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Full text of "Vanité [par] Paul et Victor Margueritte"

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//  a  été  tiré  de  cet  ouvrage  : 

sur  papier  de  Hollande,  nun 
2  exemplaires  sur  papier  du  Japon,  numérotés  I  et  H. 


50  exemplaires  sur  papier  de  Hollande,  numérotés  1  à  50. 


VANITE 


ŒUVRES 

De    PAUL    MARGUERITTE 


ROMANS 
Tous  quatre. 
La  Confession  posthume. 
Maison  ouverte. 
Pascal  Géfosse. 
Jours  d'épreuve. 
Amants. 

La  Force  des  choses. 
Sur  le  retour. 
Ma  Grande. 
La  Tourmente. 
L  Essor. 


NOUVELLES 
Le  Cuirassier  blanc. 
La  Mouche. 
Ame  d'enfant, 
L'Avril. 

Fors  l'honneur. 
Simple  Histoire. 
L'Eau  qui  dort. 

IMPRESSIONS  ET  SOUVENIRS 
Mon  Père 

Le  Jardin  du  passé. 
Les  Pas  sur  le  sable. 


De   PAUL   ET   VICTOR    MARGUERITTE 


La  Pariétaire. 
Le  Carnaval  de  Nice, 
Poum  (.Uentiiros  d'un  petit  îrarcon). 
Zette  (Histoire  d'une  pMite  fllle). 
Le  Poste  des  neiges. 
Femmes  nouvelles. 


Le  Jardin  du  roi. 
Les  Deux  Vies. 
L'Eau  souterraine. 
Le  Prisme. 
Sur  le  Vif. 


L'Elargissement  du  divorce  (brochure). 


UNE     EPOQUE 

I.  —  Le  Désastre  fMetz,  1870). 
II.  —  Les  Tronçons  du  glaive  (Défense  nationale,  1870-71). 

III.  —  Les  Braves  Gens  (Épisodes,  1870-71). 

IV.  —  La  Commune  (Paris-Versailles,  1871). 


De   VICTOR    MARGUERITTE 


Au  Fil  de  l'heure. 


I  volume  (poésies). 


La  Double  Méprise  (comédie  en  vers,  traduite  de  Calderon). 
I  volume. 


PARIS.  TYP.  PLON-NOURRIT  ET  C'«,  8,  RUE  GARAN'CIÈRE.  —  102 17. 


PAUL   ET  VICTOR  MARGUERITTE 


VANITÉ 


PARIS 

LIBRAIRIK     PLON 

>L0N-N0U11R1Ï  ET  C'%  IMPRIMEURS-ÉDITEURS 

8,    RUE    GARANCIKRE   —    6" 


Toui  droits  réservé» 


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Tous  droits  de  reproduction  et  de  traduction 
réservés  pour  tous  pays. 


PREMIÈRE  PARTIE 


Nous  sommes  si  présomptueux  que 
_r)ns  voudrions  être  connus  de  toute  la 
terre,  et  même  des  ^ens  qui  viendront 
quand  nous  ne  serons  plus,  et  nous 
sommes  si  vains  que  l'estime  de  cinq  ou 
six  personnes  qui  nous  environnent 
nous  amuse  et  nous  contente. 

Pascal. 


VANITE 


Ce  soir-là,  les  Brévier  donnaient  un  dîner  suivi 
de  réception,  en  leur  bel  hôtel  du  parc  Mon- 
ceau :  Brévier,  l'ancien  député,  l'ex- codirecteur 
de  la  colossale  maison  de  nouveautés  Les  Quatre 
Saisons,  rivale  heureuse  du  Louvre  et  du  Bon 
Marché. 

A  l'entrée  de  service  de  la  rue  Murillo,  tout  le 
jour  n'avaient  cessé  d'afïluer  victuailles  et  pri- 
meurs, des  marmitons,  des  télégraphistes,  jusqu'à 
un  garde  républicain  à  cheval,  porteur  d'un  pli  : 
le  ministre  de  l'intérieur,  Morande,  rappelait  qu'on 
ne  l'attendît  pas  pour  se  mettre  à  table,  si  la 
Chambre... 

Six  heures  et  demie,  et  personne  n'était  rentré. 
Ni  Monsieur,  ni  Madame,  ni  Mademoiselle.  Les 
Gilles  d'Arbelles  non  plus,  la  fille  aînée  et  le 
gendre  qui  habitaient  le  second. 

Derrière  les  larges  stores  de  dentelle  tamisant 


4  VANITÉ 

le  cadre  lumineux  des  fenêtres,  les  nombreuses 
lampes  électriques,  les  tièdes  bouffées  du  calorifère 
illuminaient  et  chauffaient  à  vide  les  salons  luxueux 
du  rez-de-chaussée  où  seul  le  vieux  maître  d'hôtel, 
Prosper,  très  digne  avec  son  profil  bourbonien  sous 
ses  cheveux  blancs,  achevait  sa  tournée. 

Tapotant  ici  un  coussin  de  bergère  affaissée,  là 
essuyant  de  son  doigt  la  poussière  de  cigare  chue 
sur  l'orteil  d'une  Baigneuse  de  marbre,  il  jeta 
un  coup  d'œil  à  la  pendule  de  Boule  du  salon  des 
tapisseries.  Et  haussant  les  épaules,  —  c'était 
toujours  comme  cela...  —  il  se  dirigea  par  le  bou- 
doir de  glaces  et  la  bibliothèque  vers  la  salle  à 
manger.  Féerique,  la  table  de  neige,  scintillante  de 
cristaux  et  d'argenterie,  submergée  de  roses  en 
buissons  et  guirlandes  à  l'assaut  des  surtouts  et 
des  candélabres,  étalait  sa  magistrale  ordonnance. 
Dans  cette  atmosphère  d'attente,  devant  les  as- 
siettes du  grand  service  et  le  jeu  d'orgue  des  verres, 
en  face  des  cartons  à  tranche  dorée  indiquant  les 
noms,  les  hauts  fauteuils  rigides  semblaient  de 
mystérieux  convives  sans  bras  ni  tête. 

Prosper  s'avoua  satisfait,  les  invités  pouvaient 
paraître,  les  maîtres  aussi.  Car  enfin  ce  n'est  pas 
lui  qui  allait  recevoir  et  s'écrierait  avec  la  voix  de 
tête  de  Madame  :  —  «  Ah!  chère  amie,  que  nous 
sommes  heureux  de  vous  voir...  »  —  ou  du  ton 
cordial  de  Monsieur...  —  «  Aimable  à  vous,  mon- 
sieur l'ambassadeur...  » 

Depuis  vingt-cinq  ans  au  service  des  Brévier, 


VANITÉ  5 

d'avoir  escorté  leurs  débuts  difficiles,  les  hauts  et 
bas  de  leurs  entreprises,  d'avoir  assisté  à  l'ascen- 
sion finale,  éblouissante  de  leur  fortune,  lui  don- 
nait des  titres  familiers.  Sa  femme  Ursule  était 
attachée  spécialement  à  Madame,  sa  nièce  Rose  à 
Mademoiselle.  Onctueux  et  décisif,  il  exerçait 
l'autorité  d'un  sacerdoce  confirmé  par  l'expérience 
et  satisfait  d'égards. 

Mais  dans  l'office  s'éleva  la  voix  gouailleuse  de 
Germain,  le  valet  de  chambre  des  d'Arbelles,  qui 
aidait,  de  tels  soirs,  et  le  rire  des  autres  domes- 
tiques. Prosper,  choqué,  s'élança  sur  la  pointe  de 
SCS  escarpins,  sifflant  un  chut  impérieux;  l'office 
n'était  pas  un  endroit  à  se  divertir  :  bon  aux  pièces 
du  sous-sol,  dans  leur  salle  à  manger  carrelée  de 
faïence  blanche;  là  on  était  chez  soi,  gestes  et 
propos  libres.  Prosper  ne  déposait  son  masque 
de  gravité  qu'à  bon  escient;  s'il  professait  les  ver- 
tus du  servage,  il  en  avait  aussi  les  vices  et  le  plus 
inséparable  :  l'hypocrisie. 

Au  dehors,  dans  le  froid  noir  des  rues  d'hiver, 
à  travers  le  papillotement  des  lumières  et  l'inverse 
remous  qui  déversait  aux  boulevards  un  Paris  de 
plaisir,  tandis  que  le  Paris  de  travail  refluait  en- 
combrant trains  et  métros,  les  Brévier  se  rabat- 
taient séparément  sur  leur  demeure,  en  proie  aux 
réflexions  que  suscitaient  leurs  goûts  très  diffé- 
rents aux  préoccupations  inspirées  par  leur  des- 
tinée propre. 

Tout  à  l'heure,  ils  se  retrouveraient,  apparente» 


«  VANITÉ 

par  leur  ©rigine  et  par  leur  ressemblance,  fondus 
dans  l'habitude  et  la  communauté.  A  présent, 
partis  de  points  différents,  ils  gravitaient  comme  des 
étrangers  parmi  le  désert  grouillant  de  la  ville  : 
Brévier  dans  son  coupé,  au  sortir  d'un  conseil 
d'administration  où  son  gendre  l'était  venu  happer; 
Mme  Brévier  et  Raymonde  d'Arbelles,  que  l'auto 
avait  prises  à  la  porte  du  Palais  de  Glace;  Alice  et 
son  amie  miss  Smolett  sur  les  banquettes  d'un  tram 
après  avoir  entendu  un  cours  de  littérature  anglaise 
au  Collège  de  France. 

Le  coupé,  de  ses  pneus  gonflés,  roulait  sur  le 
macadam  comme  sur  le  velours,  au  trot  vif  du 
stopper  noir.  Brévier,  énervé  en  dépit  de  sa  bonté 
naturelle,  écoutait  l'interminable  exposé  de  griefs 
qu'égrenait  Gilles,  de  sa  voix  neutre,  assis  telle- 
ment raide  qu'il  semblait  empalé,  la  barbe  d'un 
blond  fade  en  éventail. 

Pris  dans  une  impeccable  redingote,  toute  sa 
personne  exhalait  l'insupportable  souci  de  paraître 
distingué,  l'idée  fixe  d'une  idéale  correction. 

Il  répétait  : 

—  Vous  savez  que  malgré  l'abri  de  votre  affec- 
tueuse hospitalité,  depuis  ce  malheureux  krach 
des  mines  d'or  où  j'ai  laissé  le  tiers  de  ma  fortune, 
nous  ne  parvenons  pas  à  soutenir  notre  train.  Nos 
dettes  s'allongent,  et  pourtant  Dieu  sait  si  je 
pousse  à  l'économie.  Avec  les  hautes  rentes  que 
vous  nous  versez  sur  le  reste  de  mon  patrimoine 
et  la  dot  de  votre  fille,  avec  mes  appointements  de 


VANITE  7 

consul  de  première  classe,  —  ma  nomination  ne 
peut  tarder  —  nous  vivrions  fort  bien,  Raymonde 
et  moi,  au  Chili  où  l'on  m'offrait  hier  encore  un 
poste  excellent,  ou  à  Fou-tchéou...  Mais  elle  ne 
veut  pas  entendre  parler  de  quitter  Paris;  est-ce 
raisonnable?  Si  encore  elle  consentait  à  dépenser 
moins,  mais  elle  ne  m'écoute  pas.  Vous  devriez 
lui  parler...  Ainsi,  tenez,  sa  pelisse  de  renard 
bleu... 

Brévier  se  rencoigna,  maussade.  D'autres  soucis 
plus  graves  le  harcelaient,  d'affaires,  d'argent;  et 
sa  santé  qui  n'était  pas  très  bonne,  ces  derniers 
temps.  Gilles  l'agaçait  avec  ses  plaintes. 

\près  avoir  témoigné  longtemps  une  sympathie 
protectrice  à  ce  gendre  qu'il  jugeait  inoffensif,  il 
avait  fini  par  le  prendre  en  pitié  en  le  découvrant 
faible  et  autoritaire,  vaniteux  et  médiocre.  Son 
amour-propre  paternel  souffrait  qu'on  touchât  à  sa 
fille.  Bien  qu'Alice  fût  sa  préférée  en  raison  d'affi- 
nités secrètes,  il  était  fier  de  la  beauté  resplen- 
dissante de  Raymonde  et  indulgent  à  sa  prodiga- 
lité. Elle  avait  des  défauts,  mais  c'était  à  son 
mari  qu'il  appartenait  de  les  redresser.  Lui  avait 
mis  sa  responsabilité  à  couvert  du  jour  où,  malgré 
ses  conseils,  elle  avait  voulu  à  toute  force  épouser 
le  vicomte  d'Arbelles. 

Dire  que  sa  femme  avec  tout  son  bon  sens  y 
avait  été  prise  elle  aussi  :  un  titre,  une  couronne 
sur  des  cartes  de  visite,  quel  enfantillage!  Il  l'ex- 
cusait; née  La  Tourvesd'Ayglades,  Jeanne  en  avait- 


8  VANITÉ 

elle  été  moins,  sinon  associée  zélée  de  son  œuvre,  — 
elle  ne  s'intéressait  guère  qu'aux  résultats  maté- 
riels, —  du  moins  fidèle  compagne?  Et  lui-même, 
Pierre  Brévier  tout  court,  issu  de  la  plèbe,  fils  d'un 
marchand  de  poisson  sur  le  vieux  port  de  Marseille, 
arrivé  à  une  si  haute  situation  par  son  labeur 
acharné,  n'avait-il  pas  été  très  fier  d'épouser  cette 
belle  fille  hautaine,  d'une  vieille  famille  ruinée  de 
Provence?  N'avait-elle  pas  exercé  sur  lui,  de  par 
sa  supériorité  d'éducation,  un  ascendant  qu'il 
subissait  encore?... 

Cela  n'empêchait  pas  Gilles  de  se  conduire  en 
maladroit;  que  n'était-il  le  maître?  C'est  à  l'homme 
de  tenir,  de  serrer  les  cordons  de  sa  bourse... 

L'idée  ne  s'imposa  pas  à  Brévier  que  lui-même 
n'avait  pas  vécu  pleinement  à  sa  guise,  que  la 
lourde  emprise  familiale  pesait  sur  son  caractère 
vieiUissant.  Son  intelligence,  son  travail  ne  ser- 
vaient-ils pas  à  satisfaire  les  goûts  mondains  de  sa 
femme  beaucoup  plus  que  ses  propres  goûts,  si 
simples?  Il  ne  convint  pas  davantage  que  toute 
sa  vie  d'action  se  consumait  à  la  conquête  de  l'or 
qu'il  méprisait  en  soi,  mais  dont  le  Pactole  aUmen- 
tait  le  luxe  insatiable  des  siens.  Lui  qui  conseillait 
à  Gilles  la  volonté,  l'énergie  du  mâle,  n'en  avait-il 
pas  manqué,  n'abdiquait-il  pas  tous  les  jours?... 
Il  n'accepta  pas  ce  rapprochement,  il  ne  se  plai- 
gnait certes  pas.  Pourvu  que  Jeanne  et  Raymonde 
fussent  heureuses,  —  Alice,  elle,  ne  demandait 
jamais  rien,  —  il  était  content. 


VANITÉ  0 

Gilles  insistait  : 

—  C'est  comme  pour  ce  collier  de  perles  à  trois 
rangs,  figurez-vous  que... 

A  propos  de  bijoux!  Brévier  tâta  la  poche  de  son 
pardessus;  l'écrin  y  était,  un  bracelet  destiné  à  sa 
femme,  pour  sa  fête.  Rien  d'assez  beau  en  ces 
occasions,  ni  d'assez  cher.  Et  il  voyait  d'avance  le 
sourire  de  reine  dont  Jeanne  le  payerait.  Mari 
encore  épris,  asservi  désormais  au  foyer,  voilà 
longtemps  qu'il  demeurait  fidèle,  de  cette  fidéhté 
que  les  hommes  considèrent  comme  absolue  quand 
elle  ne  compte  que  le, souvenir  d'égarements  passa- 
gers, ignorés  de  la  femme.  Pourtant,  les  tentations 
qui  avaient  assailli  sa  jeune  maturité  ne  man- 
quaient pas  à  son  déclin  robuste,  ses  cinquante- 
sept  ans  corpulents,  mais  alertes. 

Et  redressant  sa  taille  affaissée,  d'un  coup  de  tête 
il  toisa  Gilles  :  pingre,  raseur  et  de  mince  tempéra- 
ment, l'embêtant  mari  qu'il  devait  faire! 

Par  compassion  pour  Raymonde,  —  ça  se  com- 
prenait trop,  qu'elle  refusât  de  s'exiler  à  l'autre 
bout  du  monde!  et  pourtant  cela  eût  peut-être 
mieux  valu,  oui,  pour  d'obscures  raisons...  —  il 
demanda,  d'un  ton  brusque  : 

—  Vous  devez  beaucoup? 

D'Arbelles  hésita,  saisi  et  méfiant.  Pourquoi 
Brévier  lui  demandait-il  cela?  Pour  payer  comme 
il  l'avait  déjà  fait?  Mais  voilà  des  mois  qu'il  fai- 
sait la  sourde  oreille.  Lâcher  le  gros  chiffre, 
n'était-ce  pas  le  refroidir  net?  Et  avouant  moins. 


10  VANITÉ 

si  le  beau-père  «  marchait  »,  ne  serait-ce  pas  ab- 
surde de  rester  en  perte? 

—  Combien?  répéta  Brévier. 
Alors  d'Arbelles  se  risqua  : 

—  Dans  les  vingt  mille  au  moins.  Il  y  a  le  tapis- 
sier de  notre  ancien  appartement  du  boulevard 
Haussmann,  le  couturier... 

Mais  Brévier  ne  tenait  pas  à  savoir;  il  payerait, 
cela  suffisait.  Assurer  son  repos  en  se  délivrant 
d'importunités  trop  fréquentes  valait  bien  cette 
saignée.  Raymonde  en  aurait  tout  le  profit  :  son 
mari  la  sermonnerait  moins  et  elle  se  rouvrirait 
du  crédit;  car  il  ne  se  faisait  pas  d'illusions,  elle 
recommencerait,  dévorée  du  besoin  de  paraître, 
de  la  frénésie  d'être  belle.  Bah!  tant  qu'il  serait  là, 
providentiel... 

Oui,  mais  si  un  jour  sombre  le  Pactole  taris- 
sait, soudain  engouffré  dans  les  sables,  si  l'œuvre 
énorme  à  laquelle  il  avait  voué  sa  vie,  cette  masse 
géante.  Les  Quatre  Saisons,  qui  des  deux  côtés 
du  boulevard  Sébastopol  dressait  sa  monumentale 
façade,  soudain  comme  à  un  tremblement  de 
terre  craquait,  se  lézardait...  Etait-il  fou  d'ima- 
giner cela?  Rien  que  d'y  songer,  voilà  cette  an- 
goisse, cette  obsédante  douleur  qui  le  reprenait 
dans  l'épaule  gauche...  Ah  çà,  il  n'allait  pas  tomber 
malade? 

—  Je  vous  remettrai  un  chèque  de  vingt  mille 
francs,  dit-il  simplement. 

D'émotion,   Gilles   bredouilla   sa   gratitude;   il 


VANITÉ  U 

se  voj'-ait  sorti  d'un  cauchemar,  car  la  peur  de 
manquer  un  jour  lui  était  intolérable;  sur  ces 
vingt  mille,  il  arracherait  des  remises  aux  four- 
nisseurs, garderait  un  petit  boni.  Décidément, 
c'était  une  excellente  pâte  d'homme  que  Brévier... 
D'autre  part,  il  avait  assez  gagné  dans  le  commerce, 
et  pour  ce  que  ça  lui  coûtait!  D'ailleurs  qui  aide- 
rait-on, si  ce  n'est  ses  enfants?... 

Ayant  mis  sa  reconnaissance  à  l'aise,  Gilles 
ajouta  mentalement  : 

«  S'ils  pouvaient  décider  Raymonde  à  notre  dé- 
part pour  l'étranger...  » 

Et  son  visage  prit  une  expression  d'aigre  souci. 

S'il  tenait  tant  à  partir,  ce  n'est  pas  que  l'am- 
bition le  tiraillât.  Sans  doute,  de  poitriner  aux 
cérémonies  officielles  dans  son  habit  galonné  d'ar- 
gent, bicorne  à  plumes  sous  le  bras,  épée  au  côté, 
il  éprouvait  une  vaniteuse  satisfaction  à  incarner 
la  France,  qu'il  représenterait  mieux  encore  si 
ce  sale  gouvernement  lui  attachait  la  croix  sur 
la  poitrine  et  si,  —  ah!  quel  regret!  —  au  lieu 
de  relever  du  corps  consulaire  plus  modeste,  il 
appartenait  au  personnel  relevé  des  ambassades 
où  sa  distinction  eût  mieux  percé;  mais  pour 
briguer  un  poste  hors  d'Europe,  il  avait  d'autres 
motifs. 

L'air  de  Paris  ne  valait  rien  à  Raymonde,  cette 
fièvre  de  plaisirs,  ce  cinématographe  où  elle 
n'était  pas  seulement  spectatrice  mais  figurante, 
et  aussi  et  surtout  ce  pourchas  de  soupirants 


!f  VANITÉ 

qu'elle  traînait  dans  son  sillage,  un  particulière- 
ment... 

Celui-là,  Gilles  en  repoussa  l'obsession,  mais  ne 
revit  que  mieux  la  face  insolente,  le  corps  musclé, 
le  trapu,  l'agile  être  de  proie  qu'évoquait,  sous 
l'élégance  du  vêtement  et  la  simplicité  des  ma- 
nières. Le  Vigreux,  un  des  hommes  les  plus  puis- 
sants de  Paris,  un  des  rois  de  la  presse  à  l'améri- 
caine, envahissante  et  cynique,  le  directeur  du 
journal  du  matin  La  Vie. 

Entre  tous  ceux  dont  l'hommage  franc  ou  dou- 
cereux poursuivait  Raymonde,  il  apparaissait 
redoutable,  son  audace  ne  reculant  devant  rien. 

Une  légende,  plus  expressive  que  l'histoire, 
donnait  à  son  tourbillon  d'aventures  l'attrait  des 
disparates  irritantes,  l'étrange  séduction  qu'exer- 
cent le  bien  et  le  mal  paradoxalement  mêlés.  Haï 
pour  ses  mots  d'esprit,  dont  il  frappait  comme  d'une 
dague  empoisonnée,  admiré  d'autant,  il  n'avait 
jamais  manqué  de  maîtresses  dévouées  et  d'amis 
chauds,  tant  rayonnait  le  magnétisme  de  sa  domi- 
nation faite  du  prestige  de  son  pouvoir  et  de  la 
fascination  du  scandale.  Gilles  récrimina  : 

—  En  m'épousant,  elle  savait  bien  que  ma  car- 
rière se  ferait  à  l'étranger.  Sur  cinq  ans  de  ma- 
riage, nous  en  avons  passé  deux  à  Nuremberg; 
a-t-elle  assez  protesté!...  Et  trois  à  Paris,  qu'elle 
prolonge  sans  bon  sens,  arrêtant  mon  avenir, 
compromettant  nos  ressources...  Ne  pouvez-vous 
donc  l'influencer?... 


VANITÉ  13 

Brévier  eut  un  geste  nerveux  : 

—  Oh!  mon  bon  ami,  entre  l'arbre  et  l'écorce... 
Vraiment,  il  payait  assez  cher  pour  qu'on  lui 

lichât  la  paix;  Gilles  abusait!  Et  il  éprouva  l'im- 
périeux besoin  de  ne  plus  le  sentir  là,  l'envie  d'ou- 
vrir la  portière  sous  un  prétexte  quelconque,  et 
de  le  semer  gentiment  sur  le  trottoir  avant  qu'il 
n'en  dît  plus,  ne  hasardât  des  imputations  précises 
et,  il  le  pressentait,  fâcheuses.  Car  bien  qu'il  pré- 
férât demeurer  sourd  et  aveugle,  Raymonde  l'in- 
quiétait... Il  était  trop  visible  qu'elle  n'aimait  pas 
son  mari,  et  que  son  existence  enragée  lui  faisait 
la  pente  glissante...  Mais  de  là  à  admettre  qu'elle 
pût  en  venir  à  aimer  un  autre  homme,  son  cant 
bourgeois  s'y  refusait;  d'une  autre  cela  lui  eût 
paru  très  vraisemblable  :  de  sa  fille,  non.  Il  bou- 
gonna : 

—  Si,  au  lieu  de  la  consulter  chaque  matin,  vous 
lui  disiez  une  bonne  fois  :  «  je  veux  »,  elle  serait  bien 
forcée  de  vous  suivre;  vous  êtes  le  mari,  nom  d'un 
chien! 

Gilles  grimaça  un  sourire  :  oui,  le  mari.  Mais  le 
moyen  de  ployer  ce  dédain  altier?...  Elle  le  traitait 
en  petit  garçon  :  pourquoi  lui  avait-il  laissé 
prendre  ce  pouvoir,  lui  avait-il  montré  à  quel  point 
il  tenait  à  elle,  en  propriétaire  orgueilleux  de  sa 
beauté?  Car  il  demeurait  sans  prise  sur  son  cer- 
veau et  sur  son  cœur,  il  restait  l'étranger,  l'intrus, 
le  mari,  oui,  l'homme  qu'elle  pouvait  tromper, 
car  la  jalousie  qu'il  ressentait  l'élançait  d'un  tour- 


H  VANITÉ 

ment  surtout  physique,  et  il  se  résignait  à  ne  point 
la  posséder  d'âme  pourvu  qu'il  la  gardât  corps  et 
biens.  Toute  sa  hantise  tenait  dans  un  mot  inju- 
rieux qu'il  ne  voulait  pas  qu'on  lui  appliquât, 
il  supporterait  bien  des  choses,  mais  n'entendait 
pas  être  c.ela. 

—  Et  si  elle  ne  voulait  pas  venir?  ricana-t-il. 
Les  gendarmes? 

Le  sentiment  de  son  impuissance  l'exaspérait. 
Ah!  s'il  avait  osé  la  battre,  au  cours  des  orageuses 
scènes  qui  le  laissaient  malade  de  l'estomac,  s'il 
avait  pu,  s'il  savait  lui  asséner  en  coup  de  poing 
son  irrésistible  autorité.  Mais  bien  vite,  elle  ripos- 
tait :  «  —  Vous  n'êtes  pas  content,  séparons-nous, 
qu'est-ce  qui  vous  empêche  de  divorcer?...  » 
Divorcer,  non,  pour  ses  principes  d'abord,  dans 
son  monde  on  ne  divorçait  pas...  Et  puis,  pas  si 
bête.  Pour  qu'elle  fît  le  bonheur  d'un  autre?... 
Qu'elle  fît  plutôt  son  malheur  à  lui! 

Brévier  murmura  : 

—  Mon  pauvre  Gilles,  vous  ne  savez  pas  la 
prendre...  Toute  femme  par  affection  est  capable... 
Raymonde  a  de  bonnes  qualités...  Voyez  comme 
Duc  trotte  bien,  c'est  qu'Antoine  a  la  main  ferme; 
avec  le  précédent  cocher,  cette  bête  ruait  dans  les 
brancards. 

Gilles  ne  répondit  que  par  un  vague  haussement 
d'épaules,  il  ruminait  amèrement  ses  soupçons  et 
ses  doutes;  ce  soir,  il  recevrait  le  premier  bulletin 
de  l'agence  Trochart  (surveillance  et  discrétion); 


VANITÉ  tS 

oui,  il  s'y  était  décidé  avec  honte  et  après  d'an- 
goissantes réflexions;  d'avance  il  en  éprouvait  un 
soulagement  et  de  la  crainte. 

Brévier  se  garda  de  troubler  ce  silence  :  c'était 
autant  de  gagné!  Et  le  poids  de  ses  propres  ennuis 
—  ils  étaient  très  lourds  —  lui  retomba  sur  le 
cœur. 


II 


Moelleusement,  par  à-coups  de  vitesse  et  subits 
ralentissements,  s'insérant  entre  les  voitures  et 
fonçant  à  voie  libre,  l'auto,  avec  sa  carapace  et  son 
œil  de  cyclope,  donnait  l'impression  d'une  énorme 
bête  souple,  aux  ressorts  intelligents. 

Mme  Brévier  et  Raymonde,  dans  la  tiédeur 
molle  du  compartiment  qu'éclairait  une  lampe 
électrique  dont  le  rais  frappait  la  petite  horloge 
engainée  sous  la  vitre,  avaient  aux  yeux  et  aux 
joues  l'animation  d'une  journée  de  courses  et 
d'une  heure  de  patinage. 

Enveloppées  de  fourrures,  hautes  et  sveltes,  les 
cheveux  du  même  blond  oxygéné,  elles  semblaient 
presque  sœurs.  Ce  miracle  de  persistance,  qu'on 
ne  voit  qu'à  Paris,  Mme  Brévier  le  réalisait  à  force 
d'hygiène,  alternant  deux  heures  de  marche  au 
Bois  chaque  matin  avec  les  douches  glacées  et  les 
séances  chez  Mme  Favorly,  la  masseuse  de  traits. 
Elle  jeûnait  quand  la  balance  de  son  cabinet  de 
toilette  lui  reprochait  quelques  grammes;  son 
corset,  chef-d'œuvre  de  statuaire,  la  modelait 
tyranniquement  Elle  dépensait,  à  se  vouloir  belle, 
la  suprême  vitalité  de  son  été  tardif,  avant  l'au- 


VANITÉ  17 

tomne  proche.  Trois  cents  visites  par  hiver,  sans 
parler  des  dîners,  premières,  vernissages,  ventes 
de  charité,  la  condamnaient  à  une  tenue  de  livres 
rigoureuse  et  absorbaient  tout  son  temps. 

Raisonnable  tant  qu'il  l'avait  fallu,  aux  époques 
de  labeur  ingrat,  ses  goûts  de  mondanité  avaient 
grandi  avec  les  recettes  inespérées,  la  moisson  d'or 
semée  laborieusement  par  son  mari  et  récoltée 
aujourd'hui  par  elle,  à  toute  volée  de  faux. 

Devant  l'apothéose  des  Quatre  Saisons  élargis- 
sant en  plein  Paris  leur  double  îlot  de  pierres  de 
taille,  ce  Palais  gigantesque  de  la  vente,  devant  les 
bénéfices  se  chiffrant  non  plus  par  mille  mais  par 
millions,  un  vertige  l'avait  prise,  cet  enivrement 
de  la  fortune  par  quoi  tant  de  cervelles  éclatent. 

C'était, depuis  dix  ans,  sa  crise  d'honnête  femme: 
elle  s'était  donnée  à  cette  vie  trépidante  comme  à 
un  amant,  ne  songeant  plus  qu'à  briller  et  jouir, 
dans  une  flambée  de  désirs  inassouvis,  une  exas- 
pération de  vanité  que  térébraient,  à  de  brusques 
réveils,  la  peur  de  vieillir  et  l'horreur  de  mourir. 

Depuis  longtemps  elle  s'était  détachée  des  ef- 
forts et  des  projets  de  son  mari.  Tout  n'allait-il 
pas  au  mieux?  Alors... 

Elle  voyait  en  lui  un  banquier  inépuisable,  et  si 
une  ombre  passait  sur  ce  front  où  les  rudes  cheveux 
argentés  devenaient  blancs,  s'il  se  plaignait  du 
foie  ou  de  douleurs  dans  les  articulations,  —  évi- 
demment sa  sciatique,  qu'il  avait  soignée  quatre 
ans  de  suite  à  Aix-les-Bains,  —  elle  ne  s'attardait 


18  VANITÉ 

pas  à  admettre  qu'il  fût  harcelé  de  préoccupations 
ou  malade,  préférait  l'accuser  en  riant  de  devenir 
douillet  et  de  s'écouter  trop. 

D'ailleurs,  il  évitait  de  l'inquiéter,  par  une  délica- 
tesse qui  l'eût  touchée  si  le  calus  de  la  richesse  ne 
lui  eût  enlevé  un  peu  de  la  sensibilité  frémissante 
que  conservent  au  contact  ceux  qui  souffrent. 

Et  cependant,  depuis  que,  ses  cinq  ans  de  co- 
direction révolus,  il  avait,  conformément  aux  sta- 
tuts, laissé  sa  place  à  l'ancien  chef  du  contentieux 
Hottmann,  des  demi-mots,  des  réticences  eussent 
pu  faire  se  demander  à  Jeanne  Brévier  si  la  pros- 
périté des  Quatre  S aisons,Tp axYenuo  au  faîte,  ne 
risquait  pas  de  fléchir  au  jeu  mystérieux  des  con- 
currences voisines;  son  esprit  pratique  aurait  pu 
envisager  les  éventualités  périlleuses  où  l'audace 
financière,  casse-cou  d'Hottmann,  menaçait  d'en- 
traîner le  second  associé,  l'honnête,  mais  faible 
Roy-Chancel.  Elle  préférait  ne  rien  savoir,  ne  rien 
soupçonner,  et  s'étourdir. 

Le  même  égoïsme  la  détachait  de  sa  fille  Alice, 
qu'elle  jugeait  froide  et  trop  différente,  pour  la 
rapprocher  de  Raymonde  dont  le  caractère  sym- 
pathisait avec  le  sien;  de  plus,  mariée  :  ce  qui  ap- 
pariait leurs  plaisirs  et  leurs  relations  dans  cette 
franc -maçonnerie  où  les  femmes  s'avertissent 
d'un  regard  et  pactisent  d'un  sourire. 

L'admirable  faculté  de  ne  croire  que  ce  qui  lui 
était  agréable,  une  puissance  d'illusion  méridionale 
sauvegardait  sa  dignité  de  mère.  Elle  se  conten- 


VANITÉ  19 

tait  de  confidences  sans  périls,  évitant  d'appro- 
fondir ce  qu'on  pouvait  préférei*  lui  cacher.  Elle 
aussi  tenait  son  rôle  pour  rempli  :  n'y  avait-il  pas 
le  mari  responsable?  D'ailleurs  elle  ne  doutait  pas 
que  les  solides  principes  inculqués  par  elle  à  Ray- 
monde  la  préserveraient  de  toute  imprudence 
irréparable  aux  yeux  du  monde. 

Mme  d'Arbelles,  avec  feu,  lui  dépeignait  la 
robe  de  diner  qu'elle  avait  essayée  chez  Laquert, 
le  grand  couturier  de  la  rue  de  la  Paix,  où  elle 
jouissait  de  prix  de  faveur  parce  qu'elle  amenait 
des  amies  riches  : 

—  Toute  en  mousseline  de  soie,  forme  empire,  tu 
vois  cela,  incrustée  au  bas  d'une  bande  d'Irlande; 
sur  l'étole,  un  réseau  de  perles  roses. 

Les  doigts  dessinaient,  au  vol,  les  indications  : 

—  Ah!  le  corsage  aux  revers  d'Irlande,  incrus- 
tations de  perles  roses  sur  la  guimpe  en  dentelle 
d'or  :  un  amour! 

Mme  Brévier,  qui  avait  suivi  la  jolie  mimique 
d'un  air  d'attention  ravie,  à  son  tour  détailla  son 
prochain  chapeau  de  visite  : 

—  Tulle  blanc  pailleté  d'argent,  encadré  d'une 
large  plume  d'autruche,  et  dessous,  n'est-ce  pas? 
un  bouquet  d'orchidées  rose  nacre... 

Raymonde  approuva  et  Mme  Brévier,  reprenant 
son  énumération  de  visites  et  de  potins,  dauba  sur 
des  gens  qu'elle  appelait  ses  amis,  bien  qu'aucune 
sympathie  ne  les  hât.  Elle  les  avait  connus  par 
obligation  de  milieu  ou  recherchés  par  vanité. 


20  VANITÉ 

comme  la  bonne  princesse  Sophie  ou  la  vieille 
Mme  Aguilano,  chez  qui  l'on  rencontrait  tout 
Paris.  Elle  parlait  très  vite,  d'une  voix  sèche  et  un 
peu  artificielle  : 

—  Mme  Dellus  ressemble  de  plus  en  plus  à  un 
chat  échaudé,  il  parait  que  Maurice  Ladorel  la 
lâche.  La  belle  Mme  Mérienne  a  maintenant  le  petit 
Palud,  elle  ira  bientôt  les  chercher  à  la  porte  des 
lycées...  Ah!  on  a  opéré  Mme  de  Cicé;  pour  rien, 
il  parait  qu'elle  n'avait  pas  l'appendicite!  Et  le  plus 
beau,  ma  chère,  notre  éminent  docteur  Le  Dave, 
cet  homme  grave  à  favoris  gourmés,  aurait  été 
surpris  avant-hier  en  flagrant  délit,  oui,  figure-toi, 
dans  —  comment  appclle-t-on  cela?  —  une  maison 
de  rendez-vous...  Quelle  horreur!...  Et  nous  l'avons 
ce  soir  à  dîner... 

La  légèreté  de  ces  paroles  emportait  ce  qu'elles 
avaient  d'immoral...  C'est  le  propre  d'un  certain 
monde  parisien  de  ne  plus  garder  l'exacte  mesure 
du  bien  et  du  mal,  au  moins  dans  les  propos; 
dès  qu'ils  amusent  on  les  absout,  et  l'on  ne  croit  — 
d'ailleurs  bien  bon!  —  que  la  moitié  des  atrocités 
qui  se  colportent. 

fout  en  écoutant,  divertie,  Raymonde  refaisait 
le  compte  de  ses  dettes  les  plus  criardes,  celles 
que  son  mari  ignorait.  Inutile  d'essayer  d'em- 
prunter à  sa  mère  qui  refuserait,  n'ayant  jamais 
d'argent  devant  elle.  Heureusement  que  le  père 
était  là!  Elle  savait  le  prendre,  câline.. 

Après  tout,  elle  avait  du  mérite.  Toujours  dé- 


VANITE  21 

licieusement  mise,  on  ne  savait  pas  le  mal  qu'elle 
se  donnait,  combinant  des  économies  ruineuses, 
courant  aux  meilleures  adresses,  au  mieux  avec 
les  modistes  en  renom  et  les  premières...  Tant 
de  femmes,  —  elle  en  soupçonnait  une  ou  deux 
autour  d'elle,  —  pour  défrayer  leurs  folies  de 
toilette,  écoutent  les  allusions  louches  chucho- 
tées  par  les  fournisseurs  attitrés  de  la  dépense 
féminine;  —  elle  aussi,  si  elle  avait  voulu  com- 
prendre, —  le  monsieur  très  bien,  très  généreux, 
en  proie  à  une  vive  passion...  Et  cela  se  termine 
par  le  cinq  à  sept  d'une  maison  comme  celle 
où  Le  Dave...  Elle  restait  honnête,  et  ce  n'était 
déjà  pas  si  mal  entre  un  mari  insupportable 
comme  Gilles  et  un  ami  pressant,  impérieux 
comme  Marc.  Ainsi  appelait-elle,  dans  l'intimité 
de  leur  flirt.  Le  Vigreux. 

Celui-là  était  un  homme! 

Aucun  hommage  ne  l'avait  touchée,  aucun  dé- 
sir n'avait  chauffé  la  froide  coquetterie  dont  elle 
jouait  avec  ses  familiers,  autant  que  le  respect 
ardent  de  ce  potentat  qui,  du  haut  de  son  journal, 
régentait  les  ministres,  amenait  à  sa  caisse,  mu- 
selés, les  loups  cerviers  de  la  finance  et  terrori- 
sait les  renommées  les  plus  justifiées. 

Elle  savait  pourtant  qu'en  amour  comme  en 
affaires  il  était  brutal,  insouciant  de  rejeter  la 
femme  qu'il  n'aimait  plus,  ou  l'homme  dont  il 
avait  tiré  profit.  D'autant  plus  était-elle  flattée 
de  la  fidélité  de  sa  poursuite  :  elle  avait  amadoué 


28  VANITE 

le  fauve  et  éprouvait,  exquisement,  la  crainte 
de  la  dompteuse  qui  voit  fixé  sur  elle  le  regard 
et  sent  venir  le  souffle  de  la  bête  qui  la  dévorera 
un  jour. 

En  attendant,  Marc  l'aimait.  Eperdumcnt. 
Dans  la  pochette  invisible  de  son  manchon,  elle 
palpait  de  ses  doigts  gantés  la  lettre  folle  qu'il 
lui  avait  encore  écrite  ce  matin. 

Elle  s'estimait  forte  et  sage  de  le  maintenir  par 
l'assurance  d'une  amitié  vraie,  qu'elle  s'avouait 
cependant  devenir  troublante  pour  elle;  et  l'at- 
tente de  le  revoir,  —  elle  savait  qu'il  serait  son 
voisin  de  table,  comme  d'habitude,  —  l'émouvait 
d'un  singulier  plaisir. 

Par  même  hasard,  Mme  Brévier  songeait  à 
son  dîner;  Alice  serait  à  côté  de  M.  Boyséon  : 

—  Pourvu  que  ta  sœur  soit  aimable!  Je  suis 
sûre  que  si  elle  s'y  prête,  son  mariage  est  fait. 
La  générale  m'a  laissé  assez  entendre  son  impa- 
tience de  caser  son  fils;  lui,  c'est  tout  vu,  il  veut 
faire  une  fin.  Alice  lui  plaît.  Il  est  très  bien,  sur- 
tout en  uniforme. 

Le  comte  de  Boyséon,  capitaine  aux  tirailleurs 
indigènes,  venait  d'être  attaché  à  la  maison  mili- 
taire du  président  de  la  République;  et  les  aiguil- 
lettes sur  la  tunique  bleu  pâle,  les  bandes  d'or 
lU  pantalon  avantageaient  en  eiïet  sa  prestance 
ferme  et  fine.  Il  représentait  pour  Mme  Brévier 
(née  d'Ayglades)  l'idéal  du  mari  que,  jeune... 
donc  sa  fille  ne  pouvait  trouver  mieux.  Elle  y 


VANITÉ  23 

tenait,  c'était  son  œuvre  personnelle,  il  fallait 
qu'Alice  se  mariât,  à  la  fin. 

Depuis  que  Michel  Lorin,  un  ami  d'enfance, 
avait  demandé  sa  main,  —  quatre  ans  de  cela, 
pas  de  position  et  pas  le  sou.  Ah!  nous  t'avons 
vite  éconduit,  mon  petit!  pensa  Mme  Brévier, 
—  l'entêtée  avait  refusé  plusieurs  partis  très  sor- 
tables.  Cela  devenait  ridicule.  Si  encore  elle  eût 
aimé  ce  Michel.  Aujourd'hui  il  était  docteur  et 
commençait  à  se  faire  connaître  :  oh!  un  bûcheur, 
certes,  mais  un  caractère  plutôt...  difficile...  Bah! 
elle  s'était  déprise...  Avait- elle  même  été  jamais 
prise?  —  Les  jeunes  filles,  on   ne  sait  jamais... 

Quant  à  lui,  ses  façons  ne  semblaient  guère 
trahir  la  violence  d'un  sentiment  continu  :  leur 
camaraderie  taquine,  moqueuse,  était  plus  faite 
de  bouderie  et  d'hostilité  que  de  bonne  entente. 
Lorin,  blessé  jadis  au  cœur,  conservait  sans  doute 
une  rancœur  d'orgueil  et  tenait  à  prouver  qu'il 
s'élevait  bien  au-dessus  de  cela.  D'ailleurs,  depuis 
qu'il  était  chef  de  laboratoire  à  l'hôpital  Paul  Bert, 
on  le  voyait  moins.  Il  éludait  les  invitations,  sous 
prétexte  de  travail.  Cependant,  il  dînait  ce  soir. 

—  Oui,  dit  Raymonde,  Boyséon  n'est  pas  mal. 
Trop  beau  garçon  pour  mon  goût,  mais  s'il  con- 
vient à  Alice... 

—  Elle  serait  bien  difficile,  fit  la  mère.  Mais 
ta  sœur,  sait-on  jamais  ce  qu'elle  pense?  C'est 
un  livre  fermé. 

L'auto  virait,  roulait  sous  la  voûte  cochère. 


III 


Michel  Lorin,  en  habit  sous  un  pardessus  un 
peu  démodé,  arpentait  l'avenue  de  Messine.  Brr! 
quel  froid!  N'importe,  il  l'avait  affronté  sur  l'im- 
périale du  tram,  au  lieu  de  se  tenir  au  chaud 
dans  l'intérieur.  Tout  lui  servait  à  exercer  sa 
volonté,  à  soumettre  la  bête  égoïste,  sensuelle 
et  lâche  qu'il  portait  en  lui,  comme  chaque 
homme. 

Pourquoi  Brévier  lui  avait-il  téléphoné  de 
venir  tôt,  avant  tout  le  monde?  Il  pensa  à  Alice, 
il  y  avait  pensé  immédiatement,  comme  s'il  pou- 
vait y  avoir  quelque  rapport.  Allons!  quel  rap- 
port? Est-ce  qu'ils  ne  suivaient  pas  des  chemins 
différents?  Il  écarta  l'obsession,  s'efforça  de  ne 
plus  voir  le  beau  et  grave  visage  de  la  jeune  fille. 

Des  vitrines  somptueuses  le  retinrent  au  pas- 
sage :  la  merveille  des  roses,  l'étrangeté  des  orchi- 
dées, la  chair  ardente  et  suave  de  fleurs  dont  il 
ne  retrouvait  pas  le  nom,  et  au  contraste  de  cette 
voluptueuse  symphonie  de  couleurs,  il  revit  le 
lupus  hideux  qui  rongeait  la  face  d'un  maçon 
couvert  de  plâtre,  auquel  il  avait  recommandé 
de  venir  le  trouver  à  la  consultation. 


VANITÉ  15 

Il  parlait  constamment  aux  humbles,  savait 
les  mettre  en  confiance;  depuis  dix  ans  qu'il  les 
coudoyait  aux  populeux  Gobelins,  il  n'avait 
pu  se  blaser  sur  la  misère  et  la  douleur,  cœur  si 
tendre  qu'à  l'hôpital  une  plainte  d'enfant  le  dé- 
chirait... Un  dortoir,  un  lit  blanc,  une  femme 
plus  blanche  que  les  draps  lui  apparurent,  l'opé- 
rée de  la  veille,  avec  ses  prunelles  dilatées, 
effroyables  d'intensité;  elle  allait  mourir.  Com- 
bien en  avait-il  vu  s'enfoncer  dans  le  mystérieux 
recul  d'ombre,  le  silence  tragique! 

Le  noir,  le  froid,  l'hiver  lugubre  l'assail- 
lirent. Il  songea  aux  sans  abri,  aux  ventres 
vides,  aux  malades  et  aux  infirmes  surtout,  sa 
morne  clientèle  :  «  Triste  vie,  vie  mal  faite,  par- 
tage inique  des  maux  et  des  biens,  éternelle 
injustice  depuis  qu'il  y  a  des  vivants!» 

A  la  grille  du  parc  Monceau,  il  reconnut  l'auto, 
sans  distinguer  si,  à  côté  de  Mme  Brévier,  se 
tenait  Alice  ou  Raymonde.  Il  ralentit,  leur  lais- 
sant le  temps  de  rentrer.  Pourquoi?  Son  invin- 
cible sauvagerie,  la  gêne  qu'il  éprouvait  à  différer 
tellement  d'idées,  de  sentiments?  Ou  le  réveil 
d'une  obscure  souffrance  qu'il  ne  voulait  pas 
admettre,  l'erreur  d'autrefois,  le  mal  que  son 
orgueil  affirmait  cautérisé,  guéri. 

La  portière  claqua.  Les  deux  femmes  pous- 
saient la  porte  de  vitres.  Non,  ce  n'était  pas  Alice, 
Et  après?  Qu'est-ce  que  ça  pouvait  bien  lui 
faire?... 


26  VANITE 

Dans  l'ample  vestibule,  le  tapis  pourpre  réglé 
de  cuivre  enfonçait  moelleusement.  Les  bouffées 
du  calorifère  soulevaient  les  feuilles  des  palmiers 
entre  les  colonnes  de  marbre  jaune  et  vibraient 
en  ondes,  dans  le  large  escalier  de  chêne  éclairé  de 
cariatides  dorées. 

Ce  confort  torpide  l'énerva.  Il  se  rappelait  le 
modeste  cinquième  de  la  rue  Condorcet  où,  enfant, 
il  allait  goûter  le  dimanche,  la  simplicité  cordiale 
qui  y  régnait,  les  dîners  sans  cérémonie  et  l'entre- 
mets fréquent  d'œufs  à  la  neige.  Gomme  c'était 
loin! 

Aucune  envie  ne  se  mêlait  au  malaise  que  lui 
inspirait  l'ostentation  actuelle  des  Brévier,  leur 
luxe  de  parade  :il  souffrait  seulement  de  la  dispro- 
portion entre  le  passé  et  le  présent,  leurs  besoins 
réels  et  leurs  besoins  acquis.  Il  les  jugeait  trop 
riches,  voilà  tout,  quand  il  y  avait  tant  de  pauvres. 

Sans  méconnaître  le  prix  du  triomphe  des  Quatre 
Saisons  et  en  admirant  Brévier  pour  son  prodi- 
gieux labeur,  sans  ignorer  que  le  fondateur,  feu 
Ravenot,  petit  commerçant  avant  de  devenir  le 
maître  du  marché,  avait  été  un  philanthrope,  et 
tout  en  lui  sachant  gré  ainsi  qu'à  ses  successeurs 
d'avoir  fait  beaucoup  pour  le  nombreux  personnel 
d'employés  et  d'employées,  —  participation  aux 
bénéfices,  assurances,  retraites,  maison  de  santé  à 
Passy  et  pouponnière  au  Bois,  —  il  éprouvait  des 
sentiments  complexes  et  difficiles  à  analyser.  Ni  son 
cœur  ni  sa  raison  n'étaient  pleinement  satisfaits. 


VANITlî  27 

Oui,  Brévier  père  de  famille  était  irréprochable, 
abandonnait  généreusement  aux  siens  son  travail, 
sa  santé,  son  argent.  Oui,  Brévier  patron  s'était 
montré  juste,  bienveillant,  prodigue  de  dévoue- 
ment à  la  prospérité  commune.  Mais  tout  ce  ma- 
gnifique effort  n'avait  pas  dépassé  le  cadre  étroit 
de  la  famille,  le  cadre  plus  large  de  l'entreprise. 
Cet  altruisme  qui  faisait  vivre  des  centaines  d'êtres 
se  réservait  au  succès  égoïste  d'une  œuvre  capi- 
taliste dont  l'utilité  pratique  était  indiscutable, 
mais  sur  la  moralité  absolue  de  laquelle  Michel 
se  réservait. 

Jamais  il  n'entrait  sans  en  être  troublé  dans 
les  halls  gigantesques  envahis  d'une  foule  qu'on 
voyait  fluer  en  ruisseaux  sombres  et  rebrousser 
en  remous  le  long  des  comptoirs,  entre  les  amon- 
cellements de  marchandises.  Pris,  bousculé,  em- 
porté, il  comprenait,  avec  une  révolte  sourde,  le 
vertige  dont  paraissait  affolée  cette  foule  aux 
yeux  avides,  aux  mains  fureteuses,  i/envie  de 
tout  acheter,  de  tout  emporter,  se  lisait  aux  re- 
gards des  femmes,  et  il  supputait  la  démoralisation 
exercée  par  tous  ces  fascinants  étalages  :  les  bas 
de  soie,  les  souliers  fins,  les  dessous  de  dentelles 
écumeuses,  les  robes  de  prix,  les  chapeaux  de 
fleurs  et  d'oiseaux,  et  tout  ce  qui  ajoute  à  la  grâce 
féminine  un  fard,  un  parfum,  un  lustre,  depuis  les 
objets  de  toilette  jusqu'aux  meubles  d'agrément, 
les  tapis  précieux  :  bien-être  amollissant,  tentations 
dangereuses,  quelquefois  le  vol,  souvent  la  ruine. 


28  VANITÉ 

C'est  avec  une  sorte  de  crainte,  comme  Jevan:  un 
envoûtement  fatal,  qu'il  avait  vu  s'enfler,  débor- 
der le  monumental  édifice  vers  lequel,  lux  quatre 
expositions  de  saisons,  tout  Paris  se  ruait,  U  long 
du  boulevard  Sébastopol  empli  d'injo  presse  si 
compacte  que  les  voitures  n'avioçaieiit  plus. 

Il  savait  bien;  les  nécessités  sociales  poussaient 
à  ces  centralisations  excessives  :  l'économie  de 
temps,  la  commodité  de  trouver  tout  sur  place, 
et  à  ce  point  de  vue  l'originalité  des  Quatre  Sai- 
sons défiait  toute  concucrence.  Voulait-on  déjeu- 
ner? L'ascenseur  vous  ,hi  jsait  au  restaurant  ins- 
tallé sur  les  toits  de  verre.  Souffrant?  On  dévalait 
par  le  chemin  roulant  aux  officines  de  la  pharmacie 
où  se  tenait  un  médecin  de  service.  Pour  acheter 
une  auto?  On  descendait  aux  pistes  des  manèges. 
Une  exposition  de  peinture  et  de  sculpture  réunis- 
sait les  noms  des  plus  grands  artistes;  la  salle  de 
conférences  et  la  salle  de  théâtre  étaient  toujours 
combles;  et  il  se  donnait  chaque  mois  un  five 
o'clock  où  l'élite  mondaine  s'écrasait. 

Brévier  d'abord,  puis  Hottmann,  marchant  avec 
le  progrès,  avaient  fait  de  plus  en  plus  grand  pour 
frapper  l'imagination.  Restait  à  savoir  si  ces  indé- 
niables avantages,  et  le  bon  marché  réel  de  chaque 
achat,  compensaient  les  inconvénients,  l'avilis- 
sement de  la  main-d'œuvre,  l'écrasement  des 
salaires,  et  si  ces  palais  du  désir,  avec  le  bluff  de  la 
réclame,  n'étaient  pas  des  pièges  tendus  à  la  ba- 
dauderie,  les  dévaliseurs  légaux  des  moyennes  et 


VANITÉ  29 

des  petites  bourses,  les  dragues  monstres  do 
l'épargne  :  ne  déchaînaient-ils  pas  des  prurits  de 
dépense,  ne  fouettaient-ils  pas  la  rage  de  paraître, 
n'augmentaient-ils  pas  cette  voracité  de  jouir  par 
l'aise  et  le  confort,  qui  est  devenue  un  danger  pu- 
blic? 

Autrefois,  il  n'en  était  pas  ainsi.  Et  Michel 
revoyait,  dans  son  passé  lointain,  les  rustiques 
meubles  et  les  pauvres  gravures  du  très  modeste 
appartement  qu'aux  heures  mêmes  de  sa  plus 
grande  célébrité  occupait  son  père,  le  grand  chi- 
rurgien Bufiert.  Son  père.  Car  Michel  Lorin  ne 
portait  que  le  nom  de  sa  mère,  une  pure  et  vail- 
lante femme  que  Bufiert,  mariée  à  une  folle  incu- 
rable, n'avait  pu  épouser.  Pas  davantage,  la  loi 
ne  lui  avait  permis  de  reconnaître  son  fils.  Mais 
cette  paternité,  proclamée  simplement,  au  scan- 
dale de  ses  ennemis  et  des  sots,  deux  ou  trois 
vieux  amis  l'avaient  confirmée  de  leur  protection. 

Entre  tous  Brévier,  qui  à  cet  orphelin,  isolé 
tout  petit  dans  la  vie  et  souffrant  de  sa  situation 
fausse,  avait  servi  de  parrain  et  de  tuteur. 

Aussi  Michel,  tiraillé  entre  sa  gratitude  pro- 
fonde et  son  affection  d'une  part,  de  l'autre  entre 
la  clairvoyance  de  son  esprit  affranchi  de  bien  des 
idées  reçues,  son  âpre  indépendance,  souffrait-il 
de  mal  juger  ceux  à  qui  il  devait  tant. 

Paraître  ingrat  lui  eût  fait  horreur.  Malgré  la 
netteté  de  ses  convictions,  il  ne  se  croyait  un  sec- 
taire ni  en  morale,  ni  en  poUtique.  Et  cependant 


30  VANITË 

c'est  avec  un  croissant  malaise  qu'il  revenait  dans 
cet  hôtel  somptueux,  où  les  objets  d'art,  les  beaux 
tableaux  de  l'Ecole  anglaise  et  les  tapisseries  de 
Beauvais  semblaient  moins  la  conquête  patiente 
de  l'amateur  que  la  rafle  du  conquérant  riche. 
Et  depuis  quelque  temps  ce  malaise  s'aggravait. 

Ce  soir  en  particulier,  —  n'était-ce  qu'une  fâ- 
cheuse disposition  de  nerfs?  —  il  ressentait  une 
légère  angoisse  en  traversant,  guidé  par  Prosper, 
les  salons  flamboyants  et  leur  lourde  atmosphère 
d'attente. 

Non,  les  Brévier  qu'il  avait  connus  avec  des 
âmes  différentes,  si  gonflés  d'enivrement  au- 
jourd'hui, ne  pouvaient  être  dans  le  vrai!  Non. 
Malgré  le  fait  accompli  et  la  fatalité  des  habitudes 
prises  qui  pesaient  sur  lui,  bien  qu'il  inclinât 
à  cette  indulgence  qu'on  voue  à  ses  proches  et  tout 
en  plaidant  le  milieu,  l'entraînement,  les  circons- 
tances, il  ne  pouvait  approuver  ce  fléchissement 
de  consciences  qu'il  avait  connues  droites,  les 
compromissions  de  caractères  qu'imposait  ce 
genre  de  vie,  la  faiblesse  de  Brévier  lâchant  à  tous 
les  rênes,  le  snobisme  orgueilleux  de  Mme  Brévier 
et,  —  car  il  voyait  clair,  —  la  corruption  de  cette 
vanité  maudite  gâtant  Raymonde,  —  beau  fruit 
piqué  déjà,  —  menaçant  demain  Alice. 

Pourquoi  pas?  La  contagion...  Ne  voulait-on  pas 
—  il  l'avait  appris  par  hasard  et  non  d'eux  :  une 
amertume  de  plus!  —  lui  faire  épouser  ce  Boyséon, 
galant  condottiere,  au  lourd  passé  de  dettes  et  de 


VANITE  81 

folies?  Oh!  il  s'était  renseigné.  Brave  au  duel 
et  au  feu  des  campagnes  coloniales,  prompt  à  ris- 
quer la  vie  des  autres  et  la  sienne,  mais  voule  de- 
vant les  devoirs  silencieux,  le  sacrifice  quotidien. 
La  mentalité  d'un  homme  de  caste,  inféodé  à  son 
origine  et  à  son  miheu;  plus  de  point  d'honneur 
que  d'honneur.  Hautain  avec  les  hommes,  d'une 
dévotion  féline  envers  les  femmes  :  double  aspect 
de  son  égal  mépris.  La  devise  des  Boyséon  por- 
tait :  «  Mon  plaisir,  mon  épée.  » 

A  la  pensée  qu'Alice  pourrait  subir  un  être  aussi 
étranger  à  elle,  et  à  lui  Michel,  une  pince  tenailla 
ses  fibres  les  plus  secrètes.  Jaloux?  —  Ah  non!  par 
exemple...  Jaloux?  —  De  quel  droit,  à  quel  titre?... 
Quand  on  n'aime  pas,  est-on  jaloux? 

Ce  mariage  était  idiot,  voilà  pourquoi  une  pa- 
reille idée,  même  invraisemblable,  même  absurde, 
l'exaspérait...  Alice,  voyons!...  Il  pouvait  ne  pas  se 
sentir  impartial  vis-à-vis  d'elle,  parfois  manquer 
de  générosité  et  de  justice,  mais  de  là  à  supposer 
qu'elle  ne  fût  pas  insensible  à  la  recherche  de 
Boyséon,  elle,  avec  son  intelligence,  son  caractère, 
ses  goûts  nobles  et  délicats,  impossible!... 

Impossible;  pourquoi?  Ces  alliances  se  voient 
tous  les  jours  :  le  nom,  la  fortune;  on  ne  s'aime  pas, 
on  vit  côte  à  côte;  c'est  classique!  Bien  en  rapport 
avec  les  exigences  de  ces  bons  Brévier!  Quel  or- 
gueil pour  la  mère,  née  La  Tourves  d'Ayglades, 
comme  n'oublieraient  pas  de  le  rappeler  les  faire- 
part!  Un  couple  assorti!  Quelle  brillante  figure  ils 


33  VANITÉ 

feraient  à  leur  tour  dans  la  sarabande  parisienne! 
Alice...  Ah!  ah!  Ce  serait  drôle...  On  appellerait  : 
—  «  La  voiture  de  Mme  la  comtesse  de  Boyséon  est 
avancée...»  En  soirée,  elle  offrirait  ses  épaules  nues 
à  l'admiration  goujate  d'hommes  de  plaisir. 

Non!  il  n'aurait  jamais  cru  cela.  Elle  promettait 
mieux  autrefois,  quand  Raymonde  et  elle  prépa- 
raient, au  collège  Sévigné,  leur  brevet  supérieur, 
ce  dont  les  louait  la  richissime  et  avare  tante  Eloi, 
car  «  on  ne  sait  pas  ce  qui  peut  arriver...  »  D'ail- 
leurs ce  mariage  ne  se  ferait  pas!  Il  l'empêcherait!... 

Il  se  ressaisit  :  «  Ah  çà!  est-ce  que  je  deviens 
fou?...  » 

Non,  il  souffrait. 

Un  petit  escalier  dérobé,  deux  coups  à  la  porte, 
derrière  laquelle  un  verrou  joua.  Prosper  s'effa- 
çait. 

—  C'est  toi,  Michel?  Entre!  cria  Brévier. 


IV 


Il  était  dans  sa  salle  de  bain,  en  train  d'achever 
sa  toilette 

Les  ampoules  électriques  éclairaient  crûment 
son  torse  épaissi,  sa  tête  de  bon  sanglier  blanc.  Sa 
main  droite  au  vaporisateur,  il  tendit  avec  effort 
la  gauche,  une  main  si  chaude  que  Michel  la  retint, 
cherchant  d'une  remontée  de  pouce  le  battement 
du  pouls  :  l'artère  lui  donna  la  sensation  «  du 
tuyau  de  pipe  ».  Il  scruta  le  visage;  une  fois  de 
plus  lut  aux  artères  temporales,  apparentes  et 
flexueuses,  le  surmenage,  l'usure  de  l'artério- 
sclérose généralisée. 

Ces  stigmates  l'alarmèrent;  il  savait  trop  que 
Brévier,  depuis  qu'il  n'était  plus  directeur,  se 
tuait  de  travail  comme  auparavant,  sans  repos  que 
les  malsains  dîners  de  cérémonie,  l'asphyxie  des 
soirées  et  des  théâtres.  C'est  stupéfiant  comme  il 
avait  changé,  en  six  mois.  Encore  un  que  Paris, 
de  sa  fièvre  d'or,  aurait  brûlé  ! 

Et  Michel  eut  peur,  tout  à  coup,  d'on  ne  sait 
quoi  de  vague  et  de  redoutable,  eut  le  pressenti- 
ment, sans  s'expliquer  d'où  ni  comment,  d'un 
malheur  soudainement  entré. 


34  VANITÉ 

Aussitôt  il  se  déclara  absurde  :  solide,  Pierre! 
Le  coffre  restait  bon,  et  la  race  était  là,  la  sobre,  la 
résistante  race  du  Midi,  bâtie  sur  roc  et  cimentée 
de  soleil.  Quelques  mois  au  bord  de  la  mer  le  reta- 
peraient... Et  puis  il  ne  peinerait  pas  toujours, 
forçat  volontaire,  pour  assouvir  la  boulimie  de 
plaisirs  de  sa  femme,  de  Raymonde  et  de  son  Gilles 
de  mari. 

—  Pas  malade?  interrogea-t-il  avec  un  rassurant 
sourire. 

—  Ça  ne  va  guère,  mon  petit.  Vois-tu?  Je  soufîre 
là,  un  endolorissement;  ça  m'élance  par  instants. 
Fichue  sciatique!  Je  crois  que  Le  Dave  n'y  entend 
rien. 

Il  étendit  le  bras  gauche,  montra  la  région  du 
cœur. 

Michel,  à  ces  mots,  ce  geste,  retrouva  toute  sa 
tendresse  filiale;  ce  vigoureux  lutteur,  malade, 
l'attendrit.  C'était  la  première  fois  que  Brévier  le 
consultait  pour  autre  chose  que  des  bobos.  Il  avait 
Le  Dave,  Firmyn,  l'Académie  de  médecine,  les 
princes... 

—  Voyons  cela,  fit-il. 

Et  il  commença  à  l'ausculter,  l'interrogeant; 
puis  il  le  fit  étendre,  palpant  la  ceinture  et  le  ventre, 
recensant  en  lui-même  le  dossier  pathologique  : 
l'hérédité  goutteuse,  les  crises  chroniques  d'esto- 
mac et  de  foie.  Pierre  annonçait  do  la  gène  respi- 
ratoire, mais  la  percussion  était  rassurante. 

Perplexe,  il  revint  au  cœur  longuement,  saisit 


VANITÉ  3S 

un  bruit  de  soufïle  à  la  bîise  et  un  clapotement... 
les  valvules  de  l'aorte  :  c'était  bien  cela,  l'artério- 
sclérose des  coronaires. 

Se  relevant,  comme  Brévier  élargissait  la  main 
à  plat  contre  l'épaule,  il  observa  les  doigts  rhuma- 
tisants en  pattes  d'écrevisse. 

—  Vois-tu,  ça  se  ramifie  là,  cette  douleur... 

Michel  reçut  le  choc,  vit  l'éclair;  ses  doutes 
mal  éclaircis,  ses  constatations  incomplètes,  ce 
dernier  examen...  Déjà  le  faisceau  de  preuves  l'en- 
serrait, l'étreignait  comme  les  herbes  d'eau  agrip- 
pent le  nageur.  L'erreur  de  traitement  de  Le  Dave, 
un  maître  pourtant,  le  confondit.  Une  sciatique, 
ça?  Jamais  de  la  vie!  Frictions  de  baume,  bains  sul- 
fureux, autant  de  cautères  sur  une  jambe  de  bois. 
Des  névralgies  rhumatismales,  mieux  eût  valu! 

Ce  qui  guettait  Pierre  était  autrement  grave  et 
terrible  :  le  mal  insidieux,  embusqué,  dont  il  perce- 
vait la  menace,  et  qui  s'imposait  à  sa  conviction 
malgré  sa  révolte,  c'était  l'angine  de  poitrine,  la 
vraie,  celle  qui  foudroie,  par  syncope  du  cœur. 
Et  elle  pouvait  venir  d'un  moment  à  l'autre,  après 
des  accès,  ou  sans  même  avertir,  sur  une  émotion, 
une  fatigue... 

S'il  se  trompait,  pourtant!  Ardemment  il  voulut 
se  leurrer,  prolongea  ses  questions;  le  manque 
d'appétit,  d'autres  indices  plus  intimes  confirmaient 
les  symptômes.  L'inexorable  certitude  du  prati- 
cien, la  cruelle  joie  scientifique  de  savoir  l'ancrè- 
rent  douloureusement  au  point  fixe  :  c'était  cela! 


36  VANITÉ 

—  Eh  bien?  demanda  Brévier  d'un  ton  détaché. 
Dans  ses  yeux  Michel  lut  l'inquiétude  éternelle 

de  la  bête  humaine,  traquée,  implorant  secours. 

Il  le  connaissait,  ce  regard  trouble,  vite  rasséréné 
par  le  mensonge,  l'illusion  tutélaire.  Amour  indé- 
racinable de  la  vie,  force  sauvage  qui  redressait,  au 
passage  du  médecin-chef  et  de  son  état-major  en 
tabliers  blancs,  les  cancéreux,  les  pourris,  les  incu- 
rables, les  moins  intéressés  à  souffrir  encore,  ceux 
qui  devraient  le  plus  aspirer  au  néant. 

Il  ne  nia  point;  avec  des  réticences  habiles  il 
concéda  la  possibilité  d'une  névrose  du  cœur. 
Brévier  fut  soulagé  de  voir  débaptiser  son  mal;  il 
en  voulait  à  Le  Dave  de  l'impuissance  de  ses  soins. 
Curieux,  il  s'enquit  : 

—  C'était  donc  cela  qu'il  avait  des  palpitations? 
Michel  parla  innervation  du  cœur,  —  les  malades 

aiment  qu'on  raisonne  de  leur  cas,  —  et  il  hasarda 
que  l'antagonisme  du  nerf  pneumo-gastrique  et  du 
nerf  grand  sympathique...  Brévier,  enchanté  sans 
avoir  compris,  approuvait  : 

—  Parfaitement. 

Et  Michel  se  rappelait  le  numéro  8  ce  matin,  au 
dortoir,  tendant  son  cou  rongé  à  vif,  dévoré  comme 
par  une  énorme  araignée  de  chair  crue;  le  condamné 
à  mort  souriait  béatement  en  entendant  disserter 
devant  son  lit  le  patron,  Aumussat, 

—  En  somme,  pas  dangereux?  insinua  Brévier 
satisfait. 

Michel  hésita  :  s'il  était  temps  d'agir  encore?... 


VANITÉ  37 

Mais  tout  à  l'heure  l'angoisse  de  Pierre  avait  trop 
expressément  percé.  Qu'il  ignorât,  cela  valait 
mieux. 

—  Dangereux?  Absolument?  Non.  Mais  il  faut 
renoncer  pendant  quelque  temps  au  café,  aux  li- 
queurs, à  vos  bons  cigares,  manger  peu,  vous 
coucher  tôt. 

—  C'est  tout  ton  traitement?  fit  l'autre,  iro- 
nique et  presque  soupçonneux. 

Les  moyens  topiques  :  application  de  glace,  vési- 
catoires?  mais  Pierre  s'effrayerait... 

—  Je  vais  vous  faire  une  ordonnance. 

Il  tira  de  sa  poche  son  calepin  et  un  stylographe, 
griffonna  la  formule  classique  :  iodure  de  kalhum, 
eau  distillée. 

—  Eh  bien!  mon  garçon,  tu  ne  m'empoisonneras 
pas,  toi,  fit  Brévier  réjoui. 

—  Si  vous  souffriez  trop  dans  la  soirée,  je  pour- 
rais toujours  vous  faire  une  piqûre  de  morphine. 

Mais  Pierre  ne  souffrait  plus;  l'oracle  avait  parlé, 
l'auto-suggestion  opérait  Michel  l'aida  à  enfiler 
son  habit,  à  nouer  sa  cravate  blanche. 

Et  Brévier,  attendri  lui  aussi,  le  considéra  :  le 
svelte  et  rude  corps,  le  menton  volontaire,  le  haut 
front,  les  yeux  bons  et  superbes  dans  une  figure 
jaune  et  tourmentée  qui  exhalait  l'énergie  et 
l'orgueil!  La  valeur  du  jeune  médecin,  c'était  un 
peu  son  œuvre  :  il  pouvait  en  être  fier.  Il  l'aimait 
en  père,  avec  une  contrainte  afîectueiise,  car  il  se 
rendaitcompte  que  quelque  chose,  —  quoi  au 


38  VANITE 

juste?  —  depuis  ces  dernières  années,  était  changé 
dans  leurs  rapports;  et  cela  l'attristait. 

Michel  lui  en  voulait-il  de  leur  ancien  refus?  Se 
plaisait-il  moins  auprès  d'eux?  Pourquoi?  Il  y  avait 
là  un  coin  d'ombre  inapprofondi.  Tout  cela  et  ses 
préoccupations  pénibles  l'émurent  : 

—  Tu  me  dis  la  vérité,  au  moins,  mon  petit?  Si 
j'ai  horreur  de  la  maladie,  va,  ça  n'est  pas  pour 
moi,  je  n'ai  pas  peur  de  la  mort...  C'est  pour  elles... 

Elles...  Il  pensait  :  Jeanne,  si  heureuse  de  s'épa- 
nouir en  rose  d'été,  Raymonde  mal  mariée,  Alice 
dont  la  destinée  ne  s'est  pas  prononcée.  Elles... 
ses  femmes,  qui  avaient  besoin  de  lui,  de  son  pres- 
tige, de  sa  situation,  ce  bouclier  magique  que  pro- 
curent seuls  la  réussite  et  l'argent...  Que  devien- 
draient-elles s'il  venait  à  manquer? 

Encore,  s'il  avait  pu  réaliser  sa  fortune,  placée 
dans  le  roulemcit  des  Quatre  Saisons,  confiée  aux 
spéculations  hasardeuses  d'Hottmann. 

Ah!  pourquoi  avait-il  cédé  à  l'éloquence  cap- 
tieuse, à  l'ensorcellement  de  ce  diable  d'homme? 
Tout  ce  qu'il  avait  —  ou  presque  —  d'économies, 
le  douaire  de  sa  femme,  le  patrimoine  écorné  de 
Gilles  et  de  Raymonde,  même  la  dot  qu'il  réser- 
vait à  Alice,  risqués  dans  cet  engrenage!...  Et 
la  pente  savonnée...  l'appréhension  du  gouffre... 
Ce  qu'il  était  seul  à  savoir;  car  aux  bruits  déso- 
bligeants qui  s'élèvent  parfois,  avant-coureurs  de 
catastrophes,  —  et  il  ne  savait  pas  qu'il  en  courût 
déjà,  —  qui  n'eût  haussé  les  épaules?  Les  Quatre 


VANITÉ  89 

Saisons?  Comment  supposer  que  les  tarets  invi- 
sibles minaient  peut-être  de  la  base  au  faîte 
l'édifice  victorieux? 

Et,  cependant,  malgré  la  belle  assurance  d'Hott- 
mann,  Brévier,  sans  moyen  de  contrôle,  écarté, 
tenu  en  laisse  avec  de  flatteurs  égards,  flairait 
le  grandissant  péril  :  des  mesures  financières  dan- 
gereuses, l'appel  à  de  nouvelles  commandites  for- 
mant un  capital  exagéré,  écrasant  l'entreprise, 
des  placements  hasardeux  à  la  Bourse;  l'achat 
d'actions  imposé  au  personnel,  associé  ainsi  aux 
risques. 

Pourtant  les  dividendes  se  maintenaient  et,  à 
moins  de  manœuvres  frauduleuses  d'Hottmann... 
Roy-Chancel  était  bien  là,  le  second  directeur, 
mais  d'une  si  plate  insuffisance,  annihilé  par 
l'autre.  Pour  oser  tout  dire,  ce  qui  l'inquiétait 
sans  qu'il  pût  justifier  sa  méfiance  tardive, 
c'était  Hottmann  lui-même,  ses  yeux  trop  clairs, 
sa  face  ouverte,  son  exagération  de  loyauté. 

Bah!  Hottmann  avait  le  génie  des  affaires,  on 
l'avait  bien  vu  sous  le  père  Ravenot.  Les  Quatre 
Saisons  lui  devaient  trop  pour  qu'on  se  permit 
de  le  juger  mal  sans  preuves.  Brévier  d'ailleurs 
lui  parlerait  demain,  et  à  fond,  retirerait  sa  com- 
mandite au  besoin.  Il  conviendrait  du  rendez- 
vous  avec  Hottmann  qui  dînait  ce  soir,  avec  sa 
femme. 

Michel  se  sentait  regardé  dans  les  yeux;  il 
attribua  la  détresse  qu'il  crut  voir  dans  ceux  de 


40  VANITÉ 

Pierre  aux  soucis  de  sa  santé;  il  essaya  de  rire, 
mais  sa  gorge  se  serrait  : 

—  Si  vous  ne  m'avez  téléphoné  que  pour  vos 
palpitations,  soyez  tranquille,  parrain.  Vous 
mourrez  vieux  et  dix  fois  grand-père. 

—  Ah!  fit  Brévier  avec  regret,  j'aurais  tant 
voulu... 

Cela  aussi  le  désolait.  Raymonde  ne  voulait 
pas  être  mère,  détestait  l'enfant  qui  enlaidit,  fait 
souffrir  la  femme,  l'enlève  quelques  mois  au 
monde;  et  il  ne  pouvait  pas  comprendre  cela. 
Il  avait  le  culte  de  la  vie,  l'amour  passionné  des 
siens.  Se  priver  d'un  enfant,  cette  petite  mer- 
veille, ce  cerveau  frais,  ce  joli  corps,  quelle  pitié! 
Et  elles  étaient  des  tas  comme  cela,  à  présent. 
Il  secoua  les  épaules  : 

—  Mais  si,  parbleu,  j'avais  autre  chose  à  te 
dire!  Qu'est-ce  que  tu  penserais  de  remplacer 
Le  Dave  à  la  maison  de  santé  et  à  la  pouponnière? 
Deux  heures  de  présence  le  matin,  et  cinq  cents 
francs  par  mois.  C'est  Alice  qui  a  eu  cette  bonne 
idée?  Tu  es  jeune,  actif,  réputé.  Le  conseil  d'ad- 
ministration t'agrée,  j'en  ai  touché  deux  mots 
aujourd'hui. 

Il  s'attendait  à  une  effusion;  cette  place  en- 
viable, enviée,  c'était  l'aisance,  le  temps  de  tra- 
vailler pour  soi,  le  pain  sans  peine,  presque  la 
liberté;  mais  le  visage  de  Michel  s'était  fermé 
au  nom  d'Alice. 

Une  gêne  subite  le  paralysait  :  dans  une  lutte 


VANITÉ  41 

intérieure  il  essayait  de  voir  clair  en  lui  et  n'y 
parvenait  pas.  Sa  fierté  refoulait  sa  gratitude 
amicale  :  de  quoi  se  mêlait-elle?  Demandait-il 
quelque  chose?  Il  entendait  Lien  ne  lui  devoir  ni 
place,  ni  argent,  ni  protection.  Cette  supposition 
seule  l'humiliait  comme  un  dédommagement 
blessant  offert  [à  ses  anciennes,  à  ses  immédiates 
souffrances,  bien  qu'il  s'avouât  qu'elle  ni  personne 
ne  pouvait  avoir  une   intention  aussi  absurde 

—  Est-ce  Le  Dave  qui  te  gêne?  Il  s'en  va. 
Il  veut  prendre  un  repos  bien  gagné. 

D'un  clignement  d'œil,  Brévier  souligna  l'allu- 
sion légère  au  tempérament  excessif  du  vieux 
médecin. 

Michel  s'était  décidé,  le  front  barré  d'entête- 
ment : 

—  Merci,  mais  je  ne  puis  accepter.  Je  suis 
très  touché.  J'en  vois  tous  les  avantages,  mais 
je  préfère  ma  vie  d'hôpital,  mes  recherches  de 
laboratoire,  mon  travail  patient... 

Il  n'ajouta  pas  :  ma  pauvreté. 

Brévier,  après  avoir  insisté,  hocha  la  tête  : 

—  C'est  étonnant  comme  en  ce  moment  tu 
ressembles  trait  pour  trait  à  ton  pauvre  père! 
Quand  il  s'était  mis  quelque  chose  en  tête,  le 
diable  ne  l'aurait  pas  fait  changer.  Tu  réfléchiras. 
Alice  saura  te  décider  peut-être. 

Il  changea  de  ton,  et  le  regardant  en  face,  de 
îout  près,  comme  s'il  épiait  l'effet  de  cette  révé- 
lation : 


42  VANITE 

—  Tu  sais  qu'elle  va  peut-être  se  marier? 
Michel  voulut  sourire,  eut  une  crispation  de 

bouche.  Boyséon!  Brévier  expliquait  en  détail... 
Lui  n'y  tenait  pas  spécialement,  c'est  sa  femme 
qui  avait  manigancé  ça...  Michel  ne  trouvait 
rien  à  répondre.  Il  n'avait  pas  cru  encore  la 
monstrueuse  chose  possible,  mais  puisque  Pierre 
l'annonçait  prochaine...  Il  vit  son  malheur,  le 
toucha.  Pareille  crainte  lui  était  déjà  venue. 

Depuis  son  échec,  d'autres  avaient  recherché 
Alice,  mais  elle  les  avait  éconduits,  et  ne  la  voir 
à  personne  le  consolait.  Il  ne  l'aimait  pas,  c'est 
entendu;  mais  qu'elle  pût  aimer,  être  aimée,  cela 
lui  tordait  le  cœur. 

—  Je  me  réjouis  de  ce  bonheur,  dit-il  enfin, 
ne  pouvant  faire  autrement  et  enragé  de  mentT, 
car  il  ne  souhaitait  à  la  jeune  fille  aucune  joie. 

La  rancune  qu'il  avait  vouée  aux  parents  s'ex- 
halait contre  elle  en  haine.  Qu'elle  connût  les 
déceptions,  les  crève-cœur,  l'afTection  trahie,  les 
larmes,  la  jalousie  :  ce  vœu  odieux,  sitôt  for- 
mulé, le  stupéfia  :  était-ce  de  lui  cette  bassesse? 
Pouvait-il  appeler  le  mauvais  sort,  quand,  au 
fond,  il  souhaitait  qu'elle  fût,  quoi  qu'il  advînt 
et  malgré  tout,  heureuse  entre  les  heureuses!... 

—  Ce  n'est  pas  encore  fait,  dit  Brévier  sou- 
cieux. 

Sans  doute  Boyséon,  au  dire  de  Jeanne,  réunis- 
sait «  toutes  les  convenances  ».  Mais  sa  morgue 
aristocratique,  son  passé  aventureux,  des  dispa- 


VANITÉ  43 

rates  morales  qu'il  soupçonnait,  choquaient  en 
lui  le  plébéien,  le  bourgeois  parvenu,  éveillaient 
d'impondérables  antipathies  d'homme  à  homme, 
inquiétaient  son  instinct  paternel.  Alice  serait- 
elle  heureuse?  Pourquoi  pas?  se  disait-il  quand 
sa  femme  l'avait  influencé,  et  à  d'autres  moments 
il  s'écriait  :  Mais  c'est  insensé! 

Ces  contradictions  l'irritaient.  Et  il  restait  re- 
froidi par  le  calme  de  Michel;  il  aurait  cru,  espéré 
vaguement... 

Michel  songeait  avec  un  acre  attendrissement 
à  ce  qui  aurait  pu  être,  à  ce  qui  avait  été.  Fou  de 
l'avoir  aimée  autrefois,  plus  fou  de  l'avoir  avoué! 
Comme  on  l'avait  repoussé!  Pierre  avec  une  bon- 
homie bourrue;  mais  sa  femme,  comme  elle  avait 
laissé  voir  son  dédain!  Parbleu,  comment  aussi 
avait-il  osé,  pauvre  diable,  enfant  naturel,  sans 
position,  sans  fortune,  lever  les  yeux  sur  leur 
fille?... 

Et  qu'Alice  alors  et  depuis  s'était  montrée 
inexplicable!  Sans  doute  elle  était  bien  jeune 
quand  il  l'avait  demandée  en  mariage;  mais 
enfin  elle  l'avait  su.  Si  elle  l'avait  aimé  alors, 
elle  aurait  pu  le  lui  laisser  deviner.  A  travers 
la  réserve  de  son  attitude,  ne  lui  aurait-elle  pas 
inspiré  la  résignation  d'attendre,  la  volonté  de 
réaliser  un  avenir  auquel  en  silence  elle  se  fût 
réservée  patiente  et  fidèle?  Elle  ne  l'avait  jamais 
aimé,  c'est  clair.  Il  n'était  pas  beau,  s'habillait 
sans  grâce;  il  n'était  pas  le  séducteur.  Son  visage 


44  VANITÉ 

portait  les  reflets  des  tristesses  scrupuleuses  de 
sa  profession.  Avec  lui,  l'existence  serait  stricte, 
sévère.  Non,  elle  ne  l'aimait  pas. 

Et  si  injuste  que  ce  fût,  il  lui  en  voulait  amè- 
rement. Le  pis  est  qu'il  le  lui  avait  laissé  deviner, 
et  que  par  sa  rancœur  blessée  à  lui,  son  apparente 
indifférence  à  elle,  s'éternisait  le  malentendu  qui 
empêchait  toute  confiance,  donnait  à  leurs  propos 
une  sécheresse  d'arrière-pensées  aux  prises,  lui 
agressif  et  maladroit,  elle,  choquée,  sans  le  laisser 
voir. 

Il  dit  : 

—  J'offre  à  Alice  tous  mes  vœux. 

Brévier  abaissa  ses  paupières.  Cette  approba- 
tion laconique,  bien  qu'attendue,  le  contrariait. 
Michel  était  donc  guéri?  Il  le  regrettait  presque. 
Par  une  contradiction  bien  humaine,  cette  union 
entre  ces  deux  enfants  qui  avaient  grandi  ensemble, 
après  l'avoir  trop  légèrement  dédaignée,  il  en  re- 
connaissait le  prix,  au  moment  où  il  devait  cesser 
définitivement  d'y  croire. 

Jusqu'alors  il  avait  admis  une  possibiUté  en 
l'air,  gardé  une  confiance  problématique  en  ces 
circuits  bizarres  de  l'existence  qui  conduisent  au 
but  par  les  plus  longs  détours.  Trop  tard!  C'était 
dommage,  et  pourtant!  Ma  foi,  tant  pis!  Il  se  ris- 
querait : 

—  Alors,  dit-il  avec  embarras,  et  sa  voix  s'af- 
fermit à  mesure,  tu  es  sincère?  Tu  n'éprouves 
aucun  regret?  Enfin,  tu  n'aimes  plus  Alice? 


VANITÉ  45 

Sur  la  défensive,  Michel  riposta 

—  Vous  m'aviez  interdit  de  penser  à  elle. 

—  Et  tu  nous  en  as  assez  voulu,  tu  nous  en 
veux  encore,  ne  dis  pas  non!  C'était  ton  droit. 
Pourtant,  sois  juge  :  est-ce  que  je  pouvais  te  la 
donner,  avec  mes  doutes  sur  ton  avenir,  contre 
la  volonté  de  sa  mère?  Et  elle-même  s'ignorait, 
c'était  une  enfant. 

—  C'est  le  passé,  n'en  parlons  plus. 

—  Mais  tu  y  penses  toujours. 

—  Moi? 

—  Oui,  toi...  Tes  venues  espacées,  la  froideur 
qui  a  fini  par  se  glisser  entre  nous,  ton  attitude 
envers  Alice,  la  sienne...  Oh!  je  ne  suis  pas  aveugle. 
Eh  bien,  je  suis  aise  de  m'expliquer,  une  bonne 
fois.  Nous  t'avons  méconnu...  Nous  aurions  dû 
faire  plus  de  crédit  à  ta  volonté,  à  ton  intelligence, 
nous  aurions  pu,  sinon  engager,  du  moins  ménager 
l'avenir.  Oui,  nous  avons  eu  tort,  j'en  conviens. 
Et  c'est  parce  que  je  suis  ton  ami,  ton  allié,  oui, 
plus  que  tu  ne  penses,  c'est  parce  que  les  circons- 
tances ne  sont  plus  les  mêmes  et  que  personnel- 
lement je  ne  pourrais  à  l'heure  qu'il  est  souhai- 
ter à  ma  fille  un  homme  plus  digne  d'elle,  —  je 
ne  te  l'envoie  pas  dire,  monsieur  l'orgueilleux!... 
—  c'est  pour  cela  que  je  te  demande  si  tu 
n'aimes  plus  AHce,  si  je  ne  Hs  pas  plus  clair  en 
toi  que  toi-même,  si  tu  ne  luttes  pas  contre  le 
sentiment  que  tu  as  voulu  —  oh!  très  loyale- 
ment! —  étouffer,  et  si  tu  n'obéis  pas  à  ta  fierté 


46  VANITÉ 

mal  placée,  en  cet  instant  qui  peut  être  irrépa- 
rable mais  qui  te  laisse  après  tout  une  chance, 
un  espoir  que,  si  faibles  fussent-ils,  tu  serais  imbé- 
cile, mon  garçon,  laisse-moi  te  le  crier,  de  ne  pas 
empoigner  au  passage! 

Michel  avait  pâli  devant  la  clairvoyance  de  son 
tuteur,  les  rudes  et  bonnes  paroles,  la  tentation 
inespérée  :  oui,  abdiquer  son  misérable  orgueil 
d'homme,  se  montrer  à  la  jeune  fille  tel  qu'il 
était,  cœur  ulcéré,  dissiper  ce  cauchemar,  se  faire 
pardonner  des  torts  que  la  passion  seule  avait 
causés... 

Mais  non,  puisqu'elle  n'avait  pu  penser  sans 
révolte  à  ce  Boyscon,  il  ne  s'abaisserait  pas  à 
lutter.  Et  d'ailleurs,  pouvait-il  l'oublier,  elle  était 
un  beau  parti,  l'héritière...,  la  dot,  les  espérances, 
un  jour  la  succession  de  tante  Eloi...  Alice  état 
trop  riche.  Il  l'avait  compris  autrefois,  on  le  lui 
avait  laissé  deviner.  Il  ne  souffrirait  pas  que  son 
désintéressement  pût  être  à  nouveau  suspecté. 

—  Puisque  vous  me  parlez  avec  cette  franchise, 
parrain,  oui,  c'est  vrai,  j'ai  souffert.  Mais  est-ce 
que  j'ai  manqué  de  courage?  Je  me  suis  éloigné,  je 
me  suis  jeté  dans  le  travail.  J'ai  vécu.  Je  vous 
remercie  de  votre  bonté,  elle  me  fait  honneur, 
elle  me  pénètre,  mais  je  suis  consolé,  je  n'ai  plus 
d'amour. 

Et  il  se  disait  :  «  Je  mens,  je  mens  ineptement. 
Je  l'aime,  vous  l'avez  deviné,  et  elle  aussi  peut- 
être.  Tant  pis  pour  mon  stupide  orgueil.  Je  veux 


VANITÉ  47 

lui  plaire,  je  réclame  mes  droits!  »  Mais  il  savait 
que  quelque  chose  de  plus  fort  que  lui,  de  plus 
impérieux  que  sa  volonlc  l'en  empêcherait,  et  il 
s'enferrait,  avec  une  joie  farouche,  sur  sa  torture, 
comme  sur  un  glaive. 
Brévier  l'observait  : 

—  Pourtant,  tu  es  malheureux. 

—  Non!  cria-t-il  presque  durement;  il  ajouta  : 
Je  ne  me  plains  pas. 

Il  y  eut  un  long  silence. 

—  Après  ça,  reprit  Brévier,  si  tu  n'aimes  plus 
Alice...  Tant  mieux,  après  tout,  peut-être!... 
Mets  que  je  n'ai  rien  dit.  Mais  alors  ne  nous  tiens 
plus  rigueur...  Nous  t'aimons...  Toi  et  nous,  nous 
ne  pourrons  jamais  être  des  étrangers...  Promets- 
moi  de  revenir  ici  comme  autrefois.  Tu  es  un  peu 
notre  fils,  à  nous  qui  n'en  avons  pas. 

Les  yeux  creusés,  Michel  avait  envie  de  se  jeter 
dans  ses  bras,  de  tout  lui  avouer.  Mais  son  instinct 
indomptable  répondait  : 

«  Qu'il  la  garde,  qu'elle  aille  vers  l'autre,  qu'elle 
vive  son  destin.  Michel  Lorin,  —  Lorin,  pas 
Bufiert!  —  tu  es  pauvre,  ne  franchis  pas  une  bar- 
rière que  tu  méprises,  laisse  ces  braves  gens  à  leur 
bien-être,  à  leur  fortune,  à  leur  égoïsme.  Va-t'en, 
lève  la  tête!  Pense  à  ceux  qui  souffrent,  qui  sai- 
gnent, qui  râlent,  aux  misérables.  Pense  à  ces 
milliers  d'autres  que  la  faim,  que  la  misère,  que  la 
maladie  torturent,  à  tous  ces  êtres  plus  à  plaindre 
que  toi,  et  oubhe-toi,  Michel!  o 


48  VANITÉ 

Brévier  le  regardait  avec  une  grande  douceur 
triste,  et  tout  à  coup,  par  défaillance  de  vieil 
homme,  besoin  de  protection,  autant  pour  recevoir 
que  pour  donner,  et  parce  que,  plein  d'angoisse 
secrète,  il  sentait  solennelle  cette  minute,  parce 
qu'il  souffrait,  ses  élancements  à  l'épaule  revenus, 
parce  qu'il  éprouvait  des  regrets,  des  remords  du 
mal  involontaire  qu'il  avait  fait  à  Michel,  parce 
qu'il  n'y  pouvait  remédier  et  parce  qu'il  n'était 
satisfait  ni  de  soi  ni  des  autres,  parce  qu'il  n'était 
pas  heureux  enfin,  il  ouvrit  les  bras  : 

—  Tiens,  mon  enfant,  embrasse-moi! 


\près  le  potage  crème  sultane,  avalé  en  silence, 
Prosper,  secondé  par  trois  maîtres  d'hôtel,  servait 
solennellement  les  carpes  de  la  Creuse  à  la  royale. 

Déjà  la  conversation  s'animait,  ricochait, 
presque  tous  les  invités  se  connaissant.  Le  feu 
paille  du  barsac  scintillait  dans  les  verres  de  Bac- 
carat. 

Emergeant  de  la  gaine  d'une  robe  en  velours 
rubis  dont  l'écrin  repoussait  sa  gorge  ferme  et 
blanche,  Mme  Brévier,  l'œil  à  tout,  le  sourire  à 
tous,  trônait  entre  le  ministre  Morande  et  l'am- 
bassadeur du  Japon,  le  marquis  Tolo.  A  son  poi- 
gnet rayonnait  l'éclat  doux  du  bracelet  de  perles 
que  Pierre  lui  avait  apporté  pour  sa  fête,  comme 
elle  achevait  sa  toilette,  la  peau  tiède  encore  du 
bain.  Elle  goûtait  une  pure  ivresse  de  reine  tou- 
jours belle  et  que  ne  blasaient  point  les  hommages, 
la  considération  et  l'envie.  Cette  vanité  intense 
la  pénétrait  d'un  plaisir  aigu. 

Ce  dîner,  dont  elle  avait  savamment  trié  la 
liste  et  le  menu,  résumait  en  petit  le  Tout-Paris  : 
la  noblesse  et  l'armée  avec  les  Boyséon,  la  magis- 
trature  avec   M.    Leloup   d'Ygré,    président    de 


BO  VANITÉ 

chambre  à  la  Cour;  la  science,  le  docteur  Le  Dave; 
le  barreau,  M«  Vapaille;  les  arts,  le  compositeur 
Mascarncs  et  le  caricaturiste  Trac.  Le  Vigreux 
représentait  la  puissance  universelle  de  la  presse; 
Mme  Hottmann  symbolisait  le  grand  commerce,  en 
l'absence  de  son  mari,  «  indisposé  »  au  dernier  mo- 
ment; et  les  millions  de  la  banque  s'incarnaient 
en  tante  Eloi,  pesamment  assise  et  outrageuse- 
ment décolletée,  les  bras  comme  des  cuisses,  et 
une  grosse  face  d'abcès  blanc  sous  la  poudre  do 
riz. 

Mme  Brévier  avait  déjà  inspecté  les  femmes,  de 
ce  regard  net  qui  déshabille  les  imperfections  et 
suppute  le  coût  d'une  dentelle.  La  générale  du 
Boyséon  portait  au  vent  une  tête  longue  et  os- 
seuse; sa  laideur  d'une  séduction  animale  avait  dû 
inspirer  autrefois  des  désirs  brusques;  le  rire  de 
sa  mâchoire  en  ruine,  le  feu  de  ses  yeux  hardis 
la  faisaient  encore  remarquer.  Mme  Leloup 
d'Ygré  personnifiait  la  vertu  vinaigrée,  l'inflexible 
cant.  Mme  Hottmann  était  le  type  de  la  belle 
Israélite.  Blonde,  la  chair  molle  et  le  regard  d'un 
noir  d'huile,  la  langueur  de  son  sourire  faux  con- 
trastait avec  l'ardeur  un  peu  sauvage  de  Mme  Roy- 
Chancel,  une  Espagnole,  eût-on  dit,  dont  les  co- 
cardes d'œillets  pourpres  tranchaient  dans  les 
cheveux  d'ébène.  Seule,  Mme  Le  Vigreux,  mise 
avec  un  goût  parfait,  l'air  simple,  et  d'une  beauté 
que  la  douleur,  l'inquiétude,  les  humihations  se- 
crètes avaient  pétrie  et  affinée,  laissait  deviner 


VANMTÉ  51 

la  distinction  d'une  âme  à  part.  Elle  aimait  son 
mari,  et  lui  restait  fidèle  malgré  ses  trahisons  :  ce 
qu'elle  avait  dû  souffrir,  Mme  Brévier  n'osait  y 
penser.  Quant  à  Mme  Mascarnes,  énorme  et  dont  la 
vulgarité  de  servante  maîtresse  épousée  sur  le 
tard  suppliciait  le  musicien;  quant  à  la  jolie  femme 
du  jeune  chef  de  cabinet  de  Morande,  et  deux 
autres  dames  plus  négligeables,  elle  ne  leur  concé- 
dait que  ce  qui  leur  revenait  de  ses  attentions  tou- 
jours soigneusement  dosées. 

Un  petit  rire  à  un  compliment  banal  de  Morande, 
une  question  au  marquis  Tolo  :  —  Comment 
avait-il  trouvé  hier  INIme  Bartet?  Divine,  n'est-ce 
pas?  —  un  coup  d'œil  à  Raymonde  qui  écoutait  sans 
l'entendre  Vapaille,  un  autre  regard  vers  Alice,  — 
parlait-elle  à  Boyséon?  —  un  signe  à  Prosper  qui 
alla  entr'ouvrir  une  fenêtre  sous  les  lourds  rideaux, 
tout  ce  manège  n'était  qu'un  jeu  pour  son  aisance. 
Elle  se  faisait  l'effet  du  chef  d'orchestre  qui  accélère 
ou  ralentit  l'exécution  d'une  symphonie;  le  bruit 
confus  de  la  salle  à  manger  l'étourdissait  comme 
une  musique  exquise  en  son  honneur;  c'est  pour  elle 
que  les  corbeilles  de  roses  exhalaient  leur  encens, 
vers  elle  que  convergeait  l'hommage  des  regards  : 
elle  s'estimait  le  centre  lumineux  de  cette  assem- 
blée de  choix. 

Les  seuls  êtres  dont  elle  se  souciât  le  moins  à 
cette  minute  étaient,  en  face  d'elle,  son  mari 
voûté  et  las,  et  au  bout  de  la  table,  Michel  plus 
pâle  que  de  coutume. 


1 


88  VANITÉ 

Des  drames  qui  agitaient  l'âme  des  siens,  des 
soucis  et  des  tourments  que  la  plupart  des  convives 
déguisaient  sous  un  papotage  souriant,  elle  ne  per- 
cevait, ne  soupçonnait  rien.  Elle  ne  voyait  que  le 
divertissement  mondain.  Et  le  dîner  était  réussi  : 
très  bon,  les  selles  de  renne  Gumberland. 

Là  où  elle  déployait  son  examen  superficiel,  le 
véritable  maître  de  céans.  Le  Vigreux,  le  monocle 
rivé  à  l'œil,  entrait  d'un  froid  regard  dans  les 
consciences  et  jaugeait  ceux  des  fantoches  dont 
il  tenait  les  ficelles,  et  qu'il  eût  pu  faire  chanter, 
voire  sauter! 

La  vanité,  l'intérêt,  l'ambition  ne  les  lui  avaient- 
ils  pas  déjà  presque  tous  livrés?  Morande,  parlemen- 
taire veule,  vieille  barbe  digne,  usé  dans  les  cou- 
loirs à  toutes  les  intrigues,  bon  à  tout  et  propre  à 
rien,  utilité  passant  aussi  bien  de  l'instruction 
publique  au  commerce  que  de  la  guerre  à  l'inté- 
rieur, où  il  subventionnait  sur  les  fonds  secrets  La 
Vie,  qui  voulait  bien  ne  l'attaquer  qu'avec  mesure. 
L'ambassadeur  Tolo,  roué  à  toutes  les  finesses  en 
véritable  jaune,  savait  mieux  que  personne  le 
prix  de  deux  ou  trois  grands  articles  sensationnels, 
prêchant  les  nouveaux  emprunts  japonais. 

De  qui  Mascarnes  attendait-il  la  prolongation 
de  son  four  :  Terpsichore,  sinon  des  notes  louan- 
geuses prodiguées  au  courrier  des  théâtres?  Et 
Trac,  qui  révélait  à  sa  voisine  effarée  le  jeu  de  cet 
hiver,  les  surnoms  à  la  mode  et  ceux  des  personnes 
présentes,  —  il  y  en  avait  de  drôles,  d'ineptes, 


VANITÉ  53 

d'obscènes,  —  Trac  n'eût-il  pas  fait  des  bassesses 
pour  obtenir  un  dessin  par  semaine  en  troisième 
page?  Le  Dave  n'était-il  pas  accouru  l'oreille  basse, 
supplier  son  bon,  son  cher  ami,  de  l'aider  à  ce  qu'on 
fît  le  silence  sur  sa  mésaventure? 

Le  Vigreux  goûtait  une  satisfaction  sans  mé- 
lange à  le  voir,  majestueux,  le  torse  en  arrière, 
loucher  sur  le  dos  gras  et  rond  de  Mme  Hottmann, 
comme  si  on  ne  l'avait  pas  pincé  avant-hier,  en 
chemise,   avec  un  mannequin  de  chez  Laquert? 

Qui  avait  fait,  sinon  lui,  la  réputation  de  Va- 
paille,  le  maître  avocat  d'assises,  le  défenseur  spé- 
cialisé des  assassins? 

Et  si  Hottmann  n'avait  osé  venir  ce  soir,  c'était, 
il  le  savait,  pour  ne  pas  affronter  l'homme  qui,  s'il 
ne  s'exécutait  pas,  ne  lâchait  pas  la  rançon  de 
300,000  francs  exigée,  commencerait  demain,  en 
tête  de  La  Vie,  une  campagne  de  discrédit  où  le 
directeur  actuel  des  Quatre  Saisons  pourrait  bien 
sombrer,  honneur  et  biens. 

Ces  révélations  meurtrières,  ces  attaques  au 
couteau,  Le  Vigreux  jusqu'à  présent  les  avait  re- 
tardées par  pudeur  envers  Raymonde  et  estime 
pour  Brévier,  hors  de  cause  d'ailleurs,  et  que  le 
rejailhssement  risquait  d'atteindre...  Mais  les 
affaires  sont  les  affaires  :  il  avait  signifié  tout  à 
l'heure  à  Isaac  Hottmann  son  ultimatum,  moins 
peut-être  ici  par  goût  du  chantage  et  besoin  de 
lucre  que  rancune  personnelle,  animosité  blessée 
par  l'arrogance  de  ce  «  sale  juif  »,  comme  il  l'appe- 


S4  VANITÉ 

lait,  bien  que  ses  origines  sémitiques  ne  fussent  pas 
moins  pures. 

Lui  aussi  en  cet  instant  jouissait  de  tout  son 
orgueil,  mais  au  contraire  de  Mme  Brévier,  — 
très  en  beauté, ma  foi!  il  en  fit  la  remarque,  —  l'ap- 
parence ne  lui  était  de  rien;  c'est  la  réalité  crue 
qu'il  savourait,  avec  l'appétit  robuste  d'un  man- 
geur d'hommes. 

Aussi  était-ce  d'un  sourire  néronien  qu'il  levait 
par  instant  les  yeux  vers  un  large  cartel  Louis  XIV 
en  bois  sculpté  sous  sa  vieille  patine  d'or  :  Hott- 
mann  avait  jusqu'à  minuit  précis  pour  se  décider. 
Il  jouissait  de  la  rage  désespérée  de  sa  victime 
absente. 

Il  recensait  ses  griefs  :  la  jolie  actrice  du  Vaude- 
ville qu'Hottmann  lui  avait  soufflée  l'an  dernier, 
son  refus  cette  année  de  renouveler  le  traité  de 
publicité  des  Quatre  Saisons  avec  La  Vie,  des  mé- 
chancetées  répétées,  ces  mots  de  Paris  qui  restent 
dans  la  piqûre  comme  un  dard  de  guêpe.  Il  lui  en 
avait  fallu  souvent  beaucoup  moins  pour  étrangler 
son  homme.  Et  il  savourait  l'art  avec  lequel  il 
s'était  procuré  les  pièces  compromettantes,  lettres, 
dossiers  achetés  ou  recopiés,  car  il  avait  sa  police 
secrète  et  trouvait  toujours  des  gens  à  corrompre.  Il 
voyait  l'effet  du  numéro  de  demain,  les  manchettes 
en  gros  caractères,  les  remous  de  scandale  élargis 
autour  du  «  plouf!  »  brusque  de  ce  pavé  énorme. 

En  même  temps  il  jouissait  de  se  sentir  si  près 
de  Raymonde  qu'il  n'aurait  eu  qu'à  étendre  le 


VANITÉ  S5 

bras  pour  l'enlacer.  Si  quelque  remords  à  cause 
d'elle  se  mêlait  à  sa  sauvage  délectation  de  ran- 
çonner ou  de  déshonorer,  dans  Hottmann,  une 
proie  de  si  belle  importance,  il  se  disait  qu'il  serait 
toujours  temps  de  désarmer. 

^ue  de  campagnes  La  Vie  avait  entamées,  pour 
tourner  court  au  plus  grand  profit  du  journal!  Il 
ne  s'embarrassait  pas  de  ces  vétilles,  et  d'ailleurs, 
n'étant  pas  de  ceux  qui  confient  leurs  secrets  aux 
femmes,  il  persuaderait  au  besoin  Raymonde  que 
puisque  Hottmann  avait  rendu  de  pareilles  divul- 
gations inévitables,'  mieux^^valait  que  ce  fût  lui, 
Le  Vigreux,  un  ami^de  Brévier  et  des  Quatre 
Saisons,  qui  lui  fît  son  procès  que  tel  autre  concur- 
rent de  la  presse,  soudoyé  pour  ruiner  l'entreprise. 

Peut-être  eût-il  incliné  à  la  clémence,  s'il  avait 
pu  deviner  les  affres  secrètes  de  Brévier;  mais  pas 
un  moment  l'idée  ne  lui  vint  que  l'écroukm  nt  de 
celui-ci  fût  lié  au  désastre  d'Holtmann  :  il  croyait 
comme  tout  le  monde  Brévier  millionnaire  et  aussi 
garanti  dans  sa  fortune  qu'inattaquable  dan;  sa 
correction.  Aussi  bien,  il  ne  faisait  point  de  psy- 
chologie. Son  but  lui  Hmitait  la  vue  :  il  avait  résolu 
d'exécuter  Hottmann,  rien  ne  pouvait  prévaloir 
là  contre.  Il  comptait  du  reste  que  «  le  juif  »  paye- 
rait, puis  payerait  encore  sur  nouvelles  intimida- 
tions :  il  entendait  le  plumer  brin  à  brin. 

Que  les  tribunaux  osassent  s'immiscer  un  jour 
dans  ses  actes,  il  ne  l'admettait  pas  par  orgueil, 
prétendant  évoluer  dans  les  marges  du  Code,  et 


56  VANITÉ 

sûr  qu'en  cas  d'accident  mille  influences  intéressées 
se  coaliseraient  pour  le  sauver. 

Il  se  retourna  vers  Rayraonde  en  souriant. 

Eblouissamment  dévêtue  jusqu'aux  pointes  des 
seins  prêts  à  jaillir  du  corsage,  un  ruban  pour  épau- 
lette,  elle  rayonnait  d'une  splendeur  de  chair  jeune 
et  lisse,  gonflée  et  odorante  comme  un  merveilleux 
fruit.  Sa  robe  ne  paraissait  pas  tenir  à  elle,  par  un 
miracle  de  grâce  dans  l'impudeur,  et  il  semblait 
qu'on  n'aurait  eu  qu'à  en  déplier  le  froufroutement 
de  soie  neigeuse  pour  qu'elle  apparût  toute  nue 
comme  cette  Vénus  à  la  coquille,  fresque  dont  la 
copie  ornait  le  panneau,  entre  les  deux  dressoirs 
Renaissance.  Elle  dégustait  du  bout  de  sa  petite 
cuiller  plate  en  vermeil  un  spoom  au  cherry  brandy, 
avt  c  une  mine  gourmande  qui  ravit  Le  Vigreux 
d'admiration  sensuelle. 

—  Regardez  donc  Gilles,  souflla-t-elle  amusée. 

M.  d'Arbelles,  qui  était  verdâtre,  parut  éprou- 
ver au  contact  du  sorbet  un  affreux  mal  de  dents. 
Le  côte  à  côte  de  sa  femme  et  de  Le  Vigreux,  leur 
évidente  intimité  lui  causaient  une  souffrance 
insupportable. 

Son  avarice,  déçue  par  le  premier  bulletin  de 
l'agence  Trochart,  le  lancinait  aussi  :  pour  avoir 
appris  que  Raymonde  hier  avait  fait  trois  visites, 
mangé  deux  tartelettes  aux  fraises  et  bu  une  tasse 
de  chocolat  au  Ritz,  qu'elle  avait  renvoyé  l'auto 
devant  une  maison  rue  des  Mathurins  d'où  elle 
n'était  pas  ressortie;  mais  il  y  avait  deux  issues, 


VANITÉ  87 

on  s'en  était  assuré,  —  et  puis  quoi?  C'est  sa  corse- 
tiére,  il  le  savait,  qui  habitait  là,  —  un  total  de 
quarante  francs,  prix  de  la  journée  d'observa- 
tion, plus  treize  francs  cinquante-cinq  de  frais, 
fiacres,  pourboires  à  un  concierge;  fichtre!  c'était 
salé! 

Et  qui  prouvait  que  Raymonde,  maligne,  ne  se 
méfiât  pas  et  que  la  mèche  ne  fût  brûlée?  M.  Tro- 
chart,  qui  avait  opéré  en  personne  au  risque  d'une 
pneumonie,  —  un  gros  homme  paterne  à  souple 
allure  d'ours,  aux  airs  mystérieux  et  à  la  voix  de 
feutre,  —  convenait  que  Madame  était  sur  l'œil 
et  regardait  beaucoup  autour  d'elle.  Aujourd'hui, 
c'est  Le  Vigreux  que  Mme  Trochart  elle-même 
filait  :  serait-on  plus  heureux? 

—  Cela  pouvait  durer  des  mois,  insinuait 
M.  Trochart  avec  une  malice  discrète  dans  les  yeux, 
entre  ses  grosses  paupières  à  bourrelets. 

Gilles  ne  trouva  de  diversion  à  son  amertume 
qu'à  méditer  le  carton  à  tranches  dorées  placé  de- 
vant lui  :  après  les  chapons  de  Bresse,  accompagnés 
de  truffes  énormes  dont  l'arôme  dominateur  em- 
plissait encore  la  salle,  on  allait  servir  des  bécasses 
au  foie  gras  et  la  salade,  dont  il  s'abstiendrait,  pour 
reprendre  par  compensation  du  chaud-froid. 

En  avalant  son  verre  de  clos-vougeot,  caressant 
au  palais  et  chaud  à  l'estomac,  il  s'avisa  qu'il  était, 
avec  Michel  Lorin  et  un  ou  deux  invités  de  rem- 
plissage, le  seul  qui  ne  portât  ni  ruban  ni  rosette. 
Comment  Brévier,  Raymonde,  avec  de  si  belles 


es  VANITÉ 

relations,  ne  l'avaient-ils  pas  aidé  à  so  faire  déco- 
rer? Cela  lui  semblait  bien  dû. 

Prosper  lui  chuchotant  d'un  ton  encourageant  : 

—  «  Champagne!  »  il  acquiesça.  Et  en  lui-môme  le 
vieux  maître  d'hôtel,  qui  agrémentait  toujours  de 
réflexions  personnelles  son  service,  ajouta  : 

—  «  Bois,  boufli,  ce  n'est  pas  toi  qui  régales.  » 
Imperturbable,  il  répéta  pour  Mme  Mascarnes  : 

—  «  Champagne!  »  en  monologuant  in  petto  : 
«  Mauvais,  ça,  pour  la  congestion,  grosse  -femme!  » 

La  conversation  s'était  échauffée  de  tout  le 
bien-être  du  repas;  des  petits  rires,  des  interjec- 
tions joyeuses  éclataient.  La  bienveillance  éclairait 
les  visages,  sauf  celui  de  Trac,  condamné  par  goût 
et  métier  à  la  rosserie  noire. 

Presque  tous  se  trouvaient  flattés  de  ligurer  en 
si  bonne  compagnie;  presque  tous,  dans  ce  décor 
de  luxe  et  ces  propos  de  convention,  fascinés  par 
l'argent  dont  ils  s'imaginaient  la  maison  pleine, 
éprouvaient  une  jouissance  délicate  et  supérieure, 
comme  s'ils  en  devenaient  plus  riches,  même 
Mascarnes  bohème,  ou  Trac  pauvre,  qui  les  trois 
quarts  de  l'année  vivait  à  crédit  chez  le  bouclier 
et  le  fruitier.  D'être  là,  de  manger  aux  mêmes  plats 
que  l'ambassadeur  et  le  ministre,  ils  se  sentaient 
puissants,  heureux,  aveuglés  par  le  mirage  de  la 
vanité  plus  forte  que  tout. 

Mme  de  Boyséon,  feignant  un  intérêt  rare,  tirait 
de  Brévier  des  détails  pittoresques  sur  les  Quatre 
Saisons,  se  récriait  :  «  Comment,  il  se  fabriquait 


VANITÉ  59 

trois  cents  millions  d'échantillons,  tant  que  cela? 

—  Oui,  neuf  machines  sans  arrêt  débitaient 
plus  de  trente  mille  petits  rectangles  à  l'heure. 

—  Et  on  vole  beaucoup? 

—  On  arrête  un  millier  de  personnes  par  an,  on 
tâche  de  leur  éviter  le  commissaire.  Une  perquisi- 
tion à  domicile  permet  aux  inspecteurs  de  recou- 
vrer le  plus  gros  des  vols. 

—  Mais  il  faut  aux  habituées  des  poches  exprès 
sous  leur  jupe? 

Brévier  sourit  : 

—  Des  sacs,  vous  savez  comment  ça  s'appelle? 
Des  kangourous. 

—  Ma  nouvelle  auto?  déclarait  le  marquis  Tolo 
dont  les  yeux  bridés  seuls  riaient  dans  l'impassible 
visage;  mais  oui,  j'en  suis  très  content! 

Et  il  spécifia  la  perfection  des  freins,  de  l'em- 
brayage, raconta  qu'à  sa  première  sortie  il  avait 
tamponné  un  veau  :  l'auto  ne  s'en  était  pas  plus 
ressentie  que  du  choc  d'un  papillon. 

—  Moi,  déclara  la  tante  Eloi,  je  défends  â  mon 
chauffeur  de  faire  plus  du  dix  à  l'heure.  Ça  le  rend 
malade  de  désespoir,  cet  homme,  mais  c'est  à  pren- 
dre ou  à  laisser.  D'ailleurs  Kiki  déteste  aller  vite. 

C'était  son  chien,  un  petit  griffon  hargneux,  le 
seul  être  qu'elle  aimât.  Mais  à  la  folie. 

Roy-Chancel,  bel  homme  blondasse,  en  demanda 
des  nouvelles  et  cita  des  traits  extraordinaires  de 
l'intelligence  des  bêtes.  Mais  Mme  Eloi  Le  Martin 
ne  l'écoutait  qu'avec  une  mine  dégoûtée,  parce 


60  VANITÉ 

qu'elle  le  considérait  comme  un  imbécile  d'abord, 
et  parce  que  du  haut  de  ses  millions  elle  n'éprou- 
vait d'ordinaire,  pour  ceux  qui  se  permettaient  de 
lui  adresser  la  parole,  qu'un  mépris  à  peine  poli. 

A  l'opposé  de  la  plupart  des  femmes,  qui  s'abste- 
naient de  boire  et  mangeaient  à  peine,  au  régime 
l'une  des  pâtes,  l'autre  des  légumes,  elle  dévorait 
à  toutes  dents  de  son  râtelier  neuf,  avec  un  air  do 
défi  au  docteur  Le  Dave,  qui  conseillait  le  jeûne 
aux  autres  et  se  bourrait  de  petits  pois  au  velouté. 

Michel  Lorin,  buvant  coup  sur  coup  des  lampées 
d'eau,  —  toute  bouchée  lui  restait  dans  la  gorge  : 
comme  il  faisait  chaud!  —  épiait  avec  horreur  ce 
visage  de  Jézabel  bouffie.  Il  s'imaginait  la  tante 
Eloi  dépouillée  de  sa  perruque,  sa  chair  croulante 
aussitôt  desserré  l'étau  de  la  robe  et  du  corset.  Il 
admirait  en  elle,  d'une  répulsion  sarcastique,  le 
sortilège  de  l'or  qui  même  sali,  vicié,  sentant  la 
bourbe  et  le  sang,  jette  un  trouble  impur  en  l'âme 
des  meilleurs,  suscite  des  ferments  d'acre  convoi- 
tise, ouvre  l'esprit  aux  vœux  meurtriers. 

Tant  que  son  humeur  fantasque  l'avait  tenue 
brouillée  avec  les  Brévier,  —  ils  vivaient  modestes 
alors,  et  elle  les  écartait  comme  des  gêneurs,  — 
avec  quelle  clairvoyance  sa  sœur  Jeanne  et  son 
entourage  la  jugeaient  dure,  fausse,  avare! 

Les  froissements  et  l'inimitié  aidant,  avec  quelle 
précision  sévère  on  rappelait  les  malversations  de 
son  mari,  ses  coups  de  Bourse  semant  la  ruine  et  le 
désespoir,  ses  spéculations  de  corsaire;  on  ne  se 


VANITÉ  61 

gênait  pas  pour  le  qualifier  de  filou  et  pour  taxer 
à  opprobre  les  millions  gérés,  après  sa  mort,  par 
tante  Eloi. 

Et  lorsque  celle-ci,  la  girouette  tournant,  ris- 
quait une  risette,  se  rapprochait  de  sa  nièce,  de  son 
neveu  à  leur  tour  enrichis,  la  réconciliation  fami- 
liale avait  emporté  rancœurs  et  blâme;  de  vieux  et 
attendrissants  souvenirs  s'étaient  trouvés  res- 
surgir  à  point.  L'engouement  de  la  tante  pour 
Raymonde,  —  éclipsé  depuis,  mais  accompagné 
alors  de  beaux  cadeaux,  —  avait  modifié  l'opinion 
sur  son  compte. 

De  très  bonne  foi,  d'aussi  bonne  foi  qu'au  temps 
où  ils  la  dénigraient,  les  bons  Brévier  lui  faisaient 
fête  et  fête  à  Kiki  auquel  on  réservait  des  biscottes 
spéciales  achetées  chaussée  d'Antin. 

Somme  toute,  la  tante  n'était  pas  responsable 
des  procédés  arabes  de  ce  gueux  d'Eloi.  Pas  un 
si  méchant  homme,  au  fond...  Indulgents  aux 
manies  de  la  vieille  despote,  prévenants  envers  ses 
caprices,  ils  s'efforçaient  de  lui  découvrir  du  mérite, 
influencés,  sans  s'en  rendre  compte,  par  l'appât  du 
monstrueux  héritage  qu'ils  escomptaient  de  la 
façon  la  plus  naturelle  du  monde,  sans  sordide 
cupidité,  en  bons  père  et  mère,  au  profit  futur  de 
leurs  filles. 

«  Mais  elle  ne  mourra  pas,  songeait  Michel,  elle 
n'a  aucune  maladie.  De  ceux  qui  sont  attablés 
ici,  peut-être  disparaîtra-t-elle  la  dernière.  Et  à 
quoi  sert-elle?  Que  de  bonheur  on  ferait  avec  cette 


62  VANITÉ 

fortune  qu'elle  entasse  sous  elle  comme  le  crapaud 
qui  couve  le  trésor  de  la  caverne!...  Comment 
peut-elle,  avec  sa  masse  de  boue  informe,  son  âme 
hideuse,  tenir  par  la  race  et  la  parenté  à  un  être 
exquis  comme  Alice?  » 

Et  il  lui  fallait  un  grand  effort  pour  ne  pas 
regarder  la  jeune  fille. 


VI 


Elle  portait  une  robe  blanche,  en  crêpe  de 
Chine  brodé. 

Son  teint  blanc,  ses  yeux  d'un  bleu  singuhère- 
ment  profond  et  qui  s'assombrissaient  certains 
jours,  ses  cheveux  d'un  blond  cendré,  la  jeune 
harmonie  de  son  corps,  l'éclat  de  toute  sa  personne 
dégageaient  une  fraîcheur  extraordinaire. 

Tout  en  ressemblant  par  certains  traits  à  sa 
mère  et  à  Raymonde,  elle  paraissait  pétrie  d'une 
substance  plus  pure  et  on  la  devinait  d'une  autre 
race.  L'impression  de  loyauté  qui  s'exhalait  de 
son  visage  offrait  une  surprise  délicieuse  et  repo- 
sante, à  côté  des  mines  composées,  des  sourires 
artificieux  des  autres  femmes.  En  elle  rien  d'ap- 
prêté, de  factice,  la  force  contenue,  en  puissance, 
d'une  nature  généreuse  qui,  ne  pouvant  se  montrer 
enti're,  ne  se  donne  pas  la  peine  de  se  travestir; 
quelque  chose  de  noble  et  de  grave  qui  attestait 
la  réflexion,  le  jugement,  la  lutte  invisible  contre 
un  miheu  discordant. 

Elle  aussi  évitait  d'accorder  à  Michel  la  moindre 
attention,  mais  son  regard,  malgré  elle,  s'était  posé 


«4  VANITÉ 

une  ou  deux  fois  sur  le  jeune  homme,  et  elle  n'en 
avait  rapporté  que  malaise  et  regret. 

Le  malentendu  persistait.  Il  s'était  aggravé  de 
deux  mots  d'explication  avant  le  repas.  Joyeuse 
en  l'apercevant,  elle  lui  avait  tendu  la  main  d'un 
geste  amical;  elle  ressentait  encore  le  contact  dé- 
cevant des  doigts  morts  de  Michel,  pis  qu'hostiles, 
indifférents.  Habituée  à  refouler  sa  sensibilité  vive, 
elle  avait  pris  cet  air  de  simple  dignité  qu'il  inter- 
prétait souvent  comme  une  marque  de  hauteur, 
car  telle  était  la  complexité  d'émotions  de  leurs 
caractères  inquiets,  qu'ils  ne  pouvaient  s'effleurer 
sans  se  faire  mal  et  se  rétractaient  comme  des  sensi- 
tives  blessées. 

Consciente  de  n'avoir  rien  à  se  reprocher,  sur- 
prise de  voir  ses  bonnes  intentions  méconnues, 
elle  souffrait  en  silence,  tout  en  s'efforçant  de  sou- 
rire et  de  parler  aux  indifférents,  lorsqu'il  avait 
manœuvré  pour  lui  barrer  passage  dans  un  coin 
du  salon  : 

—  Je  vous  dois  des  remerciements,  vous  avez 
pensé  à  mon  avenir,  oui,  cette  place...  que  je  ne 
puis,  qu'il  ne  me  convient  pas  d'accepter. 

Et  goûtant  un  plaisir  cruel  à  voir  s'éteindre  sur 
ce  beau  visage  la  clarté  fugitive  qui  venait  d'y 
naître,  il  avait  eu  la  dureté  d'ajouter  : 

—  Mais  c'est  de  votre  avenir  à  vous  qu'il  s'agit 
ce  soir.  Vous  faites  bien  d'y  songer  :  recevez  tous 
mes  compliments  pour  votre  choix,  il  est  heu- 


VANITÉ  65 

Elle  avait  rougi,  et  sans  répondre  elle  s'était 
éloignée. 

Pendant  le  commencement  du  repas,  elle  n'avait 
pu  penser  à  autre  chose,  indignée,  le  cœur  gros  : 
quelle  misère  de  ne  pouvoir  jamais  se  comprendre! 
Pourquoi  Michel  refusait-il  de  remplacer  Le  Dave 
à  la  maison  de  santé  et  à  la  pouponnière? 

Elle  s'avoua  que  l'espoir  de  le  rencontrer  chaque 
jour  en  communion  du  bien  à  faire,  car  elle  donnait 
ses  matinées  à  des  fonctions  volontaires  de  sur- 
veillante et  d'infirmière;  oui,  cet  espoir  surtout 
avait  dicté  sa  démarche,  lorsqu'elle  avait  per- 
suadé son  père  de  faire  appel  à  lui. 

Que  Michel  fût  orgueilleux,  ingrat  (elle  chassait 
cette  idée,  obsédante  pourtant),  passe!  Mais  qu'il 
fût  si  rude  avec  elle,  de  quel  droit?  Cette  injustice 
la  peignait.  Déjà  sa  mère  la  voyait  d'un  mauvais 
œil  s'imposer  ces  tâches  de  dévouement  hospi- 
talier, peu  compatibles,  estimait-elle,  avec  leur 
haute  situation  mondaine.  La  dc'fejLion  de  Michel 
la  laissait  plus  faible  et  plus  seule,  le  décourage- 
ment de  son  existence  lui  revint. 

Elle  regarda  sa  sœur,  qui  semblait  s'épanouir 
du  bonheur  de  vivre,  promenant  sur  la  table  son 
regard  plein  d'assurance  et  offrant  sa  belle  gorge 
à  l'admiration. 

Ce  n'était  pas  cependant  des  satisfactions  pa- 
reilles qu'elle  pouvait  lui  envier,  surtout  quand 
ce  pauvre  Gilles  avait  l'air  si  morose.  Elle  regarda 
sa  mère  qui  semblait  toute  domination  et  orgueil, 

b 


66  VANITÉ 

et  reporta  tendrement  sa  pensée  sur  son  père. 

Un  instinct  l'avertit  qu'il  souffrait,  se  sentait 
vieux,  triste.  Seule,  dans  cette  maison,  elle  s'in- 
quiétait qu'il  ne  prit  jamais  de  repos,  gagnât  de 
l'argent  et  le  dépensât  sans  compter.  Pauvre  père! 
Il  ne  semblait  pas  heureux,  lui  non  plus.  Non,  il 
n'était  pas  possible  que  cette  vie  creuse  fût  vraie, 
fût  saine,  fût  bonne. 

Une  expression  hardie  qu'elle  lut  sur  le  visage 
de  Le  Vigreux  contemplant  famiUèrement  Ray- 
monde,  blessa  son  âme  de  vierge  comme  si  l'eût 
visée  pareil  regard;  et  ce  n'était  pas  la  première 
fois  qu'elle  éprouvait  cette  souffrance  imprécise, 
mais  tenace,  car  elle  aimait  Raymonde  et  eût 
voulu  toujours  pouvoir  l'approuver.  A  voir  sa 
mère  rivaliser  de  jeunesse  avec  des  femmes  de 
quinze  ans  moins  âgées,  elle  fut  gênée  dans  sa  pu- 
deur filiale,  cependant  blasée  sur  les  belles  épaules 
qu'exhibait  chaque  soir  Mme  Brévier. 

Pour  la  centième,  la  millième  fois,  elle  se  sentit 
étouffer  dans  ce  milieu  dont  les  disparates  la  cho- 
quaient, où  ses  goûts  véritables,  ses  besoins  intel- 
ligents ne  pouvaient  se  faire  jour,  où  il  fallait 
qu'elle  partageât  la  vie  des  autres,  respirât  une 
atmosphère  pénible  à  ses  poumons. 

Elle  pensait  à  son  amie  Florence,  qui  se  com- 
portait à  sa  guise,  préparait,  seule,  à  Paris,  son 
doctorat  es  lettres,  par  disciphne  d'esprit  et  sans 
que  rien  l'y  forçât.  Mais  miss  Smolett,  Anglaise, 
était  libre.  Ce  qui  n'étonnait  point,  la  concernant, 


VANITÉ  67 

eût  clioqué  d'Alice,  condamnée  comme  les  jeunes 
filles  françaises  à  vivre  sous  l'autorité  de  ses  parents 
jusqu'à  ce  qu'elle  s'inclinât  sous  celle  de  son  mari. 

Et  elle  revoyait  leur  retour  en  tram,  après  le 
cours  du  Collège  de  France,  le  bon  sourire  de  son 
amie  toujours  prête  à  la  réconforter,  le  charme  de 
sa  voix  nette,  avec  la  saveur  de  l'accent.  Elle  se 
rappelait  qu'on  lui  avait  jalousé  cette  affection  et 
qu'on  ne  la  lui  avait  tolérée  que  parce  que  miss 
Smolett,  d'une  rigidité  de  tenue  toute  britannique, 
possédait  par  surcroit  la  clef  d'or,  le  talisman  qui 
ouvre  toutes  les  portes. 

Sans  Florence,  sa  solitude  eût  été  intenable. 
A  qui  se  confier? 

Les  préoccupations  de  sa  mère,  de  sa  sœur 
étaient  si  étrangères  aux  siennes!  Son  père  si  bon, 
si  tendre  au  fond,  à  peine  l'apercevait-elle  aux 
repas,  et  le  seul  être  vers  qui  sa  confiance  eût 
couru  d'élan,  Michel,  mettait  une  vanité  à  de- 
meurer taquin  ou  brusque,  jamais  ce  vrai  Michel 
de  pitié  grave  qu'elle  savait  se  pencher  au  chevet 
des  malades,  se  courber,  pensif,  aux  recherches 
de  laboratoire.  Lui  demandait-elle  conseil  sur  une 
lecture?  D'un  ton  ironique,  il  se  récusait.  Faisait- 
elle  appel  à  son  savoir?  Il  ne  répondait  que  vague- 
ment et  vite.  Partageait-elle  son  opinion?  Elle 
devinait  ses  réserves. 

Jusqu'à  leurs  silences  qui  étaient  contraints  et 
prolongeaient,  dans  un  malaise,  le  heurt  inévitable 
des  paroles.  A  son  oreille  tintait  le  compHment 


68  VANITE 

d'insulte  de  tout  à  l'heure  pour  ce  mariage,  et  ce 
choix  «  heureux  »,  avait-il  ricané. 

Et  qu'en  savait-il  si  ce  choix  était  heureux  ou 
non?  M.  de  Boyséon  du  moins  ne  l'avait-il  jamais 
peinée,  froissée,  humihée.  Depuis  trois  mois  qu'elle 
le  rencontrait  banalement  dans  le  monde,  il  ne  lui 
avait  jamais  laissé  qu'une  impression  décevante 
sans  dou*,e,  curieuse  d'inconnu,  mais  nullement 
défavorable. 

En  ce  moment,  alors  que  Michel  affectait  une 
indifférence  dédaigneuse,  le  jeune  ofTicier  l'entou- 
rait de  respects  attentifs  et  galants.  Si,  d'abord, 
il  lui  avait  presque  déplu,  un  peu  fat,  elle  subis- 
sait maintenant  le  prestige  qu'il  dégageait  en 
sobre  frac  noir,  brun,  maigre,  avec  son  profil  dé- 
coupé de  médaille,  son  teint  d'ambre,  son  regard 
d'une  langueur  altière. 

Il  parlait  voyages,  évoquait  en  anecdotes,  en 
traits  saisissants  pour  une  imagination  de  jeune 
fille,  l'Afrique  coloniale,  la  brousse,  les  cases  des 
villages,  les  campements  de  fièvre,  les  coups  de 
feu  sur  les  noirs,  pareils  à  de  grands  singes.  Il 
avait  tenu  aussi  garnison  en  Indo-Chine;  et  les 
rizières,  les  pagodes,  le  grouillement  du  peuple 
jaune  s'animaient  d'une  vie  fantomatique  dans  le 
cerveau  d'Alice.  Elle  admirait  cette  existence  hors 
des  étroites  conventions  d'Europe;  elle  eût  aimé  de 
tels  départs,  et  les  périls,  lui  semblait-il,  ne  l'eus- 
sent pas  effrayée,  aux  côtés  d'un  compagnon  sûr. 

Elle  s'étonna  tout  à  coup  de  prendre  plaisir  à 


VANITE  69 

sa  conversation;  elle  se  sentait  gagner  à  cette  sé- 
duction où  se  dosaient  habilement  la  timidité 
feinte  et  l'audace  contenue,  cette  séduction  qui 
avait  comme  des  antennes  invisibles  pour  pénétrer 
une  sensibilité  féminine.  Il  n'avait  d'abord  vu 
dans  Alice,  aux  instances  de  la  mère,  que  la  dot; 
il  découvrait  maintenant,  dans  la  jeune  fille,  ce 
caractère  personnel,  attrayant  et  fier  qu'il  n'avait 
pas  vu  aux  autres. 

Sa  vanité  mise  en  jeu,  il  se  donna  la  peine  de 
plaire. 

Michel,  à  l'autre  bout  de  la  table,  eut  la  sensa- 
tion très  nette  du  danger  qui  le  menaçait.  Alice 
n'étant  pas  coquette,  la  vivacité  de  sa  physiono- 
mie ne  pouvait  s'attribuer  qu'à  l'intérêt  sincère 
inspiré  par  son  voisin.  Et  il  ne  put  coi^testor  à 
Boyséon  un  redoutable  prestige;  il  envia,  en  la 
jugeant  antipathique,  sa  beauté;  Michel,  à  tort, 
s'était  toujours  cru  laid,  et  adolescent  avait  cruel- 
lement souffert  de  cette  hantise. 

Un  sourire  d'Ahce  à  Boyséon  et  tout  ce  qu'il 
crut  y  lire  de  tacite  sympathie,  l'exaspéra  sou- 
dain; il  eut  envie  de  crier  à  l'officier  : 

«  Je  vous  défends  de  la  regarder  comme  vous 
faites!  » 

Une  jalousie  farouche  l'aveugla;  dans  un  éclair 
rouge,  il  fut  tenté  de  prendre  un  couteau  à  dé- 
couper et  de  se  jeter  sur  son  rival.  L'insanité 
folle  d'un  tel  acte,  sitôt  conçu,  le  refroidit.  Quoi! 
Si  près  encore  de  la  brute!  La  furie  du  mâle  pri- 


70  VANITÉ 

mitif  injectait  son  cerveau  que  des  siècles  de  civi- 
lisation auraient  affiné  en  vain!... 

Il  se  tourna  vers  sa  voisine  de  droite  qui  était 
Mme  Le  Vigreux,  surprit  l'expression  rapide  et 
poignante  de  son  regard  dirigé  sur  son  mari  et 
Raymonde;  il  comprit  l'épouse  délaissée,  trahie, 
vivant  son  incessant  et  renouvelé  martyre.  Il  res- 
pecta cette  douleur,  et  s'adressant  à  une  voisine  de 
gauche,  une  fort  jolie  rousse  divorcée,  se  mit  à  lui 
parler  et  à  rire  assez  haut  pour  qu'Alice  le  remarquât. 

D'abord  étonnée,  elle  se  persuada  bientôt  qu'il 
la  voulait  piquer  de  jalousie,  et  cette  attention 
détournée  lui  fut  presque  agréable.  Mais  comme 
Michel,  trop  peu  souple  pour  ne  pas  paraître  sin- 
cère, même  s'il  jouait  la  comédie,  déployait  une 
conviction  inquiétante,  son  amour-propre  blessé 
la  rejeta  vers  Boyséon,  dont  le  charme  viril  la 
troublait  plus  qu'elle  n'aurait  voulu.  Michel,  outré, 
redoubla  d'amabihtés  pour  sa  voisine  à  laquelle 
il  débitait  ces  compliments  excessifs,  auxquels  peu 
de  femmes  sont  insensibles. 

Ce  manège  dura  jusqu'au  moment  où,  Mme  Bré- 
vier  ayant  fait  un  léger  signe  à  son  mari,  on  se 
levait  de  table.  Alice  et  Michel  se  dévisagèrent 
alors  comme  des  ennemis,  et  tandis  qu'il  offrait 
son  bras  à  Mme  Le  Vigreux,  la  jeune  fille  passa 
grave,  devant  lui,  au  bras  de  Boyséon,  dans  un 
lent  et  cérémonieux  défilé  qui  en  évoquait  un  autre, 
solennel,  au  son  des  grandes  orgues  scandé  par  la 
hallebarde  d'un  suisse  galonné. 


VII 


Au  salon  attendaient  déjà  quelques  familiers, 
Laroze,  entre  autres,  l'ex-sociétaire  de  la  Co- 
médie-Française, dont  la  fugue  au  Vaudeville 
défrayait  à  grand  bruit  la  presse  et  les  salons. 

Sa  face  glabre  se  modelait  en  contours  vigou- 
reux :  regards  et  sourires  étaient  du  meilleur  Ré- 
gence; toute  sa  personne,  replète  pour  un  grand 
premier  rôle,  exprimait,  jusque  dans  la  dignité 
du  ventre,  le  noble  contentement  de  soi.  Il  avait 
donné  autrefois  des  leçons  de  déclamation  à  Ray- 
monde,  très  douée,  et  à  Alice  inapte  à  s'extério- 
riser, mais  dont  l'articulation  tout  de  même  était 
nette.  On  devait  le  consulter  ce  soir  pour  une  comé- 
die d'amateurs  qu'il  s'agissait  de  monter,  ou  une 
pantomime,  on  n'était  pas  décidé. 

Le  docteur  Le  Dave,  ramenant  sa  mèche  cos- 
métiquée,  promenait  sur  le  cercle  des  femmes  un 
regard  de  pacha  dans  son  harem;  ne  connaissait- 
il  pas  les  secrets  de  cette  clientèle  de  choix,  secrets 
du  corps,  secrets  de  l'âme?  Combien  d'entre  elles 
l'avaient  pris  pour  confesseur! 

Mascarnes  contemplait  avec  bienveillance  le 
piano  où  tout  à  l'heure  on  allait  le  traîner  :  «  Cher 


72  VANITÉ 

maître,  le  finale  de  Terpsichore!  »  Trac,  un  mauvais 
sourire  en  coin,  notait  pour  les  reporter  sur  son 
calepin  le  nez  courbe  de  Mme  Hottmann  et  les 
épaules  de  Mme  Leloup  d'Ygré,  qui  avaient  la 
rigidité  d'un  portemanteau  de  bois.  Le  café  servi, 
des  groupes  se  formaient,  les  fumeurs  résolus  s'es- 
quivaient. 

Raymonde,  qui  allumait  une  cigarette  au  cigare 
de  son  mari,  —  Gilles  s'était  approché  exprès,  — 
l'entendit  murmurer,  tout  blême  de  fureur  rentrée  : 

—  Surveillez-vous.  Votre  attitude  me  déplaît 
souverainement  ce  soir. 

Elle  pirouetta  : 

—  Ce  que  je  m'en  fiche! 

Et  d'Arbelles  n'eut  que  le  'temps  de  sourire 
à  la  brune  Mme  Roy-Chancel,  qui  par  un  à-droite 
preste,  se  plaçait  devant  lui,  un  verre  de  liqueur 
aux  doigts  : 

—  Un  peu  de  chartreuse,  monsieur? 

Il  accepta,  s'inclinant,  et  fila  faire  sa  cour  à 
Morande  très  entouré,  qui  dissertait  sur  les  élec- 
tions prochaines. 

Pendant  ce  temps,  Raymonde,  tout  tranquil- 
lement, rejoignait  Le  Vigreux  au  bout  des  salons, 
dans  la  petite  serre  où  il  l'attendait,  après  avoir 
fait  la  nuit  en  tournant  le  déclic  de  l'électricité. 

—  C'est  vous,  ami... 

—  C'est  moi;  l'ai-je  assez  attendue,  cette  mi- 
nute! 

Il  lui  saisit  les  mains,  avec  une  douceur  puis- 


•VANITÉ  73 

santé  l'attira  sur  le  divan  où  il  était  assis.  Leurs 
genoux  se  touchèrent;  d'un  bras  il  lui  enlaça  la 
taille  :  elle  reçut  sur  sa  nuque  ronde,  là  où  mou- 
raient les  frisons  d'or,  un  baiser  appuyé,  tendre 
et  brûlant! 

—  Marc,  finissez...  On  vient. 

Elle  se  dégageait,  troublée;  il  la  retint. 

—  Ecoutez,  ce  supplice  ne  peut  durer;  il  faut 
que  je  vous  voie,  il  faut  que  je  vous  parle! 

—  Mais  vous  me  voyez,  vous  me  parlez,  vous 
m'écrivez  même,...  ajouta-t-elle  avec  une  coquet- 
terie tendre. 

—  Raymonde,  ayez  pitié  de  moi,  tenez  enfin 
votre  promesse,  venez  demain. 

Elle  connaissait  l'endroit,  un  pied-à-terre  rue 
du  Général-Foy,  un  bijou  d'appartement  ouaté, 
feutré,  plein  de  meubles  anciens  et  de  fleurs  rares. 

Une  seule  fois  elle  y  était  allée,  en  était  sortie 
à  son  honneur.  Mais,  depuis,  la  passion  de  Le 
Vigreux  grondait,  impérieuse  :  le  péril  certain  l'at- 
tirait, l'éloignait;  elle  ne  voulait  pas  succomber 
encore,  elle  ne  savait  même  pas  si  elle  succombe- 
rait. Oui,  peut-être,  un  jour...  Mais  se  sentir  désirée 
avec  cette  ardeur  était  si  délicieux  qu'elle  en  pro- 
longeait, d'instinct,  la  sensation  voluptueuse  et 
acre. 

Il  l'implorait  : 

—  Promettez,  demain,  à  cinq  heures? 

—  Eh  bien,  oui... 
Alors  il  balbutia 


74  VANITÉ 

—  Oh!  que  vous  êtes  bonne! 

Et  comme  elle  se  levait,  elle  dut  se  rasseoir, 
retenue  de  force  :  une  bouche  volontaire  cher- 
chait ses  lèvres  qu'elle  ne  put  détourner  à  temps  : 
défaillante,  elle  sentit  que  sa  promesse  se  scellait 
au  plus  frémissant,  au  plus  partagé  des  contacts. 

Quand  elle  se  fut  évadée,  ombre  blanche  vers 
la  lumière,  Le  Vigreux,  d'une  main  un  peu  ner- 
veuse, refit  l'électricité  dans  la  serre,  consulta  sa 
montre.  Demain  lui  apparut  éblouissant  :  Hott- 
mann,  Raymonde...  Il  frappait  à  mort  un  ennemi, 
et  la  femme  qu'il  aimait  viendrait  à  lui... 

Cependant,  inquiet  du  visible  abattement  de 
Brévier,  qui,  assis  dans  un  coin  de  la  bibhothèque, 
entretenait  le  marquis  Tolo,  Michel  s'apprêtait  à 
interrompre  leur  conversation,  quand  Alice  vint 
à  lui  à  voix  basse  : 

—  Michel,  voudriez-vous  répondre  au  télé- 
phone? C'est  la  seconde  fois  que  M.  Hottmann 
réclame  mon  père. 

Mais  Brévier  avait  entendu,  sursauté... 

Profitant  de  ce  que  Mme  de  Boyséon,  son  face 
à  main  braqué,  s'avançait  en  inventoriant  au  pas- 
sage le  grand  bureau  plat  en  marqueterie  de  bois 
satiné  et  à  bronzes  dorés,  —  une  merveille  digne 
du  Louvre!  —  il  dit  à  l'ambassadeur  : 

—  Montrez  donc  à  la  générale  mon  groupe  de 
vieux  Chine,  que  vous  appréciez  tant. 

Et  il  s'esquiva  vers  une  petite  pièce  qu'il  appe- 
lait son  capharnaum  et  où  il  s'exilait  aux  heures 


VANITË  75 

de  fatigue  :  un  réduit  meublé  avec  de  vieilles 
choses  familiales,  rebuts  de  sa  vie  d'autrefois,  un 
coin  dont  la  simplicité  le  reposait  du  luxe  am- 
biant. 

Il  tapota  le  clavier  et,  décrochant  les  étriers, 
se  pencha  sur  l'appareil  : 

—  C'est  vous,  Hottmann?  Oui,  je  suis  là,  je 
suis  seul...  Vous  pouvez  parler;  qu'est-ce  qu'il  y  a? 

Insensiblement  sa  voix  s'énervait,  s'altérait,  en 
écho  à  celle  d'Hottmann,  parvenue  si  changée 
qu'il  lui  semblait  apercevoir,  penché  sur  la  plaque, 
un  Hottmann  inconnu.  Ah!  cette  gêne  pour  res- 
pirer! Cette  angoisse  au  cœur,  tous  ses  mauvais 
pressentiments...  Il  reprit 

—  Est-ce  que  vous  entendez?...  Je  vous  de- 
mande ce  qu'il  y  a?...  Est-ce  que  vous  êtes  malade? 
Pourquoi  n'êtes-vous  pas  venu  dîner? 

Alors,  la  voix  invisible  et  présente,  la  voix  loin- 
taine et  bizarre  répondit  : 

—  Est-ce  que  Le  Vigreux  est  là? 

—  Oui,  pourquoi?  Vous  voulez  lui  parler? 

Un  éclat  de  rire  sardonique  tinta  aux  oreilles  de 
Brévier  épeuré,  et  la  voix  reprit 

—  C'est  une  fameuse  canaille,  mais  ça  m'est 
égal,  je  ne  lirai  pas  demain  matin  La  Vie. 

—  Pourquoi? 

De  nouveau  le  petit  rire  sinistre  : 

—  Je  tire  à  tout  le  monde  ma  révérence.  Allô! 
vous  m'entendez?...  Je  vous  fais  mes  adieux, 
Brévier... 


76  v^ANITÉ 

Est-ce  qu'Hottmann  devenait  fou?  Il  crut  le 
voir,  pâle,  grimacer  de  sa  face  de  hibou  jaune, 
soudain  ravagée.  Il  balbutia  : 

—  Quoi...  Quoi?...  Est-ce  que  vous  partez? 

—  Oui,  je  vais  me  tuer,  dans  un  instant...  Vous 
ne  demandez  pas  pourquoi?  Vous  le  saurez  assez 
tôt. 

—  Les...  Hottmann!  Les...  Quatre-Saisonsf  Non\ 
Ce  n'est  pas  cela!  Mon  Dieu! 

—  Si!  le  krach!  Un  beau,  un  splcndide  krach, 
tout  y  passe,  moi,  vous,  Roy-Chancel.  Ah!  ah! 
ah!...  Désolé,  mon  ami,  désolé...  C'est  comme  ça. 
Aussi,  plus  d'Hottmann!  Fini,  bonsoir!... 

—  Hottmann!  Allô!  Répondez-moi  donc! 

Le  silence...  Hagard,  décomposé,  suant  à  grosses 
gouttes,  Brévier  hurla  : 

—  Voyons,  c'est  une  plaisanterie!  Hottmann!... 
Cochon!  Voulez-vous  répondre! 

Rien...  Il  sonnait,  appelait  en  vain  avec  une 
fureur  croissante,  un  désespoir  insondable.  Il  avait 
saisi  l'appareil  à  le  briser,  s'y  cramponnait  comme 
un  noyé,  quand  Michel,  effrayé  par  les  éclats  de 
voix,  parut  : 

—  On  va  vous  entendre,  parrain!...  Qu'avez- 
vous? 

—  Ah!  mon  petit... 

Brévier  s'affala  dans  un  fauteuil,  puis  se  redres- 
sant d'un  bond,  une  main  à  sa  cravate,  car  il 
étouffait  : 

—  Cours  chez  Hottmann,  va,  va  vite...  Il  dit 


VANITE  77 

qu'il  va  se  tuer...  C'est  impossible;  non,  j'y  vais 
avec  toi,  j'y  vais... 

Dans  son  trouble,  il  ne  trouvait  pas  son  chapeau; 
mais  ses  jambes  fléchirent,  il  retomba,  fauché,  sur 
un  fauteuil  : 

—  Je  ne  puis  pas,  va  seul...  Que  personne  ne  se 
doute...  Non!  Par  l'escalier  de  service,  mais  va 
donc! 

Et  il  poussa  un  juron  d'impatience.  Seul,  il  jeta 
un  long  regard  hébété  sur  la  petite  pièce,  le  télé- 
phone muet,  les  meubles  bourgeois,  les  livres  bro- 
chés d'une  étagère,  tous  usés.  Un  pastel  de  sa  femme 
lui  souriait  au  mur,  entre  deux  photographies, 
Raymonde,  Alice  :  toute  sa  vie,  la  raison  d'être 
de  ses  efforts,  de  l'immense  œuvre  qu'il  avait 
mis  debout  et  qui  s'écroulait.  Il  ne  pouvait  y 
croire... 

En  vain  la  voix  d'Hottmann  lui  vrillait  le 
tympan,  lui  lacérait  le  cœur;  non,  c'était  un 
absurde  cauchemar,  ce  n'était  pas  possible. 
Qu'est-ce  qu'il  voulait  dire  avec  Le  Vigreux?... 
Et  comment  Les  Quatre  Saisons?...  Il  aurait  dû  y 
aller;  s'il  y  courait?  Jamais  il  ne  supporterait  cette 
attente;  mais  si  atroce  qu'elle  fût,  il  sentit  qu'elle 
lui  était  encore  un  répit,  la  minute  d'espoir,  de 
doute,  laissée  au  condamné.  Voyons,  où  en  était-il? 
Le  krach?  le  krach... 

Ce  mot,  avec  un  déchirement  tumultueux,  un 
fracas  de  ruine  se  répercutait,  terrible,  en  sa  cer- 
velle. Hottmann  ne  se  tuait  pas  sans  raison,  même 


78 


VANITÉ 


si  un  journal  l'attaquait,  pour  un  chantage,  des 
menaces  :  il  fallait  qu'il  fût  acculé  à  la  catastrophe, 
au  déshonneur,  à  des  responsabihtés  pénales;  il 
avait  dû  jouer  à  la  Bourse,  perdre  les  milHons 
confiés  à  sa  probité;  et  l'autre,  ce  malheureux 
Roy-Chancel  qui  ne  soupçonnait  rien... 

«  Mais  moi-même,  je  perds  tout!  Ma  fortune, 
celle  des  miens...  La  pauvreté,  demain,  pour  Elles! 
Et  je  suis  trop  vieux  pour  leur  refaire  une  autre 
existence!  La  pauvreté,  elles  qui  en  ont  horreur... 
Et  le  bruit,  le  scandale,  la  honte...  » 

Il  attira  une  carafe  et  un  verre  d'eau,  but  machi- 
nalement. Il  lui  semblait  qu'il  avait  dans  la  tête 
une  batteuse  mécanique;  et  puis,  cette  suffocation 
croissante,  ces  élancements...  Ah!  ma  foi,  une  bonne 
et  courte  maladie  le  tirerait  de  là  :  mourir,  ouf!  on 
ne  souffre  plus!  Mais  Elles!...  Sa  pensée,  tâchant  en 
vain  de  s'évader,  revenait  sans  cesse  à  ses  femmes; 
il  pensa  au  bracelet  de  perles  qu'il  avait  acheté  à 
Jeanne.  Il  se  rappela  qu'il  avait  promis  à  Gilles 
un  chèque  de  vingt  mille  francs;  il  murmura  : 

—  «  C'est  drôle!  » 

La  pauvreté,  jamais  Jeanne,  Raymonde  ne  la 
supporteraient.  Et  Alice,  innocente,  quel  triste  ave- 
nir pour  elle!...  Cette  idée  le  broyait. 

Il  eut  un  geste  de  lutteur  terrassé,  tendit  les 
poings.  Avec  cela  qu'il  se  laisserait  écraser  sans 
combattre;  il  fallait  voir,  savoir.  La  situation 
n'était  peut-être  pas  aussi  désespérée.  Mais  avait-on 
idée  de  sa  crédulité?  Comment  avait-il  pu  engouf- 


VANITE  79 

frer  aux  mains  frauduleuses  d'Hottmann  tout  ce 
qui  lui  appartenait  et  même  ce  qui  ne  lui  apparte- 
nait pas,  le  patrimoine  entamé  de  Gilles? 

Il  eût  voulu  se  casser  la  tête  contre  les  murs  : 
vieil  idiot,  triple  buse!  Et  Michel  qui  ne  revenait 
pas.  Il  fallait  le  temps,  pourtant.  D'ici  à  l'hôtel 
de  l'avenue  des  Champs-Elysées,  aller,  retour... 
Si  Hottmann  avait  menti  :  se  tuer,  lui...?  filer,  à 
la  bonne  heure!  Peut-être  roulait-il  vers  la  gare  du 
Nord,  la  Belgique  obhgatoire...  Qui  sait!  Une  mys- 
tification stupide,  dont  il  aurait  le  mot  tout  à 
l'heure... 

Si  rien  de  tout  cela  n'existait...  Il  eut  un  soupir 
d'allégement  à  ce  rêve  insensé. 

—  Vous  êtes  souffrant,  petit  père? 

Dans  le  cadre  de  la  porte  apparaissait  Alice, 
inquiète,  et  qui  le  voyant  bouleversé  s'élança. 

—  Ce  n'est  rien,  ma  chérie...  J'ai  eu  un  étour- 
dissement,  la  chaleur...  Je  vais  tout  à  fait  bien. 

Elle  lui  présentait  un  flacon  de  sels. 

—  Non,  je  t'assure...  Et  la  preuve,  je  viens 
avec  toi... 

Il  ne  pouvait  plus,  sans  devenir  fou,  rester  dans 
cette  soUtude  et  cet  abandon.  Si  cruelle  que  lui  fût 
la  présence  de  sa  fille  en  un  pareil  moment,  il  y 
prenait  une  amère  douceur.  Jamais  Alice  ne  lui 
avait  paru  aussi  belle;  il  la  contempla  avec  une 
adoration  si  profonde  qu'elle  en  fut  remuée 
comme  d'un  pressentiment  : 

—  Papa,  vous  ne  me  cachez  rien? 


80  VANITE 

—  Mais  non,  mon  enfant...  Retournons  près  de 
nos  invités... 

Et  il  eut  envie  de  pleurer,  car  il  venait  de  se 
représenter  les  Boyséon,  ce  mariage  rêvé  par  sa 
femme,  et  aussi  le  sort  de  Raymonde,  si  incertain, 
avec  Gilles...  Mais  ce  qui  lui  fut  le  plus  amer,  ce  fut 
d'apercevoir  Jeanne  Brévier  et  Mme  Hottmann, 
qui  causaient  amicalement  chiffons,  dans  un  groupe 
animé,  sous  les  yeux  froids  de  la  tante  Eloi  en 
train  de  digérer. 

La  tante  Eloi!  Elle  était  si  riche!  Si  elle  voulait!... 
Une  autre,  on  eût  pu  faire  appel  à  ses  sentiments 
de  famille,  à  sa  bonté;  mais  elle,  autant  s'adresser 
à  un  mur;  et  Brévier,  regardant  autour  de  lui,  ne 
voyait  qu'indifférents  et  étrangers,  amis  de  parade, 
parasites  de  luxe. 

Ces  salons  pleins  et  où,  de  minute  en  minute, 
des  hommes  en  habit,  des  femmes  décolletées 
entraient  le  sourire  aux  lèvres,  au  jeu  des  portes 
ouvertes  à  deux  battants  par  Prospcr,  il  les  pres- 
sentit vides,  dépouilles,  car  le  malheur  n'a  point 
d'amis.  Il  chercha  Le  Vigreux,  ne  l'aperçut  pas,  il 
venait  de  partir. 

Cependant,  on  entourait  Laroze,  on  le  sup- 
pliait de  dire  une  de  ces  fables  de  La  Fontaine  où  il 
excellait,  donnant  à  vingt  vers  l'importance  d'un 
drame  entier.  Il  se  récusait,  comptant  avec  les 
adjurations  jusqu'au  moment  où  son  tact  et  sa 
vanité  ne  lui  permettaient  plus  de  se  défendre. 
Alors  il  se  campa  devant  la  cheminée,  promena  ses 


VANITÉ  81 

yeux  sur  la  brillante  réunion,  s'assura  que  le  mi- 
nistre l'écoutait  et  commença  : 

Le  Loup  et  V Agneau. 


Un  agneau  se  dciallérait 
Dans  le  courant  d'une  onde  pure... 

Brévier  l'écoutait  avec  une  stupeur  d'enfant,  en 
écarquillant  les  yeux.  Enfant  il  se  revoyait,  réci- 
tant cette  fable  à  ses  parents,  dans  l'humble 
échoppe  à  l'odeur  de  marée;  des  filets  bruns  étaient 
accrochés  au  plafond,  la  soupe  au  poisson  cuisait 
dans  l'âtre,  et  on  entendait  au  dehors  les  bruits 
du  vieux  port  de  Marseille,  barriques  qu'on  roule, 
sacs  qu'on  décharge,  claquement  de  rames  dans 
l'épaisse  eau  verte. 

Un  brouhaha  d'exclamations  ravies  et  d'applau- 
dissements discrets  le  tira  de  cette  torpeur,  Laroze 
souriant  s'inclinait,  de  très  haut.  Maintenant, 
c'est  Mascarnes  qu'on  venait  chercher;  il  se  dé- 
fendait pour  la  forme. 

—  Cher  maître,  le  finale  de  Terpsichoref 

Des  accords  résonnèrent,  durement  plaqués,  ré- 
vulsant les  fibres  de  Brévier.  Non,  se  répétait-il, 
ce  n'est  pas  possible!  Et  il  souhaitait  maintenant 
que  Michel  ne  revînt  pas,  mais  aussitôt  cette  incer- 
titude lui  devint  un  supplice.  Il  regardait  la  mine 
satisfaite  de  Roy-Chancel  caressant  sa  barbe 
blonde,  et  aussi  le  teint  reposé,  les  grasses  épaules, 


88  VANITÉ 

l'air  heureux  de  Mme  Hottmann  ne  soupçonnant 
rien,  alors  qu'à  cette  minute  peut-être...  Il  re- 
marqua que,  derrière  son  éventail,  Jeanne  conte- 
nait une  envie  de  bâiller.  Parbleu,  elle  était  ra- 
sante, cette  musique;  et  tout  à  l'heure,  tout  le 
monde  se  pâmerait! 

Le  mensonge  de  cette  vie  frivole  l'écœura. 
Etait-ce  assez  bête?  On  travaille,  on  vieillit,  on 
meurt  :  pourquoi?  Pour  l'amusement  imbécile  des 
snobs.  Il  entrevit  une  petite  maison  de  campagne, 
retirée  dans  un  bois  de  pins,  face  à  la  mer  violette 
et  au  ciel  éclatant,  la  retraite  du  sage.  Mais  tout 
à  coup  voilà  que  Michel,  entré  sans  bruit,  le  regar- 
dait... Il  n'avait  pas  l'air  trop  agité,  il  semblait 
même  calme. 

Brévier  le  rejoignit  dans  le  boudoir  de  glaces  : 

—  Eh  bien? 

Michel  murmura,  avec  l'angoisse  du  coup  qu'il 
portait  et  le  regret  cuisant  de  ne  pouvoir  l'atté- 
nuer : 

—  Hottmann  s'est  empoisonné. 

—  Non! 

—  Il  venait  d'avaler  de  l'aconitine  cristallisée 
en  pilules  :  rien  à  faire,  mort  en  trois  minutes! 

Alors  tout  était  vrai?  L'effondrement,  la  ruine, 
l'immense  remous  de  l'écueil  sur  lequel  on  sombre 
à  pic! 

Ce  qui  suivit  fut  affreux,  Brévier  étendit  les  bras; 
une  douleur  indicible,  les  affres  d'une  passion 
l'étreignirent.  Il  eut  le  visage  suffoqué  de  l'homme 


VANITÉ  83 

pris  dans  un  éboulement,  tassé  sous  une  pierre 
énorme.  Sa  bouche  et  ses  yeux  s'ouvrirent  déme- 
surément. Incapable  de  bouger,  paralysé  de  la 
tête  aux  pieds,  il  sentit  en  pleine  lucidité  la  vie 
s'enfuir  de  son  être. 

Michel  l'avait  saisi  à  pleins  bras;  il  se  fit  un 
tumulte,  des  cris  partirent,  le  piano  s'arrêta, 
des  femmes  éplorées  s'élancèrent. 

Brévier  venait  de  mourir,  foudroyé  par  l'angine 
de  poitrine. 


DEUXIEME   PARTIE 


Les  vertus  se  perdent  dans  l'intérêt, 
comme  les  fleuves  se  perdent  dans  la 
mer. 

La  Rocbefodcacld. 


Les  orgues  se  lamentaient,  de  leur  mugissant 
tonnerre. 

La  nef,  tendue  de  draps  noirs  bordés  d'argent, 
dont  la  tristesse  sépulcrale  contrastait  avec  le 
jour  de  paix  mystérieuse  des  vitraux,  baignait 
dans  l'ombre.  Le  catafalque  énorme  disparaissait 
sous  les  fleurs;  autour,  des  haies  de  cierges  dres- 
saient leur  montagne  ardente.  Et  au  milieu  de  cette 
foule  accourue,  pressée  épaules  contre  épaules,  les 
hommes  d'un  côté,  les  femmes  de  l'autre,  aux 
voix  basses  et  profondes  des  chantres,  perdu  sous 
la  pompeuse  carapace  empanachée,  dans  son  étroite 
gaine  de  chêne  aux  vis  de  nickel,  le  corps  de  Brévier 
reposait  pour  l'éternité. 

Un  groupe  noir,  d'un  recueillement  immobile  et 
comme  figé  dans  une  douleur  sans  pensées,  occu- 
pait près  du  maître-autel  les  fauteuils  à  housses 
funèbres  et,  au  signe  d'un  maître  des  rites,  se  le- 
vait et  se  rasseyait;  c'était  la  famille. 

Les  premiers  rangs,  derrière,  en  discernaient  les 
silhouettes  émouvantes  :  Mme  Brévier,  qui  avait 
voulu  à  toute  force  venir,  fléchissant  abîmée  dans 
ses  voiles  de  deuil,  entre  Mme  Gilles  d'Arbelles 


88  VANITÉ 

et  Alice,  la  tante  Eloi  Le  Martin,  énorme,  avec  sa 
demoiselle  de  compagnie,  Mlle  Duverset,  derrière. 
Des  parentes  obscures  faisaient  nombre.  Un  cousin 
venu  de  Toulon  en  grande  tenue  de  capitaine  de 
vaisseau,  un  Saint-Cyrien  attiraient  le  regard  à 
côté  des  habits  sombres  de  M.  d'Arbelles  et  de 
Michel  Lorin. 

D'une  pâleur  de  cire,  Roy-Ghancel,  qui  la  veille 
avait  assisté  aux  obsèques  d'Hottmann,  représen- 
tait Les  Quatre  Saisons  avec  tout  le  conseil  d'ad- 
ministralion. 

A  un  rang  de  vide,  dignes,  se  tenaient  Prosper 
et  sa  femme,  serviteurs  fidèles  à  cheveux  blancs,  et 
leur  nièce  Rose  qui  pleurait  et  se  mouchait. 

On  avait  dû  établir  des  barrières  en  prévision  de 
raffluence,  et  il  arrivait  toujours  du  monde,  se 
coulant  aux  bas  côtés  ou  filtrant  par  l'allée  du 
chœur,  après  avoir  signé  aux  tables  sur  les  feuilles 
volantes,  dans  le  courant  d'air  des  portes. 

Des  femmes  trempaient  leurs  doigts  aux  béni- 
tiers. 11  y  avait  là  des  gens  entrés  par  curiosité, 
des  miséreux,  des  couturières  à  l'aiïût  de  toilettes, 
des  reporters  vagues,  un  pubUc  de  spectacle  gratuit 
que  refoulaient  les  employés  des  pompes.  Ils  ho- 
chaient la  tête  entre  eux,  comme  des  contrôleurs 
devant  une  salle  où  l'on  fait  le  maximum;  malgré 
quelques  accrocs,  —  la  princesse  Sophie,  arrivée 
en  retard  avec  sa  dame  d'honneur,  avait  failli 
ne  pas  trouver  de  place,  —  tout  se  passait  au 
mieux. 


VANITÉ  89 

S'il  avait  tenu  à  Alice  et  à  Michel,  souffrant  de 
donner  leur  douleur  en  pâture  aux  indifférents, 
offensés  dans  leur  pudeur  filiale  par  l'apparat 
d'une  cérémonie  qu'ils  eussent  souhaitée  intime 
et  à  l'écart,  tout  Paris  n'eût  pas  été  convoqué  à 
l'enterrement.  Mais  Mme  Brévier  et  Raymonde, 
Gilles  en  avaient  jugé  autrement. 

Le  désespoir  comme  la  joie,  la  mort  comme  le  ma- 
riage appartenaient  de  droit  au  verdict  du  monde 
dont  ils  faisaient  partie,  relevaient  d'us  sociaux 
sans  appel  dont  la  transgression  eût  constitué 
plus  qu'une  inconvenance,  une  maladresse  dans 
les  circonstances  navrantes  qui  liaient  la  fin  de 
l'ex-directeur,  celle  du  co-directeur  actuel  des 
Quatre  Saisons,  au  sort  compromis  de  l'entreprise, 
aux  rumeurs  circulant  autour  de  ces  catastrophes 
simultanées.  Les  Brévier  étaient  trop  en  évidence, 
par  leur  nom  et  leur  situation,  pour  se  soustraire  à 
l'appoint  banal,  mais  précieux,  d'hommages  que 
la  société  apporterait  à  leur  malheur. 

L'enterrement  fastueux  d'Hottmann  exigeait 
qu'on  fit  aussi  bien  et  qu'on  évitât  toute  com- 
paraison, au  moment  où  cette  double  mort  s'iden- 
tifiait dans  le  doute  et  le  soupçon  du  public. 

Voilà  pourquoi,  parmi  cet  amas  de  fleurs.  Les 
Quatre  Saisons  étaient  représentées  par  une  cou- 
ronne de  deux  mètres  de  haut,  que  quatre  délégués 
portaient  en  se  relayant.  On  reconnaissait  une 
masse  compacte  d'hommes  et  de  femmes  à  leur 
mise  et  à  leur  aspect  :  le  personnel,  encadré  des 


80  VANITE 

chefs  de  rayons  et  des  inspecteurs;  à  part,  les  gar- 
çons à  livrées  vertes  et  le  service  ouvrier. 

Dans  l'assistance  émergeaient  quantité  de  figures 
connues  qu'on  se  montrait  avec  la  satisfaction 
évidente  de  les  voir  et  de  s'en  faire  voir,  rela- 
tions innombrables,  habitués  de  l'hôtel  du  Parc 
Monceau  et  figurants  d'un  jour  :  Morande  et  son 
collègue  des  Postes  lorgnant  les  joHes  femmes, 
le  marquis  Tolo  et  le  conseiller  d'ambassade  d'Al- 
lemagne, le  secrétaire  du  président  de  la  Répu- 
blique, des  sénateurs,  des  députés,  des  académi- 
ciens. 

Une  voix  s'éleva,  chaude  et  pathétique,  celle 
d'un  baryton  de  l'Opéra;  Mascarnes  l'accompa- 
gnait. Les  femmes  écoutaient  pieusement;  quel- 
ques-unes, dont  la  belle  Mme  Mérienne,  élevèrent 
vers  la  tribune  des  orgues  un  regard  profane. 
Mme  de  Gicé,  jaune  encore  de  son  opération, 
exhibait  à  l'envie  de  ses  voisines  un  manteau  de 
zibeline  de  toute  beauté,  tandis  que  la  vieille 
Mme  Aguilano,  renommée  sous  l'Empire,  se  pen- 
chait à  l'oreille  de  la  princesse  Sophie,  un  peu 
sourde,  à  trois  pas  de  laquelle,  en  serre-file,  se 
tenait  un  grand  laquais  qui  portait  un  livre 
d'heures. 

La  plupart  des  spectateurs  exprimaient  un 
ennui  patient,  quelques-uns  une  tristesse  de  com- 
mande, beaucoup  chuchotaient. 

Trac,  Le  Dave  et  Vapaille  se  trouvaient  côte 
à  côte  et  se  communiquaient  leurs  impressions. 


VANITÉ  91 

—  Est-il  vrai  que  Brévier  se  soit  empoisonné 
aussi?  demanda  l'avocat.  Ah!  le  bruit  en  court, 
vous  savez! 

Le  Dave  haussa  les  sourcils  : 

—  Pourquoi  l'aurait-il  fait?  Il  n'avait  rien  à 
voir  aux  tripotages  de  l'autre.  D'ailleurs  La  Vie, 
si  dure  à  Hottmann,  exalte  la  probité  de  notre 
pauvre  ami.  —  Il  ajouta,  avec  l'assurance  d'un 
diagnostic  erroné  jusqu'au  bout  :  —  Brévier  est 
mort  d'un  spasme  de  la  glotte,  pur  accident. 

—  La  Vie!  ricana  Trac.  Pas  étonnant  qu'elle  le 
couvre.  Le  Vigreux  est  l'amant  de  la  blonde  Ray- 
monde. 

—  Votre  montre  avance,  fit  Le  Dave  choqué,  non 
dans  son  amitié,  mais  dans  sa  fatuité  de  vieux  beau 
éconduit,  quelques  mois  auparavant,  par  la  jeune 
femme,  au  cours  d'une  consultation  un  peu  vive. 

—  Est-il  encore  l'amant  de  la  mère?  demanda 
Vapaille  avec  un  laid  sourire. 

—  Voyons,  objecta  Le  Dave,  sans  paraître 
autrement  scandalisé,  tout  le  monde  sait  que 
Mme  Brévier  est  honnête. 

—  Ne  voyez-vous  pas,  fit  Trac,  gouailleur,  que 
le  docteur  est  boucle  par  le  secret  professionnel? 
S'il  pouvait  dire  tout  ce  qu'il  sait... 

La  lippe  qu'allongea  le  praticien  n'improuva  m 
n'approuva. 

—  En  attendant,  reprit  l'avocat,  voilà  une  mai- 
son où  nous  ne  dînerons  plus  :  on  y  mangeait  bien!... 

—  Vous  y  aurez   votre  couvert,  dit  Trac,  la 


92  VANITÉ 

liquidation  sera  embrouillée,  les  procès  foisonne- 
ront, vous  plaiderez. 

—  On  les  dit  ruinés,  répliqua  froidement  Va- 
paille;  dans  ce  cas  la  discrétion  est  un  devoir. 
C'est  votre  avis,  docteur? 

—  Oui,  oui!  répliqua  Le  Dave  distrait  auquel  on 
devait  dix-huit  mois  d'honoraires. 

En  d'autres  groupes,  des  réflexions  semblables 
s'échangeaient,  sur  un  ton  d'indifférence  ou  de  ros- 
serie. Pourtant  Brévier,  généreux,  avait  obligé 
quantité  de  gens  :  raison  de  plus,  ils  payaient  leur 
dette  d'une  médisance  ou  d'une  vilenie. 

C'était  bien  un  enterrement  de  première  classe, 
mais  non  au  sens  où  l'entendait  Mme  Brévier  qui, 
même  au  plus  profond  de  sa  douleur,  trouvait  une 
morne  consolation  à  penser  que  des  honneurs 
dignes  de  lui,  dignes  d'eux,  étaient  rendus  au 
compagnon  loyal  d  •  sa  vie,  à  cet  homme  de  bien 
dont,  sans  s'en  rendre  compte,  elle  mesurait  l'inap- 
préciable prix  à  la  vanité  funèbre  de  ce  grand 
spectacle,  à  la  solennité  d'obsèques  qui  rempliraient 
demain  d'une  énumération  flatteuse  les  journaux. 
Et  elle  ne  croyait  pas,  par  la  frivolité  de  cette  con- 
viction, d'aiUeurs  très  amère,  trahir  la  mémoire  de 
son  mari,  mais  la  servir  au  contraire. 

La  tante  Eloi,  qui  avait  la  vue  perçante,  lui 
avait  soufflé,  —  elle  avait  paru  ne  pas  entendre  : 

—  «  La  princesse  est  là.  » 

En  ce  moment  son  affliction  profonde,  et  la  pré- 
occupation de  ne  s'afficher  ni  trop  ni  trop  peu,  la 


VAN  m'  93 

conscience  d'être  en  représentation  et  de  se  con- 
former au  rythme  informulé,  mais  sensible  pour 
tous  les  gens  de  tact,  d'une  attitude  harmonieuse- 
ment brisée,  en  ne  lui  permettant  pas  une  minute 
d'oubli,  en  aiguisant  la  singulière  faculté  de  dédou- 
blement qu'on  a  dans  ces  moments  affreux,  l'em- 
pêchaient de  s'abandonner  à  d'autres  inquiétudes 
et  de  prévoir  un  lendemain  dont  on  ne  lui  avait 
laissé  que  vaguement  deviner  les  lamentables  sur- 
prises. 

Elle  ne  put  s'empêcher  de  songer  combien  il 
était  pénible  d'avoir  à  conférer  avec  les  couturières 
et  les  modistes  en  un  pareil  moment,  et  opta 
d'avance  pour  le  deuil  anglais,  chaperon  à  la  Marie 
Stuart,  liséré  de  blanc,  qui  lui  seyait  mieux.  Les 
larmes  la  reprirent.  Elle  perçut  tout  ce  qu'elle 
perdait,  se  reprocha  de  n'avoir  pas  suffisamment 
apprécié,  soutenu,  rendu  heureux,  ce  brave,  cet 
excellent  Pierre.  Présent,  elle  ne  le  comptait  pas 
assez;  absent,  elle  constatait  la  place  qu'il  tenait  au 
vide  immense  laissé  par  lui.  Comme  il  avait  été 
bon!  Jamais  une  défaillance  dans  son  inlassable 
dévouement,  dans  son  labeur  consacré  à  leur  bien- 
être! 

Ces  vérités,  qu'elle  commençait  seulement  à 
entrevoir,  la  déchiraient;  le  support  de  sa  vie 
s'était  écroulé  :  elle  n'avait  plus  devant  elle  que 
la  tristesse  du  veuvage,  suivi  du  lent  effroi  du 
déclin. 

Raymonde  pleurait  sans  souci  de  rougir  ses  pau- 


94  VANITÉ 

pières  et  d'enlaidir  son  visage;  le  meilleur  d'elle  se 
désolait  en  cette  minute,  tous  ses  bons  instincts 
remontés  d'un  fonds  de  tendres  souvenirs  :  son 
enfance,  sa  jeunesse  comblées  de  gâteries  par  ce 
père  unique  au  monde. 

Qui  la  retiendrait  aujourd'hui  dans  les  sentiers 
glissants,  qui  la  préserverait  d'elle-même  et  de  ses 
brusques  vertiges,  tentations,  caprices,  fringale 
deJ)onheur  et  de  plaisir?  C'est  à  cause  de  lui,  pour 
ne  '"pks  le  peiner,  qu'elle  était  restée  jusqu'à  ce 
jour  matériellement  honnête;  et  ne  la  préservait-il 
pas  aussi,  en  la  tirant  toujours  d'embarras  au 
miheu  de  leurs  continuels  manques  d'argent? 

Elle  se  jugeait  :  la  richesse  seule  pouvait  la  main- 
tenir dans  une  probité  de  convention;  elle  n'aurait 
jamais  la  vertu  d'être  pauvre.  Et  pauvre  avec 
Gilles,  descendre  à  la  médiocrité  stricte  avec  ce 
compagnon  médiocre,  non!  Renoncer  à  ce  luxe 
qui  lui  caressait  la  peau  et  l'âme,  l'enveloppait 
toute  de  la  tiédeur  des  bains  parfumés,  du  frôle- 
ment exquis  des  linges  les  plus  fins,  de  la  chaude 
lumière  des  lustres  avivant  l'éclat  de  son  teint,  des 
regards  où  se  lisaient  le  désir  et  l'admiration  des 
hommes,  la  jalousie  des  femmes,  se  priver  de  ces 
joies  de  vanité  dont  les  bouffées  la  berçaient  d'une 
perpétuelle  ivresse,  jamais  elle  ne  pourrait! 

Sa  peine  s'en  avivait,  car  bien  qu'ignorante 
encore  de  l'étendue  du  désastre,  elle  l'imaginait 
assez  grand  pour  modifier  complètement  leur  exis- 
tence; avec  d'autant  plus  d'ardeur  se  rejetait-elle 


VANITÉ  95 

à  chérir,  à  rappeler,  trop  tard!  de  vœux  impuis- 
sants ce  père,  inépuisable  providence  des  siens. 

Elle  avait  conscience  d'expier,  par  ce  malheur 
terrible;  elle  se  courbait  sous  ce  destin  brutal,  avec 
la  honte  de  sa  faiblesse  et  de  sa  légèreté,  un  repen- 
tir qu'elle  eût  voulu  durable  et  qu'elle  craignait 
sans  lendemain;  car  la  corruption  délicieuse,  elle 
le  savait,  habitait  sa  chair  voluptueuse  et  lâche, 
son  cœur  assoiiïé  de  jouir. 

Si  elle  eût  aimé  Gilles,  encore!  Les  bonnes  résolu- 
tions lui  eussent  paru  plus  faciles;  mais  comment 
faire  revivre  ce  qui  était  mort,  cette  pâle  et  courte 
lune  de  miel  si  vite  tournée  en  froid  et  bourrasques? 
Ce  n'est  pas  seulement  une  incompatibilité  d'hu- 
meur de  tous  les  instants  qui  les  énervait;  c'est 
en  toute  manière  de  penser  et  de  sentir  qu'ils 
différaient  :  elle,  libre  et  gaie,  lui,  maussade.  Sans 
cesse  elle  le  choquait  d'une  vivacité  et  se  sentait 
douchée  par  sa  morgue;  elle  était  prodigue  et  il 
calculait,  avare,  son  ostentation  au  bénéfice  de 
plaisir  ou  d'orgueil. 

Homme  du  monde  et  distingué,  malgré  son  in- 
supportable affectation,  il  ne  se  rendait  pas  assez 
ridicule  pour  qu'elle  pût  le  plier  sans  révolte  à  un 
servage  humilié;  il  prétendait  trancher  de  l'égal 
et  du  maître,  et  c'étaient  des  scènes  constantes. 
Joli  garçon,  il  ne  lui  avait  pas  déplu  autrefois,  et 
elle  ne  pouvait  plus  le  regarder  sans  rancune  : 
la  couleur  de  sa  peau,  ses  mains  froides,  sa  barbe 
si  soignée  lui  inspiraient  presque  une  répulsion. 


96  VANITÉ 

Mariés,  dire  qu'ils  étaient  mariés!...  Et  si  étran- 
gers l'un  à  l'autre,  séparés  par  un  tel  déficit 
d'amour,  car  elle  ne  lui  savait  aucun  gré  de  l'aimer 
avec  toute  l'insistance  qu'autorisait  le  pacte  con- 
jugal :  bien  qu'assez  vénale,  mais  de  pudeur  fière, 
elle  n'eût  pu  subir  dans  le  mariage,  ou  en  dehors, 
un  être  antipathique,  lui  apportât-il  des  mil- 
lions. 

Tel  s'annonçait  pourtant  son  sort,  moins  les  mil- 
lions, hélas! 

Huit  jours  auparavant,  elle  envisageait  la  pos- 
sibilité vague  et  éloignée  d'un  divorce;  son  père 
n'était-il  pas  là  pour  faire  tête  aux  difficultés,  la 
protéger,  lui  servir  de  garant  devant  le  monde  et 
lui  assurer  une  existence  agréable  en  attendant 
qu'elle  pût  se  refaire  un  foyer?  Le  père  disparu,  il 
ne  lui  restait  que  la  protection  de  son  mari,  et 
telle  est  l'infériorité  sociale  de  la  femme  livrée  à 
elle-même  que  cette  protection,  prise  aujourd'hui 
en  grippe  et  demain  en  haine,  s'imposait  à  elle 
comme  la  seule  sur  laquelle  elle  dût  compter;  car 
elle  repoussait,  d'un  reste  d'honnêteté,  de  toutes 
ses  forces  une  autre  image,  un  nom,  un  visage 
pourtant  chers,  mais  dont  il  lui  semblait  que  le 
deuil  maintenant  et  pour  longtemps  l'éloignait. 
Elle  se  voyait  rapprochée  de  force  de  son  mari, 
alors  qu'elle  eût  le  plus  souhaité  s'affranchir  de  sa 
tutelle. 

Ce  contraste  poignant  renouvelait  sa  douleur 
et  son  remords,  un  remords  mêlé  de  regret  :  elle 


VANITÉ  «7 

avait  été  à  la  veille  de  l'irréparable,  ce  soir,  — 
trois  jours  de  cela,  —  où  elle  promettait  à  Marc  ce 
rendez-vous  fiévreusement  arraché.  Et  depuis, 
quel  autre  irréparable,  affreux,  avait  surgi,  dans 
l'horreur  de  la  mort  et  de  ses  misères,  l'abomination 
de  ce  qui  n'est  plus  et  retourne  au  limon  originel. 
Pauvre,  pauvre  papa!... 

Pour  lui,  pour  sa  mémoire,  elle  tâcherait  de  ne 
point  faillir,  de  rester  droite  :  et  dans  ce  vœu  en- 
traient une  superstitieuse  terreur  féminine  et 
l'espoir  de  désarmer  vis-à-vis  d'elle-même  cette 
foudre  qui  venait  de  tomber.  Sincère,  elle  suffo- 
quait, des  prières  oubliées  aux  lèvres. 

Alice  ne  se  lamentait  pas  sur  son  propre  compte. 
Son  désespoir  contenu  l'étouffait.  Que  lui  impor- 
tait l'inconnu  du  lendemain,  devant  la  souffrance 
atroce  du  présent?  Elle  n'avait  qu'une  pensée, 
qu'un  cri  :  son  père,  ce  doux  ami,  était  là  immobile 
dans  cet  étroit  lit  de  planches,  bouche  close,  yeux 
fermés  :  il  ne  lui  sourirait  plus  de  ce  bon  sourira 
fatigué,  il  ne  la  regarderait  plus  avec  cette  expres- 
sion indécise  qui  exprimait  tant  de  tendresse,  et 
le  mystère  des  choses  qu'on  est  impuissant  à  dire, 
ou  qu'on  juge  inutile  d'énoncer.  Ah!  mensongo 
éternel  de  ceux  qui  s'aiment  le  mieux,  pudeur 
vaine  des  silences,  insouciance  voulue  des  propos... 

Pourquoi  n'avait-elle  pas  osé  plus  souvent  l'in- 
terroger, se  confier  à  lui,  tenter  d'être  l'amie  dont, 
elle  en  était  sûre,  il  avait  besoin? 

Comme  elle  maudissait  son  âme  de  silence  et  do 

7 


98  VANITÉ 

contrainte,  son  orgueilleuse  timidité!  Seule,  elle 
aurait  pu  le  comprendre,  et  une  gêne  inexplicable 
faite  de  respect,  mais  aussi  de  réserve  jalouse, 
avait  retenu  si  longtemps  ses  élans!  Comment 
n'avait-elle  su  deviner  la  maladie  qui  le  minait, 
les  soucis  qui  le  rongeaient?  Elle  pouvait  au  moins 
lui  apporter  le  réconfort  d'une  tendresse  vigilante, 
attentive,  toujours  présente.  Qui  sait  s'il  n'avait 
pas  douté  d'elle,  et  si  ce  cœur  généreux,  clair- 
voyant pourtant,  ne  l'avait  pas  taxée,  elle  aussi, 
d'indifférence  et  d'égoïsme. 

Elle  aurait  voulu  donner  ses  plus  belles  années 
pour  racheter  ses  torts  involontaires.  Ses  prunelles 
enfin  dessillées  plongeaient  dans  l'abominable  évi- 
dence :  c'est  pour  elles,  pour  leur  luxe  et  leurs  plai- 
sirs à  toutes  trois  qu'il  était  mort,  surmené  avant 
l'âge,  de  préoccupations  et  peut-être  de  chagrin; 
car  il  avait  beau  mener  cette  vie  exténuante,  il  ne 
l'aimait  pas;  et  tant  de  motifs  secrets  devaient 
l'affliger.  Il  restait  si  simple,  si  modeste;  sa  bon- 
homie n'était  pas  dupe  des  entraînements  de  sa 
carrière. 

Que  ne  l'avait-elle  compris?  Il  avait  besoin  de 
repos,  et  ce  repos  l'eût  prolongé  sans  doute.  Il 
était  victime,  lui  innocent,  lui  le  meilleur,  de  cette 
absurde  conception,  de  ce  bas  idéal  d'existence 
qu'elle  sentait  d'instinct  fausse  et  malsaine  et 
dont  elle  se  jurait  de  ne  plus  accepter  le  joug. 

Elle  se  reprochait,  dans  sa  soif  d'expiation,  de 
ne  point  souffrir  assez,  et,  s'accusant  d'ingratitude, 


VANITÉ  99 

elle  vouait  au  cher  disparu  la  révolte  de  ses  pensées 
broyées  sous  la  meule  renaissante  du  fait  accompli, 
tournant  dans  le  cercle  inflexible  de  l'odieuse  réa- 
lilé  : 

«  Mon  père  est  mort  et  je  vis.  Ce  qui  reste  de  lui 
va  disparaître;  et  je  ne  le  verrai  jamais,  jamais 
plus!  » 


II 


C'était  la  fin.  Un  signe  de  croix  trempé  d'eau 
bénite  sur  le  cercueil,  et  ce  dernier  geste  d'adieu 
se  répétant  de  proche  en  proche.  La  famille  alignée, 
le  défilé  commençait  :  inclinations  profondes 
devant  les  formes  voilées,  presque  méconnaissables 
des  femmes,  mains  tendues,  condoléances  à  voix 
basse  adressées  aux  hommes. 

Gilles  conduisait  le  deuil  avec  une  morne  dignité, 
enregistrant  au  passage  des  présences  notoires 
qu'il  se  rappellerait  ensuite  avec  une  satisfaction 
recueillie.  Il  se  sentait  investi  d'une  responsabihté 
toute  neuve  qu'il  n'entendait  partager  avec  per- 
sonne, ni  avec  Roy-Chancel  à  qui  il  avait  déjà  rap- 
pelé le  protocole,  ni  avec  Michel  Lorin  dont  il 
n'ignorait  pas  les  droits  filiaux. 

Il  s'était  beaucoup  démené  depuis  vingt-quatre 
heures,  donnant  les  ordres  à  tout,  comme  si,  aprè:î 
Brévier,  il  héritait  du  pouvoir  domestique. 

Il  venait  de  sourire  avec  mesure  à  son  directeur 
des  consulats,  quand  il  reconnut,  dans  la  file  in- 
dienne qui  s'égrenait  un  par  un,  après  les  saluts 
d'usage,  Le  Vigreux  se  courbant  très  bas  devant 
Raymonde.  Une  légère  rougeur  colora  ses  pom- 


VANITÉ  101 

mettes  pâles  :  en  voilà  un  qu'il  eût  été  bien  aise 
d'abolir  par  une  vigoureuse  contraction  mentale, 
ou  de  tuer  d'un  regard,  comme  fait  le  légendaire 
basilic. 

La  campagne  de  La  Vie  contre  Ilottmann,  ses 
révélations  graduées,  ses  menaces  ou  ce  chantage 
dont  il  n'avait  pas  la  clef,  l'emplissaient  d'exas- 
pération. De  tout  ce  scandale,  il  rejaillissait 
quelque  chose,  malgré  tout,  sur  Brévier  et  par 
conséquent  sur  lui,  Gilles;  mais  ce  qui  le  conster- 
nait était  de  voir  Les  Quatre  Saisons  compromises. 
Pourvu  que  son  beau-père,  qui  ne  racontait  ja- 
mais ses  placements,  n'y  eût  point  risqué  une  partie 
de  ses  fonds!  Qu'Hottmann  eût  spéculé  et  perdu, 
que  le  krach  menaçât,  cela  semblait  malheureuse- 
ment acquis;  les  visages  soucieux  des  employés 
l'indiquaient  de  reste. 

Ses  griefs  personnels  contre  Le  Vigreux  s'en- 
flaient de  ces  rancœurs  et  de  ces  alarmes;  et  le  per- 
sonnage par  surcroît  eût  voulu  lui  prendre  sa 
femme!  Il  n'y  avait  donc  pas  de  lois,  pas  de  juges 
en  France!  «  Bandit!  Si  je  pouvais  abattre  ma 
paume  sur  ta  figure!  » 

Justement  Le  Vigreux  lui  tendait  la  main,  Gilles 
y  mit  la  sienne  d'un  geste  réflexe  et  machinal;  rien 
ne  lui  fut  désagréable  comme  ce  contact,  d'autant 
plus  qu'il  avait  prêté  sa  main  gauche  et  que,  d'une 
ferme  pression,  Le  Vigreux  lui  aplatissait  les  doigts 
contre  l'alliance  d'or. 

Michel,    en    un    cauchemar   éveillé,    regardait 


i02  VANITÉ 

défiler  les  gens  :  lui  aussi,  mais  avec  un  complet 
effacement,  s'était  fatigué  aux  veillées  et  aux 
démarches  funèbres.  En  vain  cherchait-il  dans  cette 
foule  un  visage  d'amitié  sûre,  d'attachement  fidèle. 

Les  meilleurs,  les  plus  sympathiques  étaient 
ceux  d'honnêtes  et  vieux  chefs  de  service  des  Quatre 
Saisons  qui  avaient  lutté,  aux  côtés  de  Brévier, 
pour  la  prospérité  de  l'œuvre.  La  savoir  menacée, 
alors  qu'ils  étaient  las  et  au  tournant  final,  aggra- 
vait leur  mélancolie. 

Mais  dans  cette  foule  disparate,  où  Tout-Paris 
pressait  ses  têtes  de  premières  et  de  vernissages, 
quels  étaient  ceux  qu'affligeait  vraiment  cette 
perte?  Au  moment  de  passer  devant  la  famille, 
chaque  visage  se  composait  avec  décence  et  gravité 
et,  sitôt  les  salamalecs  accomplis,  chacun  filait, 
dans  la  hâte  d'un  allégement.  L'acteur  Laroze 
eut  un  regard  profond  à  la  Hamlet,  Trac  un  rictus 
navré,  M.  Leloup  d'Ygré  sembla  confirmer  un 
jugement  sévère,  Mme  Mérienne  lança  ce  beau 
regard  de  tendresse  dont  elle  était  si  peu  avare.  Et 
il  en  défilait,  il  en  défilait  encore  et  toujours.  Se 
pouvait-il  que  les  Brévier  connussent  tant  de 
monde?  Ce  flot  allait  dégrossir  hors  de  l'église,  il 
s'amincirait  jusqu'au  cimetière;  après  la  dernière 
pelletée,  il  ne  resterait  plus  personne.  Symbole 
définitif!  La  mort  et  la  ruine  feraient  le  vide.  Ce 
n'est  pas  seulement  du  disparu,  c'est  des  survi- 
vants que  la  société  parisienne,  par  avance,  pre- 
nait congé. 


VANITÉ  103 

La  ruine...  Seul  encore,  dans  la  famille,  Michel 
la  prévoyait,  si  complète.  Le  suicide  accusateur 
d'Hottmann,  les  rumeurs  courantes  l'avaient  mis 
sur  la  voie,  jalonnée  par  la  mort  trop  brusque  de 
Brévier;  si  malade  qu'il  pût  être  et  si  inopinément 
que  Michel  eût  dû  lui  asséner  la  nouvelle  lugubre, 
cette  émotion  mortelle  ne  s'expUquait  que  par  tout 
ce  qui  pouvait  tenir  d'intérêts  vitaux  à  la  personne 
d'Hottmann  et  disparaître  avec  lui. 

Commis  par  Mme  Brévier,  dès  qu'il  avait  fallu 
prendre  les  premières  mesures,  à  un  inventaire 
sommaire  des  papiers  et  de  l'argent,  Michel  avait 
découvert,  dans  le  vieux  petit  bureau  du  caphar- 
naûm,  un  agenda  de  notes  intimes  où,  à  côté  d'in- 
dications abrégées  sur  sa  santé  et  ses  affaires,  Bré- 
vier avait  inscrit  des  sorties  considérables  d'ar- 
gent, versées  à  cette  transparente  désignation  : 
Hot...  ou  H...  Alarmé,  Michel  en  avait  cherché, 
trouvé  la  confirmation  sur  les  souches  du  carnet 
de  chèques  :  de  rentrées,  nulle  trace. 

Par  contre,  d'autres  mentions  d'emprunts  con- 
sidérables, non  remboursés.  Et  à  la  date  fatale, 
ces  lignes  significatives  :  «  H...  m'inquiète.  Si  je 
m'étais  trompé?  Non,  ce  serait  trop  affreux!  » 
A  ce  moment,  Gilles  avait  poussé  la  porte,  et 
inquiet  ou  jaloux,  demandait  :  —  «  Ce  travail 
est-il  si  pressé?  Nous  le  ferions  ensemble.  »  Il 
ajoutait  :  —  Est-ce  qu'il  n'y  a  pas  un  chèque  de 
vingt  mille  francs  à  mon  nom?  Mon  beau-père  de- 
vait le  signer  le  soir  même...  —  Je  n'ai  rien  vu.  » 


104  VANITft 

Sous  son  air  détaché,  une  déception  vive  s'était 
trahie. 

Michel  n'avait  pas  cru  devoir  lui  communiquer 
sa  certitude.  Le  secret  de  Brévier  appartenait 
d'abord  à  celles  qui  le  touchaient  de  plus  près,  et 
elles  l'apprendraient  toujours  assez  tôt. 

Une  seule  chose  restait  pour  lui  inexplicable, 
l'exécution  posthume  d'Hottmann  par  Le  Vi- 
greux;  il  soupçonnait  une  vengeance  tenace  et  un 
chantage  tardif,  en  quoi  il  touchait  juste,  car  Le 
Vigreux  comptait  que  Roy-Chancel,  pour  défendre 
le  crédit  de  l'établissement,  gagner  du  temps  et 
sauver  l'entreprise,  offrirait  à  La  Vie  une  copieuse 
rançon,  dont  le  bienfaisant  effet  serait  de  modifier 
du  jour  au  lendemain  l'opinion  du  journal. 

Le  bouc  émissaire,  Hottmann,  enterré  sous  les 
gravats  d'un  ignomineux  ghetto,  Les  Quatre  Sai- 
sons trouveraient  jusqu'à  nouvel  ordre  dans  La 
Vie  un  allié  aux  griffes  rentrées,  aux  pattes  de 
velours,  un  puissant  garant  de  réhabilitation  et  de 
réclame.  Seulement,  il  fallait  que  Roy-Chancel, 
anéanti,  aphone,  comprît  la  nécessité  pressante 
de  chanter  haut  et  fort. 

Michel,  qui  méprisait  Le  Vigreux  en  admirant 
sa  force,  se  disait  :  «  Encore  un  de  ses  sales  trafics, 
bien  sûr!  Mais  qu'il  ne  touche  pas  à  Brévier,  ou  je 
lui  casse  la  figure!  » 

Risque  improbable,  il  en  convenait.  Le  Vigreux 
ayant  de  bonnes  raisons  pour  continuer  à  ménager 
Raymonde.  Seulement  hier  elle  était  riche,  puis- 


VANITÉ  103 

santé,  au  moins  par  son  père;  demain  elle  allait  se 
trouver  pauvre  et  sans  défense.  Et  Le  Vigreux  pour 
les  faibles  était  sans  pitié...  Bah!  on  verrait  bien! 

Le  cortège  s'était  formé,  et  derrière  le  char, 
aux  côtés  de  Gilles  qui  se  faisait  un  devoir  d'es- 
sayer de  le  dépasser,  Michel  avançait,  tête  nue. 
Ce  n'est  pas  tant  cette  ruine  qui  l'affligeait,  que 
les  affres  ressenties  par  cet  homme  d'énergie, 
ce  lutteur  hissé  au  faîte  après  une  vie  d'efforts  pour 
contempler,  à  ses  pieds,  le  gouffre. 

Il  songeait,  avec  une  gratitude  infinie,  aux 
bontés  de  Pierre,  se  revoyait  enfant,  affectueuse- 
ment reçu  dans  la  famille  encore  modeste,  le 
milieu  bourgeois  et  économe;  on  l'avait  traité  alors 
en  fils  adoptif.  Que  d'émotions,  que  de  réconfor- 
tants souvenirs  tenaient  dans  ces  années  pénibles 
à  l'orphelin  sauvage  qu'il  avait  été,  qu'il  resterait 
toujours!  Non,  ce  n'est  pas  cette  ruine  qui  l'af- 
fligeait le  plus  :  s'il  plaignait  ces  pauvres  femmes, 
c'était  pour  l'homme,  et  non  pour  la  fortune 
qu'elles  perdraient. 

Cette  fortune,  il  n'en  avait  jamais  subi  le  pres- 
tige, il  en  avait  détesté  souvent  l'influence  néfaste; 
que  de  fois  elle  l'avait  tourmenté  pour  l'avenir 
d'Alice,  son  développement  intellectuel  et  moral; 
car  il  considérait,  avec  l'intransigeance  d'un  carac- 
tère entier,  que  le  luxe  à  un  certain  degré  d'inten- 
sité rompt  le  ressort  des  êtres,  les  ouate  d'inertie 
et  d'indifférence  envers  le  prochain,  bouche  les 
pores  de  la  pensée  et  de  la  conscience. 


108  VANITÉ 

Les  riches,  il  savait  combien  leur  sensibilité, 
émoussée  au  dehors,  s'exacerbe  au  dedans;  il  les 
voyait  chaque  jour  esclaves  de  leurs  relations  et  de 
leurs  préjugés,  déformés  par  une  optique  spéciale, 
en  proie  à  des  malaises  que  les  pauvres  ignorent  : 
les  uns,  le  sang  alourdi  d'épaisses  digestions  qu'ils 
expiaient  pas  des  drogues  et  des  régimes;  d'autres, 
les  nerfs  surexcités  par  leur  agitation  factice; 
presque  tous  payant  leur  existence  anormale. 
Beaucoup  souffraient  de  l'inassouvi  du  désir  ou  de 
la  satiété  pire;  pas  un  ne  s'avouait  heureux. 

La  fortune,  il  ne  l'eût  souhaitée  ni  à  ceux  qui 
l'aimaient,  ni  à  lui,  fût-ce  pour  faire  le  bien,  tant 
les  charges,  tant  la  responsabilité  lui  en  semblaient 
pesantes.  Il  ne  concevait  l'argent  que  comme  une 
source  féconde  de  dévouement  et  de  solidarité,  ne 
reconnaissait  aux  riches  que  le  droit  de  l'être  pour 
autrui  en  vivant  presque  pauvres.  Bien  exception- 
nels ceux-là!  Il  en  connaissait  pourtant,  et  n'eût 
pas  voulu  changer  sa  vie  contre  la  leur,  tant  ils 
souffraient  de  leur  impuissance  à  soulager  l'uni- 
verselle misère,  pour  laquelle  tous  leurs  miUions  ne 
comptaient  guère  plus  qu'une  goutte  d'eau  dans  la 
mer. 

La  ruine  des  Brévier,  non,  ce  n'est  pas  cela  dont 
Michel  s'émouvait  le  plus. 

Et  si  même  il  osait  aller  au  bout  de  sa  pensée, 
fouillant  ces  replis  obscurs  où  se  dissimule  ce  que 
nous  avouons  malaisément  à  nous-mêmes,  il  recon- 
naissait que,  dès  qu'il  songeait  à  un  être  rare  et 


VANITÉ  107 

unique,  un  être  inséparable  de  son  âme,  cette  ruine 
ne  lui  apparaissait  pas  le  pire  malheur. 

Alice,  sur  le  piédestal  que  lui  faisait  la  situation 
des  siens,  demeurait  inaccessible  à  son  orgueil; 
amèrement,  il  s'interdisait  de  la  convoiter,  trou- 
vant trop  lourd  le  poids  de  sa  dot  et  reculant  devant 
l'ombre  d'un  soupçon  de  cupidité,  car  il  avait  cet 
instinct  ombrageux  et  possessif  du  mâle  qui  veut 
nourrir,  abriter  sa  compagne,  qui  la  prend  comme 
nue  pour  être  sûr  qu'il  n'obéit  à  aucun  calcul  d'am- 
bition ou  d'intérêt.  Il  voulait  être  pour  une  épouse 
la  force  tutélaire  d'où  vient  tout,  un  dieu  familier, 
courageux  et  tendre,  qui  ne  réclame  ni  servitude 
ni  reconnaissance,  et  se  trouve  assez  payé  d'aimer 
et  d'être  aimé. 

Alice  appauvrie,  dépouillée  de  cet  encombrant 
bagage  de  l'argent,  n'était  plus  interdite  à  ses  rêves 
et  à  ses  espoirs;  un  mur  s'affaissait  par  delà  lequel 
il  la  voyait  debout  se  détacher  sur  un  horizon 
large,  un  ciel  libre. 

Mais  il  ne  pouvait  s'abandonner  à  une  demi-joie, 
même  incertaine,  car  il  se  désolait  trop,  le  cœur 
chaviré,  à  suivre  ainsi,  dans  les  rues  mornes,  la 
dépouille  glacée  de  son  bienfaiteur,  son  second 
père.  Et  puis,  il  n'était  pas  convaincu  que  la  qua- 
lité de  ses  sentiments  fût  assez  pure  :  devant  un 
pareil  deuil,  comment  penser  à  autre  chose? 
N'était-ce  pas  sécheresse,  ingratitude? 

Cette  ruine,  qu'il  dédaignait,  était  pourtant  un 
sinistre  dont  il  ne  pouvait  méconnaître  la  gravité  : 


108  VANITÉ 

Alice  ne  se  trouvait  pas  seule  en  cause,  ni  à  souf- 
frir, et  comment  pourrait-il  trouver  un  motif 
de  consolation  dans  un  événement  qui  n'apportait 
à  la  jeune  fille  que  peine  et  humiliation?  Si  fière 
fût-elle,  et  tellement  qu'elle  pût  valoir,  tomber 
de  si  haut  méritait  qu'on  la  plaignît;  aurait-il 
l'égoïsme  de  souhaiter  édifier  son  bonheur,  à  lui, 
sur  son  malheur  à  elle?  Car  enfin,  si  Brévier  vivait 
encore  et  s'il  n'avait  pas  hasardé  imprudemment 
tout  ce  qu'il  possédait,  Michel  serait  encore  le  pré- 
tendant sombre  et  jaloux,  reconduit  volontaire 
de  l'autre  soir,  celui  qu'un  regard  échangé  entre 
Alice  et  Boyséon  torturait. 

Au  fait,  où  était-il,  Boyséon?  Dans  la  foule  évi- 
demment. Il  accompagnait  tout  à  l'heure  sa  mère, 
au  défilé. —  Défilé  :un  verbe  qui  se  conjugue  prono- 
minalement et  auquel  Boyséon  peut-être...  Mais 
non!  s'il  aimait  Alice!  Pourquoi  le  supposer  inca- 
pable de  ce  que  lui,  Michel,  ferait  avec  bonheur? 
Pourquoi  lui  prêter  une  pleutrerie? 

Et  cependant,  rien  qu'à  la  possibilité  de  cette  dé- 
fection, il  éprouvait  un  frisson  bizarre,  une  sensation 
delégèreté...Sicet  autre  obstacle  allait  disparaître? 

En  vain  s'absorbait-il  dans  le  douloureux  senti- 
ment de  cette  minute,  une  vague  lumière  tremblo- 
tait au  bout  de  ces  ténèbres,  bien  faible  et  palpitante 
au  vent  froid  :  c'était  la  petite  flamme  insaisissable 
de  la  vie  qui  renaît  du  fond  de  la  mort,  plus  puis- 
sante que  les  larmes,  les  deuils,  les  désastres,  la 
vie  qui  veut  vivre,  et  de  son  étincelle  fait  vivre. 


m 


Huit  jours  après,  la  famille  se  tenait  dans  la 
bibliothèque  où  Gilles  s'était  installé,  depuis  l'en- 
terrement. Fiévreux,  il  y  compulsait  tout  le  jour  les 
papiers  d'aiïaires,  s'y  enfermait  en  compagnie  de 
Mme  Brévier  avec  le  notaire,  M«  Labric,  et  l'avoué, 
M^  Aurandon. 

Ces  deux  messieurs,  le  premier  gros  et  court,  le 
second  sec  et  long,  tous  deux  graves  comme  des 
augures  qui  évitent  de  se  regarder,  s'étaient  retirés 
quelques  instants  auparavant,  leur  serviette  de 
maroquin  sous  le  bras,  reconduits  par  un  Prospcr 
distrait  et  méfiant,  dont  les  oreilles  se  collaient  aux 
portes  et  les  yeux  aux  serrures  plus  qu'il  n'est 
admis  pour  les  parfaits  domestiques. 

Raymonde  et  Alice,  entrées  silencieusement, 
s'ûtaient  assises  aux  côtés  de  Mme  Brévier  et  de 
Gilles,  dont  les  visages  pâles  portaient  une  expres- 
sion concentrée  d'anxiété.  Tous  savaient  :  ce 
n'était  pas  assez  d'une  perte  semblable,  la  ruine 
s'y  ajoutait. 

Mme  Brévier  en  était  atterrée.  Soit  que  leur 
jeunesse  offrît  plus  de  résistance  et  trouvât  dans 
l'avenir  moins  de  raisons  de  désespérer,  ses  filles 


110  VANITÉ 

avaient  appris  cette  calamité,  Raymonde  avec 
une  recrudescence  de  larmes  suivies  d'un  air  de 
résolution,  Alice  avec  une  sorte  d'indifférence  fa- 
taliste. Elles  acceptaient  le  fait  accompli,  dont 
peut-être  elles  ne  saisissaient  pas  toutes  les  cruelles 
conséquences  :1a  vie  jusque-là  leur  ayant  été  facile 
et  sans  que  leur  volonté  intervînt,  autrement  que 
pour  des  souhaits  vite  réalisés.  Mais  Mme  Brévier, 
devant  l'horreur  de  ce  mot  :  ruinée,  et  tout  ce 
qu'il  représentait  pour  elle  d'affreux,  ne  pouvait 
se  résigner  à  y  croire. 

Gilles,  prêt  à  parler,  se  tenait  campé  devant  la 
cheminée,  une  main  dans  son  gilet;  peut-être 
était-ce  lui  qui  souffrait  le  plus,  parce  qu'il  y 
voyait  le  mieux  clair  et  que  l'anéantissement  de  sa 
propre  fortune  lui  était  un  coup  plein  d'amertume, 
un  impérieux  grief  que  jusqu'à  présent  sa  correc- 
tion ne  lui  permettait  pas  d'exhaler  trop  haut;  il 
n'en  était  que  plus  ravagé  intérieurement,  l'es- 
tomac si  aigri  qu'il  ne  vivait  que  de  lait  et  de 
purées. 

Il  considérait  les  trois  femmes  avec  une  supé- 
riorité de  gentleman  martyr.  Qui  lui  eût  dit  qu'au 
lieu  d'être  aidé  et  soutenu  comme  il  l'était  aupa- 
ravant, il  allait  se  trouver  chef  de  famille,  en  des 
conditions  aussi  peu  flatteuses  pour  son  orgueil  que 
redoutables  pour  sa  responsabilité?... 

Il  déclara  d'une  voix  mesurée,  mais  ferme,  et 
dont  le  timbre  un  peu  perçant  impressionna  désa- 
gréablement  sa   femme,   sa   belle-mère   et   AHce 


VANITE  m 

même,  qui  vivait  avec  lui  dans  une  calme  et  super- 
ficielle entente  : 

—  Labric  et  Aurandon,  avec  qui  nous  venons 
d'examiner  la  situation  sous  toutes  ses  faces, 
ne  nous  permettent  aucun  espoir.  Il  faut,  je  l'es- 
time, se  résoudre  aux  sacrifices  immédiats  que 
le  simple  bon  sens  me  forçait  à  prévoir  dès  le  pre- 
mier moment. 

Il  prit  un  temps,  sur  cette  phrase  diplomatique 
et  cadencée.  Mme  Brévier,  abaissant  le  mouchoir  de 
dentelle  dont  elle  se  tamponnait  les  yeux,  ne  put 
se  tenir  de  lui  jeter  un  regard  dur,  comme  si  c'était 
pour  le  plaisir  de  les  faire  souffrir  qu'il  proposait 
des  moyens  extrêmes. 

—  Quels  sacrifices?  demanda  Raymonde  d'un 
ton  légèrement  agressif,  car  elles  se  sentaient 
d'instinct  groupées,  femmes  et  opprimées,  contre 
l'homme  qui  professait  la  froide  et  tranchante  né- 
cessité, détestable  à  leurs  illusions  vivaces  et  à  leur 
dédain  de  la  réalité. 

—  Il  faut  vendre  tout  :  d'abord  votre  propriété 
de  campagne,  Rosenoire,  avec  la  ferme,  puisque 
Labric  propose  un  acquéreur  sûr.  Les  hypothèques 
purgées,  —  son  ton  solennel  amena  l'ombre  d'un 
sourire  moqueur  aux  lèvres  de  sa  femme,  —  à 
peine  reslera-t-il  trente  ou  quarante  mille  francs. 

Mme  Brévier  se  récria  : 

—  Mais  l'offre  de  Labric  est  dérisoire  :  Rosenoire 
est  revenu  à  plus  de  trois  cent  mille  francs  avec 
tous  les  embellissements;  le  domaine  —  songez 


^^i  VANITÉ 

à  la  proximité  de  Melun  —  se  vendra  toujours! 

—  Les  frais  courent,  les  réparations  sont 
lourdes;  vous  serez  forcées  d'en  venir  là  :  vendez! 

Une  tristesse  courageuse  s'affirma  dans  l'ap- 
probation d'Alice  :  elle  aimait  pourtant  les  beaux 
étés  dorés  de  Rosenoire,  les  hautes  charmilles 
à  flanc  de  coteau,  les  eaux  jaillissant  de  partout,  — 
une  folie  coûteuse  de  son  père,  —  ce  grand  coin  de  la 
forêt  venant  mourir  en  futaies  centenaires  au- 
dessus  de  la  Seine,  en  face  les  champs  jaunes  de  la 
plaine.  Que  d'heures  elle  avait  passées  à  se  pro- 
mener dans  le  parc,  que  de  lectures  et  de  rêveries 
solitaires;  comme  il  était  bon  d'oublier  pendant 
deux  mois  trop  courts  Paris  et  sa  fièvre! 

Gilles  reprit  : 

—  Ensuite,  il  faudra  résilier  le  bail  de  l'hôtel, 
vendre  tout  le  mobilier  de  valeur. 

—  Ça,  jamais!  exclama  Mme  Brévier.  Mais  y 
pensez-vous?  Le  cadre  de  notre  vie...  ces  objets, 
ces  collections  rares....  ce  serait  une  profanation  : 
mon  pauvre  Pierre  a  vécu  au  milieu  de  tout  cela,  et 
nous  le  vendrions! 

—  Il  le  faut,  répéta  Gilles  fort  de  sa  certitude, 
il  m'en  coûte  de  vous  le  répéter.  N'oubfiez  pas  que 
les  emprunts  de  votre  mari  remboursés,  il  vous  res- 
tera à  peine  de  quoi  vivre  pauvrement,  vous  et  Alice. 

Cefie-ci  eut  un  indéfinissable  regard  et  releva  la 
tête,  Mme  Brévier  baissa  le  front  avec  une  rou- 
geur de  honte.  Raymonde  toisait  Gilles  d'un  air 
d'intérêt  curieux. 


J 


VANITÉ  113 

—  Mais  enfin,  nous  avions  une  fortune!  s'écria 
douloureusement  Mme  Brévier,  c'est  plus  de  six 
cent  mille  francs  qu'Hottmann  nous  a  volés. 

—  Sept  cent  cinquante-cinq  mille,  si  vous  per- 
mettez, rectifia  Gilles,  tenant  compte  de  son  pa- 
trimoine personnel  à  l'eau. 

—  Cet  argent  est  à  nous,  on  nous  le  rendra! 

—  Qui?  demanda-t-il  sceptique.  La  justice  ne 
peut  rien  contre  les  mo...  contre  ceux  qui  ne  sont 
plus. 

—  Il  reste  une  femme. 

—  Mme  Hottmann  est  ruinée. 

—  Il  y  a  Les  Quatre  Saisons. 

—  Quel  recours  voulez-vous  exercer,  à  quel 
titre?  La  maison  ne  peut  répondre  des  détourne- 
ments personnels  et  des  spéculations  de  son  direc- 
teur, elle  a  assez  à  faire  pour  ne  pas  couler.  Roy- 
Chancel  a  dû  donner  sa  démission.  Vous  savez,  — 
fit-il  avec  un  sourire  méchant,  —  que  sa  femme, 
notre  amie  Louise,  —  on  n'est  pas  brune  et  belle 
pour  rien,  —  a  été  trouver  Le  Vigreux  dans  l'es- 
poir de  servir  de  victime  expiatoire  et  d'arrêter 
les  attaques  du  journal!  Un  trait  biblique! 

Il  s'arrêta,  gêné  par  la  présence  d'Alice.  Ray- 
monde  ne  broncha  pas,  une  brève  jalousie  vite 
réprimée  au  cœur.  On  calomniait  Marc.  Louise 
avait  beau  avoir  des  yeux  luisants  comme  des 
tisons  et  de  souples  hanches  de  gitane,  il  avait 
trop  d'orgueil  pour  conclure  de  pareils  pactes. 
D'ailleurs,  il  n'aimait  pas  les  brunes,  il  le  lui  avait 

8 


114  VANITÉ 

dit.  Et  la  preuve  qu'il  l'avait  dédaignée,  c'est  que 
La  Vie  continuait  ses  articles.  Elle  n'avait  pu  rece- 
voir Marc  qu'une  seule  fois  encore,  en  visite  offi- 
cielle et  brève,  interrompue  par  Gilles.  N'importe, 
elle  ne  doutait  pas  de  lui  :  il  lui  écrivait. 

Mme  Brévier  répliqua,  altière  comme  aux  jours 
de  sa  puissance,  et  toujours  belle  dans  ce  deuil  qui 
l'amincissait  : 

—  Je  ne  veux  pas  vendre. 

—  Vous  n'êtes  pas  seule  à  décider,  fit-il  obser- 
ver avec  une  politesse  nerveuse,  Labric  ne  vous  a 
donc  pas  convaincue  qu'il  le  faut? 

—  Labric!  Labric!  Tous  ces  hommes  d'affaires 
cherchent  leur  intérêt. 

—  Moi,  je  ne  pense  qu'au  vôtre,  je  vous  assure, 
déclara-t-il  avec  une  ironie  contrainte.  Ce  désastre, 
souffrez  que  je  vous  le  rappelle,  m'atteint  comme 
vous  et  doublement,  puisqu'il  lèse  ma  femme  au- 
tant que  moi.  Et  cependant  c'est  de  vos  affaires, 
non  des  miennes,  que  je  m'occupe  en  ce  moment. 

—  Maman,  insinua  Alice  conciliante. 

—  Mais,  Gilles,  vous  n'êtes  pas  la  loi  et  les 
prophètes!  J'ai  besoin  de  réfléchir,  de  consulter... 

—  Qui  vous  conseillera  d'une  manière  plus  dé- 
sintéressée que  moi?  objecta-t-il  froissé.  Je  ne  re- 
connais certains  titres  d'intimité  qu'à  Michel,  qui 
est  presque  de  la  famille.  Interrogez-le,  et  s'il  ne 
partage  pas  mon  avis... 

—  Gilles  a  raison,  ma  mère,  fit  Alice;  Michel  ne 
penserait  pas  autrement. 


VANITÉ  115 

—  Je  ne  veux  pas  vendre! 

—  Et  avec  quoi  vivrez-vous? 

—  Gomment,  avec  quoi? 

—  Oui,  reprit  Gilles,  détachant  les  syllabes 
a-vec-quoi? 

Il  traversa  la  pièce,  aPa  au  grand  bureau  Ré- 
gence où,  parmi  les  liasses,  s'amoncelaient  sous 
un  presse-papier,  d'un  côté  les  factures  impayées, 
—  elles  affluaient  déjà,  —  de  l'autre  les  lettres  et 
télégrammes  de  condoléances  : 

—  La  succession  a  pour  près  de  trois  cent  mille 
francs  d'emprunts  à  rembourser  et  une  soixantaine 
de  mille  francs  d'arriéré,  —  il  jonglait,  avec  une 
aisance  rageuse,  de  ces  chiffres  comme  s'il  les  eût 
possédés,  au  lieu  de  les  devoir;  —  les  notes  qui 
vous  seront  encore  présentées,  les  échéances  à 
courir,  je  n'en  parle  même  pas.  Le  courant,  dois- 
je  vous  le  répéter,  n'a  été  assuré  ici  que  grâce  à 
vingt  mille  francs  pris  chez  M®  Labric,  —  son  re- 
gard alla  au  coffre-fort,  forteresse  d'acier  sombre 
encastrée  dans  le  mur  :  —  vous  savez  que  la  caisse 
était  presque  vide. 

Il  eut  un  hochement  de  tête  désabusé,  ces  vingt 
mille  francs  que  le  notaire  avait  encore  en  dépôt, 
c'étaient  ceux  que  Brévier  lui  destinait;  mais 
qu'était  cette  déception  à  côté  de  ce  qu'il  perdait? 
Raymonde  et  lui,  dépouillés  comme  dans  un  bois, 
réduits  à  ses  appointements,  autant  dire  à  la  mi- 
sère propre. 

—  Admettons,  fit  Mme  Brévier  irritée,  admet- 


li«  VANITÉ 

tons!  Rosenoire  est  vendu,  le  mobilier  de  l'hôtel 
est  vendu,  la  liquidation  est  faite,  où  voulez-vous 
en  venir? 

—  A  vous  faire  envisager  l'avenir,  dit  Gilles, 
et  la  rigoureuse  transformation  de  vie  qu'il  com- 
porte. Y  avez-vous  songé? 

—  Non,  pas  encore...  Ce  n'est  pas  dans  un  cha- 
grin pareil... 

—  Il  ne  m'en  coûte  pas  moins,  croyez-le,  de 
mêler  à  votre  douleur  à  toutes  trois,  à  la  mienne, 
car  j'aimais  avec  un  tendre  respect  votre  père, — 
il  s'adressait  à  Alice,  qui  le  comprenait  au  moins, 
—  de  mêler,  dis-je,  des  préoccupations  d'un  ordre 
matériel  beaucoup  moins  élevées.  Mais  nous  ne 
sommes  pas  maîtres  de  l'instant  :  nous  expions 
la  générosité,  la  confiance  de  mon  beau-père; 
remarquez  que  je  ne  récrimine  pas,  je  constate. 
Que  nous  le  voulions  ou  non,  un  sort  nous  est 
fait  :  nous  devons  le  regarder  en  face  courageuse- 
ment, s'il  se  peut.  Quelle  vie  comptez- vous  mener? 
demanda-t-il  à  Mme  Brévier. 

—  Mais...  Comment  voulez-vous  que  de  but  en 
blanc?. 

—  L'existence  à  Paris  vous  sera  impossible  et 
du  reste  trop  pénible.  Quand  on  a  été  comme  vous 
(secrète  épigramme)  à  la  tête  du  mouvement  pa- 
risien, on  ne  déchoit  pas.  Ce  n'est  pas  dans  un  cin- 
quième, —  il  regarda  aussi  Raymonde,  —  que  vous 
donnerez  des  soirées.  On  ne  passe  pas  impunément, 
sous  les  yeux  du  monde,  de  l'extrême  opulence  à 


VANITÉ  117 

la  plus  stricte  médiocrité.  Je  ne  vois  pour  vous 
qu'un  parti  :  disparaître.  Ou  vous  retirer  en  pro- 
vince, pour  vivre  des  rentes  que  vous  laissera 
votre  part  d'héritage,  ou  bien... 

—  Gilles!  mais  vous  êtes  fou!  Vous  m'offensez! 
Vous  prétendez  qu'à  mon  âge,  qu'à  l'âge  d'Alice, 
nous  allions  nous  enfouir  au  village,  filer  la  que- 
nouille, garder  les  vaches...  Si  vous  n'avez  que  des 
conseils  aussi  saugrenus  à  m'offrir... 

—  Je  ne  sais,  fit  M.  d'Arbelles  sèchement, 
s'ils  sont  saugrenus,  mais  dictés  par  l'urgence, 
j'en  réponds.  Si  vous  n'envisagez  pas  de  sang- 
froid,  —  ce  que  je  comprends,  fit-il  avec  un  effort 
de  galanterie,  —  une  retraite  prématurée  hors 
Paris,  il  vous  reste  la  retraite  à  l'étranger.  Je  ne 
crois  pas  trop  préjuger  du  cœur  de  Raymonde  en 
supposant  qu'elle  ratifie  d'avance  la  seconde  pro- 
position que  je  vous  soumets  :  accompagnez-nous 
avec  Alice  dans  le  poste  que  je  sollicite.  Ma  maison 
sera  la  vôtre,  et  no3  ressources  unies... 

—  Où  cela?  dit  Mme  Brévier,  en  Chine? 

—  Ou  en  Australie,  ou  en  Orient,  là  ou  la  vie 
sera  le  moins  chère  et  le  traitement  le  plus  élevé. 

Mme  Brévier  le  regarda  avec  un  effarement. 
La  voyait-on  s'expatrier  au  bout  du  monde,  à 
des  milliers  de  Ueues  du  Bois,  de  la  rue  de  la  Paix, 
de  ses  relations,  de  tout  ce  qui  était  sa  raison  d'être? 

Elle  ne  s'avisa  point  de  ce  que  cette  offre  venant 
d'un  gendre,  et  d'un  gendre  qui  ne  l'aimait  pas 
avec  excès,  avait  de  méritoire  après  tout.  Non, 


118  VANITE 

elle  ne  se  voyait  pas  en  reine  mère  déchue,  pro- 
menant des  peignoirs  blancs  sous  des  ombrelles 
de  papier,  aérée  de  pankas  sous  des  plafonds  ha- 
bités de  lézards  et  de  cancrelas.  Détestant  la  na- 
ture, un  coucher  de  soleil  provincial  ou  exotique 
n'avait  pour  elle  aucun  charme.  Elle  ne  voyait 
là-bas  ni  elle,  ni  ses  filles.  Il  lui  semblait  qu'on  lui 
proposât  une  déchéance  avihssante.  Non,  elle  vou- 
lait respirer,  jouir  encore  de  la  satisfaction  de 
compter  pour  les  autres,  dans  un  brouhaha  de 
sympathies  flatteuses.  Elle  n'avait  pas  renoncé 
à  briller.  Elle  voulait  vivre!...  Comment?  elle  n'en 
savait  rien. 

Raymonde  gardait  un  silence  désintéressé;  Alice 
dit,  avec  une  émotion  voilée  : 

—  Votre  pensée  me  touche  et  je  vous  en  re- 
mercie. Mais  votre  existence  sera  difficile  et  je 
ne  veux  pas  l'encombrer 

Mme  Brévier  se  retourna  vers  elle,  surprise  de 
l'entendre  émettre  si  nettement  un  avis;  elle  re- 
garda Gilles  ensuite;  à  la  gratitude  forcée  de  son 
regard  se  mêlaient  d'étranges  rancœurs  :  il  voulait 
donc  les  sacrifier  toutes  trois  en  des  climats  mal- 
sains? Elle,  passe  encore.  Mais  ses  filles...  Est-ce 
à  Tombouctou  qu'il  marierait  Alice  ? 

L'idée  lui  vint,  obscure  et  bien  maternelle,  du 
beau  mariage  qui  sauverait  sa  fille,  les  sauverait 
toutes  deux.  Et  une  autre  idée,  plus  obscure  en- 
core, évoqua  Raymonde  libre,  —  par  quel  arti- 
fice? —  refaisant  sa  vie,  une  vie  riche  :  mirages  de 


VANITÉ  H» 

son  imagination  aux  abois,  de  son  cerveau  sur- 
mené de  fatigue  et  d'émotion;  ils  fulgurèrent  à 
l'éblouir,  puis  vacillèrent  et  s'évanouirent. 

—  Votre  silence,  dit  Gilles,  est  une  réponse. 
Et  sans  doute  ce  parti  ne  vous  sourit  pas  plus 
que  l'autre? 

—  Je  vous  avoue...  Je  suis  touchée  d'ailleurs... 
Mais  j'ai  peine  à  comprendre  des  résolutions  aussi... 

—  A  votre  aise. 

Et  M.  d'Arbelles,  se  maîtrisant,  tapota  de  l'ongle 
l'amas  des  notes  et  des  factures. 

Prosper  heurtait  discrètement.  D'une  voix  basse, 
appropriée,  de  même  qu'il  marchait  sur  la  pointe 
des  pieds  comme  dans  un  appartement  de  malade, 
il  prévint  Madame  que  la  générale  de  Boyséon 
demandait  à  la  voir,  et  il  annonça  à  Mademoiselle 
la  visite  de  miss  Smolett. 

—  J'y  vais,  dit  Mme  Brévier,  tandis  qu'Alice 
se  dirigeait  vers  sa  chambre  où  l'attendait  son 
amie.  Mme  Brévier  rajusta  dans  la  glace  sa  coif- 
fure, et  passant  un  petit  mouchoir  à  houppette 
sur  sa  figure,  y  mit  une  fleur  de  poudre  de  riz  : 
sur  quoi,  elle,  Gilles  et  Raymonde  se  regardèrent 
dans  la  même  pensée  :  le  mariage  d'Alice 

Gilles,  congestionné,  avide  de  prendre  l'air,  — 
mauvaise  hygiène,  ces  scènes  de  famille!  —  pre- 
nait son  chapeau. 

—  Restez,  mon  ami,  dit  Raymonde,  j'ai  à  vous 
parler. 


IV 


Il  y  eut  un  assez  long  silence.  C'était  la  pre- 
mière fois  que  Gilles  et  sa  femme  trouvaient  une 
occasion  de  s'entretenir  :  leurs  préoccupations  et 
leurs  arrière-pensées  accumulées  rendaient  diffi- 
cile une  explication  qu'ils  souhaitaient  en  la  crai- 
gnant, 

Raymonde  s'était  blottie  contre  les  coussins  du 
divan,  à  son  aise  et  dans  une  pose  dont  le  naturel 
soulignait  les  courbes  de  son  corps.  Elle  tenait 
enlacés  ses  doigts  très  blancs,  constellés  de  bagues. 
Et  son  pied,  chaussé  d'un  petit  souher  à  boucles 
de  strass  ancien,  frétillait,  montrant  un  peu  du 
bas  de  soie  noire  à  jour. 

Le  deuil  allait  merveilleusement  à  son  teint; 
la  douleur  avait  affiné  ses  traits.  Gilles  fut  frappé 
de  l'éclat  de  ses  yeux;  et  comme,  malgré  ses  griefs, 
il  n'était  pas  insensible  à  la  beauté  de  sa  femme, 
il  vint  s'asseoir  sur  une  causeuse  auprès  d'elle, 
avec  une  déférence  maussade,  prêt  à  la  trêve  pour 
peu  qu'elle  fît  les  avances. 

Elle  le  regarda  :  se  pouvait-il  que  cet  homme 
dont  elle  remarquait  le  nez  comme  si  elle  l'aperce- 
vait pour  la  première  fois,  un  nez  droit  et  charnu, 


VANITE  4SI 

piqué  d'une  tanne,  se  pouvait-il  que  cet  homme 
fût  son  mari,  le  compagnon  de  son  cœur  et  de  sa 
pensée,  le  maître  de  qui  elle  dépendait,  celui  qui 
avait  sur  elle  les  droits  les  plus  intimes,  ce  mon- 
sieur, oui,  ce  monsieur  qu'elle  avait  l'impression 
de  si  mal  connaître  et  de  si  peu  aimer?  Son  mari!... 
Etait-ce  bizarre! 

Et  lui  se  sentait,  à  la  suite  des  mauvais  jours 
qui  les  avaient  séparés,  repris  de  trouble,  car, 
en  son  assurance  masculine,  il  ne  doutait  pas 
qu'elle  ne  fût  sa  femme,  son  bien,  sa  chose,  et  il 
eût  souhaité  qu'il  lui  vînt  d'elle  un  peu  de  récon- 
fort, un  rien  d'affectueux,  à  ce  moment  où  il  avait 
besoin  de  consolation  et  de  tendresse. 

Il  eût  tant  voulu  ne  plus  être  jaloux,  oublier 
le  passé,  savourer  à  nouveau  une  lune  de  miel 
possible.  Il  la  contemplait  et  sentait  qu'il  ne  la 
pénétrerait  jamais  :  le  mystère  de  la  femme,  ses 
complexes  détours,  ses  ruses  discrètes  et  tout  ce 
qu'il  percevait  en  elle  de  différent,  d'inconnu, 
l'inquiétait,  l'irritait.  Pourtant,  il  l'aimait,  ou  du 
moins  il  la  désirait  encore. 

Raymonde  dit  enfin  : 

—  Est-ce  sérieusement  que  vous  avez  proposé 
à  maman  et  ma  sœur  de  vous  accompagner  en 
Chine  ou  aillleurs? 

—  Dois-je  comprendre  que  leur  compagnie  vous 
déplairait?  Il  me  semblait  pourtant  qu'elle  dût 
vous  être  plus  agréable  qu'à  moi. 

Au  vrai,  la  présence  de  Mme  Brévier  l'eût  dé- 


122  VANITÉ 

soie,  influence  dangereuse,  rapports  épineux;  il 
s'était  acquitté  d'un  devoir  ingrat  avec  l'espoir 
du  refus  qui  le  soulageait. 

—  Alors,  fit  Raymonde,  vous  avez  l'intention 
arrêtée  de  quitter  la  France? 

—  Mon  Dieu,  oui! 

—  Et  de  m'emmener? 
Il  eut  un  sourire  aigre  : 

—  Et  de  vous  emmener,  certainement. 

—  Où  comptez-vous  aller? 

—  Je  vous  l'ai  dit  :  fort  loin.  Le  monde  est 
petit,  et  on  rencontrera  toujours  assez  de  gens 
désagréables  à  voir  après  le  malheur  qui  nous 
arrive...  Faisons-nous  oublier,  nous  en  oublierons 
mieux  nous-mêmes  toui  ce  que  le  séjour  de  Paris 
nous  rappellerait  de  pénible. 

—  Et  où  est  la  nécessité  de  quitter  Paris? 
Gilles  fronça  le  sourcil,  il  croyait  avoir  donné 

ses  raisons.  Ce  n'est  fichtre  pas  uniquement  par 
amour  de  l'étranger  qu'il  s'expatriait!  Autre  chose 
d'être  un  consul  appauvri  et  accablé  de  charges, 
ou  un  homme  du  monde  riche  qui  daigne  remplir 
une  fonction  honorifique,  dont  il  laisse  la  peine 
et  le  travail  à  son  chancelier  et  aux  commis.  Ce 
n'était  déjà  pas  si  gai  pour  lui  d'avoir  à  gagner 
son  pain  comme  tout  le  monde;  il  répondit  : 

—  Ici,  nous  n'avons  pas  de  quoi  vivre,  vous 
le  savez  mieux  que  moi. 

—  Ne  pouvez-vous  faire  autre  chose? 

—  Je  vous  demande  bien  quoi? 


VANITÉ  123 

Elle  se  rendit  compte  qu'en  effet...  La  politique? 
Mince  aléa.  Sans  aptitudes,  sans  qualités,  mé- 
diocre, on  ne  pouvait  tout  de  même  pas  le  bom- 
barder ministre  ou  directeur  des  beaux-arts,  dans 
une  république  contre  laquelle  il  déblatérait. 
Gilles  reprit  : 

—  Paris  coûte  cher,  nous  sommes  ruinés. 
Elle  reprit  posément  : 

—  C'est  entendu.  J'y  ai  beaucoup  pensé,  et 
il  se  peut  que  vous  ayez  raison;  votre  offre  de 
tout  à  l'heure  vous  honore,  mais  moi  je  ne  me  sens 
aucun  goût  pour  m'exiler;  il  m'est  impossible  de 
vous  suivre. 

Il  décida,  réflexion  faite,  une  ombre  sur  le  visage  : 

—  Et  cependant  vous  m'accompagnerez,  Ray- 
monde. 

—  Si  vous  tenez  à  vous  éloigner,  rien  ne  vou3 
empêche  de  partir  seul? 

Il  eut  un  cri  de  jalousie  et  de  révolte  : 

—  Moi!  plaisantez-vous.  Vous  laisser...  Etes- 
vous  ma  femme  ou  non?  Votre  devoir  est  de  me 
suivre,  c'est  l'évidence,  la  raison...  et  la  Loi! 

Elle  avait  une  expression  grave  qu'il  ne  lui 
connaissait  pas;  et  sans  modifier  sa  pose,  les  doigts 
joints  et  le  pied  agile  frétillant  toujours  au  bout 
de  la  jupe  : 

—  Je  crois,  Gilles,  que  cependant  nous  allons 
être  forcés  de  nous  séparer. 

Il  devint  blême,  autant  de  saisissement  que  de 
colère;  jamais  elle  ne  lui  avait  parlé  ainsi. 


424  VANITÉ 

—  Comment  l'entendez-vous? 

—  Vous  vous  en  allez,  je  reste  :  concluez. 

—  Voudrez-vous  me  dire  pourquoi  il  ne  vous 
plaît  pas  de  faire  ce  que  toute  autre  femme,  à 
votre  place?...  Notre  vie  se  trouve  changée  du 
tout  au  tout.  J'accepte  les  devoirs  d'une  nécessité 
pareille.  Vous  prétendez  vous  y  soustraire;  la  rai- 
son, s'il  vous  plaît? 

Elle  le  regarda  dans  les  yeux,  et  doucement, 
avec  un  peu  de  pitié  : 

—  Voyez-vous,  mon  ami,  il  y  a  maldonne. 
Nous  ne  sommes  pas  faits  l'un  pour  l'autre.  Ni 
nos  caractères,  ni  nos  goûts  ne  s'entendent;  ils 
s'accordent  de  moins  en  moins.  Nous  sommes 
assez  jeunes  pour  ne  pas  nous  obstiner  dans  une 
impasse.  L'idée  ne  vous  est-elle  jamais  venue  que 
vous  pourriez  reprendre  votre  liberté  et  me  rendre 
la  mienne? 

Il  se  leva,  fit  deux  tours  dans  la  pièce,  les 
mains  derrière  le  dos,  nouées  à  se  faire  craquer 
les  jointures;  il  déclara  rudement  : 

—  Non,  cette  idée  ne  m'est  jamais  venue. 
Elle  hasarda  : 

• —  Pensez-y,  une  séparation  à  l'amiable...  pro- 
visoire, tout  au  moins? 

—  C'est  tout  vu,  vous  ne  resterez  pas  à  Pai'is 
seule  ou  avec  votre  mère  :  cet  air  était  déjà  mal- 
sain pour  vous.  J'ai  mission  de  votre  avenir,  de 
vous-même;  vous  me  suivrez. 

Elle  secoua  la  tête  : 


VANITÉ  125 

—  Non,  Gilles,  je  vois  que  ma  résolution  vous 
peine...  Dites  que  je  n'ai  pas  de  cœur,  invoquez 
les  grands  principes...  mais  mon  parti  est  pris... 

—  Vous  ne  m'aimez  pas,  cria-t-il,  et  vous  en 
aimez  un  autre. 

—  Je  ne  sais  pas  si  j'en  aime  un  autre,  — 
elle  s'empourpra,  —  mais  vous  venez  de  cons- 
tater une  grande  vérité;  elle  me  coûte  à  prononcer; 
c'est  vrai,  je  ne  vous  aime  pas  assez  pour  faire 
un  sacrifice  inutile. 

Gilles  ricana  : 

—  Autrement  dit,  maintenant  que  je  suis 
pauvre,  et  appauvri  par  vous,  c'est-à-dire  par 
votre  père,  vous  m'abandonnea!  C'est  généreux, 
c'est  beau!  Je  me  résignais  à  perdre  ma  fortune, 
mais  vous,  Raymonde,  vous,  non! 

Elle  se  souleva  pour  se  rapprocher  de  lui,  avec 
un  peu  d'émotion  : 

—  Qui  vous  dit,  si  vous  étiez  resté  riche,  que 
je  ne  vous  aurais  pas  parlé  de  même?  J'y  étais 
résolue.  Un  peu  plus  tôt,  un  peu  plus  tard,  allez... 
Ma  franchise  ne  résulte  pas  des  événements;  ils 
l'ont  hâtée,  tout  au  plus. 

Gilles  montra  un  visage  décomposé  : 

—  Soyez  donc  franche,  vous  pensez  non  à  une 
séparation  provisoire,  mais  définitive...  Mon  es- 
tampille ne  vaut  plus  rien,  vous  en  prendriez  une 
autre,  bien  dorée.  Pour  cela,  il  faut  que  vous  soyez 
veuve  ou  divorcée;  or,  j'espère  vivre  vieux,  et  je 
ne  divorcerai  jamais.  Une  séparation,  je  ne  l'ad- 


126  VANITÉ 

mets  pas  davantage!  Vous  resterez  ma  femmr! 
Tenez-vous-lc  pour  dit! 
Raymonde  répliqua  : 

—  Nous  serons  donc  comme  beaucoup  de  mé- 
nages, unis  sous  le  nom  du  mari  et  tirant  chacun 
de  leur  côté,  puisque  nous  ne  pouvons  vivre  côte 
à  côte. 

Il  se  planta  devant  elle  avec  une  envie  folle 
de  lui  broyer  les  poignets  et  de  la  traîner  par 
les  cheveux;  le  calme  qu'elle  gardait,  elle  d'ordi- 
naire si  vive,  l'exaspérait.  Il  eut  des  larmes  dans 
la  voix  : 

—  Oui,  Raymonde,  tu  es  une  mauvaise  femme, 
tu  ne  penses  qu'aux  autres,  jamais  à  moi;  tu  es 
pourrie  de  luxe,  de  vanité  :  briller,  plaire,  il  n'y 
a  que  cela  qui  compte  pour  toi!  Tu  es  pire  encore 
que  je  ne  le  supposais;  mais  je  veille  sur  toi,  je 
t'ai,  je  te  garde;  et  ne  t'avise  pas  de  prendre  un 
amant,  Le  Vigreux  ou  un  autre,  car  je  te  tuerai, 
—  il  brandit  le  poing,  —  et  lui  aussi! 

Elle  eut  un  triste  petit  rire,  qui  souleva  sa  gorge 
ronde   : 

—  Ne  soyez  pas  mélo  et  ambigu,  Gilles,  ça  ne 
vous  va  pas.  Pour  tuer  sa  femme,  il  faut  être  une 
brute  ou  un  mari  passionné  :  vous  n'êtes  ni  l'un 
ni  l'autre.  C'est  vrai,  je  manque  de  courage,  je 
ne  puis  affronter  une  vie  étroite.  Mais  vous  qui 
m'accablez,  ne  preniez-vous  pas  votre  part  de 
notre  existence,  n'en  acceptiez-vous  pas  les  avan- 
tages et  les  plaisirs?  Vous  êtes  mal  venu  à  me  les 


VANITÉ  !27 

reprocher.  Vaniteux,  vous  l'êtes  autant  que  moi!... 
Que  voulez-vous?  Je  suis  jeune,  je  ne  suis  pas 
laide,  je  n'ai  qu'une  vie;  à  vingt-six  ans,  une 
femme  ne  s'enterre  pas. 

—  Pourquoi  m'as-tu  épousé?  dit  Gilles;  —  et 
lâchement  il  eût  voulu  la  prendre  dans  ses  bras; 
il  connaissait  la  souffrance  du  désir  humilié,  re- 
foulé :  car  enfin,  elle  était  à  lui,  après  tout!  Elle 
répliqua  : 

—  Et  vous,  pourquoi  donc  m'avez-vous  épousée? 
Nous  nous  connaissions  si  peu,  nous  avons  voulu 
unir  nos  situations;  votre  nom,  ma  fortune;  il 
y  a  eu  faillite,  nous  n'y  pouvons  rien;  liquidons! 

Il  se  pencha  vers  elle  : 

—  Mais  je  t'ai  aimée,  moi! 

—  Oh!  croyez-vous?  fit-elle,  se  redressant  cho- 
quée par  ce  tutoiement  et  par  ce  geste. 

—  Et  toi  aussi,  ou  tes  baisers  m'ont  menti,  tes 
lèvres,  tes  bras... 

Une  honte  indignée  la  secoua;  elle  lui  voyait 
l'insistance  d'un  regard,  d'un  sourire  dont  la  fami- 
liarité intime  la  blessait  comme  un  outrage  :  pour- 
quoi lui  rappelait-il  le  servage  de  la  femme,  esclave 
non  seulement  de  l'homme,  mais  d'elle-même,  de 
son  esprit  changeant,  de  sa  chair  faible,  de  ses 
sens...  Lui  avait-elle  donc  jamais  appartenu?... 
Elle  eût  certes  juré  que  non. 

Elle  regarda  le  nez  charnu,  piqué  d'une  tanne, 
la  barbe  si  soignée,  et,  bien  femme  et  sincère  dans 
son  oubli   du  passé,   dégageant  ses  mains  qu'il 


128  VANITÉ 

tenait  serrées  dans  ses  mains  froides,  elle  se  leva  : 

—  Finissons-en! 

Gilles  eut  un  mouvement  brusque,  puis  s'em- 
parant  de  son  chapeau  et  se  ménageant  une  sortie  : 

—  Vous  réfléchirez,   Raymonde.   Mon    dernier 
mot  est  dit. 


Mme  de  Boyséon  portait  une  robe  de  velours 
mauve  sombre,  bien  de  circonstance.  La  tête  au 
vent,  les  yeux  brillants,  elle  se  leva  pour  embrasser 
Mme  Brévier,  se  contenta  de  lui  serrer,  de  lui  ta- 
poter chaleureusement  les  mains  ; 

—  Ah!  ma  chère  amie,  je  n'ai  pas  osé  venir  plus 
tôt  troubler  votre  douleur,  mais  nous  avons  été, 
mon  fils  et  moi,  soyez-en  sûre,  tellement  de  cœur 
avec  vos  tourments!  Comment  allez-vous,  pas  trop 
abattue?  Et  vos  filles?  Quel  malheur  terrible!  Ce 
pauvre  M.  Brévier...  Je  me  revois  à  table  à  côté  de 
lui,  pendant  le  dîner;  il  ne  paraissait  pas  si  souf- 
frant. Que  la  vie  est  donc  peu  de  chose!  Vous  avez 
reçu  ma  lettre,  n'est-ce  pas,  vous  disant  toute 
ma  sympathie,  mon  ami  tic? 

Elle  jeta  un  regard  à  la  dérobée  sur  la  glace  en 
face  d'elle,  s'assura  que  son  chapeau  éî  ait  d'aplomb, 
et  du  canapé  où  elle  était  assise,  attirant  plus  près 
d'elle  Mme  Brévier  dont  elle  reprii  les  mains  : 

—  Quelle  tristesse  de  songer  qu'une  douleur 
n'arrive  jamais  seule...  Notre  beau  rêve  détruit; 
heureusement  que  le  cœur  de  ces  deux  enfants 

9 


130  VANITÉ 

n'était  pas  encore  pris  :  notre  tâche  en  est  moins 
pjnible,  n'est-co  pas  chère  amie? 

Elle  ne  dit  pas  que  pendant  ces  huit  jours  elle 
avait  espéré  un  mot  de  Mme  Brévier,  lui  annonçant 
]a  catastrophe  financière,  et  allant  ello-même,  par 
fierté,  au-devant  d'une  rupture. 

Le  silence  gardé  la  mettait  en  demeure  de  retirer 
elle-même  les  paroles  engagées,  de  mettre  fin  à 
tout  espoir  inconsidéré.  Pas  une  seconde  d'hési- 
tation :  un  mariage  à  ses  yeux  n'était  qu'une 
bonne  affaire  :  son  fils  eût  épousé  Alice  richo  avec 
une  extrême  politesse;  pauvre,  elle  ne  méritait 
plus  qu'un  total  oubli.  Sa  déception  maternelle 
s'était  accrue  du  tort  que  ce  ratage  ferait  à  son 
Maurice  :  on  parlait  déjà  de  ce  projet  d'union, 
et  bien  que  tout  le  monde  dût  les  comprendre  et 
les  approuver  d'agir  ainsi,  quel  ennui,  quel  temps 
perdu,  un  nouveau  parti  à  courir! 

Vraiment,  ces  Brévier  étaient  inouïs,  et  dire  que 
le  krach  eût  pu  se  produire  une  fois  les  jeunes 
gens  bouclés,  unis  pour  la  vie!  Un  frisson  lui  courut. 
Non,  on  n'avait  pas  idée  de  ça!...  Mais  du  calme; 
elle  s'était  juré  d'aller  en  douceur. 

Le  silence  altier  de  Mme  Brévier  la  gênant,  elle 
reprit  • 

—  Maurice  a  beaucoup  de  peine,  naturellement; 
votre  charmante  fille  lui  plaisait  beaucoup.  A 
moi  aussi  Pourquoi  faut-il  que  les  nécessités 
sociales,  la  triste  raison  s'interposent  entre  le  Hbre 
choix  des  sympathies? 


VANITE  131 

Elle  étouffa  un  soupir,  feignit  d'essuyer  ses 
yeux.  Un  malaise  croissait  dans  le  silence  où  l'on 
entendait  osciller  le  balancier  de  la  pendule  de 
Boule. 

Droite,  recevant  en  plein  le  coup  qu'elle  avait 
prévu,  Mme  Brévier  souffrit  une  effroyable  humi- 
liation. Elle  qui  avait  tant  joui  par  l'orgueil!  Elle 
ne  songea  point  qu'à  la  place  de  la  générale  elle 
en  eût  fait  autant,  elle  ne  vit  que  l'affront  qui  l'at- 
teignait :  le  monde,  en  qui  elle  avait  mis  tout  son 
triomphe,  se  retournant  contre  elle,  dès  qu'elle 
était  vaincue. 

Ce  glas  de  défaite  et  d'abandon  entra  dans  ses 
oreilles  comme  l'eau  bourdonnante  à  celles  des 
noyés.  EUe  se  raidit,  et  se  haussant  à  une  expres- 
sion de  dédain,  elle  répondit,  non  sans  aisance  : 

—  Si  je  vous  entends  bien,  M.  de  Boyséon  ne 
trouve  plus  dans  ce  mariage,  que  vous  aviez  été 
la  première  à  désirer,  des  garanties  suffisantes  pour 
ses  dettes  et  son  lourd  passif...  Vous  avez  devancé, 
chère  madame,  la  démarche  que  mon  chagrin  ne 
m'a  pas  permis  de  faire  plus  tôt!  Je  vous  eusse 
annoncé  qu'après  mûre  réflexion  cette  union  ne 
me  parait  pas  plus  souhaitable  qu'à  vous. 

Mme  de  Boyséon  eut  un  haut-le-corps;  son  vi- 
sage, séduisant  malgré  sa  laideur,  prit  une  expres- 
sion de  sauvagerie  à  peine  contenue  :  elle  était 
mère  avec  passion,  avec  délire!  Oser  toucher  à  son 
fils  passait  les  bornes.  Elle  répliqua  : 

—  Je  ne  vous  ai  jamais  caché,  chère  madame, 


132  VANITE 

notre  situation  honorable,  alors  que  j'ignorais  sur 
quelles  bases  fragiles  reposait  la  vôtre.  Ce  n'est 
point  ma  faute  si  mon  fils,  fort  de  la  devise  des 
siens,  riche  de  son  épée,  n'apportait  pas  un  patri- 
moine égal  à  celui  que  vous  promettiez  et  qui,  si 
j'en  crois  le  bruit  public,  est  plus  que  compromis. 
—  Elle  releva  cavalièrement  la  tête  :  —  Maurice, 
avec  son  nom,  trouvera  toujours  à  s'établir,  ce 
n'est  pas  cela  qui  me  préoccupe;  mais  vous  et  votre 
fille,  chère  madame,  je  vous  plains  sincèrement.  Il 
est  dur  pour  une  aussi  belle  jeune  personne  que 
Mlle  Alice  de  se  trouver  du  jour  au  lendemain 
ruinée,  car  on  m'afTirme  que  vous  l'êtes... 

Mme  Brévier  devint  toute  pâle,  son  sang  refluait 
au  cœur;  elle  connut,  sur  le  calvaire  où  sa  vanité 
râlait  meurtrie,  foulée  aux  pieds,  toute  la  puissance 
de  la  douleur  et  de  la  révolte,  la  haine... 

—  Je  saisis  très  bien,  croyez-le,  vos  raisons, 
riposta- t-elle  avec  calme.  Nous  renonçons  à  ce 
mariage  :  nous  voilà  parfaitement  d'accord.  Quant 
à  l'intérêt  que  vous  voulez  bien  me  témoigner,  je 
me  dois  à  moi-même  de  vous  rassurer  :  il  est  vrai 
que  mon  mari,  par  trop  de  confiance,  a  perdu  de 
grorsses  sommes  dans  la  catastrophe  de  M.  Hott- 
mann.  Mais  l'avenir  de  ma  fille  reste  intact;  sa 
grand'tante,  Mme  Le  Martin,  dont,  que  je  sache, 
la  fortune  n'est  pas  entamée  et  ne  sortira  pas  de  la 
famille,  m'a  laissé  entendre  son  projet  de  la  doter 
princièrement.  Alice  vaut  aujourd'hui  —  ello 
loisa  Mme  de  Boyséon  —  ce  qu'elle  valait  hier. 


VANITÉ  133 

Ce  mensonge,  qui  sauvait  la  façade,  et  venu  si 
spontanément  qu'elle  n'eut  pas  le  temps  d'en  dis- 
cuter la  moralité,  elle  l'affirma  d'un  ton  de  certi- 
tude si  hautaine  que  la  générale  déconfite,  au 
moins  sur  le  moment,  regretta  de  s'être  si  nettement 
prononcée.  Mais  il  était  trop  tard  :  les  ponts  étaient 
rompus.. 

C'est  vrai,  elle  n'avait  pas  songé  à  la  tante  : 
libéralité  dans  le  présent,  espérances  dans  l'avenir. 
Elle  n'avait  vu  que  le  précipice  ouvert  sous  ses 
pas;  son  dépit  s'en  accrut. 

S'il  avait  été  encore  temps  pour  une  volte-face; 
mais  l'aigreur,  le  soupçon,  de  complexes  senti- 
ments la  retinrent.  Elle  prit  un  air  doucereux  qui 
n'allait  pas  à  sa  rude  figure  : 

—  Ah!  que  vous  me  faites  plaisir!  J'aurais  eu 
trop  de  peine  vraiment  de  partir  sur  l'impression 
que  j'apportais  en  entrant.  Du  moins  nos  chers 
enfants  pourront-ils  être  heureux  sans  qu'aucun 
ait  risqué  d'être  sacrifié  à  l'autre. 

Elle  se  leva  : 

—  Au  revoir,  chère  amie,  mes  vœux  vous  accom- 
pagnent. Comptez  toujours  sur  mon  amitié. 

Elle  pétrit  à  nouveau  les  mains  de  Mme  Brévier, 
les  garda  sans  vouloir  les  rendre;  mais  son  visage, 
où  se  Usait  une  rancune  vengeresse,  démentait  ses 
paroles.  Elle  enveloppa  d'un  regard  les  meubles  de 
soie  ancienne,  les  tapis  de  Perse,  l'enfilade  des 
salons. 

—  Quel  crève-cœur  ce  doit  vous  être  de  ne  pas 


434  VANITE 

conserver  toutes  ces  merveilles!  Mais  vous  avez 
du  courage.  A  bientôt! 

Sur  cet  adieu  cinglant  qui  suffoqua  Mme  Brévier, 
elle  partit  de  l'air  crâne  qu'on  eût  prêté  à  feu  son 
mari,  longeant  au  galop  le  front  des  troupes,  si  l'on 
n'avait  su  que  le  général,  goutteux  fieffé  sur  la  fin 
de  son  commandement,  se  faisait  apporter  une 
chaise  pour  monter  à  cheval,  et  que  cette  opération 
lui  arrachait,  avec  une  grimace,  un  juron  de  dou- 
leur. 

Derrière  Mme  de  Boyséon,  respectueux,  Prosper 
referma  la  porte  du  vestibule,  ouvrit  une  ou  deux 
fois  les  mâchoires,  roula  les  yeux  à  les  faire  jaillir 
des  orbites,  fit  le  simulacre  de  se  moucher  du  gant, 
et  proféra  sépulcralement  :  «  Enfoncés!  » 

Mme  Brévier  n'avait  eu  que  le  temps  de  rega- 
gner sa  chambre  et,  affalée  sur  son  lit,  de  respirer 
convulsivement  un  flacon  de  sels.  Ah!  comme  la 
société,  par  la  bouche  de  cette  femme,  lui  signi- 
fiait brutalement  ses  lois.  Elle  ne  se  rappela  point 
qu'elle  avait  éconduit  Michel  autrefois  parce  qu'il 
était  pauvre,  mais  elle  savoura  jusqu'à  la  fie  l'écœu- 
rement de  voir  Alice  repou3:ée,  pour  la  même 
raison. 

Eh  quoi!  on  n'ignorait  déjà  rien  de  leur  détresse. 
Cette  allusion  assez  claire  à  la  vente  conseillée  par 
Gilles!...  Et  elle  qui  se  ravalait  à  mentir,  à  inventer 
une  dot,  la  générosité  de  la  tante  Eloi!  Ah!  ah! 
c'était  drôle.  Elle  qui  avait  dû  subir,  avec  une  dou- 
loureuse patience,  les  sorties  fulminantes  de  la  vieille 


^ 


VANITÉ  135 

avare  contre  la  folie  de  Pierre,  son  aveuglement, 
son  imprudence,  ses  :  —  «  Vous  mourrez  sur  la 
paille!  Allez  donc  vous  fier  aux  gens!...  »  Car  c'est 
moins  à  Hottmann,  escroc,  qu'elle  s'en  prenait, 
qu'à  Pierre,  honnête  homme.  Le  premier  était 
dans  son  rôle,  le  second  avait  failli  à  ses  devoirs 
de  père  de  famille. 

Un  moment  elle  avait  cru  que  la  tante,  dans  son 
indignation,  allait  se  brouiller  avec  eux,  définiti- 
vement cette  fois.  Celle-ci  en  avait  d'ailleurs,  en 
retournant  chez  elle,  eu  une  indigestion,  fouetté 
Kiki,  et  fait  pleurer  à  force,  de  duretés  Mlle  Du- 
verset,  dont  la  sensibilité  pourtant  s'était  tannée 
à  son  service.  Depuis  quatre  jours,  la  tante  n'avait 
donné  d'autre  signe  de  vie  que  l'envoi  d'un  énorme 
panier,  qu'on  lui  avait  adressé  de  Nice,  et  plein  de 
fjuits  confits  qu'elle  détestait. 

La  tante,  qui  sait?...  Mme  Brévier  se  mit  sur  son 
séant,  le  visage  éclairé  par  cette  idée  subite;  oui, 
peut-être?...  pourquoi  pas?.  Une  dot,  jamais  elle  ne 
la  donnerait...  Mais  pourquoi  ne  permettrait-elle 
pas  qu'on  accréditât  ce  bruit  si  flatteur  pour  elle, 
et  qu'il  serait  toujours  temps  de  révoquer?...  Elle 
se  donnait  l'apparent  mérite  d'une  belle  action,  et 
au  moins  pendant  quelque  temps,  gagner  du  temps, 
n'était-ce  pas  tout?  On  évitait  de  mettre  en  fuite 
les  prétendants 

Mais  tante  Eloi  lui  rirait  au  nez,  incrédule,  flai- 
rant dans  sa  méfiance  une  invite  sournoise. 

Ah!  l'argent,  l'argent  tyrannique,  sans  lequel  on 


136  VANITÉ 

ne  peut  rien!  rien!  Elle  eut  un  haussement  d'épaules 
désespéré.  Où  en  trouver?  En  avoir  à  tout  prix!... 

Elle  se  contempla  dans  sa  psyché,  s'y  vit  vieillie 
à  faire  peur,  comme  si,  en  ces  deux  heures,  dix 
années  avaient  passé  sur  elle.  Ce  matin,  sa  balance 
enregistrait  un  poids  anormal.  Vieillir!...  Tous  ces 
chagrins...  c'était  complet!  Une  douleur  égoïste, 
son  impuissance  à  vif  la  rejetèrent  au  souvenir  de 
son  mari,  cause  involontaire  de  tout  cela;  elle  ne 
voulait  cependant  pas  le  reprocher  à  sa  mémoire, 
quoique... 

—  Mon  pauvre  Pierre,  murmura-t-elle,  c'est 
heureux  pour  lui  de  ne  pas  me  voir  si  malheureuse! 

Et  cette  femme  fière  sans:lota. 


VI 


Pendant  ce  temps,  les  mains  dans  les  mains,  les 
yeux  dans  les  yeux,  Alice  et  Florence  s'entrete- 
naient affectueusement. 

Une  pitié  tendre  animait  le  visag  volontaire,  les 
yeux  francs  de  miss  Smolett  :  elle  eût  tant  voulu 
rester  auprès  de  son  amie,  la  soutenir  de  sa  présence 
et  de  son  amitié;  et  la  fatalité  voulait  qu'elle  eût 
à  lui  annoncer  subitement  un  grand  départ.  Son 
fiancé,  officier  aux  Indes,  s'était  cassé  la  cuisse 
dans  une  chute  de  cheval  :  on  craignait  qu'il  ne 
restât  infirme.  Elle  partait  le  rejoindre  et  l'épouser. 

Ce  fiancé,  James  Harrisson,  elle  ne  l'avait  pas 
vu  depuis  quatre  ans;  mais  le  sentiment  calme  qui 
l'unissait  à  lui  n'en  était  pas  moins  profond;  elle 
acceptait  tout  naturellement  de  se  vouer  à  son 
infortune,  maintenant  qu'il  avait  plus  besoin 
encore  d'être  aimé.  Boiteux,  s'aidant  d'une  canne 
à  béquille,  il  lui  serait  aussi  cher  que  lorsqu'il 
franchissait,  sur  son  alezan  Red-Boy,les  haies  et  les 
douves  de  Dove-Park,  chez  les  Smolett,  ou,  svelte, 
découplé  dans  son  vêtement  de  tennis,  lançait  la 
balle  après  un  :  Play?  joyeux. 

Alice,  émue,  admirait  Florence  de  parler  de  ces 


138  VANITÉ 

choses  avec  autant  de  simplicité  :  elle  ne  plaignait 
que  James,  s'onbliant  elle-même;  et  pourtant  quel 
chagrin  elle  avait  eu,  comme  elle  avait  pleuré  en 
apprenant  l'accident,  et  ce  que  le  blessé,  loin  d'une 
ville,  sous  l'affreux  soleil,  avait  souffert  pendant  le 
transport,  et  la  mauvaise  fracture,  la  fièvre  in- 
quiétante, jusqu'au  jour  où  on  avait  pu  le  consi- 
dérer comme  sauvé.  Avec  un  sang-froid  plein  de 
charme  chez  une  jeune  fille  belle  et  souriante, 
Florence  disait  : 

—  Oui,  darling,  je  ne  sais  si  nous  reviendrons 
de  suite  en  Europe;  James  ne  pourra  rester  dans 
l'armée.  Peut-être  rentrera-t-il  dans  les  affaires; 
l'oisiveté  lui  serait  impossible,  et  très  mauvaise. 
Il  est  si  actif,  si  persuadé  qu'un  homme  doit  se 
rendre  utile,  doit  travailler  pour,  comment  dites- 
vous,  se  sur...  se  surpasser. 

Elle  ajoutait  : 

—  Mais  vous,  chère,  je  ne  puis  me  faire  à  l'idée 
de  vous  laisser  dans  une  telle  tristesse.  Et  ces  évé- 
nements terribles!  Courageuse?  Oui,  je  sais,  vous 
l'êtes.  Mais  vous  allez  souffrir  par  les  autres,  par 
ceux  qui  vous  tiennent  de  plus  près.  Avez-vous 
pensé  à  ce  que  vous  déciderez?  Savez-vous,  Alice, 
il  faut  faire  une  chose,  accompagnez-moi  :  James 
sera  très  content  de  vous  voir,  et  ce  voyage,  je  suis 
assurée,  vous  fera  beaucoup  de  bien.  Il  ne  faut  pas 
secouer  la  tête  comme  cela  (elle  imita  le  mouve- 
ment négatif  de  son  amie),  mais  comme  ceci!  (et 
elle  hocha  la  tête  de  haut  en  bas). 


VANITE  139 

Alice  avait  souri,  dans  sa  détresse,  à  l'offre 
spontanée;  mais  le  moyen  d'y  céder?...  Sans  res- 
sources, elle  n'accepterait  pas  d'être  à  la  charge 
de  cette  amie  généreuse  qui  lui  eût  offert,  elle  le 
savait,  une  forte  somme,  en  prêt  ou  en  don,  si  elle 
n'eût  craint  de  la  blesser.  Elle  savait  de  quel  dé- 
vouement miss  Smolett  était  capable  pour  ses 
amies;  elle  avait  doté  récemment  l'une  d'elles  afin 
qu'elle  pût  se  marier;  elle  avait  sauvé  de  la  ruine 
une  autre,  dont  le  mari  s'était  enfoncé  en  de 
mauvaises  affaires.  Mais  la  fierté  d'Alice  ne  se  prê- 
terait pas  à  un  compromis,  interdit  à  elle  plus  qu'à 
une  autre. 

Et  d'ailleurs,  il  fallait  qu'elle  songeât  à  vivre  une 
existence  personnelle,  qu'elle  gagnât  son  pain. 
Florence  affirmait  que  la  chose  serait  plus  facile 
à  l'étranger,  mais  alors  c'était  l'exil  le  plus  loin- 
tain et  immédiat,  tandis  que  sa  mère  se  débattrait 
au  milieu  d'inextricables  difficultés.  Certes,  rien  ne 
l'effrayait  pour  elle-même,  mais  elle  ne  voulait  pas 
manquer  au  devoir  filial  qui  s'imposait  encore  à 
elle;  comment  se  soustraire  au  malheur  commun, 
si  récent?  Plus  tard,  les  affaires  réglées,  sa  mère 
ayant  adopté  un  plan  de  vie,  elle  pourrait  reven- 
diquer sa  liberté. 

Miss  Smolett,  d'un  regard  attentif,  suivait  ses 
explications.  Oui,  elle  comprenait,  elle  comprenait 
très  bien.  Ce  n'étaient  peut-être  pas  de  très  bonnes 
raisons,  car  Mme  Brévier  ne  manquerait  pas  de 
conseils;  elle  avait  Mme  d'Arbelles  sa  fille,  elle 


UO  VANITE 

avait  M«  Labric  et  M^  Aurandon,  et  certainement 
Alice  ne  lui  serait  pas  d'un  grand  secours,  mais 
c'étaient  des  raisons  chevaleresques,  des  raisons 
du  cœur...  oui,  elle  comprenait  : 

—  Voyez  pourtant,  darling,  ce  beau  voyage 
serait  très  bon  pour  vos  chagrins.  Oh!  pas  pour 
oublier;  nous  penserions  ensemble  à  ceux  que  nous 
aimons;  mais  au  moins  vous  n'auriez  plus  sous  les 
yeux  tout  ce  spectacle  si  triste;  vous  vivriez  avec 
nous  tant  que  vous  n'auriez  pas  pris  James  et 
Florence  en  horreur;  rien  ne  vous  rappellerait  tout 
ce  qui  va  vous  être  si  amer  :  oh!  je  prévois...  Croyez- 
moi,  chère,  puisque  vous  n'êtes  pas  heureuse  ici, 
puisqu'il  n'y  a  pas  d'épanchement  pour  votre  cœur 
et  pour  votre  esprit,  cassez  le  fil,  faites  votre  malle, 
venez  avec  moi. 

—  Ah!  dit  Alice,  ne  me  tentez  pas,  chère  amie, 
ce  n'est  pas  l'envie  qui  m'en  manque.  Oui,  je  le  sens 
bien,  votre  affectueuse  bonté  m'offre  là  une  occa- 
sion unique  de  rompre  avec  le  passé,  de  tenter 
l'avenir... 

—  Pas  bonté,  amitié  tout  court,  Alice.  Est-ce 
que  vous  n'en  feriez  pas  autant  pour  moi,  si  vous 
étiez  à  ma  place?  Et  qu'est-ce  que  vos  scrupules 
pour  l'argent?  Je  le  demande?  L'argent,  chère,  est 
une  chose  sale,  très  répugnante;  il  ne  mérite  pas  de 
nobles  scrupules  comme  les  nôtres.  Est-ce  que  vous 
pensez  que  vous  seriez  mon  obligée?  Mais  pas  seule- 
ment dans  l'ongle  du  petit  doigt.  C'est  moi  qui 
vous  devrais  de  la  reconnaissance  et  beaucoup,  de 


VANITÉ  141 

vouloir  bien  venir  quand  je  suis,  moi  aussi,  dans 
la  peine,  et  James,  j'en  suis  sûre,  aimerait  tant 
vous  avoir  pour  amie. 

Elle  prit  Alice  aux  épaules,  et  appuyant  ses 
mains  fermes  pour  imposer  sa  volonté  : 

—  Ne  réfléchissez  pas,  chère,  dites  :  oui,  très 
vite,  en  fermant  les  yeux,  et  vous  ne  pourrez  plus 
vous  dédire,  car  vous  n'avez  qu'une  parole. 

Alice  ferma  les  yeux,  mais  le  oui  ne  put  sortir  de 
ses  lèvres.  Et  pourtant... 

La  tentation  se  précisait  :  fuir  cette  maison, 
s'évader  de  cette  ville  et  de  ces  mille  visages  con- 
nus où  elle  ne  lirait  désormais  qu'indifférence  ou 
dédain,  échapper  à  ce  miheu  auquel,  malgré  les 
liens  du  sang,  aucune  confiance  d'âme  ne  l'atta- 
chait :  sa  mère  si  différente...  Raymonde,  si  in- 
quiétante...; et  sans  qu'elle  pût  rien  pour  leur  bon- 
heur, pour  leur  repos... 

Autant  briser  la  chaîne,  agir,  non  en  Française 
esclave  des  habitudes,  du  convenu,  grandie  à 
l'ombre  du  foyer,  dans  le  cercle  de  lampe  famihale, 
mais  comme  une  jeune  Anglaise  déterminée,  qui, 
consciente  de  ce  qu'elle  veut  et  forte  de  sa  respon- 
sabihté,  s'en  va  d'un  pied  léger  et  vigoureux  vers 
l'horizon  ouvert,  une  vie  meilleure!  Si  encore  une 
seule  raison  la  retenait  ici,  un  espoir  même  bien 
vague;  s'il  était  un  être  qui  s'intéressât  à  elle,  sur 
qui  elle  pût  compter,  un  frère,  un  ami  sûr  :  mais 
non,  elle  était  seule,  affreusement  seule... 

Et  elle  se  l'attestait  avec  une  douleur  profonde, 


142  VANITE 

jamais  Michel  ne  lui  avait  semblé  si  loin...  Miss 
Smolett  la  regardait  avec  une  malice  sérieuse;  son 
sourire  expressif  montrait  toutes  ses  dents  très 
blanches,  et  grandes  : 

—  Alors,  je  pense,  moi,  darling,  que  vous  ne 
voulez  pas  vous  marier  avec  un  ami  de  James  parce 
que  vous  préférez  un  de  vos  frivoles  et  jolis  Fran- 
çais. Voilà  pourquoi  vous  laisserez  la  pauvre  Flo- 
rence s'embarquer  seule,  oh!  terriblement  seule, 
après-demain  à  Marseille  sur  le  Prince-Edouard, 
bateau  splendide.  Le  capitaine  est  Ralph  Rugby, 
un  fier  homme  de  mer  et  un  très  parfait  gentle- 
man. Mon  père  l'a  beaucoup  connu.  Oui,  vous  ne 
m'avez  pas  dit  toutes  vos  raisons,  et  moi,  naïve 
qui  vous  écoutais... 

A  l'enjouement  forcé  de  son  amie,  —  cette  vail- 
lance gaie  lui  faisait  pourtant  du  bien,  —  AHce 
répondit  par  un  sourire  mélancolique  : 

—  Je  ne  me  fais  aucune  illusion,  allez,  sur  la  visite 
que  Mme  de  Boyséon  fait  en  ce  moment  à  ma  mère.. 

—  Oh!  très  bien,  et  dites  la  vérité,  Alice,  vous 
avez  trop  d'orgueil  pour  souffrir  réellement  de  ce 
que  monsieur  le  capitaine  vous  fait  la  révérence  : 
une  attitude  sans  beauté  pour  lui.  Rien  de  glorieux 
à  cela.  Vous  n'aimez  pas  M.  de  Boyséon,  ce  n'est 
pas  lui  que  vous  auriez  épousé,  et  ce  n'est  pas  pour 
lui  que  vous  préférez  rester  en  France. 

Alice,  troublée,  murmura  très  vite  : 

—  Vous  savez  très  bien,  Florence,  que  personne 
ne  m'aime,  et  que  je  n'aime  personne. 


VANITÉ  143 

—  Alors,  moi,  je  vais  vous  dire  une  chose  ex- 
cellente, chère  :  il  vous  faut  épouser  M.  Michel 
Lorin,  qui  a  beaucoup  de  cœur  et  qui  est  très  intel- 
ligent, et  qui  a  mauvais  caractère  et  qui  a  un 
grand  amour  pour  vous  dans  le  fond. 

Alice  rougit,  des  larmes  d'humiliation  vinrent  à 
ses  yeux,  et  avec  une  véritable  détresse  : 

—  Si  vous  m'aimez,  Florence,  ne  me  reparlez 
jamais  de  cela!  Michel  ne  pense  pas  à  moi,  je  ne 
pense  pas  à  lui,  tout  est  pour  le  mieux  ainsi. 

—  Oh!  je  n'ai  pas  voulu  vous  tourmenter, 
chérie.  J'aime  beaucoup  M.  Michel,  quoique,  si 
j'étais  sa  femme,  je  me  disputerais  toujours  avec 
lui...  Eh  bien,  écoutez.  Si  vous  ne  voulez  pas 
l'épouser,  vous  ne  l'épouserez  pas,  voilà  tout;  et 
quand  tous  les  intérêts  si  tristement  ennuyeux,  ici, 
seront  réglés,  si  vous  n'avez  rien  de  mieux  à  faire, 
si  vous  pensez  toujours  à  moi  avec  amitié,  vous  me 
câblerez  :  «  J'arrive!  »  Et  vous  prendrez  à  Marseille 
le  bateau  et  vous  viendrez  auprès  de  nous.  Voulez- 
vous  promettre? 

—  Eh  bien,  oui,  fit  Alice,  peut-être. 

Elle  venait  d'éprouver  une  émotion  poignante  en 
entendant  Florence  parler  aussi  nettement  d'une 
union  possible  avec  Michel  :  mais  d'abord,  il  no 
voulait  pas  d'elle,  il  nj  l'aimait  pas,  et  l'aimât-il  un 
jour,  ce  n'est  pas  elle,  pauvre,  qui  consentirait  à 
lui  rendre  lourde  la  carrière  qu'à  force  de  volonté 
il  s'était  créée,  et  où  il  n'avait  pas  trop  pour  vivre 
seul  Ah!  si  elle  avait  encore  cette  malheureuse  dot 


144  VANITE 

dont  l'idée  ne  lui  avait  jamais  donné  de  joie,  mais 
bien  la  honte  de  penser  qu'on  ne  la  rechercherait 
pas  pour  elle  seule,  mais  pour  sa  fortune...  Si  elle 
l'avait  encore?...  Bah!  c'est  alors  Michel,  dans  son 
absurde  fierté,  qui  ne  voudrait  pas  l'épouser. 

Oh!  elle  avait  bien  percé  ce  misérable  orgueil 
d'homme,  qui  ne  veut  rien  devoir,  scrupuleusement 
farouche.  Eh  bien,  pourquoi  *iurait-elle  moins 
d'honneur  que  lui?... 

Pour  la  première  fois,  elle  sentait  avec  douleur 
combien  la  question  d'argent  se  mêle  à  notre  vie. 
Florence  se  trompait,  en  la  persuadant  que  la 
retraite  de  M.  de  Boyséon  lui  était  bien  indifférente. 
Elle  avait  le  cœur  trop  à  vif,  la  sensibilité  trop 
écorchée  sous  son  air  de  courage,  pour  ne  pas  souf- 
frir, au  moins  dans  son  orgueil,  de  cette  lâcheté 
admise,  mieux,  commandée  par  la  morale  du  monde. 
Elle  comptait  donc  si  peu  pour  elle-même,  quand 
il  lui  avait  parlé  avec  cet  entrain  courtois,  cette 
sympathie  déférente?  Ses  prévenances  ne  s'adres- 
saient donc  pas  à  elle,  mais  à  ce  qu'elle  représen- 
tait de  positif  et  de  comptant? 

Elle  avait  beau  mépriser  l'argent,  il  y  avait  là 
quelque  chose  d'outrageant!...  Pourquoi  d'ailleurs 
ne  lui  aurait-il  pas  plu,  cet  homme,  avant  qu'elle 
eût  appris  à  le  connaître?  Et  elle  s'avouait  avec 
confusion  qu'il  ne  lui  avait  pas  été  antipathique, 
au  contraire.  Elle  avait,  au  moins  un  instant, 
subi  le  charme  de  sa  séduction  physique.  Elle  s'en 
voulait  durement.  Et  un  peu  de  sa  rancune  obscuio 


VANITÉ  145 

s'en  allait  vers  Michel;  c'est  à  cause  de  lui,  de  son 
maintien  de  bravade,  qu'elle  avait  causé  longue- 
ment avec  Boyséon.  L'âcreté  de  leur  hostilité 
passée  lui  revint  à  la  bouche. 

Une  seule  chose  les  avait  rapprochés  :  le  souvenir 
pieux  envers  le  disparu.  Dans  cette  douleur-là, 
au  moins  ils  avaient  communié. 

—  Voilà,  très  chère,  dit  miss  Smolett  en  se  le- 
vant; que  je  vous  embrasse  maintenant,  car  j'ai 
beaucoup  à  courir;  mais  je  vou  reverrai  avant  mon 
départ,  et,  quoi  qu'il  arrive,  songez  que  Florence 
est  votre  amie,  de  près,  de  loin,  toujours,  et  pour  la 
vie! 


10 


VII 


Les  jours  qui  suivirent,  Gilles  s'occupa  fiévreu- 
sement de  la  vente  du  mobilier. 

L'affaire  s'était  conclue,  pour  Rosenoire.  Par 
malheur  les  grandes  notes  arrivaient  pressantes, 
couturiers,  modistes,  tapissiers,  à  côté  de  petites 
notes  de  fournisseurs  de  la  bouche,  présentées  par 
des  garçons  sans  tact.  Prosper,  si  maître  de  lui,  dut 
expulser  d'un  coup  de  pied  quelque  part  un  mar- 
miton mal  embouché  qui  rapportait  pour  la  troi- 
sième fois  une  note  de  glacier  et,  assis  sur  sa  sor- 
betière; déclarait  qu'il  ne  s'en  irait  qu'une  fois 
payé. 

Des  experts,  introduits  à  la  suite  de  M«  Labric, 
conféraient  en  palpant  les  meubles  et  en  exami- 
nant les  tableaux.  On  imprimait  les  catalogues  sur 
papier  de  luxe,  avec  dessins.  Trac  avait  fait  le 
frontispice.  M^  Vapaille  était  venu,  son  nez  de 
taupe  pointant  comme  pour  cheminer  sous  terre, 
offrir  des  services  qu'on  ne  lui  demandait  pas.  La 
vente  était  affichée  pour  la  fin  du  mois,  annoncée 
par  des  échos  et  des  articles,  les  uns  corrects, 
ceux-là  plus  ou  moins  spirituels,  un  ou  deux  mal- 
veillants. 


VANITÉ  447 

Gilles  en  avait  grimacé,  mais  le  moyen  de  se 
fâcher?  Aux  journalistes  qui  venaient  l'interviewer, 
il  faisait  bon  accueil,  quoi  qu'il  en  eût,  et  il  con- 
sentit à  ce  qu'un  magazine  illustré  photograpliiât 
la  bibliothèque,  dans  un  éclair  de  magnésium  suivi 
de  suffocante  fumée  blanche. 

Entre  temps,  il  harcelait,  au  ministère,  le  chef 
du  personnel,  battait  l'estrade  pour  se  faire  recom- 
mander, relançait  Morande  et  trois  députés  :  il 
voulait  avoir  sa  nomination,  persuadé  que  Ray- 
monde  céderait  devant  le  fait  accompli  :  il  n'en- 
tendait nullement  la  quitter  et,  dans  son  désastre, 
il  tenait  à  elle  comme  à  une  rançon;  elle  lui  coû- 
tait assez  cher  pour  qu'il  ne  voulût  point  y  renon- 
cer, et  il  espérait  qu'elle  le  dédommagerait  dans 
l'avenir  de  tout  ce  qu'elle  lui  avait  fait  perdre, 
lorsque  les  espérances  incarnées  en  tante  Eloi... 

Il  jugeait  fort  légitime  ce  calcul,  trop  galant 
homme  d'ailleurs  pour  y  faire  la  moindre  allusion. 

Le  grand  deuil  que  sa  femme  et  lui  portaient, 
en  suspendant  sorties  et  visites,  en  retenant  de 
force  Raymonde  au  logis,  le  rassurait.  Il  avait  prié 
M.  Trochart  de  suspendre  une  fdature  aussi  coû- 
teuse qu'inutile 

Un  soir  il  rentra  à  l*hôtel  le  visage  plus  éclairé 
que  de  coutume;  on  venait  de  lui  offrir  un  poste 
important,  au  delà  de  ses  espérances  :  le  consulat 
de  Batavia,  et  il  avait  accepté.  Il  en  fit  part  à 
Raymonde  comme  d'une  chose  naturelle  et  admise 
entre  eux  de  tout  temps.  Il  ajouta  quelques  dé- 


148  VANITE 

tails  :  la  vie  aux  Indes  Néerlandaises  était  chère  : 
les  quarante  mille  francs  d'appointements  n'of- 
fraient rien  d'exagéré.  Le  climat... 

Elle  ne  fit  point  d'objections,  mais  quand  il 
ajouta  : 

—  Nous  rejoindrons  en  février;  à  ce  moment 
votre  mère  et  votre  sœur  n'auront  plus  besoin  de 
moi  et  le  plus  gros  de  la  succession  sera  liquidé..., 
elle  répondit,  avec  un  sourire  résolu,  une  fermeté 
nouvelle  dans  ses  yeux  : 

—  Vous  rejoindrez  seul,  je  resterai  à  Paris, 
vous  le  savez  bien. 

—  Votre  refus  de  m'accompagner  me  délivrera, 
songez-y  bien,  des  obligations  pécuniaires  de  la  loi. 
Avec  quoi  vivrez-vous? 

Elle  répondit  : 

—  Je  n'en  sais  rien,  je  me  débrouillerai.  Il  se  peut 
aue  j'entre  au  théâtre. 

Il  la  regarda  comme  si  elle  devenait  folle.  Au 
théâtre,  la  vicomtesse  Gilles  d'Arbelles!  Elle  n'y 
songeait  pas... 

—  Mais  si,  très  bien.  Laroze  croit  que  je  réus- 
sirai et  parle  de  me  faire  engager  au  Vaudeville. 
Je  ne  serais  pas  la  première  femme  du  monde  qui 
serait  montée  sur  les  planches.  C'est  admis,  à  pré- 
sent. 

Gilles  s'écria  : 

—  Je  vous  le  défendrai.  Mon  autorité  maritale... 
Vous  manquez  totalement  de  sens  moral. 

Il  venait  de  songer  avec  terreur  que  cette  idée 


VANITÉ  149 

absurde,  monstrueuse,  inacceptable...  —  quel 
bruit  dans  les  salons,  la  presse  —  et  la  singulière 
figure  de  mari  qu'il  ferait!  —  cette  idée  somme  toute 
n'offrait  rien  d'irréalisable.  Laroze  au  Vaudeville 
faisait  la  pluie  et  le  beau  temps.  Nul  doute  qu'un 
engagement  aussi  sensationnel  ne  fît  prime.  Et 
Raymonde  jouait  très  bien  la  comédie,  avec  une 
sûreté,  une  intelligence  rare  de  la  scène;  les  ap- 
plaudissements qu'elle  avait  remportés  l'hiver 
dernier  chez  Mme  Aguilano  dan.s  le  Chandelier, 
et  dans  les  Folies  amoureuses  chez  la  princesse 
Soph  e,  l'avaient  assez  flatté,  tout  en  le  rendant 
à  la  fois  humilié  et  jaloux. 

Il  entrevoyait  une  loge  d'actrice  comme  il  en 
avait  vu,  tendue  de  soie  jaune,  — pourquoi  jaune? 
—  débordante  de  fleurs,  et  une  cohue  d'habits 
noirs  et  de  femmes  parées,  pêle-mêle  avec  des 
comédiens,  faisant  irruption  chez  l'étoile  :  «  Ra- 
vissante, admirable!  Bravo!...  Ah!  chère  amie, 
quel  triomphe!  »  Et  lui,  où  serait-il  pendant  ce 
temps-là?  La  promiscuité  du  métier,  ce  cou- 
doiement de  machinistes  et  de  pompiers  :  non, 
c'était  de  la  démence! 

Ce  qui  l'inquiétait  le  plus  était  le  profond  chan- 
gement qui  s'accusait  dans  la  manière  d'être  de 
Raymonde,  ses  mutismes  absorbés,  ses  langueurs 
dolentes  prêtes  aux  larmes,  un  flacon  de  sels  à 
portée  de  sa  main;  elle  couvait  comme  une  maladie 
d'âme;  puis  brusquement  elle  souriait,  d'un  air 
étrange. 


150  VANITE 

Ce  jour-là,  ils  n'allèrent  pas  plus  loin.  Mais 
Gilles  garda,  de  ce  court  engagement  de  regards 
aigus,  un  malaise  qu'ulcérait  encore  la  froideur 
définitive  de  sa  femme;  que  lui  servait  d'être  marié 
à  une  étrangère  qu'il  ne  tentait  même  plus  d'em- 
brasser le  soir  en  se  séparant,  au  seuil  de  leurs 
chambres,  par  peur  d'un  retrait  instinctif  et  déso- 
bligeant? 

—  M'accompagnerez-vous  à  Rosenoire?  dc- 
manda-t-il  le  lendemain;  il  faut  pourtant  faire  un 
choix  dans  les  meubles  que  votre  mère  tient  tant 
à  conserver.  Cela  ne  prendra  qu'une  demi-journée. 

—  Allez-y  avec  maman.  Pour  moi,  je  suis  trop 
fatiguée  et  ne  quitterai  pas  la  maison. 

Gilles  dut  se  résigner  à  s'éloigner  seul  avec  sa 
belle-mère,  dans  l'auto  que  celle-ci  avait  conservée 
et  qui  faisait  sa  première  sortie  depuis  le  triste 
jour.  Par  une  méfiance  irraisonnée,  il  avait  pré- 
venu M.  Trochart  d'exercer  sa  surveillance  sur  les 
entrées  et  sorties  qui  pourraient  se  produire  à 
l'hôtel,  et  même  il  avait  eu  le  soin  astucieux  de 
dire  à  Prosper  (Germain,  leur  valet  de  chambre 
avait  été  congédié  pour  manque  de  respect)  : 

—  Consignez  la  porte,  madame  est  souffrante. 
«  Cause  toujours  »,  avait  pensé  Prosper,  qui  une 

minute  après  s'entendait  dire  : 

—  Je  ne  recevrai  personne,  Prosper.  Si  cepen- 
dant M.  Le  Vigrcux  me  demandait,  vous  le  feriez 
entrer  dans  mon  petit  salon. 

«  Mais  comment  donc?  Avec  plaisir.  » 


VANITÉ  151 

Et  impassible,  le  vieux  maître  d'hôtel  avait  ac- 
quiescé d'un  plongeon.  Ne  savait-il  pas  à  quoi  s'en 
tenir?  Ce  ne  serait  pas  la  peine  d'être  depuis  vingt 
ans  au  service  d'une  famille,  si  on  n'en  connaissait 
pas  les  petits  secrets. 

D'ailleurs,  il  protégeait  Raymonde,  dont  il 
appréciait  le  «  chic  »,  et  si  les  lettres  de  Le  Vi- 
greux  parvenaient  sans  encombre,  sans  que  jamais 
Gilles,  sur  l'œil,  eût  pu  les  intercepter,  c'est  que 
Prosper,  qui  connaissait  l'écriture  de  toutes  les 
suscriptions,  se  faisait  un  devoir  d'escamoter  ces 
lettres,  et  de  ne  les  présenter  à  Madame,  sur  un  pla- 
teau d'argent,  que  lorsqu'elle  était  seule.  Zèle 
muet  dont  elle  lui  savait  gré,  complicité  équivoque 
et  inévitable,  qu'elle  sauvegardait  d'un  air  dé- 
taché,   avec   l'ombre   d'un   sourire   énigmatique. 

Le  Vigreux  viendrait  :  pour  Raymonde  cela  ne 
faisait  aucun  doute.  Elle  n'avait  eu  pour  cela 
qu'à  lever  et  qu'à  abaisser  plusieurs  fois  le  store 
de  la  fenêtre  de  sa  chambre,  au  moment  où  celui-ci 
passait  à  l'heure  indiquée  dans  sa  dernière  lettre. 
Il  ne  pouvait  se  résigner  à  ne  plus  la  voir.  La  réclu- 
sion où  elle  se  tenait  le  rendait  fou.  L'entretenir 
devant  témoins  lui  était  un  supplice  que  la  froi- 
deur marquée  du  mari  l'engageait  peu  à  renouveler  : 
il  voulait  la  voir,  dès  qu'elle  aurait  l'espoir  d'être 
seule.  Qu'elle  l'en  avertît,  il  lui  en  indiquait  le 
moyen. 

Quand  un  groom  de  La  Vie,  mince  gaillard  futé, 
en  observation  derrière  un  gros  marronnier  du 


158  VANITÉ 

Parc  Monceau,  eut  couru  au  pied-à-lerre  de  la  rue 
du  Général-Foy  lui  annoncer  le  départ  de  l'auto  et 
le  signalement  des  voyageurs,  il  sauta  dans  un 
fiacre  et  se  dirigea  vers  l'hôtel  des  Brévier. 

Par  habitude,  il  se  retourna  pour  s'assurer  qu'il 
n'était  pas  filé,  ces  choses  arrivent  quand  on  est 
très  notoire,  et  la  préfecture  de  police  lui  en  fai- 
sait quelquefois  l'honneur,  pour  le  compte  du  préfet 
ou  celui  du  ministre  de  l'intérieur...  Il  en  avait 
l'habitude  et  ne  voyait  rien  là  qui  dût  l'incom- 
moder. 

Il  ne  fut  donc  pas  surpris  de  distinguer,  hélant 
précipitamment  un  fiacre,  M.  Trochart,  dont  la 
grosse  et  benoite  figure  lui  était  d'autant  moins 
inconnue  qu'il  l'avait  rencontrée  un  peu  plus  que 
de  raison  ces  derniers  temps;  et  parce  que,  contin- 
gence dont  l'agent  de  recherches  avait  jugé  su- 
perflu d'entretenir  M.  d'Arbelles,  ledit  Trochart 
lui  avait  servi  pour  des  enquêtes  délicates  où  il 
avait  manqué  de  flair,  il  y  avait  fort  longtemps, 
c'est  vrai;  mais  Le  Vigreux  avait  une  mémoire  des 
physionomies  qui  ne  pardonnait  pas. 

Arrêtant  brusquement  et  payant  son  fiacre  au 
coin  de  la  rue  Monceau,  il  ne  laissa  pas  au  fiacre 
qui  le  suivait  le  temps  d'aller  stopper  un  peu  plus 
loin;  sur  un  geste  de  reconnaissance  ravie,  il  se 
jeta  à  la  portière,  l'ouvrit  et  s'introduisit  dans  la 
voiture  avec  la  souplesse  d'un  jeune  homme,  avant 
que  l'autre  osât  protester  : 

—  Ah!  monsieur  Trochart,  comme  on  se  ren- 


VANITÉ  153 

contre!...  Pourquoi  n'êtes-vous  pas  venu  me  trouver 
tout  de  suite?  Un  ancien  client!...  c'est  une  trahi- 
son :  qu'est-ce  que  l'on  vous  paye  pour  cela?  Vous 
savez  qu'avec  moi  il  y  a  toujours  à  gagner. 

—  Mais,  monsieur  Le  Vigreux... 

—  Ne  jouez  pas  au  fin;  M.  d'Arbelles  vous 
donne  quoi  :  trente,  quarante  par  jour?  C'est 
maigre!  A  quoi  bon  vous  fatiguer?  Rédigez  votre 
bulletin  comme  vous  savez  faire,  hein?  avec  un  peu 
d'imagination.  Je  vous  fournirai  des  tuyaux,  au 
besoin;  soumettez-moi  ça  à  sept  heures  au  journal, 
la  caisse  sera  ouverte  pour  vous. 

—  En  conscience,  monsieur  Le  Vigreux... 

—  Monsieur  Trochart,  la  nature  vous  a  donne 
deux  mains;  n'est-ce  pas  pour  justifier  le  classique  : 
«  La  main  droite  doit  ignorer... 

—  Ce  que  reçoit  la  main  gauche  ?  » 

—  Vous  avez  du  bon  sens,  Trochart  :  voyez 
cependant,  vous  alliez  faire  une  sottise  en  me  trai- 
tant en  ennemi,  ou,  ce  qui  est  plus  grave,  en  indif- 
férent; suis-je  donc  un  homme  à  négliger?  A  quoi 
diable  avez-vous  l'esprit? 

—  Je  vous  proteste,  assura  le  gros  homme 
confus;  tenez,  monsieur  Le  Vigreux,  vous  me  croi- 
rez si  vous  voulez,  je  n'ai  pas  encore,  depuis  que 
j'ai  l'ennui  —  oh!  je  puis  bien  dire  l'ennui  — 
de  suivre  cette  affaire,  remis  une  note,  un  mot  qui 
pût  vous  faire  du  tort.  Vous  me  direz  qu'il  n'y 
avait  rien  à  dire,  jusqu'à  présent,  mais  j'aurais  pu 
inventer;  eh  bien  non,  c'était  plus  fort  que  moi.  Le 


1S4  VANITÉ 

moment  venu  de  vous  nuire,  je  sens,  je  suis  sûr 
que  je  serais  allé  vous  voir  et  tout  vous  raconter. 
Dans  notre  métier,  la  sympathie  compte  plus 
qu'on  ne  croit.  J'ai  sauvé  des  petites  femmes  parce 
qu'elles  étaient  gentilles,  et  j'ai  fait  pincer  des 
maris  parce  qu'ils  me  répugnaient,  sans  me  sou- 
cier de  savoir  qui  payait.  Chacun  entend  l'hon- 
neur à  sa  façon. 

—  C'est  évident.  Ne  vous  dérangez  plus  à  l'ave- 
nir, n'est-ce  pas,  si  ce  n'est  pour  passer  au  journal. 
Vous  donnerez  votre  nom  à  l'huissier. 

—  Ce  sera  M.  Robert,  si  vous  le  voulez  bien, 
l'habitude... 

—  Oui,  Monte-Cristo...  Vidocq!...  «  Peyrade.  »  A 
ce  soir,  Troch...  Robert!...  Cocher,  arrêtez! 

Et  délibérément.  Le  Vigreux  sautait  à  terre, 
cependant  que  M.  Trochart,  plissant  ses  lèvres 
épaisses  en  un  silencieux  sourire,  goûtait  une  des 
joies  les  plus  complexes  et  les  plus  savoureuses 
d'une  profession  où  l'imprévu  se  mêle  à  la  cocas- 
serie, où  la  fantaisie  côtoie  la  réalité,  où  il  semble 
que  Shakespeare  collabore  continuellement  avec 
Guignol 

Il  est  certain  qu'il  avait  fait  jusqu'ici  fausse 
route  :  la  jolie  dame  lui  était  sympathique,  le 
mari  avait  l'air  d'un  pouacre,  et  on  ne  pouvait 
rien  refuser  à  ce  brasseur  d'hommes  et  d'affaires, 
brutal  et  persuasif,  qui  s'appelait  Le  Vigreux. 

M.  Trochart  ne  travaillait  pas  seulement  pour 
l'argent,  il  appliquait  à  ses  filatures  une  morale 


VANITÉ  155 

personnelle  qui  le  faisait  l'agent  d'un  destin  pro- 
videntiel, parfois.  Il  était  dilettante,  homme  de 
goût.  Et  il  le  fallait  bien  pour  ne  pas  se  blaser 
sur  un  métier  qui  ne  manquait  ni  de  risques  ni  de 
déboires. 


VIII 


Le  Vigreux  franchit,  alerte,  la  petite  distance 
qui  le  séparait  de  l'hôtel. 

Il  était  joyeux  de  revoir  Raymonde,  et  ses  af- 
faires marchaient  à  souhait.  Roy-Chancel  avait 
enfin  capitulé,  mis  cent  mille  francs  dans  une  nou- 
velle combinaison  de  publicité  de  La  Vie,  sans 
qu'il  en  coûtât  rien  à  son  honneur,  puisque  c'est  en 
vain  que  Mme  Roy-Chancel  avait  essayé  d'obtenir 
quittance  par  l'offre  expiatoire  de  sa  brune  et 
vive  beauté.  Démarche  flatteuse,  —  le  mari  était-il 
inconscient,  —  tentation  affriolante  d'un  pacte 
sans  lendemain.  Mais,  comme  le  professait  l'ex- 
cellent M.  Trochart,  chacun  entend  la  morale  à 
sa  façon,  et  Le  Vigreux  par  principe  n'embrouillait 
jamais  ses  comptes  d'affaires  et  de  galanterie.  Au 
vrai,  les  conséquences  du  suicide  d'Hottmann 
l'avaient  surpris  et  débordé.  Ayant  tiré  du  sinistre 
le  parti  qu'il  pouvait,  il  virait  bord  pour  bord,  en 
naufrageur  avisé,  cherchant  son  profit  maintenant 
dans  le  renflouement  et  la  remise  à  flot  provisoire 
des  Quatre  Saisons. 

Si  la  responsabilité  involontaire  qui  lui  incom- 
l»ait  dans  la  mort  de  Brévier  ne  troublait  pas  sa 


J 


VANITÉ  157 

conscience,  —  rien  ne  forçait  ce  pauvre  Brévier 
à  avoir  confiance  en  un  filou,  —  sa  sensibilité 
d'amoureux  était  harcelée  de  regrets.  Voir  souffrir 
Raymonde  le  désolait.  Bandit  de  grande  envergure, 
mais  chevaleresque,  il  eût  voulu  compenser  pour 
elle  l'injustice  du  sort. 

Loin  que  ces  semaines  de  séparation  eussent 
refroid  son  esprit,  occupé  de  tant  d'intérêts  divers, 
l'idée  fixe  de  son  amour  et  de  son  désir  le  dominait. 
Avec  cela,  jamais  il  ne  s'était  montré  plus  lucide, 
plus  audacieux  :  des  projets  gigantesques  se  succé- 
daient dans  sa  tête.  La  Vie,  qui  avait  compté  ce 
mois-ci  dix  mille  abonnés  de  plus,  était  moins  un 
tirage  qu'un  formidable  engrenage  de  spéculations 
politiques,  industrielles  et  financières,  une  machine 
immense  barattant  chaque  matinl'opinion  publique 
agitée  et  fouettée  jusqu'aux  couches  profondes  de 
lecteurs. 

Ce  fut  d'un  pas  impérieux  qu'il  franchit  le  per- 
ron. Prosper  lui  ouvrit  immédiatement  : 

—  Mme  d'Arbelles  recevra  Monsieur  au  second. 

Le  Vigreux  se  rappela,  en  gravissant  les  degrés, 
la  dernière  soirée,  la  petite  serre  plongée  dans 
l'obscurité  et  le  blanc  fantôme  qu'il  serrait  dans 
ses  bras. 

Avec  une  puissance  d'explosion,  son  amour  pas- 
sionné l'emplit  de  fièvre;  il  sentit  qu'il  aurait  sou- 
levé des  mondes  pour  la  conquête  d'une  femme. 
Les  obstacles  appelaient  ses  mains  d'athlète  :  il  ne 
reconnaissait  point  de  bornes  à  sa  volonté,  à  son 


158  VANITÉ 

orgueil...  Il  eut  l'impression  familière,  mais  accen- 
tuée, de  se  sentir  là  comme  partout  chez  lui,  et 
que  ce  qu'il  désirait,  fût-ce  difficile,  fût-ce  impos- 
sible, s'accomplirait.  Cette  confiance  en  soi  faisait 
le  nerf  de  sa  force. 

Dans  le  petit  salon  il  resta  debout,  attendri, 
vaguement  respectueux.  Ce  léger  décor,  ces  meubles 
fragiles,  ces  objets  d'art  délicats,  tout  portait 
l'empreinte  chère  de  l'être  qui  depuis  des  mois  et 
des  mois  fascinait  sa  pensée.  Jamais  pareille 
chose  ne  lui  était  arrivée.  Pris  par  l'amour,  lui, 
esclave  d'un  regard  et  d'un  sourire,  qui  l'eût  cru? 
C'était  ainsi.  Une  belle  photographie  de  Ray- 
monde  où  elle  le  regardait  de  face,  en  décolleté, 
le  toucha.  Il  supputa  les  grains  du  collier  de 
perles  que  représentait  l'image  et  songea  qu'il  en 
donnerait  plus  tard  un  bien  plus  beau,  royal. 
Avait-elle  pensé  à  lui?  L'aimait-elle  autant  qu'il 
l'aimait?  Il  sentait  bien  tout  ce  que  ce  trouble  sen- 
timental, presque  une  angoisse,  avait  de  ridicule 
pour  un  homme  fort;  que  lui  importait?  La  passion 
ne  raisonne  pas.  Il  allait  la  voir,  il  était  heureux. 

Raymonde  parut.  Au  sortir  d'une  mauvaise 
semaine,  son  teint  avait  refleuri,  et  sa  chair  éblouis- 
sante n'avait  jamais  eu  autant  de  splendeur.  Ses 
yeux  brillaient,  ses  lèvres  charnues  donnaient 
envie  d'y  mordre.  La  joie  de  revoir  librement,  seul 
à  seul,  Marc,  la  transfigurait;  et  il  n'y  eut  aucun 
malentendu  dans  l'échange  prompt  et  ardent 
de  leurs  regards. 


I 


VANITÉ  159 

La  souiïrance,  les  chagrins,  les  inquiétudes 
avaient  merveilleusement  pétri  l'âme  de  la  jeune 
femme  et  l'avaient  faite  plus  malléable  et  plus 
tendre.  Le  besoin  d'être  comprise,  consolée,  s'avéra 
dans  l'élan  avec  lequel  elle  lui  tendit  les  deux 
mains;  il  les  saisit  en  contemplant  avidement  les 
harmonieux  bras  blancs  qui  sortaient  des  manches 
en  dentelle  d'un  peignoir  de  velours  mauve 
sombre  :  il  eut  l'impression,  dans  cette  étreinte, 
de  la  respirer  toute,  grande  fleur,  fruit  rare,  dont, 
par  de  réciproques  attirances,  le  charme  pénétrant 
le  subjuguait  en  lui  donnant  la  certitude  poignante 
de  plaire,  lui  aussi  :  attrait  âpre,  où  leurs  corps  et 
leurs  âmes  se  donnaient  également. 

—  Ah!  chère  amie,  si  éprouvée;  que  j'ai  souffert 
loin  de  vous.  Il  me  semble  que  des  mois,  des  an- 
nées ont  passé,  et  que  je  vous  revoie  pour  la  pre- 
mière fois...  Oui,  aujourd'hui  enfin,  c'est  vous, 
c'est  bien  vous.  Celle  que  vous  êtes  quand  il  n'y 
a  personne  pour  nous  épier,  pour  nous  contraindre.. 

—  Marc,  mon  pauvre  ami... 

—  Oui,  votre  pauvre  ami.  Si  cruelle  qu'ait  été 
votre  douleur,  si  amers  qu'aient  été  vos  soucis, 
mon  supplice  les  a  égalés.  Ne  plus  vous  voir,  rôder 
autour  de  cette  maison  que  gardaient  les  conve- 
nances, votre  deuil...  et  votre  mari!... 

Elle  s'était  assise  près  de  lui,  et  dans  l'abandon 
d'un  sentiment  si  sincère  qu'elle  n'en  revenait  pas, 
elle  le  regardait  avec  un  sourire  profond,  inquiet  et 
doux. 


160  VANITÉ 

Les  mots  vinrent  naturellement  à  leur  bouche, 
rapides,  roulés  par  le  torrent  longtemps  endormi, 
endigué  ces  derniers  jours  et  dont  la  crue  soudaine 
emportait  tout. 

—  Raymonde,  demanda-t-il,  dites-moi  au  moins 
que  vous  n'avez  pas  douté  un  instant  de  moi. 
Peut-être  m'a-t-on  calomnié;  peut-être...  Non? 
n'est-ce  pas?  Vous  saviez  qu'une  affection  comme 
la  mienne  était  incapable  de  se  démentir.  Si  quelque 
chose  pouvait  la  redoubler,  c'est  de  vous  savoir 
malheureuse.  Il  y  a  dans  votre  douleur  une  part 
d'irréparable,  n'en  parlons  pas;  le  temps  seul  atté- 
nuera la  souffrance  de  vos  regrets;  vous  savez  l'es- 
time et  la  sympathie  que  je  portais  à  votre  père,  et 
le  juste  hommage  que  j'ai  tâché  de  rendre  à  sa 
mémoire;  avec  quelle  énergie  je  l'eusse  défendu, 
s'il  en  eût  été  besoin! 

Des  larmes  vinrent  aux  yeux  de  Raymonde;  il  la 
regardait  attendri,  avec  une  envie  enfantine  de 
s'agenouiller  devant  elle;  il  reprit  : 

—  Mais  ce  qui  peut  se  réparer,  mon  amie,  le 
sera,  je  vous  le  jure;  laissez-m'en  le  soin.  Une 
femme  comme  vous  peut  et  doit  sourire  à  l'adver- 
sité :  qu'est-ce  que  des  pertes  matérielles,  des  revers 
d'argent,  quand  d'un  geste  de  fée  vous  pouvez 
refaire  votre  existence  plus  belle,  plus  enviable, 
plus  heureuse  qu'elle  ne  l'a  été. 

—  Marc...  Elle  eut  un  faible  cri  de  pudeur,  d'émo- 
tion bouleversée. 

—  Oui,  je  le  vois,  je  manque  de  délicatesse  en 


VANITÉ  iU 

VOUS  parlant  de  cela  en  pareil  moment;  je  ne  me  le 
permettrais  pas,  soyez-en  sûre,  si  l'impérieux  pré- 
sent nous  permettait  d'attendre  avec  quiétude 
l'avenir  :  croyez  que  je  ne  vous  parle  ainsi  que 
parc3  que  je  vous  aime  infiniment,  avec  un  dé- 
vouement entier,  parce  que  je  vous  appartiens 
avec  tout  ce  que  je  peux  représenter  de  valeur 
appréciable,  m  ce  monde  où  l'on  ne  juge  les  gens 
qu'à  leur  pouvoir;  et  il  n'est,  vous  le  savez  peut- 
être  déjà,  de  pouvoir  que  dans  la  fortune.  Cette 
fortune,  Raymonde,  je  la  mets  à  vos  pieds.  Dis- 
posez-en... Ne  suis-je  pas  votre  meilleur  ami? 
N'attachez  à  cette  offre  pas  plus  d'importance 
qu'elle  n'en  vaut.  Je  méprise  l'argent,  cet  argent 
que  mes  ennemis  me  reprochent  de  conquérir 
avec  avidité  et  d'aimer  par-dessus  tout.  Je  ne  veux 
Ctre  riche  que  pour  que  vous  le  soyez.  Je  me  sen- 
tirais pauvre,  si  vous  me  repoussiez... 

Une  teinte  rose  colora  les  joues  de  Raymonde, 
son  étrange  sourire  se  fit  plus  sinueux,  dans  ses 
yeux  se  refléta  cette  émotion  mystérieuse  et  grave 
jque  l'amour  seul,  en  certaines  minutes  intenses, 
donne  à  la  beauté  des  femmes. 

—  Mon  bon  Marc...  Vous  savez  bien  que  vous 
ne  pouvez  rien  pour  moi... 

Mais  son  visage  en  feu,  les  battements  de  ses 
[paupières,  et  l'alanguissement  ravi  de  toute  sa 
personne  démentaient  ses  paroles  :  elle  savait  bien 
que  Marc  l'aimait,  elle  n'avait  pas  voulu  douter  de 
lui,  et  cette  certitude  la  ravissait.  Il  lui  apparais- 

il 


161  VANITÉ 

sait  en  ce  moment,  avec  son  énergique  visage,  ses 
yeux  durs  si  chargés  de  tendresse,  d'une  beauté 
émouvante  et  superbe,  un  mâle,  un  maître.  Il 
protestait  : 

—  Je  ne  puis  rien  pour  vous?  Et  qui  donc  alors 
pourra  quelque  chose?  Pensez-vous  que  je  veuille 
vous  acheter,  est-ce  que  je  vous  demande  d'être  ma 
maîtresse?...  Comprenez-moi  bien,  je  vous  en  prie! 

Ah!  quel  bien  il  lui  faisait,  et  comme  elle  lui 
savait  gré  de  si  peu  l'humilier,  de  la  traiter  avec 
tant  d'égards  quand,  elle  se  l'avouait  sans  honte, 
il  n'aurait  eu  à  dire  qu'un  mot  pour  qu'elle  fût  à 
lui,  esclave  trop  heureuse  de  payer  sa  dette  en 
échange  de  tout  ce  qu'il  lui  offrait.  Achetée,  ven- 
due, qu'eussent  signifiée  pour  elle  ces  mots,  puis- 
qu'elle l'aimait?  Qu'il  l'eût  parée  ensuite,  entourée 
de  ce  luxe  dont  elle  ne  pouvait  se  passer,  à  sa  guise! 
Et  elle  l'eût  accepté  comme  une  nécessité  radieuse, 
un  vaniteux  joug  d'or.  Mais,  certainement,  aucun 
calcul  ne  se  fût  mêlé,  au  moins  en  cet  instant,  à  cet 
abandon  spontané. 

De  tout  son  cœur,  elle  lui  voua  une  gratitude 
fervente.  Quoi!  elle  était  faible,  sans  secours  contre 
les  autres  ni  elle-même,  désarmée,  en  proie  aux 
terreurs  du  lendemain,  —  car  si  elle  avait  parlé 
à  Gilles  de  son  projet  de  se  faire  actrice,  ce  n'était 
que  pour  l'exaspérer  et  elle  n'y  était  nullement 
décidée,  trop  intelligente  pour  n'avoir  pas  l'effroi 
de  l'échec  possible;  —  et  voilà  que  Marc,  dans  sa 
générosité,  ne  cherchait  pas  à  profiter  de  l'occa- 


VANITÉ  163 

sion  offerte,  de  la  défaillance  de  son  esprit  et  de  sa 
chair  livrés  déjà  à  sa  merci!... 

Tel  est  cependant  l'instinct  de  contradiction  de 
la  femme,  sa  ruse  inconsciente  et  son  besoin  de 
savoir  par  les  moyens  détournés,  qu'elle  répondait, 
sincère  malgré  cela  : 

—  Mon  ami...  vous  me  touchez  plus  que  je  ne 
puis  dire...  Mais,  réfléchissez,  je  suis  toujours 
Mme  d'Arbelles,  je  ne  m'appartiens  pas...  Gom- 
ment pourrais-je  accepter  sans  me  vendre  la  ri- 
chesse que  vous  m'offrez?... 

—  Ma  chère  Raymonde,  votre  vie  passée  res- 
tera un  cauchemar  qu'à  la  longue  vous  oublierez; 
vous  aviez  pensé  à  la  rompre  :  ce  moment  est  venu. 
Et  quand  vous  serez  libre,  vous  daignerez  peut-être 
consentir  à  vous  appeler  Mme  Marc  Le  Vigreux. 

Elle  le  regarda  avec  stupéfaction  :  il  parlait 
comme  dans  un  rêve,  avait-il  sa  raison? 

—  Mais,  Marc,  votre  femme... 

Il  avait  son  regard  assombri  des  jours  d'orage, 
les  traits  durcis  d'une  indomptable  ténacité  : 

—  Je  veux  être  votre  mari,  Raymonde;  écoutez- 
moi,  je  le  serai.  Thérèse  consentira  à  me  rendre 
ma  liberté. 

Il  vit  l'extraordinaire  surprise  que  cette  révé- 
lation causait  à  la  jeune  femme  : 

—  Oui,  vous  la  connaissez  :  c'est  un  être  d'éUte 
envers  qui  j'ai  eu  de  grands  torts,  mais  que  j'es- 
time et  n'ai  jamais  méconnue;  elle  se  sacrifiera, 
j'en  réponds. 


464  VANITÉ 

—  Pour  moi...  le  sachant?... 

—  Pour  vous,  oui...  Le  sachant!  Pour  moi,  si 
vous  préférez.  Entendez-moi  bien,  chère  aimée, 
je  ne  veux  pas  vous  proposer  les  souffrances  d'une 
situation  fausse,  du  moins  de  ma  part  :  il  faut  que 
je  puisse  vous  dire  un  jour,  —  que  vous  soyez 
libre  ou  non  :  —  «  Partagez,  vous,  ma  vie  com- 
plète. »  Je  veux  être  libre  et  rien  qu'à  vous. 

—  Mais  moi,  je  ne  le  serai  jamais,  murmura- 
t-elle  tristement,  mon  mari  se  refuse  à  toute  rup- 
ture. 

—  Eh  bien!  vous  l'y  déciderez,  fit-il  avec  une 
jovialité  crâne.  Ce  que  femme  veut...  Au  besoin, 
vous  demanderez  le  divorce.. 

—  Et  des  motifs? 

—  On  en  trouvera. 

—  En  attendant,  il  veut  m'emmener  dans  son 
nouveau  poste. 

—  Il  faut  l'accompagner. 

—  A  Batavia? 

—  Non,  en  Itahe;  le  consulat  général  de  Naples 
est  vacant  depuis  ce  matin.  Il  l'aura,  comme  chargé 
d'affaires.  Le  ministre  ne  peut  me  le  refuser.  Ce 
sera  un  avancement  scandaleux,  tant  pis!  A 
Naples,  vous  gagnerez  quelques  mois  (il  ne  dit 
pas,  mais  elle  devina  :  —  la  fin  de  votre  deuil). 
Inutile  de  faire  un  éclat,  pour  cela  il  est  toujours 
temps.  A  Naples,  nous  nous  écrirons,  j'irai  vous 
voir  :  ce  n'est  que  quelques  heures  de  chemin  de 
fer...  Nous  combinerons  tout;  mon  divorce  sera 


VANITÉ  18S 

prononcé...  Et  vous  serez  à  moi  alors,  n'est-ce  pas, 
Raymonde? 

—  Vous  êtes  un  grand  magicien,  Marc,  et  je 
me  laisse  aller  au  mirage;  mais  si  rien  de  tout  cela 
ne  se  réalise... 

—  Ayez  foi  en  moi,  mon  amie,  tout  me  réussit 
parce  que  je  ne  doute  jamais  de  moi.  Les  difficultés, 
je  n'y  songe  pas.  Il  n'y  a  qu'à  vouloir,  sachez-le! 
Quand  on  marche  droit  aux  hommes,  ils  reculent. 
Votre  mari  sera  nommé  à  Naples.  En  attendant, 
je  ne  veux  pas  que  l'ombre  d'un  souci  effleure  votre 
front  charmant.  Nous  marchons  la  main  dans  la 
main,  n'est-ce  pas?  Un  seul  cœur,  bour.se  com- 
mune. Mais  j'y  songe,  et  comment  ai-je  pu  négli- 
ger d'en  aviser  Labric?  Votre  père  m'a  prêté 
l'hiver  dernier  une  somme  assez  importante  qui 
retourne  à  la  succession  :  Labric  l'aura  en  main 
dès  ce  soir  :  puisez-y  largement,  c'est  votre  bien. 

Comment  être  dupe  de  ce  stratagème?  Cepen- 
dant l'intention  déhcate  la  flattait  dans  ce  besoin 
de  mensonge  envers  soi-même  qu'elle  éprouvait 
pour  concilier  ses  scrupules  avec  ses  lâchetés. 
Qu'elle  fît  participer  l'ignorance  de  son  mari, 
de  sa  mère,  de  sa  sœur,  à  la  déchéance  de  ce  com- 
promis qu'elle  croyait  accepter  seule,  elle  ne  s'en 
préoccupa  point. 

Le  philtre  délicieux,  la  suave  corruption  ve- 
naient maintenant  de  se  glisser  dans  son  âme,  tout 
à  l'heure  soulevée  d'un  élan  désintéressé  :  elle  se 
voyait  riche,  adulée,  parée,  noyée  dans  l'opulent 


166  VANITE 

bien-être,  hôtel  aux  Champs-Elysées,  chevaux  de 
luxe,  robes  merveilleuses,  fêtes,  diamants  étin- 

celants,  sa  vraie  vie. 

Prise  à  la  beauté  du  miracle  que  Marc  évoquait,  — 
si  c'était  possible!  —  elle  lui  tendit  ses  bras,  puis 
ses  lèvres  dans  l'éclair  d'une  tendresse  qu'ils 
surent  maîtriser,  puisque  l'avenir  les  dédommage- 
rait, 

—  Marc,  je  vous  adore! 

—  Et  moi,  Raymonde! 


IX 


Mme  Eloi  Le  Martin  avait  invité  ce  jour-là  à 
déjeuner,  boulevard  Malesherbes,  Jeanne  Brévier 
sans  ses  filles,  afin  de  causer,  avait-elle  écrit;  et 
tout  le  temps  du  repas,  Mme  Brévier  s'était  étu- 
diée à  surprendre,  sur  le  visage  bouffi  de  la  tante, 
une  expression  de  bon  augure.  Elle  n'y  avait  dé- 
couvert que  la  satisfaction  presque  bestiale  d'un 
appétit  tel  qu'un  ogre  s'en  fût  fait  honneur. 

—  Vous  comprenez,  petite,  avait-elle  dit  à  sa 
nièce  lorsque  celle-ci  l'eut  embrassée  en  arrivant, 
je  n'ai  pas  voulu  aller  vous  voir  tous  ces  temps-ci 
à  cause  de  Gilles.  Votre  gendre  m'exaspère  et  ne 
vous  fait  faire  que  des  maladresses.  Mais  d'abord 
déjeunons. 

Et  avec  des  regards  de  dédain,  de  petits  renifle- 
ments dégoûtés  à  l'adresse  de  Mlle  Duverset, 
semblable  à  une  figure  de  cire,  qui  ne  buvait  que 
du  lait  et  touchait  à  peine  aux  plats,  la  tante  avait 
englouti  résolument  des  tanches  frites,  du  ris  de 
veau  en  papillotes,  du  canard  à  la  purée  verte. 

D'une  dent  incisive,  elle  avait  mordu  aussi  dans 
un  certain  nombre  de  personnes  vivantes,  car  son 
franc-parler  ne  ménageait  rien,  elle  ne  s'imposait 


168  VANITE 

ni  gêne  ni  retenue;  aussi  les  commencements  de  sa 
digestion  s'attestèrent-ils  par  un  ou  deux  hoquets 
bruyants,  qu'elle  prit  à  peine  le  soin  de  réprimer, 
par  égard  pour  sa  nièce  qu'elle  savait  terriblement 
délicate.  Mlle  Duverset  en  entendait  bien  d'autres. 

Elle  venait  de  quitter  discrètement  le  salon,  et 
Mme  Le  Martin,  calée  dans  un  énorme  fauteuil 
où  elle  avait  l'air  d'une  monstrueuse  idole  chi- 
noise, regarda  Jeanne  Brévier  avec  une  complai- 
sance satisfaite. 

Le  désastre  de  ses  parents,  à  tout  prendre,  ne 
lui  avait  pas  été  aussi  pénible  qu'on  eût  pu  le  sup- 
poser. Elle  y  avait  même  trouvé  quelques  raisons 
inavouables  de  jubiler;  le  malheur  qui  tombe  sur 
le  voisin  a  toujours  quelque  chose  de  risible,  et 
quand  on  ne  craint  rien  pour  soi-même,  voir  les 
autres  faire  la  culbute,  et  une  culbute  aussi  tra- 
gique, satisfait  à  la  fois  en  nous  le  sens  du  bouffon 
et  le  goût  de  la  cruauté;  ainsi  en  jugeait-elle,  si 
bien  que  peu  à  peu  la  catastrophe  des  Brévier  lui 
devenait  matière  à  délectation. 

Sans  doute,  au  premier  moment!...  Mais  alors 
une  frivole  bouffée  d'orgueil  lui  avait  montré  le 
discrédit  rejaillissant  sur  elle,  de  cette  ruine.  La 
sécurité  de  ses  millions  l'avait  rassurée;  l'opinion 
du  monde,  il  y  a  longtemps  «  qu'elle  s'asseyait 
dessus  )),  selon  un  de  ses  aphorismes  bourgeois. 

Une  indignation  l'avait  transportée  contre  l'im- 
prudence et  la  maladresse  de  Pierre.  Mais  ce  mou- 
vement donné  à  la  nature,  quel  plaisir  elle  avait 


VANITÉ  169 

goûté  à  se  louer  de  sa  prudence,  de  son  flair;  car, 
elle  aussi,  Hottmann  eût  été  bien  aise  d'en  tâter, 
et  d'encaisser  quelques  sommes  rondes  dont  elle 
n'aurait  plus  ouï  parler.  Mais  voilà,  elle  avait  «  de 
la  jugeotte  »,  et  c'est  ainsi  qu'on  fait  les  bonnes 
maisons,  tandis  que  «  ses  paniers  percés  »  de  neveux 
et  de  nièces...  Il  y  avait  longtemps  qu'elle  les 
voyait  s'enfoncer,  et  plouf!  ça  y  était! 

La  mort  de  Pierre  l'avait  laissée  indifférente; 
depuis  le  temps  qu'elle  voyait  mourir!...  Elle  espé- 
rait bien  enterrer  tout  le  monde.  Elle  n'avait  plus 
dans  sa  vie  qu'une  terreur,  celle  des  parents 
pauvres  :  que  Jeanne  ne  vint  pas  s'aviser  de  lui 
demander  secours  ou  conseil,  elle  l'enverrait  pro- 
mener. Et  si,  les  premiers  jours,  elle  n'avait  cessé 
de  marquer  son  mécontentement,  c'était  aussi  par 
mesure  défensive,  en  dogue  qui  gronde  pour  éloi- 
gn  r  de  la  maison. 

La  parfaite  tenue  des  Brévier,  la  correction  des 
d'Arbelles  l'avaient  surprise,  ravie  et,  par  un  retour 
de  vanité,  piquée  au  jeu.  L'idée  qu'on  pût  se  passer 
d'elle  lui  avait  paru  d'abord  très  drôle,  puis  elle 
s'était  écriée  devant  Mlle  Duverset  :  «  Je  serais 
curieuse  de  savoir  comment  ils  vont  s'en  tirer 
sans  moi!  » 

Bientôt  elle  avait  souffert  dans  son  ombrageux 
despotisme  et  son  besoin  d'humilier  les  gens... 

—  Eh  bien,  ma  chère  Jeanne,  quels  sont  vos 
projets?  Vous  ne  m'avez  pas  témoigné  une  con- 
fiance excessive  en  tout  cela,  je  le  dis  sans  reproche. 


170  VANITÉ 

Et  il  faut  bien  que  je  m'intéresse  à  vous,  puisque 
vous  me  laissez  de  côté. 

Mme  Brévier,  qui  avait  une  divination  du  carac- 
tère de  Mme  Le  Martin,  répondit  : 

—  Il  ne  faut  pas  en  vouloir,  ma  chère  tante,  à 
ceux  qui  souffrent;  quand  ils  se  tiennent  à  l'écart, 
c'est  par  délicatesse,  autant  que  pour  ne  pas  infli- 
ger l'ennui  de  leurs  chagrins  à  leurs  proches. 

—  Que  vous  pensiez  ainsi  pour  les  indifférents, 
vous  avez  bien  raison.  Ceux-là  vous  abandonnent 
sans  ménagement,  et  vous  avez  dû  en  faire 
l'épreuve.  Bien  des  méchancetés  ont  dû  vous  re- 
venir, bien  des  racontars...  Avec  moi,  on  sait  qu'il 
ne  faut  pas  s'y  frotter.  Mais  vous,  dans  une  situa- 
tion aussi  en  vue...  Je  suis  sûre  que  vous  avez  bien 
vite  remarqué  le  vide  qui  s'est  fait  autour  de  votre 
hôtel 

Mme  Brévier  avala  sans  sourciller  l'amer  com- 
pliment. La  tante  Eloi  était  son  seul  recours,  son 
espérance  finale.  Elle  n'eut  pas  l'air  de  remarquer 
l'horrible  contentement  qui  s'étalait  sur  cette  face 
grasse. 

Mme  Le  Martin  reprit  : 

—  Mais  vis-à-vis  de  moi,  votre  seule  parente, 
avez-vous  songé,  ma  chère  Jeanne,  à  ce  que  cette  ap- 
parence de  froideur, —  cette  apparence  seulement! 
fit-elle  en  répondant  au  geste  de  protestation,  — 
pouvait  me  faire  de  peine,  car  je  vous  aime  ten- 
drement, vous  le  savez,  vous  et  vos  filles... 

Cette  hypocrisie  raffinée  mit  Mme  Brévier  dans 


VANITÉ  17! 

un  cruel  embarras  :  on  lui  reprochait  de  n'avoir 
pas  fait  ce  qu'on  ne  lui  eût  pas  pardonné  de  faire; 
elle  entrevit  la  longue  série  de  dégoûts  par  lesquels 
elle  devrait  passer  pour  subir  la  protection  de  la 
tante;  mais  la  nécessité  est  une  dure  loi. 

—  Je  ne  vous  en  veux  pas,  dit  Mme  Le  Martin 
avec  supériorité,  vous  n'avez  jamais  eu  l'esprit 
très  porté  aux  affaires,  soit  dit  sans  vous  taquiner, 
et  en  tout  ceci  vous  avez  été  menée  par  votre 
gendre,  qui  est  un  imbécile.  —  Elle  ne  laissa  pas 
placer  un  mot.  —  Je  sais  ce  que  je  dis,  et  si  Ray- 
monde  le  fait...  —  elle  dit  le  mot  tout  à  trac  —  il 
n'aura  que  ce  qu'il  mérite. 

—  J'ai  tout  fait,  protesta  Mme  Brévier,  pour 
que  Gilles  ne  prît  pas  des  mesures  pareilles. 

—  Il  entasse  bêtises  sur  bêtises,  reprit  aigrement 
la  tante.  Il  vous  a  plus  ruinées  que  ce  nigaud  de 
Pierre,  car  il  consomme  votre  abaissement  aux 
yeux  de  la  société.  Qu'est-ce  que  c'est  que  ces 
ventes  précipitées,  comme  si  vous  aviez  peur  de 
manquer  demain  de  chemise  ou  de  pot-bouille! 
Tout  le  monde  s'est  écrié  :  «  Ils  n'ont  plus  le  sou, 
ils  vendent  leurs  nippes!  »  Et  on  vous  tourne  le 
dos! 

—  Mais  ma  tante,  notre  situation... 

—  Quoi,  votre  situation?  On  vit  de  crédit  autant 
que  de  ressources  réelles;  c'était  la  devise  d'Ed- 
mond,et  ellel'atirésouventd'embarraslOnfait  tête, 
on  soutient  son  train,  que  diable!  Et  le  monde  se 
dit  :  «  Puisqu'il  n'y  rien  de  cassé,  faisons-leur  bonne 


172  VANITÉ 

figure.  »  Qu'esl-il  arrivé?  C'est  que  les  Boyséon 
vous  ont  servi  un  beau  P.  P.  C.  sur  leur  carte. 

—  Pouvais-je  les  retenir? 

—  Mais  certainement,  vous  le  pouviez.  Vous 
n'allez  pas  me  faire  croire  que  vous  seriez  aujour- 
d'hui dans  la  rue. 

—  Gilles  afiîrmait... 

—  Je  sais  vos  affaires  aussi  bien  que  les  miennes. 
Mais  moi,  pour  qui  me  comptez-vous?  Est-ce  que 
je  n'étais  pas  là?  Est-ce  que,  si  vous  m'aviez 
confié  tout,  je  ne  vous  aurais  pas  tirés  d'embarras, 
empêché  de  faire  ces  folies?  De  l'argent,  de  l'argent, 
eh!  mon  Dieu,  j'en  ai  de  reste!  Croyez-vous  que 
cela  m'eût  gêné  de  mettre  à  votre  disposition,  ou 
plutôt  en  prenant  mes  arrangements  avec  Labric, 
jusqu'à  un  million  s'il  l'eût  fallu?  Cet  argent, 
somme  toute,  n'eût  été  qu'un  avancement  d'hoirie, 
car,  après  ma  mort... 

—  Ma  tante,  ne  parlez  pas  de  cela!  Si  j'avais 
su... 

Mme  Brévier  souffrait  le  martyre;  dire  que... 
Oui,  affectueusement,  rien  n'eût  été  plus  aisé,  à 
une  parente  généreuse;  mais  savoir  que  la  tante 
mentait,  mentait  à  pleine  bouche,  se  donnait  vilai- 
nement l'ostentation  d'une  magnificence  tardive 
qui  eût  fait  volte-face  pour  peu  qu'elle  lui  eût 
demandé  là,  tout  de  suite,  mille  francs!... 

—  Enfin,  ce  qui  est  fait  est  fait,  dit  Mme  Le 
Martin,  qui  se  complaisait  à  cette  répugnante  co- 
médie; votre  gendre  vous  a  enferrés,  le  mal  est 


VANITÉ  173 

irréparable.  Une  fois  tout  vendu,  que  comptez- 
vous  devenir,  où  irez-vous? 

—  Je  pensais  qu'il  serait  peut-être  sage  à  moi 
et  à  Alice  de  nous  mettre  provisoirement  en  pension 
chez  les  dames  du  Saint-Voile,  qui,  vous  le  savez, 
ont  échappé  encore  à  la  loi  sur  les  congrégations. 
Elles  ont  une  fort  bonne  maison,  très  considérée, 
rue  du  Roule,  où  nous  pourrions  attendre  la  liqui- 
dation. 

—  Et  pourquoi  pas  à  Sainte-Périne?  s'écria  la 
tante,  dont  l'humeur  fantasque  soubresautant  ne 
put  envisager  les  suites  d'une  pareille  diminution, 
non  pour  ses  nièces,  elle  s'en  moquait,  mais  pour 
elle-même  :  elle  pensa  à  l'opinion,  sur  laquelle 
elle  ne  «  s'asseyait  »  que  par  intermittence.  Vous 
voulez  donc  mener  une  vie  finie?  Cela  ne  vous  suf- 
fit pas  que  déjà  dans  tous  les  salons  on  fasse  des 
gorges  chaudes  sur  votre  ruine?  Vous  voulez  donc 
qu'Alice  épouse  un  employé  des  contributions 
indirectes  à  dix-huit  cents  francs?  Et  moi,  cela 
vous  est  égal  qu'on  dise  :  «  Mme  Le  Martin  est  riche 
comme  Rothschild,  et  elle  laisse  ses  nièces  dans 
un  couvent  où  on  leur  sert  trois  fois  par  semaine 
des  épinards!  » 

—  Ah!  dit  Jeanne  Brévier,  c'est  surtout  l'éta- 
blissement d'Alice  qui  m'inquiète,  car  moi... 

—  Vous...  Mais  vous  ne  vous  résignerez  pas  plus 
qu'une  autre,  ma  petite;  ne  m'en  contez  pas.  Quand 
on  a  été  riche,  on  ne  peut  plus  renoncer  à  l'être. 
Vous  êtes  habituée  au  luxe  et  au  confort.  Il  est 


174  VANITÉ 

indispensable  qu'Alice  se  marie  avantageusement. 
Eh  bien!  est-ce  que  je  ne  suis  pas  là?  Les  Boyséon, 
les  Boyséon!...  Je  vous  trouverai  joliment  mieux, 
j'ai  précisément  ce  qu'il  vous  faut.  Alice  dans  un 
an  roulera  carrosse,  et  vous  vous  referez  une  exis- 
tence agréable. 

—  Mais  Alice  n'a  plus  de  dot,  ma  tante. 

—  De  dot?  Elle  a  sa  beauté,  ma  chère.  J'ai  ce 
qui  vous  convient,  je  vous  le  répète.  Et  faites-moi 
le  plaisir  de  ne  plus  penser  à  aller  chez  les  dames 
du  Saint- Voile.  Vous  allez  venir  toutes  deux  ha- 
biter chez  moi.  Vous  y  aurez  ce  qu'il  vous  faut, 
tout  ce  qu'il  vous  faut.  Naturellement,  je  ne  veux 
rien  avoir  à  démêler  avec  votre  gendre;  qu'il  aille 
au  Pérou,  qu'il  aille  au  Monomotapa,  que  je  n'en 
entende  plus  parler!  Raymonde,  j'imagine,  le  suit. 
Je  verrai  à  lui  faire  un  cadeau,  à  cette  pauvre 
petite.  Allons,  c'est  dit,  venez  voir  vos  chambres. 

Et  Mme  Le  Martin  pesamment  se  leva,  savourant 
sans  paraître  vouloir  les  entendre  les  remercie- 
ments trop  chaleureux  et  volubiles  pour  être  sin- 
cères, de  sa  nièce.  Fourches  Caudines  de  la  dé- 
faite, servage  des  vaincus  enchaînés  aux  pas  des 
vainqueurs!...  Bien  des  nausées  et  des  amertumes 
en  perspective,  mais  aussi  le  mirage  de  l'énorme 
fortune  plus  tard.  Et  en  attendant... 

Le  soir  même,  Michel,  invisible  depuis  une  se- 
maine, à  la  suite  d'une  explication  un  peu  vive 
avec  M.  d'Arbelles,  qui  trouvait  le  moyen  de  se 
mettre  mal  avec  tout  le  monde,  vint  prendre  des 


VANITÉ  175 

nouvelles.  Mme  Brévier  était  enfermée  avec  Ray- 
monde.  En  causant  de  toutes  ces  grosses  résolu- 
tions, elles  comparaient  des  échantillons  de  deuil 
pour  de  prochaines  robes.  La  «  restitution  »  de  Le 
Vigreux,  acceptée  avec  étonnement,  sans  déplaisir 
et  sans  commentaires,  —  seul  Gilles  avait  froncé 
les  sourcils  en  silence,  —  venait  à  point. 

Ce  fut  Alice  qui  descendit  au  salon.  Sa  tristesse  et 
son  découragement  étaient  visibles.  Le  départ  de 
Florence  lui  laissait  un  vide  affreux,  et  d'aller 
habiter  chez  la  tante  Eloi  lui  causait  une  instinc- 
tive répulsion. 

Elle  mit  au  courant  Michel  et  vit  un  sourire  sin- 
guher  se  dessiner  sur  son  visage. 

—  J'ai  voulu  vous  consulter,  fit-elle  en  levant 
les  yeux  sur  lui;  je  suis  toute  désemparée,  que  dois- 
je  faire? 

Il  se  détourna;  pouvait-il  lui  dire  les  mots  qui 
lui  brûlaient  les  lèvres?  L'offre  de  la  tante  renver- 
sait brutalement  le  château  de  nuages  que  son 
imagination  avait  construit.  Quoi  d'étonnant  qu'il 
en  fût  ainsi?  Elle  allait  couvrir  de  son  onéreuse  pro- 
tection ces  malheureuses  femmes,  leur  jeter  en 
aumône  des  miettes  de  sa  richesse  volée,  de  ses 
milUons  boueux,  bien  que  cette  idée  déjà  l'eût 
fait  souffrir. 

Peut-être  —  un  instinct  jaloux  l'en  avertit  — 
chercherait-elle  à  marier  Alice,  et  si  celle-ci  pré- 
férait ces  risques,  —  qui  pouvaient  être  heureux, 
après  tout,  —  avait-il  le  droit  de  l'en  dissuader? 


176  VANITÉ 

Avait-il  donc  pu  oublier  qu'elle  hériterait  un  jour 
de  cette  femme,  gonflée  d'or  comme  un  abcès  de 
pus? 

Arracher  Alice  aux  siens,  à  sa  destinée?  Non,  non! 

Et  son  mauvais  orgueil  lui  fit  répondre  : 

—  Mais  je  n'en  sais  absolument  rien,  je  n'ai 
pas  de  conseil  à  vous  donner. 

—  Oh!  voyons! 

—  Je  ne  vois  pas...  Je  ne  sais  trop... 

—  Vous  ne  croyez  pas  que  je  puisse  vivre  seule 
et  essayer  de  gagner  ma  vie? 

Il  hésita,  très  ému.  Le  beau  rêve!...  Et  du  coup 
elle  regagna  sur  lui  tout  son  empire.  Il  la  reconnut 
pure,  noble,  droite,  telle  qu'il  l'aimait.  Mais 
voyons,  est-ce  Mlle  Alice  Brévier  qui,  du  jour  au 
lendemain...  Gagner  sa  vie?  Pauvre  enfant... 

Il  regarda  les  douces,  les  fines  mains  blanches 
d'Alice,  ces  mains  de  luxe,  et  les  compara  aux 
siennes,  brunies,  nerveuses  et  dures,  ses  mains 
habituées  à  toucher  aux  fers  qui  blessent  et  gué- 
rissent, aux  plaies,  aux  poisons,  à  la  misère,  à  la 
souffrance...  Gagner  sa  vie,  elle!...  Trop  tard!  Que 
saurait-elle  faire?  Elle  n'était  préparée  à  rien. 
On  n'improvise  pas  du  jour  au  lendemain  une 
destinée,  un  métier,  un  gagne-pain.  Puis,  que  di- 
rait-on? Quelles  raisons  méchantes  le  monde  cher- 
cherait-il à  cette  détermination  insolite,  hors 
l'usage? 

Il  répondit  avec  tristesse,  plus  sèchement  qu'il 
n'eût  voulu  : 


VANITÉ  i77 

—  Non,  je  ne  le  crois  pas;  en  ce  moment,  tout 
au  moins. 

Elle  baissa  la  tête  et  ne  répondit  pas,  blessée, 
peinée  surtout.  Doutait-il  donc  de  son  courage, 
de  sa  sincérité?  Alors,  il  l'estimait  bien  peu? 

Le  malentendu  continuait.  Ils  se  séparèrent 
sans  avoir  su,  sans  avoir  pu  le  dissiper,  le  cœur 
lourd. 


n 


TROISIÈME  PARTIE 


L«  meilleur  de  la  vie  n'est  qu  une 
ivresie;  c'est  vers  la  gloire,  la  grappe, 
l'amour  et  l'or  que  tendeat  lei  espé- 
rancei  de  tous  1er  hommes... 

Lord  Byron. 


Six  mois  avaient  passé,  depuis  que  la  vente 
Brévier,  au  coup  de  marteau  du  commissaire- 
priseur,  avait  dispersé  les  collections  et  les  ta- 
bleaux de  l'hôtel,  fait  monter  à  un  peu  moins  de 
trois  cent  cinquante  mille  francs  des  enchères 
dont  on  attendait  plus,  dans  la  cohue  et  le  brou- 
haha d'un  pubHc  de  première. 

A  l'avant-scène  contre  l'estrade.  Trac  et  son 
crayon  pointu,  des  chroniqueurs  mondains,  des 
femmes  élégantes,  mêlées  à  des  figures  de  grands 
marchands  et  de  revendeuses  de  choix.  Tout- 
Paris,  pendant  les  cinq  jours  de  vente,  avait  défilé 
là,  papotages  et  médisances,  frou-frous  de  robes 
et  coups  de  chapeaux  : 

—  Ces  pauvres  Brévier... 

—  Tiens,  vous  êtes  venu! 

—  Mon  Dieu,  oui,  je  voulais  acheter  quelque 
chose...  C'est  assez  mêlé,  Brévier  ne  s'y  connais- 
sait pas.. 

—  Aussi,  on  lui  en  a  fourré!  Du  toc  pour  par- 
venus!. 

—  Ancienne,  cette  chaise  à  porteurs? 

—  Si  l'on  veut! 


182  VANITÉ 

—  Mme  Mérienne  n'est  plus  avec  le  petit 
Palud?  Le  saviez-vous? 

—  Avec  qui  donc? 

—  Avec  Jacques  Laponge... 

—  Il  n'y  a  plus  d'enfants... 

—  Ces  pauvres  Brévier... 

—  Les  avez-vous  revus?... 

—  Non,  et  vous? 

—  Oh!  moi,  vous  savez,  les  visites  de  deuil,  ça 
me  rend  neurasthénique... 

—  Quel  creux  il  a,  ce  Bentham  :  tiens,  ce  n'est 
pas  cher...  Adjugé! 

—  Sans  Mme  Le  Martin  elles  ne  s'en  seraient 
jamais  tirées... 

—  Oui,  elle  s'est  bien  conduite.  Mais  ces  pauvres 
femmes  ont  beaucoup  maigri,  elle  ne  les  nourrit 
pas  à  leur  faim... 

—  Comme  vous  êtes  méchante!  Vous  savez  que 
Mme  de  Cicé  se  fait  encore  opérer,  une  vraie  ap- 
pendicite, cette  fois... 

—  Oh!  moi,  depuis  que  je  bois  mon  bouillon  de 
culture,  je  me  porte  comme  un  charme! 

Çà  et  là  des  mains  levées  en  l'air,  des  chiffres 
lancés,  les  clins  d'œil  convenus  des  marchands 
poussant  les  prix,  des  miniatures,  des  statuettes 
circulant  de  main  en  main,  et  là-dessus  une  pous- 
sière que  traversait  un  oblique  rais  de  soleil  pâle, 
une  danse  d'atomes  lumineux,  et  une  odeur  do 
parfums  et  de  corps,  une  écœurante  tiédeur  hu- 
maine. 


VANITÉ  183 

Dominant  le  tout,  le  commissaire-priseur  Ben- 
tham,  hautain  et  souriant  dans  son  faux-col,  sa 
régate  rouge  et  sa  jaquette  noire,  brisant,  émiet- 
tant  à  chaque  coup  de  son  marteau  tout  ce  qui, 
rassemblé  jadis  à  force  d'argent,  formait  un  en- 
semble un  peu  lourd  et  cossu,  adapté  pourtant,  et 
qui  s'en  allait  aujourd'hui  dans  l'indifférence  des 
invités  et  des  visiteurs  d'autrefois,  morceau  par 
morceau  : 

—  Comment  va,  mon  cher  président?... 

Et  M.  Leloup  d'Ygré  au  docteur  Le  Dave  : 

—  Et  vous,  mon  cher  maître? 

—  Jolies  femmes!  répondait  Le  Dave  en  lor- 
gnant une  nouvelle  venue. 

Réprobateur,  le  magistrat  s'éloignait  pour  sa- 
luer Mme  Aguilano.  La  voix  claironnante  repre- 
nait : 

—  A  quinze  cents  francs,  il  y  a  preneur!  Quinze 
cent  vingt,  trente!...  Personne  ne  dit  mot?... 
Voyons,  messieurs,  cette  baigneuse  vaut  mieux 
que  cela.  A  quinze  cent  trente,  nous  disons!... 

Le  premier  clerc  de  M®  Labric  et  le  second  clerc 
de  M®  Aurandon  jetaient  çà  et  là  une  enchère, 
pour  des  souvenirs  auxquels  Mme  Brévier  tenait 
particulièrement.  On  faisait  place  dans  un  remous 
à  la  princesse  Sophie,  qui  ne  faisait  qu'entrer  et 
sortir  avec  un  :  —  Pouah!  Quel  monde! 

Un  ennui  amusé  se  lisait  sur  les  visages;  aucune 
tristesse  ne  rappelait  que  la  plupart  de  ces  cu- 
rieux se  pressant,  s'écrasant,  échangeant  des  sou- 


184  VANITE 

rires  et  des  médisances,  avaient  été  les  hôtes  de 
cette  maison.  M®  Vapaille  riait  tout  haut  avec 
Mascarnes  triste,  parce  qu'une  dent  de  sagesse  hii 
faisait  mal,  et  que  sa  grosse  femme  jalouse  lui 
rendait  la  vie  intolérable  : 

—  Tiens,  Laroze  avec  la  petite  Solange  des 
Variétés;  il  n'y  a  pas  à  dire,  tous  les  amis  des 
Brévier  sont  là... 

—  Oui,  si  nous  allions  prendre  un  bock? 

Six  mois,  et  là  où  les  anciens  habitants  avaient 
laissé  l'empreinte  de  leur  existence,  joies  et  soucis, 
drames  et  comédie  de  l'au  jour  le  jour,  avec  les 
pensées  invisibles,  les  paroles  évaporées,  les  actes 
fugitifs,  de  nouveaux  venus  avaient  installé  leur 
présence  nomade,  dans  l'hôtel  remis  à  neuf  :  des 
Américains  pour  qui  les  tapissiers  avaient  impro- 
visé en  six  semaines  un  home  de  parade,  et  qui 
vivaient  là,  comme  au  Grand-Hôtel,  avec  des  ser- 
viteurs de  louage  et  des  repas  qu'on  apportait  de 
chez  Chevet. 

Six  mois  depuis  que  Gilles  d'Arbelles,  surve- 
nant avec  une  agitation  insolite,  avait  dit  à  Ray- 
monde  avec  un  air  d'importance  : 

—  Devinez  qui  j'ai  vu  tout  à  l'heure?  Mon  mi- 
nistre. Nous  n'allons  plus  à  Batavia,  nous  allons 
beaucoup  plus  près,  vous  ne  devinerez  jamais,  un 
avancement  superbe!...  Vous  n'aurez  plus,  j'en 
suis  sûr,  aucune  raison  d'hésiter  à  m'accompagner... 
Le  directeur  des  consulats,  qui  est  cependant  mon 
ami,  n'en  revenait  pas,  et  il  serait  furieux  de  ce 


VANITÉ  185 

passe-droit  que  ça  ne  m'étonnerait  pas;  mais  le 
ministre  l'a  voulu  en  souvenir  de  votre  père, 
m'a-t-il  dit  très  aimablement...  Vous  n'avez  pas 
trouvé?...  Naples,  ma  chère...  C'est  assez  près  de 
Paris  pour  que  vous  ne  souffriez  pas  de  la  dis- 
tance. 

L'orgueil  de  la  fonction,  une  satisfaction  très 
française,  la  vanité  de  l'emporter  par  faveur, 
faveur  bien  due  à  son  mérite,  il  en  était  persuadé, 
animait  son  regard...  Il  semblait  avoir  grandi 
depuis  le  matin,  tant  il  rejetait  fièrement  son  buste 
en  arrière. 

Raymonde,  devant  cette  pauvreté  d'esprit  qui 
ne  soupçonnait  rien,  —  Marc  avait  fait  élégam- 
ment et  discrètement  les  choses,  —  ne  sentit  point 
de  pitié,  mais  une  satisfaction  vengeresse.  Il  lui 
vint  dans  la  bouche  le  goût  exquis  de  la  trahison, 
la  revanche  des  faibles.  Elle  s'était  laissé  longtemps 
prier,  persuader,  et  son  consentement,  arraché 
enfin,  avait  eu  le  prix  d'une  condescendance  rai- 
sonnable, le  mérite  d'une  soumission  qui  avait 
fait  penser  orgueilleusement  à  Gilles  :  «  Je  le  savais 
bien,  parbleu!  Avec  les  femmes  il  n'y  a  qu'à  vou- 
loir! » 

Ils  étaient  partis  au  commencement  de  mars, 
achevaient  de  s'installer  boulevard  Caracciolo;  ils 
avaient  loué  en  outre  une  villa  au  bord  de  la  mer, 
au  Pausihppe.  Raymonde  avait  emporté  huit 
malles. 

Grâce  à  la  connivence  de  M.  Trochart,  rédigeant 


186  VANITÉ 

des  bulletins  où  la  fantaisie  se  colorait  des  teintes 
d'un  astucieux  mirage,  elle  avait  pu,  avant  son 
départ,  entretenir  avec  Le  Vigreux  une  liaison 
secrète  et  espacée,  par  prudence.  Trois  ou  quatre 
fois,  le  pied-à-terre  de  la  rue  du  Général-Foy  avait 
abrité  leurs  rendez-vous.  Entre  le  désir  impérieux 
de  l'homme  qui  la  comblait  de  prévenances  et 
cherchait  à  deviner  tous  ses  caprices,  et  l'élan  de 
son  âme  et  de  sa  chair  de  femme  sevrée  jusqu'alors 
de  tendresse,  avide  de  vivre  et  dejouir.l'irréparable 
s'était  accompli. 

Et  il  y  avait  six  mois  que  Michel  Lorin  quittait 
chaque  matin  son  petit  appartement  de  la  rue 
Vavin,  pour  se  rendre  à  pied  à  l'hôpital  Paul-Bert, 
derrière  les  Gobelins. 

Il  traversait  les  cours  plantées  de  vieux  platanes 
desquames,  longeait  les  bâtiments  de  briques 
aérés  de  larges  verrières,  croisait  des  infirmières 
enveloppées  de  toile  grise. 

Dans  son  laboratoire,  dont  le  toit  de  vitres 
rayonnait,  la  calotte  noire  et  le  sarreau  de  travail 
l'attendaient  pendus  à  une  patère;  déjà  son  aide, 
penché  sur  un  microscope,  étudiait  sur  des  la- 
melles de  verre  juxtaposées  d'invisibles  taches, 
suintements  recueilhs  au  contact,  et  qui  étaient 
les  virus  des  maladies  qui  ulcèrent  la  peau,  désor- 
ganisent les  muscles,  carient  les  os.  Quelques  an- 
ciens élèves,  médecins  frais  émoulus,  lui  amenaient 
des  malades  offrant  des  infirmités  spéciales  :  un 
vieillard  dont  l'aubergine  vineuse  d'un  cancer  gon- 


VANITÉ  187 

fiait  le  cou,  un  enfant  atteint  de  kerion  celsi,  à 
qui  il  semblait  qu'un  gros  rat  gris  et  velu  fût  à 
moitié  entré  dans  le  crâne  tondu  ras.  La  pièce 
voisine  servait  aux  expériences  des  rayons  X... 
A  l'étage  supérieur  un  escalier  de  fer  conduisait  au 
laboratoire,  avec  ses  baguettes,  ses  vases,  ses  en- 
tonnoirs de  verre,  ses  liquides  opaques  ou  colorés 
de  rubis,  d'aigue-marine,  de  topaze  liquide,  son 
alchimie  mystérieuse. 

Venait  l'heure  des  consultations.  Michel,  suivi 
du  docteur  Graves,  son  aide,  touchante  et  longue 
figure  de  Christ  roux,  se  dirigeait  vers  les  salles. 

Le  long  des  grandes  tables  où  se  tenaient  assis 
les  médecins  chefs,  leurs  internes  et  leurs  élèves 
debout  autour  d'eux,  défilaient  d'abord  les  en- 
fants, puis  les  femmes,  enfin  les  hommes.  Ils  exhi- 
baient des  débris  d'anatomie  maigre,  d'informes 
graisses  flasques,  où  fleurissaient  le  champ  empoi- 
sonné des  dermatoses,  les  plantes  et  les  fruits  affreux 
d'un  sang  corrompu.  Il  maniait  sans  répugnance, 
froidement,  avec  une  curiosité  de  savant,  ces  baies 
vénéneuses,  ces  écorces  de  lèpre,  ces  grappes  de 
raisin  fétides,  se  lavant  de  temps  en  temps  les 
mains  à  l'eau  sublimée.  D'autres  matins  il  escortait 
la  visite,  au  dortoir,  le  long  des  lits  blancs  :  Au- 
imussat,  le  patron,  grand  vieillard  socratique, 
parlait  avec  bonté  aux  malades.  Et  c'étaient  aussi 
los  salles  d'opération,  l'amphithéâtre. 

Il  connaissait  tous  les  bruits  familiers  de  cette 
ruche  énorme  :  le  piétinement  de  troupeau  dans  les 


188  VANITÉ 

salles  d'attente,  la  foule  pressée  entre  les  barrières, 
pour  la  distribution  des  remèdes;  et  il  connaissait 
tous  les  arômes  pharmaceutiques  violents  ou  fades, 
qui  mêlaient  le  relent  de  l'iodoforme  au  fleur  aigu 
des  sinapismes  et  surtout  l'odeur,  presque  indis- 
cernable dans  les  larges  salles  blanches  et  propres, 
de  la  chair  blette,  odeur  de  lis  fané  dans  l'eau 
morte.  Il  savait  à  quelle  heure  le  soleil  attteint  le 
banc  où  se  tenaient  d'ordinaire  trois  convalescents, 
pareils  à  des  pierrots  maigres  et  falots,  avec  leurs 
robes  de  chambre  cachou  et  leurs  bonnets  de  co- 
ton. Il  aimait  son  hôpital,  les  malades,  il  aimait 
cette  vie  studieuse  et  austère. 

C'est  à  regret  que,  midi  et  demi  sonnant,  il  allait 
déjeuner  chez  un  marchand  de  vin  du  quartier, 
à  côté  de  maçons  dont  le  voisinage  lui  blanchissait 
les  coudes,  et  de  cochers  de  fiacre  qui  apportaient 
une  odeur  d'écurie  à  leurs  sabots.  A  moins  qu'il 
n'eût  consultation  chez  lui,  il  retournait  bien  vilej 
à  son  laboratoire  jusqu'à  l'heure  de  son  cours,  à  laj 
Faculté  de  médecine.  Le  soir,  il  étudiait  tard,  sous 
sa  lampe. 

Les  jours,  les  semaines,  les  mois  passaient  ainsi.] 
Et  quand  il  lui  restait  du  temps,  il  pensait  à  Alice] 
avec  une  tendresse  irritée,  une  douleur  obscure,! 
des  espoirs  si  confus  que  c'étaient  comme  des] 
ombres  dans  la  nuit. 

Six  mois...  Et  les  serviteurs  des  Brévier,  Prosper, 
sa  femme  et  leur  nièce  Rose,  avaient  quitté  aussi' 
l'hôtel,  hésitant,   dans  leur  petite  ville  natale  où* 


VANITÉ  189 

ils  avaient  été  se  refaire  sur  ces  émotions,  s'ils  se 
replaceraient  de  nouveau,  ou  s'ils  vivraient  en 
petits  rentiers  à  leur  aise,  après  tant  d'années 
fructueuses  et  de  profits  quotidiens.  Une  amer- 
tume se  mêlait  à  leurs  propos,  le  mécontentement 
de  fonctionnaires  dont  la  carrière  a  été  interrom- 
pue par  une  retraite  prématurée. 

Bien  vieux  pour  servir  de  nouveaux  maîtres,  le 
couple  se  sentait  encore  assez  actif  pour  souffrir  à 
ne  plus  vivre  ce  servage  prospère,  à  ne  plus  filer 
ces  bons  jours,  à  ne  plus  savourer  dans  leur  exis- 
tence d'automates  rivés  à  des  gestes  et  à  des  rites 
obligatoires,  ce  levain  de  curiosité  et  de  médisance 
qui  leur  rendait  légère  la  fatigue  et  leur  donnait,  à 
eux  aussi,  par  l'habitude  de  se  frotter  aux  riches, 
l'illusion  de  la  vanité  et  du  luxe. 

Six  mois...  Et  sauf  dans  le  cœur  d'Alice  et  de 
Michel,  le  souvenir  de  Pierre  Brévier  s'était  apâli, 
eiïacé;  sa  femme  et  sa  fille  aînée  n'y  pensaient  que 
par  intermittence,  élancements  rapides.  Celui  qui, 
de  son  vivant,  semblait  indispensable  et  qui  ne 
l'était  plus,  parce  que  les  lois  inexorables  de  la  né- 
cessité  et   du   temps   accommodent   au   présent 
toutes  les  destinées,  celui  qui  avait  tant  travaillé, 
et  échafaudé  un  resplend  ssant  passé  écroulé  à 
j  cette  heure,  reposait  inerte  à  six  pieds  sous  terre, 
j  en  train  de  se  dissoudre  et  de  disparaître,  selon  la 
I  marche  des  saisons,  le  rythme  des  heures,  tout  ce 
qui  passe  et  meurt  dans  chaque  minute. 
Ce  nom  qui  avait  été  si  connu,  cette  personnalité 


190  VANITÉ 

forte,  et  le  bruit  retentissant  fait  autour  de  sa 
chute,  tout  cela  s'oubliait.  D'autres  scandales, 
d'autres  catastrophes  avaient  rempli  la  presse  et  la 
conversation  des  salons. 

Six  mois...  Et  sans  Alice  qui  venait  régulière- 
ment apporter  des  fleurs  sur  la  tombe  de  son  père 
au  Père-Lachaise,  personne  ne  se  fût  soucié  que 
Pierre  Brévier  eût  existé  ou  non. 


Il 


Il  faisait  une  claire  matinée  de  mai. 

Alice,  dans  la  petite  chambre  qu'elle  occupait 
chez  la  tante,  assise  devant  une  table,  un  roman 
anglais  ouvert  à  côté  d'une  grammaire  et  d'un  dic- 
tionnaire, traduisait  des  aventures  d'un  dramatique 
violent.  Sa  plume  courait  sur  la  page  blanche,  en 
minuscules  arabesques  nuancées;  rien  de  l'artifi- 
cielle grande  écriture  qu'employaient  sa  mère  et 
sa  sœur,  si  semblablement  qu'on  eût  pu  confondre 
leurs  lettres. 

Elle  s'arrêta  au  bout  d'un  paragraphe.  Sir  Wil- 
liam venait  de  culbuter  avec  son  automobile  dans 
un  précipice,  sous  les  yeux  épouvantés  de  sa  belle- 
mère. 

Alice  avait  beaucoup  pâli.  Une  expression  de 
tristesse  ne  quittait  pas  son  visage;  la  crise  d'âme 
qu'elle  vivait  l'avait  rendue  plus  silencieuse  et 
plus  fermée.  Elle  tira  de  son  buvard  une  lettre  de 
miss  Smolett  et  la  relut  lentement. 

Son  amie  lui  annonçait  son  imminent  mariage  : 
James  Harrison  resterait  toute  sa  vie  infirme, 
traînant,  appuyé  sur  une  béquille,  une  jambe 
demi-morte  :  il  n'avait  pas  voulu  d'abord  que  sa 


ISÎ  VANITÉ 

fiancée  se  vouât  à  lui,  mais  elle  l'avait  exigé  et, 
écrivait-elle  avec  courage,  elle  pensait  qu'ils  seraient 
tout  de  môme  très  heureux.  Quelle  tristesse  pour- 
tant!... Et  Alice  regarda  le  portrait  du  jeune 
homme  que  Florence  lui  envoyait,  la  vigoureuse 
tête,  les  yeux  francs,  le  visage  rasé  avec  les  mâ- 
choires combatives,  toute  cette  force  d'action 
désormais  ralentie,  presque  paralysée.  Infirme, 
quelle  pitié!... 

En  termes  pleins  d'affection,  Florence  s'enqué- 
rait  sur  ce  que  son  amie  devenait,  ce  qu'elle  se 
proposait  de  faire,  réclamait  une  longue  lettre  en 
retour  de  la  confiance  qu'elle  témoignait  ici,  rap- 
pelait la  promesse  faite  à  son  départ,  en  annon- 
çant que  peut-être  allait-elle  avec  son  mari  revenir 
en  Europe.  Alice  songeait... 

Plus  de  dix  fois,  depuis  qu'elle  avait  reçu  cette 
lettre,  elle  avait  trempé  sa  plume  dans  l'encre  pour 
répondre,  et  chaque  fois  sa  main  était  retombée 
inerte.  Une  lassitude  l'envahissait,  qu'elle  ne 
pouvait  secouer.  Ecrire  longuement,  se  forcer  à 
exprimer  ses  pensées,  lui  apparaissait  au-dessus 
de  ses  forces.  Un  découragement,  une  torpeur  noire 
pesaient  sur  son  cerveau. 

Ce  n'est  pas  dans  les  premières  semaines,  mais 
ensuite,  qu'elle  avait  perçu  le  contre-coup  du  dou- 
loureux ébranlement.  C'est  maintenant,  plus  encore 
que  dans  les  premiers  mois,  qu'elle  pleurait  son 
père.  Comme  il  lui  manquait!  Elle  avait  sa  photo- 
graphie sur  sa  table  de  travail  et  ne  la  quittait 


VANITÉ  !93 

guère  des  yeux.  Un  dépaysement  profond  la  déta- 
chait d'elle-même;  il  ne  lui  semblait  pas  réellement 
vivre  ici,  ni  que  ce  qui  se  passait  fût  bien  réel  et 
bien  vrai  :  elle  avait  le  sentiment  de  flotter  dans 
un  perpétuel  songe. 

Tant  que  le  décor  de  sa  vie  ne  s'était  pas  anéanti, 
tant  que  ses  habitudes  avaient  pu  se  rattacher 
au  souvenir  des  êtres  et  des  choses,  elle  avait  eu 
l'illusion  de  se  continuer  elle-même.  La  disparition 
de  tout  ce  qui  avait  le  cadre  quotidien  de  son  moi 
vivant  mettait  en  elle  le  vide  d'une  seconde  mort; 
elle  ne  se  reliait  plus  à  l'Alice  d'autrefois,  elle  ne 
savait  pas  bien  quelle  nouvelle  Alice  elle  incarnait, 
âme  déracinée,  cœur  d'épave. 

Comme  elle  avait  souffert  dans  cette  maison  où 
elles  recevaient  l'abri,  le  couvert  et  une  hospitalité 
fantasque! 

Personnellement,  elle  se  faisait  respecter,  et  son 
mutisme,  sa  retraite,  son  indépendance  s'étaient 
imposés,  à  force  de  tact  ferme,  à  la  vieille  despote 
qui  ne  pouvait,  l'eût-elle  voulu,  la  traiter  en  pau- 
vre jouet  de  plaisir,  comme  elle  faisait  de  Mlle  Du- 
verset.  Mais  sufïisait-il  d'avoir  préservé  son  inti- 
mité morale,  et  n'endurait-elle  pas  un  véritable 
supplice  au  contact  inégal  de  leur  protectrice,  au 
picotement  de  mille  piqûres  d'épingles? 

Du  vivant  de  son  père,  Alice  avait  éprouvé  un 
sourd  malaise  dans  son  milieu;  les  disparates  des 
caractères  qui  s'accusaient  entre  sa  mère  et  elle, 
et  aussi  avec  Raymonde,lui  avaient  été  pénibles  : 

13 


494  VANITÉ 

qu'était-ce  pourtant  à  vivre  auprès  de  celte  femme 
que  l'enivrement  de  son  or  mal  acquis  gorgeait  de 
mépris,  de  vanité,  de  cynisme  et  de  cruauté?  Vingt 
fois  la  façon  dont  elle  traitait  ses  gens,  ou  dont 
elle  jugeait  méchamment  autrui,  ou  dont  elle  for- 
mulait des  principes  dont  l'égoïsme  ravalait  encore 
la  bassesse  inconsciente,  avait  révolté  la  jeune  fillo. 

Ce  qui  lui  avait  le  plus  coûté,  c'était  de  voir  les 
efforts  de  sa  mère  pour  ménager  à  la  fois  sa  dignité 
personnelle,  souvent  compromise,  et  ses  inlérijts 
constamment  menacés.  A  cette  besogne  ingrate, 
Mme  Brévier  déployait  de  l'héroïsme,  les  res- 
sources d'un  esprit  rompu  au  commerce  du  monde, 
un  art  prodigieux  de  se  taire  ou  de  risquer  à  propos 
la  pointe  qui  amuse,  le  récit  qui  fait  diversion.  Elle 
avait  su  ne  pas  déplaire;  et  à  certains  moments 
même  la  tante  lui  témoignait  une  sorte  d'affection 
grognonne,  la  seule  qu'elle  pût  dispenser.  Que  sa 
mère  s'imposât  cette  attitude,  Alice  à  la  rigueur 
l'eût  admis;  mais  qiie  Mme  Brévier  la  con^^ervât 
vis-à-vis  d'elle  sans  une  détente,  sans  un  ('clair 
de  franchise  dans  les  yeux,  sans  déposer  une  mi- 
nute ce  masque  de  correction  fausse,  elle  ne  pouvait 
se  l'expliquer. 

Entre  elle  et  sa  mère,  sous  les  formes  amicales, 
il  semblait  qu'un  abîme  se  creusât  chaque  jour, 
avec  l'incompréhension  réciproque,  l'éloignemenl 
des  idées. 

Et  si  ce  n'était  que  cela,  encore!...  Quo  sa  mère, 
affolée  à  l'idée  de  la  pauvreté,  cherchât  à  se  pro- 


VANITÉ  195 

téger  dans  l'avenir,  qu'elle  fût  toute  aux  opéra- 
tions d'héritage  et,  conseillée  par  la  tante,  émît 
l'intention  de  s'approprier  toutes  les  reprises 
qu'elle  pourrait  en  garantie  de  son  douaire,  sans 
souci  de  partage  avec  ses  filles,  passe!  Venant  d'elle, 
cela  paraissait  tout  naturel  à  Alice  qui  la  connais- 
sait 

Qu'elle  ne  songeât  qu'à  l'organisation  de  sa  vie 
future,  inquiète  de  spéculations,  avide  de  place- 
ments fructueux,  dès  qu'elle  aurait  en  main  les 
débris  de  leur  ancienne  splendeur,  à  peine  six  ou 
huit  mille  livres  de  rente.  Alice  l'admettait.  Mais 
que  cette  hantise  s'accompagnât  d'un  si  total 
oubli  de  l'homme  qu'elle  avait  aimé,  à  qui  vingt- 
sept  ans  durant  elle  avait  été  fidèle,  voilà  qui  lui 
perçait  le  cœur! 

Etait-il  possible  que  l'affection  à  la  longue  devînt 
une  habitude  émoussée,  un  lien  si  lâche  qu'on  pût 
le  casser  sans  peine?  Que  de  fois  Alice  s'était 
affirmé  :  «  Ma  mère  pense  à  lui,  elle  le  regrette,  et 
si  elle  ne  le  laisse  pas  voir,  c'est  par  une  pudeur 
que  je  comprends  mieux  que  personne!  »  Mais  non, 
Mme  Brévier  ne  semblait  pas  trop  malheureuse; 
jamais  à  sa  fille  elle  ne  parlait  du  disparu  :  on  eût 
dit  que  tout  ce  qu'elle  avait  en  elle  à  donner  se  con- 
sacrait à  tante  Eloi. 

Et  comme  si  une  transfiguration  physique  de- 
vait accompagner  cet  avatar  moral,  Mme  Bré- 
vier engraissait.  Petit  à  petit  les  teintes  d'un  ma- 
quillage discret  avivaient  d'un  éclat  savant  ses 


498  VANITÉ 

yeux,  d'un  rose  furlif  ses  joues.  Ses  cheveux, 
immuablement  blonds,  paraissaient  même  plus 
dorés. 

Alice  se  penchait  sur  le  livre  :  Mrs  Maxwell 
crying  for  help  woke  up  some  of  the  neigbours... 

Et  la  misère  de  la  situation  la  pénétra.  Elle 
revit  ses  efforts,  ses  démarches  pour  se  libérer 
du  servage  familial,  en  parvenant  à  gagner  libre- 
ment son  existence  :  quelle  déception!  Les  obs- 
tacles auxquels  elle  s'était  heurtée,  les  sourires  d'une 
bienveillance  affectée,  les  refus  déguisés  sous  un 
excès  de  considération  et  de  respect.  Comme  on  lui 
avait  fait  comprendre  que  ce  qui  convient  à  une 
pauvre  fdle  d'employé  ou  de  petit  universitaire 
ne  peut  suffire  sans  déchéance  à  la  fille  de  M.  Bré- 
vier,  l'ancien  co-directeur  des  Quatre  Saisons  ! 

Tout  d'abord,  c'est  à  la  maison  à  laquelle  son 
père  avait  donné  le  meilleur  de  sa  vie,  tout  son  dé- 
vouement, qu'elle  s'était  adressée.  Roy-Chancel 
n'était  plus  rien,  se  débattait  au  milieu  des  récri- 
minations justifiées  par  son  ignare  gestion,  et  des 
mises  en  demeure  de  responsabilité.  Un  gérant 
provisoire  avait  été  nommé,  le  plus  vieux  des 
chefs  de  service,  M.  Moiraud,  un  grand  vieillard, 
fort  et  rugueux  comme  un  chêne,  avec  les  pieds 
et  les  mains  comme  des  souches.  Une  barbe  de 
lichen  grisâtre  lui  descendait  à  mi-corps 

Il  avait  arrêté  sur  Alice  un  regard  soupçonneux 
sous  des  sourcils  en  broussaille,  et  bien  différent 


VANITÉ  197 

d'autrefois,  sans  plus  rien  de  l'obséquiosité  qu'il 
témoignait  à  ses  anciens  patrons,  il  avait  répondu 
avec  une  brusquerie  affectée  de  rustre  : 

—  Voyons,  mademoiselle,  comment  voulez- 
vous?  Le  nom  respectable,  respecté  de  votre  père 
ne  peut  figurer  sur  nos  contrôles  en  face  d'une 
désignation  humiliante.  Que  sont  les  femmes  chez 
nous?  Vendeuses,  inspectrices,  surveillantes  ou 
dactylographes  aux  écritures.  Est-il  possible  de 
vous  donner  une  de  ces  places?  Quand  on  a  votre 
nom,  votre  beauté,  qu'on  est  «  du  monde  »,  on 
ne  peut  faire  pareil  métier.  Madame  votre  mère 
n'y  consentirait  pas,  j'en  suis  sûr. 

—  Vous  oubliez,  monsieur,  que  je  suis  majeure... 

—  Là,  voyez-vous...  et  on  me  reprocherait  de 
mettre  la  zizanie  dans  votre  famille.  Non,  made- 
moiselle, il  n'y  a  rien  pour  vous  qui  puisse  faire 
votre  affaire...  et  la  nôtre. 

Vengé  par  ce  dernier  mot  d'une  tenace  jalousie, 
de  vieilles  rancunes  portées  à  Brévier,  la  haine 
du  médiocre  qui  a  végété  longtemps  en  sous- 
ordre,  Moiraud  se  levait,  abrégeant  l'audience. 
Et  Alice,  le  sang  aux  joues,  sortait  droite,  si 
froissée,  si  déroutée  qu'elle  s'aperçut  seulement  au 
bas  de  l'escalier  de  son  oubli  :  n'aurait-on  pu, 
voulait-elle  savoir,  la  nommer  surveillante  de  la 
Pouponnière?  La  titulaire  actuelle,  veuve  d'un 
chef  de  rayon,  venait  de  recevoir  son  congé;  car, 
comme  toujours,  les  changements  dans  la  direction 
amenaient  des  coupes  sombres  dans  le  personnel. 


198  VANITÉ 

Mais  la  démarche  qu'elle  faisait  tenter  de  ce 
côté  auprès  de  vieux  amis,  membres  du  conseil 
d'administration  des  Quatre  Saisons,  échouait.  On 
ne  voulait  pas  d'elle,  soit  que  le  souvenir  de  son 
père  suscitât  de  l'ombrage,  soit  que  l'ingratitude 
allât  de  pair  avec  la  servilité.  Elle  se  rappelait  les 
hommages,  les  échines  courbées  jadis  devant  elle  : 
Moiraud  était  celui  qui  la  saluait  le  plus  bas. 

Elle  avait  cherché  quelle  tâche  remplir.  Que 
savait-elle,  quels  services  pouvait-elle  rendre?  Quel 
dons,  quelles  facultés  utiliser?  Donner  des  leçons, 
courir  le  cachet  à  deux  francs,  tendre  pour  le 
recevoir  sa  main  prise  dans  un  gant  lâche  nettoyé 
à  la  benzine?  Et  comme  tant  de  malheureuses 
femmes,  sauter  dans  les  omnibus  en  relevant  un 
jupon  crotté  sous  la  pluie?  Mais  ce  ne  serait  pas 
même  le  pain  assuré,  la  misère  décente. 

Sans  examen  que  le  brevet  primaire,  —  sa 
mère  l'avait  retirée  du  collège  Sévigné  avant  qu'elle 
eût  son  brevet  supérieur,  —  à  quoi  pouvait-elle 
prétendre?  A  enseigner  l'A  B  C  aux  enfants,  dans 
un  village,  par  protection? 

Les  arts  :  si  elle  sentait  parfaitement  la  beauté, 
elle  était  inapte  à  l'exprimer.  Musicienne,  elle 
n'eût  su  se  faire  un  gagne-pain  d'une  profession  si 
avilie  qu'on  trouvait  des  maîtresses  de  piano  à 
dix  sous  de  l'heure.  Le  théâtre,  comme  Raymonde 
avait  dit  par  bravade?  Eût-elle  été  douée  du  plus 
grand  talent,  et  ce  n'était  certes  pas  le  cas,  elle 
n'aurait  pu  se  résigner  aux   compromissions,    à 


VANITÉ  199 

la  promiscuité  d'une  vie  qui,  honorable  pour  de 
rares  exceptions,  n'était  pour  tant  de  femmes  qu'un 
passeport  à  la  galanterie... 

Ah!  la  douloureuse  humiliation  :  avoir  une  intel 
ligence,  et  ne  pouvoir  en  tirer  parti;  avoir  des  mains 
et  ne  savoir  leur  donner  une  besogne!... 

La  couture,  les  chapeaux?...  La  dernière  petite 
apprentie  gâcheuse  témoignait  plus  de  disposi- 
tions qu'elle,  car,  avec  moins  de  goût,  ses  doigts 
piqués  d'aiguille  allaient  et  venaient  du  moins 
inlassablement. 

Elle  avait  entrevu  alors  l'infériorité  décevante 
de  la  jeune  fille  qui  a  été  élevée  pour  la  richesse 
et  n'est  bonne  à  rien  qu'à  figurer  en  objet  de  pa- 
rade, en  poupée  précieuse.  Elle  avait  compris  les 
difficultés  d'une  époque  de  transition  qui  con- 
damne tant  de  femmes  à  travailler,  et  ne  leur  offre 
en  échange  que  des  métiers  envahis  et  des  salaires 
humbles,  ou  des  professions  plus  élevées,  mais 
presque  inaccessibles,  tant  elles  sont  peu  du  goût 
et  répondent  mal  encore  au  caractère  féminin. 

Le  droit?...  Elle  avait  été  reçue  dans  le  solennel 
cabinet  de  travail  de  M.  Leloup  d'Ygré;  M»  Va- 
paille  en  sortait,  qui  surpris  ne  l'avait  saluée  que 
parce  qu'il  s'était  trouvé  nez  à  nez  avec  elle.  Le 
président  lui  avait  désigné  un  sombre  fauteuil 
de  cuir  vert  et,  glacial,  avait  attendu,  d'un  air 
inquisiteur,  qu'elle  s'expliquât  : 

—  Un  conseil?...  Mais  certainement,  mademoi- 
selle, c'est  mon  devoir  de  ne  pas  vous  le  refuser 


200  VANITÉ 

Mon  âge,  d'ailleurs...  et  j'ai  quelque  expérience... 

Mais  quand  elle  l'avait  sondé  sur  les  chances 
qu'une  femme  pouvait  avoir  à  se  faire  une  place, 
sinon  au  barreau,  elle  ne  se  sentait  aucun  don  d'élo- 
quence, du  moins  dans  un  cabinet  d'affaires, 
comme  avocate  consultante,  il  avait  allongé  ses 
favoris  d'une  main  osseuse  et  toisé  sévèrement 
la  jeune  fille  : 

—  Oh!  mademoiselle...  sont-ce,  je  vous  le  de- 
mande, des  professions  pour  une  femme?  Quoi, 
cette  aridité,  ces  études  sérieuses,  qui  n'exigent 
pas  trop  en  requérant  d'un  homme  l'équilibre 
mental  le  plus  complet,  l'application  studieuse, 
une  mémoire  considérable,  joints  à  l'esprit  per- 
çant, subtil,  avisé!  Je  me  ferais  un  véritable  scru- 
pule de  vous  conseiller  cette  voie...  Il  en  est  une 
plus  simple,  plus  belle,  plus  en  rapport  avec  votre 
sexe  :  le  rôle  de  la  femme,  mademoiselle,  est-ce 
à  moi  de  vous  le  rappeler,  est  inséparable  du  foyer, 
du  mariage,  des  enfants...  Me  citerez-vous,  dans 
la  profession  au  sujet  de  laquelle  vous  me  consultez, 
quelques  exceptions,  trop  peu  nombreuses  encore 
pour  qu'on  puisse  en  faire  état?...  Je  ne  vous  sou- 
haite pas,  mademoiselle,  d'endosser  la  toge  d'avo- 
cat; ne  changez  pas  de  robe,  vous  perdriez  au  change. 

Ce  madrigal,  qui  amenait  une  rougeur  au  visage 
d'Alice,  mettait  fin  à  l'entretien.  On  discernait, 
dans  une  pièce  voisine,  la  voix  sèche  de  Mme  Le- 
loup  d'Ygré,  surveillant  les  exercices  de  piano  de 
sa  fille.  Le  président  ne  proposait  pas  à  Ahce  de 


VANITÉ  201 

voir  sa  femme.  Il  était  choqué,  et  augurait  mal 
d'une  démarche  aussi  libre;  on  élevait  bien  mal 
les  jeunes  filles  aujourd'hui  :  il  fermerait  doré- 
navant son  home  à  celle-ci. 

La  médecine?  Un  jour,  Alice,  dans  le  petit  par- 
loir de  la  Pouponnière,  avait  vu  entrer  le  docteur 
Le  Dave,  qui  depuis  trois  mois  n'avait  pas  daigné 
mettre  une  carte  chez  elles.  Très  empressé,  fort 
aimable,  il  avait  eu  à  cœur  de  dissiper  la  froi- 
deur marquée  d'AHce.  Bien  que  sur  la  réserve, 
elle  avait  profité  de  l'occasion  pour  l'interroger. 
La  profession  de  médecin  était-elle  interdite  à 
une  jeune  fille  de  son  âge,  qu'elle  disait  simple- 
ment :  vingt  et  un  ans.  La  lui  conseillait-il? 

Il  la  regardait  avec  un  effarement  rapide,  une 
incrédulité  tournant  au  sourire  : 

-  Mais,  mademoiselle,  les  études  médicales  ne 
vous  prendraient  pas  moins  de  cinq  ou  six    ans. 
Etes-vous  bachelière,  avez-vous  votre  examen  de 
sciences  physiques,  chimiques  et  naturelles?  Non. 
Deux  ans  au  préalable.  Viennent  ensuite  les  exa- 
mens —  il  recensa  sur  ses  doigts  —  d'anatomie, 
de  physiologie,  de  pathologie,  de  thérapeutique, 
d'épreuves  cliniques,  la  thèse  à  soutenir,  et  si  vous 
voulez  passer  par  l'internat  qui  dure  quatre  ans, 
c'est  huit,  dix  an  ;  au  moins  qu'il  vous  faudra  pour 
I  avoir  le  droit  d'exercer  un  métier  incertain,  en- 
I  combré,  et  qui  —  Le  Dave  se  rengorgea  —  allie  à 
I  une  très  haute  philosophie,  pour  laquelle  la  femme 
i  est  mal  préparée,  une  pratique  opératoire  des  plus 


202  VANITÉ 

pénibles.  Vous,  docteur!...  Je  ne  vous  vois  pas,  je 
l'avoue... 

D'un  geste  tranchant  il  écartait  une  aussi 
absurde  hypothèse.  Et  se  rapprochant  d'elle,  avec 
uu  visage  expressif,  les  yeux  soudain  troubles, 
ramenant  d'un  geste  machinal  sa  mèche  cosméti- 
quée,  il  avait  murmuré  : 

—  Non,  mademoiselle,  il  faut  laisser  ce  métier 
aux  laides,  soit  dit  sans  offenser  mes  confrères 
féminins.  Voir  une  jolie  personne  prononcer  un 
jargon  barbare,  —  il  contemplait  la  bouche  d'Alice, 
—  voir  des  doigts  délicats  se  salir  à  des  manipu- 
lations répugnantes,  —  il  louchait  sur  les  mains 
dégantées  de  la  jeune  fille,  l'enveloppait  aux 
hanches  d'un  regard  qui  remontait  sur  le  corsage, 
descendait  le  long  de  la  jupe  jusqu'à  la  pointe 
des  souhers  fins,  —  non,  c'est  une  idée  que  je  ne 
puis  admettre.  Quand  on  est  jeune,  belle  et  faite 
comme  vous,  mademoiselle  Alice,  on  n'est  pas 
inquiète  de  l'avenir... 

Elle  recula  instinctivement...  Il  la  frôlait  presque, 
une  moiteur  aux  tempes,  quelque  chose  de  vaseux 
au  visage;  de  tout  son  être  respectable,  une  dé- 
mence impure  sortait  : 

—  Vous  êtes  si  belle,  murmura-t-il  avec  ardeur, 
si  vous  vouliez...  On  est  riche  du  jour  au  lende- 
main quand  on  a  vos  yeux,  votre  taille!... 

—  Monsieur! 

—  Ecoutez-moi...  Il  ne  tient  qu'à  vous,  je  vous 
aime!... 


VANITÉ  203 

Son  geste  hardi  confirmait  l'aveu. 

—  Goujat! 

Elle  repoussait  les  mains  brutales,  retrouvait 
son  sang-froid  en  tenant  le  loquot  de  la  porte,  et 
de  là,  crachant  son  dégoût  : 

—  Vous  êtes  un  ignoble  individu... 

Elle  s'éloignait  précipitamment,  soulevée  d'in- 
dignation. Cet  homme  qu'ils  avaient  reçu  pendant 
des  années,  en  ami...  Cet  homme  civihsé,  considéré 
partout!... 

Rien  qu'à  se  souvenir  de  cette  honte,  Alice  eut 
un  haut-le-corps.  Elle  fit  un  effort  :  à  quoi  bon 
remâcher  ses  déceptions,  le  travait  valait  mieux 
que  les  regrets  stériles,  les  rêves  vains;  elle  s'in- 
clina de  nouveau  sur  le  texte  :  The  butcher  was 
running  fast  with  his... 

Heureuse  encore  qu'un  grand  journal  du  soir 
lui  prît  ce  feuilleton  :  cinq  cents  francs,  trois  mois 
de  travail.  Pas  même  de  quoi  vivre  uniquement 
de  pareilles  ressources  à  la  fin  d'une  année.  Elle 
pensait  à  préparer  des  examens  sérieux,  une  place 
d'inspectrice  du  travail...  Morande  avait  promis  son 
appui,  mais  elle  ne  pourrait  s'y  présenter  que  dans 
quatre  ans,  et  d'ici  là... 

D'ici  là,  tante  Eloi,  sa  mère  comptaient  bien 
la  marier.  Des  allusions  assez  nettes  avaient  été 
prononcées.  On  avait  voulu  lui  nommer  quelqu'un. 
Mais  elle  avait  répondu  avec  tant  de  douleur  : 
«  Oh!  pas  maintenant.  Pensez-vous  que  je  puisse 
songer  à  autre  chose  qu'à  la  mort  de  mon  pauvre 


f04  VANITÉ 

papa?  »  que  d'un  commun  accord  sa  mère  et  sa 
tante  la  laissaient  tranquille.  Un  répit,  seule- 
ment... 

Elle  songea  à  Michel,  pourquoi  ne  le  voyait-on 
plus?  L'oubliait-il  donc?...  Elle  sentit  son  découra- 
gement grandir;  et  cependant  le  printemps  riait 
dans  les  avenues,  les  marronniers  gonflaient,  épa- 
nouissaient leurs  larges  feuilles  vertes,  il  y  avait 
du  bleu  dans  le  ciel  qu'elle  apercevait  en  se  pen- 
chant contre  la  fenêtre.  Elle  soupira,  de  toute  sa 
jeunesse  contenue,  de  sa  dolente  mélancolie. 

Peut-être  manquait-elle  de  courage?  Peut-être, 
elle  aussi,  le  bien-être  l'enlizait-il  dans  cette  tor- 
peur d'impuissance?  Plus  pauvre,  n'eût-elle  pas 
été  forcée,  littéralement  forcée,  de  gagner  son 
pain?... 

Allons,  go  head! 

Et  cette  fois,  elle  se  replongea  dans  son  travail; 
courageusement  sa  plume  rapide  lia  en  caractères 
menus  les  aventures  de  sir  William  Oster,  et  les 
réflexions  que  fit  ce  gentleman,  lorsque  après  sa 
chute  vertigineuse  il  se  retrouva  étourdi,  mais 
vivant,  retenu  au  vol  par  ses  habits  à  une  branche 
d'arbre  et  projeté  de  là  sur  un  lit  de  mousse,  au 
fond  du  précipice. 


III 


—  Arrêtez,  Eugène,  ordonna  Mme  Le  Martin, 
comme  on  arrivait  au  Lac. 

Le  chauffeur  stoppa;  l'auto  eut  un  arrêt  mou. 
Un  grand  valet  de  pied,  culotte  de  panne  et  bottes 
à  revers,  qui  se  croisait  les  bras  d'un  air  de  funèbre 
ennui  derrière  ce  siège  sans  chevaux,  sauta  à 
terre  et  ouvrit  la  portière.  La  grosse  femme  des- 
cendit, suivie  de  Mme  Brévier,  très  élégante  dans 
son  demi-deuil. 

—  Tenez,  Baptiste,  prenez  Kiki  avec  vous  : 
vous  attendrez  le  temps  nécessaire,  et  vous  le 
garderez  ensuite  sur  vos  genoux;  il  a  eu  des  dou- 
leurs cette  nuit. 

Le  grand  valet  reçut  le  griffon  hargneux  avec 
un  sourire  paterne.  Et  à  cinquante  mètres  en  ar- 
rière, d'une  allure  de  tortue,  l'auto  se  mit  à  suivre. 

Dans  sa  Uvrée  chocolat,  Eugène,  le  chauffeur, 
moustachu  comme  un  palikare,  poitrinait,  lor- 
gnant au  passage  les  passantes  rares,  dédaignant 
les  bonnes  d'enfants.  Quand  son  regard  revenait 
à  la  silhouette  massive  de  Mme  Le  Martin,  une 
expres:?ion  haineuse  gonflait  son  visage  d'ex-ouvrier 
bien  nourri,  corrompu  au  contact  des  vices  d'une 


206  VANITÉ 

autre  caste  :  il  la  poursuivait  d'un  œil  fixe,  d'un 
véritable  œil  d'assassin.  Impassible,  remonté  à 
son  côté,  Eugène,  las  de  solliciter  le  bon  plaisir  du 
chien,  s'amusait  à  le  pincer  sournoisement,  tout 
en  lui  serrant  la  gueule  à  l'étouffer.  Kiki,  ailleurs 
que  dans  la  chambre  à  coucher  ou  le  salon  de  sa 
maîtresse,  en  voyait  de  dures. 

Chaque  jour,  après  le  déjeuner,  Mme  Le  Martin 
venait  faire  le  tour  du  grand  lac,  à  pied,  pour  sa 
santé;  au  grand  soulagement  de  Mlle  Duverset, 
Mme  Brévier  s'était  offerte,  une  fois  pour  toutes. 
L'air  lui  faisait  du  bien  au  sortir  de  cette  vie  re- 
cluse, et  c'était  le  bon  moment  do  la  tante,  qui  se 
montrait  alors  favorable. 

Le  soleil  était  chaud,  le  long  des  gazons  frais 
les  arbres  s'épanouissaient  de  toute  l'ivresse  de 
la  sève,  l'eau  du  lac  se  mordorait  de  teintes  glau- 
ques. Sur  le  trottoir  balayé  comme  un  parquet, 
circulaient  un  ou  deux  promeneurs,  parfois  un 
couple  élégant,  la  femme  à  peu  près  jeune,  l'homme 
à  cheveux  gris  et  moustaches  noires  :  ils  mar- 
chaient vite,  d'un  pas  militaire.  Des  fraulein,  des 
misses  à  cheveux  roux  et  lorgnons  escortaient 
des  babies,  fillettes  à  grandes  capelines,  garçon- 
nets à  jambières  de  cuir, les  uns  rougeauds  de  bonne 
santé,  d'autres  avec  un  teint  pâle  d'anémiques. 
Rarement  une  voiture  et,  dans  l'allée  cavalière, 
deux  sous-ofTiciers  au  trot.  Le  Bois  jusqu'à  deux 
heures  restait  presque  vide.  Au  coin  d'une  route, 
un  arroseur  traînait  son  long  serpent  de  caout- 


VANITÉ  807 

chouc  à  roulettes,  la  brouette  d'un  jardinier  grin- 
çait. 

—  Avez-vous  remarqué,  demanda  Mme  Le 
Martin,  la  mine  que  votre  fille  a  faite  quand  j'ai 
parlé  de  M.  Lelubert?  Il  faudra  bien  pourtant 
qu'elle  daigne  songer  à  un  parti  sérieux. 

—  C'est  mon  plus  cher  désir,  vous  le  savez, 
répondit  Mme  Brévier. 

—  Oui,  mais  vous  n'avez  pas  assez  d'autorité 
sur  elle. 

—  Elle  a  toujours  été  ains';  elle  m'opposait  déjà, 
enfant,  cette  force  d'inertie;  elle  ne  se  révolte  pas, 
elle  se  tait,  et  son  calme... 

—  De  mon  temps!...  fit  Mme  Le  Martin.  Mais 
savez-vous  qu'à  trente  ans  j'obéissais  encore  à 
ma  mère  comme  une  fillette,  et  elle  m'aurait  souf- 
l'etée  et  empoignée  par  les  cheveux,  je  vous  prie 
de  le  croire,  si  j'avais  résisté.  A  quinze  ans,  elle 
me  fessait  encore.  Tout  tremblait  dans  la  maison 
quand  elle  parlait.  Aussi  ça  marchait,  je  ne  vous 
dis  que  cela. 

Mme  Brévier  eut  un  souâre  : 

—  Je  n'ai  pu  é'ever  mes  enfants  ainsi.  Si  Alice 
cède  à  nos  instances,  ce  sera  par  la  réflexion,  car 
elle  est  raisonnable  et  sait  que  vous  ne  voulez  que 
son  bonheur. 

—  AssurémenI;  où  veut-elle  en  venir?  Esl-ce 
qu'elle  a  la  naïveté  de  croire  qu'elle  sera  jamais  en 
état  de  gagner  sa  vie?...  Mais,  ma  chère,  j'imagine 
qi;e  je  me  charge  de  votre  tran.]uillité  actuelle. 


Î08  VANITÉ 

Est-ce  qu'elle  ne  se  trouve  pas  assez  bien  chez 
moi? 

Mme  Brévier  se  demanda  si  elle  ne  devait^pas 
attribuer  la  fâcheuse  aigreur  de  ses  propos  à  1  ap- 
parition sur  la  table  de  choux  de  Bruxelles  gra- 
tinés, dont  la  tante  raiïolait,  mais  qu'elle  digérait 
mal.  Pourtant  elle  ne  constatait  pas  d'aujourd'hui 
cette  susceptibilité  :  évidemment  si  celle-ci  les 
hébergeait,  les  protégeait,  —  inappréciable  avan- 
tage, elle  s'en  rendait  bien  compte  au  revirement 
progressif  de  l'opinion  en  leur  faveur,  —  ce  n'était 
pas  pour  qu'Ahce  les  quittât  un  jour,  s'en  allât 
vivre  une  vie  de  petite  employée  ou  de  conlre- 
maitresse,  car,  en  dehors  des  professions  très  mé- 
diocres, comment  pourrait-elle  s'assurer  l'indé- 
pendance, même  la  plus  stricte?...  Et  que  dirait- 
on  dans  le  monde?... 

Ahce  entretenait  là,  il  fallait  le  reconnaître,  une 
intention  désobhgeante  pour  leur  bienfaitrice,  et 
peu  amicale  pour  elle,  une  mère  si  parfaite! 

—  Je  crois,  ma  bonne  tante,  que  ma  fille  vou- 
drait seulement  ne  pas  vous  ê!re  à  charge  tou- 
jours, si  par  malheur  elle  ne  comptait  pas  se  marier. 

—  Pas  se  marier?  Et  à  quoi  est-elle  bonne?  A 
quoi  peut  servir  la  femme,  je  vous  le  demande, 
sinon  à  se  marier?  Car  il  n'y  a  pas  trente-six  fa- 
çons de  faire  sa  vie  :  dans  le  mariage,  ou  en  dehors. 
Et  Alice  n'a  certainement  pas  la  tôte  assez  tournée 
par  les  théories  féministes,  qu'elle  doit  d'ailleurs 
ignorer,  pour  songer  à  l'union  hbre! 


VANITÉ  209 

—  Oh!  ma  tante,  quelle  hoireur!  Alice  n'est 
pas  folle,  soyez-en  persuadée...  et  si  vous  lui 
présentiez  un  mari  qui  lui  plaise,  je  suis  sûre 
que... 

—  Eh  bien!  Est-ce  que  M.  Lelubert  ne  ferait  pas 
son  affaire,  par  hasard? 

—  Alors  ce  jeune  homme  est  bien,  vous  le  con- 
naissez, vous  pouvez  en  répondre?... 

Certes,  'a  tante  aveiit  ra  son  :  le  mariage  était 
la  seule  ressource  qui  pût  assurer  à  Alice  le  bien- 
être  et  une  vie  personnelle  :  franchement,  elle  ne 
se  la  représenta-t  pas  dans  un  bureau  commercial 
écrivant  des  lettres,  vérifiant  des  actures,  ou,  de 
noir  vêtue,  faisant  l'article  dans  un  magasin  de 
nouveautés  :  «  —  C'est  ce  qui  se  porte  le  plus  cette 
saison,  madame.  Nous  avons  aussi  une  variété  de 
tulle  de  premier  choix...  »  Quand  on  a  du  sang  des 
La  Tourves  d'Ayglades  dans  les  veines,  on  ne  se 
ravale  pas  à  de  tels  gagne-pain. 

Jeanne  Brévier  ne  pouvait  oublier  qu'il  avait 
fallu  toute  sa  pauvreté  de  jeune  fille  menacée  de 
coiffer  sainte  Ca  herine,  et  toute  sa  richesse  de 
femme  mûre,  pour  qu'elle  se  résignât  au  métier 
de  son  mari,  imbue  do  dédain  pour  cette  déro- 
gation que  constituait  à  ses  yeux  le  commerce; 
car  elle  classait  les  carrières  selon  une  hiérarchie 
de  son  choix  :  la  grande  industrie  valait  mieux, 
au-dessus  la  politiqu  *,  plus  haut  encore  la  ma- 
gistrature et  l'armCe.  Elle  étouffa  un  soupir,  en 
pensant  à  M.  de  Boyséon.  Mais  avoir  des  rentes 

14 


210  VANITÉ 

sans  rien  faire  lui  représentait  le  plus  bel  idéal. 
Mme  Le  Martin  répondait  : 

—  Comment,  si  je  connais  Lelubert,  je  l'ai  vu 
naître. 

—  Vous  ne  nous  en  aviez  j  -mais  parlé? 

—  Il  revient  des  pays  chauds,  où  sa  santé  l'a 
longtemps  retenu. 

—  Sa  santé?  demanda  Mme  Brévier  alarmée. 

—  Oui,  ce  n'est  pas  un  hercule  de  foire,  il  est 
même  un  peu  endommagé,  quoique  assez  joli  gar- 
çon, très  distingué.  Ah!  dame,  ma  chère,  fit- 
elle  en  répondan'  à  une  moue  de  sa  nièce,  ne 
soyez  pas  trop  difficile,  vous  n'en  avez  pas  le 
droit.  Ceux  qui  sont  prêts  à  épouser  une  jeune 
fi'.le  sans  dot  ne  courent  pas  les  rues,  de  nos  jours. 
Et  le  petit  Lelubert  est  riche  :  soixante  à  quatre- 
vingt  mille  livres  de  rente  pour  le  moins. 

—  Ce  serait  le  salut,  laissa  échapper  Mme  Bré- 
vier. Cependant  la  santé  compte  l^ien  aussi.  Qu'est- 
ce  qu'il  a  au  juste?...  La  poitrine,  le  cœur? 

—  Il  a  eu  une  maladie  de  langueur,  un  peu  de 
tuberculose,  mais  il  est  guéri.  Les  jeunes  gens, 
quand  ils  s'amusent  trop... 

Mme  Le  Martin  baissa  la  voix,  et  son  sourire 
devint  laid,  son  regard  sardonique;  elle  eut  ce 
visage  de  matrone  équivoque  qu'ont  certaines 
vieilles  quand  elles  parlent  de  choses  scabreuses. 

Aux  explications,  Jeanne  Brévier  resserrait  les 
coudes,  se  redressait  avec  un  petit  frisson  répulsif, 
un  premier  mouvement  d'effroi  et  de  terreur;  elle 


VANITÉ  211 

avait  la  sensation  de  quelque  chose  d'incertain 
et  de  périlleux,  d'un  peu  malpropre.  Est  ce  que  de 
telles  affections  pardonnaient  jamais?  Elle  n'en- 
tendait pas,  quel  que  fût  son  désir  de  caser  Alice, 
l'exposer  à  un  risque  pareil;  et  si  des  enfants 
naissaient...  Mme  Le  Martin  multipliait  les  affir- 
mations rassurantes  : 

—  Voyons...  la  tuberculose  aujourd'hui...  peuh!... 
On  se  soigne,  un  petit  accident  sans  suites...  Vous 
pensez  bien  ue  si  les  médecins  ne  s'y  opposent  pas, 
Lelubert  peut  songer  au  mariage.  Il  n'a  pas  une 
énorme  santé,  je  vous  le  répète  :  mais  quoi,  à 
mettre  les  choses  au  pis,  AHce  ne  serait  pas  plus 
mal  qu'une  autre  en  jeune  veuve.  Il  lui  reconnaî- 
trait un  fort  capital  dans  le  contrat,  cela  va  de 
soi,  et  il  n'a  plus  de  parents. 

La  tante  disait  cela  d'un  air  si  naturel  que 
Mme  Brévicr  ne  put  s'empêcher  de  la  juger  for- 
midable, avec  sa  carrure  épaisse  ses  paupières 
empâtées,  sa  face  agressive  et  mafïlue.  Elle  avan- 
çait comme  un  gros  monstre  paisible,  dans  la  clarté 
du  jour  et  la  douceur  du  printemps. 

—  Mais,  hasarda-t-elle,  pourquoi  ne  s'est-il  pas 
marié  encore?  II  ne  manque  pas  de  jeunes  filles 
qui  ne  demanderaient  pas  mieux. 

—  Soyez  tranquille  en  effet,  ce  ne  sera  pas 
long,  si  v<;us  ne  mettez  pas  le  grappin  sur  lui.  Il 
revient  de  Syrie  où  son  père  avait  gagné  une  grosse 
fortune  dans  les  affaires;  la  mère,  une  Levantine, 
deux  fois  grosse  comme  moi,  est  morte.  Pas  de 


212  VANITE 

belle-mère,  rien  à  débattre  avec  des  étrangers, 
cela  aussi  est  bon. 

—  Sans  doute,  fit  Jeanne  Brévier  songeuse, 
mais.  . 

Elle  sentit  une  fois  de  plus  la  déception  amère. 
Qu'avait-elle  donc  espéré?  Le  prince  charmant, 
beau,  millionnaire,  qui  se  fût  épris  d'Alice  en  coup  de 
fo  die?  Au  lenrîemain  de  l'échec  Boyséon? Comme 
si  elle  ne  connaissait  pas  la  vie  et  les  hommes. 
Alice  dépréciée  ne  comptait  plus  que  pour  sa  beauté. 
Les  épous?urs  assez  désintéressés  pour  la  prendre 
sans  dot  ne  le  seraient  que  parce  qu'une  tare  per- 
sonnelle d'origine,  de  santé  ou  d'âge,  limiterait 
leurs  exigences.  Sa  fille  ne  pouvait  cependant 
épouser  un  vieillard,  ce  serait  révoltant,  abject; 
Alice  n'y  consentirait  d'ailleurs  pas,  e  le  non  plus... 
Un  homme  jeune...  Tous  les  maris  ne  sont  pas  né- 
cessairement robustes,  et  s'il  était  complètement 
guéri,  ce  gendre  inconnu,  pourquoi  ui  eût-elle 
voulu  du  mal?  Pas  plus  que  du  bien?... 

Et  elle  s'étonna  de  sentir  se  ghsser  en  elle,  téné- 
breusement,  l'insinuation  inavouable  de  sa  tante  : 
une  seconde,  elle  eut  la  vision  d'Alice  riche  et 
délivrée,  pouvant  recommencer  sa  vie  à  sa  guise... 
Elle  eut  honte  d'elle-même  non,  même  avec  toute 
certitude,  une  pareille  union  n'était  pas  celle  qui 
convenait.  Ce  n'est  pas  cet  honnête  homme  de 
Pierre  qui  y  aurait  consenti,  et  elle  crut  entendre 
son  indignation  colère,  elle  crut  le  voir  se  dresser 
devant  elle  avec  reproche. 


VANfTË  213 

—  Recevons-le  toujours,  dit  Mme  Le  Martin, 
cela  n'engage  à  rien,  et  si,  comme  je  le  crois,  il 
s'éprend  d'elle,  vous  verrez  venir... 

Jeanne  Brévier  répondit  : 

—  Mon  Dieu...  Mais  alors,  sans  parler  de  rien 
à  Alice?.. 

Elle  se  disait  :  «  Quel  malheur  que  la  tante  ne 
veuille  pas  la  doter!  »  Et  en  elle-même,  elle  lin- 
juriait  :  «  Vieille  avare,  comme  si  cela  la  ruine- 
rait! » 

Là-dessus,  rien  à  espérer  :  elle  n'avait  laissé 
aucun  doute.  Si  seulement  ce  jeune  homme  était 
moralement  bien...  il  faudrait  se  renseigner,  l'étu- 
dier, le  connaître...  Ce  n'était  pas  chose  à  débattre 
en  cinq  minutes.  Quatre-vingt  mille  livres  de 
rente,  à  l'heure  actuelle  :  une  affaire  inespérée... 
Il  était  peut-être  très  galant  homme;  Alice  aurait 
du  moins  avec  lui  le  bonheur  positif,  celui  qui  se 
monnaie  en  robes,  en  bijoux,  en  plaisirs,  —  elle 
hésita  devant  la  logique  complète  de  sa  pensée, 
—  le  bonheur  qui  s'achète  et  qui  se  vend!... 

—  Mais  certainement,  dit  Mme  Le  Martin,  vou- 
lez-vous que  je  l'invite  à  dîner  samedi?... 

Et  pour  lever  les  dernier  scrupules  : 

—  S'il  ne  vous  plaît  pas,  je  pense  à  quelqu'un 
d'autre;  mais  il  vous  plaira,  j'en  suis  sûre. 

Elle  n'ajouta  pas  que  son  rôle  bienfaisant  lui  pe- 
sait déjà,  aux  sautes  d'humeur,  et  qu'elle  verrait 
sans  déplaisir  sa  maison  redevenue  libre,  Mlle  Du- 
verset   tremblant   de   nouveau   devant  elle;  elle 


214  VANITÉ 

apprécia  d'avance  le  jour  et  l'heure  où  elle  n'aurait 
plus  à  se  gêner  en  rien,  aucun  témoin  n'étant  là 
que  ses  domestiques  serviles,  sa  dame  de  com- 
pagnie terrorisée,  et  Kiki  tour  à  tour  gorgé  de 
bonbons  ou  verrouillé  dans  un  placard. 

Le  tour  du  lac  s'achevait.  Mme  Le  Martin  et 
Mme  Brévier  remontaient  dans  1  auto. 

—  Excellente  promenade,  dit  la  tanle,  nous 
pourrions  faire  un  tour  au  Pré-Catelan  et  revenir 
par  la  cascade. 

Elle  toucha  le  chauffeur  du  bout  de  son  om- 
brelle : 

—  Vous  entendez,  Eugène.  Et  allez  au  pas! 

Un  désespoir  morne  allongea  les  traits  du  chauf- 
feur. Du  un  à  l'heure  à  présent!...  Autant  prendre 
un  fiacre, ,.  Baptiste  impassible,  les  joues  gonflées 
et  les  yeux  fixes,  savourait  cette  rage  muette.  Il 
était  philosophe. 

—  Comme  cela,  dit  Mme  Le  Martin,  d'un  ton 
de  rancune,  nous  n'écraserons  personne. 

Eugène  courba  le  dos,  la  main  crispée  au  volant... 
Ça,  c'était  pour  le  parlicuHer  de  l'autre  jour,  qui 
s'était  fait  renverser,  sans  mal  d'ailleurs,  précisé- 
ment parce  que  l'auto,  allant  cahin-caha,  il  s'était 
dit  :  «  J'ai  bien  le  temps!  »  Une  électrique  à  toute 
vitesse  les  dépassa,  dans  un  imperceptible  ronfle- 
ment de  toupie,  fila,  disparut.  A  la  bonne  heure! 
Celle-là  roulait;  écrase  qui  voudra!  On  est  chauf- 
feur ou  on  ne  l'est  pas. 

Mme  Le  Martin  ne  vit  pas  le  grincement  de 


VANITÉ  215 

dents  d'Eugène,  ni  le  rire  figé  de  Baptiste;  seuls, 
les  boutons  de  livrée,  au  bas  du  dos  humilié  des 
deux  hommes,  la  contemplaient  de  leur  œil  de 
cuivre  brillant  et  sarcastique.  Kiki,  sur  ses  genoux, 
geignait  doucement,  pour  se  plaindre  des  mauvais 
traitements  :  «  Ses  douleurs  de  la  nuit,  sans 
doute,  le  reprenaient?...  » 

Mme  Le  Martin  l'embrassa  plusieurs  fois  sur 
le  museau,  tandis  que  Mme  Brévier  absente,  droite, 
de  son  grand  air  songeait  :  «  Mme  Lelubert.  Alice 
Lelubert...  »  Il  y  avait  des  noms  plus  vilains. 


IV 


Ce  ne  fut  pas  sans  appréhension  que  Mme  Bré- 
vier  vit  arriver  le  samedi.  Une  tristesse  se  mêlait 
à  ses  réflexions,  et  le  souvenir  de  son  mari  ne  la 
quittait  pas.  Le  sentiment  de  sa  responsabilité 
maternelle  la  poignait  :  dans  un  réveil  de  son  hon- 
nêteté elle  ne  pouvait  penser  sans  révolte  à  un 
projet  d'union  conclu  sous  de  tels  auspices.  Puis 
les  difficultés  qu'elle  prévoyait  la  décourageaient 
d'avance.  Comment  dire  à  Alice  la  vérité?  A  peine 
Mme  Brévier  osait-elle  l'envisager,  tant  pareille 
idée  lui  causait  de  malaise. 

Elle  avait  beau  surmonter  ce  qui  n'était  peut- 
être  qu'un  préjugé,  une  tare  persistait  dans  son 
esprit;  alors  même  qu'elle  n'eût  conçu  aucune 
crainte,  elle  ne  pouvait  se  défaire  de  l'obsession 
dans  le  passé.  Son  ignorance  médicale  lui  grossis- 
sait l'épouvantail.  Non,  si  passionnément  qu'elle 
souhaitât  Alice  riche,  elle  ne  pouvait  consentir  à 
ce  qu'elle  fût  sacrifiée.  Et  tel  était  pourtant  l'or- 
gueil de  son  ambition  qu'elle  se  fût  bien  difTicile- 
ment  résignée  à  un  mariage  médiocre,  quelque 
valeur  morale  que  pût  lui  offrir  un  prétendant, 


VANITÉ  217 

fût-ce  Michel,  par  exemple!  —  le  dernier  du  reste 
auquel  elle  pensât. 

Aussi  guettait-elle  avec  une  impatience  anxieuse 
l'entrée  au  salon  de  M.  Lelubert,  comme  si  son 
visage  ou  sa  personne  dussent  trahir  l'allusion 
accusatrice.  Elle  fut  agréablement  surprise  de  voir 
un  jeune  homme  assez  bien  tourné,  simple  dans 
ses  manières,  un  peu  timide  même,  le  teint  très 
blanc,  une  fine  moustache;  la  fatigue  ne  s'annon- 
çait qu'aux  paupières  cernées  et  au  fléchissement 
d'épaules  d'un  corps  grêle. 

M.  Lelubert  s'inclina  très  bas  devant  ces  dames. 
L'entrée  d'Alice,  qui  précéda  de  peu  le  «  Madame 
est  servie  »,  parut  lui  enlever,  tant  son  saisisse- 
ment fut  vif,  le  peu  de  moyens  dont  il  disposait. 
Evidemment,  il  ne  s'attendait  pas  à  si  belle  appa- 
rition, et  ses  premiers  propos  balbutiants  s'en 
ressentirent;  à  peine  assis,  il  faillit  laisser  choir 
son  monocle  dans  le  potage.  Mme  Le  Martin  le 
considérait  avec  une  encourageante  hauteur,  et 
pour  le  mettre  à  l'aise  commença  de  parler  voyages  : 

—  Vous  en  avez  fait  de  très  beaux,  il  pa- 
raît? 

—  Effectivement,  madame. 

—  A  travers  des  pays  magnifiques? 

—  Ou-i,  madame. 

Et  comme  effrayé  d'entendre  le  son  de  sa  voix 
fluette,  il  ramena  le  nez  vers  la  nappe. 
Mme  Le  Martin  lui  parla  de  son  père  : 

—  Edmond  a  été  le  camarade  d'enfance  de 


218  VANITÉ 

M.  Leiubert  père,  expliqua-t-elle  à  sa  nièce,  et  il 
avait  beaucoup  d'amitié  pour  lui. 

Ce  n'était  peut-être  pas  une  caution  de  moralité 
extrême,  Mme  Brévier  ne  put  s'empêcher  de  le 
remarquer  tout  bas;  mais  M.  Charles  Leiubert, 
qui  ne  pouvait  prendre  ces  mots  que  comme  un 
compliment,  sentit  son  embarras  s'accroître  d'une 
façon  désolante.  Heureusement  la  tante  lança  un 
regard  sévère  à  Mlle  Duverset;  elle  comprit  et 
mit  la  conversation  sur  un  fait-divers  qui  remplis- 
sait les  journaux  :  un  assassinat  mystérieux.  Elle 
servait  ainsi  de  gazette  vivante  à  Mme  Le  Martin 
qui  lisait  peu  et  qui  pouvait  la  prendre  à  partie, 
comme  si  Mlle  Duverset  était  responsable  de  ce 
qu'inventaient  les  journaux. 

—  Qu'en  pensez-vous,  monsieur?  demandâ- 
t-elle? 

Il  s'agissait  d'un  vieux  rentier  découvert  au  fond 
d'une  carrière,  les  poches  retournées,  les  bras  li- 
gottés,  avec  trois  blessures  dont  une  seule  eût 
tué  un  bœuf. 

—  Je  pense  que  ce  suicide  est  bien  regrettable 

—  Gomment,  ce  suicide?  Vous  ne  prétendez  pas 
que  ce  malheureux... 

M.  Leiubert  rougit  prodigieusement  : 

—  Je  croyais  que  vous  parliez  de  cette  mar- 
chande de  tabac  qui  s'est  tuée  en  avalant  une 
décoction  d'allumettes  chimiques. 

—  Bououh!...  dit  Mme  Le  Martin,  vilaine  mort. 
Vous  ne  reprenez  pas  un  peu  de  ce  jambon  de 


VANITÉ  219 

Prague?  Avez-vous  remis  les  pieds  au  théâtre? 

Il  avoua  avec  quelques  ménagements  que  la 
Comédie-Française  l'ennuyait  et  qu'il  s'endormait 
à  rOpéra-Comique  :  il  confessa  son  goût  pour  le 
cirque  et  les  music-halls.  D'ailleurs,  il  se  couchait 
tôt,  sasanté...  Il  eut  une  touxlégèreionl'approuva. 

Alice  —  il  ne  lui  avait  pas  été  difficile  de  de- 
viner qu'on  n'invitait  pas  M.  Lelubert  sans  une 
arriére-pensée  —  s'amusait  presque.  Elle  sentait 
revenir  sur  elle  comme  aimanté  le  regard  de  ce 
pauvre  jeune  homme,  et  si  elle  levait  les  yeux 
sur  lui,  immédiatement  il  semblait  prêt  à  dispa- 
raître sous  la  table. 

Mme  Brévier  pensa  donner  un  tour  heureux  à 
l'entretien  en  lui  demandant  s'il  comptait  de- 
meurer quelques  mois  à  Paris. 

—  Ou-i,  je  ne...  En  effet...  Cela  dépendra... 

—  Monsieur  Lelubert  est  bien  décidé  à  nous 
rester,  dit  la  voix  nette  de  la  tante.  Aucun  intérêt 
ne  le  retient  plus  en  Orient,  et  où  peut-on  vivre 
mieux  qu'à  Paris,  quand  on  a  comme  lui  une 
belle  aisance? 

Le  visage  de  l'invité  s'épanouit  :  effectivement, 
Paris  avec  des  rentes...  Seulement,  il  ne  fallait 
pas  que  les  soins  qu'exige  la  gestion  d'une  grosse 
fortune  fussent  trop  compliqués,  parce  que  cela 
lui  faisait  mal  à  la  tête.  Et  peut-être  avait-il  eu 
tort  de  boire  du  chablis?  Du  régime  et  aucun 
excès,  ne  cessaient  de  lui  répéter  les  médecins. 

Mme  Brévier  songeai'  :  «  Il  n'est  pas  plus  mal 


220  VANITÉ 

qu'un  autre,  il  n'a  pas  l'air  poitrinaire;  un  peu 
vanné  :  le  voyage,  sans  doute?  Mais  il  paraît  bien 
neurasthénique!  » 

On  parla  successivement  chevaux,  chasses,  expo- 
sitions de  peinture,  autos,  et  Mme  Le  Martin  ne 
parvint  pas  à  faire  briller  son  hôte;  il  avait  pris 
cependant  un  peu  plus  d'assurance,  ayant  décou- 
vert que  le  meilleur  moyen  était  de  ne  pas  regarder 
Alice;  mais  il  lui  semblait  qu'il  avait  un  fil  attaché 
à  la  tête,  et  que  ce  fil  le  tirait  d'une  façon  lente 
et  continue  jusqu'à  ce  qu'il  eût  rencontré  les  yeux 
graves  et  indéfinissables  de  la  jeune  fille. 

Elle  dépassaitses  rêves;  il  n'osait  laisser  monter 
jusqu'à  elle  ses  désirs.  Dormait-il?  était-il  éveillé? 
Etait-ce  de  lui,  était-ce  d'elle  qu'il  s'agissait?... 
Ces  allusions  mystérieuses  de  Mme  Le  Martin, 
lors  de  sa  première  visite,  et  auparavant  les 
lettres  qu'elle  lui  avait  envoyées,  aux  dernières 
escales  :  «  Il  faut  vous  marier...  Nous  trouverons 
cela...  Que  diriez-vous  d'une  belle  jeune  fille  que 
je  connais?...  Elle  vous  apporterait  sa  beauté  et 
son  dévouement;  quelle  dot  vaudrait  cela?  N'êtes- 
vous  pas  riche  pour  deux?...  » 

Une  dot!  Oh!  cela  lui  était  égal,  il  avait  plus 
d'argent  qu'il  n'en  pouvait  dépenser;  seu'ement 
c'était  triste  de  ne  pas  posséder  un  coffre  plus 
solide,  sa  solitude  lui  pesait...  les  soins  mercenaires, 
quand  on  est  malade.  Mais  voilà,  elle  ne  voudrait 
pas  de  lui...  Cette  idée  le  rendit  soudain  piteux, 
et  il  examina  d'un  air  absorbé  son  couteau  à  des- 


VANITE  221 

sert  comme  s'il  doulail  que  ce  fût  de  l'argent 
loyal  et  poinçonné. 

—  Où  habitez-vous?  demanda  Mme  Brévier, 
au  moment  où  Mlle  Duverset,  hésitante,  allait 
déclencher  un  nouveau  fait-divers  :  la  découverte 
d'une  poudre  explosive  formidable  dont  l'inven- 
teur seul  avait  le  secret;  par  malheur,  il  venait  de 
sauter  en  la  manipulant,  avec  tout  un  pâté  de 
maisons. 

—  Il  habitera  dans  ce  quartier,  c'est  un  des  plus 
sains  de  Paris,  affirma  Mme  Le  Martin,  soulignant 
sa  mainmise.  Elle  voyait  ce  que  c'était  :  ce  grand 
garçon,  un  faible,  dont  il  fallait  confisquer  la  tâ- 
tonnante volonté.  Elle  allait  le  chambrer  et  mener 
l'affaire  tambour  battant. 

—  Je  vous  chercherai  ce  qu'il  vous  faut.  Vou? 
ne  pouvez  rester  à  l'hôtel. 

Il  en  convint  : 

—  Non,  on  y  fait  trop  de  bruit,  et  puis  il  y  a 
trop  de  monde. 

Se  tournant  vers  Alice,  —  le  fil  venait  de  le 
tirer  brusquement,  —  il  lui  décocha  un  sourire 
niais,  mais  cette  fois  elle  n'éprouvait  que  de  la 
pitié  :  elle  ne  s'amusait  plus,  plus  du  tout. 

—  Je  vous  indiquerai  notre  notaire,  je  vous 
donnerai  mon  tapissier,  vous  aurez  mes  fournis- 
seurs, dit  la  tante.  Fiez-vous  à  moi  pour  ne  pas 
être  volé. 

Elle  pensait  en  l'examinant  :  «  11  a  l'air  bien 
mal  hypothéqué;  heureusement  nous  allons  vers 


222  VANITE 

l'été.  »  Et  profitant  d'un  moment  où  Alice  était 
sortie,  comme  M.  Lelubert  était  pris  d'une  petite 
toux  âpre  qui  lui  rougissait  les  joues  et  tirait  pau- 
vrement le  coin  de  sa  bouche... _ 

—  Mais  vous  êtes  enrhumé,  mon  cher  enfant, 
je  vous  enverrai  mon  médecin. 

—  Ma  tante,  dit  Mme  Brévier,  vous  savez  que 
le  docteur  Le  Dave  est  dans  le  Midi;  Michel  soignera 
très  bien  monsieur.  Je  vais  vous  donner  son  adresse  : 
le  docteur  Lorin,  notre  ami,  le  filleul  de  mon  mari. 

Par  Michel,  on  saurait  la  vérité.  Prestement, 
elle  écrivait  sur  un  bloc-notes,  détachait  la  feuille 
et  la  lui  remettait.  M.  Lelubert  confus  remerciait 
en  respirant  péniblement.  Il  parut  soulagé  de  l'ab- 
sence d'Alice  :  soufïlé  par  la  tante,  quand  elle 
revint,  il  la  pria  de  consentir  à  se  mettre  au  piano. 
Elle  sourit  à  pe'ne 

—  Je  croyais  que  la  musique  vous  endormait, 
monsieur. 

—  Oh!  mademoiselle,  d'ordinaire,  oui...  Mais 
pas  lorsque  c'est  vous  qui,  que...  Il  s'empêtra  dans 
son  compl  ment  et  resta  sans  pouvoir  en  sortir, 
médusé,  les  prunelles  fixes. 

—  Que  préférerez-vous,  monsieur,  que  je  joue? 

—  Oh!  ça  m'est  égal,  mademoiselle,  tout  à  fait 
égal... 

—  Voulez-vous  une  sonate  de  Beethoven? 
Elle  joua  le  Clair  de  lune.  Si  profond  fut  le 

charme  de  l'émotion  musicale  qu'un  peu  de  poésie 
et  de  rêve  passa  dans  ce  salon  empli  de  pensées 


I 

J 


VANITÉ  223 

mornes,  de  vœux  louches,  sur  cette  opulence  de 
mauvais  riches.  La  tante  battait  la  mesure  de  son 
éventail,  Mme  Brévier  prit  un  air  tout  à  coup  sen- 
timental. M.  Lelubert  écoutait  sans  rien  com- 
prendre et  sans  rien  ressentir,  mais  ce  bruit  lui 
était  agréable,  il  contemplait  Alice  avec  une  sorte 
de  ravissement  effaré,  une  terreur  extasiée... 

Certainement,  c'est  d'elle,  c'est  de  lui  qu'il  s'agis- 
sait. Le  sourire  complice,  trop  bienveillant  de 
Mme  Le  Martin,  le  lui  signifiait.  Mme  Brévier  ne 
semblait  pas  avoir  non  plus  de  l'hostilité  contre 
lui...  Se  pouvait-il?  Et  cette  belle  jeune  fille... 
Non,  c'était  trop  beau...  Il  avait  déjà  manqué 
trois  mariages;  sans  raison  valable,  au  dernier 
moment,  on  lui  avait  fait  comprendre...  Pourquoi 
donc,  sa  santé?...  Mon  Dieu,  mon  Dieu,  pourvu 
qu'il  n'eût  pas  d'insomnie  cette  nuit  :  c'est  lu- 
gubre l'insomnie,  le  cerveau  marche,  marche,  on 
se  fait  des  idées  dans  le  noir...  Il  réclamerait  une 
veilleuse,  et  puis  il  avait  son  chloral. 

Alice  se  levait,  il  la  remercia  gauchement,  prit 
congé.  Mais  Mme  Le  Martin  exigea  qu'il  attendît 
le  thé,  servi  bien  chaud;  elle  allait  le  faire  re- 
conduire dans  son  auto,  perspective  qui  parut 
l'épouvanter,  mais  elle  insista  : 

—  Si,  ei,  vous  êtes  un  peu  enrhumé,  cela  vaut 
mieux. 

Les  dernières  minutes  laissèrent  une  gêne 
étrange.  Tous  les  sujets  de  conversation  étaient 
épuisés.  M.  Lelubert  paraissait  ne  plus  pouvoir 


224  VANITÉ 

assumer  le  moindre  effort,  se  bornait  à  lever  de 
temps  en  temps  sur  Alice  un  regard  de  pauvre 
honteux.  Mlle  Duverset  heureusement  annonça  : 

—  L'auto  est  {?rête. 

M.  Lelubert  s'éclipsa  précipitamment. 

—  Charmant  jeune  homme,  dit  la  tante.  Son 
voyage  l'a  un  peu  fatigué. 

Mme  Brévier  hocha  la  tête.  Alice,  d'un  air  loin- 
tain, feuilletait  un  album  de  vues  d'Itahe. 

—  Tu  lui  as  fait,  ma  petite,  une  forte  impres- 
sion :  le  pauvre  garçon  en  était  tout  chaviré. 

Alice  ferma  posément  l'album,  regarda  Mme  Le 
Martin,  puis  sa  mère,  bien  en  face:  Mme  Brévier 
baissa  les  yeux. 


Le  lendemain,  M.  Leluberl,  qui  devait  venir 
prendre  la  tante  pour  visiter  avec  elle  des  appar- 
tements, ne  parut  pas  à  l'heure  fixée.  Un  groom 
de  l'hôtel  apporta  ses  excuses  avec  un  magnifique 
bouquet  de  roses  :  ce  monsieur  s'était  trouvé  si 
mal  que  le  médecin,  qu'on  avait  été  réveiller  pen- 
dant la  nuit,  lui  avait  appliqué  des  ventouses, 
avec  défense  de  sortir. 

Mme  Le  Martin  vérifia  l'étiquette  qui  nouait 
la  gerbe  :  elle  sortait  de  chez  le  bon  faiseur,  M.  Le- 
lubert  savait  vivre. 

—  Portez  donc  ce  bouquet  dans  la  chambre 
d'Alice,  dit-elle  à  Mme  Brévier.  Elle  y  sera  sen- 
sible. Et  téléphonez  à  Michel  d'aller  voir  ce  pauvre 
garçon.  Je  crains  qu'il  n'ait  un  bon  rhume. 

Jeanne  Brévier  restait  immobile  et  pensive  : 

—  Ma  tante,  ça  se  voit  trop,  c'est  un  mariage 
impossible. 

—  Pourquoi,  impossible?  On  fait  chambre  sépa- 
rée, on  est  prudent...  Comment  s'arrangent  donc 
les  femmes  dont  les  maris  tombent  malades? 

—  Mais,  ma  tante,  ce  malheureux  est  capable 
de  s'éprendre  d'Alice,  et  alors... 

18 


226  VANITÉ 

—  Eh  bien?... 

—  Mais,  c'est  choquant  à  penser...  Elle  n'y 
consentira  jama's,  elle  ne  l'aime  pas... 

—  Et  pourquoi  ne  l'aimerait-Dlle  pas?...  Si  elle 
l'aimait,  est-ce  qu'elle  n'aurait  pas  pitié  de  lui? 
Elle  voudrait  lui  donner  quelques  années,  quelques 
mois  même  de  bonheur...  Plus  il  serait  à  plaindre, 
plus  elle  s'attacherait  à  lui  faire  oublier  son  infir- 
mité. 

—  Oh!  ma  tante,  mais  c'est  plus  fort  que  soi, 
un  malade! 

Dans  ce  mot  perçait  sa  terreur  souveraine  de 
l'amoindrissement  et  de  la  mort.  Entourée  d'un 
mari  et  d'enfants  robustes,  elle  avait  toujours  eu 
pour  les  misères,  les  déchéances  de  l'organisme, 
une  répulsion  invincible. 

—  Eh  bien!  est-ce  que  tous  les  jou  s  on  ne  se 
dévoue  pas  aux  malheureux,  aux  infirm  s?  Et 
les  sœurs  de  charité?  Et  les  mères  qui  affrontent 
tous  les  dégoûts;  il  y  en  a  pourtant. 

—  Mais  Ahce  ne  peut  pas  se  jeter  à  la  tête  de 
ce  monsieur  qu'elle  ne  connaît  pas... 

—  Vous  êtes  étonnante,  ma  chère  :  avec  cela 
qu'on  a  besoin  de  se  connaître  pour  se  marier.  Si 
on  se  connaissait  bien,  on  ne  s'épouserait  jamais. 
Savez-vous  combien  de  temps  Edmond  m'avait 
vue?  Dix  minutes.  Et  nous  avons  fait  un  excellent 
ménage.  Enfin,  il  faut  voir  les  choses  comme  elles 
sont!  Si  A'ice  veut,  elle  n'a  qu'à  étendre  la  main. 
Vous  n'avez  donc  pas  vu  les  yeux  qu'il  lui  faisait? 


VANITE  227 

II  se  mettrait  à  genoux  pour  recevoir  son  consen- 
tement; et  il  y  a  au  bout  quatre-vingt  mille  livres 
de  rente 

Elle  ajouta  avec  un  cynisme  tranquille  : 

—  Les  maris  passent,  l'argent  reste.  Pourquoi 
voulez-vous  d'ailleurs  qu'il  ne  se  fortifie  pas,  ce 
garçon?  On  revient  d'autrement  loin.  La  tuber- 
culose, admettons  qu'il  ne  soit  pas  guéri,  se  soigne 
à  tous  les  moments. 

—  Vous  avez  beau  dire,  murmura  Mme  Bré- 
vier. 

Acheter  à  ce  prix  la  fortune  d  un  mourant,  — 
elle  le  voyait  déjà  à  l'agonie,  —  c'était  bien  cher. 
Et  il  fallait  toujours  en  revenir  là,  on  ne  forcerait 
pas  l'obstination  d'Alice. 

—  J'irai  prendre  de  ses  nouvelles,  dit  Mme  Le 
Martin. 

Mais  elle  n'y  alla  point;  les  scrupules  de  sa  nièce, 
qu'elle  jugeait  sans  fondement  pour  autrui,  lui 
semblant  très  valables  pour  elle-même,  elle  avait 
réfléchi.  Ces  chambres  d'iiôtel  sont  pleines  de 
microbes  :  pourvu  que  M.  Lelubert  ne  fût  pas 
contagieux  à  l'excès...  Il  avait  diné  chez  elle, 
serré  sa  main,  touché  ses  meubles.  Elle  ordonna  à 
Mlle  Duverset  de  veiller  à  un  relavage  complet  de 
la  vaisselle  et  des  couverts,  et  qu'on  baignât  Kiki 
de  la  tête  aux  pieds. 

On  n'eut  des  nouvelles  de  son  protégé  que  le 
lendemain  par  Michel. 

Mme  Le  Martin  était  sortie  avec  Mme  Brévier  : 


238  VANITÉ 

leur  tour  au  Bois.  Alice  le  reçut.  Michel  la  regarda 
d'un  air  singulier,  et  gêné,  déclara  : 

—  Votre  tante  m'a  fait  prier  de  voir  un  de  ses 
amis,  que  vous  connaissez  aussi,  il  me  l'a  dit... 

—  Comment  ya-t-il? 

—  Très  mal,  et  s'il  se  relève  de  cette  congestion 
pulmonaire,  il  n'en  restera  pas  moins  perdu. 

Jl  se  méprit  à  l'expression  apitoyée  d'Alice. 
Voyons,  c'était  fou!  Il  n'allait  pas  croire  que  déjà 
elle  eût  de  la  sympathie  ou  un  sentiment  plus 
fort  pour  ce  jeune  homme!  Et  ce  n'est  pas  de 
la  jalousie,  mais  une  réelle  pitié  qu'il  avait  éprou- 
vée, quand,  pris  d'un  besoin  de  confidences,  entre 
deux  quintes,  M.  Lelubert,  heureux  de  parler  à 
un  ami  de  ces  dames,  lui  avait  fait  l'éloge  d'Alice, 
laissé  entendre  naïvement  combien  il  la  trouvait 
belle. 

Sur  quelques  mots  imprudents,  Michel  avait 
reconstitué  l'histoire,  les  combinaisons  de  Mme  Le 
Martin.  Qu'Alice  s'y  prêtât,  pas  une  seconde  il 
ne  lui  faisait  l'injure  de  le  croire.  Peut-être  d'ail- 
leurs ignorait-ello  le  piège?  Mais  qu'on  osât  la 
mêler  à  cette  vilenie  lui  était  déjà  odieux.  Il  ne 
le  pardonnait  pas  à  la  tante  et  à  Mme  Brévier. 

—  M.  Lelubert,  dit-il  avec  un  sourire  agressif, 
songe  à  se  marier.  II  ne  m'a  pas  caché  que  votre 
tante  l'y  encourage.  Elle  n'ignore  pas  cependant 
son  état. 

—  Qu'est-ii  donc? 

—  Phtisique  au  dernier  degré. 


VANITÉ  229 

—  Le  malheureux! 

—  Oui,  dit  âprement  Michel  ne  pouvant  se 
contenir  :  ce  n'est  pas  trahir  le  secret  professionnel 
que  de  répéter  ce  qui  crève  les  yeux.  Voilà  le  mari 
qu'elle  vous  destinait,  et  dans  quel  espoir,  vous 
le  devinez  peut-être... 

AUce  ne  put  réprimer  un  mouvement  de  honte 
et  d'horreur  :  oui,  elle  avait  compris  les  projets 
échafaudés  sur  M.  Lelubert;  mais  que  sa  tante 
sût  l'état  de  ce  pauvre  diable,  qu'elle  voulût  la 
jeter  pour  de  l'argent,  elle,  un  être  jeune,  vivant, 
dans  les  bras  de  ce  pâle  être  assoiffé  d'amour, 
désespéré  de  ne  plus  étreindre  qu'un  fantôme  de 
vie,  et  d'autant  plus  avide,  c'était  abominable. 
Ell>  demanda,  le  visage  bouleversé  ; 

—  Alors,  elle  le  savait? 

—  N'en  doutez  pa^. 

Ils  se  turent,  le  silence  fut  pénible,  Michel  reprit  : 

—  Tous  les  jours  des  actes  pareils  se  commet- 
tent :  l'opinion  les  ignore,  la  loi  est  désarmée.  Nous 
assistons  quotidiennement,  nous  autres  médecins, 
à  des  infamies  que  trop  souvent  nous  ne  pouvons 
empêcher,  que  nous  flairons,  que  nous  frôlons,  et 
qui  nous  échappent.  J'ai  constaté  des  sentiments 
hideux,  j'ai  deviné  des  actes  atroces  causés  par  la 
haine,  la  jalousie,  l'amour,  mais  je  n'ai  jamais  vu 
de  crimes  comparables  à  ceux  qu'on  commet  pour 
l'argent. 

Il  reprit  : 

—  Oui,  j'ai  vu  voier,  mendier,  mentir,  empoi- 


230  VANITÉ 

sonner  :  toutes  les  bassesses,  toutes  les  saletés, 
pour  se  procurer  de  l'argent!  Et  les  gens  qui  font 
ces  choses  sont  tenus  pour  honorables.  Mme  Le 
Martin,  qui  se  gonfle  d'une  fortune  volée,  d'un  luxe 
frauduleux  et  cynique,  Mme  Le  Martin,  dont  le 
mari  aurait  dû  finir  sa  vie  à  tresser  en  prison  des 
chaussons  de  lisière,  Mme  Le  Martin  voit  le  monde 
à  ses  pieds,  parce  qu'elle  est  abjectement  riche! 

Il  s'interrompit,  haussa  les  épaules,  à  quoi  bon 
dire  ces  choses?  Etait-ce  délicat  à  lui  de  peiner, 
de  blesser  Alice,  otage  innocent?  Il  savait  bien 
qu'elle  ne  pouvait,  en  son  for  intérieur,  penser 
autrement  que  lui.  Raison  de  plus  pour  qu'il 
souffrît...  car  elle  n'était  pas  à  sa  place  dans  cette 
maison,  et  sa  mère  n'aurait  pas  dû...  Amèrement, 
il  évoqua  Pierre  Brévier;  pourquoi  n'était-il  plus 
là  pour  protéger  les  siens?  «  Et  moi,  songeait-il, 
moi,  presque  son  fils,  que  puis-je?...  Pourtant  il 
m'avait  dit  :  «  Fais-toi  aimer  d'elle  si  tu  peux...  » 
Fais-toi  aimer,  c'est  facile  à  dire...  » 

Le  silence  devint  embarrassant  : 

—  Voilà,  dit  Michel,  voudrez-vous  bien  rap- 
porter à  votre  tante... 

Il  ajouta  : 

—  Je  ne  puis  rien  pour  son  malade,  et  tout  ce 
qu'on  devra  lui  conseiller,  dans  trois  semaines, 
sera  quelque  sanatorium.  Je  considère,  en  tout  cas, 
mon  rôle  comme  terminé. 

Il  s'en  voulut  de  dire  cela,  qui  semblait  manquer 
d'humanité;  mais  avait-il  du  temps  à  perdre?  Et 


VANITÉ  231 

les  honoraires  qu'il  eût  pu  gagner  à  ces  visites, 
franchement,  lui  eussent  brûlé  les  doigts.  Cela  ne 
l'empêchait  pas  d'éprouver  une  stérile  pitié  pour 
cet  être  rejeté  des  conditions  normales,  de  l'amour, 
de  la  vie,  malgré  tout  son  argent  dont  le  poids 
l'avait  fait  trébucher  trop  jeune  aux  coûteuses 
folies,  aux  imprudences  absurdes,  son  argent  que, 
râpa  es,  se  disputeraient  des  parents  lointains, 
inconnus,  son  argent  infecté,  désormais  source  de 
nouveaux  maux  et  de  nouvelles  misires 

Alice  eut  un  geste  vague,  impuissant,  elle  aussi. 
Michel  était-il  si  pressé? 

—  Pourquoi  n'attendez- vous  pas  ma  mère?  Elles 
vont  rentrer. 

—  J'ai  du  travail. 
Elle  sourit  : 

—  Vous  êtes  bien  heureux,  moi  qui  en  cherche 
sans  en  trouver. 

Il  la  regarda  tristement  : 

—  Votre  vie  e.-t  dure  ici?  Hein?... 

—  Très  dure. 

Elle  souriait,  vaillante,  et  pourtant  très  lasse. 
Il  se  rembrunit  encore  : 

—  Du  courage! 

Ils  se  serrèrent  la  main;  étreinte  indécise,  qui 
se  détacha  dès  qu'ils  sentirent  le  fluide  chaud  cir- 
culer entre  leurs  paumes  unies,  comme  s'ils  avaient 
peur  d'en  éprouver  la  force. 

—  Oh!  Du  courage,  j'en  ai,  dit  Alice.  Et  puis, 
cela  ne  durera  pas  toujours. 


232  VANITÉ 

—  Non,  certainement,  fit-il  avec  vivacité. 

De  tout  ;on  cœur,  il  eût  voulu  la  tirer  de  là,  lui 
assurer  cette  indépendance  qu'elle  souhaitait.  Mais 
que  pouvait-il  faire?...  Il  la  regarda  encore,  avec 
un  reflet  profond  de  tendresse,  parut  vouloir  dire 
quelque  chose,  puis  se  détournant  i 

—  Eh  bien,  au  revoir. 

—  A  bientôt. 

—  Oui,  à  bientôt. 

Elle  souleva  le  rideau  de  la  fenêtre,  le  vit  tra- 
verser le  boulevard;  il  disparut  au  tournant  de  la 
rue,  et  elle  restait  là  longtemps  immobile,  comme 
si  elle  l'apercevait  encore.  Elle  s'avisait  avec  une 
mélancolie  douce  qu'ils  ne  se  disputaient  plus,  à 
présent. 

Mme  Le  Martin  prit  très  allègrement  la  chose  : 
ce  pauvre  M.  Lelubert,  vraiment  elle  n'aurait  ja- 
mais cru... 

Et  gêné:;  par  l'expression  de  malaise  qu'elle 
isait  sur  le  visage  de  Jeanne  Brévier  et  par  le  froid 
silence  d'Alice,  elle  se  tourna,  avec  un  geste  magna- 
nime, vers  MU  î  Duver  et  : 

—  Vous  irez  ce  soir  même  prendre  de  ses  nou- 
velles. 

Elle  aurait  soin  que  celle-ci,  au  retour,  se  garga- 
risât au  coaltar  et  jetât  ses  gants,  car  pour  sa 
part  elle  comptait  attendre,  pour  recevoir  M.  Lelu- 
bert, qu'il  fût  remis  sur  pied. 

Seule  avec  Mme  Brévier,  elle  coupa  court  à 
toute  explication  désagréable  par  cette  diversion  : 


VANITÉ  833 

—  Eh  bien,  ma  chère,  à  un  autre!  Nous  allons 
maintenant  nous  occuper  de  M.  de  Souche. 

Mme  Bré\'ier  eut  un  sourire  incrédule;  s'il  res- 
semblait au  précédent...  Très  vite,  la  tante  com- 
mentait : 

—  Gentilhomme  campagnard,...  a  servi  dans 
l'armée,  bon  vivant,  une  santé  solide,  grande  for- 
tune en  terres,  s'ennuie  tout  seul,  veut  se  marier. 
Vieux  garçon;  quand  je  dis  vieux...  Il  ne  paraît 
pas  son  âge. 

—  Combien  a-t-il  donc? 

—  Vous  lui  donneriez  à  peine  quarante-sept 
ans,  il  n'en  a  que  cinq  de  plus. 

Et  Alice  en  avait  vingt  et  un. 

—  Baron,  ajouta  la  tante,  ça  sonne  bien. 
Baron  de  Souche! 

Mme  Brévier  eut  un  geste  désabusé  qui  ne  re- 
poussait pas,  qui  n'acceptait  pas,  qui  semblait 
dire  : 

«  Voyons  tout  de  même,  puisqu'il  le  faut...  » 


VI 


La  villa  des  Gilles  d'Arbelles,  au  Pausilippe, 
descendait  jusque  dans  la  mer.  Délaissant  leur  mai- 
son de  Naples,  trop  chaude,  ils  s'y  étaient  installés 
depuis  le  commencement  de  juillet. 

Les  pièces  carrelées  de  faïence  et  incrustées  de 
mosaïque  étaient  délicieusement  fraîches,  frais 
aussi  le  jardin  avec  ses  arbres  exotiques,  ses 
énormes  châtaigniers,  ses  rampes  à  même  le  roc 
c:i  soufflait  une  perpétuelle  brise  de  mer. 

Gilles  tous  les  matins  partait  pour  le  consulat, 
dans  une  charrette  anglaise  qu'il  conduisait  lui- 
même.  Raymonde  alors  respirait.  Levée  aussitôt, 
à  peine  vêtue,  les  cheveux  relevés,  elle  se  pro- 
menait en  flottant  peignoir  de  soie  blanche  dans 
le  grand  jardin,  allait  s'asseoir  au  belvédère,  d'où 
la  mer  à  l'infini  déployait  sa  nappe  d'un  bleu 
violet.  Vers  dix  heures,  elle  descendait  le  petit 
sentier  en  lacels,  gagnait  la  minuscule  plage  où, 
à  l'abri  des  regards,  elle  se  baignait  dans  une 
large  vasque  creusée  par  le  flot,  si  dorée  de  soleil 
que  l'eau  y  était  transparente  et  la  roche  couleur 
d'écaillé  de  tortue 

Ce  matin-là  elle  savourait  à  pleins  poumons 


VANITÉ  235 

l'ivresse  de  vivre  et  la  satisfaction  d'être  belle. 
Elle  avait  assisté  au  départ  de  Gilles,  apporté  un 
morceau  de  sucre  à  Bob,  le  poney,  qui  l'avait 
,  croqué  avec  un  balancement  de  tête  satisfait.  Elle 
lavait  même  tenu  au  mors  la  bête  impatiente, 
I  tandis  que  Gilles,  monté  dans  la  voiturette,  sai- 
jsissait  les  guides  et  le  fouet. 
I     —  Au  revoir,  avait-elle  dit  aimablement.   Ne 
''revenez  pas  trop  tard,  il  y  aura  un  rizotto  soigné. 
Gilles  avait  souri  :  le  rizotto  lui  agréait,  surtout 
quand  des  foies  de  volailles  en  relevaient  la  saveur 
safranée.  Beppo,  le  vieux  jardinier  boiteux,  ou- 
vrait la  grille  à  Son  Excellence,  et  M.  d'Arbelles, 
maintenant  Bob  à  demi-cabré,  avait  fait  une  belle 
so  tie  piaffante,  avec  un  salut  galant  à  sa  femme. 
Raymonde  .;vait  vu  Beppo  refermer  la  grille; 
elle  ne  quittait  pas  son  expression  enfantine  et 
ravie.  Ce  n'est  pas  qu'elle  se  souciât  le  moins  du 
monde  de  savoir  si  Gilles  arriverait  à  destination 
sans  accroc  ou  reviendrait  exactement  pour  le 
déjeuner;  elle  ne  lui  avait  témoigné  cette  bonne 
grâce  que  par  indifférence  paisible,  accord  d'elle- 
même  avec  les  choses  heureuses,  le  jardin  parfumé, 
l'air  chaud  et  léger. 

Elle  pensa  qu'on  était  jeudi  et  qu'elle  aurait  ce 
.matin  une  lettre  de  Marc. 

I    Ces  lettres,  si  confiantes  et  d'une  ardeur  si  pas- 
sionnée, remplissaient  maintenant  sa  vie. 
i    Non  que  Raymonde  fût  particulièrement  senti- 
mentale; mais  bien  qu'elle  alliât  en  elle  des  goûts 


236  VANITÉ 

très  positifs  au  sens  du  romanesque,  elle  jouissait 
avec  une  intensité  voluptueuse  extrême  d'avoir 
un  mystère  semblable  dans  sa  vie.  C'était  trop 
beau  pour  durer,  elle  le  savait;  il  faudrait  en  venir 
à  des  procédés  d'action  pleins  d'inconnu,  et  peut- 
être  d'ennuis,  sinon  de  périls.  En  attendant,  s'en- 
dormir dans  la  faute  était  si  doux. 

Cette  faute,  Raymonde  la  savourait  avec  un  véri- 
table délice.  Elle  se  répétait  dix  fois  par  jour  :  «  J'ai 
un  amant,  un  amant...  »  avec  une  sorte  de  fierté, 
car  peu  de  femmes  pouvaient  se  flatter  de  retenir 
un  homme  de  cette  quajité  :  il  n'y  a  pas  deux  Marc 
au  monde!...  D'abord,  à  ses  premières  chutes, 
avait  répondu  un  sentiment  de  stupeur  :  l'irré- 
parable était  donc  consommé;  qu'elle  le  voulût  ou 
non,  elle  ne  pourrait  plus  redevenir  la  Raymonde 
qu'elle  était  la  veille  :  elle  portait  dorénavant  une 
tache  secrète,  elle  devait  avoir  honte...  Et  elle 
avait  été  surprise  d'éprouver  si  peu  de  confusion. 

Elle  appartenait  à  Marc;  eh  bien,  voilà  tout. 
Qu'y  avait-il  là  d'extraordinaire?  Le  monde  où 
elle  vivait,  l'indulgence  dont  on  couvrait  les  fai- 
blesses d'un  voile  de  convenances  trompeuses,  ne 
l'avait-elle  pas  habituée  à  entendre  dire  de  presque 
toutes  les  femmes  qu'elles  étaient  légères,  et  que 
leurs  maris  de  leur  côté...  Pourquoi  eût-elle  donné 
à  ce  mot  redoutable  d'adultère  plus  de  sérieux  que 
les  grandes  personnes  n'en  attachent  aux  contes 
de  Croquemitaine? 

Ce  n'est  pas  d'hier  qu'elle  avait  remarqué  l'im- 


VANITÉ  ÎS7 

portance  que  le  monde  attache  aux  termes  mêmes, 
plus  qu'aux  choses  :  «  Fais  ce  que  tu  veux,  mais 
sans  t'en  vanter,  en  dissimulant.  »  Elle  avait  cru, 
sur  la  foi  des  romans,  que  son  âme  allait  être  trans- 
figurée, que  des  remords,  des  terreurs  l'agiteraient  : 
comment  se  pouvait-il,  alors,  qu'elle  se  sentît  si 
joyeuse? 

N'éprouvait-elle  donc  aucune  gêne,  aucun  em- 
barras à  se  dire  :  «  Je  trompe  mon  mari  en  vivant 
sous  le  même  toit,  à  la  même  table?  »  Etait-elle 
donc  privée  de  sens  moral,  comme  il  le  lui  avait 
reproché  un  jour?  Sans  doute,  il  eût  mieux  valu 
qu'elle  n'eût  pas  à  mentir,  à  se  cacher  comme  pour 
lune  mauvaise  action.  Mais  qui  donc  l'avait  accu- 
!Iée  à  cette  nécessité,  sinon  Gilles  lui-même?  Pour- 
iquoi  n'avait-il  pas  voulu  lui  rendre  sa  liberté,  ainsi 
iqu'elle  le  lui  avait  proposé,  au  lendemain  de  la 
mort  de  son  père?  Qu'il  s'en  prît  à  lui-même,  si  elle 
agissait  mal.  Sa  déloyauté  n'était  que  ruse  de 
faible,  temporisation  en  attendant  le  jour  où  elle 
s'évaderait  par  la  porte  ouverte  à  deux  battants. 

Elle  s'avouait  pourtant  qu'une  délectation  toute 
[féminine  se  mêlait  à  ce  jeu  plein  de  risques,  et 
qu'endormir  les  soupçons  de  Gilles  amusait  en 
!3lle  l'éternelle  Dalila.  Elle  détestait  moins  son 
Itnari,  même,  depuis  qu'elle  lui  causait  un  préjudice 
réel;  dans  leurs  rapports  meilleurs,  l'amabilité 
le  surface  qu'elle  lui  témoignait  était  autant  de 
jjerfidie  prudente  que  de  compensation  spontanée. 
i    Pourquoi  lui  en  eût-elle  autant  voulu  qu'autre- 


238  VANITÉ 

fois?  Il  n'avait  rien  empêché,  il  ne  voyait  rien,  ne 
devinait  rien;  un  naïf  instinct  de  perversité  lui 
faisait  trouver  une  joie  à  le  berner  ainsi,  en  même 
temps  qu'elle  gardait  un  peu  de  rancune  envers  le 
gêneur  soupçonneux  qui,  elle  le  savait  maintenant, 
l'avait  fait  suivre  et  espionner  à  Paris. 

Elle  cueillit  un  grand  jasmin  d'Espagne  pour- 
pré, le  piqua  dans  ses  cheveux,  ouvrit  son  ombrelle 
et  par  les  allées  en  pente  douce  se  dirigea  vers  la 
mer. 

Pauvre  Gilles!  Elle  lui  en  voulait  si  peu  qu'elle 
avait,  de  concert  avec  Marc,  décidé  qu'il  serait 
décoré  le  14  juillet  :  il  en  cachait  si  mal  son  envie 
et  en  serait  si  content...  Marc  avait  promis  d'ob- 
tenir cette  croix;  ce  que  ce  secret  accord  entre  elle 
et  lui  constituait  d'immoral  et  d'outrageant  per- 
siflage pour  son  mari,  elle  n'y  pensait  pas  :  c'était 
un  dédommagement  qu'après  tout  elle  lui  de- 
vait bien...  Et  il  ne  s'en  plaindrait  pas,  à  coup 
sûr... 

Elle  devait  reconnaître  d'ailleurs  qu'il  était 
moins  désagréable  qu'autrefois.  La  persistance, 
môme,  flatteuse  mais  encombrante,  de  sa  fidéUté 
amoureuse,  bien  qu'elle  l'éludât  inexorablement, 
lui  prouvait  combien  elle  était  désirable,  et  ren- 
forçait son  ivresse  de  s'être  donnée  à  celui  qui  avait 
suscité  en  elle  la  plus  ardente  joie  du  cœur  et  des 
sens.  D'autant  plus  elle  en  appartenait  à  Marc,  ne 
pensait  qu'à  lui,  attendrie  de  regrets  et  d'espoirs, 
enivrée  d'attendre  passionnément  les  mystérieux 


VANITÉ  239 

rendez-vous  où  de  loin  en  loin  ils  se  retrouvaient 
dans  une  maison  silencieuse  de  la  via  San  Severo, 
lorsqu'il  pouvait  entre  deux  trains  s'échapper  et 
accourir.  Il  lui  apportait  la  fièvre,  l'odeur  et  la  gri- 
serie de  Paris  :  causeries  intarissables,  confidences 
intimes  coupées  de  baisers  et  d'ardentes  caresses;  la 
brièveté  même  de  ces  heures  trop  courtes,  tout 
entretenait,  ravivait  l'ardeur  inapaisée  de  leur 
amour. 

C'était  aujourd'hui  jeudi,  et  elle  aurait  une  lettre 
de  Marc. 

Ces  derniers  temps,  lorsqu'elle  habitait  encore  en 
ville,  elle  entrait  furtivement,  et  comme  en  quête 
de  bibelots,  dans  un  magasin  de  brocante  perdu  au 
bout  de  la  Strada  di  Constantinopoli.  Une  vieille 
femme  achetée  par  Marc,  receleuse  qu'un  avocat 
de  ses  amis  lui  avait  signalée  et  qu'il  avait  tirée 
d'affaire,  alors  qu'elle  se  voyait  menacée  de  procès 
et  de  prison,  en  lui  donnant  de  quoi  désintéresser 
les  plaignants,  Maria  Giustignani.  glissait  à  Ray- 
monde,  au  fond  de  l'arrière-boutique  poudreuse, 
ces  lettres. 

Avec  quelle  impatience  énervée  elle  les  glissait, 
avec  quelle  bravade  elle  rapportait  dans  son  corsage 
ces  pages  que  Gilles  était  si  loin  de  soupçonner  et 
qu'il  eût  été  si  fier  d'intercepter,  comme  il  faisait 
du  courrier  adressé  par  le  facteur...  Une  ou  deux 
enveloppes  maladroitement  recollées  en  avaient 
fait  foi  :  double  plaisir  pour  elle,  de  tromper  un 
trompeiu*.  La  poste  restante,  où  elle  aurait  été 


240  VANITÉ 

sûrement  reconnue  sous  les  voûtes  vitrées  de  la 
galerie  Umberto,  ne  lui  eût  pas  procuré  cette  sen- 
sation de  bonheur  volé. 

Etendue  sur  un  rocking-chair  du  belvédère,  elle 
regarda  avec  intérêt  les  voiles  roses  de  pêcheurs 
qui  glissaient  sur  la  mer  braslUante,  pareille  à  un 
miroir  d'or  brisé  en  éclats  mobiles.  La  radieuse 
matinée!  La  chaleur  de  ce  sol  volcanique,  la 
fièvre  langoureuse  de  l'Italie,  la  grande  terre 
d'amour  et  de  sang,  dont  la  poussière  même  semble 
une  cendre  de  passions  mal  éteintes,  l'enveloppa 
d'effluves  magnétiques. 

Elle  revit  tous  les  coins  de  terre  où,  depuis 
quatre  mois,  elle  avait  promené  en  voiture  son 
indolence  et  sa  beauté,  qui  faisaient  se  retourner 
les  passants  et  lui  sourire  les  hommes  du  peuple 
aux  yeux  luisants  et  aux  mâchoires  hardies.  Pas 
un  paysage  auquel  elle  n'eût  associé  la  pensée  de 
Marc  :  Pompéi  et  son  petit  musée  où  le  plâtre  a 
moulé  l'empreinte  des  morts  surpris  par  le  volcan, 
l'inquiétant  Vésuve  dont  elle  apercevait  à  l'horizon 
le  panache  de  fumée  blanche;  Pompéi  avec  ses 
rues  où  l'ornière  des  chars  demeure  et  où  les  fon- 
taines montrent  leur  margelle  usée,  là  où  s'ap- 
puyait la  main  des  gens  qui  venaient  boire  :  les 
petites  maisons  et  leurs  fresques  encore  éclatantes, 
les  cours  intérieures  qui  parlent  avec  leurs  jar- 
dinets nains  et  leurs  jets  d'eau  taris,  les  pierres 
patinées  de  soleil  et  le  silence  de  cette  ville  res- 
suscitée  dans  la  mort  vivante.  Baïes  et  le  cap  Mi- 


VANITE  241 

sène,  les  villes  de  parfums  et  d'harmonie,  Sorrente, 
Amalfi,  et  l'Ile  adorable,  Gapri. 

Tout  cela,  tout  cela  dont  le  charme  n'était  pas 
émoussé  encore,  éveillait  en  elle  mille  sensations 
prolongées  où  le  désir,  la  mémoire  amoureuse  et 
d'indécises  nostalgies  féminines  se  confondaient. 
Paris  alors  ne  lui  manquait  pas;  le  prestige  divin, 
la  fascination  du  ciel,  de  la  mer,  de  la  terre  envoû- 
taient son  cœur  et  ensorcelaient  sa  chair  :  quel  pays 
comparable  à  celui-ci  pour  aimer! 

Avec  quelle  ivresse  elle  voudrait  librement,  à 
pleine  âme,  savourer  avec  Marc  ces  matins  glo- 
rieux, ces  après-midi  de  feu,  ces  crépuscules  incom- 
parables, quand  la  mer  devient  pareille  à  un  vin 
sombre  et  que  Naples,  tel  qu'un  précieux  ivoire 
ciselé,  double  son  mirage  dans  la  glace  des  eaux.  Le 
ciel  de  pourpre  et  d'orange  dégrade  lentement  ses 
teintes  de  féerie;  le  souffle  qui  vient  du  large  vous 
prend  au  cœur... 

Naples  même  ne  lui  déplaisait  pas,  avec  son 
grouillement  humain,  ses  ruelles  en  escalade,  ses 
rues  grasses  que  la  pluie  change  en  égout,  ses  équi- 
pages mêlés  à  la  plèbe  la  plus  familière,  ses  men- 
diants, ses  femmes  criardes,  ses  enfants  qui  pul- 
lulent, ses  angles  de  rues  ornées  de  reliquaires 
aux  cierges  allumés,  ses  enterrements  pompeux 
où  le  cercueil,  sous  la  housse  qui  recouvre  les  por- 
Itiirs,  semble  le  mort  qui  marche;  Naples,  ses 
faubourgs  de  misère,  ses  claies  où  les  grands  échc- 
veaux  de  macaroni  sèchent  au  vent,  ses  maisons 

16 


242  VANITÉ 

OÙ  les  lessives  bariolées  pendent  aux  fenêtres, 
*ses  petits  fiacres  emportés  de  chevaux  fous.  Gomme 
elle  aurait  eu  cela  en  horreur,  pourtant,  de  quel 
ennui  n'eût-elle  pas  été  submergée,  si  elle  n'avait 
pas  eu  son  amour  pour  colorer  tout  ce  qu'elle 
voyait  de  splendeur  et  de  joie! 

Son  deuil,  en  la  dispensant  de  visites  et  en  ne  lui 
permettant  de  recevoir  que  dans  une  demi-inti- 
mité, limitait  les  corvées  mondaines  et  lui  laissait 
le  choix  des  relations  agréables.  On  l'avait,  avec 
la  courtoisie  italienne,  prompte  au  sourire,  la 
main  ouverte,  très  bien  accueillie.  Que  lui  impor- 
tait? Elle  n'était  là  que  de  passage.  Ce  n'était 
qu'une  halte  après  la  tourmente  qui  avait  boule- 
versé leur  vie,  une  oasis  de  lumière  et  d'enchante- 
ment. 

Elle  songea  à  l'impression  de  plénitude  orgueil- 
leuse qu'elle  avait  ressentie  ce  matin  à  se  contem- 
pler dans  le  grand  miroir  à  fleurs  peintes,  triom- 
phante de  fraîcheur  et  de  sève.  Il  lui  sembla  que 
des  forces  inconnues  affluaient  dans  son  être;  elles 
lui  venaient  de  partout,  de  la  terre  calcinée,  des 
arbres  drus,  de  la  mer  éblouissante.  Elle  s'aban- 
donna à  la  fraîche  chaleur  odorante  qui  la  cares- 
sait, la  pénétrait  toute  d'un  bien-être  amoureux, 
et  elle  ferma  les  yeux,  voluptueusement. 

Quand  elle  les  rouvrit.  Maria  Giustignani  se 
tenait  devant  elle. 

La  vieille,  avec  son  nez  de  Pulcinella,  ses  rides 
et  son  goitre,  avait  l'air  d'une  fée  Garabosse,  pro- 


VANITE  243 

pice  et  madrée.  Avec  forée  génuflexions  et  gri- 
maces, elle  tira  de  son  cabas  de  vieilles  dentelles, 
des  boites  de  cuivre  gravées,  des  miniatures, 
et  de  ses  mains  crochues  aux  doigts  blancs  de  la 
signora,  une  enveloppe  pliée  en  deux  fila,  soudain 
escamotée,  invisible.  Vite,  sur  un  achat  et  une 
pièce  d'or,  Raymonde  renvoyait  la  vieille,  et  cou- 
rant au  fond  du  j  ardin,  dans  une  niche  formée  par  le 
surplomb  des  roches,  elle  lisait  la  lettre  de  Marc. 

Ses  traits  s'illuminèrent,  il  serait  là  demain  soir  : 
il  l'attendrait  «  chez  eux  »,  dans  la  petite  maison  de 
la  rue  San  Severo.  Elle  se  mit  à  rire,  et  claquant 
des  doigts  comme  une  pensionnaire,  elle  chanta  l'air 
napoUtain  si  obsédant  : 

Aissera,  Naninè,  mené  saglieto 

Tu  saie  addo? 

Addo... 

Elle  savait  bien  qu'il  faisait  trop  beau  pour  qu'il 
ne  lui  arrivât  pas  du  bonheur  ce  matin,  et  elle 
esquissa  un  pas  de  danse  dans  l'allée,  ombre  blan- 
che, forme  légère  dont  la  grâce  éclaira,  de  loin,  le 
vieux  visage  de  Beppo  qui  la  contemplait  indul- 
gent, accoudé  au  manche  de  sa  bêche. 

Marc  serait  là,  tout  à  elle,  elle  à  lui... 


vil 


Gilles,  rentré  radieux  à  l'heure  du  déjeuner, 
montrait  à  Raymonde  la  lettre  confidentielle  de 
son  directeur  :  chose  faite,  il  avait  la  croix;  le 
décret  revenu  de  la  grande  chancellerie  allait  être 
signé  par  le  Président.  A  l'heure  qu'il  est,  les  jour- 
naux de  Paris  devaient  pubUer  la  promotion. 

Il  reçut  les  compliments  de  Raymonde  avec  la 
modestie  d'un  homme  qui  sait  ce  qu'il  vaut  et 
attribue  à  son  mérite  seul  la  réussite;  la  vie  vue  à 
travers  le  prisme  de  son  verre,  où  scintillait  un 
excellent  vin  de  Capri,  lui  parut  couleur  de  rose;  il 
reprit  avec  appétit  du  rizotto  confectionné  par 
leur  cuisinière,  Annunziata,  qui  excellait  en  mets 
friands,  lièvre  au  chocolat,  artichauts  à  la  juive, 
et  toutes  sortes  de  pâtisseries,  dont  trente  sortes 
de  beignets. 

Ce  poste  enviable  et  disputé,  ce  ruban  qui  fleu- 
rissait sa  boutonnière  d'un  printemps  de  carrière 
précoce,  le  dédommageaient  un  peu  de  ses  der- 
nières tribulations  :  la  perte  d'une  double  fortune 
et  la  perte  relative  de  sa  femme.  Vraiment,  si 
l'orage  conjugal  s'apaisait  définitivement,  s'il  pou- 
vait exclure  à  jamais  le  soupçon,  et  serrer  de  nou- 


VANITÉ  245 

veau  dans  ses  bras  une  Raymonde  assagie,  il  aurait 
plaisir  encore  à  se  raccommoder  avec  l'existence. 
Il  se  trouvait  au  mieux  disposé  pour  écouter  sans 
trop  de  défiance  Raymonde  lui  dire  d'un  ton  très 
naturel  : 

—  La  princesse  Scorsini  m'a  écrit  pour  m'inviter 
à  aller  passer  vingt-quatre  heures  chez  elle  à 
:  Monte-Falcone  avant  son  départ  :  elle' veut,  dit- 
elle  très  aimablement,  se  charger  de  mes  commis- 
sions pour  ma  mère  et  ma  sœur.  J'ai  envie  de  leur 
envoyer  une  caisse  de  ces  chocolats  à  la  liqueur  et 
aux  parfums  qu'on  vend  chez  Buonto,  rue  de  To- 
lède :  maman  en  raffolera. 

Elle  ne  s'étonnait  plus  de  mentir  si  bien,  le 
I  mensonge  qui  facilite  tout,  qui  huile  les  portes, 
]  qui  assouplit  les  serrures,  qui  met  un  tapis  de 
j  feutre  sous  les  pas,  qui  ouate  les  chocs  et  adoucit 
les  contacts,  lui  était  devenu  si  familier  que  main- 
tenant elle  l'employait  pour  tout,  pour  rien,  par 
plaisir,  avec  une  perversité  amusée  à  voir  Gilles 
crédule,  lui  si  soupçonneux.  Elle  se  rappelait  leurs 
disputes  continuelles,  leurs  aigreurs;  la  dissimula- 
tion, un  peu  de  flatterie  avaient  sufTi  à  cette  bonne 
entente  de  surface. 

Au  dessert,  elle  tirait  d'une  petite  boîte  la  sur- 
I  prise  préparée  depuis  quelques  jours,  un  ruban 
I  rouge,  le  nouait  à  la  boutonnière,  se  reculait  pour 
juger  l'effet,  satisfaite  au   fond,  dans  l'impéris- 
sable vanité  de  la  femme  :  Gilles  rehaussé  la  re- 
haussait elle-même;  et  quoique  sachant  à  quoi  s'en 


246  VANITÉ 

tenir  sur  lui  et  sur  elle,  il  faisait,  estima-t-elle, 
meilleure  figure  ainsi. 

—  Mais  comment  irez-vous  à  Monte-Falcone? 
demanda-t-il, 

—  Le  landau  de  la  princesse  m'attendra  à  la 
gare  de  Castellamare. 

Il  murmurait  : 

—  Quelle  insupportable  bavarde,  et  cette  exu- 
bérance napolitaine!  Elle  a  la  voix  d'un  capi- 
taine de  gendarmerie;  enfin,  elle  vous  a  prise  en 
affection,  je  ne  veux  pas  en  médire. 

Il  ne  pouvait  la  supporter,  et  c'est  à  dessein  que 
Raymonde,  en  motivant  ainsi  sa  fugue,  lui  avait  en- 
levé tout  prétexte  à  s'offrir  pour  venir  la  reprendre 
chez  la  princesse,  dont  elle  savait  que  le  départ 
pour  la  France,  fixé  au  surlendemain,  se  trouvait 
soudain  avancé,  juste  à  point  pour  lui  fournir  un 
alibi,  alibi  fragile,  il  est  vrai,  à  la  merci  d'un  ha- 
sard; mais  depuis  qu'elle  avait  subi  l'empreinte 
de  Le  Vigreux,  elle  se  lançait  dans  l'inconnu  avec 
une  insouciance  de  belle  joueuse  :  advienne  que 
pourra. 

Le  plus  tranquillement  du  monde,  au  trot  de 
Bob  fringant,  elle  s'était  laissé  conduire  par  Gilles 
aimable,  prudent  peut-être  aussi,  à  la  gare  où  il  lui 
prenait  son  billet  pour  Castellamare  :  valise  dans 
le  filet,  journaux  illustrés,  caramels  de  Turin  pour 
le  trajet;  elle  était  bien?  Le  temps  était  beau... 
Shake-hand  :  allons,  au  revoir!  A  la  première  sta- 
tion elle  descendait,  et  une  voilette  sur  le  visage. 


VANITE  247 

ayant  changé  de  mantelet  et  de  chapeau,  elle  rega- 
gnait Naples,  incognito. 

Tant  pis  si  on  la  rencontrait!  Mais  elle  parvenait 
sans  encombre  à  l'appai'tement  discret  où  donna 
Rûsa  del  Mêle,  vieille  dame  respectable  à  mantille 
sur  cheveux  blancs  et  robe  de  soie  noire  usée, 
la  contessa  qui  a  eu  des  malheurs,  l'accueillait 
avec  un  sourire  et  un  regard  éteints,  l'ombre  d'une 
grâce  et  d'une  beauté  évanouies.  Des  fleurs  dans 
le  salon  aux  meubles  d'acajou  Empire,  aux  étoffes 
vertes  à  palmes  et  guirlandes  passées;  des  fleurs 
dans  la  chambre  à  coucher  au  grand  lit  bas,  orné 
de  l'aigle  napoléonienne,  relique  du  mobilier  dis- 
persé d'un  des  palais  de  Murât,  et  dans  la  salle  à 
manger  un  en-cas  préparé  de  poissons  froids,  de 
petits  pâtés  de  gibiers,  de  fruits  au  marasquin 
avec  les  fiasques  d'osier  clisse  et,  dans  le  seau  à 
glace,  le  Champagne... 

Marc  pouvait  venir...  Et  quand  il  avait  paru,  — 
introduit  sans  bruit  par  la  contessa,  qui  s'éclipsait 
ensuite,  dorénavant  invisible,  —  quand  elle  l'avait 
vu  lui  tendre  les  bras  et  lui  sourire  avec  une  folie 
de  bonheur  dans  les  yeux,  de  quel  élan  elle  s'était 
jetée  contre  lui...  et  quefle  étreinte! 

Aux  premiers  mots.  Le  Vigreux  qui  avait  en- 
traîné Raymonde  dans  un  coin  de  la  chambre  à 
coucher,  assis,  elle  sur  une  chaise  longue  à  dossier 
haut,  lui  sur  un  large  tabouret  à  ses  pieds,  lui 
disait  : 

—  Je  suis  Hbre,  ma  chérie;  les  difficultés  que 


248  VANITÉ 

VOUS  faisaient  pressentir  mes  lettres  sont  levées, 
mon  divorce  est  prononcé  depuis  hier. 

Il  passait  sur  elle  un  éblouissement  :  dans  sa  gra- 
titude véhémente,  son  ardeur  passionnée,  que  ne 
pouvait-elle  lui  offrir  en  échange  sa  liberté,  à  elle? 
Libre,  Marc!...  Devant  la  parole  loyalement  tenue 
de  cet  homme  qu'aucune  promesse  n'embarras- 
sait, et  qui,  il  le  disait  lui-même,  marchait  sur 
tout  ce  qui  le  gênait,  devant  cette  preuve  d'amour 
donnée  par  ce  caractère  entier  qui  n'avait  jamais 
été  faible  devant  l'amour,  elle  éprouvait  une 
ivresse  de  fierté,  l'orgueil  de  la  conquérante  es- 
clave, qui  domine  par  son  prestige  d'idole  lo 
maître  auquel  elle  obéit. 

Elle  savait  ce  que  ce  divorce,  obtenu  de  la  ten- 
dresse de  Thérèse  Le  Vigreux,  dû  à  son  sacrifice 
noble  et  douloureux,  avait  coûté  de  larmes  cachées 
à  la  pauvre  femme;  elle  n'ignorait  pas  que  Marc,  si 
rude  qu'il  fût,  en  avait  éprouvé  de  la  pitié;  elle  l'en 
estimait  d'autant  plus  d'être  fort  :  il  lui  apparais- 
sait comme  un  soutien  invincible,  le  garant  ma- 
gique de  son  avenir,  l'amant,  le  mari  d'élite  auquel 
sa  faiblesse  pouvait  se  confier,  car  elle  ne  redoutait 
pas  d'être,  comme  Thérèse,  trahie,  et  un  jour  aban- 
donnée. 

Elle  ne  se  trompait  pas  à  la  passion  romanesque 
qu'avait  ressentie  pour  elle  cet  ambitieux  positif, 
qui  eût  dû  logiquement  se  contenter  de  caprices  : 
l'amour  intense,  absolu,  satisfaisant  chez  lui  ce 
besoin  d'idéal,  longtemps  cherché  dans  les  aven- 


VANITÉ  249 

tures  et  le  plaisir,  réalisé  enfin  aux  côtés  d'une 
femme  aimée  pour  les  mystérieuses  correspon- 
dances qui  unissent  les  corps,  les  esprits  et  les 
cœurs. 

Les  mains  dans  les  mains,  les  yeux  dans  les 
yeux,  s'interrompant  pour  un  baiser  dont  lo  tré- 
missement  se  prolongeait  dans  toutes  leurs  fibres, 
ils  s'entretenaient  interminablement,  sans  songer 
au  repas  ni  à  l'heure.  Marc  expliquait  :  la  santé  de 
sa  femme,  gravement  atteinte  pendant  deux  mois, 
avait  retardé  la  procédure;  il  n'avait  voulu  tenir 
son  consentement  que  de  sa  libre  volonté. 

Il  disait  en  mots  simples  combien  elle  avait 
souffert,  avec  quel  désintéressement  elle  lui  avait 
rendu  son  nom,  sans  vouloir  accepter  aucun  dé- 
dommagement pécuniaire;  épousée  sans  grande 
fortune,  elle  resterait  telle  qu'il  l'avait  prise,  fidèle 
à  son  souvenir,  faisant  des  vœux  pour  son  bonheur. 
Elle  avait  parlé  de  celle  pour  qui  on  la  sacrifiait 
avec  tristesse,  mais  sans  amertume;  et  Raymonde 
crut  entendre  le  conseil  que  Thérèse  Le  Vigreux 
lui  eût  donné  à  elle-même  avec  franchise  et  bonté  : 
le  conseil  de  rendre  Marc  heureux. 

Malgré  l'égoïsme  de  son  triomphe,  elle  s'at- 
tendrit :  cette  âme  était  haute  et  belle,  et  certes, 
à  sa  place,  Raymonde  n'aurait  pas  eu  cette  dignité 
et  ce  courage. 

—  Et  maintenant,  disait  Le  Vigreux,  il  faut  que 
vous  vous  libériez  à  votre  tour;  je  veux  que  vous 
soyez  ma  chère  femme  et  une  des  reines  de  Paris, 


2o0  VANITE 

la  plus  belle,  la  plus  puissante,  la  plus  fêtée.  On 
divorce,  vous  le  voyez,  sans  bruit  ni  éclat,  quand 
on  le  veut. 

Vouloir,  certes  Raymonde  le  voulait;  le  moment 
était  venu  pour  elle  d'agir,  elle  avait  sa  dette  à 
payer...  Mais  Marc  avide  la  soulevait  entre  ses 
bras;  elle  l'entraînait,  rieuse,  vers  la  salle  à  manger; 
enlacés,  ils  sentaient  dans  leurs  veines  une  âpre 
fièvre  et  dans  leurs  moelles  descendait  un  frisson 
tour  à  tour  froid  et  brûlant. 

Le  lendemain  matin,  après  cette  si  longue  et  si 
courte  nuit,  la  plus  belle  parce  que  c'était  la  première 
qu'ils  eussent  pleinement  à  eux,  le  hasard  fit  que 
Gilles,  avant  d'entrer  au  Consulat,  tomba  sur  un  im- 
portun, Giuseppe  Banfi,  petit  bourdon  noir  et  velu, 
grand  organisateur  de  matches  et  de  sports,  le  plus 
mondain  et  le  plus  potinier  des  oisifs  napolitains. 

—  Et  comment  va  la  charmante  vicomtesse? 
Et  vous,  mon  cher  vicomte?... 

Gilles  entendait  sans  déplaisir  cette  appellation 
inusitée  en  France  et  que  multipliait  l'affabilité 
italienne,  toujours  prête  à  donner,  avec  le  titre 
et  le  rang,  de  l'Excellence  et  de  l'Illustrissime. 

—  Et  savez-vous  que  la  Duse  doit  venir  à  Naples? 
Notre  très  cher  Délia  Luca  s'est  cassé  la  jambe 
hier,  un  accident  d'automobile.  Cela  va  désoler 
notre  excellente  princesse  Scorsini,  qui  est  partie 
avant-hier  pour  l'Ecosse... 

—  Je  croyais,  fît  Gilles  surpris,  qu'elle  ne  par- 
tait que  demain  ou  après-demain. 


VANITÉ  251 

Il  avait  failli  ajouter  :  «  ...  et  ma  femme  est 
auprès  d'elle;  »  mais,  diplomate  avisé,  il  s'abs- 
tint. 

—  Non,  non,  non...  Partie  avant-hier  matin! 
Per  Diof  yy  étais  avec  la  Palensi,  le  gros  Cusmano, 
lord  et  lady  Gauntlet;  nous  l'avons  embarquée 
à  la  gare  avec  sa  fille  aînée,  qui  était  même  de  très 
méchante  humeur  parce  que  des  robes  qu'esie 
attendait,  figurez-vous... 

Mais  Gilles  n'entendait  plus,  s'esquivait  en 
hâte,  une  sueur  froide  aux  tempes.  Dans  son  cabi- 
net, il  tombait  accablé  sur  un  fauteuil.  Ou  était 
Raymonde?  Quand  rentrerait-elle?  Elle  avait  donc 
menti?  Tous  ses  soupçons,  mais  aussi  des  doutes... 
Elle  avait  pu  aller  de  bonne  foi  à  Monte-Falcone, 
peut-être  s'était-elle  trouvée  indisposée!  Mais  elle 
aurait  télégraphié  dans  ce  cas...  Non,  elle  savait  le 
départ  de  la  princesse,  elle  l'avait  escompté. 

Quelle  machination  perfide,  quelle  duplicité;  et 
pourquoi  avait-elle  menti,  sinon  pour  le  tromper? 
Avec  qui?...  Lui!  Le  nom  abhorré  revint  de  force 
à  ses  lèvres,  mais  elle  n'en  parlait  plus  et  il  s'était 
flatté  que  l'absence,  le  temps...  Fou  qu'il  était, 
niais!...  Et  d'autres  injures,  trop  précises,  le  pour- 
suivaient. Où  la  trouver  maintenant?...  Naples 
était  vaste...  Etait-elle  seulement  à  Naples?  Si  elle 
était  partie  pour  ne  plus  revenir? 

De  pâle  il  devint  rouge,  desserra  son  faux-col; 
il  étouffait...  Ridicule,  lui,  d'Arbelles...  Au  lende- 
main de  sa  décoration...  Ah!  la  garce  de  femme! 


252  VANITÉ 

Cette  appellation  crue  le  soulagea.  Non,  s'était-elle 
assez  fichue  de  lui!... 

Il  passa  un  jour  et  une  nuit  abominables.  Un 
journal  qu'il  ouvrit  lui  apprenait  le  divorce  de 
Le  Vigrcux  :  tout  s'éclaira,  plus  de  doutes.  Tim- 
chart  s'il  était  là,  encore,  pourrait,  sans  le  compro- 
mettre dans  sa  dignité,  se  livrer  à  des  recherches... 
Mais  ici,  à  qui  s'adresser  sans  risquer  d'ébruiter 
son  infortune? 

Et  moins  il  doutait  de  celle-ci,  plus  il  essayait 
de  se  raccrocher  à  un  absurde  espoir  qui  ne  le  conso- 
lait qu'à  demi  :  Raymonde,  malade,  ayant  perdu 
conscience  d'elle-même,  soignée  chez  des  inconnus, 
ou  un  accident  grave...  Des  brigands  l'avaient  peut- 
être  enlevée,  et  il  allait  recevoir  sommation  de  la 
délivrer  contre  forte  rançon.  Non,  son  instinct  de 
jalousie  réveillée,  de  vagues,  d'insaisissables  in- 
dices dans  l'attitude  et  l'allure  de  Raymonde  lui 
certifiaient  quelque  chose  d'autrement  grave  : 
l'irrémédiable  gâchant  leur  vie. 

Il  éprouvait  la  plus  mortifiante,  la  plus  acre 
humiUation.  Trompé,  lui,  impossible;  ce  serait  trop 
injuste,  il  se  refusait  à  l'admettre.  Que  les  autres  le 
fussent,  et  il  en  avait  souri  parfois  aux  conversa- 
tions de  fumoir,  mais  non  lui  :  sa  correction,  sa 
valeur  propre,  et  ce  quelque  chose  d'élégant  à  quoi 
il  lui  semblait  impossible  qu'une  femme  ne  rendît 
pas  hommage,  devaient  le  préserver  d'un  accident 
si  commun,  il  l'admettait,  mais  pour  lui  si  excep- 
tionnel qu'il  y  eût  préféré  la  perte  d'un  bras, 


VANITE  253 

l'abandon  définitif  de  son  patrimoine,  la  mort 
même  de  Raymonde. 

De  toutes  les  calamités  suspendues  sur  une  tête 
humaine,  un  tel  malheur  lui  semblait  le  plus  redou- 
table :  il  percevait  déjà  les  sourires,  les  clignements 
d'yeux,  les  :  «  Ah!  vous  savez,  d'Arbelles...  »  Ce 
terrible  bavard  de  Banfi  le  colporterait.  Naples,  si 
indulgent  aux  amoureux,  s'en  gonflerait  les  joues, 
et  à  Paris,...  fâcheux  effet  au  ministère,  on  le  dé- 
placerait... L'avenir  lui  apparut  très  sombre. 

Et  que  ferait-il  en  pareil  occurrence,  quelle  con- 
duite tenir,  vis-à-vis  de  la  femme  indigne?  La  tuer! 

Evidemment,  s'il  la  surprenait  dans  sa  faute,  la  loi 
lui  en  donnait  le  droit,  ou  du  moins  l'excuse;  certes, 
il  aurait  plaisir  à  décharger  son  revolver  sur  elle 
et  son  amant,  tiens,  pan!  pan!  tiens!..  Et  il  se 
voyait,  jetant  l'arme  fumante  à  ses  pieds  et  se  croi- 
sant les  bras,  devant  les  deux  victimes  qui  râlent, 
justice  faite. 

Mais  le  scandale,  la  cour  d'assises...  Oh!  non! 
Y  échapper  en  se  tuant  lui-même  après!  Ah!  ça! 
ce  serait  fou!  Comment,  parce  que  sa  femme  le  c... 
—  l'affreux  mot!  —  il  lui  faudrait  se  sacrifier  et 
disparaître  aussi!  Bien  obligé!  Il  ne  pouvait  pour- 
tant, comme  un  maçon  ou  un  déménageur  aviné, 
lui  infliger  une  telle  correction  à  coups  de  nerf  de 
bœuf,  qu'elle  en  gardât  trois  mois  au  ht  le  cuisant 
souvenir...  Lui,  un  gentleman!... 

Encore  n'était-ce  pas  l'envie  qui  lui  en  manquait. 
Ce  serait  bon  de  la  fouailler,  hurlante,  à  coups  de 


254  VANITÉ 

fouet  de  chasse,  comme  une  chienne  impudique  et 
rebelle  :  en  veux-tu,  en  voilà!...  Mais  à  ce  jeu,  Le 
Vigreux  était  plus  fort  que  lui,  et  Gilles  ne  se  vit 
pas  zébré  à  son  tour  de  coups  de  canne  et  un  bleu 
sur  l'œil  :  mœurs  de  manants,  pugilat  de  sauvages; 
il  ne  s'y  abaisserait  pas... 

Pourquoi  donc  sa  haine  allait-elle  droit  à  cet 
homme?  Naples  ne  manquait  point  de  jolis  offi- 
ciers à  cape  bleu  clair,  d'élégants  dépravés...  Pour 
beaucoup,  il  eût  préféré  que  ce  ne  fût  pas  celui 
que  sa  clairvoyance  visait.  Il  avait  toujours  éprouvé 
pour  Le  Vigreux  une  répulsion  physique,  une  sorte 
d'instinct  avertisseur.  Il  ressentait  vis-à-vis  de 
lui  un  malaise,  une  sorte  de  crainte,  le  sentant 
capable  de  tout,  et  le  sachant  invulnérable  jusqu'à 
ce  jour,  dans  la  puissance  que  lui  donnait  son  jour- 
nal et  le  crédit  que  lui  assurait  son  gigantesque 
roulement  d'argent.  D'un  inconnu,  de  tout  autre, 
son  orgueil  eût  moins  souffert. 

Gilles,  pendant  cette  journée,  n'osa  sortir  de  la 
villa  :  si  on  le  rencontrait,  si  on  l'interrogeait?  Il 
avait  condamné  sa  porte;  il  errait  lamentablement 
dans  les  pièces  vides,  de  la  chambre  à  coucher,  du 
cabinet  de  toilette  de  Raymonde  où  flottait  le 
parfum  de  ses  robes,  à  la  salle  à  manger  où  il 
n'avait  pu  toucher  aux  rougets  froids  à  la  tomate 
cuisinés  par  Annunziata. 

Il  se  demandait  quelle  contenance  avaient  pu 
tenir,  en  face  de  leur  découverte,  les  maris  mal- 
heureux de  l'éUte  inteUigente  et  mondaine  :  il 


VANITÉ  255 

eût  voulu  connaître  les  formes  d'un  protocole 
alliant  la  dignité  et  les  reproches,  la  douleur  et  le 
mépris.  Emporté  comme  dans  l'obsession  bruyante 
des  roues  d'un  train  express,  obstinément  revenait 
à  ses  oreilles  ce  refrain  :  «  Mais  que  faire?  que 
faire?...  » 

Ce  fut,  dans  sa  détresse  alternant  avec  des  trans- 
ports de  rage,  un  indicible  soulagement  pourtant, 
quand  le  soir  il  entendit  une  voiture  s'arrêter 
devant  la  grille;  Beppo  prenait  la  valise;  une  femme, 
dont  la  silhouette  lui  était  bien  connue,  payait  le 
cocher. 

Un  pas  léger  sur  le  gravier,  puis  dans  l'escalier; 
il  s'élança  vers  la  porte.  Raymonde  entra. 


VIII 


Elle  revenait  grisée  de  son  bonheur,  lasse  de 
volupté,  grave  des  résolutions  qui  s'imposaient 
à  elle.  Pour  continuer  son  beau  rêve  et  en  faire 
une  réalité,  elle  allait  ces  jours-ci  traverser  quel- 
ques scènes  redoutables.  Gilles  jusqu'à  présent 
lui  avait  paru  un  épouvantail  sans  consistance, 
moins  qu'un  homme.  Elle  redoutait  pourtant  d'af- 
fronter l'entretien  décisif,  que  volontiers  elle  ajour- 
nait à  demain...  ou  après-demain...  Ce  mari,  à  qui 
elle  avait  infligé  une  si  mortelle  injure,  quand  il  le 
saurait,  ne  sentirait-il  pas  ressusciter  en  lui  la  brute 
originelle?  Elle  était  trop  femme  pour  ne  pas  ap- 
préhender un  inconnu  brutal,  des  menaces,  des 
coups  peut-être  :  s'il  la  défigurait...  s'il  l'atteignait 
dans  cette  beauté  qui  lui  était  si  chère!... 

Et  malgré  cela,  sa  chair  douillette  et  lâche  fré- 
missait d'un  plaisir  aigu,  à  cette  appréhension  d'un 
péril  obscur.  N'importe,  elle  eût  préféré  en  avoir 
fini.  Et  que  tout  fût  terminé  au  mieux.  Quel  besoin 
de  dramatiser?...  Si  la  fureur  de  l'homme  n'est  pas 
odieuse,  elle  est  ridicule  :  pas  de  milieu.  Ne  pou- 
vait-on se  séparer  sans  violences? 


I 


VANITÉ  257 

—  Vous  avez  fait  un  bon  séjour  chez  la  prin- 
cesse? demanda  Gilles. 

Le  crépuscule  heureusement  assombrissait  assez 
la  pièce  pour  qu'on  ne  vît  pas  son  visage. 

—  Mais  oui,  très  bon,  dit  Raymonde  avec  assu- 
rance, jetant  sur  un  fauteuil  son  mantelet  et  reti- 
rant l'épingle  de  son  chapeau.  C'est  une  excellente 
femme,  au  fond...  Mais  j'en  rapporte  une  migraine! 
Je  vous  raconterai  cela  plus  tard!... 

—  Quel  ennui...  Je  voudrais  tant  vous  demander  : 
vous  êtes  bien  sûre  d'avoir  vu  la  princesse?... 

Et  Gilles,  pressant  brusquement  le  bouton 
d'électricité,  regarda  Raymonde  interloquée. 

—  Sans  doute,  pourquoi? 

—  Parce  qu'elle  était  déjà  partie...  N'inventez 
rien,  pas  d'échappatoire,  je  sais  tout...  Vous  n'êtes 
pas  allée  à  Monte-Falcone;  vous  étiez  avec... 
Voulez-vous  que  je  le  nomme?... 

Gilles  brûlait  les  étapes,  il  n'eût  voulu  avancer 
que  pas  à  pas,  approfondir  les  choses,  avec  une 
maîtrise  de  justicier;  mais  une  frénésie  froide  l'em- 
portait. Il  avait  les  yeux  injectés,  la  face  aigrie  et 
ravagée  : 

—  Pourquoi  mentez-vous?  répéta-t-il. 

Elle  répondit  très  bas,  avec  un  accent  indéfi- 
nissable : 

—  Par  pitié. 

—  Merci  de  l'intention.  Est-ce  aussi  par  géné- 
rosité que  vous  avez  pris  un  amant? 

Elle  passa  la  main  sur  ses  cheveux  bouffants,  en 

17 


258  VANITÉ 

assura  les  ondulations,  et  s'asseyant  avec  un  calme 
forcé;  —  pourtant  elle  était  pâle  et  elle  avait  res- 
senti un  choc  au  cœur  : 

—  Je  vous  ai  menti  surtout  parce  que  vous 
auriez  mal  accueilli  ma  franchise. 

—  Estimez-vous  donc  qu'elle  pouvait  m'être 
agréable?  grimaça-t-il. 

Et  tel  était  son  souci  de  tenue  qu'il  affectait  par 
amour-propre  une  aisance  de  bon  ton,  accoté  à 
un  meuble,  les  bras  croisés;  mais  quelle  envie  de 
se  ruer  sur  elle  et  de  lui  faire  crier  pardon  et  de- 
mander grâce!...  Elle  releva  la  tête  d'un  petit  mou- 
vement décidé. 

—  Expliquons-nous  donc,  puisqu'il  le  faut... 
Oui,  je  vous  ai  menti  pour  avoir  la  paix,  pour 
gagner  quelques  mois  de  tranquillité;  et  que  vous 
le  vouliez  ou  non,  par  pitié  pour  vous...  Oui,  par 
pitié.  Vous  me  dites  que  j'ai  un  amant  et  que  vous 
pouvez  le  nommer  :  ce  n'est  pas  difficile  en  effet; 
j'aime  Marc  de  toute  mon  âme  et  je  lui  appartiens. 

—  Et  vous  avez  l'audace  de  me  le  dire,  comme 
cela,  en  face! 

—  Mais,  mon  cher,  vous  me  reprochez  de  me 
taire  et  ensuite  de  parler;  si  vous  préférez,  restons- 
en  là.  Je  ne  puis  vous  dire  que  la  vérité  et  je  re- 
grette qu'elle  vous  soit  si  pénible.  Je  vous  ai  fait 
valoir  à  Paris  les  raisons  que  nous  avions  pour  nous 
séparer  :  vous  n'avez  pas  voulu  les  comprendre. 
Ce  qui  en  est  résulté  ne  pouvait  pas  ne  pas  arriver, 
c'était  fatal. 


VANITÉ  859 

—  Je  VOUS  admire,  fit  Gilles  d'un  grand  geste 
ironique. 

—  Il  n'y  a  pas  de  quoi,  dit  Raymonde,  pourquoi 
jouer  au  drame?  Nous  ne  serons  pas  les  premiers... 
On  ne  s'aime  plus,  on  se  quitte. 

—  Alors  le  mariage,  la  fidélité  du  serment,  cela 
n'existe  pas  pour  vous?...  Car,  enfin,  moi,  je  vous 
ai  été  fidèle,  j'ai  été  un  mari  attentif,  scrupuleux... 

—  Qu'est-ce  que  vous  voulez,  je  ne  vous  aime 
plus...  J'en  aime  un  autre... 

Raymonde  disait  cela  posément,  avec  un  peu  de 
tristesse,  de  sérénité  aussi;  elle  reprenait  son  sang- 
froid  :  son  mari  ne  la  brutaliserait  pas...  Et  une 
honte  se  mêlait  à  ce  sentiment  rassurant.  Pourquoi 
fallait-il  dépendre  encore  de  cet  homme,  à  qui  elle 
faisait  du  mal?  Très  sincèrement  elle  eût  voulu 
n'avoir  jamais  eu  à  l'humiher  :  mais  quoi,  c'était 
ainsi!  Elle  se  sentait  coupable  de  fausseté,  mais  ne 
s'accusait  de  rien  autre  en  son  exaltation  or- 
gueilleuse, puisqu'elle  aimait  Marc  et  osait  le  dire 
bien  haut. 

Gilles  la  contemplait  avec  un  dégoût  irrité, 
de  toute  la  force  du  regret,  du  désir  et  de  la  douleur; 
car  c'était  trop  brusque  :  elle  n'avait  pas  cessé 
d'être  la  Raymonde  qu'hier  encore  il  convoitait, 
et  voilà  qu'elle  lui  revenait  une  autre  femme,  salie 
par  les  obsessions  hideuses  que  sa  jalousie  ulcérée 
se  créait,  à  l'image  dévêtue  et  pâmée  aux  bras 
d'un  autre. 

Il  cria  : 


260  VANITÉ 

—  Ainsi,  pendant  que  je  vous  croyais  chez  la 
princesse,  —  oh!  ne  riez  pas,  je  ne  l'ai  pas  cru  long- 
temps... 

—  Je  n'ai  pas  envie  de  rire. 

—  Vous  vous  faisiez  fête  de  me  berner;  c'est  si 
amusant,  un  mari  crédule... 

—  Ne  parlez  pas  de  confiance,  mon  cher,  quand 
on  fait  suivre  sa  femme,  par  une  agence  louche!... 

—  Avais-je  tort?  Ah!  pourquoi  vous  ai-je  con- 
nue? Vous  ne  m'avez  apporté  que  de  la  souffrance, 
la  ruine  et  le  déshonneur.. 

—  Il  ne  fallait  pas  me  garder  malgré  moi... 

—  Je  sais  ce  qu'il  me  reste  à  faire.  Je  provoque- 
rai votre  amant,  je  le  forcerai  à  se  battre! 

Cette  solution  venait  de  lui  apparaître  la  seule 
conforme  au  point  d'honneur  et  digne  de  gens  bien 
élevés;  mais  à  peine  l'eut-il  annoncée  qu'il  en  recon- 
nut la  vanité.  Et  après!  Un  d'eux  serait  blessé...  Si 
c'était  Le  Vigreux,  cela  ne  raccommoderait  rien 
avec  Raymonde  (passe  encore  s'il  était  sûr  de  le 
tuer!)...  Et  si  Le  Vigreux  le  blessait,  il  serait,  lui, 
sympathique  et  grotesque;  et  qu'est-ce  que  cela 
prouverait?... 

—  Vous  ferez  ce  que  vous  jugerez  bon,  dit-elle. 
Si  je  pouvais  vous  donner  un  conseil  et  si  vous 
aviez  assez  de  raison  pour  m'écouter... 

—  Comment  donc?  ricana-t-il... 

—  Ce  qui  arrive  est  fâcheux  pour  vous,  pour 
moi.  Vous  en  souffrez,  je  le  déplore...  A  quoi  bon 
empirer  une  situation  assez  pénible?  A  quoi  vous 


VANITÉ  m 

servirait  le  retentissement  d'un  duel?  D'ailleurs, 
Marc  est  de  première  force  à  l'épée  et  au  pistolet, 
tout  le  monde  le  sait. 

C'est  vrai,  il  n'y  pensait  plus;  évidemment  ce 
spadassin  ne  se  donnerait  pas  le  plaisir  chevale- 
resque de  tirer  en  l'air,  ou  de  se  faire  embro- 
cher... 

—  Séparons-nous,  dit  Raymonde,  divorçons. 
Si  vous  tenez  absolument  au  tapage,  vous  ayez  là 
une  occasion  de  vous  venger... 

—  Vous  savez,  dit  Gilles  haineux,  que  je  pour- 
rais vous  traîner  en  justice,  vous  et  votre  complice, 
et  vous  faire  condamner  à  la  prison  .. 

—  A  l'amende,  tout  au  plus,  concéda  Ray- 
monde, et  pas  assez  cher  pour  vous  rendre  l'estime 
publique. 

Il  se  tut  et  regarda  la  pointe  de  ses  souliers... 
Elle  le  confondait;  était-ce  bien  lui,  le  mari  outragé, 
fort  de  sa  majesté  vengeresse,  lui  si  désarmé,  si 
impuissant?  Il  eut  conscience  de  faire  piteuse 
figure  et  son  désespoir  s'en  accrut. 

—  Le  scandale,  c'est  bon  pour  vous,  fit-il  amè- 
rement. L'ai-je  jamais  cherché?  Croyez-vous  que 
j'y  tienne  pour  mon  nom,  celui  des  vôtres,  pour 
le  souvenir  de  votre  père?... 

—  Alors,  résignez-vous  à  la  nécessité  :  reprenez 
votre  Uberté  et  rendez-moi  la  mienne. 

—  Et  qu'en  ferez-vous?  Vous  épouserez  cet 
homme  qui  s'est  fait  libre,  libre  avec  l'arrière- 
pensée  de  se  remarier  avec  vous,  n'est-ce  pas? 


262  VANITÉ 

—  Oui,  dit.  Raymonde 

—  Non,  non,  —  et  Gilles  se  mit  à  trépigner  avec 
fureur,  —  n'y  comptez  pas!  Mais  vous  ne  m'avez 
pas  regardé!  Pour  quel  imbécile  me  prenez-vous 
donc?  Ah!  vous  me  marchez  sur  le  cœur,  vous  me 
piétinez,  et  vous  vous  imaginez  que  je  vais  vous 
dire  :  «  Mais  certainement,  ma  belle,  comment  donc, 
trop  honoré  de  te  céder  à  M.  Le  Vigreux.  Peste! 
quel  successeur;  bien  de  l'honneur  pour  moi!...  » 
Jamais,  entendez-vous,  jamais!  Vous  ne  pouvez 
demander  le  divorce  contre  moi  sans  causes,  sans 
preuves,  sans  faute  de  ma  part.  Et  moi,  je  pré- 
tends vous  garder;  vous  resterez  ma  femme,  ce  sera 
votre  châtiment! 

—  Réfléchissez,  dit  Raymonde,  la  colère  conseille 
mal,  car  si  vous  ne  voulez  pas  renoncer  à  moi... 

—  Achevez  donc!... 

—  Je  ne  renoncerai  jamais  à  Marc...  Si  vous 
m'y  forcez,  je  partirai,  je  le  suivrai  au  bout  du 
monde;  tant  pis,  vous  l'aurez  voulu... 

Gilles,  comme  un  forcené,  se  prit  la  tête  à  deux 
mains. 

Non,  il  le  voyait,  il  ne  la  vaincrait  pas,  il  ne  la 
persuaderait  pas;  il  s'était  jeté  en  aveugle  dans 
l'impasse,  mais  plutôt  que  de  revenir  sur  ses  pas, 
plutôt  que  d'aiïranchir  Raymonde  du  servage 
conjugal,  il  pré  ferait  crever  là,  de  rage,  tout  de 
suite.  Jamais  il  n'avait  autant  tenu  à  elle  que  depuis 
qu'elle  lui  avait  si  nettement  avoué  qu'elle  ne 
l'aimait  plus  et  qu'elle  en  préférait  un  autre. 


VANITK  263 

Il  balbutia,  d'une  voix  d'homme  très  malheureux, 
basse  et  honteuse  : 

—  Et  si  je  te  pardonnais,  Raymonde,  si  je  te 
proposais  d'oublier  ce  moment  affreux?  Je  souffre 
plus  que  toi;  si  je  t'offrais  un  pardon  complet?  En 
échange,  tu  renoncerais  à  cet  homme,  tu  me  jure- 
rais de  ne  pas  le  revoir,  de  ne  lui  parler  jamais. 

Elle  le  considérait  avec  stupeur  : 

—  Mais,  mon  pauvre  ami,  je  ne  vous  demande 
pas  de  me  pardonner...  Votre  pardon  peut  me 
toucher,  car  je  vous  plains,  mais  que  voulez-vous 
que  j'en  fasse?  Ma  vie  n'est  plus  ici... 

—  Oui,  reprit-il  avec  douleur,  je  suis  un  pauvre 
sire,  n'est-ce  pas?  Et  vous  m'avez  comblé  en 
m'épousant,  en  me  trompant  aussi,  sans  doute. 
Il  vous  faut  un  nabab,  qui  vous  couvre  d'or,  fût-ce 
un  bandit...  Oui,  un  bandit!  Votre  Le  Vigreux 
n'est  pas  autre  chose,  je  le  lui  répéterai  en  face  : 
de  l'or,  de  l'or!...  Savez-vous  ce  que  vous  êtes?  Une 
prostituée,  pas  autre  chose... 

Elle  se  redressa  sous  l'insulte  : 

—  Et  vous  qui  me  gardez  comme  rançon  pour 
l'argent  que  je  représente  encore...  les  espérances, 
n'est-ce  pas? 

—  Non,  non,  Raymonde,  non!  protesta-t-il  en 
8*avouant  que  c'était  vrai  pourtant,  et  que  la  peur 
de  perdre  toute  chance  de  rentrer  dans  sa  part 
légitime  pesait  sur  son  refus. 

Elle  réphquait,  demi-sincère  ou  du  moins  croyant 
l'être,  à  cette  minute  : 


264  VANITÉ 

—  Je  ne  suis  pas  ce  que  vous  dites;  oui,  j'ai 
horreur  de  la  médiocrité  et  je  ne  conçois  pas  la  vie 
sans  la  fortune;  mais  je  ne  puis  vivre  non  plus  sans 
amour,  et  s'il  me  fallait  décider  entre  les  deux, 
c*est  encore  l'amour  de  Marc,  sans  ressources, 
ruiné,  que  je  choisirais.  Ne  nous  avilissons  pas  par 
des  reproches  pareils.  Faut-il  donc  absolument 
nous  détester  et  nous  déchirer  encore  plus?... 

Avec  le  crépuscule,  le  souffle  de  la  nuit  péné- 
trait insensiblement  dans  la  chambre,  faisait  froid 
à  leurs  âmes.  Un  grand  phalène  voletait  autour  de 
l'ampoule  électrique.  Gilles  avait  baissé  la  tête; 
des  larmes  aux  cils,  il  mordait  ses  lèvres  jusqu'au 
sang.  Raymonde  respirait  oppressée,  les  yeux 
troubles. 

Ils  ressentaient  l'épuisement  d'une  lutte  sans 
triomphe  et  sans  beauté;  entre  eux  pesait  le  grand 
silence  des  crises  tragiques,  quand  quelque  chose 
s'est  brisé,  pour  toujours. 


QUATRIÈME  PARTIE 


La  victoire  restait  à  l'amour  qui  n'avait 
pas  faibli,  qui  n'avait  pas  désespéré, 
à  l'amour  fort  comme  la  vie. 

Marcelle  Tinatbb, 


Du  temps  avait  coulé,  insensiblement,  jour  par 
jour,  semaines  par  semaines. 

Mme  Le  Martin,  qui  fermait  sa  maison  l'été  et 
qui  s'en  allait  tantôt  aux  eaux,  tantôt  à  la  mer, 
avait  habilement  décidé  cette  année  un  séjour  en 
Touraine  :  climat  tempéré,  pays  harmonieux.  Elle  y 
avait  loué  pour  l'automne  le  manoir  de  La  Guette, 
sur  la  Loire,  précisément  proche  des  terres  de  M.  de 
Souche,  avec  qui  on  faisait  excellent  voisinage. 

Tantôt  le  mail-coach  du  baron,  annoncé  d'un 
solennel  coup  de  longue  trompe,  venait  prendre 
ces  dames  et  les  conduisait  à  la  Bécassière,  ma- 
gnifique propriété  demi -ferme  et  demi -château; 
elles  y  étaient  reçues  à  déjeuner  dans  une  salle  à 
manger  ornée  de  bois  de  cerfs  et  attiédie  par  une 
gigantesque  cheminée  où  brûlaient  des  troncs 
d'arbres.  Tantôt,  sur  sa  vieille  jument  bai-cerise, 
bête  aux  hautes  actions  et  encore  pleine  de  feu, 
M.  de  Souche  se  montrait  à  la  grille  du  manoir  de 
La  Guette.  Il  traversait  l'avenue  de  sycomores 
jusqu'à  la  grande  pelouse,  en  ramenant  Olympia 
encapuchonnée  et  dansante,  au  pas  espagnol.  Cu- 
lotté de  velours  gris,  avec  les  bottes  vernies  et 


268  VANITÉ 

la  jaquette  foncée,  il  avait  bon  air  de  gentleman 
farmer,  n'apparaissait  courtaud  et  rustaud,  épais 
d'encolure  et  lourd  de  maintien  qu'au  pied  à 
terre.  Une  bonhomie  simple  se  lisait  sur  ses  traits 
colorés,  fibrilles  de  réseaux  sanguins.  Le  regard 
un  peu  bovin  exprimait  la  quiétude  d'un  cerveau 
qui  ne  se  surmène  pas  aux  lectures  et  aux  réflexions 
abstruses  :  une  rustique  animalité  sortait  de  tout 
l'être  hâlé  de  soleil  et  de  plein  air.  M.  de  Souche 
était  un  brave  homme,  au  sens  neutre  du  mot, 
incapable  de  faire  grand  mal  ni  grand  bien. 

La  coutume  régissait  égoïstement  sa  vie,  et  il  se 
conformait  aux  opinions  reçues.  De  sa  vie  militaire, 
il  conservait  un  ton  de  commandement,  et  quoique 
très  indécis  il  semblait,  grâce  à  son  visage  éner- 
gique et  à  ses  grosses  moustaches,  le  plus  déhbéré 
des  hommes. 

La  vie  à  la  campagne  l'avait  rendu  silencieux, 
ce  qui,  joint  à  une  certaine  méfiance  de  lui-même, 
l'exposait  peu  à  dire  des  sottises;  il  n'exprimait 
d'ordinaire  que  des  vérités  d'ordre  élémentaire  et 
indiscutable.  Jusqu'à  présent,  il  avait  résisté  aux 
avances  des  châtelaines  pourvues  de  vieilles  filles 
à  marier.  Sa  solitude  pourtant  lui  pesait.  Mais, 
à  cinquante-trois  ans,  il  craignait  le  ridicule.  Il 
avait  failli  épouser  une  veuve  mûre  et  sans  beauté, 
lorsque  ayant  découvert  qu'elle  se  moquait  sans 
retenue  de  son  avarice,  —  il  n'était  qu'économe, 
en  vrai  rural,  —  cette  aventure  l'avait  dégoûté. 

Pourtant  très  vert  encore,  comme  ceux  qui  ont 


VANITi;  269 

ménagé  leurs  forces,  il  s'avisait  parfois  que  la 
chasse,  rexploitation  de  son  domaine,  les  solides 
repas  deux  fois  par  jour  remplissaient  incomplète- 
ment sa  vie.  Et  surtout  à  l'automne,  aux  heures 
mélancoliques  où  les  ciels  si  purs  de  Touraine  se 
clarifient  encore,  où  les  bois  verdâtres  se  dé- 
colorent en  tons  mordorés,  où  les  couchers  de  so- 
leil pourpré  font  du  fleuve  un  incendie  fulgurant, 
—  de  vagues  et  confuses  aspirations  lui  venaient, 
îe  rêve  d'une  existence  conjugale  apaisante  et 
apaisée.  Mme  Eloi  Le  Martin  avait  bien  choisi 
son  moment. 

Elle  s'était  bien  gardée  d'alarmer  son  vieil  ami, 
comme  elle  l'appelait,  en  faisant  miroiter  devant 
lui  des  séductions  de  mariage  :  il  valait  mieux  qu'il 
se  prît  de  lui-même  à  l'appeau;  ensuite  elle  le  pous- 
serait dans  la  cage.  De  plus,  ne  fallait-il  pas  comp- 
ter avec  la  défiance  justifiée  d'Alice? 

Elle  évitait  donc  les  allusions  détournées  ou  di- 
rectes, se  bornait  à  multiplier  les  occasions  de  ren- 
contre, ce  qui  vint  de  soi,  car  M.  de  Souche,  qui 
depuis  plusieurs  années  n'avait  guère  revu  Mme  Le 
Martin,  fut  d'autant  plus  disposé  à  reprendre  leurs 
anciens  bons  rapports,  que  la  présence  des  dames 
Brévier  les  lui  rendait  plus  agréables. 

Tout  d'abord  elles  l'avaient  beaucoup  intimidé, 
la  mère  avec  son  air  de  reine,  Alice  si  grave  et  si 
belle,  et  on  avait  pu  craindre  qu'il  n'osât  repa- 
raître au  château;  puis  il  s'était  humanisé,  et  main- 
tenant on  le  voyait  jusqu'à  deux  et  trois  fois  par 


270  VANITE 

semaine.  Les  jours  où  il  ne  pouvait  venir,  il  se 
rappelait  au  souvenir  par  des  bourriches  de  gibier, 
des  corbeilles  de  fruits  énormes,  —  il  possédait  les 
plus  belles  poires  du  pays,  —  ou  des  bottelées  de 
roses  à  remplir  toutes  les  chambres.  Ce  matin,  il 
avait  envoyé  par  son  garde  un  brochet  de  quinze 
livres,  péché  à  la  cuiller,  et  qu'on  l'avait  convié  à 
venir  déguster  le  soir  en  dînant,  sans  cérémonie. 

Alice,  en  très  simple  robe  de  foulard  et  grand 
chapeau  de  paille,  se  promenait  sous  la  charmille 
qui  descendait  en  pente  douce  à  la  Loire,  un  en- 
droit qu'elle  affectionnait  parce  qu'il  lui  rappelait 
un  aspect  de  Rosenoire,  mille  souvenirs  tenaces 
et  chers  :  son  père,  survenant  au  bout  de  l'allée, 
la  saluant  de  loin  d'un  geste  joyeux,  et  ses  pensées, 
ses  sentiments  d'alors,  si  modifiés  par  le  chagrin, 
l'expérience  précoce  et  amère  au  heurt  des  êtres 
et  des  choses. 

Elle  se  reprochait  l'espèce  d'engourdissement, 
de  paresse  physique  et  morale  qui  l'envahissait 
toujours  à  la  campagne  :  avait-elle  le  droit  de 
se  reposer?  Et  parce  qu'elle  n'avait  pas  réussi  à 
se  faire  une  forme  de  vie  indépendante,  devait- 
elle  y  renoncer  sans  de  nouveaux  efforts?  Mais 
elle  sentait  aussi  que  ce  calme  lui  était  nécessaire, 
après  les  profondes  secousses  de  cette  année  cruelle; 
et  emportée  malgré  elle  par  les  obscures  énergies 
de  sa  jeunesse,  elle  se  laissait  aller  à  jouir  délicieu- 
sement de  cette  nature  sereine  et  lumineuse,  où 
la  pureté  de  l'air  allège  les  contours  du  paysage 


VANITÉ  271 

et  recule  les  plans  de  l'horizon  en  perspectives 
mollement  fondues. 

Elle  atteignit  le  banc  de  pierre  qui  s'adossait  au 
mur  en  surplomb  de  la  route  et  s'assit  pour  contem- 
pler la  Loire  bleue.  On  eût  dit  un  lac,  en  ce  bras 
mort  où  affluaient  des  bancs  de  sable;  une  île,  feutrée 
de  gazon  lisse  comme  un  parc  anglais,  érigeait  en 
face  ses  cimes  reflétées  dans  le  miroir  opaque  et,  par 
delà,  l'eau  large  du  bras  vivant  filait  en  brusques 
petites  vagues  d'étain.  Un  bac  de  passeur  détachait 
en  noir,  dans  le  jour  éclairé  d'un  déclinant  soleil 
oblique,  la  menue  silhouette  d'une  charrette  et  d'un 
cheval;  des  martinets,  à  queue  couleur  de  la  fine 
ardoise  des  toits,  volaient  au  plus  haut  du  ciel. 

Alice  soupira,  oppressée  par  la  beauté  de  cette 
heure.  Pourquoi  la  vie  continuait-elle  ainsi  son 
cours  impassible,  sans  souci  de  ceux  qui  ne  sont 
plus,  de  la  minute  périssable  et  de  l'émotion  fu- 
gace? Pourquoi  elle-même  se  sentait-elle  heureuse, 
oui,  malgré  tout,  heureuse  de  respirer  à  pleine 
poitrine  en  cet  instant? 

Elle  évoqua  son  père,  elle  revit  Michel  avec  sa 
face  dure  et  ses  yeux  superbes,  son  expression  de 
volonté  têtue  ;  il  avait  promis,  s'il  pouvait  s'échap- 
per quarante-huit  heures,  de  venir  leur  dire  bon- 
jour :  tiendrait-il  sa  parole?  Elle  goûta  le  répit  que 
lui  accordait  l'existence,  l'oasis  de  verdure  qu'était 
le  manoir  de  La  Guette,  si  vaste  qu'elle  pouvait 
B'y  perdre  tout  le  jour,  libre,  rappelée  seulement 
par  le  double  coup  de  cloche  à  l'heure  des  repas. 


272  VANITft 

Evidemment  son  bien-être  était  fait  d'oubli,  oubli 
de  la  tante,  dont  le  voisinage  espacé  s'affirmait 
moins  agressif,  moins  despotique,  oubli  de  sa  mère 
et  de  Raymonde,  oubli  de  tout  leur  entourage  de 
fausse  amitié,  oubli  de  tout  ce  qui  n'était  pas  cette 
nature  enchantée,  ce  vivifiant  ciel,  la  souveraine 
paix  des  arbres  et  du  ciel. 

Un  bruit  de  voiture  roulait;  du  tournant  de  la 
route,  derrière  les  peupliers,  déboucha  M.  de  Sou- 
che dans  sa  Victoria,  conduite  par  son  vieux 
cocher.  Stop,  le  grand  dogue  gris,  suivait. 

Alice  inclina  légèrement  la  tête,  en  réponse  au 
salut  du  baron,  salut  large  du  chapeau  à  bout  de 
bras,  à  la  vieille  mode.  Du  moins,  était-il  très  poH, 
ce  brave  homme  :  mérite,  jugeait-elle,  assez  rare 
aujourd'hui,  où  la  galanterie  se  nuance  de  famiha- 
rité,  et  laisse  percer  le  secret,  l'éternel  dédain  de 
l'homme.  Puis,  elle  lui  savait  gré  de  cette  gaucherie 
qui  le  saisissait  auprès  d'elle  et  se  traduisait  par 
des  silences  et  des  propos  d'une  banalité  extrême; 
elle  le  voyait  sans  déplaisir  comme  sans  joie,  avec 
une  indifférence  aimable,  le  trouvait  seulement 
ennuyeux.  Jamais  une  opinion  personnelle,  ja- 
mais un  sentiment  spontané;  on  eût  dit  qu'il  ne 
pensait  pas  et  n'éprouvait  pas  par  lui-même;  mais 
ses  attentions  courtoises,  ses  égards  empressés  le 
rendaient  supportable,  et  c'était  beaucoup  qu'il 
sût  être  simple. 

Elle  s'avisa  qu'il  arrivait  de  bien  bonne  heure 
aujourd'hui  et  qu'elle  n'était  pas  encore  habillée. 


VANITÉ  Î7S 

Elle  se  dirigea  vers  l'aile  du  château  où  sa  mère  et 
elle  avaient  leur  appartement.  Mais  comme  elle 
prenait  le  plus  court  par  la  petite  pelouse,  au  coin 
d'une  allée  la  tante  Eloi,  escortée  du  baron,  émergea 
dans  une  robe  lâche  de  maison,  en  soie  bleue,  qui 
faisait  paraître  plus  jaunâtre  et  plus  dur  son  teint 
bouffi.  Kiki,  boiteux,  —  on  lui  avait  sournoise- 
ment trempé  une  patte,  à  la  cuisine,  dans  une 
poêle  de  friture, —  suivait,  cahin-caha,  le  sillage 
du  grand  Stop  dédaigneux. 

—  Je  savais  bien  rencontrer  ma  nièce,  dit 
Mme  Le  Martin,  avec  le  meilleur  des  sourires,  tandis 
que  M.  de  Souche  présentait  ses  respects.  Et  les 
premiers  propos  échangés  :  —  Vous  vouliez  ad- 
mirer les  paons  blancs.  Alice,  montre  donc  les 
volières  à  M.  de  Souche,  qui  ne  les  a  pas  encore 
bien  vues,  et  revenez  par  les  serres. 

La  tante  s'esquivait,  sous  prétexte  d'ordres  à 
donner  :  le  brochet  —  admirable!  —  exigeait  une 
sauce  mousseline  d'un  subtil.  .  et  il  y  aurait  un 
salmis  de  perdreaux  dont  on  lui  dirait  des  nouvelles. 

La  table  lui  fournissait  d'intarissables  sujets  de 
conversation  avec  le  baron,  gros  mangeur  et  gour- 
mand comme  elle. 

Il  suivit  docilement  Alice  en  tapotant  machina- 
lement, de  son  jonc  coiffé  d'argent,  les  petits 
arceaux  de  fonte  de  la  pelouse  : 

—  Aimez-vous  les  oiseaux,  mademoiselle?  Moi, 
je  ne  les  apprécie  qu'en  liberté  ou  au  bout  de  mon 
fusil. 

18 


274  VANITÉ 

Des  cris  aigres  annoncèrent  les  paons,  éblouis- 
sants et  héraldiques,  avec  leur  plumage  de  neige. 
Derrière  les  grillages,  redressant  leur  aigrette,  ils 
renflèrent  la  gorge  en  apercevant  des  visiteurs; 
il  y  en  avait  de  perchés,  dont  la  queue  tombait  en 
nappe  d'écume;  d'autres  déployèrent  leur  magni- 
fique éventail,  dans  un  gloussement  vaniteux. 
M.  de  Souche  ne  leur  accorda  qu'une  admiration 
médiocre  : 

—  Ils  ont  l'air  bête;  parlez-moi  des  chevaux, 
des  chiens,  voilà  des  animaux  que  je  comprends, 
des  amis  de  l'homme. 

Il  caressa  Stop  d'une  ou  deux  tapes  sur  le  cou, 
sembla  quêter  l'opinion  d'Alice.  Elle  répondit  va- 
guement en  passant  la  main  sur  la  tête  du  dogue. 
M.  de  Souche  regarda  la  joHe  main,  le  bras  souple, 
contempla  Alice,  et  parut  heureux  qu'elle  eût  ca- 
ressé son  chien. 

Il  goûtait  beaucoup  le  charme  silencieux  de  la 
jeune  fille;  mais,  sans  rien  de  moqueur,  par  ce  sérieux 
même  elle  l'intimidait,  et  bien  qu'il  y  eût  un  instant 
pensé,  il  ne  parvenait  pas  à  se  persuader  qu'il  pût 
songer  à  elle;  du  moins  il  en  éloignait  l'idée,  quelque 
chose  de  paternel  se  mêlant,  malgré  lui,  à  des  sen- 
timents qu'il  eût  souhaités  plus  vifs,  mais  qu'il 
n'osait  pas  pousser  plus  loin  que  la  sympathie  et 
le  respect.  Que  n'avait-il  vingt  ans  de  moins? 

Le  silence  redescendait  entre  eux,  Alice  lui  mon- 
trait les  serres  :  il  retrouva  la  voix  pour  parler  des 
fleurs;  il  en  avait  la  passion  et  ne  pouvait  s'en 


VANITÉ  275 

passer.  Elle  lui  répondait  avec  politesse,  distante  : 
que  pouvait-il  y  avoir  de  commun  entre  elle  et 
lui,  si  diiïérents  de  sensations,  de  goûts,  séparés 
par  un  si  grand  abîme  d'âge?  Le  soupçon  que  sa 
tante  l'avait  laissée  seule  à  dessein  l'effleura.  Ah 
oui!  l'éternel  projet  de  mariage!...  Mais  on  devait 
bien  deviner  pourtant  qu'elle  ne  voudrait  épouser 
à  aucun  prix  ce  demi-vieillard,  dont  on  faisait 
sonner  si  haut  le  titre  et  la  fortune,  et  elle  se  refu- 
sait à  croire  qu'il  lui  fît  l'injure  flatteuse  d'y  songer. 

Pourtant  il  avait  bien  risqué  quelques  allusions  à 
la  solitude,  aux  longs  hivers  de  la  campagne.  Ne 
l'avait-il  pas  consultée  sur  ce  qu'elle  aimait?  Non,  il 
ne  pouvait  avoir  cette  arrière-pensée...  Et  s'il  la 
formulait,  elle  saurait  lui  répondre. 

N'était-ce  pas  stupéfiant,  quand  elle  avait  toute 
sa  vie  devant  elle,  l'inconnu,  l'avenir,  les  ressources 
que  le  travail  finirait  bien  par  lui  donner,  les  bons 
hasards  même  du  sort,  qu'on  ne  trouvât  pour  elle 
d'autre  salut  qu'un  mariage  riche,  l'épouseur  fût-il 
vulgaire,  vieux,  aussi  étranger  qu'un  Chinois  ou 
qu'un  nègre? 

Que  Mme  Le  Martin,  sans  scrupules  de  délica- 
tesse, pût  croire  possible  et  avantageux  un  tel  calcul, 
—  en  somme  c'était  se  vendre  et  vendre  son  corps, 
sa  jeunesse,  sa  beauté,  —  rien  ne  l'étonnait  de  la 
tante.  Mais  sa  mère,  qui  ne  lui  parlait  de  rien  et 
qu'elle  voyait  songeuse,  avait-elle,  après  la  ridi- 
cule et  lamentable  histoire  Lelubert,  projeté  une 
pareille  récidive? 


276  VANITÉ 

—  Ah!  dit  vivement  M.  de  Souche,  que  l'em- 
barras gagnait,  je  crois  que  j'aperçois  Mme  Brévier. 

Mis  à  l'aise  par  cette  diversion,  ils  la  regardèrent 
qui  s'avançait,  droite  et  grande,  en  une  robe  de 
linon  gris  qu'elle  revêtait  pour  la  première  fois 
depuis  son  deuil. 


n 


Jeanne  Brévier,  elle  aussi,  s'épanouissait  dans 
la  gloire  douce  de  l'automne  de  Touraine.  Alice 
remarqua  combien  le  gris  de  sa  robe  s'alliait  à 
l'éclat  discrètement  préparé  de  son  visage,  à  l'or 
savant  de  ses  cheveux.  L'éclat  inaccoutumé  de 
son  regard  provenait  d'une  goutte  de  belladone 
au  coin  de  l'œil,  un  secret  des  actrices  que  lui  avait 
indiqué  autrefois  Laroze.  Mais  sous  ces  artifices 
subtils  du  fard  et  du  vêtement,  un  regain  de  belle 
maturité  développait  le  rythme  étonnant  de  la 
démarche,  une  fermeté  de  contours  indiqués  juste 
assez,  pas  trop,  par  la  coupe  choisie  du  corsage  et 
de  la  jupe. 

Mme  Brévier  refleurissait  en  cet  été  de  la  Saint- 
Martin  des  veuves,  où  l'élan  des  énergies  refoulées, 
de  la  coquetterie  ensevelie  sous  les  voiles  de  deuil, 
reparaît  dans  une  remise  à  neuf  de  tout  l'être.  Elle 
en  avait  assez  de  cette  existence  de  cloître,  et  l'amer- 
tume des  regrets  et  des  déceptions  qu'elle  avait  si 
durement  subies,  lui  faisait  savourer  d'autant  plus 
le  désir  de  plaire,  l'orgueil  de  se  retrouver  jeune. 
Elle  avait  maigri  grâce  à  un  régime  stoïque,  se 
privant  de  boire  et  de  manger;  sa  balance  chaque 


278  VANITÉ 

matin  lui  en  réitérait  des  compliments;  les  douches 
glacées,  —  un  supplice,  —  la  marche  forcée,  trois 
heures  dans  le  parc,  —  un  calvaire,  —  la  mainte- 
naient rigoureusement  en  forme. 

Elle  sourit  avec  une  bonne  grâce  supérieure  à 
M.  de  Souche,  qui  lui  baisa  la  main.  Sensible  aux 
égards  et  s'ennuyant  trop  à  la  campagne  pour  ne 
pas  agréer  les  hommages  d'où  qu'ils  vinssent,  elle 
témoignait  au  baron  une  coquetterie  protectrice, 
comme  pour  s'entretenir  à  un  jeu  innocent 

Il  parut  rasséréné  de  la  sentir  là;  comment 
faisait-elle  avec  son  grand  air  pour  lui  inspirer 
confiance  et  lui  donner  envie  de  dire  ce  qui  lui 
passait  par  la  tête,  alors  que  l'affabilité  d'Alice 
le  paralysait? 

—  Il  faut  toujours  vous  gronder,  vous  nous 
gâtez  beaucoup  trop. 

Il  rougit  comme  un  écoher  en  faute  :  le  brochet!... 
Il  expliqua  inopinément,  avec  volubilité  : 

—  Je  l'ai  tiré  à  quatre  heures  du  matin,  je 
ramais  et  Ravaut,  mon  garde,  veillait  à  l'arrière. 
Ah!  je  vous  assure,  ça  n'a  pas  été  facile  de  l'amener 
dans  le  bachot.  Il  se  débattait  comme  un  diable 
dans  un  bénitier. 

Il  ajouta  : 

—  Ce  n'est  rien  à  côté  de  celui  que  j'ai  péché 
l'an  dernier,  un  véritable  requin;  il  a  failli  me  cou- 
per le  pouce. 

Le  visage  de  Mme  Brévier  marqua  un  intérêt 
inquiet  qui  le  ravit.  Leur  promenade  les  ramenait 


VANITÉ  879 

vers  les  serres  et  les  volières;  de  nouveau  les  paons 
blancs  jetèrent  leur  cri  rauque,  étalèrent  leur 
roue. 

—  Les  précieuses  bêtes,  dit  Mme  Brévier,  j'en 
raffole.  On  dirait  des  princesses  des  Mille  et  une 
Nuits. 

—  Tout  à  fait,  dit  M.  de  Souche  d'un  air 
poétique,  j'aime  beaucoup  les  paons. 

Il  ajouta  : 

—  Et  tous  les  autres  oiseaux  en  général. 
S'apercevant  de  sa  palinodie,  il  retourna  la  tête, 

mais  Alice  s'était  éclipsée,  et  il  ne  s'en  était  même 
pas  aperçu,  tant  les  gracieux  mouvements  de 
Mme  Brévier  l'occupaient. 

—  Avez-vous  chassé  hier?  demanda-t-elle. 

—  Non...  C'est-à-dire...  Mais  ça  ne  compte  pas, 
je  n'ai  presque  rien  tué. 

Il  avait  failli  mentir,  —  à  quoi  bon?  —  pour  ne  pas 
lui  avouer  qu'il  était  rentré  bredouille,  tant  il 
tenait  à  produire  sur  elle  une  bonne  impression. 
Pourquoi  portait-il  aujourd'hui  cette  jaquette 
neuve  et  ce  canotier  de  paille  un  peu  trop  petit, 
«  genre  jeune  homme,  »  avait  dit  le  marchand  de 
Tours,  si  ce  n'est  pour  paraître  à  son  avantage! 
Mais  à  qui  se  souciait-il  de  plaire?  A  la  fille,  à  la 
mère?  On  l'eût  bien  embarrassé  en  le  lui  deman- 
dant; ce  n'était  cependant  pas  pour  flirter  avec 
Mme  Le  Martin. 

Mlle  Duverset,  telle  qu'une  aspergo  mélanco- 
lique, érigea  au  loin  sa  maigre  et  plate  silhoucllo. 


280  VANITÉ 

—  Gageons  qu'elle  vient  nous  annoncer  que  le 
thé  est  servi. 

Et  d'un  signe  de  son  ombrelle,  elle  fît  signe  que 
c'était  bien  :  Mlle  Duverset  pivota  et  disparut. 
Elle  était  plus  malheureuse  que  jamais  :  Mme  Le 
Martin  depuis  une  semaine  la  boudait  et  ne  lui 
adressait  plus  la  parole;  ce  dédain  la  désolait  plus 
encore  que  les  injustes  reproches. 

—  Quelle  belle  journée,  dit  lentement  Mme  Bré- 
vier...  On  sent  que  ce  sont  les  dernières,  elles  ont 
la  beauté  du  déclin. 

M.  de  Souche  baissa  le  nez,  il  sentait  bien  ce  que 
cela  suggérait  :  le  départ  prochain  de  ces  dames, 
leur  rentrée  à  Paris.  Il  comprit  combien  elles  lui 
manqueraient,  toutes  deux. 

—  Pourquoi  ne  prolongeriez-vous  pas  votre  sé- 
jour; il  y  a  de  si  bonnes  après-midi  encore  en  no- 
vembre? 

Elle  répondit  à  regret  : 

—  Nous  serons  forcées  de  quitter  ce  beau  pays, 
que  vous  avez  contribué  à  nous  rendre  si  agréable; 
nous  avons  tant  à  faire...  et  ma  tante... 

Il  approuva  d'un  hochement  de  tête,  impres- 
sionné par  ces  devoirs  mystérieux  que  représen- 
taient Paris,  la  vie  mondaine...  Il  l'envia  d'être  si 
occupée,  lui  qui,  pendant  les  soirées  brumeuses, 
fumerait  sa  pipe  au  coin  du  feu,  sa  plus  grosse 
pipe  :  la  Marie- Jeanne. 

Il  en  avait  un  râtelier,  vis-à-vis  de  la  panoplie  des 
sticks,  cravaches  et  fouets  de  chasse,  et  toutes  por- 


VANITE  281 

taient  des  noms  de  femmes,  ceux  des  rares  et  pauvres 
souvenirs  de  sa  vie  d'étudiant  et  d'ofiîcier,  car  sa 
timidité  et  aussi  une  superstitieuse  et  hygiénique 
erreur  l'avaient  éloigné  des  amours  de  brasserie  et 
de  garnison;  et  aux  champs,  après  quelques  hasards 
de  cotillon,  l'âge  venant,  il  n'avait  plus  pour  com- 
pagnes que  ses  pipes,  et  pour  compagnons  que  Stop 
et  trois  chiens  de  courre  et  d'arrêt.  Le  pas  traînant 
de  ses  vieux  domestiques  desservant  la  table  se 
confondait  avec  le  battement  de  l'horloge  à  gaine; 
à  neuf  heures,  il  bâillait  et  allait  se  coucher. 

A  quoi  lui  servait-il  d'être  si  riche?  Qui  en  pro- 
fiterait? Des  neveux  lointains  qu'il  n'aimait  pas... 
Alors  qu'il  pourrait,  de  son  vivant...  Sans  doute 
la  campagne  le  préservait  :  santé,  argent,  point 
de  soucis...  Mais  était-ce  vivre?  N'y  avait-il  pas 
des  plaisirs  plus  enviables...  Les  théâtres,  les  soi- 
rées, les  voyages?...  Paris,  qui  l'eiïrayait  seul,  où 
il  se  sentait  perdu,  lui  apparaissait  attrayant  pour 
peu  qu'on  y  eût  une  solide  installation  :  chevaux, 
voitures,  et  une  maîtresse  de  maison  attentive  au 
coulage,  sachant  le  prix  des  choses...  Car  à  quoi  bon 
gaspiller  ce  qu'on  a?  C'est  un  crime.  Et  sagement 
d'ailleurs,  il  faudrait  savoir  vivre  six  mois  à  la 
Bécassière;  on  se  refait,  les  faux  frais  disparaissent, 
la  basse-cour,  le  potager  et  le  verger  allègent  le 
budget.  On  peut  recevoir,  on  ne  vit  pas  forcément 
comme  des  loups. 

Mais  voilà,  les  femmes  qui  vous  plairaient,  on 
a  grande  chance  de  ne  pas  leur  plaire...  C'était 


282  VANITE 

bête  de  vieillir!  Pourtant  il  était  robuste,  et  on 
n'en  trouvait  pas  beaucoup  comme  lui  pour  suivre 
toute  une  journée  un  rallye  ou  courir  le  cerf  dans 
la  forêt  de  La  Magne,  en  Sologne,  chez  son  unique 
camarade,  vieux  garçon  comme  lui,  le  comte  de 
Prességault. 

—  Comment  va  Olympia?  demandait  Mme  Bré- 
vier. 

—  Elle  a  franchi  avant-hier  une  haie  haute 
comme  cela. 

Il  éleva  sa  canne. 

—  Si  vous  l'aviez  connue  autrefois,  quand  elle 
a  remporté  le  prix  de  la  Rivière.  Nous  en  avons 
fait  ensemble,  des  randonnées! 

Il  rappela  —  Mme  Brévier  ne  les  entendait 
que  pour  la  troisième  fois  —  les  prouesses  de  sa 
jument.  Dès  qu'on  lui  parlait  de  lui  ou  de  ses  bêtes, 
il  devenait  intarissable;  aucun  sujet  ne  l'intéressait 
davantage.  Elle  lui  prêtait  une  oreille  complai- 
sante, sans  écouter,  en  train  de  calculer,  avec  inté- 
rêt, les  économies  qu'il  avait  faites  en  vivant  sans 
dépense  sur  ses  fermages,  depuis  vingt  ans. 

Sans  doute,  l'ennui,  à  ses  côtés,  serait  considé- 
rable, l'été  et  l'automne  surtout.  Mais  l'hiver  pari- 
sien pourrait  être  supportable.  Il  avait  toutes  ses 
dents,  une  santé  de  fer;  on  voyait  des  hommes  plus 
rebutants  :1a  femme  qui  saurait  le  manier  ne  serait 
point  après  tout  si  malheureuse.  Dire  que  si  cette 
sotte  d'Ahce  voulait...  Il  lui  sembla  qu'à  sa  place... 

Le  thé  était  servi  sur  la  terrasse.  Mme  Le  Martin 


VANITE  283 

découpait  gravement  un  gros  gâteau  mollet,  en 
clignant  de  l'œil  à  Kiki  :  lui  aussi  aurait  sa  part. 
Mlle  Duverset,  assise  sur  le  bord  de  sa  chaise,  en 
pauvresse,  terminait  une  maigre  broderie  sur  toile 
cirée  verte,  qui  évoquait  des  choses  tristes  et 
froides  comme  les  pansements  d'infirmerie  ou  les 
housses  de  parloir. 

—  Deux  morceaux  de  sucre,  n'est-ce  pas?  dit 
gracieusement  Mme  Brévier. 

M.  de  Souche  s'inclina;  il  regardait,  ainsi  que 
tout  à  l'heure  pour  Alice,  les  doigts  blancs,  le  bras 
souple,  le  corsage  riche  de  vie.  La  fille,  la  mère? 
Quelle  était  la  mieux?  L'une  avait  la  jeunesse 
toute  simple,  tout  unie;  l'autre  cette  perfection 
dans  le  charme  qui  caractérise  la  femme  faite, 
embellie  par  l'art  et  l'expérience,  comme  si  elle 
empruntait  aux  mille  nuances  des  êtres  et  des 
choses  un  reflet  plus  subtil  et  plus  ondoyant. 

Son  admiration  se  trahit  dans  le  regard  involon- 
taire dont  il  rencontra  celui  de  Mme  Brévier;  elle 
sentit  que  son  prestige  n'avait  rien  d'effacé  et  elle 
en  conçut  une  orgueilleuse  satisfaction.  Oui,  elle  se 
savait  belle  et  par  conséquent  toujours  jeune  : 
elle  n'avait  pas  vécu  son  plein,  il  lui  était  dû  en- 
core des  heures  de  triomphe  et  d'éclat;  des  années 
la  séparaient  de  l'horrible  vieillesse  :  elle  saurait 
les  remplir,  une  revanche  à  prendre! 

N'avait-elle  pas  vu  autour  d'elle  des  femmes 
refleurir  plusieurs  fois,  au  gré  de  destinées  con- 
trastées? Mme  Mérienne,  dont  on  ne  pouvait  se 


284  VANITÉ 

lasser  d'admirer  les  fermes  épaules  et  le  visage  lisse, 
n'était-elle  pas  déjà  la  «  belle  Méricnne  »  sous  le 
président  Grévy?  Et  Mme  Dellus,  qui  à  cinquante 
ans  en  paraissait  à  peine  trente-six? 

L'avenir,  pour  Jeanne  Brévier,  ne  représentait 
rien  de  précis  à  cette  minute,  rien  qu'un  vague  mi- 
rage, qu'elle  espérait  intensément  voir  prendre  corps 
et  forme;  elle  jouissait,  en  attendant,  de  la  minute 
claire  et  tiède,  du  rose  vif  des  corbeilles  dans  le  vert 
aigu  des  pelouses,  sous  la  pluie  irisée  des  pommes 
d'arrosage  suspendues,  et  elle  s'étonnait  de  penser 
qu'elle  était,  dans  sa  robe  nouvelle,  —  jolie  nuance, 
décidément!  —  cette  même  femme  qu'un  an  plus 
tôt,  —  oui,  déj  à  presque  un  an,  —  la  foudre  frappait 
d'un  désastre  immérité,  dépouillait  de  tout,  mari, 
fortune,  amis...  Par  un  retour  bien  juste,  pour- 
quoi ne  retrouverait-elle  pas  tout  ce  qu'elle  avait 
perdu?  Les  amis  reviendraient  avec  la  fortune,  et  le 
mari?...  Le  mari?... 

Elle  regarda  M.  de  Souche;  de  sa  forte  main 
poilue,  aux  ongles  carrés,  il  tenait  la  fine  tasse  de 
porcelaine  de  Chine;  à  bouchées  lentes,  il  savourait 
une  tranche  de  gâteau;  les  fanons  de  son  cou 
rouge  remuaient,  et  au-dessus  de  ses  grosses  mous- 
taches, on  voyait  palpiter  les  narines  striées  de 
fibrilles  vineuses. 

Une  paix  animale  imprégnait  son  visage. 
Mme  Brévier  baissa  les  yeux,  soudain  triste. 
Elle  revoyait  un  autre  homme,  un  cher  compa- 
gnon, et  celui-là  d'autre  âme  et    d'autre   race. 


VANITÉ  285 

Aurait-elle  le  cœur  de  renoncer  à  ce  loyal  souve- 
nir; accepterait-elle  les  conditions  intimes,  pé- 
nibles, d'un  servage  nouveau,  dont  il  faudrait 
payer  les  avantages?  Malaise  profond,  au  plus 
I)rofond  d'elle-même,  et  qu'elle  redoutait  d'éclair- 
eir?...  A  quoi  bon? 

D'abord  M.  de  Souche  ne  pensait  pas  à  elle  et 
elle  ne  pensait  pas  à  lui.  Alice  seule  était  en  cause, 
et  pour  être  juste,  eh  bien!  c'est  vrai  qu'il  ne  parais- 
sait pas  son  âge,  il  était  soigné...  Mon  Dieu,  il  ne 
fallait  pas  s'exagérer  l'importance  de  certaines 
choses... 

Et  comme  le  baron  relevait  les  yeux  sur  elle, 
elle  baissa  les  siens;  un  trouble,  devant  cet  homme 
encore  robuste,  l'agitait  en  ce  qui  ne  meurt  jamais 
chez  la  femme,  l'instinct  de  plaire  et  de  dominer. 
A  ces  sentiments  contradictoires  d'humihation  et 
d'orgueil,  se  mêlait  la  détresse  sourde  d'une  ran- 
çon; mais  la  volonté  de  vivre  comme  elle  le  compre- 
nait, en  apparat,  l'or  coulant  des  doigts  et  lui 
revenant  monnayé  en  luxe  et  somptueuse  vanité, 
ce  besoin  plus  fort  que  tout  emportait  ses  regrets 
et  ses  répugnances.  Etait-ce  sa  faute,  si  elle  n'avait 
d'autre  ressource  qu'elle-même? 

Alice  s'encadra  dans  la  haute  porte-fenêtre,  elle 
avait  changé  de  robe  et  piqué  à  sa  ceinture  une 
rose  d'automne  couleur  de  thé  pâle.  M.  de  Souche, 
en  souriant,  la  regarda  s'avancer  :  comme  elle 
était  belle!  Et  cet  air  de  pureté...  Non,  il  ne  pou- 
vait prétendre  à  pareille  merveille;  les  lois  secrètes 


2S6  VANITÉ 

qui  régissent  les  êtres  et  apparient  les  jeunes  avec 
les  jeunes  s'y  opposaient...  Elle  pourrait  être  sa 
fille,  cette  enfant;  sa  fille,  pourquoi  pas?  Sa  belle- 
fille,  tout  au  moins... 

Mais  quand  il  reportait  les  yeux  sur  Jeanne 
Brévier,  altière  et  le  visage  soudain  grave  d'une 
involontaire  jalousie,  —  car  elle  aussi  reconnais- 
sait, enviait  la  puissance  de  la  jeunesse,  —  il  se 
disait  :  «  Tu  resteras  garçon,  mon  vieux  Souche. 
Une  si  belle  femme  n'est  pas  pour  toi!  » 

Mme  Le  Martin  réclamait  sa  partie  de  bridge; 
elle  était  joueuse  acharnée,  et  mauvaise  joueuse. 

—  Viens  près  de  moi,  Alice,  tu  me  porteras 
bonheur. 

Il  sembla  à  M.  de  Souche  que  le  sort,  même  en  ce 
futile  choix,  décidait;  il  s'assit  à  côté  de  Mme  Bré- 
vier, et  les  termes  rituels  scandèrent  la  partie  : 
—  Puis-je?  —  Je  contre...  —  Vous  ne  surcontrez 
pas?...  dans  un  silence  attentif,  rompu  après  quel- 
ques récriminations  par  le  recensement  triomphal 
des  levées  de  M.  de  Souche  : 

—  Grand  schlem,  en  cœur!  déclarait-il. 

Et  ces  mots  prenaient,  dans  sa  cervelle  massive, 
un  sens  augurai  et  propice...  Le  sourire  de  Mme  Bré- 
vier lui  courut  comme  une  caresse  par  tout  le 
corps. 

«  Tiens!  tiens!  »  pensa  Mme  Le  Martin  qui  les 
observait;  et  sa  fureur  de  perdre  se  dissipa  peu 
à  peu  devant  les  horizons  imprévus  qui  s'ouvraient 
à  sa  méditation. 


VANITÉ  287 

Mlle  Duverset  parut,  tendant  une  dépêche  bleue. 
Mme  Brévier,  après  un  court  saisissement,  dit  : 

—  Ma  tante,  Raymonde  qui  ne  devait  venir  en 
France  que  le  mois  prochain,  arrive  après-demain... 
Sa  santé...  Elle  ne  peut  plus  supporter  la  chaleur 
de  Naples,  elle  demande  si  vous  pouvez  lui  donner 
l'hospitalité. 

—  Mais  certainement,  dit  Mme  Le  Martin,  cette 
pauvre  petite. 

Et  sur  son  visage  gonflé,  une  joie  difforme  passa; 
elle  renifla  comme  si  elle  humait  un  agréable  par- 
fum d'amour  et  de  scandale.  Ce  n'est  pas  sans  mo- 
tifs que  Le  Vigreux  avait  divorcé.  On  l'avait  re- 
connu, mystérieux  voyageur,  à  Naples...  Mme  de 
Boyséon,  elle  le  savait,  en  donnait  des  commen- 
taires désobligeants,  fort  répétés.  Gilles  serait-il?... 
«  Tiens!  tiens!  » 

Jeanne  et  Raymonde  allaient  lui  procurer  une 
distraction  appréciable,  elle  voyait  cela  d'ici. 
N'engageaient-elles  pas  leurs  destinées  sur  des 
cartes  neuves?  A  l'idée  de  ces  parties  pour  de  bon, 
que  les  êtres  jouent,  avec  pour  enjeu  la  pauvreté 
ou  la  richesse,  l'honneur  ou  le  déshonneur,  les  hauts 
et  les  bas  de  la  réussite  ou  de  la  défaite,  elle 
éprouva  un  plaisir  mauvais. 

—  C'est  bien  amusant,  dit-elle  en  repoussant 
les  cartes,  sans  qu'on  sût  si  elle  parlait  du  bridge 
ou  d'autre  chose. 


m 


Mme  Brévier,  son  chapeau  sur  la  tête,  envelop- 
pée d'un  grand  voile  et  d'un  cache-poussière,  — 
elle  allait  chercher  Raymonde  à  la  gare,  —  disait 
à  Alice  : 

—  Réfléchis  bien.  Tu  sais  quelle  liberté  ton  père 
et  moi  t'avons  toujours  laissée.  Tu  n'es  pas  indif- 
férente à  M.  de  Souche.  Je  conçois  qu'un  mariage 
de  raison  ne  t'enthousiasme  pas,  mais  le  positif 
compte  autrement  dans  la  vie  que  le  roman.  As-tu 
des  préventions  contre  lui?  Il  n'est  plus  jeune, 
mais  il  a  d'autres  mérites.  C'est  une  chance  que 
tu  ne  retrouveras  peut-être  plus...  Je  me  suis 
décidée  à  t'en  parler  avant  l'arrivée  de  ta  sœur  qui 
va  m'absorber  beaucoup,  si  j'en  juge  par  ses  der- 
nières lettres;  Raymonde  est  malheureuse  et  elle 
va  se  séparer  de  son  mari. 

Alice  regarda  sa  mère,  et  d'une  voix  douce, 
mais  assurée  : 

—  Je  suis  résolue  à  me  marier  toute  seule,  à 
ma  guise,  à  mon  heure,  ou  à  ne  pas  me  marier  du 
tout,  si  je  n'épouse  pas  l'homme  de  mon  choix. 
Je  ne  veux  pas  d'un  ménage  désuni  comme  celui 
de  Raymonde;  la  solitude  et  le  travail  m'effrayent 


VANITI5  289 

beaucoup  moins  qu  une  union  riche  et  mal  assortie 

—  Pourtant  M.  de  Souche. 

—  M.  de  Souche  ne  m'aime  pas  et  il  me  serait 
impossible  de  l'aimer.  Une  telle  disproportion  à 
tous  égards  aurait  quelque  chose  de  monstrueux. 

—  Tu  exagères... 

—  De  monstrueux;  d'ailleurs  rien  ne  m'em- 
pêche de  lui  rendre  justice;  ce  n'est  pas  un  méchant 
homme. 

—  N'est-ce  pas?  dit  vivement  Mme  Brévier. 

—  Je  le  tiens  seulement  pour  médiocre,  un  peu 
vaniteux,  assez  égoïste,  capable  avec  cela  de  bonté 
facile  et  peut-être  d'attachement.  Il  est  possible 
qu'une  femme,  qui  pourrait  prendre  sur  lui  de 
l'influence,  trouve  en  sa  compagnie  le  bonheur 
matériel.  Une  femme,  non  une  jeune  fille. 

Mme  Brévier  resta  pensive  :  ces  derniers  mots 
l'avaient  frappée. 

—  Tu  as  peut-être  raison... 

—  Et  je  crois,  fit  Alice  avec  un  sourire  qui 
n'allait  pas  sans  ironie,  que  s'il  s'était  épris  ici  de 
quelqu'un,  ce  ne  serait  pas  de  moi. 

—  Quelle  fohe!... 

Mme  Brévier  rougit  comme  une  enfant,  car  dès 
qu'elle  essayait  de  s'accoutumer  à  une  réahsation 
pratique,  des  scrupules,  des  objections  surgissaient 
du  fond  de  son  éducation,  de  son  honnêteté  fidèle, 
malgré  tout,  au  souvenir  :  ce  mariage  de  raison, 
qu'elle  prêchait  à  sa  fille,  aurait-elle  le  courage  de 
le  subir  pour  elle-même?  N'y  avait-il  pas  là,  au 

19 


290  VANITÉ 

moins  tant  qu'Alice  ne  serait  pas  casée,  quelque 
chose  de  choquant?  Qu'en  dirait-on?  Pourtant, 
elles  étaient  nombreuses,  les  veuves  convolant  en 
secondes  noces.  Mais  demain,  ne  vieillirait-elle 
pas?  Demain,  un  brusque  déclin  ne  l'attendait-il 
pas  au  tournant  de  sa  vie  agonisante  de  femme? 

Vieillir  avec  un  inconnu,  quelle  tristesse;  et  de 
quoi  lui  servirait  la  fortune  si  ce  n'était  pour  la 
prolonger  belle,  admirée,  enviée?  Depuis  trois 
jours,  une  crise  physique  et  morale  la  ravageait, 
de  réflexions  noires.  Elle  sentait  se  tendre  et  se 
rompre  mille  liens  forts  et  tenaces,  tout  le  passé. 

Elle  avait  enlevé  de  la  cheminée,  pour  le  replacer 
sur  sa  table  à  écrire,  le  portrait  de  Pierre,  scrutait 
son  front,  ses  yeux,  sa  vigoureuse  et  bonne  expres- 
sion de  lutteur  :  à  côté,  M.  de  Souche  lui  semblait 
laid,  vieux.  Mais  la  vie  est  la  vie...  Une  fatalité 
dont  on  ne  choisit  pas  les  éléments.  Si  elle  voulait 
redevenir  riche,  avait-elle  le  choix,  retrouverait- 
elle  l'occasion?... 

—  Je  t'ai  parlé  comme  j'ai  dû,  fit-elle;  il  se 
peut  que  le  baron  me  laisse  entrevoir... 

—  Qu'il  veuille  m'épouser?  Ça,  je  n'en  crois 
rien!  Et  en  ce  cas  décourage-le...  Mais  ce  n'est  pas 
à  moi  qu'il  pense,  je  le  répète... 

—  En  vérité,  Alice...  On  croirait...  M.  de  Souche 
est  très  courtois,  galant  même,  mais  tu  ne  peux 
supposer  qu'il  ait  à  mon  égard?... 

Ahce  la  regarda  bien  en  face,  et  dit  tout  bas  : 

—  Si. 


VANITÉ  291 

Il  y  eut  un  silence;  une  confusion,  l'orgueil,  le 
despotisme  maternels  se  livraient  bataille  dans  le 
cœur  de  Mme  Brévier  :  aurait-elle  à  rougir  devant 
sa  fille?  Que  de  fois,  de  clairvoyants  regards,  d'ex- 
pressifs silences  l'avaienl  blsssée.  Que  de  fois  elle 
s'était  redressée  contre  d'implicites  blâmes.  D'une 
voix  troublée  mais  ironique,  elle  demanda  : 

—  Et  un  pareil  projet,  à  supposer  qu'il  le  fasse 
jamais,  te  semblerait  très  ridicule? 

—  Non. 

—  Mais,  reprit  Mme  Brévier,  tu  ne  comprendrais 
pas  que  j'en  vienne,  après  de  longues  hésitations, 
à  le  partager? 

Alice  répondit,  mais  pas  tout  de  suite  : 

—  Si. 

—  Dis-moi  donc  ta  pensée!...  Tu  m'en  voudrais, 
tu  m'estimerais  moins?...  Nous  parlons  là  dans  le 
vide,  nous  supposons  :  tu  peux  bien  répondre? 

—  Ne  m'interroge  pas,  mère.  Chaque  être  est 
responsable  de  ses  actes  et  n'en  rend  compte  qu'à 
sa  conscience. 

Mme  Brévier  eut  un  léger  haussement  d'épaules  : 

—  Tu  me  blâmerais,  alors?  J'aime  mieux  le 
savoir...  Je  te  traite  en  amie,  je  te  consulte.  Tu 
sens  bien  que  je  n'aime  pas  M.  de  Souche...  A  mon 
âge,  je  ne  pourrais  faire  qu'un  mariage  de  conve- 
nance. Te  répugnerait-il  comme  beau-père? 

Alice  eut  un  geste  lointain  :  résolue  à  vivre  bien- 
tôt hors  de  la  famille,  des  attaches  aussi  lâches  ne 
la  gêneraient  pas.  Sa  raison  même  admettait  ce 


298  VANITE 

marché  pénible  et  à  ses  yeux  répugnant;  question 
de  caractère,  de  tempérament,  soit!  les  âmes  dif- 
fèrent. Mais  ce  qui  protestait  en  elle,  ce  qui  la 
soulevait  de  tristesse  et  de  révolte,  c'était  autre 
chose  :  un  sentiment  intense,  pur  et  fier,  de  véné- 
ration envers  le  disparu,  la  certitude  moralo 
qu'ayant  partagé  avec  son  époux  la  bonne  fortune, 
sa  mère  devait  se  résigner  à  la  mauvaise. 

La  pauvreté  en  perspective,  —  et  encore  cette 
pauvreté  pour  beaucoup  eût  été  du  luxe,  — 
du  moins  restait  noble.  Mais  se  vendre,  se  vendre 
pour  de  l'argent,  pouah!  Et  à  cet  indiiïôrent,  cet 
homme  que  rien  ne  rehaussait,  vertu,  talent,  pres- 
tige! Elle  n'aimait  pas,  afTirmait-elle,  M.  de  Souche! 
Tant  pis!  C'eût  été  sa  seule  excuse  :  Alice  aurait 
pu  en  souffrir  par  jalousie  fiHale,  respect  du  mort 
sitôt  remplacé,  mais  à  la  rigueur  aurait-elle  com- 
pris, absous  un  entraînement  du  cœur  et  do 
l'esprit. 

—  Tu  ne  me  réponds  rien,  à  quoi  penses-tu?... 

—  A  papa... 

—  Ah!  fit  Mme  Brévier  qui  pâlit,  tu  es  injuste. 
A  ton  âge,  on  ne  connaît  pas  la  vie.  Tu  me  juges, 
crois-tu  que  je  ne  sois  pas  à  plaindre?.. 

Ahce  baissa  les  yeux  et  ne  répondit  pas.  On 
heurtait  discrètement  à  la  porte  :  Mme  Le  Martin 
attendait. 

—  Tout  cela  n'a  pas  de  sens  en  ce  moment,  dit 
très  vite  Mme  Brévier,  nous  en  reparlerons  s'il  y 
a  lieu...  Tu  ne  m'embrasses  pas? 


VANITÉ  893 

Elles  échangèrent  un  baiser  froid.  Mme  Brévier 
soulagée,  —  n'avait-elle  pas  mis  sa  loyauté  fémi- 
nine en  règle?  —  mais  le  regrettant  presque,  — 
à  quoi  pouvait  servir  cette  explication  prématurée? 
—  emplissait  l'escalier  du  bruissement  de  sa  robe. 

Alice,  qui  s'était  approchée  de  la  fenêtre,  la  vit 
s'installer  près  de  la  tante  :  l'auto  ronflait;  le 
chauffeur,  baissant  la  tête  comme  un  mauvais 
taureau,  fonçait;  —  est-ce  qu'Eugène  buvait?  Il 
était  bien  rouge...  Ils  démarrèrent,  tout  de  suite 
disparurent.  Alice  se  détourna  :  quoi,  c'était  pos- 
sible? Sa  mère...  Elle  se  raidit,  mais  ne  put  vaincre 
son  émotion,  et  silencieusement  elle  pleura... 

...  Quand  l'auto  cornant  reparut  dans  un  roule- 
ment d'orage  entre  les  sycomores  de  l'avenue, 
Alice,  qui  avait  rafraîchi  ses  yeux,  se  trouva  au 
bas  du  perron  pour  recevoir  Raymonde.  Sa  fatigue 
lui  allait  à  ravir,  et  pour  une  malade,  jamais  elle 
n'avait  été  plus  jolie!  Un  délicieux  costume  de 
voyage  à  minuscules  carreaux  la  moulait,  un  toquet 
rouge  se  posait  crânement  sur  ses  épais  cheveux 
d'or. 

—  Bonjour,  petite  sœur!  Comment  vas-tu? 
Quelle  bonne  mine  tu  as!... 

Et  elle  s'affairait  avec  de  petits  rires,  des  phrases 
coupées  court,  des  interjections  de  plaisir  : 

—  Oh!  mais,  tante!  Ça  a  un  chic,  ce  manoir!... 
On  a  oublié  mon  sac!  Et  cette  vue  sur  la  Loire! 
Non,  le  voici! 

—  Faites    donc    attention,    fichu    maladroit! 


294  VANITÉ 

s'écria  tout  à  coup  Mme  Le  Martin  irascible,  vous 
avez  failli  marcher  sur  Kiki!  Et  puis  vous  avez 
dépassé  la  vitesse;  vous  savez  nos  conventions, 
vingt  francs  d'amende,  que  je  retiendrai  sur  vos 


Eugène  la  dévisagea,  il  n'avait  pas  son  air  ordi- 
naire. Les  yeux  injectés,  sa  face  rude  d'ouvrier 
gras  congestionnée  par  les  nourritures  copieuses 
et  les  rasades  sans  eau,  il  la  dévisagea  avec  une 
méprisante  majesté,  puis  tendant  le  dos,  mit  son 
moteur  en  marche,  fila  d'un  trait  vers  la  remise. 

—  Il  va  écraser  mes  bégonias  bulbeux,  s'écria  la 
tante.  Je  ne  sais  pas  ce  qu'a  cet  homme  depuis 
quelque  temps,  je  le  flanquerai  demain  à  la  porte. 

Un  cadeau  que  Raymonde  lui  apportait  dans 
son  petit  sac,  une  très  belle  broche  en  corail  napo- 
litain, la  dérida  : 

—  Comme  c'est  gentil  à  toi,  ma  toute  belle! 
Et  reprise  d'un  engouement  pour  le  charme  de 

la  jeune  femme,  elle  l'accabla  de  caresses. 

—  Quel  jour  Le  Vigreux  vient-il  nous  voir? 

—  Oui,  dit  Raymonde  se  retournant  vers  Alice, 
figure-toi,  dans  le  train  depuis  Paris,  j'ai  voyagé 
avec  lui;  il  va  chasser  chez  les  Ismaël,  il  a  promis 
de  nous.dire  bonjour  au  retour,  vendredi,  je  crois. 

Elle  ne  remarqua  pas  l'expression  attristée, 
réprobative  du  visage  de  sa  sœur.  La  tante  riait 
sous  cape  :  ce  n'est  pas  elle  qui  était  dupe  du  hasard 
de  cette  rencontre.  Mme  Brévier  avait  son  air  de 
parfaite  sérénité  mondaine.  La  présence  de  Ray- 


VANITÉ  295 

monde  ravivait  en  elle  des  impressions  d'autrefois, 
lorsque  ensemble  elles  couraient  les  magasins,  se 
racontaient  leurs  visites. 

Elle  était  heureuse  de  la  revoir,  de  respirer  en  elle 
la  fièvre  du  voyage,  le  mouvement,  la  gaîté  :  Ray- 
monde,  c'était  sa  jeunesse  de  femme  qui  revivait,  et 
quant  à  Le  Vigreux...  Elle  était  décidée  à  ne  savoir 
que  ce  que  sa  fille  jugerait  bon  de  lui  dire...  Ray- 
monde  était  d'âge  à  savoir  se  conduire...  Et  si  elle 
pouvait  recouvrer  un  jour  sa  liberté,  et  si  Le  Vi- 
greux l'aimait  toujours,  ce  n'est  pas  elle  qui  blâme- 
rait un  pareil  mariage.  Seulement  restait  Gilles... 

—  Mais  c'est  abominable,  répétait  la  tante,  très 
tard  dans  la  soirée,  quand  sous  prétexte  de  coucher 
Raymonde  elle  l'eut  emmenée  avec  Mme  Brévier. 
Un  feu  clair  pétillait  dans  la  chambre,  —  la  plus 
belle  du  manoir,  la  chambre  de  lampas  bleu,  — 
la  flamme  rose  éclairait  de  reflets  dansants  le  blanc 
visage  et  le  peignoir  blanc  de  la  voyageuse  qui 
retirait  ses  bagues  et  les  déposait  dans  une  coupe 
de  Venise  :  —  Gilles  est  un  scélérat;  je  l'ai  toujours 
pensé! 

Raymonde  achevait  d'énumérer  les  griefs  de  son 
séjour,  présentant  sous  l'aspect  le  plus  sombre 
leur  incompatibilité  d'humeur  et  dépeignant  au 
tragique  leurs  scènes  fréquentes. 

Mme  Le  Martin  en  haussa  les  épaules  de  sur- 
prise : 

—  Et  dis-moi,  ma  chérie,  il  n'a  pas  de  maîtresse? 
Il  doit  en  avoir? 


296  VANITE 

Raj^monde  leva  les  yeux  au  ciel,  ce  qui  pouvait 
s'interpréter  au  choix  comme  un  aveu  d'ignorance, 
ou  comme  une  attestation  de  martyre. 

—  Et  il  t'a  battue,  il  a  osé  te  battre?  reprit  la 
tante  qui,  édifiée  sur  la  moralité  de  sa  nièce,  ne 
mettait  cependant  pas  en  doute  la  véracité  de  ses 
plaintes. 

Mme  Brévier,  indignée,  secoua  la  tête.  Raymonde 
défit  sa  manche,  montra  un  bras  impeccable. 

—  Tenez,  là;  j'ai  eu  un  noir  pendant  quinze 
jours,  j'ai  cru  qu'il  m'avait  brisé  l'os. 

Toutes  trois  se  penchaient  sur  la  tache  invi- 
sible, croyaient  en  voir  l'ombre,  Raymonde  men- 
tait-elle par  plaisir,  habitude  prise  avec  son  mari, 
ou  pour  mieux  se  concilier  un  apitoiement  pro- 
tecteur? 

Il  est  certain  qu'elle  ne  pouvait  faire  autrement 
que  de  charger  calomnieusement  Gilles  et  d'inven- 
ter des  sévices  fictifs,  en  plus  d'injures  en  effet 
réelles.  Pour  ses  propres  torts,  elle  jugea  aussi  inu- 
tile de  les  révéler  que  ces  dames  de  les  approfondir. 
La  solidarité  familiale  avant  tout!  Et  pour  Mme  Le 
Martin,  il  n'y  avait  pas  d'erreur,  Gilles  était  c.e 
qu'il  méritait.  Digne,  Mme  Brévier  laissait  pru- 
demment dans  l'ombre  ce  doute,  préférant  de  beau- 
coup n'en  recevoir  aucun  éclaircissement. 

—  Demain,  déclara  la  tante,  je  ferai  téléphoner 
à  Aurandon  et  à  Vapaillc  de  venir  conférer  avec 
nous.  Tu  vas  me  faire  le  plaisir,  mon  mignon,  de 
demander  le  divorce  contre  cet  individu! 


IV 


Raymonde,  bien  que  ces  dernières  semaines 
eussent  été  orageuses  pour  elle,  —  Gilles  tour  à 
tour  affectait  le  mépris,  revenait  à  la  colère  ou 
s'abaissait  aux  supplications,  —  ne  se  dissimulait 
pas  les  difTicultés  de  la  situation.  Qu'elle  la  motivât 
devant  les  siens,  et  même  devant  le  monde,  en 
accumulant  force  griefs  plus  ou  moins  véridiques 
contre  son  mari,  rien  de  mieux;  mais  les  juges  vou- 
draient des  témoignages  et  des  preuves. 

C'est  ce  que  ne  manquèrent  pas  de  faire  valoir 
M«  Aurandon  et  M«  Vapaille,  accourus  docilement 
au  bout  de  quelques  jours;  l'avoué  sec  et  long,  pa- 
reil à  un  rouleau  de  parchemin  jaune,  l'avocat  fami- 
lier et  bavard,  avec  son  nez  fureteur  et  ses  yeux 
sarcastiques.  Ils  flairaient  que  tous  les  torts  n'étaient 
pas  du  côté  de  M.  d'Arbelles;  s'il  opposait  une  de- 
mande reconventionnelle,  il  en  pouvait  rejaillir 
sur  Mme  d'Arbelles  le  plus  fâcheux  éclat. 

—  Il  ne  faut,  dit  M«  Aurandon,  plaider  qu'à 
coup  sûr. 

—  Les  meilleures  ruptures,  ajouta  M«  Vapaille, 
se  font  à  l'amiable  :  on  se  met  d'accord,  et  le  tribu- 
nal ratifie. 


298  VANITÉ 

—  N'entamez  pas,  répétaient-ils,  une  offensive 
dangereuse. 

—  A  moins,  objecta  M®  Aurandon  d'une  voix 
sentencieuse  et  lugubre,  —  il  l'employait  même 
pour  dire  :  «  Je  reprendrais  bien  des  fraises.  »  — 
à  moins  que  vous  ne  teniez  à  gagner  du  temps  et 
à  vous  soustraire  le  plus  longtemps  possible  à  la 
nécessité  de  demeurer  au  domicile  conjugal. 

—  Ou,  interjeta  M^  Vapaille  malicieusement, 
que  vous  soyez  décidée  à  courir  le  risque  de  re- 
présailles dont  M.  d'Arbelles  sera  tenté,  car  la 
procédure  entamée,  il  n'aura  plus  à  garder  de 
ménagements. 

—  Il  faut  le  persuader  que  vous  ne  pouvez  plus 
vivre  ensemble  et  que  votre  intérêt  commun  est 
une  séparation  définitive,  dit  M«  Aurandon.  Em- 
ployez à  cela  tous  vos  efforts,  des  amis,  des  inter- 
médiaires; nous  sommes  tout  à  votre  disposition. 

—  Voulez-vous  que  je  parte  pour  Naples?  pro- 
posa Vapaille  empressé. 

Mme  Brévier,  assise  à  côté  de  Mme  Le  Martin, 
comme  à  l'abri  d'une  forteresse  massive,  songeait 
avec  amertume,  avec  triomphe  aussi,  combien 
l'attitude  de  ces  messieurs  serait  autre  si,  au  lieu 
d'être  bien  hébergés  au  manoir,  nourris  de  succu- 
lents plats  et  affriandés  de  beaux  honoraires,  ils 
recevaient  de  haut,  entre  deux  portes  de  leur  cabi- 
net d'affaires,  une  Raymonde  pauvre  et  sans  ap- 
puis. 

A  y  réfléchir,  elle  vouait  à  l'or,  souverain  maître 


VANITÉ  299 

des  consciences  et  clef  des  dévouements,  une  ado- 
ration fétichiste,  le  superstitieux  culte  d'un  être 
qui  a  failli  perdre  son  Dieu,  et  qui  le  retrouve  bien- 
faisant, éblouissant  et  chaud  comme  le  soleil. 

—  Le  plus  sage  n'est-il  pas,  en  prolongeant 
l'éloignemcnt  de  fait,  d'amener  ton  mari  à  con- 
sentir à  la  rupture  légale? 

—  Mais  puisque  c'est  de  celle-là  précisément 
qu'il  ne  veut  pas,  objecta  Mme  Le  Martin,  impa- 
tiente. 

Les  obstacles  l'irritaient,  persuadée  qu'elle 
était  que  tout  doit  s'aplanir,  et  habituée  à  voir  les 
gens  céder  devant  ses  caprices.  Sans  doute,  il  était 
peut-être  un  moyen  de  décider  Gilles,  et  très  pru- 
demment, Raymonde  et  Mme  Brévier  y  avaient 
fait  allusion  :  la  restitution  de  son  patrimoine  et 
une  liquidation  de  communauté,  sur  les  bases  de 
leur  prospérité  ancienne,  lui  enlèveraient  évi- 
demment un  motif  inavoué,  et  le  plus  valable,  de 
son  refus;  mais,  à  cela,  Mme  Le  Martin  demeura 
sourde.  Que  Raymonde  se  débrouillât,  qu'Alice 
se  mariât  sans  dot,  que  Jeanne  Brévier  arrangeât 
son  existence  comme  elle  le  pourrait;  c'était  bien 
assez  de  tenir  maison  ouverte  et  de  les  couvrir 
de  sa  protection. 

Raymonde  eut  un  geste  insouciant.  Tout  s'arran- 
gerait, à  chaque  jour  sa  peine!  Etre  délivrée  de  son 
mari,  —  il  avait  bien  fallu  qu'il  la  laissât  partir  sur 
le  choix  formel  qu'elle  lui  avait  laissé  :  ou  chez  sa 
mère,  ou  chez  Le  Vigrcux...  —  ne  plus  voir  ce 


300  VANITÉ 

visage  de  reproche  et  de  haine,  la  soulageait.  Cette 
demi-Uberté  lui  laissait  ses  aises,  ne  gênerait  pas 
trop  son  amour  :  en  traversant  Paris,  enfermée 
vingt-quatre  heures  dans  le  petit  appartement 
de  la  rue  du  Général-Foy,  toute  à  la  joie  de  re- 
trouver Marc,  elle  avait  pris  du  courage. 

Sans  hésiter  non  plus,  comme  d'une  chose  natu- 
relle et  divvcnue  une  habitude,  elle  avait  accepté  les 
billets  bleus  dont  elle  avait  retrouvé,  une  fois  en 
voyage,  son  petit  sac-portefeuille  rempli.  Gela  ne 
représentait  pas  pour  elle  de  l'argent,  —  l'argent, 
elle  s'en  moquait  bien,  —  mais  force  achats  inu- 
tiles, des  chapeaux,  des  robes  neuves;  elle  avait 
eu  le  temps  de  passer  chez  Laquert,  depuis  long- 
temps soldé  de  ses  factures  secrètes,  par  un  autre 
que  Gilles. 

Elle  aussi  tirait  de  la  saison  magique  un  regain 
de  beauté  ardente,  quelque  chose  de  plus  hardi 
dans  le  regard,  de  plus  assuré  dans  les  gestes.  On 
eût  dit  qu'elle  portait  sur  elle  l'orgueil  de  sa  pas- 
sion... 

Les  négociations  avec  Gilles  commencèrent.  La 
tante  Eloi  daigna  lui  écrire  de  sa  main  une  lettre 
sévère  qui  l'invitait  à  céder  enfin  aux  vœux  légi- 
times de  toute  la  famille.  La  réponse  ne  se  fit  pas 
attendre,  amère  et  explicite,  avec  une  abondance 
de  détails  édifiants.  Mme  Le  Martin  s'en  fit  un 
régal  qu'elle  eut  la  générosité  de  faire  partager  à  sa 
nièce;  mais  Mme  Brévier  opposa  une  incrédulité 
froide,  affirmant  qu'elle  n'en  croirait  même  pas 


VANITE  301 

Raymondo,  capable  de  se  calomnier  par  bravade, 
et  qu'à  mettre  les  choses  au  pis,  un  mari  ne  se 
vantait  pas  de  ce  genre  d'accident,  en  quoi  Gilles 
montrait  bien  son  indélicatesse  et  sa  sottise. 

Elle  manifesta  l'intention  résolue  de  ne  passe 
prononcer  sur  ce  point  délicat,  le  secret  de  Ray- 
monde  n'appartenait  qu'à  elle,  et  trop  d'excuses 
au  besoin  eussent  légitimé  sa  vengeance;  pourquoi 
Gilles  s'obstinait-il  à  la  garder  de  force?  C'était 
bien  fait. 

La  tante  Eloi  renchérit  :  la  pauvre  mignonne! 
IMais  s'il  la  poussait  à  bout?...  Raymonde,  à  cette 
question  posée  en  tête  à  tête,  ne  fit  pas  de  diffi- 
culté à  lui  répondre  franchement  :  il  aurait  voulu 
ce  qui  arriverait,  l'éclat  suprême.  Le  Vigreux  était 
libre,  elle  vivrait  ostensiblement  avec  lui;  même 
en  ce  cas,  un  divorce  contre  elle  ne  l'empêcherait 
pas  de  l'épouser  plus  tard.  D'ailleurs,  l'union  libre, 
pour  gens  très  riches,  ne  différait  pas  sensiblement 
du  mariage.  Et  elle  cita  des  précédents. 

Mme  Le  Martin  hochait  la  tête;  sans  doute  ce 
serait  une  résolution  héroïque,  mais  la  nécessité? 
Pourquoi  faire  parler  de  soi,  nuire  à  sa  mère,  à  sa 
sœur?  Mariée,  elle  n'avait  qu'à  vivre  en  femme 
séparée,  dans  un  appartement  à  elle,  conservant 
relations  et  apparences  :  elle  avait  le  droit  d'avoir 
des  amis,  voire  un  bon  ami  discret.  Le  monde  fer- 
mait si  volontiers  les  yeux,  pourvu  qu'on  ne  voulût 
point  les  lui  crever. 

Et  elle  conclut  en  assignant  à  Le  Vigreux,  pour 


302  VANITÉ 

sa  prochaine  venue,  la  chambre  de  panne  grenat, 
un  peu  sombre,  mais  contiguë  à  celle  de  lampas 
bleu. 

L'avoué  et  l'avocat  partis,  —  on  ne  pouvait  en 
tout  cas  rien  faire  avant  la  rentrée  des  tribunaux, 
—  Raymonde  n'eut  plus  qu'à  souhaiter  l'arrivée 
de  Marc,  retenu  chez  les  Ismaël.  Et  en  attendant 
elle  se  divertit  à  la  cour  que  M.  de  Souche,  avec 
un  sérieux  touchant,  faisait  à  sa  mère. 

Sa  conception  égoïste  de  la  vie  lui  laissait  envi- 
sager, avec  une  liberté  d'esprit  rare,  les  avantages  et 
les  inconvénients  encore  hypothétiques  d'une  sem- 
blable union.  Evidemment  elle  n'eût  pu  s'y  résoudre 
pour  elle-même,  quel  que  fût  son  besoin  vorace  et 
irrésistible  de  richesse;  à  tant  que  subir  cette  com- 
promission, que  ce  fût  pour  quelqu'un  de  jeune  et 
de  séduisant.  Elle  s'estimait  d'ailleurs  en  dehors 
de  telles  suppositions,  puisque  l'amour  réciproque 
purifiait  à  ses  yeux  un  abandon  aussi  profitable 
que  peu  calculé;  du  moins  s'en  donnait-elle  l'illu- 
sion. Mais  tout  en  admettant  que  sa  mère,  belle 
encore,  pût  trouver  mieux,  elle  avait  un  sens  trop 
pratique  pour  ne  pas  reconnaître  que  la  maturité 
rassise  de  M.  de  Souche,  l'équilibre  de  son  docile 
esprit  autant  que  l'état  solide  de  ses  biens,  pré- 
sentaient à  la  domination  d'une  femme  très  femme, 
et  sûre  de  prendre  un  grand  empire,  une  fort  ac- 
ceptable perspective.  Les  scrupules  filiaux  d'Alice 
ne  lui  vinrent  pas.  Pourquoi  eût-elle  mêlé  des 
ordres  de  sentiments  si  divers?  La  fidéUté  plato- 


VANITE  303 

nique  du  souvenir  n'exclut  pas  l'acceptation  forcée 
du  présent. 

Elle  comprenait  trop  bien  que  sa  mère  reculât 
épouvantée  devant  cette  alternative  :  un  servage 
doré,  précaire  au  fond  chez  la  tante,  ou  une  soli- 
tude si  médiocre  qu'elle  équivalait,  pour  une  des 
reines  élégantes  d'hier,  à  un  suicide.  Le  baron  serait 
un  beau-père  campagnard,  à  la  bonne  franquette; 
et  puis  l'on  pouvait  bien  s'amuser  à  des  supposi- 
tions qui  ne  se  réaliseraient  peut-être  pas... 

—  Alors,  dit  un  jour  Mme  Brévier,  tu  ne  trouves 
pas  que  ce  soit  une  idée  si  folle?... 

—  Mais  non,  maman!...  Et  rieuse,  Raymonde 
ajouta  :  —  Le  baron  sera  très  présentable  quand 
tu  lui  auras  choisi  ses  cravates  et  donné  un  tailleur. 

—  Oui. 

Mme  Brévier  s'arrêta,  elle  allait  nommer  le  pra- 
ticien célèbre  qui  habillait  Pierre  autrefois. 

Elle  regarda  Raymonde  :  elle  avait  raison  de  la 
préférer,  celle-là  était  bien  sa  fille;  tant  d'affinités, 
de  compréhensions  secrètes  les  unissaient. 

—  Tu  es  intelligente,  au  moins,  toi. 

Dans  ce  «  toi  »  s'exhalait  sa  rancœur  envers 
Alice. 

—  Ah!  maman,  dit  Raymonde  avec  un  ton 
sage,  il  faut  de  la  philosophie,  vois-tu. 

Mme  Brévier  acquiesça  d'un  regard  de  tendre 
admiration  maternelle;  les  feux  d'un  diamant 
qu'elle  ne  connaissait  pas  attirèrent  son  regard. 

—  Tu  as  une  magnifique  bague. 


304  VANITÉ 

—  Oui,  dit  Raymonde  élevant  sa  main  fine, 
pour  qu'on  la  vît  mieux  à  son  doigt,  bijou  lui  aussi, 
avec  la  petite  coquille  rose  et  brillante  de  l'ongle 
à  pointe  d'ivoire. 

Mme  Brévier  répéta,  non  sans  un  fugace  éclair 
d'envie  : 

—  Magnifique. 

Mais  elle  ne  demanda  pas,  et  Raymonde  ne  dit 
pas  qui  la  lui  avait  donnée;  eîle  retira  sa  main  et, 
avec  gaminerie  : 

—  Va  te  faire  belle,  maman,  puisque  ton  amou- 
reux vient  dîner. 

Mme  Brévier  avait  rougi. 

—  Tiens,  qui  donc  nous  tombe  là? 

Les  détonations  en  chapelet  d'un  motocj^clo 
retentirent  :  c'était  Le  Vigreux,  survenant  à  l'im- 
proviste.  Le  visage  de  Raymonde  se  transfigura. 
Elle  ne  fit  qu'un  saut  dans  l'escalier,  arriva  pre- 
mière : 

—  Vous,  la  bonne  surprise! 

Il  lui  riait  de  tout  son  visage  énergique,  de  ses 
yeux  hardis,  de  ses  dents  dures;  le  grand  air  l'avait 
bruni,  il  respirait  l'amour  et  la  force. 

—  Ma  chérie...  dit-il  tout  bas 

Traînant  sa  masse  informe,  Mme  Le  Martin 
parut: 

—  Et  vos  bagages?  Nous  ne  vous  laissons  pas 
repartir. 

Ses  bagages?  Une  voiture  allait  les  apporter  de 
Tours,  il  comptait  bien  rester  quelques  jours. 


VANITÉ  305 

—  A  la  bonne  heure,  dit  la  tante. 

Le  Vigreux  était  un  des  rares  hommes  qu'elle 
prît  au  sérieux;  elle  éprouvait  pour  lui  un  mélange 
d'admiration  et  de  crainte. 

—  Raymonde,  fais-lui  les  honneurs!  L'escalier, 
avec  mes  vieilles  jambes... 

Dans  la  chambre  de  panne  grenat,  le  verrou 
tiré,  Marc  et  Raymonde  s'étreignirent  : 

—  J'ai  cru  que  tu  ne  viendrais  jamais... 

—  Moi  aussi  j'ai  compté  les  jours... 

—  Tu  m'aimes? 

—  Follement! 

Il  lui  couvrait  de  baisers  le  front,  les  joues,  les 
paupières,  les  lèvres...  Elle  se  dégagea,  fit  jouer 
le  déclic  d'une  porte  tendue  d'étoffe,  désigna  la 
pièce  voisine  avec  ses  meubles  de  style  et  son  Ht 
Louis  XVI,  blanc,  large  et  bas;  et  souriant,  un 
doigt  sur  la  bouche,  invite  de  prudence,  rappel  à  la 
raison  : 

—  Ma  chambre,  tu  vois. 


20 


Le  lendemain,  M.  de  Souche,  chez  qui  l'on  dé- 
jeunait, était  venu  en  Victoria  chercher  ces  dames. 

—  Tante,  dit  Raymonde,  le  teint  délicieuse- 
ment alangui,  si  ça  ne  vous  fait  rien,  je  redoute  la 
trépidation;  j'emmène  Alice. 

Et  se  tournant  vers  INIarc  : 

—  Vous  nous  tiendrez  compagnie  sur  le  stra- 
pontin. N'est-ce  pas,  monsieur  de  Souche,  vous 
nous  cédez  votre  voiture?  En  récompense  vous 
irez  dans  l'auto,  avec  ma  mère  et  ma  tante. 

Il  s'inclina,  trop  galant  pour  protester,  mais 
déçu  :  fidèle  aux  vieux  sports,  il  avait  renoncé  à  la 
bicyclette  après  sa  première  pelle,  et  les  courses  en 
auto  lui  étaient  particulièrement  désagréables.  Il 
avait  une  phobie  du  vide,  à  se  voir  projeter  ainsi 
en  avant,  et  la  crainte  d'un  accident  lui  causait  un 
perpétuel  malaise.  De  plus,  en  sécurité  avec  son 
vieux  Joseph,  il  éprouvait  pour  le  chauffeur  do 
Mme  Le  Martin  une  défiance  irraisonnée.  Eugène, 
avec  son  air  de  gouape  robuste  craquant  dans  sa 
livrée,  son  insolence  d'ouvrier  parvenu,  choquait 
en  lui  le  hobereau  habitué  aux  égards,  maître  de 
ses  terres  et  de  ses  gens. 


VANITE  307 

—  Eh  bien!  montez,  baron,  dit  Mme  Le  Martin, 
nous  n'irons  guère  plus  vite  qu'eux.  Vous  entendez, 
Eugène?  A  l'allure  des  chevaux.  Prenez  seulement 
un  peu  d'avance. 

Le  chauffeur  ne  répondit  pas;  depuis  la  menace 
de  son  congé,  il  ne  décolérait  plus,  ivre  le  plus  sou- 
vent, d'une  ivresse  rigide  d'automate  bien  réglé. 
Il  couvait  une  haine  fielleuse,  faite  de  rancœurs 
humiliées  et  de  rages  dévorées  en  silence.  Affranchi 
de  l'atelier,  mais  ravalé  à  une  domesticité  bour- 
geoise, gorgé  jusqu'au  dégoût  de  bonne  chère, 
arrivé  à  mépriser  les  autres  et  lui-même,  il  mau- 
dissait son  impuissance  aux  prises  avec  son  or- 
gueil de  conducteur  de  vies  humaines.  Car  enfin,  il 
tenait  dans  ses  mains  le  sort  de  ces  êtres  confiés 
à  son  adresse,  et  si  l'envie  lui  prenait... 

A  certaines  duretés  de  la  «  vieille  »,  —  ainsi  ap- 
pelait-il Mme  Le  Martin,  —  il  sentait  se  réveiller  en 
lui  la  sauvagerie  de  l'être  primitif  qui  sommeille 
jusqu'à  l'heure  des  accès  furieux  dans  le  mauvais 
ouvrier,  fouetté  de  lectures  anarchistes  et  d'alcool, 
gangrené  des  vices  qu'il  reproche  à  ses  patrons. 

—  La  belle  journée,  dit  la  tante.  Ah!  mon  Dieu, 
Kiki  qui  aboie...  Arrêtez,  Eugène,  vous  voyez  bien 
que  vous  avez  oublié  Kiki! 

L'animal  recueilli  par  eux,  M.  de  Souche  put 
contempler  à  son  aise  Mme  Brévier  :  elle  avait 
encore  rajeuni,  et  il  ne  se  lassait  pas  de  l'admirer, 
Certainement,  aujourd'hui,  profitant  de  la  disper- 
sion de  ses  invités  dans  le  parc,  il  risquerait  une 


308  VANITÉ 

déclaration  positive,  retardée  par  sa  gaucherie 
de  jour  en  jour  :  il  lui  offrirait  sa  main,  bonnement, 
avec  des  mots  un  peu  embarrassés,  plus  ou  moins 
choisis,  mais  qui  viendraient  du  cœur. 

Il  souhaitait,  avec  une  impatience  de  jeune 
homme,  que  ce  moment  vînt  vite,  le  tirât  d'un  doute 
oppressant  :  si  elle  allait  refuser?...  C'est  qu'il  était 
pris...  Il  pensait  constamment  à  elle,  elle  s'interpo- 
sait entre  le  paysage  et  lui...  S'il  allait  sur  Olympia 
visiter  une  de  ses  fermes,  c'est  Mme  Brévier  qui 
lui  apparaissait  de  loin,  au  seuil  de  la  grange. 
Elle  surgissait  à  son  retour,  derrière  les  massifs  du 
jardin  anglais.  Des  pas  fur  tifs,  légers  comme  les 
feuilles  qui  tombent  dans  les  allées,  glissaient  sur 
les  dalles  du  corridor  :  elle  encore.  Et  jusque  dans 
les  nuages  de  fumée,  autour  du  petit  brasier  de  sa 
grosse  pipe,  elle  s'évoquait,  fantôme  diaphane. 

Au  tournant,  on  put  voir  en  se  penchant  la  Vic- 
toria, qui,  à  cent  mètres,  suivait  au  trot  correct. 
L'ombrelle  bise  de  Raymonde  agita  un  petit  bon- 
jour. La  route  bifurqua,  on  allait  à  la  Bécassière 
par  les  deux  chemins  : 

—  Prenez  à  droite,  dit  la  tante.  —  C'était  le  plus 
court. 

Eugène  prit  à  gauche. 

—  Est-ce  que  vous  n'entendez  pas  quand  on 
vous  parle?  J'ai  dit  :  A  droite!  à  droite!  Vous  ne 
savez  pas  ce  que  ça  veut  dire  :  A  droite? 

Le  chauffeur  se  retourna  et  dit  : 

—  J'avais  bien  entendu. 


VANITÉ  809 

Mme  Le  Martin  n'en  crut  pas  ses  oreilles,  jamais 
on  ne  lui  résistait  en  face.  Une  expression  mé- 
chante durcit  sa  face.  En  elle  s'agitèrent  les  despo- 
tiques instincts  des  vieilles  boyardes  qui  faisaient 
fouetter  et  mutiler  leurs  serfs. 

—  Faites  immédiatement  demi-tour,  cria-t-elle 
d'une  voix  rauque. 

—  Je  ne  peux  pas,  dit  sournoisement  Eugène, 
dont  le  dos  rond,  les  bras  en  anse  autour  du  volant, 
signifiaient  une  résolution  arrêtée. 

—  Je  vous  ordonne  de  prendre  l'autre  route! 

—  Nous  arriverons  aussi  bien,  en  rattrapant 
l'allure. 

Et  d'un  changement  de  vitesse,  l'auto  partit, 
rapide,  le  vent  en  soufflet  au  visage  des  voyageurs 
déjà  inquiets  de  l'algarade,  Mme  Brévier  saisie, 
M.  de  Souche  n'osant  intervenir. 

—  Allez  lentement,  intima  Mme  Le  Martin. 

—  J'ai  besoin  de  prendre  l'air,  dit  tranquillement 
le  chauffeur. 

Et  l'auto  accéléra;  les  champs  par  saccades  filè- 
rent en  sens  inverse.  Le  voile  bleu  qui  assurait  le 
chapeau  de  Mme  Brévier  se  défit,  flotta  en  ondes 
Loïe  FuUer. 

—  Arrêtez!  cria  Mme  Le  Martin  exaspérée, 
terrifiée  aussi.  Elle  avait  la  sensation  que  l'auto 
si  souple,  si  docilement  ramenée  au  plus  petit  pas, 
devenait  une  bête  folle,  une  force  aveugle  lâchée; 
elle  se  retourna,  ne  vit  plus  la  Victoria  que  comme 
un  point  imperceptible,  là-bas  au  bout  de  la  plaint». 


310  VANITÉ 

Les  masses  vertes  d'une  forêt  coururent  contre 
eux,  les  submergèrent;  ils  fendaient  une  route  aux 
bas  côtés  d'herbe  avec  une  vitesse  vertigineuse, 
l'auto  s'emballait. 

—  Eugène!  hurla  la  tante,  en  voilà  assez!... 

—  En  voilà  assez,  cria  en  écho  M.  de  Souche 
d'une  voix  tonnante  :  —  Obéissez! 

Kiki  aboyait  de  toutes  ses  forces,  le  poil  hérissé, 
les  oreilles  droites. 

—  Toi  d'abord,  tu  m'embêtes,  dit  le  chauffeur. 
Et  empoignant  la  bête,  il  la  jeta  à  la  volée  par- 
dessus bord. 

On  n'entendit  pas  le  hurlement  de  détresse,  on 
ne  vit  pas  la  chute,  on  était  déjà  loin.  Un  village 
fut  traversé  en  foudre,  puis  un  pont.  Les  paysans, 
stupides,  n'eurent  que  le  temps  d'apercevoir  des 
femmes  qui  faisaient  des  gestes  désespérés;  la 
plaine  large  se  rouvrit,  l'auto  se  précipita  en  boulet 
de  canon;  un  obstacle  pointa  sur  la  route  :  une 
vache?  une  vieille  femme?  On  n'eut  pas  le  temps 
de  distinguer,  dans  une  secousse  craquante. 

—  Mais  il  est  fou,  gémit  Mme  Le  Martin,  con- 
vulsée d'horreur. 

—  Il  est  saoul,  riposta  M.  de  Souche  qui,  se 
dressant,  —  il  perdit  son  chapeau,  —  appuya  sa 
lourde  poigne  aux  épaules  d'Eugène  :  —  Arrête, 
ou  je  t'étrangle! 

—  Lâchez-moi,  lâchez-moi,  ou  je  fais  un  mal- 
heur! 

Il  ricana  énigmatique  : 


VANITÉ  311 

—  Vous  voyez  bien  que  je  rigole! 

—  Veux-tu  arrêter?  répéta  M.  de  Souche,  hési- 
tant à  l'assommer  d'un  coup  de  poing;  mais  que 
deviendraient-ils?  S'il  savait  conduire,  encore!  Il 
n'eut  pas  le  temps  de  réfléchir,  une  violente  se- 
cousse le  déracina,  le  jeta  dans  un  champ  labouré. 
Comme  délestée,  l'auto  qui  ne  semblait  plus  obéir 
à  rien,  puissance  humaine  ni  force  mécanique, 
plongea  dans  une  descente,  sombra  à  pic. 

—  Eugène,  mon  bon  Eugène,  pleura  Mme  Le 
Martin,  décomposée,  verte  et  mourante,  ayez  pitié 
de  nous...  Voyez,  mon  ami,  ma  nièce  se  trouve  mal; 
vous  ne  voulez  pas  nous  tuer!...  Grâce,  mon  petit 
Eugène,  je  vous  donnerai  ce  que  vous  voudrez, 
mille  francs,  dix  mille  francs,  vingt  mille  francs, 
arrêtez,  par  pitié!... 

Mais  Eugène  n'entendait  plus,  pris  à  la  folie 
de  sa  revanche,  à  cette  frénésie  de  la  vitesse  dont 
il  avait  été  si  longtemps  privé,  inconscient  du 
danger,  l'appelant  presque,  si  hors  de  lui  qu'à 
Mme  Brévier  ranimée  assez  pour  murmurer  : 

—  Nous  sommes  perdues. 
...  Il  répliqua  : 

—  Je  m'en  f...! 

Pourtant  le  sang-froid  lui  revenait,  il  se  dégri- 
sait peu  à  peu,  sa  vengeance  assouvie;  il  n'avait 
voulu  que  leur  faire  peur,  à  ces  «  femelles  »,  leur 
offrir  ce  bouquet  pour  son  dernier  jour  de  service; 
plus  souvent  qu'il  resterait  dans  cette  «  sale  boîte  »! 
Il  voulut  freinpf,  mais  l'auto  forcenée  ne  lui  obéis- 


312  VANITÉ 

sait  plus.  Cramponné  au  volant,  raidi  de  toute 
sa  force,  il  vit  à  son  tour  le  gouffre  :  à  six  cents 
mètres,  à  deux  cents,  à  cinquante,  une  profonde 
tranchée  de  chemin  de  fer  béa...,  la  culbute  finale, 
la  mort! 

D'une  formidable  embardée,  il  jeta  le  monstre 
de  fer  contre  une  maisonnette  de  garde-barrière 
qui  s'écroula  à  moitié  dans  un  fracas  sinistre.  Il  se 
broya  le  crâne  du  coup;  et  quand  des  chemineaux 
accourus  relevèrent  les  deux  femmes  inertes,  on 
constata  que  Mme  Brévier,  ensanglantée  par  les 
éclats  de  la  vitre,  n'avait  aucun  membre  rompu; 
pour  Mme  Le  Martin,  son  visage  et  son  corps 
n'étaient  plus  qu'une  bouillie  rouge. 


VI 


Quinze  jours  après,  la  figure  et  les  raains  encore 
enveloppées  de  pansements,  —  elle  ne  serait  pas 
défigurée,  par  bonheur!  —  Mme  Brévier  put  sortir 
du  lit  où  les  médecins  l'avaient  condamnée  à  un 
repos  absolu,  seul  capable  de  calmer  son  effrayant 
état  nerveux,  un  demi-délire  sans  sommeil,  un 
tremblement  perpétuel,  des  cris  soudains. 

Elle  eut,  en  s'étendant  aux  bras  de  Raymonde 
et  d'Alice,  sur  une  chaise  longue  rehaussée  d'oreil- 
lers, une  défaillance  qui  venait  autant  de  sa  fai- 
blesse que  du  bien-être  de  la  vie  reconquise,  de  la 
certitude  d'être  saine  et  sauve.  Vivre,  la  douce  et  lé- 
gère chose,  quand  on  est  déjà  presque  entré  dans  la 
fosse  et  qu'une  main  providentielle  vous  en  retire! 

Elle  contemplait,  comme  si  elle  n'avait  jamais  en- 
core admiré  leurs  teintes  glorieuses,  les  marronniers 
fauves  et  les  noisetiers  du  parc,  les  fleurs  en  corbeilles 
pourpres,  le  gazon  jaunissant.  Tout  de  sa  chambre 
lui  plaisait,  comme  de  choses  neuves  et  jolies  qu'on 
vient  d'acquérir.  Et  elle  avait  en  effet  la  sensation 
intime  de  se  trouver  ici  plus  chez  elle  qu'aupara- 
vant; elle  éprouvait  une  sécurité  inattendue,  bien 
qu'encore  endolorie,  d'orgueil  et  de  puissance. 


314  VANITÉ 

Si  elle  en  avait  pu  douter,  la  déférence  de  M^  La- 
bric  lors  de  sa  visite  empressée,  les  égards  particu- 
liers de  ceux  qui  la  servaient,  les  lettres  de  condo- 
léances, déguisant  mal  les  félicitations,  lui  eussent 
affirmé  le  prestige  nouveau  dont  se  nimbait  aux 
yeux  du  monde  l'héritière  naturelle  des  millions  de 
Mme  Le  Martin.  Elle  avait  beau  chasser  comme 
inconvenant  et  prématuré  le  bonheur  qu'elle  en 
éprouvait,  l'idée  fixe  la  harcelait,  l'idée  magique  : 
«  Je  suis  riche,  riche,  riche!  » 

Et  elle  l'était  par  la  force  seule  du  destin,  sans 
avoir  rien  fait  pour  cela  de  mal,  ni  entaché  sa  cons- 
cience. Elle  l'avait  payé  assez  cher  ce  gros  lot 
venu  avant  l'heure,  mais  escompté  de  toujours 
et  dont  elle  avait  failli  ne  point  jouir! 

D'y  songer,  un  frisson  lui  courait  par  le  corps, 
ses  yeux  se  fermaient  d'épouvante  sur  la  vision 
affreuse  :  cette  course  à  l'abîme,  où  elle  avait  senti 
sur  ses  tempes  le  vent  glacé  de  la  Mort.  Non,  jamais, 
jamais  elle  ne  remonterait  en  automobile!  Elle 
essayait  de  s'arracher  à  l'obsession...  Quand  pour- 
rait-elle ne  plus  voir  fuir  le  paysage  dévorant  dans 
lequel  ils  s'engouffraient  avec  un  affreux  tumulte  au 
cœur,  l'effroi  de  la  lutte  tragique,  cette  sensation 
terrible  de  chute  vivante,  de  heurts  humains?... 

Elle  s'admirait  d'avoir  survécu.  La  catastrophe 
lui  inspirait  moins  de  compassion  pour  la  tante 
que  d'attendrissement  envers  elle-même.  Une  telle 
fin  lui  mettait  sous  les  yeux  son  propre  cercueil. 
Et  on  songeant  à  ce  qu'elle   aurait   pu   perdre, 


VANITÉ  315 

elle  maudissait  le  risque  auquel  elle  avait  échappé. 
Comme  il  s'en  était  fallu  de  peu!...  Sa  pitié  pour 
la  morte  s'atténuait  en  songeant  qu'elle  n'avait  pas 
eu  le  temps  de  souffrir,  et,  malgré  elle,  des  conso- 
lations lui  venaient  de  tout  ce  que  cette  fatalité 
contenait  d'inévitable.  La  tante,  en  provoquant  la 
démence  de  cet  homme,  n'avait-elle  pas  attiré, 
sur  elles  deux,  la  foudre  qui  eût  pu  frapper  aussi 
Lien  Mme  Brévier,  innocente,  que  Mme  Le  Martin, 
dure  à  ses  gens  et  exécrée  d'eux? 

Elle  plaignait  moins  celle-ci,  auteur  responsable 
en  somme,  que  l'infortuné  M,  de  Souche  que  deux 
côtes  luxées  et  un  douloureux  tour  de  reins  immo- 
bilisaient chez  lui,  —  encore  un  qui  avait  eu  de  la 
chance!  —  ou  Kiki  anéanti,  ou  la  malheureuse  pay- 
sanne qu'on  avait  à  moitié  écrasée  sous  sa  charge 
de  fagots;  une  vieille  femme  sans  famille  —  les  res- 
ponsabilités en  seraient  moindres!  Pour  Eugène, 
il  avait  expié! 

Ah!  non!  la  vie  n'était  pas  toujours  commode 
avec  la  tante!  Et  il  fallait  à  Mme  Brévier  un  véri- 
table effort  de  justice  pour  mettre  dans  la  balance 
les  services  reçus  en  regard  des  humiliations  su- 
bies. Mais  ne  devait-elle  pas  oublier  le  mal  et  ne 
savoir  gré  que  du  bien? 

Généreusement  elle  absolvait  des  torts  que  rache- 
tait si  largement  l'investiture  soudaine  des  miUions. 
Riche  enfin!  Plus  riche  qu'elle  ne  l'avait  jamais  été 
du  temps  de  sa  splendeur,  car  ici  rien  de  roulant, 
de  flottant;  elle  pouvait  à  pleines  mains  brasser  l'or 


316  VANITÉ 

solide,  froisser  les  billets  bleuâtres,  soupeser  les 
titres  de  rente,  les  valeurs  de  choix.  Et  pourtant 
le  plaisir  involontaire  dont  elle  était  subjuguée, 
l'ivresse  contre  laquelle  elle  se  défendait,  n'allaient 
pas  sans  mélange.  Comme  si  la  crainte  d'avoir  failli 
manquer  l'héritage  le  lui  rendait  plus  âprement 
cher,  la  conscience  de  cette  admirable  fortune  s'ac- 
compagnait en  elle  de  soucis,  de  méfiance  et  de 
tourments  :  des  levains  d'économie,  la  peur  d'être 
volée,  —  Labric  était-il  sûr?  —  fermentaient  en  son 
esprit  troublé.  Elle  sentait  se  roidir  par  instants 
son  cœur,  suspectait  les  paroles  et  les  regards,  tâ- 
chait de  sonder  les  pensées. 

Un  changement  s'était  fait  sur  sa  physionomie, 
dont  Alice  était  stupéfaite. 

Elle  aussi  avait  passé  par  de  rudes  émotions. 
Saisie  d'étonnement  par  la  fuite  de  l'auto,  perdant 
vite  sa  trace,  une  fois  M.  de  Souche  ramassé  à  trois 
lieues  de  là  fort  mal  en  point,  c'est  parle  télégraphe, 
questionné  dans  toutes  les  directions,  qu'elle  et 
Raymonde  avaient  su  la  vérité.  Le  Vigreux  s'était 
dévoué  au  transport  des  deux  femmes,  l'une  im- 
mobile pour  toujours,  ensevelie  entre  quatre  plan- 
ches, l'autre  étendue  sur  le  matelas  d'un  landau 
fermé,  toute  pâle  comme  une  momie  dans  ses 
bandelettes  blanches. 

Elle  reverrait  toujours  cette  arrivée  lugubre,  et 
aussi  l'air  d'intimité  dont  sa  sœur,  sitôt  rassurée 
sur  le  sort  de  leur  mère,  avait  vécu  avec  Le  Vigreux, 
maître  de  céans,  eût-on  dit,  ordonnant  tout,  veillant 


VANITE  317 

à  tout.  Elle  avait  surpris  bien  des  choses  alors, 
dont  la  fierté  de  son  âme  de  vierge  s'était  révoltée. 
Comment  avaient-ils  osé,  en  l'absence  du  mari, 
garant  responsable  de  l'honneur  de  Raymonde, 
dissimuler  si  peu  cette  famiharité  coupable? 

C'est  que,  —  elle  l'ignorait,  —  Raymonde,  fai- 
sant un  retour  égoïste  sur  elle-même,  avait  envi- 
sagé le  péril  dont  sa  beauté  à  laquelle  elle  tenait 
autant,  plus  encore  peut-être  qu'à  la  vie,  venait 
d'être  menacée.  Sans  son  inspiration  d'esquiver  le 
trajet  dans  l'auto,  elle  aurait  eu,  qui  sait?  le  sort 
de  la  tante,  ou  bien,  lacérée  vive,  son  beau  visage 
déchiqueté,  elle  aurait  pu  rester  infirme,  un  objet 
d'horreur.  La  présence  de  Marc  l'avait  sauvée. 

C'est  parce  qu'il  était  là,  c'est  pour  rester  auprès 
de  lui  qu'elle  était  montée  dans  la  Victoria.  Elle 
en  frémissait,  reportait  sur  sa  personne  une  foi 
chaleureuse,  une  gratitude  tendre,  voyait  en  lui 
l'appui  ferme  de  sa  faiblesse  de  femme,  le  préser- 
vateur des  mauvais  sorts.  Elle  s'était  affligée  de 
bonne  foi  sur  l'infortune  de  la  tante,  de  bonne  foi 
avait  sangloté  pendant  la  triste  cérémonie,  puis 
sans  fiel,  et  par  la  pente  naturelle  de  ses  réflexions, 
elle  n'avait  pu  s'empêcher  de  se  dire  qu'un  singu- 
lier miracle  échéait  là,  et  que  la  transmission  de 
cette  fortune  à  sa  mère  constituait  un  hasard  bien 
enviable  :  quelle  chose  abominable  de  penser  que 
leur  pauvre  maman  aurait  pu  y  rester,  elle  aussi!... 

De  toutes  ses  forces,  elle  écartait  les  suggestions 
qui  se  levaient  dans  l'ombre  trouble  d'une  pareille 


318  VANITÉ 

image...  Comme  pour  bien  se  persuader  de  la  pureté 
de  sa  joie  à  voir  la  blessée  guérir,  elle  l'entourait 
de  chatteries  plus  démonstratives,  de  petits  soins 
souriants.  Ce  n'était  certes  point  manque  de  déli- 
catesse, n'est-ce  pas,  que  de  se  dire  :  «  Si  maman 
voulait,  il  lui  serait  facile  de  faire  ce  que  la  tante 
n'a  pas  voulu  entendre,  offrir  à  Gilles  la  rançon 
de  ma  liberté;  quelques  centaines  de  mille  francs, 
—  elle  n'en  serait  pas  appauvrie,  —  dédommage- 
raient son  amour-propre  à  vif  et  assureraient  mon 
divorce.  Après  tout,  ce  ne  serait  qu'une  avance  sur 
ce  qui  me  reviendra  dans  l'avenir,  un  avenir,  j'y 
compte,  bien  lointain...  Pauvre  mère,  espérons 
qu'elle  vivra  cent  ans!  » 

Mais  Mme  Brévier,  quand  elle  fut  en  état  de  se 
prêter  à  une  suggestion  de  cette  nature,  éluda, 
prétextant  sa  tête  encore  ébranlée,  tout  examen 
positif.  Il  fallait  y  réfléchir,  ne  rien  hâter...  En 
elle-même  ell  songeait  :  «  Comme  Raymonde  y 
va!  Quatre  ou  cinq  cent  mille  francs  !  On  voit  bien 
que  ce  n'est  pas  à  elle!  » 

L'idée  que  l'on  devait  en  toute  justice  à  Gilles  le 
remboursement  de  son  patrimoine,  ne  lui  vint  qu'à 
la  réflexion,  et  si  on  l'eût  interrogée  sur  la  légitimité 
de  ses  droits  à  hériter  de  cette  fortune,  legs  forcé 
d'une  femme  qu'elle  n'aimait  pas,  on  l'eût  bien  éton- 
née. Pas  davantage  n'eut-elle  un  doute  sur  l'accep- 
tation de  ces  milhons  qu'elle  savait  salis  de  boue  et 
de  sang,  impavidement  gagnés  par  ce  forban  d'Eloi. 

Elle  ouvrait  maintenant  elle-même  ses  lettres, 


VANITE  819 

relisait  les  premières  arrive'es  :  une  de  Mme  de 
Boyséon,  tenant  à  lui  dire  son  amitié  fidèle,  et  dis- 
crètement la  congratulant,  à  la  fin,  comme  si  elle 
pouvait  garder  encore  une  illusion  sur  un  replâtrage 
possible  de  mariage  entre  son  fils  et  Alice!  Mme  Bré- 
vier  était  partie  d'un  éclat  de  rire  saccadé  :  oui, 
voilà  le  monde  qui  revenait! 

Et  celle-là,  Mme  Hottmann,  qui  jusqu'à  présent 
n'avait  soufflé  mot,  ressuscitant  pour  l'accabler  de 
protestations  afi'ectueuses.  Et  les  Leloup  d'Ygré, 
dont  elle  n'avait  plus  entendu  parler!  Et  les  Mas- 
carnes!  Et  le  docteur  Le  Dave,  remarié  à  une  très 
jeune  femme!  Et  Trac!  ce  bon  Trac!  Et  tant  d'au- 
tres! Vraiment,  c'était  beau  d'être  riche! 

Et  plus  elle  en  prenait  conscience,  plus  ses  senti- 
ments se  modifiaient  vis-à-vis  de  la  tante,  bonne 
femme  «  au  fond  »  et  dont  les  vices  lui  apparais- 
saient moins  fâcheux,  depuis  qu'elle  n'avait  plus  à 
en  souffrir.  Aussi  avait-elle  appris  avec  indignation 
l'attitude  inconcevable  de  Mlle  Duverset,  monstre 
d'ingratitude.  Informée  de  la  mort  de  sa  bienfai- 
trice, cette  malheureuse,  alors  à  sa  toilette  en  jupon 
court  et  corset,  ne  s'était-elle  pas  mise  à  danser 
comme  une  folle,  avec  des  cris  inarticulés,  un  vi- 
sage de  ravissement  cynique  et  des  gestes  si  peu 
mesurés  qu'ils  semblaient  pour  une  femme  aussi 
laide  et  aussi  maigre  le  comble  de  l'impudeur. 

On  l'avait  immédiatement  congédiée. 

Sans  tendresse  non  plus  elle  pensait  à  Michel. 
Bien  fier,  M.  Lorin!  Appelé  par  télégramme,  arrivé 


320  VANITE 

le  soir  même,  reparti  le  surlendemain  quand  il  eut 
déclaré  qu'il  ne  prévoyait  aucune  complication 
immédiate.  N'eût-il  pu  rester  à  la  soigner  lui- 
même  au  lieu  de  lui  dépêcher,  en  grand  seigneur, 
un  interne  et  une  garde?  Pas  de  complication  im- 
médiate, elle  l'espérait  bien... 

Son  sourcil  altier  se  fronçait,  une  fixité  grave  et 
orgueilleuse  au  visage,  comme  si  elle  s'interrogeait, 
cherchait  en  elle  quelque  mystérieux  avertissement, 
au  fond  de  ses  organes  bouleversés  par  l'horrible 
secousse. 

Lésions  internes...  Ce  mot,  où  perçait  une  confuse 
terreur,  par  instants  lui  revenait,  sans  causes... 
car  elle  ne  souffrait  pas...  Pourquoi  y  penser  alors? 
Non,  elle  ne  souffrait  pas...  il  le  lui  semblait  du 
moins! 

Alice  remarqua  qu'elle  n'avait  pas  demandé  de- 
puis quelques  jour^des  nouvelles  de  M.  de  Souche. 
Les  lettres  qu'il  lui  écrivait,  sa  venue  annoncée 
pour  le  jeudi,  la  laissaient  indifférente.  Le  jugeait- 
elle  maintenant  de  trop  piètre  importance?  Dans 
sa  prospérité,  jugeait-elle  indigne  d'elle  un  projet 
auquel  elle  avait  souri,  lorsqu'il  s'offrait  comme  une 
des  seules  formes  du  salut? 

Ce  détachement,  elle  avait  l'impression  que  sa 
mère  ne  l'étendait  pas  seulement  à  M.  de  Souche, 
mais  à  tous  ceux  qui  l'entouraient,  et  elle  se  sen- 
tait plus  cruellement  seule  en  compagnie  de  sa 
mère.  Michel  n'avait  pas  voulu,  elle  l'avait  com- 
pris, accepter  plus  que  l'indispensable,  une  hospi- 


VANITE  321 

talité  pénible  à  sa  dignité,  le  contact  protecteur  et 
flegmatique  de  Le  Vigreux.  S'il  était  reparti,  lui, 
le  seul  être  sur  lequel  elle  dût  compter,  qui  vien- 
drait en  aide  à  sa  détresse? 

Pourquoi,  depuis  la  catastrophe,  semblait-il  que 
quelque  chose  d'indéfinissable  eût  changé  l'expres- 
sion des  êtres,  jusqu'au  son  de  leurs  voix?  D'où 
venaient  ces  lueurs  inquiétantes  dans  les  yeux  de 
sa  mère  et  de  sa  sœur?  L'or  maudit,  l'or  malsain, 
l'or  pourrisseur  semblait  affirmer  on  ne  sait  quelle 
emprise  occulte  sur  elles,  sur  cette  maison  hantée, 
où  il  lui  semblait  parfois,  elle  aux  nerfs  si  équi- 
librés, voir  errer  dans  les  couloirs  le  fantôme  boufii 
de  la  tante  Eloi. 

Un  soir  qu'elle  avait  embrassé  sa  mère  plus 
grave  que  de  coutume,  indifférente  à  son  baiser, 
le  regard  fixé  vers  le  mur,  —  qu'y  voyait-elle  et 
qu'entendait-elle  dans  le  silence?  —  Alice  fut  ré- 
veillée au  milieu  de  la  nuit  par  un  grand  cri,  des 
râles...  Elle  accourut.  Mme  Brévier  se  tordait  sur 
son  lit  avec  des  spasmes  et  d'affreux  vomissements, 
les  mains  crispées  au  ventre. 

—  Raymonde,  Raymonde!  Alice  frappait  à  la 
porte  de  sa  sœur,  criait  :  —  Maman  se  meurt! 

On  transportait  le  lendemain  Mme  Brévier  à 
Tours  dans  une  maison  de  santé.  Les  chirurgiens 
décidaient  l'opération  d'urgence.  La  laparotomie 
révélait  une  appendicite  latente  évoluée  par  trau- 
matisme, avec  perforation  et  péritonite. 


21 


VII 


M.  de  Souche  descendit  de  sa  Victoria,  fit  un 
signe  condescendant  au  vieux  Joseph  et  jeta  un 
regai'd  de  gratitude  aux  deux  carrossiers  bais.  Les 
bonnes  bêtes!  Pas  d'accident  à  craindre  avec  eux! 
Il  se  redressa,  —  ce  maudit  tour  de  reins  l'élançait 
encore,  —  et  sonna  à  la  grille  blanche.  La  porte 
s'ouvrit  d'elle-même;  il  se  trouvait  dans  un  grand 
jardin  silencieux.  Au  fond,  la  maison  de  santé 
dressait  sa  façade  muette,  alignait  les  stores  blancs 
de  ses  fenêtres  sans  vie.  Il  monta  le  perron,  erra 
dans  le  vestibule  et  un  large  couloir,  arriva  enfin 
à  un  petit  parloir.  Impressionné  par  le  calme  de 
cette  demeure  comme  inhabitée,  il  toussa,  remua 
une  chaise.  Une  infirmière  en  sarrau  de  toile 
survint;  il  dit  d'une  voix  mal  assurés  : 

—  Je  viens  prendre  des  nouvelles  de  Mme  Bré- 
vier. 

L'infirmière,  une  grosse  rougeaude  indolente, 
répondit  : 

—  Elle  a  bien  supporté  l'opération;  si  monsieur 
veut  me  dire  son  nom,  je  préviendrai  Mme  d'Ar- 
belles  ou  Mlle  Brévier. 

Il  remit  sa  carte  et  attendit.  La  porte  s'était 


VANITÉ  32J 

refermée  sans  bruit.  Ses  pas  sur  le  linoléum  tin- 
taient assourdis;  il  semblait  que  les  murs  fussent 
feutrés.  Jamais  il  n'avait  eu  l'impression  d'un  pareil 
silence.  On  devait  dans  cette  maison  de  soufîrance 
ne  se  parler  qu'à  l'oreille  et  marcher  sur  la  pointe 
des  pieds.  La  pendule  même  laissait  à  peine  en- 
tendre son  tic  tac. 

M.  de  Souche  hocha  la  tête,  une  triste  impression 
au  cœur.  Il  avait  fait  de  singulières  réflexions  depuis 
le  jour  fatal;  et  le  plaisir  de  s'être  retrouvé  en  vie, 
après  l'étourdissement  de  sa  culbute  dans  un  labour, 
demeurait  gâté  par  la  rancune  qu'il  vouait,  dans  son 
égoïsme  ingénu,  à  la  malveillance  du  sort.  Cette  ran- 
cune, il  rétendait  sans  le  vouloir  aux  êtres  partici- 
pants à  l'aventure;  cette  Raymonde  d'Arbelles  d'un 
si  aimable  sans-gêne,  Mme  Brévier  qui  aurait  dû 
protester  et  se  réserver  le  trajet  en  voiture  avec  lui, 
et  Mme  Le  Martin  dont  il  s'en  était  fallu  de  si 
peu  qu'il  ne  partageât  l'atroce  fin. 

Tout  cela  pour  avoir  eu  la  courtoisie,  bien  forcée, 
de  monter  dans  cette  auto  de  malheur!  Son  amour 
en  avait  reçu  un  coup,  il  y  avait  là  de  quoi  rebuter 
le  plus  confiant  des  hommes.  Sans  la  présence  de  ces 
dames  et  leur  voisinage,  rien  ne  serait  arrivé;  il  était 
tranquille  auparavant.  Elles  lui  avaient  apporté  l'in- 
quiétude du  cœur,  les  émotions,  le  danger...  Rien 
ne  l'avait  autant  mortifié  que  sa  chute;  lui  dont  la 
poigne  eût  arrêté  aux  naseaux  un  cheval  emporté, 
s'être  vu  désarçonné,  expulsé  violemment  par  cette 
catapulte  furieuse;  n'avoir  pu  la  dompter  et  pa- 


324  VANITÉ 

ralyser  le  misérable  qui  la  déchaînait!  Il  en  conser- 
vait une  amertume... 

Sa  convalescence,  servant  à  point  sa  mauvaise 
humeur,  avait  justifié  sa  non-réapparition  au  ma- 
noir. Il  en  voulait  à  Mme  Brévier  de  ne  pas  lui 
témoigner  plus  d'intérêt,  car,  en  dehors  de  Mme  Le 
Martin,  il  se  considérait  en  tout  ceci  le  plus  à 
plaindre.  Mais  d'apprendre  que  Mme  Brévier,  subi- 
tement en  péril,  allait  subir  une  opération  grave, 
l'avait  vivement  ému. 

Il  en  oubliait  ses  griefs,  formant  des  vœux  d'au- 
tant plus  sincères  qu'il  s'avisait  enfin  du  prix  de  cette 
santé  précieuse,  et  de  la  plus-value  mirifique  qu'elle 
comportait.  Assez  désintéressé  pour  avoir  songé  à 
offrir  sa  main  sans  rien  demander  en  retour,  il 
n'avait  pas  de  raison  de  dédaigner  la  bonne  affaire 
dont  un  lamentable  hasard,  une  chance  imprévue, 
double  aspect  de  la  catastrophe,  récompensaient 
son  abnégation. 

Sa  tendresse  un  moment  déçue  à  la  peur  que 
cette  pauvre  femme  ne  fût  défigurée,  et  rassurée 
de  savoir  qu'elle  resterait  toujours  aussi  belle,  se 
réveillait.  Il  se  la  représentait  convalescente,  ré- 
tablie, suzeraine  de  la  Bécassière;  pour  lui  com- 
plaire, il  se  résignerait  d'avance  à  des  aménage- 
ments nouveaux,  calorifère  à  la  vapeur,  terrasse 
à  l'italienne,  achat  d'un  mylord;  il  ferait  repeindre 
toutes  les  boiseries.  Mais  ces  projets  tentants  ne 
le  distrayaient  pas  de  la  lourde  inquiétude  qui 
pesait  sur  lui  dans  cette  maison  de  mystère,  ce 


VANITÉ  3t5 

logis   engourdi   comme   le   sommeil  et   la  mort. 

La  garde  reparut  :  ces  dames,  retenues  auprès  de 
la  malade,  s'excusaient  de  ne  pouvoir  descendre. 
Et  Mme  Brévier  tenait  à  ce  qu'il  sût  combien  elle 
était  sensible  à  sa  visite. 

Il  fit  demi-tour,  pensif.  Personne  ne  le  raccom- 
pagnait, la  porte  de  la  grille  s'ouvrit  devant  lui. 
Il  la  referma  doucement,  jeta  un  regard  à  la  fa- 
çade que  le  jour  baissant  faisait  paraître  plus  grave, 
aux  stores  immobiles  des  fenêtres,  et,  avec  un  sou- 
pir, remonta  dans  sa  voiture. 

Raymonde,  dans  la  chambre  qu'elle  occupait, 
non  loin  de  sa  mère,  avait  jugé  inutile  de  se  dé- 
ranger; elle  écrivait  à  Le  Vigreux.  L'alerte  passée 
et  l'espoir  revenu,  elle  aspirait  à  la  possibilité 
d'une  fugue  à  Paris,  car  elle  s'avouait  trop  peu 
faite,  vraiment,  pour  la  sévérité  d'une  existence 
endeuillée  de  morts  et  de  maladies.  Il  lui  tardait 
de  revoir  Marc  et,  pour  la  première  fois,  nerveuse 
par  contagion  dans  cette  atmosphère  de  drame, 
elle  se  tourmentait,  mordue  de  vagues  jalousies 
et  de  craintes  chimériques,  désorbitée,  avide  du 
réconfort  qu'elle  trouvait  au  contact  de  l'amant 
et  du  maître. 

Quelle  peur  elles  avaient  eue!  Et  quelle  émotion! 
Dans  son  amour  passionné  de  la  jeunesse  et  de  la 
santé,  de  la  joie,  du  rire,  Raymonde  éprouvait  un 
affreux  spleen.  Cette  maison,  où  les  allants  et  ve- 
nants avaient  des  airs  de  complices  discrets,  épou- 
vantait ses  insomnies,  assombrissait  ses  rêves;  elle 


326  VANITÉ 

avait  soif  de  s'évader  vers  la  lumière  et  la  vie. 

Dans  la  pièce  blanche,  aux  parois  nues  où  rien  ne 
heurtait  la  vue  et  n'accrochait  la  pensée,  Mme  Bré- 
vier,  étendue  dans  son  lit,  évitait  de  parler,  fer- 
mait les  yeux.  Alice,  dans  un  coin  de  la  chambre, 
lisait.  Au  nom  du  baron,  elle  avait  quêté  le  regard 
de  sa  mère,  prête  à  lui  porter  des  nouvelles. 

—  Reste,  avait  dit  Mme  Brévier. 

Elle  ne  pouvait  demeurer  seule.  La  présence  vi- 
vante la  rassurait  dans  la  mystérieuse  terreur  que 
lui  inspiraient  l'inertie  des  objets,  la  rigidité  des 
meubles.  Les  sons,  les  couleurs,  tout  ce  qui  vit  et 
palpite  lui  était  devenu  un  besoin  morbide  :  elle 
avait  soif  de  voir,  d'entendre  et  de  toucher  ce  qui 
respire.  Elle  se  rattachait  si  faiblement  encore  au 
monde  de  ceux  qui  vont,  viennent,  parlent;  elle 
était  encore  si  vide,  si  détachée,  si  incapable  de 
mouvements,  tout  en  ouate  et  la  pensée  confuse. 
Une  seule  idée  persistait  nette  dans  son  cerveau  : 
échapper  aux  griffes  de  l'invisible  puissance  qui, 
par  deux  fois,  l'avait  traînée  au  gouffre  d'où  l'on 
ne  revient  pas.  Vivre!  Elle  voulait  vivre!... 

Et  au  sortir  de  ce  coma  écœurant  qui  suit  l'action 
du  chloroforme,  au  rappel  douloureux  de  sa  chair  en- 
tamée profondément,  elle  n'avait  songé  qu'à  cela. 
C'était  si  horrible  l'angoisse  par  laquelle  elle  avait 
passé,  tout  lui  échappant  des  mains,  au  moment 
dû  le  destin  la  comblait!  C'eût  été  trop  injuste  et 
trop  affreux!  Mais  elle  vivrait,  elle  connaîtrait  la 
î)lénitude  des  plaisirs,  dans  la  sécurité  retrouvée; 


VANITÉ  327 

et  l'ardeur  de  son  espoir  mettait  à  son  regard,  à 
ses  pommettes,  une  expression  étrange  d'intensité, 
dont  Alice,  lorsqu'elle  levait  les  yeux,  restait  pé- 
niblement émue. 

Sa  mère  avait  tellement  changé  en  quelques 
jours;  ses  cheveux  décolorés  laissaient  voir  leurs 
racines  d'un  ton  différent;  et  le  visage,  que  ne 
réveillait  plus  l'éclat  des  fards  légers,  montrait, 
sur  la  crsuse  ossature,  une  chair  fanée  de  vieille 
coquette.  Telle,  elle  avait  pourtant  cette  beauté 
que  la  souffrance  incruste  aux  traits,  et  son  masque 
émacié  semblait  pétri  d'une  âme  plus  subtile. 

AHce  espérait;  le  chirurgien  ne  se  montrait-il  pas 
rassurant?  Néanmoins,  de  sourdes  terreurs  se  glis- 
saient dans  son  esprit.  Elle  revoyait  le  mauvais 
silence  de  Michel  revenu  au  premier  coup  de  télé- 
phone, son  front  soucieux,  ses  réponses  évasives. 
Pourquoi  était-il  reparti,  comme  la  première  fois? 
Pourquoi  l'abandonnait-il  encore?  Et  avec  une 
mélancolie  infinie,  elle  regardait  un  dernier  rayon 
de  soleil  pâlir  le  store;  il  s'éteignit,  et  presque  aus- 
sitôt l'ombre  se  fit  dans  la  pièce. 

—  Alice,  appela  la  malade. 

Elle  vint  auprès  du  lit.  Mme  Brévier  la  regarda, 
avec  des  yeux  très  grands,  comme  étonnés  de  la 
voir;  et  elle  dit  en  tournant  la  tête  contre  le  mur  : 

—  Je  n'épouserai  pas  M.  de  Souche. 

Il  y  eut  un  silence.  Elle  reprit,  d'une  voix  dé- 
timbrée et  neutre  : 

—  Ce  serait  de  la  folie.  Je  suis  bien  plus  riche 


328  VANITÉ 

que  lui.  Je  n'ai  que  l'embarras  du  choix,  tu  com- 
prends... Je  puis  épouser  qui  je  veux.  Il  est  trop 
vieux,  d'abord,  il  est  laid.  Pourquoi  fait-il  tant  de 
vent!  Oh!  les  feuilles!...  Il  en  tombe,  elles  volent, 
elles  courent!  Arrêtez!  je  ne  veux  pas  mourir... 
Ah!  la  route,  les  arbres  :  nous  allons  nous  briser! 

—  Maman!...  supplia  Alice;  elle  avait  pris  les 
mains  de  sa  mère,  les  sentit  brûlantes.  La  fièvre 
revenait  d'une  poussée  soudaine,  et  avec  elle  le 
délire. 

—  Je  suis  sauvée...  Gomme  on  est  bien! 
Des  larmes  coulèrent  des  paupières  fermées. 

—  Mon  Dieu,  le  krach!  pourquoi  faut-il  que  je 
subisse  cette  dernière  épreuve?  Le  krach!...  La 
tante  est  ruinée!...  Ses  millions,  mes  millions... 
Hottmann  a  tout  emporté.  Je  suis  pauvre,  je  n'ai 
plus  qu'à  mendier. 

—  Maman,  maman!  sanglotait  Alice. 

—  Tout  vendu,  l'hôtel,  Rosenoire,  mes  bijoux, 
mes  robes...  Je  n'ai  plus  rien  à  moi,  je  suis  à  la 
rue...  Oh!  c'est  affreux!  Un  morceau  de  pain,  s'il 
vous  plaît?...  Comment!  Pierre,  tu  me  le  refuses, 
à  moi,  ta  femme! 

Raymonde  entrait,  le  sourire  aux  lèvres;  elle 
s'arrêta  médusée.  La  voix  gémissante  s'enflait, 
Mme  Brévier  essaya  de  se  dresser...  La  garde  ac- 
courut, et  à  partir  de  cette  minute  ce  fut  la  nuit 
pour  cette  âme  en  détresse,  une  nuit  d'abord  bal- 
lottée de  vertiges  et  de  paroles  vaines,  au  galop 
d'une  divagation  sans  frein,  puis  une  nuit  de  tor- 


VANITl'  3«» 

peur  si  opaque  qu'on  ne  put  savoir  si,  par  inter- 
valles, elle  entendait,  elle  comprenait;  une  nuit 
traversée  par  les  pas  des  médecins  et  les  ordres 
à  voix  basse;  une  nuit  qui  semblait  déjà  celle  dans 
laquelle  les  paupières  se  scellent,  les  narines  se 
pincent,  et  où  le  corps  refroidi  n'est  plus  que  de 
la  boue  à  forme  humaine,  que  l'enfouisseur  attend. 

Cette  nuit-là  vit  trois  fois  se  lever  le  soleil  et 
descendre  l'ombre  sur  la  maison  du  silence.  Le 
quatrième  jour,  vers  onze  heures,  Jeanne  Brévier 
cessa  de  soufïrir.  Raymonde,  qui  avait  été  prendre 
du  repos,  s'était  assoupie.  Il  n'y  avait  auprès  de  la 
morte  qu'Alice  à  genoux  contre  le  chevet  et  Michel 
immobile. 

Depuis  les  premiers  signes  du  délire,  il  était 
revenu,  impuissant,  sombre  de  voir  la  science  vain- 
cue par  le  mal  impitoyable.  Dès  l'opération,  il 
avait  jugé  Mme  Brévier  perdue.  Il  prit  doucement 
Alice  par  la  main  pour  la  conduire,  malgré  sa  ré- 
sistance, chez  Mme  d'Arbelles.  Mais  elle  n'y  entra 
pas. 

Dans  le  couloir,  une  jeune  femme  attristée  lui 
ouvrit  les  bras;  elle  reconnut  une  chère  figure  bou- 
leversée qui  la  plaignait,  si  tendrement  :  miss 
Smolett! 

Elle  s'abattit  contre  la  visiteuse  : 

—  Florence! 

—  Pleurez,  ma  chérie,  pleurez! 


VIII 


Un  après-midi  de  décembre,  Michel  Lorin  re- 
gagnait son  petit  appartement  de  la  lue  Vavin  : 
il  bruinait,  l'humidité  était  pénétrante  et  le  dégel 
faisait  des  rues  un  lit  de  fange.  Il  se  hâtait  pour  ne 
pas  arriver  en  retard  à  l'heure  de  ses  consultations, 
quoiqu'il  ne  prévît  pas  grand  monde;  mais  il  s'était 
fait  de  l'exactitude  un  devoir. 

Il  avait,  très  surmené  de  travail  ces  derniers 
jours,  maigri  et  pâli;  une  expression  dure,  qui  ne 
s'adoucissait  qu'en  présence  des  malades,  trahissait 
le  sérieux  de  ses  préoccupations.  Il  trouva,  en  tour- 
nant la  clef,  sa  femme  de  ménage  en  train  de  faire 
reluire  avec  un  soin  méticuleux  les  boutons  de 
cuivre  des  portes;  elle  répondit  à  la  question  : 

—  Personne  n'est  encore  là? 

—  Non,  monsieur. 

Ayant  accroché  au  portemanteau  son  chapeau 
mou  et  son  pardessus,  il  entra  dans  la  salle  à 
manger  bien  simple,  avec  sa  toile  cirée  brune  et 
son  dressoir  orné  de  faïences  paysannes,  se  lava 
les  mains  à  un  petit  lavabo,  passa  dans  son  cabinet 
de  travail  qui  confinait  à  un  étroit  salon  d'attente. 
Il  n'avait  pu  se  résoudre  à  prendre  un  apparte- 


VANITÉ  331 

ment  plus  confortable,  dans  son  dégoût  pour  tout 
ce  qui  sentait  l'artifice  et  la  réclame.  Il  était  fait 
depuis  si  longtemps  à  la  porte  d'entrée  vieillotte, 
à  l'escalier  sans  tapis,  à  la  rampe  de  fer,  aux  car- 
reaux défoncés  des  paliers.  Il  n'avait  point  changé 
les  papiers  de  tenture,  et  à  peine  si  quelques  vieilles 
estampes  au  mur  et  quelques  reliures  de  prix, 
dans  une  bibliothèque  en  noyer  ciré,  attestaient 
des  goûts  d'art  qu'il  n'avait  guère  le  temps  de 
satisfaire. 

Gomme  s'il  chassait  une  idée  importune,  il  secoua 
la  tête  et  ouvrit  une  revue  médicale,  en  coupa  les 
pages.  Non,  il  ne  voulait  penser  à  rien  qu'à  son  la- 
beur professionnel.  A  quoi  lui  servirait-il  de  s'user 
le  cœur  en  des  rêves  insensés,  en  des  regrets  stériles? 
Dès  le  premier  jour,  n'avait-il  pas  prévu  que  la  des- 
tinée d'Alice  et  la  sienne  ne  pouvaient,  ne  devaient 
pas  se  rencontrer?  Le  malheur  qu'il  avait  redouté 
s'était  réaUsé  :  elle  était  riche.  Par  une  fatalité  iro- 
nique, les  milUons  de  la  tante  Eloi  allaient  se  par- 
tager entre  elle  et  Raymonde.  Un  moment  abaissée 
par  la  ruine  de  Brévier,  la  barrière  qui  isolait, 
défendait  des  convoitises  intéressées  la  jeune  fille, 
se  redressait  plus  haute. 

Que  pouvait-il  faire,  sinon  se  réjouir  qu'elle  ne  fût 
pas  exposée  aux  mauvais  hasards  de  l'existence, 
qu'elle  fût  indépendante  et  hbre,  dans  la  mesure 
toutefois  où  le  joug  de  l'argent  n'asservirait  point 
trop  son  âme?  C'était  écrit,  évidemment!  Il  resterait 
garçon.  S'il  ne  pouvait  donner  sa  vie  à  celle  pour 


332  VANITÉ 

qui  si  volontiers  il  se  fût  sacrifié  entièrement,  il 
lui  était  toujours  loisible  de  se  dépenser  sans  comp- 
ter pour  son  troupeau  de  misère'et  de  disgrâce,  pour 
ceux  qui  réclamaient  ses  soins  sans  trêve,  sa  morne 
clientèle  de  sacrifiés.  Etre  médecin,  lorsqu'on  a  foi 
dans  sa  mission  de  guérisseur  et  surtout  de  conso- 
lateur moral,  n'était-ce  pas  un  apostolat?  Mais  il 
avait  beau  hausser  sa  volonté,  son  cœur  défaillait 
par  moments,  il  prenait  en  haine  la  vie  mal  faite, 
l'injustice  des  événements. 

Comme  pour  les  uns  tout  était  difficile,  alors 
que  pour  les  autres  tout  s'arrangeait  de  soi,  sans 
souci  de  l'observance  des  lois  morales,  en  dehors 
de  la  justice  et  de  l'équité!  Voilà  Raymonde  qui, 
sans  le  mériter  aucunement,  par  un  caprice  du 
destin,  se  voyait  subitement  noyée  dans  ce  luxe 
qui  pour  elle  incarnait  l'idéal  suprême.  Ces  millions 
qui  eussent  pu  faire  tant  de  bien-être,  se  trans- 
former en  asiles,  donner  du  pain,  du  feu,  des  vête- 
ments à  une  foule  de  malheureux,  allaient,  dans 
ses  inconscientes  mains,  devenir  une  féerie  de  dé- 
penses, un  feu  d'artifice  d'absurdes  inutihtés. 

Non,  il  n'y  avait  pas  d'équilibre  dans  le  jeu  des 
forces  instables  qui  régissent  les  vies  humaines. 
Quand  tant  d'êtres,  s'attachant  à  un  obscur 
altruisme,  à  une  solidarité  humble,  se  dévouaient 
les  uns  aux  autres,  trimaient  douze  heures  par  jour 
et  ne  mangeaient  pas  à  leur  faim,  elle  allait  acca- 
parer pour  sa  puissance  personnelle,  consacrer  au 
plus  égoïste  des  bonheurs  tout  cet  or  malsain  et  mal 


VANITÉ  333 

acquis,   qu'un  noble  emploi  seul  aurait  purifié. 

Etait-ce  tout?...  Non.  Alors  que  tant  d'opprimés 
se  débattent  dans  les  chaînes  que  forgent  les  lois, 
les  coutumes,  l'opinion;  alors  qu'on  voit  tous  les 
jours  des  femmes  honnêtes  battues,  ruinées,  exploi- 
tées par  leur  mari,  subir  de  véritables  tortures; 
alors  que  l'injustice  sociale,  tantôt  leur  pauvreté, 
tantôt  l'arbitraire  des  juges,  leur  interdit  même 
l'espoir  d'une  libération;  alors  que  son  père,  le 
grand  Bufiert,  n'avait  pu  reconnaître  son  fils  ni 
donner  son  nom  à  la  compagne  dévouée,  rivé 
trente  ans  durant  au  corps  sans  âme  d'une  absente 
enfermée  dans  une  maison  de  fous,  Raymonde 
allait  reconquérir  sa  liberté. 

Insoucieuse  des  devoirs  du  mariage,  mauvaise 
épouse,  ayant  rejeté  d'avance  le  fardeau  de  la  ma- 
ternité, égoïste,  vénale,  adultère  par  surcroît,  ne  se 
conciliant  une  indifférente  sympathie  que  par  son 
facile  caract're  et  une  beauté  périssable  à  la  merci 
de  l'accident  ou'dela  maladie,  elle  allait  passer  par- 
dessus la  loi,  obtenir  devant  le  tribunal  une  rupture 
à  l'amiable  qui  lui  permettrait  d'épouser  Le  Vigreux. 
Pas  sans  peine,  à  vrai  dire.  Et  quel  comique  spec- 
tacle, si  l'instant  n'eût  été  funèbre,  eût  offert  Gilles 
d'Arbelles,  arrivé  de  Naples  à  temps  pour  assister 
aux  obsèques  de  sa  belle-mère,  le  froid  de  glace 
entre  les  deux  époux,  les  négociations  entamées 
immédiatement  par  M«  Labric,  la  résistance  de 
Gilles,  fort  de  ses  droits  sur  la  communauté,  en- 
richi lui  aussi  par  l'héritage  inespéré,  ses  marchan- 


334  VANITE 

dages  distingués,  enfin  devant  la  peur  que  sa  femme 
ne  s'affichât  publiquement  avec  Le  Vigreux,  son 
consentement  au  divorce,  moyennant  cinq  cent 
mille  francs,  somme  bien  inférieure  à  tout  ce  qu'il 
eût  pu  exiger,  mais  un  homme  de  sa  qualité  ne 
faisait  pas,  on  l'entendait  bien,  d'une  semblable 
transaction  une  question  d'intérêt. 

Dans  un  an  Raymonde  s'appellerait  Mme  Marc 
Le  Vigreux. 

Et  pour  celui-là,  sincère  du  moins  dans  sa  passion, 
mais  aussi  peu  digne  d'estime  qu'un  chef  d'aven- 
turiers, rançonneur  de  bourses  et  divulgateur  de 
scandales,  lanceur  d'affaires  suspectes,  soutien  d'in- 
térêts véreux,  maître  es  chantages,  prostituant  la 
presse  en  son  journal  et  avilissant  la  pensée  libre; 
pour  cet  homme  adulé,  haï,  desservi,  craint,  sou- 
tenu par  une  tribu  de  chents  de  tous  mondes  et 
de  toutes  professions,  était-il  une  justice  en  ce 
triomphe  insolent  de  l'audace  et  de  l'argent?  Il 
serait  heureux,  il  posséderait  la  femme  qu'il  aimait, 
indifférent  à  celle  qui  avait  porté  jadis  son  nom 
et  s'était  amoindrie  au  rôle  d'épouse  trahie  et  fina- 
lement abandonnée,  indifférent  à  tous  ceux  et  à 
celles  qu'il  avait  rejetés  après   s'en   être    servi. 

N'y  avait-il  pas  là  un  défi  à  la  conscience,  un  ou- 
trage à  la  probité,  à  l'honneur  bafoués?  Ah!  oui, 
vie  mal  faite,  qui  érigeait  sur  le  pavois  les  conqué- 
rants, les  jouisseurs,  les  repus,  et  laissait  grouiller 
dans  l'ombre  un  si  formidable  amas  de  douleurs 
et  de  misères. 


VANITE  335 

Le  timbre  retentit;  il  posa  la  revue  dont  il  n'avait 
pu  lire  deux  lignes,  et  dès  qu'il  perçut  une  pré- 
sence dans  la  pièce  à  côté,  il  ouvrit  la  porte  et 
reconnut  un  vieux  malade,  un  de  ceux  qui  ne  le 
payaient  pas  et  auxquels  il  glissait  au  départ  une 
pièce  blanche  dans  la  main. 

—  C'est  vous,  père  Brochant? 

D'écouter  les  doléances  du  vieil  ouvrier,  de  le 
remonter  par  de  bonnes  paroles,  détourna  le  cours 
de  ses  idées.  Devant  la  maladie,  il  ne  pensait  à  rien 
autre.  A  peine  s'il  entendit  le  timbre  retentir  une 
seconde  fois. 

Alice,  dans  ses  grands  voiles  de  deuil,  pénétrait 
dans  le  petit  salon  froid.  RecueilUe  par  miss  Smolett, 
maintenant  Mme  Harrisson,  traitée  par  elle  et  James 
plus  en  sœur  qu'en  amie,  elle  avait,  en  ces  dernières 
semaines,  malgré  leur  pitié  délicate  et  leurs  atten- 
tions affectueuses,  flotté  en  épave,  si  désemparée  que 
rien  ne  la  rattachait  plus  à  une  existence  normale. 

Il  lui  semblait  qu'en  perdant  sa  mère,  elle  voyait 
se  dénouer  les  derniers  liens  qui  l'unissaient  à  la 
famille  par  qui  jusqu'alors  elle  avait  été  elle-même, 
Mlle  Brévier,  relevant  de  certaines  origines  et  située 
dans  telle  caste,  dépendant  de  contingences  néces- 
saires ou  fortuites  telles  qu'elle  ne  se  pouvait  con- 
cevoir autre  ni  en  dehors  de  cet  inflexible  cercle. 
Tout  son  passé  aujourd'hui  se  détachait  d'elle  et 
s'en  allait  à  la  dérive;  elle  était  seule  désormais 
au  monde.  Raymonde  irait  de  son  côté,  elle  était 
seule.  Elle  n'accepterait  pas  la  protection  aimable 


336  VANITÉ 

de  Le  Vigreux,  elle  ne  demandait  rien  à  personne, 
elle  ne  pourrait  vivre  au  delà  d'un  certain  temps 
avec  les  Harrisson  et  accepter  une  hospitalité  que 
leur  amitié  eût  voulue  définitive;  elle  était  seule. 

Riche,  il  est  vrai,  riche  inespérément  et  comme 
dans  les  contes  de  fées.  M^  Labric  lui  en  avait 
offert,  au  milieu  des  condoléances,  ses  respectueuses 
félicitations,  et  elle  avait  vu  se  tourner  vers  elle 
les  regards  de  secrète  envie  qui  rapportaient  autre- 
fois à  Mme  Brévier  l'hommage  de  leur  admira- 
tion pour  le  roi  tout  puissant,  l'or-dieu. 

Mais  aucune  joie  ne  lui  venait  de  cette  fortune 
entachée  du  sang  de  sa  mère  et  de  sa  tante,  cette 
fortune  qu'elle  n'avait  jamais  convoitée,  jamais 
jalousée,  à  laquelle  elle  ne  se  considérait  point  de 
titres,  et  dont,  depuis  qu'elle  y  avait  longuement 
réfléchi,  elle  méprisait  la  source  impure,  l'empoi- 
sonnement par  le  vol,  le  dol,  le  mensonge  et  la 
bassesse.  Elle  était  éclairée,  elle  savait  que  l'oncle 
Eloi  avait  été  une  fétide  bête  de  proie,  et  ce  qu'à 
la  conquête  de  ces  millions  il  avait  entassé  autour 
de  lui  de  vilenies,  de  déshonneurs,  de  désespoirs 
et  de  ruines.  Elle  ressentait  envers  ces  millions 
fatals  une  sorte  d'horreur  sacrée,  pour  tout  ce 
qu'elle  avait  vu  engendré  de  vil  dans  l'âme  de  ceux 
qui  les  avaient  possédés,  ne  fût-ce  qu'un  jour. 

Il  lui  reviendrait,  des  bribes  du  douaire  de  sa 
mère  et  de  l'argent  honnêtement  gagné  par  son 
père,  partage  fait  avec  Raymonde,  un  peu  plus 
de  quatre  mille  francs  de  rente  :  de  quoi  vivre. 


VANITÉ  837 

Elle  s'en  contenterait.  Pour  l'héritage  de  la  tante 
Eloi,  dont  sa  mère  n'avait  eu  que  la  hantise  brève, 
l'ivresse  de  le  serrer  dans  ses  mains  crispées  et 
l'épouvante  de  le  perdre,  elle  n'y  toucherait  pas. 

Pendant  plusieurs  jours,  plusieurs  nuits,  elle 
avait  agité  le  problème  imposé  à  ses  scrupules. 
Soit,  elle  ne  se  tenait  pas  autorisée  à  employer 
pour  elle  ce  trésor,  mais  qui  l'empêchait  d'en  dis- 
poser pour  de  belles  et  bonnes  œuvres?  Il  n'y  avait 
que  l'embarras  des  moyens. 

Bien  conseillée,  que  d'injustices  elle  pouvait 
réparer,  que  de  plaies  assainir,  que  d'espoirs  ou- 
verts, que  de  bonheurs  créés!  Ah!  certes,  en  regard 
de  l'incurable  fléau  qui  condamne  tant  de  milliers 
d'êtres  à  la  faim,  à  la  maladie^  qui  fait  mourir  tant 
d'enfants  en  bas  âge,  qui  laisse  agoniser  au  coin 
de  la  borne  tant  de  vieux  travailleurs  à  bout  de 
souffle;  en  regard  de  l'universel  lot  de  pauvreté  et 
de  souffrance,  ces  millions  seraient  bien  peu  de 
chose,  le  verre  d'eau  de  l'Evangile,  donné  au  nom 
du  Christ;  —  qu'elle  fût  ou  non  croyante,  qu'im- 
portait? —  si  elle  l'offrait  sans  en  porter  une  goutte 
à  ses  lèvres,  si  elle  le  donnait  d'un  cœur  simple, 
sans  ostentation  comme  sans  regret? 

Mais  ce' droit  même  de  distribuer  ces  sommes 
éno:mes,  de  faire  le  geste  providentiel  de  charité, 
l'avait-elle?  Qui  l'autorisait  à  accepter,  de  par  le 
formulaire  des  codes,  la  transmission  de  ces  biens 
qu'elle  réprouvait?  N'était-ce  pas  se  donner  le  mé- 
rite d'une  action  trop  facile?  Ne  se  débarrassait-elle 


338  VANITE 

pas  ainsi  à  bon  compte  et,  quelle  que  fût  sa  sincé- 
rité, d'une  façon  agréable  à  son  orgueil,  flatteuse 
pour  son  désintéressement?  Le  voulût-elle  ou  non, 
une  pensée  de  vanité  ne  se  mêlait-elle  pas  à  cet 
acte,  et,  qu'elle  s'en  rendît  compte  ou  non,  n'agis- 
sait-elle pas  en  Mécène  ostentatoire,  ne  faisait-elle 
pas,  selon  les  usages  du  monde,  une  donation 
comme  en  font  les  philanthropes,  autant  pour  leur 
satisfaction  de  bienfaiteurs  que  pour  celle  de  leurs 
obligés? 

Mais  si  elle  refusait  cette  succession,  qui  en  pro- 
fiterait? Raymonde,  Raymonde  déjà  riche  et  que 
son  union  avec  Le  Vigreux  ferait  archi-millionnaire, 
alors  qu'il  y  avait  tant  de  vaincus  de  la  vie,  d'in- 
téressants martyrs,  d'honnêtes  gens  malheureux. 
Etait-ce  possible?  Etait-ce  tolérable?  N'y  avait-il 
pas  là  un  comble  d'absurdité?...  Mais  était-elle 
chargée  d'appliquer  la  justice,  la  répartition  équi- 
table que  sa  raison  eût  souhaitée?  Pour  ce  faire, 
il  eût  fallu  qu'elle  pût,  sans  une  hésitation,  sans 
un  doute,  recevoir  et  utiliser  cette  richesse  de 
mauvais  riches.  Or,  ce  droit,  l'avait-elle? 

Elle  ne  suspectait  pas  un  moment  la  probité, 
la  loyauté  de  son  amie  Florence;  tout  de  suite  mis- 
tress  Harrisson  lui  avait  répondu  : 

—  Oh!  darling!  comment  pouvez-vous  de- 
mander cela?  Vous  avez,  chère  Alice,  un  orgueil 
très  grand  et  vous  savez  que  l'orgueil  est  de  quahté 
toujours  diabolique.  Prenez  garde  à  cela.  Il  vous 
répugne,  parce  que  vous  êtes  fière,  de  tremper 


VANITÉ  339 

VOS  mains  dans  cet  or  sale;  mais  quand  vous  soignez 
un  malade,  c'est  pour  le  devoir  quoique  la  tâche 
soit  souvent  pénible.  Et  que  vous  fait  que  cet  or 
soit  impur,  repoussant,  si  vous  le  rendez  propre 
et  neuf  par  l'usage  que  vous  en  ferez?  Vous  pourrez 
appeler  tant  de  bénédictions  sur  vous!  Songez, 
Alice,  songez  au  bien  que  vous  devez  faire! 
Alice  n'avait  pas  répondu. 

—  Interrogez  James.  Vous  avez  toute  confiance 
en  lui,  n'est-ce  pas?  Vous  savez  comme  il  est  droit, 
net  et  incapable  de  vous  tromper.  IMoi,  je  suis  une 
femme  et  je  juge  avec  mon  sentiment.  Lui  n'écou- 
tera que  la  raison,  écoutez-le. 

James  Harrisson  qu'elle  allait  appeler  s'était 
assis,  déposant  ses  cannes  à  béquille  et  frottant 
ses  mains  maigres.  Un  bon  sourire  éclairait  ses 
yeux  énergiques,  sa  face  rasée  et  musclée;  il  avait 
écouté  avec  flegme  et  répondu  d'une  voix  brève, 
avec  le  sens  pratique  de  sa  race  : 

—  Je  pense  très  sérieusement  comme  Florence. 
Si  vous  ne  prenez  pas  votre  moitié  d'héritage,  il 
ira  à  votre  sœur  et  à  son  nouveau  mari,  et  il  n'en 
est  pas  besoin,  car  ce  sera  employé  mal  et  non 
selon  la  justice.  Il  vous  faut  donc,  j'estime,  vous 
résigner  à  être  riche  le  temps  d'employer  pour  le 
mieux  tout  cet  argent. 

Alice,  cette  fois  encore,  ne  répondait  pas. 

Comment  Michel  apprécierait-il  cela?  Mais  Michel 
était  partial  avec  son  caractère  entier,  absolu. 
Et  puis  il  ne  pourrait  se  prononcer  sans  arrière- 


340  VANITÉ 

pensée.  Il  se  récuserait,  hautain,  ne  voulant  pas 
plus  l'engager  à  se  dépouiller  d'une  fortune  qu'il 
méprisait,  que  lui  en  conseiller  un  emploi.  Il  se 
retrancherait  derrière  son  ombrageuse  fierté.  Ce 
qu'il  penserait,  ce  qu'il  pensait  déjà,  elle  le  savait 
Lien;  il  devait  souhaiter  qu'elle  répudiât  l'obstacle 
qui  à  nouveau  les  séparait,  l'éternel  obstacle  res- 
pecté par  leur  réciproque,  intransigeant  orgueil! 

Et  elle-même  —  (admettons,  pensait-elle,  que  je 
renonce  à  ces  millions?)  —  n'obéirait-elle  pas  à 
l'espoir  intéressé  de  se  rapprocher  de  lui,  de  rendre 
possible  enfin  —  peut-être,  pas  sûr!  —  ce  bonheur 
sur  lequel  elle  ne  comptait  plus,  qu'elle  ne  s'avouait 
même  pas,  et  qui  était  pourtant  le  vœu  unique  de 
son  âme  et  comme  le  cœur  de  son  cœur? 

Mais  pourquoi  n'approuverait-il  pas  qu'elle  sui- 
vit le  conseil  des  Harrisson,  qu'elle  ne  reçût  cet  or 
qu'en  dépôt,  pour  le  rendre  à  ceux  qui  en  avaient 
besoin,  et  faire  fructifier  en  santé,  en  chaleur,  en 
bien-être,  ces  semences  mortes,  jusqu'alors  infé- 
condes? 

Que  dirait  Michel? 

A  l'idée  de  le  lui  demander,  une  pudeur  profonde, 
singulière  la  retenait.  Qu'il  était  loin  d'elle  à  pré- 
sent, cet  ami  dont  autrefois  la  présence,  l'affection 
vigilante  lui  étaient  douces.  Sans  doute  aux 
cruelles  heures  il  s'était  montré  prévenant,  dé- 
voué, mais  si  lointain.  Certainement,  il  ne  devait 
plus  l'aimer.  Il  s'était  lassé  de  leurs  rapports  in- 
certains, de  leur  froideur  méfiante,  de  leurs  élans 


VANITÉ  341 

contraints.  Non,  elle  ne  lui  demanderait  pas 
conseil. 

Est-ce  que  quelqu'un  pouvait  la  conseiller? 

Si  son  père  eût  été  là,  son  vrai  père,  moins  le 
Brévier  à  tête  blanche,  au  visage  lourd,  aux  mains 
molles  des  dernières  années,  héiasi  que  le  Brévier 
brun  et  agile,  le  lutteur  infatigable  qu'enfant  elle 
avait  tant  de  fois  admiré,  celui  en  qui  elle  avait 
une  foi  si  complète  que  toute  parole  de  lui  s'im- 
primait dans  sa  mémoire  en  traits  ineffaçables! 
Longtemps  elle  avait  songé  àlui,  communiant  avec 
son  souvenir,  l'interrogeant,  dans  ce  silence  des 
disparus  qui  n'a  point  de  réponse. 

Avant  de  se  rendre  chez  Michel,  elle  s'était 
entretenue  avec  M^Labric,  qui  l'avait  reçue  immé- 
diatement, avant  deux  clients  de  marque,  et,  une 
heure  après,  avec  une  gravité  animée,  l'avait 
reconduite  jusque  dans  l'escalier,  en  inclinant 
très  profondément  son  front  chauve.  D'un  trait, 
la  tête  haute,  la  marche  vive,  comme  débarrassée 
d'un  lourd  souci,  elle  était  venue  à  pied,  rue  Vavin. 

Un  bruit  de  voix...  Michel  reconduisait  quelqu'un. 
Elle  eut  un  choc  en  entendant  grincer  le  loquet. 
Il  s'inclinait,  sans  la  reconnaître  d'abord  dans  le 
demi-jour,  puis  il  murmura  saisi  : 

—  Oh!  moi  qui  vous  ai  laissée  attendre! 

Et  SCS  mains  se  tendirent  d'élan. 

■ —  Oui,  c'est  moi,  Michel. 


IX 


Elle  se  sentait  si  émue  qu'elle  ne  savait  si  elle 
était  bien  là,  en  personne,  ou  livrée  à  un  de  ces 
rêves  qui  vous  transportent  dans  la  plus  invrai- 
semblable réalité. 

—  Vous  allez  bien?  demanda-t-il. 
Elle  baissa  la  tête  et  dit  : 

—  J'ai  voulu  vous  voir,  Michel,  puisque  vous 
ne  veniez  plus... 

Il  la  regarda.  C'est  vrai,  une  jalousie  bien  sotte 
l'avait  retenu,  comme  s'il  n'eût  pas  dû  savoir  gré 
aux  Harrisson  d'avoir  procuré  à  Alice,  dans  sa 
solitude  affreuse,  un  abri  honorable,  un  foyer 
tiède  et  bon!  Mais  il  serait  toujours  ainsi,  ombra- 
geux et  farouche,  ulcéré  d'orgueil  et  blessant  ceux 
qu'il  voulait  servir... 

II  faillit  donner  de  mauvaises  raisons,  préféra 
se  taire. 

—  Je  n'ai  pas  voulu  partir  sans  vous  faire  mes 
adieux,  dit-elle. 

Il  pâlit,  et  elle  vit,  malgré  le  calme  qu'il  s'im- 
posait, que  ses  doigts,  jouant  par  contenance  avec 
un  couteau  à  papier,  tremblaient. 

—  Vous  partez? 


I 


VANITÉ  343 

—  Je  pense,  Michel,  que  je  vais  quitter  Paris. 

—  Ah! 

—  Et  la  France.  Ici  trop  de  pénibles  souvenirs 
m'enserrent,  me  tiennent  esclave  des  autres  et  de 
moi-même.  Florence  veut  m'emmener,  les  Har- 
risson  vont  se  fixer  en  Australie,  et  je  me  déciderai 
probablement  à  les  accompagner.  Là-bas,  je  trou- 
verai à  me  rendre  utile,  je  recommencerai  une 
autre  vie. 

—  Pourquoi  aller  si  loin? 

—  Je  laisse  ici  trop  de  chagrins. 

—  Et  vous  ne  regretterez  personne,  n'est-ce 
pas? 

Elle  sentit  l'amertume  du  reproche  et  à  voix 
basse  : 

—  Si,  Michel,  je  vous  regretterai  beaucoup. 

Il  ne  put  se  contenir,  des  larmes  vinrent  à  ses 
yeux,  et  tout  honteux  de  sa  faiblesse,  il  murmura  : 

—  Pourquoi  partez-vous  alors? 

—  Parce  que  je  suis  pauvre,  Michel,  et  bien 
qu'ayant  de  quoi  vivre,  je  dois  augmenter  mes 
ressources  en  travaillant. 

—  Pauvre,  vous! 

Il  eut  un  sourire  amer...  Elle  le  regarda  en  face  : 

—  Oui,  je  sors  de  chez  le  notaire,  je  refuse  l'hé- 
ritage de  la  tante  Eloi. 

Elle  le  vit  rougir,  ses  yeux  brillèrent  d'une  joie 
convulsive,  il  lui  prit  les  mains  à  les  broyer  : 

—  Vous  avez  fait  cela,  vous!...  Oh!  Alice,  que 
c'est  bien,  que  c'est  digne  de  vous! 


344  VANITE 

—  Je  n'ai  pas  de  mérite;  j'ai  hésité,  je  l'avoue, 
j'ai  cherché  à  faire  de  cette  fortune  un  emploi 
meilleur;  mais  à  la  réflexion,  je  ne  me  suis  pas  cru 
le  droit  de  l'accepter. 

—  Oui,  Alice,  oui,  vous  avez  eu  raison,  vous  no 
le  regretterez  jamais! 

Et  il  l'admirait,  il  l'aimait  passionnément,  il  eût 
voulu  s'agenouiller  devant  elle;  pas  une  seconde 
un  doute  ne  l'eflleura  :  oui,  oui,  elle  avait  eu  raison, 
elle  avait  agi  en  droiture,  en  vérité!  Un  retour 
sur  lui-même  ne  l'influençait  pas,  non,  ce  n'est  pas 
à  lui  qu'il  songeait  en  ce  moment,  et  la  tendresse 
qui  le  portait  vers  elle  était  désintéressée.  Il  jugeait 
en  absolu,  de  toute  son  honnêteté  rigide. 

Et  elle  goûtait,  à  le  voir  heureux,  une  récom- 
pense profonde.  Ainsi  il  l'approuvait  sans  réserves, 
sans  objections  :  lui  aussi  trouvait  cela  tout  simple. 
Comme  elle  était  ravie  de  n'avoir  écouté  que  la 
voix  de  sa  conscience  et  peut-être  aussi,  au  pro- 
fond du  silence  consulté,  la  voix  secrète  du  bravo 
homme  de  qui  elle  tenait  la  vie!... 

—  Et  maintenant  que  vous  savez  la  situation, 
dites-moi  si  je  dois  toujours  partir? 

—  Que  voulez-vous  dire,  Alice?  demanda-t-il 
éperdu,  n'osant  espérer,  n'osant  comprendre... 

Elle  lui  mit  les  mains  aux  épaules  : 

—  Etes-vous  donc  sourd  et  aveugle,  Michel; 
est-ce  à  moi  de  vous  dire  que  je  vous  aime? 

—  Ma  chérie,  dites-vous  vrai?... 

Il  s'était  prosterné  devant  elle,  dans  une  ferveur 


VANITÉ  345 

d'adoration  telle  qu'il  se  demandait  si  l'on  ne  peut 
mourir  de  joie. 

Elle  lui  dit,  le  visage  attendri,  empourpré  de 
honte  virginale  : 

—  Me  voulez-vous? 

—  Si  je  vous  veux,  Alice?...  Depuis  la  première 
heure,  je  vous  ai  aimée...  Toujours  je  vous  ai 
considérée  comme  mienne;  et  sans  mon  entêtement 
stupide...  Oh!  oui!  aveugle  et  sourd  en  apparence... 
Mais  à  présent... 

--  Vous  m'aurez  à  charge,  mon  bon  Michel... 
j  cùcombre  votre  existence... 

—  Précieux  fardeau,  et  si  léger!...  Mon  aimée, 
vous  venez  à  moi  telle  que  je  vous  désirais...  C'est 
moi  qui  vous  offre  une  existence  indigne  de  vous, 
sans  délicatesse,  sans  luxe,  une  existence  avec  un 
homme  qui  s'appartient  si  peu,  que  le  travail,  que 
les  autres  à  toute  minute  requièrent,  mais  qui  vous 
donnera  sans  cesse  le  meilleur  de  lui-même,  son 
dévouement,  son  affection,  son  âme. 

—  Je  le  sais,  Michel,  et  je  vous  prends  avec 
confiance.  Moi  aussi,  je  vous  aime  de  toujours... 

—  Ma  fiancée,  ma  femme... 

Et  leurs  lèvres  pour  la  première  fois  se  joignirent. 


C'était  décembre  encore,  dans  le  même  cabinet 
de  travail,  et  le  feu  de  la  cheminée  pétillait  gaie- 
ment. Une  année  s'était  écoulée.  La  lampe  du  soir 
répandait  son  cercle  de  clarté  paisible.  Alice  allai- 


316  VANITÉ 

tait  son  nouveau-né,  le  petit  Pierre.  Elle  suivait 
avec  une  expression  recueillie  les  succions  voraces 
de  l'enfant,  sentait  avec  délices  s'écoulur  de  son 
sein  et  descendre  dans  le  souple  corps  frêle  le  lait 
tiède.  Michel  gravement  les  contemplait.  Le  bon- 
heur avait  changé  sa  physionomie,  adouci  la  brus- 
querie de  ses  gestes.  Il  tenait  déplié  sur  ses  genoux 
un  journal  du  soir;  il  ne  se  remit  à  sa  lecture 
qu'après  un  long  moment.  Un  sourire  se  dessina 
sous  sa  moustache  brune,  et  à  mi-voix  il  lut  : 

K  Aujourd'hui  a  été  célébré  en  grande  pompe, 
à  la  mairie  du  IX®,  le  mariage  de  M.  Marc  Le  Vi- 
greux,  directeur  de  La  Vie,  officier  de  la  Légion 
d'honneur,  et  de  Mme  Raymonde  Brévier,  fille 
de  l'ancien  député  et  directeur  des  Quatre  Saisons. 
Des  centaines  et  des  centaines  de  curieux  encom- 
braient les  rues  adjacentes,  que  le  service  d'ordre 
a  dégagées  malaisément.  Le  Tout-Paris  de  la  presse, 
de  la  finance,  de  l'industrie,  des  arts  et  des  lettres 
se  pressait  à  cette  cérémonie,  pour  offrir  ses  félici- 
tations à  notre  brillant  confrère  et  à  son  exquise 
jeune  femme.  Reconnu  dans  l'assistance,  aux  pre- 
miers rangs,  car  il  nous  serait  impossible  de  tout 
citer,  le  ministre  de  la  guerre  et  celui  des  colonies, 
le  sénateur  Morande  et  quantité  de  ses  collègues 
et  députés,  le  docteur  et  Mme  Le  Dave,  M.  Leloup 
d'Ygré,  Mme  de  Cicé,  la  générale  de  Boyséon, 
Mme  Mérienne,  Mme  Aguilano,  Mme  Hottmann, 
MM.  Mascarnes,  Trac,  M«  Vapaille,  etc.,  etc. 

Il  y  eut  un  silence  expressif,  où  Alice  regarda 


VANITÉ  347 

tendrement  son  mari,  puis  reporta  les  yeux  sur 
son  bébé;  le  feu  pclillait  avec  de  joyeuses  étin- 
celles, trois  roses  s'épanouissaient  dans  un  cornet 
de  cristal.  Une  atmosphère  de  sérénité  douce 
rayonna. 

Michel  déposa  le  journal  dans  la  corbeille  aux 
papiers  froissés,  et  dit  en  s'asseyant  devant  son 
bureau  : 

—  Il  faut  que  je  prépare  mon  cours  pour  demain. 
Tu  permets?...  Au  travail! 


FAHIS.  —  TYP.    PLON-NOURKIT  ET   C'*,  8,  RUE  GARANCIBaS.  —101217. 


I 


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23^7 

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Margueritte,   Paul 
Vanité 


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