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LES GRANDS ARTISTES
VAN DYCK
LES GRANDS ARTISTES
COLLECTION D'ENSEIGNEMENT ET DE VULGARISATION
Placée sous le Haut Patronage
DE
L'ADMINISTRATION DES BEAUX-ARTS
Volumes parus :
Raphaël, par Eugène Muntz.
Albert Durer, par Auguste Marguillier.
Watteau, par Gabriel Séailles.
Titien, par Maurice Hamel.
Léonard de Vinci, par Gabriel Séailles.
Eugène Delacroix, par Maurice Tourneux.
Rubens, par Gustave Geffroy.
J.-F. Millet, par Henry Marcel.
Pierre Puget, par Philippe Auquier.
Ingres, par Jules Momméja.
Poussin, par Paul Desjardins.
Van Dyck, par Fierens-Gevaert.
Velazquez, par Élie Faure.
Volumes à paraître :
David, par Charles Saunier.
Chardin, par Gaston Schefer.
La Tour, par Maurice Tourneux.
Ruysdaël, par Georges Riat.
Gainsborough, par Gabriel Mourey.
Claude Lorrain, par Raymond Bouyer,
10195-03 — Cgrbeil. Imprimerie Kd Cbëté.
93
LES GRANDS ARTISTES
LEUR VIE. — LEUR ŒUVRE
VAN DYCK
PAR
FIERENS-GEVAERT
BIOGRAPHIE CRITIQUE
ILLUSTRÉE DE VINGT-QUATRE REPRODUCTIONS HORS TEXTE
PARIS
LIBRAIRIE RENOUARD
HENRI LAURENS, ÉDITEUR
6, RUE DE TOURNON (VIe)
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BRIGHAM YOUlNG UNIVERSITY
PROVO, UTAH
ANTOINE VAN DYCK
I
On considère habituellement Antoine Van Dyck comme
un peintre peu flamand. La grâce raffinée de sa personne,
de ses manières, de ses modèles, le cosmopolitisme de
son existence, et même la fluide souplesse de sa tech-
nique affaiblissent le caractère de son art aux yeux de ses
critiques, de ses historiographes et de bon nombre de
ses compatriotes. De ce que son génie se pare d'une fan-
taisie parfois ondoyante, de ce que sa physionomie
morale est en apparence très différente de celle des
grands Anversois du xvne siècle, de ce qu'il vit loin de sa
patrie pendant le dernier quart de son existence et n'est
point fidèle à la «manière flamande », on en conclut qu'il
est comme une fleur très rare et très pure arrachée du
sol natal, et qui ne s'est épanouie qu'imparfaitement à
l'étranger...
Combien injuste est cette condamnation! Van Dyck
possède des vertus autochtones, locales. S'il en a conquis
d'autres par le commerce avec les maîtres italiens, y
pouvons-nous voir un amoindrissement de son art? La
6 VAN DYCK.
force d'assimilation du grand portraitiste fut un inappré-
ciable facteur dans l'histoire de la peinture. Instinctive
et plus flamande qu'on ne croit, développée, affinée au
cours des voyages, cette élégance infinie de Van Dyck que
Ton admire comme une manifestation exceptionnelle —
mais que des esprits étroits jugent dédaigneusement au
nom de je ne sais quel protectionnisme esthétique —
devient un exemple, une ressource, un idéal pour tous
les peintres qui suivront. Supposez le xvne siècle privé de
Van Dyck. Peut-être l'admirable école des portraitistes
français du xvine siècle aurait-elle rayonné d'un éclat
moins vif et surtout moins soudain. Supposez maintenant
que l'artiste ait passé les dix dernières années de sa vie à
Anvers au lieu de porter son art aristocratique et subtil
à Londres. Nous n'aurions certainement pas connu de
peinture anglaise. Nous n'aurions admiré ni les œuvres
de Gainsborough, de Lawrence, ni celles de l'illustre
Reynolds qui, dans un élan d'enthousiasme filial, écri-
vait : a Van Dyck est le plus grand peintre de portraits
qui ait jamais existé. »
Tandis que Rubens et son cortège brillant de collabo-
rateurs font, à Anvers môme, resplendir la gloire de la
peinture flamande, Van Dyck est le missionnaire éloquent
que le destin choisit pour assurer au dehors l'avenir de
l'art. Le tumulte triomphal de la peinture flamande du
xvne siècle étouffe la voix de bien des artistes. Que d'in-
dividualités effacées ou fondues dans le soleil de Rubens !
La réserve et la séduction de Van Dyck sont une leçon
VAN DYCK. 7
que Ton suit avec plus d'aisance et souvent même avec
plus de profit. L'originalité dû peintre de Charles Ier
dégénère parfois en une délicatesse exagérée ; mais son
influence est indéniable. L'art de Van Dyck, détaché
comme une branche splendide du tronc originaire, s'est
ramifié en tous sens; dans la peinture européenne et a
déterminé une expression nouvelle de l'idéal plastique.
J'essayerai de montrer, par la biographie du maître,
par quelques indications sur sa technique et ses œuvres
capitales, par un bref tableau de son temps et de l'art au
commencement du xvne siècle, comment cette formule,
ou mieux ce style, dont nous trouverons les sources en
Italie, s'est développé et affirmé dans la peinture à la
faveur de l'esprit flamand et par l'intermédiaire de Van
Dyck.
II. — Les historiens du Maître.
Il est impossible de retracer exactement la vie du
grand portraitiste. Comme il est arrivé pour tous les
maîtres, ses premiers biographes enregistrèrent avec plus
d'empressement des légendes sans fondement que des
événements véridiques. Etonnerai-je en disant que la
lecture de ces « légendaires » est plus captivante que celle
des critiques d'aujourd'hui? Vraie ou quelque peu dégui-
sée, la figure de l'artiste est vivante au moins dans leurs
récits. Rien n'est gracieux comme les charmantes histo-
riettes racontées par Bellori, l'auteur des pénétrantes
ras
8 VAN DYCK-.
Vite de Villon ; par Houbraken et Weyerman toujours aux
écoutes dans les intérieurs d'artistes et consignant les
moindres anecdotes; par Descamps, dont la littérature
baroque est une vaste encyclopédie des commérages d'ate-
lier ; par le naïf Mensaert qui croyait à toutes les intrigues
galantes mises au compte de Van Dyck et décrivait toute-
fois avec un charme communicatif les œuvres religieuses
du maître conservées dans les Pays-Bas.
La critique moderne, représentée tout d'abord par un
anonyme dont le manuscrit est conservé au Louvre et par
un érudit flamand, Mois, mort à Anvers en 1790, dirigea
pour la première fois sa lumière sur ces chroniques, à la fin
du xvine siècle. Successivement parurent les travaux de
M. Carpenter qui éclaircirent le séjour de Van Dyck en
Angleterre, Y Abecedario de Mariette avec ses précieuses
notes sur les dessins et les estampes du maître, l'excellente
étude de Wibiral sur les eaux-fortes, le Catalogue rai-
sonné de Smith, puis les volumes de Michiels, de Guiffrey,
les documents, notices, études, de Percy Rendall Head,
Cari Lemcke, Waagen, Duplessis et, en Belgique, les
publications de MM. Hymans, Max Booses, Fétis, Génard,
Siret, Pinchart, Van den Branden. etc.
Je pourrais allonger cette liste. L'érudition contempo-
raine s'enorgueillit d'avoir débarrassé la figure de Van
Dyck de quelques « vapeurs malsaines » ; elle a créé, en
revanche, un remarquable labyrinthe d'hypothèses autour
de cette jolie mémoire de peintre princier. J'en ai par-
couru avec patience les moindres détours. Il y pénètre
Cliché Hanfstaengl.
PORTRAIT DU JEUNE VAIN DYCK
(Musée de l'Ermitage, Saint-Pétersbourg.)
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VAN DYCK. 11
peu d'air et de lumière. La micrographie historique n'a
pu fixer que d'une manière incertaine les grandes étapes
de cette carrière. On n'est d'accord que sur certaines dates
fournies presque toutes par M. Carpenter. Pour reconsti-
tuer la physionomie intime et publique du grand peintre,
il faut se tourner bien souvent vers les premiers bio-
graphes, ou, ce qui vaut mieux, demander aux œuvres le
secret de leur jeunesse et de leur beauté.
III. — Années de jeunesse.
Van Dyck naquit le 22 mars 1599. Son père était consi-
déré comme l'un des bourgeois les plus riches d'Anvers.
Sa mère, Marie Cuypers, possédait un talent très délicat
de brodeuse. Elle exécuta, nous dit le bon chroniqueur
Mensaert, plusieurs sujets d'histoire « avec un entende-
ment et une adresse si surprenants qu'ils ont été regardés
comme des chefs-d'œuvre par les maîtres dans cette
profession ». Morte au moment où le jeune Antoine attei-
gnait l'âge de huit ans, elle put lui enseigner les pre-
miers éléments du dessin et déposer dans son esprit le
goût instinctif des élégances féminines.
Sans nul doute le jeune Antoine reçut une éducation
des plus soignées. La bourgeoisie flamande était fort ins-
truite à cette époque. Virgile, Homère, Gicéron, Démo-
sthène étaient aussi familiers aux jeunes gens d'alors que
La Fontaine l'est aux générations actuelles. Les artistes
12 VAN DYGK.
eux-mêmes se montraient d'une inlassable curiosité d'es-
prit. Otto Venius et Rubens n'ont-ils pas offert le spec-
tacle magnifique de leurs aptitudes universelles ? Van
Dyck, doué d'une nature primesautière, élevé dans un
milieu riche, grave, pieux, aux côtés d'un frère qui devint
un savant prémontré et de sœurs vouées de bonne heure
aux ordres, suivit sans trop d'effort, peut-on croire, le
studieux exemple des siens. Il parlait le flamand, l'espa-
gnol, le français, l'anglais, l'italien. La physionomie gra-
cieuse et prenante du jeune artiste se dessine ainsi dès
les premières années ; éclairée d'une flamme plus hardie
après le séjour au delà des Alpes, elle conservera jusqu'à
la fin la séduction tendre de l'enfance.
Les Liggeren ou registre des Corporations anversoises,
transcrit par MM. Rombouts et Van Lerius, nous
apprennent que le jeune Antoine entra chez Henri Van
Balen comme leerjongen, c'est-à-dire comme apprenti ou
écolier en 1609. Il n'avait que dix ans, — mais il pour-
suivit sans doute à la fois son éducation générale et ses
études de peintre. Combien de temps passa-t-il chez son
premier maître, artiste habile, sans originalité et qui
semble un attardé de l'école de Fontainebleau sij'enjuge
d'après la figurine nue et banale de la Fécondité que con-
serve le musée de Rruxelles ? En quelle année Van Dyck
devint-il ensuite le disciple de Rubens? Autant d'interro-
gations qui restent sans réponse.
11 fut l'élève de Van Ralen pendant deux ans, a-t-on
cru longtemps ; après quoi, dit Mois dans ses Additions au
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Cliché Deloeul.
SAINT MARTIN
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(Eglise de Saventhem, Belgique.)
VAN DYGK. 15
livre de Descamps, il passa, comme élève, dans l'atelier
de Rubens « dont il fut le plus bel ornement ». Remar-
quez qu'il n'aurait eu que douze ans. M. GuifFrey, d'après
l'anonyme du Louvre, pense qu'il fréquenta chez Rubens
à partir de 1612 ; d'autres disent 1614, sans fournir plus
de preuves ; Carpenter parle de 1615; M. Hymans enfin,
dans un article publié par Y Encyclopédie britannique, sup-
pose que dès l'âge de seize ans Van Dyck travailla d'une
manière indépendante, qu'il ne fut pas l'élève, mais l'as-
socié de Rubens à partir de 1619 alors qu'il était déjà
membre de la Gilde de Saint-Luc. Mais, comme nous le
verrons, -Rubens a lui-même appelé Van Dyck le meilleur
de ses élèves [leerling en) . Il n'y a donc pas de doute sur ce
point. D'ailleurs, le géant anversois ne faisait-il pas, de
tous ses élèves, des associés et des collaborateurs? Gela
n'empêchait point certains d'entre eux de parcourir des
carrières personnelles et brillantes. Van Dyck lui-même
n'avait pas vingt ans que les plus illustres membres de la
pléiade anversoise reconnaissaient l'autorité de son génie
naissant en lui accordant son brevet de maîtrise.
Quels que soient, au surplus, les liens qui unissent
Rubens à son jeune émule, qu'on y reconnaisse ceux du
maître et du disciple ou ceux du patron avec son plus
précieux collaborateur, il est évident que Van Dyck subit
à tous les points de vue l'ascendant du peintre de la
Descente' de croix. En pouvait-il être autrement? Rubens
était rentré à Anvers en 1608. Au moment où le talent
de Van Dyck commençait à se distinguer, l'atelier de
16 VAN DYCK.
Pierre-Paul était un admirable foyer d'art où les peintres,
les savants, les connaisseurs, les princes venaient s'em-
plir les yeux et le cœur de beauté. Qui n'a entendu parler
des marbres antiques, des meubles de prix, des tableaux
illustres qui décoraient la maison du maître — le palais
plutôt, puisque sa construction avait coûté 60 000 florins
à Rubens. Van Dyck avait sous les yeux le spectacle d'un
luxe somptueux qui s'accordait avec ses goûts naissants
et son éducation première. Il rencontrait chez Rubens
non seulement des artistes qui travaillaient pour vivre,
mais les jeunes gens des premières familles, — tels
Pierre Stevens, dont les parents possédaient des trésors
immenses, et Antoine Gornelissen, richissime amateur
de beaux-arts et de littérature, — sans compter les amis
du peintre de la Descente de croix : le bourgmestre Rockox
et son neveu Gevaerts, le célèbre imprimeur Ralthazar
Moretus, etc.
Grâce à son génie précoce, Van Dyck put tout de suite
se créer une situation très particulière dans cette foule
brillante. De jolies anecdotes recueillies par Mensaert,
Descamps, etc., sont les témoignages pittoresques, sinon
irréfutables, de ce prestige rapidement conquis par le
jeune artiste. Mensaert raconte d'une façon exquise com-
ment Van Dyck fut désigné par ses camarades d'atelier
pour repeindre dans une œuvre de Rubens un torse de
saint Sébastien malencontreusement effacé par un des
élèves en l'absence du maître. On voudrait citer tout le
texte du vieux chroniqueur. Sur les supplications de ses
VAN DYGK. 19
amis, Van Dyck avait réparé l'accident en moins d'une
heure. Quand Rubens rentra, un silence profond et inac-
coutumé régnait dans l'atelier. Le jeune Antoine tremblait.
11 s'attendait à être grondé. Le maître, au contraire, le
félicita chaudement et il ajouta « qu'il était utile et néces-
saire qu'il fît le voyage d'Italie, l'unique et seule école de
laquelle les plus habiles hommes étaient sortis ». Sur
quoi, ajoute le bon Mensaert : « Van Dyck lui dit qu'il le
désirait, mais que sa bourse n'y répondait pas, et qu'il
craignait d'être obligé de vendre son chapeau en chemin ! »
N'est-ce point délicieux?
Les chroniqueurs malheureusement ne s'accordent point
sur les détails de l'anecdote. Descamps affirme que
Van Dyck repeignit un bras et une tête de la Madeleine
qui est aux pieds du Christ dans la Descente de croix, et
que Rubens aurait dit en rentrant :« Voilà un bras et
une tête qui ne sont pas ce que j'ai fait de moins bien. »
Par malheur aussi l'anecdote se retrouve dans la bio-
graphie de plusieurs maîtres italiens. Et ces rencontres
comme ces contradictions permettent à la critique moderne
de tenir ces jolies historiettes pour de pures fables. Mais
nous savons tout de même d'une façon positive que
Rubens, de très bonne heure, considéra Van Dyck comme
le plus habile de ses disciples. C'est à propos d'un tableau
placé dans son hôtel : Achille chez les filles de Lycomède,
qu'il écrivit: « Gemaakl door den besten mijner leerlin-
gen en geheel hertoest van mijne hand. — Exécuté par le
meilleur de mes élèves et entièrement retouché de ma
20 VAN DYCK.
main.» Si nous en croyons le consciencieux Bellori, qui
tenait ses renseignements de sir Kenelm Digby, un ami
de Van Dyck, le jeune artiste aurait été d'abord employé
à exécuter des dessins et esquisses pour les graveurs de
son illustre maître. Rubens estimait le jeune Antoine
capable d'exécuter le patron des planches et de préparer
le travail des chalcographes, ajoute Mariette. Ainsi, dès sa
première jeunesse, Van Dyck aurait été mis en rapport
direct avec l'admirable école anversoise de « graveurs
coloristes » sur la technique desquels il exerça plus
tard une influence considérable. Mais Rubens l'associa
bientôt à des travaux plus importants. Le maître avait
entrepris un énorme travail décoratif commandé par la
Compagnie de Jésus — trente-neuf plafonds. Dans le
contrat que Rubens passa avec les Pères, Van Dyck est
le seul de tous ses collaborateurs qui soit nommé. Cette
fois le disciple était véritablement devenu l'associé. Ces
peintures ont malheureusement péri,quelquesannées plus
tard, dans un incendie — sauf trois conservées à Vienne.
On s'étonne souvent du sans-gêne avec lequel les
grands artistes de la Renaissance utilisaient les talents de
leurs élèves pour la préparation de leurs œuvres. Rubens,
en cela, suivait tout naturellement une tradition que
Van Dyck plus tard ne manquera pas de maintenir. Au
moyen âge et à l'époque de la Renaissance, l'art n'était point
considéré comme un sacerdoce, mais comme une profes-
sion ; l'artiste n'était point un être sensible et vaniteux à
l'excès, mais un artisan supérieur luttant pour assurer
Cliché Hermano.
PORTRAIT D ENFANT. - ANIMAUX DE FYT
(Musée d'Anvers.)
VAN DYCK. 23
son existence. Les confréries de Saint-Luc étaient de
grandes familles qui se subdivisaient en familles plus
étroites : les ateliers. L'élève était un simple apprenti ;
maître à son tour, après un jugement sérieux de ses pairs,
il considérait encore comme un très grand honneur de
pouvoir coopérer à l'œuvre du patron. Le religieux Mem-
ling, pas plus que Rubens, n'eut de scrupule à utiliser
le talent de ses élèves. Cette association libre étouffait-
elle la personnalité des disciples ? Amoindrissait-elle le
génie des créateurs? C'était un échange réciproque, infi-
niment fécond, dont les conséquences étaient puissantes
et multiples. Le peintre David avait, à cet égard, hérité du
bon sens de ses plus illustres devanciers. Ayant à traiter le
sujet : Léonidas aux Thermopyles, il demanda des esquisses
à tous ses élèves et les prévint qu'il leur emprunterait
leurs meilleures idées pour son œuvre: «Tout le monde
a des idées, ajoutait-il, le tout est de leur donner une
forme définitive. » Il fit comme il avait dit. Et ceux
d'entre ses disciples dont la juvénile ébauche avait suggéré
quelque détail de son tableau étaient très fiers. Ce com-
munisme artistique influençait l'ambiance morale chez
les peintres anversois ; ils unissaient leurs enfants par
le mariage ; l'élève épousait la fille du maître; les nom-
breux « portraits de famille » qu'ont laissés ces artistes
nous prouvent leur penchant à l'intimité domestique.
Karel Van Mander ne commence-t-il pas son Livre des
Peintres par une série de préceptes moraux à l'usage
des confrères? Ces grands peintres, très peu romantiques,
U Van dyck.
ne pensaient pas que le génie est engendré par le désordre.
YanDyckne passe pas pour un saint; mais c'est la
légende qui lui a fait une mauvaise réputation. Rien ne
nous autorise à croire qu'il ne bénéficia point de l'atmo-
sphère d'honnêteté répandue dans l'atelier de Rubens et
dans la société artistique d'Anvers. Avec des mots indi-
gnés, Houbraken et Descamps racontent que Van Dyck
osa lever les yeux sur la femme de l'incomparable maître
en qui il trouvait un père. Rubens, disent-ils, avait offert
sa tille en mariage au jeune artiste qui l'aurait refusée
parce qu'il aimait la mère, Isabelle Rrandt. Carpenter n'a
pas eu de peine à montrer l'absurdité de cette calomnie :
Rubens n'eut point de fille de sa première femme Isa-
belle.
Il est vrai que le jeune peintre était très beau, très
élégant, d'une distinction suprême. Les portraits de Van
Dyck jeune (collection du duc de Grafton, National
Gallery, pinacothèque de Munich, et surtout celui de
l'Ermitage reproduit dans ce travail) font penser à Ché-
rubin, à Musset jeune, ou mieux à quelque gracieux
seigneur shakespearien: Laërte, Gassio, Renedict, Mer-
cutio, figures en qui tout est charme, dont toutes les
paroles sont dorées, dont chaque geste crée de la beauté.
Cette séduction physique n'explique-t-elle pas l'origine
de bien des récits perfides? Et n'est-ce pas simplement
cette beauté qui trouble le jugement de Descamps quand
il prête à l'artiste, en termes élégamment surannés, « ce
penchant pour l'amour » que tous les critiques et historiens
Cliché Kleinmann.
MISE EN CROIX
(Église de Notre-Dame, Courtrai.)
VAN DYCK. 27
depuis îe crédule Houbraken jusqu'au scrupuleux Fromen-
tin, ont considéré comme un obstacle au complet épanouis-
sement spirituel de notre héros, à l'affirmation entière
de ses dons de génie ?
Si Van Dyck ne menait pas une existence monacale
— toutes les traditions orales recueillies sur ce point sont
suspectes, — au moins savons-nous qu'il travaillait sans
relâche. Sa réputation était solidement établie avant son
départ pour l'Italie. Dès 1620, l'illustre Mécène Thomas
Howard, comte d'Arundel, que Rubens appelait « un évan-
géliste pour le inonde de l'art », engagea Van Dyck à
s'établir en Angleterre. Le jeune peintre fut invité à la
cour de Jacques Ier, exécuta des portraits, reçut une gra-
tification de cent livres et, le 28 janvier 1621, « monsieur
Antoine Van Dyck, serviteur de Sa Majesté », obtint un
passeport « pour voyager durant huit mois, en vertu de
la permission de Sa Majesté ». On en peut déduire que
Van Dyck était célèbre à vingt-deux ans.
C'est alors qu'il part pour l'Italie. Est-ce avant ou après
la mort de son père, en 1622, c'est-à-dire immédiatement
après son retour d'Angleterre, ou en 1623? Aucun docu-
ment irréfutable ne fixe notre incertitude. Ici encore un
gracieux roman venait combler autrefois les lacunes de
l'histoire. Il existe, entre Bruxelles et Louvain, un village
appelé Saventhem, dont l'église possède un célèbre Saint
Martin de la jeunesse du maître. L'impossibilité où l'on
était d'expliquer la présence d'un chef-d'œuvre dans cet
humble endroit a naturellement fait fleurir une légende.
28 VAN DYGK.
A peine en route pour l'Italie, Van Dyck se serait arrêté à
Saventhem, séduit par les yeux d'une jolie meunière,
avec laquelle il aurait vécu quelque temps ! Il aurait peint
pour elle le Saint Martin, ou offert le tableau à l'église
du village en signe de contrition.
L'anonyme du Louvre le premier suspecta cette tradi-
tion. Les critiques modernes l'ont réduite à néant. Ils y
ont substitué des hypothèses. Ils ont tous leur histoire à
propos du Saint Martin. Les uns disent que Van Dyck
aima Isabelle van Ophem, la fille du bourgmestre de
Saventhem, qu'il demanda sa main et qu'on la lui refusa;
mais ils laissent dans l'ombre les rapports de cette idylle
avec le tableau. D'autres, plus judicieux, rapportent que
Ferdinand de Boisschot, seigneur de l'endroit, commanda
un Saint Martin à Van Dyck pour son église domaniale.
Mais l'artiste a peint deux Saint Martin, celui de Saven-
them et un autre conservé à Windsor. Ce dernier fut
longtemps attribué à Rubens. On l'a restitué à l'élève et
certains soutiennent même que ce serait là l'œuvre exé-
cutée pour Ferdinand de Boisschot — ce qui est fort
improbable.
Les clartés de la critique font naître parfois quelque
confusion dans les faits. Ah ! si l'on pouvait encore se
fier aux légendaires ! Mais ils se contredisent autant que
les érudits modernes. Que d'histoires ne racontent-ils
pas à propos du départ pour l'Italie ! Van Dyck, assure
l'un, reçut deRubens une bourse bien garnie et un cheval
— le célèbre cheval du tableau de Saventhem. Pasdu tout,
Cliché Hanfstaengl.
PORTRAIT DE F. SNYDERS ET SA FAMILLE
(Musée de l'Ermitage.)
VAN DYGK. 31
affirme un autre, le maître était jaloux de son trop galant
disciple et le représenta aux côtés de sa seconde femme,
parmi les damnés de son Christ aux limbes. — En réalité,
Van Dyck prit congé de Rubens en termes affectueux,
puisqu'il fit don à son maître d'un Ecce homo, d'un Christ
au Jardin des Oliviers et d'un portrait d'Isabelle Brandt.
L'état d'âme du jeune artiste à ce moment est, semble-
t-il, assez facile à déterminer. Van Dyck était riche ; il
n'avait pas besoin que Rubens lui offrît une bourse; il
n'avait pas à craindre de devoir vendre son chapeau en
chemin. Un correspondant du comte d'Arundel écrit de
lui en 1620 : « E giovane di ventun anni con padre e
madré in questa città molto ricchi. » Rubens ne fit pas
d'aumône à son élève ; il lui paya tout simplement des
honoraires mérités. Van Dyck n'était point à plaindre.
Luxueusement équipé, à ce qu'il semble, un peu vain sans
doute de ses séductions physiques, mais l'esprit droit et
ferme, encore plein des exemples austères de la famille et
des sages conseils de Rubens, confiant dans son génie
naissant et livré au premier vertige de la gloire, — tel
nous nous figurons Van Dyck en route pour cette merveil-
leuse Italie où son art allait prendre un premier et inou-
bliable essor.
IV. — Premières œuvres.
Les premiers tableaux de Van Dyck ne justifient pas
absolument, il faut l'avouer, ce que la renommée du
32 VAN DYGK.
grand portraitiste eut de précoce. La première facture est
toute rubénienne ; elle l'est avec excès. Van Dyck est si
passionné pour la manière anversoise qu'il lai arrivera
de contrefaire la magnificence débridée de Jordaens.
Jusqu'à l'année 1621 environ, il peint avec une forte
brosse, très chargée. Sa couleur est à la fois épaisse et
lisse. Dans les tons clairs seulement, pour indiquer le
relief d'un muscle ou le pli lumineux d'un manteau, il a
recours aux empâtements. Les chairs empourprées
semblent refléter les lueurs d'un flambeau. Un contraste
violent règne entre les ombres et les lumières. Les bruns
profonds s'opposent aux rouges incandescents. Deux Têtes
d'apôtres et le Christ succombant sous la croix, qui ont
figuré à l'Exposition d'Anvers, sont les premiers types de
cette manière; ils datent de 1617.
Ce n'est pas sans succès que Van Dyck interroge le
génie de Jordaens. Ses notes rouges, répétées avec obsti-
nation, comme dans le Silène ivre et le Martyr de saint
Pierre, tous deux au musée de Bruxelles, produisent des
accords flamboyants d'une belle vigueur ; il se contente
d'un clair-obscur assez grossier, mais non dépourvu d'un
certain mérite dramatique, comme dans un Jésus insulté
par Judas que montra l'Exposition d'Anvers. Chose cu-
rieuse : cette toile — une esquisse — est en réalité d'une
facture tranquille. L'artiste y a introduit un mouvement
artificiel au moyen de nombreux rehauts rougeâtres dis-
tribués d'une manière assez arbitraire.
Des harmonies plus douces, plus naturelles, commen-
LE CHRIST ENTRE LES DEUX LARRONS
(Eglise Saint-Rombaut, Malines.)
Cliché Alexandre.
VAN DYGK. 35
cent toutefois à se remarquer dans quelques œuvres de
cette période. Il suffirait de citer la charmante série des
portraits de Van Dyck jeune. Le maître y laisse entre-
voir son génie futur. L'exagération des empâtements et
des tons sanguins, la violence des lignes s'atténuent. Le
grand portraitiste s'éveille.
Enfin le Van Dyck définitif apparaît dans le Saint
Martin de Saventhem. Les masses colorées y sont dis-
tribuées habilement en vue de l'effet général. J'ai vu
pour la première fois cette œuvre délicieuse à l'Exposi-
tion d'Anvers. Ses couleurs tendres, ses larges taches de
gris argenté et de bleu céleste inspirées de Rubens,
paraissaient employées sans goût. Le gris du cheval,
l'azur du fond ne s'harmonisaient guère avec le rouge cru
du manteau, le feu dur de la cuirasse, les bistrures opa-
ques des ombres et des contours. L'apparente maladresse
de l'ensemble ne me semblait rachetée que par la grâce
juvénile du dessin. Mais les cimaises des expositions sont
funestes. J'ai revu le Saint Martin dans l'église de Saven-
them. Les couleurs chatoyaient avec douceur; l'œuvre
retrouvait sa place et son atmosphère familières ; elle
vivait d'un charme singulièrement expressif et juste;
exécutée pour être mise à une certaine hauteur, dans une
certaine lumière, elle devait perdre, à tout autre endroit,
son équilibre si délicatement mesuré. Gomme tous les
maîtres de son temps, Van Dyck sentait profondément la
valeur décorative de son art; il s'entendait à animer les
murailles d'un édifice ou d'une salle par des compositions
36 VAN DYCK.
se mariant avec leur cadre. Pour nous donner la satisfac-
tion scientifique d'analyser de près ces œuvres dans un
hall banal d'exposition, il faut que nous soyons bien bar-
bares et bien sacrilèges.
V. — En Italie.
Nous avons indiqué jusqu'à quel point le mystère qui
enveloppe l'adolescence du maître avait excité l'imagi-
nation de ses biographes et comment s'était constitué le
type don-juanesque du Van Dyck traditionnel. Nous ren-
contrerons encore bien des récits pittoresques et suspects
colportés par Bellori,Weyermann,Houbraken, Descamps,
Mensaeit — et môme Mariette et Garpenter. Nous n'en
ferons qu'un usage restreint pour notre étude. Le déve-
loppement artistique de Van Dyck nous intéresse seul
dorénavant. La personnalité du jeune peintre prend une
importance réelle vers 1622 ou 1623, et si nous avons
découvert dans le Saint Martin les premiers traits de son
originalité, nous allons rencontrer en Italie les premières
et inoubliables manifestations de sa maîtrise.
A cette date, l'art flamand se résumait entièrement
dans le génie de Rubens. Comme tous les grands créateurs,
le peintre de la Descente de croix avait suscité une
superbe pléiade de disciples ; mais la force attractive
de son génie, pour éveiller des énergies nombreuses,
n'était pas sans nuire au développement spontané des
VAN DYGK. 37
individualités contemporaines. Ses élèves, malgré tout,
restaient ses imitateurs. Ainsi Raphaël, Michel-Ange —
de nos jours Wagner — ont à la fois agrandi et épuisé l'art
pour une période. Les premières œuvres de Van Dyck attes-
tent cette irrésistible domination du maître, soit qu'elle
s'exerce directement, soit qu'elle agisse par l'intermédiaire
de Jordaens. On a dit et on prétend encore que le disciple
alla perdre en Italie ses heureuses dispositions natives,
son énergie, sa robustesse flamandes! Eût-on, par hasard,
préféré qu'il s'affirmât le sous-Jordaens ou le sous-
de Graver qu'annonçaient ses œuvres de début? Van Dyck
avait besoin de visiter l'Italie. La vue de certains maîtres
allait lui révéler le principe même de son art sans rien
lui faire perdre de la sûreté et de la précision techniques
acquises chez Rubens.
L'Italie, malgré sa décadence, restait toujours le théâtre
le plus actif et le plus brillant des grandes luttes artis-
tiques. Au moment où Van Dyck débarque à Gènes,
l'art vénitien achève son cours. De toute part on cherche
des voies nouvelles. De 1580 à 1630, des révolutions nom-
breuses bouleversent les ateliers italiens. La hardiesse
sublime de Michel-Ange engendre la préciosité puissante
du Rernin; l'idéalisme de Raphaël fait naître le natura-
lisme pathétique des Garracci et du Garavage ; l'art flo-
rentin, avec le Flamand Jean de Rologne, délaisse la
réalité sobre et pensive et s'affaiblit dans la virtuosité.
Sans conteste, les Rolonais dans la peinture, le Rernin
dans la sculpture, apportent des visions nouvelles, et
38 VAN DYCK.
quelle que soit l'opinion qu'on se forme sur la valeur de
ces maîtres — je les tiens personnellement pour très
grands, — il est certain que leurs œuvres provoquèrent
une admiration universelle chez les contemporains.
Van Dyck respira la chaude atmosphère de cet enthou-
siasme. Il se passionna pour la dernière grande floraison
de l'art italien. Son œuvre en garde le reflet indélébile.
On a cherché ses maîtres italiens parmi les peintres du
xvie siècle; il les connut certes, et les aima — surtout les
Vénitiens. Mais il fut encore plus influencé par les décadents
inspirés qui vivaient autour de lui. Le créateur le plus
original peut-il ne pas sentir le souffle de son époque? On
dit que Van Dyck ne s'arrêta que très peu de temps à
Bologne et que l'école des éclectiques ne laissa aucune
trace dans son esprit. Presque tous ses tableaux religieux
exécutés à Anvers, à son retour, démentent cette assertion.
D'autre part, le style mis à la mode par le Bernin prend
en quelque sorte sa forme picturale chez Van Dyck.
Le Bernin n'avait qu'un an de plus que Van Dyck, mais
on sait que le maître napolitain créa de bonne heure
son style. A dix-huit ans il sculptait le groupe si parfaite-
ment berninesque d 'Apollon et Daphné. Au surplus, l'ad-
mirable portraitiste de Sainte Thérèse n'est pas le seul
inspirateur des tendances qui triompheront en lui et
après lui. Michel-Ange fut berninesque avant la lettre.
Rubens aussi, et je n'en veux pour preuve que les
grandes figures qu'il peignit à Rome dans la Ghiesa
Nuova et qui ont la préciosité emphatique des apôtres
VAN DYCK. 39
colossaux sculptés pour les piliers de Saint-Pierre. Le
xviie siècle a l'apanage du maniérisme et de la pompe.
Van Dyck n'y échappera pas. Les contours arrondis des
nus, la féminité de l'expression, le dessin volant des
draperies vont caractériser ses grandes compositions.
Quels sont, au surplus, les mérites indiscutables du style
proprement berninesque? Une haute perfection dans le
portrait et une délicatesse extrême dans la représentation
des figures d'enfants. Un autre peintre les a-t-il jamais
possédées au même degré que Van Dyck ? Et si le grand
disciple de Rubens s'abandonne trop volontiers au goût
contemporain des élégances recherchées, ne nous en plai-
gnons pas. C'est par là plus tard qu'il touchera les nou-
velles générations et qu'il inspirera la peinture française
du xvme siècle.
Le premier séjour que le jeune peintre fit à Gênes fut
sans doute, contrairement à la croyance générale,
d'assez courte durée. Il devait avoir hâte de visiter Rome
et Venise où l'attendaient, ici les merveilles du passé, là
les luttes du présent.
Bellori nous a laissé sur son séjour dans la Ville éter-
nelle des renseignements que personne ne songe à mettre
en doute, bien qu'ils aient été recueillis vingt ans après la
mort de l'artiste. Van Dyck, pour se faire remarquer dans
la rue, portait, dit-il, une plume au chapeau, une chaîne
d'or au cou et se faisait escorter d'une suite de serviteurs.
Cette mode devait être assez générale. L'écrivain s'en
étonne pourtant. Rome entière, s'il faut en croire Bellori,
40 VAN DYCK.
s'en montrait surprise. « Tout le monde regardait passer
l'artiste et l'appelait il pittore cavalieresco.» Les peintres
et sculpteurs flamands en séjour à Rome reprochaient à
Van Dyck sa mise en scène et ses préoccupations vani-
teuses de toilette et de luxe. Ils se réunissaient le soir dans
une ostéria appelée la Sirène, où tout leur plaisir consistait
à boire copieusement. Van Dyck refusa de participer à
ces fêtes bachiques. On ne lui pardonna pas ce dédain, et
les propos les plus calomnieux furent répandus sur sa
personne. Il dut quitter Rome, « chassé par la haine de
ses compatriotes ».
Quelle est la part de vérité dans ces racontars ? Van
Dyck était descendu chez le cardinal Bentivoglio, ancien
nonce dans les Pays-Bas catholiques, dont il exécuta le
portrait et pour lequel, en outre, il peignit une scène de
la Passion. Il travailla également pour les Barberini et les
Colonna. On le recevait dans la plus haute société. C'est
avec quelque raison qu'il évitait ses compatriotes, gens en
général assez compromettants. Les documents d'archives
publiés en 1880 par M. Bertolotti — Artisti belgi ed olan-
desi a Roma nei secoli XVI e XVII — prouvent que ces
bons Flamands étaient trop souvent recueillis dans les
postes de police pour cuver leur vin ou guérir plaies et
bosses reçues en des rixes nocturnes. Van Dyck n'aimait
point ces façons. Mais il est faux qu'il ait méprisé ses
compatriotes. Il devint à Rome l'ami intime du grand
sculpteur brabançon F. Duquesnoy, lequel était détesté et
persécuté lui aussi, non pas seulement par les Flamands
y AN DYCK. 43
de Rome, mais par tous les sculpteurs italiens, unique-
ment, sans doute, parce qu'il avait du génie. Les conseils
de ce maître furent sûrement précieux à Van Dyck.
Duquesnoy — secondé par le Poussin à qui le liait la plus
vive affection — tentait de réagir contre les excès du
baroque. Aussi Van Dyck dut-il peut-être à ce compatriote
de garder son sang-froid parmi les novateurs, tout en les
admirant. En tout cas, il étudia Raphaël dont il devait se
souvenir dans ses Madones et ses Saintes Familles. Le
respect du passé tempérait ainsi les séductions du présent.
Nous retrouvons ensuite Van Dyck à Florence, à Bo-
logne — foyer de l'éclectisme pictural, — à Mantoue,
à Palerme, à Naples. C'est ici qu'il faut placer l'épi-
sode que Mariette raconte dans son Abecedario en ces
termes : « J'ai trouvé écrit aux marges de mon exem-
plaire de « l'Académie des sciences et des arts » d'Isaac
Bullart, à l'article Van Dyck, que ce grand artiste ayant
quitté la Sicile sans avoir eu la précaution de se munir
d'un bulletin de santé, fut arrêté sur les côtes du royaume
de Naples et condamné aux galères, où, s'étant fait con-
naître pour ce qu'il était avant que d'être mis à la chaîne,
il fit quelques portraits si beaux, qu'ils lui valurent la
liberté. Le vice-roi de Naples se le fit amener, lui fit
accueil, l'employa quelque temps et lui permit de con-
tinuer sa route... » On ne sait trop ce qu'il y a de vrai
dans ce récit. Nous ne le discuterons pas. Nous suivrons
plutôt Van Dyck à Venise.
Ici l'arrêt fut plus long. Les peintres anversois du
44 VAN DYCK.
xvne siècle considéraient les anciens Vénitiens comme
des maîtres en quelque sorte « obligés ». Et n'est-il point
curieux de constater que ces Vénitiens, qui étaient de-
venus des modèles constants pour les coloristes flamands,
devaient eux-mêmes leur forte éducation aux gothiques
brugeois ?
Antonello de Messine, qu'il fût venu à Bruges ou non,
était sorti, on le sait, de la grande école néerlandaise du
xve siècle. Maître des Bellini, il apparaît indiscutablement
comme un inspirateur décisif de la peinture vénitienne.
Ses élèves et lui, peut-on dire, conservèrent et italiani-
sèrent une part de la tradition brugeoise. Si modeste
que fût cette part, les Anversois du xvne siècle étaient en
droit de considérer le Titien, le Giorgione, le Gorrège, le
Tintoret, Paul Véronèse comme les membres d'une
même famille artistique, comme des maîtres d'une même
lignée. Pendant tout le xvic siècle, les romanistes des
Flandres, du Brabant, des provinces wallonnes s'étaient
efforcés de s'assimiler les rythmes synthétiques des com-
positions romaines, la puissance morale de l'art michel-
angesque, — et cela à travers des tâtonnements, des re-
cherches vaillantes, des pastiches lourds, des efforts opi-
niâtres. Bubens devait recueillir le fruit de cette époque
intermédiaire, si féconde à tant d'égards. Elle lui enseigna
la discipline des méthodes latines.
Mais quelle allégresse ce fut pour lui quand il se
trouva devant les Vénitiens, quand il rencontra ces
maîtres chez qui vibraient comme des parcelles d'âme de
Cliché « Société photographique ».
DÉPOSITION DE CROIX
(Musée du Prado, Madrid.)
VAN DYCK. 47
sa propre race! Au style romain il allait donc pouvoir
associer légitimement les splendeurs du coloris ! A la
vertu intellectuelle des lignes, il ajouterait l'élégance
sensuelle des plans, l'accord voluptueux des ors éteints,
l'expressive et troublante délicatesse du clair-obscur, la
somptuosité captivante des vêtements précieux — tout cet
enchantement, toute cette féerie de la couleur que les
mystiques brugeois avaient entrevue et dont Giorgione,
le Titien, Je Corrège, Paul Véronèse, le Tintoret étaient
devenus les harmonieux magiciens ! Rubens, avec ivresse,
conquit ce domaine merveilleux et nouveau. Eclairée par
son génie, l'école anversoise perpétua la manière de
Venise ; elle continua avec autant d'éclat que les maîtres
vénitiens cette inoubliable fête des couleurs. Elle la con-
tinua même avec plus de brio, plus de grandeur soutenue.
Et je n'oserais point ici, me sentant enclin à des préfé-
rences partiales, émettre cette opinion, si un jour, à
Venise, dans la douceur illuminée d'un soleil couchant,
le plus coloriste des peintres d'aujourd'hui, M. Albert
Besnard, en me parlant des décorations du Palais des
Doges, de San Rocco et des chefs-d'œuvre de l'Académie,
n'avait rappelé la création géante de la pléiade anversoise
pour exprimer, avec la plus réfléchie des convictions, sa
croyance en la supériorité de ces Flamands insignes.
Ce que Van Dyck dut à son tour aux Vénitiens, nous
n'aurons point de peine à le démêler. La ville de Saint-
Marc sacra, en quelque sorte, sa vocation. Gomme portrai-
tiste, Van Dyck est le véritable héritier des Vénitiens. Il
48 VAN DYCK.
résume, perpétue et renouvelle leur génie. L'Italie
princière le comprit avec une merveilleuse spontanéité.
De ce débutant qui n'avait point vingt-cinq ans, elle
n'hésita pas à faire son portraitiste d'élection. Van Dyck
retourna à Rome, et c'est alors sans doute, sous l'émotion
de son séjour à Venise, qu'il peignit l'admirable portrait
du cardinal Bentivoglio. Il se rendit ensuite à Turin, où il
exécuta les beaux portraits de la famille de Savoie. Après
Turin il regagna Gènes. Il y fut reçu à bras ouverts.
L'aristocratie génoise adopta ce jeune homme de génie,
ne le laissa point partir qu'il n'eût fixé son image en des
toiles immortelles. Seigneurs et belles patriciennes se le
disputaient. La chronique, peu indulgente, raconte que
bs dames s'exaltaient outre mesure pour son art et sa
beauté. Dédaignons ces récits. Van Dyck trouva le temps
d'exécuter un nombre prodigieux de tableaux et de por-
traits — voilà qui est sûr. Un ancien guide génois signale
de lui quarante-cinq toiles figurant dans les collections
particulières! A Venise, le destin lui laissa quelque
loisir pour méditer devant des chefs-d'œuvre; à Gênes,
où n'avait fleuri aucune école de peinture, il eut pour
mission d'enrichir les palais d'un trésor à jamais glorieux
et d'enfanter lui-même des chefs-d'œuvre, sans relâche.
VI. — Les œuvres de la période italienne.
Qui n'a point présentes à la mémoire les fières et ner-
veuses images conservées dans Jes palazzi génois? Plu-
MARIE-LOUISE DE TOUR ET TAXIS
(Musée de Liechtenstein.)
Cliché Hanfstaengl.
VAN DYCK. 51
sieurs sont malheureusement endommagées; en outre,
un certain nombre de portraits peints par Castiglione,
Michèle Fiammingo, Gornelis de Wael sont faussement
attribués au maître. Mais combien le lot de Van Dyck
reste impressionnant ! Au Palazzo Rosso voici le marquis
et la marquise de Brignole. Le portrait de la marquise est
un haut chef-d'œuvre et résume précisément les qualités
acquises par Van Dyck pendant le séjour en Italie. Rien à
reprendre à cette définitive figure. Les lumières sont
admirablement réparties, aucune intention n'est trop
soulignée. Le fond d'architecture plein d'ombre laisse
vibrer en sourdine la robe bleu foncé, le corselet raide
comme une cuirasse et tout galonné d'or, la fraise fine
qui surmonte la tête à la fois majestueuse et souriante.
Sur ces vêtements savamment maintenus dans une demi-
teinte crépusculaire, les mains se détachent lumineuses,
exquises de grâce, d'abandon spirituel, de vie tendre et
supérieure. Quel peintre dès ce moment pénétrera et
fixera mieux l'âme des mains? L'or adouci de la robe qui
vient éclairer le visage de la marquise rivalise avec les
tons les plus rares du Tintoret, et tout le portrait est
baigné dans ce clair-obscur animé que découvrit le Gor-
rège.
Le portrait du marquis semble exécuté avec quelque
hâte. Mais combien vivant néanmoins! Antoine de Bri-
gnole s'avance sur un cheval blanc et salue le spectateur
en enlevant le chapeau de la main droite. Un sourire
imperceptiblement ironique éclaire son visage mat qu'en-
52 VAN DYGK.
cadre une chevelure noire. Acuité spirituelle, indifférence
morale, masque charmant : c'est le type du grand sei-
gneur dilettante.
Au palais Durazzo resplendit la Dame assise que Bur-
khardt considère comme la plus helle œuvre génoise de
Van Dyck, et qui est assurément un superbe poème de
couleurs. La poitrine est stoïquement étranglée dans un
corselet long terminé en triangle ; la lourde jupe en vieil
or, où les bras du fauteuil produisent d'admirables cassures,
s'arrondit en cloche rayonnante. La tête est fine, calme,
maternelle, souveraine. Deux enfants sont près de la
dame ; celui qui se tourne vers nous a l'élancement d'un
lys dans son pourpoint de soie blanche. Dans le même
palais nous reçoit un autre bambin célèbre : l'Enfant
bleu, griserie délicieuse pour les yeux qui inspira, dit-on, à
Gainsborough son célèbre Blue-Boy de la Grosvenor House.
Traducteur de tout ce qu'exprime une main noble et domi-
natrice, Van Dyck en outre sera l'incomparable interprète
des grâces juvéniles.
Nous n'avons pas fini d'admirer les portraits de Gênes.
Voici la Jeune Femme du palais Balbi, dont la chevelure
fauve est traversée par une plume blanche affilée comme
un stylet ; le Fiancé en pourpoint cerise du palais Doria ;
les huit portraits de la Casa Casaretto, toutes œuvres irré-
prochables; et ailleurs encore des seigneurs, des dames,
des capitaines, des magistrats, toute une stupéfiante série
de types personnifiant cette aristocratie individualiste et
cultivée de Gênes, si profondément adéquate à la nature
Cliché Hanfstaenal.
REPOS APRES LA FUITE EN EGYPTE
(Pinacothèque de Munich.)
VAN DYCK; 55
du peintre. A la même époque appartiennent le portrait
de Jean- Vincent Impériale, amiral de Gênes (musée de
Bruxelles), imposante figure malheureusementtrès endom-
magée par les repeints ; le portrait de Thomas de Carignan
(musée de Turin) avec sa fière harmonie de teintes vives :
cheval hlanc, écharpe rouge, cuirasse hrillante, étoffe
verte tombant du décor d'architecture, et enfin le portrait
célèbre du cardinal Bentivoglio peint à Rome, aujourd'hui
au palais Pitti à Florence. Cette œuvre est le prototype de
tous les portraits de prélats qu'on exécuta dans la suite,
et Philippe de Ghampaigne n'ignora point ce modèle lors-
qu'il peignit son chef-d'œuvre : Bichelien. Ecoutons ce
que dit Reynolds du Bentivoglio : « Gomme Van Dyck,
écrit le peintre anglais, se trouva borné au cramoisi pour
ce fameux portrait, il a placé dans le fond un rideau du
même cramoisi et a répandu le blanc par une lettre qui
se trouve sur la table et par un bouquet de fleurs qu'il a
introduit pour le même effet du tableau. » Par des rappels
ingénieux et discrets, Van Dyck ménageait ainsi des tran-
sitions entre les parties contrastantes. Et c'est une stupé-
faction toujours nouvelle de se redire que l'artiste n'avait
pas vingt-cinq ans, qu'il était au début de sa carrière
quand il créa cette page royale que les peintres les plus
illustres se sont fait un devoir d'étudier !
Le génie si intuitif et délicat du jeune peiutre s'enchaîne
pour ainsi dire à la grâce exquise de toute cette aristo-
cratie décadente. Van Dyck, pendant cette période, sut
conserver de l'Ànversois la gaieté dans le labeur, le souci
50 VAN DYGK.
d'un travail sérieux, une sûreté féconde, qualités qui de
son temps n'étaient égalées en Italie que par cet autre
Flamand, Suttermans, le peintre des Médicis. De plus il
trouva en Italie une humanité où il aperçut le reflet de
sa propre organisation morale. Et il lui suffit de voir ce
monde enchanteur et déjà un peu morbide, d'en saisir le
mystère vital chez les maîtres italiens passés et présents,
pour en avoir la sensation nette et en traduire la force
dans la première et surnaturelle poussée de son inspira-
tion.
Les innombrables commandes de portraits n'empê-
chèrent point Van Dyck d'exécuter un certain nombre de
tableaux religieux pendant son séjour en Italie. A Gênes
même, au palais Balbi Piovera, on montre du maître
deux Saintes Familles de différente grandeur et de valeur
inégale. Une autre Sainte Famille (musée de Turin) révèle
visiblement l'influence du Titien ; c'est une belle toile,
d'un coloris très séduisant. Cinq demi-figures la com-
posent; la Vierge qui tient l'enfant Jésus est exquise avec
son visage tendre, naturel, d'une carnation élégamment
discrète. Ce n'est point la seule œuvre titianesque. Le
Christ et les deux Pharisiens, avec de belles têtes de vieil-
lards, n'est qu'une réplique du Christ aux deniers du
Titien. Autre influence vénitienne dans le Martyre de
saint Laurent conservé à Venise (Santa Maria dell' Orto) ;
mais ici perce la connaissance du Tintoret. La Vierge aux
yeux levés du palais Pitti, d'une beauté sobre, rarement
réalisée par Van Dyck dans ce genre de composition.'
Cliché Hanfstaenprl.
BARON DE CROY
(Pinacothèque de Munich.)
VAN DYGK. 59
témoigne du commerce avec Raphaël. A la Brera de Milan,
signalons une Vierge avec saint Antoine de dimension
importante; à la Galerie nationale (Gorsini) de Rome, une
Madone d'un coloris un peu éteint mais qui montre des
mains incomparables ; à Rome également, à l'Académie de
Saint-Luc, une Vierge avec l'Enfant Jésus et deux anges
musiciens. Cette dernière œuvre est détériorée ; mais le
Jésus debout sur les genoux de sa mère et l'ange jouant
du luth sont restés d'une grâce délicieuse.
Le plus remarquable des tableaux religieux de VanDyck
conservés en Italie est, selon nous, la Mise au tombeau
du palais Rorghèse. L'ordonnance en est simple et l'artiste
l'a souvent répétée, notamment dans des toiles célèbres
conservées au Prado, au musée d'Anvers, à la pinaco-
thèque de Munich. Des mains pieuses ont assis le Christ
sur le rebord du sarcophage ; le coloris de ce corps inerte,
affalé, taché de sang, est la nature même ; des ombres
splendides errent parmi les tons jaunâtres du torse et du
visage. La Vierge, derrière le Sauveur, lève les yeux au
ciel; c'est une patricienne flamande, grasse et sensible.
La Sainte Madeleine est tournée vers le spectateur ; dans
ses tresses blondes ruisselle l'or du Titien et son corps a
des sinuosités berninesques. L'ensemble est singulière-
ment tendre, ému, persuasif. Voisin de la célèbre Mise au
tombeau de Raphaël qui accapare toutes les admirations,
ce tableau est à peine connu. Rarement pourtant Van
Dyck fut plus heureux. Les qualités acquises en Italie s'y
ajoutent aux dons apportés de Flandre ; le passé et le
GO VAN DYCK.
présent y sont confondus en une formule harmonieuse ;
le réalisme anversois s'adoucit dans le charme idéaliste de
l'inspiration latine; une fois de plus l'art du Nord et la
beauté méridionale se rencontrent et se pénètrent dans
l'unité du génie.
VII. — Retour a Anvers.
Van Dyck, suivant Carpenter, revint à Anvers en 1626 ;
il y resta jusqu'en 1632. Cette partie de sa carrière est
communément appelée la période flamande. L'artiste ne
séjourna pas constamment dans sa ville natale. Il fit, croit-
on, un second voyage à Londres en 1627 ; mais sa pré-
sence ne parait pas avoir attiré l'attention de la cour à ce
moment. En 1630 le prince d'Orange le faisait demander
à La Haye. Enfin, sur la prière du cardinal de Richelieu,
il aurait visité Paris vers la même époque. En ce qui
concerne ce séjour en France, nous ne possédons que le
témoignage peu concluant de De Piles, un écrivain d'art
de la fin du xvme siècle.
Pendant ces six ans, Van Dyck produisit énormément et
sa réputation acquit un éclat extraordinaire. Rubens
s'étant absenté pendant quelques mois dans le cours des
années 1629 et 1630, son disciple préféré fut pour un
temps, comme l'a très bien remarqué M. Hymans, (de pre-
mier maître des Pays-Ras». Son labeur est aussi varié d'as-
pect que de qualité; il peint des compositions religieuses,
mythologiques, des portraits de tous genres, une grande
VAN DYCK. 61
composition décorative pour l'hôtel de ville de Bruxelles
— détruite malheureusement dans l'incendie allumé en
1695 par les bombes du maréchal de Villeroy ; — enfin il
exécute vingt portraits à l'eau-forte et commence la publi-
cation de son beau recueil d'hommes célèbres : Y Icônes
centum, achevé avec le concours des meilleurs graveurs
anversois du xvne siècle.
Il est tout naturel qu'en rentrant dans son pays Van
Dyck ait tourné une partie de ses facultés vers la pein-
ture d'église. Les Pays-Bas venaient d'être déchirés par
d'effroyables convulsions religieuses. Mais les provinces
méridionales allaient retrouver la tranquillité pour un
demi-siècle. Dans les grandes villes flamandes, le culte
catholique, rétabli par les Espagnols, se relevait avec force.
Cependant les églises, ravagées parles iconoclastes, étaient
vides. Il fallait les orner au plus vite de tableaux, de
statues. Secondés par les archiducs, les ordres religieux y
employèrent tout leur zèle. Les jésuites, en particulier, se
montrèrent merveilleusement propres à cette besogne de
restauration et d'embellissement. Grâce à eux, l'Eglise
catholique se servit de toutes les ressources artistiques
qu'offraient les provinces flamandes. Architecture, pein-
ture, sculpture prirent un dernier essor sous l'impulsion
de leur Compagnie. Leur influence sur la vie arlistique
du xvne siècle fut considérable; ils jouèrent vis-à-vis de
l'art le rôle protecteur des grandes confréries monastiques
du moyen âge ; ils furent les Clunisiens de la seconde
Renaissance.
62 VAN DYCK.
Leur esprit pénétra partout. Rubens fut leur élève ;
Van Dyck s'affilia, en 1628, à la « confrérie supérieure des
célibataires » dirigée par la Compagnie de Jésus. Maître
et élève ne connurent pas de meilleur client que l'ordre
de Loyola. L'architecture et le décor se renouvelaient à
cette époque, et les caractères essentiels de cette rénova-
tion constituent précisément le « style jésuite » appelé
dans les Pays-Bas « style Rubens ». Ce. style, soit dit en
passant, est injustement décrié. Pour nous en tenir à la
Belgique, l'église Saint-Michel de Louvain et celle du
Béguinage de Bruxelles, par exemple, sont des édifices très
élégants et pleins d'invention. Il ne suffit point d'y recon-
naître quelques traits marquants de l'art baroque pour
les condamner. Le baroque est la dernière production
originale de l'art chrétien. Les jésuites en ont été les par-
rains et les propagateurs. J'y vois pour eux un titre et
pour nous un enseignement. Ils ont senti où palpitait la
vie artistique de leur temps, ils ont encouragé la création
vivante, si compromise qu'elle fût par les erreurs de goût.
Plût au ciel qu'en nos temps de pastiches, d'éclectisme
scientifique et de reconstitutions glaciales, la part origi-
nale de l'art connût encore ces consécrations tradition-
nelles !
Les jésuites, en Italie, aidèrent à la gloire du Bernin. Ils
devaient accueillir avec faveur dans les Pays-Bas, tout ce
qui portait le reflet de cet art. Or Van Dyck incarna pour
les Flandres la formule artistique de l'église del Gesu. Sans
doute, il n'est que trop souvent un instigateur du manié-
VAN DYGK. 63
risme et du naturalisme théâtral de la fin du xvne siècle.
11 rapporta d'Italie un certain nombre de poncifs pathé-
tiques que les Flamands admirèrent avec trop de fer-
veur. Ses Madones, ses Saintes Familles, ses Nativités,
ses Martyres de saint Sébastien conservent dans leur dra-
matisation élégante, un écho de la religiosité italienne,
mélangée de paganisme, imprégnée de volupté et de pas-
sion physique. L'ardeur religieuse de ses Madeleines
mériterait bien souvent le mot malicieux du présiden
Des Brosses parlant de la Sainte Thérèse du Bernin :
« Si c'est ici l'amour divin, je le connais. » Mais — fait
digne d'attention — cette évolution des types plas-
tiques permit à l'art flamand de vivre jusqu'à Laurent
Delvaux, c'est-à-dire jusqu'à la fin du xvin0 siècle. Si
la peinture flamande mourut presque immédiatement
avec l'école anversoise, la sculpture, par contre, garda
quelque temps encore sa vigueur. Elle doit beaucoup à
Van Dyck. Pendant un siècle et demi, les Saint Jean et
les anges peut-être un peu trop élégants du maître ser-
virent de modèles aux sculpteurs des provinces flamandes
et wallonnes, soit qu'ils exécutassent des confessionnaux
somptueux ou d'imposantes clôtures de chœur, soit qu'ils
élevassent ces grandes chaires de vérité qui animent de
leurexpansive bonne humeur la gravité médiévale des
églises de Belgique.
0-1 VAN DYGK.
VIII. — Les grandes compositions religieuses.
Pour connaître le grand, l'authentique Van Dyck, —
c'est-à-dire le portraitiste, — il n'est point nécessaire
d'aller en Belgique. Les musées de Bruxelles et d'Anvers
ne possèdent que quelques portraits du maître. Les collec-
tions de Gènes, Munich, Paris, Vienne, Windsor sont,
sous ce rapport, autrement riches et révélatrices. Van Dyck
ne reçoit point ses admirateurs dans son pays natal, ainsi
que le font Rubens et Rembrandt. Il y montre toutefois
ses grandes œuvres religieuses. Elles datent toutes de la
période flamande et sont conservées dans un certain
nombre d'églises belges.
Sans doute, Van Dyck mit-il de l'amour-propre à les
exécuter. Il ne lui convenait point de se confiner dans le
portrait. Gomme ses grands frères de l'école anversoise,
il tenait à composer de grands tableaux. Il n'échoua pas
absolument. Jamais, néanmoins, il ne se haussa au niveau
de Rubens, ni de Jordaens. A peine égala-t-il de Crayer.
Les deux tendances qu'il avait si adroitement harmoni-
sées dans sa Mise au tombeau du palais Borghèse sont
poussées à l'extrême dans ces immenses toiles et souvent
s'y contrarient avec violence. Rentré dans son pays, le
grand disciple de Rubens est de nouveau pénétré jus-
qu'aux moelles par l'ambiance flamande. Mais il ne réussit
pas à dominer l'âme de sa race; elle heurte trop souvent
VAN DYCK. 67
ses aspirations intimes ; il s'abaisse devant elle et ne la
possède point. Le geste vigoureux de ses compatriotes no
lui est pas familier. Il exagère Rubens sans conviction, et
quand il est las de cette imitation, il recourt au plus récent
italianisme. Samson et Dalila du musée de Vienne en four-
nirait largement la preuve.
Dans Y Adoration de Termonde (église de Notre-Dame),
l'une des assistantes, type curieux de vieille paysanne,
le Saint Joseph et les Bergers gardent un caractère tout
local dans un ensemble romain. Le Jésus, soutenu par la
Vierge en manteau bleu, est charmant. Une Crucifixion
de la même église, montre une Vierge et une Madeleine
d'une éloquence tout à fait creuse. Deux beaux guerriers,
en teintes perdues, y évoquent toutefois les fiers légion-
naires du Dominiquin. La Mise en croix de l'église Notre-
Dame de Courtrai, avec ses trois bourreaux hissant la
croix à droite, son fossoyeur bêchant à gauche, son soldat
du fond, garde un assez heureux équilibre dans sa fougue
mélodramatique. La Mise en croix du musée de Lille peut
en être rapprochée par le coloris. La Passion de l'église
Saint-Michel de Gand, dont le musée de Bruxelles con-
serve l'esquisse, est une œuvre plus nuancée, d'un rythme
plus tranquille.
La plus connue et la plus considérable des composi-
tions religieuses de Van Dyck est le Christ entre les deux
larrons de la cathédrale de Saint-Rombaut à Malines.
Reynolds y voyait « le plus précieux de tous les ouvrages
du maître relativement à la vérité du dessin ainsi qu'à
68 VAN DYCK.
la bonne entente du tout, un morceau qui peut être con-
sidéré comme un des premiers tableaux du monde ».
Tenue dans une belle gamme bistrée , rappelant comme
groupement le Coup de lance de Rubens, c'est une page
sobre, simple, d'une sobriété et d'une simplicité que l'on
voudrait cependant plus naturelles. La Vierge est expres-
sive, mais sous l'étoffe noire son beau corps palpite d'une
émotion toute physique. Il y a plus de volupté en elle que
de douleur.
L'intimité mystique de ces pages nous échappe. Et pour-
tant, si nous en croyons Mensaert, pendant tout le
xvinc siècle « elles inspirèrent une dévotion profonde ».
Elles étaient issues d'une conception spirituelle que con-
damnent de nouveaux dogmes esthétiques.
Je me demande, après tout, jusqu'à quel point notre
sévérité est impartiale. Nous nous étonnons de l'enthou-
siasme de Reynolds, de la ferveur de Mensaert. Est-ce
parce que nous avons remis à la mode les primitifs qui
nous ont enseigné d'autres formes de la religiosité ? Qu'on
ne tienne donc pas pour absolu mon jugement sur les
grandesœuvres religieuses de Van Dyck. Si, par aventure,
il m'était arrivé de les apprécier avec quelque parti pris, il
faudrait en accuser les méfiances et les préjugés très
souvent mesquins de notre critique à l'égard de l'idéal
religieux du xvne et du xvme siècle. Et pour m'enlever tout
remords, j'ajouterai qu'il y aurait aussi de l'imprudence
à analyser de trop près la facture de ces grandes œuvres.
Comme coloriste, Van Dyck y semble inférieur à ses
VAN DYCK. 69
grands compatriotes. Son clair-obscur s'éparpille; le grain
de sa couleur s'épaissit. Mais la plupart de ces tableaux
ont été l'objet de restaurations maladroites. Reynolds,
dans ses Notes de voyage, s'en indignait déjà. Il signa-
lait la Passion de Gand comme ayant particulièrement
souffert. On ne peut clone s'aventurer qu'avec beaucoup de
prudence dans l'examen technique de ces compositions,
Nous ne saurions dire si Van Dyck, dans son Saint
Augustin en extase (Anvers), a voulu les bleus violents du
ciel et du manteau de l'ange, ou bien si cet emploi excessil
d'une couleur dangereuse est imputable à d'obscurs bar-
bouilleurs. Nous chercherions en vain pourquoi les bleus,
les blancs, les rouges trop durs, trop éclatants s'opposent si
brusquement dans la Mise en croix de Gourtrai. Van Dyck
avait-il déjà oublié les leçons des maîtres vénitiens?
Etait-il incapable de retrouver pour les robes jaunes et
brunes de ses femmes, pour le linceul du Christ, pour
les visages de ses personnages mystiques les fines nuances
dorées et argentées qui rayonnent dans tous ses portraits?
Qui peut le prétendre ?
Et, si nous voulons connaître jusqu'à quel point ces
restaurations du xvme siècle furent des profanations,
regardons les quelques tableaux religieux du maître qui
sont restés intacts, ou à peu près : le Christ étendu de
Munich, aux formes un peu trop arrondies, la jolie Fuite en
Egypte (même musée), l'harmonieuse Déposition du Prado
l'admirable Vierge aux donateurs du Louvre — qui n'a con-
templé les frappantes images des donateurs agenouillés ?
70 VAN DYCK.
— le Christ en croix du musée d'Anvers que nul n'ignore,
et, dans le même musée, le célèbre Christ au tombeau.
Ces œuvres sont de dimensions moindres et donneraient
tout de même à croire que le génie du maître s'accommo-
dait mieux d'un cadre restreint. Leur coloris est de la plus
haute distinction. Le beau Christ au tombeau du musée
d'Anvers, gracieux et touchant comme un Sodoma, est
peint d'une main absolument familiarisée avec la science
des accords lumineux, science si rare et qui apparaît
comme le privilège exclusif des peintres de génie. La
morbidesse charmante de ce tableau est même sans ana-
logue dans l'art flamand. Une fois de plus Van Dyck avait
unifié l'enseignement de ses maîtres et le langage de sa
propre nature dans la poésie d'une création supérieure.
IX. — Portraits, tableaux mythologiques, eaux-fortes
DE LA PÉRIODE FLAMANDE.
Si le peintre religieux reste incertain, le portraitiste ne
cesse de grandir. D'Italie, le maître a rapporté le souci
des interprétations synthétiques et des idéalisations élé-
gantes. Ses fonds de paysage et de draperie, les attitudes
nobles des personnages, l'art de souligner la vérité
physionomique par un vêtement souple et parlant, tout
ce qui ajoute à ses portraits la poésie du décor et d'une
heureuse mise en page, lui vient des maîtres de Venise
ou lui a été inspiré par les usages de l'aristocratie génoise.
VAN; DY;CK, 71
Même ses mains, ses divines mains, créées pour l'oisiveté
ou la domination, sont d'une humanité altière et volup-
tueuse, étrangère à sa race.
J'ai dit que la manière proprement anversoise ne fut
point celle qu'il s'assimila le mieux. Gela est vrai, s'il
s'agit de la verve puissante et de la richesse colorée qui
donnent un impérissable éclat aux grandes pages reli-
gieuses de l'école. Mais dans l'analyse d'un visage, aucun
Anversois ne se montra plus Flamand que lui, — c'est-à-
dire plus appliqué et plus concentré, — pas même son
grand contemporain Corneille de Vos, ce dernier des
gothiques. Van Dyck déclarait volontiers qu'à un moment
de sa vie ses portraits étaient peints avec un soin absolu.
Soyez assuré que ce fut pendant la période flamande. Ne
voulant en rien être inférieur à ses compatriotes, il
peignait, lui aussi, de grands tableaux d'église que
ses contemporains admiraient fort. En outre, pour ne
point donner prise à la moindre censure, il exécutait ses
portraits avec tous les scrupules d'un technicien accom-
pli. Ne suffit-il point de citer l'adorable petite Demoi-
selle (Anvers) figurée en chasseresse avec les animaux
peints par le grand Fyt ; le François Snyders avec sa
famille (Ermitage) d'une puissance si joyeuse, si intime,
si sûre ; le même Snyders et sa femme (musée de Gassel)
sévère, sobre, d'une vie intérieure intense, tout à fait
digne d'un primitif; le portrait somptueux, spirituel,
inoubliable de Marie-Louise de Tour et Taxis (Liech-
tenstein) ; l'ample et décorative figure du baron de Groy
72 VAN DYGK.
(Munich) ; le beau portrait de l'abbé Scaglia (Anvers) ;
les bustes d'hommes que possède le Louvre, les Donateurs
cités plus haut et le Moncade si heureux, si franc « l'un des
plus beaux portraits équestres qui existent », dirons-nous
avec Waagen. Combien de chefs-d'œuvre encore seraient
à mentionner! Van Dyck peignit à cette époque les per-
sonnages les plus illustres : l'archiduchesse Isabelle, la
reine mère de France Marie de Médicis et son fils Gaston,
duc d'Orléans; Gustave-Adolphe de Suède; Albert de
Wallenstein; F. d'Autriche; Jean de Nassau; le prince
Thomas, duc d'Arenberg ; Antoine Triest, évoque de
Gand ; l'abbé Scaglia; le conseiller Jean de Monfort;
trois bourgmestres d'Anvers : Van der Borght, Van Leers
et De la Faille, puis encore Elisabeth d'Assche, les
familles de Croy, de Taxis, Mme de Noie, et presque tous
les peintres contemporains : P. Snayers, Palamedesz, de
Wael, Snyders, Wilden, Symons, Ryckaert, Grayer,
Brueghel, — galerie unique d'archétypes humains,
aujourd'hui dispersée et dont chaque fragment enrichit
les grands musées ainsi qu'un trésor.
En toutes ces images, la facture seconde, étroitement
l'intention psychologique. La couleur est grasse sans être
épaisse, la brosse est appliquée mais extrêmement légère,
les contours ne sont plus arrêtés par une cernure artifi-
cielle, mais librement marqués par la rencontre des
ombres et des lumières. L'effet du clair-obscur est d'une
étonnante sûreté. Dans VAL de La Faille (musée de
Bruxelles), qui est peut-être l'une des œuvres les plus
Cliché Neurdein.
LA VIERGE AUX DONATEURS
(Musée du Louvre.)
VAN DYGK. 75
séduisantes de Van Dyck, les trois quarts du tableau sont
voilés d'une ombre douce ; la tête et la main seules
reçoivent le jour. Un peu plus de jaune dans les chairs,
un peu plus de bitume dans les fonds et nous aurions
une page rembranesque. Dans un adorable Portrait de
femme tenant un enfant (collection Brownlow), le groupe
des deux personnages illumine toute la toile avec une
force d'autant plus sûre qu'elle est discrète et contenue.
Le Titien lui-même n'a jamais mieux fixé l'insai-
sissable et profond rapport qui s'établit entre les fugitives
expressions de la lumière et les nuances morales du
modèle.
De la même époque datent quelques tableaux mytho-
logiques : Danaë (Dresde), Vénus reçoit de Vulcain les
armes oVÉnée (Vienne), Renaud et Armide (Louvre), etc. ;
on fixerait sûrement, en les étudiant, les origines du
bucolisme galant et de l'allégorie pastorale dans la peinture
française du xvme siècle.
De plus, dans une série de magistrales eaux- fortes dont
la Chalcographie du Louvre a la bonne fortune de pos-
séder les cuivres, Van Dyck grava d'un trait léger,
précis, inaltérablement juste, les physionomies d'une
vingtaine de célébrités contemporaines, parmi lesquelles
bon nombre de maîtres anversois. Tous les amateurs d'es-
tampes ont gardé devant leurs yeux ravis le souvenir de
ces belles têtes où la bonté, l'intelligence, l'humour, le
génie sont marqués d'un coup de burin presque insensible
et aussi ferme que le pinceau d'un céramiste grec ou d'un
76 VAN DYCK.
illustrateur japonais. Voici Pierre Brueghel avec sa belle
tête pensive ; Lucas Vosterman à l'opulente chevelure
bouclée, au regard loyal et vif; Adam Van Oort que
Ton sent irrésistiblement joyeux et expansif; Snellinx
qui appartient à la même lignée de peintres exubérants;
Snyders, l'ami de Van Dyck, distingué, grave, légère-
ment caustique ; les de Waal, Pontius, Paul de Vos,
Erasme, Franck, Momper, Gornelissen, Van Dyck lui-
même, etc.
Les portraits entièrement de la main de Van Dyck sont
au nombre de vingt-trois suivant les meilleurs experts.
On y ajouta d'autres eaux-fortes exécutées sous les yeux
de l'artiste et on publia le tout en recueil de cent por-
traits après la mort du maître sous ce titre : Icônes prin-
cipum virorum doctorum, pictorum, chalcographorum,
statuariorum necnon amatorum pictoriœ artis numéro
centum ab Antonio Van Dick pictore ad vivum expresse
eiusque sumptibus œri incisée. A côté de ces portraits il
convient de signaler aussi deux compositions burinées
par le maître : Titien et sa maîtresse, et le Christ au Roseau.
Ce célèbre Icônes Centum ou principum — connn
généralement sons le nom & Iconographie de Van Dyck —
éclaire pour nous l'art du maître d'une nouvelle lumière.
La plupart de ces têtes sont d'une distinction et d'une
finesse qui ne laissent point de surprendre. On ne
s'imagine pas, en général, ces grands Anversois avec des
dehors si séduisants, à part Rubens, artiste diplomate, et
Van Dyck, pittore cavalieresco. Et pourtant tous, ou
A
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v-
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PORTRAIT DE BRUEGHEL
(Eau-forte.)
VAN DYGK. 79
presque tous, ont le même « sang bleu ». Quelle surprise
de voir sous les aspects d'un penseur mélancolique
Pierre Brueghel, le peintre des kermesses rouges et des
enfers grotesques ! Et l'on ne saurait dire que Van Dyck
prêta sa propre beauté à ses amis. Ces portraits sont des
documents d'une franchise absolue. Ses confrères se
seraient moqués de lui, s'il avait songé le moins du monde
à les embellir.
Or, l'art de tous ces maîtres n'est pas à leur image.
L'art flamand du xvne siècle a des penchants populaires
marqués ; il fréquente volontiers une humanité vulgaire,
quitte à l'ennoblir par son interprétation. Ces peintres
assurément ne se reconnaissent point dans leurs modèles.
Ils devaient bien plutôt se sentir déclassés en leur pré-
sence. Van Dyck, au contraire, portraitiste de la société
aristocratique et intellectuelle de son temps, restait à
son niveau. Et il n'est vraiment pas exagéré de dire
qu'aucun Anversois de son temps ne réalisa un idéal
plus en accord avec sa culture, ses aspirations et ses
dons naturels.
Van Dyck allait grandir encore. Sans doute il avait
atteint souvent la perfection, pendant cette période
flamande ; ses œuvres avaient ébloui la foule et les
artistes ; comme le remarque Reynolds, les portraits
d'alors « mettent du soleil dans l'appartement ». Et pour-
tant, à l'ensemble de cette production il manque encore,
suivant nous, un sceau définitif, irrécusable. Le génie
n'y vibre pas avec un enthousiasme absolument libre.
80 VAN DYCK.
Il est gêné parles scrupules du technicien. Est-ce parce
que Van Dyck sent toujours à côté de lui « le grand
astre » dont parle Fromentin? Dans la ville de Rubens,
il n'y a point de place, semble-t-il, pour un second créa-
teur. Van Dyck enfin quitte Anvers. Non seulement son
art désormais va porter les fruits mûrs d'une maîtrise
absolument affranchie, mais sa personnalité, épanouie
dans l'indépendance, se revêtira d'un prestige suprême.
Gomme Rubens, Van Dyck se hausse par-dessus l'école;
à son tour il devient un initiateur.
X. — En Angleterre.
Malgré le retentissement de son nom et de son art,
Van Dyck est resté méconnu. Les légendes ont obscurci
l'esprit des historiens ; la production inégale et diverse
du maître a déconcerté la critique. On accorde à l'auteur
du Saint Martin une habileté de pinceau, une sûreté
d'œil, une précision de dessin supérieures, — toutes
qualités relevant du métier. On lui concède même l'art
de prêter à ses modèles les caractères extérieurs de sa
propre personne : élégance, finesse, charme. Jamais, me
semble-t-il, on a osé lui attribuer un idéal intime, une
de ces fois ardentes qui font découvrir aux créatures
d'élection les aspects vierges de la beauté.
Pour nous, Van Dyck ne se contenta point de sa mer-
veilleuse virtuosité. Il réalisa quelque chose de plus.
VAN DYCR. 83
Maître de son exécution et de sa pensée, il nous transmet
l'ineffaçable témoignage d'une vision inédite. Cette révé-
lation dernière, il la reçut en Angleterre. Evidemment,
dans bien des œuvres précédentes, il annonce les con-
quêtes de sa maturité et quelques-uns de ses portraits
anglais s'inspirent encore par moments de Venise et
de Gènes. On ne peut pas dire que toutes les toiles de la
période anglaise soient incomparables et qu'à tous les
portraits antérieurs manque la flamme suprême. Il est
impossible de délimiter d'une manière absolue la marche
progressive d'un esprit humain, fût-il, comme celui-ci,
souriant, clair, plein de force juvénile et confiante. Les
classements de la production du maître en deux, trois,
voire en quatre manières, sont arbitrairement établis, et
la vanité de ce petit jeu pseudo-scientifique éclate dans
l'impossibilité pour ceux qui s'y livrent de trouver une
base d'accord.
Ceci ne nous empêchera point — contrairement d'ail-
leurs à l'opinion répandue — de considérer la période
anglaise comme un épanouissement. Nous avons par-
couru aussi surpris qu'émerveillé, car notre joie impré-
vue bouleversait nos connaissances livresques, cette
admirable salle de bal de Windsor où Van Dyck se
montre peintre et créateur unique. Alors seulement nous
avons appris comment ce maître, multiforme et incon-
stant en apparence, s'était transformé un jour en un
artiste sans pareil — et les mots prodigués reprennent
ici leur valeur — apportant à l'art, avec le prestige de sa
84 VAN DYGK.
destinée princière, l'exemple d'un novateur et d'un
« générateur ».
Van Dyck avait trente-deux ans en débarquant à
Londres. N'est-ce pas l'âge des accomplissements, des
résolutions décisives ? Loin de s'appauvrir, sous le ciel
étranger, son sang flamand, pendant les premières
années du séjour en Angleterre, circula plus riche et
plus pur. N'oublions pas que Van Dyck se transportait
dans un pays privé de traditions artistiques. Holbein
lui-même n'avait pas pénétré l'âme du peuple anglais.
Van Dyck ne pouvait s'amoindrir par le besoin de flatter
un goût national, et sa carrière devait désormais s'ac-
complir sans rivalités ou comparaisons d'aucun genre.
Tout d'abord il recula, semble-t-il, devant une instal-
lation définitive à Londres. Pour quelles raisons ? On
l'ignore. Les circonstances de son départ sont envelop-
pées de ce voile impénétrable qui nous dérobe les princi-
paux événements de sa vie. D'après Félibien — cité par
Garpenter — Van Dyck fut invité par Kenelm Digby, sur
la prière de Charles Ier. Bellori attribue ce rôle d'inter-
médiaire à lord Arundel. Walpole, dans les Mémoires de
Mrs. Beale publiés par ses soins, dit que le roi forma le
projet d'attirer Van Dyck après avoir vu le portrait de
Nicolas Lanière, maître de chapelle de la cour d'Angle-
terre, œuvre à laquelle l'artiste avait consacré sept
journées entières. On sait d'autre part que le souverain
avait chargé Endymion Porter d'acheter pour son compte
une composition du maître : Renaud et Armide.
VAN DYGK. 87
Il est certain que le talent de Van Dyck était fort prisé
à Londres. Pour être agréable à Charles Ier, un person-
nage remarquable de ce temps, Balthazar Gerbier, archi-
tecte, diplomate, dilettante, espion et conspirateur, fit
don au monarque d'un tableau de maître Antoine. Un
débat des plus singuliers s'éleva au sujet de cette toile.
Quelques échos nous en sont parvenus ; ils sont fort
troublants.
Van Dyck avait à se plaindre de Balthazar Gerbier et
prétendit ne pas avoir peint le tableau envoyé à Charles Ier.
Or l'œuvre était de premier ordre. En contestant l'au-
thenticité de la composition, Van Dyck dénonçait Gerbier
comme faussaire au roi. La chose tourna mal pour le
peintre. Le diplomate réunit des experts. Rubens lui-
même déclara que Van Dyck n'avait jamais rien peint de
plus beau! On rédigea un acte notarié qui fut envoyé à
Charles Ier, et, il faut bien l'avouer, la lecture des pièces
publiées par M. Carpenter fait supposer qu'une ven-
geance irréfléchie ou le désir de jouer un bon tour en-
traînèrent Van Dyck à ce mensonge. C'est une ombre
dans sa vie, une petite tache qu'on aimerait effacer. Au
surplus, Balthazar Gerbier est une de ces rusées canailles
à qui l'on regrette de devoir donner raison.
Le départ de Van Dyck pour Londres fut un moment
compromis par cette affaire bizarre. L'artiste avait des
protecteurs trop puissants pour que les difficultés ne fus-
sent pas bientôt aplanies à son profit. A la fin de
l'année 1632, il était définitivement installé à Londres,
88 VAN DYCK.
portait le titre de principal peintre ordinaire de Leurs
Majestés, était créé chevalier, possédait une résidence
royale à Blacfriars, se voyait, au bout de quelques mois,
adulé, comblé de faveurs, traité d'égal par les seigneurs
d'une des cours les plus cultivées et les plus fastueuses
d'Europe.
Si l'Angleterre ignorait presque totalement la peinture,
elle n'en était pas moins à cette époque un actif foyer de
beauté et de pensée. L'âge d'or de la littérature anglaise
cessait à peine. Le génie de Shakespeare, Bacon, Beaumont,
Flechter, Marlowe, Johnson nourrissait encore l'âme de
la nation. Peut-être môme ces illustres disparus de la
veille étaient-ils appréciés avec plus de profondeur et
r
de calme que sous le règne peu contemplatif d'Elisabeth.
Autour de Charles 1er, lettré plein de goût, autocrate
rêveur, des grands seigneurs, des ministres : Buckin-
gham , Thomas d'Arundel , Endymion Porter, Kenelm
Digby soutenaient l'art avec une inlassable générosité.
Faut-il s'étonner de l'empressement, de l'amitié que
tous ces hommes de haut goût témoignèrent à Van Dyck?
Le triple prestige de l'art, de la beauté, d'une no-
blesse naturelle revêtait cet Anversois de trente-trois
ans d'une séduction victorieuse. Voyez la superbe toile
(musée de Madrid) où il s'est représenté lui-même aux
côtés de sir Endymion Porter, devenu son ami intime.
Tout de suite, à voir le visage fin, le sourire subtil, la
toilette sobre du peintre contrastant avec l'allure plus
massive du ministre, on surprend le secret de cet ascen-
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VAN DYCK. 91
dant irrésistible exercé par l'homme de génie sur l'aris-
tocratie britannique.
L'aventure merveilleuse de Gênes se renouvelle avec
plus d'éclat et de durée. Ce fut, dans l'entourage royal,
un enchantement immédiat. Les peintres accrédités à la
cour : Mytens, Jansen, van Ceulen, s'effacèrent dans
l'ombre. Toutes les flatteries, toutes les commandes
étaient pour le nouveau favori. Le 17 octobre 1633, le roi
lui accordait une pension annuelle de 200 livres et met
tait une demeure d'été à sa disposition. A Eltham,
comme à Blacfriars, Van Dyck recevait richement ses
modèles, ses amis. Il entretenait des musiciens à gages
dans son hôtel : « Sa maison était montée sur un pied
magnifique, lisons-nous dans YEssay towards an English
School de M. Graham ; il possédait uu équipage nom-
breux et élégant, et offrait si bonne chère que peu de
princes étaient aussi visités et aussi bien servis que lui. »
On se disputait l'honneur de lui être présenté. Le roi
traitait son peintre comme un frère de son sang et de sa
race. La calomnie, il va sans dire, s'attaquait avec plus
d'acharnement que jamais à cette destinée brillante. De
ce grand seigneur artiste, elle faisait le moins scru-
puleux des lovelaces.
En réalité, Van Dyck peignait sans relâche. Loin de se
perdre dans la volupté de cette existence nouvelle, son
goût du travail s'accentuait, ses facultés s'aiguisaient.
L'artiste avait reconnu ce nouveau milieu comme sien.
Ses goûts de luxe et d'élégance y étaient satisfaits. Le
99 VAN DYCK.
faste qui manquait à la cour un peu provinciale des ar-
chiducs Albert et Isabelle, il le trouvait et en jouissait
largement chez Charles 1er. Son rêve de vie princière
devenait une réalité ; ses aspirations les plus intimes
prenaient forme. L'œuvre d'un Léonard de Vinci n'a-t-il
pas été réalisé dans le décor brillant des cours italiennes?
En conduisant Van Dyck en Angleterre, le destin lui
assignait une tâche glorieuse. Nous verrons avec quel
bonheur il sut la remplir.
XL — Les portraits anglais.
En moins de dix ans — depuis le jour de son arrivée à
Londres jusqu'au moment de sa mort — Van Dyck pei-
gnit environ trois cent cinquante tableaux! Près de cent
maisons anglaises montrent avec orgueil quelques-unes
— parfois une collection — de ses œuvres. A Windsor,
dans les galeries Clarendon, Bedford, Petworth, Bothwell-
Gastle, etc., un monde revit, comme à Gênes Trente-
huit portraits de Charles Ier, dont sept équestres, trente-
cinq portraits de la reine Henriette, d'innombrables
effigies d'enfants royaux (Windsor, National Gallery,
Louvre, Dresde, Saint-Pétersbourg, Turin, Berlin),
attestent l'appel incessant que le roi faisait au génie de
son peintre. La cour de White-Hall imite le monarque.
Avec une aisance, une pénétration admirables, le maître
fixe l'éblouissante figuration groupée autour du trône des
VAN DYCK. 93
Stuarts : ministres, ambassadeurs, magistrats, savants,
guerriers titianesques aux cuirasses brillantes, capitaines
cavalcadant sur des genêts d'Espagne, gentilshommes
imberbes, frêles et gracieux dans leur uniforme cha-
toyant; grandes dames un peu figées dans leur toilette
d'apparat, enfants exquis traduits par la poésie la plus
délicate que jamais pinceau ait créée.
Deux œuvres marquent l'apogée de cet art : les Trois
têtes <T étude (Windsor) représentant Charles Ier de profil,
de trois quarts et de face, et le Charles PT à la chasse
du Louvre.
Les Trois têtes sont des merveilles d'analyse physiono-
mique. Van Dyck, sans se soucier outre mesure de vie
intérieure, apporte dans l'observation de la couleur, de
la forme, de la lumière une telle justesse que le roi agit
sous nos yeux dans le détail de ses ressorts intimes.
N'est-ce pas en s'arrêtant à l'examen scrupuleux de l'en-
veloppe que les grands gothiques ont si merveilleusement
réussi à traduire l'âme de leurs modèles? Et Van Dyck ne
s'affirme-t-il pas ici le petit-fils des anciens Flamands? Ces
trois têtes furent envoyées au Bernin qui, d'après ces
modèles, sculpta un buste de Charles Ier. Le roi se montra
tellement enchanté de ce marbre qu'il fit exécuter égale-
ment le buste de la reine, en faisant parvenir au maître
napolitain les études de son peintre. L'artiste flamand
ne devait-il pas connaître à fond la manière du Bernin
pour lui envoyer des documents aussi sûrs, aussi
propres à l'inspirer?
94 VAN DYCK.
Le Charles 7er, mieux que les Trois têtes, trahit l'origine
anversoise de Van Dyck. Un peintre flamand pouvait seul
rapprocher avec cette heureuse intrépidité les gris bleuâ-
tres, les blancs dorés, les tons fauves du costume royal.
Van Dyck, de plus, composa une scène originale et vivante.
Depuis son arrivée à Londres, il s'était détourné presque
complètement des œuvres religieuses et mythologiques.
Il n'avait guère réussi jadis dans les grandes composi-
tions. Toutefois, à cette « école » il avait acquis une par-
ticulière sûreté dans l'arrangement de ses portraits en
groupe. Cette science est si naturelle dans le Charles Ier
qu'on se croirait devant une scène véridique. Rien de
plus vrai que l'attitude du valet retenant le cheval au
col fin et courbé; rien de plus noble que la pose déli-
catement impertinente de ce roi frêle profilé sur l'exubé-
rante nature chère aux maîtres d'Anvers. Un suprême
rayon des splendeurs vénitiennes colore le domaine du
souverain nostalgique.... Tout Van Dyck est dans ce chef-
d'œuvre : technicien merveilleusement habile, gentil-
homme accompli, créateur découvrant des lois nouvelles
de lumière, de coloris, de style pour les portraitistes de
l'avenir. Peut-être une dernière influence est-elle venue
favoriser cette transformation décisive. Velasquez semble
avoir impressionné l'artiste flamand à un certain moment.
Waagen le premier en a fait la remarque. Mais le maître
espagnol devait lui-même beaucoup au maître anversois
dont il avait vu les œuvres à Gênes. Ce fut donc entre
eux un échange infiniment utile à l'art; ils étaient égale-
VAN DYGK. 95
ment riches de dons divers ; ils pouvaient se prêter sans
s'appauvrir.
■ Van Dyck se servait d'une matière de plus en plus déli-
cate. Sa couleur était devenue de plus en plus mince, et
l'on se demande comment il réussissait à indiquer les
reliefs arrondis des mains ou les méplats du visage
comme dans le portrait de John et Bernkardt Stuart, par
exemple (collection du comte Darnley), où les tons perlés
et transparents sont posés sur un fond de grisaille. La
toile apparaît presque toujours sous la pâte, dans les por-
traits anglais. Voyez les Trois têtes de Charles Ier, le
Vicomte Grandison (collection Jacoh Herzog, Vienne),
Lord Digby et lord William (collection Spencer Althorp),
et surtout, à Windsor, les prodigieux hustes du poète
Carew et de l'acteur Killigrew. Le maître s'éloigne des
procédés contemporains et revient à la facture des
gothiques qui toujours usaient de la grisaille et des
glacis ; mais la résonance de son coloris reste très
chaude et dénonce l'école d'Anvers. Les tons les plus
vifs s'assemblent ; en distribuant de légers empâtements
dans les étoffes, Van Dyck, de-ci de-là, ajoute encore
de fines étincelles. Autour des figures flotte une pénombre
caressante, insaisissable, rompue par la lumière dorée
qui semble s'échapper des visages. Est-il possible, à ce
point de vue, de rêver, d'imaginer une œuvre plus harmo-
nieuse que le portrait du séduisant et énigmatique Lord
Wharton, cet inappréciable joyau de l'Ermitage? Le gris
bruni du pourpoint se prolonge dans la draperie du
96 VAN DYGK.
fond, l'or de Fécharpe répond aux teintes merveilleuses
du visage et des mains ; les bistrures ombrant les étoffes
rappellent les voiles crépusculaires répandus sur le
paysage. Le blanc de la chemisette, seule note isolée dans
cette symphonie de rêve, est à elle seule une trouvaille
de génie.
XII. — Les dernières années.
Van Dyck, suivant tous ses historiographes, fut tué par
les excès du plaisir et du travail. Sur ses aventures aucun
renseignement précis ; sur sa production inlassable mille
indications sûres. En 1634, le maître revit Bruxelles
ainsi qu'Anvers où la gilde de Saint-Luc l'acclama comme
doyen. Rentré à Londres, il y institua une corporation
semblable. Van Dyck fondant une « société », n'est-ce
pas un trait bien flamand de son caractère?
Chargé de représenter l'ordre de la Jarretière pour
l'une des salles de White-Hall, l'artiste exécuta la ma-
quette d'un des panneaux. Le mauvais état des finances
royales ne permit pas la réalisation de cette entreprise.
A en juger d'après le dessin qui nous est resté, l'imagina-
tion de Van Dyck manquait vraiment de l'élan nécessaire.
Après une courte apparition en Flandre et en Hollande,
en 1640, nous le retrouvons à Paris, au commencement
de 1641, quelques mois avant sa mort, malade déjà,
épuisé, mais ne désespérant point d'obtenir de la Cour de
France, comme autrefois son maître Rubens, la commande
Cliché Kleinmann.
WILLIAM VILLIERS, VICOMTE GRANDISOS
(Collection Jacob Herzog, Vienne.)
X
VAN DYGK. 99
de quelque décoration gigantesque. Ses démarches
n'eurent aucun succès. On lui opposait un nom écrasant :
le Poussin.
Van Dyck avait épousé à Londres, en 1639 ou 1640, une
jeune fille de haute famille, Marie Ruthven, attachée à la
reine, petite-fille de lord Ruthven, comte de Gowrie. Une
aimable personne appelée Marguerite Lemon, à qui ce
mariage déplaisait, aurait conçu le dessein de couper le
poignet à Van Dyck, « afin qu'il ne pût plus exercer son
art ». Le projet fut découvert. Marguerite Lemon passa en
Flandre, y perdit l'ami qui avait remplacé Van Dyck et
se tua d'un coup de pistolet. Et c'est ainsi que la vie du
grand portraitiste se dramatise jusqu'au dernier jour
d'anecdotes empruntées, dirait-on, au répertoire alors en
vogue, de Galderon et de Lope de Vega.
L'artiste, en tout cas, ne survécut pas longtemps à son
mariage. Une maladie sourde, dont les causes sont incon-
nues, le minait depuis quelque temps. L'excès du tra-
vail surtout avait détruit avant l'heure sa constitution
délicate. Pendant les dernières années de sa vie, il consa-
crait, dit-on, des journées et une partie de ses nuits à
l'étude de l'alchimie. J. Lievens visita l'artiste en Angle-
terre et le trouva penché sur son creuset, « faible et dé-
charné ». Descamps renchérit. « Il fit bâtir un labora-
toire à grands frais, écrit-il, et vit en peu de temps
s'évanouir par le creuset, l'or qu'il avait créé avec son
pinceau. »
Les historiens modernes ont nécessairement mis ces
100 VAN DYCK.
témoignages en cloute. Mais faut-il tant s'étonner de voir
Van Dyck partager une croyance générale de son temps ?
Il est certain que l'amour de la science ne le transforma
pas en un Balthazar Claes, sacrifiant ses richesses à sa
chimère. Il légua une fortune considérable à ses héritiers
et son testament, publié par Garpenter, est un démenti
préventif à l'adresse des chroniqueurs du xvme siècle. Il
est impossible de ne pas être frappé du ton digne et grave
de ce document. Jamais on n'a vu un dissipateur et un
débauché partager avec autant d'équité entre ses héri-
tiers, des trésors acquis par un labeur incessant.
On a dit aussi que Van Dyck avait cherché à quitter
l'Angleterre sans esprit de retour, en 1641, parce que ses
tableaux restaient impayés et qu'un vent de révolution
menaçait le trône des Stuarts ! Pure calomnie. Charles Ier
n'aurait point pardonné cette ingratitude qui eût été une
trahison. Profondément affligé de la maladie du peintre,
le monarque promit trois cents livres à son médecin
(physician) s'il pouvait sauver l'artiste. Ce fut en vain.
Van Dyck mourut à Blacfriars, en décembre 1641. Il
fut enterré dans l'ancienne église de Saint-Paul, à côté
du tombeau de John de Gaunt. L'Angleterre entoura ses
funérailles d'une pompe magnifique. Solennellement elle
s'engageait à ne point oublier la merveilleuse leçon de
son premier maître et, dès ce jour, exprimait une admira-
tion et une gratitude pieuses à l'illustre fondateur de sa
grande école de peinture.
VAN DYCK. 101
XIII. — Technique et sentiment.
Avant de parler de cette école, nous avons à préciser la
physionomie du maître par l'analyse de ses moyens
d'expression. Il n'est point pour la critique de problème
plus captivant, mais aussi de plus délicat à résoudre que
celui qui consiste à définir les procédés d'exécution d'un
artiste, à déterminer les qualités progressives de sa fac-
ture, à décrire les ressources techniques au moyen des-
quelles il rend tangibles les aspirations les plus intimes,
les nuances les plus subtiles de son idéal. Par malheur,
pour Van Dyck les renseignements n'abondent guère.
Reynolds, le continuateur du maître en Angleterre, nous a
laissé dans ses Ecrits quelques remarques très justes sur
la facture de son illustre modèle. Le peintre diplomate
de Piles, très curieux de ces questions techniques, a con-
signé dans son Traité de peinture, publié au commence-
ment du xvme siècle, des renseignements précieux qui lui
furent fournis par des contemporains du maître. Parmi
les critiques modernes qui s'occupèrent avec autorité de
cette matière nous citerons surtout Waagen, l'écrivain
allemand qui, en quelques traits, a marqué les modifica-
tions subies par le coloris de Van Dyck d'une période à
l'autre. Ces travaux sont néanmoins pleins de lacunes.
Et nulle technique pourtant n'est plus digne que celle-ci
d'être étudiée avec attention.
102 "VAN DYGK.
Examinez n'importe quel beau portrait de Van Dyck,
et quand vous en aurez apprécié le style, la richesse
d'atmosphère, la délicatesse psychologique, songez à la
facture de l'œuvre, à la main nerveuse qui fixa cette
image humaine. Vous serez stupéfait de la rapidité d'exé-
cution, de l'extraordinaire adresse manuelle que suppose
une telle peinture. En Angleterre, la facture de Van Dyck
était devenue tellement naturelle et simple que l'artiste
n'avait plus à s'en inquiéter. Il peignait avec un mini-
mum d'effort, de temps, de matière. Il exécutait des por-
traits en un jour, en quelques heures, et véritablement
son génie semble vouloir donner raison à ces philosophes
qui ne veulent voir dans Fart qu'un jeu.
Cette aisance de production déconcerte notre esprit habi-
tué à chercher la beauté par des voies lentes, difficiles.
Les maîtres d'autrefois n'avaient point comme nous le
souci maladif de l'originalité; leur sentiment artistique
s'épanchait librement, instinctivement. Un portraitiste
d'aujourd'hui n'oserait point répéter vingt fois la même
attitude, vingt fois le même port de tête, vingt fois la
même draperie ainsi que le faisait Van Dyck. Il éviterait
avec soin une telle uniformité. L'œuvre de Van Dyck
examinée au point de vue de cette remarquable aisance
technique doit être pour nos artistes d'un puissant profit
moral. On a trop répété à nos générations que les chefs-
d'œuvre ne s'enfantaient que dans la douleur.
Le libre jeu des facultés artistiques n'entraînait nulle-
ment l'abandon des méthodes. Au contraire, il semble
VAN DYGK. 103
bien qu'une sévère discipline imposée au début de la
carrière favorisait singulièrement cette indépendance
du génie. Van Dyck n'a jamais reculé devant la néces-
sité de l'esquisse. Il en exécutait au bistre, en grisaille,
parfois il les teintait légèrement de bleu dans les fonds
en accentuant les figures au moyen de rehauts blancs
comme dans le petit Crucifiement du musée de Bruxelles ;
souvent il les peignait avec les tons de l'œuvre défini-
tive. Les esquisses ou les dessins préparatoires de ses
grandes compositions, à part quelques exceptions, sont
incorrects, et Mariette a pu remarquer avec raison que
Van Dyck ne les exécutait « que pour être entendus
de lui seul ». Il n'en est pas de même des dessins et
études faits en vue des portraits. L'artiste précisait la
tête, les mains, indiquait avec soin la taille, qui, sui-
vant la fine remarque de De Piles, contribue si fortement
à la ressemblance. Ses eaux-fortes originales permettent
du reste d'apprécier son talent de dessinateur. Et pour-
tant Van Dyck crayonnait en des minutes de loisir,
pour se distraire, les croquis de ces chefs-d'œuvre ache-
vés ensuite, lestement, en quelques heures.
Quand il s'agissait d'un portrait à peindre, Van Dyck
livrait ses esquisses, ses dessins, ses grisailles à ses
élèves. Ceux-ci peignaient une ébauche d'après le des-
sin ou coloraient les toiles que le maître avait couvertes de
tons gris. Van Dyck en une séance ou deux terminait ensuite
l'œuvre à laquelle lui seul pouvait communiquer la vie.
D'après le fameux expert Jabach dont le témoignage si
io4 Van dygk.
souvent cite a été recueilli par de Piles, Van Dyck
ébauchait parfois ses portraits ayant de dessiner sur
papier la taille et les habits de son modèle. « 11 donnait
ce dessin, lisons-nous dans de Piles, à d'habiles gens
qu'il avait chez lui, pour le peindre d'après les habits
mêmes que les personnes avaient envoyés exprès à la
prière de Van Dyck. Les élèves ayant fait d'après nature
ce qu'ils pouvaient aux draperies, il passait légèrement
dessus, et y mettait en très peu de temps, par son intelli-
gence, l'art et la vérité que nous y admirons. » Jabach
assure en outre que Van Dyck travaillait à plusieurs
portraits en un jour avec une vitesse extraordinaire.
Descamps dit « que le maître commençait à peindre
une tête le matin, qu'il retenait à dîner la personne qui
se faisait peindre et qu'après le dîner il la finissait ».
Quelques contradictions se rencontrent dans ces divers
renseignements, mais les historiographes sont d'accord
sur la fécondité surprenante du maître. L'œuvre de Van
Dyck, créée dans la vigueur souriante d'une nature
toujours juvénile, était du reste la meilleure preuve
que l'artiste pût fournir de ses inépuisables ressources
techniques.
Van Dyck au surplus se préoccupait beaucoup de la
qualité de ses couleurs; il préparait lui-même ses toiles
et essayait constamment de perfectionner les procédés
en usage. Il attachait une importance méticuleuse au
choix de son huile. C'est ce qui explique sans doute, outre
l'emploi des grisailles et des glacis, la très particulière
Clirhé Kleinmann.
LORD GEORGES DIGBY, COMTE DE BRISTOL ET LORD WILLIAM, DUC
DE BEDSFORD
(Collection du comle Spencer Althorp.)
VAN DYGK. 407
finesse de sa pâte. Les portraits de Van Dyck, d'après
un dire du peintre Richardson, avaient un aspect rude
et blanc les premiers jours. Le temps en adoucissait la
surface, leur communiquait une patine dorée, une lumière
caressante, merveilleusement propre, ainsi que le remar-
quait Bellori, au jour d'une chambre.
Van Dyck a donc fini par acquérir une technique abso-
lument originale et adéquate à son sentiment de la beauté.
La grâce aristocratique de ses modèles nécessitait une
délicatesse extrême de la facture. Avant Musset, Van
Dyck avait connu le secret des ironies élégantes ; avant
Schumann, il apportait à Fart les élans de la poésie intime ;
avant Mozart, il cherchait des harmonies qui sont des
caresses, découvrait une expression nouvelle de l'art qui
est toute harmonie. Gomme ces trois chantres inimitables
des sentiments individuels, le grand disciple de Rubens
fut, avant tout, un profond, un irrésistible charmeur. Il
ne chercha pas à nous surprendre, à nous bouleverser;
il voulut tout simplement nous séduire. Aussi prêta-t-il à
toutes ses figures un langage plein d'élégance, de beauté
délicate et noble.
Il fut un temps, à l'époque des Van Eyck, des Memling,
du musicien Willaert, où le mot flàmisch était devenu en
Allemagne synonyme de bon goût et d'esprit. Van Dyck
presque seul de son temps n'a pas failli à cette antique
réputation de sa race. L'art flamand ne fut pas exclusi-
vement pléthorique, sanguin, il ne glorifia pas seulement,
comme le croit Taine, les instincts sensuels, la grosse et
108 VAN DYCK.
grande joie, l'énergie rude des classes populaires. Il
connut des raffinements qui n'étaient point de la précio-
sité, des élégances qui n'étaient point des mièvreries, des
subtilités qui n'étaient point de la déliquescence. Van
Dyck manifeste avec une abondance magnifique et victo-
rieuse ce besoin de charmer, d'attirer par la grâce plus
que par la grandeur. Et c'est précisément cet exemple
mémorable qui allait toucher l'âme des peintres futurs.
L'enseignement de Van Dyck fut plus écouté que celui
de ses émules illustres : Velasquez et Franz Hais. En
affinant l'idéal flamand du xvne siècle, « sir Anthony »
lui assura la paternité d'une beauté nouvelle.
XIV. — L'École de Van Dyck.
Van Dyck accomplit ce miracle de créer une atmo-
sphère d'art en Angleterre.
« Van Dyck est le premier peintre anglais », disait un
jour M. Fernand Khnopff.
Encore convient-il de remarquer que les nombreux
Flamands employés par le grand artiste dans son atelier
de Londres pour la préparation de ses portraits : Jan
Roose, Van Leemput, Thys, Van Belcamp, Corneille de
Nève, Hannemann, et plus tard ses imitateurs anglais :
les Dahl, les Richardson, les Jewas, les Thornhill, les
Hudson, ne sont que des intermédiaires entre sir Anthony
et la véritable école anglaise, née au commencement du
[Cliché Kleinmann.
LORD JOHN ET LORD BERNHARDT STUART
(Collection du comte Darnley, Cobham Hall.)
VAN DYGK. 111
xvine siècle. Ces peintres obscurs maintinrent une tra-
dition qui ne s'anima d'un souffle national qu'avec
Reynolds et Gainsborough.
Reynolds admirait profondément Van Dyck. Cette
admiration pourtant va moins loin que ne le supposent
certains historiens : Michiels, Fromentin, Guiffrey. Dans
ses Discours, le grand peintre anglais met l'école
romaine au-dessus des écoles flamande et vénitienne,
parce qu'elle a mieux compris le grand style ; il reproche
au Tintoret, à Paul Véronèse — et implicitement à Van
Dyck — leur manière théâtrale ; il lui arrive même de faire
des réserves sur le coloris du portraitiste anversois,
« froid ou bien désagréable à force d'être rouge ». Il est
vrai que, dans son Voyage en Flandre et en Hollande, il
décrit avec enthousiasme les œuvres religieuses du
maître ; nous avons vu ce qu'il pensait du tableau de
Malines. Sa charmante lettre au Paresseux mentionne
en outre un portrait de Charles Ier en pied par Van Dyck,
qu'il distingue « comme une parfaite représentation du
caractère ainsi que de la figure de ce prince ».
C'est par ses œuvres surtout que Reynolds trahit
son admiration pour Van Dyck. Si le grand disciple
anglais approfondit mieux les caractères locaux de ses
modèles, si parfois aussi il nous découvre un souci
ethnique plus moderne, ses portraits ont tous un air
d'apparat emprunté à ceux de l'artiste flamand ; ses enfants
et ses figures équestres rappellent les plus illustres pein-
tures du maître anversois.
112 VAN DYGK.
Gainsborough n'a pas écrit ce qu'il pensait de Van Dyck.
Les œuvres ici encore nous renseignent. Reynolds, au sur-
plus, nous apprend que son émule exécuta d'après le
peintre de Charles 1er « des copies que les meilleurs con-
naisseurs pouvaient prendre sans honte au premier coup
d'œil pour les originaux de ce maître ». Et à qui Gains-
borough doit-il la simplicité gracieuse et mutine de
ses portraits d'enfants, sa facture légère et finement
rayonnante? Son Blue-Boy de la Grosvenor House pour-
rait porter la signature de Van Dyck. N'étaient quelques
particularités du costume, on attribuerait volontiers aux
heures les plus inspirées du grand Flamand cette fantaisie
exquise brossée avec de l'azur céleste et du soleil.
Reynolds et Gainsborough fondent l'école anglaise, non
point, comme on Fa dit, en perpétuant la manière trop
facile des deux ou trois dernières années du maître, mais
en s'inspirant des meilleures œuvres anglaises de sir
Anthony. Ils avaient sous les yeux des tableaux du Tinto-
ret, de Véronèse, du Titien ; ils les comparaient aux œuvres
de Van Dyck et notaient ainsi les qualités particulières
de leur grand éducateur anversois. Raeburn et Lawrence,
qui vinrent dans la suite, ne gardèrent ni la noblesse de
Reynolds, ni le sens des couleurs chatoyantes, si déve-
loppé chez Gainsborough. L'autorité de Van Dyck s'amoin-
drissait, l'école anglaise oubliait ses origines flamandes.
Au milieu de notre siècle, elle sembla même les renier
complètement. Pure apparence. La couleur, il est vrai,
était devenue l'ennemie. Mais l'idéalisme instinctif de
Cliché Hanfstaengl.
THOMAS KILLIGREW ET THOMAS CAREW
(Windsor.)
VAN DYGK. H5
Van Dyck, le rêve délicat et tendre qui palpitait harmo-
nieusement dans ses œuvres, se retrouvaient sous les
symboles et les jolies anecdotes mystiques des préra-
phaélites. L'école anglaise ne saurait effacer cette marque
originaire. N'est-elle point retournée d'ailleurs, avec
Whistler, aux magies de la couleur? Gomme Reynolds,
le peintre aristocratique de Miss Rosa Corder, de ï Ama-
zone, de Lady Archibald Campdell, devait tenir les por-
traits de Van Dyck « pour les plus grandes richesses
qu'on se puisse donner ». Comme Van Dyck, Whist-
ler se servait du burin en créateur de génie; comme
Van Dyck, Fauteur des Nocturnes et des Harmonies nota
de subtils frissons humains, pénétra le mystère des
visages en dominant la radieuse inconstance de l'atmo-
sphère.
Le maître anversois devint également un des grands
inspirateurs de l'école française, — bien qu'il n'eût pas
été très apprécié en France de son vivant, du moins par
la Cour et les peintres officiels qui le redoutaient. De
Piles dans son Traité de peinture, encore consulté de nos
jours, analyse complaisamment sa facture et sa méthode
de travail, et sans nul doute, cet ouvrage écrit à la gloire
des Flamands et des Vénitiens, nettement hostile aux
tendances romaines de N. Poussin et Lebrun, prépara la
venue d'un coloriste comme Watteau. Des liens plus
puissants que ce frôle témoignage littéraire unissent Van
Dyck à l'école française. Le célèbre émailleur Jean
Petitot, l'un des collaborateurs du maître en Angleterre,
116 YAN DYCK.
fut le portraitiste attitré de la cour de Louis XIV. Tl
exécuta les portraits de Mlle de Lavallière, de Mme de
Montespan, de Mme de Maintenon, et son art, à travers
le maniérisme de Mignard, est le chaînon qui rattache la
manière précise de Glouet et du Maître des demi-figures
au style des Rigaud, des Van Loo, des Largillière, des
Nattier. M. Lafenestre ( Van Dijck en France) va même
jusqu'à considérer Claude Lefebvre, de Tournières, Fran-
çois de Troy, Oudry et Watteau comme les disciples du
maître anversois. Toutefois, dit-il, celui de nos grands
portraitistes qui profita le plus de Van Dyck, ce fut Hya-
cinthe Rigaud, qui, sur le conseil de Lebrun, copia sans
relâche les œuvres du « beau cavalier d'Anvers ».
Regardez au surplus certains portraits de Van Dyck :
l'exquise Femme du peintre (pinacothèque de Munich)
tenant d'une main sa viole de gambe, — ou même
des œuvres médiocres de ses deux dernières années : la
Comtesse Southampton, élevant le sceptre de sa main
droite et sappuyant du bras gauche sur le globe terrestre,
ou Mary Ruthven, sa femme, déguisée en Minerve. Tout
de suite vous découvrirez les sources où sont venus puiser
les grands portraitistes français du xvme siècle, si parents
des Reynolds et des Gainsborough. L'enthousiasme de cer-
tains artistes français pour Van Dyck alla jusqu'au culte
— si j'en crois l'ouvrage de Michiels : Van Dyck et ses
élèves. Le sculpteur Puget l'aimait par-dessus tous les
peintres et possédait quelques-uns de ses tableaux; il les
montrait avec orgueil et, comme Reynolds, estimait qu'il
Cliché Hanfstaengl.
LORD WHARTON, DIT « LE JEUNE HOMME A LA HOULETTE »
(Musée de l'Ermitage, Saint-Pétersbourg.)
VAN DYGK. 119
ne pouvait posséder de trésor plus précieux. Les portraits
de ses amis décoraient le salon de sa maison de campagne ;
celui du maître anversois occupait la place d'honneur.
Interprété ensuite de façons diverses, non point contesté
mais trop souvent jugé avec une sympathie banale, le
génie de Van Dyck, malgré tout, est resté très près de
nos cœurs. Des chefs-d'œuvre comme les Trois têtes de
Charles Ier et le Roi à la chasse portent en eux des vertus
indestructibles. Ils peuvent rester inaperçus pendant une
ou deux générations. Artistes, érudits, public y revien-
nent tôt ou tard. Qui ne sortira émerveillé de la « salle
Van Dyck » du Louvre? Bien qu'elle contienne quelques
beaux portraits exécutés par d'autres maîtres, — le
Louis XIII couronné par la Victoire et surtout le souple
et vivant Richelieu de Philippe de Ghampaigne — c'est
tout de même Van Dyck avec son Charles Jer et son Mon-
cade qui reste, dans cette assemblée de portraitistes, le
roi incontesté, le maître des maîtres.
Nous nous flattons d'être les premiers à rendre justice
au cavalier d'Anvers. Presque toutes ses œuvres du Louvre
proviennent de Versailles ou de la petite galerie du
Luxembourg. Leur nombre respectable dit la faveur qui
entourait les Van Dyck au xvne et au xvme siècle. Qu'on
me permette encore quelques lignes à ce propos avant de
fermer ce vade mecum. Si la Cour de France, trop acces-
sible aux avis intéressés, négligea d'employer Van Dyck,
elle devait, aussitôt l'artiste mort, faire amende plus
qu'honorable en se disputant ses œuvres. Nous avons vu
120 VAN DYCK.
jusqu'où Lebrun, Puget, Rigaud poussaient la religion du
grand charmeur. On peut facilement s'imaginer après cela
ce que fut l'empressement des « gens de goût et de qua-
lité ».
Le xvme siècle y mit plus de ferveur encore que le
précédent. Les Mémoires secrets de Bachaumont nous en
fournissent une preuve caractéristique. Voici ce qu'on lit
dans ce curieux mémorandum.
« 25 mars 1771. — L'impératrice de Russie a fait enle-
ver tout le cabinet de tableaux de M. le comte de Thiers,
amateur distingué qui avait une belle collection en ce
genre. M. de Marigny a eu la douleur de voir passer ces
richesses chez l'étranger, faute de fonds pour les acquérir
pour le compte du roi. On distinguait, parmi ces tableaux,
un portrait en pied de Charles Ier, roi d'Angleterre, origi-
nal de Van Dyck. C'est le seul qui soit resté en France.
Mme la comtesse Dubarri, qui déploie de plus en plus son
goût pour les arts, a ordonné de l'acheter. Elle l'a payé
24000 livres. »
Si cette note prouve que déjà au xvme siècle l'étranger
triomphait trop souvent dans les ventes, elle montre
aussi que, voulant passer pour un « collectionneur » dis-
tingué, la Dubarri disputait à la grande Catherine une
œuvre de Van Dyck, de préférence à tout autre tableau.
11 est vrai que les Mémoires de Bachaumont cachent une
malice sous leur style de procès-verbal, caria note ajoute :
« Sur l'observation qu'on lui faisait de choisir un pareil
morceau entre tant d'autres qui auraient dû mieux lui
Cliché Neurdein,
CHARLES Ier A LA CHASSE
(Musée du Louvre.)
VAN DYGK. 123
convenir, elle (la comtesse) a répondu que c'était un por-
trait de famille qu'elle retirait. En effet, les Dubarri se
prétendent parents de la maison des Stuarts. »
La royale comtesse, en tout cas, payait assez cher son
amour de la famille et son « goût pour les arts ». Le
Louvre lui doit quelque reconnaissance. Sans elle, c'est
l'Ermitage sans doute qui posséderait aujourd'hui le
Carolus 1° rex magnœ Britanniœ, l'un des plus beaux por-
traits du monde.
Il faut ne point saisir la part créatrice de Van Dyck,
n'avoir point observé dans ses ramifications diverses
l'histoire de l'art en Europe depuis le commencement du
xvne siècle, pour soutenir que le grand portraitiste fla-
mand eût accompli une destinée plus illustre, vécu une
existence plus féconde en ne quittant point sa patrie. Est-
il moins flamand, après tout, pour avoir séjourné à Londres?
Est-il moins original pour avoir résumé les découvertes de
ses maîtres et de ses contemporains avant d'avoir exprimé
sa propre poésie? Son art séducteur fut accueilli avec
empressement à l'étranger, alors que l'inspiration épique
de Rubens était souvent négligée ou incomprise. Et peut-
on vraiment souhaiter une mission plus rare à Van Dyck,
que celle d'avoir engendré une lignée de maîtres magni-
fiques chez deux peuples différents?
Notre admiration et notre respect pour l'illustre maître
d'autrefois dominent dorénavant les incertitudes de la
124 VAN DYCK.
mode et les divergences de la critique. La création d'une
salle Van Dyck au Louvre, d'une autre à Munich, la
belle exposition d'Anvers de 1899 l'attestent. Van Dyck
est digne de cet hommage universel. Il fat l'un des
enfants les plus justement fêtés du beau xvne siècle
flamand. C'est diminuer l'artiste et méconnaître la gran-
deur de cet âge d'or de la peinture, que de souhaiter une
autre carrière à l'inégalable traducteur des séductions
humaines.
FIN
TABLE DES GRAVURES
Portrait du jeune Yan Dyck (Musée de l'Ermitage, Saint-Péters-
bourg) 9
Saint Martin (Eglise de Saventhem, Belgique) 13
Samson et Dalila (Musée de Vienne) 17
Portrait d'enfant. — Animaux de Fyt (Musée d'Anvers) 21
Mise en croix (Église de Notre-Dame, Gourtrai) 25
Portrait de F. Snyders et sa famille (Musée de l'Ermitage) ... 29
Le Christ entre les deux larrons (Église Saint-Rombaut,
Malines) 33
Snyders et sa femme (Musée de Cassel) 41
Déposition de croix (Musée du Prado, Madrid) 45
Marie-Louise de Tour et Taxis (Musée de Liechtenstein) 49
Repos après la fuite en Egypte (Pinacothèque de Munich) 53
Baron de Groy (Pinacothèque de Munich) 57
Christ au tombeau (Musée d'Anvers) 65
La Vierge aux donateurs (Musée du Louvre) 73
Portrait de Brueghel (Eau-forte) 77
Charles Ier, trois têtes d'étude (Windsor) 81
Trois enfants de Charles 1er (Windsor) 85
126 TABLE DES GRAVURES.
Les cinq enfants de Charles Ier : princesse Maria, prince Jacques,
prince Charles, princesse Elisabeth et princesse Anna (Musée
de Berlin) 89
William Villiers, vicomte Grandison (Collection Jacob Herzog,
Vienne) 97
Lord Georges Digby, comte de Bristol et lord William, duc de
Bedsford (Collection du comte Spencer Althorp) 105
Lord John et lord Bernhardt Stuart (Collection du comte
Darnley, Cobham Hall) 109
Thomas Killigrew et Thomas Carew (Windsor) 113
Lord Wharton, dit « le Jeune homme à la Houlette » (Musée de
l'Ermitage, Saint-Pétersbourg) 117
Charles Ier à la chasse (Musée du Louvre) 121
TABLE DES MATIÈRES
1 . — Introduction 5
il. — Les historiens du maître 7
III. - - Années de jeunesse 11
IV. - Premières œuvres 31
V. — En Italie 36
VI. — Les œuvres de la période italienne 48
VII. — Retour à Anvers 60
VIII. — Les grandes compositions religieuses 64
IX. — Portraits, tableaux mythologiques, eaux-fortes de la
période flamande 70
X. — En Angleterre 80
XI, — Les portraits anglais 92
XII. — Les dernières années 96
XIII . — Technique et sentiment 101
XIV. — L'École de Van Dyck 108
10196-03. — Gobbeil. Imprimerie Éd. Crété.
DATE DUE
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