonté des partis démago-
giques qui professaient pour ce général une admiration singulière.
Nous verrons bientôt comment le général Ramorino remplit la mission
qui lui avait été confiée.
Placée dans les positions que je viens d'indiquer, l'armée piémon-
taise offrait à l'ennemi, attaquant par Buffalora, une force de trois
divisions, qui se trouvait renforcée en moins de trois heures par tout
668 REVUE DES DEUX MONDES.
le reste de l'armée, moins la cinquième division. Si, au contraire,
l'armée piémontaise prenait l'offensive par Buffalora, elle jetait de
l'autre côté du Tessin et sur ce même point une force de plus de cin-
quante mille hommes en trois heures de temps. Enfin, si l'ennemi
débouchait par Pavie, l'armée, avertie par le canon du général Ramo-
rino, se mettait aussitôt en mouvement par le flanc droit; trois de ses
divisions venaient coucher le soir même entre Romella et Mortara, où
elles rejoignaient la général Ramorino; les autres couchaient sous Vi-
gevano et se trouvaient le 21, à dix heures du matin, à leur poste de
bataille, bien avant que l'ennemi pût commencer son attaque.
Le pays qui s'étend de Novara jusqu'au Tessin offre d'abord des terres
cultivées; puis, au-delà de Trecate, on trouve une vaste lande couverte
de courtes bruyères, qui se prolonge jusqu'au sommet de la côte do-
minant la vallée et le fleuve. Le pont de Buffalora est d'une belle con-
struction en pierre de taille; deux petits pavillons pour les percepteurs
du péage sont bâtis à chacune de ses extrémités. Ce pont était barri-
cadé du côté des Autrichiens; trois hussards placés en vedettes se pro-
menaient sur la route, qui, à partir du pont, se dirige en ligne droite
vers la douane lombarde, située au sommet d'une montée rapide au-
delà du Naviglio. On apercevait également une barricade à l'entrée
des bâtimens de la douane.
Le 20 mars, à dix heures du matin, le roi arriva en face du pont, suivi
du général Chrzanowski et de tout son état-major. Les troupes le sa-
luèrent à son passage par de vives acclamations. Chacun tourna ses
regards vers la rive opposée, sur laquelle on apercevait uniquement
quelques petites patrouilles de cavaliers ennemis. A midi , un frisson
général parcourut toute cette masse d'hommes; le signal de la lutte
était donné par la cloche même qui sonnait l'heure. Sur les deux rives
du Tessin chacun dut, à ce moment, tourner ses regards vers le ciel
et implorer Dieu pour le succès de l'armée piémontaise. La journée
était magnifique; le soleil éclairait les longues lignes de troupes qui
s'étendaient sur la bruyère; la rive lombarde semblait illuminée d'un
rayon joyeux à la vue de ce roi libérateur prêt à marcher vers Milan;
chacun attendait le mot : En avant ! Dans cet instant tout le monde avait
oublié ses secrètes appréhensions, et, pour ma part, je sentis l'espé-
rance rentrer dans mon esprit, ramenée par une de ces circonstances
puériles dont l'homme ne peut guère s'empêcher de tenir compte dans
les momens les plus solennels. Pendant qu'à l'aide de ma lorgnette je
cherchais à découvrir ce qui se passait sur le rivage ennemi , je fus
distrait par une nuée de canards sauvages qui se jouaient au soleil
dans les eaux du Tessin; tous nageaient vers la rive lombarde, puis, au
dernier coup de midi, prêts à toucher la rive, ils prirent rapidement
leur vol et s'élancèrent dans les airs, disparaissant bientôt dans la di-
LA CAMPAGNE DU PIÉMONT EN 1849. 669
rection de Milan. Le souvenir des augures romains me revint à la pen-
sée, je me laissai aller au souffle de la superstition, et, joyeux de ce
pronostic de victoire, je courus près du fleuve, attendant avec impa-
tience l'ordre de le franchir.
J'aperçus le roi Charles-Albert à pied près du pont; sa figure expri-
mait le calme et la satisfaction. Le général Chrzanowski était auprès
de lui; la petitesse de sa taille faisait le plus singulier contraste avec la
haute stature du roi. Ses traits, où le type kalmouk était fortement
marqué, annonçaient une nature énergique, et il était difficile de voir le
général sans éprouver pour lui un sentiment d'estime qui se changeait,
à mesure qu'on le connaissait mieux, en une affectueuse sympathie.
Midi était déjà passé depuis long-temps, et aucun mouvement ne se
faisait remarquer. Le général attendait sans doute que le canon se fît
entendre dans la direction de Pavie. Enfin, à une heure et demie, l'or-
dre fut donné au duc de Gênes de faire une reconnaissance sur Ma-
genta avec toute sa division; on prescrivit en même temps à la troisième
division de se porter au pont de Buffalora pour le soutenir au besoin.
Bientôt une compagnie de bersaglieri se présenta à l'entrée du pont; le
roi les arrêta du geste et, se mettant le premier à leur tête, marcha in-
trépidement vers la rive opposée. Il y eut un moment de poignante
inquiétude. Peut-être le pont était miné, peut-être la rive ennemie était
garnie de tirailleurs cachés dans les broussailles et les fossés, et l'in-
trépide monarque pouvait payer de sa vie cette action téméraire! Enfin il
toucha du pied le sol lombard, et un cri général d'enthousiasme salua
l'arrivée du prince dans ses nouveaux états, pendant que les cavaliers
ennemis fuyaient à bride abattue vers la douane autrichienne, d'où
aussitôt s'élevèrent d'épaisses colonnes de fumée, annonçant un vaste
incendie.
Ce passage du Tessin fut magnifique. J'avais été employé les 18 et 19 à
reconnaître le fleuve, les gués et les avant-postes ennemis sur toute la
ligne; j'étais déjà très fatigué; mais un tel spectacle était bien fait pour
me ranimer. Je vis la guerre ouvrir de nouveau sa noble arène, et j'ou-
bliai la faute des hommes qui nous précipitaient si étourdiment dans
cette lutte inégale, avec une armée de soldats fidèles, mais sans enthou-
siasme, et d'officiers vaillans, mais ennemis déclarés d'une guerre qu'ils
condamnaient comme entraînant la ruine de leur pays. Je ne vis plus
que le glorieux champ d'activité périlleuse qui allait s'ouvrir devant
nous.
Quelques instans après, le roi arrivait à Magenta, dont les habitans se
pressaient avec admiration autour de lui, le proclamant le libérateur
de l'Italie. L'ennemi avait disparu. A peine quelques coups de fusil
furent-ils tirés sur de faibles détachemensqui se repliaient rapidement
vers Cisliano. A Magenta, nous apprîmes que les Autrichiens avaient
TOME H. «43
670 REVUE DES DEUX MONDES.
évacué la veille au soir les positions qu'ils avaient conservées jus-
qu'alors sur ce point, et qu'ils s'étaient dirigés vers Pavie ou vers
Lodi. La route de Milan était donc libre. La quatrième division reçut
ordre de rester sur la rive gauche du Tessin, et la troisième, de re-
prendre sa première position. Le quartier-général revint s'établir pour
lanuitàTrecate. La disparition des troupes autrichiennes, abandonnant
des positions défensives aussi bonnes, était un mystère qui allait bien-
tôt s'éclaircir. En effet, le maréchal Radetzki, après avoir placé son
armée de façon à ne pas trahir son plan, fit exécuter, dans la nuit du
19 au 20, à toutes les forces qui bordaient la rive gauche du Tessin, une
marche de flanc rapide, et, rappelant à lui ses troupes de Crema et
de Lodi, se concentra avec toutes ses forces sur Pavie, prêt à déboucher
en Piémont dès que le terme fatal serait expiré. Vers midi, il jeta un
ou deux ponts près de Pavie et marcha sur la Cava avec son avant-
garde. Il dut être fort étonné de ne rencontrer aucune résistance; car
le général Ramorino, désobéissant aux instructions qu'il avait reçues,
au lieu de se porter sur la position qui lui avait été prescrite, avait aban-
donné, sans donner d'ordres, sur la rive gauche du Pô, un régiment de
cavalerie et deux bataillons, dont l'un de bersaglieri commandé par le
major Mannara. Ces braves gens, après avoir vigoureusement soutenu
un combat de tirailleurs pendant plus de deux heures, durent se retirer
devant les forces sans cesse croissanies de l'ennemi. Pendant ce temps,
le général s'était mis à l'abri derrière le Pô, avait replié le pont et s'en
était allé tranquillement dîner à Stradella.
II. — LA SFORSESCA.
La nouvelle de la marche des Autrichiens et de l'inqualifiable con-
duite de Ramorino parvint d'abord à huit heures du soir au quartier-
général par un aide-de-camp du général Bés, puis, à dix heures, par un
officier du général Ramorino lui-même, qui, à ce qu'il paraît, n'avait
pas jugé son mouvement assez grave pour en donner avis plus tôt.
L'ordre fut sans retard expédié au général Fanti de prendre le com-
mandement de la division lombarde et à Ramorino de se rendre au
quartier- gêné rai. Grâce à la position des troupes, on pouvait espérer
que, le lendemain, l'armée serait en mesure non seulement de recevoir
la bataille en avant de Vigevano, mais même de prendre l'offensive et
de culbuter l'ennemi dans le Pô; la deuxième et la première division
durent donc se mettre immédiatement en marche : la première, pour
la ville de Mortara, en avant de laquelle elle devait prendre position
sur la route de cette place à Pavie; la deuxième, pour la ville de Vige-
vano, en avant de laquelle elle devait prendre position à la Sforsesca.
LA CAMPAGNE DU PIÉMONT EN 1849. 671
<0n enjoignit aux autres divisions de se mettre en marche le 21, à la
pointe du jour : la division de réserve pour Mortara, la troisième pour
Gambolo, la quatrième pour Vigevano, en suivant la troisième, la bri-
gade Solaroli ayant ordre de se porter au pont de Buffalora. De la sorte,
on pouvait compter que, les Autrichiens devant, selon toutes les pro-
babilités, n'arriver en présence des troupes piémontaises que vers onze
heures au plus tôt, la deuxième division, avec quatre bataillons laissés
sous Vigevano la veille, serait de force à leur résister jusqu'à l'arrivée
du reste de l'armée. Quant à Mortara, on pouvait être sûr que l'ennemi
n'y parviendrait pas avant trois heures de l'après-midi. On se regar-
dait donc comme en mesure de faire face à tous les événemens.
Le 21, à onze heures, le roi arrivait à Vigevano. Ce prince avait dans
son état-major particulier la plupart des mêmes personnes qui l'avaient
accompagné pendant la dernière campagne. On voyait près de lui le
marquis de la Marmora, prince de Masserano; le marquis Scati, vieil-
lard dont la moustache blanchie et le visage plein de bonté inspiraient
le respect; les deux frères Robillant, véritables représentans de cette
ancienne noblesse piémontaise, toujours présente sur les champs de
bataille et habituée à se serrer, dans le danger, près des membres de
la maison de Savoie. Le général Giacomo Durando, nouvel aide-de-
camp de Charles- Albert, étant très malade, suivait dans une voiture
avec M. Cadorna, ministre responsable près du roi. Ce ministre ne pa-
raissait pas, comme le comte Lisio, sur le champ de bataille; ce n'était
pas son rôle, et il se soumettait sans effort aux exigences de sa position
officielle.
Comme on avait prétendu que l'escorte du roi était une gêne pen-
dant la dernière campagne, ce prince, dont l'abnégation personnelle
était entière, n'avait auprès de lui que soixante carabiniers, et pour
officiers d'ordonnance que deux officiers de cavalerie. Cette suite était
bien modeste; mais qu'importait au roi Charles-Albert, pourvu qu'il fût
au milieu de ses troupes et le premier à braver les dangers? D'ailleurs,
l'état-major général grossissait presque toujours son cortège. Cet état-
major avait pour chef le général Alexandre La Marmora; il se com-
posait du général Cossato, sous-chef d'état-major; du colonel Carde-
rino; du colonel Brianski, Polonais; du major Basso; du major de
Villa-Marina; des capitaines Battaglia, Martini, Taverna, tous trois
Lombards; du duc de Dino, Français; du marquis Cova; de M. Dor-
»on , jeune officier savoyard très capable; de M. Sizomioth, Polonais;
du lieutenant Balucanti, Lombard; du prince Czartoriski, fils du noble
émigré polonais; enfin, du prince Pio Falco, Espagnol, et du comte
Vénier, noble de Venise.
Vers une heure de l'après-midi, le canon se fit entendre dans la
direction de San-Ciro. Le générai Chrzanowski parcourait le terrain,
672 REVUE DES DEUX MONDES.
en attendant l'arrivée des troupes; il se porta sans hésiter au canon,
ordonnant de placer le 1er régiment de Savoie, qui venait d'arriver, en
arrière d'un profond ravin, à un quart de mille de Gambolo. Bientôt
les tirailleurs de la deuxième division, vivement attaqués par les tirail-
leurs ennemis, se laissent ramener jusque près de la Sforsesca; là ils
reprennent l'offensive, et, soutenus par le reste de la division, ral-
liés par le colonel Leonetto Cipriani et les officiers de l'état-major du
général Bés, ils font reculer l'ennemi, le repoussant jusqu'à San-Vit-
tore, où les troupes reçurent l'ordre de s'arrêter. Dans cet engagement,
les hussards du régiment Radetzki firent une charge brillante, et vin-
rent sabrer les tirailleurs jusque sous la bouche des canons; mais,
chargés par deux escadrons du régiment de Piémont- Royal, ils furent
mis en fuite, laissant plusieurs prisonniers entre nos mains, et parmi
eux un officier supérieur. Le régiment de Piémont-Royal se fit le plus
grand honneur dans cette occasion; un aide-de-camp du général Bés,
M. Galli, qui chargeait avec lui, ayant été entouré par quatre hussards
et blessé d'une balle à l'épaule, fut dégagé par un seul lancier, qui
tua un hussard et mit les trois autres en fuite. Le 23e régiment, ainsi
que son brave colonel, M. Cialdini, se comporta d'une manière digne
d'éloges. Le colonel Cialdini est habitué à en recevoir sur le champ de
bataille; bien que grièvement blessé à Vicence, pendant la première
campagne, de deux balles dont l'une lui traversa le bas-ventre, et non
guéri de cette cruelle blessure, il n'en marcha pas moins cette fois
au premier rang.
Pendant que ce combat avait lieu à notre gauche, le général recevait
avis que, les vivres étant arrivés très tard, la brigade Savone de la
troisième division et la quatrième division elle-même ne pourraient pas
nous rejoindre avant quatre heures. Ce malheureux contre-temps ren-
dait la position critique, car l'ennemi commençait à déboucher avec
des forces imposantes et pouvait, en nous attaquant.par Gambolo (que
ce relard nous empêchait d'occuper), parvenir à nous tourner, passer
entre nous et les deux divisions placées à Mortara, nous accabler et nous
refouler sous Vigevano. On ne pouvait plus penser à prendre l'offen-
sive, et on devait se contenter de conserver ses positions, pour être
prêt à attaquer le lendemain avec toules les forces réunies. Déjà il était
plus de quatre heures, et la brigade de Savone n'était pas arrivée,
lorsque les Autrichiens, meltant quelques pièces en batterie et sortant
de Gambolo, s'avancèrent en colonne serrée, avec de grands hurrahs,
contre le 1er régiment de Savoie, rangé en bataille derrière le ravin et
appuyé par six pièces à sa droite et quatre à sa gaucbe. Le général
Chrzanowski s'adressa alors au 1er régiment et lui dit: « Messieurs,
je vous ai placés ici, et suis bien sûr que les Autrichiens ne parvien-
dront pas à vous déloger. » Un sourire de bon augure éclaira les mâles
LA CAMPAGNE DU PIÉMONT EN 1849. 673
visages des braves en fans de la Savoie; ils restèrent impassibles sous
le feu des tirailleurs ennemis; puis, lorsque, arrivées à cinquante pas,
les colonnes autrichiennes étonnées voulurent se déployer, un terrible
feu de file s'ouvrit au commandement du général; en même temps,
l'artillerie tonna à droite et à gauche : les ennemis prirent la fuite
en désordre. Le régiment de Savoie s'ébranla et se jeta à la baïon-
nette sur les colonnes dispersées. Le soldat voulait poursuivre à ou-
trance; mais le régiment était seul, sans soutien : il eût été imprudent
de le laisser s'avancer sans pouvoir lui porter secours. On ordonna aux
officiers de reprendre leur première position, et ils ramenèrent de force
leurs soldats derrière le ravin. Je me trouvais à la gauche de ce beau
régiment lorsqu'il fut attaqué, et je le suivais lorsqu'il vint reprendre
sa position. Un soldat me dit : « Mon officier, pourquoi ne pas nous lais-
ser prendre Gambolo? — Mon ami, répondis-je, parce que, n'ayant rien
pour vous soutenir, on ne veut pas risquer la vie de braves gens tels
que vous. — Est-ce que Savoie a besoin de soutiens! » Je fus charmé
de cette bravade; une telle assurance est toujours de bon augure au dé-
but d'une campagne.
Après ce court, mais rude engagement, le combat se prolongea sur
la ligne, par un feu assez vif de tirailleurs, jusque vers six heures et
demie du soir. La brigade Savone et laquatrième division, avec le duc de
Gênes, étaient enfin arrivées. L'ennemi avait été contenu dans ses ef-
forts; on lui avait reconquis plus que le terrain qu'il avait gagné au
commencement de l'action. Les troupes s'étaient bien battues; on les
voyait en position de prendre l'offensive dès le lendemain; chacun était
content; les craintes qu'avait trop facilement inspirées l'inexpérience
des nouvelles recrues se dissipaient. Nous avions fait plus de deux cents
prisonniers, la journée nous paraissait bonne. Aussi, nous comptions,
à la pointe du jour, recommencer la bataille et culbuter les Autri-
chiens, qui, serrés dans un triangle dont Pavie était le sommet, entre
le Pô, le Tessin et l'armée, devaient, selon toute apparence, éprouver
de grandes difficultés pour opérer leur retraite. Nous n'avions pas
cessé d'ailleurs d'avoir confiance dans la division lombarde, qui, re-
passant le Pô et débouchant sur les derrières de l'ennemi, pouvait opérer
une diversion décisive.
A cinq heures et demie du soir, nous avions entendu une vive canon-
nade dans la direction de Mortara; cette canonnade s'était prolongée
environ une demi-heure; j'avais d'abord pensé que c'était le général
Durando qui s'avançait vers nous en repoussant l'ennemi, mais le
bruit du canon avait cessé, et on n'entendait plus, dans cette direc-
tion, qu'un roulement continuel de mousqueterie. Nous étions sans
inquiétude, car nous avions sur ce point deux divisions, ce qui don-
nait 18,000 hommes et 48 pièces d'artillerie. Je pensai alors que Du-
674 REVUE DES DEUX MONDES.
rando s'était contenté de contenir l'ennemi, ce qui avait dû être facile
à un général disposant de pareilles forces et attaqué aussi tardivement.
Cependant, ce feu de mousqueterie se prolongeant fort avant dans la
nuit, on put craindre qu'un combat acharné n'eût lieu sur ce point et
que l'ennemi, masquant sa marche par de vives attaques de flanc pour
nous contenir, ne s'y fût porté avec des forces très considérables. Je re-
vins donc à la Sforsesca, très inquiet, mais espérant y recevoir quel-
ques nouvelles de notre aile droite.
Je retrouvai le roi à la Sforsesca. Satisfait de cette première journée,
le roi avait déclaré qu'il bivouaquerait au milieu de la brigade de
Savoie. Figurez-vous un champ de bataille jonché de cadavres, éclairé
par l'incendie d'une vaste ferme; en arrière, un monticule sur lequel
est établi le régiment; les armes en faisceaux étincellent aux rayons
de l'incendie et aux feux du bivouac. Dans l'endroit le plus sec, sur
deux sacs de toile, est étendu le roi, enveloppé dans une couverture de
laine, la tête appuyée sur un sac de soldat. Autour de lui se tiennent
silencieusement ses aides-de-camp couchés à terre, les uns dormant,
les autres plongés dans de cruelles inquiétudes, car tous ont des fils
ou des frères à l'armée et peuvent craindre pour leurs jours. A la tête
du roi, on voit debout, semblables à deux statues, deux valets de pied
en grande livrée rouge. Le visage du prince, ordinairement pâle et
jaune, est presque livide; sa bouche à chaque instant se contracte et
imprime à son épaisse moustache des mouvemens convulsifs, tandis
que sa main gantée, soulevée par une pensée que n'a pas domptée le
sommeil, s'étend par momens vers le camp ennemi, s'agitant et tra-
çant dans l'espace des ordres incompréhensibles, ou semblant conjurer
quelque esprit invisible. Cette scène ne s'effacera jamais de mon sou-
venir. Elle avait, malgré le succès de la journée, quelque chose de
saisissant et de lugubre qui chassait le sommeil de nos yeux et nous
livrait aux plus sombres méditations. Plusieurs sentinelles, appuyées
sur le canon de leurs fusils, regardaient avec surprise et curiosité leur
roi ainsi endormi, tandis qu'un de ses officiers d'ordonnance ramenait
sur sa poitrine la couverture que, dans ses rêves étranges, il rejetait à
chaque instant. Pauvre prince! peut-être dans ce moment avait-il l'in-
tuition des fatales nouvelles qui allaient lui parvenir ! Peut-être l'avenir
se dévoilait-il à son mâle courage! ou peut-être aussi, bercé par la pas-
sion qui agitait toute son ame pour l'indépendance de l'Italie, voyait-il
dans ses rêves l'aigle à la croix d'argent s'abattant sur les sommets des
Alpes tyroliennes et déchirant de ses serres l'aigle à double tête!
Vers une heure de la nuit, le capitaine Battaglia et le prince Pio arri-
vèrent à la Sforsesca; ils éveillèrent le général Chrzanowski et lui don-
nèrent les premières nouvelles de notre droite. La première division,
arrivée à Mortara dans la nuit du 20 au 21, avait pris position dans la
LA CAMPAGNE DU PIÉMONT EN 1849. 675
matinée sur la route de Pavie, à très peu de distance en avant de Mor-
tara. A partir de midi, elle s'était tenue en bataille, prête à recevoir
l'ennemi. La division de réserve arrivait à son tour vers une heure et
se plaçait un peu en arrière de la ville. Il est à présumer que, voyant
la journée s'écouler sans que l'ennemi parût et entendant la bataille
engagée sur la Sforsesca, ces troupes ne croyaient plus à une attaque,
lorsque, vers cinq heures et demie du soir, les Autrichiens se mon-
trèrent, mirent une nombreuse artillerie en batterie et ouvrirent un
feu meurtrier sur la première ligne mal protégée par le terrain. Sur-
pris par cette attaque subite, les tirailleurs reculèrent rapidement; un
bataillon se débanda à leur exemple et commença à jeter du désordre
dans toute la ligne. Cependant un autre bataillon vint prendre sa place,
le combat s'engagea plus régulièrement, et on fit avancer un régiment
de la division de réserve qui, en bouchant un vide imprudemment
laissé, rendit confiance à la troupe. L'attaque de l'ennemi, protégé
par le feu d'une nombreuse artillerie, fut des plus impétueuses. Par
malheur, la position choisie par le général Durando offrait le grave
inconvénient d'être trop rapprochée de la ville et d'être coupée en deux
par un large canal qui permettait très difficilement de communiquer
d'une aile à l'autre. Vers six heures et demie du soir, l'ennemi, s'étant
formé en colonnes d'attaque, se jeta vivement sur la position : les
lignes furent culbutées sans pouvoir se porter mutuellement assistance
par suite des empêchemens du terrain, et les Autrichiens pénétrèrent
dans la ville de Mortara pêle-mêle avec nos troupes. L'obscurité était
profonde, le combat se continuait corps à corps dans les ténèbres, les
officiers cherchaient en vain à reconnaître leurs soldats; des plaintes,
des menaces proférées tour à tour en allemand, en hongrois, en italien,
se croisaient dans les airs; les équipages, entassés dans les rues, s'oppo-
saient à l'évacuation de cette fatale ville; les soldats piémontais, séparés
les uns des autres, s'enfuyaient au hasard dans les ténèbres. En vain le
général Alexandre La Marmora, le général Durando et spécialement
le duc de Savoie s'efforçaient de rallier les troupes : la cohue était trop
grande, et le combat, se continuant dans les rues et autour de la ville,
augmentait l'horreur de cette scène lugubre. Des flots de sang coulaient
dans les rues, sans que ceux qui le répandaient fussent bien certains
d'avoir frappé un ami ou un ennemi. Enfin, vers deux heures du ma-
tin, Mortara fut évacuée, mais non sans des pertes sensibles. Près de
2,000 prisonniers et 5 canons restèrent au pouvoir de l'ennemi avec
plusieurs -caissons et une partie du bagage de la première division.
Plusieurs officiers supérieurs furent tués, le brave général Bussetti
blessé d'un coup de sabre, nombre de soldats tués, soit par les balles,
soit par la baïonnette; mais la force des deux divisions se trouva sur-
tout réduite par la grande quantité de soldats et d'officiers qui, séparés
67C REVUE DES DEUX MONDES.
pendant la nuit de leurs drapeaux, errèrent à l'aventure et ne purent
rejoindre leurs corps qu'après la bataille de Novara.
La nouvelle du triste épisode de Mortara fut un coup sensible pour
le roi et le général Chrzanowski comme pour toute l'armée. Ce désastre
ébranlait la confiance que les troupes avaient déjà prise en elles-mêmes
après le combat de la Sforsesca, et détruisait l'espoir que le roi et le
général en chef avaient conçu de livrer bataille le lendemain , en atta-
quant l'armée autrichienne dans les positions peu favorables où elle
se trouvait engagée. Le général Chrzanowski, voyant la campagne
compromise, proposa un coup hardi et que plusieurs de ceux qui
l'entouraient regardaient comme pouvant amener de brillans résul-
tats : c'était de marcher le 22, à la pointe du jour, droit à l'ennemi sur
Mortara, de pousser l'attaque à fond avec les 30,000 hommes qu'on
avait sous la main, et de risquer ainsi de périr avec toute l'armée ou
bien de culbuter les Autrichiens, de pénétrer jusqu'à la division lom-
barde, puisqu'elle ne voulait faire aucun effort pour venir à nous,
quoiqu'elle fût seulement à quelques lieues de distance et qu'elle eût
entendu la vigoureuse canonnade de la journée, puis, renforcés de
ces 6,000 combattans, de rallier les deux divisions chassées de Mortara
le 21. Cette résolution était bien hardie, il est vrai; mais n'avait-elle
pas quelques chances de réussite , et la victoire ne couronne-t-elle
pas souvent une impétueuse audace? Je laisse aux militaires instruits
et expéri mentes à décider la question.
Cette proposition fut écartée; le roi l'appuyait; mais les chefs de corps
objectèrent que la nouvelle de l'échec de Mortara, répandue dans l'ar-
mée, avait renouvelé le profond dégoût d'une partie de la troupe pour
cette guerre politique, que les symptômes menaçans reparaissaient, que
les munitions manquaient, et qu'il n'y aurait que folie à s'engager dans
une entreprise aussi désespérée. C'est alors que le général fit donner
l'ordre de la retraite sur Novara, où on rallierait, s'il était possible, les
divisions débandées et où l'on attendrait l'ennemi. Dans la situation que
nous avaient faite la manœuvre négative de Ramorino et le désastre de
Mortara, il n'y avait pas d'autre parti raisonnable à prendre.
La manœuvre de l'armée autrichienne avait été pleine d'audace et
parfaitement conduite. Pendant que des brigades se déployaient suc-
cessivement en avançant sur notre gauche, le gros de l'armée, précédé
d'une avant-garde commandée par l'archiduc Albert, marchait droit
sur Mortara, protégé par de vives attaques destinées à masquer la mar-
che du corps principal. Le succès couronna cette manœuvre, qui eût
été déjouée si la mauvaise organisation du service des vivres, retardant
nos opérations, n'eût empêché la moitié de la troisième et toute la qua-
trième division de partir à l'heure prescrite. A chaque instant, le gé-
nérai Chrzanowski envoyait presser l'arrivée de ces troupes, répétant
LA CAMPAGNE DU PIÉMONT EN 1849. 677
qu'on allait laisser échapper une belle occasion de vaincre facilement
les Autrichiens; mais, quelque diligence qu'elles fissent, elles ne purent
arriver assez tôt pour permettre de prendre l'offensive, et l'occasion fut
perdue. On peut s'étonner aussi que les deux divisions culbutées à Mor-
tara n'aient pu arrêter l'ennemi, ayant été attaquées aussi tard. Ce qui
explique ce fait, c'est la position vicieuse choisie dans Mortara, tandis
qu'il s'en offrait une beaucoup meilleure à l'embranchement des routes
de Gambolo et de Pavie; puis l'excès de confiance qui fit négliger d'a-
voir de vigoureux avant-postes échelonnés au loin dans la direction de
l'ennemi pour ralentir sa marche et empêcher une surprise. On était
persuadé que les colonnes qui s'approchaient ne venaient faire qu'une
petite reconnaissance et n'entameraient jamais un combat sérieux.
Si le cruel incident de Mortara eut une action fâcheuse sur le mo-
ral des troupes, qui, à la Sforsesca, avaient si bien combattu, le mou-
vement rétrograde sur Novara les affecta plus péniblement encore. Les
troupes, malgré le découragement de quelques corps, ne comprenaient
pas pourquoi on renonçait à une bataille qu'elles avaient si bien pré-
parée. On ne s'expliquait pas non plus l'inaction de la division lom-
barde, qui, assistant à cette bataille de l'autre côté du Pô, n'avait pas
cherché à réparer la faute du général Ramorino en repassant le fleuve
et en attaquant l'ennemi par le flanc et en queue pendant sa marche.
III. — NOVARA.
Le 22 mars, à la pointe du jour, nous partîmes pour Novara, où nous
arrivâmes le soir, sans avoir été inquiétés dans notre retraite par l'en-
nemi. Les deux divisions battues à Mortara arrivaient de leur côté sous
la ville, et chacun s'apprêta aussitôt à la journée du lendemain; car il
était évident que les Autrichiens, tout comme nous, devaient recher-
cher un engagement décisif. S'étant ouvert les routes d'Alexandrie et de
Turin, le maréchal ne pouvait cependant pas s'élancer vers la capitale
du Piémont, en laissant sur ses derrières une armée qui, bien que ré-
duite, comptait encore 50,000 combattans et 111 pièces d'artillerie.
De notre côté, nous devions désirer la bataille, car nous n'avions
d'autre retraite que vers le lac Majeur ou la Savoie, ce qui nous isolait
de notre base d'opérations; et d'ailleurs il était évident que l'armée,
composée en grande partie de recrues et d'hommes mariés, diminue-
rait chaque jour sensiblement à mesure qu'elle traverserait une plus
grande étendue de son propre territoire. En outre, l'ordre était de
risquer le tout pour le tout; et plus on reculait, plus on éloignait la
chance de rallier la cinquième division, plus la disproportion de forces
augmentait. La victoire, au contraire, sous les murs de Novara, eût
changé complètement la face des choses; elle n'eût peut-être pas pro-
678 REVUE DES DEUX MONDES.
duit les résultais considérables qu'eût ami -nés une victoire obtenue,
le 22 mars, à Tromello, parce que l'ennemi avait plus de confiance en
lui-même et plus d'espace pour ses mouvemens de retraite: néan-
moins on pouvait espérer d'en recueillir encore de grands avantages.
Si même l'issue de cette journée restait indécise, on était en droit de
croire que le maréchal eût conclu volontiers un armistice; car chaque
jour pouvait amener sur ses derrières le général Alphonse La Mar-
mora, qui, ralliant la division lombarde, était maître de franchir le Pô
avec un corps de 16 à 18,000 hommes. La paix alors se fût probable-
ment conclue; l'Italie n'eût point obtenu son indépendance, cela est
vrai; mais le parti de la guerre, réduit au silence par la force des choses,
n'aurait pas poussé l'impudence et l'orgueil, du moins j'aime à le
croire, jusqu'à persister dans son erreur, en blâmant le roi de re-
mettre à d'autres temps l'accomplissement de ses nobles desseins.
Le 23 mars, à cinq heures du matin, le général Chrzanowski prési-
dait à l'établissement des troupes dans les différentes positions qu'il
leur avait assignées. La route de Mortara à Novara, par laquelle devait
s'avancer l'armée ennemie, rencontre, à environ un mille de Novara,
un petit village appelé la Bicocca. Ce village est bâti au sommet dune
côte d'où il domine la ville, et au-delà de laquelle la route court en
ligne droite sur un long plateau. De chaque côté de la Bicocca se trou-
vent deux vallées étroites, qui donnent à ce village, du côté de la ville,
l'aspect d'un mamelon, et se prolongent sur un espace de quelques
centaines de mètres, en remontant doucement vers le plateau que suit
la route de Mortara. De l'autre côté de la vallée de droite s'étend une
vaste plaine cultivée autour de quelques cassines, et qui se transforme
en bruyères à trois cents mètres environ en avant d'une grande cassine
appelée la Citadella. Cette plaine est coupée perpendiculairement sur
Novara par un canal coulant presque parallèlement à l'Agogna; un peu
au-delà, se trouve la route de Vercelli à Novara. Les troupes furent ran-
gées en bataille sur une ligne d'environ trois mille mètres de longueur,
depuis ce canal jusqu'à la vallée située sur la gauche du mamelon de
la Bicocca. Le front de bataille fut formé par trois divisions sur deux
lignes.
La première division, formant l'aile droite, appuyait son extrême
droite au canal, un peu en arrière d'une grande cassine appelée Nuova-
Corte. Elle avait une demi-batterie de 4 pièces à son extrême droite,
une batterie de 8 pièces au centre et une autre batterie de 8 pièces à
son extrême gauche. — La deuxième division, formant le centre, con-
tinuait la ligne en avant de la Citadella. Cette division avait 16 pièces
en batterie au centre de la ligne de bataille. — La troisième division
formait l'aile gauche et occupait la position de la Bicocca. Cette division
avait 14 pièces en batterie sur la gauche du chemin de Novara, dans
LA CAMPAGNE DU PIÉMONT EN 1849. 679
une position avantageuse, qui lui permettait de balayer par le feu de son
artillerie la roule et le plateau; plus 2 pièces sur la route elle-même. —
Quatre quatrièmes bataillons furent envoyés à l'extrême droite pour
appuyer le flanc de la première division, et quatre quatrièmes batail-
lons, avec deux bataillons de bersaglieri, furent chargés d'appuyer le
flanc gauche de la troisième division; pour cela, les bersaglieri occu-
pèrent le vallon situé à l'extrême gauche de la ligne, lequel n'était pas
praticable pour des masses. — La division de réserve se rangea en
colonnes en arrière de l'aile droite, près de la ville et de la route de
Vercelli, qu'elle faisait éclairer continuellement par de fortes recon-
naissances de cavalerie. — La quatrième division, également en co-
lonnes, se plaça en avant du cimetière de Novara, derrière l'aile gau-
che. — La brigade Solaroli vint s'établir en arrière de Terdossio, sur la
route de Trecate, qu'elle avait mission d'observer, pouvant de là s'em-
ployer utilement pour soutenir la quatrième division. Cette brigade
avait une balterie d'artillerie (les batteries piémontaises sont de 8 pièces).
L'armée piémontaise, considérablement réduite par l'absence de la
division lombarde, les malades, les blessés, les prisonniers perdus à
Mortara et les soldats égarés pendant la nuit du 21 au 22, comptait en-
core un effectif de 76 bataillons donnant 44,000 combattans, 36 esca-
drons formant un effectif de 2,500 chevaux, et 111 pièces d'artillerie.
Ainsi, sur un champ de bataille d'environ trois mille mètres, cette
armée pouvait présenter 16 hommes par mètre, proportion qui fut
rarement, sinon jamais, dépassée dans les batailles livrées en ordre
profond jusqu'à ce jour.
A neuf heures et demie, toute l'armée était à sou poste, et, à onze
heures, le roi, monté sur un magnifique cheval noir, sortait du palais,
suivi de tout son état-major, pour aller inspecter les positions, lorsque
le bruit du canon annonça la présence de l'ennemi. Aussitôt ce prince
partit au galop, et arriva au sommet de la colline couronnée par la
Bicocca, salué de nombreux cris de vive le roi! par les troupes placées
sur son passage.
L'attaque de l'ennemi était vive, et le feu de son artillerie balayait
la route et toute la hauteur de la Bicocca. Un peu au-delà de l'église de.
ce village et sur la droite de la route, se trouve un petit champ der-
rière une cassine. Ce fut là que le roi s'arrêta, près de la première
ligne. A peine venait-il d'arriver, que les tirailleurs ennemis, refou-
lant vigoureusement les nôtres, firent pleuvoir une grêle de balles sur
ce petit champ. Un carabinier placé à quelques pas du roi tomba frappé
mortellement; la première ligne ouvrit un feu de file, l'artillerie tira
à mitraille. Le régiment de Gênes-cavalerie fit une charge brillante, et
l'ennemi fut repoussé. Pendant ce temps, l'attaque s'étendit sur toute
la ligne, et spécialement sur noire gauche et notre centre.
686 BEVUE DE» DEUX MOWDESv
D'après le plan adopté, par lequel la moitié des forces disponibles
était rangée en bataille et l'autre moitié tenue en réserve, l'intention
du général Chrzanowski me paraît avoir été de fatiguer l'ennemi en
le laissant se consumer en efforts contre notre front de bataille, puis
de prendre l'offensive à son tour après quelques heures de combat, et
de le culbuter s'il était possible. Au bout de trois quarts d'heure en-
viron, l'attaque se renouvela avec plus de vigueur encore; la première
ligne, composée de la brigade Savone, recula; deux cassines, situées à
droite de la route en avant de la Bicocca, furent emportées; on fit
avancer la seconde ligne. Le régiment de Savoie passa devant le roi,
et, se précipitant sur l'ennemi, le repoussa avec vigueur. Pour aider à
ce refoulement, le colonel Carderino, de l'état-major, s'avança avec
un escadron de Gênes-cavalerie, et fit une charge couronnée de succès.
Bien que l'ennemi fût repoussé , le combat d'artillerie et de tirail-
leurs n'en continua pas moins vivement; on se vit même obligé de
faire revenir en ligne la brigade Savone pour aider le régiment de Sa-
voie à se maintenir. Le général Perrone, vieux vétéran qui, par ses
services, avait su reconnaître noblement l'hospitalité de la France,
semblait rivaliser d'audace, avec le roi et ne quittait pas ses tirailleurs,
qu'il encourageait de ses conseils et de son exemple. Le général Chrza-
nowski, toujours à côté du roi, suivait de l'œil les incidens de la bataille,
donnant ses ordres avec le plus parfait sang-froid et ne quittant le
prince que pour se porter sur tous les points où sa présence lui sem-
blait le plus nécessaire. Le point de la Bicocca était la clé de la position;
aussi l'ennemi portait-il ses principaux efforts contre ce village.
Yers deux heures et demie, l'artillerie autrichienne redoubla son
feu, et les colonnes ennemies s'avancèrent de nouveau, refoulant tout
devant elles. Elles pénétrèrent jusque sur le mamelon qu'occupait
le roi avec tout l'état-major; une trentaine de Hongrois apparurent à
l'angle de la cassine, mais, surpris peut-être de se trouver en présence
de ce groupe d'officiers, ils restèrent un instant incertains et furent aus-
sitôt enveloppés et faits prisonniers. Le duc de Gênes entra alors en
ligne avec une de ses brigades, et, après un combat acharné, la posi-
tion fut reprise une seconde fois. Pour riposter au feu meurtrier de
l'ennemi, on fit avancer une batterie de renfort, puis, une demi-heure
plus tard, une seconde batterie, ce qui porta à 32 pièces le nombre de
bouches à feu qui furent employées sur ce point. L'espace rétréci de
cette partie de la position et la configuration du terrain ne permettaient
pas d'en placer davantage. Nous apprîmes des prisonniers que le jeune
général qui nous attaquait avec tant d'impétuosité était le même archi-
duc Albert qui commandait à Mortara le 21.
Le combat s'était ralenti sur le reste de la ligne; il était évident que
tous les efforts des Autrichiens étaient dirigés contre la Bicocca. Voyant
LA CAMPAGNE DU PIÉMONT EN 1849. 68 1
qu'il ne réussissait pas sur la droite de cette position, l'ennemi chercha
à la tourner en même temps par la gauche, et tout le mamelon fut cou-
vert d'une pluie de projectiles, tandis que le reste de la ligne de ba-
taille était tenu en respect par un combat de tirailleurs et d'artillerie.
Au plus fort de l'action, les officiers-généraux de la suite du roi rivali-
sèrent d'énergie avec les officiers d'état-major du général Chrzanowski
pour encourager les troupes, raffermir les soldats ébranlés et porter
les ordres. Le colonel Brianski prodiguait son active intelligence sur
tous les points; le vieux marquis Scati voyait son chapeau traversé
d'une balle, et, au moment où il y portait la main , un éclat d'obus le
lui emportait; alors ce vieux guerrier, mettant un mouchoir autour de
sa tête, tirait son épée et chargeait avec la cavalerie. On peut dire sans
exagération que, sur ce point, la suite du roi et l'état-major général se
sont exposés avec la plus entière abnégation et le plus admirable hé-
roïsme.
Le roi promenait ses regards sur la scène imposante qui se déroulait
devant lui; de temps à autre il consultait des yeux le général Chrza-
nowski, qui, voyant cette nouvelle attaque repoussée, parut lui donner
bonne espérance. Dans cet instant, un soldat du train arrive à cheval,
poussant devant lui deux prisonniers. 11 s'arrête devant le roi, lui dit,
encore tout enivré du combat : « Maesta, son io che ho fatto questi due
prigionieri! l'ho scapato per miracolo Ah! miser icordiaL... » Et il
tombe frappé à mort d'une balle qui, sans lui, allait atteindre le roi
en pleine poitrine.
Presque au même instant on voyait passer le général Perrone porté
par quatre soldats; ce brave vieillard était frappé mortellement d'une
balle à la tête. En voyant ce général tomber, les troupes manifestèrent
quelque hésitation; l'ennemi en profita, et bientôt on le vit, refoulant
nos tirailleurs, s'avancer de nouveau sur la Bicocca. La brigade de
Cuneo et deux bataillons de chasseurs de la garde arrivèrent alors, ainsi
que deux bataillons pris à la deuxième division par le colonel Brianski,
et l'ennemi ne put accomplir son projet; mais à chaque instant le feu
de son artillerie devenait plus meurtrier. Déjà nous avions dépensé la
plus grande partie de nos réserves, et on commençait à douter que
nous pussions nous maintenir en position, lorsque les Autrichiens, ten-
tant un nouvel effort, nous refoulèrent une troisième fois et nous for-
cèrent à faire entrer en ligne la deuxième brigade de la quatrième di-
vision; Le duc de Savoie avait amené lui-même la brigade de Cuneo au
feu, et le duc de Gênes, qui n'est jaloux de son frère que lorsqu'il s'agit
d'exposer sa vie, prodiguait vaillamment sa brillante jeunesse. Le roi
regardait avec orgueil ces deux jeunes princes, héritiers de son cou-
rage martial, qui semblaient, comme lui, décidés à donner leur vie
pour le triomphe des armes piémontaises. Hélas ! tant de courage, tant
082 REVUE DES DEUX MONDES.
d'abnégation devait être inutile, et le sang le plus noble du Piémont
devait couler sans profit pour la cause italienne I
La mort d<u général Passalaqua vint priver l'armée d'un de ses cbefs
les plus braves. Les paroles qu'il prononça quelques instans avant de
mourir donneront une idée parfaitement exacte de l'esprit qui animait
l'armée et permettront de porter un jugement sur ses calomniateurs.
Le général Passalaqua causait avec ses officiers lorsqu'il reçut l'ordre
de se porter en avant : a Messieurs, leur dit-il, vous savez qu'étant en»
retraite, je pouvais me dispenser de servir. Vous savez que je n'approuve
pas cette guerre, et que je suis peu partisan des idées nouvelles; mais
je désire que tous les parleurs qui nous gouvernent actuellement fassent
leur devoir comme je saurai remplir le mien. » Un quart d'heure plus
tard, il tombait frappé en avant de sa brigade.
Voyant que les attaques de l'ennemi contre la Bicocca, loin de se ra-
lentir, devenaient de plus en plus vives, le général en chef envoya
vers .cinq heures ordre à la deuxième division de prendre l'offensive pour
faire une diversion, enjoignant en même temps à la première division
d'appuyer le mouvement de la deuxième. Aussitôt les généraux Bés et
Durando s'avancèrent droit à l'ennemi; mais, tandis que ce mouvement
s'exécutait, nos rangs éclaircis se débandaient, les Autrichiens s'empa-
raient définitivement de la Bicocca, et l'aile gauche reculait jusque sous
les murs de îa ville. Bientôt après, le centre, pris en flanc, dut battre
en retraite. En même temps l'aile droite, attaquée de flanc sur sa droite,
se retirait à son tour, soutenue par un régiment de la garde et une bat-
terie d'artillerie légère, amenée à son secours par le duc de Savoie.
Ce fut donc le succès de l'ennemi sur notre gauche qui décida la
perte de cette sanglante et honorable journée, et entraîna la retraite de
notre centre, q&i marchait en avant, puis de notre droite, qui, décou-
verte sur sa gauche par ce mouvement de retraite du centre, se vit un
instant exposée à être pi>ise en flanc des deux côtés. Il était six heures
du soir; l'ennemi ouvrait le feu de batteries postées sur la position que
nous venions d'abandonner. Plusieurs pièces, placées sur les bastions
de la ville et en avant dfe l'a porte de Mortara , cherchaient à retarder
sa marche. Le duc de Gènes, ayant eu trois chevaux blessés sous lui,
se mit à la tête de quelques bataillons et se jeta de nouveau dans la
mêlée; mais les soldats, fatigués, répugnèrent à renouveler une lutte
qu'ils regardaient comme désespérée. Le roi, grave, abattu, mais im-
passible, revenait au pas vers la ville, s'arrêtant souvent, comme le
lion poursuivi par les chasseurs, pour faire face à ses adversaires.
Le général Chrzanowski, fidèle à ses devoirs jusqu'au dernier instant,
ne quittait pas l'arrière-garde et cherchait encore à prolonger la lutte,
alors même qu'elle était sans espoir. Au moment où le roi rentrait en
ville, un jeune officier d'artillerie passa près de lui en criant vivt le
LA CAMPAGNE DU PIÉMONT EN 1849. 683
roi! puis, s'approchant du comte de Robillant, lui dit d'une voix ferme :
« Es- tu blessé , père?— Non , et toi? — Moi , j'ai la main emportée! »
Le comte de Robillant pâlit; mais, se raffermissant sur sa selle : « Eh
bien ! console-toi, mon fils, tu as fait ton devoir ! » Une heure plus tard,
le pauvre Charles de Robillant supportait courageusement l'amputation
du bras. J'ai cité la mâle réponse du comte de Robillant, car elle est
un trait de plus qui peint les hommes contre lesquels s'acharne chaque
jour la presse démagogique italienne.
Le roi, déjà près de la ville, me vit passer. « Quelles nouvelles? me
demanda-t-il. — Tristes, sire! » Cependant un boulet vient atteindre
l'escorte royale et couche plusieurs soldats à terre. Les chevaux se
cabrent; l'escadron se débande. Quelques instans après, je me retrouve
auprès du roi. « Au moins, dit ce malheureux prince, l'honneur de
l'armée est sauf! » Et plus tard : « La mort n'a pas même voulu de
moi ! » ajouta-t-il avec une expression de profonde amertume.
A sept heures, la nuit était venue; la mousqueterie se faisait encore
entendre. Le roi avait fait appeler M. Cadorna, ministre responsable,
tandis qu'il était encore sur les remparts, et, lui montrant le champ
de bataille, lui avait dit de se rendre au camp ennemi avec le général
Cossato et de demander un armistice. En voyant l'aspect du champ de
bataille, ce ministre, pâle et abattu, comprit peut-être enfin quelle res-
ponsabilité pesait sur lui et ses collègues; il partit aussitôt pour le camp
autrichien; mais, cette fois, le vainqueur voulait faire sentir toute sa
puissance et peut-être s'assurer de la trempe plus ou moins romaine du
ministère démocratique. Ses conditions étaient dures, et il dut com-
prendre toute la portée de son triomphe par l'attitude du ministre avec
lequel, du reste, il refusa nettement de traiter. Le général Cossato, qui,
pour dépenser moins de paroles belliqueuses que les orateurs du palais
Carignan, n'en était pas moins prêt à exposer noblement sa vie pour
l'honneur de son drapeau, refusa de passer ainsi par la loi du vain-
queur avant d'avoir pris les ordres du roi. Il revint à Novara et, après
avoir exposé le résultat de sa mission, il attendit de nouvelles instruc-
tions. En voyant les malheurs dans lesquels son dévouement à la cause
de l'Italie avait entraîné le royaume de ses pères, le roi n'hésita pas à
consommer un dernier sacrifice. Il fit appeler les princes, les géné-
raux, le ministre Cadorna, et d'une voix lente, mais ferme, leur dit ces
paroles, que l'histoire doit recueillir : « Messieurs, je me suis sacrifié à
la cause italienne; pour elle j'ai exposé ma vie, celle de mes enfans,
mon trône : je n'ai pu réussir. Je comprends que ma personne pourrait
être aujourd'hui le seul obstacle à une paix désormais nécessaire. Je ne
pourrais pas la signer. Puisque je n'ai pas pu trouver la mort, j'ac-
complirai un dernier sacrifice à mon pays. Je dépose la couronne et
j'abdique en faveur de mon fils, le duc de Savoie. » Puis, le roi em-
CM REVUE DES DEUX MONDES.
brassa affectueusement chacun des assislans et se retira dans sa cham-
bre, après nous avoir fait un dernier signe d'adieu du seuil de la porte.
Une heure plus tard, Charles-Albert s'éloignait seul, sans permettre
à aucun de ses officiers de le suivre dans l'exil auquel il s'était volon-
tairement condamné, sans même dire vers quels lieux il portait ses
pas: mais qu'importe la contrée où cet infortuné monarque fixera sa
résidence î Le respect des populations suivra partout le héros de l'in-
dépendance, le martyr de la révolution italienne.
Une dernière aventure attendait sur le sol piémontais le roi déchu
et fugitif. Le soir même de la bataille, les Autrichiens, campés dans
les environs de Novare, avaient interrompu les communications entre
cette place et Vercelli , et avaient établi sur la route deux pièces d'ar-
tillerie braquées dans la direction de la ville. Un fort piquet d'infan-
terie veillait près de la batterie, et une sentinelle avancée observait la
route. Vers minuit, un bruit de roues se fait entendre dans le lointain;
on avertit le capitaine de garde que des pièces d'artillerie piémontaise
semblent se diriger de ce côté. Aussitôt il fait allumer les mèches, or-
donne de charger à mitraille et de tirer dès qu'on sera à bonne portée.
Cependant le bruit devient plus distinct; les soldats apprêtent leurs
armes, les canonniers immobiles sont à leur poste. Enfin, au détour de
la route, on voit poindre une lumière qui s'avance rapidement. — Mon
capitaine, dit le sergent d'artillerie, ce n'est point de l'artillerie, c'est
une voiture. — On regarde attentivement, et en effet on distingue
bientôt une voiture attelée de quatre chevaux de poste qui roule à fond
de train sur la chaussée. Aussitôt le capitaine suspend son premier
ordre et s'avance avec une patrouille. Il arrête le postillon, s'approche
de la portière et demande le nom du voyageur. — Je suis le comte de
Barge, répond celui-ci, qui était seul dans la voiture; je suis colonel
piémontais, j'ai donné ma démission après la bataille, et je retourne à
Turin. — Monsieur le comte, vous m'excuserez, mais je ne puis vous
laisser passer ainsi; il faut que vous me suiviez chez le général : il est
ici, à quelques centaines de pas. — Comme vous voudrez, monsieur;
je suis à vos ordres. — Et la voiture, escortée de quelques hussards, se
dirige vers le petit château servant pour le moment de quartier-gé-
néral au comte de Thurm. L'officier monte et prévient le général qu'un
comte de Barge, se disant colonel piémontais, vient d'être arrêté, se
rendant à Turin, et qu'il attend en bas dans la voiture. — Qu'on le fasse
monter, dit le colonel , et qu'on fasse venir le sergent de bersagliere
que nous avons fait prisonnier; si ce soldat le reconnaît, vous le lais-
serez passer; sinon , vous le retiendrez prisonnier. Qu'on m'avertisse,
en tout cas, de ce qui se sera passé.
En effet, le comte de Barge monte dans l'antichambre, et le bersa-
gliere est mis en sa présence.
LA CAMPAGNE DU PIÉMONT EN 1849. 685
— Reconnaissez-vous le comte de Barge, colonel piémontais?
— Non, je ne connais pas ce nom-là dans l'armée.
— Regardez bien.
Le bersagliere s'approche, regarde fixement le voyageur, et reste
interdit. Le comte lui fait un signe du regard.
— Ah ! oui, certes, je le reconnais bien, monsieur le comte de Barge,
s'écrie le bersagliere; parbleu! il était près du roi pendant toute la
bataille.
Le comte lui fait un geste de la main, le bersagliere s'éloigne, et le
voyageur, s'avançant vers la porte, dit à l'officier :
— Je suppose, monsieur, que rien ne s'oppose plus à mon départ?
— Pardon, colonel; mais M. le général de Thurm me charge de vous
prier de prendre une tasse de thé avec lui.
Le comte accepte, entre chez le général, qui, après des excuses polies
sur les rigueurs auxquelles la guerre le condamne, entame la conver-
sation: on parle de la bataille; le comte rappelle tout ce qui s'est fait
dans le camp piémontais; le général raconte tout ce qui s'est passé du
côté des Autrichiens, puis ajoute :
— Pardonnez-moi, monsieur le comte; mais je m'étonne qu'un
homme aussi distingué que vous me semblez l'être soit si peu avancé
dans l'armée.
— Que voulez-vous? je n'ai jamais été heureux; je n'ai pu réussir.
Aussi , après la bataille, voyant la carrière militaire désormais sans
avenir pour moi, j'ai donné ma démission du grade que j'occupais.
La conversation se prolonge quelque temps sur ce ton, puis le comte
de Barge prend congé du général autrichien, qui le reconduit jusqu'à
sa voiture. En remontant l'escalier, le général de Thurm, s'adressant
à ses aides-de-camp, leur dit :
— Le comte de Barge est vraiment un homme entraînant par son
esprit et ses bonnes manières. Je ne l'aurais pas cru un militaire; il
me faisait plutôt l'effet d'un diplomate. Qu'en dites-vous?
— Nous sommes de votre avis, général; mais voici le bersagliere, il
pourra peut-être nous dire l'emploi qu'occupait ce colonel à la cour
de Turin. Eh! l'ami, quel est ce comte de Barge qui vient de nous
quitter?
— Le comte de Barge, messieurs, est le roi Charles- Albert.
— Le roi î
— Messieurs, reprend le comte de Thurm après quelques instans de
silence, Dieu protège l'Autriche! Que n'eût pas dit le monde si, par
une fatale méprise, la batterie eût fait feu sur cette voiture et que ce
malheureux prince eût été frappé, comme cela paraissait inévitable!
On aurait dit qu'ennemis aussi implacables que perfides, nous avions
assassiné le roi Charles- Albert dans un lâche guet-apens. Remercions
TOME II. 44
086 REVUE DES DEUX MONDES.
Dieu de nous avoir épargné ce malheur, et félicitons-nous d'avoir pu
voir et apprécier de si près notre héroïque adversaire!
Les événemens militaires que je viens de raconter portent en eux-
mêmes des enseignemens qu'il est presque inutile de faire ressortir.
La campagne de 1849, étourdirnent conçue sous l'empire d'une excita-
tion factice, ne pouvait aboutir qu'à une catastrophe. L'armée piémon-
taise est excellente; elle survivra à sa défaite; mais, au moment d'entrer
en ligne, il lui manquait la confiance. Ses cadres avaient été précipitam-
ment remplis; son instruction était incomplète; elle n'avait d'entier que
sa valeur, l'héroïsme de son roi, l'énergie mâle et résignée de ses offi-
ciers. Elle a été vaincue fatalement. Les plans les plus habiles, les com-
binaisons les plus savantes n'y auraient rien fait. Le plan du général
Chrzanowski, tant blâmé, était le seul qu'il pût adopter dans les cir-
constances critiques où on l'avait placé, avec la nécessité de marcher
en avant, de pousser droit à l'ennemi, et coûte que coûte. Pouvait-il
marcher avec toutes ses forces concentrées, 4aissant la ligne du ïessin
dégarnie et Turin exposé à un coup de main? C'eût été d'une tactique
aussi inconsidérée que la politique même qui précipitait l'armée à la
frontière. Une fois en ligne, le général Chrzanowski a déployé une rare
décision, un sang-froid imperturbable et de grandes ressources d'esprit
et de science; il a tiré de l'armée piémontaise tout ce qu'elle pouvait
donner à cette folle guerre. Il suffit de rappeler le chiffre des hommes
mis hors de combat du côté des Autrichiens, pour se convaincre que
l'armée piémontaise n'a pas cédé le terrain sans résistance. Ce chiffre
s'élève à près de 4,000 tués et blessés, pendant la courte campagne de
Novara, parmi lesquels plus de 150 officiers. Certes, une armée qui,
livrée à toutes les causes de découragement et de désorganisation , a
encore le bras assez fort pour frapper de tels coups, cette armée mérite
l'estime du monde. Ce n'est rien d'être vaincu , quand on est un pays
vivace et fort, qui peut en appeler à chaque instant de la défaite d'au-
jourd'hui à la victoire de demain. C'est beaucoup de conserver l'hon-
neur; celui de l'armée piémontaise est sans tache.
Quant à la cause principale de ce désastre, elle n'a qu'un nom, mais
ce nom dit tout. Elle s'appelle la démagogie. Livré à ses inspirations,
le roi Charles-Albert n'aurait pas été placé dans cette alternative fatale
de combattre ou de tomber du trône, de vaincre ou d'abdiquer. 11 au-
rait combattu à son jour, à son heure; et, s'il eût été vaincu, il eût
gardé du moins le prestige d'un roi et le crédit d'un négociateur. La
démagogie l'a sacrifié à sa précipitation, pleine à la fois d'imprudence
et de couardise; et aujourd'hui elle lui tresse des couronnes ! La dé-
magogie aime fort les rois quand ils s'en vont!
AFFAIRES DU DANEMARK.
LA QUESTION DE DROIT ET LA GUERRE.
Ein Wort der Itechts und der Verstœndigung in der Schleswigslhen Frage. — -
Mfainz, in-8o, 4849.
Par un contraste dont le secret est dans le génie germanique, au même mo-
ment où Francfort et Berlin agitent devant l'Europe la question de l'unité alle-
mande en s'autorisant du principe moderne de la nationalité , nous les voyons
sur un autre terrain, dans les affaires de Schleswig, recourir sans hésitation
à des argumens d'une tout autre époque et rechercher imperturbablement
jusqu'au fond du moyen-âge des preuves à l'appui de leur système politique.
Étrange contradiction de métaphysiciens et d'érudits! Ils n'ont plus foi dans
les institutions qui leur viennent des traités de 1815, ce dernier enfantement
du vieux monde, et ils montrent encore une vénération religieuse pour je ne
sais quelle charte de 1326 et je ne sais quel acte de 1460. Peut-être refuserait-
on de le croire, si plusieurs milliers d'écrits semés dans la presse quotidienne,
si de prodigieux amas de brochures, si toute une pyramide de volumineuses dis-
sertations, n'étalaient devant nos yeux les témoignages innombrables de cette
passion de l'Allemagne moderne pour le droit féodal. Qu'on le remarque bien,
les savans et la presse ne se sont point réservé le monopole de cette argument
tation dans la guerre de Schleswig. Francfort même, Berlin, le chef de la fa-
mille d'Augustenbourg, partie intéressée dans la querelle, la diplomatie, la na-
tion allemandes sont tombés d'accord pour poser la question sur ce terrain des
vieux diplômes, dans ce clair-obscur des âges indécis que l'histoire est la plu-
part du temps réduite à deviner.
688 REVUE DES DEUX MONDES.
Ainsi, tandis que, d'un côté, l'Allemagne invoque le droit des races dans la
pensée de se reconstituer sous une forme nouvelle, de l'autre, elle prétend tirer
de la poussière de ses archives les preuves d'un droit d'héritage féodal sur une
portion du Danemark et de la race Scandinave. Où réside le vrai droit?
La solution de la question est, quant à présent, remise à la force. Après une
guerre terminée par un armistice laborieusement négocié, reconnu à Francfort
à grand regret et malgré les protestations armées du radicalisme conquérant,
après sept mois de démarches diplomatiques conduites à Londres avec une
grande activité par le cabinet de Copenhague, l'armistice conclu en août der-
nier vient d'être rompu en mars, et nous assistons aux débuts d'une nouvelle
campagne. Entre la race Scandinave et la race germanique, c'est presque une
guerre civile, et les hostilités ont pris, en effet, dès l'origine, le caractère d'achar-
nement propre aux guerres de cette nature; lutte d'autant plus regrettable et
plus douloureuse, qu'elle est engagée à forces bien inégales et que le droit ne
semble pas être du côté vers lequel la fortune menace d'incliner!
L'initiative de la rupture de l'armistice a été prise par le Danemark sous l'in-
fluence de deux graves considérations. D'abord, l'administration mixte instituée
dans les duchés était en opposition directe avec le gouvernement danois et avec
les populations danoises de Schleswig, au point de pouvoir donner lieu à des
conflits sanglants. C'était pour le Danemark un devoir d'aviser. D'autre part, en
recommençant les hostilités avec la saison, le Danemark conservait l'unique
avantage que sa position lui assure contre les armées de la confédération ger-
manique, la ressource de l'action maritime. A la vérité, peut-être croyait-il que
la perspective d'un blocus dont l'effet immédiat est de paralyser le commerce de
l'Allemagne, et qui a pour de certains centres commerciaux, tels que Hambourg,
toute la portée d'un grand désastre, amènerait les pouvoirs allemands dans la
voie des négociations sincères et définitives. Le Danemark s'est trompé dans cette
espérance. Le parlement de Francfort ne s'est point laissé arrêter par la crainte
de catastrophes commerciales : le Jutland est envahi, et la flotte danoise répond
à cette invasion par un redoublement de sévérité dans le blocus.
Le Danemark cependant persiste à négocier. Son plénipotentiaire est toujours
à Londres, où les conférences se sont ouvertes; il en appelle toujours à la dis-
cussion pacifique des droits et aux garanties accordées autrefois et renouvelées
récemment par la France, l'Angleterre et la Russie; mais, de son côté, la con-
fédération germanique s'acharne dans ses propositions inacceptables, qu'elle ap-
puie sur des chartes surannées, plus concluantes à ses yeux que toutes les consi-
dérations de droit moderne, de garanties et d'équilibre européen. Que serait-ce
si l'érudition des feudistes s'était trompée sur le sens même de ces diplômes, s'il
était démontré qu'elle a joué à la diplomatie le tour perfide de lui fournir des
citations et des faits suspects, des commentaires en guise de textes? Or, cette
démonstration a été précisément essayée avec ifne clarté lumineuse par l'écrit
dont nous avons donné plus haut le titre et dont la consciencieuse érudition
nous laisse pour notre part entièrement convaincu.
La doctrine du parti qui veut le démembrement du Danemark repose tout
entière sur cette allégation, que les duchés auraient été, en 1460, légalement et
officiellement unis par un lien indissoluble, et formeraient ainsi un état indi-
visible : c'est l'argument sous lequel l'Allemagne couvre son intervention ar-
AFFAIRES DU DANEMARK. 689
mée dans la querelle du Danemark avec ses sujets allemands du Schleswig-
Holstein. On pourrait dès l'entrée du débat, en s'emparant de cette idée d'unité,
opposer à cet argument une objection décisive, et demander, par exemple, à
l'Allemagne pourquoi elle aurait plus de droits sur le Schleswig, fief de la cou-
ronne danoise depuis un temps immémorial, que le Danemark n'en a sur le
Holstein, fief de l'ancien empire? En effet, elle n'a jamais eu de lien politique
avec le Schleswig, et, depuis le commencement du xur3 siècle, elle a toujours
considéré comme limite de l'empire allemand l'Eider, petite rivière qui sépare
le Schleswig du Holstein, de l'est à l'ouest. Le Danemark, au contraire, se trouve
depuis près de quatre siècles en rapports féodaux avec le Holstein, et durant cette
période, à la faveur de ces liens, bien des institutions sont devenues communes
entre les deux pays. Il serait donc bien plus facile de déduire comme consé-
quence de l'unité prétendue des duchés la légitimité de la souveraineté danoise
sur le Holstein que d'en faire sortir la légitimité des prétentions de l'Allemagne
sur le Schleswig; mais les juristes danois n'attachent point plus d'attention
qu'elle n'en mérite à cette inadvertance des feudistes allemands; c'est par la
base même que les Danois peuvent ruiner l'argumentation de leurs adver-
saires.
Nous n'avons nulle envie de mettre en doute la communauté de race qui rat-
tache la noblesse allemande du duché de Schleswig à celle du Holstein. Oui,
dans le Schleswig, quoique le fond primitif de la population, quoique la majo-
rité des paysans encore aujourd'hui appartienne manifestement à la race Scan-
dinave, la majorité de la noblesse est allemande; elle est venue se fixer dans ce
duché peu à peu à la suite des établissemens commerciaux que les Allemands
avaient essayé d'y fonder dès le xme siècle; elle partait du Holstein, et elle était
ainsi avec la noblesse du Holstein dans des rapports de parenté que l'intérêt de
sa sûreté en présence de la suzeraineté danoise devait rendre intimes et durables.
Mais la pensée d'une union territoriale entre le Schleswig et le Holstein était-
elle dans les esprits? Non, et, à cette époque de morcellement féodal, rien n'eût
paru plus bizarre qu'une fusion politique des deux duchés.
Les rapports de la noblesse du Schleswig avec celle du Holstein ont été définis
par des traités particuliers. Parmi les plus anciens, on en connaît deux de 1307
et de 1323 : ils consacrent l'alliance des nobles contre le souverain, et instituent
des assemblées délibérantes dont le nom allemand (die Mannschaft) répond assez
bien à notre mot de corporation. Peu à peu les villes et les prélats entrèrent
dans ces corporations, et il arriva même que les prélats, à la faveur de leurs
vastes propriétés et de leurs privilèges spéciaux, réussirent à y asseoir leur pré-
pondérance. Ce fut en 1397 que les nobles du Schleswig, du Holstein et de Stor-
marn se réunirent pour la première fois en assemblée générale dans l'intention
d'agir de concert. Entre autres résolutions, cette assemblée en prit une qui est
justement l'un des points importans du débat scientifique; elle déclara que la
corporation des nobles demeurerait indivise dans le Holstein, dans le Stormarn
et dans le Schleswig.
La corporation est indivise, s'écrient les feudistes; oui , mais par corporation,
il faut entendre l'assemblée générale de la noblesse des trois duchés. — Nulle-
ment, peut-on répliquer : il ne faut entendre que la corporation de chacun de
ces trois pays envisagés individuellement. Si l'assemblée eût voulu se désigner
690 REVUE DES DEUX MONDES.
elle-même, elle aurait dû dire : La. corporation des trois pays sera réunie de ma-
nière à former un tout; car jusqu'alors elle n'était pas réunie,, et ne pouvait par
conséqueut demeurer telle. Que s'il restait à cet égard quelques doutes, l'histoire,
des temps postérieurs les dissiperait; car elle ne fait aucune mention de diètes
nouvelles qui auraient été plus tard tenues en commun par les corporations des-
duchés. Tout au contraire, en 1448, Adolphe, duc de Schleswig et comte de
Holstein , ayant ordonné une prestation d'hommage en faveur de son neveui
Christian d'Oldenbourg r élu roi de Danemark sous le nom de Christian Ier, cet
acte d'hommage fut accompli, non en commun, mais par chacune des corpo-
rations séparément.
La mort d'Adolphe, en 4459, ouvrit le champ aux contestations qui devaient
aboutir à cette fameuse charte de 1460, sur laquelle le parti allemand espère
triompher. Le roi Christian réclamait l'héritage comme plus proche cognât et
par préférence aux agnats de la maison de Schauenbourg, mais il ne le réclamait
qu'à titre électif. Il avait à lutter contre un parti puissant et hostile, soudoyé
par les prétendans qui lui disputaient cet héritage, et il ne put vaincre cette
résistance qu'au prix de grandes concessions; de là la charte de 1460.
Voici la traduction littérale du passage d'où l'on veut tirer le principe d'une
union réelle et perpétuelle entre le Schleswig et le Holstein : « Ces pays sus-
mentionnés, nous nous engageons de tout notre pouvoir à les maintenir en
bonne paix, et nous promettons qu'ils resteront éternellement ensemble non
partagés. Pour cette raison, aucun ne fera la guerre à l'autre, mais chacun se
contentera du droit. »
Une réflexion se présente tout d'abord , si l'on attribue à cette stipulation le
sens d'une union réelle : comment, dans l'état des rapports de vassalité du Hol-
stein à l'égard de l'empereur et de l'empire d'Allemagne, comment le roi de
Danemark aurait-il pu stipuler de lui-même sans l'agrément préalable de l'em-
pereur? N'est-il pas vrai d'ailleurs que ce contrat n'aurait pu devenir valable
que si la seigneurie du Schleswig et celle du Holstein s'étaient trouvées réunies
dans les mains d'un seul et même héritier féodal, et encore à la condition que
cet héritier féodal n'aurait pas, par quelque félonie, autorisé son suzerain à lui
retirer le fief?
Quoi qu'il en soit , la prétendue indivisibilité des deux duchés n'existait déjà
plus peu d'années après, sous les fils de Christian Ier. Elle se trouve en effet
implicitement abolie par le partage opéré en 1490, sans qu'il soit fait mention
de cette loi fondamentale, et sans que ce changement ait été préalablement de-
mandé ni accordé. Cette loi, qui n'a pas été prise en considération dans ce pre-
mier partage des duchés, ne l'a pas été non plus dans les partages postérieurs.
N'était-ce pas agir comme si l'on n'en eût pas même supposé l'existence?
En présence des contradictions de fait et des contradictions logiques que ren-
contre le commentaire allemand , ne serait-il pas possible de trouver pour cette
charte de 1460 une explication plus simple et plus rapprochée de la vraisem-
blance? Ne pourrait-on pas supposer d'abord que le mot non partagés (ungedelet)
ne signifie pas une indivisibilité civile? Il s'agissait de k paix territoriale;, les
pays devaient être maintenus en bonne paix, non partagés, unis, non divisés en
parties; chacun devait se contenter de son droit et en réclamer la protection
es des fonctionnaires institués. Quoi de plus sensé? L'état de paix et d'indi-
AFFAIRES DU DANEMARK. 694
lisibilité s'appliquait ainsi aux relations entre le Schleswig et le Holstein, sans
que l'on dût entendre par là une unité organique, un tout indivisible, et de
manière que ce fût seulement une union paisible sans division.
Me pourrait-on pas aussi rapporter les mots en litige à l'indivisibilité de
chacun des deux pays? On ne doit pas oublier que la stipulation de l'indivisi-
bilité individuelle était indispensable particulièrement à l'égard du Holstein,
qui, auparavant, avait été si souvent morcelé, au préjudice des populations.
Il est une dernière interprétation, qui pourrait bien contenir plus de vérité
que toutes les autres : c'est qu'en employant les termes qui constituent le sujet
du débat, on n'aurait songé ni à une union réciproque entre les deux duchés ni
à l'indivisibilité de chacun d'eux, mais que par le mot pays (Landen) on aurait
entendu domaines (Landschaften), c'est-à-dire les domaines qui, sur les deux
territoires, étaient possédés par les prélats et les nobles. Il ne faut pas confondre
ces domaines avec les districts de paysans qui forment la majeure partie du ter-
ritoire des duchés, et où le pouvoir du souverain ne se trouve pas restreint par
des privilèges, comme dans ceux des prélats et de la noblesse. Un fait milite en
faveur de ce système, c'est qu'avant de parler de l'indivisibilité des duchés on
parle de la conservation de la bonne paix dans ces pays, ce qui, selon toute
vraisemblance, se rapporte à leurs parties domaniales, attendu que la paix ne
pouvait être troublée que par l'exercice du droit de guerre, appartenant à la
corporation (Mannschaft). Ainsi ce grand principe d'unité, auquel on attribuait
une si vaste portée, se réduit à un simple privilège d'états, qui accorde aux no-
bles du Schleswig et du Holstein , et à leurs possessions, l'indivisibilité déjà oc-
troyée en 1397, c'est-à-dire la promesse qu'aucun de ces corps de noblesse ne
pourrait être divisé sous divers seigneurs.
On objecte que l'union réelle et indissoluble pourrait aussi ressortir de quel-
ques autres dispositions de la charte de 1460, et parmi ces dispositions l'on allè-
gue d'abord l'élection en commun d'un souverain. De ce que deux pays sont
placés sous le gouvernement d'un seul prince, il ne s'ensuit pas, dans le régime
de la féodalité, qu'il existe entre eux une union territoriale; le lien qui les attache
est simplement personnel. Du point de vue de la légalité féodale, il est indiffé-
rent que ces deux pays aient un souverain unique en vertu d'une loi sur l'hé-
rédité ou en vertu d'une loi électorale commune aux deux territoires. L'accord
de 1466, conclu par le conseil du royaume de Danemark avec la noblesse du
Schleswig et du Holstein, stipule que, dans le cas où le roi Christian 1er laisse-
rait plusieurs fils, les états des trois pays se réuniraient à l'effet d'élire en com-
mun un de ces fils pour leur seigneur. Cette convention, eût-elle même reçu
plus tard tous ses effets, n'aurait pu constituer une union territoriale des trois
pays, mais seulement une réunion éventuelle dans un cas déterminé.
Aussi bien, l'acte de 1460, en octroyant aux duchés la jouissance commune
de certains privilèges, a maintenu sur d'autres points un état de choses qui
exclut toute pensée d'une union réelle entre ces deux pays. C'étaient d'abord les
vieilles relations de vassalité dans lesquelles le Schleswig se trouvait à l'égard
du Danemark et le Holstein à l'égard de l'empire d'Allemagne. La dissolubilité de
l'union ne se trouvait pas seulement dans la condition diverse, dans la destinée
distincte offertes à chacun des deux fiefs, mais aussi dans les différences que
présentait la constitution féodale de l'un et de l'autre. Le Schleswig était un
692 REVUE DES DEUX MONDES.
fief féminin et le Holslein un fief masculin, de sorte qu'une succession féodale
différente pouvait survenir dans les deux pays et du même coup briser l'union.
En outre, les privilèges de 1460 laissèrent dans les duchés autant de coutumes
particulières qu'ils y introduisirent de coutumes communes. Chacun des duchés
conservait sa législation; en Schlesw'g notamment, la loi danoise ou jutlandaise
restait en vigueur. Chaque corps de noblesse devait avoir sa propre diète, la
noblesse holsteinoise à Bornehoevedeet celle du Schleswig à Urnehoevede; enfin,
de part et d'autre, on gardait sa juridiction propre et son gouvernement par-
ticulier, le Schleswig sous un Drossart, le Holstein sous un Maréchal.
A l'époque de la concession de 1460, le pouvoir du clergé, de la noblesse et
des villes avait atteint à son plus haut degré de force et d'éclat. En présence de
ce pouvoir, celui de la royauté s'effaçait presque entièrement; aussi les corps
privilégiés du Schleswig et du Holstein ne se contentèrent-ils pas de la libre et
pleine jouissance de leurs prérogatives; sous certains aspects, ils réussirent à les
étendre. Cependant la plupart des institutions communes dont on essaie de s'au-
toriser ne sont nées que par des évolutions ultérieures de l'histoire. C'étaient dans
l'origine de simples mesures administratives, que maintenant on prend à tâche
de faire passer pour des principes, pour des lois fondamentales, pour des témoi-
gnages antiques de la réunion primitive et indissoluble du Schleswig et du Hols-
tein. Au nombre de ces mesures, nous apercevons la diète commune des deux du-
chés. Ce fut le roi Frédéric Ier qui consentit le premier (dans l'acte de confirmation
de 1524) à ce que cette diète se tînt deux fois par an, savoir: huit jours après
Pâques à Flensbourg, et huit jours après la Saint-Michel à Kiel. Tel était aussi
le gouvernement commun, dit la Communion, ainsi que la juridiction de police
sur les villes, laquelle s'est développée postérieurement, par accroissemens suc-
cessifs. Ces arrangemens et beaucoup d'autres dictés par les circonstances se
modifiaient avec elles; quelques-uns même disparaissaient entièrement, et per-
sonne n'eût songé alors à les envisager comme des principes constitutionnels et
fondamentaux. Et d'ailleurs, ces privilèges, dont on argue si complaisamment,
sont loin d'être restés intacts : ils s'affaiblirent rapidement, à mesure que le
pouvoir de la noblesse, du clergé et des villes perdit lui-même de son autorité
devant l'agrandissement de l'autorité royale. On aurait beau jeu à faire l'his-
torique des vicissitudes et de la déchéance de privilèges si étrangement inter-
prétés, depuis les premiers successeurs de Christian jusqu'aux graves événemens
qui vinrent, en 1721, leur porter une atteinte décisive.
L'année 1721 est la date de la réunion territoriale du Schleswig au royaume
de Danemark sous la même loi de succession à perpétuité. De ce moment, les
privilèges de la noblesse du Schleswig et du Holstein ne furent plus confirmés
par un même acte, et le premier prince qui depuis cette époque eut à signer, un
acte de ce genre (Christian Yl) confirma les privilèges des prélats et de la no-
blesse du Schleswig et du Holstein par deux actes séparés, quoique pareils, si ce
n'est en un seul point. La différence consistait en ce que l'acte relatif à la no-
blesse du Schleswig contenait cette réserve : ce En tant que les privilèges ne sont
pas contraires à notre autorité unique et souveraine sur le duché. »
Les deux noblesses se contentèrent de demander, dans un mémoire du
7 juillet 1731, adressé au roi Christian VI, le maintien de leur nexus socialis,
et si le roi céda à leurs désirs par sa résolution du 27 juin 1732, ce fut sous la
AFFAIRES DU DANEMARK. 693
réserve que ce lien ne préjudicierait pas à ses droits comme unique seigneur
souverain du pays. Plus d'un siècle s'écoula depuis la dernière diète sans que
la noblesse des duchés demandât la convocation des assemblées. Lorsque s'opéra
la réunion de la partie ducale du Holstein avec la partie royale, la noblesse du
Schleswig et du Holstein remit au roi (24 février 1774) un mémoire qui conte-
nait l'expression de plusieurs vœux; mais des diètes communes, il n'en était nul-
lement question.
Cette pensée ne se montre clairement et hautement qu'en 1815. Les prélats,
les nobles et les propriétaires de terres nobles des deux duchés réclamèrent le
droit d'une réunion indivise et l'établissement d'une diète commune, à laquelle
appartiendrait la prérogative de voter les impôts. Les prélats et les nobles du
Holstein usèrent même de la faculté légale d'en appeler à la diète germanique.
Que fit alors la représentation officielle de cette même confédération germanique
qui prétend battre en brèche le Danemark à l'aide de ces vieilles coutumes, et
qui fait la guerre pour les ressusciter? Elle déclara qu'il n'entrait point dans ses
attributions de rétablir une constitution d'états qui avait par le laps du temps
cessé d'être exécutée.
L'Allemagne a donc pris soin par avance de réfuter elle-même l'interprétation
qu'elle donne de la charte de 1460, et le Danemark est autorisé à se mettre à
l'abri des droits plus récens et plus certains consacrés par les traités de 1720,
œuvre de justice et de raison. On n'ignore point que le fief du Schleswig était
naguère partagé entre la ligne royale et celle de Gottorp. La partie doma-
niale (land schaftliche Theil) de ce pays, en vertu des privilèges des prélats et
de la noblesse, était soumise à un gouvernement commun. On sait pareillement
que la maison de Gottorp s'allia avec la Suède, et obtint en 1658, à la faveur
de cette alliance, que le Schleswig fût affranchi de la souveraineté et de la su-
zeraineté danoises jusque-là incontestées, mais seulement pour la durée de la
branche masculine des deux lignes. La maison de Gottorp, qui était alors de-
venue souveraine dans le Schleswig et qui se trouvait dans des rapports de lutte
continuelle avec le Danemark, toujours secondée par la Suède, perdit ou recou-
vra, selon les vicissitudes de la guerre, les avantages obtenus en 1658 jusqu'à
ce que, dans les années 1712 et 1713, cette maison ayant rompu la neutralité
promise au Danemark, le gouvernement danois prit possession du territoire
qu'elle avait en fief dans le Schleswig, et traita ce fief en pays conquis. On se
rappelle enfin que, par la médiation de la France et de la Grande-Bretagne, la
paix fut conclue entre la Suède et le Danemark en 1720; que la possession du
Schleswig fut garantie au cabinet de Copenhague, et que cette garantie, grâce
au désistement de la ligne de Gottorp en faveur de la couronne de Danemark,
n'a rencontré d'opposition nulle part. Voici cependant que les objections sur-
gissent et. que les feudistes, si pleins de respect pour de vieilles stipulations féo-
dales dont ils dénaturent même le sens, attaquent ces dispositions si nettes, si
positives, de traités consacrés par les trois premières puissances de l'Europe. La
science et la diplomatie danoises ont trop beau jeu sur ce point.
Les deux puissances garantes et signataires des traités de 1720, la Grande-
Bretagne et la France, n'ont pas eu, déclare-t-on, le droit de rien déterminer,
quant au Schleswig, sans le consentement du duc de Gottorp, parce qu'on ne
peut garantir que le bon droit et jamais une injustice. Qu'est-ce à dire? Le Da-
694 REVUE DES DEUX MONDES.
nemark faisait valoir un droit quel qu'il fût. Les puissances belligérantes et mé-
diatrices ont dû examiner si ce droit était fondé. Elles ont décidé l'a question
en faveur du Danemark; leur décision, qu'elles se sont engagées à maintenir,
compte aujourd'hui plus d'un siècle d'existence, et n'a pas cessé durant ce laps
de temps d'être considérée comme la pierre fondamentale du système politique
et de l'équilibre de l'Europe septentrionale. Quelle étrange prétention de venir
aujourd'hui remuer les points de droit et les considérans qui ont alors servi de
base à l'action des puissances, et de faire en quelque sorte la révision d'un pro-
cès qui a été jugé depuis un siècle! Comment voulez-vous que les puissances
qui, à cette époque, ont prononcé l'arrêt, aussi bien que celles qui ont reconnu
cet arrêt, autorisent une telle manière de procéder, dont le premier effet se-
rait de remettre en litige l'organisation internationale et intérieure de tous le»,
états?
Les juristes allemands se tromperaient d'ailleurs s'ils pensaient que la garan-
tie de la France et de l'Angleterre a été donnée au Danemark sans examen et
dans le seul intérêt de lui complaire ou d'abaisser un ennemi : elle avait un but
plus haut; elle se rattachait à des considérations plus élevées; elle était destinée
à affermir la paix générale et à trancher les contestations qui pouvaient mettre
en péril ce grand intérêt dans le Nord. En 1720, le régent écrit à M. de Cam-
predon, ministre de France près la cour de Suède, au sujet de la déclaration des
garanties sollicitées : « Vous ne pouvez donner cette déclaration que condition-
nellement et dans la supposition de la paix entre la Suède et le Danemark, et
sur le fondement de la restitution de Stralsund et de l'île de Rûgen à la Suède.»
C'est dans le même sens que Dubois s'expliquait auprès du ministre de Dane-
mark à Paris : « Son altesse royale m'a ordonné de vous marquer que le roi
accordera au roi votre maître sa garantie du duché de Schleswig conjointement
avec le roi de la Grande-Bretagne, lorsqu'il sera maintenu dans la paisible pos-
session de ce duché par les traités qui rétabliront la tranquillité dans le Nord. »
N'est-il donc pas évident que la France n'accorde sa garantie qu'en vue de l'in-
térêt général des puissances du Nord? Que vient-on se plaindre ensuite de l'ab-
sence du duc de Gottorp dans les négociations? Qu'importe même qu'il ait
élevé la voix pour protester? Quand la paix fut conelue, le duc de Gottorp n'é-
tait plus une puissance belligérante; son pays avait été conquis, il n'était qu'un
prétendant, et le droit de décider de son sort appartenait aux états belligérans
et médiateurs. Tant qu'une puissance souveraine s'intéressait aux prétentions
du duc de Gottorp et mettait son influence au service de ce prince, il avait,
pour rendre à ses prétentions leur autorité, il avait le moyen des négociations et
les chances d'une nouvelle guerre; sinon il était mis hors du débat, et la paix
conclue au profit du Danemark remplissait toutes les conditions de la légalité.
Au reste, y eût-il des doutes à cet égard, ils seraient levés par la renonciation
officielle de la maison de Gottorp en 1767 et 1776. De ce jour elle a reconnu
elle-même la validité des traités qui la dépossèdent et qui unissent à perpétuité
pleinement et entièrement le duché de Schleswig au royaume de Danemark.
Si grave que soit cette considération , elle n'arrête pas les défenseurs de la
charte de 1460. Ces garanties, disent-ils, ne concernent que les prétentions de
la maison de Gottorp; elles ont pu modifier la situation du Schleswig sous le
rapport du droit des gens, mais elles n'ont dû rien changer au droit politique
AFFAIRES DU DANEMARK. 695
du Schleswig, à son indissoluble union avec le Holstein, privilège des nationaux
qui n'étaient pour rien dans les hostilités exercées par la maison de Gottorp.
Fallût-il admettre cette indivisibilité, que Ton ne peut en définitive appuyer
sur aucun témoignage sérieux, il existe un principe incontesté dans le droit des
gens : c'est que l'état conquérant peut changer la constitution du territoire con-
quis sans avoir égard aux promesses faites ipar le souverain dépossédé. Tous les
précédens historiques, tous les auteurs en font foi, aussi bien que la raison.
Or, il arriva justement que le roi de Danemark, affermi dans sa conquête par
un traité de paix solennellement garanti, crut pouvoir dhanger la constitution
jusqu'alors en vigueur dans le Schleswig. Invités à lui rendre hommage, les
états rappelèrent eux-mêmes, dans l'acte de prestation (4 septembre 1721), ces
anciens rapports du Schleswig avec le royaume de Danemark, et, après avoir
dit que ce duché, autrefois partie intégrante de la couronne (altes Stuck), lui
avait été arraché par l'injure des temps (injuria temporum), ils déclarèrent qu'ils
prêtaient le serment de fidélité selon la teneur de la loi royale (legis regiœ) au
roi et à ses successeurs héréditaires royaux, de sorte que la nouvelle loi de suc-
cession au trône se trouvait expressément reconnue par le Schleswig lui-même.
Les modifications qui, par suite du nouvel état de choses, ont été apportées plus
tard au gouvernement et aux institutions représentatives, ont de même été ac-
ceptées sans difficulté. De pareils faits ont dû vivement tourmenter les publi-
cistesdu Schleswig-Holstein; aussi ont-ils cherché à les combattre par les inter-
prétations les plus hasardées. Selon eux, le mot couronne doit signifier la couronne
du Schleswig; la loi royale (lex regia) ne serait ici que le statut de primogéni-
ture, désignations qui n'ont jamais été employées en ce sens. On soutient en-
core, il est vrai, que les états du Schleswig auraient prêté foi et hommage à
Frédéric IV, non comme roi, mais comme leur unique seigneur et duc. Si telle
eût été leur intention, ils auraient certainement dit, en des termes positifs, sui-
vant l'usage ancien et invariable, que le roi n'agissait pas comme roi; ils l'eus-
sent fait surtout en présence de la situation nouvelle du pays et de cette néces-
sité d'un acte d'hommage envers les successeurs héréditaires désignés par la loi
Toyale.
Viendra-t-on maintenant alléguer que le Schleswig n'aurait pas été garanti
au roi Frédéric IV comme roi de Danemark, mais comme duc de Schleswig, et
que par conséquent ses successeurs mâles, seuls aptes à succéder d'après le pré-
tendu droit de succession attribué par les Allemands au Schleswig et au Hols-
tein, pourraient seuls se prévaloir de la garantie des traités? Mais qu'on veuille
bien se rappeler le sens de l'histoire. N'est-ce pas en qualité de roi de Dane-
mark que Frédéric IV avait fait la guerre? N'est-ce pas à ce titre qu'il avait pris
possession du Schleswig et conclu la paix? Il ne s'agissait nullement de l'intérêt
d'un roi duc de Schleswig, il s'agissait du droit, de l'intérêt et de la sûreté de
la couronne de Danemark et des Danois; c'est le conseil d'état, ce sont les mi-
nistres de cette nation qui ont délibéré et négocié. Enfin la possession du Schles-
wig n'a été assurée à la couronne danoise qu'à la condition que les conquêtes
'faites par les Danois en Poméranie fussent rendues.
Reste une objection à laquelle l'Allemagne attache une grande importance.
A défaut d'un gain plus ample, on voudrait du moins placer en dehors des sti-
pulations des traités à peu près la moitié du Schleswig, c'est-à-dire la partie
696 REVUE DES DEUX MONDES.
royale, comme si les garanties n'embrassaient que la partie ducale. Le préam-
bule des actes de garantie signés par la France et l'Angleterre est positif, c'est
le duché de Schleswig lui-même que ces puissances ont en vue. Que si les actes
parlent plus loin de la possession paisible de la partie ducale, que peut-on voir
en cela de restrictif? Quel est le but des garanties en général, sinon raffermis-
sement des droits et des positions qui sont en contestation ou en péril? Ici les
difficultés n'étaient possibles que pour la partie ducale du Scbleswig; la partie
royale ne pouvait être le prétexte d'aucune contestation, étant une ancienne dé-
pendance de la couronne de Danemark replacée simplement sous l'empire du
droit de succession au trône établi par la loi royale. Bien que les puissances aient
voulu donner et qu'elles aient donné effectivement leur garantie pour tout le du-
ché, elles crurent convenable, à cause des prétentions qui s'étaient élevées et qui
pouvaient se produire encore au sujet de la partie ducale, de désigner celle-ci
comme objet essentiel de la garantie. Cette pensée apparaît avec clarté dans le
cours des négociations, et notamment dans la phrase suivante dont le Dane-
mark demanda l'insertion dans l'acte : « Que sa majesté très chrétienne s'engage
à garantir au roi de Danemark le duché de Schleswig et à le maintenir dans la
possession paisible de la partie ducale de ce duché. » C'est en ce sens que furent
rédigés les traités. La garantie s'est étendue à tout le duché; mais l'effet parti-
culier de cet acte, le maintien du roi de Danemark dans la possession de la
partie attaquée, a été défini d'une manière plus précise.
En vérité, il faudrait être pris d'un étrange amour du sophisme pour refuser
de voir que si la partie royale du Schleswig n'a point été l'objet d'une stipu-
lation en quelque sorte individuelle, c'est qu'elle était placée au-dessus du doute.
La France et l'Angleterre, auxquelles s'est joint plus tard l'empereur de Russie
comme chef de la maison de Holstein-Gottorp, ont entendu assurer à la cou-
ronne de Danemark la possession perpétuelle de tout le Schleswig, et ces ga-
ranties sont depuis lors considérées comme une partie intégrante du système
politique de l'Europe. On ne saurait donc y toucher aujourd'hui, sans porter
l'atteinte la plus flagrante à ces droits écrits que l'Allemagne invoque. Vous
avez voulu couvrir votre ambition sous des prétextes de légalité; vous avez, dans
cette pensée, fait un appel à la science, vous avez cru pouvoir profiter de l'ob-
scurité des temps anciens pour faire parler l'histoire en votre faveur, vous l'avez
commentée, vous l'avez mise à la torture, et vous lui avez arraché des réponses
forcées! Mais lorsque la raison et l'équité, remontant sur les traces de vos so-
phismes, vont à leur tour interroger ces vieux textes à l'abri desquels vous aviez
cru pouvoir vous réfugier, elles obtiennent de l'histoire un langage bien diffé-
rent de celui que vous lui prêtez complaisamment. Il faut en prendre votre parti,
votre science a tort tout comme votre politique; vous êtes injustes dans votre
érudition comme dans votre diplomatie, et vous n'avez, en définitive, aucun ar-
gument qui vaille, si ce n'est votre force, ullima ratio.
L'Europe le sait, et il est vrai de dire qu'elle est unanime à blâmer les argu-
mens, les prétentions et la conduite de l'Allemagne. Ce n'est point un de ces
problèmes politiques qui engagent les opinions et divisent les puissances en éveil-
lant leur convoitise et leurs rivalités; c'est, au contraire, une de ces questions
sur lesquelles tous les cabinets sont portés à tomber d'accord, parce qu'aucun
en dehors de l'Allemagne ne voit rien à gagner à un changement. Tous, en effet,
AFFAIRES DU DANEMARK. 697
n'ont-ils pas intérêt à ce qu'une situation aussi importante pour le commerce du
monde que le passage du Sund reste aux mains d'une puissance de second ou
de troisième ordre qui, par cette condition même, en assure la libre pratique à
toutes les marines? Le Danemark, gardien du Sund, rend à l'Europe un service
que tous les cabinets apprécient; et, comme ils savent bien qu'un démembrement
de ce petit état serait sa ruine, ils ne semblent point disposés à se prêter à ce
démembrement tenté par la confédération germanique. Le droit fût-il obscur,
que l'intérêt est bien clair. Aussi la Suède, l'Angleterre, la Russie et la France
ont-elles protesté, dès l'année dernière, en faveur du Danemark, et il a fallu
sans doute l'universelle agitation du monde entier pour détourner un moment
leur attention d'un débat qu'elles avaient dès lors pris à cœur. Si grave toutefois
que soit en ce moment et pour long-temps encore la situation générale, si
grandes que soient les épreuves par lesquelles les divers gouvernemens sont ap-
pelés à passer, on n'oubliera pas la guerre du Schleswig ni les droits du Dane-
mark, parce que du respect de ces droits dépend un des plus grands intérêtg
politiques et commerciaux de l'Europe.
Peut-être l'Allemagne, absorbée par les vicissitudes démocratiques et sociales
dans lesquelles elle entre et d'où elle ne sortira pas de si tôt, sera-t-clle, par ses
propres réflexions, amenée à comprendre que derrière le Danemark, qu'elle
peut battre, il y a la Suède, l'Angleterre, la France et la Russie, contre l'union
desquelles ses prétentions ne sauraient prévaloir. Peut-être, dans la profondeur
du mouvement d'idées qu'elle accomplit sur elle-même et dont elle attend sa
réorganisation, sera-t-elle conduite à sentir toute l'iniquité des prétextes dont
elle s'est couverte pour envahir le territoire d'une nation indépendante renfer-
mée dans les limites de son droit. Peut-être, enfin, des considérations d'un
ordre moins élevé, quoique puissantes aussi, viendront-elles peu à peu inspirer à
l'Allemagne des dispositions plus pacifiques. L'intérêt du commerce, l'intérêt
essentiellement démocratique du travail, laissent pour l'avenir une espérance
aux amis d'une pacification. Le commerce, en effet, ne peut pas supporter long-
temps les calamités que lui attireront les représailles maritimes du Danemark.
Ses souffrances vont augmenter chaque jour avec d'autant plus de rapidité, que
les catastrophes industrielles, causées par la révolution, s'ajouteront à celles qui
sont dues au blocus, et que les maux du dedans se joindront ainsi à ceux du
dehors.
Dans toutes les hypothèses et quelle que soit la marche des événemens, il im-
porte pour l'honneur du droit, pour la paix de l'Europe septentrionale, pour le
commerce de l'Allemagne elle-même, que cette guerre ait un terme. C'est pour
la diplomatie un devoir d'humanité et de prudence de mettre fin à un conflit
déjà trop long, qui, sous les prétextes les plus futiles, a déjà coûté beaucoup de
sacrifices à un petit état nécessaire à l'équilibre européen.
CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.
U mai 1849.
Les élections, les affaires de Rome et les affaires d'Allemagne, voilà les trois
grandes préoccupations de la quinzaine. C'est demain que commence le dépouil-
lement des scrutins, et le destin du pays est en ce moment au fond de l'urne
électorale. Nous avons bonne confiance; nous croyons à la victoire du parti mo-
déré; mais cette victoire n'est pas un dénoûment, gardons-nous de le croire;
c'est une halte heureuse, rien de plus. La république est un gouvernement la-
borieux qui oblige les bons à lutter sans cesse contre les méchans.
Quelle que soit l'impatience avec laquelle nous attendons l'avenir contenu
dans le scrutin, il est bon cependant de jeter un coup d'œil sur les jours qui
viennent de s'écouler, et de voir de quelle manière les deux partis opposés, le
parti modéré et le parti du 24 février, se sont préparés aux élections. Le carac-
tère différent des deux partis se montre d'une manière curieuse dans ces prépa-
ratifs.
Le parti du 24 février ne comprend que l'émeute et la tyrannie, l'émeute
quand il ne règne pas, la tyrannie avec des commissaires quand il a le pouvoir.
Voyant approcher les élections, il a pensé qu'il était bon de faire la revue de
ses troupes. De là les rassemblemens de la porte Saint-Denis, grossis par la sot-
tise des curieux. Que voulaient les émeutiers de la porte Saint-Denis? Ils vou-
laient tâter le pouls au public et au gouvernement, c'est-à-dire que, si le public
s'était trouvé en veine d'appuyer tant soit peu les attroupemens, et si le gou-
vernement s'était laissé aller à quelque faiblesse ou à quelque peur en face de
l'émeute, eh bien ! alors on aurait pu profiter de l'occasion et pousser les choses
plus loin. Une émeute peut toujours, selon la grande théorie de ML Ledru-Rol-
lin, devenir une révolution; il n'y faut que deux circonstances : la connivence
crédule ou stupide du public, la négligence ou l'aveuglement du pouvoir. Les
deux circonstances ont manqué cette fois; le public n'a apporté aux émeutiers
REVUE. — CHRONIQUE. OfiM
de la porte Saint-Denis que le secours d'une curiosité imbécile. Cette curiosité
a l'inconvénient d'embarrasser la répression, jusqu'à ce fjSie la répression se
décide à en faire payer les frais aux curieux. Quant à l'autre circonstance , la
négligence ou l'aveuglement du pouvoir, elle a encore plus manqué à l'émeute.
Le ministre de l'intérieur a soutenu énergiquement la cause de l'ordre, non-
seulement par les mesures qu'il a prescrites , mais en défendant à la tribune
les droits de la société. Toutes les fois, en effet, qu'il y a de l'agitation dans les
rues, la tribune montagnarde fait écho dans l'assemblée. Accusations contre le
gouvernement, injures aux ministres, protestations au nom de la liberté en
péril, voilà dans l'assemblée nationale l'ordinaire lendemain des émeutes; si
bien que le gouvernement, dans ces jours de crise, a toujours la chance d'être
fusillé par les vainqueurs ou accusé par les amis des vaincus.
Parmi les préparatifs que le parti du 24 février a faits pour les élections, il
faut compter, après la quasi-émeute de la porte Saint-Denis, les pérégrinations
de M. Ledru-Rollin. Rendons à M. Ledru-Rollin cette justice, qui peut-être lui
sera agréable : il s'acquitte en conscience de son rôle de chef de parti. Quelle
activité! quel mouvement! Où est-il? où n'est-il pas? Il est à l'assemblée? non;
il est à Châteauroux? non. Il est à Moulins; il est partout, et partout il rencontre
le désappointement ou l'échec. C'est l'apanage des partis vaincus, et surtout des
partis impossibles. A Châteauroux, dans le banquet préparé pour son éloquence,
M. Ledru-Rollin n'avait rencontré que le ridicule; à Moulins, il a rencontré la
colère. A Châteauroux, quand il s'est vu conduit au banquet par douze jeunes
filles vêtues de blanc, M. Ledru-Rollin a eu des efforts à faire, dit-on, pour
garder son sérieux. Eh bien! M. Ledru-Rollin est un ingrat, qu'il nous permette
de le lui dire, à moins qu'il n'aime mieux que nous lui disions qu'il est un peu
réactionnaire sans le savoir. Les douze jeunes filles de Châteauroux ont paru en
1849 ridicules à M. Ledru-Rollin : ce que c'est que d'avoir une année de plus
sur la tète en pareille matière! Il y a un an, tout cela eût semblé charmant, re-
nouvelé des fêtes de 93 et 94, solennel, patriotique, populaire, virginal, que
sais-je? Aujourd'hui, cela ressemble à l'opéra joué dans une grange. Juste re-
tour des choses de ce monde! A Moulins, c'est un retour aussi des choses de ce
monde que l'émeute et les violences populaires dont M. Ledru-Rollin a failli
être victime; mais c'est un triste retour. A Dieu ne plaise que nous approuvions:
jamais les violences qui se tournent contre nos adversaires, et nous nous asso-
cions à la noble et généreuse indignation qu'exprimait M. Odilon Barrot au ré-
cit des troubles de Moulins. Il est un sentiment cependant que la conscience
publique ne peut pas s'empêcher de ressentir. M. Ledru-Rollin est un des grands*
agitateurs de notre pauvre pays; il fait souvent appel aux passions populaires :
un jour est arrivé où ces passions populaires se sont retournées contre lui.
Nous savons bien que M. Ledru-Rollin ne croit pas que les passions popu-
laires soient pour rien dans l'émeute de Moulins. Le peuple porter la main sur
un des grands pontifes de la démagogie, fi donc ! Hélas ! les pontifes de la dé-
magogie se font un peuple imaginaire, un peuple dont ils sont les dieux,
peuple peu nombreux, mais très bruyant, qui s'agite dans les estaminets efc
dans les clubs, qui fuit les ateliers et réclame l'organisation du travail. Ce peu-
ple doit venir en foule inonder les salles des banquets patriotiques; ainsi par-
lent, ainsi le promettent les sacristains aux pontifes» Les pontifes arrivent prêts à
700 REVUE DES DEUX MONDES.
humer l'encens et à prononcer les oracles. Où donc est la foule des fidèles? Les
milliers sont réduits à quelques pauvres centaines qui crient beaucoup pour sup-
pléer au nombre par le bruit. Voilà l'histoire de ces grandes convocations pa-
triotiques du peuple de la démagogie; et pendant ce temps-là, que fait le vrai
peuple? Il se dit qu'on a fait une révolution pour le rendre heureux et que, de-
puis cette révolution, il souffre davantage. On l'a donc trompé! Et qui l'a
trompé? Les harangueurs, les tribuns, les gens qui viennent en chaise de poste
prêcher contre les riches. De ces réflexions à la colère il n'y a pas loin, et de
la colère à la violence, dans le peuple, il y a bien près.
Voilà comment le parti du 24 février s'est préparé aux élections. Voyons
maintenant le parti modéré.
Partout des comités se sont formés, partout des élections préparatoires ont
eu lieu; il y a eu, malgré quelques tiraillemens inévitables, il y a eu dans pres-
que tous les départemens un ordre et une discipline admirables. Partout on
s'est incliné devant les noms qu'avait proclamés le scrutin préparatoire. Ainsi
pratiqué, ainsi organisé par le bon esprit du pays, le suffrage universel, cette
fois encore, sauvera la France. Nous ne sommes point cependant du nombre
de ceux qui ont une foi aveugle dans le suffrage universel et qui croient qu'il
faut s'y confier comme à une panacée perpétuelle. Nous croyons que le prin-
cipe du suffrage universel doit être respecté; mais nous croyons aussi que ce
principe a besoin d'être organisé parles mœurs, comme aujourd'hui, ou par la
loi. La formation des comités et les élections préparatoires ont, pour ainsi dire,
créé le suffrage à deux degrés, tel que le voulaient les constitutions de 91 et de
l'an m. C'est le fait, ce n'est pas encore le droit; mais il est à souhaiter que la
loi consacre l'usage. La vérité et la régularité des élections ne peuvent qu'y
gagner. Quelle que soit en effet l'autorité des comités et la bonne foi de leur
organisation, il est impossible qu'une institution aussi spontanée ne s'altère pas
peu à peu. Les électeurs définitifs choisis par les électeurs primaires feraient
l'office des comités et le feraient au nom du pouvoir qu'ils tiendraient de la loi.
Nous venons d'indiquer rapidement de quelle manière le parti du 24 février
et le parti modéré se sont préparés aux élections, l'un par l'agitation et le dés-
ordre, l'autre par une organisation intelligente et par une discipline patriotique;
mais nulle part l'approche des élections n'a eu un effet plus vif et plus décisif
que dans l'assemblée nationale.
Quiconque meurt, meurt à malheur,
a dit le vieux poète Villon. Et il a raison; personne ne meurt de bon cœur. L'as-
semblée nationale n'échappe pas à cette grande loi; elle est mécontente de
mourir; ceux-là surtout qui ne doivent pas ressusciter sont mécontents. De là
la colère du parti montagnard. Justo Dei judicio condemnatus sum, dit un des
chartreux de Lesueur qui se redresse dans sa bière, déjà enveloppé du linceul,
la figure affreuse et pleine des horreurs de la mort. Ce n'est pas notre faute si
les dernières séances de l'assemblée nationale et les dernières colères de la mon-
tagne nous ont remis en mémoire ce personnage de Lesueur, cette terrible image
du désespoir impuissant. On a beaucoup parlé de conspirations ces jours derniers;
nous ne croyons pas qu'on ait plus conspiré ces jours der niers que les autres
jours, car nous croyons qu'on conspire toujours, mais nous croyons de plus
REVUE. — CHRONIQUE. 701
qu'on a beaucoup conspiré ces jours derniers pour ne pas mourir. Que n'a-t-on
pas tenté, et qui, dans le parti du 24 février, même parmi les plus honnêtes et
les plus avisés, ne s'est pas efforcé de mettre la main à cette conjuration des
agonisans? M. Marrast n'a-t-il pas cherché lui-même à faire son petit complot ou
à découvrir son petit complot? L'idée dominante, eu effet, du parti du 24 fé-
vrier, c'est de dire que le gouvernement conspire contre la république. Les
proclamations du général Oudinot, les lettres du président de la république, les
ordres du jour du général Changarnier, l'éloquence énergique et consciencieuse
de M. Barrot, tout est une conspiration contre la république. Ce qui est surtout
une conspiration contre la république, c'est le grand De profundis électoral qui
commence pour les républicains du 24 février. Voyons, parmi toutes ces conju-
rations, celle qu'a découverte le président de l'assemblée nationale. Le prési-
dent, un des jours de la semaine dernière, a voulu avoir deux bataillons de plus
pour garder l'assemblée. De.ux bataillons! et pourquoi? Craignait-on un nouveau
15 mai? Non; mais le président a voulu savoir si une assemblée qui va mourir
est encore obéie. C'est la curiosité du malade qui tire sans cesse la sonnette pour
voir si ses serviteurs sont attentifs. Le premier bataillon mandé par le président
est arrivé; le second n'est pas venu; pourquoi? Peut-être parce qu'on a vu qu'au
lieu d'être le signe d'un danger, l'ordre n'était qu'une épreuve. Le général Forez
a été mandé par le président; il s'est excusé en disant qu'il n'avait pas reçu
l'ordre de son supérieur, et qu'il ne pouvait marcher qu'avec cet ordre. Le pré-
sident alors a mandé le général Changarnier; le général Changarnier a envoyé un
aide-de-camp pour expliquer l'affaire. Le président a fait rapport du tout à l'as-
semblée, et M. Barrot a reconnu que le droit du président était absolu, mais il
a demandé que ce droit ne fût exercé qu'avec discrétion et en cas de nécessité.
Or, de nécessité point. Que restait-il donc? Une pointillerie d'étiquette. Cela n'a
pas pu servir encore d'occasion pour décréter d'accusation les ministres et le
président de la république, les envoyer à Vincennes, déclarer l'assemblée per-
manente, ajourner les élections, et ne pas mourir enfin, car c'est là le point.
Cet incident a servi seulement à témoigner de la bonne volonté de M. le prési-
dent de l'assemblée, et le président n'en voulait peut-être tirer que cela.
Passons aux affaires de Rome; peut-être est-ce là que l'assemblée aura trouvé
ce moyen de ne pas mourir qu'elle cherche si ardemment.
Le général Oudinot a débarqué avec ses troupes à Civita-Vecchia. Il a été bien
reçu par les habitans, et ce bon accueil a pu lui faire croire qu'il serait égale-
ment bien reçu à Rome. Beaucoup le lui disaient. 11 a donc marché sur Rome,
afin de voir si la présence des troupes françaises déterminerait Rome à s'affran-
chir du joug des condottieri qui la tyrannisent sous prétexte de la défendre.
Les condottieri ont engagé le feu; les Romains sont restés neutres. L'attaque a
été infructueuse, et nous avons été forcés de nous retirer après avoir essuyé^
quelques pertes.
A cette nouvelle, le président de la république a écrit une lettre au général
Oudinot pour rendre hommage au courage des soldats et pour déclarer au gé-
néral qu'il ne serait ni abandonné ni désavoué. Le procédé est noble et habile.
C'est après un échec , s'il y en a eu un , qu'un général a besoin d'être encou-
ragé. Le général Changarnier a envoyé aux généraux qui sont sous ses ordres
TOME II. — SUPPLÉMENT. 45
702 REVUE DES DEUX MONDES.
la lettre du président de la république, ajoutant, comme nous, qu'il vaut mieux
soutenir les siens que de les désavouer. Voilà toute l'affaire, et voilà la grande
conspiration qui doit être punie, selon les montagnards, par la déchéance du
président de la république, « de ce coureur d'aventures, dit le Peuple, arrivé par
l'intrigue au premier poste de l'état; » l'intrigue, vous le savez, de six millions
de suffrages!
Essayons de fixer quelques-uns des points capitaux de ce débat, dont l'Italie
et la lettre du président ont été le prétexte.
Dans les gouvernemens démocratiques, le6 généraux d'armée ont une obliga-
tion de plus que dans les autres gouvernemens : c'est l'obligation de ne jamais
essuyer d'échec, si petit qu'il soit. Une de leurs patrouilles est-elle battue? aus-
sitôt la trompette d'alarme retentit. Telle est l'histoire du général Oudinot. ïl a
cru que Rome était disposée à lui ouvrir ses portes. Rome a résisté; mais cette
Rome, quelle est-elle? Est-ce la vraie population romaine? ou bien est-ce ce
rassemblement de démagogues de tout genre qui, chassés de toute l'Italie qu'ils
ont perdue par leurs folles violences, ont fait de Rome leur dernier refuge? Il y
a en Europe en ce moment une population qui n'a point de patrie, qui n'est ni
française, ni allemande, ni italienne : c'est la tribu de la démagogie, qui va
partout compromettre la cause de la liberté et ressusciter par contre-coup le
pouvoir despotique. C'est cette tribu qui règne à Rome et qui s'y barricade
contre nos soldats; c'est cette tribu que la montagne à Paris appelle la répu-
blique romaine et le peuple romain. Il a plu même à l'assemblée nationale,
dans un moment d'erreur panique, de déclarer que le général Oudinot, en atta-
quant Rome, avait détourné l'expédition du but qu'elle devait avoir. Étrange
déclaration ! De deux choses l'une cependant : il faut reconnaître le triumvirat
romain et il faut le soutenir, ou bien il faut y substituer un gouvernement
libéral et régulier. C'est ee gouvernement libéral et régulier que nous voulons
fonder à Rome, de concert avec le pape. Tel est le but de notre expédition. Que
fait donc l'échec du général Oudinot, si tant est qu'il ait subi un échec? Change-
t-il nos intentions? Fait-il que le gouvernement du pape, libéralisé par nos con-
seils et par notre appui, ne soit plus celui que nous voulons? Le gouvernement
des triumvirs est-il plus légitime à nos yeux depuis qu'il nous a tiré des coups
de fusil? Si nous étions entrés à Rome sans^coup férir, qu'eussions-nous fait?
Nous eussions rétabli le gouvernement pontifical, en stipulant les garanties libé-
rales que le temps comporte. C'est là encore ce qui nous reste à faire à Rome;
c'est là le vrai but de notre expédition. Les déclamations de la montagne et les
résipiscences de l'assemblée n'y peuvent rien changer.
Ces déclamations seulement doivent nous apprendre à mieux connaître en-
core les grands citoyens de la démagogie. Ils se proclament de temps en temps
les dépositaires uniques du patriotisme. Quels patriotes! et comme on a bien
vu que leur patrie ce n'est pas la France, mais la démagogie ! Ce sont des sec-
taires; ce ne sont plus des -citoyens. Quel empressement à lire les bulletins de
l'étranger, quand ils racontent nos échecs! Quels récits de l'enthousiasme belli-
queux des Romains! Le Peuple rapporte une lettre qui contient ees mots : « Le
quartier de Trastewère entier, enfans, hommes et femmes, est en armes aux
barricades; les femmes menacent, après avoir épuisé tous moyens de défense,
REVUE. — CHRONIQUE. 703
de jeter des croisées leurs petits enfans sur les assaillans. y> El cette monstruosité
grotesque est louée comme de l'héroïsme. Certes, c'est après de pareils traits
qu'il y a lieu de répéter, avec le brave général Leflo, les vers de Corneille :
Et je rends grâce aux dieux de n'être point Romain
Pour conserver encor quelque chose d'humain.
La montagne avait réussi contre le général Oudinot; elle s'est crue en veine
de succès, et elle a attaqué la lettre du président de la république au général
Oudinot. Cette lettre est-elle un acte politique? Nous n'hésitons pas à répondre:
Oui! et il nous semble que c'est l'acte d'une bonne politique, non-seulement
parce qu'elle encourage et soutient notre expédition, mais parce qu'elle en pro-
clame l'intention et le but, en face du vote de l'assemblée qui faussait cette in-
tention et ce but. Ainsi le président se prononce contre l'assemblée? — Oui, et
c'est son droit, puisqu'il est responsable. Plus nous allons, plus nous voyons
que ceux qui ignorent le plus la constitution de 1848 sont ceux qui l'ont faite.
Les plus hardis républicains gardent, sans le savoir, les routines de la monar-
chie constitutionnelle. Ils croient toujours qu'avec un vote de l'assemblée on
peut changer le ministère et la politique du gouvernement; c'est une grosse er-
reur depuis 1848. Le ministère et le président sont responsables; ils peuvent
«donc être mis en accusation et condamnés à la déchéance. Mais tant qu'ils ne
sont pas déchus par jugement, ils gouvernent comme bon [leur semble, quelle
que soit la volonté de l'assemblée. C'est comme dans l'ancienne Constantinople
où le sultan et son vizir gouvernaient absolument, tant qu'ils n'étaient pas
étranglés par les janissaires. La monarchie constitutionnelle était un gouver-
nement où tous les pouvoirs étaient tenus de se mettre d'accord. La république
de 1848 a dispensé les pouvoirs publics de cette loi d'accord et d'unité. La
chambre est souveraine, elle ne peut pas être dissoute; mais, de son côté, le
président est responsable et, par conséquent, absolu, tant qu'il n'est pas déchu.
La chambre peut avoir une politique, le président peut en avoir une autre. Qui
jugera? qui sera arbitre? personne. La chambre ne peut pas en appeler au pays
par une dissolution; le président non plus; le président peut seulement être dé-
chu, mais il ne peut pas être dirigé eu corrigé. Il n'y a pas d'autre moyen de
l'empêcher d'êjtre un despote que d'en faire un martyr. Notre gouvernement res-
semble à un chariot qui a, il est vrai, ses deux roues; seulement on a oublié
de les lier et de les unir.
La lettre du président est un acte de politique personnelle, mais un acte per-
mis et légal, ne l'oublions pas, depuis 1848. Le roi n'aurait pas pu écrire cette
lettre; le président l'a pu. Une des causes de la révolution de février a été, dit-on,
laMrop grande influence personnelle du roi : soit! C'est sans doute pour cela
qu'on a fait de l'influence personnelle du président un des principes fondamen-
taux de la république. Ce qui était l'abus est devenu le droit. 0 sagesse des
révolutions!
Comme la lettre du président est un acte légal, le général Changarnier a pu
légalement aussi la mettre à l'ordre du jour de l'armée ou l'envoyer aux géné-
raux sous ses ordres, comme on voudra. Nouvelle dénonciation dans l'assemblée
704 REVUE DES DEUX MONDES.
de la grande conspiration ourdie contre la république. Demandons la déchéance
du président, des ministres, du général Changarnier; demandons que tout le
monde meure plutôt que nous. Vains efforts, hélas! vaines convulsions de l'ago-
nie! 11 faut mourir; il n'y a ni violences ni déclamations qui puissent l'empê-
cher. Oui, l'Italie a vu s'évanouir les espérances de liberté et d'indépendance
qu'elle avait conçues il y a dix-huit mois; mais à qui la faute, si ce n'est à la
démagogie? Et ce n'est pas votre vie ou votre puissance qui la sauverait; ce
serait là au contraire ce qui achèverait de la perdre. Oui,' l'Allemagne est en
feu; mais, là encore, à qui la faute, si ce n'est à la démagogie, qui a voulu
changer en mouvemens républicains les efforts que l'Allemagne faisait pour
arriver à l'unité? Et croyez- vous que si vous viviez, si vous régniez, l'Allemagne
en serait plus forte? Non! les fous en seraient plus fous, parce qu'ils espére-
raient votre appui, et les sages, effrayés, se rejeteraient vers le despotisme,
comme vers la dernière chance de salut. Oui, en France même, nous voyons
bien que cette liberté que nous avons tant aimée, la liberté sage et régulière
que comportait la monarchie constitutionnelle, perd chaque jour du terrain. Le
président y peut ce que ne pouvait pas le roi, les généraux y sont puissans et
décisifs; mais ici encore à qui la faute, si ce n'est à la démagogie, et si vous
continuiez à vivre, si jamais vous parveniez à vous emparer du pouvoir, loin de
rappeler au culte de la liberté, vous en écarteriez à jamais tous ceux qui en
gardent encore le regret, sinon l'espérance. Nous n'avons pas le moindre goût
pour le gouvernement du prétoire; mais, quand il faut choisir entre le prétoire
et le carrefour, entre la force disciplinée et la force brutale, nous n'hésitons pas.
Nous n'aimons pas le pouvoir du sabre; mais le sabre intelligent et honnête
vaut mieux que la pique sauvage et sanguinaire. 11 y aurait eu, il y a deux ans,
bien des réflexions à faire, et des réflexions justes, si le roi avait écrit la lettre
du président, et si M. le duc d'Aumale, gouverneur-général de l'Algérie, avait
mis cette lettre à l'ordre du jour. Autres temps, autres soins. La stratégie au-
jourd'hui l'emporte sur la légalité; car nous sommes en guerre, il ne faut pas
se le dissimuler.
Nous avons parlé de l'état de l'Allemagne. Cet état, tel qu'il est depuis un
mois, mérite une attention particulière.
L'unité est un grand et beau sentiment; il a fait la force de l'Allemagne
en 1812 et en 1813, et nous sommes touchés quand nous entendons un des
vieux chantres du patriotisme teutonique de 1812 s'adresser d'un ton solennel
aux rois allemands pour les conjurer d'accomplir l'œuvre de l'unité germa-
nique. « Rois allemands, dit le vieil Arndt, l'auteur de la chanson Où est la
Patrie allemande? nous sommes au quatrième acte du grand drame épique
•de l'Europe et de l'Allemagne. Le premier acte, l'acte de notre Allemagne, ce
sont les grandes années 1813 et 1815; le second acte, c'est 1830; le troisième,
1848, et maintenant, en 1849, telle est la rapidité du temps qui vole et qui
s'enfuit, nous sommes au quatrième acte. Quand viendra le cinquième? Je
ne le sais pas; mais si vous n'êtes pas prudens, ô rois allemands, il ne se fera
pas long-temps attendre. Vous me répondrez peut-être : Que viens-tu nous pro-
phétiser, vieux corbeau blanchi par l'âge? Qu'est-ce que ce cinquième acte
dont tu menaces les princes et les rois? — Non ! non! je ne menace point; je
REVUE. — CHRONIQUE. 705
prédis avec calme et avec paix, car mes pieds sont au bord de la tombe et
mes yeux n'ont plus à voir que bien peu des choses de la terre. Je n'ai donc
point de signes pour vous menacer; c'est l'ancien des jours, c'est Dieu qui vous
menace avec les signes de sa justice. »
Voilà de terribles paroles : qu'est-ce donc qui pousse le vieil Arndt et les par-
tisans de l'unité germanique à parler de ce ton? Hélas! c'est que l'unité de l'Al-
lemagne, comme la rêvaient les glorieux étudians de 1813, devient de plus en
plus une chimère impraticable; c'est que cette unité, telle qu'on a voulu la fon-
der, est condamnée par l'expérience. De là l'impatience des vieillards qui ne
peuvent pas se décider à croire qu'ils ne verront point le jour de salut qu'avait
espéré leur jeunesse.
Expliquons brièvement où en est arrivée cette œuvre de l'unité allemande,
qui ne s'est perdue, comme tant d'autres choses, que pour s'être exagérée.
Nous avons souvent entendu dire que les livres allemands étaient admirables
dans la préface et dans les digressions. Le point difficile est la conclusion; c'est
là où ils pèchent. Telle est un peu l'histoire de l'unité germanique. Tant qu'il
s'est agi de prêcher cette unité comme un sentiment, d'en rechercher les traces
dans l'histoire, tout a été à merveille; c'était la préface. Quand il s'est agi même
de faire une constitution commune à l'Allemagne et d'en discuter les articles,
cela allait encore fort bien à Francfort; c'étaient les digressions. Mais il a fallu
enfin arriver à la conclusion, il a fallu donner un chef à cette Allemagne cen-
tralisée; il a fallu rendre obligatoire cette constitution centralisatrice. Après
avoir long- temps hésité et long- temps flotté, la diète de Francfort, à la fin du
mois de mars, fit un coup de tète; elle nomma le roi de Prusse empereur d'Al-
lemagne. Comment la diète était-elle arrivée à cette décision? Comment le roi
de Prusse, autrefois peu populaire à Francfort, l'était-il assez tout à coup pour
être proclamé empereur? Nous avons expliqué dans leur temps ces bizarres
vicissitudes, et nous n'avons pas à y revenir. Qu'il nous suffise de dire que la
motion de nommer le roi de Prusse empereur d'Allemagne a été faite à Francfort
par M. Welcker, c'est-à-dire par un des anciens antagonistes de l'influence prus-
sienne. Qui a pu décider M. Welcker à ce coup de tète? L'idée que l'œuvre de
l'unité de l'Allemagne, qui était son rêve favori , devenait impossible, si un
grand état comme la Prusse n'en faisait pas son affaire. C'est une politique de
désespoir qui a inspiré M. Welcker et qui a déterminé le vote du 28 mars, c'est-
à-dire l'élection du roi de Prusse comme empereur héréditaire d'Allemagne.
Cette politique de désespoir a hâté la marche des événemens, elle ne l'a pas
changée.
Pour se donner le plaisir d'avoir un empereur des Allemands, un successeur de
l'empereur Barberousse, il avait fallu faire bon marché du pouvoir impérial; il
avait fallu, afin d'obtenir les votes de la gauche dans l'élection impériale, con-
sentir au veto suspensif, à l'élection des membres de la diète par le suffrage uni-
versel, etc.; il avait fallu enfin que l'empereur n'eût que le pouvoir d'un prési-
dent de république. Voilà la couronne impériale qu'on offrait au roi de Prusse.
On allait chercher un empereur à Berlin, mais on n'y portait pas un empire.
Le roi de Prusee est de l'école historique; il est aussi de cette noble et chi-
mérique génération de 1812 et de 1813, dont la destinée semble être de pour-
706 REVUE DES DEUX MONDES.
suivre toute sa vie une utopie et un rêve, et dont l'imagination a toujours
dupé le patriotisme. Mais le roi de Prusse est roi depuis huit ans. Il n'a peut-
être rien oublié, mais il a beaucoup appris. Il trouva donc qu'on lui appor-
tait un grand nom, un grand embarras et un petit pouvoir. Il ne refusa pas
sèchement la couronne qu'on lui offrait, mais il déclara qu'il ne pouvait l'ac-
cepter qu'après s'être entendu avec les rois, les princes et les villes libres de
FAlFemagne, et avoir examiné avec eux si la constitution de Francfort convenait
aux membres et au corps général de la confédération germanique. Quel coup
de théâtre que cette réponse! Voilà une assemblée qui se croyait souveraine,
qui avait fait, dans la bonne foi de sa souveraineté, une constitution et un em-
pereur. Le premier mot que lui dit cet empereur élu, c'est qu'elle n'est paa
souveraine, que le vieux corps de la confédération germanique subsiste encore,
avec ses rois, ses princes et ses villes libres; que c'est à ces rois, à ces princes et
à ces villes libres, d'accepter la constitution, après l'avoir examinée. Que som-
mes-nous donc alors? ont dû se dire les publicistes et les historiens de Franc-
fort, en entendant cette réponse polie, mais claire. Le roi de Prusse, en effet,
traitait la diète constituante de Francfort comme si elle n'était encore que cet
anté-parlement de 1848 qui a commencé la révolution germanique. Les drama-
turges de Francfort croyaient avoir fait leur cinquième acte. La réponse du rot
de Prusse les renvoyait au prologue.
C'est ainsi que la députation de la diète de Francfort, qui était allée à Berlin
sans y porter un empire, en revint sans rapporter un empereur. C'était juste.
Que faisait-on cependant à Vienne?
L'école historique n'a jamais beaucoup dominé à Vienne. L'Autriche a profité
de l'enthousiasme de 1812 et de 1813; mais elle n'en a jamais été dupe. Le vieil
empereur François II n'avait aucune prétention et aucune prédilection litté-
raires; l'empereur Ferdinand, son successeur, non plus. La révolution faite pour
accomplir l'unité germanique n'avait guère de chances de plaire à Vienne.
Elle était contraire aux intérêts, aux goûts de l'Autriche, et ce qui se mêlait de
démocratique à cette révolution n'était pas fait pour lui concilier la faveur
de la cour de Vienne. Cependant on était en 1848, dans cette année d'ex-
pansion révolutionnaire; l'Autriche avait ses grands embarras de l'Italie et de
la Hongrie. Elle sembla accepter de bonne grâce la tentative de Francfort;
elle alla même plus loin, et prêta complaisamment un de ses archiducs à la ré-
volution. L'Autriche, en effet, a des archiducs pour toutes les situations; elle
en avait même un, chose extraordinaire, pour la situation révolutionnaire de
l'Allemagne. C'était l'archiduc Jean : sa longue disgrâce à Vienne le prépa-
rait à merveille pour sa fortune de Francfort. Ennemi juré de Napoléon, il ne
voyait, dès 1810, de salut pour l'Allemagne que dans l'intime union de tous
les princes. Dès 1810, il voulait marcher avec le peuple et rejetait l'axiome des
souverains allemands : Tout pour le peuple, rien par le peuple. Grand ami de
l'unité germanique, et même partisan de la démocratie, vivant à Gratz, loin de
la cour, avec sa femme, fille d'un simple maître de poste, l'archiduc Jean était
un de ces princes comme les révolutions aiment à en prendre sur les marches
des trônes pour s'autoriser et s'encourager. En 1842, dans l'année de recru-
descence du teutonisme, l'archiduc Jean avait porté un toast à l'union de l'Ai-
REVUE. — CHRONIQUE. 707
lemagne : « Tant que la Prusse et l'Autriche, avait-il dit, tant que toute l'Alle-
magne, aussi loin que s'étend la langue allemande, sera unie, la puissance
de la patrie allemande sera aussi inébranlable que les rochers de nos mon-
tagnes (1). »
Lorsque la diète populaire de Francfort se mit à l'œuvre de l'unité germa-
nique, et qu'elle voulut avoir le plus promptement possible une image de son
œuvre, elle décerna la lieutenance générale de l'empire à l'archiduc Jean. Tout
contribua à cette désignation, ses sentimens, sa vie démocratiques, son titre
d'archiduc impérial, et les souvenirs de l'empire d'Allemagne, si long-temps
uws aux souvenirs de la maison d'Autriche.
Bientôt cependant l'Autriche, à travers les révolutions qui bouleversaient ses
provinces conquises comme ses provinces héréditaires, essaya de se consti-
tuer. La constitution d'Olmùtz forma le nouveau faisceau de la monarchie
autrichienne. Dans ce faisceau, les états allemands de l'Autriche avaient place,
et semblaient par conséquent ne plus pouvoir faire partie de l'Allemagne. Ajou-
tez que la diète de Francfort avait décidé elle-même qu'aucun état allemand ne
pouvait faire partie d'un état étranger. Cette jalousie patriotique était belle;
mais elle rompait le lien qui unissait l'Autriche à l'Allemagne. Pour rester alle-
mande, il fallait que l'Autriche cessât d'être elle-même. De là un premier point
de séparation entre Vienne et Francfort. Bientôt la querelle s'envenima; l'élec-
tion du roi de Prusse comme empereur héréditaire d'Allemagne sembla un
défi jeté par la diète de Francfort à l'Autriche. L'Autriche ne fit pas attendre sa
réponse, et, pour qu'elle fût plus significative, elle l'adressa, non pas à Franc-
fort, mais à Berlin.
La note autrichienne du 8 avril a la première posé la question, comme elle
est posée aujourd'hui dans toute l'Allemagne. Cette note déclare hardiment ce
que la réponse du roi de Prusse laissait seulement entendre. « La constitution
de Francfort n'est qu'un projet; ce projet ne sera une loi que lorsque les di-
vers états de l'Allemagne l'auront adopté. L'assemblée nationale a donc outre-
passé ses droits en publiant comme loi une constitution qui n'est qu'un projet.
Elle a également outrepassé ses droits en voulant, sans autorisation, donner à
l'Allemagne un empereur héréditaire. Aussi pour l'Autriche, désormais, l'as-
semblée nationale n'existe plus. » Voilà ce qui s'adresse à l'assemblée sous le
couvert du roi de Prusse; mais, dans cette note, il y a aussi quelque chose qui
s'adresse au roi de Prusse directement, c'est la déclaration formelle que le roi
de Prusse peut, comme membre de la confédération germanique, faire à l'Au-
triche toutes les propositions qu'il voudra, mais qu'il ne doit plus s'appuyer des
vœux et des délibérations de l'assemblée de Francfort , parce que dorénavant, dit
l'Autriche, « cette assemblée ne peut ni exercer d'influence sur des mesures ten-
dant à la formation d'un nouveau pouvoir central, ni prendre part à des déli-
bérations pour amener un accord sur la constitution qu'elle-même a déclarée
achevée. »
Ce langage est clair ; l'Autriche dit à la Prusse : Voyons ! décidez-vous. Vou-
lez-vous parler comme on parlait dans l'ancienne Allemagne, avant 1848, de
<1) Vu de l'archiduc Jean d'Autriche, par Schneidawind . Schaffouse, 1849.
708 REVUE DES DEUX MONDES.
dynastie à dynastie, de prince à prince; nous sommes prêts à vous écouter.
Mais si vous voulez parler au nom de l'assemblée de Francfort, si vous voulez
mêler dans vos affaires l'assemblée nationale, nous ne vous écouterons pas; car,
pour nous, il n'y a plus d'assemblée nationale. Elle a fait son temps. Elle est de
l'an passé. Laissons donc de côté toutes les vieilleries d'hier, et expliquons-nous,
je ne demande pas mieux; mais pas de tiers populaire dans nos entretiens.
Sur ce fier langage nous devons faire deux courtes remarques. La première,
c'est que l'Autriche le tient, quand elle est livrée aux plus grands embarras. II
faut donc qu'il lui soit inspiré. Or, il n'est pas difficile de deviner quelle est la
puissance qui inspire à l'Autriche son langage; c'est la Russie qui, après s'être
tenue toute l'année dernière immobile et armée, attendant les occasions, prête
à profiter des inimitiés et des répugnances que la démagogie ne manque jamais
de créer contre la liberté, croit aujourd'hui que le temps est venu et envoie ses
troupes en Hongrie au secours de l'Autriche pour combattre « une révolte qui
n'est plus seulement autrichienne, mais européenne. » Telles sont les paroles de
la Russie, et ettes sont significatives, car la révolte européenne n'est pas seule-
ment en Hongrie; elle est en Allemagne, elle est en Italie, nous allions dire, Dieu
nous pardonne! prenant le mot de la Russie dans son sens le plus intime, que
la révolte européenne est aussi en France.
La seconde remarque que nous voulons faire sur la note autrichienne, c'est
qu'elle avait pour but de déconcerter la double politique que la Prusse spmblait
suivre. La Prusse en effet avait double visage: à Vienne visage monarchique,
à Francfort visage populaire et surtout germanique. Quelques personnes ne man-
quaient pas de voir dans cette double politique une marque de cette habileté
ambitieuse à l'aide de laquelle la Prusse s'est peu à peu agrandie en Allemagne.
On expliquait par la perfidie ce qui peut s'expliquer plus naturellement par la
faiblesse et l'incertitude des conseils humains. Il y avait en effet pour la Prusse
deux politiques à suivre, la politique populaire et la politique monarchique.
La politique populaire était pompeuse et périlleuse. 11 fallait, disaient les par-
tisans de cette politique, se donner au peuple, accepter la couronne impériale,
se mettre hardiment à la tète de l'Allemagne démocratique et faire au be-
soin la guerre à l'Autriche. Cette politique a eu sa vogue à Berlin, dans les
rues, il est vrai, plus qu'à la cour, et déjà les journaux prêchaient la guerre et
invoquaient les mânes des héros de la guerre de Silésie; mais pendant ce temps
le régiment de l'empereur François, c'est le titre que porte un des régimens de
l'armée prussienne en souvenir de la confraternité de la Prusse et de l'Autriche
en 1813 et 1814, le régiment de l'empereur Franço:s inaugurait solennellement
dans sa caserne le portrait de l'empereur actuel d'Autriche. Ce n'est pas un des
traits les moins curieux à noter que cette répugnance qui existe presque partout
entre l'armée et la démagogie. L'instinct de la discipline repousse l'instinct du
désordre. L'armée eût obéi si le roi eût décidé la guerre; mais le rôle de Charles-
Albert, c'est-à-dire d'un roi faisant la guerre pour la démagogie qui doit le dé-
trôner s'il réussit, et l'abandonner s'il succombe, ce rôle n'avait rien qui pût
tenter le roi de Prusse.
Nous venons d'indiquer les différentes combinaisons entre lesquelles la pensée
du gouvernement prussien a pu flotter. Bientôt cependant il s'est décidé avec
REVUE. — CHRONIQUE. 709
une fermeté qu'il n'avait pas montrée jusqu'ici, et il s'est rattaché purement et
simplement à la note autrichienne du 8 avril, c'est-à-dire à la politique russe, à
l'idée que l'occasion était venue pour les gouvernemens de faire la police en Eu-
rope et de s'y employer hardiment.
Depuis ce moment, les choses ont marché avec rapidité, et la querelle est
aujourd'hui engagée partout en Allemagne entre les princes allemands et la
grande médiatisation démocratique qu'avait voulu opérer la diète populaire de
Francfort. En Prusse, en Saxe, en Hanovre, les assemhlées particulières de ces
derniers pays se prononçaient pour la constitution de Francfort; les gouverne-
mens ont dissous les chambres. De son côté, la diète de Francfort a décrété
l'immutabilité de la constitution qu'elle a faite. Plus de transaction ! On parle
de troupes prussiennes qui se rassemblent près de Mayence et qui menacent
l'assemblée de Francfort. La diète décide que le président est autorisé à con-
voquer l'assemblée nationale partout et quand il le jugera convenable; que
cent membres peuvent demander une réunion extraordinaire; que l'assemblée
peut délibérer et voter quand il y a cent cinquante membres. L'assemblée est
composée de six cent cinquante membres. Toutes ces mesures, comme on le
voit, sentent l'agitation et l'extrémité révolutionnaires, cette dernière surtout.
Beaucoup de membres, en effet, se sont retirés peu à peu de l'assemblée, les
membres qui représentent l'Autriche par exemple, les uns en expliquant les
motifs de leur départ, les autres à la française, comme disent les journaux alle-
mands, c'est-à-dire sans dire adieu. Le lieutenant-général de l'empire, l'archi-
duc Jean, dit lui-même qu'il n'a plus que quelques jours à rester à Francfort.
Ainsi, une assemblée de six cent cinquante membres réduite peut-être à cent
cinquante et persistant à représenter l'Allemagne et le pouvoir législatif, le
pouvoir exécutif prêt à quitter la partie, voilà l'état de Francfort. Ne nous y
trompons point cependant : il y a là encore une grande force morale, quelles
que soient les fautes qu'ait faites l'assemblée nationale dans ses derniers jours.
La constitution qu'elle a décrétée n'est certes pas excellente; mais comme, au
lieu d'en demander la révision par les moyens légaux, les princes allemands
la traitent de simple projet de constitution, comme ils nient la légitimité de
tout ce qui s'est fait en 4848, et qu'ils en veulent l'anéantissement au lieu d'en
demander le triage, l'Allemagne s'inquiète et s'agite, nous ne disons pas seule-
ment l'Allemagne démagogique, dont c'est le métier d'agiter et d'affaiblir tout
ce qu'elle touche, mais l'Allemagne libérale et modérée. Malheureusement cette
Allemagne libérale et modérée que nous aimons et qui a tous nos vœux et toutes
nos sympathies, cette Allemagne libérale qui a dirigé la diète pendant la plus
grande et la plus belle partie de sa durée, ce n'est pas elle qui a posé la question
dans ces derniers temps. Elle a laissé les partis extrêmes s'emparer de la direc-
tion des affaires. La question de l'empereur héréditaire a disparu dans la mêlée
qu'elle a soulevée. Il ne s'agit plus de savoir s'il y aura un empereur, et si cet
empereur sera le roi de Prusse; il s'agit de savoir si la constitution de Franc-
fort, ou plutôt si la souveraineté du peuple allemand sur lui-même sera recon-
nue. 1848 a créé une nouvelle Allemagne qui croit à son droit, mais qui ne
demande pas mieux que dé le modérer. C'est ce droit qui est nié absolument
par la politique monarchique qui vient du Nord.
710 REVUE DES DEUX MONDES.
Ce droit, c'est le nôtre, et non pas seulement depuis 1848, grâce à Dieu, mais
depuis 1789. Nous ne lui souhaitons donc pas plus de légitimité qu'il n'en a à
nos yeux; mais nous lui souhaiterions en Allemagne, pour la lutte qu'il va avoir
à soutenir, d'autres circonstances que celles qu'il rencontre en ce moment , et
d'autres défenseurs aussi. Pour défenseurs, nous aimerions mieux les libéraux
prussiens de la diète de Berlin en 1847 que les doctrinaires de l'unité germa-
nique ou les démagogues. Nous aimerions mieux aussi, quant aux circon-
stances, que le droit de souveraineté du peuple allemand n'eût pas à soutenir
la lutte après et à côté des répugnances qu'ont partout soulevées en Europe
les excès de l'esprit démagogique.
Si, comme l'Italie, l'Allemagne succombe, c'est à la démagogie encore que
nous nous en prendrons. Là, comme ailleurs, elle aura gâté la cause de la li-
berté.
Grande leçon donc pour la France que le spectacle de l'Allemagne en ce mo-
ment. Ce qui compromet en Allemagne la cause de la liberté, c'est qu'à Franc-
fort le parti modéré, soit négligence, soit désunion, n'est pas resté maître de la
conduite des affaires. Ce n'est pas lui qui a posé la question dans le procès qui
va s'engager. Puisse, au contraire, le parti modéré en France rester toujours
maître de poser la question au dedans et au dehors! Nous ne nous dissimulons
pas les conséquences de la chute de l'Allemagne, si elle succombe; c'est la
France alors qui est en ligne contre le despotisme septentrional, et c'est à Paris
que les partisans de ce despotisme diront qu'il faut venir faire la police, parce
que c'est à Paris, selon eux, qu'est le foyer de l'agitation révolutionnaire. Ce
conflit qui est possible, nous ne le craignons pas si le parti modéré détermine
les termes dans lesquels il soutiendra la lutte, opposant l'esprit libéral et non
pas l'esprit démagogique aux bravades de l'esprit despotique. Mais si, selon la
vieille et fatale routine des partis révolutionnaires, on cherche la force dans l'a-
gitation, si on installe l'anarchie dans les villes sous prétexte d'installer la vic-
toire dans les camps, si c'est enfin la démagogie qui combat le despotisme, tout
est perdu, et nous craindrons que la liberté, n'ayant pas su se défendre contre
l'anarchie, ne sache pas non plus défendre l'indépendance nationale.
En Autriche et en Turquie, les événemens marchent avec rapidité. Les succès
de l'armée magyaro-slave, sans être éclatans, ont été poussés avec vigueur par
ces rudes Polonais dont il faut bien reconnaître l'entrain militaire. Assurément,
le prince Windischgraetz leur a fait la partie belle; il eût entrepris de relever de
sa propre main les Magyars abattus; il eût voulu,, de propos délibéré, compro-
mettre la fortune du vieil empire rajeuni, ce semblait, par les jeunes peuples
slaves, qu'il n'eût pas mieux réussi.
Au fait, il n'est point donné à tout le monde d'être heureux à l'âge du prince
Windischgraetz,. et peut-être était-il moins facile de cueillir des lauriers sur le
sol hongrois qu'à Custozza et à Novare, pour deux raisons : d'abord, parce cnie
REVUE. — CHRONIQUE. 7 H
Farmée magyare a été fort long-temps tout imaginaire et ensuite parce qu'elle
a combattu vivement le jour où elle a été formée par Dimbinski et Bem. Le chef
dus parti des vieux Autrichiens aura donc réduit la fière Autriche à cette extré-
mité d'un état qui craint de ne pouvoir plus se soutenir par lui-même; il aura
donc condamné ce cabinet de Vienne, hier encore si hardi, à implorer le secours
d'une armée étrangère, et tout cela quand un peu plus de stratégie et une po-
litique plus constitutionnelle eussent assuré au nouvel empereur le concours
dévoué des populatioES les plus belliqueuses de Fempire. Il semble qu'il y ait des
époques où les hommes soient pris fatalement de vertige et aillent comme à des-
sein se heurter contre les obstacles, lorsque chacun pourtant s'évertue à leur
crier : gare! L'Autriche vient de passer par une de ces époques, et l'on ne sau-
rait nier que le mal ne soit profond, quoique l'on ne puisse dire encore que la
situation soit désespérée. D'un côté, des populations hostiles, dès à présent bien
armées, enhardies par de récens succès, d'ailleurs enthousiastes, exaltées au-delà
deftoute imagination par la victoire, tant elles sont persuadées qu'elles combat-
tent pour ie salut de l'Europe et la liberté du monde; de l'autre, des popula-
tions hier amies, dévouées conditionnellement au pouvoir, aujourd'hui déçues
dans les espérances qu'on leur avait données, quelques-unes déjà rangées
sous le drapeau de l'insurrection, les autres ébranlées dans leur fidélité et
forcées, de ne plus songer qu'à elles-mêmes en cessant de s'inquiéter de la des-
tinée de l'empire: d'un côté la haine et de l'autre l'abandon, tels sont les deux
éeueils entre lesquels l'Autriche se débat en ce moment avec une armée dont
Forganisation a beaucoup souffert.
Si le plan de conciliation conçu et pratiqué par Dimbinski et Bem pouvait re-
cevoir tout son développement, si M. Kossuth, profitant de sa qualité de Slave
de naissance et de nom, entrait franchement et allait jusqu'au bout dans cette
voie de transaction sur le pied d'égalité entre les Magyars et les Slaves, sans nul
doute le péril serait immense, car l'armée autrichienne ne peut plus guère se
recruter que parmi les Croates, les Illyriens et les Tchèques. Les paysans de la
Gallicie refusent déjà l'enrôlement : mourir pour mourir, autant vaut jouer la
partie sur le sol national en résistant aux recruteurs que d'aller courir cette
chance sur de lointains champs de bataille dans les rangs des impériaux. Les
paysans de la Gallicie ont ainsi, d'apparence, fait beaucoup de chemin depuis
le temps où, dans l'excès d'un désespoir envewimé, ils avaient toute confiance
en l'autorité de l'empereur. 11 est juste de dire toutefois que, malgré la scission
qui s'est faite entre le ministère autrichien et les Slaves, ces peuples, tout en se
retranchant dans leur politique nationale, sont encore assez loin de s'entendre
pleinement sur les conditions d'une alliance avec les Magyars. Les Polonais ont
accepté l'alliance sans autre condition que celle d'une politique conciliatrice;
mais les Polonais n'ont pas à régler avec les Magyars des questions d'intérêt
pareilles à celles qui ont provoqué le soulèvement de Jellachich. Il ne suffit pas
aux Magyars, pour gagner les Croates à leur cause, il ne leur suffit pas de va-
gues paroles de liberté et d' égalité, il faut des actes, des concessions, des traités
qui , par malheur, entraînent tous la dissolution de la Hongrie et aboutissent à
Fem>plaeer ce royaume par une confédération transitoire, en attendant l'indé-
pendance absolue de chacune des races de la Hongrie. C'est là le sacrifice su-
712 REVUE DES DEUX MONDES.
prème sans lequel les Magyars ne peuvent en aucune façon compter sur une
victoire définitive, sans lequel même ils n'ont peut-être aucun moyen d'échap-
per, dans un prochain avenir, à une ruine complète, inévitable; c'est un sacri-
fice pourtant qui coûte à leur amour-propre presque autant que la mort même,
qu'ils promettent et ajournent, qu'ils font en parole et retirent en fait, qu'ils
tiennent d'ailleurs pour une abdication de leur destinée. Jetés comme en un
étroit campement entre les deux grandes races germanique et slave, sans issue
ni sur la mer ni sur un fleuve libre, ils soutiennent contre les fatalités histo-
riques une lutte inégale, qui les remplit d'incertitudes, les exalte, les aveugle,
paralyse leurs résolutions dans le succès de même que dans la défaite. C'est
l'espoir qui reste encore à l'Autriche.
M. Kossuth veut-il, oui ou non, l'indépendance de la Croatie, de la Waïvodie
serbe et de la Transylvanie? Combat-il pour le principe de l'égalité des races et
des nationalités, ou bien pour la prépolence de la race magyare sur les races
diverses de la Hongrie? Veut- il la déchéance de la maison de Habsbourg, ou
bien ne veut-il que le rétablissement du vieil empereur autrichien, roi constitu-
tionnel de Hongrie à la place du jeune empereur créé par l'influence slave? Il
est permis de conserver des doutes sur tous ces points et de penser que M. Kos-
suth, arrivé au moment de prendre une résolution décisive, hésite et s'abîme
dans les perplexités d'une situation périlleuse, même au sein de la victoire.
Sans doute, le mouvement libéral de la Bohème et de la Croatie prend cha-
que jour plus de puissance, à mesure que s'accroît l'impopularité du minis-
tère allemand Stadion-Schwarzemberg. L'élévation d'un Allemand, le général
Welden, au commandement en chef de l'armée austro-slave n'était pas de na-
ture à diminuer le mécontentement des Tchèques et des Illyriens. Les hommes
les plus avancés du slavisme libéral ont repris l'autorité qu'ils avaient un mo-
ment abdiquée entre les mains de Jellachich. C'est ainsi que le docteur Gaj
d'Agram, le promoteur de l'illyrisme et le principal auteur de la nomination
de Jellachich aux fonctions de ban, paraît aujourd'hui aller beaucoup plus loin
que le vaillant chef des Croates. Enfin le ban lui-même, après avoir, avec une
persévérance et une abnégation intelligentes, essayé inutilement d'éclairer
l'Autriche sur les périls de la politique du prince Windischgraetz, a été à son
tour entraîné plus rapidement qu'il ne l'aurait voulu à se séparer de l'armée
autrichienne pour passer sur le territoire slave et ne plus consulter que l'intérêt
exclusif des Slaves méridionaux. Ces évolutions politiques et militaires des chefs
slaves affaiblissent grandement l'armée autrichienne. Cependant l'intention des
Croates ne paraît pas être de s'insurger directement contre l'Autriche, mais seu-
lement de sauvegarder leur indépendance dans le cas où l'Autriche allemande
serait définitivement battue par l'armée hongroise. S'il était vrai qu'en pronon-
çant la déchéance de la maison de Habsbourg la diète magyare eût commis la
faute de lui faire un crime des concessions promises à la Transylvanie et à la
Croatie, les Serbes et les Croates, même les plus libéraux, combattraient jus-
qu'au dernier à côté des impériaux contre les prétentions du magyarisme.
Nous sommes en ce point de l'avis du journal de la Société slave de Paris, on
verrait recommencer une nouvelle guerre civile, plus désespérée et plus furieuse
encore que celle d'aujourd'hui; et lorsque nous étudions dans l'historique de
REVUE. — CHRONIQUE. 713
cette guerre écrit par un diplomate, M. Paul de Bourgoing, toutes les ressources
militaires dont les Croates et les Serbes disposent à eux seuls, nous ne doutons
nullement qu'ils ne fussent prêts à verser des flots de sang pour repousser la do-
mination magyare. Telles sont les chances que l'Autriche peut encore trouver
dans l'inhabileté des Magyars et dans la passion des Slaves méridionaux pour
leur nationalité, à la seule condition toutefois de revenir elle-même aux prin-
cipes constitutionnels et fédératifs posés par la diète de Kremsier.
La Russie, disions-nous il y a quinze jours, n'est peut-être pas aussi pressée
d'intervenir que l'opinion aime à le supposer. Quoique la question ait fait un
pas, nous sommes encore aujourd'hui de cet avis. Quel est l'intérêt de la Russie
en présence des révolutions européennes? C'est d'abord de faire chez elle une
police vigoureuse qui soit là pour étouffer à chaque heure du jour les germes
d'insurrection qui peuvent se développer sur son propre territoire; c'est ensuite
de laisser les pays de sa frontière s'épuiser, s'abîmer tout à leur aise dans les
luttes intestines; c'est d'établir chez elle une sorte de cordon sanitaire contre
les idées révolutionnaires et non point d'aller affronter la contagion sur le sol
même où elle règne dans toute sa fureur avec le caractère de question de na-
tionalité, particulièrement dangereux pour l'empire russe. Enfin, et les der-
nières nouvelles de Constantinople nous en fournissent à propos la preuve, la
Russie, très forte chez elle, n'a pas encore, quant à présent, assez de troupes dis-
ponibles pour répondre avec certitude de succès aux éventualités d'une inter-
vention dans les affaires de l'Occident.
On se rappelle peut-être avec quelle lenteur et après combien de tâtonnemens
diplomatiques la Russie est entrée, l'année dernière, dans les principautés du
Danube. Ce ne fut qu'après s'être bien assurée de l'ignorance et de l'indiffé-
rence des cabinets de l'Occident qu'elle osa s'établir peu à peu et sans grand
éclat en Moldo-Valachie. Il ne paraît pas douteux qu'elle était prise au dépourvu
par les événemens et qu'une protestation énergique des cabinets amis de l'em-
pire ottoman l'eût grandement inquiétée ou même arrêtée. Au premier moment,
la Russie, qui essayait de donner le change à l'Europe par de grands mouve-
mens de troupes, n'avait pas cinquante mille hommes à mettre hors de chez
elle. Aujourd'hui, elle arrive à peine au chiffre de cent cinquante mille. Or, une
portion importante de ce contingent disponible est aujourd'hui engagée dans
les deux principautés du Danube, et comme la Turquie, sans être hostile, peut
devenir inquiétante le jour où les principautés seraient moins bien gardées, la
Russie ne peut retirer de là cinquante mille hommes sans qu'un arrangement
en bonne forme l'assure de l'amitié de la Porte Ottomane. Cet arrangement, la
Russie l'espérait; elle espérait qu'en éveillant des craintes dans l'esprit du divan
sur les dangers de la question des races, elle réussirait, comme en 1812, comme
en 1831, à intéresser à ses plans la Turquie, ou du moins à la réduire à une
attitude de neutralité; elle espérait qu'en pesant de tout le poids de sa diplomatie
sur le ministère turc, au moment où arrivaient à Constantinople la nouvelle de
la bataille de Novare et le discours complaisant de lord Palmerston sur l'occu-
pation des principautés, elle emporterait d'assaut quelque traité d'alliance en
vertu duquel, les détroits se trouvant ouverts aux vaisseaux russes, l'armée
russe pourrait sans crainte passer des principautés en Transylvanie et en Hon-
714 REVUE DES DEUX MONDES.
grie. Tel était le but de la mission extraordinaire donnée récemment au gé-
néral Grabbe, aide-de-camp de l'empereur. Le général Grabbe n'a pas été
heureux. Réchid-Pacha a trouvé, pour repousser les propositions du cabinet
moscovite, les accens d'un vrai patriotisme; le divan tout entier s'est associé à
ces sentimens énergiques. Cette honnête et loyale politique du sultan, qui de-
puis une année marche modestement au milieu des écueils, a tout d'un coup
pris feu et fait explosion. Une nouvelle et décisive démarche auprès des deux
cabinets de l'Occident s'en est suivie, et les questions les plus précises leur ont
été posées : Que feriez-vous dans le cas d'une guerre entre le sultan et le czar?
Jusqu'où irait votre action, le cas échéant? A quoi il paraîtrait que la réponse
des deux ambassadeurs a été tout aussi franche que la situation était claire; ils
auraient dit, en effet, qu'ils feraient respecter le traité protecteur des détroits
aussi long-temps que la Turquie le respecterait, et qu'ils n'abandonneraient pas
le sultan au mauvais vouloir des Russes tant qu'il ne s'y livrerait pas lui-même.
La Russie se voit donc aujourd'hui jetée dans des conjonctures assez embar-
rassantes en présence des engagemens chevaleresques qu'elle a pris avec le ca-
binet de Vienne et de cette rupture d'une négociation sur le succès de laquelle
elle comptait sans doute pour les remplir. Il lui serait difficile de reculer, soit
qu'elle ait déjà le pied sur le territoire autrichien, soit qu'elle hésite encore,
car elle a promis trop haut pour ne pas tenir. Il n'est peut-être pas moins diffi-
cile d'avancer parce que les éventualités de la question turque posée sous un
jour nouveau ne lui permettent pas de tirer trente mille hommes des princi-
pautés sans s'exposer à perdre le fruit de l'occupation.
En somme, nous ne pensons pas que le cabinet de Saint-Pétersbourg se fût si
fort pressé d'engager sa parole à l'Autriche, s'il avait pu prévoir que les événe-
mens marcheraient si vite sur les bords du Danube, et surtout que la Turquie, à
bout de patience, deviendrait elle-même un obstacle. C'est là le trait particulier
qui nous frappe dans la politique actuelle du cabinet russe, et c'est le point
grave sur lequel il nous semble que la diplomatie doit avoir les yeux fixés.
Veut-on paralyser l'action de la Russie dans les affaires de l'Europe ? Le vrai
champ de bataille diplomatique, c'est Gonstantinople; mais, si l'on veut réussir,
peut-être le moment est-il arrivé de prendre à cet égard un parti. Supposez que
la Russie échappe aux difficultés qu'elle vient de se créer par trop de précipita-
tion, sa force militaire s'accroît peu à peu; dans six mois elle aura en ligne les
deux cent mille hommes qui lui sont nécessaires pour combattre hors de chez
elle, et il ne sera pas aussi facile de l'amener aux transactions que l'on est en
droit d'exiger d'elle. Alors, en effet, elle sera en mesure de faire face avec chance
de succès au double danger de la guerre en Autriche et en Turquie, et de s'im-
poser peut-être aux populations slaves de l'empire de Habsbourg ainsi qu'elle
s'est imposée naguère aux Valaques, aux Hellènes et aux Serbes de l'empire
des sultans.
Il faut à l'équilibre européen une Autriche comme il lui faut une Turquie.
Les libéraux de tous les pays reconnaissent ce grand intérêt de conservation en
ce qui touche Constantinople, l'histoire d'un siècle entier leur montre les czars
acharnés à la perte des sultans. Cependant le parti démocratique s'obstine en-
core à fermer les yeux à l'évidence en ce qui regarde Vienne, tant la maison
REVUE. — CHRONIQUE. 71f>
de Habsbourg a montré de complaisance pour les Romanoff sous le poids de
ce malheureux lien de solidarité créé par le partage de la Pologne, affermi
par les guerres de coalition et les congrès de la sainte-alliance ! L'agent de la
Hongrie à Paris, M. Teleki, dans un écrit récent, dit avec beaucoup de raison :
« Si l'intervention russe s'accomplit et réussit, plus d'Autriche. » Il se garde
bien toutefois de nous indiquer ce qu'il convient de mettre à la place, à moins
que ce ne soit ce fabuleux empire magyare rêvé par M. Mauguin, quelque chose
comme cet empire arabe qui devait naguère, on s'en souvient, succéder à la
puissance des Ottomans. Non, la vieille Autriche ne peut être remplacée que
par une Autriche constitutionnelle et fédérale, fondée sur le principe de l'égalité
des races. Il n'y a à choisir qu'entre cette Autriche-là et le chaos, qui remettrait
au hasard le destin de l'Orient tout entier, et qui pourrait entraîner la Turquie
elle-même dans une ruine irréparable. Que la diplomatie avise. La question
revient en définitive à ceci : Trouver le meilleur moyen de concilier les inté-
rêts des divers peuples danubiens avec les intérêts de l'équilibre européen; d'un
côté aider la Turquie à se maintenir dans la ligne où elle entre avec résolution,
de l'autre mettre sous les yeux de l'Autriche, en comparaison avec la honte et
le danger du protectorat russe, la jeunesse et la force que les Slaves lui offraient
hier encore; et, si elle persiste à préférer cette servitude à cette vie nouvelle,
c'est alors qu'il conviendra de prendre sans retard les résolutions énergiques
annoncées par M. Drouyn de Lhuys.
Au milieu des préocupations si vives qui pèsent en ce moment sur tous les
esprits, l'élite de la société parisienne vient d'être douloureusement frappée
d'une perte qui laisse après elle un irréparable vide. Mrae Récamier a été enle-
vée en quelques heures à l'affection de ses amis. Le nom que nous venons de
tracer dit tout : il ne rappelle pas seulement l'idéal de la beauté, de la grâce ac-
complie, de l'amabilité la plus parfaite; il rappelle encore toutes les délicatesses
du cœur, de l'intelligence et de la vertu, et par-dessus tout, la plus active, la
plus ingénieuse, la plus angélique bonté. Objet de l'admiration respectueuse
et passionnée des plus hautes et des plus poétiques célébrités de ce siècle, sur
lesquelles elle a exercé ( comme surtout ce qui a eu le bonheur de l'approcher)
une si salutaire influence d'inspiration ou de modération, son souvenir reste,
entre autres, inséparablement lié à celui de Mme de Staël, de Chateaubriand, de
Ballanche. Le nom de Mme Récamier rayonne, dès à présent, comme celui de
Béatrice, sous la double consécration du génie et de l'amitié. Il y a un beau
portrait à tracer de cette femme éminente, douée d'une si grande puissance d'at-
traction et d'une sérénité d'ame si harmonieuse et si sympathique. Une plume
bien experte à saisir ces nuances a déjà esquissé dans la Revue plusieurs traits
de cette noble figure; mais, pour être achevée, cette œuvre de délicate analyse
demande un temps plus calme et une main moins émue. Aujourd'hui nous
n'avons voulu que signaler un deuil qui sera profondément senti partout où
Mme Récamier était connue.
716 REVUE DES DEUX MONDES.
Essai sur la vie et les ouvrages d'Etienne Pasquier, par M. Léon Feugére (1).
— Malgré l'exiguïté de son format, cette publication renferme plus de faits et
d'idées qu'on n'a l'habitude d'en trouver dans de longs et nombreux volumes.
En retraçant l'histoire d'Etienne Pasquier d'après des documens certains et à
l'aide de laborieuses recherches, rendues accessibles à tous par une rédaction
spirituelle, élégante et facile, M. Feugère, déjà si connu par son excellente édi-
tion de Pascal , vient d'acquérir un nouveau titré à la reconnaissance des lettres.
En effet, la vis d'Etienne Pasquier n'est pas seulement la biographie d'un
homme, c'est la personnification de toute une époque. Dans l'élite des noms lit-
téraires du xvi? siècle, il n'y en a qu'un de plus original encore, celui de Mon-
taigne; mais à qui comparer Montaigne? Pasquier ne fut pas seulement un let-
tré; il fut jurisconsulte, avocat, historien, poète, homme politique. Il donna l'un
des premiers l'exemple de cette universalité qui devint plus tard un des attri-
buts les plus saillans de l'esprit français. Il fut l'un des créateurs de la prose
française, cette portion de notre gloire littéraire la plus riche, la plus incon-
testable, la plus universellement reconnue; il contribua à faire passer notre
idiome de la naïveté à la clarté et à la précision, son véritable caractère. Dans
le livre des Recherches, mot que Pasquier avait inventé, du moins dans ce sens,
il posa les fondemens de la critique historique, qui constitue encore un des do-
maines presque exclusifs de notre temps. Indépendamment d'une forme à la
fois naturelle et piquante, les lettres d'Etienne Pasquier renferment une foule
de renseignemens et de détails précieux. On a incessamment puisé à cette
source sans parvenir à l'épuiser. Enfin, tel que ses contemporains l'ont admiré
et tel que les nôtres, grâce à M. Feugère, apprendront à le connaître, Etienne
Pasquier avait réalisé une réunion bien rare de talens souvent opposés. A l'ex-
périence et à la sagesse de l'homme d'état, Pasquier joignait une imagination
développée par l'étude des lettres, dont il était l'ami éclaire et constant. Par un
privilège bien rare dans les familles les mieux douées, nous voyons la tradition
qu'il a laissée continuée et agrandie sous son nom dans la personne d'un de ses
descendans, tradition heureuse, dont il faut bien se garder de rompre la chaîne,
car les différentes classes de la société, si pourtant il y en a encore de séparées
et de distinctes, y perdraient toutes également.
(1) Librairie de Firmin Didot frères, rue Jacob, 56.
s»<K
Y. de Mars.
POÈTES
ET
ROMANCIERS MODERNES
DE LA FRANCE.
lu.
chênedollé.1
On a dit de Nicole qu'il excellait à discourir sur des sujets de morale
qui n'auraient pas tout-à-fait fourni la matière d'un sermon. J'avoue
que la plus grande gloire que j'ambitionne dans la plupart des por-
traits que je retrace est un peu de ce genre-là : je serais heureux qu'on
trouvât que je réussis à des sujets qui ne sont pas tout-à-fait du ressort
de l'oraison funèbre. Ce que je voudrais avant tout, ce serait de don-
ner simplement des chapitres divers d'histoire littéraire, de les donner
(1) Ayant dû à la confiance de la famille de M. de Ghênedollé la libre communicatioH
de tous les papiers du poète, il m'a été permis de donner à cette étude une forme plus
développée que celle du portrait proprement dit. J'ai tâché, tout en conservant le cadre,
de l'étendre, et de me rapprocher autant que possible de ce que font si bien nos voisins
les Anglais dans leurs abondantes biographies littéraires.
TOME II. — {*' JUIN 1849. 46
718 REVUE DES DEUX MONDES.
vrais, neufs s'il se peut, nourris de toutes sortes d'informations sur la
vie et l'esprit d'un temps encore voisin de date et déjà lointain de sou-
venir. Je viens d'avoir (1) une ample occasion de parler une fois de plus
du groupe qui marqua si brillamment dans l'inauguration du siècle :
Chateaubriand, Fontanes, Joubert, m'ont tour à tour occupé, et j'ai
tâché d'assigner définitivement à chacun son rôle et son caractère dans
l'œuvre commune; il me reste à écrire encore un chapitre sur l'his-
toire littéraire de ce groupe, et je mets en tête le nom de Chênedollè,
l'un de leurs amis les plus chers et l'un des poètes distingués d'alors.
Quand on est parti ensemble pour un long voyage, pour une grande
entreprise, quand le vaisseau est de retour triomphant, il est triste d'a-
voir laissé en chemin l'un des compagnons, et qu'il soit tombé dans le
vaste abîme. Sans parler de Chateaubriand le triomphateur, Fontanes
et Joubert ont survécu, et ils nous disent de penser à Chênedollè, injus-
tement resté en arrière.
Le malheur de Chênedollè (malheur qui a été compensé pour lui par
de bien douces jouissances au sein de la famille et des champs) a été
de vivre trop long-temps loin de Paris, seul lieu où se fassent et se com-
plètent les réputations littéraires. Les ouvrages pris isolément ne sont
rien ou sont peu de chose pour établir un nom : il faut encore que la
personne de l'auteur soit là qui les soutienne, les explique, qui dispose
les indifférens à les lire, et quelquefois les en dispense. L'homme qu'on
rencontre tous les soirs, qui a de l'esprit argent comptant, qui paie de
sa personne, à celui-là on ne lui demande pas ses titres, on les accepte
volontiers sans les vérifier. Il a du crédit; son nom circule, et même
si plus tard la vogue tourne, si le goût public se porte ailleurs, on se
ressouvient long-temps de lui comme tenant à une époque précise, à
une heure brillante et regrettée; il a eu son jour.
Un autre inconvénient dont la renommée de Chênedollè s'est ressen-
tie, c'est que ses œuvres elles-mêmes n'ont point paru à leur vrai mo-
ment, et qu'il y a eu de l'anachronisme en quelque sorte dans la date
de ses publications. Les vers surtout, les vers devraient naître et fleu-
rir et se recueillir en une seule saison. Ceux de Chênedollè (je parle
de ses vers lyriques) sont nés près de Klopstock, se sont châtiés ensuite
à côté de Fontanes, et n'ont paru que tard après les débuts de Lamar-
tine et de Victor Hugo. L'effet qu'ils auraient eu droit d'espérer sous
leur première étoile a été en partie manqué dans ce croisement d'astres
tant soit peu contraires. Des pièces élevées ou touchantes, qui avaient
certes leur nouveauté à l'heure de l'inspiration, et qui auraient placé
le poète au premier rang des successeurs de Le Brun et parmi les ini-
(1) Dans un cours public professé à l'université 'de Liège. — Ce cours, devenu un livre,
doit paraître vers la lin de l'automne chez le libraire Hachette, sous le titre d'Histoire
de la Littérature de l'Empire, dont il formera le tome premier.
POÈTES ET ROMANCIERS MODERNES DE LA FRANCE. 719 "
tiateurs de la muse moderne, n'ont plus été remarquées que du petit
nombre de ceux qui vont rechercher et respirer la poésie en elle-même.
Chênedollé n'a pas fait comme son illustre ami Chateaubriand, qui,
entre tous ses génies familiers, eut toujours celui de l'à-propos. Tant
de contre-temps aujourd nui peuvent-ils se réparer? Au moins nous
devons un souvenir, un hommage et une attention tardive à un homme
distingué par le talent et par le cœur, qui eut en lui l'enthousiasme,
le culte du beau, la verve sincère, les qualités généreuses, et jusqu'à
la fin cette candeur des nobles âmes qui devrait être le signe inalté-
rable du poète.
I. ENFANCE. — ÉTUDES. — PREMIÈRES LECTURES.
Charles-Julien Pioult de Chênedollé naquit à Vire le 4 novembre
1769. Son père, membre de la cour des comptes de Normandie, por-
tait, selon l'usage de cette époque, le nom de la terre seigneuriale de
Saint-M.irtindon. Sa mère, Suzanne-Julienne Des Landes, appartenait
à une ancienne famille du Bocage. « C'était, nous dit son fils, une per-
sonne d'imagination, ingénieuse à se troubler elle-même, une de ces
âmes qui ne vivent que d'angoisses et d'alarmes; j'ai beaucoup hérité
d'elle. » Chênedollé est le nom d'un étang auprès duquel l'enfant allait
souvent promener ses rêves. On se souvient dans la famille du poète
qu'un aïeul paternel de Chênedollé, amateur de littérature et qui s'es-
sayait en son temps à la poésie, avait été en correspondance avec Boi-
leau, et avait reçu de lui des observations sur ses vers. Les lettres de
Boileau s'étaient conservées avec soin dans les papiers de famille; elles
furent brûlées avec ces papiers en 93. L'enfant tenait de cet aïeul la
veine secrète. Né près du berceau d'Olivier Basselin, nourri dans cette
terre des Vauquelin, des Segrais et des Malherbe, il recueillit en luij
l'influence heureuse. Bien jeune, il éprouvait à un haut degré le sen-
timent de la nature. « Je me surprenais à neuf ans, disait-il, devant le
coteau de Burcy chargé de moissons et si riche de lumière en été. Sou-
vent, immobile sur le balcon de la maison, j'ai contemplé ce spec-
tacle pendant des heures entières, quand la chaleur frémissait ardem-i
ment dans les airs. »
Il fit ses premières études au collège des Cordeliers de Vire, et en
1781, âgé de douze ans, il futenvoyé àJuilly(l)chezlesOratoriens, qui,
(1) Parlant, dans ses Souvenirs, de ses condisciples du collège de Juilly où il avait
été élevé, et de ceux qui étaient un peu plus jeunes que lui, Arnault, après avoir loué
Alexandre de Laborde et lui' avoir appliqué ces vers d'Horace :
Dî tibi formam,
Di tibi divitias dederant, artemque fruendi,
ajoute, d'un style moins élégant: « Dans cette catégorie se trouve aussi Chênedollé,
720 IlEVUE DES DEUX MONDES.
donnaient à leurs élèves une éducation libre, variée et littéraire. Il en
revint dans l'automne de i788, ayant lu avec charme Virgile, Homère,
Delille (pardon du mélange), Vanière, Boileau, Fénelon et la Jéru-
salem.
Ce qui a manqué à tous nos poètes modernes, à nous tous, c'est d'a-
voir rencontré au collège un maître tel que celui dont parle Coleridge,
ce révérend James Bowyer, si sensé et si plein de goût dans sa sévérité.
«Il m'apprit de bonne heure, dit son reconnaissant élève (1), à préférer
Démosthèneà Cicéron, Homère et Théocrite à Virgile, Virgile lui-même
à Ovide; à sentir la supériorité de Térence, de Lucrèce et de Catulle
par rapport aux poètes romains des âges su i vans, à ceux même du
siècle d'Auguste, pour la vérité du moins et pour la franchise native
des pensées et de la diction. Il m'apprit que la poésie, même celle
des odes les plus élevées et les plus désordonnées en apparence, a
une logique propre aussi sévère que celle de la science , mais plus
difficile en ce qu'elle est plus subtile, plus complexe, et qu'elle tient
à bien plus de causes, et à des causes plus fugitives. Dans les vraiment
grands poètes, ce digne maître avait coutume de dire que non-seule-
ment il y a une raison a donner pour chaque mot, mais pour la posi-
tion de chaque mot; — qu'il n'y a pas un vrai synonyme à substituer
dans Homère. — Dans les compositions qu'il nous faisait essayer en
notre langue, il était sans pitié pour toute phrase, métaphore, image,
qui n'était pas en plein accord avec le droit sens, ou qui le masquait là
où ce même sens se pouvait produire avec autant de force et de dignité
en des termes simples. » J'abrège; mais on sent combien une telle pré-
paration de goût reçue dès l'enfance aide ensuite à apprécier et à pra-
tiquer eh poésie un style ferme et doux, naturel et senti, dans lequel
l'harmonie et l'élégance n'étouffent pas le réel. Un tel maître, par mal-
heur, ne s'est jamais rencontré dans nos écoles, et Lancelot lui-même
n'était rien d'approchant pour Racine.
Le jeune élève de Juilly revint donc, ses études finies, au logis pa-
ternel avec l'enthousiasme de son âge et dans la première ivresse de
son imagination, mais ayant à se tracer à lui-même ses préceptes et à
faire son choix entre ses modèles II n'y songea point d'abord et il se
mit à jouir en tous sens de la nature et de la poésie. Le lieu qu'habitait
sa famille et qu'il habita lui-même jusqu'à la fin était charmant : « On
pourrait dans ce moment, écrivait-il bien des années après (mai 1820),
appeler le jardin du Coisel, le jardin d'agréable fraîcheur. Il est impos-
sible de rien voir de plus riant, des gazons plus frais et plus touffus, de
plus magnifiques lilas, une plus grande abondance de fleurs, des ver-
poète à qui le temps a manqué pour remplir toute sa destinée , mais à qui la littéra-
ture doit, sinon un poème paifait, du moins des vers admirables. »
(1) Biographia littraria, chap. I.
POÈTES ET ROMANCIERS MODERNES DE LA FRANCE. 721
gers plus riches et couverts de plus beaux pommiers et cerisiers. Les
rossignols ont voulu encore une fois enchanter la solitude du poète :
jamais les concerts des oiseaux n'avaient été si doux. » Toute sa vie
il aima ainsi à tenir registre des années par les printemps; les plus
beaux qu'il ait notés dans sa chère retraite furent celui de 1820, celui
de 1804, qui fut beau, mais moins que ce dernier, et surtout, entre les
printemps d'avant la révolution, celui de 1789, le premier renouveau
qu'il ait passé au Coisel en sortant du collège. Il errait dans les prés
avec délices, lisant YHèloïse de Jean-Jacques. Il n'avait pas même at-
tendu le retour de mai pour chercher la poésie dans la nature. «Je ne
me rappelle jamais sans le plus touchant intérêt, écrivait-il à trente ans
de là, une après-midi de janvier 4789 que je passai dans les champs
de Saussai à lire les Idylles de Gessner par un beau jour de gelée et de
soleil : la terre était couverte de neige et il faisait très froid, mais le
soleil était superbe; je passai deux heures au pied d'un fossé à l'abri du
vent à lire Gessner. J'ai rarement éprouvé un plaisir aussi vif, un en-
chantement pareil à celui-là... J'eus le sentiment de la poésie au plus
haut degré.» La lecture de Buffon fut un événement pour lui : «C'est
chez le curé de Saint-Martindon (décembre 4788 et janvier 4789) que
je jeiai la première fois les yeux sur les œuvres de Buffon. Je ne puis
dire à quel point je fus frappé, ravi de ces admirables descriptions; je
ne connaissais de ce grand écrivain que le portrait du cheval et une
partie de celui du chien que j'avais vu citer dans les notes des Gèor-
giques de l'abbé Delille. Le portrait complet du chien, la peinture des
déserts de l'Arabie, la description du paon, me jetèrent dans l'extase;
j'y rêvais nuit et jour. Je les appris par cœur, et depuis ce temps je
les ai toujours retenus. »
Enfin, pour compléter le cercle des enthousiasmes du jeune homme,
il y faut joindre Bernardin de Saint-Pierre, qui eut même le pas, dans
son esprit, sur Buffon et sur la Nouvelle Hèloïse :
« Jamais aucune lecture ne m'a autant charmé que YArcadie de Bernardin de
Saint-Pierre. Ce fut ma première lecture à mon retour du collège; je la fis en
toute liberté, errant dans la campagne. Je fus ravi, transporté, et, dans la naï-
veté de mon enthousiasme d'écolier, j'écrivis à Bernardin toute mon admiration
pour son talent, et le priai sans plus de façon, en m'appuyant du titre de com-
patriote, de m'envoyer4e manuscrit de la fin de YArcadie. Toute ridicule que
fût cette lettre, Bernardin cependant y vit sans doute quelque chose, car il ré-
pondit, mais avec son ironique bonhomie :
« Je sens tout le pouvoir magique de ce mot Neustrie, et ce nom de compa-
« triote est bien doux à mon cœur; mais, fussions-nous nés sous le même pom-
« mier, je ne pourrais répondre à votre désir sur l'article des fragmens de
« YArcadie qui ne sont pas publiés; ce sont choses trop délicates pour être ainsi
« confiées à la poste, et vous saurez peut-être un jour jusqu'à quel point va la
« délicatesse et la susceptibilité d'un auteur. »
722 | REVUE DES ©EUX MONDES.
« Cette lettre me fit grand plaisir, mais j'avoue que je fus un peu piq^de,
son fussions-nous néjs sous le mémo pommier : je le gardai long-temps sur le
cœur. »
On a vu que les premières amours littéraires de Chênedollé, si on
peut ainsi les appeler, se portaient tout entières sur des contemporains
ou sur des auteurs d'hier. C'est aux contemporains, en effet, qu'il est
donné surtout de provoquer ces sympathies ardentes et vives, ces pré-
dilections passionnées que les auteurs plus anciens et révérés de plus
loin sont moins propres à exciter. Toutefois il est remarquable com-
bien chez nous, en France, ces prédilections se confinent généralement
à des auteurs trop voisins et se combinent le moins possible avec l'a-
doration des hautes sources. Cela tient à une certaine faiblesse pre-
mière des études, qui n'a point frayé de bonne heure aux jeunes esprits
un accès suffisant vers les grands monumens, toujours difficiles à
aborder : il en résulte un défaut sensible pour la formation des talens
et pour l'agrandissement du goût. Un critique qui n'est arrivé que tard
au goût sévère a dit : « Il importe assez peu par quelle porte on entre
dans le royaume du grand et vrai beau, pourvu que ce soit par une
porte élevée et qu'il y ait à gravir pour y atteindre. C'est ainsi qu'Ho-
mère, Sophocle, Dante ou Shakspeare y donnent entrée presque indif-
féremment. Mais si l'on se flatte d'y arriver par une pente trop douce
et sans sortir de chez soi, comme par Racine ou tels autres auteurs de
trop facile connaissance, on court risque de s'y croire toujours sans y
pénétrer jamais. » Ceci s'applique à nous tous, sortis de cette éducation
gallicane trop molle à la fois et trop contente d'elle-même. Et que
n'aurait pas gagné dans le cas présent le jeune talent qui nous occupe,
si, pour fondement ou pour couronnement à Bernardin de Saint-Pierre
et à Buffon, il avait eu, lui, capable du grandiose, sa mémoire rem-
plie des strophes de Pindare ou des chœurs de Sophocle, comme cela
est ordinaire aux bons écoliers de Christ's Hospital ou d'Eton, et s'il
avait pu s'enchanter, à travers les prairies, d'une franche idylle de
Théocnte, au lieu de s'aller prendre à une traduction de Gessner!
Il était digne d'être ainsi dirigé vers les antiques sources du naturel
et du vrai , celui qui , sincèrement studieux de la nature, écrira sur son
calepin de poète des notes d'un pittoresque puisé dans le rural, telles
que celle-ci :
« 1er mai au soir. — Il a fait aujourd'hui un vrai temps de printemps; l'air,
qui était aigre et froid, s'est singulièrement adouci et a passé au chaud. C'est
ce que les gens de la campagne rendent par une expression pittoresque : ils,
disent que le temps s'engraisse. Ils disent aussi que le temps est maigre quand
lèvent souffle de l'est et que le hàle est grand. Le jardinier me disait aussi :
« Le temps va changer, le soleil est bien plus gras qu'hier; il est chaud. » —
POÈTES ET ROMANCIERS MODERNES DE LA FRANCE. 723
Toutes ces expressions sont aussi justes qu'énergiques, parce qu'elles sont toutes
de sensation et créées par le besoin. »
Ce n'est certes pas Delille qui se serait avisé de prendre de ces notes-là
dans ses rapides excursions aux champs, et Le Brun lui-même, qui
médita si long-temps un poème de la Nature d'après Buffbn, passa
toute sa vie, comme on sait, de l'hôtel Conti et des Quatre-Nations au
Louvre, ce qui laisse peu de place aux fraîcheurs des sensations de mai
traduites dans le langage.
Chênedollé, au reste, nous donna l'exemple de ce qui est à faire
quand on aime sincèrement la nature et l'étude. Dans la retraite de
ses dernières années, tout en observant de plus en plus le doux spec-
tacle des champs, il revint sur les lectures du passé et se mit à abor-
der directement ceux des grands modèles qu'il n'avait qu'entrevus
jusque-là. Sur une même page de son journal de 4823, je lis de lui ces
charmantes ébauches des impressions de la journée :
« 28 août. — J'ai revu aujourd'hui avec délices tous les travaux de la moisson :
j'ai vu scier, j'ai vu lier, j'ai vu charrier. Rien ne me plaît comme de voir un
atelier de moissonneurs dans un champ; j'aime à voir les jeunes garçons se
hâter et défier les jeunes filles qui scient encore plus vite qu'eux; j'aime à en-
tendre le joyeux babil des moissonneurs; j'aime à entendre les éclats de rire des
jeunes filles si gaies, si folles, si fraîches; j'aime à les voir se pencher avec leurs
faucilles, au risque pour elles de montrer quelquefois une jambe mieux faite et
plus fine que celle de nos plus belles dames. Cette vue irrite les désirs dans le
cœur du jeune homme; on fait une plaisanterie, et la gaieté circule à la ronde :
Verbaque aratoris rustica discit Amor.
« J'aime à voir le métayer robuste lier la gerbe et l'enlever au bout du rus-
tique trident; j'aime à voir le valet de la ferme qui la reçoit debout au haut du
char des moissons, et le char comblé s'ébranler pesamment dans la plaine.
« J'aime à voir glaner le pauvre. Laissez-lui quelques épis de plus :
Laissez à l'indigent une part des moissons.
« J'aime tous les travaux champêtres; j'aime à voir labourer, semer, mois-
sonner, planter, tailler, émonder les arbres, aménager les forêts.
« Je jouis du blé vert, et j'en jouis en moisson.
« En mars, je ne connais rien de beau, de riant, de magnifique, comme un
beau champ de blé qui rit sous les premières haleines du printemps.
« Depuis trente ans, je m'occupe de l'étude de la nature. Je l'observe sans
cesse, je m'étudie sans cesse à la prendre sur le fait. »
Puis tout à côté il écrivait [ ce 'qui concorde si bien) :
« Je suis presque bien aise d'avoir appris le grec tard. Cela présente la pensée
(Sous de nouvelles couleurs et ouvre à l'esprit de nouveaux horizons. L'étude
i d'une langue, surtout d'une langue très riche et qui a de belles formes, re-
trempe et rajeunit l'imagination. Avant de lire Homère dans le grec, je près-
724 REVUE DES DEUX MONDES.
sentais tout ce qu'il y avait dans l'expression grecque. J'étais arrivé là par une
sorte de sagacité, par cette prévision poétique qui devine sûrement les poètes.
La langue grecque est la langue aux mille aspects, aux mille couleurs. C'est un
prisme continuel. Chaque mot de cette poésie rayonne et jette sur la pensée un
arc-en-ciel (1). »
Mais pour lui comme pour Alfieri, comme pour d'autres, qu'il eût
été bon que ces sources excellentes se fussent infiltrées avec facilité
dans le talent dès l'adolescence!
Cependant la révolution suivait son cours. Le jeune Chênedollé, trop
poète pour ne pas être prompt à la voix de ce qui lui semblait l'hon-
neur, partit pour l'émigration en septembre 91; il fit deux campagnes
dans l'armée des princes, séjourna en Hollande pendant les années 93
et 94. La nuit du 21 janvier 95, qu'il passa sur la mer glacée en fuyant
l'armée française victorieuse, fut pour lui terrible et pleine de sensa-
tions extraordinaires. Il se rendit bientôt à Hambourg, où il rencontra
Rivarol. Ce fut la grande aventure intellectuelle de sa jeunesse.
II. — RELATIONS AVEC RIVAROL.
On a beaucoup écrit sur Rivarol (2), mais on ne le connaît tout-à-
fait par ses côtés supérieurs que quand on a entendu Chênedollé. Ce-
lui-ci a fort contribué à la publication des OEuvres complètes et au
petit livre intitulé Esprit de Rivarol, qui fut dicté en deux ou trois
soirées chez Fayolle. Je retrouve dans les papiers de Chênedollé la
plupart de ces bons mots et de ces pensées déjà connues, mais dans
leur vrai lieu, dans leur courant et à leur source. On en jugera tout
d'abord par le récit de ma première Visite à Rivarol, que je donnerai
ici, sans rien retrancher à la naïveté d'admiration qui y respire. Les
générations capables de tels enthousiasmes littéraires sont déjà loin, et
celles qui succèdent s'enflamment aujourd'hui pour de tout autres
choses : y gagnent-elles beaucoup en élévation morale et en bonheur?
« Si Rivarol avait vu mes notes, il aurait dit : Mais
il n'a pas été trop ingrat! » (Chênedollé.)
«Rivarol venait d'arriver de Londres à Hambourg, où je me trouvais alors.
J'avais tant entendu vanter son esprit et le charme irrésistible de sa conversa-
tion par quelques personnes avec lesquelles je vivais, que je brûlais du désir de
(1) Et sur la même page je trouve cités , deux lignes plus bas, comme se rattachant
naturellement aux idées d'érudition et de goût, les noms aimés de Mablin et de Bois-
sonade.
(2) Je recommande à ceux qui se soucient encore de ces doux riens deux articles sur
Rivarol insérés dans le Mercure vers le temps de sa mort, l'un du 5 floréal an x, de
Flins, l'autre du 28 messidor an x , de Gueneau de Mussy : le premier est spirituel; dans
le second, plus approfondi, l'influence de Chênedollé se fait sentir.
POÈTES ET ROMANCIERS MODERNES DE LA FRANCE. 725
faire sa connaissance. Je l'avais aperçu deux ou trois fois dans les salons d'un
restaurateur français, nommé Gérard, alors fort en vogue à Hambourg, chez le-
quel je m'étais trouvé à table assez près de lui, et ce que j'avais pu saisir au vol
de cette conversation prodigieuse, de cet esprit rapide et brillant, qui rayonnait
en tous sens et s'échappait en continuels éclairs, m'avait jeté dans une sorte
d'enivrement fiévreux, dont je ne pouvais revenir. Je ne voyais que Rivarol, je
ne pensais, je ne rêvais qu'à Rivarol : c'était une vraie frénésie qui m'ôtait jus-
qu'au sommeil.
« Six semaines se passèrent ainsi. Après avoir fait bien des tentatives inutiles
pour pénétrer jusqu'à mon idole, un de mes meilleurs amis arriva fort à propos
d'Osnabruck à Hambourg, pour me tirer de cet état violent, qui, s'il eût duré,
m'eût rendu fou. C'était le marquis de La Tresne, homme d'esprit et de talent,
traducteur habile de Virgile et de Klopstock (1); il était lié avec Rivarol : il vou-
lut bien se charger de me présenter au grand homme, et me servir d'introduc-
teur auprès de ce roi de la conversation. Nous prenons jour, et nous nous met-
tons en route pour aller trouver Rivarol, qui alors habitait à Ham, village à une
demi-lieue de Hambourg, dans une maison de campagne fort agréable. C'était
le 5 septembre 1795, jour que je n'oublierai jamais. Il faisait un temps superbe,
calme et chaud, et tout disposait i'ame aux idées les plus exaltées, aux émotions
les plus vives et les plus passionnées. Je ne puis dire quelles sensations j'éprouvai
quand je me trouvai à la porte de la maison : j'étais ému, tremblant, palpitant,
comme si j'allais me trouver en présence d'une maîtresse adorée et redoutée.
Mille senti mens confus m'oppressaient à la fois : le désir violent d'entendre Ri-
varol, de m'enivrer de sa parole, la crainte de me trouver en butte à quelques-
unes de ces épigrammes qu'il lançait si bien et si volontiers, la peur de ne pas
répondre à la bonne opinion que quelques personnes avaient cherché à lui don-
ner de moi, tout m'agitait, me bouleversait, me jetait dans un trouble inexpri-
mable. J'éprouvais au plus haut degré cette fascination de la crainte, quand
enfin la porte s'ouvrit. Ou nous introduisit auprès de Rivarol, qui, en ce mo-
ment, était à table avec quelques amis. Il nous reçut avec une affabilité cares-
sante, mêlée toutefois d'une assez forte teinte de cette fatuité de bon ton qui
distinguait alors les hommes du grand monde (Rivarol, comme on sait, avait la
prétention d'être un homme de qualité). Toutefois il me mit bientôt à mon aise
en me disant un mot aimable sur mon ode à Klopstock, que j'avais fait pa-
raître depuis peu. « J'ai lu votre ode, me dit-il , elle est bien : il y a de la verve,
« du mouvement, de l'élan. Il y a bien encore quelques juvenilia, quelques
« images vagues, quelques expressions ternes, communes ou peu poétiques;
« mais d'un trait de plume il est aisé de faire disparaître ces taches-là. J'espère
« que nous ferons quelque chose de vous : venez me voir, nous mettrons votre
« esprit en serre chaude, et tout ira bien. Pour commencer, nous allons faire au-
« jourd'hui une débauche de poésie. »
« Il commença en effet, et se lança dans un de ces monologues où il était
vraiment prodigieux. Le fond de son thème était celui-ci : Le poète n'est qu'un
(1) On trouve des fragmens de la traduction en vers de Y Enéide par M. de La Tresne
dans le Mercure du 16 germinal an ix et dans d'autres numéros de ces années. Ses amis
disaient de lui : « Il explique Virgile comme un bon professeur, et il l'entend comme
un homme de goût. »
726 REVUE DBS DEUX MONDES
sauvage très ingénieux et très animé, chez lequel toutes les idées se<présentent
en images. Le sauvage et le, poète font le cercle; l'unet l'autre ne parlent que ;
par hiéroglyphes (1), avec cette différence que le poète tourne dans une orbite
d'idées beaucoup plus étendue. — Et le voilà qui se met à développer ce texte ».
avee une abondance d'idées, une richesse de vues si fines ou si profondes, un
luxe de métaphores si brillantes et si pittoresques, que c'était merveille de l'en^ |
tendre.
« Il passa ensuite à une autre thèse qu'il posa ainsi : « L'art doit se donner
« un but qui recule sans cesse, et mettre l'infini entre lui et son modèle. » Cette
nouvelle idée fut développée avee des prestiges d'élocution encore plu&étonnans:
c'étaient vraiment des paroles de féerie. — Nous hasardâmes timidement, M. de
LaTresne et moi, quelques objections qui furent réfutées avec le rapide dédain
de la supériorité (Rivarol, dans la discussion, était cassant, emporté, un peu
dur même). — « Point d'objections d'enfant, » nous répétait-il, et il continuait à
développer son thème avec une profusion d'images toujours plus éblouissantes.
Il passait tour à tour de l'abstraction à la métaphore, et revenait de la métaphore
à l'abstraction avec une aisance et une dextérité inouies. Je n'avais pas d'idée
d'une improvisation aussi agile, aussi svelte, aussi entraînante. J'étais tout
oreille pour écouter ces paroles magiques qui tombaient en reflets pétillans
comme des pierreries, et qui d'ailleurs étaient prononcées avec le son de voix le
plus mélodieux et le plus pénétrant, l'organe le plus varié, le plus souple et le
plus enchanteur. J'étais vraiment sous le charme, comme disait Diderot.
« Au sortir de table, nous fûmes nous asseoir dans le jardin, à l'ombre d'un
petit bosquet formé de pins, de tilleuls et de sycomores panachés, dont les
jeunes et hauts ombrages flottaient au-dessus de nous. Rivarol compara d'abord,
en>|>laisantant, le lieu où nous étions aux jardins d'Acadème, où Platon se ren-
dait avec ses disciples pour converser sur la philosophie. Et, à vrai dire, il y
avait bien quelques points de ressemblance entre les 'deux scènes, qui pouvaient
favoriser l'illusion. Les arbres qui.nous couvraient, aussi beaux que les platanes
d'Athènes, se faisaient remarquer par la vigueur et le luxe extraordinaire de
leur végétation. Le soleil, qui s'inclinait déjà à l'occident, pénétrait jusqu'à
nous malgré l'opulente épaisseur des ombrages, et son disque d'or et de feu,
descendant comme un incendie derrière un vaste groupe de nuages, leur prê-
tait des teintes si chaudes et si animées, qu'on eût pu se croire sous un ciel de la
Grèce... Rivarol, après avoir admiré quelques instans ce radieux spectacle et
nous avoir jeté à l'imagination deux ou trois de ces belles expressions poétiques
qu'il semblait créer en se jouant, se remit à causer littérature.
« Il passa en revue presque tous les principaux personnages littéraires du
xvme siècle, et les jugea d'une manière âpre, tranchante et sévère. Il parla d'a-
bord de Voltaire, contre lequel il poussait fort loin la jalousie; il lui en voulait
d'avoir su s'attribuer le monopole universel de l'esprit. C'était pour lui une sorte
d'ennemi personnel. Il ne lui pardonnait pas d'être venu le premier et d'avoir
pris sa place.
« Il lui refusait le talent de la grande, de la haute poésie, même de la poésie
(1) Chateaubriand semble avoir voulu justifier cette définition dans les Natchez. où
le poète et le sauvage ne font qu'un. Il semblerait que Rivarol eût vent de Chactas,
POÈTES ET ROMANCIERS MODERNES DE LA FRANCE. 727
dramatique. Une le trouvait supérieur que dans la poésie fugitive, et là seule-
' ment Voltaire avait pu dompter l'admiration de Rivarol et la rendre obéissante.
« Sa Henriade, disait-il, n'est qu'un maigre croquis, un squelette épique, où
« manquent les muscles, les chairs et les couleurs (1). Ses tragédies ne sont que
« des thèses philosophiques froides et brillantes. Dans le style de Voltaire, il y a
« toujours une partie morte : tout vit dans celui de Racine et de Virgile. V Essai
« sur les mœurs et l'esprit des nations, mesquine parodie de l'immortel Discours
« de Bossuet, n'est qu'une esquisse assez élégante, mais terne et sèche, et men-
« songère. C'est moins une histoire qu'un pamphlet en grand, un artificieux
«plaidoyer contre le christianisme et une longue moquerie de l'espèce hu-
« maine. Quant à son Dictionnaire philosophique, si fastueusement intitulé la
« Raison par alphabet, c'est un livre d'une très mince portée en philosophie. Il
« faut être bien médiocre soi-même pour s'imaginer qu'il n'y a rien au-delà de
« la pensée de Voltaire. Rien de plus incomplet que cette pensée : elle est vaine,
« superficielle, moqueuse, dissolvante, essentiellement propre à détruire, et voilà
« tout. Du reste, il n'y a ni profondeur, ni élévation, ni unité, ni avenir, rien
« de ce qui fonde et systématise. » Ainsi disant, il faisait la revue des principaux
ouvrages de Voltaire, et les marquait en passant d'un de ces stigmates qui lais-
sent une empreinte ineffaçable, semblable à la goutte d'eau-forte qui creuse la
planche de cuivre en y tombant. Il finit par se résumer dans cette phrase que
j'ai déjà citée ailleurs (2) : « Voltaire a employé la mine de plomb pour l'épo-
« pée, le crayon pour l'histoire, et le pinceau pour la poésie fugitive (3). »
<( Enhardi par l'accueil aimable que Rivarol me faisait, je me hasardai à lui
demander ce qu'il pensait de Buffon, alors l'écrivain pour moi par excellence. —
« Son style a de la pompe et de l'ampleur, me répondit-il, mais il est diffus et
« pâteux (4). On y voit toujours flotter les plis de la robe d'Apollon, mais sou-
te vent le dieu n'y est pas. Ses descriptions les plus vantées manquent souvent
« de nouveauté, de création dans l'expression. Le portrait du Cheval a du mou-
« vement, de l'éclat, de la rapidité, du fracas. Celui du Chien vaut peut-être
« mieux encore, mais il est trop long; ce n^est pas là la splendide économie de
« style des grands maîtres. Quant à Y Aigle, il est manqué : il n'est dessiné ni
« avec une vigueur assez mâle, ni avec une assez sauvage fierté. Le Paon aussi
« est manqué : qu'il soit de Buffon ou de Gueneau, peu importe; c'est une des-
« cription à refaire. Elle est trop longue, et pourtant ne dit pas tout. Cela cha-
« toie plus encore que cela ne rayonne. Cette peinture manque surtout de cette
« verve intérieure qui anime tout, et de cette brièveté pittoresque qui double
« l'éclat des images en les resserrant. Pour peindre cet opulent oiseau, il fallait
« tremper ses pinceaux dans le soleil, et jeter sur ses lignes les couleurs aussi
(1) Il disait de la Henriade encore, « qu'il se serait bien gardé d'en corriger les
épreuves; il connaissait trop bien le prix des fautes d'impression. Qui sait? le hasard
pourra produire quelque beauté. » Il prétendait que, dans une vente de livres, la Hen-
riade était restée pour paiement à l'huissier.
(2) Au tome V, page 332, des OEuvres de Rivarol.
(3) Cette conclusion est bien prétentieuse dans sa forme. Dureté pour dureté, j'aime
mieux de Rivarol cet autre jugement si méchamment spirituel sur Voltaire : « Quand il
s'observe, il n'est pas même exact ni vrai; et quand il s'abandonne, il n'étonne jamais. »
(4) Rivarol était un peu ingrat envers Buffon, qui avait dit de sa traduction de Dante
que c'était, en fait de style, une suite de créations.
728 REVUE DES DEUX MONDES.
« rapidement que le grand astre jette ses rayons sur le ciel et les montagnes.
« J'ai dans la tête un paon bien autrement neuf, bien autrement magnifique, et
«je ne demanderais pas une beure pour mieux faire (1).
« Le portrait du Cygne est fort préférable : là il y a vraiment du talent, d'ha-
« biles artifices d'élocution, de la limpidité et de la mollesse dans le style, et
« une mélancolie d'expression qui, se mêlant à la splendeur des images, en
« tempère heureusement l'éclat. Un morceau encore sans reproche, c'est le dé-
te but des Époques de la Nature. Il y règne de la pompe sans emphase, de la ri-
« chesse sans diffusion, et une magnificence d'expression, haute et calme, qui
te ressemble à la tranquille élévation des cieux. Buffon ne s'est jamais montré
« plus artiste en fait de style. C'est la manière de Bossuet appliquée à l'histoire
te naturelle.
« Mais un écrivain bien supérieur à Buffon, poursuivait Rivarol sans s'inter-
« rompre, c'est Montesquieu. J'avoue que je ne fais plus cas que de celui-là (et
ce de Pascal toutefois!) depuis que j'écris sur la politique: et sur quoi pour-
« rait-on écrire aujourd'hui? Quand une révolution inouie ébranle les colonnes
ec du monde, comment s'occuper d'autre chose? La politique est tout; elle en-
te vahit tout, remplit tout, attire tout : il n'y a plus de pensée, d'intérêt et de
ce passion que là. Si un écrivain a quelque conscience de son talent, s'il aspire
<c à redresser ou à dominer son siècle, en un mot s'il veut saisir le sceptre de la
te pensée, il ne peut et ne doit écrire que sur la politique. Quel plus beau rôle
ce que celui de dévoiler les mystères de l'organisation sociale, encore si peu
te connue! Quelle plus noble et plus éclatante mission que celle d'arrêter, d'en-
« chaîner, par la puissance et l'autorité du talent, ces idées envahissantes qui
ce sont sorties comme une doctrine armée des livres des philosophes, et qui, at-
<e telées au char du soleil, comme l'a si bien dit ce fou de Danton, menacent de
ce faire le tour du monde! Pour en revenir à Montesquieu, sans doute en poli-
ce tique il n'a ni tout vu, ni tout saisi, ni tout dit, et cela était impossible de
« son temps. 11 n'avait point passé au travers d'une immense révolution qui a
ce ouvert les entrailles de la société, et qui a tout éclairé, parce qu'elle a tout mis
« à nu. Il n'avait pas pour lui les résultats de cette vaste et terrible expérience,
ce qui a tout vérifié et tout résumé; mais ce qu'il a vu , il l'a supérieurement vu,
<( et vu sous un angle immense. Il a admirablement saisi les grandes phases de
ce l'évolution sociale. Son regard d'aigle pénètre à fond les objets et les traverse
■a en y jetant la lumière. Son génie, qui touche à tout en même temps, res-
te semble à l'éclair qui se montre à la fois aux quatre points de l'horizon. Voilà
• ce mon homme! c'est vraiment le seul que je puisse lire aujourd'hui. Toute autre
<e lecture languit auprès de celle d'un si ferme et si lumineux génie, et je n'ouvre
ce jamais l'Esprit des Lois que je n'y puise ou de nouvelles idées ou de hautes
te leçons de style. »
Chênedollé, à qui l'on doit cette vive reproduction du discours de
Rivarol (discours qui n'est pas encore à sa fin), s'arrête ici un moment
pour noter les sentimens divers qui se pressaient en lui devant ces flots
et celte cascade toujours rejaillissante du torrent sonore. A propos de
(1) U n'avait pas seulement le paon dans la tête, il était le paon en personne à ce
moment-là.
POÈTES ET ROMANCIERS MODERNES DE LA FRANCE. 729
ia tirade sur Buffon, «j'étais, dit-il, confondu, je l'avoue, de la sévé-
rité de ces jugemens et de ce ton d'assurance et d'infaillibilité avec le-
quel ils étaient débités; mais il me paraissait impossible qu'un homme
qui parlait si bien se trompât. » Et faisant comme les jeunes gens qui,
dans leur curiosité, n'ont pas de cesse qu'ils n'aient questionné tour à
tour sur tous les objets un peu inégaux de leur prédilection secrète, il
profita d'un moment où Rivarol reprenait haleine : « Et Thomas? »
demanda-t-il.
« Thomas est un homme manqué, repartit d'un ton bref Rivarol; c'est un
« homme qui n'a que des demi-idées. 11 a une assez belle phrase, mais il n'en
« a qu'une. Il n'avait pas ce qu'il fallait pour faire l'Éloge de Descartes: c'est
« un ouvrage composé avec la science acquise de la veille. Cela n'est ni digéré
« ni fondu. 11 aurait fallu à l'auteur les connaissances positives de Fontenelle,
<c l'étendue et la pénétration de son coup d'œil scientifique. L'Éloge de Marc-
« Aurèle vaut mieux : il y a dans cet Éloge des intentions dramatiques qui ne
« sont pas sans effet. Le style en est meilleur aussi, bien que là pourtant,
« comme ailleurs, ce style manque d'originalité. Ce n'est pas là un style créé.
« Et puis il est trop coupé, trop haché, ou par endroits démesurément long.
« Thomas ne s'entend pas à parcourir avec grâce et fermeté les nombreux dé-
« tours de la période oratoire. Il ne sait pas enchevêtrer sa phrase. Quant à son
« Essai sur les Éloges, il y a de belles pages sans doute; mais, quoique les dé-
« fauts y soient moindres et qu'il ait détendu son style, il y règne encore un ton
« d'exagération qui gâte les meilleurs morceaux. Thomas exagère ses sentimens
« par ses idées, ses idées par ses images, ses images par ses expressions. »
« — Et Rousseau? monsieur de Rivarol.
« — Oh! pour celui-là, c'est une autre affaire. C'est un maître sophiste qui
« ne pense pas un mot de ce qu'il dit ou de ce qu'il écrit, c'est le paradoxe in-
« carné, — grand artiste d'ailleurs en fait de style, bien que, même dans ses
« meilleurs ouvrages, il n'ait pu se défaire entièrement de cette rouille gene-
«c voise dont son talent reste entaché. Il parle du haut de ses livres comme du
« haut d'une tribune; il a des cris et des gestes dans son style, et son éloquence
« épileptique a dû être irrésistible sur les femmes et les jeunes gens. Orateur
« ambidextre, il écrit sans conscience, ou plutôt il laisse errer sa conscience au
« gré de toutes ses sensations et de toutes ses affections. Aussi passionne-t-il
« tout ce qu'il touche. 11 y a des pages, dans la Nouvelle Hèloïse, qui ont été
xc touchées d'un rayon du soleil. Toutes les fois qu'il n'écrit pas sous l'influence
« despotique d'un paradoxe, et qu'il raconte ses sensations ou peint ses propres
« passions, il est aussi éloquent que vrai. Voilà ce qui donne tant de charme à
<c quelques tableaux de ses Confessions, et surtout à ce préambule qui sert d'in-
« troduction à la Profession du Vicaire savoyard , et où, sous le voile d'un jeune
« homme qu'il met en scène avec le Vicaire, il raconte sa propre histoire. C'est,
<c avec quelques Lettres Provinciales et les chapitres sur Y Homme de Pascal , ce
« que nous avons de mieux écrit en notre langue. C'est fait à point (1). »
(1) Les papiers de Chênedollé présentent plus d'une version de cette conversation avec
Rivarol, et dans chaque version il y a quelques variantes. J'ai choisi, autant que possible,
la leçon qui m'a paru la plus voisine de la parole même.
730 11KVUB DES DEUX MONDES.
« Le reste de la conversation se passai en un feu roulant d'épigrammes lan-
cées avec une verve intarissable sur d'autres renommées politiques et litté-
raires. Jamais Rivarol ne justifia mieux son surnom de Saint-Georges de l'épi-
gramme. Pas un n'échappait à l'habileté désespérante de sa pointe. Là passèrent
tour à tour, transpercés coup sur coup, et l'abbé Delille, « qui n'est qu'un ros-
signol qui a reçu son cerveau en gosier, » et Cerutti , « qui a fait des phrases
luisantes sur nos grands hommes de l'année dernière, espèce de limaçon dé la
littérature qui laisse partout où il passe une trace argentée, mais ce n'est qu'é-
cume et bave; » et Chamfort, « qui en entrant à l'Académie ne fut qu'une
branche de muguet entée sur des pavots; » et Roucher, « qui est en poésie le
plus beau naufrage du siècle; » et Chabanon, « qui a traduit Théocrite et Pin-
dare de toute sa haine contre le. grec; » et Fontanes, « qui passe son style^au
brunissoir et qui a le pôllsans l'éclat (1); » et Le Brun , « qui n'a que de la har-
diesse combinée et jamais de la hardiesse inspirée : ne le voyez- vous pas d'ici,
assis sur son séant dans son litavec des draps sales, une chemise sale de quinze
jours et des bouts de manche en batiste un peu plus blancs, entouré de Virgile,
d'Horace, de Corneille^ de Racine, de Rousseau, qui pêche à la ligne un mot
dans l'un et un mot dans l'autre, pour en composer ses vers, qui ne sont que
mosaïque (2) ? » et Mercier avec son Tableau de Paris, « ouvrage pensé dans la
rue et écrit sur la borne; » et l'abbé Millot, « qui n'a fait que des commissions
dans l'histoire; » et Palissot, « qui a toujours un chat devant les yeux pour mo-
dèle : c'est pour lui le torse antique; » et Condorcet, « qui écrit avec de l'opium
sur des feuilles de plomb; » et Target, « qui s'est noyé dans son talent. » Chaque
mot était une. épigramme condensée qui portait coup et perçait son homme (3).
Mirabeau -obtint les honneurs d'une épigramme plus détaillée :
« La tête de Mirabeau, disait-il, n'était qu'une grosse éponge toujours gonflée
ce des idées d'autrui. 11 n'a eu quelque réputation que parce qu'il a toujours écrit
« sur des matières palpitantes de l'intérêt du moment (4). Ses brochures sont des
« brûlots ilâchéSiauumilieu d'une flotte : ils y mettent le feu, mais ils s'y con-
(1) «"Rivarob aurait» pu' profiter du procédé; cela n'aurait pas mal fait de délustrer un
peu son* style t il brillait trop. » (Chênedollé.)
(2)* <Voici. une bonne-- anecdote sur Le Brun : « Le Brun arrive un jour tout effaré chez
Rivarol, et s'écrie en entrant: «Chamfort est un barbare; il n'entend pas mon vers sur
l'Espagne :
a\ ^Espagne a trop connu l'indigence de l'or.
Il n'y a plus de poésie, il n'y a plus de littérature en France. C'est une création d'expres-
sion magnifique. C'est le yarvoque potentem de Virgile, l'orgueilleuse faiblesse1 de
Racine... » (Chênedollé.)
(3) « Unique enà-proposy Rivarol avait ainsi un trait, une épigramme pour chaque évé-
nement littéraire ou politique; il attaohait un mot à la tragédie ou à la comédie nouvelle,
au sermon à la mode, à l'académicien Au jour, et ce mot restait : c'était un stigmate
ineffaçable* » (Chênedollé). — Et encore : « Les malices lui sortent de tous les côtés :
Rivarol fait des épigramme* jusque dans son éloquence. » — Au reste, la plupart de ces
mots de Rivarol étaient faits d'avance, on le sent, et ils servaient dans l'occasion:
« Rivarol taillait toutes se^. pensées à facettes; il tenait une phrase quinze jours sur son
chevalet. » Son improvisation porte la trace de cette préméditation.
(4) Ce palpitantes d'intérêt est déjà du style à la Mirabeau.
POÈTES ET ROMANCIERS MODERNES DE LA FRANCE. 731
« sument. Du reste, c'est un barbare effroyable en fait de style; c'est l' Attila de
«l'éloquence, et s'il y a dans ses gros livres quelques phrases bien faites, elles
« sont de Chamfort, de Cerutti ou de moi. »
«Trois heures, continue Chènedollé, s'écoulèrent dans ces curieux et pîquans
entretiens, et me parurent à peine quelques instans. Le soleil cependant avait
disparu de l'horizon, et la nuit qui tombait nous avertit qu'il était temps de nous
retirer.
« Nous prîmes donc congé de Rivarol qui, en nous quittant, nous dit quel-
ques-uns de ces mots aimables qu'il savait si bien trouver, et nous fit promettre
de» revenir. Puis il me remit sa traduction du Dante, en me disant : «Lisez
« cela! il y a là des études de style qui formeront le vôtre et qui vous mettront
« des formes poétiques dans la tète. C'est une mine d'expressions où les jeunes
« poètes peuvent puiser avec avantage. »
«Nous reprîmes la route de Hambourg, M. de La Tresne et moi, confondus,
terrassés, éblouis par les miracles de cette parole presque fabuleuse. Le jour
avait tout- à-fait disparu; il faisait une de ces belles nuits si communes en cette
saison dans les climats du nord, et qui ont un éclat et une pureté qu'on ne voit
point ailleurs. Une lune d'automne brillait dans un ciel d'un bleu magnifique,
et sa lumière, brisée en réseaux de diamant, étincelait dans les hautes cimes
des vieux ormes qui bordent la route, en projetant devant nous de longues ombres.
L'oreille et la tête encore pleines de la conversation de Rivarol, nous marchions
silencieusement sous cette magique clarté, et le profond silence n'était inter-
rompu que par ces exclamations répétées vingt fois : « Il faut convenir que Ri-
« varol est un causeur bien extraordinaire! » De tout ce soir-là, il nous fut im-
possible de trouver d'autres paroles. »
Si j'avais moins longuement cité, on n'aurait pas une idée aussi com-
plète, ce me semble, de ce que fut réellement Rivarol, le grand impro-
visateur, le dieu de la conversation à cette fin d'un siècle où la conver-
sation était le suprême plaisir et la suprême gloire. On n'avait qu'à le
toucher sur un point, qu'à lui donner la note, et le merveilleux clavier
répondait à l'instant par toute une sonate. Le récit qu'on vient de lire
nous a rendu comme présentes ces qualités soudaines, mais l'admira-
tion du narrateur n'a pu nous dissimuler les défauts. Lui-même, lors-
qu'il est un peu revenu, il nous dit de cette verve étonnante de Rivarol
qu'elle ressemble à un feu d'artifice tiré sur l'eau (1) : — brillante et
froide ! C'est une illumination d' Armide. Un fonds de vanité et de fri-
volité perce en effet jusqu'à travers les couleurs et occupe la place du
foyer véritable (2). Son talent, comme Chènedollé l'a très-bien reconnu,
manquait de probité (3); Le mal de Rivarol est là. Ce sybarite qui était
un esprit supérieur, après s'être amolli dans les délices de son temps,
(1) Le mot est primitivement de M. de Lauraguais.
(2) C'est ce qui le rend inférieur, par exemple, à Diderot et à Coleridge, ces deux
autres puissans improvisateurs, qui avaient dans leur entrain chaleur et bonne foi.
(3) Et encore : « Rivarol fait aux idées des caresses de courtisane, et non d'honnête
femme. » (Chènedollé.)
732 REVUE DES DEUX MONDES.
essaya trop tard de s'élever aux graves sujets et aux sérieuses entre-
prises : il en était digne par l'intelligence, mais les mœurs et le cœur
faisaient défaut. Tandis qu'il prodiguait sa parole avec le jeu de baguette
d'un enchanteur et d'un son de voix de sirène, son regard semblait
éteint et noyé; l'ame était absente. Ce peintre rival qui voulait re-
prendre Buffon sur la nature et refaire quelques-uns de ses tableaux,
ne sortait plus, dans les derniers temps, du fauteuil où il trônait; il
était devenu pâle à force de garder la chambre; il avait l'air d'une
plante étiolée. Aussi conseillait-il aux jeunes talens la serre chaude pour
les pousser comme des fruits hâtifs. C'était bien lui qui se vantait à
Chênedollé de résoudre un problème de géométrie jusque dans l'éclair
du plaisir : cette fatuité achève de le peindre. Il disait encore : « Le cri
de la plume me fait mal, je déteste d'écrire. » Il ne fut donc qu'un
admirable virtuose et ne put accomplir son œuvre comme écrivain;
sachons pourtant ce qu'on a perdu en lui.
Au moment où Rivarol, près de finir, lançait ainsi ses bouquets d'ar-
tifice à Hambourg et à Berlin, un homme qui se piquait d'insolence et
presque de fatuité aussi, mais avec cela d'une vie grave, d'une ame
ferme, et nourri aux fortes études, Joseph de Maistre, commençait à
marquer son rang; ce rôle final souverain que Rivarol avait rêvé, ce
plan hardi de réaction contre Voltaire et de restauration des vraies doc-
trines politiques, de Maistre le prit en main dès le premier jour; et s'il
y mêla trop souvent ce que j'appelle du Rivarol, c'est-à-dire de l'homme
du monde et du talon rouge, tout cela en lui se releva, s'agrandit, s'ho-
nora par des inspirations supérieures : tellement que si, un jour, un
soir, aux bords de la Newa, dans un de ces étés du nord qui sont si
beaux, quelques amis se rassemblent pour converser avec lui et pour
l'entendre, on pourra alors, de bien loin sans doute quant à la grâce,
mais sans profanation du moins quant à la hauteur des idées, — on
pourra évoquer le souvenir idéal de Platon. Il n'y en avait qu'un faux
air dans cette soirée de Ham, malgré la prétention de Rivarol de re-
nouveler les jardins d'Acadème.
Rivarol aurait pu être un grand critique littéraire, et il l'était en
causant. Sous ses airs fats, il avait éminemment du bon sens. On a vu à
quel point il analysait les contemporains les plus admirés. Il savait le
défaut de la cuirasse de chacun, et y pénétrait hardiment. Il les jugeait
d'égal à égal et les classait d'une vue sûre. Quant aux petits grands
hommes, il se plaisait à les rassembler « comme des atomes sous sa
lentille », en disant : « Voyons si nous en pourrons tirer quelque
chose. » Toutes ses plaisanteries (signe remarquable de sa vocation)
étaient littéraires. Si on lui faisait entendre qu'il était parfois cruel, il
disait que «l'homme de goût a reçu vingt blessures avant d'en faire
une, » et le mot est charmant. Chênedollé a eu raison de remarquer
POÈTES ET ROMANCIERS MODERNES DE LA FRANCE. 733
que « Rivarol avait déjà dans son talent quelque chose de ce qu'on a
depuis appelé le romantisme; il avait senti la nécessité de retremper la
langue, de lui donner plus de franchise, plus de mouvement et d'aban-
don, de créer en peignant. » Il avait dans la prose, mais dans la prose
seulement (1), l'instinct de ce que l'école romantique de Y art a essayé
d'introduire depuis; il y a un Hazlitt français dans Rivarol.
Y avait-il également un Burke ou un Bonald, et mieux qu'un Bo-
nald? Chênedollé le pensait. Dès sa seconde entrevue, un matin, Riva-
rol lui lut le début de son ouvrage sur la Théorie du Corps politique :
« Aucun morceau de prose ne m'a jamais fait autant d'effet. Il est évi-
dent que Rivarol, dans ses quatre chapitres sur la nature et la forma-
tion du corps politique, a voulu lutter contre les chapitres sur Yhomme,
de Pascal. » Et Chênedollé, poussant plus loin celte comparaison que
j'ose indiquer à peine, trouvait que les deux ouvrages avaient eu pa-
reille destinée. Celui de Rivarol , écrit en effet sur de petites feuilles
volantes, sur de petits morceaux de papier, les uns enfilés par liasse,
les autres entassés confusément dans de petits sacs, ne s'était retrouvé
qu'en fragmens, — comme les immortelles Pensées. Là se borne pour
nous la ressemblance. Il serait plus exact de le comparer au manuscrit
de Bergasse sur les mêmes matières, qui fut, je crois, détruit dans un
incendie. Une grande partie du manuscrit de Rivarol fut volée (à la
lettre) par l'abbé Sabatier de Castres, qui le pilla et le défigura à sa
manière dans l'ouvrage de la Souveraineté, imprimé à Hambourg en
1806. Un court chapitre intitulé de la Souveraineté du Peuple, par Ri-
varol, fut publié à Paris en 1831, et Chênedollé ne dut pas y être étran-
ger. J'ai sous les yeux de nombreux essais de mise en ordre et de re-
daction dans lesquels ce dernier, en disciple fidèle, tenta jusqu'à la fin
de sa vie de recomposer et de restituer une œuvre dont la perte lui
semblait un malheur irréparable pour la cause des justes doctrines
politiques (2). Nous ne saurions nous hasarder ici dans une discussion
(1) Quand il s'agissait de poésie, Rivarol ne sortait guère des habitudes et des con-
ceptions de son temps; il disait, par exemple : « Le pauvre Diable est le chef-d'œuvre
de la satire, rien n'est plus rapide, plus animé, plus piquant à la fois et plus pittoresque;
mais Voltaire, en peignant le cordonnier, a eu tort de le nommer. Au lieu de
Le cordonnier qui vient de ma chaussure
Prendre à genoux la forme et la mesure....
il fallait mettre : V humble artisan qui vient, etc. La poésie doit toujours peindre et ne
jamais nommer. » Je n'examine pas si Rivarol a tort ou raison; mais, pour être alors un
critique original en matière de poésie, il aurait fallu qu'il dît autre chose. Renouveler
le pittoresque et introduire le naturel, c'était le double conseil à donner aux poètes,
et il n'en parle pas.
(2) Vers 1833, Chênedollé écrivait au frère de Rivarol , possesseur des papiers qu'on
avait pu recouvrer : « De tous ces papiers, on pourrait, je crois, extraire un petit volume
extrêmement substantiel, qui n'excéderait pas de beaucoup les dimensions du Contrat
TOME H. 47
7.14 REVUE DES DEUX MONDES.
dont -tas élément se dérobent. Le champ est trop vaste de ce qui n'a
pas été et qui aurait pu être. L'ouvrage de Rivarol est rentré pour ja-
mais dans les limbes d'où il n'était sorti qu'à de rapides momens d'é-
vecation et d'improvisation brillante; il y sommeille avec tant d'autres
pensées fécondes , auxquelles pourtant le soleil propice a manqué et
qui n'ont pas eu leur jour. Ce qui demeure certain, c'est que, comme
publiciste, Rivarol, averti par la révolution, aspira de bonne heure à
uvh grand but, et qu'il ne parut pas incapable de l'atteindre. La mort,
en le saisissant à l'âge de quarante-sept ans, l'arrêta dès les premiers
pas de sa seconde carrière. On a eu depuis lors Bonald, de Maistre, les
oracles d'un parti; mais le Montesquieu véritable, le réparateur intel-
ligent et modéré des ruines de 89 n'est pas venu. Le plus brillant et le
plus? spirituel des hommes à la mode aurait-il jamais pu se dépouiller
assez lui-même pour s'élever jusque-là?
Chênedollé n'hésite pas à nous l'assurer et à se porter pour caution :
«Il y avait, dit-il, un côté législatif dans les idées de Rivarol qui ne se
trouve ni dans Garât ni dans Lacretelle (aîné). » Je le crois bien; mais
on peut être plus fort que ces deux philosophes d'école, que le sophiste
ci que le crédule, et rester encore en chemin, bien loin de Montes-
quieu. J'adhérerais plus volontiers au jugement général de Chêne-
dollé, qui se résume ainsi : « Les trois hommes de lettres les plus dis-
tingués de la fin du xvme siècle sont Beaumarchais, Mirabeau et Rivarol.
Beaumarchais, par son Figaro, donna le manifeste de la révolution;
Mirabeau la fit; Rivarol la combattit et fit tout pour l'enrayer : il mou-
rut à la peine. » Le disciple pourtant retombe à demi sous l'illusion
quand il ajoute : « Homme à la mode digne de la gloire, que les salons
regardèrent comme un prodige, que la politique européenne aurait
pu compter comme un oracle, et que la postérité doit adopter aujour-
d'hui comme un de ces génies heureux et incomplets tout ensemble,
qui n'ont fait que montrer leurs forces. » La postérité n'adopte rien de
confiance; elle ne juge que sur les titres directs, et les témoignages
les plus enthousiastes ne servent tout au plus, comme ici, qu'à exciter
les regrets et l'étude de quelque curieux autour d'un nom.
Quoi qu'il en soit, pendant deux années, Rivarol tint le jeune
homme suspendu à sa conversation avec des chaînes d'or; il le fasci-
nait.
social, où tout serait pensée et résultat, et qui comprendrait toute la doctrine politique
de votre frère. Si vous êtes assez bon pour me communiquer votre manuscrit, je crois
être dans locas, avec ce que je puis posséder moi-même de fragmens et de souvenirs, de
rédiger ce volume comme aurait pu faire votre frère : tant je m'étais pénétré de ses idées,
et .tant il a laissé en moi une profonde empreinte de son génie. » — Ce frère de Rivarol,
à qui ..Chênedollé écrivait cette lettre, est celui dont Rivarol disait : « Mon frère a de l'es-
prit quand il me quitte; c'est ma montre à répétition. »
POÈTES ET ROMANCIERS MODERNES DE LA FRANCE. 735
« Chose singulière (écrit Chènedollé) ! pendantioes5 deux années que je pasiai
avec lui, je ne fis presque rien :
Mon génie étonné tremblait devant le sien!
Il m'avait dompté. J'étais devenu l'esclave de sa pensée, et je n'avais conservé
de puissance que pour l'admirer.- — J'ai subi deux fois le joug et la tyrannie
de deux esprits qui m'avaient d'abord terrassé, — de Rivarol et de Chateau-
briand.
« Cependant (poursuit-il) tant d'idées nouvelles ne pouvaient tomber en moi
sans y fermenter sourdement. Semblable à ces terres fortes qui, avant de porter
des fruits ou des moissons, gardent long-temps les germes qui leur sont confiés,
mon esprit se saturait en secret de tout ce qu'il devait s'approprier un jour. Ce
fut Rivarol qui me suggéra l'idée de mon poème du Génie de V Homme. Un soir,
il rentrait chez lui, après avoir dîné chez le Juif Cappadoce (1); il était fort gai,
et son imagination était montée sur un ton très élevé. Nous parlâmes poésie, et,
dans un moment de verve, étant mécontent des vers de Voltaire et de Le Brun
sur le système du monde, il s'écria : Voici ce qu'on aurait dû dire là-dessus.
Et tout à coup il trouva quelques belles paroles sur le mouvement des astres et
la grande économie des cieux. Ces images me frappèrent tellement que deux
jours après je les rapportai en vers à Rivarol, qui en parut extrêmement con-
tent, et qui me dit qu'il fallait entreprendre le poème de la Nature, poème qui
avait été manqué deux fois dans notre langue par Le Brun et Fontanes. Dès ce
moment, l'ouvrage fut comme arrêté dans ma tète, et devint la principale occu-
pation de ma pensée. »
Ces vers de Chênedollé doivent être ceux qui furent insérés alors
dans le Spectateur du Nord (2) : ils ont depuis trouvé place dans le chant
de l'Astronomie, presque au début du Génie de l'Homme; mais, en les
retouchant, le poète les a un peu gâtés et refroidis. J'aimais mieux ce
premier jet :
Les orbes follement l'un sur l'autre entassés
Dans des cercles confus tournaient entrelacés;
L'erreur en s'écartant de la loi des distances, etc. (3).
(1) David Cappadoce. — On y dînait fort bien. Rivarol, qui ne faisait grâce à aucun de
ses amis, disait de lui : « Son existence se compose des alarmes de la santé et des témé-
rités de la gourmandise; il ne connaît de remords que ceux de son estomac. »
(2) Troisième numéro de l'année 1797 (mars), tome Ier, page 412. On y donnait à côté
deux morceaux sur le même sujet, l'un tiré du poème sur l'Astronomie par Fontanes,
l'autre tiré de la Henriade, chant vne.
(3) Et plus loin, quand Newton est venu :
Le silence renaît aux plaines de l'espace;
Vers un centre commun les astres emportés,
De ce centre commun sans relâche écartés,
Autour de leurs soleils, dans des bornes prescrites,
Majestueusement décrivent leurs orbites.
Les corrections de 1807 ont un peu amorti les effets : ce majestueusement a disparu.
736 REVUK DES DEUX MONDES.
L'idée, d'ailleurs, est belle : depuis Copernic et Newton, l'ordre et
la simplicité régnent dans les cienx; l'embarras et l'erreur ont cessé
là-haut, ils sont relégués ici-bas; ils n'existent plus qu'au sein même
de l'homme et à la surface de notre terre :
Son compas à la main, la céleste Uranie,
Laissant ces vils tyrans aux humains égarés,
Remonta pour toujours sur les dômes sacrés.
Le hasard fut pour nous, le calcul pour les cieux;
Et l'Être qui lisait dans le secret des dieux,
Dès-lors plus compliqué que l'ensemble du monde,
Demeura pour lui seul une énigme profonde.
Cette liaison avec Rivarol, si vivement engagée et si fortement nouée
en apparence, se brisa tout d'un coup; l'esprit y avait plus grande part
que le cœur :
« Je vécus ainsi deux ans avec Rivarol, dit Chênedollé, dans un continuel
éréthisme de la pensée et dans un enchantement littéraire continuel. Un rien
nous brouilla. J'avais fait connaissance avec une Mine Duprat, de Lyon, qui était
alors à Hambourg, femme galante d'un haut ton, belle encore, et qui vivait avec
le prince Zouboff. J'y mangeais très souvent avec d'aimables roués, Alexandre
Tilly, Armand Dulau, et quelques autres émigrés français. Nous faisions sou-
vent des parties à la campagne, et nous revenions fort tard. On sent facilement
que cette vie avait dû me déranger un peu, et que souvent je n'étais pas très
exact à venir travailler au Dictionnaire (1). Rivarol, un matin, me le fit sentir
avec une aigreur marquée : de mon côté, je répondis avec humeur. Cepen-
dant je me remis au travail, mais le travail fut silencieux, les communications
sèches et froides, et je sortis sans rien dire à Rivarol, qui travaillait dans son ca-
binet. Piqué sans doute de ce ton fort déplacé dans un jeune homme, il m'a-
dressa le lendemain matin un billet fort sec, dans lequel il me redemandait une
Jérusalem italienne que j'avais à lui. Je renvoyai la Jérusalem avec un billet
écrit du même style, et dès ce moment je résolus de briser là. Le marquis de
Mesmons (2), avec qui j'étais fort lié, et qui allait aussi chez Rivarol, fit tout ce
qu'il put pour me raccommoder avec lui : je tins bon, et je lui déclarai que je
n'y retournerais point. Je finis en lui disant : « J'adore le talent de Rivarol, et
« j'aime sa personne, mais je ne le reverrai plus. » — Depuis long-temps j'avais
envie de rentrer en France, et je saisis cette occasion pour rompre des engage-
mens qui commençaient à me peser. Je partis pour la Suisse. »
(1) Le Nouveau Dictionnaire de la Langue française qu'avait entrepris Rivarol.
(2) « J'ai beaucoup connu à Hambourg M. de Mesmons : c'était un homme du monde
qu'une aventure malheureuse avait forcé de se retirer de la société, et qui était devenu
sauvage et mélancolique, mais d'une mélancolie de bon goût. Sa conversation avait beau-
coup de charme. » (Chênedollé.) — Le Spectateur du Nord contient plusieurs articles,
notamment Y Essai sur l'Amour et sur l'Amitié, qui sont de cet homme de sentiment;
ils sont signés R. M. (Romance de Mesmons).
POÈTES ET ROMANCIERS MODERNES DE LA FRANCE. 737
Le mot de roués est échappé tout à l'heure : en effet, dans cette so-
ciété de Hambourg, Chênedoilé vit en abrégé tout un pêle-mêle des
derniers types du xvme siècle; il y prit une idée exacte du monde et
des salons qu'il n'avait pu voir à Paris. La société habituelle de Rivarol
à Hambourg, durant ces années, était tout ce qui passait de distingué
dans cette ville et tout ce qui y séjournait un peu; je cite au hasard :
Mme de Fougy, la princesse de Vaudemont, Mme de Flahaut, « qui fai-
sait, quand elle le voulait, des yeux de velours; » Alexandre de Tilly,
« louvoyant entre la bonne et la mauvaise compagnie, agréable dans
la bonne, exquis dans la mauvaise; » Armand Dulau, « l'homme qui
avait porté le plus de grâce dans l'ignorance; » Baudus, directeur du
Spectateur du Nord, « qui avait le style grisâtre; » l'abbé Louis et l'abbé
de Pradt, tous deux rédacteurs (1); le duc de Fleury, le duc de La
Force, le comte d'Esternod, M. de Talleyrand, de beaux débris de l'an-
cien monde; l'abbé Delille (2); l'aimable philosophe Jacobi; l'abbé
Giraud, « qui disait à tout propos : C'est stupide, tellement que Rivarol
prétendait qu'il laissait tomber partout sa signature; » et bien d'autres
encore. Le jeune émigré apprit là mille bonnes histoires de l'ancienne
société, la plupart meilleures que je ne puis dire ici. Rivarol faisait
poser devant lui les personnages et les jouait à ravir. Par exemple,
voulait-il peindre, chez Lally-Tolendal, le mélange singulier de la
sensiblerie et de la gourmandise, il avait imaginé un monologue de
Lally à souper, racontant les horreurs de la révolution : « — Oui,
messieurs, j'ai vu couler ce sang! — Voulez-vous me verser un verre
de vin de Bourgogne? — Oui, messieurs, j'ai vu tomber cette tête! —
Voulez-vous me faire passer une aile de poulet? » Rien n'était plus gai
que ce jeu de scène. — Dans un tout autre genre, ce dut être aussi de
bonne source, et sans doute auprès des Brazais et des de Pange, que
Chênedoilé apprit sur André Chénier et sur ses sentimens philosophi-
ques des détails intimes qu'il a résumés dans une note bien brève, et
que je livre comme je la trouve, sans rien qui l'explique : « André
Chénier était athée avec délices. »
(1) Ainsi, dans le Spectateur du Nord de mars et d'avril 1797, les Lettres d'un
officier allemand sur la guerre, signées D..., sont de l'abbé de Pradt, et les Lettres
sur la situation des finances en Angleterre, signées G..., sont de l'abbé Louis.
(2) J'ai donné quelques détails sur la réconciliation de Rivarol et de l'abbé Delille dans
un article sur ce dernier (Portraits littéraires, tome II, p. 89, 1844). — Chênedoilé,
d'ailleurs, ne rencontra point Delille à Hambourg; il ne le vit pour la première fois que
le 28 janvier 1808 à Paris. Delille lui raconta avec beaucoup de grâce son entrevue avec
Rivarol; il l'avait abordé avec ce vers :
Je t'aime, je l'avoue, et je ne te crains pas.
Un Hambourgeois présent, se croyant bien fin," lui avait dit : « C'est plutôt le contraire. »
Delille ajoutait de Rivarol : a C'est le plus aimable vaurien que j'aie rencontié. »
738 REVUE DES DEUX MONDES.
III. — RELATIONS AVEC KLOPSTOCK.
Un homme bien différent de Rivarol, et que Chênedollé connut d'a-
bord à H imbourg, était Klopstock, qui, « dans sa Messiade, avait ou-
vert à l'imagination des horizons nouveaux. » La relation qu'il nous a
laissée de sa première visite au vieux maître, et de l'impression qu'il
en reçut, vient bien à côté de ce qui précède et fait contraste par la
simplicité,
« Caractère de Klopstock. — Lorsque je fus admis pour la première fois en
sa présence, par La Tresne, je crus être admis en présence du Génie. Je vis un
petit homme, d'une figure douce et riante. Je ne lui trouvai point du tout cet
air de réserve, cet air diplomatique dont parle Goethe. Je lui trouvai, au con-
traire, un air ouvert et plein de franchise. Je n'ai jamais vu de figure de vieil-
lard plus aimable et plus prévenante. 11 avait surtout un sourire de bonté si
parfait, qu'il vous mettait tout de suite à votre aise. Je lui lus une ode que je
venais d'esquisser à sa louange. Cette ode le flatta beaucoup et parut lui faire
le plus grand plaisir. 11 dit qu'il attachait un grand prix à être loué par un
Français, et surtout à être loué en vers. En un mot, il fut ravi. Dès ce moment,
il me prit dans la plus grande affection; il m'invita à aller dîner le lendemain
ou le surlendemain à une maison de campagne qu'il avait aux portes de Ham-
bourg. Je le trouvai se promenant dans son jardin avec sa femme et quelques
dames qu'il avait invitées. C'était dans les premiers jours de mai (1795). Je me
rappelle qu'il faisait un soleil superbe et que nous nous promenions sous des
pruniers en fleurs, ce qui mit tout de suite la conversation sur le charme de la
campagne et de la nature. 11 en parlait avec ravissement. Dès cette seconde en-
trevue, il me parla de son goût, de son amour pour l'exercice du patin. Il pa-
raît que chez lui c'était une espèce de manie, car ce fut aussi une des premières
choses dont il s'entretint avec Goethe. Je lui trouvai la candeur d'un enfant et
le génie d'Homère. »
L'ode intitulée l'Invention, dédiée à Klopstock, et une autre ode, le
Génie de Buffon, furent imprimées à Hambourg dans le courant de
1795. Le Spectateur du Nord, publiant en février 1797 une troisième
ode de Chênedollé, intitulée Michel-Ange ou la Renaissance des Arts,
appréciait en quelques lignes la tentative du jeune poète : Chênedollé
aspirait à célébrer tour à tour les rois du pinceau, de la lyre et de la
pensée, et à caractériser leur génie par le ton même des chants qu'il
leur consacrait. Il fallait dans cette œuvre, pour y réussir, élévation,
variété et souplesse. Chênedollé a surtout l'élévation et le souffle. Ces
odes et celles du même genre qu'il composa ne parurent en France
que tardivement recueillies vers 1820, c'est-à-dire vingt-cinq ans après
leur naissance. Si elles avaient paru à son retour de l'émigration en
1802, elles auraient classé leur auteur au premier rang des héritiers
et des émules de Le Brun.
POÈTES ET ROMANCIERS MODERNES DE LA FRANCE. 739>
Il eût été nécessaire aussi que le Génie de l'Homme, au lieu de retar-
der jusqu'en 1807, sortît quatre ans plus tôt. On aurait pu dire vérita-
blement alors de Chênedollé venu à son heure, en le comparant avec
les principaux des poètes en vogue :
« Ce qui caractérise l'abbé Delille, c'est la mobilité du style bien plus
que le grandiose.
« Ce qui caractérise Le Brun , c'est la hardiesse de l'expression; mais
il manque d'haleine, il est vite essoufflé.
« Chênedollé a de l'haleine; il a plus de grandiose que Delille; il fait
ses vers avec le cœur. » — Voilà, en effet, ce que ses amis de 1802 lui
reconnaissaient assez unanimement.
J'ajouterai pourtant, en lui appliquant ce qu'il disait de Le Brun :
« Il a du souffle, mais un souffle qui n'allume pas la flamme. »
A côté de la page manuscrite où Chênedollé nous raconte sa visite à
Klopstock, je trouve une réflexion modeste qui lui est suggérée par ce
grand nom, et que je ne supprimerai pas, car elle respire une sincérité
bien touchante; elle répond à une objection qui pourrait s'élever en
lisant d'autres passages de ses mémoires. Tout poète a et doit avoir un
haut sentiment de lui-même, sans quoi il ne serait point véritablement
poète. Il lui est interdit d'être médiocre, et dès-lors, s'il persiste, il doit
croire en conscience qu'il ne l'est point.
Ce que Malherbe dit dure éternellement ,
c'est là, quoi qu'en disent les convenances, la devise secrète ou avouée
de tout poète. Musa vetat mori : quiconque n'inscrit pas cette pensée,
cet acte de foi au frontispice ou au cœur de ses œuvres, n'a pas reçu
l'inspiration sacrée et l'étincelle. Ouvrez le scrinium des plus modestes
comme des plus superbes : « Depuis Racine, il n'y a que Fontanes et
moi qui ayons fait de bons vers, des vers raciniens, » dira l'un, celui
qui est classique. — « Depuis Shakspeare, il n'y a que Schiller et moi
qui ayons manié le drame grandiose, » dira l'autre, celui qui aspire à
régénérer la scène. Toujours ce moi final s'ajoute, quelle que soit ré-
numération; et si celui qui est en jeu ne l'ajoutait pas, il ne serait pas
poète. Ce qui a fait dire à un railleur : « Il y a du Lemierre dans tout
poète. »
Chênedollé avait de lui-même et de son propre effort un sentiment
noble, élevé, consolateur, comme quelqu'un qui avait vécu un jour
avec les hommes les plus éminens de son temps, qui avait recueilli
leur parole et leur louange, et qui s'était retiré ensuite dans la solitude;
mais, après avoir écrit cette page sur Klopstock, il ajoute au revers :
« C'est quand je lis des hommes comme Goethe, Schiller, Klopstock, Byron...,
que je sens combien je suis mince et petit. Je le dis, dans la sincérité de mon
aine et avec la plus intime conviction, je n'ai pas la dixième partie de la pensée,
740 REVUE DES DEUX MONDES.
du talent et du génie poétique de Goethe. Quelle étendue, quelle fécondité,
quelle profondeur, quelle variété d'idées, d'aperçus philosophiques, littéraires,
politiques! Quelle richesse d'invention poétique dans ses tragédies, ses poèmes
et ses poésies fugitives sur tous les sujets! Quelle sécheresse, quelle stérilité
d'imagination chez moi à côté de cette prodigieuse abondance! »
Le jour où vous avez fait cet humble aveu , ô poète, vous Tétiez plus
par le cœur, par le sentiment, par l'idéal que vous conceviez dans
toute sa plénitude, par les larmes d'admiration que vous versiez , —
vous l'étiez plus, poète, que dans ces heures où l'on s'enivre trop aisé-
ment de soi-même, et vous méritiez d'être reçu à votre rang dans le
groupe sacré par ces maîtres sublimes que vous saviez si bien saluer
et reconnaître.
Le Spectateur du Nord contient, indépendamment des odes et mor-
ceaux en vers, quelques articles en prose de Chênedollé : un Essai sur
les traductions, sur la manière de traduire les poètes, avec application
du système à trois ou quatre odes d'Horace traduites en prose (1) (juil-
let 1797); une analyse et un jugement du poème des Plantes de Castel,
qui venait de paraître (juin 4797). Castel était de Vire comme Chêne-
dollé, et plus âgé que lui d'une dizaine d'années. Homme honorable
en politique, il traversa la révolution avec courage. Maire de sa ville
natale durant les années difficiles, il la préserva de toute commotion
violente. Député à l'Assemblée législative, il sut résister aux excès des
factions. Après la restauration des études, il professa les belles-lettres
au collège de Louis-le-Grand. Mais il était poète, et ne fut qu'à demi
satisfait des éloges mitigés de son compatriote : « Castel, écrit Chêne-
dollé dans une note manuscrite, Castel se met, je crois, au-dessus de
Fontanes et de Delille; il se regarde comme le premier poète du jour,
et Saint-Ange comme le second. Il est persuadé que Delille n'ira pas à
la postérité. C'est une chose bien étonnante que l'amour-propre. C'est
d'ailleurs un homme plein de mérite et un poète du talent le plus ai-
mable; mais, parce qu'on est Paul Potter, il ne faut pas se croire Ra-
phaël. » — Castel n'est pas un Paul Potter, parce que, même dans ces
(1) Rien de plus judicieux ni de mieux entendu que ce système de Chênedollé : « Ce
qui caractérise particulièrement Horace, dit-il, c'est la précision du style et l'audace des
images, deux qualités qui sont l'ame de la poésie lyrique... C'est donc à rendre ces deux
caractères distinctifs que je me suis principalement attaché. Pour y parvenir, je n'ai le
plus souvent fait que rendre image pour image, et me jeter dans les moules que m'offrait
le poète romain, afin d'y modeler mon expression sur la sienne. J'ai cru que, pour ne
point défigurer Horace, il fallait surtout ne jamais délayer ses pensées; qu'il fallait être
toujours fidèle à la forme de ses images, du moins autant que le permettait le génie de
notre langue; et quand celle-ci résistait à l'expression latine (ce qui m'est arrivé beaucoup
plus rarement qu'on ne pourrait croire), j'ai cherché avec soin l'image correspondante. »
Et il choisit les trois odes : Sic te Diva potens, etc.; Pastor cum traheret, etc., et
Qualem ministrum fulminis, etc., qu'il traduit en prose, selon moi, très heureusement»
POÈTES ET ROMANCIERS MODERNES DE LA FRANCE. 741
cadres limités, il n'a pas le style. Le style fait d'un Paul Potter un dia-
mant.
IV. — SÉJOUR EN SUISSE. — RELATIONS AVEC Mme DE STAËL, — BENJAMIN
CONSTANT, ETC.
Chênedollé, en quittant Hambourg, partit pour la Suisse; nous l'y
trouvons arrivé vers la fin de l'été de 1797 : « Il y a aujourd'hui vingt-
trois ans (écrivait-il le 12 septembre 1820) que nous partîmes de Berne
pour le voyage des hautes Alpes. Nous allâmes coucher à Interlaken.
C'est là où j'eus pour la première fois la sensation des hautes monta-
gnes. Le lendemain, nous nous rendîmes à Lauterbrunn. C'est dans ce
voyage que j'ai joui le plus complètement de mon être et que j'ai été
enlevé le plus parfaitement à toutes les misères, à tous les soins, à tous
les chagrins de la vie. » Son poème de la Nature se dessina plus fière-
ment dans sa pensée; son talent semblait trouver son niveau dans les
hautes régions. Il a consacré plus tard ce sentiment, trop tôt perdu,
d'essor et de plénitude dans sa pièce des Regrets (\). Se trouvant en
Suisse, il ne pouvait manquer de visiter Mme de Staël à Coppet, où il
fit quelque séjour. Ses papiers fournissent plus d'une note sur les con-
versations brillantes auxquelles il assista. N'oublions pas qu'il avait
l'imagination encore toute remplie des feux d'artifice de Rivarol, au-
quel il rapportait tout, et Mrae de Staël dut être bien prodigieuse pour
ne point pâlir auprès, et pour lui paraître même, à quelques égards,
supérieure.
« Mme de Staël n'avait pas une parole plus svelte, plus rapide, plus splendide,
plus variée que Rivarol; mais elle l'avait plus vive encore et plus ardente. En
un mot, elle était plus tourbillon. Elle vous entraînait, elle vous forçait à rouler
dans son orbite.
« La parole de Mme de Staël était teinte de la foudre. Elle avait des dix mi-
nutes de conversation vraiment étonnantes.
« Tout l'esprit de M'"e de Staël était dans ses yeux, qui étaient superbes. Au
contraire, le regard de Rivarol était terne, mais tout son esprit se retrouvait
dans son sourire le plus fin et le plus spirituel que j'aie vu, et dans les deux
coins de sa bouche, qui avait une expression unique de malice et de grâce.
« Mme de Staël coupait, disséquait un cheveu en quatre. Elle anatomisait et
colorait tout. — Rivarol, au contraire, caractérisait mieux les hommes que les
choses. »
Chênedollé disait encore : « Mme de Staël a plus d'esprit qu'elle n'en
peut mener. » Cela n'était vrai qu'à cette première époque. Au reste,
tous les témoins sont d'accord sur un point : rien ne saurait donner
l'idée de cetle conversation de Mme de Staël, rien que les dernières pages
de Y Allemagne; on la retrouverait là seulement presque tout entière.
(1) Études poétiques, liv. I, ode 21.
742 REVUE DES DEUX MONDES.
On causa, au premier dîner, du livre des Passions, du compte-reridu
qu'en avait fait Rœderer : « Rœderer, quand il juge, retire avant tout
la vie d'un ouvrage, pour le mettre en abstraction. » — Benjamin Con-
stant se moqua du philosophe Lacretelle aîné, dont l'optimisme spécu-
latif résistait à tout : « Il attend la mise en liberté de son frère du pro-
grès des lumières (1). » — « Promenade dans le parc après dîner. Mme de
Staël me parle du dernier ouvrage de Benjamin Constant sur la révo-
lution de 1660 (2). Des Genevois arrivent après dîner. On parle de M. de
Maistre, que Mme de Staël regarde comme un homme de génie (3). Ma
promenade le soir, dans le parc, avec M. Necker. » Les jours suivans,
et durant le séjour de Chênedollé, on causa du livre de la Littérature,
qui était sur le métier : « Mme de Staël, nous dit-il, s'occupait alors de
son ouvrage sur la Littérature, dont elle faisait un chapitre tous les
matins. Elle mettait sur le tapis, à dîner, ou le soir dans le salon, l'ar-
gument du chapitre qu'elle voulait traiter, vous provoquait à causer
sur ce texte-là, le parlait elle-même dans une rapide improvisation, et
le lendemain le chapitre était écrit. C'est ainsi que presque tout le
livre a été fait. Les questions qu'elle traita lorsque j'étais à Coppet
sont : de Y Influence du Christianisme sur la littérature; de X Influence
d'Ossian sur la poésie du Nord; poésie rêveuse au Nord, poésie des sen-
sations au Midi, etc. Ses improvisations étaient beaucoup plus brillantes
que ses chapitres écrits... » Chênedollé n'est peut-être pas très juste
pour le livre; pourtant il y a du vrai dans sa remarque. Depuis M,ne de
Staël, qui en a donné le signal et qui elle-même l'avait reçu du xvme siè-
cle, il n'y a jamais eu plus d'improvisateurs que de nos jours, plus d'es-
prits qui pensent à toute heure et devant tous, et parlent aussitôt leurs
pensées; mais, quelle que soit la verve, ces pensées, nées en public,
manquent le plus souvent de couleur dès qu'on les écrit: elles ne con-
naissent pas cette pudeur qui fait qu'on rougit en se produisant. Elles
sont comme ces personnes qui passent leur vie dans les bals et dans les
raouts; elles n'ont pas de teint. Tâchez que les pensées, en se produi-
sant, aient leur rougeur naturelle; c'est la vraie couleur.
Chênedollé jugea très bien Benjamin Constant. Si piquant que fût
celui-ci, il ne pouvait tenir tête à Mme de Staël que dans son beau temps.
Tel que nous l'avons vu, il était bien inférieur. Elle lui avait prêté bien
plus qu'elle ne lui avait pris. Et même dans ce beau temps Chênedollé
disait de lui : « Benjamin Constant ne cause pas, il fait X accompagne-
ment de la conversation. » Je lis encore : «Benjamin Constant, c'est
(1) C'est le même Lacretelle aîné qui disait- « Si Boileau vivait de notre temps, il
aurait bien de la philosophie; » ce qui faisait pouffer de rire Fontanes.
(2) Dus Suites de la Centre-Révolution de 1660 en Angleterre.
(3) Joseph de Maistre, à cette 'date, n'était connu que par ses Considérations Sur la
Révolution française, qui venaient de paraître (1796). C'est assez pour Mme de Staël,
qui aussitôt l'a jugé et classé à son rang.
POÈTES ET ROMANCIERS MODERNES DE LA FRANCE. 743
de l'enthousiasme allemand enté sur une base de glace géométrique.
— B. C. est la production d'un siècle philosophique et du dernier terme
de la civilisation. Il n'y a plus là ni cœur, ni enthousiasme, ni, etc. »
On voit le ton. J'aime mieux noter ceci : « B. C. dit qu'il n'y a que deux
livres qu'il ait lus avec plaisir depuis la révolution, Y Histoire de Flo-
rence (de Machiavel), et le cardinal de Betz. »
Chênedollé connut encore dans son séjour en Suisse Mme de Monto-
lieu; mais la seule inspiration qu'elle lui causa fut X ennui: passons
vite. — Ces années de retraite (1797-1799) furent très profitables à
Chênedollé. Il mit ordre à ses idées; il acheva de secouer le joug de
Bivarol et d'émanciper son esprit par la lecture et la réflexion. Il trou-
vait un aimable compagnon d'études dans Adrien de Lezai, noble et
délicat esprit (mens pulchra in corpore pulchro), que l'administration
enleva bientôt aux lettres. M. de Lezai, jeune, ne se plaisait qu'à la
lecture de Pascal et de Montesquieu. Il aimait à pascaliser, comme il
disait lui-même. Il nous a volé ce mot-là, à nous qui prétendons pres-
que avoir inventé Pascal aujourd'hui.
Cependant Mme de Staël s'intéressait vivement à Chênedollé, comme
elle faisait pour tout talent et pour toute infortune. Elle avait entendu
de ses vers, et elle disait de lui : « Ses vers sont hauts comme les cèdres
du Liban.» Elle travailla à sa radiation de la liste des émigrés, et,
comme Fouché avait été professeur du jeune homme à Juilly, les voies
étaient toutes ménagées. Rentré en France, Chênedollé fut par elle
conduit un matin chez Fouché. Celui-ci le regarda d'abord de son air
froid et politique; puis, tout d'un coup, il le reconnut, et, lui tendant les
bras, il l'accueillit avec sa physionomie de Juilly, — d'avant les crimes.
Chênedollé passa trois années à Paris (1799-1802), et continua d'y
fréquenter Mme de Staël; mais déjà il avait connu Chateaubriand, et
cette chaîne d'or, dont il se croyait affranchi depuis sa rupture avec
Riyarol, était renouée, et par un plus digne.
Y. — LIAISON AVEC CHATEAUBRIAND; AVEC Mme DE BEAUMONT.
Chateaubriand parle un peu légèrement de Chênedollé dans ses
Mémoires, et il ne lui accorde pas la justice qu'il devait peut-être à son
dévouement et à son amitié. Quand on écrit ainsi ses Mémoires à si
longue dislance, il y a des raccourcis qui suppriment ou qui faussent
les rapports réels qu'on a eus avec les hommes. Des années d'intimité,
de «confiance et de cordialité se résument en une phrase d'une brièveté
presque épigrammatique.
« A trente ans, dit Chênedollé, nous nous sommes connus à Paris,
Chateaubriand et moi. Il arrivait de Londres, moi de Suisse. Nous étions
tous deux émigrés. Nous avions même âge, mêmes goûts, même amour
de l'étude, même désir de la gloire; nous méditions tous deux de grands \
744 REVUE DES DEUX MONDES.
ouvrages. Jusque-là tout se ressemble. Pendant plus de deux ans, nous
ne fûmes presque pas un seul jour sans nous voir; mais bientôt nos
chemins se séparèrent : notre fortune devint toute différente... » On
sait assez cette différence: mais il y eut quelques années d'une intimité
véritable à laquelle il nous faut assister. Laissons M. de Chateaubriand
nous y introduire lui-même avec une familiarité aimable qu'il ne gar-
dera pas toujours à ce degré. Chênedollé avait quitté Paris, et était
rentré à Vire dans sa famille, le 5 août 1802, après onze ans d'exil.
A M. de Chênedollé (1).
« 11 septembre 1802.
« Je vous entends d'ici, mon cher ami, accuser l'amitié et les hommes. Vous
me voyez déjà oubliant nos promenades, nos conversations, et ces bons jours
où Ton est si malheureux et où l'on s'aime tant. Tout cela est injuste, et vous
calomniez votre meilleur ami. Il ne se passe pas de jour dans la petite société (2)
que nous ne disions : « Chênedollé disoit ceci, Chênedollé disoit cela. » Nous
vous associons à tous nos projets, et vous êtes un des membres principaux et
nécessaires de la colonie que nous voulons établir tôt ou tard au désert.
« Mais celle colonie, mon cher ami, quand l'établirons-nous? Tous les jours
voient se former et s'évanouir nos espérances; vous savez ma manière de pous-
ser le temps, de vivre dans les projets et les désirs, et puis, si je rentre en moi-
même, je suis Gros-Jean comme devant. Rien de déterminé encore sur mes des-
tinées futures. Cependant j'approche du dénoûment, car j'achève la correction
de mes gros volumes (3), et je me mets sur-le-champ à la poursuite des gran-
deurs. Si je n'obtiens pas dans un mois ce que je demanderai, je me désisterai
de la poursuite, et Dieu sait ce que je deviendrai, si je ne puis parvenir à plan-
ter des choux; car, vous le savez, n'en plante pas qui veut.
« Que faites-vous là-bas? Travaillez-vous? Souvenez-vous qu'il nous faut les
quatre chants pour essayer, et puis le poème épique, si le public juge comme
vos amis; et si le public ne juge pas comme cela, peu importe; le public est un
sot. Ginguené vient de publier ses articles en forme de brochure. Fontanes ne
m'a pas encore défendu; il dit qu'il le fera; Dieu le veuille (4) ! Apprêtez-vous,
mon cher enfant, à venir nous retrouver bientôt, car le moment approche où
notre sort va être déterminé d'une manière ou de l'autre. Écrivez-moi, et aimez-
moi aussi tendrement et aussi constamment que je vous aime. Toute la société
vous dit mille et mille choses excellentes, et moi je vous embrasse du fond de
mon cœur. C.
« Vous avez dû recevoir une lettre de Mme de Beaumont? »
(1) La plupart de ces lettres sont adressées : Au citoyen Saint-Martin fils, chez le
citoyen Saint-Martin père, à Vire. Nous avons dit que Saint-Martindon était le
nom de terre que portait le père de Chênedollé; mais Saint-Martin était plus commun
et plus commode en temps de révolution.
(2) La société de Mme de Beaumont, qui se composait habituellement de Joubert, Fon-
tanes, M. Mole, Guencau de Mussy, Mme de Vintimille et M. Pasquier.
(3) Le Génie du Christianisme, qu'il corrigeait pour la seconde édition.
(4) Il le fit précisément à quelques jours de là, dans son second extrait sur le Génie
du Christianisme, inséré au Mercure. (Ier jour complémentaire de Tan x.)
POÈTES ET ROMANCIERS MODERNES DE LA FRANCE. 745
Au même.
«Paris, vendredi, 15 octobre 1802.
« Mon cher ami, je pars lundi pour Avignon, où je vais saisir, si je puis, une
contrefaçon qui me ruine; je reviens par Bordeaux et par la Bretagne. J'irai
vous voir à Vire et je vous ramènerai à Paris, où votre présence est absolument
nécessaire, si vous voulez enfin entrer dans la carrière diplomatique. Il paroît
certain que nous recevrons des ordres pour l'Italie dans les derniers jours de
novembre. J'espère vous embrasser vers le 15 de ce même mois; tenez-vous
donc prêt pour cette époque; je compte sur vous. Dans tous les cas, si le voyage
d'Italie venoit encore à manquer, vous seriez placé à Paris.
«Travaillez-vous, mon cher ami? Voilà la saison favorable. Vous voyez les
feuilles tomber, vous entendez le vent d'automne dans les bois. J'envie votre
sort. Dans tout autre temps, le voyage que je vais faire me plairoit; à présent,
il m'afflige. Ne manquez pas d'écrire rue Neuve du Luxembourg (1) pendant mon
absence, mais ne parlez pas de mon retour par la Bretagne (2). Ne dites pas que
vous m'attendez et que je vais vous chercher. Tout cela ne doit être su qu'au
moment où l'on nous verra tous les deux. Jusque-là je suis à Avignon, et je
reviens en droite ligne à Paris.
« Je ne sais si je pourrai voir La Tresne en passant à Bordeaux; cela me feroit
grand plaisir. Malheureusement, la saison sera bien avancée, et le temps me
presse. Si je puis parvenir à tirer quelque chose du contrefacteur du Génie du
Christianisme, alors je prendrai la poste et j'irai beaucoup plus vite que par les
diligences. Je pars avec des lettres de Lucien, qui me recommande vivement au
préfet; j'espère réussir avec de la promptitude et du secret.
« Adieu donc, mon très cher ami. Si je ne me casse pas le cou , je vous em-
brasserai chez vous dans un mois. Encore une fois, tenez-vous prêt à partir avec
moi pour Paris; il seroit absurde, à votre âge et dans votre position, de renoncer
à tout projet d'avancement et de fortune. Je vous embrasse tendrement.
« Chateaubriand. »
Au même.
« Fougères, ce samedi 27 novembre 1802.
« Me voici au rendez-vous, mon cher ami , un peu plus tard que je ne l'avois
dit; mais il est bien difficile de ne pas se tromper de quelques jours sur une route
de six cents lieues.
« Je vous envoie un exprès; je vous propose deux choses :
« Ou d'aller vous prendre ou de vous recevoir ici. Si vous voulez que je passe
chez vous, j'y serai vendredi prochain, 3 décembre ou 12 frimaire. Nous conti-
nuerons notre route par la Normandie; le chemin sera plus long.
« Si vous venez me chercher, je vous prie d'être le même vendredi, 3 dé-
cembre/à Fougères. Nous irons à Paris par Mayenne. Notre chemin sera plus
court.
« Je ne puis que vous répéter que votre présence est absolument nécessaire à
Paris, si vous désirez occuper une place; rester à Vire, c'est vous enterrer tout
(1) A Mme de Beaumont.
(2) Il devait y rencontrer Mme de Chateaubriand, qu'il n'avait pas revue depuis dix ans.
746 REVUE DES DEUX MONDES.
vif. Je vous embrasse tendrement, en attendant votre réponse. Je loge hôtel
Marigny, rue Derrière, à Fougères.
« Votre meilleur ami,
<c Chateaubriand. »
Un trait caractéristique se dessine déjà : Chênedollé, au lieu de se
lancer, se retire. Chateaubriand, qui possède si bien le génie de l'oc-
casion, et qui sait que pour la renommée aussi il est vrai de dire : Carpe
diem, le presse, le harcelle; il lui demande les quatre chants (le Génie de
V Homme), le poème épique (cette Jérusalem détruite qui ne sera jamais
achevée). Chênedollé écouta trop le démon de la procrastination, comme
onTa appelé. Il n'invoqua pas assez la Muse de l'achèvement, cette muse
heureuse, la seule qui sache nouer la couronne.
Il était poète, mais pas seulement en vers; il aimait tout de bon
l'ombre des bois, la paix retrouvée des prairies natales, l'oubli des
heures. Il était sensible, non pas seulement par crises; il souffrait mor-
tellement d'une peine de cœur, de la perte d'une personne chérie; il
eut en ces années de ces douleurs qui ne laissèrent pas à son talent
toute sa liberté, et qui en atteignirent profondément peut-être le res-
sort. « Que me fait la gloire, à moi (se disait-il en ces heures d'abatte-
ment)? Elle ne me touche pas là où j'ai mal, elle ne guérit pas la
plaie secrète de mon cœur. » Tenu , à ce qu'il semble, un peu sévère-
ment par son père, il désira un moment tenter la fortune sur les pas
de son ami; mais M. de Chateaubriand n'était encore que secrétaire
d'ambassade, et ne pouvait disposer d'aucune place avec certitude. Les
lettres suivantes se rapportent à ce projet, qui aurait rattaché Chêne-
dollé à la carrière diplomatique.
M. de Chateaubriand à M. de Chênedollé père.
« Paris, 25 mai 1803.
« Monsieur,
« Lorsque je passai par Vire il y a six mois, j'eus l'honneur de vous dire qu'on
m'avoit promis de m'envoyer à Rome en qualité de secrétaire de légation et que
j'espérois pouvoir faire entrer M. votre fils avec moi dans la carrière diploma-
tique. Je pars à l'instant pour ma destination; mais les affaires se sont arrangées
de sorte que je ne puis emmener à présent Chênedollé. Une personne doit venir
me.rejoindre dans six semaines ou deux mois en Italie, et si vous y consentez,
voici ce que je vous propose,:
((Chênedollé viendra me rejoindre à Rome avec la personne que j'attends. Il
nelui en coûtera rien pour les frais de route; mais, comme il faut qu'il vive à
Rome en arrivant (vu que je ne puis pas avoir la certitude complète de le placer
dans l'ambassade au moment même de son arrivée), il faudroit que vous lui
fissiez en Italie une petite pension égale à celle que vous lui feriez partout, s'ilï
ne vivoit pas sous le même toit avec vous. Je crois pouvoir vous assurer que
Chênedollé ne sera pas six mois en Italie avant que j'aie trouvé le moyen de le
placer agréablement.. Les beaux talens de. M. votre fils, l'amitié qui me lie avec
POÈTES ET ROMANCIERS MODERNES DE LA FRANCE. 747
lui, me font vivement désirer que vous consentiez à cet arrangement, qui peut
le mener à la fortune. Je suis persuadé que vous en reconnoîtrez vous-même
tout l'avantage.
« Je suis avec respect, Monsieur,
« Votre très humble et très obéissant serviteur,
« De Chateaubriand. »
A M. de Clicnedftllé fils.
«Lyon, mercredi, 19 prairial, an xi (1803).
«Je suis toujours à Lyon, mon très cher ami, et je présume que vous êtes
toujours à Paris (1); c'est pourquoi j'envoie cette lettre rue Neuve du Luxem-
bourg. On la mettra à la poste en cas que vous soyez parti pour Vire.
«Je n'ai qu'un seul désir et qu'une seule pensée, c'est de vous revoir. Vous
sentez qu'ici je ne puis avoir aucune donnée nouvelle; mais il paroît par tout ce
que je vois et tout ce que j'entends que le travail de la légation sera considérable,
et conséquemment qu'on aura besoin d'une personne de plus. J'y perdrai mon
crédit, ou cette personne sera vous. Je crois donc que vous pouvez faire vos pré-
paratifs pour accompagner nos amis (2) cet automne. Votre père doit sentir l'im-
portance d'une position qui peut vous mettre à lieu (3) de réparer le mal que
la révolution a fait à votre fortune.
« Comment est toute la petite société? ou comment l'avez-vous laissée en quit-
tant Paris? Je vois qu'on ne s'occupe plus que de guerre dans les papiers publics;
ainsi je ne vous demande point comment va la littérature. Les seconds extraits
que M. Clausel m'avait promis seront restés là, et cela est tout simple; ils ne
seront bons que pour la troisième édition, qui doit être au moment de paroitre.
J'ai fait affaire ici avec Ballanche pour une édition in- 18. Le petit Gueneau n'a
pas apparemment livré son article (4). Du reste, mon cher ami, les honneurs
m'accompagnent, et nos amis communs vous auront dit ce que je leur ai mandé
à cet égard. On ne se fait pas d'idée à quel point ma gloire est encore augmentée
depuis l'année dernière. On me cite en chaire comme un père de l'église, et, si
cela continue, je serai canonisé avant ma mort. — Mon cher ami, je ne prends
pas ce voyage comme je devrois le prendre; je n'y mets nulle ardeur, nul plaisir.
Je vieillis ou peut-être je me désenchante, et depuis que j'ai recommencé les
jours de voyage, dies peregrinationis, je ne fais que songer au bonheur de la
retraite et du repos. Je le sens jusqu'au fond des entrailles, une chaumière et
un coin de terre à labourer de mes mains, voilà après quoi je soupire, ce qui
est le vœu constant de mon cœur et la seule chose stable que je trouve au fond
de mes souhaits et de mes songes.
« Si vous m'avez écrit à'Turin ou à Milan, je trouverai vos lettres sur ma
(1) Ghênedollé était revenu de Normandie à Paris; il y passa l'hiver de 1802-1803, le
-s printemps et une partie de l'été.
(2) Mme de Beaumont.
(3) Cette expression, mettre à lieu, pour mettre à même, revient dans ces lettresde
Chateaubriand, comme dans celles de sa sœur Lucile. Ce doit être une locution de pays.
(4) Un article à propos des nouvelles éditions du Génie du Christianisme; il se trouve
«dans le Mercure du 2* juillet 1803. —On voit qu'à travers tout l'auteur ne s'oublie pas.
Chênedollé lui-même avait payé sa dette en répondant'dans \e Mercure du 26 février 1803
à une critique du Génie du Christianisme, qu'on attribuait à M. de Boufflers.
748 REVUE DES DEUX MONDES.
route. Nous serons encore huit jours ici. Mandez-moi comment vous avez trouvé
votre famille. Le voyage d'Italie est très peu cher. Il y a d'ici à Florence une
diligence qui passe par Milan et qui vous rendra à Florence pour cinq louis. On
se charge de vos bagages, et on est, dit-on, parfaitement traité. De Florence à
Rome, on trouve des cabriolets qui vous mènent en deux ou trois jours à Rome
à un prix très modique. De sorte que vous arrivez au Capitole pour dix louis au
plus. Les Lyonnais vont maintenant en Italie aussi facilement qu'à Paris. Ce
voyage n'est plus rien. — Bonjour, mon cher ami, je vous aime tendrement et
pour la vie. Comptez sur moi, aimez-moi, et croyez que vous n'avez pas au
monde d'ami plus fidèle et plus dévoué. Mille choses à tous nos amis. — Écrivez-
moi, je vous écrirai. »
Au même.
« Rome, samedi, 17 messidor (16 juillet 1803).
« Voici, mon cher ami, l'état des choses et ce qui nous attend désormais pour
l'avenir.
« Je ne pourrai pas satisfaire mon cœur; je ne pourrai pas gagner quelque
chose sur l'homme (1) dans la position où je me trouve. Loin de vouloir rien en-
tendre, il renvoie quelques malheureux qui étoient rendus ici, et qui lui étoient
vivement recommandés. Mais mon parti est pris irrévocablement : je ne demeu-
rerai qu'un an ici, jour pour jour. Au bout de cette année, si je ne suis pas
placé d'une manière indépendante, je fais un saut à Athènes, puis je reviens au
mois d'octobre (1804) m'ensevelir dans une chaumière aux environs de Paris,
si je le puis, ou dans quelque province de la France. Si vous voulez alors venir
y vivre et y mourir avec moi, je vous offre une durable hospitalité.
« Si, au contraire, on me donne une place indépendante au bout de mon an-
née, alors vous venez sur-le-champ me rejoindre. Je vous en fournirai les
moyens, et nous demeurerons ensemble. Ainsi, dans tous les cas, nous ne se-
rons séparés que quelques mois, et j'espère que vous aurez autant de plaisir à
vous fixer auprès de votre meilleur ami, qu'il en aura à vous retrouver.
« La vie ici est ennuyeuse et très pénible. Les honneurs, mon cher ami,
coûtent cher! Heureusement je n'en porterai pas long-temps le poids. Au reste,
vous aurez su par notre bonne amie, Mme de Beaumont, que sous les rapports
littéraires je n'ai pointa me plaindre. On ne sauroit avoir été accueilli comme
je l'ai été. Mon ouvrage est traduit, et le pape va, dit-on, le faire retraduire et
réimprimer au Vatican. Mais qu'est-ce que tout cela, quand le cœur est serré,
triste? Si vous saviez ce que seroit ce pays s'il n'avoit pas ses ruines? Le cœur
me saigne; pauvre religion!
« Notre amie doit être sur le point de partir pour le Mont-d'Or; comment est-
elle? J'espère que son voyage au midi sera bien utile à sa chère santé, et, sous
ce point de vue, nous ne saurions trop hâter son voyage. Écrivez-vous à Lucile (2)?
Retournez-vous chez votre père? Comment est-il pour vous? Je tremble en pen-
sant à lui. Écrivez-moi, mon très cher ami; j'ai été vivement ému en apprenant
que vous aviez été malade. Vous avez dû recevoir une lettre de moi; croyez,
(1) Le cardinal Fesch.
(2) Lucile, ou Mme de Caud, si connue depuis les Mémoires d' Outre-tombe, la plus
jeune des sœurs de M. de Chateaubriand , celle dont la figure lui a servi de type pour
Y Amélie de René.
POÈTES ET ROMANCIERS MODERNES DE LA FRANCE. 749
mon cher ami, que personne au monde ne vous aimera comme je vous aime,
que personne ne vous sera fidèle comme moi, et que personne n'est plus af-
fligé que moi de la nécessité qui nous sépare à présent pour quelques mois. Con-
servez-moi votre amitié et votre estime. Je vous embrasse les larmes aux yeux.
— Vous savez que mon adresse est tout simplement à M. Ch., et puis le titre,
— à Rome, — sans affranchir. »
La lettre suivante de M. Gueneau de Mussy trouve ici sa place entre
celles de Chateaubriand, qu'elle explique. Elle nous fait entrer plus
avant encore dans la familiarité gracieuse du salon de la rue Neuve
du Luxembourg. Ces messieurs avaient tous de l'esprit; celui de M. de
Mussy, très réel, était un peu étudié, un peu prémédité. « La conver-
sation de Gueneau, disait M. Joubert, est très fleurie, mais ses fleurs
n'ont pas l'air de naître spontanément : elles ont l'air de ces fleurs de
papier peint qu'on prend dans les boutiques. La nature n'a point fait
ces roses. » Il disait encore, à propos des mots de Gueneau, qui étaient
faits d'avance et ne sentaient pas l'inspiration : // ne sert pas chaud. —
La lettre qu'on va lire donne assez l'idée de ce ton fleuri et de cet es-
prit bien rédigé :
A M. de Ghcnedollé.
« Mardi, 2 août 1803.
« Croyez, cher Corbeau, que, sans de graves raisons, je n'aurais pas laissé un
si long intervalle entre cette lettre et les promesses données à votre départ. Je
suis encore à Paris où me retiennent une fièvre et une jaunisse que mon frère
a rapportées de la Bourgogne, et j'y suis le seul débris de la petite société (si
toutefois je puis compter même pour un débris), et j'ai reçu les adieux de tous
ceux que je devais précéder à la campagne. Au milieu de tous ces contre-temps
et de ces fâcheuses distractions, vous m'avez toujours été présent, cher Corbeau,
et j'ai regretté souvent nos promenades et votre conversation. Heureusement
que mes privations ne sont point en pure perte, car on dit que votre santé se
refait dans votre Normandie et que vous rajeunissez sous le chêne paternel. Il
est question aussi d'une négociation (1) dont la succès tient à cœur à vos amis;
mais cette affaire en est venue au point qu'elle doit se terminer directement
entre Michaud et vous, et je l'ai perdue de vue au moment où les médiateurs
l'ont abandonnée, c'est-à-dire que j'en suis à la lettre écrite par Fontanes à Mi-
chaud au sujet des remontrances et des vils détails. Cette lettre donc a été écrite
sous mes yeux, et je vous assure qu'elle ne pouvait être plus aimable, et que le
sanglier (2) a dignement représenté votre délicatesse avec tous ses scrupules.
Michaud a répondu le lendemain d'une manière un peu cérémonieuse et em-
barrassée, un peu plus en libraire qu'en homme de lettres; quoi qu'il en soit, il
a dit qu'il s'adresserait à vous directement, et j'ignore la suite; de grâce ne me
(1) Il s'agissait pour Ghênedollé de faire les notes qui devaient se joindre à la traduc-
tion de Y Enéide par Delille. Ce petit travail l'aurait mis à même de se suffire quelque
temps à Paris sans recourir à son père.
(2) Fontanes était ramassé et avait quelque chose d'athlétique dans sa petite taille. Ses
amis le comparaient en plaisantant au sanglier d'Érymanthe.
TOME II. 48
7:>0 REVUE DES DEUX MONDES.
le laissez pas ignorer. — Eh bien ! je me suis enfin hasardé dans le salon de la
rue du Luxembourg. Figurez-vous un corbeau, ou plutôt un butor qui aborde
une hirondelle gracieuse et aérienne; mais j'étais fort de ma conscience, j'avais
l'article en poche (1), je me souciais fort peu d'être ridicule. D'ailleurs, le chré-
tien remplit ses trésors de toutes les déconvenues de l'amour-propre. J'ai donc
fait de fort bonnes affaires chez Mme de Beaumont, et cependant, tout en chan-
geant les illusions de terreur que j'apportais en sa présence en un véritable
sentiment de reconnaissance pour ses bontés et ses manières engageantes, hé-
las! je n'en ai joui qu'avec de tristes pressentimens. A mon avis, sa santé s'al-
tère de plus en plus. Je crois les sources de la vie desséchées; sa force n'est plus
qu'irritation, et son esprit si plein de grâces ressemble à cette flamme légère, à
cette vapeur brillante qui s'exhale d'un bûcher prêta s'éteindre (2). Ce n'est pas
sans une sorte d'effroi que j'envisage les fatigues du voyage qu'elle projette d'en-
treprendre au Mont-d'Or, d'où, je le conjecture, elle se rendra dans le départe-
ment du Tibre. Mais, s'il faut s'en rapporter aux dernières lettres du eher et
illustre Corbeau, croyez-vous bien qu'elle ira plutôt consoler un exilé, un déses-
péré, que jouir de la gloire d'un poète célébré partout et du crédit d'un secré-
taire d'ambassade plus puissant qu'un prince de l'église? Hélas! oui. Dans les
premiers jours de son arrivée, ce cher voypgeur était sous le poids de la gran-
deur de Rome; il ne pouvait suffire à la force de ses impressions et au tumulte
de ses pensées. Il se passait dans son imagination comme un vent puissant qui
fait courber les hautes forêts. Le pape l'avait accueilli avec une distinction par-
ticulière, avait été à sa rencontre, l'avait nommé son fils, son cher Ch., lui avait
dit qu'il lisait son livre, et lui avait indiqué le volume et la page où il en était, etc.
Et maintenant, je ne sais quel vent de découragement a soufflé, ou quel croco-
dile s'est réveillé au fond de son cœur; mais il gémit sur les bords du Tibre,
comme Ovide jadis sur les bords de la mer Caspienne; il se croit abandonné de
toute la terre au milieu de la gloire dont il la remplit tout entière; il parle même
de prendre un parti, et, voyez comme le ridicule se mêle quelquefois dans la
conduite des grands hommes, parce qu'un M. Guillon veut écrire un voyage en
Italie, il ne veut pas écrire le sien : 6 siècle! 6 mémoire! Je n'ai pas besoin de
vous dire toutes les remontrances et tous les encouragemens que nous lui avons
expédiés de Paris. — Pour moi, cher Corbeau, je compte toujours puiser aux
sources modestes de mes montagnes de Rourgogne. Si je me croyais, j'aurais
plus d'images et de rêveries qu'il n'en faut pour remplir mon petit volume; mais
vous savez combien ces richesses d'imagination s'exagèrent lorsqu'elles sont vues
de loin, et combien une plume et de l'encre font disparaître d'illusions de ce
genre. Adieu, adieu; si vous voulez m'aimer un peu, vous me ferez du bien.
Pardon de ce griffonnage, je l'écris sur mes genoux au milieu de toutes sortes
de distractions. Répondez-moi à Semur, à l'adresse convenue, et je vous répon-
drai d'une manière qui sentira mieux son solitaire. Philibert.
(1) C'est cet article du Mercure (23 juillet 1803) que nous avons vu M. de Chateau-
briand réclamer.
(2) « M^e.de Beaumont avait l'air d'être composée d'élémens- qui tendaient à se dés-
unir, à se fuir sans cesse. — Fi de la vie! disait une fille de roi. Mme de Beaumont
s'était prise à ce mot et l'avait trouvé admirable quand son père le lui cita. » (Chène-
dollé.)
POÈTES ET ROMANCIERS MODERNES DE LA FRANCE. 751
« P. S. — M. de Bonald, à qui j'avais fait part de votre maladie, veut être rap-
pelé à votre souvenir. J'étais hier chez Fontanes au moment où il reçut une
lettre de Miehaud, qui disait vous avoir écrit trois fois sans réponse. »
Nous reprenons la série des lettres écrites de Rome par M. de Cha-
teaubriand :
A M. de Cbeaedollé.
«Rome, mercredi, 6 fructidor (24 août 1803.)
« Lucile vient de m'apprendre, mon très cher ami, que vous vous plaignez de
mon silence. Est-ce à vous ou à moi à se plaindre un peu? Je vous ai écrit une
longue lettre de Lyon; vous étiez malade quand vous l'avez reçue, et vous ne
m'avez pas répondu depuis que vous vous portez bien. Je vous ai écrit une lon-
gue lettre de Rome, sous le couvert de Mine de Beaumont. Il est vrai que vous
ne pouviez pas encore avoir reçu cette lettre lorsque Lucile m'a écrit; mais j'es-
père que vous l'aurez reçue depuis. Voici donc ma troisième lettre de compte
fait, et je n'ai pas encore reçu signe de vie de vous. Je ne vous en Pais point de
reproche. Vous aurez eu sans doute mieux à faire qu'à m' écrire; et si votre pa-
resse m'afflige, je suis au moins sûr de votre cœur.
« Dans toutes mes lettres à Mme de Beaumont, il y avoit toujours un mot pour
vous et la prière de vous instruire de nos projets. On m'a marqué que Mkhaud
étoit prêt à faire avec vous une affaire pour les notes du Virgile de l'abbé De-
lille. J'en serois charmé; mais votre paresse ne sera-t-elle pas un obstacle? Au
reste, mon cher ami, c'est votre bonne étoile qui vous a empêché de venir ici.
Figurez-vous que ma vie est un enfer. J'ai demandé mon rappel au moins pour
l'année prochaine, si l'on ne veut pas me l'accorder plus tôt. Vous sentez que je
ne puis entrer dans les détails; mais soyez sûr que vous n'auriez pas tenu vingt-
quatre heures avec cet homme (1). Ainsi donc, mon cher ami, ou j'obtiendrai
une place indépendante l'année prochaine, et alors vous serez avec moi, si cela
vous fait plaisir, ou je serai avec vous à Paris, et, une fois rentré, ensemble,
nous nous arrangerons pour cultiver un petit jardin et des choux.
« Je ne vous parlerai point de Rome. Je suis si malheureux que je ne vo's rien.
Comme littérature, j'ai encore de ces succès qui ne consolent de rien et qui ne
servent à rien. 11 y a en Italie trois traductions de mon ouvrage. Je ne sais où
cette lettre vous trouvera. Je crois que vous êtes chez votre père, mais il est pos-
sible que vous fussiez (sic) resté à Paris pour les notes. Adieu, mon très cher
ami, comptez toujours sur ma tendre amitié, sur ma fidélité à toute épreuve.
Écrivez-moi si vous le pouvez. Fontanes vous dira pourquoi je souffre ici, en
cas que vous le voyiez.
« Mon adresse est tout simplement : A M. Gh., secrétaire de la légation fran-
çoise, à Rome, Italie. — Il n'est pas nécessaire d'affranchir les lettres. Comment
est votre santé actuellement? »
Au même.
Rome, ce 8- novembre 1803.
« Tout est fini pour moi , mon cher ami. Mme de Beaumont n'est plus; je n'ai
eu d'autre consolation que d'avoir un peu honoré ses cendres. Vous verrez tous
(1) Le cardinal Fesch.
752 REVUE DES DEUX MONDES.
les détails dans la copie de la lettre que je vous ferai passer par le courrier pro-
chain. Je serai à Paris au mois de janvier, et en Bretagne peu de temps après;
je vous verrai. Je vais me retirer entièrement du monde. Écrivez-moi, écrivez à
Joubert. Ma santé est bien mauvaise, et je désire quelquefois de ne pas repasser
les Alpes. Je vous embrasse tendrement. »
Au même.
«Rome, ce 16 novembre 1803.
« Mon dernier billet, mon cher ami, vous annonçoit la mort de M,T,C de Beau-
mont, qui a quitté cette triste vie le 4 du mois courant, à Rome. Je vous disois
que je vous ferois passer par le prochain courrier le récit de sa mort. J'ai pensé
depuis qu'il vaudroit mieux pour vous d'écrire à Joubert, à Villeneuve-sur-
Yonne, ou à Mme de Vintimille, à Paris. Ils vous enverront copie de cette fatale
relation , et vous aurez moins de port à payer que si je vous la faisois passer de
Rome.
« Mon cher ami, je suis vraiment au désespoir. Je ne sais ce que (sic) devenir
ni quel parti prendre. Je suis bien déterminé à quitter Rome, mais le cardinal
s'y oppose à présent; et plus on m'a d'abord persécuté injustement, plus on
veut maintenant, par des caresses, me retenir ici. Quoi qu'il en soit, je n'irai
pas toujours plus loin que mon année, qui finit au mois de mai. Oui, mon cher
Chènedollé, mes déserts vont être maintenant auprès des vôtres. J'appelle la re-
traite et l'obscurité de toute la force de mes désirs. Il est plus que temps de re-
noncer à tant de mensonges, à tant de projets que tout renverse et que rien ne
peut amener à une fin heureuse. Écrivez-moi ici; j'ai soif de vos lettres et de
votre amitié. — Adieu , adieu. »
Mme de Vintimille s'acquittait de la commission dont il vient d'être
parlé, et elle écrivait à Chènedollé la lettre que voici :
« A Paris, le 1*' nivôse (1803).
« Vous me rendez bien peu de justice, monsieur, en me soupçonnant d'avoir
pu vous oublier. L'éternel souvenir de la malheureuse amie que je pleure ne
me permettra jamais de voir avec indifférence ceux qui partageaient mes sen-
timens pour elle, et croyez bien que ce mutuel regret me donne un lien avec
vous que rien ne rompra jamais. — Voilà la relation que M. de Chateaubriand
m'a envoyée; j'ai trouvé plus court de vous la faire passer que d'en faire prendre
une copie. Quand vous l'aurez gardée tout le temps que vous jugerez à propos,
vous voudrez bien me la renvoyer; je m'en rapporte à votre bon esprit pour
juger qu'elle doit rester dans l'intimité, et qu'il y a des choses dont les indiffé-
rons n'ont que faire. Je ne vous fais donc aucune recommandation à ce sujet.
Quelle perte nous avons tous faite par la mort de cette malheureuse amie! Je ne
puis dire le chagrin que j'en ressens; c'est une plaie qui ne se fermera jamais;
l'idée de ne la plus revoir me poursuit sans cesse, et il m'est doux de parler de
cette peine à une personne qui, j'en suis bien sûre, sait m'entendre. — Je suis
affligée de ce que vous me dites de vos malheurs personnels, et, quoique je n'aie
pas beaucoup de droits à votre confiance, laissez-moi vous dire que s'ils sont de na-
ture à être un peu adoucis par l'intérêt bien véritable, je vous demande de ne pas
me refuser le plaisir de vous offrir quelque consolation. — Vous savez que M., de
POÈTES ET ROMANCIERS MODERNES DE LA FRANCE. 753
Chateaubriand est nommé dans le pays de Vaud. J'avais pensé que peut-être
vous iriez le retrouver, et je l'avais espéré pour tous deux. — Veuillez, je vous
prie, m'accuser tout de suite la réception de mon paquet, et, quand vous re-
viendrez à Paris, venez me voir au plus tôt pour que je vous pardonne le soup-
çon de vous avoir oublié. -— Adieu, monsieur; recevez, je vous prie, l'assurance
bien vraie de tous les sentimens que vous m'avez inspirés.
(Rue Cerutti, n« 19.)
« P. S. — M. Pasquier, à qui j'ai dit que j'avais reçu de vos nouvelles, me
charge de le rappeler à votre souvenir, et vous prie de ne pas l'oublier. »
La lettre de Chênedollé en réponse à celles de Rome qu'on vient de
lire sur la mort de Mme de Beau mont se trouve dans les Mémoires de
M. de Chateaubriand. — C'est ici le lieu de placer les lettres de Mme de
Beaumont elle-même à Chênedollé, gracieuses paroles de cette ame
détachée et fidèle qu'animait l'affection seule au bord de la tombe.
Elles viennent bien s'ajouter à tout ce que nous avait appris d'elle la
correspondance de M. Joubert (1).
Mme de Beaumont à M. de Chênedollé.
« Le 7 fructidor (1802).
« Notre ami veut attendre la décision d'une nouvelle espérance (2) pour vous
répondre. Si elle se réalisait, il n'y aurait pas la moindre apparence de fiction
dans la lettre déterminante qu'il doit vous écrire; mais ne nous flattons point.
S'il était vrai qu'espérer, c'est jouir, nous serions bien heureux, car nous espé-
rons beaucoup. A la vérité, nous changeons souvent de vues, de projets et d'es-
pérances; ils ont le bon esprit de se trouver bien de cette vie, cependant bien
fatigante; je les en félicite : mais l'hirondelle (3) est toujours le plus noir des
corbeaux, sans en excepter celui de Vire. Cet aimable corbeau, quoique absent,
est toujours parmi nous; nous en parlons sans cesse, nous cherchons toutes les
manières de le rappeler de son exil, de ne plus le laisser s'envoler. 11 entre dans
tous nos projets de voyage, de retraite ou de repos.
« Si par hasard quelque journal arrive à Vire, vous aurez vu la nouvelle or-
ganisation du gouvernement. Je n'en parle pas, car il serait impossible qu'une
lettre en donnât idée.
« Il paraît un ouvrage du grand homme de Necker : il s'appelle Dernières Vues
sur les finances et le gouvernement des Français. On dit qu'après une monarchie
tempérée, l'auteur ne trouve rien de mieux à nous offrir qu'une république
gouvernée par sept directeurs. Je ne croirai une telle absurdité qu'après l'avoir
lue, de mes yeux lue. Ce qu'il y a de certain, c'est que le livre ne plaît ni ne
réussit (4). On dit qu'il retarde Y apparition du roman de Mme de Staël (5); c'est
un tort très grave pour mon impatience.
(1) Pensées, Essais et Maximes de M. J. Joubert, tome II, page 236 et suiv.
(2) Il s'agissait de la nomination de M. de Chateaubriand à un poste diplomatique.
(3) C'est elle-même.
(4) Après y avoir jeté les yeux, elle sera moins sévère dans la lettre suivante.
(5) Delphine. «
7r>i REVUE DES DEUX MONDES.
«M. de Lauraguais vient, du fond! du plus horrible galimatias {t), dîessayer
de mordre notre ami; mais ses dents sont tout usées, il aurait bien mieux fait
do s'en tenir à la Constitution, la Constitution! Cette fois, le trop d'idées ne l'a
pas empêché d'achever.
« On a fait une Résurrection d'Atala eni deux volumes. Ata>la, Chactas/ ot le
père Aubry ressuscitent aux ardentes prières des missionnaires. Ils partent pour
la France, un naufrage les sépare : Atala arrive à Paris. On la mène chez Feydel (2),
qui parie 200 louis qu'elle n'est pas une vraie sauvage; chez l'abbé Morellet, qui
trouve la plaisanterie mauvaise; chez M. de Chateaubriand, qui lui fait vite bâtir
une hutte dans son jardin, qui lui donne un dîner où se trouvent les élégantes de
Paris; on discute avec lui très poliment les prétendus défauts d'Atala. On va en-
suite au bal desÉtrangers où plusieurs femmes du moment passent en revue, enfin
à l'église où l'on trouve le père Aubry disant la messe et Chactas In servant. La
reconnaissance se fait, et l'ouvrage finit par une mauvaise critique du Génie du
Christianisme. Vous croiriez, d'après cet exposé, que l'auteur est païen. Point
du tout. Il tombe sur les philosophes, il assomme l'abbé Morellet, et il veut être
plus chrétien que M. de Chateaubriand. La plaisanterie est plus étrange qu'of-
fensante; mais on cherche à imiter le style de notre ami, et cela me blesse. Le
bon esprit de M. Joubert s'accommode mieux de toutes ces petites attaques que
moi qui justifie si bien la première partie de ma devise : Un souffle m'agite (3).
Le dernier Mercure (4) est détestable M. Delalot y règne comme le roi de
Cocagne, et s'il ne bâille pas, du moins nous fait-il bâiller Ah! qu'allait-iL (5)
faire dans cette galère! //vous écrira incessamment, Guencau aussi. Les deux
corbeaux soupirent après le troisième. Lucile s'est écriée lorsque son frère nous
a lu votre lettre : Qui ne sait compatir aux maux qu'il a soufferts! Fougères lui
a trop appris à apprécier Vire; elle vous plaint de toute son aine et me charge
de vous dire mille choses. La lettre de notre ami sera telle que vous la pouvez
désirer et très déterminante. Puisse -t-elle pour vous deux n'être pas une fiction!
Il est dans son nouveau logement, Hôtel d' Et ampes, n° 84. Ce logement est char-
mant, mais il est bien haut. Toute la société vous regrette et vous désire; mais
M. Joubert est dans les grands abattemens, M. de Chateaubriand; est enrhumé,
Fontanes tout honteux, et la plus aimable des sociétésine bat que d'une aile.
a M. B. (Montmorin-Beaumont.) »
(1) M. de Lauraguais fit paraître plus d'un écrit à cette date de 1802; on ne saurait
dire duquel il s'agit ici.
(2) L'un des rédacteurs du Journal de Paris à cette époque, un personnage assez
excentrique, et qui a fini deux ans après par Charenton.
(3) C'est Rulhière qui lui avait envoyé autrefois un cachet où se voyait un chêne gravé,
avec cette devise : Un souffle m'ayite, et rien ne m'abat.
(4) Le numéro du 3 fructidor an* x*.
(5) Chateaubriand. Voilà la vérité vue de près. De loin Chateaubriand et le 3/wcttr«,
à cette époque, paraissent ne faire qai'ua. M' Delalot était tout à M. de Bonald : « Delatot
s'est logé dans l'étui de M. de Bonald, comme. les insectes qui se logent daas les trois
des autres. » (Chênedollé). — Delalot, le plus haïssable des écrivains, disait M. Jou-
bert; cela voulait dire le plus éloigné de toute grâce. — Dans le peu de goût que témoigne
Mm« de Beaumont pour Delalot, expression du g*nre*> Bonald, on aperçoit davance et
sous forme littéraire l'indice de cette division qui éclatera bien plus tard dans la politique
entre la fraction aimable et brillante du parti et te côtéiraide et duiv
POÈTES ET ROMANCIERS MODERNES DE LA FRANCE. 755
Au même.
« Ce 9 vendémiaire (t802).
« Notre ami n'est sûr de rien. Sa destinée est plus incertaine que jamais, tout
est dans le vague et tristement dans le vague; cependant, à son retour de la
campagne, il vous écrira la lettre déterminante si nécessaire pour vous tirer de
cet abîme d'ennui et pour vous ramener au milieu de nous. S'il eût été sûr que
vous voulussiez la lettre, quel que fût l'état des choses, il l'aurait écrite (1);
vous l'aurez incessamment. La correction de l'ouvrage (2) est entièrement finie;,
l'article de Fontanes a paru et surpasse nos espérances (3). Le Léviathan (4)
est accablé de critiques injustes et grossières; le livre de Y Éléphant son père est
estimé et peu lu. 11 y a, ce me semble, des choses fort nobles et fort courageuses
dans ce livre que j'ai à peine parcouru, parce que M. Joubert s'en est emparé
pour ne le pas lire. M. Delalot et Fiévée dominent toujours dans le Mercure. Le
petit corbeau (5) est parti pour la Bourgogne, l'autre corbeau (6) est à la cam-
pagne avec mauvais cœur (7), et je vous écris de Lucienne, de chez la belle
Mme Hocquart. Mais Lucienne n'a dans ce moment aucun charme pour moi :
cette vue immense ne m'intéresse point; la campagne est desséchée, et la so-
ciété m'ennuie. 11 n'y a plus qu'une société pour moi. La pauvre hirondelle (8)
est dans une sorte d'engourdissement furt triste; elle vous plaint cependant,
mais elle espère pour vous, car le mal vient du dehors: en changeant de posi-
tion, vous serez mieux. J'attends pour vous ce mieux avec impatience. Dans
quelques jours, notre ami vous écrira, et j'espère que sa lettre vous ramènera
parmi nous. Adieu, je ne suis point votre exemple. Je finis sans le moindre
compliment, en vous assurant du tendre intérêt de toute la société et du mien
en particulier. J'espère que nous rirons incessamment des dames de Vire; pensez
un peu que vous nous en divertirez un jour : cela vous donnera du courage pour
les supporter. Adieu encore une fuis. J'ai, ce me semble, répondu à toutes vos
questions. Portez-vous bien, songez à nous, et soyez sûr que la lettre de notre
ami suivra de près la mienne. »
An même (9).
« Ce' dimanche soir (t803).
« C'est bien ridicule de ne pas profiter d'un jour que vous voulez bien m'ac-
corder, lorsque vous vous rendez si rare; mais M. de Chateaubriand avait oublié
(i) Il s'agissait d'une lettre à écrire au père de Chênedollé, pour le déterminer à faire
àson fils une petite pension qui le mît à même de tenter une carrière.
(2) La correction du Génie du Christianisme pour la seconde édition.
,t($) Le second article de Fontanes dans le Mercure sur le Génie du Christianisme.
(4) Mme de Staël, à cause de Delphine, et plus loin M. Necker.
(5) M. Gueneau de Mussy.
(6) Mv de Chateaubriand.
(7) Une note manuscrite m'indique Mme de Vintimille; ce sont des sobriquets de société.
J[8) C'est toujours elle. — // n'y a plus qu'une société pour moi! Heureux qui a pu
inspirer à une telle ame de tels sentimens!
(9) L'adresse est à M. de Chênedollé, rue du Bac, au coin du Pont-Royal; il était
revenu passer quelques mois à Paris.
756 REVUE DES DEUX MONDES.
un engagement chez Fontanes, et je ne voudrais pas vous séparer. Soyez donc
assez bon pour me donner mardi ou mercredi. Le plus tôt sera le mieux. Dites
votre choix à M. de Chateaubriand, et ne profitez pas de ce contre-temps pour
redevenir le plus ours des ours. Salut à votre ourserie.
<( M. B. »
Au même.
« Ce dimanche, 8 août 1803 (du Mont-d'Or) »
« Voici une lettre (1) qui n'a pas pris le plus court chemin pour vous arriver,
puisqu'elle a passé par le Mont-d'Or. De peur qu'elle ne fasse encore un détour
inutile, je l'adresse à Saint-Germain (2), qui passera chez vous à Paris, l'y lais-
sera si vous y êtes, ou l'enverra à Vire. La paresse de notre ami l'a empêché de
cacheter sa lettre, afin que je visse ses projets sans qu'il eût la peine de les
écrire deux fois. J'aurais bien pu être polie, mais non sans vous forcer de dé-
chirer la lettre en mille morceaux. Je laisse donc les choses telles qu'elles sont,
et vous n'aurez point de cachet. Je n'ai pas le courage de vous dire à quel point
je suis affligée de son projet (3), si arrêté, qui me semble si naturel, et qui,
dans les vues du monde, est si déraisonnable. Je suis dans un état de faiblesse
qui m'ôte presque la force de désirer et de craindre. Je prends les eaux depuis
trois jours. Je tousse moins; mais il me semble que c'est pour mourir sans
bruit (4), tant je souffre d'ailleurs, tant je suis anéantie. Il vaudrait autant être
morte. Adieu, écrivez-moi au Mont-d'Or, par Clermont (département du Puy-
de-Dôme), c'est-à-dire dans le lieu le plus abominable de la terre. »
Au même.
« Ce 29 août 1803.
« Comme je n'ai point eu de vos nouvelles depuis que je suis ici (5), il m'est
difficile de vous adresser cette lettre juste. Je me détermine pour Vire sans trop
savoir pourquoi, car il me semble que vous devriez être à Paris. Quoi qu'il en
soit, je ne veux pas vous laisser ignorer ma marche, même sans espérer que
vous en profitiez. Je serai du 10 au 15 septembre à Lyon; j'y resterai le temps
nécessaire pour arranger mon voyage; ce sera l'affaire de quelques jours. L'in-
certitude du temps que mes remèdes dureraient m'a empêchée de vous mander
plus tôt une détermination qui n'était pas prise. Je ne vous fais pas de repro-
ches de votre silence; mais je ne veux cependant pas vous dissimuler qu'il me
fait de la peine. Si vous aviez un mot à me dire, il faudrait que ce fût à Lyon,
poste restante. »
Qu'a donc Chênedollé? Tout le monde se plaint de son silence, il
(1) La lettre de M. de Chateaubriand à Chênedollé écrite de Rome le 16 juillet 1803,
qu'on a lue précédemment.
(2) Son valet de chambre.
(3) De quitter la carrière diplomatique au bout d'une année, s'il n'a pas une position
indépendante.
(4) Voilà de ces mots charmans dans leur tristesse, comme en avait cette ame aérienne.
M. Joubert la comparait « à ces figures d'Herculanum qui coulent sans bruit dans les airs,
à peine enveloppées d'un corps. »
(5) Au Mont-d'Or.
POÈTES ET ROMANCIERS MODERNES DE LA FRANCE. 757
semble s'oublier lui-même, il s'abandonne : cela se sent à tout instant
dans les paroles que lui adressent ses amis. Est-ce la paresse qui l'en-
chaîne? N'est-ce pas plutôt quelque douleur? Tout à l'heure nous y
toucherons discrètement.
Mais « il était si sombre, si mélancolique en ces années, me dit un
des témoins survivans, que, quand il s'approchait d'une fenêtre, ses
amis disaient toujours : // va s'y jeter. »
Ne voulant que prendre la parole le moins possible, nous mettrons
ici, sans interruption, la suite restante des lettres de Chateaubriand à
Chênedollé. On y sentira mieux que nous ne le pourrions dire cette im-
pression triste qui résulte d'une liaison étroite qu'on voit se relâcher
avec les années; celle-ci du moins ne se dénoua jamais.
A M. de Cbênedollé, à Vire.
« Paris, 15 ventôse (6 mars 1804).
« Je n'ai pas voulu, mon cher Chênedollé, répondre à votre lettre que m'a
transmise le petit Gueneau, avant que mon sort fût entièrement décidé. Main-
tenant que j'ai accepté la place de ministre dans le Valais et que je suis au mo-
ment de mon départ, je vous propose de m'y suivre, si cela peut vous être
agréable. Peut-être ne serez- vous pas très tenté, vu la tristesse de la résidence
que je vais occuper; j'espère, d'ailleurs, ne faire qu'un très court séjour à Sion,
et je ferai solliciter par mes amis quelque place obscure dans une bibliothèque (i),
qui me fixe à Paris l'hiver prochain. — Si tout cela ne vous alarme pas, venez
sur-le-champ me rejoindre à Paris, ou chez Joubert à Villeneuve-sur- Yonne, en
cas que j'eusse déjà quitté Paris. Il ne vous faut que l'argent du voyage jusque-
là; je me charge du reste. Venez ou répondez-moi sur-le-champ au Singe violet,
rue Saint- Honoré, près la rue de l'Échelle, chez Joubert Lafond (2).
« Mon cher ami , nous sommes très malheureux, et je crois connoître les nou-
veaux chagrins dont vous voulez me parler. Mon plus grand désir est de finir
ma vie avec vous, et, si nous en avons la ferme volonté, j'espère que nous nous
réunirons un jour et que nous achèverons ensemble cette triste vie qui ne mène
à rien (3) et qui n'est bonne à rien. Je vous embrasse mille fois du fond de mon
cœur. Ch. »
(1) Ceci passe presque la mesure de ces illusions qu'une imagination de poète a le
droit de se faire à elle-même. Il en est de ce coin de bibliothèque comme de cette chau-
mière qui revient sans cesse, et où il ne veut, dit-il, que planter ses choux. Ce n'est
qu'une manière de dire. Il sait bien au fond qu'il n'en est rien , et lui-même en est
convenu à propos d'un pareil vœu qui lui échappe dans Y Itinéraire : « Je me demandois
si j'aurois voulu de ce bonheur; mais je n'étois déjà plus qu'un vieux pilote incapable de
répondre affirmativement à cette question, et dont les songes sont enfans des vents et des
tempêtes.» Ce vieux pilote avait commencé de bonne heure en lui.
(2) M. Joubert le cadet, depuis conseiller à la cour de cassation.
(3) Voici une de ces paroles qui sont comme une lueur sombre. Ceux qui ont connu
d'alors M. de Chateaubriand nous ont souvent dit comment il était revenu de Rome tout
repris d'incrédulité. Il confesse en ses Mémoires qu'il eut dans sa vi« plus d'une reprise
de cette sorte; mais ce n'est ni le lieu ni le moment de démêler ce point délicat.
738 REVUE DES DEUX MONDES.
Au même.
«Mercredi, 23 ventôse (1804).
« Migneret(l), mon très cher ami, vient de m'envoyer votre billet. Vousdewez
avoir à présent entre les mains une lettre de moi. Je vous disois que je partois
pour le Valais, que j'espérois n'y faire qu'une courte résidence, et que j'atten-
dois de la bonté du Consul la permission de revenir cet automne à Paris; que,
si pourtant le voyage vous tentoit, quoique vous connoissiez déjà les monta-
gnes, vous pouviez venir sur-le-champ me rejoindre à Paris ou à Villeneuve-
sur- Yonne, d'où je me chargeois ensuite de tous les frais de votre voyage. La
chose n'est pas brillante; mais le diable ne peut offrir que son enfer.
«Être avec vousseroit un grand bonheur pour moi; mon amitié pour vous est
inaltérable; malheureusement on ne me met guère à lieu de vous le prouver;
vous ne pouvez vous faire une idée de mes chagrins.
«Je crois connoitre tous les vôtres. Notre chère Lucile (2) est très malade!....
Mon ami , si nous ne nous voyons pas encore cet été sous les montagnes de
Sion, les landes de la Bretagne et de la Basse-Normandie nous réuniront cet
hiver. Quelle triste chose que cette vie! Je vous embrasse en pleurant: c'est
maintenant mon habitude (3).
« P. S. — Adressez votre réponse chez Joubert, au Singe violet, rue Saint-
Honoré, près la rue de l'Échelle. »
Au même.
(1801.)
« Vous aurez reçu, mon très cher ami, ma seconde lettre où je vous parfois du
peu d'agrément de la chose que je vous proposois, et surtout de sa courte durée.
Dupuy, que j'avois appelé comme secrétaire, a été épouvanté, et il refuse de
venir. Je tâcherai de prendre quelque enfant de seize ans qui me coûte peu et
qui sache remplir les blancs d'un passeport.
« Votre lettre a croisé la mienne; je ne m'étonne pas des difficultés que fait
votre père; Non-seulement la place de secrétaire de légation ne dépend pas de
moi, comme vous le dites, mais je n'ai point de secrétaire de légation; je suis
tout seul, et on ne me passe pas même un secrétaire particulier. 11 est vrai que
je vais dans un trou horrible, et que je n'y vais que pour quelques mois, du
onoins je l'espère.
« Si tout cela ne vous décourage pas, voilà la lettre pour M. votre père; re-
mettez-la-lui et venez. J'aurai un extrême bonheur à vous embrasser. Ma femme
est ici. Elle va me chercher un logement pour moi et pour elle. Je cherche une
cabane à acheter aux environs de Paris; j'espère l'avoir pour cet automne; alors,
si vous ne venez pas à Sion, du moins promettez-moi de venir vivre dans ma
chaumière. Lucile va venir dans une pension excellente que je lui ai arrêtée ici.
(1) Le libraire.
(2) Ceci se rapporte à ces nouveaux chagrins dont il est question dans la lettre pré-
cédente .
(3) C'est pourtant le même homme qui disait de lui avec vérité : « Je n'ai jamais
pleuré que d'admiration. » En effet, s'il pleurait pour d'autres choses, c'étaient des larmes
légères et qui ne comptaient pas.
POÈTES ET ROMANCIERS MODERNES DE LA FRANCE. 759
Alors nous pourrions tous nous réunir, au mois d'octobre, à Paris. Mille ten-
dres amitiés, mille souvenirs. A vous pour la vie, et à toute épreuve.
« J'attends votre réponse : en me répondant sur-le-champ, je pourrai encore
recevoir votre lettre, rue de Beaune, hôtel de France.
« Si vous abandonnez le projet de venir à Sion, vous jetterez au feu la lettre
pour votre père.
« Je n'ai point encore vu le premier Consul. »
Au
« Mantes, 15 août 1804.
« Je m'approche de vous et je sors enfin du silence, mon cher Chènedollé. Je
n'ai osé vous écrire de peur de vous compromettre pendant tout ce qui m'est
arrivé (l). Que j'ai de choses à vous dire! Quel plaisir j'aurai à vous embrasser
si vous voulez ou si vous pouvez faire le petit voyage que je vous propose! Je
vais passer quelques jours chez Mme de Custine, au château de Fervaques, près
Lisieux, et vous voyez, par la date de ma lettre, que je suis déjà sur la route. J'y
serai d'aujourd'hui en huit, c'est-à-dire le 22 d'août. La dame du logis vous re-
cevra avec plaisir, ou, si vous ne vouliez pas aller chez elle, nous pourrions nous
voir à Lisieux. Écrivez-moi donc au château de Fervaques, par Lisieux, départe-
ment du Calvados. Vous ne devez pas en être à plus de quinze ou vingt lieues.
Tâchons de nous voir pour causer encore une fois, avant de mourir, de notre
amitié et de nos chagrins. Je vous embrasse les larmes aux yeux. Joubert a été
bien malade et n'a pu répondre à une lettre que vous lui écriviez. Tout ce qui
reste de la petite société s'occupe sans cesse de vous. Mme de Caud est très
mal. »
An même.
« Villeneuve-sur- Yonne, 10 octobre 1804.
« Cher Corbeau, votre lettre m'a fait un insigne plaisir. Joubert déclare qu'il
va mettre la main à la plume, et moi je me réjouis dans l'espérance de vous em-
brasser, du 20 au 25 du mois d'octobre courant, à Fervaques. Tâchez de vous y
rendre; nous arrangerons notre hiver.
« Je pars d'ici le 16 octobre; je passerai deux ou trois jours à Paris, d'où je
continuerai ma route pour Lisieux. Adieu, cher enfant. J'écris en hâte ce bil-
let, parce que je suis mal à mon aise. Je vais vite le cacheter et le mettre à la
poste.
« Mille fois à vous. Mille respects à vos parens.»
An même.
« Villeneuve-sur- Yonne, 13 novembre 1804.
« Mm? de Caud n'est plus. Elle est morte à Paris le 9. Nous avons perdu la
plus belle ame, le génie le plus élevé qui ait jamais existé. Vous voyez que je
suis né pour toutes les douleurs. En combien peu de jours Lucile a été rejoindre
(1) Il veut parler de sa démission donnée après le meurtre du duc d'Enghien et de
l'éclat qui s'ensuivit.
760 REVUE DES DEUX MONDES.
Pauline (1)! Venez, mon cher ami, pleurer avec moi cet hiver, au mois de jan-
vier. Vous trouverez un homme inconsolable, mais qui est votre ami pour la
vie.
« Joubert vous dit un million de tendresses. »
Au même.
« Paris, 12 janvier 1805.
« J'ai votre portrait : mon cher ami, vous jugez s'il me fait plaisir. Les gens
qu'on aime étant presque toujours éloignés de nous, au moins que leur image
les fixe sous nos yeux, comme ils le sont dans notre cœur. Je suis enfin revenu
de Villeneuve pour ne plus y retourner cette année. Je vous attends; votre lit
est prêt, ma femme vous désire. Nous irons nous ébattre dans les vents, rêver
au passé et gémir sur l'avenir. Si vous êtes triste, je vous préviens que je n'ai
jamais été dans un moment plus noir : nous serons comme deux cerbères aboyant
contre le genre humain. Venez donc le plus tôt possible. Mme de C. doit vous
avoir un passeport. Venez; le plaisir que j'aurai à vous embrasser me fera ou-
blier toutes mes peines. Mille tendres amitiés. »
(Rue de Miroménil, n° 1119.)
Au même.
« Samedi , 8 février 1806.
« Vos poulardes sont bonnes, mon cher ami; mais vos lettres et surtout votre
présence vaudroient encore mieux. Quand arriverez-vous? Nous vous attendons.
Venez occuper le petit cabinet et jaser avec nous sur les maux de la vie. Je par-
tirai dans le courant d'avril pour l'Espagne (2), où je resterai tout au plus deux
mois. J'irai voir les antiquités mauresques; jusque-là je suis à votre service. Ve-
nez débarquer chez moi; vous ferez grand plaisir à M'ne de Chateaubriand. Jou-
bert est ici. Tout le monde sera charmé de vous voir. Le poème est-il fini? Quand
l'imprimons-nous? Je parle tous les jours de vous à Mme de Custine. Venez donc,
mon cher ami. Vous savez combien les premiers jours du printemps sont beaux
à Paris et combien nous vous aimons. Mille remerciemens des chapons; nous en
mangeons un ce soir avec Joubert. Tout à vous. »
Au même.
« Paris, le 7 mai 1816.
« Je dicte en courant quelques mots à mon secrétaire (3), mon cher ami. Je
ferai tout ce qui me sera possible de faire pour vous faire entrer à l'Institut;
mais ne comptez sur rien , et voici pourquoi : l'esprit de ce corps est resté le
même, malgré la réforme qu'il vient d'éprouver. Dans les dernières nominations,
nous n'avons pu avoir que quatre voix pour M. De Sèze. Jugez par là où nous
en sommes. Je sais que vos titres sont d'une nature différente; mais le talent,
comme vous savez, n'est pas toujours une raison de succès. Quant à Fontanes,
(1) Mme de Beaumont.
(2) Au lieu de ce simple voyage, il fit le grand tour par la Grèce et par l'Orient.
(3) Cette lettre n'est pas de la main de M. de Chateaubriand; il n'a fait que la signer.
Déj\ l'homme politique absorbe l'ami.
POÈTES ET ROMANCIERS MODERNES DE LA FRANCE. 761
je ne le vois plus (1); son opinion dans la chambre des pairs le range sous des
bannières différentes de la mienne, et j'avoue qu'après la dernière expérience,
je ne sais plus capituler avec des opinions. Comptez toujours sur moi, mon cher
ami, et croyez que je serois trop heureux de trouver l'occasion de vous être bon
à quelque chose.
« (2) Je vous embrasse.
« De Chateaubriand. »
Au même.
« 26 juillet 1820. — Rue de Rivoli, n° 26.
« Votre écriture, mon cher ami, m'a fait grand plaisir à reconnoître : les an-
nées ne font rien avec moi, et les amis qui m'ont oublié (3) ne vivent pas moins
dans mon souvenir. Dix ans, à mon âge, c'est trop pour l'histoire; il faut que
je la commence promptement ou que j'y renonce. J'ai déjà deux volumes à peu
près achevés; j'espérois rester en France, Dits aliter visum (4).
« On dit qu'on me rappellera Tannée prochaine : Dieu le veuille! Le roi , en
me nommant son représentant, m'a trop honoré et trop récompensé : j'atten-
drai la suite de ses bontés. Et vous, mon cher ami, que devenez-vous? Que de-
viendra l'Université? Je voudrois bien vous voir à Paris. Votre muse doit avoir
besoin de revoir les lieux qui ont inspiré Racine. Vous trouverez tôt ou tard ,
sous nos princes légitimes, une place plus convenable à votre fortune et à vos
occupations. Si je restois en France, je vous offrirois tout mon crédit, qui n'est
pas grand. Mais enfin, ceci n'est pas un adieu; nous nous reverrons; nous fini-
rons nos jours ensemble dans cette grande Babylone qu'on aime toujours en la
maudissant, et nous nous rappellerons le bon temps de nos misères où nous
prenions le détestable café de Mme Rousseau. — Bonjour, mon cher ami; je vous
embrasse tendrement. Je ne partirai qu'au mois de septembre. Ainsi, si vous
avez quelque chose à me dire, je suis tout à vous. »
Ce souvenir du bon temps de misère et du détestable café de Mme Rous-
seau va renouer la chaîne au premier anneau d'autrefois : depuis ces
premiers mois du retour de l'émigration en 4800 jusqu'à l'ambassade
de Berlin, vingt longues années s'étaient écoulées. Chênedollé était
resté fidèle aux anciens jours; il n'avait cessé, au sein de sa vie secrète,
de célébrer en silence les anniversaires de ses premières jouissances
d'esprit ou de cœur. Il était de ceux qui s'asseoient de bonne heure sur
un banc de pierre du chemin et qui aiment à se dire en se retournant :
« Notre meilleur ami, c'est le passé. »
{1) Triste effet des passions politiques! M. de Chateaubriand y était en proie à cette
heure. *
(2) Ces derniers mots sont seuls de l'écriture de M. de Chateaubriand.
(3) Ce mot est dur et n'est pas juste. Il devait bien savoir qu'il n'était pas de ceujj
qu'on oubliait.
{*) Il venait d'être nommé à l'ambassade de Berlin.
762 REVUE DES DEUX MONDES.
VI. — OATSON AtïC l.iril.K.
Rien n'est plus délicat à sonder qne certaines douleurs; je ne l'es-
saierai point pour celles de Chênedollé; je crois entrevoir qu'il en ent
plus d'une en ces années du retour. Seulement, sur un point qui -touche
de toutes parts à la poésie, qui est de la poésie même, j'ajouterai quel-
ques détails à ce que disent les Mémoires de son illustre ami. On ap-
prendra à y connaître mieux encore cette charmante Lucile, et sa di-
vine mémoire, se mêlant au nom de Chênedollé, y jettera un de ces
rayons paisibles, pareils à ceux de cet astre d'argent qu'il a si bien
chanté et qu'elle a tant aimé.
Il avait d'abord connu Lucile à Paris en 1802; il l'y avait retrouvée
à son retour ^ers l'entrée de l'hiver (1802-1803). Il s'était pris insensi-
blement d'une adoration secrète pour celte ame délicate et doulou-
reuse. Le lien qui s'était noué alors entre eux, je ne le saurais dire dans
sa vraie nuance; c'était quelque chose de vague, de tremblant, d'ina-
chevé. Il y avait eu.de la .part de Lucile, veuve et libre de sa main , une
demi-promesse, — promesse sinon de l'épouser, au moins de n'en ja-
mais épouser un autre. C'était tout pour elle, pour cette ame malade
et méfiante du bonheur; ce n'était point assez pour lui. Pendant le court
séjour qu'il continua de faire à Paris lorsqu'elle fut retournée en Bre-
tagne, elle lui écrivait (je livre ces timides lettres dans leur demi-teinte
d'obscurité éft avec lettr voile de mystère) :
A M. de raiOiwrtoHé, nae dm Bac, no 610, a Paris.
Rennes, ce 2 avril 1803.
« Mes wioraens.de solitude sont si rares, que je profite du premier pour vous
écrire, ayant à cœur de vous dire combien je suis aise que vous soyez plus calme.
Que je vous demande pardon de l'inquiétude vague et passagère que j'ai sentie
au sujet 'de ma dernière lettre! Je veux encore vous dire que je ne vous écrirai
point le motif que j'ai cru , à la réflexion, qui vous avoit engagé à me demander
ma parote d*e ne 'point me marier. A propos de cette parole, s'il est vrai que
vous ayez Tildée >Gpue nows'pourrons être un jour unis, perdez tout-à-fait cette
idée : croyez .que je ne suis point d'un caractère à souffrir jamais que vous, sa-
crifiiez votre destinée «à la mienne. Si, lorsqu'il a été, ci^devant, entre nous
question de mariage, mes réponses ne vous ont point paru ni fermes ni décisives,
cela provenoit seul (1) de ma timidité et de mon embarras, car ma volonté étoit,
dès ce temps-là, fixe et point incertaine. Je ne pense pas vous peiner par un-tel
aveu, qui ne doit pas beaucoup vous surprendre, et puis, vous connoissez mes
sentimens pour vous: yquê- ne. pouvez, aussi douter #ue je me ferois un hooneur
(1) Lucile avait le génie de la sensibilité et de la rêverie; mais, comme les femmes <du
xvne siècle, elle avait aussi ses inexpériences et ses aimables gaucheries en fait d'ortho-
graphe et de grammaire. J'en ai dissimulé le plus que je l'ai pu en restant exact.
POETES ET ROMANCIERS MODERNES DE LA FRANCE. 763
de porter votre nom; mais je suis tout à la fois désintéressée sur mon bonheur,
et votre amie : en voilà assez pour vous faire concevoir ma conduite avec vous.
« Je vous le répète, l'engagement que j'ai pris avec vous de ne point me ma-
rier a pour moi du charme, parce que je le regarde presque comme un lien,
comme une espèce de manière de vous appartenir. Le plaisir que j'ai éprouvé
en contractant cet engagement est venu de ce qu'au premier moment votre désir
à cet égard me sembla une preuve non équivoque que je ne vous étois pas bien
indifférente. Vous voilà maintenant bien clairement au fait de mes secrets; vous
voyez que je vous traite en véritable ami.
« S'il ne vous faut, pour rendre vos bonnes grâces aux Muses, que l'assurance
de la persévérance de mes sentimens pour vous, vous pouvez vous réconcilier
pour toujours avec elles. Si ces divinités, par erreur, s'oublient un instant avec
moi, vous le saurez. Je sais que je ne peux consulter sur mes productions un
goût plus éclairé et plus sage que le vôtre; je crains simplement votre politesse.
Quant à mes contes, c'est contre mon sentiment, et sans que je m'en sois mêlée,
qu'on les a imprimés dans le Mercure (1). Je me rappelle confusément que mon
(1) On trouve en effet dans le Mercure du 21 ventôse an xi (12 mars 1803) les deux
contes suivans, qui diffèrent un peu, par la couleur, des pièces de Lucile citées dans les
Mémoires d' Outre-tombe :
CONTE ORIENTAL.
l'arbre sensible.
« Un jour Almanzor, assis sur le penchant d'une colline et parcourant des yeux le
paysage qui s'offrait à sa vue, disait au Génie tutélaire de cette charmante contrée : « Que
« la nature est belle! Comment l'homme peut-il se priver volontairement du plaisir de
« voir les moissons ondoyer, les prés se couvrir de fleurs, les ruisseaux fuir et l'arbre se
« balancer dans les airs? Arbre superbe, de quelles délices tu jouirois si le ciel t'eût doué
«r du sentiment! C'est dans ton sein que se réfugient les oiseaux amoureux; c'est sur ton
«'éeorce que les amans gravent leurs chiffres; c'est sous ton feuillage que le sage vient
« rêver au bonheur. Tu prêtes ton abri à toute la nature sensible. Que ne puis-je être
« toi, ou que n'as-tu mon ame! — Deviens arbre, indiscret jeune homme, dit à. l'instant
«f le Génie; mais reste Almanzor sous son écorce. Sois arbre jusqu'à ce que le repentir
« te rende ta première forme. » A peine le Génie a-t-il achevé de parler, qu' Almanzor
s'élève en arbre majestueux : il courbe ses superbes rameaux en voûte de verdure im-
pénétrable aux rayons du soleil. Bientôt les oiseaux, les zéphyrs et les pasteurs recher-
chèrent l'ombrage du nouvel arbre; mais il ne le prêta jamais qu'à regret à l'indifférence.
Cependant la belle et insensible Zuleïma vint un soir se reposer sous son ombre. Bientôt
le sommeil ferma doucement ses paupières. Que de graees s'offrirent à l'imprudent Al-
manzor! Un frémissement insensible s'empare de ses feuilles. Il incline vers la jeune
fille ses rameaux amoureux. Tandis qu'il fait des efforts jaloux pour la dérober à Funi-
vers, Nesser, amant dédaigné de Zuleïma, porte ses pas vers ces lieux; il voit la fille
charmante, et d'une main téméraire il veut écarter le branchage que l'arbre cherche à
lui opposer. Nesser est auprès de Zuleïma; il va lui dérober un baiser. L'arbre pousse
un gémissement; Nesser fuit, Zuleïma s'éveille : Almanzor a repris sa première forme.
Il tombe aux pieds de la fière Zuleïma, dont le cœur s'attendrit à la vue de tant de pro-
diges. Que de belles ont à moins perdu leur indifférence!
« Par bne Femme. »
CONTE GREC.
l'origine de la rose.
« Craignant de perdre Rosélia dès son berceau, ses parens alarmés la consacrèrent ,à
764 REVUE DES DEUX MONDES.
frère m'a parle à cet égard; mais je n'y fis aucune attention, ni ne répondis.
J\ tois au moment de quitter Paris; j'étois incapable de rien entendre, de réflé-
chir à rien : une seule pensée m'occupoit, j'étois tout entière à cette pensée. Mon
frère a interprété pour moi mon silence d'une façon fâcheuse. Je vous sais gré
de l'espèce de reproche que vous me faites au sujet de l'impression de mes
contes, puisqu'il me met à lieu (i) de connaître votre soupçon et de le détruire.
Soyez bien certain que je n'ai point consenti à la publicité de ces contes, et que
je ne m'en doutois même pas. J'espère que, quand vos affaires de famille seront
terminées, vous vous fixerez à Paris : ce séjour vous convient à tous égards, et
je voudrois toujours que votre position soit la plus agréable possible. Adieu.
Vous voudrez bien, quand il en sera temps, me mander votre départ de Paris, afin
que je ne vous y adresse pas mes lettres. Je compte encore rester quinze jours
dans cette ville -ci. Après cette époque, adressez-moi vos dépêches à Fougères,
à l'hôtel Marigny.
« Quoique vos dépèches soient les plus aimables du monde, ne les rendez pas
fréquentes; j'en préfère la continuité. Vous devez être paresseux, et moi-même
Diane. Bientôt la jeune Rosélia, prêtresse de cette déesse, lui présenta l'encens et les
vœux des mortels. Elle ne comptait que seize printemps quand sa mère, par une ten-
dresse sacrilège, l'enleva du temple de Diane pour l'unir au beau Cymédore. « Quoi!
« répétait sans cesse cette mère imprudente en regardant sa iille, quoi ! ma fille ne con-
te naîtra jamais les douceurs d'un hymen fortuné! Quoi! les flammes du bûcher funèbre
« consumeraient tout entière cette beauté si charmante, qui ne laissera pas après elle de
tt jeunes enfans pour rappeler ses traits et pour bénir sa mémoire! » Rosélia est conduite
de l'autel de Diane à ceux d'Hyménée. Là, sa bouche timide profère de coupables ser-
mens, dont son cœur ne connaît pas le danger. Cependant Cymédore, que l'idée de
Diane poursuit d'un noir pressentiment, se hâte de sortir avec Rosélia du temple de
l'Hymen. Ils en franchissaient les derniers degrés, lorsque Diane leva son mobile flam-
beau sur la nature. La chaste déesse n'a pas plus tôt aperçu nos époux fugitifs, qu'un trait,
semblable à ceux dont elle atteignit les enfans de Niobé, part de sa main immortelle et
va frapper le cœur de Rosélia. Un soupir qui vint expirer sur les lèvres de cette vierge-
épouse fut, dit- on, le seul reproche qu'elle adressa à la déesse. Rosélia chancelle, ses
faibles genoux fléchissent sur le gazon qui la reçoit. Transporté de douleur et d'amour,
Cymédore veut soutenir son épouse : mais, ô prodige ! il n'embrasse qu'un arbuste qui
blesse ses mains abusées. Cependant ce nouvel arbuste, né du repentir de Diane et des
pleurs de l'Amour, se couvre de roses, fleur jusqu'alors inconnue. Rosélia, sous cette
forme nouvelle, conserve ses grâces, sa fraîcheur, et jusqu'au doux parfum de son haleine.
L'amour et la pudeur rougissent encore son front, et les épines que Diane fait croître
autour de sa tige protègent son sein embaumé. Cette belle fleur sera d'âge en âge éga-
lement chère à la vierge craintive et à la jeune épouse.
« Par la Même. »
Puis le Mercure ajoute : « Après ces deux morceaux charmans d'une femme qu'une
grande timidité empêche de se livrer à un talent réel pour les lettres, on lira avec plaisir
ce fragment de Thompson, traduit par une autre femme morte à la fleur de son âge, et
que de nombreux amis regrettent encore. » Suit une traduction libre de la fin du pre-
mier chant de Thompson, qui est, je le crois bien, de Mme de l'arcy, autre sœur de M. de
Chateaubriand.
(1) C'est la même locution que nous avons déjà notée chez son frère. — On aime d'ail-
leurs la susceptibilité de Chênedollé. Le véritable sentiment a sa pudeur et souffre de toute
publicité qui divuLue l'objet aimr.
POETES ET ROMANCIERS MODERNES DE LA FRANCE. 765
je suis fort sujette à la paresse. Je vous recommande surtout de me faire part de
tous vos soupçons à mon égard; cette preuve d'intérêt me sera infiniment pré-
cieuse. »
Cette lettre était bien faite pour troubler un cœur tendre et pour
l'enchaîner encore davantage. Au moment de retourner en Norman-
die, Chênedollé sollicitait de son amie avec ardeur la faveur de l'aller
revoir, espérant la faire revenir sur son refus. Elle lui écrivait :
« Ce 1" juillet 1803.
« Je vais répondre de suite à votre lettre du 7 messidor, parce que je pars
aujourd'hui pour la campagne, où il me sera moins facile de vous écrire. Je suis
bien touchée de l'empressement que vous témoignez de me voir; mais, en vérité,
cela n'est guère possible. Si vous connoissiez ma bizarre position, vous ne seriez
pas étonné de ce que je vous dis. Si pourtant il est absolument essentiel que
vous me parliez, venez donc me trouver, en dépit de tout, à Lascardais, chez
Mme de Chateaubourg, près de Saint-Aubin-du-Cormier, à quatre lieues de Fou-
gères, sur la route de Rennes.
« Je vous prie de ne point me parler dans vos lettres de ce voyage. Si vous
persistez à vouloir l'exécuter, marquez-moi simplement, quelque temps avant,
que tel jour vous comptez accomplir le projet dont vous m'avez fait part. Si j'ai
le plaisir de vous voir, je vous dirai le pourquoi de ces précautions, qui doivent
vous paroître folles et qui pourtant ne sont que simples. Tout ce que vous sau-
rez pour le moment, c'est que j'ai la certitude qu'on voit mes lettres et celles
que je reçois. Je vais faire en sorte que celle-ci évite le sort des autres. Je vous
avoue que ce n'est pas sans impatience que je vois qu'on cherche à me dérober
la connoissance de mes sentimenset de mes pensées les plus intimes, et que je
m'indigne que les lettres des personnes qui m'écrivent tombent en d'autres
mains que les miennes. Je suis surprise que mon frère ne vous ait point encore
écrit; il ne peut sûrement pas vous avoir oublié. Attendez- vous au premier mo-
ment à recevoir de son griffonnage. Je vous confie bonnement que la chose du
monde qui me rendroit la plus heureuse, ce serait de voir mon frère dans le cas
de pouvoir vous être utile. Adieu; je vous écris en courant, ayant beaucoup de
petits arrangemens à faire. Gardez de moi quelque souvenir, et ne négligez rien
pour le rétablissement de votre santé.
« Adressez-moi désormais vos lettres chez Mme de Chateaubourg, à Lascar-
dais, à Saint-Aubin-du-Cormier, près Fougères.
«Mandez-moi le plus tôt que vous pourrez que vous avez reçu cette lettre,
et n'oubliez pas non plus de me marquer un certain temps d'avance le mo-
ment de votre arrivée à Lascardais, par la raison que je ne vais point être fixe
nulle part une partie de l'été. »
Au même.
« A Lascardais, ce 23 juillet 1803.
«J'ai reçu le 19 de ce mois votre lettre en date du 12, par laquelle vous
m'annonciez votre arrivée. Je vous ai attendu, comme bien vous pensez, avec
impatience. Ne vous voyant pas paroître, je me suis livrée à mille diverses in-
tome iî. * 49
76fî REVUE DES DEUX MONDES.
quiétudes. J'espère qu'une cause toute simple est la seule raison qui vous a em-
pêché d'accomplir votre projet; je vous prie de m'écrire pour lever tous mes
doutes à cet égard. Je vous préviens que je suis dans un pays si perdu, que vos
lettres mettront un temps infini à me parvenir; qu'elles pourront même se
perdre en route, ainsi que les miennes. Ainsi, ne soyez pas surpris du silence
que je pourrai paroître garder avec vous. Tenez-vous convaincu pour jamais
que mes sentimens pour vous sont inaltérables, et que vous êtes et serez sans
cesse présent à ma pensée.
« Je vous remercie de la manière dont vous m'avez écrit votre dernière lettre;
croiriez -vous pourtant qu'on a deviné de quel projet vous vouliez me parler?
Je crois qu'on seroit charmé de le détourner; mais je ne vois pas comment, si
vous y êtes bien résolu. Adieu; je n'ajoute rien de plus à cette lettre, pensant que
vous êtes à peu près aussi habile que moi sur tout ce que mon amitié pourroit
me dicter de plus. Je vais écrire à mon frère et lui faire les reproches qu'il mé-
rite à votre égard; soyez certain qu'il n'est coupable envers vous que de négli-
gence. Persistez donc dans la bonne résolution de lui conserver tout votre atta-
chement. Adieu encore une fois. »
Chênedollé avait réparé le contre-temps dont il vient d'être ques-
tion, et il avait pu revoir son aimable amie. Il lui écrivait, quelques
jours après l'avoir quittée, une lettre qui prouve du moins que les
craintes delà mélancolique Lucile n'étaient pas toutes imaginaires, et
qu'il y avait, de la part de certaines personnes, médiocrement indul-
gentes, quelque peu de tracasserie autour d'elle :
A Mme de Caud, à Lascardais, près Saint-Auhiu-du- Cormier.
«Vire, 3 fructidor 1803.
« Je n'ai point pu partir pour Paris, chère Lucile, comme je vous le disais
dans ma lettre. Ma sœur aînée vient de tomber malade de la petite vérole, et
vous concevez qu'il m'a été impossible de la quitter. L'incertitude du moment
où je puis recevoir de vos lettres me détermine à vous envoyer un exprès. D'ail-
leurs, je dois éclaircir plusieurs points avec vous, ce que je ne pourrais faire
en me servant de la voie ordinaire de la poste.
« Depuis que j'ai quitté Fougères, je n'ai point été un moment tranquille.
Vous aurez su que j'ai mangé et logé chez Mme de Chateaubriand. Voici com-
ment cela s'est fait. En arrivant à Fougères, je descendis chez M. de Guébriac (1)
avec l'intention d'y coucher, si je ne pouvais pas trouver de voiture dans la soi-
rée. A six heures, je sortis pour aller faire une visite à Mme de Chateaubriand,
politesse dont je ne crus pas possible de me dispenser. Mme de Chat... profita
de ce moment pour envoyer vite chercher mon sac de nuit, resté chez M. de
Guébriac. Nous sortîmes avec une amie de Mme de Chat... pour aller nous pro-
mener dans la forêt, et, à mon retour, on me dit qu'on avait envoyé chercher
mon sac de nuit et que ma chambre était préparée. Je fus donc forcé de rester.
Le lendemain, je voulus partir de grand matin. Point de chevaux. On me pro-
(1) Ou plutôt Québriac.
POÈTES ET ROMANCIERS MODERNES DE LA FRANCE. 767
metde m'en faire trouver avant midi. Effectivement, on envoie des domestiques
courir dans la ville. Midi arrive, point de chevaux. On avait l'air de s'amuser
beaucoup de mon malaise et de mon impatience, et Ton se jouait de moi avec
une grâce parfaite et une politesse infinie. L'après-midi se passe de même en
courses inutiles de la part des domestiques, et on avait toujours l'air de me
plaindre beaucoup de ce que je ne pouvais partir. Enfin, à huit heures du soir,
on vint m'annoncer, de la part de la maîtresse de la poste chez laquelle j'avais
été le matin, qu'il venait d'arriver un homme en chaise de poste qui demandait
un compagnon. J'en profite, et à neuf heures je monte en voiture. Voilà exac-
tement comment les choses se sont passées. Il paraît qu'on avait formé le projet
de m'arrèter pour m'embarrasser, et peut-être pour vous inquiéter un peu
vous-même; maisje dois vous avouer, chère Lucile, que l'on ne m'a dit que des
choses aimables sur votre compte, et qu'on a. affecté même de très peu parler
de vous. D'ailleurs, je vous le répète, tout ce qu'on pourrait me dire pour vous
nuire serait absolument inutile. Je ne veux jamais vous juger, chère et céleste
amie, que d'après mon cœur, et vous imaginez si le jugement doit vous être
défavorable! Je désire que le vôtre soit aussi flatteur pour moi, et que vous gar-
diez toujours la parole que vous m'avez donnée. Sans ce mot charmant : Je ne
dis point non, je serais reparti la mort dans le cœur; mais cela ne suffit pas,
chère Lucile, il faut que vous preniez des mesures pour que nous nous voyions
promptement : il faut que vous vous déterminiez bientôt, et que vous soyez en-
tièrement à moi avant cet hiver. Je ne vois de bonheur que dans notre union,
et je sens que vous êtes la seule femme dont les sentimens soient en harmonie
avec les miens, et sur laquelle je puisse me reposer dans la vie. Écrivez-moi par
l'homme que je vous envoie. Vous pouvez tout me dire et m'ouvrir votre cœur
de tout point; c'est un homme parfaitement sûr. Je suis triste, et j'ai le cœuT
flétri. Cette existence isolée me pèse cruellement; j'ai besoin de quelques mots
de vous pour me redonner un peu le goût de la vie. Il me semble qu'il y a plu-
sieurs mois que je vous ai quittée, et je ne puis me faire à l'idée de ne point
recevoir de vos lettres. Écrivez-moi donc, et dites-moi que vous m'aimez en-
core un peu. Au nom de Dieu, envoyez-moi une copie de cette chose si aimable
et si flatteuse que je lus dans le bois. L'éternelle et chère erreur me fut une ex-
pression bien douce, et elle est restée bien avant dans mon cœur. Si vous vou-
lez être parfaitement aimable, joignez-y quelques-unes de vos pensées. Vous
savez si je chéris tout ce qui vient de vous! — J'ai enfin une lettre de votre frère;
il me dit qu'il ne peut rien faire pour moi à Kome, et que lui-même est extrê-
mement dégoûté de sa place. Ainsi, il ne faut plus songer à ce voyage. Je ne
puis croire que vous ayez envie d'y aller vous-même, comme me le dit Mme de
Chateaubriand. Vous n'auriez sans doute pas voulu me cacher une semblable
démarche, et cela s'accorderait bien peu avec ce que vous m'avez promis. Mais,
je vous le répète, je ne l'ai point cru.
« Adieu, douce et bonne Lucile, aimez-moi et écrivez-moi une lettre bien
amicale. Oserais-je vous supplier de présenter mes hommages respectueux à
M™ et à'M11e de Châteaubourg, et de dire mille choses honnêtes à monsieur? »
Cependant le mal de la pauvre Lucile augmentait, et elle entrait
dans un funeste silence. Mme de Châteaubourg, cette sœur de M. de
768 REVUE DBS DBUX MONDES.
Chateaubriand, avec qui demeurait Lucile, et qui n'avait cessé d'être
bien pour elle, écrivait à Chênedollé, qui ne recevait plus de réponse.
a A Lascardais, 25 septembre 1803.
«Aussitôt votre lettre reçue, monsieur, je me suis hâtée de faire passer à
ma sœur celle que vous m'envoyez pour elle : elle Ta présentement. Elle n'est
plus à Lascardais : elle habite Rennes depuis trois semaines; elle y est pour sa
santé. Son adresse est chez M1,e Jouvelle, rue Saint-George, n° 11. J'ignore ab-
solument d'où provient le silence de ma sœur à votre égard. Peut-être ce qui
vous paraît inexplicable n'a qu'une cause fort simple et fort naturelle. Je vou-
drais pouvoir vous donner des éclaircissemens que vous semblez vivement dési-
rer, et vous convaincre de la bonne volonté que j'ai de vous obliger. C'est dans
ces sentimens que je suis, monsieur,
« Votre très-humble servante ,
« Chateaubriand de Chateaubourg. »
Chênedollé revit un moment Lucile à Rennes, et il nous dira tout-
à-1'heure quelque chose sur celte entrevue pénible. Vers le printemps
de 1804, Lucile venait à Paris dans une pension que lui avait trouvée
son frère; elle y mourait le 9 novembre de cette année. Dans les pa-
piers de Chênedollé, je rencontre un petit cahier à part qui a pour titre
Mme de Caud; j'en donne les pensées sans suite et qui peignent, mieux
que ne sauraient faire toutes nos paroles, le désordre de douleur où le
jeta cette perte cruelle. Quelle oraison funèbre ou quelle élégie vau-
drait de tels sanglots !
«La mélancolie est l'écueil des belles âmes, des grands talens et peut-être
des grands caractères. On se dégoûte de tout parce qu'on a senti tout trop vi-
vement.
« Il est bien peu de personnes qui sachent respecter une grande douleur, du
moins si l'on en juge par l'indifférence ou même la joie qu'on témoigne devant
celui qui l'éprouve.
«Il n'est pas bon que l'homme soit trop solitaire et qu'il se livre trop à sa
pensée et à sa douleur. Il dévore alors son propre cœur, et il se tue ou devient fou.
«11 est bien peu de personnes qui sentent combien une véritable douleur doit
durer long-temps. »
«Je lui ai entendu réciter ces vers :
« Il faut brûler quand de ses flots mouvans, etc. »
avec une expression parfaite.
«Auprès de cette femme céleste, je n'ai jamais formé un désir. J'étais pur
comme elle. J'étais heureux de la voir, heureux de me sentir près d'elle. C'était
l'espèce de bonheur que j'aurais goûté auprès d'un ange.
« 11 fallait peu de chose pour procurer du bonheur à ce cœur si triste et si
malade. Je me rappelle sa joie lorsqu'on lui procura à Fougères ce petit jardin
P0ÉT2B ET ROMANCIERS MODERNES DE LA FRANCE. 769
où elle pouvait lire et méditer sans être vue. Ce fut pour elle le suprême bon-
heur.
«Dans la voiture qui nous conduisait à Lascardais : «Quand les hommes et
«les amis nous abandonnent, il nous reste Dieu et la nature! » me dit-elle en
soupirant.
« Ce qu'il y a de cruel dans les grandes douleurs causées par de grandes
pertes, c'est de voir la profonde indifférence des autres.
« Los amis nous disent : « On ne peut pas toujours s'affliger, il faut chercher
« des distractions. » — Hélas! quand on a bien souffert, quand on commence à
se soulever sous le poids de ses maux et qu'on essaie de se rattacher encore à
quelques illusions, il vient un nouvel accident, une nouvelle mort qui vous perce
le cœur encore tout saignant de sa première blessure. Il vaut bien mieux se faire
une habitude de la tristesse, repousser les caresses de l'espérance et bien se dire
qu'il n'est plus de bonheur. Mais alors qu'est-ce que la vie ? car l'homme est
porté par un désir invincible vers le bonheur. »
« Il me semble la voir encore, belle de mélancolie et d'amour, se troubler,
pâlir, se couvrir de sueur et me dire avec l'accent le plus tendre et le plus éîouffé :
«Monsieur Ch , ne me trompez-vous point? M'aimez-vous?» puis se repre-
nant et disant : «Ne croyez pas au moins que je veuille vous épouser. Je ne
« ferai jamais mon bonheur aux dépens du vôtre. »
« La pitié attendrit ce cœur jusqu'à l'amour.
« Le soir, je tremblais d'éteindre ma lumière; l'idée que le moment où je ver-
rais le jour reparaître était l'instant du départ me faisait frémir.
« Je lui disais : « Je serai heureux d'avoir passé un instant à côté de vous dans
« la vie : il me semble avoir passé à côté d'une fleur charmante dont j'ai em
« porté quelques parfums. »
4 frimaire.
« Jamais la nature ne m'a paru plus triste. Un silence universel règne dans
la campagne. On n'entend que le bruit monotone des gouttes de pluie qui frap-
pent les rameaux des arbres dépouillés et tombent sur les feuilles desséchées :
Il ne peut faire un pas sans heurter son tombeau.
« Que de gémissemens sortent chaque jour de ce cœur si triste!
« L'homme est en quelque sorte heureux de sa douleur et de ses regrets, tant
qu'ils n'ont point été profanés par une pensée ou une action coupable. Ainsi
l'homme qui a perdu sa femme ou son amie trouve un charme dans sa tristesse
tant qu'il n'a point commis d'infidélité. Quand il n'a point été fidèle à sa dou-
leur, il peut éprouver de nouveaux regrets, mais ils sont sans vertu.
« Cette femme me paraissait si pure et si céleste, que je ne puis me faire à
770 REVUE DES DEUX MONDES.
l'idée qu'elle n'est pas morte vierge. Il me semble qu'il n'y avait point d'homme
digne de la serrer dans ses bras.
« C'est avec une réflexion bien douloureuse que je m'aperçois que j'ai perdu
de ma sensibilité. Sans doute j'ai été profondément .aiîecté de sa mort, mais
cette femme adorable n'est pas regrettée aussi vivement et aussi dignement
qu'elle mérite de l'être. L'année dernière, je n'aurais pas survécu à un coup
aussi terrible.
« Celui qui n'a pas connu Lucile ne "peut pas savoir ce qu'il y a d'admirable
et de délicat dans le cœur d'une femme. Elle respirait et pensait dans le ciel. Il
n'y a jamais eu de sensibilité égale à la sienne. ERe n'a point trouvé d'ame qui
fût en harmonie 'avec la sienne; ce cœursi vivant, et qui avait tant de besoin
de se répandre, a d'abord tué sa raison et a fini par dévorer sa vie.
■« 11 me vient une pensée effroyable... Je crains qu'elle n'ait attenté à ses
jours. Grand Dieu! faites que cela ne soit pas, et ne permettez pas qu'une si
belle ame soit morte votre ennemie. Ayez pitié d'elle, ô mon Dieu, ayez pitié
d'elle!
« Lucile est un exemple bien terrible du pouvoir des imaginations fortes.
L'alliance perpétuelle de son imagination et de son cœur avait fini par tuer sa
raison. Mais qu'elle était touchante dans son égarement! On ne lui a jamais
surpris un mouvement qui ne fût parfaitement noble et parfaitement délicat.
« Que de combats ce cœur si triste et si passionné a eu à rendre contre lui-
même, et que les souffrances de l'ame ont dû être grandes pour avoir détruit
aussi vite un corps aussi robuste et aussi bien organisé!
« Quelle joie elle eut de me revoir à Reanes! et comme le sourire vint tout à
coup éclaircir les ombres de ce visage si doux et si profondément mélancolique!
Je n'oublierai jamais l'espèce de reconnaissance qu'elle me témoigna pour avoir
détruit, par ma présence inattendue, les impressions fâcheuses qu'on avait
cherché à lui donner contre moi. On voyait qu'elle me savait bon gré de lui
rendre encore la possibilité de m'aimer.
« Je n'essaierai pas de peindre la scène qui se passa entre elle et moi le di-
manche au soir. Peut-être cela a-t-il influé sur sa prompte mort, et je garde
d'éternels remords d'une violence qui pourtant n'était qu'un excès d'amour. On
ne peut rendre le délire du désespoir auquel je me livrai quand elle me retira
sa parole en me disant qu'elle ne serait jamais à moi. Je n'oublierai jamais
l'expression de douleur, de regret, d'effroi, qui était sur sa figure lorsqu'elle vint
m'éclairer sur l'escalier. Les mots de passion et de désespoir que je lui dis, et
ses réponses pleines de tendresse et de reproches, sont des choses qui ne peu-
vent se rendre. L'idée que je la voyais pour la dernière fois ( présage qui s'est
vérifié) se présenta à moi tout à coup et me causa une angoisse de désespoir
absolument insupportable. Quand je fus dans la rue (il pleuvait beaucoup), je
fus saisi encore par je ne sais quoi de plus poignant et de plus déchirant que je
ne puis l'exprimer.
« Devais-je imaginer que, l'ayant tant pleurée vivante, je fusse destiné à la
pleurer si tôt morte?
POÈTES ET ROMANCIERS MODERNES DE LA FRANCE. 771
« Quelle pensée ! Ce visage céleste, si noble et si beau , ces yeux admirables
où il ne se peignait que des mouvemens d'amour épuré, de vertu et de génie,
ces yeux les plus beaux que j'aie vus, sont aujourd'hui la proie des vers. Il est
impossible de penser à cette image sans frémir.... Oh! c'est bien alors qu'il faut
s'écrier avec Bossuet : Oh! que nous ne sommes rien! C'est alors qu'on en veut à
cette cruelle espérance qui se réveille encore quelquefois au fond de notre cœur,
se soulève sous le poids des maux et veut nous persuader que la vie est quelque
chose. C'est alors que tout projet de félicité s'évanouit et que toute idée de bon-
heur tombe en défaillance. Écrions-nous donc avec Bossuet : Oh! que nous ne
sommes rienl et demandons à Dieu la grâce d'une bonne mort.
« Hélas! elle sera peut-être morte sans consolation. Elle n'aura point eu peut-
être devant son lit de mort ce sourire de l'amitié qu'elle avait tant désiré. Dou-
loureuse pensée! Ce cœur si aimant, si délicat, si sensible, aura-t-il été seul
vis-à-vis de lui-même dans ces derniers instans, et n'aura-t-il point trouvé une
main amie pour lui adoucir la mort? Encore si son frère avait été auprès d'elle!
« Peut-être aurais-je rendu un peu de calme à cette imagination effarouchée,
peut-être aurais-je réconcilié avec la vie ce cœur si triste et si malade, et qui
ne demandait qu'un roseau pour s'appuyer.
« Son imagination était effarouchée des hommes et de la vie.
« Son visage exprimait toujours la plus profonde mélancolie, et ses yeux se
tournaient naturellement vers le ciel, comme pour lui dire : Pourquoi suis-je si
malheureuse? — Quelquefois elle sortait de cette profonde tristesse et se livrait
à des accès de gaieté et à de grands éclats de rire, mais ces éclats de rire fai-
saient sur moi la même impression que les rires d'un homme attaqué de folie :
ils conservaient, par un contraste terrible, toute l'amertume de la tristesse, et,
sur ce visage si mélancolique, la gaieté même semblait malheureuse. »
Tout commentaire serait déplacé après de tels accens; mais qui de
nous ne connaît maintenant, comme pour avoir lu dans leur cœur, le
génie-femme dans Lucile et l'homme de sentiment dans Chênedollé (1)!
Sainte-Beuve.
(La fin au prochain n°.)
(1) Treize ans après il écrivait, l'ayant toujours présente, mais dans une nuance adou-
cie : « 16 septembre, 9 h. 1/2 du soir (1817). — Il a fait une journée aussi belle, aussi
chaude, aussi brûlante qu'hier, et voilà une soirée tout aussi admirable. Le ciel surtout,
ce soir, après le coucher du soleil, était d'une beauté% suprême; l'œil se caressait à le
regarder. C'était une couleur si douce, si suave! un mélange de lumière, de blancheur,
d'opale et d'azur, tout cela fondu dans une teinte d'un charme inexprimable : ce devait
être là, comme le disait si bien Mme de Gaud, la couleur de l'Olympe. » — Je trouve
encore indiquée, comme souvenir d'elle, une conversation ravissante sur la musique,
qu'elle sentait à la manière des anges; sur les fleurs, et les oiseaux qu'elle préférait aux
fieurs, parce qu'ils étaient plus près du ciel.
UN MOT
SUR LE 24 FEVRIER.
La Société et les Gouvernemens de l'Europe depuis la chute de Louis-Philippe jusqu'à
la présidence de Louis-Napoléon Bonaparte, par M. Capefigde. '
On s'est demandé souvent : Faut-il réfuter la calomnie? faut-il la
laisser parler et garder devant-elle un dédaigneux silence? N'est-ce pas
la meilleure réponse à lui faire ? Dans un temps où l'on ne voit pas deux
personnes du même avis sur un individu ou sur un fait; quand il est
presque impossible de s'entendre sur quelque chose ou sur quelqu'un;
quand il n'y a pas un homme ou une action qu'on ne juge de vingt
manières différentes; lorsqu'enfin les imputations les plus odieuses sont
répandues avec une facilité, accueillies avec une indifférence qui les
rend presque innocentes, tant les blessures qu'elles causent sont peu
profondes, à quoi bon s'enquérir de ce qui se dit ou de ce qui s'imprime,
et pourquoi donner à l'apologie une importance qu'on n'accorde plus
à l'attaque? Encore si l'accusation tombait de haut, si elle venait de
quelque adversaire sérieux, le trait pourrait porter et mériterait qu'on
le parât. Il serait nécessaire, il serait urgent d'éclairer à la fois le pu-
blic et l'écrivain lui-même dont l'autorité aurait égaré ses lecteurs*
(1) Paris, tome 1er, chez Amyot, 1849.
UN MOT SUR LE 24 FÉVRIER. 773
Abusé par des renseignemens inexacts, il s'empresserait d'expier son
injustice en rétractant son erreur; mais des ennemis si courtois ont
toujours été assez rares. D'ailleurs, pour peu qu'on se respecte, on met
de la mesure jusque dans le blâme; on ne se le permet qu'en l'appuyant
sur des documens, sinon irrécusables, du moins spécieux. Cette mé-
thode n'est point d'un usage général : elle a été remplacée par une
autre beaucoup plus commune, et surtout bien plus facile. Défigurer
l'histoire sous prétexte de la réformer, intervertir les opinions reçues
et les réputations acquises, flétrir les noms consacrés par la tradition
séculaire ou par l'appréciation contemporaine, réhabiliter ceux qu'at-
teint un jugement sévère et mérité, présenter des idées erronées ou
vulgaires sous l'appareil d'une fausse érudition et d'une fausse con-
science historique; mêler ce que tout le monde sait à ce que personne
ne croit, ce qui traîne partout à ce qu'on n'a jamais vu nulle part; faire
flotter deux ou trois paradoxes sur un océan de lieux communs; puis,
après avoir donné des banalités pour des découvertes dans un style
prétentieux et vague, dont la pesanteur n'est comparable qu'à la légè-
reté des informations, attacher à cette compilation indigeste une longue
préface pleine d'une sorte de forfanterie gouvernementale et de je ne
sais quel esprit gourmé soi-disant conservateur; se poser devant les
badauds en avocat consultant de l'Europe monarchique, en conseiller
intime des souverains et des hommes d'état du midi et du nord, de l'est
et de l'ouest: voilà le procédé appliqué par de prétendus historiens à
tous les règnes, à toutes les époques, depuis le xe siècle jusqu'au xixe,
depuis Hugues-Capet jusqu'à Louis-Philippe; recette uniforme avec la-
quelle on peut mettre toute l'histoire de France en pamphlets, comme
le père Berruyer avait mis jadis toute l'histoire sainte en madrigaux.
Qu'une personne digne des respects universels et devenue plus res-
pectable encore par l'empreinte sacrée du malheur vienne à être in-
justement attaquée dans de pareils ouvrages, doit-on s'en indigner?
doit-on même s'en apercevoir? Y prendre garde, n'est-ce pas tomber
dans un piège? En croyant faire une réclamation, ne risque-t-on pas
de venir en aide à une réclame? Enfin, contre de telles attaques, y a-t-il
d'autres armes que le dédain et l'oubli ?
Ces armes suffiraient, sans doute, s'il s'agissait d'une défense per-
sonnelle. Qu'un homme engagé dans le mouvement journalier des
affaires, en pleine possession de sa patrie et de lui-même, qu'un mi-
nistre, par exemple, un fonctionnaire public, calomnié dans un jour-
nal, dans un livre, lève les épaules et passe, sa conduite est naturelle
et logique : il a pour lui l'occasion et le temps; il peut prendre sa re-
vanche sans aller s'engager dans une apologie fastidieuse et inutile.
Mais si l'agression tombe sur une mère, sur une veuve, sur une prin-
cesse exilée et proscrite; si une accusation imméritée la poursuit dans
774 REVUE DES DEUX MONDES.
le seul bien qui lui reste, dans l'intégrité de son caractère; si elle nia'
peut pas se justifier en venant elle-même raconter sa vie, moyen le
plus simple et le plus sûr pour tout le monde, mais que l'exil lui inter-
dit, faut-il l'abandonner sansdéfenseou la contraindre à écrire, comme
les accusés vulgaires, des factums, des réfutations, des mémoires? *~
Non, mille fois non. Il appartient alors à ceux qui savent la vérité de
la dire hautement, d'éclairer surtout ce grand nombre de lecteurs plus
faibles que méchans, qui, entraînés par la curiosité ou cédant à l'attrait
du mystère, prêtent une oreille favorable à toute accusation. Il faut dé-
tromper surtout les esprits avides de prétendues révélations politiques;
il faut leur montrer le poison. Un livre a été dirigé contre Mme la du-
chesse d'Orléans. La conduite politique de cette princesse au 24 février
y est complètement dénaturée. C'est à ce point de vue que je m'occu-
perai de la dernière révolution. Le seul but que je me sois proposé est
doter par un récit exact tout crédita des allégations mal fondées. On
a débattu ailleurs, très inutilement selon moi, le degré de sincérité
qu'on doit supposer à l'auteur. Est-il ou n'est-il pas de bonne foi? Rien
déplus oiseux, à mon gré, que cette investigation biographique; je n'ai
ni le temps ni le désir de m'y livrer; je ne prétends ni incriminer ni
absoudre des intentions qui, pour ma part, me touchent médiocrement,
et qui, en vérité, ne peuvent préoccuper personne. L'attaque subsiste;
qu'importe le motif qui l'a dictée? Reste cependant un fait pour lequel
il est impossible de professer la même indifférence. Des bruits invrai-
semblables, répandus à dessein, attribuent cette attaque à l'influence
d'un parti. C'est encore une nouvelle manœuvre; on ne peut s'y mé-
prendre, et on doit la signaler. A une époque où l'accord trop rare de
toutes les opinions avouables et sincères présente le seul moyen de
salut, la seule résistance possible à des doctrines perverses; lorsqu'il n'y
a pas d'autre digue contre le désordre que la conciliation sans artifice,
sans subterfuge, sans arrière-pensées, entre toutes les opinions hon-
nêtes, on ne doit pas accueillir légèrement des soupçons vagues et de
mensongères rumeurs. Les partis ou plutôt les convictions honorables
doivent se ménager, se respecter mutuellement. Je ne croirai jamais
que les amis d'un prince dont la jeunesse s'est passée dans l'exil veuil-
lent poursuivre la mère d'un autre prince, comme lui exilé et pros-
crit; je ne croirai jamais surtout qu'un tel malheur ne soit pas res-
pecté par ceux qui admirent de près dans la fille de Louis XVI le plus
auguste exemple d'une infortune royale injustement subie et héroï-
quement supportée. Laissons donc à l'auteur de cette incroyable agres-
sion sa responsabilité tout entière; ne cherchons pas à le grandir en at-
tribuant son attaque aux suggestions d'un parti. Cette attaque n'a pas,
elle ne peut avoir ce caractère. Rendons-lui seulement de justes actions
de, grâce pour avoir donné l'occasion de révéler des faits qui, sans son
UN MOT SUR LE 24 FÉVRIER. 77f>
intervention officieuse,, n'auraient pu être de si tôt produite au grand
jour. Si la vérité éclate, c'est à lui seul qu'on le devra.
En 4837, le gouvernement issu de la révolution de juillet semblait
parvenu à son apogée; il était arrivé à ce point précis où le problème
d'un établissement politique est résolu, moins encore par ses amis que
par ses adversaires, qui ajournent en public des desseins dont ils com-
mencent à désespérer en secret. Au dedans comme au dehors, tout
avait réussi à la dynastie nouvelle. Les relations internationales ei>
traient dans une phase régulière; la révolte comprimée paraissait dés-
armée et vaincue. Dans l'opinion de l'Europe, la sagesse, l'habileté et,
ce qui est plus rassurant que l'habileté et la sagesse, le bonheur, pré-
sidaient aux destinées de la France. Sans doute on prévoyait encore de
graves périls à conjurer dans l'avenir; mais on les rejetait au-delà du
règne présent. Bien plus, contre ce danger même, quelque redoutable
qu'il parût d'avance, le pays trouvait de puissantes garanties dans les
espérances fondées sur l'héritier du trône.
Tout le monde a connu et approché M. le duc d'Orléans, car jamais
prince ne fut plus accessible, et on peut appliquer à sa mémoire ce
qui a été dit d'un des personnages éminens du xvr3 siècle, de l'un des
Guise, si je ne me trompe : Pour le haïr, il fallait ne pas le voir. La
noblesse de son maintien, la grâce de son accueil, l'éclat de sa bra-
voure, enfin tout ce qu'il y avait de séduisant dans ce jeune prince,
dans ce jeune homme, est encore présent à tous les esprits et pour
ainsi dire à tous les yeux; mais, si des traits extérieurs peuvent laisser
une empreinte durable, il n'en est pas ainsi de la physionomie intime
et morale, qui échappe souvent aux contemporains eux-mêmes, effacée
et perdue dans un débat contradictoire, et qui disparaît bien plus faci-
lement encore sous les fausses couleurs des pamphlétaires rétrospec-
tifs. A cet égard, les morts ne sont pas plus heureux que les vivans;
le prince royal n'a pas été plus épargné que sa noble compagne. Que
dire de ces lignes tracées au hasard où M. le duc d'Orléans n'est
nommé que pour être sacrifié à un autre prince, qui certes souscrira
moins que personne au jugement dont il est l'objet? En mettant de côté
un parallèle entre des qualités entièrement différentes, et sans entrer
dans des détails qui nous mèneraient trop loin, nous récuserons sur
ce point, comme sur tous les autres, la compétence du trop fécond
historren.
M. le duc d'Orléans représentait, non les idées vaincues et surprises
dans la catastrophe de février, mais les idées qui seules auraient pu ïa
prévenir. Quoiqu'un peu dominé par une ardeur belliqueuse que l'âge
aurait réglée sans l'amortir, il ne s'était pas trompé sur le caractère de
son époque: il la voyait telle qu'elle est; ri ne tournait pas le dos à un
776 REVUE DES DEUX MONDES.
mal réel pour aller combattre un mal imaginaire. Le mot de révolution
sociale, devenu aujourd'hui, pour notre malheur, une expression ba-
nale et courante, se trouvait alors dans l'esprit de peu de gens, et n'était
dans la bouche de presque personne. On signalait beaucoup d'autres
périls, on oubliait celui-là. M. le duc d'Orléans avait su le voir. Ceci
n'est pas une conjecture; c'est une assertion appuyée sur un document
irréfragable que certes je n'aurais pas désigné le premier à la publicité,
même la plus restreinte, mais qui déjà y a été livré. Une intuition pro-
phétique lui montrait la lutte dans un avenir que sa mort a rapproché.
Certes, une telle prévision n'est pas d'un homme ordinaire, quoi qu'en
dise l'écrivain qui parle du loyal duc d'Orléans avec une légèreté si
étrange. S'il l'avait connu, il aurait fait de lui un portrait tout opposé.
Au lieu de nier son intelligence, il lui en aurait peut-être reproché
l'excès; il aurait dit que parfois la faculté de saisir vite toutes les ques-
tions jetait quelque incertitude sur l'exercice de sa volonté, qu'à force
de tout comprendre, il hésitait à choisir. Encore n'était-ce que dans
des circonstances secondaires; les grandes lignes de conduite étaient
d'avance tracées dans son esprit. M. le duc d'Orléans avait ses défauts
comme les autres hommes, mais il n'avait aucun de ceux qu'on lui
impute ici. D'ailleurs, cette flexibilité d'appréciation, cette abondance
de ressources, auraient présenté d'incontestables avantages en amenant
à temps des transactions nécessaires auxquelles il se serait prêté d'autant
mieux qu'il y était préparé d'avance. Il n'aurait pas eu besoin de com-
battre à outrance contre l'impossible. Son caractère un peu défiant,
surtout envers le sort, l'aurait certainement garanti des illusions de
l'optimisme, armure brillante et fragile qui couvre et soutient tant
qu'elle est intacte, mais qui, au moindre choc, tombe tout entière et
se brise en mille éclats. M. le duc d'Orléans était même porté à une
disposition toute contraire. Selon l'expression consacrée, il voyait assez
volontiers en noir. Il avait l'esprit gai et le caractère sérieux, combi-
naison qui mûrit l'intelligence, mais ne contribue pas au bonheur. Sur
le faîte d'une fortune qu'il portait sans humilité et sans orgueil, avec
un sentiment vrai de sa valeur individuelle et de la grandeur de son
origine, il se sentait pris quelquefois d'une mélancolie involontaire;
mais cette vague tristesse n'affaiblit jamais ni son activité ni son cou-
rage : on aurait dit plutôt qu'il se hâtait d'agir et de vivre. Aucune
carrière aussi courte n'a été mieux et plus complètement remplie. Il
avait déjà donné beaucoup plus que des espérances. Brave et spiri-
tuel, généreux et magnifique, supérieurement désintéressé; dévoué
à ses amis, capable d'en avoir et digne de les conserver; d'une dis-
crétion à toute épreuve, injustement soupçonnée de dissimulation, il
était devenu le favori de la France. Tous les jours elle apprenait à le
connaître et s'attachait de plus en plus à ses aimables vertus. A l'ex-
UN MOT SUR LE 24 FÉVRIER. 777
ception des partis qu'un principe inflexible ou des passions implacables
rendaient hostiles à sa dynastie, on désirait généralement qu'une al-
liance complétât et fixât sa destinée. On voulait voir M. le duc d'Or-
léans uni à une compagne digne de lui par les dons de l'esprit et sur-
tout par les qualités du cœur. Ces conditions si rares se trouvèrent
réunies dans MlIU> la princesse Hélène de Mecklembourg.
Les fêtes de Fontainebleau et de Versailles sont loin de nous. Qui
voudrait parler aujourd'hui de ces royales splendeurs? Trop souvent
elles furent le présage des révolutions, le signal des catastrophes. Le
souvenir de ces pompes nuptiales est éteint comme la flamme des gi-
randoles et les fusées des feux d'artifice. Ce qu'on n'a pas oublié, c'est la
grâce, la bonté, la dignité parfaite de celle pour qui s'ouvraient alors
comme par enchantement les chambres de François Ier et de Louis XIV,
les galeries peintes par le Primatice et par Lebrun. A côté d'une vertu
modeste et d'une bienfaisance sans faste, on remarqua l'amour et la
culture des lettres, une connaissance familière de notre littérature an-
cienne et moderne. Alors on applaudit à des mérites si divers; on ne
s'était pas encore avisé d'en faire un crime.
Chercher à peindre les momens si rapides que M. le duc et Mme la
duchesse d'Orléans passèrent ensemble, c'est essayer de reproduire le
calme et l'uniformité de la vie commune. Jamais dans Paris ménage
bourgeois n'a goûté un bonheur plus facile et plus simple. La nais-
sance de deux enfans, les phases journalières de l'existence en furent
les seuls événemens. On sait combien le prince royal était attaché à sa
famille. Sa vénération pour ses parens, son amitié pour ses sœurs et pour
ses frères, restèrent toujours inaltérables non-seulement dans leur du-
rée, mais dans leur vivacité passionnée. C'est encore son testament qui
nous en transmet l'expression. C'est là qu'on trouve les témoignages de
sa tendresse pour le prince qui, dans l'ordre de la naissance, venait im-
médiatement après lui. « J'aime Nemours, disait-il, encore plus qu'on
n'aime un frère. » Mme la duchesse d'Orléans s'associait à ces sentimens.
Elle ne cessa jamais, elle n'a jamais cessé d'obtenir un tendre et cor-
dial retour de son beau-frère en particulier et de toute sa famille en
général. Le roi Louis-Philippe, la reine Marie-Amélie, l'ont toujours
traitée comme une fille chérie. Que dire de l'affection si vive de la prin-
cesse Adélaïde, à qui personne, que je sache, n'a reproché d'avoir su dis-
simuler sa pensée? Jamais M,ne Adélaïde n'aurait pardonné le moindre
désaccord avec les sentimens auxquels elle avait voué toutes les forces
de son ame impétueuse et sincère, et cependant l'union de ces deux
princesses ne se démentit pas un seul instant. La vie de Mme la du-
chesse d'Orléans se passait tout entière chez la reine, hors quelques
fêtes données au pavillon Marsan, auxquelles le roi et sa famille assis-
taient toujours. Qu'on ne me prenne pas pour le Dangeau de la branche
778 REVUE DES DEUX MONDES.
cadette. On sait que je l'ai servie loyalement, mais sans adulation; le
titre de courtisan ne m'appartint jamais. J'espère donc que le purita-
nisme républicain daignera me pardonner ces détails. Un portrait ne
doit-il pas être placé dans son cadre?
I m grand voyage entrepris dans l'intérieur lit connaître à toute
la France des qualités renfermées jusqu'alors dans Paris et connues
seulement du petit nombre. Les nobles époux jouirent à cette épo-
que d'une félicité complète; ils se voyaient appréciés par une nation
dont les suffrages varient souvent, mais ne perdent jamais de leur
prix et de leur prestige. Cependant le malheur les guettait de près.
Des pressentimens funestes, seul héritage que M. le duc d'Orléans ait
recueilli d'Henri IV, poursuivaient ce prince, qui promettait d'être
un jour digne de son aïeul, et qu'une même fatalité allait atteindre.
Lors de son dernier voyage en Afrique, arrivé à Toulon le 9 avril 18-40,
il traça ses volontés suprêmes. L'idée d'une mort prochaine est visible-
ment empreinte dans cet écrit. On la retrouve également dans les
lettres qu'il adressa, vers la même époque, aux personnes qu'il hono-
rait du nom de ses amis et qui conserveront précieusement sa mémoire.
« Je ne puis quitter Paris pour un voyage lointain, écrivait-il à l'une
d'elles, sans vous dire un mot d'adieu. Je ne sais à quel prix la Pro-
vidence me fera acheter l'acquittement de la dette d'honneur que je
vais solder en Algérie; mais, quelles que soient pour mon avenir, pour
ma carrière et pour mon pays, les conséquences du devoir de conscience
que je vais accomplir le plus promptement possible, je vais rechercher
dans les rangs de l'armée la parole que j'y ai laissée... w%
La mort de M. le duc d'Orléans fut sans contredit le coup le plus
ru.de que pût recevoir la dynastie nouvelle. Non-se nie ment elle se vit
privée de l'aîné de sa race, de celui qui avait acquis le plus de titres à
l'attention publique; elle perdit avec lui le prestige de son bonheur.
Dès ce moment, Mrae la duchesse d'Orléans se voua à une retraite ab-
solue, trop absolue peut-être. Il aurait été utile qu'une existence faite
pour défier le grand jour n'y eût pas été si complètement, si obsti-
nément dérobée; mais elle n'écouta que les inspirations de sa dou-
leur. La mort de son mari l'avait à la fois séparée du monde et rap-
prochée des siens. Elle se renferma dans la vie de famille et ne
s'en éloigna plus un seul jour. Elle n'eut pas d'autres résidences que
celles de ses parens. Saint-Cloud, Neuilly, les Tuileries, la voyaient
arriver et repartir avec ses fils le même jour et presque à la même
heure que la reine. Toujours vêtue de deuil, elle n'assistait à aucun
des divertissemens ordinaires dans les cours. L'éducation de ses erafans
occupait tous ses momens, et si elle accordait quelquefois la fav«ur
d'une audience, c'était avec toutes les formes consacrées par l'usage.
Sans doute un esprit aussi élevé ne pouvait rester étranger au spectacle
UN MOT SUR LE 24 FÉVRIER. 779
et à l'appréciation des événemens, devenus depuis quelque temps si
redoutables et toujours si graves; mais aucun jugement, surtout aucun
blâme ne se plaçait sur ses lèvres. Elle se bornait uniquement à ses
devoirs de mère. Si on a osé l'accuser de menées et d'intrigues, c'est
faute d'avoir su concilier une réserve si modeste avec un mérite si
rare. De nos jours, on ne sait plus comprendre une vie à la fois grande
et simple; l'idée de la vérilable grandeur est si généralement obscur-
cie, qu'on ne peut plus croire à une abnégation volontaire. Dès qu'on
reconnaît l'intelligence, on suppose l'agitation. Mme la duchesse d'Or-
léans resta silencieuse et immobile jusqu'aux jours néfastes où elle
devint, non par sa volonté, mais par la force inexorable des événe-
mens, le dernier espoir, le dernier enjeu de la monarchie. Elle n'avait
jamais songé à briguer un rôle, et ce fut avec regret, mais avec résolu-
tion, qu'elle prit le sien des mains de la nécessité. Jusqu'à l'abdication
du roi, elle demeura constamment auprès de la reine. Une commune
pensée animait ces deux princesses. Obtenir du roi de ne point renon-
cer à sa couronne était leur vœu et leur espérance. Prêter à Mme la du-
chesse d'Orléans, dans ces heures de trouble et d'angoisse, les calculs
et le sang-froid de l'ambition, c'est faire plus que de méconnaître son
cœur : c'est méconnaître le cœur humain.
Le roi Louis- Philippe avait passé sa dernière revue; il était rentré
aux Tuileries. Pendant qu'il conférait dans son cabinet avec quelques
hommes politiques, la reine et les princesses, renfermées dans une
pièce voisine, attendaient... avec quelle anxiété! on peut le deviner
aisément. Une des personnes de la maison deMme la duchesse d'Orléans,
s'étant approchée d'elle, lui demanda avec inquiétude : «Que fait-on?
Que fait madame? » Elle répondit: « Je ne sais pas ce qu'on fait, je
sais seulement que ma place est auprès du roi. Je ne dois pas le quitter,
je ne le quitterai pas. » Tout à coup la porte s'ouvrit, le roi parut et
s'écria d'une voix forte: «J'abdique!....» A ces mots, la reine, Mme la
dnchesse d'Orléans, toutes les princesses, s'élancèrent au-devant de lui
et le conjurèrent, en versant des larmes, de ne pas abdiquer; sa belle-
fille se jeta presque à ses pieds, pressant sa main avec un tendre et
douloureux respect. Le roi ne répondit rien et rentra dans son ca-
binet. Les princesses l'y suivirent. Tandis que Louis- Philippe, pressé
de toutes parts, signait son abdication, non pas avec les hésitations mi-
sérables, les tergiversations pusillanimes que lui prête un récit sans
autorité et sans vraisemblance, maisavec une ferme et imperturbable
lenteur, la reine et la princesse royale se tenaient par la main, en
silence, à TauVre extrémité de la table. A la vue de la signature fatale,
lorsque tout fut irrévocablement accompli, elles se jetèrent en pieu-
fant, par un mouvement spontané, dans les bras l'une de l'autre. Où
plaeer, dans une ipareille scène, un mot noalveJllant et dur, une ex-
780 REVUE DES DEUX MONDES.
pression arrière, un reproche môme irréfléchi? Quel ressentiment in-
juste pouvait se faire jour dans un tel moment? Quoi qu'on en dise,
il n'y eut de paroles que pour la tendresse et pour la douleur. Le roi
et la reine embrassèrent leur belle-fille. Quelques hommes politiques
lui parlèrent alors de la nécessité absolue où elle se trouvait de pren-
dre la régence. Elle s'écria : « C'est impossible! Je ne puis porter un
tel fardeau; il est au-dessus de mes forces. » Elle insista encore au-
près du roi pour le conjurer de revenir sur son abdication; mais le
bruit en était déjà répandu dans la garde nationale et dans l'armée.
On répéta à Mme la duchesse d'Orléans que la régence était le moyen
unique de salut pour la dynastie. Elle combattit cette opinion en peu
de paroles, très rapidement, comme tout ce qui se dit et se fit alors.
Les gens considérables dont elle était entourée la pressaient d'accepter.
Elle leur répliqua par ces mots déjà cités ailleurs : « Oter la couronne
au roi, ce n'est point la donner à mon fils. » Mais enfin il fallut se ré-
soudre et céder. Le roi, la reine, étaient partis. Rentrée au pavillon Mar-
san, dans son appartement, la princesse en fit ouvrir toutes les portes.
Quelques relations, très bienveillantes d'ailleurs, ont prêté à cette scène
une pompe déclamatoire, une sorte d'apprêt théâtral qui n'est point
dans le caractère de Mme la duchesse d'Orléans, et qui surtout n'était
pas dans sa pensée en ce moment. Ce quelle fit alors, elle le fit no-
blement, dignement, simplement surtout. L'enthousiasme n'était pas
le mobile unique qui la dirigeait; ce n'était pas même le motif
principal de sa résolution. Sans doute elle admettait la chance d'un
grand sacrifice, elle se sentait résolue à périr, s'il le fallait; mais elle
ne rejetait pas la possibilité de se faire entendre à une population
désabusée et calmée : elle croyait encore pouvoir être utile à la France,
à sa famille, à son fils, en traitant à des conditions honorables. Debout
avec ses enfans au pied du portrait de leur père, entourée des per-
sonnes de sa maisQn, de quelques officiers de marine, de quelques
membres de la chambre des députés, accompagnée d'une de ses dames
restée inséparable de sa destinée, elle était prête à tout, lorsqu'une
personne envoyée par M. le duc de Nemours vint l'avertir, de la part
du prince, de se rendre en toute hâte, par le pavillon de l'Horloge et
par le jardin, au Pont-Tournant, surtout de ne pas perdre un instant
pour quitter les Tuileries. La princesse se mit aussitôt en marche. A
l'entrée du pavillon Marsan, elle trouva M. le duc de Nemours à che-
val. Le prince se plaça auprès de sa belle-sœur pour la couvrir de son
corps et la garantir des coups de fusil qu'on tirait de la place du Car-
rousel dans la cour des Tuileries, qui n'était pas encore envahie, mais au
moment de l'être. Sous les yeux mêmes de M,ne la duchesse d'Orléans,
les insurgés avaient renversé et massacré un piqueur sortant à cheval
des écuries du roi. Cet homme était tombé contre la grille, déjà vio-
UN MOT SUR LE 24- FÉVRIER. 781
lemment ébranlée et près de céder à l'effort des assaillans. Ceux-ci,
repliés sous le guichet du Carrousel, marchaient droit sur le château,
qu'ils n'avaient osé attaquer plus tôt, dans la crainte d'y trouver de
la résistance. Plus enhardis maintenant, ils allaient forcer la grille,
même plusieurs d'entre eux avaient pénétré dans la cour. Ce fut dans cet
intervalle de quelques minutes seulement que Mme la duchesse d'Orléans
put gagner le jardin des Tuileries par le pavillon de l'Horloge; elle n'y
réussit qu'en pressant le pas le long des murs. Elle tenait M. le comte
de Paris par la main; derrière elle, on portait le petit duc de Chartres,
malade, grelottant de la fièvre et enveloppé de manteaux. Ils traversè-
rent le jardin au milieu d'une foule tumultueuse, qui cependant n'avait
rien d'hostile. On criait vive la duchesse d'Orléans! vive le comte de Paris!
Les soldats placés dans l'intérieur présentaient les armes; on battait
aux champs, derniers honneurs rendus à la royauté. Ce fut ainsi que
la princesse arriva au Pont-Tournant; mais elle n'y trouva ni les per-
sonnes ni les voitures qu'on lui avait annoncées. Elle ne put se con-
certer avec M. le duc de Nemours, resté à l'arrière-garde pour donner
des ordres. Ne se trouvant plus à la portée de son beau-frère, entraî-
née par les conseils de quelques-uns des hommes politiques qui l'a-
vaient suivie, elle se dirigea sur la chambre des députés.
Tout en rendant justice à son courage dans ce moment décisif, on
a quelquefois blâmé la résolution qu'elle prit alors. Il fallait, disait-on,
tourner du côté opposé, marcher droit sur les boulevards, se faire voir
et montrer ses en fans au peuple. Ainsi avait agi autrefois Marie-Thé-
rèse. Son fils dans les bras, elle avait entraîné la nation hongroise tout
entière. Vive le roi Marie-Thérèse! avaient crié les Magyars; vive la ré-
gente Hélène! auraient crié les Français... En vérité, c'est étrangement
méconnaître les lieux et les temps. Quel effet aurait pu produire la nou-
velle régente sur ce peuple en révolution, sur cette armée si profon-
dément découragée, qui avait reçu l'ordre de mettre la crosse en l'air?
La troupe lui aurait répondu par le silence, l'émeute par des coups de
fusil. Sans doute, elle n'aurait point pâli devant la mort; mais à quoi
aurait servi ce sacrifice, si ce n'est à rendre la révolte plus indomptable
et la révolution plus assurée? Et d'ailleurs aurait-elle seulement été
aperçue de tout ce peuple? Le succès des grands événemens tient sou-
vent à de bien faibles mobiles. Le costume semble une chose bien
frivole; l'éclat extérieur est cependant nécessaire dans ces occasions tu-
multueuses, et lorsque le prestige en est détruit, comme il l'est désor-
mais parmi nous, c'est une arme de plus brisée dans les mains de la
monarchie. Marie-Thérèse portait le vêtement national : un blanc pana-
che flottait sur sa tête, la pourpre et l'hermine couvraient ses épaules,
un sabre sonnait à sa ceinture. Aujourd'hui tout cet attirail serait ren-
TOME h. 50
782 REVUE DES DEUX MONDES.
voyé sur les planches d'un théâtre; il ne pourrait produire aucun effet,
ou plutôt il produirait un effet contraire à l'enthousiasme. Et pour-
tant, comment dominer la foule, comment s'en faire apercevoir dans
le costume de tous les jours et de tout le monde, sans marque distinc-
tive, sans insignes particuliers, sans parier aux yeux par un moyen
quelconque? En se rendant sur les boulevards et dans les rues, Mme la
duchesse d'Orléans ne pouvait que s'y faire tuer pour rien, ce qui
convenait à son courage, mais répugnait à sa raison. En allant droit
à la chambre, la princesse rendait hommage au principe qui fai-
sait l'essence, l'honneur de sa dynastie et de son parti. A défaut de la
légitimité, la royauté de juillet avait la légalité; elle devait la conser-
ver. Louis-Philippe ne s'en était jamais écarté, et cette fidélité même
contribua à sa perte. Il est permis de ne point s'associer à tous les actes
de la politique de ce prince; mais, malgré l'événement, ce n'est point
par ce côté qu'elle est attaquable. La foi dans la légalité honora seule
la chute du trône. Mme la duchesse d'Orléans ne pouvait pas répu-
dier le principe qui l'attachait solidairement à sa famille et à sa cause.
Elle alla donc à la chambre des députés, et, au risque de ce qui en
arriverait, c'est là, c'est là seulement qu'elle devait porter sa doulou-
reuse et rapide régence. Poussée par un cri unanime, elle arriva, à
travers les flots de la foule émue, devant le péristyle du Palais-
Bourbon. M. le duc de Nemours, la voyant de loin se diriger sur la
chambre, s'était hâté de la rejoindre, résolu à ne pas l'abandonner.
Homme du devoir, il se pinçait auprès de la nouvelle régente; aussi mi
des députés qui entouraient Mmc la duchesse d'Orléans s' étant approché
du prince pour lui demander s'il ne jugerait pas plus utile de rester en
dehors avec les troupes sur la place Louis XV, M. le duc de Nemours
répondit : « Hélène court ici des dangers, je ne veux pas la quitter; ne
me conseillez pas d'abandonner la femme de mon frère.» Peut-être
lui donnait-on un avis salutaire et opportun, je ne serais pas éloigné de
le croire; mais qui pourrait blâmer une résolution si noble? et d'ailleurs
combien le blâme aurait-il été plus assuré et plus général, si on n'avait
pas vu M. le duc de Nemours auprès de sa belle-sœur! Il ne la quitta
plus un seul instant.
Le cortège traversa la salle des Pas-Perdus. Bientôt une foule de
députés et d'individus étrangers à la chambre déboucha de tous les
couloirs et entoura la princesse, au risque de la priver d'air. « Point
de princes ! s'écria un homme investi depuis d'un emploi diplomatique
(quelle préparation à la diplomatie!). Point de princes! nous n'en vou-
lons pas ici! » Après avoir écarté des furieux qui se précipitaient au-
devant de Mrte la duchesse d'Orléans pour empêcher son entrée dans
la chambre, on la dégagea de la presse et on la fît entrer dans la salle
UN MOT SUR LE 24 FÉVRIER. 783
des distributions. Elle s'y assit quelques minutes. Enfin on l'annonce
dans l'assemblée; elle y pénètre et se place dans l'hémicycle. On ap-
porte des fauteuils pour elle et pour ses fils; elle reste debout au pied
de la tribune. A sa vue, les cris de vive la duchesse d'Orléans! vive
le comte de Paris! s'élèvent de tous les côtés. Les acclamations de l'as-
semblée presque entière sont constatées par le Moniteur, qu'on ne
trouvera pas toujours aussi exact. Sans doute des séntimens hostiles
avaientdéjà pénétré dans lachambre : au fond des tribunes frémissantes
on sentait, on devinait des ennemis, le silence des députés de l'extrême
gauche était une menace; mais enfin l'aspect de l'assemblée, loin de
révéler un parti pris contre le jeune prince et contre sa mère, sem-
blait favorable et protecteur. Tout dépendait d'un effort: M. Dupin le
tenta. Le président ne crut pas devoir s'y associer. Sur les réclamations
des députés opposés à la nouvelle régence, il invita les personnes étran-
gères à se retirer, et, tout en répétant plusieurs fois les mots d'auguste
princesse, tout en prodiguant les hommages les plus monarchiques, il
engagea Mme la duchesse d'Orléans à quitter la chambre des députés
par respect pour le règlement! Ce fut alors que, se tournant vers le pré-
sident avec une incomparable dignité, elle lui adressa cette parole que
conservera l'histoire : « Monsieur, ceci est une séance royale! »
Rien ne put la troubler, rien ne put l'émouvoir, et, si son intrépi-
dité stoïque avait pu s'inoculer à toutes les âmes, la royauté existe-
rait encore en France. Et pourtant la pression matérielle était au
moins égale à la préoccupation morale. L'hémicycle était rempli par
une foule nombreuse, entrée avec la princesse dans l'enceinte législa-
tive : foule affairée, tumultueuse, bruyante, mêlée d'amis et d'enne-
mis, de curieux qui étaient venus pour voir, d'officieux qui se faisaient
de fête, surtout d'individus sans opinion qui attendaient pour se dé-
clarer, prêts à acclamer le triomphe, quel qu'il fût. Des hommes armés
escaladaient les bancs, allaient et venaient, poussés ou rappelés par
leurs chefs. Quelques-uns s'approchèrent de la princesse, la touchant
presque de la main. «Venez, venez, madame, » lui dit en passant un
jeune homme qui descendait en courant l'escalier de la tribune; «je
vous réponds de vos enfans et de vous; venez vous montrer au peuple,
il vous proclamera tout d'une voix. » — « Ne bougez pas! » s'écriait un
autre; « si vous fai-tes un pas, vous et vos enfans, vous êtes morts! » Au
milieu de cet effroyable tumulte, Mme la duchesse d'Orléans ne faisait
ni un mouvement ni un geste; seulement elle était un peu pâle, et,
comme si elle assistait à un spectacle émouvant et curieux, elle atta-
chait ses regards avec une attention infatigable sur la foule et sur
l'assemblée. Puis, lorsque quelques-uns des amis dévoués dont elle
«tait accompagnée s'approchaient d'elle, elle leur répondait par un
784 REVIS DES DEUX MONDES.
sourire triste et doux. Craignant pour sa vie, ils la suppliaient en vain
de sortir : — «Si je sors d'ici, dit-elle, mon fils n'y rentrera plus. »
La chaleur, la presse, la course précipitée de gens qui montaient, des-
cendaient sans relâche, finirent par ne plus lui permettre de demeurer
au pied de la tribune. Elle passa sur les gradins supérieurs de la salle,
s'y assit avec ses fils et M. le duc de Nemours, suivis par les officiers
de la maison de M. le comte de Paris, par quelques députés et par des
gardes nationaux.
Rien n'était encore perdu, lorsque de froides et cruelles paroles,
tombées goutte à goutte de la tribune, gagnèrent le jcentre de l'assem-
blée et glacèrent les cœurs étonnés et indécis. En face de M. le duc de
Nemours, dont la présence attestait un acquiescement formel et une
abdication bien noblement volontaire, M. Marie se fit le champion bé-
névole de sa régence. Il rappela la loi qui l'avait décernée à ce prince r
« Il faut, dit-il, obéir à la loi... » A la loi portée par ces mêmes pou-
voirs dont la destruction était décidée, accomplie!.... L'orateur mit le
comble à sa gloire en prononçant le premier ces mots : Gouvernement
provisoire; mots de funeste augure, destinés à servir d'enseigne à une
anarchie que la France aurait dû dès-lors étouffer dans son germe,
mais qu'à défaut de prévoyance, elle a du moins arrêtée avec courage
dans sa marche audacieuse et désordonnée. Puisse-t-elle persévérer!
M. Grémieux prêta à son honorable collègue l'appui de son talent; mais
il crut devoir joindre la pantomime à l'éloquence. Après avoir parlé, il
se glissa auprès de Mme la duchesse d'Orléans, et lui montra un petit pa-
pier sur lequel il lui avait fait sa leçon en termes ambigus qui pouvaient
servir à deux fins. Il ajouta à ce don inestimable beaucoup de conseils,
excellens sans doute. M. Crémieux fut écouté en silence, car il assure
qu'il fut écouté (I). En tout cas, le temps était trop précieux pour l'em-
ployer à proposer des énigmes et à deviner des logogriphes. La princesse
prit le chiffon que lui tendit son conseiller improvisé, Je froissa dans ses
doigts, le laissa tomber... On le ramassa, dit-on. Ensuite, Mme la duchesse
d'Orléans se leva une seconde fois et essaya de se faire entendre. Elle
crut même un instant y avoir réussi; mais à peine eut-elle prononcé avec
beaucoup de calme et de sang-froid ces simples mots : « Mon fils et moi,
nous sommes venus ici... » que les hurlemens de la foule d'en bas et des
tribunes étouffèrent sa voix. Les uns lui criaient : « Parlez! parlez! »
d'autres lui disaient : « Laissez parler Odilon Barrot! » M. Barrot, re-
tenu par des obstacles aussi fâcheux qu'inattendus, était arrivé sur ces
entrefaites; le tumulte l'ayant empêché d'entendre la princesse et la
faiblesse extrême de sa vue ne lui ayant probablement pas permis d'a-
(1) Voir le Moniteur du mercredi 11 avril 1849.
UN MOT SUR LE 24 FÉVRIER. 785
percevoir qu'elle était debout, essayant de se faire écouter, il prit lui-
même la parole. Alors, dans l'impossibilité de faire comprendre qu'elle
voulait parler, Mme la duchesse d'Orléans fut contrainte de se rasseoir.
M. Ledru-Rollin, M. de Larochejacquelein, montèrent tour à tour à la
tribune, lorsqu'une bande d'ouvriers en blouse, en bourgeron, parmi
lesquels on voyait des gens d'une classe toute différente qu'on recon-
naissait à l'élégance de leurs vêtemens, tous le fusil sur l'épaule, tam-
bours battans et drapeaux déployés, se précipitèrent dans la salle,
poussant des cris affreux et proférant d'horribles menaces. Un insurgé
parut tout à coup dans l'hémicycle envahi et brandit un drapeau à la
droite de la tribune. « Il n'y a plus de royauté ! s'écrie cet homme : les
Tuileries sont prises, le trône est jeté par la fenêtre! » Un autre vexil-
laire se place à la gauche de la tribune. On s'y presse, on s'y pousse,
on s'y heurte : tous veulent parler à la fois; l'escalier est escaladé, le
désordre est à son comble. Il est inutile de chercher à le peindre; il
est présent à tous les souvenirs, constaté par tous les documens, par
le Moniteur lui-même. C'est ici pourtant qu'il faut relever une erreur
grave du journal officiel. Après avoir rendu compte de cette scène
tumultueuse, il fait disparaître Mme la duchesse d'Orléans; il lui fait
quitter la salle avant le discours de M. de Lamartine (1). Nous ne vou-
lons pas croire cette erreur volontaire; quoi qu'il en soit, elle est im-
portante, elle est capitale, et, dans l'intérêt de l'histoire surtout, elle
doit être soigneusement relevée. La vérité est que, lorsque M. de La-
martine parut à la tribune, Mme la duchesse d'Orléans était devant lui.
«Messieurs, dit l'orateur, j'ai partagé aussi profondément que qui que
ce soit parmi vous le double sentiment qui a agité tout à l'heure cette
enceinte, en voyant un des spectacles les plus touchans que puissent
présenter les annales humaines, celui d'une princesse auguste se dé-
fendant avec son fils innocent, et venant se jeter du milieu d'un palais
désert au milieu de la représentation du peuple »
A ce langage harmonieux et pacifique, les amis de l'ordre crurent
la monarchie sauvée; ils respirèrent. L'un d'eux, qui se trouvait alors
le plus rapproché de Mme la duchesse d'Orléans, lui témoigna par ses
regards l'espoir dont il se sentait pénétré; mais, d'un signe presque
imperceptible de la main , la princesse lui fit comprendre qu'elle ne
partageait pas ses illusions. Tandis qu'on la saluait de l'épée, elle en
avait senti la pointe appuyée sur le cœur. Bientôt le glaive s'y enfonça
tout entier. M. de Lamartine continua : de vaines espérances tombè-
(1) «Les regards se portent vers le sommet de l'amphithéâtre, où s'étaient assis la du-
chesse d'Orléans et ses enfans; mais, au moment de l'invasion de la salle par la multi-
tude, la princesse, les princes et ceux qui les accompagnaient sont sortis par la porte
qui fait face à la tribuie MM. Crémieux, Ledru-Rollin et de Lamartine paraissent
en même temps à la tribune, etc., etc. » — Moniteur du vendredi 25 février 1848.
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786 EEYUB DES DEUX MONDES.
rent toutes à s* voix ^ les clameurs s'élevèrent plus furieuses. Pendant
toute la durée du discours de l'auteur des Girondins, un homme en
blouse, un sabre nu à la main, s'était posté au pied de la tribune, les
yeux obstinément attachés sur le visage de l'orateur; dès que M. de
Lamartine eut fini déparier, cet homme remit son sabre dans le four-
reau en criant : A la bonne heure!
Vers la péroraison, le bruit du dehors s'était violemment accru : on
entendit des coups de crosse de fusil briser les portes de la tribune
diplomatique, qui se remplit d'hommes armés. La chambre était prise
d'assaut. Le président disparut derrière le fauteuil. La portion de la
chambre entre M™ la duchesse d'Orléans et la tribune de droite fut dé-
garnie en un clin d'œil. La princesse resta comme un point de mire aux
fusils braqués sur elle. Elle consentit alors à se retirer devant la force.
Rassemblée s'était levée tout entière avec un grand bruit. Pendant le
tumulte, un huissier de la chambre, vêtu en garde national, prit M. le
comte de Paris dans ses bras. La princesse le suivit, tenant M. le duc de
Chartres. Elle monta dans le couloir circulaire des pairs de France,
longea ainsi la salle et sortit par la porte située au haut de l'extrême
gauche. Là se passa une scène terrible dans un passage sombre et étroit,
ouvert sur le palier d'un petit escalier tournant. La princesse fut séparée
de sa suite par la foule effrayée, qui descendait des tribunes comme un
torrent. Elle se sentit heurtée et rejetée contre la muraille, tandis que
son faible cortège, allongé dans ce défilé à peine assez large pour le pas-
sage d'une seule personne, avait disparu, rompu et brisé par la foule
Tout à coup un homme d'une figure effroyable se jeta sur le comte de
Paris, l'enleva de terre et lui serra la tête dans ses mains comme dans
un éfcau, appuyant ses larges pouces sur les yeux de l'enfant. La pauvre
mère crut qu'on voulait les arracher de leurs orbites. Elle se précipita
sur l'assassin, et, avec le secours d'un garde national, lui fit lâcher
prise. L'enfant tomba. Le petit duc de Chartres disparut, emporté par
un passant. Nous verrons tout à l'heure comment ils furent retrouvés
tous les deux. M"*5 la duchesse d'Orléans fut alors violemment séparée
de ses fils. Entraînée, étouffée, presque jetée au bas de l'escalier, elle
y resta, appelant ses enfans avec des cris douloureux. Elle se croyait
arrivée à sa dernière heure.
Elle avait raison de le croire. Un prodige pouvait seul la sauver, et
pourtant on vient nous dire après coup qu'en la traitant de la sorte, eMe
et ses enfans, on agissait dans leur intérêt; on se vante même de l'avoir
sauvée, on semble presque compter sur sa reconnaissance. «Que fût-il
arrivé, dit-on (t), si un de ces hommes courageux qui étaient à la tri-
bune eût dit : « Ayez pitié de cette femme et de cet enfant! Ne vous cou-
(1) Le Conseiller du Peuple, premier numéro, page 11-15.
UN MOT SUR LE 24 FÉVRIER. 787
«tentez pas de les entourer de respect et de compassion; donnez-
if leur, à l'une la régence, à l'autre un trône! » Et le peuple, attendri
et flottant, aurait peut-être ramené avec acclamations aux Tuileries
cette femme et cet enfant...
« Et le lendemain?...
« L'esprit se perd dans l'abîme de conjectures, toutes plus sinistres les
unes que les autres, sur les catastrophes qui se seraient succédé, si des
hommes à courte vue et à faible cœur avaient restauré la régence le
24 février. Un instant de trêve, oui; mais une guerre renaissante et
incessante aussitôt après, une émeute nouvelle tous les matins sous les
fenêtres de cette femme. L'anarchie, si elle eût cédé; le sang à grands
flots, si elle eût résisté. Aujourd'hui le palais forcé, comme au 20 juin
4791; demain la royauté captive, comme au iO août... »
En vérité, si ce n'est pas une ironie sanglante (on le croirait au pre-
mier aspect, mais je repousse une telle pensée), si ce n'est pas une iro-
nie, voilà du moins une singulière logique et une sollicitude plus étrange
encore! Comment! pour épargner dans l'avenir une catastrophe terrible
à cette femme (ce n'est pas moi qui parle, je copie), pour la garantir d'un
malheur futur, on l'écrase séance tenante! Pour la préserver d'une pri-
son problématique, d'une fantastique tour du Temple, on l'exile, on la
proscrit, on la chasse! Pour l'empêcher d'être assassinée le 25, on l'ex-
pose à être massacrée le 24! D'ailleurs, pour Mmela duchesse d'Orléans,
il ne s'agissait plus de la régence, mais de la vie. Arrachez lui le pou-
voir, si vous voulez, mais veillez sur ses jours. Lorsqu'elle est entourée
d'assassins, protégez au moins sa sortie; ne la laissez pas tomber mou-
rante au pied d'un escalier. La politique ne dispense pas de l'humanité.
Eh bon Dieu! pourquoi s'étonner? la France n'a-t-elle pas été traitée
comme cette femme?
Enfin, quelques amis dévoués parviennent jusqu'à la princesse, et
réussissent à la dégager; ils l'entraînent dans la salle des Pas-Perdus.
Nouveau surcroît de danger! La salle était envahie par des bandes fu-
rieuses. Ils gagnent alors à grand'peine la seconde salle d'attente du
côté de la cour, puis les couloirs qui mènent aux bureaux de la cham-
bre, où personne n'avait encore pénétré. A travers les corridors des
bureaux, ils la conduisent au petit hôtel de la présidence; mais ce mo-
ment, qui semblait celui de la délivrance, fut incomparablement le plus
douloureux de tous. Pour la première fois, Mme la duchesse d'Orléans
perdit courage et fondit en larmes. Elle ne savait pas ce qu'étaient de-
venus ses en fans ! Elle ne savait pas s'ils étaient vivans ou morts! Calme
tout à l'heure, presque tranquille au milieu d'un péril partagé, elle
demandait avec égarement ses fils qu'elle ne voyait pas; elle voulait
courir les chercher... Bie»tôt M. le comte de Paris lui fui rendu. Au
788 REVUE DES DEUX MONDES.
moment où il était tombé, un des officiers de sa maison , suivi de plu-
sieurs gardes nationaux, le trouva gisant à terre; l'ayant reconnu à sa
voix enfantine, il le saisit rapidement et l'emporta dans ses bras. Arrivé
à la salle des Pas-Perdus, l'officier fit descendre le petit prince par
une fenêtre basse qui donnait sur le jardin de la présidence. Quant à
M. le duc de Chartres, il avait été enlevé, comme son frère, par un in-
surgé, puis délivré par un huissier de la chambre. Ce brave homme
l'avait caché chez lui, dans les combles du palais Bourbon. Plus tard,
l'enfant fut aussi ramené à sa mère.
On ne pouvait rester plus long-temps à la chambre des députés ou
dans ses dépendances. Par bonheur, une petite voiture à un cheval sta-
tionnait dans la cour. Mme la duchesse d'Orléans y monta avec M. le
comte de Paris et un garde national; deux députés l'escortèrent. Ce fut
ainsi qu'elle arriva aux Invalides. M. le duc de Nemours, qui avait
écbappé aux insurgés en habit de garde national, y rejoignit sa belle-
sœur. . ., • • '
En descendant de voiture, Mrae la duchesse d'Orléans était entrée
dans l'appartement du maréchal Molitor. Le vieux guerrier n'attendait
pas la princesse. Il la reçut avec un douloureux respect, sans lui ca-
cher cependant les craintes que pouvait inspirer pour ses enfans et
pour elle le choix d'un asile où aucune défense n'était possible. « Mon-
sieur le maréchal, répondit Mme la duchesse d'Orléans, quelque danger
que nous puissions courir, je suis décidée à rester aux Invalides. Dans
ce moment, c'est le séjour le plus convenable pour mon fils et pour
moi : convenable pour en sortir, si un avenir nous reste encore; conve-
nable pour y mourir, si notre destinée est de mourir aujourd'hui. »
Toutefois elle ne se bornait pas à cette abnégation héroïque, elle
n'invoquait pas seulement le secours d'un beau désespoir. Elle ne resta
pas inactive un seul instant. Tout ne lui semblait pas perdu: elle avait
conservé l'espoir d'une réaction dans le sens de l'ordre. Elle dit aux
personnes qui l'entouraient : « Je tiens à la vie de mon fils plus qu'à sa
couronne; cependant, si sa vie est nécessaire à la France... il a près de
dix ans, il est déjà en âge de s'exposer pour son pays... Tant qu'il y
aura une seule personne qui me conseillera de rester ici, quel que soit
le danger, je resterai. » Si l'attitude de Mme la duchesse d'Orléans avait
été noble et grande dans l'assemblée législative transformée en champ
de bataille, elle ne fut pas moins admirable dans sa retraite momen-
tanée à l'hôtel des Invalides. Des négociations s'y nouèrent et s'y dé-
nouèrent sans relâche; des députations s'y présentèrent; les noms de
ceux qui jouèrent un rôle dans cette circonstance ne sont pas encore
acquis à la publicité, et quelques-uns ne laisseraient pas de causer un
peu d'étonnement. M™ la duchesse d'Orléans écoutait tout le monde,
UN MOT SDR LE 24 FÉVRIER. 789
répondait à tous... Toujours résolue, jamais agitée, elle délibérait, or-
donnait sans trouble, sans confusion, avec une présence d'esprit à la
fois ardente et calme. Elle ne fut régente que pendant ces six heures,
mais elle le fut.
Tant d'intrépidité dut fléchir devant une nécessité inexorable. Des
rumeurs menaçantes se succédaient et se rapprochaient; toutes les
espérances des amis de la dynastie se détachaient une à une. Des
avis auxquels la princesse ne pouvait opposer que la résignation lui
apprirent que c'en était fait. « On connaissait déjà sa retraite aux In-
valides... Déjà les hordes insurgées se préparaient à violer cet asile...
Comment leur résister avec des piques, car on n'avait pas d'autres
armes?... Il n'y avait plus ni troupes, ni gouvernement, ni ministres...
La régence était devenue im possible. . . Pour en prévenir l'établissement,
des fanatiques ou dessicaires pouvaient aller jusqu'à l'assassinat... Il n'y
avait plus de sûreté, ni pour les fils ni pour la mère; tous périssaient
sans utilité pour la France. » Voilà les paroles sinistres qui retentissaient
autour de la princesse : elle résistait encore; alors on lui conseilla de
se retirer secrètement dans une maison particulière, en laissant croire
qu'elle était restée aux Invalides, afin d'assurer sa fuite, si l'hôtel était
envahi, ou d'y rentrer dans l'hypothèse d'une réaction monarchi-
que. Mme la duchesse d'Orléans rejeta hautement ce dernier parti. Elle
déclara qu'elle ne voulait pas de ce qu'elle appelait une supercherie,
que surtout elle ne voulait pas exposer les invalides sans partager leurs
dangers. «Je reste tout-à-fait ou je m'en vais tout-à-fait, » s'écria-t-elle
avec une émotion généreuse peu éloignée d'une sorte d'indignation.
Elle se décida enfin à se laisser conduire par ses amis dans la maison
de l'un d'entre eux, située dans le voisinage, et sortit par une porte
qui donne sur l'avenue de Tourville. Mme la duchesse d'Orléans était
restée aux Invalides depuis deux heures après midi jusqu'à sept heures-
du soir. Elle passa toute la matinée du 25 dans sa retraite hospitalière;
mais il fallut en repartir le lendemain. L'esprit des campagnes parais-
sait inquiétant; la république était proclamée à Paris. A l'aide d'un
peu d'argent ramassé à la hâte et d'un passeport étranger, la princesse
et ses fils, accompagnés d'un ami, prirent le chemin de fer dans la
soirée du 26. Cette nuit-là, ils couchèrent à Amiens; le lendemain, à
Lille; puis, après avoir traversé la Belgique sans s'être livrée à la joie
douloureuse d'aller embrasser à Bruxelles sa sœur chérie, sa meil-
leure, sa plus constante amie, Mmp la duchesse d'Orléans passa la fron-
tière et s'arrêta àEms. Quelque temps après, elle se retira à Eisenach,
dans les états du grand-duc de Saxe-Weimar, son oncle. Elle y réside
encore en ce moment, avec Mme la grande-duchesse douairière de
Mecklembourg-Schwerin, sa belle-mère ou plutôt sa mère.
790 REVCB DES DEUX MONDES.
C'est ici que je dois m'arrêter. A des scènes terribles, j'aurais voulu
farire succéder de plus paisibles images; mais M"" la duchesse d0rléan9
est entrée dans la vie privée. A moins de méconnaître les lois d'une
discrétion respectueuse, il n'est permis à personne de raconter cet exil,
soutenu avec une ame religieuse et ferme, consolé (si l'exil pouvait l'être)
par les affections de famille et par la satisfaction du devoir accompli. Nul
n'a le droit de soulever ce voile. On l'a essayé pourtant; on a parlé de
négociations commencées et restées imparfaites, on a supposé des offres
etdes refus. Vaines conjectures de spéculateurs oisifs! A Eisenach comme
aux Tuileries, sur la terre d'exil comme sur les marches du trône, la
princesse Hélène reste toujours soumise aux décrets de la Providence.
Bien plus, ses amis n'auraient jamais cherché à rétablir des vérités
obscurcies par tant de passions diverses, si une audacieuse attaque n'a-
vait rendu l'apologie nécessaire. Qu'on le sache bien, parce que c'est
la vérité, la politique n'a aucune part à cette défense. Il ne s^'agit ici
ni d'espérances, ni de regrets, ni de royauté, ni de régence. Et qui
pourrait accueillir en ce moment toute autre pensée que le péril de
la société menacée? Sans doute la France a fait justice d'une faction
hypocrite qui insinuait le désordre et l'introduisait par ruse dans la
place. Elle s'est débarrassée aussi de cette politique nébuleuse qui sa-
crifie le présent à je ne sais quel avenir problématique, oublie le jour
pour le lendemain, les générations présentes pour les générations à
naître; politique à la fois myope et presbyte, voyant trop de loin, pas
assez de près, distinguant au bout d'un télescope l'écueil caché dans
l'immensité des mers, le rocher perdu dans la brume de lhorizon,
n'apercevant pas à ses pieds la chausse-trappe et le piège à loups; sem-
blable à l'astrologue de La Fontaine, qui se laissait choir dans tous les
puits en bayant à tous les nuages. L'anarchie n'a plus de masque; tous
ceux qu'elle portait sont tombés! Masques humanitaires, progressifs,
machiavéliques, dithyrambiques, tout a disparu devant le vote uni-
versel. On ne voit plus du socialisme que son visage, sa tête de Gor-
gone coiffée de serpens; mais, pour être à découvert, le monstre n'en
est pas moins redoutable. 11 se pare de couronnes civiques; ce n'est
plus l'impunité, c'est le triomphe qu'il réclame; il demande sa place
dans l'état. Les doctrines les plus perverses s'avouent, s'affichent et
s'imposent. La démagogie parcourt et bouleverse l'Europe. Dans un
péril général y a-t-il place pour des vœux particuliers, pour des com-
binaisons dynastiques? Celle qui en serait l'objet serait la première à
les désavouer. Tous les souvenirs, toutes les affections, tous les partis
enfin doivent se fondre dans un seul parti : celui de l'ordre; c'est le
seul éternellement légitime. Risquer d'y jeter la désunion, même par
un sentiment honorable dans son principe, rompre une seule maille
UN MOT SUR LE 24 FÉVRIER. 791
du réseau serré, mais délicat, qui maintient encore la société, serait à
la fois insensé et criminel. Mais cet intérêt n'est pas le seul : dans un
pays tel que le nôtre, les idées généreuses doivent savoir vivre à côté
des idées utiles; elles n'ont jamais abdiqué, même pendant nos plus
mauvais jours. Parmi nous, la vertu méconnue et outragée, la puis-
sance désarmée et déchue, ont toujours trouvé des défenseurs : c'est
une de nos libertés; nous ne devons en perdre aucune. Ainsi que je l'ai
dit en commençant, je n'ai eu qu'un dessein : je n'ai pas prétendu
écrire l'histoire du 24 février; je n'ai pas fait un réquisitoire contre le
passé; je n'ai même nommé personne, à l'exception de deux ou trois
hommes publics que j'ai jugés uniquement sur les paroles qu'ils ont
prononcées ou sur les documens officiels signés de leur main. Je le
répète, je n'ai eu qu'une pensée : j'ai voulu rétablir dans sa vérité un
caractère historique présenté sous de fausses couleurs, j'ai voulu ré-
futer l'erreur ou la calomnie non par des phrases, mais par des faits.
Alexis de Saint-Priest.
P. S. Pendant l'impression de ce récit, M. Capefigue a fait paraître le
second volume de son ouvrage. J'ai eu à peine le temps de le par-
courir. Les détails ne m'en ont pas paru plus fidèles que ceux du pre-
mier volume, notamment dans la scène de la chambre des députés, où,
entre autres inexactitudes, l'auteur fait accompagner Mme la duchesse
d'Orléans par M. le duc de Montpensier, tenant le jeune comte d'Eu
par la main! Cela suffit pour prouver l'absence de toute information
authentique; néanmoins la manière convenable dont il parle cette fois
de la princesse qu'il avait si injustement attaquée semble absoudre ses
intentions, sinon ses renseignemens, et je crois devoir lui rendre sur
ce point la justice qu'il s'est tardivement rendue lui-même.
S.-P.
HISTOIRE
DU
PARLEMENT DE FRANCFORT
PREMIÈRE PARTIE.
L'ASSEMBLÉE DES NOTABLES.
L'heure de la guerre civile a sonné en Allemagne. Aveuglés par
l'esprit de système, les plus sérieux chefs du progrès ont sacrifié à une
chimère toutes les libertés de la patrie. Ce noble pays, qui commen-
çait à se façonner si bien aux luttes de la discussion libre, n'est plus
qu'un champ de bataille où l'absolutisme et la démagogie s'apprêtent
à mesurer leurs forces. Quelle cause fatale a arrêté ainsi le développe-
ment des peuples germaniques? C'est l'amour, disons mieux, c'est la
folie de l'unité. L'Allemagne a désiré l'unité comme un bien suprême,
et, au^lieu de chercher à l'établir d'abord dans les idées, dans les sen-
timens et les mœurs, elle a cru qu'il suffirait d'un article de loi pour
refaire le travail des siècles. Elle a refusé de tenir compte de la réa-
lité; elle s'est obstinée à ne pas voir les élémens contraires qu'il fallait
rapprocher et unir; elle a procédé brusquement et révolutionnai re-
ment à une œuvre qui exigeait des précautions infinies. Là où il fallait
préparer l'avenir par des transformations successives, elle a voulu se
HISTOIRE DU PARLEMENT DE FRANCFORT. 793
passer du concours du temps; elle a prétendu imposer une théorie à
des faits qui la repoussent; elle a décrété que l'idéal , en dépit de toutes
les lois de l'histoire, au mépris de l'expérience et du bon sens, devien-
drait immédiatement le réel. Enfin, infatuée de cette fausse métaphy-
sique, éblouie par les systèmes de ses théoriciens enthousiastes, elle a
armé contre elle-même des forces qu'elle devait appeler à son aide.
Qu'est-il arrivé? — Le contraire exactement de ce qu'elle se promettait
avec une si orgueilleuse confiance. L'Allemagne est plus divisée que
jamais, et, soutenu par la Russie, l'absolutisme rallie tous ses soldats.
L'ancienne unité a disparu, et la liberté est en péril.
Le jour où le parlement de Francfort se réunissait, il y a un an déjà,
l'espérance était encore permise. Sans doute, quand on voyait sur les
bancs de l'église Saint-Paul les plus fougueux politiques d'université,
les plus obstinés constructeurs de systèmes, l'exaltation de ces docteurs
devait inspirer des craintes; cependant, je le répète, il y avait place
pour l'espoir, et bien des intelligences droites comptèrent sur les résul-
tats heureux de cette grande convention nationale. L'urgence du péril,
pensait-on , donnera aux théoriciens de l'unité le sentiment des choses
pratiques. 11 sera difficile aux utopistes de continuer leurs édifices ima-
ginaires, tandis que le pays est en feu et que la démagogie fait irrup-
tion de tous côtés. Il ne s'agit plus ici de métaphysique hégélienne ou
de constructions historiques; la tribune de Francfort n'est pas la chaire
du professeur à Bonn ou à Berlin; au lieu d'une centaine d'étudians,
c'est l'Allemagne entière qui écoute, l'Allemagne bouleversée, déchaî-
née, une Allemagne toute nouvelle où la révolution triomphante a
vaincu M. de Metternich , a humilié Frédéric-Guillaume IV, a pénétré
de vive force dans la diète, et n'a laissé debout qu'un seul pouvoir
respecté, l'assemblée de l'église Saint-Paul. En présence d'une telle
situation , aux prises avec des dangers si pressans, les faux systèmes,
disions-nous, seront bientôt évanouis, et les esprits éminens qui s'en-
thousiasment d'une chimère ouvriront les yeux à la vérité. Les pre-
miers actes du parlement de Francfort confirmaient ces espérances;
pendant plusieurs mois, le parlement a été investi d'une grande force
morale et l'a employée au service de l'ordre et du progrès. Bientôt
cependant les folles prétentions ont reparu; en voulant imposer du pre-
mier coup l'unité qui répugnait aux mœurs et aux intérêts des popu-
lations diverses, on a été conduit à diviser l'Allemagne plus profon-
dément que jamais. Une fois ce premier sacrifice consommé, les
théoriciens ne s'arrêtèrent plus; ils avaient retranché l'Autriche comme
un membre rebelle, afin de mieux assurer la fantastique unité qu'ils
poursuivent; lorsqu'ils eurent besoin de l'appui des démagogues pour
donner la couronne impériale au roi de Prusse, ils subirent les condi-
tions du radicalisme. Voilà où les a menés l'infatuation d'une théoriel
701 REVUE DES DEUX MONDES.
Patriotes passionnés, soldats dévoués des réformes constitutionnelles,
ils ont sacrifié et une partie de l'Allemagne et une partie du vrai pro-
gramme libéral à ce fantôme de l'unité qui leur échappe toujours!
Je voudrais raconter nettement cette confuse histoire; je voudrais
mettre en scène les hommes et les doctrines, signaler les péripéties de
la lutte, faire connaître enfin les alternatives de bien et de mal qui ont
honoré tour à tour et compromis l'influence du parlement de Franc-
fort. L'impartialité, j'ose le dire, ne me sera pas un devoir pénible. Si
l'assemblée de Francfort eût travaillé efficacement à la constitution de
l'unité allemande, il nous eût été difficile de nous intéresser à son suc-
cès : le jour où l'empire allemand se constituera, la France devra
mettre la main sur son épée, et, puisqu'on aura déchiré contre elle les
traités de 1815, elle les déchirera aussi pour redemander ses frontières;
mais, hélas! grâce aux fautes sans nombre des politiques de Francfort,
ce danger ne nous menace guère : j'en vois un autre bien plus sérieux.
Ce n'est pas l'unité de l'Allemagne qui peut nous effrayer à l'heure
qu'il est, c'est la victoire de l'absolutisme préparée par les folies dé-
magogiques. Si la victoire reste aux souverains, quelle complication
pour toute l'Europe et quel échec pour l'esprit de la France ! Au lieu
de ces pays constitutionnels qui grandissaient sous nos yeux pour por-
ter au loin le triomphe de nos idées, c'est l'influence russe qui sera
debout à nos portes. Je n'éprouverai donc aucune peine à étudier im-
partialement les travaux de l'assemblée de Francfort; nos ennemis ne
sont pas là. Ce qu'elle a fait de bien ne saurait plus nous nuire, et, si
ses fautes nous créent un jour des périls sérieux, l'Allemagne elle-
même en serait la première victime. Reprenons confiance cependant;
ni la liberté ni la civilisation ne doivent périr. Éclairée par les événe-
mens, pressée entre l'ianarchie et le despotisme, l'Allemagne, tôt ou
tard, saura retrouver ses voies. L'histoire que je vais commencer serait
trop affligeante, si je n'étais soutenu en l'écrivant par ce sympathique
espoir dans les destinées d'un grand peuple.
I.
La révolution de février Tenait d'éelater. Un orage de quelques
heures avait emporté la monarchie constitutionnelle , et le vieux roi
dont l'habileté proverbiale contenait depuis dix-huit ans tous les efforts
de la démagogie européenne errait misérablement sur les chemins de
l'exil. Un avenir inconnu, rempli à la fois d'espoir et de menaces, s'ou-
vrait aux imaginations. L'Allemagne surtout, travaillée comme elle
l'était par une fermentation sourde, devait ressentir jusqu'au plus pro-
fond de son ame les émotions de ce formidable instant. La république
proclamée à Paris ! A ces mois, éclatant comme la foudre et courant
HISTOIRE DU PARLEMENT DE FRANCFORT. 795
de ville en ville avec une rapidité électrique, les plus graves pensées
l'assaillirent en foule. La république de 4848 n'allait elle passe trouver
en face d'une coalition de rois, comme sa terrible sœur de 92, et, pro-
voquée par l'ennemi, ne menacerait-elle pas à son tour l'intégrité de
l'Allemagne? Ce n'est pas tout : ne verrait-on pas se déchaîner tous les
élémens de désordre qui grondent depuis dix ans au sein des partis
extrêmes? Les humanistes de la jeune école hégélienne, les disciples de
Feuerbach et de Stirner, impatiens de réclamer les droits de leur divinité
récente, n'étaient-ils pas prêts à traduire dans la pratique la sauvage
violence de leurs écrits? D'un autre côté, enfin, n'était-ce pas un devoir
de mettre à profit les événemens de février pour établir d'une manière
sérieuse les libertés constitutionnelles, pour fonder surtout cette unité
allemande si ardemment désirée par toutes les intelligences d'élite?
C'est ainsi que les dangers de la frontière, les inquiétudes de l'intérieur,
les grands problèmes à résoudre, mille craintes, en un mot, et mille
espérances confuses remplirent immédiatement les esprits.
Dès le lendemain du 24 février, des assemblées populaires se for-
maient sur toute la ligne du Rhin et délibéraient en tumulte. Le 27, à
Mannheim, une réunion considérable, présidée par M. d'Itztein, avait
formulé ses vœux dans une pétition hautaine qui réclamait l'arme-
ment du peuple, la liberté de la presse sans conditions, et la formation
immédiate d'un parlement national où l'Allemagne entière ferait con-
naître ses volontés. Quatre cents habitans de Mannheim, signataires de
cette pétition, résolurent de la porter eux-mêmes à Carlsruhe. En vain
le gouvernement badois, dès le 29, avait-il accordé la liberté de la
presse, le droit de réunion et le jugement par le jury; les porteurs de
la pétition partirent de Mannheim le 1er mars, et ce bruyant cortège,
grossi des députations de Heidelberg et de toutes les villes du grand-
duché, entra triomphalement à Carlsruhe comme dans une ville con-
quise. Les mêmes événemens se produisaient dans les pays voisins. Le
duc de Hesse-Darmstadt fut obligé de se soumettre aussi promptement
que le grand-duc de Bade aux exigences de la révolution. Quatre dé-
putés de la seconde chambre, M. de Gagern, dont le rôle va singulière-
ment s'agrandir, M. Wernher, M. Lehne, M. Frank, adressèrent au
gouvernement une pétition assez conforme à celle des habitans de
Mannheim. Le grand-duc accorda quelques-uns des droits qu'on récla-
mait, et fit de vagues promesses pour les autres; la chambre ne se dé-
clara pas satisfaite, et le lendemain , 5 mars, le grand-duc de Hesse-
Darmstadt, afin de conjurer l'orage, était forcé de partager son pouvoir
avec son fils, l'archiduc Louis, dont la générosité libérale était une
suffisante garantie pour les vainqueurs. Le 6 mars, l'archiduc Louis
chargeait M. Henri de Gagern de composer un ministère. Mêmes évé-
nemens, et plus graves encore, dans la Hesse-Électorale : les habitans
796 REVUE DES DEUX MONDES.
de Hanau prirent les armes, et, si le grand-duc n'avait cédé, une lutte
sanglante s'engageait. Le Wurtemberg s'agitait aussi; l'assemblée po-
pulaire réunie à Stuttgart le 28 avait exprimé les mêmes vœux que
les pétitionnaires de Mannheim et de Darmstadt, et, quelques jours
après, les membres les plus avancés de l'opposition étaient investis du
pouvoir. Dans le duché de Nassau, dans la Prusse rhénane, à Wiesbade,
à Francfort, à Cologne, partout enfin sur cette ligne du Rhin où l'in-
fluence de la France se fait directement sentir, le bruit seul de la révo-
lution de février avait conquis à l'Allemagne ces libertés qu'elle récla-
mait depuis si long-temps. Des bords du Rhin, le mouvement pénétra
bientôt dans l'intérieur et jusqu'à l'extrémité de la confédération. La
Saxe et la Prusse, l'Autriche et la Bavière, adressèrent les mêmes re-
montrances à leurs gouvernemens, et obtinrent les mêmes réformes
en attendant les révolutions qui devaient, à la fin du mois de mars,
consacrer à Vienne et à Berlin l'orageux commencement d'une époque
nouvelle.
On comprendrait mal ce qui se passait alors à Heidelberg, on mé-
connaîtrait l'origine vraiment extraordinaire du parlement de Franc-
fort, si l'on ne se rappelait ce rapide et universel soulèvement de l'Al-
lemagne après notre révolution de février. La liberté était conquise;
liberté précaire, pensait-on, tant que l'unité n'existait pas : ex unitate
libertas. Il y avait long-temps que les intelligences d'élite, d'accord en
cela avec le patriotisme populaire, se proposaient cette grande tâche
de l'unité allemande avec toute l'intrépidité de l'inexpérience; cette
fois, le triomphe des idées libérales aux premiers jours de mars, la
soumission des gouvernemens, l'enthousiasme des populations, tout
enfin semblait provoquer les rêveurs. Jamais les vieux pouvoirs n'a-
vaient été plus désarmés, jamais une situation si favorable n'avait frayé
le chemin des aventures. Il fallait seulement se hâter. Déjà la pétition
de Mannheim avait exprimé le vœu de l'opinion publique : une assem-
blée nationale fera connaître les volontés de la patrie. Tout à coup
quelques hommes d'élite, sans autre mandat que la gravité des circon-
stances, sans autre droit que le droit du plus hardi, conçoivent la pensée
de donner une prompte satisfaction aux pétitionnaires et de convoquer
enfin le parlement des peuples allemands. Le 5 mars, au milieu des
commotions qui ébranlaient déjà toute cette partie du pays, au milieu
des émeutes qui soulevaient toutes les villes, cinquante et un citoyens
réunis à Heidelberg prirent l'initiative de cette révolution pacifique :
c'étaient presque tous des membres influens de l'opposition dans les
chambres; les autres, connus par leurs écrits ou par leurs actes, publi-
cistes, professeurs, avocats, étaient naturellement désignés pour l'œuvre
audacieuse qui se préparait. L'urgence du péril ne laissant pas le temps
de convoquer tous les hommes éminens du parti libéral en Allemagne,
HISTOIRE DU PARLEMENT DE FRANCFORT. 797
il avait fallu s'adresser exclusivement aux contrées les plus voisines. A
cette assemblée improvisée, le duché de Bade fournit vingt membres,
le Wurtemberg neuf, la Hesse six, la Bavière cinq, la Prusse rhénane
quatre; Francfort, le duché de Nassau et l'Autriche envoyèrent les six
derniers. L'esprit qui dominait la réunion était franchement et hardi-
ment libéral, le parti républicain y était représenté aussi, et même
dans une mesure beaucoup trop considérable pour l'expression sincère
de la pensée publique; mais ce n'était pas là un danger sérieux. Le
comité d'Heidelberg se proposait de frayer la route à l'assemblée de
l'Allemagne tout entière; les électeurs, on le pensait bien, rectifieraient
un jour ces inexactitudes inévitables et remettraient chaque parti à sa
place : c'est ainsi que M. Hecker et M. de Struve, les chefs de la déma-
gogie badoise, siégeaient à Heidelberg à côté de M. Hansemann ; c'est
ainsi que M. Brentano et M. Wiesner, les futurs membres de l'extrême
gauche au parlement de Francfort, étaient associés à l'œuvre de M. Ger-
vinus. Parmi les membres les plus distingués de la réunion d'Heidel-
berg, il faut citer, avec les noms que je viens d'écrire, l'élite des hommes
politiques du duché de Bade, M. Bassermann, M. Welcker, M. deSoiron.
Le Wurtemberg était dignement représenté par M. Frédéric Roemer,
l'ami d'Uhland et de Paul Pfizer, que nous retrouverons bientôt dans
le comité de constitution à Francfort. Les énergiques députés de Hesse-
Darmstadt, M. Wernher, M. Lehne, M. Frank, y tenaient aussi parfai-
tement leur place. Quant au plus éminent de tous, M. Henri de Gagern,
appelé, le lendemain, au gouvernement de son pays, il ne voulut pas
cependant se séparer de l'œuvre commencée cà Heidelberg; il signa les
grandes mesures de l'assemblée, jaloux d'attacher son nom à cette
entreprise extraordinaire et d'accroître l'autorité morale dont elle avait
besoin.
Dès la première séance du 5 mars, les cinquante et un rédigèrent le
programme de leur politique. « Les gouvernemens, disaient-ils, n'in-
terviendront pas dans les affaires de la France. L'Allemagne n'inquié-
tera pas la liberté des autres peuples, décidée qu'elle est à maintenir
aussi contre l'étranger sa pleine indépendance. Les souverains alle-
mands, s'il était nécessaire de tirer l'épée, se confieront à la fidélité et
au courage de la nation, et ne feront jamais alliance avec la Russie.
Une assemblée des représentans de toute l'Allemagne sera réunie dans
le plus bref délai, tant pour conjurer les périls au dedans et au dehors
que pour développer toutes les forces et tous les trésors de la nationalité
germanique.» Quand ce programme fut revêtu de toutes les signatures,
les cinquante et un nommèrent un comité de sept membres, chargé
de préparer la convocation de l'assemblée nationale. Les sept membres
étaient choisis de manière à représenter presque tous les états dont les
délégués avaient pris part aux délibérations de l'assemblée. Il fallait,
tome u. 51
798 RBVUE DES DEUX MONDES.
en effet , que tous agissent ensemble, et que chacun d'eux cependant
eût une action spéciale sur son pays : M. Stedtmann représentait la
Prusse rhénane, M. de Gagern la Hesse-Darmstadt, M. Roemer le Wur-
temberg, M. Willich la Bavière, M. Winding la ville de Francfort; le
duché de Bade, d'où le mouvement était parti, avait à lui seul deux
représentai : c'étaient les deux chefs infatigables de l'opposition con-
stitutionnelle, M. Welcker et M. d'Itztein, le premier comprenant déjà
le besoin d'une résistance intelligente, le second, au contraire, tout
prêt à se jeter dans les folies démagogiques.
Le comité des sept se mit à l'œuvre, et le 12 mars une proclamation
signée de ces noms chers au pays convoquait à Francfort, pour le jeudi
30 mars, tous les anciens membres et tous les membres présens des
chambres constitutionnelles. Un certain nombre d'hommes éminens,
choisis en dehors des chambres et investis de la confiance populaire,
recevraient bientôt, disait-on, des invitations spéciales. Le vendredi,
31 mars, ce parlement préparatoire [Vorparlament) ou assemblée des
notables (Notabeln Versammlung), chargé de faire la loi électorale, de
parer aux nécessités du moment, et de convoquer définitivement la vé-
ritable assemblée de la nation, tiendrait à Francfort sa première séance.
Le rendez-vous était donné d'une manière solennelle, mais sans pré-
tention et sans faste. Il y a presque toujours une beauté sévère dans
ces premières transformations appelées par la conscience de tout un
peuple. Ne sentez- vous pas ici quelque chose de 89? La révolution s'a-
vançait sans fureur, sans violence, sans aucune brutalité anarchique;
le flot montait majestueusement.
11 est rare pourtant, même en Allemagne, que les excès de la popu-
lace ne troublent pas les révolutions les plus pures. Pendant toute la
seconde moitié du mois de mars, Francfort fut envahi par les clubs.
Les démagogues, suivis de leurs bandes, y affluaient de tous côtés, et
s'apprêtaient à surveiller le parlement. Il n'était pas bien sûr, en un
mot, que cette assemblée, convoquée d'une façon révolutionnaire par
un comité sans mission, pût trouver grâce devant les agitateurs et dé-
libérer librement. Le parti exalté parlait haut dans les clubs et les ta-
vernes. Les deux meneurs, M. Hecker et M. de Struve, prêchaient ou-
vertement la république : le premier, sans théorie précise, sans aucune
trace de doctrine sérieuse, n'ayant à lui que l'éloquence avinée d'un
étudiant badois en belle humeur; le second, cherchant une sorte de
système dans le Contrat social, mauvais scribe nourri de Robespierre
et de Saint-Just, fanatique au teint hâve, à l'austérité pédantesque, un
des moines mendians de la démagogie; tous deux, enfin, profondément
méprisés des révolutionnaires du nord, et incapables, si la république
triomphait, de tenir une heure seulement devant les montagnards de
l'école hégélienne. Heureusement pour la tranquillité de Francfort, les
HISTOIRE DU PARLEMENT DE FRANCFORT. 799
démagogues n'étaient pas seuls; chaque jour, à chaque heure, du nord,
du centre, du sud de l'Allemagne, arrivaient, accompagnés d'amis et
de compatriotes, les membres du parlement qui allait s'ouvrir. Un
auditoire nouveau remplissait les assemblées populaires, et les orateurs
furent plus d'une fois décontenancés, n'étant plus soutenus par leurs
fidèles. Le 30 mars pourtant, la veille au soir de l'ouverture du parle-
ment, le club du Weidenbusch, où s'agitait la rhétorique furieuse de
M. Hecker, fut le théâtre d'une manifestation républicaine qui pouvait
sembler de mauvais augure pour les délibérations du lendemain. Les
membres de l'assemblée qui arrivèrent ce soir-là à Francfort purent
entendre des milliers de voix demander la république. La république
en Allemagne! La république imposée à quarante millions d'hommes
par le peuple de M. Hecker! C'était pousser un peu trop loin la naïveté
du plagiat. Nos démagogues parisiens sont de vulgaires et odieux imi-
tateurs d'une terrible époque. M. Hecker et M. de Struve ne sont-ils
que les copistes de nos copistes? En vérité, est-ce bien à Francfort que
nous sommes? Où donc est cette originalité allemande qui craint si
fort de nous ressembler? Les plagiaires, par malheur, se retrouveront
souvent sur notre chemin; mais patience! les délégués sont fidèles au
rendez-vous, le parlement préparatoire commencera demain ses tra-
vaux; cette fois-ci du moins le spectacle sera tout-à-fait allemand.
Le 31 mars 1848, à huit heures et demie du matin, tous les députés
des chambres allemandes et tous les citoyens libéraux convoqués par
le comité des sept étaient réunis dans cette grande salle du Roemer où
se faisait le couronnement des empereurs. La Prusse seule avait envoyé
141 députés, le duché de Hesse-Darmstadt 84, le grand-duché de Bade
72, le Wurtemberg 51, la Bavière 44. Les autres pays de l'Allemagne
étaient représentés dans une mesure assez équitable, exceptons pour-
tant l'Autriche, qui, n'ayant pas de chambres et ne possédant que des
publicistes inconnus, dut se résigner d'abord à ne compter que deux
voix dans l'assemblée des notables, M. le comte Vissingen et M, le doc-
teur Wiesner. Six autres délégués, parmi lesquels M. Schuselka et
M. Kuranda, furent adjoints plus tard à ceux que je viens de nommer,
et prirent une part active aux délibérations. Si l'Autriche n'avait que
deux représentans, le Schleswig-Holstein en avait neuf, et l'orgueil
allemand, on le pense bien, triomphait de les voir là. Depuis plus de
deux ans, l'Allemagne et le Danemark se disputaient le Schleswig; la
présence des députés de ce pays au sein de l'assemblée de Francfort
semblait un défi jeté au Danemark et un gage solennel de la victoire.
En un mot, si arbitraire qu'elle fût, et malgré l'absence de l'Au-
triche, la réunion du 31 mars était une image assez fidèle de la situa-
tion de l'Allemagne. Le comité d'Heidelberg n'avait pas seulement
convoqué cette assemblée; il lui avait indiqué un programme et pré-
$00 REVUE DES DEUX MONDES.
paré un règlement. On put donc procéder sans délai à la nomination
du bureau. La séance avait été ouverte par le président d'âge, M. Schmidt
(de Brème); le président élu fut M. Mittermaier, professeur à l'univer-
sité d'Heidelberg et ancien président de la chambre des députés du
duché de Bade. L'assemblée nomma ensuite quatre vice-présidens,
MM. Dahlmann, d'Itztein, Bobert Blum et Jordan (de Marbourg). Les
huit secrétaires étaient MM. Bauer (de Bamberg), Sclrwarzenberg (de
Cassel), Wolfgang Mùller (de Dùsseldorf), Varrentrapp (de Francfort),
Kierulff (de Bostock), Blankenhorn (de Mùlheim), Briegleb (de Cobourg),
et enfin l'un des publicistes célèbres de la Prusse, M. Henri Simon (de
Breslau). Le bureau une fois constitué, vers neuf heures et demie, de
nombreuses salves d'artillerie annoncèrent au loin la nouvelle, toutes
les cloches de la ville sonnèrent à pleine volée, et les notables, sortant
du Boemer, se mirent en marche vers l'église Saint-Paul, escortés par
une double haie de gardes nationaux et salués des acclamations d'une
foule immense.
II.
Il serait difficile au premier coup d'œil d'assigner exactement la des-
tination de l'église Saint-Paul. Si ce bâtiment ressemble à quelque
chose, c'est bien plus à un temple antique qu'à un édifice chrétien.
Figurez-vous une large enceinte de forme circulaire, dont la partie
centrale est entourée de colonnes. Sur ces colonnes repose un énorme
jubé, ou, si vous l'aimez mieux, une galerie supérieure assez vaste pour
contenir aisément deux mille personnes. Ce singulier temple, disait
récemment un spirituel écrivain de la Gazette d'Augsbourg, semble
avoir été dédié par l'architecte à l'un des dieux inconnus de l'avenir,
et puisse le dieu arriver bientôt! En attendant la divinité nouvelle,
l'assemblée des notables prit possession de l'église Saint-Paul, le 31 mars,
au milieu d'une affluence tumultueuse dont l'attitude naïvement révo-
lutionnaire donnait le plus étrange aspect à ses délibérations. Entrons
avec la foule dans la vaste galerie d'en haut. Cette partie centrale, que
je viens d'indiquer, est occupée parles notables. En face d'eux s'élève
la chaire, devenue aujourd'hui une tribune; derrière la tribune, on a
dressé l'estrade du haut de laquelle le président doit diriger les débats.
A droite et à gauche de la tribune et de l'estrade du président, d'im-
menses draperies rouges tombent entre les colonnes, et cachent ce côté
de l'enceinte que la forme même du bâtiment condamne à rester inu-
tile. Sur ces draperies rouges, voyez les ornemens noir et or qui com-
plètent les couleurs de l'empire. Enfin, là-haut, là-haut, bien au-dessus
de l'estrade, à l'extrémité des colonnes, regardez cette personnification
de l'Allemagne, cette colossale Germania. Pourquoi faut-il, hélas! que.
HISTOIRE DU PARLEMENT DE FRANCFORT. 801
malgré tous les efforts du peintre, il y ait sur cette noble figure beau-
coup plus d'intelligence que de netteté, beaucoup plus de vertus mys-
tiques que de bon sens et de résolution? Fâcheux symbole, si c'en est
un; triste présage des destinées du parlement! Mais le bruit, les cris,
le tumulte des spectateurs, viennent nous distraire de ces pensées cha-
grines. L'amphithéâtre où siègent les députés est continué par de longues
rangées de bancs, qui remplissent tout l'espace compris derrière les
colonnes; une foule bruyante occupe ces sommets, et, séparée du par-
lement par des balustrades, semble dominer l'assemblée comme la
montagne domine la plaine. Ce n'est pas tout: bien au-dessus de ce se-
cond amphithéâtre, au niveau de cette belle Germania trônant comme
une reine mystique sur les hauteurs, la grande galerie que supportent
les colonnes est envahie par une multitude formidable. Deux mille
personnes se heurtent dans ce forum tumultueux soulevé en l'air, on
le dirait vraiment, pour mieux exprimer la souveraineté du peuple.
Jamais les tribunes n'ont pesé plus lourdement sur une assemblée. Que
vous semble de ces six cents députés pressés, dominés, enveloppés de
toutes parts? Qu'ils paraissent petits et faibles sous la rude main de la
foule! Le président du moins saura-t-il contenir les vagues et détour-
ner les tempêtes? Cette affectueuse bonhomie, cette bienveillance tou-
jours prête, ce sourire qui jamais ne s'efface, est ce assez pour gou-
verner une assemblée révolutionnaire? Je crains bien que non. Qui
sait cependant? Il y a une indécision naïve qui peut ressembler à une
tactique savante; il y a des esprits embarrassés qui sont pris souvent
pour de profonds politiques. S'il ne faut pas, même en Allemagne,
•heurter trop vivement la révolution, s'il convient de la saluer et de
lui sourire, s'il y a de l'habileté à ne voir d'adversaires nulle part et à
être enchanté de tout ce qui se passe, M. Mittermaier est le plus habile
des hommes; sa candeur désarmerait une émeute.
Le discours par lequel M. Mittermaier ouvrit la première séance de
l'église Saint-Paul est tout rempli de cette complaisance banale que
l'on n'a pas le courage de blâmer chez ce digne et illustre vieillard. Il
y est question du géant qui s'éveille, c'est-à-dire de l'esprit du peuple,
du peuple qui gagne son pain à la sueur de son front et qui réclame
enfin une meilleure organisation de la société. Un peu plus loin, c'est
une espérance donnée au parti modéré en des termes bibliques : l'es-
prit de l'ordre doit triompher, car il domine tout, le monde physique
et le monde moral; il est ce spiritus Dei qui était porté sur les eaux
primitives, et qui débrouilla le chaos. Tous les partis devaient être con-
tens. Ajoutez à cela que le vénérable professeur d'Heidelberg avait l'air
de présider une réunion de famille, et que, souriant aux plus farouches
montagnards, il les appelait toujours mes chers amis.
Je n'omettrai pas ici une circonstance qui caractérise assez bien cette
£02 REVUE DES DEUX MONDES.
assemblée des notables. Au moment où M. Mittermaier ouvrait la dis-
cussion sur le programme légué à l'assemblée par le comité d'Heidel-
berg, un député du duché de Bade, M. Mez, monta à la tribuiae et s'ex-
prima ainsi : «Mes frères d'Allemagne, Franklin, le grand Franklin,
l'homme de la raison, de la liberté et de la vertu, avait coutume de
dire qu'il était profondément convaincu de la vérité de ce verset de la
Bible : Si le Seigneur ne bâtit pas avec vous, vous bâtirez en vain. Mes
frères, je déclare du haut de cette tribune que, comme Franklin, je
crois fermement à ces paroles; je déclare que, comme Franklin l'a fait
maintes fois, je prie le Seigneur de nous aider dans notre construction,
pour qu'elle s'élève avec succès. C'est un grand édifice que nous vou-
lons construire; c'est d'un bon et puissant secours que nous avons be-
soin. Je prie donc M. le président d'engager tous les citoyens qui adop-
tent comme moi cette vérité suprême à exprimer leur adhésion en se
levant.» A cette proposition, tout empreinte qu'elle fût d'une fausse
bonhomie déclamatoire, l'assemblée entière se leva. L'esprit de l'Alle-
magne du sud, on le voit aisément, dominait dans le parlement des
notables. Les révolutionnaires de Bade, de Francfort, du Wurtemberg,
à ce moment-là surtout, étaient médiocrement initiés à l'athéisme des
radicaux de Berlin; ni M. Arnold Buge, ni M. Charles Grùn, ni M. Bau-
werck, les dignes maîtres de M. Proudhon, ne siégeaient à cette pre-
mière assemblée de Francfort. Les radicaux que Berlin y avait envoyés
étaient tous, en attendant mieux, des agitateurs modérés; ils n'avaient
pas porté la révolution dans le ciel et détrôné le Créateur. Les huma-
nistes de la jeune école hégélienne voient dans la divinité un simple
reflet de nous-mêmes, et veulent bien avertir le genre humain qu'il
est depuis six mille ans prosterné devant son ombre : l'assemblée des
notables ne contenait aucun des fidèles de cette nouvelle église. Les
plus hardis en fait de révolutions religieuses, ce n'étaient ni M. Bruno
Bauer ni M. Feuerbach; c'étaient un pasteur rationaliste, M. Wislice-
nus, et l'ancien chapelain de Laurahutte, le fondateur infortuné du
catholicisme allemand, le médiocre et emphatique Jean Bonge. Voilà
comment la solennelle proposition de M. Mez fut accueillie avec un em-
pressement unanime. M. Vogt lui-même, le seul athée qui pût repré-
senter l'école hégélienne parmi les notables, tout surpris sans doute
de cette adhésion spontanée et vraiment dépaysé au milieu de tant de
croyans, M. Vogt ne protesta pas.
Aussitôt la discussion fut ouverte. Le comité d'Heidelberg avait trans-
mis aux notables un programme complet pour guider leurs délibéra-
tions. C'était une manière de gagner du temps. L'assemblée des nota-
bles aurait été obligée de nommer une commission pour préparer ce
travail; le comité des sept, siégeant à Heidelberg pendant tout le mois
de mars, avait épargné cette peine à l'assemblée, et lui fournissait le
HISTOIRE DU PARLEMENT DE FRANCFORT. 808
moyen de commencer immédiatement ses délibérations. Ce programme
du comité des sept, fortement empreint de l'esprit monarchique et con-
stitutionnel, devait être attaqué et défendu avec une ardeur opiniâtre;
ce fut la première bataille rangée que se livrèrent à Francfort la dé-
magogie et la liberté, l'esprit de révolution et l'esprit de réforme. A
peine M. Mittermaier avait-il achevé de lire le premier paragraphe du
programme des sept, qu'un orateur s'élance à la tribune : c'est M. de
Struve, le chef des républicains badois. Sans se soucier du programme
d'Heidelberg, il fait une proposition qui est elle-même un programme
tout entier, et quel programme, juste ciel! Avec quels ménagemens
habiles ce grand politique va préparer les transformations de son pays!
Par quelles transitions inaperçues, par quels chemins naturellement
frayés il va conduire ses compatriotes vers ce but si sérieux de l'unité
allemande! Comme il se gardera bien de heurter les opinions et d'ac-
cumuler les obstacles là où les obstacles sont déjà si nombreux! Le
programme de M. de Struve se termine par cet article qui me dispense
de citer les autres : «Les royautés sont abolies. Elles sont remplacées
par des parlemens issus du suffrage universel, à la tête desquels siége-
ront des présidens élus aussi par le suffrage du peuple. Tous ces par-
lemens seront unis par des liens communs, à l'exemple des États-Unis
de l'Amérique du Nord. »
Puis, après une proclamation adressée au peuple à la suite de ce pro-
gramme, M. de Struve terminait ainsi : «Nous siégerons à Francfort jus-
qu'à ce qu'une assemblée nationale librement élue puisse prendre en
main les affaires du pays. Dans l'intervalle, nous élaborerons les projets
de lois, et, par l'installation d'une commission executive, nous prépa-
rerons la régénération de l'Allemagne. » La question était nettement
posée; c'était la révolution, une révolution complète, radicale, que dé-
crétait M. de Struve. Cette netteté même, on le pense bien , éloignait
le péril; la proposition de M. de Struve était trop intelligible pour être
bien dangereuse. Un tacticien plus expert s'empressa de venir à son
aide. Voyez ce petit homme aux yeux clairs et perçans, à l'attitude
froide et résolue; c'est un avocat saxon, M. Schaffrath. M. Schaffrath
n'a pas la verve étourdie de M. de Struve, il ne parle ni de république
ni de gouvernement provisoire. Que vient-il discuter à la tribune? —
Une simple question de forme. L'assemblée nommera un comité chargé
d'examiner non-seulement le programme d'Heidelberg, mais tous les
programmes, toutes les propositions qui lui seront faites; c'est tout ce
que demande M. Schaffrath.— Il professe, dit-il, la plus sincère estime
pour les sept membres du comité d'Heidelberg; mais ce comité a-t-il
été élu par l'assemblée de Francfort? est-il l'expression de cette assem-
blée nouvelle? Depuis le jour où ce comité s'est réuni, tout un mois
ne s'est -il pas écoulé? Un mois, depuis le 24 février, c'est plus qu'un
804 REVUE DES DEUX MONDES.
siècle. Que de choses changées pendant ce long intervalle! L'ancien
régime vaincu à Berlin et à Vienne, M. de Metternich en fuite, le
Schlesvvig délivré du joug danois, l'Allemagne entière en possession
des libertés constitutionnelles! Nommez donc un comité qui soit l'ex-
pression fidèle de l'assemblée et qui ait l'autorité nécessaire pour pré-
parer efficacement vos travaux. — Encore une fois, l'orateur semble ne
traiter qu'une simple question de procédure : prenez garde cependant;
à l'insistance qu'il y met, à l'âpreté de sa logique, vous devez sentir
qu'il s'agit d'une chose grave. Si la proposition de M. Schaffrath est
votée, la commission s'assemble, les programmes se succèdent sans
relâche, et ce parlement des notables, convoqué surtout pour faire la
loi des élections, va devenir peu à peu une convention souveraine qui
ajournera indéfiniment la véritable assemblée nationale.
Le comité d'Heidelberg sentit l'imminence du danger. La proposition
de M. Schaffrath menait par un chemin détourné au but que procla-
mait si maladroitement M. de Struve. Un des membres éminens de ce
comité, M. Welcker, prend aussitôt la parole : « Messieurs, dit-il, toute
la question est de savoir si vous entendez prolonger la situation extra-
ordinaire de cette assemblée. »Et, dévoilant la tactique de M. Schaffrath,
il demande s'il est bien, si c'est un acte loyal de retarder la convoca-
tion du vrai parlement germanique. Ces simples paroles que lui dicte
le bon sens sont prononcées par M. Welcker avec une animation pro-
digieuse; une colère mal contenue éclate dans l'émotion de sa voix,
dans la vivacité de son langage. Il n'y aura pas de malentendu, la gra-
vité de la discussion a été comprise par tous; il est clair que, dans cette
question de règlement, c'est la révolution régulière et la démagogie
aventureuse qui sont aux prises. M. Gervinus, qui remplace M. Welcker
à la tribune, n'était pas membre du comité des sept; il était de cette
réunion des cinquante et un d'où sont sortis et le comité des sept et le
parlement des notables. Le comité des sept, a dit M. Schaffrath, ne re-
présente plus rien; c'est à cela que répond M. Gervinus en quelques
paroles nettes et hautaines. « La proposition de M. Schaffrath, s'écrie-
t-il, aura cette conséquence nécessaire de substituer au programme du
comité qui existe le programme d'un comité qui n'existe pas. Je prie
M. Je président de demander à l'assemblée si elle est de cet avis. »
On ne pouvait mieux poser la question et provoquer plus clairement
la réponse; par malheur, l'indécision de M. Mittermaier faillit tout
perdre; ses scrupules lui défendirent de fermer si tôt le débat, et la
bataille recommença de plus belle.
C'est M. Robert Blum qui vint appuyer la proposition de M. Schaf-
frath, et il le fit avec une douceur, avec une tranquillité singulières.
Beaucoup plus modéré dans la forme que ne l'avait été M. de Struve,
M. Schaffrath avait montré cependant une certaine vivacité de légiste;
HISTOIRE DU PARLEMENT DE FRANCFORT. 805
M. Robert Blum, cilé par quelques-uns comme le futur O'Connell de
l'Allemagne, et qui devait mourir si misérablement, victime à la fois
et des entraînemens de la démagogie et des vengeances de l'absolu-
tisme, M. Robert Blum débuta au parlement des notables avec une
sorte de bonhomie naïve qui révélait chez lui un talent fort original,
le talent d'un diplomate au service des passions populaires, a Le comité
des sept a fait son programme, disait Robert Blum, laissez-nous faire
le nôtre. »Et celte pétition était débitée d'un ton si débonnaire! il y avait
tant de candeur dans cette façon d'arranger les choses! on voit que de
M. de Struve à Robert Blum, de la menace à la caresse, on avait par-
couru tonte la gamme de l'éloquence démocratique. Aussi le débat,
si sérieux tout à l'heure, prenait une physionomie plaisante, et plus
d'un esprit déconcerté cherchait vainement un point lumineux dans
les ténèbres de cette discussion. Ne demandez pas cette éclaircie à l'o-
rateur qui remplace M. Robert Blum. M. le docteur Eisenmann, l'un
des martyrs de l'ancien régime, l'un des hôtes les plus assidus des pri-
sons de la Bavière rhénane, monte à la tribune pour soutenir le comité
des sept; mais M. Eisenmann n'aime pas à s'enrôler sous une bannière.
Son rôle de conspirateur émérite et de prisonnier perpétuel, bien loin
d'irriter son humeur, lui a donné le goût d'une originalité paisible.
En le voyant monter à la tribune, tous ceux qui se rappellent sa longue
captivité si noblement soufferte s'attendent à une parole énergique, à
une pensée résolue : vain espoir! l'originalité de M. Eisenmann con-
siste à dérouter ses amis. Le comité des sept propose un programme
que la gauche trouve trop timide; M. Eisenmann le déclare excessif et
engage l'assemblée à ne rien faire. La discussion allait se traîner en-
core au milieu de ces bizarreries, si un homme résolu, s'emparant du
débat et le gouvernant avec force, n'eût rallié la majorité indécise par
la sûreté de son coup d'œil et l'autorité de sa parole. Voyez-le monter à
la tribune; regardez ce beau front, cet œil fier, ce geste superbe; voilà
un chef de parti. Ce parlement des notables et celui qui en sortira un
jour ne produiront pas un homme d'état plus considérable. Si quel-
qu'un doit régner sur cette assemblée sans expérience qui fait son édu-
cation en face de l'Europe et sous la pression d'un auditoire révolution-
naire, si quelqu'un est digne de représenter le parlement de Francfort,
de le contenir parfois, de le charmer toujours, et peut-être de se perdre
follement avec lui, — regardez bien, — c'est le noble orateur qui prend
en ce moment la parole, c'est M. le baron Henri de Gagern.
Ce n'est pas ici que je veux peindre M. de Gagern. Les occasions ne
nous manqueront pas pour placer ce portrait dans son meilleur jour.
Attendons que le brillant orateur préside le parlement de Francfort,
attendons surtout qu'il remplace M. de Schmerling à la tête du mi-
nistère de l'empire. C'est alors que le rôle de M. de Gagern acquiert
xo<; revue des deux mondes.
toute sa valeur et qu'il convient d'étudier en détail cette personnalité
puissante. Un mot seulement pour introduire M. de Gagern au milieu
de la lutte qui s'agite. Fils d'un homme qui a joué un certain rôle dans
la diplomatie allemande, M. Henri de Gagern fut de bonne heure en-
touré d'exemples et de conseils qui décidèrent de sa vocation politique*
Cette pratique des affaires qui fait si cruellement défaut, dans les temps
de révolutions, aux hommes d'état improvisés, ne manquait pas à
M. de Gagern quand les événemens de 1848 le portèrent tout à coup au
pouvoir. Sans être complète, on le verra bien, son éducation avait été
sérieuse et forte. Chargé, bien jeune encore, de fonctions importantes
dans l'administration du grand-duché de Hesse-Darmstadt, il avait
trente-trois ans quand les électeurs l'envoyèrent à la chambre des dé-
putés. Il est entré dans cette chambre au mois de décembre 1832, et il
n'en est plus sorti que pour siéger aux assemblées de Francfort. On a
trop peu suivi, en France, le travail de l'Allemagne méridionale depuis
1830. Dans ces assemblées du duché de Bade, de la Hesse-Darmsladt,
du Wurtemberg, de la Bavière, si restreintes que fussent les garanties
constitutionnelles et les libertés de la tribune, des esprits éminens
maintenaient avec habileté les droits conquis et luttaient contre les en-
vahissemens de la diète. Soutenues sans espérance de gloire sur un
théâtre obscur, ces nobles luttes n'étaient pas sans profit pour l'oppo-
sition libérale. Des hommes d'état y grandissaient, et, tandis que l'Al-
lemagne du nord, avant la belle session parlementaire de Berlin e»
484-7, dépensait toute sa force dans les systèmes et les utopies, les
chambres de Carlsruhe, de Stuttgart, de Dannstadt, préparaient des
intelligences claires et des volontés droites pour les discussions de l'a-
venir. C'est là que s'est formé M. Henri de Gagern. M. de Gagern n'est
ni un penseur, ni un écrivain, comme le sont presque tous les hommes
considérables de son pays; c'est avant tout un esprit politique. Doué
d'un sens vif et net, dressé au maniement des affaires, habile à décou-
vrir le meilleur parti en toutes choses, il semble destiné au pouvoir.
Pour user sagement de ce pouvoir, il lui reste encore sans doute bien
des qualités à acquérir; nous le verrons commettre bien des imprudences
au parlement de Francfort. Tel qu'il est toutefois, et en attendant tes
leçons de l'expérience, c'est bien un homme politique, c'est bien un chef
de parti qui va monter à la tribune dans cette première séance du 31 mars
1848. Cette réputation d'ailleurs l'y accompagnait déjà et augmentait sa
force. Nommé ministre dans le duché de Hesse-Darmstadt, M. Henri de
Gagern ajoutaità l'éclat de son talent l'autorité d'une position éminente;
un silence profond s'établit quand il se dirigea vers la tribune.
L'assemblée hésitait entre la proposition de M. Schaffrath et celle de
M. Eisenmann, l'une qui créait une commission pour l'examen de»
divers programmes, l'autre qui ne voulait qu'une seule chose, la cou*
HISTOIRE DU) PARLEMENT DE FRANCFORT. 807
vocation la plus prochaine du parlement de l'Allemagne tara* entière,
lia première proposition^ nous l'avons dit, transformait le parlement
préparatoire en un parlement définitif; la seconde, tout-à-fait raison-
nable en apparence, tout-à-fait conforme aux vrais principes constitu-
tionnels, renfermait cependant un danger sérieux, que créait la gravité
extraordinaire des circonstances, et que l'assemblée ne paraissait pas
soupçonner. M. de Gagern, avec la sûreté de son regard, vit immédia-
tement le péril et le signala saus hésiter. « Bien qu'elle ne représente pas
tout le pays, l'assemblée, pensait-il, n'a pas le droit de s'abstenir sur
certaines questions. Ne nous laissons pas enchaîner par le respect exa-
géré du droit : Summum jus, summa injuria. La révolution agite l'Al-
lemagne; ne permettons pas qu'il y ait le moindre doute dans les es-
prits au sujet de certains points fondamentaux. Repousser le programme
clés- sept ou tout autre programme équivalent, et ne faire que la loi
électorale, c'est laisser croire qu'il y a un interrègne, que nous sommes
un gouvernement provisoire, et que nous léguons à la future assem-
blée ce grand problème : la monarchie ou la république. Non, nous ne
poserons pas ce problème, nous ne laisserons pas le doute aux esprits.
Dans un moment où le pouvoir s'écroule, nous ne nous tairons pas sur
une question si grave. Acceptons le programme des sept, ou, si nous
ne l'acceptons pas, arrangeons-nous de manière à déclarer hautement
que l'Allemagne, en voulant l'unité et la liberté, ne renonce pas au
principe monarchique. » Tel est le résumé des hardies paroles de M. de
Gagern; ki grande majorité de l'assemblée, éclairée d'une lumière su-
bite, éclata en bravos. 11 ne restait plus qu'à ouvrir le vote. L'irrésolu-
tion de M. Mittermaier prolongea encore la discussion au seul profit de
l'intrigue et des passions turbulentes. En vain M. Waechter (de Stutt-
gart) reprend-il avec force l'argumentation de M. de Gagern; un député
de Brunswick, M. Assmann, comme pour embrouiller tout, présente
un compromis entre la proposition Schaffrath et le programme des
sept. L'indécision des esprits recommence déjà, et, profitant de l'occa-
sion, M. Hecker demande à l'assemblée de se déclarer en permanence.
Les tribunes applaudissent avec fureur; les députés cherchent vaine-
ment où en est la délibération: le tumulte et la confusion sont au
comble. Enfin, M. Mittermaier paraît se souvenir qu'il est président;
il met aux voix la question de savoir si le programme des sept sera
soumis à une commission. C'est là, comme on voit, une partie seule-
ment de la proposition Schaffrath; la question n'était donc pas posée
4e manière à terminer clairement le débat. Aussi, quand l'assemblée,
à une majorité assez forte, se fut prononcée négativement, ©n ne vit là
qu'une victoire insignifiante; le champ de bataille n'appartenait à per-
sonne, et la lutte recommença. Elle recommença avec une fureur et
confusion toujours croissantes. Voici M. Eisenmann qui soutient
808 RBVIIB DES DEUX MONDES.
sa proposition par des motifs ou des scrupules de droit constitutionnel;
si M. Wesendonck l'appuie, c'est au contraire, et il s'en vante, parce
qu'il y voit une arme révolutionnaire; cette arme pourtant ne suffit
pas au naturaliste hégélien de l'université de Giessen, et il faut voir
avec quel emportement démagogique M. Vogt maudit à la fois et la
proposition Eisenmann et le programme des sept. Où donc est M. de
Gagern pour gouverner cette discussion qui s'égare? M. Bassermann
prend sa place, et, dans une improvisation pleine de force et de logi-
que, il pose une seconde fois la question aussi clairement et aussi in-*
trépidement qu'il est possible : « Voulez-vous la monarchie ou la répu-
blique? voulez-vous la réforme ou le bouleversement de l'Allemagne?
Soyez francs. La proposition Eisenmann crée une situation équivoque.
Il n'y a que deux propositions en présence, le programme des républi-
cains et le programme des sept; j'adjure l'assemblée de faire son
choix. » Qu'attendait-on pour voter après une explication si nette?
Pour la deuxième fois, le président était mis en demeure de terminer
le débat, et pour la deuxième fois il s'y refusait. Était-ce indécision
naturelle? était-ce intimidation causée par les tribunes et désir d'épar-
gner à l'assemblée un vote trop décisif? Tout cela peut-être en même
temps. Ce qu'il y a de sûr, c'est que M. Mittermaier penche pour la
proposition Eisenmann et veut la mettre aux voix, au lieu de poser à
l'assemblée la question si claire formulée par M. Bassermann. La ma-
jorité se révolte; M. Welcker proteste énergiquement contre la posi-
tion de la question, et il est remplacé à la tribune par M. Vogt, qui,
dès le premier mot, lui jette comme un outrage le litre de plénipoten-
tiaire à la diète. C'était lui dire insolemment qu'il n'était pas digne de
siéger à ce parlement populaire. Aussitôt la colère de la majorité
éclate; un seul cri sort de toutes les bouches : A bas ! à bas de la tri-
bune! [Herunter aus der Tribune !) Chassé de la tribune par l'indigna-
tion qu'il a soulevée, le jeune hégélien va peut-être trouver quelque
appui parmi les spectateurs qui se pressent dans les galeries. Le pré-
sident se couvre, et la séance est interrompue pendant une heure.
Quand la séance fut rouverte, M. Mittermaier apporta à la tribune
les excuses de M. Vogt. M. Robert Blum aussi, comme vice-président,
fit entendre des paroles de conciliation, des conseils pleins de dignité
et de calme. L'assemblée applaudit; elle avait hâte de réparer elle-
même et cette confusion violente de sa première séance et le triste in-
cident qui l'avait terminée.
A travers le tumulte de cette orageuse matinée, malgré l'inex-
périence des uns et l'entraînement révolutionnaire des autres, un
symptôme rassurant s'était produit à l'assemblée des notables; le parti
démagogique y était bien inférieur en nombre et en talent au parti de
la réforme. Que le programme des sept fût admis, que la proposition
HISTOIRE DU PARLEMENT DE FRANCFORT. 809
Eisenmann fût repoussée, il n'y avait pas là, en apparence, un intérêt
bien considérable. L'intérêt pressant, c'était que le parti libéral mon-
trât sa force, c'était que l'influence de ce grand parti, clairement ma-
nifestée au sein de l'assemblée, pût protéger et guider l'opinion publi-
que jusqu'à la convocation de l'assemblée nationale. Ce résultat, M. de
Gagern, M. Welcker, M. Bassermann, l'avaient préparé par leurs dis-
cours. L'assemblée commençait à se faire connaître; les forces de cha-
que parti se dessinaient clairement; entre la réforme, comme l'avait
dit M. de Gagern, et le bouleversement de l'Allemagne, on pouvait pré-
dire à coup sûr de quel côté se tournerait l'assemblée.
On reprit donc la discussion sur la proposition Eisenmann sans y at-
tacher désormais la même importance. La première partie fut admise,
c'est-à-dire que l'assemblée résolut de commencer ses travaux par la
loi électorale. C'était là une grave et difficile entreprise; c'est aussi une
des choses qui ont fait le plus d'honneur à l'assemblée des notables.
Une assemblée formée par quelques hommes, réunie avec éclat dans
la ville où l'on couronnait les empereurs, délibérant d'une manière
solennelle, faisant enfin et promulguant la loi en vertu de laquelle
tous les peuples de l'Allemagne, depuis le Rhin jusqu'aux frontières
russes, depuis la mer Baltique jusqu'aux Alpes tyroliennes, choisiront
leurs députés pour un grand parlement national, — tel est le spectacle
extraordinaire qui fut donné à l'Europe au mois d'avril 1848.
Il y avait plus d'un problème à résoudre. — Quelles seront les parties
de la confédération germanique représentées à l'assemblée nationale?
Quel rapport fixer entre l'importance de la population et le nombre
des députés? Quel sera le mode de l'élection? où se fera-t-elle? N'y
aura-t-il qu'une assemblée, ou bien les gouvernemens seront-ils aussi
représentés dans un congrès? — Sur le premier point, l'orgueil alle-
mand devait se donner des libertés singulières, et l'on va voir se dé-
clarer avec candeur toutes les prétentions du patriotisme le plus jaloux.
Qu'est-ce que l'Allemagne? se demande l'assemblée. Où commence-
t-elle et où finit-elle? D'après les doctrines de Hegel, l'Allemagne ne
finirait nulle part; car, si l'Europe mène le monde, c'est l'Allemagne
qui mène l'Europe, et le sang germanique a créé l'humanité moderne.
Les politiques du pays veulent bien ne pas être aussi exigeans que les
philosophes; ils se contentent de quelques bonnes conquêtes sur les
frontières. Le Schleswig vient de se révolter contre le roi de Danemark;
l'assemblée décide que le Schleswig enverra ses députés à Francfort.
Ce sont deux délégués du Schleswig, M. Lempfel et M. Schleiden, qui
provoquent cette décision au milieu des frénétiques applaudissemens
de l'assemblée et des tribunes. La décision est prise à l'unanimité. Un
seul député, M. Schwetzke, professeur à Halle, ose se lever à la contre-
épreuve. C'est ainsi qu'une seule protestation s'éleva contre le serment
g|0 REVUE DES DEUX MONDES.
du jeu de paume, attestant par là l'indépendance des autres votes. Dans
ces questions d'influence germanique, l'esprit allemand est aussi en-
thousiaste que nous l'étions en 89 pour les droits de la révolution. La
question du Schleswig, nous le verrons plus d'une fois, a été et est en-
core pour l'Allemagne une de ces fantaisies ardentes avec lesquelles
les démagogues soulèvent les peuples; c'est elle qui a fait couler le
sang de septembre, c'est elle qui a livré aux assassins le brave colonel
Auerswald, le brillant et intrépide Lichnowsky.
Ce n'était pas assez d'avoir voté l'annexion du Schleswig au futur
empire d'Allemagne; on réclama bientôt une province de l'ancienne
Pologne. Personne n'ignore que le grand-duché de Posen, donné à la
Prusse lors du partage de la Pologne en 4772, fait partie des états prus-
siens sans appartenir à la confédération germanique. Décider que le
duché de Posen enverrait ses députés à Francfort, c'était donner à l'em-
pire presqu'un million de Polonais. Une discussion confuse s'éleva
sur ce point; les uns, dans leur patriotisme orgueilleux, ne voulaient
abandonner aucune des prétentions germaniques; les autres, plus sou-
cieux du droit, craignaient de trop mettre à découvert l'ardeur enva-
hissante de l'Allemagne et réclamaient en faveur de la Pologne.
M. Leisler (de Nassau) et M. Biedermann (de Leipzig) osèrent même de-
mander le rétablissement du royaume de Pologne dans les limites de
1772. Ce vœu, si populaire en France, ne sonne pas agréablement aux
oreilles germaniques. Sans aller jusque-là, M. Venedey proposait seu-
lement de laisser aux Polonais du duché de Posen toute l'indépendance
qui leur a été réservée, et de ne pas décréter leur annexion à l'empire.
Quelques autres, tels que M. de Gagern et M. de Struve, étonnés cette
fois de se trouver d'accord, songeaient surtout aux Allemands qui ha-
bitent la province de Posen, et demandaient qu'ils fussent invités à élire
des représentans. L'assemblée paraissait fort embarrassée. Devait-elle
voter magnanimement le rétablissement de la Pologne? Devait-elle
continuer le cours de ses victoires et s'emparer du duché de Posen avec
ses boules blanches, comme elle avait conquis le Schleswig sans coup
férir? Il semble, en vérité, qu'elle ait voulu satisfaire tout le monde.
Elle déclara, sur une proposition de M. Robert Blum, que tous les pays
de langue allemande seraient représentés à l'assemblée nationale : c'é-
tait proclamer le principe fondamental de l'orgueil teulonique et flatter
ses plus chimériques prétentions; mais elle déclara en même temps,
sur une proposition de M. de Struve, que le devoir le plus saint du
peuple allemand était de rétablir la Pologne. Comprenne qui pourra
ce singulier amalgame ! L'assemblée elle-même ne paraissait pas sa-
voir très bien ce qu'elle avait voté en acceptant la vague phraséologie
de Robert Blum; M. Mittermaier lui expliqua son vote. L'assemblée
avait déeidé que la Prusse proprement dite, cette province dont Ku>-
HISTOIRE DU PARLEMENT DE FRANCFORT. 811
nigsbergest la capitale, et qui ne fait pas partie de la confédération
germanique, entrerait désormais dans l'unité et enverrait ses députés
à Francfort; mais elle avait décidé aussi (il était permis de l'ignorer)
que le duché de Posen ne serait pas incorporé à l'empire. La justice
l'avait emporté sur l'esprit de conquête. Le Schleswig suffisait aux
teulomanes; on voulait bien réserver les droits de la Pologne.
Après cette confuse délibération, dans laquelle, selon la remarque
très sensée de M. Wernher (de Darmstadt) , on avait si longuement et si
inutilement débattu une nouvelle carte d'Europe pour l'année 1900,
l'assemblée passa à des sujets moins périlleux pour elle. Quel rapport
convenait-il d'établir entre le nombre des représentans et l'importance
de la population? On décida qu'il y aurait un député par cinquante
mille âmes; les états dont la population n'atteindrait pas ce chiffre n'en
auraient pas moins un représentant à élire. Un singulier incident
troubla la fin de cette séance: tandis qu'on délibérait sur le nombre
des députés, M. Mittermaier annonça tout à coup à l'assemblée qu'une
foule considérable d'hommes armés marchait sur l'église Saint-Paul.
A ces mots commence un tumulte épouvantable. Les tribunes poussent
des cris de joie. « Voilà le peuple ! crient des voix furieuses, ce peuple
que vous ne voulez pas entendre! Il vous montrera le chemin! » Les
hommes de la gaucbe, croyant déjà voir entrer le souverain, joignent
leurs acclamations aux cris forcenés des tribunes. La droite indignée
se lève et apostrophe violemment MM. Hecker et Struve. Ce n'était
pourtant pas une révolution, ce n'était même pas une émeute; une
collision survenue entre la garde nationale de Francfort et une bande
de démocrates avait causé tout ce bruit. Le calme se rétablit bientôt,
s'il peut être question de calme à propos d'une assemblée politique in-
quiétée sans cesse par les tribunes et livrée par un président trop dé-
bonnaire à tous les hasards tumultueux dune discussion sans frein.
Ainsi se termina la première journée du parlement des notables.
Beaucoup d'inexpérience, beaucoup de discours emphatiques et mé-
diocres, des discussions confuses, des incidens nuisibles à la dignité de
tous, une déplorable pression des tribunes sur l'assemblée, voilà la
part du mal; la part du bien, ce fut l'attitude du parti de l'ordre, du
parti sérieusement libéral, qui, indécis d'abord et mal sûr de lui-
même, se forma dès la première séance à l'appel de M. de Gagern.
La première séance du second jour (Ier avril) fut consacrée à la loi
électorale. Tout citoyen allemand parvenu à sa majorité fut déclaré
électeur et éligible, sans aucune condition de cens, sans aucune exclu-
sion fondée sur les croyances religieuses, décision grave qui racheta
d'un seul mot tous les Juifs d'Allemagne et termina une fois pour toutes
cette contestation séculaire sur laquelle les esprits les plus libéraux
n'avaient pu se mettre d'accord î Privés, la veille encore, de presque
tous les droits politiques, de toutes les fonctions importantes, chassés
812 REVUE DES DEUX MONDES.
même d'un grand nombre de villes, les Juifs furent élevés le 1er avril
à la dignité de citoyens. L'assemblée s'attacha surtout à poser les prin-
cipes, suffrage universel, éligibilité universelle, sans aucune autre con-
dition que celle de l'âge et de la nationalité. Quant à l'exécution même
de la loi, quant à la question de savoir si le suffrage serait direct ou
indirect, elle s'en remit à la sagesse des gouvernemens et les laissa
libres de décider sur ce point, selon les convenances particulières de
chaque pays, selon les nécessités de l'ordre public. Elle voulut cepen-
dant faire connaître sa pensée propre et déclara que le suffrage uni-
versel et direct était le mieux approprié à la situation du pays. On vota
encore une autre disposition importante : il fut décidé que les députés
pouvaient être choisis dans tous les pays allemands; un Prussien avait
le droit de représenter l'Autriche, un Autrichien pouvait représenter la
Saxe, ou plutôt on ne voulait pas de députés autrichiens ou prussiens,
westphaliens ou saxons : on ne voulait que les députés de l'Allemagne.
Par malheur, cette décision ressemblait un peu trop à la conquête du
Schleswig et du duché de Posen; il est plus facile de rédiger un article
de loi que de le faire passer dans les mœurs. Lorsque notre assemblée
constituante détruisit les vieilles circonscriptions provinciales, elle ne
fit, selon l'expression de M. Mignet, que décréter une révolution déjà
faite; l'Allemagne, nous le verrons trop par la suite de cette histoire,
décrétait une révolu'ion impossible. Ce ne furent pas des députés alle-
mands, ce furent des Autrichiens et des Prussiens, des hommes du
nord et des hommes du midi, des catholiques et des protestans, qui
vinrent siéger à Francfort.
Des questions plus graves et plus irritantes se présentèrent à la
séance du soir. On avait décidé le matin que le parlement de Franc-
fort se réunirait dans les premiers jours du mois de mai : du 1er avril
au 1er mai, quel serait le représentant de l'Allemagne nouvelle? Lais-
serait-on aux gouvernemens le soin de surveiller, le soin d'accomplir
l'œuvre révolutionnaire de l'assemblée des notables? Ne fallait-il pas se
déclarer en permanence et ne déposer le pouvoir qu'entre les mains
du parlement national? Les orateurs qui ouvrirent la discussion de-
mandèrent énergiquement la permanence, et l'assemblée paraissait
disposée à les suivre, lorsque M. Welcker monta à la tribune. « Mes-
sieurs, dit-il, je veux comme vous l'exécution la plus prompte et la
plus complète de la loi électorale que nous venons de voter; mais ce
n'est pas sur une assemblée de six cents députés que nous pouvons nous
reposer de ce soin. Voilà pourquoi je repousse la permanence. Nom-
mons un comité exécutif, un comité puissant et résolu, qui sache s'en-
tendre avec la diète pour obtenir des gouvernemens de l'Allemagne le
respect de nos décisions. Ne l'oubliez pas, en effet : la diète existe; elle
existe épurée, transformée déjà, et elle ira se transformant encore
chaque jour sous l'influence de l'esprit nouveau , sous l'action des évé-
HISTOIRE DU PARLEMENT DE FRANCFORT. 813
nemens dont nous sommes nous-mêmes le plus éclatant témoignage.
Cette diète, ce congrès qui représente les gouvernemens, c'est la der-
nière force qui reste au pouvoir au milieu des agitations du pays; ne
détruisons pas cette force, si c'est la réforme et non le bouleversement
de l'Allemagne que nous désirons. » Tel est le résumé des paroles de
M. Welcker, et aussitôt les applaudissemens éclatent. Ces conseils
pleins à la fois de hardiesse et de modération , ce grand sentiment de
l'ordre joint au sentiment non moins vif des devoirs de l'Allemagne
nouvelle, avaient enthousiasmé une partie de l'assemblée. Cependant
la gauche proleste, et les tribunes poussent des clameurs furieuses.
Alors les députés du centre et de la droite, debout et interpellant les
spectateurs : «Vous ne nous intimiderez pas! point de terrorisme! Nous
voulons délibérer librement ! » Le désordre devient général, et M. Wel-
cker a besoin de toute son énergie pour dominer le tumulte. « Je re-
nouvelle ma proposition, s'écrie-t-il avec force; je demande que le
comité s'entende avec la diète. Devant une institution régénérée, les
vieilles attaques n'ont plus de sens. Avez-vous un autre intermédiaire
pour parler aux gouvernemens? Avez-vous un autre organe pour agir
sur la Prusse et sur l'Autriche? Vous n'en avez aucun : sachez donc
vous servir de celui-là. »
M. Hecker, on le pense bien, n'est pas de cet avis; ce qu'il veut, ce
qu'il demande avec force déclamations emphatiques, c'est la perma-
nence de l'assemblée et la suppression de la diète. Chose étrange! pres-
que tous les députés qui lui succèdent à la tribune semblent d'accord
avec les républicains. Sur une vingtaine d'orateurs, à peine en est-il
trois qui s'unissent à la pensée de M. Welcker; leurs noms méritent
d'être signalés : c'est M. Ruder (d'Oldenbourg), M. Venedey, et le futur
ministre de l'empire pour les affaires étrangères, un avocat d'Ham-
bourg, M. Heckscher. Soit entraînement involontaire, soit rancune in-
vétérée contre le nom seul de la diète, soit désir de conserver pendant
un mois une part de souveraineté, les plus modérés inclinent du côté
de M. Hecker. Ils savent bien cependant que la diète est profondément
modifiée, ils savent que les gouvernemens ont remplacé leurs anciens
envoyés par des hommes éminens du parti libéral, ils savent que
M. Welcker, que le poète Uhland, que plusieurs autres encore y ont
pris place et y feront triompher l'esprit nouveau; mais non, ils ne
veulent rien savoir, la rancune l'emporte, et, pour satisfaire des haines
surannées, l'assemblée va se jeter follement dans une voie révolution-
naire. Le danger presse; il est temps qu'une voix puissante vienne ral-
lier les troupes dispersées. M. Henri de Gagern est à la tribune. M. de
Gagern reprend, pour l'agrandir, la proposition de M. Welcker. Il veut
un comité, un comité qui sera plus fort que Tassemb ée des notables,
parce qu'il sera moins nombreux; un comité qui sera une plus î.dèle
tome h. 52
814 REVUE DES DEUX MONDES.
image de la patrie, parce qu'il devra contenir dans son sein des repré-
sentans de tous les pays allemands; un comité qui aura toute puissance
et toute autorité pour négocier avec la diète. « La diète ! c'est un cada-
vre, s'écrie M. de Struve. — Si c'est un cadavre, reprend M. de Gagern,
nous lui rendrons la vie en y introduisant des hommes investis de la con-
fiance populaire, comme il y en a déjà depuis les derniers événemens.
Débarrassez-vous, pour une situation nouvelle, de tous vos vieux pré-
jugés. Attaquer aujourd'hui la diète, c'est un anachronisme. Qu'est-ce
que la diète en effet? L'image de l'unité. Que ses anciens membres ne
soient plus que des cadavres, cela est possible; mais la diète elle-même,
je nie qu'elle soit morte, et vous devez le nier avec moi, vous qui êtes
rassemblés dans l'église Saint-Paul pour préparer l'unité de l'Alle-
magne. Loin de désirer sa mort, souhaitons que la diète soit une vérité;
et elle deviendra une vérité féconde, quand nous y aurons installé les
hommes qui ont la confiance de la nation. Encore une fois, ce n'est pas
pour détruire, c'est pour édifier que nous siégeons ici ! » Enfin , formu-
lant ses conclusions, M. de Gagern propose qu'un comité de cinquante
membres soit chargé de faire adopter par la diète toutes les mesures
nécessaires au salut de l'Allemagne et à la convocation du parlement.
Si la patrie courait de sérieux dangers, le comité réunirait aussitôt
l'assemblée des notables d'où il émane. — J'ai résumé fidèlement la
pensée de M. de Gagern; mais comment rendre l'émotion de sa parole,
comment rendre cet accent de persuasion énergique qui rétablit Tordre
dans les esprits et emporte les décisions d'une grande assemblée? Dès
qu'il eut parlé, la discussion fut close. En vain M. Hecker voulut-il la
prolonger encore; en vain , pour effrayer quelques esprits timides, de-
manda-t-il le vote par appel nominal : cette mauvaise tactique ne
servit qu'à mieux constater la faiblesse du parti républicain. 368 voix
contre 148 repoussèrent la permanence et se décidèrent pour un co-
mité de cinquante membres chargé de préparer avec la diète la con-
vocation de l'assemblée nationale.
Vaincu le 1er avril comme il l'avait été le 31 mars, le parti démago-
gique voulut prendre le lendemain une éclatante revanche. Une scène
théâtrale, sur laquelle on comptait beaucoup pour soulever le peuple
de Francfort, fut préparée et répétée avec soin. Il s'agissait d'une pro-
position tendant à expulser de la diè'.e les hommes qui y représentaient
l'absolutisme; et comme les termes de cette proposition devaient, selon
toute vraisemblance, être repoussés par l'assemblée, la gauche indi-
gnée se retirerait en masse. La proposition, signée de MM. Zitz (de
Mayence), Vogt, d'itztein, Strecker, et autres députés de la montagne,
était conçue ainsi : « Avant de travailler à la convocation de l'assem-
blée nationale, la diète annulera les lois d'exception qu'elle a faites
depuis 18*5, et elle expulsera de son sein les hommes qui ont contribué
HISTOIRE DU PARLEMENT DE FRANCFORT. 815
au vote ou à l'exécution de ces lois. » Au premier coup d'oeil , rien n'é-
tait plus acceptable que cette proposition. Personne, assurément, dans
l'assemblée des notables, n'hésitait à déchirer les iniques décrets de
1819, personne ne désirait retenir dans les conseils de la diète les mi-
nistres d'un absolutisme détesté. Par malheur, si la pensée était nette,
la rédaction ne l'était pas. Il y avait un danger sérieux dans les termes
du décret proposé. Exiger que la diète se reconstituât d'une manière
complète avant de s'occuper de la convocation du parlement, c'était
retarder de plusieurs semaines peut-être un travail d'une urgence ma-
nifeste; c'était se servir d'une ruse hypocrite pour assurer à l'assem-
blée cette permanence qu'un vote solennel avait repoussce la veille.
L'assemblée fut avertie de cette manœuvre par un très ferme et très
spirituel discours de M. Bassermann. M. Bassermann n'eut pas de peine à
démontrer que la proposition de la gauche était une manière détournée
de déclarer la permanence. Il ne fallait pas cependant que la gauche
pût accuser l'assemblée de favoriser les agens du despotisme et de sou-
haiter le mainlien des lois d'exception : que fit l'ingénieux tacticien?
Il changea un seul mot dans le texte de la proposition. Au lieu de dire :
« Avant de travailler à la convocation de l'assemblée nationale, »
M. Bassermann disait : « En travaillant à la convocation de l'assemblée
nationale, etc.. » Grâce à cette correction habile, tous les intérêts
étaient saufs; l'assemblée condamnait les actes de l'ancienne diète, et
elle n'entravait pas la tâche si importante dont la diète nouvelle était
chargée. Il était impossible de déjouer plus spirituellement la conspi-
ration de la gauche. La gauche, on le devine aisément, n'accepta pas
la rectification de M. Bassermann; ce qu'elle voulait, ce n'était pas seu-
lement la condamnation de l'absolutisme et le rejet des lois d'excep-
tion : c'était surtout un prétexte de rupture. Ce prétexte, elle l'avait
trouvé; bien habile qui aurait pu lui enlever une occasion de scandale!
On vit donc se succéder à la tribune tous les agitateurs du duché de
Bade; M. Kapp, professeur à Heidelberg, se fit remarquer entre tous
par l'intempérance grossière de sa mauvaise humeur. Pendant plus de
deux heures, l'éloquence démagogique s'évertua sur un prétexte; pen-
dant plus de deux heures, il fallut subir toute cette indignation à froid
et toutes ces colères hypocrites. Enfin le vote est ouvert, et l'amende-
ment de M. Bassermann est admis par une majorité considérable. Aus-
sitôt le mélodrame préparé s'exécute tant bien que mal. M. Hecker et
M. de Struve, M. Zitz et M. Vogt se retirent majestueusement, entourés
de leurs fidèles. Par malheur, tous les mécontens ne gagnèrent pas le
mont Aventin. Il en est qui trouvèrent cette conduite indigne de gens
sérieux, et qui refusèrent nettement de s'associer à une telle puérilité.
M. Raveaux (de Cologne) donna ce bon exemple; il déclara, au milieu
du tumulte, qu'il avait voté contre l'amendement de M. Bassermann,
mais qu'il se soumettait à la majorité et ne quitterait pas son poste.
816 REVUE DES DEUX MONDES.
Cette loyale conduite arrêta beaucoup d'esprits indécis. M. Robert
Blum lui-môme parut fort embarrassé; il allait et venait, il sortait et
rentrait tour à tour. J'ai déjà dit que M. Robert Blum était un diplo-*
maie Esprit plein de sens, cœur faible, il était trop engagé avec les
fous pour revenir sur ses pas, et il a employé long-temps une habileté
prodigieuse à se maintenir dans une position fausse. Malheur à l'homme
généreux que sa faiblesse rend esclave de la démagogie ! Suspect à son
parti, il sera poussé tôt ou tard dans les voies fatales de la violence. La
fin tragique de Robert Blum l'a trop bien prouvé; ce n'est pas seule-
ment la justice sommaire du prince Windischgraelz qui doit se repro-
cher cette mort : Robert Blum, nous le verrons bientôt, a été frappé
par les siens.
Le lendemain, 3 avril, M. Mittermaier, en ouvrant la séance, eut la
joie de lire à l'assemblée un message bien significatif de M. le comtfr
Waldsee-Colloredo, président de la diète. M. le comte Colloredo annon-
çait que la diète, prévenant les désirs de l'assemblée des notables, avait
déjà, dans sa séance du 10 mars, annulé toutes les lois d'exception. Il
ajoutait que, parmi ses collègues, tous ceux dont les actes politiques-
antérieurs n'étaient pas d'accord avec la situation présente avaient en-
voyé ou enverraient bientôt leur démission. Ainsi l'ancienne diète,
transformée déjà par lintroduction de M. Welcker et de ses amis, dis-
paraissait devant la volonté des notables, et faisait place à un pouvoir-
nouveau, à un pouvoir libéral et intelligent, expression fidèle des exi-
gences de la patrie. Cette victoire rappelait à tous les esprits une coïn-
cidence extraordinaire. Quinze années auparavant, et précisément à
pareil jour, le 3 avril 1833, une troupe d'insurgés avait voulu s'empa-
rer de la ville où siégeaient les plénipotentiaires des cabinets alle-
mands. Cette folle tentative avait jeté dans la prison ou dans l'exil un
grand nombre des hommes assis aujourd'hui sur les bancs de l'église
Saint-Paul et qui venaient de recevoir l'abdication de la diète. Ce sim-
ple rapprochement exprimait d'une manière dramatique les conquêtes
du parti libéral. Le mouvement pacifique de la révolution se dévelop-
pait avec grandeur; rien ne gênait plus sa marche; les lois de 1849
étaient déchirées, et les anciens chefs de l'opposition à Carlsruhe, à
Stuttgart, à Berlin, étaient les délégués des souverains dans les conseils
de la diète. Belle situation, mais pleine d'inquiétudes ! Responsabilité
terrible pour l'Allemagne nouvelle et pour l'assemblée qui la repré-
sentera bientôt! L'Allemagne va montrer si elle était digne de cette
victoire, ou bien si, entraînée par un fol enthousiasme, elle doit ne
poursuivre que des chimères et se précipiter dans les entreprises vio-
lentes qui la ramèneront sous le joug.
Si ces inquiétudes troublèrent plus d'un esprit clairvoyant le 3 avril
1818, elles disparurent bientôt dans la joie du triomphe. Cette der-
nière séance fut consacrée à la nomination du comité des cinquante.
HISTOIRE DU PARLEMENT DE FRANCFORT. 817
On avait retardé le scrutin de quelques heures pour laisser aux dissi-
dens de la veille le temps d'écouter les conseils de la raison et de re-
venir à leur poste. Ils revinrent en effet, ramenés par M. d'Itztein, et
dissimulant tant bien que mal une confusion trop méritée. Il ne res-
tait plus qu'une seule question à résoudre. Plusieurs députés influens
voulaient écrire à grands traits une déclaration de droits, une magna
charta, comme on disait à l'église Saint-Paul. Qui pouvait, en effet, se
fier complètement à l'avenir? Un jour, si la révolution est vaincue,
cette grande charte sera l'idéal auquel se rattacheront les âmes d'élite.
Ainsi pensait M. Biedermann de Leipzig, et il était l'organe d'une partie
de l'assemblée. D'autres, au contraire, s'associant aux scrupules de
M. Eisenmann, craignaient d'outre-passer leurs pouvoirs. « Gardons-
nous bien, s'écriaient-ils, de nous attribuer une tâche qui n'appartient
qu'au vrai parlement national!» Alors un des chefs de l'ancienne opposi-
tion libérale à Carlsruhe, M. Alexandre de Soiron, député de Mannheim,
essaie au moins de faire consacrer un de ces droits fondamentaux, le
plus décisif de tous, le droit de la souveraineté du peuple. Comme l'as-
semblée craint d'usurper la mission du futur parlement, M. de Soiron
a recours à une tactique habile; il propose ce décret : « La lâche de
reconstituer l'Allemagne appartient seulement et uniquement [allein
und einzig) à l'assemblée nationale. » C'était renvoyer à l'assemblée
future la discussion des droits fondamentaux, en même temps que l'on
consacrait d'avance le plus important de tous ces droits. Si ingénieuse
qu'elle fût, cette manœuvre ne réussit pas immédiatement, et il fallut
que M. de Soiron montât plusieurs fois à la tribune pour expliquer,
pour atténuer sa proposition. M. de Soiron, en effet, attaquait là une
question grave; il voulait que l'assemblée toute seule, sans le concours
des souverains, constituât l'unité allemande, et, excluant de cette œuvre
si difficile ceux-là précisément dont il fallait se concilier l'appui, il ou-
vrait à la révolution les abîmes où elle s'est perdue. Des esprits sérieux
pressentirent le danger; un député de Hanovre, M. Siemens, dune voix
brève et hautaine, protesta en quelques mots au nom des pouvoirs qu'on
prétendait exclure. M. Welcker combattit aussi M. de Soiron, tandis
que M. Jaup proposait tout simplement une déclaration de droits très
généraux qui ne créait aucune difficulté pour l'avenir. Rappelé à la
tribune par le discours de M. Welcker, M. de Soiron assure qu'il n'en-
tend pas exclure les souverains; il veut seulement faire décréter le droit
absolu de la future constituante; c'est elle qui décidera si elle doit agir
seule ou se concerter avec les gouvernemens. Ainsi expliquée, la pro-
position de M. de Soiron est admise; la souveraineté du peuple est pro-
clamée; les notables ont terminé leur mission.
C'est alors qu'on vit éclater toute la joie candide, toutes les généreuses
illusions de ce premier parlement. On avait oublié déjà les tristes in-
cidens do ces discussions orageuses; une même foi semblait réconcilier
818 REVUE DES DEUX MONDES.
les partis. L'unité de l'Allemagne I cette œuvre si chère, si désirée, si
longtemps attendue, les notables venaient de la commencer enfin!
Avec quelle cordialité sincère on vota des remerciemens à la ville de
Francfort, aux cinquante et un membres du comité d'Heidelberg, à la
commission des sept, au président et aux vice-présidens des notables!
Des bravos répétés saluaient chacun de ces votes; l'assemblée était
fière de ses quatre journées, et le vénérable M. Mittermaier, dans un
discours d'adieu où respirait sa confiance habituelle, exprima le bon-
heur naïf et les espérances enthousiastes qui enivraient les cœurs L'en-
thousiasme redoubla quand on vit les notables, marchant deux à deux,
sortir solennellement de l'église Saint-Paul au milieu d'une population
immense, au bruit prolongé des salves d'artillerie, au joyeux carillon
de tous les clochers de la ville. La vieille cité de Francfort avait-elle
jamais assisté, même pour le couronnement des empereurs, à une so-
lennité plus radieuse? Partout des tapisseries tendues et des bannières
flottant aux fenêtres; partout les couleurs de l'empire allemand, les
couleurs noir, rouge et or, brillant sur des milliers de drapeaux. Le
printemps ajoutait encore ses enchantemens gracieux aux juvéniles
séductions de ces heures brûlantes. L'air était parfumé, la soirée était
tiède, et des processions aux torches prolongèrent fort avant dans la
nuit cette fête de l'enthousiasme et de l'espoir. Ne croyait-on pas, en
effet, que l'unité de la patrie serait bientôt constituée sans peine d'a-
près le plan idéal que traçaient les docteurs? Comment ne pas se laisser
gagner par cette confiance de tout un peuple? Et quoi de plus beau
que de tels songes, si l'heure du réveil ne devait pas sonner!
III.
L'élection du comité des cinquante, commencée dans la séance du
3 avril, ne fut terminée que le soir. Le résultat parut satisfaisant. Le
parti démagogique n'avait pu y introduire ses chefs; M. Hecker et M. de
Struve étaient exclus. D'autres membres de l'assemblée moins engagés
avec les factions violentes, mais connus cependant pour la turbulence
de leur esprit, M. Zitz (de Mayence), M. Schaffrath, M. le comte Rei-
chenbach, M. d'Ester (de Cologne), n'avaient pas été plus heureux. Au
contraire, des hommes éminens du parti libéral, M. Alexandre de Soi-
ron, M Heckscher, M. Lehne, M. Henri Simon, figuraient en première
ligne sur la liste. Si M. Robert Blum y avait aussi sa place, c'est que
l'éloquent député de Leipzig, je l'ai déjà prouvé, employait la plus ha-
bile diplomatie à se faire une [>osition mixte entre les constitutionnels
et les agitateurs. Dès le lendemain, 4 avril, à dix heures du matin, le
comité des cinquante, succédant à l'assemblée des notables, se réunit
dans la salle impériale du Roemer; il choisit M. de Soiron pour prési-
dent, MM. Robert Blum et Abegg pour vice-présidens, et donna les
HISTOIRE DU PARLEMENT DE FRANCFORT. 819
fonctions de secrétaires à MM Henri Simon, Venedey etBriegleb. Une
fois le bureau formé, le comité décida que ses séances seraient publi-
ques, et qu'elles auraient lieu dans la salle du conseil législatif de
Francfort. C'est là qu'on se rendit immédiatement, et les délibérations
commencèrent.
Je n'ai pas à raconter en détail tous les actes du comité des cinquante :
qu'il me suffise de les résumer brièvement. Le comité était chargé par
l'assemblée des notables de s'entendre avec la diète et de préparer la
convocation du parlement de Francfort. On peut dire qu'il remplit
fidèlement cette tâche. La diète, qui avait fait sa soumission le 3 avril
par l'organe de M. le comte Colloredo, essaya bien de lutter dans plu-
sieurs circonstances contre la domination du comité; comment deux
pouvoirs si différens, siégeant à côté l'un de l'autre, auraient-ils pu
éviter toute occasion de conflits? Ces conflits cependant, quoique très
graves au fond et de nature à arrêter des esprits plus calmes, ces con-
flits ne furent jamais un obstacle pour le comité des cinquante. Au
moment où l'Allemagne entière était soulevée, quinze jours après les
révolutions de Berlin et devienne, lorsque M. de Metternich était en
fuite, lorsque Frédéric-Guillaume IV saluait de son balcon les cadavres
des insurgés et se donnait le litre de roi allemand pour flatter les par-
tisans de l'unité germanique, la diète, en vérité, ne pouvait être bien
redoutable. Le comité des cinquante n'eut pas besoin de beaucoup
d'efforts pour maintenir le droit révolutionnaire que lui avait transmis
l'assemblée. Il y avait d'ailleurs, entre le comité et la diète, une autre
réunion qui pouvait leur servir de lien et empêcher de périlleux frot-
temens. Dans la séance du 10 mars, c'est-à-dire trois semaines avant la
réunion des notables, la diète, voulant se maintenir, s'il était possible,
en face de cette assemblée qui venait prendre sa place, avait entrepris
elle-même la réforme des lois qui régissent la confédération germa-
nique. C'était une révision légale avant l'entreprise révolutionnaire des
notables. La loi constitutive de 1815 prévoit la révision du règlement
de la confédération et prescrit certaines formalités à cet égard; la diète
décida que cette révision aurait lieu. En même temps, elle engagea les
cabinets à envoyer dix-sept représentans, choisis parmi les hommes
les plus populaires, pour former une sorte de comité consultatif qui
aiderait la diète dans ce travail. On sait qu'il y a dix-sept votans aux
conseils de la diète; les gouvernemens devaient donc avoir un envoyé
officiel et un envoyé libre. Ce conseil se réunit en effet; M. de Gagern,
M. Dahlmann, M. de Beckerath, M. Gervinus, en faisaient partie. Ce
sont ces trois assemblées, la diète, les dix-sept et le comité des cin-
quante, qui ont dirigé les affaires générales du pays et travaillé à la
convocation du parlement depuis le 4 avril jusqu'au 18 mai.
Cette tâche présentait plus d'une complication périlleuse. Qu'on
veuille bien songer au bouleversement de l'Allemagne, qu'on se rap-
820 REVUE DES DEUX MONDE8.
pelle la guerre civile et la guerre étrangère, les corps francs des répu-
blicains faisant irruption dans le duché de Bade, les Tchèques de Bohême
décidés à faire triompher l'élément slave en Autriche et protestant
contre le parlement de Francfort, enfin les hostilités ouvertes entre le
Danemark et la Prusse au sujet du Schleswig. Tandis que les cinquante
écrasaient les républicains dans le duché de Bade (fin avril), en Prusse
ils poussaient le général Wrangel contre les Danois, afin de courtiser
les passions populaires, et lui donnaient tout l'appui dont il avait besoin
pour désobéir aux ordres de Frédéric-Guillaume. D'un autre côté, si
les Allemands du Schleswig voulaient, malgré le Danemark, faire partie
de la confédération germanique et siéger au parlement de Francfort,
les Tchèques de la Bohême et de la Moravie ne cachaient plus leur désir
d'enlever l'Autriche à l'Allemagne et de l'obliger à fonder un empire
slave. Point d'élections pour Francfort! c'était le cri de l'insurrection
en Moravie et en Bohême. Le comité des cinquante rédigeait procla-
mations sur proclamations; il fallut bientôt envoyer des délégués.
M. de Wachter, M. Kuranda, M. Schilling, se rendirent à Prague. Ils
trouvèrent la ville en feu; les Slaves étaient les maîtres, et tout ce qui
s'intéressait à la cause allemande était sous le coup de la terreur. Les
délégués essayèrent de parler dans les clubs; vains efforts! Au seul nom
du parlement germanique, les Tchèques poussaient des cris de fureur
et levaient leurs bâtons. M. Kuranda et M. de Wachter revinrent à
Francfort, abattus et désespérés. Que faite? Implorer le secours de
l'Autriche en faveur des Allemands de Prague? M. de Wachter le de-
mandait expressément dans la séance du 3 mai, après avoir raconlé les
tristes aventures de l'ambassade. Il est trop évident que c'étaitdemander
l'impossible. Effrayée de la formation révolutionnaire du parlement,
effrayée surtout des projets de l'assemblée nationale, l'Autriche, même
après les journées de mars, pouvait-elle se prêter cornplaisamment à
l'œuvre de l'unité germanique? M. de Metternich, du fond de son exil,
gouvernait encore à Vienne; l'Autriche, pendant tout le mois de mai,
se servit des Tchèques contre les prétentions de Francfort, de même
qu'elle exploitait contre les Magyars les longues rancunes de la Croatie.
Il fallut que l'insurrection des Tchèques devînt tout-à-fait terrible et
menaçât même l'Autriche, pour que le prince Windischgraetz pût
bombarder Prague. Cette extrémité ne devait se produire qu'à la fin de
juin, et l'on était alors au commencement de mai. On voit quels obsta-
cles se dressaient devant le comité des cinquante!
Y avait-il au moins une suffisante harmonie entre les cinquante et la
diète? La diète, nous l'avons vu, s'était soumise, et les événemens,
d'ailleurs, l'avaient transformée dans un sens libéral. Telle qu'elle
était toutefois, elle représentait les gouvernemens; on ne s'étonnera
pas qu'elle ait épié l'occasion de revendiquer les droits des souverains
et de diminuer l'autorité dictatoriale dont on avait investi d'avance la
HISTOIRE DU PARLEMENT DE FRANCFORT. 821
future assemblée de Francfort. Le comité des dix-sept avait été chargé
de rédiger un plan de constitution, et il l'avait communiqué à la diète
dans la séance du 27 avril. Cette constitution, à laquelle avaient tra-
vaillé les partisans fougueux de l'unité germanique, était comme l'é-
bauche de celle qui a été votée par le parlement de Francfort, et qui,
en ce moment même, incendie l'Allemagne entière. M. Dahlman,
M. Gervinus, tous ces grands politiques d'université qui sacrifieraient
leur pays à un système, faisaient partie du comité des dix-sept, comme
ils feront partie du comité de constitution dans le sein du parlement de
Francfort. Toute renouvelée qu'elle fût par l'adjonction des principaux
chefs du libéralisme, la diète eut le sentiment des dangers de l'avenir,
et, quoique désarmée, elle essaya une protestation. En face de la ré-
volution qui grandissait chaque jour, elle osa se préoccuper des inté-
rêts des gouvernemens, elle osa demander que l'assemblée de Franc-
fort ne fût pas chargée toute seule de faire la constitution de l'empire,
et qu'il y eût, soit au sein du parlement, soit en dehors, un organe
quelconque du droit des souverains. La diète n'indiqua pas la voie qu'il
fallait suivre; seulement, dans sa séance du 3 mai, elle rédigea une
adresse aux différens cabinets pour les prévenir du danger, pour les
engager surtout à ne pas reconnaître l'omnipotence absolue de l'as-
semblée nationale. M. Welcker, plénipotentiaire du duché de Bade à la
diète, prit une part importante à toute cette^affaire; mais que pouvaient
les efforts de M. Welcker? Les cinquante étaient bien décidés à résister,
et ils avaient pour eux l'opinion publique, ils avaient cet enthousiasme
de l'unité allemande qui confondait déjà républicains et réformateurs,
démagogues et libéraux, et leur ouvrait la route des abîmes. C'est pré-
cisément le président des cinquante, M. Alexandre de Soiron, qui avait
fait décider par l'assemblée des notables que le parlement de Franc-
fort serait seul chargé de voter la constitution. Et puis, les hommes
les plus modérés, les plus sérieux chefs de parti, n'étaient-ils pas aussi
infatués que les autres du système de l'unité? M. Henri de Gagera,
M. de Soiron, M. Heckscher, les trois hommes que le parti démagogique
à Francfort honora de ses haines implacables, se montrèrent les plus
obstinés à empêcher tout accommodement avec la diète. M. de Gagera,
ministre dans le duché de Hesse-Darmstadt et membre du comité des*
dix-sept, désavoua officiellement la part que l'envoyé de son cabinet
avait prise à l'arrêté du 3 mai. M. Heckscher, le futur ministre de l'em-
pire à Francfort, prononça, le lendemain 4 mai, un vigoureux discours
où il défendait, avec toute l'autorité de son talent, la dictature de l'as-
semblée constituante. Quant à M. de Soiron, il s'agissait de son œuvre,
il s'agissait du droit révolutionnaire qu'il avait fait attribuer à l'assem-
blée; son énergique activité se multiplia. Tous enfin, sans se préoccu-
per des difficultés que leur réservait l'avenir, sans se demander si une
822 REVUE DES DEUX MONDES.
constitution débattue entre les souverains et les peuples n'aurait pas
plus de chances de durée qu'une constitution arbitraire décrétée par
un sénat métaphysique, ils cédèrent à l'entraînement des masses et
repoussèrent toute conciliation avec les gouvernemens.
Elle va donc se réunir avec toutes ses prétentions aveugles, avec tous
ses droits révolutionnaires, cette grande assemblée nationale, le pre-
mier congrès des peuples allemands. Il n'y a rien auprès d'elle pour
lui faire contre-poids. La passion de M. de Soiron, de M. Heckscher, de
M. de Gagern, l'a emporté sur la sage prévoyance de M. Welcker. Ah!
sans doute, elle a de grandes choses à accomplir. Si les cabinets de
l'Allemagne avaient quelque part leurs représentai officiels, si la
question de l'unité s'y débattait sérieusement, en pleine connaissance
de cause, avec toute la science pratique indispensable en de telles
conjonctures; si l'on voulait, en un mot, tenir compte de la réalité et
ne pas constituer par décret une Germanie imaginaire, l'assemblée de
Francfort, assurément, ne bâtirait pas sur le sable. Instruite de ce qui
est possible, elle n'élèverait pas un édifice de fantaisie; elle ne construi-
rait pas l'Allemagne comme le rêveur construit son système. La con-
stitution qui sortirait de ce débat ne serait pas une œuvre impraticable,
une œuvre pédante et fausse, et il ne faudrait pas donner le signal des
guerres civiles pour venger l'humiliation de ceux qui l'ont votée. Grâce
à l'autorité dont l'investit la confiance populaire, elle obligerait les
souverains à des concessions raisonnables, et, d'accord avec eux, d'ac-
cord avec l'expérience et le bon sens, elle travaillerait à régulariser
partout les libertés, en resserrant peu à peu les liens de la patrie com-
mune. Mais non; l'esprit révolutionnaire ne l'a pas voulu ainsi. L'as-
semblée des notables a voté l'omnipotence du parlement, le comité des
cinquante l'a maintenue, et voici le 18 mai qui s'approche. Les élec-
tions se sont faites avec calme. On a adopté presque partout le système
à deux degrés, comme plus approprié à la présente situation de l'Alle-
magne et moins dangereux pour la tranquillité publique. Les électeurs
de l'Autriche, de la Prusse, de la Bavière, du Wurtemberg, de la Saxe,
de tous les royaumes, de tous les duchés, de toutes les villes, ont con-
couru avec empressement à cette formation de l'assemblée nationale.
Du nord et du midi, on arrive à Francfort. Déjà M. de Soiron, dans la
dernière séance du comité des cinquante, a félicité ses collègues sur
leur intrépide attitude et déclaré leur mission terminée. La journée du
18 mai se lève. En présence de cette assemblée dictatoriale, en pré-
sence de cette convention qui apporte avec elle ou la glorieuse trans-
formation du pays ou les horreurs de la guerre civile suivies du triom-
phe de l'absolutisme, il ne reste plus, hélas! qu'à pousser en tremblant
le cri des révolutions : aleajacta est!
Saint-René Taillandier.
L'ESPAGNE
DEPUIS LA REVOLUTION DE FEVRIER.
I. — SITUATION EXTÉRIEURE.
Espana y el vizconde P aimer ston , o sea defensa de la dignidad nacional en la cuestion d*
lot pasaportet a sir H. Lytton Bulwer, par don Adrian Garcia Hernandez.
docteur de l'université de Salamanque. '
Supposons que, le 23 février 4848, un homme fût venu dire : a II ar-
rivera un temps où le pays extérieurement le plus passif, intérieure-
ment le plus désorganisé de l'Europe, et un autre pays qui, sous le
double rapport de la prospérité intérieure et de l'ascendant extérieur,
n'a en quelque sorte plus rien à désirer, échangeront leurs rôles. Le
premier tombera dans le chaos juste à l'époque où il croira avoir épuisé
et surmonté tous les genres d'épreuves; le second, pour se régénérer et
s'affermir, profitera précisément de l'heure où tous les dangers seront
venus l'assaillir à la fois. L'un, qui ne compte politiquement aujourd'hui
dans le monde que par l'appui de deux grandes puissances, ne paraîtra
jamais si fort que le jour où ce double appui lui fera défaut, et, par un
contraste plus bizarre encore, l'autre ne se sera jamais trouvé plus isoïé
que le jour où dix peuples se soulèveront à sa voix. La société de celui-
ci enfin, comme si Dieu voulait punir en elle l'abus de la science so-
(1) Madrid, 1818, imprimerie de Royo et compagnie, calle de Silva, 38.
W
824 REVUE DES DEUX MONDES.
ciale, reculera d'un bond vers les luttes de l'état sauvage, tandis que
le gouvernement de celui-là verra simultanément disparaître jusqu'aux
factions politiques qui sont l'inévitable cortège des situations les mieux
organisées... » Je le demande : qu'aurait-on répondu à l'homme qui
aurait tenu ce langage? Qu'il était prophète à bon marché. L'histoire
de l'humanité n'abonde-t-elle pas en retours aussi étranges? Mais si cet
homme eût ajouté soudain : « Ce déplacement de rôles, qui semble
supposer le lent travail de plusieurs siècles, s'accomplira avec la rapi-
dité d'un coup de théâtre; ce pays qui fera envie, c'est l'Espagne; ce
pays qui fera pitié, c'est la France, et l'été de 1848 se lèvera sur ces
horizons déplacés!... » On n'aurait vu dans cette prédiction que le rêve
maladif d'un fou. Le rêve se serait pourtant réalisé mot pour mot. Cette
extravagante imagination qui nous eût fait sourire, c'est toute l'his-
toire des six premiers mois de 1848.
Ai-je besoin de justifier un seul trait de ce tableau en ce qui con-
cerne la France telle qu'elle s'offrait à l'observateur vers le milieu de
1848? L'état en déficit, les particuliers en faillite, la progression des
charges égalant presque en rapidité, pour les particuliers comme pour
l'état, l'effrayante décroissance des revenus, voilà pour notre situation
matérielle. Un peuple jusqu'ici admiré, même dans ses emportemens
les plus désordonnés, pour la générosité de ses passions, et qui en vient
tout à coup à préméditer contre le reste de la société une attaque de
grand chemin; une classe moyenne qui assiste, quatre mois durant,
avec une froide curiosité à la violation des principes les plus tutélaires,
et ne retrouve son héroïsme perdu que le jour où la question de civi-
lisation ou de barbarie qui s'agite est devenue, pour elle, une question
de comptoir et de mobilier, voilà pour notre situation morale. Des rois
qui nous rendaient responsables de la révolution européenne, des peu-
ples empressés à s'armer contre nous de l'idée de nationalité que nous
! leur avions lancée, voilà pour notre situation diplomatique. Eh bien !
dans celte terrible période que limitent pour nous février et juillet,
l'Espagne s'est relevée presque autant que nous nous abaissions. Brus-
quement isolé de la France par la chute de la famille qui personnifiait
l'alliance des deux pays, le gouvernement espagnol, disait-on, n'avait
plus qu'à se livrer à discrétion à l'Angleterre, qui ne manquerait pas
de lui faire payer cher les mécomptes diplomatiques de 1846. Qu'a ga-
gné cependant l'Angleterre à formuler ses prétentions? L'expulsion de
£ on ambassadeur. La faction radicale et la faction absolutiste, qui, jus-
que-là, se relayaient pour attaquer la monarchie d'Isabelle, ont com-
biné tout à coup leurs efforts; l'Angleterre les a ostensiblement pa-
tronés, et qu'a produit ce triple assaut? Pas même l'ébranlement du
ministère Narvaez. Pour la première fois, depuis cinquante ans, l'Es-
pagne s'est montrée indépendante au dehors, calme et homogène au
L'ESPAGNE depuis la révolution de FÉVRIER. 82a
dedans. L'Angleterre dévore son humiliation méritée dans un silence
plus boudeur que menaçant; les bandes républicaines et montémoli-
nistes ne semblent parcourir encore la Péninsule que pour mieux con-
stater aux yeux de l'Europe l'indifférent dédain qu'elles rencontrent
désormais dans les populations, et, au sein de la plus formidable
épreuve que l'Espagne constitutionnelle ait traversée, le cabinet Nar-
vaez a su trouver la sécurité et la liberté d'action nécessaires pour en-
treprendre des réformes devant lesquelles avaient dû reculer tous ses
prédécesseurs. D'où lui vient cette double force? comment a-t-il dé-
joué les intrigues de l'extérieur? quel a été son point d'appui à l'inté-
rieur? C'est ce que j'essaierai successivement d'expliquer, en m'éten-
dant pour cette fois de préférence sur la question extérieure, qui, en
Espagne, domine et régit tout, enraie ou précipite tout.
L'Espagne était, de tous les états du continent, celui que menaçait le
plus directement l'influence de notre révolution. La Belgique, qui ve-
nait d'effectuer sa réaction libérale, l'Allemagne rhénane et l'Italie, en-
core dans le premier enthousiasme de leur avènement constitutionnel,
marchaient déjà plus ou moins dans le lit où venait de se précipiter
le torrent de février. Celte impulsion soudaine allait tout au plus accé-
lérer leur mouvement. Mais c'est dans le sens opposé que marchait
l'Espagne. Au moment même où le juste-milieu succombait à Paris,
c'est le juste-milieu qui venait de triompher à Madrid. Le choc sem-
blait d'autant plus inévitable, que le parti qui s'emparait chez nous des
affaires s'était fait, tout récemment encore, une machine de guerre de
l'appui donné par le gouvernement de Louis-Philippe aux modérés es-
pagnols. Ce souvenir, joint aux menaces de propagande armée que
nos clubs lançaient, dès le lendemain de février, aux monarchies eu-
ropéennes, devait inspirer au ministère espagnol de graves inquiétudes
sur sa sûreté tant extérieure qu'intérieure. Le premier devoir de tout
gouvernement sérieux, c'est de pourvoir à sa propre conservation. Le
cabinet Narvaez sollicita et obtint des chambres l'autorisation de dé-
créter tout à la fois la suspension des garanties constitutionnelles et un
emprunt extraordinaire pour le cas où les circonstances l'exigeraient.
J'insiste d'avance sur le caractère éventuel de cette double autori-
sation.
S'il prévoyait l'orage, le cabinet Narvaez était loin, je crois, d'en de-
viner la direction. Ce n'était ni de France, ni d'Espagne, que devait
venir l'impulsion insurrectionnelle, c'était du palais de Saint-James.
Quel intérêt avait l'Angleterre à fomenter la révolution en Espagne?
Au premier abord, aucun. L'Angleterre était elle-même trop ébranlée
au dedans pour songer à renverser les points d'appui monarchiques
qui pouvaient lui rester au dehors. L'incendie républicain, qui menaçait
de la cerner, ne marchait déjà que trop vite. Quel était d'ailleurs le
820 REVUE DES DEUX MONDES.
grief du gouvernement britannique contre les modérés espagnols? Le
concours donné par ceux-ci au renouvellement du pacte de famille.
Or, ce pacte venait d'être anéanti par la brusque ruine de l'une des
parties contractantes; ce grief avait disparu avec la monarchie de
Louis-Philippe dans le gouffre de février. Disons plus : le mariage de
M. le duc de Montpensier n'était plus qu'un accident heureux pour
l'ambition britannique. Ce mariage, destiné à resserrer les liens qui
unissaient les monarchies française et espagnole, ne revêtait-il pas dé-
sormais le caractère opposé, et ne devenait-il pas un gage permanent
de défiance et de haine entre la France républicaine et l'Espagne mo-
narchique? 11 semblait donc qu'en principe comme en fait l'Angleterre
ne pût, sous peine d'inconséquence, favoriser les agitateurs espagnols.
Lord Palmerston en jugea autrement.
Lord Palmerston -se dit que l'Espagne, avec les innombrables élé-
mens de désordre qu'elle renfermait, avait peu de chances d'échapper
au contre-coup d'une révolution qui bouleversait, dans le reste du con-
tinent, les situations les mieux assises. Or, si la Péninsule s'embrasait
au seul contact de notre républicanisme, qu'allait-il arriver? L'échec
subi en 4846 par l'influence anglaise allait se reproduire sous une
forme plus définitive et plus dangereuse. A la solidarité brisée de deux
familles allait se substituer la solidarité plus intime encore de deux ré-
volutions, et cette fois ce serait le parti exalté lui-même, c'est-à-dire
le parti dont s'étayait l'influence anglaise, qui se trouverait conduit à
personnifier l'alliance franco-espagnole. Du même coup, l'influence
anglaise pouvait ainsi perdre et le bénéfice de la chute de Louis-Phi-
lippe et son dernier point d'appui au-delà des Pyrénées. La peur est
mauvaise conseillère. De crainte d'être supplanté par notre propa-
gande révolutionnaire, lord Palmerston imagina tout à coup de prendre
les devans sur elle. C'est ce qui va ressortir des faits ultérieurs. C'est la
seule explication raisonnable de l'étrange note du 16 mars, qui, s'il n'y
fallait voir l'expression du calcul que je signale, serait un monument
d'imbécillité ou de folie. Les dieux semblaient décidément se mettre
du côté des barricades, et le Caton du For eign- Office jugeait infiniment
habile de se mettre du côté des dieux.
Qui ne se souvient de cette fameuse note du 16 mars? Le long cri
d'indignation qu'elle souleva l'été dernier dans la Péninsule trouva un
écho jusqu'au sein de nos plus cruelles préoccupations intérieures.
Chaque phrase de ce document était un acte de déloyauté ou une in-
sulte. Au mépris des droits les plus imprescriptibles de l'indépendance
espagnole, au mépris de cette solidarité qui doit unir de cœur ou de fait ,
en face d'un danger commun, tous les gouvernement réguliers, et
que j'appellerais la probité internationale, lord Palmerston accusait le
gouvernement espagnol d'être en contradiction avec les sentimens et
l'espagne depuis la révolution de février. 827
les opinions du pays. Il l'engageait à « prendre conseil de la récente
chute du roi des Français et de sa famille, ainsi que de l'expulsion de
ses ministres,» et lui prédisait, « pour le cas où il n'adopterait pas une
conduite légale et constitutionnelle, » une catastrophe analogue. Il lui
conseillait enfin, ou plutôt il le sommait, — car le conseil ne venait
qu'après la menace, — « d'élargir les bases de l'administration, en ap-
pelant au sein du pouvoir exécutif quelques-uns de ces hommes qui pos-
sèdent la confiance du parti libéral; » lisez : M. Salamanca et les autres
notabilités du parti anglo-contrebandier.
Certes, le gouvernement qui offusquait à ce point les scrupules libé-
raux d'un ministre étranger, et qui lui arrachait une protestation si
insolite, devait être coupable du plus scandaleux arbitraire. Quels
étaient donc les excès commis par ce gouvernement tyrannique?
Avait-il suspendu Yhabeas corpus, ou évoqué contre les étrangers les
prescriptions de ïalien-bill? S'était-il préparé à répondre par la mi-
traille aux plaintes affamées d'une autre Irlande? Avait-il condamné
les journalistes opposans à montrer à M. Mitchell le chemin de la dé-
portation? Méconnaissait-il tout au moins les prérogatives parlemen-
taires? Comme ses deux prédécesseurs, les cabinets Pacheco et Goyena,
ouvertement patronés par l'Angleterre, le cabinet Narvaez ne souf-
frait-il qu'avec une impatience avouée le contrôle des cortès, et les fer-
mait-il, à l'exemple du premier? Comme M. Salamanca, le fondé de
pouvoirs de l'Angleterre dans ces deux cabinets, avait-il profité de l'ab-
sence des cortès pour improviser, par voie de décrets, dans la législa-
tion, les innovations les plus graves? Rien de tout cela.
L'avènement du ministère Narvaez était une réaction modérée dans
toute la bonne acception du mot. Le nouveau cabinet personnifiait un
retour complet et sincère à cette légalité, à ces formes parlementaires
que lord Palmerston l'accusait de violer. Son premier soin avait été de
rouvrir les chambres et de suspendre jusqu'à l'approbation de celles-ci
l'exécution des excentriques mesures arbitrairement décrétées, sous
l'influence de M. Bulwer, par l'administration Goyena-Salamanca. Son
programme était des plus larges : il promettait la liberté dans les dis-
cussions, des réformes dans l'administration, des économies dans le
budget; sa conduite enfin était un modèle de tolérance. Il avait, sinon
provoqué, du moins accepté et exécuté l'amnistie la plus large; il avait
fait de nobles avances à Espartero, confié des postes importans à plu-
sieurs notabilités progressistes. La majorité la plus forte et la plus ho-
mogène qui eût jamais surgi des cortès appuyait la nouvelle combi-
naison. L'opposition elle-même disparaissait ou tout au moins se taisait
devant une politique qui ne lui laissait aucune prise, et ce calme, dont
l'Espagne avait perdu depuis quinze ans l'habitude, se traduisait déjà
par une intelligente sollicitude pour des intérêts jusque-là négligés,
828 REVUE DES DEUX MONDES.
entre autres l'agriculture, lorsque la catastrophe de février était venue
brusquement substituer une question de salut à la question de progrès
dont semblait pouvoir exclusivement se préoccuper le ministère Nar-
vaez. Et à ce moment suprême quelle est encore son attitude? Cède-
t-il à l'entraînement de la peur? Se hâte-t-il de décréter ces mesures
violentes que légitime l'intérêt de l'ordre, et que prévoit d'ailleurs la
constitution? S'abrite-t-il derrière cet irrécusable axiome de gouver-
nement, « qu'il vaut mieux prévenir que réprimer? » Il tombe plutôt
dans l'excès contraire. Le langage, les mouvemens, les menées signi-
ficatives de l'opposition extrême font pressentir à Madrid une sanglante
parodie de notre révolution, et le cabinet Narvaez est le premier à vou-
loir que les mesures de résistance soient ajournées jusqu'à l'heure de
l'attaque. Ces mesures, il n'en veut pas même la responsabilité, si
légère qu'elle soit; il y associe les chambres, il fait sanctionner par
celles-ci la suspension éventuelle de la constitution, il s'obstine, en un
mot, dans la légalité quand l'illégalité est pour lui un droit, presque un
devoir. Voilà la politique que lord Palmerston, le 16 mars, alors que
rien encore ne l'avait fait dévier de ces scrupules exagérés de conci-
liation, accusait d'arbitraire et de violence! Voilà le gouvernement à
qui un ministre de l'Angleterre, l'alliée officielle, sinon l'amie de l'Es-
pagne, osait tenir un langage à peine tolérable vis-à-vis d'un despote
ennemi qui se serait rendu coupable d'un attentat contre la civili-
sation !
Lord Palmerston, disons-le, dût sa probité politique souffrir de ce
qui justifie sa perspicacité, comprenait tout le premier l'étrangeté de
cette accusation. La note du 16 mars n'était pas adressée directement
au cabinet de Madrid, mais bien à M. Bulwer, avec recommandation
d'attendre une occasion pour la communiquer. Il ne pouvait s'agir ici de
l'occasion matérielle, qui existe chaque jour et à toute heure pour un
ambassadeur. Il ne s'agissait donc que de l'à-propos; de l'aveu de lord
Palmerston, cet à-propos n'existait pas encore, puisqu'il fallait l'at-
tendre. M. Bulwer complétait d'ailleurs, peu de jours après, la pensée
du Foreign-Office; il avouait après coup, au duc de Sotomayor, que
les conseils comminatoires contenus dans la note du 16 mars avaient
pour base, non pas la conduite tenue par le gouvernement espagnol,
mais bien la prévision (\) de la conduite qu'il serait amené à tenir.
Voilà qui est significatif, et on commence à voir clair dans ces pro-
phétiques nuages. Rapprochez les deux aveux, et nous aurons le droit
de traduire ainsi la recommandation faite à M. Bulwer : « L'Espagne,
je le sais, monsieur l'ambassadeur, jouit, depuis l'avènement du mi-
nistère Narvaez, d'un calme incontestable; le gouvernement espa-
{!) Lettre de M. Bulwer au duc de Sotomayor en date du 12 avril.
L' ESPAGNE DEPUIS LA RÉVOLUTION DE FÉVRIER. 829
gnol, je le sais encore, fonctionne régulièrement et dans les limites
de la plus stricte légalité; mais il arrivera indubitablement un mo-
ment où l'Espagne, comme l'Angleterre, aura à se défendre de la
contagion de février, et où le gouvernement espagnol, aussi bien que
le gouvernement britannique, sera forcé d'opposer des mesures excep-
tionnelles à des dangers exceptionnels. Quand ce moment sera venu,
quand la révolte aura éclaté, quand le gouvernement aura plus que ja-
mais besoin de cette force morale sans laquelle la résistance matérielle
est moins une sauvegarde qu'un danger de plus, prononcez-vous ou-
vertement contre lui au nom de l'Angleterre. Cette brusque défection
des seuls alliés officiels qui lui restent aujourd'hui en Europe le livrera
pieds et poings liés au parti qui représente notre influence, et qui nous
paiera ce service par un redoublement de docilité. » Il faut choisir en-
re cette interprétation ou l'absurde, entre un non-sens ou un guet-
apens, et on va voir de quel côté sont les présomptions.
La note du 16 mars arrive vers le 21 à Madrid. M. Bulwer n'en
souffle pas mot au gouvernement espagnol; mais, par un instinct de
divination bien singulier, les groupes d'agitateurs qui stationnent, de-
puis la nouvelle des événemens de février, à la Puerta-del-Sol sont
déjà au fait des sentimens du Foreign-Office. La publication des pièces
de l'enquête prouvera plus tard que les agitateurs tenaient leurs ren-
seignernens de bonne source : M. Bulwer assistait dès cette époque aux
réunions des sociétés secrètes (1). Des émissaires parcourent les fau-
bourgs. L'argent a raison du flegme proverbial des manolos, que la
promesse des sympathies britanniques ne suffit pas à électriser, et, le
26 au soir, Madrid voit pour la première fois des barricades.
Je n'ai pas à raconter les incidens de cette échauffourrée (jarana :
c'est ainsi que l'a baptisée le dédain du peuple espagnol); l'avortement
en fut complet. Au premier cri des insurgés, la population, que la
beauté du jour avait jetée tout entière sur les promenades, disparut
comme par enchantement. Le mouvement se trouva donc, dès le dé-
but, complètement isolé. Ce n'est pas faute d'accointances politiques.
Les cris les plus disparates sortaient des groupes d'insurgés; chaque
opinion, depuis le montemolinisme le plus foncé jusqu'à la république
la plus écarlate, pouvait y reconnaître son mot d'ordre, et, comme si
l'émeute avait pris à tâche de symboliser l'incroyable tohu-bohu de
l'opposition espagnole, chacune de ces opinions s'y fractionnait à Fin-
fini. Les exaltés proprement dits formaient à eux seuls quatre écoles
bien distinctes : celle qui se contentait de l'expulsion de la reine -mère
et du général Narvaez, celle qui redemandait la constitution de 4812,
celle qui voulait le suffrage universel:, celle enfin qui rêvait la fusion
(1) Un rapport du chef politique de Madrid dénonçait, dès le 21 mars, au gouverne-
ment ce fait grave.
TOME h. 53
830 REVUE DES DEUX MONDES.
des deux royaumes de la Péninsule avec un prince de Portugal sur le
trône. Les républicains, divisés en unitaires et en fédéralistes, se sub-
divisaient en terroristes, en socialistes et en modérés, sans parler des
demi-teintes et des quarts de teinte. Le drapeau montemoliniste, ren-
dons-lui cette justice, tranchait sur les deux autres par la sobriété de
ses couleurs; il ne représentait (le croirait-on?) que trois programmes :
le reyneto, Montemolin avec la constitution de 1812 etMontemolinavec
la constitution de 1837. Ces douze partis (n'en ai-je compté que douze?)
s'ébranlaient aux ordres d'un état-major non moins bigarré et où d'an-
ciens officiers carlistes coudoyaient les professeurs de barricades expé-
diés, dit-on, par nos clubs. L'anarchie est presque aussi impuissante à
détruire qu'à fonder; la défaite des insurgés était inévitable. Peu s'en
était fallu cependant qu'une coalition sérieuse ne sortît de ce ridicule
fouillis d'opinions. La pensée première du mouvement était parfaite-
ment concertée; « mais, au dernier moment, il y eut division d'avis
entre les chefs de la conspiration. Les personnes à qui obéissait la po-
pulace ne donnèrent pas d'ordres généraux; par conséquent, il ne put
pas y avoir d'organisation. » J'ai dû citer textuellement ce témoignage:
il porte un de ces cachets de certitude qu'on ne simule pas. Qui en était
l'auteur? quel était l'homme qui, le 28 mars (car c'est la date de ces
paroles), le 28 mars, c'est-à-dire deux jours après les événemens et
alors qu'aucune des révélations de l'enquête n'avait pu encore trans-
pirer, était si bien au fait des détails les plus minutieux de la conspira-
tion? C'était M. Bulwer écrivant à lord Palmerston!
La victoire de l'ordre avait été facile, elle sut être clémente. Pour la
première fois, dans cette Espagne si insoucieuse du sang versé et où il
semblait de règle, pour tous les partis, que le bourreau vînt chaque
fois remplir le vide laissé par l'interrègne des garanties constitution-
nelles, l'état de siège se limita à quelques arrestations préventives. Le
vote qui avait d'avance légalisé ce régime exceptionnel, la longanimité
imprévue avec laquelle le gouvernement espagnol en usait, le con-
traste de cette modération avec la gravité des dangers courus, dangers
que M. Bulwer s'exagérait à lui-même plutôt qu'il ne se les dissimu-
lait, puisque, de son aveu, l'avortement de l'insurrection provenait d'un
simple malentendu, tout semblait conjuré pour donner un démenti
minutieux aux scrupules anticipés qu'avait affectés lord Palmerston.
M. Bulwer le comprend tout le premier : il guette quatorze jours en-
tiers cette occasion opportune qui, d'après les instructions du Foreign-
Office, doit servir de prétexte à la remise de la note; il espère qu'au
bruit croissant de la révolution européenne le gouvernement espagnol
cédera à un légitime effroi, usera jusqu'aux dernières limites des pou-
voirs extraordinaires que lui ont conférés les cortès. Attente vaine : le
ministère espagnol continue à se retrancher dans une quiétude dés-
l'espagne depuis la révolution de février. 831
espérante; l'occasion n'arrive pas. Eh bien! M. Bulwer provoquera
l'occasion. La rumeur générale implique dans le complot du 26 quel-
ques hommes marquans du parti exalté : M. Bulwer affiche des rela-
tions quotidiennes avec ces hommes. Plusieurs insurgés se sont réfu-
giés à l'ambassade anglaise : M. Bulwer se fait, au vu et su de Madrid,
l'entremetteur de leurs relations avec le dehors. Le gouvernement
espagnol affecte de ne pas voir ces manœuvres, sans doute pour ne pas
trop divulguer l'isolement où le jette la défection de son dernier allié
monarchique en Europe : M. Bulwer ne laissera pas l'ombre d'une
excuse à cette feinte sécurité; par un procédé inoui dans les annales
diplomatiques, la note comminatoire de lord Palmerston, dont le gou-
vernement n'a pas encore entendu parler, est livrée presque textuelle-
ment par M. Bulwer à un journal, et ce journal, c'est le Clamorpublico,
l'organe le plus violent de l'opposition révolutionnaire. La provocation
est-elle assez claire cette fois? Les sympathies de l'ambassade anglaise
pour les séditieux ne sauraient plus être un doute pour personne. Le
cabinet Narvaez n'a plus aucun intérêt à se dissimuler et à dissimuler
à là nation qu'il a à Madrid deux adversaires à combattre au lieu d'un;
ce surcroît de dangers lui impose un surcroît de précautions et de me-
sures rigoureuses qui vont enfin fournir un prétexte à la remise de la
fameuse note... Peine perdue! le gouvernement espagnol persiste dans
son apparente impassibilité.
Il faut cependant en finir. Le temps presse. L'insurrection avortée
du 26 mars se réorganise à l'ombre même de l'état de siège pour tenter
cette fois un vaste coup de main; ses agens, à Perpignan et à Bayonne,
sont déjà en relations suivies avec nos clubs. Si l'Angleterre se laisse
devancer, si elle ne se place pas à temps à la tête du mouvement révo-
lutionnaire par une rupture éclatante avec le gouvernement espagnol,
c'en est fait des calculs du Foreign-Office. La note sera donc remise,
et après tout qu'importe de sauver les apparences? Moins cette étrange
injonction sera motivée, plus on y verra de malveillance systématique,
et plus elle sera méritoire aux yeux de la révolution. Ainsi raisonne
évidemment M. Bulwer; car, non content de transmettre, le 9 avril (1),
au duc de Sotomayor cette note, déjà si inconvenante en elle-même,
et dont la signification se trouvait si profondément aggravée par son
inopportunité, par l'attitude de l'ambassade anglaise, par la commu-
nication anticipée faite au Clamor publico, M. Bulwer y joint en son
(1) La date officielle est du 7; mais la dépêche de M. Bulwer ne fut adressée en réalité
au duc de Sotomayor que le 9. Dans ce délai de quatorze jours, qui s'était écoulé depuis
l'insurrection, M. Bulwer et lord Palmerston avaient eu amplement le temps de se con-
certer, ce qui suffirait à démontrer, à défaut même d'autres preuves, que M. Bulwer
n'avait pas agi ici à la légère et de son propre mouvement, comme ont voulu l'insinuer
plus tard quelques amis du chef du Foreign-Office.
832 REVUE DES DEUX MONDES.
propre nom un commentaire encore plus impérieux. Un roi d'Honolulu
convaincu de rébellion envers le protectorat britannique n'entendrait
pas du résident anglais des injonctions plus dures que celles qu'adres-
sait ici M. Bulwer au gouvernement régulier d'une nation forte et
libre. L'agent de lord Palmerston sommait arrogamment le ministère
espagnol « de réunir sans délai les cortès; » et ce n'est pas au ministère
seul, c'est au principe monarchique même qu'il s'en prenait : « Le ca-
binet de Madrid, disait-il, ne doit pas oublier que ce qui a spécialement
distingué la cause d'Isabelle II de celle de son royal concurrent, c'est
la promesse de liberté constitutionnelle inscrite sur les bannières de
sa majesté catholique. » Voilà, certes, qui était catégorique : l'admi-
nistration Narvaez n'avait plus qu'à choisir entre la levée de l'état de
siège, qui allait la livrer pieds et poings liés aux entreprises démago-
giques, et l'adhésion de la Grande-Bretagne à la cause carliste, entre
la république rouge et le reyneto. Le For eign- Office trouvait également
son compte dans l'une et l'autre solution. M. Bulwer pouvait-il trahir
plus naïvement le but caché des scrupules libéraux si bruyamment
affichés dans la note du 16 mars?
Cette fois, c'était trop de moitié. La dignité de la réponse allait dé-
passer l'audacieuse inconvenance de l'attaque. Si je ne craignais de
m'engager dans des citations sans fin, je voudrais traduire en entier
cette réponse du duc de Sotomayor. Le ministre des affaires étrangères
dédaignait de réfuter les accusations calomnieuses de la note du
16 mars, qui, dans tous les cas, disait-il, n'étaient pas de la compé-
tence de lord Palmerston, et dont la reine et les cortès avaient seuls
droit de se saisir. Puis, comblant d'un mot la dislance que lord Pal-
merston avait essayé de mettre entre le gouvernement espagnol et
le cabinet britannique, il retournait contre le For eign- Office lui-même,
et cette fois en touchant juste, les récriminations vides et menson-
gères de la note : « Que dirait lord Palmerston et que dirait votre
seigneurie même, si le gouvernement espagnol avait la prétention de
qualifier les actes administratifs du cabinet britannique et de lui re-
commander une moilification de politique intérieure ou l'adoption de
mesures plus humaines et plus libérales envers la malheureuse Irlande?
Que dirait-il, si le représentant de sa majesté catholique à Londres
osait s'exprimer dans des termes aussi durs que ceux qu'emploie votre
seigneurie sur les mesures exceptionnelles de répression par lesquelles
le gouvernement anglais se prépare à repousser l'agression dont il se
voit menacé dans ses propres domaines? Que dirait-il si le gouverne-
ment espagnol réclamait, au nom de l'humanité, plus de commiséra-
tion et de justice envers les malheureux Hindous? Que dirait-il enfin,
si nous lui rappelions que les faits récemment survenus dans le conti-
nent offrent une leçon salutaire à tous les gouverne mens, sans excepter
l'espagne depuis la révolution de février. 833
celui de la Grande-Bretagne, et qu'il serait dès-lors opportun d'appeler
aux affaires l'illustre Robert Peel, l'habile homme d'état qui, après
avoir conquis dans son pays la faveur générale de l'opinion, a su encore
se concilier les sympathies et l'estime de tous les gouvernemens eu-
ropéens? Il dirait ce que, par les mêmes motifs et non sans moinsde
raison, dit aujourd'hui le gouvernement espagnol : Qu'il ne reconnaît
à aucune puissance ni le droit ni le pouvoir de lui imposer des rè-
gles de conduite et de se permettre des récriminations qu'il repousse
comme attentatoires à la dignité d'une nation indépendante et libre.
Animé donc de ces sentimens, qui sont inséparables du point d'hon-
neur espagnol (hidalguia), inséparables de toute politique qui se res-
pecte, le gouvernement de sa majesté catholique ne peut s'empêcher de
protester de la façon la plus énergique contre le contenu des dépêches
de lord Palmerston et de votre seigneurie, et, considérant qu'il ne peut
les conserver sans détriment pour sa dignité, il les renvoie ci-jointes à
votre seigneurie. Il déclare par la même occasion que, s'il arrivait une
autre fois que votre seigneurie ne se limitât pas dans ses communica-
tions officielles aux points de droit international et prétendît, outre-
passant les bornes de sa haute mission, se mêler des affaires particu-
lières du gouvernement espagnol, je me verrais dans la nécessité de
lui renvoyer ces communications sans autre réponse. »
La rupture était complète, et M. Bulwer semble effrayé tout le pre-
mier d'avoir si bien réussi. Jamais depuis cinquante ans, même aux
époques où l'Espagne pouvait se retrancher dans notre alliance, lan-
gage plus fièrement explicite n'avait répondu aux exigences anglaises,
et c'est au moment où l'incendie républicain lui coupait toute issue sur
le continent que le gouvernement espagnol osait ainsi brûler ses vais-
seaux. Que dira-t-on au Foreign-Office de cette révolte inouie? Lord Pal-
merston ne sera-t-il pas tenté de croire que la force pourrait bien être
ici du côté de l'audace, et ne désavouera-t-il pas, pour atténuer l'é-
chec de sa politique, l'agent qui l'avait si profondément engagé? A
tout hasard, M. Bulwer juge prudent de pallier la crudité de sa dé-
pêche du 9. Il adresse au duc de Sotomayor une série d'explications
embarrassées et maladroites. Il était trop tard. Le duc de Sotomayor
prend acte des aveux de M. Bulwer, en maintenant ses propres décla-
rations, et, n'ayant plus de motif de persister dans l'attitude du dédain
qui ne discute pas vis-à-vis d'un adversaire qui descend lui-même de
la menace à la discussion, il saisit cette occasion pour relever point par
point l'odieux des procédés, l'étrangeté des prétentions du Foreign-
Office.
En même temps qu'il essayait, mais en vain, d'amortir provisoire-
ment l'affaire du côté du gouvernement espagnol, M. Bulwer affectait,
vis-à-vis de son gouvernement, un langage qui, dans le cas d'un chan-
834 REVUE DES DEUX MONDES.
gement de tactique chez celui-ci, devait mettre à couvert la responsa-
bilité de l'ambassadeur. Fait significatif et qui réfute d'avance l'excuse
invoquée après coup en faveur de lord Palmerstôn, c'est M. Bulwer,
accusé plus tard d'avoir compromis le Foreign-Office par sa légèreté
et son emportement, qui donnait ici à son chef un conseil implicite,
mais éloquent, de modération. C'est lui qui, dans sa dépêche du 10 avril,
discutant les résultats probables du triomphe de la révolution à Ma-
drid, écrivait ces paroles : « Il n'est pas douteux que la confusion sera
grande, car ceux des personnages de quelque importance que la po-
lice a laissés tranquilles se sont rendus suspects à leur propre parti. Il
arrivera donc ceci, que les hommes importans du parti, tant ceux
qu'on a arrêtés et éloignés que ceux qui sont restés tranquilles dans
leurs demeures, seront impuissans à calmer le tumulte et à régulariser
le désordre de la victoire populaire. » M. Bulwer ne veut, on le voit,
dissimuler à son chef ni l'imminence d'une révolution (ce qui était, par
parenthèse, une nouvelle apologie des précautions prises par le gou-
vernement espagnol), ni les terribles probabilités qu'amènera la victoire
populaire. Quoiqu'on lui ordonne, M. Bulwer se lave d'avance les mains
du sang versé. Scrupules bien imprévus de la part de M. Bulwer, mais
à coup sûr légitimes! Si l'agent, le simple agent, qui a ici un affront
personnel à venger, et qui, dans la manifestation de ses rancunes, peut,
à la rigueur, s'appuyer sur la lettre des instructions antérieures du
For eign- Office, hésite ainsi, au moment de frapper le dernier coup,
devant les conséquences de sa complicité avec l'émeute républicaine,
que fera lord Palmerstôn, lui, le gardien de l'honneur diplomatique de
l'Angleterre, lui, l'organe et le représentant direct du seul pays qui
ait su résister à la fièvre révolutionnaire du jour, et que la Providence
semble avoir désigné pour remplir, au sein de l'universelle anarchie,
le magnifique rôle de modérateur; lui, enfin, dont l'amour-propre
n'est pas visiblement engagé dans le débat, et qui trouve un prétexte
honorable de rétractation dans les termes conditionnels de sa note du
16 mars?
Ce qu'il fera? Il relèvera l'audace défaillante de M. Bulwer, il reven-
diquera une solidarité pleine, entière, définitive avec M. Bulwer, avec
l'homme qui a osé prêter à la conspiration républicaine le patronage
officiel de l'Angleterre. Dans sa réponse du 20, lord Palmerstôn ap-
prouvait sans réserve la conduite de l'agent britannique, et il prenait
sur lui, pour rendre cette approbation plus encourageante et plus effi-
cace, de la donner au nom du cabinet tout entier. Ce n'est pas tout :
sans même attendre les explications du gouvernement espagnol, comme
s'il craignait de laisser à celui-ci le temps d'enlever tout prétexte d'ir-
ritation à l'Angleterre, comme s'il avait hâte de saisir au vol une oc-
casion de rupture laborieusement préparée, il enjoignait à M. Bulwer
l'espagne depuis la révolution de février. 835
de notifier au duc de Sotomayor la teneur insultante de cette approba-
tion.
Faut-il cependant l'avouer? il me répugne tout le premier de croire
à la triste préméditation qui ressort de cette série de faits. On a tant
abusé dans certaine école des vieilles récriminations contre le machia-
vélisme de la diplomatie anglaise, contre son inexorable parti pris
d'égoïsme, contre son mépris du droit dès que le profit cesse d'être à
côté du droit; il y a, dans ce thème déclamatoire, tant de niaise injustice
entre un petit nombre d'assertions motivées, que je crains, malgré
moi, d'ajouter ici une page ridicule de plus à cette ridicule histoire des
crimes de l'Angleterre. En vain je me dis que la note du 16 mars serait
absurde, si elle ne prouvait pas chez lord Palmerston le parti pris de
pactiser avec les révolutionnaires espagnols; que la dépêche annexée,
le 9 avril, par M. Bulwer à la note du 16 mars et la communication
anticipée de ce document au Clamor publico seraient absurdes, s'il n'y
fallait pas voir une adhésion officielle de l'ambassadeur britannique à
la cause de l'insurrection; que le langage tenu, le 20 avril, par lord
Palmerston serait enfin absurde, si on refusait de considérer ce langage
comme l'aveu brutal, définitif, de cette étrange attitude politique: je ne
sais, malgré tout, quel instinct d'incrédule équité se révolte au fond
de mon esprit contre cette accumulation de preuves. Comment croire
que le Foreign-O/fice, qui combattait, dès cette époque, en Allemagne,
en Italie, en Hongrie, les écarts de l'esprit révolutionnaire, et qui pa-
tronait ouvertement, en Portugal, un ministère bien autrement mo-
déré, bien autrement hostile aux radicaux que le gouvernement es-
pagnol, dérogeât systématiquement à cette ligne de conduite vis-à-vis
de celui-ci? J'aime mieux tout attribuer au hasard ou plutôt aux in-
volontaires entraînemens de cet esprit primesautier, de cette irritabi-
lité excessive, qui gâtent parfois les éminentes qualités de lord Palmer-
ston. En écrivant la noie du 16 mars, le noble lord songeait sans doute
aux bombardemens, aux horribles exécutions militaires ordonnés, six
ans auparavant, par son protégé Espartero. Pouvail-il supposer que le
gouvernement légitime et normal de 1848 serait de meilleure compo-
sition pour la révolte que le gouvernement faible et contesté de 1842?
Un sentiment d'humanité a donc, admettons-le, dicté seul cette note.
L'incorrigible légèreté de M. Bulwer a fait le reste, et, si le Foreign-
Office a si vivement épousé les griefs de M. Bulwer, c'est que le procédé
un peu sommaire du duc de Sotomayor n'a, dès le premier moment,
apparu à lord Palmerston que par son côté blessant. Que le duc de
Sotomayor consente à excuser, à expliquer, à légitimer ce procédé,
qu'il en appelle des susceptibilités de lord Palmerston à sa loyauté et à
sa justice, et celui-ci, heureux qu'on lui offre une occasion honorable
de rentrer, vis-à-vis de l'Espagne, dans la ligne de conduite qu'impo-
830 REVUE DES DEUX MONDES.
sent au Foreign-Office l'intérêt bien entendu et la dignité de la politique
anglaise, acceptera à coup sûr ces avances, répondra à cet appel con-
ciliant. Je m'arrête. Il était dit que lord Palmerston prendrait lui-même
à tâche d'interdire ici toute supposition bienveillante. C'était bien un
appel calculé à l'anarchie, un froid guet-apens qu'avait prémédité le
chef du Foreign-Office. C'est l'impossible qui a raison.
Les avances du gouvernement espagnol ne se font pas attendre. Dès
le 15 avril, le duc de Sotomayor avait recommandé à M. Isturitz, am-
bassadeur à Londres, d'exposer à lord Palmerston la nécessité et la
convenance du remplacement de M. Bulwer, et le ministre espagnol,
sans dévier de l'attitude ferme et digne qu'il avait prise dans le débat,
basait sa demande sur des raisons de nature à désarmer la susceptibilité
la plus ombrageuse. Ce n'est pas au nom de l'honneur espagnol outragé,
ce n'est pas comme réparation, c'est au nom des sympathies du cabinet
de Madrid pour l'Angleterre et dans l'intérêt des bonnes relations des
deux pays que le duc de Sotomayor demandait le rappel de l'envoyé
britannique. Le gouvernement espagnol pouvait se faire justice à lui-
même; il la sollicitait. Il pouvait réclamer satisfaction pour le passé, et
ne réclamait que sécurité pour l'avenir. Il pouvait tout au moins exi-
ger, et il priait. Il pouvait en appeler au droit des gens, et n'en appelait
qu'au bon vouloir du gouvernement anglais, laissant ainsi d'avance à
celui-ci tout l'honneur d'une loyale initiative. Il pouvait faire remonter
enfin à lord Palmerston la responsabilité entière du guet-apens diplo-
matique du 9 avril, et donner au chef du Foreign-Office, devant la
Grande-Bretagne et l'Europe, le rôle d'accusé : il lui donnait sponta-
nément le rôle de juge, et personnifiait tous les griefs de l'Espagne en
M. Bulwer seul... Vains efforts! l'Espagne se faisait ici l'avocat de lord
Palmerston contre lui-même. Pour unique réponse aux avances si con-
ciliantes de MM. de Sotomayor et Isturitz, lord Palmerston renouvelait
l'approbation donnée à M. Bulwer et signifiait que la présence de celui-ci
était nécessaire en Espagne.
Ne fallait-il pas que l'envoyé anglais achevât son œuvre à Madrid?
L'encouragement (1) si explicite donné à M. Bulwer avait singulière-
ment ranimé son zèle, un instant indécis; aussi l'œuvre allait vite : le
7 mai, une partie de la garnison de Madrid donnait, à l'appel de quel-
ques sous-officiers, le signal d'une nouvelle insurrection, et cette fois
le triomphe de l'ordre était chèrement acheté. Le capitaine-général
de Madrid était au nombre des morts. D'où étaient sortis les quelques
bourgeois qui avaient apparu l'arme au poing au milieu des soldats
insurgés? De l'ambassade anglaise, où ils s'étaient réfugiés depuis le
(1) Par une coïncidence significative, bien qu'on ait voulu la présenter plus tard comme
fortuite, M. Bulwer recevait à la même époque la décoration de l'ordre du Bain.
l'espagne depuis la révolution de février. 837
mouvement du 26. D'où étaient sortis les encouragemens donnés aux
soldats insurgés? De l'ambassade anglaise encore, comme l'enquête l'a
révélé; de l'ambassade anglaise, qui leur avait fait distribuer de l'ar-
gent et leur avait promis asile en cas d'insuccès.
Dès le lendemain, sans menaces, sans récriminations (car à quoi bon
frapper qui n'a plus droit de se défendre?), le duc de Sotomayor, par
une lettre écrasante de froide courtoisie, invitait M. Bulwer, dans l'in-
térêt de sa propre sûreté, à quitter Madrid dans un délai de vingt-quatre
heures. Quelqu'un devait prendre la chose plus froidement encore que
M. de Sotomayor : c'était M. Bulwer, lequel répondait, avec une ma-
gnifique indifférence, qu'en effet la résidence de Madrid commençait à
lui déplaire, et qu'il profiterait tôt ou tard, mais à ses heures, des pas-
seports que voulait bien lui envoyer le duc de Solomayor. Tant de quié-
tude et d'audace dans le flagrant délit étaient vraiment inexplicables.
Huit jours plus tard, des rapports simultanément adressés au gouverne-
ment espagnol par les autorités des provinces basques, de Valence, de
Carthagène, de Murcie, d'Alicante, deSéville, donnèrent le mot de cette
énigme.
Dans les provinces basques venait de se manifester une fermenta-
tion inquiétante, et {influence qui avait suscité les troubles de Madrid
était signalée comme dirigeant le mouvement. Sur le littoral du midi
et de l'est, l'apparition de deux agens de M. Bulwer avait coïncidé avec
des préparatifs non équivoques d'insurrection. Les instructions données
à ces agens, je ne parle que des instructions officielles, de celles qui
étaient écrites au point de vue d'une publicité possible, étaient signi-
ficatives. L'un d'eux, le colonel Fileh, recevait, par exemple, de M. Bul-
wer, à la date du 2 mai, entre autres recommandations, celle-ci :
«Vous parcourrez la côte jusqu'à Valence, en recueillant tous les ren-
seignemens propres à m'éclairer sur les dispositions morales de ces
provinces. » Quel intérêt légitime, avouable, pouvait avoir l'ambassade
anglaise à faire la police de l'esprit public des provinces méridionales?
Le voici. En même temps que le colonel Fitch se dirigeait vers le lit-
toral de l'est, un bateau à vapeur anglais tournait sa proue vers le
même point et jetait l'ancre en vue de Torrevieja. Ce vapeur était chargé
d'armes, et l'on comprend que l'utilité de celte singulière cargaison
dépendait plus ou moins des « dispositions morales » de la population
côtière. Derrière le colonel Fitch et le colonel Jordan, son auxiliaire,
de petites bandes factieuses sortaient de terre comme par enchante-
ment. Les nombreux contrebandiers du campo de San-Roque et de la
Serrania de Itondase livraient à des mouvemens inaccoutumés, s'annon-
çant l'un à l'autre qu'ils allaient recevoir « des armes et de l'argent, »
«t que Séville donnerait dans deux jours le signal du pronunciamento.
838 REVUE DES DEUX MONDES.
Dans la province d'Alicante, le cabecilla Bas disait aux populationsy
qu'il cherchait à soulever, que « l'affaire était sûre, puisque M. Bulwer
en prenait la direction.» Le cabecilla Carsi annonçait, de son côté, que
M. Bulwer « aiderait l'insurrection par mer. » A Alicante même, des
hommes connus par leurs relations avec M. Bulwer promettaient à l'in-
surrection l'appui de la marine anglaise. Dans la province de Valence-;,
le cabecilla Sendra allait annonçant partout que l'Angleterre le soute-
nait, et qu'un colonel anglais « devait lui faire un envoi d'armes de Gi-
braltar. » L'apparition d'une croisière espagnole, disons-le en passant,
vint déranger les calculs de Sendra, qui aussitôt disparut. Les insur-
gés n'étaient pas, du reste, ici les plus impatiens. Dès le 10 mai, un
navire anglais, venant d'un port de la Grande-Bretagne et passant en
vue de Carthagène, hélait une barque espagnole pour demander « si la
reine Christine était encore à Madrid, si le général Narvaez continuait
d'être à la tête du gouvernement, et si l'insurrection de Barcelone et
des autres provinces n'avait pas encore éclaté. » Étrange prescience!
On savait donc d'avance en Angleterre que la nouvelle de l'insurrection
de Madrid pouvait arriver à Carthagène le 10 et que cette insurrection
éclaterait par conséquent le 7? Le 12 mai enfin, un bataillon de la gar-
nison de Séville faisait écho, mais sans plus de succès, au soulèvement
militaire de Madrid, dont l'issue n'était pas encore connue. Ici nous
voyons décidément très clair. Ce n'est plus seulement l'influence de
M. Bulwer qui va apparaître derrière les révolutionnaires, c'est sa main,
son nom, sa propre signature.
Qui commandait le bataillon révolté de Séville? Une créature de
M. Buiwer, comment dirai-je cela?... son beau-frère parle cœur et l'ali-
côve. La politique espagnole serait inintelligible, si l'on ne se résignait
à soulever parfois un coin de mantille. Aussi bien je n'ai commis cette
indiscrétion qu'après les dépêches diplomatiques et les journaux. Cet
officier devait son grade à la protection de M. Bulwer. Il se montrait
reconnaissant. C'est au nom de M. Bulwer, c'est en montrant les lettres
de M. Bulwer, auquel, avait-il eu la franchise de dire dans sa harangue,
l'unissaient « les plus intimes relations; » c'est en protestant enfin
que l'Angleterre se chargeait de propager l'insurrection dans le reste
de l'Espagne, que le commandant Portai, puisqu'il faut le nommer,
était parvenu à soulever le corps [daté sous ses ordres. Comme pour
mieux symboliser le but éminemment, exclusivement anglais du mou>
vement, le bataillon de Portai avait dirigé ses premières tentatives
contre la demeure du duc et de la duchesse de Montpensier, qui ve-
naient d'arriver à Séville. Les illustres proscrits avaient déjà reçu à
Londres, où ils s'étaient réfugiés après février, un accueil indigne.
Lord Palmerston leur avait brutalement refusé les moyens de se rendre
l'espagne depuis la révolution de février. 839
directement en Espagne. Les rancunes du Foreign-Office devaient,
comme on voit, les poursuivre jusqu'au terme du périlleux pèlerinage
que cet odieux refus leur avait imposé.
Voilà donc le secret de la mystérieuse confiance de M. Bulwer. Au
moment même où le gouvernement espagnol se félicitait d'avoir étouffé
la révolution au centre, la révolution, d'après les calculs de M. Bulwer,
allait éclater simultanément à toutes les extrémités, et le cabinet Nar-
vaez, emprisonné dans ce cercle menaçant, devait le premier deman-
der grâce. La déception fut cruelle pour l'agent britannique; l'incendie
qu'il avait mis deux mois à préparer n'avait duré que le temps néces-
saire pour éclairer la main qui tenait la torche. En présence de cet
échec décisif, M. Bulwer ne se fit plus trop prier, et quitta enfin Ma-
drid.
M. Bulwer n'était pas plus tôt parti, que tout changeait de face en
Espagne. Madrid renaissait, pour ainsi dire, à sa vie normale. La fié-
vreuse inquiétude, les vagues terreurs qui, depuis le 26 mars, sur-
tout depuis le 7 mai, agitaient les habitans, et qui se traduisaient par
l'interruption complète des affaires, avaient disparu avec l'homme
qui en était la cause vivante. L'état de siège, la suspension des garan-
ties constitutionnelles, ne se révélaient plus que par la sécurité insolite
de la population et par l'absence significative des principaux meneurs
progressistes, qui avaient jugé prudent de prendre des passeports an-
glais en même temps que M. Bulwer prenait ses passeports espagnols.
Enfin, comme si tous les succès devaient couronner à la fois la pa-
tiente, mais vigoureuse attitude du cabinet de Madrid, les journaux de
Londres lui apportaient lapprobation anticipée de l'opinion et du par-
lement anglais.
J'avais hâte de sortir de ces tristes détails. Non, l'odieuse intrigue
élaborée au Foreign-Office n'avait pour complice ni l'Angleterre, ni
son gouvernement. Avant même d'en connaître l'issue, sans vouloir
prendre conseil du succès ou de la défaite, à la simple révélation
des premières dépêches échangées entre M. Bulwer et le duc de Soto-
mayor, la Grande-Bretagne avait protesté par toutes ses voix contre
l'étrange attitude de l'ambassade de Madrid. Aux applaudissemens pro-
longés de la chambre haute, lord Stanley et lord Aberdeen désavouaient,
l'indignation aux lèvres, le rôle que faisaient jouer à l'Angleterre lord
PalmerstonetM. Bulwer; ils déclaraient que l'Espagne n'aurait pu, sans
se déshonorer, subir les prétentions outrageantes du Foreign-Office, et
ils sommaient celui-ci de couvrir l'honneur britannique par une rétrac-
talion loyale. Dans la chambre des communes, une enquête était im-
périeusement exigée et allait être poussée jusqu'aux dernières limites,
l'empressement généreux de 9ir Robert Peel à étouffer un débat
840 REVUE DES DEUX MONDES.
qui n'aurait écrasé lord Palmerston qu'en faisant jaillir de compro-
mettantes révélations sur tout l'ensemble de la politique anglaise. Au
banc ministériel enfin, le marquis de Lansdowne, démentant formel-
lement l'approbation que lord Palmerston avait pris sur lui de donner
à M. Bulwer « au nom du gouvernement tout entier, » exprimait le
profond regret de celui-ci sur l'usage que cet agent avait fait de ses
instructions.
L'bonneur de l'Angleterre est à peu près sauf, mais non son influence,
du moins cette influence absorbante et tracassière qui avait pour but
l'isolement politique et commercial de l'Espagne, pour prétexte les
services rendus, pour moyen l'alliance des progressistes constitution-
nels. La chute de Louis-Philippe, en plaçant le gouvernement espagnol
dans l'alternative de subir le protectorat britannique ou de rester seul
entre les attaques combinées de l'opposition du dedans et de la propa-
gande républicaine du dehors, semblait offrir à cette influence, jus-
que-là éludée plutôt que contestée, l'occasion d'un triomphe définitif
et sans partage : fait bizarre! elle aura précisément péri par là. Lord
Palmerston s'est cru dispensé de tout ménagement en face de l'isole-
ment subit du gouvernement espagnol, et c'est dans ce surcroît de
dangers que l'indépendance péninsulaire a trouvé son salut. Non con-
tent de dominer le cabinet de Madrid, lord Palmerston a voulu l'é-
craser, et celui-ci a puisé dans le sentiment d'un péril suprême l'éner-
gie d'un suprême effort. Non content d'exploiter, comme en 18 K), les
susceptibilités politiques de l'opposition constitutionnelle, lord Pal-
merston s'est audacieusement armé du montemolinisme et des idées
républicaines, et a condamné par là cette opposition à la neutralité, en
lui enlevant tout prétexte honorable d'accepter le concours britannique.
Cette abstention forcée des progressistes parlementaires n'a pas peu
contribué à l'insuccès des deux insurrections. Non content d'utiliser les
circonstances qui asservissaient de fait l'Espagne à l'Angleterre, lord
Palmerston a cru frapper un coup décisif en proclamant cet asservis-
sement en droit, et le droit s'est écroulé avec le fait. Pour sauver l'as-
cendant moral de l'Angleterre en Europe, whigs et tories, parlement
et gouvernement, se sont vus réduits à désavouer les brutales préten-
tions du Foreign-Of/ice, à proclamer la gratuité des services rendus, à
constater l'autonomie pleine et entière de la Péninsule. Chaque menace
du Foreign- Office se sera donc transformée en garantie. Si la secousse
de février n'a servi qu'à équilibrer l'édifice chancelant de la monarchie
espagnole, si les principes même qu'invoquait le gros de l'opposition
progressiste pour excuse de son anglomanie la rivent désormais à une
politique nationale, si l'Espagne a conquis enfin avec son repos inté-
rieur sa liberté d'action à l'extérieur, si le gouvernement d'Isabelle
l' ESPAGNE DEPUIS LA RÉVOLUTION DE FÉVRIER. 841
s'est vu délivré du même coup des inconvéniens nouveaux et des in-
convéniens anciens de l'alliance anglaise, de ceux qu'il repoussait
comme de ceux qu'il était résigné à subir, de prétentions qu'il ne pou-
vait tolérer et d'une reconnaissance à laquelle il n'aurait pas osé de
lui-même se soustraire, c'est aux audacieuses manœuvres de lord Pal-
merston qu'il faut faire honneur de ce triple résullat.
Je n'ai plus besoin de justifier l'étendue que j'ai donnée ici à l'inci-
dent Bulwer. Cet incident, presque inaperçu et déjà oublié, n'est rien
moins que le point de départ de la régénération de la Péninsule. Il clôt
pour elle tout le passé et domine tout l'avenir, son avenir extérieur
surtout. Je m'explique. Il n'y a pour tout pays que deux moyens d'in-
fluence extérieure : l'épée ou le comptoir, la force qui impose ou l'in-
térêt qui lie, un puissant état militaire ou un large système d'alliances
douanières qui, en appelant sur le marché national le commerce de
tous les pays voisins, provoque ces pays à se surveiller l'un l'autre, à
neutraliser leurs visées individuelles de prépondérance, à lutter de com-
plaisance et de ménagemens vis-à-vis de la puissance qui leur a ou-
vert ce marché. Si l'Espagne est si étrangement déchue en Europe,
c'est qu'elle a été privée à la fois de ces deux moyens d'action. Le dé-
plorable état de ses finances lui interdit de relever son armée et sa
marine. L'élévation de ses tarifs ne se prête à aucune extension de ses
rapports commerciaux. Par une triste connexité, ces deux causes de
déchéance dérivent ici l'une de l'autre. Si l'Espagne est pauvre, c'est-
à-dire militairement faible, c'est qu'elle est commercialement isolée
par son régime douanier. Les tarifs actuels ont, en effet, pour le trésor
le triple inconvénient d'anéantir la meilleure partie de son revenu ex-
térieur en offrant des encouragemens énormes à la contrebande, de
nécessiter une surveillance très coûteuse et de stériliser le revenu in-
térieur en arrêtant le progrès de la production nationale, qui, sous
l'empire de ces tarifs, ne peut espérer aucun débouché sérieux au de-
hors. Le mal engendre le mal : la pénurie du trésor, l'impossibilité où
se trouve le gouvernement espagnol de rétribuer le personnel admi-
nistratif, entretiennent, surexcitent chez celui-ci des habitudes de con-
cussion, qui, en dehors de leurs inconvéniens moraux, sont pour les
finances publiques une cause nouvelle de dépérissement. Le dévelop-
pement de la contrebande constitue d'autre part l'état en lutte perma-
nente avec une population nombreuse où se recrute le personnel de
toutes les guerrillas, autre cause de sacrifices pour le trésor, d'abaisse-
ment pour le crédit public, de ralentissement dans les affaires privées,
et par suite de décroissance de l'impôt. L'Espagne ne peut donc restau-
rer son crédit, avec son crédit sa force, avec sa force son ascendant ex-
térieur, que par la réforme douanière.
812 REVUE DES DEUX MONDES.
Les divers ministères modérés qui se sont succédé en Espagne l'ont
depuis long-temps compris; mais toute tentative dans ce sens avait con-
stamment échoué devant les exigences de l'Angleterre, qui ne voulait
de réforme douanière qu'à son profit. C'est là le prix que le Foreign-
Office n'avait cessé de mettre, depuis 1836, à son bon vouloir. Je pour-
rais, à cet égard, citer des dépêches de lord Clarendon et de M. Aston
qui ne le cèdent guère, sous le rapport de la franchise, à celles de lord
Palmerston et de M. Bulwer. Ce que la politique anglaise prétendait en
d'autres termes, c'est que l'Espagne s'isolât en sa faveur du reste du
continent, de la France surtout, et cela sans compensation sérieuse;
car, en droit comme en fait, par les traités existans comme par la dif-
férence de parcours et de frais de transport, les produits portugais se
seraient trouvés privilégiés de façon à exclure du marché britannique
la plupart des produits espagnols. Ne voulant ni souscrire à ces pré-
tentions, ni indisposer trop ouvertement l'Angleterre, le gouverne-
ment de Madrid en était réduit à s'abstenir, et restait en définitive dans
le statu quo démoralisateur et ruineux de l'ancien système douanier.
L'intérêt français aurait pu seul contrebalancer ici les exigences bri-
tanniques; mais la France n'avait pas d'intérêt majeur à faire cesser
ce statu quo. Par la nature de nos produits, par les relations forcées
qu'une frontière commune d'environ cent lieues établit entre les deux
pays, par les facilités qu'offre à la contrebande cette immense ligne
de contact, nous trouvions, en dépit des tarifs espagnols, un débouché
considérable dans la Péninsule. L'alliance commerciale des deux na-
tions ne pouvait pas sensiblement l'accroître, et le gouvernement de
Louis-Philippe, en vue de ces résultats minimes, n'aurait pas voulu
hasarder une lutte, qui lui eût jeté sur les bras et la diplomatie an-
glaise et les protectionnistes français. Le cabinet de Madrid lui-même,
en face des susceptibilités an ti- françaises des progressistes, n'osait pas
réclamer ouvertement notre concours. Deux fois seulement, en 1836
et en 1840, le gouvernement espagnol avait essayé de briser la double
entrave que les préjugés du parti exalté et les exigences de l'Angleterre
opposaient à l'essor commercial de l'Espagne : deux insurrections
anglo-progressistes l'en avaient puni. Aujourd'hui, il peut recom-
mencer l'essai impunément. Grâce à lord Palmerston, le charme mal-
faisantqui pesaitsur lesdestinées péninsulaires est rompu; celte impasse
où l'Espagne semblait condamnée à consommer sa lente agonie est
ouverte. Le gouvernement et le parlement britanniques ont trop solen-
nellement rétracté les exigences qui paralysaient la réforme douanière
pour qu'elles se reproduisent jamais à l'avenir, et, le cas échéant, ces
exigences ne trouveraient plus dans la Péninsule leur ancien point
d'appui. La gauche espagnole n'a plus désormais le droit de voir un
l'espagne depuis la révolution de février. 843
drapeau progressiste dans le drapeau d'une influence qui a osé tendre à
la fois la main à l'absolutisme et à la démagogie. Et d'ailleurs, plaçons-
nous au point de vue politique des progressistes : que pourraient-ils
aujourd'hui redouter d'un rapprochement plus intime entre l'Espagne
et la France, seul danger qui leur fît repousser autrefois la réduction
générale des tarifs? L'extension du pacte de famille? L'envahissement
des doctrines de notre juste-milieu? Grâce au ciel, nous avons un peu
marché ! C'est à nous maintenant de traiter les progressistes de rétro-
grades.
Les modérés eux-mêmes n'ont pas plus de motifs que les progressistes
de redouter, à l'heure qu'il est, le contact de la France. Étrange revi-
rement! la république française était l'épouvantail qui devait refouler
l'Espagne dans les bras de l'Angleterre, et cet épouvantail est devenu
pour l'Espagne un bouclier. A chaque menace qui arrivait de Londres
au cabinet espagnol, la France aura fait écho par un acte rassurant ou
amical. Ainsi, au moment même où le cabinet de Madrid expulsait
M. Bulwer, jetait le gant à l'orgueil britannique et devait s'attendre, du
côté de l'Angleterre, à un redoublement de dangers, le suffrage uni-
versel protestait chez nous contre la propagande démagogique de l'in-
térieur et de l'extérieur, proclamait le respect des nationalités, et sur les
Pyrénées comme sur le Quiévrain, comme sur le Rhin, comme sur les
Alpes, cbangeait en neutralité bienveillante l'attitude d'abord hostile
de la révolution. J'ai fait la part de la loyauté qui dirigea le parlement
britannique au début de l'incident Bulwer; mais, si notre propagande
républicaine avait persisté après l'expulsion de cet agent, le parlement,
devant l'humiliation publique que venait de subir la diplomatie an-
glaise, serait-il resté inoffensif? Aurait-il résisté à la tentation de se
prévaloir des dangers qui assaillaient le gouvernement espagnol sur
les Pyrénées pour obtenir une réparation éclatante? C'est douteux. Je
ne voudrais pour preuve de la sourde irritation du parlement que sa
complaisance à fermer les yeux sur les actes ultérieurs de lord Pal-
merston; car lord Palmerston, tout désavoué qu'il est, n'a pas renoncé
à son œuvre. Au vu et au su de Londres, il s'est fait, de concert avec
un banquier tristement célèbre, l'entremetteur et le pourvoyeur de
cette monstrueuse coalition qui a promené, pendant dix mois, dans la
Péninsule, le drapeau carlo-républicain. Nouveau mécompte! la cam-
pagne s'ouvrait à peine, que la neutralité de notre révolution vis-à-vis
de l'Espagne se transformait en concours. Le gouvernement de juin
avait à faire oublier le gouvernement de février, et il a déployé, di-
sons-le, dans ce rôle le zèle un peu outré qui caractérise toute réaction.
Mettant au service du gouvernement espagnol les procédés expéditifs
de l'état de siège, la police du général Cavaignac a suffi presque à elle
844 REVUE DES DEUX MONDES.
seule à dévoiler et à désorganiser la conspiration carlo-républicaine.
Par un juste retour des choses d'iei-bas, les hommes du National auront
plus contribué peut-être que les hommes de M. Guizot à l'affermisse-
ment du trône d'Isabelle II.
J'aime à rencontrer dans le livre de M. Hernandez le témoignage de
cette coopération, car la haute impartialité de l'écrivain donne un grand
prix à l'éloge. Dans la discussion de cet incident Bulwer, dont chaque
détail remue une fibre en tout cœur espagnol, M. Hernandez a con-
stamment su rester maître de lui-même, patriotique sans colère, indi-
gné sans préventions, sincère sans aigreur, polémiste et historien tout
à la fois. C'est bien là une habile et courageuse défense de la dignité
nationale, de cetle dignité bien entendue qui sait au besoin faire parler
avant la susceptibilité le droit. Pour mieux caractériser et les procédés
inouis de lord Palmerslon et la légitimité de la détermination prise par
le cabinet Narvaez, l'auteur est allé étudier, dans le dépôt d'archives de
Simancas, les précédens diplomatiques des deux pays : son livre four-
mille de documens curieux, et qui suffiraient seuls à lui donner une
grande valeur historique. Je voudrais [dus de précision et moins de
sous entendus dans la partie actuelle de cet ouvrage. Le lecteur espa-
gnol peut seul comprendre à demi-mot, et le livre de M. Hernandez
devrait être européen.
Je ne sais si, pour ma part, j'ai bien fait saisir au lecteur français ce
qui, dans l'incident Bulwer, doit influer sur les rapports à venir de l'Es-
pagne et de la France. Pour résumer, tout, dans cet incident, aura
procédé par contradictions et par surprises. Février avait anéanti l'al-
liance franco-espagnole, et, pour avoir voulu joindre à l'effort des évé-
nemens son propre effort, le Foreign-Office a rendu cette alliance plus
nécessaire et plus facile que jamais. L'Angleterre monarchique a cru
habile de souffler le désordre en Espagne, et elle n'a réussi qu'à
fournira la France républicaine l'occasion d'y protéger l'ordre. La ré-
publique française, qui était le principal danger du gouvernement es-
pagnol, est devenue son principal point d'appui. Le parti modéré, que
la chute de Louis-Philippe mettait à la merci de l'Angleterre, a été
soustrait à la fois, et par l'Angleterre elle-même, aux engagemens di-
plomatiques et aux résistances intérieures qui paralysaient sa liberté
d'action. La possibilité de la réforme douanière enfin, ce réveil de l'as-
cendant espagnol en Europe, est sortie d'une situation qui semblait con-
damner l'Espagne à devenir la succursale anglaise du Portugal.
L'Espagne saura-t-elle utiliser l'instrument de régénération qu'une
succession providentielle de hasards lui a mis à la main? Tout le fait
espérer. M. Mon vient de présenter un projet d'abaissement des tarifs,
qui, s'il est accepté, détournera vers la Péninsule une bonne partie du
L ESPAGNE DEPUIS LA RÉVOLUTION DE FÉVRIER. 845
mouvement commercial du continent et appellera forcément sur la
production nationale le bénéfice d'une large réciprocité. L'occasion
est unique, le champ plus vaste que jamais. Au moment même où
l'alliance française et l'alliance anglaise se dégageaient pour l'Espagne,
l'une de ses obstacles, l'autre de ses inconvéniens, l'Europe absolu-
tiste rompait vis-à-vis du gouvernement de Madrid sa réserve hostile
de treize années. La Prusse et l'Autriche, qui avaient cru devoir jeter
entre elles et le libéralisme espagnol le cordon sanitaire de leur diplo-
matie, se voyaient atteintes et cernées à leur tour par l'épidémie révo-
lutionnaire. Au bruit menaçant des trônes qui, de toutes parts, s'écrou-
laient, elles cherchaient avec effroi sur le continent les derniers points
d'appui du principe monarchique, et s'étonnaient de ne trouver la
vieille société intacte, la royauté forte, qu'en cette Espagne pestiférée
dont, jusque-là, elles avaient repoussé la main. Vienne et Berlin s'em-
pressaient de faire de cordiales avances à Madrid. Naples a définitive-
ment pactisé avec l'Espagne constitutionnelle, et, pour la première
fois depuis trois quarts de siècle, la bannière des Bourbons groupe à
l'heure qu'il est sous son ombre les soldats des deux pays. L'hostilité
du saint-siége, qui maintenait en Espagne un germe permanent d'in-
surrections, s'est également évanouie devant les terribles nécessités
du moment. L'Espagne est redevenue, de l'aveu de Rome, la terre des
rois catholiques, et, parmi ces pontons vermoulus dont la railleuse1
énumération fait sourire à Londres les amis du Foreign-Offi.ee, elle a
pu trouver quelques carènes assez dociles pour porter à Gaëte le té-
moignage armé de sa réconciliation. Tous ses malheurs s'étaient en-
chaînés, tous ses succès s'ench lînent. Au sein de ce cataclysme effrayant
qui, depuis quinze mois, broie ou démoralise en dedans, isole ou fait
s'entre-choquer au dehors les nationalités naguère les plus fortes et les
mieux équilibrées, l'Espagne, la malheureuse Espagne, qui jouait de-
vant l'orgueil satisfait des nations le rôle de l'ilote ivre, a conquis tout
à la fois sa liberté extérieure, ..son équilibre constitutionnel, son repos
moral.
Gustave d'Alaux.
tome II. 54
DE L'HISTOIRE
ANCIENNE
D E LA GRÈCE.
HISTORY OF GREECE,
By G. Grote. Tomes V et VI.
Constatons d'abord le succès remarquable d'un livre dont nous avons
déjà signalé le mérile scientifique et littéraire (\). La première édition
est épuisée; une seconde vient de paraître. Tout en félicitant l'auteur,
félicitons aussi son heureux pays, qui possède tant de lecteurs pour une
œuvre grave et sérieuse. Le temps n'est plus où de semblables ouvrages
pourraient espérer un pareil succès parmi nous. Autrefois, les- révolu-
tions des républiques antiques ont intéressé nos pères, mais ils vivaient
sous la monarchie absolue; nous, qui faisons des révolutions, nous n'a-
vons plus le temps de lire l'histoire ancienne. Ses leçons nous profite-
raient cependant, surtout présentées avec l'impartialité, la sagesse, la
saine raison qui caractérisent le talent de M. Grote.
(1) Voyez les livraisons du 1« avril 1847 et du 1er août 1848.
DE L'HISTOIRE ANCIENNE DE LA GRÈCE. 847
Nous voici arrivés à l'époque la plus brillante des annales de la Grèce.
Les volumes dont nous avons à rendre compte sont remplis par l'inva-
sion médique, le développement de la puissance maritime d'Athènes,
l'administration de Périclès, enfin le commencement de la lutte ter-
rible excitée parmi tous les peuples helléniques par la rivalité d'A-
thènes et de Lacétiémone, guerre impie qui, en épuisant les forces
d'une nation généreuse, allait la livrer bientôt sans défense aux rois de
Macédoine. Dans les volumes précédens, l'auteur avait à coordonner,
souvent à interpréter des documens rares et mutilés, débris informes
et toujours suspects : aujourd'hui, des témoignages plus nombreux et
assurément beaucoup plus respectables servent de base à son travail;
mais de là aussi une difficulté nouvelle. L'autorité d'Hérodote et de
Thucydide est si imposante, qu'en présence de ces grands noms l'his-
torien moderne a peine à conserver la liberté de ses appréciations.
Toutefois M. Grote n'est point de ceux qui se laissent éblouir par la re-
nommée même la plus légitime. Plein de respect pour ces maîtres
immortels, pénétré de toute la vénération qu'il leur doit en sa qualité
d'éruditet d'historien, M. Grote n'oublie pas cependant ses devoirs de
juge et sait que tout témoin est sujet à faillir. M. Grote m'a tout l'air
de ne croire que ce qu'on lui prouve.
Soumise à cette critique sévère, l'histoire prend une gravité qui ne
sera sans doute pas du goût de tout le monde. Aujourd'hui surtout,
que la méthode contraire a de brillantes autorités en sa faveur, on re-
prochera peut-être à M. Grote de rejeter impitoyablement les aimables
fictions qu'une école moderne recherche et se complaît à commenter.
— Le docte Bœttiger, dans une dissertation latine, avait déjà prouvé
par vives raisons, comme le docteur Pancrace, que l'histoire d'Héro-
dote a tous les caractères du poème épique. Le brave homme, c'est du
Grec que je parle, n'y entendait point finesse, car il attachait une éti-
quette sur son sac, en donnant le nom d'une muse à chacun des livres de
sa composition. Le ciel nous préserve de faire le procès d'Hérodote à cette
occasion! nous ne le rendons même pas responsable de ses modernes
imitateurs. Seulement nous tiendrons, avec M. Grote, que le temps n'est
plus où la poésie et l'histoire peuvent s'unir et se confondre. A chacun
son métier. Laissons à Hérodote ses neuf muses, et ne nous étonnons
pas si M. Grote nous enlève quelques-unes de nos jeunes illusions.
Ces réflexions s'offrent d'elles-mêmes quand on lit dans l'auteur
anglais le récit de la mort de Léonidas et de ses compagnons. Hérodote
nous montre Léonidas célébrant ses propres funérailles avant de quitter
Sparte, et allant de sang-froid se battre contre trois millions d'hommes
avec ses trois cents compagnons, uniquement pour apprendre au
grand roi à quelles gens il allait avoir affaire. Hérodote dit expressé-
ment que Léonidas ne connaissait pas le défilé des Thermopvles, et que
848 REVUE DES DEUX MOHDËS.
ce fut seulement après s'y être établi qu'il crut Un instant à la possi-
bilité de fermer l'entrée de la Grèce aux barbares. Ce dévouement so-
lennel, ces jeux funèbres, tout cela est bomérique, c'est-à-dire sublime.
Malheureusement la réflexion vient, et l'on se rappelle que la diète des
Amphictyons siégeait aux lieux mêmes où mourut Léonidas, et qu'en
sa qualité de roi de Sparte, Léonidas ne pouvait pas ignorer la position-
des Thermopyles, s'il ne les avait pas visitées lui-même; que de plus,
en sa qualité de petit-fils d'Hercule, il avait nécessairement ouï par-
ler d'un lieu célèbre dans les légendes héroïques de sa divine famille;
enfin on voit, par le témoignage même d'Hérodote, que les Grecs
confédérés appréciaient toute l'importance desThermopyles, puisqu'ils
y avaient dirigé un corps considérable, et que leur flotte, en venant
stationner à la pointe nord de l'île d'OEubée, avait en vue d'empêcher
les Perses de tourner cette position par un débarquement opéré sur la
côte de la Locride, en arrière du défilé.
J'ai eu le bonheur, il y a quelques années, de passer trois jours aux
Thermopyles, et j'ai grimpé, non sans émotion, tout prosaïque que je
sois, le petit tertre où expirèrent les derniers des trois cents. Là, au lieu
du lion de pierre élevé jadis à leur mémoire par les Spartiates, on voit
aujourd'hui un corps-de-garde de chorophy laques ou gendarmes portant
des casques en cuir bouilli. Bien que le défilé soit devenu une plaine très
large par suite des atterrissemens du Sperchius, bien que cette plaine
soit plantée de betteraves dont un de nos compatriotes fait du sucre, il
ne faut pas un grand effort d'imagination pour se représenter les Ther-
mopyles telles qu'elles étaient cinq siècles avant notre ère. A leur gau-
che, les Grecs avaient un mur de rochers infranchissables; à leur
droite, une côte vaseuse, inaccessible aux embarcations; enfin, entre
eux et l'ennemi s'élevait un mur pélasgique, c'est-à-dire construit en
blocs de pierre longs de deux ou trois mètres et épais à proportion.
Ajoutez à cela les meilleures armes alors en usage et la connaissance
approfondie de l'école de bataillon. Au contraire, les Perses, avec leurs
bonnets de feutre et leurs boucliers d'osier, ne savaient que courir
pêle-mêle en avant, comme des moutons qui se pressent à la porte d'un
abattoir. On m'a montré à Athènes des pointes de flèches persanes trou-
vées aux thermopyles, à Marathon, à Platée; elles sont en silex. Pau-
vres sauvages, n'ayez jamais rien à démêler avec les Européens! S'il
y a lieu de s'étonner de quelque chose, c'est que ce passage extraordi-
naire ait été forcé. Léonidas eut le tort d'occuper de sa personne un
poste imprenable et de s'amuser à tuer des Persans, tandis qu'il aban-
donnait à un lâche, la garde d'un autre défilé moins difficile, qui vient
déboucher à deux lieues en arrière desThermopyles. Il mourut en
héros; mais qu'on se représente, si l'on peut, son retour à Sparte, anr
nonçant qu'il laissait aux mains du barbare les clés de la Grèce?
DE L'HISTOIRE ANCIENNE DE LA GRÈCE. 849
Voilà dans sa nudité le fait raconté par Hérodote en poète et en poète
grec, c'est-à-dire qui recherche le beau et le met en relief avec autant
de soin que quelques poètes aujourd'hui recherchent le laid et se com-
plaisent à la peinture des turpitudes humaines. La fiction, dira-t-on,
vaut mieux que la vérité. Peut-être; mais c'est en abusant des Ther-
mopyles et de la prétendue facilité qu'ont trois cents hommes libres à
résister à trois millions d'esclaves, que les orateurs de l'Italie sont par-
venus à laisser les Piémontais se battre tout seuls contre les Autri-
chiens.
Ce n'est pas chose nouvelle que de reprendre Hérodote, et le bon-
homme a été si mal traité autrefois, qu'en faveur de la justice tardive
qu'on lui rend aujourd'hui, il pardonnera sans doute à M. Grote quel-
que réserve à se servir des admirables matériaux qu'il nous a laissés.
Contredire Thucydide est une hardiesse bien plus grande, et l'idée seule
a de quoi faire trembler tous les érudits. J'ai cité tout à l'heure une
erreur, volontaire ou non, d'Hérodote; en voici une de Thucydide
beaucoup plus grave, et qui n'a point échappé au sévère contrôle de
M. Grote. Sa critique est-elle juste? On peut le croire: pour convaincre
Thucydide, M. Grote n'emploiera d'autres preuves que celles que lui
fournira Thucydide lui-même.
Il s'agit du jugement célèbre qu'il porte contre Cléon. C'est à Cléon,
pour le dire en passant, que nous devons « l'histoire de la guerre du
Péloponnèse, » car il fit bannir Thucydide, qui, voyant se fermer pour
lui la carrière politique, écrivit l'histoire de son temps. La postérité,
loin d'en savoir gré à Cléon, a toujours fait de son nom un synonyme
de la bassesse acharnée contre le talent. Et, comme si ce n'était pas
assez de la plume de fer de l'historien, Aristophane, avec ses railleries
acérées, est venu donner le coup de grâce au malencontreux corroyeur.
La Guerre du Péloponnèse et les Chevaliers, n'en est-ce point assez pour
enterrer un homme dans la fange? Aussi tout helléniste tient Cléon
pour un tribun factieux et pour un concussionnaire. Suivant M. Grote,
Cléon n'est point encore jugé, et cette opinion si nouvelle mérite qu'on
l'examine de près. Rappelons-nous que M. Grote n'est point un par-
tisan à outrance de la démocratie, et qu'il fuit le paradoxe. Ce n'est
pas parce que Cléon fut un corroyeur, ce n'est pas parce qu'il fut l'idole
de la lie du peuple que M. Grote prend sa défense, le seul sentiment
de la justice l'anime, et c'est pour avoir lu avec attention les pièces du
procès qu'il en demande la révision.
Oublions d'abord, nous dit-il, les facéties plus ou moins venimeuses
d'Aristophane, qui n'est pas plus une autorité en matière d'histoire
ancienne que les spirituels auteurs du Punch ou du Charivari n'en sont
une pour l'histoire de notre temps. Un rapprochement curieux donne
la valeur du témoignage d'Aristophane. La représentation des Nuées
850 REVUE DES DEUX MONDES.
précéda d'un an celle des Chevaliers; on en peut conclure que vers ce
temps-là, pour frapper ainsi à tort et à travers Socrate et Cléon, Aris-
tophane notait pas toujours honnêtement inspiré.
Quant à Thucydide, M. Grote nous prouve que le grand historien,
homme de guerre fort médiocre, laissa prendre à sa harbe, et par une
impardonnable négligence, une place très importante, qu'il devait et
qu'il aurait pu facilement détendre. 11 pensait à autre chose ce jour-là;
peut-être écrivait-il l'oraison funèbre des Athéniens morts à Samos,
tandis que Brasidas surprenait Amphipoiis. Thucydide fut jugé selon
les lois de son pays. Cléon exagéra peut-être son manque de vigilance;
quant aux conséquences de sa faute, elles étaient déplorables, et les
juges ne furent pas plus sévères alors que ne serait aujourd'hui un
conseil de guerre dans un cas semblable. Éloigné des affaires par un
parti politique, Thucydide a jugé ce parti, et surtout son chef, avec
une rigueur où se trahit un sentiment d'inimitié personnelle. Lui-
même en fournit des preuves par la manière dont il apprécie les actes
de ses adversaires. Choisissons l'exemple le plus notable, la prise de
Sphactérie par Cléon.
La guerre du Péloponnèse durait depuis plusieurs années avec des
chances diverses, sans que la fortune se déclarât ouvertement pour
Athènes ou pour Lacédémone.Bans le Pnyx, on était divisé sur la po-
Mtique à suivre. Les uns, on les appelait les oligarques, inclinaient à la
paix; les autres, c'étaient les démocrates, voulaient continuer la guerre
avec un redoublement d'activité. Les premiers, habitués à reconnaître
l'ancienne suprématie de Sparte, étaient prêts à s'y soumettre encore,
croyant qu'on pouvait faire bon marché d'une insignifiante question
d'amour-propre, lorsqu'il s'agissait d'acheter par cette concession le re-
tour de la prospérité matérielle. Les autres, an contraire, s'indignaient
d'accepter une position secondaire, et revendiquaient pour leur patrie le
droit de ne traiter avec Sparte que d'égale à égale. Cléon fit prévaloir
la politique belliqueuse, et, en dirigeant lui-même les opérations mili-
taires, il porta à la rivale d'Athènes le coup le plus terrible qu'elle eût
encore reçu. Toute la flotte lacédémonienne fut capturée à Sphactérie,
et un corps de troupes, où l'on comptait cent vingt Spartiates, bloqué
dans cette île, mit bas les armes devant Cléon. Jusqu'alors on avait ré-
puté les Spartiates invincibles sur terre* Ils vivaient sur leur vieille
réputation des Thermopyles, et l'on croyait qu'on pouvait peut-être
les tuer, jamais les prendre. Cette renommée tomba avec Sphactérie.
Lacédémone fut humiliée, et demanda la paix. Pour quelque temps, la
supériorité d'Athènes fut établie dans toute la Grèce.
C'est pourtant cette expédition de Sphactérie que Thucydide s'est ef-
forcé de rabaisser comme la plus facile des entreprises, bien plus,
comme une faute politique énorme. Ceux qui voulaient la paix achetée
DE L'HISTOIRE ANCIENNE DE LA GRÈCE. 8S1
par des concessions sont, à ses yeux, les seuls gens habiles', et, à l'ap-
pui de son opinion, Thucydide rattache à l'affaire de Sphactérie les
désastres qui accablèrent Athènes quelques années plus tard. Cette
manière d'argumenter est aiusi facile que de faire des prédictions après
les événemens; mais il oublie que ces désastres furent les conséquences
de fautes déplorables qu'on ne peut imputer a Gléon. Athènes, enivrée
de ses succès, méprisa ses ennemis, les irrita, les humilia sans les
écraser; puis, comme tous les présomptueux, elle finit par expier
cruellement sa folle témérité. Tout cela ne prouve rien contre Cléon.
Peut-être après la prise de Sphackrie eut-il le tort de ne pas conseiller
une paix glorieuse, mais il ne s'ensuit pas qu'il ne l'eût pas préparée
par la vigueur de ses dispositions.
Aux yeux de M. Grote, Cléon est le représentant d'une classe de ci-
toyens nouvelle encore en Grèce au temps de Thucydide, et formée
par les institutions populaires de Clisthèncs et de Périelès. La consti-
tution athénienne avait ouvert à tous les citoyens la carrière des em-
plois politiques, mais long-temps elle ne put détruire les vieilles habi-
tudes et le respect enraciné pour les familles illustres. Un fait analogue
s'est reproduit à Uome. Lorsque les plébéiens eurent obtenu, après de
longs efforts, le droit de prétendre au consulat, ils ne nommèrent d'a-
bord que des patriciens. De même à Athènes, les familles illustres et
les grands propriétaires territoriaux furent long-temps, malgré la con-
stitution la plus démocratique, en possession de fournir seuls à la ré-
publique ses généraux et ses hommes d'état. Périelès, en remettant
la discussion de toutes les affaires à l'assemblée du peuple, avait
créé le pouvoir des orateurs. Il était lui-même le plus éloquent des
Grecs, et il offrit pendant près de quarante années le spectacle admi-
rable d'un talent merveilleux, faisant toujours prévaloir la raison et le
bon sens. Après lui, l'éloquence continua à régner dans les assem-
blées; mais bien souvent, dans les démocraties, c'est la passion et la
violence du langage qu'on appelle de ce nom. Sans doute, Cléon n'eut
pas plus l'éloquence de Périelès que son incorruptible probité, mais il
continua pourtant sa politique, et l'on ne peut alléguer contre lui au-
cune violence, aucune mesure contraire aux lois de son pays. On
cherche en vain dans ses actes de quoi justifier l'indignation et la haine
qui s'attachent à sa mémoire. Vraisemblablement, Cléon demeura au-
dessous de sa tâche, car ce n'est pas impunément qu'on succède à Pé-
rielès; mais on peut croire, avec M. Grote, que le grand grief de ses
contemporains fut qu'homme nouveau, pour parler comme les Ro-
mains, il aspira le premier aux honneurs, et qu'il constata le premier
l'égalité des droits de tons les citoyens.
Bien des gens aujourd'hui sauront un gré infini à Cléon d'avoir été
corroyeur, et se le représenteront comme un ouvrier démocrate tan-
852 REVUE DES DEUX MONDES.
nant le cuir le matin et pérorant le soir dans les clubs. Il n'en est
rien, et ce point vaut la peine qu'on s'y arrête; je laisserai M. Grote un
instant pour rechercher quelles gens étaient les démocrates d'Athènes,
quatre cents ans avant J.-Ç. — Cléon sans doute était corroyeur, c'est-
à-dire qu'il possédait, exploitait des esclaves, lesquels préparaient les
cuirs, mais il n'était pas plus artisan que plusieurs de nos candidats pari-
siens aux élections de 1848n'étaientouvriers, bien qu'ils en usurpassent
le titre. Un homme libre ne travaillait guère de ses mains à Athènes, et
comment cela lui aurait-il été possible? Tout citoyen d'Athènes était à la
fois juré, soldat et marin. Tantôt il lui fallait siéger dans sa dicastérie,
et passer souvent plusieurs journées à juger des procès, moyennant
trois oboles par séance; tantôt on le plaçait devant une rame et on l'en-
voyait en station pour plusieurs mois dans l'Archipel; ou bien, cou-
vert des armes qu'il lui fallait acheter de ses deniers, il partait pour
laThrace ou la côte d'Asie, payé, il est vrai, un peu plus cher qu'un
juge, lorsqu'il posséd ut un cheval ou bien les armes d'uniforme dans
l'infanterie de ligne. S'il eût été artisan, que seraient devenues cepen-
dant ses pratiques? qui aurait pris soin de sa boutique et des instru-
irons de son métier? L'homme libre, le citoyen se battait, votait dans
Yagora, jugeait au tribunal, mais il aurait cru s'aviiir en faisant œuvre
de ses dix doigts. Pour travailler, on avait des esclaves, et tel qui n'au-
rait pas eu le moyen d'avoir un bœuf dans son étable était le maître
de plusieurs bipèdes sans plumes ayant une aine immortelle. Ces es-
claves faisaient les affaires domestiques et exerçaient la plupart des
métiers, concurremment avec un certain nombre d'étrangers qui, pro-
tégés par les lois d'Athènes, faisaient fleurir l'industrie dans la ville, à
la condition de ne jamais se mêler de politique. On sait que s'immiscer
des affaires de la république, pour un étranger domicilié, pour un me-
tœque, c'était un cas pendable.
On est tenté de se demander si cette abominable institution de l'es-
clavage n'était pas intimement liée avec l'existence des démocraties
antiques, et si elle n'était pas au !ond la base de l'égalité politique entre
tous les citoyens. Dans l'antiquité, nul homme libre ne devait son exis-
tence à un autre homme libre. C'était de la république seule qu'il re-
cevait un salaire, et, son esclave étant sa chose, il pouvait se dire à bon
droit qu'il n'avait besoin de personne. La différence de fortune mar-
quait cependant des distinctions inévitables entre les citoyens; mais
comment ne pas reconnaître pour son égal celui qui délibère avec vous
dans le même tribunal, qui serre son bouclier contre le vôtre dans la
même phalange ou sur le même vaisseau? Ajoutez que, débarrassé
par ses esclaves des préoccupations de la vie matérielle, le citoyen d'une
ville grecque demeurait tout entier à la vie politique. Il avait le temps
d'apprendre les lois de sa patrie, d'en étudier les institutions et de se
DE L'HISTOIRE ANCIENNE DE LA GRÈCE. 853
les rendre aussi familières que le peuvent faire chez nous les hommes
qu'on appelle par excellence \es représentans du peuple. Enfin, ce qui
est particulièrement essentiel dans une démocratie, la communauté
de pensées nobles et généreuses, l'amour de la gloire et le respect de
soi-même, tous ces sentimens étaient entretenus et fortifiés sans cesse
parmi ces citoyens qui, riches ou pauvres, laissaient à des esclaves tous
les travaux manuels et bas.
Car il faut bien le dire, il y a des professions inférieures les unes re-
lativement aux autres, et, quelque partisan de l'égalité que l'on soit, il
est impossible de les avoir toutes en même estime. Interrogez ces ou-
vriers qui travaillent ensemble à bâtir un édifice. Voyez la fierté de
celui qui vous dit qu'il est maçon et l'air humilié ou colère de cet autre,
obligé de convenir qu'il est garçon. Le premier se croit le bras droit
de l'architecte, le second sait qu'il n'est que le bras droit du maçon,
pour lequel il prépare les pierres et le plâtre. Que sera-ce si l'on com-
pare des professions encore moins rapprochées, si l'on oppose, par
exemple, aux travailleurs de la pensée les travailleurs de l'aiguille ou
du hoyau? Les premiers, qui ont des idées philosophiques, aujourd'hui
surtout, ne se croiront peut-être pas plus utiles que les autres à la chose
publique et fraterniseront volontiers avec les artisans; mais ces derniers
se défendront-ils toujours d'un sentiment de jalousie et ne réclameront-
ils pas quelquefois l'égalité de droits d'une façon qui ne sera ni mo-
dérée ni fraternelle? Dans nos sociétés modernes, la position de l'ouvrier
vivant du salaire que lui donne un de ses concitoyenstient de celle de
l'homme libre et de celle de l'esclave. Dans les sociétés antiques, les
deux positions étaient nettement tranchées, et, à vrai dire, tout homme
libre était un être privilégié, un aristocrate.
Ces tristes réflexions m'ont entraîné un peu loin du livre de M. Grote.
J'y reviens pour signaler un de ses chapitres les plus remarquables,
celui où il raconte et explique l'étonnante prospérité d'Athènes, si voi-
sine de sa ruine, complète en apparence, à la suite de l'invasion persane; .
Rien de plus extraordinaire et de plus intéressant, en effet, que d'étu-
dier un si prodigieux changement de fortune. Les mêmes hommes
qui avaient vu deux fois l'Acropole au pouvoir du barbare, leurs tem-
ples détruits, leurs maisons livrées aux flammes, ces mêmes hommes,
pour qui le sol de la patrie n'avait été long-temps que le tillac de leurs
galères, se retrouvaient causant à l'ombre des portiques de marbre du
Parthénon, au tintement de l'or mesuré par boisseaux dans le trésor
de Minerve; devant eux s'élevaient les statues d'or et d'ivoire, ouvrages
de Phidias, ou, s'ils portaient la vue plus au loin, elle s'arrêtait sur une
mer couverte de vaisseaux apportant au Pirée les productions de tout
le monde connu. Bien plus, ces vieux marins que les Perses avaient
réduits quelque temps à la vie des pirates, maintenant commodément
854 HEVUK DES DEUX MONDES.
assis dans un vaste théâtre, s'attendrissaient aux malheurs de ce grand
roi qu'ils avaient si vigoureusement châtié huit ans auparavant (I).
Devenus juges compétens de la poésie la plus sublime, ils pleuraient
aux lamentations de Darius et d'Atossa chantées par un des leurs, par
un soldat de Salamine et de Platée.
La génération d'Eschyle vit les plus grands malheurs et la [dus
grande gloire d'Athènes. Cette gloire, cette prospérité, furent dues «à la
révélation de sa puissance maritime. Xercès obligea les Athéniens à
devenir matelots, et ils régnèrent sur la mer après la bataille de Sala-
mine. Ardens à la poursuite du barbare, ils fondèrent une ligue où
entrèrent toutes les villes grecques qui avaient des vaisseaux, c'est-à-dire
toutes les villes commerçantes. Bientôt leurs alliés, moins belliqueux,
se rachetèrent du service militaire en payant des tri renies athéniennes.
Dès ce moment, ils cessèrent d'être alliés, ils devinrent tributaires;
mais cela se fit sans violence et par une transition presque insensible.
Les contributions que payaient les alliés devaient autrefois être em-
ployées à faire la guerre aux Perses et ta les éloigner des mers de la
Grèce; mais les Perses avaient demandé la paix, et aucun pavillon
étranger ne se hasardait plus en vue des côtes de la Grèce, toujours
bien gardées par les vaisseaux athéniens. Athènes cependant continuait
de percevoir les contributions de guerre : elle les employait à bâtir
ses temples, à fortifier ses ports. M. Grote me paraît un peu indulgent
pour cette interprétation des traités. « La domination d'Athènes, dit il,
était douce, intelligente, et ses alliés, riches et tranquilles sous sa pro-
tection redoutable, n'avaient point de plaintes réelles à former. » Cela
n'est pas douteux; mais, de quelque manière que l'on envisage la
question, il est impossible de ne pas voir dans ce protectorat qui s'im-
pose graduellement tous les caractères d'une usurpation.
En général, on surprend chez M. Grote une certaine partialité pour
Athènes, et aussi je ne sais quelle aversion, qui se trahit comme à
son insu, contre sa rivale, Lacédémone. Il y a peut-être dans ce senti-
ment une réaction involontaire contre l'esprit anti -démocratique qui
a dicté la plupart des histoires de la Grèce écrites en Angleterre.
M. Grote a protesté avec raison contre cette tendance. D'un autre côté,
à examiner de près les institutions et le caractère des deux républiques
rivales, comment se défendre de cette séduction exercée par un peu-
ple si spirituel, si communicatif, et qui a tant fait pour l'humanité?
A cette démocratie d'Athènes, qui sait respecter la liberté de l'individu,
qui toujours répand autour d'elle les bienfaits de ses arts et de sa civi-
lisation perfectionnée, que l'on oppose le gouvernement oligarchique
(1) Le Partfcénon fut achevé en 432 avant Jésus-Christ. La tragédie des Perses fut
représentée en 472. La bataille de Salamine est de 480.
DE L HISTOIRE ANCIENNE DE LA GRECE.
de Sparte, méfiant, cruel, souvent absurde, ennemi de tout progrès,
jaloux de ses voisins et s'isolant par système. Ici un peuple enthousiaste
pour les grandes choses, entraîné quelquefois à des fautes par une gé-
néreuse ambition, plus souvent par pur amour de la gloire; là une na-
tion, disons mieux, une caste brutale, dominatrice, ignorante et ne con-
naissant d'autre droit que la force, voulant tout rapetisser au niveau de
son ignorance, et n'ayant pour toute vertu qu'un patriotisme étroit ou
plutôt un orgueil exclusif. Athènes nous apparaît comme une école ou-
verte où toutes les qualités, tous les instincts se développent et se per-
fectionnent pour le bonheur de l'humanité; — Sparte, comme une ca-
serne où l'on ne prend qu'un esprit de corps arrogant, où l'on façonne
les hommes, pour ainsi dire, dans le même moule, jusqu'à les faire
penser et agir par l'inspiration de cinq, inquisiteurs. Qui pourrait hé-
siter entre ces deux gouvernemens, qui pourrait refuser ses sympathies
à celui d'Athènes?
En lisant les deux derniers volumes de l'histoire de la Grèce, je me
suis rappelé un aphorisme célèbre de Montesquieu, et me suis de-
mandé si, en Grèce, le principe de la démocratie a été en effet la vertus
— L'homme qui a préparé la grandeur d'Athènes en lui ouvrant la mer,
celui qui a repoussé l'invasion persane, Thémistocle, était, pour appe-
ler les choses par leur nom, un traître et un voleur. A Salamine, il
obligea les Grecs à jouer le tout pour le tout; mais lui, il avait pris ses
mesures pour être le premier citoyen de la Grèce, si la Grèce était vic-
torieuse, ou le premier vassal de Xercès, si ses compatriotes succom-
baient dans la lutte. — Pausanias, le vainqueur de Platée,, s'il ne trahis-
sait pas les Grecs dans cette bataille qu'il semble avoir gagnée malgré
lui, Pausanias, peu après, se vendit aux barbares après avoir pillé et
rançonné les Grecs. Démarate, roi banni de Sparte, devenu courtisan
de Xercès, ne lui demandait pour conquérir la Grèce que quelques sacs
d'or. Il se faisait fort de gagner les principaux citoyens de chaque ville,
et il est probable que, si ses conseils eussent été suivis, les Grecs d'Eu-
rope eussent été asservis comme leurs frères de l'Asie-Mineure. En
effet, la cupidité paraît avoir été le vice dominant dans toutes ces pe-
tites républiques, et partout l'homme en place se servait de son pou-
voir pour faire des gains illicites. Ces hommes même qui , par leur
éducation bizarre, par leur orgueil immodéré, semblent plus que les
autres Grecs à l'abri de la corruption, — car quelles jouissances pouvait
procurer l'argent à ceux qui mettaient toute leur vanité à se priver des
douceurs du luxe? — les farouches Spartiates, une fois hors de leur sémi-
naire, se livraient effrontément aux exactions les plus odieuses. Aris-
tide, Périclès, célèbres l'un et l'autre par leur désintéressement, sont
des exceptions au milieu de la corruption de leur patrie, et la renom-
mée qu'ils durent à leur probité suffirait à montrer combien était gé-
856 REVUE DES DEUX MONDES.
nérni le vice dont ils furent exempts. Comment se fait-il que cette so-
ciété si avide, que cette démocratie si facile à corrompre, subsista
long-temps et périt peut-être plutôt par ses fautes que par ses vices? A
mon avis, le grand principe de la démocratie grecque, c'est le respect
de la loi, c'est-à-dire le respect de la majorité. C'était la première idée
qu'un Grec recevait en naissant et qu'il suçait pour ainsi dire avec le
lait. Toutes les républiques de la Grèce se montrent à nous divisées en
factions ennemies; ces factions se combattent, en paroles s'entend,
sur la place publique, et le parti vaincu se soumet paisiblement à la
décision de la majorité. L'idée d'en appeler à la violence est presque
inconnue, et cette discipline des partis, ce respect pour la chose jugée
que nous admirons aujourd'hui dans le parlement anglais, paraît avoir
été familière à tout citoyen grec. Le goût et le talent de l'éloquence
étaient innés chez ce peuple privilégié. Persuader par la parole, telle
était l'ambition de chacun, et, comme chacun espérait persuader un
jour, il obéissait avec empressement au vœu d'un orateur aujourd'hui
bien inspiré, assuré qu'on lui obéirait à lui-même une autre fois. Le
récit de la retraite des dix mille est, je pense, un des exemples les plus
remarquables de cette obéissance absolue que les Grecs montraient
aux décisions de la majorité. Les dix mille, jetés au cœur de l'Asie
sans chefs et sans organisation, se formaient en assemblée dans leur
camp, discutaient leurs marches, leurs mouvemensde retraite, et exé-
cutaient à la lettre les mesures prises à la pluralité des voix. Or, quels
étaient ces soldats? Des aventuriers, rebut de républiques en guerre
les unes contre les autres, des gens perdus de dettes et de crimes, et
faisant métier de vendre leur bravoure au plus offrant. Si un pareil
ramas d'hommes se disciplinait si facilement, on peut juger de ce qu'é-
taient des citoyens pères de famille, attachés au sol de la patrie et
nourris dans le respect de leurs institutions. Concluons que, si on ne
peut rendre les hommes plus vertueux, il est possible de les rendre
plus disciplinés, plus attentifs à leurs intérêts. C'est le résultat que les
législateurs grecs avaient obtenu, et, plus que jamais, nous devrions
étudier leurs institutions aujourd'hui.
P. Mérimée.
DES ÉLECTIOxNS
ET
DE L'ASSEMBLÉE LEGISLATIVE,
Le public de Paris commence à se remettre, avec sa mobilité habi-
tuelle, de la profonde consternation où il s'était laissé tomber le len-
demain des élections. Ce qui nous surprenait, pour notre part, en
parcourant naguère encore cette capitale stupéfaite, c'est qu'après le
24 février et le 27 juin, elle pût encore être surprise de quelque
chose. Une ville qui avait vécu trois mois sous le régime du gouver-
nement provisoire, qui avait vu pendant trois jours des ruisseaux de
sang sillonner ses rues, avait donné, nous le pensions, dans ces
épreuves, à la fois la mesure de son mal et la mesure de ses forces.
Échappés d'un tel péril par un tel effort, il y avait lieu de nous croire
désormais à l'abri de l'illusion comme de l'épouvante. Une sécurité
trompeuse ne semblait plus permise à ceux qui avaient senti un gou-
vernement et une armée s'évanouir une fois tout d'un coup entre
leurs mains; mais la terreur ne devait plus pouvoir atteindre ceux
qui, sans gouvernement, sans armée, avaient su, une fois aussi, se-
couer l'étreinte des factions. Donnerons-nous toujours le spectacle de
ces alternatives d'héroïsme et de timidité? Ne cesserons-nous jamais
de croire que tout est sauvé, ou que tout est perdu?
Mais, disait-on , les partis ne sont pas découragés; mais de funestes
8"JS UEVCE DES DEUX MONDES.
doctrines, une fois comprimées dans leur expression violente, ont fait
un travail souterrain; mais des parties saines du corps social ont été
entamées par la contagion; mais le suffrage universel, hardi et sensé
aux deux épreuves précédentes, s'est montré en plus d'un lieu lan-
guissant dans l'exercice de ses droits, crédule à de fausses promesses,
accessible a des appétits brutaux. Vraiment en sommes-nous là? c'est
là ce qui nous étonne ! Et à quoi pensions-nous depuis quinze mois, si
de pareils faits nous prennent au dépourvu? Parce que le socialisme
était battu dans nos faubourgs et réfuté dans nos livres, pensions-nous
- avoir déraciné, une fois pour toutes, ses véritables points d'appui? Ne
lui restait-il pas sa grande base d'opérations, la crédulité du pauvre
qui souffre, l'impatience du subordonné qui obéit, le malaise des am-
bitions mécontentes, cette misère, son œuvre et son instrument, qu'il
produit et qu'il exploite, en un mot tout ce grand domaine que les
vices, les malheurs et les passions humaines tiennent sans cesse ouvert
à son infernale puissance? Il semait dans ce vaste champ à ciel dé-
couvert; vous le saviez, vous le voyiez faire : il moissonne aujour-
d'hui. Ce n'est pas rassurant sans doute, mais c'est assez naturel. Et
nos nouvelles institutions politiques, est-ce que nous ne savions pas
qu'elles ne gardaient que trop l'empreinte de l'esprit de désordre des
temps malheureux où elles ont pris naissance? est-ce que tant d'hommes,
parmi leurs auteurs, dont la main était plus habituée à ébranler la
société qu'à la combattre, n'y avaient pas laissé leur cachet? N'étions-
nous pas prévenus, dès le premier jour, qu'elles laissaient toutes les
écluses ouvertes au flot révolutionnaire, et que, si l'esprit de résistance
essayait de s'appuyer sur elles, le seul poids du corps ferait fléchir ces
digues bâties sur le sable? Cela est arrivé, voilà tout. Naïf comme l'en-
fance, fécond en heureuses inspirations, éclairé souvent par les traits
d'un bon sens naturel, le suffrage universel, encore bien nouveau
parmi nous, a eu la mobilité et l'inexpérience de sondage. Il a cru à la
parole du premier venu; il s'est joué parfois de lui-même. Mécontent,
et à bon droit, d'un présent que les révolutions lui ont faits! dur, déçu
dans plus d'une attente, il a ouvert l'oreille aux espérances fallacieuses
d'un avenir idéal. Les médecins ne l'ayant pas guéri sur-le-champ, il
a voulu essayer des empiriques. Tel qui adorait au 10 décembre le
grand nom de Napoléon vient d'évoquer les revenans de 93, et cela
toujours par le même motif, par l'agitation que donne le malaise, par
cette confiance aveugle qui pousse les masses dans les bras d'un homme,
par le puéril espoir d'en finir d'un coup avec tout ce qui gêne. L'arti-^
ficieux système du scrutin de liste, que nous avons dénoncé dès le pre-
mier jour et qui se résume à tenir les candidats et les électeurs hors
de vue les uns des autres, a aussi porté ses fruits attendus. Il a donné
au scrutin électoral tout le hasard d'une loterie où la société, j'en con-
DES ÉLECTIONS ET DE L' ASSEMBLÉE LÉGISLATIVE. 859
viens, n'a pas gagné tous les lots; mais tout cela était prévu, prédit,
-écrit, pour ainsi dire, par avance dans le texte même de nos lois. Vous
qui vous récriez, vous aviez donc oublié deux choses : la révolution et
la constitution de i848!
Hélas! oui, nous l'oubliions, mais d'autres ne l'oubliaient pas. Pen-
dant que Paris déridait son front et dépouillait ses vêtemens de deuil,
pendant que nous allions admirer sou éclat renaissant dans ses fêtes et
ses promenades ranimées, pendant que nous respirions la douceur de
l'air et que notre poitrine soulagée reprenait haleine, d'autres, à nos
côtés, sous nos yeux, ne perdaient pas une seule minute de ces jours
de trêve. Incessamment mêlés à la foule, ils allaient compter tout ce
que le spectacle de la richesse, même modeste et bienfaisante, peut
faire passer d'impressions pénibles dans le cœur des moins heureux.
Ils versaient de nouveau le venin dans les blessures à peine cicatrisées.
Pendant que nous regardions défiler ces belles troupes, symbole de
l'ordre et défense de nos nuits tranquilles, ils se souvenaient qu'à un
jour donné ces armes étaient tombées comme d'elles-mêmes des mains
qui les tenaient, et, pénétrant dans les rangs, ils s'ingéniaient à re-
trouver le secret de ces étranges défaillances. Si les orages de l'an passé
avaient laissé entre eux quelques différends, ils les accommodaient en
silence. Coups de fusil échangés sur la place publique, coups de poing
assénés dans la salle des conférences, outrages empruntés aux gros-
siers vocabulaires des halles, calomnies réciproques, tout était effacé,
tout cédait à l'entraînement d'une haine commune. Des listes où se
trouvaient côte à côte ceux qui avaient ordonné la mitraille en juin et
ceux qui l'avaient reçue en pleine poitrine émanaient de l'officine du
parti, et la consigne, répétée tout bas de bouche en bouche, passait de
Dunkerque à Perpignan. Pendant ce temps, que faisaient les défenseurs
de l'ordre? Ils dépensaient à plaisir, en fantaisies individuelles, un petit
trésor de forces amassé au prix du sang. Chaque couleur, chaque
nuance avait son candidat de prédilection. Beaucoup ne trouvaient pas
leurs opinions suffisamment bien représentées, si elles ne l'étaient en
leurs personnes. La plupart des départemens s'isolant, dans une hu-
meur assez légitime, mais exagérée, contre la capitale, procédaient cha-
cun à sa guise, sans envoyer de lumières et sans accepter de conseils.
S'agissait-il de prêcher l'union? l'éloquence ne tarissait pas. S'agissait-
il de la pratiquer? tout le monde faisait ses réserves. Le marchand de
Paris s'inquiétait de la réaction : l'excès du bien lui paraissait , disait-il
avec complaisance, redoutable autant que l'excès du mal. Le paysan
de Bretagne voulait, en fait d'opinion, des traditions et des quartiers
irréprochables; le protestant du midi préférait le credo révolutionnaire
au symbole de la foi catholique. Si les hommes éminens de chacun des
anciens partis politiques s'essayaient à opérer entre eux des transac-
860 REVUE DES DEUX MONDES.
tions équitables, il fallait voir à quelles récriminations de leurs amis, à
quelles méfiances de leurs anciens adversaires celle tentative patriotique
les laissait en butte. Toute prétention de mettre au pas les ambitions et
les vanités était accueillie avec une humeur mal déguisée et une raillerie
de bon goût dans cette société que la moindre règle fatigue, que la
moindre supériorité offusque, et où tout ce qui reste de discipline
semble, par un piquant contraste, s'être réfugié dans le camp des par-
tis anarchiques. Et le gouvernement, ce gouvernement appelé de tant
de vœux, entouré de tant d'écueils, marchant sur un terrain mobile,
en présence d'une hostilité acharnée et sous le feu d'une conspiration
permanente, quel appui trouvail-il dans ceux qui l'avaient porté là? Il
était le gouvernement; c'est tout dire. N'est-il pas convenu, en France,
que le gouvernement est né pour servir d'exercice à la critique des
bons esprits? N'est-il pas convenu qu'on doit demander toute protec-
tion au gouvernement et ne lui prêter jamais aucun appui? Tout gou-
vernement n'est-il pas, sous peine de mort, condamné à êlre infaillible?
Voilà à quels jeux nous nous livrions de nouveau sur la glace à peine
épaissie qui nous séparait de l'abîme. Dieu merci ! cette fois l'abîme
n'a fait que s'entr'ouvrir sous nos pas, juste assez pour nous effrayer,
pas assez pour nous engloutir.
Nous voudrions en effet, en examinant de sang-froid la situation
nouvelle que les élections nous ont faite, conserver ce qu'il y a de sa-
lutaire dans cet effroi sans affaiblir à nos propres yeux tout ce qui nous
reste de moyens et de garanties de salut. Une assemblée dont les deux
tiers au moins sont sincèrement dévoués à notre cause, tel est le pro-
duit de ces élections, qui ont donné lieu à tant d'espérances et à tant
de craintes. C'est bien assez pour nous défendre; nous sommes heureux
que ce ne soit pas assez pour nous rassurer complètement. Si cette as-
semblée comprend son rôle, tel au moins qu'il nous apparaît, c'est à
nous maintenir dans cet état, non pas d'alarmes, mais de vigilance,
qu'elle doit travailler sans relâche. Sa tâche est de nous convaincre de
la profondeur de notre mai autant que de nous en préserver. La perte
a été dans l'illusion. Le salut est dans la lumière. Qu'aucune tranquil-
lité de la surface ne lui fasse donc perdre de vue ce qui s'agite à des
couches où notre regard pénètre difficilement, ce qui se médite dans
ces retraites où la révolution a depuis long-temps l'habitude de faire sa
veillée d'armes dans l'ombre et dans le silence; qu'aucune question ac-
cessoire, qu'aucun intérêt passager ne vienne distraire son attention.
L'assemblée doit faire en sorte qu'entre le socialisme et la société aucun
nuage ne s'interpose.
Autant qu'on en peut juger par la simple liste des noms propres, la
nature de sa composition lui rend cette position nette non-seulement
facile, mais obligatoire. Il n'est personne qui n'ait remarqué quelle
DES ÉLECTIONS ET DE L' ASSEMBLÉE LÉGISLATIVE. 861
préférence le suffrage universel avait manifestée cette fois, dans l'un
comme dans l'autre camp, pour les opinions bien tranchées et les
caractères bien connus. Là où il s'est montré intelligent des dangers
publics, il a été chercher, sans hésiter, parmi les vétérans de la vie
politique ceux dont la conduite passée avait fait preuve de décision et
d'énergie. Les noms qui effrayaient la timidité de certaines opinions
moyennes sont ail contraire ceux qui, par leur éclat, ont agi le plus ef-
ficacement sur l'esprit simple des masses. La majorité de l'assemblée
comptera dans son sein, à quelques exceptions près qui sont dans toutes
les bouches et que nous espérons ne pas regretter toujours, les servi-
teurs les plus éminens des deux monarchies passées. En les mettant côte
à côte sur les mêmes bancs et le plus souvent sur les mêmes listes, en
oubliant leurs torts communs, le corps électoral a voulu sans doute
leur donner l'exemple d'oublier aussi leurs griefs réciproques. Il n'a
vu qu'une seule chose : leur dévouement aux principes sociaux et la
fermeté qu'à des époques et sous des drapeaux différens ils avaient dé-
ployée pour les défendre. En revanche, là où l'entraînement révolu-
tionnaire s'est emparé des populations, aucun excès de langage, aucun
dévergondage d'imagination ne les a fait reculer. Ni le danger de dés-
organiser devant l'étranger menaçant les rangs de notre belle armée et
d'humilier la dignité du commandement, ni la crainte de dégrader les
annales de notre histoire par les monumens d'une brutale ignorance,
ni le cynisme des provocations sanguinaires, rien n'a arrêté l'expres-
sion de leurs instincts égarés. De ces deux mouvemens en sens con-
traire, impétueux et francs l'un et l'autre comme tout ce qui est popu-
laire, doit sortir l'assemblée la plus distinctement tranchée en deux
partis dont les fastes parlementaires aient jamais fait mention. Tout
différera, on le voit déjà, entre les bancs opposés de cette chambre nou-
velle, à commencer par le langage et par l'aspect extérieur. La société
comptera ses meilleurs défenseurs pour faire tête à ses plus farouches
assaillans. Nous aurons, d'un côté, beaucoup de renommée, et de
l'autre, faute de mieux, au moins beaucoup de bruit. Nous nous en ap-
plaudissons pour notre part : si la France a quelque sentiment et quelque
mémoire d'elle-même, nous verrons bien dans lequel de ces deux mi-
roirs il lui plaît de se regarder pour se reconnaître.
Mais cela même indique à la majorité de l'assemblée la seule ligne
de conduite qui soit ouverte devant elle. Dire que le jour des transac-
tions bâtardes entre l'ordre et le désordre est passé, c'est dire aussi que
le temps des partis énergiques est venu. Le sort de l'assemblée qui
vient de finir est instructif. Elle a eu deux phases bien différentes. Dans
la première, elle a défendu l'ordre compromis, mais elle l'a toujours
défendu à la dernière heure et aux moindres frais de répression pos-
sible, se laissant pousser, presser par l'opinion et les événemens, et ne
TOME II. 55
862 REVUE DES DEUX MONDES.
faisant jamais pour protéger la société que juste ce qu'elle ne pouvait
négliger sans périr. Plus d'une fois, elle a admis tous les principes du
désordre, sauf à en comprimer violemment les conséquences. Dans la
seconde, une inquiétude étrange s'est emparée d'elle et a comme égaré
son esprit. La haine de certains hommes, une sollicitude sans motif
pour la forme républicaine que rien ne menaçait, l'ont tout d'un coup,
pour ainsi dire, fait reculer dans le camp même de ceux qu'elle venait
de vaincre. Elle a risqué, sur ses derniers jours, de faire renaître dans
la -capitale les scènes sanglantes qui, à son début, avaient failli l'em-
porter elle-même. Ces deux conduites contradictoires, l'une insuffisante
et l'autre dangereuse, expliquent l'impopularité qui l'a frappée aux
yeux du pays. Dans la retraite où la plupart d'entre eux vont retour-
ner, les hommes qui se sont intitulés républicains purs et par excel-
lence réfléchiront sans doute sur les motifs de ce verdict populaire. Ils
comprendront qu'ils ont ignoré le sentiment public en mettant une
question, quelle qu'elle fût, au-dessus de la question sociale, qui seule
doit occuper le terrain. Ils comprendront que ce n'est pas la faute de
la réaction, si la France, bien que rattachée à la république, est pour-
tant trop inquiète du nécessaire, depuis le 24 février, pour porter
beaucoup d'intérêt à ces questions de forme de gouvernement, qui sont
le luxe de la politique. Ils sentiront que c'est pour en avoir fait leur
unique et exclusive affaire que des deux côtés on les a remerciés de
leurs services. Il leur restera ensuite à faire leur choix entre les deux
véritables et sérieux partis qui nous divisent. Du côté de l'ordre, tous
les rangs leur restent ouverts : j'ignore si, de l'autre, on se montrera
aussi tolérant, et si, avant de les admettre, on ne leur demandera pas
de régler certains comptes. C'est leur affaire. En attendant qu'ils aient
décidé de quel côté ils vont porter leur concours, on peut toujours tirer
parti de leur exemple.
Ce qu'ils n'ont pas fait, c'est précisément ce que l'assemblée nouvelle
a mission de faire. Marcher droit au-devant de l'ennemi de la société,
défier hardiment ses attaques, se maintenir toujours sans doute sur
le terrain de la légalité; mais, dans cette enceinte encore assez vaste,
ne pas l'attendre, mais le chercher, voilà ce que la France se promet
de voir faire à cette assemblée dès le premier jour. Elle se dit que ce
ne doit pas être en vain que, par deux batailles et deux scrutins, qui
ont été aussi des batailles, elle est enfin parvenue à remettre du même
côté, à diriger dans le même sens, le droit et la force, l'exécution et la
loi. Elle a accepté tous les défis que lui a jetés l'esprit révolutionnaire :
elle s'est tirée de tous ses pièges; elle a pris patience avec tous ses sub-
terfuges et tous ses délais; elle a donné à ses nouvelles institutions toutes
les consécrations, tous les baptêmes démocratiques qu'il a pu rêver;
elle espère avoir aussi conquis le droit de le regarder en face et de faire
DES ÉLECTIONS ET DE L'ASSEMBLÉE LÉGISLATIVE. 863
hardiment usage contre lui des forces- qu'il lui a laissées. Qui sera fort,
qui aura le droit de parler et dfagir, si ce n'est un président et une
assemblée, élus l'un et l'autre par des millions de suffrages, marchant
de concert et s'appuyant l'un sur l'autre? Où sera l'expression de la
volonté nationale, où sera le droit du commandement, si on ne les re-
connaît pas à ces signes? Nous avons plongé par deux fois notre gou-
vernement nouveau-né, chélif et tremblant, dans les pleines eaux
populaires, au grand hasard de l'y submerger; c'est bien le moins,
puisqu'il en sort vivant, qu'il en sorte aussi invulnérable.
Un tel droit appuyé sur une telle force inquiète, il est aisé de le voir,
tous les chefs les plus avisés d'une minorité chez qui l'emportement
n'exclut pas toute prudence. Ils ne perdent aucun artifice pour arriver à
faire douter la majorité d'elle-même. Les menaces de la rue, les cla-
meurs sur les bancs ne vont pas tarder à s'élever. On a à ce sujet de bons
précédens à suivre. Les fervens disciples du nouvel évangile vont cher-
cher leurs modèles et leurs encouragemens dans les actes de leurs
apôtres et les vies de leurs premiers saints. Ils rappellent déjà avec com-
plaisance comment les vains efforts, les scrupules impuissans des majo-
rités honnêtes, dans nos premières assemblées révolutionnaires, ont été
comprimés par l'audace des minorités. La majorité, dit-on, était con-
stitutionnelle aussi dans l'assemblée qui fit le 10 août. La majorité de
la convention arriva pleine d'horreur contre les massacres de l'Abbaye,
et ce fut elle qui créa les comités de salut public. Ge serait faire une
cruelle injure à l'assemblée nouvelle que de s'arrêter un instant à de
pareilles comparaisons. Quand les Homs qui la composent ne seraient
pas si bien connus, il est tel excès de menace qui, passant son but,
donnerait du cœur aux plus timides. L'histoire profite1 à tout le monde,
et chacun sait, de nos jours, que la faiblesse ne sauve de rien, et que,
quand les échafauds sont dressés, les Vergniaud ne tardent pas à y
suivre les Malesherbes. Mais, si les cœurs sont fermes, les esprits sou-
vent sont atteints de débilités singulières. Il y a une fatale disposi tion à
croire que le mal qui dort est apaisé, et à taxer de provocation impru-
dente toute précaution un peu sévère prise pour l'avenir . Je ne sais
quelle mollesse de conviction nous dispose aussi à croire que le droit et
la vérité se trouvent toujours entre deux parties contendantes et deux
opinions opposées, quelles qu'elles soient. Toutes ces faiblesses de notre
temps vont être exploitées habilement, il faut s'y attendre. Aussi la tac-
tique la plus dangereuse à la longue, bien qu'elle ait paru ridicule de
prime abord, serait celle que le grand apôtre du socialisme lui conseillait
l'autre jour avec une astuce à peine déguisée. S'établir tranquillement
dans l'enceinte de la constitution, y revendiquer les droits que les gou~
vernemens libree accordent aux oppositions régulièreSj établir par con-
séquent une discussion publique, ouverte, quotidienne, dans le sein
864 REVUE DES DEUX MONDES.
même de l'assemblée, sur les principes éternels de la morale et du
droit naturel; traiter la propriété et la famille comme ces institutions
passagères que la loi a faites et peut défaire, et sur lesquelles tout le
monde est appelé à donner son avis; compter ensuite pour le succès ou
la faveur qui s'attache à toute opposition, en France, sur les divisions
naturelles aux majorités parlementaires, tel était le plan de modéra-
tion subite proposé à la secte étonnée par le plus téméraire des nova-
teurs. Il serait par trop piquant de s'y laisser prendre, et qu'un matin
la France apprît que, sur un scrutin de division, par une coalition im-
prévue, le socialisme a renversé la société, comme un cabinet d'oppo-
sition remplaçait autrefois un cabinet conservateur.
Le danger d'une pareille conduite est trop évident; la méprise qui y
donnerait lieu est trop grossière. 11 y a sans doute des socialistes pro-
tégés par la constitution et les lois dans leur qualité d'électeurs, d'é-
crivains, de représentai; mais le socialisme lui-même, Dieu merci,
n'est point encore une opinion constitutionnelle. La constitution pro-
tège les personnes, mais condamne très expressément les doctrines. Et
dans quel moment le socialisme viendrait-il prendre, pour ainsi dire,
droit de bourgeoisie dans l'enceinte de nos institutions? Nous avons
connu l'an dernier, après et surtout avant la révolution de février, un
socialisme bénin, innocent, qui prétendait avoir une panacée certaine
pour guérir, sans opération douloureuse, tous les maux de la société.
Il se vantait de pouvoir donner aux uns sans prendre aux autres.
Reste-t-il encore des socialistes pareils? Nous l'ignorons. Assurément
ils n'ont plus le verbe haut ni le cœur à l'ouvrage. Nous avons connu
aussi un socialisme raisonneur et systématique qui avait tout un mé-
canisme préparé pour organiser une société nouvelle, et qui ne deman-
dait que quelques jours de dictature pour en venir à bout. Il s'habillait
en projet de loi, il s'efforçait de prendre figure humaine. Il s'appelait
impôt progressif, droit au travail, phalanstère, organisation du travail.
Malheureusement, comme sous ces formes différentes il avait une es-
pèce de corps, il s'est aperçu qu'il donnait prise. Les divers systèmes
se sont trouvés à la fois obligés de répondre aux raisonnemens des ad-
versaires et exposés aux injures des concurrens Pris entre deux feux, de
logique par devant et de violence par derrière, ils ont jugé prudent de
battre en retraite. Il n'y a plus maintenant de système socialiste sur le
terrain; il n'y a plus que des passions socialistes; il n'y a plus de songes
dans l'air, il n'y a plus que des cupidités dans les cœurs. Pour se plier
aux esprits simples des paysans, il a fallu parler net et vider, comme on
dit, le fond du sac. Si nous sommes bien informés de ce qui s'est passé
aux élections dernières, le socialisme, dans les campagnes, a employé
juste autant de raisonnement qu'il en faut pour démontrer qu'avec
cent arpens possédés par un propriétaire, on peut faire cent proprié-
DES ÉLECTIONS ET DE L' ASSEMBLÉE LÉGISLATIVE. 865
taires d'un arpent. C'est à cela aujourd'hui que se bornent ses démon-
strations arithmétiques. A chaque pas qu'il fait, le socialisme perd donc
un masque et découvre un trait nouveau de sa brutalité native. Et c'est
sous ce visage repoussant, pendant que ses sectateurs font retentir les
airs de cris sinistres, qu'il viendrait demander à être toléré tranquil-
lement sur le terrain de la loi, et à faire compter avec lui les majorités
immenses, légales et régulières du pays! Cela n'est pas donné comme
sérieux et ne peut être pris comme tel. C'est le socialisme le premier
qui s'est mis en dehors de nos lois, et qui a fait contre elles et toute la
société dont elles émanent le fameux serment d'Annibal. A chacun
son terrain et ses armes. Au socialisme tout le fond de passions sau-
vages, ignorantes, rebelles, qui fermentent au fond des grandes masses
d'hommes. A nous le terrain de la loi que nous avons assez chèrement
reconquis pour avoir le droit de nous y asseoir et de nous y fortifier.
La majorité de l'assemblée est donc parfaitement libre, en respec-
tant les personnes et les droits constitutionnels de la minorité, de dé-
clarerspontanérnent la guerre aux opinions et de courir sus au socia-
lisme. Elle a le droit de le considérer, tel qu'il est, comme la gangrène
de la civilisation dont elle doit se délivrer ou périr. Bien entendu d'ail-
leurs, et nous n'avons pas attendu les élections pour le dire, que le
remède ne consiste pas seulement dans de simples lois défensives et
dans des appareils de compression extérieure. Si le socialisme a ses
effets qu'il faut arrêter, il a ses causes intérieures qu'il faut faire dispa-
raître. Mais ce qui fait la position grande et unique de cette majorité,
c'est qu'elle renferme en elle-même toutes les faces du gouvernement
du pays. D'ordinaire, dans les pays constitutionnels, deux grands par-
tis divisent les assemblées : l'un sollicitant le progrès dans les institu-
tions, l'autre défendant les traditions et opposant aux impulsions de
l'esprit novateur une salutaire résistance. De leur lutte, de leurs succès
alternatifs doit naître, dans les pays ainsi constitués, un progrès légal
et continu. Ces deux partis n'ont jamais existé bien nettement parmi
nous, et ceux qui en prenaient le titre n'en remplissaient qu'impar-
faitement les devoirs. De là les tiraillemens et la fin précoce du gouver-
nement constitutionnel. Par l'effet de notre révolution profonde et
subite, l'assemblée nouvelle se trouve à la fois investie de cette double
tâche. Elle a devant elle tout un état politique désorganisé à refaire,
tout un état social menacé à défendre. Jamais il n'y eut à faire à la fois
une telle œuvre de conservation et une telle œuvre d'initiative et de
progrès. Détraquée par tant de vicissitudes successives et violentes, la
France appelle des institutions nouvelles qui lui permettent de vivre
en paix quelques jours. Menacée par un mal implacable qui ronge la
moelle de ses os, elle appelle des moyens énergiques qui taillent dans
le vif et arrêtent la contagion. La répression est nécessaire et doit èlre
860 REVUE DES DEUX MONDES.
active; la répression n'est pas suffisante. Il faut combattre avec l'épée
d'une main, édifier avec la truelle de l'autre : ii- est impossible; d'une
part, de laisser l'esprit révolutionnaire souffler de partout sa propa-
gande insensée; mais, s'il faut lui faire des barrières qui. le contien-
nent, il faut aussi qu'il trouve quelque part, dans les institutions po-
litiques, administratives, municipales du pays, des murailles qui ne
tombent pas toujours devant lui. Il faut qu'il ne trouve pas toujours
toutes les portes ouvertes par l'inertie des gens de bien, et un accès
facile dans des cœurs ou aigris par la misère, ou corrompus par une
instruction superficielle et perverse. Il est nécessaire assurément d'as-
sujétir à un peu de règle le désordre effronté des intelligences; mais le
désordre de nos lois, où les traditions du pouvoir absolu se heurtent avec
les conditions de la liberté, croit-on qu'il soit possible de le laisser du-
rer plus long-temps? La majorité de l'assemblée nouvelle doit donc se
montrer animée de tout l'esprit de résistance qui doit se trouver dans
un parti conservateur énergique et de tout l'esprit de réforme dont doit
faire preuve une opposition intelligente. Elle n'a rien à attendre, dans
cette tâche, d'une minorité chimérique et violente, dont la destruction
est le seul but, avec qui le progrès n'a rien à voir. C'est en elle-même,
dans la nature même de son mandat, dans l'inspiration du sentiment
public dont elle est l'organe, qu'elle doit puiser sa résolution Elle n'a
de conseils à prendre que de sa raison, et de compte à rendre qu'à la
France. Quant à ses adversaires, elle doit discuter avec qui raisonne, et
imposer silence à qui menace.
CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.
31 mai 18i9.
Quelques jours avant la campagne d'Allemagne, en 1813, la police avait ap-
pris que le bruit de la mort de l'empereur avait couru dans les départemens.
M. Real, directeur ou ministre de la police, venant travailler avec Napoléon,
ne crut pas devoir lui parler de ce bruit, par discrétion sans doute, et pour
lui épargner une idée toujours pénible. L'empereur, qui savait le bruit ré-
pandu, dit à M. Real : — Eh bien! vous ne me parlez pas du bruit de ma mort
qui a couru dans les départemens? — Je n'ai rien appris à ce sujet, sire. — Eh!
mon Dieu! je ne m'étonne pas de ce bruit, et je sais bien ce que vous direz
tous, quand vous apprendrez ma mort. — Gomment, sire? — Vous direz : Ouf!
et ce sera là mon oraison funèbre.
Nous ne voulons pas comparer la mort de l'assemblée nationale à la mort de
Napoléon. L'assemblée nous accuserait de la comparer à un despote, et la mé-
moire de Napoléon aurait peut-être aussi quelque chose à redire à la compa-
raison. Cependant nous avons bien envie aussi de dire : Ouf! et de nous en tenir
là pour l'oraison funèbre de l'assemblée nationale. Cependant nous serons justes
pour l'assemblée nationale, et nous reconnaîtrons les services qu'elle a rendus
à la France; mais nous demandons quelques jours de répit pour être justes. Elle
est née moins mal qu'on ne le craignait, eu égard aux parrains que M. Ledru-
Rollin avait voulu lui donner; elle a vécu mieux qu'on ne le pensait, mais
elle est mal morte, et de même qu'il y a un proverbe italien qui dit qu'une
belle mort refait une mauvaise vie, de même on peut dire qu'une mauvaise
mort gâte une bonne vie. L'assemblée nationale n'a pas su mourir. M. le gé-
néral Cavaignac avait su mourir; il avait su transmettre à son successeur le
pouvoir intact et complet, défendu avec la même énergie dans les derniers jours
que dans les premiers. Il avait été digne et calme. L'assemblée nationale n'a
pas suivi cet exemple. Elle a été violente et faible. Elle a semblé avoir toutes
sortes de mauvaises pensées dont elle ne pouvait pas faire de mauvaises actions,
868 REVUE DES DEUX MONDES.
et c'est là ce qui paraissait l'irriter. Quelles prétendues conspirations chaque jour
dénoncées à la tribune! Quelle manie de croire qu'ils ne pouvaient périr que
par un coup d'état et disparaître que dans une tempête! Un coup d'état! et pour-
quoi? Pour hâter d'un jour ou deux la mort des républicains du 24 février? Qui
donc a jamais pensé à tuer des mourans? Si on eût dit qu'il s'allait faire un
coup d'état contre l'assemblée législative qui a trois ans à vivre, nous ne l'au-
rions pas cru, mais nous l'eussions compris; il y avait de quoi. On peut être
tenté, en effet, de se débarrasser d'un adversaire qui a trois ans à durer; mais
qui n'a pas la patience d'attendre la fin d'un adversaire qui n'a plus que trois
jours à vivre? Le coup d'état que les républicains craignaient du président n'a-
vait point de cause.
Si les mourans de l'assemblée nationale avaient voulu dire la vérité, ils au-
raient dit qu'ils ne pouvaient pas prendre leur parti de n'être plus rien après
avoir pensé qu'ils étaient tout, qu'ils ne consentaient pas à croire qu'il pût en-
core y avoir une république quand ils ne seraient plus là pour en être les direc-
teurs. Est-ce que le soleil se lèvera demain comme à son ordinaire? Est-ce que
ma mort ne changera rien à l'ordre éternel du monde? Est-ce que les choses
se passeront, quand je n'y serai plus, comme elles se passaient quand j'y étais?
Oui, elles se passeront de vous après votre mort comme elles se passaient de
vous avant votre naissance. Ce sont ces vieilles vérités que nos législateurs ont
oubliées; pardonnons-leur cet oubli de la fragilité humaine et ne nous occupons
plus des agitations de l'assemblée nationale pendant ces quinze derniers jours,
ou plutôt n'en disons un mot que pour rendre hommage à la noble et con-
sciencieuse éloquence de M. Odilon Barrot. Quelle lutte de tous les instans
pendant ces quinze derniers jours! quelle généreuse indignation contre les
outrages adressés au président de la république! Comme le président est res-
ponsable, il est par conséquent toujours accusable, et par conséquent aussi
toujours respectable : voilà les maximes que M. Barrot a rappelées avec une
admirable fermeté de caractère et de talent. Quelle habileté en même temps et
quelle honnêteté à repousser les avances de mauvais aloi qui lui étaient faites!
Consentez, lui disait-on, à laisser croire qu'on veut à côté de vous détruire
la république : il sera bien entendu que vous n'aurez rien su ni rien vu. Ainsi,
d'un côté des momies de probité, et de l'autre côté des aigrefins politiques,
voilà comme on espérait couper en deux le ministère. C'était là, à travers toutes
les conspirations qui se dénonçaient à la chambre, une petite conspiration
qui se poursuivait à la tribune, et qui a été déconcertée par la clairvoyance et
la loyauté de M. Barrot. M. de Falloux, que les affidés de la petite conspiration
que nous dénonçons à notre tour ne mettaient pas dans le nombre des momies
de probité, s'est irrité du rôle qu'on lui faisait, rôle contraire à l'honneur; mais
il s'en est irrité en homme politique et en homme de talent. 11 a fait un dis-
cours excellent, qui a été du même coup un acte habile de politique. 11 a rendu
au parti modéré l'ofFensive qu'il avait perdue fort mal à propos depuis les
élections.
Nous avons parlé d'un instant de faiblesse et d'ébranlement dans le parti
modéré depuis les élections. Nous n'hésitons pas à reporter la première date de
cette faiblesse à l'abandon que le parti modéré a fait de M. Léon Faucher.
C'est le soir même où se fermait l'urne électorale que l'assemblée a blâmé
REVUE. — CHRONIQUE.
une dépèche du ministre de l'intérieur. M. Léon Faucher n'a pas voulu sup-
porter ce blâme immérité, et il s'est retiré. Ce n'était pas la première fois que
le ministère avait reçu un échec à la chambre; mais cette fois ce n'était pas le
ministère tout entier qui était battu, c'était un seul ministre, et il était battu
non-seulement par ses adversaires, mais par ses amis. C'est là ce qui a décidé
M. Faucher à donner sa démission. Le ministère, en effet, n'était pas tenu
d'avoir la majorité dans l'assemblée; il n'était pas tenu de plaire à des mou-
rans, ce qui est difficile. Les échecs du ministère ne comptaient donc pas, mais
à une condition, c'est que ces échecs étaient communs à tout le ministère : une
fois qu'ils étaient particuliers à un ministre seul, et que le ministère tout entier
et le parti modéré ne les prenaient pas à leur compte, une fois que la commu-
nauté était rompue, le ministre délaissé ne pouvait plus garder le pouvoir.
Nous regrettons, pour notre part, que M. Léon Faucher ait été forcé de prendre
le parti qu'il a pris; nous ne pouvons pas oublier le courage et la fermeté qu'il
a montrés pendant son ministère. 11 a renouvelé l'administration départemen-
tale, il l'a relevée de son abattement moral et politique, il a lutté avec énergie
contre les factions. Ce sont là des services. M. Léon Faucher savait, il est vrai,
les services qu'il rendait : est-ce un tort? Il mesurait l'idée qu'il avait de lui-
même aux difficultés qu'il savait avoir surmontées, aux périls qu'il savait avoir
vaincus : est-ce un défaut? Oui, car il faut qu'un ministre soit à la fois hardi
et modeste, ferme et doux, décisifs et réservé, parfait enfin. J'ai toujours vu les
majorités ministérielles reprendre par la médisance ce qu'elles donnaient par la
confiance.
Peut-être sommes-nous trop favorables à M. Faucher; c'est qu'après tout, nous
serions tentés de croire que, dans cette occasion, M. Faucher a péri parce qu'il
fallait un holocauste à la divinité expirante de l'assemblée constituante. Songez
aux orages qui grondaient autour du ministre depuis la lettre du président
et l'ordre du jour du général Changarnier. Certes, si le général Changarnier
eût pu être l'holocauste, cela eût accommodé bien des gens; mais les gensd'épée
n'ont pas de vocation naturelle pour le martyre. En se détournant de la tète
du général Changarnier, la foudre parlementaire a rencontré celle de M. Léon
Faucher, et il a péri comme étant parmi les hommes du gouvernement le plus
raide de ceux qui ne sont pas militaires.
L'abandon de M. Faucher a été la première faiblesse du parti modéré. La pa-
nique qui a suivi le dépouillement du scrutin à Paris a été la seconde faiblesse.
Avec la furie française que nous mettons dans nos chagrins comme dans nos
joies, nous avons changé un désappointement en consternation. Nous sommes
tombés de haut, je le sais, nous sommes tombés du haut de nos espérances;
mais, parce que nous espérions trop, est-ce à dire qu'il ne nous reste pas encore
de quoi être contens?
Nous avons partagé, nous l'avouons, les illusions du parti modéré; mais ces
illusions ont eu des causes différentes. Nous dirons franchement la cause des
nôtres : nous espérions beaucoup, parce que nous avons foi dans le bon sens
du pays, et que nous pensions que l'expérience du gouvernement provisoire
avait dû éclairer tout le monde sur le mérite des promesses de la démagogie.
C'est sur ce point que nous nous trompions; nous avions oublié un mot profon-
dément vrai de M. de Lafayette : c'est que dans les gouvernemens démocra-
870 REVUE DES DEUX MONDES.
tiques il faut plus de temps à la vérité pour se faire reconnaître que dans tous
les autres gouvernemens.
H y a eu dans les illusions du parti modéré d'autres causes que celle que
nous venons d'indiquer. Ce pays-ci a besoin de souffrir pour comprendre. Il
ne voit le mal que lorsqu'il le sent; il n'a de discipline qu'en face du danger;
il ne conçoit la règle que sous la forme de la nécessité. Or, cet hiver, il y a eu
quelques éclaircies d'aisance et de sécurité, et, voyant ce rayon de soleil, les
bourgeois de Paris se sont dit à l'envi : Voilà le bon temps revenu ! La révolu-
tion de février n'a été qu'un accident et une surprise : voilà tout réparé ou à peu
près; il y a des bals, des concerts, des soirées! Vous voyezi bien que la répu-
blique n'est pas si méchante qu'elle en avait l'air. Ceux qui n'avaient pas le
cœur à la danse, ceux-là se taisaient, de peur de s'entendre dire qu'ils étaient
d'anciens satisfaits, aujourd'hui désespérés. D'ailleurs, disaient les politiques,
il faut bien faire aller le commerce. — Mauvais principe, et avec lequel on a
établi les ateliers nationaux. Créer du travail aux ouvriers et du commerce aux
marchands, quand tout cela ne vient pas de soi-même, c'est une duperie rui-
neuse; c'est faire en politique ce que font dans les jardins chinois ceux qui
mettent des ponts où il n'y a pas de rivière.
Croire qu'il n'y aura plus de tempête parce que le soleil a reparu, qu'il n'y
aura plus de vent parce que l'air est calme, croire toujours que tout est fini,
vieille maladie de notre pauvre pays qui se promet sans cesse l'éternité aux len-
demains de ses mille et une révolutions! Voilà l'illusion qui a égaré le parti
modéré. Quant à nous, nous ne faisons pas contre fortune bon cœur; cependant
nous sommes tentés de nous applaudir que les élections n'aient pas plus réussi,
car nous aurions eu à lutter contre les divisions de notre parti; mieux vaut
lutter contre l'ennemi commun. A mesure que l'on espérait voir la montagne
s'abaisser, les nuances et les distinctions se faisaient dans le parti modéré, tel-
lement que ces commencemens de division sont, à l'heure qu'il est, un des em-
barras de la situation.
Non-seulement nous avons besoin du danger pour avoir de la discipline; nous
en avons besoin aussi pour comprendre ce que nous oublions sans cesse, à sa-
voir que nous sommes en révolution. Ici expliquons bien notre pensée. H y a
une constitution, et beaucoup de gens en concluent que la révolution est finie.
Pour eux, en effet, une révolution qui a fait sa constitution est une révolution
close et finie, Nous respectons beaucoup l'histoire légale des événemens; mais,
quand nous voulons savoir un peuice que sera l'avenir, nous tenons plus grand
compte de l'histoire morale et politique que de l'histoire légale. Or, que nous
dit l'histoire morale et politique de notre pays depuis le 24 février? Elle nous
dit que la révolution ne s'est pas faite au 24 février, mais qu'elle se fait tous les
jours depuis le 24 février. Le 24 février est un coup de main qui a détruit la
royauté; mais, de bonne foi, est-ce de la ro\auté, est-ce de la forme politique
du gouvernement qu'il s'agit en ce moment? N'est-ce pas du maintien de la fa-
mille et de la propriété ? Voilà les deux dynasties que l'on veut détruire. Où sont
ceux qui voulaient se borner à des changemens politiques? Ils ont disparu dans
les élections Pourquoi? Parce qu'ils, procédaient seulement du 24 février. Le
24 février n'est pas une révolution. Il a créé la république, mais la répur
blique elle-même n'est pas une révolution. C'est le socialisme qui est la révolu-
REVUE. — CHRONIQUE. 871
tion, une révolution qui ne date pas du 24 février, sachons-le bien, mais qui
datera peut-être des élections de 1849.
La révolution du 24 février a à peine duré un an, et encore, pendant cette
année, elle s'est presque toujours trouvée en face de son terrible remplaçant, le
socialisme. Elle lui a tout-à-fait cédé la place dans les élections de 1849. Voilà
quel est d'un côté le sens de ces élections. Elles ont déblayé le champ de bataille
de toutes les fictions politiques nées du 24 février; elles ont mis face à face les
deux grands partis de Tordre et du désordre social.
L'homme qui aujourd'hui doit avoir le mieux le secret de cette situation, c'est
M. Ledru-Rollin. Il doit la sentir comme on sent le danger. 11 est maintenant
dans l'opposition le dernier des montagnards, le dernier de ceux qui se soucient
des questions politiques; les autres ne se soucient plus que des questions so-
ciales, c'est-à-dire de la satisfaction des grossiers appétits qu'ils ont excités. Il
est, par son talent et par son goût du commandement, le chef de l'opposition;
mais dans le combat il a changé d'armée et de drapeau. Aussi le voilà vraiment
devenu chef de parti, c'est-à-dire l'esclave de ceux qu'il conduit et la première
victime qu'immolera la victoire.
De même que le parti modéré s'est cru vaincu parce qu'il n'a pas remporté
la victoire qu'il espérait, le parti socialiste s'est cru vainqueur parce qu'il n'a
pas essuyé la défaite qu'il attendait; et, de même aussi que le parti modéré n'a
pas su retenir le cri de ses désappointemens, le parti socialiste n'a pas su non
plus retenir ses chants de triomphe. 11 s'est cru le maître, et il a dicté ses con-
ditions :
1° l'amnistie générale. — Qu'en pense M. Ledru-Rollin? Les prisons lui ren-
draient ses rivaux du 16 avril et du 15 mai 1848, des rivaux qu'il vaincrait à la
tribune, mais qui l'attaqueraient dans les clubs.
2" Une politique révolutionnaire; et, par exemple, nos soldats prendraient
à Rome le drapeau de M. Mazzini. Nous craignons bien qu'un peu de cet ar-
ticle de la capitulation offerte par M. Proudhon n'ait passé dans la transaction
qu'avait imaginée M. de Lesseps. Heureusement la fierté de M. Mazzini nous a
sauvés de la clémence de M Proudhon.
3° L'annulation des élections partout où elles auront été influencées par les
dépèches de M. Léon Faucher ou par tout autre moyen, c'est-à dire partout où
des représentans du socialisme n'ont pas été élus.
4° Défense, sous peines sévères, d'appeler le socialisme autrement que l'op-
position constitutionnelle. L'abolition de la propriété, de la famille, de la reli-
gion, de Dieu, questions de politique constitutionnelle en effet! Il est vrai que,
quelques jours après, le socialisme, renonçant à se faire appeler du nom d'op-
position constitutionnelle, se définissait, avec cette sagacité dialectique qui est
un des talens de M. Proudhon, non plus comme une doctrine précise ayant son
programme et sa règle, mais comme un assemblage d'idées vagues et confuses.
« Il y a, disait M. proudhon, dans la tète de ce géant aux millions de bras du
saint simonisme, du fouriérisme, du babouvisme, de la dictature, de la triade,
de la réglementation gouvernementale, voire même de Téconomisme anglican
et malthusien, toutes les utopies spéculatives du socialisme, toutes les utopies
rétrospectives du capital et du privilège. Le -socialisme en ce moment est tout à
la foisi'hydre et le sphinx pour lequel il faudrait un Œdipe et un 'Hercule. » Il
872 REVUE DES DEUX MONDES.
est impossible de mieux dire, et nous voyons une fois de plus que, pour une
bonne définition, M. Proudhon est prêt à perdre vingt amis. Mais, le socialisme
étant une fois défini de la sorte, essayez donc, je vous en prie, de satisfaire cette
opposition constitutionnelle, qui est à la fois le sphinx et l'hydre!
La dialectique de M. Proudhon rend ainsi de temps en temps quelques bons
services à la raison; mais il ne faut pas croire que, pour être indéfinissable et
insatiable, le socialisme en soit moins dangereux. C'est un monstre qui n'a pas
le sens commun; j'en veux bien croire son cornac. Qu'a-t-il besoin d'ailleurs
d'avoir le sens commun? C'est la tour de Babel que le socialisme : soit! mais c'est
la tour de Babel ayant pour garnison les sept péchés capitaux. C'est là ce qui
fait sa force. On chante aux soldats :
Un sou par jour, troupier socialiste,
N'est pas assez pour tous tes agrémens.
Pendant sept ans, ton sort devient trop triste;
Comme à Boichot, il te faut vingt-cinq francs!
Plates et sottes chansons assurément, et dont nous aurions grande envie de
rire en d'autres temps; mais de nos jours
Un sot trouve toujours un plus sot qui l'égaré.
On est étonné quand on lit les publications soit en vers, soit en prose, de la
tour de Babel où se sont cantonnés nos ennemis, on est étonné de voir combien
la niaiserie est pernicieuse et méchante. H n'y a pas un bon sentiment qui ne
soit sottement perverti, pas une tradition qui ne soit bêtement défigurée, pas
une renommée qui ne soit absurdement calomniée. Et, puisque nous sommes
en train de citer des vers, ne lisions-nous pas dernièrement dans une mnémo-
nique de l'histoire de France, ces vers sur le roi Louis-Philippe:
Il tombe enfin sur les victimes
Qu'à ses pieds entassent ses crimes!
Il n'est tombé que sur les amnistiés de sa clémence. Comment, dira-t-on, se
trouve-t-il des gens pour écrire ces platitudes calomnieuses? Hélas! c'est qu'il
se trouve des gens pour les croire. On peut sonder l'abîme de la perversité hu-
maine, et on peut même en trouver le fond; mais on ne pourra jamais trouver
le fond de la niaiserie humaine.
Contre cette marée montante de la sottise et de la méchanceté, quelles digues
avons-nous? Nous avons, pour nous défendre, toutes les armes qu'on peut
avoir. 11 s'agit seulement de savoir s'en servir. Nous avons le pouvoir législatif
et le pouvoir exécutif, et ces deux pouvoirs représentés par une assemblée nou-
velle et un ministère nouveau. Qu'ont à faire ces deux pouvoirs au dedans pour
maintenir l'ordre et le repos, au dehors pour défendre la paix de l'Europe et
l'honneur de la France?
Au moment où nous écrivons ces lignes, l'assemblée législative n'a encore
siégé que trois fois, et ce serait bien se presser que d'en indiquer dès aujour-
d'hui l'esprit et le caractère. Si les élections avaient tout-à-fait répondu aux
vœux du parti modéré, on aurait demandé à l'assemblée de régénérer le pays,
de mettre le bien où était le mal, la stabilité et la durée où est l'instabilité et le
REVUE. — CHRONIQUE. 873
caprice, les bonnes doctrines où sont les mauvaises; on lui aurait demandé l'im-
possible, car il n'y a que l'impossible qui soit beau dans ce monde; et, comme
elle n'aurait pas pu le donner, on n'aurait pas manqué bientôt de lui jeter la
pierre. Nous aimons mieux le désappointement dans les élections que le désap-
pointement à propos de l'assemblée. Modestes aujourd'hui après l'expérience,
nous ne pouvons plus demander à l'assemblée que de défendre la société. Nous
ne lui disons plus de faire le superflu; nous nous contentons du nécessaire.
Comment organiser cette défense nécessaire? Quels moyens employer? Ici
viennent les gens qui croient à l'efficacité quotidienne des coups d'état, comme
si, en face des questions sociales, les coups d'état pouvaient quelque chose. Les
coups d'état peuvent parfois trancher les questions politiques; mais, dans les
difficultés sociales, il n'y a d'autre remède que la vigilance et l'attention perpé-
tuelle sur soi-même et sur les autres. Le lendemain d'un coup d'état, la ques-
tion sociale serait la même que la veille. C'est le malheur de notre temps d'in-
crédulité morale et religieuse, de croire aveuglément aux mots obscurs et
prétentieux. Le prolétaire croit à l'organisation du travail, et le bourgeois croit
aux coups d'état.
Laissons de côté ces étiquettes de charlatans, et voyons ce que peuvent faire
une assemblée et un ministère unis de cœur et de tète. Ils peuvent faire des lois,
lois de répression contre la méchanceté, lois d'assistance publique contre la mi-
sère. Comme chacun fait son rêve en ce moment-ci, je voudrais, si je me faisais
un dictateur, qu'il fût à la fois saint Vincent de Paule et Richelieu Voilà mon
type, ou plutôt voilà le genre d'esprit que nous souhaitons à la nouvelle assem-
blée, non-seulement la charité et la force, mais l'intelligence dans la charité et
la modération dans la force.
Nous avons indiqué dans quel esprit l'assemblée doit résister et assister. Elle
a ce qu'il faut pour accomplir cette double tâche; elle a de grandes intelligences
et des caractères éprouvés; elle a un grand nombre d'anciens pairs et d'anciens
députés, et nous aimons qu'il y ait dans son sein un noyau d'hommes expéri-
mentés dans la conduite des affaires publiques. 11 y a aussi beaucoup de repré-
sentans nouveaux, et nous ne nous en plaignons pas. Ces hommes, nouveaux
dans la vie politique, ont l'avantage d'exprimer fidèlement les sentimens et même
les préjugés du pays. Ils se corrigent des préjugés, et leur exemple fait de proche
en proche l'éducation du cercle qui les entoure. Ils ont de plus une ardeur et
une fermeté que le long usage des choses et des hommes diminue parfois chez
les personnages politiques. Loin donc de souhaiter que, dans notre pays, la con-
duite des affaires publiques se renferme dans un petit nombre de personnes et
qu'il se forme ce qu'on appelle une classe d'hommes politiques, nous souhai-
tons que beaucoup d'hommes nouveaux arrivent dans les assemblées nationales.
Nous sommes sûrs, d'ailleurs, que notre vœu sera toujours accompli et au-delà;
mais nous avons besoin de dire pourquoi nous formons un pareil vœu : sans cela
nous risquerions de passer pour des optimistes par nécessité, c'est-à-dire pour
des gens battus et contens.
Nous nous souvenons d'un mot de lord Ponsonby, autrefois ambassadeur à
Constantinople, et que nous rapportait dernièrement un de nos compatriotes.
On causait de la révolution de juillet et des hommes nouveaux qu'elle avait
amenés sur la scène, a Ce que j'admire chez vous, disait lord Ponsonby, c'est que
874 UEVUE DES DEUX MONDES.
tous les quinze ans à peu près, vous changez entièrement votre personnel poli-
tique, et que la France est en mesure de fournir ainsi un nouveau personnel
chaque fois qu'il le faut. » L'admiration de lord Ponsonby touchait, je crois, de
bien près à répigramme, et nous concevons qu'avec les habitudes de l'Angleterre
où une puissante aristocratie, habilement divisée en deux partis, garde le gou-
vernement entre ses mains et parait changer sans jamais se détruire, nous con-
cevons que ces renouvellemens intégraux puissent étonner; mais que voulez-vous?
notre pays ne comporte pas autre chose. Sa politique et son administration y
perdent peut-être quelque chose; mais toutes les fois qu'une administration a
voulu durer, toutes les fois qu'une politique a essayé de se perpétuer, nous y
avons perdu bien davantage, car cela a fini par une révolution. 11 faut donc,
chez nous, que la figure du monde politique change sans cesse : il faut que
chacun y ait part. Les parts sont bien petites; mais nous faisons notre politique
à l'image de notre propriété. Nous n'avons pas de grandes propriétés, nous n'en
avons que de petites, et ce morcellement de la propriété est ce qui nous a sauvés.
Chacun a eu son morceau de terre à défendre. S'il y avait eu beaucoup de
grandes propriétés, la majorité, hélas! se lut peut-être bien vite entendue pour
les partager. Peut-être même est-ce le danger de l'heure présente que la guerre
s'établisse non pas entre ceux qui ont beaucoup et ceux qui n'ont rien, personne
chez nous n'a beaucoup, mais entre ceux qui ont peu et ceux qui n'ont rien.
Quoi qu'il en soit, avec une société ainsi faite, de même qu'il y a beaucoup de
petits propriétaires, il faut qu'il y ait aussi beaucoup d'hommes qui prennent
part à la politique : il faut que tout le monde puisse entrer dans le forum.
Mais de cette manière, dira-t on, il arrivera de deux choses l'une : ou bien on
ne fera pas de bonne politique dans des assemblées aussi mobiles, — cela est
possible, — ou bien la politique et l'administration s'éloigneront chaque jour da-
vantage du sein des assemblées nationales; — cela est possible encore. Cependant
comme le contraire, c'est-à-dire la concentration de la discussion et de la déli-
bération politiques entre les mains d'une classe spéciale, choisie dans la nation
est une chose encore plus impossible avec notre caractère national; comme la
tentative de créer une classe dece genre, soit avec l'aristocratie bourgeoise sous
la restauration, soit avec la bourgeoisie aristocratique sous la monarchie de juil-
let; comme cette tentative a perdu tous les gouvernemensqui l'ont faite, comme
la constitution de 1848 a voulu des assemblées tantôt de neuf cents membres et
tantôt de sept cent cinquante pour multiplier et mobiliser du même coup les
membres de la puissance publique, nous sommes forcés de prendre notre parti
de ces renouvellemens plus ou moins intégraux du personnel politique dans les
assemblées nationales et de chercher le remède au mal dans le mal même, c'est-
à-dire de faire en sorte que le pays s'attache à son gouvernement, voyant que
tout le monde y prend part à son tour. 11 faut nous dire que si, de cette façon,
nous ne sommes pas toujours très bien gouvernés, nous avons du moins le plaisir
de nous gouverner nous-mêmes.
Nous n'exprimerions pas toute notre pensée sur le personnel de l'assemblée
législative, si nous n'exprimions pas ;nos regrets sur l'absence de quelques
hommes qui faisaient partie de l'assemblée1 constituante, et que le suffrage uni-
versel a écartés. Gomme c'est le privilège du regret de pouvoir être impartial
à son aise, nous regrettons du même coup d'anciens amis et d'anciens adver-
REVUE. —> CHRONIQUE, 875
saines, M. de Maleville et M. de Lamartine, M. Duvergier de Hauranne et M. Ma-
rie; nous regrettons aussi M. Marrast, M. Garnier-Pagès, en souvenir du mal
qu'ils. ont empêché et du bien qu'ils ont rendu possible M. Vivien et M„ Rivet
sont au conseil d'état; cela ne nous console pas de ne point les voir aussi dans
rassemblée. Nous bornons nos regrets à ceux qui ne sont absens que depuis
deux jours; quant à ceux qui sont absens depuis un an, nos regrets seraient en-
core plus impartiaux et plus étendus.
Quoique la nouvelle assemblée ne siège que depuis trois jours, elle a déjà eu
le temps de montrer un des traits les plus caractéristiques et les plus prévus de
l'esprit qu'elle apporte. Nous avons souvent, en province, entendu traiter la quest-
ion de savoir si le gouvernement doit rester à Paris. Cette question, pour nous;
n'a jamais fait l'objet d'un doute^ à la condition cependant que le gouvernement
sera, quoiqu'il soit à Paris, le gouvernement de la France tout entiène, et non
pas d'une seule ville, à la condition que le pouvoir législatif et le pouvoir exé-
cutif ne seront pas forcés d'être toujours sur la brèche, et qu'on ne sera pas
obligé de bâtir en forme de forteresse la première salle d'assemblée nationale
qu'on voudra accommoder aux nécessités de notre temps et de notre pays. Les
représentai des départemens apportent dans, l'assemblée un sentiment qu'ils
n'abjureront pas, quoi qu'il arrive : c'est le sentiment que la révolution de 1848
est la dernière révolution que Paris aura imposée aux provinces. Les dépar-
temens se sont approprié la république du 24 février qu'ils n'avaient pas voulue;
ils se la sont appropriée pour la corriger et la régler. Le 10 décembre dernier,
ils ont conquis le pouvoir exécutif, et, par les élections du 13 mai, ils ont con-
quis le pouvoir législatif. Le 10 décembre, Paris a perdu la mauvaise prépon-
dérance que voulaient lui donner les hommes de la dictature. L'assemblée
législative achèvera de le déposséder du privilège qui faisait sa ruine, et qui le
rendait, à la fois dangereux et malheureux. Paris est, dit-on, la capitale de la
civilisation, et, tant que Paris mérite ce titre, le gouvernement s'honore et s'af-
fermit en y résidantç mais si^ au lieu d'être la capitale de la civilisation, Paris
pouvait jamais devenir la capitale du socialisme, le gouvernement s'affaiblirait
et se dégraderait en y résidant. Ce qu'il y a de pis pour un gouvernement, c'est
de résider dans un corps-de-gardo. Tel est cependant le sort nécessaire des
gouvernemens qui vivent en face des émeutes.
Le sentiment que nous, venons d'indiquer a éclaté fort énergiquement dans
les paroles de M. Segun d'Aguesseau dès la seconde séance de l'assemblée lé-
gislative. M. Ségur d'Aguesseau ne demande pas mieux que de crier vive la ré-
publique! mais il y aune république qui se crie à, Paris par les voix tyranniques
de l'émeute; c'est cette république-là que M. Ségur d'Aguesseau repousse. Il y. a
une autre république, celle qu'accepte la volonté libre et réfléchie des départe-
mens; c'est celle-là, la république de la liberté, que veut M. Ségur d?Aguesseau.
On a crié au girondinisme! Au moins ces girondins-là, ne commencent pas par
pactiser avec la montagne. Cela, nous donne bonne espérance pour leurs tètes et
pour les nôtres.
La séance du 29 a montré quel était le sentiment de la nouvelle majorité. La
séance d'hier a montré quel était aussi le caractère de la nouvelle minorité.
Nous ne voulons pas l'accuser de violence préméditée : nous ne croyons pas
qu'elle veuille rendre les discussions impossibles; mais nous croyons que, dans
876 REVUE DES DEUX MONDES.
la nouvelle minorité, la nature l'emporte sur la volonté. Il nous est permis de
supposer que, parmi les membres de la montagne, il n'y en a pas beaucoup qui
se fussent préparés dès long-temps à la vie politique. Ils s'étaient fait peut-être
une autre vocation; ils avaient plus de goût pour la vie à ci. 1 ouvert que pour
la vie de cabinet ou de chambre. Il leur sera donc difficile de prendre prompte-
ment les habitudes qui rendent la délibération possible. Il y a dans le monde
bien des moyens de soutenir son avis, depuis les syllogismes de l'école jus-
qu'au ceste et au pugilat de l'antiquité, St*ns oublier les coups de fusil; mais il
est évident que ces divers modes d'argumentation ne sont pas tous de mise dans
le même lieu et dans le même temps. Il a toujours semblé que les argumens
devaient s appareiller selon leur nature et s'accommoder aux diverses enceintes;
aussi les syllogismes s'appareillent ordinairement aux syllogismes, et se placent
mieux dans une école ou dans une salle de délibération que dans une place
publique. Le pugilat, au contraire, et le ceste convenaient mieux aux cirques
antiques. Les coups de fusil, enfin, sont réservés aux champs de bataille et aux
rues, helas! de nos villes désolées par la guerre civile. C'est une expérience
nouvelle que d'essa^ er de mettre dans la même enceinte ces divers modes de rai-
sonnement, et nous craignons qu'ils n'aient de la peine à vivre ensemble. 11 y
a donc pour l'assemblée législative une question qui n'avait pas encore été posée
àl'ouveiture des assemblées délibérantes : c'est de savoir si elle a le tempéra-
ment dehbératif , si, en un mot, elle peut délibérer.
Nous n'avons pas parlé jusqu'ici des combinaisons ministérielles et nous n'en
parlerons pas. iNous attendons que le Moniteur se soit expliqué. Jusque-là, à
quoi bon l'aire des conjectures, exprimer des préférences ou des répugnances?
Tout cela sème la zizanie, et nous avons tous besoin d'union. Quant à nous, le
ministère que nous voulons est le ministère qui aimera assez la loi pour la faire
exécuter, le ministère qui sera fort par la loi et pour la loi, et qui aura une épée
à mettre auprès du scrutin de l'assemblée législative pour la défendre coutre un
15 mai. Croire, en effet, que les gens du 15 mai ne viendront pas un jour ou
l'autre tàter le pouls à l'assemblée législative, c'est une grande erreur. Ils y
viendront : ce jour-là, il ne faut pas qu'il y ait pour fermer les portes de l'as-
semblée un général du peuple, mais un général de la loi.
Nous nous apercevous, en linissant, que nous n'avons rien dit de notre expé-
dition d'Italie; mais qu'en dire? Si nous nous avisons d'en approuver les pre-
mières pensées et les premières opérations, on ne manquera pas de dire qu'alors
nous en blâmons la seconde pensée; et si nous approuvons la seconde pensée,
Dieu sait à quoi nous nous exposons pour la troisième pensée! Avec une expé-
dition dont le milieu desavoue le commencement et dont la fin désavouera sans
doute le milieu, que faire, sinon se taire, quand oa ne veut pas faire d'opposi-
tion, et quand on est, comme nous, décidé à être de l'avis du ministère, pourvu
qu'il en ait un et qu'il n'en ait pas trois? Nous prendrons donc le parti d'atten-
dre le dénoùment et le dernier avis du ministère, afin d'être sûrs de ne l'avoir
pas, malgré nous, contredit en le suivant.
REVUE. — CHRONIQUE. 877
— La crise dans laquelle se débat l'Europe orientale vient d'entrer dans une
phase nouvelle où les parties intéressées ont dû formuler, avec plus de franchise
et de clarté, leurs prétentions et leurs desseins. Une convention entre le czar et
le sultan, au sujet des principautés danubiennes, donne à l'armée russe la li-
berté d'action et la sécurité dont elle avait besoin pour tenir parole à l'empereur
d'Autriche. En revanche, les Magyars ont brûlé leurs vaisseaux, ils ont rompu
avec la dynastie de Habsbourg; ils ont proclamé leur indépendance, sauf à être
dès maintenant assez embarrassés de cette indépendance. Nous remercions les
Magyars de nous avoir appris ce qu'ils veulent dans leurs rapports avec l'Au-
triche, après nous avoir tenus dans le doute depuis tantôt une année de guerre.
Us voulaient l'indépendance qu'ils ont naguère refusée des mains de la France
impériale; les voilà libres et armés, debout sur le sol magyar. « C'est là, sui-
vant le plus populaire de leurs poètes, qu'il faut vivre ou qu'il faut mourir. »
Nous avions toujours prié le ciel de détourner de leurs têtes cette grande alterna-
tive, dans la crainte d'une calamité qui fût pour eux la dernière; mais le sort en
est jeté, et nous ne pouvons plus que contempler avec sympathie les vicissitudes
de leur fortune.
Un grand intérêt se trouve désormais engagé dans leur cause, c'est celui
d'une autre nation sur la tombe de laquelle la diplomatie a chanté plus d'une
fois la prière des morts, et qui pourtant n'a point perdu tout espoir ni tout
moyen de revivre. Bien que le corps de la nation polonaise n'ait point en-
core reçu le branle, et que cette révolution, venue trop vite, doive peut-être
se voir étouffée dans son germe, nous suivons l'émigration polonaise avec cu-
riosité, quelquefois avec tristesse, dans ses efforts souvent irréfléchis, toujours
impétueux, pour rallumer le foyer d'une nouvelle insurrection nationale. Nous dé-
plorons vivement les défauts de cette race de raisonneurs indisciplinés, et cepen-
dant il faut bien admirer la vitalité qu'elle a su conserver sous le poids de tant de
longues catastrophes. Les Polonais donnent à l'Europe un sentiment de ce que
peut pour le bien et pour le mal l'émigration polonaise avec ses griefs si patrio-
tiques et son cœur si justement ulcéré.
C'est, aux yeux de l'Europe libérale, la principale importance de la question
hongroise, de contenir aujourd'hui la question de Pologne. Les Magyars, en
reconnaissance des services rendus à leur cause par Bem et Dembinski, semblent
avoir accepté cette solidarité avec toutes ses conséquences. Un égoïsme prudent
aurait pu leur conseiller une transaction, un accommodement avec l'Autriche;
ils ont, comme toujours, agi d'enthousiasme, et si l'enthousiasme inspire par-
fois des folies, il dicte aussi quelquefois des résolutions généreuses. Dans toutes
les occasions où les Magyars ne se laissent point entraîner par leur funeste ma-
nie de dominateurs et de conquérans, ils sont généreux : à défaut du sang-froid,
accordons-leur du moins cette qualité, pour laquelle ils n'ont d'égaux que dans
la race espagnole.
M. Kossuth a donc franchi le Rubicon; la diète de Debreczin a prononcé la dé-
chéance de la maison de Habsbourg; elle a brisé tous les liens qui rattachaient
la Hongrie à l'empire d'Autriche; elle a replacé le royaume de saint Etienne dans
la famille des peuples indépendans : en face de la Russie et de l'Autriche coa-
lisées, la diète a remis le destin tout entier, la vie ou la mort de la race magyare
TOME II. — SUPPLÉMENT. 56
878 REVUE DES DEUX MONDES.
au jugement des armes. « Dieu cstavec nods, » dit souvent M. Kossuth aux pay-
sans qu'il passionne par sfes improvisations dithyrambiques. «Dieu est jjvcc
nous, dit atissi l'empereur de Russie, notre but est saint. » Dans I intention de
rendre plus certaine cette protection divine, la diplomatie russe redouble d'ac-
tivité auprès des divers cabinets de l'Europe. Pendant qu'elle reconnaît la répu-
blique française, elle tente à Constantinople un suprême effort pour désinté-
resser la Turquie à ben compte dans les affaires de l'Autriche.
On sait comment a échoué une première proposition du général Grabbe en
vertu de laquelle les détroits eussent été ouverts à la marine militaire de la Rus-
sie dans l'intérêt d'une alliance étroite entre le czar et le sultan. Cette proposi-
tion a été repoussée catégoriquement et vivement. Le général Grabbe cependant,
à la vue de l'incertitude de la diplomatie anglo-française, ne s'est point tenu pour
battu. Avec l'aisance d'un diplomate qui ne se déconcerte point pour une dé-
faite, il s'est Contenté de quitter le terrain sur lequel il avait reçu cet échec, afin
d'agir sur un autre point. Le divan ne demandait pas mieux que de repousser
de nouveau toute convention qui engagerait sa politique, à la condition pour-
tant que les cabinets amis, la France et l'Angleterre, feraient quelque effort
pour sauvegarder le principe de la suzeraineté ottomane dans les principautés
du Danube; mais, les deux cabinets ayant fini par déclarer ou par laisser voir
clairement qu'ils regardaient la lutte de la suzeraineté et du protectorat comme
une question de traités entre le sultan et le czar, et non comme une question de
droit des gens européen, le divan devait accueillir toute pensée d'arrangement
qui garantirait l'évacuation des principautés et éloignerait ainsi une bonne fois
les charges et les périls d'une occupation indéfiniment prolongée. Le général
Grabbe faisait de ce principe de l'évacuation la base du nouvel arrangement qu'il
offrait de signer. Sans doute ses propositions étaient de nature à inquiéter dou-
loureusement les populations valaques. Si, en effet, il stipulait en principe que
la Valacbie devrait être un jour évacuée, ce terme n'était pas fixé. Puis le pro-
tectorat dont le joug pesant avait été le motif de la révolution allait toujours
subsister. On promettait assurément aux Valaques une réforme de leur consti-
tution; mais cette réforme devait s'accomplir sous l'influence de l'occupation,
et c'est assez dire qu'elle avait peu de chances d'être libérale. La Turquie a cédé.
Ce n'est point sa faute; elle a constamment lutté pour obtenir des conditions
plus équitables en faveur de ces principautés qu'elle défend avec loyauté contre
la terreur et l'oppression des armées du protectorat. Que la responsabilité en
revienne à qui de droit; dans l'isolement où l'Europe libérale s'obstine à laisser
la Turquie et où lord Palmerston semble prendre un malin plaisir à la conduire,,
elle pouvait difficilement repousser une convention qui, à défaut d'un gain plus
grand, sauve du m'oins le principe de la suzeraineté ottomane en Valachie
Pour le czar, le point important de cette sorte de convention, c'est qu'elle lui
permet, sans perdre beaucoup de terrain dans les principautés, d'en tirer im-
médiatement un corps d'armée capable d'agir en Hongrie, tandis qu'un autre
corps de trente mille hommes reste en observation sur la frontière de la Tran-
sylvanie jusqu'à la pacification de cette principauté. L'influence russe eût
pu perdre là une grande bataille après son premier échec; elle a remporté, au
contraire, un avantage dont l'armée magyaro-slave ressent dès aujourd'hui le
REVUE. — CHRONIQUE. 870
contrecoup. Les Valaques paient ainsi les premiers frais de l'intervention russe
en Autriche, et la Turquie, dont les Hongrois attendaient peut-être la bienveil-
lance et l'appui moral, est réduite à se prêter aux combinaisons qui leur sont
hostiles.
Après les paroles belliqueuses de M. Drouyn de Lhuys en faveur de la Hon-
grie, on a pu s'attendre à voir du moins une résistance organisée à Constan-
tinople pour protéger le divan contre cette fatalité non pourtant inexorable de
"influence russe. L'attente était illusoire : si l'on a défendu la position que la
fortune offrait à la Turquie et à ses alliés, on ne l'a défendue qu'avec mollesse,
et cette profonde et persévérante prudence que nous admirons avec une patrio-
tique douleur, cette habileté moscovite non encore assez tyen comprise, nous a
montré une fois de plus ce qu'elle peut contre l'inexpérience et la timidité de notre
diplomatie. Les obstacles ont donc été écartés par la Russie, et une nouvelle car-
rière s'ouvre en Autriche à l'activité de son cabinet. Nous sommes persuadés
qu'il compte pour vaincre tout autant sur cette même prudence traditionnelle
dont il est si remarquablement-doué que sur la force des armes. Ses moyens
d'aeiion en Hongrie sont politiques autant que militaires. Le principal est dans
cette terrible machine de guerre qu'on est convenu d'appeler le panslavisme.
Opprimés naguère par les Magyars, trahis hier par le cabinet de Vienne, in-
quiets d'un avenir qui se présentait à eux plein d'éclat le jour où «fellachich
sauvait l'empire et faisait un empereur, les SJaves autrichiens, en général, en-
visagent jusqu'à nouvel ordre, avec une égale défiance, le triomphe des Magyars
et celui des Autrichiens. « Nous avpns prophétisé, dit un journal de la Croatie,
que si la diète constituante de ftremsier était dissoute, il n'y aurait plus jamais
d'autre diète autrichienne. Nous l'ayons dit et nous le répétons, la charte oc-
troyée sera mise comme épitaphe sur le tombeau de la monarchie.... Celui qui
se noie s'accroche môme à un rasoir, dit notre proverbe croate. Depuis les
triomphes de Dembinski, la cour a vite changé de langage vis-à-vis de nous.
■Effort inutile! car le fatal trop tard, avec Iputes ses lugubres conséquences, est
sorti de nos cœurs désespérés. » En Bphèfne, les efforts de l'Autriche sont les
mêmes, pt le langage des populations ressemble aussi très fort à celui des
Croates. « Aux sollicitations du cabinet, dit une feuille de Prague, nous et les
nôtres nous n'avons à répondre que par le silence et l'indignation. Nous qui
seuls empêchâmes aux jours d'octobre notre nation de marcher en masse contre
. Vienne, nous qui seuls, jusqu'à présent, ppssédions la confiance de nos conci-
toyens, nous sommes réduits à céder maintenant la place à nos rivaux politiques,
sans pouvoir leur qpppser autre plmse qu'un sombre silence. » Tels sont les sen-
ti mens, telle est l'attitude de ces mêmes peuples, qui avaient embrassé avec
tant d'ardeur et d'enthousiasme Ja cause de l'Autriche.
Si M. Kossuth avait eu la prudence d'accorder aux Slaves le principe de l'éga-
lité internationale qui tue les Magyars comme peuple conquérant et domina-
teur, mais qui les sauve cqmmp race, la colère des Slaves du nord et du sud
contre l'Autriche pouvait tpurner au profit de l'insurrection hongrpise; mais
}es Magyars, très loyaux pourtant envers les Polonais, n'ont point encore
accompli ce sacrifice si coûteux à leur anipur-propre, malgré les sollicita-
4\ms incessantes des Polonais et de tous les slavis,tes libéraux, et, tant qu'il y
880 REVUE DES DEUX MONDES.
aura à cet égard V ombre d'un doute, il n'est point d'alliance possible entre les
Magyars et les Slaves. Plutôt l'appui des Russes que le joug des Magyars ou des
Allemands! c'est le cri mille fois déplorable qui n'est pas encore dans toutes les
bouches, mais qui est déjà au fond de toutes les consciences. En face de ces po-
pulations irritées, qui veulent à tout prix jouer désormais un rôle, combien
l'influence du panslavisme armé ne devient-elle pas puissante! Quoi de plus
facile à la Russie, tout en défendant le jeune empereur autrichien, que de se pré-
senter aux Slaves sous cette apparence de protectrice qui lui a si grandement
réussi depuis un siècle dans les affaires de l'empire ottoman ! Quoi de plus aisé
pour le czar, à l'aide de cette vaste et hardie propagande qui sait si bien em-
prunter le langage convenable à toutes les circonstances, que d'exploiter cette
grande crise du slavisme chez les populations déroutées de la Hongrie méridio-
nale! C'est pour l'Europe le côté vraiment périlleux de l'intervention russe. La
langue illyrienne, plus rapprochée du russe que le polonais et le tchèque, est
parlée jusqu'aux portes de Venise et aux rochers du Tyrol. Dans l'état présent
des esprits, par suite de l'aveugle orgueil desMagyars et de la politique inintel-
ligente de l'Autriche, l'influence russe a le champ ouvert, et peut-être un jour
aura-t-elle le chemin libre jusqu'au pied des Alpes. Qu'on le remarque donc
bien, l'intervention de la Russie en Autriche n'est point dangereuse simplement
parce qu'elle consolide l'alliance des deux cabinets long-temps amis, parce
qu'elle se montre plus ou moins menaçante pour la révolution européenne, parce
qu'elle entraîne du même coup la Turquie et la Prusse dans le mouvement de
la politique moscovite; elle est dangereuse principalement parce qu'elle fournit à
la Russie le moyen d'être utile à des peuples qui lui sont unis parle lien de race
si puissant dans l'Europe orientale, et qu'elle met le czar en position de faire
acte d'empereur slave. Que faut-il pour lui arracher des mains ce grand instru-
ment de conquête? Une victoire décisive de l'armée hongroise et une alliance des
Magyars avec les Serbes, les Croates et les Tchèques sous la médiation de la
Pologne; cette victoire et cette alliance, on ne peut pas les espérer. Au reste, et
quelle que doive être l'issue de la guerre actuelle, la question ne sera pas résolue
de si tôt; elle contient dans son sein le germe de bien d'autres guerres.
Après tout, ce mot de guerre n'a plus rien qui nous émeuve, tant nous avons
pris l'habitude de l'entendre depuis un an de loin et de près. La paix, le calme
des esprits, pourraient seuls nous surprendre; mais quel état sur notre continent
nous présente aujourd'hui ce spectacle? Si l'Angleterre, avec ses fortes tradi-
tions de liberté constitutionnelle, fait face avec bonheur aux difficultés du temps
présent, elle a aussi ses préoccupations au dedans et au dehors, et il n'y a peut-
être en ce moment dans le monde que la jeune Amérique du Nord qui ose en-
visager l'avenir avec une pleine sécurité. Heureux pays, qui ne trouve point de
plus grave sujet d'émeute qu'un engouement de théâtre et une rivalité de tra-
gédiens! Que cette tranquillité laborieuse et féconde soit le partage d'une ré-
publique démocratique, c'est un fait dont nous aimons à nous réjouir comme
d'un phénomène rassurant pour ceux qui ont la perspective de vivre sous le ré-
gime de la démocratie républicaine. Il est vrai , l'Amérique du Nord est placée
physiquement, par la nature même, dans des conditions sociales qui ne sont
point celles de notre sol encombré, et elle possède des institutions mieux appro-
REVUE. — CHRONIQUE. 881
priées que les nôtres à leur but, assez larges et assez fortes pour se prêter aux
divers besoins du progrès et de la conservation. La société américaine est de-
puis long-temps entrée dans la pratique de la démocratie constitutionnelle, tan-
dis que nous autres, avec tous nos efforts, nous ne parvenons point à sortir des
usages de la démocratie révolutionnaire. L'exemple de l'heureuse tranquillité
de l'Amérique septentrionale est donc rassurant, sans être décisif. 11 peut, en
tout cas, nous profiter en nous éclairant. Ainsi les liens qui ont rattaché la
France à ce pays dès son origine se resserrent aujourd'hui d'eux-mêmes, par
cette circonstance nouvelle d'une conformité de constitution politique.
En songeant à ces grands intérêts matériels et moraux, nous nous deman-
dons avec quelque surprise pourquoi l'on a si peu fait jusqu'à présent pour
rendre plus étroites les relations de la France avec l'Amérique du Nord. Com-
ment expliquer, en effet, que, dans une situation internationale si propre à de
nombreux et constans rapports, la France ne soit point encore reliée aux États-
Unis par une voie de communication directe et régulière? Le gouvernement
monarchique, dans la dernière année de son existence, s'était préoccupé de la
création de ces paquebots transatlantiques dont le projet, déjà ancien, avait eu
tant de peine à aboutir. Peut-être n'a-t-on pas oublié que des fonds d'encou-
ragement avaient été votés par les chambres pour la compagnie qui se char-
geait de l'entreprise. Deux paquebots ont accompli le voyage; le troisième est
rentré au port après avoir fait huit lieues en mer, et l'entreprise, soit inin-
telligence, soit mauvais vouloir, n'a pas eu d'autres suites. Il nous semble qu'il
appartiendrait au gouvernement nouveau de porter son attention sur un intérêt
si grave. Le manque de communication directe, régulière et rapide entre le
Havre et New- York gêne et peut même paralyser, sous de certains aspects, les
rapports que ces deux grandes sociétés ont tant de raisons de multiplier. Les
Américains, pour leur compte, sont parfaitement convaincus des excellentes
conséquences qu'amènerait l'établissement d'une ligne transatlantique, et, en
date du \ avril, la législature de l'état de New- York a autorisé la constitution
d'une compagnie qui se propose de tenter à son tour l'entreprise si malheureu-
sement conduite par la compagnie française. Nos commerçans se laisseront-ils
devancer? Le gouvernement ne trouvera-t-il point quelque moyen de provoquer
leur émulation en imitant, au besoin, celui des États-Unis, qui assure à la com-
pagnie de New-York une allocation de 375,000 francs pour le transport régulier
de la malle? N'aurons-nous pas enfin assez de hardiesse et de résolution pour
en finir avec cet état de choses d'aujourd'hui , dans lequel nous sommes à la
merci de l'Angleterre pour toutes nos communications avec l'Amérique? Nous
avons lieu de croire que c'est une des préoccupations constantes du ministre
de France à Washington, M. Poussin , dont les écrits fort appréciés montrent
une vive intelligence des avantages diplomatiques et commerciaux que la France
devrait tirer de relations plus suivies avec l'Amérique septentrionale. L'expé-
rience qu'il a des intérêts et des hommes de cette république et l'activité qu'il
porte dans l'accomplissement de sa mission nous autorisent à espérer que sa
présence aux États-Unis ne restera point stérile. Le temps des ambassades d'ap-
parat est passé, et puisque nous sommes représentés à Washington par un homme
de connaissances spéciales, il serait malheureux que ce ne fût point pour y
882 REVUE DES DEUX MONDES.
traiter des questions sérieuses d'utilité internationale. Nous n'ignorons point les
embarras dont le gouvernement est assailli : ceux du ministère des affaires
étrangères sont particulièrement grands; mais, à notre avis, il n'est point encore
chez nous de difficulté qui soit assez impérieuse pour faire oublier les intérêts
que nous signalons ici au département des affaires étrangères. Pour mieux dire,
en présence d^s agitations qui tendent à fermer peut-être pour long-temps les
débouchés du continent à notre commerce, nous tenons pour plus pressante que
jamais la nécessité de développer et de faciliter du coté de l'Amérique le mou-
vement de nos exportations; au milieu des incertitudes de nos alliances euro-
péennes et des obstacles que rencontre chaque jour notre diplomatie sur le ter-
rain du vieux monde, nous regardons comme admirablement opportuns et
prévoyans les efforts qui seront faits pour resserrer cette ancienne et naturelle
amitié de la France avec le Nouveau-Monde. C'est à Washington surtout que
la France peut être républicaine, et les opinions ne sauraient être partagées sur
la convenance d'une amitié internationale si manifestement justifiée par la com-
munauté des intérêts et des principes.
Parmi les plus tristes symptômes de notre époque troublée, ne faut-il pas
compter le silence des poètes? 11 y a quelques années, la critique pouvait à boa
droit signaler et regretter même une trop grande diffusion de l'inspiration poé-
tique; aujourd'hui, il n'en est plus ainsi. A ceux qui nous reprocheraient de pu-
blier trop peu de vers, nous pourrions répondre que la faute en est surtout aux
poètes, qui nous refusent trop souvent l'occasion de les accueillir. En attendant
que le calme nous ramène les muses, voici d'aimables stances qui nous arrivent
sans signature du fond de la province, et il nous a paru qu'il y aurait quelque
charme à respirer, dans notre atmosphère fiévreuse, cette fraîche boufTée des
campagnes normandes.
ESQUISSES NORMANDES. - LE MOULIN.
Je connais un joyeux moulin
Sur la colline verte;
Sa porte, loin du grand chemin,
Reste toujours ouverte.
On y voit entrer, à midi ,
Garçons et jeunes filles,
Et les vieux, d'un pas alourdi,
Armés de leurs faucilles.
La nappe blanche étale aux yeux
La soupe appétissante,
REVUE. — CHRONIQUE. 883
Les brocs noirs de cidre mousseux,
La galette fumante.
o"-
Et la meunière, au grand œil noir,
Belle sans vouloir l'être,
Invite chacun à s'asseoir
A ce festin champêtre.
Puis, vers le soir, l'heureux moineau,
Niché dans le vieux lierre,
Tient becqueter le blé nouveau
Aux doigts de la meunière.
De cet hospitalier moulin
Agent toujours fidèle,
Le vent accourt chaque matin
Faire tourner son aile.
A son tic-tac l'oiseau s'enfuit,
L'herbe sèche frissonne,
Et je ne sais quel léger bruit
Dans la chambre résonne.
C'est le moment où tous les yeux
S'entr'ouvrent pour sourire.
Pourquoi chacun est-il heureux?
Ah! qui pourrait le dire?
Pour moi, si j'aime ce séjour,
Ce n'est, je vous le jure,
Ni séduit par toi, fol Amour,
Ni par vous, ô Nature !
C'est que, sans apporter de grain
Et sans humble prière,
L'indigent y reçoit son pain
Des mains de la meunière.
Jules L,
Il serait facile de prouver que la crise où le pays est en ce moment plongé est
intellectuelle autant que politique, et peut-être pourrait-on démontrer aussi fa-
cilement que, si la crise politique a tant de gravité, c'est par la raison que l'in-
telligence a trop vite abdiqué ses privilèges et son rôle. Ce fait est trop clair
pour n'avoir pas été saisi par les hommes considérables de l'Université aux-
884 REVUE DES DEUX MONDES.
quels leurs talens, plus encore que leurs fonctions, ont donné charge d'ames.
Et cependant pourrait-on affirmer que renseignement réponde aujourd'hui aux
vastes nécessités de sa mission morale? L'enseignement philosophique surtout
manque à la jeunesse inquiète de notre fiévreuse époque. Peut-être y a-t-il plus
qu'on ne suppose de cœurs ouverts pour recevoir les vérités substantielles et
fortes que l'on venait, vers la fin de la restauration ou au lendemain de 1830,
chercher au pied des chaires de la Sorbonne et du Collège de France. Peut-être
y aurait-il moins d'indifférence que l'on n'imagine pour les hommes qui, dans
ces chaires redevenues vivantes, oseraient parler de devoir et de destinée hu-
maine avec l'autorité de la science. Pourquoi donc ce spectacle consolant nous
est-il refusé? Ce ne sont point les hommes qui manquent. Non , et, Dieu merci,
les mêmes professeurs qui étaient en 1830 entourés d'une si grande et si légi-
time popularité sont encore parmi nous. Pour ne citer que celui dont les leçons
nous paraîtraient le plus nécessaires comme remède à l'anarchie intellectuel!'
d'à-présent, nous nommerons M. Cousin. Parmi les hommes de cette laborieux
et vive génération qui arriva à la suite de nos grandes guerres européens
M. Cousin est aussi l'un des esprits les plus jeunes et les plus capables de i.
trouver, en face des sophismes contemporains, l'ardeur avec laquelle il corn
battait naguère contre d'autres erreurs. Une merveilleuse vivacité se rencontr
unie en lui à l'étendue de l'intelligence, et il possède, avec les dons précieux de
l'écrivain éminent, le charme et la puissance d'une parole éloquente. C'est à
M. Cousin qu'il appartiendrait plus qu'à personne de poser sous leur nouvel
aspect les questions philosophiques sur lesquelles la société sent par instinct le
besoin d'être promptement et grandement éclairée.
Une semblable résolution ne nous plairait pas seulement parce qu'elle serait
hardie et généreuse, mais parce qu'elle servirait encore d'encouragement à ces
mêmes professeurs qui partagèrent autrefois avec M. Cousin les faveurs de l'opi-
nion, et que les affaires ont détournés de leur but scientifique. Oui, il y a parmi
les hommes qui comptent encore comme titulaires à la Sorbonne des noms na-
guère applaudis, que nous aimerions à retrouver aux premiers rangs de l'en-
seignement. N'est-ce pas d'eux, en effet, que l'on pourrait dire : Leur silence est
«ne calamité publique? C'est une calamité d'autant plus déplorable que le don
d'attirer et de passionner la jeunesse semble être depuis quelques années le pri-
vilège des esprits faux et des intelligences apocalyptiques. On ne peut constater
qu'un petit nombre d'exceptions brillantes, de voix courageuses, qui ont con-
tinué de se faire entendre au milieu du tumulte de nos passions politiques.
Nous aurons plus d'une fois l'occasion de revenir sur ce sujet. Nous n'avons
voulu aujourd'hui qu'indiquer, parmi tant de questions d'où dépend la dis-
cipline de l'esprit public, celle qui paraît à la fois les comprendre et les domi-
ner toutes.
V. de Mars.
LA TRANSYLVANIE
DEPUIS LA FIN DU DIX-SEPTIÈME SIÈCLE JUSQU'EN 1849.
PREMIERE PARTIE.
RAPPORTS DE LA TRANSYLVANIE AVEC LA FRANGE.
— SA RÉUNION A L'AUTRICHE.
Au-delà de la Hongrie, — entre l'ancienne Pologne, la Turquie et les
principautés, au sein des monts Karpathes, qui rejettent brusquement
le Danube vers les plaines de la Valachie, — perdue dans ces régions in-
termédiaires où se rencontrent et se confondent la civilisation de l'Oc-
cident et celle de l'Orient, la Transylvanie occupe à ces limites indé-
cises de deux mondes une place que la politique a faite plus grande
que la nature. C'est la Suisse de l'Orient; ce ne sont pas seulement les
montagnes et l'aspect général du pays, le courage de ses habitans, leurs
langues et leurs costumes divers, qui amènent aussitôt cette comparai-
son à l'esprit : c'est surtout la position qu'occupent ces deux petits pays
au milieu d'empires puissans et souvent ennemis. 11 semble que la
mission de l'un et de l'autre ait été de s'interposer entre leurs rivalités,
d'empêcher leur choc et de refouler leur ambition dans des directions
différentes, comme au sommet des Alpes et des Karpathes les eaux et
les fleuves se divisent, courant ceux-ci à l'orient, ceux-là à l'occident. La
tome h. — 15 juin 1849. 57
886 REVUE DES DEUX MONDES.
Transylvanie est un peu plus grande que la Suisse, sa population est
à peu près la môme; mais là s'arrêtent les ressemblances : la politique
leur a fait des destinées différentes. La Suisse, grâce à la neutralité
que la sagesse des grandes puissances lui avait garantie, a conservé
son indépendance; la Transylvanie, au contraire, livrée, dès l'origine,
à l'ambition de tous ses voisins, ne s'est reposée d'une liberté pleine de
périls qu'en abdiquant son indépendance pour devenir une province
autrichienne.
I.
Il y a environ cent soixante ans qu'un seigneur transylvain, réfugié
à la cour de Louis XIV, se plaignait du peu d'attention qu'on accordait
en France aux affaires de son pays. « On aurait eu bien de la peine il
y a dix ans, disait-il (I), à fournir quatre personnes qui eussent quelque
connaissance de la Transylvanie. Bien des gens, à mon arrivée, sem-
blaient ignorer jusqu'à son nom. On ne le prononçait pas sans un peu
d'étonnement, comme si c'eût été le nom de quelque province décou-
verte depuis peu au Nouveau-Monde; mais, ajoute l'émigré transyl-
vain pensionné à la cour de Versailles, comme il n'y a point de nation
si barbare et si éloignée que le soleil ne daigne éclairer, on ne doit pas
s'étonner si les bienfaits du roi Louis-le-Grand, qui en prenait sa devise,
nous ont enfin tirés de notre obscurité. »
A cette époque, en effet, à la fin du xvne siècle, la politique fran-
çaise cherchait à susciter de toutes parts des ennemis à la maison
d'Autriche. Non content des champs de bataille qui lui étaient ouverts
en Flandre, en Allemagne, en Italie, Louis XIV n'épargnait aucun sa-
crifice pour susciter sur les derrières des armées impériales, au sein
même de l'empire, de puissantes diversions. Il donnait la main aux
mécontens de Hongrie, et, à défaut des Turcs, qui, depuis la levée du
siège devienne (1683), perdaient constamment du terrain, il soulevait
les populations encore à demi barbares campées à l'extrême frontière
de l'Europe entre la chrétienté et le mahométisme. Tour à tour atta-
chées aux rois de Hongrie ou aux sultans, ces races belliqueuses chan-
geaient sans cesse d'intérêts et d'alliances; elles semblaient vouées
par leur caractère, autant que par la situation du pays, au rôle que
l'ambition assignait, dans l'ouest de l'Europe, à la Sardaigne, entre la
maison d'Autriche et la maison de France. Après avoir chassé les Turcs
avec les secours de l'empereur, elles rappelaient bientôt les pachas
voisins pour se garantir des vexations des troupes impériales. Au mo-
ment où l'action de la Turquie, désormais énervée et impuissante, ne
devait plus suffire à tenir la balance, les Transylvains accueillirent
(1) Mémoires du comte^Bethlem Niklos.
LA TRANSYLVANIE. 887
avec empressement les nouveaux protecteurs qui leur arrivaient du
fond de l'Occident. Malgré l'éloignement et la difficulté des communi-
cations, Louis XIV ne cessa d'entretenir avec la Transylvanie des rela-
tions de tout genre. Il y envoyait, par la Turquie, par Venise, par la
Pologne surtout, avec laquelle les correspondances étaient plus faciles,
des agens, des officiers, des ambassadeurs publics; c'était par Dantzick
qu'on dirigeait les secours d'hommes et d'argent; de là, on arrivait à
Varsovie; enfin, à travers les défilés et les précipices qui séparent la
Transylvanie de la haute Hongrie et de la Pologne, on pénétrait dans
ce lointain pays.
Pendant plus d'un demi-siècle que continuèrent ces relations, la
Transylvanie s'habitua à regarder la France comme une protectrice
naturelle, à recevoir ses directions et ses secours; et quand la fortune
contraignit Louis XIV à la paix, quand la Transylvanie, après la longue
lutte qu'elle soutint avec la Hongrie contre l'empire, se rangea sous
la domination autrichienne, la France servit d'asile aux proscrits et
leur prodigua les bienfaits de son hospitalité. On voit à chaque instant,
dans les mémoires de cette époque, les noms des seigneurs hongrois
et transylvains mêlés aux récits du jour, aux descriptions des fêtes
de Paris ou de Versailles; le roi engageait toujours quelques-uns de
ces étrangers à Marly; les princes les invitaient à leurs chasses; le grand
Condé les régalait à Chantilly et se faisait raconter par eux la manière
de combattre des Turcs. La mode avait pris sous son patronage la bra-
voure et les malheurs de ces nobles rebelles : on portait des bottes à
la transylvaine, et le malheureux comte Zriny, décapité à Neustadt,
donnait son nom à des vestes brodées dont on nous vante le bon goût
et la richesse (1).
La paix générale qui suivit la guerre de la succession d'Espagne, et
plus tard un nouveau système politique, l'alliance de la France avec
l'Autriche sous Marie-Thérèse (1756), changèrent profondément ces
rapports. La solidarité qui existait depuis François Ier entre l'orient et
l'occident de l'Europe fut rompue; elle avait perdu quelque chose de
son équité le jour où l'Espagne était entrée dans la famille de nos rois
et dans le système français. Quand la politique autrichienne pouvait
avoir une armée sur les Pyrénées, il était assez naturel que les Fran-
çais eussent des auxiliaires au pied des monts Karpathes. Des deux
côtés, on renonçait à s'attaquer par derrière; la Transylvanie cessa dès
ce moment de jouer un rôle particulier dans les mouvemens de l'Eu-
rope. Réduite à n'être qu'une province de l'empire, elle retomba peu
à peu dans l'isolement et l'obscurité. Les noms lointains et fameux de
(1) « Le comte de Guiche et M. de La Vallière (frère de la duchesse) vouloient prendre
un habit dont la parure eût également de la magnificence et de l'invention. Du chapeau
jusqu'à la veste, la bizarrerie espagnole avoit tout réglé. Le comte de Serin régnoit à la
veste avec toutes sortes de broderies. » (Lettres de Saint-Évremont, t. IV.)
888 REVUE DES DEUX MONDES.
Bethlem Gabor, de Bathory, de Tœkély, de Hâkôczy, s'éteignirent dans
la mémoire de l'Occident; ils ne retentirent plus hors de ce rempart
de montagnes où s'enferme la Transylvanie, mais là ils restèrent
comme les souvenirs les plus chers du courage et de l'indépendance
nationale.
L'insurrection des Hongrois, et tout récemment l'intervention des
Russes en Transylvanie, ont, après plus d'un siècle d'intervalle, rappelé
l'attention sur cette contrée; mais, plus encore qu'au temps de Beth-
lem Niklos, la Transylvanie reste cachée pour nous derrière ces vastes
forêts des temps reculés qui lui valurent son nom [trans sylvas). Elle
n'est sur aucune des grandes routes politiques ou commerciales du
monde. Les lignes des opérations militaires semblent s'écarter d'elle et
devoir en écarter aussi la guerre et ses fléaux. Quand la Russie s'avance
vers Constantinople, ce sont les principautés et Bucharest qui lui ser-
vent d'étapes; de Vienne à Andrinople, la route directe est par Bel-
grade et la Servie. La navigation du Danube, qui a ouvert la Hongrie
aux spéculations du commerce et à la curiosité européenne, n'a pas
eu pour la Transylvanie les mêmes résultats. A Orschowa , dernière
forteresse de la Hongrie, vis-à-vis la frontière turque, le fleuve, qui
depuis Belgrade se dirigeait de l'ouest à l'est, rencontrant les derniers
contre-forts des monts Karpathes, se détourne tout à coup vers le sud
et emporte loin de la Transylvanie, à travers les plaines basses et
noyées de la Valachie, les bateaux à vapeur, les marchandises et les
voyageurs de l'Occident.
Toutefois, de ce que la Transylvanie n'est sur le chemin de personne,
il faut se garder de conclure qu'elle n'a pas tenu une place importante
dans les questions européennes; l'histoire du passé prouve le contraire.
De tout temps, on s'est disputé avec acharnement la possession de ce
pays. Sans remonter à Trajan et aux guerres contre les Daces, nous
le voyons au moyen-âge servir de champ de bataille à tous les puissans
empires au milieu desquels il est placé. Les Polonais, les Tartares,
les Hongrois, les Turcs et les impériaux ont tour à tour envahi ce coin
de terre; partout restent les traces ou les souvenirs des luttes et des
combats des âges passés. Les Allemands, en appelant la Transylvanie
le pays des sept forteresses (Siebenbiïrgeri) (1), ont rendu témoignage du
rôle qu'elle a joué dans toutes les rencontres des peuples de l'Orient
et du centre de l'Europe. La nature même semble lui avoir assigné ce
rôle.
C'est une sorte de citadelle immense, enceinte de montagnes, qu'au-
cune armée ne peut laisser impunément derrière elle. Elle n'est point,
nous l'avons dit, placée sur les grandes lignes militaires, mais il faut
(1) On fait aussi venir ce nom des sept chefs hongrois qui conquirent le pays, ou des
sept villes fondées au pays des Saxons lors de la colonisation allemande.
LA TRANSYLVANIE. 889
nécessairement se détourner pour l'assiéger et s'en rendre maître
avant de passer plus avant. De là toute l'histoire et les malheurs de
cette contrée. Les écrivains hongrois, frappés de cette situation, l'ap-
pellent toujours la forteresse de la Hongrie, arcem Hungariœ. Qui est
maître de la Transylvanie en effet l'est bientôt de la Hongrie, et peut
se jeter à volonté sur les principautés danubiennes. La plus légère
inspection du pays suffit à le faire comprendre.
A l'extrémité des plaines marécageuses qui s'étendent en Hongrie
entre le Danube et la Theiss, le terrain se renfle peu à peu, monte par
degrés, et s'élève au niveau des groupes irréguliers que les Karpathes
jettent çà et là en dehors de leur chaîne principale. Ces monts confu-
sément entassés et les hautes vallées qu'ils renferment forment un
plateau d'environ trois cents lieues de circonférence. Si du haut d'un
des sommets les plus élevés on pouvait considérer l'ensemble de la
contrée, "elle apparaîtrait comme une mer houleuse dont les vagues,
tourmentées par les vents, tantôt élèvent leurs crêtes blanches d'é-
cume, tantôt se creusent en sillons d'un vert étincelant. Au midi, à
l'est, et en partie au nord, la chaîne des Karpathes enveloppe le pays
comme d'un rempart taillé à pic. Quelques rares passages qui suivent
le lit des torrens ouvrent seuls des brèches à travers cette muraille (1).
Cette région élevée donne naissance à un grand nombre de rivières,
dont les plus grandes, la Marosh, le Szâmos et l'Aluta, sont à peine
navigables dans l'état actuel. La Marosh seule coule dans la direction
de la pente générale vers la Hongrie, et se jette, près d'Esseg, dans la
Theiss. Les deux autres, au contraire, tourmentées par les obstacles
qu'elles rencontrent et contraintes de couler dans le lit de vallées tor-
tueuses, s'échappent de la Transylvanie, la première par le nord,
l'autre par le midi. L'Aluta, après avoir roulé ses eaux à travers l'étroit
défilé de la Tour-Rouge et les plaines de la Valachie, se jette dans le Da-
nube. Souvent aussi, au milieu de ces pentes, heurtées, contrariées
l'une par l'autre, les eaux, ne trouvant nul écoulement naturel, forment
des lacs profonds, qu'on rencontre avec étonnement au sommet des
montagnes, et qui donnent au paysage un aspect particulier. Les anti-
ques chênes, les pins, les hêtres, qui couvrent encore les montagnes
de la Transylvanie, baignent leurs troncs dans ces eaux tranquilles.
D'innombrables oiseaux habitent au fond de ces retraites. Quand le
voyageur arrive, fatigué, aux dernières heures du jour, près d'un de
ces lacs perdus dans les forêts, il dresse sa tente au bord du rivage; les
chevaux sont laissés en liberté à la lisière des bois, et la pêche ou la
chasse ont fait bien vite les frais du repas (2). Cependant le bruit qui
(1) Les plus célèbres de ces passages sont celui de Bistritz dans la Moldavie, de Tomôs
dans la Valachie, vers Gronstadt, celui de la Tour-Rouge entre Hermanstadt et Bucha-
rest, et enfin la Porte de Fer, qui communique de la vallée de Hatzeg à la basse Hongrie.
(2) C'est surtout dans le district de Hatzeg, sur une des routes qui conduisent de la
890 REVUE DES DEUX MONDES.
trouble alors le silence universel attire quelque famille nomade de
bohémiens à demi nus, cachée dans l'épaisseur des bois, et alors les
sauvages même ne manquent plus à cette scène, qui semble appar-
tenir plutôt au nouveau monde qu'à l'ancien. Mais l'Amérique n'a point
de passé : aucune image glorieuse ou mélancolique ne s'attache à ses
paysages et à ses rochers; rien n'y parle au cœur ou à l'esprit de
l'homme : ses forêts n'ont vu que l'éternelle cascade, les guerres ou
les amours des bêtes sauvages. Les souvenirs de l'homme au contraire
et la trace sympathique de son passage sont partout empreints dans
notre vieille Europe : c'est la maison paternelle où sont morts nos
pères et les frères qui nous ont précédés dans la vie; partout nous re-
trouvons leur mémoire; les scènes de la nature s'animent pour nous
de leurs joies ou de leurs douleurs, et le lien mystérieux des généra-
tions, comme la chaîne à travers laquelle courent des fluides invi-
sibles, rattache le jour si court de notre existence à tous les siècles qui
l'ont précédé.
Ainsi , au milieu même de ces solitudes transylvaines, perdu dans
les immenses forêts à travers lesquelles il erre des journées entières,
enfoncé dans ce labyrinthe inextricable de montagnes et de vallées, au
fond de ces précipices où il ne voit que le lac à ses pieds et le ciel sur
sa tête, le voyageur sent bien qu'il n'a pas marché le premier par ces
étranges chemins, qu'il est dans le vieux monde, où tant de généra-
tions se sont déjà succédé; il retrouve à chaque pas la trace de l'homme
et les monumens de l'histoire. Voici les ruines du camp de Trajan;
là-bas, sous ces grands sapins, se dresse la pierre d'un tombeau turc,
surmontée d'un croissant à demi brisé : c'est tout ce qui reste des cent
mille Turcs défaits par le vaillant Huniade. Une fontaine à moitié en-
sevelie dans les roseaux des marécages marque la route que suivirent
les croisés du Nord. Plus tard enfin, ces montagnes ont vu les roma-
nesques exploits des Tœkély et des Râkôczy, associés à la politique et
aux armes de Louis XIV. Ces lieux sauvages touchent par un côté à la
cour du grand roi. Bien des hôtes ont passé dans ces forêts qui s'étaient
promenés aussi dans les bosquets de Versailles : le cardinal de Poli-
gnac, le marquis de Béthune; un cousin de Mme de Sévigné, Rabutin,
exilé de France après l'éclat d'une aventure de galanterie avec la prin-
cesse de Condé. La cruauté de Rabutin égalait son courage. Ce nom,
qui , grâce à ceux qui l'avoisinent dans notre esprit, ne nous rappelle
que des images gracieuses et galantes, est resté comme un monument
Hongrie en Transylvanie, qu'on trouve, au sommet des hautes montagnes à travers les-
quelles le chemin est frayé, quantité de ces lacs creusés en forme d'entonnoirs : on y
pêche de nombreux poissons, et entre autres des saumons monstrueux. Quelques-uns
de ces lacs sont salés, et, au lieu d'expliquer cette circonstance par l'existence bien connue
des riches dépôts salins qui se trouvent en Transylvanie, le vulgaire suppose que ces
lacs sont en communication avec la mer.
LA TRANSYLVANIE. 891
d'effroi dans les annales transylvaines. Nous nous retrouvons en pleine
France, et, pendant un demi-siècle, des noms français se mêlent à
toutes les aventures héroïques des annales transylvaines.
II.
L'histoire de la Transylvanie se divise en trois périodes très distinctes
et faciles à marquer :
La première dure cinq siècles. De 1000 à 1526, la Transylvanie n'est
qu'une province de la Hongrie.
La seconde dure un peu moins de deux siècles, depuis la bataille de
Mohâcz (1526) jusqu'au traité de Carlowitz (1699). La Transylvanie est
devenue, dans cette période, un état indépendant et électif; c'est l'é-
poque de la liberté et de la gloire nationale.
De 1700 jusqu'à nos jours, la Transylvanie, sous la domination au-
trichienne, entre dans la période pacifique et constitutionnelle. Elle
participe, dans les dernières années, au mouvement libéral de la Hon-
grie. Enfin, elle prend part à l'insurrection actuelle des Magyars.
Au début de la première période, nous retrouvons, comme en Hon-
grie, la conquête des Huns et la tradition des sept chefs barbares qui se
partagent le pays. Les institutions qu'ils apportent sont les mêmes, la
contrée est divisée en plusieurs camps, et la société est purement mi-
litaire. Avec saint Etienne, en l'an 4000, la Transylvanie se convertit
au christianisme; elle ne se sépare plus alors de la Hongrie et suit les
diverses fortunes du royaume apostolique dans ses guerres contre les
Turcs.
Pendant cette première période, elle était administrée par des vai-
vodes, ou gouverneurs nommés par le roi. Le plus célèbre fut ce Jean
Huniade, le vainqueur des Turcs et le sauveur de la chrétienté, lors-
qu'après la prise de Constantinople, par Mahomet II, l'Europe conster-
née s'attendait à revoir l'invasion du ive siècle.
En 1526, Jean Zapolya était vaivode de Transylvanie, lorsque le roi
Louis II périt dans cette fatale journée de Mohâcz, que nous avons ra-
contée ailleurs (1). L'indépendance de la Transylvanie naquit de cette
sanglante défaite où périssait la liberté de la Hongrie. Pendant que le
royaume, envahi par Soliman et l'empereur, subissait ce double joug,
et que des pachas turcs s'installaient à Bude et à Temeswar, les mon-
tagnes de la Transylvanie servaient de refuge aux vaincus. Zapolya,
après avoir un moment tenté de disputer la Hongrie même à Soliman
vainqueur et à l'empereur Ferdinand, se contenta de la souveraineté
de la Transylvanie. A sa mort, son fils, Jean-Sigismond, sous la tutelle
de sa mère Isabelle, fut reconnu par le sultan prince de Transylvanie.
(1) Voyez le numéro du 1« août 1848.
802 REVUE DES DEUX MONDES.
Alors commence la série des souverains nationaux, qui se termine par
l'abdication de Michel Apâfy. Cette période dure environ cent soixante-
quinze années. C'est, à vrai dire, la seule époque où la Transylvanie
ait une histoire particulière, encore cette histoire est-elle incessamment
mêlée à celle de la Hongrie.
Les impériaux et les Turcs se disputaient avec acharnement la pos-
session de ce malheureux royaume. Après les fortunes diverses qui
conduisirent deux fois les armées ottomanes sous les murs de Vienne
(1529 et 1683), la paix de Carlowitz rejeta définitivement les Turcs
hors de la Hongrie. Pendant cette longue lutte, interrompue à peine
par de courtes trêves, les princes transylvains furent réduits à se pla-
cer, tantôt sous la protection de l'empereur, tantôt sous celle des Turcs.
Souvent deux compétiteurs, appuyés l'un par l'Autriche, l'autre par
le sultan, ajoutaient les horreurs de la guerre civile aux malheurs de
cette guerre implacable de peuples et de religions. Quand on parcourt
les historiens contemporains, on ne voit que villes prises, reprises et
incendiées, habitans passés au fil de l'épée ou poussés en captivité,
comme des troupeaux, dans les plaines de la Bulgarie. A ces désastres
périodiques des guerres turques et impériales venaient se joindre les
invasions des Tartares, qui pénétraient par bandes à travers les passages
de la Moldavie, se jetaient sur les habitations écartées, les pillaient,
tuaient les vieillards, et emmenaient en captivité les femmes et les
jeunes hommes.
La Transylvanie, avec le littoral de la mer Noire, avait alors le triste
privilège de remplir d'esclaves les sérails de Constantinople. Ainsi que
les Mamelouks en Egypte, plusieurs de ces captifs étaient adoptés par
leurs maîtres, et revenaient souvent commander, au nom des Turcs,
dans leur ancienne patrie. De là ces mœurs à demi turques et ces habi-
tudes barbares qui contrastaient étrangement avec les manières, les
idées et les sentimens que les insurgés hongrois et transylvains rappor-
taient aussi de la France et de Versailles.
Il y avait chez un noble transylvain de ces temps une moitié de Turc
et une moitié de gentilhomme français : tel qui avait été esclave en
Crimée ou dans quelque honteux sérail de Constantinople allait plus
tard solliciter en France les secours de Louis XIV. Il revenait, se dé-
battant le reste de sa vie entre les deux natures que cette double édu-
cation avait mises en lui : tantôt implacable à ses ennemis, féroce et
grossier jusque dans ses plaisirs; tantôt, sous l'influence des images de
politesse et de galanterie qu'il avait entrevues, arrivant jusqu'aux idées
les plus chevaleresques et à des raffinemens de tendresse que n'eussent
point désavoués les héros de Mlle de Scudéry. Dans les châteaux, on avait
le goût de la belle société, la vie et la conversation françaises y avaient
pénétré, et à quelques pas de ces retraites il se passait des scènes et
des aventures qui semblent réservées exclusivement à l'histoire des
LA TRANSYLVANIE. 893
Caraïbes ou des Iroquois, exposés chaque jour à être égorgés ou rôtis
par les sauvages voisins. Je trouve dans Fauteur transylvain que j'ai
déjà cité un récit qui peint si bien le contraste de ces deux existences et
l'état affreux du pays, que je le rapporterai ici tout entier. La simpli-
cité même de la narration montre combien tout cela était dans la vie
commune et de tous les jours.
Le comte Bethlem Niklos allait rejoindre la princesse Bârcsay, dont
il était épris depuis long-temps; le prince venait d'être assassiné, et
Bethlem se hâtait d'arriver; il n'y avait pas de temps à perdre avec cette
veuve. Déjà à un premier veuvage, amené aussi par quelque mort
violente, Bethlem, qui avait mis trois mois pour revenir de France en
Transylvanie, avait trouvé sa belle remariée à Bârcsay. Cette fois, il ne
s'agissait que d'arriver du château de Bethlem à celui de Guergheim,
distant de vingt lieues de France; la chance paraissait belle.
« A peine avais-je appris le cruel assassinat de Bârcsay, dit le comte Bethlem
Niklos, que je partis précipitamment pour porter secours et consolation à l'in-
fortunée princesse. J'étais accompagné seulement d'un gentilhomme de nos voi-
sins, nommé Patkô, et fort attaché à notre maison. Nous nous mîmes en che-
min sans autre escorte, en quoi j'avoue qu'il y avait beaucoup d'imprudence,
puisque du lieu d'où nous partions pour nous rendre auprès de cette princesse,
il y avait près de huit lieues de Transylvanie, qui en valent près de vingt de
France.
« Nous voulions nous rendre à Bistritz, d'où nous espérions arriver de bonne
heure au château de Guergheim, où se trouvait la princesse; mais ma mauvaise
étoile nous fit tomber dans un gros de Tartares qui commençaient à faire leurs
courses de ce côté-là. Nous nous en vîmes entourés en un instant, sans pouvoir
nous échapper d'aucun côté; les barbares, nous ayant liés et garrottés sur nos
chevaux, nous amenèrent, vers le coucher du soleil, dans une profonde forêt
qu'ils avaient choisie pour leur retraite pendant la nuit; nous fûmes obligés de
les suivre avec toute la tristesse qu'il est facile de concevoir. Lorsque nous
fûmes arrivés, ils nous lièrent dos à dos, Patkô et moi, de doubles cordes qu'ils
portent ordinairement pour s'assurer de leurs captifs, et, outre celles qui nous
serraient très fort les bras, ils nous en mirent d'autres au-dessus des genoux
qui ne nous serraient pas moins, en sorte que nous ne pouvions nous remuer
d'aucune façon.
« ... Les Tartares égorgèrent un bœuf qu'ils firent griller sur des charbons,
et, après un repas copieux, ils s'accroupirent autour de leurs feux dans la pos-
ture que les enfans tiennent, à ce qu'on dit, dans le sein de leurs mères, et s'en-
dormirent d'un profond sommeil. Ce spectacle, joint à l'horreur d'une nuit très
obscure, le lieu dans lequel il se passait et notre malheureuse situation nous
avaient fait garder un profond silence et mis hors d'état de pouvoir penser à ce
que nous allions devenir. Patkô cependant, qui connaissait bien mieux que moi
le caractère de ces barbares, puisqu'il avait été pendant trois ans parmi eux et
du nombre de leurs prisonniers dans la déroute du prince Ràkôczy, en Pologne,
et conduit en Crimée, rompit enfin le silence et me dit : « Ces barbares vont
81 H REVUE DES DEUX MONDES.
« dormir pendant quatre ou cinq heures sans s'éveiller; si j'avais un couteau,
« je vous mettrais bientôt en liberté. — Je lui dis que je n'en avais pas. — J'en
« ai bien deux, me répondit-il, dans une gaine que j'ai mise dans une de mes
« bottines, mais je ne puis y atteindre garrotté comme nous sommes. »
« ... Je parvins à porter ma main jusque dans sa bottine, et j'en tirai cette
gaine fortunée avec les couteaux qui devaient nous procurer notre liberté. Patkô
prit bien vite un des couteaux, dont il coupa aussitôt nos liens. Cette opération
ne fut pas plus tôt faite, que je croyais qu'il ne songerait, aussi bien que moi,
qu'à prendre la fuite au plus vite; mais, ayant aperçu une longue épée, et fort
raide, que nos Tartares portent d'ordinaire sous leur cuisse lorsqu'ils sont à che-
val et dont ils se servent pour tuer par derrière leurs ennemis quand ils les peu-
vent joindre, il la prit, et, sans m'en rien dire, il en perça le dos du Tartare qui
nous avait pris, et lui porta le coup avec tant de violence, qu'il le perça d'outre
en outre et le cloua contre terre. Il me dit que ces barbares dormaient d'un si
profond sommeil, que rien ne pouvait les éveiller, et il est sûr que celui-là ne
se réveilla jamais. Nous ne songeâmes plus qu'à sortir. Un beau clair de lune
qui survint favorisa notre retraite si heureusement, qu'après deux heures de
marche nous nous trouvâmes dans une plaine qui nous aida beaucoup à nous
orienter. Nous n'avions pas marché encore dans cette plaine pendant une heure,
que nous entendîmes le bruit que faisaient les Tartares en sortant de la forêt;
notre frayeur s'augmenta, et elle n'était que trop bien fondée par l'impuissance
où nous étions de trouver un asile. Il fallut cependant faire de nécessité vertu,
et chercher notre salut dans un grand étang qui se trouva sur notre chemin.
Nous nous déterminâmes à y entrer, et nous nous enfonçâmes dans l'eau jus-
qu'au cou, à l'abri des roseaux dont il était entouré, n'ayant précisément que la
tête hors de l'eau; encore Patkô coupa-t-il plusieurs roseaux pour nous la cou-
vrir, afin de n'être pas aperçus. Cette précaution était d'autant plus nécessaire,
que les Tartares y vinrent abreuver leurs chevaux, après quoi ils allèrent faire
leurs courses, et nous donnèrent le temps de respirer. Lorsque nous les eûmes
perdus de vue, nous sortîmes de notre humide retraite si morfondus, que je
n'aurais pu faire un pas sans la crainte que j'avais de retomber entre leurs
mains. Nous primes un chemin sans savoir où il devait nous conduire; mais,
heureusement, il nous mena droit au château de Bethlem, qui appartenait à un
de mes oncles; ce château, qui est assez commode, a quelques fortifications ca-
pables d'empêcher les Tartares d'en approcher. A peine y fus-je rendu, que la
fièvre m'y prit très violemment... Patkô, plus robuste que moi, en fut quitte à
meilleur marché, car il se mit à boire et à manger copieusement, et se remit en
très peu de temps, par cet exercice, des suites de toutes nos fatigues... »
Mais le comte Bethlem avait un mal plus dangereux que la fièvre;
l'amour et l'inquiétude mortelle où il était sur le sort de la princesse
faisaient sa plus grande peine. Il persuada au fidèle Patkô de se rendre
à un autre château au-delà des frontières de Hongrie, où il venait
d'apprendre que la princesse s'était réfugiée. Patkô partit avec une
épître qui malheureusement ne nous a pas été conservée.
« La réponse que je reçus, continue le comte, me fit d'abord un. vrai
LA TRANSYLVANIE. 895
plaisir; mais, faisant attention aux termes d'ami et d'amitié dont la princesse se
servait, je ne les trouvai pas aussi tendres que j'aurais pu l'espérer, et il me
semblait que ce n'était pas répondre aux termes d'amant parfait et passionné
dont je m'étais servi. En un mot, ma passion n'était pas satisfaite, et je croyais
que la princesse, privée d'un époux qu'elle venait de perdre pour jamais, et par
conséquent maîtresse de son cœur, pouvait s'expliquer tout autrement et se
servir de toutes les expressions qu'un cœur libre, et qui n'était retenu aupara-
vant que par le devoir, dictait naturellement lorsqu'il était touché. Tout cela
me faisait craindre de ne pouvoir jamais parvenir à la rendre assez sensible
pour couronner mon amour Occupé de ces tristes réflexions, ma maladie
continuait, et je devenais de jour en jour plus faible; mais mon fidèle Patkô ne
m'avait point abandonné, et il n'était pas moins bon médecin qu'habile messa-
ger. Il y avait heureusement dans le château quelques pièces de vin de Radevot,
qui est le meilleur vin de toute la Transylvanie, et comparable en toutes ma-
nières au fameux vin de Tokay : même force, même agrément, même couleur.
On m'en fit prendre d'abord un petit verre, dont je sentis mon estomac réchauffé;
mais il me sembla que la fièvre en était augmentée. Cependant je dormis quel-
ques heures sans interruption , et mon médecin , m'augmentant de jour en jour
la dose du remède, réussit si bien , qu'en moins de six semaines il me remit sur
pieds, très faible à la vérité, mais dans l'espérance de guérir à fond avec le se-
cours d'un remède si agréable. »
Bethlem guérit en effet au bout de six mois, pendant lesquels il
n'eut aucune nouvelle de la princesse. Ce procédé lui semblait dur;
il le trouvait contraire à toutes les règles qu'il avait vu pratiquer en
France. Il apprit bientôt la vérité. Cette belle, qui aurait risqué plus
que lui encore à tomber entre les mains des Tartares, s'était réfu-
giée dans une forteresse appartenant à un jeune seigneur parent de
Bethlem Gabor. Celui-ci en était devenu amoureux, et « comme il était
beau et bien fait, dit son consciencieux rival, et que la princesse n'a-
vait jamais aimé l'état de veuve, ils s'étaient mariés pendant que ^e
restais à me guérir des suites de mon accident. »
Le vin de Radevot ne guérit point le pauvre Betblem de son amour
comme il l'avait guéri de sa fièvre; il fallait des remèdes plus héroï-
ques. Le comte entreprit un second voyage à Paris, qui lui rendit sans
doute sa liberté, car nous voyons qu'au retour il épousa sa cousine,
« et voulut, dit-il, qu'elle vécût selon les modes et avec la liberté fran-
çaise. »
Après tout, ces coutumes et ces modes n'étaient que des exceptions;
les habitudes turques prévalaient par le droit de la force et du voisi-
nage. Quelques voyages à Versailles, des intrigues avec la France, ne
suffisaient pas à détruire le fond même de la situation; on était en
contact de tous les jours avec les Turcs; ils étaient les maîtres; c'était
d'eux que, malgré le droit d'élection des états, le prince devait ob-
tenir sa confirmation. Il devait envoyer un ministre à Constantinople
896 REVUE DES DEUX MONDES.
pour solliciter le firman d'investiture. Ce firman ne s'obtenait qu'à
prix d'argent; le pacha d'Andrinople ou de Bude venait remettre au
prince un manteau de pourpre, une massue et un étendard; tout se
passait selon l'étiquette des cérémonies turques. On amenait au prince
un cheval richement harnaché, sur lequel il faisait son entrée solen-
nelle à Carlsbourg ou à Hermanstadt, précédé d'une escorte de janis-
saires, des seigneurs de la diète qui l'avaient élu, et suivi d'une centaine
de chevaux de main conduits par d'habiles palefreniers. Les clairons
et les cymbales turques retentissaient; mais les cloches des églises
sonnant à toute volée et les tambours qui battaient à la française
semblaient protester contre cette intronisation tout à la turque. Ce-
pendant, à peine en possession de sa nouvelle souveraineté, le prince
devait recourir forcément aux plus dures exactions. Il devait payer les
protecteurs qui l'avaient soutenu à Constantinople, récompenser les
seigneurs qui l'avaient élu, acquitter le tribut annuel que la province
payait au sultan. Ce tribut surpassait de beaucoup la somme destinée
au gouvernement même et à l'entretien du pays; sous le moindre pré-
texte, on l'aggravait sans pitié. Légalement la noblesse, comme en
Hongrie, ne devait point de contribution. Elle avait toujours grand
soin de faire jurer au prince la confirmation de ce précieux privilège
avant la cérémonie du couronnement; mais les Turcs ne s'arrêtaient
pas aux scrupules constitutionnels, et si les paysans ne pouvaient suf-
fire aux nouvelles taxes, on forçait les nobles à payer pour eux. Tout
était mis en œuvre, les avanies de l'Orient et les expédiens financiers
des pays de l'Occident. En 1671, la diète ordonnait un emprunt forcé
sur la noblesse; en cas de non-paiement, les biens devaient être saisis,
et, au bout de l'an, le propriétaire mis en prison. En 1666, on paya six
fois le tribut ordinaire. La taxe était de cinq écus d'or par maison, et
moitié pour celles qui étaient brûlées. Ce procédé laisse loin derrière
lui toutes les inventions modernes; on n'imposait pas seulement la pau-
vreté et la misère, mais la ruine.
III.
Rien ne s'oublie plus vite que les calamités de la guerre et les crimes
des révolutions, quand quelque grandeur et je ne sais quel éclat bar-
bare s'attachent à ces temps malheureux. C'est par ce fatal oubli que
nous sommes incessamment poussés vers de nouvelles catastrophes,
que les infortunes et l'expérience de nos pères nous trouvent sourds
et aveugles, et que Ninive détruite suffit à peine à l'instruction d'une
génération. Cette rude époque, que les annales contemporaines ap-
pellent le monde crucifié (mundus cruciatus), est la seule qui soit chère
aux Transylvains et plaise à l'orgueil national; c'est à elle que se rap-
LA TRANSYLVANIE. 897
portent toutes les traditions, les récits populaires et les légendes de
chaque ruine : il n'est pas de château où on ne vous montre avec fierté
quelque arme, quelque sabre ayant appartenu aux héros de ces temps
glorieux, les Bathory, les Bethlem Gabor, lesTœkély. La célèbre mé-
lodie de Râkôczy retentit jusque sous les dernières tentes des Szeklers à
la frontière turque, et son image, grossièrement enluminée, se place
dans les plus pauvres maisons à côté de limage sainte du patron.
Il faut lire cette partie de l'histoire de la Transylvanie dans les au-
teurs nationaux ou dans les mémoires mêmes que nous ont laissés les
principaux acteurs de ces luttes. Là seulement ces temps peuvent re-
vivre avec les passions, les bizarreries de mœurs et de coutumes qui
excitaient si vivement l'intérêt de l'Europe, alors que les presses de la
Hollande multipliaient incessamment les manifestes et les relations des
mécontens hongrois et transylvains. Nous avons hâte d'arriver à l'épo-
que où la Transylvanie passa définitivement sous la domination autri-
chienne. Il importe de s'arrêter sur les faits qui amenèrent l'incorpo-
ration de la principauté à l'empire pour juger la légitimité de la cause
qui se débat aujourd'hui sur les rives du Danube; d'ailleurs la vie du
dernier prince transylvain, Apâfy, à part les qualités brillantes qui lui
manquaient, est une image assez fidèle du règne et de la politique
de ses prédécesseurs. On y voit le même mélange d'ambition, d'entre-
prises hardies, et aussi d'hésitations et de reviremens soudains dans
les alliances. C'était la conséquence forcée de la situation politique et
géographique du pays : selon l'issue de la lutte séculaire engagée
entre l'Autriche et la Porte, la Transylvanie devait devenir une pro-
vince de l'empire ou un pachalik turc. Les publicistes qui attaquent au
nom de l'indépendance et de la liberté nationales la domination autri-
chienne en Transylvanie ne sont pas dans le vrai. La Transylvanie n'a
eu à choisir qu'entre deux maîtres; valait-il mieux pour elle avoir des
gouverneurs autrichiens ou des pachas turcs? Voilà la véritable question.
On touchait à la fin du xvir3 siècle. Le second Râkôczy avait abdiqué
la couronne; mais ses partisans n'avaient pas voulu accepter la nou-
velle élection faite par les états. La guerre civile avait éclaté, ou plutôt
elle continuait toujours; les impériaux, Montécuculli à leur tête, sou-
tenaient le nouveau prince, Jean Kémeny. Les Turcs et les Tartares
ravageaient le pays sans pouvoir trop dire pour le compte de quel com-
pétiteur : toute la contrée « était une plaie ou un incendie, » dit un con-
temporain. Le pacha turc voulut se mettre en règle et avoir aussi un
prétendant. Il y avait dans un château voisin un gentilhomme nommé
Michel Apâfy, déjà éprouvé par des fortunes diverses. Il avait été em-
mené captif de bonne heure par les Tartares en Crimée; sa jeunesse
et sa bonne mine avaient touché la fille de son maître, qui lui avait
fait rendre la liberté et l'avait suivi en Transylvanie. Ce mariage l'avait
REVUE DE8 DEUX MONDES.
rapproché des Turcs; Ali-Pacha, qui commandait l'armée ottomane de-
vant Clausenbourg, le fit appeler dans sa tente. Apâfy hésita quelque
temps et s'y rendit avec défiance, ne sachant trop si c'était la couronne
ou le cordon qui l'attendait. L'incertitude ne fut pas longue : deux jours
après son arrivée, une diète convoquée par le pacha l'élisait prince de
Transylvanie (1661). L'élection eut lieu à l'unanimité; les opposans de-
vaient avoir la tête tranchée.
J'ai dit que l'investiture se payait; Apâfy était à peine élu, qu'on lui
demanda 80,000 écus d'or. Le pays était désolé, il n'était pas une ville
qui n'eût été pillée et saccagée également par les impériaux et par les
Turcs. On fondit les bijoux et les anneaux d'or, les nobles et le clergé
furent mis à contribution, on pendit quelques retardataires, et les
Turcs eurent leur argent. Dès que la somme fut payée, le pacha
abandonna la principauté; deux cent mille hommes, commandés par
Achmet-Pacha, marchaient vers les frontières de l'Autriche; les Hon-
grois s'étaient joints aux Turcs, qui voulaient réunir toutes leurs for-
ces pour terminer la guerre par un grand effort sur Vienne. Les Turcs
promettaient à Apâfy la couronne de Hongrie pour le décider à une
coopération franche et énergique. Les circonstances rendaient ces of-
res très sérieuses et étaient bien propres à entraîner les résolutions du
prince. Les insurgés avaient profité de l'éloignement des impériaux,
occupés sur le Rhin, pour se fortifier dans leurs châteaux et s'établir
dans toute la partie nord du pays. C'est à cette époque que Louis XIV,
qui jusqu'alors s'était borné à envoyer de l'argent et des armes aux
mécontens de Hongrie, se déterminait à entrer en négociation directe
avec eux. Il ne fit pas moins pour la Transylvanie; un ministre habile,
M. Akakia, ancien secrétaire du comte d'Avaux au congrès de Munster,
fut envoyé à Clausenbourg (1675). Il y fut reçu par le prince transyl-
vain avec des honneurs extraordinaires. Cette ambasssade à un petit
prince électif et vassal de la Porte avait dû coûter quelque chose à la
fierté du grand roi. On voit d'ailleurs Louis XIV continuellement pré-
occupé dans ses lettres de bien expliquer à ses agens qu'il ne prétend
point secourir des sujets révoltés, mais se porter défenseur de l'an-
cienne constitution de leur pays vis-à-vis du gouvernement impérial : il
fait rédiger des mémoires pour justifier à ses propres yeux cette dis-
tinction subtile; il n'admet pas que les insurgés puissent se donner un
autre souverain; enfin, avant d'accréditer des ministres publics auprès
de leurs chefs, on le voit assembler un conseil de conscience et lui
soumettre les difficultés et les scrupules de son esprit. Depuis, on y a
mis moins de façons.
Le 16 janvier 1677, le marquis de Béthune, ambassadeur à Varsovie,
reçut les pouvoirs nécessaires pour signer avec le prince Apâfy un
traité d'alliance contre l'empereur. Le nombre des troupes à fournir
LA TRANSYLVANIE. 899
de part et d'autre y est stipulé; des corps auxiliaires, commandés parles
officiers français, devaient être levés en Pologne, où se trouvaient bon
nombre de gens de guerre à la disposition du plus offrant. Un subside
de 100,000 écus devait être payé par la France. Il était stipulé que le
roi restait maître de publier ou de tenir secret le traité. Deux envoyés
français, M. de Forval et l'abbé Révérend (1), eurent mission de presser
l'exécution des clauses à la charge d'Apâfy. On peut voir, dans le qua-
trième volume des Négociations relatives à la succession d'Espagne (2),
les curieux détails recueillis par M. Mignet sur les incidens de cette af-
faire. Ces témoignages authentiques et jusqu'alors secrets infirment
tout-à-fait le sentiment de quelques historiens transylvains, qui vou-
draient faire honneur au prince Apâfy d'avoir été de mauvaise foi dans
la négociation et.de s'être toujours entendu avec l'empereur (3). Ce qui
est certain, c'est que la diversion fut utile. Bien que les opérations de la
guerre fussent conduites avec mollesse par le prince transylvain et son
ministre Téléky (4), le but de l'alliance avait été atteint. L'empereur
Léopold se décida à accepter les conditions proposées par Louis XIV.
La paix de Nimègue fut signée au commencement de l'année sui-
vante (1679).
La guerre continuait cependant entre l'empire et la Porte, secondée
par les mécontens hongrois; mais Apâfy n'y prit plus aucune part, il
cherchait au contraire à rentrer en grâce auprès de l'empereur. Il
conclut dès 1686 un traité secret avec Léopold; par ce traité, il se plaçait
lui et la Transylvanie sous la protection de l'empereur et renonçait à
tout jamais à la suzeraineté de la Porte. Deux ans après, les états, ras-
semblés à Clausenbourg, confirmèrent solennellement le traité; ils dé-
claraient vouloir revenir à l'antique souveraineté du roi de Hongrie :
adregem Ungariœ a quo fatorum invidia segregati fuerant. Ils stipulèrent
d'ailleurs les conditions de leur réunion. Léopold, dans un diplôme
célèbre qui a été jusqu'à nos jours la charte de la principauté, leur
garantit le maintien de leurs privilèges et des constitutions antérieures.
La suzeraineté de l'Autriche était donc reconnue. Apâfy, en mourant
(1690), laissait la Transylvanie occupée par les troupes impériales: une
(1) L'abbé Révérend était un homme d'esprit, dévoué tout entier aux intérêts dont il
était chargé, et ne négligeant rien pour les faire prévaloir. Il portait des modes de Paris
à la princesse Apâfy, de la vaisselle d'argent au ministre, et passait la nuit à table avec
les seigneurs transylvains. On aurait pu lui demander, aussi bien qu'à cet ambassadeur
près des ligues suisses, combien de fois il s'était enivré pour le service du roi.
(2) Tome IV, page 677 et suivantes.
(3) « Nec mens unquam Apdfio fuit, bellum contra romanum imperatorem gerendi,
sed potius confederationes cum eo fovebat continuas, eas .quidem occultas, ne à Turcis
deprensus, se ac Transylvaniam in discrimen vocaret. » {Trans. illustr., v. 1er, 307.)
(4) Il ne faut pas confondre ce Téléky, ministre du prince Apâfy, avec le célèbre
Tœkély.
900 REVUE DES DEUX MONDES.
régence gouvernait au nom de son fils; mais les Turcs se hâtèrent de
l'aire élire le fameux Émeric Tœkély, chef des mécontens hongrois.
Tœkély se jeta audacieusement dans le pays en faisant franchir à son
armée les défilés de Torswar, jusqu'alors réputés inaccessibles. Ce pas-
sage merveilleux des Karpathes, à travers des sentiers à peine frayés,
et la bataille qui le suivit près de Zernest, sont aussi célèbres dans les
fastes transylvains que le sont dans les nôtres le passage du Saint-
Bernard par l'armée de Napoléon et nos victoires dans les plaines de
l'Italie. L'imagination des peuples donne aux événemens une grandeur
qui se mesure plus à la force et à la vivacité des impressions qu'ils en
ont reçues qu'à l'importance des résultats politiques. Tœkély ne resta
pas long-temps maître de la Transylvanie. Le margrave Louis de Bade
rentra bientôt dans la principauté et en chassa définitivement les Turcs
et leur héroïque allié. Le nom du jeune Apâfy reparaît encore dans
tes actes publics; mais par le fait, et de l'assentiment formel des états,
le gouvernement passa tout entier à l'empereur. Les états prêtèrent
serment de fidélité et d'hommage à Léopold en 4691 , et George Banfy
fut nommé gouverneur de la principauté. Apâfy vint à Vienne à l'épo-
que de sa majorité; il abdiqua l'ombre de souveraineté qui lui restait
encore entre les mains de l'empereur, et mourut, en 1743, sans laisser
de postérité. Enfin, par le traité de Carlowitz, la Porte renonça à son
droit de suzeraineté sur la Transylvanie.
La principauté fut donc réunie à l'empire, et elle est restée depuis
dans la maison d'Autriche à ce triple titre : 1° la volonté des états, ex-
primée solennellement dans le diplôme d'inauguration de Léopold et
de chacun de ses successeurs comme princes de Transylvanie; 2° l'ab-
dication du dernier prince Apâfy; 3° la cession des droits delà Porte
par le traité de Carlowitz. Il est peu de souverainetés sans doute qui
puissent justifier d'une origine aussi légitime; ce n'est point sur ces
faits déjà anciens d'un siècle et demi que l'opposition des diètes et l'in-
surrection actuelle ont fondé leurs griefs contre la maison d'Autriche.
On lui a reproché la violation des privilèges de la principauté, et sur-
tout des droits reconnus à la noblesse. Ces accusations avaient éclaté dès
le lendemain même de la prise de possession du pays; il n'était pas
difficile, à vrai dire, de trouver matière à procès dans la constitution
transylvaine. On verra tout à l'heure qu'elle n'est guère plus précise
dans ses termes ni plus facile à exécuter que la constitution hongroise.
A peine Léopold était-il maître de son nouvel état, qu'il eut à ré-
primer la dernière révolte de la Hongrie et de la Transylvanie, sous
le prince Râkôczy. Grâce aux secours puissans qui lui étaient fournis
par la France, cet illustre chef se maintint dix années durant contre
l'effort des armées impériales. Il fut élu en 4707 prince de Transylva-
nie et reconnu en cette qualité par Louis XIV, qui envoya en ambas-
LA TRANSYLVANIE. 901
sade auprès de lui le marquis des Alleurs. La Transylvanie se trouva
alors une dernière fois livrée à toutes les horreurs de la guerre civile.
Les insurgés hongrois appelèrent de nouveau les Turcs, et tout semblait
remis en question. Les victoires des alliés sur les armées françaises
contraignirent enfin les mécontens à conclure la convention de Szath-
mar (I7H). Cette convention termina, jusqu'à nos jours du moins, les
longues luttes des Hongrois et des Transylvains avec la maison d'Au-
triche. Râkôczy, qui n'avait point voulu souscrire à ce traité, se réfugia
en France. Il y fut traité avec toute sorte d'honneurs et de distinction
par Louis XIV. « Il étoit, dit Saint-Simon, de toutes les parties, et de
tout, avec ce qu'il y avoit de meilleur à la cour, et sans mélange.
Il avoit gagné entièrement Mme de Maintenon, et par elle M. du Maine.
Le goût à la mode de la chasse, avec quelque soin, lui familiarisa
M. le comte de Toulouse jusqu'à devenir peu à peu son ami particulier,
voyant le roi assidûment et seul dans son cabinet dès qu'il en désiroit
des audiences. » L'esprit d'aventure et d'entreprise l'emporta ailleurs :
il quitta la France pour Constantinople , où il était allé chercher de
nouveaux ennemis à la maison d'Autriche. Il mourut à Rodosto sur les
bords de la mer de Marmara. Les fortunes si diverses de ce dernier
des princes transylvains avaient vivement frappé les imaginations du
dernier siècle; les mémoires du temps le prennent souvent comme un
des exemples de la mobilité de la fortune. Saint-Simon, qui l'avait
beaucoup pratiqué, « ne peut pas comprendre comment un homme
qui, après tant de tempêtes et avoir fait un tel bruit, trouve un tel port,
se rejette de nouveau à la merci des vagues. » Mme Dunoyer écrivait :
« Il n'y a pas de bonne société ici sans le prince Râkôczy. On ne sait ce
que l'on doit le plus admirer en lui, de son grand génie ou de ses
grandes infortunes. » Enfin, quelques années plus tard, Voltaire, qui
avait entendu, dans sa jeunesse, les récits de cette vie héroïque et aven-
tureuse, voulant montrer, dans un roman célèbre, ce que deviennent
et la beauté et la grandeur, mettait en même lieu la vieille Cunégonde
et l'exilé Râkôczy : « Candide retrouvait sa chère Cunégonde lavant
les écnelies sur les bords de la Propontide, chez un prince qui avait
très peu d'écuelles; elle était esclave dans la maison d'un ancien sou-
verain nommé Râkôczy, à qui le Grand-Turc, de son côté, donnait trois
écus par jour. »
IV.
Léopold avait juré de maintenir la constitution de la Transylvanie.
Promettre de faire durer cette constitution telle qu'elle était sortie du
hasard et des révolutions de sa courte histoire, s'engager à faire en-
trer dans l'édifice, chaque jour plus régulier, de l'Europe du xvme siè-
TOME II. 58
902 REVUE DES DEUX MONDES.
cle, ces débris monstrueux ou singuliers de tant d'invasions et de bar-
baries accumulées l'une sur l'autre, eût été un engagement téméraire
pour une puissance autre que l'Autriche; mais l'Autriche n'a jamais eu
un type idéal de gouvernement, une forme politique à laquelle elle ait
cru utile ou nécessaire de ramener les pays qu'elle rangeait sous son
empire. Dans l'esprit français, conquérir ce n'est pas seulement occu-
per le pays par les armes et recevoir les tributs : nous portons partout
avec nous la passion de l'unité; nous imposons nos lois, nos mœurs et
notre langue; nous ne voulons pas tant l'obéissance que la ressem-
blance, et nous ne nous croirons pas solidement établis à Alger tant
qu'on y portera des turbans et qu'on y parlera arabe. Les conquêtes
de ce genre ne sont pas l'œuvre d'une génération; mais, quand elles
s'achèvent, elles sont à toute épreuve. Rien ne peut plus séparer ces
populations, non pas soudées et rattachées l'une à l'autre, mais fon-
dues ensemble comme une masse d'airain au fond du creuset.
Jusqu'à nos jours et à la constitution décrétée à Olmutz le 4 mars
1849, rien de semblable dans l'esprit de la monarchie autrichienne.
L'unité est seulement dans le souverain, je dirai plutôt dans la per-
sonne même du souverain, car son titre et son autorité changeaient d'ail-
leurs selon les divers pays : empereur élu à Francfort, monarque hé-
réditaire et absolu à Vienne, roi constitutionnel en Hongrie, il est prince
héréditaire de Transylvanie et comte des Szeklers. Chaque peuple peut
croire que la succession de ses propres chefs n'a point été interrom-
pue; il est laissé à sa propre nature, au libre développement de son
organisation. Loin de détruire» ou de modifier les lois et les coutumes
d'un pays, la conquête autrichienne, en apportant le repos et la sécu-
rité, les immobilisait plutôt. Les institutions du moyen-âge duraient
à l'ombre de sa protection bien au-delà du terme qu'elles eussent at-
teint dans le plein exercice de l'indépendance nationale. Le mouve-
ment même de la vie et de la liberté transforme incessamment les
sociétés : celles-là seulement persistent dans leur antique forme, qui
ont été saisies et fixées à une certaine époque par une puissance supé-
rieure; on les retrouve avec étonnement au milieu des débris de l'his-
toire, comme les restes de ces espèces antédiluviennes qui peuplèrent
le monde primitif et ont disparu de nos jours. La comparaison n'est
pas trop forte, en vérité, pour l'état social que nous devons décrire, et
qui subsiste en Transylvanie.
Politiquement, la Transylvanie est divisée en trois nations : les Hon-
grois, les Saxons et les Szeklers. L'idée la plus naturelle est que les trois
nations que je viens de nommer occupent seules le pays qui leur est
assigné. Il n'en est rien cependant; elles ne forment pas toutes trois en-
semble la moitié de la population de la Transylvanie.
Sous le rapport religieux, on peut pratiquer divers régimes : Tin-
LA TRANSYLVANIE. 903
quisition qui ne souffre qu'une seule vérité, la foi qui n'en connaît
qu'une, la tolérance qui les accepte toutes; enfin, on a les religions d'é-
tat, où la constitution affirme et proclame la vérité d'une doctrine, en
acceptant et tolérant comme un fait l'existence des communions sépa-
rées. Ici , rien de pareil , ou plutôt on a trouvé le moyen de réunir les
inconvéniens de tous les systèmes. En Transylvanie, il y a quatre reli-
gions d'état; les autres sont seulement tolérées : il y en a d'interdites.
Ainsi, l'état est théologien, mais sa foi a quatre credo différens; philo-
sophe, mais sa tolérance distingue et choisit; il est aussi inquisiteur
dans certains cas et condamne telle religion, sans avoir pour excuse
l'ardeur, la conviction et l'unité de la foi.
Essayons de donner quelque idée de cette société. Pour cela, force est
de pénétrer dans les détails, car ici nulle architecture régulière, nulle
philosophie dans la législation, nulle logique dans les institutions.
Toute vue prise de trop haut est inexacte, tout jugement d'ensemble
risque d'être incomplet. Le tableau suivant des diverses populations de
la Transylvanie, dressé en partie d'après la carte ethnographique offi-
cielle qui a paru à Vienne au commencement de cette année, rendra
plus sensibles les explications dans lesquelles nous allons entrer.
POPULATION DE LA TRANSYLVANIE.
1° DIVISION PAR RACKS.
i Hongrois ou Magyars 500,000
Szeklers 170,000
Saxons 300,000
/Valaques 1,250,000
Bulgares \
™onais 100,000
Moraves
Nations sujettes, 1,430, 000... <( Rusniaques y
Bohémiens 50,000
Grecs 10,000
Arméniens 10,000
Juifs 10,000
2,400,000 (1)
(1) I» Le pays des Hongrois comprend environ les deux tiers du territoire au nord et à
l'ouest. Il comprend les sept huitièmes des Hongrois, tous les Arméniens, les deux tiers
des Valaques, deux tiers des Juifs, deux tiers des Bohémiens.
2» Le pays des Szeklers forme environ le sixième de la principauté. Depuis la Marosh,
sur la frontière est, touchant la Moldavie, il comprend tous les Szeklers, quelques Hon-
grois, peu de Valaques.
3° Le pays des Saxons s'étend au midi sur toute la frontière qui sépare la Transyl-
vanie de la Valacbie. Le district de Bistritz, au nord, lui appartient aussi. Il comprend
les cinq sixièmes des Saxons, un tiers des Valaques, quelques Juifs et Bohémiens.
904 REVUE DES DEUX MONDES.
2° DIVISION PAR RELIGIONS.
/ Calvinistes 300,000
Luthériens 260,000
J Catholiques du rite latin 270,000
- grec 300,000
— — arménien. 10,000
Unitaires ou sociniens 50,000
Grecs non-unis 1 ,140,000
, Bohémiens 50,000
Religions tolérées, 1,210,000.. Turcs 10|M0
[ Juifs 10,000
2,400,000 (1)
Les nations diverses de la Transylvanie n'habitent pas le pays au
même titre. 11 y a entre elles toute la distance qui séparait, au moyen-
âge, les diverses classes de la société, depuis le seigneur féodal jusqu'au
serf; certaines nations sont souveraines, d'autres seulement sujettes ou
tolérées, et, chose étrange, celles-ci sont les plus nombreuses.
Au milieu du xve siècle, les trois nations des Hongrois, des Szeklers et
des Saxons, réunies à Tordâ, petite ville sur la rivière de l'Aranyos, dé-
crétèrent l'union des trois nations; c'était une association pour la paix
et la guerre, mais qui laissait à chacune des parties ses lois, ses privi-
lèges et son gouvernement particulier. Les Hongrois et les Szeklers de-
vaient payer de leur personne et prendre les armes en cas d'invasion
des Turcs ou des Tartares, les Saxons devaient donner asile à leurs al-
liés dans les forteresses de leur pays. Cette union fut confirmée sous
Bethlem Gabor en 1613, renouvelée par toutes les diètes, et solennel-
lement maintenue, lors de l'annexion de la Transylvanie à l'empire,
par le diplôme Léopold; elle subsiste entière aujourd'hui.
Le territoire fut partagé entre les trois nations; les deux tiers en-
viron du pays furent assignés aux Hongrois, qui ne forment guère
que le quart de la population; ils occupent toute la partie nord et
ouest contiguë à la Hongrie. L'ancienne capitale, Carlsbourg, et Clau-
senbourg, où siège aujourd'hui la diète, furent comprises dans leur
lot. Je ne reviendrai pas sur ce que j'ai dit ailleurs du caractère et des
habitudes des Hongrois; les Hongrois de Transylvanie ne diffèrent en
rien de leurs frères des comitats voisins. C'est la même nation, séparée
uniquement par une limite conventionnelle. Dans l'union, les Hongrois
tiennent la première place; ce sont les nobles de cette société, dont,
d'après les anciennes lois, les Szeklers sont les soldats, et les Saxons les
citoyens.
(1) On peut observer d'une manière générale que presque tous les calvinistes sont
Magyars ou Szeklers, les luthériens Saxons, les grecs non-unis Valaques, les catholiques
du rite grec uni Valaques, les autres Magyars et Saxons.
LA TRANSYLVANIE. 905
Les Szeklers, que nos anciennes histoires appellent les Sicules, oc-
cupent le territoire montagneux du pays qui s'étend de la Bukovine à
la Valachie, le long de la frontière moldave; leur nom paraît venir d'un
mot hongrois qui signifie gardien des frontières; la tradition les fait
descendre de quelques milliers de soldats d'Attila qui se perdirent
dans ces montagnes lors de la grande invasion. Ce qui n'est pas dou-
teux, c'est qu'ils ont la même origine que les Hongrois, dont ils sont
tout au plus une tribu séparée : même langue, mêmes coutumes, même
fierté, même courage, et, dans les temps reculés, même férocité. Ce
sont des Hongrois primitifs; ils sont encore à l'état patriarcal des peu-
ples pasteurs et guerriers. Cette race forte et robuste habite, dans les
gorges des montagnes, de petits villages bâtis sur les pentes des tor-
rens. La seule ville de leur territoire est Marosvasârhély, qui ne compte
guère que trois mille habitans, — digne d'ailleurs, par son origine,
d'être la capitale d'un peuple de pasteurs. C'était originairement le lieu
où l'on conduisait les bœufs que les Szeklers payaient au prince en trois
occasions solennelles, à son couronnement, à son mariage, à la nais-
sance du premier fils; peu à peu des foires se tinrent à cet endroit, des
maisons s'élevèrent, et la ville naquit.
Hors de son enceinte, le voyageur chercherait en vain une auberge
dans tout le pays des Szeklers; l'hospitalité est pratiquée là comme aux
premiers temps du monde, et, quand vous arrivez sur la place du vil-
lage, les anciens se disputent à qui vous emmènera dans sa maison. Cette
maison est d'ailleurs propre et bien tenue, et, si pauvre que soit votre
hôte, il tiendra à honneur de fêter l'étranger. Son accueil est cordial,
mais digne, et sans cet empressement banal ou servile qui constitue
ailleurs la politesse. Il se tient tout au moins pour votre égal, et il
pourrait toujours prouver cette égalité. Je ne connais pas de plus beaux
titres de noblesse que ceux que les Szeklers ont reçus de l'histoire et
des lois de leur pays.
« Tous les Szeklers sont nobles et privilégiés, disent les anciennes
coutumes; ils ne tiennent point leur noblesse des rois, comme les Hon-
grois : ils sont plus anciens que les rois et le royaume de Hongrie,
ils tiennent la terre de leur sabre; toute la nation et chaque individu
ont les mêmes privilèges. Leur noblesse ne vient ni par donation ni
par concession souveraine; il n'y a jamais eu lieu à anoblir des nobles,
nec erat cur nobiles nobilitari amplius cupivissent. » — « La noble et
brave nation des Szeklers, dit le diplôme Léopold, sera exempte comme
elle l'a été autrefois, en récompense de sa valeur et de ses exploits mi-
litaires, des tributs et dîmes de tout genre. En retour, les Szeklers de-
vront être toujours prêts à prendre les armes pour la défense de la patrie
(article iA). » Dans cette aristocratie de guerriers, les biens passaient
naturellement aux fils; si les fils manquaient, la fille héritait, filia fiUi
906 REVUE DES DEUX MONDES.
instar erat; mais elle devait se marier dans l'année à quelque brave
soldat. A son défaut, les collatéraux étaient appelés, et, à défaut de
ceux-ci, les voisins. La couronne n'avait point, comme en Hongrie, le
droit de retour sur des fiefs qui ne venaient point d'elle et que la na-
tion avait payés de son sang. — Malgré leurs privilèges, les Szeklers
voulurent quelquefois eux-mêmes contribuer aux dépenses communes.
En 1692, ils payèrent un seizième du tribut annuel; après la révolte
de Râkôczy, en 1707, ils furent soumis à une contribution de guerre,
et un petit nombre d'entre eux fut privé de leurs antiques droits. Le gé-
nie militaire ne s'est point affaibli chez les Szeklers. Sous Marie-Thérèse,
ils fournirent pour l'insurrection jusqu'au cinquième de leur popula-
tion; ils forment aujourd'hui les meilleurs soldats des frontières. Les
Szeklers portent sur leurs drapeaux des armes qui représentent assez
bien le courage et sans doute l'ancienne férocité de la nation : c'est un
glaive qui traverse un cœur de part en part.
Le pays est divisé en districts qu'on appelle sièges, parce que quatre
fois l'an siège au chef-lieu une assemblée des anciens de la contrée
pour juger les procès, délibérer sur les affaires communes, élire les
députés à la diète générale, et nommer enfin à toutes les magistra-
tures vacantes dans le territoire. Dans quelques-uns des districts, il n'y a
point de maison commune pour ces réunions, qui se tiennent alors à
l'ombre de quelques vieux arbres ou sur la place du village : c'est le
forum.
On quitte ce peuple de nobles, ces laboureurs et ces pâtres souve-
rains, on sort de ces sénats improvisés en plein air, pour entrer dans
les villes bourgeoises et manufacturières des Saxons. Ce ne sont plus
les fils d'Attila et des Huns, ce sont les pacifiques corporations du
moyen-âge, les descendans des graves bourgmestres allemands, que
nous retrouvons à Hermanstadt, à Cronstadt, et dans le riche territoire
qui occupe la partie sud du pays. Les Saxons forment la troisième na-
tion souveraine de la Transylvanie. Ce sont des colonies allemandes,
établies par le roi Geysa II au commencement du xne siècle. Un siècle
après (1224), le grand fondateur des libertés hongroises, André II, qui
venait de donner la bulle d'or à la Hongrie, accordait aux Saxons les
privilèges sur lesquels repose encore aujourd'hui leur existence natio-
nale. Par cette charte, les Saxons formèrent une véritable république
au sein de l'état. On leur assigna un territoire qu'ils occupent non à
titre de colons ou de sujets, mais comme souverains. Ce territoire s'ap-
pelle le Fonds royal, parce que, contrairement à la coutume féodale
qui proclamait au moyen-âge «nulle terre sans seigneur, » la terre des
Saxons ne relevait que du roi. C'est ainsi que se constituèrent, sur la
lisière orientale de l'Europe, entre l'anarchie féodale de la Hongrie,
le despotisme des Turcs et l'ambition grandissante de la cour de Vienne,
LA TRANSYLVANIE. 907
les municipalités saxonnes. Ces corporations de bourgeois , de labou-
reurs et d'artisans ont survécu là aux républiques marchandes du
moyen-âge, leur modèle ou même leur mère-patrie , les villes opu-
lentes d'Augsbourg et de Nuremberg , dont elles avaient transporté
avec elles les coutumes et les lois. Bien que la séparation date aujour-
d'hui de six siècles, ces colonies lointaines ont conservé la langue, les
habitudes, le caractère et tous les traits de leurs ancêtres. On peut dire
que les Saxons se sont conservés en Transylvanie plus Allemands, s'il
est possible, qu'en Allemagne, comme la province conserve les modes
et les formes de société ou de langage que la capitale a depuis long-
temps renouvelées. Les Saxons transylvains sont des marchands d'Augs-
bourg du xne siècle, des calvinistes du xvie dans la première rigueur
de leurs doctrines, des paysans de cette race vigoureuse et massive de
la Souabe, guidant ces robustes attelages que nous admirons dans les
tableaux des premiers peintres allemands.
Les savans qui ont le mieux éclairé l'histoire curieuse et si peu con-
nue des villes libres allemandes au moyen-âge ont retrouvé dans la
constitution actuelle des municipalités saxonnes les solutions que les
livres et l'archéologie ne leur pouvaient fournir. Le Statut municipal,
par exemple, actuellement encore en vigueur, est une compilation
faite d'après la coutume de Nuremberg; c'est un code politique et civil
tout entier; il peut donner la mesure du degré de liberté et de civili-
sation où étaient parvenus ces bourgeois teutons (cives teutonici) à l'é-
poque où la France se débattait au milieu des horreurs de la Saint-
Barthélémy. Ce statut, rédigé par cinq juges saxons, fut approuvé et
confirmé, en 1583, dans la citadelle de Cracovie, par Bâthôry, prince
de Transylvanie, qui venait d'être appelé à la couronne de Pologne.
Dans plusieurs articles, la loi saxonne ne fait que répéter les plus sages
dispositions de la loi romaine. C'est ainsi que, malgré les progrès de la
réforme et sa doctrine sur le divorce, on y inscrit cette définition cé-
lèbre du mariage et de son indissolubilité : Matrimonium, viri et mu-
lieris conjunctio, deportatione, vel aquœ et ignis interdictione, non sol-
vitur. — La veuve, tant qu'elle ne passe pas à un second mariage, con-
serve la maison conjugale. — Nous trouvons là déjà les idées d'égalité
de notre code civil : les enfans des deux sexes ont part égale dans la
succession de leurs parens. Les enfans nés avant le mariage sont légi-
timés par le mariage subséquent. Nul privilège n'est attaché à la terre,
et il n'y a que des exemptions personnelles.
Voici des prescriptions qui ont devancé la philosophie du xvuie siècle.
— Quand le criminel a subi sa peine, la peine aussi est morte avec lui;
la tache du châtiment ne s'étend pas au fils innocent. Quant aux biens
du condamné, ils ne devront, dans aucun cas, être confisqués; le juge
les remettra aux légitimes héritiers : Non enim bona, sed bonorum pos-
908 REVUE DES DEUX MONDES.
sessores delinquunt. — Il y a cependant ça et là, on s'y attend bien, non-
seulement la marque du temps, mais aussi celle du voisinage. Ainsi,
voici de la justice turque : l'adultère est puni de mort. La femme
adultère sera cousue dans un sac et jetée à l'eau; mais, ajoute le sage et
chrétien rédacteur, qui pressentait le système des circonstances atté-
nuantes, le juge fera bien d'examiner si la conduite du mari n'a pas
été la première cause du crime de la femme, et encore, si l'affection
subsiste et se réveille au dernier moment, il pourra lui faire grâce.
Voici des peines qui marquent l'époque : peine du feu pour les vols
d'église, peine de mort pour les maléfices ou les philtres, peine de
mort pour les vols et les assassinats, même peine pour l'homicide;
mais la loi admet les compositions à prix d'argent, et les mutilations
ont leur tarif comme dans la loi salique. La torture est conservée pour
arriver à la découverte des crimes, et, par un mélange d'humanité
et de cruauté qui révolte et qui montre comment le bien ne peut ja-
mais sortir du mal, « s'il y a plusieurs accusés, dit la loi, c'est le plus
jeune et le moins endurci qui sera torturé le premier, pour ne pas
tourmenter les autres sans nécessité. » Je n'ai pas besoin de dire que
ces dernières dispositions ne sont plus appliquées; on n'a point changé
les lois pénales, seulement le juge doit discerner celles qui sont tombées
en désuétude, et la table suprême, qui est le dernier tribunal d'appel,
maintient une jurisprudence suffisamment rigoureuse, mais libérale.
Si l'on se rapporte à ce que nous avons dit de l'état malheureux de
la Transylvanie à la fin du xvue siècle, on comprendra facilement que,
de toutes les nations qui se partagent le territoire, les Saxons aient été
les premiers à se réjouir de la révolution qui les plaçait sous la domi-
nation autrichienne. Les princes nationaux n'avaient pas, à vrai dire,
existé pour eux , puisque les princes élus ont toujours été Hongrois.
Les Saxons avaient à se défendre non-seulement contre les invasions
des Turcs, mais contre les avanies des seigneurs , qui les mettaient
à contribution. On comprend combien, à cette époque, l'industrie et
les richesses de ces paisibles bourgeois devaient tenter la cupidité et
la misère de tous leurs voisins. Pour se maintenir contre ces attaques,
les Saxons ne se contentaient pas des privilèges sans cesse renouvelés
qu'ils obtenaient à l'élection des princes, et de la milice qu'ils en-
tretenaient; ils élevèrent, dès les premiers temps, des villes où leur
nombre devait les protéger contre des excursions isolées. Peu à peu
ils les entourèrent de murailles et de fortifications à peu près impre-
nables devant les moyens d'attaque dont disposaient les armées de
cette époque; mais ces fortifications même devenaient un danger pour
eux : les Hongrois, poursuivis en rase campagne, se réfugiaient dans
les villes. Alors aux dangers des sièges venaient se joindre les excès
et les usurpations d'alliés indisciplinés et d'une noblesse hautaine,
LA TRANSYLVANIE. 909
assez disposée à trouver que cette liberté bourgeoise était de l'anar-
chie, et, dans tous les cas, de mauvais exemple pour ses sujets. Aussi
les lois saxonnes abondent-elles en précautions de tout genre contre la
licence des gens de guerre ou les usurpations du seigneur. « Nul Hon-
grois ne pourra acheter de maison dans l'intérieur des villes; les Hon-
grois n'y seront reçus que comme hôtes ou locataires. A la paix, ils
devront quitter la ville sur la première invitation des magistrats. » Ils
ne jouissaient, sur le territoire saxon, que des droits qu'on accorde à
tous les étrangers. Même aujourd'hui, si quelqu'un d'entre eux a acheté
des terres ou des maisons dans le fonds royal, on peut toujours le con-
traindre, en remboursant le prix payé, à abandonner cette propriété (i).
Au contraire, les émigrans allemands qui viennent raviver cette Ger-
manie de l'Orient sont traités en fait et en droit comme des frères : tout
Allemand a droit de bourgeoisie dès son arrivée au pays saxon. Il jouit
aussitôt des droits d'élection et de tous les privilèges reconnus aux ci-
toyens.
Indépendamment du territoire dont j'ai indiqué la limite et du dis-
trict de Bistritz au nord du pays, les Saxons ont formé des établisse-
mens particuliers, et l'on peut dire des colonies dans le pays hongrois:
mais ces points, semés comme des îles à travers le territoire étranger,
ne participent en rien aux privilèges et aux immunités que je viens
d'énumérer. Les Saxons qui les habitent doivent payer les dîmes, les
corvées, et se soumettre à la juridiction des comitats. Chez eux , ils
étaient souverains; là, ils sont sujets. A leur tour, les Hongrois pos-
sèdent quelques enclaves dans le territoire saxon; mais il n'y a pas
d'autre parité. Ces enclaves sont régies par la loi hongroise. Le prin-
cipe, s'il peut y en avoir dans toutes ces bizarreries et ces anomalies,
est que, le pays appartenant primitivement aux Hongrois, tout ce qui
n'a pas été compris dans la donation dite du fonds royal est propriété
hongroise.
Telles sont, dans leurs traits principaux, les trois nations souveraines
qui se partagent le sol et l'empire de la Transylvanie. Nous verrons
tout à l'heure la forme même du gouvernement central et les con-
ditions de l'union qui a continué sous le sceptre de l'Autriche. Ce spec-
tacle sur une scène plus vaste aurait attiré l'observation attentive du
philosophe et du législateur. Il y a dans cette constitution à peu près
toutes les formes connues de gouvernement, tantôt associées et fon-
dues ensemble, tantôt séparées et mettant face à face leurs contrastes
les plus choquans; rien n'y manque, pas même les esclaves de l'an-
tiquité destinés à assurer les loisirs et l'égalité des citoyens actifs. Les
(1) La seule exception de fait à cette loi est la présence et le séjour dans un des fau-
bourgs de Gronstadt de quelques centaines de familles hongroises.
910 REVUE DES DEUX MONDES.
nations souveraines sont, à ce point de vue, les Spartiates de la Tran-
sylvanie. Passons aux ilotes ou aux nations sujettes.
V.
On appelle nations sujettes ou tolérées celles qui ne font point partie
de l'union de Tordâ. Elles n'ont aucun droit politique, ni civil; elles ne
peuvent ni élire leurs magistrats, ni remplir des emplois publics. Ce
n'est pas assez, car telle était autrefois la loi commune pour les étran-
gers : elles sont réduites à l'état de servage, cultivent les champs de leurs
maîtres, ou exercent les métiers infimes qu'on laisse à leur industrie.
La plus importante de ces nations esclaves est la nation des Valaques;
elle forme seule plus de la moitié de la population de toute la princi-
pauté. Étrange dérision de la fortune! ces serfs valaques (4) ou rou-
mans descendent des légions romaines que Trajan conduisit à la con-
quête de la Dacie; c'est de leurs pères que le poète disait :
Tu regere imperio populos, Romane, mémento.
Ils en ont conservé encore les traits, la taille majestueuse; de vagues
souvenirs de grandeur passée les laissent esclaves sans abaissement; leur
langue est un patois confus, où, au milieu de mots slaves, hongrois,
italiens, éclatent tout à coup des paroles harmonieuses dont l'origine la-
tine n'est pas équivoque. C'est surtout dans ces solennelles cérémonies,
qui, ne se renouvelant qu'une fois pour chaque génération, sont moins
sujettes aux révolutions du temps, la naissance, le mariage, la mort,
que l'origine romaine des Valaques se manifeste avec les caractères de
l'évidence. Quand passe une noce valaque, les instrumens de musique
en tête du cortège; quand la jeune fille, Flora ou Doina, conduite par
ses compagnes, est reçue sur le seuil de sa nouvelle maison par les
jeunes compagnons de l'époux qui lui présentent du miel et un gâteau
de froment, vous croyez voir un bas-relief de Pompéia, ou entendre
résonner dans l'écho lointain l'épithalame de Catulle.
Les Valaques n'ont point de territoire particulier; ils sont dispersés sur
les terres ou réunis dans des villages qui appartiennent aux seigneurs.
La législation est sévère pour eux, et cette sévérité paraît assez jus-
tifiée; les Valaques n'ont pas seulement avec les anciens Romains ces
ressemblances poétiques que nous signalions tout à l'heure; comme les
compagnons de Romulus, ils se jettent souvent sur les bestiaux des
bourgades voisines, ou dérobent les chevaux qu'on laisse paître devant
les maisons. Les plus honnêtes ne se font pas scrupule d'user au moins
de représailles. Dans chaque troupeau, il y a une population flottante
(1) Le nom de Valaques paraît venir du slave Wlach, qui veut dire Italien.
LA TRANSYLVANIE. 911
de bêtes perdues ou trouvées, et souvent ce n'est pas le premier voleur
qui gagne le plus à ces rapides mutations de propriété. Les Valaques
supportent d'ailleurs les châtimens avec une fermeté qui semble tenir
autant de l'insensibilité des organes que du courage. Ils couchent le
plus souvent dehors, même en hiver, vêtus de simple toile; sur cet
habit, les plus aisés jettent une peau de mouton, et alors ils ne la quit-
tent pas même en été. De cette vie dure et nomade des pâtres vala-
ques, de ces larcins habituels, il n'y a pas loin au brigandage des
grands chemins et à la révolte contre leurs maîtres. En 1784, les Va-
laques, conduits par un gardien de bœufs nommé Horâ, organisèrent
une espèce de jacquerie; ils incendiaient les châteaux, égorgeaient
des familles entières de seigneurs, et proclamaient la communauté
universelle. Les Transylvains reprochent à Joseph II d'avoir laissé
long-temps sans répression ces brigands, complices, disent-ils, de ses
projets de nivellement et d'égalité révolutionnaire. Les nations unies
levèrent des corps francs qui marchèrent contre les Valaques, et en
firent un grand carnage. Horâ périt par le feu, et de cruels supplices
mirent fin à cette guerre servile.
Les Arméniens et les Grecs sont en trop petit nombre pour que nous
entrions sur eux dans beaucoup de détails. Les Arméniens habitent les
villes manufacturières de Szamosujvhar et d'Ebesfalva, dans les comi-
tats hongrois; ils ont fini par obtenir d'envoyer un député à la dièt£,
comme habitans du comitat. Les Grecs font une partie considérable du
commerce de la Transylvanie. Ils sont organisés en une corporation
présidée par un juge particulier et paient une contribution spéciale. Ils
résident en général dans les villes, où ils trouvent plus de débit pour
leurs marchandises; ils portent la longue robe orientale ou la veste al-
banaise. Les Juifs sont à peine tolérés dans la principauté; il ne leur est
permis de résider que dans la ville de Carlsbourg. Ils ne doivent prati-
quer qu'à certains jours les cérémonies de leur culte. Ils ne peuvent
acquérir aucune propriété; il leur est défendu de porter des habits hon-
grois ou l'uniforme militaire, sous peine d'une forte amende. S'ils tra-
vaillent le dimanche, on confisque les instrumens de leur travail. Cet
état de demi-tolérance a été précédé de dures et longues persécutions.
Les Turcs, les catholiques et les protestans ne s'entendaient que sur un
point : la haine commune des Juifs. Aussi se sont-ils moins multipliés
qu'en Pologne et même en Hongrie.
Il me reste à dire quelques mots de ces races mystérieuses et avilies
qui s'éteignent peu à peu dans la civilisation européenne, mais qui sont
restées, en Transylvanie, dans toute leur bizarrerie primitive : je veux
parler des Zyngares ou Bohémiens. C'est en Espagne et en Transylva-
nie qu'on les trouve aujourd'hui en plus grand nombre. Dans ce
dernier pays, leur vie nomade, leurs professions ambulantes, les mul-
912 REVUE DES DEUX MONDES.
tiplient aux yeux des voyageurs. A l'entrée des villages, vous rencon-
trez toujours quelque bande campée sous de misérables huttes enfon-
cées dans la terre. Si vous avez quelque réparation à faire à votre cha-
riot de voyage, c'est un Bohémien qui apporte son enclume et ses
marteaux; si vous dînez dans un cabaret, une bande de musiciens zyn-
gares arrive à l'instant, et joue sur la place des mélodies nationales
dont le charme étrange disparaît quand d'autres musiciens veulent les
surprendre et les noter. Si l'on ne consultait que ses impressions, on
croirait donc la population bohémienne au-dessus de son chiffre réel.
Cette peuplade se divise en deux tribus assez distinctes : ceux qui se sont
établis à l'entrée des villes, où ils exercent les plus infimes métiers,
écorcheurs de bêtes, portefaix, forgerons, et ceux qui sont livrés en-
tièrement à la vie nomade, vivant, dans les bois ou sur les grands che-
mins, de je ne sais quelles industries suspectes, depuis le braconnage
jusqu'aux vols dans les fermes et les étables, depuis les métiers de mu-
siciens et de danseurs jusqu'à ceux de jongleurs et de diseurs de bonne
aventure. Ce sont les femmes surtout qui exercent cette dernière indus-
trie. On se demande si l'impudence et la fourberie expliquent suffi-
samment la gravité mélancolique qu'elles portent dans leur rôle de
pythonisse, lorsqu'elles attachent sur vous leurs grands yeux noirs et
ce regard profond des femmes de l'Orient, qui semble en effet plonger
dans un monde caché. D'ailleurs, dissolue, querelleuse, triste souvent
au milieu des folles joies de l'orgie, la Bohémienne de Transylvanie
n'est pas autre que celle de l'Espagne, et aucun des lecteurs de la Revue
n'a oublié la merveilleuse histoire de Carmen (1).
L'industrie la plus régulière qu'exercent les Bohémiens est encore
celle d'orpailleurs ou chercheurs d'or. La rivière de l'Aranyos est la
Californie de cette partie plus honnête de la tribu; celle-là forme une
corporation privilégiée placée sous l'inspection d'un magistrat hon-
grois, auquel on paie une capitation. L'extraction de l'or s'opère par le
lavage des sables, qui contiennent une assez grande quantité de pail-
lettes. Les Bohémiens accomplissent cette opération avec beaucoup de
dextérité; quelques jours leur suffisent pour ramasser la quantité ré-
servée au gouvernement; le reste de leur temps et de la récolte leur
appartient; aussi ne travaillent-ils guère que les jours qui suivent les
grands orages, lorsque les eaux qui filtrent à travers les montagnes
aurifères ont détaché une plus grande quantité de sables précieux.
Marie-Thérèse et Joseph II essayèrent d'arracher les Bohémiens à ces
habitudes de désordre. On voulut les contraindre à résider dans les
villages, on leur donna le nom de nouveaux paysans, on alla jusqu'à
leur bâtir des maisons. Rien ne fit contre les habitudes, l'instinct et la
(1) Voyez la livraison du 1er octobre 1845.
LA TRANSYLVANIE. 913
haine superstitieuse qu'ils portent à la civilisation de l'Occident. Ils
brûlèrent leurs maisons comme les prisonniers leur cachot, et repri-
rent leur vie nomade. Les efforts tentés pour les convertir au christia-
nisme n'ont pas été plus heureux. La tâche paraît d'abord facile, car
il n'y a rien à détruire dans leur esprit, si ce n'est quelques grossières
superstitions. Aussi acceptent-ils sans contradiction tout ce qu'on leur
dit sur cette matière, mais ils n'y attachent aucune importance, et ils
professent successivement toutes les religions pratiquées dans les lieux
qu'ils traversent. « Ils ne croient pas plus à l'ame et à la résurrection, dit
un auteur, que les porcs qu'ils engraissent avec le grain qu'ils ont volé. »
Les langues diverses parlées par toutes ces populations mettent encore
entre elles d'autres barrières, et ajoutent à la confusion universelle. On
parle dans ce petit coin de terre toutes les langues du monde : le latin, le
hongrois, le rouman, l'hébreu, l'arménien, le slave, l'ancien cophte,
le grec, le turc, le polonais, l'allemand, l'italien, le français, le russe.
A une foire de Cronstadt, vous entendez tous ces langages divers de
l'Orient et de l'Occident, de l'antiquité et du monde moderne, qui se
mêlent, se croisent, se confondent, et sont pour l'oreille ce que le
kaléidoscope est pour les yeux (1).
Comment s'étonner que les siècles n'aient pas réussi à fondre en un
seul corps de nation toutes ces tribus étrangères ou ennemies, quand
elles n'ont jamais pu agir l'une sur l'autre par la parole, se communi-
quer leurs impressions, s'apprendre leurs instincts et perdre leurs pré-
jugés en les exposant à l'étonnement et à l'antagonisme de leurs voi-
sins? C'est ainsi que ces populations, renfermées dans cet étroit espace,
ont vécu côte à côte, s'ignorant mutuellement, sans se joindre et se
pénétrer jamais, sans ressentir cette communauté rapide des senti-
mens et des idées qui, plus encore que le sol, fait la vraie patrie. Il n'y
a pas de patrie commune pour le Hongrois de Cronstadt et le magnat
hongrois ou le paysan valaque. Le véritable concitoyen du premier,
c'est le marchand allemand de Vienne ou de Berlin chez lequel il a été
reçu dans ses voyages; celui du noble hongrois ou szekler, c'est le dé-
puté de Pesth ou de Debreczin avec lequel il travaille pour la propa-
gation de l'empire et de la langue magyare. Quant au paysan valaque,
comment pourrait-il être le concitoyen de ses maîtres? Il n'a d'affec-
(1) Rien n'est plus difficile que de se retrouver au milieu de cette diversité de lan-
gues : chaque ville a cinq ou six noms, et l'on n'est jamais certain, dans les livres comme
dans la conversation, de ne pas appliquer à l'une ce qui a été dit de sa voisine. Ainsi
Carlsbourg s'appelle Apulum chez les anciens, ou Alba Julia, Alba Garolina , et Caro-
lopolis dans la latinité moderne; Karlsbourg en allemand, Karoly Féjervar en hongrois,
Belgrad en valaque, etc.; Hermanstadt est en latin Gibinium, Nagy Szében en hongrois.
On raconte l'histoire d'un voyageur qui revint trois fois à Hermanstadt : il s'imaginait
avoir à visiter trois villes différentes.
914 REVUE DES DEUX MONDES.
tion que pour les serfs de sa race, distribués dans les principautés et dans
la Hongrie, qui parlent la même langue et pratiquent la même religion.
La même religion, un culte commun, voilà, en effet, un des plus
grands liens des hommes. Il suffit souvent là où tous les autres man-
quent, et établit pour les esprits une sympathie supérieure à toutes les
antipathies que les hasards humains avaient créées. Ici rien de pareil à
espérer. Ces peuples, séparés sur la terre par tant de divisions hostiles,
le seront encore dans le ciel. La muraille de la Chine qui les isole ne s'é-
lève pas à une moindre hauteur. — Toutes ces populations ont des reli-
gions différentes, et, chose étrange, ces religions sont constituées aussi
en souveraines et en sujettes. 11 y a quatre religions d'état; les autres
sont seulement tolérées. Les quatre religions d'état sont : la religion
catholique, la religion réformée, la religion évangélique, la religion
unitaire ou socinienne. On a vu comment la Transylvanie s'était con-
vertie au christianisme sous saint Etienne : c'est au commencement du
règne de Louis II, et avant la bataille de Mohâcz, que les doctrines de
Luther commencèrent à se répandre dans la principauté. En 1550, la
nation saxonne tout entière et un grand nombre de Hongrois avaient
accepté le symbole de la confession d'Augsbourg; mais bientôt les nou-
veaux convertis se divisèrent : une partie resta fidèle à l'église luthé-
rienne, l'autre adopta les dogmes de Calvin; enfin le socinianisme ou
la religion anti-trinitaire se répandit par les prédications d'un ministre,
François David, que les protestans cherchèrent vainement à rattacher
à eux. Rien n'égalait l'activité de sa propagande : il allait à pied, de
village en village, prêchant contre la Trinité, la représentant comme
un reste des fables du paganisme, outrageante pour la majesté du seul
et unique Dieu; il répandait des images grossières où elle était peinte
sous la forme de Cerbère, avec ses trois têtes. Ces blasphèmes contre la
foi chrétienne ne soulevèrent pas l'indignation de gens qui, depuis un
demi-siècle, entendaient chaque jour contredire ou controverser tous
les principes de l'antique foi. On convoqua une assemblée extraordi-
naire de ministres et de sociniens à Clausenbourg pour y disputer pu-
bliquement sur la Trinité. Ces disputes durèrent dix jours; chaque doc-
teur s'y rendait processionnellement, suivi de ses partisans, portant des
bannières flottantes, avec l'inscription pour ou contre la Trinité. Les
esprits étaient aux nouveautés, les prédicateurs sociniens parlaient
mieux que les ministres : la ville de Clausenbourg tout entière passa à
la religion anti-trinitaire; on y éleva un temple, qui porte pour inscrip-
tion Uni Deo.
Ce fut alors que se réunit la diète de Tordâ (1562), qui, pour couper
court à ces funestes dissensions, reconnut et sanctionna tout ce qui
avait été fait jusqu'alors, et proclama comme religions d'état les quatre
communions chrétiennes que nous venons de rappeler; on défendit
LA TRANSYLVANIE. 915
d'ailleurs, sous peine capitale, toute autre innovation en matière de
foi. On admit à titre de tolérance les autres religions qui existaient
dans la principauté. Les décrets de Tordâ formèrent la charte reli-
gieuse de la Transylvanie. Ils furent solennellement confirmés dans
l'article 1er du diplôme Léopold : « Il n'est rien changé à l'état actuel
des quatre religions souveraines; nous jurons de maintenir leurs églises,
communautés et privilèges , de poursuivre les hérétiques, etc. »
Les religions tolérées sont la religion grecque et le judaïsme avec
certaines restrictions; le mahométisme a quelques rares sectateurs
parmi les Bulgares. Je ne reviendrai pas sur ce que j'ai dit des Juifs;
quant à la religion grecque, elle a ici une grande importance : elle
est professée par la nation valaque tout entière, et le clergé grec est
à la tête du mouvement libéral qui s'est manifesté dans ces dernières
années.
Les Grecs se divisent en Grecs du rite uni ou latin et Grecs du rite
oriental ou schismatique. Les premiers ont reconnu la suprématie du
saint -siège de Rome en 1697, dans un concile national présidé par
l'évêque Théophile. Ils sont considérés légalement comme appartenant
à la communion catholique. Leurs popes touchent la dîme attribuée aux
curés et aux ministres; un évêque, qui porte le titre d'évêque de Fa-
garas, l'ancienne métropole, bien qu'il réside à Balas-Falva, dans le
pays hongrois, est à la tête de tout le clergé uni. Les Grecs non-unis
sont administrés par un vicaire-général, qui relève du patriarche grec
de Carlowitz, en Hongrie. Le nombre des prêtres ou popes et des reli-
gieux grecs des deux rites est hors de toute proportion avec la popu-
lation qu'ils administrent. Les ordres sont conférés par les supérieurs
sans aucune des épreuves nécessaires pour assurer la dignité du saint
ministère. De là des abus et des désordres sans fin, dont le mariage ne
les sauve pas. Malgré ces scandales, le clergé est tout-puissant Chez les
Valaques. Le pope du village réunit en lui les pouvoirs les plus divers :
il est le prêtre, l'instituteur, le magistrat, le juge, disons aussi le publi-
cain, car, grâce aux dîmes, aux offrandes, rachats et aumônes, la ma-
jeure partie de ce qui reste au paysan, après qu'il a satisfait au seigneur,
revient au pope.
Cependant le prêtre grec n'en est pas moins à la tête de toutes les idées
de progrès et d'amélioration; placé encore, comme le clergé catholique
l'était au ve siècle, entre les conquérans et les vaincus, il a pris parti
pour les derniers. Il existe à Balas-Falva, près de l'évêque, un sémi-
naire d'où sont sortis des Valaques très distingués, éclairés sur les be-
soins de leurs compatriotes, et qui n'ont rien négligé pour les relever
à leurs propres yeux. Nous verrons quel rôle ils ont joué dans ces der-
nières années, quelle est leur situation actuelle dans la grande lutte
entre les Hongrois et l'empire, situation assez semblable, on l'aura déjà
916 REVUE DES DEUX MONDES.
remarqué, à celle des Croates en Hongrie. Partout ceux qui revendi-
quent le plus haut les droits de la liberté tiennent à la main quelque
bout de chaîne qu'ils se gardent bien de lâcher. Les nations ont, moins
encore que les individus, la conscience de la justice, et l'égoïsme, dé-
coré du nom de patriotisme, devient une vertu.
Ces notions préliminaires étaient nécessaires pour apprécier le sys-
tème politique que le gouvernement autrichien a suivi à l'égard de la
Transylvanie. Jamais la fameuse maxime divide et impera ne s'est
trouvée d'une application plus facile. Le gouvernement ne s'est point
refusé aux avantages que cette situation lui offrait; mais il n'a usé
qu'avec prudence et dans de bons desseins de son pouvoir modéra-
teur. Les publicistes hongrois n'hésitent pas à reconnaître que la Tran-
sylvanie n'a respiré, n'a connu les bienfaits de la paix et de la justice
que depuis sa réunion à l'empire. Il y a des destinées plus hautes sans
doute pour les peuples; mais les peuples doivent pratiquer aussi cette
"modération de désirs qu'on prêche aux individus, et ne pas s'imaginer
qu'il dépend d'aucune réforme, d'aucune révolution ou constitution,
fût-elle même démocratique et sociale, de leur apporter la réalisation
de souhaits chimériques et quelquefois contradictoires. On a dit que les
nations les plus heureuses étaient celles dont l'histoire ne parlait pasr
c'est ce genre de félicité que le gouvernement autrichien a toujours le
plus ambitionné de donner à ses peuples; en Transylvanie notamment,
il n'a janais cherché le bruit ou la gloire des réformes éclatantes. A
l'exception de Joseph II, qui, lui, ne reculait devant aucune témérité,
les nouveaux souverains se sont bornés à la tâche déjà assez difficile de
maintenir l'ordre entre tant d'élémens divers, et de défendre les droits
et les intérêts des plus faibles contre les forts. On n'a point songé à
changer radicalement, et en un jour, les conditions de L'état général
que nous venons de décrire. Le gouvernement autrichien, on le sait,
n'a jamais été animé de l'esprit d'aventure. II ne croit pas d'une foi
aveugle à la logique; loin d'avoir un ordre social de rechange pour
l'humanité comme tant de réformateurs de nos jours, il hésite sur les
plus simples questions de réformes politiques. A rencontre de certains
peuples, qui sont disposés à trouver une institution mauvaise parce
qu'elle est ancienne, il la croirait plutôt bonne par cette seule raison.
«Il y a dans les choses qui durent, » disait un ministre autrichien,
a une raison de durée qui mérite qu'elle^durent. » Je n'approuve ni
ne blâme, j'expose comment et sous l'influence de quelles MJÉÉ^aJgs
institutions qui nous semblent si contraires aux règles ordinairardes
sociétés ont subsisté jusqu'à nos jours; ce qu'il nous reste à raconter
n'a pas moins besoin que ce qui précède de ces explications.
\ E. DE Langsdorff.
à
il
POÈTES
ET
ROMANCIERS MODERNES
^- DE LA FRANCE.
LU.
CHÊNEDOLLÉ.1
VII. — LIAISON AVEC JOUBERT.
£m Je continuerai d'exposer les relations de Ghênedollé avec les princi-
^j^wrax membres de la petite société de la rue Neuve-du-Luxembourg,
et je le ferai de la* manière la plus simple et la plus sûre, en donnant
X> la suite des lettres de chacun. Il avait conpu M. Joubert dès le com-
V^' mencement de 1800. « Joubert raconte^uâ<*|u*ndil vit mes premiers
Wff f y^Es dans Ie Mercure, il dit : « Quel est ^fe M. Chênedollé? Ses vers me
jfWÇlaisent, ses vers sont d'argent; ils font sur moi l'effet du disque ar-
ec genté de % lune. — Est-ce comme éclat métallique seulement? de-
à é
(1) Voyez la livraison du 1er juin.
I0* "• % Ms$i
918 REVUE DES DEUX MONDES.
mandai-je. — Non, ils ont aussi le son argentin. Bref, ils me donnent
la sensation d'un clair de lune (1). » Une véritable amitié s'établit bien-
tôt entre eux. Que de fois Chênedollé dut faire en lui-même la com-
paraison de Joubert à Rivaroll Deux esprits supérieurs, si élevés et si
fins en conversant, deux sources brillantes; mais Joubert, esprit doux,
sans âcreté, véritablement inspirateur, animé d'un souffle clément,
d'un foyer de bienveillance qui rayonnait alentour, tandis que cbez
l'autre, à travers tout, se sentait le fonds de persifflage, comme une
bise froide se fait sentir jusqu'en plein soleil. Pendant l'été de 1803,
M. Joubert écrivait à Chênedollé, dans un moment où celui-ci était
retenu à Paris malade :
« Ce dimanche, 19 juin 1803.
«Bonjour, pauvre. convalescent.
« Fontanes auroit une grande envie de vous consulter sur les vers de Saint-
Cloud, que Paesielloya. mettre en musique, et qu'on doit chanter incessamment
à l'Opéra.
« Tenez-vous pour bien averti que ces vers ne sont point du tout ceux que
nous avons lus dans le Journal de Paris, et que nous avons été tentés de croire
siens :
Voilà de vos arrêts, messieurs les gens de goût !
« Il ne faut pas même lui avouer cette méprise qu'il ne nous pardonneroit
jamais. Il appelle cela des vers canaille.
« Les siens sont des vers fort honnêtes, puisqu'ils commencent par l'éloge de
Racine et de Louis XIV.
(1) Les vers de Chênedollé qui donnaient cette sensation à M. Joubert peuvent être
ceux du Mercure du 1er nivôse an ix, ou ceux du 1er prairial même année, car dans les
deux morceaux il est question de la lune. Je citerai les derniers tirés d'un Tableau du
lac de Genève; le soleil vient de se coucher :
Léman ! d'un autre éclat tes flots vont s'enrichir :
La lune, dans le ciel qui commence à blanchir,
Se lève et fait glisser sur ta superficie
De son frère éloigné la splendeur adoucie,
Et bientôt, de la nuit argenlant les rideaux,
De ses pâles clartés peint tes tranquilles eaux :
Ainsi l'illusion, des doux songes suivie,
Jette un rayon mourant sur le soir de la vie.
Voyez sur le gazon dormir sans mouvement
Ces feux qui, sur les eaux, flottent si mollement;
Phébé s'y réfléchit, et le zéphyr volage
Caresse tour à tour et brise son image.
Oh ! combien j'aime à voir, dans un beau soir d'été,
Sur l'onde reproduit ce croissant argenté,
Ce lac aux bords rians, ces cimes élancées
Qui, dans ce grand miroir, se peignent renversées,
Et l'étoile au front d*or, et son éclat tremblant,
Et l'ombrage incertain du saule vacillant!
(Le Génie de l'Homme, chant n.)
POÈTES ET ROMANCIERS MODERNES DE LA FRANCE. 919
« Il m'a témoigné un grand désir de savoir de vous si, en homme du métier,
vous en trouveriez la coupe assez lyrique pour le musicien. Deux circonstances
me paroissent peu favorables à cette épreuve. Il ne peut pas aller chez vous ce
matin, parce qu'il est obligé d'attendre chez lui de pied ferme si on viendra le
chercher pour aller à Saint-Cloud: auquel cas, il seroit possible qu'il fut parti à
onze heures, et possible aussi qu'on >le fit attendre jusqu'à quatre. Votre santé
ne vous permettra peut-être pas de vous rendre chez lui, surtout avec l'incer-
titude de le trouver parti, et l'inconvénient de prendre une peine inutile; et, à
cet égard, c'est surtout de votre santé qu'il faut que vous preniez conseil. Gar-
dez-vous de la contrarier. J'ai voulu cependant vous instruire de tout ceci, afin
que la marque d'estime et de confiance qu'il vous a donnée de lui à moi ne fût
pas entièrement perdue.
(( Mme de Caud a chargé Mme Joubert de vous faire savoir qu'au lieu de l'a-
dresse que nous vous avons donnée de sa part, il falloit faire usage de celle qui
suit : Varier, libraire, rue Derrière, à Fougères.
a Elle vous invite aussi, ainsi que M,ne de Beaumont, à déguiser un peu vos
écritures.
« Quand vous voudrez venir nous voir, vous savez que vous nous ferez tou-
jours plaisir. J. »
A M. de Chenedollé, à Vire.
« Ce lundi, 5 juillet 1803.
•«Pardonnons à Michaud. Il m'a avoué que sa tète étoit obsédée et possédée
par Mine de Krûdner. Il avoit samedi un rendez-vous avec elle; il s'en souvint
tellement bien, qu'il vous oublia, m'oublia et Oublia le monde entier. Son ex-
cuse est dans le premier vers de l'ancienne chanson : « Pour la baronne! » Il faut,
en faveur de la poésie, agréer une excuse qui se peut chanter (1).
« 11 me quitte en ce moment. Nous avons réglé, selon ses désirs, que vous
{i) M. Michaud, à la fin de l'année, fut un des premiers à annoncer le roman de Va-
lérie dans te Mercure (n° du 10 décembre 1803). C'est sans doute aussi par lui que le
Mercure eut communication des Pensées si distinguées de Mme de Krûdner, insérées
précédemment te 10 vendémiaire an xi (1802). — Ces messieurs, entre eux, paraissent
avoir jugé un peu sévèrement M. Michaud, que nous avons connu vieux et très spirituel,
très intéressant: « Michaud, disait-on, a toujours l'air de n'être pas de son avis. Son
esprit tombe en défaillance. Jamais personne n'a été moins complice de ce qu'il dit ou
pense que Michaud. » M Michaud a en besoin d'être vieux et malingre pour paraître
avoir tout son esprit. Son filet ne suffisait pas dans sa jeunesse. — Quant à Mme de
Krûdner, je trouve aussi qu'on la traitait un peu légèrement : « Mme de Krûdner a de
la grâce et quelque chose d'asiatique (écrit Chenedollé); elle a du naturel dans l'exagéra-
tion. L'extrême sensibilité ne va pas sans un peu d'exaltation. Le 22 au soir (22 flo-
réal 1802), chez Mme de Beaumont, elle critiquait Werther. Elle disait qu'il n'y avait
point de pensée, et qu'il n'y avait que le mérite de la passion exprimée. — Comment,
lui dis-je, point de pensée? Il n'y a point de pensées détachées, mais c'est une pensée
continue. » Mme de Krûdner, à celte date, était loin encore d'avoir rompu avec les légè-
retés mondaines. Elle disait, par exemple : « Je n'aime point tes Genevoises : elles n'ont
ni tes charmes de l'innocence ni les grâces du péché. » Elle attachait encore bien du
prix à ce dernier point.
020 REVUE DES DEUX MONDES.
resteriez chargé de ces notes. Vous avez six mois pour les achever; mais il fau-
droit qu'on pût, dans trois mois, en imprimer près de la moitié. On les placera
à Ja fin de chaque volume. Il vous écrira incessamment pour vous expliquer le
caractère et les dimensions qu'il leur désire. Je crois qu'il auroit mieux valu
vous en laisser le maître; mais le travail que l'abbé Delille a déjà fait sur les
trois premiers chants exige une certaine conformité dont on ne peut guère se
dispenser. Vous pourrez juger de tout cela par les explications de Michaud et
par la besogne de l'abbé qu'on vous enverra. Quant à ses vers, ils vous sont
inutiles, dit Michaud, parce que, l'abbé Delille ayant fait des notes sur Virgile et
non sur lui-même, son continuateur doit suivre le même procédé. Cette raison est
de Michaud lui-même. Il tient beaucoup à ces notes, et y tient d'autant plus,
qu'il les considère comme un ouvrage qui pourroit s'imprimer ,à part, et il a
peut-être l'intention d'en faire ce surcroît d'emploi. En ce cas, il faudroit en
hausser le prix.
« Michaud est convaincu, ou du moins s'est laissé convaincre, que vous pou-
viez faire cet ouvrage partout; mais il croit nécessaire avec raison, 1° que dans
un mois, ou à peu près, vous vinssiez (sic) prendre de Fontanes les remarques
qu'il a l'intention de mettre à votre disposition; 2° que dans deux ou trois mois
vous vinssiez surveiller vous-même l'impression de votre travail. Je pense qua
vous devez accepter la première condition, parce que certainement vous n'arra-
cherez rien à Fontanes que de vive voix, et la deuxième parce qu'il vous im-
porte que l'imprimeur ne gâte pas votre style et vos pensées. Je sens que, pour
exécuter ce plan, il est nécessaire qu'on mette en votre pouvoir ce que j'appelle
la faculté d'aller et de venir en temps utile, et qu'il faut pour cela un petit sup-
plément de conditions dont je parlerai à Fontanes, et peut-être même à Mi-
chaud, selon les occurrences et les conseils que pourra me donner la réflexion.
Je me hâte de vous faire part de ces premiers préliminaires, afin surtout que
Vous disposiez sur-le-champ votre esprit aux opérations qu'on demande de lui,
et auxquelles nous nous obstinons tous à le croire singulièrement propre.
« Je vous déclare que Michaud lui-même, qui a pensé à toute la terre avant
de s'arrêter à vous, ne voit personne dans le monde qui lui paroisse aussi ca-
pable et aussi prêt pour ce qu'il désire de vous. Il faut absolument montrer de
la condescendance. Vous nous ferez plaisir à tous, et vous finirez par vous en
faire beaucoup à vous-même. Si votre réponse peut me parvenir d'ici à diman-
che, adressez-la ici. Nous pourrions bien ne partir que lundi. Donnez-nous
avant tout des nouvelles de votre santé. Il n'y a rien de nouveau depuis avant-
hier clans notre petite société. Vous êtes parti hier dimanche; je vous écris au-
jourd'hui lundi; on ne peut pas aller plus vite. Mais il est tard, et j'ai peur que
ma lettre ne puisse pas partir sur-le-champ. 11 fait tellement chaud, que ma
plume en a les jambes écartées d'une manière épouvantable; elle écrit horrido
rictu. Tâchez de déchiffrer ces caractères mal formés, car je n'ai pas le temps de
la tailler, et d'ailleurs ce seroit très, inutile.
On voit les champs poudreux se sécher et se fendre.
Les plumes se fendent aussi, et le style même en est plus sec. Ainsi donc, je
vous dirai très sèchement : Portez-vous mieux, portez-vous bien. J. »
POÈTES ET ROMANCIERS MODERNES DE LA FRANCE. 921
An même.
« Ce mardi, 12 juillet 1803.
« Michaud vous a écrit. Je lui ai dit samedi soir, à notre dernière entrevue,
qu'il se tint pour bien averti que vous auriez de la répugnance à traiter d'ar-
gent avec lui; que vous étiez à cet égard presque un glorieux; que, pour lever
cette difficulté, on étoit convenu que Fontanes seul règleroit à l'amiable cet
article avec lui; qu'au surplus je'le prévenois aussi que vos voyages à Paris exi-
geraient des dépenses et des avances que votre famille seroit certainement peu
disposée à faire, etc. — Il me répondit qu'on pourvoiroit à tout avec plaisir;
qu'il verroit Fontanes le lendemain avant de partir pour la campagne où il
alloity etc. Il vit Fontanes en effet, mais il se contenta de lui dire qu'il vous avoit
fait dans sa première lettre des propositions dont il espéroit que vous seriez
content. — Fontanes croit que ces propositions sont magnifiques et fort supé-
rieures à celles dont notre extrême modération auroit consenti à se contenter.
C'est de quoi vous aurez soin de nous instruire en temps et lieu.
« Malgré mon dire à Michaud, s'il a traité l'article franchement et à cru avec
vous, je vous conseille de le traiter du même ton; sinon, Fontanes réglera tout.
Adressez-vous à lui sans réserve; il est charmé d'avoir à mener cette petite
affaire, et il y met de l'affection pour vous et de l'affection pour l'ouvrage. Si je
vois Michaud ce soir (ce qui est douteux, car je le crois encore absent), je lui
parlerai de votre réponse à moi, qui lui fera plaisir.
« Ce Michaud ne dit jamais tout. Je trouve qu'il ressemble assez à un bouillon
froid, assez bon, assez onctueux, peut-être même assez substantiel (en affaire),
mais il n'a pas l'apparence d'un solide. Il est, au surplus, indubitable qu'il en
aura la réalité. Ainsi, préparez-vous et exécutez en plein repos. Quant à l'ar-
gent, comme il est presque honorable d'en avoir, il ne faut pas avoir honte d'en
gagner, et, quand on en est capable, il faut en gagner le plus qu'on peut. Ainsi,
ne négligez rien pour faire une bonne affaire. Nous sommes tous persuadés que
vous ferez un bon ouvrage.
«... Vous me faites des recommandations que les circonstances repoussent...
Le Mercure est livré au jeu du petit bonhomme vit encore. Ces gens-ci ne veu-
lent pas qu'il meure dans leurs mains, mais ils ne se soucient point qu'on le
rallume. Je suis piqué de laisser là mon but sans l'avoir atteint; mais j'ai fait
ce qui étoit possible.
«Nous partons demain mercredi... Écrivez-moi à Villeneuve-sur- Yonne, rue
du Pont. Je suis pressé comme un homme qui part. Ce mot a un grand sens
pour vous, dont l'expérience est toute chaude. Je viens d'écrire à Mme de Caud;
mettez-nous à ses pieds, quand vous la reverrez. J'aurai un grand plaisir à vous
retrouver ici à mon retour. Adieu, adieu. J. »
An même.
« Villeneuve-sur-Yonne, 2 janvier 1804.
« Mon frère nous apprend que vous avez écrit à Mme de Vinti mille « que la
mort de Mme de Beaumont s'étoit fait sentir à vous au milieu des plus violens
chagrins et des plus grandes pertes. » Que vous est-il donc arrivé?
922 REVUE DES DEUX MONDES.
« Soyez sûr que personne au monde ne s'intéressera jamais plus vivement et
plus constamment que moi à tout ce qui pourra intéresser votre bonheur.
« Je n'ai reçu cet été, et à mon grand regret en ce temps-là, qu'une seule de
vos lettres. Ce Fatal voyage de Rome (1) et le désir d'y mettre obstacle absor-
boient toutes mes pensées et occupoient toutes mes forces, au moment où il
auroit 'fallu vous répondre. Tous les courriers qui vinrent de ce pays-là à compter
de ce moment m'apportèrent d'autres soucis, d'autres occupations. Vous savez
les événemens, et sans doute vous m'excusez. Les craintes ne m'avoient pas
moins accablé que le malheur.
« Je ne vous dirai rien de ma douleur. Elle n'est point extravagante, mais elle
sera éternelle. Quelle place cette femme aimable occupoit pour moi dans le
monde! Chateaubriand la regrette sûrement autant que moi, mais elle lui man-
quera moins ou moins long -temps. Je n'avois pas eu depuis neuf ans une pensée
où elle ne se trouvât d'une manière ou d'autre en perspective. Ce pli ne s'effa-
cera point, et je n'aurai pas une idée à laquelle son souvenir et l'affliction de
son absence ne soient mêlés.
« Vous aurez la relation de ses derniers momens aussitôt que vous aurez in-
diqué à mon frère un moyen peu coûteux pour "vous de vous la faire parvenir.
Rien au monde n'est plus propre à faire couler des larmes que ce récit; cepen-
dant il est consolant. On adore ce bon garçon (2) en le lisant; et, quant à elle,
on sent, pour peu qu'on l'ait connue, qu'elle eût donné dix ans de vie pour
mourir si paisiblement et pour être ainsi regrettée. Je serois désolé aujourd'hui
qu'elle n'eût pas fait ce voyage, qui m'a causé tant de tourmens.
« La position de notre ami m'a causé aussi bien des peines pendant long-
temps. Calomnié de toutes parts, il a eu un temps de disgrâce presque effrayant;
mais il n'en a rien su que tard, et il ignore même en ce moment ce mal passé.
Vous avez su qu'il est rentré presque en faveur, puisqu'on en fait un presque
ambassadeur. Nous allons bientôt le revoir, car il n'ira point à son poste sans
avoir pris des instructions qui le retiendront peut-être a Paris plus long-temps
que nous ne pensons. Je l'attends dans le cours du mois.
« Je suis obligé d'effacer des détails de sa position qui viennent au bout de
ma plume, mais qui seroient infinis et inutiles, puisqu'il vous les dira bientôt.
Je me bornerai à vous apprendre qu'un voyageur est venu me donner avant-
hier de ses nouvelles, et que, par la tournure des esprits et des événemens, son
amitié pour Mme de Beaumont a été aussi honorable à l'un qu'à l'autre. Il quit-
tera Rome ami du cardinal (3) et estimé de tout le monde. C'est un bien bon
temps pour partir.
« Votre affaire Michaud m'a causé en son temps quelque chagrin. Fontanes
prétendit qu'elle ne s'étoit manquée que par malentendu, et parce que la ma-
ladie d'une de mesdemoiselles vos sœurs ne vous avoit pas permis de partir à
temps (4). Je suis bien aise que vous n'y ayez pas eu de regret, mais très fâché
(1) Le voyage de Mme de Beaumont.
(2) Chateaubriand. On aime ces familiarités qui font retrouver l'homme.
(3) Le cardinal Fesch.
(4) Ces notes, m effet, pour lesquelles il y avait eu tant de négociations, ne vinrent
pas. Ghênedollé a fait trop souvent, en d'autres circonstances, comme pour ces notes que
demandait Michaud. Il manquait l'affaire à peu dechose près. Il arrivait de Vire un peu
POÈTES ET ROMANCIERS MODERNES DE LA FRANCE. 023
que vous n'ayez pas fait ce travail; la peine en seroit oubliée en ce moment, et
l'ouvrage subsisteroit; il auroit été excellent. Je ne m'en consolerai point, àv
moins que vous ne fassiez des notes en contraste ou en parallèle avec les notes
de Michaud. Cela seroit bien bon dans un journal.
«Vous me demandiez des nouvelles de mes occupations. Comptez que je vous
en demanderai des vôtres. Je ne parle pas de vos vers; ce sont là des choses sa-
crées qui doivent se faire en silence, en leur temps et dans le mystère. Mais je
voudrois que vous vous fissiez un délassement et une habitude fructueuse de dé-
penser votre savoir, et de livrer aux eaux courantes cette portion de votre esprit
qui ne vous servira de rien si vous ne l'avez que pour vous (1 ). Je me donne les
mêmes conseils à moi-même, et je les recevrai toujours volontiers de votre part.
Je vous remercie de ce que vous m'avez déjà dit à ce sujet. Il me semble que je
ne puis pas mieux le reconnaître qu'en vous assurant comme je fais, et comme
il est vrai, que, — de toutes les louanges que j'ai reçues en ma vie, il n'en est
point qui m'aient fait autant de plaisir que les vôtres. — Je ne sais pas quelle
en est la raison; mais je vous dis le fait: il est certain, et je vous en fais part
sans orgueil et sans modestie.
«Portez-vous bien, traitez-moi familièrement; et, pour dissiper vos chagrins,
acceptez sans façon ce que je vais vous proposer.
« Chateaubriand, qui est sans logement, occupera probablement notre appar-
tement à Paris. Cela ne nous gênera aucunement, car nous ne reviendrons
qu'au mois de mars. Ce seroit pour vous une grande commodité, une grande
consolation de vous trouver auprès de lui. Prenez la chambre de mon fils, cette
petite chambre où je vous ai fait boire du vin de Malaga avec de l'eau. Le reste
pourra suffire au chargé d'affaires, et vous serez voisins depuis le matin jusqu'au
soir. C'est pour vous faire cette proposition que j'ai voulu vous écrire aujour-
d'hui, quoique la, fatigue qui m'en a empêché il y a huit jours ne m'en laisse
guère la force. — Voilà qui est, dit. C'est à vous à faire le reste. Écrivez-nous, uu
peu souvent. Bonjour. ».
An même.
« Villeneuve- sur- Yonne, 28 février 1804.
« Votre lettre nous fit le plus grand plaisir.
« Comme j'allois y répondre, Chateaubriand arriva (2) et me déclara qu'il se
chargeoit de tout.
« 11 y a près de quinze jours qu'il est à Paris et il ne nous a pas encore écrit;
mais mon frère nous donne de temps en temps de ses nouvelles, et je sais qu'il
se- porte bien.
« Il se propose, s'il va en Suisse, de vous emmener, — quod utrique benever-*
tatï. — J'avoue, quant à moi, que je vous regretterai infiniment.
«Vous m'auriez consolé de lui.
trop tard. Mais nous qui sommes entrés dans le secret de ses peines à ce moment, nous
savons que penser de ces apparentes négligences.
(1) Quelle sagesse aimable, délicate et pratique à la fois!
(2) Il s'arrêta un moment à Villeneuve-sur- Yonne en revenant de Rome.
924 REVUE DES DEUX MONDES.
<( Notre chambre est toujours à votre service et même tout l'appartement,
car le chargé d'affaires n'en a pas voulu. Nous ne partirons d'ici qu'au mois
d'avril.
« Nous ignorons encore s'il partira et comment il partira. Nous ne prendrons
nos dernières résolutions que lorsqu'il aura pris les siennes.
« Peut-être est-ce une chose faite et vous a-t-il déjà mandé, comme il en avoit
le projet.
« Quelque parti qu'il prenne et en quelque lieu que vous soyez, demeurez
persuadé que je vous désirerai souvent partout où je serai moi-même.
« L'esprit, la raison, la réflexion et le talent sont des choses dont la réunion
est plus rare qu'on ne croit. J'en sens le prix de plus en plus, et, depuis que j'ai
perdu Mme de Beaumont, je ne vois plus à qui et avec qui je pourrai parler
dans le monde. Je voudrois bien que vous eussiez quelque grand intérêt à nous
rester.
« La pauvre société dissoute ne vous oublie point, malgré son éparpillement.
M. Pasquier, entre autres, me parle de vous toutes les fois qu'il m'écrit. Portez-
vous bien et puissé-je vous revoir bientôt! »
Au même.
« Villeneuve-sur- Yonne, mardi 20 mars 1804.
« Comme vous pourriez croire que nous avons eu de vos nouvelles par la lettre
que vous avez adressée ici à Chateaubriand, je vous avertis qu'il n'en est rien.
« Chateaubriand est encore à Paris, et nous lui avons renvoyé votre missive
à son Hôtel de France, rue de Beaune. Nous n'avons point de ses nouvelles, et
mon frère même, qui court après lui sans pouvoir le joindre depuis dix jours,
n'a pu rien savoir et rien nous apprendre de ses affaires. 11 devoit partir; il n'est
pas parti, et nous ne savons plus s'il partira, et comment et quand il pourra
partir. 11 nous paroît qu'à cet égard lui-même en sait aussi peu que nous.
Son dessein le plus arrêté est de vous appeler auprès de lui partout où il ira;
mais, s'il n'a que sa Suisse, je ne vois pas à quoi cela vous conduira, en mettant
de côté le plaisir de vivre quelque temps ensemble, qui , je l'avoue, me paroît
pour l'un et pour l'autre d'un tel prix que vous ne pouvez l'un et l'autre l'ache-
ter trop cher.
ce Si cependant quelque raison de prudence vous obligeoit à consulter vos in-
térêts plus que vos sentimens, et à avoir d'autres vues que les satisfactions de
votre cœur et de votre esprit, faites -moi part de vos projets, si vous jugez qu'il
me soit possible de vous y servir. Fontanes, qui est une puissance, a une vo-
lonté d'obliger qui n'est pas suffisante pour le remuer, mais qui, avec un peu
d'aide, agit pourtant, car, dans son inertie, elle est existante et constante (1).
« Je vous prie de me regarder comme un homme qui se fera un plaisir et un
devoir de se remuer pour vous autant qu'il le pourra. L'opinion que j'ai de
votre mérite et de votre personne est une cause nécessaire d'un pareil effet.
« Je ne vous demande votre confiance qu'autant que j'en aurai besoin pour
(t) On pénètre jusque dans les légers défauts de ces excellens hommes, mais on y
entre doucement à la suite de l'amitié.
POÈTES ET ROMANCIERS MODERNES DE LA FRANCE. 925
vous seconder. En pareil cas, accordez-la-moi tout entière, et soyez sûr que du
moins vous ne sauriez la mieux placer.
« J'écris à ce pauvre garçon (1) par ce même courrier, et je lui témoigne ma
surprise de recevoir de vous une lettre pour lui , et le regret que j'ai que vous
n'ayez pas pu vous voir. Il faut qu'il n'ait pas été sûr de passer vingt-quatre
heures à Paris paisiblement pour ne vous avoir pas appelé. Nous avons su qu'en
effet il y avoit trouvé en arrivant bien des sujets de surprise, et eu des contra-
dictions qui dévoient lui donner une grande envie de repartir.
« Avez-vous quelquefois des nouvelles de Mme Lucile? Il y a un temps infini
qu'elle ne nous a écrit. Nous avons su qu'elle avoit été fort malade et au point
que son frère en a été fort inquiet. Dites-nous à ce sujet ce que vous savez.
« Vous nous négligez et vous êtes plus paresseux que moi dans le commerce
épistolaire. C'est pour mon amour-propre un triomphe dont je gémis et dont
nous pâtissons.
« Portez-vous bien, du moins, et soyez le plus heureux que vous pourrez.
« P. S. — Nous partirons pour Paris de demain en quinze sans faute.
An même.
Paris, ce 10 mai 180 {-.
« Votre dernière lettre a attendu quelque temps mon arrivée, et j'ai attendu
le retour de Chateaubriand pour répondre à la seconde.
« 11 se porte bien; il vous a écrit. Rien de fâcheux ne lui est arrivé. Mme de
Chateaubriand, lui, les bons Saint-Germain que vous connoissez (2), un por-
tier, une portière et je ne sais combien de petits portiers logent ensemble rue
de Miroménil, dans une jolie petite maison. Enfin notre ami est le chef d'une
tribu qui me paroît assez heureuse. Son bon génie et le ciel sont chargés de
pourvoir au reste.
<c II a passé dix jours à la campagne avec la moitié de sa peuplade. Je l'ai vu
hier au soir; il est content. Vous saurez à votre arrivée tout ce qui pourroit in-
téresser d'ailleurs votre curiosité.
« Mettez-moi au nombre de ceux qui vous reverront avec le plus de plaisir et
qui se trouveroient le plus heureux s'ils pouvoient vous servir.
« Une grande partie de notre maison est malade depuis quinze jours; mais les
malades et les sains me chargent avec le même zèle de vous faire leurs compli-
mens.
« Mon frère Élie se donne de grands coups de poing de ne vous avoir pas re-
mercié de je ne sais quelles poulardes et quelles carpes dont les plus dégoûtés
de la famille parlent encore avec un souvenir glouton. Il n'y a pas beaucoup de
noblesse à tout cela, mais il y a de la cordialité et de la reconnoissance.
Portez-vous bien, et arrangez-vous de manière à venir le plus tôt possible.
J'ai rencontré Michaud, qui m'a paru gras. Je lui ai rendu sa salutation avec plus
de bonne grâce que je n'aurois fait sans cet incident. Comme il est changé, ma
rancune a été surprise, et il ne lui a pas été possible de rester la même.
« Vous êtes sûr, à compter d'aujourd'hui, que vos lettres m'arriveront exac-
(1) Toujours Chateaubriand.
(2) C'étaient des gens de Mme de Beaumont que M. de Chateaubriand avait pris chez lui.
*)26 REVUE DES DEUX MONDES.
tcment,et que je vous répondrai sur-le-champ. Au revoir, et, en attendant,
adieu. »
La lettre suivante se rapporte à la grosse affaire que se fit M. de Cha-
teaubriand pour son article du 'Mercure sur le Voyage d'Espagne de
M. de Laborde (4 juillet 1807); il en résulta toute une révolution dans
Jaipresse d'alors, et M. Joubert la raconte à ravir sans faire les choses
plus grosses qu'elles ne le furent en effet.
A M. de ChenedoHé , à Vire.
Paris, 1er septembre 1807.
« Je fis trembler votre portière par mes jurons tempétueux, un beau jour que
j'allois vous voir et que j'appris par elle votre départ précipité. Il n'y a pas moyen
de s'habituer à garder son sang-froid quand on vous perd de cette manière im-
prévue. Une autre fois, faites-nous signe au moins que vous voulez vous en
aller.
« Chateaubriand est en colère d'avoir été ainsi quitté. Mme de Chateaubriand
prétend que vous n'êtes que disparu. Elle croit vous avoir vu à je ne sais com-
bien de messes dans l'église Saint-Roch, tant votre image la préoccupe jusques
au pied des saints autels! M. de LaTresne est venu se plaindre au mari et à la
femme de vous avoir tellement absorbé par vos assiduités chez eux, qu'il ne vous
avoit presque pas vu pendant votre séjour ici. Grande rumeur dans la maison
où vous étiez si peu venu; grandes enquêtes pour découvrir où vous alliez. Vous
voyez de combien il s'en faut que vous soyez indifférent à vos anciens et à vos
nouveaux amis. C'est à qui se plaindra de ne plus vous voir ou de vous avoir
trop peu vu.
« Écrivez à Chateaubriand, à qui j'avois annoncé une lettre de vous, et qui n'en
a pas reçu, ce qui le fâche passablement.
« Le pauvre garçon a eu pour sa part d'assez grièves tribulations. L'article
qui m'avoit tant mis en colère (1) a resté quelque temps suspendu sur sa tête;
mais à la fin le tonnerre a grondé, le nuage a crevé, et la foudre en propre
personne a dit à Fontanes que, si son ami recommençoit, il seroit frappé. Tout
cela a été vif et même violent, mais court. Aujourd'hui tout est apaisé; seule-
ment on a grêlé sur le Mercure, qui a pour censeur M. Legouvé, et pour coopé-
rateurs payés, dit-on, par le gouvernement, M. Lacretelle aîné, Esménard et le
chevalier de Boufflers. Il paroît que les anciens écrivains de ce journal peuvent
aussi y travailler si bon leur semble. Quelque dégât a été fait aussi sur les au-
tres journaux. M. Fiévée a été remplacé aux Débats par un M. Etienne (2), M. de
Lacretelle au Publiciste par un M. Jouy. M. Esménard même a eu un successeur
Ct) L'article du Mercure, où est la brusque sortie contre Néron : « C'est en vain que
Néron prospère, Tacite est déjà né dans l'empire, etc., etc. » C'était le moment de
Tilsit.
(2) Je demande pardon de reproduire la désignation irrévérente; mais il faut remar-
quer, d'une part, que M. Joubert était un peu aristocratique d'esprit, et de l'autre, que
ces messieurs n'avaient point encore pris dans les lettres le rang .distingué qu'ils eurent
bientôt.
POÈTES ET ROMANCIERS MODERNES DE LA FRANCE. 027
à la Gazette de France, mais je ne me souviens plus du nom de ce dernier, et
je ne suis pas même bien sûr de l'avoir jamais su. Ce dont je me souviens fort
bien, c'est que tous ces messieurs sont des faiseurs de vaudevilles.. Ainsi le
sceptre pesant de la critique est remis à des mains accoutumées à se jouer de la
marotte de Momus. Il faut donc espérer que les journaux seront plaisans. Si les
nouveaux censeurs ont envie de rire, leurs devanciers n'ont point envie de
pleurer. Fiévée a conservé dans ses attributions la plus haute correspondance
où l'ambition humaine puisse aspirer, et on lui laisse 18,000 francs de pension
pour un travail qui mériteroit d'être acheté au poids de l'or, s'il étoit aux en-
chères. On donne à Esménard 12,000 francs pour le Mercure, où il ne fera rien,
à ce qu'il dit. M. de Lacreklle aura une bonne place. Enfin, dans la tempête,
l'or a plu sur les déplacés, et je ne vous conseille pas du tout de les plaindre. 11
y a pour accompagnement à ces nouvelles bien des menus détails qui sont in-
téressans, mais vous ne pourrez les apprendre qu'ici. Hàtez-vous donc d'y re-
venir et de les demander à ceux que vous rencontrerez, car pour moi je m'en
vais, et je vous préviens honnêtement. Nous partons samedi prochain; mais nous
reviendrons cette année au commencement de novembre. Si d'ici là vous êtes à
Paris, avancez jusqu'à Villeneuve. J'aurois bien du plaisir à vous y recevoir,
ainsi que toute la famille. Chateaubriand y viendra tard , car il a acheté au-delà
de Sceaux un enclos de quinze arpens de terre et une petite maison. Il va être
occupé à rendre la maison logeable, ce qui lui coûtera un mois de temps au
moins et sans doute aussi beaucoup d'argent. Le prix de cette acquisition , con-
trat en main, monte déjà à plus de 30,000 francs. Préparez-vous à passer quel-
ques jours d'hiver dans cette solitude, qui porte un nom charmant pour la sau-
vagerie : on l'appelle dans le pays Maison de la vallée au loup. J'ai vu cette
vallée au loup. Cela forme un creux de taillis assez breton et même assez péri-
gourdin. Un poète normand pourra aussi s'y plaire. Le nouveau possesseur en
paroît enchanté, et, au fond, il n'y a point de retraite au monde où l'on puisse
mieux pratiquer le précepte de Pythagore : « Quand il tonne, adorez l'écho. »
Voilà, j'espère, une gazette très complète, et qui ne vous permettra plus d'igno-
rer comment va la partie du monde à laquelle vous prenez le plus d'intérêt. En
revanche et en récompense, j'espère que vous terminerez ce recueil sur Riva-*
rollet que vous m'avez tant promis (1), et pour lequel je vous promets en pot de
Yin un surcroît de bibliothèque. C'est, ne vous déplaise, un a Recueil de poé-
sies (2), » imprimé chez Sercy, 5 volumes, qui sont rares et curieux. Je vous les
garde dans un coin.
« Vous sentez que les événemens dont je vous ai fait le récit m'ont assez oc-
cupé pour excuser mes lenteurs à vous répondre. Je vous promets d'être plus
diligent à l'avenir.
<c Je n'ai pas négligé ce que vous me recommandez pour mes propres tra-
vaux. Vos approbations me sont chères, et je voudrois bien les justifier. Je puis
vous assurer du fond du cœur et avec toute vérité que tous mes vœux seront
remplis et toutes mes ambitions littéraires satisfaites, si trois ou quatre homme»
(1) C'est le petit volume intitulé : Esprit de Rivarol, qui parut en 1808.
(2) Poésies choisies de MM. Corneille, Benserade, de Scuderi, Bois-Ro-
bert, etc., etc., 1660-1666, 5 volumes in-12, connus sous le nom de Recueil de Sercy.
928 REVUE DES DEUX MONDES.
dans le monde lisent ce que je pourrai faire avec une satisfaction aussi vive,
aussi pleine et aussi constante que celle que m'ont fait éprouver vos vers, que
j'emporte avec moi (1), et dont je me souviens toujours avec un plaisir qui est
parfait. Portez-vous bien. Écrivez-moi. Venez nous voir si vous pouvez; mais
surtout arrangez-vous de manière à nous voir à la ville plus souvent que l'hiver
dernier. Toute la famille vous présente ses souvenirs.
« P. S. — Suppléez à ce que je puis avoir omis, car je ne relirai pas. »
La lettre suivante qui porte ces mots imprimés en tête : Université
impériale, nous avertit que cette grande institution venait d'être fon-
dée. Joubert était conseiller, et Chênedollé avait été nommé professeur
de littérature à Rouen, place qu'il laissa, en 1812, pour celle d'inspec-
teur de l'académie de Caen. Les trois lettres qui suivent anticipent un
peu sur les temps, mais elles complètent les témoignages intéressans
de cette liaison avec M. Joubert.
UNIVERSITÉ IMPÉRIALE.
A M. de Chênedollé.
Villeneuve-sur- Yonne, 11 novembre 1809.
« J'ai tort, grand tort, un tort inexcusable de ne vous avoir pas écrit, mon
cher Chênedollé; mais il y a dans la vie des omissions qui paroissent tenir à
une inexplicable fatalité. Ce que je vous dis là n'est pas moral, et je donnerois
le fouet à mon fils s'il s'avisoit de me le répéter; mais cela est poétique, et je
sais trop que vous voudrez bien vous en contenter.
« Je vous aime toujours, et votre place est toujours assurée, vous ne pouvez pas
en douter; mais ce que vous ne savez pas, c'est combien cette place (2) est belle,
enviée, recherchée, etc. J'ai vu le grand L... l'historien et le ministériel Esmé-
nard, heureux et flattés de porter en public comme suppléans et adjoints la
petite décoration dont vous serez à bon droit revêtu comme possesseur incom-
mutable et propriétaire en titre et en effet.
«Souvenez-vous surtout que si la place d'inspecteur est supérieure d'un cran
dans l'échelle de la hiérarchie, celle de professeur d'académie est la première
dans l'opinion.
« Le grand-maître estime qu'avec les grades, cela pourra valoir 4,500 francs,
il faut en rabattre sans doute, mais il est certain que cela vaudra plus de
3,000 francs.
« Je voudrois que vous en eussiez 4ix, et vous ne devez pas douter qu'avec du
temps et de la patience, vous ne parveniez aux premiers degrés. C'est un grand
avantage de pouvoir dater de la première formation. Nous avions espéré mieux;
mais il faut toujours se trouver heureux dans la vie, quand on a obtenu la moi-
tié de ce qu'on avoit mérité.
(1) Chênedollé était venu à Paris pour l'impression de son poème le Génie de
l'Homme, qui avait enfin paru (1807).
(2) La place de professeur de faculté.
POÈTES ET ROMANCIERS MODERNES DE LA FRANCE. 920
«Vous n'avez pas reçu votre nomination, quoiqu'on eût envoyé à l'empereur,
il y a plus de deux mois, Y organisation des lycées, comme ils disent aujourd'hui.
La raison de ce retard fâcheux, c'est qu'à son grand étonnement l'empereur
n'a rien reçu et n'avoit rien reçu au moment où il s'est expliqué à Fontaine-
bleau avec le grand-maître, qu'il a parfaitement bien reçu et qu'il traite mieux
que jamais; vous sentez que c'est un événement pour Sa Majesté qu'une pareille
soustraction de dépêches. Si le coupable devient connu, à coup sûr il ne sera
pas admis à s'excuser sur l'inexplicable fatalité.
«Je suis à Villeneuve et en tournée dans ce département. Je vous écris supinus
et resupinus, c'est-à-dire, en langue vulgaire, étendu dans mon lit tout de mon
long. Je ne sais plus que ce que je lis dans cette attitude les jours de courrier.
Les dernières nouvelles de nos bureaux m'annonçoient que tout alloit être ar-
rangé définitivement au premier jour.
« Chateaubriand, qui devoit nous venir voir, ne viendra pas; il réimprime
son livre (1) et répond à toutes les critiques. — J'ai peur qu'il ne réveille pour
long-temps des débats déjà assoupis.
« Ma femme et nous tous vous saluons, vous embrassons et vous souhaitons
une pleine et solide convalescence. Guérissez aussi vos tristesses, mon très cher.
Rien ne seroit meilleur dans la vie que de regarder les maux comme des jeux
et les biens comme des choses sérieuses sur lesquelles il faut appuyer son at-
tention, ses réflexions et tout son être.
« Il n'y a que les peines du cœur, c'est-à-dire la perte des amis, des parens
et des gens de bien, et ses propres fautes, qu'il ne soit pas permis de traiter
avec légèreté. Bonjour et tout à vous. J. »
« P. S. — Nous serons à Paris dans les premiers jours de décembre. »
An même.
«Vendredi, 6 avril 1810.
« Si vous voulez être inspecteur de l'académie de Caen, vous n'avez qu'à le
dire. On enverra ailleurs celui qui occupe cette place pour vous la donner. C'est
un projet où le grand-maître est entré avec plaisir.
«Vous savez ce que je vous ai dit des fonctions que vous auriez à remplir. Elles
sont morales, civiles, politiques, religieuses, sublimes, mais ennuyeuses par les
détails. J'avois mieux aimé pour vous, c'est-à-dire pour vos goûts, l'uniformité
continue et l'immobilité des fonctions du professorat. Si, après vous être bien
consulté, vous aimez mieux les autres, acceptez-les.
« Je vous préviens qu'il y a deux moyens infaillibles de s'y plaire : le pre-
mier est de les remplir parfaitement; car on parvient toujours à faire volontiers
ce qu'on fait bien; le second est de vous dire que « tout ce qui devient devoir doit
« devenir cher. » C'est une de mes anciennes maximes, et vous ne sauriez croire
quelle facilité étonnante on trouve dans les travaux pour lesquels on se sentoit
d'abord le plus de répugnance, quand on s'est bien inculqué dans l'esprit et
dans le cœur une pareille pensée; il n'en est point (mon expérience vous en as-
sure) de plus importante pour le bonheur.
« Il y a aussi une manière d'envisager les devoirs dont il s'agit, qui leur ôtQ
{l) Les Martyrs.
030 REVUE DES DEUX MONDES.
tout leur ennui et qui les rend même agréables et beaux aux imaginations in-
telligentes; c'est de ne considérer dans les écoliers que de jeunes aines, et dans
les maîtres que des pasteurs d'enfans à qui on indique les eaux pures, les herbes
salutaires et les poisons. On devient alors un inspecteur virgilien qui peut dire :
Non insueta graves téntabunt pabulà fœtas,
Nec mala vicini pecoris contagia lâedent.
Il faut savoir aussi qu'en dépit du siècle, il n'y a rien de si docile et de si aisé
à ramener au bien et aux anciens pâturages que ces troupeaux et ces bergers (1).
De la fermeté, du bon sens, de la vigilance, mêlés d'aménité et de sourires,
font fleurir partout où l'on- passe les semences des bonnes mœurs, de la piété,
de la politesse et du bon goût. Tout cela est encourageant, et en voilà peut-être
plus qu'il n'en faut pour décider un honnête homme, un philosophe et un
poète.
« Il me reste à vous dire que ces chaires académiques dont je vous ai vanté de
mon mieux les avantages et les agrémens ont en ce moment un inconvénient
assez grave. C'est de n'être pas établies et de faire peur aux finances. Il y a long-
temps que je les juge inutiles à ceux qui ne les ont pas, et cela ne touchoit per-
sonne; mais on s'est enfin aperçu qu'elles étoient très coûteuses et presque rui-
neuses dans leur ensemble, et tout le monde en a été ému. On les mettra en
exercice très certainement par obstination scientifique, et pour soutenir un pre-
mier avis et le littéral du décret; mais on hésite, on tâtonne et on attendra.
« Voilà-, mon> très cher, où nous en sommes et où vous en êtes. Consultez-
vous donc; mais consultez votre esprit et vos* forces, et, pour employer une rime
qui vient fort à propos, défiez-vous un peu de certaines trompeuses amorces.
« S'il vous étoit impossible de vaincre de certains dégoûts et de certains mé-
pris que j'ai vus quelquefois en vous, refusez en homme de bien; sinon, accep-
tez franchement et de bonne grâce. Aimez tout ceci, attachez-vous à cette affaire
et à nous tous, et nous vous verrons un des nôtres. Ce titre et cette place sont
situés sur la route ordinaire du conseil' où je m'ennuie, mais où vous vous amu-
seriez assez et où je vous verrois avec un extrême plaisir. Vous n'avez besoin
pour y arriver avec un peu de temps que de le désirer et de le vouloir sincère-
ment, constamment et1 cfu fond dû cœur. Portez-vous bien et répondez-moi vite,
mais cependant après y avoir bien pensé. Bonjour: J. »
Au même.
« Ce vendredi -, 1 août 1812.
« Nous partirons pour Villeneuve dans les premiers jowrs de septembre. Si
donc vous vous proposez de faire un voyage à Paris et si vous désirez nous y
voir, il faudroit venir dans ïa dernière quinzaine de ce mois d'août.
« 11 me semble atf 'tfne apparition dans ce pays où personne, et pas même moi,
ne vous a vtrd'epuissi'ïong-temps, seroit utile à tous vos intérêts. 11 est bon de ne
pas se laisser oublier, et aurtou* d>e ne pas laisser croire aux indifféreras et aux
tièdes qu'on se néglige trop soi-mènté. M n'y a rien au mondie de si propre à
(1) Gracieux optimisme d'une imagination bienveillante qui voit les choses comme
elle les aime, et qui surtout les présente comme elle veut les faire aimer.
POETES ET ROMANCIERS MODERNES DE LA FRANCE. 931
glacer tout le genre humain. 11 me prend fantaisie de vous écorcher les oreilles
à ce propos et de vous dire, en retournant un ancien vers de l'ancienne Mme de
Staël:
Si Ton ne s'aide point, personne ne nous aide (1).
Vous ne vous aidez point du tout, et au contraire. Ayez enfin pitié de vous.
« Venez un peu que je vous gronde. Venez savoir comment va le inonde; ve-
nez annoncer aux prétendans afin qu'ils s'écartent, et aux électeurs afin qu'ils
y pensent, que vous voulez être de l'Institut.
Il faut y songer à cet Institut. Ses portes mènent au-delà de lui à droite et à
gauche. Vous êtes fait pour y être, et il faut y entrer.
«Voilà enfin Dussault qui vous trouve un plus grand poète qu'Esménard (%).
Cela est incontestable, et cela est fort et«st décisif pour beaucoup de gens qui
le croiront depuis qu'on l'a dit hautement, mais qui n'auroient pas eu l'esprit
ou le courage de le penser tout seuls.
« Il faudroit, comme je l'ai dit à M. Quatremère, brocher quelques-unes des
réflexions dont vous avez semé votre cours de littérature, rendre ce ramas sus-
ceptible d'un titre, en former un petit volume, publier cela à propos, et vous
présenter pour la première place vacante. Si vous n'avez pas celle-là, vous aurez
l'autre, et les premiers pas, les pas importans seront faits.
« Je n'ai pas lu votre seconde édition; mais j'avois été et je suis resté pour
l'éternité si content de la première, que vous ne perdez rien à cette négligence
qui a eu pour cause non pas certes mes occupations (car je ne fais rien du tout
depuis six mois), mats un certain nonchaloir d'ame et d'esprit qwi m'est pres-
crit comme régime par les médecins et imposé comme un besoin insurmontable
par la nature; j'en gémis, j'en ai honte et j'en ai même des remords, mais je ne
puis le désavouer. Peu d'hommes ont vécu plus inutiles à eux-mêmes et aux
autres depuis le mois de janvier, et peu se sentiroient plus disposés à continuer
si je cédois au poison froid de l'habitude. J'éprouve que rien n'augmente au-
tant le découragement que l'oisiveté. Je sors un moment de la mienne pour
vous. Venez, je me ranimerai pour vous échauffer. Portez-vous bien. J. »
«P. S. — Vous terminerez en personne votre affaire des examens. On n'est
bien servi que par soi; mais il faut vouloir se servir. »
M. Joubert eut beau dire et solliciter cet ami peu ambitieux qui ne
consentait à se pousser ni du côté de l'Université, ni même du côté de
l'Académie : il y perdit sa peine et ses insinuations charmantes. Chê-
jiedollé, à la date du 2 juillet 4823, écrivait dans son journal, pendant
un court voyage à Paris : i C'est aujourd'hui que j'ai revu Joubert. Il
y avait douze ans que je ne l'avais vu; je l'ai revu avec un extrême
(1) Il fait allusion à un vers de M""! de Staël dans le drame de Sophie :
On cesse de s'aimer, si quelqu'un ne nous aime.
(2) Chênedollé venait de publier en 1812 une seconde édition du Génie de l'Homme,
avec une préface dans laquelle il discutait les critiques qui lui avaient été faites; de là de
nouveaux articles de Dussault {Journal de l'Empire du 27 juillet et du 9 Août 4812) ;
Dussault avait déjà parlé de la première édition.
932 REVUE DES DEUX MONDES.
plaisir. Je l'ai trouvé vieilli, moins pourtant que je ne craignais. Du
reste, la même conversation, vive, piquante, originale, la même ima-
gination, la même verve, le même enthousiasme. » Moins d'un an
après, le 4 mai 4824, M. Joubert mourait, et cette amitié, non pas re-
froidie, mais raréfiée par l'absence, passait, pour Chênedollé, à l'état
de culte et de souvenir.
VIII. — LIAISON AVEC FONT ANES.
Avec Fontanes, la liaison commença moins vivement, mais elle resta
très serrée jusqu'à la fin. Les lettres de Fontanes sont plus brèves,
moins onctueuses que celles de Joubert. On sent que c'est un homme
plus pressé qui écrit. Ainsi , à propos de la négociation avec Michaud :
A M. de Chênedollé, à Vire.
« 23 juillet 1803.
« C'est Virgile qui m'ordonnait de vous désigner, monsieur, puisqu'il faut
joindre le goût à l'instruction pour le bien commenter. 11 est juste qu'un poète
soit enfin chargé de ce travail, abandonné tant de fois à d'obscurs pédans. Vous
n'avez nul besoin de mes conseils, mais je lirai volontiers Virgile avec vous.
Venez. Nous l'admirerons ensemble. J'ai écrit à M. Michaud. Il ne m'a point
encore répondu; mais j'espère qu'il fera tout ce que vous désirez. Rien n'est
plus juste.
« Je vous renouvelle les assurances de mon attachement,
« Fontanes. »
(A Neuilly, chez madame Bacciochi ({).)
Au même.
a Jeudi, 5 janvier 1804.
« Il y a long-temps, monsieur, que je vous dois une réponse. Mille embarras
divers occupent la journée dans le maudit pays que j'habite, et les mois se pas-
sent sans qu'on ait rien fait de ce qu'on désire le plus. J'envie quelquefois votre
Sort. Vous êtes maître de vos heures de loisir et de travail. Vous disposez de votre
temps comme il vous plaît. La solitude remplie par votre imagination vaut bien
mieux que Paris. Cependant je fais des vœux contre votre repos. Je voudrais
vous revoir ici. J'espère que notre ami de Rome (2) reviendra en France avant
de se fixer en Suisse, où le place le gouvernement. Il me serait doux de vous
retrouver ensemble. J'ai eu le plaisir de tromper la malveillance qui poursui-
vait notre ami. Son nouveau poste lui convient. Le voisinage de la France, la
vue des Alpes et un chalet avec 12,000 livres de rente peuvent suffire au bon-
heur d'un poète et d'un sage. Ajoutez-y l'avantage de n'avoir rien à faire et nul
objet de dépense. J'espère que le poète et le sage seront contens. J'ai plaint vi-
vement sa situation, quand cette aimable et malheureuse femme a perdu la vie.
(1) La sœur aînée du premier consul, et la grande liaison de Fontanes à ce moment.
(2) Chateaubriand.
POÈTES ET ROMANCIERS MODERNES DE LA FRANCE. 933
J'ai regretté comme vous M,ne de Beaumont. Rien n'est plus attendrissant que
le tableau de ses derniers momens. Vous le connaissez sans doute. Les émotions
douloureuses que notre ami a dû éprouver en Italie me font encore souhaiter
plus vivement qu'il la quitte bientôt. Puisse-t-il dire en Suisse :
Saepe premente deo, fert deus alter opem !
Quand un dieu nous opprime, un autre nous soulage.
Il s'en faut bien que j'en puisse dire autant. Je voudrais bien aussi que ce vers
devînt votre devise. Adieu, monsieur; songez à nous revoir, et croyez à mon
éternel attachement. »
« Fontanes. »
Mais c'étaient surtout les conversations de Fontanes qui avaient un
charme infini et toujours nouveau pour Chênedollé. Il était revenu de
ce genre de conversation à la Rivarol qui est comme une escrime per-
pétuelle: « La conversation n'est point un assaut, disait-il, c'est une
promenade qui se fait à droite et à gauche, en long et en large, et
même en serpentant. » Je trouve dans ses papiers les souvenirs notés
des promenades, des conversations diverses qui l'avaient frappé à de
certains jours : l'une qui remonte à 4800 avec Joubert, avec MM. Pas-
quier et Mole sur Montesquieu envisagé dans sa Grandeur des Romains,
dans le Dialogue de Sylla et d'Eucrate, et comparé avec Bossuet. J'en
trouve une autre, du 6 février 1807, avec M. Mole sur les passions; on
y disait :
« Dans le vrai, nous sommes entourés de beaucoup de charmes sur la terre :
les sciences, les lettres, les arts, la nature, quelles sources de satisfactions si
nous étions purs, si nous savions en jouir avec innocence ! Mais nous gâtons tout
cela. — Hélas! oui, ce sont les passions qui gâtent tout. Si nous pouvions réa-
liser la définition de M. Du Bucq (1), si nous avions de X intérêt pour toutes ces
belles choses, et si nous restions dans le calme, tout serait bien. Mais un objet
trop aimable n'a qu'à se montrer, adieu toute la philosophie, et nous voilà rejetés
dans l'orage. — Ne croyez-vous pas aussi que la retraite n'a tant de charmes
qu'en perspective, et comme contraste avec notre inquiétude actuelle? Avec le
calme parfait, elle est beaucoup moins belle. »
Je trouve notée une autre conversation avec Joubert du 2 février 1 807
sur le style, sur les écrivains du jour, sur Bernardin de Saint-Pierre
comparé à Chateaubriand; je me réserve d'en dire ailleurs quelque
chose (2). Ces conversations avec Joubert et Fontanes avaient surtout
pour Chênedollé le grand intérêt des matières littéraires sur lesquelles
elles roulaient plus habituellement. Joubert n'y ménageait rien de ces
hardiesses, de ces élévations de jugement qui n'étaient qu'à lui, et qui
(!) M. Du Bucq définissait le bonheur l'intérêt dans le calme (voir les Nouveaux
Mélanges extraits des Manuscrits de Mme Necker, 1801, tome II, page 11).
(2) Dans le cours sur la Littérature de l'Empire, où ces divers jugeraens sont dis-
tribués en leur lieu.
TOME il. 60
934 REVUE DES DEUX MONDES.
faisaient dire à ceux qui l'écoutaient : c< Joubert a une tête haute et
calme; il a la hauteur et la sérénité de l'Olympe dans sa tête. — i<m-
toert a vêtu sa pensée d'un arc-en-ciel. » Pourtant on se jugeait l'un
l'autre. Quand on était avec Fontanes seul, on disait : « Joubert a le
besoin et le tourment de la perfection; mais ses idées sont tellement
prises dans le ciel, qu'il n'y a pas de langage humain qui les rende. »
— « Joubert, en métaphysique, fait des entrechats sur la pointe d'une
aiguille.» — «11 ne faut pas trop affiner le style. Le style de Joubert est
trop métallique. Il manque de mollesse. » D'un autre côté, quand «on
était avec Joubert seul , on disait : « Fontanes a un style poli sans éclat.
Il caresse bien la phrase, mais elle ne laisse pas de sillon; elle ne s'im-
prime pas. » — Sur Chênedollé même nous verrons bientôt l'opinion
de tous deux.
La littérature de la fin du xvnr5 siècle et de l'empire n'a jamais été
jugée avec plus de piquant et plus en connaissance de cause que par
«e petit groupe qui l'observait de si près, et qui se composait de gens
du métier, à la fois gens du monde, et sans envie. Je ne puis que citer
•des propos saisis au passage et comme interrompus. Par exemple, on
disait :
« Il y a dans Chénier (Marie- Joseph) un commencement d'élégance sur un
fonds d'insipidité.
« Les Grecs disaient qu'il y avait un pays où il n'y avait pas de printemps,
mais un air tiède : de même, dans Chénier, il n'y a pas de poésie, mais une
•apparence de poésie.
« Chénier était né pour la satire et non pour la tragédie. Souvent il a glissé
la satire jusque dans le drame : il a manqué sa vocation.
« Ce n'est pas que Chénier manque de combinaisons tragiques. Il a une tête
•assez large. On peut lui trouver même de l'élégance et de l'harmonie; ce qui lui
manque, c'est le charme; il n'a point le souffle divin, mais c'est son frère qui
l'avait bien éminemment; c'est celui-là qui était poète (1).
« Chénier a sûrement du talent, mais c'est un talent fait, un talent artificiel.
Il a fait son esprit avec celui des autres. »
— « Les écrivains du xvur3 siècle se sont fait leur originalité : leur esprit est
fait, il est artificiel, il est de pièces et de morceaux. Mettons vite Voltaire à part.
Exceptons aussi Montesquieu, qui s'est bien fait son talent, mais avec ce qui
était à lui. Il en est de même de Buffon; mais n'exceptons ni Rousseau ni les
autres. Quant aux écrivains du siècle de Louis XIV, ils ont une originalité en
quelque sorte obligée, une physionomie native. On sent qu'ils ne pouvaient pas
écrire autrement. »
<c Le style de Montesquieu est plutôt une merveille qu'un modèle. »
(1) Ceci se disait en 1807. — Ce petit monde d'élite avait été fort informé d'André
Chénier par Mme de Beaumont, qui l'avait connu. ChênedoLé le connaissait également
par ce qu'il en avait appris à Hambourg. Pour eux tous, André était bien resté Vaine de
Marie- Joseph.
POÈTES ET ROMANCIERS MODERNES DE LA FRANCE. 935
Sur Buffon, il se livrait de vifs combats :
« Joubert prétend qu'il n'y a que de fausses beautés dans Buffon. Il prétend
que son style est contagieux, parce qu'il cache l'emphase sous un air de sagesse.
— Cela est injuste de tout point, s'écriait Chênedollé. Buffon n'est pas le pre-
mier des écrivains, sans doute Pascal et Bossuet sont au-dessus de lui; mais c'est
un très grand écrivain. La pureté parfaite du style s'allie en lui à une noblesse
continue. Il a donné à la langue française cette élévation calme et majestueuse
que Platon avait donnée à la langue grecque. — Arrêtez! s'écriait à son tour
Joubert, n'associez point à Buffon le nom de Platon, ce génie de la grâce. »
« La Bruyère est beaucoup loué, il ne l'est pas assez. 11 y a de plus grands
styles que le sien, il n'en est point de plus parfait; tous les genres de beautés de
style sont dans son livre. »
« La Rochefoucauld a connu à la fois le style coupé et le style, périodique, et
dans ses Mémoires il s'est approché de très près des formes des plus grands mo-
dèles. Il y a des endroits qui ne seraient au-dessous ni de Pascal ni de Bossuet.
On y trouve une beauté simple d'expression, une extrême vigueur de pensée, et
souvent une manière de relever la phrase qui est tout-à-fait dans le goût des
grands maîtres. »
« Les anciens peignaient toujours dans les objets la beauté présente ou, ab-
sente. Ainsi, dans la difformité ils peignaient la place de la beauté, et dans la
vieillesse la place de la jeunesse. Les modernes n'ont voulu peindre dans la dif-
formité que la chose même : il n'y a point d'enfoncement et point de recul dans
leur manière de sculpter ou de peindre. »
« 11 ne faut pas que les objets que l'on peint soient d'une vérité matérielle; il
faut que les chairs ne soient pas les chairs de la nature : en un mot, il faut
rendre les vérités par des illusions. »
« Dans la critique, on peut mêler les images et les formes de l'éloquence à la
discussion : Diderot l'a fait avec succès. Fontanes, suivant Joubert, est souvent
pris aux fausses beautés, mais il sent vivement le vrai beau. Il a aussi cherché à
donner une forme animée et des parures à la critique. »
« Il y a de l'incomplet dans le talent comme dans la pensée de La Harpe.
Dans les dernières années de sa vie, l'indignation lui a donné du talent (I).»
« Il y a plus encore de folies de style que de folies d'idées dans les ouvrages
de Diderot. »
ce Tout le siècle de Louis XV est là-dedans, un sérieux qui n'a pu être effacé
par le frivole. »
« Joubert dit que le style de Rousseau fait sur l'ame l'impression que ferait
la chair d'une belle femme en nous touchant. Il y a de la femme dans son
style. »
« Le poème descriptif n'est qu'une fantaisie poétique; on peut se la permettre,
mais il faut qu'elle soit courte. »
« Delille a l'air de tenir boutique de poésie : «Voulez-vous un cheval? un coq?;
« une autruche? un colibri?... »
(1) C'est sans doute pour exprimer ce mouvement d'ardeur sénile et ce feu supérieur
en lui à la force réelle de son talent, qu'on rappelait en plaisantant le mot de Diderot :
« La Harpe est une rosse qui a de beaux crins. »
936 REVUE DES DEUX MONDES.
« Voltaire fait de la poésie à la bougie, mais Virgile en fait aux rayons du
soleil. »
Ceci ne passait point sans contradiction : Fontanes faisait ses réserves
en faveur de Voltaire, comme Chênedollé tout à l'heure avait fait pour
Buffon. Cependant tous s'accordaient à peu près à conclure :
« Voltaire a fait des vers très pompeux, très éclatans, mais il n'a pas de style
en vers; il ne connaît pas le tissu du style poétique. Il a des vers, et point de
style. »
« Saint-Lambert n'a pas le velours de la mélancolie, il n'a que de la tristesse.
Virgile a des vers rêvés. Il n'y a que les vers rêvés qui plaisent. »
« En poésie, toute rêverie doit être courte. »
« Fontanes dit que Le Brun est un poète de mots. — Et ce n'est pas peu, ré-
pond Joubert. »
« Esménard, — un ébéniste en vers. »
« Le talent de Boisjolin n'était qu'une tulipe inodore; elle a été noircie dans
Tespace d'un jour par les feux du soleil. »
« Joubert veut de l'avenir dans toutes ses idées. Il veut que le premier mot
touche le dernier, y réponde moyennant un enchaînement continu. Il veut que
dès le vestibule tout s'annonce :
Apparet domus intus et atria longa patescunt.
Il faut qu'on entrevoie les longs portiques dans une idée, — et aussi qu'arrivé
à la fin, en se retournant, on revoie tout le passé d'une seule perspective. »
Ce qui rejoint cette autre pensée imprimée et la complète : « Il
faut que la fin d'un ouvrage fasse toujours souvenir du commence-
ment (1). »
On peut deviner par ces simples traits épars l'ordinaire des entre-
tiens; mais, quand il était en tête-à-tête avec Fontanes, Chênedollé
jouissait plus complètement encore: il causait vers, procédés de l'art,
secrets du métier. Il pouvait parler uniquement des choses qu'il ai-
mait le plus. Ici je n'ai qu'à recueillir, pour être fidèle, l'expression si
vive, si naïve, si abondamment épanchée, de ses regrets, lorsqu'il ap-
prit la mort de son ami :
«21 mars 1821.
« La mort de M. de Fontanes (2) a achevé de me désenchanter de tout, même
des lettres et de la poésie, aussi vaines que tout le reste. Quand je repasse en
ma mémoire les momens ravissans que nous avons passés ensemble en corri-
geant les vers du Génie de l'Homme ou ceux des odes de Michel-Ange et d'/To-
mère, quand je songe aux promenades délicieuses que nous avons faites en 1807
au bois de Boulogne, au bois de Vincennes, et qui étaient pour moi une suite
d'études poétiques où je trouvais tout ce qui pouvait me fortifier et m'enchan-
ter, critique fine et piquante, instinct poétique admirable, goût rapide et infail-
(1) Pensées de M. Joubert, tome II, p. 115.
(2) Fontanes mourut le 17 mars 1821.
POÈTES ET ROMANCIERS MODERNES DE LA FRANCE. 937
lible, mémoire imperturbable, citations variées à l'infini et toujours à propos,
abondance intarissable d'images, d'expressions créées et de vers improvisés,
faits de verve et de génie; — quand je me rappelle tous ces souvenirs et que je
songe que tout cela est perdu pour toujours, et que je ne retrouverai plus rien
de tant de trésors, j'ai le cœur tellement serré et angoissé, que je n'ai plus de
force ni de goût pour rien.
« — J'ai tout perdu en perdant M. de Fontanes. C'était pour moi plus qu'un
maître, c'était un ami, un frère littéraire. Avec quelle bonté, quelle patience,
quel scrupule poétique il m'a aidé à corriger le Génie de l'Homme tout entier et
quelques-unes de mes odes! Il ne laissait pas passer un vers faible sans le tour-
ner et le retourner jusqu'à ce qu'il fût aussi bien qu'il l'eût désiré pour lui-
même. Il en faisait, pour ainsi dire, une affaire de conscience. Il aurait cru
manquer à la délicatesse en laissant subsister une tache dans les vers qu'on lui
soumettait. Je n'ai jamais vu d'homme plus éloigné de la jalousie littéraire et qui
rendit une justice plus pleine et plus franche au talent. C'était pour lui un bon-
heur, un besoin. Fontanes aimait la jeunesse, il aimait l'espérance. Tout ce qui
annonçait du talent était sûr de trouver faveur et protection auprès de lui. Voyez
avec quelle bonté il m'a accueilli, ainsi que Chateaubriand, Victorin Fabre, Mil-
levoye, Bruguière, Gueneau, etc. — Aussi je ne l'oublierai jamais. J'ai eu la
plus vive affection pour lui pendant sa vie, je la lui garde après sa mort. Sa mé-
moire me sera toujours chère; je ne manquerai jamais une occasion de l'hono-
rer, de la proclamer comme je le dois. Je serais le plus ingrat des hommes si
j'oubliais un homme. si aimable, d'un commerce poétique si attachant, un
homme qui me fut si cher et à qui je dois tant. Rivarol, Chateaubriand et Fon-
tanes sont les trois hommes de lettres que j'ai le plus aimés. La mort de Riva-
rol m'accabla, m'atterra plus fortement que celle de Fontanes, parce qu'elle était
plus imprévue; mais elle ne me laissa pas au fond de l'ame un regret plus amer
et plus cuisant.
« Chateaubriand est, de tous les hommes de lettres, celui que j'ai le plus aimé
d'affection et de cœur. Rivarol m'a charmé davantage, mais je n'ai pas autant
chéri sa personne.
« — Je n'ai point connu de conversation littéraire plus abondante, plus vive,
plus animée, plus pittoresque, plus fertile en heureuses citations, et où il y eût
plus de soudaineté que dans celle de M. de Fontanes. Celle de Rivarol était plus
éblouissante, plus étincelante, mais non pas plus pleine, plus fertile, et bien in-
férieure pour le goût. Ce n'est pas que Fontanes se préoccupât extrêmement du
goût en causant. Autant il était sage et mesuré la plume à la main, autant il
était animé, emporté, hasardeux dans la conversation, et d'une gaieté qui allait
quelquefois jusqu'à la folie. Fontanes faisait des essais en conversation : il tentait
beaucoup, afin de reconnaître toute l'étendue et les ressources de son imagina-
tion; mais il reprenait toute sa mesure, lorsqu'il mettait la plume à la main, et
n'écrivait jamais que sous l'œil du goût le plus pur et le plus sévère.
« La brusquerie de Fontanes se corrigeait par son sourire. Ce n'est pas dans
les yeux, c'est dans le sourire, c'est dans les deux coins de la bouche que Fon-
tanes avait une expression céleste. C'est par là que s'exprimait en lui l'inspira-
tion du poète. Je l'ai vu une fois avec une figure inspirée et le rayon de feu sur
le front. »
938 REVUE DES DEUX MONDES.
« 25 mars.
« Il n'y a plus de haute littérature en France depuis la mort de M. de Fon-
tanes. C'était le dernier des Grecs. Lui seul soutenait l'a poésie et la belle prose
sur le penchant de leur décadence; il en était l'arbitre. Le goût, l'élégance, l'art
des beaux vers, ont disparu avec lui, et personne ne se présente pour le rem-
placer (1). L'absence de M. de Fontanes est une perte irréparable pour les
lettres; on ne retrouvera plus en France un homme né avec un sentiment aussi
exquis de l'harmonie, avec un goût aussi pur, aussi élevé, avec une imagina-
tion aussi éminemment poétique, et un tel grandiose dans la facture du vers.
Je ne connaissais rien de comparable à la conversation de Fontanes, lorsqu'il
parlait de littérature, de poésie, de vers, avec une personne qui était digne de
l'entendre et qui rendait un peu. 11 fallait Tentendre surtout lorsqu'on lui sou-
mettait un ouvrage où il y avait du talent et qui lui plaisait. Avec quelle verve
il corrigeait! que d'images, que d'expressions créées! que de vers entiers il vous
fournissait sur-le-champ! Son imagination poétique était alors vraiment iné-
puisable. Barthe, en arrivant chez lui, lui disait : « Je viens vous demander de
« la matière poétique, » et Barthe avait bien raison, car il en donnait tant qu'on
voulait. Chose digne de remarque! il avait plus de verve, plus drabandon, plus
d'entraînement, une plus grande profusion d'images et d'expressions lorsqu'il
corrigeait pour un autre que lorsqu'il composait pour lui-même. L'idée extrê-
mement délicate et exaltée, extrêmement sévère, qu'il s'était faite du bon goût,
le rendait un peu timide lorsqu'il prenait la plume en son nom, et il n'osait
peut-être pas assez lorsqu'il composait pour son compte. Il était plus à l'aise
lorsque l'ouvrage d'un autre lui servait de canevas pour y jeter ses brillantes
couleurs et y prodiguer toutes les magnificences de sa poésie.
« — Rappeler ce que me dit M. de Fontanes la dernière fois que je le vis
(24 juin 1820) sur Cicéron, comme orateur. 11 venait de relire la Milonienne,
qu'il jugeait le plus grand effort du génie oratoire, et il trouvait Cicéron bien
supérieur à Bossuet; il est plus riche, plus abondant, plus délié, plus adroit
comme orateur que Bossuet. Il avait été confondu de l'oraison Pro Milone.
« — Nous avions surnommé Fontanes, Chateaubriand et moi, en riant, le
sanglier d'Èrymanthe, et cela peignait à merveille sa brusquerie et sa verve. Que
de fois nous nous sommes arrêtés dans le jardin des Tuileries devant le sanglier
de Calydon, en disant : « Voilà bien le portrait de Fontanes! c'est lui lorsqu'il
« s'appuie sur sa canne et qu'il en frappe la terre en disant (2) : — Eh! vous
« croyez ça? — Babylone! Thèbes aux cent portes! — Londres n'est que la ville
« des marchands, ce n'est qu'un grand comptoir. Paris est la ville des arts et
« des rois. Babylone! Thèbes aux cent portes! — Voyez-vous Louis XIV assis sur
(1) 11 serait trop aisé de rappeler comment et par qui M. de Fontanes a été dépassé à
bien des égards, quoiqu'il reste vrai de dire peut-être qu'il n'a pas été remplacé. Ces
exagérations d'une douleur sincère m'ont paru dignes d'être conservées comme rendant
l'idée vive des contemporains qui s'éclipse trop vite à distance. Chaque génération qui
finit est disposée à croire que tout finit avec elle, de même que chaque génération nou-
velle se figure aisément qu'avec elle tout commence.
(2) Il ne faut prendre ce qui suit que comme une note qui rappelle un air qu'on ne
nous donne pas. Cette note nous a paru pourtant assez singulière d'accent pour devoir
être conservée.
POÈTES ET ROMANCIERS MODERNES DE LA FRANCE. 939
« la plus haute des cheminées du palais de Versailles? le voyez-vous qui com-
« mande à tout son siècle? » Et alors il faisait la description la plus vive, la plus
animée, des merveilles de ce règne, des arts, des talens, des génies qui y rivali-
saient d'éclat et de grandeur. »
On conviendra qu'il fallait toute l'audace de la conversation pour
l'aire passer et faire admirer ce Louis XIV assis sur une des cheminées
de Versailles. Une telle image s'associerait mieux à l'idée qu'on se fait
de Diderot causant qu'à la tradition toute classique et régulière qui
Rattache au nom de Fontanes. Oh! que les livres nous rendent peu les
hommes! Nous ne connaissons bien que ceux que nous avons vus de
près et entendus.
Les charmes de la conversation de Fontanes revenaient habituelle-
ment à l'esprit de Chênedollé, et toutes les fois surtout qu'il rencontrait
quelque chose de contraire, ce qui lui arrivait souvent. Ayant eu l'oc-
casion, quelques années après, de voir un des successeurs du premier
grand-maître, M. Frayssinous, il écrivait sous l'impression toute vive
du contraste :
« 3 juillet 1823. — J'ai vu aujourd'hui l'évêque d'Hermopolis : c'est un homme
fort en théologie et qui a bien lu son Bossuet; mais il est difficile d'être plus
pauvre en littérature, il ne s'en doute pas. Ce n'est pas là la conversation de
Fontanes! celle de M. Frayssinous n'a ni grâce, ni éclat, ni piquant, ni nou-
veauté : c'est une conversation terne et banale, délayée dans un accent gascon.
— M. Raynouard, que j'ai vu aussi aujourd'hui, est un petit homme bien mar-
seillais, qui a l'accent provençal très prononcé, avec une conversation sans élé-
gance, sans charme, et qui pourtant révèle, à travers les incorrections du langage,
beaucoup d'esprit et d'immenses connaissances; mais ce n'est pas là l'éducation
poétique de Fontanes, ce n'est pas là... »
Et il continuait l'expression de ses regrets, comptant sur ses doigts
le très petit nombre de ceux avec qui désormais il pouvait causer en-
core littérature et poésie. 11 en nommait jusqu'à trois. Je laisse les
noms en blanc. — En connaissez-vous beaucoup plus (1)?
(1) Puisque j'ai cité quelques-unes des conversations qui ne dédommageaient pas
Chênedollé, il est juste, avec lui, d'en citer une au moins qui perpétuait et renouvelait
la tradition brillante. Il écrivait le H juillet 1823 : « J'ai eu ce matin une conversation
très intéressante avec Villemain sur le style, sur Rivarol, sur les hommes de génie, sur
ce qu'on peut faire avec du talent après les hommes de génie : élégance continue, audace
4ans l'expression, style laborieux qui aille solliciter la langue jusque dans ses derniers
retranchemens. Villemain trouve que le style de Rivarol manque d'originalité, de créa-
tion et d'audace : il ne lui trouve pas un côté assez neuf. 11 reconnaît deux sortes d'écri-
vains : les écrivains de génie qui créent leur langue comme leurs idées, tels sont Pascal,
Bossuet, Corneille; — et les écrivains de talent qui, venant après les écrivains de génie,
renouvellent la langue par l'emploi nouveau et hardi qu'ils font des mots. Tel a voulu
être Rivarol. « Or, je trouve, continue Villemain, que Rivarol manque de création et
« d'audace : il en manque même dans sa traduction de Dante. Je sais que Buffon a dit
9-40 REVUE DES DEUX MONDES.
IX. — publication du Génie de l'Homme.
Il nous faut revenir un peu en arrière. Affligé par des douleurs de
cœur dont nous n'avons fait que soulever le voile, Chênedollé semblait,
dès les premiers pas, renoncer à la palme qu'il avait brûlé d'obtenir.
Il trouva pourtant en ces années (1805-1806) quelques consolations
dans la nature, et aussi dans la société d'une personne gracieuse dont
il avait dû la connaissance à M. de Chateaubriand. Mme de Custine, qui
habitait Fervaques, était un peu sa voisine de Normandie. Cette ado-
rable femme, qui elle-même connaissait si bien la tristesse et les pleurs,
ne se laissa point décourager par les sauvageries et les silences de
l'ami de son ami; à force d'attentions et presque d'obsessions, comme
il est permis à l'amitié délicate, elle redonna un peu d'intérêt à cette
existence flétrie. Je pourrais m'arrêter ici à tracer un portrait char-
mant, si cela ne sortait décidément un peu trop de la littérature. —
« Adieu , reine des roses ! » c'est ainsi que M. de Boufflers appelait
M,ne de Custine.
Cependant, à travers les heures de tristesse et de deuil, le Génie de
l'Homme était terminé, et ce poème, qui aurait dû voir le jour en 1802,
parut au printemps de 1807. Tout le monde en connaît de beaux vers,
et notre enfance a été accoutumée à en admirer plus d'un tableau. Je
viens de le lire dans son ensemble, et je dirai avec franchise l'impres-
sion que j'en ai reçue. Il y a, certes, bien de l'élévation, de la fierté
native dans ce talent; la région habituelle est haute. Elle l'est même
trop, ou elle ne l'est pas assez. Je m'explique : les paysagistes ont re-
« que c'était une suite de créations; mais c'est un mot de courtoisie. Je ne trouve
« môme pas là ces alliances de mots, ces expressions créées dont Rivarol parle tant. Je
« ne sais non plus si c'est une idée heureuse que d'avoir voulu rendre le Dante constamment
« noble, élégant et pompeux. J'aime mieux le vrai Dante, simple, naïf, énergique et
« grossier même. Je n'aime pas que Rivarol fasse des tours de force et d'élégance pour
« ennoblir ce qui est bas et franchement grossier. Pourquoi dire avec recherche et péri-
« phrase : — «Versant à jamais des larmes qui n'arrosent plus leur poitrine (Enfer,
« chant xx); » — et « courbant avec effort les noires voûtes de son dos, il leur donnait
« pour le départ un signal immonde (chant xxi)?» Ces phrases ingénieuses et recherchées
« forment de véritables contre-sens avec le fond de l'ouvrage; elles détonnent avec le
« caractère de l'original. Je crois Chateaubriand un artiste de style bien autrement heu-
« reux, énergique et hardi que Rivarol. — « Et jette son manteau d'argent sur le dos
« des ombres, » — voilà du style pittoresque, de la grande nouveauté de style... » — Tout
ceci est incontestable et dit à merveille; mais, pour être tout-à-fait juste, il resterait à
savoir si, à la date où parut la traduction de V Enfer par Rivarol (1783), d'autres eussent
été plus hardis en traduisant, ou môme aussi hardis que lui. Le sentiment critique de
la poésie aux différens âges, et sous les formes les plus diverses, est une des conquêtes
littéraires du xixe siècle. Rivarol y préludait à sa manière en s'attaquant à Dante; il
mesurait certes toute la hauteur de l'entreprise, et quelques pages très belles de sa préface
où il apprécie le poème en font foi.
POÈTES ET ROMANCIERS MODERNES DE LA FRANCE. 941
marqué qu'il y a des montagnes qui excèdent la hauteur moyenne
sans atteindre jusqu'à la région sublime; la végétation y cesse déjà, les
neiges éternelles n'y étincellent pas encore. Leur cime reste dépouillée
et nue à l'œil, dans une teinte un peu grise. Je reçois quelque chose
de cette impression en lisant d'une manière continue le poème. Je n'y
rencontre ni la splendeur éblouissante des Alpes ni la grâce riante des
collines. Il y a dans Chênedollé plus et moins que dans Delille : c'est
moins gentil, moins égayé de détail, moins agréable à lire; c'est plus
grave, plus élevé, plus soutenu , aussi plus monotone. L'agrément y
manque un peu, et il ne devrait jamais manquer, même dans la haute
poésie : le grave n'est pas le triste, et aucun genre ne dispense le poète
d'avoir de la fraîcheur, de la joie dans le style. Mais, cela dit, que de
beaux vers, que de riches descriptions, que de nobles essors de pensée!
Dans le premier chant, le poète montre l'homme étudiant les deux,
et, dans le second, étudiant la terre, le globe qu'il habite; dans le troi-
sième chant, c'est l'homme même qui est enjeu et qui essaie de sonder
sa propre nature; dans le quatrième enfin, la société s'invente, et l'être
social s'accomplit. « L'homme lève d'abord ses regards vers le ciel, il
les laisse ensuite tomber sur la terre, puis il les reporte sur lui-même,
et enfin il cherche quelles sont les lois sous lesquelles il vit. » Le poète
a couronné tout cet ensemble par un titre suffisamment justifié : le
Génie de l'Homme.
En voyaut l'homme nu, réduit à sa faiblesse,
Qu'une voix nous eût dit : « Accroissons sa vitesse,
« Qu'en franchissant les mers il vole en d'autres lieux;
« Qu'il soumette la foudre et désarme les cieux;
« Qu'il dispose à son gré de l'étoile polaire;
« Que la foudre en ses mains, terrible ou tutélaire,
<( Frappe ses ennemis, ou, dans des jeux plus doux,
« Perce l'oiseau léger qui fuit en vain ses coups;
« Que Saturne, pour lui, soit captif sous le verre;
« Que sa pensée arrive aux deux bouts de la terre,
<( Et qu'il soit invisible et présent en tout lieu; »
On se fût écrié : « Vous en faites un dieu! »
Et toutefois, vainqueur d'innombrables obstacles,
Des arts, autour de lui, rassemblant les miracles,
Au sceptre social soumettant l'univers,
L'homme a réalisé ces prodiges divers!
Dans l'épisode du jeune Léon (au chant m), Chênedollé semble avoir
voulu nous donner son propre René et réaliser un idéal de lui-même
dans la crise de sensibilité où nous l'avons entrevu , sous l'éclair de la
douleur et de la passion. Le quatrième chant offre des beautés de
l'ordre le plus sérieux; l'élève de Rivarol et de Montesquieu s'y dessine
<H2 REVUE DES DEUX MONDES.
avec vigueur. Il s'y prononce ouvertement pour la forme monar*-
chique, et caractérise énergiquement le vice populaire :
Toi, qui des grands états observant la police,
Veux sur leurs vrais appuis en asseoir l'édifice,
Rehausse la couronne, et sache que la loi
Ne peut de trop de pompe environner un roi.
La majesté des rois rend le peuple docile.
Mais dans un frêle état, où, d'intrigues suivie,
La multitude hait les places qu'elle envie,
Le rang des magistrats est sans cesse insulté,
Et bientôt dans leurs mains périt l'autorité..
Ce poème, si fait pour assurer à l'auteur au moins une très haute
estime, fut jugé assez diversement à l'instant où il parut. Des trois otr
quatre amis dont le suffrage avait du poids, Joubert paraît avoir été le
plus favorable. « Ce qui caractérise surtout votre talent, me disait
Joubert, c'est V haleine. Il est impossible de voir dans votre poème les
points de repos, les instans où vous vous êtes arrêté et où vous avez
repris l'ouvrage. Tout le poème paraît fondu d'un seul jet. » — Iï
n'y a pas de pause en effet, et c'est même une raison de fatigue pour
le lecteur. Joubert lui disait encore : « Il y a dans votre ouvrage une-
circulation qui anime tout. On voit la vie et le sang partout. Il y a de
l'harmonie de pensée et de l'harmonie pour l'oreille. »
Quant à Fontanes, en homme du métier, il entrait davantage dans
le détail. Il goûtait peu le champ de l'astronomie, l'ayant lui-même
conçu autrement; mais, à propos des vers de la mémoire au chant m, il
disait : « Ce sont des vers excellens, tout cela est neuf, tout cela est à
vous; on ne fait pas mieux. » De tout le chant de Yhomme il disait en-
core : « C'est bien enlacé; il y a là de la force et de la puissance, mais
c'est un peu raide et un peu sévère. On entend quelquefois le bruit des
anneaux de fer. On pourrait vous assouplir et vous détendre, mais on
vous ôterait de votre force. » Enfin veut-on savoir comment il s'expri-
mait dans l'absence du poète : « Voilà le secret de Fontanes sur mon
talent; il disait à Joubert: Chênedollé a toutes les parties extérieures
du poète, l'oreille, l'harmonie, l'art, et quelques-unes des intérieures;
mais il ne se défie pas assez de sa mémoire. Il prend des idées, et quel-
quefois des expressions. Cependant il serait capable d'avoir de très
belles choses par lui-même s'il voulait s'évertuer davantage, descendre
en lui, et faire passer ses idées au travers de sa propre nature. Il est
d'ailleurs d'une docilité admirable à la critique, trop docile même, et*
d'un honneur littéraire imperturbable. » Et revenait toujours la com-
paraison avec Esménard, le grand descriptif du moment : « Esménard
lui est-il supérieur? » Fontanes ne tranchait pas la question sans ba-
POÈTES ET ROMANCIERS MODERNES DE LA FRANCE. 943
lancer; il inclinait toutefois à croire Chênedollé supérieur, et nous pen-
sons aisément comme lui.
Quelques années après, Chênedollé écrivait sur un exemplaire du
Génie de l'Homme la note suivante qui témoigne de sa candeur :
« J'avais eu, en faisant cet ouvrage, une grande pensée, c'était d'appliquer la
poésie aux sciences; mais je crois que les sciences sont encore trop vertes, trop
jeunes pour recevoir un pareil vêtement. C'est une erreur de croire que la poé-
sie soit la compagne de l'enfance des sociétés. Pour qu'elle peigne un certain
ordre d'idées avec succès, il faut que la civilisation soit très avancée, et que
ces idées aient déjà un commencement de popularité. Alors elle s'en empare
avec fruit, et les fait entrer, au moyen de sa divine harmonie, dans tous les es-
prits et dans toutes les têtes; mais, dans l'état des choses actuelles , la science
n'était pas encore nubile : il ne fallait pas songer au mariage — J'aurai du
moins ouvert la route, et mon livre sera peut-être quelque jour l'occasion d'un
bon ouvrage. »
Est-il donc bien vrai que la maturité de la science la prépare en effet
à un hymen suprême avec la poésie? Non, la poésie de la science est
bien à l'origine; les Parménide, les Empédocle et les Lucrèce en ont
recueilli les premières et vastes moissons. Arrivée à un certain âge, à
un certain degré de complication, la science échappe au poète; le
rhythme devient impuissant à enserrer la formule et à expliquer les
lois. Le style des Laplace, des Cuvier et des Humboldt ( celui de Cuvier
et de Laplace surtout), est le seul qui convienne désormais à l'exposi-
tion du savant système.
Le poème du Génie de l'Homme ne fut point reçu du public de l'em-
pire comme il le méritait: on aurait dit, quand il parut, que Delille
et en dernier lieu Esménard eussent épuisé toute l'admiration pour le
descriptif, et qu'il n'en restât plus après eux. Le Journal de l'Empire,
qui donnait alors le signal des succès littéraires, se montra poli, mais
réservé, par la iplume de M. de Féletz (20 mai 4807). L'aimable et spi-
rituel vieillard me racontait hier encore qu'un jour, à un dîner chez
M. de Chateaubriand, celui-ci le pria de rendre compte du poème de
son ami. Deux jours après, Chênedollé, qui était au dîner, vint voir le
critique, et, d'un air tant soit peu effrayé, lui dit : « Monsieur, c'est de
la poésie sérieuse; point de plaisanterie, je vous en conjure! » Une telle
crainte ainsi exprimée est bien tentante pour le critique malin. M. de
Féletz s'abstint de plaisanter, mais aussi il tempéra l'éloge. Cet arti-
cle (I), qui n'était que froid, parut amer à Chênedollé; il lui attribuait
les plus fâcheuses conséquences : «L'article de Féletz est indécis, il ne
donne pas le désir de lire l'ouvrage. J'aurais mieux aimé la critique
franche et rude d'un ennemi qui me dirait : Je vous prends corps à
(1) Voir les Mélanges âe M. de Féletz, tome H, page 498.
944 REVUE DES DEUX MONDES.
corps, et je veux vous prouver que votre ouvrage est mauvais. » Quel-
ques mois après, le même Journal de l'Empire insérait un article de
Dussault (25 novembre 4807 (1)) destiné évidemment à panser la plaie
du poète, mais qui avait l'inconvénient de constater en public le non
succès du poème. Cet appareil, mis tout exprès sur la blessure, était
assez maladroit. Oh! qu'Esménard s'entendait mieux à travailler ses
succès et à insinuer ses vers !
En somme, si nous cherchons la cause de ce peu de succès du Génie
de l'Homme dans des raisons plus intérieures et plus essentielles, nous
la trouverons sans trop de peine. Chênedollé n'appartenait à aucune
école bien définie. Nous l'avons vu se rattacher au groupe de 1802;
mais il n'en est pas exclusivement et purement comme Fontanes et
Joubert. Il y apportait d'autre part des impressions antérieures déjà
fortes. Rivarol avait mis une première marque sur son esprit. Il avait
admiré Klopstock, il avait visité Mrae de Staël; Delille l'attirait aussi. II
est un trait d'union entre ces divers groupes. Son dessein eût été de
combiner en lui des maîtres bien différens : « Il faut inventer, disait-
il, avec l'imagination de Rivarol, et corriger avec celle de Fontanes. »
Or, le public aime assez les choses simples et les classemens bien nets,
dût-il en résulter dans les productions quelque faiblesse. A moins d'un
de ces rares miracles qui l'enlèvent, il veut une œuvre qui rentre au-
tant que possible dans un genre connu, et, à première vue, il s'ac-
commode mieux encore d'un poème de Campenon que de celui de
Chênedollé (2).
X. — VIE DE RETRAITE. — UNE CANDIDATURE ACADÉMIQUE.
Les années qui suivirent cette publication furent, pour Chênedollé,
des années assez heureuses. Nommé par M. de Fontanes professeur de
littérature à Rouen (1810), bientôt ramené et fixé comme inspecteur de
l'académie de Caen dans son pays natal (1812), marié dès 1810 à une
digne compagne, Mlle de Banville, il oublia peu à peu ses tristesses, ses
premiers orages, et put s'asseoir avec calme au milieu de la vie. Tout
entier à ses devoirs nouveaux, à ses études chéries, à ses liens de fa-
mille, il passait la plus grande partie de l'année dans sa charmante cam-
pagne du Coisel, et pratiquait jour par jour cette poésie de la nature
(1) Annales littéraires de Dussault, tome II , page 389.
(2) Tout d'ailleurs ne fut pas mécompte pour le poète : il eut quelques chauds admi-
rateurs. M. de Langeac, le traducteur des Bucoliques, ne parlait qu'avec enthousiasme
de l'œuvre nouvelle, et s'écriait : «c Esménard ! il le joue sous jambe. » (Toujours Esmé-
nard!) Le jour même de l'article de M. de Féletz, Chênedollé entra chez Saint- Ange, qui
lui dit pour premier mot : Je vous ai lu, ça n'est que sublime. Chênedollé ne peut
s'empêcher de sourire, mais il avoue que cela le consola un peu.
POÈTES ET ROMANCIERS MODERNES DE LA FRANCE. 945
que d'autres célèbrent ou exploitent sans la goûter. Il venait rarement à
Paris, et, s'il y revoyait d'abord toute personne et toute chose avec inté-
rêt et fraîcheur, il s'en retournait toujours avec joie, repassant ensuite
lentement sur les souvenirs. Il retouchait ses anciens vers, en ajoutait
quelques-uns selon l'inspiration, méditait son poème épique de la Jé-
rusalem détruite, et, dans ce doux mélange de soins et de loisirs, les
saisons, les années rapides s'écoulaient. Sans empressement personnel,
sans envie, il était attentif à ce qui se produisait de nouveau ailleurs,
et prêt à y applaudir de loin comme un frère aîné demeuré sur le ri-
vage. Les essais de la lyre moderne n'avaient pas de quoi l'étonner; il
était lui-même un des nobles ouvriers de cette lyre, et il avait hâte de
la voir se révéler au complet avec toutes ses cordes, avec toutes ses
ailes. De bonne heure préoccupé d'André Chénier, il avait curieuse-
ment suivi les quelques fragmens qu'on en avait publiés par inter-
valles (1), et, sachant qu'après la mort de Marie-Joseph M. Daunou était
devenu dépositaire de la totalité des manuscrits il s'était adressé à lui
pour en obtenir communication. Son enthousiasme en présence de ces
pures reliques fut égal à celui que nous éprouvâmes nous-même un
peu plus tard :
« En me communiquant les manuscrits d'André Chénier, écrivait-il à M. Dau-
nou (le 5 octobre 1814), vous m'avez procuré, monsieur, un des plaisirs poéti-
ques les plus vifs que j'aie éprouvés depuis long-temps. Il y a, dans les élégies
surtout, des choses du plus grand talent, des choses vraiment admirables. Il ne
faut pas qu'un tel trésor reste enfoui : je vous conjure, au nom de tous les gens
de goût, de vous occuper d'une édition des poésies de cet infortuné jeune homme,
plein d'un talent si beau et si vrai. C'est un monument à élever à ses mânes, et
pour lequel, comme j'ai eu l'honneur de vous le dire, je vous offre tous mes soins.
Ayez donc la bonté de m' écrire, et nous nous concerterons pour cela (2). »
Ce zèle qu'il n'eut pas toujours pour ses propres œuvres, il le ressen-
tait pour les poésies d'un autre, et à ce trait se décèle encore cette
générosité non altérée d'un cœur de poète.
(1) La Décade fut la première à publier la jeune Captive d'André Chénier le 20
nivôse an m, c'est-à-dire moins de six mois après la mort du poète. On y lisait dans une
note : « 11 avait beaucoup étudié, beaucoup écrit, et publié fort peu. Fort peu de gens
aussi savent quelle, perte irréparable ont faite en lui la poésie, la philosophie et l'érudi-
tion antique. » Le 10 thermidor, même année, la Décade insérait l'épître de Le Brun à
André Chénier, « massacré publiquement à Paris, disait-on, il y a aujourd'hui un an et
trois jours. » Dans le Mercure du 1er germinal an ix, on trouve la jeune Tarentine.
M. de Chateaubriand consacrait à André Chénier une note du Génie du Christianisme
(2e partie, livre III, chap. vi), et il citait en note quelques fragmens retenus de mé-
moire : Accours, jeune Chromis, et : Néère, ne va point Enfin Millevoye, dans
une note de ses Elégies, avait fait connaître des fragmens de l'Aveugle encore inédit.
C'était à peu près tout ce qui avait paru avant 1814.
(2) Documens biographiques sur M. Daunou, par M. Taillandier (seconde édition,
page 221).
946 REVUE DES DEUX MONDES.
Cependant le Génie de l'Homme, malgré le peu d'accueil qu'il avait
reçu du public, avait fait son chemin auprès des hommes de lettres et
des amis des beaux vers; l'auteur était classé par eux au rang le plus
distingué. C'était assez sans doute pour qu'il eût droit de songer à
l'Académie. En 1817, l'idée lui vint de s'y présenter; mais il lui arriva
ici comme en plus d'une autre circonstance, il se mit en route trop
tard. Sur la nouvelle de son dessein, Parseval-Grandmaison lui écrivait
une lettre qui a dû être récrite bien des fois presque dans les mêmes
termes, et qui pourrait être stéréotypée en réponse à toutes les candi-
datures qui veulent se faire ainsi à distance :
« Vous vous y prenez bien tard, mon cher ami, pour faire des démarches, et
je crains bien que votre voyage ne soit perdu; il en serait peut-être autrement,
si vous étiez parti à la première nouvelle de la mort de M. de Choiseul (1); les
deux nominations successives vous offraient plus de chances, en vous y prenant
à temps; je n'en crois pas moins que si, par la suite, vous prenez mieux vos
mesures, vous pouvez ne pas trop attendre, car la disette est bien grande de
ceux qui écrivent aussi bien que vous, etc., etc. »
En 1824, Chênedollé eut encore la pensée de revenir à la charge. Il
s'adressa cette fois à M. Roger, qui, plus heureux, plus habile et sur-
tout très présent, avait ^u le pas sur l'auteur du Génie de l'Homme.
M. Roger lui répondit en des termes qui me paraissent atteindre la per-
fection du refus évasif et poli : c'est un modèle de lettre à ajouter à
toutes celles que donne Richelet :
« Monsieur ,
«En me parlant de l'Académie et de votre désir d'y entrer, vous êtes toujours
d'accord avec les vœux que je forme depuis long-temps; mais j'ai toujours hé-
sité à vous répondre sur cet article, parce que je crois qu'un homme de votre
talent et de votre considération ne doit se présenter qu'avec la presque certitude
du succès. Or, cette certitude, je ne l'ai point encore entrevue jusqu'ici, et,
«nème aujourd'hui que nous avons deux vacances, je vous tromperais si je vous
donnais des espérances pour l'une ou pour l'autre. Je me permets un conseil
que je prendrais pour moi-même à votre place : J'attendrais, et je crois que je
n'attendrais pas bien long-temps. Je suis loin pourtant, monsieur et cher con-
frère (1), de vous dissuader de venir à Paris. Je serai, pour mon compte, charmé
de vous y voir et de vous renouveler de vive voix les assurances de, etc., etc. »
Ce conseil j'attendrais parut fort gai à Chênedollé, qui attendait, en
effet, depuis plus de dix ans, et dont le juste moment eût été d'entrer
vers 1812 à la place d'Esménard. Il se contenta d'écrire une petite note
énergique en marge de la lettre de M. Roger, en jurant qu'on ne l'y
(1) M. de Choiseul-Gouffier.
(2) Confrère : il lui donne le titre au moment même où il vient de le lui refuser. Il veut
dire sans doute confrère d'université, ou de quelque académie de province dont ils étaient
membres tous les deux.
POÈTES ET ROMANCIERS MODERNES DE LA FRANCE. 947
reprendrait plus. Dans la vivacité même de son serment, je retrouve
le nerf primitif du poète.
XI. — pufucAiiON des Études poétiques.
La meilleure des consolations, quand on éprouve une petite souf-
france d'amour-propre, c'est de produire : il y a dans la production
poétique surtout une satisfaction douce et intime qui guérit et qui
apaise. Le succès des premières Méditations avertit Chênedollé que l'âge
des succès purement littéraires n'était point clos à jamais par la poli-
tique, comme il l'avait craint long temps, et, en 4820, il se risqua à
publier son volume $ Études poétiques. C'était le recueil de ses an-
ciennes odes d'il y avait vingt-cinq ans, sur Klopstock, Buffon, Michel-
Ange; mais il y avait ajouté bien des pièces nouvelles, pleines de fraî-
cheur et de vérité. Le dernier Jour de la Moisson, le Tombeau du jeune
Laboureur, la Gelée d'avril, étaient des inspirations nées de la vie des
champs, et qui gardaient en elles comme une douce senteur des prai-
ries normandes (i). On n'a jamais mieux rendu l'aspect de la campagne
et des vergers en avril :
Le frpment, jeune encor, sans craindre la faucille,
Se couronnait déjà de son épi mobile,
Et, prenant dans la plaine un essor plus hardi,
Ondoyait à côté du trèfle reverdi.
La cerisaie en fleurs, par avril ranimée,
Emplissait de parfums l'atmosphère embaumée,
Et des dons du printemps les pommiers enrichis
Balançaient leurs rameaux empourprés ou blanchis.
Espérance trompeuse ! la sérénité même du ciel a caché le danger; le
faux éclat d'une nuit perfide est décrit avec une rare élégance :
Mais du soir, tout à coup, les horizons rougissent;
Le ciel s'est coloré, les airs se refroidissent;
Et l'étoile du nord, qu'Un char glacé conduit,
Étincelle en tremblant sur le front de la Nuit.
Soudain l'âpre Gelée, aux piquantes haleines,
Frappe à la fois les prés, les vergers et les plaines,
Et le froid Aquilon, de son souffle acéré,
Poursuit, dans les bosquets, le Printemps éploré.
(1) Chênedollé se plaisait à relire souvent le Prœdium rusticum de Vanière, et il en
disait : « On respire dans le Prœdium rusticum je ne sais quelle bonne et suave odeur
de ferme et de labourage qui n'est pas au même degré dans les Géorgiques (Redolet
campos et prata et rusticationes). » Je lui laisse la responsabilité de son jugement et
de sa préférence, mais le sentiment général est vrai. Son joli tableau, la Gelée d'avril,
est comme du Vanière rajeuni.
948 REVUE DES DEUX MONDES.
C'en est fait! d'une nuit l'haleine empoisonnée
A séché, dans sa fleur, tout l'espoir de l'année.
Mais, de toutes les pièces des Études, le Clair de lune de mai me
semble la plus heureusement touchée, la plus revêtue de mollesse et
de rêverie :
Au bout de sa longue carrière,
Déjà le soleil moins ardent
Plonge, et dérobe sa lumière
Dans la pourpre de l'occident.
La terre n'est plus embrasée
Du souffle brûlant des chaleurs,
Et le Soir aux pieds de rosée
S'avance, en ranimant les fleurs.
Sous l'ombre par degrés naissante,
Le coteau devient plus obscur,
Et la lumière décroissante
Rembrunit le céleste azur.
Parais, ô Lune désirée !
Monte doucement dans les cieux :
Guide la paisible soirée
Sur ton trône silencieux.
Amène la brise légère
Qui, dans l'air, précède tes pas,
Douce haleine, à nos champs si chère !
Qu'aux cités on ne connaît pas.
A travers la cime agitée
Du saule incliné sur les eaux,
Verse ta lueur argentée,
Flottante en mobiles réseaux.
Que ton image réfléchie
Tombe sur le ruisseau brillant,
Et que la vague au loin blanchie
Roule ton disque vacillant !
Descends, comme une faible aurore,
Sur des objets trop éclatans;
En l'adoucissant, pare encore
La jeune pompe du printemps.
Aux fleurs nouvellement écloses
Prête un demi-jour enchanté,
Et blanchis ces vermeilles roses
De ta pâle et molle clarté !
POÈTES ET ROMANCIERS MODERNES DE LA FRANCE. 949
Et toi , Sommeil ! de ma paupière
Écarte tes pesans pavots !
Phébé ! j'aime mieux ta lumière
Que tous les charmes du repos.
Je veux , dans sa marche insensible,
Ivre d'un poétique amour,
Contempler ton astre paisible
Jusqu'au réveil brillant du jour.
D'autres pièces seraient à noter pour le dessin et la vigueur (i).
Chênedollé, dans ses odes de date récente, affectionne la stance de
quatre vers; on sent qu'il viserait difficilement à plus de complication
dans le jeu. Sa lyre n'a que les quatre cordes; mais il en touche avec
justesse et sentiment, avec fierté et quelquefois avec grâce. Ce volume
d'Études forme véritablement l'anneau de transition de l'ancien genre
avec la manière des générations poétiques nouvelles (2). Le faire de
Chênedollé rappelle par momens celui de Le Brun. Par exemple, pour
exprimer une pluie d'orage, il dira : « Des Hyades l'urne effrénée...., »
et en parlant de l'océan :
L'homme ne marche point dans tes routes humides;
Tes orageux sentiers et tes plaines liquides
Ne souffrent pas long-temps ses pas injurieux...
Il serait volontiers de l'école des expressions créées, si tant est qu'il y
ait une telle école; mais il sait se garder de l'abus (3). Un sentiment
touchant, et qui revient sous plus d'une forme chez le poète, c'est que
la bouillante énergie de ses jeunes saisons s'est refroidie avant le temps
dans son sein :
Oui , bien que loin de la vieillesse,
Je ne sens plus l'ardeur de mes premiers transports;
La Muse se retire, et l'avare Permesse
Me refuse ses doux trésors.
(1) Le goût de chacun se décèle dans les préférences. Népomucène Lemercier, à qui il
avait envoyé son livre, lui écrivait : « Parmi la quantité de beaux morceaux que j'ai re-
marqués dans vos Études lyriques, je ne saurais trop hautement distinguer celui que
vous intitulez le Gladiateur mourant : verve, élévation, originalité, il réunit tout. »
(2) M. Auguste Desplaces l'a déjà remarqué (article sur Chênedollé dans la Revue de
Paris de mai 1840, tome xvn, 3e série).
(3) Après avoir rappelé le jugement de Fontanes et de Joubert sur Le Brun, qui est un
poète de mots, ce qui n'est pas peu, il ajoute pour son propre compte, livrant ainsi
son secret : « J'aime les mots sonores; les mots pleins, pompeux, harmonieux, ont droit
de me plaire, même sans idées. Ils me charment par le seul effet du pouvoir musical;
ils exercent sur mon oreille un empire inconcevable. Voilà pourquoi Thomas, Buffon,
J.-J. Rousseau, me plaisent tant. Les mots dans leurs écrits ont une véritable magie. »
Ce goût du pompeux, dans Chênedollé, combattait et contrariait un peu celui de la dou-
ceur et de la simplicité rurale qu'il avait aussi.
TOME II. (il
950 REVUE DES DEUX MONDES.
Plus froid , sans être encor débile,
Je ne sens plus en moi brûler le feu sacré;
Le Génie en mon sein , trop souvent immobile,
Ne s'éveille plus inspiré.
A peine une flamme inégale
Ranime dans mon sang un reste de vigueur,
Et de rares éclairs, jetés par intervalle,
Vient encore échauffer mon cœur.
Ce - sentiment de desséchant regret et d'attente stérile, nous le sur-
prenons encore au vif dans une page manuscrite où le poète s'épanche :
« 1« septembre (1823).
<( Voici les jours de l'inspiration qui arrivent, voici la saison de la poésie, de
la méditation , de l'enthousiasme. Produiront- ils quelque chose? Cette saison si
poétique sera-t-elle stérile? Ai-je passé le temps de l'inspiration? N'y a-t-il plus
de beaux vers pour moi? Poésie, belle comme l'amour et douce comme l'espé-
rance, m'as-tu fui sans retour? Ne connaîtrai-je plus tes chastes ardeurs, et tes
célestes ravissemens?... Suis-je devenu tout-à-fait terrestre, et mon ame dé-
pouillée de tes ailes ne doit-elle plus que ramper sur la terre? — 0 Poésie, que
j'ai tant aimée, remets- moi encore une fois sous ton charme! Frappe-moi en-
core une fois de ton sceptre d'or; fais-moi encore entendre une fois ta voix
pénétrante et divine! Encore une de tes inspirations, et je meurs content! »
N'avez- vous jamais vu un arbre qui , touché de la foudre et décou-
ronné avant le temps, ne produit plus assez de feuillage pour cacher
les jeunes nids dans ses rameaux, et qui ne sait plus que résonner d'un
seul ton au vent d'automne?
Chaque année il était comme René : il entrait avec anxiété dans le
mois des tempêtes.
Enfin, les derniers vers trouvés sur un album , et intitulés Amertume,
nous redisent la même plainte; la grande tempête d'automne était
venue et ne lui avait rien apporté :
•;Eh quoi! terrible hiver, redoutable tempête!
Vainement vous avez éclaté dans les airs!
Vos longs mugissemens ont passé sur ma tète,
Sans réveiller en moi le saint amour des vers!
J'ai pu voir sous les coups de la vague écumante
Blanchir le cap grondant et l'écueil éloigné,
Et je suis resté sourd au cri de la tourmente
Qui n'a point eu d'écho dans mon sein indigné!
Ah ! oui, la poésie est morte dans mon ame !
Sur mon front j'ai senti s'éteindre ses rayons,
Et le génie ingrat, en m'enviant sa flamme,
Dans mes débiles mains a brisé mes crayons.
POÈTES ET ROMANCIERS MODERNES DE LA FRANCE. 951
De cet ensemble de qualités, de nobles efforts et de tourmens, nous
serions assez tenté de conclure comme le poète lui-même, qui se ju-
geait en disant : Chênedollé est le Girodet de la poésie. « C'est en effet,
ajoute-t-il, le peintre avec lequel je crois que j'ai le plus de rapports.»
XII. — RELATIONS AVEC L'ÉCOLE MODERNE. — ANNÉES FINALES.
La publication des Études avait mis Chênedollé en communication
avec les poètes nouveaux, et lorsqu'on fonda la Muse française, il fut
de ceux dont on réclama d'abord la collaboration comme d'un frère
aîné et d'un maître. Il y fut très sensible, et son esprit y éprouva une
sorte de rajeunissement. La Muse française, le groupe poétique qu'on
peut appeler de ce nom, est certainement l'exemple de la camaraderie
et de la louange la plus naïve, mais en même temps la moins ambi-
tieuse et la moins offensante. On ne songeait pas encore, comme cela
peut-être eut lieu plus tard, à accaparer la gloire, à affecter l'empire.
Il n'y avait pas de complot ni de conspiration à cet effet. On ne songeait
qu'à se rendre la vie heureuse et la journée glorieuse, entre soi, pres-
que à huis clos. Cela suffisait, et on ne s'en faisait pas faute. Emile
Deschamps est resté le type le plus fidèle de cette école de la Muse dans
sa gentillesse et sa flatterie innocente; mais Alexandre Soumet en était
alors le type grandiose et un peu solennel :
« Mon cher maître et ami (écrivait-il à Chênedollé le 20 septembre 1823),
je viens moi-même du bureau de notre journal; je n'ai voulu m'en rapporter
qu'à moi pour corriger les épreuves de vos beaux vers. Nous avons hésité long-
temps entre les stances du Troubadour et le morceau du Dante, comme on hé-
site entre une statue d'Hébé et celle d'un Hercule. La force l'a emporté sur la
grâce, et votre admirable imitation est déjà imprimée. J'ai sollicité la faveur de
paraître dans le même numéro que vous, afin de me mettre sous votre sauve-
garde, comme autrefois. Je rends compte des Soirées de Saint-Pétersbourg; je
parle des peines de l'enfer, et le morceau du Dante viendra joindre l'exemple
au précepte... »
C'est ainsi qu'on se parlait tous les jours, à toutes les heures, dans ce
monde-là; c'étaient les plus grandes rudesses. Il faut avouer qu'au
premier abord ce devait sembler singulièrement agréable et doux.
A la distance où il vivait du tourbillon, Chênedollé n'éprouvait que
la douceur de' ces louanges, sans être rebuté de la fadeur qui de près
s'y pouvait faire sentir. En sympathie avec les talens modernes, il les
jugeait sans chagrin, dans un esprit de bienveillance sérieuse : « Quand
je critique, disait-il, c'est toujours à mon grand regret; je ne demande
qu'à trouver de beaux vers, ce sont des plaisirs de plus. Je suis fâché
de trouver des fautes; loin d'en jouir, j'en souffre.» Comme Fontanes,
il aimait l'espérance. Je lis dans ses papiers une foule de jugemens, d'à-
052 tlÈVUE DES DEUX MONDES.
necdotes et de remarques concernant les modernes et nous tous; on en
tonnerait un petit livre d'ana. Chônedollé sut échapper à l'un des ef-
fets les plus ordinaires de la retraite et de l'isolement. Jeunes, nous
voyons, nous admirons volontiers les qualités des générations qui sont
nos contemporaines bien avant de découvrir leurs défauts; mais, plus
vieux et hors de l'action, nous voyons tout d'abord au contraire les
défauts des générations qui nous succèdent; ces défauts nous sautent
aux yeux, et nous sommes lents à découvrir leurs qualités, si elles en-
ont. Chênedollé ne fut pas du tout lent à découvrir les qualités de ses
successeurs, et je le trouve attentif ou même enthousiaste pour tous
les débuts brillans qui se sont produits depuis 1820 jusqu'à ceux d'Al-
fred de Musset, les derniers qu'il ait pu applaudir. Avec quelle recon-
naissante surprise j'ai rencontré de sa main quelques phrases indul-
gentes sur celui même qui écrit aujourd'hui ces lignes! Je n'avais vu
Chênedollé qu'une seule fois : dans un de ses voyages à Paris, amené
par un ami chez Victor Hugo, un soir que celui-ci nous lisait la préface
de Cromwell, Chênedollé avait écouté en silence avec une admiration
qui m'avait paru un peu étonnée. Je ne l'avais jamais revu depuis, et
j'aurais pu même me reprocher, dans mes nombreuses analyses des
poètes modernes, de n'avoir pas cherché l'occasion si naturelle de
placer son nom. L'excellent homme n'en avait nullement gardé ran-
cune, et il nous accordait à tous une attention qui était loin d'être sé-
vère. Il s'intéressait, comme à ses roses, aux vers nouveaux éclos à
chaque saison. Puisque cette étude n'a d'autre objet que d'offrir un ta-
bleau développé des mœurs et des modes littéraires déjà si évanouies,
je mettrai ici en manière de preuve une lettre que lui adressait No-
dier; on y reconnaîtra l'exagération, mais aussi la grâce de cette plume
séduisante :
«Paris, 16 janvier 1831.
« Mon cher Chênedollé ,
« Il faut que votre cœur fasse encore bien illusion à votre imagination pour
que vous ayez pu conserver un aussi agréable souvenir de la soirée que vous
avez passée avec nous. Le peu de bonne conversation que je me promettois de
vous y procurer a manqué à mon espérance, et vous n'avez trouvé que des
sentimens chez nous, quand j'aurois voulu vous y donner des plaisirs. Grâce au.
ciel, il n'y a rien d'aussi indulgent que la supériorité, et j'ai remarqué, dans
trois ou quatre hommes de mon temps qui m'ont honoré de leur amitié, que le
génie est de meilleure composition que l'esprit dans le choix de ses jouis-
sances.
« Je voudrois bien pouvoir répondre à vos bontés pour nous en vous adressant
les babioles que vous avez la complaisance de désirer, mais ces recherches ne
vont pas à ma solitude que je circonscris de plus en plus entre mon grabat et
mes tisons. J'ai donc remis ce soin à ma fille, la grande maréchale de mon mo-
deste palais, et comme les femmes ne vous oublient pas plus que les hommes,.
• POÈTES ET ROMANCIERS MODERNES DE LA FRANCE. 953
vous aurez bientôt de ses nouvelles, si elle ne s'est pas saisie, par avancement
d'hoirie, du seul héritage que j'aie à lui laisser, la paresse paternelle. 11 m'est
avis cependant qu'elle commence à copier pour vous de fort jolis vers qu'on
lui a adressés, et qui, sauf erreur, ne sont pas d'Alexandre Dumas, mais de
Fontaney (1).
« Vous me demandez ce que je fais, mon cher ami. Je vous répondrois vo-
lontiers à la normande par une autre question : Que diable voulez-vous qu'on
fasse? — Je me repose tant que je peux du passé et du présent, en attendant le
repos infaillible de l'avenir, qu'aucune puissance humaine ne sauroit me dis-
puter. J'écris au coin de mon feu pendant le jour, pour me tenir éveillé, les
eontes de fées que je compose pendant la nuit pour m'endormir, et je trouve en
me couchant que j'ai vécu un jour de plus, ce qui est une grande conquête sur
le temps.
« Pour vous forcer à penser à moi, je voudrois bien que vous m'envoyassiez
dans vos momens perdus quelques-uns des vers que vous n'avez pas publiés.
Vous savez que j'ai un reste d'ame pour les sentir, et un cœur presque tout vivant
encore pour aimer ce qui vient de vous. L'entretien des Muses a d'ailleurs cela
d'excellent, qu'il fait oublier qu'on existe, ou du moins qu'il fait rêver qu'on
existe autrement que par les rapports communs de l'homme, qui ne sont qu'in-
firmité et misère. Voici une autre recommandation que je confie à votre mé-
moire, pour le cas où quelque occasion imprévue d'y avoir égard se rencontre-
roit sur votre chemin. Je sais bien que les anciennes éditions de Basselin ne se
trouvent plus chez vous, et qu'il ne faut pas compter sur le bonheur d'en dé-
terrer un exemplaire; mais les poésies de Vauquelin de La Fresnaie ne sont pas
tout-à-fait si rares, et on m'a dit dans le temps que M. de La Fresnaie, de Fa-
laise, que vous devez bien connoitre, les avoit au moins en triple. Or, je ne re-
garderois pas à une bonne pincée d'écus pour me les procurer, moyennant que
l'exemplaire fût louable d'intégrité et de conservation, notre manie de bouqui-
nistes étant inexorable pour tous les défauts du matériel des livres (2).
« Je vous quitte à regret pour me replonger dans d'assez tristes rêveries. Le
mauvais état de ma santé s'est tellement aggravé depuis trois jours, qu'il ne
m'a pas fallu moins pour vous écrire ce petit nombre de lignes. Puissent-elles
vous trouver mieux portant, plus heureux que moi, et bien convaincu que per-
sonne ne vous est plus sincèrement attaché que votre inviolable ami !
« Charles Nodier.
« Toute ma famille se rappelle à votre souvenir et se joint à moi pour vous
prier de faire agréer nos respectueux sentimens à Mme de Chênedollé. »
Malgré la séduction de ces caresses, nous l'avons dit, Chênedollé n'était
(1) Fontaney, l'un des poètes de l'école moderne, mort trop tôt (voir la Revue des
Deux Mondes, juin 1837).
(2) Voilà le bibliophile passionné qui se trahit au naturel sous ces airs d'indifférence.
En effet, le Vauquelin de La Fresnaie est un des plus rares et des plus recherchés entre
les poètes du xvie siècle. L'exemplaire de Nodier (car il s'en était procuré un), qui avait
appartenu à Pixéricourt et qui s'était vendu 80 francs à la vente de ce dernier, ne s'est
pas vendu moins de 153 francs à la vente de Nodier lui-même.
954 REVUE DES DEUX MONDES.
jamais «à Paris qu'en courant et un pied levé. Jusque dans les boudoirs
de la Muse française, il pensait à ses fleurs du Coisel qu'il ne verrait
pas : « Kn revenant au Coisel lé 19 juillet, écrivait-il (en 1823), j'ai en-
core trouvé les roses très fraîches et très belles. Au moins j'en ai en-
core joui, quoique leur grand éclat fût passé. Une de mes douleurs à
Paris a été de n'avoir pu jouir dans toute leur fraîcheur de mes belles
roses du Coisel. » Et quand il était à Paris l'hiver, comme à cette soi-
rée de janvier chez Nodier, ce n'étaient plus les roses, c'étaient les fri-
mas et la neige même du Coisel qu'il regrettait : « 25 janvier (en re-
venant de Paris), je suis plus fatigué que jamais du monde, où je viens
de me replonger encore pendant quelques jours Mon Dieu! que je
suis aise de me retrouver un moment à la campagne! J'ai du plaisir à
y retrouver même l'hiver avec ses giboulées, son âpreté, ses neiges. »
Les événemens de juillet 1830 avaient été une douleur pour ce cœur
ami du passé. Il avait demandé bien peu à là restauration; il la re-
gretta beaucoup. Quand Charles X, dans son voyage de Paris à Cher-
bourg, passa par ce canton de Normandie, Chênedollé fut présent sur
son passage; mais laissons parler un historien : « Le second Stuart tra-
versant l'île de Whigt après la perte d'une couronne et à la veille du
supplice, une jeune fille lui vint offrir une fleur. Ce genre de consola-
tion ne manqua pas au frère de Louis XVI. Au val de Vire, des femmes,
des vieillards, des enfans, sortis de la maison de Chênedollé, accouru-
rent sur le chemin , tenant des branches de lis qu'ils donnèrent aux
fugitifs. Famille d'un poète saluant celle d'un roi sur la route de
l'exil (1)! » — Ainsi que je l'ai assez marqué, Chênedollé, dans le cours
de sa vie, en venant trop tard et le lendemain , manqua souvent l'oc-
casion; qu'on n'aille pas dire que cette fois il la manqua encore : noble
poète, il l'avait trouvée !
Je pourrais, à l'aide des papiers qui sont sous mes yeux* insister plus
long-temps sur ces années finales; mais le caractère du poète est
suffisamment connu, et quant au cœur de l'homme, — de chaque
homme en particulier, — à quoi bon chercher à en trop pénétrer les
replis? Le cœur, en définitive, est insondable, et le fond reste un abîme.
Libre désormais des fonctions publiques (2). rendu sans partage à ses
goûts, entouré d'une famille chérie, au milieu de tout ce qui devait lui
faire aimer la vie et lui adoucir la vieillesse, Chênedollé, sur la fin,
eut des instans de découragement mortel et d'amère angoisse : c'est
alors qu'il se rappelait le souvenir de sa mère, qu'une imagination éga-
lement inquiète avait dévorée. Les idées religieuses, qu'il avait tou-
(1) Louis Blanc, Histoire de dix ans, tome l.
(2) Il avait, en mars 1832, pris sa retraite comme inspecteur-général de l'Université :
il avait été nommé à cette place en avril 1830 par M. de Guernon-Ranville.
POÈTES ET ROMANCIERS MODERNES DE LA FRANCE. 9ri5
jours accueillies, lui furent d'un grand secours et d'une consolation
présente en ces heures d'agonie secrète : «J'ai été prodigieusement fier
jusqu'à quarante-cinq ans, écrivait-il; mais le malheur m'a bien cor-
rigé et m'a rendu aussi humble que j'étais fier. Ah! c'est une grande
école que le malheur! j'ai appris à me courber et à m'humilier sous
la main de Dieu. » Et encore : « Vieillard, n'espère plus d'exciter au-
cune sympathie dans le cœur d'un homme! La coupe de la bienveil-
lance est tarie pour toi; la tendresse, l'affection, la douce et compatis-
sante amitié, se sont retirées devant tes rides et tes cheveux blancs.
Soixante ans t'ont marqué au front d'un signe de dégoût Jette-toi
donc dans le sein de Dieu ! Lui seul peut combler ce grand vide laissé
dans ton cœur; lui seul peut te rendre avec usure tout ce que tu as
perdu! » Il écrivait cela en février 1833; le 2 décembre de la même
année, il mourait à sa terre du Coisel, âgé de soixante-quatre ans.
J'ai tiré de ses papiers ce que j'ai jugé de plus caractéristique et de
plus agréable; mais je suis loin de les avoir épuisés. Ses portefeuilles
poétiques n'ont pas rendu tout ce qu'on espérait. Sa grande épopée de
Titus ou Jérusalem détruite, qu'il méditait depuis plus de vingt années,
et dont on lui avait entendu réciter des portions de chants, ne s'est re-
trouvée qu'en ébauche. Il avait désespéré, vers la fin, de l'exécuter en
vers : « L'instrument du vers, disait-il, veut être touché par une main
jeune, souple et légère. » Il songeait à en faire, au pis-aller, un poème
en prose comme les Martyrs. Au milieu de ces reviremens, la mort le
surprit. Au reste, quand on en aurait arraché quelques lambeaux,
comme de la Grèce sauvée de Fontanes, qu'y gagnerait la réputation
de l'auteur? En pareil cas, un peu plus ou un peu moins fait peu de
chose; la postérité ne tient compte que de ce qui est accompli, et l'in-
achevé est pour elle comme non avenu : Nam si rationem posteritatis
habeas, quidquid non est peractum, pro non inchoato est (1). Ce qu'on
possède de Chênedollé suffit pour assurer à son nom une place hono-
rable dans l'histoire de la poésie française. Il marque la transition, l'es-
sai de transaction entre les divers genres; il a touché à bien des écoles,
à bien des talens originaux; il a cherché à combiner dans le sien plus
d'une manière. En même temps il a su garder quelque chose d'indé-
pendant, de fier, de solitaire, qui ne permet pas qu'on le confonde avec
d'autres; et, si nous ne nous abusons pas au terme de cette longue
étude, il a une physionomie.
Sainte-Beuve.
(1) Pline le jeune, Lettres, liv. v, 8.
UN
POÈTE ÉPIQUE MODERNE
EN ANGLETERRE.
LES DERNIERS OUVRAGES DE SIR E. BUIAYER.
The Lait of the Barons. — Harold. — King Arthur. 2 vol. in-8<>, London, H. Colbarn.
Voici un acte de foi et de courage : non-seulement il s'est trouvé un
écrivain de renom et de talent qui, au milieu des préoccupations poli-
tiques de l'Europe, a osé publier un long poème, mais cet homme n'a
pas craint de laisser voir combien il prenait sa tentative au sérieux; il
a virilement confessé toute l'importance qu'il attachait à la poésie
épique; bien plus, lui qui avait une réputation à perdre, car il s'agit ici
de M. Bulwer, il l'a embarquée sans hésiter à bord du vaisseau sur le-
quel il s'en allait à la recherche de son rêve. « Ce poème, quels que
soient ses défauts, dit -il dans sa préface, n'a pas été conçu à la hâte ni
entrepris à la légère; depuis ma première jeunesse, le sujet que j'ai
choisi n'a pas cessé de tenter mon ambition et de préoccuper mon es-
prit... Si mes facultés ne sont pas à la hauteur de la tâche que j'ai abor-
dée, au moins ai-je patiemment attendu, avant de me mettre à l'œuvre,
que le temps et la discipline leur eussent donné toute la maturité et la
UN POÈTE ÉPIQUE MODERNE EN ANGLETERRE. 957
force dont elles étaient susceptibles... Mais chacun sait le proverbe : On
devient orateur, on naît poète; et, bien que ce ne soit là qu'une demi-
vérité, bien qu'il suffise d'un examen peu approfondi pour s'apercevoir
que les grands poètes se sont fort peu fiés eux-mêmes aux dons de la
nature, et n'ont pas travaillé avec moins d'ardeur que les plus studieux
orateurs à cultiver leurs facultés instinctives, cependant il serait vain
de nier que là où l'aptitude fait défaut, nulle étude ne peut y suppléer.
Si, comme certains critiques l'ont prétendu, c'est bien l'aptitude qui
me manque, je dois me contenter de la triste réflexion que j'ai fait de
mon mieux pour contre-balancer l'influence d'une organisation in-
grate. Je me suis préparé à ma tentative avec un soin qui, en témoi-
gnant de mon propre respect pour le public, me donne droit en retour
au respect d'une audition impartiale et d'un examen sincère. Si mon
œuvre est sans mérite, elle est au moins l'œuvre la plus méritante
qu'il soit en mon pouvoir de réaliser, et c'est sur ce fondement, si creux
qu'il soit, que repose, je le sais, le monument le moins périssable de ces
pensées et de ces travaux qui ont été la vie de ma vie. »
Je n'appuierai pas sur ce qu'on pourrait découvrir d'un peu maladif
dans cette appréhension de l'opinion publique. Toujours est-il qu'il y
a là tous les indices d'un homme qui a réellement fait de son mieux,
et une telle bonne foi chez un écrivain éminent demande en effet
que la critique fasse aussi de son mieux envers lui, qu'elle cherche
de toutes ses forces à le bien comprendre, et même qu'elle sorte
quelque peu de ses voies légitimes pour lui donner la seule marque de
respect qu'un homme puisse attendre d'un autre, l'expression sincère
de toute sa pensée. Je m'explique : M. Bulwer ne se présente pas seu-
lement comme un poète, sa préface est une véritable théorie du poème
épique, et ce que je veux dire, c'est que devant un pareil défi la cri-
tique ne peut plus guère se borner à définir et à constater. A une
déclaration de principes, elle est presque forcée de répondre en exa-
minant avec l'auteur jusqu'à quel point la poésie, telle qu'il l'a conçue,
est en effet celle qu'attendent les esprits, et qui aurait droit de s'ap-
peler la poésie du siècle. Aussi bien, il y a toujours profit à analyser de
près l'art et ses procédés, si ce n'est à cause de ses résultats, poèmes
ou tableaux , au moins parce qu'en l'étudiant, on apprend toujours
quelque chose de nouveau sur l'homme. La recherche du beau est un
phénomène aussi permanent que la recherche du vrai, et chaque dé-
couverte que l'on fait en cherchant à s'expliquer ce qui plaît profite
à toutes nos idées sur les facultés humaines.
M. Bulwer nous l'a dit : pour mettre la dernière main à l'œuvre sur
laquelle se concentraient ses espérances, il a attendu que son talent
eût atteint sa maturité. Déjà dans les Derniers jours de Pompéi et dans
Menxi, l'auteur de Pelham était complètement transformé. Non-seule-
058 REVUE DES DEUX MONDES.
ment il avait passé avec ses dieux lares au roman historique, mais,
comme artiste, il venait d'entrer dans un nouvel âge, une nouvelle
manière. Il était facile de s'apercevoir que l'homme de sensations chez
lui avait à peu près épanché toutes les impressions que lui avait cau-
sées la vie et qu'il pouvait sentir le besoin d'exprimer. On comprenait
qu'il en avait plus ou moins fini avec ces inspirations de jeunesse, dont
la source est dans les appétences, les désirs, les espérances, et que l'ac-
tivité de sa nature s'était en quelque sorte retirée dans son intelligence.
Dans la préface du Dernier des Barons, le romancier nous expose lui-
même « les principes auxquels il s'est efforcé de se conformer dans
toutes ses dernières compositions. » Entre les trois voies qui s'ouvrent
devant l'écrivain, comme devant le peintre, les voies de l'école intel-
lectuelle, de l'école pittoresque et de l'école familière, c'est pour la pre-
mière qu'il se décide. L'art auquel il se voue est « l'art italien, qui se
propose d'élever et d'émouvoir, qui cherche à peindre dans l'action le
jeu des grandes passions comme des mobiles plus subtils de nos actes,
dans le repos le reflet de la beauté intellectuelle. » Ce qui le préoccupe
plus que jamais, c'est donc l'idéal, la grandeur, et plus que jamais aussi
il aspire à toutes les qualités qui procèdent de la réflexion et qui font
d'une œuvre une majestueuse unité harmonieusement combinée.
Le Dernier des Barons, qui peut être regardé comme une réalisation
fort complète des théories de M. Bulwer sur le roman historique, est
une peinture de l'Angleterre durant la période si obscure de la guerre
des deux roses. La principale figure du récit est celle de Warwick , le
faiseur de rois, qui, après avoir placé Edouard d'York sur le trône, se
jeta dans le parti de Lancastre, et finit par succomber à la bataille
de Barnet. A proprement parler, le sujet du romancier est la chute de
la grande féodalité territoriale, le triomphe de la maison d'York et la
naissance politique des classes moyennes. M. Bulwer n'est nullement
un continuateur de Walter Scott. Sa véritable ambition n'est pas de
nous intéresser à un drame imaginaire se déroulant à travers les évé-
nemens réels du passé. Il tente de ressusciter les grands personnages
de l'histoire en leur rendant les mobiles qui ont décidé de leurs actes,
et, à côté d'eux, il place d'autres figures symboliques où il incarne les
passions et les idées de l'époque. Alwyn l'orfèvre, c'est la tendance des
communes à s'affranchir et à prendre leur place au soleil. Warner,
c'est la science qui s'essaie à découvrir les lois de la nature, et que les
masses accusent de sorcellerie, parce qu'elle utilise déjà des forces que
l'ignorance du temps n'a pas encore su voir dans la réalité.
Dans la préface du Dernier des Barons, M. Bulwer avait annoncé
l'intention de ne plus publier de romans. Serment d'écrivain! Cela
voulait dire, sans doute, qu'en ce moment le romancier songeait à se
faire poète; mais il avait compté sans l'empire des vieilles habitudes,.
UN POÈTE ÉPIQUE MODERNE EN ANGLETERRE. 959
et, après y avoir cédé une première fois en écrivant Lucrezia, il a fait
paraître un nouveau roman historique, qui , du reste, pourrait bien
être sorti des études où le projet de son poème d'Arthur l'avait en-
traîné.
Comme œuvre d'art, Harold ou le Dernier des Rois saxons se rap-
proche beaucoup du Dernier des Barons. Ce n'est donc un roman que
par la forme. Au fond, c'est plutôt de l'histoire dramatisée. M. Bul\v< r
s'est appliqué, avec toute la gravité de l'historien, à surprendre, à tra-
vers les récits contradictoires des chroniques du temps, l'état réel de
l'Angleterre sur la fin de la période anglo-saxonne, et à donner une
idée nette, bien que générale, des êtres « humains dont le cerveau s'a-
gitait et dont le cœur battait dans ce royaume des ombres qui s'étend
par-delà la conquête normande. » La narration s'ouvre à l'époque de
la visite que le duc Guillaume fit à son cousin Édouard-le-Confesseur,
c'est-à-dire durant l'exil du puissant comte de Wessex, le bien-aimé
des Saxons et l'ennemi des Normands, dont s'entourait le roi, plus qu'à
demi Normand lui-même. Le retour du comte, sa réintégration dans
ses honneurs et sa mort soudaine à la table d'Edouard forment comme
le préambule du drame; puis l'intérêt se concentre autour de Harold,
l'héritier du pouvoir de Godwin et le véritable héros du roman. Sa
popularité et ses victoires contre les Gallois révoltés, son funeste
voyage en Normandie et son élection au trône, son triomphe sur les
Norvégiens entraînés par son frère Tostig à envahir l'Angleterre, et
enfin sa mort sur le champ de bataille de Hastings, tous ces épisodes
d'une vie si éminemment épique passent successivement sous nos yeux,
et le romancier se borne à peu près à demander à son imagination les
formules magiques qui font revivre les morts.
Non-seulement M. Bulwer, dans Harold, a suivi pas à pas l'histoire,
mais on retrouve dans son récit les interprétations données par la
science et les idées de notre siècle aux monumens de cette époque si
défigurée par les chroniqueurs normands; ses vues se rapprochent
beaucoup de celles de sir Francis Palsgrave (sauf à l'égard de Harold)
et beaucoup aussi de celles de M. Augustin Thierry. C'est pour les vaincus
qu'est toute sa sympathie; c'est du côté du roi élu par \eswitan (sages)
qu'il place le droit. Cela ne saurait nous étonner. Depuis plusieurs
années, la période anglo-saxonne a été solennellement réhabilitée chez
nos voisins. L'Angleterre, elle aussi, a subi l'influence du grand mou-
vement d'où sont sortis le panslavisme, le pangermanisme et le pan-
scandinavisme; et, soit dit en passant, ce n'est pas un symptôme peu
significatif que cette tendance de tous les peuples de l'Europe à se re-
constituer des nationalités, basées non plus sur leurs croyances reli-
gieuses ou sur les droits héréditaires de leurs princes, mais sur leurs
origines et leurs traditions comme ratfes distinctes de la grande fa-
960 REVUE DES DEUX MONDES.
mille. Nul ne peut prévoir quel rôle ces idées toutes nouvelles sont
appelées à jouer dans le inonde. Déjà, en tout cas, elles ont complète-
ment transformé et l'art et la science historique. Pour nous en tenir
à M. Bulwer, ce qu'il s'est avant tout appliqué à nous retracer, c'est la
physionomie des trois races en présence : c'est le Gallois turbulent,
brave, incapable d'apprendre, et se faisant une gloire de l'impré-
voyance; le Normand astucieux, élégant, d'un tempérament poétique
et religieux, d'une volonté infatigable; le Saxon enfin, plus lourd et
moins brillant, estimant plus la richesse que la naissance, et remar-
quable déjà plutôt par la résignation, par le mâle sentiment du devoir
que par la chevaleresque passion de l'honneur.
En terminant sa préface, l'auteur de Harold s'exprime ainsi : « Mon
but sera atteint, et il le sera seulement, si, après avoir fermé mon livre,
le lecteur se trouve avoir acquis de cette époque héroïque une con-
naissance plus intime et plus claire que ne pourraient lui en donner les
récits forcément succincts des historiens. » Ce but, M. Bulwer l'a cer-
tainement atteint, et il est à désirer qu'il continue (comme il s'y est
presque engagé) à illustrer les premiers âges de l'Angleterre par une
série de compositions romanesques. Que l'honneur en revienne quel-
que peu à notre époque, il n'importe : ce qu'il y a de certain, c'est que
son tableau de la conquête normande révèle plus de véritable instinct
historique que n'en ont montré la plupart des gros livres du xvme siè-
cle. A l'érudition et à la patience, M. Bulwer joint le talent de tirer
parti des moindres données fournies par les vieux auteurs, de mettre
en action les passions et les idées que son esprit a pressenties sous
les événemens qu'il entreprend de nous retracer. Un des personnages
de Harold, celui d'Hilda la vala (sorcière), est une conception qui n'eût
guère pu être imaginée avant Niebuhr. Un romancier du dernier siècle
n'eût pas manqué de nous représenter dans Hilda l'imposture exploi-
tant la superstition. Il fût parti de l'idée que les sibylles saxonnes de-
vaient penser et raisonner comme lui, et, pour s'expliquer comment
elles avaient pu agir autrement que lui, il n'eût eu d'autre ressource
que de les accuser d'une perpétuelle jonglerie. M. Bulwer, au contraire,
nous a peint dans la vata une imagination folle de croyance et d'exalta-
tion; peut-être même a-t-il voulu symboliser en elle ce don de seconde
vue que nous possédons tous par instans, quand toute notre science la-
tente se condense soudain en une intuition qui n'est pas sortie de notre
raison. En tout cas, il a cru à la sincérité de Hilda , et de la sorte il a
trouvé le secret d'émouvoir. Si le souffle fantastique n'agite pas tou-
jours les paroles de la prophétesse, ses entrées en scène vous envoient
généralement à la face le vent de l'inconnu. Comme artiste, M. Bulwer
a encore montré d'autres qualités : l'instinct du pittoresque et de la
grandeur. La peinture des derniers momens de Godwin et tout le ca-
UN POÈTE ÉPIQUE MODERNE EN ANGLETERRE. 961
ractère de Githa, avec son respect à demi superstitieux pour les der-
nières volontés du mourant, ont surtout quelque chose d'antique et
«d'étrangement saisissant. La poésie des temps barbares est bien là.
Et cependant, je dois le dire, malgré tous ces mérites, l'œuvre du
romancier ne satisfait pas entièrement. Quoique beaucoup plus exempte
d'affectation que le Dernier des Barons, elle laisse encore trop sentir le
talent du machiniste. La majesté y est quelque peu emphatique. Si
les pensées sont sérieuses, elles sont trop disposées en vue de l'effet.
Peut-être aussi M. Bulwer ne sent-il pas le passé aussi bien qu'il le
comprend. Il ne semble pas que ses personnages soient des êtres en-
gendrés tout d'une pièce en lui par les impressions de ses lectures.
Plusieurs de ses créations ont dans leurs élémens ces désaccords la-
tens auxquels on reconnaît toujours les combinaisons de l'esprit. Le
romancier sans doute met en elles tout ce qu'une étude approfondie
peut faire découvrir dans les hommes du passé, il sait reconstruire
une époque avec tous les moteurs que les lumières de nos jours et
nos progrès dans la science psychologique nous ont permis de conce-
voir pour nous rendre compte des faits consignés dans les chroniques :
il restitue bien les actes, les intrigues, les querelles de partis, et même
les instincts du temps; mais le développement intellectuel qu'il donne
à ses acteurs n'est pas toujours l'état moral qui a pu produire de tels
effets. Pour exceller comme artiste dans le roman historique, il lui
manque un élément essentiel, la conviction ou plutôt le sentiment que
tout progrès de l'humanité est le résultat d'une longue suite d'efforts,
que les hommes du xie siècle, par exemple, n'avaient pas la même
puissance que ceux de notre époque pour formuler des abstractions.
Guillaume de Normandie pouvait trouver bon que le clergé sût le latin
^t ouvrît des écoles; mais il est fort douteux, à mon sens, qu'il eût agi
comme il a agi, s'il avait été capable de concevoir l'idée abstraite des
avantages de l'instruction. Le moyen-âge disparaît encore pour moi
quand j'entends le même prince s'écrier dans l'œuvre de M. Bulwer;
« L'homme a droit à son amour comme le cerf à sa femelle; celui qui
prétend me contester mon amour ne s'attaque pas en moi au duc, mais
à l'être humain. » Le patriotisme des Anglo -Saxons du romancier est
également bien empreint de l'idéalisme moderne; j'en dirai .autant
de la philosophie d'Harold et surtout de ses amours avec Edith, qui
ressemblent tout-à-fait aux passions platoniques de notre siècle. Je
ne conteste point qu'un homme ait pu aimer chastement sous le règne
tl'Édouard-le-Confesseur. Les instincts des fils existaient plus ou moins
chez les aïeux, mais les aïeux évidemment les interprétaient d'una
autre manière, et, s'ils respectaient une femme aimée, leur respect
n'était nullement un sacrifice offert au même idéal dont leurs des-
cendans se sont fait un culte dans leurs amours. Si rares que soient
962 REVUE DES DEUX MONDES.
ces dissonances dans le roman de M. Bulwer, elles suffisent pour
que, sans qu'on sache trop pourquoi, les figures évoquées par l'é-
crivain apparaissent par momens comme des corps habités par des
âmes qui ne sont pas les leurs. M. Buhver est possédé aussi d'un besoin
trop constant d'idéaliser et de généraliser. 11 a peine à se soumettre aux
exigences du genre qu'il a adopté. Tout en écrivant un roman histori-
que, c'est-à-dire tout en se proposant d'accentuer dans ses personnages
les caractères spéciaux d'une race et d'une époque données, il aspire
sans cesse à peindre sous leurs traits l'immuable et l'universel, les
grandes lois de la nature humaine de tous les temps et de tous les lieux.
C'est là, on le sent, tenter de concilier l'inconciliable. Qu'en résulte-
t-il? En voulant faire ressortir l'idée abstraite qu'il cache sous ses
conceptions, il se laisse plus d'une fois aller à leur enlever leur indivi-
dualité. Harold est tour à tour un héros saxon de chair et d'os et la
personnification de cette vérité incorporelle que l'homme peut braver
la superstition tant que le devoir est sa seule règle, mais qu'il de-
vient son esclave du moment où l'ambition pénètre en lui. Edith aussi
perd toute nationalité pour ne plus représenter que l'amour et son
influence puissante.
Harold nous montre M. Bulwer se préparant à l'épopée par l'his-
toire : des tentatives plus anciennes nous l'avaient déjà montré prélu-
dant à sa dernière œuvre par la poésie. Dès 1831, l'ambition poétique
de M. Bulwer se révélait, et depuis lors, à divers intervalles, il nous a
donné sous son nom une traduction en vers des poésies de Schiller,
deux drames également en vers, la Duchesse de La Vallière et Richelieu,
plusieurs petits poèmes enfin , Milton, O'Neill ou V Insurgé, et les Ju-
meaux siamois.* Le 'dernier comme le plus important de ces essais
poétiques est -«ne agréable rapsodie qui rappelle assez le genre des
satires de Thomas Moore, le Fudge Family, par exemple. Ainsi que le
titre l'indique, il y est question des jumeaux siamois, de leur voyage
en Europe, de leurs amours et de mille autres choses. A propos de
Siam comme >à propos de Londres, le poète se permet maintes criti-
ques, maintes plaisanteries, sur la politique, les sectes religieuses,
l'aristocratie, «que sais-je? Souvent il a de l'esprit, c'est-à-dire une
manière vive et preste- de tourner «les jugemens assez superficiels,
et à travers ses saillies de gaieté sont semés des élans poétiques, des
rêveries et des épisodes de sentiment où reparaît l'auteur de Pelham
avec son imagination et sa philosophie lyrique. Somme toute, le poème
a de l'entrain et plaît. En général, nulle poésie peut-être ne va mieux
à M. Bulwer que la poésie bernesque, gaie ou moqueuse. — Comme
il nous l'a dit, il est bien de l'école intellectuelle. Un je ne sais quoi
de légèrement dédaigneux suffirait pour nous désigner en lui iMie de
ces natures qui sont plus portées à juger qu'à sentir, qui tirent leur
UN POÈTE ÉPIQUE MODERNE EN ANGLETERRE. 963
inspiration du besoin de dire commentées choses de ce monde diffèrent
de leur idéal plutôt que du besoin d'exprimer les sensations qu'elles
leur causent. Imaginer des types de perfection et tour à tour les glori-
fier, puis faire le procès de la réalité en la comparant à ces beaux rêves,
telle est la double tendance de M. Bulwer. Ces deux faces de son indi-
vidualité littéraire se montrent surtout fort nettement dans une autre
composition poétique qu'il s'est plu d'abord à envelopper du plus strict
incognito; je veux parler du Nouveau Timon (the New Timon, a romance
ofLondori), qui parut sans nom d'auteur et dont la réputation est venue
jusqu'en France (1). Lors de la publication du Nouveau Timon, plusieurs
critiques s'étaient accordés à l'attribuer à M. Bulwer; M. Bulwer ré-
pondit alors par un démenti. Maintenant la négation se change en
affirmation. Sur le frontispice de son Roi Arthur, il s'intitule lui-même
auteur du Nouveau Timon. Quant aux motifs de ses variations, il les
explique ainsi : en entrant dans une voie nouvelle, il a cru bon de se
placer en dehors des approbations et des critiques à priori, afin d'être
mieux à même de juger de la réussite ou de l'insuccès de sa tentative.
Tout ceci, à mon sens, signifie surtout que M. Bulwer songeait à son
grand poème et qu'il voulait sonder d'avance le terrain. Le Nouveau
Timon était le précurseur du Roi Arthur.
Le roi Arthur dont il s'agit est le même prince breton tant chanté
par les poètes anglo-normands et français, cet Arthus à demi fabuleux
devenu, du xie au xme siècle, le centre, j'allais dire le soleil de tout un
cycle de romans de geste. Ce que l'histoire ou plutôt la tradition nous
apprend de moins incertain sur son compte, c'est qu'il vécut au com-
mencement du vie siècle, qu'il combattit pour l'indépendance de la
Cambrie bretonne et chrétienne, et qu'il arrêta pour quelques années
les envahissemens des populations saxonnes et païennes. Fort heureu-
sement nous n'a\ons à entrer ici dans aucune discussion historique sur
l'authenticité de ses douze victoires : M. Bulwer nous en dispense en
nous déclarant que son héros n'est pas l'Arthur de l'histoire, mais celui
des poètes. Le mètre qu'il a adopté laisse assez deviner, du reste, ses
intentions à cet égard. M. Bulwer a écnit en stances symétriques, à la
manière de Spencer, de l'Arioste et du Tasse; il déclare même formelle-
ment qu'il a pris ces trois maîtres pour modèles. Ainsi il est bien entendu
qu'il a voulu traiter le cycle d'Arthur comme Boïardo et l'Arioste
avaient traité celui de Charlemagne. Conclure de là qu'il se soit com-
plètement emprisonné dans les traditions des anciens poètes chevale-
resques de l'Italie, ce serait aller trop loin cependant. On n'échappe
pas ainsi à la scienee de son temps. Tout en entourant son héros de
paladins et en donnant aux Bretons les mœurs féodales d'usage, il a
(1) Voyei , sur h Nouveau Timon, la Revue du 1« juta 1846.
964 REVUE DES DEUX MONDES.
cherché, jusqu'à un certain point, à caractériser la physionomie des
Saxons en regard de celle de leurs adversaires cymris. Sans puiser son
merveilleux dans la mythologie trop peu connue du Nord, il ne s'est
pas refusé à lui emprunter plus d'un prétexte de tableau comme plus
d'une image; enfin, une de ses principales ambitions a été de jeter sur
lu fond de ses peintures « non plus les couleurs du Midi ou de l'Ouest,
mais celles du Nord, du berceau de la chevalerie, avec ses mers po-
laires, ses merveilles naturelles, ses sauvages légendes et ses restes
antédiluviens. » 11 n'est pas moins certain que le monde où M. Bulwer
entend nous conduire est situé fort loin de la vérité historique, fort
loin même de la terre que nous habitons. Qu'on en juge.
Au début du poème, Arthur, entouré de ses paladins, célèbre le
printemps dans la vallée de Carduel et murmure nonchalamment ses
vœux de jeune homme : « Les sages, dit-il, nous répètent que l'homme
est inconstant, et pourtant il me semble que, comme cette douce
journée d'été, je laisserais volontiers toutes mes heures s'écouler au
milieu des fleurs et des parfums. C'est le temps et non l'homme qui
change. » Tout à coup une forme surnaturelle se dresse devant le
royal rêveur (le poète nous apprend plus tard que c'est l'image de sa
conscience), et elle l'entraîne dans une forêt voisine, au bord d'une
mare noire et stagnante, sur laquelle Arthur aperçoit des hordes
d'ombres saxonnes envahissant peu à peu les montagnes des Cymris.
Le jeune prince raconte sa vision au sage Merlin, qui lui fait connaître
l'arrêt de la destinée : il doit retourner au labeur, « le premier et le
plus noble patrimoine de l'homme; » et Carduel ne sera sauvé que s'il
parvient à conquérir trois talismans : un glaive de diamant, gardé par
des génies au fond d'un lac; le bouclier de Thor, sur lequel veille un
nain farouche, habitant des entrailles de la terre, et enfin une enfant
aux doux yeux, l'épouse promise, que le jeune roi doit trouver endor-
mie devant les portes de fer de la mort. Le sujet du poème est ainsi
indiqué. Les merveilleux voyages d'Arthur à travers toutes les pro-
vinces du royaume de l'impossible forment la principale partie du ré-
cit. Le héros breton ne s'arrête guère dans le domaine des réalités que
pour passer quelques jours à la cour de Ludovick, roi des Vandales
(lisez Louis-Philippe, roi des Français, car, un peu à la manière de
M. Disraeli, M. Bulwer nous retrace une sorte de tableau satirique des
derniers événemens de notre histoire); puis ses épreuves commencent
dans une vallée fortunée, ceinte de toutes parts d'inaccessibles rochers
et habitée par un clan d'anciens Étrusques qui ne soupçonnent pas
même l'existence du reste de l'univers. Les périls qui l'attendent dans
cet Eldorado sont aussi charmans que les fleurs de ses jardins: ce sont
les yeux d'Églé, la fille du dernier prince de la colonie étrusque et l'u-
"toique rejeton de la race royale; d'Églé, qui l'aime bientôt de toute son
UN POÈTE ÉPIQUE MODERNE EN ANGLETERRE. 965
ame et avec laquelle il est convié à passer sa vie dans la vallée fortunée.
Arthur est bien près d'oublier le monde et ses rudes devoirs; toutefois
l'honneur l'emporte à la fin, et il se décide à partir.
Victorieux dans cette première épreuve, dont il ne sort cependant qu'à
demi mort, le roi paladin accomplit tour à tour ses douze travaux en
dépit de tous les esprits qui peuplent les eaux et les abîmes de la terre,
le vide du néant et l'empire de l'allégorie. Pour s'emparer du glaive
de diamant, il faut qu'il suive la dame du lac au fond de sa demeure
humide, qu'il résiste à la tentation de cueillir les fruits d'or de l'ambi-
tion, et que, dans la grotte de rubis où trônent les princes du temps,
il choisisse, entre trois avenirs déroulés devant lui, le sort du héros qui
meurt pour tous, et qui, par sa mort, engendre toute une postérité
héroïque. Du sein des eaux, nous sommes transportés au milieu des
glaces du pôle. L'épisode du bouclier de Thor est comme la descente
aux enfers du prince breton. Arthur pénètre au fond du cratère d'un
volcan tout peuplé des plus terribles génies de la mythologie Scandi-
nave et des cadavres géans des monstres antédiluviens. Ce n'est plus
l'ambition et l'orgueil qu'il a à affronter, c'est la terreur : le bouclier
qu'il cherche est caché par-delà les siècles morts, derrière les rideaux
qui enveloppent la couche du roi-démon de la guerre. Comment le
jeune prince triomphe-t-il de tous les redoutables habitans de l'abîme,
de ses iguanodons et de ses mastodontes, des Trolls qui façonnent les
tremblemens de terre et des farouches Valkyries, pourvoyeuses de la
mort, de Thor enfin et de tous les Titans contemporains de Tubal? Le
poète ne le dit pas, et nul ne doit jamais le savoir. Au moment où Ar-
thur porte la main sur la couche du dieu de la guerre, un bruit for-
midable se fait entendre, et près du cratère du volcan les compagnons
du héros retrouvent son corps inanimé qu'ont vomi les forces souter-
raines.
La dernière épreuve du jeune roi a pour théâtre un antique tombeau
où il s'est endormi. En s'éveillant, il voit se déchirer le voile qui sépare
le présent de l'éternel. Le temps, l'espace et la matière s'anéantissent
pour lui; il est en face « de l'impalpable partout, » de la zone du vide,
qui n'est qu'un passage entre l'existence qui finit et la renaissance. Un
instant, il a frissonné au souffle de la mort; mais, en levant les yeux
sur l'image de sa conscience qui lui apparaît toute rayonnante, il sent
soudain se dissiper ses terreurs. Alors le charme s'évanouit. Le mortel
se retrouve sur la terre, et devant lui il aperçoit une vierge endormie;
c'est l'épouse promise, qui n'est autre que Geneviève (la Ginèvre des
romans de geste), la fille du roi des Saxons Merciens qui assiègent Car-
duel. Une fois maître des trois talismans, Arthur n'a plus à craindre la
destinée. Sur tous les points, les Bretons remportent la victoire, et le
tome h. 62
966 REVUE DES DEUX MONDES.
jeune roi, pour prix de la paix qu'il offre au chef de ses ennemis, ne
lui demande que la main de Geneviève.
Tel est le canevas du poème, telle est du moins la substance des prin-
cipaux ineidens qui sont comme le grand courant de la narration, car le
drame proprement dit y tient beaucoup de place. Usant de son privilège
de poète, M. Bulwer nous enlève souvent à la société des génies pour
nous déposer au milieu des chefs bretons qui délibèrent ou des prêtres
saxons qui réclament pour Odin des victimes humaines. Il nous peint
le désespoir des Cymris réduits à la famine, les feux allumés sur les
montagnes pour servir de signaux, le dévouement du barde qui, sans
armes, se jette au milieu des ennemis en chantant que là où il tombera,
les envahisseurs ne poseront jamais un pied vainqueur. Tous ces ta-
bleaux réels, sur lesquels je n'ai pu m'arrêter, sont loin d'être la partie
la plus faible de l'œuvre de M. Bulwer; j'en dirai autant des aven-
tures du pauvre Gawaine, auquel un malin corbeau joue de fort vilains
tours assurément, car, toujours victime des malices de ce démon em-
plumé, l'infortuné chevalier est condamné à épouser une redoutable
virago, et finit par être transformé en prince esquimau, après avoir
failli être rôti symboliquement en l'honneur de Freya. Cette joyeuse
odyssée forme la partie comique du poème, le fabliau que M. Bulwer
a voulu placer à côté du roman de geste pour représenter toute la poé-
sie du moyen -âge.
Dans son ensemble toutefois, le Roi Arthur est avant tout une lé-
gende merveilleuse, et, au premier abord, on pourrait même le pren-
dre pour un conte de fées. On le pense bien cependant, un homme
sérieux ne saurait avoir écrit deux volumes de vers uniquement pour
rimer un caprice d'imagination. Les poètes demandent à être examinés
avec attention. Les uns cachent de graves pensées sous le désordre ap-
parent de leurs rêves; les autres s'en vont à l'aventure, à travers les
champs de la fantaisie, pour chanter chemin faisant, à propos d'un
nuage ou d'une fleur imaginaire, des refrains où ils jettent les sensa-
tions que leur a causées la vie. C'est une douce chose certainement
que de reconnaître dans leur voix l'écho de ses propres impressions,
à une condition cependant, c'est qu'on les retrouve enveloppées de
mélodie. Cette condition, M. Bulwer ne l'a pas toujours remplie. Comme
versificateur, il blesse bien souvent l'oreille, et bien souvent aussi les
nécessités du mètre l'entraînent à délayer son style en épithètes et en
membres de phrases inutiles. Nous n'insisterons pas toutefois sur ces
défauts de forme, et nous chercherons à pénétrer jusqu'à l'essence
même de son œuvre.
Comme nous l'avons vu, M. Bulwer a voulu ériger son monument
poétique à un moment où l'intelligence avait décidément pris le dessus
UN POÈTE ÉPIQUE MODERNE EN ANGLETERRE. 067
en lui sur les facultés sensitives. Cela se trahit à chaque ligne tombée
de sa plume. Pour tous ceux qui considèrent surtout le poète comme
le chantre des inexplicables frémissemens que la nature peut éveiller
en nous, je doute fort que l'épopée d'Arthur soit bien sympathique.
M. Bulwer ne me semble pas être un de ces trouveurs qui révèlent aux
hommes une nouvelle manière de sentir et d'aimer la réalité, qui
créent en quelque sorte un nouveau sens en découvrant dans les choses
la puissance d'ébranler des fibres jusque-là silencieuses. Bien plus, il
est rare qu'il exprime des impressions, neuves ou déjà exprimées par
d'autres. D'ordinaire, il est métaphysique. Bien que l'on rencontre
chez lui plus d'une image qui prend la réalité sur le fait, le plus sou-
vent ses métaphores sont vagues; les traits saillans des objets aiment
à s'y noyer dans une sorte de brume intellectuelle, et les contours in-
certains de l'empreinte attestent clairement l'écrivain qui définit plutôt
qu'il ne traduit des émotions. Presque toujours il compare le réel à
l'abstrait. Il dira par exemple : « A travers le sang et la fumée brillait
le bouclier d'argent clair comme l'aurore de la liberté sortant des ba-
tailles. » Ses rapprochemens, il est vrai, sont généralement ingénieux,
ils supposent souvent beaucoup d'intelligence, mais ce sont des jeux
d'esprit. Ils ne lui servent pas à peindre des rapports et des harmonies
qui l'aient réellement frappé, arrêté au passage. La comparaison telle
qu'il l'a comprise n'est qu'un ornement de parti pris. De même que
ses images, ses tableaux semblent être un moyen plutôt qu'un but; ils
ne sont pas ce que l'auteur avait besoin de dire, ils sont seulement les
conséquences d'un plan systématique.
Quel est donc le but, quel est le thème dont les peintures du poète
peuvent être considérées comme les variations? Tout d'abord il est évi-
dent que le héros au sabre de diamant a été, dans la pensée de M. Bulwer,
l'emblème de l'influence qu'un passé héroïque peut exercer sur l'ave-
nir. Arthur, c'est la noblesse des pères qui oblige leurs fils : c'est la
mystérieuse source de ces souvenirs, de ces instincts nationaux et héré-
ditaires que l'on respire dans l'air, qui ne sont ni des calculs intéressés
ni des idées réfléchies, et qui font la grandeur des nations, comme la
croyance en l'éternité de Rome a donné aux Romains l'empire du
monde. En dehors de cette pensée générale, qui a probablement dé-
terminé M. Bulwer à faire d'Arthur le sujet d'un poème, il est facile
d'entrevoir d'autres intentions philosophiques sous chacune des parties
de son récit. La fête du printemps, la vallée heureuse, la dame du lac,
-sont autant de phases de l'histoire de la vie. Le jeune roi demandant
au ciel que ses heures puissent s'écouler au milieu des fleurs, c'est Ja
sensuelle indolence de la jeunesse et sa soif de bonheur; mais la con-
science (plus souvent peut-être le besoin d'exercer ses facultés) vient
arracher l'adolescence à ses premiers rêves : celle-ci part pour se me-
968 REVUE DES DEUX MONDES.
surer avec la vie; après avoir oublié le monde dans la vallée fortunée,
l'idéal domaine de l'amour, elle en sort toute meurtrie par le temple de
la mort. La feuille amère qu'Arthur doit avoir mâchée pour acquérir
le don d'apercevoir la dame du lac signifie sans doute qu'il faut s'être
heurté contre la nécessité pour apprendre à renier l'hérésie du désir
et les exigences du cœur. Au lendemain de l'amour, de la poursuite
de l'impossible, quand la volonté se réveille pour chercher un nouveau
but à la vie, c'est l'ambition qu'elle rencontre. Les épreuves de l'homme
commencent alors. S'il choisit la voie de l'égoïsme, le talisman des
forts ne lui appartiendra jamais. On ne devient ni un génie ni un héros
en donnant pour unique but à ses efforts le succès ou l'admiration des
hommes. Celui-là seul qui estime l'honneur plus que la renommée
fait de la « renommée son esclave, et non sa dominatrice. »
Jusque-là le sens symbolique est clair. L'épisode du bouclier de Thor,
quoique moins explicite, laisse encore assez deviner l'intention philoso-
phique du poète. Il ne s'agit plus maintenant d'idées générales sur la vie ,
mais sur l'humanité. Arthur a conquis le glaive de diamant, les Bretons
ont un chef à la hauteur de sa tâche; cela ne suffit pas : si l'énergie indi-
viduelle, l'épée d'un héros ou l'intelligence d'un législateur, peuvent
affranchir les nations, ce n'est qu'à la condition de trouver en elles les
élémens de toute indépendance. On ne saurait décréter ni improviser
la liberté pour un peuple, pas plus qu'on ne saurait décréter pour lui
l'activité et la prévoyance. La liberté ne peut être que la conséquence
des facultés déjà développées dans ce peuple. Elle ne peut sortir que
de son passé, elle ne peut naître que de la patience, du travail , de l'é-
nergie et de la réflexion, qui sont les enfans de l'hiver. Le poète le dit
lui-même : « Telle est la liberté, ô esclave qui désires être libre. Ses
efforts réels pour s'enfanter, l'histoire ne les a jamais racontés. Telle
qu'elle a été sera l'apocalypse des nations. C'est du fond des tombeaux,
des os primordiaux de la terre, que la force patiente doit extraire le bou-
clier protecteur. A quoi les Bretons ont-ils dû leur liberté? Ce n'est pas
à des trônes renversés ni à des lois de parchemin. La charte d'éman-
cipation date des tentes scythiques et de l'acier des lances normandes.
Veux-tu savoir jusqu'où elle remonte? Compte les années par mil-
liers. »
Quant à ce royaume du vide qui s'étend devant les portes de fer, je
dois avouer qu'il est quelque peu , pour moi comme pour Arthur, la
région de l'impalpable. C'est sans doute un fort bel emblème que ce
nuage immense au-dessus duquel Arthur entrevoit le vaste front im-
muablement serein du Destin-Nature, « qui de ses mains invisibles fa-
çonne incessamment avec le néant de la mort les multiples pompes de
la vie, reprend la matière d'où l'esprit a fui, soumet à des lois les élé-
mens en lutte, et fait entrer chaque atome coordonné dans des formes
UN POETE EPIQUE MODERNE EN ANGLETERRE.
nouvelles. » En nous représentant sous cette figure la nécessité provi-
dentielle et les lois naturelles de l'univers, cette fatalité qui est dans
l'homme autant que hors de lui, M. Bulwer a ingénieusement symbo-
lisé les plus hautes conceptions de la raison moderne. Mais que signifient
l'apparition de Caradoc, et celle de la conscience du jeune roi, et cette
épouse promise qu'il doit rencontrer sur le seuil du néant? Dans son
ensemble, l'épisode du tombeau voudrait-il dire que c'est le mépris de
la mort qui fait le héros, l'homme fort doué du privilège d'immorta-
lité; qu'en tenant toujours les yeux fixés sur sa conscience, on apprend
à nier le néant, à regarder la mort comme un vain mot, et qu'armé
de cette conviction on conquiert la puissance ( représentée par Gene-
viève) d'engendrer des actes dont l'influence s'exercera jusqu'à la fin
des temps sur le monde? Ce n'est là qu'une hypothèse que je hasarde,
et j'en pourrais imaginer plus d'une autre tout aussi probable; cela
seul ne condamne-t-il pas le symbolisme du poète? Bien plus, cela
n'accuse-t-il pas quelque peu de puérilité cet art allégorique qui se
donne pour but de déguiser des pensées? M. Bulwer a voulu repro-
duire le spiritualisme des légendes et de la mythologie du Nord. Je
crains bien qu'il n'ait reproduit que l'idéalisme de ces longs poèmes
allégoriques qu'on pourrait appeler le bel esprit du moyen-âge. Avec
leur tempérament observateur, les races septentrionales ont toujours
été sous le coup des forces mystérieuses du grand tout, et naturelle-
ment leurs sensations ont cherché à se revêtir de formes sensibles; mais,
de même qu'il y a des allégories qui sont la traduction la plus sincère
d'une impression, il y en a d'autres qui sont seulement des paraphrases
sous lesquelles des idées jouent pour ainsi dire au jeu de l'imagination.
11 suffit, je crois, d'avoir dégagé de ses voiles le sens caché du Roi
Arthur pour montrer que c'est précisément la conception métaphy-
sique qui a été le point de départ de l'écrivain. L'idée a suggéré les
incidens, et les détails n'ont été que des conséquences logiquement
déduites de la pensée première. Voilà donc où en arrive M. Bulwer.
La poésie n'est pour lui qu'un moyen d'énoncer des jugemens, dédire
ce que la prose dit sans détours, mais de le dire autrement, d'orner,
en un mot, des conceptions. Ses derniers romans nous l'avaient mon-
tré cédant de plus en plus au besoin de généraliser, de personnifier
ses théories sur l'humanité pour les faire vivre de leur vie abstraite au
milieu des figures plus réelles et plus caractérisées où se résumaient
les traits aperçus par lui dans telles ou telles individualités. Mainte-
nant il ne se contente plus de quelques types symboliques, il écrit tout
un long poème pour ne mettre en scène que des abstractions. C'est là
seulement, si l'on veut, une exagération accidentelle de ses tendances;
mais l'exagération même ne sert qu'à nous mieux donner la clé de
tout son talent, de tout son passé littéraire. Que M. Bulwer aime Pope
070 REVUE DES DEUX MONDES.
et Dryden, nous n'avons plus à nous en étonner; qu'il se soit raillé
de Keats et de Wordsworth, rien de plus aisé à comprendre. « Même
dans un chant d'amour, s'écrie l'auteur du Nouveau Timon, l'homme
doit écrire pour des hommes. Loin de moi les notes empruntées, les
roucoulemens à la mode, plus puérils que Wordsworth , plus bril-
lantes que Keats; loin de moi les pots-pourris pastoraux qui font tinter
aux oreilles assoupies des airs tennysonniens (1). » Une pareille cri-
tique est bien absolue. En la lançant, il est clair pour moi que M. Bul-
wer a été sincère : je doute qu'il ait été fort prudent. Il ne faut pas
l'oublier, le monde réel ne se compose pas seulement de ce que l'es-
prit peut y avoir perçu et compris. Une femme aimée n'est pas tout
entière dans ses contours, sa couleur et son poids; c'est bien aussi
un élément authentique, une partie positive de son être, que \eje ne
sais quoi qui fascine et trouble celui qui l'aime. M. Bulwer ne s'est pas
assez souvenu de cette vérité. Présentée sous une autre forme, sa bou-
tade signifie simplement qu'il n'a pas éprouvé ce que Wordsworth,
Keats et Tennyson ont exprimé; que, pour lui, n'existent pas les élec-
tricités et les invisibles agens capables de produire chez certaines or-
ganisations les sensations particulières dont se sont inspirés ces trois
poètes. De la sorte il nous a lui-même fait toucher du doigt les limites
de son individualité poétique. Nous savons pourquoi sa manière de
sentir la nature est rarement neuve : c'est qu'il est abstrait et systéma-
tique comme on ne l'est guère d'ordinaire que dans le Midi; c'est qu'il
est de ceux qui marchent enveloppés des idées qu'ils se font des choses
et qui emploient leur activité à combiner ces conceptions de mille ma-
nières et à en déduire les conséquences, au lieu de l'employer à ob-
server les choses elles-mêmes, à entrer en contact direct avec elles. Il
peut avoir et il a eu en effet sa valeur à lui, son genre spécial d'origi-
nalité; mais ses mérites n'ont rien de commun avec ceux du poète
instinctif, de ce naïf observateur qui sans cesse déchire le voile des ap-
parences sous lesquelles sa raison est habituée à se représenter l'uni-
vers, et qui, en se mettant ainsi en rapport immédiat avec la réalité
même, acquiert parfois le don d'exprimer ce que toute idée nouvelle ne
fait jamais qu'interpréter : des impressions jusque-là inobservées et
inexpliquées, des influences exercées par des propriétés naturelles en-
core indéfinies et indéfinissables pour la science.
Ce n'est pas à dire cependant que M. Bulwer n'ait pas, lui aussi, des
cordes sonores qui envoient des vibrations émues plutôt que des pen-
sées. Chose à noter, il possède précisément cette espèce d'enthousiasme
qui distingue presque toujours les organisations où domine la faculté
(t) Alfred Tennyson; voye*, sur ce poète, l'article de M. Forgues dans la Revue du
1« raai iSW.
UN POÈTE ÉPIQUE MODERNE EN ANGLETERRE. 971'
raisonneuse, et qu'avaient à un si haut point tous nos radicaux et nos
idéologues du xvme siècle. Il a le culte de l'homme : il croirait volon-
tiers que la raison humaine est plus maîtresse que Dieu des destinées du
monde. Chez lui seulement, ce n'est pas l'humanité en général qui est
l'objet de cette admiration un peu présomptueuse. Ce qu'il glorifie et ce
qui lui inspire une vénération permanente, c'est la supériorité indivi-
duelle, la grandeur de l'espèce humaine dans le héros, le conducteur
d'hommes. Chaque fois qu'il évoque l'idée de cette aristocratie spiri-
tuelle, — chaque fois qu'il parle de Merlin ou de Caradoc, la pensée et la
poésie qui veillent sur un peuple, — son style prend une franchise et une
animation inaccoutumées. Plus de froides combinaisons de mots, plus
de souci de toilette. Du fond de son être jaillit une émotion qui tire au
plus court et veut s'exprimer tout entière. Le Nord et ses mers de glace
lui ont aussi inspiré des vers tout palpitans. Il a été fier de ses ancêtres,
les rois de la mer, et il a trouvé spontanément des images vivantes
pour nous peindre cette impitoyable nature qui a enseigné à sa race
l'indomptable énergie d'une volonté patiente. Enfin, quand il aban-
donne l'allégorie, il est souvent pittoresque comme aux meilleurs en-
droits de ses romans; il sait répandre dans ses tableaux ce quelque
chose d'indéfinissable qui fait qu'un homme impose par sa majesté, ou
qu'un site inspire un effroi superstitieux avant qu'on ait eu le temps de
se demander pourquoi. En général toutefois, c'est dans l'imagination
qu'est sa force. Si, en sa qualité d'idéaliste, il songe beaucoup plus à
décider comment devraient être coordonnés les élémens qui figurent
dans son idée de l'univers qu'à examiner, suivant le mot de Shakspeare,
s'il n'y a pas plus de choses dans l'univers que ne le pensent les savans, au
moins a-t-il, ce qui est la qualité de l'idéalisme, une grande puissance
d'invention. C'est pour lui un jeu de rivaliser [avec les rêves, de désa-
gréger la création et de reconstruire avec ses débris des mondes nou-
veaux que nul n'a ni vus ni soupçonnés. Est-il besoin de dire que ces
royaumes imaginaires sont profondément empreints de sa personna-
lité? On y voit passer des ombres héroïques, et la nature y prend des
proportions colossales. Par malheur, l'effet est toujours un peu théâtral.
Dans les rêves de M. Bulwer, l'instinct qui refait à son gré l'œuvre de
Dieu est toujours celui qui domine chez les poètes du Midi : l'amour
de la simplification grandiose, de l'abstraction qui résume à grands
traits, isole certains aspects, certaines forces ou certaines qualités de la
nature en supprimant toutes les autres propriétés qui les limitent dans
la réalité, et de la sorte les amplifie sous le regard jusqu'à remplir
l'infini. La grandeur est obtenue ainsi par une violation de la loi na-
turelle qui veut que sur cette terre tout soit complexe et mélangé.
A l'égard du monde moral, même système qu'à l'égard du monde
physique. Comme il nous peint le type absolu de l'horreur ou de la
972 REVUE DES DEUX MONDES.
grâce dans ses paysages, il nous peindra dans ses héros le type ab-
solu de la vertu ou de l'intelligence, abstraction faite des mille élé-
mens qui, dans l'être le plus vertueux ou le plus intelligent, se com-
binent avec sa qualité principale. — Du même coup, il s'efforcera de
caractériser toute une classe d'hommes, toute une race, toute l'huma-
nité; dans un seul jugement, il cherchera à condenser toute l'histoire et
toute la philosophie. Sous ce rapport encore, il rappelle beaucoup le ton
sentencieux de nos écrivains du dernier siècle et les axiomes ronflans
des montagnards de tous les temps. Son style est tout-à-fait en har-
monie avec celle prédilection pour les grandes généralisations. 11 évite
le mot propre et précis, tout ce qui accentuerait trop, tout ce qui mettrait
sous nos yeux un objet dans ce qu'il a de particulier à lui seul, un sen-
timent dans ce qui en fait l'impression d'un homme et non d'un autre.
Avec lui, en un mot, on n'est plus sur la terre, on n'est plus entouré
de réalités. Le spécial et l'individuel sont anéantis; il ne reste devant
l'esprit que les modèles généraux, les prototypes imaginaires des va-
riétés individuelles.
De tout cela, que conclure? Que M. Bulwer est un poète de l'école
classique. Si modernes que soient les matériaux de son poème et même
de ses pensées, sa manière de les mettre en œuvre, sa poétique surtout,
sont fort analogues au système de composition des Latins dans l'anti-
quité, des Français et des Italiens depuis la renaissance. L'art vers le-
quel il incline n'est nullement cet art naïf qui, de tout temps, a attiré
les races germaniques, et qui n'est que l'expression sincère et forte-
ment précisée des impressions et des conceptions de l'homme indivi-
duel. Loin de là, sa pente l'entraîne vers cet autre art, essentiellement
systématique et habile, qui consiste à embellir le vrai (c'est-à-dire les
idées que l'esprit s'en forme), à satisfaire, sans le fatiguer, le jugement
' en ne représentant que les élémens qu'il est habitué à percevoir dans
les choses, mais à les grouper et à les disposer suivant d'autres lois
que celles de la nature. Lui aussi, comme s'il avait du sang gallo-
romain dans les veines, il trouve un charme secret à protester contre
la réalilé en cherchant à faire mieux qu'elle. Somme toute, il a beau-
coup d'analogie avec Chateaubriand. Pour lui, le beau est toujours
l'idéal, le doux mensonge, comme le grand style est toujours la dic-
tion d'apparat, le langage solennel, l'expression qui n'exprime pas seu-
lement ce que Ton veut dire, qui traduit en même temps le désir de
bien dire et le talent de dire autrement que tous ce que tous ont pu
penser.
Cette poésie est-elle bien celle de l'avenir? Je ne le crois pas, et il
me semble en tout cas que les symboles et la fable que M. Bulwer a
voulu donner pour parure à la philosophie de nos jours n'étaient nul-
lement faits pour lui servir de vêtement. Son poème, nous dit-il, a été
UN POÈTE ÉPIQUE MODERNE EN ANGLETERRE. 973
conçu il y a vingt ans, c'est-à-dire à l'époque du mouvement roman-
tique. On était alors au plus fort de la réhabilitation du moyen-âge. A
force de généraliser, de fixer la valeur absolue des choses, de décréter
ce qui était le beau pour tous, le juste pour tous, le raisonnable
pour tous, en un mot ce que tous devaient voir, penser et sentir, le
xvme siècle avait si bien réduit les individus à être uniquement des
hommes en général, que c'était de toutes parts une véritable fureur
pour échapper à ses axiomes et protester contre ses règles générales.
En Allemagne, en Angleterre, en France, toutes les voix s'écriaient:
Non, nous ne sommes pas seulement des hommes, nous sommes des
Allemands, des Français, des Anglais, des chrétiens et des hommes du
xixe siècle. L'école historique de Savigny, les romans et les poèmes de
Walter Scott et de Southey, les travaux de Niebuhr et de MM. Guizot
et Thierry, furent autant de symptômes de cette réaction. Les histo-
riens revinrent aux sources originales, et s'appliquèrent à faire res-
sortir dans les actes des anciennes générations les preuves et les ma-
nifestations de tout un système d'idées, d'instincts et de sentimens qui
n'avaient rien de commun avec la raison de l'homme-type décrété tout
d'une pièce. De son côté, la poésie se plut à prendre pour héros des
Goths et des Vandales, à exhumer la littérature sanscrite, les Nie-
beli/ngen, l'art du moyen-âge, comme autant de pièces justificatives
contre les systèmes du xviue siècle. Ce fut là une révolution fort sé-
rieuse, beaucoup plus sérieuse qu'on ne l'a cru peut-être. Pour ma
part, je serais tenté d'y voir un fait historique presque aussi important
que le protestantisme. Le rationalisme de l'antiquité romaine, remis
en honneur par la renaissance, venait de donner sa mesure, et l'Eu-
rope le traînait sur la claie. C'était le monde moderne qui, une fois
encore, changeait de voie et reniait ses systèmes. Malheureusement,
s'il devait sortir de ce mouvement des résultats sérieux, il en sortit
aussi bien des enfantillages. Le moyen-âge devint une mode; on s'en
fit des joujoux, surtout en Allemagne. Avec Tieck et Owerbeck, la lit-
térature et la peinture rivalisèrent d'affectation pour imiter la gaucherie
des maîtres primitifs, pour calquer, dans les vieilles légendes et les vieux
tableaux, tout cejqu'ils avaient de plus suranné et de plus contraire au
développement moderne. Bref, l'Allemagne se laissa égarer par sa gal-
lophobie. Parce que l'ascétisme du moyen-âge, c'est-à-dire le catholi-
cisme germanisé par les barbares, se rapprochait plus de sa manière
de sentir que la philosophie et l'art classiques avec leur plan géomé-
trique de l'univers, elle s'imagina qu'elle était mystique et féodale à la
manière du xme siècle, à peu près comme les premiers écrivains de la
restauration se crurent, en France, d'ardens catholiques par haine pour
les doctrines de la révolution.
Que le poème d'Arthur ait été inspiré par ce qu'il y avait de moins
974 REVUE DES DEUX MONDES.
viable dans cette réaction, cela me paraît évident. Si au moins il avait
paru au moment de la lièvre générale, il aurait eu, jusqu'à un certain
point, sa raison d'être, et il y eût probablement beaucoup gagné, car
à cette époque les enthousiasmes du jour auraient dominé plus com-
plètement le poète; son esprit se fût fait naïf aussi bien et en môme
temps que son imagination, et de la sorte la création de M. Bulwer
aurait formé un tout homogène. Depuis lors, bien des années se sont
écoulées : l'intelligence de l'écrivain a subi l'empire des circonstances;
elle s'est laissé aller à de nouveaux sujets de réflexion. De sa concep-
tion première, M. Bulwer n'a guère conservé qu'une fable chevale-
resque, et il se trouve qu'il a enveloppé les tristesses du xixe siècle
dans les rêveries et les badinages du moyen-âge. Cet antagonisme entre
sa philosophie et ses symboles l'a forcément précipité dans tous les
défauts du pastiche. Son héros a toute la raison de notre temps, et il se
meut sans la moindre surprise au milieu d'un monde fantastique qui
ne représente nullement les idées qu'un pareil homme eût pu se faire
de la nature. Merlin n'est plus le sorcier du moyen-âge en rapport
avec les esprits de ténèbres : c'est le sage vieillard, le voyant, l'emblème
de la pensée, qui découvre les secrets impénétrables à l'œil du vul-
gaire, et cependant il invoque les génies et donne aux paladins d'Arthur
des bagues et des anneaux enchantés pour leur servir de guide. Chaque
personnage du poème semble ainsi un assemblage de fragmens em-
pruntés à des êtres différens; ses actes ne sont pas la mise en œuvre de
ses conceptions; ses instincts ne sont pas l'effet produit sur lui par les
choses avec lesquelles il a commerce. L'écrivain lui-même, tel qu'il se
reflète dans sa composition, ne semble pas être un seul homme. En le
lisant, on est mal à l'aise, comme devant une grave intelligence qui
déroge ou devant une gaieté qui ne sait pas être gaie. A chaque instant,
on serait tenté de lui dire : Vous avez des pensées qui méritent d'être
écoutées; prenez donc un langage sérieux pour exprimer des réflexions
que les esprits sérieux peuvent seuls comprendre.
Étrange anomalie! à l'époque de la révolution romantique, comme
en 1848, l'Angleterre seule, en Europe, paraît avoir conservé son sang-
froid, et c'est en Angleterre qu'un homme de talent vient aujourd'hui
sacrifier à des illusions dès long-temps oubliées, lorsque les esprits
ont eu partout le temps de se calmer, lorsque, dans son pays surtout,
ils sont plus que jamais entraînés vers de nouvelles régions. Dès le
principe, je le répète, la question ne fut nulle part mieux posée que
chez nos voisins. Bien que Walpole, Percy et Macpherson eussent des
premiers tenté la réhabilitation du passé, le romantisme, sur le sol
britannique, ne perdit jamais de vue son but pratique et positif. Tandis
que l'Allemagne ne s'émancipait des règles classiques que pour s'as-
servir aux formes du moyen-âge, tandis que la France se passionnait
UN POÈTE ÉPIQUE MODERNE EN ANGLETERRE. 975
pour une croisade dirigée, après tout, contre elle, l'Angleterre se borna
à réclamer la liberté du sens propre contre l'absolutisme de la raison
commune. Dans la lutte qui s'engagea chez elle, il n'y eut en présence
que le passé et l'avenir :— d'un côté, le xvme siècle avec son radicalisme,
son art classique, son culte des idées et des principes, en un mot le vieil
idéalisme qui prétendait immobiliser les conceptions'de l'intelligence,
c'est-à-dire proscrire à la fois le progrès et l'originalité individuelle
en définissant tout ce qu'il voyait dans l'univers et en disant : C'est là
tout;— de l'autre côté, l'esprit nouveau, l'esprit de découverte et d'expé-
rimentation, l'individualisme réclamant pour chacun le droit de voir
par lui-même, d'avoir son goût à lui, de tirer ses idées de ses percep-
tions et d'aimer ce qui lui plaisait. Byron était alors dans sa gloire. On
sait déjà qu'on s'était laissé éblouir par son talent. On a cru qu'il re-
présentait l'avenir, et il n'était qu'un prolongement du passé, l'agonie
plutôt de l'ancien rationalisme, qui ne croyait plus à ses premières
illusions, mais qui ne pouvait encore les oublier ni se résigner à ac-
cepter la réalité telle qu'elle était. Maintenant il n'est plus guère pos-
sible d'en douter, l'avenir, au lieu d'être avec lui, était avec Words-
worth, avec les lakistes tant raillés, avec Wal ter Scott et le pauvre
Keats, avec tous ceux enfin qui combattaient pour le vieux naturalisme
germanique, qui, durant le moyen-âge, avait inoculé le mysticisme de
saint Augustin dans les croyances catholiques, qui plus tard avait re-
paru dans la théorie protestante de la grâce, plus tard encore dans
Bacon, Bentham et Adam Smith. Quelles que soient les destinées ré-
servées à l'esprit nouveau, au moins est-il certain qu'en ce moment
l'Angleterre lui appartient corps et ame. — Au parlement, le règne
des grands partis, l'époque des Chatham, des Burke et des Sheridan, a
fait place à une politique toute pratique et toute dominée par les exi-
gences des faits. L'industrie et la science vont à pleines voiles à la réa-
lité; la littérature suit la même voie. L'instinct qui a remporté la vic-
toire, c'est le besoin de toujours apprendre, de toujours expérimenter.
Le dédain des théories est à son comble. La plupart des poètes mar-
chent sur les traces de Wordsworth : comme Thackeray et Dickens,
comme tous les peintres, ils sont réalistes et naïfs, spiritualistes et po-
sitifs. Qu'on ne s'étonne pas de trouver ces mots accouplés : les artistes
naïfs sont-ils autre chose que des expérimentateurs qui observent sans
cesse, s'approchent de tout ce qu'ils rencontrent et passent leur vie
à étudier l'effet que produisent en eux les moindres particularités du
monde réel, au lieu de la passer à se construire un idéal, en combi-
nant de mille manières leurs conceptions, c'est-à-dire les interpréta-
tions données depuis long-temps par la raison à des perceptions tra-
ditionnelles? Tous les poètes anglais ne sont pas des lakistes, je le sais;
976 REVUE DES DEUX MONDES.
mais les plus spéculatifs d'entre eux, MM. Browning (I), Bailey, Reade,
par exemple, n'en sont pas plus portés vers l'idéalisme que nous con-
naissons. Ils sont plus méditatifs que systématiques. Ils songent peu à
juger, à décider comment le monde devrait être fait; ils cherchent plu-
tôt à concevoir comment il est fait. De même que les anciens mystiques,
ils sont portés à voir partout la Providence divine, à pressentir dans les
lois de la création l'action incessante d'une volonté irrésistible et d'une
intelligence infaillible devant lesquelles le sage ne peut que s'efforcer
de comprendre, admirer et se soumettre. Leur philosophie, pour tout
dire en un mot, n'est pas du rationalisme, mais du supernaturalisme na-
turel, suivant le mot de Carlyle, qui est leur père spirituel à tous.
Ainsi , en Angleterre, un des principaux résultats de la révolution
romantique a été de détrôner la poésie intellectuelle, celle-là même à
laquelle est revenu l'auteur du Moi Arthur, et en écrivant son poème
allégorique, en exprimant des jugemens sous les emblèmes d'une lé-
gende, M. Bulwer me paraît s'être mis doublement en désaccord avec
son époque. Il a emprunté à la nouvelle école ce qui était seulement
un accident de ses débuts, une erreur de jeunesse, et, dans des formes
déjà vieilles, et qu'elle-même a reniées, il a tenté de faire revivre l'es-
prit d'un idéalisme qu'elle a tué, je dirai plus, qui se refusait à subir
un tel vêtement. La contradiction, du reste, est partout chez l'écrivain;
elle est au fond même de sa nature. En lui se trouvent réunis les idées
du Nord et le procédé intellectuel du Midi, ses goûts plutôt. Il sait ce
qu'on ne peut apprendre qu'en regardant de près, en étudiant les réa-
lités avec le culte instinctif que les Germains ont toujours eu pour la
nature, et il a l'amour de l'absolu et de l'universel, comme ceux-là qui
se contentent de regarder de loin et tiennent en grand dédain le réel.
Son intelligence, sans doute, est à la hauteur du siècle : bien plus, il a de
la verve, le secret d'émouvoir, le respect de la supériorité individuelle,
le sentiment des joies et des douleurs comme de toutes les influences
qui peuvent faire frémir les fibres passionnées de l'homme de nos
jours; en un mot, il possède une grande partie des facultés instinctives
dont la réunion pourrait faire d'un écrivain le poète de l'Angleterre
moderne; mais en même temps qu'il se rattache ainsi par tant de points
au développement des esprits les plus mûrs, l'art qui le séduit est
toujours cet art épris de grossissement et d'exagération qui ne fascine
guère que la jeunesse : l'âge où l'on se plaît à jeter le gant à la né-
cessité, et où l'on ne consulte que ses désirs sans s'inquiéter s'ils restent
dans les limites du possible. — Bref, à toutes les qualités de M. Bul-
wer se joignent une tendance à généraliser et une préoccupation de
{!) Voyez sur Browning la Revue du 15 août 1847.
UN POÈTE ÉPIQUE MODERNE EN ANGLETERRE. 977
l'effet qui me paraissent l'avoir complètement éloigné des voies de
l'avenir.
Si je ne me trompe, nous avons dépassé l'état moral où la poésie
pouvait être le talent d'orner la vérité. En littérature comme en tout,
il faut que le mensonge et l'adresse fassent place à la sincérité, et cela
par la simple raison que les hommes ne se laissent plus prendre à ces
artifices. Quand le lecteur est assez clairvoyant pour reconnaître le
vrai sous l'idéal, la pensée sous sa parure, le poète qui vise à bien dire
ou à corriger la réalité devient pour lui une sorte de prestidigitateur
qui l'insulte presque en croyant pouvoir l'éblouir. L'empire des mots
a beau être immense, on finira par déchirer le prestige derrière lequel
se cache la présomption qui se croit capable de mieux faire que Dieu.
Un jour viendra, je l'espère, où l'on emploiera une nouvelle méthode
critique pour apprécier les divers systèmes poétiques ou philosophi-
ques, et on s'apercevra alors que les uns comme les autres ne se divi-
sent guère qu'en deux classes ou écoles, l'école idéaliste et l'école ex-
périmentale, celle qui procède par synthèse et celle qui procède par
analyse; — la première, qui traite l'art comme le radicalisme a voulu
traiter la société, qui commence, de prime-saut, par concevoir ce que
doit être la poésie en général ou telle composition en particulier, et
qui, sa conception posée, se borne à en déduire les conséquences; —
la seconde, qui suit une voie toute contraire, qui, au lieu de décider à
priori à quelles conditions doivent satisfaire une bonne philosophie ou
une bonne épopée, ne cesse d'étudier ce que les choses sont et peuvent
être, d'observer quel effet elles peuvent produire sur une ame d'homme,
d'amasser enfin jour par jour de nouvelles impressions et de nouvelles
perceptions pour les laisser librement s'associer, se mettre d'accord et
former ainsi sa conception, poème ou système philosophique. L'expé-
rience a déjà démontré où conduisait la première de ces méthodes,
quand on l'appliquait à l'organisation des sociétés : sans doute nous
arriverons à reconnaître qu'appliquée à l'organisation d'une œuvre
littéraire, elle n'aboutit qu'à immobiliser l'art et à mettre le beau
théorique en contradiction avec le beau pratique, le don de plaire.
Les regrets sont superflus; c'en est fait de la poétique de l'Arioste, c'en
est fait même de celle d'Homère. La littérature ne peut être un badi-
nage qu'aux époques où l'instinct dominant est le besoin de badiner.
Le beau ne peut consister dans les grandes généralisations qu'aux épo-
ques où l'intelligence a seulement commerce avec les grands traits des
choses. Si chacun des héros du vieil Homère est un type qui résume
toute une catégorie d'êtres humains, c'est que ses yeux voyaient comme
il a peint. 11 a mis dans ses portraits tout ce qui l'avait frappé; il a été
sincère : que nos poètes le soient comme lui. De tout temps, pour que
978 REVUE DES DEUX MONDES;
la poésie s'empare des âmes, il faut qu'elle fasse entrer dans son image
de l'univers tout ce qui, dans l'univers, a puissance d'agir d'une ma-
nière ou d'une autre sur les hommes auxquels elle s'adresse. L'admi-
ration n'est que la joie de l'esprit qui s'écrie : Oui, c'est bien cela.
Un peu de réflexion avait éloigné l'art de la naïveté; beaucoup de
réflexion l'y ramènera, je crois. Après les Grecs, qui ont chanté d'in-
stinct, sont venus les Latins, qui se sont faits les législateurs du Par-
nasse, comme après l'enfance spontanée vient la jeunesse tout affir-
mative, qui croit que sa raison peut tout comprendre, et que hors de ce
qu'elle comprend, il n'y a absolument plus rien. Grâce à Dieu, les
hommes, les races vieillissent; avec le temps, on finit par voir que l'on
est impuissant à tout voir, que dans la poésie, par exemple (c'est-à-dire
dans l'art d'émouvoir), il entre quelque chose de plus que tout ce que
l'esprit peut percevoir, concevoir et réduire en recettes, quelque chose
d'indéfinissable qui est précisément le don d'émouvoir, et que ce don-là,
la nature seule en a le secret.
A vrai dire aussi, nous sommes bien vieux pour nous amuser du
plus ou moins d'adresse avec lequel un homme est capable d'orner la
vérité. Le moindre vers qui exprime sincèrement une émotion sincère
est un renseignement psychologique digne d'intéresser les plus graves
esprits. Tout ce qui nous aide à mieux connaître les sensations que
nous pouvons éprouver ne nous fait-t-il pas avancer dans l'étude des
seules données qui nous permettent de nous former une idée du monde
et de nous-mêmes? Une ballade de Wordsworth, une strophe où il nous
exprime son attendrissement à la vue d'une fleur, d'un idiot, peuvent
nous ouvrir toute une longue perspective d'aperçus nouveaux, tandis
qu'un poème formé de conceptions idéalisées ne nous apprend guère
qu'une nouvelle manière de combiner ce que notre esprit avait déjà
classé et catalogué de longue date. La raison est la science qui expli-
que, coordonne et généralise les effets produits sur nous par les choses;
que la poésie soit l'esprit d'aventure et de découverte : ce sont des
émotions qu'elle nous doit, et non des raisonnemens.
J. MlLSAND.
L'INDUSTRIE FRANÇAISE
DEPUIS LA REVOLUTION DE FÉVRIER.
Au moment où l'industrie française, à peine échappée à d'épouvantables
désastres, vient soumettre ses produits à l'épreuve d'une exposition solennelle,
il importe que l'on sache dans quel état l'a laissée l'ébranlement si profond de
4848. En quelle proportion les forces productives du pays se sont-elles amoindries?
Quels ont été les moyens mis en oeuvre pour suppléer au mouvement régulier
des transactions? Quelles perspectives se déploient aujourd'hui devant la pro-
duction nationale? N'y a-t-il pas enfin quelques leçons fécondes à tirer des mal-
heurs mêmes qui l'ont assaillie? Ce sont là autant de questions qu'on a trop né-
gligées depuis le commencement de la crise industrielle et révolutionnaire, et
qui appellent cependant la plus sérieuse attention des économistes.
Le gouvernement de juillet avait imprimé au développement industriel du
pays une impulsion considérable. A travers toutes les péripéties de son histoire,
sa politique intérieure atteste la constante préoccupation de diriger les activités
individuelles vers la vaste arène de l'industrie. Le pouvoir voyait là un moyen
pour détourner les esprits des traditions révolutionnaires, toujours si vivaces au
sein de notre société. Décorations, éloges officiels, places honorifiques, large
part à l'influence politique et aux avantages sociaux, il ne négligea rien de ce
qui pouvait susciter des désirs, provoquer des efforts conformes à la pensée dont
il était animé. Son initiative a-t- elle donné naissance à un mouvement factice
et stérile, ou bien a-t-elle correspondu à un besoin réel du pays? 11 n'est pas
possible de méconnaître que la France a suivi son gouvernement dans la car-
rière industrielle avec un docile empressement. Je n'en voudrais pour preuve
que l'attitude des manufacturiers et du public aux trois grandes expositions ou-
vertes à Paris, à cinq ans d'intervalle, en 1834, 1839 et 1844. Les fabricans s'y
disputent de plus en plus l'espace et rivalisent pour accroître l'éclat de ces fêtes
980 REVUE DES DEUX MONDES.
nationales (1). Le public porte de son côté, sous les galeries où sont étalés les
produits de nos fabriques, une curiosité et un intérêt qui l'associent étroitement
aux destinées de l'institution. Cet accord persévérant, ces manifestations spon-
tanées, cet élan des volontés, ne témoignent-ils pas assez haut que le pouvoir
ne s'était pas trompé sur les dispositions véritables des esprits? Si ses vues n'a-
vaient eu pour origine qu'un calcul intéressé, si un rapport intime ne les avait
pas rattachées aux nécessités de l'époque, la France ne se serait point prêtée
aussi complaisamment à une expérience arbitraire. Elle a répondu à l'appel qui
la pressait, parce qu'elle sentait elle-même le besoin d'élargir la sphère de sa
puissance économique.
L'excitation donnée à l'industrie impliquait de la part du gouvernement l'o-
bligation de favoriser de tout son pouvoir l'écoulement de nos produits au de-
hors; elle nécessitait aussi les efforts actifs du commerce français pour exploiter
les débouchés existans. Ces deux conditions, qui ont si puissamment contribué
à la grandeur commerciale de l'Angleterre, se sont-elles également rencontrées
dans notre pays? Le gouvernement de juillet, on ne saurait le nier sans injus-
tice, avait eu le sentiment de son devoir envers l'industrie nationale. Une série
d'actes très nombreux révèlent en luj la préoccupation d'assurer à nos fabriques
des moyens d'écoulement. C'était là le but des missions en Perse et en Chine,
des explorations entreprises sur les côtes de l'Australie et de la Nouvelle-Zélande,
des tentatives un moment projetées sur un des îlots de l'archipel Soulou, des
études approfondies exécutées sur la côte occidentale de Madagascar, de l'oc-
cupation des îles Marquises et de l'archipel de la Société. Pourquoi ces essais
multipliés n'ont-ils pas produit les résultats qu'on paraissait en attendre? Le
gouvernement fut gêné, il faut bien le dire, par des considérations inhérentes
au système général de sa politique extérieure. En face d'un pays aussi ombra-
geux que la Grande-Bretagne, quand il s'agit de son commerce, il restreignit
plus d'une fois le cercle de son action, ou renonça à des projets déjà conçus, dans
la crainte d'ébranler une alliance qui formait le pivot de ses relations étrangères.
Tout en signalant ces mécomptes, l'histoire reconnaîtra en dernière analyse que
le gouvernement de juillet a été pour l'industrie un instituteur éclairé et un
patron vigilant; mais, tandis qu'il travaillait avec une attentive sollicitude à l'é-
ducation industrielle de la France, il n'accordait pas la même importance à son
éducation commerciale.
C'était malheureusement dans cette infériorité de la France, sous le point de
vue de l'éducation commerciale, que résidait pour notre industrie même une
grande cause de faiblesse. Tandis que la production industrielle était en voie
de progrès, le commerce français ne la secondait qu'imparfaitement : il ne
mettait pas au service de nos fabriques cette ardeur persévérante, tout à la fois
réfléchie et audacieuse, qui a si bien réussi aux négocians anglais et américains.
Le gouvernement de 1830 n'avait-il aucun moyen d'arracher notre commerce à
cette torpeur, de le stimuler, de le diriger, de lui donner sinon l'audace, au
moins les lumières qui lui manquaient? Sans attribuer au rôle de l'état, en pa-
reille matière, une influence exagérée, nous croyons que l'ignorance et la timi-
(1) Le nombre des exposans à l'exposition de 1834 était de 2,447; en 1839, de 3,281;
en 184i, de 3,919.
l'industrie française depuis février. 98i
dite, ces deux obstacles que rencontre depuis 4830 notre développement com-
mercial , pouvaient être combattues plus efficacement qu'elles ne l'ont été.
Ainsi, prodigieux essor de l'industrie, tentatives répétées, mais généralement
peu fructueuses, pour conquérir à nos produits de nouveaux marchés, langueur
du commerce qui ne se sent pas suffisamment appuyé, tels sont les trois aspects
principaux de la situation économique durant les dix-sept années antérieures à
la dernière révolution.
L'état stationnaire de nos rapports commerciaux , en face d'une production
croissante, était une source d'embarras qui menaçait de s'accroître chaque jour
davantage; il y en avait une autre plus inquiétante peut-être dans l'indécision
trop fréquente du pouvoir en face des problèmes qui naissaient journellement
de l'état industriel. Que cette inaction eût pour origine la crainte de heurter tels
ou tels intérêts, nous le reconnaissons avec empressement, et nous n'avons
garde de blâmer en principe un sentiment qui s'accordait avec les idées de mo-
dération auxquelles la monarchie de juillet s'efforçait de rester fidèle. L'es-
prit d'accommodement et de conciliation est indispensable pour le gouverne-
ment de sociétés aussi complexes que nos grandes sociétés modernes. Un pouvoir
trop entier et trop raide aurait bientôt succombé devant les intérêts froissés.
Quand on réfléchit à la diversité des volontés humaines, on comprend mieux
encore combien il serait impossible, sans de continuelles transactions, de régler
les rapports réciproques entre les hommes. L'idée de sacrifices mutuels en vue
d'avantages communs est la raison même des sociétés. Est-ce à dire néanmoins
qu'un gouvernement doive sans cesse subordonner ses déterminations au désir
irréalisable de satisfaire à toutes les exigences particulières? Équilibrer les grandes
forces, tenir compte des faits importans, et, en respectant tous les droits, ne pas
arrêter à chaque instant sa marche devant des considérations personnelles, voilà
son rôle et son devoir. La politique économique du dernier gouvernement était-
elle d'accord avec ces principes? JN'a-t-elle pas, au contraire, offert à diverses
reprises le spectacle de tàtonnemens successifs qui laissaient les débats s'aigrir
et donnaient aux difficultés le temps de s'amonceler? Trop souvent les moyens
évasifs lui ont servi de refuge. Il ne suffisait pas d'ailleurs, pour assurer l'ac-
complissement du rôle social de l'industrie, de chercher à faire prévaloir parmi
nous le goût du bien-être sur nos vieilles habitudes d'agitation. Comment di-
riger à l'intérieur tout le jeu du mécanisme économique de manière à éviter les
frottemens, les chocs et les explosions? Que faire pour les intérêts des classes ou-
vrières, qui se soulevaient, à chaque instant, comme une mer orageuse mena-
çant d'envahir ses digues impuissantes? Questions capitales qu'il ne fallait pas
abandonner aux partis extrêmes. Le gouvernement avait un peu, sous ce rap-
port, vécu au jour le jour, sans porter suffisamment ses regards au-delà des diffi-
cultés présentes.
Les conséquences de cette politique ne s'étaient pas produites tout entières
avant 1848, et l'on pouvait croire qu'on avait le temps d'en prévenir la plus
grande partie. Comme, il y a dix-huit ans, la plupart des industries étaient
loin de leur développement normal, on avait pu long-temps susciter les spécu-
lations et ajourner l'examen des problèmes économiques, sans rencontrer de-
vant soi les obstacles que recelait l'avenir. Durant les temps qui précèdent
TOMK II. 63
9S2 REVUE DES DEUX MONDES.
immédiatement la révolution de février, des circonstances fortuites avaient
cependant compliqué la situation. Certaines industries souffraient par des rai-
sons spéciales plus ou moins difficiles à déterminer et à combattre. Ainsi, nos
fabriques de soieries façonnées avaient vu se resserrer leurs débouchés au de-
hors, en même temps que la consommation intérieure s'était portée de préfé-
rence sur d'autres articles. L'industrie des laines ressentait des embarras attri-
bués, par les uns, aux excès de la production, et, par les autres, à l'élévation
des droits d'entrée sur les laines étrangères. Dans le nord de la France, nos
filatures de lin, encore à leur début, se plaignaient d'être étouffées par la con-
currence extérieure. Une nombreuse classe de travailleurs était cruellement at-
teinte, dans quinze ou vingt départemens, par la substitution des moyens mé-
caniques à l'antique procédé de la filature à la main. Appelé, comme toutes les
conquêtes de cette nature, à rendre d'incontestables services, ce nouveau
triomphe de l'industrie n'en causait pas moins, pour le moment, une pertur-
bation cruelle. Dans le tissage du coton s'accomplissait une épreuve analogue,
par suite de l'abandon forcé des vieux métiers pour des appareils plus perfec-
tionnés.
La crise de 1847, suite d'une mauvaise récolte, en obligeant la France à vivre
sur son capital, avait amené une forte réduction dans la consommation inté-
rieure et notablement étendu le malaise industriel. Quand le prix des objets
de première nécessité augmente, chaque famille restreint ses dépenses et s'im-
pose des privations. Si même on observe attentivement les lois qui président
au mouvement des échanges, on reconnaît que la diminution des dépenses
individuelles excède en général l'augmentation résultant du renchérissement
des denrées. On espérait bien, vers la fin de 1847, que, grâce à une excellente
récolte, la consommation reprendrait son cours interrompu. Plus on avait souf-
fert et plus on devait avoir soif de satisfactions et de jouissances. Une année
d'abondance succédant à une année de disette serait inévitablement signalée
par une reprise des spéculations industrielles. Laissée à son cours normal, l'an-
née 1848 promettait d'améliorer l'état économique du pays, et la saison du prin-
temps s'annonçait sous des auspices favorables, quand éclata la révolution de
février. Cet événement inattendu, qui s'explique mieux par les circonstances
économiques que par les raisons purement politiques, surprenait l'industrie
française au milieu d'une gène et d'embarras trop réels. Forte et prospère, cette
industrie n'aurait pu soutenir, sans plier, ce choc épouvantable; affaiblie déjà,
minée sur quelques points par des causes durables ou passagères, occultes ou
visibles, est-il étonnant que, malgré d'héroïques efforts, elle ait été un moment
atterrée par la crise?
Tels étaient; les traits principaux de la situation au moment où le gouverne-
ment de juillet rentrait dans le domaine de l'histoire. L'industrie allait donc
se trouver livrée à tous les hasards de l'imprévu, au sein d'une révolution où
la témérité des hommes devait le disputer à la soudaineté des événemens; toutes
les causes de faiblesse allaient être mises au grand jour. C'était une terrible
et solennelle expérience. Aujourd'hui, bien que la crise dure encore, on peut
croire qu'elle a traversé sa plus orageuse période. Le moment est doue venu de
l'analyser. Si l'on veut qu'elle laisse derrière elle autre chose que des ruines, il
faut interroger, sans hésitation comme sans faiblesse, une situation qui, au>
l'industrie française depuis février. 983
milieu de conséquences déplorables, aura eia du moins cet avantage de mettre à
nu quelques-uns des vices essentiels de notre situation économique.
I.
La crise de 1848 a débuté par un fait extraordinaire qui la distingue de toutes
les crises antérieures, soit au dedans, soit au dehors. On avait toujours vu les
perturbations industrielles éclater par le resserrement soudain de la circulation,
par un renchérissement inattendu du capital. Après la révolution de février, au
contraire, c'est le travail qui refuse le premier son concours à l'œuvre de la pro-
duction. Les ouvriers se hâtent eux-mêmes de murer les portes de leurs ateliers
abandonnés. Singulier et triste commentaire du décret sur le droit au travail!
Des théories faites d'avance se trouvaient prêtes pour systématiser ce désordre.
Maîtresses du pouvoir sans être maîtresses d'elles-mêmes, mises en contact avec
la réalité après avoir été conçues dans un monde purement imaginaire, elles
promettaient le bonheur aux ouvriers en préparant la misère publique. Par leurs
appels passionnés à l'agitation, les chefs influens du socialisme commirent alors
l'irréparable faute d'arrêter le mouvement industriel et de livrer la population
laborieuse à une grève immense dont ils devaient être impuissans à prévenir les
suites fatales. Quand même leurs doctrines, telles qu'ils les produisaient alors,
n'eussent point été contraires aux lois du développement de l'activité humaine
et du véritable progrès social, ces faits suffisaient pour amonceler devant leurs
pas l'invincible obstacle des répugnances et de l'appauvrissement du pays. A
mesure que les provocations remuaient davantage l'esprit des masses surexcitées
déjà par la récente révolution , la crise économique débordait de plus en plus
comme une lave brûlante. Ateliers industriels, établissemens de crédit, institu-
tions de prévoyance, tout était emporté par cet indomptable torrent. Plus de
confiance, plus de circulation, plus de mouvement. Les usines avaient éteint
leurs feux, le fer refroidi languissait au pied de l'enclume, les métiers chô-
maient dans nos fabriques désertes, et la misère élevait chaque jour ses flots
envahissans.
La tourmente grossit jusqu'aux élections de l'assemblée qui devait consacrer
le nouveau régime social et politique. On espéra dès-lors plus de sécurité.
Quelques fabriques tentèrent de se rouvrir, quelques opérations commerciales
furent préparées. La journée du 15 mai arrêta bientôt cette reprise des affaires
et livra de nouveau l'industrie à la plus complète inaction. C'était la troisième
phase de la crise. On parut d'autant plus abattu qu'on avait un moment repris
confiance. Cependant la société éprouve des besoins si nombreux et si pres-
sans, qu'une inertie prolongée lui serait mortelle. Dès les premiers jours de
juin, malgré l'état provisoire encore du pouvoir exécutif et l'incertitude de son
action, les affaires semblaient déjà se relever un peu : des commandes assez
importantes, venues de l'étranger, apportèrent à certaines fabriques un précieux
soulagement; mais voilà que le sol tremble de nouveau sous nos pas, voilà que
des nuages amoncelés crèvent au-dessus de nos tètes. La misère, fatiguée d'at-
tendre, égarée par de funestes doctrines, s'insurge, dans son désespoir, sans se
demander si, en se supposant un instant victorieuse, elle aurait un remède contre
98£ REVUE DES DEUX MONDES.
ses propres souffrances. Les déplorables événemens de juin renouvelèrent toutes
les défiances et renversèrent toutes les spéculations. Jamais même il n'avait été
plus naturel de craindre que la torpeur ne se prolongeât indéfiniment. C'est
l'honneur de l'autorité qui fut alors instituée d'avoir, par sa modération et sa
droiture, abrégé ces momens de perplexité et d'engourdissement. L'industrie
reprit assez vite une certaine activité. Ce mouvement se développa dans le cours
«les mois d'août et de septembre; mais on se mit ensuite à calculer les chances
des prochaines élections présidentielles. Le mystère qu'enfermait l'urne im-
mense où sept ou huit millions d'électeurs allaient déposer leur vote tint en
suspens toutes les entreprises. Avec la constitution définitive du pouvoir exé-
cutif, avec un choix consacré par une écla tante adhésion de l'opinion publique,
a commencé une période de sécurité qui a mis fin aux soubresauts convulsifs de
la population industrielle.
Chacune de ces violentes secousses s'était traduite par le même fait : le ra-
lentissement de la fabrication; mais toutes les industries n'avaient pas été éga-
lement atteintes. La différence du mal, qui tient tantôt à la nature des produits,
tantôt à certaines circonstances locales, donne lieu à des réflexions utiles sur
l'état des diverses branches de notre fabrication.
La France manufacturière peut se diviser en cinq grandes zones. Dans la zone
septentrionale, qui comprend onze départemens, se trouve accumulée la plus
grande partie de nos richesses industrielles. Cette zone est avantageusement
située pour le travail manufacturier. Le voisinage de la mer, une grande voie
fluviale qui la rattache à Paris, de nombreux canaux, des facilités particulières
pour se procurer l'aliment aujourd'hui indispensable des fabriques, la houille,
expliquent suffisamment sa destinée et son importance. Outre les grandes mé-
tropoles de Lille et de Rouen, qui emploient chacune près de cent mille ouvriers
dans le rayon de leur circonscription, il y a ici de nombreuses cités dont le nom
éveille le souvenir de quelque production spéciale et figure avec éclat dans les
annales de l'industrie. — La zone orientale présente, sur plusieurs points, un
mouvement qui rappelle celui du nord de la France. Mulhouse, Troyes, Reims,
Sainte-Marie-aux-Mines, Rive-de-Gier, Saint-Étienne, Saint-Chamond, Tarare
et la grande cité lyonnaise rivalisent avec les vastes fabriques de la Flandre et
de la Normandie. Cependant les tendances industrielles ne sont point là aussi
générales : l'activité se partage entre des applications plus diverses; les manu-
facturés ne germent déjà plus ici comme un produit naturel du sol. — Moins
industrielle que les départemens de l'est, la zone méridionale conserve néan-
moins quelques riches et belles fabrications. Le Rhône et la Loire n'absorbent
pas toute Tindustrie séricicole. Nîmes. et les Cévennes se distinguent par des
spécialités qui leur sont propres; mais, sous cet heureux climat du midi, le
travail n'a plus le rude caractère de la région septentrionale. — Baignée sur
une étendue de côtes d'environ 6 degrés par l'Océan Atlantique, traversée par
la Loire, la Gironde et par une multitude d'autres rivières, la France occi-
dentale s'occupe beaucoup moins d'industrie que de l'exploitation du commerce
maritime. — A la zone centrale se rattache tout le rayon de la fabrique pari-
sienne, qui la couronne magnifiquement vers le nord. Quand on descend en-
suite au sud pour entrer dans le centre proprement dit de la France, on rencontre
un pays de montagnes parsemé de riches vallées et de plaines incultes, et où
l'industrie française depuis février. 985
les manufactures sont peu nombreuses. Les intérêts agricoles ou parfois les inté-
rêts du petit commerce y dominent toute autre influence. Les départemens de
la Corrèze, du Cantal et de la Haute-Loire terminent, du côté du midi, par un
demi-cercle pauvre et déshérité, cette zone, où resplendissent, à l'extrémité
opposée, tant d'industries somptueuses, tant d'arts délicats, tant de richesses
amoncelées.
Pour se rendre compte des coups que l'industrie française a reçus en 1848, il
faut se reporter au moment où la crise sévissait avec le plus de rigueur dans les
principales fabriques de chaque région. On peut alors toucher le mal du doigt
et asseoir sur la base solide des faits une appréciation générale. En commençant
par le département du Nord, qui mérite bien cette préférence, quels ont été les
effets de la tourmente sur les plus importantes industries locales, la filature et
le tissage du coton, du lin et de la laine? La filature du coton compte à Lille
trente-quatre établissemens considérables, dont le capital en bàtimens et ma-
tériel ne saurait être évalué à moins de 7 ou 8 millions de francs. La fabrication
des tulles y occupe en outre deux cent quatre-vingt-quinze métiers, qui ont
coûté plus de 1,300,000 francs. La production de ces deux industries durant la
crise descend de plus de moitié au-dessous du chiffre des années précédentes.
La réduction se mesure encore sur une échelle plus large pour la filature du
lin, qui possède ici quarante-neuf établissemens, employant cent huit mille
broches, dix mille ouvriers, et roule sur un capital d'au moins 20 millions pour
le matériel seulement. Les commandes militaires ont seules entretenu quelque
activité dans les ateliers d'Armentières et d'Halluin. Récemment introduite chez
nous, la filature du lin fléchissait, il est vrai, avant même la révolution de fé-
vrier, sous la concurrence étrangère.
Tourcoing et Roubaix sont, dans le nord, les sièges principaux de l'industrie
lainière. Remarquable par ses ateliers pour le peignage des laines et la filature
des laines cardées, ainsi que par quelques manufactures d'étoffes et de tapis, la
ville de Tourcoing se recommande encore comme un vaste marché où se pressent
les laines françaises et étrangères. Sur douze mille travailleurs que les fabriques
y occupaient, huit mille environ ont été presque entièrement privés d'ouvrage.
Roubaix a vu ses magasins s'encombrer des élégans tissus de laine auxquels cette
ville doit sa fortune et sa rapide renommée (1). La fabrication s'y est ralentie,
durant les mois de mars, avril et mai, d'un tiers sur la fabrication de 1847, et
la consommation a diminué des deux tiers.
Les diverses industries du département du Pas-de-Calais, envisagées d'un
point de vue général, paraissent un peu moins cruellement frappées. La fabri-
cation des huiles, à laquelle concourent plus de cent quatre-vingts usines dans
les arrondissemens d'Arras et de Béthune, bien qu'atteinte par la subite dépré-
ciation de la graine d'oeillette et du colza à un moment où les approvisionne-
mens venaient d'être faits aux anciens cours, a traversé le plus fort de la crise
avec beaucoup de fermeté, et a conservé la plus grande partie de ses ouvriers. 11
n'en a pas été de même de douze ateliers de construction de machines et de
(1) La laine emploie à Roubaix trente mille ouvriers, et donne lieu à une production
annuelle de 25 millions de francs. La filature et le tissage du coton y ont aussi de l'impor-
tance et occupent seize mille ouvriers, qui produisent pour 5 millions de marchandises.
REVUE DBS DEUX MONDES.
fonderie qui existaient à Arras ou à Béthune : presque tous ont été contraints de
suspendre leurs travaux; mais le plus considérable était en liquidation avant la
chute du dernier gouvernement.
Atteintes déjà par la redoutable rivalité des tulles, la fabrication de la dentelle
et celle des toiles de batiste succombent sous une baisse de 25 pour 100. Les ate-
liers de bonneterie de l'arrondissement de Boulogne, dont le siège principal esta
Hesdin, réduisent des deux tiers leur production accoutumée. La superbe fila-
ture de lin de Capécure, fondée en 1836, qui était à la tète de huit mille broches
et occupait près de dix-huit cents ouvriers, vainement secourue par le conseil
municipal de Boulogne, par la chambre de commerce, par les banques locales,
cède enfin à la tempête après une lutte désespérée. A Calais et Saint-Pierre-
lez-Calais, la même industrie, partagée entre trois établissemens, livrant par
an au commerce pour 2 millions de produits, ne réalise pas une seule vente du
24 février au 15 avril 1848, et finit aussi par licencier les quinze cents ouvriers
qu'elle faisait vivre. Dans le département de la Somme, l'arrondissement d'Ab-
beville excepté, la filature du coton, de la laine et du lin, les velours de coton,
les tissus de laine pure et mélangée, la bonneterie de laine et de coton dite de
Santerre et les toiles dites de Picardie, fournissaient du travail à environ cent
quarante-deux mille ouvriers. Celles de ces fabrications qui s'adressent aux
classes riches, telles que les tissus de laine, et dont les dessins varient à chaque
saison, ont été condamnées à une inertie complète; les autres ont restreint leur
mouvement dans la proportion d'un tiers. L'état de l'arrondissement d'Abbeville
se dessine sous des traits particuliers : là s'exerce dans les campagnes une in-
dustrie curieuse et traditionnelle, celle de la serrurerie appelée serrurerie de
Picardie, dont les produits montent à près de 4 millions de francs, et qui trans-
forme les cantons de Moyenneville, de Gamaches, de Saint-Valéry et d'Ault en
une sorte de vaste atelier. Il n'est pas une chaumière qui n'ait ses feux et ses
étaux. Les articles fabriqués se vendent habituellement au fur et à mesure de
la confection; grossièrement travaillés, ils perdraient bientôt en magasin une
forte partie de leur valeur. Après la révolution de février, plus de commandes
et par conséquent plus de travail. Poussés hors de chez eux par la misère, les
serruriers des campagnes se répandaient pour mendier dans les cantons voisins,
et présentaient aux regards une image de la malheureuse Irlande.
Des démonstrations violentes avaient éteint un moment dans la Seine-Infé-
rieure les dernières lueurs d'une activité industrielle à peu près égale, en temps
ordinaire, à celle du département du Nord. A Rouen et aux environs, la fila-
ture, le tissage, l'impression et la teinture du coton fournissent à la consom-
mation intérieure et à l'exportation une masse de produits divers évalués à plus
de 250 millions de francs. Deux cent soixante-dix filatures, trente-deux établis-
semens de tissage, quarante-trois fabriques d'indiennes, soixante-quinze tein-
tureries, alimentent un nombre considérable de fonderies, de tanneries, decor-
roieries, de fabriques de produits chimiques, d'ateliers pour la construction des
machines, pour le blanchiment et l'apprêt des étoffes. La filature, le tissage et
la teinture de la laine rivalisent à Rouen, à Darnetal, et surtout à Elbeuf, avec
l'industrie cotonnière. Si l'on excepte la période heureusement fort courte où le
désordre matériel avait anéanti toute production, les indiennes ont été à Rouen
moins péniblement affectées que les rouenneries proprement dites. Les in-
l'industrie française depuis février. 987
(tiennes se sont assez facilement placées durant l'été, grâce au bas prix de cet
article. Plus maltraités peut-être encore que les rouenneries, les beaux tissus
d'Elbeuf ont tout-à-fait manqué de demandes. Des nombreux ouvriers que cette
fabrique entretient, et dont quatorze mille au moins résident dans la ville, à
peine quelques centaines ont pu continuer à travailler. Dans les autres dépar-
temens de la Normandie q.ui s'associent plus ou moins au mouvement industriel
de la Seine-Inférieure, les mêmes causes ont amené des effets analogues. ALou-
viers, dont les magasins étaient déjà encombrés depuis plusieurs années faute de
débouchés au dehors, les manufactures ont fléchi sous la ruine du crédit et du
commerce intérieur. 11 est impossible d'évaluer à moins d'un tiers le ralentisse-
ment de la production dans le ressort de Bernay, où la fabrication des rubans
de fil de lin et de coton occupait neuf mille ouvriers, celle des toiles quatre mille,
et les filatures de lin, de coton et de laine, environ deux mille. Par un singulier
contraste, à Pont-Audemer, les fabriques de coton et de lin, partout si rigou-
reusement éprouvées, souffrent moins que l'industrie traditionnelle des cuirs,
qui semblait assise sur de plus solides fondemens. Les dentelles de Caen em-
ployaient, en 1847, plus de cinquante mille personnes, c'est-à-dire plus d'un
huitième de la population de tout le Calvados. 11 faut avoir visité les faubourgs
de Caen et les communes environnantes pour se faire une idée des ressources
que ce travail offre à la classe laborieuse. Des milliers de femmes y trouvent
leur seul moyen d'existence. Après la révolution de février, les facteurs, ne rece-
vant plus de demandes du commerce parisien, suspendirent aussitôt leurs opé-
rations. L'industrie de Caen et de Falaise, la bonneterie, qui s'écoule en très
grande partie dans le pays même, a gardé au contraire son marché à peu près
intact. A Lisieux, la fabrique des toiles de lin dites cretonnes, et celle des serges
appelées frocs, sont, comme les cuirs à Pont-Audemer et la bonneterie à Caen et à
Falaise, attachées au sol depuis des siècles. Quarante à cinquante mille pièces de
toile estimées 9 millions de francs, cent mille pièces de frocs d'une valeur à peu
près égale, sortent annuellement des ateliers de ce district. Souvent les bras ont
fait défaut aux besoins de la fabrique, et, durant les années précédentes, on avait
été obligé d'en demander à la Belgique et à l'Angleterre. Au mois de mars 1848,
les ouvriers étrangers sont presque tous partis, et ceux du pays ont à peine con-
servé la moitié de leur besogne habituelle. Dans les districts industriels de l'Orne,
à Alençon, à Condé-sur-Noireau, à la Ferté-Macé, à l'Aigle, à Tinchebray, à Vi-
moutiers, à Fiers, la fabrication des dentelles, des toiles, des draps communs,
de la tréfilerie, des épingles, la filature et le tissage du coton, etc., sont tombées
de plus de moitié au-dessous du chiffre des années précédentes. Le département
de la Manche, qui ferme vers l'ouest la région septentrionale de la France,
n'offre presque plus aucun vestige d'activité manufacturière; mais la chaîne des
grands phénomènes économiques engendrés par la crise se renoue dans les
trois derniers départemens de la même zone, l'Aisne, les Ardennes et l'Oise.
L'importante cité de Saint-Quentin se distinguait par les industries les plus
diverses. Avant 1848, douze filatures de coton, armées de quatre-vingt-treize
mille broches, produisaient chaque année cinq cent mille kilogrammes de coton
filé d'une valeur de 3 millions de francs. Long-temps restreinte et stationnaire,
la filature de la laine y avait pris tout à coup un essor prodigieux. La production
des ateliers de la ville ou de ceux des villages voisins, Guise, Ribemont, Saint-
988 REVUE DES DEUX MONDES.
Michel et Fourmies, était parvenue au chiffre de six cent mille kilogrammes,
estimés environ 7 millions. Pas un seul écheveau ne sortait de l'arrondissement.
Les ateliers de tissage, où s'agitait incessamment une population de trente mille
individus, suffisaient à la consommation des filatures. Perdant du terrain depuis
quelques années devant la redoutable concurrence de l'Alsace, le tissage du co-
ton était encore pratiqué, à la veille de la révolution de février, par quarante
mille ouvriers. Quinze mille femmes de tout âge, divisées en d'assez nombreuses
catégories, se consacraient à la broderie sur tulle et sur mousseline. Ajoutez à
ces industries principales les établissemens de grillage, de blanchisserie et d'ap-
prêt, qui donnent la dernière préparation aux tissus, et d'importans ateliers pour
la construction des machines, et vous aurez une idée des immenses intérêts ac-
cumulés dans cette ville, naguère encore assez peu connue. Nous citerions dif-
ficilement un autre district que la crise ait plus rudement frappé. Durant les
mois de mars et d'avril, presque tous les ateliers ont cessé leurs travaux. En
considérant dans leur ensemble les dix derniers mois de 1848, l'activité habi-
tuelle s'est ralentie environ des deux tiers. Dans les Ardennes, l'industrie sedan-
naise n'a pas interrompu aussi complètement le cours de sa fabrication. Les
manufactures de draps, célèbres dans le monde entier, et les ateliers métallur-
giques de Sedan avaient en magasin, au mois de février 1848, une masse de
matières premières qui ont alimenté le travail au milieu de la stagnation des
affaires et de la dépréciation des valeurs. Nous voyons, au contraire, à Réthel, le
peignage, la filature et le tissage de la laine, privés d'une pareille ressource,
entrer en chômage presque dès le commencement de la secousse. Dans l'Oise,
l'industrie de la laine filée, dont tous les produits sont ici des articles de luxe,
reçoit un coup terrible qui privé de toute ressource les ouvriers des campagnes
employés pour la confection des mérinos, des cachemires, etc. Quelques articles
plus communs, la poterie, la faïencerie, la tabletterie, conservent seuls leur per-
sonnel presque complet.
Dans l'est de la France, où les grands centres industriels sont moins rappro-
chés les uns des autres, on n'a pas éprouvé aussi continuellement ce saisisse-
ment intérieur que provoquait l'uniforme désolation des départemens septen-
trionaux; mais, si on entre dans les villes de fabrique, on y retrouve des
impressions également attristantes. Ainsi voilà la ville de Reims obligée de fer-
mer pendant les mois de mars, avril et mai, les magnifiques filatures de laine
dont elle était si justement fîère. Des ateliers communaux, triste imitation de
nos ateliers nationaux, absorbent en quelques semaines un emprunt extraor-
dinaire de 400,000 francs. Sans une commande de 1,500,000 francs de mérinos
arrivée de New-York au moment où toutes les ressources étaient épuisées, il
aurait fallu désespérer de la situation. A Troyes, qui renferme d'assez impor-
tantes filatures de coton, dont les produits sont destinés à la fabrication locale
de la bonneterie, de la ganterie, des tricots circulaires, tous les tissus de coton
fabriqués pendant l'hiver de 1847-1848 attendaient les ventes du printemps et
de l'été, quand éclata la révolution. Au lieu de se vider comme d'habitude, les
fabriques sont restées pleines, et les filatures, manquant de commandes nou-
velles, se sont mises aussitôt en chômage. Dans la Moselle, les établissemens
métallurgiques, les fabriques de peluche de soie pour la chapellerie, les faïen-
ceries de Sarreguemines et de Longwy, les verreries de Saint-Louis, de Gœtzen-
l'industrie française depuis février. 989
bruck et de Forbach, les tanneries de Sierek, n'ont pas fléchi sous l'encombre-
ment des magasins; mais les matières premières ont fait défaut à la main-d'œuvre,
et la ruine du crédit n'a permis aucune acquisition nouvelle. La broderie de
Nancy a été frappée tout à coup d'une telle dépréciation, que les ouvrières
vouées à ce travail n'y trouvaient pas toutes un misérable gain de 25 centimes
par jour.
La filature du coton, dans le département du Haut-Rhin, ne comptait pas
avant février moins de sept cent quarante mille broches et dix-huit mille ou-
vriers. Centre de ce grand mouvement et capitale industrielle des six départemens
groupés à l'extrémité orientale de la France, Mulhouse arrête, pendant plusieurs
mois, le plus grand nombre de ses métiers et diminue de moitié la durée du tra-
vail dans les ateliers qui restent encore ouverts. Réduits, en temps ordinaire, à
des bénéfices presque imperceptibles sur chaque mètre de leurs calicots, compen-
sant la faiblesse des profits par l'énorme quantité des ventes, les manufacturiers
de cette ville industrieuse ne pouvaient pas supporter un abaissement soudain des
prix joint à un notable amoindrissement des affaires. Dans le voisinage de Mul-
house, à Sainte-Marie-aux-Mines, la filature et le tissage du coton teint ont ré-
sisté un peu mieux à l'orage, et, comme les indiennes de Rouen, les produits de
cette fabrique ont joui d'une certaine vogue pendant l'été dernier. Les manufac-
tures de draps, les ateliers pour la bonneterie de laine, la filature, le tissage et la
teinture du coton, qui emploient onze à quinze mille ouvriers dans le Bas-Rhin;
les forges de Niederbronn, les fabriques de grosse quincaillerie de Molsheim et
de ZornhofF, les usines pour les constructions mécaniques d'IUkirch et de Stras-
bourg, qui en occupent à peu près six mille, perdent, à dater du mois de mars
1818, presque tous leurs débouchés et restreignent de moitié le jeu de leurs
forces productives. Les usines métallurgiques de la Haute- Marne, frappées déjà
par diverses circonstances inhérentes à la fabrication au bois, n'ont pas cepen-
dant supporté sans énergie les terribles épreuves de l'année dernière, et elles
en sortent moins épuisées qu'on n'aurait pu le craindre. Les manufactures et les
ateliers de tout genre étant à peu près fermés, la construction des chemins de fer
suspendue, il serait inutile de dire que la production est restée fort au-dessous
du chiffre habituel de 16 à 17 millions de francs, qu'elle atteint annuellement,
et qui forme le dixième ou le douzième de toutes les fontes françaises. Voici un
fait très significatif d'après lequel on pourra juger de l'état de l'industrie métal-
lurgique en 1848 : à la célèbre foire de Besançon, dite foire de V Ascension, où
se vendent ordinairement des milliers de tonnes de fer, il n'en a pas été placé
une seule.
Les autres industries de la Haute-Marne, la ganterie de Chaumont, qui distri-
bue chaque année 7 à 800,000 francs de salaire entre deux ou trois mille ou-
vriers, la coutellerie à bon marché de Langres et de Nogent-le-Roi, dont les
produits dépassent 5 millions de francs, ont été condamnées à une inaction par-
tielle équivalant pour elles à la perte de la moitié de leurs moyens d'action.
Sans parler des cent cinquante fromageries, fabriquant douze cent mille kilo-
grammes de fromage par an, le Jura offre à nos regards, dans l'arrondissement
de Saint-Claude, les industries les plus diverses disséminées dans les campagnes.
A part les papeteries de Saint-Claude et de Lessard, et une filature de coton, on
ne rencontre point ici d'ouvriers agglomérés en ateliers. C'est au sein de la fa-
990 REVUE DES DEUX MONDES.
mille, auprès du foyer domestique, que travaillent isolément des tabletiers, des
lapidaires, des monteurs de lunettes, des horlogers, des boisseliers, dos fabri-
cans de meubles communs, etc. La fabrication de la tabletterie a été réduite
des deux tiers, la taille des pierres d'un tiers, et toutes les autres industries
d'environ moitié. Si le nombre des transactions sur les fromages n'a presque
pas faibli, les prix sont tombés de 35 pour 100.
Par sa situation géographique, le département du Rhône se rattache natu-
rellement au faisceau des départemens de Test, mais sa principale industrie
appartient à la zone méridionale. Tout le monde connaît l'organisation parti-
culière de la fabrique lyonnaise; tout le monde sait que les métiers y fonction-
nent exclusivement sur commandes. Par conséquent pas d'encombrement, mais
aussi pas de production anticipée; le travail y attend que le commerce le solli-
cite. A chaque moment d'arrêt dans les demandes correspond le chômage im-
médiat des métiers. Entre toutes les villes de France, Lyon devait ressentir plus
douloureusement le contre-coup d'une crise qui pesait de préférence sur les pro-
duits de luxe. Presque nulle à l'intérieur en 1848, la consommation des soieries
était contrariée au dehors par l'état agité d'une grande partie de l'Europe, Pen-
dant plusieurs mois, la population ouvrière n'a pas eu d'autre travail que les
écharpes et les drapeaux commandés par le gouvernement provisoire. Suspendue
entre la vie et la mort, horriblement gênée dans le présent, plus inquiète que
jamais sur l'écoulement futur de ses produits, l'industrie lyonnaise a été plus
cruellement frappée qu'aucune autre par la crise industrielle. Vouée comme
Lyon à la confection d'articles de luxe, la petite ville de Tarare est renommée
par ses brodés pour meubles et ses mousselines unies et façonnées. Dans les
campagnes environnantes, plus de quarante mille personnes prennent part au
tissage des mousselines. Forte et résolue, cette fabrique s'est efforcée d'affronter
la tempête, mais enfin les ressources se sont épuisées, et il a fallu céder à la loi
commune. La production ne parait pas toutefois avoir décru de plus de moitié.
Bien moins ancien dans l'arène industrielle, le département de la Loire ne reste
point aujourd'hui fort en arrière de celui du Rhône. La cité si prodigieusement
agrandie de Saint-Étienne, dont Saint-Chamond est comme le satellite, réunit
le contraste de deux industries fort différentes : les rubans, le velours et la
passementerie figurent à côté du rude travail des métaux. 110 à 120 millions de
produits, quatre-vingt à quatre-vingt-cinq mille ouvriers, tels sont les chiffres
principaux de la statistique locale. Ces nombres fléchissent au moins des deux
tiers pendant la crise. La perturbation est à peu près égale dans les usines de
Rive-de-Gier. Pour ne citer que l'industrie du verre, sur quarante-quatre fours,
trente-sept étaient allumés au mois de janvier 1848: vingt-sept se sont successi-
vement éteints, et sur deux mille ouvriers quinze cents ont manqué de travail.
Dans la région méridionale de la France, la brillante industrie qui efface ici
toutes les autres, l'industrie séricicole, a été cruellement affectée par la tour-
mente dans les différentes opérations qui la constituent. A Nîmes, où les ate-
liers pour la fabrication des tissus de soie et de bourre de soie, réunis aux om-
vraisons, n'occupent pas moins de vingt-cinq à trente mille ouvriers, les prix
des étoffes ayant baissé de 40 pour 100, les travaux ont été complètement sus-
pendus. Les cocons se vendaient avec peine à un tiers au-dessous de leur va-
leur ordinaire. Plus forte peut-être encore à Montpellier et à Ganges, la chute
l'industrie française depuis février. 991
des prix a ruiné les filatures, les ouvraisons et les fabriques de bas de soie. La
même cause atteint les ateliers de moulinage et de tissage de la ville d'Avignon
et contraint plusieurs maisons de commerce à suspendre leurs paiemens. A Va-
lence, où le produit des filatures montait, dans les années prospères, à la somme
de 17 millions de francs, les propriétaires de magnaneries, ne trouvant pas à
vendre leurs cocons, les ont fait filer eux-mêmes à l'aide de petits appareils do-
mestiques imparfaits et coûteux. L'industrie déclinait ainsi du rang où l'avaient
portée les progrès antérieurs.
L'importance des grands établissemens du Gard et de l'Aveyron, quelques
usines isolées à Vienne, à Toulon, etc., classent l'industrie métallurgique du
midi immédiatement après l'industrie séricicole. Les causes du ralentissement
des travaux sont ici les mêmes que dans la Haute-Marne, et se traduisent en
bloc par une réduction de moitié de la masse des produits. Épars dans divers dé-
partemens, quelques ateliers pour la filature et le tissage des laines ne sont pas
sans influence sur le caractère et la richesse des districts où ils sont établis. Les
principales fabriques existent à Vienne, Carcassonne, Chalabre, Limoux, Bayonne,
Rodez, Saint-Geniez , Castres , Mende, Montpellier, Clermont-l'Hérault. Quel-
ques-unes de ces fabriques, qui reçoivent des commandes du gouvernement,
ont aisément traversé la crise; d'autres, qui exportent une partie de leurs pro-
duits, n'ont reçu presque aucune demande du commerce extérieur. Le plus grand
nombre, qui se consacrent exclusivement à la consommation locale, ont man-
qué, par suite de la gène générale, des débouchés qu'ils rencontraient à leur
porte dans les besoins usuels de la population. A cette inaction des métiers à
tisser correspond une baisse effrayante dans le prix des laines, qui entraîne im-
médiatement un résultat très fâcheux pour l'avenir, la diminution des trou-
peaux. Les fabriques de gants à Grenoble et à Milhau, la préparation des cuirs
entreprise dans cette dernière ville sur une échelle très étendue, le tissage des
toiles de chanvre et de lin à Voiron, et surtout les savonneries et les huileries de
Marseille, méritent encore de prendre place dans le relevé des forces manufac-
turières de la zone méridionale. Si on en excepte la tannerie, la chamoiserie, la
mégisserie de Milhau, qui ont conservé leur personnel presque intact, et les in-
dustries propres à la ville de Marseille, dont les souffrances n'ont pas aussi for-
tement paralysé le mouvement habituel, le travail a subi partout une réduction
de la moitié ou des deux tiers.
Dans la région occidentale, deux villes, Cholet et Mayenne, méritent à peu
près seules le nom de villes de fabrique. A Cholet, dont les métiers tenaient
leur solde près de quatre-vingt mille personnes à l'époque où le lin se filait ex-
clusivement au fuseau, les filatures se sont mises en chômage dès le commen-
cement de la crise; le tissage a été suspendu pendant plusieurs mois, tandis que
l'industrie du coton et de la laine perdait seulement la moitié de son activité.
A Mayenne, les filatures de coton, les fabriques de calicots, de toiles grises en
fil de lin et de quelques articles de fantaisie, ont manqué complètement la sai-
son d'été, et l'inertie des ateliers a duré plusieurs mois à l'époque même où le
travail est ordinairement le plus actif. La fabrication la plus importante des dé-
partemens de l'ouest est disséminée sur la surface d'une partie des anciennes
provinces de la Bretagne et du Maine. Les noms de Quintin , Saint-Brieuc,
Rennes, Morlaix, Laval, Mamers, disent assez qu'il s'agit de cette industrie des
992 REVUE DES DEUX MONDES.
toiles si profondément bouleversée déjà par la révolution accomplie dans son
sein. Une baisse énorme et instantanée qui s'est manifestée aussitôt après notre
dernière révolution a paralysé au moins la moitié des métiers. Quelques indus-
tries particulières à certaines localités animent et diversifient un peu le tableau
monotone de l'industrie des départemens occidentaux. Ainsi la papeterie d'An-
goulème, célèbre depuis quatre siècles, livre au commerce pour 6 millions de
papier par an; les filatures de lin et de chanvre d'Angers mettent en œuvre les
superbes produits des vallées de la Loire; la ganterie de Niort garde son an «
cienne réputation en face de la concurrence des gants en laine et en cachemire.
Faillite, liquidation, ou tout au moins pertes considérables et inertie partielle,
tel a été le sort des maisons consacrées à ces industries secondaires.
Le centre proprement dit de la France, en laissant de côté pour un moment
le brillant rayon de la capitale, renferme des fabrications un peu plus nom-
breuses. L'industrie textile y est représentée par les étoffes de soie, la passe-
menterie, les tapis et les draps de Tours, la tapisserie d'Aubusson et de Felletin,
les draps communs, mais solides, de Châteauroux, les toiles et les tissus de
laine de Romorantin, les flanelles et les droguets de Limoges. L'industrie mé-
tallurgique y figure par les grands établissemens de la Nièvre, la coutellerie
de Clermont-Ferrand et de Thiers. Les porcelaines de Limoges, la poterie de
Tours, les porcelaines et faïences de l'Allier et de Seine-et-Marne, occupent une
place plus ou moins importante dans le tableau de nos arts céramiques. Durant
la crise, les soieries de Tours, qui sont surtout destinées aux ameublemens de
luxe, conservent à peine quelques métiers en activité. Les fabriques séculaires
des tapis d'Aubusson sont contraintes, par l'anéantissement du crédit et des
ventes, de renvoyer les trois mille ouvriers qu'elles renfermaient. Grâce à la
nature spéciale de ses produits, à la destination qu'ils reçoivent, Châteauroux
résiste un peu mieux au bouleversement industriel. La ville de Romorantin fa-
briquait sept mille cinq cents mètres de drap par semaine, elle en fabrique à
peine trois mille. Les vastes usines de la Nièvre, Imphy, Fourchambault, etc.,
qui roulent sur des capitaux considérables, et dont les frais généraux ne dimi-
nuent presque pas quand le travail s'amoindrit, éprouvent des pertes propor-
tionnées à une baisse d'environ moitié dans la masse de leurs transactions. La
coutellerie de Thiers et de Clermont-Ferrand ne fournit pas du travail à quatre
mille ouvriers au lieu de vingt mille. Les vingt-quatre manufactures de porce-
laine existant à Limoges, et comptant en bloc trente-sept fours et trois cents
meules, avaient, à l'exception de quatre fabriques seulement, malgré l'aide em-
pressée du conseil municipal, fermé leurs fours au mois de mai 1848. Sans res-
sentir une aussi forte perturbation, les autres établissemens céramiques de la
région centrale ont resserré leur production au moins d'un tiers.
Quant au cercle de Paris, on sait que la fabrication manufacturière y a pris,
depuis 1815 et surtout depuis 1830, un prodigieux essor. Capitale des arts et
des lettres, Paris est devenu une grande métropole industrielle. Sa banlieue et
ses faubourgs forment autour d'elle comme une ceinture d'usines, de manufac-
tures et d'ateliers de tout genre. Ses plus riches quartiers, comme ses environs
les plus délicieux, n'ont pas toujours résisté avec succès à ces envahissemens de
la plus grande puissance de l'époque. En 1847, les fabriques possédant un mo-
teur mécanique ou ayant plus de vingt ouvriers réunis en atelier atteignaient,
l'industrie française depuis février. 993
dans le département de la Seine, le chiffre do trois cent dix-huit. Elles em-
ployaient environ trente mille ouvriers, hommes, femmes ou enfans. Un per-
sonnel infiniment plus nombreux est attaché aux établissemens placés en dehors
de ces conditions. L'industrie parisienne proprement dite, c'est-à-dire l'ébénis-
terie, les bronzes, la bijouterie fausse, la papeterie, la tabletterie, et vingt fabri-
cations d'articles de fantaisie et de goût, enveloppe dans son immense réseau
plus de soixante mille familles ouvrières. Nous n'avons pas besoin d'insister ici
sur les effets de la crise par rapport à la population laborieuse ou à la produc-
tion industrielle. Ces effets lamentables, on ne les connaît que trop : ils sont
écrits dans l'histoire de l'année 1848 en des traits qui s'effaceront difficile-
ment de notre mémoire. Rappelons seulement que, si toutes les industries ont
chômé, si les filatures, les teintureries, les ateliers pour la construction des
machines, etc., sont tombés, au moins un moment, dans une inaction ab-
solue, ce sont encore les articles dits de Paris qui ont été le plus cruellement
décimés. En l'absence de relevés officiels qu'il n'est pas possible de dresser,
et en attendant les résultats d'une investigation à laquelle la chambre de com-
merce se livre avec une patience digne d'encouragement, nous avons interrogé
les hommes qui connaissent le mieux l'état économique de notre grande cité.
D'après les renseignemens recueillis, nous croyons pouvoir évaluer le ralentis-
sement de l'industrie appelée parisienne aux neuf dixièmes pour les ventes et
aux sept dixièmes pour la production. Les pertes des autres fabrications, relati-
vement à leur activité durant les années précédentes, ne seraient au contraire
que des deux tiers sur la vente et d'un peu plus de moitié sur le chiffre des pro^
duits.
Si, reprenant en bloc tous les documens accumulés, nous envisageons main-
tenant, dans son ensemble, l'état industriel du pays durant la crise, nous ne
croyons pas pouvoir être taxé de pessimisme en évaluant l'amoindrissement
total de la fabrication à la moitié du chiffre normal. Or, la production manu-
facturière est estimée à 2 milliards par an, dans lesquels les quatre indus-
tries textiles du coton, de la laine, de la soie et du lin entrent pour à peu
près 1,600 millions. La perte de notre grande industrie nationale serait donc
d'environ 850 millions pour dix mois. Quelle a été la part des travailleurs
dans cet immense désastre? Les fabriques françaises n'occupent pas moins de
deux millions d'ouvriers. Les salaires peuvent être évalués en moyenne à 1 fr,
25 cent, par jour, en tenant compte des femmes et des enfans, ce qui donne
pour deux millions d'ouvriers et deux cent cinquante jours ouvrables, en dix
mois, une somme de 625 millions. Si le travail a été réduit de moitié, les sa-
laires ont éprouvé une égale diminution : les ouvriers de l'industrie ont donc
perdu au moins 312,500,000 francs.
Qui pourrait remuer tous ces chiffres d'une main froide et insensible? Com-
ment ne pas songer, hélas! à toutes les misères, à toutes les larmes que la
crise révolutionnaire a coûtées, à tant d'existences grandes ou modestes, fon-
dées sur le travail, qu'elle a subitement renversées? Si pénible que soit l'a-
moindrissement de la richesse nationale, on est encore plus touché des souf-
frances dont la classe la plus nombreuse a été la principale victime. En face de
ce débordement de maux, le gouvernement n'est pas sans doute resté immobile
et inactif, Qu'a-t-il fait? Que devait-il faire?
094 REVUE DES DEUX MONDES.
IL
Des projets fort divers ont été présentés pour conjurer les effets de la crise
industrielle; on les a vus surgir par milliers. Le mouvement qui agitait tant d'es-
prits a-t-il révélé quelques nouvelles mesures susceptibles de porter remède
aux maux signalés? Quand on prend connaissance de ces propositions innom-
brables, on demeure stupéfait que d'une pareille fermentation n'aient pas jailli
plus d'idées justes et fécondes. Notre dessein n'est pas de suivre, dans leurs mille
détails, ces élucubrations où éclate le plus souvent tant d'inexpérience. Quel-
ques combinaisons plus réfléchies sont seules dignes d'examen; on peut aisé-
ment les ramener à des termes simples et clairs. Pour relever l'industrie de son
abattement, pour ranimer les transactions évanouies, on a conseillé au gouver-
nement de prêter de l'argent aux manufacturiers, d'ouvrir des crédits, de faire
des commandes sur une grande échelle, d'allouer des primes à la sortie des
produits, de créer des compagnies ou des comptoirs d'exportation. Tous ces
moyens supposent l'aide active du trésor public. Le défaut commun de ces me-
sures, c'est de s'adresser à l'état, comme s'il avait des ressources inépuisables,
sans se demander auparavant ce qu'il peut. Viennent ensuite des avantages et
des inconvéniens inhérens à la nature de chaque système.
Les prêts directs permettent de donner au travail un aliment immédiat; mais
voilà que l'état se transforme aussitôt en banquier : il est obligé de faire un choix
entre les emprunteurs qui sollicitent son appui, d'entrer dans l'examen des si-
tuations individuelles. C'est là une tâche difficile qui conduit nécessairement à
des exclusions arbitraires. Aussi les prêts ne profitent-ils pas à l'industrie en
général; ils ne servent qu'à quelques industriels, quand les autres sont sacrifiés.
Cet inconvénient diminue, si les avances sont faites sur dépôt de marchandises
à tous ceux qui ont des produits en magasin; mais alors les valeurs données
en garantie appauvrissent singulièrement le capital de l'emprunteur. Si le sys-
tème des prêts peut s'adapter utilement à certaines circonstances particulières,
il est mauvais comme mesure générale.
Les établissemens de crédit ont, sur les avances directes, cet important avan-
tage, qu'on peut combiner l'aide de l'état avec des élémens tirés du sein même
du corps industriel. Subventions du trésor, souscriptions des fabricans, peuvent
ici se fortifier et s'étendre pour le bien général. Contribuant à son propre relè-
vement, l'industrie puise dans cet effort une salutaire confiance en elle-même.
S'il fallait compléter l'action des établissemens de crédit par une aide plus di-
recte, mieux vaudrait encore le secours donné au moyen de commandes que
le système des avances en argent. Les commandes permettent aussi de ranimer
immédiatement le travail dans telle ou telle fabrication, sans que l'industrie
s'accoutume autant à se reposer sur le bras qui la soutient. L'état grève, il es1
vrai, le présent; mais, si les dépenses sont bien dirigées, il retrouve plus tard»
dans un accroissement de son matériel, la compensation de ses sacrifices. Tout
en anticipant ainsi sur les besoins futurs, il est libre d'ailleurs de propor-
tionner l'assistance aux moyens dont il dispose. Son action est plus gênée et
plus incertaine quand les effets des mesures proposées, au lieu de se restreindre
à l'intérieur du pays, débordent par-delà les frontières nationales. Ainsi, pour
l'industrie française depuis février. 995
les primes si souvent proposées comme moyen d'encourager les exportations, il
y a une grave question préliminaire à résoudre avant de prendre un parti : les
gouvernemens étrangers n'auraient-ils pas la volonté et les moyens de rendre
vaines les dispositions adoptées? Rien de plus facile pour eux; s'ils veulent main-
tenir les choses sur le pied actuel, il suffit d'élever les droits d'entrée d'une
somme équivalente à la prime de sortie. Ce mode d'encouragement tourne pres-
que toujours, comme l'expérience l'a démontré, au préjudice de la nation qui
l'emploie. 11 est rare, en effet, quand la prime cesse, que l'augmentation du
droit d'entrée dont elle a été la cause cesse entièrement avec elle. On a vu des
cas où la surtaxe était intégralement maintenue. En admettant, au surplus, que
la prime suive librement son cours, elle appauvrit le trésor national au profit
des consommateurs étrangers. C'est un cadeau qui diminue pour eux le prix des
produits en une proportion égale à son chiffre. Expédient chanceux, la prime
reste donc, en thèse générale, un mauvais calcul. Si, dans une situation tout-à-
fait extraordinaire, un gouvernement est contraint d'y recourir pour désen-
combrer le marché et rendre un peu de mouvement au corps industriel, l'ap-
plication du système doit être courte, restreinte et calculée soigneusement sur
les dispositions présumées des autres peuples.
Les primes reconnues insuffisantes pour réveiller le commerce extérieur de
son engourdissement, aurait-on pu recourir avec plus d'avantages à la création
de compagnies privilégiées recevant des subventions du gouvernement et qui se
seraient chargées d'exporter les produits français? Les partisans de cette idée ne
manquaient pas de représenter le triste état où sont réduites nos exportations.
Tous ceux qui ont visité les grands marchés du mond<e ont reconnu l'infériorité
de notre commerce : personne ne conteste ce mal ; mais à quelle cause faut-il
l'attribuer? Ici commencent de profondes dissidences qui réagissent naturelle-
ment sur le choix des remèdes à mettre en usage.
Notre commerce extérieur manque d'organisation; voilà le premier fait dont
l'esprit est frappé. La France ne compte qu'un très petit nombre d'exportateurs
dignes de ce nom, c'est-à-dire qui spéculent à l'aide d'un capital assez considé-
rable pour pouvoir attendre les retours. Les affaires se traitent généralement à
crédit par l'intermédiaire de pacotilleurs dont la solvabilité douteuse, subissant
la loi des fabricans , n'obtient guère que des marchandises de rebut. Jamais
notre industrie ne prend un intérêt direct dans les opérations lointaines. Com-
bien ce système, où tout roule à peu près sur le frêle pivot de la pacotille, dif-
fère de la constitution du commerce extérieur de la Grande-Bretagne! Toujours
prêts à s'intéresser dans les spéculations commerciales, les manufacturiers an-
glais sont à la fois fabricans et exportateurs. Ils sentent dès-lors combien il est
important pour eux de s'enquérir du goût des différens peuples, et ils appro-
prient leurs produits à des destinations qu'ils connaissent (1). Les armateurs,
de leur côté, ne sont pas seulement, comme chez nous, des voituriers qui trans-
portent une caisse de marchandises à un prix convenu; ils <w*t encore un large
intérêt au succès de l'entreprise. L'armement et la fabrique se prêtent ainsi un
(1) De nombreux exemples que nous croyons inutile de citer établissent surabondam-
ment à quel point nos manufacturiers négligent de se tenir au courant des convenances
étrangères.
996 REVUE DES DEUX MONDES.
appui mutuel, et de cette alliance dérive une garantie pour la loyauté des ex-
péditions. Entièrement privé de ces énergiques ressorts, est-il étonnant que le
commerce français ait vu sa sphère se restreindre chaque jour de plus en plus?
Il y a des parages où il ne pénètre plus sous le pavillon national. Combien
avons-nous de navires par an dans les mers de la Chine? combien envoyons-
iious de produits dans ce monde immense de l'extrême Orient où s'ouvrent de
si vastes marchés? Quand nous y paraissons, c'est pour y étaler notre impuis-
sance. A Canton, par exemple, les affaires pour les laines seulement montent à
30 millions de francs environ par an; nous ne figurons pas dans ce chiffre
énorme pour 1 million en dix années (1 million sur 300 millioris!). Tous ces
faits ont été, durant la dernière crise, habilement commentés par les partisans
des compagnies d'exportation. Si l'industrie privée, disaient-ils, est aussi évi-
demment inhabile à s'aider elle-même, il faut bien venir à son secours ou se
résigner au complet anéantissement des exportations françaises.
Quelque spécieux que soit ce raisonnement, il ne s'ensuit pas que la création
de compagnies privilégiées fût le vrai moyen d'attirer l'industrie vers les opé-
rations du commerce extérieur. D'abord, au point de vue des nécessités du mo-
ment, on objectait avec succès l'évidente inefficacité du remède. Quand l'orga-
nisation des compagnies serait-elle terminée? quand leur influence se ferait-elle
sentir? L'industrie particulière n'aurait-elle pas depuis long-temps succombé,
lorsqu'on se trouverait prêt à lui porter secours? On aurait seulement embar-
rassé les finances de l'état dans des projets chimériques. Au point de vue de
l'avenir et de l'esprit de notre droit public actuel, l'institution projetée prêtait
également aux plus sérieuses critiques. Renversant immédiatement les opéra-
tions existantes, elle aurait rendu impossible tout effort individuel. Quelle mai-
son aurait pu entrer en concurrence avec une société soutenue par les capitaux
du gouvernement, et rejetant en définitive sur le trésor public le fardeau des
pertes éprouvées? Que l'association dût être un élément de force et d'activité,
que ce fût même le seul moyen de salut, pas de doute possible, à une condition
cependant, c'est que l'association ne serait pas fondée sur le monopole et ne
s'alimenterait pas de privilèges. Alliance entre le fabricant et l'exportateur, telle
sst la première tendance qu'il importe d'encourager, et dont une société privi-
légiée étoufferait le germe.
Si on voulait suivre jusqu'au bout le raisonnement des adversaires des com-
pagnies d'exportation, on toucherait bientôt à la grande querelle de la protec-
tion et du libre échange. On verrait que notre système de douanes est accusé
de la décadence du commerce extérieur. Comment notre marine pourrait-elle
exporter nos marchandises, s'écrie-t-on, si elle n'a pas de fret pour le retour, et
si elle est obligée de faire peser sur les articles expédiés de France les dépenses
du voyage tout entier? Est-il possible que nos exportateurs entreprennent de
négocier avec tel ou tel peuple dont il leur est défendu de recevoir les produits
en échange des nôtres? Voilà comment on se trouvait poussé malgré soi sur le
brûlant terrain d'anciennes discussions qu'on était convenu d'ajourner. Au mi-
lieu des ravages de la crise, avant de songer à régler les futures destinées du
tommerce, il fallait pourvoir aux pressantes nécessités du moment. A ce point
ûe vue, les compagnies étaient aisément mises hors de cause. Protectionistes et
libres échangistes conservaient intacts leurs arguraens et leur position respective.
l'industrie française depuis février. 997
D'une réalisation moins malaisée, les comptoirs d'exportation étaient de vé-
ritables banques de prêts sur dépôts de marchandises qui ne paraissaient pas
non plus de nature à renouer la chaîne des transactions interrompues. Je n'en-
tends pas dire que nos armateurs, même dans les momens les plus favorables,
trouvent à un prix modéré les capitaux dont ils ont besoin. A 5 ou 6 pour 100
d'intérêt s'ajoutent 2 et demi pour 100 sur les valeurs exportées que les prê-
teurs ont pris l'habitude de stipuler à leur profit. S'il s'agit des rares opérations
au-delà du cap de Bonne-Espérance, les lettres de crédit ne peuvent se négo-
cier qu'à Londres, et toujours moyennant de nouvelles remises : frais écrasans,
dont un allégement quelconque serait un bienfait pour notre marine marchande.
Pourtant, en 1848, la cherté des capitaux n'était pas la cause de la désolation des
ports; l'inertie absolue des affaires dérivait principalement de Tétat du marché
intérieur et de la situation des colonies. Quelle aurait été l'influence de quelques
banques spéciales sur ces invincibles obstacles?
Le gouvernement écarta en masse tous les plans relatifs à des compagnies et
à des comptoirs d'exportation. Il recourut, au contraire, aux systèmes des prêts
directs, des commandes, des établissemens de crédit et des primes. Comment
a-t-il usé de ces moyens de soulagement et quels résultats en a-t-ii obtenus?
L'aide de l'état, sous forme de prêts, n'a été accordée qu'à deux industries pa-
risiennes, celle des meubles et celle des bronzes, et aux associations formées soit
entre ouvriers, soit entre patrons et ouvriers. Outre les inconvéniens inhérens
à ce mode d'assistance, il y avait une raison décisive d'en écarter l'emploi, au
moins sur une grande échelle. Était-il possible de subvenir, avec l'argent du
trésor, aux immenses besoins auxquels la crise avait donné naissance? Toutes
les ressources dont le gouvernement pouvait disposer n'auraient pas suffi pour
combler le gouffre. Alléguer l'exemple de 1830 et des 30 millions avancés alors
au commerce, c'était méconnaître la profonde différence de deux crises, dont la
dernière tient beaucoup plus à une perturbation sociale qu'à une révolution po-
litique. Des deux industries particulières auxquelles le décret du 1er septembre
1848 affectait 600,000 francs (400,000 francs pour les meubles, 200,000 fr. pour
les bronzes), une seule, celle des meubles, a pu largement profiter du crédit.
Les conditions dans lesquelles elle s'exerce répondaient beaucoup mieux que
celles de l'industrie des bronzes aux intentions du décret, qui avait en vue les
petits fabricans travaillant en chambre avec un ou deux compagnons ou ap-
prentis (1). Le montant des prêts obtenus par les ébénistes s'élevait, au 31 mars
1849, à la somme d'environ 160,000 francs, répartie entre deux cent soixante
à deux cent quatre-vingts déposans, sur cinq cent vingt-sept dépôts. Il n'avait été
alloué sur le crédit des bronzes qu'environ 18,000 francs à vingt déposans, sur
vingt à vingt-cinq dépôts.
On connaît les objections qu'a suscitées le principe consacré par le décret du
5 juillet 1848 relatif aux associations ouvrières. En ménageant aux ateliers ex-
ploités par ces associations certains avantages spéciaux, on plaçait dans des
conditions défavorables les établissemens de même nature appartenant soit à
(i) La répartition des prêts a été confiée à une commission de sept membres, et l'in-
térêt de ces prêts fixé à un centime par jour (3 fr. 65 cent, pour 100 par an), auquel
s'ajoute un droit d'emmagasinage de 2 1/2 pour 100.
TOME II. 64
998 REVUE DES DEUX MONDES.
un seul chef, soit à des sociétés commerciales; on s'exposait aussi à des mé-
comptes par suite des vices inhérens à une exploitation en commun. Ces consi-
dérations ne manquaient pas de gravité : elles se rattachaient toutefois un peu
trop visiblement à la politique qui répugne à toute innovation. N'étaient-elles
pas dominées, d'ailleurs, par une nécessité provenait de la disposition même
des esprits? Reculer alors devant un essai eût été d'une souveraine imprudence.
Accomplie avec intelligence et loyauté, l'expérience doit porter, au contraire,
avec elle les plus utiles enseignemens. Au commencement du mois de mars der-
nier, il avait été statué sur près de trois cent cinquante demandes par le conseil
chargé de la répartition du crédit des 3 millions. Plus de quarante associations
avaient obtenu des avances, dont le chiffre variait de 5,000 à 250,000 francs, et
dont le total montait à un peu plus de 2 millions.
Le gouvernement provisoire avait eu recours au système des commandes pour
venir en aide à l'industrie lyonnaise. Justement ému de l'état de la ville de
Lyon, il avait commandé à la fabrication des soieries quarante-trois mille dra-
peaux et cent trente mille écharpes. Cette opération, qui a motivé depuis un
crédit de 6,700,000 francs, aurait pu être combinée de manière à porter sur des
articles d'une utilité moins contestable. Si les quarante-trois mille drapeaux
peuvent être distribués aux gardes nationales et aux communes, que faire des
cent trente mille écharpes? A quel usage peut-on employer des milliers de
mètres d'étoffe tissée aux trois couleurs? Coûteuse et stérile au point de vue
économique, la commande a du moins atteint son but principal : elle a procuré
un soulagement réel à la population ouvrière de la seconde ville de France, et
évité peut-être de grands malheurs.
De tous les moyens mis en œuvre pour ranimer le travail, les établissemens
de crédit ont pris la plus forte part aux encouragemens de l'état. C'est par l'in-
termédiaire des comptoirs d'escompte que le trésor a principalement prêté son
appui aux intérêts industriels et commerciaux. Dès les premiers jours de la ré-
volution de février, il avait été décidé qu'il serait établi dans toutes les places
où les affaires avaient de l'importance un comptoir national d'escompte alimenté
par le concours de l'état, des villes et d'associés souscripteurs, et destiné à
mettre le crédit à la portée des différentes branches de la production. En pré-
sence du trouble considérable survenu dans le crédit privé, il était naturel et
politique de chercher des moyens de soulagement dans l'union de forces di-
verses isolément insuffisantes. Un comptoir d'escompte fut immédiatement formé
à Paris au capital de 20 millions. L'état et la ville, qui avaient souscrit chacun
pour un tiers de ce capital, renonçaient à participer aux bénéfices de l'établis-
sement, et garantissaient jusqu'à concurrence de leur mise les pertes qui pour-
raient résulter des opérations. Le comptoir de Paris a reçu, en outre, un prêt
de 3 millions. Il avait escompté, jusqu'au 15 février dernier, cent mille billets
montant à près de 79 millions, et reçu à l'encaissement sur place et du dehors
des effets de commerce pour une somme trois fois plus forte. Pour satisfaire à
des besoins analogues, soixante-sept comptoirs ont été établis dans les départe-
mens. Le capital total de ces comptoirs s'élève à 109,249,500 fr.; le tiers souscrit
par l'état est conséquemment de 36,416,500 fr., sans parler d'une subvention
additionnelle d'environ 7 millions. Le chiffre des escomptes directs était de
385 millions de francs au 15 février 1849, et les encaissemens reçus sur place et
L INDUSTRIE FRANÇAISE DEPUIS FEVRIER.
du dehors, d'environ 800 millions. Les comptoirs qui ont pris la part la plus forte
à ce mouvement sont ceux de Marseille, Nantes, Bordeaux, Mulhouse, Lille, Le
Havre et Rouen. Une même condition avait été partout imposée à l'escompte :
pour être admises, les valeurs devaient être revêtues de deux signatures au
moins. On s'aperçut bien vite qu'à Paris cette condition rendait les comptoirs
inabordables aux petits commerçans et aux petits industriels, qui avaient pour
tout moyen de crédit un actif immobilisé entre leurs mains. Quatorze sous
comptoirs, institués avec les ressources propres des industries qu'ils concer-
naient (1), eurent pour mission d'étendre les facilités du crédit. Étrangers eux
mêmes aux opérations de l'escompte, simples intermédiaires, les sous-comptoirs
recevaient des sûretés diverses par voie de nantissement sur marchandises, titres
et autres valeurs, et se portaient ensuite garans auprès des comptoirs nationaux.
Les magasins généraux complètent l'ensemble des mesures extraordinaires
destinées à remplacer le crédit éteint et la circulation paralysée. Placés sous la
surveillance de l'autorité, ces établissemens recevaient en dépôt les matières
premières et les objets fabriqués dont la crise empêchait la vente. Des récé-
pissés extraits de registres à souche, transférant la propriété des dépôts et
transmissibles par endossement, étaient remis aux déposans et formaient entre
leurs mains une véritable monnaie de papier ayant sa représentation en na-
ture (2). Les quatre magasins généraux de Paris et ceux établis dans cinquante
et une villes des départemens avaient reçu, au commencement de décembre
dernier, des marchandises expertisées à une valeur d'environ 70 millions. Mul-
house, Le Havre, Nantes, Strasbourg, méritent d'être cités au nombre des places
dans lesquelles les magasins ont rendu le plus de services.
Sans l'aide donnée par l'état sous la forme d'un crédit artificiel, l'industrie
et le commerce seraient tombés dans une faillite à peu près générale; pas une
affaire n'eût été possible. Comptoirs, sous-comptoirs, magasins publics, voilà
les pivots autour desquels ont roulé toutes les opérations commerciales. A l'in-
fluence de ces établissemens s'est joint le puissant concours de la Banque de
France. Si les conditions rigoureuses de son escompte en interdisaient l'accès à
l'immense majorité des industriels, la Banque était du moins la source où se
ravivaient incessamment les forces des comptoirs nationaux. Cette grande insti-
tution a ouvert en outre d'importans crédits à des industries spéciales : les usines
métallurgiques des départemens, le commerce des métaux et la fabrication des
cuirs à Paris ont largement participé à ces avances (3).
Tous ces moyens de soulagement agissaient sur les intérêts industriels et sur
le commerce à l'intérieur de la France. On y joignit des primes pour stimuler
l'exportation de certains produits entassés dans les fabriques. Par un arrêté du
(1) Il faut excepter de cette règle le sous-comptoir des entrepreneurs du bâtiment,
qui avait reçu dans l'origine une destination spéciale, et qui a obtenu de l'état pour trois
années un prêt gratuit de 500,000 fr., indépendamment d'une garantie de 4,500,000 fr.
(2) La Banque de France a été autorisée à accepter les récépissés en remplacement
de la troisième signature, et les comptoirs nationaux ont pu les admettre en remplace-
ment de la seconde.
(3) La Banque de France n'a pas perdu de vue ses propres intérêts. La fusion des
banques locales, convoitée depuis si long-temps, a été le prix principal de son concours
après la révolution de février.
4000 REVUE DES DEUX MONDES.
10 juin, dont la légalité a été contestée, les drawbacks (1) déjà existans ont été
relevés de 50 pour 100 jusqu'au 31 décembre 1848; durant le même espace de
temps, les tissus de soie et de fleuret, les tissus de lin et de chanvre de fabrica-
tion française ont joui, à la sortie, d'une prime de 4 et demi pour 100 de la
valeur. En temps ordinaire, les objections dont l'arrêté de juin a été assailli
sous le rapport de la légalité auraient dû peut-être soulever des scrupules sé-
rieux; mais, dans un moment où la limite des attributions de chaque pouvoir
n'était pas encore fort nettement dessinée, en présence de nécessités impérieuses,
nous ne pensons pas qu'il y eût un grand intérêt à scruter trop sévèrement les
articles de lois sur lesquels le gouvernement avait basé sa décision. Sagement
calculé, l'expédient était restreint d'ailleurs dans d'assez étroites limites. Si on
envisage les résultats obtenus, on doit reconnaître qu'il a amené un mouvement
sensible dans les exportations. Les tissus de soie et les fils et tissus de laine se
partagent à peu près par moitié les sommes payées pour primes temporaires et
drawback additionnel. Les autres industries admises à jouir du même avantage
n'y participent guère qu'en des proportions comparativement insignifiantes. Les
primes temporaires de 4 et demi pour 100 sont montées en bloc à 2,191,015 fr.
environ, ce qui suppose des exportations pour une somme de 48,689,222 francs.
Le total de la dépense, en y comprenant le drawback additionnel, arrive à
4,578,000 fr. (2). Sans l'élan donné au commerce par cet appât exceptionnel,
on peut hardiment affirmer, en prenant pour base la diminution même qui s'est
manifestée malgré la prime, que les deux tiers au moins des exportations privi-
légiées auraient fait défaut à nos manufactures.
A ces subventions abondantes accordées par le trésor à l'industrie et au com-
merce, à titre de prêts directs, commandes extraordinaires, avances aux éta-
blissemens de crédit, primes et drawbacks, il faut ajouter encore les commandes
faites sur le budget courant et qui n'ont pas exigé de fonds spéciaux (3); il faut
ajouter les efforts des départemens et des villes. Toutes les ressources disponibles
absorbées, l'avenir a été grevé soit pour soutenir certaines fabrications locales,
soit pour donner du pain à la population ouvrière. Les bureaux de bienfaisance
ont vu s'accroître immensément le cercle de leur clientèle par les progrès de la
misère publique. L'industrie, de son côté, a tiré de son sein d'énergiques moyens
de résistance. Dans un grand nombre de places commerciales, nous voyons les
négocians former des associations pour se prêter un secours mutuel, pour favo-
riser l'écoulement des fabriques ou pour soutenir le crédit.
(1) Le drawback est la restitution du droit payé à l'entrée des matières premières.
(2) Les primes n'étant pas définitivement liquidées pour le dernier trimestre de 1848
au moment où ces chiffres sont recueillis, l'évaluation en a été faite par approxima-
tion.
H (3) Nous ne devons pas compter ici les 20 \o\x 24 millions dépensés pour les ateliers
nationaux, dont l'organisation a été si funeste à l'industrie. Nous omettons également
les 50 millions votés pour les colons de l'Algérie, qui doivent, dans l'avenir, procurer au
pays une large compensation pour les sacrifices actuels; ce secours profitait à la popu-
lation laborieuse et non à l'industrie proprement dite. Il en faut dire autant de certaines
allocations à des genres de travaux étrangers à Tordre industriel, par exemple, les
200,000 francs votés pour les beaux-arts, 100,000 francs pour les lettres, 680,000 franc*
pour les théâtres, etc., etc.
l'industrie française depuis février. 4001
Comment s'expliquer que des efforts aussi divers, des sacrifices aussi consi-
dérables, n'aient pas produit en définitive des résultats plus significatifs? Con-
sidérez ce qu'elle a coûté, et l'œuvre paraît immense; comparez au contraire les
effets obtenus aux exigences de la situation, et vous resterez stupéfait de la pro-
digieuse insuffisance des moyens mis en œuvre. C'est que les remèdes employés
agissaient seulement sur les conséquences sans remonter à la cause môme du
mal. Faut-il reprocher aux pouvoirs éphémères qui se sont succédé après le
24 février de n'avoir pas exercé d'action sur les principes élémentaires du dés-
ordre industriel? Incertains eux-mêmes de leur lendemain, qu'auraient-ils pu
opposer aux incertitudes qui glaçaient la confiance? En gagnant du temps par
de simples palliatifs, ils léguaient à leurs successeurs la tâche plus haute de
substituer aux expédiens d'un jour les mesures générales qui embrassent l'avenir
et replacent la société dans les voies normales de son développement. Comment
le gouvernement actuel pourra-t-il suffire à cette grande mission? quels sont
les élémens qu'il doit chercher à contenir? quels sont ceux dont il doit favoriser
l'influence au sein de notre système économique? C'est demander quelle est la
politique industrielle la plus propre à réparer les désastres d'où nous sortons à
peine. .
III.
Parmi les causes qui ont provoqué les cruelles convulsions économiques des
dix derniers mois de l'année 4848, celles qui tenaient à l'ébranlement politique
et à l'état provisoire de l'autorité ont perdu de leur influence. Malgré l'attitude
violente des partis extrêmes, le pays veut l'ordre, non cet ordre trompeur qui
aboutit à une périlleuse immobilité, mais l'ordre qu'engendre le jeu régulier
des institutions et d'où naissent à la fois la sécurité et le progrès. Ce sont des
conditions meilleures pour l'industrie que celles de l'année dernière. Nos ma-
nufactures en ont déjà profité. Dès le mois de janvier, le mouvement s'est fait
sentir; les travaux ont été repris à peu près sur tous les points. Nos grandes
fabrications ont paru animées d'une vie nouvelle. Lyon a reçu d'i m portantes-
commandes de l'étranger et surtout de l'Amérique; Rouen, Lille, Roubaix, Mul-
house, Sainte-Marie-aux-Mines, etc., stimulées par le retour de la confiance et les
demandes du commerce, se sont activement préparées aux ventes du printemps
et de l'été. Cette activité renaissante, que de fatales circonstances viennent de
ralentir, avait été d'autant plus sensible, que la pensée en opposait naturellement
le contraste à la désolante inertie de nos fabriques il y a un an. Elle s'était encore
accrue par les efforts de nos manufacturiers pour figurer dignement à l'exposi-
tion quinquennale, où ils se sont empressés d'accourir (1). Par malheur il reste
(1) Le nombre des exposans dépasse, cette année, de plus d'un dixième celui de 1 8 ï t.
Des produits ont été envoyés de tous nos grands centres industriels. Le département du
Nord compte cent dix-neuf exposans, celui de la Seine-Inférieure cent dix-sept, le Rhône
cent, la Loire trente-huit, le Haut-Rhin trente-cinq : dans la Seine, le nombre s'en élèv
à environ trois mille. Quatre départemens, l'Ariége, la Corse, les Landes et le Lot, ne
figurent point à l'exposition. L'Algérie, au contraire, y brille par des produits qui prou-
vent la fécondité de son sol. Nous ne citons pas le nombre élevé des exposans en 1849
comme un indice de l'état de l'industrie : impérieusement obligés d'jcouler leurs pro-
1002 REVUE DES DEUX MONDES.
encore des raisons d'inquiétude et de trouble qui survivent au bouleversement
politique. Un mauvais germe, couvé depuis long-temps et éclos sous l'atmo-
sphère embrasée de la révolution, agit comme un fâcheux dissolvant au sein
du corps industriel. C'est là un mal plus grand que l'immobilité temporaire des
métiers, et qui oblige à rappeler quelques vérités fondamentales.
Considérée dans son essence même, l'industrie est un moyen de rapproche-
ment et d'union. Plus elle étend ses triomphes sur le monde matériel, et plus
les hommes sentent le besoin qu'ils ont les uns des autres. Rien de plus juste
que de réprouver, au nom de ces idées, les institutions arbitraires qui tendent
à diviser les élémens de la société industrielle et sèment ainsi la défiance et
l'hostilité; mais partir de là pour nier que l'industrie ait besoin du concours de
forces différentes ayant chacune ses conditions essentielles, c'est méconnaître
les exigences complexes de la production. Les théories qui attaquent soit de
front, soit par des voies détournées, l'existence même d'un élément aussi néces-
saire que le capital, aboutissent forcément à la ruine de l'industrie. Est-il d'ail-
leurs une preuve plus convaincante de la nécessité de cet élément, sous une
forme ou sous une autre, que l'évidente stérilité des combinaisons inventées
pour suppléer à son absence? Au sein de ces régimes imaginaires, le travail,
qu'on s'imaginait favoriser, s'allanguit bientôt, faute d'un stimulant énergique.
Au lieu de chercher seulement à contenir l'abus de l'influence du capital, on
a, par une synthèse imprudente, éteint un des principes indispensables à la vie
industrielle.
On peut s'étonner qu'il faille discuter sérieusement une erreur aussi palpable,
qui attaque bien moins encore les existences établies que les intérêts de la civili-
sation universelle, et qui anéantit l'industrie, c'est-à-dire un des meilleurs moyens
d'atteindre au but suprême de toute société, la participation du plus grand
nombre aux avantages sociaux. On se demande comment une telle erreur a pu
faire assez de progrès' pour causer quelque inquiétude au gouvernement actuel.
La réponse est facile : c'est que, fils du xvme siècle et de la révolution française,
nous sommes pétris de leurs enseignemens, qui peuvent se résumer en un mot :
l'égalité. Nous portons de plus au dedans de nous-mêmes un désir très naturel
et très légitime, quand il est contenu comme tous nos instincts ont besoin de
l'être : le désir d'améliorer notre sort. Les doctrines qui ébranlent l'ordre social,
en cherchant à dissoudre les élémens du corps industriel, font appel à ces deux
sentimens. Elles les irritent, elles les égarent et y puisent une force incalcu-
lable. S'adressant généralement à des hommes dont l'intelligence n'est pas assez
exercée pour distinguer les fausses conséquences d'une idée de ses corollaires
légitimes, elles réussissent sans peine, en promettant le bonheur, à éblouir les
yeux et à entraîner les esprits. L'ordre social échappera sans aucun doute aux
coups dont il est assailli. Toutes les pages de l'histoire nous l'enseignent : les
épreuves successives, même les plus douloureuses, que l'humanité traverse, pro-
fitent en définitive au triomphe de la vérité; mais quelle digue la société peut-
duits, les fabricans n'ont pas voulu perdre une occasion de publicité ou en laisser le bé-
néfice à quelques-uns d'entre eux : telle est la principale raison de l'empressement qu'ils
ont montré; mais, il faut le dire à leur honneur, ils ne sont pas restés au-dessous de
leur renommée.
l'industrie française depuis février. 1003
elle opposer au torrent? Si les grands principes qui forment sa base sont éter-
nellement vrais, quelle en sera l'égide et la sauvegarde? Comment abréger
les temps difficiles et hâter le jour du triomphe? Faut-il heurter de front les
deux idées qui sont à la racine des utopies contemporaines? Ce serait s'exposer
soi-même à sortir des voies de la justice et prêter à ses adversaires de nouveaux
moyens de séduction. Le pouvoir social dispose d'une arme plus infaillible; sur
le terrain de ceux qui l'attaquent, il sera bien plus fort qu'eux quand il voudra
résolument user de sa force. Ils y portent des rêves; il peut y porter des réalités.
Son action intelligente peut développer efficacement les conditions du bien-être,
soit dans Tordre moral , soit dans l'ordre matériel. C'est donc en dernière ana-
lyse dans les sentimens invoqués pour la renverser que la société trouvera son
affermissement, car elle a seule les moyens de les satisfaire dans toute la limite
du juste et du possible.
L'exemple du gouvernement de juillet doit nous éclairer sur certaines exi-
gences qu'il avait méconnues et nous prémunir contre les fautes dans lesquelles
il était tombé. Rien n'avait été essayé pour ralentir le mouvement qui poussait
l'industrie à s'agglomérer dans les grands centres de population où la vie est si
incertaine et la misère si fréquente. Des études récentes ont nettement mis en
saillie l'urgente nécessité de favoriser sous ce rapport , dans l'intérêt des fa-
milles ouvrières et de la moralité publique, l'éparpillement des manufactures (1).
Après les expériences que nous avons traversées, il serait en outre impardon-
nable de s'abandonner aux exagérations du système manufacturier. En stimulant
la production au-delà des justes bornes, on augmente les vicissitudes inhérentes
à la vie industrielle, on grossit les mauvaises chances de cette vaste loterie où
tant d'existences sont intéressées. Depuis une année, l'excès a été cruellement
réprimé; Yover-production, comme disent les Anglais, a disparu dans un abîme.
Les établisseniens créés dans des conditions défavorables- qui vivaient d'une vie
factice, sont anéantis. S'il était permis de chercher] une consolation aux cala-
mités qui nous ont atteints, nous la verrions dans un fait incontestable, c'est
que la tempête a nettoyé la voie et laissé la place libre pour une production ap-
propriée aux véritables besoins. 11 devient plus facile dès-lors de modérer et de
guider le mouvement de l'industrie; mais à cette mission correspond la tâche de
porter notre éducation commerciale, trop long-temps négligée, au [niveau de
notre éducation industrielle.
Cette œuvre, dont l'importance est aujourd'hui parfaitement appréciée, en-
traîne-t-elle pour le gouvernement l'obligation de se substituer aux entreprises
individuelles ou de subventionner des compagnies? Assurément non; nous avons
vu les inconvéniens indissolublement attachés à ces modes factices de ranimer
la vie commerciale. Nécessairement complexe comme les grands intérêts qu'elle
concerne , l'action du pouvoir sur le commerce suppose d'abord que tous les
services qui tendent à mettre le pays en communication avec les autres peuples
seront organisés en vue de garantir la rapidité et la (sécurité des relations.
Ainsi, en Angleterre, les postes,- les grandes lignes de paquebots transatlanti-
ques, les canaux, les chemins de fer, etc., répondent visiblement à un mouve-
(l) Voyez le rapport sur les Classes ouvrières \en France pendant l'année 1848
par M. A. Blanqui, 2 vol. in-18, chez Firmin Didot.
1004 REVUE DES DEUX MONDES.
ment d'expansion du dedans au dehors. Chez nous, tout semble avoir été cal-
culé, au contraire, en vue d'une concentration perpétuelle. Avons-nous essayé,
par hasard, d'échapper à cette tendance, les tentatives ont été promptement
abandonnées. On avait fait beaucoup de bruit, par exemple, au sujet d'un cer-
tain nombre de lignes de paquebots qui devaient rattacher aux deux Amériques
nos grands ports de commerce; un des services tant promis était parvenu à s'é-
tablir: nous n'avons pas à juger ici la constitution particulière de la compagnie
qui l'exploitait; mais, au point de' vue de nos relations commerciales, il est
très fâcheux d'avoir échoué dans la réalisation d'une pensée que l'avenir pro-
mettait de féconder. Divers projets avaient été mis en avant pour relier aux
lignes des paquebots anglais de l'Inde Orientale l'ile de la Réunion et nos pos-
sessions du canal Mozambique; on aurait pu porter ainsi dans les parages de
Madagascar, où les traités consacrent nos droits, un principe d'activité commer-
ciale et un élément de civilisation : tous les plans se sont évanouis par défaut
de résolution dans le gouvernement, de hardiesse dans le commerce. Nous ne
pouvons pas sans doute aspirer, sous le rapport des moyens d'expansion à l'exté-
rieur, à une assimilation complète avec la Grande-Bretagne, dont nous séparent
de nombreuses différences; il est indispensable cependant de nous inspirer de
sa pensée autant que le permet notre situation particulière. Nos voisins nous
présentent encore d'autres exemples utiles à consulter. Le commerce britannique
tire, comme on sait, une force incalculable de son intime union avec l'industrie
manufacturière. Si le gouvernement français n'est pas libre d'introduire tout
d'un coup parmi nos fabricans l'habitude de s'intéresser dans les exportations,
il dispose néanmoins d'une influence assez grande pour ménager peu à peu un
résultat aussi désirable. Dans ses relations quotidiennes avec l'industrie, par
l'intermédiaire d'institutions spéciales, il peut mettre en saillie les avantages
d'un rapprochement et d'une alliance entre les manufacturiers et les armateurs.
Le jour où les forces isolées se seront réunies en un même faisceau, le jour où
nos fabricans prendront un intérêt direct dans les expéditions lointaines, le com-
merce extérieur de la France aura une base solide sur laquelle il pourra s'orga-
niser et s'étendre.
Le gouvernement doit, en outre, au commerce, tous les renseignemens sus-
ceptibles d'éclairer sa marche. Par les agens qu'il entretient au dehors, par
les missions confiées à notre marine, il reçoit chaque jour de nombreuses in-
formations qui lui donnent le moyen de constater les besoins, les goûts des
différens peuples, l'importance des divers marchés, et de mettre incessamment
sous les yeux de nos négocians l'état réel et mobile du monde commercial. De-
puis plusieurs années, divers documens de ce genre ont été mis en lumière;
mais, malgré tout le soin avec lequel l'œuvre a été commencée, il n'était pas
possible d'atteindre immédiatement au but. Il faut un temps plus long et des ef-
forts patiens pour que le commerce français sorte enfin de l'ignorance où il a
été long-temps laissé.
L'actif concours de la diplomatie peut aussi faciliter son développement et ai-
der puissamment à ses progrès. C'est dire qu'en restant fidèle aux autres devoirs
qui lui sont imposés, la politique extérieure de la France doit s'inspirer sans
cesse des besoins du commerce et s'efforcer, par des traités spéciaux, d'élargir
ses débouchés. Trop de dispositions exclusives , tristes débris d'un autre temps,
l'industrie française depuis février. 1005
trop de mesures vexatoires et onéreuses existent encore dans les législations
étrangères. C'est faute de les avoir bien connues que nous avons, dans des
conventions déjà anciennes, joué visiblement un rôle de dupes. Chaque jour,
d'ailleurs, quelques circonstances particulières poussent tel ou tel gouvernement
étranger à adopter certaine mesure qui nous ferme un marché et se résout en
une perte immédiate pour nos commerçans el pour nos manufacturiers; il ap-
partient à la diplomatie de prévoir et de prévenir des coups aussi funestes.
Quand elle se sera bien pénétrée des grands intérêts économiques confiés à sa
vigilance, nous ne la verrons pas, comme cela est arrivé plus d'une fois, ignorer
jusqu'au dernier moment les dispositions qui nous atteignaient, et se borner
alors forcément à de tardives et stériles représentations. L'histoire de nos traités
de commerce et de navigation et de nos conventions postales depuis trente an-
nées établit clairement que nos envoyés à l'extérieur ont manqué trop souvent
d'informations exactes sur les détails des législations étrangères, de connais-
sances pratiques dans les questions qui intéressent le plus le commerce national,
et de cette habileté prévoyante et décidée qui triomphe des difficultés en sachant
tout d'abord en pénétrer le caractère et en mesurer l'étendue. Faut-il rappeler,
par exemple, comment, après avoir, sous la vaine promesse d'une réciprocité de
traitement, ouvert nos portes aux vaisseaux anglais, notre marine marchande a
rencontré des obstacles imprévus et insurmontables dans les exigences fiscales
d'institutions particulières ou dans des privilèges locaux consacrés par des lois
vieillies? Faut-il dire qu'en réglant les conditions du régime postal avec le même
pays, nous admettions les journaux anglais sous un droit analogue à celui de nos
feuilles quotidiennes, tandis que certaines de nos publications périodiques res-
taient assujetties à une taxe dix fois plus élevée? Pour les colonies anglaises, les
Indes Orientales par exemple, le traitement réservé à la France est encore plus
sévère; variant suivant les villes, le droit perçu équivaut à une prohibition com-
plète. Quand nous avons traité avec la Belgique pour le même objet, nous avons
reçu les journaux belges moyennant la taxe postale imposée aux journaux
français, et nos feuilles périodiques, en franchissant la frontière, se sont vues
assujetties à un droit supplémentaire de timbre qui double les frais de poste.
Combien de fois notre gouvernement n'a-t-il pas été assailli des plaintes légi-
times de l'imprimerie et de la librairie nationales contre l'audacieuse piraterie
des contrefacteurs belges! Qu'a-t-on essayé pour combattre ou pour atténuer
une atteinte aussi audacieuse à la propriété intellectuelle? Nos exportations de
livres se sont abaissées de plus en plus; notre librairie a été réduite aux abois.
Ce que nous disons là d'une industrie, nous pourrions le dire de beaucoup d'au-
tres. La diplomatie ne s'est point assez préoccupée des intérêts économiques du
pays. Elle a aujourd'hui devant elle une œuvre immense qu'il n'est plus possible
d'ajourner. Pour l'accomplir, elle peut prendre exemple sur la diplomatie bri-
tannique. Les agens anglais se font remarquer dans tous les pays par une rare
perspicacité à pressentir les difficultés qui pourraient nuire aux intérêts com-
merciaux de leur nation et par une indomptable ténacité à les combattre. Ils ont
derrière eux une longue tradition d'efforts dont ils poursuivent fidèlement le
cours ininterrompu. Ils obéissent aussi à ce que nos voisins appellent la pression
du dehors. L'impérieuse nécessité d'ouvrir des marchés aux produits nationaux
est, de l'autre côté du détroit, une de ces vérités incontestées qui se résument
4006 REVUE DES DEUX MONDES.
en un sentiment populaire. Chacun comprend à merveille qu'une fois que l'in-
dustrie suffit aux exigences qu'elle est appelée à satisfaire au dedans, son déve-
loppement et sa prospérité sont subordonnés à l'état du commerce extérieur. Pro-
duction et exportation sont alors deux idées essentiellement corrélatives l'une de
l'autre. La masse des produits dépasse-t-elle les demandes de l'étranger, les ca-
tastrophes économiques deviennent aussitôt imminentes. Si le gouvernement
anglais ne parvient pas toujours à équilibrer les deux termes, c'est là du moins
l'invariable tendance de sa politique.
En France, nous marchons depuis long-temps au hasard, sans avoir un sys-
tème déterminé et conforme à notre situation spéciale. 11 faut remonter au-delà
de 1789, jusqu'à l'ancienne monarchie, pour retrouver des intentions vraiment
systématiques; c'est, du reste, une tâche difficile que de tracer la ligne où nous
devons entrer et de marquer ainsi le point de départ d'une tradition nouvelle.
Tant qu'on n'aura pas résolu ce problème, en tenant compte tout à la fois de
l'état de nos fabriques, de notre amoindrissement colonial et des nécessités po-
litiques, il faut s'attendre à des oscillations fréquentes, et, en définitive, à dé-
penser beaucoup d'argent et de soins, sans qu'il en résuite des facilités nouvelles
pour l'écoulement de nos produits. L'industrie ne serait qu'un moyen de ri-
chesse, comme on a long-temps pu le croire, qu'on devrait déjà se préoccuper
de sa destinée; mais elle a un plus noble rôle à remplir dans la société : elle est,
avant tout, un puissant agent de civilisation. Le vaste champ ouvert au travail
forme une arène où les peuples exercent leur génie divers pour le bien général
des hommes, et où les conquêtes réalisées deviennent un fonds commun, source
certaine de nouveaux progrès. La France y brillera toujours, nous l'espérons,
par une initiative hardie, ingénieuse, que distinguent un goût délicat et un vif
sentiment de l'harmonie des formes. Affaiblie par une crise sans exemple dans
l'histoire, notre industrie porte en elle une force vitale qui l'a soutenue durant
l'épreuve et qui lui conserve encore sa glorieuse mission. 11 dépendra de la po-
litique destinée à gouverner ses mouvemens au dedans et au dehors d'élargir
et de féconder ses efforts infatigables. Pour cela, c'est notre dernier vœu, il faut
avant tout que les pouvoirs publics, soient maîtres enfin de consacrer aux pro-
grès pratiques et aux améliorations sociales une attention et des soins que les
violences des factions ont absorbés jusqu'à ce jour dans une stérile défensive.
A. AUDIGANNE.
UNE
EXPÉDITION AMÉRICAINE
DANS
LES DÉSERTS DU NOUVEAU-MEXIQUE.
Narrative of the Texan Santa-Fé Expédition, by G. Wilkins Kendall.
Ce serait une curieuse histoire à faire que celle des conquêtes paci-
fiques auxquelles les États-Unis doivent la plupart de leurs agrandisse-
mens. Les annales de l'ancien continent sont là pour constater que
l'occupation de la moindre province a coûté à chacune des puissances
européennes plus de temps, plus d'hommes et plus d'argent que les
États-Unis n'en ont dépensé pour s'assimiler d'immenses territoires.
L'action habilement dirigée du commerce leur a suffi pour accomplir
ce que d'autres pays ne savent faire qu'à grand'peine et par la force
des armes. Il ne leur a fallu que rarement en appeler à Yultima ratio
du canon pour achever ce qu'avaient commencé leurs pionniers, leurs
défricheurs et leurs marchands. On sait comment l'indépendance du
(1) 2 vol. in-8°, London, Wiley et Putnam.
1008 REVUE DES DEUX MONDES.
Texas, proclamée d'abord par les colons américains, est venue donner
à la métropole un état de plus. Quant à la Californie et au Nouveau-
Mexique, il était difficile de réaliser à moins de frais deux plus impor-
tantes acquisitions. C'est que partout, au Texas, au Nouveau-Mexique,
dans la Californie, les caravanes de l'Union américaine avaient frayé
la voie à ses soldats. Quand la conquête politique commençait, la con-
quête commerciale était déjà faite, et le succès de l'une assurait tou-
jours le succès de l'autre.
J'ai sous les yeux le récit détaillé de l'une de ces expéditions aventu-
reuses qui devait donner une immense province, le Nouveau-Mexique,
à la jeune république du Texas. A peine établie, celle-ci aspirait à s'a-
grandir. On était en 4841 . Le Texas réclamait comme sa frontière occi-
dentale le Rio-Colorado; c'est sur l'un de ses affluens que se trouve située
Santa-Fé, capitale du Nouveau-Mexique : le Nouveau-Mexique était ainsi
dans les limites et sous la juridiction, géographiquement parlant, de
la république texienne. Le Texas faisait valoir encore, à l'appui de sa
demande, les sympathies des populations établies en-deçà de la Rivière-
Rouge, qui ne cherchaient qu'une occasion de secouer le joug mexi-
cain , et surtout d'échapper à la tyrannique domination du général
Armijo. gouverneur de l'état. Le moment était favorable. En Europe,
on eût envoyé quelques régimens; en Amérique, on préféra envoyer
une caravane. Ce fut donc avec l'espoir de profiter d'un soulèvement
des Nouveaux-Mexicains, ou , tout au moins, d'assurer au commerce
texiçn un nouveau débouché, que le général président du Texas, Mira-
beau Lamar, organisa l'expédition de Santa-Fé. Cette expédition devait
ouvrir entre le Texas et Santa-Fé une route plus directe que celle de
Saint-Louis et du Missouri. C'était une tâche difficile, car les déserts
qui séparent le Texas de Santa-Fé étaient à cette époque complètement
inexplorés.
Bien que le but avoué de l'expédition fût purement commercial, on
lui donna une escorte militaire destinée à la protéger dans son passage
à travers les terrains de chasse des Comanches et des Caïguas, enne-
mis implacables des Mexicains et des Texiens. Trois cents hommes à
cheval furent désignés pour accompagner la caravane. Un général
d'une bravoure et d'une prudence éprouvées, le général Mac Leod, fut
choisi par le gouvernement texien pour commander l'expédition. Ce
choix n'était pas seulement justifié par l'importance des résultats poli-
tiques et commerciaux qu'on espérait obtenir à Sanla-Fé : c'était aussi
un acte de courtoisie diplomatique envers l'état du Nouveau-Mexique,
dont un général était gouverneur. Grâce au caractère dont il était
revêtu , le chef de la caravane texienne pouvait au besoin se trans-
former en négociateur. La prudence la plus vulgaire légitimait ces
précautions; cependant la malveillance y trouva un ample prétexte à
UNE EXPÉDITION AMÉRICAINE. 1009
commentaires. On fit courir le bruit que la caravane texienne avait
pour mission de conquérir le Nouveau-Mexique à main armée, d'y
porter peut-être l'incendie, le pillage et la destruction. Ces bruits,
dont l'exagération semblait suffisamment démontrée par le petit nom-
bre des voyageurs et par leur incommode équipement, ne laissèrent
pas de trouver quelque créance; ils se propagèrent avec une rapidité
funeste et amenèrent peut-être les désastres au milieu desquels la
tentative bardie des explorateurs texiens vint échouer. D'autres causes
encore contribuèrent à disperser la caravane. Toutefois, pour avoir
été malheureuse, l'expédition de Santa-Fé ne devait point rester com-
plètement stérile, et le zèle des intrépides voyageurs peut revendiquer
une grande part dans les événemens dont le Nouveau-Mexique a plus
tard été le théâtre.
C'est à M. Wilkins Kendall que nous devons le récit de cette aven-
tureuse campagne. Avant de nous occuper du voyageur, nous adres-
serons quelques reproches à l'écrivain. Malgré leur prétention de par-
ler anglais plus purement que les Anglais eux-mêmes, les écrivains
américains (si l'on excepte Washington Irving et Cooper) sont fort loin
d'égaler, pour la pureté comme pour l'éclat du style, les écrivains
de la mère-patrie. De nombreux idiotismes et un je ne sais quoi de
raide dans la construction des phrases font aussitôt distinguer les pre-
miers des seconds. M. Kendall est Américain, et il ne faut que lire
quelques pages de son récit pour s'en apercevoir. La composition du
livre laisse à désirer comme le style. La réalité fournissait au narrateur
de précieux élémens qu'on regrette de ne pas voir mieux employés.
M. Kendall s'étend avec complaisance sur des personnages, sur des
faits insignifians, tandis qu'il est avare de détails sur les acteurs prin-
cipaux de l'expédition. Ce défaut tient sans doute à ce que l'auteur a
noté ses impressions à mesure qu'il les ressentait; il a oublié que des
notes quotidiennes ne sont que les matériaux épars d'une composition
et non la composition même. M. Kendall a peut-être cédé aussi, dans le
cours de son récit, à l'attrait de certains détails personnels. Quoi qu'il
en soit, et malgré ces imperfections, sa relation a obtenu en Angle-
terre et en Amérique un grand succès de curiosité. De tels récits
peuvent être regardés comme des révélations précieuses sur la poli-
tique commerciale des États-Unis. En effet, que les caravanes améri-
caines soient exclusivement composées d'aventuriers ou d'émigrans
réunis à la voix de quelque chasseur du désert; qu'elles aient pour but
quelque gigantesque entreprise particulière, comme celle d'Astor, exé-
cutée au commencement de ce siècle (1); qu'elles s'organisent sous les
(1) Washington Irving a décrit dans son Astoria les excursions aux Montagnes Ro-
cheuses entreprises aux frais d'un négociant de New- York, M. Astor, pour fonder un
vaste établissement commercial dans l'Orégon.
1010 REVUE DES DECX MONDES.
auspices d'une compagnie de négocians, ou qu'enfin, comme la cara-
vane de Santa-Fé, elles doivent leur origine à la sollicitude même du
gouvernement, les résultats de ces expéditions ne sauraient trouver
aucun pays indifférent. C'est toujours une étape plus éloignée, un jalon
plus avancé dans les déserts au profit de la civilisation. Si le livre de
M. Kendall a obtenu le succès que nous avons constaté, c'est qu'en dé-
pit de longueurs et de négligences regrettables, il donne sur les cara-
vanes américaines d'exacts et utiles renseignement auxquels ne manque
ni l'intérêt politique, ni même, à certains égards, l'intérêt romanesque.
Que l'on se figure des déserts immenses, inconnus, coupés de pré-
cipices, de ravins et de forêts sans issue, habités ou plutôt parcourus
sans cesse par des guerriers sauvages, ennemis acharnés de la race
blanche : c'est à travers ces déserts qu'il faut pousser, en suivant le
cours du soleil, trois ou quatre cents chariots lourdement chargés. Je
n'indique là pourtant qu'une partie des obstacles qui attendent une
caravane américaine dans les prairies. Restent la soif, les maladies,
de funestes erreurs de route, et parfois la trahison. Combien d'épisodes
curieux, combien de dévouemens obscurs, de prouesses ignorées, ont
eu le ciel et la savane pour seuls témoins ! Ces caravanes ont aussi leurs
traditions, leurs légendes mystérieuses; les vieux chasseurs s'entretien-
nent autour des foyers, pendant les haltes, du coursier blanc des prairies,
que nul cavalier ne peut joindre, si bien monté qu'il soit. Ils racontent
encore la tradition de l'Indien Pawnie, qui, au retour d'une lointaine
expédition de chasse, trouve le camp de sa tribu abandonné, et sa jeune
maîtresse restée en l'attendant sur le seuil de sa hutte, la seule de-
meurée debout. Le visage de la jeune femme est bien pâle, mais c'est
que son cœur est bien triste. Tous deux se mettent en route pour re-
joindre la tribu, dont le camp n'est pas loin. Au bout d'une heure de
marche silencieuse, les deux jeunes amans aperçoivent la fumée des
wigwams, mais il n'est pas convenable que la vierge pawnie rentre avec
son fiancé dans son village. L'Indien l'y précède; là, il apprend que sa
maîtresse est morte depuis deux jours. Le guerrier vole aussitôt à
l'endroit où il a laissé sa fiancée; la nuit est venue, et, sur la pierre où
elle était naguère assise, le Pawnie ne retrouve plus que le paquet
qu'il avait confié à la jeune fille. La plainte lugubre du vent dans \es
cotonniers répond seule aux gémissemens du guerrier indien.
Tels sont les récits, les souvenirs du désert. Cette vie nomade du
marchand , du pionnier américain , a un charme qui se devine même
à travers les plus incomplètes descriptions. C'est ce charme que nous
voudrions essayer de rendre, en suivant M. Kendall à travers les dra-
matiques incidens de son pèlerinage.
UNE EXPÉDITION AMÉRICAINE. 4014
I.
M. Kendall commence par nous apprendre quels motifs l'ont décidé
à partager les fatigues et les dangers de l'expédition texienne. Les prai-
ries à l'ouest de Saint-Louis, les terrains de chasse des Pawnies et des
Osages, avaient été décrits par M. A. Murray; M. Fields avait raconté
un voyage à Sania-Fé, et Washington Irving une excursion au fort
Gibson. M. Kendall cherchait pour sa plume un sujet nouveau : il avait
par-dessus tout un violent désir de parcourir les régions exclusivement
habitées par les Indiens nomades, de prendre sa part des chasses au
bison et des sports grandioses de la vie des frontières. Un autre motif
qui détermina M. Kendall, et qu'un Français ne comprendra guère, fut
le dérangement de sa santé. En Amérique, les émotions d'un voyage
dans les prairies sont regardées comme un puissant moyen thérapeu-
tique; chez nous, un malade qui affronterait de si rudes épreuves nous
paraîtrait courir à la mort plutôt qu'à la guérison.
M. Kendall était donc à la Nouvelle-Orléans, attendant avec impa-
tience qu'une occasion s'offrît pour réaliser ses projets de voyage, quand
il rencontra un des chefs de la caravane texienne, le major Howard,
faisant des achats de marchandises pour l'expédition de Santa-Fé. Le
plan de l'expédition s'accordait merveilleusement avec les vues de
M. Kendall. La caravane devait suivre, je l'ai dit, pour se rendre du
Texas à Santa-Fé, une route entièrement nouvelle. Son itinéraire la
conduisait sur les terrains de chasse des Comanches et des Caïguas, où
devaient abonder le bison, l'ours, l'élan et le daim. On prévoyait des
dangers, des privations de toute espèce; on redoutait des fatigues qui
semblaient devoir briser dix fois les santés les plus robustes. C'était
autant qu'il en fallait pour décider un Américain préoccupé du soin
de sa convalescence. M. Kendall eut bien vite pris son parti; il se pro-
mit qu'il ferait route avec la caravane texienne, et il courut arrêter
son passage à bord d'un navire en partance pour Galveston.
A Galveston, un compagnon se joint à M. Kendall. C'est un jeune
homme affecté d'une surdité passagère, et qui, comme le hardi tou-
riste, s'est mis en tête de recourir à la panacée américaine, un voyage
dans le désert. Le lendemain, les deux malades sont rendus à Houston.
Quoique le rendez-vous soit fixé à Austin, les préparatifs de départ
mettent déjà tout en mouvement à Houston même. Une compagnie de
volontaires a mis en réquisition forcée tous les selliers, les carrossiers et
les forgerons de l'endroit. Ces trois corps de métiers sont occupés jour
et nuit à réparer les selles, les harnais, les carabines et les chariots.
L'expédition projetée est le sujet de toutes les conversations. Des
4012 REVUE DES DEUX MONDES.
groupes nombreux se forment autour des chasseurs et des vieux aven-
turiers. On écoute d'une oreille avide des relations de chasses aux bi-
sons, de combats avec les tribus sauvages des déserts de l'ouest, de
rencontres avec les ours ou les serpens à sonnettes, et mille autres
histoires merveilleuses que les Bas-de-Cuir des frontières ont toujours
en réserve dans leur mémoire.
En trois jours, M. Kendall a fait tousses préparatifs de voyage; il est
armé, monté, équipé, puis il se met en route pour Austin. A vingt
milles de cette bourgade, il est reçu dans une habitation où s'offre à lui
un terrible exemple des mauvais traitemens auxquels un touriste im-
prudent est exposé dans les prairies. Un des membres de la famille
qui l'accueille porte sur son crâne le témoignage ineffaçable de la
férocité des Indiens nomades. A la suite d'une escarmouche avec ces
sauvages, il a été laissé pour mort, puis scalpé, et sa chevelure orne,
à l'heure qu'il est, les mocassins ou le calumet de quelque dandy
comanche. Une telle rencontre est de mauvais augure au début de
l'excursion que projette M. Kendall. L'intrépide voyageur n'en pour-
suit pas moins son chemin : l'intérêt de sa santé ne lui permet sans
doute pas d'hésiter.
A Austin, un voyageur anglais, M. Falconner, attire aussi l'attention
du touriste américain. M. Falconner a toutes les qualités, il n'a au-
cun des défauts du caractère anglais, et M. Kendall ne tarde pas à lier
connaissance avec lui. Le gentleman anglais possède au plus haut
degré l'esprit de précaution particulier à ses compatriotes. Outre le
fusil à deux coups qu'il porte en route sur ses épaules, il est chargé de
tout un assortiment d'ustensiles qui pendent en festons à sa ceinture
ou à la selle de sa mule. Il est armé, comme de toutes pièces, d'un
jambon, d'une théière, d'une demi-douzaine de tasses, d'un sac de bis-
cuit, d'une gourde, d'une paire de pistolets, de livres et d'instrumens
scientifiques. Puis, pour qu'aucune préoccupation fâcheuse ne vienne
troubler ses rêveries de voyageur, M. Falconner a pris à gages un
chasseur texien, qui n'a d'autre devoir à remplir auprès de lui que de
le retrouver, dans le cas où il viendrait à s'égarer dans le désert. Tom
Hancock (c'est le nom du garde du corps du touriste anglais) est lui-
même un type curieux, qui n'a rien à envier aux plus piquautes
créations des romanciers. C'est un homme de cinq pieds huit pouces
environ, mais que sa taille voûtée et son allure nonchalante font pa-
raître plus petit; rien ne laisse deviner chez lui la vigueur et la force
de résistance dont ses muscles sont réellement doués. Ses membres,
dépourvus de toute symétrie, paraissent, pour ainsi dire, disloqués.
Son œil est si enfoncé sous les sourcils, qu'on n'en peut deviner la cou-
leur. C'est là Tom Hancock au repos; mais à l'occasion , quand il re-
dresse sa haute taille, quand la commotion électrique du danger vient
UNE EXPÉDITION AMÉRICAINE. 1013
galvaniser ses muscles, le Texien apparaît sous son véritable jour :
son œil brille d'un éclat inusité, et aucun objet ne sera trop petit, trop
éloigné pour sa vue perçante; aucune trace ne lui échappera; l'animal
qui l'a laissée, la direction qu'il a suivie, la date enfin où l'empreinte a
été tracée, ce seront autant d'énigmes que déchiffrera, comme en se
jouant, sa merveilleuse sagacité. Dans la stratégie des bois, des fron-
tières ou des prairies, Hancock est passé maître comme dans la tactique
du chasseur. 11 peut circonvenir et prendre un Indien dans ses pro-
pres pièges. Il peut se coller plus étroitement au sol, ramper plus
loin, se rendre plus invisible que personne au gibier qu'il poursuit,
à l'ennemi dont il veut surprendre le camp; en un mot, c'est un guide
inappréciable pour l'approvisionnement d'une caravane, un batteur
d'estrade sans égal. Hancock ne peut plus compter ses rencontres soit
avec les Mexicains, soit avec les Indiens, et chaque fois il s'est signalé
par quelque exploit qui a défrayé pendant long-temps les conversations
de ses camarades; il a été prisonnier chez les Comanches, mais il leur
a échappé aussitôt. Jamais pourtant Hancock ne fait la moindre allu-
sion à ces innombrables prouesses : il est aussi modeste que vaillant.
Tel est le portrait que M. Kendall trace de Tom Hancock, un de ces
hardis aventuriers nourris dans la solitude des bois et des prairies,
dont les jours s'écoulent au milieu de dangers sans cesse renaissans, et
qui s'endorment chaque soir bercés par les hurlemens des loups et les
plaintes de l'oiseau de nuit. M. Falconner, on le voit , avait eu la main
heureuse.
Trois autres personnages méritent encore de fixer notre attention
parmi les nombreux compagnons de M. Kendall. Le premier est un
Mexicain du nom de Carlos, natif de Taos, dans le Nouveau-Mexique,
ancien trappeur dans les déserts que l'expédition va traverser, puis
courrier pendant plusieurs années entre Austin et San-Antonio. Le se-
cond est un capitaine des dragons texiens de l'escorte, W. P. Lewis. Le
troisième enfin est M. Howland de New-Bedfort, état de Massachussets.
C'est une de ces nobles natures, un de ces hommes d'élite qui ne font
en général que de courts pèlerinages ici-bas, comme si la vieillesse
était une peine expiatoire que la Providence inflige à l'homme. Brave
et fidèle autant que personne, il unit à ces grandes qualités une dou-
ceur de mœurs qui le fait chérir de tout le monde. Le Mexicain Carlos
par son ignorance présomptueuse, l'officier de dragons Lewis par sa
pusillanimité, deviendront plus tard les mauvais génies de l'expédition
texienne. Le caractère du pauvre Howland ne se démentira pas, et cet
homme intrépide, à l'heure du danger, saura pousser l'abnégation
jusqu'à l'héroïsme.
Un mois s'était écoulé depuis que tous les voyageurs et leur escorte
d'artillerie et de dragons s'étaient réunis à Austin. Le corps principal
tome u. 65
1014 REVUE DES DEUX MONDES.
campait, en attendant le départ, à vingt milles au-delà d'Austin. Enfin,
le 18 juin 1841, la caravane se met en mouvement. L'un des commis-
saires texiens, don José Antonio Navarro, placé, comme M. Kendall, dans
l'impossibilité de supporter les fatigues de la marche, monte avec lui
dans un char-à-bancs que le président Lamar met à leur disposition, et
tous deux suivent la longue file de chariots qui commence à rouler len-
tement à travers les prairies. Une avant-garde de deux compagnies de
dragons précède les chariots; après eux s'avance en mugissant, sous la
surveillance de ses gardiens, un troupeau de bœufs destinés à la nour-
riture des voyageurs; trois compagnies d'artillerie et de cavalerie fer-
ment la marche et traînent après elles une pièce de canon. Jamais peut-
être, depuis la découverte de l'Amérique, pareille entreprise n'avait été
essayée. Quand on entreprit le premier voyage de caravane, aujour-
d'hui si facile, entre Saint-Louis et Santa-Fé, chaque endroit, chaque
accident de terrain, chaque détour avait été depuis longues années
étudié et parcouru; dans la nouvelle expédition texienne, c'était l'au-
dace qui s'en remettait au hasard.
A quelques milles du premier campement, la caravane dit adieu aux.
derniers établissemens pour suivre vers le nord-ouest une route qui
devait se prolonger au-delà de toute prévision. Nous ne suivrons pas
sa marche lente à travers les mille obstacles des prairies sans fin. Les
chasses aux bisons qui les parcourent en troupeaux serrés avec le
bruit de l'ouragan, les ravins à franchir, les rivières à passer sur des
ponts de troncs d'arbres abattus et réunis à la hâte, sont l'occupation
sans cesse renaissante des jours qui suivent le départ. Les légendes du
désert, les plaisanteries grivoises des vétérans des prairies, les travaux
des forgerons et des ouvriers de toute sorte qui réparent les chariots
endommagés, sont les récréations des haltes. De longues journées de
fatigue, de courtes nuits de sommeil, se succèdent. La faim, la soif et
les dangers ne sont encore que des prévisions; les vivres abondent; les
chairs des bisons tombés sous la balle des chasseurs sont, à l'exception
des morceaux les plus délicats, abandonnées aux vautours des prairies,
et nulle trace d'Indiens n'a encore été signalée; en un mot, aucune ca-
tastrophe n'est venue assombrir les esprits, aucune privation n'a abattu
les forces des voyageurs. Les hôtes les plus dangereux de ces déserts
n'ont été jusqu'alors que les serpens à sonnettes, qui, par certains vents
glacés du nord, pendant la nuit, viennent de temps à autre chercher,
inoffensifs, un abri sous la tente ou sous le manteau des dormeurs.
Cependant, parmi les scènes qui marquent les premiers pas de la
caravane dans le désert, il en est une qu'il convient de signaler. Sou-
vent, sans motif apparent, les bêtes de somme ou de selle sont prises,
au milieu de ces solitudes, d'une terreur panique qui amène les plus
tristes désordres. Parfois, au moment où le calme le plus profond.
UNE EXPÉDITION AMÉRICAINE. 1015
règne dans le camp, un arbre mort qui craque sous la brise, le croas-
sement d'un corbeau, le mugissement lointain d'un bison, suffisent
à répandre une alarme folle qui se propage de l'animal à l'homme
et produit un mouvement d'inexprimable confusion. Il est difficile,
pour ne pas dire impossible, de se faire une idée d'une de ces estam-
pidas (1). On voit d'abord les chevaux dresser les oreilles, aspirer par
leurs naseaux dilatés la terreur qui semble souffler d'un point de l'ho-
rizon à l'autre, puis décrire en trottant de larges cercles autour du
camp. La peur se communique, comme l'électricité, des chevaux aux
bœufs; les hennissemens et les mugissemens se confondent; bientôt le
sol tremble sous le pied des animaux effrayés, qui n'entendent plus la
voix de leurs maîtres, et qui prennent avec fureur une course désor-
donnée, soit vers le camp, dont ils fouleront les tentes, au risque de se
briser eux-mêmes contre les chariots, soit vers l'immensité des plaines,
où ils ne tardent pas à disparaître au milieu d'un tourbillon de pous-
sière. Malheur alors au cavalier négligent qui n'a pas entravé ou atta-
ché sa monture, comme au conducteur de chariots qui n'a pas forte-
ment assujetti ses bœufs, car nulle puissance humaine ne peut arrêter
leur élan indomptable : le cavalier ne retrouvera plus son cheval, le
bouvier perdra ses bœufs sans espoir de les rattraper jamais. Il faut se
résigner à continuer à pied une route de plusieurs centaines de milles,
à abandonner ceux des chariots qui ont perdu leur attelage. Une estam-
pilla est certes un accident des plus redoutables dans le cours d'un long
voyage comme celui des prairies.
Dans une de ces paniques, la philosophie de M. Falconner, le voya-
geur anglais, est mise à une rude épreuve. Son cheval, bien que d'une
égalité d'humeur remarquable, ne peut résister à la contagion de la
peur, et, pour comble de disgrâce, au moment où l'alarme gagne le
camp, il n'a pu être déchargé que de la plus petite partie de son bagage
scientifique et culinaire. M. Falconner assiste d'un œil effaré au nau-
frage de sa cargaison. Les octans et les baromètres jonchent le sol, la
théière et la casserole battent bruyamment les flancs du cheval, et ne
font que redoubler sa terreur. Enfin, tout ce tumulte s'apaise, les bêtes
de somme sont maîtrisées après mille efforts, et M. Falconner n'a plus
qu'à recharger ce qui lui reste de son bagage, tout en constatant dou-
loureusement que son thermomètre marque cent degrés au-dessus de
zéro, et que son baromètre s'est livré aux plus étranges écarts.
Ces estampidas avaient été, je l'ai dit, les seuls incidens qui eussent as-
sombri les premières marches de la caravane. A l'exception d'un jour et
d'une nuit où l'eau manqua, et où les voyageurs purent pressentir les
angoisses de la soif, tout s'était borné aux fatigues inséparables d'une
(!) Mot espagnol qui veut dire course folle.
i(M6 REVUE DES DEUX MONDES.
pareille entreprise, fatigues sous le poids desquelles l'Américain ne flé-
chit jamais. Le i4 juillet, près d'un mois après le départ d'Austin, la
caravane avait fait halte sous l'ombre d'une ceinture de chênes qui
bordait une vallée dans laquelle serpente un fleuve aux eaux saumâtresy
le Brasos. Là, pour la première fois, les aventuriers contemplèrent un
terrible spectacle, l'incendie d'une prairie, sans pouvoir reconnaître si
l'accident était fortuit ou bien causé par la main de l'homme. Des nuages
d'une fumée noire obscurcissaient le ciel; au milieu de ces spirales
épaisses, la flamme dardait des lueurs sinistres qui s'épandaient partout
comme un torrent débordé. Les hautes herbes desséchées pétillaient
en s'enflammant avec la rapidité de la foudre. Le vent roulait de droite
et de gauche ces vagues de flamme que rien ne pouvait arrêter, et
qu'on voyait envahir en un clin d'œil la crête des collines les plus éle-
vées. De tous les fléaux des prairies, celui qu'on nomme fléau de feu
est le plus redoutable; autant vaudrait essayer d'entraver la marée
montante; un changement de vent peut pousser contre vous une mort
inévitable, ou consumer au loin, sur un espace de plusieurs milles, la
surface végétale des terrains que vous allez parcourir. Heureusement
pour la caravane, l'incendie suivait son cours vers la gauche et laissait
intactes les prairies situées sur la route qu'on se proposait de suivre.
Pendant toute la nuit, une traînée de flamme balaya la prairie en éclai-
rant l'horizon de lueurs rougeâtres, et, le matin suivant, la colonne
de feu escaladait encore la chaîne des collines qui séparent la prairie
des bas-fonds où coule le Brasos.
Cet incendie semble être pour la caravane un fâcheux présage. Dès
ce moment, en effet, commence pour les malheureux voyageurs une
série de désastres. L'eau devient plus rare. Un vieux capitaine de la
compagnie des batteurs d'estrade, M. Caldwell, chargé d'explorer la
route en avant des chariots, de choisir les endroits les plus favorables
pour les diriger et de rechercher les traces des Indiens, se replie sur
le gros du convoi pour annoncer qu'on vient de découvrir un campe-
ment de sauvages qui ne semble abandonné que depuis quelques
heures. Plus loin , on a trouvé le crâne d'un homme blanc tout ré-
cemment égorgé. Enfin, il est évident que la caravane est arrivée au
centre des tribus hostiles, et on redouble de précautions le jour comme
la nuit. Des ordres sévères sont donnés pour prévenir toute surprise.
C'est ainsi qu'on atteint la lisière d'immenses forêts bien connues des
trappeurs et des chasseurs américains sous la dénomination devenue
célèbre de cross timbers (1). Ces forêts s'étendent du nord au sud et de
l'est ta l'ouest, sur une largeur qui n'est guère moindre de quarante à
cinquante milles. Elles occupent un sol crevassé et montueux sur lequel
(1) Forêts transversales.
UNE EXPÉDITION AMÉRICAINE. 4017
rampe une sous-végétation presque inextricable de bruyères et de
buissons épineux. A peine, au milieu des profonds ravins qui coupent
en tous sens le terrain aride, rencontre-t-on çà et là une étroite clai-
rière. Partout l'herbe est desséchée, le feuillage jauni. Des troncs brûlés
ou noircis par les feux des chasseurs indiens s'élèvent de tous côtés en
attristant les yeux, tandis que leurs branches charbonnées et les buis-
sons aux pointes aiguës déchirent les chairs des hommes et des animaux.
La traversée de ces immenses forêts qui séparent les hautes prairies
des prairies basses dure quinze jours. Sur les bords de la rivière de
Noland, un conseil est tenu entre les officiers et les chefs de l'expédi-
tion. La marche a été si lente, qu'on sent impérieusement le besoin de
faire des journées plus longues. On est à la veille d'entrer dans une
contrée plus accidentée ; il devient nécessaire d'alléger les chariots.
C'est une mesure de salut commun. A cet effet, on fera comme dans
les gros temps en mer : on se débarrassera de l'excédant de la cargai-
son. Des provisions considérables de bœuf séché, dont une partie se gâ-
tait faute de consommation, sont destinées d'abord à être abandonnées;
puis on se résout aussi à sacrifier les bagages inutiles, les tentes, par
exemple, qui n'appartiennent qu'à un petit nombre de voyageurs pri-
vilégiés, et auxquelles les propriétaires renoncent pour ne pas exciter
le mécontentement de leurs compagnons. Officiers, commissaires, mar-
chands et soldats se privent de ces abris portatifs si utiles dans le dé-
sert. La tente de l'hôpital est seule exceptée d'un auto-da-fé général qui
ne laisse plus aux voyageurs d'autre ressource contre le brouillard, la
froidure, la pluie ou l'ardeur du soleil, que leurs couvertures et leurs
manteaux. On prend hauteur pour la première fois depuis le départ
d'Austin. Un mois de route n'a permis de franchir encore que deux
cents milles, et il en reste encore environ cinq cents dans la direction
du nord-ouest jusqu'à Santa-Fé.
Rien ne ressemble à l'océan comme les immenses prairies qui cou-
vrent cette partie de l'Amérique. Comme sur l'océan, l'œil n'aperçoit
partout que le même horizon. Le chasseur des prairies a aussi quelque
point de ressemblance avec le matelot : la même erreur de route peut
perdre le bâtiment qui navigue dans une mer inconnue et le chasseur
qui parcourt pour la première fois des prairies inexplorées. La cara-
vane avait dû se préoccuper vivement des malheurs que de pareilles
déviations pouvaient attirer sur elle : en suivant les bords de la Ri-
vière-Rouge, elle ne courait aucun danger de s'égarer. Il fut donc dé-
cidé qu'aussitôt qu'on aurait atteint cette rivière, on ne s'en écarterait
plus; mais l'impatience même où l'on était d'arriver au cours d'eau
désigné causa une déplorable méprise. Quelques formes de collines
que de vieux chasseurs croyaient reconnaître firent prendre pour la
Rivière-Rouge une rivière sans nom. La caravane allait dès-lors courir
1018 REVUE DES DEUX MONDES.
à sa perte, semblable au navire désemparé qui fait fausse route, et dont
l'équipage confond avec une côte semée d'écueils le port qui doit l'a-
briter.
IL
Les traces d'Indiens se multipliaient sur le passage des Texiens. Ces
traces étaient fraîches,. et les chasseurs sauvages qui les avaient lais-
sées ne devaient pas être loin. L'apparition soudaine d'une troupe de
chiens maigres et affamés vint donner aux présomptions des batteurs
d'estrade un caractère de certitude. Ces chiens appartenaient sans nul
doute à quelque peuplade sauvage. Comment avaient-ils surmonté leur
répugnance instinctive pour venir chercher un asile parmi les blancs?
C'était une question à laquelle l'événement se chargea presque aussitôt
de répondre.
Un ruisseau ayant été signalé par un des batteurs d'estrade, la
confusion se met dans les rangs des voyageurs. Les mieux montés
des cavaliers prennent les devans au galop. Les conducteurs de
chariots veulent les imiter en poussant le pas de leurs bœufs, et
la longue caravane est bientôt dispersée en corps isolés, les uns in-
visibles aux autres, sur toute l'immense étendue des prairies. M. Ken-
dall, le commissaire Navarro, un Irlandais, M. Fitzgerald, s'étaient
trouvés tout à coup séparés de leurs compagnons. Les rideaux de
cuir du petit wagon qui les portait masquaient la vue à droite et à
gauche, et ne laissaient voir, au milieu des longues ondulations des
prairies, que la toile blanchâtre des chariots lointains. Tout à coup un
bison emporté par une course furieuse, la langue pendante, les flancs
haletans, dépassa la voiture des trois voyageurs. Don José Navarro
écarta le rideau, et, se rejetant précipitamment dans l'intérieur du wa-
gon, la consternation peinte sur le visage : — Les Indiens! les Indiens!
cria-t-il, et le commissaire alarmé chercha précipitamment son rifle
au fond de la voiture. A peine avait-il prononcé ces mots, qu'un cava-
lier indien, à son tour, dépassa les voyageurs. Le sauvage était monté
sur un bai de taille moyenne, mais plein de fougue et de vigueur. Il
était armé d'une longue lance à laquelle de nombreuses chevelures se
balançaient en guise de banderole. Un arc et un carquois battaient ses
épaules; l'air, que fendait sa course impétueuse, gonflait son manteau
de peau de daim autour de ses reins, tandis que ses cheveux noirs, que
ne pouvait contenir une bandelette jaune, flottaient en longues tresses
sur ses épaules. Les voyageurs cherchaient en vain cependant à déga-
ger leurs carabines des bagages qui encombraient la voiture, quand un
second cavalier, penché sur l'encolure de son cheval, les talons atta-
chés aux flancs de sa monture, passa à son tour si près du wagon, que
UNE EXPÉDITION AMÉRICAINE. 1019
les sabots de son coursier lançaient jusque sur les rideaux de cuir les
cailloux arrachés au sol. Un troisième cavalier succéda aux deux au-
tres. Par une inexplicable singularité, chacun des trois Indiens, dans
l'impétuosité de leur course, semblait dédaigner de jeter un regard
sur la voiture des voyageurs. Acharnées après leur proie comme des
loups affamés à la poursuite d'un daim, les trois effrayantes apparitions
avaient passé comme autant d'éclairs, sans que les voyageurs, restés
seuls loin des leurs, eussent pu mettre la main sur leurs armes. Le bi-
son et ses trois persécuteurs n'étaient déjà plus que des points à peine
visibles à l'horizon de la prairie, quand M. Kendall et ses compagnons
saisirent leurs carabines : ils s'applaudirent de n'avoir plus d'ennemis
devant eux, car aucune de leurs armes n'était chargée. Quelques in-
stans d'une course rapide permirent heureusement au wagon d'at-
teindre le campement où régnait une confusion complète. Tandis que
les cavaliers les mieux montés s'étaient élancés à la poursuite des In-
diens, d'autres chasseurs s'étaient emparés du gibier que les sauvages
poursuivaient avec tant d'ardeur. A côté du lieu de halte choisi par
la caravane, près d'un cours d'eau ombragé de grands arbres, s'éle-
vait un camp indien précipitamment abandonné. La famine l'avait
visité, à en juger par les os soigneusement rongés d'animaux immondes,
tels que des fouines et des serpens, et l'aspect lamentable d'une ving-
taine de chiens aux flancs caves et décharnés que la faiblesse avait em-
pêchés de suivre leurs maîtres; les moins exténués avaient seuls pu
venir chercher asile auprès des Américains. Les cavaliers sauvages
qui poursuivaient le bison appartenaient sans nul doute à la tribu af-
famée dont le camp était désert, et la faim seule qui déchirait leurs en-
trailles avait fait taire leur crainte ou leur curiosité à l'aspect si nouveau
pour ces barbares d'une voiture ou d'une caravane de Visages- Pâles.
La caravane ne fit halte en ce lieu que pour un instant. Les officiers
donnèrent l'ordre de se remettre en marche, et quelques détachemens
reçurent mission de battre la campagne dans l'espoir de capturer quel-
que guide indien, car on n'était pas encore certain d'être sur la bonne
route. Malheureusement toutes les recherches furent vaines, et l'ex-
pédition dut continuer sa marche pour ainsi dire à l'aventure.
C'est au milieu de ces pénibles préoccupations que le rôle du Mexi-
cain Carlos, l'un des principaux personnages de cette relation, com-
mence à se mieux dessiner. Du haut d'une éminence apparaît sur la
droite et dans la direction du nord une ceinture d'arbres épais, paral-
lèle à la route, et qu'on hésite à reconnaître pour les bois qui bordent
la Rivière-Rouge. Le Mexicain, attaché simplement jusqu'alors à une
des compagnies de l'escorte, apprend aux officiers qu'il a souvent dressé
ses trappes en aval et en amont de la Rivière-Rouge, qu'il en con-
naît parfaitement tous les traits distinctifs, etqwpartou* aux alentours
4020 UEVUK DES DEUX MONDES.
il retrouve ces traits conformes à ses souvenirs. Les allégations de Car-
los paraissent si plausibles, sa connaissance du pays si positive, qu'il
passe immédiatement de l'escorte dans le détachement des batteurs
d'estrade. A des doutes prudens succède pour la caravane une confiance
aveugle.
A la halte suivante, les batteurs d'estrade purent rapporter des nou-
velles d'une grande importance. Ils avaient eu une conférence de quel-
ques instans avec un corps de guerriers indiens en nombre égal au
leur. Tous étaient bien armés, quelques-uns avaient des carabines,
d'autres étaient montés sur de puissans et forts chevaux américains
évidemment volés. C'étaient de vigoureux et athlétiques sauvages or-
gueilleusement campés sur leurs montures éprouvées, l'air hostile, le
regard menaçant. La maigreur et la détresse des chevaux des Visages-
Pâles n'avaient pas échappé à ces pénétrans observateurs, et de la con-
science de leur supériorité naissaient leur audace et leur insolence.
Aucun d'eux n'avait pu échanger un mot d'anglais avec les batteurs
d'estrade; mais plusieurs d'entre ces Indiens avaient ramassé çà et là
dans leurs courses errantes quelques bribes d'espagnol, et Carlos, à
l'aide du dialecte comanche, semblable au leur, avait pu converser
tant bien que mal avec les guerriers nomades. Leurs réponses avaient
été si arrogantes, que le capitaine Caldwell, vieux Texien rompu aux
ruses perfides des sauvages, avait donné l'ordre à ses hommes d'apprêter
leurs armes, et à cet ordre donné en anglais les Indiens avaient répondu
par une manœuvre de nature à prouver qu'ils entendaient mieux cette
langue qu'ils ne désiraient le laisser voir. Il y avait là, outre Tom Han-
cock et le vieux capitaine Caldwell, dont les cheveux avaient grisonné
dans les guerres indiennes, quelques batailleurs des prairies qui se plai-
gnaient in petto de ces conférences, et les trouvaient à la fois trop lon-
gues et trop pacifiques; mais les ordres du commandant en chef de l'ex-
pédition, le général Mac-Leod, étaient péremptoires. Le général voulait
gagner par la douceur l'amitié des peuplades disséminées sur son che-
min pour ouvrir une route affranchie de dangers aux caravanes de son
pays. Il fallut se conformer aux instructions reçues, et le capitaine Cald-
well fit prier les guerriers indiens d'attendre l'arrivée du chef de l'ex-
pédition. Quelques sentencieuses et laconiques paroles furent échangées
entre les Indiens dans la langue de leur peuplade; puis, après avoir
appris aux blancs le nom de la tribu à laquelle ils appartenaient et
leur avoir donné la nouvelle qu'un parti de deux cents Comanches bat-
tait la campagne non loin de là, ils promirent de revenir avant la nuit,
et s'éloignèrent au petit galop sans vouloir attendre davantage.
Tom Hancock et un autre batteur d'estrade éprouvé furent envoyés
sur leurs traces; ils revinrent au bout d'une heure sans les avoir revus;
seulement ils apportaient la nouvelle qu'à cinq milles de là, dans la di-
UNE EXPÉDITION AMÉRICAINE. 1021
rection du nord, ils avaient trouvé un village considérable qu'il serait
nécessaire de traverser dans toute sa longueur, car il n'y avait pas
d'autre route pour les chariots. Après une courte consultation, les
officiers détachèrent cinquante cavaliers des mieux montés avec un
drapeau de paix pour porter aux habitans du village indien des paroles
de conciliation et d'amitié : M. Kendall, que près de trois mois de fa-
tigues avaient refait complètement, dit adieu à son wagon, et prit rang
avec son cheval parmi les hommes de l'avant-garde; mais les éclaireurs
indiens avaient donné l'alarme, et le village était désert: la tribu tout
entière s'était éloignée, et les ambassadeurs ne purent que constater
l'heureux et pittoresque emplacement de ce hameau indien. Les feux
brûlaient encore dans les foyers abandonnés, ainsi que dans la loge
du conseil où la fuite avait été résolue. Après avoir campé la nuit près
du village, l'expédition reprend sa marche, toujours en longeant la
rivière qu'on suppose être la Rivière-Rouge.
Fatigué d'une longue inaction, M. Kendall se félicitait de s'être joint
aux éclaireurs qui précédaient la colonne. Sans s'astreindre à la marche
lente et monotone des bœufs qui traînent les chariots, les batteurs d'es-
trade ont toute liberté d'allures. Le désert s'ouvre devant eux, et ils
sont les premiers à interroger l'immensité des prairies, à sonder les
dangers qu'elles recèlent. C'est la proue qui fend les vagues pour ou-
vrir la route au navire. De vives descriptions se succèdent sous la plume
de M. Kendall. Là c'est une halte à l'ombre des cotonniers, ou sur les
bords d'un ruisseau dont les eaux limpides gardent, sous la chaleur du
jour, une fraîcheur éternelle, grâce à des arches de verdure entremê-
lées d'inextricables guirlandes de vigne vierge. Le héron blanc, l'oiseau
de la solitude, se tient immobile le long de ces cours d'eau, où le
daim, qui vient d'échapper haletant au loup des prairies, court rafraî-
chir ses flancs baignés de sueur, où le cheval sauvage, l'œil inquiet,
les naseaux fumans, vient étancher sa soif. Plus loin, ce sont d'im-
menses solitudes dont le vent courbe les hautes herbes et que sillon-
nent les bisons effrayés ou les rapides coursiers des éclaireurs indiens.
Cependant la marche se continue à travers mille obstacles. Carlos
le Mexicain est devenu le guide de la caravane. On arrive sur les bords
d'une rivière où l'on cherche vainement un gué. Carlos déclare que
c'est la rivière Utau, le long de laquelle il a souvent tendu ses pièges;
que ces parages lui sont connus comme les lieux où s'est écoulée son
enfance. La confiance du guide se communique encore une fois aux
voyageurs. On espère arriver bientôt aux premiers établissemens du
Nouveau-Mexique. La joie est bruyante, car personne ne se doute que
cinq cents milles restent encore à franchir au milieu d'affreux déserts,
et que la faim, la soif, les Indiens menacent de près l'expédition.
Un soir, la caravane a fait halte non loin d'un ruisseau qu'ombragent
1022 REVUE DES DEUX MONDES.
des cotonniers et des saules. Des loi>ps et des chouettes mêlent leurs
hurlemens lugubres à la plainte monotone du torrent. Tout à coup un
signal d'alarme retentit, la terre tremble sous les pas des animaux.
Ces hurlemens prolongés ont provoqué dans le camp une de ces pa-
niques dont j'ai déjà décrit les redoutables effets. Les bœufs encore
accouplés prennent la fuite. M. Kendall n'a que le temps d'escalader
un arbre pour éviter un choc qu'aucun pouvoir humain ne saurait
prévenir; en un clin d'œil, les bêtes de somme ont disparu, et c'en eût
été fait de l'expédition tout entière, si, le lendemain matin, on n'eût,
par miracle, retrouvé les animaux encore groupés non loin du camp.
On se perd en conjectures sur les causes de cette panique soudaine,
mais les vétérans de l'expédition l'attribuent à quelque ruse perfide
des Indiens dont les voix ont imité les hurlemens des loups et les siffle-
mens des oiseaux de nuit.
Parmi les accidens de la vie du désert, il en est un plus terrible
encore que Y e&tampida. Le voyageur qui se sépare pour quelques
instans de ses compagnons court risque souvent de perdre complète-
ment leur trace : rien ne peut servir à l'orienter dans ces plaines aux
ondulations monotones. C'est en vain qu'il se fatigue à courir dans
toutes les directions : l'écho seul répond à ses cris d'alarme; il s'arrête
alors dans l'immobilité du désespoir. Mille visions surgissent autour de
lui; un bloc de pierre, un tronc d'arbre, prennent des formes mena-
çantes et semblent autant de mystérieux ennemis. Le malheureux se
résigne, il s'assied et attend la mort. Il pense aux compagnons qu'il a
laissés et qu'il ne retrouvera plus. Le soleil semble descendre avec une
effrayante rapidité; la nuit paraît, non pas s'épaissir graduellement,
mais tomber tout à coup. Plus d'espoir alors : les ténèbres ont envahi
les dernières lignes de l'horizon. Partout l'obscurité, partout la soli-
tude : position terrible dans laquelle il faut s'être trouvé une fois en sa
vie pour en bien comprendre toute l'horreur.
Égaré un jour à la poursuite d'un chevreuil, M. Kendall veut re-
joindre la colonne en marche; pour la première fois depuis une heure
il cherche à s'orienter, mais un horizon inconnu l'entoure; les ondu-
lations des prairies n'ont plus la forme qu'il se rappelle. Il pousse son
cheval vers la plus élevée de ces vagues de terrain; là comme tout à
l'heure, aucun souvenir ne peut l'aider : il est complètement égaré. Le
soleil est au milieu du ciel; comment distinguer le nord du midi? En
pareil cas, il n'y a pas à se dissimuler qu'on est face à face avec les
plus terribles chances du désert. Sans oser s'écarter d'un étroit rayon ,
de peur de mettre plus de distance encore entre la caravane et lui ,
M. Kendall monte de nouveau sur une éminence et cherche à distin-
guer la toile des chariots de la caravane. Il n'aperçoit que les trombes
de poussière que le vent soulève. Non loin de là, un loup solitaire re-
UNE EXPÉDITION AMÉRICAINE. 4023
gagne sa tanière, des serpens sifflent entre les jambes de son cheval;
partout c'est la solitude dans sa morne tranquillité. Le voyageur met
un instant pied à terre et reste immobile; mais bientôt, cédant à une
impatience fiévreuse, il reprend sa course sans but, il pousse son che-
val au hasard. Une heure s'écoule. 11 est arrivé sur la pente d'une
vallée profonde. A quelques centaines de pieds au-dessous de lui , ser-
pente une longue ligne de chariots : c'est la caravane. Le naufragé qui
sent ses forces s'épuiser en luttant contre les vagues peut seul, à l'as-
pect d'une voile, éprouver l'inexprimable joie qui s'empare de M. Ken-
dall; mais le talus est escarpé, et il cherche vainement, à travers les
rochers, un sentier pour descendre. Après mille efforts, il atteint une
plate-forme adossée à des rochers crevassés. Au-delà de cette plate-
forme, la pente est si rapide, que le cheval et le cavalier hésitent à s'y
lancer. Tout à coup, dans une des fissures du roc au-dessus de la tête
de M. Kendall, un bruit confus se fait entendre, semblable à celui de
cailloux froissés les uns contre les autres, ou bien encore à celui de
feuilles sèches ou de broussailles foulées aux pieds; une odeur nauséa-
bonde s'échappe en même temps de cette fissure, et un sifflement aigu
retentit, suivi de l'apparition d'un serpent à sonnettes qui se déroule
comme une liane énorme le long des flancs du rocher. Le reptile n'est
que le précurseur de toute une tribu de serpens dont le faisceau vis-
queux se déroule, et qui tapissent par centaines, horrible et vivante
végétation, le talus rocailleux au milieu duquel s'ouvre leur caverne.
Le cheval et le cavalier n'hésitent plus, et roulent ensemble plutôt
qu'ils ne descendent jusqu'au niveau de la plaine. Un temps de galop
les porte tous deux jusqu'aux chariots de la caravane, que M. Kendall
se promet bien de ne plus jamais perdre de vue.
III.
Ce ne sont là encore que de légères émotions. La faim n'est pas dans
le camp, mais les privations ont commencé à se faire sentir à des
hommes fatigués d'une longue route. Les commissaires de l'expédition,
toujours persuadés, d'après les affirmations du guide mexicain , qu'on
ne devait être qu'à soixante-dix ou quatre-vingts milles de la ville de
San-Miguel, résolurent d'envoyer en avant trois parlementaires qui
auraient à chercher des vivres frais et à pressentir en même temps
l'accueil que réservaient les Mexicains à l'expédition américaine.
MM. Howland, Baker et Rosenburry furent désignés pour cette mis-
sion. M. Howland avait déjà passé quelques années à Santa -Fé, où il
était connu des principaux habitans -.'c'était un homme à la fois intel-
ligent, prudent et brave, en un mot celui qu'il fallait en pareil cas-
1024 REVUE DES DEUX MONDES.
Les parlementaires emportaient des vivres pour trois jours, et, comme
on avait à redouter les attaques de nombreuses tribus d'Indiens hos-
tiles, ils devaient se cacher durant le jour et ne marcher que la nuit.
Dans l'après-midi, M. Howland et ses malheureux compagnons se
mirent en route; on ne devait pas les revoir.
Le lendemain de cette séparation, la colonne reprit sa marche, tou-
jours sous la direction de Carlos. Le 13 du mois d'août fut pour elle un
de ces jours néfastes dont le souvenir reste long-temps gravé dans la
mémoire. La nuit précédente, on avait campé dans un endroit où l'eau
avait manqué aux bêtes de somme et aux bœufs destinés à servir de
nourriture. Le peu d'eau que les hommes avaient pu se procurer, d'une
qualité détestable, n'avait servi qu'à irriter la soif. On était arrivé
à un endroit des prairies d'où l'on apercevait au loin les sommités
bleuâtres de hautes montagnes. Carlos avait été le premier à les décou-
vrir, et les avait désignés sous le nom de los Cuervos (les Corbeaux).
D'après son dire, la Kivière-Rouge s'ouvrait un passage à travers ces
trois montagnes. Cette assertion trouva un seul contradicteur : c'était
le vieux capitaine des éclaireurs, Caldwell, qui prétendait que le cours
d'eau qu'on avait suivi depuis le village des Indiens était le Wichita et
non la Rivière-Rouge. Chacun tressaillit à cette affirmation du vieux
batteur d'estrade; mais telle était la confiance qu'on plaçait dans les
assertions de Carlos, que le capitaine finit par être seul de son avis.
On marchait toujours. De petits détachemens avaient été envoyés de
tous côtés à la recherche d'une source ou d'un ruisseau, car les che-
vaux, les mules et les bœufs n'avançaient plus qu'avec peine, dévorés
par la soif. Enfin, dans l'après-midi, la colonne atteignit, après d'in-
croyables fatigues, une vallée couverte de cèdres desséchés et qui lon-
geait un précipice immense. On s'était arrêté pour creuser le sol, dans
l'espoir de faire jaillir quelque source d'eau fraîche, quand une explo-
sion semblable à celle d'une pièce d'artillerie vint interrompre les
travaux d'excavation. La détonation avait été entendue dans la direc-
tion du camp au-dessus duquel s'élevait un dais de fumée noire. —
Une attaque d'Indiens! — Tel fut aussitôt le cri général. Ce n'étaient
pas les Indiens pourtant : c'était un incendie qui avait éclaté sur les
hauteurs voisines de la vallée et qui gagnait l'épaisse forêt de cèdres
au milieu de laquelle on se trouvait. Il fallait se hâter de chercher un
abri dans les plaines que l'incendie ne menaçait pas, et où une partie
de la caravane était déjà campée. La petite troupe avec laquelle mar-
chait M. Kendall redoubla d'efforts pour sortir de la vallée; mais les
flammes interceptaient tous les passages. Partout l'incendie dévorait
les arbres, qui craquaient sous le feu avec un bruit terrible; les troncs
enflammés roulaient de tous côtés; on était comme entouré d'un
cercle infranchissable. La nuit vint, et la terrible lueur de l'incendie
UNE EXPÉDITION AMÉRICAINE. 1025
remplaça la clarté du soleil. Les cèdres allumés, les tourbillons de
flammes qui gagnaient toute l'étendue de la prairie, envoyaient des
gerbes éblouissantes jusqu'aux extrémités de l'horizon. De sourds et
terribles retentissemens sortaient des cavernes, des gouffres béans, illu-
minés tout à coup jusque dans leurs profondeurs. Cependant, vers neuf
heures, M. Kendall put gagner les hauteurs qui dominent la vallée, et
le premier visage de connaissance qu'il rencontra fut celui de M. Fal-
conner, à peine vêtu des débris noircis d'une couverture. Il était de
garde à l'ouest du camp pour surveiller l'incendie que les efforts des
hommes, aidés par le vent, avaient pu arrêter de ce côté. Il indiqua à
M. Kendall l'endroit où il trouverait ses chariots. Un spectacle bien
sombre attendait M. Kendall. Ses compagnons, assis sur les débris
arrachés aux wagons en flammes, étaient livrés à toutes les angoisses
de la faim, de la soif et du désespoir. Personne ne parlait, mais chacun
fixait les yeux sur la nappe de feu qui continuait de dévorer la prairie
au nord, au sud et à l'est. Après une nuit d'angoisse, le jour vint
éclairer un désert de cendres, sur lequel planaient d'épais nuages de
fumée. Deux wagons avaient été brûlés, et dans l'un de ces chario's
l'explosion d'une quantité considérable de cartouches avait produit le
bruit qui avait fait croire à une attaque des Indiens.
La caravane reprit sa marche, mais la soif des voyageurs n'était
pas apaisée, et chaque heure la rendait plus insupportable. Pour com-
ble de maux, les hauteurs qu'on avait signalées sous le nom des
Cuervos, devenues plus visibles, n'avaient aucune ressemblance avec
les montagnes décrites par le guide mexicain, et cependant personne
ne doutait encore de sa fidélité. Un autre jour s'écoule; puis, un soir,
on chercha vainement Carlos; il avait disparu et ne revint plus.
Sans guide, sans vivres, sans eau, la caravane reprit sa marche jus-
qu'au 17 août 1841. Ce jour-là, un parti d'explorateurs, le capitaine
Caldwell en tête, fut détaché avec ordre de ne revenir qu'après avoir
trouvé la Rivière-Rouge. Leur absence ne dura que quelques jours, et
bientôt le capitaine revint avec la nouvelle qu'ils avaient rencontré
une rivière qu'ils croyaient bien cette fois être la Rivière-Rouge, ou
l'un de ses principaux affluens. Pendant la nuit suivante, les Indiens
vinrent jusque dans le camp enlever plusieurs chevaux de choix. Ce
n'était là qu'un prélude à des attaques plus sérieuses. Le lendemain,
en effet, on fut averti qu'une troupe d'Indiens donnait la chasse à quel-
ques hommes de la caravane partis en avant pour chercher de l'eau.
Le bruit lointain de la fusillade ne tarda pas à confirmer cette fâcheuse
nouvelle. Cinquante cavaliers s'élancèrent aussitôt au secours de leurs
compagnons menacés; mais ils arrivèrent trop tard, l'œuvre de sang
s'était accomplie. Cinq cadavres, parmi lesquels se trouvait celui du
lieutenant Hull, étaient étendus sur le sol rougi de sang, éventrés%
1026 REVUE DES DEUX MONDES.
scalpés et horriblement mutilés. Cependant, à en juger par les traces
encore fraîches du combat, les Américains avaient dû vendre chère-
ment leur vie. Le lieutenant Hull n'était pas tombé avant le trentième
coup de lance; et quant à un homme vigoureux, nommé Mayby, dont
le cadavre était près du sien, le canon brisé d'une carabine que sa main
serrait encore avec force disait assez qu'après l'avoir déchargée, il
avait résisté jusqu'au bout. Le cœur de l'un des cinq autres avait été
arraché de ses entrailles, et, si les Indiens n'avaient pas été forcés de
fuir, tous les cadavres auraient sans doute subi cette dernière muti-
lation.
Un détachement d'hommes armés eut mission de procéder à l'en-
sevelissement de ces tristes dépouilles, tandis que le corps principal
reprenait sa marche vers leQuintufue qu'on disait être un des affluens
de la rivière de Palo-Duro (le bois dur). Là, les hommes purent enfin
apaiser largement la soif qui les dévorait depuis quelques jours, et le
soir un conseil solennel fut tenu entre les officiers. Les circonstances
étaient critiques. La caravane était égarée sans guide dans un pays in-
connu. Les provisions, presque insuffisantes jusqu'alors, étaient épui-
sées; déjà depuis quelques jours, chaque bœuf abattu pour les besoins de
l'expédition était dévoré, cuir, entrailles et sang. Des peuplades enne-
mies entouraient les Américains, toujours prêtes à égorger les détache-
mens qui s'éloignaient pour chasser du corps principal, et les prairies
devenaient de plus en plus impraticables aux chariots. Dans cette con-
joncture, il fut décidé qu'un parti de cent hommes s'avancerait jusqu'au
Nouveau-Mexique, soit près de Santa-Fé ou du Rio-Grande, soit encore
près du chemin tracé par les caravanes de Saint-Louis. Une fois ar-
rivés là, ces hommes devaient revenir sur leurs pas avec des vivres frais
pour ceux de leurs compagnons restés en arrière. M. Kendall accom-
pagna ce détachement, placé sous les ordres du capitaine Sutton.
La troupe avait à traverser le pays tout entier des Indiens Caïguas,
les meurtriers du lieutenant Hull. Dans l'après-midi du dernier jour
d'août, elle se mit en route. On marchait silencieusement et en bon
ordre. Sur tous ces visages amaigris et animés par la fièvre, on lisait
la même expression de souffrance et de résignation virile. Les Texiens
traversaient une plaine immense sans arbres et sans buissons. Au bout
de quelques heures de marche, on aperçut cependant une tache noirâ-
tre qui se détachait vivement sur la morne uniformité du désert, et les
yeux exercés des chasseurs eurent bientôt reconnu un bison endormi.
Pour ces hommes livrés depuis plusieurs jours aux angoisses de la fa-
mine, une pareille capture était précieuse; mais, pour atteindre l'ani-
mal, il fallait franchir une énorme distance, et cela sans donner l'éveil
au bison. Qui oserait se charger d'une aussi difficile mission? Tom
Hancock fut seul jugé digne de la mener à bien. Quatre autres chas-
UNE EXPÉDITION AMÉRICAINE. 1027
seurs, ceux dont les chevaux étaient les plus agiles, furent désignés pour
le seconder. Les cavaliers commencèrent par alléger leurs chevaux du
poids qui pouvait ralentir leur course; puis, se débarrassant de leurs
chapeaux, la tête entourée d'un mouchoir pour la garantir de l'ardeur
du soleil, tous furent prêts pour cette chasse d'un intérêt suprême.
Au-delà de l'animal assoupi, la prairie s'élevait en pente douce. Tom
Hancock commença de s'avancer en rampant, après avoir pris l'avan-
tage du vent, du côté du buffle : à peine apercevait-on le corps du chas-
seur au-dessus des touffes d'herbes ou des taupinières qui jonchaient
la prairie; mais, quoiqu'il fût familiarisé avec toutes les ruses de chasse
qui pouvaient assurer son succès, Tom cessa de ramper à cent cin-
quante mètres environ de sa proie. Sa carabine s'éleva parallèlement au
sol, puis il fit feu. Il était convenu que les cavaliers resteraient inactifs
jusqu'après le second coup. Le buffle blessé, mais légèrement, se leva
en bondissant, étira ses membres, roula sa queue à droite et à gauche,
et se recoucha. Tom Hancock, sans se redresser, rechargea tranquil-
lement sa carabine et fit feu pour la seconde fois. L'animal, plus griè-
vement blessé, bondit de nouveau sur ses jarrets, et , à l'aspect des
cavaliers, fit volte-face et s'éloigna d'un pas pesant. Alors la chasse com-
mença plus sérieusement. M. Kendall, mieux monté que ses trois asso-
ciés, ne tarda pas à les devancer, à gagner du terrain sur l'animal
poursuivi: mais, à l'aspect effrayant de cette masse énorme, dont les
yeux brillaient comme deux globes de feu à travers les touffes d'une
épaisse crinière, le cheval, épouvanté, se déroba sous le cavalier, au lieu
d'avancer. Il ne se décida qu'après avoir senti l'éperon labourer ses
flancs, et s'élança vers le buffle au point d'effleurer presque ses cornes.
Trois ou quatre fois le chasseur répéta cette manœuvre, et chaque fois
une blessure arrachait un gémissement au bison; l'animal cependant
tenait toujours tête au chasseur, et il fallut qu'un des compagnons
de M. Kendall le remplaçât pour mettre fin à la lutte, en couchant à
terre le bison, qui cette fois ne se releva plus.
La joie était au camp; malheureusement dans tout le voisinage il n'y
avait pas un arbre, pas une racine qui pût fournir le bois nécessaire
pour cuire le bison, et les chasseurs, affamés comme des loups, se virent
forcés de reprendre leur marche, la chair saignante suspendue aux ar-
çons. La nuit venait, et les angoisses de la faim eurent raison des der-
nières et naturelles répugnances des voyageurs. Ils réunirent la fiente
des buffles disséminée sur la prairie; mais ce combustible, excellent à
l'état de sécheresse, est détestable quand la pluie l'a détrempé. Enfin,
on alluma tant bien que mal un feu languissant; les chasseurs dévo-
raient à belles dents une viande enfumée et à peine cuite. Pour la
première fois depuis l'arrivée des cavaliers dans la grande prairie,
les loups hurlaient la nuit dans leur voisinage. — C'est bon signe, dit
1028 REVUE DES DEUX MONDES.
Hancock, les loups ne hurlent que près des établissemens, et demain
nous rencontrerons des blancs, des Indiens, ou la limite de la prairie.
Le lendemain matin, M. Kendall et ses compagnons reprennent au
point du jour leur marche à travers les prairies, Les premiers animaux
qu'ils rencontrent, après avoir franchi péniblement un espace de plu-
sieurs milles, sont des chevaux sauvages, réunis en troupeaux et ga-
lopant avec une impétueuse ardeur dans ces plaines sans limites. Per-
suadés que ce troupeau s'est échappé de quelque hacienda mexicaine,
ils arborent au bout d'un fusil un mouchoir blanc, signal de détresse
auquel malheureusement aucun autre signal ne répond. La troupe
vagabonde des chevaux indomptés décrit curieusement à l'entour des
voyageurs égarés de larges cercles au galop; puis on les voit s'arrêter
un moment, dresser les oreilles, secouer leurs crinières flottantes, et,
reprenant leur course folle, se perdre bientôt dans l'immensité des
savanes comme une troupe de dauphins dans l'immensité de la mer.
Et cependant ce troupeau était bien, comme on le sut plus tard, une
cavallada privée; des Mexicains se tenaient à quelque distance, invisi-
bles, mais non sans voir les voyageurs en détresse, dont les mouvemens
leur avaient paru suspects.
Plusieurs jours de marche succèdent à celui qui a été marqué par
cet incident. La faim tourmente les entrailles des voyageurs, réduits à
serrer de plus en plus autour de leurs flancs leur ceinture de cuir, ou
à chercher dans un sommeil plein d'anxiété l'oubli des tortures du
jour. Le peu de gibier qui se montre disparaît hors de la portée des
carabines; les chiens des prairies, race singulière qui se creuse des
terriers et vit en république, se cachent aussi, à l'approche des voya-
geurs, dans leurs demeures souterraines. Les eaux profondes des ri-
vières ne laissent apercevoir aucun de leurs hôtes; la terre et l'eau se
montrent impitoyables. Un jour pourtant, au moment où le désespoir
va achever l'œuvre de la faim, où les voyageurs affaiblis ne marchent
plus qu'à de longues distances les uns des autres, les prairies changent
d'aspect. C'est d'abord un horizon de montagnes d'azur, puis une
échappée de plaines aux bouquets d'arbres disséminés, aux ruisseaux
limpides et murmurans. Une halte a lieu sur les bords de l'un de ces
ruisseaux, au coucher du soleil. L'azur du ciel paraît plus beau ce
jour-là que les autres jours, et le couchant n'a jamais éclairé de teintes
plus douces la cime des montagnes lointaines. Les saumons bondissent
dans les eaux murmurantes qui coulent entre des rives ombragées^
les ramiers chantent au haut des arbres leur chanson du soir; de lon-
gues files de dindons sauvages font retentir l'air du bruit de leurs
grandes ailes. Un jour se passe dans ce lieu charmant, un jour de
chasse et de pêche abondantes, et à ce jour succède une nuit de som-
ineil tranquille; puis le soleil du matin éclaire au loin la fumée d'un
UNE EXPÉDITION AMÉRICAINE. i029
camp de bergers mexicains, qui, avertis par les aboiemens de leurs
chiens, accourent au-devant des voyageurs.
Le premier moment de terreur passé (car les bergers n'avaient pu
voir sans effroi ces hommes pâles, amaigris, semblables à des spec-
tres), ce fut de leur part une suite de questions empressées. Depuis des
mois, les bergers étaient éloignés des établissemens, et ils ne pouvaient
donner aux Américains aucun renseignement relatif aux dispositions
politiques du Nouveau-Mexique. Ils avaient passé tout ce temps à faire
des échanges avec les Caïguas, et le hasard avait voulu qu'ils fussent
dans leur village quand les meurtriers du lieutenant Hull et de ses
compagnons y étaient revenus, rapportant les cadavres de onze de
leurs guerriers frappés dans ce triste combat. Les Américains appri-
rent aussi que la ville de San-Miguel, qu'ils croyaient si voisine, était
encore à quatre-vingts milles de là, et qu'il fallait, avant d'y arriver,
traverser un petit village appelé Anton-Chico.
Après avoir chargé trois de ces Mexicains de porter de leurs nou-
velles au général Mac-Leod, commandant de la caravane, resté en
arrière avec le gros de l'expédition, les principaux officiers du déta-
chement auquel appartenait M. Kendall résolurent d'envoyer aux au-
torités de San-Miguel le capitaine Lewis et M. G. Van-Ness, secrétaire
des commissaires de l'expédition. Comme complément aux instruc-
tions verbales dont ils étaient chargés, ces officiers emportèrent avec
eux des proclamations en anglais et en espagnol, pour instruire les ha-
bitans qu'une caravane de Texiens approchait de leur pays avec les plus
pacifiques intentions. M. Kendall et deux autres voyageurs se joignirent
aux deux envoyés, MM. Lewis et Van-Ness; ils se mirent en route pour
Anton-Chico le 14 septembre, treize jours après s'être séparés du gros
de l'expédition texienne. La caravane se trouvait ainsi partagée en plu-
sieurs troupes. On n'a pas oublié que MM. Howland, Baker et Rosen-
burry avaient d'abord été détachés en parlementaires avec une escorte;
de son côté, M. Kendall, après avoir fait partie du détachement de cent
hommes envoyé pour reconnaître la route, laissait ceux-ci sur les
bords du Rio-Gallinas pour se rendre avec MM. Lewis et Van-Ness à
San-Miguel. Enfin, le dernier corps, resté sous les ordres du général
Mac-Leod, était en arrière avec les chariots. C'est M. Kendall que nous
allons suivre, et c'est avec lui que nous assisterons aux derniers inci-
dens de la campagn e.
IV.
Une demi-journée de route suffit aux cinq cavaliers pour gagner
Anton-Chico, dont la population est de deux cents habitans environ.
A l'entrée du village, un Mexicain à la tournure suspecte, monté sur
TOME II. 66
1030 REVUE DES DEUX MONDES.
un magnifique cheval noir et armé d'un fusil à deux coups, d'une
énorme rapière et d'une lance, passa près des envoyés, et sembla sur-
veiller leurs mouvemens. Rejoint par un autre cavalier armé et monté
de même, il s'éloigna brusquement avec cet homme. Cette rencontre
parut de triste augure. Bientôt tout fut en mouvement dans le village
à l'aspect des cinq étrangers, qu'on accueillit cependant avec un sen-
timent qui tenait le milieu entre la frayeur et la curiosité. Surmontant
leur défiance, les Américains entrèrent dans la plus apparente des mai-
sons du village. Dans ces hameaux exposés chaque jour aux invasions
des Indiens, les habitations ressemblent à des prisons; elles n'ont pas
de fenêtres, et des portes massives en défendent l'entrée. Ce fut en proie
aux plus tristes pressentimens que les voyageurs prirent un maigre re-
pas, qu'on leur fit payer un prix exorbitant, puis ils se disposèrent à
quitter le village; mais les obstacles de la route les décidèrent à rétro-
grader jusqu'à Anton-Chico et à solliciter de nouveau l'entrée de la
maison qui les avait déjà reçus.
Pour la première fois depuis des mois entiers, M. Kendall commen-
çait à goûter le sommeil à l'abri d'un toit, quand, vers une heure du ma-
tin, il fut réveillé en sursaut, ainsi que. ses compagnons, par un grand
tumulte qui se faisait entendre dans l'enclos attenant à la maison où
étaient renfermés leurs chevaux et leurs mules. Un Mexicain ne tarda
pas à se montrer et à demander qui était le capitaine de ce petit déta-
chement. Le capitaine Lewis, s' étant présenté aussitôt, fut désigné pour
recevoir une communication importante que le Mexicain avait à faire.
La communication était grave en effet. Le Mexicain venait avertir les
Américains qu'une escouade de soldats les attendait à leur passage, près
d'un petit village nommé la Cuesta; que ces soldats avaient pour mis-
sion de les arrêter, et qu'enfin le moins qu'eussent à redouter les Amé-
ricains était d'être fusillés. Le Mexicain conclut cet alarmant rapport en
demandant une piastre comme prix du service qu'il rendait aux voya-
geurs. Peu familiarisés encore avec les mœurs du pays, les Américains
s'étonnèrent de l'impudence du drôle et le renvoyèrent brusquement
porter ses communications ailleurs.
Les renseignemens donnés par le Mexicain n'étaient cependant que
trop exacts. Les Américains avaient résolu de gagner San-Miguel par
une route différente de celle qu'ils avaient suivie la veille, et déjà ils
étaient en marche, quand un homme vint à leur rencontre. Celui-là
n'était porteur d'aucun triste message, il n'avait à la bouche que de
gracieuses et rassurantes paroles. Il indiqua aux voyageurs, avec le
plus aimable empressement, le chemin qu'ils devaient suivre jusqu'au
village de la Cuesta. Les Américains le remercièrent avec effusion, et
pourtant ces charitables informations n'étaient qu'un piège.
La route leur avait été indiquée avec tant de précision, que, dans
UNE EXPÉDITION AMÉRICAINE. 1031
l'après-midi, sans avoir un seul instant hésité sur la direction à suivre,
ils parvinrent à la Cuesta. Les environs étaient déserts en apparence;
mais à peine les voyageurs étaient-ils parvenus au milieu d'une petite
plaine à l'entrée du village, qu'un détachement de cavalerie mexicaine
les entoura. Le commandant de cette troupe, don Dimasio Salazar,
s'avança vers les Américains stupéfaits, et, en leur donnant le titre
d'amigos, leur demanda si , par hasard , ils ne venaient pas du Texas.
Le capitaine Lewis répondit affirmativement, et témoigna le plus vif
désir d'être admis auprès du gouverneur. Salazar s'inclina en disant
que tout était pour le mieux; puis, faisant déployer autour de lui un
cercle de chevaux, d'hommes et de lances, il ajouta courtoisement
qu'il n'était pas conforme aux usages des nations civilisées d'entrer sur
un territoire étranger les armes à la main , et qu'il espérait , tout en
regrettant de s'y voir contraint par des ordres sévères, que les voya-
geurs ne verraient nul inconvénient à rendre leurs épées et leurs armes
à feu. Il y avait à cela mille inconvéniens; mais que faire devant la
supériorité du nombre, et comment ne pas se rendre à l'invitation d'un
chef aussi courtois que le capitaine Salazar? Celui-ci , qui paraissait
accomplir seulement une formalité banale, ne laissa voir sur sa figure
que l'expression de la plus parfaite indifférence. J'avoue qu'à la place
de M. Kendall cette froideur apparente m'eût inquiété; mais il n'en était
encore qu'aux premiers rudimens de cette science compliquée du cœur
mexicain, dont toute une vie de voyageur ne suffit pas toujours à épuiser
les mystères.
Pendant ces pourparlers, une foule compacte et attentive avait en-
touré les étrangers. Une seconde requête de Salazar, non moins cour-
toise que la première, eut pour but de demander aux Américains la
permission de visiter leurs papiers et leurs poches : tels étaient les
ordres du gouverneur. Salazar, comme on le voit, portait jusqu'au
scrupule l'obéissance à sa consigne. Un homme qui a livré ses armes
n'a généralement plus rien à refuser. Les papiers, l'argent et les autres
objets que contenaient les poches des Américains furent donc enve-
loppés dans un mouchoir et mis en sûreté; mais on n'en avait point
encore fini, à ce qu'il paraît, avec les formalités prescrites par le gou-
verneur, car, sur un ordre du capitaine, un peloton de douze hommes,
armés de carabines ou de vieux fusils, vint se ranger devant les voya-
geurs. Il n'y avait plus à s'y méprendre : les Américains n'étaient pas
seulement prisonniers, mais leur vie même était menacée, à en juger
par l'air consterné, par les sombres regards des soldats qui les entou-
raient, et surtout par l'effroi des curieux, que la manœuvre commandée
par Salazar mit en déroute. Aux paroles prononcées par l'officier mexi-
cain succédèrent quelques instans de silence. Ce fut l'Irlandais Fitz-
gerald qui se chargeajenfin de répondre à Salazar. Fitzgerald était un
1032 REVUE DES DEUX MONDES.
de ces aventuriers que l'Europe ne connaît que par ouï-dire. Tous les
points du globe où s'écroulent des sociétés anciennes, où surgissent des
sociétés nouvelles, l'Asie, l'Afrique, le Nouveau-Monde, sont le théâtre
que ces hommes choisissent d'ordinaire pour leur audace entrepre-
nante. Ils combattent sous tous les drapeaux, parlent toutes les langues,
et portent d'un tropique à l'autre l'énergique vigueur, l'activité puis-
sante de la race européenne. Fitzgerald avait fait la guerre un peu par-
tout, et sa vieille expérience avait lu le sort de ses compagnons comme
le sien dans la froide contenance de l'officier mexicain. L'aventurier
serra les poings, et, avec le plus pur accent irlandais, commença par
lancer un effroyable juron; puis il s'écria : — Ils vont nous fusiller,
mes enfans; sus à ces chiens, et mourons pendant que notre sang est
chaud! C'est bien plus facile. — Et l'intrépide Irlandais, levant fière-
ment devant la mort son front qu'avaient bronzé les soleils du cap de
Bonne-Espérance, du Brésil et de l'Orient, s'avançait sans armes comme
sans peur, quand un sauveur s'interposa entre les victimes et le bour-
reau. C'était un Mexicain du nom de Vigilio qui réclama pour le gou-
verneur Armijo le droit de vie ou de mort sur les prisonniers. Cette
intervention ne leur assurait qu'un court répit, on savait trop à quoi
s'en tenir sur la clémence du général Armijo.
Le lendemain , au milieu de la foule qui assiégeait les portes de la
prison de San-Miguel, les Américains, étroitement garrottés, partirent
sous bonne escorte pour aller à la rencontre du gouverneur, qui devait
arriver de Santa-Fé. Le soleil disparaissait derrière la chaîne de monta-
gnes qui sépare la vallée du Pecos de celle du Rio-Grande, quand on
arriva auprès des ruines d'une ancienne mission qui jadis avait servi
d'église et de forteresse. C'était là qu'on devait rencontrer le général
Armijo, et bientôt des fanfares guerrières annoncèrent l'arrivée du
gouverneur mexicain. Un moment après, Armijo parut au détour de la
route suivi d'un nombreux cortège. C'était un homme de haute sta-
ture et de tournure distinguée. Il montait une mule de la plus grande
taille, aussi richement que pittoresquement caparaçonnée. S' avançant
vers les prisonniers, il leur serra la main et voulut bien les appeler ses
amis; mais l'amitié du Mexicain était devenue plus que suspecte aux
malheureux voyageurs. — Qui êtes- vous? leur demanda Armijo. A
cette question le capitaine Lewis (pour la première fois un esprit de
ruse et de lâche faiblesse semblait s'emparer d'un homme jusqu'alors
irréprochable) répondit qu'ils étaient des marchands des États-Unis;
mais Armijo, saisissant Lewis par le collet de son uniforme, et lui mon-
trant du doigt les boutons où sous une seule étoile on lisait le mot de
Texas: — Que signifie ce mensonge? reprit-il. Est-ce que je ne lis pas
ici Texas? Et depuis quand les commerçans de l'Union voyagent-ils
sous l'uniforme texien?
UNE EXPÉDITION AMÉRICAINE. 1033
Le capitaine Lewis s'aperçut alors de la faute qu'il avait commise et
se hâta de balbutier quelques excuses. Armijo continua son interro-
gatoire. Il s'informa du nombre des hommes de l'expédition et des in-
tentions des commissaires. Les plus pacifiques assurances lui furent
données. Alors Armijo exprima le désir d'avoir auprès de lui un inter-
prète. Le hasard voulut que le capitaine Lewis parlât mieux espagnol
que ses compagnons d'infortune. Il se chargea donc de porter la parole
en leur nom; ce fut un malheur, car cet officier avait déjà donné une
première preuve de faiblesse, et en ce moment la crainte de la mort
lui ôtait toute présence d'esprit. Votre vie, répondit Armijo aux pro-
testations du capitaine Lewis, me répond de votre sincérité. Malheur à
celui qui m'aura trompé! Et il donna l'ordre à l'escorte ainsi qu'aux
prisonniers de rebrousser chemin vers San-Miguel; puis les trompettes
retentirent de nouveau, et le corps de cavalerie du général défila de-
vant les prisonniers accablés de fatigue. Parmi cette troupe bigarrée,
les Américains ne tardèrent pas à distinguer Carlos, leur ancien guide.
La figure pâle, le bras en écharpe et la poitrine ensanglantée, le Mexi-
cain suivait Armijo monté sur une mule. Allait-il partager leur sort
ou recevoir le prix d'une trahison ? c'est ce que les prisonniers ne pu-
rent deviner.
Le soleil avait cessé d'éclairer les sommités des montagnes lorsque le
dernier cavalier de l'escorte d'Armijo se perdit dans l'éloignement. La
route entre Santa-Fé et San-Miguel est entrecoupée de collines et de
ravins, et à minuit les prisonniers étaient encore à six milles de cette
dernière bourgade, quand le ciel devint si sombre, la campagne si obs-
cure, que l'escorte de cavaliers qui les surveillait dut faire halte. Au
moment où l'on s'arrêta, la pluie commençait à tomber par torrens.
Prisonniers et soldats durent chercher, après une marche de trente
milles, le sommeil sur une terre inondée.
Enfin les voyageurs arrivèrent à San-Miguel. La place était encom-
brée de soldats en armes, à travers lesquels ils furent conduits vers une
chambre attenante à une caserne. Une étroite fenêtre s'ouvrait sur la
place. A peine dix minutes s'étaient-elles écoulées, qu'un jeune prêtre
pénétra dans la prison et vint apprendre aux Américains qu'un des
leurs allait être immédiatement fusillé. Un coup d'œil de morne rési-
gnation fut échangé entre les prisonniers. Quelle allait être la victime?
Le prêtre répondit aux questions des Américains en leur désignant du
doigt la fenêtre qui donnait sur la place où l'exécution devait s'accom-
plir. Tous coururent aussitôt à cette fenêtre. Un homme traversait la
place. A son costume il était facile de le reconnaître pour un Texien;
mais un mouchoir couvrait sa figure et empêchait de distinguer ses traits.
Tout ce que le prêtre put leur apprendre, c'est que cet homme avait
été fait prisonnier, qu'il avait tenté de s'échapper, et que la mort pu-
1 034 REVUE DES DEUX MONDES.
nissait sa tentative d'évasion. L'homme marchait toujours quand, à
l'angle de la place, les soldats le mirent à genoux de force, la tête tour-
née vers la muraille; puis, six d'entre eux s'arrêtèrent et levèrent leur
fusil. Le mot : feu ! fut prononcé, et la malheureuse victime, fusillée
par derrière, mais mal ajustée par des mains inhabiles, se débattit dans
l'angoisse de l'agonie. Le caporal s'approcha du moribond et déchar-
gea sur lui un pistolet à bout portant. L'immobilité de la mort succéda
aux convulsions; mais les habits du cadavre, enflammés par le feu du
pistolet, fumaient encore, quand un fort détachement vint tirer de leur
prison les Américains terrifiés. Les prisonniers suivirent leurs gar-
diens qui marchaient en silence; après avoir traversé la place, ils re-
çurent l'ordre de se mettre en rang, à quelques pas du cadavre, le long
d'une étroite et sombre maison percée d'une seule fenêtre, avec dé-
fense expresse, sous peine de mort, de faire le moindre mouvement.
Bientôt Armijo traversa la place et s'approcha de la fenêtre; un prison-
nier inconnu se tenait derrière les barreaux, et le gouverneur mon-
trait du doigt les Américains, l'un après l'autre, à ce personnage invi-
sible, en lui demandant des renseignemens détaillés sur chacun d'eux.
Les questions étaient faites à assez haute voix pour être distinctement
entendues de tous; mais la voix qui faisait les réponses n'arrivait qu'aux
oreilles du gouverneur. Et cependant les prisonniers écoutaient avec
une curiosité poignante. Parfois il leur semblait distinguer les accens
d'une voix aimée et connue; mais ce n'était qu'une illusion pénible
bientôt dissipée. Le seul fait certain était que la justice homicide du
gouverneur allait suivre son cours, et que chaque parole qui s'échan-
geait entre le général et le prisonnier invisible pouvait être un arrêt
de mort.
Quand ce douloureux interrogatoire fut terminé, Armijo s'avança
d'un pas lent vers les Américains pour rendre un verdict qu'on savait
sans appel. Un silence de mort s'établit pendant que les prisonniers
attendaient ce verdict, le cœur serré et les yeux fixés sur le cadavre
de leur compagnon, dont les habits fumaient encore au milieu d'une
mare de sang. — Messieurs, dit enfin Armijo en s'adressant aux Amé-
ricains, vous ne m'avez pas trompé hier. Don Samuel a confirmé vos
déclarations, ses paroles ont sauvé votre vie; mais don Samuel doit
mourir, car il a tenté de s'évader. Dans cinq minutes, don Samuel va
être fusillé.
Qui pouvait être ce don Samuel dont le témoignage bienveillant avait
sauvé la vie à ses compatriotes? Au moment même où les Américains
s'adressaient cette question, le prisonnier, jusqu'alors invisible, sortait
de la maison où il était renfermé. Bientôt il arriva près de ses compa-
triotes, qui poussèrent un cri de pénible surprise. Cet homme était Sa-
muel Howland, leur ancien guide, celui que mille qualités leur avaient
UNE EXPÉDITION AMÉRICAINE. 1035
rendu cher à tous. Un sourire d'héroïque résignation animait le visage
au pauvre jeune homme. Pour la dernière fois, ses amis voulurent le
f>resser dans leurs bras; mais les soldats, croisant la baïonnette, leur
refusèrent cette dernière et triste consolation. Howland avait vu le
mouvement de ses amis. Il les salua une seconde fois du regard , et
d'aune voix ferme : « Adieu, mes enfans, dit-il; j'ai fini de souffrir.
Quant à vous » Les soldats entraînèrent leur victime avant que
Howland eût pu en dire davantage. Les prisonniers le suivirent à
une vingtaine de pas de distance. La procession funèbre fit le tour de
la place et s'arrêta près du cadavre, qu'on eut soin de laisser voir à celui
qui allait tomber à ses côtés. Le condamné eut les yeux bandés, et,
quand le mouchoir eut caché en partie son visage, il reçut l'ordre de
marcher. Alors, d'un pas ferme et résolu, Howland s'avança vers la
place désignée pour l'exécution. La face tournée vers la muraille, il
s'agenouilla; six soldats armèrent leurs fusils, l'explosion retentit, et
Howland tomba pour ne plus se relever.
Quelques explications suffisent à M. Kendall pour compléter le récit
de cette double exécution entourée de circonstances à la fois si tragi-
ques et si mystérieues. On se rappelle que la mission confiée à MM. How-
land, Baker et Rosenburry avait pour but d'amener à l'expédition des
vivres frais et de pressentir les dispositions des Mexicains à l'égard du
Texas. Les trois émissaires avaient atteint les établissemens mexi-
cains depuis environ trois semaines, quand Armijo les avait fait arrê-
ter. Ils avaient pu s'échapper; mais, poursuivis avec acharnement, ils
avaient été bientôt découverts dans les montagnes où ils se cachaient.
Dans la lutte, M. Rosenburry avait été tué, M. Baker était celui qu'on
avait fusillé avant l'arrivée des prisonniers sur la place de San-Miguel.
Quant à Howland, Armijo, qui l'avait connu déjà quelques années au-
paravant et qui appréciait son intelligence et sa bravoure, lui avait
offert la vie sauve, pourvu qu'il consentît à lui révéler le but de l'expé-
dition texienne. Le refus de Howland avait été son arrêt de mort, mais
il avait sauvé ses compagnons.
Ce noble dévouement permettait-il à la caravane texienne de conti-
nuer sa pénible tâche? Malheureusement non. Le capitaine Lewis avait
été moins discret, moins courageux que Samuel Howland, et si Armijo
laissait la vie aux voyageurs texiens, il n'entendait pas se relâcher de
sa surveillance à leur égard. Des détachemens mexicains furent lancés
dans le désert, et la colonne texienne fut décimée par de nombreux
guet-apens avant d'arriver sur le territoire du Nouveau-Mexique. On
envoya prisonniers à Mexico le petit nombre des Américains qui sur-
vécurent à tant de désastres. M. Kendall, comme ses compagnons, ne
retrouva sa liberté qu'après un assez long séjour dans les états du
centre. La dernière partie de sa relation n'a point l'intérêt de pittoresque
i036 REVUE DES DEUX MONDES.
nouveauté qui s'attache aux scènes des prairies : ce sont des tableaux
de la vie mexicaine observée dans les villes, et telle que de nombreux
voyageurs ont pu l'étudier. La mort de l'intrépide Samuel Howland clôt
la partie dramatique et vraiment curieuse du livre.
Malgré ce triste dénoûment, on ne saurait, après avoir lu cette rela-
tion, garder le moindre doute sur le résultat des efforts incessans que
tente la race anglo-saxonne pour imposer son influence et sa civilisation
au reste de l'Amérique. Même quand ils échouent, les Américains du
Nord nous font admirer leur intrépidité et leur persévérance. Il y a un
autre enseignement à tirer du récit de ces campagnes aventureuses,
par lesquelles les Américains préludent souvent à des conquêtes ar-
mées. Tandis que l'Europe se consume en luttes stériles et douloureuses,
l'Union américaine lui donne un exemple dont il serait temps de pro-
fiter: cette tendance au déplacement, à l'expansion, ne contraste-t-elle
pas singulièrement avec cet élan fiévreux qui porte nos vieilles sociétés
à se replier sur elles-mêmes, à concentrer toute leur attention, toute leur
énergie dans le cercle étroit de leurs agitations intestines? Si la démo-
cratie américaine a, comme nous, ses loco-foco, elle a aussi ses défri-
cheurs, ses commerçans et ses chasseurs; c'est l'avant-garde qui porte
sans cesse au loin le pavillon étoile, qui fraie des routes et ouvre des
contrées nouvelles à des populations impatientes d'élargir le théâtre
de leur activité. Puisse la nation américaine être pour les nations eu-
ropéennes ce que sont pour elle-même ces hardis pionniers dont j'ai
raconté la marche à travers les déserts, c'est-à-dire un précurseur et
un guide! Puisse-t-elle apprendre à ces ambitions dévoyées, si nom-
breuses et si dangereuses en ce moment dans notre pays, que les vraies
sources du bien-être sont dans le travail, dans l'esprit d'entreprise sage-
ment dirigé, et non dans les stériles agitations de la place publique 1
Gabriel Ferry.
CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.
14 juin 18*9.
Quel état! quelle ville! et comme elle expie ces joies frivoles, cette prospé-
rité insolente, cette splendeur des arts et cette paix pleine de plaisirs dont elle
avait fini par croire qu'elle s'ennuyait ! La contagion et la guerre civile! car ce
n'était pas assez du fléau que nous envoie la Providence; il a fallu y joindre le
fléau des passions démagogiques! Chancelant et déjà frappé parla maladie, tout
ce peuple est poussé à la guerre civile par des ambitions de club et d'estaminet;
on l'arrache à ses deuils et à ses souffrances pour le jeter dans le crime. Qu'im-
porte à ces hommes long-temps obscurs qui ont ravi le pouvoir par un coup de
main, et qui se sentent retomber dans leur néant, que leur importe que le sang
coule, ou que la misère vienne hâter les coups de l'épidémie? Ne faut-il pas
qu'ils fassent leur métier d'orgueil et de cupidité? Ne faut-il pas qu'ils se rachè-
tent du mépris par la terreur? Que sont-ils, s'ils ne sont pas craints? que sont-
ils, s'ils ne sont pas nos maîtres? Qui les voudrait pour avocats, s'il y a parmi
eux des avocats? pour médecins, s'il y a des médecins? pour commandans, s'il y
a des officiers? pour chefs d'atelier, s'il y a des industriels? pour écrivains, s'il y
a des lettrés? pour ouvriers, s'il y a des ouvriers? Vous voyez bien qu'ils ne sont
bons qu'à être nos maîtres.
Comment s'est faite l'insurrection qu'a si énergiquement et si habilement ré-
primée le gouvernement? Il y a là une histoire qui ressemble à bien d'autres»
M. Ledru-Rollin aura beau être coupable, nous ne prendrons point le change sur
lui : il a plus de vanité que d'ambition ; mais la vanité donne l'air d'avoir de
l'ambition et de l'audace, surtout dans un gouvernement où les actions com-
mencent par des paroles. 11 a donc prononcéjà la tribune des paroles audacieuses;
il a appelé aux armes, il a joué avec la poudre. Il est vrai que le lendemain il
cherchait à expliquer ses paroles et à leur donner un sens pacifique; mais les
4038 REVUE DES DEUX MONDES.
paroles sont ailées, et une fois qu'elles se sont échappées de la prison des dents,
elles volent libres et hardies partout où il y a des passions à enflammer, des
souffrances à envenimer; elles volent jusqu'à ce qu'elles aient rencontré l'action.
La parole n'est souvent qu'une phrase théâtrale, heureuse de retentir dans les
airs et de servir de trompette à la vanité des hommes; mais l'action est grossière
et brutale : elle a le geste impérieux, elle a le choc dur et destructif. La pa-
role se dissipe et s'évanouit, l'action se ramasse et se grossit dans son cours;
elle écrase, ou elle se fait écraser. M. Ledru-Rollin avait crié aux armes! C'é-
tait une phrase peut-être : l'émeute lui a répondu. En vain il a voulu donner
contre-ordre, en vain il a voulu ajourner la révolte jusqu'à son prochain dis-
cours : il n'était plus temps, la parole avait rencontré l'action; elle n'était plus
libre. 11 a fallu, dit-on, que le tribun se fit le président de la révolte; il a fallu
qu'il assistât à la convention des Arts-et-Métiers; il a fallu qu'il vît se dresser
devant lui les enfans anarchiques et impuissans de sa parole. Terrible entrevue
que celle du mot et du fait, quand ils se rencontrent pour la première fois,
quand le fait saisit le mot et lui enjoint d'être autre chose qu'un bruit et qu'un
son ! Nous ne voulons pas répéter tout ce qui se dit et ce qui se raconte; nous
attendrons l'instruction qui se fera sur la journée du 13 juin et qui en éclaircira
tous les détails. 11 y a eu des proclamations au peuple signées, dit-on, par cent
ou cent trente représentans : quels sont ces représentans? ont-ils signé? ont-
ils autorisé de leur nom cet appel à la force? Aujourd'hui à la tribune, ils
s'empressaient de dire que non; nous verrons l'instruction. 11 y a eu des protes-
tations dans la garde nationale, et ces protestations ont été signées par des offi-
ciers; il faut savoir ce que voulaient ces officiers, qui se servaient de leur grade
contre la loi et contre l'ordre. Il y a eu une convention qui a délibéré aux Arts-
et-Métiers : qui l'a convoquée? qui s'y est rendu? Il y a eu des décrets et des mises
hors la loi : qui a rédigé et signé ces actes? Il y a eu un gouvernement nommé :
quels en étaient les membres? La société demande justice» Elle a compris une
fois de plus qu'il y a dans son sein une tribu vagabonde et audacieuse, une
Bohème démagogique qui ne reconnaît ni loi ni règle, qui est toujours prête à
mettre à la loterie de la révolte, parce qu'il lui suffit d'un seul gain pour tout
emporter. Jeu de dupes, en vérité, que le nôtre, puisque nous sommes condam-
nés à ne jamais faire une faute, sous peine de tout perdre; jeu de dupes, parce
que leur enjeu n'est rien et que le nôtre est tout! Il en est ainsi, dira-t-ori, dans
toutes les guerres. Oui; mais, dans la guerre, on s'arrange pour réduire à Itato
puissance l'ennemi qu'on a vaincu. Chez nous, quand l'ennemi est vaincu, il va
tranquillement se réfugier dans les lois et dans les institutions, comme dams
une place de sûreté; il y refait ses forces, et quand il est prêt et qu'il croit nous
trouver en défaut, il recommence ses invasions. Rien ne ressemble à la guerre
que nous faisaient les Arabes en Afrique comme la guerre que nous fait la déV
magogie. Nous nous contentons de nous défendre dans nos villes, mais nous ne
songeons pas encore à prendre l'offensive. Nous chassons Abd-el-Kader quand
il nous attaque; nous ne songeons pas encore à l'attaquer et à lui ôter les
moyens de nous nuire. Est-ce que la démagogie n'a pas ses places de guerre,
ses ravitaillemens, ses soldats réguliers, son organisation? Est-ce que nous ne
savons pas ce qui fait sa puissance et nos dangers? La guerre d'Afrique a eu
REVUE. — CHRONIQUE. 4039
deux phases, sa phase défensive, glorieuse et inefficace; sa phase offensive, qui
a été l'œuvre du maréchal Bugeaud et qui a consolidé notre établissement. Il
nous semble que dans la guerre que la civilisation soutient dans Paris, et non
plus en Afrique, contre la barbarie, il serait temps aussi de passer de la phase
défensive à la phase offensive. 1
L'offensive que nous demandons, ce n'est point un coup d'état, ce sont des
lois de sûreté générale. Nous sommes las de voir qu'il faille tous les six mois,
que disons-nous? toutes les six semaines, sauver la société; nous sommes tristes
de penser qu'il faut toutes les six semaines exposer le sang de nos soldats, et,
comme le dit si bien la proclamation du président de la république, changer la
France en un camp pour résister aux incursions de l'ennemi. Nous remercions
l'armée et la garde nationale, nous remercions le général Changarnier de l'ha-
bileté et de la fermeté qu'il a montrées dans la journée d'nier; mais, en vérité,
la vie sociale est trop chère, s'il faut toujours la payer de pareil prix, si elle doit
toujours coûter de pareils efforts. Nous ne chicanons pas assurément la recon-
naissance que nous devons au général Changarnier, mais nous voulons en mé-
nager les occasions.
Et qu'il nous soit permis, à ce sujet, de citer l'éloge que faisait le maréchal
Bugeaud du général Changarnier, le 15 juin 1848, dans une lettre toute fami-
lière que nous montrait ce matin un de nos amis : « Je vois avec plaisir tous
mes lieutenans d'Afrique avoir des commandemens; j'en espère beaucoup. Le
général Changarnier a un grand parti dans la garde nationale de Paris, où on
lui tient compte de l'énergie qu'il a montrée le 16 avril, lorsque le gouverne-
ment provisoire était menacé par la république rouge. Ayez confiance en lui.
Changarnier est un homme de résolution et de savoir-faire militaire; il sait sur-
tout très bien se débrouiller dans les circonstances difficiles. » Ce don de se dé-
brouiller dans les circonstances difficiles, don si précieux dans les généraux que
les événemens ont jetés à travers les complications de la vie politique, le maré-
chal Bugeaud aimait, dès le 15* juin 1848, à le signaler à ses amis dans le gé-
néral Changarnier, parce qu'il le lui avait reconnu en Afrique; mais aujourd'hui
que l'expérience a donné au général Changarnier l'occasion de témoigner aux
yeux de toute la France de ce genre de talent militaire qui décide le plus les
journées, nous aimons à rappeler le témoignage du maréchal Bugeaud, et nous
croyons en même temps acquitter une partie de notre dette envers le général
Changarnier, en évoquant d'une tombe si illustre et si honorée l'hommage que
nous devons aux services qu'il a rendus hier à la France. En associant ainsi le
nom du maréchal Bugeaud à celui du général Changarnier, nous proclamons
combien nous avons perdu, et nous disons aussi ce que nous avons conservé.
Nous mêlons une consolation à la douleur publique. La victoire que l'ordre social
a remportée hier sous le commandement du général Changarnier, ce sont les
plus belles et les plus dignes funérailles* que l'armée pût faire au maréchal
Bugeaud. Elle a exécuté son testament.!
Les horreurs de la guerre civile et les douleurs de l'épidémie, voilà donc le
teiste entretien de ces derniers jours. Hélas! la contagion décimait et décime
encore Paris. Chaque maison, chaque famille est de près ou de loin atteinte par
la mort, et cependant il y a eu un jour où toutes les douleurs privées se sont
1040 REVUE DES DEUX MONDES.
tues devant une grande douleur publique. La mort du maréchal Bugeaud a fait
oublier à chacun de nous ses deuils privés pour ne plus songer qu'au deuil pu-
blic. Chaque jour, le maréchal Bugeaud devenait plus cher au grand parti de
Tordre social; chaque jour, il servait de lien plus étroit à tous les hommes qui
sont décidés à combattre l'anarchie et à empêcher l'installation permanente de
la guerre civile dans nos murs, et voilà qu'il nous est enlevé par le coup le plus
soudain et le plus imprévu, enlevé dans sa force, enlevé à son avenir, enlevé à
nos espérances! Et dans quel moment! Ah! ce n'est pas seulement de son épée
que nous avions besoin, soit sur la frontière de notre pays, soit sur la frontière
non moins menacée de l'ordre social; c'était de sa force et de son autorité mo-
rale, c'était de son ascendant chaque jour plus étendu et plus accepté. Nous ne
manquons pas de capacités illustres, de courages éprouvés, d'habiletés consom-
mées; mais les hommes les plus précieux parmi les éminens sont ceux qui réu-
nissent et qui rallient, ceux qui servent de centre et de noyau, les hommes enfin
qui rencontrent partout l'assentiment. Voilà dans notre société divisée et mor-
celée par les opinions et par les passions, voilà les hommes qui nous sont surtout
nécessaires. Le maréchal Bugeaud était l'un de ces hommes rares, et ce n'est pas
seulement dans l'armée que sa perte fait un vide immense, c'est dans la cité tout
entière.
Nous avions besoin d'exprimer nos sentimens de profonde tristesse avant
d'arriver aux événemens qui ont rempli cette quinzaine si douloureusement ter-
minée. La mention rapide de ces événemens indiquera, non pas la cause, mais
le prétexte de l'insurrection tentée hier par la montagne.
Et d'abord les événemens de Rome. Ces événemens sont le prétexte de l'in-
surrection de la montagne; mais ils n'en sont pas la cause. Nous sommes à notre
aise pour parler aujourd'hui des affaires de Rome : nous avons approuvé la
première pensée de l'expédition, et c'est à cette pensée que le ministère aujour-
d'hui est revenu.
Si le parti radical daignait étudier quelque chose, il saurait que notre inter-
vention en Italie est réglée, pour ainsi dire, d'avance par notre expédition d'An-
cône en 1832. Il y a entre les deux expéditions, entre leurs buts, leurs moyens,
leurs effets, une analogie frappante. La première peut et doit servir d'exemple à
l'autre, car il y a les mêmes choses à faire et les mêmes choses à éviter, en plus
grand cependant, parce que les circonstances sont, soit en bien, soit en mal,
plus caractérisées en 1849 qu'en 1832.
En 1832, une révolution s'était faite à Bologne, qui avait déclaré le pape dé-
chu de son pouvoir temporel; mais cette révolution avait été promptement com-
primée par les Autrichiens. C'est la vieille histoire de la démocratie s' exagérant
et succombant bientôt devant le despotisme. Il s'agissait de savoir si la France
laisserait les états romains sous l'influence de l'Autriche et de la contre-révolu-
tion. 11 y avait là une question d'indépendance et de liberté. L'indépendance de
l'Italie méridionale était menacée par la prépondérance de l'Autriche; la liberté,
ou plutôt les réformes que l'esprit du temps réclamait dans l'administration des
états romains, étaient compromises par la victoire de la contre-révolution. Ajou-
tons que ces deux questions, celle de la liberté et celle de l'indépendance, se
tenaient étroitement; car si l'esprit du temps n'obtenait pas les réformes conve-
REVUE. — CHRONIQUE. 1041
nables, il y aurait toujours des révoltes dans les états romains, et s'il y avait
toujours des révoltes, l'occupation autrichienne deviendrait permanente. Il fallait
donc, pour que les états romains fussent indépendans, que l'administration y
fût réformée.
Tel fut le but des négociations engagées à Rome, avec beaucoup d'habileté,
par M. Sainte- Aulaire, et de l'expédition d'Ancône. Les négociations visaient
aux réformes libérales; l'expédition d'Ancône compensait l'occupation autri-
chienne. La France enfin, au lieu d'abandonner l'Italie à ses destinées malheu-
reuses, la France en prenait souci; elle voulait à Rome une administration libé-
rale et un prince indépendant. Elle négociait pour obtenir l'administration
libérale; elle armait pour soutenir l'indépendance du prince. A l'influence au-
trichienne elle opposait l'influence française, au principe despotique elle oppo-
sait le principe libéral de la révolution de juillet.
La politique de la France en 1849 n'est-elle pas la même qu'en 1832? N'a-
t-elle pas le même but? N'y a-t-il pas encore aujourd'hui dans les états romains
une question d'indépendance et une question de liberté, l'Autriche à contenir,
l'administration romaine à libéraliser?
Les circonstances sont plus graves aujourd'hui qu'en 1832. Ce n'est pas Bo-
logne qui a déclaré la déchéance temporelle du pape; c'est Rome elle-même.
Rome a poussé la sécularisation jusqu'à la république, c'est-à-dire qu'au lieu
d'introduire l'élément laïque dans le gouvernement pontifical, Rome a exclu le
pontife suprême lui-même du gouvernement. Nous consentons à laisser de côté,
pour le moment, la question de la souveraineté temporelle du pape et de son
utilité politique dans l'état de l'église catholique; nous ne cherchons pas s'il
peut y avoir à la fois à Rome une république et le pape; nous nous demandons
seulement s'il peut y avoir à Rome une république, puisque Rome est en Italie,
puisque l'Autriche est encore aujourd'hui une puissance italienne, puisque Na-
ples est une monarchie. Or, nous n'hésitons pas à croire, quelle que soit main-
tenant la résistance momentanée de la république romaine, que Rome ne peut
pas être républicaine, parce qu'elle est Italienne. Or, si la république doit être
écrasée en Italie par l'Autriche, ne faut-il pas chercher à sauver la liberté des
ruines de la république? Ne sont-ce pas deux choses séparées? La liberté peut
exister sous une autre forme que celle de la république. Et, d'un autre côté,
parce que la géographie ne permet pas que la république soit possible à Rome,
faut-il que le despotisme seul y soit possible? Le monde tout entier semble en-
fermé en ce moment dans ce terrible dilemme que posent les passions extrêmes :
la république violente ou le despotisme. Ce dilemme est affreux. Il nous déplaît
partout, et nous n'en voulons pas plus à Rome qu'ailleurs. A Rome surtout et
en Italie, il y a pour l'influence de la France ce danger, que le despotisme ne s'y
appelle pas le pape ou le grand-duc de Toscane; il s'appelle l'Autriche.
Nous sommes intervenus en Italie, en 1832, pour empêcher l'extrême liberté
et l'extrême despotisme. A cette époque, ces deux extrêmes n'étaient qu'une
crainte, un danger qu'il fallait prévenir. Aujourd'hui, le danger est devenu un
mal. L'extrême liberté est tout près de ramener l'extrême despotisme. Cet état
de crise était-il une raison pour s'abstenir d'agir? Le gouvernement français ne
l'a pas cru : il a suivi en 1849 la politique de 1832, et avec raison, avec à-propos,
10*2 REVUE DES DEUX MONDES.
nous en sommes convaincus. Les échecs et les difficultés n'ont rien changé à
notre conviction, parce qu'ils n'ont rien changé non plus à la situation de l'Italie
et à la nécessité d'empêcher l'extrême liberté d'être remplacée par l'extrême des-
potisme.
Non pas que nous craignions du pontife vénéré qui s'est réfugié à Gaëte au-
cune entreprise de despotisme rétrograde. Pie IX reviendra à Rome avec les
mêmes intentions libérales qu'il a montrées pendant son pontificat. Il a des
injures à pardonner, il n'a pas de revanches à prendre; il n'a pas de désaveux
à faire; mais, pour rester libre d'être bienveillant et libéral, il faut que Pie IX
puisse s'appuyer sur une puissance libérale : il ne faut pas qu'il n'ait été sou-
tenu que par les puissances despotiques. Notre intervention a pour but de venir
en aide aux bons sentimens du pape. C'est une médiation entre le despotisme
et la liberté que nous essayons de faire en 1849, comme nous en avons déjà
feit une en 1832, et dans cette médiation, nous représentons à la fois les prin-
cipes libéraux de la France et les sentimens bienveillans de Pie IX.
Toute autre politique nous met à la queue de l'Autriche ou à la queue de
M. Mazzini.
Le message du président explique, comme nous venons de le faire, la
pensée primitive de l'expédition. D'où vient donc que nous nous en sommes
écartés pendant un mois entier, et que nous nous sommes créé de si graves
embarras à l'extérieur et à l'intérieur? Tout tient au vote de l'assemblée con-
stituante du 7 mai et au respect intempestif, selon nous, que le ministère a eu
pour ce vote. Si nous gardons pendant long-temps encore la constitution qui
nous régit, il faudra ériger en maxime d'étal que les votes in extremis des as-
semblées ne doivent pas engager le gouvernement. Ces votes sont viciés par la
mauvaise humeur d'une fin prochaine. Le ministère a eu plus de scrupules
qu'il ne devait, et il a voulu faire honneur au vote de l'assemblée constituante.
De là l'envoi de M. Lesseps.
. Nous ne voulons pas examiner la conduite de M. Lesseps. Nous ne sommes
pas du conseil d'état, et de plus, si nous examinions la conduite de M. Lesseps,
nous serions forcés de conclure, ce à quoi le conseil d'état n'est pas tenu, chose
fort commode. Le conseil d'état de la république jugera M. Lesseps comme le
conseil d'état de la monarchie jugeait les évèques dans les appels comme d'abus.
Il examinera beaucoup et conclura peu, un peu moins même que l'ancien con-
seil d'état ne concluait contre les évèques. Nous nous abstenons donc d'appré-
cier la conduite de M. Lesseps. Nous faisons seulement quelques réflexions qui,
au besoin, serviraient à disculper M. Lesseps. Il est parti après le vote de l'as-
semblée qui enjoignait au gouvernement de ramener l'expédition d'Italie au but
qu'elle devait avoir; il devait appliquer ce vote. Il a pensé que ce vote voulait
dire : Négociez, avec M. Mazzini. Mais négocier avec M. Mazzini , n'est-ce pas le
reconnaître? La France n'avait pas voulu le reconnaître. Comment faire? Ce
n'est pas tout. Sur quoi fallait-il négocier avec M. Mazzini? Sur le rétablisse-
ment du pape. Telle était la première pensée de l'expédition. Cependant il était
vraisemblable que M. Mazzini n'entendrait pas de cette oreille-là, et qu'il ne vou-
drait pas donner sa démission en faveur du pape. C'est ainsi que, perdant du
terrain à chaque entretien avec les plénipotentiaires romains, M. Lesseps est
REVUE. — CBRONIQUE» 1043
arrivé à reconnaître la république romaine et M. Mazzini, à faire alliance avec
le triumvirat romain, à signer enfin la déchéance du pape, c'est-à-dire à faire
le contraire de ce que nous avions voulu faire. M. le général Oudinot s'était
trompé, selon rassemblée constituante, en faisant trop la guerre. M. Lesseps
se trompait mille fois plus en faisant trop la paix. Ceci indique combien la marche
à tenir dans notre expédition était délicate. Elle était même, à vouloir garder
tous ces ménagemens, elle était si délicate, qu'elle était impossible. Quand on
met un général d'armée et un négociateur à cheval sur une lame de rasoir, il
n'est pas extraordinaire qu'ils s'y blessent tous les deux; seulement l'un se blesse
à droite, et l'autre à gauche. Mais cette difficulté des opérations militaires et des
négociations diplomatiques en Italie, à quoi tenait-elle? Ne l'oublions pas : à
l'ordre du jour énigmatique du 7 mai. Dans sa mauvaise humeur, l'assemblée
constituante avait donné pour instruction au ministère un logogriphe. Il n'était
pas tenu de le deviner. 11 n'était tenu qu'à la première pensée : offrir aux Ro-
mains une transaction, et la leur imposer par la force, s'ils ne l'acceptaient pas.
C'est à ce parti que le ministère s'est fixé; c'est le bon, et nous disons de plus,
avec le manifeste du président, que c'est le seul que l'honneur nous conseille.
Après avoir expliqué l'intérêt de la France en Italie et le but de notre expédi-
tion à Rome, le message du président indique la gravité des complications qui
s'agitent en Allemagne.
Nous avons la même politique au dehors qu'au dedans. Nous croyons hardi-
ment que les affaires du monde ne peuvent être faites que par les modérés.
C'est du royaume des cieux qu'il a été dit : Violenti rapiunt illud; ce n'est pas
du royaume de la terre. Les violens ici-bas n'ont que des instans et des minutes
de puissance; les modérés seuls ont de longs règnes. Avec cette conviction, nous
cherchons en ce moment même, où la violence semble partout prévaloir en
Europe, où les extrêmes seuls semblent possibles, nous cherchons dans chaque
pays les chances qui restent à la politique modérée, les chances qui restent à un
régime qui ne soit ni l'extrême liberté ni l'extrême despotisme; car ces deux
régimes extrêmes nous semblent également éphémères, également funestes à
la société, qu'ils ébranlent par leur avènement comme par leur chute. Voyons
donc quelles chances restent en Allemagne à la politique modérée, et essayons
de les discerner à travers le tumulte des événemens de Dresde, de Bade et de
Francfort.
Nous rattachons avec empressement nos réflexions sur la politique intérieure
et extérieure au message du président, parce que ce document témoigne d'un
sens ferme et droit, d'un caractère calme et élevé qui raffermit la pensée et la
conscience publique à travers l'incertitude des opinions et l'instabilité des évé-
nemens, qui sont le grand mal de notre temps. Il nous rend ce que nous ris*
quons le plus de perdre de nos jours, l'espérance et la conviction. Nous ferons
même de ce message cet éloge qui paraîtra étrange au premier abord , c'est
qu'il croit et fait croire que la diplomatie et la philanthropie sont encore doux
choses possibles en France. Il faut expliquer ce que nous voulons dire par ces
deux mots.
Nous appelons diplomatie l'action que la France peut encore exercer en Eu-
rope. Les étrangers ne comptent qu'avec les pays auxquels la tranquillité inté-
1044 REVUE DES DEUX MONDES.
rieure laisse le libre usage de leur puissance. Est-ce encore l'état de la France?
Grave question que doivent se faire tous nos hommes d'état. Les grandes entre-
prises diplomatiques de Louis XIV sont-elles encore à notre taille? Beaucoup en
doutent. Nous aimons que le président de la république ait plus de confiance.
Il croit que la France est encore capable d'avoir une grande diplomatie, c'est-
à-dire une action au dehors; mais il ne confond pas l'action avec l'aventure,
ce L'état de civilisation en Europe, dit-il avec beaucoup de raison, ne permet
de livrer son pays aux hasards d'une collision générale qu'autant qu'on a pour
soi d'une manière évidente le droit et la nécessité. Un intérêt secondaire, une
raison plus ou moins spécieuse d'influence politique, ne suffisent pas; il faut
qu'une nation comme la nôtre, si elle s'engage dans une lutte colossale, puisse
justifier à la face du monde, ou la grandeur de ses succès, ou la grandeur de
ses revers. »
De même qu'il croit que la France est encore capable de diplomatie et qu'il
détermine avec fermeté le cercle et la portée de la diplomatie ou des guerres
que nous pouvons faire, le président croit aussi que nous sommes encore capa-
bles de philanthropie; mais il en détermine également le cercle et la portée. Ne
nous y trompons pas en effet : le socialisme a beaucoup discrédité la philanthro-
pie. Beaucoup révoquent en doute l'à-propos de la philanthropie et son effica-
cité. Croyez-vous, disent-ils, qu'en cherchant à faire le bien des classes labo-
rieuses, vous apaiserez l'envie que leur ont soufflée de détestables sophistes?
Vous ne ferez pas le bonheur des pauvres, parce que le bonheur se mesure
sur le désir, et vous ne ferez pas non plus la sécurité des riches. Vous aurez
beau donner beaucoup au pauvre; comme vous retiendrez probablement quel-
que chose pour vous, il pensera toujours que vous lui retenez tout ce que vous
ne lui donnez pas. Depuis le socialisme, tout bienfaiteur n'est qu'un voleur qui
restitue la moitié de son vol pour s'assurer l'autre. Doctrines désespérantes que
le président de la république réfute par la noble confiance qu'il garde en l'effi-
cacité de la philanthropie! 11 ne fera pas de la philanthropie un prospectus de
popularité; il n'en fait pas un moyen de gouvernement: il en fait un devoi r, et
il croit que quiconque accomplit fidèlement son devoir a chance de n'être pas
trompé dans ses espérances, k Prenons hardiment, dit-il, l'initiative de toutes
les améliorations, de toutes les réformes qui peuvent contribuer au bien-être
de tous, et, d'un autre côté, réprimons, par la sévérité des lois devenues né-
cessaires, les tentatives de désordre et d'anarchie qui prolongent le malaise
général. Nous ne bercerons pas le peuple d'illusions et d'utopies qui n'exaltent
les imaginations que pour aboutir à la déception et à la misère. Partout où
j'apercevrai une idée féconde en résultats pratiques, je la ferai étudier, et si
elle est applicable, je vous proposerai de l'appliquer. »
Voilà la bonne philanthropie, parce qu'elle est libre, et parce qu'elle n'est
pas hypocrite.
Nous remercions le président de la république de croire que la diplomatie et
la philanthropie sont encore possibles en France, et que nous ne sommes pas
voués à Tégoïsme au dedans et au dehors. Une nation qui ne peut pas amé-
liorer le sort des populations et qui ne peut pas exercer d'influence au dehors
est une nation en train de mourir.
REVUE. — CHRONIQUE. 1045
L'assemblée nationale allemande quitte Francfort et va chercher à Stuttgard
un séjour qui lui soit plus favorable ou plus sûr. Nos vœux ne la suivent pas
dans cette expédition, car c'en est une. Encore une assemblée qui ne sait pas
mourir!
L'assemblée nationale allemande va à Stuttgard ; parce que le Wurtemberg a
reconnu la constitution allemande; mais il y a un motif plus puissant qui l'ap-
pelle à Stuttgard : elle espère y trouver de plus près l'appui de l'Allemagne ré- 0
volutionnaire. L'assemblée a commencé par être la diète populaire de l'Alle-
magne. Elle a gardé pendant quelque temps la mission que lui donnait ce titre.
Ce n'est que dans ses derniers jours qu'elle est devenue un club, et elle mourra
comme un club. Elle partagera le sort de la démagogie de Bade et du Palatinat.
Nous lui souhaitions une meilleure fin.
Trois pensées ou trois partis différens ont été en face l'un de l'autre dans les
dernières scènes du drame de Francfort : 1° la pensée du parti modéré : cette
pensée a cherché encore à se faire jour; mais elle a été vaincue par les événe-
mens et elle s'est effacée chaque jour da vantage dans l'assemblée devant l'im-
possibilité d'accomplir son œuvre; 2° la pensée du parti violent : le parti violent
n'a pas renoncé à l'unité de l'Allemagne, mais il ne comprend cette unité que
sous la forme républicaine, et, pour l'avènement de la république, il ne compte
que sur la violence : de là les insurrections de Dresde, de Carlsruhe et du Pala-
tinat; 3° enfin, la pensée de la Prusse, qui rompt ouvertement avec l'assemblée
de Francfort et ne veut tenir de cette assemblée ni son droit à la couronne im-
périale, ni la constitution de l'Allemagne, mais qui ne rompt pas complètement
avec le parti modéré, avec le libéralisme allemand. Aussi a-t-elle rédigé un
projet de constitution fédérative pour l'Allemagne. Elle ne renonce pas davan-
tage à la direction de la fédération, non plus sous le titre d'empereur, mais sous
un titre plus modeste, tirant au moins cet avantage de l'élection impériale du
28 mars, à Francfort, de pouvoir se désigner comme la directrice de la nou-
velle fédération germanique. La politique prussienne peut servir de point de
ralliement au parti modéré en Allemagne. Le parti modéré à Francfort n'aura
pas réussi dans ses plans chimériques; mais le parti modéré de Francfort n'est
qu'une fraction du parti libéral allemand , et si , dans les nouvelles combinai-
sons qui se préparent sous l'influence de la Prusse, le parti libéral fait préva-
loir les pensées d'ordre et de liberté qui lui sont chères, nous ne prendrons pas
l'échec de Francfort pour la défaite du libéralisme allemand; nous ne croirons
pas l'Allemagne vaincue et asservie, et nous nous en féliciterons hautement, car
la France a besoin, pour son indépendance, que l'Allemagne soit libre et indé-
pendante.
Les événemens que j'ai à indiquer se rattacheront aisément à ces trois pensées
principales : la pensée du parti modéré à Francfort, la pensée du parti violent,
la pensée de la Prusse.
L'histoire du parti modéré dans les derniers jours de Francfort est courte et
terne. Nous rendons volontiers cette justice au parti modéré de Francfort qu'il
a toujours voulu l'unité de l'Allemagne et qu'il n'a voulu que cela. Malheureu-
sement il l'a voulu sous la forme la plus chimérique; il l'a voulu comme on veut
dans un livre, au lieu de vouloir comme on veut dans une assemblée politique^
TOME II. — SUPPLÉMENT. 67
1046 REVUE DES DEUX MONDES.
c'est-à-dire selon ce qui est possible et praticable. Les unitaires de Francfort ont
toujours cru que l'unité de l'Allemagne était tout entière à créer, que rien ne
s'était fait avant eux et que le nouveau monde germanique les avait attendus
pour sortir du chaos. Grave erreur : l'unité morale de l'Allemagne existait; l'u-
nité des douanes et des monnaies se faisait de plus en plus; l'unité de la législa-
tion civile était possible; la difficulté était l'unité politique; c'est de ce côté que
* les unitaires se sont précipités avec ardeur; ils ont confondu l'unité avec la
centralisation, et ils ont voulu créer un empire germanique. Or, pour créer un
empire allemand, il fallait détruire l'Autriche, la Prusse, la Saxe, la Bavière, les
grands et les petits états, tout ce que lhistoire avait fondé et consacré.
L'inconvénient des buts chimériques, c'est qu'ils conseillent Ils moyens aven-
tureux. Telle a été la conduite des unitaires modérés à Francfort. A mesure
qu'ils ont vu leur utopie favorite devenir plus impossible, ils ont fait plus d'ef-
forts pour la réaliser. C'est ainsi que, n'étant pas d'abord favorables à la Prusse,
ils ont nommé le roi de Prusse empereur; c'est ainsi que, n'étant pas républi-
cains ni amis de la république, ils ont fait dans la constitution de grandes con-
cessions au parti républicain, le tout pour avoir le plaisir de eréer un empire
germanique. Vains efforts! le roi de Prusse n'a pas voulu être empereur de nom
seulement, et la constitution n'a pas été reconnue par les grands états de l'Alle-
magne. Point d'empereur et point de constitution, voilà le triste dénoûment de
l'œuvre tentée par les unitaires. En même temps, le parti violent, s'applaudis-
sant des échecs du parti modéré, courait bardiment à la république. Que restait-il
donc à faire au parti modéré? C'est en vain qu'un des membres de ce parti,
M. Reh, nommé président de l'assemblée nationale, disait le 12 mai : « Nous
avons à faire tête aux deux ennemis qui se disputent l'Allemagne, la réaction
et l'anarchie... Nous ne devons pas faire une révolution; non! nous devons la
clore. » 11 exprimait par ces paroles, d'une part, la situation, et, de l'autre, les
intentions du parti modéré; mais il n'indiquait pas d'expédient. 11 n'y en avait
plus, une fois que la Prusse avait, d'une part, refusé la couronne impériale s'il
fallait l'accepter avec la constitution, et que l'assemblée constituante, d'autre
part, déclarait que la constitution était définitive et immuable. Aussi, le 21 mai,
soixante-cinq membres du parti modéré résignèrent leur titre de représentant
et quittèrent l'assemblée. Voici comment ils expliquèrent leur démission; il est
bon de citer quelques mots de cette déclaration. Ils indiquent d'abord le refus
que la Prusse et les autres grands états de l'Allemagne ont fait de reconnaître
la constitution, et, d'un, autre côté, les insurrections républicaines qui ont déjà,
eu lieu,. Dans cet étal <ie choses, l'assemblée nationale n'a d'autre alternative
que de déchirer, en écartant le pouvoir central actuel, le dernier lien entre tous*
tes gouvernemens et les peuples de l'Allemagne, et d'amener une guerre civile,
dont le commencement a ébranlé déjà les bases.de l'ordre social, ou de renoncer
à la mise en vigueur de la constitution de l'empire... « Les soussignés ont consi-
déré, dans ces deux nécessités, la dernière comme la moins funeste à la patrie;
ils ont acquis la conviction que l'assemblée nationale, maintenant que des pays
envers de l'Allemagne n'y sont plus représentés, ne peut plus rendre d'utiles
services à la nation... »
Après la retraite du, parti modéré, le pajpti violent, et ce qui s'appelait Fex~
REVUE. — CHRONIQUE. 1047
trême gauche de l'assemblée de Francfort, poussa tout à l'extrême. Cette assem-
blée, composée de 650 membres, avait déjà décidé qu'elle pourrait délibérer
quand il y aurait seulement 150 membres. Comme la démission des membres
du parli modéré réduisait encore le personnel de l'assemblée, elle décida qu'elle
pourrait délibérer avec 100 membres seulement. S'exaltantà mesure qu'elle s'é-
purait, l'assemblée rompit aussi avec l'arehiduc Jean, et elle décréta qu'elle se
transporterait à Stuttgard. Le parti violent, en effet, ne compte pas beaucoup sur
le nord de l'Allemagne : il compte sur le sud-ouest; c'est là que règne l'esprit
révolutionnaire. 11 avait tenté un coup dans le nord, la révolte de Dresde et de
Leipzig. Si ces deux révoltes avaient réussi, c'en était fait de la royauté en Al-
lemagne. La république était partout proclamée.
Les événemens de Dresde n'ont pas été jugés en France comme ils devaient
l'être. On les a considérés comme une insurrection locale, tandis qu'ils faisaient
partie d'un plan général de révolution républicaine. Dresde et Leipzig ont tou-
jours été en Allemagne, et sont surtout depuis la guerre de 1813, les champs
de bataille des grandes luttes. C'était donc là que la république espérait gagner
une grande bataille, et de là marcher sur Berlin. En Bade et dans le Palatinat,
les victoires de la démagogie n'ont rien de décisif. Ce qui a fait que les événe-
mens de Dresde ont été mal compris en France, c'est que nous nous étions ha-
bitués à croire que les Saxons étaient un peuple doux et éclairé qui aimait son
roi. Oui, les Saxons sont un peuple doux et modéré; mais ce ne sont pas les
Saxons qui ont fait la révolution de Dresde, pas plus que ce ne sont les Romains
qui ont fait la révolution de Rome. La démagogie a ses condottieri en Allemagne
comme en Italie, qui vont combattre partout où la démagogie a un combat à
livrer, et qui remplacent le vrai peuple des villes. Ces condottieri prennent ha-
bilement dans chaque ville le mot qui répond le plus aux passions populaires.
Ainsi, à Dresde, l'insurrection a commencé au nom de l'unité de l'Allemagne :
c'est le mot, en effet, qui plait à la foule; mais sur les barricades qu'on élevait
en criant : Vive l'unité de l'Allemagne! le drapeau rouge était arboré. L'unité de
l'Allemagne jouait à Dresde le rôle que la réforme avait joué à Pans le 24 fé-
vrier. Elle servait de prétexte et de drapeau.
Notre siècle a eu long-temps la prétention d'être le siècle de la discussion rai-
sonnable; mais la force brutale est bien en train de prendre sa revanche, et
nous retournons peu à peu au moyen-âge, ou tout au moins au xvie siècle, au
temps où la politique commençait à mêler la controverse des paroles à la force
des armes : nouveau témoignage de la ressemblance des fins et des commence-
mens. Ainsi à Dresde, pour échapper à l'armée que la démagogie pousse contre
lui, le roi de Saxe se réfugie à Kœnigstein, une de ces vieilles forteresses féodales
que les rois habitaient autrefois, qu'ils avaient quittées pour les palais des
grandes villes ou pour les châteaux de plaisance, et qui , de nos jours, rede-
viennent un abri. En vérité, peut-être nous avons trop fait fi des ressources et
des forces de l'ancienne politique. L'ancienne politique croyait aux châteaux
forts, aux places de sûreté, à la force offensive et défensive en un mot. Nous
avions changé tout cela, et nous croyions aux assemblées, aux délibérations,
à la loi; l'expérience de deux ans doit nous corriger déjà de beaucoup de nos
dédains.
L'assemblée de Francfort désirait-elle le succès de la révolte de Dresde? Assu-
1048 REVUE DES DEUX MONDES.
rément la majorité ne la désirait pas; mais, après la défaite de cette insurrec-
tion , la majorité de Francfort se laissa aller à chicaner la répression que la
Prusse avait faite de cette révolte. Elle prétendit que la Prusse, n'ayant pas été
autorisée par le pouvoir central à marcher sur Dresde révoltée, avait excédé ses
droits, c'est-à-dire que le parti qui avait allumé l'incendie se plaignait qu'on
l'eût éteint, et il y avait une majorité pour trouver que cette réclamation était
légitime.
Ce qui n'a point réussi à Dresde, la démagogie l'essaie aujourd'hui dans le
grand-duché de Bade et dans le Palatinat bavarois. Cette tentative échouera
comme celle de Dresde, nous l'espérons, et nous sommes forcés de l'espérer
quand nous voyons quelles sont les doctrines de la démagogie allemande, quand
nous lisons le manifeste de ceux qui s'appellent les démocrates allemands. Ces
démocrates sont les réfugiés allemands de la Suisse, ceux qui ont commencé
en Suisse dès 1846 la grande campagne du radicalisme contre la liberté, et
qui ont étendu peu à peu leurs opérations en Italie, en France, en Allemagne,
compromettant partout la liberté sous prétexte de la fonder. « Notre parti, dit
ce manifeste, ne fait pas dater la révolution européenne de février 1848, mais
de juin. La grande bataille de juin est le jour de naissance de la république
rouge, c'est-à-dire de la nôtre. Cette seconde révolution, bien plus puissante
que sa devancière, l'a frappée de mort. Le coup de main de février n'a pas
d'autre importance historique que d'avoir rendu possible la révolution de juin...
La révolution de février devait réussir, parce qu'elle se contentait d'écarter la
pierre d'achoppement qui était sur la route; mais la révolution de juin ne de-
vait pas remporter la victoire dès sa première campagne, parce qu'elle avait
pour but de renverser les fondemens mêmes sur lesquels reposent l'état, la re-
ligion et la société... Ce n'est qu'après la destruction et la mise eh poussière de
tout l'ordre social actuel que nous pouvons réaliser les principes de notre parti.
«Nous déclarons que l'état a un pouvoir absolu dans toutes les relations éco-
nomiques et sociales de l'humanité.
« La transformation de la société doit être fondée sur la transformation de
l'éducation et de l'instruction. C'est par là qu'elle doit devenir durable. L'édu-
cation et l'instruction doivent se dépouiller de tout mysticisme religieux. Elles
ne doivent tendre qu'à préparer l'homme à vivre avec ses semblables. La reli-
gion , qui doit être exclue de la société, doit aussi disparaître de l'ame de l'homme.
L'art et la poésie réaliseront l'idéal du vrai, du bon et du beau que la religion
met dans le vague des choses d'au-delà. La révolution anéantit complètement
la religion, parce que la liberté et le bien-être qu'elle procure aux hommes les
dispense d'espérer dans le ciel. »
Voilà la théorie de la révolution de juin, telle que la font, avec un sang-froid
qui semble toucher à la moquerie, les métaphysiciens du radicalisme allemand.
Ici la révolution est ardente et brutale; là-bas elle est dogmatique. Les uns font,
les autres disent. Si j'étais radical, après tout, j'aimerais mieux l'être de France
que d'Allemagne.
Nous avons vu quelle avait été l'attitude du parti modéré et du parti violent
à Francfort dans les derniers jours de l'assemblée; voyons maintenant l'atti-
tude de la Prusse.
Xomme nous aimons sincèrement l'Allemagne, partout où nous voyons pour
REVUE. — CHRONIQUE. 1049
l'Allemagne une chance de liberté et d'indépendance, nous nous y tournons
avec empressement. C'est là ce qui, en ce moment, nous rend favorables à la
politique de la Prusse. Peut-être est-ce encore une illusion. Peut-être la Prusse
ne pourra-t-elle pas ce qu'elle veut, ou peut-être même ne veut-elle pas ce
qu'elle semble vouloir. Si nous sommes dupes de nos espérances, peu nous im-
porte. Ce qui nous semble difficile encore par le temps qui court, ce n'est pas la
défiance et la misanthropie; elles sont, hélas! trop naturelles: ce qui nous sem-
ble difficile, c'est l'espérance; nous estimons donc ceux qui espèrent.
On sait comment la Prusse a refusé la couronne impériale et n'a pas voulu
reconnaître la constitution; on sait comment elle a rompu ouvertement avec
l'assemblée de Francfort. Si la Prusse s'en était tenue à cette rupture, sa poli-
tique eût été toute négative. Elle aurait nié le libéralisme allemand, nié l'unité
possible de l'Allemagne, nié l'esprit du temps dans ce qu'il a de légitime; elle
se serait donnée corps et ame à la réaction exagérée, et, n'ayant pas voulu se
laisser médiatiser par la liberté à Francfort , elle se serait laissé médiatiser par
le despotisme septentrional. Entre ces deux extrêmes, la Prusse a cherché sa
route, et elle en a trouvé une.
Alors même qu'elle refusait de reconnaître la constitution , la Prusse proposait
à l'assemblée de Francfort de s'entendre sur les modifications qu'il fallait faire
à la constitution; elle témoignait ainsi de son adhésion à l'unité de l'Allemagne;
elle gardait enfin des liens avec le libéralisme allemand. Seulement elle repous-
sait le libéralisme de Francfort, parce que ce libéralisme se laissait chaque jour
davantage entraîner par la démagogie. Ce sentiment n'était point particulier
au gouvernement prussien; l'élite de la nation prussienne le partageait. « Nous
aussi , disait la première chambre des états de Berlin dans une circulaire aux
électeurs publiée après la dissolution de la seconde chambre, nous aussi nous
voulons une Allemagne unie et puissante; mais nous pensons que cette grande
œuvre ne peut réussir que par l'accord et un développement régulier, et non par
le renversement violent de tous les rapports établis. »
Au fond , la lutte entre la Prusse et l'assemblée de Francfort était la lutte
entre la monarchie et la république. Seulement une bonne partie de l'assemblée
ne le savait pas et croyait qu'il s'agissait toujours de la cause de l'unité germa-
nique. C'était là le mot qui était en jeu; mais sur ce point aussi la Prusse avait
une doctrine de transaction; elle ne répudiait pas absolument l'unité de l'Alle-
magne, seulement elle ne la concevait pas comme le faisait Francfort. La Réforme
allemande, un journal qui , à Berlin , avait pendant long-temps défendu avec ta-
lent la cause de l'unité, et qui ne l'avait abandonnée que lorsqu'il avait vu que
cette cause devenait celle de la république, la Réforme allemande opposait à
l'état unitaire rêvé à Francfort l'état fédératif, et démontrait que cet état con-
stituait l'unité que souhaitait l'Allemagne. Le libéralisme allemand changeait
donc peu à peu non pas de pensée, mais de penchant; il s'éloignait des libéraux
de Francfort, parce qu'ils se laissaient duper et entraîner par les républicains,
parce qu'ils voulaient une unité trop systématique et trop absolue, parce qu'enfin
ils déclaraient que la constitution qu'ils avaient faite était la loi définitive de
T Allemagne. Pour aider à ce mouvement qui se faisait dans l'opinion des libé-
raux allemands, que fallait-il? 11 fallait leur ouvrir une autre voie, qui les menât
1050 REVDE DES DEUX MONDES.
au but qu'ils voulaient atteindre; il fallait faire sous une forme plus praticable
et plus douce, et sous une forme monarchique, ce que rassemblée de Francfort
avait fait d'une manière à la fois hautaine et chimérique. C'est à ce moment que
la Prusse lit connaître son projet de constitution germanique.
La maiche que suivait le gouvernement prussien à l'égard de l'Allemagne, en
proposant, de concert avec la Saxe et le Hanovre, son projet de constitution
germanique, il l'avait déjà suivie à l'égard de la Prusse elle-même. Il avait, au
mois de novembre 1847, substitué une constitution octroyée à la constitution
que délibérait l'assemblée de Berlin, et il avait dissous cette assemblée. Cette
constitution octroyée avait été peu à peu acceptée par le pays. L'exemple ayant
paru bon, l'Autriche avait aussi fait la constitution d'Olmûtz, qu'elle avait sub-
stituée également à la constitution que faisait l'assemblée devienne. Le système
des chartes octroyées ayant réussi en Prusse et en Autriche, la Prusse cherche
à l'appliquer à l'Allemagne, et remarquons qu'elle l'applique avec beaucoup
d'habileté et de ménagemens. Ce n'est pas de la hauteur du droit divin que la
Prusse octroie sa charte germanique, non, ce n'est qu'un simple projet qu'elle
soumet à l'assentiment des états de l'Allemagne, et surtout ce projet ne fera
loi que lorsqu'il aura été adopté par une assemblée nationale. Il y a plus, le
projet a conservé toutes les dispositions de la constitution de Francfort « qui
n'étaient pas incompatibles avec le bien général. » C'est donc évidemment une
transaction que la Prusse a proposée. N'ayant pas pu transiger avec l'assemblée
de Francfort comme elle a long-temps cherché à le faire, elle transige avec les
libéraux de l'Allemagne. Elle essaie « d'assurer à la fois le maintien de tous
les états particuliers avec le développement unitaire des intérêts communs et
des besoins nationaux. » Comparez cette modération avec la violence démago-
gique des débris de l'assemblée de Francfort, et voyez de quel côté doivent être
les vœux des amis de l'Allemagne.
Le parti libéral allemand semble vouloir se rallier à la transaction proposée
par la Prusse. Les modérés de l'assemblée de Francfort, qui avaient cru devoir
se retirer de l'assemblée au nombre de soixante -cinq, comme nous l'avons vu
plus haut, penchent vers une conciliation. Ils viennent de prendre un rendez-
vous à Gotha pour s'entendre sur la marche à suivre, et ils déclarent loyale-
ment « qu'ils ont appris à connaître de nouveau l'opinion publique dans beau-
coup de contrées allemandes » Ils ne désavouent pas leurs actes politiques,
mais ils avouent franchement qu'ils se sont éclairés. C'est un grand achemine-
ment à la réorganisation du parti libéral allemand sous les auspices de la
Prusse.
11 nous reste deux mots à dire sur les obstacles que peut rencontrer la poli-
tique prussienne et sur l'attitude que la France doit prendre en face de cette
politique.
Nous ne parlons pas des obstacles que la démagogie essaie de créer : ces ob-
stacles-là sont les insuraeetions et les émeutes, et La force décidera; mais il y a
au sein même des gouvernemens à quii la Prusse propose son projet des «répu-
gnances et des dissentimens qu'il faut vaincre. La constitution que propose la
Prusse paraît encore trop unitaire à quelques états de l'Allemagne; elle ne res-
pecte pas assez l'autonomiie et l'indépendance des états qui feront partie de
REVUE. — CHRONIQUE. 1051
l'empire allemand. Ainsi, quelques états resteront en dehors de l'empire, et la
constitution a l'air de s'en accommoder. L'Autriche ne peut pas faire partie de
l'empire; la Bavière ne le veut pas. L'Allemagne se trouvera donc plus que jamais
séparée .en deux parties, celle du nord et celle du midi; mais celle du nord for-
mera un tout compacte sous la domination de la Prusse, et le plan que quel-
ques publieistes ombrageux attribuaient fort mal à propos à MM. de Gagern et
Welker, quand ils offraient à la Prusse la couronne impériale, celui de faire,
comme on le disait, une grande Prusse au lieu d'une grande Allemagne, ce
plan est en train de s'accomplir; car, dans son projet de constitution, la Prusse
a la présidence d't collège de princes que dirige l'empire. En voyant cette gran-
deur prochaine de la Prusse, le vieil esprit de l'Autriche semble s'être réveillé
dans l'archiduc Jean. La Prusse semblait avoir en vue de substituer partout une
idée ou un pouvoir prussien aux idées et aux pouvoirs germaniques de Francfort.
Ainsi, à la place de la constitution de Francfort, sa constitution datée de Berlin;
elle voulait de même que l'archiduc Jean résignât ses pouvoirs entre les mains
du gouvernement prussien. L'archiduc a résisté; mais qu'est-ce que le pouvoir
central que voudrait encore représenter l'archiduc Jean? L'assemblée dont éma-
nait ce pouvoir central est partagée en deux moitiés, dont l'une est à Stuttgard
et l'autre à Gotha, l'une au midi et l'autre au nord, avec une plus grande dis-
tance encore entre les opinions qu'entre les lieux La résistance de l'archiduc
Jean ne nous étonne pas de la part d'un petit-fils de Marie-Thérèse; cependant ce
n'est point cette résistance qui empêchera le succès de la politique prussienne :
l'obstacle véritable est en Autriche et en Bavière, et la vieille lutte entre l'Alle-
magne du nord et l'Allemagne du midi est encore prête à recommencer.
Dans cette lutte, que ferons-nous? Quelle sera, quelle doit être la politique de
la France à l'égaid de la Prusse?
La Prusse a toujours été la puissance libérale de l'Allemagne, et, à ce titre,
elle a toujours été l'alliée de la France. Nous savons bien que, selon les maximes
de l'ancienne politique dont nous sommes loin de faire fi, le principal mérite
de la Prusse aux yeux de la France, c'était de faire contre-poids à l'Autriche. De-
vons-nous encore avoir la même politique, si la Prusse dévient plus puissante
et si le contre-poids arrive à la prépondérance? Il y a ici quelques remarques
à faire.
D'abord nous ne devons pas craindre l'unité de l'Allemagne. Si cette unité
doit rendre l'Allemagne plus puissante, félicitons-nous que le mur qui nous sé-
pare de la Russie s'épaississe et s'affermisse. Mais cette unité ne peut être qu'une
unité morale, civile, commerciale et monétaire; aussitôt qu'elle a voulu devenir
une unité politique, l'œuvre a échoué. Nous n'avons donc rien à craindre de
toutes les sortes d'unité qui sont possibles en Allemagne, et quant à l'unité po-
litique, elle pourrait nous être dangereuse; mais elle est impossible. L'expérience
de Francfort l'a prouvé.
Nous n'avons donc aucune objection contre l'empire et contre la constitution
germaniques que propose la Prusse; mais nous ne souhaitons pas que cela aille
plus loin. Dans le cercle tracé, nous voyons avec plaisir la Prusse redevenir le
noyau du libéralisme allemand et lui prêter la force matérielle, en recevant de
lui la force morale. Au moment où le libéralisme allait succomber pour s'être
••
1052 REVUE DES DEUX MONDES.
trop prêté au contact de la démagogie, nous sommes heureux de le voir se relever
et recommencer une nouvelle carrière. Pourtant notre prédilection pour la Prusse
libérale ne va pas jusqu'à souhaiter que la Bavière, Bade et le Wurtemberg s'ab-
sorbent et disparaissent dans la Prusse. Il y a dans la bienveillance que l'an-
cienne France a toujours témoignée. aux états secondaires de l'Allemagne une
tradition à conserver et à avouer. Dans l'intérêt de l'indépendance européenne,
nous souhaitons que la Prusse soit grande et forte, et nous voyons avec plaisir
que pour elle en ce moment le meilleur moyen d'être grande et forte, c'est d'être-
libérale.
Nous avons dit, et nous ne saurions trop redire, que la Russie n'intervient
pas dans les affaires d'Autriche avec l'ardeur militaire que l'on est porté à lui
supposer sur sa réputation de colosse. Depuis plusieurs mois, l'intervention nous
est annoncée chaque matin comme un fait accompli. Si l'on en croyait les récits
de certaines feuilles, deux cent mille hommes auraient, de compte fait, débou-
ché par les défilés les plus étroits et les plus abrupts des Karpathes, suivis d'on
ne sait quel nombre de bouches à feu. Comme bien on pense, les Magyars n'au-
raient pas manqué de s'y trouver par des marches fabuleuses et. des prodiges
d'ubiquité; les Russes auraient été partout culbutés, écrasés, au point qu'il
n'en resterait nulle trace. Aussi a-t-on toutes les peines du monde à rencontrer
cà et là le drapeau russe sur le territoire hongrois. C'est l'explication que les
Magyars se plaisent à donner de la lenteur avec laquelle s'avance l'armée russe.
La vérité est que les Russes n'ont point encore livré d'engagement sérieux,
qu'à peine se trouvent-ils aujourd'hui en ligne, et qu'ils n'ont point hâte de
s'y mettre. Ce n'est pas sans un effort laborieux et pénible que la Russie tire de
son sein les cent cinquante mille hommes qui devraient depuis si long-temps
camper sur les bords du Danube, et qui n'y arrivent que par petits corps et pour
assister les bras croisés à un échec du nouveau général en chef autrichien
Haynau.
Charles XII rejeté à Bender et Napoléon repoussé de Moscou montrent suffi-
samment, par ces catastrophes de deux grandes fortunes, combien la Russie est
solide sur la défensive. Il n'y a peut-être que la révolution, sortant tout armée
du sol, qui puisse avoir raison de la Russie chez elle, et la révolution, qui ne de-
manderait pas mieux sans doute que de lever la tête, a été par prévoyance en-
tièrement désarmée. La Russie n'est donc attaquable que par une guerre qui
permettrait à la Pologne de s'armer, de se soulever et de briser le joug de la
conquête. Mais que la Russie franchisse sa frontière, elle perd ses avantages;
c'est à grand'peine qu'elle a triomphé de la Turquie, en 1828, au moment où
cet état, alors chancelant, était en proie aux insurrections, et n'avait pas encore
d'armée qui pût remplacer ses janissaires. En 1830, lorsque les gouvernemens
absolus projetèrent de former une nouvelle coalition contre la France, la
Russie n'offrait que cent quatre-vingt mille hommes, dont le mouvement fut
bientôt paralysé par l'insurrection polonaise. L'immensité de l'empire, qui n'est
point sans exiger quelque surveillance depuis que les paysans russes entendent
REVUE. — CHRONIQUE. 1053
chaque jour parler d'abolition des corvées, la guerre du Caucase conduite plus
vigoureusement aujourd'hui et plus directement reliée aux intérêts polonais,
enfin la Pologne elle-même, qui n'excita jamais plus d'inquiétudes malgré son
désarmement, sont d'assez graves sujets de préoccupation pour que la Russie
ne vienne point déployer sur la scène européenne une de ces armées fabuleuses
que l'imagination magyare a aperçues et vaincues.
Oui , l'armée russe se sent gênée au dehors, et c'est pourquoi elle n'a nulle
hâte de s'engager dans l'entreprise gigantesque de rétablir la fortune des vieux
cabinets ébranlés. Pourquoi donc la Russie est-elle redoutable, et pourquoi
sommes-nous les premiers à nous plaindre, à nous alarmer de son intervention
en Autriche? Parce que, contrairement à l'opinion reçue, si la force matérielle
de cette puissance est de beaucoup au-dessous de sa renommée, son influence
morale est l'une des plus grandes qu'il y ait dans le monde, et qu'il y a telle
circonstance où le czar, avec un mot de libéralisme dans la bouche, peut séduire
et entraîner à sa suite toute une race de peuples dont la réunion serait formi-
dable. Quand nous disons que l'empereur de Russie peut associer à ses intérêts
des intérêts fort nombreux, nous n'entendons nullement ceux d'une nouvelle
sainte-alliance de rois, rendue impossible par la désorganisation de l'Autriche
et de la Prusse : nous avons en vue ceux des populations avec lesquelles la
Russie a des affinités sous le double aspect de l'ethnographie et de la religion.
Le cabinet russe connaît bien ce grand instrument de son ambition : les voya-
geurs qui ont abordé par quelque côté les pays slaves l'ont vu à l'œuvre, et, bien
que le plus sûr moyen de juger imparfaitement la Russie soit de fréquenter le
monde officiel de Saint-Pétersbourg, la diplomatie russe, dominée par la force
des choses, laisse bien par instans, malgré elle, éclater son secret. On a pu déjà
remarquer le mysticisme du manifeste de l'empereur, plein de réticences intelli-
gibles seulement pour les populations slaves. Une indiscrétion habilement calculée
a mis en circulation dans les salons diplomatiques de l'Allemagne un document
quasi -officiel, qui apporte sur la politique latente du czar, avec de nouvelles
considérations mystiques, quelques lumières précieuses et d'une couleur origi-
nale. C'est un écrit qui porte le titre de Mémoire présenté à l'empereur Nicolas
depuis la révolution de février, par un Russe, employé supérieur des affaires étran-
gères. Un ancien diplomate, M. Paul de Bourgoing, l'a recueilli en Allemagne et
lui a donné en France la publicité d'un très petit nombre d'exemplaires. Nous
y voyons, pour notre part, le manifeste même du panslavisme moscovite et sa
formule, sinon précise et nette, du moins esquissée de manière à être recon-
naissable. «La Russie, dit le Mémoire, est avant tout l'empire chrétien; le
peuple russe est chrétien non-seulement par l'orthodoxie de ses croyances, mais
par quelque chose de plus intime encore que la croyance : il l'est par cette
faculté de renoncement et de sacrifice qui est comme le fond de sa nature
morale. La révolution est avant tout anti-chrétienne. L'esprit anti-chrétien est
l'ame de la révolution : c'est là son caractère propre, essentiel. Les formes qu'elle
a nécessairement revêtues, les mots d'ordre qu'elle a tour à tour adoptés, tout,,
jusqu'à ses violences et ses crimes, n'a été qu'accessoire et accidentel; mais ce
qui ne l'est pas, c'est le principe anti-chrétien qui l'anime, et c'est lui aussi, il,
faut bien le dire, qui lui a valu sa terrible puissance. Quiconque ne comprend
10&4 REVUE DES DEUX MONDES.
pas cela assiste en aveugle depuis soixante ans au spectacle que le monde lui
offre, o» Sans adopter dans tous ses points ce jugement, on ne le trouvera peut-
être point dénué de profondeur, et n'était que M. de Maistre professait une
autre opinion sur l'orthodoxie russe, il n'eût point autrement parlé. Au reste,
l'auteur du Mémoire prévient cette objection , et peu s'en faut qu'il n'ac-
cuse hautement l'église latine d'impiété flagrante, d'apostasie honteuse, pour
avoir, dans une certaine limite, pactisé avec la révolution. Il n'y a qu'un seul
gouvernement, que dis-je? il n'y a qu'un seul homme en Europe qui ait eu
l'intelligence de cette situation morale : cet homme, c'est le czar. « C'est, s'écrie
le diplomate avec l'accent de la conviction, c'est qu'il y avait heureusement sur
le trône de Russie un souverain en qui la pensée russe s'est incarnée, et que,
dans l'état actuel du monde, la pensée russe est la seule qui soit placée assez
en dehors du milieu révolutionnaire pour pouvoir apprécier sainement les faits
qui s'y produisent. »
Après avoir mis la France au ban des peuples civilisés, c'est à l'Allemagne que
s'en prend l'écrivain panslaviste. L'Allemagne a non-seulement4e malheur d'être
tombée dans une profonde anarchie pour avoir embrassé le principe révolution-
naire; elle est coupable, elle est ingrate envers la Russie, qui la sauvée en 4814.
L'Allemagne en sera punie, car on reconnaîtra bientôt que la seule chance
d'unité sérieuse et praticable pour ce pays dépendait nécessairement du système
politique qu'il vient d'abandonner, c'est-à-dire du système russe.
D'ailleurs, desquestions plus graves vont surgir, de redoutables complications
ne tarderont pas à naître sur toute la frontière de l'Allemagne, et c'est ici que le
Mémoire, après avoir posé les principes que nous venons^d'indiquer,. prend sa vé-
ritable importance pratique, a On avait oublié, dit-il, qu'au cœur même de cette
Allemagne dont on rêve l'unité, il y avait, dans le bassin de la Bohème et dans
les pays slaves qui l'entourent, six à sept millions d'hommes pour qui, de géné-
ration en génération, depuis des siècles, l'Allemagne n'a pas cessé d'être un seul
instant quelque chose de pire qu'un pays étranger pour qui l'Allemand est tou-
jours un ennemi. Tout ce qui reste à la Bohème de vraie vie nationale est dans
ses croyances hussites, dans cette protestation toujours vivante de sa nationa-
lité slave opprimée contre l'usurpation de l'église romaine aussi bien que
contre la domination allemande. C'est là le lien qui l'unit à tout son passé de
lutte et de gloire, et c'est là aussi le chaînon qui pourra rattacher un jour les
Tchèques de la Bohème à leurs frères d'Orient. On ne saurait assez insister sur
ce point, car ce sont précisémeut ces réminiscences sympathiques de l'église
d'Orient, ce sont ces retours vers la vieille foi dont le hussitisrae, dans son
temps, n'a été qu'une expression imparfaite et défigurée, qui établissent une
différence profonde entre la Pologne et la Bohème, entre la Bohème ne subis-
sant que malgré elle le joug de la communauté occidentale et cette Pologne
factieusement catholique, séide fanatique de l'Occident et toujours traître vis-à-
vis des siens. » Telle est la thèse soutenue en effet par les panslavistes en ma-
tière religieuse. Pour eux, l'église orientale, l'esprit oriental, sont les véritables
traditions nationales des peuples slaves. Les premiers essais de leur civilisation,
leur avenir, toute leur vie morale, seraient dans le christianisme d'Orient, dont
la Russie est le sanctuaire, et le czar le pontife.
REVUE. — CHRONIQUE. iOS5
lie grand reproche de la pro|>agande russe aux Polonais, aux Croates, aux
Dalmates et aux lllyriens, c'est le christianisme latin, c'est l'esprit occidental
auquel ils sont liés par leur histoire et par leurs goûts. En revanche, avec quelle
tendresse l'écrivain russe ne parle-t-il pas des Slaves orthodoxes de la frontière
autrichienne et de la Turquie! Nous ne résisterons point au plaisir d'une der-
nière citation, qui nous semble mieux encore qu'aucune autre donner le vrai
sens de l'intervention russe en Autriche : a Sur toute cette frontière militaire,
composée aux trois quarts de Serbes orthodoxes, il n'y a pas une cabane de co-
lon, au dire même des voyageurs autrichiens, où, à côté du portrait de l'empe-
reur d'Autriche, l'on ne découvre le portrait d'un autre empereur que ces races
fidèles s'obstinent à considérer comme le seul légitime. D'ailleurs, pourquoi le
dissimuler? il est peu probable que toutes ces secousses de tremblement de terre
qui bouleversent l'Occident s'arrêtent au seuil des pays d'Orient, et comment
pourrait-il se faire que dans cette guerre à outrance, dans cette croisade d'im-
piété que la révolution, déjà maltresse des trois quarts de l'Eurone occidentale,
prépare à la Russie, comment pourrait-il se faire que l'Orient chrétien, l'Orient
slave et orthodoxe, lui dont la vie est indissolublement liée à la nôtre, ne se
trouvât pas entraîné dans la lutte à notre suite? Et c'est peut-être même par lui
que la guerre commencera, car il est à prévoir que toutes ces propagandes qui
le travaillent déjà, propagande catholique, propagande révolutionnaire, toutes
apposées entre elles, mais réunies dans un sentiment de haine commune contre
la Russie, vont maintenant se mettre à l'œuvre avec plus d'ardeur que jamais.
On peut être certain qu'elles ne reculeront devant rien pour arriver à leurs fins.
Et quel serait, juste ciel! le sort de toutes ces populations, chrétiennes comme
nous, si, en butte, comme elles le sont déjà, à toutes ces influences abominables,
la seule autorité qu'elles invoquent dans leurs prières venait à leur faire défaut
en un pareil moment! En un mot, quelle ne serait pas l'horrible confusion
où tomberaient ces pays d'Orient aux prises avec la révolution, si le légitime
souverain, si l'empereur orthodoxe d'Orient tardait encore long-temps à y ap-
paraître!.... » Quoi de plus clair? Dans la situation mille fois regrettable que
l'oppression magyare et l'imprudence du cabinet allemand de Vienne ont faite
aux Slaves de Bohème et de Hongrie, l'empereur intervient pour prêter aide
et secours à des frères slaves, à des co-religionnaires. Il se présente à eux, non
point comme le champion du pouvoir absolu, mais comme le protecteur na-
turel du principe slave en Autriche, fort heureux que ce principe n'ait pas pu se
constituer sans son concours, et fort attentif, par ses lenteurs mêmes, à faire
sentir aux Serbes, aux Croates, aux Tchèques, tout le prix de l'appui qu'il leur
apporte.
Voilà le péril que craignaient par-dessus tout autre ceux qui voulaient une
Autriche constitutionnelle et fédérale, où les Slaves, se suffisant à eux-mêmes,
loin de voir dans l'empereur de. Russie un allié nécessaire, l'eussent redouté
naturellement comme un ennemi. Voilà ce que les libéraux de France n'ont
jamais su comprendre, les yeux toujours offusqués par la question d'Italie et les
déclamations des Magyars. Le véritable intérêt diplomatique de la France était
à Constantinople et à V^nne, où nous devions, s'il eût été nécessaire, sacrifier
un peu de l'impatience de nos instincts démocratiques à ce grand calcul de
1056 REVUE DES DEUX MONDES.
l'équilibre européen mis aujourd'hui en danger par la propagande russe. Oui, le
premier intérêt de la France, c'était beaucoup moins de faire éclore des démo-
craties et des nationalités en serre-chaude que d'écarter, de refouler loin de
l'Occident l'action de la Russie. On le pouvait diplomatiquement; on ne l'a pas
voulu. On a donc livré l'Autriche et la Turquie aux Russes; on leur a jeté une
partie des populations slaves dans les bras. C'est pourquoi nous disons que l'on
a armé la Russie d'une grande force morale, et c'est pourquoi, sans nous sou-
cier beaucoup de son armée, qui n'est pas aussi redoutable que l'on aime à le
dire, nous craignons l'extension de son influence, infiniment plus active et plus
puissante qu'on ne le veut croire.
L'Angleterre ne se ressent point à l'intérieur de l'émotion produite en Europe
par l'esprit révolutionnaire. Les doctrines des whigs ont pu être quelquefois en
contradiction avec celles des tories sur la nécessité de réformer telle ou telle partie
de la constitution; elles ont bien rarement différé sur le principe historique de
cette constitution, et aujourd'hui les whigs, les auteurs de la réforme parlemen-
taire de 1832, ne sont pas beaucoup moins empressés que les tories à repousser
toute proposition qui aurait pour but de développer cette réforme. La chambre
des communes en a récemment donné la preuve à M. Hume. M. Hume demandait
1° l'extension de la franchise électorale, 2° le secret du vote, 3° la triennalité du
parlement, 4° une répartition plus équitable dans le nombre des représentans
de chaque comté. Il s'est trouvé 82 voix seulement contre 268 pour appuyer
cette motion. Ce vote laisse peu d'espoir à quiconque voudrait présentement se
faire le patron d'une réforme politique. Non, les idées abstraites, les innovations
d'après l'idéal ne sont point la préoccupation de l'Angleterre. Au temps de sa
jeunesse, M. Guizot comparait, avec beaucoup de raison, l'Angleterre « à l'aigle
qui, les ailes ployées, bâtit, répare, embellit son aire, et néglige de reprendre
son vol vers les régions du soleil. » Mais si l'Angleterre n'a point comme nous la
prétention de s'être élevée à la contemplation des vérités éternelles et d'avoir
renouvelé la tentative de Prométhée pour apporter à l'humanité le feu , la lu-
mière, la vie, la vraie liberté, ce grand pays possède en revanche un sentiment
précieux qui nous manque depuis tant d'années, le sentiment de la légalité, le
sentiment politique, le dévouement, l'esprit de sacrifice. C'est par ces vertus,
au contact desquelles se forment les hommes d'état, que la constitution anglaise,
si défectueuse, si injuste soit-elle en tant de points, peut suffire encore à tem-
pérer les exigences politiques du parti radical et à bien gouverner. Or, la meil-
leure constitution, dit lord John Russell combattant la motion de M. Hume,
c'est celle qui peut assurer au pays le meilleur gouvernement.
En réalité, les préoccupations du cabinet whig sont plutôt administratives
que politiques. Questions de marine, questions de chemins de fer, questions
d'impôts, question éternelle du paupérisme : tel est l'objet principal des débats
du parlement. Les questions coloniales ont aussi pris, depuis quelques mois,
une grande extension. Après des vicissitudes militaires qui avaient motivé le
rappel du vieux général en chef de l'armée des Indes, lord Gough, au profit
de celui que l'on est convenu d'appeler le héros du Scinde, sir Charles Napier,
le protégé du duc de Wellington, la victoire est revenue sous les drapeaux de
lord Gough, et le nouveau général en chef en a pu apprendre en chemin la
REVUE. — CHRONIQUE. 1057
nouvelle. Cette affaire de ménage disparaît devant l'importance de l'événe-
ment : le royaume du Pandjab, objet de tant de convoitise, a été mis, par la
défaite des Sykhs, aux mains de l'Angleterre, et elle prétend bien le dominer
de fait et de droit, comme elle le dominait déjà par son influence. Le sou-
verain du Pandjab est officiellement exproprié, et l'annexion de ce royaume
aux possessions anglaises est proclamée. Les frontières de l'empire britannique
en Asie sont donc portées à l'occident jusqu'à l'Indus. Les Afghans eux-mêmes,
frappés de découragement à la vue de ce désastre des Sykhs, se sont repliés sur
le Caboul, ayant eu pour toute fortune l'avantage de trouver le chemin libre
dans leur retraite. Le gain est donc immense, quant à présent, pour l'Angleterre,
puisqu'en lui donnant un vaste et riche territoire, la bataille de Goudjerat
semble lui assurer la paix du côté des populations qui étaient encore capables
de l'inquiéter.
Sur d'autres» points de l'empire, les événemens ont moins d'éclat, sans man-
quer pourtant de gravité. Le mouvement libéral a pris une certaine vigueur
dans quelques-unes des colonies, à la Guyane et dans l'Australie, que l'on songe
à doter d'une constitution locale et de municipalités.
Au Canada, la rivalité des races, qui tant de fois a été un sujet de discorde,
s'est de nouveau envenimée et a amené à la fin d'avril de la part des loyalistes,
ou, si l'on veut, des Anglais, un soulèvement que la prudence et la fermeté du
gouverneur, lord Elgin, n'ont point encore entièrement paralysé. Sur le premier
moment, l'alarme a été grande, le pouvoir législatif a dû subir une sorte de
15 mai, le parlement a été incendié, les insurgés se sont vus quelque temps
maîtres du terrain. La force publique a fini par reprendre le dessus; mais, en
cessant d'être violente, l'agitation est devenue constitutionnelle, et paraît de-
voir se prolonger. Le prétexte de tout ce bruit du parti anglais, c'est justement
le vote d'une indemnité en faveur de ceux, pour la plupart Français, qui ont
souffert de l'insurrection de 1839. Bien que la majorité du pouvoir législatif
appartienne au parti anglais, puisque d'après les chiffres officiels le tiers à
peine de la population est français, et que l'égalité des privilèges donne ainsi
la prépondérance constitutionnelle à la race anglaise, le bill voté avait reçu la
sanction de lord Elgin. Les factieux se sont soulevés au nom de la métropole,
comme si ses intérêts eussent été sacrifiés au parti français. Le gouverneur
n'en a pas moins tenu bon. Le ministère ne pouvait point le rappeler sans
donner raison aux factieux contre les pouvoirs constitutionnels qui ont équi-
tablement et légalement voté l'indemnité. Lord Elgin demeure donc à son
poste pour faire respecter la loi. Tout en félicitant le gouvernement anglais de
l'impartialité avec laquelle il appuie une politique équitable, on doit recon-
naître que la rivalité des races au Canada est une vieille querelle qui ne finira
pas de si tôt.
La Grande-Bretagne n'est point seulement la métropole de vastes colonies,
elle exerce aussi en d'autres lieux cette sorte de suzeraineté que l'on appelle en
droit des gens protectorat, pouvoir difficile à définir et susceptible de se prêter
à tous les abus. Telle est la situation faite à l'Angleterre, à l'égard des îles Io-
niennes, par les traités de 1815. La propension naturelle et fatale du protectorat
est de se transformer en domination réelle, en pleine souveraineté, de telle fa-
1058 REVUE DES DEUX MONDES.
çon que protéger équivaut la plupart du temps à humilier, à tenir Votât pro-
tégé dans une condition d'impuissance absolue Vainement les truites auront
stipulé de belles garanties, vainement le suzerain aura joint les promisses aux
conventions écrites : tout droit qui n'est point appuyé sur la force risque bien
<Tètre un droit illusoire, et dans cette circonstance plus qu'en toute autre Lear
îles Ioniennes, en passant sous le protectorat de l'Angleterre, avaient semblé &
ia hauteur du gouvernement constitutionnel. La vie municipale ancienne et en
quelque sorte innée dans cette race hellénique, les rapports directs et suivis des
îles avec la civilisation de l'Occident, les préparaient à l'exercice des libertés-
constitutionnelles. En leur imposant son protectorat, l'Angleterre leur octroya
donc une législation politique; mais c'était une de ces constitutions habilement
combinées qui, de la liberté, ne donnent que l'ombre. Point de liberté de la
presse, point de liberté électorale. Le sentiment démocratique, excité par le voi-
sinage de la Grèce émancipée, le sentiment national développé peu à peu au
contact de toutes les idées qui tendent depuis plusieurs années à l'exalter, ont
fini par arracher aux Ioniens des paroles de mécontentement. Ils demandaient
non point à secouer le poids gênant du protectorat, mais à participer du moins
aux avantages constitutionnels de la puissance protectrice. Une supplique très
sensée et très vive, écrite par un jeune avocat de Corfou, M Zambelli, et adres-
sée au comte Grey, avait formulé, dès l'année dernière, les griefs et les Vteux
de la population ionienne. Le gouvernement a fini par accorder la liberté de la
presse. Le pays n'a point tardé à en user : sous le titre significatif de Patris,
Corfou a vu naître un journal d'opposition nationale en grec et en français,
dont le principal but est aujourd'hui la liberté électorale. Cette dernière liberté
ne saurait maintenant se faire long-temps attendre. Il ne faut pas se dissimu-
ler toutefois qu'en accordant de nouvelles franchises aux îles Ioniennes, on leur
donne des moyens de développement dont, avec l'ardeur propre à leur race et
leur patriotisme hellénique, elles ne manqueront pas de profiter. Elles voudront
à bon droit s'associer de plus près à la civilisation naissante et aux destinées
politiques du royaume de Grèce, et, si la Grèce prenait plus de force, cela
pourrait un jour devenir une grosse question pour l'Angleterre. En attendant,
eette grande puissance, tranquille au dedans, malgré la misère des peuples, par
la force merveilleuse de ses traditions et de son esprit public, forte au dehors et
influente par l'activité, le bon sens, la- résolution de sa diplomatie, assiste, sinon,
avec beaucoup de franchise, au moins sans faiblesse, au spectacle de l'univer-
selle agitation de l'Europe.
V. de Mars.
TABLE DES MATIERES DU DEUXIEME VOLUME.
JIOUVELLE PÉRIODE. — AVRIL. — MAI. — JUIW 1849.
LES SQUATTERS, Souvenirs d'un Émigrant. — Première partie, par M. Ga-
briel Ferry. . 5
DU PEUPLE ET DE LA POÉSIE. — La Semaine d'un Fils, de Jasmin, par
M. Charles de Mazade 43
HISTOIRE DU CONSULAT ET DE L'EMPIRE, de M. Thiers, par M. Loève-
Veimars 59
DU DEVELOPPEMENT HISTORIQUE DE LA LOGIQUE, par M. É. Littré. 7ft
LES RÉCITS DE LA MUSE POPULAIRE. — La Fileuse. par M. E. Souvestre. 102
LITTÉRATURE AMÉRICAINE. — Évangeline, histoire acadienne de R. W. Long-
fellow, par M. Philarète Chasles i&fe
SIX MOIS D'AGITATION RÉVOLUTIONNAIRE EN ITALIE. — Les Chefs du
PARTI RÉPUBLICAIN ET LES PUBLICISTES DU PARTI MODÉRÉ A ROME , FLORENCE"
et Turin, par M. L. Geofroy 14$
REVUE LITTÉRAIRE. — Les Livres et les Théâtres, par M. A. de Pont-
MARTIN NHJ
HISTOIRE POLITIQUE. — CHRONIQUE DE LA QUINZAINE 13ft>
LES ÉTATS D'ORLÉANS. — Première partie, par M. L. Vitet 189
LES SQUATTERS. — Souvenirs d'un Émigrant. — Dernière partie, par M. Ga-
briel Ferry 252
THOMAS CARLYLE, SA VIE ET SES ÉCRITS, par M É. Montégut. ... 278
DES DEVOIRS ET DE LA DÉFENSE DE LA SOCIÉTÉ FRANÇAISE DEPUIS
FÉVRIER , par M. Eugène Forcade 315
POÉSIES. — Variations sur le Carnaval de Venise, par M. Th. Gautier. . 339
HISTOIRE POLITIQUE. — CHRONIQUE DE LA QUINZAINE 343-
LA MÉDIATION ANGLO-FRANÇAISE A PALERME, LETTRES DE SICILE. . 353
DE L'ÉPOPÉE CHRÉTIENNE JUSQU'A KLOPSTOCK. — De l'Usage du mer-
veilleux chrétien, par M. Saint-Marc Girardin 365
LES ÉTATS D'ORLÉANS. — Deuxième partie, par M. L. Vitet 382
DE LA POLITIQUE EXTÉRIEURE DE LA FRANCE DEPU'.S 1830. — Af-
faires d'Italie jusqu'en février 184S, par M. 0. D'Haussonville. ... 451
PEINTURE MONUMENTALE. — Les Travaux de M. H. Flandrin a l'église
Saint-Paul de Nîmes , par M. Saint-Rene Taillandier 490
1060 TABLE DES MATIÈRES.
ADRIENNE LECOUVREUR , drame de MM. E. Scribe et Lcgouvé , par M. Gus-
tave Planche 500
LE PROPHÈTE, de M. Meyerbeer, par M. P. Scudo. 512
HISTOIRE POLITIQUE. — CHRONIQUE DE LA QUINZAINE 525
LITTÉRATURE ANGLO-AMÉRICAINE. — Voyages réels et fantastiques
d'Hermann Melville, par M. Philarète Chasles 541
DE LA CRITIQUE ET DE LA DESTINÉE DES OUVRAGES CONTEMPORAINS.
— Cours de Littérature dramatique, de M. Saint-Marc Girardin, par
M. D. Nisard 571
LES ÉTATS D'ORLÉANS. — Dernière partie, par M. L. Vitet 585
DE L'HISTOIRE PAR LA CARICATURE (England under the house of Ha-
nover, illustrated from the caricatures and satires ofthe day). — Pre-
mière partie, par M. John Lemoinne 648
LA CAMPAGNE DU PIÉMONT EN 1849, par M. de Dino 663
AFFAIRES DU DANEMARK. — La Question de Droit et la Guerre. ... 687
HISTOIRE POLITIQUE. — CHRONIQUE DE LA QUINZAINE 698
POÈTES ET ROMANCIERS MODERNES DE LA FRANCE. — LU. — Chêne-
dollé. — Première partie, par M. Sainte-Beuve 717
UN MOT SUR LE 24 FÉVRIER, à propos du livre la Société et les Gouver-
nemens de l'Europe depuis la chute de Louis-Philippe , par M. Alexis
de Saint-Priest 774
HISTOIRE DU PARLEMENT DE FRANCFORT. — Première partie, par M. Saint-
René Taillandier 792
L'ESPAGNE DEPUIS LA RÉVOLUTION DE FÉVRIER. — I. — Situation
extérieure, par M. Gustave d'Alaux 823
DE L'HISTOIRE ANCIENNE DE LA GRÈCE (History of Greece, by G. Grote),
par M. Prosper Mérimée 846
DES ÉLECTIONS ET DE L'ASSEMBLÉE LÉGISLATIVE. 857
HISTOIRE POLITIQUE. — CHRONIQUE DE LA QUINZAINE 867
ESQUISSES NORMANDES. — LE MOULIN 882
LA TRANSYLVANIE DEPUIS LA FIN D%U XVII* SIÈCLE JUSQU'EN 1849. —
I. — Rapports de la Transylvanie avec la France et sa réunion a l'Au-
triche, par M. E. de Langsdorff 885
POÈTES ET ROMANCIERS MODERNES DE LA FRANCE. — LU. — Chêne-
dollé. — Dernière partie, par M. SAINTE-BEUVE 917
UN POÈTE ÉPIQUE MODERNE ANGLAIS. — Le Roi Arthur et les derniers
ouvrages de sir E. Bulwer , par M. MlLSAND 956
L'INDUSTRIE FRANÇAISE DEPUIS LA RÉVOLUTION DE FÉVRIER, par
M. AUDIGANNE »... 979
UNE EXPÉDITION AMÉRICAINE DANS LES DÉSERTS DU NOUVEAU-
MEXIQUE , par M. G. Ferry 1007
HISTOIRE POLITIQUE. — CHRONIQUE DE LA QUINZAINE 1037
FIN DE LA TABLE.
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UNIVERSITY OF TORONTO LIBRARY
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