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Full text of "Van Dyck"

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BRIGHAM  Y    (JMG   UNIVERSITE 

PROVO,  UTAH 


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LES   GRANDS  ARTISTES 


VAN   DYCK 


LES  GRANDS  ARTISTES 

COLLECTION    D'ENSEIGNEMENT    ET     DE    VULGARISATION 

Placée  sous  le  Haut  Patronage 

DE 

L'ADMINISTRATION    DES    BEAUX-ARTS 


Volumes  parus  : 


Raphaël,  par  Eugène  Muntz. 

Albert  Durer,  par  Auguste  Marguillier. 

Watteau,  par  Gabriel  Séailles. 

Titien,  par  Maurice  Hamel. 

Léonard  de  Vinci,  par  Gabriel  Séailles. 

Eugène  Delacroix,  par  Maurice  Tourneux. 

Rubens,  par  Gustave  Geffroy. 

J.-F.  Millet,  par  Henry  Marcel. 

Pierre  Puget,  par  Philippe  Auquier. 

Ingres,  par  Jules  Momméja. 

Poussin,  par  Paul  Desjardins. 

Van  Dyck,  par  Fierens-Gevaert. 

Velazquez,  par  Élie  Faure. 

Volumes  à  paraître  : 

David,  par  Charles  Saunier. 
Chardin,  par  Gaston  Schefer. 
La  Tour,  par  Maurice  Tourneux. 
Ruysdaël,  par  Georges  Riat. 
Gainsborough,  par  Gabriel  Mourey. 
Claude  Lorrain,  par  Raymond  Bouyer, 


10195-03  — Cgrbeil.  Imprimerie  Kd    Cbëté. 


93 


LES  GRANDS  ARTISTES 

LEUR    VIE.  —  LEUR    ŒUVRE 


VAN  DYCK 


PAR 


FIERENS-GEVAERT 

BIOGRAPHIE  CRITIQUE 

ILLUSTRÉE     DE     VINGT-QUATRE     REPRODUCTIONS    HORS     TEXTE 


PARIS 

LIBRAIRIE    RENOUARD 

HENRI    LAURENS,  ÉDITEUR 

6,     RUE     DE     TOURNON    (VIe) 


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BRIGHAM  YOUlNG  UNIVERSITY 
PROVO,  UTAH 


ANTOINE  VAN  DYCK 


I 


On  considère  habituellement  Antoine  Van  Dyck  comme 
un  peintre  peu  flamand.  La  grâce  raffinée  de  sa  personne, 
de  ses  manières,  de  ses  modèles,  le  cosmopolitisme  de 
son  existence,  et  même  la  fluide  souplesse  de  sa  tech- 
nique affaiblissent  le  caractère  de  son  art  aux  yeux  de  ses 
critiques,  de  ses  historiographes  et  de  bon  nombre  de 
ses  compatriotes.  De  ce  que  son  génie  se  pare  d'une  fan- 
taisie parfois  ondoyante,  de  ce  que  sa  physionomie 
morale  est  en  apparence  très  différente  de  celle  des 
grands  Anversois  du  xvne  siècle,  de  ce  qu'il  vit  loin  de  sa 
patrie  pendant  le  dernier  quart  de  son  existence  et  n'est 
point  fidèle  à  la  «manière  flamande  »,  on  en  conclut  qu'il 
est  comme  une  fleur  très  rare  et  très  pure  arrachée  du 
sol  natal,  et  qui  ne  s'est  épanouie  qu'imparfaitement  à 
l'étranger... 

Combien  injuste  est  cette  condamnation!  Van  Dyck 
possède  des  vertus  autochtones,  locales.  S'il  en  a  conquis 
d'autres  par  le  commerce  avec  les  maîtres  italiens,  y 
pouvons-nous  voir  un  amoindrissement  de  son  art?  La 


6  VAN    DYCK. 

force  d'assimilation  du  grand  portraitiste  fut  un  inappré- 
ciable facteur  dans  l'histoire  de  la  peinture.  Instinctive 
et  plus  flamande  qu'on  ne  croit,  développée,  affinée  au 
cours  des  voyages,  cette  élégance  infinie  de  Van  Dyck  que 
Ton  admire  comme  une  manifestation  exceptionnelle  — 
mais  que  des  esprits  étroits  jugent  dédaigneusement  au 
nom  de  je  ne  sais  quel  protectionnisme  esthétique  — 
devient  un  exemple,  une  ressource,  un  idéal  pour  tous 
les  peintres  qui  suivront.  Supposez  le  xvne  siècle  privé  de 
Van  Dyck.  Peut-être  l'admirable  école  des  portraitistes 
français  du  xvine  siècle  aurait-elle  rayonné  d'un  éclat 
moins  vif  et  surtout  moins  soudain.  Supposez  maintenant 
que  l'artiste  ait  passé  les  dix  dernières  années  de  sa  vie  à 
Anvers  au  lieu  de  porter  son  art  aristocratique  et  subtil 
à  Londres.  Nous  n'aurions  certainement  pas  connu  de 
peinture  anglaise.  Nous  n'aurions  admiré  ni  les  œuvres 
de  Gainsborough,  de  Lawrence,  ni  celles  de  l'illustre 
Reynolds  qui,  dans  un  élan  d'enthousiasme  filial,  écri- 
vait :  a  Van  Dyck  est  le  plus  grand  peintre  de  portraits 
qui  ait  jamais  existé.  » 

Tandis  que  Rubens  et  son  cortège  brillant  de  collabo- 
rateurs font,  à  Anvers  môme,  resplendir  la  gloire  de  la 
peinture  flamande,  Van  Dyck  est  le  missionnaire  éloquent 
que  le  destin  choisit  pour  assurer  au  dehors  l'avenir  de 
l'art.  Le  tumulte  triomphal  de  la  peinture  flamande  du 
xvne  siècle  étouffe  la  voix  de  bien  des  artistes.  Que  d'in- 
dividualités effacées  ou  fondues  dans  le  soleil  de  Rubens  ! 
La  réserve  et  la  séduction  de  Van  Dyck   sont   une  leçon 


VAN    DYCK.  7 

que  Ton  suit  avec  plus  d'aisance  et  souvent  même  avec 
plus  de  profit.  L'originalité  dû  peintre  de  Charles  Ier 
dégénère  parfois  en  une  délicatesse  exagérée  ;  mais  son 
influence  est  indéniable.  L'art  de  Van  Dyck,  détaché 
comme  une  branche  splendide  du  tronc  originaire,  s'est 
ramifié  en  tous  sens;  dans  la  peinture  européenne  et  a 
déterminé  une  expression  nouvelle  de  l'idéal  plastique. 

J'essayerai  de  montrer,  par  la  biographie  du  maître, 
par  quelques  indications  sur  sa  technique  et  ses  œuvres 
capitales,  par  un  bref  tableau  de  son  temps  et  de  l'art  au 
commencement  du  xvne  siècle,  comment  cette  formule, 
ou  mieux  ce  style,  dont  nous  trouverons  les  sources  en 
Italie,  s'est  développé  et  affirmé  dans  la  peinture  à  la 
faveur  de  l'esprit  flamand  et  par  l'intermédiaire  de  Van 
Dyck. 

II.  —  Les  historiens  du  Maître. 

Il  est  impossible  de  retracer  exactement  la  vie  du 
grand  portraitiste.  Comme  il  est  arrivé  pour  tous  les 
maîtres,  ses  premiers  biographes  enregistrèrent  avec  plus 
d'empressement  des  légendes  sans  fondement  que  des 
événements  véridiques.  Etonnerai-je  en  disant  que  la 
lecture  de  ces  «  légendaires  »  est  plus  captivante  que  celle 
des  critiques  d'aujourd'hui?  Vraie  ou  quelque  peu  dégui- 
sée, la  figure  de  l'artiste  est  vivante  au  moins  dans  leurs 
récits.  Rien  n'est  gracieux  comme  les  charmantes  histo- 
riettes racontées    par  Bellori,   l'auteur    des    pénétrantes 


ras 


8  VAN    DYCK-. 

Vite  de  Villon  ;  par  Houbraken  et  Weyerman  toujours  aux 
écoutes  dans  les  intérieurs  d'artistes  et  consignant  les 
moindres  anecdotes;  par  Descamps,  dont  la  littérature 
baroque  est  une  vaste  encyclopédie  des  commérages  d'ate- 
lier ;  par  le  naïf  Mensaert  qui  croyait  à  toutes  les  intrigues 
galantes  mises  au  compte  de  Van  Dyck  et  décrivait  toute- 
fois avec  un  charme  communicatif  les  œuvres  religieuses 
du  maître  conservées  dans  les  Pays-Bas. 

La  critique  moderne,  représentée  tout  d'abord  par  un 
anonyme  dont  le  manuscrit  est  conservé  au  Louvre  et  par 
un  érudit  flamand,  Mois,  mort  à  Anvers  en  1790,  dirigea 
pour  la  première  fois  sa  lumière  sur  ces  chroniques,  à  la  fin 
du  xvine  siècle.  Successivement  parurent  les  travaux  de 
M.  Carpenter  qui  éclaircirent  le  séjour  de  Van  Dyck  en 
Angleterre,  Y Abecedario  de  Mariette  avec  ses  précieuses 
notes  sur  les  dessins  et  les  estampes  du  maître,  l'excellente 
étude  de  Wibiral  sur  les  eaux-fortes,  le  Catalogue  rai- 
sonné de  Smith,  puis  les  volumes  de  Michiels,  de  Guiffrey, 
les  documents,  notices,  études,  de  Percy  Rendall  Head, 
Cari  Lemcke,  Waagen,  Duplessis  et,  en  Belgique,  les 
publications  de  MM.  Hymans,  Max  Booses,  Fétis,  Génard, 
Siret,  Pinchart,  Van  den  Branden.  etc. 

Je  pourrais  allonger  cette  liste.  L'érudition  contempo- 
raine s'enorgueillit  d'avoir  débarrassé  la  figure  de  Van 
Dyck  de  quelques  «  vapeurs  malsaines  »  ;  elle  a  créé,  en 
revanche,  un  remarquable  labyrinthe  d'hypothèses  autour 
de  cette  jolie  mémoire  de  peintre  princier.  J'en  ai  par- 
couru avec  patience  les  moindres  détours.  Il  y  pénètre 


Cliché  Hanfstaengl. 


PORTRAIT    DU    JEUNE    VAIN    DYCK 
(Musée  de  l'Ermitage,  Saint-Pétersbourg.) 


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VAN    DYCK.  11 

peu  d'air  et  de  lumière.  La  micrographie  historique  n'a 
pu  fixer  que  d'une  manière  incertaine  les  grandes  étapes 
de  cette  carrière.  On  n'est  d'accord  que  sur  certaines  dates 
fournies  presque  toutes  par  M.  Carpenter.  Pour  reconsti- 
tuer la  physionomie  intime  et  publique  du  grand  peintre, 
il  faut  se  tourner  bien  souvent  vers  les  premiers  bio- 
graphes, ou,  ce  qui  vaut  mieux,  demander  aux  œuvres  le 
secret  de  leur  jeunesse  et  de  leur  beauté. 


III.  —  Années  de  jeunesse. 

Van  Dyck  naquit  le  22  mars  1599.  Son  père  était  consi- 
déré comme  l'un  des  bourgeois  les  plus  riches  d'Anvers. 
Sa  mère,  Marie  Cuypers,  possédait  un  talent  très  délicat 
de  brodeuse.  Elle  exécuta,  nous  dit  le  bon  chroniqueur 
Mensaert,  plusieurs  sujets  d'histoire  «  avec  un  entende- 
ment et  une  adresse  si  surprenants  qu'ils  ont  été  regardés 
comme  des  chefs-d'œuvre  par  les  maîtres  dans  cette 
profession  ».  Morte  au  moment  où  le  jeune  Antoine  attei- 
gnait l'âge  de  huit  ans,  elle  put  lui  enseigner  les  pre- 
miers éléments  du  dessin  et  déposer  dans  son  esprit  le 
goût  instinctif  des  élégances  féminines. 

Sans  nul  doute  le  jeune  Antoine  reçut  une  éducation 
des  plus  soignées.  La  bourgeoisie  flamande  était  fort  ins- 
truite à  cette  époque.  Virgile,  Homère,  Gicéron,  Démo- 
sthène  étaient  aussi  familiers  aux  jeunes  gens  d'alors  que 
La  Fontaine  l'est  aux  générations  actuelles.  Les  artistes 


12  VAN    DYGK. 

eux-mêmes  se  montraient  d'une  inlassable  curiosité  d'es- 
prit. Otto  Venius  et  Rubens  n'ont-ils  pas  offert  le  spec- 
tacle magnifique  de  leurs  aptitudes  universelles  ?  Van 
Dyck,  doué  d'une  nature  primesautière,  élevé  dans  un 
milieu  riche,  grave,  pieux,  aux  côtés  d'un  frère  qui  devint 
un  savant  prémontré  et  de  sœurs  vouées  de  bonne  heure 
aux  ordres,  suivit  sans  trop  d'effort,  peut-on  croire,  le 
studieux  exemple  des  siens.  Il  parlait  le  flamand,  l'espa- 
gnol, le  français,  l'anglais,  l'italien.  La  physionomie  gra- 
cieuse et  prenante  du  jeune  artiste  se  dessine  ainsi  dès 
les  premières  années  ;  éclairée  d'une  flamme  plus  hardie 
après  le  séjour  au  delà  des  Alpes,  elle  conservera  jusqu'à 
la  fin  la  séduction  tendre  de  l'enfance. 

Les  Liggeren  ou  registre  des  Corporations  anversoises, 
transcrit  par  MM.  Rombouts  et  Van  Lerius,  nous 
apprennent  que  le  jeune  Antoine  entra  chez  Henri  Van 
Balen  comme  leerjongen,  c'est-à-dire  comme  apprenti  ou 
écolier  en  1609.  Il  n'avait  que  dix  ans,  —  mais  il  pour- 
suivit sans  doute  à  la  fois  son  éducation  générale  et  ses 
études  de  peintre.  Combien  de  temps  passa-t-il  chez  son 
premier  maître,  artiste  habile,  sans  originalité  et  qui 
semble  un  attardé  de  l'école  de  Fontainebleau  sij'enjuge 
d'après  la  figurine  nue  et  banale  de  la  Fécondité  que  con- 
serve le  musée  de  Rruxelles  ?  En  quelle  année  Van  Dyck 
devint-il  ensuite  le  disciple  de  Rubens?  Autant  d'interro- 
gations qui  restent  sans  réponse. 

11  fut  l'élève  de  Van  Ralen  pendant  deux  ans,  a-t-on 
cru  longtemps  ;  après  quoi,  dit  Mois  dans  ses  Additions  au 


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Cliché  Deloeul. 


SAINT    MARTIN 

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(Eglise  de  Saventhem,  Belgique.) 


VAN    DYGK.  15 

livre  de  Descamps,  il  passa,  comme  élève,  dans  l'atelier 
de  Rubens  «  dont  il  fut  le  plus  bel  ornement  ».  Remar- 
quez qu'il  n'aurait  eu  que  douze  ans.  M.  GuifFrey,  d'après 
l'anonyme  du  Louvre,  pense  qu'il  fréquenta  chez  Rubens 
à  partir  de  1612  ;  d'autres  disent  1614,  sans  fournir  plus 
de  preuves  ;  Carpenter  parle  de  1615;  M.  Hymans  enfin, 
dans  un  article  publié  par  Y  Encyclopédie  britannique,  sup- 
pose que  dès  l'âge  de  seize  ans  Van  Dyck  travailla  d'une 
manière  indépendante,  qu'il  ne  fut  pas  l'élève,  mais  l'as- 
socié de  Rubens  à  partir  de  1619  alors  qu'il  était  déjà 
membre  de  la  Gilde  de  Saint-Luc.  Mais,  comme  nous  le 
verrons, -Rubens  a  lui-même  appelé  Van  Dyck  le  meilleur 
de  ses  élèves  [leerling  en) .  Il  n'y  a  donc  pas  de  doute  sur  ce 
point.  D'ailleurs,  le  géant  anversois  ne  faisait-il  pas,  de 
tous  ses  élèves,  des  associés  et  des  collaborateurs?  Gela 
n'empêchait  point  certains  d'entre  eux  de  parcourir  des 
carrières  personnelles  et  brillantes.  Van  Dyck  lui-même 
n'avait  pas  vingt  ans  que  les  plus  illustres  membres  de  la 
pléiade  anversoise  reconnaissaient  l'autorité  de  son  génie 
naissant  en  lui  accordant  son  brevet  de  maîtrise. 

Quels  que  soient,  au  surplus,  les  liens  qui  unissent 
Rubens  à  son  jeune  émule,  qu'on  y  reconnaisse  ceux  du 
maître  et  du  disciple  ou  ceux  du  patron  avec  son  plus 
précieux  collaborateur,  il  est  évident  que  Van  Dyck  subit 
à  tous  les  points  de  vue  l'ascendant  du  peintre  de  la 
Descente' de  croix.  En  pouvait-il  être  autrement?  Rubens 
était  rentré  à  Anvers  en  1608.  Au  moment  où  le  talent 
de  Van  Dyck  commençait  à  se  distinguer,  l'atelier  de 


16  VAN    DYCK. 

Pierre-Paul  était  un  admirable  foyer  d'art  où  les  peintres, 
les  savants,  les  connaisseurs,  les  princes  venaient  s'em- 
plir les  yeux  et  le  cœur  de  beauté.  Qui  n'a  entendu  parler 
des  marbres  antiques,  des  meubles  de  prix,  des  tableaux 
illustres  qui  décoraient  la  maison  du  maître  —  le  palais 
plutôt,  puisque  sa  construction  avait  coûté  60  000  florins 
à  Rubens.  Van  Dyck  avait  sous  les  yeux  le  spectacle  d'un 
luxe  somptueux  qui  s'accordait  avec  ses  goûts  naissants 
et  son  éducation  première.  Il  rencontrait  chez  Rubens 
non  seulement  des  artistes  qui  travaillaient  pour  vivre, 
mais  les  jeunes  gens  des  premières  familles,  —  tels 
Pierre  Stevens,  dont  les  parents  possédaient  des  trésors 
immenses,  et  Antoine  Gornelissen,  richissime  amateur 
de  beaux-arts  et  de  littérature,  —  sans  compter  les  amis 
du  peintre  de  la  Descente  de  croix  :  le  bourgmestre  Rockox 
et  son  neveu  Gevaerts,  le  célèbre  imprimeur  Ralthazar 
Moretus,  etc. 

Grâce  à  son  génie  précoce,  Van  Dyck  put  tout  de  suite 
se  créer  une  situation  très  particulière  dans  cette  foule 
brillante.  De  jolies  anecdotes  recueillies  par  Mensaert, 
Descamps,  etc.,  sont  les  témoignages  pittoresques,  sinon 
irréfutables,  de  ce  prestige  rapidement  conquis  par  le 
jeune  artiste.  Mensaert  raconte  d'une  façon  exquise  com- 
ment Van  Dyck  fut  désigné  par  ses  camarades  d'atelier 
pour  repeindre  dans  une  œuvre  de  Rubens  un  torse  de 
saint  Sébastien  malencontreusement  effacé  par  un  des 
élèves  en  l'absence  du  maître.  On  voudrait  citer  tout  le 
texte  du  vieux  chroniqueur.  Sur  les  supplications  de  ses 


VAN    DYGK.  19 

amis,  Van  Dyck  avait  réparé  l'accident  en  moins  d'une 
heure.  Quand  Rubens  rentra,  un  silence  profond  et  inac- 
coutumé régnait  dans  l'atelier.  Le  jeune  Antoine  tremblait. 
11  s'attendait  à  être  grondé.  Le  maître,  au  contraire,  le 
félicita  chaudement  et  il  ajouta  «  qu'il  était  utile  et  néces- 
saire qu'il  fît  le  voyage  d'Italie,  l'unique  et  seule  école  de 
laquelle  les  plus  habiles  hommes  étaient  sortis  ».  Sur 
quoi,  ajoute  le  bon  Mensaert  :  «  Van  Dyck  lui  dit  qu'il  le 
désirait,  mais  que  sa  bourse  n'y  répondait  pas,  et  qu'il 
craignait  d'être  obligé  de  vendre  son  chapeau  en  chemin  !  » 
N'est-ce  point  délicieux? 

Les  chroniqueurs  malheureusement  ne  s'accordent  point 
sur  les  détails  de  l'anecdote.  Descamps  affirme  que 
Van  Dyck  repeignit  un  bras  et  une  tête  de  la  Madeleine 
qui  est  aux  pieds  du  Christ  dans  la  Descente  de  croix,  et 
que  Rubens  aurait  dit  en  rentrant  :«  Voilà  un  bras  et 
une  tête  qui  ne  sont  pas  ce  que  j'ai  fait  de  moins  bien.  » 
Par  malheur  aussi  l'anecdote  se  retrouve  dans  la  bio- 
graphie de  plusieurs  maîtres  italiens.  Et  ces  rencontres 
comme  ces  contradictions  permettent  à  la  critique  moderne 
de  tenir  ces  jolies  historiettes  pour  de  pures  fables.  Mais 
nous  savons  tout  de  même  d'une  façon  positive  que 
Rubens,  de  très  bonne  heure,  considéra  Van  Dyck  comme 
le  plus  habile  de  ses  disciples.  C'est  à  propos  d'un  tableau 
placé  dans  son  hôtel  :  Achille  chez  les  filles  de  Lycomède, 
qu'il  écrivit:  «  Gemaakl  door  den  besten  mijner  leerlin- 
gen  en  geheel  hertoest  van  mijne  hand.  —  Exécuté  par  le 
meilleur    de   mes   élèves  et  entièrement   retouché  de  ma 


20  VAN    DYCK. 

main.»  Si  nous  en  croyons  le  consciencieux  Bellori,  qui 
tenait  ses  renseignements  de  sir  Kenelm  Digby,  un  ami 
de  Van  Dyck,  le  jeune  artiste  aurait  été  d'abord  employé 
à  exécuter  des  dessins  et  esquisses  pour  les  graveurs  de 
son  illustre  maître.  Rubens  estimait  le  jeune  Antoine 
capable  d'exécuter  le  patron  des  planches  et  de  préparer 
le  travail  des  chalcographes,  ajoute  Mariette.  Ainsi,  dès  sa 
première  jeunesse,  Van  Dyck  aurait  été  mis  en  rapport 
direct  avec  l'admirable  école  anversoise  de  «  graveurs 
coloristes  »  sur  la  technique  desquels  il  exerça  plus 
tard  une  influence  considérable.  Mais  Rubens  l'associa 
bientôt  à  des  travaux  plus  importants.  Le  maître  avait 
entrepris  un  énorme  travail  décoratif  commandé  par  la 
Compagnie  de  Jésus  —  trente-neuf  plafonds.  Dans  le 
contrat  que  Rubens  passa  avec  les  Pères,  Van  Dyck  est 
le  seul  de  tous  ses  collaborateurs  qui  soit  nommé.  Cette 
fois  le  disciple  était  véritablement  devenu  l'associé.  Ces 
peintures  ont  malheureusement  péri,quelquesannées  plus 
tard,  dans  un  incendie  —  sauf  trois  conservées  à  Vienne. 
On  s'étonne  souvent  du  sans-gêne  avec  lequel  les 
grands  artistes  de  la  Renaissance  utilisaient  les  talents  de 
leurs  élèves  pour  la  préparation  de  leurs  œuvres.  Rubens, 
en  cela,  suivait  tout  naturellement  une  tradition  que 
Van  Dyck  plus  tard  ne  manquera  pas  de  maintenir.  Au 
moyen  âge  et  à  l'époque  de  la  Renaissance,  l'art  n'était  point 
considéré  comme  un  sacerdoce,  mais  comme  une  profes- 
sion ;  l'artiste  n'était  point  un  être  sensible  et  vaniteux  à 
l'excès,  mais  un  artisan  supérieur  luttant  pour  assurer 


Cliché  Hermano. 


PORTRAIT    D    ENFANT.       -    ANIMAUX    DE    FYT 
(Musée  d'Anvers.) 


VAN    DYCK.  23 

son  existence.  Les  confréries  de  Saint-Luc  étaient  de 
grandes  familles  qui  se  subdivisaient  en  familles  plus 
étroites  :  les  ateliers.  L'élève  était  un  simple  apprenti  ; 
maître  à  son  tour,  après  un  jugement  sérieux  de  ses  pairs, 
il  considérait  encore  comme  un  très  grand  honneur  de 
pouvoir  coopérer  à  l'œuvre  du  patron.  Le  religieux  Mem- 
ling,  pas  plus  que  Rubens,  n'eut  de  scrupule  à  utiliser 
le  talent  de  ses  élèves.  Cette  association  libre  étouffait- 
elle  la  personnalité  des  disciples  ?  Amoindrissait-elle  le 
génie  des  créateurs?  C'était  un  échange  réciproque,  infi- 
niment fécond,  dont  les  conséquences  étaient  puissantes 
et  multiples.  Le  peintre  David  avait,  à  cet  égard,  hérité  du 
bon  sens  de  ses  plus  illustres  devanciers.  Ayant  à  traiter  le 
sujet  :  Léonidas  aux  Thermopyles,  il  demanda  des  esquisses 
à  tous  ses  élèves  et  les  prévint  qu'il  leur  emprunterait 
leurs  meilleures  idées  pour  son  œuvre:  «Tout  le  monde 
a  des  idées,  ajoutait-il,  le  tout  est  de  leur  donner  une 
forme  définitive.  »  Il  fit  comme  il  avait  dit.  Et  ceux 
d'entre  ses  disciples  dont  la  juvénile  ébauche  avait  suggéré 
quelque  détail  de  son  tableau  étaient  très  fiers.  Ce  com- 
munisme artistique  influençait  l'ambiance  morale  chez 
les  peintres  anversois  ;  ils  unissaient  leurs  enfants  par 
le  mariage  ;  l'élève  épousait  la  fille  du  maître;  les  nom- 
breux «  portraits  de  famille  »  qu'ont  laissés  ces  artistes 
nous  prouvent  leur  penchant  à  l'intimité  domestique. 
Karel  Van  Mander  ne  commence-t-il  pas  son  Livre  des 
Peintres  par  une  série  de  préceptes  moraux  à  l'usage 
des  confrères?  Ces  grands  peintres,  très  peu  romantiques, 


U  Van  dyck. 

ne  pensaient  pas  que  le  génie  est  engendré  par  le  désordre. 

YanDyckne  passe  pas  pour  un  saint;  mais  c'est  la 
légende  qui  lui  a  fait  une  mauvaise  réputation.  Rien  ne 
nous  autorise  à  croire  qu'il  ne  bénéficia  point  de  l'atmo- 
sphère d'honnêteté  répandue  dans  l'atelier  de  Rubens  et 
dans  la  société  artistique  d'Anvers.  Avec  des  mots  indi- 
gnés, Houbraken  et  Descamps  racontent  que  Van  Dyck 
osa  lever  les  yeux  sur  la  femme  de  l'incomparable  maître 
en  qui  il  trouvait  un  père.  Rubens,  disent-ils,  avait  offert 
sa  tille  en  mariage  au  jeune  artiste  qui  l'aurait  refusée 
parce  qu'il  aimait  la  mère,  Isabelle  Rrandt.  Carpenter  n'a 
pas  eu  de  peine  à  montrer  l'absurdité  de  cette  calomnie  : 
Rubens  n'eut  point  de  fille  de  sa  première  femme  Isa- 
belle. 

Il  est  vrai  que  le  jeune  peintre  était  très  beau,  très 
élégant,  d'une  distinction  suprême.  Les  portraits  de  Van 
Dyck  jeune  (collection  du  duc  de  Grafton,  National 
Gallery,  pinacothèque  de  Munich,  et  surtout  celui  de 
l'Ermitage  reproduit  dans  ce  travail)  font  penser  à  Ché- 
rubin, à  Musset  jeune,  ou  mieux  à  quelque  gracieux 
seigneur  shakespearien:  Laërte,  Gassio,  Renedict,  Mer- 
cutio,  figures  en  qui  tout  est  charme,  dont  toutes  les 
paroles  sont  dorées,  dont  chaque  geste  crée  de  la  beauté. 
Cette  séduction  physique  n'explique-t-elle  pas  l'origine 
de  bien  des  récits  perfides?  Et  n'est-ce  pas  simplement 
cette  beauté  qui  trouble  le  jugement  de  Descamps  quand 
il  prête  à  l'artiste,  en  termes  élégamment  surannés,  «  ce 
penchant  pour  l'amour  »  que  tous  les  critiques  et  historiens 


Cliché  Kleinmann. 


MISE     EN     CROIX 
(Église  de  Notre-Dame,  Courtrai.) 


VAN    DYCK.  27 

depuis îe crédule Houbraken  jusqu'au  scrupuleux  Fromen- 
tin, ont  considéré  comme  un  obstacle  au  complet  épanouis- 
sement spirituel  de  notre  héros,  à  l'affirmation  entière 
de  ses  dons  de  génie  ? 

Si  Van  Dyck  ne  menait  pas  une  existence  monacale 
—  toutes  les  traditions  orales  recueillies  sur  ce  point  sont 
suspectes,  —  au  moins  savons-nous  qu'il  travaillait  sans 
relâche.  Sa  réputation  était  solidement  établie  avant  son 
départ  pour  l'Italie.  Dès  1620,  l'illustre  Mécène  Thomas 
Howard,  comte  d'Arundel,  que  Rubens  appelait  «  un  évan- 
géliste  pour  le  inonde  de  l'art  »,  engagea  Van  Dyck  à 
s'établir  en  Angleterre.  Le  jeune  peintre  fut  invité  à  la 
cour  de  Jacques  Ier,  exécuta  des  portraits,  reçut  une  gra- 
tification de  cent  livres  et,  le  28  janvier  1621,  «  monsieur 
Antoine  Van  Dyck,  serviteur  de  Sa  Majesté  »,  obtint  un 
passeport  «  pour  voyager  durant  huit  mois,  en  vertu  de 
la  permission  de  Sa  Majesté  ».  On  en  peut  déduire  que 
Van  Dyck  était  célèbre  à  vingt-deux  ans. 

C'est  alors  qu'il  part  pour  l'Italie.  Est-ce  avant  ou  après 
la  mort  de  son  père,  en  1622,  c'est-à-dire  immédiatement 
après  son  retour  d'Angleterre,  ou  en  1623?  Aucun  docu- 
ment irréfutable  ne  fixe  notre  incertitude.  Ici  encore  un 
gracieux  roman  venait  combler  autrefois  les  lacunes  de 
l'histoire.  Il  existe,  entre  Bruxelles  et  Louvain,  un  village 
appelé  Saventhem,  dont  l'église  possède  un  célèbre  Saint 
Martin  de  la  jeunesse  du  maître.  L'impossibilité  où  l'on 
était  d'expliquer  la  présence  d'un  chef-d'œuvre  dans  cet 
humble  endroit  a  naturellement  fait  fleurir  une  légende. 


28  VAN    DYGK. 

A  peine  en  route  pour  l'Italie,  Van  Dyck  se  serait  arrêté  à 
Saventhem,  séduit  par  les  yeux  d'une  jolie  meunière, 
avec  laquelle  il  aurait  vécu  quelque  temps  !  Il  aurait  peint 
pour  elle  le  Saint  Martin,  ou  offert  le  tableau  à  l'église 
du  village  en  signe  de  contrition. 

L'anonyme  du  Louvre  le  premier  suspecta  cette  tradi- 
tion. Les  critiques  modernes  l'ont  réduite  à  néant.  Ils  y 
ont  substitué  des  hypothèses.  Ils  ont  tous  leur  histoire  à 
propos  du  Saint  Martin.  Les  uns  disent  que  Van  Dyck 
aima  Isabelle  van  Ophem,  la  fille  du  bourgmestre  de 
Saventhem,  qu'il  demanda  sa  main  et  qu'on  la  lui  refusa; 
mais  ils  laissent  dans  l'ombre  les  rapports  de  cette  idylle 
avec  le  tableau.  D'autres,  plus  judicieux,  rapportent  que 
Ferdinand  de  Boisschot,  seigneur  de  l'endroit,  commanda 
un  Saint  Martin  à  Van  Dyck  pour  son  église  domaniale. 
Mais  l'artiste  a  peint  deux  Saint  Martin,  celui  de  Saven- 
them et  un  autre  conservé  à  Windsor.  Ce  dernier  fut 
longtemps  attribué  à  Rubens.  On  l'a  restitué  à  l'élève  et 
certains  soutiennent  même  que  ce  serait  là  l'œuvre  exé- 
cutée pour  Ferdinand  de  Boisschot  —  ce  qui  est  fort 
improbable. 

Les  clartés  de  la  critique  font  naître  parfois  quelque 
confusion  dans  les  faits.  Ah  !  si  l'on  pouvait  encore  se 
fier  aux  légendaires  !  Mais  ils  se  contredisent  autant  que 
les  érudits  modernes.  Que  d'histoires  ne  racontent-ils 
pas  à  propos  du  départ  pour  l'Italie  !  Van  Dyck,  assure 
l'un,  reçut  deRubens  une  bourse  bien  garnie  et  un  cheval 
—  le  célèbre  cheval  du  tableau  de  Saventhem.  Pasdu  tout, 


Cliché  Hanfstaengl. 


PORTRAIT    DE    F.     SNYDERS    ET    SA    FAMILLE 

(Musée  de  l'Ermitage.) 


VAN    DYGK.  31 

affirme  un  autre,  le  maître  était  jaloux  de  son  trop  galant 
disciple  et  le  représenta  aux  côtés  de  sa  seconde  femme, 
parmi  les  damnés  de  son  Christ  aux  limbes.  —  En  réalité, 
Van  Dyck  prit  congé  de  Rubens  en  termes  affectueux, 
puisqu'il  fit  don  à  son  maître  d'un  Ecce  homo,  d'un  Christ 
au  Jardin  des  Oliviers  et  d'un  portrait  d'Isabelle  Brandt. 

L'état  d'âme  du  jeune  artiste  à  ce  moment  est,  semble- 
t-il,  assez  facile  à  déterminer.  Van  Dyck  était  riche  ;  il 
n'avait  pas  besoin  que  Rubens  lui  offrît  une  bourse;  il 
n'avait  pas  à  craindre  de  devoir  vendre  son  chapeau  en 
chemin.  Un  correspondant  du  comte  d'Arundel  écrit  de 
lui  en  1620  :  «  E  giovane  di  ventun  anni  con  padre  e 
madré  in  questa  città  molto  ricchi.  »  Rubens  ne  fit  pas 
d'aumône  à  son  élève  ;  il  lui  paya  tout  simplement  des 
honoraires  mérités.  Van  Dyck  n'était  point  à  plaindre. 
Luxueusement  équipé,  à  ce  qu'il  semble,  un  peu  vain  sans 
doute  de  ses  séductions  physiques,  mais  l'esprit  droit  et 
ferme,  encore  plein  des  exemples  austères  de  la  famille  et 
des  sages  conseils  de  Rubens,  confiant  dans  son  génie 
naissant  et  livré  au  premier  vertige  de  la  gloire,  —  tel 
nous  nous  figurons  Van  Dyck  en  route  pour  cette  merveil- 
leuse Italie  où  son  art  allait  prendre  un  premier  et  inou- 
bliable essor. 

IV.  —  Premières  œuvres. 

Les  premiers  tableaux  de  Van  Dyck  ne  justifient  pas 
absolument,  il   faut  l'avouer,  ce    que   la  renommée  du 


32  VAN    DYGK. 

grand  portraitiste  eut  de  précoce.  La  première  facture  est 
toute  rubénienne  ;  elle  l'est  avec  excès.  Van  Dyck  est  si 
passionné  pour  la  manière  anversoise  qu'il  lai  arrivera 
de  contrefaire  la  magnificence  débridée  de  Jordaens. 

Jusqu'à  l'année  1621  environ,  il  peint  avec  une  forte 
brosse,  très  chargée.  Sa  couleur  est  à  la  fois  épaisse  et 
lisse.  Dans  les  tons  clairs  seulement,  pour  indiquer  le 
relief  d'un  muscle  ou  le  pli  lumineux  d'un  manteau,  il  a 
recours  aux  empâtements.  Les  chairs  empourprées 
semblent  refléter  les  lueurs  d'un  flambeau.  Un  contraste 
violent  règne  entre  les  ombres  et  les  lumières.  Les  bruns 
profonds  s'opposent  aux  rouges  incandescents.  Deux  Têtes 
d'apôtres  et  le  Christ  succombant  sous  la  croix,  qui  ont 
figuré  à  l'Exposition  d'Anvers,  sont  les  premiers  types  de 
cette  manière;  ils  datent  de  1617. 

Ce  n'est  pas  sans  succès  que  Van  Dyck  interroge  le 
génie  de  Jordaens.  Ses  notes  rouges,  répétées  avec  obsti- 
nation, comme  dans  le  Silène  ivre  et  le  Martyr  de  saint 
Pierre,  tous  deux  au  musée  de  Bruxelles,  produisent  des 
accords  flamboyants  d'une  belle  vigueur  ;  il  se  contente 
d'un  clair-obscur  assez  grossier,  mais  non  dépourvu  d'un 
certain  mérite  dramatique,  comme  dans  un  Jésus  insulté 
par  Judas  que  montra  l'Exposition  d'Anvers.  Chose  cu- 
rieuse :  cette  toile  —  une  esquisse  —  est  en  réalité  d'une 
facture  tranquille.  L'artiste  y  a  introduit  un  mouvement 
artificiel  au  moyen  de  nombreux  rehauts  rougeâtres  dis- 
tribués d'une  manière  assez  arbitraire. 

Des  harmonies  plus  douces,  plus  naturelles,  commen- 


LE  CHRIST  ENTRE  LES  DEUX  LARRONS 

(Eglise  Saint-Rombaut,  Malines.) 


Cliché  Alexandre. 


VAN    DYGK.  35 

cent  toutefois  à  se  remarquer  dans  quelques  œuvres  de 
cette  période.  Il  suffirait  de  citer  la  charmante  série  des 
portraits  de  Van  Dyck  jeune.  Le  maître  y  laisse  entre- 
voir son  génie  futur.  L'exagération  des  empâtements  et 
des  tons  sanguins,  la  violence  des  lignes  s'atténuent.  Le 
grand  portraitiste  s'éveille. 

Enfin  le  Van  Dyck  définitif  apparaît  dans  le  Saint 
Martin  de  Saventhem.  Les  masses  colorées  y  sont  dis- 
tribuées habilement  en  vue  de  l'effet  général.  J'ai  vu 
pour  la  première  fois  cette  œuvre  délicieuse  à  l'Exposi- 
tion d'Anvers.  Ses  couleurs  tendres,  ses  larges  taches  de 
gris  argenté  et  de  bleu  céleste  inspirées  de  Rubens, 
paraissaient  employées  sans  goût.  Le  gris  du  cheval, 
l'azur  du  fond  ne  s'harmonisaient  guère  avec  le  rouge  cru 
du  manteau,  le  feu  dur  de  la  cuirasse,  les  bistrures  opa- 
ques des  ombres  et  des  contours.  L'apparente  maladresse 
de  l'ensemble  ne  me  semblait  rachetée  que  par  la  grâce 
juvénile  du  dessin.  Mais  les  cimaises  des  expositions  sont 
funestes.  J'ai  revu  le  Saint  Martin  dans  l'église  de  Saven- 
them. Les  couleurs  chatoyaient  avec  douceur;  l'œuvre 
retrouvait  sa  place  et  son  atmosphère  familières  ;  elle 
vivait  d'un  charme  singulièrement  expressif  et  juste; 
exécutée  pour  être  mise  à  une  certaine  hauteur,  dans  une 
certaine  lumière,  elle  devait  perdre,  à  tout  autre  endroit, 
son  équilibre  si  délicatement  mesuré.  Gomme  tous  les 
maîtres  de  son  temps,  Van  Dyck  sentait  profondément  la 
valeur  décorative  de  son  art;  il  s'entendait  à  animer  les 
murailles  d'un  édifice  ou  d'une  salle  par  des  compositions 


36  VAN    DYCK. 

se  mariant  avec  leur  cadre.  Pour  nous  donner  la  satisfac- 
tion scientifique  d'analyser  de  près  ces  œuvres  dans  un 
hall  banal  d'exposition,  il  faut  que  nous  soyons  bien  bar- 
bares et  bien  sacrilèges. 


V.  —  En  Italie. 

Nous  avons  indiqué  jusqu'à  quel  point  le  mystère  qui 
enveloppe  l'adolescence  du  maître  avait  excité  l'imagi- 
nation de  ses  biographes  et  comment  s'était  constitué  le 
type  don-juanesque  du  Van  Dyck  traditionnel.  Nous  ren- 
contrerons encore  bien  des  récits  pittoresques  et  suspects 
colportés  par  Bellori,Weyermann,Houbraken,  Descamps, 
Mensaeit  —  et  môme  Mariette  et  Garpenter.  Nous  n'en 
ferons  qu'un  usage  restreint  pour  notre  étude.  Le  déve- 
loppement artistique  de  Van  Dyck  nous  intéresse  seul 
dorénavant.  La  personnalité  du  jeune  peintre  prend  une 
importance  réelle  vers  1622  ou  1623,  et  si  nous  avons 
découvert  dans  le  Saint  Martin  les  premiers  traits  de  son 
originalité,  nous  allons  rencontrer  en  Italie  les  premières 
et  inoubliables  manifestations  de  sa  maîtrise. 

A  cette  date,  l'art  flamand  se  résumait  entièrement 
dans  le  génie  de  Rubens.  Comme  tous  les  grands  créateurs, 
le  peintre  de  la  Descente  de  croix  avait  suscité  une 
superbe  pléiade  de  disciples  ;  mais  la  force  attractive 
de  son  génie,  pour  éveiller  des  énergies  nombreuses, 
n'était   pas   sans  nuire  au    développement  spontané  des 


VAN    DYGK.  37 

individualités  contemporaines.  Ses  élèves,  malgré  tout, 
restaient  ses  imitateurs.  Ainsi  Raphaël,  Michel-Ange  — 
de  nos  jours  Wagner  —  ont  à  la  fois  agrandi  et  épuisé  l'art 
pour  une  période.  Les  premières  œuvres  de  Van  Dyck  attes- 
tent cette  irrésistible  domination  du  maître,  soit  qu'elle 
s'exerce  directement,  soit  qu'elle  agisse  par  l'intermédiaire 
de  Jordaens.  On  a  dit  et  on  prétend  encore  que  le  disciple 
alla  perdre  en  Italie  ses  heureuses  dispositions  natives, 
son  énergie,  sa  robustesse  flamandes!  Eût-on,  par  hasard, 
préféré  qu'il  s'affirmât  le  sous-Jordaens  ou  le  sous- 
de  Graver  qu'annonçaient  ses  œuvres  de  début?  Van  Dyck 
avait  besoin  de  visiter  l'Italie.  La  vue  de  certains  maîtres 
allait  lui  révéler  le  principe  même  de  son  art  sans  rien 
lui  faire  perdre  de  la  sûreté  et  de  la  précision  techniques 
acquises  chez  Rubens. 

L'Italie,  malgré  sa  décadence,  restait  toujours  le  théâtre 
le  plus  actif  et  le  plus  brillant  des  grandes  luttes  artis- 
tiques. Au  moment  où  Van  Dyck  débarque  à  Gènes, 
l'art  vénitien  achève  son  cours.  De  toute  part  on  cherche 
des  voies  nouvelles.  De  1580  à  1630,  des  révolutions  nom- 
breuses bouleversent  les  ateliers  italiens.  La  hardiesse 
sublime  de  Michel-Ange  engendre  la  préciosité  puissante 
du  Rernin;  l'idéalisme  de  Raphaël  fait  naître  le  natura- 
lisme pathétique  des  Garracci  et  du  Garavage  ;  l'art  flo- 
rentin, avec  le  Flamand  Jean  de  Rologne,  délaisse  la 
réalité  sobre  et  pensive  et  s'affaiblit  dans  la  virtuosité. 
Sans  conteste,  les  Rolonais  dans  la  peinture,  le  Rernin 
dans  la  sculpture,    apportent  des   visions  nouvelles,  et 


38  VAN    DYCK. 

quelle  que  soit  l'opinion  qu'on  se  forme  sur  la  valeur  de 
ces  maîtres  —  je  les  tiens  personnellement  pour  très 
grands,  —  il  est  certain  que  leurs  œuvres  provoquèrent 
une  admiration  universelle  chez  les  contemporains. 
Van  Dyck  respira  la  chaude  atmosphère  de  cet  enthou- 
siasme. Il  se  passionna  pour  la  dernière  grande  floraison 
de  l'art  italien.  Son  œuvre  en  garde  le  reflet  indélébile. 
On  a  cherché  ses  maîtres  italiens  parmi  les  peintres  du 
xvie  siècle;  il  les  connut  certes,  et  les  aima —  surtout  les 
Vénitiens.  Mais  il  fut  encore  plus  influencé  par  les  décadents 
inspirés  qui  vivaient  autour  de  lui.  Le  créateur  le  plus 
original  peut-il  ne  pas  sentir  le  souffle  de  son  époque?  On 
dit  que  Van  Dyck  ne  s'arrêta  que  très  peu  de  temps  à 
Bologne  et  que  l'école  des  éclectiques  ne  laissa  aucune 
trace  dans  son  esprit.  Presque  tous  ses  tableaux  religieux 
exécutés  à  Anvers,  à  son  retour,  démentent  cette  assertion. 
D'autre  part,  le  style  mis  à  la  mode  par  le  Bernin  prend 
en  quelque  sorte  sa  forme  picturale  chez  Van  Dyck. 

Le  Bernin  n'avait  qu'un  an  de  plus  que  Van  Dyck,  mais 
on  sait  que  le  maître  napolitain  créa  de  bonne  heure 
son  style.  A  dix-huit  ans  il  sculptait  le  groupe  si  parfaite- 
ment berninesque  d 'Apollon  et  Daphné.  Au  surplus,  l'ad- 
mirable portraitiste  de  Sainte  Thérèse  n'est  pas  le  seul 
inspirateur  des  tendances  qui  triompheront  en  lui  et 
après  lui.  Michel-Ange  fut  berninesque  avant  la  lettre. 
Rubens  aussi,  et  je  n'en  veux  pour  preuve  que  les 
grandes  figures  qu'il  peignit  à  Rome  dans  la  Ghiesa 
Nuova  et  qui  ont  la  préciosité  emphatique   des  apôtres 


VAN   DYCK.  39 

colossaux  sculptés  pour  les  piliers  de  Saint-Pierre.  Le 
xviie  siècle  a  l'apanage  du  maniérisme  et  de  la  pompe. 
Van  Dyck  n'y  échappera  pas.  Les  contours  arrondis  des 
nus,  la  féminité  de  l'expression,  le  dessin  volant  des 
draperies  vont  caractériser  ses  grandes  compositions. 
Quels  sont,  au  surplus,  les  mérites  indiscutables  du  style 
proprement  berninesque?  Une  haute  perfection  dans  le 
portrait  et  une  délicatesse  extrême  dans  la  représentation 
des  figures  d'enfants.  Un  autre  peintre  les  a-t-il  jamais 
possédées  au  même  degré  que  Van  Dyck  ?  Et  si  le  grand 
disciple  de  Rubens  s'abandonne  trop  volontiers  au  goût 
contemporain  des  élégances  recherchées,  ne  nous  en  plai- 
gnons pas.  C'est  par  là  plus  tard  qu'il  touchera  les  nou- 
velles générations  et  qu'il  inspirera  la  peinture  française 
du   xvme  siècle. 

Le  premier  séjour  que  le  jeune  peintre  fit  à  Gênes  fut 
sans  doute,  contrairement  à  la  croyance  générale, 
d'assez  courte  durée.  Il  devait  avoir  hâte  de  visiter  Rome 
et  Venise  où  l'attendaient,  ici  les  merveilles  du  passé,  là 
les  luttes  du  présent. 

Bellori  nous  a  laissé  sur  son  séjour  dans  la  Ville  éter- 
nelle des  renseignements  que  personne  ne  songe  à  mettre 
en  doute,  bien  qu'ils  aient  été  recueillis  vingt  ans  après  la 
mort  de  l'artiste.  Van  Dyck,  pour  se  faire  remarquer  dans 
la  rue,  portait,  dit-il,  une  plume  au  chapeau,  une  chaîne 
d'or  au  cou  et  se  faisait  escorter  d'une  suite  de  serviteurs. 
Cette  mode  devait  être  assez  générale.  L'écrivain  s'en 
étonne  pourtant.  Rome  entière,  s'il  faut  en  croire  Bellori, 


40  VAN    DYCK. 

s'en  montrait  surprise.  «  Tout  le  monde  regardait  passer 
l'artiste  et  l'appelait  il  pittore  cavalieresco.»  Les  peintres 
et  sculpteurs  flamands  en  séjour  à  Rome  reprochaient  à 
Van  Dyck  sa  mise  en  scène  et  ses  préoccupations  vani- 
teuses de  toilette  et  de  luxe.  Ils  se  réunissaient  le  soir  dans 
une  ostéria  appelée  la  Sirène,  où  tout  leur  plaisir  consistait 
à  boire  copieusement.  Van  Dyck  refusa  de  participer  à 
ces  fêtes  bachiques.  On  ne  lui  pardonna  pas  ce  dédain,  et 
les  propos  les  plus  calomnieux  furent  répandus  sur  sa 
personne.  Il  dut  quitter  Rome,  «  chassé  par  la  haine  de 
ses  compatriotes  ». 

Quelle  est  la  part  de  vérité  dans  ces  racontars  ?  Van 
Dyck  était  descendu  chez  le  cardinal  Bentivoglio,  ancien 
nonce  dans  les  Pays-Bas  catholiques,  dont  il  exécuta  le 
portrait  et  pour  lequel,  en  outre,  il  peignit  une  scène  de 
la  Passion.  Il  travailla  également  pour  les  Barberini  et  les 
Colonna.  On  le  recevait  dans  la  plus  haute  société.  C'est 
avec  quelque  raison  qu'il  évitait  ses  compatriotes,  gens  en 
général  assez  compromettants.  Les  documents  d'archives 
publiés  en  1880  par  M.  Bertolotti  —  Artisti  belgi  ed  olan- 
desi  a  Roma  nei  secoli  XVI  e  XVII  —  prouvent  que  ces 
bons  Flamands  étaient  trop  souvent  recueillis  dans  les 
postes  de  police  pour  cuver  leur  vin  ou  guérir  plaies  et 
bosses  reçues  en  des  rixes  nocturnes.  Van  Dyck  n'aimait 
point  ces  façons.  Mais  il  est  faux  qu'il  ait  méprisé  ses 
compatriotes.  Il  devint  à  Rome  l'ami  intime  du  grand 
sculpteur  brabançon  F.  Duquesnoy,  lequel  était  détesté  et 
persécuté  lui  aussi,  non  pas  seulement  par  les  Flamands 


y  AN    DYCK.  43 

de  Rome,  mais  par  tous  les  sculpteurs  italiens,  unique- 
ment, sans  doute,  parce  qu'il  avait  du  génie.  Les  conseils 
de  ce  maître  furent  sûrement  précieux  à  Van  Dyck. 
Duquesnoy  —  secondé  par  le  Poussin  à  qui  le  liait  la  plus 
vive  affection  —  tentait  de  réagir  contre  les  excès  du 
baroque.  Aussi  Van  Dyck  dut-il  peut-être  à  ce  compatriote 
de  garder  son  sang-froid  parmi  les  novateurs,  tout  en  les 
admirant.  En  tout  cas,  il  étudia  Raphaël  dont  il  devait  se 
souvenir  dans  ses  Madones  et  ses  Saintes  Familles.  Le 
respect  du  passé  tempérait  ainsi  les  séductions  du  présent. 

Nous  retrouvons  ensuite  Van  Dyck  à  Florence,  à  Bo- 
logne —  foyer  de  l'éclectisme  pictural,  —  à  Mantoue, 
à  Palerme,  à  Naples.  C'est  ici  qu'il  faut  placer  l'épi- 
sode que  Mariette  raconte  dans  son  Abecedario  en  ces 
termes  :  «  J'ai  trouvé  écrit  aux  marges  de  mon  exem- 
plaire de  «  l'Académie  des  sciences  et  des  arts  »  d'Isaac 
Bullart,  à  l'article  Van  Dyck,  que  ce  grand  artiste  ayant 
quitté  la  Sicile  sans  avoir  eu  la  précaution  de  se  munir 
d'un  bulletin  de  santé,  fut  arrêté  sur  les  côtes  du  royaume 
de  Naples  et  condamné  aux  galères,  où,  s'étant  fait  con- 
naître pour  ce  qu'il  était  avant  que  d'être  mis  à  la  chaîne, 
il  fit  quelques  portraits  si  beaux,  qu'ils  lui  valurent  la 
liberté.  Le  vice-roi  de  Naples  se  le  fit  amener,  lui  fit 
accueil,  l'employa  quelque  temps  et  lui  permit  de  con- 
tinuer sa  route...  »  On  ne  sait  trop  ce  qu'il  y  a  de  vrai 
dans  ce  récit.  Nous  ne  le  discuterons  pas.  Nous  suivrons 
plutôt  Van  Dyck  à  Venise. 

Ici   l'arrêt   fut   plus  long.  Les   peintres  anversois  du 


44  VAN    DYCK. 

xvne  siècle  considéraient  les  anciens  Vénitiens  comme 
des  maîtres  en  quelque  sorte  «  obligés  ».  Et  n'est-il  point 
curieux  de  constater  que  ces  Vénitiens,  qui  étaient  de- 
venus des  modèles  constants  pour  les  coloristes  flamands, 
devaient  eux-mêmes  leur  forte  éducation  aux  gothiques 
brugeois  ? 

Antonello  de  Messine,  qu'il  fût  venu  à  Bruges  ou  non, 
était  sorti,  on  le  sait,  de  la  grande  école  néerlandaise  du 
xve  siècle.  Maître  des  Bellini,  il  apparaît  indiscutablement 
comme  un  inspirateur  décisif  de  la  peinture  vénitienne. 
Ses  élèves  et  lui,  peut-on  dire,  conservèrent  et  italiani- 
sèrent une  part  de  la  tradition  brugeoise.  Si  modeste 
que  fût  cette  part,  les  Anversois  du  xvne  siècle  étaient  en 
droit  de  considérer  le  Titien,  le  Giorgione,  le  Gorrège,  le 
Tintoret,  Paul  Véronèse  comme  les  membres  d'une 
même  famille  artistique,  comme  des  maîtres  d'une  même 
lignée.  Pendant  tout  le  xvic  siècle,  les  romanistes  des 
Flandres,  du  Brabant,  des  provinces  wallonnes  s'étaient 
efforcés  de  s'assimiler  les  rythmes  synthétiques  des  com- 
positions romaines,  la  puissance  morale  de  l'art  michel- 
angesque,  —  et  cela  à  travers  des  tâtonnements,  des  re- 
cherches vaillantes,  des  pastiches  lourds,  des  efforts  opi- 
niâtres. Bubens  devait  recueillir  le  fruit  de  cette  époque 
intermédiaire,  si  féconde  à  tant  d'égards.  Elle  lui  enseigna 
la  discipline  des  méthodes  latines. 

Mais  quelle  allégresse  ce  fut  pour  lui  quand  il  se 
trouva  devant  les  Vénitiens,  quand  il  rencontra  ces 
maîtres  chez  qui  vibraient  comme  des  parcelles  d'âme  de 


Cliché  «  Société  photographique  ». 


DÉPOSITION    DE    CROIX 

(Musée    du    Prado,  Madrid.) 


VAN    DYCK.  47 

sa  propre  race!  Au  style  romain  il  allait  donc  pouvoir 
associer  légitimement  les  splendeurs  du  coloris  !  A  la 
vertu  intellectuelle  des  lignes,  il  ajouterait  l'élégance 
sensuelle  des  plans,  l'accord  voluptueux  des  ors  éteints, 
l'expressive  et  troublante  délicatesse  du  clair-obscur,  la 
somptuosité  captivante  des  vêtements  précieux  —  tout  cet 
enchantement,  toute  cette  féerie  de  la  couleur  que  les 
mystiques  brugeois  avaient  entrevue  et  dont  Giorgione, 
le  Titien,  Je  Corrège,  Paul  Véronèse,  le  Tintoret  étaient 
devenus  les  harmonieux  magiciens  !  Rubens,  avec  ivresse, 
conquit  ce  domaine  merveilleux  et  nouveau.  Eclairée  par 
son  génie,  l'école  anversoise  perpétua  la  manière  de 
Venise  ;  elle  continua  avec  autant  d'éclat  que  les  maîtres 
vénitiens  cette  inoubliable  fête  des  couleurs.  Elle  la  con- 
tinua même  avec  plus  de  brio,  plus  de  grandeur  soutenue. 
Et  je  n'oserais  point  ici,  me  sentant  enclin  à  des  préfé- 
rences partiales,  émettre  cette  opinion,  si  un  jour,  à 
Venise,  dans  la  douceur  illuminée  d'un  soleil  couchant, 
le  plus  coloriste  des  peintres  d'aujourd'hui,  M.  Albert 
Besnard,  en  me  parlant  des  décorations  du  Palais  des 
Doges,  de  San  Rocco  et  des  chefs-d'œuvre  de  l'Académie, 
n'avait  rappelé  la  création  géante  de  la  pléiade  anversoise 
pour  exprimer,  avec  la  plus  réfléchie  des  convictions,  sa 
croyance  en  la  supériorité  de  ces  Flamands  insignes. 

Ce  que  Van  Dyck  dut  à  son  tour  aux  Vénitiens,  nous 
n'aurons  point  de  peine  à  le  démêler.  La  ville  de  Saint- 
Marc  sacra,  en  quelque  sorte,  sa  vocation.  Gomme  portrai- 
tiste, Van  Dyck  est  le  véritable  héritier  des  Vénitiens.  Il 


48  VAN    DYCK. 

résume,  perpétue  et  renouvelle  leur  génie.  L'Italie 
princière  le  comprit  avec  une  merveilleuse  spontanéité. 
De  ce  débutant  qui  n'avait  point  vingt-cinq  ans,  elle 
n'hésita  pas  à  faire  son  portraitiste  d'élection.  Van  Dyck 
retourna  à  Rome,  et  c'est  alors  sans  doute,  sous  l'émotion 
de  son  séjour  à  Venise,  qu'il  peignit  l'admirable  portrait 
du  cardinal  Bentivoglio.  Il  se  rendit  ensuite  à  Turin,  où  il 
exécuta  les  beaux  portraits  de  la  famille  de  Savoie.  Après 
Turin  il  regagna  Gènes.  Il  y  fut  reçu  à  bras  ouverts. 
L'aristocratie  génoise  adopta  ce  jeune  homme  de  génie, 
ne  le  laissa  point  partir  qu'il  n'eût  fixé  son  image  en  des 
toiles  immortelles.  Seigneurs  et  belles  patriciennes  se  le 
disputaient.  La  chronique,  peu  indulgente,  raconte  que 
bs  dames  s'exaltaient  outre  mesure  pour  son  art  et  sa 
beauté.  Dédaignons  ces  récits.  Van  Dyck  trouva  le  temps 
d'exécuter  un  nombre  prodigieux  de  tableaux  et  de  por- 
traits —  voilà  qui  est  sûr.  Un  ancien  guide  génois  signale 
de  lui  quarante-cinq  toiles  figurant  dans  les  collections 
particulières!  A  Venise,  le  destin  lui  laissa  quelque 
loisir  pour  méditer  devant  des  chefs-d'œuvre;  à  Gênes, 
où  n'avait  fleuri  aucune  école  de  peinture,  il  eut  pour 
mission  d'enrichir  les  palais  d'un  trésor  à  jamais  glorieux 
et  d'enfanter  lui-même  des  chefs-d'œuvre,  sans  relâche. 

VI.  —  Les  œuvres   de  la  période  italienne. 

Qui  n'a  point  présentes  à  la  mémoire  les  fières  et  ner- 
veuses images  conservées  dans  Jes  palazzi  génois?  Plu- 


MARIE-LOUISE    DE    TOUR    ET    TAXIS 

(Musée  de  Liechtenstein.) 


Cliché  Hanfstaengl. 


VAN    DYCK.  51 

sieurs  sont  malheureusement  endommagées;  en  outre, 
un  certain  nombre  de  portraits  peints  par  Castiglione, 
Michèle  Fiammingo,  Gornelis  de  Wael  sont  faussement 
attribués  au  maître.  Mais  combien  le  lot  de  Van  Dyck 
reste  impressionnant  !  Au  Palazzo  Rosso  voici  le  marquis 
et  la  marquise  de  Brignole.  Le  portrait  de  la  marquise  est 
un  haut  chef-d'œuvre  et  résume  précisément  les  qualités 
acquises  par  Van  Dyck  pendant  le  séjour  en  Italie.  Rien  à 
reprendre  à  cette  définitive  figure.  Les  lumières  sont 
admirablement  réparties,  aucune  intention  n'est  trop 
soulignée.  Le  fond  d'architecture  plein  d'ombre  laisse 
vibrer  en  sourdine  la  robe  bleu  foncé,  le  corselet  raide 
comme  une  cuirasse  et  tout  galonné  d'or,  la  fraise  fine 
qui  surmonte  la  tête  à  la  fois  majestueuse  et  souriante. 
Sur  ces  vêtements  savamment  maintenus  dans  une  demi- 
teinte  crépusculaire,  les  mains  se  détachent  lumineuses, 
exquises  de  grâce,  d'abandon  spirituel,  de  vie  tendre  et 
supérieure.  Quel  peintre  dès  ce  moment  pénétrera  et 
fixera  mieux  l'âme  des  mains?  L'or  adouci  de  la  robe  qui 
vient  éclairer  le  visage  de  la  marquise  rivalise  avec  les 
tons  les  plus  rares  du  Tintoret,  et  tout  le  portrait  est 
baigné  dans  ce  clair-obscur  animé  que  découvrit  le  Gor- 
rège. 

Le  portrait  du  marquis  semble  exécuté  avec  quelque 
hâte.  Mais  combien  vivant  néanmoins!  Antoine  de  Bri- 
gnole s'avance  sur  un  cheval  blanc  et  salue  le  spectateur 
en  enlevant  le  chapeau  de  la  main  droite.  Un  sourire 
imperceptiblement  ironique  éclaire  son  visage  mat  qu'en- 


52  VAN    DYGK. 

cadre  une  chevelure  noire.  Acuité  spirituelle,  indifférence 
morale,  masque  charmant  :  c'est  le  type  du  grand  sei- 
gneur dilettante. 

Au  palais  Durazzo  resplendit  la  Dame  assise  que  Bur- 
khardt  considère  comme  la  plus  helle  œuvre  génoise  de 
Van  Dyck,  et  qui  est  assurément  un  superbe  poème  de 
couleurs.  La  poitrine  est  stoïquement  étranglée  dans  un 
corselet  long  terminé  en  triangle  ;  la  lourde  jupe  en  vieil 
or,  où  les  bras  du  fauteuil  produisent  d'admirables  cassures, 
s'arrondit  en  cloche  rayonnante.  La  tête  est  fine,  calme, 
maternelle,  souveraine.  Deux  enfants  sont  près  de  la 
dame  ;  celui  qui  se  tourne  vers  nous  a  l'élancement  d'un 
lys  dans  son  pourpoint  de  soie  blanche.  Dans  le  même 
palais  nous  reçoit  un  autre  bambin  célèbre  :  l'Enfant 
bleu,  griserie  délicieuse  pour  les  yeux  qui  inspira,  dit-on,  à 
Gainsborough  son  célèbre  Blue-Boy  de  la  Grosvenor  House. 
Traducteur  de  tout  ce  qu'exprime  une  main  noble  et  domi- 
natrice, Van  Dyck  en  outre  sera  l'incomparable  interprète 
des  grâces  juvéniles. 

Nous  n'avons  pas  fini  d'admirer  les  portraits  de  Gênes. 
Voici  la  Jeune  Femme  du  palais  Balbi,  dont  la  chevelure 
fauve  est  traversée  par  une  plume  blanche  affilée  comme 
un  stylet  ;  le  Fiancé  en  pourpoint  cerise  du  palais  Doria  ; 
les  huit  portraits  de  la  Casa  Casaretto,  toutes  œuvres  irré- 
prochables; et  ailleurs  encore  des  seigneurs,  des  dames, 
des  capitaines,  des  magistrats,  toute  une  stupéfiante  série 
de  types  personnifiant  cette  aristocratie  individualiste  et 
cultivée  de  Gênes,  si  profondément  adéquate  à  la  nature 


Cliché  Hanfstaenal. 


REPOS    APRES    LA    FUITE    EN     EGYPTE 

(Pinacothèque  de  Munich.) 


VAN    DYCK;  55 

du  peintre.  A  la  même  époque  appartiennent  le  portrait 
de  Jean- Vincent  Impériale,  amiral  de  Gênes  (musée  de 
Bruxelles),  imposante  figure  malheureusementtrès  endom- 
magée par  les  repeints  ;  le  portrait  de  Thomas  de  Carignan 
(musée  de  Turin)  avec  sa  fière  harmonie  de  teintes  vives  : 
cheval  hlanc,  écharpe  rouge,  cuirasse  hrillante,  étoffe 
verte  tombant  du  décor  d'architecture,  et  enfin  le  portrait 
célèbre  du  cardinal  Bentivoglio  peint  à  Rome,  aujourd'hui 
au  palais  Pitti  à  Florence.  Cette  œuvre  est  le  prototype  de 
tous  les  portraits  de  prélats  qu'on  exécuta  dans  la  suite, 
et  Philippe  de  Ghampaigne  n'ignora  point  ce  modèle  lors- 
qu'il peignit  son  chef-d'œuvre  :  Bichelien.  Ecoutons  ce 
que  dit  Reynolds  du  Bentivoglio  :  «  Gomme  Van  Dyck, 
écrit  le  peintre  anglais,  se  trouva  borné  au  cramoisi  pour 
ce  fameux  portrait,  il  a  placé  dans  le  fond  un  rideau  du 
même  cramoisi  et  a  répandu  le  blanc  par  une  lettre  qui 
se  trouve  sur  la  table  et  par  un  bouquet  de  fleurs  qu'il  a 
introduit  pour  le  même  effet  du  tableau.  »  Par  des  rappels 
ingénieux  et  discrets,  Van  Dyck  ménageait  ainsi  des  tran- 
sitions entre  les  parties  contrastantes.  Et  c'est  une  stupé- 
faction toujours  nouvelle  de  se  redire  que  l'artiste  n'avait 
pas  vingt-cinq  ans,  qu'il  était  au  début  de  sa  carrière 
quand  il  créa  cette  page  royale  que  les  peintres  les  plus 
illustres  se  sont  fait  un  devoir  d'étudier  ! 

Le  génie  si  intuitif  et  délicat  du  jeune  peiutre  s'enchaîne 
pour  ainsi  dire  à  la  grâce  exquise  de  toute  cette  aristo- 
cratie décadente.  Van  Dyck,  pendant  cette  période,  sut 
conserver  de  l'Ànversois  la  gaieté  dans  le  labeur,  le  souci 


50  VAN    DYGK. 

d'un  travail  sérieux,  une  sûreté  féconde,  qualités  qui  de 
son  temps  n'étaient  égalées  en  Italie  que  par  cet  autre 
Flamand,  Suttermans,  le  peintre  des  Médicis.  De  plus  il 
trouva  en  Italie  une  humanité  où  il  aperçut  le  reflet  de 
sa  propre  organisation  morale.  Et  il  lui  suffit  de  voir  ce 
monde  enchanteur  et  déjà  un  peu  morbide,  d'en  saisir  le 
mystère  vital  chez  les  maîtres  italiens  passés  et  présents, 
pour  en  avoir  la  sensation  nette  et  en  traduire  la  force 
dans  la  première  et  surnaturelle  poussée  de  son  inspira- 
tion. 

Les  innombrables  commandes  de  portraits  n'empê- 
chèrent point  Van  Dyck  d'exécuter  un  certain  nombre  de 
tableaux  religieux  pendant  son  séjour  en  Italie.  A  Gênes 
même,  au  palais  Balbi  Piovera,  on  montre  du  maître 
deux  Saintes  Familles  de  différente  grandeur  et  de  valeur 
inégale.  Une  autre  Sainte  Famille  (musée  de  Turin)  révèle 
visiblement  l'influence  du  Titien  ;  c'est  une  belle  toile, 
d'un  coloris  très  séduisant.  Cinq  demi-figures  la  com- 
posent; la  Vierge  qui  tient  l'enfant  Jésus  est  exquise  avec 
son  visage  tendre,  naturel,  d'une  carnation  élégamment 
discrète.  Ce  n'est  point  la  seule  œuvre  titianesque.  Le 
Christ  et  les  deux  Pharisiens,  avec  de  belles  têtes  de  vieil- 
lards, n'est  qu'une  réplique  du  Christ  aux  deniers  du 
Titien.  Autre  influence  vénitienne  dans  le  Martyre  de 
saint  Laurent  conservé  à  Venise  (Santa  Maria  dell'  Orto)  ; 
mais  ici  perce  la  connaissance  du  Tintoret.  La  Vierge  aux 
yeux  levés  du  palais  Pitti,  d'une  beauté  sobre,  rarement 
réalisée  par  Van  Dyck  dans  ce  genre  de  composition.' 


Cliché  Hanfstaenprl. 


BARON    DE    CROY 

(Pinacothèque  de  Munich.) 


VAN    DYGK.  59 

témoigne  du  commerce  avec  Raphaël.  A  la  Brera  de  Milan, 
signalons  une  Vierge  avec  saint  Antoine  de  dimension 
importante;  à  la  Galerie  nationale  (Gorsini)  de  Rome,  une 
Madone  d'un  coloris  un  peu  éteint  mais  qui  montre  des 
mains  incomparables  ;  à  Rome  également,  à  l'Académie  de 
Saint-Luc,  une  Vierge  avec  l'Enfant  Jésus  et  deux  anges 
musiciens.  Cette  dernière  œuvre  est  détériorée  ;  mais  le 
Jésus  debout  sur  les  genoux  de  sa  mère  et  l'ange  jouant 
du  luth  sont  restés  d'une  grâce  délicieuse. 

Le  plus  remarquable  des  tableaux  religieux  de  VanDyck 
conservés  en  Italie  est,  selon  nous,  la  Mise  au  tombeau 
du  palais  Rorghèse.  L'ordonnance  en  est  simple  et  l'artiste 
l'a  souvent  répétée,  notamment  dans  des  toiles  célèbres 
conservées  au  Prado,  au  musée  d'Anvers,  à  la  pinaco- 
thèque de  Munich.  Des  mains  pieuses  ont  assis  le  Christ 
sur  le  rebord  du  sarcophage  ;  le  coloris  de  ce  corps  inerte, 
affalé,  taché  de  sang,  est  la  nature  même  ;  des  ombres 
splendides  errent  parmi  les  tons  jaunâtres  du  torse  et  du 
visage.  La  Vierge,  derrière  le  Sauveur,  lève  les  yeux  au 
ciel;  c'est  une  patricienne  flamande,  grasse  et  sensible. 
La  Sainte  Madeleine  est  tournée  vers  le  spectateur  ;  dans 
ses  tresses  blondes  ruisselle  l'or  du  Titien  et  son  corps  a 
des  sinuosités  berninesques.  L'ensemble  est  singulière- 
ment tendre,  ému,  persuasif.  Voisin  de  la  célèbre  Mise  au 
tombeau  de  Raphaël  qui  accapare  toutes  les  admirations, 
ce  tableau  est  à  peine  connu.  Rarement  pourtant  Van 
Dyck  fut  plus  heureux.  Les  qualités  acquises  en  Italie  s'y 
ajoutent  aux  dons   apportés  de  Flandre  ;  le  passé  et    le 


GO  VAN    DYCK. 

présent  y  sont  confondus  en  une  formule  harmonieuse  ; 
le  réalisme  anversois  s'adoucit  dans  le  charme  idéaliste  de 
l'inspiration  latine;  une  fois  de  plus  l'art  du  Nord  et  la 
beauté  méridionale  se  rencontrent  et  se  pénètrent  dans 
l'unité  du  génie. 

VII.  —  Retour  a  Anvers. 

Van  Dyck,  suivant  Carpenter,  revint  à  Anvers  en  1626  ; 
il  y  resta  jusqu'en  1632.  Cette  partie  de  sa  carrière  est 
communément  appelée  la  période  flamande.  L'artiste  ne 
séjourna  pas  constamment  dans  sa  ville  natale.  Il  fit,  croit- 
on,  un  second  voyage  à  Londres  en  1627  ;  mais  sa  pré- 
sence ne  parait  pas  avoir  attiré  l'attention  de  la  cour  à  ce 
moment.  En  1630  le  prince  d'Orange  le  faisait  demander 
à  La  Haye.  Enfin,  sur  la  prière  du  cardinal  de  Richelieu, 
il  aurait  visité  Paris  vers  la  même  époque.  En  ce  qui 
concerne  ce  séjour  en  France,  nous  ne  possédons  que  le 
témoignage  peu  concluant  de  De  Piles,  un  écrivain  d'art 
de  la  fin  du  xvme  siècle. 

Pendant  ces  six  ans,  Van  Dyck  produisit  énormément  et 
sa  réputation  acquit  un  éclat  extraordinaire.  Rubens 
s'étant  absenté  pendant  quelques  mois  dans  le  cours  des 
années  1629  et  1630,  son  disciple  préféré  fut  pour  un 
temps,  comme  l'a  très  bien  remarqué  M.  Hymans,  (de  pre- 
mier maître  des  Pays-Ras».  Son  labeur  est  aussi  varié  d'as- 
pect que  de  qualité;  il  peint  des  compositions  religieuses, 
mythologiques,  des  portraits  de  tous  genres,  une  grande 


VAN    DYCK.  61 

composition  décorative  pour  l'hôtel  de  ville  de  Bruxelles 
—  détruite  malheureusement  dans  l'incendie  allumé  en 
1695  par  les  bombes  du  maréchal  de  Villeroy  ;  —  enfin  il 
exécute  vingt  portraits  à  l'eau-forte  et  commence  la  publi- 
cation de  son  beau  recueil  d'hommes  célèbres  :  Y  Icônes 
centum,  achevé  avec  le  concours  des  meilleurs  graveurs 
anversois  du  xvne  siècle. 

Il  est  tout  naturel  qu'en  rentrant  dans  son  pays  Van 
Dyck  ait  tourné  une  partie  de  ses  facultés  vers  la  pein- 
ture d'église.  Les  Pays-Bas  venaient  d'être  déchirés  par 
d'effroyables  convulsions  religieuses.  Mais  les  provinces 
méridionales  allaient  retrouver  la  tranquillité  pour  un 
demi-siècle.  Dans  les  grandes  villes  flamandes,  le  culte 
catholique,  rétabli  par  les  Espagnols,  se  relevait  avec  force. 
Cependant  les  églises,  ravagées  parles  iconoclastes,  étaient 
vides.  Il  fallait  les  orner  au  plus  vite  de  tableaux,  de 
statues.  Secondés  par  les  archiducs,  les  ordres  religieux  y 
employèrent  tout  leur  zèle.  Les  jésuites,  en  particulier,  se 
montrèrent  merveilleusement  propres  à  cette  besogne  de 
restauration  et  d'embellissement.  Grâce  à  eux,  l'Eglise 
catholique  se  servit  de  toutes  les  ressources  artistiques 
qu'offraient  les  provinces  flamandes.  Architecture,  pein- 
ture, sculpture  prirent  un  dernier  essor  sous  l'impulsion 
de  leur  Compagnie.  Leur  influence  sur  la  vie  arlistique 
du  xvne  siècle  fut  considérable;  ils  jouèrent  vis-à-vis  de 
l'art  le  rôle  protecteur  des  grandes  confréries  monastiques 
du  moyen  âge  ;  ils  furent  les  Clunisiens  de  la  seconde 
Renaissance. 


62  VAN    DYCK. 

Leur  esprit  pénétra  partout.  Rubens  fut  leur  élève  ; 
Van  Dyck  s'affilia,  en  1628,  à  la  «  confrérie  supérieure  des 
célibataires  »  dirigée  par  la  Compagnie  de  Jésus.  Maître 
et  élève  ne  connurent  pas  de  meilleur  client  que  l'ordre 
de  Loyola.  L'architecture  et  le  décor  se  renouvelaient  à 
cette  époque,  et  les  caractères  essentiels  de  cette  rénova- 
tion constituent  précisément  le  «  style  jésuite  »  appelé 
dans  les  Pays-Bas  «  style  Rubens  ».  Ce. style,  soit  dit  en 
passant,  est  injustement  décrié.  Pour  nous  en  tenir  à  la 
Belgique,  l'église  Saint-Michel  de  Louvain  et  celle  du 
Béguinage  de  Bruxelles,  par  exemple,  sont  des  édifices  très 
élégants  et  pleins  d'invention.  Il  ne  suffit  point  d'y  recon- 
naître quelques  traits  marquants  de  l'art  baroque  pour 
les  condamner.  Le  baroque  est  la  dernière  production 
originale  de  l'art  chrétien.  Les  jésuites  en  ont  été  les  par- 
rains et  les  propagateurs.  J'y  vois  pour  eux  un  titre  et 
pour  nous  un  enseignement.  Ils  ont  senti  où  palpitait  la 
vie  artistique  de  leur  temps,  ils  ont  encouragé  la  création 
vivante,  si  compromise  qu'elle  fût  par  les  erreurs  de  goût. 
Plût  au  ciel  qu'en  nos  temps  de  pastiches,  d'éclectisme 
scientifique  et  de  reconstitutions  glaciales,  la  part  origi- 
nale de  l'art  connût  encore  ces  consécrations  tradition- 
nelles ! 

Les  jésuites,  en  Italie,  aidèrent  à  la  gloire  du  Bernin.  Ils 
devaient  accueillir  avec  faveur  dans  les  Pays-Bas,  tout  ce 
qui  portait  le  reflet  de  cet  art.  Or  Van  Dyck  incarna  pour 
les  Flandres  la  formule  artistique  de  l'église  del  Gesu.  Sans 
doute,  il  n'est  que  trop  souvent  un  instigateur  du  manié- 


VAN    DYGK.  63 

risme  et  du  naturalisme  théâtral  de  la  fin  du  xvne  siècle. 
11  rapporta  d'Italie  un  certain  nombre  de  poncifs  pathé- 
tiques que  les  Flamands  admirèrent  avec  trop  de  fer- 
veur. Ses  Madones,  ses  Saintes  Familles,  ses  Nativités, 
ses  Martyres  de  saint  Sébastien  conservent  dans  leur  dra- 
matisation élégante,  un  écho  de  la  religiosité  italienne, 
mélangée  de  paganisme,  imprégnée  de  volupté  et  de  pas- 
sion physique.  L'ardeur  religieuse  de  ses  Madeleines 
mériterait  bien  souvent  le  mot  malicieux  du  présiden 
Des  Brosses  parlant  de  la  Sainte  Thérèse  du  Bernin  : 
«  Si  c'est  ici  l'amour  divin,  je  le  connais.  »  Mais  —  fait 
digne  d'attention  —  cette  évolution  des  types  plas- 
tiques permit  à  l'art  flamand  de  vivre  jusqu'à  Laurent 
Delvaux,  c'est-à-dire  jusqu'à  la  fin  du  xvin0  siècle.  Si 
la  peinture  flamande  mourut  presque  immédiatement 
avec  l'école  anversoise,  la  sculpture,  par  contre,  garda 
quelque  temps  encore  sa  vigueur.  Elle  doit  beaucoup  à 
Van  Dyck.  Pendant  un  siècle  et  demi,  les  Saint  Jean  et 
les  anges  peut-être  un  peu  trop  élégants  du  maître  ser- 
virent de  modèles  aux  sculpteurs  des  provinces  flamandes 
et  wallonnes,  soit  qu'ils  exécutassent  des  confessionnaux 
somptueux  ou  d'imposantes  clôtures  de  chœur,  soit  qu'ils 
élevassent  ces  grandes  chaires  de  vérité  qui  animent  de 
leurexpansive  bonne  humeur  la  gravité  médiévale  des 
églises  de  Belgique. 


0-1  VAN    DYGK. 


VIII.  —  Les  grandes  compositions  religieuses. 

Pour  connaître  le  grand,  l'authentique  Van  Dyck,  — 
c'est-à-dire  le  portraitiste,  —  il  n'est  point  nécessaire 
d'aller  en  Belgique.  Les  musées  de  Bruxelles  et  d'Anvers 
ne  possèdent  que  quelques  portraits  du  maître.  Les  collec- 
tions de  Gènes,  Munich,  Paris,  Vienne,  Windsor  sont, 
sous  ce  rapport,  autrement  riches  et  révélatrices.  Van  Dyck 
ne  reçoit  point  ses  admirateurs  dans  son  pays  natal,  ainsi 
que  le  font  Rubens  et  Rembrandt.  Il  y  montre  toutefois 
ses  grandes  œuvres  religieuses.  Elles  datent  toutes  de  la 
période  flamande  et  sont  conservées  dans  un  certain 
nombre  d'églises  belges. 

Sans  doute,  Van  Dyck  mit-il  de  l'amour-propre  à  les 
exécuter.  Il  ne  lui  convenait  point  de  se  confiner  dans  le 
portrait.  Gomme  ses  grands  frères  de  l'école  anversoise, 
il  tenait  à  composer  de  grands  tableaux.  Il  n'échoua  pas 
absolument.  Jamais,  néanmoins,  il  ne  se  haussa  au  niveau 
de  Rubens,  ni  de  Jordaens.  A  peine  égala-t-il  de  Crayer. 
Les  deux  tendances  qu'il  avait  si  adroitement  harmoni- 
sées dans  sa  Mise  au  tombeau  du  palais  Borghèse  sont 
poussées  à  l'extrême  dans  ces  immenses  toiles  et  souvent 
s'y  contrarient  avec  violence.  Rentré  dans  son  pays,  le 
grand  disciple  de  Rubens  est  de  nouveau  pénétré  jus- 
qu'aux moelles  par  l'ambiance  flamande.  Mais  il  ne  réussit 
pas  à  dominer  l'âme  de  sa  race;  elle  heurte  trop  souvent 


VAN  DYCK.  67 

ses  aspirations  intimes  ;  il  s'abaisse  devant  elle  et  ne  la 
possède  point.  Le  geste  vigoureux  de  ses  compatriotes  no 
lui  est  pas  familier.  Il  exagère  Rubens  sans  conviction,  et 
quand  il  est  las  de  cette  imitation,  il  recourt  au  plus  récent 
italianisme.  Samson  et  Dalila  du  musée  de  Vienne  en  four- 
nirait largement  la  preuve. 

Dans  Y  Adoration  de  Termonde  (église  de  Notre-Dame), 
l'une  des  assistantes,  type  curieux  de  vieille  paysanne, 
le  Saint  Joseph  et  les  Bergers  gardent  un  caractère  tout 
local  dans  un  ensemble  romain.  Le  Jésus,  soutenu  par  la 
Vierge  en  manteau  bleu,  est  charmant.  Une  Crucifixion 
de  la  même  église,  montre  une  Vierge  et  une  Madeleine 
d'une  éloquence  tout  à  fait  creuse.  Deux  beaux  guerriers, 
en  teintes  perdues,  y  évoquent  toutefois  les  fiers  légion- 
naires du  Dominiquin.  La  Mise  en  croix  de  l'église  Notre- 
Dame  de  Courtrai,  avec  ses  trois  bourreaux  hissant  la 
croix  à  droite,  son  fossoyeur  bêchant  à  gauche,  son  soldat 
du  fond,  garde  un  assez  heureux  équilibre  dans  sa  fougue 
mélodramatique.  La  Mise  en  croix  du  musée  de  Lille  peut 
en  être  rapprochée  par  le  coloris.  La  Passion  de  l'église 
Saint-Michel  de  Gand,  dont  le  musée  de  Bruxelles  con- 
serve l'esquisse,  est  une  œuvre  plus  nuancée,  d'un  rythme 
plus  tranquille. 

La  plus  connue  et  la  plus  considérable  des  composi- 
tions religieuses  de  Van  Dyck  est  le  Christ  entre  les  deux 
larrons  de  la  cathédrale  de  Saint-Rombaut  à  Malines. 
Reynolds  y  voyait  «  le  plus  précieux  de  tous  les  ouvrages 
du  maître  relativement  à  la  vérité  du  dessin  ainsi  qu'à 


68  VAN    DYCK. 

la  bonne  entente  du  tout,  un  morceau  qui  peut  être  con- 
sidéré comme  un  des  premiers  tableaux  du  monde  ». 
Tenue  dans  une  belle  gamme  bistrée ,  rappelant  comme 
groupement  le  Coup  de  lance  de  Rubens,  c'est  une  page 
sobre,  simple,  d'une  sobriété  et  d'une  simplicité  que  l'on 
voudrait  cependant  plus  naturelles.  La  Vierge  est  expres- 
sive, mais  sous  l'étoffe  noire  son  beau  corps  palpite  d'une 
émotion  toute  physique.  Il  y  a  plus  de  volupté  en  elle  que 
de  douleur. 

L'intimité  mystique  de  ces  pages  nous  échappe.  Et  pour- 
tant, si  nous  en  croyons  Mensaert,  pendant  tout  le 
xvinc  siècle  «  elles  inspirèrent  une  dévotion  profonde  ». 
Elles  étaient  issues  d'une  conception  spirituelle  que  con- 
damnent de  nouveaux  dogmes  esthétiques. 

Je  me  demande,  après  tout,  jusqu'à  quel  point  notre 
sévérité  est  impartiale.  Nous  nous  étonnons  de  l'enthou- 
siasme de  Reynolds,  de  la  ferveur  de  Mensaert.  Est-ce 
parce  que  nous  avons  remis  à  la  mode  les  primitifs  qui 
nous  ont  enseigné  d'autres  formes  de  la  religiosité  ?  Qu'on 
ne  tienne  donc  pas  pour  absolu  mon  jugement  sur  les 
grandesœuvres  religieuses  de  Van  Dyck.  Si,  par  aventure, 
il  m'était  arrivé  de  les  apprécier  avec  quelque  parti  pris,  il 
faudrait  en  accuser  les  méfiances  et  les  préjugés  très 
souvent  mesquins  de  notre  critique  à  l'égard  de  l'idéal 
religieux  du  xvne  et  du  xvme  siècle.  Et  pour  m'enlever  tout 
remords,  j'ajouterai  qu'il  y  aurait  aussi  de  l'imprudence 
à  analyser  de  trop  près  la  facture  de  ces  grandes  œuvres. 

Comme  coloriste,    Van  Dyck   y  semble  inférieur  à  ses 


VAN    DYCK.  69 

grands  compatriotes.  Son  clair-obscur  s'éparpille;  le  grain 
de  sa  couleur  s'épaissit.  Mais  la  plupart  de  ces  tableaux 
ont  été  l'objet  de  restaurations  maladroites.  Reynolds, 
dans  ses  Notes  de  voyage,  s'en  indignait  déjà.  Il  signa- 
lait la  Passion  de  Gand  comme  ayant  particulièrement 
souffert.  On  ne  peut  clone  s'aventurer  qu'avec  beaucoup  de 
prudence  dans  l'examen  technique  de  ces  compositions, 
Nous  ne  saurions  dire  si  Van  Dyck,  dans  son  Saint 
Augustin  en  extase  (Anvers),  a  voulu  les  bleus  violents  du 
ciel  et  du  manteau  de  l'ange,  ou  bien  si  cet  emploi  excessil 
d'une  couleur  dangereuse  est  imputable  à  d'obscurs  bar- 
bouilleurs. Nous  chercherions  en  vain  pourquoi  les  bleus, 
les  blancs,  les  rouges  trop  durs,  trop  éclatants  s'opposent  si 
brusquement  dans  la  Mise  en  croix  de  Gourtrai.  Van  Dyck 
avait-il  déjà  oublié  les  leçons  des  maîtres  vénitiens? 
Etait-il  incapable  de  retrouver  pour  les  robes  jaunes  et 
brunes  de  ses  femmes,  pour  le  linceul  du  Christ,  pour 
les  visages  de  ses  personnages  mystiques  les  fines  nuances 
dorées  et  argentées  qui  rayonnent  dans  tous  ses  portraits? 
Qui  peut  le  prétendre  ? 

Et,  si  nous  voulons  connaître  jusqu'à  quel  point  ces 
restaurations  du  xvme  siècle  furent  des  profanations, 
regardons  les  quelques  tableaux  religieux  du  maître  qui 
sont  restés  intacts,  ou  à  peu  près  :  le  Christ  étendu  de 
Munich,  aux  formes  un  peu  trop  arrondies,  la  jolie  Fuite  en 
Egypte  (même  musée),  l'harmonieuse  Déposition  du  Prado 
l'admirable  Vierge  aux  donateurs  du  Louvre  —  qui  n'a  con- 
templé les  frappantes  images  des  donateurs  agenouillés  ? 


70  VAN    DYCK. 

—  le  Christ  en  croix  du  musée  d'Anvers  que  nul  n'ignore, 
et,  dans  le  même  musée,  le  célèbre  Christ  au  tombeau. 

Ces  œuvres  sont  de  dimensions  moindres  et  donneraient 
tout  de  même  à  croire  que  le  génie  du  maître  s'accommo- 
dait mieux  d'un  cadre  restreint.  Leur  coloris  est  de  la  plus 
haute  distinction.  Le  beau  Christ  au  tombeau  du  musée 
d'Anvers,  gracieux  et  touchant  comme  un  Sodoma,  est 
peint  d'une  main  absolument  familiarisée  avec  la  science 
des  accords  lumineux,  science  si  rare  et  qui  apparaît 
comme  le  privilège  exclusif  des  peintres  de  génie.  La 
morbidesse  charmante  de  ce  tableau  est  même  sans  ana- 
logue dans  l'art  flamand.  Une  fois  de  plus  Van  Dyck  avait 
unifié  l'enseignement  de  ses  maîtres  et  le  langage  de  sa 
propre  nature  dans  la  poésie  d'une  création  supérieure. 


IX.  —  Portraits,  tableaux  mythologiques,  eaux-fortes 

DE     LA    PÉRIODE     FLAMANDE. 

Si  le  peintre  religieux  reste  incertain,  le  portraitiste  ne 
cesse  de  grandir.  D'Italie,  le  maître  a  rapporté  le  souci 
des  interprétations  synthétiques  et  des  idéalisations  élé- 
gantes. Ses  fonds  de  paysage  et  de  draperie,  les  attitudes 
nobles  des  personnages,  l'art  de  souligner  la  vérité 
physionomique  par  un  vêtement  souple  et  parlant,  tout 
ce  qui  ajoute  à  ses  portraits  la  poésie  du  décor  et  d'une 
heureuse  mise  en  page,  lui  vient  des  maîtres  de  Venise 
ou  lui  a  été  inspiré  par  les  usages  de  l'aristocratie  génoise. 


VAN;  DY;CK,  71 

Même  ses  mains,  ses  divines  mains,  créées  pour  l'oisiveté 
ou  la  domination,  sont  d'une  humanité  altière  et  volup- 
tueuse, étrangère  à  sa  race. 

J'ai  dit  que  la  manière  proprement  anversoise  ne  fut 
point  celle  qu'il  s'assimila  le  mieux.  Gela  est  vrai,  s'il 
s'agit  de  la  verve  puissante  et  de  la  richesse  colorée  qui 
donnent  un  impérissable  éclat  aux  grandes  pages  reli- 
gieuses de  l'école.  Mais  dans  l'analyse  d'un  visage,  aucun 
Anversois  ne  se  montra  plus  Flamand  que  lui, —  c'est-à- 
dire  plus  appliqué  et  plus  concentré,  —  pas  même  son 
grand  contemporain  Corneille  de  Vos,  ce  dernier  des 
gothiques.  Van  Dyck  déclarait  volontiers  qu'à  un  moment 
de  sa  vie  ses  portraits  étaient  peints  avec  un  soin  absolu. 
Soyez  assuré  que  ce  fut  pendant  la  période  flamande.  Ne 
voulant  en  rien  être  inférieur  à  ses  compatriotes,  il 
peignait,  lui  aussi,  de  grands  tableaux  d'église  que 
ses  contemporains  admiraient  fort.  En  outre,  pour  ne 
point  donner  prise  à  la  moindre  censure,  il  exécutait  ses 
portraits  avec  tous  les  scrupules  d'un  technicien  accom- 
pli. Ne  suffit-il  point  de  citer  l'adorable  petite  Demoi- 
selle (Anvers)  figurée  en  chasseresse  avec  les  animaux 
peints  par  le  grand  Fyt  ;  le  François  Snyders  avec  sa 
famille  (Ermitage)  d'une  puissance  si  joyeuse,  si  intime, 
si  sûre  ;  le  même  Snyders  et  sa  femme  (musée  de  Gassel) 
sévère,  sobre,  d'une  vie  intérieure  intense,  tout  à  fait 
digne  d'un  primitif;  le  portrait  somptueux,  spirituel, 
inoubliable  de  Marie-Louise  de  Tour  et  Taxis  (Liech- 
tenstein) ;  l'ample  et  décorative  figure  du   baron  de  Groy 


72  VAN    DYGK. 

(Munich)  ;  le  beau  portrait  de  l'abbé  Scaglia  (Anvers)  ; 
les  bustes  d'hommes  que  possède  le  Louvre,  les  Donateurs 
cités  plus  haut  et  le  Moncade  si  heureux,  si  franc  «  l'un  des 
plus  beaux  portraits  équestres  qui  existent  »,  dirons-nous 
avec  Waagen.  Combien  de  chefs-d'œuvre  encore  seraient 
à  mentionner!  Van  Dyck  peignit  à  cette  époque  les  per- 
sonnages les  plus  illustres  :  l'archiduchesse  Isabelle,  la 
reine  mère  de  France  Marie  de  Médicis  et  son  fils  Gaston, 
duc  d'Orléans;  Gustave-Adolphe  de  Suède;  Albert  de 
Wallenstein;  F.  d'Autriche;  Jean  de  Nassau;  le  prince 
Thomas,  duc  d'Arenberg  ;  Antoine  Triest,  évoque  de 
Gand  ;  l'abbé  Scaglia;  le  conseiller  Jean  de  Monfort; 
trois  bourgmestres  d'Anvers  :  Van  der  Borght,  Van  Leers 
et  De  la  Faille,  puis  encore  Elisabeth  d'Assche,  les 
familles  de  Croy,  de  Taxis,  Mme  de  Noie,  et  presque  tous 
les  peintres  contemporains  :  P.  Snayers,  Palamedesz,  de 
Wael,  Snyders,  Wilden,  Symons,  Ryckaert,  Grayer, 
Brueghel,  —  galerie  unique  d'archétypes  humains, 
aujourd'hui  dispersée  et  dont  chaque  fragment  enrichit 
les  grands  musées  ainsi  qu'un  trésor. 

En  toutes  ces  images,  la  facture  seconde,  étroitement 
l'intention  psychologique.  La  couleur  est  grasse  sans  être 
épaisse,  la  brosse  est  appliquée  mais  extrêmement  légère, 
les  contours  ne  sont  plus  arrêtés  par  une  cernure  artifi- 
cielle, mais  librement  marqués  par  la  rencontre  des 
ombres  et  des  lumières.  L'effet  du  clair-obscur  est  d'une 
étonnante  sûreté.  Dans  VAL  de  La  Faille  (musée  de 
Bruxelles),  qui  est  peut-être  l'une  des  œuvres  les  plus 


Cliché  Neurdein. 


LA    VIERGE    AUX    DONATEURS 

(Musée  du  Louvre.) 


VAN    DYGK.  75 

séduisantes  de  Van  Dyck,  les  trois  quarts  du  tableau  sont 
voilés  d'une  ombre  douce  ;  la  tête  et  la  main  seules 
reçoivent  le  jour.  Un  peu  plus  de  jaune  dans  les  chairs, 
un  peu  plus  de  bitume  dans  les  fonds  et  nous  aurions 
une  page  rembranesque.  Dans  un  adorable  Portrait  de 
femme  tenant  un  enfant  (collection  Brownlow),  le  groupe 
des  deux  personnages  illumine  toute  la  toile  avec  une 
force  d'autant  plus  sûre  qu'elle  est  discrète  et  contenue. 
Le  Titien  lui-même  n'a  jamais  mieux  fixé  l'insai- 
sissable et  profond  rapport  qui  s'établit  entre  les  fugitives 
expressions  de  la  lumière  et  les  nuances  morales  du 
modèle. 

De  la  même  époque  datent  quelques  tableaux  mytho- 
logiques :  Danaë  (Dresde),  Vénus  reçoit  de  Vulcain  les 
armes  oVÉnée  (Vienne),  Renaud  et  Armide  (Louvre),  etc.  ; 
on  fixerait  sûrement,  en  les  étudiant,  les  origines  du 
bucolisme  galant  et  de  l'allégorie  pastorale  dans  la  peinture 
française  du  xvme  siècle. 

De  plus,  dans  une  série  de  magistrales  eaux- fortes  dont 
la  Chalcographie  du  Louvre  a  la  bonne  fortune  de  pos- 
séder les  cuivres,  Van  Dyck  grava  d'un  trait  léger, 
précis,  inaltérablement  juste,  les  physionomies  d'une 
vingtaine  de  célébrités  contemporaines,  parmi  lesquelles 
bon  nombre  de  maîtres  anversois.  Tous  les  amateurs  d'es- 
tampes ont  gardé  devant  leurs  yeux  ravis  le  souvenir  de 
ces  belles  têtes  où  la  bonté,  l'intelligence,  l'humour,  le 
génie  sont  marqués  d'un  coup  de  burin  presque  insensible 
et  aussi  ferme  que  le  pinceau  d'un  céramiste  grec  ou  d'un 


76  VAN    DYCK. 

illustrateur  japonais.  Voici  Pierre  Brueghel  avec  sa  belle 
tête  pensive  ;  Lucas  Vosterman  à  l'opulente  chevelure 
bouclée,  au  regard  loyal  et  vif;  Adam  Van  Oort  que 
Ton  sent  irrésistiblement  joyeux  et  expansif;  Snellinx 
qui  appartient  à  la  même  lignée  de  peintres  exubérants; 
Snyders,  l'ami  de  Van  Dyck,  distingué,  grave,  légère- 
ment caustique  ;  les  de  Waal,  Pontius,  Paul  de  Vos, 
Erasme,  Franck,  Momper,  Gornelissen,  Van  Dyck  lui- 
même,  etc. 

Les  portraits  entièrement  de  la  main  de  Van  Dyck  sont 
au  nombre  de  vingt-trois  suivant  les  meilleurs  experts. 
On  y  ajouta  d'autres  eaux-fortes  exécutées  sous  les  yeux 
de  l'artiste  et  on  publia  le  tout  en  recueil  de  cent  por- 
traits après  la  mort  du  maître  sous  ce  titre  :  Icônes  prin- 
cipum  virorum  doctorum,  pictorum,  chalcographorum, 
statuariorum  necnon  amatorum  pictoriœ  artis  numéro 
centum  ab  Antonio  Van  Dick  pictore  ad  vivum  expresse 
eiusque  sumptibus  œri  incisée.  A  côté  de  ces  portraits  il 
convient  de  signaler  aussi  deux  compositions  burinées 
par  le  maître  :  Titien  et  sa  maîtresse,  et  le  Christ  au  Roseau. 

Ce  célèbre  Icônes  Centum  ou  principum  —  connn 
généralement  sons  le  nom  &  Iconographie  de  Van  Dyck  — 
éclaire  pour  nous  l'art  du  maître  d'une  nouvelle  lumière. 
La  plupart  de  ces  têtes  sont  d'une  distinction  et  d'une 
finesse  qui  ne  laissent  point  de  surprendre.  On  ne 
s'imagine  pas,  en  général,  ces  grands  Anversois  avec  des 
dehors  si  séduisants,  à  part  Rubens,  artiste  diplomate,  et 
Van    Dyck,  pittore    cavalieresco.    Et   pourtant   tous,   ou 


A 


H 


v- 


■//; 


\  \ 


PORTRAIT    DE    BRUEGHEL 
(Eau-forte.) 


VAN    DYGK.  79 

presque  tous,  ont  le  même  «  sang  bleu  ».  Quelle  surprise 
de  voir  sous  les  aspects  d'un  penseur  mélancolique 
Pierre  Brueghel,  le  peintre  des  kermesses  rouges  et  des 
enfers  grotesques  !  Et  l'on  ne  saurait  dire  que  Van  Dyck 
prêta  sa  propre  beauté  à  ses  amis.  Ces  portraits  sont  des 
documents  d'une  franchise  absolue.  Ses  confrères  se 
seraient  moqués  de  lui,  s'il  avait  songé  le  moins  du  monde 
à  les  embellir. 

Or,  l'art  de  tous  ces  maîtres  n'est  pas  à  leur  image. 
L'art  flamand  du  xvne  siècle  a  des  penchants  populaires 
marqués  ;  il  fréquente  volontiers  une  humanité  vulgaire, 
quitte  à  l'ennoblir  par  son  interprétation.  Ces  peintres 
assurément  ne  se  reconnaissent  point  dans  leurs  modèles. 
Ils  devaient  bien  plutôt  se  sentir  déclassés  en  leur  pré- 
sence. Van  Dyck,  au  contraire,  portraitiste  de  la  société 
aristocratique  et  intellectuelle  de  son  temps,  restait  à 
son  niveau.  Et  il  n'est  vraiment  pas  exagéré  de  dire 
qu'aucun  Anversois  de  son  temps  ne  réalisa  un  idéal 
plus  en  accord  avec  sa  culture,  ses  aspirations  et  ses 
dons  naturels. 

Van  Dyck  allait  grandir  encore.  Sans  doute  il  avait 
atteint  souvent  la  perfection,  pendant  cette  période 
flamande  ;  ses  œuvres  avaient  ébloui  la  foule  et  les 
artistes  ;  comme  le  remarque  Reynolds,  les  portraits 
d'alors  «  mettent  du  soleil  dans  l'appartement  ».  Et  pour- 
tant, à  l'ensemble  de  cette  production  il  manque  encore, 
suivant  nous,  un  sceau  définitif,  irrécusable.  Le  génie 
n'y  vibre   pas  avec  un  enthousiasme  absolument  libre. 


80  VAN    DYCK. 

Il  est  gêné  parles  scrupules  du  technicien.  Est-ce  parce 
que  Van  Dyck  sent  toujours  à  côté  de  lui  «  le  grand 
astre  »  dont  parle  Fromentin?  Dans  la  ville  de  Rubens, 
il  n'y  a  point  de  place,  semble-t-il,  pour  un  second  créa- 
teur. Van  Dyck  enfin  quitte  Anvers.  Non  seulement  son 
art  désormais  va  porter  les  fruits  mûrs  d'une  maîtrise 
absolument  affranchie,  mais  sa  personnalité,  épanouie 
dans  l'indépendance,  se  revêtira  d'un  prestige  suprême. 
Gomme  Rubens,  Van  Dyck  se  hausse  par-dessus  l'école; 
à  son  tour  il  devient  un  initiateur. 


X.  —  En  Angleterre. 

Malgré  le  retentissement  de  son  nom  et  de  son  art, 
Van  Dyck  est  resté  méconnu.  Les  légendes  ont  obscurci 
l'esprit  des  historiens  ;  la  production  inégale  et  diverse 
du  maître  a  déconcerté  la  critique.  On  accorde  à  l'auteur 
du  Saint  Martin  une  habileté  de  pinceau,  une  sûreté 
d'œil,  une  précision  de  dessin  supérieures,  —  toutes 
qualités  relevant  du  métier.  On  lui  concède  même  l'art 
de  prêter  à  ses  modèles  les  caractères  extérieurs  de  sa 
propre  personne  :  élégance,  finesse,  charme.  Jamais,  me 
semble-t-il,  on  a  osé  lui  attribuer  un  idéal  intime,  une 
de  ces  fois  ardentes  qui  font  découvrir  aux  créatures 
d'élection  les  aspects  vierges  de  la  beauté. 

Pour  nous,  Van  Dyck  ne  se  contenta  point  de  sa  mer- 
veilleuse virtuosité.    Il  réalisa  quelque  chose  de  plus. 


VAN    DYCR.  83 

Maître  de  son  exécution  et  de  sa  pensée,  il  nous  transmet 
l'ineffaçable  témoignage  d'une  vision  inédite.  Cette  révé- 
lation dernière,  il  la  reçut  en  Angleterre.  Evidemment, 
dans  bien  des  œuvres  précédentes,  il  annonce  les  con- 
quêtes de  sa  maturité  et  quelques-uns  de  ses  portraits 
anglais  s'inspirent  encore  par  moments  de  Venise  et 
de  Gènes.  On  ne  peut  pas  dire  que  toutes  les  toiles  de  la 
période  anglaise  soient  incomparables  et  qu'à  tous  les 
portraits  antérieurs  manque  la  flamme  suprême.  Il  est 
impossible  de  délimiter  d'une  manière  absolue  la  marche 
progressive  d'un  esprit  humain,  fût-il,  comme  celui-ci, 
souriant,  clair,  plein  de  force  juvénile  et  confiante.  Les 
classements  de  la  production  du  maître  en  deux,  trois, 
voire  en  quatre  manières,  sont  arbitrairement  établis,  et 
la  vanité  de  ce  petit  jeu  pseudo-scientifique  éclate  dans 
l'impossibilité  pour  ceux  qui  s'y  livrent  de  trouver  une 
base  d'accord. 

Ceci  ne  nous  empêchera  point  —  contrairement  d'ail- 
leurs à  l'opinion  répandue  —  de  considérer  la  période 
anglaise  comme  un  épanouissement.  Nous  avons  par- 
couru aussi  surpris  qu'émerveillé,  car  notre  joie  impré- 
vue bouleversait  nos  connaissances  livresques,  cette 
admirable  salle  de  bal  de  Windsor  où  Van  Dyck  se 
montre  peintre  et  créateur  unique.  Alors  seulement  nous 
avons  appris  comment  ce  maître,  multiforme  et  incon- 
stant en  apparence,  s'était  transformé  un  jour  en  un 
artiste  sans  pareil  —  et  les  mots  prodigués  reprennent 
ici  leur  valeur  —  apportant  à  l'art,  avec  le  prestige  de  sa 


84  VAN    DYGK. 

destinée  princière,  l'exemple  d'un  novateur  et  d'un 
«  générateur  ». 

Van  Dyck  avait  trente-deux  ans  en  débarquant  à 
Londres.  N'est-ce  pas  l'âge  des  accomplissements,  des 
résolutions  décisives  ?  Loin  de  s'appauvrir,  sous  le  ciel 
étranger,  son  sang  flamand,  pendant  les  premières 
années  du  séjour  en  Angleterre,  circula  plus  riche  et 
plus  pur.  N'oublions  pas  que  Van  Dyck  se  transportait 
dans  un  pays  privé  de  traditions  artistiques.  Holbein 
lui-même  n'avait  pas  pénétré  l'âme  du  peuple  anglais. 
Van  Dyck  ne  pouvait  s'amoindrir  par  le  besoin  de  flatter 
un  goût  national,  et  sa  carrière  devait  désormais  s'ac- 
complir sans  rivalités  ou  comparaisons  d'aucun  genre. 

Tout  d'abord  il  recula,  semble-t-il,  devant  une  instal- 
lation définitive  à  Londres.  Pour  quelles  raisons  ?  On 
l'ignore.  Les  circonstances  de  son  départ  sont  envelop- 
pées de  ce  voile  impénétrable  qui  nous  dérobe  les  princi- 
paux événements  de  sa  vie.  D'après  Félibien  —  cité  par 
Garpenter  —  Van  Dyck  fut  invité  par  Kenelm  Digby,  sur 
la  prière  de  Charles  Ier.  Bellori  attribue  ce  rôle  d'inter- 
médiaire à  lord  Arundel.  Walpole,  dans  les  Mémoires  de 
Mrs.  Beale  publiés  par  ses  soins,  dit  que  le  roi  forma  le 
projet  d'attirer  Van  Dyck  après  avoir  vu  le  portrait  de 
Nicolas  Lanière,  maître  de  chapelle  de  la  cour  d'Angle- 
terre, œuvre  à  laquelle  l'artiste  avait  consacré  sept 
journées  entières.  On  sait  d'autre  part  que  le  souverain 
avait  chargé  Endymion  Porter  d'acheter  pour  son  compte 
une  composition  du  maître  :  Renaud  et  Armide. 


VAN    DYGK.  87 

Il  est  certain  que  le  talent  de  Van  Dyck  était  fort  prisé 
à  Londres.  Pour  être  agréable  à  Charles  Ier,  un  person- 
nage remarquable  de  ce  temps,  Balthazar  Gerbier,  archi- 
tecte, diplomate,  dilettante,  espion  et  conspirateur,  fit 
don  au  monarque  d'un  tableau  de  maître  Antoine.  Un 
débat  des  plus  singuliers  s'éleva  au  sujet  de  cette  toile. 
Quelques  échos  nous  en  sont  parvenus  ;  ils  sont  fort 
troublants. 

Van  Dyck  avait  à  se  plaindre  de  Balthazar  Gerbier  et 
prétendit  ne  pas  avoir  peint  le  tableau  envoyé  à  Charles  Ier. 
Or  l'œuvre  était  de  premier  ordre.  En  contestant  l'au- 
thenticité de  la  composition,  Van  Dyck  dénonçait  Gerbier 
comme  faussaire  au  roi.  La  chose  tourna  mal  pour  le 
peintre.  Le  diplomate  réunit  des  experts.  Rubens  lui- 
même  déclara  que  Van  Dyck  n'avait  jamais  rien  peint  de 
plus  beau!  On  rédigea  un  acte  notarié  qui  fut  envoyé  à 
Charles  Ier,  et,  il  faut  bien  l'avouer,  la  lecture  des  pièces 
publiées  par  M.  Carpenter  fait  supposer  qu'une  ven- 
geance irréfléchie  ou  le  désir  de  jouer  un  bon  tour  en- 
traînèrent Van  Dyck  à  ce  mensonge.  C'est  une  ombre 
dans  sa  vie,  une  petite  tache  qu'on  aimerait  effacer.  Au 
surplus,  Balthazar  Gerbier  est  une  de  ces  rusées  canailles 
à  qui  l'on  regrette  de  devoir  donner  raison. 

Le  départ  de  Van  Dyck  pour  Londres  fut  un  moment 
compromis  par  cette  affaire  bizarre.  L'artiste  avait  des 
protecteurs  trop  puissants  pour  que  les  difficultés  ne  fus- 
sent pas  bientôt  aplanies  à  son  profit.  A  la  fin  de 
l'année    1632,   il  était  définitivement  installé  à  Londres, 


88  VAN    DYCK. 

portait  le  titre  de  principal  peintre   ordinaire   de  Leurs 

Majestés,   était  créé  chevalier,    possédait    une   résidence 

royale  à  Blacfriars,  se  voyait,  au  bout  de  quelques  mois, 

adulé,  comblé  de  faveurs,  traité  d'égal  par  les  seigneurs 

d'une  des  cours  les  plus  cultivées  et  les  plus  fastueuses 

d'Europe. 

Si  l'Angleterre  ignorait  presque  totalement  la  peinture, 
elle  n'en  était  pas  moins  à  cette  époque  un  actif  foyer  de 
beauté  et  de  pensée.  L'âge  d'or  de  la  littérature  anglaise 
cessait  à  peine.  Le  génie  de  Shakespeare,  Bacon,  Beaumont, 
Flechter,  Marlowe,  Johnson  nourrissait  encore  l'âme  de 
la  nation.  Peut-être  môme  ces  illustres  disparus  de  la 
veille   étaient-ils    appréciés   avec  plus  de  profondeur  et 

r 

de  calme  que  sous  le  règne  peu  contemplatif  d'Elisabeth. 
Autour  de  Charles  1er,  lettré  plein  de  goût,  autocrate 
rêveur,  des  grands  seigneurs,  des  ministres  :  Buckin- 
gham ,  Thomas  d'Arundel ,  Endymion  Porter,  Kenelm 
Digby  soutenaient  l'art  avec  une  inlassable  générosité. 
Faut-il  s'étonner  de  l'empressement,  de  l'amitié  que 
tous  ces  hommes  de  haut  goût  témoignèrent  à  Van  Dyck? 
Le  triple  prestige  de  l'art,  de  la  beauté,  d'une  no- 
blesse naturelle  revêtait  cet  Anversois  de  trente-trois 
ans  d'une  séduction  victorieuse.  Voyez  la  superbe  toile 
(musée  de  Madrid)  où  il  s'est  représenté  lui-même  aux 
côtés  de  sir  Endymion  Porter,  devenu  son  ami  intime. 
Tout  de  suite,  à  voir  le  visage  fin,  le  sourire  subtil,  la 
toilette  sobre  du  peintre  contrastant  avec  l'allure  plus 
massive  du  ministre,  on  surprend  le  secret  de  cet  ascen- 


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VAN    DYCK.  91 

dant  irrésistible   exercé  par  l'homme  de  génie  sur  l'aris- 
tocratie  britannique. 

L'aventure  merveilleuse  de  Gênes  se  renouvelle  avec 
plus  d'éclat  et  de  durée.  Ce  fut,  dans  l'entourage  royal, 
un  enchantement  immédiat.  Les  peintres  accrédités  à  la 
cour  :  Mytens,  Jansen,  van  Ceulen,  s'effacèrent  dans 
l'ombre.  Toutes  les  flatteries,  toutes  les  commandes 
étaient  pour  le  nouveau  favori.  Le  17  octobre  1633,  le  roi 
lui  accordait  une  pension  annuelle  de  200  livres  et  met 
tait  une  demeure  d'été  à  sa  disposition.  A  Eltham, 
comme  à  Blacfriars,  Van  Dyck  recevait  richement  ses 
modèles,  ses  amis.  Il  entretenait  des  musiciens  à  gages 
dans  son  hôtel  :  «  Sa  maison  était  montée  sur  un  pied 
magnifique,  lisons-nous  dans  YEssay  towards  an  English 
School  de  M.  Graham  ;  il  possédait  uu  équipage  nom- 
breux et  élégant,  et  offrait  si  bonne  chère  que  peu  de 
princes  étaient  aussi  visités  et  aussi  bien  servis  que  lui.  » 
On  se  disputait  l'honneur  de  lui  être  présenté.  Le  roi 
traitait  son  peintre  comme  un  frère  de  son  sang  et  de  sa 
race.  La  calomnie,  il  va  sans  dire,  s'attaquait  avec  plus 
d'acharnement  que  jamais  à  cette  destinée  brillante.  De 
ce  grand  seigneur  artiste,  elle  faisait  le  moins  scru- 
puleux des  lovelaces. 

En  réalité,  Van  Dyck  peignait  sans  relâche.  Loin  de  se 
perdre  dans  la  volupté  de  cette  existence  nouvelle,  son 
goût  du  travail  s'accentuait,  ses  facultés  s'aiguisaient. 
L'artiste  avait  reconnu  ce  nouveau  milieu  comme  sien. 
Ses  goûts  de  luxe  et  d'élégance  y  étaient  satisfaits.  Le 


99  VAN   DYCK. 

faste  qui  manquait  à  la  cour  un  peu  provinciale  des  ar- 
chiducs Albert  et  Isabelle,  il  le  trouvait  et  en  jouissait 
largement  chez  Charles  1er.  Son  rêve  de  vie  princière 
devenait  une  réalité  ;  ses  aspirations  les  plus  intimes 
prenaient  forme.  L'œuvre  d'un  Léonard  de  Vinci  n'a-t-il 
pas  été  réalisé  dans  le  décor  brillant  des  cours  italiennes? 
En  conduisant  Van  Dyck  en  Angleterre,  le  destin  lui 
assignait  une  tâche  glorieuse.  Nous  verrons  avec  quel 
bonheur  il  sut  la  remplir. 


XL  —  Les  portraits  anglais. 

En  moins  de  dix  ans  —  depuis  le  jour  de  son  arrivée  à 
Londres  jusqu'au  moment  de  sa  mort  —  Van  Dyck  pei- 
gnit environ  trois  cent  cinquante  tableaux!  Près  de  cent 
maisons  anglaises  montrent  avec  orgueil  quelques-unes 
—  parfois  une  collection  —  de  ses  œuvres.  A  Windsor, 
dans  les  galeries  Clarendon,  Bedford,  Petworth,  Bothwell- 
Gastle,  etc.,  un  monde  revit,  comme  à  Gênes  Trente- 
huit  portraits  de  Charles  Ier,  dont  sept  équestres,  trente- 
cinq  portraits  de  la  reine  Henriette,  d'innombrables 
effigies  d'enfants  royaux  (Windsor,  National  Gallery, 
Louvre,  Dresde,  Saint-Pétersbourg,  Turin,  Berlin), 
attestent  l'appel  incessant  que  le  roi  faisait  au  génie  de 
son  peintre.  La  cour  de  White-Hall  imite  le  monarque. 
Avec  une  aisance,  une  pénétration  admirables,  le  maître 
fixe  l'éblouissante  figuration  groupée  autour  du  trône  des 


VAN    DYCK.  93 

Stuarts  :  ministres,  ambassadeurs,  magistrats,  savants, 
guerriers  titianesques  aux  cuirasses  brillantes,  capitaines 
cavalcadant  sur  des  genêts  d'Espagne,  gentilshommes 
imberbes,  frêles  et  gracieux  dans  leur  uniforme  cha- 
toyant; grandes  dames  un  peu  figées  dans  leur  toilette 
d'apparat,  enfants  exquis  traduits  par  la  poésie  la  plus 
délicate  que  jamais  pinceau  ait  créée. 

Deux  œuvres  marquent  l'apogée  de  cet  art  :  les  Trois 
têtes  <T étude  (Windsor)  représentant  Charles  Ier  de  profil, 
de  trois  quarts  et  de  face,  et  le  Charles  PT  à  la  chasse 
du  Louvre. 

Les  Trois  têtes  sont  des  merveilles  d'analyse  physiono- 
mique.  Van  Dyck,  sans  se  soucier  outre  mesure  de  vie 
intérieure,  apporte  dans  l'observation  de  la  couleur,  de 
la  forme,  de  la  lumière  une  telle  justesse  que  le  roi  agit 
sous  nos  yeux  dans  le  détail  de  ses  ressorts  intimes. 
N'est-ce  pas  en  s'arrêtant  à  l'examen  scrupuleux  de  l'en- 
veloppe que  les  grands  gothiques  ont  si  merveilleusement 
réussi  à  traduire  l'âme  de  leurs  modèles?  Et  Van  Dyck  ne 
s'affirme-t-il  pas  ici  le  petit-fils  des  anciens  Flamands?  Ces 
trois  têtes  furent  envoyées  au  Bernin  qui,  d'après  ces 
modèles,  sculpta  un  buste  de  Charles  Ier.  Le  roi  se  montra 
tellement  enchanté  de  ce  marbre  qu'il  fit  exécuter  égale- 
ment le  buste  de  la  reine,  en  faisant  parvenir  au  maître 
napolitain  les  études  de  son  peintre.  L'artiste  flamand 
ne  devait-il  pas  connaître  à  fond  la  manière  du  Bernin 
pour  lui  envoyer  des  documents  aussi  sûrs,  aussi 
propres  à  l'inspirer? 


94  VAN   DYCK. 

Le  Charles  7er,  mieux  que  les  Trois  têtes,  trahit  l'origine 
anversoise  de  Van  Dyck.  Un  peintre  flamand  pouvait  seul 
rapprocher  avec  cette  heureuse  intrépidité  les  gris  bleuâ- 
tres, les  blancs  dorés,  les  tons  fauves  du  costume  royal. 
Van  Dyck,  de  plus,  composa  une  scène  originale  et  vivante. 
Depuis  son  arrivée  à  Londres,  il  s'était  détourné  presque 
complètement  des  œuvres  religieuses  et  mythologiques. 
Il  n'avait  guère  réussi  jadis  dans  les  grandes  composi- 
tions. Toutefois,  à  cette  «  école  »  il  avait  acquis  une  par- 
ticulière sûreté  dans  l'arrangement  de  ses  portraits  en 
groupe.  Cette  science  est  si  naturelle  dans  le  Charles  Ier 
qu'on  se  croirait  devant  une  scène  véridique.  Rien  de 
plus  vrai  que  l'attitude  du  valet  retenant  le  cheval  au 
col  fin  et  courbé;  rien  de  plus  noble  que  la  pose  déli- 
catement impertinente  de  ce  roi  frêle  profilé  sur  l'exubé- 
rante nature  chère  aux  maîtres  d'Anvers.  Un  suprême 
rayon  des  splendeurs  vénitiennes  colore  le  domaine  du 
souverain  nostalgique....  Tout  Van  Dyck  est  dans  ce  chef- 
d'œuvre  :  technicien  merveilleusement  habile,  gentil- 
homme accompli,  créateur  découvrant  des  lois  nouvelles 
de  lumière,  de  coloris,  de  style  pour  les  portraitistes  de 
l'avenir.  Peut-être  une  dernière  influence  est-elle  venue 
favoriser  cette  transformation  décisive.  Velasquez  semble 
avoir  impressionné  l'artiste  flamand  à  un  certain  moment. 
Waagen  le  premier  en  a  fait  la  remarque.  Mais  le  maître 
espagnol  devait  lui-même  beaucoup  au  maître  anversois 
dont  il  avait  vu  les  œuvres  à  Gênes.  Ce  fut  donc  entre 
eux  un  échange  infiniment  utile  à  l'art;  ils  étaient  égale- 


VAN    DYGK.  95 

ment  riches  de  dons  divers  ;  ils  pouvaient  se  prêter  sans 
s'appauvrir. 

■  Van  Dyck  se  servait  d'une  matière  de  plus  en  plus  déli- 
cate. Sa  couleur  était  devenue  de  plus  en  plus  mince,  et 
l'on  se  demande  comment  il  réussissait  à  indiquer  les 
reliefs  arrondis  des  mains  ou  les  méplats  du  visage 
comme  dans  le  portrait  de  John  et  Bernkardt  Stuart,  par 
exemple  (collection  du  comte  Darnley),  où  les  tons  perlés 
et  transparents  sont  posés  sur  un  fond  de  grisaille.  La 
toile  apparaît  presque  toujours  sous  la  pâte,  dans  les  por- 
traits anglais.  Voyez  les  Trois  têtes  de  Charles  Ier,  le 
Vicomte  Grandison  (collection  Jacoh  Herzog,  Vienne), 
Lord  Digby  et  lord  William  (collection  Spencer  Althorp), 
et  surtout,  à  Windsor,  les  prodigieux  hustes  du  poète 
Carew  et  de  l'acteur  Killigrew.  Le  maître  s'éloigne  des 
procédés  contemporains  et  revient  à  la  facture  des 
gothiques  qui  toujours  usaient  de  la  grisaille  et  des 
glacis  ;  mais  la  résonance  de  son  coloris  reste  très 
chaude  et  dénonce  l'école  d'Anvers.  Les  tons  les  plus 
vifs  s'assemblent  ;  en  distribuant  de  légers  empâtements 
dans  les  étoffes,  Van  Dyck,  de-ci  de-là,  ajoute  encore 
de  fines  étincelles.  Autour  des  figures  flotte  une  pénombre 
caressante,  insaisissable,  rompue  par  la  lumière  dorée 
qui  semble  s'échapper  des  visages.  Est-il  possible,  à  ce 
point  de  vue,  de  rêver,  d'imaginer  une  œuvre  plus  harmo- 
nieuse que  le  portrait  du  séduisant  et  énigmatique  Lord 
Wharton,  cet  inappréciable  joyau  de  l'Ermitage?  Le  gris 
bruni  du  pourpoint    se    prolonge   dans  la  draperie  du 


96  VAN    DYGK. 

fond,  l'or  de  Fécharpe  répond  aux  teintes  merveilleuses 
du  visage  et  des  mains  ;  les  bistrures  ombrant  les  étoffes 
rappellent  les  voiles  crépusculaires  répandus  sur  le 
paysage.  Le  blanc  de  la  chemisette,  seule  note  isolée  dans 
cette  symphonie  de  rêve,  est  à  elle  seule  une  trouvaille 
de  génie. 

XII.   —  Les  dernières  années. 

Van  Dyck,  suivant  tous  ses  historiographes,  fut  tué  par 
les  excès  du  plaisir  et  du  travail.  Sur  ses  aventures  aucun 
renseignement  précis  ;  sur  sa  production  inlassable  mille 
indications  sûres.  En  1634,  le  maître  revit  Bruxelles 
ainsi  qu'Anvers  où  la  gilde  de  Saint-Luc  l'acclama  comme 
doyen.  Rentré  à  Londres,  il  y  institua  une  corporation 
semblable.  Van  Dyck  fondant  une  «  société  »,  n'est-ce 
pas  un  trait  bien  flamand  de  son  caractère? 

Chargé  de  représenter  l'ordre  de  la  Jarretière  pour 
l'une  des  salles  de  White-Hall,  l'artiste  exécuta  la  ma- 
quette d'un  des  panneaux.  Le  mauvais  état  des  finances 
royales  ne  permit  pas  la  réalisation  de  cette  entreprise. 
A  en  juger  d'après  le  dessin  qui  nous  est  resté,  l'imagina- 
tion de  Van  Dyck  manquait  vraiment  de  l'élan  nécessaire. 
Après  une  courte  apparition  en  Flandre  et  en  Hollande, 
en  1640,  nous  le  retrouvons  à  Paris,  au  commencement 
de  1641,  quelques  mois  avant  sa  mort,  malade  déjà, 
épuisé,  mais  ne  désespérant  point  d'obtenir  de  la  Cour  de 
France,  comme  autrefois  son  maître  Rubens,  la  commande 


Cliché  Kleinmann. 
WILLIAM    VILLIERS,     VICOMTE    GRANDISOS 

(Collection  Jacob  Herzog,  Vienne.) 


X 


VAN    DYGK.  99 

de  quelque  décoration  gigantesque.  Ses  démarches 
n'eurent  aucun  succès.  On  lui  opposait  un  nom  écrasant  : 
le  Poussin. 

Van  Dyck  avait  épousé  à  Londres,  en  1639  ou  1640,  une 
jeune  fille  de  haute  famille,  Marie  Ruthven,  attachée  à  la 
reine,  petite-fille  de  lord  Ruthven,  comte  de  Gowrie.  Une 
aimable  personne  appelée  Marguerite  Lemon,  à  qui  ce 
mariage  déplaisait,  aurait  conçu  le  dessein  de  couper  le 
poignet  à  Van  Dyck,  «  afin  qu'il  ne  pût  plus  exercer  son 
art  ».  Le  projet  fut  découvert.  Marguerite  Lemon  passa  en 
Flandre,  y  perdit  l'ami  qui  avait  remplacé  Van  Dyck  et 
se  tua  d'un  coup  de  pistolet.  Et  c'est  ainsi  que  la  vie  du 
grand  portraitiste  se  dramatise  jusqu'au  dernier  jour 
d'anecdotes  empruntées,  dirait-on,  au  répertoire  alors  en 
vogue,  de  Galderon  et  de  Lope  de  Vega. 

L'artiste,  en  tout  cas,  ne  survécut  pas  longtemps  à  son 
mariage.  Une  maladie  sourde,  dont  les  causes  sont  incon- 
nues, le  minait  depuis  quelque  temps.  L'excès  du  tra- 
vail surtout  avait  détruit  avant  l'heure  sa  constitution 
délicate.  Pendant  les  dernières  années  de  sa  vie,  il  consa- 
crait, dit-on,  des  journées  et  une  partie  de  ses  nuits  à 
l'étude  de  l'alchimie.  J.  Lievens  visita  l'artiste  en  Angle- 
terre et  le  trouva  penché  sur  son  creuset,  «  faible  et  dé- 
charné ».  Descamps  renchérit.  «  Il  fit  bâtir  un  labora- 
toire à  grands  frais,  écrit-il,  et  vit  en  peu  de  temps 
s'évanouir  par  le  creuset,  l'or  qu'il  avait  créé  avec  son 
pinceau.  » 

Les  historiens  modernes  ont  nécessairement  mis  ces 


100  VAN    DYCK. 

témoignages  en  cloute.  Mais  faut-il  tant  s'étonner  de  voir 
Van  Dyck  partager  une  croyance  générale  de  son  temps  ? 
Il  est  certain  que  l'amour  de  la  science  ne  le  transforma 
pas  en  un  Balthazar  Claes,  sacrifiant  ses  richesses  à  sa 
chimère.  Il  légua  une  fortune  considérable  à  ses  héritiers 
et  son  testament,  publié  par  Garpenter,  est  un  démenti 
préventif  à  l'adresse  des  chroniqueurs  du  xvme  siècle.  Il 
est  impossible  de  ne  pas  être  frappé  du  ton  digne  et  grave 
de  ce  document.  Jamais  on  n'a  vu  un  dissipateur  et  un 
débauché  partager  avec  autant  d'équité  entre  ses  héri- 
tiers, des  trésors  acquis  par  un  labeur  incessant. 

On  a  dit  aussi  que  Van  Dyck  avait  cherché  à  quitter 
l'Angleterre  sans  esprit  de  retour,  en  1641,  parce  que  ses 
tableaux  restaient  impayés  et  qu'un  vent  de  révolution 
menaçait  le  trône  des  Stuarts  !  Pure  calomnie.  Charles  Ier 
n'aurait  point  pardonné  cette  ingratitude  qui  eût  été  une 
trahison.  Profondément  affligé  de  la  maladie  du  peintre, 
le  monarque  promit  trois  cents  livres  à  son  médecin 
(physician)  s'il  pouvait  sauver  l'artiste.  Ce  fut  en  vain. 

Van  Dyck  mourut  à  Blacfriars,  en  décembre  1641.  Il 
fut  enterré  dans  l'ancienne  église  de  Saint-Paul,  à  côté 
du  tombeau  de  John  de  Gaunt.  L'Angleterre  entoura  ses 
funérailles  d'une  pompe  magnifique.  Solennellement  elle 
s'engageait  à  ne  point  oublier  la  merveilleuse  leçon  de 
son  premier  maître  et,  dès  ce  jour,  exprimait  une  admira- 
tion et  une  gratitude  pieuses  à  l'illustre  fondateur  de  sa 
grande  école  de  peinture. 


VAN   DYCK.  101 


XIII.  —  Technique  et  sentiment. 

Avant  de  parler  de  cette  école,  nous  avons  à  préciser  la 
physionomie  du  maître  par  l'analyse  de  ses  moyens 
d'expression.  Il  n'est  point  pour  la  critique  de  problème 
plus  captivant,  mais  aussi  de  plus  délicat  à  résoudre  que 
celui  qui  consiste  à  définir  les  procédés  d'exécution  d'un 
artiste,  à  déterminer  les  qualités  progressives  de  sa  fac- 
ture, à  décrire  les  ressources  techniques  au  moyen  des- 
quelles il  rend  tangibles  les  aspirations  les  plus  intimes, 
les  nuances  les  plus  subtiles  de  son  idéal.  Par  malheur, 
pour  Van  Dyck  les  renseignements  n'abondent  guère. 
Reynolds,  le  continuateur  du  maître  en  Angleterre,  nous  a 
laissé  dans  ses  Ecrits  quelques  remarques  très  justes  sur 
la  facture  de  son  illustre  modèle.  Le  peintre  diplomate 
de  Piles,  très  curieux  de  ces  questions  techniques,  a  con- 
signé dans  son  Traité  de  peinture,  publié  au  commence- 
ment du  xvme  siècle,  des  renseignements  précieux  qui  lui 
furent  fournis  par  des  contemporains  du  maître.  Parmi 
les  critiques  modernes  qui  s'occupèrent  avec  autorité  de 
cette  matière  nous  citerons  surtout  Waagen,  l'écrivain 
allemand  qui,  en  quelques  traits,  a  marqué  les  modifica- 
tions subies  par  le  coloris  de  Van  Dyck  d'une  période  à 
l'autre.  Ces  travaux  sont  néanmoins  pleins  de  lacunes. 
Et  nulle  technique  pourtant  n'est  plus  digne  que  celle-ci 
d'être  étudiée  avec  attention. 


102  "VAN    DYGK. 

Examinez  n'importe  quel  beau  portrait  de  Van  Dyck, 
et  quand  vous  en  aurez  apprécié  le  style,  la  richesse 
d'atmosphère,  la  délicatesse  psychologique,  songez  à  la 
facture  de  l'œuvre,  à  la  main  nerveuse  qui  fixa  cette 
image  humaine.  Vous  serez  stupéfait  de  la  rapidité  d'exé- 
cution, de  l'extraordinaire  adresse  manuelle  que  suppose 
une  telle  peinture.  En  Angleterre,  la  facture  de  Van  Dyck 
était  devenue  tellement  naturelle  et  simple  que  l'artiste 
n'avait  plus  à  s'en  inquiéter.  Il  peignait  avec  un  mini- 
mum d'effort,  de  temps,  de  matière.  Il  exécutait  des  por- 
traits en  un  jour,  en  quelques  heures,  et  véritablement 
son  génie  semble  vouloir  donner  raison  à  ces  philosophes 
qui  ne  veulent  voir  dans  Fart  qu'un  jeu. 

Cette  aisance  de  production  déconcerte  notre  esprit  habi- 
tué à  chercher  la  beauté  par  des  voies  lentes,  difficiles. 
Les  maîtres  d'autrefois  n'avaient  point  comme  nous  le 
souci  maladif  de  l'originalité;  leur  sentiment  artistique 
s'épanchait  librement,  instinctivement.  Un  portraitiste 
d'aujourd'hui  n'oserait  point  répéter  vingt  fois  la  même 
attitude,  vingt  fois  le  même  port  de  tête,  vingt  fois  la 
même  draperie  ainsi  que  le  faisait  Van  Dyck.  Il  éviterait 
avec  soin  une  telle  uniformité.  L'œuvre  de  Van  Dyck 
examinée  au  point  de  vue  de  cette  remarquable  aisance 
technique  doit  être  pour  nos  artistes  d'un  puissant  profit 
moral.  On  a  trop  répété  à  nos  générations  que  les  chefs- 
d'œuvre  ne  s'enfantaient  que  dans  la  douleur. 

Le  libre  jeu  des  facultés  artistiques  n'entraînait  nulle- 
ment l'abandon  des  méthodes.  Au  contraire,  il  semble 


VAN    DYGK.  103 

bien  qu'une  sévère  discipline  imposée  au  début  de  la 
carrière  favorisait  singulièrement  cette  indépendance 
du  génie.  Van  Dyck  n'a  jamais  reculé  devant  la  néces- 
sité de  l'esquisse.  Il  en  exécutait  au  bistre,  en  grisaille, 
parfois  il  les  teintait  légèrement  de  bleu  dans  les  fonds 
en  accentuant  les  figures  au  moyen  de  rehauts  blancs 
comme  dans  le  petit  Crucifiement  du  musée  de  Bruxelles  ; 
souvent  il  les  peignait  avec  les  tons  de  l'œuvre  défini- 
tive. Les  esquisses  ou  les  dessins  préparatoires  de  ses 
grandes  compositions,  à  part  quelques  exceptions,  sont 
incorrects,  et  Mariette  a  pu  remarquer  avec  raison  que 
Van  Dyck  ne  les  exécutait  «  que  pour  être  entendus 
de  lui  seul  ».  Il  n'en  est  pas  de  même  des  dessins  et 
études  faits  en  vue  des  portraits.  L'artiste  précisait  la 
tête,  les  mains,  indiquait  avec  soin  la  taille,  qui,  sui- 
vant la  fine  remarque  de  De  Piles,  contribue  si  fortement 
à  la  ressemblance.  Ses  eaux-fortes  originales  permettent 
du  reste  d'apprécier  son  talent  de  dessinateur.  Et  pour- 
tant Van  Dyck  crayonnait  en  des  minutes  de  loisir, 
pour  se  distraire,  les  croquis  de  ces  chefs-d'œuvre  ache- 
vés ensuite,  lestement,  en  quelques  heures. 

Quand  il  s'agissait  d'un  portrait  à  peindre,  Van  Dyck 
livrait  ses  esquisses,  ses  dessins,  ses  grisailles  à  ses 
élèves.  Ceux-ci  peignaient  une  ébauche  d'après  le  des- 
sin ou  coloraient  les  toiles  que  le  maître  avait  couvertes  de 
tons  gris.  Van  Dyck  en  une  séance  ou  deux  terminait  ensuite 
l'œuvre  à  laquelle  lui  seul  pouvait  communiquer  la  vie. 
D'après  le  fameux  expert  Jabach  dont  le  témoignage  si 


io4  Van  dygk. 

souvent  cite  a  été  recueilli  par  de  Piles,  Van  Dyck 
ébauchait  parfois  ses  portraits  ayant  de  dessiner  sur 
papier  la  taille  et  les  habits  de  son  modèle.  «  11  donnait 
ce  dessin,  lisons-nous  dans  de  Piles,  à  d'habiles  gens 
qu'il  avait  chez  lui,  pour  le  peindre  d'après  les  habits 
mêmes  que  les  personnes  avaient  envoyés  exprès  à  la 
prière  de  Van  Dyck.  Les  élèves  ayant  fait  d'après  nature 
ce  qu'ils  pouvaient  aux  draperies,  il  passait  légèrement 
dessus,  et  y  mettait  en  très  peu  de  temps,  par  son  intelli- 
gence, l'art  et  la  vérité  que  nous  y  admirons.  »  Jabach 
assure  en  outre  que  Van  Dyck  travaillait  à  plusieurs 
portraits  en  un  jour  avec  une  vitesse  extraordinaire. 
Descamps  dit  «  que  le  maître  commençait  à  peindre 
une  tête  le  matin,  qu'il  retenait  à  dîner  la  personne  qui 
se  faisait  peindre  et  qu'après  le  dîner  il  la  finissait  ». 
Quelques  contradictions  se  rencontrent  dans  ces  divers 
renseignements,  mais  les  historiographes  sont  d'accord 
sur  la  fécondité  surprenante  du  maître.  L'œuvre  de  Van 
Dyck,  créée  dans  la  vigueur  souriante  d'une  nature 
toujours  juvénile,  était  du  reste  la  meilleure  preuve 
que  l'artiste  pût  fournir  de  ses  inépuisables  ressources 
techniques. 

Van  Dyck  au  surplus  se  préoccupait  beaucoup  de  la 
qualité  de  ses  couleurs;  il  préparait  lui-même  ses  toiles 
et  essayait  constamment  de  perfectionner  les  procédés 
en  usage.  Il  attachait  une  importance  méticuleuse  au 
choix  de  son  huile.  C'est  ce  qui  explique  sans  doute,  outre 
l'emploi  des  grisailles  et  des  glacis,  la  très  particulière 


Clirhé  Kleinmann. 
LORD    GEORGES    DIGBY,     COMTE    DE     BRISTOL    ET    LORD    WILLIAM,     DUC 

DE     BEDSFORD 

(Collection  du  comle  Spencer  Althorp.) 


VAN    DYGK.  407 

finesse  de  sa  pâte.  Les  portraits  de  Van  Dyck,  d'après 
un  dire  du  peintre  Richardson,  avaient  un  aspect  rude 
et  blanc  les  premiers  jours.  Le  temps  en  adoucissait  la 
surface,  leur  communiquait  une  patine  dorée,  une  lumière 
caressante,  merveilleusement  propre,  ainsi  que  le  remar- 
quait Bellori,  au  jour  d'une  chambre. 

Van  Dyck  a  donc  fini  par  acquérir  une  technique  abso- 
lument originale  et  adéquate  à  son  sentiment  de  la  beauté. 
La  grâce  aristocratique  de  ses  modèles  nécessitait  une 
délicatesse  extrême  de  la  facture.  Avant  Musset,  Van 
Dyck  avait  connu  le  secret  des  ironies  élégantes  ;  avant 
Schumann,  il  apportait  à  Fart  les  élans  de  la  poésie  intime  ; 
avant  Mozart,  il  cherchait  des  harmonies  qui  sont  des 
caresses,  découvrait  une  expression  nouvelle  de  l'art  qui 
est  toute  harmonie.  Gomme  ces  trois  chantres  inimitables 
des  sentiments  individuels,  le  grand  disciple  de  Rubens 
fut,  avant  tout,  un  profond,  un  irrésistible  charmeur.  Il 
ne  chercha  pas  à  nous  surprendre,  à  nous  bouleverser; 
il  voulut  tout  simplement  nous  séduire.  Aussi  prêta-t-il  à 
toutes  ses  figures  un  langage  plein  d'élégance,  de  beauté 
délicate  et  noble. 

Il  fut  un  temps,  à  l'époque  des  Van  Eyck,  des  Memling, 
du  musicien  Willaert,  où  le  mot  flàmisch  était  devenu  en 
Allemagne  synonyme  de  bon  goût  et  d'esprit.  Van  Dyck 
presque  seul  de  son  temps  n'a  pas  failli  à  cette  antique 
réputation  de  sa  race.  L'art  flamand  ne  fut  pas  exclusi- 
vement pléthorique,  sanguin,  il  ne  glorifia  pas  seulement, 
comme  le  croit  Taine,  les  instincts  sensuels,  la  grosse  et 


108  VAN    DYCK. 

grande  joie,  l'énergie  rude  des  classes  populaires.  Il 
connut  des  raffinements  qui  n'étaient  point  de  la  précio- 
sité, des  élégances  qui  n'étaient  point  des  mièvreries,  des 
subtilités  qui  n'étaient  point  de  la  déliquescence.  Van 
Dyck  manifeste  avec  une  abondance  magnifique  et  victo- 
rieuse ce  besoin  de  charmer,  d'attirer  par  la  grâce  plus 
que  par  la  grandeur.  Et  c'est  précisément  cet  exemple 
mémorable  qui  allait  toucher  l'âme  des  peintres  futurs. 
L'enseignement  de  Van  Dyck  fut  plus  écouté  que  celui 
de  ses  émules  illustres  :  Velasquez  et  Franz  Hais.  En 
affinant  l'idéal  flamand  du  xvne  siècle,  «  sir  Anthony  » 
lui  assura  la  paternité  d'une  beauté  nouvelle. 

XIV.  —  L'École  de  Van  Dyck. 

Van  Dyck  accomplit  ce  miracle  de  créer  une  atmo- 
sphère d'art  en  Angleterre. 

«  Van  Dyck  est  le  premier  peintre  anglais  »,  disait  un 
jour  M.  Fernand  Khnopff. 

Encore  convient-il  de  remarquer  que  les  nombreux 
Flamands  employés  par  le  grand  artiste  dans  son  atelier 
de  Londres  pour  la  préparation  de  ses  portraits  :  Jan 
Roose,  Van  Leemput,  Thys,  Van  Belcamp,  Corneille  de 
Nève,  Hannemann,  et  plus  tard  ses  imitateurs  anglais  : 
les  Dahl,  les  Richardson,  les  Jewas,  les  Thornhill,  les 
Hudson,  ne  sont  que  des  intermédiaires  entre  sir  Anthony 
et  la  véritable  école  anglaise,  née  au  commencement  du 


[Cliché  Kleinmann. 
LORD     JOHN     ET     LORD     BERNHARDT     STUART 

(Collection  du  comte  Darnley,  Cobham  Hall.) 


VAN    DYGK.  111 

xvine  siècle.  Ces  peintres  obscurs  maintinrent  une  tra- 
dition qui  ne  s'anima  d'un  souffle  national  qu'avec 
Reynolds  et  Gainsborough. 

Reynolds  admirait  profondément  Van  Dyck.  Cette 
admiration  pourtant  va  moins  loin  que  ne  le  supposent 
certains  historiens  :  Michiels,  Fromentin,  Guiffrey.  Dans 
ses  Discours,  le  grand  peintre  anglais  met  l'école 
romaine  au-dessus  des  écoles  flamande  et  vénitienne, 
parce  qu'elle  a  mieux  compris  le  grand  style  ;  il  reproche 
au  Tintoret,  à  Paul  Véronèse  —  et  implicitement  à  Van 
Dyck  —  leur  manière  théâtrale  ;  il  lui  arrive  même  de  faire 
des  réserves  sur  le  coloris  du  portraitiste  anversois, 
«  froid  ou  bien  désagréable  à  force  d'être  rouge  ».  Il  est 
vrai  que,  dans  son  Voyage  en  Flandre  et  en  Hollande,  il 
décrit  avec  enthousiasme  les  œuvres  religieuses  du 
maître  ;  nous  avons  vu  ce  qu'il  pensait  du  tableau  de 
Malines.  Sa  charmante  lettre  au  Paresseux  mentionne 
en  outre  un  portrait  de  Charles  Ier  en  pied  par  Van  Dyck, 
qu'il  distingue  «  comme  une  parfaite  représentation  du 
caractère  ainsi  que  de  la  figure  de  ce  prince  ». 

C'est  par  ses  œuvres  surtout  que  Reynolds  trahit 
son  admiration  pour  Van  Dyck.  Si  le  grand  disciple 
anglais  approfondit  mieux  les  caractères  locaux  de  ses 
modèles,  si  parfois  aussi  il  nous  découvre  un  souci 
ethnique  plus  moderne,  ses  portraits  ont  tous  un  air 
d'apparat  emprunté  à  ceux  de  l'artiste  flamand  ;  ses  enfants 
et  ses  figures  équestres  rappellent  les  plus  illustres  pein- 
tures du  maître  anversois. 


112  VAN   DYGK. 

Gainsborough  n'a  pas  écrit  ce  qu'il  pensait  de  Van  Dyck. 
Les  œuvres  ici  encore  nous  renseignent.  Reynolds,  au  sur- 
plus, nous  apprend  que  son  émule  exécuta  d'après  le 
peintre  de  Charles  1er  «  des  copies  que  les  meilleurs  con- 
naisseurs pouvaient  prendre  sans  honte  au  premier  coup 
d'œil  pour  les  originaux  de  ce  maître  ».  Et  à  qui  Gains- 
borough doit-il  la  simplicité  gracieuse  et  mutine  de 
ses  portraits  d'enfants,  sa  facture  légère  et  finement 
rayonnante?  Son  Blue-Boy  de  la  Grosvenor  House  pour- 
rait porter  la  signature  de  Van  Dyck.  N'étaient  quelques 
particularités  du  costume,  on  attribuerait  volontiers  aux 
heures  les  plus  inspirées  du  grand  Flamand  cette  fantaisie 
exquise  brossée  avec  de  l'azur  céleste  et  du  soleil. 

Reynolds  et  Gainsborough  fondent  l'école  anglaise,  non 
point,  comme  on  Fa  dit,  en  perpétuant  la  manière  trop 
facile  des  deux  ou  trois  dernières  années  du  maître,  mais 
en  s'inspirant  des  meilleures  œuvres  anglaises  de  sir 
Anthony.  Ils  avaient  sous  les  yeux  des  tableaux  du  Tinto- 
ret,  de  Véronèse,  du  Titien  ;  ils  les  comparaient  aux  œuvres 
de  Van  Dyck  et  notaient  ainsi  les  qualités  particulières 
de  leur  grand  éducateur  anversois.  Raeburn  et  Lawrence, 
qui  vinrent  dans  la  suite,  ne  gardèrent  ni  la  noblesse  de 
Reynolds,  ni  le  sens  des  couleurs  chatoyantes,  si  déve- 
loppé chez  Gainsborough.  L'autorité  de  Van  Dyck  s'amoin- 
drissait, l'école  anglaise  oubliait  ses  origines  flamandes. 
Au  milieu  de  notre  siècle,  elle  sembla  même  les  renier 
complètement.  Pure  apparence.  La  couleur,  il  est  vrai, 
était   devenue  l'ennemie.  Mais  l'idéalisme  instinctif  de 


Cliché  Hanfstaengl. 


THOMAS    KILLIGREW    ET    THOMAS    CAREW 

(Windsor.) 


VAN    DYGK.  H5 

Van  Dyck,  le  rêve  délicat  et  tendre  qui  palpitait  harmo- 
nieusement dans  ses  œuvres,  se  retrouvaient  sous  les 
symboles  et  les  jolies  anecdotes  mystiques  des  préra- 
phaélites. L'école  anglaise  ne  saurait  effacer  cette  marque 
originaire.  N'est-elle  point  retournée  d'ailleurs,  avec 
Whistler,  aux  magies  de  la  couleur?  Gomme  Reynolds, 
le  peintre  aristocratique  de  Miss  Rosa  Corder,  de  ï Ama- 
zone, de  Lady  Archibald  Campdell,  devait  tenir  les  por- 
traits de  Van  Dyck  «  pour  les  plus  grandes  richesses 
qu'on  se  puisse  donner  ».  Comme  Van  Dyck,  Whist- 
ler se  servait  du  burin  en  créateur  de  génie;  comme 
Van  Dyck,  Fauteur  des  Nocturnes  et  des  Harmonies  nota 
de  subtils  frissons  humains,  pénétra  le  mystère  des 
visages  en  dominant  la  radieuse  inconstance  de  l'atmo- 
sphère. 

Le  maître  anversois  devint  également  un  des  grands 
inspirateurs  de  l'école  française,  —  bien  qu'il  n'eût  pas 
été  très  apprécié  en  France  de  son  vivant,  du  moins  par 
la  Cour  et  les  peintres  officiels  qui  le  redoutaient.  De 
Piles  dans  son  Traité  de  peinture,  encore  consulté  de  nos 
jours,  analyse  complaisamment  sa  facture  et  sa  méthode 
de  travail,  et  sans  nul  doute,  cet  ouvrage  écrit  à  la  gloire 
des  Flamands  et  des  Vénitiens,  nettement  hostile  aux 
tendances  romaines  de  N.  Poussin  et  Lebrun,  prépara  la 
venue  d'un  coloriste  comme  Watteau.  Des  liens  plus 
puissants  que  ce  frôle  témoignage  littéraire  unissent  Van 
Dyck  à  l'école  française.  Le  célèbre  émailleur  Jean 
Petitot,  l'un  des  collaborateurs  du  maître  en  Angleterre, 


116  YAN    DYCK. 

fut  le  portraitiste  attitré  de  la  cour  de  Louis  XIV.  Tl 
exécuta  les  portraits  de  Mlle  de  Lavallière,  de  Mme  de 
Montespan,  de  Mme  de  Maintenon,  et  son  art,  à  travers 
le  maniérisme  de  Mignard,  est  le  chaînon  qui  rattache  la 
manière  précise  de  Glouet  et  du  Maître  des  demi-figures 
au  style  des  Rigaud,  des  Van  Loo,  des  Largillière,  des 
Nattier.  M.  Lafenestre  (  Van  Dijck  en  France)  va  même 
jusqu'à  considérer  Claude  Lefebvre,  de  Tournières,  Fran- 
çois de  Troy,  Oudry  et  Watteau  comme  les  disciples  du 
maître  anversois.  Toutefois,  dit-il,  celui  de  nos  grands 
portraitistes  qui  profita  le  plus  de  Van  Dyck,  ce  fut  Hya- 
cinthe Rigaud,  qui,  sur  le  conseil  de  Lebrun,  copia  sans 
relâche  les  œuvres  du  «  beau  cavalier  d'Anvers  ». 

Regardez  au  surplus  certains  portraits  de  Van  Dyck  : 
l'exquise  Femme  du  peintre  (pinacothèque  de  Munich) 
tenant  d'une  main  sa  viole  de  gambe,  —  ou  même 
des  œuvres  médiocres  de  ses  deux  dernières  années  :  la 
Comtesse  Southampton,  élevant  le  sceptre  de  sa  main 
droite  et  sappuyant  du  bras  gauche  sur  le  globe  terrestre, 
ou  Mary  Ruthven,  sa  femme,  déguisée  en  Minerve.  Tout 
de  suite  vous  découvrirez  les  sources  où  sont  venus  puiser 
les  grands  portraitistes  français  du  xvme  siècle,  si  parents 
des  Reynolds  et  des  Gainsborough.  L'enthousiasme  de  cer- 
tains artistes  français  pour  Van  Dyck  alla  jusqu'au  culte 
—  si  j'en  crois  l'ouvrage  de  Michiels  :  Van  Dyck  et  ses 
élèves.  Le  sculpteur  Puget  l'aimait  par-dessus  tous  les 
peintres  et  possédait  quelques-uns  de  ses  tableaux;  il  les 
montrait  avec  orgueil  et,  comme  Reynolds,  estimait  qu'il 


Cliché  Hanfstaengl. 
LORD    WHARTON,     DIT    «    LE    JEUNE    HOMME    A    LA    HOULETTE    » 
(Musée  de  l'Ermitage,  Saint-Pétersbourg.) 


VAN    DYGK.  119 

ne  pouvait  posséder  de  trésor  plus  précieux.  Les  portraits 
de  ses  amis  décoraient  le  salon  de  sa  maison  de  campagne  ; 
celui  du  maître  anversois  occupait  la  place  d'honneur. 

Interprété  ensuite  de  façons  diverses,  non  point  contesté 
mais  trop  souvent  jugé  avec  une  sympathie  banale,  le 
génie  de  Van  Dyck,  malgré  tout,  est  resté  très  près  de 
nos  cœurs.  Des  chefs-d'œuvre  comme  les  Trois  têtes  de 
Charles  Ier  et  le  Roi  à  la  chasse  portent  en  eux  des  vertus 
indestructibles.  Ils  peuvent  rester  inaperçus  pendant  une 
ou  deux  générations.  Artistes,  érudits,  public  y  revien- 
nent tôt  ou  tard.  Qui  ne  sortira  émerveillé  de  la  «  salle 
Van  Dyck  »  du  Louvre?  Bien  qu'elle  contienne  quelques 
beaux  portraits  exécutés  par  d'autres  maîtres,  —  le 
Louis  XIII  couronné  par  la  Victoire  et  surtout  le  souple 
et  vivant  Richelieu  de  Philippe  de  Ghampaigne  —  c'est 
tout  de  même  Van  Dyck  avec  son  Charles  Jer  et  son  Mon- 
cade  qui  reste,  dans  cette  assemblée  de  portraitistes,  le 
roi  incontesté,  le  maître  des  maîtres. 

Nous  nous  flattons  d'être  les  premiers  à  rendre  justice 
au  cavalier  d'Anvers.  Presque  toutes  ses  œuvres  du  Louvre 
proviennent  de  Versailles  ou  de  la  petite  galerie  du 
Luxembourg.  Leur  nombre  respectable  dit  la  faveur  qui 
entourait  les  Van  Dyck  au  xvne  et  au  xvme  siècle.  Qu'on 
me  permette  encore  quelques  lignes  à  ce  propos  avant  de 
fermer  ce  vade  mecum.  Si  la  Cour  de  France,  trop  acces- 
sible aux  avis  intéressés,  négligea  d'employer  Van  Dyck, 
elle  devait,  aussitôt  l'artiste  mort,  faire  amende  plus 
qu'honorable  en  se  disputant  ses  œuvres.  Nous  avons  vu 


120  VAN    DYCK. 

jusqu'où  Lebrun,  Puget,  Rigaud  poussaient  la  religion  du 
grand  charmeur.  On  peut  facilement  s'imaginer  après  cela 
ce  que  fut  l'empressement  des  «  gens  de  goût  et  de  qua- 
lité ». 

Le  xvme  siècle  y  mit  plus  de  ferveur  encore  que  le 
précédent.  Les  Mémoires  secrets  de  Bachaumont  nous  en 
fournissent  une  preuve  caractéristique.  Voici  ce  qu'on  lit 
dans  ce  curieux  mémorandum. 

«  25  mars  1771.  —  L'impératrice  de  Russie  a  fait  enle- 
ver tout  le  cabinet  de  tableaux  de  M.  le  comte  de  Thiers, 
amateur  distingué  qui  avait  une  belle  collection  en  ce 
genre.  M.  de  Marigny  a  eu  la  douleur  de  voir  passer  ces 
richesses  chez  l'étranger,  faute  de  fonds  pour  les  acquérir 
pour  le  compte  du  roi.  On  distinguait,  parmi  ces  tableaux, 
un  portrait  en  pied  de  Charles  Ier,  roi  d'Angleterre,  origi- 
nal de  Van  Dyck.  C'est  le  seul  qui  soit  resté  en  France. 
Mme  la  comtesse  Dubarri,  qui  déploie  de  plus  en  plus  son 
goût  pour  les  arts,  a  ordonné  de  l'acheter.  Elle  l'a  payé 
24000  livres.  » 

Si  cette  note  prouve  que  déjà  au  xvme  siècle  l'étranger 
triomphait  trop  souvent  dans  les  ventes,  elle  montre 
aussi  que,  voulant  passer  pour  un  «  collectionneur  »  dis- 
tingué, la  Dubarri  disputait  à  la  grande  Catherine  une 
œuvre  de  Van  Dyck,  de  préférence  à  tout  autre  tableau. 
11  est  vrai  que  les  Mémoires  de  Bachaumont  cachent  une 
malice  sous  leur  style  de  procès-verbal,  caria  note  ajoute  : 

«  Sur  l'observation  qu'on  lui  faisait  de  choisir  un  pareil 
morceau  entre  tant  d'autres  qui  auraient  dû  mieux  lui 


Cliché  Neurdein, 


CHARLES     Ier     A     LA     CHASSE 

(Musée  du  Louvre.) 


VAN    DYGK.  123 

convenir,  elle  (la  comtesse)  a  répondu  que  c'était  un  por- 
trait de  famille  qu'elle  retirait.  En  effet,  les  Dubarri  se 
prétendent  parents  de  la  maison  des  Stuarts.  » 

La  royale  comtesse,  en  tout  cas,  payait  assez  cher  son 
amour  de  la  famille  et  son  «  goût  pour  les  arts  ».  Le 
Louvre  lui  doit  quelque  reconnaissance.  Sans  elle,  c'est 
l'Ermitage  sans  doute  qui  posséderait  aujourd'hui  le 
Carolus  1°  rex  magnœ  Britanniœ,  l'un  des  plus  beaux  por- 
traits du  monde. 


Il  faut  ne  point  saisir  la  part  créatrice  de  Van  Dyck, 
n'avoir  point  observé  dans  ses  ramifications  diverses 
l'histoire  de  l'art  en  Europe  depuis  le  commencement  du 
xvne  siècle,  pour  soutenir  que  le  grand  portraitiste  fla- 
mand eût  accompli  une  destinée  plus  illustre,  vécu  une 
existence  plus  féconde  en  ne  quittant  point  sa  patrie.  Est- 
il  moins  flamand,  après  tout,  pour  avoir  séjourné  à  Londres? 
Est-il  moins  original  pour  avoir  résumé  les  découvertes  de 
ses  maîtres  et  de  ses  contemporains  avant  d'avoir  exprimé 
sa  propre  poésie?  Son  art  séducteur  fut  accueilli  avec 
empressement  à  l'étranger,  alors  que  l'inspiration  épique 
de  Rubens  était  souvent  négligée  ou  incomprise.  Et  peut- 
on  vraiment  souhaiter  une  mission  plus  rare  à  Van  Dyck, 
que  celle  d'avoir  engendré  une  lignée  de  maîtres  magni- 
fiques chez  deux  peuples  différents? 

Notre  admiration  et  notre  respect  pour  l'illustre  maître 
d'autrefois  dominent  dorénavant  les  incertitudes  de  la 


124  VAN    DYCK. 

mode  et  les  divergences  de  la  critique.  La  création  d'une 
salle  Van  Dyck  au  Louvre,  d'une  autre  à  Munich,  la 
belle  exposition  d'Anvers  de  1899  l'attestent.  Van  Dyck 
est  digne  de  cet  hommage  universel.  Il  fat  l'un  des 
enfants  les  plus  justement  fêtés  du  beau  xvne  siècle 
flamand.  C'est  diminuer  l'artiste  et  méconnaître  la  gran- 
deur de  cet  âge  d'or  de  la  peinture,  que  de  souhaiter  une 
autre  carrière  à  l'inégalable  traducteur  des  séductions 
humaines. 


FIN 


TABLE   DES    GRAVURES 


Portrait  du  jeune  Yan  Dyck  (Musée  de  l'Ermitage,  Saint-Péters- 
bourg)    9 

Saint  Martin  (Eglise  de  Saventhem,  Belgique) 13 

Samson  et  Dalila  (Musée  de  Vienne) 17 

Portrait  d'enfant.  —  Animaux  de  Fyt  (Musée  d'Anvers) 21 

Mise  en  croix  (Église  de  Notre-Dame,  Gourtrai) 25 

Portrait  de  F.  Snyders  et  sa  famille  (Musée  de  l'Ermitage) ...  29 
Le   Christ    entre   les  deux    larrons    (Église   Saint-Rombaut, 

Malines) 33 

Snyders  et  sa  femme  (Musée  de  Cassel) 41 

Déposition  de  croix  (Musée  du  Prado,  Madrid) 45 

Marie-Louise  de  Tour  et  Taxis  (Musée  de  Liechtenstein) 49 

Repos  après  la  fuite  en  Egypte  (Pinacothèque  de  Munich) 53 

Baron  de  Groy  (Pinacothèque  de  Munich) 57 

Christ  au  tombeau  (Musée  d'Anvers) 65 

La  Vierge  aux  donateurs  (Musée  du  Louvre) 73 

Portrait  de  Brueghel  (Eau-forte) 77 

Charles  Ier,  trois  têtes  d'étude  (Windsor) 81 

Trois  enfants  de  Charles  1er  (Windsor) 85 


126  TABLE  DES  GRAVURES. 

Les  cinq  enfants  de  Charles  Ier  :  princesse  Maria,  prince  Jacques, 
prince  Charles,  princesse  Elisabeth  et  princesse  Anna  (Musée 
de  Berlin) 89 

William  Villiers,  vicomte  Grandison  (Collection  Jacob  Herzog, 
Vienne) 97 

Lord  Georges  Digby,  comte  de  Bristol  et  lord  William,  duc  de 
Bedsford  (Collection  du  comte  Spencer  Althorp) 105 

Lord  John  et  lord  Bernhardt   Stuart   (Collection  du  comte 
Darnley,  Cobham  Hall) 109 

Thomas  Killigrew  et  Thomas  Carew  (Windsor) 113 

Lord  Wharton,  dit  «  le  Jeune  homme  à  la  Houlette  »  (Musée  de 
l'Ermitage,  Saint-Pétersbourg) 117 

Charles  Ier  à  la  chasse  (Musée  du  Louvre) 121 


TABLE  DES  MATIÈRES 


1 .  —  Introduction 5 

il.  —  Les  historiens  du  maître 7 

III.  -  -  Années  de  jeunesse 11 

IV.  -  Premières  œuvres 31 

V.  —  En  Italie 36 

VI.  —  Les  œuvres  de  la  période  italienne 48 

VII.  —  Retour  à  Anvers 60 

VIII.  —  Les  grandes  compositions  religieuses 64 

IX.  —  Portraits,  tableaux  mythologiques,  eaux-fortes  de  la 

période  flamande 70 

X.  —  En  Angleterre 80 

XI,  —  Les  portraits  anglais 92 

XII.  —  Les  dernières  années 96 

XIII .  —  Technique  et  sentiment 101 

XIV.  —  L'École  de  Van  Dyck 108 


10196-03.  —  Gobbeil.  Imprimerie  Éd.  Crété. 


DATE  DUE 


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